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BOURDEAU + + + PARIS + LIBRAIRIE GERMER-BAILLIÈRE et Cie + 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108 + + 1880 + Tous droits réservés. + + + + +A la même Librairie. + + +OUVRAGES DE SCHOPENHAUER + +TRADUITS EN FRANÇAIS + + + Le Fondement de la morale, 1879, 1 vol. in-18 de la + _Bibliothèque de philosophie contemporaine_ 2 fr. 50 + + Essai sur le libre arbitre, 1877, 1 vol. in-18 de la + _Bibliothèque de philosophie contemporaine_ 2 fr. 50 + + Le Monde comme volonté et comme objet de représentation. + 2 vol. in-8º. (Sous presse.) + + * * * * * + + La philosophie de Schopenhauer, par Th. Ribot. 1 vol. in-18 + de la _Bibliothèque de philosophie contemporaine_ 2 fr. 50 + + + + +PRÉFACE + +VIE ET OPINIONS D’ARTHUR SCHOPENHAUER[1] + + [1] _Schopenhauer’s Leben von W. Gwinner_. Leipzig. Brockhaus, 1878. + + +S’il n’y avait chez Schopenhauer que le créateur d’un nouveau système de +philosophie, d’une nouvelle explication de l’inexplicable, on pourrait +certes l’admirer ou le critiquer, mais on ne le lirait guère. +Heureusement pour sa gloire, il s’est tourné parfois vers le grand +public, il lui adresse quelques-uns de ses ouvrages[2] et sollicite les +suffrages des _honnêtes gens_ qui ne se piquent pas de métaphysique. Et +en effet, à côté du métaphysicien, on rencontre dans ses écrits un +moraliste curieux, un humoriste original et un écrivain clair, +accessible à tous, et presque populaire. Les Allemands l’admettent dans +leurs bibliothèques choisies, et l’un d’eux le compare à notre +Montaigne. Un Montaigne, j’y consens, pourvu qu’il soit bien entendu que +c’est un Montaigne allemand. Est-il possible de concevoir un Montaigne +constructeur de système et abstracteur de quintessence, un Montaigne +sardonique, irritable et sombre, étranger aux grâces riantes et aux +joies légères? Montaigne et Schopenhauer n’ont de commun que leur +curiosité universelle des hommes et des choses. L’un et l’autre ils +voient le monde à travers leur esprit, leurs goûts, leur humeur. Aussi, +comme pour la plupart des moralistes, la vie de Schopenhauer est-elle un +commentaire de ses œuvres, souvent un commentaire à rebours: ses actes +démentent ce que sa doctrine a d’excessif et d’outré, et l’auteur relève +en lui ce qu’il y a de faible et de chancelant dans l’homme. + + [2] _Parerga und Paralipomena_. + +C’est un vendredi, jour néfaste, que, selon la remarque de M. Gwinner, +Arthur Schopenhauer, le grand pessimiste, naquit à Dantzig le 22 février +1788. D’après la tradition de famille, ses ancêtres étaient Hollandais. +Son père, riche négociant de la ville, avait l’esprit cultivé; il aimait +les voyages et suivait en toutes choses les coutumes anglaises. Sa mère, +fille du conseiller Trosiener, se fit plus tard, grâce à ses romans, un +nom dans la littérature de l’époque. Dès son premier âge le jeune Arthur +escorte ses parents à travers l’Allemagne, la Belgique, la Suisse, la +France et l’Angleterre; à neuf ans, on l’établit au Havre, où il oublie +au bout de deux années sa langue maternelle, puis on le laisse quelque +temps à Londres. Les séjours à l’étranger, la fréquentation des sociétés +les plus diverses lui procurent ainsi l’expérience précoce et pratique +nécessaire aux marchands, utile aux philosophes. + +La mort de son père, survenue en 1804, change le cours de ses études +jusque-là dirigées vers le commerce. Il ne se sent pas né pour vivre +derrière un comptoir; d’ailleurs l’héritage paternel assure son +indépendance et ses loisirs. A peine livré à lui-même, il se voue aux +lettres, à la science, à la philosophie surtout, avec l’entrain juvénile +et passionné que donnent les aptitudes natives. Il médite Kant et +Platon, fréquente les Universités de Gœttingue et de Berlin, étudie la +minéralogie, la botanique, l’histoire des Croisades, la météorologie, la +physiologie, l’ethnologie, la jurisprudence, la chimie, le magnétisme, +l’électricité, l’ornithologie, l’_amphibiologie_, l’ichthyologie[3], la +flûte, les armes et la guitare. Que de _chosologies_ une tête allemande +peut contenir! Schopenhauer s’assimila toutes ces sciences, hormis la +guitare, et dut, après bien des années de stériles efforts, suspendre à +un clou de sa chambre l’instrument rebelle. + + [3] Nous abrégeons la liste officielle de tous les cours qu’il a + suivis à Gœttingue et à Berlin. + +N’allez pas cependant vous le figurer sous les traits de ces jeunes +pédants à longue mine, troués au coude, et qui n’ont vu le monde que du +fond des bibliothèques; ne l’imaginez pas non plus, selon la mode des +universités allemandes, grand avaleur de bière et chercheur de duels. Il +détestait la bière et les duels: nous avons même de lui, dans ses +_aphorismes_, un petit traité contre les duellistes, où il dit joliment +leur fait à tous les matamores passés, présents et futurs. Pas plus que +les combats singuliers il n’aimait les batailles rangées, et, comme +Panurge, il craignait naturellement les coups. En 1813, dans un élan de +patriotisme, il achète à l’un de ses belliqueux camarades un sabre +d’honneur; il paie au lieutenant Helmholtz un uniforme et un Sophocle; +mais, quant à lui, il se tient coi et tranquille, et rumine à loisir sa +thèse sur la _Quadruple racine de la raison suffisante_. A le juger par +l’extérieur, c’était un jeune gentleman fort soigneux de sa mise, +d’agréable tournure et de belles manières, quoique d’une contradiction +fatigante et d’une impertinente franchise. On le rencontre à la comédie +et à l’opéra, dans les cercles aristocratiques, les sociétés lettrées de +Weimar et de Dresde. Il a des entretiens avec Gœthe, il observe les +saltimbanques, assiste par faveur à une exécution capitale, et lit les +hommes autant que les livres. + +Il n’est rien moins qu’un ennemi des plaisirs. Tandis qu’il médite et +compose à vingt-neuf ans son grand ouvrage, _le Monde comme volonté et +comme représentation_[4], ce livre fameux qui conclut à l’ascétisme en +vue d’amener la fin du monde par la continence absolue des sexes, il lui +arrive même mésaventure qu’à Descartes; un beau jour il lui naît un +enfant naturel. Et sur ces entrefaites, son livre étant achevé, +Schopenhauer, d’un pas allègre, va se délasser en Italie et se divertir. +A Venise, où il se trouvait en même temps que Byron[5], il mène comme +lui joyeuse vie, et continue ses études sur la physique de l’amour, dont +il devait un jour écrire la métaphysique. + + [4] Cet ouvrage parut en 1819. + + [5] Il se plaisait à répéter cette boutade de Byron: _The more I see + of men, the less I like them; if I could say so of women too, all + would be well._ + +Riche d’expérience et de connaissances, d’observations et d’études, mais +auteur inconnu, car son livre gisait encore chez le libraire sans succès +et sans écho, il a la malencontreuse idée de venir enseigner la +philosophie à l’Université de Berlin. Hégel faisait foule: Schopenhauer +parla devant des banquettes à peu près vides. Il enrage, il s’obstine et +ne trouve à la fin d’inscrits à son cours que trois pelés et un tondu: +un maître de manège, un changeur, un dentiste et un capitaine en +retraite. De là peut-être ses diatribes acerbes contre l’enseignement +officiel des professeurs de philosophie. Hégel ne fut pas seul à +troubler son repos: une vieille fille sa voisine, couturière de +profession, gagna contre lui un procès en indemnité pour coups et +blessures. La lutte homérique du philosophe et de la commère n’occupe +pas moins de vingt-cinq pages in-octavo dans la solide biographie de M. +Gwinner. + +En 1831, le choléra le chasse de Berlin, de même qu’il chassait de +Naples Leopardi, le poète de l’_Infelicità_. Singulier rapprochement que +cette terreur presque simultanée du choléra chez ces deux pessimistes! +C’est que, tout en proclamant bien haut en strophes sonores ou en prose +admirable que le monde est une comédie dont le jeu ne vaut pas la +chandelle, et l’homme un piètre acteur en guenilles qui balbutie un +mauvais rôle, ils tiennent à ces chandelles, à cette farce, à ces +guenilles; ils ont horreur, comme vous et moi, plus encore peut-être que +vous et moi, du dénoûment tragique. A la moindre alerte, eux de fuir à +toutes jambes. + +Notre «cholérophobe de profession», comme il s’intitulait lui-même, +s’arrête enfin à Francfort[6]: il y a passé en prospère santé ses +vingt-neuf dernières années. Un matin, le 23 septembre 1860, comme il +s’habillait, la mort le saisit brusquement à la gorge et le coucha sur +le parquet. Il avait soixante-douze ans. + + [6] C’est là qu’il a écrit et publié, en 1851, à l’âge de + soixante-trois ans, ses _Parerga und Paralipomena_, séries d’essais + destinés au grand public. + +Sa vie de célibataire et de rentier est d’une monotonie si automatique, +qu’on la connaît quand on connaît une de ses journées. Se lever vers +huit heures, s’éponger à l’anglaise, préparer son café, s’attabler au +travail et écrire dans toute la fraîcheur des idées matinales, jouer +ensuite un petit air de flûte avant d’endosser son habit, d’ajuster son +jabot et sa cravate blanche; dîner à table d’hôte, sieste, promenade; +lire le _Times_, puis quelques bons vieux auteurs; souper, théâtre, +excellent sommeil. Il est aussi ménager de sa fortune que de l’emploi de +son temps, et double à la longue son capital. + +A côté de ce bon sens pratique, de ces habitudes réglées, on peut noter +en lui plus d’un symptôme morbide, et ce coin de folie qui n’est pas +rare chez les esprits supérieurs. _Nullum magnum ingenium sine quadam +mixtura dementiæ_, a dit Sénèque. Peut-être, à l’égard de Schopenhauer, +la nature avait-elle un peu forcé la dose. Il semble tenir de l’hérédité +son humeur violente, ses terreurs sans cause, ses manies sans nombre, +ses défiances et ses ombrages. On en retrouve la trace chez ses +ascendants paternels et maternels. Il est certain que son père s’est tué +dans une attaque de mélancolie noire. Lui-même, dès sa première +jeunesse, est sujet à d’étranges lubies. Reçoit-il une lettre, il +s’effraie, prévoit un malheur; la nuit, au moindre bruit, il s’éveille, +se jette sur ses pistolets. Il prend mille précautions contre les +maladies, les accidents de toute sorte, habite un premier étage pour +mieux échapper en cas d’incendie; il tremble au contact d’un rasoir qui +n’est pas le sien; il serre soigneusement ses tuyaux de pipe, et dans +les hôtels, il a soin d’apporter son verre, de peur que certains lépreux +ne s’en servent. Son or est dissimulé dans des cachettes; ses billets, +fourrés par précaution au milieu des vieilles lettres ou sous des +formules d’apothicaire; pour dérouter la curiosité, ses comptes, ses +notes d’affaires sont rédigés en grec et en latin. Que n’a-t-il emprunté +cette devise à l’un de nos vieux satiriques: _Je ne crains rien, fors le +dangier_?--Il se croyait victime d’une persécution, et voyait une vaste +conspiration du silence autour de son œuvre, ourdie par les professeurs +de philosophie, aimant mieux les supposer malveillants qu’indifférents. +Par une contradiction singulière il redoutait la critique des +professeurs de philosophie sur ses ouvrages: «Que dans peu de temps les +vers rongent mon corps, c’est une pensée que je puis supporter; mais que +les professeurs de philosophie rongent ma philosophie, j’en frissonne +d’avance.» + +Autre symptôme non moins grave, c’est la manie raisonnante: il raisonne +sur tout, sur son grand appétit, sur le spiritisme, le clair de lune, +l’amour grec, sur les songes et les présages. Une nuit, la servante rêve +qu’elle essuie des taches d’encre, et ce même matin, par mégarde, +Schopenhauer répand son encrier. Étrange concordance! notre philosophe +en est frappé: _Alles was geschieht, geschieht nothwendig!_ (_Tout ce +qui arrive, arrive nécessairement_), s’écrie-t-il d’un ton solennel; +aussitôt de cette bouteille à l’encre sort tout un système[7]: + + Et le raisonnement en bannit la raison. + + [7] _Parerga_, 3e édit., vol. I, p. 270. + +Des traits pareils ne donneraient-ils pas l’envie de confier aux +médecins aliénistes le soin d’écrire l’histoire de la philosophie. On +s’apercevrait alors avec étonnement que ceux qui passent parmi les +hommes pour des devins et des sages se sont montrés par moments et par +accès des fous plus fous que les autres. + +Comment expliquer le succès tardif mais réel, le retentissement subit de +la philosophie de Schopenhauer? C’est qu’il est possédé de la folie de +son temps, cette folie que l’on a si justement appelée la maladie du +pessimisme[8], ou encore la maladie du siècle, _der Weltschmerz_, la +douleur du monde, cette folie qui compte tant de victimes, de Werther à +René, de Childe-Harold à Rolla, et d’illustres malades: Byron, Musset, +Henri Heine, rieurs attristés, viveurs blasés, sceptiques nuageux, +révoltés lyriques qui adorent la vie et la maudissent. Schopenhauer est +le théoricien de cette école de poètes. Ce qu’il y a chez lui d’original +et de piquant, c’est que, placé entre deux époques, l’une de scepticisme +aride, l’autre de mysticisme et d’emphase, il les rapproche et en +apparence les concilie. On avait trop ri au dix-huitième siècle, le +siècle de Voltaire au rire sec et strident. Le dix-neuvième commence +avec la lassitude d’un lendemain d’orgie. C’est là ce qui caractérise la +renaissance romantique et néo-chrétienne de la Restauration: le diable +d’hier se fait ermite. «Faites-vous ermite», telle est justement la +conclusion dernière du système de Schopenhauer. Au lieu de laisser +Candide, désabusé par une cruelle expérience et guéri de ses illusions, +cultiver en paix son jardin, il lui met entre les mains la _Vie de +Rancé_ par Chateaubriand et lui conseille de se faire trappiste: il +arrache Mlle Cunégonde à sa pâtisserie et lui propose en exemple la _Vie +de sainte Élisabeth de Hongrie_ par Montalembert[9]. Pour être +surprenante, cette conclusion n’en est pas moins fort logique. Car si le +monde est, comme il l’affirme, une si profonde vallée de larmes, une si +épaisse forêt de crimes, il n’y a qu’une issue, qu’un défilé pour en +sortir dignement, ainsi qu’il convient à un sage; non point par la porte +sanglante du suicide, mais par les voies austères de l’ascétisme +chrétien, ou plutôt de l’ascétisme bouddhique[10], renoncement plus +grandiose encore, puisqu’il mène à l’espoir du néant. Schopenhauer, il +est vrai, s’avouait, quant à lui, incapable d’atteindre par la volonté +jusqu’à ces sublimes pratiques du trappiste ou du fakir: «affaire de +grâce», comme il disait. Il ne fut, en réalité, qu’un bouddhiste de +table d’hôte. + + [8] _Voir_ _le Pessimisme au XIXe siècle_, par E. Caro. Hachette, + 1878. + + [9] Dans les dernières pages de son ouvrage philosophique, + Schopenhauer recommande en effet ces deux ouvrages sur Rancé et + sainte Élisabeth à la méditation de ses lecteurs. + + [10] Schopenhauer, interprète éloquent des idées bouddhistes, nous + offre un remarquable exemple de l’affinité étrange qu’il y a entre + la spéculation hindoue et la spéculation allemande: «A proprement + parler, dit M. Taine, dans son essai sur le bouddhisme, les Hindous + sont les seuls qui, avec les Allemands, aient le génie métaphysique; + les Grecs, si subtils, sont timides et mesurés à côté d’eux; et l’on + peut dire, sans exagération, que c’est seulement sur les bords du + Gange et de la Sprée que l’esprit humain s’est attaqué au fond et à + la substance des choses. Peu importe l’absurdité des conséquences, + ils ont posé les questions suprêmes, et personne, hors d’eux, n’a + même conçu qu’on pût les poser.» + +Schopenhauer est bien mieux dans son rôle, dans la sincérité de sa +nature lorsqu’il joue le Méphistophélès. A cette table de l’hôtel +d’Angleterre à Francfort, où sa renommée attirait force pèlerins, au +milieu de la fumée des pipes et du bruit des verres, ceux qui visitaient +ce vieillard à l’œil clair et plein de malice en rapportaient +l’impression d’une entrevue avec Belzébuth en personne[11]. Nul n’est +plus propre que ce vieux cynique à déniaiser un bon jeune homme et à +faner d’un souffle glacé la fleur de son âme et de ses rêves. + + [11] _Voir_, dans la _Revue des Deux-Mondes_ du 15 mars 1870, un + intéressant article de M. Challemel-Lacour, où il raconte son + entrevue avec Schopenhauer. «Ses paroles lentes et monotones, qui + m’arrivaient à travers le bruit des verres et les éclats de gaîté de + mes voisins, me causaient une sorte de malaise, comme si j’eusse + senti passer sur moi un souffle glacé à travers la porte + entr’ouverte du néant... Des vertiges inconnus me gagnaient... et il + me sembla, longtemps après l’avoir quitté, être ballotté sur une mer + houleuse, sillonnée d’horribles courants.»--Et pourtant M. + Challemel-Lacour ne saurait passer pour un esprit craintif et + timoré. + +Je suppose qu’un petit philosophe imberbe soit allé le consulter. +«Avez-vous 20,000 livres de rente? lui eût demandé Schopenhauer. Non? +Abandonnez alors la philosophie: on doit vivre _pour_ elle et non _par_ +elle.--Seriez-vous à la fois rentier et apprenti philosophe? Il vous +faut une troisième condition, mon jeune ami, un troisième vœu, non pas +précisément le vœu de chasteté (un philosophe doit tout connaître, tout +et le reste), mais le vœu de célibat; une épouse légitime, une famille +influent plus qu’on ne croit sur nos jugements, sur notre liberté +d’esprit. Mais fuyez avant tout les universités. Croyez-moi! On y +enseigne les doctrines que l’État patronne, et les chaires de +philosophie sont devenues des succursales de l’Église. Or, retenez bien +ceci, il n’y a pas plus de philosophie chrétienne qu’il n’y a une +arithmétique chrétienne. Pensez donc par vous-même, après avoir lu Kant +et Schopenhauer, votre serviteur; vous chasserez ainsi de votre esprit +tous les préjugés que vingt siècles de juiverie et de Moyen-Age y ont +entassés, et vous reconnaîtrez que l’idée de Dieu n’est pas une idée +innée, qu’elle vous vient sans doute du temps où madame votre maman vous +mettait à genoux sur votre lit et, vous croisant les mains, vous faisait +réciter votre prière. Copernic a chassé Dieu du ciel; mais, en réalité, +Dieu est partout, dans la table sur laquelle vous écrivez, dans la +chaise où repose votre très noble dos. N’allez pas, au moins, devenir +matérialiste comme les garçons coiffeurs ou les élèves en pharmacie; +évitez également d’être un pur esprit, vous ressembleriez trop à ces +têtes d’anges ailées mais sans corps que l’on admire dans les tableaux +de piété. Ne cessez d’étudier les sciences, édifiez votre philosophie +sur les faits,--à ce prix vous serez philosophe[12]. Allez, et que +Bouddha vous ait en sa sainte garde!» + + [12] Cf. surtout _Parerga_, t. I. _Zur Kantischen Philosophie_. _Ueber + die Universitäts-Philosophie, passim._ + +A un théologien frais et rose au sortir du séminaire, Schopenhauer eût +dit: «Jeune homme, nous ne pouvons nous entendre. Sans doute j’aime, je +vénère le pessimisme des trappistes, mais je n’ai rien de commun avec la +théologie. Je ne conteste pas vos bienfaits, loin de là. Assurément, +vous et moi nous cherchons à satisfaire cet éternel besoin de l’homme +que vous appelez le besoin religieux et que j’appelle le besoin +métaphysique, mais vous vous adressez à la foule sous le voile de +l’allégorie et du brillant symbole; vous prenez des mines terribles et +solennelles pour en imposer aux enfants dont la raison sommeille encore, +tandis que le véritable philosophe parle au petit nombre des +intelligences viriles le simple et mâle langage de la vérité abstraite +et nue. Mais dites-moi, je vous prie, quelle diantre de nécessité vous +pousse à réclamer les suffrages de la philosophie? N’avez-vous pas tout +pour vous? révélations, textes sacrés, miracles, prophéties, un haut +rang dans l’État, le consentement, le respect général, mille églises, +mille chapelles; n’êtes-vous pas les intermédiaires obligés, dès qu’on +veut acheter ou mendier le ciel? Outre le monopole des consolations, ne +possédez-vous pas le privilège inestimable d’instruire l’enfance, de +façonner les jeunes cerveaux pour la vie entière? Et il vous faut encore +l’approbation des philosophes! Et il vous la faut à tout prix, tellement +que jadis, quand vous étiez les maîtres, et que cette approbation vous +manquait, vous aviez recours à des arguments sans réplique, la torture, +le bûcher, l’_ultima ratio theologorum_. Que de victimes sur l’autel de +votre Dieu, que de sang répandu en son nom! Ah! je ne demande qu’à +laisser les dieux en paix, pourvu toutefois qu’ils me rendent la +pareille. _Ergo, pax vobiscum[13]!_» + + [13] Cf. _Die Welt_, vol. II, liv. I, chap. 17. _Ueber das + metaphysische Bedürfniss_. + +Si un jeune avocat, orateur politique, tout feu et flammes, tout gonflé +de phrases rondes, d’exemples historiques, fût venu devant lui étaler +son système, Schopenhauer eût dit en fronçant le sourcil: «Et après? +n’espérez pas me convaincre. L’histoire, n’est-ce pas au fond toujours +la même chose, qu’il s’agisse de ministres et de diplomates penchés sur +une carte et occupés à se disputer des territoires, ou de paysans dans +une auberge en querelle pour un lambeau de terre ou une partie de dés; +toujours les mêmes passions, les mêmes chimères, qu’il s’agisse de +noisettes ou de royales couronnes? Encore si votre histoire était vraie. +Mais le mensonge la prostitue, elle sert à tous les partis. Il suffit, +pour s’en convaincre, de lire les journaux, débits publics de poison +autorisé. Ce poison, vous le proposez à _la canaille_ comme une panacée, +lui promettant, en haine du christianisme, le bonheur sur cette terre, +odieux optimistes que vous êtes! Vils flatteurs, vous dites au peuple +qu’il est souverain, mais vous savez bien que c’est un souverain +éternellement mineur, dupe d’habiles filous que l’on appelle démagogues. +Vous m’épouvantez quand je vous vois jouer avec les passions populaires; +autant vaudrait manier la dynamite. Je tremble d’entendre les chaînes de +l’ordre légal se briser avec fracas, et le monstre déchaîné rugir. +Ultra-réactionnaire, oui, je le suis par horreur de vos criailleries, de +votre vacarme, de vos émeutes qui m’assourdissent, m’inquiètent et me +distraient de mes pensées, de mes travaux impérissables. Quand donc nous +donnera-t-on à nous autres philosophes un philosophe couronné, un roi +libre-penseur, un Frédéric II? En attendant, que le diable vous emporte, +tous tant que vous êtes[14]!» + + [14] Cf. surtout _Parerga_, II, chap. 9. + +A un pauvre amoureux qui n’est que soupirs et que larmes... Mais nous ne +voulons point détromper ici les jeunes cœurs épris d’idéal et d’horizons +bleus. Quant aux lecteurs désabusés, nous les renvoyons à la +_Métaphysique de l’amour_ et à l’_Essai sur les femmes_. Loin de tomber +aux pieds du sexe auquel il doit sa mère, Schopenhauer tombe à bras +raccourcis sur ce malheureux sexe, justement parce qu’il lui doit sa +mère, personne frivole, satisfaite de vivre et fort dépensière[15]. +Après une pareille satire, il conviendrait de lire l’apologie de M. +Stuart Mill. Cet anglais utilitaire, qui sous sa rigide armure de froide +logique cachait un cœur chaleureux, a écrit un petit livre tranchant et +chevaleresque sur la _sujétion des femmes_: parce qu’il a eu la fortune +de rencontrer en Mme Mill une âme d’élite, aussitôt, s’il ne tenait qu’à +lui, les femmes deviendraient électeurs, juges, ministres d’État. +Schopenhauer, qui n’a connu, ce semble, que les dames qui ne se font +guère prier, les relègue toutes au fond d’un sérail. Il méprise la +monogamie; théoriquement il est polygame, _tétragame_ même, et ne voit +qu’une objection à épouser quatre femmes, l’objection des quatre +belle-mères. + + [15] Nouvel Hamlet, il lui reprochait encore, à tort ou à raison, son + infidélité à la mémoire d’un époux. + +Enfin, c’est à notre pessimiste qu’il faut adresser le bourgeois gras et +jovial, content de lui et des autres. Mais hélas! l’éloquence d’un +Démosthène ne saurait nous persuader que le monde est mauvais quand nous +le trouvons bon. Comme l’a si bien dit Prevost-Paradol, «nos joies et +nos tristesses sont bien plus réglées par les événements de notre vie et +par le tour de nos caractères, que par la logique de nos croyances[16]». +Schopenhauer en est un remarquable exemple. Misanthrope revêche et +dédaigneux dès sa jeunesse, écrivain obscur et mécontent, quand à la fin +la gloire arrive, son front s’éclaircit, son humeur s’apaise, et il +apprend à sourire. Le bruit et le succès de sa philosophie désenchantée +l’enchantent, il ne s’en cache pas. A soixante ans il s’humanise, lui le +farouche solitaire, au sein d’une petite famille de disciples zélés et +dociles: le jour de sa fête arrivent les bouquets, les sonnets, une +coupe en argent massif et d’autres surprises. Au concert de louanges +point d’oreilles rebelles. Des jeunes gens inconnus envoient des lettres +enthousiastes. Une femme, Mme Élisabeth Ney, accourt tout exprès de +Berlin pour modeler son buste. Trois ou quatre artistes se disputent +l’honneur de faire son portrait. Mieux que tout cela, ses livres ont des +éditions nouvelles. Le _Westminster Review_, la _Revue des Deux Mondes_, +le _Journal des Débats_[17], la _Rivista contemporanea_, etc., tout en +critiquant ses doctrines, les répandent à travers l’Europe. Les hommes +sont ainsi faits, je veux dire les auteurs: qu’on publie seulement leurs +noms dans les gazettes, il ne leur en faut pas davantage; les voilà +réconciliés avec le monde. + + [16] _Les Moralistes français_, p. 288. + + [17] Schopenhauer écrivait en 1856, après avoir lu dans le _Journal + des Débats_ du 8 octobre l’article de M. Franck sur sa philosophie: + «Je lui inspire une pieuse épouvante. Je vois qu’ils ont eu vent de + moi.» (_Memorabilien_, p. 118.) Il disait, non sans impertinence, + que la critique des journaux et des revues est faite non pas pour + diriger le jugement du public, mais pour attirer son attention. + Aussi, que ce jugement soit bon ou mauvais, il importe peu: + «_Censura perit scriptum manet._» + +Au reste, il nous semble difficile d’admettre qu’un écrivain de talent +puisse être un pessimiste pratique et convaincu. Il est bien trop occupé +à nous dire les choses sombres avec éclat, les choses mornes avec +attrait. La vraie misère profondément sentie n’est point si artiste. A +peindre d’une main si habile les douleurs humaines, Schopenhauer a dû +plus d’une fois finir par les oublier, tant il se plaît à revêtir sa +philosophie de grande prose et à l’orner de belles images comme ces +madones laides et noires que la dévotion des fidèles recouvre de riches +étoffes et de rares bijoux. + +Que de figures pittoresques et de sentences originales, mais aussi que +de citations, que d’emprunts! La curiosité amusée du lettré a glané à +travers toutes les littératures, depuis l’espagnole jusqu’à l’hindoue; +il s’est assis au banquet des anciens, aux soupers français du +dix-huitième siècle. Habile à ramasser tous les reliefs de ces délicats +festins, il les sert aux Allemands comme un plat de sa façon, accommodé +à une sauce métaphysique d’après le goût national. Les idées que nos +auteurs français, en se jouant, laissent échapper de leurs lèvres, vite +il s’en empare et les répète doctoralement. D’un de leurs mots il fait +un traité. Mais ce mot, il ne le cite pas toujours. M. Ribot[18] a +relevé un passage de Chamfort qui contient en dix lignes toute _la +métaphysique de l’amour_. Quand il traite de l’honneur des femmes, c’est +encore un mot de Chamfort qu’il développe sans le citer: «les femmes +font cause commune; elles sont liées par un _esprit de corps_, par une +espèce de confédération tacite.»--«L’honneur des sexes, dit +Schopenhauer, est un _esprit de corps_ bien entendu.» De même, telle +autre de ses pensées est due à l’inspiration de Pascal[19]. Voici un +rapprochement plus frappant encore. On lit dans les _Parerga_ (II, 271): +«La forme de gouvernement monarchique est la seule naturelle: nous en +trouvons l’exemple chez les animaux mêmes, chez les _abeilles_... _les +grues voyageuses_.» Saint Jérôme, dans une lettre au moine Rustique, +avait dit dans les mêmes termes: «L’on a besoin d’un maître dans quelque +art que ce soit. Les animaux mêmes et les troupeaux ont des chefs qui +les conduisent: les abeilles ont leurs rois, _les grues en ont une à +leur tête_.» On le voit, les grues voyageuses de Schopenhauer viennent +de loin. + + [18] _Voir_ le petit livre si intéressant et si complet de M. Ribot: + la _Philosophie de Schopenhauer_ (Germer-Baillière). _V._ p. 70. + + [19] Cf. _Die Welt_, vol. II, p. 261-262, 4e édit.,--et Pascal, éd. + Havet, vol. II, p. 16-17. + +Dès lors, il est aisé de se rendre compte d’un procédé de composition +familier à notre écrivain; lecteur très soigneux, il découpe en petites +notes les idées saillantes qu’il rencontre sur sa route, puis il coud +ces bouts de papier et les relie par un long fil philosophique. Il +suffit de lire, pour s’en convaincre, son _Dialogue sur la religion_, en +partie tiré des auteurs anglais et français du dix-huitième siècle. +Quand il prend la plume, Schopenhauer se drape dans la toge romaine; +Sénèque est son maître de style; il se coiffe en même temps de la +perruque de Voltaire, ou de Hume, ou d’Helvétius, ou de Chamfort, qui +s’ajuste assez mal à sa tête carrée. Mais comme sous ce costume bizarre +et disparate le Germain reparaît vite avec ses boutades, son imagination +démesurée, son ironie âpre, ses gestes violents et ses invectives dignes +des éloges de M. Frauenstædt[20]! Comme l’on voit percer à travers son +style le solitaire méditatif qui n’a jamais pensé que par monologues, +qui ne s’est jamais retrempé aux sources vives et jaillissantes des +discussions et des causeries[21], et qui ne s’attarde que trop +volontiers à se commenter lui-même, car, s’il a des ailes à l’esprit, il +n’en a point aux talons. + + [20] _Voir_ le passage des _Memorabilien_, où ce disciple félicite son + maître de n’avoir dans la polémique rien de commun avec la + bienséance française. + + [21] La contradiction, l’objection même l’agaçaient au possible. Lire + à ce sujet, dans les _Memorabilien_, p. 553, une lettre bien + curieuse adressée à M. Frauenstædt. + +L’ensemble de ses écrits le reflète ainsi avec une netteté merveilleuse; +et si l’on admire, à travers ses contradictions et ses folies, l’essor +de son intelligence, je ne dirai pas son génie, mais ses éclairs de +génie, ses lueurs soudaines et profondes, on ne saurait non plus assez +louer sa parfaite indépendance, son étonnante sincérité. Je trouve en +lui d’autres qualités morales, des sentiments de pitié et des actes de +bienfaisance. Il haïssait les professeurs de Berlin, mais il aimait les +bêtes. Ayant fait la rencontre d’un orang-outang à la foire de +Francfort, il allait chaque jour visiter cet ancêtre présumé des hommes. +Touché de son air triste, il comparaît le regard de cet être arrêté sur +les confins de l’humanité au regard de Moïse devant la Terre promise. +Par testament, il assura une retraite à son chien, comme s’il se fût agi +d’un vieil ami, d’un parent pauvre. + +Schopenhauer n’a été ni un saint ni un ascète; les saints et les ascètes +auront le droit de s’en montrer scandalisés. Mais comme il a prêché +l’ascétisme, sa vie pratique ne fait pas en tous points honneur à sa +doctrine. + +S’il s’était borné au rôle de moraliste, d’observateur des hommes et de +peintre des mœurs, on ne saurait raisonnablement exiger de lui +l’austérité d’un sage. De même un poète ne doit compte au public que de +ses sensations et de ses rêves, qui tiennent souvent à la couleur du +ciel, au vent qui souffle, au nuage qui passe. Mais quand c’est un +philosophe qui est en scène, un apôtre du renoncement, un prophète de la +sombre mort, peut-être est-il juste que l’on sache quel homme a été le +penseur sévère, peut-être est-il permis de mesurer à ses actes l’ardeur +et l’énergie de sa conviction. + +Nous n’oserions donc accuser M. Gwinner, son biographe, d’indiscrétion +ou de sévérité, lorsqu’il se livre sur les habitudes privées de +Schopenhauer à une minutieuse enquête, à laquelle, il est vrai, bien peu +de personnes résisteraient; il a voulu par là non pas affaiblir le goût +du public pour des œuvres de haute valeur, mais mettre un terme au +«_culte malsain_» dont Schopenhauer est l’objet en Allemagne. + +Il ne semble pas que ce culte penche vers son déclin, si l’on en juge +par le nombre toujours croissant de livres, de brochures et de +dissertations sur les écrits de notre philosophe. De la Russie jusqu’à +l’Amérique sa voix éveille chaque jour de nouveaux échos: il n’a pas +échappé à la gloire périlleuse et parfois compromettante de posséder des +disciples, cette plaie des grands hommes. Les uns s’efforcent de rendre +ses doctrines populaires, d’autres tirent de ses préceptes un catéchisme +religieux, à l’usage de ceux qui nient les religions établies, d’autres +voient en lui un second Lessing, un éducateur de cette nation allemande +à laquelle il reproche avec tant de verve son pédantisme, sa +grossièreté, sa lourdeur; d’autres le présentent comme le précurseur de +Darwin, comme le métaphysicien de l’évolution, d’autres discutent avec +une gravité imperturbable ses boutades sur les femmes, d’autres enfin +exagèrent son pessimisme jusqu’à l’extravagance, ils ne se contentent +pas d’être pessimistes, ils sont _misérabilistes_. Mais à tous ces +commentateurs, à ces interprètes plus ou moins bien inspirés, ce qui +manque par dessus tout c’est le charme étrange et l’humour du maître. + +Et comme si ce n’était pas assez d’avoir des disciples, Schopenhauer, +pour comble d’infortune, est maintenant exposé aux traducteurs. + +J. BOURDEAU. + + + + +Nous donnons ici la liste des ouvrages où nous avons choisi les pensées +et fragments qui suivent. En face de chaque indication bibliographique +se trouvent les lettres abréviatives qui servent de renvois aux passages +correspondants du texte original. + + _Die Welt als Wille und Vorstellung_ (4e édition. Leipzig, 1873). + 2 vol. W. + + _Parerga und Paralipomena_ (3e édition. Leipzig, 1874). 2 vol. P. + + _Aus A. Schopenhauer’s handschriftlichem Nachlass_ (Leipzig, + 1864). 1 vol. N. + + _A. Schopenhauer. Lichtstrahlen aus seinen Werken_, von J. + Frauenstædt (3e édition. Leipzig, 1874). 1 vol. (pensées + détachées, extraites de tous les ouvrages de Schopenhauer) L. + + _A. Schopenhauer. Von ihm. Ueber ihn_, von Lindner; + _Memorabilien_, von Frauenstædt (Berlin, 1863). 1 vol. M. + + _Schopenhauer’s Leben_, von Gwinner (Leipzig, 1878). 1 vol. G. + + + + +PENSÉES, MAXIMES ET FRAGMENTS + + + + +I + +DOULEURS DU MONDE + +LE MAL DE LA VIE.--RÉSIGNATION.--RENONCEMENT.--ASCÉTISME ET DÉLIVRANCE. + + + + +I + +DOULEURS DU MONDE[22]. + + [22] P. II, ch. XII, p. 312 et suiv. + + +Si elle n’a pas pour but immédiat la douleur, on peut dire que notre +existence n’a aucune raison d’être dans le monde. Car il est absurde +d’admettre que la douleur sans fin qui naît de la misère inhérente à la +vie et qui remplit le monde, ne soit qu’un pur accident et non le but +même. Chaque malheur particulier paraît, il est vrai, une exception; +mais le malheur général est la règle. + +De même qu’un ruisseau coule sans tourbillons, aussi longtemps qu’il ne +rencontre point d’obstacles, de même dans la nature humaine, comme dans +la nature animale, la vie coule inconsciente et inattentive, quand rien +ne s’oppose à la volonté. Si l’attention est éveillée, c’est que la +volonté a été entravée et qu’il s’est produit quelque choc.--Tout ce qui +se dresse en face de notre volonté, tout ce qui la traverse ou lui +résiste, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de désagréable et de douloureux, +nous le ressentons sur-le-champ, et très nettement. Nous ne remarquons +pas la santé générale de notre corps, mais seulement le point léger où +le soulier nous blesse: nous n’apprécions pas l’ensemble prospère de nos +affaires, et nous n’avons de pensées que pour une minutie insignifiante +qui nous chagrine.--Le bien-être et le bonheur sont donc tout négatifs, +la douleur seule est positive. + +Je ne connais rien de plus absurde que la plupart des systèmes +métaphysiques qui expliquent le mal comme quelque chose de négatif; lui +seul au contraire est positif, puisqu’il se fait sentir. Tout bien, tout +bonheur, toute satisfaction sont négatifs, car ils ne font que supprimer +un désir et terminer une peine. + +Ajoutez à cela qu’en général nous trouvons les joies au-dessous de notre +attente, tandis que les douleurs la dépassent de beaucoup. + +Voulez-vous en un clin d’œil vous éclairer sur ce point, et savoir si le +plaisir l’emporte sur la peine, ou si seulement ils se compensent, +comparez l’impression de l’animal qui en dévore un autre, avec +l’impression de celui qui est dévoré. + + * * * * * + +La consolation la plus efficace, dans tout malheur, dans toute +souffrance, c’est de tourner les yeux vers ceux qui sont encore plus +malheureux que nous: ce remède est à la portée de chacun. Mais qu’en +résulte-t-il pour l’ensemble? + +Semblables aux agneaux qui jouent dans la prairie, pendant que, du +regard, le boucher fait son choix au milieu du troupeau, nous ne savons +pas, dans nos jours heureux, quel désastre le destin nous prépare +précisément à cette heure,--maladie, persécution, ruine, mutilation, +cécité, folie, etc. + +Tout ce que nous cherchons à saisir nous résiste; tout a sa volonté +hostile qu’il faut vaincre. Dans la vie des peuples, l’histoire ne nous +montre que guerres et séditions: les années de paix ne semblent que de +courtes pauses, des entr’actes, une fois par hasard. Et de même la vie +de l’homme est un combat perpétuel, non pas seulement contre des maux +abstraits, la misère ou l’ennui; mais contre les autres hommes. Partout +on trouve un adversaire: la vie est une guerre sans trêve, et l’on meurt +les armes à la main. + + * * * * * + +Au tourment de l’existence vient s’ajouter encore la rapidité du temps +qui nous presse, ne nous laisse pas prendre haleine, et se tient +derrière chacun de nous comme un garde-chiourme avec le fouet.--Il +épargne ceux-là seulement qu’il a livrés à l’ennui. + + * * * * * + +Pourtant, de même qu’il faudrait que notre corps éclatât, s’il était +soustrait à la pression de l’atmosphère, de même si le poids de la +misère, de la peine, des revers et des vains efforts était enlevé à la +vie de l’homme, l’excès de son arrogance serait si démesuré, qu’elle le +briserait en éclats ou tout au moins le pousserait à l’insanité la plus +désordonnée et jusqu’à la folie furieuse.--En tout temps, il faut à +chacun une certaine quantité de soucis, ou de douleurs, ou de misère, +comme il faut du lest au navire pour tenir d’aplomb et marcher droit. + +Travail, tourment, peine et misère, tel est sans doute durant la vie +entière le lot de presque tous les hommes. Mais si tous les vœux, à +peine formés, étaient aussitôt exaucés, avec quoi remplirait-on la vie +humaine, à quoi emploierait-on le temps? Placez cette race dans un pays +de cocagne, où tout croîtrait de soi-même, et où les alouettes +voleraient toutes rôties à portée des becs, où chacun trouverait +aussitôt sa bien-aimée et l’obtiendrait sans difficulté,--alors on +verrait les hommes mourir d’ennui, ou se pendre, d’autres se quereller, +s’égorger et s’assassiner et se causer plus de souffrances que la nature +ne leur en impose maintenant.--Ainsi pour une telle race nul autre +théâtre, nulle autre existence ne sauraient convenir. + + * * * * * + +De ce caractère négatif du bien-être et de la jouissance opposé au +caractère positif de la douleur, il résulte que le bonheur d’une +existence donnée ne doit pas être estimé d’après ses joies et ses +jouissances, mais d’après l’absence de peines, seule chose positive. Dès +lors le sort des autres animaux paraît plus supportable que celui de +l’homme. Examinons de plus près l’un et l’autre. + +Sous quelques formes variées que l’homme poursuive le bonheur ou cherche +à éviter le malheur, tout se réduit, en somme, à la jouissance ou à la +souffrance physique. Combien cette base matérielle est étroite: se bien +porter, se nourrir, se protéger contre le froid et les intempéries, et +enfin satisfaire l’instinct des sexes; ou bien, au contraire, être privé +de tout. Par conséquent, la part réelle de l’homme dans le plaisir +physique n’est pas plus grande que celle de l’animal, si ce n’est que +son système nerveux, plus susceptible et plus délicat, agrandit +l’impression de toute jouissance comme aussi de toute douleur. Mais +combien ses émotions surpassent celles de l’animal! A quelle profondeur +et avec quelle violence incomparable son cœur est agité! pour n’obtenir +à la fin que le même résultat: santé, nourriture, abri, etc. + +Cela vient en premier lieu de ce que chez lui tout s’accroît puissamment +par la seule pensée du passé et de l’avenir, d’où naissent des +sentiments nouveaux, soucis, crainte, espérance; ces sentiments agissent +beaucoup plus violemment sur lui que ne le peuvent faire la jouissance +et la souffrance de l’animal, immédiates et présentes. L’animal, en +effet, n’a pas la réflexion, ce condensateur des joies et des peines; +celles-ci ne peuvent donc s’amonceler, comme il arrive pour l’homme, au +moyen du souvenir et de la prévision: chez l’animal la souffrance +présente a beau recommencer indéfiniment, elle reste toujours comme la +première fois une souffrance du moment présent, et ne peut pas +s’accumuler. De là l’insouciance enviable et l’âme placide des bêtes. +Chez l’homme, au contraire, la réflexion et les facultés qui s’y +rattachent, ajoutent à ces mêmes éléments de jouissance et de douleur +que l’homme a de communs avec la bête, un sentiment exalté de son +bonheur ou de son malheur qui peut conduire à des transports soudains, +souvent même à la mort ou bien encore à un suicide désespéré. +Considérées de plus près, les choses se passent comme il suit: ses +besoins qui, à l’origine, ne sont guère plus difficiles à satisfaire que +ceux de l’animal, il les accroît de parti pris dans le but d’augmenter +la jouissance: d’où le luxe, les friandises, le tabac, l’opium, les +boissons spiritueuses, le faste et le reste. Seul aussi il a une autre +source de jouissance, qui naît également de la réflexion, une source de +jouissance et par conséquent de douleur d’où découleront pour lui des +soucis et des embarras sans mesure et sans fin, c’est l’ambition et le +sentiment de l’honneur et de la honte:--autrement dit, en prose +vulgaire, ce qu’il pense de ce que les autres pensent de lui. Tel sera, +sous mille formes souvent bizarres, le but de presque tous ses efforts +qui tendent bien au delà de la jouissance ou de la douleur physiques. Il +a sur l’animal, il est vrai, l’avantage incontesté des plaisirs purement +intellectuels, qui comportent bien des degrés divers, depuis les plus +niais badinages ou la conversation courante jusqu’aux travaux +intellectuels des plus élevés: mais alors comme contre-poids douloureux +apparaît sur la scène l’ennui, l’ennui que l’animal ignore, du moins à +l’état de nature, car les plus intelligents parmi les animaux +domestiques, en soupçonnent déjà les légères atteintes: chez l’homme, +c’est un véritable fléau; en voulez-vous un exemple? Voyez cette légion +de misérables gens qui n’ont jamais eu d’autre pensée que de remplir +leur bourse et jamais leur tête, et pour qui le bien-être devient alors +un châtiment, parce qu’il les livre aux tortures de l’ennui. On les +voit, pour s’y soustraire, galoper de droite et de gauche, se glisser +ici et là, voyager de côtés et d’autres, s’informer avec angoisse des +lieux de plaisir et de réunion d’une ville dès qu’ils y arrivent comme +le nécessiteux des endroits où il trouvera des secours,--et, en effet, +la pauvreté et l’ennui sont les deux pôles de la vie humaine. Enfin il +reste à rappeler que dans les plaisirs de l’amour, l’homme a des choix +très particuliers et très opiniâtres, qui parfois s’élèvent plus ou +moins jusqu’à l’amour passionné. C’est là encore pour lui une source de +longues peines et de courtes joies... + +Pour comble de misère, l’homme sait ce que c’est que la mort; l’animal +ne la fuit que par instinct sans la connaître, et sans la regarder +jamais en face. L’homme a sans cesse devant lui cette perspective. Peu +de bêtes meurent d’une mort naturelle, et la plupart ont juste le temps +de se reproduire, et ensuite elles deviennent la proie d’une autre. +L’homme seul en est arrivé à ce point que, dans son espèce, ce qu’on +appelle la mort naturelle est devenu la règle, malgré quelques +exceptions notables; et pour cette raison, l’avantage reste encore aux +bêtes. Joignez à cela que l’homme atteint aussi rarement que les animaux +les limites naturelles de sa vie, à cause de sa manière de vivre si +contraire à la nature, de ses efforts et de ses passions, et de la +dégénérescence qui en résulte pour la race. + +Les animaux ne demandent qu’à vivre et à respirer; la plante est +absolument satisfaite de sa destinée; l’homme a d’autant moins +d’exigences qu’il est plus stupide. Aussi la vie de l’animal +contient-elle moins de souffrances, mais aussi moins de joies que la vie +humaine. La première raison, c’est que l’animal reste libre de soucis, +de préoccupations et de tous les tourments qui les accompagnent, mais il +est vrai que l’espérance lui manque; il ignore cette anticipation par la +pensée d’un avenir joyeux, cette fantasmagorie pleine d’heureuses +promesses que crée l’imagination, cette source la plus abondante de nos +plus grandes joies et de nos plus grands plaisirs; il est destitué +d’espérance: et cela parce que sa conscience est bornée à ce qui tombe +sous ses sens, c’est-à-dire à l’instant présent. L’animal, c’est le +présent incarné: aussi ne connaît-il qu’un degré de crainte et +d’espérance limité aux objets présents et sensibles; l’horizon de +l’homme embrasse toute la vie, et même la dépasse.--Mais, justement pour +ce motif, les bêtes, comparées à nous, nous apparaissent jusqu’à un +certain point vraiment sages, c’est-à-dire dans une jouissance paisible +du présent que rien ne vient troubler; leur âme si manifestement +paisible, fait souvent honte à notre état d’esprit inquiet et obsédé de +pensées et de soucis. Et puis ces joies futures et espérées ne nous sont +pas données gratuitement. En effet, jouir d’avance par l’attente ou +l’espoir d’une satisfaction que l’on se propose, c’est diminuer d’autant +la jouissance, comme si l’on en avait retranché une partie. L’animal +lui, est affranchi de cette jouissance anticipée et de la diminution qui +en résulte, et jouit ainsi du présent et du réel tout entiers et sans +réduction. De même aussi les maux ne pèsent sur lui que de leur poids +réel et vrai, tandis que pour nous, crainte et prévision, ἡ προσδοκία +τῶν κακῶν, en décuplent souvent la charge. + +C’est cette faculté particulière qu’ont les animaux de se donner tout +entiers à l’impression du moment qui contribue beaucoup à la joie que +nous causent nos bêtes domestiques; elles sont le présent personnifié, +et nous rendent sensibles en quelque sorte les heures légères et +propices, tandis que nos pensées volent souvent au delà et n’y prennent +garde. Mais cette faculté des bêtes d’être plus réjouies que nous ne le +sommes par le seul fait de vivre dans le présent, l’homme égoïste et +sans cœur en abuse et l’exploite souvent de telle sorte qu’il ne leur +accorde rien autre chose que cette existence aride et dénudée: +n’emprisonne-t-il pas dans un étroit espace l’oiseau fait pour parcourir +un hémisphère, où la pauvre bête crie et finit par souhaiter la mort: +_l’uccello nella gabbia canta non di piacere, ma di rabbia_; et son plus +fidèle ami, le chien si intelligent, il le met à la chaîne! Je n’en vois +jamais un à l’attache sans une intime pitié pour lui et une indignation +profonde contre son maître. Je pense avec satisfaction au fait raconté +par le _Times_ il y a quelques années: un lord qui tenait un grand chien +à l’attache, traversant un jour sa cour, fut tenté de caresser la bête. +Sur quoi celui-ci, d’un coup de dent, lui déchira le bras du haut en +bas, et c’était bien fait! Il voulait dire par là: «Tu n’es pas mon +maître, mais mon démon persécuteur, toi qui fais de ma courte existence +un enfer.» Puisse-t-il en arriver autant à quiconque met les chiens à +l’attache. Tenir les oiseaux dans une cage, c’est aussi torturer les +bêtes. Ces êtres si favorisés de la nature, qui traversent comme une +flèche rapide les champs célestes, les emprisonner dans une cage étroite +pour jouir de leurs cris! + + * * * * * + +Ainsi c’est un degré supérieur de connaissance qui rend la vie de +l’homme plus riche en douleurs que celle de l’animal; nous pouvons +rapporter ce fait à une loi plus générale, et arriver à une vue +d’ensemble beaucoup plus large. + +La connaissance est en soi toujours exempte de douleurs. La douleur +n’atteint que la volonté, et consiste dans l’obstacle, l’empêchement, la +contrariété de la volonté; mais c’est une condition indispensable que +cet obstacle soit accompagné de la connaissance. De même, en effet, que +la lumière n’éclaire l’espace que s’il y a des objets pour la réfléchir; +de même que le son a besoin d’être répercuté, et que si le bruit, en +général, est entendu à distance, c’est parce que les ondes vibratoires +de l’air viennent se briser sur des corps durs, si bien qu’il paraît +étonnamment faible sur les sommets isolés des montagnes, et que le chant +produit peu d’effet à l’air libre: ainsi l’obstacle opposé à la volonté, +pour être ressenti comme une douleur, doit être accompagné de la +connaissance, qui est pourtant, en soi, étrangère à toute douleur. + +La douleur physique a pour condition les nerfs et leur relation avec le +cerveau; la lésion d’un membre n’est pas sentie, quand les nerfs qui le +relient au cerveau sont coupés, ou que le cerveau lui-même est paralysé +par le chloroforme. Pour le même motif, dès que la conscience est +éteinte par la mort, nous considérons comme sans douleur tous les +tressaillements qui suivent encore. Quant à la douleur morale, il va de +soi qu’elle a pour condition la connaissance; elle s’accroît avec le +degré de la connaissance, cela se conçoit aisément.--Nous pouvons +exprimer ce rapport par une image: la volonté est comme la corde d’un +instrument; l’obstacle qui la froisse produit la vibration, la +connaissance est le fond sonore, la douleur est le son. + +En conséquence, non seulement le monde inorganique, mais la plante même +est étrangère à toute douleur: quels que soient les obstacles auxquels +la volonté puisse être soumise dans l’un et dans l’autre. Au contraire, +tout animal, même l’infusoire, souffre une douleur; parce que la +connaissance, si incomplète qu’elle soit, est le vrai caractère de +l’animal. A mesure qu’elle s’élève sur l’échelle animale, la douleur +croît en proportion. Elle est encore infiniment faible dans les espèces +inférieures: de là vient par exemple que les insectes coupés en deux et +qui ne sont plus reliés que par un intestin mangent encore. Chez les +animaux supérieurs, la douleur n’approche pas de celle de l’homme, par +suite de l’absence des idées et de la pensée. Mais aussi la faculté de +souffrir ne devait atteindre son degré suprême que dans l’être où, en +vertu de la raison et de ses délibérations réfléchies, existe aussi la +possibilité de nier cette volonté. Sans cela, c’eût été une cruauté sans +motif. + + * * * * * + +Dans la première jeunesse, nous sommes placés devant la destinée qui va +s’ouvrir devant nous, comme les enfants devant un rideau de théâtre, +dans l’attente joyeuse et impatiente des choses qui vont se passer sur +la scène: c’est un bonheur que nous n’en puissions rien savoir d’avance. +Car, aux yeux de celui qui sait ce qui se passera réellement, les +enfants sont d’innocents coupables condamnés non pas à la mort, mais à +la vie, et qui pourtant ne connaissent pas encore le contenu de leur +sentence.--Chacun n’en désire pas moins pour soi un âge avancé, +c’est-à-dire un état que l’on pourrait exprimer ainsi: «Aujourd’hui est +mauvais, et chaque jour sera plus mauvais--jusqu’à ce que le pire +arrive.» + + * * * * * + +Lorsqu’on se représente, autant qu’il est possible de le faire d’une +façon approximative, la somme de misère, de douleur et de souffrances de +toute sorte que le soleil éclaire dans sa course, on accordera qu’il +vaudrait beaucoup mieux que cet astre n’ait pas plus de pouvoir sur la +terre pour faire surgir le phénomène de la vie qu’il n’en a dans la +lune, et qu’il serait préférable que la surface de la terre comme celle +de la lune se trouvât encore à l’état de cristal glacé.-- + +On peut encore considérer notre vie comme un épisode qui trouble +inutilement la béatitude et le repos du néant. Quoi qu’il en soit, +celui-là même pour qui l’existence est à peu près supportable, à mesure +qu’il avance en âge, a une conscience de plus en plus claire qu’elle est +en toutes choses un _disappointment, nay, a cheat_, en d’autres termes +qu’elle a le caractère d’une grande mystification, pour ne pas dire +d’une duperie...-- + +Quiconque a survécu à deux ou trois générations se trouve dans la même +disposition d’esprit que tel spectateur assis dans une baraque de +saltimbanques à la foire, quand il voit les mêmes farces répétées deux +ou trois fois sans interruption: c’est que les choses n’étaient +calculées que pour une représentation et qu’elles ne font plus aucun +effet, l’illusion et la nouveauté une fois évanouies.-- + +Il y aurait de quoi perdre la tête, si l’on observe la prodigalité des +dispositions prises, ces étoiles fixes qui brillent innombrables dans +l’espace infini, et n’ont pas autre chose à faire qu’à éclairer des +mondes, théâtres de la misère et des gémissements, des mondes qui, dans +le cas le plus heureux, ne produisent que l’ennui;--du moins à en juger +d’après l’échantillon qui nous est connu.-- + +Personne n’est vraiment digne d’envie, et combien sont à plaindre.-- + +La vie est un pensum dont il faut s’acquitter laborieusement: et dans ce +sens, le mot _defunctus_ est une belle expression.-- + +Imaginez un instant que l’acte de la génération ne soit ni un besoin ni +une volupté, mais une affaire de réflexion pure et de raison: l’espèce +humaine pourrait-elle bien encore subsister? Chacun n’aurait-il pas eu +plutôt assez pitié de la génération à venir, pour lui épargner le poids +de l’existence, ou du moins n’aurait-il pas hésité à le lui imposer de +sang-froid?-- + +Le monde, mais c’est l’enfer, et les hommes se partagent en âmes +tourmentées et en diables tourmenteurs.-- + +Il me faudra sans doute entendre dire encore que ma philosophie est sans +consolation;--et cela simplement parce que je dis la vérité, tandis que +les gens veulent entendre dire: le Seigneur Dieu a bien fait tout ce +qu’il a fait. Allez à l’église, et laissez les philosophes en repos. Du +moins, n’exigez pas qu’ils ajustent leurs doctrines à votre catéchisme: +c’est ce que font les gueux, les philosophâtres: chez ceux-là vous +pouvez commander des doctrines selon votre bon plaisir. Troubler +l’optimisme obligé des professeurs de philosophie est aussi facile +qu’agréable.-- + +Brahma produit le monde par une sorte de péché ou d’égarement, et reste +lui-même dans le monde pour expier ce péché, jusqu’à ce qu’il se soit +racheté.--Très bien!--Dans le bouddhisme, le monde naît par suite d’un +trouble inexplicable, se produisant après un long repos dans cette +clarté du ciel, dans cette béatitude sereine, appelée _Nirvana_ qui sera +reconquise par la pénitence, c’est comme une sorte de fatalité qu’il +faut entendre au fond en un sens moral, bien que cette explication ait +une analogie et une image exactement correspondante dans la nature par +la formation inexplicable du monde primitif, vaste nébuleuse d’où +sortira un soleil. Mais les erreurs morales rendent même le monde +physique graduellement plus mauvais et toujours plus mauvais, jusqu’à ce +qu’il ait pris sa triste forme actuelle.--C’est parfait!--Pour les Grecs +le monde et les dieux étaient l’ouvrage d’une nécessité +insondable.--Cette explication est supportable, en ce sens qu’elle nous +satisfait provisoirement.--Ormuzd vit en guerre avec Ahriman:--on peut +encore admettre cela.