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+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76605 ***
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+ SCHOPENHAUER
+
+ PENSÉES, MAXIMES
+ ET FRAGMENTS
+
+ I.--LES DOULEURS DU MONDE ET LE MAL DE LA VIE
+ II.--L’AMOUR.--LES FEMMES.--LE MARIAGE
+ III.--APHORISMES SUR L’HOMME, LA VIE, LA SOCIÉTÉ, LA POLITIQUE, L’ART,
+ LA RELIGION, ETC.
+
+ TRADUIT, ANNOTÉ ET PRÉCÉDÉ D’UNE VIE DE SCHOPENHAUER
+ Par J. BOURDEAU
+
+
+ PARIS
+ LIBRAIRIE GERMER-BAILLIÈRE et Cie
+ 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108
+
+ 1880
+ Tous droits réservés.
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+
+
+A la même Librairie.
+
+
+OUVRAGES DE SCHOPENHAUER
+
+TRADUITS EN FRANÇAIS
+
+
+ Le Fondement de la morale, 1879, 1 vol. in-18 de la
+ _Bibliothèque de philosophie contemporaine_ 2 fr. 50
+
+ Essai sur le libre arbitre, 1877, 1 vol. in-18 de la
+ _Bibliothèque de philosophie contemporaine_ 2 fr. 50
+
+ Le Monde comme volonté et comme objet de représentation.
+ 2 vol. in-8º. (Sous presse.)
+
+ * * * * *
+
+ La philosophie de Schopenhauer, par Th. Ribot. 1 vol. in-18
+ de la _Bibliothèque de philosophie contemporaine_ 2 fr. 50
+
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+
+PRÉFACE
+
+VIE ET OPINIONS D’ARTHUR SCHOPENHAUER[1]
+
+ [1] _Schopenhauer’s Leben von W. Gwinner_. Leipzig. Brockhaus, 1878.
+
+
+S’il n’y avait chez Schopenhauer que le créateur d’un nouveau système de
+philosophie, d’une nouvelle explication de l’inexplicable, on pourrait
+certes l’admirer ou le critiquer, mais on ne le lirait guère.
+Heureusement pour sa gloire, il s’est tourné parfois vers le grand
+public, il lui adresse quelques-uns de ses ouvrages[2] et sollicite les
+suffrages des _honnêtes gens_ qui ne se piquent pas de métaphysique. Et
+en effet, à côté du métaphysicien, on rencontre dans ses écrits un
+moraliste curieux, un humoriste original et un écrivain clair,
+accessible à tous, et presque populaire. Les Allemands l’admettent dans
+leurs bibliothèques choisies, et l’un d’eux le compare à notre
+Montaigne. Un Montaigne, j’y consens, pourvu qu’il soit bien entendu que
+c’est un Montaigne allemand. Est-il possible de concevoir un Montaigne
+constructeur de système et abstracteur de quintessence, un Montaigne
+sardonique, irritable et sombre, étranger aux grâces riantes et aux
+joies légères? Montaigne et Schopenhauer n’ont de commun que leur
+curiosité universelle des hommes et des choses. L’un et l’autre ils
+voient le monde à travers leur esprit, leurs goûts, leur humeur. Aussi,
+comme pour la plupart des moralistes, la vie de Schopenhauer est-elle un
+commentaire de ses œuvres, souvent un commentaire à rebours: ses actes
+démentent ce que sa doctrine a d’excessif et d’outré, et l’auteur relève
+en lui ce qu’il y a de faible et de chancelant dans l’homme.
+
+ [2] _Parerga und Paralipomena_.
+
+C’est un vendredi, jour néfaste, que, selon la remarque de M. Gwinner,
+Arthur Schopenhauer, le grand pessimiste, naquit à Dantzig le 22 février
+1788. D’après la tradition de famille, ses ancêtres étaient Hollandais.
+Son père, riche négociant de la ville, avait l’esprit cultivé; il aimait
+les voyages et suivait en toutes choses les coutumes anglaises. Sa mère,
+fille du conseiller Trosiener, se fit plus tard, grâce à ses romans, un
+nom dans la littérature de l’époque. Dès son premier âge le jeune Arthur
+escorte ses parents à travers l’Allemagne, la Belgique, la Suisse, la
+France et l’Angleterre; à neuf ans, on l’établit au Havre, où il oublie
+au bout de deux années sa langue maternelle, puis on le laisse quelque
+temps à Londres. Les séjours à l’étranger, la fréquentation des sociétés
+les plus diverses lui procurent ainsi l’expérience précoce et pratique
+nécessaire aux marchands, utile aux philosophes.
+
+La mort de son père, survenue en 1804, change le cours de ses études
+jusque-là dirigées vers le commerce. Il ne se sent pas né pour vivre
+derrière un comptoir; d’ailleurs l’héritage paternel assure son
+indépendance et ses loisirs. A peine livré à lui-même, il se voue aux
+lettres, à la science, à la philosophie surtout, avec l’entrain juvénile
+et passionné que donnent les aptitudes natives. Il médite Kant et
+Platon, fréquente les Universités de Gœttingue et de Berlin, étudie la
+minéralogie, la botanique, l’histoire des Croisades, la météorologie, la
+physiologie, l’ethnologie, la jurisprudence, la chimie, le magnétisme,
+l’électricité, l’ornithologie, l’_amphibiologie_, l’ichthyologie[3], la
+flûte, les armes et la guitare. Que de _chosologies_ une tête allemande
+peut contenir! Schopenhauer s’assimila toutes ces sciences, hormis la
+guitare, et dut, après bien des années de stériles efforts, suspendre à
+un clou de sa chambre l’instrument rebelle.
+
+ [3] Nous abrégeons la liste officielle de tous les cours qu’il a
+ suivis à Gœttingue et à Berlin.
+
+N’allez pas cependant vous le figurer sous les traits de ces jeunes
+pédants à longue mine, troués au coude, et qui n’ont vu le monde que du
+fond des bibliothèques; ne l’imaginez pas non plus, selon la mode des
+universités allemandes, grand avaleur de bière et chercheur de duels. Il
+détestait la bière et les duels: nous avons même de lui, dans ses
+_aphorismes_, un petit traité contre les duellistes, où il dit joliment
+leur fait à tous les matamores passés, présents et futurs. Pas plus que
+les combats singuliers il n’aimait les batailles rangées, et, comme
+Panurge, il craignait naturellement les coups. En 1813, dans un élan de
+patriotisme, il achète à l’un de ses belliqueux camarades un sabre
+d’honneur; il paie au lieutenant Helmholtz un uniforme et un Sophocle;
+mais, quant à lui, il se tient coi et tranquille, et rumine à loisir sa
+thèse sur la _Quadruple racine de la raison suffisante_. A le juger par
+l’extérieur, c’était un jeune gentleman fort soigneux de sa mise,
+d’agréable tournure et de belles manières, quoique d’une contradiction
+fatigante et d’une impertinente franchise. On le rencontre à la comédie
+et à l’opéra, dans les cercles aristocratiques, les sociétés lettrées de
+Weimar et de Dresde. Il a des entretiens avec Gœthe, il observe les
+saltimbanques, assiste par faveur à une exécution capitale, et lit les
+hommes autant que les livres.
+
+Il n’est rien moins qu’un ennemi des plaisirs. Tandis qu’il médite et
+compose à vingt-neuf ans son grand ouvrage, _le Monde comme volonté et
+comme représentation_[4], ce livre fameux qui conclut à l’ascétisme en
+vue d’amener la fin du monde par la continence absolue des sexes, il lui
+arrive même mésaventure qu’à Descartes; un beau jour il lui naît un
+enfant naturel. Et sur ces entrefaites, son livre étant achevé,
+Schopenhauer, d’un pas allègre, va se délasser en Italie et se divertir.
+A Venise, où il se trouvait en même temps que Byron[5], il mène comme
+lui joyeuse vie, et continue ses études sur la physique de l’amour, dont
+il devait un jour écrire la métaphysique.
+
+ [4] Cet ouvrage parut en 1819.
+
+ [5] Il se plaisait à répéter cette boutade de Byron: _The more I see
+ of men, the less I like them; if I could say so of women too, all
+ would be well._
+
+Riche d’expérience et de connaissances, d’observations et d’études, mais
+auteur inconnu, car son livre gisait encore chez le libraire sans succès
+et sans écho, il a la malencontreuse idée de venir enseigner la
+philosophie à l’Université de Berlin. Hégel faisait foule: Schopenhauer
+parla devant des banquettes à peu près vides. Il enrage, il s’obstine et
+ne trouve à la fin d’inscrits à son cours que trois pelés et un tondu:
+un maître de manège, un changeur, un dentiste et un capitaine en
+retraite. De là peut-être ses diatribes acerbes contre l’enseignement
+officiel des professeurs de philosophie. Hégel ne fut pas seul à
+troubler son repos: une vieille fille sa voisine, couturière de
+profession, gagna contre lui un procès en indemnité pour coups et
+blessures. La lutte homérique du philosophe et de la commère n’occupe
+pas moins de vingt-cinq pages in-octavo dans la solide biographie de M.
+Gwinner.
+
+En 1831, le choléra le chasse de Berlin, de même qu’il chassait de
+Naples Leopardi, le poète de l’_Infelicità_. Singulier rapprochement que
+cette terreur presque simultanée du choléra chez ces deux pessimistes!
+C’est que, tout en proclamant bien haut en strophes sonores ou en prose
+admirable que le monde est une comédie dont le jeu ne vaut pas la
+chandelle, et l’homme un piètre acteur en guenilles qui balbutie un
+mauvais rôle, ils tiennent à ces chandelles, à cette farce, à ces
+guenilles; ils ont horreur, comme vous et moi, plus encore peut-être que
+vous et moi, du dénoûment tragique. A la moindre alerte, eux de fuir à
+toutes jambes.
+
+Notre «cholérophobe de profession», comme il s’intitulait lui-même,
+s’arrête enfin à Francfort[6]: il y a passé en prospère santé ses
+vingt-neuf dernières années. Un matin, le 23 septembre 1860, comme il
+s’habillait, la mort le saisit brusquement à la gorge et le coucha sur
+le parquet. Il avait soixante-douze ans.
+
+ [6] C’est là qu’il a écrit et publié, en 1851, à l’âge de
+ soixante-trois ans, ses _Parerga und Paralipomena_, séries d’essais
+ destinés au grand public.
+
+Sa vie de célibataire et de rentier est d’une monotonie si automatique,
+qu’on la connaît quand on connaît une de ses journées. Se lever vers
+huit heures, s’éponger à l’anglaise, préparer son café, s’attabler au
+travail et écrire dans toute la fraîcheur des idées matinales, jouer
+ensuite un petit air de flûte avant d’endosser son habit, d’ajuster son
+jabot et sa cravate blanche; dîner à table d’hôte, sieste, promenade;
+lire le _Times_, puis quelques bons vieux auteurs; souper, théâtre,
+excellent sommeil. Il est aussi ménager de sa fortune que de l’emploi de
+son temps, et double à la longue son capital.
+
+A côté de ce bon sens pratique, de ces habitudes réglées, on peut noter
+en lui plus d’un symptôme morbide, et ce coin de folie qui n’est pas
+rare chez les esprits supérieurs. _Nullum magnum ingenium sine quadam
+mixtura dementiæ_, a dit Sénèque. Peut-être, à l’égard de Schopenhauer,
+la nature avait-elle un peu forcé la dose. Il semble tenir de l’hérédité
+son humeur violente, ses terreurs sans cause, ses manies sans nombre,
+ses défiances et ses ombrages. On en retrouve la trace chez ses
+ascendants paternels et maternels. Il est certain que son père s’est tué
+dans une attaque de mélancolie noire. Lui-même, dès sa première
+jeunesse, est sujet à d’étranges lubies. Reçoit-il une lettre, il
+s’effraie, prévoit un malheur; la nuit, au moindre bruit, il s’éveille,
+se jette sur ses pistolets. Il prend mille précautions contre les
+maladies, les accidents de toute sorte, habite un premier étage pour
+mieux échapper en cas d’incendie; il tremble au contact d’un rasoir qui
+n’est pas le sien; il serre soigneusement ses tuyaux de pipe, et dans
+les hôtels, il a soin d’apporter son verre, de peur que certains lépreux
+ne s’en servent. Son or est dissimulé dans des cachettes; ses billets,
+fourrés par précaution au milieu des vieilles lettres ou sous des
+formules d’apothicaire; pour dérouter la curiosité, ses comptes, ses
+notes d’affaires sont rédigés en grec et en latin. Que n’a-t-il emprunté
+cette devise à l’un de nos vieux satiriques: _Je ne crains rien, fors le
+dangier_?--Il se croyait victime d’une persécution, et voyait une vaste
+conspiration du silence autour de son œuvre, ourdie par les professeurs
+de philosophie, aimant mieux les supposer malveillants qu’indifférents.
+Par une contradiction singulière il redoutait la critique des
+professeurs de philosophie sur ses ouvrages: «Que dans peu de temps les
+vers rongent mon corps, c’est une pensée que je puis supporter; mais que
+les professeurs de philosophie rongent ma philosophie, j’en frissonne
+d’avance.»
+
+Autre symptôme non moins grave, c’est la manie raisonnante: il raisonne
+sur tout, sur son grand appétit, sur le spiritisme, le clair de lune,
+l’amour grec, sur les songes et les présages. Une nuit, la servante rêve
+qu’elle essuie des taches d’encre, et ce même matin, par mégarde,
+Schopenhauer répand son encrier. Étrange concordance! notre philosophe
+en est frappé: _Alles was geschieht, geschieht nothwendig!_ (_Tout ce
+qui arrive, arrive nécessairement_), s’écrie-t-il d’un ton solennel;
+aussitôt de cette bouteille à l’encre sort tout un système[7]:
+
+ Et le raisonnement en bannit la raison.
+
+ [7] _Parerga_, 3e édit., vol. I, p. 270.
+
+Des traits pareils ne donneraient-ils pas l’envie de confier aux
+médecins aliénistes le soin d’écrire l’histoire de la philosophie. On
+s’apercevrait alors avec étonnement que ceux qui passent parmi les
+hommes pour des devins et des sages se sont montrés par moments et par
+accès des fous plus fous que les autres.
+
+Comment expliquer le succès tardif mais réel, le retentissement subit de
+la philosophie de Schopenhauer? C’est qu’il est possédé de la folie de
+son temps, cette folie que l’on a si justement appelée la maladie du
+pessimisme[8], ou encore la maladie du siècle, _der Weltschmerz_, la
+douleur du monde, cette folie qui compte tant de victimes, de Werther à
+René, de Childe-Harold à Rolla, et d’illustres malades: Byron, Musset,
+Henri Heine, rieurs attristés, viveurs blasés, sceptiques nuageux,
+révoltés lyriques qui adorent la vie et la maudissent. Schopenhauer est
+le théoricien de cette école de poètes. Ce qu’il y a chez lui d’original
+et de piquant, c’est que, placé entre deux époques, l’une de scepticisme
+aride, l’autre de mysticisme et d’emphase, il les rapproche et en
+apparence les concilie. On avait trop ri au dix-huitième siècle, le
+siècle de Voltaire au rire sec et strident. Le dix-neuvième commence
+avec la lassitude d’un lendemain d’orgie. C’est là ce qui caractérise la
+renaissance romantique et néo-chrétienne de la Restauration: le diable
+d’hier se fait ermite. «Faites-vous ermite», telle est justement la
+conclusion dernière du système de Schopenhauer. Au lieu de laisser
+Candide, désabusé par une cruelle expérience et guéri de ses illusions,
+cultiver en paix son jardin, il lui met entre les mains la _Vie de
+Rancé_ par Chateaubriand et lui conseille de se faire trappiste: il
+arrache Mlle Cunégonde à sa pâtisserie et lui propose en exemple la _Vie
+de sainte Élisabeth de Hongrie_ par Montalembert[9]. Pour être
+surprenante, cette conclusion n’en est pas moins fort logique. Car si le
+monde est, comme il l’affirme, une si profonde vallée de larmes, une si
+épaisse forêt de crimes, il n’y a qu’une issue, qu’un défilé pour en
+sortir dignement, ainsi qu’il convient à un sage; non point par la porte
+sanglante du suicide, mais par les voies austères de l’ascétisme
+chrétien, ou plutôt de l’ascétisme bouddhique[10], renoncement plus
+grandiose encore, puisqu’il mène à l’espoir du néant. Schopenhauer, il
+est vrai, s’avouait, quant à lui, incapable d’atteindre par la volonté
+jusqu’à ces sublimes pratiques du trappiste ou du fakir: «affaire de
+grâce», comme il disait. Il ne fut, en réalité, qu’un bouddhiste de
+table d’hôte.
+
+ [8] _Voir_ _le Pessimisme au XIXe siècle_, par E. Caro. Hachette,
+ 1878.
+
+ [9] Dans les dernières pages de son ouvrage philosophique,
+ Schopenhauer recommande en effet ces deux ouvrages sur Rancé et
+ sainte Élisabeth à la méditation de ses lecteurs.
+
+ [10] Schopenhauer, interprète éloquent des idées bouddhistes, nous
+ offre un remarquable exemple de l’affinité étrange qu’il y a entre
+ la spéculation hindoue et la spéculation allemande: «A proprement
+ parler, dit M. Taine, dans son essai sur le bouddhisme, les Hindous
+ sont les seuls qui, avec les Allemands, aient le génie métaphysique;
+ les Grecs, si subtils, sont timides et mesurés à côté d’eux; et l’on
+ peut dire, sans exagération, que c’est seulement sur les bords du
+ Gange et de la Sprée que l’esprit humain s’est attaqué au fond et à
+ la substance des choses. Peu importe l’absurdité des conséquences,
+ ils ont posé les questions suprêmes, et personne, hors d’eux, n’a
+ même conçu qu’on pût les poser.»
+
+Schopenhauer est bien mieux dans son rôle, dans la sincérité de sa
+nature lorsqu’il joue le Méphistophélès. A cette table de l’hôtel
+d’Angleterre à Francfort, où sa renommée attirait force pèlerins, au
+milieu de la fumée des pipes et du bruit des verres, ceux qui visitaient
+ce vieillard à l’œil clair et plein de malice en rapportaient
+l’impression d’une entrevue avec Belzébuth en personne[11]. Nul n’est
+plus propre que ce vieux cynique à déniaiser un bon jeune homme et à
+faner d’un souffle glacé la fleur de son âme et de ses rêves.
+
+ [11] _Voir_, dans la _Revue des Deux-Mondes_ du 15 mars 1870, un
+ intéressant article de M. Challemel-Lacour, où il raconte son
+ entrevue avec Schopenhauer. «Ses paroles lentes et monotones, qui
+ m’arrivaient à travers le bruit des verres et les éclats de gaîté de
+ mes voisins, me causaient une sorte de malaise, comme si j’eusse
+ senti passer sur moi un souffle glacé à travers la porte
+ entr’ouverte du néant... Des vertiges inconnus me gagnaient... et il
+ me sembla, longtemps après l’avoir quitté, être ballotté sur une mer
+ houleuse, sillonnée d’horribles courants.»--Et pourtant M.
+ Challemel-Lacour ne saurait passer pour un esprit craintif et
+ timoré.
+
+Je suppose qu’un petit philosophe imberbe soit allé le consulter.
+«Avez-vous 20,000 livres de rente? lui eût demandé Schopenhauer. Non?
+Abandonnez alors la philosophie: on doit vivre _pour_ elle et non _par_
+elle.--Seriez-vous à la fois rentier et apprenti philosophe? Il vous
+faut une troisième condition, mon jeune ami, un troisième vœu, non pas
+précisément le vœu de chasteté (un philosophe doit tout connaître, tout
+et le reste), mais le vœu de célibat; une épouse légitime, une famille
+influent plus qu’on ne croit sur nos jugements, sur notre liberté
+d’esprit. Mais fuyez avant tout les universités. Croyez-moi! On y
+enseigne les doctrines que l’État patronne, et les chaires de
+philosophie sont devenues des succursales de l’Église. Or, retenez bien
+ceci, il n’y a pas plus de philosophie chrétienne qu’il n’y a une
+arithmétique chrétienne. Pensez donc par vous-même, après avoir lu Kant
+et Schopenhauer, votre serviteur; vous chasserez ainsi de votre esprit
+tous les préjugés que vingt siècles de juiverie et de Moyen-Age y ont
+entassés, et vous reconnaîtrez que l’idée de Dieu n’est pas une idée
+innée, qu’elle vous vient sans doute du temps où madame votre maman vous
+mettait à genoux sur votre lit et, vous croisant les mains, vous faisait
+réciter votre prière. Copernic a chassé Dieu du ciel; mais, en réalité,
+Dieu est partout, dans la table sur laquelle vous écrivez, dans la
+chaise où repose votre très noble dos. N’allez pas, au moins, devenir
+matérialiste comme les garçons coiffeurs ou les élèves en pharmacie;
+évitez également d’être un pur esprit, vous ressembleriez trop à ces
+têtes d’anges ailées mais sans corps que l’on admire dans les tableaux
+de piété. Ne cessez d’étudier les sciences, édifiez votre philosophie
+sur les faits,--à ce prix vous serez philosophe[12]. Allez, et que
+Bouddha vous ait en sa sainte garde!»
+
+ [12] Cf. surtout _Parerga_, t. I. _Zur Kantischen Philosophie_. _Ueber
+ die Universitäts-Philosophie, passim._
+
+A un théologien frais et rose au sortir du séminaire, Schopenhauer eût
+dit: «Jeune homme, nous ne pouvons nous entendre. Sans doute j’aime, je
+vénère le pessimisme des trappistes, mais je n’ai rien de commun avec la
+théologie. Je ne conteste pas vos bienfaits, loin de là. Assurément,
+vous et moi nous cherchons à satisfaire cet éternel besoin de l’homme
+que vous appelez le besoin religieux et que j’appelle le besoin
+métaphysique, mais vous vous adressez à la foule sous le voile de
+l’allégorie et du brillant symbole; vous prenez des mines terribles et
+solennelles pour en imposer aux enfants dont la raison sommeille encore,
+tandis que le véritable philosophe parle au petit nombre des
+intelligences viriles le simple et mâle langage de la vérité abstraite
+et nue. Mais dites-moi, je vous prie, quelle diantre de nécessité vous
+pousse à réclamer les suffrages de la philosophie? N’avez-vous pas tout
+pour vous? révélations, textes sacrés, miracles, prophéties, un haut
+rang dans l’État, le consentement, le respect général, mille églises,
+mille chapelles; n’êtes-vous pas les intermédiaires obligés, dès qu’on
+veut acheter ou mendier le ciel? Outre le monopole des consolations, ne
+possédez-vous pas le privilège inestimable d’instruire l’enfance, de
+façonner les jeunes cerveaux pour la vie entière? Et il vous faut encore
+l’approbation des philosophes! Et il vous la faut à tout prix, tellement
+que jadis, quand vous étiez les maîtres, et que cette approbation vous
+manquait, vous aviez recours à des arguments sans réplique, la torture,
+le bûcher, l’_ultima ratio theologorum_. Que de victimes sur l’autel de
+votre Dieu, que de sang répandu en son nom! Ah! je ne demande qu’à
+laisser les dieux en paix, pourvu toutefois qu’ils me rendent la
+pareille. _Ergo, pax vobiscum[13]!_»
+
+ [13] Cf. _Die Welt_, vol. II, liv. I, chap. 17. _Ueber das
+ metaphysische Bedürfniss_.
+
+Si un jeune avocat, orateur politique, tout feu et flammes, tout gonflé
+de phrases rondes, d’exemples historiques, fût venu devant lui étaler
+son système, Schopenhauer eût dit en fronçant le sourcil: «Et après?
+n’espérez pas me convaincre. L’histoire, n’est-ce pas au fond toujours
+la même chose, qu’il s’agisse de ministres et de diplomates penchés sur
+une carte et occupés à se disputer des territoires, ou de paysans dans
+une auberge en querelle pour un lambeau de terre ou une partie de dés;
+toujours les mêmes passions, les mêmes chimères, qu’il s’agisse de
+noisettes ou de royales couronnes? Encore si votre histoire était vraie.
+Mais le mensonge la prostitue, elle sert à tous les partis. Il suffit,
+pour s’en convaincre, de lire les journaux, débits publics de poison
+autorisé. Ce poison, vous le proposez à _la canaille_ comme une panacée,
+lui promettant, en haine du christianisme, le bonheur sur cette terre,
+odieux optimistes que vous êtes! Vils flatteurs, vous dites au peuple
+qu’il est souverain, mais vous savez bien que c’est un souverain
+éternellement mineur, dupe d’habiles filous que l’on appelle démagogues.
+Vous m’épouvantez quand je vous vois jouer avec les passions populaires;
+autant vaudrait manier la dynamite. Je tremble d’entendre les chaînes de
+l’ordre légal se briser avec fracas, et le monstre déchaîné rugir.
+Ultra-réactionnaire, oui, je le suis par horreur de vos criailleries, de
+votre vacarme, de vos émeutes qui m’assourdissent, m’inquiètent et me
+distraient de mes pensées, de mes travaux impérissables. Quand donc nous
+donnera-t-on à nous autres philosophes un philosophe couronné, un roi
+libre-penseur, un Frédéric II? En attendant, que le diable vous emporte,
+tous tant que vous êtes[14]!»
+
+ [14] Cf. surtout _Parerga_, II, chap. 9.
+
+A un pauvre amoureux qui n’est que soupirs et que larmes... Mais nous ne
+voulons point détromper ici les jeunes cœurs épris d’idéal et d’horizons
+bleus. Quant aux lecteurs désabusés, nous les renvoyons à la
+_Métaphysique de l’amour_ et à l’_Essai sur les femmes_. Loin de tomber
+aux pieds du sexe auquel il doit sa mère, Schopenhauer tombe à bras
+raccourcis sur ce malheureux sexe, justement parce qu’il lui doit sa
+mère, personne frivole, satisfaite de vivre et fort dépensière[15].
+Après une pareille satire, il conviendrait de lire l’apologie de M.
+Stuart Mill. Cet anglais utilitaire, qui sous sa rigide armure de froide
+logique cachait un cœur chaleureux, a écrit un petit livre tranchant et
+chevaleresque sur la _sujétion des femmes_: parce qu’il a eu la fortune
+de rencontrer en Mme Mill une âme d’élite, aussitôt, s’il ne tenait qu’à
+lui, les femmes deviendraient électeurs, juges, ministres d’État.
+Schopenhauer, qui n’a connu, ce semble, que les dames qui ne se font
+guère prier, les relègue toutes au fond d’un sérail. Il méprise la
+monogamie; théoriquement il est polygame, _tétragame_ même, et ne voit
+qu’une objection à épouser quatre femmes, l’objection des quatre
+belle-mères.
+
+ [15] Nouvel Hamlet, il lui reprochait encore, à tort ou à raison, son
+ infidélité à la mémoire d’un époux.
+
+Enfin, c’est à notre pessimiste qu’il faut adresser le bourgeois gras et
+jovial, content de lui et des autres. Mais hélas! l’éloquence d’un
+Démosthène ne saurait nous persuader que le monde est mauvais quand nous
+le trouvons bon. Comme l’a si bien dit Prevost-Paradol, «nos joies et
+nos tristesses sont bien plus réglées par les événements de notre vie et
+par le tour de nos caractères, que par la logique de nos croyances[16]».
+Schopenhauer en est un remarquable exemple. Misanthrope revêche et
+dédaigneux dès sa jeunesse, écrivain obscur et mécontent, quand à la fin
+la gloire arrive, son front s’éclaircit, son humeur s’apaise, et il
+apprend à sourire. Le bruit et le succès de sa philosophie désenchantée
+l’enchantent, il ne s’en cache pas. A soixante ans il s’humanise, lui le
+farouche solitaire, au sein d’une petite famille de disciples zélés et
+dociles: le jour de sa fête arrivent les bouquets, les sonnets, une
+coupe en argent massif et d’autres surprises. Au concert de louanges
+point d’oreilles rebelles. Des jeunes gens inconnus envoient des lettres
+enthousiastes. Une femme, Mme Élisabeth Ney, accourt tout exprès de
+Berlin pour modeler son buste. Trois ou quatre artistes se disputent
+l’honneur de faire son portrait. Mieux que tout cela, ses livres ont des
+éditions nouvelles. Le _Westminster Review_, la _Revue des Deux Mondes_,
+le _Journal des Débats_[17], la _Rivista contemporanea_, etc., tout en
+critiquant ses doctrines, les répandent à travers l’Europe. Les hommes
+sont ainsi faits, je veux dire les auteurs: qu’on publie seulement leurs
+noms dans les gazettes, il ne leur en faut pas davantage; les voilà
+réconciliés avec le monde.
+
+ [16] _Les Moralistes français_, p. 288.
+
+ [17] Schopenhauer écrivait en 1856, après avoir lu dans le _Journal
+ des Débats_ du 8 octobre l’article de M. Franck sur sa philosophie:
+ «Je lui inspire une pieuse épouvante. Je vois qu’ils ont eu vent de
+ moi.» (_Memorabilien_, p. 118.) Il disait, non sans impertinence,
+ que la critique des journaux et des revues est faite non pas pour
+ diriger le jugement du public, mais pour attirer son attention.
+ Aussi, que ce jugement soit bon ou mauvais, il importe peu:
+ «_Censura perit scriptum manet._»
+
+Au reste, il nous semble difficile d’admettre qu’un écrivain de talent
+puisse être un pessimiste pratique et convaincu. Il est bien trop occupé
+à nous dire les choses sombres avec éclat, les choses mornes avec
+attrait. La vraie misère profondément sentie n’est point si artiste. A
+peindre d’une main si habile les douleurs humaines, Schopenhauer a dû
+plus d’une fois finir par les oublier, tant il se plaît à revêtir sa
+philosophie de grande prose et à l’orner de belles images comme ces
+madones laides et noires que la dévotion des fidèles recouvre de riches
+étoffes et de rares bijoux.
+
+Que de figures pittoresques et de sentences originales, mais aussi que
+de citations, que d’emprunts! La curiosité amusée du lettré a glané à
+travers toutes les littératures, depuis l’espagnole jusqu’à l’hindoue;
+il s’est assis au banquet des anciens, aux soupers français du
+dix-huitième siècle. Habile à ramasser tous les reliefs de ces délicats
+festins, il les sert aux Allemands comme un plat de sa façon, accommodé
+à une sauce métaphysique d’après le goût national. Les idées que nos
+auteurs français, en se jouant, laissent échapper de leurs lèvres, vite
+il s’en empare et les répète doctoralement. D’un de leurs mots il fait
+un traité. Mais ce mot, il ne le cite pas toujours. M. Ribot[18] a
+relevé un passage de Chamfort qui contient en dix lignes toute _la
+métaphysique de l’amour_. Quand il traite de l’honneur des femmes, c’est
+encore un mot de Chamfort qu’il développe sans le citer: «les femmes
+font cause commune; elles sont liées par un _esprit de corps_, par une
+espèce de confédération tacite.»--«L’honneur des sexes, dit
+Schopenhauer, est un _esprit de corps_ bien entendu.» De même, telle
+autre de ses pensées est due à l’inspiration de Pascal[19]. Voici un
+rapprochement plus frappant encore. On lit dans les _Parerga_ (II, 271):
+«La forme de gouvernement monarchique est la seule naturelle: nous en
+trouvons l’exemple chez les animaux mêmes, chez les _abeilles_... _les
+grues voyageuses_.» Saint Jérôme, dans une lettre au moine Rustique,
+avait dit dans les mêmes termes: «L’on a besoin d’un maître dans quelque
+art que ce soit. Les animaux mêmes et les troupeaux ont des chefs qui
+les conduisent: les abeilles ont leurs rois, _les grues en ont une à
+leur tête_.» On le voit, les grues voyageuses de Schopenhauer viennent
+de loin.
+
+ [18] _Voir_ le petit livre si intéressant et si complet de M. Ribot:
+ la _Philosophie de Schopenhauer_ (Germer-Baillière). _V._ p. 70.
+
+ [19] Cf. _Die Welt_, vol. II, p. 261-262, 4e édit.,--et Pascal, éd.
+ Havet, vol. II, p. 16-17.
+
+Dès lors, il est aisé de se rendre compte d’un procédé de composition
+familier à notre écrivain; lecteur très soigneux, il découpe en petites
+notes les idées saillantes qu’il rencontre sur sa route, puis il coud
+ces bouts de papier et les relie par un long fil philosophique. Il
+suffit de lire, pour s’en convaincre, son _Dialogue sur la religion_, en
+partie tiré des auteurs anglais et français du dix-huitième siècle.
+Quand il prend la plume, Schopenhauer se drape dans la toge romaine;
+Sénèque est son maître de style; il se coiffe en même temps de la
+perruque de Voltaire, ou de Hume, ou d’Helvétius, ou de Chamfort, qui
+s’ajuste assez mal à sa tête carrée. Mais comme sous ce costume bizarre
+et disparate le Germain reparaît vite avec ses boutades, son imagination
+démesurée, son ironie âpre, ses gestes violents et ses invectives dignes
+des éloges de M. Frauenstædt[20]! Comme l’on voit percer à travers son
+style le solitaire méditatif qui n’a jamais pensé que par monologues,
+qui ne s’est jamais retrempé aux sources vives et jaillissantes des
+discussions et des causeries[21], et qui ne s’attarde que trop
+volontiers à se commenter lui-même, car, s’il a des ailes à l’esprit, il
+n’en a point aux talons.
+
+ [20] _Voir_ le passage des _Memorabilien_, où ce disciple félicite son
+ maître de n’avoir dans la polémique rien de commun avec la
+ bienséance française.
+
+ [21] La contradiction, l’objection même l’agaçaient au possible. Lire
+ à ce sujet, dans les _Memorabilien_, p. 553, une lettre bien
+ curieuse adressée à M. Frauenstædt.
+
+L’ensemble de ses écrits le reflète ainsi avec une netteté merveilleuse;
+et si l’on admire, à travers ses contradictions et ses folies, l’essor
+de son intelligence, je ne dirai pas son génie, mais ses éclairs de
+génie, ses lueurs soudaines et profondes, on ne saurait non plus assez
+louer sa parfaite indépendance, son étonnante sincérité. Je trouve en
+lui d’autres qualités morales, des sentiments de pitié et des actes de
+bienfaisance. Il haïssait les professeurs de Berlin, mais il aimait les
+bêtes. Ayant fait la rencontre d’un orang-outang à la foire de
+Francfort, il allait chaque jour visiter cet ancêtre présumé des hommes.
+Touché de son air triste, il comparaît le regard de cet être arrêté sur
+les confins de l’humanité au regard de Moïse devant la Terre promise.
+Par testament, il assura une retraite à son chien, comme s’il se fût agi
+d’un vieil ami, d’un parent pauvre.
+
+Schopenhauer n’a été ni un saint ni un ascète; les saints et les ascètes
+auront le droit de s’en montrer scandalisés. Mais comme il a prêché
+l’ascétisme, sa vie pratique ne fait pas en tous points honneur à sa
+doctrine.
+
+S’il s’était borné au rôle de moraliste, d’observateur des hommes et de
+peintre des mœurs, on ne saurait raisonnablement exiger de lui
+l’austérité d’un sage. De même un poète ne doit compte au public que de
+ses sensations et de ses rêves, qui tiennent souvent à la couleur du
+ciel, au vent qui souffle, au nuage qui passe. Mais quand c’est un
+philosophe qui est en scène, un apôtre du renoncement, un prophète de la
+sombre mort, peut-être est-il juste que l’on sache quel homme a été le
+penseur sévère, peut-être est-il permis de mesurer à ses actes l’ardeur
+et l’énergie de sa conviction.
+
+Nous n’oserions donc accuser M. Gwinner, son biographe, d’indiscrétion
+ou de sévérité, lorsqu’il se livre sur les habitudes privées de
+Schopenhauer à une minutieuse enquête, à laquelle, il est vrai, bien peu
+de personnes résisteraient; il a voulu par là non pas affaiblir le goût
+du public pour des œuvres de haute valeur, mais mettre un terme au
+«_culte malsain_» dont Schopenhauer est l’objet en Allemagne.
+
+Il ne semble pas que ce culte penche vers son déclin, si l’on en juge
+par le nombre toujours croissant de livres, de brochures et de
+dissertations sur les écrits de notre philosophe. De la Russie jusqu’à
+l’Amérique sa voix éveille chaque jour de nouveaux échos: il n’a pas
+échappé à la gloire périlleuse et parfois compromettante de posséder des
+disciples, cette plaie des grands hommes. Les uns s’efforcent de rendre
+ses doctrines populaires, d’autres tirent de ses préceptes un catéchisme
+religieux, à l’usage de ceux qui nient les religions établies, d’autres
+voient en lui un second Lessing, un éducateur de cette nation allemande
+à laquelle il reproche avec tant de verve son pédantisme, sa
+grossièreté, sa lourdeur; d’autres le présentent comme le précurseur de
+Darwin, comme le métaphysicien de l’évolution, d’autres discutent avec
+une gravité imperturbable ses boutades sur les femmes, d’autres enfin
+exagèrent son pessimisme jusqu’à l’extravagance, ils ne se contentent
+pas d’être pessimistes, ils sont _misérabilistes_. Mais à tous ces
+commentateurs, à ces interprètes plus ou moins bien inspirés, ce qui
+manque par dessus tout c’est le charme étrange et l’humour du maître.
+
+Et comme si ce n’était pas assez d’avoir des disciples, Schopenhauer,
+pour comble d’infortune, est maintenant exposé aux traducteurs.
+
+J. BOURDEAU.
+
+
+
+
+Nous donnons ici la liste des ouvrages où nous avons choisi les pensées
+et fragments qui suivent. En face de chaque indication bibliographique
+se trouvent les lettres abréviatives qui servent de renvois aux passages
+correspondants du texte original.
+
+ _Die Welt als Wille und Vorstellung_ (4e édition. Leipzig, 1873).
+ 2 vol. W.
+
+ _Parerga und Paralipomena_ (3e édition. Leipzig, 1874). 2 vol. P.
+
+ _Aus A. Schopenhauer’s handschriftlichem Nachlass_ (Leipzig,
+ 1864). 1 vol. N.
+
+ _A. Schopenhauer. Lichtstrahlen aus seinen Werken_, von J.
+ Frauenstædt (3e édition. Leipzig, 1874). 1 vol. (pensées
+ détachées, extraites de tous les ouvrages de Schopenhauer) L.
+
+ _A. Schopenhauer. Von ihm. Ueber ihn_, von Lindner;
+ _Memorabilien_, von Frauenstædt (Berlin, 1863). 1 vol. M.
+
+ _Schopenhauer’s Leben_, von Gwinner (Leipzig, 1878). 1 vol. G.
+
+
+
+
+PENSÉES, MAXIMES ET FRAGMENTS
+
+
+
+
+I
+
+DOULEURS DU MONDE
+
+LE MAL DE LA VIE.--RÉSIGNATION.--RENONCEMENT.--ASCÉTISME ET DÉLIVRANCE.
+
+
+
+
+I
+
+DOULEURS DU MONDE[22].
+
+ [22] P. II, ch. XII, p. 312 et suiv.
+
+
+Si elle n’a pas pour but immédiat la douleur, on peut dire que notre
+existence n’a aucune raison d’être dans le monde. Car il est absurde
+d’admettre que la douleur sans fin qui naît de la misère inhérente à la
+vie et qui remplit le monde, ne soit qu’un pur accident et non le but
+même. Chaque malheur particulier paraît, il est vrai, une exception;
+mais le malheur général est la règle.
+
+De même qu’un ruisseau coule sans tourbillons, aussi longtemps qu’il ne
+rencontre point d’obstacles, de même dans la nature humaine, comme dans
+la nature animale, la vie coule inconsciente et inattentive, quand rien
+ne s’oppose à la volonté. Si l’attention est éveillée, c’est que la
+volonté a été entravée et qu’il s’est produit quelque choc.--Tout ce qui
+se dresse en face de notre volonté, tout ce qui la traverse ou lui
+résiste, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de désagréable et de douloureux,
+nous le ressentons sur-le-champ, et très nettement. Nous ne remarquons
+pas la santé générale de notre corps, mais seulement le point léger où
+le soulier nous blesse: nous n’apprécions pas l’ensemble prospère de nos
+affaires, et nous n’avons de pensées que pour une minutie insignifiante
+qui nous chagrine.--Le bien-être et le bonheur sont donc tout négatifs,
+la douleur seule est positive.
+
+Je ne connais rien de plus absurde que la plupart des systèmes
+métaphysiques qui expliquent le mal comme quelque chose de négatif; lui
+seul au contraire est positif, puisqu’il se fait sentir. Tout bien, tout
+bonheur, toute satisfaction sont négatifs, car ils ne font que supprimer
+un désir et terminer une peine.
+
+Ajoutez à cela qu’en général nous trouvons les joies au-dessous de notre
+attente, tandis que les douleurs la dépassent de beaucoup.
+
+Voulez-vous en un clin d’œil vous éclairer sur ce point, et savoir si le
+plaisir l’emporte sur la peine, ou si seulement ils se compensent,
+comparez l’impression de l’animal qui en dévore un autre, avec
+l’impression de celui qui est dévoré.
+
+ * * * * *
+
+La consolation la plus efficace, dans tout malheur, dans toute
+souffrance, c’est de tourner les yeux vers ceux qui sont encore plus
+malheureux que nous: ce remède est à la portée de chacun. Mais qu’en
+résulte-t-il pour l’ensemble?
+
+Semblables aux agneaux qui jouent dans la prairie, pendant que, du
+regard, le boucher fait son choix au milieu du troupeau, nous ne savons
+pas, dans nos jours heureux, quel désastre le destin nous prépare
+précisément à cette heure,--maladie, persécution, ruine, mutilation,
+cécité, folie, etc.
+
+Tout ce que nous cherchons à saisir nous résiste; tout a sa volonté
+hostile qu’il faut vaincre. Dans la vie des peuples, l’histoire ne nous
+montre que guerres et séditions: les années de paix ne semblent que de
+courtes pauses, des entr’actes, une fois par hasard. Et de même la vie
+de l’homme est un combat perpétuel, non pas seulement contre des maux
+abstraits, la misère ou l’ennui; mais contre les autres hommes. Partout
+on trouve un adversaire: la vie est une guerre sans trêve, et l’on meurt
+les armes à la main.
+
+ * * * * *
+
+Au tourment de l’existence vient s’ajouter encore la rapidité du temps
+qui nous presse, ne nous laisse pas prendre haleine, et se tient
+derrière chacun de nous comme un garde-chiourme avec le fouet.--Il
+épargne ceux-là seulement qu’il a livrés à l’ennui.
+
+ * * * * *
+
+Pourtant, de même qu’il faudrait que notre corps éclatât, s’il était
+soustrait à la pression de l’atmosphère, de même si le poids de la
+misère, de la peine, des revers et des vains efforts était enlevé à la
+vie de l’homme, l’excès de son arrogance serait si démesuré, qu’elle le
+briserait en éclats ou tout au moins le pousserait à l’insanité la plus
+désordonnée et jusqu’à la folie furieuse.--En tout temps, il faut à
+chacun une certaine quantité de soucis, ou de douleurs, ou de misère,
+comme il faut du lest au navire pour tenir d’aplomb et marcher droit.
+
+Travail, tourment, peine et misère, tel est sans doute durant la vie
+entière le lot de presque tous les hommes. Mais si tous les vœux, à
+peine formés, étaient aussitôt exaucés, avec quoi remplirait-on la vie
+humaine, à quoi emploierait-on le temps? Placez cette race dans un pays
+de cocagne, où tout croîtrait de soi-même, et où les alouettes
+voleraient toutes rôties à portée des becs, où chacun trouverait
+aussitôt sa bien-aimée et l’obtiendrait sans difficulté,--alors on
+verrait les hommes mourir d’ennui, ou se pendre, d’autres se quereller,
+s’égorger et s’assassiner et se causer plus de souffrances que la nature
+ne leur en impose maintenant.--Ainsi pour une telle race nul autre
+théâtre, nulle autre existence ne sauraient convenir.
+
+ * * * * *
+
+De ce caractère négatif du bien-être et de la jouissance opposé au
+caractère positif de la douleur, il résulte que le bonheur d’une
+existence donnée ne doit pas être estimé d’après ses joies et ses
+jouissances, mais d’après l’absence de peines, seule chose positive. Dès
+lors le sort des autres animaux paraît plus supportable que celui de
+l’homme. Examinons de plus près l’un et l’autre.
+
+Sous quelques formes variées que l’homme poursuive le bonheur ou cherche
+à éviter le malheur, tout se réduit, en somme, à la jouissance ou à la
+souffrance physique. Combien cette base matérielle est étroite: se bien
+porter, se nourrir, se protéger contre le froid et les intempéries, et
+enfin satisfaire l’instinct des sexes; ou bien, au contraire, être privé
+de tout. Par conséquent, la part réelle de l’homme dans le plaisir
+physique n’est pas plus grande que celle de l’animal, si ce n’est que
+son système nerveux, plus susceptible et plus délicat, agrandit
+l’impression de toute jouissance comme aussi de toute douleur. Mais
+combien ses émotions surpassent celles de l’animal! A quelle profondeur
+et avec quelle violence incomparable son cœur est agité! pour n’obtenir
+à la fin que le même résultat: santé, nourriture, abri, etc.
+
+Cela vient en premier lieu de ce que chez lui tout s’accroît puissamment
+par la seule pensée du passé et de l’avenir, d’où naissent des
+sentiments nouveaux, soucis, crainte, espérance; ces sentiments agissent
+beaucoup plus violemment sur lui que ne le peuvent faire la jouissance
+et la souffrance de l’animal, immédiates et présentes. L’animal, en
+effet, n’a pas la réflexion, ce condensateur des joies et des peines;
+celles-ci ne peuvent donc s’amonceler, comme il arrive pour l’homme, au
+moyen du souvenir et de la prévision: chez l’animal la souffrance
+présente a beau recommencer indéfiniment, elle reste toujours comme la
+première fois une souffrance du moment présent, et ne peut pas
+s’accumuler. De là l’insouciance enviable et l’âme placide des bêtes.
+Chez l’homme, au contraire, la réflexion et les facultés qui s’y
+rattachent, ajoutent à ces mêmes éléments de jouissance et de douleur
+que l’homme a de communs avec la bête, un sentiment exalté de son
+bonheur ou de son malheur qui peut conduire à des transports soudains,
+souvent même à la mort ou bien encore à un suicide désespéré.
+Considérées de plus près, les choses se passent comme il suit: ses
+besoins qui, à l’origine, ne sont guère plus difficiles à satisfaire que
+ceux de l’animal, il les accroît de parti pris dans le but d’augmenter
+la jouissance: d’où le luxe, les friandises, le tabac, l’opium, les
+boissons spiritueuses, le faste et le reste. Seul aussi il a une autre
+source de jouissance, qui naît également de la réflexion, une source de
+jouissance et par conséquent de douleur d’où découleront pour lui des
+soucis et des embarras sans mesure et sans fin, c’est l’ambition et le
+sentiment de l’honneur et de la honte:--autrement dit, en prose
+vulgaire, ce qu’il pense de ce que les autres pensent de lui. Tel sera,
+sous mille formes souvent bizarres, le but de presque tous ses efforts
+qui tendent bien au delà de la jouissance ou de la douleur physiques. Il
+a sur l’animal, il est vrai, l’avantage incontesté des plaisirs purement
+intellectuels, qui comportent bien des degrés divers, depuis les plus
+niais badinages ou la conversation courante jusqu’aux travaux
+intellectuels des plus élevés: mais alors comme contre-poids douloureux
+apparaît sur la scène l’ennui, l’ennui que l’animal ignore, du moins à
+l’état de nature, car les plus intelligents parmi les animaux
+domestiques, en soupçonnent déjà les légères atteintes: chez l’homme,
+c’est un véritable fléau; en voulez-vous un exemple? Voyez cette légion
+de misérables gens qui n’ont jamais eu d’autre pensée que de remplir
+leur bourse et jamais leur tête, et pour qui le bien-être devient alors
+un châtiment, parce qu’il les livre aux tortures de l’ennui. On les
+voit, pour s’y soustraire, galoper de droite et de gauche, se glisser
+ici et là, voyager de côtés et d’autres, s’informer avec angoisse des
+lieux de plaisir et de réunion d’une ville dès qu’ils y arrivent comme
+le nécessiteux des endroits où il trouvera des secours,--et, en effet,
+la pauvreté et l’ennui sont les deux pôles de la vie humaine. Enfin il
+reste à rappeler que dans les plaisirs de l’amour, l’homme a des choix
+très particuliers et très opiniâtres, qui parfois s’élèvent plus ou
+moins jusqu’à l’amour passionné. C’est là encore pour lui une source de
+longues peines et de courtes joies...
+
+Pour comble de misère, l’homme sait ce que c’est que la mort; l’animal
+ne la fuit que par instinct sans la connaître, et sans la regarder
+jamais en face. L’homme a sans cesse devant lui cette perspective. Peu
+de bêtes meurent d’une mort naturelle, et la plupart ont juste le temps
+de se reproduire, et ensuite elles deviennent la proie d’une autre.
+L’homme seul en est arrivé à ce point que, dans son espèce, ce qu’on
+appelle la mort naturelle est devenu la règle, malgré quelques
+exceptions notables; et pour cette raison, l’avantage reste encore aux
+bêtes. Joignez à cela que l’homme atteint aussi rarement que les animaux
+les limites naturelles de sa vie, à cause de sa manière de vivre si
+contraire à la nature, de ses efforts et de ses passions, et de la
+dégénérescence qui en résulte pour la race.
+
+Les animaux ne demandent qu’à vivre et à respirer; la plante est
+absolument satisfaite de sa destinée; l’homme a d’autant moins
+d’exigences qu’il est plus stupide. Aussi la vie de l’animal
+contient-elle moins de souffrances, mais aussi moins de joies que la vie
+humaine. La première raison, c’est que l’animal reste libre de soucis,
+de préoccupations et de tous les tourments qui les accompagnent, mais il
+est vrai que l’espérance lui manque; il ignore cette anticipation par la
+pensée d’un avenir joyeux, cette fantasmagorie pleine d’heureuses
+promesses que crée l’imagination, cette source la plus abondante de nos
+plus grandes joies et de nos plus grands plaisirs; il est destitué
+d’espérance: et cela parce que sa conscience est bornée à ce qui tombe
+sous ses sens, c’est-à-dire à l’instant présent. L’animal, c’est le
+présent incarné: aussi ne connaît-il qu’un degré de crainte et
+d’espérance limité aux objets présents et sensibles; l’horizon de
+l’homme embrasse toute la vie, et même la dépasse.--Mais, justement pour
+ce motif, les bêtes, comparées à nous, nous apparaissent jusqu’à un
+certain point vraiment sages, c’est-à-dire dans une jouissance paisible
+du présent que rien ne vient troubler; leur âme si manifestement
+paisible, fait souvent honte à notre état d’esprit inquiet et obsédé de
+pensées et de soucis. Et puis ces joies futures et espérées ne nous sont
+pas données gratuitement. En effet, jouir d’avance par l’attente ou
+l’espoir d’une satisfaction que l’on se propose, c’est diminuer d’autant
+la jouissance, comme si l’on en avait retranché une partie. L’animal
+lui, est affranchi de cette jouissance anticipée et de la diminution qui
+en résulte, et jouit ainsi du présent et du réel tout entiers et sans
+réduction. De même aussi les maux ne pèsent sur lui que de leur poids
+réel et vrai, tandis que pour nous, crainte et prévision, ἡ προσδοκία
+τῶν κακῶν, en décuplent souvent la charge.
+
+C’est cette faculté particulière qu’ont les animaux de se donner tout
+entiers à l’impression du moment qui contribue beaucoup à la joie que
+nous causent nos bêtes domestiques; elles sont le présent personnifié,
+et nous rendent sensibles en quelque sorte les heures légères et
+propices, tandis que nos pensées volent souvent au delà et n’y prennent
+garde. Mais cette faculté des bêtes d’être plus réjouies que nous ne le
+sommes par le seul fait de vivre dans le présent, l’homme égoïste et
+sans cœur en abuse et l’exploite souvent de telle sorte qu’il ne leur
+accorde rien autre chose que cette existence aride et dénudée:
+n’emprisonne-t-il pas dans un étroit espace l’oiseau fait pour parcourir
+un hémisphère, où la pauvre bête crie et finit par souhaiter la mort:
+_l’uccello nella gabbia canta non di piacere, ma di rabbia_; et son plus
+fidèle ami, le chien si intelligent, il le met à la chaîne! Je n’en vois
+jamais un à l’attache sans une intime pitié pour lui et une indignation
+profonde contre son maître. Je pense avec satisfaction au fait raconté
+par le _Times_ il y a quelques années: un lord qui tenait un grand chien
+à l’attache, traversant un jour sa cour, fut tenté de caresser la bête.
+Sur quoi celui-ci, d’un coup de dent, lui déchira le bras du haut en
+bas, et c’était bien fait! Il voulait dire par là: «Tu n’es pas mon
+maître, mais mon démon persécuteur, toi qui fais de ma courte existence
+un enfer.» Puisse-t-il en arriver autant à quiconque met les chiens à
+l’attache. Tenir les oiseaux dans une cage, c’est aussi torturer les
+bêtes. Ces êtres si favorisés de la nature, qui traversent comme une
+flèche rapide les champs célestes, les emprisonner dans une cage étroite
+pour jouir de leurs cris!
+
+ * * * * *
+
+Ainsi c’est un degré supérieur de connaissance qui rend la vie de
+l’homme plus riche en douleurs que celle de l’animal; nous pouvons
+rapporter ce fait à une loi plus générale, et arriver à une vue
+d’ensemble beaucoup plus large.
+
+La connaissance est en soi toujours exempte de douleurs. La douleur
+n’atteint que la volonté, et consiste dans l’obstacle, l’empêchement, la
+contrariété de la volonté; mais c’est une condition indispensable que
+cet obstacle soit accompagné de la connaissance. De même, en effet, que
+la lumière n’éclaire l’espace que s’il y a des objets pour la réfléchir;
+de même que le son a besoin d’être répercuté, et que si le bruit, en
+général, est entendu à distance, c’est parce que les ondes vibratoires
+de l’air viennent se briser sur des corps durs, si bien qu’il paraît
+étonnamment faible sur les sommets isolés des montagnes, et que le chant
+produit peu d’effet à l’air libre: ainsi l’obstacle opposé à la volonté,
+pour être ressenti comme une douleur, doit être accompagné de la
+connaissance, qui est pourtant, en soi, étrangère à toute douleur.
+
+La douleur physique a pour condition les nerfs et leur relation avec le
+cerveau; la lésion d’un membre n’est pas sentie, quand les nerfs qui le
+relient au cerveau sont coupés, ou que le cerveau lui-même est paralysé
+par le chloroforme. Pour le même motif, dès que la conscience est
+éteinte par la mort, nous considérons comme sans douleur tous les
+tressaillements qui suivent encore. Quant à la douleur morale, il va de
+soi qu’elle a pour condition la connaissance; elle s’accroît avec le
+degré de la connaissance, cela se conçoit aisément.--Nous pouvons
+exprimer ce rapport par une image: la volonté est comme la corde d’un
+instrument; l’obstacle qui la froisse produit la vibration, la
+connaissance est le fond sonore, la douleur est le son.
+
+En conséquence, non seulement le monde inorganique, mais la plante même
+est étrangère à toute douleur: quels que soient les obstacles auxquels
+la volonté puisse être soumise dans l’un et dans l’autre. Au contraire,
+tout animal, même l’infusoire, souffre une douleur; parce que la
+connaissance, si incomplète qu’elle soit, est le vrai caractère de
+l’animal. A mesure qu’elle s’élève sur l’échelle animale, la douleur
+croît en proportion. Elle est encore infiniment faible dans les espèces
+inférieures: de là vient par exemple que les insectes coupés en deux et
+qui ne sont plus reliés que par un intestin mangent encore. Chez les
+animaux supérieurs, la douleur n’approche pas de celle de l’homme, par
+suite de l’absence des idées et de la pensée. Mais aussi la faculté de
+souffrir ne devait atteindre son degré suprême que dans l’être où, en
+vertu de la raison et de ses délibérations réfléchies, existe aussi la
+possibilité de nier cette volonté. Sans cela, c’eût été une cruauté sans
+motif.
+
+ * * * * *
+
+Dans la première jeunesse, nous sommes placés devant la destinée qui va
+s’ouvrir devant nous, comme les enfants devant un rideau de théâtre,
+dans l’attente joyeuse et impatiente des choses qui vont se passer sur
+la scène: c’est un bonheur que nous n’en puissions rien savoir d’avance.
+Car, aux yeux de celui qui sait ce qui se passera réellement, les
+enfants sont d’innocents coupables condamnés non pas à la mort, mais à
+la vie, et qui pourtant ne connaissent pas encore le contenu de leur
+sentence.--Chacun n’en désire pas moins pour soi un âge avancé,
+c’est-à-dire un état que l’on pourrait exprimer ainsi: «Aujourd’hui est
+mauvais, et chaque jour sera plus mauvais--jusqu’à ce que le pire
+arrive.»
+
+ * * * * *
+
+Lorsqu’on se représente, autant qu’il est possible de le faire d’une
+façon approximative, la somme de misère, de douleur et de souffrances de
+toute sorte que le soleil éclaire dans sa course, on accordera qu’il
+vaudrait beaucoup mieux que cet astre n’ait pas plus de pouvoir sur la
+terre pour faire surgir le phénomène de la vie qu’il n’en a dans la
+lune, et qu’il serait préférable que la surface de la terre comme celle
+de la lune se trouvât encore à l’état de cristal glacé.--
+
+On peut encore considérer notre vie comme un épisode qui trouble
+inutilement la béatitude et le repos du néant. Quoi qu’il en soit,
+celui-là même pour qui l’existence est à peu près supportable, à mesure
+qu’il avance en âge, a une conscience de plus en plus claire qu’elle est
+en toutes choses un _disappointment, nay, a cheat_, en d’autres termes
+qu’elle a le caractère d’une grande mystification, pour ne pas dire
+d’une duperie...--
+
+Quiconque a survécu à deux ou trois générations se trouve dans la même
+disposition d’esprit que tel spectateur assis dans une baraque de
+saltimbanques à la foire, quand il voit les mêmes farces répétées deux
+ou trois fois sans interruption: c’est que les choses n’étaient
+calculées que pour une représentation et qu’elles ne font plus aucun
+effet, l’illusion et la nouveauté une fois évanouies.--
+
+Il y aurait de quoi perdre la tête, si l’on observe la prodigalité des
+dispositions prises, ces étoiles fixes qui brillent innombrables dans
+l’espace infini, et n’ont pas autre chose à faire qu’à éclairer des
+mondes, théâtres de la misère et des gémissements, des mondes qui, dans
+le cas le plus heureux, ne produisent que l’ennui;--du moins à en juger
+d’après l’échantillon qui nous est connu.--
+
+Personne n’est vraiment digne d’envie, et combien sont à plaindre.--
+
+La vie est un pensum dont il faut s’acquitter laborieusement: et dans ce
+sens, le mot _defunctus_ est une belle expression.--
+
+Imaginez un instant que l’acte de la génération ne soit ni un besoin ni
+une volupté, mais une affaire de réflexion pure et de raison: l’espèce
+humaine pourrait-elle bien encore subsister? Chacun n’aurait-il pas eu
+plutôt assez pitié de la génération à venir, pour lui épargner le poids
+de l’existence, ou du moins n’aurait-il pas hésité à le lui imposer de
+sang-froid?--
+
+Le monde, mais c’est l’enfer, et les hommes se partagent en âmes
+tourmentées et en diables tourmenteurs.--
+
+Il me faudra sans doute entendre dire encore que ma philosophie est sans
+consolation;--et cela simplement parce que je dis la vérité, tandis que
+les gens veulent entendre dire: le Seigneur Dieu a bien fait tout ce
+qu’il a fait. Allez à l’église, et laissez les philosophes en repos. Du
+moins, n’exigez pas qu’ils ajustent leurs doctrines à votre catéchisme:
+c’est ce que font les gueux, les philosophâtres: chez ceux-là vous
+pouvez commander des doctrines selon votre bon plaisir. Troubler
+l’optimisme obligé des professeurs de philosophie est aussi facile
+qu’agréable.--
+
+Brahma produit le monde par une sorte de péché ou d’égarement, et reste
+lui-même dans le monde pour expier ce péché, jusqu’à ce qu’il se soit
+racheté.--Très bien!--Dans le bouddhisme, le monde naît par suite d’un
+trouble inexplicable, se produisant après un long repos dans cette
+clarté du ciel, dans cette béatitude sereine, appelée _Nirvana_ qui sera
+reconquise par la pénitence, c’est comme une sorte de fatalité qu’il
+faut entendre au fond en un sens moral, bien que cette explication ait
+une analogie et une image exactement correspondante dans la nature par
+la formation inexplicable du monde primitif, vaste nébuleuse d’où
+sortira un soleil. Mais les erreurs morales rendent même le monde
+physique graduellement plus mauvais et toujours plus mauvais, jusqu’à ce
+qu’il ait pris sa triste forme actuelle.--C’est parfait!--Pour les Grecs
+le monde et les dieux étaient l’ouvrage d’une nécessité
+insondable.--Cette explication est supportable, en ce sens qu’elle nous
+satisfait provisoirement.--Ormuzd vit en guerre avec Ahriman:--on peut
+encore admettre cela.--Mais un Dieu comme ce Jéhovah, qui _animi causâ_,
+pour son bon plaisir et _de gaîté de cœur_ produit ce monde de misère et
+de lamentations, et qui encore s’en félicite et s’applaudit, avec son
+πάντα καλά λίαν[23]. Voilà qui est trop fort! Considérons donc à ce
+point de vue la religion des Juifs comme la dernière parmi les doctrines
+religieuses des peuples civilisés; ce qui concorde parfaitement avec ce
+fait qu’elle est aussi la seule qui n’ait absolument aucune trace
+d’immortalité.
+
+ [23] _Voir_ la note [28] à la page 63.
+
+Quand même la démonstration de Leibnitz serait vraie; quand même on
+admettrait que, parmi les mondes possibles, celui-ci est toujours le
+meilleur, cette démonstration ne donnerait encore aucune théodicée. Car
+le créateur n’a pas seulement créé le monde, mais aussi la possibilité
+elle-même: par conséquent, il aurait dû rendre possible un meilleur
+monde.
+
+La misère qui remplit ce monde proteste trop hautement contre
+l’hypothèse d’une œuvre parfaite due à un être absolument sage,
+absolument bon, et avec cela tout puissant; et d’autre part,
+l’imperfection évidente et même la burlesque caricature du plus achevé
+des phénomènes de la création, l’homme, sont d’une évidence trop
+sensible. Il y a là une dissonance que l’on ne peut résoudre. Au
+contraire, douleurs et misères sont autant de preuves à l’appui, quand
+nous considérons le monde comme l’ouvrage de notre propre faute, par
+conséquent comme une chose qui ne saurait être meilleure. Tandis que,
+dans la première hypothèse, la misère du monde devient une accusation
+amère contre le créateur et donne matière à des sarcasmes, elle apparaît
+dans le second cas, comme une accusation contre notre être et notre
+volonté même, bien propre à nous humilier. Car elle nous conduit à cette
+pensée profonde que nous sommes venus dans le monde déjà viciés comme
+les enfants de pères usés de débauche, et que si notre existence est
+tellement misérable, et a pour dénoûment la mort, c’est que nous avons
+continuellement cette faute à expier. D’une manière générale rien n’est
+plus certain: c’est la lourde faute du monde qui amène les grandes et
+innombrables souffrances du monde; et nous entendons cette relation au
+sens métaphysique et non physique et empirique. Aussi l’histoire du
+péché originel me réconcilie-t-elle avec l’ancien testament, elle est
+même à mes yeux la seule vérité métaphysique du livre, bien qu’elle s’y
+présente sous le voile de l’allégorie. Car notre existence ne ressemble
+à rien tant qu’à la conséquence d’une faute et d’un désir coupable...
+
+Voulez-vous toujours avoir sous la main une boussole sûre, afin de vous
+orienter dans la vie et de l’envisager sans cesse dans son vrai jour,
+habituez-vous à considérer ce monde comme un lieu de pénitence, comme
+une colonie pénitentiaire, _a penal colony_,--un ἐργαστήριον, ainsi déjà
+l’avaient nommé les plus anciens philosophes (_Clem. Alex. Strom._ L.
+III, c. 3, p. 399) et parmi les pères de l’Église comme Origène
+l’exprimait avec une hardiesse louable. (Augustin. _De civit. Dei_, L.