--Mais un Dieu comme ce Jéhovah, qui _animi causâ_, +pour son bon plaisir et _de gaîté de cœur_ produit ce monde de misère et +de lamentations, et qui encore s’en félicite et s’applaudit, avec son +πάντα καλά λίαν[23]. Voilà qui est trop fort! Considérons donc à ce +point de vue la religion des Juifs comme la dernière parmi les doctrines +religieuses des peuples civilisés; ce qui concorde parfaitement avec ce +fait qu’elle est aussi la seule qui n’ait absolument aucune trace +d’immortalité. + + [23] _Voir_ la note [28] à la page 63. + +Quand même la démonstration de Leibnitz serait vraie; quand même on +admettrait que, parmi les mondes possibles, celui-ci est toujours le +meilleur, cette démonstration ne donnerait encore aucune théodicée. Car +le créateur n’a pas seulement créé le monde, mais aussi la possibilité +elle-même: par conséquent, il aurait dû rendre possible un meilleur +monde. + +La misère qui remplit ce monde proteste trop hautement contre +l’hypothèse d’une œuvre parfaite due à un être absolument sage, +absolument bon, et avec cela tout puissant; et d’autre part, +l’imperfection évidente et même la burlesque caricature du plus achevé +des phénomènes de la création, l’homme, sont d’une évidence trop +sensible. Il y a là une dissonance que l’on ne peut résoudre. Au +contraire, douleurs et misères sont autant de preuves à l’appui, quand +nous considérons le monde comme l’ouvrage de notre propre faute, par +conséquent comme une chose qui ne saurait être meilleure. Tandis que, +dans la première hypothèse, la misère du monde devient une accusation +amère contre le créateur et donne matière à des sarcasmes, elle apparaît +dans le second cas, comme une accusation contre notre être et notre +volonté même, bien propre à nous humilier. Car elle nous conduit à cette +pensée profonde que nous sommes venus dans le monde déjà viciés comme +les enfants de pères usés de débauche, et que si notre existence est +tellement misérable, et a pour dénoûment la mort, c’est que nous avons +continuellement cette faute à expier. D’une manière générale rien n’est +plus certain: c’est la lourde faute du monde qui amène les grandes et +innombrables souffrances du monde; et nous entendons cette relation au +sens métaphysique et non physique et empirique. Aussi l’histoire du +péché originel me réconcilie-t-elle avec l’ancien testament, elle est +même à mes yeux la seule vérité métaphysique du livre, bien qu’elle s’y +présente sous le voile de l’allégorie. Car notre existence ne ressemble +à rien tant qu’à la conséquence d’une faute et d’un désir coupable... + +Voulez-vous toujours avoir sous la main une boussole sûre, afin de vous +orienter dans la vie et de l’envisager sans cesse dans son vrai jour, +habituez-vous à considérer ce monde comme un lieu de pénitence, comme +une colonie pénitentiaire, _a penal colony_,--un ἐργαστήριον, ainsi déjà +l’avaient nommé les plus anciens philosophes (_Clem. Alex. Strom._ L. +III, c. 3, p. 399) et parmi les pères de l’Église comme Origène +l’exprimait avec une hardiesse louable. (Augustin. _De civit. Dei_, L. +XI, c. 23).--La sagesse de tous les temps, le brahmanisme, le +bouddhisme, Empédocle et Pythagore confirment cette manière de voir; +Cicéron (_Fragmenta de philosophia_, vol. 12, p. 316, éd. Bip.) rapporte +que les anciens sages dans l’initiation aux mystères enseignaient, _nos +ob aliqua scelera suscepta in vita superiore, pœnarum luendarum causa +natos esse_. Vanini exprime cette idée de la façon la plus énergique, +Vanini qu’on a trouvé plus commode de brûler que de réfuter, quand il +dit: _Tot, tantisque homo repletus miseriis, ut si christianæ religioni +non repugnaret, dicere auderem: si daemones dantur, ipsi, in hominum +corpora transmigrantes, sceleris pœnas luunt_ (_De admirandis naturæ +arcanis_, dial. L, p. 353). Mais même dans le pur christianisme bien +compris, notre existence est considérée comme la suite d’une faute, +d’une chute. Si l’on se familiarise avec cette pensée, on n’attendra de +la vie que ce qu’elle peut donner, et loin de considérer comme quelque +chose d’inattendu, de contraire à la règle ses contradictions, +souffrances, tourments, misères grandes ou petites, on les trouvera tout +à fait dans l’ordre, sachant bien qu’ici bas chacun porte la peine de +son existence, et chacun à sa manière.--Parmi les maux d’un +établissement pénitentiaire, le moindre n’est pas la société qu’on y +rencontre. Ce que vaut la société des hommes, ceux-là qui en +mériteraient une meilleure le sauront sans que j’aie besoin de le dire. +Une belle âme, un génie, peuvent parfois y éprouver les sentiments d’un +noble prisonnier d’État qui est aux galères entouré de vulgaires +scélérats; et comme lui ils cherchent à s’isoler. Mais en général cette +idée sur le monde nous rend capables de voir sans surprise, à plus forte +raison sans indignation, ce qu’on appelle les imperfections, +c’est-à-dire la misérable constitution intellectuelle et morale de la +plupart des hommes que leur physionomie même nous révèle... + +La conviction que le monde, et par suite l’homme sont tels qu’ils ne +devraient pas exister, est de nature à nous remplir d’indulgence les uns +pour les autres; qu’attendre, en effet, d’une telle espèce d’êtres?--Il +me semble parfois que la manière convenable de s’aborder d’homme à +homme, au lieu d’être Monsieur, Sir, etc., pourrait être: «compagnon de +souffrance, _socî malorum_, compagnon de misères, _my fellow-sufferer_.» +Si bizarre que cela paraisse, l’expression est pourtant fondée, elle +jette sur le prochain la lumière la plus vraie, et rappelle à la +nécessité de la tolérance, de la patience, à l’indulgence, à l’amour du +prochain, dont nul ne pourrait se passer, et dont par conséquent chacun +est redevable. + + + + +II + +MISÈRES DE LA VIE. + + +L’Arcadie nous a vus naître, tous tant que nous sommes, comme le dit +Schiller; c’est-à-dire que nous entrons dans le monde, pleins de +prétentions au bonheur et à la jouissance, et que nous nous attachons à +l’espérance insensée de voir ces prétentions réussir. Mais bientôt le +destin paraît, il nous empoigne rudement et il nous apprend que rien ne +nous appartient, mais que tout est à lui, qu’il a un droit incontestable +non seulement sur tout ce que nous possédons et acquérons, sur notre +femme et notre enfant, mais sur nos bras et jambes, sur nos yeux et nos +oreilles, même sur notre nez en plein visage.--(P. I. 434.) + + * * * * * + +Tandis que la première moitié de la vie n’est qu’une infatigable +aspiration vers le bonheur, la seconde moitié, au contraire, est dominée +par un douloureux sentiment de crainte, car alors on finit par se rendre +compte plus ou moins clairement que tout bonheur n’est que chimère, que +la souffrance seule est réelle. Aussi les esprits sensés visent-ils +moins à de vives jouissances qu’à une absence de peines, à un état en +quelque sorte invulnérable.--Dans mes jeunes années, un coup de sonnette +à ma porte me remplissait aussitôt de joie, car je pensais: «Bon! voilà +quelque chose qui arrive.» Plus tard, mûri par la vie, ce même bruit +éveillait un sentiment voisin de l’effroi; je me disais: «Hélas! +qu’arrive-t-il?»--(L. 228.) + + * * * * * + +Rien de fixe dans la vie fugitive: ni douleur infinie, ni joie +éternelle, ni impression permanente, ni enthousiasme durable, ni +résolution élevée qui puisse compter pour la vie! Tout se dissout dans +le torrent des années. Les minutes, les innombrables atomes de petites +choses, fragments de chacune de nos actions, sont les vers rongeurs qui +dévastent tout ce qu’il y a de grand et de hardi... On ne prend rien au +sérieux dans la vie humaine; la poussière n’en vaut pas la peine.--(G. +51.) + + * * * * * + +A considérer la vie sous l’aspect de sa valeur objective, il est au +moins douteux qu’elle soit préférable au néant; et je dirais même que si +l’expérience et la réflexion pouvaient se faire entendre, c’est en +faveur du néant qu’elles élèveraient la voix. Si l’on frappait à la +pierre des tombeaux, pour demander aux morts s’ils veulent ressusciter, +ils secoueraient la tête. Telle est aussi l’opinion de Socrate dans +l’apologie de Platon, et même l’aimable et gai Voltaire ne peut +s’empêcher de dire: «On aime la vie; mais le néant ne laisse pas d’avoir +du bon»; et encore: «Je ne sais pas ce que c’est que la vie éternelle, +mais celle-ci est une mauvaise plaisanterie.»--(W. II. 531.) + + * * * * * + +La vie de chaque homme vue de loin et de haut, dans son ensemble et dans +ses traits les plus saillants, nous présente toujours un spectacle +tragique; mais si on la parcourt dans le détail, elle a le caractère +d’une comédie. Car le train et le tourment du jour, l’incessante +agacerie du moment, les désirs et les craintes de la semaine, les +disgrâces de chaque heure, sous l’action du hasard qui songe toujours à +nous mystifier, ce sont là autant de scènes de comédie. Mais les +souhaits toujours déçus, les vains efforts, les espérances que le sort +foule impitoyablement aux pieds, les funestes erreurs de la vie entière, +avec les souffrances qui s’accumulent et la mort au dernier acte, voilà +l’éternelle tragédie. Il semble que le destin ait voulu ajouter la +dérision au désespoir de notre existence, quand il a rempli notre vie de +toutes les infortunes de la tragédie, sans que nous puissions seulement +soutenir la dignité des personnages tragiques. Loin de là, dans le large +détail de la vie, nous jouons inévitablement le piètre rôle de +comiques.--(L. 75.) + + * * * * * + +Si un Dieu a fait ce monde, je n’aimerais pas à être ce Dieu: la misère +du monde me déchirerait le cœur.--(N. 441.) + + * * * * * + +Imagine-t-on un démon créateur, on serait pourtant en droit de lui crier +en lui montrant sa création: «Comment as-tu osé interrompre le repos +sacré du néant, pour faire surgir une telle masse de malheur et de +tourment?»--(N. 441.) + + * * * * * + +Si l’on mettait devant les yeux de chacun les douleurs et les tourments +épouvantables auxquels sa vie est continuellement exposée, à cet aspect, +il serait saisi d’effroi: et si l’on voulait conduire l’optimiste le +plus endurci à travers les hôpitaux, les lazarets et les chambres de +torture chirurgicales, à travers les prisons, les lieux de supplices, +les écuries d’esclaves, sur les champs de bataille et dans les cours +d’assises, si on lui ouvrait tous les sombres repaires où la misère se +glisse pour fuir les regards d’une curiosité froide, et si enfin on le +laissait regarder dans la tour affamée d’Ugolin,--alors, assurément, lui +aussi finirait par reconnaître de quelle sorte est ce _meilleur des +mondes possibles_[24]. + + [24] «Il n’y a que violence dans l’univers; mais nous sommes gâtés par + la philosophie moderne, qui a dit _tout est bien_, tandis que le mal + a tout souillé, et que dans un sens très vrai _tout est mal_, + puisque rien n’est à sa place.» + + J. DE MAISTRE. + +Où Dante serait-il allé chercher le modèle et le sujet de son enfer +ailleurs que dans notre monde réel? Et pourtant, c’est bel et bien un +enfer qu’il nous a peint. Au contraire, quand il s’est agi de décrire le +ciel et ses joies, il se trouvait en face d’une difficulté +insurmontable, justement parce que notre monde n’offre rien d’analogue. +Au lieu des joies du Paradis, il fut réduit à nous faire part des +instructions que lui donnèrent là ses ancêtres, sa Béatrix et divers +saints. Par où l’on voit assez clairement quelle sorte de monde est le +nôtre.--(L. 189.) + + * * * * * + +Ce monde, champ de carnage où des êtres anxieux et tourmentés ne +subsistent qu’en se dévorant les uns les autres, où toute bête de proie +devient le tombeau vivant de mille autres, et n’entretient sa vie qu’au +prix d’une longue suite de martyres, où la capacité de souffrir croît en +proportion de l’intelligence, et atteint par conséquent dans l’homme son +degré le plus élevé; ce monde, les optimistes ont voulu l’ajuster à leur +système, et nous le démontrer _a priori_ comme le meilleur des mondes +possibles. L’absurdité est criante.--On me dit d’ouvrir les yeux et de +promener mes regards sur la beauté du monde que le soleil éclaire, +d’admirer ses montagnes, ses vallées, ses torrents, ses plantes, ses +animaux, que sais-je encore. Le monde n’est-il donc qu’une lanterne +magique? Certes le spectacle est splendide à voir, mais y jouer son +rôle, c’est autre chose.--Après l’optimiste vient l’homme des causes +finales; celui-là me vante la sage ordonnance qui défend aux planètes de +se heurter du front dans leur course, qui empêche la terre et la mer de +se confondre en une immense bouillie, et les tient proprement séparées, +qui fait que tout ne reste pas figé dans une glace éternelle, ou consumé +par la chaleur, qui, grâce à l’inclinaison de l’écliptique ne permet pas +au printemps d’être éternel et laisse mûrir les fruits, etc. Mais ce ne +sont là que de simples _conditiones sine quibus non_. Car si un monde +doit exister, si ses planètes doivent durer, ne fût-ce qu’un temps égal +à celui que le rayon d’une étoile fixe éloignée met pour arriver jusqu’à +elles, et si elles ne disparaissent pas comme le fils de Lessing +immédiatement après leur naissance, il fallait que les choses ne fussent +pas charpentées assez maladroitement, pour que l’échafaudage fondamental +menaçât déjà de crouler. Arrivons maintenant aux résultats de cette +œuvre si vantée, considérons les acteurs qui se meuvent sur cette scène +si solidement machinée: nous voyons la douleur apparaître en même temps +que la sensibilité, et grandir à mesure que celle-ci devient +intelligente, nous voyons le désir et la souffrance marcher du même pas, +se développer sans limites, jusqu’à ce qu’enfin la vie humaine n’offre +plus qu’un sujet de tragédies ou de comédies. Maintenant, si l’on est +sincère, on sera peu disposé à entonner l’Alleluia des optimistes.--(L. +189.) + + * * * * * + +La vie ne se présente nullement comme un cadeau dont nous n’avons qu’à +jouir, mais bien comme un devoir, une tâche dont il faut s’acquitter à +force de travail; de là, dans les grandes et petites choses, une misère +générale, un labeur sans repos, une concurrence sans trêve, un combat +sans fin, une activité imposée avec une tension extrême de toutes les +forces du corps et de l’esprit. Des millions d’hommes, réunis en +nations, concourent au bien public, chaque individu agissant ainsi dans +l’intérêt de son propre bien; mais des milliers de victimes tombent pour +le salut commun. Tantôt des préjugés insensés, tantôt une politique +subtile excitent les peuples à la guerre; il faut que la sueur et le +sang de la grande foule coulent en abondance pour mener à bonne fin les +fantaisies de quelques-uns, ou expier leurs fautes. En temps de paix, +l’industrie et le commerce prospèrent, les inventions font merveille, +les vaisseaux sillonnent les mers et rapportent des friandises de tous +les coins du monde, les vagues engloutissent des milliers d’hommes. Tout +est en mouvement, les uns méditent, les autres agissent, le tumulte est +indescriptible. + +Mais le dernier but de tant d’efforts, quel est-il? Maintenir pendant un +court espace de temps des êtres éphémères et tourmentés, les maintenir +au cas le plus favorable dans une misère supportable et une absence de +douleur relative que guette aussitôt l’ennui; puis la reproduction de +cette race et le renouvellement de son train habituel.--(L. 68.) + + * * * * * + +Il est véritablement incroyable combien insignifiante et dénuée +d’intérêt, vue du dehors, et combien sourde et obscure, ressentie +intérieurement, s’écoule la vie de la plupart des hommes. Elle n’est que +tourments, aspirations impuissantes, marche chancelante d’un homme qui +rêve à travers les quatre âges de la vie jusqu’à la mort, avec un +cortège de pensées triviales. Les hommes ressemblent à des horloges qui +ont été montées et qui marchent sans savoir pourquoi; et chaque fois +qu’un homme est engendré et mis au monde, l’horloge de la vie humaine +est de nouveau montée pour répéter encore une fois son vieux refrain usé +d’éternelle boîte à musique, phrase par phrase, mesure pour mesure, avec +des variations à peine sensibles. + +Chaque individu, chaque visage humain et chaque vie humaine n’est qu’un +rêve de plus, un rêve éphémère de l’esprit infini de la nature, de la +volonté de vivre persistante et obstinée, ce n’est qu’une image fugitive +de plus qu’elle dessine en se jouant sur sa page infinie de l’espace et +du temps, qu’elle laisse subsister quelques instants d’une brièveté +vertigineuse, et qu’aussitôt elle efface pour faire place à d’autres. +Cependant et c’est là le côté de la vie qui donne à penser et à +réfléchir, il faut que la volonté de vivre, violente et impétueuse, paie +chacune de ces images fugitives, chacune de ces vaines fantaisies au +prix de douleurs profondes et sans nombre, et d’une mort amère longtemps +redoutée et qui vient enfin. Voilà pourquoi l’aspect d’un cadavre nous +rend soudainement sérieux.--(W. I. 379.) + + * * * * * + +La vie de l’homme oscille, comme un pendule, entre la douleur et +l’ennui[25], tels sont en réalité ses deux derniers éléments. Les hommes +ont dû exprimer cela d’une étrange manière; après avoir fait de l’enfer +le séjour de tous les tourments et de toutes les souffrances, qu’est-il +resté pour le ciel? justement l’ennui.--(L. 72.) + + [25] + + . . . . . Amaro e noia + La vita, altro mai nulla. . . . . . + (A se stesso) + Nell’ imo petto, grave, salda, immota + Come colonna adamantina, siede + Noia immortale. + + _Leopardi_ (Al conte Pepoli.) + + (Note du traducteur.) + + + + +III + +RÉSIGNATION.--RENONCEMENT.--ASCÉTISME ET DÉLIVRANCE. + + +Quand le coin du voile de Maïa[26] (l’illusion de la vie individuelle) +s’est soulevé devant les yeux d’un homme, de telle sorte qu’il ne fait +plus de différence égoïste entre sa personne et les autres hommes, et +qu’il prend autant d’intérêt aux souffrances étrangères qu’aux siennes +propres, et qu’il devient par là secourable jusqu’au dévouement, prêt à +se sacrifier lui-même pour le salut des autres,--cet homme arrivé au +point de se reconnaître lui-même dans tous les êtres, considère comme +siennes les souffrances infinies de tout ce qui vit, et doit ainsi +s’approprier la douleur du monde. Aucune détresse ne lui est étrangère. +Tous les tourments qu’il voit et peut si rarement adoucir, tous les +tourments dont il entend parler, ceux mêmes qu’il lui est possible de +concevoir frappent son esprit comme s’il en était lui-même la victime. + + [26] Maïa--l’illusion.--Schopenhauer entend par là cette connaissance, + bornée à l’espace et au temps qui empêche l’individu de reconnaître + sa propre essence dans les individus étrangers. (Note de M. + Frauenstædt.) + + MAÏA, déesse hindoue, épouse de Brahma, mère des illusions ou + l’illusion personnifiée. + +Insensible aux alternatives de biens et de maux qui se succèdent dans sa +destinée, affranchi de tout égoïsme, il pénètre les voiles de l’illusion +individuelle; tout ce qui vit, tout ce qui souffre est également près de +son cœur. Il conçoit l’ensemble des choses, leur essence, leur éternel +écoulement, les vains efforts, les luttes intérieures et les souffrances +sans fin; il voit, de quelque côté qu’il tourne ses regards, l’homme qui +souffre, l’animal qui souffre, et un monde qui s’évanouit éternellement. +Il s’unit désormais aux douleurs du monde aussi étroitement que +l’égoïste à sa propre personne. Comment pourrait-il, avec une telle +connaissance du monde, affirmer par les désirs incessants sa volonté de +vivre, se rattacher toujours de plus en plus à la vie, et l’étreindre +toujours plus étroitement? L’homme séduit par l’illusion de la vie +individuelle, esclave de l’égoïsme, ne voit des choses que ce qui le +touche personnellement, et y puise des motifs sans cesse renouvelés de +désirer et de vouloir; au contraire, celui qui pénètre l’essence des +choses en soi, qui domine l’ensemble, arrive au repos de tout désir et +de tout vouloir. Désormais la volonté se détourne de la vie; elle +repousse avec effroi les jouissances qui la perpétuent. L’homme arrive +alors à l’état du renoncement volontaire, de la résignation, de la +tranquillité vraie, et de l’absence absolue de volonté.--(L. 177.) + + * * * * * + +L’esprit intime et le sens de la véritable et pure vie du cloître, et de +l’ascétisme en général, c’est que l’on se sent digne et capable d’une +existence meilleure que la nôtre, et que l’on veut fortifier et +maintenir cette conviction par le mépris de toutes les vaines +jouissances de ce monde. On attend avec calme et assurance la fin de +cette vie, privée de ses appâts trompeurs, pour saluer un jour l’heure +de la mort comme celle de la délivrance.--(L. 178.) + + * * * * * + +Tandis que le méchant livré par la violence de sa volonté et de ses +désirs à des tourments intérieurs continus et dévorants, est réduit, +quand la source de toutes les jouissances vient à tarir, à étancher la +soif brûlante de ses désirs par le spectacle des malheurs d’autrui; +l’homme, au contraire, qui est pénétré de cette idée du renoncement +absolu, quel que soit son dénuement, quelque privé qu’il soit +extérieurement de toute joie, et de tout bien, goûte cependant une +pleine allégresse et jouit d’un repos vraiment céleste. Pour lui, plus +d’empressement inquiet, plus de joie éclatante, cette joie précédée et +suivie de tant de peines, condition inévitable de l’existence pour +l’homme qui a le goût de la vie: ce qu’il ressent, c’est une paix +inébranlable, un profond repos, une intime sérénité, un état que nous ne +pouvons voir ou imaginer sans y aspirer avec ardeur parce qu’il nous +semble le seul juste, infiniment supérieur à tout autre, un état vers +lequel nous invitent et nous appellent ce qu’il y a de meilleur en nous, +et cette voix intérieure qui nous crie: _sapere aude_. Nous sentons bien +alors que tout désir accompli, tout bonheur arraché à la misère du +monde, sont comme l’aumône qui soutient le mendiant aujourd’hui, pour +que demain il meure encore de faim; la résignation, au contraire est +comme une terre reçue en héritage, qui met pour toujours l’heureux +possesseur à l’abri du souci.--(L. 179.) + + * * * * * + +Peu d’hommes, par la seule connaissance réfléchie des choses, +parviennent à pénétrer l’illusion du _principium individuationis_, peu +d’hommes remplis d’une parfaite bonté d’âme, de l’universelle charité, +en viennent enfin à reconnaître toutes les douleurs du monde comme les +leurs propres, pour aboutir à la négation de la volonté. Chez celui-là +même qui s’approche le plus de ce degré supérieur, les aises +personnelles, le charme flatteur de l’instant, l’attrait de l’espérance, +les désirs sans cesse renaissants sont un éternel obstacle au +renoncement, une éternelle amorce pour la volonté; de là vient qu’on a +personnifié dans les démons la multitude des séductions qui nous tentent +et nous sollicitent. + +Aussi faut-il que notre volonté soit brisée par une immense souffrance, +avant qu’elle n’arrive au renoncement d’elle-même. Lorsqu’il a parcouru +tous les degrés de l’angoisse croissante, après une suprême résistance, +et qu’il touche à l’abîme du désespoir, l’homme rentre subitement en +lui-même, il se connaît, il connaît le monde, son âme alors se +transforme, s’élève au-dessus d’elle-même et de toute souffrance, et +purifié, sanctifié en quelque sorte dans un repos, une félicité +inébranlables, une élévation inaccessible, il renonce à tous les objets +de ses désirs passionnés, et reçoit la mort avec joie. Comme un pâle +éclair, la négation de la volonté de vivre, c’est-à-dire la délivrance, +jaillit subitement de la flamme purifiante de la douleur. + +Les criminels eux-mêmes peuvent être ainsi épurés par une grande +douleur; ils sont tout autres. Leurs crimes passés n’oppressent plus +leur conscience; pourtant ils sont prêts à les expier par la mort et +voient volontiers s’éteindre avec eux ce phénomène passager de la +volonté, qui leur est maintenant étranger et comme un objet d’horreur. +Dans le touchant épisode de Gretchen, Gœthe nous a donné une +incomparable et éclatante peinture de cette négation de la volonté +causée par une grande infortune et par le désespoir. C’est un modèle +accompli de cette seconde manière d’arriver au renoncement, à la +négation de la volonté, non par la pure connaissance des douleurs de +tout un monde auxquelles on s’identifie volontairement, mais par une +douleur écrasante dont on a soi-même été accablé.--(L. 183.) + + * * * * * + +Si l’on se représente combien la misère et les souffrances sont la +plupart du temps nécessaires pour notre délivrance, on reconnaîtra que +nous devrions moins envier le bonheur des autres que leur malheur. C’est +pour cette raison que le stoïcisme qui brave le destin est pour l’âme, +il est vrai, une épaisse cuirasse contre les douleurs de la vie et aide +à mieux supporter le présent; mais il est opposé au véritable salut, car +il endurcit le cœur. Et comment le stoïcien pourrait-il être rendu +meilleur par la souffrance, lorsque, sous son écorce de pierre, il y est +insensible?--Jusqu’à un certain degré, ce stoïcisme n’est pas très rare. +C’est souvent une pure affectation, une façon de faire à mauvais jeu +bonne mine: et lorsqu’il est réel, il provient la plupart du temps de +l’insensibilité pure, du manque d’énergie, de vivacité, de sentiment et +d’imagination, nécessaires pour ressentir une grande douleur. Le flegme +et la lourdeur des Allemands sont surtout favorables à cette sorte de +stoïcisme.--(L. 185.) + + * * * * * + +Quiconque se tue veut la vie, il ne se plaint que des conditions sous +lesquelles elle s’offre à lui. Ce n’est donc pas à la volonté de vivre +qu’il renonce, mais uniquement à la vie, dont il détruit en sa personne +un des phénomènes passagers... C’est justement parce qu’il ne peut +cesser de vouloir qu’il cesse de vivre, et c’est en supprimant en lui le +phénomène de la vie qu’il affirme son désir de vivre. Car c’était +justement la douleur à laquelle il se soustrait qui aurait pu, comme +mortification de la volonté, le conduire au renoncement et à la +délivrance. Il en est de celui qui se tue comme d’un malade qui, n’ayant +pas le courage de laisser achever une opération douloureuse mais +salutaire, préférerait garder sa maladie. La souffrance supportée avec +courage lui permettrait de supprimer la volonté; mais il se soustrait à +la souffrance, en détruisant dans son corps cette manifestation de la +volonté, de telle sorte que celle-ci subsiste sans obstacles.--(L. 186.) + + * * * * * + +L’optimisme n’est au fond qu’une forme de louanges que la volonté de +vivre, unique et première cause du monde, se décerne sans raison à +elle-même, lorsqu’elle se mire avec complaisance dans son œuvre: ce +n’est pas seulement une doctrine fausse, c’est une doctrine corruptrice. +Car elle nous représente la vie comme un état désirable, et comme but de +la vie le bonheur de l’homme. Dès lors chacun s’imagine qu’il possède +les droits les plus justifiés au bonheur et à la jouissance; si ces +biens, comme cela n’est que trop fréquent, ne lui échoient pas en +partage, il se croit victime d’une injustice, n’a-t-il pas manqué le but +de sa vie?--tandis qu’il est bien plus juste de considérer le travail, +la privation, la misère et la souffrance couronnée par la mort comme le +but de notre vie (ainsi font le brahmanisme, le bouddhisme et aussi le +véritable christianisme) parce que tous ces maux conduisent à la +négation de la volonté de vivre. Dans le Nouveau Testament, le monde est +représenté comme une vallée de larmes, la vie comme un moyen de +purifier l’âme, et un instrument de martyre est le symbole du +christianisme[27].--(L. 190.) + + [27] «De nos jours, dit ailleurs Schopenhauer, le christianisme a + oublié sa vraie signification, pour dégénérer en un plat optimisme.» + W. I. 480. + + * * * * * + +Quiétisme, c’est-à-dire renoncement à tout désir, ascétisme, +c’est-à-dire immolation réfléchie de la volonté égoïste, et mysticisme, +c’est-à-dire conscience de l’identité de son être avec l’ensemble des +choses et le principe de l’univers--trois dispositions de l’âme qui se +tiennent étroitement; quiconque fait profession de l’une, est attiré +vers l’autre en quelque sorte malgré lui.--Rien de plus surprenant que +de voir l’accord de tous ceux qui nous ont prêché ces doctrines, à +travers l’extrême variété des temps, des pays et des religions, et rien +de plus curieux que la sécurité inébranlable comme le roc, la certitude +intérieure, avec lesquelles ils nous présentent le résultat de leur +expérience intime.--(L. 187.) + + * * * * * + +En vérité ce n’est pas le judaïsme avec son πάντα καλά λίαν[28] mais le +brahmanisme et le bouddhisme qui par l’esprit et la tendance morale se +rapprochent du christianisme. Mais l’esprit et la tendance morale sont +ce qu’il y a d’essentiel dans une religion, et non pas les mythes dans +lesquels elle les enveloppe. + + [28] I. Moïse, 1, 31. + + «Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites, _et elles étaient + très bonnes_.» Schopenhauer est l’ennemi personnel de Jehovah, qui, + selon la Bible, ayant créé le monde, le triste monde, se vante de + son œuvre comme d’une belle et bonne chose. Cet optimisme du Dieu + des Juifs irrite et exaspère notre philosophe pessimiste. + +Ce πάντα καλά λίαν de l’Ancien Testament est vraiment étranger au pur +christianisme: car tout le long du Nouveau Testament il est question du +monde comme d’une chose à laquelle on n’appartient pas, que l’on n’aime +pas, d’une chose qui est sous l’empire du diable. Cela s’accorde avec +l’esprit d’ascétisme, de renoncement et de victoire sur le monde, cet +esprit, qui, joint à l’amour du prochain et au pardon des injures, +marque le trait fondamental et l’étroite affinité qui unissent le +christianisme, le brahmanisme et le bouddhisme. C’est dans le +christianisme surtout qu’il est nécessaire d’aller au fond des choses et +de pénétrer au-delà de l’écorce.--(L. 193.) + +Le protestantisme en éliminant l’ascétisme et le célibat qui en est le +point capital, a atteint par là même l’essence du christianisme, et peut +à ce point de vue être considéré comme une apostasie. On l’a bien vu de +nos jours quand le protestantisme a peu à peu dégénéré en un plat +rationalisme, espèce de pélagianisme moderne, qui vient se résumer dans +la doctrine d’un bon père, créant le monde afin qu’on s’y amuse bien (en +quoi il aurait joliment échoué); et ce bon père, sous certaines +conditions, s’engage à procurer aussi plus tard à ses fidèles serviteurs +un monde beaucoup plus beau dont le seul inconvénient est d’avoir une +aussi funeste entrée. Cela peut être assurément une bonne religion pour +des pasteurs protestants confortables, mariés et éclairés: mais ce n’est +pas là du christianisme. Le christianisme est la doctrine qui affirme +que l’homme est profondément coupable par le seul fait de sa naissance, +et il enseigne en même temps que le cœur doit aspirer à la délivrance +qui ne peut être obtenue qu’au prix des sacrifices les plus pénibles par +le renoncement, l’anéantissement de soi-même, par conséquent par une +transformation totale de la nature humaine.--(L. 193.) + + * * * * * + +Il semble que la fin de toute activité vitale soit un merveilleux +allégement pour la force qui l’entretient: c’est là ce qui explique +peut-être cette expression de douce sérénité répandue sur le visage de +la plupart des morts. Il se peut que l’instant de la mort soit semblable +au réveil, après un sommeil lourd et troublé de cauchemars.--(W. II, +536.) + + * * * * * + +Chacun sent qu’il est autre chose qu’un néant, qu’un autre néant a un +jour engendré. De là naît pour lui l’assurance que la mort peut bien +mettre fin à sa vie, mais non à son existence[29].--(L. 84.) + + [29] Schopenhauer n’entend pas l’immortalité au sens d’une permanence + de la conscience personnelle après la mort.--Ce qui est immortel, + c’est la force, la volonté de vivre, qui est au fond de toutes + choses, l’unique et premier principe. L’individu n’en est que la + manifestation éphémère dans l’espace et dans le temps. + + * * * * * + +Mon imagination (surtout si j’entends de la musique) joue souvent avec +cette pensée que la vie de tous les hommes et ma propre vie ne sont que +des songes d’un esprit éternel, bons et mauvais songes, dont chaque mort +est un réveil.--(M. 732.) + + * * * * * + +Nous avons été éveillés et nous le serons de nouveau; la vie est une +nuit que remplit un long rêve, souvent un cauchemar.--(M. 732.) + + * * * * * + +Dans la vieillesse les passions et les désirs s’éteignent les uns après +les autres, à mesure que les objets de ces passions deviennent +indifférents; la sensibilité s’émousse, la force de l’imagination +devient toujours plus faible, les images pâlissent, les impressions +n’adhèrent plus, elles passent sans laisser de traces, les jours roulent +toujours plus rapides, les événements perdent leur importance, tout se +décolore. L’homme accablé de jours se promène en chancelant ou se repose +dans un coin, n’étant plus qu’une ombre, un fantôme de son être passé. +La mort vient, que lui reste-t-il encore à détruire? Un jour +l’assoupissement se change en dernier sommeil et ses rêves... ils +inquiétaient déjà Hamlet dans le célèbre monologue. Je crois que dès +maintenant nous rêvons.--(W. II, 536.) + + * * * * * + +Nous savons que les instants où la contemplation des œuvres d’art nous +délivre des désirs avides, comme si nous surnagions au-dessus de la +lourde atmosphère de la terre, sont en même temps les plus heureux que +nous connaissions. Par là nous pouvons nous figurer quelle félicité doit +ressentir l’homme dont la volonté est apaisée, non pas pour quelques +instants comme dans la jouissance du beau, mais pour toujours et +s’éteint même tout à fait, si bien qu’il ne reste que la dernière +étincelle aux lueurs vacillantes, qui soutient le corps et s’éteindra +avec lui. Lorsque cet homme, après maints rudes combats contre sa propre +nature, a fini par triompher tout à fait, il n’existe qu’à l’état d’être +purement intellectuel, comme un miroir du monde que rien ne trouble. +Désormais rien ne saurait lui causer de l’angoisse, rien ne saurait +l’agiter: car les mille liens du vouloir qui nous tiennent enchaînés au +monde et nous tiraillent en tous sens avec des douleurs continues sous +forme de désir, crainte, envie, colère, ces mille liens il les a brisés. +Il jette un regard en arrière, tranquille et souriant sur les images +illusoires de ce monde qui ont pu un jour agiter et torturer son cœur; +devant elles il est maintenant aussi indifférent que devant les échecs, +après une partie terminée ou devant des masques de carnaval qu’on a +dépouillés au matin et dont les figures ont pu nous agacer et nous +émouvoir dans la nuit du mardi gras. La vie et ses formes flottent +désormais devant ses yeux comme une apparition passagère, comme un léger +songe matinal pour l’homme à moitié éveillé, un songe que la vérité +transperce déjà de ses rayons et qui ne peut plus nous abuser; et ainsi +qu’un rêve la vie s’évanouit aussi à la fin, sans transition +brusque.--(L. 182.) + + * * * * * + +Si l’on a considéré la perversité humaine et que l’on soit prêt à s’en +indigner, il faut aussitôt jeter ses regards sur la détresse de +l’existence humaine, et réciproquement si la misère vous effraie, +considérez la perversité: alors on trouvera que l’une et l’autre se font +équilibre; et l’on reconnaîtra la justice éternelle, on verra que le +monde lui-même est le jugement du monde[30].--(L. 195.) + + [30] Traduction du vers célèbre de Schiller. + + * * * * * + +Une pitié sans bornes pour tous les êtres vivants, c’est le gage le plus +ferme et le plus sûr de la conduite morale, et cela n’exige aucune +casuistique. On peut être assuré que celui qui en est rempli ne blessera +personne, n’empiétera sur les droits de personne, ne fera de mal à +personne; tout au contraire, il sera indulgent pour chacun, pardonnera à +chacun, sera secourable à tous dans la mesure de ses forces, et toutes +ses actions porteront l’empreinte de la justice et de l’amour des +hommes. Au contraire, qu’on essaye une fois de dire: «Cet homme est +vertueux, mais il ne connaît aucune pitié», ou bien: «C’est un homme +injuste et méchant pourtant il est très compatissant», alors la +contradiction devient sensible.--Tout le monde n’a pas les mêmes goûts; +mais je ne connais pas de plus belle prière, que celle par laquelle se +terminent les vieilles pièces du théâtre hindou (comme autrefois les +pièces anglaises se terminaient par ces mots: «pour le roi»). Voici quel +en est le sens: «Puissent tous les êtres vivants rester libres de +douleurs.»--(L. 166.) + + + + +II + +L’AMOUR, LES FEMMES ET LE MARIAGE + + «La nature ne songe qu’au maintien de l’espèce; et, pour la + perpétuer, elle n’a que faire de notre sottise. Qu’étant ivre, + je m’adresse à une servante de cabaret ou à une fille, le but de + la nature peut être aussi bien rempli que si j’eusse obtenu + Clarisse après deux ans de soins; au lieu que ma raison me + sauverait de la servante, de la fille et de Clarisse même + peut-être. A ne consulter que la raison, quel est l’homme qui + voudrait être père et se préparer tant de soucis pour un long + avenir? Quelle femme, pour une épilepsie de quelques minutes, se + donnerait une maladie d’une année entière? La nature, en nous + dérobant à notre raison, assure mieux son empire: et voilà + pourquoi elle a mis de niveau sur ce point Zénobie et sa fille + de basse-cour, Marc-Aurèle et son palefrenier.» + + CHAMFORT. + + + + +I + +MÉTAPHYSIQUE DE L’AMOUR[31]. + + [31] W. II, p. 607. + + O vous sages, à la science haute et profonde, qui avez médité et + qui savez où, quand et comment tout s’unit dans la nature, + pourquoi tous ces amours, ces baisers; vous, sages sublimes, + dites-le moi! Mettez à la torture votre esprit subtil et + dites-moi où, quand et comment, il m’arriva d’aimer, pourquoi il + m’arriva d’aimer? + + BÜRGER. + + +On est généralement habitué à voir les poètes occupés à peindre l’amour. +La peinture de l’amour est le sujet principal de toutes les œuvres +dramatiques, tragiques ou comiques, romantiques ou classiques, dans les +Indes aussi bien qu’en Europe: il est aussi de tous les sujets le plus +fécond pour la poésie lyrique comme pour la poésie épique; sans parler +des innombrables quantités de romans, qui, depuis des siècles, se +produisent chaque année dans tous les pays civilisés d’Europe aussi +réguliers que les fruits des saisons. Tous ces ouvrages ne sont au fond +que des descriptions variées et plus ou moins développées de cette +passion. Les peintures les plus parfaites, Roméo et Juliette, la +nouvelle Héloïse, Werther, ont acquis une gloire immortelle. Dire avec +La Rochefoucauld qu’il en est de l’amour passionné comme des spectres +dont tout le monde parle, mais que personne n’a vus; ou bien contester +avec Lichtenberg, dans son Essai, «sur la puissance de l’amour» la +réalité de cette passion et nier qu’elle soit conforme à la nature; +c’est là une grande erreur. Car il est impossible de concevoir comme un +sentiment étranger ou contraire à la nature humaine, comme une pure +fantaisie en l’air ce que le génie des poètes ne se lasse pas de +peindre, ni l’humanité d’accueillir avec une sympathie inébranlable; +puisque sans vérité, il n’y a point d’art achevé. + + _Rien n’est beau que le vrai; le vrai seul est aimable._ + +BOILEAU. + +D’ailleurs l’expérience générale, bien qu’elle ne se renouvelle pas tous +les jours, prouve qu’une inclination vive et encore gouvernable peut, +sous l’empire de certaines circonstances, grandir et surpasser par sa +violence toutes les autres passions, écarter toutes les considérations, +surmonter tous les obstacles avec une force et une persévérance +incroyables, au point que l’on risque sans hésiter sa vie pour +satisfaire son désir, et même que l’on en fait bon marché si ce désir +est sans espoir. Ce n’est pas seulement dans les romans qu’il y a des +Werther et des Jacopo Ortis: chaque année, l’Europe en pourrait signaler +au moins une demi-douzaine: _Sed ignotis perierunt mortibus illi_; ils +meurent inconnus, et leurs souffrances n’ont d’autre chroniqueur que +l’employé qui enregistre les décès, d’autres annales que les faits +divers des journaux. Les personnes qui lisent les feuilles françaises et +anglaises attesteront l’exactitude de ce que j’avance. Mais plus grand +encore est le nombre de ceux que cette passion conduit à l’hôpital des +fous. Enfin l’on constate chaque année divers cas de double suicide, +lorsque deux amants désespérés tombent victimes des circonstances +extérieures qui les séparent; pour moi, je n’ai jamais compris comment +deux êtres qui s’aiment, et croient trouver dans cet amour la félicité +suprême, ne préfèrent pas rompre violemment avec toutes les conventions +sociales et subir toute espèce de honte, plutôt que d’abandonner la vie +en renonçant à un bonheur au delà duquel ils n’imaginent rien.--Quant +aux degrés inférieurs, aux légères atteintes de cette passion, chacun +les a chaque jour sous les yeux et, pour peu qu’il soit jeune, la +plupart du temps aussi dans le cœur. + +Il n’est donc pas permis de douter de la réalité de l’amour ni de son +importance. Au lieu de s’étonner qu’un philosophe cherche à s’emparer +lui aussi de cette question, thème éternel pour tous les poètes, l’on +devrait plutôt être surpris qu’une affaire qui joue dans la vie humaine +un rôle si important ait été, jusqu’à présent, négligée par les +philosophes, et soit là devant nous comme une matière neuve. De tous les +philosophes, c’est encore Platon qui s’est le plus occupé de l’amour, +surtout dans le Banquet et dans le Phèdre. Ce qu’il a dit sur ce sujet +rentre dans le domaine des mythes, fables et jeux d’esprit, et concerne +surtout l’amour grec. Le peu qu’en dit Rousseau dans le _Discours sur +l’inégalité_, est faux et insuffisant; Kant dans la 3e partie du _Traité +sur le sentiment du beau et du sublime_, aborde un tel sujet d’une façon +trop superficielle et parfois inexacte comme quelqu’un qui ne s’y entend +guère. Platner, dans son anthrophologie ne nous offre que des idées +médiocres et plates. La définition de Spinoza mérite d’être citée à +cause de son extrême naïveté: _Amor est titillatio, concomitante idea +causae externae_ (_Eth. IV, prop. 44, dem._) Je n’ai donc ni à me servir +de mes prédécesseurs, ni à les réfuter. Ce n’est pas par les livres, +c’est par l’observation de la vie extérieure que ce sujet s’est imposé à +moi, et a pris place de lui-même dans l’ensemble de mes considérations +sur le monde.--Je n’attends ni approbation ni éloge des amoureux qui +cherchent naturellement à exprimer par les images les plus sublimes et +les plus éthérées l’intensité de leurs sentiments: à ceux-là, mon point +de vue paraîtra trop physique, trop matériel, tout métaphysique et +transcendant qu’il soit au fond. Puissent-ils se rendre compte avant de +me juger que l’objet de leur amour qu’ils exaltent aujourd’hui dans des +madrigaux et des sonnets, aurait à peine obtenu d’eux un regard, s’il +était né dix-huit ans plus tôt. + +Car toute inclination tendre, quelques airs éthérés qu’elle affecte, a +toutes ses racines dans l’instinct naturel des sexes; et même elle n’est +pas autre chose que cet instinct spécialisé, déterminé, et même tout à +fait individualisé. Ceci posé, si l’on observe le rôle important que +joue l’amour à tous ses degrés et dans toutes ses nuances non seulement +dans les comédies et dans les romans, mais aussi dans le monde réel, où +il est, avec l’amour de la vie, le plus puissant et le plus actif de +tous les ressorts, si l’on songe qu’il occupe continuellement les forces +de la plus jeune partie de l’humanité, qu’il est le dernier but de +presque tout effort humain, qu’il a une influence perturbatrice sur les +affaires les plus importantes, qu’il interrompt à toute heure les +occupations les plus sérieuses, que parfois il met pour un temps les +plus grands esprits à l’envers, qu’il ne se fait pas scrupule +d’intervenir, pour les troubler, avec ses vétilles, dans les +négociations diplomatiques et les travaux des savants, qu’il s’entend +même à glisser ses billets doux et ses petites mèches de cheveux jusque +dans les portefeuilles des ministres et les manuscrits des philosophes, +ce qui ne l’empêche pas d’être chaque jour le promoteur des plus +mauvaises affaires et des plus embrouillées, qu’il rompt les relations +les plus précieuses, brise les liens les plus solides, qu’il prend pour +victimes tantôt la vie ou la santé, tantôt la richesse, le rang et le +bonheur, qu’il fait de l’honnête homme un homme sans honneur, du fidèle +un traître, qu’il semble être ainsi comme un démon malfaisant qui +s’efforce de tout bouleverser, tout embrouiller, tout détruire;--on est +alors prêt à s’écrier: Pourquoi tant de bruit? pourquoi ces efforts, ces +emportements, ces anxiétés et cette misère? Il ne s’agit pourtant que +d’une chose bien simple, il s’agit seulement que chaque Jeannot trouve +sa Jeannette[32]. Pourquoi une telle bagatelle devrait-elle jouer un +rôle si important et mettre sans cesse le trouble et le désarroi dans la +vie bien réglée des hommes?--Mais, pour le penseur sérieux, l’esprit de +la vérité dévoile peu à peu cette réponse: il ne s’agit point d’une +vétille; loin de là, l’importance de l’affaire est égale au sérieux et à +l’emportement de la poursuite. Le but définitif de toute amoureuse +entreprise, qu’elle tourne au tragique ou au comique, est réellement ce +qu’il y a de plus important dans les divers buts de la vie humaine, et +mérite le sérieux profond avec lequel chacun la poursuit. En effet, ce +qui est en question, ce n’est rien moins que _la combinaison de la +génération prochaine_. Les _dramatis personæ_, les acteurs qui entreront +en scène, quand nous en sortirons, se trouveront ainsi déterminés dans +leur existence et dans leur nature par cette passion si frivole. De même +que l’être, l’_Existentia_ de ces personnes futures a pour condition +absolue l’instinct de l’amour en général; la nature propre de leur +caractère, leur _Essentia_, dépend absolument du choix individuel de +l’amour des sexes et se trouve ainsi à tous égards irrévocablement +fixée. Voilà la clef du problème: elle nous sera mieux connue quand nous +aurons parcouru tous les degrés de l’amour depuis l’inclination la plus +fugitive, jusqu’à la passion la plus violente: nous reconnaîtrons alors +que sa diversité naît du degré de l’individualisation dans le choix. + + [32] Je ne pouvais employer ici le terme propre, libre au lecteur de + traduire cette phrase dans la langue d’Aristophane. (_Note de + Schopenhauer._) + +Toutes les passions amoureuses de la génération présente ne sont donc +pour l’humanité entière que la sérieuse _meditatio compositionis +generationis futuræ, e quâ iterum pendent innumeræ generationes_. Il ne +s’agit plus, en effet, comme dans les autres passions humaines, d’un +malheur ou d’un avantage individuel, mais de l’existence et de la +constitution spéciale de l’humanité future: la volonté individuelle +atteint, dans ce cas, sa plus haute puissance, se transforme en volonté +de l’espèce.--C’est sur ce grand intérêt que repose le pathétique et le +sublime de l’amour, ses transports, ses douleurs infinies que les poètes +depuis des milliers de siècles ne se lassent point de représenter dans +des exemples sans nombre. Quel autre sujet l’emporterait en intérêt sur +celui qui touche au bien ou au mal de l’espèce? car l’individu est à +l’espèce ce que la surface des corps est aux corps eux-mêmes. C’est ce +qui fait qu’il est si difficile de donner de l’intérêt à un drame sans y +mêler une intrigue d’amour; et pourtant, malgré l’usage journalier qu’on +en fait, le sujet n’est jamais épuisé. + +Quand l’instinct des sexes se manifeste dans la conscience individuelle +d’une manière vague et générale, et sans détermination précise, c’est la +volonté de vivre absolue, en dehors de tout phénomène, qui se fait jour. +Lorsque dans un être conscient l’instinct de l’amour se spécialise sur +un individu déterminé, ce n’est au fond que cette même volonté qui +aspire à vivre dans un être nouveau et distinct, exactement déterminé. +Et dans ce cas l’instinct de l’amour tout subjectif fait illusion à la +conscience, et sait très bien se couvrir du masque d’une admiration +objective. Car la nature a besoin de ce stratagème pour atteindre ses +buts. Si désintéressée et idéale que puisse paraître l’admiration pour +une personne aimée, le but final est en réalité la création d’un être +nouveau déterminé dans sa nature: ce qui le prouve, c’est que l’amour ne +se contente pas d’un sentiment réciproque, mais qu’il exige la +possession même, l’essentiel, c’est-à-dire la jouissance physique. La +certitude d’être aimé ne saurait consoler de la privation de celle qu’on +aime; et dans un cas pareil plus d’un amant s’est brûlé la cervelle. Il +arrive au contraire que, ne pouvant être payés de retour, des gens très +épris se contentent de la possession c’est-à-dire de la jouissance +physique. C’est le cas de tous les mariages forcés, des amours vénales +ou de celles obtenues par violence. Qu’un certain enfant soit engendré, +c’est là le but unique, véritable, de tout roman d’amour, bien que les +amoureux ne s’en doutent guère: l’intrigue qui conduit au dénoûment est +chose accessoire.--Les âmes nobles, sentimentales, tendrement éprises, +auront beau protester ici contre l’âpre réalisme de ma doctrine; leurs +protestations n’ont pas de raison d’être. La constitution et le +caractère précis et déterminé de la génération future, n’est-ce pas là +un but infiniment plus élevé, infiniment plus noble que leurs sentiments +impossibles et leurs chimères idéales? Eh quoi! parmi toutes les fins +que se propose la vie humaine, peut-il y en avoir une plus considérable? +Celle-là seule explique les profondes ardeurs de l’amour[33], la gravité +du rôle qu’il joue, l’importance qu’il communique aux plus légers +incidents. Il ne faut pas perdre de vue ce but réel, si l’on veut +s’expliquer tant de manœuvres, de détours, d’efforts, et ces tourments +infinis pour obtenir l’être aimé, lorsque, au premier abord, ils +semblent si disproportionnés. Car c’est la génération à venir dans sa +détermination absolument individuelle, qui se pousse vers l’existence à +travers ces peines et ces efforts. + + [33] + + Ces délires sacrés, ces désirs sans mesure + Déchaînés dans vos flancs comme d’ardents essaims, + Ces transports, c’est déjà l’humanité future + Qui s’agite en vos seins. + + Mme ACKERMANN. (_L’amour et la mort._) + +Oui c’est elle-même qui déjà s’agite dans le choix circonspect, +déterminé, opiniâtre, cherchant à satisfaire cet instinct qui s’appelle +l’amour; c’est déjà la volonté de vivre de l’individu nouveau, que les +amants peuvent et désirent engendrer; que dis-je? déjà dans +l’entrecroisement de leurs regards chargés de désirs s’allume une vie +nouvelle, un être futur s’annonce, création complète, harmonieuse. Ils +aspirent à une union véritable, à la fusion en un seul être; cet être +qu’ils vont engendrer sera comme le prolongement de leur existence, il +en sera la plénitude; en lui les qualités héréditaires des parents, +fusionnées et réunies, continuent à vivre. Au contraire, une antipathie +réciproque et obstinée entre un homme et une jeune fille est le signe +qu’ils ne pouvaient engendrer qu’un être mal constitué, sans harmonie et +malheureux. Aussi, est-ce avec un sens profond que Calderon représente +la cruelle Sémiramis, qu’il nomme une fille de l’air, comme le fruit +d’un viol, qui fut suivi du meurtre de l’époux. + +Cette souveraine force qui attire exclusivement l’un vers l’autre deux +individus de sexe différent, c’est la volonté de vivre manifeste dans +toute l’espèce; elle cherche à se réaliser selon ses fins dans l’enfant +qui doit naître d’eux; il tiendra du père la volonté ou le caractère; de +la mère, l’intelligence, de tous les deux sa constitution physique; +pourtant les traits reproduiront plutôt ceux du père, la taille +rappellera plutôt celle de la mère... S’il est difficile d’expliquer le +caractère tout à fait spécial et exclusivement individuel de chaque +homme, il n’est pas moins difficile de comprendre le sentiment également +particulier et exclusif qui entraîne deux personnes l’une vers l’autre; +au fond, ces deux choses n’en font qu’une. La passion est implicitement, +ce que l’individualité est explicitement. Le premier pas vers +l’existence, le véritable _punctum saliens_ de la vie, c’est en réalité +l’instant où nos parents commencent à s’aimer--_to fancy each other_, +selon une admirable expression anglaise, et comme nous l’avons dit c’est +de la rencontre et de l’attachement de leurs ardents regards que naît le +premier germe de l’être nouveau, germe fragile, prompt à disparaître +comme tous les germes. Cet individu nouveau est en quelque sorte une +nouvelle idée platonicienne: et comme toutes les idées font un effort +violent pour arriver à se manifester dans le monde des phénomènes, +avides de saisir la matière favorable que la loi de causalité leur livre +en partage, de même cette idée particulière d’une individualité humaine +tend avec une violence, une ardeur extrêmes à se réaliser dans un +phénomène. Cette énergie, cette impétuosité, c’est justement la passion +que les deux parents futurs éprouvent l’un pour l’autre. Elle a des +degrés infinis dont les deux extrêmes pourraient être désignés sous le +nom de l’amour vulgaire, Ἀφροδίτη πάνδημος, et de l’amour divin, +οὐρανία:--mais quant à l’essence de l’amour, elle est partout et +toujours la même. Dans ses divers degrés elle est d’autant plus +puissante qu’elle est plus individualisée, en d’autres termes elle est +d’autant plus forte que la personne aimée, par toutes ses qualités et +ses manières d’être, est plus capable, à l’exclusion de toute autre +personne, de répondre au vœu particulier et au besoin déterminé qu’elle +a fait naître chez celui qui l’aime. + +L’amour par essence et du premier mouvement est entraîné vers la santé, +la force et la beauté, vers la jeunesse qui en est l’expression, parce +que la volonté désire, avant tout, créer des êtres capables de vivre +avec le caractère intégral de l’espèce humaine; l’amour vulgaire +(Ἀφροδίτη πάνδημος) ne va guère plus loin. Puis viennent d’autres +exigences plus spéciales, et qui grandissent et fortifient la passion. +Il n’y a d’amour puissant que dans la conformité parfaite de deux +êtres... Et comme il n’y a pas deux individus absolument semblables, +chaque homme doit trouver chez une certaine femme les qualités qui +correspondent le mieux à ses qualités propres, toujours au point de vue +des enfants à naître. Plus cette rencontre est rare, plus rare aussi +l’amour vraiment passionné. C’est précisément parce que chacun de nous +porte en puissance ce grand amour que nous comprenons la peinture que +nous en fait le génie des poètes.--Justement parce que cette passion de +l’amour vise exclusivement l’être futur et les qualités qu’il doit +avoir, il peut arriver qu’entre un jeune homme et une jeune fille, +d’ailleurs agréables et bien faits, une sympathie de sentiment, de +caractère et d’esprit fasse naître une amitié étrangère à l’amour; il se +peut même que, sur ce dernier point, il y ait entre eux une certaine +antipathie. La raison en est que l’enfant qui naîtrait d’eux manquerait +de l’harmonie intellectuelle ou physique, qu’en un mot son existence et +sa constitution ne correspondraient pas aux plans que se propose la +volonté de vivre dans l’intérêt de l’espèce. Il peut arriver, au +contraire, qu’en dépit de la dissemblance des sentiments, du caractère +et de l’esprit, en dépit de la répugnance et de l’aversion même qui en +résultent, l’amour naisse pourtant et subsiste, parce qu’il rend aveugle +sur ces incompatibilités. S’il en résulte un mariage, ce mariage sera +nécessairement très malheureux. + +Allons maintenant au fond des choses.--L’égoïsme en chaque homme a des +racines si profondes, que les motifs égoïstes sont les seuls sur +lesquels on puisse compter avec assurance pour exciter l’activité d’un +être individuel. L’espèce, il est vrai, a sur l’individu un droit +antérieur, plus immédiat et plus considérable que l’individualité +éphémère. Pourtant, quand il faut que l’individu agisse et se sacrifie +pour le maintien et le développement de l’espèce, son intelligence, +toute dirigée vers les aspirations individuelles, a peine à comprendre +la nécessité de ce sacrifice et à s’y soumettre aussitôt. Pour atteindre +son but, il faut donc que la nature abuse l’individu par quelque +illusion, en vertu de laquelle il voie son propre bonheur dans ce qui +n’est, en réalité, que le bien de l’espèce; l’individu devient ainsi +l’esclave inconscient de la nature, au moment où il croit n’obéir qu’à +ses seuls désirs. Une pure chimère aussitôt évanouie flotte devant ses +yeux et le fait agir. Cette illusion n’est autre que l’instinct. C’est +lui qui, dans la plupart des cas, représente le sens de l’espèce, les +intérêts de l’espèce devant la volonté. Mais ici comme la volonté est +devenue individuelle, elle doit être trompée de telle sorte qu’elle +perçoive par le sens de l’individu les desseins que le sens de l’espèce +a sur elle: ainsi, elle croit travailler au profit de l’individu, tandis +qu’en réalité elle ne travaille que pour l’espèce, dans son sens le plus +spécial. C’est chez l’animal que l’instinct joue le plus grand rôle et +que sa manifestation extérieure peut être le mieux observée; mais quant +aux voies secrètes de l’instinct, comme pour tout ce qui est intérieur, +nous ne pouvons apprendre à les connaître qu’en nous-mêmes. On +s’imagine, il est vrai, que l’instinct a peu d’empire sur l’homme, ou du +moins qu’il ne se manifeste guère que chez le nouveau-né cherchant à +saisir le sein de sa mère. Mais en réalité, il y a un instinct très +déterminé, très manifeste et surtout très compliqué, qui nous guide dans +le choix si fin, si sérieux, si particulier de la personne que l’on aime +et dont on désire la possession. S’il n’y avait de caché sous le plaisir +des sens que la satisfaction d’un impérieux besoin, la beauté ou la +laideur de l’autre individu serait indifférente. La recherche passionnée +de la beauté, le prix qu’on y attache, le choix qu’on y apporte, ne +concernent donc pas l’intérêt personnel de celui qui choisit, bien qu’il +se l’imagine, mais évidemment l’intérêt de l’être futur dans lequel il +importe de maintenir le plus possible intégral et pur le type de +l’espèce. En effet, mille accidents physiques et mille disgrâces morales +peuvent amener une déviation de la figure humaine: pourtant le vrai type +humain, dans toutes ses parties, est toujours rétabli à nouveau, grâce à +ce sens de la beauté qui domine toujours et dirige l’instinct des sexes, +sans quoi l’amour ne serait plus qu’un besoin révoltant. + +Ainsi donc il n’est point d’homme qui tout d’abord ne désire ardemment +et ne préfère les plus belles créatures, parce qu’elles réalisent le +type le plus pur de l’espèce; puis il recherchera surtout les qualités +qui lui manquent, ou parfois les imperfections opposées à celles qu’il a +lui-même et les trouvera belles: de là vient, par exemple, que les +grandes femmes plaisent aux petits hommes, et que les blonds aiment les +brunes, etc.