+XI, c. 23).--La sagesse de tous les temps, le brahmanisme, le
+bouddhisme, Empédocle et Pythagore confirment cette manière de voir;
+Cicéron (_Fragmenta de philosophia_, vol. 12, p. 316, éd. Bip.) rapporte
+que les anciens sages dans l’initiation aux mystères enseignaient, _nos
+ob aliqua scelera suscepta in vita superiore, pœnarum luendarum causa
+natos esse_. Vanini exprime cette idée de la façon la plus énergique,
+Vanini qu’on a trouvé plus commode de brûler que de réfuter, quand il
+dit: _Tot, tantisque homo repletus miseriis, ut si christianæ religioni
+non repugnaret, dicere auderem: si daemones dantur, ipsi, in hominum
+corpora transmigrantes, sceleris pœnas luunt_ (_De admirandis naturæ
+arcanis_, dial. L, p. 353). Mais même dans le pur christianisme bien
+compris, notre existence est considérée comme la suite d’une faute,
+d’une chute. Si l’on se familiarise avec cette pensée, on n’attendra de
+la vie que ce qu’elle peut donner, et loin de considérer comme quelque
+chose d’inattendu, de contraire à la règle ses contradictions,
+souffrances, tourments, misères grandes ou petites, on les trouvera tout
+à fait dans l’ordre, sachant bien qu’ici bas chacun porte la peine de
+son existence, et chacun à sa manière.--Parmi les maux d’un
+établissement pénitentiaire, le moindre n’est pas la société qu’on y
+rencontre. Ce que vaut la société des hommes, ceux-là qui en
+mériteraient une meilleure le sauront sans que j’aie besoin de le dire.
+Une belle âme, un génie, peuvent parfois y éprouver les sentiments d’un
+noble prisonnier d’État qui est aux galères entouré de vulgaires
+scélérats; et comme lui ils cherchent à s’isoler. Mais en général cette
+idée sur le monde nous rend capables de voir sans surprise, à plus forte
+raison sans indignation, ce qu’on appelle les imperfections,
+c’est-à-dire la misérable constitution intellectuelle et morale de la
+plupart des hommes que leur physionomie même nous révèle...
+
+La conviction que le monde, et par suite l’homme sont tels qu’ils ne
+devraient pas exister, est de nature à nous remplir d’indulgence les uns
+pour les autres; qu’attendre, en effet, d’une telle espèce d’êtres?--Il
+me semble parfois que la manière convenable de s’aborder d’homme à
+homme, au lieu d’être Monsieur, Sir, etc., pourrait être: «compagnon de
+souffrance, _socî malorum_, compagnon de misères, _my fellow-sufferer_.»
+Si bizarre que cela paraisse, l’expression est pourtant fondée, elle
+jette sur le prochain la lumière la plus vraie, et rappelle à la
+nécessité de la tolérance, de la patience, à l’indulgence, à l’amour du
+prochain, dont nul ne pourrait se passer, et dont par conséquent chacun
+est redevable.
+
+
+
+
+II
+
+MISÈRES DE LA VIE.
+
+
+L’Arcadie nous a vus naître, tous tant que nous sommes, comme le dit
+Schiller; c’est-à-dire que nous entrons dans le monde, pleins de
+prétentions au bonheur et à la jouissance, et que nous nous attachons à
+l’espérance insensée de voir ces prétentions réussir. Mais bientôt le
+destin paraît, il nous empoigne rudement et il nous apprend que rien ne
+nous appartient, mais que tout est à lui, qu’il a un droit incontestable
+non seulement sur tout ce que nous possédons et acquérons, sur notre
+femme et notre enfant, mais sur nos bras et jambes, sur nos yeux et nos
+oreilles, même sur notre nez en plein visage.--(P. I. 434.)
+
+ * * * * *
+
+Tandis que la première moitié de la vie n’est qu’une infatigable
+aspiration vers le bonheur, la seconde moitié, au contraire, est dominée
+par un douloureux sentiment de crainte, car alors on finit par se rendre
+compte plus ou moins clairement que tout bonheur n’est que chimère, que
+la souffrance seule est réelle. Aussi les esprits sensés visent-ils
+moins à de vives jouissances qu’à une absence de peines, à un état en
+quelque sorte invulnérable.--Dans mes jeunes années, un coup de sonnette
+à ma porte me remplissait aussitôt de joie, car je pensais: «Bon! voilà
+quelque chose qui arrive.» Plus tard, mûri par la vie, ce même bruit
+éveillait un sentiment voisin de l’effroi; je me disais: «Hélas!
+qu’arrive-t-il?»--(L. 228.)
+
+ * * * * *
+
+Rien de fixe dans la vie fugitive: ni douleur infinie, ni joie
+éternelle, ni impression permanente, ni enthousiasme durable, ni
+résolution élevée qui puisse compter pour la vie! Tout se dissout dans
+le torrent des années. Les minutes, les innombrables atomes de petites
+choses, fragments de chacune de nos actions, sont les vers rongeurs qui
+dévastent tout ce qu’il y a de grand et de hardi... On ne prend rien au
+sérieux dans la vie humaine; la poussière n’en vaut pas la peine.--(G.
+51.)
+
+ * * * * *
+
+A considérer la vie sous l’aspect de sa valeur objective, il est au
+moins douteux qu’elle soit préférable au néant; et je dirais même que si
+l’expérience et la réflexion pouvaient se faire entendre, c’est en
+faveur du néant qu’elles élèveraient la voix. Si l’on frappait à la
+pierre des tombeaux, pour demander aux morts s’ils veulent ressusciter,
+ils secoueraient la tête. Telle est aussi l’opinion de Socrate dans
+l’apologie de Platon, et même l’aimable et gai Voltaire ne peut
+s’empêcher de dire: «On aime la vie; mais le néant ne laisse pas d’avoir
+du bon»; et encore: «Je ne sais pas ce que c’est que la vie éternelle,
+mais celle-ci est une mauvaise plaisanterie.»--(W. II. 531.)
+
+ * * * * *
+
+La vie de chaque homme vue de loin et de haut, dans son ensemble et dans
+ses traits les plus saillants, nous présente toujours un spectacle
+tragique; mais si on la parcourt dans le détail, elle a le caractère
+d’une comédie. Car le train et le tourment du jour, l’incessante
+agacerie du moment, les désirs et les craintes de la semaine, les
+disgrâces de chaque heure, sous l’action du hasard qui songe toujours à
+nous mystifier, ce sont là autant de scènes de comédie. Mais les
+souhaits toujours déçus, les vains efforts, les espérances que le sort
+foule impitoyablement aux pieds, les funestes erreurs de la vie entière,
+avec les souffrances qui s’accumulent et la mort au dernier acte, voilà
+l’éternelle tragédie. Il semble que le destin ait voulu ajouter la
+dérision au désespoir de notre existence, quand il a rempli notre vie de
+toutes les infortunes de la tragédie, sans que nous puissions seulement
+soutenir la dignité des personnages tragiques. Loin de là, dans le large
+détail de la vie, nous jouons inévitablement le piètre rôle de
+comiques.--(L. 75.)
+
+ * * * * *
+
+Si un Dieu a fait ce monde, je n’aimerais pas à être ce Dieu: la misère
+du monde me déchirerait le cœur.--(N. 441.)
+
+ * * * * *
+
+Imagine-t-on un démon créateur, on serait pourtant en droit de lui crier
+en lui montrant sa création: «Comment as-tu osé interrompre le repos
+sacré du néant, pour faire surgir une telle masse de malheur et de
+tourment?»--(N. 441.)
+
+ * * * * *
+
+Si l’on mettait devant les yeux de chacun les douleurs et les tourments
+épouvantables auxquels sa vie est continuellement exposée, à cet aspect,
+il serait saisi d’effroi: et si l’on voulait conduire l’optimiste le
+plus endurci à travers les hôpitaux, les lazarets et les chambres de
+torture chirurgicales, à travers les prisons, les lieux de supplices,
+les écuries d’esclaves, sur les champs de bataille et dans les cours
+d’assises, si on lui ouvrait tous les sombres repaires où la misère se
+glisse pour fuir les regards d’une curiosité froide, et si enfin on le
+laissait regarder dans la tour affamée d’Ugolin,--alors, assurément, lui
+aussi finirait par reconnaître de quelle sorte est ce _meilleur des
+mondes possibles_[24].
+
+ [24] «Il n’y a que violence dans l’univers; mais nous sommes gâtés par
+ la philosophie moderne, qui a dit _tout est bien_, tandis que le mal
+ a tout souillé, et que dans un sens très vrai _tout est mal_,
+ puisque rien n’est à sa place.»
+
+ J. DE MAISTRE.
+
+Où Dante serait-il allé chercher le modèle et le sujet de son enfer
+ailleurs que dans notre monde réel? Et pourtant, c’est bel et bien un
+enfer qu’il nous a peint. Au contraire, quand il s’est agi de décrire le
+ciel et ses joies, il se trouvait en face d’une difficulté
+insurmontable, justement parce que notre monde n’offre rien d’analogue.
+Au lieu des joies du Paradis, il fut réduit à nous faire part des
+instructions que lui donnèrent là ses ancêtres, sa Béatrix et divers
+saints. Par où l’on voit assez clairement quelle sorte de monde est le
+nôtre.--(L. 189.)
+
+ * * * * *
+
+Ce monde, champ de carnage où des êtres anxieux et tourmentés ne
+subsistent qu’en se dévorant les uns les autres, où toute bête de proie
+devient le tombeau vivant de mille autres, et n’entretient sa vie qu’au
+prix d’une longue suite de martyres, où la capacité de souffrir croît en
+proportion de l’intelligence, et atteint par conséquent dans l’homme son
+degré le plus élevé; ce monde, les optimistes ont voulu l’ajuster à leur
+système, et nous le démontrer _a priori_ comme le meilleur des mondes
+possibles. L’absurdité est criante.--On me dit d’ouvrir les yeux et de
+promener mes regards sur la beauté du monde que le soleil éclaire,
+d’admirer ses montagnes, ses vallées, ses torrents, ses plantes, ses
+animaux, que sais-je encore. Le monde n’est-il donc qu’une lanterne
+magique? Certes le spectacle est splendide à voir, mais y jouer son
+rôle, c’est autre chose.--Après l’optimiste vient l’homme des causes
+finales; celui-là me vante la sage ordonnance qui défend aux planètes de
+se heurter du front dans leur course, qui empêche la terre et la mer de
+se confondre en une immense bouillie, et les tient proprement séparées,
+qui fait que tout ne reste pas figé dans une glace éternelle, ou consumé
+par la chaleur, qui, grâce à l’inclinaison de l’écliptique ne permet pas
+au printemps d’être éternel et laisse mûrir les fruits, etc. Mais ce ne
+sont là que de simples _conditiones sine quibus non_. Car si un monde
+doit exister, si ses planètes doivent durer, ne fût-ce qu’un temps égal
+à celui que le rayon d’une étoile fixe éloignée met pour arriver jusqu’à
+elles, et si elles ne disparaissent pas comme le fils de Lessing
+immédiatement après leur naissance, il fallait que les choses ne fussent
+pas charpentées assez maladroitement, pour que l’échafaudage fondamental
+menaçât déjà de crouler. Arrivons maintenant aux résultats de cette
+œuvre si vantée, considérons les acteurs qui se meuvent sur cette scène
+si solidement machinée: nous voyons la douleur apparaître en même temps
+que la sensibilité, et grandir à mesure que celle-ci devient
+intelligente, nous voyons le désir et la souffrance marcher du même pas,
+se développer sans limites, jusqu’à ce qu’enfin la vie humaine n’offre
+plus qu’un sujet de tragédies ou de comédies. Maintenant, si l’on est
+sincère, on sera peu disposé à entonner l’Alleluia des optimistes.--(L.
+189.)
+
+ * * * * *
+
+La vie ne se présente nullement comme un cadeau dont nous n’avons qu’à
+jouir, mais bien comme un devoir, une tâche dont il faut s’acquitter à
+force de travail; de là, dans les grandes et petites choses, une misère
+générale, un labeur sans repos, une concurrence sans trêve, un combat
+sans fin, une activité imposée avec une tension extrême de toutes les
+forces du corps et de l’esprit. Des millions d’hommes, réunis en
+nations, concourent au bien public, chaque individu agissant ainsi dans
+l’intérêt de son propre bien; mais des milliers de victimes tombent pour
+le salut commun. Tantôt des préjugés insensés, tantôt une politique
+subtile excitent les peuples à la guerre; il faut que la sueur et le
+sang de la grande foule coulent en abondance pour mener à bonne fin les
+fantaisies de quelques-uns, ou expier leurs fautes. En temps de paix,
+l’industrie et le commerce prospèrent, les inventions font merveille,
+les vaisseaux sillonnent les mers et rapportent des friandises de tous
+les coins du monde, les vagues engloutissent des milliers d’hommes. Tout
+est en mouvement, les uns méditent, les autres agissent, le tumulte est
+indescriptible.
+
+Mais le dernier but de tant d’efforts, quel est-il? Maintenir pendant un
+court espace de temps des êtres éphémères et tourmentés, les maintenir
+au cas le plus favorable dans une misère supportable et une absence de
+douleur relative que guette aussitôt l’ennui; puis la reproduction de
+cette race et le renouvellement de son train habituel.--(L. 68.)
+
+ * * * * *
+
+Il est véritablement incroyable combien insignifiante et dénuée
+d’intérêt, vue du dehors, et combien sourde et obscure, ressentie
+intérieurement, s’écoule la vie de la plupart des hommes. Elle n’est que
+tourments, aspirations impuissantes, marche chancelante d’un homme qui
+rêve à travers les quatre âges de la vie jusqu’à la mort, avec un
+cortège de pensées triviales. Les hommes ressemblent à des horloges qui
+ont été montées et qui marchent sans savoir pourquoi; et chaque fois
+qu’un homme est engendré et mis au monde, l’horloge de la vie humaine
+est de nouveau montée pour répéter encore une fois son vieux refrain usé
+d’éternelle boîte à musique, phrase par phrase, mesure pour mesure, avec
+des variations à peine sensibles.
+
+Chaque individu, chaque visage humain et chaque vie humaine n’est qu’un
+rêve de plus, un rêve éphémère de l’esprit infini de la nature, de la
+volonté de vivre persistante et obstinée, ce n’est qu’une image fugitive
+de plus qu’elle dessine en se jouant sur sa page infinie de l’espace et
+du temps, qu’elle laisse subsister quelques instants d’une brièveté
+vertigineuse, et qu’aussitôt elle efface pour faire place à d’autres.
+Cependant et c’est là le côté de la vie qui donne à penser et à
+réfléchir, il faut que la volonté de vivre, violente et impétueuse, paie
+chacune de ces images fugitives, chacune de ces vaines fantaisies au
+prix de douleurs profondes et sans nombre, et d’une mort amère longtemps
+redoutée et qui vient enfin. Voilà pourquoi l’aspect d’un cadavre nous
+rend soudainement sérieux.--(W. I. 379.)
+
+ * * * * *
+
+La vie de l’homme oscille, comme un pendule, entre la douleur et
+l’ennui[25], tels sont en réalité ses deux derniers éléments. Les hommes
+ont dû exprimer cela d’une étrange manière; après avoir fait de l’enfer
+le séjour de tous les tourments et de toutes les souffrances, qu’est-il
+resté pour le ciel? justement l’ennui.--(L. 72.)
+
+ [25]
+
+ . . . . . Amaro e noia
+ La vita, altro mai nulla. . . . . .
+ (A se stesso)
+ Nell’ imo petto, grave, salda, immota
+ Come colonna adamantina, siede
+ Noia immortale.
+
+ _Leopardi_ (Al conte Pepoli.)
+
+ (Note du traducteur.)
+
+
+
+
+III
+
+RÉSIGNATION.--RENONCEMENT.--ASCÉTISME ET DÉLIVRANCE.
+
+
+Quand le coin du voile de Maïa[26] (l’illusion de la vie individuelle)
+s’est soulevé devant les yeux d’un homme, de telle sorte qu’il ne fait
+plus de différence égoïste entre sa personne et les autres hommes, et
+qu’il prend autant d’intérêt aux souffrances étrangères qu’aux siennes
+propres, et qu’il devient par là secourable jusqu’au dévouement, prêt à
+se sacrifier lui-même pour le salut des autres,--cet homme arrivé au
+point de se reconnaître lui-même dans tous les êtres, considère comme
+siennes les souffrances infinies de tout ce qui vit, et doit ainsi
+s’approprier la douleur du monde. Aucune détresse ne lui est étrangère.
+Tous les tourments qu’il voit et peut si rarement adoucir, tous les
+tourments dont il entend parler, ceux mêmes qu’il lui est possible de
+concevoir frappent son esprit comme s’il en était lui-même la victime.
+
+ [26] Maïa--l’illusion.--Schopenhauer entend par là cette connaissance,
+ bornée à l’espace et au temps qui empêche l’individu de reconnaître
+ sa propre essence dans les individus étrangers. (Note de M.
+ Frauenstædt.)
+
+ MAÏA, déesse hindoue, épouse de Brahma, mère des illusions ou
+ l’illusion personnifiée.
+
+Insensible aux alternatives de biens et de maux qui se succèdent dans sa
+destinée, affranchi de tout égoïsme, il pénètre les voiles de l’illusion
+individuelle; tout ce qui vit, tout ce qui souffre est également près de
+son cœur. Il conçoit l’ensemble des choses, leur essence, leur éternel
+écoulement, les vains efforts, les luttes intérieures et les souffrances
+sans fin; il voit, de quelque côté qu’il tourne ses regards, l’homme qui
+souffre, l’animal qui souffre, et un monde qui s’évanouit éternellement.
+Il s’unit désormais aux douleurs du monde aussi étroitement que
+l’égoïste à sa propre personne. Comment pourrait-il, avec une telle
+connaissance du monde, affirmer par les désirs incessants sa volonté de
+vivre, se rattacher toujours de plus en plus à la vie, et l’étreindre
+toujours plus étroitement? L’homme séduit par l’illusion de la vie
+individuelle, esclave de l’égoïsme, ne voit des choses que ce qui le
+touche personnellement, et y puise des motifs sans cesse renouvelés de
+désirer et de vouloir; au contraire, celui qui pénètre l’essence des
+choses en soi, qui domine l’ensemble, arrive au repos de tout désir et
+de tout vouloir. Désormais la volonté se détourne de la vie; elle
+repousse avec effroi les jouissances qui la perpétuent. L’homme arrive
+alors à l’état du renoncement volontaire, de la résignation, de la
+tranquillité vraie, et de l’absence absolue de volonté.--(L. 177.)
+
+ * * * * *
+
+L’esprit intime et le sens de la véritable et pure vie du cloître, et de
+l’ascétisme en général, c’est que l’on se sent digne et capable d’une
+existence meilleure que la nôtre, et que l’on veut fortifier et
+maintenir cette conviction par le mépris de toutes les vaines
+jouissances de ce monde. On attend avec calme et assurance la fin de
+cette vie, privée de ses appâts trompeurs, pour saluer un jour l’heure
+de la mort comme celle de la délivrance.--(L. 178.)
+
+ * * * * *
+
+Tandis que le méchant livré par la violence de sa volonté et de ses
+désirs à des tourments intérieurs continus et dévorants, est réduit,
+quand la source de toutes les jouissances vient à tarir, à étancher la
+soif brûlante de ses désirs par le spectacle des malheurs d’autrui;
+l’homme, au contraire, qui est pénétré de cette idée du renoncement
+absolu, quel que soit son dénuement, quelque privé qu’il soit
+extérieurement de toute joie, et de tout bien, goûte cependant une
+pleine allégresse et jouit d’un repos vraiment céleste. Pour lui, plus
+d’empressement inquiet, plus de joie éclatante, cette joie précédée et
+suivie de tant de peines, condition inévitable de l’existence pour
+l’homme qui a le goût de la vie: ce qu’il ressent, c’est une paix
+inébranlable, un profond repos, une intime sérénité, un état que nous ne
+pouvons voir ou imaginer sans y aspirer avec ardeur parce qu’il nous
+semble le seul juste, infiniment supérieur à tout autre, un état vers
+lequel nous invitent et nous appellent ce qu’il y a de meilleur en nous,
+et cette voix intérieure qui nous crie: _sapere aude_. Nous sentons bien
+alors que tout désir accompli, tout bonheur arraché à la misère du
+monde, sont comme l’aumône qui soutient le mendiant aujourd’hui, pour
+que demain il meure encore de faim; la résignation, au contraire est
+comme une terre reçue en héritage, qui met pour toujours l’heureux
+possesseur à l’abri du souci.--(L. 179.)
+
+ * * * * *
+
+Peu d’hommes, par la seule connaissance réfléchie des choses,
+parviennent à pénétrer l’illusion du _principium individuationis_, peu
+d’hommes remplis d’une parfaite bonté d’âme, de l’universelle charité,
+en viennent enfin à reconnaître toutes les douleurs du monde comme les
+leurs propres, pour aboutir à la négation de la volonté. Chez celui-là
+même qui s’approche le plus de ce degré supérieur, les aises
+personnelles, le charme flatteur de l’instant, l’attrait de l’espérance,
+les désirs sans cesse renaissants sont un éternel obstacle au
+renoncement, une éternelle amorce pour la volonté; de là vient qu’on a
+personnifié dans les démons la multitude des séductions qui nous tentent
+et nous sollicitent.
+
+Aussi faut-il que notre volonté soit brisée par une immense souffrance,
+avant qu’elle n’arrive au renoncement d’elle-même. Lorsqu’il a parcouru
+tous les degrés de l’angoisse croissante, après une suprême résistance,
+et qu’il touche à l’abîme du désespoir, l’homme rentre subitement en
+lui-même, il se connaît, il connaît le monde, son âme alors se
+transforme, s’élève au-dessus d’elle-même et de toute souffrance, et
+purifié, sanctifié en quelque sorte dans un repos, une félicité
+inébranlables, une élévation inaccessible, il renonce à tous les objets
+de ses désirs passionnés, et reçoit la mort avec joie. Comme un pâle
+éclair, la négation de la volonté de vivre, c’est-à-dire la délivrance,
+jaillit subitement de la flamme purifiante de la douleur.
+
+Les criminels eux-mêmes peuvent être ainsi épurés par une grande
+douleur; ils sont tout autres. Leurs crimes passés n’oppressent plus
+leur conscience; pourtant ils sont prêts à les expier par la mort et
+voient volontiers s’éteindre avec eux ce phénomène passager de la
+volonté, qui leur est maintenant étranger et comme un objet d’horreur.
+Dans le touchant épisode de Gretchen, Gœthe nous a donné une
+incomparable et éclatante peinture de cette négation de la volonté
+causée par une grande infortune et par le désespoir. C’est un modèle
+accompli de cette seconde manière d’arriver au renoncement, à la
+négation de la volonté, non par la pure connaissance des douleurs de
+tout un monde auxquelles on s’identifie volontairement, mais par une
+douleur écrasante dont on a soi-même été accablé.--(L. 183.)
+
+ * * * * *
+
+Si l’on se représente combien la misère et les souffrances sont la
+plupart du temps nécessaires pour notre délivrance, on reconnaîtra que
+nous devrions moins envier le bonheur des autres que leur malheur. C’est
+pour cette raison que le stoïcisme qui brave le destin est pour l’âme,
+il est vrai, une épaisse cuirasse contre les douleurs de la vie et aide
+à mieux supporter le présent; mais il est opposé au véritable salut, car
+il endurcit le cœur. Et comment le stoïcien pourrait-il être rendu
+meilleur par la souffrance, lorsque, sous son écorce de pierre, il y est
+insensible?--Jusqu’à un certain degré, ce stoïcisme n’est pas très rare.
+C’est souvent une pure affectation, une façon de faire à mauvais jeu
+bonne mine: et lorsqu’il est réel, il provient la plupart du temps de
+l’insensibilité pure, du manque d’énergie, de vivacité, de sentiment et
+d’imagination, nécessaires pour ressentir une grande douleur. Le flegme
+et la lourdeur des Allemands sont surtout favorables à cette sorte de
+stoïcisme.--(L. 185.)
+
+ * * * * *
+
+Quiconque se tue veut la vie, il ne se plaint que des conditions sous
+lesquelles elle s’offre à lui. Ce n’est donc pas à la volonté de vivre
+qu’il renonce, mais uniquement à la vie, dont il détruit en sa personne
+un des phénomènes passagers... C’est justement parce qu’il ne peut
+cesser de vouloir qu’il cesse de vivre, et c’est en supprimant en lui le
+phénomène de la vie qu’il affirme son désir de vivre. Car c’était
+justement la douleur à laquelle il se soustrait qui aurait pu, comme
+mortification de la volonté, le conduire au renoncement et à la
+délivrance. Il en est de celui qui se tue comme d’un malade qui, n’ayant
+pas le courage de laisser achever une opération douloureuse mais
+salutaire, préférerait garder sa maladie. La souffrance supportée avec
+courage lui permettrait de supprimer la volonté; mais il se soustrait à
+la souffrance, en détruisant dans son corps cette manifestation de la
+volonté, de telle sorte que celle-ci subsiste sans obstacles.--(L. 186.)
+
+ * * * * *
+
+L’optimisme n’est au fond qu’une forme de louanges que la volonté de
+vivre, unique et première cause du monde, se décerne sans raison à
+elle-même, lorsqu’elle se mire avec complaisance dans son œuvre: ce
+n’est pas seulement une doctrine fausse, c’est une doctrine corruptrice.
+Car elle nous représente la vie comme un état désirable, et comme but de
+la vie le bonheur de l’homme. Dès lors chacun s’imagine qu’il possède
+les droits les plus justifiés au bonheur et à la jouissance; si ces
+biens, comme cela n’est que trop fréquent, ne lui échoient pas en
+partage, il se croit victime d’une injustice, n’a-t-il pas manqué le but
+de sa vie?--tandis qu’il est bien plus juste de considérer le travail,
+la privation, la misère et la souffrance couronnée par la mort comme le
+but de notre vie (ainsi font le brahmanisme, le bouddhisme et aussi le
+véritable christianisme) parce que tous ces maux conduisent à la
+négation de la volonté de vivre. Dans le Nouveau Testament, le monde est
+représenté comme une vallée de larmes, la vie comme un moyen de
+purifier l’âme, et un instrument de martyre est le symbole du
+christianisme[27].--(L. 190.)
+
+ [27] «De nos jours, dit ailleurs Schopenhauer, le christianisme a
+ oublié sa vraie signification, pour dégénérer en un plat optimisme.»
+ W. I. 480.
+
+ * * * * *
+
+Quiétisme, c’est-à-dire renoncement à tout désir, ascétisme,
+c’est-à-dire immolation réfléchie de la volonté égoïste, et mysticisme,
+c’est-à-dire conscience de l’identité de son être avec l’ensemble des
+choses et le principe de l’univers--trois dispositions de l’âme qui se
+tiennent étroitement; quiconque fait profession de l’une, est attiré
+vers l’autre en quelque sorte malgré lui.--Rien de plus surprenant que
+de voir l’accord de tous ceux qui nous ont prêché ces doctrines, à
+travers l’extrême variété des temps, des pays et des religions, et rien
+de plus curieux que la sécurité inébranlable comme le roc, la certitude
+intérieure, avec lesquelles ils nous présentent le résultat de leur
+expérience intime.--(L. 187.)
+
+ * * * * *
+
+En vérité ce n’est pas le judaïsme avec son πάντα καλά λίαν[28] mais le
+brahmanisme et le bouddhisme qui par l’esprit et la tendance morale se
+rapprochent du christianisme. Mais l’esprit et la tendance morale sont
+ce qu’il y a d’essentiel dans une religion, et non pas les mythes dans
+lesquels elle les enveloppe.
+
+ [28] I. Moïse, 1, 31.
+
+ «Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites, _et elles étaient
+ très bonnes_.» Schopenhauer est l’ennemi personnel de Jehovah, qui,
+ selon la Bible, ayant créé le monde, le triste monde, se vante de
+ son œuvre comme d’une belle et bonne chose. Cet optimisme du Dieu
+ des Juifs irrite et exaspère notre philosophe pessimiste.
+
+Ce πάντα καλά λίαν de l’Ancien Testament est vraiment étranger au pur
+christianisme: car tout le long du Nouveau Testament il est question du
+monde comme d’une chose à laquelle on n’appartient pas, que l’on n’aime
+pas, d’une chose qui est sous l’empire du diable. Cela s’accorde avec
+l’esprit d’ascétisme, de renoncement et de victoire sur le monde, cet
+esprit, qui, joint à l’amour du prochain et au pardon des injures,
+marque le trait fondamental et l’étroite affinité qui unissent le
+christianisme, le brahmanisme et le bouddhisme. C’est dans le
+christianisme surtout qu’il est nécessaire d’aller au fond des choses et
+de pénétrer au-delà de l’écorce.--(L. 193.)
+
+Le protestantisme en éliminant l’ascétisme et le célibat qui en est le
+point capital, a atteint par là même l’essence du christianisme, et peut
+à ce point de vue être considéré comme une apostasie. On l’a bien vu de
+nos jours quand le protestantisme a peu à peu dégénéré en un plat
+rationalisme, espèce de pélagianisme moderne, qui vient se résumer dans
+la doctrine d’un bon père, créant le monde afin qu’on s’y amuse bien (en
+quoi il aurait joliment échoué); et ce bon père, sous certaines
+conditions, s’engage à procurer aussi plus tard à ses fidèles serviteurs
+un monde beaucoup plus beau dont le seul inconvénient est d’avoir une
+aussi funeste entrée. Cela peut être assurément une bonne religion pour
+des pasteurs protestants confortables, mariés et éclairés: mais ce n’est
+pas là du christianisme. Le christianisme est la doctrine qui affirme
+que l’homme est profondément coupable par le seul fait de sa naissance,
+et il enseigne en même temps que le cœur doit aspirer à la délivrance
+qui ne peut être obtenue qu’au prix des sacrifices les plus pénibles par
+le renoncement, l’anéantissement de soi-même, par conséquent par une
+transformation totale de la nature humaine.--(L. 193.)
+
+ * * * * *
+
+Il semble que la fin de toute activité vitale soit un merveilleux
+allégement pour la force qui l’entretient: c’est là ce qui explique
+peut-être cette expression de douce sérénité répandue sur le visage de
+la plupart des morts. Il se peut que l’instant de la mort soit semblable
+au réveil, après un sommeil lourd et troublé de cauchemars.--(W. II,
+536.)
+
+ * * * * *
+
+Chacun sent qu’il est autre chose qu’un néant, qu’un autre néant a un
+jour engendré. De là naît pour lui l’assurance que la mort peut bien
+mettre fin à sa vie, mais non à son existence[29].--(L. 84.)
+
+ [29] Schopenhauer n’entend pas l’immortalité au sens d’une permanence
+ de la conscience personnelle après la mort.--Ce qui est immortel,
+ c’est la force, la volonté de vivre, qui est au fond de toutes
+ choses, l’unique et premier principe. L’individu n’en est que la
+ manifestation éphémère dans l’espace et dans le temps.
+
+ * * * * *
+
+Mon imagination (surtout si j’entends de la musique) joue souvent avec
+cette pensée que la vie de tous les hommes et ma propre vie ne sont que
+des songes d’un esprit éternel, bons et mauvais songes, dont chaque mort
+est un réveil.--(M. 732.)
+
+ * * * * *
+
+Nous avons été éveillés et nous le serons de nouveau; la vie est une
+nuit que remplit un long rêve, souvent un cauchemar.--(M. 732.)
+
+ * * * * *
+
+Dans la vieillesse les passions et les désirs s’éteignent les uns après
+les autres, à mesure que les objets de ces passions deviennent
+indifférents; la sensibilité s’émousse, la force de l’imagination
+devient toujours plus faible, les images pâlissent, les impressions
+n’adhèrent plus, elles passent sans laisser de traces, les jours roulent
+toujours plus rapides, les événements perdent leur importance, tout se
+décolore. L’homme accablé de jours se promène en chancelant ou se repose
+dans un coin, n’étant plus qu’une ombre, un fantôme de son être passé.
+La mort vient, que lui reste-t-il encore à détruire? Un jour
+l’assoupissement se change en dernier sommeil et ses rêves... ils
+inquiétaient déjà Hamlet dans le célèbre monologue. Je crois que dès
+maintenant nous rêvons.--(W. II, 536.)
+
+ * * * * *
+
+Nous savons que les instants où la contemplation des œuvres d’art nous
+délivre des désirs avides, comme si nous surnagions au-dessus de la
+lourde atmosphère de la terre, sont en même temps les plus heureux que
+nous connaissions. Par là nous pouvons nous figurer quelle félicité doit
+ressentir l’homme dont la volonté est apaisée, non pas pour quelques
+instants comme dans la jouissance du beau, mais pour toujours et
+s’éteint même tout à fait, si bien qu’il ne reste que la dernière
+étincelle aux lueurs vacillantes, qui soutient le corps et s’éteindra
+avec lui. Lorsque cet homme, après maints rudes combats contre sa propre
+nature, a fini par triompher tout à fait, il n’existe qu’à l’état d’être
+purement intellectuel, comme un miroir du monde que rien ne trouble.
+Désormais rien ne saurait lui causer de l’angoisse, rien ne saurait
+l’agiter: car les mille liens du vouloir qui nous tiennent enchaînés au
+monde et nous tiraillent en tous sens avec des douleurs continues sous
+forme de désir, crainte, envie, colère, ces mille liens il les a brisés.
+Il jette un regard en arrière, tranquille et souriant sur les images
+illusoires de ce monde qui ont pu un jour agiter et torturer son cœur;
+devant elles il est maintenant aussi indifférent que devant les échecs,
+après une partie terminée ou devant des masques de carnaval qu’on a
+dépouillés au matin et dont les figures ont pu nous agacer et nous
+émouvoir dans la nuit du mardi gras. La vie et ses formes flottent
+désormais devant ses yeux comme une apparition passagère, comme un léger
+songe matinal pour l’homme à moitié éveillé, un songe que la vérité
+transperce déjà de ses rayons et qui ne peut plus nous abuser; et ainsi
+qu’un rêve la vie s’évanouit aussi à la fin, sans transition
+brusque.--(L. 182.)
+
+ * * * * *
+
+Si l’on a considéré la perversité humaine et que l’on soit prêt à s’en
+indigner, il faut aussitôt jeter ses regards sur la détresse de
+l’existence humaine, et réciproquement si la misère vous effraie,
+considérez la perversité: alors on trouvera que l’une et l’autre se font
+équilibre; et l’on reconnaîtra la justice éternelle, on verra que le
+monde lui-même est le jugement du monde[30].--(L. 195.)
+
+ [30] Traduction du vers célèbre de Schiller.
+
+ * * * * *
+
+Une pitié sans bornes pour tous les êtres vivants, c’est le gage le plus
+ferme et le plus sûr de la conduite morale, et cela n’exige aucune
+casuistique. On peut être assuré que celui qui en est rempli ne blessera
+personne, n’empiétera sur les droits de personne, ne fera de mal à
+personne; tout au contraire, il sera indulgent pour chacun, pardonnera à
+chacun, sera secourable à tous dans la mesure de ses forces, et toutes
+ses actions porteront l’empreinte de la justice et de l’amour des
+hommes. Au contraire, qu’on essaye une fois de dire: «Cet homme est
+vertueux, mais il ne connaît aucune pitié», ou bien: «C’est un homme
+injuste et méchant pourtant il est très compatissant», alors la
+contradiction devient sensible.--Tout le monde n’a pas les mêmes goûts;
+mais je ne connais pas de plus belle prière, que celle par laquelle se
+terminent les vieilles pièces du théâtre hindou (comme autrefois les
+pièces anglaises se terminaient par ces mots: «pour le roi»). Voici quel
+en est le sens: «Puissent tous les êtres vivants rester libres de
+douleurs.»--(L. 166.)
+
+
+
+
+II
+
+L’AMOUR, LES FEMMES ET LE MARIAGE
+
+ «La nature ne songe qu’au maintien de l’espèce; et, pour la
+ perpétuer, elle n’a que faire de notre sottise. Qu’étant ivre,
+ je m’adresse à une servante de cabaret ou à une fille, le but de
+ la nature peut être aussi bien rempli que si j’eusse obtenu
+ Clarisse après deux ans de soins; au lieu que ma raison me
+ sauverait de la servante, de la fille et de Clarisse même
+ peut-être. A ne consulter que la raison, quel est l’homme qui
+ voudrait être père et se préparer tant de soucis pour un long
+ avenir? Quelle femme, pour une épilepsie de quelques minutes, se
+ donnerait une maladie d’une année entière? La nature, en nous
+ dérobant à notre raison, assure mieux son empire: et voilà
+ pourquoi elle a mis de niveau sur ce point Zénobie et sa fille
+ de basse-cour, Marc-Aurèle et son palefrenier.»
+
+ CHAMFORT.
+
+
+
+
+I
+
+MÉTAPHYSIQUE DE L’AMOUR[31].
+
+ [31] W. II, p. 607.
+
+ O vous sages, à la science haute et profonde, qui avez médité et
+ qui savez où, quand et comment tout s’unit dans la nature,
+ pourquoi tous ces amours, ces baisers; vous, sages sublimes,
+ dites-le moi! Mettez à la torture votre esprit subtil et
+ dites-moi où, quand et comment, il m’arriva d’aimer, pourquoi il
+ m’arriva d’aimer?
+
+ BÜRGER.
+
+
+On est généralement habitué à voir les poètes occupés à peindre l’amour.
+La peinture de l’amour est le sujet principal de toutes les œuvres
+dramatiques, tragiques ou comiques, romantiques ou classiques, dans les
+Indes aussi bien qu’en Europe: il est aussi de tous les sujets le plus
+fécond pour la poésie lyrique comme pour la poésie épique; sans parler
+des innombrables quantités de romans, qui, depuis des siècles, se
+produisent chaque année dans tous les pays civilisés d’Europe aussi
+réguliers que les fruits des saisons. Tous ces ouvrages ne sont au fond
+que des descriptions variées et plus ou moins développées de cette
+passion. Les peintures les plus parfaites, Roméo et Juliette, la
+nouvelle Héloïse, Werther, ont acquis une gloire immortelle. Dire avec
+La Rochefoucauld qu’il en est de l’amour passionné comme des spectres
+dont tout le monde parle, mais que personne n’a vus; ou bien contester
+avec Lichtenberg, dans son Essai, «sur la puissance de l’amour» la
+réalité de cette passion et nier qu’elle soit conforme à la nature;
+c’est là une grande erreur. Car il est impossible de concevoir comme un
+sentiment étranger ou contraire à la nature humaine, comme une pure
+fantaisie en l’air ce que le génie des poètes ne se lasse pas de
+peindre, ni l’humanité d’accueillir avec une sympathie inébranlable;
+puisque sans vérité, il n’y a point d’art achevé.
+
+ _Rien n’est beau que le vrai; le vrai seul est aimable._
+
+BOILEAU.
+
+D’ailleurs l’expérience générale, bien qu’elle ne se renouvelle pas tous
+les jours, prouve qu’une inclination vive et encore gouvernable peut,
+sous l’empire de certaines circonstances, grandir et surpasser par sa
+violence toutes les autres passions, écarter toutes les considérations,
+surmonter tous les obstacles avec une force et une persévérance
+incroyables, au point que l’on risque sans hésiter sa vie pour
+satisfaire son désir, et même que l’on en fait bon marché si ce désir
+est sans espoir. Ce n’est pas seulement dans les romans qu’il y a des
+Werther et des Jacopo Ortis: chaque année, l’Europe en pourrait signaler
+au moins une demi-douzaine: _Sed ignotis perierunt mortibus illi_; ils
+meurent inconnus, et leurs souffrances n’ont d’autre chroniqueur que
+l’employé qui enregistre les décès, d’autres annales que les faits
+divers des journaux. Les personnes qui lisent les feuilles françaises et
+anglaises attesteront l’exactitude de ce que j’avance. Mais plus grand
+encore est le nombre de ceux que cette passion conduit à l’hôpital des
+fous. Enfin l’on constate chaque année divers cas de double suicide,
+lorsque deux amants désespérés tombent victimes des circonstances
+extérieures qui les séparent; pour moi, je n’ai jamais compris comment
+deux êtres qui s’aiment, et croient trouver dans cet amour la félicité
+suprême, ne préfèrent pas rompre violemment avec toutes les conventions
+sociales et subir toute espèce de honte, plutôt que d’abandonner la vie
+en renonçant à un bonheur au delà duquel ils n’imaginent rien.--Quant
+aux degrés inférieurs, aux légères atteintes de cette passion, chacun
+les a chaque jour sous les yeux et, pour peu qu’il soit jeune, la
+plupart du temps aussi dans le cœur.
+
+Il n’est donc pas permis de douter de la réalité de l’amour ni de son
+importance. Au lieu de s’étonner qu’un philosophe cherche à s’emparer
+lui aussi de cette question, thème éternel pour tous les poètes, l’on
+devrait plutôt être surpris qu’une affaire qui joue dans la vie humaine
+un rôle si important ait été, jusqu’à présent, négligée par les
+philosophes, et soit là devant nous comme une matière neuve. De tous les
+philosophes, c’est encore Platon qui s’est le plus occupé de l’amour,
+surtout dans le Banquet et dans le Phèdre. Ce qu’il a dit sur ce sujet
+rentre dans le domaine des mythes, fables et jeux d’esprit, et concerne
+surtout l’amour grec. Le peu qu’en dit Rousseau dans le _Discours sur
+l’inégalité_, est faux et insuffisant; Kant dans la 3e partie du _Traité
+sur le sentiment du beau et du sublime_, aborde un tel sujet d’une façon
+trop superficielle et parfois inexacte comme quelqu’un qui ne s’y entend
+guère. Platner, dans son anthrophologie ne nous offre que des idées
+médiocres et plates. La définition de Spinoza mérite d’être citée à
+cause de son extrême naïveté: _Amor est titillatio, concomitante idea
+causae externae_ (_Eth. IV, prop. 44, dem._) Je n’ai donc ni à me servir
+de mes prédécesseurs, ni à les réfuter. Ce n’est pas par les livres,
+c’est par l’observation de la vie extérieure que ce sujet s’est imposé à
+moi, et a pris place de lui-même dans l’ensemble de mes considérations
+sur le monde.--Je n’attends ni approbation ni éloge des amoureux qui
+cherchent naturellement à exprimer par les images les plus sublimes et
+les plus éthérées l’intensité de leurs sentiments: à ceux-là, mon point
+de vue paraîtra trop physique, trop matériel, tout métaphysique et
+transcendant qu’il soit au fond. Puissent-ils se rendre compte avant de
+me juger que l’objet de leur amour qu’ils exaltent aujourd’hui dans des
+madrigaux et des sonnets, aurait à peine obtenu d’eux un regard, s’il
+était né dix-huit ans plus tôt.
+
+Car toute inclination tendre, quelques airs éthérés qu’elle affecte, a
+toutes ses racines dans l’instinct naturel des sexes; et même elle n’est
+pas autre chose que cet instinct spécialisé, déterminé, et même tout à
+fait individualisé. Ceci posé, si l’on observe le rôle important que
+joue l’amour à tous ses degrés et dans toutes ses nuances non seulement
+dans les comédies et dans les romans, mais aussi dans le monde réel, où
+il est, avec l’amour de la vie, le plus puissant et le plus actif de
+tous les ressorts, si l’on songe qu’il occupe continuellement les forces
+de la plus jeune partie de l’humanité, qu’il est le dernier but de
+presque tout effort humain, qu’il a une influence perturbatrice sur les
+affaires les plus importantes, qu’il interrompt à toute heure les
+occupations les plus sérieuses, que parfois il met pour un temps les
+plus grands esprits à l’envers, qu’il ne se fait pas scrupule
+d’intervenir, pour les troubler, avec ses vétilles, dans les
+négociations diplomatiques et les travaux des savants, qu’il s’entend
+même à glisser ses billets doux et ses petites mèches de cheveux jusque
+dans les portefeuilles des ministres et les manuscrits des philosophes,
+ce qui ne l’empêche pas d’être chaque jour le promoteur des plus
+mauvaises affaires et des plus embrouillées, qu’il rompt les relations
+les plus précieuses, brise les liens les plus solides, qu’il prend pour
+victimes tantôt la vie ou la santé, tantôt la richesse, le rang et le
+bonheur, qu’il fait de l’honnête homme un homme sans honneur, du fidèle
+un traître, qu’il semble être ainsi comme un démon malfaisant qui
+s’efforce de tout bouleverser, tout embrouiller, tout détruire;--on est
+alors prêt à s’écrier: Pourquoi tant de bruit? pourquoi ces efforts, ces
+emportements, ces anxiétés et cette misère? Il ne s’agit pourtant que
+d’une chose bien simple, il s’agit seulement que chaque Jeannot trouve
+sa Jeannette[32]. Pourquoi une telle bagatelle devrait-elle jouer un
+rôle si important et mettre sans cesse le trouble et le désarroi dans la
+vie bien réglée des hommes?--Mais, pour le penseur sérieux, l’esprit de
+la vérité dévoile peu à peu cette réponse: il ne s’agit point d’une
+vétille; loin de là, l’importance de l’affaire est égale au sérieux et à
+l’emportement de la poursuite. Le but définitif de toute amoureuse
+entreprise, qu’elle tourne au tragique ou au comique, est réellement ce
+qu’il y a de plus important dans les divers buts de la vie humaine, et
+mérite le sérieux profond avec lequel chacun la poursuit. En effet, ce
+qui est en question, ce n’est rien moins que _la combinaison de la
+génération prochaine_. Les _dramatis personæ_, les acteurs qui entreront
+en scène, quand nous en sortirons, se trouveront ainsi déterminés dans
+leur existence et dans leur nature par cette passion si frivole. De même
+que l’être, l’_Existentia_ de ces personnes futures a pour condition
+absolue l’instinct de l’amour en général; la nature propre de leur
+caractère, leur _Essentia_, dépend absolument du choix individuel de
+l’amour des sexes et se trouve ainsi à tous égards irrévocablement
+fixée. Voilà la clef du problème: elle nous sera mieux connue quand nous
+aurons parcouru tous les degrés de l’amour depuis l’inclination la plus
+fugitive, jusqu’à la passion la plus violente: nous reconnaîtrons alors
+que sa diversité naît du degré de l’individualisation dans le choix.
+
+ [32] Je ne pouvais employer ici le terme propre, libre au lecteur de
+ traduire cette phrase dans la langue d’Aristophane. (_Note de
+ Schopenhauer._)
+
+Toutes les passions amoureuses de la génération présente ne sont donc
+pour l’humanité entière que la sérieuse _meditatio compositionis
+generationis futuræ, e quâ iterum pendent innumeræ generationes_. Il ne
+s’agit plus, en effet, comme dans les autres passions humaines, d’un
+malheur ou d’un avantage individuel, mais de l’existence et de la
+constitution spéciale de l’humanité future: la volonté individuelle
+atteint, dans ce cas, sa plus haute puissance, se transforme en volonté
+de l’espèce.--C’est sur ce grand intérêt que repose le pathétique et le
+sublime de l’amour, ses transports, ses douleurs infinies que les poètes
+depuis des milliers de siècles ne se lassent point de représenter dans
+des exemples sans nombre. Quel autre sujet l’emporterait en intérêt sur
+celui qui touche au bien ou au mal de l’espèce? car l’individu est à
+l’espèce ce que la surface des corps est aux corps eux-mêmes. C’est ce
+qui fait qu’il est si difficile de donner de l’intérêt à un drame sans y
+mêler une intrigue d’amour; et pourtant, malgré l’usage journalier qu’on
+en fait, le sujet n’est jamais épuisé.
+
+Quand l’instinct des sexes se manifeste dans la conscience individuelle
+d’une manière vague et générale, et sans détermination précise, c’est la
+volonté de vivre absolue, en dehors de tout phénomène, qui se fait jour.
+Lorsque dans un être conscient l’instinct de l’amour se spécialise sur
+un individu déterminé, ce n’est au fond que cette même volonté qui
+aspire à vivre dans un être nouveau et distinct, exactement déterminé.
+Et dans ce cas l’instinct de l’amour tout subjectif fait illusion à la
+conscience, et sait très bien se couvrir du masque d’une admiration
+objective. Car la nature a besoin de ce stratagème pour atteindre ses
+buts. Si désintéressée et idéale que puisse paraître l’admiration pour
+une personne aimée, le but final est en réalité la création d’un être
+nouveau déterminé dans sa nature: ce qui le prouve, c’est que l’amour ne
+se contente pas d’un sentiment réciproque, mais qu’il exige la
+possession même, l’essentiel, c’est-à-dire la jouissance physique. La
+certitude d’être aimé ne saurait consoler de la privation de celle qu’on
+aime; et dans un cas pareil plus d’un amant s’est brûlé la cervelle. Il
+arrive au contraire que, ne pouvant être payés de retour, des gens très
+épris se contentent de la possession c’est-à-dire de la jouissance
+physique. C’est le cas de tous les mariages forcés, des amours vénales
+ou de celles obtenues par violence. Qu’un certain enfant soit engendré,
+c’est là le but unique, véritable, de tout roman d’amour, bien que les
+amoureux ne s’en doutent guère: l’intrigue qui conduit au dénoûment est
+chose accessoire.--Les âmes nobles, sentimentales, tendrement éprises,
+auront beau protester ici contre l’âpre réalisme de ma doctrine; leurs
+protestations n’ont pas de raison d’être. La constitution et le
+caractère précis et déterminé de la génération future, n’est-ce pas là
+un but infiniment plus élevé, infiniment plus noble que leurs sentiments
+impossibles et leurs chimères idéales? Eh quoi! parmi toutes les fins
+que se propose la vie humaine, peut-il y en avoir une plus considérable?
+Celle-là seule explique les profondes ardeurs de l’amour[33], la gravité
+du rôle qu’il joue, l’importance qu’il communique aux plus légers
+incidents. Il ne faut pas perdre de vue ce but réel, si l’on veut
+s’expliquer tant de manœuvres, de détours, d’efforts, et ces tourments
+infinis pour obtenir l’être aimé, lorsque, au premier abord, ils
+semblent si disproportionnés. Car c’est la génération à venir dans sa
+détermination absolument individuelle, qui se pousse vers l’existence à
+travers ces peines et ces efforts.
+
+ [33]
+
+ Ces délires sacrés, ces désirs sans mesure
+ Déchaînés dans vos flancs comme d’ardents essaims,
+ Ces transports, c’est déjà l’humanité future
+ Qui s’agite en vos seins.
+
+ Mme ACKERMANN. (_L’amour et la mort._)
+
+Oui c’est elle-même qui déjà s’agite dans le choix circonspect,
+déterminé, opiniâtre, cherchant à satisfaire cet instinct qui s’appelle
+l’amour; c’est déjà la volonté de vivre de l’individu nouveau, que les
+amants peuvent et désirent engendrer; que dis-je? déjà dans
+l’entrecroisement de leurs regards chargés de désirs s’allume une vie
+nouvelle, un être futur s’annonce, création complète, harmonieuse. Ils
+aspirent à une union véritable, à la fusion en un seul être; cet être
+qu’ils vont engendrer sera comme le prolongement de leur existence, il
+en sera la plénitude; en lui les qualités héréditaires des parents,
+fusionnées et réunies, continuent à vivre. Au contraire, une antipathie
+réciproque et obstinée entre un homme et une jeune fille est le signe
+qu’ils ne pouvaient engendrer qu’un être mal constitué, sans harmonie et
+malheureux. Aussi, est-ce avec un sens profond que Calderon représente
+la cruelle Sémiramis, qu’il nomme une fille de l’air, comme le fruit
+d’un viol, qui fut suivi du meurtre de l’époux.
+
+Cette souveraine force qui attire exclusivement l’un vers l’autre deux
+individus de sexe différent, c’est la volonté de vivre manifeste dans
+toute l’espèce; elle cherche à se réaliser selon ses fins dans l’enfant
+qui doit naître d’eux; il tiendra du père la volonté ou le caractère; de
+la mère, l’intelligence, de tous les deux sa constitution physique;
+pourtant les traits reproduiront plutôt ceux du père, la taille
+rappellera plutôt celle de la mère... S’il est difficile d’expliquer le
+caractère tout à fait spécial et exclusivement individuel de chaque
+homme, il n’est pas moins difficile de comprendre le sentiment également
+particulier et exclusif qui entraîne deux personnes l’une vers l’autre;
+au fond, ces deux choses n’en font qu’une. La passion est implicitement,
+ce que l’individualité est explicitement. Le premier pas vers
+l’existence, le véritable _punctum saliens_ de la vie, c’est en réalité
+l’instant où nos parents commencent à s’aimer--_to fancy each other_,
+selon une admirable expression anglaise, et comme nous l’avons dit c’est
+de la rencontre et de l’attachement de leurs ardents regards que naît le
+premier germe de l’être nouveau, germe fragile, prompt à disparaître
+comme tous les germes. Cet individu nouveau est en quelque sorte une
+nouvelle idée platonicienne: et comme toutes les idées font un effort
+violent pour arriver à se manifester dans le monde des phénomènes,
+avides de saisir la matière favorable que la loi de causalité leur livre
+en partage, de même cette idée particulière d’une individualité humaine
+tend avec une violence, une ardeur extrêmes à se réaliser dans un
+phénomène. Cette énergie, cette impétuosité, c’est justement la passion
+que les deux parents futurs éprouvent l’un pour l’autre. Elle a des
+degrés infinis dont les deux extrêmes pourraient être désignés sous le
+nom de l’amour vulgaire, Ἀφροδίτη πάνδημος, et de l’amour divin,
+οὐρανία:--mais quant à l’essence de l’amour, elle est partout et
+toujours la même. Dans ses divers degrés elle est d’autant plus
+puissante qu’elle est plus individualisée, en d’autres termes elle est
+d’autant plus forte que la personne aimée, par toutes ses qualités et
+ses manières d’être, est plus capable, à l’exclusion de toute autre
+personne, de répondre au vœu particulier et au besoin déterminé qu’elle
+a fait naître chez celui qui l’aime.
+
+L’amour par essence et du premier mouvement est entraîné vers la santé,
+la force et la beauté, vers la jeunesse qui en est l’expression, parce
+que la volonté désire, avant tout, créer des êtres capables de vivre
+avec le caractère intégral de l’espèce humaine; l’amour vulgaire
+(Ἀφροδίτη πάνδημος) ne va guère plus loin. Puis viennent d’autres
+exigences plus spéciales, et qui grandissent et fortifient la passion.
+Il n’y a d’amour puissant que dans la conformité parfaite de deux
+êtres... Et comme il n’y a pas deux individus absolument semblables,
+chaque homme doit trouver chez une certaine femme les qualités qui
+correspondent le mieux à ses qualités propres, toujours au point de vue
+des enfants à naître. Plus cette rencontre est rare, plus rare aussi
+l’amour vraiment passionné. C’est précisément parce que chacun de nous
+porte en puissance ce grand amour que nous comprenons la peinture que
+nous en fait le génie des poètes.--Justement parce que cette passion de
+l’amour vise exclusivement l’être futur et les qualités qu’il doit
+avoir, il peut arriver qu’entre un jeune homme et une jeune fille,
+d’ailleurs agréables et bien faits, une sympathie de sentiment, de
+caractère et d’esprit fasse naître une amitié étrangère à l’amour; il se
+peut même que, sur ce dernier point, il y ait entre eux une certaine
+antipathie. La raison en est que l’enfant qui naîtrait d’eux manquerait
+de l’harmonie intellectuelle ou physique, qu’en un mot son existence et
+sa constitution ne correspondraient pas aux plans que se propose la
+volonté de vivre dans l’intérêt de l’espèce. Il peut arriver, au
+contraire, qu’en dépit de la dissemblance des sentiments, du caractère
+et de l’esprit, en dépit de la répugnance et de l’aversion même qui en
+résultent, l’amour naisse pourtant et subsiste, parce qu’il rend aveugle
+sur ces incompatibilités. S’il en résulte un mariage, ce mariage sera
+nécessairement très malheureux.
+
+Allons maintenant au fond des choses.--L’égoïsme en chaque homme a des
+racines si profondes, que les motifs égoïstes sont les seuls sur
+lesquels on puisse compter avec assurance pour exciter l’activité d’un
+être individuel. L’espèce, il est vrai, a sur l’individu un droit
+antérieur, plus immédiat et plus considérable que l’individualité
+éphémère. Pourtant, quand il faut que l’individu agisse et se sacrifie
+pour le maintien et le développement de l’espèce, son intelligence,
+toute dirigée vers les aspirations individuelles, a peine à comprendre
+la nécessité de ce sacrifice et à s’y soumettre aussitôt. Pour atteindre
+son but, il faut donc que la nature abuse l’individu par quelque
+illusion, en vertu de laquelle il voie son propre bonheur dans ce qui
+n’est, en réalité, que le bien de l’espèce; l’individu devient ainsi
+l’esclave inconscient de la nature, au moment où il croit n’obéir qu’à
+ses seuls désirs. Une pure chimère aussitôt évanouie flotte devant ses
+yeux et le fait agir. Cette illusion n’est autre que l’instinct. C’est
+lui qui, dans la plupart des cas, représente le sens de l’espèce, les
+intérêts de l’espèce devant la volonté. Mais ici comme la volonté est
+devenue individuelle, elle doit être trompée de telle sorte qu’elle
+perçoive par le sens de l’individu les desseins que le sens de l’espèce
+a sur elle: ainsi, elle croit travailler au profit de l’individu, tandis
+qu’en réalité elle ne travaille que pour l’espèce, dans son sens le plus
+spécial. C’est chez l’animal que l’instinct joue le plus grand rôle et
+que sa manifestation extérieure peut être le mieux observée; mais quant
+aux voies secrètes de l’instinct, comme pour tout ce qui est intérieur,
+nous ne pouvons apprendre à les connaître qu’en nous-mêmes. On
+s’imagine, il est vrai, que l’instinct a peu d’empire sur l’homme, ou du
+moins qu’il ne se manifeste guère que chez le nouveau-né cherchant à
+saisir le sein de sa mère. Mais en réalité, il y a un instinct très
+déterminé, très manifeste et surtout très compliqué, qui nous guide dans
+le choix si fin, si sérieux, si particulier de la personne que l’on aime
+et dont on désire la possession. S’il n’y avait de caché sous le plaisir
+des sens que la satisfaction d’un impérieux besoin, la beauté ou la
+laideur de l’autre individu serait indifférente. La recherche passionnée
+de la beauté, le prix qu’on y attache, le choix qu’on y apporte, ne
+concernent donc pas l’intérêt personnel de celui qui choisit, bien qu’il
+se l’imagine, mais évidemment l’intérêt de l’être futur dans lequel il
+importe de maintenir le plus possible intégral et pur le type de
+l’espèce. En effet, mille accidents physiques et mille disgrâces morales
+peuvent amener une déviation de la figure humaine: pourtant le vrai type
+humain, dans toutes ses parties, est toujours rétabli à nouveau, grâce à
+ce sens de la beauté qui domine toujours et dirige l’instinct des sexes,
+sans quoi l’amour ne serait plus qu’un besoin révoltant.
+
+Ainsi donc il n’est point d’homme qui tout d’abord ne désire ardemment
+et ne préfère les plus belles créatures, parce qu’elles réalisent le
+type le plus pur de l’espèce; puis il recherchera surtout les qualités
+qui lui manquent, ou parfois les imperfections opposées à celles qu’il a
+lui-même et les trouvera belles: de là vient, par exemple, que les
+grandes femmes plaisent aux petits hommes, et que les blonds aiment les
+brunes, etc.--L’enthousiasme vertigineux qui s’empare de l’homme à la
+vue d’une femme dont la beauté répond à son idéal, et fait luire à ses
+yeux le mirage du bonheur suprême s’il s’unit avec elle, n’est autre
+chose que le sens de l’espèce qui reconnaît son empreinte claire et
+brillante et qui par elle aimerait à se perpétuer...
+
+Ces considérations jettent une vive lumière sur la nature intime de tout
+instinct; comme on le voit ici, son rôle consiste presque toujours à
+faire mouvoir l’individu pour le bien de l’espèce. Car, évidemment, la
+sollicitude d’un insecte pour trouver une certaine fleur, un certain
+fruit, un excrément ou un morceau de chair, ou bien comme l’ichneumon la
+larve d’un autre insecte pour déposer ses œufs là et pas ailleurs, et
+son indifférence de la peine ou du danger quand il s’agit d’y parvenir,
+sont fort analogues à la préférence exclusive de l’homme pour une
+certaine femme, celle dont la nature individuelle répond à la sienne: il
+la recherche avec un zèle si passionné que, plutôt que de manquer son
+but, au mépris de toute raison, il sacrifie souvent le bonheur de sa
+vie; il ne recule ni devant un mariage insensé, ni devant des liaisons
+ruineuses, ni devant le déshonneur, ni devant des actes criminels,
+adultère ou viol, et cela uniquement pour servir les buts de l’espèce
+sous la loi souveraine de la nature aux dépens même de l’individu.
+Partout en effet l’instinct semble dirigé par une intention
+individuelle, tandis qu’il y est tout à fait étranger. Toutes les fois
+que l’individu livré à lui-même serait incapable de comprendre les vues
+de la nature, ou porté à lui résister, elle fait surgir l’instinct:
+voilà pourquoi l’instinct a été donné aux animaux et surtout aux animaux
+inférieurs les plus dénués d’intelligence; mais l’homme n’y est guère
+soumis que dans le cas spécial qui nous occupe. Ce n’est pas que l’homme
+fût incapable de comprendre le but de la nature, mais il ne l’aurait
+peut-être pas poursuivi avec tout le zèle nécessaire aux dépens même de
+son bonheur particulier. Ainsi dans cet instinct, comme dans tous les
+autres, la vérité se revêt d’illusion pour agir sur la volonté. C’est
+une illusion de volupté qui fait miroiter devant les yeux de l’homme
+l’image décevante d’une félicité souveraine dans les bras de la beauté
+que n’égale à ses yeux nulle autre créature humaine; illusion encore,
+quand il s’imagine que la possession d’un seul être au monde lui assure
+un bonheur sans mesure et sans limites. Il se figure sacrifier à sa
+seule jouissance sa peine et ses efforts, tandis qu’en réalité il ne
+travaille qu’au maintien du type intégral de l’espèce, à la création
+d’un certain individu tout à fait déterminé qui a besoin de cette union
+pour se réaliser et arriver à l’existence. C’est tellement là le
+caractère de l’instinct d’agir en vue d’une fin dont pourtant il n’a pas
+l’idée, que l’homme, poussé par l’illusion qui le possède, a quelquefois
+horreur du but auquel il est conduit, qui est la procréation des êtres;
+il voudrait même s’y opposer; c’est le cas de presque toutes les amours
+en dehors du mariage. Une fois sa passion satisfaite, tout amant éprouve
+une étrange déception; il s’étonne de ce que l’objet de tant de désirs
+passionnés ne lui procure qu’un plaisir éphémère, suivi d’un rapide
+désenchantement. Ce désir est en effet aux autres désirs qui agitent le
+cœur de l’homme, ce que l’espèce est à l’individu, ce que l’infini est
+au fini. L’espèce seule au contraire profite de la satisfaction de ce
+désir, mais l’individu n’en a pas conscience; tous les sacrifices qu’il
+s’est imposés, poussé par le génie de l’espèce, ont servi à un but qui
+n’est pas le sien. Aussi tout amant, le grand œuvre de la nature une
+fois accompli, se trouve mystifié; car l’illusion qui le rendait dupe de
+l’espèce s’est évanouie. Platon dit très bien: ἡδονή ἁπάντων
+ἀλαζονέστατον. _Voluptas omnium maxime vaniloqua._
+
+Ces considérations jettent des clartés nouvelles sur les instincts et le
+sens esthétique des animaux. Eux aussi ils sont esclaves de cette sorte
+d’illusion qui fait briller à leurs yeux le mirage trompeur de leur
+propre jouissance, tandis qu’ils travaillent si assidûment et avec un
+désintéressement si absolu pour l’espèce; ainsi l’oiseau bâtit son nid,
+ainsi l’insecte cherche l’endroit propice pour y déposer ses œufs, ou
+bien se livre à la chasse d’une proie dont il ne jouira pas lui-même,
+qui doit servir de nourriture pour les larves futures et qu’il placera à
+côté des œufs; ainsi l’abeille, la guêpe, la fourmi travaillent à leurs
+constructions futures et prennent leurs dispositions si compliquées. Ce
+qui dirige toutes ces bêtes, c’est évidemment une illusion qui met au
+service de l’espèce le masque d’un intérêt égoïste. Telle est la seule
+explication vraisemblable du phénomène interne et subjectif qui dirige
+les manifestations de l’instinct. Mais à voir les choses par le dehors,
+nous remarquons chez les animaux les plus esclaves de l’instinct,
+surtout chez les insectes, une prédominance du système ganglionnaire,
+c’est-à-dire du système nerveux subjectif sur le système cérébral ou
+objectif; d’où il faut conclure que les bêtes sont poussées non pas tant
+par une intelligence objective et exacte que par des représentations
+subjectives excitant des désirs qui naissent de l’action du système
+ganglionnaire sur le cerveau, ce qui prouve bien qu’elles sont sous
+l’empire d’une sorte d’illusion: et telle sera la marche physiologique
+de tout instinct.--Comme éclaircissement, je mentionne encore un autre
+exemple moins caractéristique il est vrai de l’instinct dans l’homme,
+c’est l’appétit capricieux des femmes enceintes: il semble naître de ce
+que la nourriture de l’embryon exige parfois une modification
+particulière ou déterminée du sang qui afflue vers lui: alors la
+nourriture la plus favorable se présente aussitôt à l’esprit de la femme
+enceinte comme l’objet d’un vif désir; là encore il y a illusion. La
+femme aurait donc un instinct de plus que l’homme: le système
+ganglionnaire est aussi beaucoup plus développé chez la femme.--La
+prédominance excessive du cerveau explique comment l’homme a moins
+d’instinct que les bêtes, et comment ses instincts peuvent quelquefois
+s’égarer. Ainsi, par exemple, le sens de la beauté qui dirige le choix
+dans la recherche de l’amour, s’égare lorsqu’il dégénère en vice contre
+nature; de même une certaine mouche (musca vomitoria) au lieu de mettre
+ses œufs, conformément à son instinct, dans une chair en décomposition,
+les dépose dans la fleur de l’arum dracunculus égarée par l’odeur
+cadavérique de cette plante.