--L’enthousiasme vertigineux qui s’empare de l’homme à la +vue d’une femme dont la beauté répond à son idéal, et fait luire à ses +yeux le mirage du bonheur suprême s’il s’unit avec elle, n’est autre +chose que le sens de l’espèce qui reconnaît son empreinte claire et +brillante et qui par elle aimerait à se perpétuer... + +Ces considérations jettent une vive lumière sur la nature intime de tout +instinct; comme on le voit ici, son rôle consiste presque toujours à +faire mouvoir l’individu pour le bien de l’espèce. Car, évidemment, la +sollicitude d’un insecte pour trouver une certaine fleur, un certain +fruit, un excrément ou un morceau de chair, ou bien comme l’ichneumon la +larve d’un autre insecte pour déposer ses œufs là et pas ailleurs, et +son indifférence de la peine ou du danger quand il s’agit d’y parvenir, +sont fort analogues à la préférence exclusive de l’homme pour une +certaine femme, celle dont la nature individuelle répond à la sienne: il +la recherche avec un zèle si passionné que, plutôt que de manquer son +but, au mépris de toute raison, il sacrifie souvent le bonheur de sa +vie; il ne recule ni devant un mariage insensé, ni devant des liaisons +ruineuses, ni devant le déshonneur, ni devant des actes criminels, +adultère ou viol, et cela uniquement pour servir les buts de l’espèce +sous la loi souveraine de la nature aux dépens même de l’individu. +Partout en effet l’instinct semble dirigé par une intention +individuelle, tandis qu’il y est tout à fait étranger. Toutes les fois +que l’individu livré à lui-même serait incapable de comprendre les vues +de la nature, ou porté à lui résister, elle fait surgir l’instinct: +voilà pourquoi l’instinct a été donné aux animaux et surtout aux animaux +inférieurs les plus dénués d’intelligence; mais l’homme n’y est guère +soumis que dans le cas spécial qui nous occupe. Ce n’est pas que l’homme +fût incapable de comprendre le but de la nature, mais il ne l’aurait +peut-être pas poursuivi avec tout le zèle nécessaire aux dépens même de +son bonheur particulier. Ainsi dans cet instinct, comme dans tous les +autres, la vérité se revêt d’illusion pour agir sur la volonté. C’est +une illusion de volupté qui fait miroiter devant les yeux de l’homme +l’image décevante d’une félicité souveraine dans les bras de la beauté +que n’égale à ses yeux nulle autre créature humaine; illusion encore, +quand il s’imagine que la possession d’un seul être au monde lui assure +un bonheur sans mesure et sans limites. Il se figure sacrifier à sa +seule jouissance sa peine et ses efforts, tandis qu’en réalité il ne +travaille qu’au maintien du type intégral de l’espèce, à la création +d’un certain individu tout à fait déterminé qui a besoin de cette union +pour se réaliser et arriver à l’existence. C’est tellement là le +caractère de l’instinct d’agir en vue d’une fin dont pourtant il n’a pas +l’idée, que l’homme, poussé par l’illusion qui le possède, a quelquefois +horreur du but auquel il est conduit, qui est la procréation des êtres; +il voudrait même s’y opposer; c’est le cas de presque toutes les amours +en dehors du mariage. Une fois sa passion satisfaite, tout amant éprouve +une étrange déception; il s’étonne de ce que l’objet de tant de désirs +passionnés ne lui procure qu’un plaisir éphémère, suivi d’un rapide +désenchantement. Ce désir est en effet aux autres désirs qui agitent le +cœur de l’homme, ce que l’espèce est à l’individu, ce que l’infini est +au fini. L’espèce seule au contraire profite de la satisfaction de ce +désir, mais l’individu n’en a pas conscience; tous les sacrifices qu’il +s’est imposés, poussé par le génie de l’espèce, ont servi à un but qui +n’est pas le sien. Aussi tout amant, le grand œuvre de la nature une +fois accompli, se trouve mystifié; car l’illusion qui le rendait dupe de +l’espèce s’est évanouie. Platon dit très bien: ἡδονή ἁπάντων +ἀλαζονέστατον. _Voluptas omnium maxime vaniloqua._ + +Ces considérations jettent des clartés nouvelles sur les instincts et le +sens esthétique des animaux. Eux aussi ils sont esclaves de cette sorte +d’illusion qui fait briller à leurs yeux le mirage trompeur de leur +propre jouissance, tandis qu’ils travaillent si assidûment et avec un +désintéressement si absolu pour l’espèce; ainsi l’oiseau bâtit son nid, +ainsi l’insecte cherche l’endroit propice pour y déposer ses œufs, ou +bien se livre à la chasse d’une proie dont il ne jouira pas lui-même, +qui doit servir de nourriture pour les larves futures et qu’il placera à +côté des œufs; ainsi l’abeille, la guêpe, la fourmi travaillent à leurs +constructions futures et prennent leurs dispositions si compliquées. Ce +qui dirige toutes ces bêtes, c’est évidemment une illusion qui met au +service de l’espèce le masque d’un intérêt égoïste. Telle est la seule +explication vraisemblable du phénomène interne et subjectif qui dirige +les manifestations de l’instinct. Mais à voir les choses par le dehors, +nous remarquons chez les animaux les plus esclaves de l’instinct, +surtout chez les insectes, une prédominance du système ganglionnaire, +c’est-à-dire du système nerveux subjectif sur le système cérébral ou +objectif; d’où il faut conclure que les bêtes sont poussées non pas tant +par une intelligence objective et exacte que par des représentations +subjectives excitant des désirs qui naissent de l’action du système +ganglionnaire sur le cerveau, ce qui prouve bien qu’elles sont sous +l’empire d’une sorte d’illusion: et telle sera la marche physiologique +de tout instinct.--Comme éclaircissement, je mentionne encore un autre +exemple moins caractéristique il est vrai de l’instinct dans l’homme, +c’est l’appétit capricieux des femmes enceintes: il semble naître de ce +que la nourriture de l’embryon exige parfois une modification +particulière ou déterminée du sang qui afflue vers lui: alors la +nourriture la plus favorable se présente aussitôt à l’esprit de la femme +enceinte comme l’objet d’un vif désir; là encore il y a illusion. La +femme aurait donc un instinct de plus que l’homme: le système +ganglionnaire est aussi beaucoup plus développé chez la femme.--La +prédominance excessive du cerveau explique comment l’homme a moins +d’instinct que les bêtes, et comment ses instincts peuvent quelquefois +s’égarer. Ainsi, par exemple, le sens de la beauté qui dirige le choix +dans la recherche de l’amour, s’égare lorsqu’il dégénère en vice contre +nature; de même une certaine mouche (musca vomitoria) au lieu de mettre +ses œufs, conformément à son instinct, dans une chair en décomposition, +les dépose dans la fleur de l’arum dracunculus égarée par l’odeur +cadavérique de cette plante. + +L’amour a donc toujours pour fondement un instinct dirigé vers la +reproduction de l’espèce: cette vérité nous paraîtra claire jusqu’à +l’évidence, si nous examinons la question en détail, comme nous allons +le faire. + +Tout d’abord il faut considérer que l’homme est par nature porté à +l’inconstance dans l’amour, la femme à la fidélité[34]. L’amour de +l’homme baisse d’une façon sensible, à partir de l’instant où il a +obtenu satisfaction: il semble que toute autre femme ait plus d’attrait +que celle qu’il possède; il aspire au changement. L’amour de la femme au +contraire grandit à partir de cet instant. C’est là une conséquence du +but de la nature qui est dirigé vers le maintien et par suite vers +l’accroissement le plus considérable possible de l’espèce. L’homme en +effet peut aisément engendrer plus de cent enfants en une année, s’il a +autant de femmes à sa disposition; la femme au contraire eût-elle autant +de maris, ne pourrait mettre au monde qu’un enfant par année, en +exceptant les jumeaux. Aussi l’homme est-il toujours en quête d’autres +femmes; tandis que la femme reste fidèlement attachée à un seul homme: +car la nature la pousse instinctivement et sans réflexion à conserver +près d’elle celui qui doit nourrir et protéger la petite famille future. +De là résulte que la fidélité dans le mariage est artificielle pour +l’homme et naturelle à la femme, et par conséquent l’adultère de la +femme à cause de ses conséquences, et parce qu’il est contraire à la +nature, est beaucoup plus impardonnable que celui de l’homme. + + [34] Schopenhauer, dans son _Traité sur les femmes_, les accuse, au + contraire, de fausseté, d’infidélité, de trahison, d’ingratitude. + +Je veux aller au fond des choses et achever de vous convaincre en vous +prouvant que le goût pour les femmes, si objectif qu’il puisse paraître, +n’est pourtant qu’un instinct masqué, c’est-à-dire le sens de l’espèce +qui s’efforce d’en maintenir le type. Nous devons rechercher de plus +près et examiner plus spécialement les considérations qui nous dirigent +dans la poursuite de ce plaisir, quelque figure singulière que fassent +dans un ouvrage philosophique les détails que nous allons indiquer ici. +Ces considérations se divisent comme il suit: il y a d’abord celles qui +concernent directement le type de l’espèce, c’est-à-dire la beauté, il y +a celles qui visent les qualités psychiques, et enfin les considérations +purement relatives, la nécessité de corriger et de neutraliser les unes +par les autres les dispositions particulières et anormales des deux +individus. Examinons séparément chacune de ces divisions. + +La première considération qui dirige notre inclination et notre choix, +c’est celle de l’âge. En général la femme que nous choisissons se trouve +dans les années comprises entre la fin et le commencement des menstrues; +nous donnons pourtant une préférence décisive à la période qui va de la +18e à la 28e année. Nulle femme en dehors des conditions précédentes ne +nous attire. Une femme âgée, c’est-à-dire une femme incapable d’avoir +des enfants ne nous inspire qu’un sentiment d’aversion. La jeunesse sans +beauté a toujours de l’attrait: la beauté sans jeunesse n’en a +plus.--Évidemment l’intention inconsciente qui nous dirige n’est autre +que la possibilité générale d’avoir des enfants: en conséquence tout +individu perd en attrait pour l’autre sexe, selon qu’il se trouve plus +ou moins éloigné de la période propre à la génération ou à la +conception.--La seconde considération est la santé: les maladies aiguës +ne troublent nos inclinations que d’une manière passagère, les maladies +chroniques, les cachexies, au contraire, effraient ou éloignent, parce +qu’elles se transmettent à l’enfant.--La troisième considération, c’est +le squelette parce qu’il est le fondement du type de l’espèce. Après +l’âge et la maladie, rien ne nous éloigne tant qu’une conformation +défectueuse: même le plus beau visage ne saurait dédommager d’une taille +déviée; il y a plus, un laid visage sur un corps droit sera toujours +préféré. C’est toujours un défaut du squelette qui vous frappe le plus, +par exemple une taille trapue et aplatie, des jambes trop courtes, ou +bien encore une démarche boiteuse quand elle n’est pas la conséquence +d’un accident extérieur. Au contraire un corps remarquablement beau +compense bien des défauts, il nous enchante. L’importance extrême que +nous attribuons tous aux petits pieds se rattache aussi à ces +considérations; ils sont en effet un caractère essentiel de l’espèce, +aucun animal n’ayant le tarse et le métatarse réunis aussi petits que +l’homme, ce qui tient à sa démarche verticale; il est un plantigrade. +Jésus Sirach dit à ce propos (26, 23, d’après la traduction corrigée de +Kraus,) «une femme bien faite et qui a de beaux pieds est comme des +colonnes d’or sur des bases d’argent.» L’importance des dents n’est pas +moindre parce qu’elles servent à la nutrition et qu’elles sont tout +spécialement héréditaires.--La quatrième considération est une certaine +plénitude des chairs, c’est-à-dire la prédominance de la faculté +végétative, de la plasticité; parce que celle-ci promet au fœtus une +nourriture riche: c’est pour cela qu’une grande femme maigre repousse +d’une manière surprenante. Des seins bien arrondis et bien conformés +exercent une remarquable fascination sur les hommes; parce que se +trouvant en rapport direct avec les fonctions de génération de la femme, +ils promettent au nouveau-né une riche nourriture. Au contraire des +femmes grasses au delà de toute mesure excitent notre répugnance; car +cet état morbide est un signe d’atrophie de l’utérus, et par conséquent +une marque de stérilité; ce n’est pas l’intelligence qui sait cela, +c’est l’instinct.--La beauté du visage n’est prise en considération +qu’en dernier lieu. Ici aussi c’est la partie osseuse qui frappe avant +tout: l’on recherche surtout un nez bien fait, tandis qu’un nez court, +retroussé, gâte tout. Une légère inclinaison du nez, en haut ou en bas, +a décidé du sort d’une infinité de jeunes filles, et avec raison: car il +s’agit de maintenir le type de l’espèce. Une petite bouche, formée de +petits os maxillaires, est très essentielle, comme caractère spécifique +de la figure humaine, en opposition à la gueule des bêtes. Un menton +fuyant et pour ainsi dire amputé, est particulièrement repoussant; parce +qu’un menton proéminent _mentum prominulum_ est un trait de caractère de +notre espèce. L’on considère en dernier lieu les beaux yeux et le front, +qui se rattachent aux qualités psychiques; surtout aux qualités +intellectuelles, lesquelles font partie de l’héritage de la mère. + +Nous ne pouvons naturellement énumérer aussi exactement les +considérations inconscientes auxquelles s’attache l’inclination des +femmes. Voici ce que l’on peut affirmer d’une manière générale. C’est +l’âge de 30 et 35 ans qu’elles préfèrent à tout autre âge, même à celui +des jeunes gens, qui pourtant représentent la fleur de la beauté +masculine. La cause en est qu’elles sont dirigées non par le goût, mais +par l’instinct qui reconnaît dans ces années l’apogée de la force +génératrice. En général, elles considèrent fort peu la beauté, surtout +celle du visage: comme si elles seules se chargeaient de la transmettre +à l’enfant. C’est surtout la force et le courage de l’homme qui gagnent +leur cœur: car ces qualités promettent une génération de robustes +enfants, et semblent leur assurer dans l’avenir un protecteur courageux. +Tout défaut corporel de l’homme, toute déviation du type, la femme peut +les supprimer pour l’enfant dans la génération, si les parties +correspondantes de sa constitution, défectueuses chez l’homme, sont chez +elle irréprochables, ou encore exagérées en sens inverse. Il faut +excepter seulement les qualités de l’homme particulières à son sexe, et +que la mère par conséquent ne peut donner à l’enfant; par exemple, la +structure masculine du squelette, de larges épaules, des hanches +étroites, des jambes droites, la force des muscles, du courage, de la +barbe, etc. De là vient que les femmes aiment souvent de vilains hommes, +mais jamais des hommes efféminés parce qu’elles ne peuvent neutraliser +un pareil défaut. + +Le second ordre de considérations qui importent dans l’amour, concerne +les qualités psychiques. Nous trouverons ici que ce sont les qualités du +cœur ou du caractère dans l’homme qui attirent la femme, car ces +qualités-là l’enfant les reçoit de son père. C’est avant tout une +volonté ferme, la décision et le courage, peut-être aussi la droiture et +la bonté du cœur, qui gagnent la femme. Au contraire, les qualités +intellectuelles n’exercent sur elle aucune action directe et +instinctive, justement parce que le père ne les transmet pas à ses +enfants. La bêtise ne nuit pas près des femmes: une force d’esprit +supérieure, ou même le génie par sa disproportion ont souvent un effet +défavorable. Aussi voit-on souvent un homme laid, bête et grossier +supplanter près des femmes un homme bien fait, spirituel, aimable. On +voit aussi des mariages d’inclination entre des êtres aussi +dissemblables qu’il est possible au point de vue de l’esprit: lui par +exemple brutal, robuste et borné, elle, douce, impressionnable, pensant +finement, instruite, pleine de goût, etc.; ou encore lui, très savant, +plein de génie, elle, une oie: + + Sic visum Veneri; cui placet impares + Formas atque animos sub juga aënea + Saevo mittere cum joco. + +La raison en est que les considérations qui prédominent ici n’ont rien +d’intellectuel et se rapportent à l’instinct. Dans le mariage ce qu’on a +en vue ce n’est pas un entretien plein d’esprit, c’est la création des +enfants: le mariage est un lien des cœurs et non des têtes. Lorsqu’une +femme affirme qu’elle est éprise de l’esprit d’un homme, c’est une +prétention vaine et ridicule ou bien c’est l’exaltation d’un être +dégénéré.--Les hommes au contraire, dans l’amour instinctif, ne sont pas +déterminés par les qualités du caractère de la femme; c’est pour cela +que tant de Socrates ont trouvé leurs Xantippes, par exemple +Shakespeare, Albert Dürer, Byron, etc. Mais les qualités intellectuelles +ont ici une grande influence, parce qu’elles sont transmises par la +mère: néanmoins leur influence est aisément surpassée par celle de la +beauté corporelle qui agit plus directement sur des points plus +essentiels. Il arrive cependant que des mères, instruites par leur +expérience de cette influence intellectuelle, font apprendre à leur +fille les beaux-arts, les langues, etc. pour les rendre attrayantes à +leurs futurs maris; elles cherchent ainsi à aider l’intelligence par des +moyens artificiels, de même que le cas échéant, elles cherchent à +développer les hanches et la poitrine.--Remarquons bien qu’il n’est ici +question que de l’attrait instinctif et tout immédiat, qui seul donne +naissance à la vraie passion de l’amour. Qu’une femme intelligente et +instruite apprécie l’intelligence et l’esprit chez un homme, qu’un homme +raisonnable et réfléchi éprouve le caractère de sa fiancée et en tienne +compte, cela ne fait rien à l’affaire dont il est ici question: ainsi +procède la raison dans le mariage quand c’est elle qui choisit, mais non +l’amour passionné qui seul nous occupe. + +Jusqu’à présent, je n’ai tenu compte que des considérations absolues, +c’est-à-dire de celles qui sont d’un effet général; je passe maintenant +aux considérations relatives, qui sont individuelles, parce que là le +but est de rectifier le type de l’espèce, déjà altéré, de corriger les +écarts du type que la personne même qui choisit porte déjà en elle, et +de revenir ainsi à une pure représentation de ce type. Chacun aime +précisément ce qui lui manque. Le choix individuel qui repose sur ces +considérations toutes relatives est bien plus déterminé, plus décidé et +plus exclusif que le choix qui n’a égard qu’aux considérations absolues; +c’est de ces considérations relatives que naît d’ordinaire l’amour +passionné, tandis que les amours communes et passagères ne sont guidées +que par des considérations absolues. Ce n’est pas toujours la beauté +régulière et accomplie qui enflamme les grandes passions. Pour une +inclination vraiment passionnée il faut une condition que nous ne +pouvons exprimer que par une métaphore empruntée à la chimie. Les deux +personnes doivent se neutraliser l’une l’autre, comme un acide et un +alcali forment un sel neutre. Toute constitution sexuelle est une +constitution incomplète, l’imperfection varie avec les individus. Dans +l’un et l’autre sexe chaque être n’est qu’une partie du tout incomplète +et imparfaite. Mais cette partie peut être plus ou moins considérable, +selon les natures. Aussi chaque individu trouve-t-il son complément +naturel dans un certain individu de l’autre sexe qui représente en +quelque sorte la fraction indispensable au type complet, qui l’achève et +neutralise ses défauts, et produit un type accompli de l’humanité dans +le nouvel individu qui doit naître; car c’est toujours à la constitution +de cet être futur que tout aboutit sans cesse. Les physiologistes savent +que la sexualité chez l’homme et chez la femme a des degrés +innombrables: la virilité peut descendre jusqu’à l’affreux gynandre et +l’hypospadias; de même qu’il y a parmi les femmes de gracieux +androgynes; les deux sexes peuvent atteindre l’hermaphrodisme complet, +et ces individus qui tiennent le juste milieu entre les deux sexes et ne +font partie d’aucun sont incapables de se reproduire.--Pour la +neutralisation de deux individualités l’une par l’autre, il est +nécessaire que le degré déterminé de sexualité chez un certain homme +corresponde exactement au degré de sexualité chez une certaine femme; +afin que ces deux dispositions partielles se compensent justement l’une +l’autre. + +C’est ainsi que l’homme le plus viril cherchera la femme la plus femme, +et vice versa. Les amants mesurent d’instinct cette part proportionnelle +nécessaire à chacun d’eux, et ce calcul inconscient se trouve avec les +autres considérations au fond de toute grande passion. Aussi quand les +amoureux parlent sur un ton pathétique de l’harmonie de leurs âmes, il +faut entendre le plus souvent l’harmonie des qualités physiques propres +à chaque sexe, et de nature à donner naissance à un être accompli, +harmonie qui importe bien plus que le concert de leurs âmes, lequel +souvent après la cérémonie se résout en un criant désaccord. A cela se +joignent les considérations relatives plus éloignées qui reposent sur ce +fait que chacun s’efforce de neutraliser par l’autre personne ses +faiblesses, ses imperfections, et tous les écarts du type normal, de +crainte qu’ils ne se perpétuent dans l’enfant futur, ou ne s’exagèrent +et ne deviennent des difformités. Plus un homme est faible au point de +vue de la force musculaire, plus il cherchera des femmes fortes: et la +femme agira de même. Mais comme c’est une loi de la nature que la femme +ait une force musculaire plus faible, il est également dans la nature +que les femmes préfèrent les hommes robustes.--La stature est aussi une +considération importante. Les petits hommes ont un penchant décidé pour +les grandes femmes et réciproquement... L’aversion d’une femme grande +pour des hommes grands est au fond des vues de la nature, afin d’éviter +une race gigantesque, quand la force transmise par la mère serait trop +faible pour assurer une longue durée à cette race exceptionnelle. Si une +grande femme choisit un grand mari, entre autres motifs pour faire +meilleure figure dans le monde, ce sont leurs descendants qui expieront +cette folie... Jusque dans les diverses parties du corps chacun cherche +un correctif à ses défauts, à ses déviations, avec d’autant plus de soin +que la partie est plus importante. Ainsi les gens au nez épaté +contemplent avec un plaisir inexprimable un nez aquilin, un profil de +perroquet; et ainsi du reste. Les hommes aux formes grêles et étirées, +au long squelette, admirent une petite personne tassée et courte à +l’excès.--Il en est de même du tempérament; chacun préfère celui qui est +l’opposé du sien, et sa préférence est toujours proportionnée à +l’énergie de son propre tempérament.--Ce n’est pas qu’une personne +parfaite en quelque point aime les imperfections contraires; mais elle +les supporte plus aisément que d’autres ne les supporteraient, parce que +les enfants trouvent dans ces qualités une garantie contre une +imperfection plus grande. Par exemple, une personne très blanche +n’éprouvera point de répugnance pour un teint olivâtre; mais aux yeux +d’une personne au teint bistré un teint d’une blancheur éclatante semble +divinement beau.--Il est des cas exceptionnels où un homme peut +s’éprendre d’une femme décidément laide: conformément à notre loi de +concordance des sexes, lorsque l’ensemble des défauts et irrégularités +physiques de la femme sont justement l’opposé et par conséquent le +correctif de ceux de l’homme. Alors la passion atteint généralement un +degré extraordinaire... + +L’individu obéit en tout ceci, sans qu’il s’en doute, à un ordre +supérieur, celui de l’espèce: de là l’importance qu’il attache à +certaines choses, qui, en tant qu’individu, pourraient et devraient lui +être indifférentes.--Rien n’est singulier comme le sérieux profond, +inconscient, avec lequel deux jeunes gens de sexe différent qui se +voient pour la première fois s’observent l’un l’autre; le regard +inquisiteur et pénétrant qu’ils jettent l’un sur l’autre; l’inspection +minutieuse que tous les traits et toutes les parties de leurs personnes +respectives ont à subir. Cette recherche, cet examen, c’est _la +méditation du génie de l’espèce_ sur l’enfant qu’ils pourraient créer, +et la combinaison de ses éléments constitutifs. Le résultat de cette +méditation déterminera le degré de leur inclination et de leurs désirs +réciproques. Après avoir atteint un certain degré, ce premier mouvement +peut s’arrêter subitement, par la découverte de quelque détail +jusqu’alors inaperçu.--Ainsi le génie de l’espèce médite la génération +future; et le grand œuvre de Cupidon, qui spécule, s’ingénie et agit +sans cesse, est d’en préparer la constitution. En face des grands +intérêts de l’espèce toute entière, présente et future, l’avantage des +individus éphémères compte peu: le dieu est toujours prêt à les +sacrifier sans pitié. Car le génie de l’espèce est relativement aux +individus comme un immortel est aux mortels, et ses intérêts sont à ceux +des hommes comme l’infini est au fini. Sachant donc qu’il administre des +affaires supérieures à toutes celles qui ne concernent qu’un bien ou un +mal individuel, il les mène avec une impassibilité suprême, au milieu du +tumulte de la guerre, dans l’agitation des affaires, à travers les +horreurs d’une peste, il les poursuit même jusque dans la retraite du +cloître. + +Nous avons vu plus haut que l’intensité de l’amour s’accroît à mesure +qu’il s’individualise. Nous l’avons prouvé: la constitution physique de +deux individus peut être telle que, pour améliorer le type de l’espèce, +et lui rendre toute sa pureté, l’un de ces individus doit être le +complément de l’autre. Un désir mutuel et exclusif les attire alors; et +par cela seul qu’il est fixé sur un objet unique, et qu’il représente en +même temps une mission spéciale de l’espèce, ce désir prend aussitôt un +caractère noble et élevé. Pour la raison opposée, le pur instinct sexuel +est un instinct vulgaire, parce qu’il n’est pas dirigé vers un individu +unique, mais vers tous, et qu’il ne cherche qu’à conserver l’espèce par +le nombre seulement et sans s’inquiéter de la qualité. Quand l’amour +s’attache à un être unique, il atteint alors une telle intensité, un tel +degré de passion, que s’il ne peut être satisfait, tous les biens du +monde et la vie même perdent leur prix. C’est une passion d’une violence +que rien n’égale, qui ne recule devant aucun sacrifice, et qui peut +conduire à la folie ou au suicide. Les causes inconscientes d’une +passion si excessive doivent différer de celles que nous avons démêlées +plus haut, et sont moins apparentes. Il nous faut admettre qu’il ne +s’agit pas seulement ici d’adaptation physique, mais que, de plus, la +volonté de l’homme et l’intelligence de la femme ont entre elles une +concordance spéciale qui fait que seuls ils peuvent engendrer un certain +être tout à fait déterminé: c’est l’existence de cet être que le génie +de l’espèce a ici en vue, pour des raisons cachées dans l’essence de la +chose en soi, et qui ne nous sont point accessibles. En d’autres termes: +la volonté de vivre désire ici s’objectiver dans un individu exactement +déterminé, lequel ne peut être engendré que par ce père uni à cette +mère. Ce désir métaphysique de la volonté en soi n’a d’abord d’autre +sphère d’action dans la série des êtres, que les cœurs des parents +futurs: saisis de cette impulsion, ils s’imaginent ne désirer que pour +eux-mêmes ce qui n’a qu’un but encore purement métaphysique, +c’est-à-dire en dehors du cercle des choses véritablement existantes. +Ainsi donc, de la source originelle de tous les êtres jaillit cette +aspiration d’un être futur, qui trouve son occasion unique d’arriver à +la vie, et cette aspiration se manifeste dans la réalité des choses par +la passion élevée et exclusive des parents futurs l’un pour l’autre; au +fond, illusion non pareille qui pousse un amoureux à donner tous les +biens de la terre pour s’unir à cette femme,--et pourtant en vérité elle +ne peut rien lui donner de plus qu’une autre. Telle est l’unique fin +poursuivie, ce qui le prouve c’est que cette sublime passion, aussi bien +que les autres, s’éteint dans la jouissance, au grand étonnement des +intéressés.--Elle s’éteint aussi quand la femme se trouvant stérile (ce +qui d’après Huseland peut résulter de 19 vices de constitution +accidentels), le but métaphysique s’évanouit: des millions de germes +disparaissent ainsi chaque jour, dans lesquels pourtant aussi le même +principe métaphysique de la vie aspire vers l’être. A cela point d’autre +consolation, si ce n’est que la volonté de vivre dispose de l’infini +dans l’espace, le temps et la matière, et qu’une occasion inépuisable de +retour lui est ouverte... + +Le désir d’amour, ἱμερος, que les poètes de tous les temps s’étudient à +exprimer sous mille formes sans jamais épuiser le sujet, ni même +l’égaler, ce désir qui attache à la possession d’une certaine femme +l’idée d’une félicité infinie, et une douleur inexprimable à la pensée +qu’on ne pourrait l’obtenir,--ce désir et cette douleur de l’amour ne +peuvent pas avoir pour principe les besoins d’un individu éphémère; ce +désir est le soupir du génie de l’espèce qui, pour réaliser ses +intentions, voit ici une occasion unique à saisir ou à perdre, et qui +pousse de profonds gémissements. L’espèce seule a une vie sans fin et +seule elle est capable de satisfactions et de douleurs infinies. Mais +celles-ci se trouvent emprisonnées dans la poitrine étroite d’un mortel: +quoi d’étonnant quand cette poitrine semble vouloir éclater et ne peut +trouver aucune expression pour peindre le pressentiment de volupté ou de +peine infinie qui l’envahit. C’est bien là le sujet de toute poésie +érotique d’un genre élevé, de ces métaphores transcendantes qui planent +bien au-dessus des choses terrestres. C’est là ce qui inspirait +Pétrarque, ce qui agitait les Saint-Preux, les Werther et les Jacopo +Ortis; sans cela, ils seraient incompréhensibles et inexplicables. Ce +prix infini que les amants attachent l’un à l’autre ne peut reposer sur +de rares qualités intellectuelles, sur des qualités objectives ou +réelles; tout simplement parce que les amants ne se connaissent pas +assez exactement l’un l’autre; c’était le cas de Pétrarque. Seul +l’esprit de l’espèce peut voir d’un seul regard quelle valeur les amants +ont pour lui, et comment ils peuvent servir ses buts. Aussi les grandes +passions naissent-elles en général au premier regard. + + Who ever lov’d, that lov’d not at first sight? + +Shakespeare, _As you like it_, III, 5[35]. + + [35] Aima-t-il jamais, celui qui n’aima pas au premier regard. + +... Si la perte de la bien-aimée, soit par le fait d’un rival, soit par +la mort, cause à l’amoureux passionné une douleur qui surpasse toutes +les autres, c’est justement, parce que cette douleur est d’une nature +transcendante, et qu’elle ne l’atteint pas seulement comme individu, +mais qu’elle le frappe dans son _essentia æterna_, dans la vie de +l’espèce dont il était chargé de réaliser la volonté spéciale. De là +vient que la jalousie est si pleine de tourments et si farouche, et que +le renoncement à la bien-aimée est le plus grand de tous les +sacrifices.--Un héros rougirait de laisser échapper des plaintes +vulgaires, mais non des plaintes d’amour; parce qu’alors ce n’est pas +lui, c’est l’espèce qui se lamente. Dans la grande Zénobie de Calderon, +il y a au second acte une scène entre Zénobie et Decius où celui-ci dit: + + Cielos, luego tu me quieres? + Perdiera cien mil victorias, + Volviérame, etc.-- + + Ciel! tu m’aimes donc? + Pour cela, je sacrifierais cent mille victoires, + Je fuirais devant l’ennemi... + +Ici donc l’honneur, qui jusqu’à présent l’emportait sur tout autre +intérêt, a été battu et mis en fuite, aussitôt que l’amour, c’est-à-dire +l’intérêt de l’espèce, entre en scène et cherche à emporter l’avantage +décisif... Devant cet intérêt seul cèdent l’honneur, le devoir et la +fidélité, après qu’ils ont résisté à toute autre tentation, même à la +menace de la mort.--Nous trouvons de même dans la vie privée que sur +aucun point la probité scrupuleuse n’est plus rare: les gens les plus +honnêtes d’ailleurs et les plus droits la mettent ici de côté, et +commettent l’adultère au mépris de tout, quand l’amour passionné, +c’est-à-dire l’intérêt de l’espèce, s’est emparé d’eux. Il semble même +qu’ils croient avoir conscience d’un privilège supérieur tel que les +intérêts individuels n’en sauraient jamais accorder de semblable; +justement parce qu’ils agissent dans l’intérêt de l’espèce. A ce point +de vue la pensée de Chamfort est digne de remarque: «Quand un homme et +une femme ont l’un pour l’autre une passion violente, il me semble +toujours que, quels que soient les obstacles qui les séparent, un mari, +des parents, etc., les deux amants sont l’un à l’autre de par la nature, +qu’ils s’appartiennent de droit divin, malgré les lois et les +conventions humaines.» Si des protestations s’élevaient contre cette +théorie, il suffirait de rappeler l’étonnante indulgence avec laquelle +le Sauveur dans l’Évangile traite la femme adultère, quand il présume la +même faute chez tous les assistants.--La plus grande partie du Décaméron +semble être à ce même point de l’espèce sur les droits et les intérêts +des individus qu’il foule aux pieds.--Toutes les différences de rang, +tous les obstacles, toutes les barrières sociales, le génie de l’espèce +les écarte et les anéantit sans efforts. Il dissipe comme une paille +légère toutes les institutions humaines, n’ayant souci que des +générations futures. C’est sous l’empire d’un intérêt d’amour que tout +danger disparaît et même que l’être le plus pusillanime trouve du +courage. + +Et dans la comédie et le roman avec quel plaisir, avec quelle sympathie, +ne suivons-nous pas les jeunes gens qui défendent leur amour, +c’est-à-dire l’intérêt de l’espèce, et qui triomphent de l’hostilité des +parents uniquement préoccupés d’intérêts individuels. Car autant +l’espèce l’emporte sur l’individu, autant la passion surpasse en +importance, en élévation et en justice tout ce qui la contrarie. Aussi +le sujet fondamental de presque toutes les comédies, c’est l’entrée en +scène du génie de l’espèce avec ses aspirations et ses projets, menaçant +les intérêts des autres personnages de la pièce et cherchant à ensevelir +leur bonheur. Généralement il réussit et le dénoûment, conforme à la +justice poétique, satisfait le spectateur, parce que ce dernier sent que +les desseins de l’espèce passent bien avant ceux des individus; après le +dénoûment il s’en va tout consolé, laissant les amoureux à leur +victoire, s’associant à l’illusion qu’ils ont fondé leur propre bonheur, +tandis qu’en réalité, ils n’ont fait que le donner en sacrifice au bien +de l’espèce, malgré la prévoyance et l’opposition de leurs parents. Dans +certaines comédies singulières, on a essayé de retourner la chose, et de +mener à bonne fin le bonheur des individus, aux dépens des buts de +l’espèce: mais dans ce cas, le spectateur éprouve la même douleur que le +génie de l’espèce, et l’avantage assuré des individus ne saurait le +consoler. Comme exemple, il me revient à l’esprit quelques petites +pièces très connues: _la Reine de seize ans_, _le Mariage de raison_. +Dans les tragédies où il s’agit d’amour, les amants succombent presque +toujours; ils n’ont pu faire triompher les buts de l’espèce dont ils +n’étaient que l’instrument: ainsi dans Roméo et Juliette, Tancrède, don +Carlos, Wallenstein, la fiancée de Messine et tant d’autres. + +Un amoureux tourne au comique aussi bien qu’au tragique: parce que dans +l’un et l’autre cas, il est aux mains du génie de l’espèce, qui le +domine au point de le ravir à lui-même; ses actions sont +disproportionnées à son caractère. De là vient, dans les degrés +supérieurs de la passion, cette couleur si poétique et si sublime dont +ses pensées se revêtent, cette élévation transcendante et surnaturelle, +qui semble lui faire absolument perdre de vue le but tout physique de +son amour. C’est que le génie de l’espèce et ses intérêts supérieurs +l’animent maintenant. Il a reçu la mission de fonder une suite indéfinie +de générations douées d’une certaine constitution et formées de certains +éléments qui ne peuvent se rencontrer que dans un seul père et une seule +mère; cette union et celle-là seulement peut donner l’existence à la +génération déterminée que la volonté de vivre exige expressément. Le +sentiment qu’il agit dans des circonstances d’une importance si +transcendante, transporte l’amant à une telle hauteur au-dessus des +choses terrestres et même au-dessus de lui-même, et revêt ses désirs +matériels d’une apparence tellement immatérielle, que l’amour est un +épisode poétique, même dans la vie de l’homme le plus prosaïque, ce qui +le rend parfois ridicule.--Cette mission que la volonté soucieuse des +intérêts de l’espèce impose à l’amant se présente sous le masque d’une +félicité infinie et anticipée qu’il espère trouver dans la possession de +la femme qu’il aime. Aux degrés suprêmes de la passion cette chimère est +si étincelante que, si on ne peut l’atteindre, la vie même perd tout +charme, et paraît désormais si vide de joies, si fade et si insipide, +que le dégoût qu’on en éprouve surmonte même l’effroi de la mort; +l’infortuné abrège parfois volontairement ses jours. Dans ce cas, la +volonté de l’homme est entrée dans le tourbillon de la volonté de +l’espèce, ou bien cette dernière l’emporte tellement sur la volonté +individuelle, que si l’amant ne peut agir en qualité de représentant de +cette volonté de l’espèce, il dédaigne d’agir au nom de la sienne +propre. L’individu est un vase trop fragile pour contenir l’aspiration +infinie de la volonté de l’espèce concentrée sur un objet déterminé. Dès +lors il n’y a d’autre issue que le suicide, parfois le double suicide +des deux amants; à moins que la nature, pour sauver l’existence, ne +laisse arriver la folie qui couvre de son voile la conscience d’un état +désespéré.--Chaque année plusieurs cas analogues viennent confirmer +cette vérité. + +Mais ce n’est pas seulement la passion qui a parfois une issue tragique +et contrariée: l’amour satisfait conduit plus souvent aussi au malheur +qu’au bonheur. Car les exigences de l’amour, en conflit avec le +bien-être personnel de l’amant, sont tellement incompatibles avec les +autres circonstances de sa vie et ses plans d’avenir qu’elles minent +tout l’édifice de ses projets, de ses espérances et de ses rêves. +L’amour n’est pas seulement en contradiction avec les relations +sociales, souvent il l’est aussi avec la nature intime de l’individu, +lorsqu’il se fixe sur des personnes qui, en dehors des rapports sexuels, +seraient haïes de leur amant, méprisées, et même abhorrées. Mais la +volonté de l’espèce a tant de puissance sur l’individu, que l’amant fait +taire ses répugnances et ferme les yeux sur les défauts de celle qui +aime: il passe légèrement sur tout, il méconnaît tout, et s’unit pour +toujours à l’objet de sa passion, tant il est ébloui par cette illusion, +qui s’évanouit dès que la volonté de l’espèce est satisfaite et qui +laisse derrière elle pour toute la vie une compagne détestée. Ainsi +seulement l’on s’explique que des hommes raisonnables et même +distingués, s’unissent à des harpies et épousent des mégères, et ne +comprennent pas comment ils ont pu faire un tel choix. Voilà pourquoi +les anciens représentaient l’amour avec un bandeau. Il peut même arriver +qu’un amoureux reconnaisse clairement les vices intolérables de +tempérament et de caractère chez sa fiancée, qui lui présagent une vie +tourmentée, il se peut qu’il en souffre amèrement, sans qu’il ait le +courage de renoncer à elle: + + I ask not, I care not, + If guilt’s in thy heart; + I know that I love thee, + Whatever thou art. + + Si tu es coupable, peu m’importe, je ne le demande point, je sais que + je t’aime telle que tu es et cela me suffit. + +Car au fond, ce n’est pas son propre intérêt qu’il poursuit, bien qu’il +se l’imagine, mais celui d’un troisième individu, qui doit naître de cet +amour. Ce désintéressement qui est partout le sceau de la grandeur, +donne ici à l’amour passionné cette apparence sublime, et en fait un +digne objet de poésie.--Enfin, il arrive que l’amour se concilie avec la +haine la plus violente pour l’être aimé, aussi Platon l’a-t-il comparé à +l’amour des loups pour les brebis. Ce cas se présente, quand un amoureux +passionné, malgré tous les efforts et toutes les prières, ne peut à +aucun prix se faire écouter. + + I love and hate her. + +Shakespeare, _Cymb._, III, 5. + + Je l’aime et je la hais. + +--Sa haine contre la personne aimée l’enflamme alors et va si loin qu’il +tue sa maîtresse puis se donne la mort. Il se produit chaque année des +exemples de cette sorte, on les trouve dans les journaux. Que de vérité +dans ces vers de Gœthe: + + Par tout amour méprisé! par les éléments infernaux! + Je voudrais connaître une imprécation encore plus atroce! + +Ce n’est vraiment pas une hyperbole quand un amoureux traite de cruauté +la froideur de sa bien-aimée, ou le plaisir qu’elle trouve à le faire +souffrir. Il est, en effet, sous l’influence d’un penchant qui, analogue +à l’instinct des insectes, l’oblige malgré la raison à suivre absolument +son but, et à négliger tout le reste. Plus d’un Pétrarque a dû traîner +son amour tout le long de sa vie, sans espoir, comme une chaîne, comme +un boulet de fer au pied, et exhaler ses soupirs dans la solitude des +forêts; mais il n’y a eu qu’un Pétrarque doué en même temps du don de +poésie; à lui s’applique le beau vers de Gœthe: + + Et quand l’homme dans sa douleur se tait, + Un dieu m’a donné d’exprimer combien je souffre. + +Le génie de l’espèce est toujours en guerre avec les génies protecteurs +des individus, il est leur persécuteur et leur ennemi, toujours prêt à +détruire sans pitié le bonheur personnel, pour arriver à ses fins; et on +a vu le salut de nations entières dépendre parfois de ses caprices; +Shakespeare nous en donne un exemple dans Henri VI, p. 3, act. 3, sc. 2 +et 3. L’espèce, en effet, en laquelle notre être prend racine, a sur +nous un droit antérieur et plus immédiat que l’individu, ses affaires +passent avant les nôtres. Les anciens ont senti cela, quand ils ont +personnifié le génie de l’espèce dans Cupidon, dieu hostile, dieu cruel, +malgré son air enfantin, dieu justement décrié, démon capricieux, +despotique, et pourtant maître des dieux et des hommes: + + σὺ δ’ὦ θεῶν τύραννε κἀνθρώπων, Ἔρως! + Tu, deorum hominumque tyranne, Amor! + +Des flèches meurtrières, un bandeau et des ailes sont ses attributs. Les +ailes marquent l’inconstance, suite ordinaire de la déception qui +accompagne le désir satisfait. + +Comme en effet la passion reposait sur l’illusion d’une félicité +personnelle, au profit de l’espèce, le tribut une fois payé à l’espèce, +l’illusion décevante doit s’évanouir. Le génie de l’espèce qui avait +pris possession de l’individu, l’abandonne de nouveau à sa liberté. +Délaissé par lui, il retombe dans les bornes étroites de sa pauvreté, et +s’étonne de voir qu’après tant d’efforts sublimes, héroïques et infinis, +il ne lui reste rien de plus qu’une vulgaire satisfaction des sens: +contre toute attente, il ne se trouve pas plus heureux qu’avant. Il +s’aperçoit qu’il a été la dupe de la volonté de l’espèce. Aussi, règle +générale, Thésée une fois heureux abandonne son Ariane. La passion de +Pétrarque eût-elle été satisfaite, son chant aurait cessé, comme celui +de l’oiseau, dès que les œufs sont posés dans le nid. + +Remarquons en passant que ma métaphysique de l’amour déplaira sûrement +aux amoureux qui se sont laissé prendre au piège. S’ils étaient +accessibles à la raison, la vérité fondamentale que j’ai découverte les +rendrait plus que toute autre capables de surmonter leur amour. Mais il +faut bien s’en tenir à la sentence du vieux poète comique: _Quæ res in +se neque consilium, neque modum habet ullum, eam consilio regere non +potes._ + +Les ménages d’amour sont conclus dans l’intérêt de l’espèce et non au +profit de l’individu. Il est vrai, les individus s’imaginent travailler +à leur propre bonheur: mais le but véritable leur est étranger à +eux-mêmes, puisqu’il n’est autre que la procréation d’un être qui n’est +possible que par eux. Obéissant l’un et l’autre à la même impulsion, ils +doivent naturellement chercher à s’accorder ensemble le mieux possible. +Mais très souvent, grâce à cette illusion instinctive qui est l’essence +de l’amour, le couple ainsi formé se trouve sur tout le reste dans le +plus criant désaccord. On le voit bien dès que l’illusion s’est +fatalement évanouie. Alors il arrive que les mariages d’amour sont assez +régulièrement malheureux, parce qu’ils assurent le bonheur de la +génération future, mais aux dépens de la génération présente. _Quien se +casa por amores, ha de vivir con dolores._--Quiconque se marie par +amour, vivra dans les douleurs, dit le proverbe espagnol.--C’est le +contraire qui a lieu dans les mariages de convenance, conclus la plupart +du temps d’après le choix des parents. Les considérations qui agissent +ici, de quelque nature qu’elles puissent être, ont du moins une réalité +et ne peuvent disparaître d’elles-mêmes. Ces considérations sont +capables d’assurer le bonheur des époux, mais aux dépens des enfants qui +doivent naître d’eux, et encore ce bonheur reste problématique. L’homme +qui, en se mariant, se préoccupe plus encore de l’argent que de son +inclination, vit plus dans l’individu que dans l’espèce; ce qui est +absolument opposé à la vérité, à la nature, et mérite un certain mépris. +Une jeune fille qui, malgré les conseils de ses parents, refuse la main +d’un homme riche et encore jeune, et rejette toutes les considérations +de convenances, pour choisir selon son goût instinctif, fait à l’espèce +le sacrifice de son bonheur individuel. Mais justement à cause de cela, +on ne saurait lui refuser une certaine approbation, car elle a préféré +ce qui importe plus que le reste, elle agit dans le sens de la nature +(ou plus exactement de l’espèce), tandis que les parents conseillaient +dans le sens de l’égoïsme individuel.--Il semble donc que dans la +conclusion d’un mariage il faille sacrifier les intérêts de l’espèce ou +ceux de l’individu. La plupart du temps, il en est ainsi, tant il est +rare de voir les convenances et la passion marcher la main dans la main. +La misérable constitution physique, morale ou intellectuelle de la +plupart des hommes provient sans doute en partie de ce que les mariages +sont conclus habituellement non par choix ou inclination pure, mais pour +des considérations extérieures de toute sorte et d’après des +circonstances accidentelles. Lorsque, en même temps que les convenances, +l’inclination est jusqu’à un certain point respectée, c’est comme une +transaction que l’on fait avec le génie de l’espèce. Les mariages +heureux sont, comme on le sait, fort rares; justement parce qu’il est de +l’essence du mariage de n’avoir pas principalement pour but la +génération actuelle, mais la génération future. Cependant ajoutons +encore pour la consolation des natures tendres et aimantes que l’amour +passionné s’associe parfois à un sentiment d’une origine toute +différente, je veux dire l’amitié, fondée sur l’accord des caractères; +mais elle ne se déclare qu’une fois que l’amour s’éteint dans la +jouissance. L’accord des qualités complémentaires, morales, +intellectuelles et physiques, nécessaire au point de vue de la +génération future pour faire naître l’amour, peut aussi, au point de vue +des individus eux-mêmes, par une sorte d’opposition concordante de +tempérament et de caractère, produire l’amitié. + +Toute cette métaphysique de l’amour que je viens de traiter ici, se +rattache étroitement à ma métaphysique en général, elle l’éclaire d’un +jour nouveau, et voici comment: + +On a vu que, dans l’amour des sexes, la sélection attentive, s’élevant +peu à peu jusqu’à l’amour passionné, repose sur l’intérêt si haut et si +sérieux que l’homme prend à la constitution spéciale et personnelle de +la race à venir. Cette sympathie extrêmement remarquable confirme +justement deux vérités présentées dans les précédents chapitres: d’abord +l’indestructibilité de l’être en soi qui survit pour l’homme, dans ces +générations à venir. Cette sympathie, si vive et si agissante, qui naît +non de la réflexion et de l’intention, mais des aspirations et des +tendances les plus intimes de notre être, ne pourrait exister d’une +manière si indestructible et exercer sur l’homme un si grand empire, si +l’homme était absolument éphémère, et si les générations se succédaient +réellement et absolument distinctes les unes des autres, n’ayant d’autre +lien que la continuité du temps. La seconde vérité, c’est que l’être en +soi réside dans l’espèce plus que dans l’individu. Car cet intérêt pour +la constitution spéciale de l’espèce, qui est à l’origine de tout +commerce d’amour, depuis le caprice le plus passager, jusqu’à la passion +la plus sérieuse, est véritablement pour chacun la plus grande affaire, +c’est-à-dire celle dont le succès ou l’insuccès le touche de la façon la +plus sensible; d’où lui vient par excellence le nom d’affaire de cœur. +Aussi, quand cet intérêt a parlé d’une manière décisive, tout autre +intérêt ne concernant que la personne privée lui est subordonné et au +besoin sacrifié. L’homme prouve ainsi que l’espèce lui importe plus que +l’individu, et qu’il vit plus directement dans l’espèce que dans +l’individu.--Pourquoi donc l’amoureux est-il suspendu avec un complet +abandon aux yeux de celle qu’il a choisie, et est-il prêt à lui faire +tout sacrifice?--Parce que c’est la partie immortelle de son être qui +soupire vers elle; tandis que tout autre de ses désirs ne se rapporte +qu’à son être fugitif et mortel.--Cette aspiration vive, fervente, +dirigée vers une certaine femme, est donc un gage de l’indestructibilité +de l’essence de notre être et de sa continuité dans l’espèce. Considérer +cette continuité comme quelque chose d’insuffisant et d’insignifiant, +c’est une erreur qui naît de ce que, par la continuité de vie de +l’espèce, on n’entend pas autre chose que l’existence future d’êtres +semblables à nous, mais nullement identiques: et cela parce que, partant +d’une connaissance dirigée vers les choses extérieures, l’on ne +considère que la figure extérieure de l’espèce, telle que nous la +concevons par intuition, et non son intime essence. Cette essence +intérieure est justement ce qui est au fond de notre conscience et en +forme le point central, ce qui est même plus immédiat que cette +conscience: et, en tant que chose en soi, affranchie du «_principium +individuationis_» cette essence se trouve absolument identique dans tous +les individus, qu’ils existent au même moment ou qu’ils se succèdent. +C’est là ce que j’appelle, en d’autres termes, la volonté de vivre, +c’est-à-dire cette aspiration pressante à la vie et à la durée. C’est +justement cette force que la mort épargne et laisse intacte, force +immuable qui ne peut conduire à un état meilleur. Pour tout être vivant, +la souffrance et la mort sont non moins certaines que l’existence. On +peut cependant s’affranchir des souffrances et de la mort par la +négation de la volonté de vivre, qui a pour effet de détacher la volonté +de l’individu du rameau de l’espèce, et de supprimer l’existence dans +l’espèce. Ce que devient alors cette volonté, nous n’en avons point +d’idée et nous manquons de toutes données sur ce point. Nous ne pouvons +désigner un tel état que comme ayant la liberté d’être volonté de vivre +ou de ne l’être pas. Dans ce dernier cas, c’est ce que le bouddhisme +appelle Nirvana; c’est précisément le point qui par sa nature même reste +à jamais inaccessible à toute connaissance humaine.-- + +Si maintenant, nous mettant au point de vue de ces dernières +considérations, nous plongeons nos regards dans le tumulte de la vie, +nous voyons sa misère et ses tourments occuper tous les hommes; nous +voyons les hommes réunir tous leurs efforts pour satisfaire des besoins +sans fin et se préserver de la misère aux mille faces, sans pourtant +oser espérer autre chose que la conservation, pendant un court espace de +temps, de cette même existence individuelle si tourmentée. Et voilà +qu’en pleine mêlée, nous apercevons deux amants dont les regards se +croisent pleins de désirs.--Mais pourquoi tant de mystère, pourquoi ces +allures craintives et dissimulées?--Parce que ces amants sont des +traîtres, qui travaillent en secret à perpétuer toute la misère et les +tourments qui, sans eux, auraient une fin prochaine, cette fin qu’ils +veulent rendre vaine, comme d’autres avant eux l’ont rendue vaine. + + * * * * * + +Si l’esprit de l’espèce qui dirige deux amants, à leur insu, pouvait +parler par leur bouche et exprimer des idées claires, au lieu de se +manifester par des sentiments instinctifs, la haute poésie de ce +dialogue amoureux, qui dans le langage actuel ne parle que par images +romanesques et paraboles idéales d’aspirations infinies, de +pressentiments d’une volupté sans bornes, d’ineffable félicité, de +fidélité éternelle, etc. se traduirait ainsi: + +DAPHNIS.--J’aimerais à faire cadeau d’un individu à la génération +future, et je crois que tu pourrais lui donner ce qui me manque. + +CHLOÉ.--J’ai la même intention, et je crois que tu pourrais lui donner +ce que je n’ai pas. Voyons un peu! + +DAPHNIS.--Je lui donne une haute stature et la force musculaire: tu n’as +ni l’une ni l’autre. + +CHLOÉ.--Je lui donne de belles formes et de très petits pieds: tu n’as +ni ceci ni cela. + +DAPHNIS.--Je lui donne une fine peau blanche que tu n’as pas. + +CHLOÉ.--Je lui donne des cheveux noirs et des yeux noirs: tu es blond. + +DAPHNIS.--Je lui donne un nez aquilin. + +CHLOÉ.--Je lui donne une petite bouche. + +DAPHNIS.--Je lui donne du courage et de la bonté qui ne sauraient venir +de toi. + +CHLOÉ.--Je lui donne un beau front, l’esprit et l’intelligence, qui ne +pourraient lui venir de toi. + +DAPHNIS.--Taille droite, belles dents, santé solide, voilà ce qu’il +reçoit de nous deux: vraiment, tous les deux ensemble nous pouvons douer +en perfection l’individu futur; aussi je te désire plus que toute autre +femme. + +CHLOÉ.--Et moi aussi je te désire.--(M. 391.) + + * * * * * + +Sterne dit dans _Tristram Shandy_ (T. 6. p. 43): _there is no passion so +serious as lust_.--En effet, la volupté est très sérieuse. +Représentez-vous le couple le plus beau, le plus charmant, comme il +s’attire et se repousse, se désire et se fuit avec grâce dans un beau +jeu d’amour. Vienne l’instant de la volupté, tout badinage, toute gaîté +gracieuse et douce ont subitement disparu. Le couple est devenu sérieux. +Pourquoi? C’est que la volupté est bestiale, et la bestialité ne rit +pas. Les forces de la nature agissent partout sérieusement.--La volupté +des sens est l’opposé de l’enthousiasme qui nous ouvre le monde idéal. +L’enthousiasme et la volupté sont graves et ne comportent pas le +badinage.--(N. 406.) + + * * * * * + +Les caprices qui naissent de l’amour ressemblent aux feux follets: ils +donnent les illusions les plus vives, ils nous conduisent dans le +marécage et s’évanouissent.