+
+L’amour a donc toujours pour fondement un instinct dirigé vers la
+reproduction de l’espèce: cette vérité nous paraîtra claire jusqu’à
+l’évidence, si nous examinons la question en détail, comme nous allons
+le faire.
+
+Tout d’abord il faut considérer que l’homme est par nature porté à
+l’inconstance dans l’amour, la femme à la fidélité[34]. L’amour de
+l’homme baisse d’une façon sensible, à partir de l’instant où il a
+obtenu satisfaction: il semble que toute autre femme ait plus d’attrait
+que celle qu’il possède; il aspire au changement. L’amour de la femme au
+contraire grandit à partir de cet instant. C’est là une conséquence du
+but de la nature qui est dirigé vers le maintien et par suite vers
+l’accroissement le plus considérable possible de l’espèce. L’homme en
+effet peut aisément engendrer plus de cent enfants en une année, s’il a
+autant de femmes à sa disposition; la femme au contraire eût-elle autant
+de maris, ne pourrait mettre au monde qu’un enfant par année, en
+exceptant les jumeaux. Aussi l’homme est-il toujours en quête d’autres
+femmes; tandis que la femme reste fidèlement attachée à un seul homme:
+car la nature la pousse instinctivement et sans réflexion à conserver
+près d’elle celui qui doit nourrir et protéger la petite famille future.
+De là résulte que la fidélité dans le mariage est artificielle pour
+l’homme et naturelle à la femme, et par conséquent l’adultère de la
+femme à cause de ses conséquences, et parce qu’il est contraire à la
+nature, est beaucoup plus impardonnable que celui de l’homme.
+
+ [34] Schopenhauer, dans son _Traité sur les femmes_, les accuse, au
+ contraire, de fausseté, d’infidélité, de trahison, d’ingratitude.
+
+Je veux aller au fond des choses et achever de vous convaincre en vous
+prouvant que le goût pour les femmes, si objectif qu’il puisse paraître,
+n’est pourtant qu’un instinct masqué, c’est-à-dire le sens de l’espèce
+qui s’efforce d’en maintenir le type. Nous devons rechercher de plus
+près et examiner plus spécialement les considérations qui nous dirigent
+dans la poursuite de ce plaisir, quelque figure singulière que fassent
+dans un ouvrage philosophique les détails que nous allons indiquer ici.
+Ces considérations se divisent comme il suit: il y a d’abord celles qui
+concernent directement le type de l’espèce, c’est-à-dire la beauté, il y
+a celles qui visent les qualités psychiques, et enfin les considérations
+purement relatives, la nécessité de corriger et de neutraliser les unes
+par les autres les dispositions particulières et anormales des deux
+individus. Examinons séparément chacune de ces divisions.
+
+La première considération qui dirige notre inclination et notre choix,
+c’est celle de l’âge. En général la femme que nous choisissons se trouve
+dans les années comprises entre la fin et le commencement des menstrues;
+nous donnons pourtant une préférence décisive à la période qui va de la
+18e à la 28e année. Nulle femme en dehors des conditions précédentes ne
+nous attire. Une femme âgée, c’est-à-dire une femme incapable d’avoir
+des enfants ne nous inspire qu’un sentiment d’aversion. La jeunesse sans
+beauté a toujours de l’attrait: la beauté sans jeunesse n’en a
+plus.--Évidemment l’intention inconsciente qui nous dirige n’est autre
+que la possibilité générale d’avoir des enfants: en conséquence tout
+individu perd en attrait pour l’autre sexe, selon qu’il se trouve plus
+ou moins éloigné de la période propre à la génération ou à la
+conception.--La seconde considération est la santé: les maladies aiguës
+ne troublent nos inclinations que d’une manière passagère, les maladies
+chroniques, les cachexies, au contraire, effraient ou éloignent, parce
+qu’elles se transmettent à l’enfant.--La troisième considération, c’est
+le squelette parce qu’il est le fondement du type de l’espèce. Après
+l’âge et la maladie, rien ne nous éloigne tant qu’une conformation
+défectueuse: même le plus beau visage ne saurait dédommager d’une taille
+déviée; il y a plus, un laid visage sur un corps droit sera toujours
+préféré. C’est toujours un défaut du squelette qui vous frappe le plus,
+par exemple une taille trapue et aplatie, des jambes trop courtes, ou
+bien encore une démarche boiteuse quand elle n’est pas la conséquence
+d’un accident extérieur. Au contraire un corps remarquablement beau
+compense bien des défauts, il nous enchante. L’importance extrême que
+nous attribuons tous aux petits pieds se rattache aussi à ces
+considérations; ils sont en effet un caractère essentiel de l’espèce,
+aucun animal n’ayant le tarse et le métatarse réunis aussi petits que
+l’homme, ce qui tient à sa démarche verticale; il est un plantigrade.
+Jésus Sirach dit à ce propos (26, 23, d’après la traduction corrigée de
+Kraus,) «une femme bien faite et qui a de beaux pieds est comme des
+colonnes d’or sur des bases d’argent.» L’importance des dents n’est pas
+moindre parce qu’elles servent à la nutrition et qu’elles sont tout
+spécialement héréditaires.--La quatrième considération est une certaine
+plénitude des chairs, c’est-à-dire la prédominance de la faculté
+végétative, de la plasticité; parce que celle-ci promet au fœtus une
+nourriture riche: c’est pour cela qu’une grande femme maigre repousse
+d’une manière surprenante. Des seins bien arrondis et bien conformés
+exercent une remarquable fascination sur les hommes; parce que se
+trouvant en rapport direct avec les fonctions de génération de la femme,
+ils promettent au nouveau-né une riche nourriture. Au contraire des
+femmes grasses au delà de toute mesure excitent notre répugnance; car
+cet état morbide est un signe d’atrophie de l’utérus, et par conséquent
+une marque de stérilité; ce n’est pas l’intelligence qui sait cela,
+c’est l’instinct.--La beauté du visage n’est prise en considération
+qu’en dernier lieu. Ici aussi c’est la partie osseuse qui frappe avant
+tout: l’on recherche surtout un nez bien fait, tandis qu’un nez court,
+retroussé, gâte tout. Une légère inclinaison du nez, en haut ou en bas,
+a décidé du sort d’une infinité de jeunes filles, et avec raison: car il
+s’agit de maintenir le type de l’espèce. Une petite bouche, formée de
+petits os maxillaires, est très essentielle, comme caractère spécifique
+de la figure humaine, en opposition à la gueule des bêtes. Un menton
+fuyant et pour ainsi dire amputé, est particulièrement repoussant; parce
+qu’un menton proéminent _mentum prominulum_ est un trait de caractère de
+notre espèce. L’on considère en dernier lieu les beaux yeux et le front,
+qui se rattachent aux qualités psychiques; surtout aux qualités
+intellectuelles, lesquelles font partie de l’héritage de la mère.
+
+Nous ne pouvons naturellement énumérer aussi exactement les
+considérations inconscientes auxquelles s’attache l’inclination des
+femmes. Voici ce que l’on peut affirmer d’une manière générale. C’est
+l’âge de 30 et 35 ans qu’elles préfèrent à tout autre âge, même à celui
+des jeunes gens, qui pourtant représentent la fleur de la beauté
+masculine. La cause en est qu’elles sont dirigées non par le goût, mais
+par l’instinct qui reconnaît dans ces années l’apogée de la force
+génératrice. En général, elles considèrent fort peu la beauté, surtout
+celle du visage: comme si elles seules se chargeaient de la transmettre
+à l’enfant. C’est surtout la force et le courage de l’homme qui gagnent
+leur cœur: car ces qualités promettent une génération de robustes
+enfants, et semblent leur assurer dans l’avenir un protecteur courageux.
+Tout défaut corporel de l’homme, toute déviation du type, la femme peut
+les supprimer pour l’enfant dans la génération, si les parties
+correspondantes de sa constitution, défectueuses chez l’homme, sont chez
+elle irréprochables, ou encore exagérées en sens inverse. Il faut
+excepter seulement les qualités de l’homme particulières à son sexe, et
+que la mère par conséquent ne peut donner à l’enfant; par exemple, la
+structure masculine du squelette, de larges épaules, des hanches
+étroites, des jambes droites, la force des muscles, du courage, de la
+barbe, etc. De là vient que les femmes aiment souvent de vilains hommes,
+mais jamais des hommes efféminés parce qu’elles ne peuvent neutraliser
+un pareil défaut.
+
+Le second ordre de considérations qui importent dans l’amour, concerne
+les qualités psychiques. Nous trouverons ici que ce sont les qualités du
+cœur ou du caractère dans l’homme qui attirent la femme, car ces
+qualités-là l’enfant les reçoit de son père. C’est avant tout une
+volonté ferme, la décision et le courage, peut-être aussi la droiture et
+la bonté du cœur, qui gagnent la femme. Au contraire, les qualités
+intellectuelles n’exercent sur elle aucune action directe et
+instinctive, justement parce que le père ne les transmet pas à ses
+enfants. La bêtise ne nuit pas près des femmes: une force d’esprit
+supérieure, ou même le génie par sa disproportion ont souvent un effet
+défavorable. Aussi voit-on souvent un homme laid, bête et grossier
+supplanter près des femmes un homme bien fait, spirituel, aimable. On
+voit aussi des mariages d’inclination entre des êtres aussi
+dissemblables qu’il est possible au point de vue de l’esprit: lui par
+exemple brutal, robuste et borné, elle, douce, impressionnable, pensant
+finement, instruite, pleine de goût, etc.; ou encore lui, très savant,
+plein de génie, elle, une oie:
+
+ Sic visum Veneri; cui placet impares
+ Formas atque animos sub juga aënea
+ Saevo mittere cum joco.
+
+La raison en est que les considérations qui prédominent ici n’ont rien
+d’intellectuel et se rapportent à l’instinct. Dans le mariage ce qu’on a
+en vue ce n’est pas un entretien plein d’esprit, c’est la création des
+enfants: le mariage est un lien des cœurs et non des têtes. Lorsqu’une
+femme affirme qu’elle est éprise de l’esprit d’un homme, c’est une
+prétention vaine et ridicule ou bien c’est l’exaltation d’un être
+dégénéré.--Les hommes au contraire, dans l’amour instinctif, ne sont pas
+déterminés par les qualités du caractère de la femme; c’est pour cela
+que tant de Socrates ont trouvé leurs Xantippes, par exemple
+Shakespeare, Albert Dürer, Byron, etc. Mais les qualités intellectuelles
+ont ici une grande influence, parce qu’elles sont transmises par la
+mère: néanmoins leur influence est aisément surpassée par celle de la
+beauté corporelle qui agit plus directement sur des points plus
+essentiels. Il arrive cependant que des mères, instruites par leur
+expérience de cette influence intellectuelle, font apprendre à leur
+fille les beaux-arts, les langues, etc. pour les rendre attrayantes à
+leurs futurs maris; elles cherchent ainsi à aider l’intelligence par des
+moyens artificiels, de même que le cas échéant, elles cherchent à
+développer les hanches et la poitrine.--Remarquons bien qu’il n’est ici
+question que de l’attrait instinctif et tout immédiat, qui seul donne
+naissance à la vraie passion de l’amour. Qu’une femme intelligente et
+instruite apprécie l’intelligence et l’esprit chez un homme, qu’un homme
+raisonnable et réfléchi éprouve le caractère de sa fiancée et en tienne
+compte, cela ne fait rien à l’affaire dont il est ici question: ainsi
+procède la raison dans le mariage quand c’est elle qui choisit, mais non
+l’amour passionné qui seul nous occupe.
+
+Jusqu’à présent, je n’ai tenu compte que des considérations absolues,
+c’est-à-dire de celles qui sont d’un effet général; je passe maintenant
+aux considérations relatives, qui sont individuelles, parce que là le
+but est de rectifier le type de l’espèce, déjà altéré, de corriger les
+écarts du type que la personne même qui choisit porte déjà en elle, et
+de revenir ainsi à une pure représentation de ce type. Chacun aime
+précisément ce qui lui manque. Le choix individuel qui repose sur ces
+considérations toutes relatives est bien plus déterminé, plus décidé et
+plus exclusif que le choix qui n’a égard qu’aux considérations absolues;
+c’est de ces considérations relatives que naît d’ordinaire l’amour
+passionné, tandis que les amours communes et passagères ne sont guidées
+que par des considérations absolues. Ce n’est pas toujours la beauté
+régulière et accomplie qui enflamme les grandes passions. Pour une
+inclination vraiment passionnée il faut une condition que nous ne
+pouvons exprimer que par une métaphore empruntée à la chimie. Les deux
+personnes doivent se neutraliser l’une l’autre, comme un acide et un
+alcali forment un sel neutre. Toute constitution sexuelle est une
+constitution incomplète, l’imperfection varie avec les individus. Dans
+l’un et l’autre sexe chaque être n’est qu’une partie du tout incomplète
+et imparfaite. Mais cette partie peut être plus ou moins considérable,
+selon les natures. Aussi chaque individu trouve-t-il son complément
+naturel dans un certain individu de l’autre sexe qui représente en
+quelque sorte la fraction indispensable au type complet, qui l’achève et
+neutralise ses défauts, et produit un type accompli de l’humanité dans
+le nouvel individu qui doit naître; car c’est toujours à la constitution
+de cet être futur que tout aboutit sans cesse. Les physiologistes savent
+que la sexualité chez l’homme et chez la femme a des degrés
+innombrables: la virilité peut descendre jusqu’à l’affreux gynandre et
+l’hypospadias; de même qu’il y a parmi les femmes de gracieux
+androgynes; les deux sexes peuvent atteindre l’hermaphrodisme complet,
+et ces individus qui tiennent le juste milieu entre les deux sexes et ne
+font partie d’aucun sont incapables de se reproduire.--Pour la
+neutralisation de deux individualités l’une par l’autre, il est
+nécessaire que le degré déterminé de sexualité chez un certain homme
+corresponde exactement au degré de sexualité chez une certaine femme;
+afin que ces deux dispositions partielles se compensent justement l’une
+l’autre.
+
+C’est ainsi que l’homme le plus viril cherchera la femme la plus femme,
+et vice versa. Les amants mesurent d’instinct cette part proportionnelle
+nécessaire à chacun d’eux, et ce calcul inconscient se trouve avec les
+autres considérations au fond de toute grande passion. Aussi quand les
+amoureux parlent sur un ton pathétique de l’harmonie de leurs âmes, il
+faut entendre le plus souvent l’harmonie des qualités physiques propres
+à chaque sexe, et de nature à donner naissance à un être accompli,
+harmonie qui importe bien plus que le concert de leurs âmes, lequel
+souvent après la cérémonie se résout en un criant désaccord. A cela se
+joignent les considérations relatives plus éloignées qui reposent sur ce
+fait que chacun s’efforce de neutraliser par l’autre personne ses
+faiblesses, ses imperfections, et tous les écarts du type normal, de
+crainte qu’ils ne se perpétuent dans l’enfant futur, ou ne s’exagèrent
+et ne deviennent des difformités. Plus un homme est faible au point de
+vue de la force musculaire, plus il cherchera des femmes fortes: et la
+femme agira de même. Mais comme c’est une loi de la nature que la femme
+ait une force musculaire plus faible, il est également dans la nature
+que les femmes préfèrent les hommes robustes.--La stature est aussi une
+considération importante. Les petits hommes ont un penchant décidé pour
+les grandes femmes et réciproquement... L’aversion d’une femme grande
+pour des hommes grands est au fond des vues de la nature, afin d’éviter
+une race gigantesque, quand la force transmise par la mère serait trop
+faible pour assurer une longue durée à cette race exceptionnelle. Si une
+grande femme choisit un grand mari, entre autres motifs pour faire
+meilleure figure dans le monde, ce sont leurs descendants qui expieront
+cette folie... Jusque dans les diverses parties du corps chacun cherche
+un correctif à ses défauts, à ses déviations, avec d’autant plus de soin
+que la partie est plus importante. Ainsi les gens au nez épaté
+contemplent avec un plaisir inexprimable un nez aquilin, un profil de
+perroquet; et ainsi du reste. Les hommes aux formes grêles et étirées,
+au long squelette, admirent une petite personne tassée et courte à
+l’excès.--Il en est de même du tempérament; chacun préfère celui qui est
+l’opposé du sien, et sa préférence est toujours proportionnée à
+l’énergie de son propre tempérament.--Ce n’est pas qu’une personne
+parfaite en quelque point aime les imperfections contraires; mais elle
+les supporte plus aisément que d’autres ne les supporteraient, parce que
+les enfants trouvent dans ces qualités une garantie contre une
+imperfection plus grande. Par exemple, une personne très blanche
+n’éprouvera point de répugnance pour un teint olivâtre; mais aux yeux
+d’une personne au teint bistré un teint d’une blancheur éclatante semble
+divinement beau.--Il est des cas exceptionnels où un homme peut
+s’éprendre d’une femme décidément laide: conformément à notre loi de
+concordance des sexes, lorsque l’ensemble des défauts et irrégularités
+physiques de la femme sont justement l’opposé et par conséquent le
+correctif de ceux de l’homme. Alors la passion atteint généralement un
+degré extraordinaire...
+
+L’individu obéit en tout ceci, sans qu’il s’en doute, à un ordre
+supérieur, celui de l’espèce: de là l’importance qu’il attache à
+certaines choses, qui, en tant qu’individu, pourraient et devraient lui
+être indifférentes.--Rien n’est singulier comme le sérieux profond,
+inconscient, avec lequel deux jeunes gens de sexe différent qui se
+voient pour la première fois s’observent l’un l’autre; le regard
+inquisiteur et pénétrant qu’ils jettent l’un sur l’autre; l’inspection
+minutieuse que tous les traits et toutes les parties de leurs personnes
+respectives ont à subir. Cette recherche, cet examen, c’est _la
+méditation du génie de l’espèce_ sur l’enfant qu’ils pourraient créer,
+et la combinaison de ses éléments constitutifs. Le résultat de cette
+méditation déterminera le degré de leur inclination et de leurs désirs
+réciproques. Après avoir atteint un certain degré, ce premier mouvement
+peut s’arrêter subitement, par la découverte de quelque détail
+jusqu’alors inaperçu.--Ainsi le génie de l’espèce médite la génération
+future; et le grand œuvre de Cupidon, qui spécule, s’ingénie et agit
+sans cesse, est d’en préparer la constitution. En face des grands
+intérêts de l’espèce toute entière, présente et future, l’avantage des
+individus éphémères compte peu: le dieu est toujours prêt à les
+sacrifier sans pitié. Car le génie de l’espèce est relativement aux
+individus comme un immortel est aux mortels, et ses intérêts sont à ceux
+des hommes comme l’infini est au fini. Sachant donc qu’il administre des
+affaires supérieures à toutes celles qui ne concernent qu’un bien ou un
+mal individuel, il les mène avec une impassibilité suprême, au milieu du
+tumulte de la guerre, dans l’agitation des affaires, à travers les
+horreurs d’une peste, il les poursuit même jusque dans la retraite du
+cloître.
+
+Nous avons vu plus haut que l’intensité de l’amour s’accroît à mesure
+qu’il s’individualise. Nous l’avons prouvé: la constitution physique de
+deux individus peut être telle que, pour améliorer le type de l’espèce,
+et lui rendre toute sa pureté, l’un de ces individus doit être le
+complément de l’autre. Un désir mutuel et exclusif les attire alors; et
+par cela seul qu’il est fixé sur un objet unique, et qu’il représente en
+même temps une mission spéciale de l’espèce, ce désir prend aussitôt un
+caractère noble et élevé. Pour la raison opposée, le pur instinct sexuel
+est un instinct vulgaire, parce qu’il n’est pas dirigé vers un individu
+unique, mais vers tous, et qu’il ne cherche qu’à conserver l’espèce par
+le nombre seulement et sans s’inquiéter de la qualité. Quand l’amour
+s’attache à un être unique, il atteint alors une telle intensité, un tel
+degré de passion, que s’il ne peut être satisfait, tous les biens du
+monde et la vie même perdent leur prix. C’est une passion d’une violence
+que rien n’égale, qui ne recule devant aucun sacrifice, et qui peut
+conduire à la folie ou au suicide. Les causes inconscientes d’une
+passion si excessive doivent différer de celles que nous avons démêlées
+plus haut, et sont moins apparentes. Il nous faut admettre qu’il ne
+s’agit pas seulement ici d’adaptation physique, mais que, de plus, la
+volonté de l’homme et l’intelligence de la femme ont entre elles une
+concordance spéciale qui fait que seuls ils peuvent engendrer un certain
+être tout à fait déterminé: c’est l’existence de cet être que le génie
+de l’espèce a ici en vue, pour des raisons cachées dans l’essence de la
+chose en soi, et qui ne nous sont point accessibles. En d’autres termes:
+la volonté de vivre désire ici s’objectiver dans un individu exactement
+déterminé, lequel ne peut être engendré que par ce père uni à cette
+mère. Ce désir métaphysique de la volonté en soi n’a d’abord d’autre
+sphère d’action dans la série des êtres, que les cœurs des parents
+futurs: saisis de cette impulsion, ils s’imaginent ne désirer que pour
+eux-mêmes ce qui n’a qu’un but encore purement métaphysique,
+c’est-à-dire en dehors du cercle des choses véritablement existantes.
+Ainsi donc, de la source originelle de tous les êtres jaillit cette
+aspiration d’un être futur, qui trouve son occasion unique d’arriver à
+la vie, et cette aspiration se manifeste dans la réalité des choses par
+la passion élevée et exclusive des parents futurs l’un pour l’autre; au
+fond, illusion non pareille qui pousse un amoureux à donner tous les
+biens de la terre pour s’unir à cette femme,--et pourtant en vérité elle
+ne peut rien lui donner de plus qu’une autre. Telle est l’unique fin
+poursuivie, ce qui le prouve c’est que cette sublime passion, aussi bien
+que les autres, s’éteint dans la jouissance, au grand étonnement des
+intéressés.--Elle s’éteint aussi quand la femme se trouvant stérile (ce
+qui d’après Huseland peut résulter de 19 vices de constitution
+accidentels), le but métaphysique s’évanouit: des millions de germes
+disparaissent ainsi chaque jour, dans lesquels pourtant aussi le même
+principe métaphysique de la vie aspire vers l’être. A cela point d’autre
+consolation, si ce n’est que la volonté de vivre dispose de l’infini
+dans l’espace, le temps et la matière, et qu’une occasion inépuisable de
+retour lui est ouverte...
+
+Le désir d’amour, ἱμερος, que les poètes de tous les temps s’étudient à
+exprimer sous mille formes sans jamais épuiser le sujet, ni même
+l’égaler, ce désir qui attache à la possession d’une certaine femme
+l’idée d’une félicité infinie, et une douleur inexprimable à la pensée
+qu’on ne pourrait l’obtenir,--ce désir et cette douleur de l’amour ne
+peuvent pas avoir pour principe les besoins d’un individu éphémère; ce
+désir est le soupir du génie de l’espèce qui, pour réaliser ses
+intentions, voit ici une occasion unique à saisir ou à perdre, et qui
+pousse de profonds gémissements. L’espèce seule a une vie sans fin et
+seule elle est capable de satisfactions et de douleurs infinies. Mais
+celles-ci se trouvent emprisonnées dans la poitrine étroite d’un mortel:
+quoi d’étonnant quand cette poitrine semble vouloir éclater et ne peut
+trouver aucune expression pour peindre le pressentiment de volupté ou de
+peine infinie qui l’envahit. C’est bien là le sujet de toute poésie
+érotique d’un genre élevé, de ces métaphores transcendantes qui planent
+bien au-dessus des choses terrestres. C’est là ce qui inspirait
+Pétrarque, ce qui agitait les Saint-Preux, les Werther et les Jacopo
+Ortis; sans cela, ils seraient incompréhensibles et inexplicables. Ce
+prix infini que les amants attachent l’un à l’autre ne peut reposer sur
+de rares qualités intellectuelles, sur des qualités objectives ou
+réelles; tout simplement parce que les amants ne se connaissent pas
+assez exactement l’un l’autre; c’était le cas de Pétrarque. Seul
+l’esprit de l’espèce peut voir d’un seul regard quelle valeur les amants
+ont pour lui, et comment ils peuvent servir ses buts. Aussi les grandes
+passions naissent-elles en général au premier regard.
+
+ Who ever lov’d, that lov’d not at first sight?
+
+Shakespeare, _As you like it_, III, 5[35].
+
+ [35] Aima-t-il jamais, celui qui n’aima pas au premier regard.
+
+... Si la perte de la bien-aimée, soit par le fait d’un rival, soit par
+la mort, cause à l’amoureux passionné une douleur qui surpasse toutes
+les autres, c’est justement, parce que cette douleur est d’une nature
+transcendante, et qu’elle ne l’atteint pas seulement comme individu,
+mais qu’elle le frappe dans son _essentia æterna_, dans la vie de
+l’espèce dont il était chargé de réaliser la volonté spéciale. De là
+vient que la jalousie est si pleine de tourments et si farouche, et que
+le renoncement à la bien-aimée est le plus grand de tous les
+sacrifices.--Un héros rougirait de laisser échapper des plaintes
+vulgaires, mais non des plaintes d’amour; parce qu’alors ce n’est pas
+lui, c’est l’espèce qui se lamente. Dans la grande Zénobie de Calderon,
+il y a au second acte une scène entre Zénobie et Decius où celui-ci dit:
+
+ Cielos, luego tu me quieres?
+ Perdiera cien mil victorias,
+ Volviérame, etc.--
+
+ Ciel! tu m’aimes donc?
+ Pour cela, je sacrifierais cent mille victoires,
+ Je fuirais devant l’ennemi...
+
+Ici donc l’honneur, qui jusqu’à présent l’emportait sur tout autre
+intérêt, a été battu et mis en fuite, aussitôt que l’amour, c’est-à-dire
+l’intérêt de l’espèce, entre en scène et cherche à emporter l’avantage
+décisif... Devant cet intérêt seul cèdent l’honneur, le devoir et la
+fidélité, après qu’ils ont résisté à toute autre tentation, même à la
+menace de la mort.--Nous trouvons de même dans la vie privée que sur
+aucun point la probité scrupuleuse n’est plus rare: les gens les plus
+honnêtes d’ailleurs et les plus droits la mettent ici de côté, et
+commettent l’adultère au mépris de tout, quand l’amour passionné,
+c’est-à-dire l’intérêt de l’espèce, s’est emparé d’eux. Il semble même
+qu’ils croient avoir conscience d’un privilège supérieur tel que les
+intérêts individuels n’en sauraient jamais accorder de semblable;
+justement parce qu’ils agissent dans l’intérêt de l’espèce. A ce point
+de vue la pensée de Chamfort est digne de remarque: «Quand un homme et
+une femme ont l’un pour l’autre une passion violente, il me semble
+toujours que, quels que soient les obstacles qui les séparent, un mari,
+des parents, etc., les deux amants sont l’un à l’autre de par la nature,
+qu’ils s’appartiennent de droit divin, malgré les lois et les
+conventions humaines.» Si des protestations s’élevaient contre cette
+théorie, il suffirait de rappeler l’étonnante indulgence avec laquelle
+le Sauveur dans l’Évangile traite la femme adultère, quand il présume la
+même faute chez tous les assistants.--La plus grande partie du Décaméron
+semble être à ce même point de l’espèce sur les droits et les intérêts
+des individus qu’il foule aux pieds.--Toutes les différences de rang,
+tous les obstacles, toutes les barrières sociales, le génie de l’espèce
+les écarte et les anéantit sans efforts. Il dissipe comme une paille
+légère toutes les institutions humaines, n’ayant souci que des
+générations futures. C’est sous l’empire d’un intérêt d’amour que tout
+danger disparaît et même que l’être le plus pusillanime trouve du
+courage.
+
+Et dans la comédie et le roman avec quel plaisir, avec quelle sympathie,
+ne suivons-nous pas les jeunes gens qui défendent leur amour,
+c’est-à-dire l’intérêt de l’espèce, et qui triomphent de l’hostilité des
+parents uniquement préoccupés d’intérêts individuels. Car autant
+l’espèce l’emporte sur l’individu, autant la passion surpasse en
+importance, en élévation et en justice tout ce qui la contrarie. Aussi
+le sujet fondamental de presque toutes les comédies, c’est l’entrée en
+scène du génie de l’espèce avec ses aspirations et ses projets, menaçant
+les intérêts des autres personnages de la pièce et cherchant à ensevelir
+leur bonheur. Généralement il réussit et le dénoûment, conforme à la
+justice poétique, satisfait le spectateur, parce que ce dernier sent que
+les desseins de l’espèce passent bien avant ceux des individus; après le
+dénoûment il s’en va tout consolé, laissant les amoureux à leur
+victoire, s’associant à l’illusion qu’ils ont fondé leur propre bonheur,
+tandis qu’en réalité, ils n’ont fait que le donner en sacrifice au bien
+de l’espèce, malgré la prévoyance et l’opposition de leurs parents. Dans
+certaines comédies singulières, on a essayé de retourner la chose, et de
+mener à bonne fin le bonheur des individus, aux dépens des buts de
+l’espèce: mais dans ce cas, le spectateur éprouve la même douleur que le
+génie de l’espèce, et l’avantage assuré des individus ne saurait le
+consoler. Comme exemple, il me revient à l’esprit quelques petites
+pièces très connues: _la Reine de seize ans_, _le Mariage de raison_.
+Dans les tragédies où il s’agit d’amour, les amants succombent presque
+toujours; ils n’ont pu faire triompher les buts de l’espèce dont ils
+n’étaient que l’instrument: ainsi dans Roméo et Juliette, Tancrède, don
+Carlos, Wallenstein, la fiancée de Messine et tant d’autres.
+
+Un amoureux tourne au comique aussi bien qu’au tragique: parce que dans
+l’un et l’autre cas, il est aux mains du génie de l’espèce, qui le
+domine au point de le ravir à lui-même; ses actions sont
+disproportionnées à son caractère. De là vient, dans les degrés
+supérieurs de la passion, cette couleur si poétique et si sublime dont
+ses pensées se revêtent, cette élévation transcendante et surnaturelle,
+qui semble lui faire absolument perdre de vue le but tout physique de
+son amour. C’est que le génie de l’espèce et ses intérêts supérieurs
+l’animent maintenant. Il a reçu la mission de fonder une suite indéfinie
+de générations douées d’une certaine constitution et formées de certains
+éléments qui ne peuvent se rencontrer que dans un seul père et une seule
+mère; cette union et celle-là seulement peut donner l’existence à la
+génération déterminée que la volonté de vivre exige expressément. Le
+sentiment qu’il agit dans des circonstances d’une importance si
+transcendante, transporte l’amant à une telle hauteur au-dessus des
+choses terrestres et même au-dessus de lui-même, et revêt ses désirs
+matériels d’une apparence tellement immatérielle, que l’amour est un
+épisode poétique, même dans la vie de l’homme le plus prosaïque, ce qui
+le rend parfois ridicule.--Cette mission que la volonté soucieuse des
+intérêts de l’espèce impose à l’amant se présente sous le masque d’une
+félicité infinie et anticipée qu’il espère trouver dans la possession de
+la femme qu’il aime. Aux degrés suprêmes de la passion cette chimère est
+si étincelante que, si on ne peut l’atteindre, la vie même perd tout
+charme, et paraît désormais si vide de joies, si fade et si insipide,
+que le dégoût qu’on en éprouve surmonte même l’effroi de la mort;
+l’infortuné abrège parfois volontairement ses jours. Dans ce cas, la
+volonté de l’homme est entrée dans le tourbillon de la volonté de
+l’espèce, ou bien cette dernière l’emporte tellement sur la volonté
+individuelle, que si l’amant ne peut agir en qualité de représentant de
+cette volonté de l’espèce, il dédaigne d’agir au nom de la sienne
+propre. L’individu est un vase trop fragile pour contenir l’aspiration
+infinie de la volonté de l’espèce concentrée sur un objet déterminé. Dès
+lors il n’y a d’autre issue que le suicide, parfois le double suicide
+des deux amants; à moins que la nature, pour sauver l’existence, ne
+laisse arriver la folie qui couvre de son voile la conscience d’un état
+désespéré.--Chaque année plusieurs cas analogues viennent confirmer
+cette vérité.
+
+Mais ce n’est pas seulement la passion qui a parfois une issue tragique
+et contrariée: l’amour satisfait conduit plus souvent aussi au malheur
+qu’au bonheur. Car les exigences de l’amour, en conflit avec le
+bien-être personnel de l’amant, sont tellement incompatibles avec les
+autres circonstances de sa vie et ses plans d’avenir qu’elles minent
+tout l’édifice de ses projets, de ses espérances et de ses rêves.
+L’amour n’est pas seulement en contradiction avec les relations
+sociales, souvent il l’est aussi avec la nature intime de l’individu,
+lorsqu’il se fixe sur des personnes qui, en dehors des rapports sexuels,
+seraient haïes de leur amant, méprisées, et même abhorrées. Mais la
+volonté de l’espèce a tant de puissance sur l’individu, que l’amant fait
+taire ses répugnances et ferme les yeux sur les défauts de celle qui
+aime: il passe légèrement sur tout, il méconnaît tout, et s’unit pour
+toujours à l’objet de sa passion, tant il est ébloui par cette illusion,
+qui s’évanouit dès que la volonté de l’espèce est satisfaite et qui
+laisse derrière elle pour toute la vie une compagne détestée. Ainsi
+seulement l’on s’explique que des hommes raisonnables et même
+distingués, s’unissent à des harpies et épousent des mégères, et ne
+comprennent pas comment ils ont pu faire un tel choix. Voilà pourquoi
+les anciens représentaient l’amour avec un bandeau. Il peut même arriver
+qu’un amoureux reconnaisse clairement les vices intolérables de
+tempérament et de caractère chez sa fiancée, qui lui présagent une vie
+tourmentée, il se peut qu’il en souffre amèrement, sans qu’il ait le
+courage de renoncer à elle:
+
+ I ask not, I care not,
+ If guilt’s in thy heart;
+ I know that I love thee,
+ Whatever thou art.
+
+ Si tu es coupable, peu m’importe, je ne le demande point, je sais que
+ je t’aime telle que tu es et cela me suffit.
+
+Car au fond, ce n’est pas son propre intérêt qu’il poursuit, bien qu’il
+se l’imagine, mais celui d’un troisième individu, qui doit naître de cet
+amour. Ce désintéressement qui est partout le sceau de la grandeur,
+donne ici à l’amour passionné cette apparence sublime, et en fait un
+digne objet de poésie.--Enfin, il arrive que l’amour se concilie avec la
+haine la plus violente pour l’être aimé, aussi Platon l’a-t-il comparé à
+l’amour des loups pour les brebis. Ce cas se présente, quand un amoureux
+passionné, malgré tous les efforts et toutes les prières, ne peut à
+aucun prix se faire écouter.
+
+ I love and hate her.
+
+Shakespeare, _Cymb._, III, 5.
+
+ Je l’aime et je la hais.
+
+--Sa haine contre la personne aimée l’enflamme alors et va si loin qu’il
+tue sa maîtresse puis se donne la mort. Il se produit chaque année des
+exemples de cette sorte, on les trouve dans les journaux. Que de vérité
+dans ces vers de Gœthe:
+
+ Par tout amour méprisé! par les éléments infernaux!
+ Je voudrais connaître une imprécation encore plus atroce!
+
+Ce n’est vraiment pas une hyperbole quand un amoureux traite de cruauté
+la froideur de sa bien-aimée, ou le plaisir qu’elle trouve à le faire
+souffrir. Il est, en effet, sous l’influence d’un penchant qui, analogue
+à l’instinct des insectes, l’oblige malgré la raison à suivre absolument
+son but, et à négliger tout le reste. Plus d’un Pétrarque a dû traîner
+son amour tout le long de sa vie, sans espoir, comme une chaîne, comme
+un boulet de fer au pied, et exhaler ses soupirs dans la solitude des
+forêts; mais il n’y a eu qu’un Pétrarque doué en même temps du don de
+poésie; à lui s’applique le beau vers de Gœthe:
+
+ Et quand l’homme dans sa douleur se tait,
+ Un dieu m’a donné d’exprimer combien je souffre.
+
+Le génie de l’espèce est toujours en guerre avec les génies protecteurs
+des individus, il est leur persécuteur et leur ennemi, toujours prêt à
+détruire sans pitié le bonheur personnel, pour arriver à ses fins; et on
+a vu le salut de nations entières dépendre parfois de ses caprices;
+Shakespeare nous en donne un exemple dans Henri VI, p. 3, act. 3, sc. 2
+et 3. L’espèce, en effet, en laquelle notre être prend racine, a sur
+nous un droit antérieur et plus immédiat que l’individu, ses affaires
+passent avant les nôtres. Les anciens ont senti cela, quand ils ont
+personnifié le génie de l’espèce dans Cupidon, dieu hostile, dieu cruel,
+malgré son air enfantin, dieu justement décrié, démon capricieux,
+despotique, et pourtant maître des dieux et des hommes:
+
+ σὺ δ’ὦ θεῶν τύραννε κἀνθρώπων, Ἔρως!
+ Tu, deorum hominumque tyranne, Amor!
+
+Des flèches meurtrières, un bandeau et des ailes sont ses attributs. Les
+ailes marquent l’inconstance, suite ordinaire de la déception qui
+accompagne le désir satisfait.
+
+Comme en effet la passion reposait sur l’illusion d’une félicité
+personnelle, au profit de l’espèce, le tribut une fois payé à l’espèce,
+l’illusion décevante doit s’évanouir. Le génie de l’espèce qui avait
+pris possession de l’individu, l’abandonne de nouveau à sa liberté.
+Délaissé par lui, il retombe dans les bornes étroites de sa pauvreté, et
+s’étonne de voir qu’après tant d’efforts sublimes, héroïques et infinis,
+il ne lui reste rien de plus qu’une vulgaire satisfaction des sens:
+contre toute attente, il ne se trouve pas plus heureux qu’avant. Il
+s’aperçoit qu’il a été la dupe de la volonté de l’espèce. Aussi, règle
+générale, Thésée une fois heureux abandonne son Ariane. La passion de
+Pétrarque eût-elle été satisfaite, son chant aurait cessé, comme celui
+de l’oiseau, dès que les œufs sont posés dans le nid.
+
+Remarquons en passant que ma métaphysique de l’amour déplaira sûrement
+aux amoureux qui se sont laissé prendre au piège. S’ils étaient
+accessibles à la raison, la vérité fondamentale que j’ai découverte les
+rendrait plus que toute autre capables de surmonter leur amour. Mais il
+faut bien s’en tenir à la sentence du vieux poète comique: _Quæ res in
+se neque consilium, neque modum habet ullum, eam consilio regere non
+potes._
+
+Les ménages d’amour sont conclus dans l’intérêt de l’espèce et non au
+profit de l’individu. Il est vrai, les individus s’imaginent travailler
+à leur propre bonheur: mais le but véritable leur est étranger à
+eux-mêmes, puisqu’il n’est autre que la procréation d’un être qui n’est
+possible que par eux. Obéissant l’un et l’autre à la même impulsion, ils
+doivent naturellement chercher à s’accorder ensemble le mieux possible.
+Mais très souvent, grâce à cette illusion instinctive qui est l’essence
+de l’amour, le couple ainsi formé se trouve sur tout le reste dans le
+plus criant désaccord. On le voit bien dès que l’illusion s’est
+fatalement évanouie. Alors il arrive que les mariages d’amour sont assez
+régulièrement malheureux, parce qu’ils assurent le bonheur de la
+génération future, mais aux dépens de la génération présente. _Quien se
+casa por amores, ha de vivir con dolores._--Quiconque se marie par
+amour, vivra dans les douleurs, dit le proverbe espagnol.--C’est le
+contraire qui a lieu dans les mariages de convenance, conclus la plupart
+du temps d’après le choix des parents. Les considérations qui agissent
+ici, de quelque nature qu’elles puissent être, ont du moins une réalité
+et ne peuvent disparaître d’elles-mêmes. Ces considérations sont
+capables d’assurer le bonheur des époux, mais aux dépens des enfants qui
+doivent naître d’eux, et encore ce bonheur reste problématique. L’homme
+qui, en se mariant, se préoccupe plus encore de l’argent que de son
+inclination, vit plus dans l’individu que dans l’espèce; ce qui est
+absolument opposé à la vérité, à la nature, et mérite un certain mépris.
+Une jeune fille qui, malgré les conseils de ses parents, refuse la main
+d’un homme riche et encore jeune, et rejette toutes les considérations
+de convenances, pour choisir selon son goût instinctif, fait à l’espèce
+le sacrifice de son bonheur individuel. Mais justement à cause de cela,
+on ne saurait lui refuser une certaine approbation, car elle a préféré
+ce qui importe plus que le reste, elle agit dans le sens de la nature
+(ou plus exactement de l’espèce), tandis que les parents conseillaient
+dans le sens de l’égoïsme individuel.--Il semble donc que dans la
+conclusion d’un mariage il faille sacrifier les intérêts de l’espèce ou
+ceux de l’individu. La plupart du temps, il en est ainsi, tant il est
+rare de voir les convenances et la passion marcher la main dans la main.
+La misérable constitution physique, morale ou intellectuelle de la
+plupart des hommes provient sans doute en partie de ce que les mariages
+sont conclus habituellement non par choix ou inclination pure, mais pour
+des considérations extérieures de toute sorte et d’après des
+circonstances accidentelles. Lorsque, en même temps que les convenances,
+l’inclination est jusqu’à un certain point respectée, c’est comme une
+transaction que l’on fait avec le génie de l’espèce. Les mariages
+heureux sont, comme on le sait, fort rares; justement parce qu’il est de
+l’essence du mariage de n’avoir pas principalement pour but la
+génération actuelle, mais la génération future. Cependant ajoutons
+encore pour la consolation des natures tendres et aimantes que l’amour
+passionné s’associe parfois à un sentiment d’une origine toute
+différente, je veux dire l’amitié, fondée sur l’accord des caractères;
+mais elle ne se déclare qu’une fois que l’amour s’éteint dans la
+jouissance. L’accord des qualités complémentaires, morales,
+intellectuelles et physiques, nécessaire au point de vue de la
+génération future pour faire naître l’amour, peut aussi, au point de vue
+des individus eux-mêmes, par une sorte d’opposition concordante de
+tempérament et de caractère, produire l’amitié.
+
+Toute cette métaphysique de l’amour que je viens de traiter ici, se
+rattache étroitement à ma métaphysique en général, elle l’éclaire d’un
+jour nouveau, et voici comment:
+
+On a vu que, dans l’amour des sexes, la sélection attentive, s’élevant
+peu à peu jusqu’à l’amour passionné, repose sur l’intérêt si haut et si
+sérieux que l’homme prend à la constitution spéciale et personnelle de
+la race à venir. Cette sympathie extrêmement remarquable confirme
+justement deux vérités présentées dans les précédents chapitres: d’abord
+l’indestructibilité de l’être en soi qui survit pour l’homme, dans ces
+générations à venir. Cette sympathie, si vive et si agissante, qui naît
+non de la réflexion et de l’intention, mais des aspirations et des
+tendances les plus intimes de notre être, ne pourrait exister d’une
+manière si indestructible et exercer sur l’homme un si grand empire, si
+l’homme était absolument éphémère, et si les générations se succédaient
+réellement et absolument distinctes les unes des autres, n’ayant d’autre
+lien que la continuité du temps. La seconde vérité, c’est que l’être en
+soi réside dans l’espèce plus que dans l’individu. Car cet intérêt pour
+la constitution spéciale de l’espèce, qui est à l’origine de tout
+commerce d’amour, depuis le caprice le plus passager, jusqu’à la passion
+la plus sérieuse, est véritablement pour chacun la plus grande affaire,
+c’est-à-dire celle dont le succès ou l’insuccès le touche de la façon la
+plus sensible; d’où lui vient par excellence le nom d’affaire de cœur.
+Aussi, quand cet intérêt a parlé d’une manière décisive, tout autre
+intérêt ne concernant que la personne privée lui est subordonné et au
+besoin sacrifié. L’homme prouve ainsi que l’espèce lui importe plus que
+l’individu, et qu’il vit plus directement dans l’espèce que dans
+l’individu.--Pourquoi donc l’amoureux est-il suspendu avec un complet
+abandon aux yeux de celle qu’il a choisie, et est-il prêt à lui faire
+tout sacrifice?--Parce que c’est la partie immortelle de son être qui
+soupire vers elle; tandis que tout autre de ses désirs ne se rapporte
+qu’à son être fugitif et mortel.--Cette aspiration vive, fervente,
+dirigée vers une certaine femme, est donc un gage de l’indestructibilité
+de l’essence de notre être et de sa continuité dans l’espèce. Considérer
+cette continuité comme quelque chose d’insuffisant et d’insignifiant,
+c’est une erreur qui naît de ce que, par la continuité de vie de
+l’espèce, on n’entend pas autre chose que l’existence future d’êtres
+semblables à nous, mais nullement identiques: et cela parce que, partant
+d’une connaissance dirigée vers les choses extérieures, l’on ne
+considère que la figure extérieure de l’espèce, telle que nous la
+concevons par intuition, et non son intime essence. Cette essence
+intérieure est justement ce qui est au fond de notre conscience et en
+forme le point central, ce qui est même plus immédiat que cette
+conscience: et, en tant que chose en soi, affranchie du «_principium
+individuationis_» cette essence se trouve absolument identique dans tous
+les individus, qu’ils existent au même moment ou qu’ils se succèdent.
+C’est là ce que j’appelle, en d’autres termes, la volonté de vivre,
+c’est-à-dire cette aspiration pressante à la vie et à la durée. C’est
+justement cette force que la mort épargne et laisse intacte, force
+immuable qui ne peut conduire à un état meilleur. Pour tout être vivant,
+la souffrance et la mort sont non moins certaines que l’existence. On
+peut cependant s’affranchir des souffrances et de la mort par la
+négation de la volonté de vivre, qui a pour effet de détacher la volonté
+de l’individu du rameau de l’espèce, et de supprimer l’existence dans
+l’espèce. Ce que devient alors cette volonté, nous n’en avons point
+d’idée et nous manquons de toutes données sur ce point. Nous ne pouvons
+désigner un tel état que comme ayant la liberté d’être volonté de vivre
+ou de ne l’être pas. Dans ce dernier cas, c’est ce que le bouddhisme
+appelle Nirvana; c’est précisément le point qui par sa nature même reste
+à jamais inaccessible à toute connaissance humaine.--
+
+Si maintenant, nous mettant au point de vue de ces dernières
+considérations, nous plongeons nos regards dans le tumulte de la vie,
+nous voyons sa misère et ses tourments occuper tous les hommes; nous
+voyons les hommes réunir tous leurs efforts pour satisfaire des besoins
+sans fin et se préserver de la misère aux mille faces, sans pourtant
+oser espérer autre chose que la conservation, pendant un court espace de
+temps, de cette même existence individuelle si tourmentée. Et voilà
+qu’en pleine mêlée, nous apercevons deux amants dont les regards se
+croisent pleins de désirs.--Mais pourquoi tant de mystère, pourquoi ces
+allures craintives et dissimulées?--Parce que ces amants sont des
+traîtres, qui travaillent en secret à perpétuer toute la misère et les
+tourments qui, sans eux, auraient une fin prochaine, cette fin qu’ils
+veulent rendre vaine, comme d’autres avant eux l’ont rendue vaine.
+
+ * * * * *
+
+Si l’esprit de l’espèce qui dirige deux amants, à leur insu, pouvait
+parler par leur bouche et exprimer des idées claires, au lieu de se
+manifester par des sentiments instinctifs, la haute poésie de ce
+dialogue amoureux, qui dans le langage actuel ne parle que par images
+romanesques et paraboles idéales d’aspirations infinies, de
+pressentiments d’une volupté sans bornes, d’ineffable félicité, de
+fidélité éternelle, etc. se traduirait ainsi:
+
+DAPHNIS.--J’aimerais à faire cadeau d’un individu à la génération
+future, et je crois que tu pourrais lui donner ce qui me manque.
+
+CHLOÉ.--J’ai la même intention, et je crois que tu pourrais lui donner
+ce que je n’ai pas. Voyons un peu!
+
+DAPHNIS.--Je lui donne une haute stature et la force musculaire: tu n’as
+ni l’une ni l’autre.
+
+CHLOÉ.--Je lui donne de belles formes et de très petits pieds: tu n’as
+ni ceci ni cela.
+
+DAPHNIS.--Je lui donne une fine peau blanche que tu n’as pas.
+
+CHLOÉ.--Je lui donne des cheveux noirs et des yeux noirs: tu es blond.
+
+DAPHNIS.--Je lui donne un nez aquilin.
+
+CHLOÉ.--Je lui donne une petite bouche.
+
+DAPHNIS.--Je lui donne du courage et de la bonté qui ne sauraient venir
+de toi.
+
+CHLOÉ.--Je lui donne un beau front, l’esprit et l’intelligence, qui ne
+pourraient lui venir de toi.
+
+DAPHNIS.--Taille droite, belles dents, santé solide, voilà ce qu’il
+reçoit de nous deux: vraiment, tous les deux ensemble nous pouvons douer
+en perfection l’individu futur; aussi je te désire plus que toute autre
+femme.
+
+CHLOÉ.--Et moi aussi je te désire.--(M. 391.)
+
+ * * * * *
+
+Sterne dit dans _Tristram Shandy_ (T. 6. p. 43): _there is no passion so
+serious as lust_.--En effet, la volupté est très sérieuse.
+Représentez-vous le couple le plus beau, le plus charmant, comme il
+s’attire et se repousse, se désire et se fuit avec grâce dans un beau
+jeu d’amour. Vienne l’instant de la volupté, tout badinage, toute gaîté
+gracieuse et douce ont subitement disparu. Le couple est devenu sérieux.
+Pourquoi? C’est que la volupté est bestiale, et la bestialité ne rit
+pas. Les forces de la nature agissent partout sérieusement.--La volupté
+des sens est l’opposé de l’enthousiasme qui nous ouvre le monde idéal.
+L’enthousiasme et la volupté sont graves et ne comportent pas le
+badinage.--(N. 406.)
+
+ * * * * *
+
+Les caprices qui naissent de l’amour ressemblent aux feux follets: ils
+donnent les illusions les plus vives, ils nous conduisent dans le
+marécage et s’évanouissent.--(N. 408.)
+
+
+
+
+II
+
+ESSAI SUR LES FEMMES[36].
+
+ [36] P. II. 649.
+
+
+... Le seul aspect de la femme révèle qu’elle n’est destinée ni aux
+grands travaux de l’intelligence, ni aux grands travaux matériels. Elle
+paie sa dette à la vie non par l’action mais par la souffrance, les
+douleurs de l’enfantement, les soins inquiets de l’enfance; elle doit
+obéir à l’homme, être une compagne patiente qui le rassérène. Elle n’est
+faite ni pour les grands efforts, ni pour les peines ou les plaisirs
+excessifs; sa vie peut s’écouler plus silencieuse, plus insignifiante et
+plus douce que celle de l’homme, sans qu’elle soit, par nature, ni
+meilleure ni pire.
+
+ * * * * *
+
+Ce qui rend les femmes particulièrement aptes à soigner, à élever notre
+première enfance, c’est qu’elles restent elles-mêmes puériles, futiles
+et bornées; elles demeurent toute leur vie de grands enfants, une sorte
+d’intermédiaire entre l’enfant et l’homme. Qu’on observe une jeune fille
+folâtrant tout le long du jour avec un enfant, dansant et chantant avec
+lui, et qu’on imagine ce qu’un homme, avec la meilleure volonté du
+monde, pourrait faire à sa place.
+
+ * * * * *
+
+Chez les jeunes filles, la nature semble avoir voulu faire ce qu’en
+style dramatique on appelle un coup de théâtre; elle les pare pour
+quelques années d’une beauté, d’une grâce, d’une perfection
+extraordinaires, aux dépens de tout le reste de leur vie, afin que
+pendant ces rapides années d’éclat elles puissent s’emparer fortement de
+l’imagination d’un homme et l’entraîner à se charger loyalement d’elles
+d’une manière quelconque. Pour réussir dans cette entreprise la pure
+réflexion et la raison ne donnaient pas de garantie suffisante. Aussi la
+nature a-t-elle armé la femme, comme toute autre créature, des armes et
+des instruments nécessaires pour assurer son existence et seulement
+pendant le temps indispensable, car la nature en cela agit avec son
+économie habituelle: de même que la fourmi femelle, après son union avec
+le mâle, perd les ailes qui lui deviendraient inutiles et même
+dangereuses pour la période d’incubation, de même aussi la plupart du
+temps, après deux ou trois couches, la femme perd sa beauté, sans doute
+pour la même raison. De là vient que les jeunes filles regardent
+généralement les occupations du ménage ou les devoirs de leur état comme
+des choses accessoires et de pures bagatelles, tandis qu’elles
+reconnaissent leur véritable vocation dans l’amour, les conquêtes et
+tout ce qui en dépend, la toilette, la danse, etc.
+
+ * * * * *
+
+Plus une chose est noble et accomplie, plus elle se développe lentement
+et tardivement. La raison et l’intelligence de l’homme n’atteignent
+guère tout leur développement que vers la vingt-huitième année; chez la
+femme, au contraire, la maturité de l’esprit arrive à la dix-huitième
+année. Aussi n’a-t-elle qu’une raison de dix-huit ans bien strictement
+mesurée. C’est pour cela que les femmes restent toute leur vie de vrais
+enfants. Elles ne voient que ce qui est sous leurs yeux, s’attachent au
+présent, prenant l’apparence pour la réalité et préférant les niaiseries
+aux choses les plus importantes. Ce qui distingue l’homme de l’animal
+c’est la raison; confiné dans le présent, il se reporte vers le passé et
+songe à l’avenir: de là sa prudence, ses soucis, ses appréhensions
+fréquentes. La raison débile de la femme ne participe ni à ces
+avantages, ni à ces inconvénients; elle est affligée d’une myopie
+intellectuelle qui lui permet, par une sorte d’intuition, de voir d’une
+façon pénétrante les choses prochaines; mais son horizon est borné, ce
+qui est lointain lui échappe. De là vient que tout ce qui n’est pas
+immédiat, le passé et l’avenir, agissent plus faiblement sur la femme
+que sur nous: de là aussi ce penchant bien plus fréquent à la
+prodigalité, qui parfois touche à la démence. Au fond du cœur les femmes
+s’imaginent que les hommes sont faits pour gagner de l’argent et les
+femmes pour le dépenser; si elles en sont empêchées pendant la vie de
+leur mari, elles se dédommagent après sa mort. Et ce qui contribue à les
+confirmer dans cette conviction, c’est que leur mari leur donne l’argent
+et les charge d’entretenir la maison.--Tant de côtés défectueux sont
+pourtant compensés par un avantage: la femme plus absorbée dans le
+moment présent, pour peu qu’il soit supportable en jouit plus que nous;
+de là cet enjouement qui lui est propre et la rend capable de distraire
+et parfois de consoler l’homme accablé de soucis et de peines.
+
+Dans les circonstances difficiles il ne faut pas dédaigner de faire
+appel, comme autrefois les Germains, aux conseils des femmes; car elles
+ont une manière de concevoir les choses toute différente de la nôtre.
+Elles vont au but par le chemin le plus court, parce que leurs regards
+s’attachent, en général, à ce qu’elles ont sous la main. Pour nous, au
+contraire, notre regard dépasse sans s’y arrêter les choses qui nous
+crèvent les yeux, et cherche bien au delà; nous avons besoin d’être
+ramenés à une manière de voir plus simple et plus rapide. Ajoutez à cela
+que les femmes ont décidément un esprit plus posé, et ne voient dans les
+choses que ce qu’il y a réellement; tandis que, sous le coup de nos
+passions excitées, nous grossissons les objets, et nous nous peignons
+des chimères.
+
+Les mêmes aptitudes natives expliquent la pitié, l’humanité, la
+sympathie que les femmes témoignent aux malheureux, tandis qu’elles sont
+inférieures aux hommes en tout ce qui touche à l’équité, à la droiture
+et à la scrupuleuse probité. Par suite de la faiblesse de leur raison,
+tout ce qui est présent, visible et immédiat, exerce sur elles un empire
+contre lequel ne sauraient prévaloir ni les abstractions, ni les maximes
+établies, ni les résolutions énergiques, ni aucune considération du
+passé ou de l’avenir, de ce qui est éloigné ou absent. Elles ont de la
+vertu les qualités premières et principales, mais les secondaires et les
+accessoires leur font défaut... Aussi l’injustice est-elle le défaut
+capital des natures féminines. Cela vient du peu de bon sens et de
+réflexion que nous avons signalé, et ce qui aggrave encore ce défaut,
+c’est que la nature, en leur refusant la force, leur a donné, pour
+protéger leur faiblesse, la ruse en partage; de là leur fourberie
+instinctive et leur invincible penchant au mensonge. Le lion a ses dents
+et ses griffes; l’éléphant, le sanglier ont leurs défenses, le taureau a
+des cornes, la sèche a son encre, qui lui sert à brouiller l’eau autour
+d’elle; la nature n’a donné à la femme pour se défendre et se protéger
+que la dissimulation; cette faculté supplée à la force que l’homme puise
+dans la vigueur de ses membres et dans sa raison. La dissimulation est
+innée chez la femme, chez la plus fine, comme chez la plus sotte. Il lui
+est aussi naturel d’en user en toute occasion qu’à un animal attaqué de
+se défendre aussitôt avec ses armes naturelles: et en agissant ainsi,
+elle a jusqu’à un certain point conscience de ses droits: ce qui fait
+qu’il est presque impossible de rencontrer une femme absolument
+véridique et sincère. Et c’est justement pour cela qu’elle pénètre si
+aisément la dissimulation d’autrui et qu’il n’est pas prudent d’en faire
+usage avec elle.--De ce défaut fondamental et de ses conséquences
+naissent la fausseté, l’infidélité, la trahison, l’ingratitude, etc. Les
+femmes aussi se parjurent en justice bien plus fréquemment que les
+hommes, et ce serait une question de savoir si on doit les admettre à
+prêter serment.--Il arrive de temps en temps que des dames, à qui rien
+ne manque, sont surprises dans les magasins en flagrant délit de vol.
+
+ * * * * *
+
+Les hommes jeunes, beaux, robustes, sont destinés par la nature à
+propager l’espèce humaine, afin que celle-ci ne dégénère pas. Telle est
+la ferme volonté que la nature exprime par les passions des femmes.
+C’est assurément de toutes les lois la plus ancienne et la plus
+puissante. Malheur donc aux intérêts et aux droits qui lui font
+obstacle. Ils seront, le moment venu, quoiqu’il arrive, impitoyablement
+écrasés. Car la morale secrète, inavouée et même inconsciente, mais
+innée des femmes, est celle-ci: «Nous sommes fondées en droit à tromper
+ceux qui s’imaginent qu’ils peuvent, en pourvoyant économiquement à
+notre subsistance, confisquer à leur profit les droits de l’espèce.
+C’est à nous qu’ont été confiés, c’est sur nous que reposent la
+constitution et le salut de l’espèce, la création de la génération
+future; c’est à nous d’y travailler en toute conscience.» Mais les
+femmes ne s’intéressent nullement à ce principe supérieur _in
+abstracto_, elles le comprennent seulement _in concreto_, et n’ont,
+quand l’occasion s’en présente, d’autre manière de l’exprimer que leur
+manière d’agir; et sur ce sujet leur conscience les laisse bien plus en
+repos qu’on ne pourrait le croire, car dans le fond le plus obscur de
+leur cœur, elles sentent vaguement qu’en trahissant leurs devoirs envers
+l’individu, elles le remplissent d’autant mieux envers l’espèce qui a
+des droits infiniment supérieurs.
+
+Comme les femmes sont uniquement créées pour la propagation de l’espèce
+et que toute leur vocation se concentre en ce point, elles vivent plus
+pour l’espèce que pour les individus, et prennent plus à cœur les
+intérêts de l’espèce que les intérêts des individus. C’est ce qui donne
+à tout leur être et à leur conduite une certaine légèreté et des vues
+opposées à celles de l’homme; telle est l’origine de cette désunion si
+fréquente dans le mariage, qu’elle en est devenue presque normale.
+
+ * * * * *
+
+Les hommes entre eux sont naturellement indifférents; les femmes sont,
+par nature, ennemies. Cela doit tenir à ce que l’_odium figulinum_, la
+rivalité qui est restreinte chez les hommes à chaque corps de métier,
+embrasse chez les femmes toute l’espèce, car elles n’ont toutes qu’un
+même métier, qu’une même affaire. Dans la rue, il suffit qu’elles se
+rencontrent pour qu’elles échangent déjà des regards de Guelfes et de
+Gibelins. Il saute aux yeux qu’à une première entrevue deux femmes ont
+plus de contrainte, de dissimulation et de réserve que n’en auraient
+deux hommes en pareil cas. Pour la même raison les compliments entre
+femmes semblent plus ridicules qu’entre hommes. Remarquez en outre que
+l’homme parle en général avec quelques égards et une certaine humanité à
+ses subordonnés même les plus infimes, mais il est insupportable de voir
+avec quelle hauteur une femme du monde s’adresse à une femme de classe
+inférieure, quand elle n’est pas à son service. Cela peut tenir à ce
+qu’entre femmes, les différences de rang sont infiniment plus précaires
+que chez les hommes et que ces différences peuvent être modifiées ou
+supprimées aisément; le rang qu’un homme occupe dépend de mille
+considérations; pour les femmes une seule décide de tout: l’homme à qui
+elles ont su plaire. Leur unique fonction les met sur un pied d’égalité
+bien plus marqué, aussi cherchent-elles à créer entre elles des
+différences de rang.
+
+ * * * * *
+
+Il a fallu que l’intelligence de l’homme fût obscurcie par l’amour pour
+qu’il ait appelé beau ce sexe de petite taille, aux épaules étroites,
+aux larges hanches et aux jambes courtes; toute sa beauté en effet
+réside dans l’instinct de l’amour. Au lieu de le nommer beau, il eût été
+plus juste de l’appeler _l’inesthétique_. Les femmes n’ont ni le
+sentiment, ni l’intelligence de la musique, pas plus que de la poésie ou
+des arts plastiques; ce n’est chez elles que pure singerie, pur
+prétexte, pure affectation exploitée par leur désir de plaire. Elles
+sont incapables de prendre une part désintéressée à quoi que ce soit et
+voici pourquoi. L’homme s’efforce en toute chose de dominer directement
+soit par l’intelligence, soit par la force; la femme, au contraire, est
+toujours et partout réduite à une domination absolument indirecte,
+c’est-à-dire qu’elle n’a de pouvoir que par l’homme, et c’est sur lui
+seul qu’elle exerce une influence immédiate. En conséquence, la nature
+porte les femmes à chercher en toutes choses un moyen de conquérir
+l’homme, et l’intérêt qu’elles semblent prendre aux choses extérieures
+est toujours une feinte, un détour, c’est-à-dire pure coquetterie et
+pure singerie. Rousseau l’a dit: «les femmes en général n’aiment aucun
+art, ne se connaissent à aucun et n’ont aucun génie[37].» Ceux qui ne
+s’arrêtent pas aux apparences ont pu le remarquer déjà. Il suffit
+d’observer par exemple ce qui occupe et attire leur attention dans un
+concert, à l’opéra ou à la comédie, de voir le sans façon avec lequel,
+aux plus beaux endroits des plus grands chefs-d’œuvre, elles continuent
+leur caquetage. S’il est vrai que les Grecs n’aient pas admis les femmes
+au spectacle, ils ont eu bien raison; dans leurs théâtres du moins
+pouvait-on saisir quelque chose. De notre temps, il serait bon d’ajouter
+au _mulier taceat in ecclesia_, un _taceat mulier in theatro_, ou bien
+de substituer un précepte à l’autre, et de suspendre ce dernier en gros
+caractères sur le rideau de la scène.--Mais que peut-on attendre de
+mieux de la part des femmes, si l’on réfléchit que dans le monde entier,
+ce sexe n’a pu produire un seul esprit véritablement grand, ni une œuvre
+complète et originale dans les beaux-arts, ni en quoi que ce soit un
+seul ouvrage d’une valeur durable. Cela est saisissant dans la peinture;
+elles sont pourtant aussi capables que nous d’en saisir le côté
+technique et elles cultivent assidûment cet art, sans pouvoir se faire
+gloire d’un seul chef-d’œuvre, parce qu’il leur manque justement cette
+objectivité de l’esprit qui est surtout nécessaire dans la peinture;
+elles ne peuvent sortir d’elles-mêmes. Aussi les femmes ordinaires ne
+sont même pas capables d’en sentir les beautés, car _natura non facit
+saltus_. Huarte, dans son ouvrage célèbre «_Examen de ingenios para las
+sciencias_», qui date de 300 ans, refuse aux femmes toute capacité
+supérieure. Des exceptions isolées et partielles ne changent rien aux
+choses; les femmes sont, et resteront, prises dans leur ensemble, les
+Philistins les plus accomplis et les plus incurables. Grâce à notre
+organisation sociale, absurde au suprême degré, qui leur fait partager
+le titre et la situation de l’homme quelqu’élevés qu’ils soient, elles
+excitent avec acharnement ses ambitions les moins nobles, et par une
+conséquence naturelle de cette absurdité, leur domination, le ton
+qu’elles imposent, corrompent la société moderne. On devrait prendre
+pour règle cette sentence de Napoléon Ier: «Les femmes n’ont pas de
+rang.» Chamfort dit aussi très justement: «Elles sont faites pour
+commercer avec nos faiblesses, avec notre folie, mais non avec notre
+raison. Il existe entre elles et les hommes des sympathies d’épiderme,
+et très peu de sympathies d’esprit, d’âme et de caractère.» Les femmes
+sont le _sexus sequior_, le sexe second à tous égards, fait pour se
+tenir à l’écart et au second plan. Certes, il faut épargner leur
+faiblesse, mais il est ridicule de leur rendre hommage, et cela même
+nous dégrade à leurs yeux. La nature, en séparant l’espèce humaine en
+deux catégories, n’a pas fait les parts égales...--C’est bien ce qu’ont
+pensé de tout temps les anciens et les peuples de l’Orient; ils se
+rendaient mieux compte du rôle qui convient aux femmes, que nous ne le
+faisons avec notre galanterie à l’ancienne mode française et notre
+stupide vénération, qui est bien l’épanouissement le plus complet de la
+sottise germano-chrétienne. Cela n’a servi qu’à les rendre si
+arrogantes, si impertinentes: parfois elles me font penser aux singes
+sacrés de Bénarès, qui ont si bien conscience de leur dignité
+sacro-sainte et de leur inviolabilité, qu’ils se croient tout permis.
+
+ [37] Lettre à d’Alembert, note XX.
+
+La femme en Occident, ce qu’on appelle _la dame_, se trouve dans une
+position tout à fait fausse, car la femme, le _sexus sequior_ des
+anciens, n’est nullement faite pour inspirer de la vénération et
+recevoir des hommages, ni pour porter la tête plus haute que l’homme, ni
+pour avoir des droits égaux aux siens. Les conséquences de cette _fausse
+position_ ne sont que trop évidentes. Il serait à souhaiter qu’en Europe
+on remît à sa place naturelle ce numéro deux de l’espèce humaine et que
+l’on supprimât la _dame_, objet des railleries de l’Asie entière, dont
+Rome et la Grèce se seraient également moquées. Cette réforme serait au
+point de vue politique et social un véritable bienfait. Le principe de
+la loi salique est si évident, si indiscutable, qu’il semble inutile à
+formuler. Ce qu’on appelle à proprement parler la dame européenne est
+une sorte d’être qui ne devrait pas exister. Il ne devrait y avoir au
+monde que des femmes d’intérieur, appliquées au ménage, et des jeunes
+filles aspirant à le devenir, et que l’on formerait non à l’arrogance,
+mais au travail et à la soumission. C’est précisément parce qu’il y a
+des dames en Europe que les femmes de la classe inférieure, c’est-à-dire
+la grande majorité, sont infiniment plus à plaindre qu’en Orient[38].
+
+ [38] Schopenhauer cite en cet endroit le passage suivant de lord Byron
+ (_Letters and journals by Th. Moore_, vol. II, p. 399), dont voici
+ la traduction: «Réfléchi à la situation des femmes sous les anciens
+ Grecs.--Assez convenable. État présent, un reste de la barbarie
+ féodale du moyen âge--artificiel et contre nature. Elles devraient
+ s’occuper de leur intérieur; on devrait les bien nourrir et les bien
+ vêtir, mais ne les point mêler à la société. Elles devraient aussi
+ être instruites de la religion mais ignorer la poésie et la
+ politique, ne lire que des livres de piété et de cuisine. De la
+ musique, du dessin, de la danse, et aussi un peu de jardinage et de
+ labourage de temps en temps. Je les ai vues, en Épire, travailler à
+ l’entretien des routes avec succès. Pourquoi non? ne fanent-elles
+ pas, ne sont-elles pas laitières?»
+
+Les lois qui régissent le mariage en Europe supposent la femme égale de
+l’homme, et ont ainsi un point de départ faux. Dans notre hémisphère
+monogame, se marier, c’est perdre la moitié de ses droits et doubler ses
+devoirs. En tout cas, puisque les lois ont accordé aux femmes les mêmes
+droits qu’aux hommes, elles auraient bien dû aussi leur conférer une
+raison virile. Plus les lois confèrent aux femmes des droits et des
+honneurs supérieurs à leur mérite, plus elles rétrécissent le nombre de
+celles qui ont réellement part à ces faveurs, et elles enlèvent aux
+autres leurs droits naturels, dans la même proportion où elles en ont
+donné d’exceptionnels à quelques privilégiées. L’avantage que la
+monogamie et les lois qui en résultent accordent à la femme, en la
+proclamant l’égale de l’homme, ce qu’elle n’est à aucun point de vue,
+produit cette conséquence que les hommes sensés et prudents hésitent
+souvent à se laisser entraîner à un si grand sacrifice, à un pacte si
+inégal. Chez les peuples polygames chaque femme trouve quelqu’un qui se
+charge d’elle, chez nous au contraire le nombre des femmes mariées est
+bien restreint et il y a un nombre infini de femmes qui restent sans
+protection, vieilles filles végétant tristement, dans les classes
+élevées de la société, pauvres créatures soumises à de rudes et pénibles
+travaux, dans les rangs inférieurs. Ou bien encore elles deviennent de
+misérables prostituées, traînant une vie honteuse et amenées par la
+force des choses à former une sorte de classe publique et reconnue, dont
+le but spécial est de préserver des dangers de la séduction les
+heureuses femmes qui ont trouvé des maris ou qui en peuvent espérer.
+Dans la seule ville de Londres, il y a 80,000 filles publiques: vraies
+victimes de la monogamie, cruellement immolées sur l’autel du mariage.
+Toutes ces malheureuses sont la compensation inévitable de la dame
+européenne, avec son arrogance et ses prétentions. Aussi la polygamie
+est-elle un véritable bienfait pour les femmes considérées dans leur
+ensemble. De plus, au point de vue rationnel, on ne voit pas pourquoi,
+lorsqu’une femme souffre de quelque mal chronique, ou qu’elle n’a pas
+d’enfants, ou qu’elle est à la longue devenue trop vieille, son mari
+n’en prendrait pas une seconde. Ce qui a fait le succès des Mormons,
+c’est justement la suppression de cette monstrueuse monogamie. En
+accordant à la femme des droits au-dessus de sa nature, on lui a imposé
+également des devoirs au-dessus de sa nature; il en découle pour elle
+une source de malheurs. Ces exigences de classe et de fortune sont en
+effet d’un si grand poids que l’homme qui se marie commet une imprudence
+s’il ne fait pas un mariage brillant; s’il souhaite rencontrer une femme
+qui lui plaise parfaitement, il la cherchera en dehors du mariage, et se
+contentera d’assurer son sort et celui de ses enfants. S’il peut le
+faire d’une façon juste, raisonnable, suffisante et que la femme cède,
+sans exiger rigoureusement les droits exagérés que le mariage seul lui
+accorde, elle perd alors l’honneur, parce que le mariage est la base de
+la société civile, et elle se prépare une triste vie, car il est dans la
+nature de l’homme de se préoccuper outre mesure de l’opinion des autres.
+Si, au contraire, la femme résiste, elle court risque d’épouser un mari
+qui lui déplaise ou de sécher sur place en restant vieille fille; car
+elle a peu d’années pour se décider. C’est à ce point de vue de la
+monogamie qu’il est bon de lire le profond et savant traité de Thomasius
+«_De concubinatu_». On y voit que chez tous les peuples civilisés de
+tous les temps, jusqu’à la Réforme, le concubinat a été une institution
+admise, jusqu’à un certain point légalement reconnue et nullement
+déshonorante. C’est la réforme luthérienne qui l’a fait descendre de son
+rang, parce qu’elle y trouvait une justification du mariage des prêtres,
+et l’église catholique n’a pu rester en arrière.
+
+Il est inutile de disputer sur la polygamie, puisqu’en fait elle existe
+partout et qu’il ne s’agit que de l’organiser. Où trouve-t-on de
+véritables monogames? Tous, du moins pendant un temps, et la plupart
+presque toujours, nous vivons dans la polygamie. Si tout homme a besoin
+de plusieurs femmes, il est tout à fait juste qu’il soit libre, et même
+qu’il soit obligé de se charger de plusieurs femmes; celles-ci seront
+par là même ramenées à leur vrai rôle, qui est celui d’un être
+subordonné, et l’on verra disparaître de ce monde la _dame_, ce
+_monstrum_ de la civilisation européenne et de la bêtise
+germano-chrétienne, avec ses ridicules prétentions au respect et à
+l’honneur; plus de dames, mais aussi plus de ces malheureuses femmes,
+qui remplissent maintenant l’Europe!--
+
+ * * * * *
+
+... Il est évident que la femme par nature est destinée à obéir. Et la
+preuve en est que celle qui est placée dans cet état d’indépendance
+absolue contraire à sa nature s’attache aussitôt à n’importe quel homme
+par qui elle se laisse diriger et dominer, parce qu’elle a besoin d’un
+maître. Est-elle jeune, elle prend un amant; est-elle vieille, un
+confesseur.
+
+ * * * * *
+
+Le mariage est un piège que la nature nous tend.--(M. 355.)
+
+ * * * * *
+
+Parmi les philosophes et les poètes, ceux qui sont mariés deviennent par
+cela seul suspects de chercher leur propre avantage, et non l’avantage
+de la science et de l’art.--(M. 357.)
+
+ * * * * *
+
+L’honneur des femmes, de même que l’honneur des hommes, est un «esprit
+de corps»[39] bien entendu. Le premier est de beaucoup le plus important
+des deux; parce que dans la vie des femmes les rapports sexuels sont la
+grande affaire.--L’honneur pour une jeune fille consiste dans la
+confiance qu’inspire son innocence, et pour une femme dans sa fidélité à
+son mari. Les femmes attendent des hommes et exigent d’eux tout ce qui
+leur est nécessaire et tout ce qu’elles désirent. L’homme au fond
+n’exige de la femme qu’une seule chose. Les femmes doivent donc
+s’arranger de telle manière que les hommes ne puissent obtenir d’elles
+cette chose unique qu’en échange du soin qu’ils s’engagent à prendre
+d’elles et des enfants futurs: de cet arrangement dépend le bonheur de
+toutes les femmes. Pour l’obtenir, il est indispensable qu’elles se
+soutiennent et fassent preuve d’esprit de corps. Aussi marchent-elles
+comme une seule femme et en rangs serrés vis-à-vis de l’armée des
+hommes, qui, grâce à la prédominance physique et intellectuelle,
+possèdent tous les biens terrestres; voilà l’ennemi commun qu’il s’agit
+de vaincre et de conquérir, afin d’arriver par cette victoire à posséder
+les biens de la terre. La première maxime de l’honneur féminin a donc
+été qu’il faut refuser impitoyablement à l’homme tout commerce
+illégitime, afin de le contraindre au mariage comme à une sorte de
+capitulation; seul moyen de pourvoir toute la gent féminine. Pour
+atteindre ce résultat, la maxime précédente doit être rigoureusement
+respectée; aussi toutes les femmes avec un véritable esprit de corps
+veillent-elles à son exécution. Une jeune fille qui a failli s’est
+rendue coupable de trahison envers tout son sexe, car si cette action se
+généralisait, l’intérêt commun serait compromis; on la chasse de la
+communauté, on la couvre de honte; elle se trouve ainsi avoir perdu son
+honneur. Toute femme doit la fuir comme une pestiférée. Un même sort
+attend la femme adultère parce qu’elle a manqué à l’un des termes de la
+capitulation consentie par le mari. Son exemple serait de nature à
+détourner les hommes de signer un pareil traité, et le salut de toutes
+les femmes en dépend. Outre cet honneur particulier à son sexe, la femme
+adultère perd en outre l’honneur civil, parce que son action est une
+tromperie, un manque grossier à la foi jurée. L’on peut dire avec
+quelque indulgence «une jeune fille abusée» on ne dit pas «une femme
+abusée.» Le séducteur peut bien par le mariage rendre l’honneur à la
+première, il ne peut pas le rendre à la seconde, même après le
+divorce.--A voir clairement les choses, on reconnaît donc qu’un _esprit
+de corps_ utile, indispensable, mais bien calculé et fondé sur
+l’intérêt, est le principe de l’honneur des femmes: on ne peut nier son
+importance extrême dans la destinée de la femme, mais on ne saurait lui
+attribuer une valeur absolue, au delà de la vie et des fins de la vie,
+et méritant qu’on lui sacrifie l’existence même...
+
+ [39] «Les femmes font cause commune; elles sont liées par un _esprit
+ de corps_, par une espèce de confédération tacite, qui comme les
+ ligues secrètes d’un État, prouve peut-être la faiblesse du parti
+ qui se croit obligé d’y avoir recours.»
+
+ CHAMFORT.
+
+ Schopenhauer n’a pas cité cette pensée de Chamfort.
+
+Ce qui prouverait d’une manière générale que l’honneur des femmes n’a
+pas une origine vraiment conforme à la nature, c’est le nombre des
+victimes sanglantes qui lui sont offertes, infanticides, suicides des
+mères. Si une jeune fille qui prend un amant, commet une véritable
+trahison envers son sexe, n’oublions pas que le pacte féminin avait été
+accepté tacitement sans engagement formel de sa part. Et comme dans la
+plupart des cas elle est la première victime, sa folie est infiniment
+plus grande que sa dépravation.--(P. I. 388.)
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+III
+
+PENSÉES DIVERSES
+
+SUR L’ART, LA RELIGION, LA POLITIQUE, L’HOMME, LA SOCIÉTÉ, ETC.
+
+
+
+
+I
+
+L’ART, LE STYLE, LA LITTÉRATURE.
+
+
+Dans la morale, la bonne volonté est tout; mais dans l’art elle n’est
+rien.--(L. 104.)
+
+ * * * * *
+
+Il faut traiter une œuvre d’art comme un grand personnage; rester debout
+devant elle et attendre patiemment qu’elle daigne vous adresser la
+parole.--(M. 243.)
+
+ * * * * *
+
+Sur le visage de l’Apollon du Belvédère, je lis la juste indignation
+profondément sentie du dieu des Muses contre la perversité pitoyable,
+absolue et incurable des Philistins. C’est contre eux qu’il a lancé ses
+flèches, pour anéantir l’engeance des ineptes éternels.--(M. 276.)
+
+ * * * * *
+
+Si l’antiquité nous a laissé des classiques, c’est-à-dire des esprits
+dont les écrits brillent d’une immortelle jeunesse à travers les
+siècles, cela vient de ce que chez eux écrire des livres n’était pas une
+affaire de commerce.--(P. II. 462.)
+
+ * * * * *
+
+Les humanités--expression très juste pour exprimer l’étude des écrivains
+de l’antiquité, car c’est par eux que l’écolier commence à redevenir un
+homme, en pénétrant dans un monde encore pur de toutes les grimaces du
+moyen âge et du romantisme... Ne vous figurez pas que votre sagesse
+moderne puisse jamais remplacer cette virile initiation. Vous n’êtes
+pas, comme les Grecs et les Romains, des êtres libres par naissance, les
+fils indépendants de la nature; vous êtes d’abord les fils, les
+héritiers de la grossière folie du moyen âge, de la fourberie honteuse
+du clergé et de la chevalerie, moitié force brutale, moitié niaise
+vanité. Que l’un et l’autre viennent à disparaître, vous n’en serez pas
+pour cela plus assurés sur vos pieds, car, sans l’étude des anciens,
+votre littérature est destinée à dégénérer en bavardage vulgaire et en
+plate philistinerie.--(L. 34.)
+
+ * * * * *
+
+Un roman est d’un ordre d’autant plus noble et élevé qu’il pénètre dans
+la vie intérieure et qu’il y a moins d’aventures. Cette vérité se
+retrouve comme signe caractéristique à tous les degrés du roman, depuis
+Tristram Shandy, jusqu’au roman de chevalerie ou aux histoires de
+brigands les plus grossières, les plus fécondes en exploits héroïques et
+les plus basses. Tristram Shandy n’a pour ainsi dire pas d’action, et
+comme il y en a peu dans la nouvelle Héloïse et dans Wilhelm Meister!
+Don Quichotte a une action relativement faible, surtout plaisante et
+très insignifiante: et ces quatre romans sont l’idéal du genre...
+
+La tâche du romancier n’est pas de nous raconter de grands événements,
+mais de rendre les petites choses intéressantes.--(P. II. 473.)
+
+ * * * * *
+
+La fausse route dans laquelle notre musique est engagée est analogue à
+celle où se perdait l’architecture romaine sous les derniers Césars,
+lorsque la surcharge des ornements cachait la belle simplicité des
+proportions essentielles et même les dénaturait: de même la musique nous
+offre des effets bruyants, beaucoup d’instruments, beaucoup d’art, mais
+combien peu de pensées profondes, claires, pénétrantes et
+saisissantes.--(P. II. 464.)
+
+ * * * * *
+
+Le style est la physionomie de l’esprit. Et celle-là trompe moins que
+celle du corps. Imiter un style étranger, c’est porter un masque. Si
+beau que soit le masque, son expression morte devient bientôt insipide
+et insupportable, à tel point que le plus laid visage serait préférable
+pourvu qu’il soit animé.--(L. 33.)
+
+ * * * * *
+
+Aucune prose ne se lit aussi aisément et aussi agréablement que la prose
+française... L’écrivain français enchaîne ses pensées dans l’ordre le
+plus logique et en général le plus naturel, et les soumet ainsi
+successivement à son lecteur, qui peut les apprécier à l’aise, et
+consacrer à chacune son attention sans partage. L’Allemand, au
+contraire, les entrelace dans une période embrouillée et
+archi-embrouillée, parce qu’il veut dire six choses à la fois, au lieu
+de les présenter l’une après l’autre.--(P. II. 577.)
+
+ * * * * *
+
+Le véritable caractère national allemand, c’est la lourdeur: elle éclate
+dans leur démarche, dans leur manière d’être et d’agir, leur langue,
+leurs récits, leurs discours, leurs écrits, dans leur façon de
+comprendre et de penser, mais tout spécialement dans leur style. Elle se
+reconnaît au plaisir qu’ils trouvent à construire de longues périodes,
+lourdes, embrouillées. La mémoire est obligée de travailler seule,
+patiemment, pendant cinq minutes, pour retenir machinalement les mots
+comme une leçon qu’on lui impose, jusqu’au moment où, à la fin de la
+période, le sens se dégage, l’intelligence prend son élan et l’énigme
+est résolue. C’est à ce jeu qu’ils aiment à exceller, et quand ils
+peuvent ajouter du précieux, de l’emphatique et un air grave plein
+d’affectation, σερνότης, l’auteur alors nage dans la joie: mais que le
+ciel donne patience au lecteur.--En outre ils s’étudient tout
+spécialement à trouver toujours les expressions les plus indécises et
+les plus impropres, de sorte que tout apparaît comme dans le brouillard:
+leur but semble être de se ménager à chaque phrase une porte de
+derrière, puis de se donner le genre de paraître en dire plus qu’ils
+n’en ont pensé; enfin ils sont stupides et ennuyeux comme des bonnets de
+nuit; et c’est justement ce qui rend haïssable la manière d’écrire des
+Allemands à tous les étrangers, qui n’aiment pas à tâtonner dans
+l’obscurité; c’est au contraire chez nous un goût national.--(P. II.
+578.)
+
+ * * * * *
+
+Les Allemands se distinguent des autres nations par leur négligence dans
+le style aussi bien que dans le vêtement, et c’est le caractère national
+qui est responsable de ce double désordre. De même qu’une mise
+abandonnée trahit le peu d’estime que l’on fait de la société où l’on se
+montre, ainsi un mauvais style, négligé, lâché, témoigne un mépris
+offensant pour le lecteur, qui se venge à bon droit en ne vous lisant
+pas. Ce qu’il y a surtout de réjouissant, c’est de voir les critiques
+juger les œuvres d’autrui dans leur style débraillé d’écrivains à gages.
+Cela fait l’effet d’un juge qui siégerait au tribunal en robe de chambre
+et en pantoufles.--(P. II. 576.)
+
+ * * * * *
+
+C’est dans notre siècle seulement qu’il y a des écrivains de profession.
+Jusqu’alors, il n’y avait que des écrivains de vocation.--(P. II. 582.)
+
+ * * * * *
+
+Il en est de la littérature comme de la vie: de quelque côté qu’on se
+tourne, aussitôt on rencontre partout l’incorrigible populace, par
+légion: elle remplit tout, elle salit tout, comme les mouches en été. De
+là ce nombre infini de mauvais livres, cette ivraie qui pullule, se
+nourrit aux dépens du bon grain et l’étouffe.--(P. II. 589.)
+
+ * * * * *
+
+Xerxès, au dire d’Hérodote, pleurait à la vue de son armée innombrable,
+en songeant qu’au bout d’un siècle, de tant de milliers d’hommes nul ne
+survivrait; et qui ne verserait des larmes, à la vue des gros catalogues
+de librairie, si l’on réfléchissait que, parmi tant de livres, au bout
+de dix ans pas un seul ne surnagera.--(P. II. 589.)
+
+
+
+
+II
+
+PENSÉES SUR LA RELIGION.
+
+
+S’imaginer que les sciences peuvent faire sans cesse de nouveaux progrès
+et se répandre de plus en plus, sans que cela empêche la religion de
+continuer à vivre et à fleurir, c’est se tromper étrangement. Les
+religions sont filles de l’ignorance et ne survivent pas longtemps à
+leur mère.--(L. 23.)
+
+ * * * * *
+
+Foi et science ne peuvent guère vivre en harmonie dans un même esprit,
+non plus que loup et brebis en une même cage: et c’est la science qui
+est le loup et menace de croquer la brebis.--(L. 23.)
+
+ * * * * *
+
+Les religions sont comme les vers luisants: elles ont besoin de
+l’obscurité pour éclairer. Un certain degré d’ignorance générale est la
+condition de toutes les religions, c’est le seul élément dans lequel
+elles puissent vivre.--(P. II. 369.)
+
+ * * * * *
+
+Peut-être le moment si souvent prophétisé est-il proche où la religion
+se séparera des États européens, comme une nourrice de l’enfant trop âgé
+pour ses soins et prêt à passer aux mains du précepteur.--(P. II. 371.)
+
+ * * * * *
+
+Temples et églises, pagodes et mosquées, dans tous les temps, par leur
+magnificence et leur grandeur, témoignent du besoin métaphysique de
+l’homme, qui, fort et indestructible, suit pas à pas le besoin physique.
+On pourrait, il est vrai, si l’on était d’humeur satirique, ajouter que
+le premier besoin est un modeste gaillard qui se contente à moins de
+frais. Des fables grossières, des contes à dormir debout, il ne lui en
+faut souvent pas davantage: qu’on les imprime assez tôt dans l’esprit de
+l’homme, et ces fables et ces légendes deviennent des explications
+suffisantes de son existence et des soutiens de sa moralité. Considérez
+par exemple le Coran: ce livre médiocre a été suffisant pour fonder une
+religion qui, répandue par le monde, satisfait le besoin métaphysique de
+millions d’hommes depuis 1200 ans, sert de fondement à leur morale, leur
+inspire un grand mépris de la mort et l’enthousiasme des guerres
+sanglantes et des vastes conquêtes. Nous trouvons dans ce livre la plus
+triste et la plus misérable figure du théisme. Peut-être a-t-il beaucoup
+perdu par les traductions; mais je n’ai pu y découvrir une seule pensée
+ayant quelque valeur. Ce qui prouve que la capacité métaphysique ne va
+pas de pair avec le besoin métaphysique.--(L. 18.)
+
+ * * * * *
+
+En réalité, toute religion positive est l’usurpatrice du trône qui
+appartient à la philosophie. Aussi les philosophes seront-ils toujours
+en hostilité avec elle; quand bien même ils devraient la considérer
+comme un mal nécessaire, une béquille pour la faiblesse morbide de
+l’esprit de la plupart des hommes.--(M. 349.)
+
+ * * * * *
+
+La religion catholique est une instruction pour mendier le ciel, qu’il
+serait trop incommode de mériter. Les prêtres sont les intermédiaires de
+cette mendicité.--(M. 349.)[40]
+
+ [40] «Que ferai-je toute ma vie? se disait Julien au séminaire. Je
+ vendrai aux fidèles une place dans le ciel. Comment cette place leur
+ sera-t-elle rendue visible? Par la différence de mon extérieur et de
+ celui d’un laïque.» Stendhal (_Rouge et noir_).
+
+ * * * * *
+
+Non content des soucis, des afflictions et des embarras que lui impose
+le monde réel, l’esprit humain se crée encore un monde imaginaire sous
+forme de mille superstitions diverses. Celles-ci l’occupent de toutes
+façons; il y consacre le meilleur de son temps et de ses forces, dès que
+le monde réel lui accorde un repos qu’il n’est pas capable de goûter. On
+peut constater ce fait à l’origine, chez les peuples qui, placés sous un
+ciel doux et sur un sol clément, ont une existence facile, tels que les
+Hindous, puis les Grecs, les Romains, plus tard les Italiens, les
+Espagnols, etc.--L’homme se fabrique des démons, des dieux et des saints
+à son image; ils exigent à tout moment des sacrifices, des prières, des
+ornements, des vœux formés et exécutés, des pèlerinages, des
+prosternations, des tableaux et des parures, etc. Fiction et réalité
+s’entremêlent à leur service, et la fiction obscurcit la réalité; tout
+événement dans la vie est accepté comme une manifestation de leur
+puissance. Les entretiens mystiques avec ces divinités remplissent la
+moitié des jours, ils soutiennent sans cesse l’espérance; le charme de
+l’illusion les rend souvent plus intéressants que la fréquentation des
+êtres réels. Quelle expression et quel symptôme de la misère innée de
+l’homme, de l’urgent besoin qu’il a de secours et d’assistance,
+d’occupation et de passe-temps; et, bien qu’il perde des forces utiles
+et des instants précieux en vaines prières et en vains sacrifices au
+lieu de s’aider lui-même, quand les dangers imprévus surgissent tout à
+coup, il ne cesse pourtant de s’occuper et de se distraire dans cet
+entretien fantastique avec un monde d’esprits qu’il rêve; c’est là
+l’avantage des superstitions, avantage qu’il ne faut pas dédaigner.--(W.
+I. 380.)
+
+ * * * * *
+
+Pour dompter les âmes barbares et les détourner de l’injustice et de la
+cruauté, ce n’est pas la vérité qui est utile: car ils ne peuvent la
+concevoir; c’est donc l’erreur, un conte, une parabole. De là la
+nécessité d’enseigner une foi positive.--(M. 349.)
+
+ * * * * *
+
+Les religions sont nécessaires au peuple, et sont pour lui un
+inestimable bienfait. Même lorsqu’elles veulent s’opposer au progrès de
+l’humanité dans la connaissance de la vérité, il faut les écarter avec
+tous les égards possibles. Mais demander qu’un grand esprit, un Gœthe,
+un Shakespeare, accepte avec conviction _impliciter, bona fide et sensu
+proprio_, les dogmes d’une religion quelconque, c’est demander qu’un
+géant chausse le soulier _d’un nain_.--(W. II. 185.)
+
+ * * * * *
+
+Quand on compare à la pratique des fidèles l’excellente morale que
+prêche la religion chrétienne et plus ou moins toute religion et que
+l’on se représente ce qu’il adviendrait de cette morale, si le bras
+séculier n’empêchait pas les crimes, et ce que nous aurions à craindre,
+si pour un seul jour on supprimait toutes les lois, l’on avouera que
+l’action de toutes les religions sur la moralité est en réalité très
+faible. Assurément la faute en est à la faiblesse de la foi.
+Théoriquement et tant qu’on s’en tient aux méditations pieuses, chacun
+se croit ferme dans sa foi. Mais l’acte est la dure pierre de touche de
+toutes nos convictions: quand on en vient aux actes et qu’il faut
+prouver sa foi par de grands renoncements et de durs sacrifices, c’est
+alors qu’on en voit apparaître toute la faiblesse. Lorsqu’un homme
+médite sérieusement un délit, il fait déjà une brèche à la moralité
+pure. La première considération qui l’arrête ensuite, c’est celle de la
+justice et de la police. S’il passe outre, espérant s’y soustraire, le
+second obstacle qui alors se présente c’est la question d’honneur. Si
+l’on franchit ces deux remparts, il y a beaucoup à parier qu’après avoir
+triomphé de ces deux résistances puissantes, un dogme religieux
+quelconque n’aura pas assez de force pour empêcher d’agir. Car si un
+danger prochain, assuré, n’effraie pas, comment se laisserait-on tenir
+en bride par un danger éloigné et qui ne repose que sur la foi.--(L.
+23.)
+
+ * * * * *
+
+La confession fut une heureuse pensée; car vraiment chacun de nous est
+un juge moral parfait et compétent, connaissant exactement le bien et le
+mal, et même un saint, quand il aime le bien et a horreur du mal. Cela
+est vrai de chacun de nous, pourvu que l’enquête porte sur les actions
+d’autrui et non sur les nôtres propres, et qu’il s’agisse seulement
+d’approuver et de désapprouver, et que les autres soient chargés de
+l’exécution. Aussi le premier venu peut-il comme confesseur prendre
+absolument la place de Dieu.--(N. 433.)
+
+
+
+
+III
+
+PENSÉES SUR LA POLITIQUE.
+
+
+L’État n’est que la _muselière_ dont le but est de rendre inoffensif
+cette bête carnassière, l’homme, et de faire en sorte qu’il ait l’aspect
+d’un herbivore.--(M. 302.)
+
+ * * * * *
+
+Partout et en tout temps il y a eu beaucoup de mécontentement contre les
+gouvernements, les lois et les institutions publiques; cela vient de ce
+qu’on est toujours prêt à les rendre responsables de la misère
+inséparable de l’existence humaine, car elle a pour origine, selon le
+mythe, la malédiction que reçut Adam et avec lui toute sa race. Jamais
+pourtant cette tendance injuste n’a été exploitée d’une manière plus
+mensongère et plus impudente que par nos démagogues contemporains.
+Ceux-ci, en effet, par haine du christianisme, se proclament optimistes:
+à leurs yeux, le monde n’a point de but en dehors de lui-même, et, par
+sa nature même, il leur semble organisé dans la perfection; un vrai
+séjour de la félicité. C’est aux seuls gouvernements qu’ils attribuent
+les misères colossales du monde qui crient contre cette théorie; il leur
+semble que si les gouvernements faisaient leur devoir, le ciel
+existerait sur la terre, c’est-à-dire que tous les hommes pourraient
+sans peine et sans soucis se gorger, se soûler, se propager et crever:
+car c’est là ce qu’ils entendent quand ils parlent du progrès infini de
+l’humanité, dont ils font le but de la vie et du monde, et qu’ils ne se
+lassent pas d’annoncer en phrases pompeuses et emphatiques.--(P. II.
+275.)
+
+ * * * * *
+
+Le roi, au lieu du «Nous par la grâce de Dieu» pourrait dire plus
+justement: «Nous de deux maux le moindre.» Car sans roi les choses ne
+sauraient aller, il est la clef de voûte de l’édifice qui sans lui
+s’écroulerait.--(M. 198.)
+
+ * * * * *
+
+L’organisation de la société humaine oscille comme un pendule entre deux
+extrêmes, deux pôles, deux maux opposés: le despotisme et l’anarchie.
+Plus elle s’éloigne de l’un, plus elle se rapproche de l’autre. La
+pensée vous vient alors que le juste milieu serait le point convenable:
+quelle erreur! Ces deux maux ne sont pas également mauvais et dangereux;
+le premier est infiniment moins à craindre: d’abord les coups du
+despotisme n’existent qu’à l’état de possibilité, et quand ils se
+produisent en actes, ils n’atteignent qu’un homme entre des millions
+d’hommes. Quant à l’anarchie, possibilité et réalité sont inséparables:
+ses coups atteignent chaque citoyen et cela chaque jour. Aussi toute
+constitution doit se rapprocher beaucoup plus du despotisme que de
+l’anarchie: elle doit même contenir une légère possibilité de
+despotisme.--(N. 381.)
+
+ * * * * *
+
+Rois et domestiques ne sont désignés que par leurs petits noms, voilà
+les deux extrêmes de la société.--(N. 383.)
+
+ * * * * *
+
+Les républiques sont en général faciles à établir, mais difficiles à
+maintenir: pour les monarchies, c’est juste le contraire. (P. II. 273.)
+
+ * * * * *
+
+Voulez-vous des plans utopiques: la seule solution du problème politique
+et social serait le despotisme des sages et des nobles d’une
+aristocratie pure et vraie, obtenue au moyen de la génération par
+l’union des hommes aux sentiments les plus généreux avec les femmes les
+plus intelligentes et les plus fines. Cette proposition est mon utopie
+et ma république de Platon[41].--(P. II. 273).
+
+ [41] M. Renan expose une idée analogue dans ses _Dialogues
+ philosophiques_.
+
+ * * * * *
+
+La race humaine est une fois pour toutes et par nature vouée à la misère
+et à la ruine; quand bien même par le secours de l’État et de l’histoire
+on pourrait remédier à l’injustice et à la misère au point que la terre
+devienne une sorte de pays de cocagne, les hommes en viendraient à
+s’entre-quereller par ennui et tomberaient les uns sur les autres, ou
+bien l’excès de la population amènerait la famine et celle-ci les
+détruirait.--(M. 302.)
+
+ * * * * *
+
+Il est extrêmement rare qu’un homme voie toute son effroyable malice
+dans le miroir de ses actions. Ou bien croyez-vous vraiment que
+Robespierre, Bonaparte, l’empereur du Maroc, les assassins que vous
+voyez sur la roue, soient seuls si mauvais entre tous? Ne voyez-vous pas
+que beaucoup en feraient autant, si seulement ils le pouvaient?--(M.
+303.)
+
+ * * * * *
+
+Bonaparte n’est pas à proprement parler plus méchant que beaucoup
+d’hommes, pour ne pas dire que la plupart des hommes. Il n’a que
+l’égoïsme tout à fait commun qui consiste à chercher son bien aux dépens
+des autres. Ce qui le distingue, c’est uniquement une plus grande force
+pour satisfaire cette volonté, une plus grande intelligence, une plus
+grande raison, un plus grand courage; et le hasard lui donnait en outre
+un champ favorable. Grâce à toutes ces conditions réunies il fit pour
+son égoïsme ce que mille autres aimeraient bien à faire, mais ne peuvent
+faire. Tout méchant gamin qui, par sa malice, se procure un mince
+avantage au détriment de ses camarades, si faible que soit le dommage
+qu’il cause, est aussi mauvais que Bonaparte. (M. 301.)
+
+ * * * * *
+
+L’homme est au fond une bête sauvage, une bête féroce. Nous ne le
+connaissons que dompté, apprivoisé en cet état qui s’appelle
+civilisation: aussi reculons-nous d’effroi devant les explosions
+accidentelles de sa nature. Que les verrous et les chaînes de l’ordre
+légal tombent n’importe comment, que l’anarchie éclate, c’est alors
+qu’on voit ce qu’est l’homme.--(L. 139.)
+
+ * * * * *
+
+L’exagération en tout genre est aussi essentielle au journalisme qu’à
+l’art dramatique: car il s’agit de tirer de chaque événement le plus
+grand parti possible. Aussi tous les journalistes sont alarmistes de
+profession: c’est leur manière de se rendre intéressants. Par là ils
+ressemblent aux roquets, qui, dès que le moindre mouvement se produit,
+aboient aussitôt à tout rompre. Il faut régler là dessus l’attention que
+l’on prête à leur trompette d’alarme afin qu’ils ne vous troublent pas
+la digestion.--(L. 137.)
+
+
+
+
+IV
+
+PENSÉES SUR L’HOMME ET LA SOCIÉTÉ.
+
+
+Les choses se passent dans le monde comme dans les drames de Gozzi où
+les mêmes personnes paraissent toujours, avec les mêmes intentions et le
+même sort; les motifs et les événements différent assurément dans chaque
+pièce, mais l’esprit des événements est le même, les personnages d’une
+pièce ne savent rien non plus de ce qui s’est passé dans l’autre, où ils
+étaient pourtant acteurs: aussi après toutes les expériences des pièces
+précédentes, Pantalone n’est devenu ni plus adroit ni plus généreux, ni
+Tartaglia plus honnête, ni Brighella plus courageux, ni Colombine plus
+vertueuse.--(W. I. 215.)
+
+ * * * * *
+
+Notre monde civilisé n’est qu’une grande mascarade. On y rencontre des
+chevaliers, des moines, des soldats, des docteurs, des avocats, des
+prêtres, des philosophes, et que ne rencontre-t-on pas encore? Mais ils
+ne sont pas ce qu’ils représentent: ce sont de simples masques sous
+lesquels se cachent la plupart du temps des spéculateurs d’argent
+(_moneymakers_.) Tel prend aussi le masque de la justice et du droit
+avec le secours d’un avocat, pour mieux frapper son semblable; tel
+autre, dans le même but, a choisi le masque du bien public et du
+patriotisme; un troisième celui de la religion, de la foi immaculée.
+Pour toutes sortes de buts secrets, plus d’un s’est caché sous le masque
+de la philosophie, comme aussi de la philanthrophie, etc. Les femmes ont
+moins de choix: elles se servent la plupart du temps du masque de la
+vertu, de la pudeur, de la simplicité, de la modestie. Il y aussi des
+masques généraux, sans caractère spécial, comme les dominos au bal
+masqué, et que l’on rencontre partout: ceux-là nous figurent l’honnêteté
+rigide, la politesse, la sympathie sincère et l’amitié grimaçante. La
+plupart du temps, il n’y a, comme je l’ai dit, que de purs industriels,
+commerçants, spéculateurs, sous tous ces masques. A ce point de vue la
+seule classe honnête est celle des marchands, car seuls ils se donnent
+pour ce qu’ils sont, et se promènent à visage découvert: aussi les
+a-t-on mis au bas de l’échelle.--(P. II. 226.)
+
+ * * * * *
+
+Le médecin voit l’homme dans toute sa faiblesse; le juriste le voit dans
+toute sa méchanceté; le théologien, dans toute sa bêtise.--(P. II. 639.)
+
+ * * * * *
+
+De même qu’il suffit d’une feuille à un botaniste pour reconnaître toute
+la plante, de même qu’un seul os suffisait à Cuvier pour reconstruire
+tout l’animal, ainsi une seule action caractéristique de la part d’un
+homme peut permettre d’arriver à une connaissance exacte de son
+caractère, et par conséquent de le reconstituer en une certaine mesure,
+quand bien même il s’agirait d’une chose insignifiante; l’occasion n’en
+est que plus favorable: car dans les affaires plus importantes, les
+hommes sont sur leur garde, dans les petites choses, au contraire, ils
+suivent leur nature sans y songer beaucoup. Si quelqu’un, à propos d’une
+vétille, montre par sa conduite absolument égoïste, sans les moindres
+égards pour autrui, que le sentiment de justice est étranger à son cœur,
+il ne faut pas lui confier un centime, sans prendre les sûretés
+suffisantes... D’après le même principe, il faut briser immédiatement
+avec ces gens qui s’appellent les bons amis, même pour les moindres
+choses, quand ils trahissent un caractère méchant, faux ou vulgaire,
+afin de prévenir par là les mauvais tours qu’ils pourraient vous jouer
+dans des affaires graves. J’en dirais autant des domestiques: plutôt
+seul qu’au milieu de traîtres.--(L. 151.)
+
+ * * * * *
+
+Laisser paraître de la colère ou de la haine dans ses paroles ou sur son
+visage, cela est inutile, dangereux, imprudent, ridicule, commun. On ne
+doit trahir sa colère ou sa haine que par des actes. Les animaux à sang
+froid sont les seuls qui aient du venin.--(P. I. 497.)
+
+ * * * * *
+
+Politesse est prudence; impolitesse une stupidité: se faire des ennemis
+aussi inutilement et de gaîté de cœur, c’est du délire, comme lorsque
+l’on met le feu à sa maison. Car la politesse est comme les jetons, une
+monnaie notoirement fausse; être économe de cette monnaie, c’est un
+manque d’esprit; en être prodigue au contraire, c’est faire preuve de
+bon sens.--(L. 217.)
+
+ * * * * *
+
+Notre confiance envers les autres n’a très souvent d’autres causes que
+la paresse, l’égoïsme et la vanité: la paresse quand l’ennui de
+réfléchir, de veiller, d’agir, nous porte à nous confier à un autre;
+l’égoïsme, quand le besoin de parler de nos affaires nous excite à lui
+faire des confidences; la vanité quand nous avons quelque chose
+d’avantageux à dire sur notre compte. Nous n’exigeons pas moins qu’on
+nous fasse honneur de notre confiance.--(P. I. 491.)
+
+ * * * * *
+
+Il est prudent de faire sentir de temps en temps aux gens, hommes et
+femmes, que l’on peut fort bien se passer d’eux: cela fortifie l’amitié;
+et même près de la plupart des hommes, il n’est pas mauvais de glisser
+de temps en temps dans la conversation une nuance de dédain à leur
+égard; ils font d’autant plus de cas de notre amitié: _chi non istima
+vien stimato_, qui n’estime pas est estimé, dit un proverbe italien. Si
+quelqu’un a beaucoup de valeur réelle à nos yeux, il faut le lui cacher
+comme si c’était un crime. Voilà qui n’est pas précisément réjouissant;
+mais il en est ainsi. C’est à peine si les chiens supportent la grande
+amitié: bien moins encore les hommes.--(P. I. 480.)
+
+ * * * * *
+
+Les amis se disent sincères; ce sont les ennemis qui le sont: aussi
+devrait-on prendre leur critique comme une médecine amère, et apprendre
+par eux à se mieux connaître.--(P. I. 489).
+
+ * * * * *
+
+Il peut arriver que nous regrettions la mort de nos ennemis et de nos
+adversaires, même après nombre d’années, presque autant que celle de nos
+amis,--c’est quand nous trouvons qu’ils nous manquent pour être témoins
+de nos éclatants succès.--(P. II. 621.)
+
+ * * * * *
+
+Rien ne trahit plus l’ignorance des hommes que si l’on allègue comme une
+preuve des mérites et de la valeur d’un homme qu’il a beaucoup d’amis:
+comme si les hommes accordaient leur amitié d’après la valeur et le
+mérite! comme s’ils n’étaient pas au contraire semblables aux chiens qui
+aiment celui qui les caresse ou leur donne des os, sans plus s’occuper
+d’eux au delà!--Celui qui s’entend le mieux à les caresser, fussent-ils
+les bêtes les plus vilaines, celui-là a beaucoup d’amis.--(M. 257.)
+
+ * * * * *
+
+«Ni aimer, ni haïr», c’est la moitié de la sagesse humaine: «ne rien
+dire et ne rien croire» l’autre moitié. Mais avec quel plaisir on tourne
+le dos à un monde qui exige une pareille sagesse.--(P. I. 496.)
+
+ * * * * *
+
+La différence entre la vanité et l’orgueil, c’est que l’orgueil est une
+conviction bien arrêtée de notre supériorité en toutes choses; la vanité
+au contraire est le désir d’éveiller chez les autres cette persuasion,
+avec une secrète espérance de se laisser à la longue convaincre
+soi-même. L’orgueil a donc son origine dans une conviction intérieure et
+directe que l’on a de sa haute valeur; au contraire, la vanité cherche
+un appui dans l’opinion du dehors pour arriver à l’estime de soi-même.
+La vanité rend bavard, l’orgueil rend silencieux. Mais l’homme vain
+devrait savoir que la haute opinion des autres, objet de ses efforts,
+s’obtient beaucoup plus aisément par un silence continu que par la
+parole, quand même on aurait les plus belles choses à dire.--N’est pas
+orgueilleux qui veut, tout au plus peut-on simuler l’orgueil, mais comme
+tout rôle de convention, ce rôle-là ne pourra être soutenu jusqu’au
+bout. Car il n’y a que la conviction ferme, profonde, inébranlable que
+l’on a de posséder des qualités supérieures et exceptionnelles, qui
+rende réellement orgueilleux. Cette conviction a beau être erronée, ou
+bien encore ne reposer que sur des avantages extérieurs et de
+convention, cela ne nuit en rien à l’orgueil, si elle est sérieuse et
+sincère. Car l’orgueil a ses racines dans notre conviction, et il ne
+dépend pas, non plus que toute autre connaissance, de notre bon plaisir.
+Son pire ennemi, j’entends son plus grand obstacle, est la vanité qui ne
+brigue les applaudissements d’autrui que pour édifier une haute opinion
+de soi-même, tandis que l’orgueil fait supposer que ce sentiment est
+déjà entièrement affermi en nous.
+
+Bien des gens blâment et critiquent l’orgueil; ceux-là sans doute n’ont
+rien en eux-mêmes qui puisse les rendre fiers.--(P. I. 379.)
+
+ * * * * *
+
+La nature est ce qu’il y a de plus aristocratique au monde: toute
+différence que le rang ou la richesse en Europe, les castes dans l’Inde
+établissent entre les hommes, est petite en comparaison de la distance
+qu’au point de vue moral et intellectuel la nature a irrévocablement
+fixée; et, dans l’aristocratie de la nature comme dans les autres
+aristocraties, il y a dix mille plébéiens pour un noble et des millions
+pour un prince; la grande foule c’est le tas, _plebs_, _mob_, _rabble_,
+_la canaille_.
+
+C’est pourquoi, soit dit en passant, les patriciens et les nobles de la
+nature devraient aussi peu que ceux des États se mêler à la populace,
+mais vivre d’autant plus séparés et inabordables qu’ils sont plus
+élevés.--(N. 382.)
+
+ * * * * *
+
+La tolérance que l’on remarque et que l’on loue souvent chez les grands
+hommes, n’est toujours que le résultat du plus grand mépris pour les
+autres hommes: lorsqu’un grand esprit est tout à fait pénétré de ce
+mépris, il cesse de considérer les hommes comme ses semblables, et
+d’exiger d’eux ce qu’on exige de ses semblables. Il est alors aussi
+tolérant envers eux qu’envers tous les autres animaux, auxquels nous
+n’avons pas à reprocher leur déraison et leur bestialité.--(N. 359.)
+
+ * * * * *
+
+C’est la malédiction de l’homme de génie que, dans la mesure même où il
+semble aux autres grand et admirable, ceux-ci lui paraissent à leur tour
+petits et pitoyables. Il lui faut pendant toute sa vie réprimer cette
+opinion, comme les autres répriment la leur. Cependant il est condamné à
+vivre dans une île déserte, où il ne rencontre personne de semblable à
+lui, et qui n’a d’autres habitants que des singes et des perroquets. Et
+toujours il est victime de cette illusion, qui lui fait prendre de loin
+un singe pour un homme.--(N. 359.)
+
+
+
+
+V
+
+L’HOMME ET L’ANIMAL.
+
+
+La volonté dans l’homme a exactement le même but que la volonté dans la
+bête: se nourrir et se reproduire. Mais que de préparatifs compliqués et
+artificiels de la part de l’homme, quels stratagèmes pour arriver aux
+mêmes fins, que d’intelligence, de réflexion, de finesse, d’abstraction
+l’on applique même dans les affaires journalières de la vie commune. Et
+pourtant le but poursuivi et atteint n’est autre que celui de l’animal.
+C’est comme si l’on offrait le même vin tantôt dans un vase de terre,
+tantôt dans une coupe travaillée avec art: le vin reste le même, de même
+que la lame de l’épée reste la même, que la poignée soit en or ou en
+cuivre.--(M. 352.)
+
+ * * * * *
+
+Autant la bête est plus naïve que l’homme, autant la plante est plus
+naïve que la bête. Dans la bête nous voyons la volonté de vivre pour
+ainsi dire plus nue que dans l’homme qui cache ses instincts sous son
+intelligence, et qui a tant de moyens de dissimulation que sa véritable
+nature n’apparaît guère qu’accidentellement et par endroits. Cette
+volonté se montre tout à fait nue, mais beaucoup plus faible dans la
+plante, comme une pure impulsion aveugle vers l’existence, sans but ni
+fin. La plante manifeste tout son être au premier regard, et, avec une
+innocence parfaite, expose indifféremment à tous les yeux au point le
+plus élevé de sa tige les organes de la génération, qui chez toutes les
+bêtes sont placés à l’endroit le plus secret. Cette innocence des
+plantes tient à leur défaut de connaissance: ce n’est pas dans le
+vouloir, mais dans le vouloir avec connaissance que réside la
+faute.--(L. 43.)
+
+ * * * * *
+
+Toutes les fois qu’un homme meurt, c’est un monde qui disparaît, le
+monde qu’il portait dans sa tête; plus la tête est intelligente, plus ce
+monde est distinct, clair, important, et vaste: d’autant plus affreuse
+est sa disparition. Avec l’animal c’est une misérable rhapsodie ou une
+esquisse d’un monde qui disparaît.--(N. 412.)
+
+ * * * * *
+
+L’homme est une médaille qui porte d’un côté cette inscription «moins
+que rien», et de l’autre, «tout dans tout».--(N. 411.)
+
+ * * * * *
+
+La profonde douleur que nous éprouvons à la mort de tout être ami naît
+de ce sentiment que dans tout individu il y a quelque chose
+d’inexprimable, qui n’est qu’à lui, quelque chose d’irréparable. _Omne
+individuum ineffabile_. C’est même le cas de la personnalité des bêtes.
+On le sentira, si l’on a blessé à mort sans le vouloir une bête que l’on
+aime, et reçu le regard d’adieu qu’elle vous adresse; c’est une douleur
+déchirante.--(P. II. 621.)
+
+ * * * * *
+
+Le chien, l’unique ami de l’homme, a un privilège sur tous les autres
+animaux, un trait qui le caractérise, c’est ce mouvement de queue si
+bienveillant, si expressif et si profondément honnête. Quel contraste en
+faveur de cette manière de saluer que lui a donnée la nature, quand on
+la compare aux courbettes et aux affreuses grimaces que les hommes
+échangent en signe de politesse: cette assurance de tendre amitié et de
+dévouement de la part du chien est mille fois plus sûre, au moins pour
+le présent.--(L. 53.)
+
+Ce qui me rend si agréable la société de mon chien, c’est la
+transparence de son être. Mon chien est transparent comme un verre.--(M.
+140.) S’il n’y avait pas de chiens, je n’aimerais pas à vivre.--(M.
+170.)
+
+ * * * * *
+
+La pitié, principe de toute moralité, prend aussi les bêtes sous sa
+protection, tandis que dans les autres systèmes de morale européenne, on
+a envers elles si peu de responsabilité et d’égards. La prétendue
+absence de droits des animaux, le préjugé que notre conduite envers eux
+n’a pas d’importance morale, qu’il n’y a pas comme on dit de devoirs
+envers les bêtes, c’est là justement une grossièreté révoltante, une
+barbarie de l’occident, dont la source est dans le judaïsme...
+
+Il faut leur rappeler, à ces contempteurs des bêtes, à ces occidentaux
+judaïsés que, de même qu’ils ont été allaités par leur mère, de même
+aussi le chien l’a été par la sienne.
+
+La pitié envers les bêtes est si étroitement unie à la bonté du
+caractère, que l’on peut affirmer de confiance que celui qui est cruel
+envers les bêtes ne peut être un homme bon.--(L. 169.)
+
+ * * * * *
+
+La bonté du cœur consiste dans une pitié profonde universelle pour tout
+ce qui a vie; mais tout d’abord pour l’homme, parce qu’à mesure que
+l’intelligence s’accroît, la capacité de souffrir augmente dans la même
+proportion.--(L. 171.)
+
+ * * * * *
+
+Je dois l’avouer sincèrement: la vue de tout animal me réjouit aussitôt
+et m’épanouit le cœur; surtout la vue des chiens et puis de tous les
+animaux en liberté, des oiseaux, des insectes, etc. Au contraire, la vue
+des hommes excite presque toujours en moi une aversion prononcée; car
+ils m’offrent à peu d’exceptions près le spectacle des difformités les
+plus affreuses et les plus variées: laideur physique, expression morale
+de passions basses et d’ambition méprisable, symptômes de folie et de
+perversités de toutes sortes et de toutes grandeurs; enfin une
+corruption sordide, fruit et résultat d’habitudes dégradantes; aussi je
+me détourne d’eux et je fuis vers la nature, heureux d’y rencontrer les
+bêtes.--(N. 451.)
+
+
+
+
+VI
+
+CARACTÈRES DES DIFFÉRENTS PEUPLES.
+
+
+Le trait dominant dans le caractère national des Italiens, c’est une
+impudence absolue. Elle consiste en ce que d’une part, l’on ne se
+considère comme trop mauvais pour rien, c’est-à-dire qu’on est arrogant
+et effronté; d’autre part qu’on ne se considère comme trop bon pour
+rien, c’est-à-dire qu’on est vil et bas. Quiconque, au contraire, a de
+la pudeur est pour certaines choses trop timide, pour d’autres trop
+fier. L’Italien n’est ni l’un ni l’autre, mais d’après les circonstances
+tour à tour poltron ou insolent.--(M. 349.)
+
+ * * * * *
+
+Le caractère propre de l’Américain du Nord, c’est la vulgarité sous
+toutes les formes: morale, intellectuelle, esthétique et sociale; et non
+pas seulement dans la vie privée, mais aussi dans la vie publique: elle
+n’abandonne pas le Yankee, qu’il s’y prenne comme il voudra. Il peut
+dire d’elle ce que Cicéron dit de la science: _nobiscum peregrinatur_,
+etc. C’est cette vulgarité qui l’oppose si absolument à l’Anglais[42]:
+celui-ci, au contraire, s’efforce toujours d’être noble en toutes
+choses; et c’est pour cela que les Yankees lui semblent si ridicules et
+si antipathiques. Ils sont à proprement parler les plébéiens du monde
+entier. Cela peut tenir en partie à la constitution républicaine de leur
+État, en partie à ce qu’ils tirent leur origine d’une colonie
+pénitentiaire, ou qu’ils descendent de certaines gens qui avaient des
+raisons de fuir l’Europe; le climat peut y être pour quelque chose.--(N.
+385.)
+
+ [42] Schopenhauer reprochait aux Anglais leur _infâme bigoterie_ qui,
+ disait-il «a dégradé la plus intelligente et peut-être la première
+ nation de l’Europe, au point qu’il serait temps d’envoyer en
+ Angleterre, contre les Révérends, des missionnaires de la Raison,
+ avec les écrits de Strauss dans une main, et la _Critique_ de Kant
+ dans l’autre.» (Ribot, Schopenhauer, p. 3.)--Il traite les Révérends
+ d’_imposteurs_, d’_hypocrites_ et d’_hommes d’argent_, qui dévorent
+ chaque année 3,500,000 livres sterling (87,500,000 francs).
+ (Gwinner, p. 24.)
+
+ * * * * *
+
+Les autres parties du monde ont des singes; l’Europe a des Français.
+Cela se compense.--(N. 386.)
+
+ * * * * *
+
+On a reproché aux Allemands d’imiter tantôt les Français, tantôt les
+Anglais; mais c’est justement ce qu’ils peuvent faire de plus fin, car,
+réduits à leurs propres ressources, ils n’ont rien de sensé à vous
+offrir.--(N. 387.)
+
+ * * * * *
+
+Lichtenberg compte plus de cent expressions allemandes pour exprimer
+l’ivresse; quoi d’étonnant, les Allemands n’ont-ils pas été, depuis les
+temps les plus reculés, fameux pour leur ivrognerie. Mais ce qui est
+extraordinaire, c’est que dans la langue de la nation allemande,
+renommée entre toutes pour son honnêteté, on trouve plus que dans toute
+autre langue des expressions pour exprimer la tromperie et la plupart du
+temps elles ont un air de triomphe, peut-être parce que l’on considère
+la chose comme très difficile.--(N. 386.)
+
+ * * * * *
+
+En prévoyance de ma mort, je fais cette confession que je méprise la
+nation allemande à cause de sa bêtise infinie, et que je rougis de lui
+appartenir.--(M. 399.)
+
+
+FIN
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+
+ Pages
+ Préface.--Vie et opinions d’Arthur Schopenhauer 5
+
+ PENSÉES, MAXIMES ET FRAGMENTS.
+
+ I.--Douleurs du Monde.
+
+ Douleurs du monde 30
+ Misères de la vie 47
+ Résignation, renoncement, ascétisme et délivrance 56
+
+ II.--L’Amour, les Femmes et le Mariage.
+
+ Métaphysique de l’amour 71
+ Essai sur les femmes 118
+
+ III.--Pensées diverses.
+
+ L’art, le style, la littérature 137
+ Pensées sur la religion 143
+ Pensées sur la politique 149
+ L’homme et la société 153
+ L’homme et l’animal 160
+ Caractères des différents peuples 164
+
+
+Clichy.--Impr. Paul Dupont, rue du Bac-d’Asnières, 12. (879. 12-79.)
+
+
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+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76605 ***
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+ <title>Pensées, maximes et fragments de Shopenhauer | Project Gutenberg</title>
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+<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76605 ***</div>
+<div class="x-ebookmaker-drop c"><img src="images/cover.jpg" alt=""></div>
+<div class="x-ebookmaker-drop break"></div>
+<p class="c top2em large">SCHOPENHAUER</p>
+
+<h1><span class="xlarge">PENSÉES, MAXIMES</span><br>
+ET FRAGMENTS</h1>
+
+<p class="cc small ssf">I. — LES DOULEURS DU MONDE ET LE MAL DE LA VIE<br>
+II. — L’AMOUR. — LES FEMMES. — LE MARIAGE<br>
+III. — APHORISMES SUR L’HOMME, LA VIE, LA SOCIÉTÉ, LA POLITIQUE,
+L’ART, LA RELIGION, ETC.</p>
+
+<p class="c"><span class="xsmall">TRADUIT, ANNOTÉ ET PRÉCÉDÉ D’UNE VIE DE SCHOPENHAUER</span><br>
+<span class="b">Par J. BOURDEAU</span></p>
+
+
+<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br>
+LIBRAIRIE GERMER-BAILLIÈRE <span class="xsmall">ET</span> C<sup>ie</sup><br>
+108, <span class="xsmall">BOULEVARD SAINT-GERMAIN</span>, 108</p>
+
+<p class="c">1880<br>
+<span class="small">Tous droits réservés.</span></p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em b">A la même Librairie.<br></p>
+
+<p class="c">OUVRAGES DE SCHOPENHAUER<br>
+<span class="xsmall">TRADUITS EN FRANÇAIS</span></p>
+
+
+<div class="flex">
+<table>
+<tr><td class="drap"><b>Le Fondement de la morale</b>, 1879, 1 vol. in-18 de la <i>Bibliothèque
+de philosophie contemporaine</i></td>
+<td class="bot r w4"><div>2 fr. 50</div></td></tr>
+<tr><td class="drap"><b>Essai sur le libre arbitre</b>, 1877, 1 vol. in-18 de la <i>Bibliothèque
+de philosophie contemporaine</i></td>
+<td class="bot r w4"><div>2 fr. 50</div></td></tr>
+<tr><td class="drap"><b>Le Monde comme volonté et comme objet de représentation.</b>
+2 vol. in-8<sup>o</sup>. (<i>Sous presse.</i>)</td>
+<td>&nbsp;</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c"><div><hr></div></td></tr>
+<tr><td class="drap"><b>La philosophie de Schopenhauer</b>, par <span class="sc">Th. Ribot</span>. 1 vol. in-18 de
+la <i>Bibliothèque de philosophie contemporaine</i></td>
+<td class="bot r w4"><div>2 fr. 50</div></td></tr>
+</table>
+</div>
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c0" title="Préface. Vie et opinions d’Arthur Schopenhauer">PRÉFACE<br>
+<span class="small">VIE ET OPINIONS
+D’ARTHUR SCHOPENHAUER<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a></span></h2>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> <i lang="de" xml:lang="de">Schopenhauer’s Leben von W. Gwinner</i>. Leipzig. Brockhaus,
+1878.</p>
+</div>
+
+<p>S’il n’y avait chez Schopenhauer que le créateur d’un
+nouveau système de philosophie, d’une nouvelle explication
+de l’inexplicable, on pourrait certes l’admirer ou
+le critiquer, mais on ne le lirait guère. Heureusement
+pour sa gloire, il s’est tourné parfois vers le grand
+public, il lui adresse quelques-uns de ses ouvrages<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a> et
+sollicite les suffrages des <i>honnêtes gens</i> qui ne se
+piquent pas de métaphysique. Et en effet, à côté du métaphysicien,
+on rencontre dans ses écrits un moraliste
+curieux, un humoriste original et un écrivain clair, accessible
+à tous, et presque populaire. Les Allemands l’admettent
+dans leurs bibliothèques choisies, et l’un d’eux
+le compare à notre Montaigne. Un Montaigne, j’y consens,
+pourvu qu’il soit bien entendu que c’est un Montaigne
+allemand. Est-il possible de concevoir un
+Montaigne constructeur de système et abstracteur de
+quintessence, un Montaigne sardonique, irritable et
+sombre, étranger aux grâces riantes et aux joies légères ?
+Montaigne et Schopenhauer n’ont de commun
+que leur curiosité universelle des hommes et des
+choses. L’un et l’autre ils voient le monde à travers
+leur esprit, leurs goûts, leur humeur. Aussi, comme
+pour la plupart des moralistes, la vie de Schopenhauer
+est-elle un commentaire de ses œuvres, souvent un
+commentaire à rebours : ses actes démentent ce que sa
+doctrine a d’excessif et d’outré, et l’auteur relève en lui
+ce qu’il y a de faible et de chancelant dans l’homme.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> <i lang="de" xml:lang="de">Parerga und Paralipomena</i>.</p>
+</div>
+<p>C’est un vendredi, jour néfaste, que, selon la remarque
+de M. Gwinner, Arthur Schopenhauer, le
+grand pessimiste, naquit à Dantzig le 22 février 1788.
+D’après la tradition de famille, ses ancêtres étaient Hollandais.
+Son père, riche négociant de la ville, avait
+l’esprit cultivé ; il aimait les voyages et suivait en toutes
+choses les coutumes anglaises. Sa mère, fille du conseiller
+Trosiener, se fit plus tard, grâce à ses romans,
+un nom dans la littérature de l’époque. Dès son premier
+âge le jeune Arthur escorte ses parents à travers l’Allemagne,
+la Belgique, la Suisse, la France et l’Angleterre ;
+à neuf ans, on l’établit au Havre, où il oublie au bout de
+deux années sa langue maternelle, puis on le laisse
+quelque temps à Londres. Les séjours à l’étranger, la
+fréquentation des sociétés les plus diverses lui procurent
+ainsi l’expérience précoce et pratique nécessaire aux
+marchands, utile aux philosophes.</p>
+
+<p>La mort de son père, survenue en 1804, change le
+cours de ses études jusque-là dirigées vers le commerce.
+Il ne se sent pas né pour vivre derrière un comptoir ;
+d’ailleurs l’héritage paternel assure son indépendance
+et ses loisirs. A peine livré à lui-même, il se voue aux
+lettres, à la science, à la philosophie surtout, avec l’entrain
+juvénile et passionné que donnent les aptitudes
+natives. Il médite Kant et Platon, fréquente les Universités
+de Gœttingue et de Berlin, étudie la minéralogie,
+la botanique, l’histoire des Croisades, la météorologie,
+la physiologie, l’ethnologie, la jurisprudence, la chimie,
+le magnétisme, l’électricité, l’ornithologie, l’<i>amphibiologie</i>,
+l’ichthyologie<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>, la flûte, les armes et la guitare.
+Que de <i>chosologies</i> une tête allemande peut contenir !
+Schopenhauer s’assimila toutes ces sciences, hormis la
+guitare, et dut, après bien des années de stériles efforts,
+suspendre à un clou de sa chambre l’instrument rebelle.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Nous abrégeons la liste officielle de tous les cours qu’il a
+suivis à Gœttingue et à Berlin.</p>
+</div>
+<p>N’allez pas cependant vous le figurer sous les traits de
+ces jeunes pédants à longue mine, troués au coude, et
+qui n’ont vu le monde que du fond des bibliothèques ;
+ne l’imaginez pas non plus, selon la mode des universités
+allemandes, grand avaleur de bière et chercheur de
+duels. Il détestait la bière et les duels : nous avons
+même de lui, dans ses <i>aphorismes</i>, un petit traité
+contre les duellistes, où il dit joliment leur fait à tous
+les matamores passés, présents et futurs. Pas plus que
+les combats singuliers il n’aimait les batailles rangées, et,
+comme Panurge, il craignait naturellement les coups.