--(N. 408.) + + + + +II + +ESSAI SUR LES FEMMES[36]. + + [36] P. II. 649. + + +... Le seul aspect de la femme révèle qu’elle n’est destinée ni aux +grands travaux de l’intelligence, ni aux grands travaux matériels. Elle +paie sa dette à la vie non par l’action mais par la souffrance, les +douleurs de l’enfantement, les soins inquiets de l’enfance; elle doit +obéir à l’homme, être une compagne patiente qui le rassérène. Elle n’est +faite ni pour les grands efforts, ni pour les peines ou les plaisirs +excessifs; sa vie peut s’écouler plus silencieuse, plus insignifiante et +plus douce que celle de l’homme, sans qu’elle soit, par nature, ni +meilleure ni pire. + + * * * * * + +Ce qui rend les femmes particulièrement aptes à soigner, à élever notre +première enfance, c’est qu’elles restent elles-mêmes puériles, futiles +et bornées; elles demeurent toute leur vie de grands enfants, une sorte +d’intermédiaire entre l’enfant et l’homme. Qu’on observe une jeune fille +folâtrant tout le long du jour avec un enfant, dansant et chantant avec +lui, et qu’on imagine ce qu’un homme, avec la meilleure volonté du +monde, pourrait faire à sa place. + + * * * * * + +Chez les jeunes filles, la nature semble avoir voulu faire ce qu’en +style dramatique on appelle un coup de théâtre; elle les pare pour +quelques années d’une beauté, d’une grâce, d’une perfection +extraordinaires, aux dépens de tout le reste de leur vie, afin que +pendant ces rapides années d’éclat elles puissent s’emparer fortement de +l’imagination d’un homme et l’entraîner à se charger loyalement d’elles +d’une manière quelconque. Pour réussir dans cette entreprise la pure +réflexion et la raison ne donnaient pas de garantie suffisante. Aussi la +nature a-t-elle armé la femme, comme toute autre créature, des armes et +des instruments nécessaires pour assurer son existence et seulement +pendant le temps indispensable, car la nature en cela agit avec son +économie habituelle: de même que la fourmi femelle, après son union avec +le mâle, perd les ailes qui lui deviendraient inutiles et même +dangereuses pour la période d’incubation, de même aussi la plupart du +temps, après deux ou trois couches, la femme perd sa beauté, sans doute +pour la même raison. De là vient que les jeunes filles regardent +généralement les occupations du ménage ou les devoirs de leur état comme +des choses accessoires et de pures bagatelles, tandis qu’elles +reconnaissent leur véritable vocation dans l’amour, les conquêtes et +tout ce qui en dépend, la toilette, la danse, etc. + + * * * * * + +Plus une chose est noble et accomplie, plus elle se développe lentement +et tardivement. La raison et l’intelligence de l’homme n’atteignent +guère tout leur développement que vers la vingt-huitième année; chez la +femme, au contraire, la maturité de l’esprit arrive à la dix-huitième +année. Aussi n’a-t-elle qu’une raison de dix-huit ans bien strictement +mesurée. C’est pour cela que les femmes restent toute leur vie de vrais +enfants. Elles ne voient que ce qui est sous leurs yeux, s’attachent au +présent, prenant l’apparence pour la réalité et préférant les niaiseries +aux choses les plus importantes. Ce qui distingue l’homme de l’animal +c’est la raison; confiné dans le présent, il se reporte vers le passé et +songe à l’avenir: de là sa prudence, ses soucis, ses appréhensions +fréquentes. La raison débile de la femme ne participe ni à ces +avantages, ni à ces inconvénients; elle est affligée d’une myopie +intellectuelle qui lui permet, par une sorte d’intuition, de voir d’une +façon pénétrante les choses prochaines; mais son horizon est borné, ce +qui est lointain lui échappe. De là vient que tout ce qui n’est pas +immédiat, le passé et l’avenir, agissent plus faiblement sur la femme +que sur nous: de là aussi ce penchant bien plus fréquent à la +prodigalité, qui parfois touche à la démence. Au fond du cœur les femmes +s’imaginent que les hommes sont faits pour gagner de l’argent et les +femmes pour le dépenser; si elles en sont empêchées pendant la vie de +leur mari, elles se dédommagent après sa mort. Et ce qui contribue à les +confirmer dans cette conviction, c’est que leur mari leur donne l’argent +et les charge d’entretenir la maison.--Tant de côtés défectueux sont +pourtant compensés par un avantage: la femme plus absorbée dans le +moment présent, pour peu qu’il soit supportable en jouit plus que nous; +de là cet enjouement qui lui est propre et la rend capable de distraire +et parfois de consoler l’homme accablé de soucis et de peines. + +Dans les circonstances difficiles il ne faut pas dédaigner de faire +appel, comme autrefois les Germains, aux conseils des femmes; car elles +ont une manière de concevoir les choses toute différente de la nôtre. +Elles vont au but par le chemin le plus court, parce que leurs regards +s’attachent, en général, à ce qu’elles ont sous la main. Pour nous, au +contraire, notre regard dépasse sans s’y arrêter les choses qui nous +crèvent les yeux, et cherche bien au delà; nous avons besoin d’être +ramenés à une manière de voir plus simple et plus rapide. Ajoutez à cela +que les femmes ont décidément un esprit plus posé, et ne voient dans les +choses que ce qu’il y a réellement; tandis que, sous le coup de nos +passions excitées, nous grossissons les objets, et nous nous peignons +des chimères. + +Les mêmes aptitudes natives expliquent la pitié, l’humanité, la +sympathie que les femmes témoignent aux malheureux, tandis qu’elles sont +inférieures aux hommes en tout ce qui touche à l’équité, à la droiture +et à la scrupuleuse probité. Par suite de la faiblesse de leur raison, +tout ce qui est présent, visible et immédiat, exerce sur elles un empire +contre lequel ne sauraient prévaloir ni les abstractions, ni les maximes +établies, ni les résolutions énergiques, ni aucune considération du +passé ou de l’avenir, de ce qui est éloigné ou absent. Elles ont de la +vertu les qualités premières et principales, mais les secondaires et les +accessoires leur font défaut... Aussi l’injustice est-elle le défaut +capital des natures féminines. Cela vient du peu de bon sens et de +réflexion que nous avons signalé, et ce qui aggrave encore ce défaut, +c’est que la nature, en leur refusant la force, leur a donné, pour +protéger leur faiblesse, la ruse en partage; de là leur fourberie +instinctive et leur invincible penchant au mensonge. Le lion a ses dents +et ses griffes; l’éléphant, le sanglier ont leurs défenses, le taureau a +des cornes, la sèche a son encre, qui lui sert à brouiller l’eau autour +d’elle; la nature n’a donné à la femme pour se défendre et se protéger +que la dissimulation; cette faculté supplée à la force que l’homme puise +dans la vigueur de ses membres et dans sa raison. La dissimulation est +innée chez la femme, chez la plus fine, comme chez la plus sotte. Il lui +est aussi naturel d’en user en toute occasion qu’à un animal attaqué de +se défendre aussitôt avec ses armes naturelles: et en agissant ainsi, +elle a jusqu’à un certain point conscience de ses droits: ce qui fait +qu’il est presque impossible de rencontrer une femme absolument +véridique et sincère. Et c’est justement pour cela qu’elle pénètre si +aisément la dissimulation d’autrui et qu’il n’est pas prudent d’en faire +usage avec elle.--De ce défaut fondamental et de ses conséquences +naissent la fausseté, l’infidélité, la trahison, l’ingratitude, etc. Les +femmes aussi se parjurent en justice bien plus fréquemment que les +hommes, et ce serait une question de savoir si on doit les admettre à +prêter serment.--Il arrive de temps en temps que des dames, à qui rien +ne manque, sont surprises dans les magasins en flagrant délit de vol. + + * * * * * + +Les hommes jeunes, beaux, robustes, sont destinés par la nature à +propager l’espèce humaine, afin que celle-ci ne dégénère pas. Telle est +la ferme volonté que la nature exprime par les passions des femmes. +C’est assurément de toutes les lois la plus ancienne et la plus +puissante. Malheur donc aux intérêts et aux droits qui lui font +obstacle. Ils seront, le moment venu, quoiqu’il arrive, impitoyablement +écrasés. Car la morale secrète, inavouée et même inconsciente, mais +innée des femmes, est celle-ci: «Nous sommes fondées en droit à tromper +ceux qui s’imaginent qu’ils peuvent, en pourvoyant économiquement à +notre subsistance, confisquer à leur profit les droits de l’espèce. +C’est à nous qu’ont été confiés, c’est sur nous que reposent la +constitution et le salut de l’espèce, la création de la génération +future; c’est à nous d’y travailler en toute conscience.» Mais les +femmes ne s’intéressent nullement à ce principe supérieur _in +abstracto_, elles le comprennent seulement _in concreto_, et n’ont, +quand l’occasion s’en présente, d’autre manière de l’exprimer que leur +manière d’agir; et sur ce sujet leur conscience les laisse bien plus en +repos qu’on ne pourrait le croire, car dans le fond le plus obscur de +leur cœur, elles sentent vaguement qu’en trahissant leurs devoirs envers +l’individu, elles le remplissent d’autant mieux envers l’espèce qui a +des droits infiniment supérieurs. + +Comme les femmes sont uniquement créées pour la propagation de l’espèce +et que toute leur vocation se concentre en ce point, elles vivent plus +pour l’espèce que pour les individus, et prennent plus à cœur les +intérêts de l’espèce que les intérêts des individus. C’est ce qui donne +à tout leur être et à leur conduite une certaine légèreté et des vues +opposées à celles de l’homme; telle est l’origine de cette désunion si +fréquente dans le mariage, qu’elle en est devenue presque normale. + + * * * * * + +Les hommes entre eux sont naturellement indifférents; les femmes sont, +par nature, ennemies. Cela doit tenir à ce que l’_odium figulinum_, la +rivalité qui est restreinte chez les hommes à chaque corps de métier, +embrasse chez les femmes toute l’espèce, car elles n’ont toutes qu’un +même métier, qu’une même affaire. Dans la rue, il suffit qu’elles se +rencontrent pour qu’elles échangent déjà des regards de Guelfes et de +Gibelins. Il saute aux yeux qu’à une première entrevue deux femmes ont +plus de contrainte, de dissimulation et de réserve que n’en auraient +deux hommes en pareil cas. Pour la même raison les compliments entre +femmes semblent plus ridicules qu’entre hommes. Remarquez en outre que +l’homme parle en général avec quelques égards et une certaine humanité à +ses subordonnés même les plus infimes, mais il est insupportable de voir +avec quelle hauteur une femme du monde s’adresse à une femme de classe +inférieure, quand elle n’est pas à son service. Cela peut tenir à ce +qu’entre femmes, les différences de rang sont infiniment plus précaires +que chez les hommes et que ces différences peuvent être modifiées ou +supprimées aisément; le rang qu’un homme occupe dépend de mille +considérations; pour les femmes une seule décide de tout: l’homme à qui +elles ont su plaire. Leur unique fonction les met sur un pied d’égalité +bien plus marqué, aussi cherchent-elles à créer entre elles des +différences de rang. + + * * * * * + +Il a fallu que l’intelligence de l’homme fût obscurcie par l’amour pour +qu’il ait appelé beau ce sexe de petite taille, aux épaules étroites, +aux larges hanches et aux jambes courtes; toute sa beauté en effet +réside dans l’instinct de l’amour. Au lieu de le nommer beau, il eût été +plus juste de l’appeler _l’inesthétique_. Les femmes n’ont ni le +sentiment, ni l’intelligence de la musique, pas plus que de la poésie ou +des arts plastiques; ce n’est chez elles que pure singerie, pur +prétexte, pure affectation exploitée par leur désir de plaire. Elles +sont incapables de prendre une part désintéressée à quoi que ce soit et +voici pourquoi. L’homme s’efforce en toute chose de dominer directement +soit par l’intelligence, soit par la force; la femme, au contraire, est +toujours et partout réduite à une domination absolument indirecte, +c’est-à-dire qu’elle n’a de pouvoir que par l’homme, et c’est sur lui +seul qu’elle exerce une influence immédiate. En conséquence, la nature +porte les femmes à chercher en toutes choses un moyen de conquérir +l’homme, et l’intérêt qu’elles semblent prendre aux choses extérieures +est toujours une feinte, un détour, c’est-à-dire pure coquetterie et +pure singerie. Rousseau l’a dit: «les femmes en général n’aiment aucun +art, ne se connaissent à aucun et n’ont aucun génie[37].» Ceux qui ne +s’arrêtent pas aux apparences ont pu le remarquer déjà. Il suffit +d’observer par exemple ce qui occupe et attire leur attention dans un +concert, à l’opéra ou à la comédie, de voir le sans façon avec lequel, +aux plus beaux endroits des plus grands chefs-d’œuvre, elles continuent +leur caquetage. S’il est vrai que les Grecs n’aient pas admis les femmes +au spectacle, ils ont eu bien raison; dans leurs théâtres du moins +pouvait-on saisir quelque chose. De notre temps, il serait bon d’ajouter +au _mulier taceat in ecclesia_, un _taceat mulier in theatro_, ou bien +de substituer un précepte à l’autre, et de suspendre ce dernier en gros +caractères sur le rideau de la scène.--Mais que peut-on attendre de +mieux de la part des femmes, si l’on réfléchit que dans le monde entier, +ce sexe n’a pu produire un seul esprit véritablement grand, ni une œuvre +complète et originale dans les beaux-arts, ni en quoi que ce soit un +seul ouvrage d’une valeur durable. Cela est saisissant dans la peinture; +elles sont pourtant aussi capables que nous d’en saisir le côté +technique et elles cultivent assidûment cet art, sans pouvoir se faire +gloire d’un seul chef-d’œuvre, parce qu’il leur manque justement cette +objectivité de l’esprit qui est surtout nécessaire dans la peinture; +elles ne peuvent sortir d’elles-mêmes. Aussi les femmes ordinaires ne +sont même pas capables d’en sentir les beautés, car _natura non facit +saltus_. Huarte, dans son ouvrage célèbre «_Examen de ingenios para las +sciencias_», qui date de 300 ans, refuse aux femmes toute capacité +supérieure. Des exceptions isolées et partielles ne changent rien aux +choses; les femmes sont, et resteront, prises dans leur ensemble, les +Philistins les plus accomplis et les plus incurables. Grâce à notre +organisation sociale, absurde au suprême degré, qui leur fait partager +le titre et la situation de l’homme quelqu’élevés qu’ils soient, elles +excitent avec acharnement ses ambitions les moins nobles, et par une +conséquence naturelle de cette absurdité, leur domination, le ton +qu’elles imposent, corrompent la société moderne. On devrait prendre +pour règle cette sentence de Napoléon Ier: «Les femmes n’ont pas de +rang.» Chamfort dit aussi très justement: «Elles sont faites pour +commercer avec nos faiblesses, avec notre folie, mais non avec notre +raison. Il existe entre elles et les hommes des sympathies d’épiderme, +et très peu de sympathies d’esprit, d’âme et de caractère.» Les femmes +sont le _sexus sequior_, le sexe second à tous égards, fait pour se +tenir à l’écart et au second plan. Certes, il faut épargner leur +faiblesse, mais il est ridicule de leur rendre hommage, et cela même +nous dégrade à leurs yeux. La nature, en séparant l’espèce humaine en +deux catégories, n’a pas fait les parts égales...--C’est bien ce qu’ont +pensé de tout temps les anciens et les peuples de l’Orient; ils se +rendaient mieux compte du rôle qui convient aux femmes, que nous ne le +faisons avec notre galanterie à l’ancienne mode française et notre +stupide vénération, qui est bien l’épanouissement le plus complet de la +sottise germano-chrétienne. Cela n’a servi qu’à les rendre si +arrogantes, si impertinentes: parfois elles me font penser aux singes +sacrés de Bénarès, qui ont si bien conscience de leur dignité +sacro-sainte et de leur inviolabilité, qu’ils se croient tout permis. + + [37] Lettre à d’Alembert, note XX. + +La femme en Occident, ce qu’on appelle _la dame_, se trouve dans une +position tout à fait fausse, car la femme, le _sexus sequior_ des +anciens, n’est nullement faite pour inspirer de la vénération et +recevoir des hommages, ni pour porter la tête plus haute que l’homme, ni +pour avoir des droits égaux aux siens. Les conséquences de cette _fausse +position_ ne sont que trop évidentes. Il serait à souhaiter qu’en Europe +on remît à sa place naturelle ce numéro deux de l’espèce humaine et que +l’on supprimât la _dame_, objet des railleries de l’Asie entière, dont +Rome et la Grèce se seraient également moquées. Cette réforme serait au +point de vue politique et social un véritable bienfait. Le principe de +la loi salique est si évident, si indiscutable, qu’il semble inutile à +formuler. Ce qu’on appelle à proprement parler la dame européenne est +une sorte d’être qui ne devrait pas exister. Il ne devrait y avoir au +monde que des femmes d’intérieur, appliquées au ménage, et des jeunes +filles aspirant à le devenir, et que l’on formerait non à l’arrogance, +mais au travail et à la soumission. C’est précisément parce qu’il y a +des dames en Europe que les femmes de la classe inférieure, c’est-à-dire +la grande majorité, sont infiniment plus à plaindre qu’en Orient[38]. + + [38] Schopenhauer cite en cet endroit le passage suivant de lord Byron + (_Letters and journals by Th. Moore_, vol. II, p. 399), dont voici + la traduction: «Réfléchi à la situation des femmes sous les anciens + Grecs.--Assez convenable. État présent, un reste de la barbarie + féodale du moyen âge--artificiel et contre nature. Elles devraient + s’occuper de leur intérieur; on devrait les bien nourrir et les bien + vêtir, mais ne les point mêler à la société. Elles devraient aussi + être instruites de la religion mais ignorer la poésie et la + politique, ne lire que des livres de piété et de cuisine. De la + musique, du dessin, de la danse, et aussi un peu de jardinage et de + labourage de temps en temps. Je les ai vues, en Épire, travailler à + l’entretien des routes avec succès. Pourquoi non? ne fanent-elles + pas, ne sont-elles pas laitières?» + +Les lois qui régissent le mariage en Europe supposent la femme égale de +l’homme, et ont ainsi un point de départ faux. Dans notre hémisphère +monogame, se marier, c’est perdre la moitié de ses droits et doubler ses +devoirs. En tout cas, puisque les lois ont accordé aux femmes les mêmes +droits qu’aux hommes, elles auraient bien dû aussi leur conférer une +raison virile. Plus les lois confèrent aux femmes des droits et des +honneurs supérieurs à leur mérite, plus elles rétrécissent le nombre de +celles qui ont réellement part à ces faveurs, et elles enlèvent aux +autres leurs droits naturels, dans la même proportion où elles en ont +donné d’exceptionnels à quelques privilégiées. L’avantage que la +monogamie et les lois qui en résultent accordent à la femme, en la +proclamant l’égale de l’homme, ce qu’elle n’est à aucun point de vue, +produit cette conséquence que les hommes sensés et prudents hésitent +souvent à se laisser entraîner à un si grand sacrifice, à un pacte si +inégal. Chez les peuples polygames chaque femme trouve quelqu’un qui se +charge d’elle, chez nous au contraire le nombre des femmes mariées est +bien restreint et il y a un nombre infini de femmes qui restent sans +protection, vieilles filles végétant tristement, dans les classes +élevées de la société, pauvres créatures soumises à de rudes et pénibles +travaux, dans les rangs inférieurs. Ou bien encore elles deviennent de +misérables prostituées, traînant une vie honteuse et amenées par la +force des choses à former une sorte de classe publique et reconnue, dont +le but spécial est de préserver des dangers de la séduction les +heureuses femmes qui ont trouvé des maris ou qui en peuvent espérer. +Dans la seule ville de Londres, il y a 80,000 filles publiques: vraies +victimes de la monogamie, cruellement immolées sur l’autel du mariage. +Toutes ces malheureuses sont la compensation inévitable de la dame +européenne, avec son arrogance et ses prétentions. Aussi la polygamie +est-elle un véritable bienfait pour les femmes considérées dans leur +ensemble. De plus, au point de vue rationnel, on ne voit pas pourquoi, +lorsqu’une femme souffre de quelque mal chronique, ou qu’elle n’a pas +d’enfants, ou qu’elle est à la longue devenue trop vieille, son mari +n’en prendrait pas une seconde. Ce qui a fait le succès des Mormons, +c’est justement la suppression de cette monstrueuse monogamie. En +accordant à la femme des droits au-dessus de sa nature, on lui a imposé +également des devoirs au-dessus de sa nature; il en découle pour elle +une source de malheurs. Ces exigences de classe et de fortune sont en +effet d’un si grand poids que l’homme qui se marie commet une imprudence +s’il ne fait pas un mariage brillant; s’il souhaite rencontrer une femme +qui lui plaise parfaitement, il la cherchera en dehors du mariage, et se +contentera d’assurer son sort et celui de ses enfants. S’il peut le +faire d’une façon juste, raisonnable, suffisante et que la femme cède, +sans exiger rigoureusement les droits exagérés que le mariage seul lui +accorde, elle perd alors l’honneur, parce que le mariage est la base de +la société civile, et elle se prépare une triste vie, car il est dans la +nature de l’homme de se préoccuper outre mesure de l’opinion des autres. +Si, au contraire, la femme résiste, elle court risque d’épouser un mari +qui lui déplaise ou de sécher sur place en restant vieille fille; car +elle a peu d’années pour se décider. C’est à ce point de vue de la +monogamie qu’il est bon de lire le profond et savant traité de Thomasius +«_De concubinatu_». On y voit que chez tous les peuples civilisés de +tous les temps, jusqu’à la Réforme, le concubinat a été une institution +admise, jusqu’à un certain point légalement reconnue et nullement +déshonorante. C’est la réforme luthérienne qui l’a fait descendre de son +rang, parce qu’elle y trouvait une justification du mariage des prêtres, +et l’église catholique n’a pu rester en arrière. + +Il est inutile de disputer sur la polygamie, puisqu’en fait elle existe +partout et qu’il ne s’agit que de l’organiser. Où trouve-t-on de +véritables monogames? Tous, du moins pendant un temps, et la plupart +presque toujours, nous vivons dans la polygamie. Si tout homme a besoin +de plusieurs femmes, il est tout à fait juste qu’il soit libre, et même +qu’il soit obligé de se charger de plusieurs femmes; celles-ci seront +par là même ramenées à leur vrai rôle, qui est celui d’un être +subordonné, et l’on verra disparaître de ce monde la _dame_, ce +_monstrum_ de la civilisation européenne et de la bêtise +germano-chrétienne, avec ses ridicules prétentions au respect et à +l’honneur; plus de dames, mais aussi plus de ces malheureuses femmes, +qui remplissent maintenant l’Europe!-- + + * * * * * + +... Il est évident que la femme par nature est destinée à obéir. Et la +preuve en est que celle qui est placée dans cet état d’indépendance +absolue contraire à sa nature s’attache aussitôt à n’importe quel homme +par qui elle se laisse diriger et dominer, parce qu’elle a besoin d’un +maître. Est-elle jeune, elle prend un amant; est-elle vieille, un +confesseur. + + * * * * * + +Le mariage est un piège que la nature nous tend.--(M. 355.) + + * * * * * + +Parmi les philosophes et les poètes, ceux qui sont mariés deviennent par +cela seul suspects de chercher leur propre avantage, et non l’avantage +de la science et de l’art.--(M. 357.) + + * * * * * + +L’honneur des femmes, de même que l’honneur des hommes, est un «esprit +de corps»[39] bien entendu. Le premier est de beaucoup le plus important +des deux; parce que dans la vie des femmes les rapports sexuels sont la +grande affaire.--L’honneur pour une jeune fille consiste dans la +confiance qu’inspire son innocence, et pour une femme dans sa fidélité à +son mari. Les femmes attendent des hommes et exigent d’eux tout ce qui +leur est nécessaire et tout ce qu’elles désirent. L’homme au fond +n’exige de la femme qu’une seule chose. Les femmes doivent donc +s’arranger de telle manière que les hommes ne puissent obtenir d’elles +cette chose unique qu’en échange du soin qu’ils s’engagent à prendre +d’elles et des enfants futurs: de cet arrangement dépend le bonheur de +toutes les femmes. Pour l’obtenir, il est indispensable qu’elles se +soutiennent et fassent preuve d’esprit de corps. Aussi marchent-elles +comme une seule femme et en rangs serrés vis-à-vis de l’armée des +hommes, qui, grâce à la prédominance physique et intellectuelle, +possèdent tous les biens terrestres; voilà l’ennemi commun qu’il s’agit +de vaincre et de conquérir, afin d’arriver par cette victoire à posséder +les biens de la terre. La première maxime de l’honneur féminin a donc +été qu’il faut refuser impitoyablement à l’homme tout commerce +illégitime, afin de le contraindre au mariage comme à une sorte de +capitulation; seul moyen de pourvoir toute la gent féminine. Pour +atteindre ce résultat, la maxime précédente doit être rigoureusement +respectée; aussi toutes les femmes avec un véritable esprit de corps +veillent-elles à son exécution. Une jeune fille qui a failli s’est +rendue coupable de trahison envers tout son sexe, car si cette action se +généralisait, l’intérêt commun serait compromis; on la chasse de la +communauté, on la couvre de honte; elle se trouve ainsi avoir perdu son +honneur. Toute femme doit la fuir comme une pestiférée. Un même sort +attend la femme adultère parce qu’elle a manqué à l’un des termes de la +capitulation consentie par le mari. Son exemple serait de nature à +détourner les hommes de signer un pareil traité, et le salut de toutes +les femmes en dépend. Outre cet honneur particulier à son sexe, la femme +adultère perd en outre l’honneur civil, parce que son action est une +tromperie, un manque grossier à la foi jurée. L’on peut dire avec +quelque indulgence «une jeune fille abusée» on ne dit pas «une femme +abusée.» Le séducteur peut bien par le mariage rendre l’honneur à la +première, il ne peut pas le rendre à la seconde, même après le +divorce.--A voir clairement les choses, on reconnaît donc qu’un _esprit +de corps_ utile, indispensable, mais bien calculé et fondé sur +l’intérêt, est le principe de l’honneur des femmes: on ne peut nier son +importance extrême dans la destinée de la femme, mais on ne saurait lui +attribuer une valeur absolue, au delà de la vie et des fins de la vie, +et méritant qu’on lui sacrifie l’existence même... + + [39] «Les femmes font cause commune; elles sont liées par un _esprit + de corps_, par une espèce de confédération tacite, qui comme les + ligues secrètes d’un État, prouve peut-être la faiblesse du parti + qui se croit obligé d’y avoir recours.» + + CHAMFORT. + + Schopenhauer n’a pas cité cette pensée de Chamfort. + +Ce qui prouverait d’une manière générale que l’honneur des femmes n’a +pas une origine vraiment conforme à la nature, c’est le nombre des +victimes sanglantes qui lui sont offertes, infanticides, suicides des +mères. Si une jeune fille qui prend un amant, commet une véritable +trahison envers son sexe, n’oublions pas que le pacte féminin avait été +accepté tacitement sans engagement formel de sa part. Et comme dans la +plupart des cas elle est la première victime, sa folie est infiniment +plus grande que sa dépravation.--(P. I. 388.) + + * * * * * + + + + +III + +PENSÉES DIVERSES + +SUR L’ART, LA RELIGION, LA POLITIQUE, L’HOMME, LA SOCIÉTÉ, ETC. + + + + +I + +L’ART, LE STYLE, LA LITTÉRATURE. + + +Dans la morale, la bonne volonté est tout; mais dans l’art elle n’est +rien.--(L. 104.) + + * * * * * + +Il faut traiter une œuvre d’art comme un grand personnage; rester debout +devant elle et attendre patiemment qu’elle daigne vous adresser la +parole.--(M. 243.) + + * * * * * + +Sur le visage de l’Apollon du Belvédère, je lis la juste indignation +profondément sentie du dieu des Muses contre la perversité pitoyable, +absolue et incurable des Philistins. C’est contre eux qu’il a lancé ses +flèches, pour anéantir l’engeance des ineptes éternels.--(M. 276.) + + * * * * * + +Si l’antiquité nous a laissé des classiques, c’est-à-dire des esprits +dont les écrits brillent d’une immortelle jeunesse à travers les +siècles, cela vient de ce que chez eux écrire des livres n’était pas une +affaire de commerce.--(P. II. 462.) + + * * * * * + +Les humanités--expression très juste pour exprimer l’étude des écrivains +de l’antiquité, car c’est par eux que l’écolier commence à redevenir un +homme, en pénétrant dans un monde encore pur de toutes les grimaces du +moyen âge et du romantisme... Ne vous figurez pas que votre sagesse +moderne puisse jamais remplacer cette virile initiation. Vous n’êtes +pas, comme les Grecs et les Romains, des êtres libres par naissance, les +fils indépendants de la nature; vous êtes d’abord les fils, les +héritiers de la grossière folie du moyen âge, de la fourberie honteuse +du clergé et de la chevalerie, moitié force brutale, moitié niaise +vanité. Que l’un et l’autre viennent à disparaître, vous n’en serez pas +pour cela plus assurés sur vos pieds, car, sans l’étude des anciens, +votre littérature est destinée à dégénérer en bavardage vulgaire et en +plate philistinerie.--(L. 34.) + + * * * * * + +Un roman est d’un ordre d’autant plus noble et élevé qu’il pénètre dans +la vie intérieure et qu’il y a moins d’aventures. Cette vérité se +retrouve comme signe caractéristique à tous les degrés du roman, depuis +Tristram Shandy, jusqu’au roman de chevalerie ou aux histoires de +brigands les plus grossières, les plus fécondes en exploits héroïques et +les plus basses. Tristram Shandy n’a pour ainsi dire pas d’action, et +comme il y en a peu dans la nouvelle Héloïse et dans Wilhelm Meister! +Don Quichotte a une action relativement faible, surtout plaisante et +très insignifiante: et ces quatre romans sont l’idéal du genre... + +La tâche du romancier n’est pas de nous raconter de grands événements, +mais de rendre les petites choses intéressantes.--(P. II. 473.) + + * * * * * + +La fausse route dans laquelle notre musique est engagée est analogue à +celle où se perdait l’architecture romaine sous les derniers Césars, +lorsque la surcharge des ornements cachait la belle simplicité des +proportions essentielles et même les dénaturait: de même la musique nous +offre des effets bruyants, beaucoup d’instruments, beaucoup d’art, mais +combien peu de pensées profondes, claires, pénétrantes et +saisissantes.--(P. II. 464.) + + * * * * * + +Le style est la physionomie de l’esprit. Et celle-là trompe moins que +celle du corps. Imiter un style étranger, c’est porter un masque. Si +beau que soit le masque, son expression morte devient bientôt insipide +et insupportable, à tel point que le plus laid visage serait préférable +pourvu qu’il soit animé.--(L. 33.) + + * * * * * + +Aucune prose ne se lit aussi aisément et aussi agréablement que la prose +française... L’écrivain français enchaîne ses pensées dans l’ordre le +plus logique et en général le plus naturel, et les soumet ainsi +successivement à son lecteur, qui peut les apprécier à l’aise, et +consacrer à chacune son attention sans partage. L’Allemand, au +contraire, les entrelace dans une période embrouillée et +archi-embrouillée, parce qu’il veut dire six choses à la fois, au lieu +de les présenter l’une après l’autre.--(P. II. 577.) + + * * * * * + +Le véritable caractère national allemand, c’est la lourdeur: elle éclate +dans leur démarche, dans leur manière d’être et d’agir, leur langue, +leurs récits, leurs discours, leurs écrits, dans leur façon de +comprendre et de penser, mais tout spécialement dans leur style. Elle se +reconnaît au plaisir qu’ils trouvent à construire de longues périodes, +lourdes, embrouillées. La mémoire est obligée de travailler seule, +patiemment, pendant cinq minutes, pour retenir machinalement les mots +comme une leçon qu’on lui impose, jusqu’au moment où, à la fin de la +période, le sens se dégage, l’intelligence prend son élan et l’énigme +est résolue. C’est à ce jeu qu’ils aiment à exceller, et quand ils +peuvent ajouter du précieux, de l’emphatique et un air grave plein +d’affectation, σερνότης, l’auteur alors nage dans la joie: mais que le +ciel donne patience au lecteur.--En outre ils s’étudient tout +spécialement à trouver toujours les expressions les plus indécises et +les plus impropres, de sorte que tout apparaît comme dans le brouillard: +leur but semble être de se ménager à chaque phrase une porte de +derrière, puis de se donner le genre de paraître en dire plus qu’ils +n’en ont pensé; enfin ils sont stupides et ennuyeux comme des bonnets de +nuit; et c’est justement ce qui rend haïssable la manière d’écrire des +Allemands à tous les étrangers, qui n’aiment pas à tâtonner dans +l’obscurité; c’est au contraire chez nous un goût national.--(P. II. +578.) + + * * * * * + +Les Allemands se distinguent des autres nations par leur négligence dans +le style aussi bien que dans le vêtement, et c’est le caractère national +qui est responsable de ce double désordre. De même qu’une mise +abandonnée trahit le peu d’estime que l’on fait de la société où l’on se +montre, ainsi un mauvais style, négligé, lâché, témoigne un mépris +offensant pour le lecteur, qui se venge à bon droit en ne vous lisant +pas. Ce qu’il y a surtout de réjouissant, c’est de voir les critiques +juger les œuvres d’autrui dans leur style débraillé d’écrivains à gages. +Cela fait l’effet d’un juge qui siégerait au tribunal en robe de chambre +et en pantoufles.--(P. II. 576.) + + * * * * * + +C’est dans notre siècle seulement qu’il y a des écrivains de profession. +Jusqu’alors, il n’y avait que des écrivains de vocation.--(P. II. 582.) + + * * * * * + +Il en est de la littérature comme de la vie: de quelque côté qu’on se +tourne, aussitôt on rencontre partout l’incorrigible populace, par +légion: elle remplit tout, elle salit tout, comme les mouches en été. De +là ce nombre infini de mauvais livres, cette ivraie qui pullule, se +nourrit aux dépens du bon grain et l’étouffe.--(P. II. 589.) + + * * * * * + +Xerxès, au dire d’Hérodote, pleurait à la vue de son armée innombrable, +en songeant qu’au bout d’un siècle, de tant de milliers d’hommes nul ne +survivrait; et qui ne verserait des larmes, à la vue des gros catalogues +de librairie, si l’on réfléchissait que, parmi tant de livres, au bout +de dix ans pas un seul ne surnagera.--(P. II. 589.) + + + + +II + +PENSÉES SUR LA RELIGION. + + +S’imaginer que les sciences peuvent faire sans cesse de nouveaux progrès +et se répandre de plus en plus, sans que cela empêche la religion de +continuer à vivre et à fleurir, c’est se tromper étrangement. Les +religions sont filles de l’ignorance et ne survivent pas longtemps à +leur mère.--(L. 23.) + + * * * * * + +Foi et science ne peuvent guère vivre en harmonie dans un même esprit, +non plus que loup et brebis en une même cage: et c’est la science qui +est le loup et menace de croquer la brebis.--(L. 23.) + + * * * * * + +Les religions sont comme les vers luisants: elles ont besoin de +l’obscurité pour éclairer. Un certain degré d’ignorance générale est la +condition de toutes les religions, c’est le seul élément dans lequel +elles puissent vivre.--(P. II. 369.) + + * * * * * + +Peut-être le moment si souvent prophétisé est-il proche où la religion +se séparera des États européens, comme une nourrice de l’enfant trop âgé +pour ses soins et prêt à passer aux mains du précepteur.--(P. II. 371.) + + * * * * * + +Temples et églises, pagodes et mosquées, dans tous les temps, par leur +magnificence et leur grandeur, témoignent du besoin métaphysique de +l’homme, qui, fort et indestructible, suit pas à pas le besoin physique. +On pourrait, il est vrai, si l’on était d’humeur satirique, ajouter que +le premier besoin est un modeste gaillard qui se contente à moins de +frais. Des fables grossières, des contes à dormir debout, il ne lui en +faut souvent pas davantage: qu’on les imprime assez tôt dans l’esprit de +l’homme, et ces fables et ces légendes deviennent des explications +suffisantes de son existence et des soutiens de sa moralité. Considérez +par exemple le Coran: ce livre médiocre a été suffisant pour fonder une +religion qui, répandue par le monde, satisfait le besoin métaphysique de +millions d’hommes depuis 1200 ans, sert de fondement à leur morale, leur +inspire un grand mépris de la mort et l’enthousiasme des guerres +sanglantes et des vastes conquêtes. Nous trouvons dans ce livre la plus +triste et la plus misérable figure du théisme. Peut-être a-t-il beaucoup +perdu par les traductions; mais je n’ai pu y découvrir une seule pensée +ayant quelque valeur. Ce qui prouve que la capacité métaphysique ne va +pas de pair avec le besoin métaphysique.--(L. 18.) + + * * * * * + +En réalité, toute religion positive est l’usurpatrice du trône qui +appartient à la philosophie. Aussi les philosophes seront-ils toujours +en hostilité avec elle; quand bien même ils devraient la considérer +comme un mal nécessaire, une béquille pour la faiblesse morbide de +l’esprit de la plupart des hommes.--(M. 349.) + + * * * * * + +La religion catholique est une instruction pour mendier le ciel, qu’il +serait trop incommode de mériter. Les prêtres sont les intermédiaires de +cette mendicité.--(M. 349.)[40] + + [40] «Que ferai-je toute ma vie? se disait Julien au séminaire. Je + vendrai aux fidèles une place dans le ciel. Comment cette place leur + sera-t-elle rendue visible? Par la différence de mon extérieur et de + celui d’un laïque.» Stendhal (_Rouge et noir_). + + * * * * * + +Non content des soucis, des afflictions et des embarras que lui impose +le monde réel, l’esprit humain se crée encore un monde imaginaire sous +forme de mille superstitions diverses. Celles-ci l’occupent de toutes +façons; il y consacre le meilleur de son temps et de ses forces, dès que +le monde réel lui accorde un repos qu’il n’est pas capable de goûter. On +peut constater ce fait à l’origine, chez les peuples qui, placés sous un +ciel doux et sur un sol clément, ont une existence facile, tels que les +Hindous, puis les Grecs, les Romains, plus tard les Italiens, les +Espagnols, etc.--L’homme se fabrique des démons, des dieux et des saints +à son image; ils exigent à tout moment des sacrifices, des prières, des +ornements, des vœux formés et exécutés, des pèlerinages, des +prosternations, des tableaux et des parures, etc. Fiction et réalité +s’entremêlent à leur service, et la fiction obscurcit la réalité; tout +événement dans la vie est accepté comme une manifestation de leur +puissance. Les entretiens mystiques avec ces divinités remplissent la +moitié des jours, ils soutiennent sans cesse l’espérance; le charme de +l’illusion les rend souvent plus intéressants que la fréquentation des +êtres réels. Quelle expression et quel symptôme de la misère innée de +l’homme, de l’urgent besoin qu’il a de secours et d’assistance, +d’occupation et de passe-temps; et, bien qu’il perde des forces utiles +et des instants précieux en vaines prières et en vains sacrifices au +lieu de s’aider lui-même, quand les dangers imprévus surgissent tout à +coup, il ne cesse pourtant de s’occuper et de se distraire dans cet +entretien fantastique avec un monde d’esprits qu’il rêve; c’est là +l’avantage des superstitions, avantage qu’il ne faut pas dédaigner.--(W. +I. 380.) + + * * * * * + +Pour dompter les âmes barbares et les détourner de l’injustice et de la +cruauté, ce n’est pas la vérité qui est utile: car ils ne peuvent la +concevoir; c’est donc l’erreur, un conte, une parabole. De là la +nécessité d’enseigner une foi positive.--(M. 349.) + + * * * * * + +Les religions sont nécessaires au peuple, et sont pour lui un +inestimable bienfait. Même lorsqu’elles veulent s’opposer au progrès de +l’humanité dans la connaissance de la vérité, il faut les écarter avec +tous les égards possibles. Mais demander qu’un grand esprit, un Gœthe, +un Shakespeare, accepte avec conviction _impliciter, bona fide et sensu +proprio_, les dogmes d’une religion quelconque, c’est demander qu’un +géant chausse le soulier _d’un nain_.--(W. II. 185.) + + * * * * * + +Quand on compare à la pratique des fidèles l’excellente morale que +prêche la religion chrétienne et plus ou moins toute religion et que +l’on se représente ce qu’il adviendrait de cette morale, si le bras +séculier n’empêchait pas les crimes, et ce que nous aurions à craindre, +si pour un seul jour on supprimait toutes les lois, l’on avouera que +l’action de toutes les religions sur la moralité est en réalité très +faible. Assurément la faute en est à la faiblesse de la foi. +Théoriquement et tant qu’on s’en tient aux méditations pieuses, chacun +se croit ferme dans sa foi. Mais l’acte est la dure pierre de touche de +toutes nos convictions: quand on en vient aux actes et qu’il faut +prouver sa foi par de grands renoncements et de durs sacrifices, c’est +alors qu’on en voit apparaître toute la faiblesse. Lorsqu’un homme +médite sérieusement un délit, il fait déjà une brèche à la moralité +pure. La première considération qui l’arrête ensuite, c’est celle de la +justice et de la police. S’il passe outre, espérant s’y soustraire, le +second obstacle qui alors se présente c’est la question d’honneur. Si +l’on franchit ces deux remparts, il y a beaucoup à parier qu’après avoir +triomphé de ces deux résistances puissantes, un dogme religieux +quelconque n’aura pas assez de force pour empêcher d’agir. Car si un +danger prochain, assuré, n’effraie pas, comment se laisserait-on tenir +en bride par un danger éloigné et qui ne repose que sur la foi.--(L. +23.) + + * * * * * + +La confession fut une heureuse pensée; car vraiment chacun de nous est +un juge moral parfait et compétent, connaissant exactement le bien et le +mal, et même un saint, quand il aime le bien et a horreur du mal. Cela +est vrai de chacun de nous, pourvu que l’enquête porte sur les actions +d’autrui et non sur les nôtres propres, et qu’il s’agisse seulement +d’approuver et de désapprouver, et que les autres soient chargés de +l’exécution. Aussi le premier venu peut-il comme confesseur prendre +absolument la place de Dieu.--(N. 433.) + + + + +III + +PENSÉES SUR LA POLITIQUE. + + +L’État n’est que la _muselière_ dont le but est de rendre inoffensif +cette bête carnassière, l’homme, et de faire en sorte qu’il ait l’aspect +d’un herbivore.--(M. 302.) + + * * * * * + +Partout et en tout temps il y a eu beaucoup de mécontentement contre les +gouvernements, les lois et les institutions publiques; cela vient de ce +qu’on est toujours prêt à les rendre responsables de la misère +inséparable de l’existence humaine, car elle a pour origine, selon le +mythe, la malédiction que reçut Adam et avec lui toute sa race. Jamais +pourtant cette tendance injuste n’a été exploitée d’une manière plus +mensongère et plus impudente que par nos démagogues contemporains. +Ceux-ci, en effet, par haine du christianisme, se proclament optimistes: +à leurs yeux, le monde n’a point de but en dehors de lui-même, et, par +sa nature même, il leur semble organisé dans la perfection; un vrai +séjour de la félicité. C’est aux seuls gouvernements qu’ils attribuent +les misères colossales du monde qui crient contre cette théorie; il leur +semble que si les gouvernements faisaient leur devoir, le ciel +existerait sur la terre, c’est-à-dire que tous les hommes pourraient +sans peine et sans soucis se gorger, se soûler, se propager et crever: +car c’est là ce qu’ils entendent quand ils parlent du progrès infini de +l’humanité, dont ils font le but de la vie et du monde, et qu’ils ne se +lassent pas d’annoncer en phrases pompeuses et emphatiques.--(P. II. +275.) + + * * * * * + +Le roi, au lieu du «Nous par la grâce de Dieu» pourrait dire plus +justement: «Nous de deux maux le moindre.» Car sans roi les choses ne +sauraient aller, il est la clef de voûte de l’édifice qui sans lui +s’écroulerait.--(M. 198.) + + * * * * * + +L’organisation de la société humaine oscille comme un pendule entre deux +extrêmes, deux pôles, deux maux opposés: le despotisme et l’anarchie. +Plus elle s’éloigne de l’un, plus elle se rapproche de l’autre. La +pensée vous vient alors que le juste milieu serait le point convenable: +quelle erreur! Ces deux maux ne sont pas également mauvais et dangereux; +le premier est infiniment moins à craindre: d’abord les coups du +despotisme n’existent qu’à l’état de possibilité, et quand ils se +produisent en actes, ils n’atteignent qu’un homme entre des millions +d’hommes. Quant à l’anarchie, possibilité et réalité sont inséparables: +ses coups atteignent chaque citoyen et cela chaque jour. Aussi toute +constitution doit se rapprocher beaucoup plus du despotisme que de +l’anarchie: elle doit même contenir une légère possibilité de +despotisme.--(N. 381.) + + * * * * * + +Rois et domestiques ne sont désignés que par leurs petits noms, voilà +les deux extrêmes de la société.--(N. 383.) + + * * * * * + +Les républiques sont en général faciles à établir, mais difficiles à +maintenir: pour les monarchies, c’est juste le contraire. (P. II. 273.) + + * * * * * + +Voulez-vous des plans utopiques: la seule solution du problème politique +et social serait le despotisme des sages et des nobles d’une +aristocratie pure et vraie, obtenue au moyen de la génération par +l’union des hommes aux sentiments les plus généreux avec les femmes les +plus intelligentes et les plus fines. Cette proposition est mon utopie +et ma république de Platon[41].--(P. II. 273). + + [41] M. Renan expose une idée analogue dans ses _Dialogues + philosophiques_. + + * * * * * + +La race humaine est une fois pour toutes et par nature vouée à la misère +et à la ruine; quand bien même par le secours de l’État et de l’histoire +on pourrait remédier à l’injustice et à la misère au point que la terre +devienne une sorte de pays de cocagne, les hommes en viendraient à +s’entre-quereller par ennui et tomberaient les uns sur les autres, ou +bien l’excès de la population amènerait la famine et celle-ci les +détruirait.--(M. 302.) + + * * * * * + +Il est extrêmement rare qu’un homme voie toute son effroyable malice +dans le miroir de ses actions. Ou bien croyez-vous vraiment que +Robespierre, Bonaparte, l’empereur du Maroc, les assassins que vous +voyez sur la roue, soient seuls si mauvais entre tous? Ne voyez-vous pas +que beaucoup en feraient autant, si seulement ils le pouvaient?--(M. +303.) + + * * * * * + +Bonaparte n’est pas à proprement parler plus méchant que beaucoup +d’hommes, pour ne pas dire que la plupart des hommes. Il n’a que +l’égoïsme tout à fait commun qui consiste à chercher son bien aux dépens +des autres. Ce qui le distingue, c’est uniquement une plus grande force +pour satisfaire cette volonté, une plus grande intelligence, une plus +grande raison, un plus grand courage; et le hasard lui donnait en outre +un champ favorable. Grâce à toutes ces conditions réunies il fit pour +son égoïsme ce que mille autres aimeraient bien à faire, mais ne peuvent +faire. Tout méchant gamin qui, par sa malice, se procure un mince +avantage au détriment de ses camarades, si faible que soit le dommage +qu’il cause, est aussi mauvais que Bonaparte. (M. 301.) + + * * * * * + +L’homme est au fond une bête sauvage, une bête féroce. Nous ne le +connaissons que dompté, apprivoisé en cet état qui s’appelle +civilisation: aussi reculons-nous d’effroi devant les explosions +accidentelles de sa nature. Que les verrous et les chaînes de l’ordre +légal tombent n’importe comment, que l’anarchie éclate, c’est alors +qu’on voit ce qu’est l’homme.--(L. 139.) + + * * * * * + +L’exagération en tout genre est aussi essentielle au journalisme qu’à +l’art dramatique: car il s’agit de tirer de chaque événement le plus +grand parti possible. Aussi tous les journalistes sont alarmistes de +profession: c’est leur manière de se rendre intéressants. Par là ils +ressemblent aux roquets, qui, dès que le moindre mouvement se produit, +aboient aussitôt à tout rompre. Il faut régler là dessus l’attention que +l’on prête à leur trompette d’alarme afin qu’ils ne vous troublent pas +la digestion.--(L. 137.) + + + + +IV + +PENSÉES SUR L’HOMME ET LA SOCIÉTÉ. + + +Les choses se passent dans le monde comme dans les drames de Gozzi où +les mêmes personnes paraissent toujours, avec les mêmes intentions et le +même sort; les motifs et les événements différent assurément dans chaque +pièce, mais l’esprit des événements est le même, les personnages d’une +pièce ne savent rien non plus de ce qui s’est passé dans l’autre, où ils +étaient pourtant acteurs: aussi après toutes les expériences des pièces +précédentes, Pantalone n’est devenu ni plus adroit ni plus généreux, ni +Tartaglia plus honnête, ni Brighella plus courageux, ni Colombine plus +vertueuse.--(W. I. 215.) + + * * * * * + +Notre monde civilisé n’est qu’une grande mascarade. On y rencontre des +chevaliers, des moines, des soldats, des docteurs, des avocats, des +prêtres, des philosophes, et que ne rencontre-t-on pas encore? Mais ils +ne sont pas ce qu’ils représentent: ce sont de simples masques sous +lesquels se cachent la plupart du temps des spéculateurs d’argent +(_moneymakers_.) Tel prend aussi le masque de la justice et du droit +avec le secours d’un avocat, pour mieux frapper son semblable; tel +autre, dans le même but, a choisi le masque du bien public et du +patriotisme; un troisième celui de la religion, de la foi immaculée. +Pour toutes sortes de buts secrets, plus d’un s’est caché sous le masque +de la philosophie, comme aussi de la philanthrophie, etc. Les femmes ont +moins de choix: elles se servent la plupart du temps du masque de la +vertu, de la pudeur, de la simplicité, de la modestie. Il y aussi des +masques généraux, sans caractère spécial, comme les dominos au bal +masqué, et que l’on rencontre partout: ceux-là nous figurent l’honnêteté +rigide, la politesse, la sympathie sincère et l’amitié grimaçante. La +plupart du temps, il n’y a, comme je l’ai dit, que de purs industriels, +commerçants, spéculateurs, sous tous ces masques. A ce point de vue la +seule classe honnête est celle des marchands, car seuls ils se donnent +pour ce qu’ils sont, et se promènent à visage découvert: aussi les +a-t-on mis au bas de l’échelle.--(P. II. 226.) + + * * * * * + +Le médecin voit l’homme dans toute sa faiblesse; le juriste le voit dans +toute sa méchanceté; le théologien, dans toute sa bêtise.--(P. II. 639.) + + * * * * * + +De même qu’il suffit d’une feuille à un botaniste pour reconnaître toute +la plante, de même qu’un seul os suffisait à Cuvier pour reconstruire +tout l’animal, ainsi une seule action caractéristique de la part d’un +homme peut permettre d’arriver à une connaissance exacte de son +caractère, et par conséquent de le reconstituer en une certaine mesure, +quand bien même il s’agirait d’une chose insignifiante; l’occasion n’en +est que plus favorable: car dans les affaires plus importantes, les +hommes sont sur leur garde, dans les petites choses, au contraire, ils +suivent leur nature sans y songer beaucoup. Si quelqu’un, à propos d’une +vétille, montre par sa conduite absolument égoïste, sans les moindres +égards pour autrui, que le sentiment de justice est étranger à son cœur, +il ne faut pas lui confier un centime, sans prendre les sûretés +suffisantes... D’après le même principe, il faut briser immédiatement +avec ces gens qui s’appellent les bons amis, même pour les moindres +choses, quand ils trahissent un caractère méchant, faux ou vulgaire, +afin de prévenir par là les mauvais tours qu’ils pourraient vous jouer +dans des affaires graves. J’en dirais autant des domestiques: plutôt +seul qu’au milieu de traîtres.--(L. 151.) + + * * * * * + +Laisser paraître de la colère ou de la haine dans ses paroles ou sur son +visage, cela est inutile, dangereux, imprudent, ridicule, commun. On ne +doit trahir sa colère ou sa haine que par des actes. Les animaux à sang +froid sont les seuls qui aient du venin.--(P. I. 497.) + + * * * * * + +Politesse est prudence; impolitesse une stupidité: se faire des ennemis +aussi inutilement et de gaîté de cœur, c’est du délire, comme lorsque +l’on met le feu à sa maison. Car la politesse est comme les jetons, une +monnaie notoirement fausse; être économe de cette monnaie, c’est un +manque d’esprit; en être prodigue au contraire, c’est faire preuve de +bon sens.--(L. 217.) + + * * * * * + +Notre confiance envers les autres n’a très souvent d’autres causes que +la paresse, l’égoïsme et la vanité: la paresse quand l’ennui de +réfléchir, de veiller, d’agir, nous porte à nous confier à un autre; +l’égoïsme, quand le besoin de parler de nos affaires nous excite à lui +faire des confidences; la vanité quand nous avons quelque chose +d’avantageux à dire sur notre compte. Nous n’exigeons pas moins qu’on +nous fasse honneur de notre confiance.--(P. I. 491.) + + * * * * * + +Il est prudent de faire sentir de temps en temps aux gens, hommes et +femmes, que l’on peut fort bien se passer d’eux: cela fortifie l’amitié; +et même près de la plupart des hommes, il n’est pas mauvais de glisser +de temps en temps dans la conversation une nuance de dédain à leur +égard; ils font d’autant plus de cas de notre amitié: _chi non istima +vien stimato_, qui n’estime pas est estimé, dit un proverbe italien. Si +quelqu’un a beaucoup de valeur réelle à nos yeux, il faut le lui cacher +comme si c’était un crime. Voilà qui n’est pas précisément réjouissant; +mais il en est ainsi. C’est à peine si les chiens supportent la grande +amitié: bien moins encore les hommes.--(P. I. 480.) + + * * * * * + +Les amis se disent sincères; ce sont les ennemis qui le sont: aussi +devrait-on prendre leur critique comme une médecine amère, et apprendre +par eux à se mieux connaître.--(P. I. 489). + + * * * * * + +Il peut arriver que nous regrettions la mort de nos ennemis et de nos +adversaires, même après nombre d’années, presque autant que celle de nos +amis,--c’est quand nous trouvons qu’ils nous manquent pour être témoins +de nos éclatants succès.--(P. II. 621.) + + * * * * * + +Rien ne trahit plus l’ignorance des hommes que si l’on allègue comme une +preuve des mérites et de la valeur d’un homme qu’il a beaucoup d’amis: +comme si les hommes accordaient leur amitié d’après la valeur et le +mérite! comme s’ils n’étaient pas au contraire semblables aux chiens qui +aiment celui qui les caresse ou leur donne des os, sans plus s’occuper +d’eux au delà!--Celui qui s’entend le mieux à les caresser, fussent-ils +les bêtes les plus vilaines, celui-là a beaucoup d’amis.--(M. 257.) + + * * * * * + +«Ni aimer, ni haïr», c’est la moitié de la sagesse humaine: «ne rien +dire et ne rien croire» l’autre moitié. Mais avec quel plaisir on tourne +le dos à un monde qui exige une pareille sagesse.--(P. I. 496.) + + * * * * * + +La différence entre la vanité et l’orgueil, c’est que l’orgueil est une +conviction bien arrêtée de notre supériorité en toutes choses; la vanité +au contraire est le désir d’éveiller chez les autres cette persuasion, +avec une secrète espérance de se laisser à la longue convaincre +soi-même. L’orgueil a donc son origine dans une conviction intérieure et +directe que l’on a de sa haute valeur; au contraire, la vanité cherche +un appui dans l’opinion du dehors pour arriver à l’estime de soi-même. +La vanité rend bavard, l’orgueil rend silencieux. Mais l’homme vain +devrait savoir que la haute opinion des autres, objet de ses efforts, +s’obtient beaucoup plus aisément par un silence continu que par la +parole, quand même on aurait les plus belles choses à dire.--N’est pas +orgueilleux qui veut, tout au plus peut-on simuler l’orgueil, mais comme +tout rôle de convention, ce rôle-là ne pourra être soutenu jusqu’au +bout. Car il n’y a que la conviction ferme, profonde, inébranlable que +l’on a de posséder des qualités supérieures et exceptionnelles, qui +rende réellement orgueilleux. Cette conviction a beau être erronée, ou +bien encore ne reposer que sur des avantages extérieurs et de +convention, cela ne nuit en rien à l’orgueil, si elle est sérieuse et +sincère. Car l’orgueil a ses racines dans notre conviction, et il ne +dépend pas, non plus que toute autre connaissance, de notre bon plaisir. +Son pire ennemi, j’entends son plus grand obstacle, est la vanité qui ne +brigue les applaudissements d’autrui que pour édifier une haute opinion +de soi-même, tandis que l’orgueil fait supposer que ce sentiment est +déjà entièrement affermi en nous. + +Bien des gens blâment et critiquent l’orgueil; ceux-là sans doute n’ont +rien en eux-mêmes qui puisse les rendre fiers.--(P. I. 379.) + + * * * * * + +La nature est ce qu’il y a de plus aristocratique au monde: toute +différence que le rang ou la richesse en Europe, les castes dans l’Inde +établissent entre les hommes, est petite en comparaison de la distance +qu’au point de vue moral et intellectuel la nature a irrévocablement +fixée; et, dans l’aristocratie de la nature comme dans les autres +aristocraties, il y a dix mille plébéiens pour un noble et des millions +pour un prince; la grande foule c’est le tas, _plebs_, _mob_, _rabble_, +_la canaille_. + +C’est pourquoi, soit dit en passant, les patriciens et les nobles de la +nature devraient aussi peu que ceux des États se mêler à la populace, +mais vivre d’autant plus séparés et inabordables qu’ils sont plus +élevés.--(N. 382.) + + * * * * * + +La tolérance que l’on remarque et que l’on loue souvent chez les grands +hommes, n’est toujours que le résultat du plus grand mépris pour les +autres hommes: lorsqu’un grand esprit est tout à fait pénétré de ce +mépris, il cesse de considérer les hommes comme ses semblables, et +d’exiger d’eux ce qu’on exige de ses semblables. Il est alors aussi +tolérant envers eux qu’envers tous les autres animaux, auxquels nous +n’avons pas à reprocher leur déraison et leur bestialité.--(N. 359.) + + * * * * * + +C’est la malédiction de l’homme de génie que, dans la mesure même où il +semble aux autres grand et admirable, ceux-ci lui paraissent à leur tour +petits et pitoyables. Il lui faut pendant toute sa vie réprimer cette +opinion, comme les autres répriment la leur. Cependant il est condamné à +vivre dans une île déserte, où il ne rencontre personne de semblable à +lui, et qui n’a d’autres habitants que des singes et des perroquets. Et +toujours il est victime de cette illusion, qui lui fait prendre de loin +un singe pour un homme.--(N. 359.) + + + + +V + +L’HOMME ET L’ANIMAL. + + +La volonté dans l’homme a exactement le même but que la volonté dans la +bête: se nourrir et se reproduire. Mais que de préparatifs compliqués et +artificiels de la part de l’homme, quels stratagèmes pour arriver aux +mêmes fins, que d’intelligence, de réflexion, de finesse, d’abstraction +l’on applique même dans les affaires journalières de la vie commune. Et +pourtant le but poursuivi et atteint n’est autre que celui de l’animal. +C’est comme si l’on offrait le même vin tantôt dans un vase de terre, +tantôt dans une coupe travaillée avec art: le vin reste le même, de même +que la lame de l’épée reste la même, que la poignée soit en or ou en +cuivre.