+En 1813, dans un élan de patriotisme, il achète à l’un de
+ses belliqueux camarades un sabre d’honneur ; il paie au
+lieutenant Helmholtz un uniforme et un Sophocle ; mais,
+quant à lui, il se tient coi et tranquille, et rumine à
+loisir sa thèse sur la <i>Quadruple racine de la raison
+suffisante</i>. A le juger par l’extérieur, c’était un jeune
+gentleman fort soigneux de sa mise, d’agréable tournure
+et de belles manières, quoique d’une contradiction fatigante
+et d’une impertinente franchise. On le rencontre
+à la comédie et à l’opéra, dans les cercles aristocratiques,
+les sociétés lettrées de Weimar et de Dresde.
+Il a des entretiens avec Gœthe, il observe les saltimbanques,
+assiste par faveur à une exécution capitale,
+et lit les hommes autant que les livres.</p>
+
+<p>Il n’est rien moins qu’un ennemi des plaisirs. Tandis
+qu’il médite et compose à vingt-neuf ans son grand ouvrage,
+<i>le Monde comme volonté et comme représentation</i><a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>,
+ce livre fameux qui conclut à l’ascétisme en vue
+d’amener la fin du monde par la continence absolue des
+sexes, il lui arrive même mésaventure qu’à Descartes ;
+un beau jour il lui naît un enfant naturel. Et sur ces entrefaites,
+son livre étant achevé, Schopenhauer, d’un
+pas allègre, va se délasser en Italie et se divertir. A
+Venise, où il se trouvait en même temps que Byron<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>,
+il mène comme lui joyeuse vie, et continue ses études
+sur la physique de l’amour, dont il devait un jour écrire
+la métaphysique.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Cet ouvrage parut en 1819.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Il se plaisait à répéter cette boutade de Byron : <i lang="en" xml:lang="en">The more
+I see of men, the less I like them ; if I could say so of women
+too, all would be well.</i></p>
+</div>
+<p>Riche d’expérience et de connaissances, d’observations
+et d’études, mais auteur inconnu, car son livre gisait
+encore chez le libraire sans succès et sans écho,
+il a la malencontreuse idée de venir enseigner la philosophie
+à l’Université de Berlin. Hégel faisait foule :
+Schopenhauer parla devant des banquettes à peu près
+vides. Il enrage, il s’obstine et ne trouve à la fin d’inscrits
+à son cours que trois pelés et un tondu : un maître
+de manège, un changeur, un dentiste et un capitaine
+en retraite. De là peut-être ses diatribes acerbes contre
+l’enseignement officiel des professeurs de philosophie.
+Hégel ne fut pas seul à troubler son repos : une vieille
+fille sa voisine, couturière de profession, gagna contre
+lui un procès en indemnité pour coups et blessures.
+La lutte homérique du philosophe et de la commère n’occupe
+pas moins de vingt-cinq pages in-octavo dans la
+solide biographie de M. Gwinner.</p>
+
+<p>En 1831, le choléra le chasse de Berlin, de même
+qu’il chassait de Naples Leopardi, le poète de l’<i lang="it" xml:lang="it">Infelicità</i>.
+Singulier rapprochement que cette terreur presque
+simultanée du choléra chez ces deux pessimistes ! C’est
+que, tout en proclamant bien haut en strophes sonores
+ou en prose admirable que le monde est une comédie
+dont le jeu ne vaut pas la chandelle, et l’homme un piètre
+acteur en guenilles qui balbutie un mauvais rôle, ils
+tiennent à ces chandelles, à cette farce, à ces guenilles ;
+ils ont horreur, comme vous et moi, plus encore peut-être
+que vous et moi, du dénoûment tragique. A la moindre
+alerte, eux de fuir à toutes jambes.</p>
+
+<p>Notre « cholérophobe de profession », comme il s’intitulait
+lui-même, s’arrête enfin à Francfort<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a> : il y a
+passé en prospère santé ses vingt-neuf dernières années.
+Un matin, le 23 septembre 1860, comme il s’habillait, la
+mort le saisit brusquement à la gorge et le coucha sur
+le parquet. Il avait soixante-douze ans.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> C’est là qu’il a écrit et publié, en 1851, à l’âge de soixante-trois
+ans, ses <i lang="de" xml:lang="de">Parerga und Paralipomena</i>, séries d’essais destinés
+au grand public.</p>
+</div>
+<p>Sa vie de célibataire et de rentier est d’une monotonie
+si automatique, qu’on la connaît quand on connaît une
+de ses journées. Se lever vers huit heures, s’éponger à
+l’anglaise, préparer son café, s’attabler au travail et
+écrire dans toute la fraîcheur des idées matinales, jouer
+ensuite un petit air de flûte avant d’endosser son habit,
+d’ajuster son jabot et sa cravate blanche ; dîner à table
+d’hôte, sieste, promenade ; lire le <i lang="en" xml:lang="en">Times</i>, puis quelques
+bons vieux auteurs ; souper, théâtre, excellent sommeil.
+Il est aussi ménager de sa fortune que de l’emploi de
+son temps, et double à la longue son capital.</p>
+
+<p>A côté de ce bon sens pratique, de ces habitudes réglées,
+on peut noter en lui plus d’un symptôme morbide,
+et ce coin de folie qui n’est pas rare chez les esprits
+supérieurs. <i lang="la" xml:lang="la">Nullum magnum ingenium sine quadam
+mixtura dementiæ</i>, a dit Sénèque. Peut-être, à l’égard
+de Schopenhauer, la nature avait-elle un peu forcé la
+dose. Il semble tenir de l’hérédité son humeur violente,
+ses terreurs sans cause, ses manies sans nombre, ses
+défiances et ses ombrages. On en retrouve la trace chez
+ses ascendants paternels et maternels. Il est certain que
+son père s’est tué dans une attaque de mélancolie
+noire. Lui-même, dès sa première jeunesse, est sujet à
+d’étranges lubies. Reçoit-il une lettre, il s’effraie, prévoit
+un malheur ; la nuit, au moindre bruit, il s’éveille,
+se jette sur ses pistolets. Il prend mille précautions
+contre les maladies, les accidents de toute sorte, habite
+un premier étage pour mieux échapper en cas d’incendie ;
+il tremble au contact d’un rasoir qui n’est pas le
+sien ; il serre soigneusement ses tuyaux de pipe, et
+dans les hôtels, il a soin d’apporter son verre, de peur
+que certains lépreux ne s’en servent. Son or est dissimulé
+dans des cachettes ; ses billets, fourrés par précaution
+au milieu des vieilles lettres ou sous des formules
+d’apothicaire ; pour dérouter la curiosité, ses
+comptes, ses notes d’affaires sont rédigés en grec et en
+latin. Que n’a-t-il emprunté cette devise à l’un de nos
+vieux satiriques : <i>Je ne crains rien, fors le dangier</i> ? — Il
+se croyait victime d’une persécution, et voyait une
+vaste conspiration du silence autour de son œuvre,
+ourdie par les professeurs de philosophie, aimant mieux
+les supposer malveillants qu’indifférents. Par une contradiction
+singulière il redoutait la critique des professeurs
+de philosophie sur ses ouvrages : « Que dans peu
+de temps les vers rongent mon corps, c’est une pensée
+que je puis supporter ; mais que les professeurs de
+philosophie rongent ma philosophie, j’en frissonne
+d’avance. »</p>
+
+<p>Autre symptôme non moins grave, c’est la manie raisonnante :
+il raisonne sur tout, sur son grand appétit,
+sur le spiritisme, le clair de lune, l’amour grec, sur les
+songes et les présages. Une nuit, la servante rêve qu’elle
+essuie des taches d’encre, et ce même matin, par mégarde,
+Schopenhauer répand son encrier. Étrange concordance !
+notre philosophe en est frappé : <i lang="de" xml:lang="de">Alles was
+geschieht, geschieht nothwendig !</i> (<i>Tout ce qui arrive,
+arrive nécessairement</i>), s’écrie-t-il d’un ton solennel ;
+aussitôt de cette bouteille à l’encre sort tout un système<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a> :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Et le raisonnement en bannit la raison.</div>
+</div>
+
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> <i lang="de" xml:lang="de">Parerga</i>, 3<sup>e</sup> édit., vol. I, p. 270.</p>
+</div>
+<p>Des traits pareils ne donneraient-ils pas l’envie de
+confier aux médecins aliénistes le soin d’écrire l’histoire
+de la philosophie. On s’apercevrait alors avec étonnement
+que ceux qui passent parmi les hommes pour
+des devins et des sages se sont montrés par moments
+et par accès des fous plus fous que les autres.</p>
+
+<p>Comment expliquer le succès tardif mais réel, le retentissement
+subit de la philosophie de Schopenhauer ? C’est
+qu’il est possédé de la folie de son temps, cette folie que
+l’on a si justement appelée la maladie du pessimisme<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>,
+ou encore la maladie du siècle, <i lang="de" xml:lang="de">der Weltschmerz</i>, la douleur
+du monde, cette folie qui compte tant de victimes,
+de Werther à René, de Childe-Harold à Rolla, et d’illustres
+malades : Byron, Musset, Henri Heine, rieurs
+attristés, viveurs blasés, sceptiques nuageux, révoltés
+lyriques qui adorent la vie et la maudissent. Schopenhauer
+est le théoricien de cette école de poètes. Ce
+qu’il y a chez lui d’original et de piquant, c’est que, placé
+entre deux époques, l’une de scepticisme aride, l’autre
+de mysticisme et d’emphase, il les rapproche et en apparence
+les concilie. On avait trop ri au dix-huitième siècle,
+le siècle de Voltaire au rire sec et strident. Le dix-neuvième
+commence avec la lassitude d’un lendemain d’orgie.
+C’est là ce qui caractérise la renaissance romantique et
+néo-chrétienne de la Restauration : le diable d’hier se
+fait ermite. « Faites-vous ermite », telle est justement
+la conclusion dernière du système de Schopenhauer.
+Au lieu de laisser Candide, désabusé par une cruelle
+expérience et guéri de ses illusions, cultiver en paix
+son jardin, il lui met entre les mains la <i>Vie de Rancé</i>
+par Chateaubriand et lui conseille de se faire trappiste : il
+arrache M<sup>lle</sup> Cunégonde à sa pâtisserie et lui propose
+en exemple la <i>Vie de sainte Élisabeth de Hongrie</i> par
+Montalembert<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>. Pour être surprenante, cette conclusion
+n’en est pas moins fort logique. Car si le monde
+est, comme il l’affirme, une si profonde vallée de larmes,
+une si épaisse forêt de crimes, il n’y a qu’une issue,
+qu’un défilé pour en sortir dignement, ainsi qu’il convient
+à un sage ; non point par la porte sanglante du
+suicide, mais par les voies austères de l’ascétisme chrétien,
+ou plutôt de l’ascétisme bouddhique<a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>, renoncement
+plus grandiose encore, puisqu’il mène à l’espoir du
+néant. Schopenhauer, il est vrai, s’avouait, quant à lui,
+incapable d’atteindre par la volonté jusqu’à ces sublimes
+pratiques du trappiste ou du fakir : « affaire de grâce »,
+comme il disait. Il ne fut, en réalité, qu’un bouddhiste
+de table d’hôte.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> <i>Voir</i> <i>le Pessimisme au XIX<sup>e</sup> siècle</i>, par E. Caro. Hachette,
+1878.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> Dans les dernières pages de son ouvrage philosophique,
+Schopenhauer recommande en effet ces deux ouvrages sur Rancé
+et sainte Élisabeth à la méditation de ses lecteurs.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> Schopenhauer, interprète éloquent des idées bouddhistes,
+nous offre un remarquable exemple de l’affinité étrange qu’il y a
+entre la spéculation hindoue et la spéculation allemande : « A
+proprement parler, dit M. Taine, dans son essai sur le
+bouddhisme, les Hindous sont les seuls qui, avec les Allemands,
+aient le génie métaphysique ; les Grecs, si subtils, sont timides
+et mesurés à côté d’eux ; et l’on peut dire, sans exagération, que
+c’est seulement sur les bords du Gange et de la Sprée que l’esprit
+humain s’est attaqué au fond et à la substance des choses. Peu
+importe l’absurdité des conséquences, ils ont posé les questions
+suprêmes, et personne, hors d’eux, n’a même conçu qu’on pût les
+poser. »</p>
+</div>
+<p>Schopenhauer est bien mieux dans son rôle, dans la
+sincérité de sa nature lorsqu’il joue le Méphistophélès.
+A cette table de l’hôtel d’Angleterre à Francfort, où sa
+renommée attirait force pèlerins, au milieu de la fumée
+des pipes et du bruit des verres, ceux qui visitaient ce
+vieillard à l’œil clair et plein de malice en rapportaient
+l’impression d’une entrevue avec Belzébuth en personne<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a>.
+Nul n’est plus propre que ce vieux cynique à
+déniaiser un bon jeune homme et à faner d’un souffle
+glacé la fleur de son âme et de ses rêves.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> <i>Voir</i>, dans la <i>Revue des Deux-Mondes</i> du 15 mars 1870, un
+intéressant article de M. Challemel-Lacour, où il raconte son
+entrevue avec Schopenhauer. « Ses paroles lentes et monotones,
+qui m’arrivaient à travers le bruit des verres et les éclats de
+gaîté de mes voisins, me causaient une sorte de malaise, comme
+si j’eusse senti passer sur moi un souffle glacé à travers la porte
+entr’ouverte du néant… Des vertiges inconnus me gagnaient… et
+il me sembla, longtemps après l’avoir quitté, être ballotté sur une
+mer houleuse, sillonnée d’horribles courants. » — Et pourtant
+M. Challemel-Lacour ne saurait passer pour un esprit craintif et
+timoré.</p>
+</div>
+<p>Je suppose qu’un petit philosophe imberbe soit allé le
+consulter. « Avez-vous 20,000 livres de rente ? lui eût
+demandé Schopenhauer. Non ? Abandonnez alors la
+philosophie : on doit vivre <i>pour</i> elle et non <i>par</i> elle. — Seriez-vous
+à la fois rentier et apprenti philosophe ? Il
+vous faut une troisième condition, mon jeune ami, un
+troisième vœu, non pas précisément le vœu de chasteté
+(un philosophe doit tout connaître, tout et le reste),
+mais le vœu de célibat ; une épouse légitime, une
+famille influent plus qu’on ne croit sur nos jugements,
+sur notre liberté d’esprit. Mais fuyez avant tout les
+universités. Croyez-moi ! On y enseigne les doctrines
+que l’État patronne, et les chaires de philosophie sont
+devenues des succursales de l’Église. Or, retenez bien
+ceci, il n’y a pas plus de philosophie chrétienne qu’il
+n’y a une arithmétique chrétienne. Pensez donc par
+vous-même, après avoir lu Kant et Schopenhauer,
+votre serviteur ; vous chasserez ainsi de votre esprit
+tous les préjugés que vingt siècles de juiverie et de
+Moyen-Age y ont entassés, et vous reconnaîtrez que
+l’idée de Dieu n’est pas une idée innée, qu’elle vous
+vient sans doute du temps où madame votre maman
+vous mettait à genoux sur votre lit et, vous croisant les
+mains, vous faisait réciter votre prière. Copernic a
+chassé Dieu du ciel ; mais, en réalité, Dieu est partout,
+dans la table sur laquelle vous écrivez, dans la chaise
+où repose votre très noble dos. N’allez pas, au moins,
+devenir matérialiste comme les garçons coiffeurs ou
+les élèves en pharmacie ; évitez également d’être un
+pur esprit, vous ressembleriez trop à ces têtes d’anges
+ailées mais sans corps que l’on admire dans les tableaux
+de piété. Ne cessez d’étudier les sciences, édifiez votre
+philosophie sur les faits, — à ce prix vous serez philosophe<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a>.
+Allez, et que Bouddha vous ait en sa
+sainte garde ! »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label">[12]</span></a> Cf. surtout <i lang="de" xml:lang="de">Parerga</i>, t. I. <i lang="de" xml:lang="de">Zur Kantischen Philosophie</i>.
+<i><span lang="de" xml:lang="de">Ueber die Universitäts-Philosophie</span>, passim.</i></p>
+</div>
+<p>A un théologien frais et rose au sortir du séminaire,
+Schopenhauer eût dit : « Jeune homme, nous ne pouvons
+nous entendre. Sans doute j’aime, je vénère le
+pessimisme des trappistes, mais je n’ai rien de commun
+avec la théologie. Je ne conteste pas vos bienfaits,
+loin de là. Assurément, vous et moi nous cherchons
+à satisfaire cet éternel besoin de l’homme que
+vous appelez le besoin religieux et que j’appelle le besoin
+métaphysique, mais vous vous adressez à la foule
+sous le voile de l’allégorie et du brillant symbole ; vous
+prenez des mines terribles et solennelles pour en imposer
+aux enfants dont la raison sommeille encore,
+tandis que le véritable philosophe parle au petit nombre
+des intelligences viriles le simple et mâle langage de
+la vérité abstraite et nue. Mais dites-moi, je vous prie,
+quelle diantre de nécessité vous pousse à réclamer les
+suffrages de la philosophie ? N’avez-vous pas tout pour
+vous ? révélations, textes sacrés, miracles, prophéties,
+un haut rang dans l’État, le consentement, le respect
+général, mille églises, mille chapelles ; n’êtes-vous
+pas les intermédiaires obligés, dès qu’on veut
+acheter ou mendier le ciel ? Outre le monopole des
+consolations, ne possédez-vous pas le privilège inestimable
+d’instruire l’enfance, de façonner les jeunes
+cerveaux pour la vie entière ? Et il vous faut encore
+l’approbation des philosophes ! Et il vous la faut à
+tout prix, tellement que jadis, quand vous étiez les
+maîtres, et que cette approbation vous manquait, vous
+aviez recours à des arguments sans réplique, la torture,
+le bûcher, l’<i lang="la" xml:lang="la">ultima ratio theologorum</i>. Que de
+victimes sur l’autel de votre Dieu, que de sang répandu
+en son nom ! Ah ! je ne demande qu’à laisser les
+dieux en paix, pourvu toutefois qu’ils me rendent la
+pareille. <i lang="la" xml:lang="la">Ergo, pax vobiscum<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a> !</i> »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13"><span class="label">[13]</span></a> Cf. <i lang="de" xml:lang="de">Die Welt</i>, vol. II, liv. I, chap. 17. <i lang="de" xml:lang="de">Ueber das metaphysische
+Bedürfniss</i>.</p>
+</div>
+<p>Si un jeune avocat, orateur politique, tout feu et flammes,
+tout gonflé de phrases rondes, d’exemples historiques,
+fût venu devant lui étaler son système, Schopenhauer
+eût dit en fronçant le sourcil : « Et après ?
+n’espérez pas me convaincre. L’histoire, n’est-ce pas
+au fond toujours la même chose, qu’il s’agisse de
+ministres et de diplomates penchés sur une carte et
+occupés à se disputer des territoires, ou de paysans
+dans une auberge en querelle pour un lambeau de
+terre ou une partie de dés ; toujours les mêmes passions,
+les mêmes chimères, qu’il s’agisse de noisettes
+ou de royales couronnes ? Encore si votre histoire
+était vraie. Mais le mensonge la prostitue, elle
+sert à tous les partis. Il suffit, pour s’en convaincre,
+de lire les journaux, débits publics de poison autorisé.
+Ce poison, vous le proposez à <i>la canaille</i> comme
+une panacée, lui promettant, en haine du christianisme,
+le bonheur sur cette terre, odieux optimistes
+que vous êtes ! Vils flatteurs, vous dites au
+peuple qu’il est souverain, mais vous savez bien que
+c’est un souverain éternellement mineur, dupe d’habiles
+filous que l’on appelle démagogues. Vous m’épouvantez
+quand je vous vois jouer avec les passions
+populaires ; autant vaudrait manier la dynamite. Je
+tremble d’entendre les chaînes de l’ordre légal se
+briser avec fracas, et le monstre déchaîné rugir.
+Ultra-réactionnaire, oui, je le suis par horreur de vos
+criailleries, de votre vacarme, de vos émeutes qui
+m’assourdissent, m’inquiètent et me distraient de mes
+pensées, de mes travaux impérissables. Quand donc
+nous donnera-t-on à nous autres philosophes un
+philosophe couronné, un roi libre-penseur, un Frédéric
+II ? En attendant, que le diable vous emporte,
+tous tant que vous êtes<a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a> ! »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14"><span class="label">[14]</span></a> Cf. surtout <i lang="de" xml:lang="de">Parerga</i>, II, chap. 9.</p>
+</div>
+<p>A un pauvre amoureux qui n’est que soupirs et que
+larmes… Mais nous ne voulons point détromper
+ici les jeunes cœurs épris d’idéal et d’horizons bleus.
+Quant aux lecteurs désabusés, nous les renvoyons à la
+<i>Métaphysique de l’amour</i> et à l’<i>Essai sur les femmes</i>.
+Loin de tomber aux pieds du sexe auquel il doit sa
+mère, Schopenhauer tombe à bras raccourcis sur ce
+malheureux sexe, justement parce qu’il lui doit sa mère,
+personne frivole, satisfaite de vivre et fort dépensière<a id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor">[15]</a>.
+Après une pareille satire, il conviendrait de lire l’apologie
+de M. Stuart Mill. Cet anglais utilitaire, qui sous
+sa rigide armure de froide logique cachait un cœur chaleureux,
+a écrit un petit livre tranchant et chevaleresque
+sur la <i>sujétion des femmes</i> : parce qu’il a eu la fortune
+de rencontrer en M<sup>me</sup> Mill une âme d’élite, aussitôt,
+s’il ne tenait qu’à lui, les femmes deviendraient électeurs,
+juges, ministres d’État. Schopenhauer, qui n’a
+connu, ce semble, que les dames qui ne se font guère
+prier, les relègue toutes au fond d’un sérail. Il méprise
+la monogamie ; théoriquement il est polygame, <i>tétragame</i>
+même, et ne voit qu’une objection à épouser quatre
+femmes, l’objection des quatre belle-mères.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_15" href="#FNanchor_15"><span class="label">[15]</span></a> Nouvel Hamlet, il lui reprochait encore, à tort ou à raison,
+son infidélité à la mémoire d’un époux.</p>
+</div>
+<p>Enfin, c’est à notre pessimiste qu’il faut adresser le
+bourgeois gras et jovial, content de lui et des autres.
+Mais hélas ! l’éloquence d’un Démosthène ne saurait
+nous persuader que le monde est mauvais quand nous
+le trouvons bon. Comme l’a si bien dit Prevost-Paradol,
+« nos joies et nos tristesses sont bien plus réglées par
+les événements de notre vie et par le tour de nos caractères,
+que par la logique de nos croyances<a id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor">[16]</a> ».
+Schopenhauer en est un remarquable exemple. Misanthrope
+revêche et dédaigneux dès sa jeunesse, écrivain
+obscur et mécontent, quand à la fin la gloire arrive, son
+front s’éclaircit, son humeur s’apaise, et il apprend à
+sourire. Le bruit et le succès de sa philosophie désenchantée
+l’enchantent, il ne s’en cache pas. A soixante
+ans il s’humanise, lui le farouche solitaire, au sein d’une
+petite famille de disciples zélés et dociles : le jour de
+sa fête arrivent les bouquets, les sonnets, une coupe
+en argent massif et d’autres surprises. Au concert de
+louanges point d’oreilles rebelles. Des jeunes gens inconnus
+envoient des lettres enthousiastes. Une femme,
+M<sup>me</sup> Élisabeth Ney, accourt tout exprès de Berlin pour
+modeler son buste. Trois ou quatre artistes se disputent
+l’honneur de faire son portrait. Mieux que tout cela,
+ses livres ont des éditions nouvelles. Le <i lang="en" xml:lang="en">Westminster
+Review</i>, la <i>Revue des Deux Mondes</i>, le <i>Journal des
+Débats</i><a id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor">[17]</a>, la <i lang="it" xml:lang="it">Rivista contemporanea</i>, etc., tout en critiquant
+ses doctrines, les répandent à travers l’Europe.
+Les hommes sont ainsi faits, je veux dire les auteurs :
+qu’on publie seulement leurs noms dans les gazettes,
+il ne leur en faut pas davantage ; les voilà réconciliés
+avec le monde.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_16" href="#FNanchor_16"><span class="label">[16]</span></a> <i>Les Moralistes français</i>, p. 288.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_17" href="#FNanchor_17"><span class="label">[17]</span></a> Schopenhauer écrivait en 1856, après avoir lu dans le <i>Journal
+des Débats</i> du 8 octobre l’article de M. Franck sur sa philosophie :
+« Je lui inspire une pieuse épouvante. Je vois qu’ils ont eu
+vent de moi. » (<i lang="de" xml:lang="de">Memorabilien</i>, p. 118.) Il disait, non sans impertinence,
+que la critique des journaux et des revues est faite non
+pas pour diriger le jugement du public, mais pour attirer son attention.
+Aussi, que ce jugement soit bon ou mauvais, il importe
+peu : « <i lang="la" xml:lang="la">Censura perit scriptum manet.</i> »</p>
+</div>
+<p>Au reste, il nous semble difficile d’admettre qu’un
+écrivain de talent puisse être un pessimiste pratique
+et convaincu. Il est bien trop occupé à nous dire les
+choses sombres avec éclat, les choses mornes avec attrait.
+La vraie misère profondément sentie n’est point
+si artiste. A peindre d’une main si habile les douleurs
+humaines, Schopenhauer a dû plus d’une fois finir par les
+oublier, tant il se plaît à revêtir sa philosophie de
+grande prose et à l’orner de belles images comme ces
+madones laides et noires que la dévotion des fidèles recouvre
+de riches étoffes et de rares bijoux.</p>
+
+<p>Que de figures pittoresques et de sentences originales,
+mais aussi que de citations, que d’emprunts ! La
+curiosité amusée du lettré a glané à travers toutes les
+littératures, depuis l’espagnole jusqu’à l’hindoue ; il
+s’est assis au banquet des anciens, aux soupers français
+du dix-huitième siècle. Habile à ramasser tous les reliefs
+de ces délicats festins, il les sert aux Allemands
+comme un plat de sa façon, accommodé à une sauce
+métaphysique d’après le goût national. Les idées que
+nos auteurs français, en se jouant, laissent échapper de
+leurs lèvres, vite il s’en empare et les répète doctoralement.
+D’un de leurs mots il fait un traité. Mais ce mot,
+il ne le cite pas toujours. M. Ribot<a id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor">[18]</a> a relevé un passage
+de Chamfort qui contient en dix lignes toute <i>la métaphysique
+de l’amour</i>. Quand il traite de l’honneur
+des femmes, c’est encore un mot de Chamfort qu’il développe
+sans le citer : « les femmes font cause commune ;
+elles sont liées par un <i>esprit de corps</i>, par une
+espèce de confédération tacite. » — « L’honneur des
+sexes, dit Schopenhauer, est un <i>esprit de corps</i> bien
+entendu. » De même, telle autre de ses pensées est due
+à l’inspiration de Pascal<a id="FNanchor_19" href="#Footnote_19" class="fnanchor">[19]</a>. Voici un rapprochement
+plus frappant encore. On lit dans les <i lang="de" xml:lang="de">Parerga</i> (II, 271) :
+« La forme de gouvernement monarchique est la seule
+naturelle : nous en trouvons l’exemple chez les animaux
+mêmes, chez les <i>abeilles</i>… <i>les grues voyageuses</i>. »
+Saint Jérôme, dans une lettre au moine Rustique, avait
+dit dans les mêmes termes : « L’on a besoin d’un maître
+dans quelque art que ce soit. Les animaux mêmes et
+les troupeaux ont des chefs qui les conduisent : les
+abeilles ont leurs rois, <i>les grues en ont une à leur
+tête</i>. » On le voit, les grues voyageuses de Schopenhauer
+viennent de loin.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_18" href="#FNanchor_18"><span class="label">[18]</span></a> <i>Voir</i> le petit livre si intéressant et si complet de M. Ribot :
+la <i>Philosophie de Schopenhauer</i> (Germer-Baillière). <i>V.</i> p. 70.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_19" href="#FNanchor_19"><span class="label">[19]</span></a> Cf. <i lang="de" xml:lang="de">Die Welt</i>, vol. II, p. 261-262, 4<sup>e</sup> édit., — et Pascal,
+éd. Havet, vol. II, p. 16-17.</p>
+</div>
+<p>Dès lors, il est aisé de se rendre compte d’un procédé
+de composition familier à notre écrivain ; lecteur très
+soigneux, il découpe en petites notes les idées saillantes
+qu’il rencontre sur sa route, puis il coud ces bouts
+de papier et les relie par un long fil philosophique. Il
+suffit de lire, pour s’en convaincre, son <i>Dialogue sur la
+religion</i>, en partie tiré des auteurs anglais et français
+du dix-huitième siècle. Quand il prend la plume, Schopenhauer
+se drape dans la toge romaine ; Sénèque est
+son maître de style ; il se coiffe en même temps de la
+perruque de Voltaire, ou de Hume, ou d’Helvétius, ou
+de Chamfort, qui s’ajuste assez mal à sa tête carrée.
+Mais comme sous ce costume bizarre et disparate le
+Germain reparaît vite avec ses boutades, son imagination
+démesurée, son ironie âpre, ses gestes violents et
+ses invectives dignes des éloges de M. Frauenstædt<a id="FNanchor_20" href="#Footnote_20" class="fnanchor">[20]</a> !
+Comme l’on voit percer à travers son style le solitaire
+méditatif qui n’a jamais pensé que par monologues, qui
+ne s’est jamais retrempé aux sources vives et jaillissantes
+des discussions et des causeries<a id="FNanchor_21" href="#Footnote_21" class="fnanchor">[21]</a>, et qui ne
+s’attarde que trop volontiers à se commenter lui-même,
+car, s’il a des ailes à l’esprit, il n’en a point aux talons.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_20" href="#FNanchor_20"><span class="label">[20]</span></a> <i>Voir</i> le passage des <i lang="de" xml:lang="de">Memorabilien</i>, où ce disciple félicite
+son maître de n’avoir dans la polémique rien de commun avec
+la bienséance française.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_21" href="#FNanchor_21"><span class="label">[21]</span></a> La contradiction, l’objection même l’agaçaient au possible.
+Lire à ce sujet, dans les <i lang="de" xml:lang="de">Memorabilien</i>, p. 553, une lettre bien
+curieuse adressée à M. Frauenstædt.</p>
+</div>
+<p>L’ensemble de ses écrits le reflète ainsi avec une
+netteté merveilleuse ; et si l’on admire, à travers ses
+contradictions et ses folies, l’essor de son intelligence,
+je ne dirai pas son génie, mais ses éclairs de génie,
+ses lueurs soudaines et profondes, on ne saurait non
+plus assez louer sa parfaite indépendance, son étonnante
+sincérité. Je trouve en lui d’autres qualités
+morales, des sentiments de pitié et des actes de bienfaisance.
+Il haïssait les professeurs de Berlin, mais il
+aimait les bêtes. Ayant fait la rencontre d’un orang-outang
+à la foire de Francfort, il allait chaque jour
+visiter cet ancêtre présumé des hommes. Touché de
+son air triste, il comparaît le regard de cet être arrêté
+sur les confins de l’humanité au regard de Moïse devant
+la Terre promise. Par testament, il assura une retraite
+à son chien, comme s’il se fût agi d’un vieil ami,
+d’un parent pauvre.</p>
+
+<p>Schopenhauer n’a été ni un saint ni un ascète ; les
+saints et les ascètes auront le droit de s’en montrer scandalisés.
+Mais comme il a prêché l’ascétisme, sa vie pratique
+ne fait pas en tous points honneur à sa doctrine.</p>
+
+<p>S’il s’était borné au rôle de moraliste, d’observateur
+des hommes et de peintre des mœurs, on ne saurait
+raisonnablement exiger de lui l’austérité d’un sage. De
+même un poète ne doit compte au public que de ses sensations
+et de ses rêves, qui tiennent souvent à la couleur
+du ciel, au vent qui souffle, au nuage qui passe.
+Mais quand c’est un philosophe qui est en scène, un
+apôtre du renoncement, un prophète de la sombre mort,
+peut-être est-il juste que l’on sache quel homme a été le
+penseur sévère, peut-être est-il permis de mesurer à ses
+actes l’ardeur et l’énergie de sa conviction.</p>
+
+<p>Nous n’oserions donc accuser M. Gwinner, son biographe,
+d’indiscrétion ou de sévérité, lorsqu’il se livre
+sur les habitudes privées de Schopenhauer à une minutieuse
+enquête, à laquelle, il est vrai, bien peu de personnes
+résisteraient ; il a voulu par là non pas affaiblir
+le goût du public pour des œuvres de haute valeur, mais
+mettre un terme au « <i>culte malsain</i> » dont Schopenhauer
+est l’objet en Allemagne.</p>
+
+<p>Il ne semble pas que ce culte penche vers son déclin, si
+l’on en juge par le nombre toujours croissant de livres,
+de brochures et de dissertations sur les écrits de notre
+philosophe. De la Russie jusqu’à l’Amérique sa voix
+éveille chaque jour de nouveaux échos : il n’a pas
+échappé à la gloire périlleuse et parfois compromettante
+de posséder des disciples, cette plaie des grands
+hommes. Les uns s’efforcent de rendre ses doctrines
+populaires, d’autres tirent de ses préceptes un catéchisme
+religieux, à l’usage de ceux qui nient les religions établies,
+d’autres voient en lui un second Lessing, un éducateur
+de cette nation allemande à laquelle il reproche avec tant
+de verve son pédantisme, sa grossièreté, sa lourdeur ; d’autres
+le présentent comme le précurseur de Darwin,
+comme le métaphysicien de l’évolution, d’autres discutent
+avec une gravité imperturbable ses boutades sur
+les femmes, d’autres enfin exagèrent son pessimisme jusqu’à
+l’extravagance, ils ne se contentent pas d’être pessimistes,
+ils sont <i>misérabilistes</i>. Mais à tous ces commentateurs,
+à ces interprètes plus ou moins bien inspirés,
+ce qui manque par dessus tout c’est le charme étrange
+et l’humour du maître.</p>
+
+<p>Et comme si ce n’était pas assez d’avoir des disciples,
+Schopenhauer, pour comble d’infortune, est maintenant
+exposé aux traducteurs.</p>
+
+<p class="sign">J. BOURDEAU.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="top4em">Nous donnons ici la liste des ouvrages où nous avons
+choisi les pensées et fragments qui suivent. En face de
+chaque indication bibliographique se trouvent les lettres
+abréviatives qui servent de renvois aux passages correspondants
+du texte original.</p>
+
+<div class="flex">
+<table>
+<tr><td class="drap"><i lang="de" xml:lang="de">Die Welt als Wille und Vorstellung</i> (4<sup>e</sup> édition.
+Leipzig, 1873). 2 vol.</td>
+<td class="bot r"><div>W.</div></td></tr>
+<tr><td class="drap"><i lang="de" xml:lang="de">Parerga und Paralipomena</i> (3<sup>e</sup> édition.
+Leipzig, 1874). 2 vol.</td>
+<td class="bot r"><div>P.</div></td></tr>
+<tr><td class="drap"><i lang="de" xml:lang="de">Aus A. Schopenhauer’s handschriftlichem
+Nachlass</i> (Leipzig, 1864). 1 vol.</td>
+<td class="bot r"><div>N.</div></td></tr>
+<tr><td class="drap"><span lang="de" xml:lang="de"><i>A. Schopenhauer. Lichtstrahlen aus seinen
+Werken</i>, von J. Frauenstædt</span> (3<sup>e</sup> édition. Leipzig,
+1874). 1 vol. (pensées détachées, extraites
+de tous les ouvrages de Schopenhauer)</td>
+<td class="bot r"><div>L.</div></td></tr>
+<tr><td class="drap"><span lang="de" xml:lang="de"><i>A. Schopenhauer. Von ihm. Ueber ihn</i>, von
+Lindner ; <i>Memorabilien</i>, von Frauenstædt</span> (Berlin,
+1863). 1 vol.</td>
+<td class="bot r"><div>M.</div></td></tr>
+<tr><td class="drap"><span lang="de" xml:lang="de"><i>Schopenhauer’s Leben</i>, von Gwinner</span> (Leipzig,
+1878). 1 vol.</td>
+<td class="bot r"><div>G.</div></td></tr>
+</table>
+</div>
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c xlarge">PENSÉES, MAXIMES ET FRAGMENTS</p>
+
+
+
+
+<h2 class="nobreak" id="c1" title="I. Douleurs du monde">I<br>
+DOULEURS DU MONDE<br>
+<span class="xsmall">LE MAL DE LA VIE. — RÉSIGNATION. — RENONCEMENT. — ASCÉTISME
+ET DÉLIVRANCE.</span></h2>
+
+
+
+
+<h3 title="I. Douleurs du monde">I<br>
+DOULEURS DU MONDE<a id="FNanchor_22" href="#Footnote_22" class="fnanchor">[22]</a>.</h3>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_22" href="#FNanchor_22"><span class="label">[22]</span></a> P. II, ch. <small>XII</small>, p. 312 et suiv.</p>
+</div>
+
+<p>Si elle n’a pas pour but immédiat la douleur, on peut
+dire que notre existence n’a aucune raison d’être dans le
+monde. Car il est absurde d’admettre que la douleur sans
+fin qui naît de la misère inhérente à la vie et qui
+remplit le monde, ne soit qu’un pur accident et non le
+but même. Chaque malheur particulier paraît, il est vrai,
+une exception ; mais le malheur général est la règle.</p>
+
+<p>De même qu’un ruisseau coule sans tourbillons, aussi
+longtemps qu’il ne rencontre point d’obstacles, de même
+dans la nature humaine, comme dans la nature animale,
+la vie coule inconsciente et inattentive, quand rien ne
+s’oppose à la volonté. Si l’attention est éveillée, c’est
+que la volonté a été entravée et qu’il s’est produit
+quelque choc. — Tout ce qui se dresse en face de notre
+volonté, tout ce qui la traverse ou lui résiste, c’est-à-dire
+tout ce qu’il y a de désagréable et de douloureux,
+nous le ressentons sur-le-champ, et très nettement.
+Nous ne remarquons pas la santé générale de notre
+corps, mais seulement le point léger où le soulier nous
+blesse : nous n’apprécions pas l’ensemble prospère de
+nos affaires, et nous n’avons de pensées que pour une
+minutie insignifiante qui nous chagrine. — Le bien-être
+et le bonheur sont donc tout négatifs, la douleur seule
+est positive.</p>
+
+<p>Je ne connais rien de plus absurde que la plupart des
+systèmes métaphysiques qui expliquent le mal comme
+quelque chose de négatif ; lui seul au contraire est positif,
+puisqu’il se fait sentir. Tout bien, tout bonheur,
+toute satisfaction sont négatifs, car ils ne font que supprimer
+un désir et terminer une peine.</p>
+
+<p>Ajoutez à cela qu’en général nous trouvons les joies
+au-dessous de notre attente, tandis que les douleurs la
+dépassent de beaucoup.</p>
+
+<p>Voulez-vous en un clin d’œil vous éclairer sur ce
+point, et savoir si le plaisir l’emporte sur la peine, ou si
+seulement ils se compensent, comparez l’impression de
+l’animal qui en dévore un autre, avec l’impression de
+celui qui est dévoré.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La consolation la plus efficace, dans tout malheur,
+dans toute souffrance, c’est de tourner les yeux vers ceux
+qui sont encore plus malheureux que nous : ce remède
+est à la portée de chacun. Mais qu’en résulte-t-il pour
+l’ensemble ?</p>
+
+<p>Semblables aux agneaux qui jouent dans la prairie,
+pendant que, du regard, le boucher fait son choix au milieu
+du troupeau, nous ne savons pas, dans nos jours
+heureux, quel désastre le destin nous prépare précisément
+à cette heure, — maladie, persécution, ruine, mutilation,
+cécité, folie, etc.</p>
+
+<p>Tout ce que nous cherchons à saisir nous résiste ; tout
+a sa volonté hostile qu’il faut vaincre. Dans la vie des
+peuples, l’histoire ne nous montre que guerres et séditions :
+les années de paix ne semblent que de courtes
+pauses, des entr’actes, une fois par hasard. Et de
+même la vie de l’homme est un combat perpétuel,
+non pas seulement contre des maux abstraits, la misère
+ou l’ennui ; mais contre les autres hommes. Partout on
+trouve un adversaire : la vie est une guerre sans trêve,
+et l’on meurt les armes à la main.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Au tourment de l’existence vient s’ajouter encore la
+rapidité du temps qui nous presse, ne nous laisse pas
+prendre haleine, et se tient derrière chacun de nous
+comme un garde-chiourme avec le fouet. — Il épargne
+ceux-là seulement qu’il a livrés à l’ennui.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Pourtant, de même qu’il faudrait que notre corps
+éclatât, s’il était soustrait à la pression de l’atmosphère,
+de même si le poids de la misère, de la peine, des
+revers et des vains efforts était enlevé à la vie de
+l’homme, l’excès de son arrogance serait si démesuré,
+qu’elle le briserait en éclats ou tout au moins le pousserait
+à l’insanité la plus désordonnée et jusqu’à la folie
+furieuse. — En tout temps, il faut à chacun une certaine
+quantité de soucis, ou de douleurs, ou de misère,
+comme il faut du lest au navire pour tenir d’aplomb
+et marcher droit.</p>
+
+<p>Travail, tourment, peine et misère, tel est sans
+doute durant la vie entière le lot de presque tous les
+hommes. Mais si tous les vœux, à peine formés, étaient
+aussitôt exaucés, avec quoi remplirait-on la vie humaine,
+à quoi emploierait-on le temps ? Placez cette
+race dans un pays de cocagne, où tout croîtrait de soi-même,
+et où les alouettes voleraient toutes rôties à portée
+des becs, où chacun trouverait aussitôt sa bien-aimée
+et l’obtiendrait sans difficulté, — alors on verrait les
+hommes mourir d’ennui, ou se pendre, d’autres se
+quereller, s’égorger et s’assassiner et se causer plus
+de souffrances que la nature ne leur en impose maintenant. — Ainsi
+pour une telle race nul autre théâtre,
+nulle autre existence ne sauraient convenir.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>De ce caractère négatif du bien-être et de la jouissance
+opposé au caractère positif de la douleur, il résulte
+que le bonheur d’une existence donnée ne doit
+pas être estimé d’après ses joies et ses jouissances,
+mais d’après l’absence de peines, seule chose positive.
+Dès lors le sort des autres animaux paraît plus supportable
+que celui de l’homme. Examinons de plus près l’un
+et l’autre.</p>
+
+<p>Sous quelques formes variées que l’homme poursuive
+le bonheur ou cherche à éviter le malheur, tout se réduit,
+en somme, à la jouissance ou à la souffrance physique.
+Combien cette base matérielle est étroite : se
+bien porter, se nourrir, se protéger contre le froid et
+les intempéries, et enfin satisfaire l’instinct des sexes ;
+ou bien, au contraire, être privé de tout. Par conséquent,
+la part réelle de l’homme dans le plaisir physique
+n’est pas plus grande que celle de l’animal, si ce n’est
+que son système nerveux, plus susceptible et plus délicat,
+agrandit l’impression de toute jouissance comme
+aussi de toute douleur. Mais combien ses émotions surpassent
+celles de l’animal ! A quelle profondeur et avec
+quelle violence incomparable son cœur est agité ! pour
+n’obtenir à la fin que le même résultat : santé, nourriture,
+abri, etc.</p>
+
+<p>Cela vient en premier lieu de ce que chez lui tout s’accroît
+puissamment par la seule pensée du passé et de
+l’avenir, d’où naissent des sentiments nouveaux, soucis,
+crainte, espérance ; ces sentiments agissent beaucoup
+plus violemment sur lui que ne le peuvent faire la jouissance
+et la souffrance de l’animal, immédiates et présentes.
+L’animal, en effet, n’a pas la réflexion, ce condensateur
+des joies et des peines ; celles-ci ne peuvent
+donc s’amonceler, comme il arrive pour l’homme, au
+moyen du souvenir et de la prévision : chez l’animal
+la souffrance présente a beau recommencer indéfiniment,
+elle reste toujours comme la première fois une
+souffrance du moment présent, et ne peut pas s’accumuler.
+De là l’insouciance enviable et l’âme placide
+des bêtes. Chez l’homme, au contraire, la réflexion et
+les facultés qui s’y rattachent, ajoutent à ces mêmes
+éléments de jouissance et de douleur que l’homme a de
+communs avec la bête, un sentiment exalté de son bonheur
+ou de son malheur qui peut conduire à des transports
+soudains, souvent même à la mort ou bien encore à un
+suicide désespéré. Considérées de plus près, les choses
+se passent comme il suit : ses besoins qui, à l’origine,
+ne sont guère plus difficiles à satisfaire que ceux de
+l’animal, il les accroît de parti pris dans le but d’augmenter
+la jouissance : d’où le luxe, les friandises, le
+tabac, l’opium, les boissons spiritueuses, le faste et le
+reste. Seul aussi il a une autre source de jouissance,
+qui naît également de la réflexion, une source de jouissance
+et par conséquent de douleur d’où découleront
+pour lui des soucis et des embarras sans mesure et
+sans fin, c’est l’ambition et le sentiment de l’honneur
+et de la honte : — autrement dit, en prose vulgaire, ce
+qu’il pense de ce que les autres pensent de lui. Tel sera,
+sous mille formes souvent bizarres, le but de presque
+tous ses efforts qui tendent bien au delà de la jouissance
+ou de la douleur physiques. Il a sur l’animal, il est vrai,
+l’avantage incontesté des plaisirs purement intellectuels,
+qui comportent bien des degrés divers, depuis les plus
+niais badinages ou la conversation courante jusqu’aux
+travaux intellectuels des plus élevés : mais alors comme
+contre-poids douloureux apparaît sur la scène l’ennui,
+l’ennui que l’animal ignore, du moins à l’état de nature,
+car les plus intelligents parmi les animaux domestiques,
+en soupçonnent déjà les légères atteintes : chez l’homme,
+c’est un véritable fléau ; en voulez-vous un exemple ?
+Voyez cette légion de misérables gens qui n’ont jamais
+eu d’autre pensée que de remplir leur bourse et jamais
+leur tête, et pour qui le bien-être devient alors un
+châtiment, parce qu’il les livre aux tortures de l’ennui.
+On les voit, pour s’y soustraire, galoper de droite et
+de gauche, se glisser ici et là, voyager de côtés et
+d’autres, s’informer avec angoisse des lieux de plaisir
+et de réunion d’une ville dès qu’ils y arrivent comme le
+nécessiteux des endroits où il trouvera des secours, — et,
+en effet, la pauvreté et l’ennui sont les deux pôles
+de la vie humaine. Enfin il reste à rappeler que dans les
+plaisirs de l’amour, l’homme a des choix très particuliers
+et très opiniâtres, qui parfois s’élèvent plus ou moins
+jusqu’à l’amour passionné. C’est là encore pour lui une
+source de longues peines et de courtes joies…</p>
+
+<p>Pour comble de misère, l’homme sait ce que c’est que
+la mort ; l’animal ne la fuit que par instinct sans la connaître,
+et sans la regarder jamais en face. L’homme a
+sans cesse devant lui cette perspective. Peu de bêtes
+meurent d’une mort naturelle, et la plupart ont juste
+le temps de se reproduire, et ensuite elles deviennent la
+proie d’une autre. L’homme seul en est arrivé à ce point
+que, dans son espèce, ce qu’on appelle la mort naturelle
+est devenu la règle, malgré quelques exceptions notables ;
+et pour cette raison, l’avantage reste encore aux bêtes.
+Joignez à cela que l’homme atteint aussi rarement que
+les animaux les limites naturelles de sa vie, à cause de
+sa manière de vivre si contraire à la nature, de ses
+efforts et de ses passions, et de la dégénérescence
+qui en résulte pour la race.</p>
+
+<p>Les animaux ne demandent qu’à vivre et à respirer ;
+la plante est absolument satisfaite de sa destinée ;
+l’homme a d’autant moins d’exigences qu’il est plus
+stupide. Aussi la vie de l’animal contient-elle moins de
+souffrances, mais aussi moins de joies que la vie humaine.
+La première raison, c’est que l’animal reste libre
+de soucis, de préoccupations et de tous les tourments
+qui les accompagnent, mais il est vrai que l’espérance
+lui manque ; il ignore cette anticipation par la pensée
+d’un avenir joyeux, cette fantasmagorie pleine d’heureuses
+promesses que crée l’imagination, cette source
+la plus abondante de nos plus grandes joies et de
+nos plus grands plaisirs ; il est destitué d’espérance :
+et cela parce que sa conscience est bornée à ce qui
+tombe sous ses sens, c’est-à-dire à l’instant présent.
+L’animal, c’est le présent incarné : aussi ne connaît-il
+qu’un degré de crainte et d’espérance limité aux objets
+présents et sensibles ; l’horizon de l’homme embrasse
+toute la vie, et même la dépasse. — Mais, justement
+pour ce motif, les bêtes, comparées à nous, nous
+apparaissent jusqu’à un certain point vraiment sages,
+c’est-à-dire dans une jouissance paisible du présent que
+rien ne vient troubler ; leur âme si manifestement paisible,
+fait souvent honte à notre état d’esprit inquiet et obsédé
+de pensées et de soucis. Et puis ces joies futures et
+espérées ne nous sont pas données gratuitement.
+En effet, jouir d’avance par l’attente ou l’espoir d’une
+satisfaction que l’on se propose, c’est diminuer d’autant
+la jouissance, comme si l’on en avait retranché une
+partie. L’animal lui, est affranchi de cette jouissance
+anticipée et de la diminution qui en résulte, et jouit
+ainsi du présent et du réel tout entiers et sans réduction.
+De même aussi les maux ne pèsent sur lui que de
+leur poids réel et vrai, tandis que pour nous, crainte
+et prévision, ἡ προσδοκία τῶν κακῶν, en décuplent souvent la
+charge.</p>
+
+<p>C’est cette faculté particulière qu’ont les animaux de
+se donner tout entiers à l’impression du moment qui
+contribue beaucoup à la joie que nous causent nos bêtes
+domestiques ; elles sont le présent personnifié, et nous
+rendent sensibles en quelque sorte les heures légères
+et propices, tandis que nos pensées volent souvent au
+delà et n’y prennent garde. Mais cette faculté des
+bêtes d’être plus réjouies que nous ne le sommes par
+le seul fait de vivre dans le présent, l’homme égoïste et
+sans cœur en abuse et l’exploite souvent de telle sorte
+qu’il ne leur accorde rien autre chose que cette existence
+aride et dénudée : n’emprisonne-t-il pas dans un
+étroit espace l’oiseau fait pour parcourir un hémisphère,
+où la pauvre bête crie et finit par souhaiter la mort :
+<i lang="it" xml:lang="it">l’uccello nella gabbia canta non di piacere, ma di rabbia</i> ;
+et son plus fidèle ami, le chien si intelligent, il le met à
+la chaîne ! Je n’en vois jamais un à l’attache sans une
+intime pitié pour lui et une indignation profonde contre
+son maître. Je pense avec satisfaction au fait raconté
+par le <i lang="en" xml:lang="en">Times</i> il y a quelques années : un lord qui tenait
+un grand chien à l’attache, traversant un jour sa cour,
+fut tenté de caresser la bête. Sur quoi celui-ci, d’un
+coup de dent, lui déchira le bras du haut en bas, et
+c’était bien fait ! Il voulait dire par là : « Tu n’es pas mon
+maître, mais mon démon persécuteur, toi qui fais de ma
+courte existence un enfer. » Puisse-t-il en arriver autant
+à quiconque met les chiens à l’attache. Tenir les oiseaux
+dans une cage, c’est aussi torturer les bêtes. Ces êtres
+si favorisés de la nature, qui traversent comme une
+flèche rapide les champs célestes, les emprisonner dans
+une cage étroite pour jouir de leurs cris !</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Ainsi c’est un degré supérieur de connaissance qui
+rend la vie de l’homme plus riche en douleurs que celle
+de l’animal ; nous pouvons rapporter ce fait à une loi
+plus générale, et arriver à une vue d’ensemble beaucoup
+plus large.</p>
+
+<p>La connaissance est en soi toujours exempte de douleurs.
+La douleur n’atteint que la volonté, et consiste dans l’obstacle,
+l’empêchement, la contrariété de la volonté ; mais
+c’est une condition indispensable que cet obstacle soit accompagné
+de la connaissance. De même, en effet, que la
+lumière n’éclaire l’espace que s’il y a des objets pour la
+réfléchir ; de même que le son a besoin d’être répercuté,
+et que si le bruit, en général, est entendu à distance,
+c’est parce que les ondes vibratoires de l’air viennent se
+briser sur des corps durs, si bien qu’il paraît étonnamment
+faible sur les sommets isolés des montagnes,
+et que le chant produit peu d’effet à l’air libre : ainsi
+l’obstacle opposé à la volonté, pour être ressenti comme
+une douleur, doit être accompagné de la connaissance,
+qui est pourtant, en soi, étrangère à toute douleur.</p>
+
+<p>La douleur physique a pour condition les nerfs et leur
+relation avec le cerveau ; la lésion d’un membre n’est
+pas sentie, quand les nerfs qui le relient au cerveau
+sont coupés, ou que le cerveau lui-même est paralysé
+par le chloroforme. Pour le même motif, dès que la
+conscience est éteinte par la mort, nous considérons
+comme sans douleur tous les tressaillements qui suivent
+encore. Quant à la douleur morale, il va de soi qu’elle a
+pour condition la connaissance ; elle s’accroît avec le
+degré de la connaissance, cela se conçoit aisément. — Nous
+pouvons exprimer ce rapport par une image :
+la volonté est comme la corde d’un instrument ; l’obstacle
+qui la froisse produit la vibration, la connaissance
+est le fond sonore, la douleur est le son.</p>
+
+<p>En conséquence, non seulement le monde inorganique,
+mais la plante même est étrangère à toute douleur :
+quels que soient les obstacles auxquels la volonté puisse
+être soumise dans l’un et dans l’autre. Au contraire,
+tout animal, même l’infusoire, souffre une douleur ; parce
+que la connaissance, si incomplète qu’elle soit, est le
+vrai caractère de l’animal. A mesure qu’elle s’élève sur
+l’échelle animale, la douleur croît en proportion. Elle
+est encore infiniment faible dans les espèces inférieures :
+de là vient par exemple que les insectes coupés en deux
+et qui ne sont plus reliés que par un intestin mangent
+encore. Chez les animaux supérieurs, la douleur n’approche
+pas de celle de l’homme, par suite de l’absence
+des idées et de la pensée. Mais aussi la faculté de souffrir
+ne devait atteindre son degré suprême que dans
+l’être où, en vertu de la raison et de ses délibérations
+réfléchies, existe aussi la possibilité de nier cette volonté.
+Sans cela, c’eût été une cruauté sans motif.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Dans la première jeunesse, nous sommes placés devant
+la destinée qui va s’ouvrir devant nous, comme les
+enfants devant un rideau de théâtre, dans l’attente
+joyeuse et impatiente des choses qui vont se passer sur
+la scène : c’est un bonheur que nous n’en puissions
+rien savoir d’avance. Car, aux yeux de celui qui sait ce
+qui se passera réellement, les enfants sont d’innocents
+coupables condamnés non pas à la mort, mais à la vie,
+et qui pourtant ne connaissent pas encore le contenu
+de leur sentence. — Chacun n’en désire pas moins
+pour soi un âge avancé, c’est-à-dire un état que l’on
+pourrait exprimer ainsi : « Aujourd’hui est mauvais, et
+chaque jour sera plus mauvais — jusqu’à ce que le
+pire arrive. »</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Lorsqu’on se représente, autant qu’il est possible de
+le faire d’une façon approximative, la somme de misère,
+de douleur et de souffrances de toute sorte que le
+soleil éclaire dans sa course, on accordera qu’il vaudrait
+beaucoup mieux que cet astre n’ait pas plus de pouvoir
+sur la terre pour faire surgir le phénomène de la vie qu’il
+n’en a dans la lune, et qu’il serait préférable que la surface
+de la terre comme celle de la lune se trouvât encore
+à l’état de cristal glacé. —</p>
+
+<p>On peut encore considérer notre vie comme un épisode
+qui trouble inutilement la béatitude et le repos du néant.
+Quoi qu’il en soit, celui-là même pour qui l’existence
+est à peu près supportable, à mesure qu’il avance en
+âge, a une conscience de plus en plus claire qu’elle est
+en toutes choses un <i lang="en" xml:lang="en">disappointment, nay, a cheat</i>, en
+d’autres termes qu’elle a le caractère d’une grande mystification,
+pour ne pas dire d’une duperie… —</p>
+
+<p>Quiconque a survécu à deux ou trois générations se
+trouve dans la même disposition d’esprit que tel spectateur
+assis dans une baraque de saltimbanques à la foire,
+quand il voit les mêmes farces répétées deux ou trois
+fois sans interruption : c’est que les choses n’étaient calculées
+que pour une représentation et qu’elles ne font
+plus aucun effet, l’illusion et la nouveauté une fois évanouies. —</p>
+
+<p>Il y aurait de quoi perdre la tête, si l’on observe la
+prodigalité des dispositions prises, ces étoiles fixes qui
+brillent innombrables dans l’espace infini, et n’ont pas
+autre chose à faire qu’à éclairer des mondes, théâtres de
+la misère et des gémissements, des mondes qui, dans
+le cas le plus heureux, ne produisent que l’ennui ; — du
+moins à en juger d’après l’échantillon qui nous est
+connu. —</p>
+
+<p>Personne n’est vraiment digne d’envie, et combien
+sont à plaindre. —</p>
+
+<p>La vie est un pensum dont il faut s’acquitter laborieusement :
+et dans ce sens, le mot <i lang="la" xml:lang="la">defunctus</i> est une belle
+expression. —</p>
+
+<p>Imaginez un instant que l’acte de la génération ne soit
+ni un besoin ni une volupté, mais une affaire de réflexion
+pure et de raison : l’espèce humaine pourrait-elle
+bien encore subsister ? Chacun n’aurait-il pas eu plutôt
+assez pitié de la génération à venir, pour lui épargner le
+poids de l’existence, ou du moins n’aurait-il pas hésité à
+le lui imposer de sang-froid ? —</p>
+
+<p>Le monde, mais c’est l’enfer, et les hommes se partagent
+en âmes tourmentées et en diables tourmenteurs. —</p>
+
+<p>Il me faudra sans doute entendre dire encore que ma
+philosophie est sans consolation ; — et cela simplement
+parce que je dis la vérité, tandis que les gens veulent
+entendre dire : le Seigneur Dieu a bien fait tout ce qu’il
+a fait. Allez à l’église, et laissez les philosophes en repos.
+Du moins, n’exigez pas qu’ils ajustent leurs doctrines
+à votre catéchisme : c’est ce que font les gueux,
+les philosophâtres : chez ceux-là vous pouvez commander
+des doctrines selon votre bon plaisir. Troubler l’optimisme
+obligé des professeurs de philosophie est aussi
+facile qu’agréable. —</p>
+
+<p>Brahma produit le monde par une sorte de péché ou
+d’égarement, et reste lui-même dans le monde pour expier
+ce péché, jusqu’à ce qu’il se soit racheté. — Très
+bien ! — Dans le bouddhisme, le monde naît par suite
+d’un trouble inexplicable, se produisant après un long
+repos dans cette clarté du ciel, dans cette béatitude
+sereine, appelée <i>Nirvana</i> qui sera reconquise par la pénitence,
+c’est comme une sorte de fatalité qu’il faut entendre
+au fond en un sens moral, bien que cette explication
+ait une analogie et une image exactement correspondante
+dans la nature par la formation inexplicable du
+monde primitif, vaste nébuleuse d’où sortira un soleil.
+Mais les erreurs morales rendent même le monde physique
+graduellement plus mauvais et toujours plus mauvais,
+jusqu’à ce qu’il ait pris sa triste forme actuelle. — C’est
+parfait ! — Pour les Grecs le monde et les dieux
+étaient l’ouvrage d’une nécessité insondable. — Cette
+explication est supportable, en ce sens qu’elle nous satisfait
+provisoirement. — Ormuzd vit en guerre avec
+Ahriman : — on peut encore admettre cela. — Mais un
+Dieu comme ce Jéhovah, qui <i lang="la" xml:lang="la">animi causâ</i>, pour son bon
+plaisir et <i>de gaîté de cœur</i> produit ce monde de misère
+et de lamentations, et qui encore s’en félicite et s’applaudit,
+avec son πάντα καλά λίαν<a id="FNanchor_23" href="#Footnote_23" class="fnanchor">[23]</a>. Voilà qui est trop fort !
+Considérons donc à ce point de vue la religion des Juifs
+comme la dernière parmi les doctrines religieuses des
+peuples civilisés ; ce qui concorde parfaitement avec ce
+fait qu’elle est aussi la seule qui n’ait absolument aucune
+trace d’immortalité.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_23" href="#FNanchor_23"><span class="label">[23]</span></a> <i>Voir</i> la <a href="#Footnote_28">note
+à la page 63</a>.</p>
+</div>
+<p>Quand même la démonstration de Leibnitz serait vraie ;
+quand même on admettrait que, parmi les mondes possibles,
+celui-ci est toujours le meilleur, cette démonstration
+ne donnerait encore aucune théodicée. Car le
+créateur n’a pas seulement créé le monde, mais aussi la
+possibilité elle-même : par conséquent, il aurait dû rendre
+possible un meilleur monde.</p>
+
+<p>La misère qui remplit ce monde proteste trop hautement
+contre l’hypothèse d’une œuvre parfaite due à un
+être absolument sage, absolument bon, et avec cela tout
+puissant ; et d’autre part, l’imperfection évidente et
+même la burlesque caricature du plus achevé des phénomènes
+de la création, l’homme, sont d’une évidence
+trop sensible. Il y a là une dissonance que l’on ne peut
+résoudre. Au contraire, douleurs et misères sont autant
+de preuves à l’appui, quand nous considérons le monde
+comme l’ouvrage de notre propre faute, par conséquent
+comme une chose qui ne saurait être meilleure. Tandis
+que, dans la première hypothèse, la misère du monde
+devient une accusation amère contre le créateur et donne
+matière à des sarcasmes, elle apparaît dans le second
+cas, comme une accusation contre notre être et notre
+volonté même, bien propre à nous humilier. Car elle
+nous conduit à cette pensée profonde que nous sommes
+venus dans le monde déjà viciés comme les enfants de
+pères usés de débauche, et que si notre existence est
+tellement misérable, et a pour dénoûment la mort, c’est
+que nous avons continuellement cette faute à expier.
+D’une manière générale rien n’est plus certain : c’est la
+lourde faute du monde qui amène les grandes et innombrables
+souffrances du monde ; et nous entendons cette
+relation au sens métaphysique et non physique et empirique.
+Aussi l’histoire du péché originel me réconcilie-t-elle
+avec l’ancien testament, elle est même à mes yeux
+la seule vérité métaphysique du livre, bien qu’elle s’y
+présente sous le voile de l’allégorie. Car notre existence
+ne ressemble à rien tant qu’à la conséquence d’une faute
+et d’un désir coupable…</p>
+
+<p>Voulez-vous toujours avoir sous la main une boussole
+sûre, afin de vous orienter dans la vie et de l’envisager
+sans cesse dans son vrai jour, habituez-vous à
+considérer ce monde comme un lieu de pénitence,
+comme une colonie pénitentiaire, <i lang="en" xml:lang="en">a penal colony</i>, — un
+ἐργαστήριον, ainsi déjà l’avaient nommé les plus anciens
+philosophes (<i>Clem. Alex. Strom.</i> <small>L</small>. <small>III</small>, c. 3, p. 399)
+et parmi les pères de l’Église comme Origène l’exprimait
+avec une hardiesse louable. (Augustin. <i lang="la" xml:lang="la">De civit.
+Dei</i>, <small>L</small>. <small>XI</small>, c. 23). — La sagesse de tous les temps, le
+brahmanisme, le bouddhisme, Empédocle et Pythagore
+confirment cette manière de voir ; Cicéron (<i lang="la" xml:lang="la">Fragmenta
+de philosophia</i>, vol. 12, p. 316, éd. Bip.) rapporte que les
+anciens sages dans l’initiation aux mystères enseignaient,
+<i lang="la" xml:lang="la">nos ob aliqua scelera suscepta in vita superiore,
+pœnarum luendarum causa natos esse</i>. Vanini exprime
+cette idée de la façon la plus énergique, Vanini
+qu’on a trouvé plus commode de brûler que de réfuter,
+quand il dit : <i lang="la" xml:lang="la">Tot, tantisque homo repletus miseriis, ut
+si christianæ religioni non repugnaret, dicere auderem :
+si daemones dantur, ipsi, in hominum corpora transmigrantes,
+sceleris pœnas luunt</i> (<i lang="la" xml:lang="la">De admirandis naturæ
+arcanis</i>, dial. L, p. 353). Mais même dans le pur christianisme
+bien compris, notre existence est considérée
+comme la suite d’une faute, d’une chute. Si l’on se familiarise
+avec cette pensée, on n’attendra de la vie que ce
+qu’elle peut donner, et loin de considérer comme quelque
+chose d’inattendu, de contraire à la règle ses contradictions,
+souffrances, tourments, misères grandes ou
+petites, on les trouvera tout à fait dans l’ordre, sachant
+bien qu’ici bas chacun porte la peine de son existence, et
+chacun à sa manière. — Parmi les maux d’un établissement
+pénitentiaire, le moindre n’est pas la société qu’on
+y rencontre. Ce que vaut la société des hommes, ceux-là
+qui en mériteraient une meilleure le sauront sans
+que j’aie besoin de le dire. Une belle âme, un génie,
+peuvent parfois y éprouver les sentiments d’un noble
+prisonnier d’État qui est aux galères entouré de vulgaires
+scélérats ; et comme lui ils cherchent à s’isoler. Mais
+en général cette idée sur le monde nous rend capables
+de voir sans surprise, à plus forte raison sans indignation,
+ce qu’on appelle les imperfections, c’est-à-dire
+la misérable constitution intellectuelle et morale de la
+plupart des hommes que leur physionomie même nous
+révèle…</p>
+
+<p>La conviction que le monde, et par suite l’homme
+sont tels qu’ils ne devraient pas exister, est de nature à
+nous remplir d’indulgence les uns pour les autres ;
+qu’attendre, en effet, d’une telle espèce d’êtres ? — Il
+me semble parfois que la manière convenable de s’aborder
+d’homme à homme, au lieu d’être Monsieur, Sir,
+etc., pourrait être : « compagnon de souffrance, <i lang="la" xml:lang="la">socî
+malorum</i>, compagnon de misères, <i lang="en" xml:lang="en">my fellow-sufferer</i>. »
+Si bizarre que cela paraisse, l’expression est pourtant
+fondée, elle jette sur le prochain la lumière la plus vraie,
+et rappelle à la nécessité de la tolérance, de la patience,
+à l’indulgence, à l’amour du prochain, dont nul ne pourrait
+se passer, et dont par conséquent chacun est redevable.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="c2" title="II. Misères de la vie">II<br>
+MISÈRES DE LA VIE.</h3>
+
+
+<p>L’Arcadie nous a vus naître, tous tant que nous sommes,
+comme le dit Schiller ; c’est-à-dire que nous entrons
+dans le monde, pleins de prétentions au bonheur et à la
+jouissance, et que nous nous attachons à l’espérance insensée
+de voir ces prétentions réussir. Mais bientôt le
+destin paraît, il nous empoigne rudement et il nous apprend
+que rien ne nous appartient, mais que tout est
+à lui, qu’il a un droit incontestable non seulement sur
+tout ce que nous possédons et acquérons, sur notre
+femme et notre enfant, mais sur nos bras et jambes,
+sur nos yeux et nos oreilles, même sur notre nez en
+plein visage. — (P. I. 434.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Tandis que la première moitié de la vie n’est qu’une
+infatigable aspiration vers le bonheur, la seconde moitié,
+au contraire, est dominée par un douloureux sentiment
+de crainte, car alors on finit par se rendre compte
+plus ou moins clairement que tout bonheur n’est que
+chimère, que la souffrance seule est réelle. Aussi les esprits
+sensés visent-ils moins à de vives jouissances qu’à
+une absence de peines, à un état en quelque sorte invulnérable. — Dans
+mes jeunes années, un coup de sonnette
+à ma porte me remplissait aussitôt de joie, car je pensais :
+« Bon ! voilà quelque chose qui arrive. » Plus tard,
+mûri par la vie, ce même bruit éveillait un sentiment
+voisin de l’effroi ; je me disais : « Hélas ! qu’arrive-t-il ? » — (L.
+228.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Rien de fixe dans la vie fugitive : ni douleur infinie, ni
+joie éternelle, ni impression permanente, ni enthousiasme
+durable, ni résolution élevée qui puisse compter
+pour la vie ! Tout se dissout dans le torrent des années.
+Les minutes, les innombrables atomes de petites choses,
+fragments de chacune de nos actions, sont les vers rongeurs
+qui dévastent tout ce qu’il y a de grand et de
+hardi… On ne prend rien au sérieux dans la vie humaine ;
+la poussière n’en vaut pas la peine. — (G. 51.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>A considérer la vie sous l’aspect de sa valeur objective,
+il est au moins douteux qu’elle soit préférable
+au néant ; et je dirais même que si l’expérience et la
+réflexion pouvaient se faire entendre, c’est en faveur du
+néant qu’elles élèveraient la voix. Si l’on frappait à la
+pierre des tombeaux, pour demander aux morts s’ils
+veulent ressusciter, ils secoueraient la tête. Telle est
+aussi l’opinion de Socrate dans l’apologie de Platon,
+et même l’aimable et gai Voltaire ne peut s’empêcher
+de dire : « On aime la vie ; mais le néant ne laisse pas
+d’avoir du bon » ; et encore : « Je ne sais pas ce que
+c’est que la vie éternelle, mais celle-ci est une mauvaise
+plaisanterie. » — (W. II. 531.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La vie de chaque homme vue de loin et de haut, dans
+son ensemble et dans ses traits les plus saillants, nous
+présente toujours un spectacle tragique ; mais si on la
+parcourt dans le détail, elle a le caractère d’une comédie.
+Car le train et le tourment du jour, l’incessante agacerie
+du moment, les désirs et les craintes de la semaine, les
+disgrâces de chaque heure, sous l’action du hasard
+qui songe toujours à nous mystifier, ce sont là autant
+de scènes de comédie. Mais les souhaits toujours déçus,
+les vains efforts, les espérances que le sort foule impitoyablement
+aux pieds, les funestes erreurs de la vie
+entière, avec les souffrances qui s’accumulent et la mort
+au dernier acte, voilà l’éternelle tragédie. Il semble que
+le destin ait voulu ajouter la dérision au désespoir de
+notre existence, quand il a rempli notre vie de toutes
+les infortunes de la tragédie, sans que nous puissions
+seulement soutenir la dignité des personnages tragiques.
+Loin de là, dans le large détail de la vie, nous jouons inévitablement
+le piètre rôle de comiques. — (L. 75.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Si un Dieu a fait ce monde, je n’aimerais pas à être
+ce Dieu : la misère du monde me déchirerait le cœur. — (N.
+441.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Imagine-t-on un démon créateur, on serait pourtant
+en droit de lui crier en lui montrant sa création : « Comment
+as-tu osé interrompre le repos sacré du néant,
+pour faire surgir une telle masse de malheur et de tourment ? » — (N.
+441.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Si l’on mettait devant les yeux de chacun les douleurs
+et les tourments épouvantables auxquels sa vie
+est continuellement exposée, à cet aspect, il serait
+saisi d’effroi : et si l’on voulait conduire l’optimiste le
+plus endurci à travers les hôpitaux, les lazarets et
+les chambres de torture chirurgicales, à travers les prisons,
+les lieux de supplices, les écuries d’esclaves,
+sur les champs de bataille et dans les cours d’assises,
+si on lui ouvrait tous les sombres repaires où la
+misère se glisse pour fuir les regards d’une curiosité
+froide, et si enfin on le laissait regarder dans la tour
+affamée d’Ugolin, — alors, assurément, lui aussi finirait
+par reconnaître de quelle sorte est ce <i>meilleur des
+mondes possibles</i><a id="FNanchor_24" href="#Footnote_24" class="fnanchor">[24]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_24" href="#FNanchor_24"><span class="label">[24]</span></a> « Il n’y a que violence dans l’univers ; mais nous sommes
+gâtés par la philosophie moderne, qui a dit <i>tout est bien</i>, tandis
+que le mal a tout souillé, et que dans un sens très vrai <i>tout est
+mal</i>, puisque rien n’est à sa place. »</p>
+
+<p class="sign xsmall">J. DE MAISTRE.</p>
+</div>
+<p>Où Dante serait-il allé chercher le modèle et le sujet
+de son enfer ailleurs que dans notre monde réel ? Et
+pourtant, c’est bel et bien un enfer qu’il nous a peint.
+Au contraire, quand il s’est agi de décrire le ciel et ses
+joies, il se trouvait en face d’une difficulté insurmontable,
+justement parce que notre monde n’offre rien
+d’analogue. Au lieu des joies du Paradis, il fut réduit à
+nous faire part des instructions que lui donnèrent là ses
+ancêtres, sa Béatrix et divers saints. Par où l’on voit
+assez clairement quelle sorte de monde est le nôtre. — (L.
+189.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Ce monde, champ de carnage où des êtres anxieux
+et tourmentés ne subsistent qu’en se dévorant les uns
+les autres, où toute bête de proie devient le tombeau vivant
+de mille autres, et n’entretient sa vie qu’au prix d’une longue
+suite de martyres, où la capacité de souffrir croît en
+proportion de l’intelligence, et atteint par conséquent
+dans l’homme son degré le plus élevé ; ce monde, les
+optimistes ont voulu l’ajuster à leur système, et nous le
+démontrer <i lang="la" xml:lang="la">a priori</i> comme le meilleur des mondes possibles.
+L’absurdité est criante. — On me dit d’ouvrir les
+yeux et de promener mes regards sur la beauté du monde
+que le soleil éclaire, d’admirer ses montagnes, ses vallées,
+ses torrents, ses plantes, ses animaux, que sais-je
+encore. Le monde n’est-il donc qu’une lanterne magique ?
+Certes le spectacle est splendide à voir, mais y jouer son
+rôle, c’est autre chose. — Après l’optimiste vient
+l’homme des causes finales ; celui-là me vante la sage
+ordonnance qui défend aux planètes de se heurter du
+front dans leur course, qui empêche la terre et la mer de
+se confondre en une immense bouillie, et les tient proprement
+séparées, qui fait que tout ne reste pas figé dans
+une glace éternelle, ou consumé par la chaleur, qui,
+grâce à l’inclinaison de l’écliptique ne permet pas au
+printemps d’être éternel et laisse mûrir les fruits, etc.
+Mais ce ne sont là que de simples <i lang="la" xml:lang="la">conditiones sine quibus
+non</i>. Car si un monde doit exister, si ses planètes doivent
+durer, ne fût-ce qu’un temps égal à celui que le rayon
+d’une étoile fixe éloignée met pour arriver jusqu’à elles,
+et si elles ne disparaissent pas comme le fils de Lessing
+immédiatement après leur naissance, il fallait que les
+choses ne fussent pas charpentées assez maladroitement,
+pour que l’échafaudage fondamental menaçât déjà de
+crouler. Arrivons maintenant aux résultats de cette œuvre
+si vantée, considérons les acteurs qui se meuvent sur
+cette scène si solidement machinée : nous voyons la
+douleur apparaître en même temps que la sensibilité, et
+grandir à mesure que celle-ci devient intelligente, nous
+voyons le désir et la souffrance marcher du même pas, se
+développer sans limites, jusqu’à ce qu’enfin la vie humaine
+n’offre plus qu’un sujet de tragédies ou de comédies.
+Maintenant, si l’on est sincère, on sera peu disposé
+à entonner l’Alleluia des optimistes. — (L. 189.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La vie ne se présente nullement comme un cadeau
+dont nous n’avons qu’à jouir, mais bien comme un
+devoir, une tâche dont il faut s’acquitter à force de
+travail ; de là, dans les grandes et petites choses, une
+misère générale, un labeur sans repos, une concurrence
+sans trêve, un combat sans fin, une activité imposée
+avec une tension extrême de toutes les forces du corps
+et de l’esprit. Des millions d’hommes, réunis en nations,
+concourent au bien public, chaque individu agissant ainsi
+dans l’intérêt de son propre bien ; mais des milliers de
+victimes tombent pour le salut commun. Tantôt des préjugés
+insensés, tantôt une politique subtile excitent les
+peuples à la guerre ; il faut que la sueur et le sang de la
+grande foule coulent en abondance pour mener à bonne
+fin les fantaisies de quelques-uns, ou expier leurs fautes.
+En temps de paix, l’industrie et le commerce prospèrent,
+les inventions font merveille, les vaisseaux sillonnent
+les mers et rapportent des friandises de tous les
+coins du monde, les vagues engloutissent des milliers
+d’hommes. Tout est en mouvement, les uns méditent,
+les autres agissent, le tumulte est indescriptible.</p>
+
+<p>Mais le dernier but de tant d’efforts, quel est-il ?
+Maintenir pendant un court espace de temps des êtres
+éphémères et tourmentés, les maintenir au cas le plus
+favorable dans une misère supportable et une absence
+de douleur relative que guette aussitôt l’ennui ; puis la
+reproduction de cette race et le renouvellement de son
+train habituel. — (L. 68.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Il est véritablement incroyable combien insignifiante
+et dénuée d’intérêt, vue du dehors, et combien sourde et
+obscure, ressentie intérieurement, s’écoule la vie de la
+plupart des hommes. Elle n’est que tourments, aspirations
+impuissantes, marche chancelante d’un homme qui rêve à
+travers les quatre âges de la vie jusqu’à la mort, avec
+un cortège de pensées triviales. Les hommes ressemblent
+à des horloges qui ont été montées et qui marchent sans
+savoir pourquoi ; et chaque fois qu’un homme est engendré
+et mis au monde, l’horloge de la vie humaine
+est de nouveau montée pour répéter encore une fois son
+vieux refrain usé d’éternelle boîte à musique, phrase
+par phrase, mesure pour mesure, avec des variations
+à peine sensibles.</p>
+
+<p>Chaque individu, chaque visage humain et chaque vie
+humaine n’est qu’un rêve de plus, un rêve éphémère de
+l’esprit infini de la nature, de la volonté de vivre persistante
+et obstinée, ce n’est qu’une image fugitive de plus
+qu’elle dessine en se jouant sur sa page infinie de l’espace
+et du temps, qu’elle laisse subsister quelques instants
+d’une brièveté vertigineuse, et qu’aussitôt elle efface pour
+faire place à d’autres. Cependant et c’est là le côté de la
+vie qui donne à penser et à réfléchir, il faut que la volonté
+de vivre, violente et impétueuse, paie chacune de
+ces images fugitives, chacune de ces vaines fantaisies
+au prix de douleurs profondes et sans nombre, et d’une
+mort amère longtemps redoutée et qui vient enfin. Voilà
+pourquoi l’aspect d’un cadavre nous rend soudainement
+sérieux. — (W. I. 379.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La vie de l’homme oscille, comme un pendule, entre
+la douleur et l’ennui<a id="FNanchor_25" href="#Footnote_25" class="fnanchor">[25]</a>, tels sont en réalité ses deux
+derniers éléments. Les hommes ont dû exprimer cela
+d’une étrange manière ; après avoir fait de l’enfer le séjour
+de tous les tourments et de toutes les souffrances, qu’est-il
+resté pour le ciel ? justement l’ennui. — (L. 72.)</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_25" href="#FNanchor_25"><span class="label">[25]</span></a></p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse" lang="it" xml:lang="it"><b>. . . .</b> Amaro e noia</div>
+<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">La vita, altro mai nulla<b>. . . . .</b></div>
+<div class="verse i10" lang="it" xml:lang="it">(A se stesso)</div>
+<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Nell’ imo petto, grave, salda, immota</div>
+<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Come colonna adamantina, siede</div>
+<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Noia immortale.</div>
+</div>
+
+</div>
+<p class="sign"><span class="blk"><i>Leopardi</i> (<span lang="it" xml:lang="it">Al conte Pepoli.</span>)<br>
+(Note du traducteur.)</span></p>
+</div>
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="c3" title="III. Résignation, renoncement, ascétisme et délivrance">III<br>
+RÉSIGNATION. — RENONCEMENT. — ASCÉTISME
+ET DÉLIVRANCE.</h3>
+
+
+<p>Quand le coin du voile de Maïa<a id="FNanchor_26" href="#Footnote_26" class="fnanchor">[26]</a> (l’illusion de la vie
+individuelle) s’est soulevé devant les yeux d’un homme,
+de telle sorte qu’il ne fait plus de différence égoïste
+entre sa personne et les autres hommes, et qu’il prend
+autant d’intérêt aux souffrances étrangères qu’aux
+siennes propres, et qu’il devient par là secourable jusqu’au
+dévouement, prêt à se sacrifier lui-même pour le
+salut des autres, — cet homme arrivé au point de se reconnaître
+lui-même dans tous les êtres, considère comme
+siennes les souffrances infinies de tout ce qui vit, et doit
+ainsi s’approprier la douleur du monde. Aucune détresse
+ne lui est étrangère. Tous les tourments qu’il voit et
+peut si rarement adoucir, tous les tourments dont il entend
+parler, ceux mêmes qu’il lui est possible de concevoir
+frappent son esprit comme s’il en était lui-même la
+victime.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_26" href="#FNanchor_26"><span class="label">[26]</span></a> Maïa — l’illusion. — Schopenhauer entend par là cette connaissance,
+bornée à l’espace et au temps qui empêche l’individu de
+reconnaître sa propre essence dans les individus étrangers. (Note
+de M. Frauenstædt.)</p>
+
+<p><span class="sc">Maïa</span>, déesse hindoue, épouse de Brahma, mère des illusions ou
+l’illusion personnifiée.</p>
+</div>
+<p>Insensible aux alternatives de biens et de maux qui
+se succèdent dans sa destinée, affranchi de tout égoïsme,
+il pénètre les voiles de l’illusion individuelle ; tout ce
+qui vit, tout ce qui souffre est également près de
+son cœur. Il conçoit l’ensemble des choses, leur essence,
+leur éternel écoulement, les vains efforts, les luttes intérieures
+et les souffrances sans fin ; il voit, de quelque
+côté qu’il tourne ses regards, l’homme qui souffre, l’animal
+qui souffre, et un monde qui s’évanouit éternellement.
+Il s’unit désormais aux douleurs du monde aussi
+étroitement que l’égoïste à sa propre personne. Comment
+pourrait-il, avec une telle connaissance du monde, affirmer
+par les désirs incessants sa volonté de vivre, se
+rattacher toujours de plus en plus à la vie, et l’étreindre
+toujours plus étroitement ? L’homme séduit par l’illusion
+de la vie individuelle, esclave de l’égoïsme, ne voit des
+choses que ce qui le touche personnellement, et y puise
+des motifs sans cesse renouvelés de désirer et de vouloir ;
+au contraire, celui qui pénètre l’essence des choses
+en soi, qui domine l’ensemble, arrive au repos de tout
+désir et de tout vouloir. Désormais la volonté se détourne
+de la vie ; elle repousse avec effroi les jouissances qui
+la perpétuent. L’homme arrive alors à l’état du renoncement
+volontaire, de la résignation, de la tranquillité
+vraie, et de l’absence absolue de volonté. — (L. 177.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>L’esprit intime et le sens de la véritable et pure vie
+du cloître, et de l’ascétisme en général, c’est que l’on
+se sent digne et capable d’une existence meilleure que
+la nôtre, et que l’on veut fortifier et maintenir cette conviction
+par le mépris de toutes les vaines jouissances de
+ce monde. On attend avec calme et assurance la fin de
+cette vie, privée de ses appâts trompeurs, pour saluer
+un jour l’heure de la mort comme celle de la délivrance. — (L.
+178.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Tandis que le méchant livré par la violence de sa
+volonté et de ses désirs à des tourments intérieurs
+continus et dévorants, est réduit, quand la source de
+toutes les jouissances vient à tarir, à étancher la soif
+brûlante de ses désirs par le spectacle des malheurs
+d’autrui ; l’homme, au contraire, qui est pénétré de cette
+idée du renoncement absolu, quel que soit son dénuement,
+quelque privé qu’il soit extérieurement de toute
+joie, et de tout bien, goûte cependant une pleine allégresse
+et jouit d’un repos vraiment céleste. Pour lui, plus
+d’empressement inquiet, plus de joie éclatante, cette joie
+précédée et suivie de tant de peines, condition inévitable
+de l’existence pour l’homme qui a le goût de la
+vie : ce qu’il ressent, c’est une paix inébranlable, un
+profond repos, une intime sérénité, un état que nous ne
+pouvons voir ou imaginer sans y aspirer avec ardeur
+parce qu’il nous semble le seul juste, infiniment supérieur
+à tout autre, un état vers lequel nous invitent et
+nous appellent ce qu’il y a de meilleur en nous, et cette
+voix intérieure qui nous crie : <i lang="la" xml:lang="la">sapere aude</i>. Nous sentons
+bien alors que tout désir accompli, tout bonheur
+arraché à la misère du monde, sont comme l’aumône qui
+soutient le mendiant aujourd’hui, pour que demain il
+meure encore de faim ; la résignation, au contraire est
+comme une terre reçue en héritage, qui met pour toujours
+l’heureux possesseur à l’abri du souci. — (L. 179.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Peu d’hommes, par la seule connaissance réfléchie des
+choses, parviennent à pénétrer l’illusion du <i lang="la" xml:lang="la">principium
+individuationis</i>, peu d’hommes remplis d’une parfaite
+bonté d’âme, de l’universelle charité, en viennent enfin
+à reconnaître toutes les douleurs du monde comme les
+leurs propres, pour aboutir à la négation de la volonté.
+Chez celui-là même qui s’approche le plus de ce degré
+supérieur, les aises personnelles, le charme flatteur de
+l’instant, l’attrait de l’espérance, les désirs sans cesse
+renaissants sont un éternel obstacle au renoncement,
+une éternelle amorce pour la volonté ; de là vient qu’on
+a personnifié dans les démons la multitude des séductions
+qui nous tentent et nous sollicitent.</p>
+
+<p>Aussi faut-il que notre volonté soit brisée par une
+immense souffrance, avant qu’elle n’arrive au renoncement
+d’elle-même. Lorsqu’il a parcouru tous les degrés
+de l’angoisse croissante, après une suprême résistance,
+et qu’il touche à l’abîme du désespoir, l’homme rentre
+subitement en lui-même, il se connaît, il connaît le monde,
+son âme alors se transforme, s’élève au-dessus d’elle-même
+et de toute souffrance, et purifié, sanctifié en quelque
+sorte dans un repos, une félicité inébranlables, une
+élévation inaccessible, il renonce à tous les objets de ses
+désirs passionnés, et reçoit la mort avec joie. Comme un
+pâle éclair, la négation de la volonté de vivre, c’est-à-dire
+la délivrance, jaillit subitement de la flamme purifiante
+de la douleur.</p>
+
+<p>Les criminels eux-mêmes peuvent être ainsi épurés
+par une grande douleur ; ils sont tout autres. Leurs
+crimes passés n’oppressent plus leur conscience ; pourtant
+ils sont prêts à les expier par la mort et voient volontiers
+s’éteindre avec eux ce phénomène passager de
+la volonté, qui leur est maintenant étranger et comme un
+objet d’horreur. Dans le touchant épisode de Gretchen,
+Gœthe nous a donné une incomparable et éclatante
+peinture de cette négation de la volonté causée par une
+grande infortune et par le désespoir. C’est un modèle
+accompli de cette seconde manière d’arriver au renoncement,
+à la négation de la volonté, non par la pure
+connaissance des douleurs de tout un monde auxquelles
+on s’identifie volontairement, mais par une douleur écrasante
+dont on a soi-même été accablé. — (L. 183.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Si l’on se représente combien la misère et les souffrances
+sont la plupart du temps nécessaires pour notre
+délivrance, on reconnaîtra que nous devrions moins envier
+le bonheur des autres que leur malheur. C’est pour cette
+raison que le stoïcisme qui brave le destin est pour
+l’âme, il est vrai, une épaisse cuirasse contre les douleurs
+de la vie et aide à mieux supporter le présent ;
+mais il est opposé au véritable salut, car il endurcit le
+cœur. Et comment le stoïcien pourrait-il être rendu
+meilleur par la souffrance, lorsque, sous son écorce de
+pierre, il y est insensible ? — Jusqu’à un certain degré, ce
+stoïcisme n’est pas très rare. C’est souvent une pure affectation,
+une façon de faire à mauvais jeu bonne mine :
+et lorsqu’il est réel, il provient la plupart du temps de
+l’insensibilité pure, du manque d’énergie, de vivacité,
+de sentiment et d’imagination, nécessaires pour ressentir
+une grande douleur. Le flegme et la lourdeur
+des Allemands sont surtout favorables à cette sorte de
+stoïcisme. — (L. 185.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Quiconque se tue veut la vie, il ne se plaint que des
+conditions sous lesquelles elle s’offre à lui. Ce n’est donc
+pas à la volonté de vivre qu’il renonce, mais uniquement
+à la vie, dont il détruit en sa personne un des phénomènes
+passagers… C’est justement parce qu’il ne
+peut cesser de vouloir qu’il cesse de vivre, et c’est en
+supprimant en lui le phénomène de la vie qu’il affirme
+son désir de vivre. Car c’était justement la douleur à
+laquelle il se soustrait qui aurait pu, comme mortification
+de la volonté, le conduire au renoncement et à la délivrance.
+Il en est de celui qui se tue comme d’un malade
+qui, n’ayant pas le courage de laisser achever une opération
+douloureuse mais salutaire, préférerait garder sa
+maladie. La souffrance supportée avec courage lui permettrait
+de supprimer la volonté ; mais il se soustrait à
+la souffrance, en détruisant dans son corps cette manifestation
+de la volonté, de telle sorte que celle-ci subsiste
+sans obstacles. — (L. 186.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>L’optimisme n’est au fond qu’une forme de louanges
+que la volonté de vivre, unique et première cause du
+monde, se décerne sans raison à elle-même, lorsqu’elle
+se mire avec complaisance dans son œuvre : ce n’est
+pas seulement une doctrine fausse, c’est une doctrine
+corruptrice. Car elle nous représente la vie comme un
+état désirable, et comme but de la vie le bonheur de
+l’homme. Dès lors chacun s’imagine qu’il possède les
+droits les plus justifiés au bonheur et à la jouissance ;
+si ces biens, comme cela n’est que trop fréquent, ne
+lui échoient pas en partage, il se croit victime d’une
+injustice, n’a-t-il pas manqué le but de sa vie ? — tandis
+qu’il est bien plus juste de considérer le travail, la privation,
+la misère et la souffrance couronnée par la mort
+comme le but de notre vie (ainsi font le brahmanisme,
+le bouddhisme et aussi le véritable christianisme) parce
+que tous ces maux conduisent à la négation de la volonté
+de vivre. Dans le Nouveau Testament, le monde est représenté
+comme une vallée de larmes, la vie comme un
+moyen de purifier l’âme, et un instrument de martyre
+est le symbole du christianisme<a id="FNanchor_27" href="#Footnote_27" class="fnanchor">[27]</a>. — (L. 190.)</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_27" href="#FNanchor_27"><span class="label">[27]</span></a> « De nos jours, dit ailleurs Schopenhauer, le christianisme
+a oublié sa vraie signification, pour dégénérer en un plat optimisme. »
+W. I. 480.</p>
+</div>
+<hr>
+
+
+<p>Quiétisme, c’est-à-dire renoncement à tout désir, ascétisme,
+c’est-à-dire immolation réfléchie de la volonté
+égoïste, et mysticisme, c’est-à-dire conscience de l’identité
+de son être avec l’ensemble des choses et le principe de
+l’univers — trois dispositions de l’âme qui se tiennent
+étroitement ; quiconque fait profession de l’une, est attiré
+vers l’autre en quelque sorte malgré lui. — Rien
+de plus surprenant que de voir l’accord de tous ceux
+qui nous ont prêché ces doctrines, à travers l’extrême
+variété des temps, des pays et des religions, et rien de
+plus curieux que la sécurité inébranlable comme le roc,
+la certitude intérieure, avec lesquelles ils nous présentent
+le résultat de leur expérience intime. — (L. 187.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>En vérité ce n’est pas le judaïsme avec son πάντα καλά
+λίαν<a id="FNanchor_28" href="#Footnote_28" class="fnanchor">[28]</a> mais le brahmanisme et le bouddhisme qui par
+l’esprit et la tendance morale se rapprochent du christianisme.
+Mais l’esprit et la tendance morale sont ce qu’il
+y a d’essentiel dans une religion, et non pas les mythes
+dans lesquels elle les enveloppe.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_28" href="#FNanchor_28"><span class="label">[28]</span></a> I. Moïse, 1, 31.</p>
+
+<p>« Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites, <i>et elles étaient
+très bonnes</i>. » Schopenhauer est l’ennemi personnel de Jehovah,
+qui, selon la Bible, ayant créé le monde, le triste monde, se vante
+de son œuvre comme d’une belle et bonne chose. Cet optimisme
+du Dieu des Juifs irrite et exaspère notre philosophe pessimiste.</p>
+</div>
+<p>Ce πάντα καλά λίαν de l’Ancien Testament est vraiment
+étranger au pur christianisme : car tout le long du Nouveau
+Testament il est question du monde comme d’une
+chose à laquelle on n’appartient pas, que l’on n’aime pas,
+d’une chose qui est sous l’empire du diable. Cela s’accorde
+avec l’esprit d’ascétisme, de renoncement et de victoire
+sur le monde, cet esprit, qui, joint à l’amour du prochain
+et au pardon des injures, marque le trait fondamental et
+l’étroite affinité qui unissent le christianisme, le brahmanisme
+et le bouddhisme. C’est dans le christianisme
+surtout qu’il est nécessaire d’aller au fond des choses
+et de pénétrer au-delà de l’écorce. — (L. 193.)</p>
+
+<p>Le protestantisme en éliminant l’ascétisme et le célibat
+qui en est le point capital, a atteint par là même l’essence
+du christianisme, et peut à ce point de vue être
+considéré comme une apostasie. On l’a bien vu de nos
+jours quand le protestantisme a peu à peu dégénéré en
+un plat rationalisme, espèce de pélagianisme moderne,
+qui vient se résumer dans la doctrine d’un bon père,
+créant le monde afin qu’on s’y amuse bien (en quoi il
+aurait joliment échoué) ; et ce bon père, sous certaines
+conditions, s’engage à procurer aussi plus tard à ses
+fidèles serviteurs un monde beaucoup plus beau dont le
+seul inconvénient est d’avoir une aussi funeste entrée.
+Cela peut être assurément une bonne religion pour des
+pasteurs protestants confortables, mariés et éclairés :
+mais ce n’est pas là du christianisme. Le christianisme
+est la doctrine qui affirme que l’homme est profondément
+coupable par le seul fait de sa naissance, et il
+enseigne en même temps que le cœur doit aspirer à la
+délivrance qui ne peut être obtenue qu’au prix des sacrifices
+les plus pénibles par le renoncement, l’anéantissement
+de soi-même, par conséquent par une
+transformation totale de la nature humaine. — (L. 193.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Il semble que la fin de toute activité vitale soit un
+merveilleux allégement pour la force qui l’entretient :
+c’est là ce qui explique peut-être cette expression de
+douce sérénité répandue sur le visage de la plupart des
+morts. Il se peut que l’instant de la mort soit semblable
+au réveil, après un sommeil lourd et troublé de cauchemars. — (W.
+II, 536.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Chacun sent qu’il est autre chose qu’un néant, qu’un
+autre néant a un jour engendré. De là naît pour lui l’assurance
+que la mort peut bien mettre fin à sa vie, mais
+non à son existence<a id="FNanchor_29" href="#Footnote_29" class="fnanchor">[29]</a>. — (L. 84.)</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_29" href="#FNanchor_29"><span class="label">[29]</span></a> Schopenhauer n’entend pas l’immortalité au sens d’une permanence
+de la conscience personnelle après la mort. — Ce qui est
+immortel, c’est la force, la volonté de vivre, qui est au fond de
+toutes choses, l’unique et premier principe. L’individu n’en est
+que la manifestation éphémère dans l’espace et dans le temps.</p>
+</div>
+<hr>
+
+
+<p>Mon imagination (surtout si j’entends de la musique)
+joue souvent avec cette pensée que la vie de tous les
+hommes et ma propre vie ne sont que des songes d’un
+esprit éternel, bons et mauvais songes, dont chaque
+mort est un réveil. — (M. 732.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Nous avons été éveillés et nous le serons de nouveau ;
+la vie est une nuit que remplit un long rêve, souvent
+un cauchemar. — (M. 732.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Dans la vieillesse les passions et les désirs s’éteignent
+les uns après les autres, à mesure que les objets de ces
+passions deviennent indifférents ; la sensibilité s’émousse,
+la force de l’imagination devient toujours plus
+faible, les images pâlissent, les impressions n’adhèrent
+plus, elles passent sans laisser de traces, les jours
+roulent toujours plus rapides, les événements perdent
+leur importance, tout se décolore. L’homme accablé de
+jours se promène en chancelant ou se repose dans un
+coin, n’étant plus qu’une ombre, un fantôme de son être
+passé. La mort vient, que lui reste-t-il encore à détruire ?
+Un jour l’assoupissement se change en dernier
+sommeil et ses rêves… ils inquiétaient déjà Hamlet
+dans le célèbre monologue. Je crois que dès maintenant
+nous rêvons. — (W. II, 536.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Nous savons que les instants où la contemplation des
+œuvres d’art nous délivre des désirs avides, comme
+si nous surnagions au-dessus de la lourde atmosphère de
+la terre, sont en même temps les plus heureux que nous
+connaissions. Par là nous pouvons nous figurer quelle
+félicité doit ressentir l’homme dont la volonté est apaisée,
+non pas pour quelques instants comme dans la jouissance
+du beau, mais pour toujours et s’éteint même
+tout à fait, si bien qu’il ne reste que la dernière
+étincelle aux lueurs vacillantes, qui soutient le corps
+et s’éteindra avec lui. Lorsque cet homme, après maints
+rudes combats contre sa propre nature, a fini par triompher
+tout à fait, il n’existe qu’à l’état d’être purement intellectuel,
+comme un miroir du monde que rien ne trouble.
+Désormais rien ne saurait lui causer de l’angoisse, rien
+ne saurait l’agiter : car les mille liens du vouloir qui
+nous tiennent enchaînés au monde et nous tiraillent
+en tous sens avec des douleurs continues sous forme de
+désir, crainte, envie, colère, ces mille liens il les a brisés.
+Il jette un regard en arrière, tranquille et souriant
+sur les images illusoires de ce monde qui ont pu un jour
+agiter et torturer son cœur ; devant elles il est maintenant
+aussi indifférent que devant les échecs, après
+une partie terminée ou devant des masques de carnaval
+qu’on a dépouillés au matin et dont les figures ont pu
+nous agacer et nous émouvoir dans la nuit du mardi
+gras. La vie et ses formes flottent désormais devant
+ses yeux comme une apparition passagère, comme un
+léger songe matinal pour l’homme à moitié éveillé, un
+songe que la vérité transperce déjà de ses rayons et
+qui ne peut plus nous abuser ; et ainsi qu’un rêve la vie
+s’évanouit aussi à la fin, sans transition brusque. — (L.
+182.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Si l’on a considéré la perversité humaine et que l’on
+soit prêt à s’en indigner, il faut aussitôt jeter ses regards
+sur la détresse de l’existence humaine, et réciproquement
+si la misère vous effraie, considérez la perversité :
+alors on trouvera que l’une et l’autre se font équilibre ;
+et l’on reconnaîtra la justice éternelle, on verra que
+le monde lui-même est le jugement du monde<a id="FNanchor_30" href="#Footnote_30" class="fnanchor">[30]</a>. — (L.
+195.)</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_30" href="#FNanchor_30"><span class="label">[30]</span></a> Traduction du vers célèbre de Schiller.</p>
+</div>
+<hr>
+
+
+<p>Une pitié sans bornes pour tous les êtres vivants, c’est
+le gage le plus ferme et le plus sûr de la conduite morale,
+et cela n’exige aucune casuistique. On peut être
+assuré que celui qui en est rempli ne blessera personne,
+n’empiétera sur les droits de personne, ne fera de mal
+à personne ; tout au contraire, il sera indulgent pour
+chacun, pardonnera à chacun, sera secourable à tous
+dans la mesure de ses forces, et toutes ses actions
+porteront l’empreinte de la justice et de l’amour des
+hommes. Au contraire, qu’on essaye une fois de dire :
+« Cet homme est vertueux, mais il ne connaît aucune
+pitié », ou bien : « C’est un homme injuste et méchant
+pourtant il est très compatissant », alors la contradiction
+devient sensible. — Tout le monde n’a pas les
+mêmes goûts ; mais je ne connais pas de plus belle prière,
+que celle par laquelle se terminent les vieilles pièces
+du théâtre hindou (comme autrefois les pièces anglaises
+se terminaient par ces mots : « pour le roi »). Voici quel
+en est le sens : « Puissent tous les êtres vivants rester
+libres de douleurs. » — (L. 166.)</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c4" title="II. L’amour, les femmes et le mariage">II<br>
+L’AMOUR, LES FEMMES ET LE MARIAGE</h2>
+
+<blockquote class="epi">
+<p>« La nature ne songe qu’au maintien de l’espèce ; et, pour la
+perpétuer, elle n’a que faire de notre sottise. Qu’étant ivre, je
+m’adresse à une servante de cabaret ou à une fille, le but de la
+nature peut être aussi bien rempli que si j’eusse obtenu Clarisse
+après deux ans de soins ; au lieu que ma raison me sauverait de
+la servante, de la fille et de Clarisse même peut-être. A ne consulter
+que la raison, quel est l’homme qui voudrait être père et
+se préparer tant de soucis pour un long avenir ? Quelle femme,
+pour une épilepsie de quelques minutes, se donnerait une maladie
+d’une année entière ? La nature, en nous dérobant à notre raison,
+assure mieux son empire : et voilà pourquoi elle a mis de niveau
+sur ce point Zénobie et sa fille de basse-cour, Marc-Aurèle et son
+palefrenier. »</p>
+
+<p class="sign"><span class="sc">Chamfort</span>.</p>
+
+</blockquote>
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 title="I. Métaphysique de l’amour">I<br>
+MÉTAPHYSIQUE DE L’AMOUR<a id="FNanchor_31" href="#Footnote_31" class="fnanchor">[31]</a>.</h3>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_31" href="#FNanchor_31"><span class="label">[31]</span></a> W. II, p. 607.</p>
+</div>
+<blockquote class="epi">
+<p>O vous sages, à la science haute et profonde, qui avez médité et
+qui savez où, quand et comment tout s’unit dans la nature,
+pourquoi tous ces amours, ces baisers ; vous, sages sublimes,
+dites-le moi ! Mettez à la torture votre esprit subtil et
+dites-moi où, quand et comment, il m’arriva d’aimer, pourquoi
+il m’arriva d’aimer ?</p>
+
+<p class="sign"><span class="sc">Bürger</span>.</p>
+
+</blockquote>
+
+<p>On est généralement habitué à voir les poètes occupés
+à peindre l’amour. La peinture de l’amour est le sujet
+principal de toutes les œuvres dramatiques, tragiques
+ou comiques, romantiques ou classiques, dans les Indes
+aussi bien qu’en Europe : il est aussi de tous les sujets
+le plus fécond pour la poésie lyrique comme pour la
+poésie épique ; sans parler des innombrables quantités
+de romans, qui, depuis des siècles, se produisent chaque
+année dans tous les pays civilisés d’Europe aussi réguliers
+que les fruits des saisons. Tous ces ouvrages ne
+sont au fond que des descriptions variées et plus ou
+moins développées de cette passion. Les peintures les
+plus parfaites, Roméo et Juliette, la nouvelle Héloïse,
+Werther, ont acquis une gloire immortelle. Dire avec La
+Rochefoucauld qu’il en est de l’amour passionné comme
+des spectres dont tout le monde parle, mais que personne
+n’a vus ; ou bien contester avec Lichtenberg, dans son
+Essai, « sur la puissance de l’amour » la réalité de cette
+passion et nier qu’elle soit conforme à la nature ; c’est
+là une grande erreur. Car il est impossible de concevoir
+comme un sentiment étranger ou contraire à la nature
+humaine, comme une pure fantaisie en l’air ce que le
+génie des poètes ne se lasse pas de peindre, ni l’humanité
+d’accueillir avec une sympathie inébranlable ; puisque
+sans vérité, il n’y a point d’art achevé.</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse"><i>Rien n’est beau que le vrai ; le vrai seul est aimable.</i></div>
+</div>
+
+</div>
+<p class="sign"><span class="sc">Boileau</span>.</p>
+
+<p>D’ailleurs l’expérience générale, bien qu’elle ne se renouvelle
+pas tous les jours, prouve qu’une inclination
+vive et encore gouvernable peut, sous l’empire de certaines
+circonstances, grandir et surpasser par sa violence
+toutes les autres passions, écarter toutes les considérations,
+surmonter tous les obstacles avec une force
+et une persévérance incroyables, au point que l’on
+risque sans hésiter sa vie pour satisfaire son désir,
+et même que l’on en fait bon marché si ce désir est
+sans espoir. Ce n’est pas seulement dans les romans
+qu’il y a des Werther et des Jacopo Ortis : chaque
+année, l’Europe en pourrait signaler au moins une demi-douzaine :
+<i lang="la" xml:lang="la">Sed ignotis perierunt mortibus illi</i> ; ils
+meurent inconnus, et leurs souffrances n’ont d’autre
+chroniqueur que l’employé qui enregistre les décès,
+d’autres annales que les faits divers des journaux. Les
+personnes qui lisent les feuilles françaises et anglaises
+attesteront l’exactitude de ce que j’avance. Mais plus
+grand encore est le nombre de ceux que cette passion
+conduit à l’hôpital des fous. Enfin l’on constate chaque
+année divers cas de double suicide, lorsque deux amants
+désespérés tombent victimes des circonstances extérieures
+qui les séparent ; pour moi, je n’ai jamais compris
+comment deux êtres qui s’aiment, et croient trouver
+dans cet amour la félicité suprême, ne préfèrent
+pas rompre violemment avec toutes les conventions
+sociales et subir toute espèce de honte, plutôt que
+d’abandonner la vie en renonçant à un bonheur au
+delà duquel ils n’imaginent rien. — Quant aux degrés
+inférieurs, aux légères atteintes de cette passion,
+chacun les a chaque jour sous les yeux et, pour peu
+qu’il soit jeune, la plupart du temps aussi dans le
+cœur.</p>
+
+<p>Il n’est donc pas permis de douter de la réalité de
+l’amour ni de son importance. Au lieu de s’étonner
+qu’un philosophe cherche à s’emparer lui aussi de cette
+question, thème éternel pour tous les poètes, l’on devrait
+plutôt être surpris qu’une affaire qui joue dans la
+vie humaine un rôle si important ait été, jusqu’à présent,
+négligée par les philosophes, et soit là devant nous comme
+une matière neuve. De tous les philosophes, c’est encore
+Platon qui s’est le plus occupé de l’amour, surtout
+dans le Banquet et dans le Phèdre. Ce qu’il a dit sur
+ce sujet rentre dans le domaine des mythes, fables et
+jeux d’esprit, et concerne surtout l’amour grec. Le peu
+qu’en dit Rousseau dans le <i>Discours sur l’inégalité</i>, est
+faux et insuffisant ; Kant dans la 3<sup>e</sup> partie du <i>Traité sur
+le sentiment du beau et du sublime</i>, aborde un tel sujet
+d’une façon trop superficielle et parfois inexacte comme
+quelqu’un qui ne s’y entend guère. Platner, dans son
+anthrophologie ne nous offre que des idées médiocres et
+plates. La définition de Spinoza mérite d’être citée à
+cause de son extrême naïveté : <i lang="la" xml:lang="la">Amor est titillatio, concomitante
+idea causae externae</i> (<i>Eth. <small class="rm">IV</small>, prop. <span class="rm">44</span>, dem.</i>)
+Je n’ai donc ni à me servir de mes prédécesseurs, ni à
+les réfuter. Ce n’est pas par les livres, c’est par l’observation
+de la vie extérieure que ce sujet s’est imposé à
+moi, et a pris place de lui-même dans l’ensemble de
+mes considérations sur le monde. — Je n’attends ni
+approbation ni éloge des amoureux qui cherchent naturellement
+à exprimer par les images les plus sublimes
+et les plus éthérées l’intensité de leurs sentiments : à
+ceux-là, mon point de vue paraîtra trop physique, trop
+matériel, tout métaphysique et transcendant qu’il soit au
+fond. Puissent-ils se rendre compte avant de me juger
+que l’objet de leur amour qu’ils exaltent aujourd’hui
+dans des madrigaux et des sonnets, aurait à peine obtenu
+d’eux un regard, s’il était né dix-huit ans plus tôt.</p>
+
+<p>Car toute inclination tendre, quelques airs éthérés
+qu’elle affecte, a toutes ses racines dans l’instinct naturel
+des sexes ; et même elle n’est pas autre chose que cet instinct
+spécialisé, déterminé, et même tout à fait individualisé.
+Ceci posé, si l’on observe le rôle important que
+joue l’amour à tous ses degrés et dans toutes ses nuances
+non seulement dans les comédies et dans les romans,
+mais aussi dans le monde réel, où il est, avec l’amour
+de la vie, le plus puissant et le plus actif de tous
+les ressorts, si l’on songe qu’il occupe continuellement
+les forces de la plus jeune partie de l’humanité,
+qu’il est le dernier but de presque tout effort humain,
+qu’il a une influence perturbatrice sur les affaires les plus
+importantes, qu’il interrompt à toute heure les occupations
+les plus sérieuses, que parfois il met pour un temps
+les plus grands esprits à l’envers, qu’il ne se fait pas scrupule
+d’intervenir, pour les troubler, avec ses vétilles,
+dans les négociations diplomatiques et les travaux des
+savants, qu’il s’entend même à glisser ses billets doux et
+ses petites mèches de cheveux jusque dans les portefeuilles
+des ministres et les manuscrits des philosophes,
+ce qui ne l’empêche pas d’être chaque jour le promoteur
+des plus mauvaises affaires et des plus embrouillées,
+qu’il rompt les relations les plus précieuses, brise
+les liens les plus solides, qu’il prend pour victimes tantôt
+la vie ou la santé, tantôt la richesse, le rang et le bonheur,
+qu’il fait de l’honnête homme un homme sans
+honneur, du fidèle un traître, qu’il semble être ainsi
+comme un démon malfaisant qui s’efforce de tout bouleverser,
+tout embrouiller, tout détruire ; — on est alors
+prêt à s’écrier : Pourquoi tant de bruit ? pourquoi ces
+efforts, ces emportements, ces anxiétés et cette misère ?
+Il ne s’agit pourtant que d’une chose bien simple, il s’agit
+seulement que chaque Jeannot trouve sa Jeannette<a id="FNanchor_32" href="#Footnote_32" class="fnanchor">[32]</a>.
+Pourquoi une telle bagatelle devrait-elle jouer un rôle si
+important et mettre sans cesse le trouble et le désarroi
+dans la vie bien réglée des hommes ? — Mais, pour le penseur
+sérieux, l’esprit de la vérité dévoile peu à peu cette
+réponse : il ne s’agit point d’une vétille ; loin de là, l’importance
+de l’affaire est égale au sérieux et à l’emportement
+de la poursuite. Le but définitif de toute amoureuse
+entreprise, qu’elle tourne au tragique ou au comique,
+est réellement ce qu’il y a de plus important dans
+les divers buts de la vie humaine, et mérite le sérieux
+profond avec lequel chacun la poursuit. En effet, ce
+qui est en question, ce n’est rien moins que <i>la combinaison
+de la génération prochaine</i>. Les <i lang="la" xml:lang="la">dramatis
+personæ</i>, les acteurs qui entreront en scène, quand nous
+en sortirons, se trouveront ainsi déterminés dans leur
+existence et dans leur nature par cette passion si frivole.
+De même que l’être, l’<i lang="la" xml:lang="la">Existentia</i> de ces personnes
+futures a pour condition absolue l’instinct de
+l’amour en général ; la nature propre de leur caractère,
+leur <i lang="la" xml:lang="la">Essentia</i>, dépend absolument du choix individuel
+de l’amour des sexes et se trouve ainsi à tous
+égards irrévocablement fixée. Voilà la clef du problème :
+elle nous sera mieux connue quand nous aurons parcouru
+tous les degrés de l’amour depuis l’inclination la
+plus fugitive, jusqu’à la passion la plus violente : nous
+reconnaîtrons alors que sa diversité naît du degré de l’individualisation
+dans le choix.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_32" href="#FNanchor_32"><span class="label">[32]</span></a> Je ne pouvais employer ici le terme propre, libre au lecteur
+de traduire cette phrase dans la langue d’Aristophane. (<i>Note de
+Schopenhauer.</i>)</p>
+</div>
+<p>Toutes les passions amoureuses de la génération présente
+ne sont donc pour l’humanité entière que la sérieuse
+<i lang="la" xml:lang="la">meditatio compositionis generationis futuræ, e
+quâ iterum pendent innumeræ generationes</i>. Il ne s’agit
+plus, en effet, comme dans les autres passions humaines,
+d’un malheur ou d’un avantage individuel, mais de
+l’existence et de la constitution spéciale de l’humanité
+future : la volonté individuelle atteint, dans ce cas,
+sa plus haute puissance, se transforme en volonté de
+l’espèce. — C’est sur ce grand intérêt que repose le
+pathétique et le sublime de l’amour, ses transports, ses
+douleurs infinies que les poètes depuis des milliers de
+siècles ne se lassent point de représenter dans des
+exemples sans nombre. Quel autre sujet l’emporterait
+en intérêt sur celui qui touche au bien ou au mal de
+l’espèce ? car l’individu est à l’espèce ce que la surface
+des corps est aux corps eux-mêmes. C’est ce qui fait
+qu’il est si difficile de donner de l’intérêt à un drame
+sans y mêler une intrigue d’amour ; et pourtant, malgré
+l’usage journalier qu’on en fait, le sujet n’est jamais épuisé.</p>
+
+<p>Quand l’instinct des sexes se manifeste dans la conscience
+individuelle d’une manière vague et générale, et
+sans détermination précise, c’est la volonté de vivre
+absolue, en dehors de tout phénomène, qui se fait jour.
+Lorsque dans un être conscient l’instinct de l’amour se
+spécialise sur un individu déterminé, ce n’est au fond que
+cette même volonté qui aspire à vivre dans un être nouveau
+et distinct, exactement déterminé. Et dans ce cas
+l’instinct de l’amour tout subjectif fait illusion à la conscience,
+et sait très bien se couvrir du masque d’une admiration
+objective. Car la nature a besoin de ce stratagème
+pour atteindre ses buts. Si désintéressée et idéale
+que puisse paraître l’admiration pour une personne aimée,
+le but final est en réalité la création d’un être nouveau
+déterminé dans sa nature : ce qui le prouve, c’est
+que l’amour ne se contente pas d’un sentiment réciproque,
+mais qu’il exige la possession même, l’essentiel,
+c’est-à-dire la jouissance physique. La certitude d’être
+aimé ne saurait consoler de la privation de celle qu’on
+aime ; et dans un cas pareil plus d’un amant s’est
+brûlé la cervelle. Il arrive au contraire que, ne pouvant
+être payés de retour, des gens très épris se contentent
+de la possession c’est-à-dire de la jouissance physique.
+C’est le cas de tous les mariages forcés,
+des amours vénales ou de celles obtenues par violence.
+Qu’un certain enfant soit engendré, c’est là le but
+unique, véritable, de tout roman d’amour, bien que les
+amoureux ne s’en doutent guère : l’intrigue qui conduit au
+dénoûment est chose accessoire. — Les âmes nobles,
+sentimentales, tendrement éprises, auront beau protester
+ici contre l’âpre réalisme de ma doctrine ; leurs protestations
+n’ont pas de raison d’être. La constitution et le caractère
+précis et déterminé de la génération future, n’est-ce
+pas là un but infiniment plus élevé, infiniment plus
+noble que leurs sentiments impossibles et leurs chimères
+idéales ? Eh quoi ! parmi toutes les fins que se propose la
+vie humaine, peut-il y en avoir une plus considérable ?
+Celle-là seule explique les profondes ardeurs de
+l’amour<a id="FNanchor_33" href="#Footnote_33" class="fnanchor">[33]</a>, la gravité du rôle qu’il joue, l’importance
+qu’il communique aux plus légers incidents. Il ne faut
+pas perdre de vue ce but réel, si l’on veut s’expliquer
+tant de manœuvres, de détours, d’efforts, et ces tourments
+infinis pour obtenir l’être aimé, lorsque, au premier
+abord, ils semblent si disproportionnés. Car c’est
+la génération à venir dans sa détermination absolument
+individuelle, qui se pousse vers l’existence à travers ces
+peines et ces efforts.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_33" href="#FNanchor_33"><span class="label">[33]</span></a></p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Ces délires sacrés, ces désirs sans mesure</div>
+<div class="verse">Déchaînés dans vos flancs comme d’ardents essaims,</div>
+<div class="verse">Ces transports, c’est déjà l’humanité future</div>
+<div class="verse i2">Qui s’agite en vos seins.</div>
+</div>
+
+</div>
+<p class="sign">M<sup>me</sup> <span class="sc">Ackermann</span>. (<i>L’amour et la mort.</i>)</p>
+</div>
+<p>Oui c’est elle-même qui déjà s’agite dans le choix
+circonspect, déterminé, opiniâtre, cherchant à satisfaire
+cet instinct qui s’appelle l’amour ; c’est déjà la volonté
+de vivre de l’individu nouveau, que les amants
+peuvent et désirent engendrer ; que dis-je ? déjà dans l’entrecroisement
+de leurs regards chargés de désirs s’allume
+une vie nouvelle, un être futur s’annonce, création complète,
+harmonieuse. Ils aspirent à une union véritable,
+à la fusion en un seul être ; cet être qu’ils vont engendrer
+sera comme le prolongement de leur existence,
+il en sera la plénitude ; en lui les qualités héréditaires
+des parents, fusionnées et réunies, continuent à vivre.
+Au contraire, une antipathie réciproque et obstinée entre
+un homme et une jeune fille est le signe qu’ils ne
+pouvaient engendrer qu’un être mal constitué, sans harmonie
+et malheureux. Aussi, est-ce avec un sens profond
+que Calderon représente la cruelle Sémiramis,
+qu’il nomme une fille de l’air, comme le fruit d’un viol,
+qui fut suivi du meurtre de l’époux.</p>
+
+<p>Cette souveraine force qui attire exclusivement l’un
+vers l’autre deux individus de sexe différent, c’est
+la volonté de vivre manifeste dans toute l’espèce ; elle
+cherche à se réaliser selon ses fins dans l’enfant qui
+doit naître d’eux ; il tiendra du père la volonté ou le caractère ;
+de la mère, l’intelligence, de tous les deux sa
+constitution physique ; pourtant les traits reproduiront
+plutôt ceux du père, la taille rappellera plutôt celle de
+la mère… S’il est difficile d’expliquer le caractère tout à
+fait spécial et exclusivement individuel de chaque
+homme, il n’est pas moins difficile de comprendre le
+sentiment également particulier et exclusif qui entraîne
+deux personnes l’une vers l’autre ; au fond, ces deux
+choses n’en font qu’une. La passion est implicitement,
+ce que l’individualité est explicitement. Le premier pas
+vers l’existence, le véritable <i lang="la" xml:lang="la">punctum saliens</i> de la vie,
+c’est en réalité l’instant où nos parents commencent à
+s’aimer — <i lang="en" xml:lang="en">to fancy each other</i>, selon une admirable expression
+anglaise, et comme nous l’avons dit c’est de la
+rencontre et de l’attachement de leurs ardents regards
+que naît le premier germe de l’être nouveau, germe fragile,
+prompt à disparaître comme tous les germes. Cet
+individu nouveau est en quelque sorte une nouvelle idée
+platonicienne : et comme toutes les idées font un effort
+violent pour arriver à se manifester dans le monde
+des phénomènes, avides de saisir la matière favorable
+que la loi de causalité leur livre en partage, de même
+cette idée particulière d’une individualité humaine tend
+avec une violence, une ardeur extrêmes à se réaliser dans
+un phénomène. Cette énergie, cette impétuosité, c’est
+justement la passion que les deux parents futurs éprouvent
+l’un pour l’autre. Elle a des degrés infinis dont les
+deux extrêmes pourraient être désignés sous le nom de
+l’amour vulgaire, Ἀφροδίτη πάνδημος, et de l’amour divin,
+οὐρανία : — mais quant à l’essence de l’amour, elle est
+partout et toujours la même. Dans ses divers degrés
+elle est d’autant plus puissante qu’elle est plus individualisée,
+en d’autres termes elle est d’autant plus forte que
+la personne aimée, par toutes ses qualités et ses manières
+d’être, est plus capable, à l’exclusion de toute autre personne,
+de répondre au vœu particulier et au besoin
+déterminé qu’elle a fait naître chez celui qui l’aime.</p>
+
+<p>L’amour par essence et du premier mouvement est
+entraîné vers la santé, la force et la beauté, vers la
+jeunesse qui en est l’expression, parce que la volonté
+désire, avant tout, créer des êtres capables de vivre
+avec le caractère intégral de l’espèce humaine ; l’amour
+vulgaire (Ἀφροδίτη πάνδημος) ne va guère plus loin. Puis
+viennent d’autres exigences plus spéciales, et qui grandissent
+et fortifient la passion. Il n’y a d’amour puissant
+que dans la conformité parfaite de deux êtres…
+Et comme il n’y a pas deux individus absolument semblables,
+chaque homme doit trouver chez une certaine
+femme les qualités qui correspondent le mieux à ses
+qualités propres, toujours au point de vue des enfants
+à naître. Plus cette rencontre est rare, plus rare aussi
+l’amour vraiment passionné. C’est précisément parce
+que chacun de nous porte en puissance ce grand amour
+que nous comprenons la peinture que nous en fait le
+génie des poètes. — Justement parce que cette passion
+de l’amour vise exclusivement l’être futur et les qualités
+qu’il doit avoir, il peut arriver qu’entre un jeune homme
+et une jeune fille, d’ailleurs agréables et bien faits, une
+sympathie de sentiment, de caractère et d’esprit fasse
+naître une amitié étrangère à l’amour ; il se peut même
+que, sur ce dernier point, il y ait entre eux une certaine
+antipathie. La raison en est que l’enfant qui naîtrait
+d’eux manquerait de l’harmonie intellectuelle ou physique,
+qu’en un mot son existence et sa constitution ne correspondraient
+pas aux plans que se propose la volonté de
+vivre dans l’intérêt de l’espèce. Il peut arriver, au contraire,
+qu’en dépit de la dissemblance des sentiments,
+du caractère et de l’esprit, en dépit de la répugnance et de
+l’aversion même qui en résultent, l’amour naisse pourtant
+et subsiste, parce qu’il rend aveugle sur ces incompatibilités.
+S’il en résulte un mariage, ce mariage
+sera nécessairement très malheureux.</p>
+
+<p>Allons maintenant au fond des choses. — L’égoïsme
+en chaque homme a des racines si profondes, que les
+motifs égoïstes sont les seuls sur lesquels on puisse
+compter avec assurance pour exciter l’activité d’un être
+individuel. L’espèce, il est vrai, a sur l’individu un droit
+antérieur, plus immédiat et plus considérable que l’individualité
+éphémère. Pourtant, quand il faut que l’individu
+agisse et se sacrifie pour le maintien et le développement
+de l’espèce, son intelligence, toute dirigée vers les aspirations
+individuelles, a peine à comprendre la nécessité
+de ce sacrifice et à s’y soumettre aussitôt. Pour
+atteindre son but, il faut donc que la nature abuse l’individu
+par quelque illusion, en vertu de laquelle il voie son
+propre bonheur dans ce qui n’est, en réalité, que le bien
+de l’espèce ; l’individu devient ainsi l’esclave inconscient
+de la nature, au moment où il croit n’obéir qu’à ses seuls
+désirs. Une pure chimère aussitôt évanouie flotte devant
+ses yeux et le fait agir. Cette illusion n’est autre
+que l’instinct. C’est lui qui, dans la plupart des cas,
+représente le sens de l’espèce, les intérêts de l’espèce
+devant la volonté. Mais ici comme la volonté est devenue
+individuelle, elle doit être trompée de telle sorte
+qu’elle perçoive par le sens de l’individu les desseins
+que le sens de l’espèce a sur elle : ainsi, elle croit
+travailler au profit de l’individu, tandis qu’en réalité
+elle ne travaille que pour l’espèce, dans son sens le plus
+spécial. C’est chez l’animal que l’instinct joue le plus
+grand rôle et que sa manifestation extérieure peut être
+le mieux observée ; mais quant aux voies secrètes de
+l’instinct, comme pour tout ce qui est intérieur, nous
+ne pouvons apprendre à les connaître qu’en nous-mêmes.
+On s’imagine, il est vrai, que l’instinct a peu
+d’empire sur l’homme, ou du moins qu’il ne se manifeste
+guère que chez le nouveau-né cherchant à saisir
+le sein de sa mère. Mais en réalité, il y a un instinct
+très déterminé, très manifeste et surtout très compliqué,
+qui nous guide dans le choix si fin, si sérieux, si particulier
+de la personne que l’on aime et dont on désire la
+possession. S’il n’y avait de caché sous le plaisir des
+sens que la satisfaction d’un impérieux besoin, la beauté
+ou la laideur de l’autre individu serait indifférente. La
+recherche passionnée de la beauté, le prix qu’on y attache,
+le choix qu’on y apporte, ne concernent donc pas
+l’intérêt personnel de celui qui choisit, bien qu’il se l’imagine,
+mais évidemment l’intérêt de l’être futur dans
+lequel il importe de maintenir le plus possible intégral
+et pur le type de l’espèce. En effet, mille accidents physiques
+et mille disgrâces morales peuvent amener une
+déviation de la figure humaine : pourtant le vrai type
+humain, dans toutes ses parties, est toujours rétabli à
+nouveau, grâce à ce sens de la beauté qui domine toujours
+et dirige l’instinct des sexes, sans quoi l’amour ne
+serait plus qu’un besoin révoltant.</p>
+
+<p>Ainsi donc il n’est point d’homme qui tout d’abord
+ne désire ardemment et ne préfère les plus belles créatures,
+parce qu’elles réalisent le type le plus pur de
+l’espèce ; puis il recherchera surtout les qualités qui
+lui manquent, ou parfois les imperfections opposées à
+celles qu’il a lui-même et les trouvera belles : de là
+vient, par exemple, que les grandes femmes plaisent aux
+petits hommes, et que les blonds aiment les brunes, etc. — L’enthousiasme
+vertigineux qui s’empare de l’homme
+à la vue d’une femme dont la beauté répond à son idéal,
+et fait luire à ses yeux le mirage du bonheur suprême
+s’il s’unit avec elle, n’est autre chose que le sens de
+l’espèce qui reconnaît son empreinte claire et brillante
+et qui par elle aimerait à se perpétuer…</p>
+
+<p>Ces considérations jettent une vive lumière sur la nature
+intime de tout instinct ; comme on le voit ici, son
+rôle consiste presque toujours à faire mouvoir l’individu
+pour le bien de l’espèce. Car, évidemment, la sollicitude
+d’un insecte pour trouver une certaine fleur, un certain
+fruit, un excrément ou un morceau de chair, ou
+bien comme l’ichneumon la larve d’un autre insecte
+pour déposer ses œufs là et pas ailleurs, et son indifférence
+de la peine ou du danger quand il s’agit d’y parvenir,
+sont fort analogues à la préférence exclusive de
+l’homme pour une certaine femme, celle dont la nature
+individuelle répond à la sienne : il la recherche avec
+un zèle si passionné que, plutôt que de manquer son
+but, au mépris de toute raison, il sacrifie souvent le
+bonheur de sa vie ; il ne recule ni devant un mariage
+insensé, ni devant des liaisons ruineuses, ni devant le
+déshonneur, ni devant des actes criminels, adultère ou
+viol, et cela uniquement pour servir les buts de l’espèce
+sous la loi souveraine de la nature aux dépens
+même de l’individu. Partout en effet l’instinct semble
+dirigé par une intention individuelle, tandis qu’il y est
+tout à fait étranger. Toutes les fois que l’individu livré
+à lui-même serait incapable de comprendre les vues de
+la nature, ou porté à lui résister, elle fait surgir l’instinct :
+voilà pourquoi l’instinct a été donné aux animaux et surtout
+aux animaux inférieurs les plus dénués d’intelligence ;
+mais l’homme n’y est guère soumis que dans le
+cas spécial qui nous occupe. Ce n’est pas que l’homme
+fût incapable de comprendre le but de la nature, mais
+il ne l’aurait peut-être pas poursuivi avec tout le zèle
+nécessaire aux dépens même de son bonheur particulier.
+Ainsi dans cet instinct, comme dans tous les autres,
+la vérité se revêt d’illusion pour agir sur la volonté.
+C’est une illusion de volupté qui fait miroiter devant
+les yeux de l’homme l’image décevante d’une félicité
+souveraine dans les bras de la beauté que n’égale
+à ses yeux nulle autre créature humaine ; illusion encore,
+quand il s’imagine que la possession d’un seul
+être au monde lui assure un bonheur sans mesure et
+sans limites. Il se figure sacrifier à sa seule jouissance
+sa peine et ses efforts, tandis qu’en réalité il ne travaille
+qu’au maintien du type intégral de l’espèce, à la création
+d’un certain individu tout à fait déterminé qui
+a besoin de cette union pour se réaliser et arriver
+à l’existence. C’est tellement là le caractère de l’instinct
+d’agir en vue d’une fin dont pourtant il n’a pas
+l’idée, que l’homme, poussé par l’illusion qui le possède,
+a quelquefois horreur du but auquel il est conduit,
+qui est la procréation des êtres ; il voudrait même
+s’y opposer ; c’est le cas de presque toutes les amours
+en dehors du mariage. Une fois sa passion satisfaite,
+tout amant éprouve une étrange déception ; il s’étonne
+de ce que l’objet de tant de désirs passionnés ne lui procure
+qu’un plaisir éphémère, suivi d’un rapide désenchantement.