--(M. 352.) + + * * * * * + +Autant la bête est plus naïve que l’homme, autant la plante est plus +naïve que la bête. Dans la bête nous voyons la volonté de vivre pour +ainsi dire plus nue que dans l’homme qui cache ses instincts sous son +intelligence, et qui a tant de moyens de dissimulation que sa véritable +nature n’apparaît guère qu’accidentellement et par endroits. Cette +volonté se montre tout à fait nue, mais beaucoup plus faible dans la +plante, comme une pure impulsion aveugle vers l’existence, sans but ni +fin. La plante manifeste tout son être au premier regard, et, avec une +innocence parfaite, expose indifféremment à tous les yeux au point le +plus élevé de sa tige les organes de la génération, qui chez toutes les +bêtes sont placés à l’endroit le plus secret. Cette innocence des +plantes tient à leur défaut de connaissance: ce n’est pas dans le +vouloir, mais dans le vouloir avec connaissance que réside la +faute.--(L. 43.) + + * * * * * + +Toutes les fois qu’un homme meurt, c’est un monde qui disparaît, le +monde qu’il portait dans sa tête; plus la tête est intelligente, plus ce +monde est distinct, clair, important, et vaste: d’autant plus affreuse +est sa disparition. Avec l’animal c’est une misérable rhapsodie ou une +esquisse d’un monde qui disparaît.--(N. 412.) + + * * * * * + +L’homme est une médaille qui porte d’un côté cette inscription «moins +que rien», et de l’autre, «tout dans tout».--(N. 411.) + + * * * * * + +La profonde douleur que nous éprouvons à la mort de tout être ami naît +de ce sentiment que dans tout individu il y a quelque chose +d’inexprimable, qui n’est qu’à lui, quelque chose d’irréparable. _Omne +individuum ineffabile_. C’est même le cas de la personnalité des bêtes. +On le sentira, si l’on a blessé à mort sans le vouloir une bête que l’on +aime, et reçu le regard d’adieu qu’elle vous adresse; c’est une douleur +déchirante.--(P. II. 621.) + + * * * * * + +Le chien, l’unique ami de l’homme, a un privilège sur tous les autres +animaux, un trait qui le caractérise, c’est ce mouvement de queue si +bienveillant, si expressif et si profondément honnête. Quel contraste en +faveur de cette manière de saluer que lui a donnée la nature, quand on +la compare aux courbettes et aux affreuses grimaces que les hommes +échangent en signe de politesse: cette assurance de tendre amitié et de +dévouement de la part du chien est mille fois plus sûre, au moins pour +le présent.--(L. 53.) + +Ce qui me rend si agréable la société de mon chien, c’est la +transparence de son être. Mon chien est transparent comme un verre.--(M. +140.) S’il n’y avait pas de chiens, je n’aimerais pas à vivre.--(M. +170.) + + * * * * * + +La pitié, principe de toute moralité, prend aussi les bêtes sous sa +protection, tandis que dans les autres systèmes de morale européenne, on +a envers elles si peu de responsabilité et d’égards. La prétendue +absence de droits des animaux, le préjugé que notre conduite envers eux +n’a pas d’importance morale, qu’il n’y a pas comme on dit de devoirs +envers les bêtes, c’est là justement une grossièreté révoltante, une +barbarie de l’occident, dont la source est dans le judaïsme... + +Il faut leur rappeler, à ces contempteurs des bêtes, à ces occidentaux +judaïsés que, de même qu’ils ont été allaités par leur mère, de même +aussi le chien l’a été par la sienne. + +La pitié envers les bêtes est si étroitement unie à la bonté du +caractère, que l’on peut affirmer de confiance que celui qui est cruel +envers les bêtes ne peut être un homme bon.--(L. 169.) + + * * * * * + +La bonté du cœur consiste dans une pitié profonde universelle pour tout +ce qui a vie; mais tout d’abord pour l’homme, parce qu’à mesure que +l’intelligence s’accroît, la capacité de souffrir augmente dans la même +proportion.--(L. 171.) + + * * * * * + +Je dois l’avouer sincèrement: la vue de tout animal me réjouit aussitôt +et m’épanouit le cœur; surtout la vue des chiens et puis de tous les +animaux en liberté, des oiseaux, des insectes, etc. Au contraire, la vue +des hommes excite presque toujours en moi une aversion prononcée; car +ils m’offrent à peu d’exceptions près le spectacle des difformités les +plus affreuses et les plus variées: laideur physique, expression morale +de passions basses et d’ambition méprisable, symptômes de folie et de +perversités de toutes sortes et de toutes grandeurs; enfin une +corruption sordide, fruit et résultat d’habitudes dégradantes; aussi je +me détourne d’eux et je fuis vers la nature, heureux d’y rencontrer les +bêtes.--(N. 451.) + + + + +VI + +CARACTÈRES DES DIFFÉRENTS PEUPLES. + + +Le trait dominant dans le caractère national des Italiens, c’est une +impudence absolue. Elle consiste en ce que d’une part, l’on ne se +considère comme trop mauvais pour rien, c’est-à-dire qu’on est arrogant +et effronté; d’autre part qu’on ne se considère comme trop bon pour +rien, c’est-à-dire qu’on est vil et bas. Quiconque, au contraire, a de +la pudeur est pour certaines choses trop timide, pour d’autres trop +fier. L’Italien n’est ni l’un ni l’autre, mais d’après les circonstances +tour à tour poltron ou insolent.--(M. 349.) + + * * * * * + +Le caractère propre de l’Américain du Nord, c’est la vulgarité sous +toutes les formes: morale, intellectuelle, esthétique et sociale; et non +pas seulement dans la vie privée, mais aussi dans la vie publique: elle +n’abandonne pas le Yankee, qu’il s’y prenne comme il voudra. Il peut +dire d’elle ce que Cicéron dit de la science: _nobiscum peregrinatur_, +etc. C’est cette vulgarité qui l’oppose si absolument à l’Anglais[42]: +celui-ci, au contraire, s’efforce toujours d’être noble en toutes +choses; et c’est pour cela que les Yankees lui semblent si ridicules et +si antipathiques. Ils sont à proprement parler les plébéiens du monde +entier. Cela peut tenir en partie à la constitution républicaine de leur +État, en partie à ce qu’ils tirent leur origine d’une colonie +pénitentiaire, ou qu’ils descendent de certaines gens qui avaient des +raisons de fuir l’Europe; le climat peut y être pour quelque chose.--(N. +385.) + + [42] Schopenhauer reprochait aux Anglais leur _infâme bigoterie_ qui, + disait-il «a dégradé la plus intelligente et peut-être la première + nation de l’Europe, au point qu’il serait temps d’envoyer en + Angleterre, contre les Révérends, des missionnaires de la Raison, + avec les écrits de Strauss dans une main, et la _Critique_ de Kant + dans l’autre.» (Ribot, Schopenhauer, p. 3.)--Il traite les Révérends + d’_imposteurs_, d’_hypocrites_ et d’_hommes d’argent_, qui dévorent + chaque année 3,500,000 livres sterling (87,500,000 francs). + (Gwinner, p. 24.) + + * * * * * + +Les autres parties du monde ont des singes; l’Europe a des Français. +Cela se compense.--(N. 386.) + + * * * * * + +On a reproché aux Allemands d’imiter tantôt les Français, tantôt les +Anglais; mais c’est justement ce qu’ils peuvent faire de plus fin, car, +réduits à leurs propres ressources, ils n’ont rien de sensé à vous +offrir.--(N. 387.) + + * * * * * + +Lichtenberg compte plus de cent expressions allemandes pour exprimer +l’ivresse; quoi d’étonnant, les Allemands n’ont-ils pas été, depuis les +temps les plus reculés, fameux pour leur ivrognerie. Mais ce qui est +extraordinaire, c’est que dans la langue de la nation allemande, +renommée entre toutes pour son honnêteté, on trouve plus que dans toute +autre langue des expressions pour exprimer la tromperie et la plupart du +temps elles ont un air de triomphe, peut-être parce que l’on considère +la chose comme très difficile.--(N. 386.) + + * * * * * + +En prévoyance de ma mort, je fais cette confession que je méprise la +nation allemande à cause de sa bêtise infinie, et que je rougis de lui +appartenir.--(M. 399.) + + +FIN + + + + +TABLE DES MATIÈRES + + + Pages + Préface.--Vie et opinions d’Arthur Schopenhauer 5 + + PENSÉES, MAXIMES ET FRAGMENTS. + + I.--Douleurs du Monde. + + Douleurs du monde 30 + Misères de la vie 47 + Résignation, renoncement, ascétisme et délivrance 56 + + II.--L’Amour, les Femmes et le Mariage. + + Métaphysique de l’amour 71 + Essai sur les femmes 118 + + III.--Pensées diverses. + + L’art, le style, la littérature 137 + Pensées sur la religion 143 + Pensées sur la politique 149 + L’homme et la société 153 + L’homme et l’animal 160 + Caractères des différents peuples 164 + + +Clichy.--Impr. Paul Dupont, rue du Bac-d’Asnières, 12. (879. 12-79.) + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76605 *** diff --git a/76605-h/76605-h.htm b/76605-h/76605-h.htm new file mode 100644 index 0000000..0803eee --- /dev/null +++ b/76605-h/76605-h.htm @@ -0,0 +1,5342 @@ +<!DOCTYPE html> +<html lang="fr"> +<head> + <meta charset="UTF-8"> + <title>Pensées, maximes et fragments de Shopenhauer | Project Gutenberg</title> + <link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover"> + <style> + +p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em; + margin: .3em 0;} + +h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; } +h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; } +h3 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 3em 0 1.5em 0; } + +div.c, p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0; + margin: 1em 0; } +.cc { text-align: center; text-indent: 0; } + +.large { font-size: 130%; } +.xlarge {font-size: 150%; } +.small { font-size: 90%; } +.xsmall { font-size: 80%; } +small { font-size: 80%; letter-spacing: .05em; } + +.b { font-weight: bold; } +.rm { font-style: normal; } + +.sc { font-variant: small-caps; } +.ssf { font-family: sans-serif; } + +.poetry { text-align: left; margin: 1em 0 1em 5%; } +.verse { padding-left: 3em; text-indent: -3em; } +.i2 { text-indent: -1em; } +.i10 { text-indent: 7em; } + +blockquote.epi { margin: 1em 0 1em 40%; font-size: 90%; } + +span.blk { display: inline-block; text-indent: 0; text-align: center; } + +.sign { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; } + +hr { width: 20%; margin: 1em 40%; } + +sup { font-size: smaller; vertical-align: 30%; line-height: 1em; } + +li { list-style: none; text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; } + +div.flex { display: flex; justify-content: center; } +table { margin: 1em auto; } +td { vertical-align: top; } +td.bot { vertical-align: bottom; padding-left: 1em; } +td.c div { text-align: center; } +td.r div { text-align: right; } +td.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; text-align: left; } +td.w4 { width: 4em; } +td.pad { padding-top: 1em; padding-bottom: .7em; } + +a { text-decoration: none; } + +.fnanchor { font-size: 80%; vertical-align: 0.35em; padding: 0 .15em; + text-decoration: none; font-style: normal; line-height: 1em; +} +.footnote { margin: 1em 0 1em 30%; font-size: 90%; } +.footnote .label { } +.footnote + .footnote { margin-top: -.5em; } + +div.gap, p.gap { margin-top: 2.5em; } +.break, .chapter { margin-top: 4em; } + +img { max-width: 100%; } + +@media screen { + body { max-width: 40em; width: 80%; margin: 0 auto; } + img { max-height: 700px; } +} + +.x-ebookmaker .break, .x-ebookmaker .chapter { page-break-before: always; } +.top2em { padding-top: 2em; } +.top4em { padding-top: 4em; } +.nobreak { page-break-before: avoid; } + + </style> +</head> +<body> +<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76605 ***</div> +<div class="x-ebookmaker-drop c"><img src="images/cover.jpg" alt=""></div> +<div class="x-ebookmaker-drop break"></div> +<p class="c top2em large">SCHOPENHAUER</p> + +<h1><span class="xlarge">PENSÉES, MAXIMES</span><br> +ET FRAGMENTS</h1> + +<p class="cc small ssf">I. — LES DOULEURS DU MONDE ET LE MAL DE LA VIE<br> +II. — L’AMOUR. — LES FEMMES. — LE MARIAGE<br> +III. — APHORISMES SUR L’HOMME, LA VIE, LA SOCIÉTÉ, LA POLITIQUE, +L’ART, LA RELIGION, ETC.</p> + +<p class="c"><span class="xsmall">TRADUIT, ANNOTÉ ET PRÉCÉDÉ D’UNE VIE DE SCHOPENHAUER</span><br> +<span class="b">Par J. BOURDEAU</span></p> + + +<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br> +LIBRAIRIE GERMER-BAILLIÈRE <span class="xsmall">ET</span> C<sup>ie</sup><br> +108, <span class="xsmall">BOULEVARD SAINT-GERMAIN</span>, 108</p> + +<p class="c">1880<br> +<span class="small">Tous droits réservés.</span></p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c top4em b">A la même Librairie.<br></p> + +<p class="c">OUVRAGES DE SCHOPENHAUER<br> +<span class="xsmall">TRADUITS EN FRANÇAIS</span></p> + + +<div class="flex"> +<table> +<tr><td class="drap"><b>Le Fondement de la morale</b>, 1879, 1 vol. in-18 de la <i>Bibliothèque +de philosophie contemporaine</i></td> +<td class="bot r w4"><div>2 fr. 50</div></td></tr> +<tr><td class="drap"><b>Essai sur le libre arbitre</b>, 1877, 1 vol. in-18 de la <i>Bibliothèque +de philosophie contemporaine</i></td> +<td class="bot r w4"><div>2 fr. 50</div></td></tr> +<tr><td class="drap"><b>Le Monde comme volonté et comme objet de représentation.</b> +2 vol. in-8<sup>o</sup>. (<i>Sous presse.</i>)</td> +<td> </td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div><hr></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><b>La philosophie de Schopenhauer</b>, par <span class="sc">Th. Ribot</span>. 1 vol. in-18 de +la <i>Bibliothèque de philosophie contemporaine</i></td> +<td class="bot r w4"><div>2 fr. 50</div></td></tr> +</table> +</div> +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c0" title="Préface. Vie et opinions d’Arthur Schopenhauer">PRÉFACE<br> +<span class="small">VIE ET OPINIONS +D’ARTHUR SCHOPENHAUER<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a></span></h2> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> <i lang="de" xml:lang="de">Schopenhauer’s Leben von W. Gwinner</i>. Leipzig. Brockhaus, +1878.</p> +</div> + +<p>S’il n’y avait chez Schopenhauer que le créateur d’un +nouveau système de philosophie, d’une nouvelle explication +de l’inexplicable, on pourrait certes l’admirer ou +le critiquer, mais on ne le lirait guère. Heureusement +pour sa gloire, il s’est tourné parfois vers le grand +public, il lui adresse quelques-uns de ses ouvrages<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a> et +sollicite les suffrages des <i>honnêtes gens</i> qui ne se +piquent pas de métaphysique. Et en effet, à côté du métaphysicien, +on rencontre dans ses écrits un moraliste +curieux, un humoriste original et un écrivain clair, accessible +à tous, et presque populaire. Les Allemands l’admettent +dans leurs bibliothèques choisies, et l’un d’eux +le compare à notre Montaigne. Un Montaigne, j’y consens, +pourvu qu’il soit bien entendu que c’est un Montaigne +allemand. Est-il possible de concevoir un +Montaigne constructeur de système et abstracteur de +quintessence, un Montaigne sardonique, irritable et +sombre, étranger aux grâces riantes et aux joies légères ? +Montaigne et Schopenhauer n’ont de commun +que leur curiosité universelle des hommes et des +choses. L’un et l’autre ils voient le monde à travers +leur esprit, leurs goûts, leur humeur. Aussi, comme +pour la plupart des moralistes, la vie de Schopenhauer +est-elle un commentaire de ses œuvres, souvent un +commentaire à rebours : ses actes démentent ce que sa +doctrine a d’excessif et d’outré, et l’auteur relève en lui +ce qu’il y a de faible et de chancelant dans l’homme.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> <i lang="de" xml:lang="de">Parerga und Paralipomena</i>.</p> +</div> +<p>C’est un vendredi, jour néfaste, que, selon la remarque +de M. Gwinner, Arthur Schopenhauer, le +grand pessimiste, naquit à Dantzig le 22 février 1788. +D’après la tradition de famille, ses ancêtres étaient Hollandais. +Son père, riche négociant de la ville, avait +l’esprit cultivé ; il aimait les voyages et suivait en toutes +choses les coutumes anglaises. Sa mère, fille du conseiller +Trosiener, se fit plus tard, grâce à ses romans, +un nom dans la littérature de l’époque. Dès son premier +âge le jeune Arthur escorte ses parents à travers l’Allemagne, +la Belgique, la Suisse, la France et l’Angleterre ; +à neuf ans, on l’établit au Havre, où il oublie au bout de +deux années sa langue maternelle, puis on le laisse +quelque temps à Londres. Les séjours à l’étranger, la +fréquentation des sociétés les plus diverses lui procurent +ainsi l’expérience précoce et pratique nécessaire aux +marchands, utile aux philosophes.</p> + +<p>La mort de son père, survenue en 1804, change le +cours de ses études jusque-là dirigées vers le commerce. +Il ne se sent pas né pour vivre derrière un comptoir ; +d’ailleurs l’héritage paternel assure son indépendance +et ses loisirs. A peine livré à lui-même, il se voue aux +lettres, à la science, à la philosophie surtout, avec l’entrain +juvénile et passionné que donnent les aptitudes +natives. Il médite Kant et Platon, fréquente les Universités +de Gœttingue et de Berlin, étudie la minéralogie, +la botanique, l’histoire des Croisades, la météorologie, +la physiologie, l’ethnologie, la jurisprudence, la chimie, +le magnétisme, l’électricité, l’ornithologie, l’<i>amphibiologie</i>, +l’ichthyologie<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>, la flûte, les armes et la guitare. +Que de <i>chosologies</i> une tête allemande peut contenir ! +Schopenhauer s’assimila toutes ces sciences, hormis la +guitare, et dut, après bien des années de stériles efforts, +suspendre à un clou de sa chambre l’instrument rebelle.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Nous abrégeons la liste officielle de tous les cours qu’il a +suivis à Gœttingue et à Berlin.</p> +</div> +<p>N’allez pas cependant vous le figurer sous les traits de +ces jeunes pédants à longue mine, troués au coude, et +qui n’ont vu le monde que du fond des bibliothèques ; +ne l’imaginez pas non plus, selon la mode des universités +allemandes, grand avaleur de bière et chercheur de +duels. Il détestait la bière et les duels : nous avons +même de lui, dans ses <i>aphorismes</i>, un petit traité +contre les duellistes, où il dit joliment leur fait à tous +les matamores passés, présents et futurs. Pas plus que +les combats singuliers il n’aimait les batailles rangées, et, +comme Panurge, il craignait naturellement les coups. +En 1813, dans un élan de patriotisme, il achète à l’un de +ses belliqueux camarades un sabre d’honneur ; il paie au +lieutenant Helmholtz un uniforme et un Sophocle ; mais, +quant à lui, il se tient coi et tranquille, et rumine à +loisir sa thèse sur la <i>Quadruple racine de la raison +suffisante</i>. A le juger par l’extérieur, c’était un jeune +gentleman fort soigneux de sa mise, d’agréable tournure +et de belles manières, quoique d’une contradiction fatigante +et d’une impertinente franchise. On le rencontre +à la comédie et à l’opéra, dans les cercles aristocratiques, +les sociétés lettrées de Weimar et de Dresde. +Il a des entretiens avec Gœthe, il observe les saltimbanques, +assiste par faveur à une exécution capitale, +et lit les hommes autant que les livres.</p> + +<p>Il n’est rien moins qu’un ennemi des plaisirs. Tandis +qu’il médite et compose à vingt-neuf ans son grand ouvrage, +<i>le Monde comme volonté et comme représentation</i><a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>, +ce livre fameux qui conclut à l’ascétisme en vue +d’amener la fin du monde par la continence absolue des +sexes, il lui arrive même mésaventure qu’à Descartes ; +un beau jour il lui naît un enfant naturel. Et sur ces entrefaites, +son livre étant achevé, Schopenhauer, d’un +pas allègre, va se délasser en Italie et se divertir. A +Venise, où il se trouvait en même temps que Byron<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a>, +il mène comme lui joyeuse vie, et continue ses études +sur la physique de l’amour, dont il devait un jour écrire +la métaphysique.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> Cet ouvrage parut en 1819.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Il se plaisait à répéter cette boutade de Byron : <i lang="en" xml:lang="en">The more +I see of men, the less I like them ; if I could say so of women +too, all would be well.</i></p> +</div> +<p>Riche d’expérience et de connaissances, d’observations +et d’études, mais auteur inconnu, car son livre gisait +encore chez le libraire sans succès et sans écho, +il a la malencontreuse idée de venir enseigner la philosophie +à l’Université de Berlin. Hégel faisait foule : +Schopenhauer parla devant des banquettes à peu près +vides. Il enrage, il s’obstine et ne trouve à la fin d’inscrits +à son cours que trois pelés et un tondu : un maître +de manège, un changeur, un dentiste et un capitaine +en retraite. De là peut-être ses diatribes acerbes contre +l’enseignement officiel des professeurs de philosophie. +Hégel ne fut pas seul à troubler son repos : une vieille +fille sa voisine, couturière de profession, gagna contre +lui un procès en indemnité pour coups et blessures. +La lutte homérique du philosophe et de la commère n’occupe +pas moins de vingt-cinq pages in-octavo dans la +solide biographie de M. Gwinner.</p> + +<p>En 1831, le choléra le chasse de Berlin, de même +qu’il chassait de Naples Leopardi, le poète de l’<i lang="it" xml:lang="it">Infelicità</i>. +Singulier rapprochement que cette terreur presque +simultanée du choléra chez ces deux pessimistes ! C’est +que, tout en proclamant bien haut en strophes sonores +ou en prose admirable que le monde est une comédie +dont le jeu ne vaut pas la chandelle, et l’homme un piètre +acteur en guenilles qui balbutie un mauvais rôle, ils +tiennent à ces chandelles, à cette farce, à ces guenilles ; +ils ont horreur, comme vous et moi, plus encore peut-être +que vous et moi, du dénoûment tragique. A la moindre +alerte, eux de fuir à toutes jambes.</p> + +<p>Notre « cholérophobe de profession », comme il s’intitulait +lui-même, s’arrête enfin à Francfort<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a> : il y a +passé en prospère santé ses vingt-neuf dernières années. +Un matin, le 23 septembre 1860, comme il s’habillait, la +mort le saisit brusquement à la gorge et le coucha sur +le parquet. Il avait soixante-douze ans.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> C’est là qu’il a écrit et publié, en 1851, à l’âge de soixante-trois +ans, ses <i lang="de" xml:lang="de">Parerga und Paralipomena</i>, séries d’essais destinés +au grand public.</p> +</div> +<p>Sa vie de célibataire et de rentier est d’une monotonie +si automatique, qu’on la connaît quand on connaît une +de ses journées. Se lever vers huit heures, s’éponger à +l’anglaise, préparer son café, s’attabler au travail et +écrire dans toute la fraîcheur des idées matinales, jouer +ensuite un petit air de flûte avant d’endosser son habit, +d’ajuster son jabot et sa cravate blanche ; dîner à table +d’hôte, sieste, promenade ; lire le <i lang="en" xml:lang="en">Times</i>, puis quelques +bons vieux auteurs ; souper, théâtre, excellent sommeil. +Il est aussi ménager de sa fortune que de l’emploi de +son temps, et double à la longue son capital.</p> + +<p>A côté de ce bon sens pratique, de ces habitudes réglées, +on peut noter en lui plus d’un symptôme morbide, +et ce coin de folie qui n’est pas rare chez les esprits +supérieurs. <i lang="la" xml:lang="la">Nullum magnum ingenium sine quadam +mixtura dementiæ</i>, a dit Sénèque. Peut-être, à l’égard +de Schopenhauer, la nature avait-elle un peu forcé la +dose. Il semble tenir de l’hérédité son humeur violente, +ses terreurs sans cause, ses manies sans nombre, ses +défiances et ses ombrages. On en retrouve la trace chez +ses ascendants paternels et maternels. Il est certain que +son père s’est tué dans une attaque de mélancolie +noire. Lui-même, dès sa première jeunesse, est sujet à +d’étranges lubies. Reçoit-il une lettre, il s’effraie, prévoit +un malheur ; la nuit, au moindre bruit, il s’éveille, +se jette sur ses pistolets. Il prend mille précautions +contre les maladies, les accidents de toute sorte, habite +un premier étage pour mieux échapper en cas d’incendie ; +il tremble au contact d’un rasoir qui n’est pas le +sien ; il serre soigneusement ses tuyaux de pipe, et +dans les hôtels, il a soin d’apporter son verre, de peur +que certains lépreux ne s’en servent. Son or est dissimulé +dans des cachettes ; ses billets, fourrés par précaution +au milieu des vieilles lettres ou sous des formules +d’apothicaire ; pour dérouter la curiosité, ses +comptes, ses notes d’affaires sont rédigés en grec et en +latin. Que n’a-t-il emprunté cette devise à l’un de nos +vieux satiriques : <i>Je ne crains rien, fors le dangier</i> ? — Il +se croyait victime d’une persécution, et voyait une +vaste conspiration du silence autour de son œuvre, +ourdie par les professeurs de philosophie, aimant mieux +les supposer malveillants qu’indifférents. Par une contradiction +singulière il redoutait la critique des professeurs +de philosophie sur ses ouvrages : « Que dans peu +de temps les vers rongent mon corps, c’est une pensée +que je puis supporter ; mais que les professeurs de +philosophie rongent ma philosophie, j’en frissonne +d’avance. »</p> + +<p>Autre symptôme non moins grave, c’est la manie raisonnante : +il raisonne sur tout, sur son grand appétit, +sur le spiritisme, le clair de lune, l’amour grec, sur les +songes et les présages. Une nuit, la servante rêve qu’elle +essuie des taches d’encre, et ce même matin, par mégarde, +Schopenhauer répand son encrier. Étrange concordance ! +notre philosophe en est frappé : <i lang="de" xml:lang="de">Alles was +geschieht, geschieht nothwendig !</i> (<i>Tout ce qui arrive, +arrive nécessairement</i>), s’écrie-t-il d’un ton solennel ; +aussitôt de cette bouteille à l’encre sort tout un système<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a> :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Et le raisonnement en bannit la raison.</div> +</div> + +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> <i lang="de" xml:lang="de">Parerga</i>, 3<sup>e</sup> édit., vol. I, p. 270.</p> +</div> +<p>Des traits pareils ne donneraient-ils pas l’envie de +confier aux médecins aliénistes le soin d’écrire l’histoire +de la philosophie. On s’apercevrait alors avec étonnement +que ceux qui passent parmi les hommes pour +des devins et des sages se sont montrés par moments +et par accès des fous plus fous que les autres.</p> + +<p>Comment expliquer le succès tardif mais réel, le retentissement +subit de la philosophie de Schopenhauer ? C’est +qu’il est possédé de la folie de son temps, cette folie que +l’on a si justement appelée la maladie du pessimisme<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>, +ou encore la maladie du siècle, <i lang="de" xml:lang="de">der Weltschmerz</i>, la douleur +du monde, cette folie qui compte tant de victimes, +de Werther à René, de Childe-Harold à Rolla, et d’illustres +malades : Byron, Musset, Henri Heine, rieurs +attristés, viveurs blasés, sceptiques nuageux, révoltés +lyriques qui adorent la vie et la maudissent. Schopenhauer +est le théoricien de cette école de poètes. Ce +qu’il y a chez lui d’original et de piquant, c’est que, placé +entre deux époques, l’une de scepticisme aride, l’autre +de mysticisme et d’emphase, il les rapproche et en apparence +les concilie. On avait trop ri au dix-huitième siècle, +le siècle de Voltaire au rire sec et strident. Le dix-neuvième +commence avec la lassitude d’un lendemain d’orgie. +C’est là ce qui caractérise la renaissance romantique et +néo-chrétienne de la Restauration : le diable d’hier se +fait ermite. « Faites-vous ermite », telle est justement +la conclusion dernière du système de Schopenhauer. +Au lieu de laisser Candide, désabusé par une cruelle +expérience et guéri de ses illusions, cultiver en paix +son jardin, il lui met entre les mains la <i>Vie de Rancé</i> +par Chateaubriand et lui conseille de se faire trappiste : il +arrache M<sup>lle</sup> Cunégonde à sa pâtisserie et lui propose +en exemple la <i>Vie de sainte Élisabeth de Hongrie</i> par +Montalembert<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a>. Pour être surprenante, cette conclusion +n’en est pas moins fort logique. Car si le monde +est, comme il l’affirme, une si profonde vallée de larmes, +une si épaisse forêt de crimes, il n’y a qu’une issue, +qu’un défilé pour en sortir dignement, ainsi qu’il convient +à un sage ; non point par la porte sanglante du +suicide, mais par les voies austères de l’ascétisme chrétien, +ou plutôt de l’ascétisme bouddhique<a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>, renoncement +plus grandiose encore, puisqu’il mène à l’espoir du +néant. Schopenhauer, il est vrai, s’avouait, quant à lui, +incapable d’atteindre par la volonté jusqu’à ces sublimes +pratiques du trappiste ou du fakir : « affaire de grâce », +comme il disait. Il ne fut, en réalité, qu’un bouddhiste +de table d’hôte.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> <i>Voir</i> <i>le Pessimisme au XIX<sup>e</sup> siècle</i>, par E. Caro. Hachette, +1878.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> Dans les dernières pages de son ouvrage philosophique, +Schopenhauer recommande en effet ces deux ouvrages sur Rancé +et sainte Élisabeth à la méditation de ses lecteurs.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> Schopenhauer, interprète éloquent des idées bouddhistes, +nous offre un remarquable exemple de l’affinité étrange qu’il y a +entre la spéculation hindoue et la spéculation allemande : « A +proprement parler, dit M. Taine, dans son essai sur le +bouddhisme, les Hindous sont les seuls qui, avec les Allemands, +aient le génie métaphysique ; les Grecs, si subtils, sont timides +et mesurés à côté d’eux ; et l’on peut dire, sans exagération, que +c’est seulement sur les bords du Gange et de la Sprée que l’esprit +humain s’est attaqué au fond et à la substance des choses. Peu +importe l’absurdité des conséquences, ils ont posé les questions +suprêmes, et personne, hors d’eux, n’a même conçu qu’on pût les +poser. »</p> +</div> +<p>Schopenhauer est bien mieux dans son rôle, dans la +sincérité de sa nature lorsqu’il joue le Méphistophélès. +A cette table de l’hôtel d’Angleterre à Francfort, où sa +renommée attirait force pèlerins, au milieu de la fumée +des pipes et du bruit des verres, ceux qui visitaient ce +vieillard à l’œil clair et plein de malice en rapportaient +l’impression d’une entrevue avec Belzébuth en personne<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a>. +Nul n’est plus propre que ce vieux cynique à +déniaiser un bon jeune homme et à faner d’un souffle +glacé la fleur de son âme et de ses rêves.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> <i>Voir</i>, dans la <i>Revue des Deux-Mondes</i> du 15 mars 1870, un +intéressant article de M. Challemel-Lacour, où il raconte son +entrevue avec Schopenhauer. « Ses paroles lentes et monotones, +qui m’arrivaient à travers le bruit des verres et les éclats de +gaîté de mes voisins, me causaient une sorte de malaise, comme +si j’eusse senti passer sur moi un souffle glacé à travers la porte +entr’ouverte du néant… Des vertiges inconnus me gagnaient… et +il me sembla, longtemps après l’avoir quitté, être ballotté sur une +mer houleuse, sillonnée d’horribles courants. » — Et pourtant +M. Challemel-Lacour ne saurait passer pour un esprit craintif et +timoré.</p> +</div> +<p>Je suppose qu’un petit philosophe imberbe soit allé le +consulter. « Avez-vous 20,000 livres de rente ? lui eût +demandé Schopenhauer. Non ? Abandonnez alors la +philosophie : on doit vivre <i>pour</i> elle et non <i>par</i> elle. — Seriez-vous +à la fois rentier et apprenti philosophe ? Il +vous faut une troisième condition, mon jeune ami, un +troisième vœu, non pas précisément le vœu de chasteté +(un philosophe doit tout connaître, tout et le reste), +mais le vœu de célibat ; une épouse légitime, une +famille influent plus qu’on ne croit sur nos jugements, +sur notre liberté d’esprit. Mais fuyez avant tout les +universités. Croyez-moi ! On y enseigne les doctrines +que l’État patronne, et les chaires de philosophie sont +devenues des succursales de l’Église. Or, retenez bien +ceci, il n’y a pas plus de philosophie chrétienne qu’il +n’y a une arithmétique chrétienne. Pensez donc par +vous-même, après avoir lu Kant et Schopenhauer, +votre serviteur ; vous chasserez ainsi de votre esprit +tous les préjugés que vingt siècles de juiverie et de +Moyen-Age y ont entassés, et vous reconnaîtrez que +l’idée de Dieu n’est pas une idée innée, qu’elle vous +vient sans doute du temps où madame votre maman +vous mettait à genoux sur votre lit et, vous croisant les +mains, vous faisait réciter votre prière. Copernic a +chassé Dieu du ciel ; mais, en réalité, Dieu est partout, +dans la table sur laquelle vous écrivez, dans la chaise +où repose votre très noble dos. N’allez pas, au moins, +devenir matérialiste comme les garçons coiffeurs ou +les élèves en pharmacie ; évitez également d’être un +pur esprit, vous ressembleriez trop à ces têtes d’anges +ailées mais sans corps que l’on admire dans les tableaux +de piété. Ne cessez d’étudier les sciences, édifiez votre +philosophie sur les faits, — à ce prix vous serez philosophe<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a>. +Allez, et que Bouddha vous ait en sa +sainte garde ! »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label">[12]</span></a> Cf. surtout <i lang="de" xml:lang="de">Parerga</i>, t. I. <i lang="de" xml:lang="de">Zur Kantischen Philosophie</i>. +<i><span lang="de" xml:lang="de">Ueber die Universitäts-Philosophie</span>, passim.</i></p> +</div> +<p>A un théologien frais et rose au sortir du séminaire, +Schopenhauer eût dit : « Jeune homme, nous ne pouvons +nous entendre. Sans doute j’aime, je vénère le +pessimisme des trappistes, mais je n’ai rien de commun +avec la théologie. Je ne conteste pas vos bienfaits, +loin de là. Assurément, vous et moi nous cherchons +à satisfaire cet éternel besoin de l’homme que +vous appelez le besoin religieux et que j’appelle le besoin +métaphysique, mais vous vous adressez à la foule +sous le voile de l’allégorie et du brillant symbole ; vous +prenez des mines terribles et solennelles pour en imposer +aux enfants dont la raison sommeille encore, +tandis que le véritable philosophe parle au petit nombre +des intelligences viriles le simple et mâle langage de +la vérité abstraite et nue. Mais dites-moi, je vous prie, +quelle diantre de nécessité vous pousse à réclamer les +suffrages de la philosophie ? N’avez-vous pas tout pour +vous ? révélations, textes sacrés, miracles, prophéties, +un haut rang dans l’État, le consentement, le respect +général, mille églises, mille chapelles ; n’êtes-vous +pas les intermédiaires obligés, dès qu’on veut +acheter ou mendier le ciel ? Outre le monopole des +consolations, ne possédez-vous pas le privilège inestimable +d’instruire l’enfance, de façonner les jeunes +cerveaux pour la vie entière ? Et il vous faut encore +l’approbation des philosophes ! Et il vous la faut à +tout prix, tellement que jadis, quand vous étiez les +maîtres, et que cette approbation vous manquait, vous +aviez recours à des arguments sans réplique, la torture, +le bûcher, l’<i lang="la" xml:lang="la">ultima ratio theologorum</i>. Que de +victimes sur l’autel de votre Dieu, que de sang répandu +en son nom ! Ah ! je ne demande qu’à laisser les +dieux en paix, pourvu toutefois qu’ils me rendent la +pareille. <i lang="la" xml:lang="la">Ergo, pax vobiscum<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a> !</i> »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13"><span class="label">[13]</span></a> Cf. <i lang="de" xml:lang="de">Die Welt</i>, vol. II, liv. I, chap. 17. <i lang="de" xml:lang="de">Ueber das metaphysische +Bedürfniss</i>.</p> +</div> +<p>Si un jeune avocat, orateur politique, tout feu et flammes, +tout gonflé de phrases rondes, d’exemples historiques, +fût venu devant lui étaler son système, Schopenhauer +eût dit en fronçant le sourcil : « Et après ? +n’espérez pas me convaincre. L’histoire, n’est-ce pas +au fond toujours la même chose, qu’il s’agisse de +ministres et de diplomates penchés sur une carte et +occupés à se disputer des territoires, ou de paysans +dans une auberge en querelle pour un lambeau de +terre ou une partie de dés ; toujours les mêmes passions, +les mêmes chimères, qu’il s’agisse de noisettes +ou de royales couronnes ? Encore si votre histoire +était vraie. Mais le mensonge la prostitue, elle +sert à tous les partis. Il suffit, pour s’en convaincre, +de lire les journaux, débits publics de poison autorisé. +Ce poison, vous le proposez à <i>la canaille</i> comme +une panacée, lui promettant, en haine du christianisme, +le bonheur sur cette terre, odieux optimistes +que vous êtes ! Vils flatteurs, vous dites au +peuple qu’il est souverain, mais vous savez bien que +c’est un souverain éternellement mineur, dupe d’habiles +filous que l’on appelle démagogues. Vous m’épouvantez +quand je vous vois jouer avec les passions +populaires ; autant vaudrait manier la dynamite. Je +tremble d’entendre les chaînes de l’ordre légal se +briser avec fracas, et le monstre déchaîné rugir. +Ultra-réactionnaire, oui, je le suis par horreur de vos +criailleries, de votre vacarme, de vos émeutes qui +m’assourdissent, m’inquiètent et me distraient de mes +pensées, de mes travaux impérissables. Quand donc +nous donnera-t-on à nous autres philosophes un +philosophe couronné, un roi libre-penseur, un Frédéric +II ? En attendant, que le diable vous emporte, +tous tant que vous êtes<a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a> ! »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14"><span class="label">[14]</span></a> Cf. surtout <i lang="de" xml:lang="de">Parerga</i>, II, chap. 9.</p> +</div> +<p>A un pauvre amoureux qui n’est que soupirs et que +larmes… Mais nous ne voulons point détromper +ici les jeunes cœurs épris d’idéal et d’horizons bleus. +Quant aux lecteurs désabusés, nous les renvoyons à la +<i>Métaphysique de l’amour</i> et à l’<i>Essai sur les femmes</i>. +Loin de tomber aux pieds du sexe auquel il doit sa +mère, Schopenhauer tombe à bras raccourcis sur ce +malheureux sexe, justement parce qu’il lui doit sa mère, +personne frivole, satisfaite de vivre et fort dépensière<a id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor">[15]</a>. +Après une pareille satire, il conviendrait de lire l’apologie +de M. Stuart Mill. Cet anglais utilitaire, qui sous +sa rigide armure de froide logique cachait un cœur chaleureux, +a écrit un petit livre tranchant et chevaleresque +sur la <i>sujétion des femmes</i> : parce qu’il a eu la fortune +de rencontrer en M<sup>me</sup> Mill une âme d’élite, aussitôt, +s’il ne tenait qu’à lui, les femmes deviendraient électeurs, +juges, ministres d’État. Schopenhauer, qui n’a +connu, ce semble, que les dames qui ne se font guère +prier, les relègue toutes au fond d’un sérail. Il méprise +la monogamie ; théoriquement il est polygame, <i>tétragame</i> +même, et ne voit qu’une objection à épouser quatre +femmes, l’objection des quatre belle-mères.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_15" href="#FNanchor_15"><span class="label">[15]</span></a> Nouvel Hamlet, il lui reprochait encore, à tort ou à raison, +son infidélité à la mémoire d’un époux.</p> +</div> +<p>Enfin, c’est à notre pessimiste qu’il faut adresser le +bourgeois gras et jovial, content de lui et des autres. +Mais hélas ! l’éloquence d’un Démosthène ne saurait +nous persuader que le monde est mauvais quand nous +le trouvons bon. Comme l’a si bien dit Prevost-Paradol, +« nos joies et nos tristesses sont bien plus réglées par +les événements de notre vie et par le tour de nos caractères, +que par la logique de nos croyances<a id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor">[16]</a> ». +Schopenhauer en est un remarquable exemple. Misanthrope +revêche et dédaigneux dès sa jeunesse, écrivain +obscur et mécontent, quand à la fin la gloire arrive, son +front s’éclaircit, son humeur s’apaise, et il apprend à +sourire. Le bruit et le succès de sa philosophie désenchantée +l’enchantent, il ne s’en cache pas. A soixante +ans il s’humanise, lui le farouche solitaire, au sein d’une +petite famille de disciples zélés et dociles : le jour de +sa fête arrivent les bouquets, les sonnets, une coupe +en argent massif et d’autres surprises. Au concert de +louanges point d’oreilles rebelles. Des jeunes gens inconnus +envoient des lettres enthousiastes. Une femme, +M<sup>me</sup> Élisabeth Ney, accourt tout exprès de Berlin pour +modeler son buste. Trois ou quatre artistes se disputent +l’honneur de faire son portrait. Mieux que tout cela, +ses livres ont des éditions nouvelles. Le <i lang="en" xml:lang="en">Westminster +Review</i>, la <i>Revue des Deux Mondes</i>, le <i>Journal des +Débats</i><a id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor">[17]</a>, la <i lang="it" xml:lang="it">Rivista contemporanea</i>, etc., tout en critiquant +ses doctrines, les répandent à travers l’Europe. +Les hommes sont ainsi faits, je veux dire les auteurs : +qu’on publie seulement leurs noms dans les gazettes, +il ne leur en faut pas davantage ; les voilà réconciliés +avec le monde.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_16" href="#FNanchor_16"><span class="label">[16]</span></a> <i>Les Moralistes français</i>, p. 288.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_17" href="#FNanchor_17"><span class="label">[17]</span></a> Schopenhauer écrivait en 1856, après avoir lu dans le <i>Journal +des Débats</i> du 8 octobre l’article de M. Franck sur sa philosophie : +« Je lui inspire une pieuse épouvante. Je vois qu’ils ont eu +vent de moi. » (<i lang="de" xml:lang="de">Memorabilien</i>, p. 118.) Il disait, non sans impertinence, +que la critique des journaux et des revues est faite non +pas pour diriger le jugement du public, mais pour attirer son attention. +Aussi, que ce jugement soit bon ou mauvais, il importe +peu : « <i lang="la" xml:lang="la">Censura perit scriptum manet.</i> »</p> +</div> +<p>Au reste, il nous semble difficile d’admettre qu’un +écrivain de talent puisse être un pessimiste pratique +et convaincu. Il est bien trop occupé à nous dire les +choses sombres avec éclat, les choses mornes avec attrait. +La vraie misère profondément sentie n’est point +si artiste. A peindre d’une main si habile les douleurs +humaines, Schopenhauer a dû plus d’une fois finir par les +oublier, tant il se plaît à revêtir sa philosophie de +grande prose et à l’orner de belles images comme ces +madones laides et noires que la dévotion des fidèles recouvre +de riches étoffes et de rares bijoux.</p> + +<p>Que de figures pittoresques et de sentences originales, +mais aussi que de citations, que d’emprunts ! La +curiosité amusée du lettré a glané à travers toutes les +littératures, depuis l’espagnole jusqu’à l’hindoue ; il +s’est assis au banquet des anciens, aux soupers français +du dix-huitième siècle. Habile à ramasser tous les reliefs +de ces délicats festins, il les sert aux Allemands +comme un plat de sa façon, accommodé à une sauce +métaphysique d’après le goût national. Les idées que +nos auteurs français, en se jouant, laissent échapper de +leurs lèvres, vite il s’en empare et les répète doctoralement. +D’un de leurs mots il fait un traité. Mais ce mot, +il ne le cite pas toujours. M. Ribot<a id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor">[18]</a> a relevé un passage +de Chamfort qui contient en dix lignes toute <i>la métaphysique +de l’amour</i>. Quand il traite de l’honneur +des femmes, c’est encore un mot de Chamfort qu’il développe +sans le citer : « les femmes font cause commune ; +elles sont liées par un <i>esprit de corps</i>, par une +espèce de confédération tacite. » — « L’honneur des +sexes, dit Schopenhauer, est un <i>esprit de corps</i> bien +entendu. » De même, telle autre de ses pensées est due +à l’inspiration de Pascal<a id="FNanchor_19" href="#Footnote_19" class="fnanchor">[19]</a>. Voici un rapprochement +plus frappant encore. On lit dans les <i lang="de" xml:lang="de">Parerga</i> (II, 271) : +« La forme de gouvernement monarchique est la seule +naturelle : nous en trouvons l’exemple chez les animaux +mêmes, chez les <i>abeilles</i>… <i>les grues voyageuses</i>. » +Saint Jérôme, dans une lettre au moine Rustique, avait +dit dans les mêmes termes : « L’on a besoin d’un maître +dans quelque art que ce soit. Les animaux mêmes et +les troupeaux ont des chefs qui les conduisent : les +abeilles ont leurs rois, <i>les grues en ont une à leur +tête</i>. » On le voit, les grues voyageuses de Schopenhauer +viennent de loin.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_18" href="#FNanchor_18"><span class="label">[18]</span></a> <i>Voir</i> le petit livre si intéressant et si complet de M. Ribot : +la <i>Philosophie de Schopenhauer</i> (Germer-Baillière). <i>V.</i> p. 70.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_19" href="#FNanchor_19"><span class="label">[19]</span></a> Cf. <i lang="de" xml:lang="de">Die Welt</i>, vol. II, p. 261-262, 4<sup>e</sup> édit., — et Pascal, +éd. Havet, vol. II, p. 16-17.</p> +</div> +<p>Dès lors, il est aisé de se rendre compte d’un procédé +de composition familier à notre écrivain ; lecteur très +soigneux, il découpe en petites notes les idées saillantes +qu’il rencontre sur sa route, puis il coud ces bouts +de papier et les relie par un long fil philosophique. Il +suffit de lire, pour s’en convaincre, son <i>Dialogue sur la +religion</i>, en partie tiré des auteurs anglais et français +du dix-huitième siècle. Quand il prend la plume, Schopenhauer +se drape dans la toge romaine ; Sénèque est +son maître de style ; il se coiffe en même temps de la +perruque de Voltaire, ou de Hume, ou d’Helvétius, ou +de Chamfort, qui s’ajuste assez mal à sa tête carrée. +Mais comme sous ce costume bizarre et disparate le +Germain reparaît vite avec ses boutades, son imagination +démesurée, son ironie âpre, ses gestes violents et +ses invectives dignes des éloges de M. Frauenstædt<a id="FNanchor_20" href="#Footnote_20" class="fnanchor">[20]</a> ! +Comme l’on voit percer à travers son style le solitaire +méditatif qui n’a jamais pensé que par monologues, qui +ne s’est jamais retrempé aux sources vives et jaillissantes +des discussions et des causeries<a id="FNanchor_21" href="#Footnote_21" class="fnanchor">[21]</a>, et qui ne +s’attarde que trop volontiers à se commenter lui-même, +car, s’il a des ailes à l’esprit, il n’en a point aux talons.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_20" href="#FNanchor_20"><span class="label">[20]</span></a> <i>Voir</i> le passage des <i lang="de" xml:lang="de">Memorabilien</i>, où ce disciple félicite +son maître de n’avoir dans la polémique rien de commun avec +la bienséance française.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_21" href="#FNanchor_21"><span class="label">[21]</span></a> La contradiction, l’objection même l’agaçaient au possible. +Lire à ce sujet, dans les <i lang="de" xml:lang="de">Memorabilien</i>, p. 553, une lettre bien +curieuse adressée à M. Frauenstædt.</p> +</div> +<p>L’ensemble de ses écrits le reflète ainsi avec une +netteté merveilleuse ; et si l’on admire, à travers ses +contradictions et ses folies, l’essor de son intelligence, +je ne dirai pas son génie, mais ses éclairs de génie, +ses lueurs soudaines et profondes, on ne saurait non +plus assez louer sa parfaite indépendance, son étonnante +sincérité. Je trouve en lui d’autres qualités +morales, des sentiments de pitié et des actes de bienfaisance. +Il haïssait les professeurs de Berlin, mais il +aimait les bêtes. Ayant fait la rencontre d’un orang-outang +à la foire de Francfort, il allait chaque jour +visiter cet ancêtre présumé des hommes. Touché de +son air triste, il comparaît le regard de cet être arrêté +sur les confins de l’humanité au regard de Moïse devant +la Terre promise. Par testament, il assura une retraite +à son chien, comme s’il se fût agi d’un vieil ami, +d’un parent pauvre.</p> + +<p>Schopenhauer n’a été ni un saint ni un ascète ; les +saints et les ascètes auront le droit de s’en montrer scandalisés. +Mais comme il a prêché l’ascétisme, sa vie pratique +ne fait pas en tous points honneur à sa doctrine.</p> + +<p>S’il s’était borné au rôle de moraliste, d’observateur +des hommes et de peintre des mœurs, on ne saurait +raisonnablement exiger de lui l’austérité d’un sage. De +même un poète ne doit compte au public que de ses sensations +et de ses rêves, qui tiennent souvent à la couleur +du ciel, au vent qui souffle, au nuage qui passe. +Mais quand c’est un philosophe qui est en scène, un +apôtre du renoncement, un prophète de la sombre mort, +peut-être est-il juste que l’on sache quel homme a été le +penseur sévère, peut-être est-il permis de mesurer à ses +actes l’ardeur et l’énergie de sa conviction.</p> + +<p>Nous n’oserions donc accuser M. Gwinner, son biographe, +d’indiscrétion ou de sévérité, lorsqu’il se livre +sur les habitudes privées de Schopenhauer à une minutieuse +enquête, à laquelle, il est vrai, bien peu de personnes +résisteraient ; il a voulu par là non pas affaiblir +le goût du public pour des œuvres de haute valeur, mais +mettre un terme au « <i>culte malsain</i> » dont Schopenhauer +est l’objet en Allemagne.</p> + +<p>Il ne semble pas que ce culte penche vers son déclin, si +l’on en juge par le nombre toujours croissant de livres, +de brochures et de dissertations sur les écrits de notre +philosophe. De la Russie jusqu’à l’Amérique sa voix +éveille chaque jour de nouveaux échos : il n’a pas +échappé à la gloire périlleuse et parfois compromettante +de posséder des disciples, cette plaie des grands +hommes. Les uns s’efforcent de rendre ses doctrines +populaires, d’autres tirent de ses préceptes un catéchisme +religieux, à l’usage de ceux qui nient les religions établies, +d’autres voient en lui un second Lessing, un éducateur +de cette nation allemande à laquelle il reproche avec tant +de verve son pédantisme, sa grossièreté, sa lourdeur ; d’autres +le présentent comme le précurseur de Darwin, +comme le métaphysicien de l’évolution, d’autres discutent +avec une gravité imperturbable ses boutades sur +les femmes, d’autres enfin exagèrent son pessimisme jusqu’à +l’extravagance, ils ne se contentent pas d’être pessimistes, +ils sont <i>misérabilistes</i>. Mais à tous ces commentateurs, +à ces interprètes plus ou moins bien inspirés, +ce qui manque par dessus tout c’est le charme étrange +et l’humour du maître.</p> + +<p>Et comme si ce n’était pas assez d’avoir des disciples, +Schopenhauer, pour comble d’infortune, est maintenant +exposé aux traducteurs.</p> + +<p class="sign">J. BOURDEAU.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="top4em">Nous donnons ici la liste des ouvrages où nous avons +choisi les pensées et fragments qui suivent. En face de +chaque indication bibliographique se trouvent les lettres +abréviatives qui servent de renvois aux passages correspondants +du texte original.</p> + +<div class="flex"> +<table> +<tr><td class="drap"><i lang="de" xml:lang="de">Die Welt als Wille und Vorstellung</i> (4<sup>e</sup> édition. +Leipzig, 1873). 2 vol.</td> +<td class="bot r"><div>W.</div></td></tr> +<tr><td class="drap"><i lang="de" xml:lang="de">Parerga und Paralipomena</i> (3<sup>e</sup> édition. +Leipzig, 1874). 2 vol.</td> +<td class="bot r"><div>P.</div></td></tr> +<tr><td class="drap"><i lang="de" xml:lang="de">Aus A. Schopenhauer’s handschriftlichem +Nachlass</i> (Leipzig, 1864). 1 vol.</td> +<td class="bot r"><div>N.</div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span lang="de" xml:lang="de"><i>A. Schopenhauer. Lichtstrahlen aus seinen +Werken</i>, von J. Frauenstædt</span> (3<sup>e</sup> édition. Leipzig, +1874). 1 vol. (pensées détachées, extraites +de tous les ouvrages de Schopenhauer)</td> +<td class="bot r"><div>L.</div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span lang="de" xml:lang="de"><i>A. Schopenhauer. Von ihm. Ueber ihn</i>, von +Lindner ; <i>Memorabilien</i>, von Frauenstædt</span> (Berlin, +1863). 1 vol.</td> +<td class="bot r"><div>M.</div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span lang="de" xml:lang="de"><i>Schopenhauer’s Leben</i>, von Gwinner</span> (Leipzig, +1878). 1 vol.</td> +<td class="bot r"><div>G.</div></td></tr> +</table> +</div> +<div class="chapter"></div> + +<p class="c xlarge">PENSÉES, MAXIMES ET FRAGMENTS</p> + + + + +<h2 class="nobreak" id="c1" title="I. Douleurs du monde">I<br> +DOULEURS DU MONDE<br> +<span class="xsmall">LE MAL DE LA VIE. — RÉSIGNATION. — RENONCEMENT. — ASCÉTISME +ET DÉLIVRANCE.</span></h2> + + + + +<h3 title="I. Douleurs du monde">I<br> +DOULEURS DU MONDE<a id="FNanchor_22" href="#Footnote_22" class="fnanchor">[22]</a>.</h3> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_22" href="#FNanchor_22"><span class="label">[22]</span></a> P. II, ch. <small>XII</small>, p. 312 et suiv.</p> +</div> + +<p>Si elle n’a pas pour but immédiat la douleur, on peut +dire que notre existence n’a aucune raison d’être dans le +monde. Car il est absurde d’admettre que la douleur sans +fin qui naît de la misère inhérente à la vie et qui +remplit le monde, ne soit qu’un pur accident et non le +but même. Chaque malheur particulier paraît, il est vrai, +une exception ; mais le malheur général est la règle.</p> + +<p>De même qu’un ruisseau coule sans tourbillons, aussi +longtemps qu’il ne rencontre point d’obstacles, de même +dans la nature humaine, comme dans la nature animale, +la vie coule inconsciente et inattentive, quand rien ne +s’oppose à la volonté. Si l’attention est éveillée, c’est +que la volonté a été entravée et qu’il s’est produit +quelque choc. — Tout ce qui se dresse en face de notre +volonté, tout ce qui la traverse ou lui résiste, c’est-à-dire +tout ce qu’il y a de désagréable et de douloureux, +nous le ressentons sur-le-champ, et très nettement. +Nous ne remarquons pas la santé générale de notre +corps, mais seulement le point léger où le soulier nous +blesse : nous n’apprécions pas l’ensemble prospère de +nos affaires, et nous n’avons de pensées que pour une +minutie insignifiante qui nous chagrine. — Le bien-être +et le bonheur sont donc tout négatifs, la douleur seule +est positive.</p> + +<p>Je ne connais rien de plus absurde que la plupart des +systèmes métaphysiques qui expliquent le mal comme +quelque chose de négatif ; lui seul au contraire est positif, +puisqu’il se fait sentir. Tout bien, tout bonheur, +toute satisfaction sont négatifs, car ils ne font que supprimer +un désir et terminer une peine.</p> + +<p>Ajoutez à cela qu’en général nous trouvons les joies +au-dessous de notre attente, tandis que les douleurs la +dépassent de beaucoup.</p> + +<p>Voulez-vous en un clin d’œil vous éclairer sur ce +point, et savoir si le plaisir l’emporte sur la peine, ou si +seulement ils se compensent, comparez l’impression de +l’animal qui en dévore un autre, avec l’impression de +celui qui est dévoré.</p> + +<hr> + + +<p>La consolation la plus efficace, dans tout malheur, +dans toute souffrance, c’est de tourner les yeux vers ceux +qui sont encore plus malheureux que nous : ce remède +est à la portée de chacun. Mais qu’en résulte-t-il pour +l’ensemble ?</p> + +<p>Semblables aux agneaux qui jouent dans la prairie, +pendant que, du regard, le boucher fait son choix au milieu +du troupeau, nous ne savons pas, dans nos jours +heureux, quel désastre le destin nous prépare précisément +à cette heure, — maladie, persécution, ruine, mutilation, +cécité, folie, etc.</p> + +<p>Tout ce que nous cherchons à saisir nous résiste ; tout +a sa volonté hostile qu’il faut vaincre. Dans la vie des +peuples, l’histoire ne nous montre que guerres et séditions : +les années de paix ne semblent que de courtes +pauses, des entr’actes, une fois par hasard. Et de +même la vie de l’homme est un combat perpétuel, +non pas seulement contre des maux abstraits, la misère +ou l’ennui ; mais contre les autres hommes. Partout on +trouve un adversaire : la vie est une guerre sans trêve, +et l’on meurt les armes à la main.</p> + +<hr> + + +<p>Au tourment de l’existence vient s’ajouter encore la +rapidité du temps qui nous presse, ne nous laisse pas +prendre haleine, et se tient derrière chacun de nous +comme un garde-chiourme avec le fouet. — Il épargne +ceux-là seulement qu’il a livrés à l’ennui.</p> + +<hr> + + +<p>Pourtant, de même qu’il faudrait que notre corps +éclatât, s’il était soustrait à la pression de l’atmosphère, +de même si le poids de la misère, de la peine, des +revers et des vains efforts était enlevé à la vie de +l’homme, l’excès de son arrogance serait si démesuré, +qu’elle le briserait en éclats ou tout au moins le pousserait +à l’insanité la plus désordonnée et jusqu’à la folie +furieuse. — En tout temps, il faut à chacun une certaine +quantité de soucis, ou de douleurs, ou de misère, +comme il faut du lest au navire pour tenir d’aplomb +et marcher droit.</p> + +<p>Travail, tourment, peine et misère, tel est sans +doute durant la vie entière le lot de presque tous les +hommes. Mais si tous les vœux, à peine formés, étaient +aussitôt exaucés, avec quoi remplirait-on la vie humaine, +à quoi emploierait-on le temps ? Placez cette +race dans un pays de cocagne, où tout croîtrait de soi-même, +et où les alouettes voleraient toutes rôties à portée +des becs, où chacun trouverait aussitôt sa bien-aimée +et l’obtiendrait sans difficulté, — alors on verrait les +hommes mourir d’ennui, ou se pendre, d’autres se +quereller, s’égorger et s’assassiner et se causer plus +de souffrances que la nature ne leur en impose maintenant. — Ainsi +pour une telle race nul autre théâtre, +nulle autre existence ne sauraient convenir.