+Ce désir est en effet aux autres désirs qui
+agitent le cœur de l’homme, ce que l’espèce est à l’individu,
+ce que l’infini est au fini. L’espèce seule au contraire
+profite de la satisfaction de ce désir, mais l’individu n’en a
+pas conscience ; tous les sacrifices qu’il s’est imposés,
+poussé par le génie de l’espèce, ont servi à un but qui n’est
+pas le sien. Aussi tout amant, le grand œuvre de la nature
+une fois accompli, se trouve mystifié ; car l’illusion qui le
+rendait dupe de l’espèce s’est évanouie. Platon dit très
+bien : ἡδονή ἁπάντων ἀλαζονέστατον. <i lang="la" xml:lang="la">Voluptas omnium
+maxime vaniloqua.</i></p>
+
+<p>Ces considérations jettent des clartés nouvelles sur
+les instincts et le sens esthétique des animaux. Eux
+aussi ils sont esclaves de cette sorte d’illusion qui fait
+briller à leurs yeux le mirage trompeur de leur propre
+jouissance, tandis qu’ils travaillent si assidûment et avec
+un désintéressement si absolu pour l’espèce ; ainsi l’oiseau
+bâtit son nid, ainsi l’insecte cherche l’endroit propice
+pour y déposer ses œufs, ou bien se livre à la chasse
+d’une proie dont il ne jouira pas lui-même, qui doit servir
+de nourriture pour les larves futures et qu’il placera à
+côté des œufs ; ainsi l’abeille, la guêpe, la fourmi travaillent
+à leurs constructions futures et prennent leurs
+dispositions si compliquées. Ce qui dirige toutes ces
+bêtes, c’est évidemment une illusion qui met au service
+de l’espèce le masque d’un intérêt égoïste. Telle est la
+seule explication vraisemblable du phénomène interne
+et subjectif qui dirige les manifestations de l’instinct.
+Mais à voir les choses par le dehors, nous remarquons
+chez les animaux les plus esclaves de l’instinct, surtout
+chez les insectes, une prédominance du système ganglionnaire,
+c’est-à-dire du système nerveux subjectif
+sur le système cérébral ou objectif ; d’où il faut conclure
+que les bêtes sont poussées non pas tant par une intelligence
+objective et exacte que par des représentations
+subjectives excitant des désirs qui naissent de l’action
+du système ganglionnaire sur le cerveau, ce qui prouve
+bien qu’elles sont sous l’empire d’une sorte d’illusion :
+et telle sera la marche physiologique de tout instinct. — Comme
+éclaircissement, je mentionne encore un autre
+exemple moins caractéristique il est vrai de l’instinct
+dans l’homme, c’est l’appétit capricieux des femmes
+enceintes : il semble naître de ce que la nourriture de
+l’embryon exige parfois une modification particulière ou
+déterminée du sang qui afflue vers lui : alors la nourriture
+la plus favorable se présente aussitôt à l’esprit de
+la femme enceinte comme l’objet d’un vif désir ; là encore
+il y a illusion. La femme aurait donc un instinct de plus
+que l’homme : le système ganglionnaire est aussi beaucoup
+plus développé chez la femme. — La prédominance
+excessive du cerveau explique comment l’homme a
+moins d’instinct que les bêtes, et comment ses instincts
+peuvent quelquefois s’égarer. Ainsi, par exemple,
+le sens de la beauté qui dirige le choix dans la recherche
+de l’amour, s’égare lorsqu’il dégénère en vice
+contre nature ; de même une certaine mouche (<span lang="la" xml:lang="la">musca
+vomitoria</span>) au lieu de mettre ses œufs, conformément à
+son instinct, dans une chair en décomposition, les dépose
+dans la fleur de l’<span lang="la" xml:lang="la">arum dracunculus</span> égarée par l’odeur
+cadavérique de cette plante.</p>
+
+<p>L’amour a donc toujours pour fondement un instinct
+dirigé vers la reproduction de l’espèce : cette vérité
+nous paraîtra claire jusqu’à l’évidence, si nous examinons
+la question en détail, comme nous allons le faire.</p>
+
+<p>Tout d’abord il faut considérer que l’homme est par
+nature porté à l’inconstance dans l’amour, la femme à la
+fidélité<a id="FNanchor_34" href="#Footnote_34" class="fnanchor">[34]</a>. L’amour de l’homme baisse d’une façon sensible,
+à partir de l’instant où il a obtenu satisfaction :
+il semble que toute autre femme ait plus d’attrait que
+celle qu’il possède ; il aspire au changement. L’amour
+de la femme au contraire grandit à partir de cet instant.
+C’est là une conséquence du but de la nature qui est
+dirigé vers le maintien et par suite vers l’accroissement
+le plus considérable possible de l’espèce. L’homme en
+effet peut aisément engendrer plus de cent enfants
+en une année, s’il a autant de femmes à sa disposition ;
+la femme au contraire eût-elle autant de maris, ne pourrait
+mettre au monde qu’un enfant par année, en exceptant
+les jumeaux. Aussi l’homme est-il toujours en quête
+d’autres femmes ; tandis que la femme reste fidèlement
+attachée à un seul homme : car la nature la pousse instinctivement
+et sans réflexion à conserver près d’elle
+celui qui doit nourrir et protéger la petite famille future.
+De là résulte que la fidélité dans le mariage est artificielle
+pour l’homme et naturelle à la femme, et par
+conséquent l’adultère de la femme à cause de ses conséquences,
+et parce qu’il est contraire à la nature, est
+beaucoup plus impardonnable que celui de l’homme.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_34" href="#FNanchor_34"><span class="label">[34]</span></a> Schopenhauer, dans son <i>Traité sur les femmes</i>, les accuse,
+au contraire, de fausseté, d’infidélité, de trahison, d’ingratitude.</p>
+</div>
+<p>Je veux aller au fond des choses et achever de vous
+convaincre en vous prouvant que le goût pour les
+femmes, si objectif qu’il puisse paraître, n’est pourtant
+qu’un instinct masqué, c’est-à-dire le sens de l’espèce
+qui s’efforce d’en maintenir le type. Nous devons
+rechercher de plus près et examiner plus spécialement
+les considérations qui nous dirigent dans la poursuite
+de ce plaisir, quelque figure singulière que fassent dans
+un ouvrage philosophique les détails que nous allons indiquer
+ici. Ces considérations se divisent comme il suit :
+il y a d’abord celles qui concernent directement le type
+de l’espèce, c’est-à-dire la beauté, il y a celles qui visent
+les qualités psychiques, et enfin les considérations purement
+relatives, la nécessité de corriger et de neutraliser
+les unes par les autres les dispositions particulières et
+anormales des deux individus. Examinons séparément
+chacune de ces divisions.</p>
+
+<p>La première considération qui dirige notre inclination
+et notre choix, c’est celle de l’âge. En général la femme
+que nous choisissons se trouve dans les années comprises
+entre la fin et le commencement des menstrues ; nous
+donnons pourtant une préférence décisive à la période
+qui va de la 18<sup>e</sup> à la 28<sup>e</sup> année. Nulle femme en dehors
+des conditions précédentes ne nous attire. Une femme
+âgée, c’est-à-dire une femme incapable d’avoir des enfants
+ne nous inspire qu’un sentiment d’aversion. La jeunesse
+sans beauté a toujours de l’attrait : la beauté sans
+jeunesse n’en a plus. — Évidemment l’intention inconsciente
+qui nous dirige n’est autre que la possibilité générale
+d’avoir des enfants : en conséquence tout individu
+perd en attrait pour l’autre sexe, selon qu’il se trouve
+plus ou moins éloigné de la période propre à la génération
+ou à la conception. — La seconde considération est
+la santé : les maladies aiguës ne troublent nos inclinations
+que d’une manière passagère, les maladies chroniques,
+les cachexies, au contraire, effraient ou éloignent,
+parce qu’elles se transmettent à l’enfant. — La troisième
+considération, c’est le squelette parce qu’il est le fondement
+du type de l’espèce. Après l’âge et la maladie, rien
+ne nous éloigne tant qu’une conformation défectueuse :
+même le plus beau visage ne saurait dédommager d’une
+taille déviée ; il y a plus, un laid visage sur un corps
+droit sera toujours préféré. C’est toujours un défaut du
+squelette qui vous frappe le plus, par exemple une taille
+trapue et aplatie, des jambes trop courtes, ou bien encore
+une démarche boiteuse quand elle n’est pas la conséquence
+d’un accident extérieur. Au contraire un corps
+remarquablement beau compense bien des défauts, il
+nous enchante. L’importance extrême que nous attribuons
+tous aux petits pieds se rattache aussi à ces considérations ;
+ils sont en effet un caractère essentiel de l’espèce,
+aucun animal n’ayant le tarse et le métatarse réunis
+aussi petits que l’homme, ce qui tient à sa démarche
+verticale ; il est un plantigrade. Jésus Sirach dit à ce
+propos (26, 23, d’après la traduction corrigée de Kraus,)
+« une femme bien faite et qui a de beaux pieds est comme
+des colonnes d’or sur des bases d’argent. » L’importance
+des dents n’est pas moindre parce qu’elles servent
+à la nutrition et qu’elles sont tout spécialement héréditaires. — La
+quatrième considération est une certaine
+plénitude des chairs, c’est-à-dire la prédominance de
+la faculté végétative, de la plasticité ; parce que celle-ci
+promet au fœtus une nourriture riche : c’est pour cela
+qu’une grande femme maigre repousse d’une manière
+surprenante. Des seins bien arrondis et bien conformés
+exercent une remarquable fascination sur les hommes ;
+parce que se trouvant en rapport direct avec les fonctions
+de génération de la femme, ils promettent au nouveau-né
+une riche nourriture. Au contraire des femmes
+grasses au delà de toute mesure excitent notre répugnance ;
+car cet état morbide est un signe d’atrophie
+de l’utérus, et par conséquent une marque de stérilité ;
+ce n’est pas l’intelligence qui sait cela, c’est l’instinct. — La
+beauté du visage n’est prise en considération qu’en
+dernier lieu. Ici aussi c’est la partie osseuse qui frappe
+avant tout : l’on recherche surtout un nez bien fait,
+tandis qu’un nez court, retroussé, gâte tout. Une légère
+inclinaison du nez, en haut ou en bas, a décidé du
+sort d’une infinité de jeunes filles, et avec raison : car il
+s’agit de maintenir le type de l’espèce. Une petite bouche,
+formée de petits os maxillaires, est très essentielle,
+comme caractère spécifique de la figure humaine, en opposition
+à la gueule des bêtes. Un menton fuyant et
+pour ainsi dire amputé, est particulièrement repoussant ;
+parce qu’un menton proéminent <i lang="la" xml:lang="la">mentum prominulum</i>
+est un trait de caractère de notre espèce. L’on considère
+en dernier lieu les beaux yeux et le front, qui se rattachent
+aux qualités psychiques ; surtout aux qualités intellectuelles,
+lesquelles font partie de l’héritage de la mère.</p>
+
+<p>Nous ne pouvons naturellement énumérer aussi exactement
+les considérations inconscientes auxquelles s’attache
+l’inclination des femmes. Voici ce que l’on peut
+affirmer d’une manière générale. C’est l’âge de 30 et
+35 ans qu’elles préfèrent à tout autre âge, même à celui
+des jeunes gens, qui pourtant représentent la fleur de la
+beauté masculine. La cause en est qu’elles sont dirigées
+non par le goût, mais par l’instinct qui reconnaît dans ces
+années l’apogée de la force génératrice. En général,
+elles considèrent fort peu la beauté, surtout celle du visage :
+comme si elles seules se chargeaient de la transmettre
+à l’enfant. C’est surtout la force et le courage de
+l’homme qui gagnent leur cœur : car ces qualités promettent
+une génération de robustes enfants, et semblent leur
+assurer dans l’avenir un protecteur courageux. Tout défaut
+corporel de l’homme, toute déviation du type, la
+femme peut les supprimer pour l’enfant dans la génération,
+si les parties correspondantes de sa constitution,
+défectueuses chez l’homme, sont chez elle
+irréprochables, ou encore exagérées en sens inverse. Il
+faut excepter seulement les qualités de l’homme particulières
+à son sexe, et que la mère par conséquent ne peut
+donner à l’enfant ; par exemple, la structure masculine du
+squelette, de larges épaules, des hanches étroites, des
+jambes droites, la force des muscles, du courage, de la
+barbe, etc. De là vient que les femmes aiment souvent de
+vilains hommes, mais jamais des hommes efféminés
+parce qu’elles ne peuvent neutraliser un pareil défaut.</p>
+
+<p>Le second ordre de considérations qui importent dans
+l’amour, concerne les qualités psychiques. Nous trouverons
+ici que ce sont les qualités du cœur ou du caractère
+dans l’homme qui attirent la femme, car ces qualités-là
+l’enfant les reçoit de son père. C’est avant tout une volonté
+ferme, la décision et le courage, peut-être aussi la
+droiture et la bonté du cœur, qui gagnent la femme. Au
+contraire, les qualités intellectuelles n’exercent sur elle
+aucune action directe et instinctive, justement parce
+que le père ne les transmet pas à ses enfants. La bêtise
+ne nuit pas près des femmes : une force d’esprit supérieure,
+ou même le génie par sa disproportion ont
+souvent un effet défavorable. Aussi voit-on souvent
+un homme laid, bête et grossier supplanter près des
+femmes un homme bien fait, spirituel, aimable. On
+voit aussi des mariages d’inclination entre des êtres
+aussi dissemblables qu’il est possible au point de vue
+de l’esprit : lui par exemple brutal, robuste et borné,
+elle, douce, impressionnable, pensant finement, instruite,
+pleine de goût, etc. ; ou encore lui, très savant, plein de
+génie, elle, une oie :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Sic visum Veneri ; cui placet impares</div>
+<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Formas atque animos sub juga aënea</div>
+<div class="verse i2" lang="la" xml:lang="la">Saevo mittere cum joco.</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>La raison en est que les considérations qui prédominent
+ici n’ont rien d’intellectuel et se rapportent à l’instinct.
+Dans le mariage ce qu’on a en vue ce n’est pas un
+entretien plein d’esprit, c’est la création des enfants : le
+mariage est un lien des cœurs et non des têtes. Lorsqu’une
+femme affirme qu’elle est éprise de l’esprit d’un
+homme, c’est une prétention vaine et ridicule ou bien
+c’est l’exaltation d’un être dégénéré. — Les hommes au
+contraire, dans l’amour instinctif, ne sont pas déterminés
+par les qualités du caractère de la femme ; c’est pour cela
+que tant de Socrates ont trouvé leurs Xantippes, par
+exemple Shakespeare, Albert Dürer, Byron, etc. Mais les
+qualités intellectuelles ont ici une grande influence, parce
+qu’elles sont transmises par la mère : néanmoins leur influence
+est aisément surpassée par celle de la beauté
+corporelle qui agit plus directement sur des points plus
+essentiels. Il arrive cependant que des mères, instruites
+par leur expérience de cette influence intellectuelle, font
+apprendre à leur fille les beaux-arts, les langues, etc.
+pour les rendre attrayantes à leurs futurs maris ; elles
+cherchent ainsi à aider l’intelligence par des moyens
+artificiels, de même que le cas échéant, elles cherchent
+à développer les hanches et la poitrine. — Remarquons
+bien qu’il n’est ici question que de l’attrait instinctif et
+tout immédiat, qui seul donne naissance à la vraie passion
+de l’amour. Qu’une femme intelligente et instruite apprécie
+l’intelligence et l’esprit chez un homme, qu’un homme
+raisonnable et réfléchi éprouve le caractère de sa
+fiancée et en tienne compte, cela ne fait rien à l’affaire
+dont il est ici question : ainsi procède la raison dans le
+mariage quand c’est elle qui choisit, mais non l’amour
+passionné qui seul nous occupe.</p>
+
+<p>Jusqu’à présent, je n’ai tenu compte que des considérations
+absolues, c’est-à-dire de celles qui sont d’un
+effet général ; je passe maintenant aux considérations relatives,
+qui sont individuelles, parce que là le but est de
+rectifier le type de l’espèce, déjà altéré, de corriger les
+écarts du type que la personne même qui choisit porte
+déjà en elle, et de revenir ainsi à une pure représentation
+de ce type. Chacun aime précisément ce qui lui
+manque. Le choix individuel qui repose sur ces considérations
+toutes relatives est bien plus déterminé,
+plus décidé et plus exclusif que le choix qui n’a égard
+qu’aux considérations absolues ; c’est de ces considérations
+relatives que naît d’ordinaire l’amour
+passionné, tandis que les amours communes et passagères
+ne sont guidées que par des considérations absolues.
+Ce n’est pas toujours la beauté régulière et accomplie
+qui enflamme les grandes passions. Pour une
+inclination vraiment passionnée il faut une condition
+que nous ne pouvons exprimer que par une métaphore
+empruntée à la chimie. Les deux personnes doivent se
+neutraliser l’une l’autre, comme un acide et un alcali
+forment un sel neutre. Toute constitution sexuelle est une
+constitution incomplète, l’imperfection varie avec les
+individus. Dans l’un et l’autre sexe chaque être n’est
+qu’une partie du tout incomplète et imparfaite. Mais
+cette partie peut être plus ou moins considérable,
+selon les natures. Aussi chaque individu trouve-t-il
+son complément naturel dans un certain individu de
+l’autre sexe qui représente en quelque sorte la fraction
+indispensable au type complet, qui l’achève et neutralise
+ses défauts, et produit un type accompli de l’humanité
+dans le nouvel individu qui doit naître ; car c’est
+toujours à la constitution de cet être futur que tout aboutit
+sans cesse. Les physiologistes savent que la sexualité
+chez l’homme et chez la femme a des degrés innombrables :
+la virilité peut descendre jusqu’à l’affreux gynandre et
+l’hypospadias ; de même qu’il y a parmi les femmes de
+gracieux androgynes ; les deux sexes peuvent atteindre
+l’hermaphrodisme complet, et ces individus qui tiennent
+le juste milieu entre les deux sexes et ne font partie
+d’aucun sont incapables de se reproduire. — Pour la
+neutralisation de deux individualités l’une par l’autre,
+il est nécessaire que le degré déterminé de sexualité chez
+un certain homme corresponde exactement au degré de
+sexualité chez une certaine femme ; afin que ces deux
+dispositions partielles se compensent justement l’une
+l’autre.</p>
+
+<p>C’est ainsi que l’homme le plus viril cherchera la
+femme la plus femme, et vice versa. Les amants mesurent
+d’instinct cette part proportionnelle nécessaire à
+chacun d’eux, et ce calcul inconscient se trouve avec
+les autres considérations au fond de toute grande passion.
+Aussi quand les amoureux parlent sur un ton pathétique
+de l’harmonie de leurs âmes, il faut entendre
+le plus souvent l’harmonie des qualités physiques propres
+à chaque sexe, et de nature à donner naissance à
+un être accompli, harmonie qui importe bien plus que
+le concert de leurs âmes, lequel souvent après la cérémonie
+se résout en un criant désaccord. A cela se joignent
+les considérations relatives plus éloignées qui reposent
+sur ce fait que chacun s’efforce de neutraliser par l’autre
+personne ses faiblesses, ses imperfections, et tous les
+écarts du type normal, de crainte qu’ils ne se perpétuent
+dans l’enfant futur, ou ne s’exagèrent et ne
+deviennent des difformités. Plus un homme est faible
+au point de vue de la force musculaire, plus il cherchera
+des femmes fortes : et la femme agira de même. Mais
+comme c’est une loi de la nature que la femme ait une
+force musculaire plus faible, il est également dans la
+nature que les femmes préfèrent les hommes robustes. — La
+stature est aussi une considération importante. Les
+petits hommes ont un penchant décidé pour les grandes
+femmes et réciproquement… L’aversion d’une femme
+grande pour des hommes grands est au fond des vues
+de la nature, afin d’éviter une race gigantesque, quand
+la force transmise par la mère serait trop faible pour
+assurer une longue durée à cette race exceptionnelle. Si
+une grande femme choisit un grand mari, entre autres
+motifs pour faire meilleure figure dans le monde, ce sont
+leurs descendants qui expieront cette folie… Jusque
+dans les diverses parties du corps chacun cherche un
+correctif à ses défauts, à ses déviations, avec d’autant
+plus de soin que la partie est plus importante. Ainsi les
+gens au nez épaté contemplent avec un plaisir inexprimable
+un nez aquilin, un profil de perroquet ; et ainsi
+du reste. Les hommes aux formes grêles et étirées, au
+long squelette, admirent une petite personne tassée et
+courte à l’excès. — Il en est de même du tempérament ;
+chacun préfère celui qui est l’opposé du sien, et
+sa préférence est toujours proportionnée à l’énergie de
+son propre tempérament. — Ce n’est pas qu’une personne
+parfaite en quelque point aime les imperfections contraires ;
+mais elle les supporte plus aisément que
+d’autres ne les supporteraient, parce que les enfants
+trouvent dans ces qualités une garantie contre une imperfection
+plus grande. Par exemple, une personne
+très blanche n’éprouvera point de répugnance pour un
+teint olivâtre ; mais aux yeux d’une personne au teint
+bistré un teint d’une blancheur éclatante semble divinement
+beau. — Il est des cas exceptionnels où un
+homme peut s’éprendre d’une femme décidément laide :
+conformément à notre loi de concordance des sexes,
+lorsque l’ensemble des défauts et irrégularités physiques
+de la femme sont justement l’opposé et par
+conséquent le correctif de ceux de l’homme. Alors la
+passion atteint généralement un degré extraordinaire…</p>
+
+<p>L’individu obéit en tout ceci, sans qu’il s’en doute, à
+un ordre supérieur, celui de l’espèce : de là l’importance
+qu’il attache à certaines choses, qui, en tant qu’individu,
+pourraient et devraient lui être indifférentes. — Rien n’est
+singulier comme le sérieux profond, inconscient, avec
+lequel deux jeunes gens de sexe différent qui se voient
+pour la première fois s’observent l’un l’autre ; le regard
+inquisiteur et pénétrant qu’ils jettent l’un sur l’autre ;
+l’inspection minutieuse que tous les traits et toutes les
+parties de leurs personnes respectives ont à subir.
+Cette recherche, cet examen, c’est <i>la méditation du génie
+de l’espèce</i> sur l’enfant qu’ils pourraient créer, et la
+combinaison de ses éléments constitutifs. Le résultat
+de cette méditation déterminera le degré de leur inclination
+et de leurs désirs réciproques. Après avoir atteint
+un certain degré, ce premier mouvement peut s’arrêter
+subitement, par la découverte de quelque détail jusqu’alors
+inaperçu. — Ainsi le génie de l’espèce médite la
+génération future ; et le grand œuvre de Cupidon, qui
+spécule, s’ingénie et agit sans cesse, est d’en préparer
+la constitution. En face des grands intérêts de l’espèce
+toute entière, présente et future, l’avantage des individus
+éphémères compte peu : le dieu est toujours prêt à les
+sacrifier sans pitié. Car le génie de l’espèce est relativement
+aux individus comme un immortel est aux mortels,
+et ses intérêts sont à ceux des hommes comme l’infini
+est au fini. Sachant donc qu’il administre des affaires
+supérieures à toutes celles qui ne concernent qu’un
+bien ou un mal individuel, il les mène avec une impassibilité
+suprême, au milieu du tumulte de la guerre,
+dans l’agitation des affaires, à travers les horreurs d’une
+peste, il les poursuit même jusque dans la retraite du
+cloître.</p>
+
+<p>Nous avons vu plus haut que l’intensité de l’amour
+s’accroît à mesure qu’il s’individualise. Nous l’avons
+prouvé : la constitution physique de deux individus peut
+être telle que, pour améliorer le type de l’espèce, et lui
+rendre toute sa pureté, l’un de ces individus doit être le
+complément de l’autre. Un désir mutuel et exclusif les
+attire alors ; et par cela seul qu’il est fixé sur un objet
+unique, et qu’il représente en même temps une mission
+spéciale de l’espèce, ce désir prend aussitôt un caractère
+noble et élevé. Pour la raison opposée, le pur instinct
+sexuel est un instinct vulgaire, parce qu’il n’est pas
+dirigé vers un individu unique, mais vers tous, et qu’il ne
+cherche qu’à conserver l’espèce par le nombre seulement
+et sans s’inquiéter de la qualité. Quand l’amour
+s’attache à un être unique, il atteint alors une telle
+intensité, un tel degré de passion, que s’il ne peut
+être satisfait, tous les biens du monde et la vie même
+perdent leur prix. C’est une passion d’une violence que
+rien n’égale, qui ne recule devant aucun sacrifice, et
+qui peut conduire à la folie ou au suicide. Les causes
+inconscientes d’une passion si excessive doivent différer
+de celles que nous avons démêlées plus haut, et
+sont moins apparentes. Il nous faut admettre qu’il ne
+s’agit pas seulement ici d’adaptation physique, mais
+que, de plus, la volonté de l’homme et l’intelligence de
+la femme ont entre elles une concordance spéciale qui
+fait que seuls ils peuvent engendrer un certain être
+tout à fait déterminé : c’est l’existence de cet être que
+le génie de l’espèce a ici en vue, pour des raisons cachées
+dans l’essence de la chose en soi, et qui ne
+nous sont point accessibles. En d’autres termes : la
+volonté de vivre désire ici s’objectiver dans un individu
+exactement déterminé, lequel ne peut être engendré que
+par ce père uni à cette mère. Ce désir métaphysique de
+la volonté en soi n’a d’abord d’autre sphère d’action
+dans la série des êtres, que les cœurs des parents
+futurs : saisis de cette impulsion, ils s’imaginent ne
+désirer que pour eux-mêmes ce qui n’a qu’un but encore
+purement métaphysique, c’est-à-dire en dehors du
+cercle des choses véritablement existantes. Ainsi donc,
+de la source originelle de tous les êtres jaillit cette
+aspiration d’un être futur, qui trouve son occasion
+unique d’arriver à la vie, et cette aspiration se manifeste
+dans la réalité des choses par la passion élevée et
+exclusive des parents futurs l’un pour l’autre ; au fond,
+illusion non pareille qui pousse un amoureux à donner
+tous les biens de la terre pour s’unir à cette femme, — et
+pourtant en vérité elle ne peut rien lui donner de plus
+qu’une autre. Telle est l’unique fin poursuivie, ce qui
+le prouve c’est que cette sublime passion, aussi bien
+que les autres, s’éteint dans la jouissance, au grand
+étonnement des intéressés. — Elle s’éteint aussi quand
+la femme se trouvant stérile (ce qui d’après Huseland
+peut résulter de 19 vices de constitution accidentels),
+le but métaphysique s’évanouit : des millions de germes
+disparaissent ainsi chaque jour, dans lesquels pourtant
+aussi le même principe métaphysique de la vie aspire
+vers l’être. A cela point d’autre consolation, si ce n’est
+que la volonté de vivre dispose de l’infini dans l’espace,
+le temps et la matière, et qu’une occasion inépuisable
+de retour lui est ouverte…</p>
+
+<p>Le désir d’amour, ἱμερος, que les poètes de tous les
+temps s’étudient à exprimer sous mille formes sans
+jamais épuiser le sujet, ni même l’égaler, ce désir qui
+attache à la possession d’une certaine femme l’idée d’une
+félicité infinie, et une douleur inexprimable à la pensée
+qu’on ne pourrait l’obtenir, — ce désir et cette douleur de
+l’amour ne peuvent pas avoir pour principe les besoins
+d’un individu éphémère ; ce désir est le soupir du génie
+de l’espèce qui, pour réaliser ses intentions, voit ici une
+occasion unique à saisir ou à perdre, et qui pousse de
+profonds gémissements. L’espèce seule a une vie sans
+fin et seule elle est capable de satisfactions et de
+douleurs infinies. Mais celles-ci se trouvent emprisonnées
+dans la poitrine étroite d’un mortel : quoi d’étonnant
+quand cette poitrine semble vouloir éclater et ne
+peut trouver aucune expression pour peindre le pressentiment
+de volupté ou de peine infinie qui l’envahit.
+C’est bien là le sujet de toute poésie érotique d’un genre
+élevé, de ces métaphores transcendantes qui planent bien
+au-dessus des choses terrestres. C’est là ce qui inspirait
+Pétrarque, ce qui agitait les Saint-Preux, les Werther
+et les Jacopo Ortis ; sans cela, ils seraient incompréhensibles
+et inexplicables. Ce prix infini que les amants
+attachent l’un à l’autre ne peut reposer sur de rares
+qualités intellectuelles, sur des qualités objectives ou
+réelles ; tout simplement parce que les amants ne se
+connaissent pas assez exactement l’un l’autre ; c’était
+le cas de Pétrarque. Seul l’esprit de l’espèce peut voir
+d’un seul regard quelle valeur les amants ont pour
+lui, et comment ils peuvent servir ses buts. Aussi les
+grandes passions naissent-elles en général au premier
+regard.</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">Who ever lov’d, that lov’d not at first sight ?</div>
+</div>
+
+</div>
+<p class="sign">Shakespeare, <i lang="en" xml:lang="en">As you like it</i>, III, 5<a id="FNanchor_35" href="#Footnote_35" class="fnanchor">[35]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_35" href="#FNanchor_35"><span class="label">[35]</span></a> Aima-t-il jamais, celui qui n’aima pas au premier regard.</p>
+</div>
+<p>… Si la perte de la bien-aimée, soit par le fait d’un
+rival, soit par la mort, cause à l’amoureux passionné
+une douleur qui surpasse toutes les autres, c’est justement,
+parce que cette douleur est d’une nature transcendante,
+et qu’elle ne l’atteint pas seulement comme
+individu, mais qu’elle le frappe dans son <i lang="la" xml:lang="la">essentia
+æterna</i>, dans la vie de l’espèce dont il était chargé
+de réaliser la volonté spéciale. De là vient que la jalousie
+est si pleine de tourments et si farouche, et que
+le renoncement à la bien-aimée est le plus grand de
+tous les sacrifices. — Un héros rougirait de laisser
+échapper des plaintes vulgaires, mais non des plaintes
+d’amour ; parce qu’alors ce n’est pas lui, c’est l’espèce
+qui se lamente. Dans la grande Zénobie de Calderon, il
+y a au second acte une scène entre Zénobie et Decius où
+celui-ci dit :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">Cielos, luego tu me quieres ?</div>
+<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">Perdiera cien mil victorias,</div>
+<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">Volviérame, etc. —</div>
+</div>
+
+</div>
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Ciel ! tu m’aimes donc ?</div>
+<div class="verse">Pour cela, je sacrifierais cent mille victoires,</div>
+<div class="verse">Je fuirais devant l’ennemi…</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>Ici donc l’honneur, qui jusqu’à présent l’emportait
+sur tout autre intérêt, a été battu et mis en fuite, aussitôt
+que l’amour, c’est-à-dire l’intérêt de l’espèce,
+entre en scène et cherche à emporter l’avantage décisif…
+Devant cet intérêt seul cèdent l’honneur, le
+devoir et la fidélité, après qu’ils ont résisté à toute autre
+tentation, même à la menace de la mort. — Nous trouvons
+de même dans la vie privée que sur aucun point
+la probité scrupuleuse n’est plus rare : les gens les plus
+honnêtes d’ailleurs et les plus droits la mettent ici de
+côté, et commettent l’adultère au mépris de tout,
+quand l’amour passionné, c’est-à-dire l’intérêt de l’espèce,
+s’est emparé d’eux. Il semble même qu’ils croient
+avoir conscience d’un privilège supérieur tel que les
+intérêts individuels n’en sauraient jamais accorder de
+semblable ; justement parce qu’ils agissent dans l’intérêt
+de l’espèce. A ce point de vue la pensée de Chamfort
+est digne de remarque : « Quand un homme et une
+femme ont l’un pour l’autre une passion violente, il
+me semble toujours que, quels que soient les obstacles
+qui les séparent, un mari, des parents, etc., les deux
+amants sont l’un à l’autre de par la nature, qu’ils
+s’appartiennent de droit divin, malgré les lois et
+les conventions humaines. » Si des protestations
+s’élevaient contre cette théorie, il suffirait de rappeler
+l’étonnante indulgence avec laquelle le Sauveur dans
+l’Évangile traite la femme adultère, quand il présume la
+même faute chez tous les assistants. — La plus grande
+partie du Décaméron semble être à ce même point de
+l’espèce sur les droits et les intérêts des individus
+qu’il foule aux pieds. — Toutes les différences de rang,
+tous les obstacles, toutes les barrières sociales, le
+génie de l’espèce les écarte et les anéantit sans efforts.
+Il dissipe comme une paille légère toutes les institutions
+humaines, n’ayant souci que des générations futures.
+C’est sous l’empire d’un intérêt d’amour que tout danger
+disparaît et même que l’être le plus pusillanime trouve
+du courage.</p>
+
+<p>Et dans la comédie et le roman avec quel plaisir,
+avec quelle sympathie, ne suivons-nous pas les jeunes
+gens qui défendent leur amour, c’est-à-dire l’intérêt
+de l’espèce, et qui triomphent de l’hostilité des parents
+uniquement préoccupés d’intérêts individuels. Car autant
+l’espèce l’emporte sur l’individu, autant la passion
+surpasse en importance, en élévation et en justice tout
+ce qui la contrarie. Aussi le sujet fondamental de presque
+toutes les comédies, c’est l’entrée en scène du génie de
+l’espèce avec ses aspirations et ses projets, menaçant
+les intérêts des autres personnages de la pièce et
+cherchant à ensevelir leur bonheur. Généralement il
+réussit et le dénoûment, conforme à la justice poétique,
+satisfait le spectateur, parce que ce dernier sent que les
+desseins de l’espèce passent bien avant ceux des individus ;
+après le dénoûment il s’en va tout consolé, laissant
+les amoureux à leur victoire, s’associant à l’illusion
+qu’ils ont fondé leur propre bonheur, tandis qu’en
+réalité, ils n’ont fait que le donner en sacrifice au bien
+de l’espèce, malgré la prévoyance et l’opposition de
+leurs parents. Dans certaines comédies singulières, on a
+essayé de retourner la chose, et de mener à bonne
+fin le bonheur des individus, aux dépens des buts de
+l’espèce : mais dans ce cas, le spectateur éprouve la
+même douleur que le génie de l’espèce, et l’avantage
+assuré des individus ne saurait le consoler. Comme
+exemple, il me revient à l’esprit quelques petites pièces
+très connues : <i>la Reine de seize ans</i>, <i>le Mariage de
+raison</i>. Dans les tragédies où il s’agit d’amour, les
+amants succombent presque toujours ; ils n’ont pu faire
+triompher les buts de l’espèce dont ils n’étaient que
+l’instrument : ainsi dans Roméo et Juliette, Tancrède,
+don Carlos, Wallenstein, la fiancée de Messine et tant
+d’autres.</p>
+
+<p>Un amoureux tourne au comique aussi bien qu’au
+tragique : parce que dans l’un et l’autre cas, il est aux
+mains du génie de l’espèce, qui le domine au point de
+le ravir à lui-même ; ses actions sont disproportionnées
+à son caractère. De là vient, dans les degrés supérieurs
+de la passion, cette couleur si poétique et si sublime dont
+ses pensées se revêtent, cette élévation transcendante
+et surnaturelle, qui semble lui faire absolument perdre
+de vue le but tout physique de son amour. C’est que
+le génie de l’espèce et ses intérêts supérieurs l’animent
+maintenant. Il a reçu la mission de fonder une
+suite indéfinie de générations douées d’une certaine
+constitution et formées de certains éléments qui ne
+peuvent se rencontrer que dans un seul père et une
+seule mère ; cette union et celle-là seulement peut
+donner l’existence à la génération déterminée que la
+volonté de vivre exige expressément. Le sentiment
+qu’il agit dans des circonstances d’une importance
+si transcendante, transporte l’amant à une telle hauteur
+au-dessus des choses terrestres et même au-dessus de
+lui-même, et revêt ses désirs matériels d’une apparence
+tellement immatérielle, que l’amour est un épisode
+poétique, même dans la vie de l’homme le plus prosaïque,
+ce qui le rend parfois ridicule. — Cette mission
+que la volonté soucieuse des intérêts de l’espèce impose
+à l’amant se présente sous le masque d’une félicité infinie
+et anticipée qu’il espère trouver dans la possession
+de la femme qu’il aime. Aux degrés suprêmes de la
+passion cette chimère est si étincelante que, si on ne
+peut l’atteindre, la vie même perd tout charme, et paraît
+désormais si vide de joies, si fade et si insipide, que
+le dégoût qu’on en éprouve surmonte même l’effroi de la
+mort ; l’infortuné abrège parfois volontairement ses jours.
+Dans ce cas, la volonté de l’homme est entrée dans le
+tourbillon de la volonté de l’espèce, ou bien cette dernière
+l’emporte tellement sur la volonté individuelle, que
+si l’amant ne peut agir en qualité de représentant de
+cette volonté de l’espèce, il dédaigne d’agir au nom de la
+sienne propre. L’individu est un vase trop fragile pour
+contenir l’aspiration infinie de la volonté de l’espèce
+concentrée sur un objet déterminé. Dès lors il n’y a
+d’autre issue que le suicide, parfois le double suicide
+des deux amants ; à moins que la nature, pour sauver
+l’existence, ne laisse arriver la folie qui couvre de son
+voile la conscience d’un état désespéré. — Chaque
+année plusieurs cas analogues viennent confirmer cette
+vérité.</p>
+
+<p>Mais ce n’est pas seulement la passion qui a parfois
+une issue tragique et contrariée : l’amour satisfait conduit
+plus souvent aussi au malheur qu’au bonheur. Car les
+exigences de l’amour, en conflit avec le bien-être personnel
+de l’amant, sont tellement incompatibles avec
+les autres circonstances de sa vie et ses plans d’avenir
+qu’elles minent tout l’édifice de ses projets, de ses
+espérances et de ses rêves. L’amour n’est pas seulement
+en contradiction avec les relations sociales, souvent
+il l’est aussi avec la nature intime de l’individu,
+lorsqu’il se fixe sur des personnes qui, en dehors des
+rapports sexuels, seraient haïes de leur amant, méprisées,
+et même abhorrées. Mais la volonté de l’espèce a
+tant de puissance sur l’individu, que l’amant fait taire ses
+répugnances et ferme les yeux sur les défauts de celle qui
+aime : il passe légèrement sur tout, il méconnaît tout,
+et s’unit pour toujours à l’objet de sa passion, tant il est
+ébloui par cette illusion, qui s’évanouit dès que la volonté
+de l’espèce est satisfaite et qui laisse derrière
+elle pour toute la vie une compagne détestée. Ainsi seulement
+l’on s’explique que des hommes raisonnables et
+même distingués, s’unissent à des harpies et épousent
+des mégères, et ne comprennent pas comment ils ont
+pu faire un tel choix. Voilà pourquoi les anciens représentaient
+l’amour avec un bandeau. Il peut même arriver
+qu’un amoureux reconnaisse clairement les vices intolérables
+de tempérament et de caractère chez sa
+fiancée, qui lui présagent une vie tourmentée, il se
+peut qu’il en souffre amèrement, sans qu’il ait le courage
+de renoncer à elle :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">I ask not, I care not,</div>
+<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">If guilt’s in thy heart ;</div>
+<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">I know that I love thee,</div>
+<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">Whatever thou art.</div>
+</div>
+
+</div>
+<blockquote>
+<p>Si tu es coupable, peu m’importe, je ne le demande point,
+je sais que je t’aime telle que tu es et cela me suffit.</p>
+</blockquote>
+
+<p>Car au fond, ce n’est pas son propre intérêt qu’il
+poursuit, bien qu’il se l’imagine, mais celui d’un troisième
+individu, qui doit naître de cet amour. Ce désintéressement
+qui est partout le sceau de la grandeur, donne
+ici à l’amour passionné cette apparence sublime, et en
+fait un digne objet de poésie. — Enfin, il arrive que
+l’amour se concilie avec la haine la plus violente pour
+l’être aimé, aussi Platon l’a-t-il comparé à l’amour des
+loups pour les brebis. Ce cas se présente, quand un
+amoureux passionné, malgré tous les efforts et toutes
+les prières, ne peut à aucun prix se faire écouter.</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">I love and hate her.</div>
+</div>
+
+</div>
+<p class="sign">Shakespeare, <i>Cymb.</i>, III, 5.</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Je l’aime et je la hais.</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>— Sa haine contre la personne aimée l’enflamme alors
+et va si loin qu’il tue sa maîtresse puis se donne la mort.
+Il se produit chaque année des exemples de cette sorte,
+on les trouve dans les journaux. Que de vérité dans ces
+vers de Gœthe :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Par tout amour méprisé ! par les éléments infernaux !</div>
+<div class="verse">Je voudrais connaître une imprécation encore plus atroce !</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>Ce n’est vraiment pas une hyperbole quand un amoureux
+traite de cruauté la froideur de sa bien-aimée, ou
+le plaisir qu’elle trouve à le faire souffrir. Il est, en effet,
+sous l’influence d’un penchant qui, analogue à l’instinct
+des insectes, l’oblige malgré la raison à suivre
+absolument son but, et à négliger tout le reste. Plus d’un
+Pétrarque a dû traîner son amour tout le long de sa vie,
+sans espoir, comme une chaîne, comme un boulet de
+fer au pied, et exhaler ses soupirs dans la solitude des
+forêts ; mais il n’y a eu qu’un Pétrarque doué en même
+temps du don de poésie ; à lui s’applique le beau vers de
+Gœthe :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Et quand l’homme dans sa douleur se tait,</div>
+<div class="verse">Un dieu m’a donné d’exprimer combien je souffre.</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>Le génie de l’espèce est toujours en guerre avec les
+génies protecteurs des individus, il est leur persécuteur
+et leur ennemi, toujours prêt à détruire sans pitié le
+bonheur personnel, pour arriver à ses fins ; et on a vu le
+salut de nations entières dépendre parfois de ses caprices ;
+Shakespeare nous en donne un exemple dans Henri VI,
+p. 3, act. 3, sc. 2 et 3. L’espèce, en effet, en laquelle notre
+être prend racine, a sur nous un droit antérieur et
+plus immédiat que l’individu, ses affaires passent avant
+les nôtres. Les anciens ont senti cela, quand ils ont personnifié
+le génie de l’espèce dans Cupidon, dieu hostile,
+dieu cruel, malgré son air enfantin, dieu justement
+décrié, démon capricieux, despotique, et pourtant maître
+des dieux et des hommes :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">σὺ δ’ὦ θεῶν τύραννε κἀνθρώπων, Ἔρως!</div>
+<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Tu, deorum hominumque tyranne, Amor !</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>Des flèches meurtrières, un bandeau et des ailes sont
+ses attributs. Les ailes marquent l’inconstance, suite
+ordinaire de la déception qui accompagne le désir satisfait.</p>
+
+<p>Comme en effet la passion reposait sur l’illusion d’une
+félicité personnelle, au profit de l’espèce, le tribut une
+fois payé à l’espèce, l’illusion décevante doit s’évanouir.
+Le génie de l’espèce qui avait pris possession de l’individu,
+l’abandonne de nouveau à sa liberté. Délaissé
+par lui, il retombe dans les bornes étroites de sa pauvreté,
+et s’étonne de voir qu’après tant d’efforts sublimes,
+héroïques et infinis, il ne lui reste rien de plus
+qu’une vulgaire satisfaction des sens : contre toute attente,
+il ne se trouve pas plus heureux qu’avant. Il s’aperçoit
+qu’il a été la dupe de la volonté de l’espèce.
+Aussi, règle générale, Thésée une fois heureux abandonne
+son Ariane. La passion de Pétrarque eût-elle été satisfaite,
+son chant aurait cessé, comme celui de l’oiseau,
+dès que les œufs sont posés dans le nid.</p>
+
+<p>Remarquons en passant que ma métaphysique de
+l’amour déplaira sûrement aux amoureux qui se sont
+laissé prendre au piège. S’ils étaient accessibles à la
+raison, la vérité fondamentale que j’ai découverte les
+rendrait plus que toute autre capables de surmonter
+leur amour. Mais il faut bien s’en tenir à la sentence du
+vieux poète comique : <i lang="la" xml:lang="la">Quæ res in se neque consilium,
+neque modum habet ullum, eam consilio regere non
+potes.</i></p>
+
+<p>Les ménages d’amour sont conclus dans l’intérêt de
+l’espèce et non au profit de l’individu. Il est vrai, les individus
+s’imaginent travailler à leur propre bonheur :
+mais le but véritable leur est étranger à eux-mêmes,
+puisqu’il n’est autre que la procréation d’un être qui
+n’est possible que par eux. Obéissant l’un et l’autre à la
+même impulsion, ils doivent naturellement chercher à
+s’accorder ensemble le mieux possible. Mais très souvent,
+grâce à cette illusion instinctive qui est l’essence
+de l’amour, le couple ainsi formé se trouve sur tout le
+reste dans le plus criant désaccord. On le voit bien dès
+que l’illusion s’est fatalement évanouie. Alors il arrive
+que les mariages d’amour sont assez régulièrement malheureux,
+parce qu’ils assurent le bonheur de la génération
+future, mais aux dépens de la génération présente.
+<i lang="es" xml:lang="es">Quien se casa por amores, ha de vivir con dolores.</i> — Quiconque
+se marie par amour, vivra dans les douleurs,
+dit le proverbe espagnol. — C’est le contraire qui a lieu
+dans les mariages de convenance, conclus la plupart du
+temps d’après le choix des parents. Les considérations
+qui agissent ici, de quelque nature qu’elles puissent être,
+ont du moins une réalité et ne peuvent disparaître
+d’elles-mêmes. Ces considérations sont capables d’assurer
+le bonheur des époux, mais aux dépens des enfants qui
+doivent naître d’eux, et encore ce bonheur reste problématique.
+L’homme qui, en se mariant, se préoccupe plus
+encore de l’argent que de son inclination, vit plus dans
+l’individu que dans l’espèce ; ce qui est absolument opposé
+à la vérité, à la nature, et mérite un certain mépris.
+Une jeune fille qui, malgré les conseils de ses
+parents, refuse la main d’un homme riche et encore
+jeune, et rejette toutes les considérations de convenances,
+pour choisir selon son goût instinctif, fait à l’espèce le
+sacrifice de son bonheur individuel. Mais justement à
+cause de cela, on ne saurait lui refuser une certaine approbation,
+car elle a préféré ce qui importe plus que le
+reste, elle agit dans le sens de la nature (ou plus exactement
+de l’espèce), tandis que les parents conseillaient
+dans le sens de l’égoïsme individuel. — Il semble donc
+que dans la conclusion d’un mariage il faille sacrifier les
+intérêts de l’espèce ou ceux de l’individu. La plupart du
+temps, il en est ainsi, tant il est rare de voir les convenances
+et la passion marcher la main dans la main. La
+misérable constitution physique, morale ou intellectuelle
+de la plupart des hommes provient sans doute en partie
+de ce que les mariages sont conclus habituellement non
+par choix ou inclination pure, mais pour des considérations
+extérieures de toute sorte et d’après des circonstances
+accidentelles. Lorsque, en même temps que les
+convenances, l’inclination est jusqu’à un certain point respectée,
+c’est comme une transaction que l’on fait avec le
+génie de l’espèce. Les mariages heureux sont, comme on
+le sait, fort rares ; justement parce qu’il est de l’essence
+du mariage de n’avoir pas principalement pour but la
+génération actuelle, mais la génération future. Cependant
+ajoutons encore pour la consolation des natures
+tendres et aimantes que l’amour passionné s’associe parfois
+à un sentiment d’une origine toute différente, je
+veux dire l’amitié, fondée sur l’accord des caractères ;
+mais elle ne se déclare qu’une fois que l’amour s’éteint
+dans la jouissance. L’accord des qualités complémentaires,
+morales, intellectuelles et physiques, nécessaire
+au point de vue de la génération future pour faire naître
+l’amour, peut aussi, au point de vue des individus eux-mêmes,
+par une sorte d’opposition concordante de tempérament
+et de caractère, produire l’amitié.</p>
+
+<p>Toute cette métaphysique de l’amour que je viens de
+traiter ici, se rattache étroitement à ma métaphysique
+en général, elle l’éclaire d’un jour nouveau, et voici
+comment :</p>
+
+<p>On a vu que, dans l’amour des sexes, la sélection attentive,
+s’élevant peu à peu jusqu’à l’amour passionné,
+repose sur l’intérêt si haut et si sérieux que l’homme
+prend à la constitution spéciale et personnelle de la race
+à venir. Cette sympathie extrêmement remarquable confirme
+justement deux vérités présentées dans les précédents
+chapitres : d’abord l’indestructibilité de l’être
+en soi qui survit pour l’homme, dans ces générations à
+venir. Cette sympathie, si vive et si agissante, qui
+naît non de la réflexion et de l’intention, mais des aspirations
+et des tendances les plus intimes de notre être,
+ne pourrait exister d’une manière si indestructible et
+exercer sur l’homme un si grand empire, si l’homme était
+absolument éphémère, et si les générations se succédaient
+réellement et absolument distinctes les unes des
+autres, n’ayant d’autre lien que la continuité du temps.
+La seconde vérité, c’est que l’être en soi réside dans
+l’espèce plus que dans l’individu. Car cet intérêt pour
+la constitution spéciale de l’espèce, qui est à l’origine de
+tout commerce d’amour, depuis le caprice le plus passager,
+jusqu’à la passion la plus sérieuse, est véritablement
+pour chacun la plus grande affaire, c’est-à-dire
+celle dont le succès ou l’insuccès le touche de la
+façon la plus sensible ; d’où lui vient par excellence le
+nom d’affaire de cœur. Aussi, quand cet intérêt a parlé
+d’une manière décisive, tout autre intérêt ne concernant
+que la personne privée lui est subordonné et au
+besoin sacrifié. L’homme prouve ainsi que l’espèce
+lui importe plus que l’individu, et qu’il vit plus directement
+dans l’espèce que dans l’individu. — Pourquoi
+donc l’amoureux est-il suspendu avec un complet
+abandon aux yeux de celle qu’il a choisie, et est-il prêt à
+lui faire tout sacrifice ? — Parce que c’est la partie
+immortelle de son être qui soupire vers elle ; tandis
+que tout autre de ses désirs ne se rapporte qu’à son
+être fugitif et mortel. — Cette aspiration vive, fervente,
+dirigée vers une certaine femme, est donc un gage
+de l’indestructibilité de l’essence de notre être et de sa
+continuité dans l’espèce. Considérer cette continuité
+comme quelque chose d’insuffisant et d’insignifiant,
+c’est une erreur qui naît de ce que, par la continuité de
+vie de l’espèce, on n’entend pas autre chose que l’existence
+future d’êtres semblables à nous, mais nullement
+identiques : et cela parce que, partant d’une connaissance
+dirigée vers les choses extérieures, l’on ne considère
+que la figure extérieure de l’espèce, telle que nous la concevons
+par intuition, et non son intime essence. Cette
+essence intérieure est justement ce qui est au fond de
+notre conscience et en forme le point central, ce qui est
+même plus immédiat que cette conscience : et, en tant que
+chose en soi, affranchie du « <i lang="la" xml:lang="la">principium individuationis</i> »
+cette essence se trouve absolument identique dans tous
+les individus, qu’ils existent au même moment ou qu’ils
+se succèdent. C’est là ce que j’appelle, en d’autres termes,
+la volonté de vivre, c’est-à-dire cette aspiration
+pressante à la vie et à la durée. C’est justement cette
+force que la mort épargne et laisse intacte, force immuable
+qui ne peut conduire à un état meilleur. Pour
+tout être vivant, la souffrance et la mort sont non moins
+certaines que l’existence. On peut cependant s’affranchir
+des souffrances et de la mort par la négation de la volonté
+de vivre, qui a pour effet de détacher la volonté de
+l’individu du rameau de l’espèce, et de supprimer l’existence
+dans l’espèce. Ce que devient alors cette volonté,
+nous n’en avons point d’idée et nous manquons de toutes
+données sur ce point. Nous ne pouvons désigner un tel
+état que comme ayant la liberté d’être volonté de vivre
+ou de ne l’être pas. Dans ce dernier cas, c’est ce que le
+bouddhisme appelle Nirvana ; c’est précisément le point
+qui par sa nature même reste à jamais inaccessible à
+toute connaissance humaine. —</p>
+
+<p>Si maintenant, nous mettant au point de vue de ces
+dernières considérations, nous plongeons nos regards
+dans le tumulte de la vie, nous voyons sa misère et ses
+tourments occuper tous les hommes ; nous voyons les
+hommes réunir tous leurs efforts pour satisfaire des
+besoins sans fin et se préserver de la misère aux mille
+faces, sans pourtant oser espérer autre chose que la
+conservation, pendant un court espace de temps, de cette
+même existence individuelle si tourmentée. Et voilà
+qu’en pleine mêlée, nous apercevons deux amants dont
+les regards se croisent pleins de désirs. — Mais pourquoi
+tant de mystère, pourquoi ces allures craintives
+et dissimulées ? — Parce que ces amants sont des
+traîtres, qui travaillent en secret à perpétuer toute la
+misère et les tourments qui, sans eux, auraient une fin
+prochaine, cette fin qu’ils veulent rendre vaine, comme
+d’autres avant eux l’ont rendue vaine.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Si l’esprit de l’espèce qui dirige deux amants, à
+leur insu, pouvait parler par leur bouche et exprimer
+des idées claires, au lieu de se manifester par des sentiments
+instinctifs, la haute poésie de ce dialogue amoureux,
+qui dans le langage actuel ne parle que par images
+romanesques et paraboles idéales d’aspirations infinies,
+de pressentiments d’une volupté sans bornes,
+d’ineffable félicité, de fidélité éternelle, etc. se traduirait
+ainsi :</p>
+
+<p><span class="sc">Daphnis.</span> — J’aimerais à faire cadeau d’un individu à
+la génération future, et je crois que tu pourrais lui
+donner ce qui me manque.</p>
+
+<p><span class="sc">Chloé.</span> — J’ai la même intention, et je crois que tu
+pourrais lui donner ce que je n’ai pas. Voyons un peu !</p>
+
+<p><span class="sc">Daphnis.</span> — Je lui donne une haute stature et la force
+musculaire : tu n’as ni l’une ni l’autre.</p>
+
+<p><span class="sc">Chloé.</span> — Je lui donne de belles formes et de très
+petits pieds : tu n’as ni ceci ni cela.</p>
+
+<p><span class="sc">Daphnis.</span> — Je lui donne une fine peau blanche que tu
+n’as pas.</p>
+
+<p><span class="sc">Chloé.</span> — Je lui donne des cheveux noirs et des yeux
+noirs : tu es blond.</p>
+
+<p><span class="sc">Daphnis.</span> — Je lui donne un nez aquilin.</p>
+
+<p><span class="sc">Chloé.</span> — Je lui donne une petite bouche.</p>
+
+<p><span class="sc">Daphnis.</span> — Je lui donne du courage et de la bonté
+qui ne sauraient venir de toi.</p>
+
+<p><span class="sc">Chloé.</span> — Je lui donne un beau front, l’esprit et l’intelligence,
+qui ne pourraient lui venir de toi.</p>
+
+<p><span class="sc">Daphnis.</span> — Taille droite, belles dents, santé solide,
+voilà ce qu’il reçoit de nous deux : vraiment, tous
+les deux ensemble nous pouvons douer en perfection
+l’individu futur ; aussi je te désire plus que toute autre
+femme.</p>
+
+<p><span class="sc">Chloé.</span> — Et moi aussi je te désire. — (M. 391.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Sterne dit dans <i>Tristram Shandy</i> (T. 6. p. 43) : <i lang="en" xml:lang="en">there
+is no passion so serious as lust</i>. — En effet, la volupté est
+très sérieuse. Représentez-vous le couple le plus beau,
+le plus charmant, comme il s’attire et se repousse, se
+désire et se fuit avec grâce dans un beau jeu d’amour.
+Vienne l’instant de la volupté, tout badinage, toute
+gaîté gracieuse et douce ont subitement disparu. Le couple
+est devenu sérieux. Pourquoi ? C’est que la volupté
+est bestiale, et la bestialité ne rit pas. Les forces de la
+nature agissent partout sérieusement. — La volupté des
+sens est l’opposé de l’enthousiasme qui nous ouvre
+le monde idéal. L’enthousiasme et la volupté sont
+graves et ne comportent pas le badinage. — (N. 406.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Les caprices qui naissent de l’amour ressemblent aux
+feux follets : ils donnent les illusions les plus vives, ils
+nous conduisent dans le marécage et s’évanouissent. — (N.
+408.)</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="c5" title="II. Essai sur les femmes">II<br>
+ESSAI SUR LES FEMMES<a id="FNanchor_36" href="#Footnote_36" class="fnanchor">[36]</a>.</h3>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_36" href="#FNanchor_36"><span class="label">[36]</span></a> P. II. 649.</p>
+</div>
+
+<p>… Le seul aspect de la femme révèle qu’elle n’est destinée
+ni aux grands travaux de l’intelligence, ni aux grands
+travaux matériels. Elle paie sa dette à la vie non par
+l’action mais par la souffrance, les douleurs de l’enfantement,
+les soins inquiets de l’enfance ; elle doit obéir
+à l’homme, être une compagne patiente qui le rassérène.
+Elle n’est faite ni pour les grands efforts, ni pour les
+peines ou les plaisirs excessifs ; sa vie peut s’écouler
+plus silencieuse, plus insignifiante et plus douce que
+celle de l’homme, sans qu’elle soit, par nature, ni meilleure
+ni pire.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Ce qui rend les femmes particulièrement aptes à
+soigner, à élever notre première enfance, c’est qu’elles
+restent elles-mêmes puériles, futiles et bornées ; elles demeurent
+toute leur vie de grands enfants, une sorte
+d’intermédiaire entre l’enfant et l’homme. Qu’on observe
+une jeune fille folâtrant tout le long du jour avec un
+enfant, dansant et chantant avec lui, et qu’on imagine ce
+qu’un homme, avec la meilleure volonté du monde,
+pourrait faire à sa place.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Chez les jeunes filles, la nature semble avoir voulu
+faire ce qu’en style dramatique on appelle un coup de
+théâtre ; elle les pare pour quelques années d’une
+beauté, d’une grâce, d’une perfection extraordinaires,
+aux dépens de tout le reste de leur vie, afin que pendant
+ces rapides années d’éclat elles puissent s’emparer fortement
+de l’imagination d’un homme et l’entraîner à se
+charger loyalement d’elles d’une manière quelconque.
+Pour réussir dans cette entreprise la pure réflexion et la
+raison ne donnaient pas de garantie suffisante. Aussi la
+nature a-t-elle armé la femme, comme toute autre créature,
+des armes et des instruments nécessaires pour
+assurer son existence et seulement pendant le temps
+indispensable, car la nature en cela agit avec son économie
+habituelle : de même que la fourmi femelle, après son
+union avec le mâle, perd les ailes qui lui deviendraient
+inutiles et même dangereuses pour la période d’incubation,
+de même aussi la plupart du temps, après deux
+ou trois couches, la femme perd sa beauté, sans doute
+pour la même raison. De là vient que les jeunes filles
+regardent généralement les occupations du ménage ou
+les devoirs de leur état comme des choses accessoires
+et de pures bagatelles, tandis qu’elles reconnaissent leur
+véritable vocation dans l’amour, les conquêtes et tout ce
+qui en dépend, la toilette, la danse, etc.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Plus une chose est noble et accomplie, plus elle se développe
+lentement et tardivement. La raison et l’intelligence
+de l’homme n’atteignent guère tout leur développement
+que vers la vingt-huitième année ; chez la
+femme, au contraire, la maturité de l’esprit arrive à la
+dix-huitième année. Aussi n’a-t-elle qu’une raison
+de dix-huit ans bien strictement mesurée. C’est pour
+cela que les femmes restent toute leur vie de vrais
+enfants. Elles ne voient que ce qui est sous leurs
+yeux, s’attachent au présent, prenant l’apparence
+pour la réalité et préférant les niaiseries aux choses
+les plus importantes. Ce qui distingue l’homme de
+l’animal c’est la raison ; confiné dans le présent, il
+se reporte vers le passé et songe à l’avenir : de là sa
+prudence, ses soucis, ses appréhensions fréquentes.
+La raison débile de la femme ne participe ni à ces avantages,
+ni à ces inconvénients ; elle est affligée d’une
+myopie intellectuelle qui lui permet, par une sorte d’intuition,
+de voir d’une façon pénétrante les choses prochaines ;
+mais son horizon est borné, ce qui est lointain
+lui échappe. De là vient que tout ce qui n’est pas immédiat,
+le passé et l’avenir, agissent plus faiblement sur la
+femme que sur nous : de là aussi ce penchant bien plus
+fréquent à la prodigalité, qui parfois touche à la démence.
+Au fond du cœur les femmes s’imaginent que les hommes
+sont faits pour gagner de l’argent et les femmes pour le
+dépenser ; si elles en sont empêchées pendant la vie de
+leur mari, elles se dédommagent après sa mort. Et ce
+qui contribue à les confirmer dans cette conviction, c’est
+que leur mari leur donne l’argent et les charge d’entretenir
+la maison. — Tant de côtés défectueux sont
+pourtant compensés par un avantage : la femme plus
+absorbée dans le moment présent, pour peu qu’il soit
+supportable en jouit plus que nous ; de là cet enjouement
+qui lui est propre et la rend capable de distraire et parfois
+de consoler l’homme accablé de soucis et de peines.</p>
+
+<p>Dans les circonstances difficiles il ne faut pas dédaigner
+de faire appel, comme autrefois les Germains, aux
+conseils des femmes ; car elles ont une manière de concevoir
+les choses toute différente de la nôtre. Elles vont
+au but par le chemin le plus court, parce que leurs regards
+s’attachent, en général, à ce qu’elles ont sous la main.
+Pour nous, au contraire, notre regard dépasse sans s’y
+arrêter les choses qui nous crèvent les yeux, et cherche
+bien au delà ; nous avons besoin d’être ramenés à une
+manière de voir plus simple et plus rapide. Ajoutez à cela
+que les femmes ont décidément un esprit plus posé, et
+ne voient dans les choses que ce qu’il y a réellement ;
+tandis que, sous le coup de nos passions excitées, nous
+grossissons les objets, et nous nous peignons des chimères.</p>
+
+<p>Les mêmes aptitudes natives expliquent la pitié, l’humanité,
+la sympathie que les femmes témoignent aux
+malheureux, tandis qu’elles sont inférieures aux hommes
+en tout ce qui touche à l’équité, à la droiture et
+à la scrupuleuse probité. Par suite de la faiblesse de
+leur raison, tout ce qui est présent, visible et immédiat,
+exerce sur elles un empire contre lequel ne sauraient
+prévaloir ni les abstractions, ni les maximes établies,
+ni les résolutions énergiques, ni aucune considération
+du passé ou de l’avenir, de ce qui est éloigné ou absent.
+Elles ont de la vertu les qualités premières et principales,
+mais les secondaires et les accessoires leur font
+défaut… Aussi l’injustice est-elle le défaut capital des
+natures féminines. Cela vient du peu de bon sens et de
+réflexion que nous avons signalé, et ce qui aggrave
+encore ce défaut, c’est que la nature, en leur refusant
+la force, leur a donné, pour protéger leur faiblesse, la
+ruse en partage ; de là leur fourberie instinctive et leur
+invincible penchant au mensonge. Le lion a ses dents et
+ses griffes ; l’éléphant, le sanglier ont leurs défenses,
+le taureau a des cornes, la sèche a son encre, qui lui
+sert à brouiller l’eau autour d’elle ; la nature n’a donné
+à la femme pour se défendre et se protéger que la dissimulation ;
+cette faculté supplée à la force que l’homme
+puise dans la vigueur de ses membres et dans sa raison.