</p> + +<hr> + + +<p>De ce caractère négatif du bien-être et de la jouissance +opposé au caractère positif de la douleur, il résulte +que le bonheur d’une existence donnée ne doit +pas être estimé d’après ses joies et ses jouissances, +mais d’après l’absence de peines, seule chose positive. +Dès lors le sort des autres animaux paraît plus supportable +que celui de l’homme. Examinons de plus près l’un +et l’autre.</p> + +<p>Sous quelques formes variées que l’homme poursuive +le bonheur ou cherche à éviter le malheur, tout se réduit, +en somme, à la jouissance ou à la souffrance physique. +Combien cette base matérielle est étroite : se +bien porter, se nourrir, se protéger contre le froid et +les intempéries, et enfin satisfaire l’instinct des sexes ; +ou bien, au contraire, être privé de tout. Par conséquent, +la part réelle de l’homme dans le plaisir physique +n’est pas plus grande que celle de l’animal, si ce n’est +que son système nerveux, plus susceptible et plus délicat, +agrandit l’impression de toute jouissance comme +aussi de toute douleur. Mais combien ses émotions surpassent +celles de l’animal ! A quelle profondeur et avec +quelle violence incomparable son cœur est agité ! pour +n’obtenir à la fin que le même résultat : santé, nourriture, +abri, etc.</p> + +<p>Cela vient en premier lieu de ce que chez lui tout s’accroît +puissamment par la seule pensée du passé et de +l’avenir, d’où naissent des sentiments nouveaux, soucis, +crainte, espérance ; ces sentiments agissent beaucoup +plus violemment sur lui que ne le peuvent faire la jouissance +et la souffrance de l’animal, immédiates et présentes. +L’animal, en effet, n’a pas la réflexion, ce condensateur +des joies et des peines ; celles-ci ne peuvent +donc s’amonceler, comme il arrive pour l’homme, au +moyen du souvenir et de la prévision : chez l’animal +la souffrance présente a beau recommencer indéfiniment, +elle reste toujours comme la première fois une +souffrance du moment présent, et ne peut pas s’accumuler. +De là l’insouciance enviable et l’âme placide +des bêtes. Chez l’homme, au contraire, la réflexion et +les facultés qui s’y rattachent, ajoutent à ces mêmes +éléments de jouissance et de douleur que l’homme a de +communs avec la bête, un sentiment exalté de son bonheur +ou de son malheur qui peut conduire à des transports +soudains, souvent même à la mort ou bien encore à un +suicide désespéré. Considérées de plus près, les choses +se passent comme il suit : ses besoins qui, à l’origine, +ne sont guère plus difficiles à satisfaire que ceux de +l’animal, il les accroît de parti pris dans le but d’augmenter +la jouissance : d’où le luxe, les friandises, le +tabac, l’opium, les boissons spiritueuses, le faste et le +reste. Seul aussi il a une autre source de jouissance, +qui naît également de la réflexion, une source de jouissance +et par conséquent de douleur d’où découleront +pour lui des soucis et des embarras sans mesure et +sans fin, c’est l’ambition et le sentiment de l’honneur +et de la honte : — autrement dit, en prose vulgaire, ce +qu’il pense de ce que les autres pensent de lui. Tel sera, +sous mille formes souvent bizarres, le but de presque +tous ses efforts qui tendent bien au delà de la jouissance +ou de la douleur physiques. Il a sur l’animal, il est vrai, +l’avantage incontesté des plaisirs purement intellectuels, +qui comportent bien des degrés divers, depuis les plus +niais badinages ou la conversation courante jusqu’aux +travaux intellectuels des plus élevés : mais alors comme +contre-poids douloureux apparaît sur la scène l’ennui, +l’ennui que l’animal ignore, du moins à l’état de nature, +car les plus intelligents parmi les animaux domestiques, +en soupçonnent déjà les légères atteintes : chez l’homme, +c’est un véritable fléau ; en voulez-vous un exemple ? +Voyez cette légion de misérables gens qui n’ont jamais +eu d’autre pensée que de remplir leur bourse et jamais +leur tête, et pour qui le bien-être devient alors un +châtiment, parce qu’il les livre aux tortures de l’ennui. +On les voit, pour s’y soustraire, galoper de droite et +de gauche, se glisser ici et là, voyager de côtés et +d’autres, s’informer avec angoisse des lieux de plaisir +et de réunion d’une ville dès qu’ils y arrivent comme le +nécessiteux des endroits où il trouvera des secours, — et, +en effet, la pauvreté et l’ennui sont les deux pôles +de la vie humaine. Enfin il reste à rappeler que dans les +plaisirs de l’amour, l’homme a des choix très particuliers +et très opiniâtres, qui parfois s’élèvent plus ou moins +jusqu’à l’amour passionné. C’est là encore pour lui une +source de longues peines et de courtes joies…</p> + +<p>Pour comble de misère, l’homme sait ce que c’est que +la mort ; l’animal ne la fuit que par instinct sans la connaître, +et sans la regarder jamais en face. L’homme a +sans cesse devant lui cette perspective. Peu de bêtes +meurent d’une mort naturelle, et la plupart ont juste +le temps de se reproduire, et ensuite elles deviennent la +proie d’une autre. L’homme seul en est arrivé à ce point +que, dans son espèce, ce qu’on appelle la mort naturelle +est devenu la règle, malgré quelques exceptions notables ; +et pour cette raison, l’avantage reste encore aux bêtes. +Joignez à cela que l’homme atteint aussi rarement que +les animaux les limites naturelles de sa vie, à cause de +sa manière de vivre si contraire à la nature, de ses +efforts et de ses passions, et de la dégénérescence +qui en résulte pour la race.</p> + +<p>Les animaux ne demandent qu’à vivre et à respirer ; +la plante est absolument satisfaite de sa destinée ; +l’homme a d’autant moins d’exigences qu’il est plus +stupide. Aussi la vie de l’animal contient-elle moins de +souffrances, mais aussi moins de joies que la vie humaine. +La première raison, c’est que l’animal reste libre +de soucis, de préoccupations et de tous les tourments +qui les accompagnent, mais il est vrai que l’espérance +lui manque ; il ignore cette anticipation par la pensée +d’un avenir joyeux, cette fantasmagorie pleine d’heureuses +promesses que crée l’imagination, cette source +la plus abondante de nos plus grandes joies et de +nos plus grands plaisirs ; il est destitué d’espérance : +et cela parce que sa conscience est bornée à ce qui +tombe sous ses sens, c’est-à-dire à l’instant présent. +L’animal, c’est le présent incarné : aussi ne connaît-il +qu’un degré de crainte et d’espérance limité aux objets +présents et sensibles ; l’horizon de l’homme embrasse +toute la vie, et même la dépasse. — Mais, justement +pour ce motif, les bêtes, comparées à nous, nous +apparaissent jusqu’à un certain point vraiment sages, +c’est-à-dire dans une jouissance paisible du présent que +rien ne vient troubler ; leur âme si manifestement paisible, +fait souvent honte à notre état d’esprit inquiet et obsédé +de pensées et de soucis. Et puis ces joies futures et +espérées ne nous sont pas données gratuitement. +En effet, jouir d’avance par l’attente ou l’espoir d’une +satisfaction que l’on se propose, c’est diminuer d’autant +la jouissance, comme si l’on en avait retranché une +partie. L’animal lui, est affranchi de cette jouissance +anticipée et de la diminution qui en résulte, et jouit +ainsi du présent et du réel tout entiers et sans réduction. +De même aussi les maux ne pèsent sur lui que de +leur poids réel et vrai, tandis que pour nous, crainte +et prévision, ἡ προσδοκία τῶν κακῶν, en décuplent souvent la +charge.</p> + +<p>C’est cette faculté particulière qu’ont les animaux de +se donner tout entiers à l’impression du moment qui +contribue beaucoup à la joie que nous causent nos bêtes +domestiques ; elles sont le présent personnifié, et nous +rendent sensibles en quelque sorte les heures légères +et propices, tandis que nos pensées volent souvent au +delà et n’y prennent garde. Mais cette faculté des +bêtes d’être plus réjouies que nous ne le sommes par +le seul fait de vivre dans le présent, l’homme égoïste et +sans cœur en abuse et l’exploite souvent de telle sorte +qu’il ne leur accorde rien autre chose que cette existence +aride et dénudée : n’emprisonne-t-il pas dans un +étroit espace l’oiseau fait pour parcourir un hémisphère, +où la pauvre bête crie et finit par souhaiter la mort : +<i lang="it" xml:lang="it">l’uccello nella gabbia canta non di piacere, ma di rabbia</i> ; +et son plus fidèle ami, le chien si intelligent, il le met à +la chaîne ! Je n’en vois jamais un à l’attache sans une +intime pitié pour lui et une indignation profonde contre +son maître. Je pense avec satisfaction au fait raconté +par le <i lang="en" xml:lang="en">Times</i> il y a quelques années : un lord qui tenait +un grand chien à l’attache, traversant un jour sa cour, +fut tenté de caresser la bête. Sur quoi celui-ci, d’un +coup de dent, lui déchira le bras du haut en bas, et +c’était bien fait ! Il voulait dire par là : « Tu n’es pas mon +maître, mais mon démon persécuteur, toi qui fais de ma +courte existence un enfer. » Puisse-t-il en arriver autant +à quiconque met les chiens à l’attache. Tenir les oiseaux +dans une cage, c’est aussi torturer les bêtes. Ces êtres +si favorisés de la nature, qui traversent comme une +flèche rapide les champs célestes, les emprisonner dans +une cage étroite pour jouir de leurs cris !</p> + +<hr> + + +<p>Ainsi c’est un degré supérieur de connaissance qui +rend la vie de l’homme plus riche en douleurs que celle +de l’animal ; nous pouvons rapporter ce fait à une loi +plus générale, et arriver à une vue d’ensemble beaucoup +plus large.</p> + +<p>La connaissance est en soi toujours exempte de douleurs. +La douleur n’atteint que la volonté, et consiste dans l’obstacle, +l’empêchement, la contrariété de la volonté ; mais +c’est une condition indispensable que cet obstacle soit accompagné +de la connaissance. De même, en effet, que la +lumière n’éclaire l’espace que s’il y a des objets pour la +réfléchir ; de même que le son a besoin d’être répercuté, +et que si le bruit, en général, est entendu à distance, +c’est parce que les ondes vibratoires de l’air viennent se +briser sur des corps durs, si bien qu’il paraît étonnamment +faible sur les sommets isolés des montagnes, +et que le chant produit peu d’effet à l’air libre : ainsi +l’obstacle opposé à la volonté, pour être ressenti comme +une douleur, doit être accompagné de la connaissance, +qui est pourtant, en soi, étrangère à toute douleur.</p> + +<p>La douleur physique a pour condition les nerfs et leur +relation avec le cerveau ; la lésion d’un membre n’est +pas sentie, quand les nerfs qui le relient au cerveau +sont coupés, ou que le cerveau lui-même est paralysé +par le chloroforme. Pour le même motif, dès que la +conscience est éteinte par la mort, nous considérons +comme sans douleur tous les tressaillements qui suivent +encore. Quant à la douleur morale, il va de soi qu’elle a +pour condition la connaissance ; elle s’accroît avec le +degré de la connaissance, cela se conçoit aisément. — Nous +pouvons exprimer ce rapport par une image : +la volonté est comme la corde d’un instrument ; l’obstacle +qui la froisse produit la vibration, la connaissance +est le fond sonore, la douleur est le son.</p> + +<p>En conséquence, non seulement le monde inorganique, +mais la plante même est étrangère à toute douleur : +quels que soient les obstacles auxquels la volonté puisse +être soumise dans l’un et dans l’autre. Au contraire, +tout animal, même l’infusoire, souffre une douleur ; parce +que la connaissance, si incomplète qu’elle soit, est le +vrai caractère de l’animal. A mesure qu’elle s’élève sur +l’échelle animale, la douleur croît en proportion. Elle +est encore infiniment faible dans les espèces inférieures : +de là vient par exemple que les insectes coupés en deux +et qui ne sont plus reliés que par un intestin mangent +encore. Chez les animaux supérieurs, la douleur n’approche +pas de celle de l’homme, par suite de l’absence +des idées et de la pensée. Mais aussi la faculté de souffrir +ne devait atteindre son degré suprême que dans +l’être où, en vertu de la raison et de ses délibérations +réfléchies, existe aussi la possibilité de nier cette volonté. +Sans cela, c’eût été une cruauté sans motif.</p> + +<hr> + + +<p>Dans la première jeunesse, nous sommes placés devant +la destinée qui va s’ouvrir devant nous, comme les +enfants devant un rideau de théâtre, dans l’attente +joyeuse et impatiente des choses qui vont se passer sur +la scène : c’est un bonheur que nous n’en puissions +rien savoir d’avance. Car, aux yeux de celui qui sait ce +qui se passera réellement, les enfants sont d’innocents +coupables condamnés non pas à la mort, mais à la vie, +et qui pourtant ne connaissent pas encore le contenu +de leur sentence. — Chacun n’en désire pas moins +pour soi un âge avancé, c’est-à-dire un état que l’on +pourrait exprimer ainsi : « Aujourd’hui est mauvais, et +chaque jour sera plus mauvais — jusqu’à ce que le +pire arrive. »</p> + +<hr> + + +<p>Lorsqu’on se représente, autant qu’il est possible de +le faire d’une façon approximative, la somme de misère, +de douleur et de souffrances de toute sorte que le +soleil éclaire dans sa course, on accordera qu’il vaudrait +beaucoup mieux que cet astre n’ait pas plus de pouvoir +sur la terre pour faire surgir le phénomène de la vie qu’il +n’en a dans la lune, et qu’il serait préférable que la surface +de la terre comme celle de la lune se trouvât encore +à l’état de cristal glacé. —</p> + +<p>On peut encore considérer notre vie comme un épisode +qui trouble inutilement la béatitude et le repos du néant. +Quoi qu’il en soit, celui-là même pour qui l’existence +est à peu près supportable, à mesure qu’il avance en +âge, a une conscience de plus en plus claire qu’elle est +en toutes choses un <i lang="en" xml:lang="en">disappointment, nay, a cheat</i>, en +d’autres termes qu’elle a le caractère d’une grande mystification, +pour ne pas dire d’une duperie… —</p> + +<p>Quiconque a survécu à deux ou trois générations se +trouve dans la même disposition d’esprit que tel spectateur +assis dans une baraque de saltimbanques à la foire, +quand il voit les mêmes farces répétées deux ou trois +fois sans interruption : c’est que les choses n’étaient calculées +que pour une représentation et qu’elles ne font +plus aucun effet, l’illusion et la nouveauté une fois évanouies. —</p> + +<p>Il y aurait de quoi perdre la tête, si l’on observe la +prodigalité des dispositions prises, ces étoiles fixes qui +brillent innombrables dans l’espace infini, et n’ont pas +autre chose à faire qu’à éclairer des mondes, théâtres de +la misère et des gémissements, des mondes qui, dans +le cas le plus heureux, ne produisent que l’ennui ; — du +moins à en juger d’après l’échantillon qui nous est +connu. —</p> + +<p>Personne n’est vraiment digne d’envie, et combien +sont à plaindre. —</p> + +<p>La vie est un pensum dont il faut s’acquitter laborieusement : +et dans ce sens, le mot <i lang="la" xml:lang="la">defunctus</i> est une belle +expression. —</p> + +<p>Imaginez un instant que l’acte de la génération ne soit +ni un besoin ni une volupté, mais une affaire de réflexion +pure et de raison : l’espèce humaine pourrait-elle +bien encore subsister ? Chacun n’aurait-il pas eu plutôt +assez pitié de la génération à venir, pour lui épargner le +poids de l’existence, ou du moins n’aurait-il pas hésité à +le lui imposer de sang-froid ? —</p> + +<p>Le monde, mais c’est l’enfer, et les hommes se partagent +en âmes tourmentées et en diables tourmenteurs. —</p> + +<p>Il me faudra sans doute entendre dire encore que ma +philosophie est sans consolation ; — et cela simplement +parce que je dis la vérité, tandis que les gens veulent +entendre dire : le Seigneur Dieu a bien fait tout ce qu’il +a fait. Allez à l’église, et laissez les philosophes en repos. +Du moins, n’exigez pas qu’ils ajustent leurs doctrines +à votre catéchisme : c’est ce que font les gueux, +les philosophâtres : chez ceux-là vous pouvez commander +des doctrines selon votre bon plaisir. Troubler l’optimisme +obligé des professeurs de philosophie est aussi +facile qu’agréable. —</p> + +<p>Brahma produit le monde par une sorte de péché ou +d’égarement, et reste lui-même dans le monde pour expier +ce péché, jusqu’à ce qu’il se soit racheté. — Très +bien ! — Dans le bouddhisme, le monde naît par suite +d’un trouble inexplicable, se produisant après un long +repos dans cette clarté du ciel, dans cette béatitude +sereine, appelée <i>Nirvana</i> qui sera reconquise par la pénitence, +c’est comme une sorte de fatalité qu’il faut entendre +au fond en un sens moral, bien que cette explication +ait une analogie et une image exactement correspondante +dans la nature par la formation inexplicable du +monde primitif, vaste nébuleuse d’où sortira un soleil. +Mais les erreurs morales rendent même le monde physique +graduellement plus mauvais et toujours plus mauvais, +jusqu’à ce qu’il ait pris sa triste forme actuelle. — C’est +parfait ! — Pour les Grecs le monde et les dieux +étaient l’ouvrage d’une nécessité insondable. — Cette +explication est supportable, en ce sens qu’elle nous satisfait +provisoirement. — Ormuzd vit en guerre avec +Ahriman : — on peut encore admettre cela. — Mais un +Dieu comme ce Jéhovah, qui <i lang="la" xml:lang="la">animi causâ</i>, pour son bon +plaisir et <i>de gaîté de cœur</i> produit ce monde de misère +et de lamentations, et qui encore s’en félicite et s’applaudit, +avec son πάντα καλά λίαν<a id="FNanchor_23" href="#Footnote_23" class="fnanchor">[23]</a>. Voilà qui est trop fort ! +Considérons donc à ce point de vue la religion des Juifs +comme la dernière parmi les doctrines religieuses des +peuples civilisés ; ce qui concorde parfaitement avec ce +fait qu’elle est aussi la seule qui n’ait absolument aucune +trace d’immortalité.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_23" href="#FNanchor_23"><span class="label">[23]</span></a> <i>Voir</i> la <a href="#Footnote_28">note +à la page 63</a>.</p> +</div> +<p>Quand même la démonstration de Leibnitz serait vraie ; +quand même on admettrait que, parmi les mondes possibles, +celui-ci est toujours le meilleur, cette démonstration +ne donnerait encore aucune théodicée. Car le +créateur n’a pas seulement créé le monde, mais aussi la +possibilité elle-même : par conséquent, il aurait dû rendre +possible un meilleur monde.</p> + +<p>La misère qui remplit ce monde proteste trop hautement +contre l’hypothèse d’une œuvre parfaite due à un +être absolument sage, absolument bon, et avec cela tout +puissant ; et d’autre part, l’imperfection évidente et +même la burlesque caricature du plus achevé des phénomènes +de la création, l’homme, sont d’une évidence +trop sensible. Il y a là une dissonance que l’on ne peut +résoudre. Au contraire, douleurs et misères sont autant +de preuves à l’appui, quand nous considérons le monde +comme l’ouvrage de notre propre faute, par conséquent +comme une chose qui ne saurait être meilleure. Tandis +que, dans la première hypothèse, la misère du monde +devient une accusation amère contre le créateur et donne +matière à des sarcasmes, elle apparaît dans le second +cas, comme une accusation contre notre être et notre +volonté même, bien propre à nous humilier. Car elle +nous conduit à cette pensée profonde que nous sommes +venus dans le monde déjà viciés comme les enfants de +pères usés de débauche, et que si notre existence est +tellement misérable, et a pour dénoûment la mort, c’est +que nous avons continuellement cette faute à expier. +D’une manière générale rien n’est plus certain : c’est la +lourde faute du monde qui amène les grandes et innombrables +souffrances du monde ; et nous entendons cette +relation au sens métaphysique et non physique et empirique. +Aussi l’histoire du péché originel me réconcilie-t-elle +avec l’ancien testament, elle est même à mes yeux +la seule vérité métaphysique du livre, bien qu’elle s’y +présente sous le voile de l’allégorie. Car notre existence +ne ressemble à rien tant qu’à la conséquence d’une faute +et d’un désir coupable…</p> + +<p>Voulez-vous toujours avoir sous la main une boussole +sûre, afin de vous orienter dans la vie et de l’envisager +sans cesse dans son vrai jour, habituez-vous à +considérer ce monde comme un lieu de pénitence, +comme une colonie pénitentiaire, <i lang="en" xml:lang="en">a penal colony</i>, — un +ἐργαστήριον, ainsi déjà l’avaient nommé les plus anciens +philosophes (<i>Clem. Alex. Strom.</i> <small>L</small>. <small>III</small>, c. 3, p. 399) +et parmi les pères de l’Église comme Origène l’exprimait +avec une hardiesse louable. (Augustin. <i lang="la" xml:lang="la">De civit. +Dei</i>, <small>L</small>. <small>XI</small>, c. 23). — La sagesse de tous les temps, le +brahmanisme, le bouddhisme, Empédocle et Pythagore +confirment cette manière de voir ; Cicéron (<i lang="la" xml:lang="la">Fragmenta +de philosophia</i>, vol. 12, p. 316, éd. Bip.) rapporte que les +anciens sages dans l’initiation aux mystères enseignaient, +<i lang="la" xml:lang="la">nos ob aliqua scelera suscepta in vita superiore, +pœnarum luendarum causa natos esse</i>. Vanini exprime +cette idée de la façon la plus énergique, Vanini +qu’on a trouvé plus commode de brûler que de réfuter, +quand il dit : <i lang="la" xml:lang="la">Tot, tantisque homo repletus miseriis, ut +si christianæ religioni non repugnaret, dicere auderem : +si daemones dantur, ipsi, in hominum corpora transmigrantes, +sceleris pœnas luunt</i> (<i lang="la" xml:lang="la">De admirandis naturæ +arcanis</i>, dial. L, p. 353). Mais même dans le pur christianisme +bien compris, notre existence est considérée +comme la suite d’une faute, d’une chute. Si l’on se familiarise +avec cette pensée, on n’attendra de la vie que ce +qu’elle peut donner, et loin de considérer comme quelque +chose d’inattendu, de contraire à la règle ses contradictions, +souffrances, tourments, misères grandes ou +petites, on les trouvera tout à fait dans l’ordre, sachant +bien qu’ici bas chacun porte la peine de son existence, et +chacun à sa manière. — Parmi les maux d’un établissement +pénitentiaire, le moindre n’est pas la société qu’on +y rencontre. Ce que vaut la société des hommes, ceux-là +qui en mériteraient une meilleure le sauront sans +que j’aie besoin de le dire. Une belle âme, un génie, +peuvent parfois y éprouver les sentiments d’un noble +prisonnier d’État qui est aux galères entouré de vulgaires +scélérats ; et comme lui ils cherchent à s’isoler. Mais +en général cette idée sur le monde nous rend capables +de voir sans surprise, à plus forte raison sans indignation, +ce qu’on appelle les imperfections, c’est-à-dire +la misérable constitution intellectuelle et morale de la +plupart des hommes que leur physionomie même nous +révèle…</p> + +<p>La conviction que le monde, et par suite l’homme +sont tels qu’ils ne devraient pas exister, est de nature à +nous remplir d’indulgence les uns pour les autres ; +qu’attendre, en effet, d’une telle espèce d’êtres ? — Il +me semble parfois que la manière convenable de s’aborder +d’homme à homme, au lieu d’être Monsieur, Sir, +etc., pourrait être : « compagnon de souffrance, <i lang="la" xml:lang="la">socî +malorum</i>, compagnon de misères, <i lang="en" xml:lang="en">my fellow-sufferer</i>. » +Si bizarre que cela paraisse, l’expression est pourtant +fondée, elle jette sur le prochain la lumière la plus vraie, +et rappelle à la nécessité de la tolérance, de la patience, +à l’indulgence, à l’amour du prochain, dont nul ne pourrait +se passer, et dont par conséquent chacun est redevable.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="c2" title="II. Misères de la vie">II<br> +MISÈRES DE LA VIE.</h3> + + +<p>L’Arcadie nous a vus naître, tous tant que nous sommes, +comme le dit Schiller ; c’est-à-dire que nous entrons +dans le monde, pleins de prétentions au bonheur et à la +jouissance, et que nous nous attachons à l’espérance insensée +de voir ces prétentions réussir. Mais bientôt le +destin paraît, il nous empoigne rudement et il nous apprend +que rien ne nous appartient, mais que tout est +à lui, qu’il a un droit incontestable non seulement sur +tout ce que nous possédons et acquérons, sur notre +femme et notre enfant, mais sur nos bras et jambes, +sur nos yeux et nos oreilles, même sur notre nez en +plein visage. — (P. I. 434.)</p> + +<hr> + + +<p>Tandis que la première moitié de la vie n’est qu’une +infatigable aspiration vers le bonheur, la seconde moitié, +au contraire, est dominée par un douloureux sentiment +de crainte, car alors on finit par se rendre compte +plus ou moins clairement que tout bonheur n’est que +chimère, que la souffrance seule est réelle. Aussi les esprits +sensés visent-ils moins à de vives jouissances qu’à +une absence de peines, à un état en quelque sorte invulnérable. — Dans +mes jeunes années, un coup de sonnette +à ma porte me remplissait aussitôt de joie, car je pensais : +« Bon ! voilà quelque chose qui arrive. » Plus tard, +mûri par la vie, ce même bruit éveillait un sentiment +voisin de l’effroi ; je me disais : « Hélas ! qu’arrive-t-il ? » — (L. +228.)</p> + +<hr> + + +<p>Rien de fixe dans la vie fugitive : ni douleur infinie, ni +joie éternelle, ni impression permanente, ni enthousiasme +durable, ni résolution élevée qui puisse compter +pour la vie ! Tout se dissout dans le torrent des années. +Les minutes, les innombrables atomes de petites choses, +fragments de chacune de nos actions, sont les vers rongeurs +qui dévastent tout ce qu’il y a de grand et de +hardi… On ne prend rien au sérieux dans la vie humaine ; +la poussière n’en vaut pas la peine. — (G. 51.)</p> + +<hr> + + +<p>A considérer la vie sous l’aspect de sa valeur objective, +il est au moins douteux qu’elle soit préférable +au néant ; et je dirais même que si l’expérience et la +réflexion pouvaient se faire entendre, c’est en faveur du +néant qu’elles élèveraient la voix. Si l’on frappait à la +pierre des tombeaux, pour demander aux morts s’ils +veulent ressusciter, ils secoueraient la tête. Telle est +aussi l’opinion de Socrate dans l’apologie de Platon, +et même l’aimable et gai Voltaire ne peut s’empêcher +de dire : « On aime la vie ; mais le néant ne laisse pas +d’avoir du bon » ; et encore : « Je ne sais pas ce que +c’est que la vie éternelle, mais celle-ci est une mauvaise +plaisanterie. » — (W. II. 531.)</p> + +<hr> + + +<p>La vie de chaque homme vue de loin et de haut, dans +son ensemble et dans ses traits les plus saillants, nous +présente toujours un spectacle tragique ; mais si on la +parcourt dans le détail, elle a le caractère d’une comédie. +Car le train et le tourment du jour, l’incessante agacerie +du moment, les désirs et les craintes de la semaine, les +disgrâces de chaque heure, sous l’action du hasard +qui songe toujours à nous mystifier, ce sont là autant +de scènes de comédie. Mais les souhaits toujours déçus, +les vains efforts, les espérances que le sort foule impitoyablement +aux pieds, les funestes erreurs de la vie +entière, avec les souffrances qui s’accumulent et la mort +au dernier acte, voilà l’éternelle tragédie. Il semble que +le destin ait voulu ajouter la dérision au désespoir de +notre existence, quand il a rempli notre vie de toutes +les infortunes de la tragédie, sans que nous puissions +seulement soutenir la dignité des personnages tragiques. +Loin de là, dans le large détail de la vie, nous jouons inévitablement +le piètre rôle de comiques. — (L. 75.)</p> + +<hr> + + +<p>Si un Dieu a fait ce monde, je n’aimerais pas à être +ce Dieu : la misère du monde me déchirerait le cœur. — (N. +441.)</p> + +<hr> + + +<p>Imagine-t-on un démon créateur, on serait pourtant +en droit de lui crier en lui montrant sa création : « Comment +as-tu osé interrompre le repos sacré du néant, +pour faire surgir une telle masse de malheur et de tourment ? » — (N. +441.)</p> + +<hr> + + +<p>Si l’on mettait devant les yeux de chacun les douleurs +et les tourments épouvantables auxquels sa vie +est continuellement exposée, à cet aspect, il serait +saisi d’effroi : et si l’on voulait conduire l’optimiste le +plus endurci à travers les hôpitaux, les lazarets et +les chambres de torture chirurgicales, à travers les prisons, +les lieux de supplices, les écuries d’esclaves, +sur les champs de bataille et dans les cours d’assises, +si on lui ouvrait tous les sombres repaires où la +misère se glisse pour fuir les regards d’une curiosité +froide, et si enfin on le laissait regarder dans la tour +affamée d’Ugolin, — alors, assurément, lui aussi finirait +par reconnaître de quelle sorte est ce <i>meilleur des +mondes possibles</i><a id="FNanchor_24" href="#Footnote_24" class="fnanchor">[24]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_24" href="#FNanchor_24"><span class="label">[24]</span></a> « Il n’y a que violence dans l’univers ; mais nous sommes +gâtés par la philosophie moderne, qui a dit <i>tout est bien</i>, tandis +que le mal a tout souillé, et que dans un sens très vrai <i>tout est +mal</i>, puisque rien n’est à sa place. »</p> + +<p class="sign xsmall">J. DE MAISTRE.</p> +</div> +<p>Où Dante serait-il allé chercher le modèle et le sujet +de son enfer ailleurs que dans notre monde réel ? Et +pourtant, c’est bel et bien un enfer qu’il nous a peint. +Au contraire, quand il s’est agi de décrire le ciel et ses +joies, il se trouvait en face d’une difficulté insurmontable, +justement parce que notre monde n’offre rien +d’analogue. Au lieu des joies du Paradis, il fut réduit à +nous faire part des instructions que lui donnèrent là ses +ancêtres, sa Béatrix et divers saints. Par où l’on voit +assez clairement quelle sorte de monde est le nôtre. — (L. +189.)</p> + +<hr> + + +<p>Ce monde, champ de carnage où des êtres anxieux +et tourmentés ne subsistent qu’en se dévorant les uns +les autres, où toute bête de proie devient le tombeau vivant +de mille autres, et n’entretient sa vie qu’au prix d’une longue +suite de martyres, où la capacité de souffrir croît en +proportion de l’intelligence, et atteint par conséquent +dans l’homme son degré le plus élevé ; ce monde, les +optimistes ont voulu l’ajuster à leur système, et nous le +démontrer <i lang="la" xml:lang="la">a priori</i> comme le meilleur des mondes possibles. +L’absurdité est criante. — On me dit d’ouvrir les +yeux et de promener mes regards sur la beauté du monde +que le soleil éclaire, d’admirer ses montagnes, ses vallées, +ses torrents, ses plantes, ses animaux, que sais-je +encore. Le monde n’est-il donc qu’une lanterne magique ? +Certes le spectacle est splendide à voir, mais y jouer son +rôle, c’est autre chose. — Après l’optimiste vient +l’homme des causes finales ; celui-là me vante la sage +ordonnance qui défend aux planètes de se heurter du +front dans leur course, qui empêche la terre et la mer de +se confondre en une immense bouillie, et les tient proprement +séparées, qui fait que tout ne reste pas figé dans +une glace éternelle, ou consumé par la chaleur, qui, +grâce à l’inclinaison de l’écliptique ne permet pas au +printemps d’être éternel et laisse mûrir les fruits, etc. +Mais ce ne sont là que de simples <i lang="la" xml:lang="la">conditiones sine quibus +non</i>. Car si un monde doit exister, si ses planètes doivent +durer, ne fût-ce qu’un temps égal à celui que le rayon +d’une étoile fixe éloignée met pour arriver jusqu’à elles, +et si elles ne disparaissent pas comme le fils de Lessing +immédiatement après leur naissance, il fallait que les +choses ne fussent pas charpentées assez maladroitement, +pour que l’échafaudage fondamental menaçât déjà de +crouler. Arrivons maintenant aux résultats de cette œuvre +si vantée, considérons les acteurs qui se meuvent sur +cette scène si solidement machinée : nous voyons la +douleur apparaître en même temps que la sensibilité, et +grandir à mesure que celle-ci devient intelligente, nous +voyons le désir et la souffrance marcher du même pas, se +développer sans limites, jusqu’à ce qu’enfin la vie humaine +n’offre plus qu’un sujet de tragédies ou de comédies. +Maintenant, si l’on est sincère, on sera peu disposé +à entonner l’Alleluia des optimistes. — (L. 189.)</p> + +<hr> + + +<p>La vie ne se présente nullement comme un cadeau +dont nous n’avons qu’à jouir, mais bien comme un +devoir, une tâche dont il faut s’acquitter à force de +travail ; de là, dans les grandes et petites choses, une +misère générale, un labeur sans repos, une concurrence +sans trêve, un combat sans fin, une activité imposée +avec une tension extrême de toutes les forces du corps +et de l’esprit. Des millions d’hommes, réunis en nations, +concourent au bien public, chaque individu agissant ainsi +dans l’intérêt de son propre bien ; mais des milliers de +victimes tombent pour le salut commun. Tantôt des préjugés +insensés, tantôt une politique subtile excitent les +peuples à la guerre ; il faut que la sueur et le sang de la +grande foule coulent en abondance pour mener à bonne +fin les fantaisies de quelques-uns, ou expier leurs fautes. +En temps de paix, l’industrie et le commerce prospèrent, +les inventions font merveille, les vaisseaux sillonnent +les mers et rapportent des friandises de tous les +coins du monde, les vagues engloutissent des milliers +d’hommes. Tout est en mouvement, les uns méditent, +les autres agissent, le tumulte est indescriptible.</p> + +<p>Mais le dernier but de tant d’efforts, quel est-il ? +Maintenir pendant un court espace de temps des êtres +éphémères et tourmentés, les maintenir au cas le plus +favorable dans une misère supportable et une absence +de douleur relative que guette aussitôt l’ennui ; puis la +reproduction de cette race et le renouvellement de son +train habituel. — (L. 68.)</p> + +<hr> + + +<p>Il est véritablement incroyable combien insignifiante +et dénuée d’intérêt, vue du dehors, et combien sourde et +obscure, ressentie intérieurement, s’écoule la vie de la +plupart des hommes. Elle n’est que tourments, aspirations +impuissantes, marche chancelante d’un homme qui rêve à +travers les quatre âges de la vie jusqu’à la mort, avec +un cortège de pensées triviales. Les hommes ressemblent +à des horloges qui ont été montées et qui marchent sans +savoir pourquoi ; et chaque fois qu’un homme est engendré +et mis au monde, l’horloge de la vie humaine +est de nouveau montée pour répéter encore une fois son +vieux refrain usé d’éternelle boîte à musique, phrase +par phrase, mesure pour mesure, avec des variations +à peine sensibles.</p> + +<p>Chaque individu, chaque visage humain et chaque vie +humaine n’est qu’un rêve de plus, un rêve éphémère de +l’esprit infini de la nature, de la volonté de vivre persistante +et obstinée, ce n’est qu’une image fugitive de plus +qu’elle dessine en se jouant sur sa page infinie de l’espace +et du temps, qu’elle laisse subsister quelques instants +d’une brièveté vertigineuse, et qu’aussitôt elle efface pour +faire place à d’autres. Cependant et c’est là le côté de la +vie qui donne à penser et à réfléchir, il faut que la volonté +de vivre, violente et impétueuse, paie chacune de +ces images fugitives, chacune de ces vaines fantaisies +au prix de douleurs profondes et sans nombre, et d’une +mort amère longtemps redoutée et qui vient enfin. Voilà +pourquoi l’aspect d’un cadavre nous rend soudainement +sérieux. — (W. I. 379.)</p> + +<hr> + + +<p>La vie de l’homme oscille, comme un pendule, entre +la douleur et l’ennui<a id="FNanchor_25" href="#Footnote_25" class="fnanchor">[25]</a>, tels sont en réalité ses deux +derniers éléments. Les hommes ont dû exprimer cela +d’une étrange manière ; après avoir fait de l’enfer le séjour +de tous les tourments et de toutes les souffrances, qu’est-il +resté pour le ciel ? justement l’ennui. — (L. 72.)</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_25" href="#FNanchor_25"><span class="label">[25]</span></a></p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse" lang="it" xml:lang="it"><b>. . . .</b> Amaro e noia</div> +<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">La vita, altro mai nulla<b>. . . . .</b></div> +<div class="verse i10" lang="it" xml:lang="it">(A se stesso)</div> +<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Nell’ imo petto, grave, salda, immota</div> +<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Come colonna adamantina, siede</div> +<div class="verse" lang="it" xml:lang="it">Noia immortale.</div> +</div> + +</div> +<p class="sign"><span class="blk"><i>Leopardi</i> (<span lang="it" xml:lang="it">Al conte Pepoli.</span>)<br> +(Note du traducteur.)</span></p> +</div> +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="c3" title="III. Résignation, renoncement, ascétisme et délivrance">III<br> +RÉSIGNATION. — RENONCEMENT. — ASCÉTISME +ET DÉLIVRANCE.</h3> + + +<p>Quand le coin du voile de Maïa<a id="FNanchor_26" href="#Footnote_26" class="fnanchor">[26]</a> (l’illusion de la vie +individuelle) s’est soulevé devant les yeux d’un homme, +de telle sorte qu’il ne fait plus de différence égoïste +entre sa personne et les autres hommes, et qu’il prend +autant d’intérêt aux souffrances étrangères qu’aux +siennes propres, et qu’il devient par là secourable jusqu’au +dévouement, prêt à se sacrifier lui-même pour le +salut des autres, — cet homme arrivé au point de se reconnaître +lui-même dans tous les êtres, considère comme +siennes les souffrances infinies de tout ce qui vit, et doit +ainsi s’approprier la douleur du monde. Aucune détresse +ne lui est étrangère. Tous les tourments qu’il voit et +peut si rarement adoucir, tous les tourments dont il entend +parler, ceux mêmes qu’il lui est possible de concevoir +frappent son esprit comme s’il en était lui-même la +victime.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_26" href="#FNanchor_26"><span class="label">[26]</span></a> Maïa — l’illusion. — Schopenhauer entend par là cette connaissance, +bornée à l’espace et au temps qui empêche l’individu de +reconnaître sa propre essence dans les individus étrangers. (Note +de M. Frauenstædt.)</p> + +<p><span class="sc">Maïa</span>, déesse hindoue, épouse de Brahma, mère des illusions ou +l’illusion personnifiée.</p> +</div> +<p>Insensible aux alternatives de biens et de maux qui +se succèdent dans sa destinée, affranchi de tout égoïsme, +il pénètre les voiles de l’illusion individuelle ; tout ce +qui vit, tout ce qui souffre est également près de +son cœur. Il conçoit l’ensemble des choses, leur essence, +leur éternel écoulement, les vains efforts, les luttes intérieures +et les souffrances sans fin ; il voit, de quelque +côté qu’il tourne ses regards, l’homme qui souffre, l’animal +qui souffre, et un monde qui s’évanouit éternellement. +Il s’unit désormais aux douleurs du monde aussi +étroitement que l’égoïste à sa propre personne. Comment +pourrait-il, avec une telle connaissance du monde, affirmer +par les désirs incessants sa volonté de vivre, se +rattacher toujours de plus en plus à la vie, et l’étreindre +toujours plus étroitement ? L’homme séduit par l’illusion +de la vie individuelle, esclave de l’égoïsme, ne voit des +choses que ce qui le touche personnellement, et y puise +des motifs sans cesse renouvelés de désirer et de vouloir ; +au contraire, celui qui pénètre l’essence des choses +en soi, qui domine l’ensemble, arrive au repos de tout +désir et de tout vouloir. Désormais la volonté se détourne +de la vie ; elle repousse avec effroi les jouissances qui +la perpétuent. L’homme arrive alors à l’état du renoncement +volontaire, de la résignation, de la tranquillité +vraie, et de l’absence absolue de volonté. — (L. 177.)</p> + +<hr> + + +<p>L’esprit intime et le sens de la véritable et pure vie +du cloître, et de l’ascétisme en général, c’est que l’on +se sent digne et capable d’une existence meilleure que +la nôtre, et que l’on veut fortifier et maintenir cette conviction +par le mépris de toutes les vaines jouissances de +ce monde. On attend avec calme et assurance la fin de +cette vie, privée de ses appâts trompeurs, pour saluer +un jour l’heure de la mort comme celle de la délivrance. — (L. +178.)</p> + +<hr> + + +<p>Tandis que le méchant livré par la violence de sa +volonté et de ses désirs à des tourments intérieurs +continus et dévorants, est réduit, quand la source de +toutes les jouissances vient à tarir, à étancher la soif +brûlante de ses désirs par le spectacle des malheurs +d’autrui ; l’homme, au contraire, qui est pénétré de cette +idée du renoncement absolu, quel que soit son dénuement, +quelque privé qu’il soit extérieurement de toute +joie, et de tout bien, goûte cependant une pleine allégresse +et jouit d’un repos vraiment céleste. Pour lui, plus +d’empressement inquiet, plus de joie éclatante, cette joie +précédée et suivie de tant de peines, condition inévitable +de l’existence pour l’homme qui a le goût de la +vie : ce qu’il ressent, c’est une paix inébranlable, un +profond repos, une intime sérénité, un état que nous ne +pouvons voir ou imaginer sans y aspirer avec ardeur +parce qu’il nous semble le seul juste, infiniment supérieur +à tout autre, un état vers lequel nous invitent et +nous appellent ce qu’il y a de meilleur en nous, et cette +voix intérieure qui nous crie : <i lang="la" xml:lang="la">sapere aude</i>. Nous sentons +bien alors que tout désir accompli, tout bonheur +arraché à la misère du monde, sont comme l’aumône qui +soutient le mendiant aujourd’hui, pour que demain il +meure encore de faim ; la résignation, au contraire est +comme une terre reçue en héritage, qui met pour toujours +l’heureux possesseur à l’abri du souci. — (L. 179.)</p> + +<hr> + + +<p>Peu d’hommes, par la seule connaissance réfléchie des +choses, parviennent à pénétrer l’illusion du <i lang="la" xml:lang="la">principium +individuationis</i>, peu d’hommes remplis d’une parfaite +bonté d’âme, de l’universelle charité, en viennent enfin +à reconnaître toutes les douleurs du monde comme les +leurs propres, pour aboutir à la négation de la volonté. +Chez celui-là même qui s’approche le plus de ce degré +supérieur, les aises personnelles, le charme flatteur de +l’instant, l’attrait de l’espérance, les désirs sans cesse +renaissants sont un éternel obstacle au renoncement, +une éternelle amorce pour la volonté ; de là vient qu’on +a personnifié dans les démons la multitude des séductions +qui nous tentent et nous sollicitent.</p> + +<p>Aussi faut-il que notre volonté soit brisée par une +immense souffrance, avant qu’elle n’arrive au renoncement +d’elle-même. Lorsqu’il a parcouru tous les degrés +de l’angoisse croissante, après une suprême résistance, +et qu’il touche à l’abîme du désespoir, l’homme rentre +subitement en lui-même, il se connaît, il connaît le monde, +son âme alors se transforme, s’élève au-dessus d’elle-même +et de toute souffrance, et purifié, sanctifié en quelque +sorte dans un repos, une félicité inébranlables, une +élévation inaccessible, il renonce à tous les objets de ses +désirs passionnés, et reçoit la mort avec joie. Comme un +pâle éclair, la négation de la volonté de vivre, c’est-à-dire +la délivrance, jaillit subitement de la flamme purifiante +de la douleur.</p> + +<p>Les criminels eux-mêmes peuvent être ainsi épurés +par une grande douleur ; ils sont tout autres. Leurs +crimes passés n’oppressent plus leur conscience ; pourtant +ils sont prêts à les expier par la mort et voient volontiers +s’éteindre avec eux ce phénomène passager de +la volonté, qui leur est maintenant étranger et comme un +objet d’horreur. Dans le touchant épisode de Gretchen, +Gœthe nous a donné une incomparable et éclatante +peinture de cette négation de la volonté causée par une +grande infortune et par le désespoir. C’est un modèle +accompli de cette seconde manière d’arriver au renoncement, +à la négation de la volonté, non par la pure +connaissance des douleurs de tout un monde auxquelles +on s’identifie volontairement, mais par une douleur écrasante +dont on a soi-même été accablé. — (L. 183.)</p> + +<hr> + + +<p>Si l’on se représente combien la misère et les souffrances +sont la plupart du temps nécessaires pour notre +délivrance, on reconnaîtra que nous devrions moins envier +le bonheur des autres que leur malheur. C’est pour cette +raison que le stoïcisme qui brave le destin est pour +l’âme, il est vrai, une épaisse cuirasse contre les douleurs +de la vie et aide à mieux supporter le présent ; +mais il est opposé au véritable salut, car il endurcit le +cœur. Et comment le stoïcien pourrait-il être rendu +meilleur par la souffrance, lorsque, sous son écorce de +pierre, il y est insensible ? — Jusqu’à un certain degré, ce +stoïcisme n’est pas très rare. C’est souvent une pure affectation, +une façon de faire à mauvais jeu bonne mine : +et lorsqu’il est réel, il provient la plupart du temps de +l’insensibilité pure, du manque d’énergie, de vivacité, +de sentiment et d’imagination, nécessaires pour ressentir +une grande douleur. Le flegme et la lourdeur +des Allemands sont surtout favorables à cette sorte de +stoïcisme. — (L. 185.)</p> + +<hr> + + +<p>Quiconque se tue veut la vie, il ne se plaint que des +conditions sous lesquelles elle s’offre à lui. Ce n’est donc +pas à la volonté de vivre qu’il renonce, mais uniquement +à la vie, dont il détruit en sa personne un des phénomènes +passagers… C’est justement parce qu’il ne +peut cesser de vouloir qu’il cesse de vivre, et c’est en +supprimant en lui le phénomène de la vie qu’il affirme +son désir de vivre. Car c’était justement la douleur à +laquelle il se soustrait qui aurait pu, comme mortification +de la volonté, le conduire au renoncement et à la délivrance. +Il en est de celui qui se tue comme d’un malade +qui, n’ayant pas le courage de laisser achever une opération +douloureuse mais salutaire, préférerait garder sa +maladie. La souffrance supportée avec courage lui permettrait +de supprimer la volonté ; mais il se soustrait à +la souffrance, en détruisant dans son corps cette manifestation +de la volonté, de telle sorte que celle-ci subsiste +sans obstacles. — (L. 186.)</p> + +<hr> + + +<p>L’optimisme n’est au fond qu’une forme de louanges +que la volonté de vivre, unique et première cause du +monde, se décerne sans raison à elle-même, lorsqu’elle +se mire avec complaisance dans son œuvre : ce n’est +pas seulement une doctrine fausse, c’est une doctrine +corruptrice. Car elle nous représente la vie comme un +état désirable, et comme but de la vie le bonheur de +l’homme. Dès lors chacun s’imagine qu’il possède les +droits les plus justifiés au bonheur et à la jouissance ; +si ces biens, comme cela n’est que trop fréquent, ne +lui échoient pas en partage, il se croit victime d’une +injustice, n’a-t-il pas manqué le but de sa vie ? — tandis +qu’il est bien plus juste de considérer le travail, la privation, +la misère et la souffrance couronnée par la mort +comme le but de notre vie (ainsi font le brahmanisme, +le bouddhisme et aussi le véritable christianisme) parce +que tous ces maux conduisent à la négation de la volonté +de vivre. Dans le Nouveau Testament, le monde est représenté +comme une vallée de larmes, la vie comme un +moyen de purifier l’âme, et un instrument de martyre +est le symbole du christianisme<a id="FNanchor_27" href="#Footnote_27" class="fnanchor">[27]</a>. — (L. 190.)</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_27" href="#FNanchor_27"><span class="label">[27]</span></a> « De nos jours, dit ailleurs Schopenhauer, le christianisme +a oublié sa vraie signification, pour dégénérer en un plat optimisme. » +W. I. 480.</p> +</div> +<hr> + + +<p>Quiétisme, c’est-à-dire renoncement à tout désir, ascétisme, +c’est-à-dire immolation réfléchie de la volonté +égoïste, et mysticisme, c’est-à-dire conscience de l’identité +de son être avec l’ensemble des choses et le principe de +l’univers — trois dispositions de l’âme qui se tiennent +étroitement ; quiconque fait profession de l’une, est attiré +vers l’autre en quelque sorte malgré lui. — Rien +de plus surprenant que de voir l’accord de tous ceux +qui nous ont prêché ces doctrines, à travers l’extrême +variété des temps, des pays et des religions, et rien de +plus curieux que la sécurité inébranlable comme le roc, +la certitude intérieure, avec lesquelles ils nous présentent +le résultat de leur expérience intime. — (L. 187.)</p> + +<hr> + + +<p>En vérité ce n’est pas le judaïsme avec son πάντα καλά +λίαν<a id="FNanchor_28" href="#Footnote_28" class="fnanchor">[28]</a> mais le brahmanisme et le bouddhisme qui par +l’esprit et la tendance morale se rapprochent du christianisme. +Mais l’esprit et la tendance morale sont ce qu’il +y a d’essentiel dans une religion, et non pas les mythes +dans lesquels elle les enveloppe.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_28" href="#FNanchor_28"><span class="label">[28]</span></a> I. Moïse, 1, 31.</p> + +<p>« Dieu vit toutes les choses qu’il avait faites, <i>et elles étaient +très bonnes</i>. » Schopenhauer est l’ennemi personnel de Jehovah, +qui, selon la Bible, ayant créé le monde, le triste monde, se vante +de son œuvre comme d’une belle et bonne chose. Cet optimisme +du Dieu des Juifs irrite et exaspère notre philosophe pessimiste.</p> +</div> +<p>Ce πάντα καλά λίαν de l’Ancien Testament est vraiment +étranger au pur christianisme : car tout le long du Nouveau +Testament il est question du monde comme d’une +chose à laquelle on n’appartient pas, que l’on n’aime pas, +d’une chose qui est sous l’empire du diable. Cela s’accorde +avec l’esprit d’ascétisme, de renoncement et de victoire +sur le monde, cet esprit, qui, joint à l’amour du prochain +et au pardon des injures, marque le trait fondamental et +l’étroite affinité qui unissent le christianisme, le brahmanisme +et le bouddhisme. C’est dans le christianisme +surtout qu’il est nécessaire d’aller au fond des choses +et de pénétrer au-delà de l’écorce. — (L. 193.)</p> + +<p>Le protestantisme en éliminant l’ascétisme et le célibat +qui en est le point capital, a atteint par là même l’essence +du christianisme, et peut à ce point de vue être +considéré comme une apostasie. On l’a bien vu de nos +jours quand le protestantisme a peu à peu dégénéré en +un plat rationalisme, espèce de pélagianisme moderne, +qui vient se résumer dans la doctrine d’un bon père, +créant le monde afin qu’on s’y amuse bien (en quoi il +aurait joliment échoué) ; et ce bon père, sous certaines +conditions, s’engage à procurer aussi plus tard à ses +fidèles serviteurs un monde beaucoup plus beau dont le +seul inconvénient est d’avoir une aussi funeste entrée. +Cela peut être assurément une bonne religion pour des +pasteurs protestants confortables, mariés et éclairés : +mais ce n’est pas là du christianisme. Le christianisme +est la doctrine qui affirme que l’homme est profondément +coupable par le seul fait de sa naissance, et il +enseigne en même temps que le cœur doit aspirer à la +délivrance qui ne peut être obtenue qu’au prix des sacrifices +les plus pénibles par le renoncement, l’anéantissement +de soi-même, par conséquent par une +transformation totale de la nature humaine. — (L. 193.)</p> + +<hr> + + +<p>Il semble que la fin de toute activité vitale soit un +merveilleux allégement pour la force qui l’entretient : +c’est là ce qui explique peut-être cette expression de +douce sérénité répandue sur le visage de la plupart des +morts. Il se peut que l’instant de la mort soit semblable +au réveil, après un sommeil lourd et troublé de cauchemars. — (W. +II, 536.)</p> + +<hr> + + +<p>Chacun sent qu’il est autre chose qu’un néant, qu’un +autre néant a un jour engendré. De là naît pour lui l’assurance +que la mort peut bien mettre fin à sa vie, mais +non à son existence<a id="FNanchor_29" href="#Footnote_29" class="fnanchor">[29]</a>. — (L. 84.)</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_29" href="#FNanchor_29"><span class="label">[29]</span></a> Schopenhauer n’entend pas l’immortalité au sens d’une permanence +de la conscience personnelle après la mort. — Ce qui est +immortel, c’est la force, la volonté de vivre, qui est au fond de +toutes choses, l’unique et premier principe. L’individu n’en est +que la manifestation éphémère dans l’espace et dans le temps.</p> +</div> +<hr> + + +<p>Mon imagination (surtout si j’entends de la musique) +joue souvent avec cette pensée que la vie de tous les +hommes et ma propre vie ne sont que des songes d’un +esprit éternel, bons et mauvais songes, dont chaque +mort est un réveil. — (M. 732.)</p> + +<hr> + + +<p>Nous avons été éveillés et nous le serons de nouveau ; +la vie est une nuit que remplit un long rêve, souvent +un cauchemar. — (M. 732.)</p> + +<hr> + + +<p>Dans la vieillesse les passions et les désirs s’éteignent +les uns après les autres, à mesure que les objets de ces +passions deviennent indifférents ; la sensibilité s’émousse, +la force de l’imagination devient toujours plus +faible, les images pâlissent, les impressions n’adhèrent +plus, elles passent sans laisser de traces, les jours +roulent toujours plus rapides, les événements perdent +leur importance, tout se décolore. L’homme accablé de +jours se promène en chancelant ou se repose dans un +coin, n’étant plus qu’une ombre, un fantôme de son être +passé. La mort vient, que lui reste-t-il encore à détruire ? +Un jour l’assoupissement se change en dernier +sommeil et ses rêves… ils inquiétaient déjà Hamlet +dans le célèbre monologue. Je crois que dès maintenant +nous rêvons. — (W. II, 536.)</p> + +<hr> + + +<p>Nous savons que les instants où la contemplation des +œuvres d’art nous délivre des désirs avides, comme +si nous surnagions au-dessus de la lourde atmosphère de +la terre, sont en même temps les plus heureux que nous +connaissions. Par là nous pouvons nous figurer quelle +félicité doit ressentir l’homme dont la volonté est apaisée, +non pas pour quelques instants comme dans la jouissance +du beau, mais pour toujours et s’éteint même +tout à fait, si bien qu’il ne reste que la dernière +étincelle aux lueurs vacillantes, qui soutient le corps +et s’éteindra avec lui. Lorsque cet homme, après maints +rudes combats contre sa propre nature, a fini par triompher +tout à fait, il n’existe qu’à l’état d’être purement intellectuel, +comme un miroir du monde que rien ne trouble. +Désormais rien ne saurait lui causer de l’angoisse, rien +ne saurait l’agiter : car les mille liens du vouloir qui +nous tiennent enchaînés au monde et nous tiraillent +en tous sens avec des douleurs continues sous forme de +désir, crainte, envie, colère, ces mille liens il les a brisés. +Il jette un regard en arrière, tranquille et souriant +sur les images illusoires de ce monde qui ont pu un jour +agiter et torturer son cœur ; devant elles il est maintenant +aussi indifférent que devant les échecs, après +une partie terminée ou devant des masques de carnaval +qu’on a dépouillés au matin et dont les figures ont pu +nous agacer et nous émouvoir dans la nuit du mardi +gras. La vie et ses formes flottent désormais devant +ses yeux comme une apparition passagère, comme un +léger songe matinal pour l’homme à moitié éveillé, un +songe que la vérité transperce déjà de ses rayons et +qui ne peut plus nous abuser ; et ainsi qu’un rêve la vie +s’évanouit aussi à la fin, sans transition brusque. — (L. +182.)</p> + +<hr> + + +<p>Si l’on a considéré la perversité humaine et que l’on +soit prêt à s’en indigner, il faut aussitôt jeter ses regards +sur la détresse de l’existence humaine, et réciproquement +si la misère vous effraie, considérez la perversité : +alors on trouvera que l’une et l’autre se font équilibre ; +et l’on reconnaîtra la justice éternelle, on verra que +le monde lui-même est le jugement du monde<a id="FNanchor_30" href="#Footnote_30" class="fnanchor">[30]</a>. — (L. +195.)</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_30" href="#FNanchor_30"><span class="label">[30]</span></a> Traduction du vers célèbre de Schiller.</p> +</div> +<hr> + + +<p>Une pitié sans bornes pour tous les êtres vivants, c’est +le gage le plus ferme et le plus sûr de la conduite morale, +et cela n’exige aucune casuistique. On peut être +assuré que celui qui en est rempli ne blessera personne, +n’empiétera sur les droits de personne, ne fera de mal +à personne ; tout au contraire, il sera indulgent pour +chacun, pardonnera à chacun, sera secourable à tous +dans la mesure de ses forces, et toutes ses actions +porteront l’empreinte de la justice et de l’amour des +hommes. Au contraire, qu’on essaye une fois de dire : +« Cet homme est vertueux, mais il ne connaît aucune +pitié », ou bien : « C’est un homme injuste et méchant +pourtant il est très compatissant », alors la contradiction +devient sensible. — Tout le monde n’a pas les +mêmes goûts ; mais je ne connais pas de plus belle prière, +que celle par laquelle se terminent les vieilles pièces +du théâtre hindou (comme autrefois les pièces anglaises +se terminaient par ces mots : « pour le roi »). Voici quel +en est le sens : « Puissent tous les êtres vivants rester +libres de douleurs. » — (L. 166.)</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c4" title="II. L’amour, les femmes et le mariage">II<br> +L’AMOUR, LES FEMMES ET LE MARIAGE</h2> + +<blockquote class="epi"> +<p>« La nature ne songe qu’au maintien de l’espèce ; et, pour la +perpétuer, elle n’a que faire de notre sottise. Qu’étant ivre, je +m’adresse à une servante de cabaret ou à une fille, le but de la +nature peut être aussi bien rempli que si j’eusse obtenu Clarisse +après deux ans de soins ; au lieu que ma raison me sauverait de +la servante, de la fille et de Clarisse même peut-être. A ne consulter +que la raison, quel est l’homme qui voudrait être père et +se préparer tant de soucis pour un long avenir ? Quelle femme, +pour une épilepsie de quelques minutes, se donnerait une maladie +d’une année entière ? La nature, en nous dérobant à notre raison, +assure mieux son empire : et voilà pourquoi elle a mis de niveau +sur ce point Zénobie et sa fille de basse-cour, Marc-Aurèle et son +palefrenier. »</p> + +<p class="sign"><span class="sc">Chamfort</span>.</p> + +</blockquote> +<div class="chapter"></div> + +<h3 title="I. Métaphysique de l’amour">I<br> +MÉTAPHYSIQUE DE L’AMOUR<a id="FNanchor_31" href="#Footnote_31" class="fnanchor">[31]</a>.</h3> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_31" href="#FNanchor_31"><span class="label">[31]</span></a> W. II, p. 607.</p> +</div> +<blockquote class="epi"> +<p>O vous sages, à la science haute et profonde, qui avez médité et +qui savez où, quand et comment tout s’unit dans la nature, +pourquoi tous ces amours, ces baisers ; vous, sages sublimes, +dites-le moi ! Mettez à la torture votre esprit subtil et +dites-moi où, quand et comment, il m’arriva d’aimer, pourquoi +il m’arriva d’aimer ?</p> + +<p class="sign"><span class="sc">Bürger</span>.</p> + +</blockquote> + +<p>On est généralement habitué à voir les poètes occupés +à peindre l’amour. La peinture de l’amour est le sujet +principal de toutes les œuvres dramatiques, tragiques +ou comiques, romantiques ou classiques, dans les Indes +aussi bien qu’en Europe : il est aussi de tous les sujets +le plus fécond pour la poésie lyrique comme pour la +poésie épique ; sans parler des innombrables quantités +de romans, qui, depuis des siècles, se produisent chaque +année dans tous les pays civilisés d’Europe aussi réguliers +que les fruits des saisons. Tous ces ouvrages ne +sont au fond que des descriptions variées et plus ou +moins développées de cette passion. Les peintures les +plus parfaites, Roméo et Juliette, la nouvelle Héloïse, +Werther, ont acquis une gloire immortelle. Dire avec La +Rochefoucauld qu’il en est de l’amour passionné comme +des spectres dont tout le monde parle, mais que personne +n’a vus ; ou bien contester avec Lichtenberg, dans son +Essai, « sur la puissance de l’amour » la réalité de cette +passion et nier qu’elle soit conforme à la nature ; c’est +là une grande erreur. Car il est impossible de concevoir +comme un sentiment étranger ou contraire à la nature +humaine, comme une pure fantaisie en l’air ce que le +génie des poètes ne se lasse pas de peindre, ni l’humanité +d’accueillir avec une sympathie inébranlable ; puisque +sans vérité, il n’y a point d’art achevé.</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse"><i>Rien n’est beau que le vrai ; le vrai seul est aimable.</i></div> +</div> + +</div> +<p class="sign"><span class="sc">Boileau</span>.</p> + +<p>D’ailleurs l’expérience générale, bien qu’elle ne se renouvelle +pas tous les jours, prouve qu’une inclination +vive et encore gouvernable peut, sous l’empire de certaines +circonstances, grandir et surpasser par sa violence +toutes les autres passions, écarter toutes les considérations, +surmonter tous les obstacles avec une force +et une persévérance incroyables, au point que l’on +risque sans hésiter sa vie pour satisfaire son désir, +et même que l’on en fait bon marché si ce désir est +sans espoir. Ce n’est pas seulement dans les romans +qu’il y a des Werther et des Jacopo Ortis : chaque +année, l’Europe en pourrait signaler au moins une demi-douzaine : +<i lang="la" xml:lang="la">Sed ignotis perierunt mortibus illi</i> ; ils +meurent inconnus, et leurs souffrances n’ont d’autre +chroniqueur que l’employé qui enregistre les décès, +d’autres annales que les faits divers des journaux. Les +personnes qui lisent les feuilles françaises et anglaises +attesteront l’exactitude de ce que j’avance. Mais plus +grand encore est le nombre de ceux que cette passion +conduit à l’hôpital des fous. Enfin l’on constate chaque +année divers cas de double suicide, lorsque deux amants +désespérés tombent victimes des circonstances extérieures +qui les séparent ; pour moi, je n’ai jamais compris +comment deux êtres qui s’aiment, et croient trouver +dans cet amour la félicité suprême, ne préfèrent +pas rompre violemment avec toutes les conventions +sociales et subir toute espèce de honte, plutôt que +d’abandonner la vie en renonçant à un bonheur au +delà duquel ils n’imaginent rien. — Quant aux degrés +inférieurs, aux légères atteintes de cette passion, +chacun les a chaque jour sous les yeux et, pour peu +qu’il soit jeune, la plupart du temps aussi dans le +cœur.</p> + +<p>Il n’est donc pas permis de douter de la réalité de +l’amour ni de son importance. Au lieu de s’étonner +qu’un philosophe cherche à s’emparer lui aussi de cette +question, thème éternel pour tous les poètes, l’on devrait +plutôt être surpris qu’une affaire qui joue dans la +vie humaine un rôle si important ait été, jusqu’à présent, +négligée par les philosophes, et soit là devant nous comme +une matière neuve. De tous les philosophes, c’est encore +Platon qui s’est le plus occupé de l’amour, surtout +dans le Banquet et dans le Phèdre. Ce qu’il a dit sur +ce sujet rentre dans le domaine des mythes, fables et +jeux d’esprit, et concerne surtout l’amour grec. Le peu +qu’en dit Rousseau dans le <i>Discours sur l’inégalité</i>, est +faux et insuffisant ; Kant dans la 3<sup>e</sup> partie du <i>Traité sur +le sentiment du beau et du sublime</i>, aborde un tel sujet +d’une façon trop superficielle et parfois inexacte comme +quelqu’un qui ne s’y entend guère. Platner, dans son +anthrophologie ne nous offre que des idées médiocres et +plates. La définition de Spinoza mérite d’être citée à +cause de son extrême naïveté : <i lang="la" xml:lang="la">Amor est titillatio, concomitante +idea causae externae</i> (<i>Eth. <small class="rm">IV</small>, prop. <span class="rm">44</span>, dem.</i>) +Je n’ai donc ni à me servir de mes prédécesseurs, ni à +les réfuter. Ce n’est pas par les livres, c’est par l’observation +de la vie extérieure que ce sujet s’est imposé à +moi, et a pris place de lui-même dans l’ensemble de +mes considérations sur le monde. — Je n’attends ni +approbation ni éloge des amoureux qui cherchent naturellement +à exprimer par les images les plus sublimes +et les plus éthérées l’intensité de leurs sentiments : à +ceux-là, mon point de vue paraîtra trop physique, trop +matériel, tout métaphysique et transcendant qu’il soit au +fond. Puissent-ils se rendre compte avant de me juger +que l’objet de leur amour qu’ils exaltent aujourd’hui +dans des madrigaux et des sonnets, aurait à peine obtenu +d’eux un regard, s’il était né dix-huit ans plus tôt.</p> + +<p>Car toute inclination tendre, quelques airs éthérés +qu’elle affecte, a toutes ses racines dans l’instinct naturel +des sexes ; et même elle n’est pas autre chose que cet instinct +spécialisé, déterminé, et même tout à fait individualisé. +Ceci posé, si l’on observe le rôle important que +joue l’amour à tous ses degrés et dans toutes ses nuances +non seulement dans les comédies et dans les romans, +mais aussi dans le monde réel, où il est, avec l’amour +de la vie, le plus puissant et le plus actif de tous +les ressorts, si l’on songe qu’il occupe continuellement +les forces de la plus jeune partie de l’humanité, +qu’il est le dernier but de presque tout effort humain, +qu’il a une influence perturbatrice sur les affaires les plus +importantes, qu’il interrompt à toute heure les occupations +les plus sérieuses, que parfois il met pour un temps +les plus grands esprits à l’envers, qu’il ne se fait pas scrupule +d’intervenir, pour les troubler, avec ses vétilles, +dans les négociations diplomatiques et les travaux des +savants, qu’il s’entend même à glisser ses billets doux et +ses petites mèches de cheveux jusque dans les portefeuilles +des ministres et les manuscrits des philosophes, +ce qui ne l’empêche pas d’être chaque jour le promoteur +des plus mauvaises affaires et des plus embrouillées, +qu’il rompt les relations les plus précieuses, brise +les liens les plus solides, qu’il prend pour victimes tantôt +la vie ou la santé, tantôt la richesse, le rang et le bonheur, +qu’il fait de l’honnête homme un homme sans +honneur, du fidèle un traître, qu’il semble être ainsi +comme un démon malfaisant qui s’efforce de tout bouleverser, +tout embrouiller, tout détruire ; — on est alors +prêt à s’écrier : Pourquoi tant de bruit ? pourquoi ces +efforts, ces emportements, ces anxiétés et cette misère ? +Il ne s’agit pourtant que d’une chose bien simple, il s’agit +seulement que chaque Jeannot trouve sa Jeannette<a id="FNanchor_32" href="#Footnote_32" class="fnanchor">[32]</a>. +Pourquoi une telle bagatelle devrait-elle jouer un rôle si +important et mettre sans cesse le trouble et le désarroi +dans la vie bien réglée des hommes ? — Mais, pour le penseur +sérieux, l’esprit de la vérité dévoile peu à peu cette +réponse : il ne s’agit point d’une vétille ; loin de là, l’importance +de l’affaire est égale au sérieux et à l’emportement +de la poursuite. Le but définitif de toute amoureuse +entreprise, qu’elle tourne au tragique ou au comique, +est réellement ce qu’il y a de plus important dans +les divers buts de la vie humaine, et mérite le sérieux +profond avec lequel chacun la poursuit. En effet, ce +qui est en question, ce n’est rien moins que <i>la combinaison +de la génération prochaine</i>. Les <i lang="la" xml:lang="la">dramatis +personæ</i>, les acteurs qui entreront en scène, quand nous +en sortirons, se trouveront ainsi déterminés dans leur +existence et dans leur nature par cette passion si frivole. +De même que l’être, l’<i lang="la" xml:lang="la">Existentia</i> de ces personnes +futures a pour condition absolue l’instinct de +l’amour en général ; la nature propre de leur caractère, +leur <i lang="la" xml:lang="la">Essentia</i>, dépend absolument du choix individuel +de l’amour des sexes et se trouve ainsi à tous +égards irrévocablement fixée. Voilà la clef du problème : +elle nous sera mieux connue quand nous aurons parcouru +tous les degrés de l’amour depuis l’inclination la +plus fugitive, jusqu’à la passion la plus violente : nous +reconnaîtrons alors que sa diversité naît du degré de l’individualisation +dans le choix.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_32" href="#FNanchor_32"><span class="label">[32]</span></a> Je ne pouvais employer ici le terme propre, libre au lecteur +de traduire cette phrase dans la langue d’Aristophane. (<i>Note de +Schopenhauer.</i>)</p> +</div> +<p>Toutes les passions amoureuses de la génération présente +ne sont donc pour l’humanité entière que la sérieuse +<i lang="la" xml:lang="la">meditatio compositionis generationis futuræ, e +quâ iterum pendent innumeræ generationes</i>. Il ne s’agit +plus, en effet, comme dans les autres passions humaines, +d’un malheur ou d’un avantage individuel, mais de +l’existence et de la constitution spéciale de l’humanité +future : la volonté individuelle atteint, dans ce cas, +sa plus haute puissance, se transforme en volonté de +l’espèce. — C’est sur ce grand intérêt que repose le +pathétique et le sublime de l’amour, ses transports, ses +douleurs infinies que les poètes depuis des milliers de +siècles ne se lassent point de représenter dans des +exemples sans nombre. Quel autre sujet l’emporterait +en intérêt sur celui qui touche au bien ou au mal de +l’espèce ? car l’individu est à l’espèce ce que la surface +des corps est aux corps eux-mêmes. C’est ce qui fait +qu’il est si difficile de donner de l’intérêt à un drame +sans y mêler une intrigue d’amour ; et pourtant, malgré +l’usage journalier qu’on en fait, le sujet n’est jamais épuisé.</p> + +<p>Quand l’instinct des sexes se manifeste dans la conscience +individuelle d’une manière vague et générale, et +sans détermination précise, c’est la volonté de vivre +absolue, en dehors de tout phénomène, qui se fait jour. +Lorsque dans un être conscient l’instinct de l’amour se +spécialise sur un individu déterminé, ce n’est au fond que +cette même volonté qui aspire à vivre dans un être nouveau +et distinct, exactement déterminé. Et dans ce cas +l’instinct de l’amour tout subjectif fait illusion à la conscience, +et sait très bien se couvrir du masque d’une admiration +objective. Car la nature a besoin de ce stratagème +pour atteindre ses buts. Si désintéressée et idéale +que puisse paraître l’admiration pour une personne aimée, +le but final est en réalité la création d’un être nouveau +déterminé dans sa nature : ce qui le prouve, c’est +que l’amour ne se contente pas d’un sentiment réciproque, +mais qu’il exige la possession même, l’essentiel, +c’est-à-dire la jouissance physique. La certitude d’être +aimé ne saurait consoler de la privation de celle qu’on +aime ; et dans un cas pareil plus d’un amant s’est +brûlé la cervelle. Il arrive au contraire que, ne pouvant +être payés de retour, des gens très épris se contentent +de la possession c’est-à-dire de la jouissance physique. +C’est le cas de tous les mariages forcés, +des amours vénales ou de celles obtenues par violence. +Qu’un certain enfant soit engendré, c’est là le but +unique, véritable, de tout roman d’amour, bien que les +amoureux ne s’en doutent guère : l’intrigue qui conduit au +dénoûment est chose accessoire. — Les âmes nobles, +sentimentales, tendrement éprises, auront beau protester +ici contre l’âpre réalisme de ma doctrine ; leurs protestations +n’ont pas de raison d’être. La constitution et le caractère +précis et déterminé de la génération future, n’est-ce +pas là un but infiniment plus élevé, infiniment plus +noble que leurs sentiments impossibles et leurs chimères +idéales ? Eh quoi ! parmi toutes les fins que se propose la +vie humaine, peut-il y en avoir une plus considérable ? +Celle-là seule explique les profondes ardeurs de +l’amour<a id="FNanchor_33" href="#Footnote_33" class="fnanchor">[33]</a>, la gravité du rôle qu’il joue, l’importance +qu’il communique aux plus légers incidents. Il ne faut +pas perdre de vue ce but réel, si l’on veut s’expliquer +tant de manœuvres, de détours, d’efforts, et ces tourments +infinis pour obtenir l’être aimé, lorsque, au premier +abord, ils semblent si disproportionnés. Car c’est +la génération à venir dans sa détermination absolument +individuelle, qui se pousse vers l’existence à travers ces +peines et ces efforts.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_33" href="#FNanchor_33"><span class="label">[33]</span></a></p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Ces délires sacrés, ces désirs sans mesure</div> +<div class="verse">Déchaînés dans vos flancs comme d’ardents essaims,</div> +<div class="verse">Ces transports, c’est déjà l’humanité future</div> +<div class="verse i2">Qui s’agite en vos seins.</div> +</div> + +</div> +<p class="sign">M<sup>me</sup> <span class="sc">Ackermann</span>. (<i>L’amour et la mort.</i>)</p> +</div> +<p>Oui c’est elle-même qui déjà s’agite dans le choix +circonspect, déterminé, opiniâtre, cherchant à satisfaire +cet instinct qui s’appelle l’amour ; c’est déjà la volonté +de vivre de l’individu nouveau, que les amants +peuvent et désirent engendrer ; que dis-je ? déjà dans l’entrecroisement +de leurs regards chargés de désirs s’allume +une vie nouvelle, un être futur s’annonce, création complète, +harmonieuse. Ils aspirent à une union véritable, +à la fusion en un seul être ; cet être qu’ils vont engendrer +sera comme le prolongement de leur existence, +il en sera la plénitude ; en lui les qualités héréditaires +des parents, fusionnées et réunies, continuent à vivre. +Au contraire, une antipathie réciproque et obstinée entre +un homme et une jeune fille est le signe qu’ils ne +pouvaient engendrer qu’un être mal constitué, sans harmonie +et malheureux. Aussi, est-ce avec un sens profond +que Calderon représente la cruelle Sémiramis, +qu’il nomme une fille de l’air, comme le fruit d’un viol, +qui fut suivi du meurtre de l’époux.</p> + +<p>Cette souveraine force qui attire exclusivement l’un +vers l’autre deux individus de sexe différent, c’est +la volonté de vivre manifeste dans toute l’espèce ; elle +cherche à se réaliser selon ses fins dans l’enfant qui +doit naître d’eux ; il tiendra du père la volonté ou le caractère ; +de la mère, l’intelligence, de tous les deux sa +constitution physique ; pourtant les traits reproduiront +plutôt ceux du père, la taille rappellera plutôt celle de +la mère… S’il est difficile d’expliquer le caractère tout à +fait spécial et exclusivement individuel de chaque +homme, il n’est pas moins difficile de comprendre le +sentiment également particulier et exclusif qui entraîne +deux personnes l’une vers l’autre ; au fond, ces deux +choses n’en font qu’une. La passion est implicitement, +ce que l’individualité est explicitement. Le premier pas +vers l’existence, le véritable <i lang="la" xml:lang="la">punctum saliens</i> de la vie, +c’est en réalité l’instant où nos parents commencent à +s’aimer — <i lang="en" xml:lang="en">to fancy each other</i>, selon une admirable expression +anglaise, et comme nous l’avons dit c’est de la +rencontre et de l’attachement de leurs ardents regards +que naît le premier germe de l’être nouveau, germe fragile, +prompt à disparaître comme tous les germes. Cet +individu nouveau est en quelque sorte une nouvelle idée +platonicienne : et comme toutes les idées font un effort +violent pour arriver à se manifester dans le monde +des phénomènes, avides de saisir la matière favorable +que la loi de causalité leur livre en partage, de même +cette idée particulière d’une individualité humaine tend +avec une violence, une ardeur extrêmes à se réaliser dans +un phénomène. Cette énergie, cette impétuosité, c’est +justement la passion que les deux parents futurs éprouvent +l’un pour l’autre. Elle a des degrés infinis dont les +deux extrêmes pourraient être désignés sous le nom de +l’amour vulgaire, Ἀφροδίτη πάνδημος, et de l’amour divin, +οὐρανία : — mais quant à l’essence de l’amour, elle est +partout et toujours la même. Dans ses divers degrés +elle est d’autant plus puissante qu’elle est plus individualisée, +en d’autres termes elle est d’autant plus forte que +la personne aimée, par toutes ses qualités et ses manières +d’être, est plus capable, à l’exclusion de toute autre personne, +de répondre au vœu particulier et au besoin +déterminé qu’elle a fait naître chez celui qui l’aime.</p> + +<p>L’amour par essence et du premier mouvement est +entraîné vers la santé, la force et la beauté, vers la +jeunesse qui en est l’expression, parce que la volonté +désire, avant tout, créer des êtres capables de vivre +avec le caractère intégral de l’espèce humaine ; l’amour +vulgaire (Ἀφροδίτη πάνδημος) ne va guère plus loin. Puis +viennent d’autres exigences plus spéciales, et qui grandissent +et fortifient la passion. Il n’y a d’amour puissant +que dans la conformité parfaite de deux êtres… +Et comme il n’y a pas deux individus absolument semblables, +chaque homme doit trouver chez une certaine +femme les qualités qui correspondent le mieux à ses +qualités propres, toujours au point de vue des enfants +à naître. Plus cette rencontre est rare, plus rare aussi +l’amour vraiment passionné. C’est précisément parce +que chacun de nous porte en puissance ce grand amour +que nous comprenons la peinture que nous en fait le +génie des poètes. — Justement parce que cette passion +de l’amour vise exclusivement l’être futur et les qualités +qu’il doit avoir, il peut arriver qu’entre un jeune homme +et une jeune fille, d’ailleurs agréables et bien faits, une +sympathie de sentiment, de caractère et d’esprit fasse +naître une amitié étrangère à l’amour ; il se peut même +que, sur ce dernier point, il y ait entre eux une certaine +antipathie. La raison en est que l’enfant qui naîtrait +d’eux manquerait de l’harmonie intellectuelle ou physique, +qu’en un mot son existence et sa constitution ne correspondraient +pas aux plans que se propose la volonté de +vivre dans l’intérêt de l’espèce. Il peut arriver, au contraire, +qu’en dépit de la dissemblance des sentiments, +du caractère et de l’esprit, en dépit de la répugnance et de +l’aversion même qui en résultent, l’amour naisse pourtant +et subsiste, parce qu’il rend aveugle sur ces incompatibilités. +S’il en résulte un mariage, ce mariage +sera nécessairement très malheureux.</p> + +<p>Allons maintenant au fond des choses. — L’égoïsme +en chaque homme a des racines si profondes, que les +motifs égoïstes sont les seuls sur lesquels on puisse +compter avec assurance pour exciter l’activité d’un être +individuel. L’espèce, il est vrai, a sur l’individu un droit +antérieur, plus immédiat et plus considérable que l’individualité +éphémère. Pourtant, quand il faut que l’individu +agisse et se sacrifie pour le maintien et le développement +de l’espèce, son intelligence, toute dirigée vers les aspirations +individuelles, a peine à comprendre la nécessité +de ce sacrifice et à s’y soumettre aussitôt. Pour +atteindre son but, il faut donc que la nature abuse l’individu +par quelque illusion, en vertu de laquelle il voie son +propre bonheur dans ce qui n’est, en réalité, que le bien +de l’espèce ; l’individu devient ainsi l’esclave inconscient +de la nature, au moment où il croit n’obéir qu’à ses seuls +désirs. Une pure chimère aussitôt évanouie flotte devant +ses yeux et le fait agir. Cette illusion n’est autre +que l’instinct. C’est lui qui, dans la plupart des cas, +représente le sens de l’espèce, les intérêts de l’espèce +devant la volonté. Mais ici comme la volonté est devenue +individuelle, elle doit être trompée de telle sorte +qu’elle perçoive par le sens de l’individu les desseins +que le sens de l’espèce a sur elle : ainsi, elle croit +travailler au profit de l’individu, tandis qu’en réalité +elle ne travaille que pour l’espèce, dans son sens le plus +spécial. C’est chez l’animal que l’instinct joue le plus +grand rôle et que sa manifestation extérieure peut être +le mieux observée ; mais quant aux voies secrètes de +l’instinct, comme pour tout ce qui est intérieur, nous +ne pouvons apprendre à les connaître qu’en nous-mêmes. +On s’imagine, il est vrai, que l’instinct a peu +d’empire sur l’homme, ou du moins qu’il ne se manifeste +guère que chez le nouveau-né cherchant à saisir +le sein de sa mère. Mais en réalité, il y a un instinct +très déterminé, très manifeste et surtout très compliqué, +qui nous guide dans le choix si fin, si sérieux, si particulier +de la personne que l’on aime et dont on désire la +possession. S’il n’y avait de caché sous le plaisir des +sens que la satisfaction d’un impérieux besoin, la beauté +ou la laideur de l’autre individu serait indifférente. La +recherche passionnée de la beauté, le prix qu’on y attache, +le choix qu’on y apporte, ne concernent donc pas +l’intérêt personnel de celui qui choisit, bien qu’il se l’imagine, +mais évidemment l’intérêt de l’être futur dans +lequel il importe de maintenir le plus possible intégral +et pur le type de l’espèce. En effet, mille accidents physiques +et mille disgrâces morales peuvent amener une +déviation de la figure humaine : pourtant le vrai type +humain, dans toutes ses parties, est toujours rétabli à +nouveau, grâce à ce sens de la beauté qui domine toujours +et dirige l’instinct des sexes, sans quoi l’amour ne +serait plus qu’un besoin révoltant.</p> + +<p>Ainsi donc il n’est point d’homme qui tout d’abord +ne désire ardemment et ne préfère les plus belles créatures, +parce qu’elles réalisent le type le plus pur de +l’espèce ; puis il recherchera surtout les qualités qui +lui manquent, ou parfois les imperfections opposées à +celles qu’il a lui-même et les trouvera belles : de là +vient, par exemple, que les grandes femmes plaisent aux +petits hommes, et que les blonds aiment les brunes, etc. — L’enthousiasme +vertigineux qui s’empare de l’homme +à la vue d’une femme dont la beauté répond à son idéal, +et fait luire à ses yeux le mirage du bonheur suprême +s’il s’unit avec elle, n’est autre chose que le sens de +l’espèce qui reconnaît son empreinte claire et brillante +et qui par elle aimerait à se perpétuer…</p> + +<p>Ces considérations jettent une vive lumière sur la nature +intime de tout instinct ; comme on le voit ici, son +rôle consiste presque toujours à faire mouvoir l’individu +pour le bien de l’espèce. Car, évidemment, la sollicitude +d’un insecte pour trouver une certaine fleur, un certain +fruit, un excrément ou un morceau de chair, ou +bien comme l’ichneumon la larve d’un autre insecte +pour déposer ses œufs là et pas ailleurs, et son indifférence +de la peine ou du danger quand il s’agit d’y parvenir, +sont fort analogues à la préférence exclusive de +l’homme pour une certaine femme, celle dont la nature +individuelle répond à la sienne : il la recherche avec +un zèle si passionné que, plutôt que de manquer son +but, au mépris de toute raison, il sacrifie souvent le +bonheur de sa vie ; il ne recule ni devant un mariage +insensé, ni devant des liaisons ruineuses, ni devant le +déshonneur, ni devant des actes criminels, adultère ou +viol, et cela uniquement pour servir les buts de l’espèce +sous la loi souveraine de la nature aux dépens +même de l’individu. Partout en effet l’instinct semble +dirigé par une intention individuelle, tandis qu’il y est +tout à fait étranger. Toutes les fois que l’individu livré +à lui-même serait incapable de comprendre les vues de +la nature, ou porté à lui résister, elle fait surgir l’instinct : +voilà pourquoi l’instinct a été donné aux animaux et surtout +aux animaux inférieurs les plus dénués d’intelligence ; +mais l’homme n’y est guère soumis que dans le +cas spécial qui nous occupe. Ce n’est pas que l’homme +fût incapable de comprendre le but de la nature, mais +il ne l’aurait peut-être pas poursuivi avec tout le zèle +nécessaire aux dépens même de son bonheur particulier. +Ainsi dans cet instinct, comme dans tous les autres, +la vérité se revêt d’illusion pour agir sur la volonté. +C’est une illusion de volupté qui fait miroiter devant +les yeux de l’homme l’image décevante d’une félicité +souveraine dans les bras de la beauté que n’égale +à ses yeux nulle autre créature humaine ; illusion encore, +quand il s’imagine que la possession d’un seul +être au monde lui assure un bonheur sans mesure et +sans limites. Il se figure sacrifier à sa seule jouissance +sa peine et ses efforts, tandis qu’en réalité il ne travaille +qu’au maintien du type intégral de l’espèce, à la création +d’un certain individu tout à fait déterminé qui +a besoin de cette union pour se réaliser et arriver +à l’existence. C’est tellement là le caractère de l’instinct +d’agir en vue d’une fin dont pourtant il n’a pas +l’idée, que l’homme, poussé par l’illusion qui le possède, +a quelquefois horreur du but auquel il est conduit, +qui est la procréation des êtres ; il voudrait même +s’y opposer ; c’est le cas de presque toutes les amours +en dehors du mariage. Une fois sa passion satisfaite, +tout amant éprouve une étrange déception ; il s’étonne +de ce que l’objet de tant de désirs passionnés ne lui procure +qu’un plaisir éphémère, suivi d’un rapide désenchantement. +Ce désir est en effet aux autres désirs qui +agitent le cœur de l’homme, ce que l’espèce est à l’individu, +ce que l’infini est au fini. L’espèce seule au contraire +profite de la satisfaction de ce désir, mais l’individu n’en a +pas conscience ; tous les sacrifices qu’il s’est imposés, +poussé par le génie de l’espèce, ont servi à un but qui n’est +pas le sien. Aussi tout amant, le grand œuvre de la nature +une fois accompli, se trouve mystifié ; car l’illusion qui le +rendait dupe de l’espèce s’est évanouie. Platon dit très +bien : ἡδονή ἁπάντων ἀλαζονέστατον. <i lang="la" xml:lang="la">Voluptas omnium +maxime vaniloqua.</i></p> + +<p>Ces considérations jettent des clartés nouvelles sur +les instincts et le sens esthétique des animaux. Eux +aussi ils sont esclaves de cette sorte d’illusion qui fait +briller à leurs yeux le mirage trompeur de leur propre +jouissance, tandis qu’ils travaillent si assidûment et avec +un désintéressement si absolu pour l’espèce ; ainsi l’oiseau +bâtit son nid, ainsi l’insecte cherche l’endroit propice +pour y déposer ses œufs, ou bien se livre à la chasse +d’une proie dont il ne jouira pas lui-même, qui doit servir +de nourriture pour les larves futures et qu’il placera à +côté des œufs ; ainsi l’abeille, la guêpe, la fourmi travaillent +à leurs constructions futures et prennent leurs +dispositions si compliquées. Ce qui dirige toutes ces +bêtes, c’est évidemment une illusion qui met au service +de l’espèce le masque d’un intérêt égoïste. Telle est la +seule explication vraisemblable du phénomène interne +et subjectif qui dirige les manifestations de l’instinct. +Mais à voir les choses par le dehors, nous remarquons +chez les animaux les plus esclaves de l’instinct, surtout +chez les insectes, une prédominance du système ganglionnaire, +c’est-à-dire du système nerveux subjectif +sur le système cérébral ou objectif ; d’où il faut conclure +que les bêtes sont poussées non pas tant par une intelligence +objective et exacte que par des représentations +subjectives excitant des désirs qui naissent de l’action +du système ganglionnaire sur le cerveau, ce qui prouve +bien qu’elles sont sous l’empire d’une sorte d’illusion : +et telle sera la marche physiologique de tout instinct. — Comme +éclaircissement, je mentionne encore un autre +exemple moins caractéristique il est vrai de l’instinct +dans l’homme, c’est l’appétit capricieux des femmes +enceintes : il semble naître de ce que la nourriture de +l’embryon exige parfois une modification particulière ou +déterminée du sang qui afflue vers lui : alors la nourriture +la plus favorable se présente aussitôt à l’esprit de +la femme enceinte comme l’objet d’un vif désir ; là encore +il y a illusion. La femme aurait donc un instinct de plus +que l’homme : le système ganglionnaire est aussi beaucoup +plus développé chez la femme. — La prédominance +excessive du cerveau explique comment l’homme a +moins d’instinct que les bêtes, et comment ses instincts +peuvent quelquefois s’égarer. Ainsi, par exemple, +le sens de la beauté qui dirige le choix dans la recherche +de l’amour, s’égare lorsqu’il dégénère en vice +contre nature ; de même une certaine mouche (<span lang="la" xml:lang="la">musca +vomitoria</span>) au lieu de mettre ses œufs, conformément à +son instinct, dans une chair en décomposition, les dépose +dans la fleur de l’<span lang="la" xml:lang="la">arum dracunculus</span> égarée par l’odeur +cadavérique de cette plante.</p> + +<p>L’amour a donc toujours pour fondement un instinct +dirigé vers la reproduction de l’espèce : cette vérité +nous paraîtra claire jusqu’à l’évidence, si nous examinons +la question en détail, comme nous allons le faire.</p> + +<p>Tout d’abord il faut considérer que l’homme est par +nature porté à l’inconstance dans l’amour, la femme à la +fidélité<a id="FNanchor_34" href="#Footnote_34" class="fnanchor">[34]</a>. L’amour de l’homme baisse d’une façon sensible, +à partir de l’instant où il a obtenu satisfaction : +il semble que toute autre femme ait plus d’attrait que +celle qu’il possède ; il aspire au changement. L’amour +de la femme au contraire grandit à partir de cet instant. +C’est là une conséquence du but de la nature qui est +dirigé vers le maintien et par suite vers l’accroissement +le plus considérable possible de l’espèce. L’homme en +effet peut aisément engendrer plus de cent enfants +en une année, s’il a autant de femmes à sa disposition ; +la femme au contraire eût-elle autant de maris, ne pourrait +mettre au monde qu’un enfant par année, en exceptant +les jumeaux. Aussi l’homme est-il toujours en quête +d’autres femmes ; tandis que la femme reste fidèlement +attachée à un seul homme : car la nature la pousse instinctivement +et sans réflexion à conserver près d’elle +celui qui doit nourrir et protéger la petite famille future. +De là résulte que la fidélité dans le mariage est artificielle +pour l’homme et naturelle à la femme, et par +conséquent l’adultère de la femme à cause de ses conséquences, +et parce qu’il est contraire à la nature, est +beaucoup plus impardonnable que celui de l’homme.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_34" href="#FNanchor_34"><span class="label">[34]</span></a> Schopenhauer, dans son <i>Traité sur les femmes</i>, les accuse, +au contraire, de fausseté, d’infidélité, de trahison, d’ingratitude.</p> +</div> +<p>Je veux aller au fond des choses et achever de vous +convaincre en vous prouvant que le goût pour les +femmes, si objectif qu’il puisse paraître, n’est pourtant +qu’un instinct masqué, c’est-à-dire le sens de l’espèce +qui s’efforce d’en maintenir le type. Nous devons +rechercher de plus près et examiner plus spécialement +les considérations qui nous dirigent dans la poursuite +de ce plaisir, quelque figure singulière que fassent dans +un ouvrage philosophique les détails que nous allons indiquer +ici. Ces considérations se divisent comme il suit : +il y a d’abord celles qui concernent directement le type +de l’espèce, c’est-à-dire la beauté, il y a celles qui visent +les qualités psychiques, et enfin les considérations purement +relatives, la nécessité de corriger et de neutraliser +les unes par les autres les dispositions particulières et +anormales des deux individus. Examinons séparément +chacune de ces divisions.</p> + +<p>La première considération qui dirige notre inclination +et notre choix, c’est celle de l’âge. En général la femme +que nous choisissons se trouve dans les années comprises +entre la fin et le commencement des menstrues ; nous +donnons pourtant une préférence décisive à la période +qui va de la 18<sup>e</sup> à la 28<sup>e</sup> année. Nulle femme en dehors +des conditions précédentes ne nous attire. Une femme +âgée, c’est-à-dire une femme incapable d’avoir des enfants +ne nous inspire qu’un sentiment d’aversion. La jeunesse +sans beauté a toujours de l’attrait : la beauté sans +jeunesse n’en a plus. — Évidemment l’intention inconsciente +qui nous dirige n’est autre que la possibilité générale +d’avoir des enfants : en conséquence tout individu +perd en attrait pour l’autre sexe, selon qu’il se trouve +plus ou moins éloigné de la période propre à la génération +ou à la conception. — La seconde considération est +la santé : les maladies aiguës ne troublent nos inclinations +que d’une manière passagère, les maladies chroniques, +les cachexies, au contraire, effraient ou éloignent, +parce qu’elles se transmettent à l’enfant. — La troisième +considération, c’est le squelette parce qu’il est le fondement +du type de l’espèce. Après l’âge et la maladie, rien +ne nous éloigne tant qu’une conformation défectueuse : +même le plus beau visage ne saurait dédommager d’une +taille déviée ; il y a plus, un laid visage sur un corps +droit sera toujours préféré. C’est toujours un défaut du +squelette qui vous frappe le plus, par exemple une taille +trapue et aplatie, des jambes trop courtes, ou bien encore +une démarche boiteuse quand elle n’est pas la conséquence +d’un accident extérieur. Au contraire un corps +remarquablement beau compense bien des défauts, il +nous enchante. L’importance extrême que nous attribuons +tous aux petits pieds se rattache aussi à ces considérations ; +ils sont en effet un caractère essentiel de l’espèce, +aucun animal n’ayant le tarse et le métatarse réunis +aussi petits que l’homme, ce qui tient à sa démarche +verticale ; il est un plantigrade. Jésus Sirach dit à ce +propos (26, 23, d’après la traduction corrigée de Kraus,) +« une femme bien faite et qui a de beaux pieds est comme +des colonnes d’or sur des bases d’argent. » L’importance +des dents n’est pas moindre parce qu’elles servent +à la nutrition et qu’elles sont tout spécialement héréditaires. — La +quatrième considération est une certaine +plénitude des chairs, c’est-à-dire la prédominance de +la faculté végétative, de la plasticité ; parce que celle-ci +promet au fœtus une nourriture riche : c’est pour cela +qu’une grande femme maigre repousse d’une manière +surprenante. Des seins bien arrondis et bien conformés +exercent une remarquable fascination sur les hommes ; +parce que se trouvant en rapport direct avec les fonctions +de génération de la femme, ils promettent au nouveau-né +une riche nourriture. Au contraire des femmes +grasses au delà de toute mesure excitent notre répugnance ; +car cet état morbide est un signe d’atrophie +de l’utérus, et par conséquent une marque de stérilité ; +ce n’est pas l’intelligence qui sait cela, c’est l’instinct. — La +beauté du visage n’est prise en considération qu’en +dernier lieu. Ici aussi c’est la partie osseuse qui frappe +avant tout : l’on recherche surtout un nez bien fait, +tandis qu’un nez court, retroussé, gâte tout. Une légère +inclinaison du nez, en haut ou en bas, a décidé du +sort d’une infinité de jeunes filles, et avec raison : car il +s’agit de maintenir le type de l’espèce. Une petite bouche, +formée de petits os maxillaires, est très essentielle, +comme caractère spécifique de la figure humaine, en opposition +à la gueule des bêtes. Un menton fuyant et +pour ainsi dire amputé, est particulièrement repoussant ; +parce qu’un menton proéminent <i lang="la" xml:lang="la">mentum prominulum</i> +est un trait de caractère de notre espèce. L’on considère +en dernier lieu les beaux yeux et le front, qui se rattachent +aux qualités psychiques ; surtout aux qualités intellectuelles, +lesquelles font partie de l’héritage de la mère.</p> + +<p>Nous ne pouvons naturellement énumérer aussi exactement +les considérations inconscientes auxquelles s’attache +l’inclination des femmes. Voici ce que l’on peut +affirmer d’une manière générale. C’est l’âge de 30 et +35 ans qu’elles préfèrent à tout autre âge, même à celui +des jeunes gens, qui pourtant représentent la fleur de la +beauté masculine. La cause en est qu’elles sont dirigées +non par le goût, mais par l’instinct qui reconnaît dans ces +années l’apogée de la force génératrice. En général, +elles considèrent fort peu la beauté, surtout celle du visage : +comme si elles seules se chargeaient de la transmettre +à l’enfant. C’est surtout la force et le courage de +l’homme qui gagnent leur cœur : car ces qualités promettent +une génération de robustes enfants, et semblent leur +assurer dans l’avenir un protecteur courageux. Tout défaut +corporel de l’homme, toute déviation du type, la +femme peut les supprimer pour l’enfant dans la génération, +si les parties correspondantes de sa constitution, +défectueuses chez l’homme, sont chez elle +irréprochables, ou encore exagérées en sens inverse. Il +faut excepter seulement les qualités de l’homme particulières +à son sexe, et que la mère par conséquent ne peut +donner à l’enfant ; par exemple, la structure masculine du +squelette, de larges épaules, des hanches étroites, des +jambes droites, la force des muscles, du courage, de la +barbe, etc. De là vient que les femmes aiment souvent de +vilains hommes, mais jamais des hommes efféminés +parce qu’elles ne peuvent neutraliser un pareil défaut.</p> + +<p>Le second ordre de considérations qui importent dans +l’amour, concerne les qualités psychiques. Nous trouverons +ici que ce sont les qualités du cœur ou du caractère +dans l’homme qui attirent la femme, car ces qualités-là +l’enfant les reçoit de son père. C’est avant tout une volonté +ferme, la décision et le courage, peut-être aussi la +droiture et la bonté du cœur, qui gagnent la femme. Au +contraire, les qualités intellectuelles n’exercent sur elle +aucune action directe et instinctive, justement parce +que le père ne les transmet pas à ses enfants. La bêtise +ne nuit pas près des femmes : une force d’esprit supérieure, +ou même le génie par sa disproportion ont +souvent un effet défavorable. Aussi voit-on souvent +un homme laid, bête et grossier supplanter près des +femmes un homme bien fait, spirituel, aimable. On +voit aussi des mariages d’inclination entre des êtres +aussi dissemblables qu’il est possible au point de vue +de l’esprit : lui par exemple brutal, robuste et borné, +elle, douce, impressionnable, pensant finement, instruite, +pleine de goût, etc. ; ou encore lui, très savant, plein de +génie, elle, une oie :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Sic visum Veneri ; cui placet impares</div> +<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Formas atque animos sub juga aënea</div> +<div class="verse i2" lang="la" xml:lang="la">Saevo mittere cum joco.</div> +</div> + +</div> +<p>La raison en est que les considérations qui prédominent +ici n’ont rien d’intellectuel et se rapportent à l’instinct. +Dans le mariage ce qu’on a en vue ce n’est pas un +entretien plein d’esprit, c’est la création des enfants : le +mariage est un lien des cœurs et non des têtes. Lorsqu’une +femme affirme qu’elle est éprise de l’esprit d’un +homme, c’est une prétention vaine et ridicule ou bien +c’est l’exaltation d’un être dégénéré. — Les hommes au +contraire, dans l’amour instinctif, ne sont pas déterminés +par les qualités du caractère de la femme ; c’est pour cela +que tant de Socrates ont trouvé leurs Xantippes, par +exemple Shakespeare, Albert Dürer, Byron, etc. Mais les +qualités intellectuelles ont ici une grande influence, parce +qu’elles sont transmises par la mère : néanmoins leur influence +est aisément surpassée par celle de la beauté +corporelle qui agit plus directement sur des points plus +essentiels. Il arrive cependant que des mères, instruites +par leur expérience de cette influence intellectuelle, font +apprendre à leur fille les beaux-arts, les langues, etc. +pour les rendre attrayantes à leurs futurs maris ; elles +cherchent ainsi à aider l’intelligence par des moyens +artificiels, de même que le cas échéant, elles cherchent +à développer les hanches et la poitrine. — Remarquons +bien qu’il n’est ici question que de l’attrait instinctif et +tout immédiat, qui seul donne naissance à la vraie passion +de l’amour. Qu’une femme intelligente et instruite apprécie +l’intelligence et l’esprit chez un homme, qu’un homme +raisonnable et réfléchi éprouve le caractère de sa +fiancée et en tienne compte, cela ne fait rien à l’affaire +dont il est ici question : ainsi procède la raison dans le +mariage quand c’est elle qui choisit, mais non l’amour +passionné qui seul nous occupe.</p> + +<p>Jusqu’à présent, je n’ai tenu compte que des considérations +absolues, c’est-à-dire de celles qui sont d’un +effet général ; je passe maintenant aux considérations relatives, +qui sont individuelles, parce que là le but est de +rectifier le type de l’espèce, déjà altéré, de corriger les +écarts du type que la personne même qui choisit porte +déjà en elle, et de revenir ainsi à une pure représentation +de ce type. Chacun aime précisément ce qui lui +manque. Le choix individuel qui repose sur ces considérations +toutes relatives est bien plus déterminé, +plus décidé et plus exclusif que le choix qui n’a égard +qu’aux considérations absolues ; c’est de ces considérations +relatives que naît d’ordinaire l’amour +passionné, tandis que les amours communes et passagères +ne sont guidées que par des considérations absolues. +Ce n’est pas toujours la beauté régulière et accomplie +qui enflamme les grandes passions. Pour une +inclination vraiment passionnée il faut une condition +que nous ne pouvons exprimer que par une métaphore +empruntée à la chimie. Les deux personnes doivent se +neutraliser l’une l’autre, comme un acide et un alcali +forment un sel neutre. Toute constitution sexuelle est une +constitution incomplète, l’imperfection varie avec les +individus. Dans l’un et l’autre sexe chaque être n’est +qu’une partie du tout incomplète et imparfaite. Mais +cette partie peut être plus ou moins considérable, +selon les natures. Aussi chaque individu trouve-t-il +son complément naturel dans un certain individu de +l’autre sexe qui représente en quelque sorte la fraction +indispensable au type complet, qui l’achève et neutralise +ses défauts, et produit un type accompli de l’humanité +dans le nouvel individu qui doit naître ; car c’est +toujours à la constitution de cet être futur que tout aboutit +sans cesse. Les physiologistes savent que la sexualité +chez l’homme et chez la femme a des degrés innombrables : +la virilité peut descendre jusqu’à l’affreux gynandre et +l’hypospadias ; de même qu’il y a parmi les femmes de +gracieux androgynes ; les deux sexes peuvent atteindre +l’hermaphrodisme complet, et ces individus qui tiennent +le juste milieu entre les deux sexes et ne font partie +d’aucun sont incapables de se reproduire. — Pour la +neutralisation de deux individualités l’une par l’autre, +il est nécessaire que le degré déterminé de sexualité chez +un certain homme corresponde exactement au degré de +sexualité chez une certaine femme ; afin que ces deux +dispositions partielles se compensent justement l’une +l’autre.</p> + +<p>C’est ainsi que l’homme le plus viril cherchera la +femme la plus femme, et vice versa. Les amants mesurent +d’instinct cette part proportionnelle nécessaire à +chacun d’eux, et ce calcul inconscient se trouve avec +les autres considérations au fond de toute grande passion. +Aussi quand les amoureux parlent sur un ton pathétique +de l’harmonie de leurs âmes, il faut entendre +le plus souvent l’harmonie des qualités physiques propres +à chaque sexe, et de nature à donner naissance à +un être accompli, harmonie qui importe bien plus que +le concert de leurs âmes, lequel souvent après la cérémonie +se résout en un criant désaccord. A cela se joignent +les considérations relatives plus éloignées qui reposent +sur ce fait que chacun s’efforce de neutraliser par l’autre +personne ses faiblesses, ses imperfections, et tous les +écarts du type normal, de crainte qu’ils ne se perpétuent +dans l’enfant futur, ou ne s’exagèrent et ne +deviennent des difformités. Plus un homme est faible +au point de vue de la force musculaire, plus il cherchera +des femmes fortes : et la femme agira de même. Mais +comme c’est une loi de la nature que la femme ait une +force musculaire plus faible, il est également dans la +nature que les femmes préfèrent les hommes robustes. — La +stature est aussi une considération importante. Les +petits hommes ont un penchant décidé pour les grandes +femmes et réciproquement… L’aversion d’une femme +grande pour des hommes grands est au fond des vues +de la nature, afin d’éviter une race gigantesque, quand +la force transmise par la mère serait trop faible pour +assurer une longue durée à cette race exceptionnelle. Si +une grande femme choisit un grand mari, entre autres +motifs pour faire meilleure figure dans le monde, ce sont +leurs descendants qui expieront cette folie… Jusque +dans les diverses parties du corps chacun cherche un +correctif à ses défauts, à ses déviations, avec d’autant +plus de soin que la partie est plus importante. Ainsi les +gens au nez épaté contemplent avec un plaisir inexprimable +un nez aquilin, un profil de perroquet ; et ainsi +du reste. Les hommes aux formes grêles et étirées, au +long squelette, admirent une petite personne tassée et +courte à l’excès. — Il en est de même du tempérament ; +chacun préfère celui qui est l’opposé du sien, et +sa préférence est toujours proportionnée à l’énergie de +son propre tempérament. — Ce n’est pas qu’une personne +parfaite en quelque point aime les imperfections contraires ; +mais elle les supporte plus aisément que +d’autres ne les supporteraient, parce que les enfants +trouvent dans ces qualités une garantie contre une imperfection +plus grande. Par exemple, une personne +très blanche n’éprouvera point de répugnance pour un +teint olivâtre ; mais aux yeux d’une personne au teint +bistré un teint d’une blancheur éclatante semble divinement +beau. — Il est des cas exceptionnels où un +homme peut s’éprendre d’une femme décidément laide : +conformément à notre loi de concordance des sexes, +lorsque l’ensemble des défauts et irrégularités physiques +de la femme sont justement l’opposé et par +conséquent le correctif de ceux de l’homme. Alors la +passion atteint généralement un degré extraordinaire…</p> + +<p>L’individu obéit en tout ceci, sans qu’il s’en doute, à +un ordre supérieur, celui de l’espèce : de là l’importance +qu’il attache à certaines choses, qui, en tant qu’individu, +pourraient et devraient lui être indifférentes. — Rien n’est +singulier comme le sérieux profond, inconscient, avec +lequel deux jeunes gens de sexe différent qui se voient +pour la première fois s’observent l’un l’autre ; le regard +inquisiteur et pénétrant qu’ils jettent l’un sur l’autre ; +l’inspection minutieuse que tous les traits et toutes les +parties de leurs personnes respectives ont à subir. +Cette recherche, cet examen, c’est <i>la méditation du génie +de l’espèce</i> sur l’enfant qu’ils pourraient créer, et la +combinaison de ses éléments constitutifs. Le résultat +de cette méditation déterminera le degré de leur inclination +et de leurs désirs réciproques. Après avoir atteint +un certain degré, ce premier mouvement peut s’arrêter +subitement, par la découverte de quelque détail jusqu’alors +inaperçu. — Ainsi le génie de l’espèce médite la +génération future ; et le grand œuvre de Cupidon, qui +spécule, s’ingénie et agit sans cesse, est d’en préparer +la constitution. En face des grands intérêts de l’espèce +toute entière, présente et future, l’avantage des individus +éphémères compte peu : le dieu est toujours prêt à les +sacrifier sans pitié. Car le génie de l’espèce est relativement +aux individus comme un immortel est aux mortels, +et ses intérêts sont à ceux des hommes comme l’infini +est au fini. Sachant donc qu’il administre des affaires +supérieures à toutes celles qui ne concernent qu’un +bien ou un mal individuel, il les mène avec une impassibilité +suprême, au milieu du tumulte de la guerre, +dans l’agitation des affaires, à travers les horreurs d’une +peste, il les poursuit même jusque dans la retraite du +cloître.</p> + +<p>Nous avons vu plus haut que l’intensité de l’amour +s’accroît à mesure qu’il s’individualise. Nous l’avons +prouvé : la constitution physique de deux individus peut +être telle que, pour améliorer le type de l’espèce, et lui +rendre toute sa pureté, l’un de ces individus doit être le +complément de l’autre. Un désir mutuel et exclusif les +attire alors ; et par cela seul qu’il est fixé sur un objet +unique, et qu’il représente en même temps une mission +spéciale de l’espèce, ce désir prend aussitôt un caractère +noble et élevé. Pour la raison opposée, le pur instinct +sexuel est un instinct vulgaire, parce qu’il n’est pas +dirigé vers un individu unique, mais vers tous, et qu’il ne +cherche qu’à conserver l’espèce par le nombre seulement +et sans s’inquiéter de la qualité. Quand l’amour +s’attache à un être unique, il atteint alors une telle +intensité, un tel degré de passion, que s’il ne peut +être satisfait, tous les biens du monde et la vie même +perdent leur prix. C’est une passion d’une violence que +rien n’égale, qui ne recule devant aucun sacrifice, et +qui peut conduire à la folie ou au suicide. Les causes +inconscientes d’une passion si excessive doivent différer +de celles que nous avons démêlées plus haut, et +sont moins apparentes. Il nous faut admettre qu’il ne +s’agit pas seulement ici d’adaptation physique, mais +que, de plus, la volonté de l’homme et l’intelligence de +la femme ont entre elles une concordance spéciale qui +fait que seuls ils peuvent engendrer un certain être +tout à fait déterminé : c’est l’existence de cet être que +le génie de l’espèce a ici en vue, pour des raisons cachées +dans l’essence de la chose en soi, et qui ne +nous sont point accessibles. En d’autres termes : la +volonté de vivre désire ici s’objectiver dans un individu +exactement déterminé, lequel ne peut être engendré que +par ce père uni à cette mère. Ce désir métaphysique de +la volonté en soi n’a d’abord d’autre sphère d’action +dans la série des êtres, que les cœurs des parents +futurs : saisis de cette impulsion, ils s’imaginent ne +désirer que pour eux-mêmes ce qui n’a qu’un but encore +purement métaphysique, c’est-à-dire en dehors du +cercle des choses véritablement existantes. Ainsi donc, +de la source originelle de tous les êtres jaillit cette +aspiration d’un être futur, qui trouve son occasion +unique d’arriver à la vie, et cette aspiration se manifeste +dans la réalité des choses par la passion élevée et +exclusive des parents futurs l’un pour l’autre ; au fond, +illusion non pareille qui pousse un amoureux à donner +tous les biens de la terre pour s’unir à cette femme, — et +pourtant en vérité elle ne peut rien lui donner de plus +qu’une autre. Telle est l’unique fin poursuivie, ce qui +le prouve c’est que cette sublime passion, aussi bien +que les autres, s’éteint dans la jouissance, au grand +étonnement des intéressés. — Elle s’éteint aussi quand +la femme se trouvant stérile (ce qui d’après Huseland +peut résulter de 19 vices de constitution accidentels), +le but métaphysique s’évanouit : des millions de germes +disparaissent ainsi chaque jour, dans lesquels pourtant +aussi le même principe métaphysique de la vie aspire +vers l’être. A cela point d’autre consolation, si ce n’est +que la volonté de vivre dispose de l’infini dans l’espace, +le temps et la matière, et qu’une occasion inépuisable +de retour lui est ouverte…</p> + +<p>Le désir d’amour, ἱμερος, que les poètes de tous les +temps s’étudient à exprimer sous mille formes sans +jamais épuiser le sujet, ni même l’égaler, ce désir qui +attache à la possession d’une certaine femme l’idée d’une +félicité infinie, et une douleur inexprimable à la pensée +qu’on ne pourrait l’obtenir, — ce désir et cette douleur de +l’amour ne peuvent pas avoir pour principe les besoins +d’un individu éphémère ; ce désir est le soupir du génie +de l’espèce qui, pour réaliser ses intentions, voit ici une +occasion unique à saisir ou à perdre, et qui pousse de +profonds gémissements. L’espèce seule a une vie sans +fin et seule elle est capable de satisfactions et de +douleurs infinies. Mais celles-ci se trouvent emprisonnées +dans la poitrine étroite d’un mortel : quoi d’étonnant +quand cette poitrine semble vouloir éclater et ne +peut trouver aucune expression pour peindre le pressentiment +de volupté ou de peine infinie qui l’envahit. +C’est bien là le sujet de toute poésie érotique d’un genre +élevé, de ces métaphores transcendantes qui planent bien +au-dessus des choses terrestres. C’est là ce qui inspirait +Pétrarque, ce qui agitait les Saint-Preux, les Werther +et les Jacopo Ortis ; sans cela, ils seraient incompréhensibles +et inexplicables. Ce prix infini que les amants +attachent l’un à l’autre ne peut reposer sur de rares +qualités intellectuelles, sur des qualités objectives ou +réelles ; tout simplement parce que les amants ne se +connaissent pas assez exactement l’un l’autre ; c’était +le cas de Pétrarque. Seul l’esprit de l’espèce peut voir +d’un seul regard quelle valeur les amants ont pour +lui, et comment ils peuvent servir ses buts. Aussi les +grandes passions naissent-elles en général au premier +regard.</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">Who ever lov’d, that lov’d not at first sight ?</div> +</div> + +</div> +<p class="sign">Shakespeare, <i lang="en" xml:lang="en">As you like it</i>, III, 5<a id="FNanchor_35" href="#Footnote_35" class="fnanchor">[35]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_35" href="#FNanchor_35"><span class="label">[35]</span></a> Aima-t-il jamais, celui qui n’aima pas au premier regard.</p> +</div> +<p>… Si la perte de la bien-aimée, soit par le fait d’un +rival, soit par la mort, cause à l’amoureux passionné +une douleur qui surpasse toutes les autres, c’est justement, +parce que cette douleur est d’une nature transcendante, +et qu’elle ne l’atteint pas seulement comme +individu, mais qu’elle le frappe dans son <i lang="la" xml:lang="la">essentia +æterna</i>, dans la vie de l’espèce dont il était chargé +de réaliser la volonté spéciale. De là vient que la jalousie +est si pleine de tourments et si farouche, et que +le renoncement à la bien-aimée est le plus grand de +tous les sacrifices. — Un héros rougirait de laisser +échapper des plaintes vulgaires, mais non des plaintes +d’amour ; parce qu’alors ce n’est pas lui, c’est l’espèce +qui se lamente. Dans la grande Zénobie de Calderon, il +y a au second acte une scène entre Zénobie et Decius où +celui-ci dit :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">Cielos, luego tu me quieres ?</div> +<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">Perdiera cien mil victorias,</div> +<div class="verse" lang="es" xml:lang="es">Volviérame, etc. —</div> +</div> + +</div> +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Ciel ! tu m’aimes donc ?