+La dissimulation est innée chez la femme, chez la plus
+fine, comme chez la plus sotte. Il lui est aussi naturel
+d’en user en toute occasion qu’à un animal attaqué
+de se défendre aussitôt avec ses armes naturelles : et en
+agissant ainsi, elle a jusqu’à un certain point conscience
+de ses droits : ce qui fait qu’il est presque impossible
+de rencontrer une femme absolument véridique et
+sincère. Et c’est justement pour cela qu’elle pénètre si
+aisément la dissimulation d’autrui et qu’il n’est pas
+prudent d’en faire usage avec elle. — De ce défaut fondamental
+et de ses conséquences naissent la fausseté,
+l’infidélité, la trahison, l’ingratitude, etc. Les femmes
+aussi se parjurent en justice bien plus fréquemment que
+les hommes, et ce serait une question de savoir si on
+doit les admettre à prêter serment. — Il arrive de temps
+en temps que des dames, à qui rien ne manque, sont
+surprises dans les magasins en flagrant délit de vol.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Les hommes jeunes, beaux, robustes, sont destinés
+par la nature à propager l’espèce humaine, afin que
+celle-ci ne dégénère pas. Telle est la ferme volonté que
+la nature exprime par les passions des femmes. C’est
+assurément de toutes les lois la plus ancienne et la plus
+puissante. Malheur donc aux intérêts et aux droits qui
+lui font obstacle. Ils seront, le moment venu, quoiqu’il
+arrive, impitoyablement écrasés. Car la morale secrète,
+inavouée et même inconsciente, mais innée des femmes,
+est celle-ci : « Nous sommes fondées en droit à tromper
+ceux qui s’imaginent qu’ils peuvent, en pourvoyant
+économiquement à notre subsistance, confisquer à leur
+profit les droits de l’espèce. C’est à nous qu’ont été
+confiés, c’est sur nous que reposent la constitution et le
+salut de l’espèce, la création de la génération future ;
+c’est à nous d’y travailler en toute conscience. » Mais les
+femmes ne s’intéressent nullement à ce principe supérieur
+<i lang="la" xml:lang="la">in abstracto</i>, elles le comprennent seulement <i lang="la" xml:lang="la">in
+concreto</i>, et n’ont, quand l’occasion s’en présente, d’autre
+manière de l’exprimer que leur manière d’agir ; et sur
+ce sujet leur conscience les laisse bien plus en repos
+qu’on ne pourrait le croire, car dans le fond le plus obscur
+de leur cœur, elles sentent vaguement qu’en trahissant
+leurs devoirs envers l’individu, elles le remplissent d’autant
+mieux envers l’espèce qui a des droits infiniment
+supérieurs.</p>
+
+<p>Comme les femmes sont uniquement créées pour la
+propagation de l’espèce et que toute leur vocation se
+concentre en ce point, elles vivent plus pour l’espèce
+que pour les individus, et prennent plus à cœur les
+intérêts de l’espèce que les intérêts des individus. C’est
+ce qui donne à tout leur être et à leur conduite une certaine
+légèreté et des vues opposées à celles de l’homme ;
+telle est l’origine de cette désunion si fréquente dans le
+mariage, qu’elle en est devenue presque normale.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Les hommes entre eux sont naturellement indifférents ;
+les femmes sont, par nature, ennemies. Cela doit tenir à
+ce que l’<i lang="la" xml:lang="la">odium figulinum</i>, la rivalité qui est restreinte
+chez les hommes à chaque corps de métier, embrasse
+chez les femmes toute l’espèce, car elles n’ont toutes
+qu’un même métier, qu’une même affaire. Dans la rue,
+il suffit qu’elles se rencontrent pour qu’elles échangent
+déjà des regards de Guelfes et de Gibelins. Il saute aux
+yeux qu’à une première entrevue deux femmes ont plus
+de contrainte, de dissimulation et de réserve que n’en
+auraient deux hommes en pareil cas. Pour la même
+raison les compliments entre femmes semblent plus ridicules
+qu’entre hommes. Remarquez en outre que l’homme
+parle en général avec quelques égards et une certaine
+humanité à ses subordonnés même les plus infimes,
+mais il est insupportable de voir avec quelle hauteur une
+femme du monde s’adresse à une femme de classe inférieure,
+quand elle n’est pas à son service. Cela peut
+tenir à ce qu’entre femmes, les différences de rang sont
+infiniment plus précaires que chez les hommes et que
+ces différences peuvent être modifiées ou supprimées
+aisément ; le rang qu’un homme occupe dépend de mille
+considérations ; pour les femmes une seule décide de
+tout : l’homme à qui elles ont su plaire. Leur unique
+fonction les met sur un pied d’égalité bien plus marqué,
+aussi cherchent-elles à créer entre elles des différences
+de rang.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Il a fallu que l’intelligence de l’homme fût obscurcie
+par l’amour pour qu’il ait appelé beau ce sexe de petite
+taille, aux épaules étroites, aux larges hanches et aux
+jambes courtes ; toute sa beauté en effet réside dans l’instinct
+de l’amour. Au lieu de le nommer beau, il eût été
+plus juste de l’appeler <i>l’inesthétique</i>. Les femmes n’ont ni
+le sentiment, ni l’intelligence de la musique, pas plus que
+de la poésie ou des arts plastiques ; ce n’est chez elles que
+pure singerie, pur prétexte, pure affectation exploitée
+par leur désir de plaire. Elles sont incapables de prendre
+une part désintéressée à quoi que ce soit et voici pourquoi.
+L’homme s’efforce en toute chose de dominer directement
+soit par l’intelligence, soit par la force ; la
+femme, au contraire, est toujours et partout réduite à
+une domination absolument indirecte, c’est-à-dire qu’elle
+n’a de pouvoir que par l’homme, et c’est sur lui seul
+qu’elle exerce une influence immédiate. En conséquence,
+la nature porte les femmes à chercher en toutes choses
+un moyen de conquérir l’homme, et l’intérêt qu’elles
+semblent prendre aux choses extérieures est toujours
+une feinte, un détour, c’est-à-dire pure coquetterie et
+pure singerie. Rousseau l’a dit : « les femmes en général
+n’aiment aucun art, ne se connaissent à aucun et n’ont aucun
+génie<a id="FNanchor_37" href="#Footnote_37" class="fnanchor">[37]</a>. » Ceux qui ne s’arrêtent pas aux apparences
+ont pu le remarquer déjà. Il suffit d’observer par exemple
+ce qui occupe et attire leur attention dans un concert,
+à l’opéra ou à la comédie, de voir le sans façon avec
+lequel, aux plus beaux endroits des plus grands chefs-d’œuvre,
+elles continuent leur caquetage. S’il est vrai que
+les Grecs n’aient pas admis les femmes au spectacle, ils
+ont eu bien raison ; dans leurs théâtres du moins
+pouvait-on saisir quelque chose. De notre temps, il serait
+bon d’ajouter au <i lang="la" xml:lang="la">mulier taceat in ecclesia</i>, un <i lang="la" xml:lang="la">taceat mulier
+in theatro</i>, ou bien de substituer un précepte à l’autre,
+et de suspendre ce dernier en gros caractères sur
+le rideau de la scène. — Mais que peut-on attendre de
+mieux de la part des femmes, si l’on réfléchit que dans
+le monde entier, ce sexe n’a pu produire un seul esprit
+véritablement grand, ni une œuvre complète et originale
+dans les beaux-arts, ni en quoi que ce soit un seul ouvrage
+d’une valeur durable. Cela est saisissant dans la
+peinture ; elles sont pourtant aussi capables que nous
+d’en saisir le côté technique et elles cultivent assidûment
+cet art, sans pouvoir se faire gloire d’un seul chef-d’œuvre,
+parce qu’il leur manque justement cette objectivité
+de l’esprit qui est surtout nécessaire dans la peinture ;
+elles ne peuvent sortir d’elles-mêmes. Aussi les
+femmes ordinaires ne sont même pas capables d’en sentir
+les beautés, car <i lang="la" xml:lang="la">natura non facit saltus</i>. Huarte, dans
+son ouvrage célèbre « <i lang="es" xml:lang="es">Examen de ingenios para las
+sciencias</i> », qui date de 300 ans, refuse aux femmes
+toute capacité supérieure. Des exceptions isolées et partielles
+ne changent rien aux choses ; les femmes sont,
+et resteront, prises dans leur ensemble, les Philistins
+les plus accomplis et les plus incurables. Grâce à notre
+organisation sociale, absurde au suprême degré, qui
+leur fait partager le titre et la situation de l’homme quelqu’élevés
+qu’ils soient, elles excitent avec acharnement
+ses ambitions les moins nobles, et par une conséquence
+naturelle de cette absurdité, leur domination, le ton
+qu’elles imposent, corrompent la société moderne.
+On devrait prendre pour règle cette sentence de Napoléon
+I<sup>er</sup> : « Les femmes n’ont pas de rang. » Chamfort dit
+aussi très justement : « Elles sont faites pour commercer
+avec nos faiblesses, avec notre folie, mais non avec
+notre raison. Il existe entre elles et les hommes des
+sympathies d’épiderme, et très peu de sympathies
+d’esprit, d’âme et de caractère. » Les femmes sont le
+<i lang="la" xml:lang="la">sexus sequior</i>, le sexe second à tous égards, fait pour se
+tenir à l’écart et au second plan. Certes, il faut épargner
+leur faiblesse, mais il est ridicule de leur rendre hommage,
+et cela même nous dégrade à leurs yeux. La nature,
+en séparant l’espèce humaine en deux catégories,
+n’a pas fait les parts égales… — C’est bien ce qu’ont
+pensé de tout temps les anciens et les peuples de l’Orient ;
+ils se rendaient mieux compte du rôle qui convient
+aux femmes, que nous ne le faisons avec notre galanterie
+à l’ancienne mode française et notre stupide vénération,
+qui est bien l’épanouissement le plus complet de la sottise
+germano-chrétienne. Cela n’a servi qu’à les rendre
+si arrogantes, si impertinentes : parfois elles me font
+penser aux singes sacrés de Bénarès, qui ont si bien
+conscience de leur dignité sacro-sainte et de leur inviolabilité,
+qu’ils se croient tout permis.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_37" href="#FNanchor_37"><span class="label">[37]</span></a> Lettre à d’Alembert, note XX.</p>
+</div>
+<p>La femme en Occident, ce qu’on appelle <i>la dame</i>, se
+trouve dans une position tout à fait fausse, car la femme,
+le <i lang="la" xml:lang="la">sexus sequior</i> des anciens, n’est nullement faite pour
+inspirer de la vénération et recevoir des hommages, ni
+pour porter la tête plus haute que l’homme, ni pour avoir
+des droits égaux aux siens. Les conséquences de cette
+<i>fausse position</i> ne sont que trop évidentes. Il serait à
+souhaiter qu’en Europe on remît à sa place naturelle ce
+numéro deux de l’espèce humaine et que l’on supprimât
+la <i>dame</i>, objet des railleries de l’Asie entière, dont Rome
+et la Grèce se seraient également moquées. Cette réforme
+serait au point de vue politique et social un véritable
+bienfait. Le principe de la loi salique est si évident,
+si indiscutable, qu’il semble inutile à formuler. Ce qu’on
+appelle à proprement parler la dame européenne est
+une sorte d’être qui ne devrait pas exister. Il ne devrait
+y avoir au monde que des femmes d’intérieur, appliquées
+au ménage, et des jeunes filles aspirant à le devenir,
+et que l’on formerait non à l’arrogance, mais au travail
+et à la soumission. C’est précisément parce qu’il y a des
+dames en Europe que les femmes de la classe inférieure,
+c’est-à-dire la grande majorité, sont infiniment plus à
+plaindre qu’en Orient<a id="FNanchor_38" href="#Footnote_38" class="fnanchor">[38]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_38" href="#FNanchor_38"><span class="label">[38]</span></a> Schopenhauer cite en cet endroit le passage suivant de lord
+Byron (<i lang="en" xml:lang="en">Letters and journals by Th. Moore</i>, vol. II, p. 399), dont
+voici la traduction : « Réfléchi à la situation des femmes sous les
+anciens Grecs. — Assez convenable. État présent, un reste de la
+barbarie féodale du moyen âge — artificiel et contre nature. Elles
+devraient s’occuper de leur intérieur ; on devrait les bien nourrir
+et les bien vêtir, mais ne les point mêler à la société. Elles devraient
+aussi être instruites de la religion mais ignorer la poésie
+et la politique, ne lire que des livres de piété et de cuisine. De la
+musique, du dessin, de la danse, et aussi un peu de jardinage et
+de labourage de temps en temps. Je les ai vues, en Épire, travailler
+à l’entretien des routes avec succès. Pourquoi non ? ne
+fanent-elles pas, ne sont-elles pas laitières ? »</p>
+</div>
+<p>Les lois qui régissent le mariage en Europe supposent
+la femme égale de l’homme, et ont ainsi un point
+de départ faux. Dans notre hémisphère monogame, se
+marier, c’est perdre la moitié de ses droits et doubler
+ses devoirs. En tout cas, puisque les lois ont accordé
+aux femmes les mêmes droits qu’aux hommes, elles
+auraient bien dû aussi leur conférer une raison virile.
+Plus les lois confèrent aux femmes des droits et des
+honneurs supérieurs à leur mérite, plus elles rétrécissent
+le nombre de celles qui ont réellement part à ces
+faveurs, et elles enlèvent aux autres leurs droits naturels,
+dans la même proportion où elles en ont donné
+d’exceptionnels à quelques privilégiées. L’avantage que
+la monogamie et les lois qui en résultent accordent à la
+femme, en la proclamant l’égale de l’homme, ce qu’elle
+n’est à aucun point de vue, produit cette conséquence
+que les hommes sensés et prudents hésitent souvent à se
+laisser entraîner à un si grand sacrifice, à un pacte si
+inégal. Chez les peuples polygames chaque femme trouve
+quelqu’un qui se charge d’elle, chez nous au contraire le
+nombre des femmes mariées est bien restreint et il y a
+un nombre infini de femmes qui restent sans protection,
+vieilles filles végétant tristement, dans les classes élevées
+de la société, pauvres créatures soumises à de
+rudes et pénibles travaux, dans les rangs inférieurs.
+Ou bien encore elles deviennent de misérables prostituées,
+traînant une vie honteuse et amenées par la force
+des choses à former une sorte de classe publique et reconnue,
+dont le but spécial est de préserver des dangers
+de la séduction les heureuses femmes qui ont trouvé des
+maris ou qui en peuvent espérer. Dans la seule ville de
+Londres, il y a 80,000 filles publiques : vraies victimes
+de la monogamie, cruellement immolées sur l’autel du
+mariage. Toutes ces malheureuses sont la compensation
+inévitable de la dame européenne, avec son arrogance et
+ses prétentions. Aussi la polygamie est-elle un véritable
+bienfait pour les femmes considérées dans leur ensemble.
+De plus, au point de vue rationnel, on ne voit pas
+pourquoi, lorsqu’une femme souffre de quelque mal chronique,
+ou qu’elle n’a pas d’enfants, ou qu’elle est à la longue
+devenue trop vieille, son mari n’en prendrait pas une
+seconde. Ce qui a fait le succès des Mormons, c’est justement
+la suppression de cette monstrueuse monogamie.
+En accordant à la femme des droits au-dessus de sa nature,
+on lui a imposé également des devoirs au-dessus
+de sa nature ; il en découle pour elle une source de malheurs.
+Ces exigences de classe et de fortune sont en effet
+d’un si grand poids que l’homme qui se marie commet
+une imprudence s’il ne fait pas un mariage brillant ; s’il
+souhaite rencontrer une femme qui lui plaise parfaitement,
+il la cherchera en dehors du mariage, et se contentera
+d’assurer son sort et celui de ses enfants. S’il
+peut le faire d’une façon juste, raisonnable, suffisante et
+que la femme cède, sans exiger rigoureusement les droits
+exagérés que le mariage seul lui accorde, elle perd alors
+l’honneur, parce que le mariage est la base de la société
+civile, et elle se prépare une triste vie, car il est dans la
+nature de l’homme de se préoccuper outre mesure de
+l’opinion des autres. Si, au contraire, la femme résiste,
+elle court risque d’épouser un mari qui lui déplaise ou
+de sécher sur place en restant vieille fille ; car elle a peu
+d’années pour se décider. C’est à ce point de vue de la
+monogamie qu’il est bon de lire le profond et savant traité
+de Thomasius « <i lang="la" xml:lang="la">De concubinatu</i> ». On y voit que chez
+tous les peuples civilisés de tous les temps, jusqu’à la
+Réforme, le concubinat a été une institution admise, jusqu’à
+un certain point légalement reconnue et nullement
+déshonorante. C’est la réforme luthérienne qui l’a fait
+descendre de son rang, parce qu’elle y trouvait une justification
+du mariage des prêtres, et l’église catholique
+n’a pu rester en arrière.</p>
+
+<p>Il est inutile de disputer sur la polygamie, puisqu’en
+fait elle existe partout et qu’il ne s’agit que de l’organiser.
+Où trouve-t-on de véritables monogames ? Tous,
+du moins pendant un temps, et la plupart presque toujours,
+nous vivons dans la polygamie. Si tout homme
+a besoin de plusieurs femmes, il est tout à fait juste qu’il
+soit libre, et même qu’il soit obligé de se charger de plusieurs
+femmes ; celles-ci seront par là même ramenées
+à leur vrai rôle, qui est celui d’un être subordonné, et
+l’on verra disparaître de ce monde la <i>dame</i>, ce <i lang="la" xml:lang="la">monstrum</i>
+de la civilisation européenne et de la bêtise germano-chrétienne,
+avec ses ridicules prétentions au respect et à
+l’honneur ; plus de dames, mais aussi plus de ces malheureuses
+femmes, qui remplissent maintenant l’Europe ! —</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>… Il est évident que la femme par nature est destinée à
+obéir. Et la preuve en est que celle qui est placée dans
+cet état d’indépendance absolue contraire à sa nature
+s’attache aussitôt à n’importe quel homme par qui elle se
+laisse diriger et dominer, parce qu’elle a besoin d’un
+maître. Est-elle jeune, elle prend un amant ; est-elle
+vieille, un confesseur.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Le mariage est un piège que la nature nous tend. — (M. 355.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Parmi les philosophes et les poètes, ceux qui sont
+mariés deviennent par cela seul suspects de chercher
+leur propre avantage, et non l’avantage de la science
+et de l’art. — (M. 357.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>L’honneur des femmes, de même que l’honneur des
+hommes, est un « esprit de corps »<a id="FNanchor_39" href="#Footnote_39" class="fnanchor">[39]</a> bien entendu.
+Le premier est de beaucoup le plus important des deux ;
+parce que dans la vie des femmes les rapports sexuels
+sont la grande affaire. — L’honneur pour une jeune
+fille consiste dans la confiance qu’inspire son innocence,
+et pour une femme dans sa fidélité à son mari. Les
+femmes attendent des hommes et exigent d’eux tout
+ce qui leur est nécessaire et tout ce qu’elles désirent.
+L’homme au fond n’exige de la femme qu’une seule
+chose. Les femmes doivent donc s’arranger de telle
+manière que les hommes ne puissent obtenir d’elles cette
+chose unique qu’en échange du soin qu’ils s’engagent
+à prendre d’elles et des enfants futurs : de cet arrangement
+dépend le bonheur de toutes les femmes. Pour
+l’obtenir, il est indispensable qu’elles se soutiennent et
+fassent preuve d’esprit de corps. Aussi marchent-elles
+comme une seule femme et en rangs serrés vis-à-vis de
+l’armée des hommes, qui, grâce à la prédominance physique
+et intellectuelle, possèdent tous les biens terrestres ;
+voilà l’ennemi commun qu’il s’agit de vaincre et de
+conquérir, afin d’arriver par cette victoire à posséder les
+biens de la terre. La première maxime de l’honneur
+féminin a donc été qu’il faut refuser impitoyablement
+à l’homme tout commerce illégitime, afin de le contraindre
+au mariage comme à une sorte de capitulation ;
+seul moyen de pourvoir toute la gent féminine. Pour
+atteindre ce résultat, la maxime précédente doit être
+rigoureusement respectée ; aussi toutes les femmes avec
+un véritable esprit de corps veillent-elles à son exécution.
+Une jeune fille qui a failli s’est rendue coupable de
+trahison envers tout son sexe, car si cette action se généralisait,
+l’intérêt commun serait compromis ; on la
+chasse de la communauté, on la couvre de honte ; elle se
+trouve ainsi avoir perdu son honneur. Toute femme doit
+la fuir comme une pestiférée. Un même sort attend la
+femme adultère parce qu’elle a manqué à l’un des termes
+de la capitulation consentie par le mari. Son exemple
+serait de nature à détourner les hommes de signer un
+pareil traité, et le salut de toutes les femmes en dépend.
+Outre cet honneur particulier à son sexe, la femme adultère
+perd en outre l’honneur civil, parce que son action
+est une tromperie, un manque grossier à la foi jurée.
+L’on peut dire avec quelque indulgence « une jeune fille
+abusée » on ne dit pas « une femme abusée. » Le séducteur
+peut bien par le mariage rendre l’honneur à la première,
+il ne peut pas le rendre à la seconde, même après
+le divorce. — A voir clairement les choses, on reconnaît
+donc qu’un <i>esprit de corps</i> utile, indispensable, mais
+bien calculé et fondé sur l’intérêt, est le principe de l’honneur
+des femmes : on ne peut nier son importance extrême
+dans la destinée de la femme, mais on ne saurait lui
+attribuer une valeur absolue, au delà de la vie et des
+fins de la vie, et méritant qu’on lui sacrifie l’existence
+même…</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_39" href="#FNanchor_39"><span class="label">[39]</span></a> « Les femmes font cause commune ; elles sont liées par un
+<i>esprit de corps</i>, par une espèce de confédération tacite, qui
+comme les ligues secrètes d’un État, prouve peut-être la faiblesse
+du parti qui se croit obligé d’y avoir recours. »</p>
+
+<p class="sign"><span class="sc">Chamfort.</span></p>
+
+<p>Schopenhauer n’a pas cité cette pensée de Chamfort.</p>
+</div>
+<p>Ce qui prouverait d’une manière générale que l’honneur
+des femmes n’a pas une origine vraiment conforme
+à la nature, c’est le nombre des victimes sanglantes qui
+lui sont offertes, infanticides, suicides des mères. Si une
+jeune fille qui prend un amant, commet une véritable
+trahison envers son sexe, n’oublions pas que le pacte
+féminin avait été accepté tacitement sans engagement
+formel de sa part. Et comme dans la plupart des cas
+elle est la première victime, sa folie est infiniment plus
+grande que sa dépravation. — (P. I. 388.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c6" title="III. Pensées diverses">III<br>
+PENSÉES DIVERSES<br>
+<span class="xsmall">SUR L’ART, LA RELIGION, LA POLITIQUE, L’HOMME,
+LA SOCIÉTÉ, ETC.</span></h2>
+
+
+
+
+<h3 title="I. L’art, le style, la littérature">I<br>
+L’ART, LE STYLE, LA LITTÉRATURE.</h3>
+
+
+<p>Dans la morale, la bonne volonté est tout ; mais dans
+l’art elle n’est rien. — (L. 104.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Il faut traiter une œuvre d’art comme un grand
+personnage ; rester debout devant elle et attendre patiemment
+qu’elle daigne vous adresser la parole. — (M. 243.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Sur le visage de l’Apollon du Belvédère, je lis la juste
+indignation profondément sentie du dieu des Muses contre
+la perversité pitoyable, absolue et incurable des Philistins.
+C’est contre eux qu’il a lancé ses flèches, pour
+anéantir l’engeance des ineptes éternels. — (M. 276.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Si l’antiquité nous a laissé des classiques, c’est-à-dire
+des esprits dont les écrits brillent d’une immortelle jeunesse
+à travers les siècles, cela vient de ce que chez eux
+écrire des livres n’était pas une affaire de commerce. — (P.
+II. 462.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Les humanités — expression très juste pour exprimer
+l’étude des écrivains de l’antiquité, car c’est par eux que
+l’écolier commence à redevenir un homme, en pénétrant
+dans un monde encore pur de toutes les grimaces du
+moyen âge et du romantisme… Ne vous figurez pas que
+votre sagesse moderne puisse jamais remplacer cette
+virile initiation. Vous n’êtes pas, comme les Grecs et les
+Romains, des êtres libres par naissance, les fils indépendants
+de la nature ; vous êtes d’abord les fils, les héritiers
+de la grossière folie du moyen âge, de la fourberie honteuse
+du clergé et de la chevalerie, moitié force brutale,
+moitié niaise vanité. Que l’un et l’autre viennent
+à disparaître, vous n’en serez pas pour cela plus assurés
+sur vos pieds, car, sans l’étude des anciens, votre
+littérature est destinée à dégénérer en bavardage vulgaire
+et en plate philistinerie. — (L. 34.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Un roman est d’un ordre d’autant plus noble et élevé
+qu’il pénètre dans la vie intérieure et qu’il y a moins
+d’aventures. Cette vérité se retrouve comme signe caractéristique
+à tous les degrés du roman, depuis Tristram
+Shandy, jusqu’au roman de chevalerie ou aux histoires
+de brigands les plus grossières, les plus fécondes en
+exploits héroïques et les plus basses. Tristram Shandy
+n’a pour ainsi dire pas d’action, et comme il y en a peu
+dans la nouvelle Héloïse et dans Wilhelm Meister ! Don
+Quichotte a une action relativement faible, surtout
+plaisante et très insignifiante : et ces quatre romans
+sont l’idéal du genre…</p>
+
+<p>La tâche du romancier n’est pas de nous raconter de
+grands événements, mais de rendre les petites choses
+intéressantes. — (P. II. 473.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La fausse route dans laquelle notre musique est
+engagée est analogue à celle où se perdait l’architecture
+romaine sous les derniers Césars, lorsque la surcharge
+des ornements cachait la belle simplicité des proportions
+essentielles et même les dénaturait : de même la musique
+nous offre des effets bruyants, beaucoup d’instruments,
+beaucoup d’art, mais combien peu de pensées profondes,
+claires, pénétrantes et saisissantes. — (P. II. 464.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Le style est la physionomie de l’esprit. Et celle-là
+trompe moins que celle du corps. Imiter un style étranger,
+c’est porter un masque. Si beau que soit le masque,
+son expression morte devient bientôt insipide et insupportable,
+à tel point que le plus laid visage serait préférable
+pourvu qu’il soit animé. — (L. 33.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Aucune prose ne se lit aussi aisément et aussi agréablement
+que la prose française… L’écrivain français
+enchaîne ses pensées dans l’ordre le plus logique et en
+général le plus naturel, et les soumet ainsi successivement
+à son lecteur, qui peut les apprécier à l’aise, et
+consacrer à chacune son attention sans partage.
+L’Allemand, au contraire, les entrelace dans une période
+embrouillée et archi-embrouillée, parce qu’il veut dire
+six choses à la fois, au lieu de les présenter l’une après
+l’autre. — (P. II. 577.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Le véritable caractère national allemand, c’est la lourdeur :
+elle éclate dans leur démarche, dans leur manière
+d’être et d’agir, leur langue, leurs récits, leurs discours,
+leurs écrits, dans leur façon de comprendre et de penser,
+mais tout spécialement dans leur style. Elle se reconnaît
+au plaisir qu’ils trouvent à construire de longues périodes,
+lourdes, embrouillées. La mémoire est obligée de
+travailler seule, patiemment, pendant cinq minutes, pour
+retenir machinalement les mots comme une leçon qu’on
+lui impose, jusqu’au moment où, à la fin de la période, le
+sens se dégage, l’intelligence prend son élan et l’énigme
+est résolue. C’est à ce jeu qu’ils aiment à exceller, et
+quand ils peuvent ajouter du précieux, de l’emphatique et
+un air grave plein d’affectation, σερνότης, l’auteur alors
+nage dans la joie : mais que le ciel donne patience au
+lecteur. — En outre ils s’étudient tout spécialement à
+trouver toujours les expressions les plus indécises et les
+plus impropres, de sorte que tout apparaît comme dans
+le brouillard : leur but semble être de se ménager à
+chaque phrase une porte de derrière, puis de se donner
+le genre de paraître en dire plus qu’ils n’en ont pensé ;
+enfin ils sont stupides et ennuyeux comme des bonnets
+de nuit ; et c’est justement ce qui rend haïssable la
+manière d’écrire des Allemands à tous les étrangers,
+qui n’aiment pas à tâtonner dans l’obscurité ; c’est au
+contraire chez nous un goût national. — (P. II. 578.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Les Allemands se distinguent des autres nations par
+leur négligence dans le style aussi bien que dans le vêtement,
+et c’est le caractère national qui est responsable
+de ce double désordre. De même qu’une mise abandonnée
+trahit le peu d’estime que l’on fait de la société où
+l’on se montre, ainsi un mauvais style, négligé, lâché,
+témoigne un mépris offensant pour le lecteur, qui se
+venge à bon droit en ne vous lisant pas. Ce qu’il y a
+surtout de réjouissant, c’est de voir les critiques juger
+les œuvres d’autrui dans leur style débraillé d’écrivains
+à gages. Cela fait l’effet d’un juge qui siégerait au tribunal
+en robe de chambre et en pantoufles. — (P. II. 576.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>C’est dans notre siècle seulement qu’il y a des écrivains
+de profession. Jusqu’alors, il n’y avait que des
+écrivains de vocation. — (P. II. 582.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Il en est de la littérature comme de la vie : de quelque
+côté qu’on se tourne, aussitôt on rencontre partout
+l’incorrigible populace, par légion : elle remplit tout,
+elle salit tout, comme les mouches en été. De là ce
+nombre infini de mauvais livres, cette ivraie qui pullule,
+se nourrit aux dépens du bon grain et l’étouffe. — (P. II.
+589.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Xerxès, au dire d’Hérodote, pleurait à la vue de son
+armée innombrable, en songeant qu’au bout d’un siècle,
+de tant de milliers d’hommes nul ne survivrait ; et qui
+ne verserait des larmes, à la vue des gros catalogues de
+librairie, si l’on réfléchissait que, parmi tant de livres, au
+bout de dix ans pas un seul ne surnagera. — (P. II. 589.)</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="c7" title="II. Pensées sur la religion">II<br>
+PENSÉES SUR LA RELIGION.</h3>
+
+
+<p>S’imaginer que les sciences peuvent faire sans cesse
+de nouveaux progrès et se répandre de plus en plus,
+sans que cela empêche la religion de continuer à vivre
+et à fleurir, c’est se tromper étrangement. Les religions
+sont filles de l’ignorance et ne survivent pas longtemps
+à leur mère. — (L. 23.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Foi et science ne peuvent guère vivre en harmonie
+dans un même esprit, non plus que loup et brebis en
+une même cage : et c’est la science qui est le loup et menace
+de croquer la brebis. — (L. 23.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Les religions sont comme les vers luisants : elles ont
+besoin de l’obscurité pour éclairer. Un certain degré d’ignorance
+générale est la condition de toutes les religions,
+c’est le seul élément dans lequel elles puissent
+vivre. — (P. II. 369.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Peut-être le moment si souvent prophétisé est-il
+proche où la religion se séparera des États européens,
+comme une nourrice de l’enfant trop âgé pour ses soins
+et prêt à passer aux mains du précepteur. — (P. II. 371.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Temples et églises, pagodes et mosquées, dans tous
+les temps, par leur magnificence et leur grandeur, témoignent
+du besoin métaphysique de l’homme, qui,
+fort et indestructible, suit pas à pas le besoin physique.
+On pourrait, il est vrai, si l’on était d’humeur
+satirique, ajouter que le premier besoin est un modeste
+gaillard qui se contente à moins de frais. Des fables
+grossières, des contes à dormir debout, il ne lui en faut
+souvent pas davantage : qu’on les imprime assez tôt
+dans l’esprit de l’homme, et ces fables et ces légendes
+deviennent des explications suffisantes de son existence
+et des soutiens de sa moralité. Considérez par
+exemple le Coran : ce livre médiocre a été suffisant pour
+fonder une religion qui, répandue par le monde, satisfait
+le besoin métaphysique de millions d’hommes
+depuis 1200 ans, sert de fondement à leur morale, leur
+inspire un grand mépris de la mort et l’enthousiasme des
+guerres sanglantes et des vastes conquêtes. Nous trouvons
+dans ce livre la plus triste et la plus misérable
+figure du théisme. Peut-être a-t-il beaucoup perdu par
+les traductions ; mais je n’ai pu y découvrir une seule
+pensée ayant quelque valeur. Ce qui prouve que la capacité
+métaphysique ne va pas de pair avec le besoin
+métaphysique. — (L. 18.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>En réalité, toute religion positive est l’usurpatrice du
+trône qui appartient à la philosophie. Aussi les philosophes
+seront-ils toujours en hostilité avec elle ; quand
+bien même ils devraient la considérer comme un mal
+nécessaire, une béquille pour la faiblesse morbide de
+l’esprit de la plupart des hommes. — (M. 349.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La religion catholique est une instruction pour mendier
+le ciel, qu’il serait trop incommode de mériter. Les
+prêtres sont les intermédiaires de cette mendicité. — (M.
+349.)<a id="FNanchor_40" href="#Footnote_40" class="fnanchor">[40]</a></p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_40" href="#FNanchor_40"><span class="label">[40]</span></a> « Que ferai-je toute ma vie ? se disait Julien au séminaire.
+Je vendrai aux fidèles une place dans le ciel. Comment cette
+place leur sera-t-elle rendue visible ? Par la différence de mon
+extérieur et de celui d’un laïque. » Stendhal (<i>Rouge et noir</i>).</p>
+</div>
+<hr>
+
+
+<p>Non content des soucis, des afflictions et des embarras
+que lui impose le monde réel, l’esprit humain se
+crée encore un monde imaginaire sous forme de mille
+superstitions diverses. Celles-ci l’occupent de toutes façons ;
+il y consacre le meilleur de son temps et de ses
+forces, dès que le monde réel lui accorde un repos qu’il
+n’est pas capable de goûter. On peut constater ce fait à
+l’origine, chez les peuples qui, placés sous un ciel doux et
+sur un sol clément, ont une existence facile, tels que les
+Hindous, puis les Grecs, les Romains, plus tard les Italiens,
+les Espagnols, etc. — L’homme se fabrique des
+démons, des dieux et des saints à son image ; ils exigent à
+tout moment des sacrifices, des prières, des ornements,
+des vœux formés et exécutés, des pèlerinages, des prosternations,
+des tableaux et des parures, etc. Fiction et
+réalité s’entremêlent à leur service, et la fiction obscurcit
+la réalité ; tout événement dans la vie est accepté comme
+une manifestation de leur puissance. Les entretiens mystiques
+avec ces divinités remplissent la moitié des jours,
+ils soutiennent sans cesse l’espérance ; le charme de l’illusion
+les rend souvent plus intéressants que la fréquentation
+des êtres réels. Quelle expression et quel
+symptôme de la misère innée de l’homme, de l’urgent
+besoin qu’il a de secours et d’assistance, d’occupation et
+de passe-temps ; et, bien qu’il perde des forces utiles et
+des instants précieux en vaines prières et en vains sacrifices
+au lieu de s’aider lui-même, quand les dangers
+imprévus surgissent tout à coup, il ne cesse pourtant
+de s’occuper et de se distraire dans cet entretien fantastique
+avec un monde d’esprits qu’il rêve ; c’est là l’avantage
+des superstitions, avantage qu’il ne faut pas dédaigner. — (W.
+I. 380.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Pour dompter les âmes barbares et les détourner de
+l’injustice et de la cruauté, ce n’est pas la vérité qui est
+utile : car ils ne peuvent la concevoir ; c’est donc l’erreur,
+un conte, une parabole. De là la nécessité d’enseigner
+une foi positive. — (M. 349.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Les religions sont nécessaires au peuple, et sont pour
+lui un inestimable bienfait. Même lorsqu’elles veulent
+s’opposer au progrès de l’humanité dans la connaissance
+de la vérité, il faut les écarter avec tous les égards possibles.
+Mais demander qu’un grand esprit, un Gœthe, un
+Shakespeare, accepte avec conviction <i lang="la" xml:lang="la">impliciter, bona
+fide et sensu proprio</i>, les dogmes d’une religion quelconque,
+c’est demander qu’un géant chausse le soulier
+<i>d’un nain</i>. — (W. II. 185.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Quand on compare à la pratique des fidèles l’excellente
+morale que prêche la religion chrétienne et plus
+ou moins toute religion et que l’on se représente ce
+qu’il adviendrait de cette morale, si le bras séculier
+n’empêchait pas les crimes, et ce que nous aurions à
+craindre, si pour un seul jour on supprimait toutes
+les lois, l’on avouera que l’action de toutes les religions
+sur la moralité est en réalité très faible. Assurément la
+faute en est à la faiblesse de la foi. Théoriquement et tant
+qu’on s’en tient aux méditations pieuses, chacun se croit
+ferme dans sa foi. Mais l’acte est la dure pierre de
+touche de toutes nos convictions : quand on en vient
+aux actes et qu’il faut prouver sa foi par de grands
+renoncements et de durs sacrifices, c’est alors qu’on en
+voit apparaître toute la faiblesse. Lorsqu’un homme médite
+sérieusement un délit, il fait déjà une brèche à la
+moralité pure. La première considération qui l’arrête
+ensuite, c’est celle de la justice et de la police. S’il passe
+outre, espérant s’y soustraire, le second obstacle qui alors
+se présente c’est la question d’honneur. Si l’on franchit
+ces deux remparts, il y a beaucoup à parier qu’après
+avoir triomphé de ces deux résistances puissantes, un
+dogme religieux quelconque n’aura pas assez de force
+pour empêcher d’agir. Car si un danger prochain, assuré,
+n’effraie pas, comment se laisserait-on tenir en bride
+par un danger éloigné et qui ne repose que sur la foi. — (L.
+23.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La confession fut une heureuse pensée ; car vraiment
+chacun de nous est un juge moral parfait et compétent,
+connaissant exactement le bien et le mal, et même un
+saint, quand il aime le bien et a horreur du mal. Cela
+est vrai de chacun de nous, pourvu que l’enquête porte
+sur les actions d’autrui et non sur les nôtres propres,
+et qu’il s’agisse seulement d’approuver et de désapprouver,
+et que les autres soient chargés de l’exécution.
+Aussi le premier venu peut-il comme confesseur prendre
+absolument la place de Dieu. — (N. 433.)</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="c8" title="III. Pensées sur la politique">III<br>
+PENSÉES SUR LA POLITIQUE.</h3>
+
+
+<p>L’État n’est que la <i>muselière</i> dont le but est de
+rendre inoffensif cette bête carnassière, l’homme, et de
+faire en sorte qu’il ait l’aspect d’un herbivore. — (M. 302.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Partout et en tout temps il y a eu beaucoup de
+mécontentement contre les gouvernements, les lois et
+les institutions publiques ; cela vient de ce qu’on est
+toujours prêt à les rendre responsables de la misère
+inséparable de l’existence humaine, car elle a pour
+origine, selon le mythe, la malédiction que reçut Adam
+et avec lui toute sa race. Jamais pourtant cette tendance
+injuste n’a été exploitée d’une manière plus
+mensongère et plus impudente que par nos démagogues
+contemporains. Ceux-ci, en effet, par haine du christianisme,
+se proclament optimistes : à leurs yeux, le
+monde n’a point de but en dehors de lui-même, et, par
+sa nature même, il leur semble organisé dans la perfection ;
+un vrai séjour de la félicité. C’est aux seuls gouvernements
+qu’ils attribuent les misères colossales du
+monde qui crient contre cette théorie ; il leur semble
+que si les gouvernements faisaient leur devoir, le ciel
+existerait sur la terre, c’est-à-dire que tous les hommes
+pourraient sans peine et sans soucis se gorger, se
+soûler, se propager et crever : car c’est là ce qu’ils
+entendent quand ils parlent du progrès infini de l’humanité,
+dont ils font le but de la vie et du monde, et
+qu’ils ne se lassent pas d’annoncer en phrases pompeuses
+et emphatiques. — (P. II. 275.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Le roi, au lieu du « Nous par la grâce de Dieu » pourrait
+dire plus justement : « Nous de deux maux le
+moindre. » Car sans roi les choses ne sauraient aller,
+il est la clef de voûte de l’édifice qui sans lui s’écroulerait. — (M.
+198.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>L’organisation de la société humaine oscille comme
+un pendule entre deux extrêmes, deux pôles, deux maux
+opposés : le despotisme et l’anarchie. Plus elle s’éloigne
+de l’un, plus elle se rapproche de l’autre. La pensée
+vous vient alors que le juste milieu serait le point
+convenable : quelle erreur ! Ces deux maux ne sont pas
+également mauvais et dangereux ; le premier est infiniment
+moins à craindre : d’abord les coups du despotisme
+n’existent qu’à l’état de possibilité, et quand ils
+se produisent en actes, ils n’atteignent qu’un homme
+entre des millions d’hommes. Quant à l’anarchie, possibilité
+et réalité sont inséparables : ses coups atteignent
+chaque citoyen et cela chaque jour. Aussi toute
+constitution doit se rapprocher beaucoup plus du despotisme
+que de l’anarchie : elle doit même contenir une
+légère possibilité de despotisme. — (N. 381.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Rois et domestiques ne sont désignés que par leurs
+petits noms, voilà les deux extrêmes de la société. — (N.
+383.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Les républiques sont en général faciles à établir,
+mais difficiles à maintenir : pour les monarchies, c’est
+juste le contraire. (P. II. 273.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Voulez-vous des plans utopiques : la seule solution du
+problème politique et social serait le despotisme des
+sages et des nobles d’une aristocratie pure et vraie,
+obtenue au moyen de la génération par l’union des
+hommes aux sentiments les plus généreux avec les
+femmes les plus intelligentes et les plus fines. Cette proposition
+est mon utopie et ma république de Platon<a id="FNanchor_41" href="#Footnote_41" class="fnanchor">[41]</a>. — (P. II. 273).</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_41" href="#FNanchor_41"><span class="label">[41]</span></a> M. Renan expose une idée analogue dans ses
+<i>Dialogues philosophiques</i>.</p>
+</div>
+<hr>
+
+
+<p>La race humaine est une fois pour toutes et par nature
+vouée à la misère et à la ruine ; quand bien
+même par le secours de l’État et de l’histoire on pourrait
+remédier à l’injustice et à la misère au point que
+la terre devienne une sorte de pays de cocagne,
+les hommes en viendraient à s’entre-quereller par
+ennui et tomberaient les uns sur les autres, ou bien
+l’excès de la population amènerait la famine et celle-ci
+les détruirait. — (M. 302.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Il est extrêmement rare qu’un homme voie toute son
+effroyable malice dans le miroir de ses actions. Ou bien
+croyez-vous vraiment que Robespierre, Bonaparte,
+l’empereur du Maroc, les assassins que vous voyez sur
+la roue, soient seuls si mauvais entre tous ? Ne voyez-vous
+pas que beaucoup en feraient autant, si seulement
+ils le pouvaient ? — (M. 303.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Bonaparte n’est pas à proprement parler plus méchant
+que beaucoup d’hommes, pour ne pas dire que la
+plupart des hommes. Il n’a que l’égoïsme tout à fait
+commun qui consiste à chercher son bien aux dépens
+des autres. Ce qui le distingue, c’est uniquement une
+plus grande force pour satisfaire cette volonté, une
+plus grande intelligence, une plus grande raison, un
+plus grand courage ; et le hasard lui donnait en outre
+un champ favorable. Grâce à toutes ces conditions
+réunies il fit pour son égoïsme ce que mille autres
+aimeraient bien à faire, mais ne peuvent faire. Tout
+méchant gamin qui, par sa malice, se procure un mince
+avantage au détriment de ses camarades, si faible que
+soit le dommage qu’il cause, est aussi mauvais que
+Bonaparte. (M. 301.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>L’homme est au fond une bête sauvage, une bête
+féroce. Nous ne le connaissons que dompté, apprivoisé
+en cet état qui s’appelle civilisation : aussi reculons-nous
+d’effroi devant les explosions accidentelles de
+sa nature. Que les verrous et les chaînes de l’ordre
+légal tombent n’importe comment, que l’anarchie éclate,
+c’est alors qu’on voit ce qu’est l’homme. — (L. 139.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>L’exagération en tout genre est aussi essentielle au
+journalisme qu’à l’art dramatique : car il s’agit de tirer
+de chaque événement le plus grand parti possible. Aussi
+tous les journalistes sont alarmistes de profession : c’est
+leur manière de se rendre intéressants. Par là ils ressemblent
+aux roquets, qui, dès que le moindre mouvement
+se produit, aboient aussitôt à tout rompre. Il faut régler là
+dessus l’attention que l’on prête à leur trompette d’alarme
+afin qu’ils ne vous troublent pas la digestion. — (L. 137.)</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="c9" title="IV. Pensées sur l’homme et la société">IV<br>
+PENSÉES SUR L’HOMME ET LA SOCIÉTÉ.</h3>
+
+
+<p>Les choses se passent dans le monde comme dans les
+drames de Gozzi où les mêmes personnes paraissent
+toujours, avec les mêmes intentions et le même sort ; les
+motifs et les événements différent assurément dans
+chaque pièce, mais l’esprit des événements est le même,
+les personnages d’une pièce ne savent rien non plus de
+ce qui s’est passé dans l’autre, où ils étaient pourtant
+acteurs : aussi après toutes les expériences des pièces
+précédentes, Pantalone n’est devenu ni plus adroit ni
+plus généreux, ni Tartaglia plus honnête, ni Brighella
+plus courageux, ni Colombine plus vertueuse. — (W.
+I. 215.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Notre monde civilisé n’est qu’une grande mascarade.
+On y rencontre des chevaliers, des moines, des soldats,
+des docteurs, des avocats, des prêtres, des philosophes,
+et que ne rencontre-t-on pas encore ? Mais ils ne
+sont pas ce qu’ils représentent : ce sont de simples masques
+sous lesquels se cachent la plupart du temps des
+spéculateurs d’argent (<i lang="en" xml:lang="en">moneymakers</i>.) Tel prend aussi
+le masque de la justice et du droit avec le secours d’un
+avocat, pour mieux frapper son semblable ; tel autre,
+dans le même but, a choisi le masque du bien public
+et du patriotisme ; un troisième celui de la religion, de
+la foi immaculée. Pour toutes sortes de buts secrets,
+plus d’un s’est caché sous le masque de la philosophie,
+comme aussi de la philanthrophie, etc. Les
+femmes ont moins de choix : elles se servent la plupart
+du temps du masque de la vertu, de la pudeur, de la
+simplicité, de la modestie. Il y aussi des masques généraux,
+sans caractère spécial, comme les dominos au
+bal masqué, et que l’on rencontre partout : ceux-là nous
+figurent l’honnêteté rigide, la politesse, la sympathie
+sincère et l’amitié grimaçante. La plupart du temps,
+il n’y a, comme je l’ai dit, que de purs industriels, commerçants,
+spéculateurs, sous tous ces masques. A ce
+point de vue la seule classe honnête est celle des marchands,
+car seuls ils se donnent pour ce qu’ils sont,
+et se promènent à visage découvert : aussi les a-t-on
+mis au bas de l’échelle. — (P. II. 226.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Le médecin voit l’homme dans toute sa faiblesse ; le
+juriste le voit dans toute sa méchanceté ; le théologien,
+dans toute sa bêtise. — (P. II. 639.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>De même qu’il suffit d’une feuille à un botaniste pour
+reconnaître toute la plante, de même qu’un seul os suffisait
+à Cuvier pour reconstruire tout l’animal, ainsi une
+seule action caractéristique de la part d’un homme peut
+permettre d’arriver à une connaissance exacte de son
+caractère, et par conséquent de le reconstituer en une
+certaine mesure, quand bien même il s’agirait d’une
+chose insignifiante ; l’occasion n’en est que plus favorable :
+car dans les affaires plus importantes, les hommes
+sont sur leur garde, dans les petites choses, au contraire,
+ils suivent leur nature sans y songer beaucoup.
+Si quelqu’un, à propos d’une vétille, montre par sa
+conduite absolument égoïste, sans les moindres égards
+pour autrui, que le sentiment de justice est étranger à
+son cœur, il ne faut pas lui confier un centime, sans
+prendre les sûretés suffisantes… D’après le même
+principe, il faut briser immédiatement avec ces gens qui
+s’appellent les bons amis, même pour les moindres
+choses, quand ils trahissent un caractère méchant, faux
+ou vulgaire, afin de prévenir par là les mauvais tours
+qu’ils pourraient vous jouer dans des affaires graves.
+J’en dirais autant des domestiques : plutôt seul qu’au
+milieu de traîtres. — (L. 151.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Laisser paraître de la colère ou de la haine dans ses
+paroles ou sur son visage, cela est inutile, dangereux,
+imprudent, ridicule, commun. On ne doit trahir sa colère
+ou sa haine que par des actes. Les animaux à sang froid
+sont les seuls qui aient du venin. — (P. I. 497.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Politesse est prudence ; impolitesse une stupidité :
+se faire des ennemis aussi inutilement et de gaîté de
+cœur, c’est du délire, comme lorsque l’on met le feu à
+sa maison. Car la politesse est comme les jetons, une
+monnaie notoirement fausse ; être économe de cette
+monnaie, c’est un manque d’esprit ; en être prodigue au
+contraire, c’est faire preuve de bon sens. — (L. 217.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Notre confiance envers les autres n’a très souvent
+d’autres causes que la paresse, l’égoïsme et la vanité : la
+paresse quand l’ennui de réfléchir, de veiller, d’agir,
+nous porte à nous confier à un autre ; l’égoïsme, quand
+le besoin de parler de nos affaires nous excite à lui faire
+des confidences ; la vanité quand nous avons quelque
+chose d’avantageux à dire sur notre compte. Nous n’exigeons
+pas moins qu’on nous fasse honneur de notre
+confiance. — (P. I. 491.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Il est prudent de faire sentir de temps en temps aux
+gens, hommes et femmes, que l’on peut fort bien se
+passer d’eux : cela fortifie l’amitié ; et même près de
+la plupart des hommes, il n’est pas mauvais de glisser
+de temps en temps dans la conversation une nuance
+de dédain à leur égard ; ils font d’autant plus de cas de
+notre amitié : <i lang="it" xml:lang="it">chi non istima vien stimato</i>, qui n’estime
+pas est estimé, dit un proverbe italien. Si quelqu’un a
+beaucoup de valeur réelle à nos yeux, il faut le lui cacher
+comme si c’était un crime. Voilà qui n’est pas
+précisément réjouissant ; mais il en est ainsi. C’est à
+peine si les chiens supportent la grande amitié : bien
+moins encore les hommes. — (P. I. 480.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Les amis se disent sincères ; ce sont les ennemis qui
+le sont : aussi devrait-on prendre leur critique comme
+une médecine amère, et apprendre par eux à se mieux
+connaître. — (P. I. 489).</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Il peut arriver que nous regrettions la mort de nos
+ennemis et de nos adversaires, même après nombre
+d’années, presque autant que celle de nos amis, — c’est
+quand nous trouvons qu’ils nous manquent pour être
+témoins de nos éclatants succès. — (P. II. 621.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Rien ne trahit plus l’ignorance des hommes que si l’on
+allègue comme une preuve des mérites et de la valeur
+d’un homme qu’il a beaucoup d’amis : comme si les
+hommes accordaient leur amitié d’après la valeur et le
+mérite ! comme s’ils n’étaient pas au contraire semblables
+aux chiens qui aiment celui qui les caresse ou leur
+donne des os, sans plus s’occuper d’eux au delà ! — Celui
+qui s’entend le mieux à les caresser, fussent-ils
+les bêtes les plus vilaines, celui-là a beaucoup d’amis. — (M.
+257.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>« Ni aimer, ni haïr », c’est la moitié de la sagesse
+humaine : « ne rien dire et ne rien croire » l’autre moitié.
+Mais avec quel plaisir on tourne le dos à un monde
+qui exige une pareille sagesse. — (P. I. 496.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La différence entre la vanité et l’orgueil, c’est que
+l’orgueil est une conviction bien arrêtée de notre supériorité
+en toutes choses ; la vanité au contraire est le
+désir d’éveiller chez les autres cette persuasion, avec
+une secrète espérance de se laisser à la longue convaincre
+soi-même. L’orgueil a donc son origine dans une
+conviction intérieure et directe que l’on a de sa haute
+valeur ; au contraire, la vanité cherche un appui dans
+l’opinion du dehors pour arriver à l’estime de soi-même.
+La vanité rend bavard, l’orgueil rend silencieux. Mais
+l’homme vain devrait savoir que la haute opinion des
+autres, objet de ses efforts, s’obtient beaucoup plus
+aisément par un silence continu que par la parole,
+quand même on aurait les plus belles choses à dire. — N’est
+pas orgueilleux qui veut, tout au plus peut-on
+simuler l’orgueil, mais comme tout rôle de convention,
+ce rôle-là ne pourra être soutenu jusqu’au bout. Car il
+n’y a que la conviction ferme, profonde, inébranlable
+que l’on a de posséder des qualités supérieures et exceptionnelles,
+qui rende réellement orgueilleux. Cette conviction
+a beau être erronée, ou bien encore ne reposer
+que sur des avantages extérieurs et de convention, cela
+ne nuit en rien à l’orgueil, si elle est sérieuse et sincère.
+Car l’orgueil a ses racines dans notre conviction, et il
+ne dépend pas, non plus que toute autre connaissance, de
+notre bon plaisir. Son pire ennemi, j’entends son plus
+grand obstacle, est la vanité qui ne brigue les applaudissements
+d’autrui que pour édifier une haute opinion
+de soi-même, tandis que l’orgueil fait supposer que ce
+sentiment est déjà entièrement affermi en nous.</p>
+
+<p>Bien des gens blâment et critiquent l’orgueil ; ceux-là
+sans doute n’ont rien en eux-mêmes qui puisse les rendre
+fiers. — (P. I. 379.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La nature est ce qu’il y a de plus aristocratique au
+monde : toute différence que le rang ou la richesse en
+Europe, les castes dans l’Inde établissent entre les
+hommes, est petite en comparaison de la distance qu’au
+point de vue moral et intellectuel la nature a irrévocablement
+fixée ; et, dans l’aristocratie de la nature comme
+dans les autres aristocraties, il y a dix mille plébéiens
+pour un noble et des millions pour un prince ; la grande
+foule c’est le tas, <i lang="la" xml:lang="la">plebs</i>, <i lang="en" xml:lang="en">mob</i>, <i lang="en" xml:lang="en">rabble</i>, <i>la canaille</i>.</p>
+
+<p>C’est pourquoi, soit dit en passant, les patriciens et
+les nobles de la nature devraient aussi peu que ceux des
+États se mêler à la populace, mais vivre d’autant plus séparés
+et inabordables qu’ils sont plus élevés. — (N. 382.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La tolérance que l’on remarque et que l’on loue
+souvent chez les grands hommes, n’est toujours que le
+résultat du plus grand mépris pour les autres hommes :
+lorsqu’un grand esprit est tout à fait pénétré de ce
+mépris, il cesse de considérer les hommes comme ses
+semblables, et d’exiger d’eux ce qu’on exige de ses semblables.
+Il est alors aussi tolérant envers eux qu’envers
+tous les autres animaux, auxquels nous n’avons pas à
+reprocher leur déraison et leur bestialité. — (N. 359.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>C’est la malédiction de l’homme de génie que, dans la
+mesure même où il semble aux autres grand et admirable,
+ceux-ci lui paraissent à leur tour petits et pitoyables.
+Il lui faut pendant toute sa vie réprimer cette opinion,
+comme les autres répriment la leur. Cependant il est
+condamné à vivre dans une île déserte, où il ne rencontre
+personne de semblable à lui, et qui n’a d’autres habitants
+que des singes et des perroquets. Et toujours il est victime
+de cette illusion, qui lui fait prendre de loin un
+singe pour un homme. — (N. 359.)</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="c10" title="V. L’homme et l’animal">V<br>
+L’HOMME ET L’ANIMAL.</h3>
+
+
+<p>La volonté dans l’homme a exactement le même but
+que la volonté dans la bête : se nourrir et se reproduire.
+Mais que de préparatifs compliqués et artificiels de la part
+de l’homme, quels stratagèmes pour arriver aux mêmes
+fins, que d’intelligence, de réflexion, de finesse, d’abstraction
+l’on applique même dans les affaires journalières
+de la vie commune. Et pourtant le but poursuivi
+et atteint n’est autre que celui de l’animal. C’est comme
+si l’on offrait le même vin tantôt dans un vase de terre,
+tantôt dans une coupe travaillée avec art : le vin reste
+le même, de même que la lame de l’épée reste la même,
+que la poignée soit en or ou en cuivre. — (M. 352.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Autant la bête est plus naïve que l’homme, autant la
+plante est plus naïve que la bête. Dans la bête nous
+voyons la volonté de vivre pour ainsi dire plus nue que
+dans l’homme qui cache ses instincts sous son intelligence,
+et qui a tant de moyens de dissimulation que sa véritable
+nature n’apparaît guère qu’accidentellement et
+par endroits. Cette volonté se montre tout à fait nue, mais
+beaucoup plus faible dans la plante, comme une pure impulsion
+aveugle vers l’existence, sans but ni fin. La
+plante manifeste tout son être au premier regard, et,
+avec une innocence parfaite, expose indifféremment à
+tous les yeux au point le plus élevé de sa tige les
+organes de la génération, qui chez toutes les bêtes sont
+placés à l’endroit le plus secret. Cette innocence des
+plantes tient à leur défaut de connaissance : ce n’est
+pas dans le vouloir, mais dans le vouloir avec connaissance
+que réside la faute. — (L. 43.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Toutes les fois qu’un homme meurt, c’est un monde
+qui disparaît, le monde qu’il portait dans sa tête ; plus
+la tête est intelligente, plus ce monde est distinct, clair,
+important, et vaste : d’autant plus affreuse est sa disparition.
+Avec l’animal c’est une misérable rhapsodie
+ou une esquisse d’un monde qui disparaît. — (N. 412.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>L’homme est une médaille qui porte d’un côté cette
+inscription « moins que rien », et de l’autre, « tout dans
+tout ». — (N. 411.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La profonde douleur que nous éprouvons à la mort de
+tout être ami naît de ce sentiment que dans tout individu
+il y a quelque chose d’inexprimable, qui n’est qu’à lui,
+quelque chose d’irréparable. <i lang="la" xml:lang="la">Omne individuum ineffabile</i>.
+C’est même le cas de la personnalité des bêtes.
+On le sentira, si l’on a blessé à mort sans le vouloir
+une bête que l’on aime, et reçu le regard d’adieu qu’elle
+vous adresse ; c’est une douleur déchirante. — (P. II. 621.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Le chien, l’unique ami de l’homme, a un privilège sur
+tous les autres animaux, un trait qui le caractérise, c’est
+ce mouvement de queue si bienveillant, si expressif et
+si profondément honnête. Quel contraste en faveur de
+cette manière de saluer que lui a donnée la nature, quand
+on la compare aux courbettes et aux affreuses grimaces
+que les hommes échangent en signe de politesse : cette
+assurance de tendre amitié et de dévouement de la part
+du chien est mille fois plus sûre, au moins pour le présent. — (L.
+53.)</p>
+
+<p>Ce qui me rend si agréable la société de mon chien,
+c’est la transparence de son être. Mon chien est transparent
+comme un verre. — (M. 140.) S’il n’y avait pas
+de chiens, je n’aimerais pas à vivre. — (M. 170.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La pitié, principe de toute moralité, prend aussi les
+bêtes sous sa protection, tandis que dans les autres systèmes
+de morale européenne, on a envers elles si peu de
+responsabilité et d’égards. La prétendue absence de
+droits des animaux, le préjugé que notre conduite envers
+eux n’a pas d’importance morale, qu’il n’y a pas comme
+on dit de devoirs envers les bêtes, c’est là justement
+une grossièreté révoltante, une barbarie de l’occident,
+dont la source est dans le judaïsme…</p>
+
+<p>Il faut leur rappeler, à ces contempteurs des bêtes, à
+ces occidentaux judaïsés que, de même qu’ils ont été
+allaités par leur mère, de même aussi le chien l’a été par
+la sienne.</p>
+
+<p>La pitié envers les bêtes est si étroitement unie à la
+bonté du caractère, que l’on peut affirmer de confiance
+que celui qui est cruel envers les bêtes ne peut être un
+homme bon. — (L. 169.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La bonté du cœur consiste dans une pitié profonde
+universelle pour tout ce qui a vie ; mais tout d’abord
+pour l’homme, parce qu’à mesure que l’intelligence s’accroît,
+la capacité de souffrir augmente dans la même
+proportion. — (L. 171.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Je dois l’avouer sincèrement : la vue de tout animal
+me réjouit aussitôt et m’épanouit le cœur ; surtout la
+vue des chiens et puis de tous les animaux en liberté,
+des oiseaux, des insectes, etc. Au contraire, la vue des
+hommes excite presque toujours en moi une aversion
+prononcée ; car ils m’offrent à peu d’exceptions près le
+spectacle des difformités les plus affreuses et les plus
+variées : laideur physique, expression morale de passions
+basses et d’ambition méprisable, symptômes de folie
+et de perversités de toutes sortes et de toutes grandeurs ;
+enfin une corruption sordide, fruit et résultat d’habitudes
+dégradantes ; aussi je me détourne d’eux et je fuis
+vers la nature, heureux d’y rencontrer les bêtes. — (N.
+451.)</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="c11" title="VI. Caractères des différents peuples">VI<br>
+CARACTÈRES DES DIFFÉRENTS PEUPLES.</h3>
+
+
+<p>Le trait dominant dans le caractère national des Italiens,
+c’est une impudence absolue. Elle consiste en ce que d’une
+part, l’on ne se considère comme trop mauvais pour rien,
+c’est-à-dire qu’on est arrogant et effronté ; d’autre part
+qu’on ne se considère comme trop bon pour rien, c’est-à-dire
+qu’on est vil et bas. Quiconque, au contraire, a
+de la pudeur est pour certaines choses trop timide, pour
+d’autres trop fier. L’Italien n’est ni l’un ni l’autre, mais
+d’après les circonstances tour à tour poltron ou insolent. — (M.
+349.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Le caractère propre de l’Américain du Nord, c’est la vulgarité
+sous toutes les formes : morale, intellectuelle, esthétique
+et sociale ; et non pas seulement dans la vie privée,
+mais aussi dans la vie publique : elle n’abandonne
+pas le Yankee, qu’il s’y prenne comme il voudra. Il peut
+dire d’elle ce que Cicéron dit de la science : <i lang="la" xml:lang="la">nobiscum peregrinatur</i>,
+etc. C’est cette vulgarité qui l’oppose si absolument
+à l’Anglais<a id="FNanchor_42" href="#Footnote_42" class="fnanchor">[42]</a> : celui-ci, au contraire, s’efforce
+toujours d’être noble en toutes choses ; et c’est pour cela
+que les Yankees lui semblent si ridicules et si antipathiques.
+Ils sont à proprement parler les plébéiens du monde
+entier. Cela peut tenir en partie à la constitution républicaine
+de leur État, en partie à ce qu’ils tirent leur origine
+d’une colonie pénitentiaire, ou qu’ils descendent de
+certaines gens qui avaient des raisons de fuir l’Europe ;
+le climat peut y être pour quelque chose. — (N. 385.)</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_42" href="#FNanchor_42"><span class="label">[42]</span></a> Schopenhauer reprochait aux Anglais leur <i>infâme bigoterie</i>
+qui, disait-il « a dégradé la plus intelligente et peut-être la première
+nation de l’Europe, au point qu’il serait temps d’envoyer
+en Angleterre, contre les Révérends, des missionnaires de la
+Raison, avec les écrits de Strauss dans une main, et la <i>Critique</i>
+de Kant dans l’autre. » (Ribot, Schopenhauer, p. 3.) — Il
+traite les Révérends d’<i>imposteurs</i>, d’<i>hypocrites</i> et d’<i>hommes
+d’argent</i>, qui dévorent chaque année 3,500,000 livres sterling
+(87,500,000 francs). (Gwinner, p. 24.)</p>
+</div>
+<hr>
+
+
+<p>Les autres parties du monde ont des singes ; l’Europe
+a des Français. Cela se compense. — (N. 386.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>On a reproché aux Allemands d’imiter tantôt les Français,
+tantôt les Anglais ; mais c’est justement ce qu’ils
+peuvent faire de plus fin, car, réduits à leurs propres ressources,
+ils n’ont rien de sensé à vous offrir. — (N. 387.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Lichtenberg compte plus de cent expressions allemandes
+pour exprimer l’ivresse ; quoi d’étonnant, les
+Allemands n’ont-ils pas été, depuis les temps les plus
+reculés, fameux pour leur ivrognerie. Mais ce qui est
+extraordinaire, c’est que dans la langue de la nation
+allemande, renommée entre toutes pour son honnêteté,
+on trouve plus que dans toute autre langue des expressions
+pour exprimer la tromperie et la plupart du temps
+elles ont un air de triomphe, peut-être parce que l’on
+considère la chose comme très difficile. — (N. 386.)</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>En prévoyance de ma mort, je fais cette confession
+que je méprise la nation allemande à cause de sa bêtise
+infinie, et que je rougis de lui appartenir. — (M. 399.)</p>
+
+
+<p class="c gap small">FIN</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2>
+
+
+<div class="flex">
+<table>
+<tr><td>&nbsp;</td>
+<td class="bot r small"><div>Pages</div></td></tr>
+<tr><td class="drap"><span class="sc">Préface.</span> — Vie et opinions d’Arthur Schopenhauer</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c0">5</a></div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c pad"><div>PENSÉES, MAXIMES ET FRAGMENTS.</div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c pad"><div>I. — <span class="sc">Douleurs du Monde.</span></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Douleurs du monde</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c1">30</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Misères de la vie</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c2">47</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Résignation, renoncement, ascétisme et délivrance</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c3">56</a></div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c pad"><div>II. — <span class="sc">L’Amour, les Femmes et le Mariage.</span></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Métaphysique de l’amour</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c4">71</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Essai sur les femmes</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c5">118</a></div></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c pad"><div>III. — <span class="sc">Pensées diverses.</span></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">L’art, le style, la littérature</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c6">137</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Pensées sur la religion</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c7">143</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Pensées sur la politique</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c8">149</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">L’homme et la société</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c9">153</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">L’homme et l’animal</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c10">160</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Caractères des différents peuples</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c11">164</a></div></td></tr>
+</table>
+</div>
+
+<p class="c gap xsmall">Clichy. — Impr. Paul Dupont, rue du Bac-d’Asnières, 12. (879. 12-79.)</p>
+
+
+<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76605 ***</div>
+</body>
+</html>
+
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