</div> +<div class="verse">Pour cela, je sacrifierais cent mille victoires,</div> +<div class="verse">Je fuirais devant l’ennemi…</div> +</div> + +</div> +<p>Ici donc l’honneur, qui jusqu’à présent l’emportait +sur tout autre intérêt, a été battu et mis en fuite, aussitôt +que l’amour, c’est-à-dire l’intérêt de l’espèce, +entre en scène et cherche à emporter l’avantage décisif… +Devant cet intérêt seul cèdent l’honneur, le +devoir et la fidélité, après qu’ils ont résisté à toute autre +tentation, même à la menace de la mort. — Nous trouvons +de même dans la vie privée que sur aucun point +la probité scrupuleuse n’est plus rare : les gens les plus +honnêtes d’ailleurs et les plus droits la mettent ici de +côté, et commettent l’adultère au mépris de tout, +quand l’amour passionné, c’est-à-dire l’intérêt de l’espèce, +s’est emparé d’eux. Il semble même qu’ils croient +avoir conscience d’un privilège supérieur tel que les +intérêts individuels n’en sauraient jamais accorder de +semblable ; justement parce qu’ils agissent dans l’intérêt +de l’espèce. A ce point de vue la pensée de Chamfort +est digne de remarque : « Quand un homme et une +femme ont l’un pour l’autre une passion violente, il +me semble toujours que, quels que soient les obstacles +qui les séparent, un mari, des parents, etc., les deux +amants sont l’un à l’autre de par la nature, qu’ils +s’appartiennent de droit divin, malgré les lois et +les conventions humaines. » Si des protestations +s’élevaient contre cette théorie, il suffirait de rappeler +l’étonnante indulgence avec laquelle le Sauveur dans +l’Évangile traite la femme adultère, quand il présume la +même faute chez tous les assistants. — La plus grande +partie du Décaméron semble être à ce même point de +l’espèce sur les droits et les intérêts des individus +qu’il foule aux pieds. — Toutes les différences de rang, +tous les obstacles, toutes les barrières sociales, le +génie de l’espèce les écarte et les anéantit sans efforts. +Il dissipe comme une paille légère toutes les institutions +humaines, n’ayant souci que des générations futures. +C’est sous l’empire d’un intérêt d’amour que tout danger +disparaît et même que l’être le plus pusillanime trouve +du courage.</p> + +<p>Et dans la comédie et le roman avec quel plaisir, +avec quelle sympathie, ne suivons-nous pas les jeunes +gens qui défendent leur amour, c’est-à-dire l’intérêt +de l’espèce, et qui triomphent de l’hostilité des parents +uniquement préoccupés d’intérêts individuels. Car autant +l’espèce l’emporte sur l’individu, autant la passion +surpasse en importance, en élévation et en justice tout +ce qui la contrarie. Aussi le sujet fondamental de presque +toutes les comédies, c’est l’entrée en scène du génie de +l’espèce avec ses aspirations et ses projets, menaçant +les intérêts des autres personnages de la pièce et +cherchant à ensevelir leur bonheur. Généralement il +réussit et le dénoûment, conforme à la justice poétique, +satisfait le spectateur, parce que ce dernier sent que les +desseins de l’espèce passent bien avant ceux des individus ; +après le dénoûment il s’en va tout consolé, laissant +les amoureux à leur victoire, s’associant à l’illusion +qu’ils ont fondé leur propre bonheur, tandis qu’en +réalité, ils n’ont fait que le donner en sacrifice au bien +de l’espèce, malgré la prévoyance et l’opposition de +leurs parents. Dans certaines comédies singulières, on a +essayé de retourner la chose, et de mener à bonne +fin le bonheur des individus, aux dépens des buts de +l’espèce : mais dans ce cas, le spectateur éprouve la +même douleur que le génie de l’espèce, et l’avantage +assuré des individus ne saurait le consoler. Comme +exemple, il me revient à l’esprit quelques petites pièces +très connues : <i>la Reine de seize ans</i>, <i>le Mariage de +raison</i>. Dans les tragédies où il s’agit d’amour, les +amants succombent presque toujours ; ils n’ont pu faire +triompher les buts de l’espèce dont ils n’étaient que +l’instrument : ainsi dans Roméo et Juliette, Tancrède, +don Carlos, Wallenstein, la fiancée de Messine et tant +d’autres.</p> + +<p>Un amoureux tourne au comique aussi bien qu’au +tragique : parce que dans l’un et l’autre cas, il est aux +mains du génie de l’espèce, qui le domine au point de +le ravir à lui-même ; ses actions sont disproportionnées +à son caractère. De là vient, dans les degrés supérieurs +de la passion, cette couleur si poétique et si sublime dont +ses pensées se revêtent, cette élévation transcendante +et surnaturelle, qui semble lui faire absolument perdre +de vue le but tout physique de son amour. C’est que +le génie de l’espèce et ses intérêts supérieurs l’animent +maintenant. Il a reçu la mission de fonder une +suite indéfinie de générations douées d’une certaine +constitution et formées de certains éléments qui ne +peuvent se rencontrer que dans un seul père et une +seule mère ; cette union et celle-là seulement peut +donner l’existence à la génération déterminée que la +volonté de vivre exige expressément. Le sentiment +qu’il agit dans des circonstances d’une importance +si transcendante, transporte l’amant à une telle hauteur +au-dessus des choses terrestres et même au-dessus de +lui-même, et revêt ses désirs matériels d’une apparence +tellement immatérielle, que l’amour est un épisode +poétique, même dans la vie de l’homme le plus prosaïque, +ce qui le rend parfois ridicule. — Cette mission +que la volonté soucieuse des intérêts de l’espèce impose +à l’amant se présente sous le masque d’une félicité infinie +et anticipée qu’il espère trouver dans la possession +de la femme qu’il aime. Aux degrés suprêmes de la +passion cette chimère est si étincelante que, si on ne +peut l’atteindre, la vie même perd tout charme, et paraît +désormais si vide de joies, si fade et si insipide, que +le dégoût qu’on en éprouve surmonte même l’effroi de la +mort ; l’infortuné abrège parfois volontairement ses jours. +Dans ce cas, la volonté de l’homme est entrée dans le +tourbillon de la volonté de l’espèce, ou bien cette dernière +l’emporte tellement sur la volonté individuelle, que +si l’amant ne peut agir en qualité de représentant de +cette volonté de l’espèce, il dédaigne d’agir au nom de la +sienne propre. L’individu est un vase trop fragile pour +contenir l’aspiration infinie de la volonté de l’espèce +concentrée sur un objet déterminé. Dès lors il n’y a +d’autre issue que le suicide, parfois le double suicide +des deux amants ; à moins que la nature, pour sauver +l’existence, ne laisse arriver la folie qui couvre de son +voile la conscience d’un état désespéré. — Chaque +année plusieurs cas analogues viennent confirmer cette +vérité.</p> + +<p>Mais ce n’est pas seulement la passion qui a parfois +une issue tragique et contrariée : l’amour satisfait conduit +plus souvent aussi au malheur qu’au bonheur. Car les +exigences de l’amour, en conflit avec le bien-être personnel +de l’amant, sont tellement incompatibles avec +les autres circonstances de sa vie et ses plans d’avenir +qu’elles minent tout l’édifice de ses projets, de ses +espérances et de ses rêves. L’amour n’est pas seulement +en contradiction avec les relations sociales, souvent +il l’est aussi avec la nature intime de l’individu, +lorsqu’il se fixe sur des personnes qui, en dehors des +rapports sexuels, seraient haïes de leur amant, méprisées, +et même abhorrées. Mais la volonté de l’espèce a +tant de puissance sur l’individu, que l’amant fait taire ses +répugnances et ferme les yeux sur les défauts de celle qui +aime : il passe légèrement sur tout, il méconnaît tout, +et s’unit pour toujours à l’objet de sa passion, tant il est +ébloui par cette illusion, qui s’évanouit dès que la volonté +de l’espèce est satisfaite et qui laisse derrière +elle pour toute la vie une compagne détestée. Ainsi seulement +l’on s’explique que des hommes raisonnables et +même distingués, s’unissent à des harpies et épousent +des mégères, et ne comprennent pas comment ils ont +pu faire un tel choix. Voilà pourquoi les anciens représentaient +l’amour avec un bandeau. Il peut même arriver +qu’un amoureux reconnaisse clairement les vices intolérables +de tempérament et de caractère chez sa +fiancée, qui lui présagent une vie tourmentée, il se +peut qu’il en souffre amèrement, sans qu’il ait le courage +de renoncer à elle :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">I ask not, I care not,</div> +<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">If guilt’s in thy heart ;</div> +<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">I know that I love thee,</div> +<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">Whatever thou art.</div> +</div> + +</div> +<blockquote> +<p>Si tu es coupable, peu m’importe, je ne le demande point, +je sais que je t’aime telle que tu es et cela me suffit.</p> +</blockquote> + +<p>Car au fond, ce n’est pas son propre intérêt qu’il +poursuit, bien qu’il se l’imagine, mais celui d’un troisième +individu, qui doit naître de cet amour. Ce désintéressement +qui est partout le sceau de la grandeur, donne +ici à l’amour passionné cette apparence sublime, et en +fait un digne objet de poésie. — Enfin, il arrive que +l’amour se concilie avec la haine la plus violente pour +l’être aimé, aussi Platon l’a-t-il comparé à l’amour des +loups pour les brebis. Ce cas se présente, quand un +amoureux passionné, malgré tous les efforts et toutes +les prières, ne peut à aucun prix se faire écouter.</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse" lang="en" xml:lang="en">I love and hate her.</div> +</div> + +</div> +<p class="sign">Shakespeare, <i>Cymb.</i>, III, 5.</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Je l’aime et je la hais.</div> +</div> + +</div> +<p>— Sa haine contre la personne aimée l’enflamme alors +et va si loin qu’il tue sa maîtresse puis se donne la mort. +Il se produit chaque année des exemples de cette sorte, +on les trouve dans les journaux. Que de vérité dans ces +vers de Gœthe :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Par tout amour méprisé ! par les éléments infernaux !</div> +<div class="verse">Je voudrais connaître une imprécation encore plus atroce !</div> +</div> + +</div> +<p>Ce n’est vraiment pas une hyperbole quand un amoureux +traite de cruauté la froideur de sa bien-aimée, ou +le plaisir qu’elle trouve à le faire souffrir. Il est, en effet, +sous l’influence d’un penchant qui, analogue à l’instinct +des insectes, l’oblige malgré la raison à suivre +absolument son but, et à négliger tout le reste. Plus d’un +Pétrarque a dû traîner son amour tout le long de sa vie, +sans espoir, comme une chaîne, comme un boulet de +fer au pied, et exhaler ses soupirs dans la solitude des +forêts ; mais il n’y a eu qu’un Pétrarque doué en même +temps du don de poésie ; à lui s’applique le beau vers de +Gœthe :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Et quand l’homme dans sa douleur se tait,</div> +<div class="verse">Un dieu m’a donné d’exprimer combien je souffre.</div> +</div> + +</div> +<p>Le génie de l’espèce est toujours en guerre avec les +génies protecteurs des individus, il est leur persécuteur +et leur ennemi, toujours prêt à détruire sans pitié le +bonheur personnel, pour arriver à ses fins ; et on a vu le +salut de nations entières dépendre parfois de ses caprices ; +Shakespeare nous en donne un exemple dans Henri VI, +p. 3, act. 3, sc. 2 et 3. L’espèce, en effet, en laquelle notre +être prend racine, a sur nous un droit antérieur et +plus immédiat que l’individu, ses affaires passent avant +les nôtres. Les anciens ont senti cela, quand ils ont personnifié +le génie de l’espèce dans Cupidon, dieu hostile, +dieu cruel, malgré son air enfantin, dieu justement +décrié, démon capricieux, despotique, et pourtant maître +des dieux et des hommes :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">σὺ δ’ὦ θεῶν τύραννε κἀνθρώπων, Ἔρως!</div> +<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Tu, deorum hominumque tyranne, Amor !</div> +</div> + +</div> +<p>Des flèches meurtrières, un bandeau et des ailes sont +ses attributs. Les ailes marquent l’inconstance, suite +ordinaire de la déception qui accompagne le désir satisfait.</p> + +<p>Comme en effet la passion reposait sur l’illusion d’une +félicité personnelle, au profit de l’espèce, le tribut une +fois payé à l’espèce, l’illusion décevante doit s’évanouir. +Le génie de l’espèce qui avait pris possession de l’individu, +l’abandonne de nouveau à sa liberté. Délaissé +par lui, il retombe dans les bornes étroites de sa pauvreté, +et s’étonne de voir qu’après tant d’efforts sublimes, +héroïques et infinis, il ne lui reste rien de plus +qu’une vulgaire satisfaction des sens : contre toute attente, +il ne se trouve pas plus heureux qu’avant. Il s’aperçoit +qu’il a été la dupe de la volonté de l’espèce. +Aussi, règle générale, Thésée une fois heureux abandonne +son Ariane. La passion de Pétrarque eût-elle été satisfaite, +son chant aurait cessé, comme celui de l’oiseau, +dès que les œufs sont posés dans le nid.</p> + +<p>Remarquons en passant que ma métaphysique de +l’amour déplaira sûrement aux amoureux qui se sont +laissé prendre au piège. S’ils étaient accessibles à la +raison, la vérité fondamentale que j’ai découverte les +rendrait plus que toute autre capables de surmonter +leur amour. Mais il faut bien s’en tenir à la sentence du +vieux poète comique : <i lang="la" xml:lang="la">Quæ res in se neque consilium, +neque modum habet ullum, eam consilio regere non +potes.</i></p> + +<p>Les ménages d’amour sont conclus dans l’intérêt de +l’espèce et non au profit de l’individu. Il est vrai, les individus +s’imaginent travailler à leur propre bonheur : +mais le but véritable leur est étranger à eux-mêmes, +puisqu’il n’est autre que la procréation d’un être qui +n’est possible que par eux. Obéissant l’un et l’autre à la +même impulsion, ils doivent naturellement chercher à +s’accorder ensemble le mieux possible. Mais très souvent, +grâce à cette illusion instinctive qui est l’essence +de l’amour, le couple ainsi formé se trouve sur tout le +reste dans le plus criant désaccord. On le voit bien dès +que l’illusion s’est fatalement évanouie. Alors il arrive +que les mariages d’amour sont assez régulièrement malheureux, +parce qu’ils assurent le bonheur de la génération +future, mais aux dépens de la génération présente. +<i lang="es" xml:lang="es">Quien se casa por amores, ha de vivir con dolores.</i> — Quiconque +se marie par amour, vivra dans les douleurs, +dit le proverbe espagnol. — C’est le contraire qui a lieu +dans les mariages de convenance, conclus la plupart du +temps d’après le choix des parents. Les considérations +qui agissent ici, de quelque nature qu’elles puissent être, +ont du moins une réalité et ne peuvent disparaître +d’elles-mêmes. Ces considérations sont capables d’assurer +le bonheur des époux, mais aux dépens des enfants qui +doivent naître d’eux, et encore ce bonheur reste problématique. +L’homme qui, en se mariant, se préoccupe plus +encore de l’argent que de son inclination, vit plus dans +l’individu que dans l’espèce ; ce qui est absolument opposé +à la vérité, à la nature, et mérite un certain mépris. +Une jeune fille qui, malgré les conseils de ses +parents, refuse la main d’un homme riche et encore +jeune, et rejette toutes les considérations de convenances, +pour choisir selon son goût instinctif, fait à l’espèce le +sacrifice de son bonheur individuel. Mais justement à +cause de cela, on ne saurait lui refuser une certaine approbation, +car elle a préféré ce qui importe plus que le +reste, elle agit dans le sens de la nature (ou plus exactement +de l’espèce), tandis que les parents conseillaient +dans le sens de l’égoïsme individuel. — Il semble donc +que dans la conclusion d’un mariage il faille sacrifier les +intérêts de l’espèce ou ceux de l’individu. La plupart du +temps, il en est ainsi, tant il est rare de voir les convenances +et la passion marcher la main dans la main. La +misérable constitution physique, morale ou intellectuelle +de la plupart des hommes provient sans doute en partie +de ce que les mariages sont conclus habituellement non +par choix ou inclination pure, mais pour des considérations +extérieures de toute sorte et d’après des circonstances +accidentelles. Lorsque, en même temps que les +convenances, l’inclination est jusqu’à un certain point respectée, +c’est comme une transaction que l’on fait avec le +génie de l’espèce. Les mariages heureux sont, comme on +le sait, fort rares ; justement parce qu’il est de l’essence +du mariage de n’avoir pas principalement pour but la +génération actuelle, mais la génération future. Cependant +ajoutons encore pour la consolation des natures +tendres et aimantes que l’amour passionné s’associe parfois +à un sentiment d’une origine toute différente, je +veux dire l’amitié, fondée sur l’accord des caractères ; +mais elle ne se déclare qu’une fois que l’amour s’éteint +dans la jouissance. L’accord des qualités complémentaires, +morales, intellectuelles et physiques, nécessaire +au point de vue de la génération future pour faire naître +l’amour, peut aussi, au point de vue des individus eux-mêmes, +par une sorte d’opposition concordante de tempérament +et de caractère, produire l’amitié.</p> + +<p>Toute cette métaphysique de l’amour que je viens de +traiter ici, se rattache étroitement à ma métaphysique +en général, elle l’éclaire d’un jour nouveau, et voici +comment :</p> + +<p>On a vu que, dans l’amour des sexes, la sélection attentive, +s’élevant peu à peu jusqu’à l’amour passionné, +repose sur l’intérêt si haut et si sérieux que l’homme +prend à la constitution spéciale et personnelle de la race +à venir. Cette sympathie extrêmement remarquable confirme +justement deux vérités présentées dans les précédents +chapitres : d’abord l’indestructibilité de l’être +en soi qui survit pour l’homme, dans ces générations à +venir. Cette sympathie, si vive et si agissante, qui +naît non de la réflexion et de l’intention, mais des aspirations +et des tendances les plus intimes de notre être, +ne pourrait exister d’une manière si indestructible et +exercer sur l’homme un si grand empire, si l’homme était +absolument éphémère, et si les générations se succédaient +réellement et absolument distinctes les unes des +autres, n’ayant d’autre lien que la continuité du temps. +La seconde vérité, c’est que l’être en soi réside dans +l’espèce plus que dans l’individu. Car cet intérêt pour +la constitution spéciale de l’espèce, qui est à l’origine de +tout commerce d’amour, depuis le caprice le plus passager, +jusqu’à la passion la plus sérieuse, est véritablement +pour chacun la plus grande affaire, c’est-à-dire +celle dont le succès ou l’insuccès le touche de la +façon la plus sensible ; d’où lui vient par excellence le +nom d’affaire de cœur. Aussi, quand cet intérêt a parlé +d’une manière décisive, tout autre intérêt ne concernant +que la personne privée lui est subordonné et au +besoin sacrifié. L’homme prouve ainsi que l’espèce +lui importe plus que l’individu, et qu’il vit plus directement +dans l’espèce que dans l’individu. — Pourquoi +donc l’amoureux est-il suspendu avec un complet +abandon aux yeux de celle qu’il a choisie, et est-il prêt à +lui faire tout sacrifice ? — Parce que c’est la partie +immortelle de son être qui soupire vers elle ; tandis +que tout autre de ses désirs ne se rapporte qu’à son +être fugitif et mortel. — Cette aspiration vive, fervente, +dirigée vers une certaine femme, est donc un gage +de l’indestructibilité de l’essence de notre être et de sa +continuité dans l’espèce. Considérer cette continuité +comme quelque chose d’insuffisant et d’insignifiant, +c’est une erreur qui naît de ce que, par la continuité de +vie de l’espèce, on n’entend pas autre chose que l’existence +future d’êtres semblables à nous, mais nullement +identiques : et cela parce que, partant d’une connaissance +dirigée vers les choses extérieures, l’on ne considère +que la figure extérieure de l’espèce, telle que nous la concevons +par intuition, et non son intime essence. Cette +essence intérieure est justement ce qui est au fond de +notre conscience et en forme le point central, ce qui est +même plus immédiat que cette conscience : et, en tant que +chose en soi, affranchie du « <i lang="la" xml:lang="la">principium individuationis</i> » +cette essence se trouve absolument identique dans tous +les individus, qu’ils existent au même moment ou qu’ils +se succèdent. C’est là ce que j’appelle, en d’autres termes, +la volonté de vivre, c’est-à-dire cette aspiration +pressante à la vie et à la durée. C’est justement cette +force que la mort épargne et laisse intacte, force immuable +qui ne peut conduire à un état meilleur. Pour +tout être vivant, la souffrance et la mort sont non moins +certaines que l’existence. On peut cependant s’affranchir +des souffrances et de la mort par la négation de la volonté +de vivre, qui a pour effet de détacher la volonté de +l’individu du rameau de l’espèce, et de supprimer l’existence +dans l’espèce. Ce que devient alors cette volonté, +nous n’en avons point d’idée et nous manquons de toutes +données sur ce point. Nous ne pouvons désigner un tel +état que comme ayant la liberté d’être volonté de vivre +ou de ne l’être pas. Dans ce dernier cas, c’est ce que le +bouddhisme appelle Nirvana ; c’est précisément le point +qui par sa nature même reste à jamais inaccessible à +toute connaissance humaine. —</p> + +<p>Si maintenant, nous mettant au point de vue de ces +dernières considérations, nous plongeons nos regards +dans le tumulte de la vie, nous voyons sa misère et ses +tourments occuper tous les hommes ; nous voyons les +hommes réunir tous leurs efforts pour satisfaire des +besoins sans fin et se préserver de la misère aux mille +faces, sans pourtant oser espérer autre chose que la +conservation, pendant un court espace de temps, de cette +même existence individuelle si tourmentée. Et voilà +qu’en pleine mêlée, nous apercevons deux amants dont +les regards se croisent pleins de désirs. — Mais pourquoi +tant de mystère, pourquoi ces allures craintives +et dissimulées ? — Parce que ces amants sont des +traîtres, qui travaillent en secret à perpétuer toute la +misère et les tourments qui, sans eux, auraient une fin +prochaine, cette fin qu’ils veulent rendre vaine, comme +d’autres avant eux l’ont rendue vaine.</p> + +<hr> + + +<p>Si l’esprit de l’espèce qui dirige deux amants, à +leur insu, pouvait parler par leur bouche et exprimer +des idées claires, au lieu de se manifester par des sentiments +instinctifs, la haute poésie de ce dialogue amoureux, +qui dans le langage actuel ne parle que par images +romanesques et paraboles idéales d’aspirations infinies, +de pressentiments d’une volupté sans bornes, +d’ineffable félicité, de fidélité éternelle, etc. se traduirait +ainsi :</p> + +<p><span class="sc">Daphnis.</span> — J’aimerais à faire cadeau d’un individu à +la génération future, et je crois que tu pourrais lui +donner ce qui me manque.</p> + +<p><span class="sc">Chloé.</span> — J’ai la même intention, et je crois que tu +pourrais lui donner ce que je n’ai pas. Voyons un peu !</p> + +<p><span class="sc">Daphnis.</span> — Je lui donne une haute stature et la force +musculaire : tu n’as ni l’une ni l’autre.</p> + +<p><span class="sc">Chloé.</span> — Je lui donne de belles formes et de très +petits pieds : tu n’as ni ceci ni cela.</p> + +<p><span class="sc">Daphnis.</span> — Je lui donne une fine peau blanche que tu +n’as pas.</p> + +<p><span class="sc">Chloé.</span> — Je lui donne des cheveux noirs et des yeux +noirs : tu es blond.</p> + +<p><span class="sc">Daphnis.</span> — Je lui donne un nez aquilin.</p> + +<p><span class="sc">Chloé.</span> — Je lui donne une petite bouche.</p> + +<p><span class="sc">Daphnis.</span> — Je lui donne du courage et de la bonté +qui ne sauraient venir de toi.</p> + +<p><span class="sc">Chloé.</span> — Je lui donne un beau front, l’esprit et l’intelligence, +qui ne pourraient lui venir de toi.</p> + +<p><span class="sc">Daphnis.</span> — Taille droite, belles dents, santé solide, +voilà ce qu’il reçoit de nous deux : vraiment, tous +les deux ensemble nous pouvons douer en perfection +l’individu futur ; aussi je te désire plus que toute autre +femme.</p> + +<p><span class="sc">Chloé.</span> — Et moi aussi je te désire. — (M. 391.)</p> + +<hr> + + +<p>Sterne dit dans <i>Tristram Shandy</i> (T. 6. p. 43) : <i lang="en" xml:lang="en">there +is no passion so serious as lust</i>. — En effet, la volupté est +très sérieuse. Représentez-vous le couple le plus beau, +le plus charmant, comme il s’attire et se repousse, se +désire et se fuit avec grâce dans un beau jeu d’amour. +Vienne l’instant de la volupté, tout badinage, toute +gaîté gracieuse et douce ont subitement disparu. Le couple +est devenu sérieux. Pourquoi ? C’est que la volupté +est bestiale, et la bestialité ne rit pas. Les forces de la +nature agissent partout sérieusement. — La volupté des +sens est l’opposé de l’enthousiasme qui nous ouvre +le monde idéal. L’enthousiasme et la volupté sont +graves et ne comportent pas le badinage. — (N. 406.)</p> + +<hr> + + +<p>Les caprices qui naissent de l’amour ressemblent aux +feux follets : ils donnent les illusions les plus vives, ils +nous conduisent dans le marécage et s’évanouissent. — (N. +408.)</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="c5" title="II. Essai sur les femmes">II<br> +ESSAI SUR LES FEMMES<a id="FNanchor_36" href="#Footnote_36" class="fnanchor">[36]</a>.</h3> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_36" href="#FNanchor_36"><span class="label">[36]</span></a> P. II. 649.</p> +</div> + +<p>… Le seul aspect de la femme révèle qu’elle n’est destinée +ni aux grands travaux de l’intelligence, ni aux grands +travaux matériels. Elle paie sa dette à la vie non par +l’action mais par la souffrance, les douleurs de l’enfantement, +les soins inquiets de l’enfance ; elle doit obéir +à l’homme, être une compagne patiente qui le rassérène. +Elle n’est faite ni pour les grands efforts, ni pour les +peines ou les plaisirs excessifs ; sa vie peut s’écouler +plus silencieuse, plus insignifiante et plus douce que +celle de l’homme, sans qu’elle soit, par nature, ni meilleure +ni pire.</p> + +<hr> + + +<p>Ce qui rend les femmes particulièrement aptes à +soigner, à élever notre première enfance, c’est qu’elles +restent elles-mêmes puériles, futiles et bornées ; elles demeurent +toute leur vie de grands enfants, une sorte +d’intermédiaire entre l’enfant et l’homme. Qu’on observe +une jeune fille folâtrant tout le long du jour avec un +enfant, dansant et chantant avec lui, et qu’on imagine ce +qu’un homme, avec la meilleure volonté du monde, +pourrait faire à sa place.</p> + +<hr> + + +<p>Chez les jeunes filles, la nature semble avoir voulu +faire ce qu’en style dramatique on appelle un coup de +théâtre ; elle les pare pour quelques années d’une +beauté, d’une grâce, d’une perfection extraordinaires, +aux dépens de tout le reste de leur vie, afin que pendant +ces rapides années d’éclat elles puissent s’emparer fortement +de l’imagination d’un homme et l’entraîner à se +charger loyalement d’elles d’une manière quelconque. +Pour réussir dans cette entreprise la pure réflexion et la +raison ne donnaient pas de garantie suffisante. Aussi la +nature a-t-elle armé la femme, comme toute autre créature, +des armes et des instruments nécessaires pour +assurer son existence et seulement pendant le temps +indispensable, car la nature en cela agit avec son économie +habituelle : de même que la fourmi femelle, après son +union avec le mâle, perd les ailes qui lui deviendraient +inutiles et même dangereuses pour la période d’incubation, +de même aussi la plupart du temps, après deux +ou trois couches, la femme perd sa beauté, sans doute +pour la même raison. De là vient que les jeunes filles +regardent généralement les occupations du ménage ou +les devoirs de leur état comme des choses accessoires +et de pures bagatelles, tandis qu’elles reconnaissent leur +véritable vocation dans l’amour, les conquêtes et tout ce +qui en dépend, la toilette, la danse, etc.</p> + +<hr> + + +<p>Plus une chose est noble et accomplie, plus elle se développe +lentement et tardivement. La raison et l’intelligence +de l’homme n’atteignent guère tout leur développement +que vers la vingt-huitième année ; chez la +femme, au contraire, la maturité de l’esprit arrive à la +dix-huitième année. Aussi n’a-t-elle qu’une raison +de dix-huit ans bien strictement mesurée. C’est pour +cela que les femmes restent toute leur vie de vrais +enfants. Elles ne voient que ce qui est sous leurs +yeux, s’attachent au présent, prenant l’apparence +pour la réalité et préférant les niaiseries aux choses +les plus importantes. Ce qui distingue l’homme de +l’animal c’est la raison ; confiné dans le présent, il +se reporte vers le passé et songe à l’avenir : de là sa +prudence, ses soucis, ses appréhensions fréquentes. +La raison débile de la femme ne participe ni à ces avantages, +ni à ces inconvénients ; elle est affligée d’une +myopie intellectuelle qui lui permet, par une sorte d’intuition, +de voir d’une façon pénétrante les choses prochaines ; +mais son horizon est borné, ce qui est lointain +lui échappe. De là vient que tout ce qui n’est pas immédiat, +le passé et l’avenir, agissent plus faiblement sur la +femme que sur nous : de là aussi ce penchant bien plus +fréquent à la prodigalité, qui parfois touche à la démence. +Au fond du cœur les femmes s’imaginent que les hommes +sont faits pour gagner de l’argent et les femmes pour le +dépenser ; si elles en sont empêchées pendant la vie de +leur mari, elles se dédommagent après sa mort. Et ce +qui contribue à les confirmer dans cette conviction, c’est +que leur mari leur donne l’argent et les charge d’entretenir +la maison. — Tant de côtés défectueux sont +pourtant compensés par un avantage : la femme plus +absorbée dans le moment présent, pour peu qu’il soit +supportable en jouit plus que nous ; de là cet enjouement +qui lui est propre et la rend capable de distraire et parfois +de consoler l’homme accablé de soucis et de peines.</p> + +<p>Dans les circonstances difficiles il ne faut pas dédaigner +de faire appel, comme autrefois les Germains, aux +conseils des femmes ; car elles ont une manière de concevoir +les choses toute différente de la nôtre. Elles vont +au but par le chemin le plus court, parce que leurs regards +s’attachent, en général, à ce qu’elles ont sous la main. +Pour nous, au contraire, notre regard dépasse sans s’y +arrêter les choses qui nous crèvent les yeux, et cherche +bien au delà ; nous avons besoin d’être ramenés à une +manière de voir plus simple et plus rapide. Ajoutez à cela +que les femmes ont décidément un esprit plus posé, et +ne voient dans les choses que ce qu’il y a réellement ; +tandis que, sous le coup de nos passions excitées, nous +grossissons les objets, et nous nous peignons des chimères.</p> + +<p>Les mêmes aptitudes natives expliquent la pitié, l’humanité, +la sympathie que les femmes témoignent aux +malheureux, tandis qu’elles sont inférieures aux hommes +en tout ce qui touche à l’équité, à la droiture et +à la scrupuleuse probité. Par suite de la faiblesse de +leur raison, tout ce qui est présent, visible et immédiat, +exerce sur elles un empire contre lequel ne sauraient +prévaloir ni les abstractions, ni les maximes établies, +ni les résolutions énergiques, ni aucune considération +du passé ou de l’avenir, de ce qui est éloigné ou absent. +Elles ont de la vertu les qualités premières et principales, +mais les secondaires et les accessoires leur font +défaut… Aussi l’injustice est-elle le défaut capital des +natures féminines. Cela vient du peu de bon sens et de +réflexion que nous avons signalé, et ce qui aggrave +encore ce défaut, c’est que la nature, en leur refusant +la force, leur a donné, pour protéger leur faiblesse, la +ruse en partage ; de là leur fourberie instinctive et leur +invincible penchant au mensonge. Le lion a ses dents et +ses griffes ; l’éléphant, le sanglier ont leurs défenses, +le taureau a des cornes, la sèche a son encre, qui lui +sert à brouiller l’eau autour d’elle ; la nature n’a donné +à la femme pour se défendre et se protéger que la dissimulation ; +cette faculté supplée à la force que l’homme +puise dans la vigueur de ses membres et dans sa raison. +La dissimulation est innée chez la femme, chez la plus +fine, comme chez la plus sotte. Il lui est aussi naturel +d’en user en toute occasion qu’à un animal attaqué +de se défendre aussitôt avec ses armes naturelles : et en +agissant ainsi, elle a jusqu’à un certain point conscience +de ses droits : ce qui fait qu’il est presque impossible +de rencontrer une femme absolument véridique et +sincère. Et c’est justement pour cela qu’elle pénètre si +aisément la dissimulation d’autrui et qu’il n’est pas +prudent d’en faire usage avec elle. — De ce défaut fondamental +et de ses conséquences naissent la fausseté, +l’infidélité, la trahison, l’ingratitude, etc. Les femmes +aussi se parjurent en justice bien plus fréquemment que +les hommes, et ce serait une question de savoir si on +doit les admettre à prêter serment. — Il arrive de temps +en temps que des dames, à qui rien ne manque, sont +surprises dans les magasins en flagrant délit de vol.</p> + +<hr> + + +<p>Les hommes jeunes, beaux, robustes, sont destinés +par la nature à propager l’espèce humaine, afin que +celle-ci ne dégénère pas. Telle est la ferme volonté que +la nature exprime par les passions des femmes. C’est +assurément de toutes les lois la plus ancienne et la plus +puissante. Malheur donc aux intérêts et aux droits qui +lui font obstacle. Ils seront, le moment venu, quoiqu’il +arrive, impitoyablement écrasés. Car la morale secrète, +inavouée et même inconsciente, mais innée des femmes, +est celle-ci : « Nous sommes fondées en droit à tromper +ceux qui s’imaginent qu’ils peuvent, en pourvoyant +économiquement à notre subsistance, confisquer à leur +profit les droits de l’espèce. C’est à nous qu’ont été +confiés, c’est sur nous que reposent la constitution et le +salut de l’espèce, la création de la génération future ; +c’est à nous d’y travailler en toute conscience. » Mais les +femmes ne s’intéressent nullement à ce principe supérieur +<i lang="la" xml:lang="la">in abstracto</i>, elles le comprennent seulement <i lang="la" xml:lang="la">in +concreto</i>, et n’ont, quand l’occasion s’en présente, d’autre +manière de l’exprimer que leur manière d’agir ; et sur +ce sujet leur conscience les laisse bien plus en repos +qu’on ne pourrait le croire, car dans le fond le plus obscur +de leur cœur, elles sentent vaguement qu’en trahissant +leurs devoirs envers l’individu, elles le remplissent d’autant +mieux envers l’espèce qui a des droits infiniment +supérieurs.</p> + +<p>Comme les femmes sont uniquement créées pour la +propagation de l’espèce et que toute leur vocation se +concentre en ce point, elles vivent plus pour l’espèce +que pour les individus, et prennent plus à cœur les +intérêts de l’espèce que les intérêts des individus. C’est +ce qui donne à tout leur être et à leur conduite une certaine +légèreté et des vues opposées à celles de l’homme ; +telle est l’origine de cette désunion si fréquente dans le +mariage, qu’elle en est devenue presque normale.</p> + +<hr> + + +<p>Les hommes entre eux sont naturellement indifférents ; +les femmes sont, par nature, ennemies. Cela doit tenir à +ce que l’<i lang="la" xml:lang="la">odium figulinum</i>, la rivalité qui est restreinte +chez les hommes à chaque corps de métier, embrasse +chez les femmes toute l’espèce, car elles n’ont toutes +qu’un même métier, qu’une même affaire. Dans la rue, +il suffit qu’elles se rencontrent pour qu’elles échangent +déjà des regards de Guelfes et de Gibelins. Il saute aux +yeux qu’à une première entrevue deux femmes ont plus +de contrainte, de dissimulation et de réserve que n’en +auraient deux hommes en pareil cas. Pour la même +raison les compliments entre femmes semblent plus ridicules +qu’entre hommes. Remarquez en outre que l’homme +parle en général avec quelques égards et une certaine +humanité à ses subordonnés même les plus infimes, +mais il est insupportable de voir avec quelle hauteur une +femme du monde s’adresse à une femme de classe inférieure, +quand elle n’est pas à son service. Cela peut +tenir à ce qu’entre femmes, les différences de rang sont +infiniment plus précaires que chez les hommes et que +ces différences peuvent être modifiées ou supprimées +aisément ; le rang qu’un homme occupe dépend de mille +considérations ; pour les femmes une seule décide de +tout : l’homme à qui elles ont su plaire. Leur unique +fonction les met sur un pied d’égalité bien plus marqué, +aussi cherchent-elles à créer entre elles des différences +de rang.</p> + +<hr> + + +<p>Il a fallu que l’intelligence de l’homme fût obscurcie +par l’amour pour qu’il ait appelé beau ce sexe de petite +taille, aux épaules étroites, aux larges hanches et aux +jambes courtes ; toute sa beauté en effet réside dans l’instinct +de l’amour. Au lieu de le nommer beau, il eût été +plus juste de l’appeler <i>l’inesthétique</i>. Les femmes n’ont ni +le sentiment, ni l’intelligence de la musique, pas plus que +de la poésie ou des arts plastiques ; ce n’est chez elles que +pure singerie, pur prétexte, pure affectation exploitée +par leur désir de plaire. Elles sont incapables de prendre +une part désintéressée à quoi que ce soit et voici pourquoi. +L’homme s’efforce en toute chose de dominer directement +soit par l’intelligence, soit par la force ; la +femme, au contraire, est toujours et partout réduite à +une domination absolument indirecte, c’est-à-dire qu’elle +n’a de pouvoir que par l’homme, et c’est sur lui seul +qu’elle exerce une influence immédiate. En conséquence, +la nature porte les femmes à chercher en toutes choses +un moyen de conquérir l’homme, et l’intérêt qu’elles +semblent prendre aux choses extérieures est toujours +une feinte, un détour, c’est-à-dire pure coquetterie et +pure singerie. Rousseau l’a dit : « les femmes en général +n’aiment aucun art, ne se connaissent à aucun et n’ont aucun +génie<a id="FNanchor_37" href="#Footnote_37" class="fnanchor">[37]</a>. » Ceux qui ne s’arrêtent pas aux apparences +ont pu le remarquer déjà. Il suffit d’observer par exemple +ce qui occupe et attire leur attention dans un concert, +à l’opéra ou à la comédie, de voir le sans façon avec +lequel, aux plus beaux endroits des plus grands chefs-d’œuvre, +elles continuent leur caquetage. S’il est vrai que +les Grecs n’aient pas admis les femmes au spectacle, ils +ont eu bien raison ; dans leurs théâtres du moins +pouvait-on saisir quelque chose. De notre temps, il serait +bon d’ajouter au <i lang="la" xml:lang="la">mulier taceat in ecclesia</i>, un <i lang="la" xml:lang="la">taceat mulier +in theatro</i>, ou bien de substituer un précepte à l’autre, +et de suspendre ce dernier en gros caractères sur +le rideau de la scène. — Mais que peut-on attendre de +mieux de la part des femmes, si l’on réfléchit que dans +le monde entier, ce sexe n’a pu produire un seul esprit +véritablement grand, ni une œuvre complète et originale +dans les beaux-arts, ni en quoi que ce soit un seul ouvrage +d’une valeur durable. Cela est saisissant dans la +peinture ; elles sont pourtant aussi capables que nous +d’en saisir le côté technique et elles cultivent assidûment +cet art, sans pouvoir se faire gloire d’un seul chef-d’œuvre, +parce qu’il leur manque justement cette objectivité +de l’esprit qui est surtout nécessaire dans la peinture ; +elles ne peuvent sortir d’elles-mêmes. Aussi les +femmes ordinaires ne sont même pas capables d’en sentir +les beautés, car <i lang="la" xml:lang="la">natura non facit saltus</i>. Huarte, dans +son ouvrage célèbre « <i lang="es" xml:lang="es">Examen de ingenios para las +sciencias</i> », qui date de 300 ans, refuse aux femmes +toute capacité supérieure. Des exceptions isolées et partielles +ne changent rien aux choses ; les femmes sont, +et resteront, prises dans leur ensemble, les Philistins +les plus accomplis et les plus incurables. Grâce à notre +organisation sociale, absurde au suprême degré, qui +leur fait partager le titre et la situation de l’homme quelqu’élevés +qu’ils soient, elles excitent avec acharnement +ses ambitions les moins nobles, et par une conséquence +naturelle de cette absurdité, leur domination, le ton +qu’elles imposent, corrompent la société moderne. +On devrait prendre pour règle cette sentence de Napoléon +I<sup>er</sup> : « Les femmes n’ont pas de rang. » Chamfort dit +aussi très justement : « Elles sont faites pour commercer +avec nos faiblesses, avec notre folie, mais non avec +notre raison. Il existe entre elles et les hommes des +sympathies d’épiderme, et très peu de sympathies +d’esprit, d’âme et de caractère. » Les femmes sont le +<i lang="la" xml:lang="la">sexus sequior</i>, le sexe second à tous égards, fait pour se +tenir à l’écart et au second plan. Certes, il faut épargner +leur faiblesse, mais il est ridicule de leur rendre hommage, +et cela même nous dégrade à leurs yeux. La nature, +en séparant l’espèce humaine en deux catégories, +n’a pas fait les parts égales… — C’est bien ce qu’ont +pensé de tout temps les anciens et les peuples de l’Orient ; +ils se rendaient mieux compte du rôle qui convient +aux femmes, que nous ne le faisons avec notre galanterie +à l’ancienne mode française et notre stupide vénération, +qui est bien l’épanouissement le plus complet de la sottise +germano-chrétienne. Cela n’a servi qu’à les rendre +si arrogantes, si impertinentes : parfois elles me font +penser aux singes sacrés de Bénarès, qui ont si bien +conscience de leur dignité sacro-sainte et de leur inviolabilité, +qu’ils se croient tout permis.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_37" href="#FNanchor_37"><span class="label">[37]</span></a> Lettre à d’Alembert, note XX.</p> +</div> +<p>La femme en Occident, ce qu’on appelle <i>la dame</i>, se +trouve dans une position tout à fait fausse, car la femme, +le <i lang="la" xml:lang="la">sexus sequior</i> des anciens, n’est nullement faite pour +inspirer de la vénération et recevoir des hommages, ni +pour porter la tête plus haute que l’homme, ni pour avoir +des droits égaux aux siens. Les conséquences de cette +<i>fausse position</i> ne sont que trop évidentes. Il serait à +souhaiter qu’en Europe on remît à sa place naturelle ce +numéro deux de l’espèce humaine et que l’on supprimât +la <i>dame</i>, objet des railleries de l’Asie entière, dont Rome +et la Grèce se seraient également moquées. Cette réforme +serait au point de vue politique et social un véritable +bienfait. Le principe de la loi salique est si évident, +si indiscutable, qu’il semble inutile à formuler. Ce qu’on +appelle à proprement parler la dame européenne est +une sorte d’être qui ne devrait pas exister. Il ne devrait +y avoir au monde que des femmes d’intérieur, appliquées +au ménage, et des jeunes filles aspirant à le devenir, +et que l’on formerait non à l’arrogance, mais au travail +et à la soumission. C’est précisément parce qu’il y a des +dames en Europe que les femmes de la classe inférieure, +c’est-à-dire la grande majorité, sont infiniment plus à +plaindre qu’en Orient<a id="FNanchor_38" href="#Footnote_38" class="fnanchor">[38]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_38" href="#FNanchor_38"><span class="label">[38]</span></a> Schopenhauer cite en cet endroit le passage suivant de lord +Byron (<i lang="en" xml:lang="en">Letters and journals by Th. Moore</i>, vol. II, p. 399), dont +voici la traduction : « Réfléchi à la situation des femmes sous les +anciens Grecs. — Assez convenable. État présent, un reste de la +barbarie féodale du moyen âge — artificiel et contre nature. Elles +devraient s’occuper de leur intérieur ; on devrait les bien nourrir +et les bien vêtir, mais ne les point mêler à la société. Elles devraient +aussi être instruites de la religion mais ignorer la poésie +et la politique, ne lire que des livres de piété et de cuisine. De la +musique, du dessin, de la danse, et aussi un peu de jardinage et +de labourage de temps en temps. Je les ai vues, en Épire, travailler +à l’entretien des routes avec succès. Pourquoi non ? ne +fanent-elles pas, ne sont-elles pas laitières ? »</p> +</div> +<p>Les lois qui régissent le mariage en Europe supposent +la femme égale de l’homme, et ont ainsi un point +de départ faux. Dans notre hémisphère monogame, se +marier, c’est perdre la moitié de ses droits et doubler +ses devoirs. En tout cas, puisque les lois ont accordé +aux femmes les mêmes droits qu’aux hommes, elles +auraient bien dû aussi leur conférer une raison virile. +Plus les lois confèrent aux femmes des droits et des +honneurs supérieurs à leur mérite, plus elles rétrécissent +le nombre de celles qui ont réellement part à ces +faveurs, et elles enlèvent aux autres leurs droits naturels, +dans la même proportion où elles en ont donné +d’exceptionnels à quelques privilégiées. L’avantage que +la monogamie et les lois qui en résultent accordent à la +femme, en la proclamant l’égale de l’homme, ce qu’elle +n’est à aucun point de vue, produit cette conséquence +que les hommes sensés et prudents hésitent souvent à se +laisser entraîner à un si grand sacrifice, à un pacte si +inégal. Chez les peuples polygames chaque femme trouve +quelqu’un qui se charge d’elle, chez nous au contraire le +nombre des femmes mariées est bien restreint et il y a +un nombre infini de femmes qui restent sans protection, +vieilles filles végétant tristement, dans les classes élevées +de la société, pauvres créatures soumises à de +rudes et pénibles travaux, dans les rangs inférieurs. +Ou bien encore elles deviennent de misérables prostituées, +traînant une vie honteuse et amenées par la force +des choses à former une sorte de classe publique et reconnue, +dont le but spécial est de préserver des dangers +de la séduction les heureuses femmes qui ont trouvé des +maris ou qui en peuvent espérer. Dans la seule ville de +Londres, il y a 80,000 filles publiques : vraies victimes +de la monogamie, cruellement immolées sur l’autel du +mariage. Toutes ces malheureuses sont la compensation +inévitable de la dame européenne, avec son arrogance et +ses prétentions. Aussi la polygamie est-elle un véritable +bienfait pour les femmes considérées dans leur ensemble. +De plus, au point de vue rationnel, on ne voit pas +pourquoi, lorsqu’une femme souffre de quelque mal chronique, +ou qu’elle n’a pas d’enfants, ou qu’elle est à la longue +devenue trop vieille, son mari n’en prendrait pas une +seconde. Ce qui a fait le succès des Mormons, c’est justement +la suppression de cette monstrueuse monogamie. +En accordant à la femme des droits au-dessus de sa nature, +on lui a imposé également des devoirs au-dessus +de sa nature ; il en découle pour elle une source de malheurs. +Ces exigences de classe et de fortune sont en effet +d’un si grand poids que l’homme qui se marie commet +une imprudence s’il ne fait pas un mariage brillant ; s’il +souhaite rencontrer une femme qui lui plaise parfaitement, +il la cherchera en dehors du mariage, et se contentera +d’assurer son sort et celui de ses enfants. S’il +peut le faire d’une façon juste, raisonnable, suffisante et +que la femme cède, sans exiger rigoureusement les droits +exagérés que le mariage seul lui accorde, elle perd alors +l’honneur, parce que le mariage est la base de la société +civile, et elle se prépare une triste vie, car il est dans la +nature de l’homme de se préoccuper outre mesure de +l’opinion des autres. Si, au contraire, la femme résiste, +elle court risque d’épouser un mari qui lui déplaise ou +de sécher sur place en restant vieille fille ; car elle a peu +d’années pour se décider. C’est à ce point de vue de la +monogamie qu’il est bon de lire le profond et savant traité +de Thomasius « <i lang="la" xml:lang="la">De concubinatu</i> ». On y voit que chez +tous les peuples civilisés de tous les temps, jusqu’à la +Réforme, le concubinat a été une institution admise, jusqu’à +un certain point légalement reconnue et nullement +déshonorante. C’est la réforme luthérienne qui l’a fait +descendre de son rang, parce qu’elle y trouvait une justification +du mariage des prêtres, et l’église catholique +n’a pu rester en arrière.</p> + +<p>Il est inutile de disputer sur la polygamie, puisqu’en +fait elle existe partout et qu’il ne s’agit que de l’organiser. +Où trouve-t-on de véritables monogames ? Tous, +du moins pendant un temps, et la plupart presque toujours, +nous vivons dans la polygamie. Si tout homme +a besoin de plusieurs femmes, il est tout à fait juste qu’il +soit libre, et même qu’il soit obligé de se charger de plusieurs +femmes ; celles-ci seront par là même ramenées +à leur vrai rôle, qui est celui d’un être subordonné, et +l’on verra disparaître de ce monde la <i>dame</i>, ce <i lang="la" xml:lang="la">monstrum</i> +de la civilisation européenne et de la bêtise germano-chrétienne, +avec ses ridicules prétentions au respect et à +l’honneur ; plus de dames, mais aussi plus de ces malheureuses +femmes, qui remplissent maintenant l’Europe ! —</p> + +<hr> + + +<p>… Il est évident que la femme par nature est destinée à +obéir. Et la preuve en est que celle qui est placée dans +cet état d’indépendance absolue contraire à sa nature +s’attache aussitôt à n’importe quel homme par qui elle se +laisse diriger et dominer, parce qu’elle a besoin d’un +maître. Est-elle jeune, elle prend un amant ; est-elle +vieille, un confesseur.</p> + +<hr> + + +<p>Le mariage est un piège que la nature nous tend. — (M. 355.)</p> + +<hr> + + +<p>Parmi les philosophes et les poètes, ceux qui sont +mariés deviennent par cela seul suspects de chercher +leur propre avantage, et non l’avantage de la science +et de l’art. — (M. 357.)</p> + +<hr> + + +<p>L’honneur des femmes, de même que l’honneur des +hommes, est un « esprit de corps »<a id="FNanchor_39" href="#Footnote_39" class="fnanchor">[39]</a> bien entendu. +Le premier est de beaucoup le plus important des deux ; +parce que dans la vie des femmes les rapports sexuels +sont la grande affaire. — L’honneur pour une jeune +fille consiste dans la confiance qu’inspire son innocence, +et pour une femme dans sa fidélité à son mari. Les +femmes attendent des hommes et exigent d’eux tout +ce qui leur est nécessaire et tout ce qu’elles désirent. +L’homme au fond n’exige de la femme qu’une seule +chose. Les femmes doivent donc s’arranger de telle +manière que les hommes ne puissent obtenir d’elles cette +chose unique qu’en échange du soin qu’ils s’engagent +à prendre d’elles et des enfants futurs : de cet arrangement +dépend le bonheur de toutes les femmes. Pour +l’obtenir, il est indispensable qu’elles se soutiennent et +fassent preuve d’esprit de corps. Aussi marchent-elles +comme une seule femme et en rangs serrés vis-à-vis de +l’armée des hommes, qui, grâce à la prédominance physique +et intellectuelle, possèdent tous les biens terrestres ; +voilà l’ennemi commun qu’il s’agit de vaincre et de +conquérir, afin d’arriver par cette victoire à posséder les +biens de la terre. La première maxime de l’honneur +féminin a donc été qu’il faut refuser impitoyablement +à l’homme tout commerce illégitime, afin de le contraindre +au mariage comme à une sorte de capitulation ; +seul moyen de pourvoir toute la gent féminine. Pour +atteindre ce résultat, la maxime précédente doit être +rigoureusement respectée ; aussi toutes les femmes avec +un véritable esprit de corps veillent-elles à son exécution. +Une jeune fille qui a failli s’est rendue coupable de +trahison envers tout son sexe, car si cette action se généralisait, +l’intérêt commun serait compromis ; on la +chasse de la communauté, on la couvre de honte ; elle se +trouve ainsi avoir perdu son honneur. Toute femme doit +la fuir comme une pestiférée. Un même sort attend la +femme adultère parce qu’elle a manqué à l’un des termes +de la capitulation consentie par le mari. Son exemple +serait de nature à détourner les hommes de signer un +pareil traité, et le salut de toutes les femmes en dépend. +Outre cet honneur particulier à son sexe, la femme adultère +perd en outre l’honneur civil, parce que son action +est une tromperie, un manque grossier à la foi jurée. +L’on peut dire avec quelque indulgence « une jeune fille +abusée » on ne dit pas « une femme abusée. » Le séducteur +peut bien par le mariage rendre l’honneur à la première, +il ne peut pas le rendre à la seconde, même après +le divorce. — A voir clairement les choses, on reconnaît +donc qu’un <i>esprit de corps</i> utile, indispensable, mais +bien calculé et fondé sur l’intérêt, est le principe de l’honneur +des femmes : on ne peut nier son importance extrême +dans la destinée de la femme, mais on ne saurait lui +attribuer une valeur absolue, au delà de la vie et des +fins de la vie, et méritant qu’on lui sacrifie l’existence +même…</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_39" href="#FNanchor_39"><span class="label">[39]</span></a> « Les femmes font cause commune ; elles sont liées par un +<i>esprit de corps</i>, par une espèce de confédération tacite, qui +comme les ligues secrètes d’un État, prouve peut-être la faiblesse +du parti qui se croit obligé d’y avoir recours. »</p> + +<p class="sign"><span class="sc">Chamfort.</span></p> + +<p>Schopenhauer n’a pas cité cette pensée de Chamfort.</p> +</div> +<p>Ce qui prouverait d’une manière générale que l’honneur +des femmes n’a pas une origine vraiment conforme +à la nature, c’est le nombre des victimes sanglantes qui +lui sont offertes, infanticides, suicides des mères. Si une +jeune fille qui prend un amant, commet une véritable +trahison envers son sexe, n’oublions pas que le pacte +féminin avait été accepté tacitement sans engagement +formel de sa part. Et comme dans la plupart des cas +elle est la première victime, sa folie est infiniment plus +grande que sa dépravation. — (P. I. 388.)</p> + +<hr> + + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c6" title="III. Pensées diverses">III<br> +PENSÉES DIVERSES<br> +<span class="xsmall">SUR L’ART, LA RELIGION, LA POLITIQUE, L’HOMME, +LA SOCIÉTÉ, ETC.</span></h2> + + + + +<h3 title="I. L’art, le style, la littérature">I<br> +L’ART, LE STYLE, LA LITTÉRATURE.</h3> + + +<p>Dans la morale, la bonne volonté est tout ; mais dans +l’art elle n’est rien. — (L. 104.)</p> + +<hr> + + +<p>Il faut traiter une œuvre d’art comme un grand +personnage ; rester debout devant elle et attendre patiemment +qu’elle daigne vous adresser la parole. — (M. 243.)</p> + +<hr> + + +<p>Sur le visage de l’Apollon du Belvédère, je lis la juste +indignation profondément sentie du dieu des Muses contre +la perversité pitoyable, absolue et incurable des Philistins. +C’est contre eux qu’il a lancé ses flèches, pour +anéantir l’engeance des ineptes éternels. — (M. 276.)</p> + +<hr> + + +<p>Si l’antiquité nous a laissé des classiques, c’est-à-dire +des esprits dont les écrits brillent d’une immortelle jeunesse +à travers les siècles, cela vient de ce que chez eux +écrire des livres n’était pas une affaire de commerce. — (P. +II. 462.)</p> + +<hr> + + +<p>Les humanités — expression très juste pour exprimer +l’étude des écrivains de l’antiquité, car c’est par eux que +l’écolier commence à redevenir un homme, en pénétrant +dans un monde encore pur de toutes les grimaces du +moyen âge et du romantisme… Ne vous figurez pas que +votre sagesse moderne puisse jamais remplacer cette +virile initiation. Vous n’êtes pas, comme les Grecs et les +Romains, des êtres libres par naissance, les fils indépendants +de la nature ; vous êtes d’abord les fils, les héritiers +de la grossière folie du moyen âge, de la fourberie honteuse +du clergé et de la chevalerie, moitié force brutale, +moitié niaise vanité. Que l’un et l’autre viennent +à disparaître, vous n’en serez pas pour cela plus assurés +sur vos pieds, car, sans l’étude des anciens, votre +littérature est destinée à dégénérer en bavardage vulgaire +et en plate philistinerie. — (L. 34.)</p> + +<hr> + + +<p>Un roman est d’un ordre d’autant plus noble et élevé +qu’il pénètre dans la vie intérieure et qu’il y a moins +d’aventures. Cette vérité se retrouve comme signe caractéristique +à tous les degrés du roman, depuis Tristram +Shandy, jusqu’au roman de chevalerie ou aux histoires +de brigands les plus grossières, les plus fécondes en +exploits héroïques et les plus basses. Tristram Shandy +n’a pour ainsi dire pas d’action, et comme il y en a peu +dans la nouvelle Héloïse et dans Wilhelm Meister ! Don +Quichotte a une action relativement faible, surtout +plaisante et très insignifiante : et ces quatre romans +sont l’idéal du genre…</p> + +<p>La tâche du romancier n’est pas de nous raconter de +grands événements, mais de rendre les petites choses +intéressantes. — (P. II. 473.)</p> + +<hr> + + +<p>La fausse route dans laquelle notre musique est +engagée est analogue à celle où se perdait l’architecture +romaine sous les derniers Césars, lorsque la surcharge +des ornements cachait la belle simplicité des proportions +essentielles et même les dénaturait : de même la musique +nous offre des effets bruyants, beaucoup d’instruments, +beaucoup d’art, mais combien peu de pensées profondes, +claires, pénétrantes et saisissantes. — (P. II. 464.)</p> + +<hr> + + +<p>Le style est la physionomie de l’esprit. Et celle-là +trompe moins que celle du corps. Imiter un style étranger, +c’est porter un masque. Si beau que soit le masque, +son expression morte devient bientôt insipide et insupportable, +à tel point que le plus laid visage serait préférable +pourvu qu’il soit animé. — (L. 33.)</p> + +<hr> + + +<p>Aucune prose ne se lit aussi aisément et aussi agréablement +que la prose française… L’écrivain français +enchaîne ses pensées dans l’ordre le plus logique et en +général le plus naturel, et les soumet ainsi successivement +à son lecteur, qui peut les apprécier à l’aise, et +consacrer à chacune son attention sans partage. +L’Allemand, au contraire, les entrelace dans une période +embrouillée et archi-embrouillée, parce qu’il veut dire +six choses à la fois, au lieu de les présenter l’une après +l’autre. — (P. II. 577.)</p> + +<hr> + + +<p>Le véritable caractère national allemand, c’est la lourdeur : +elle éclate dans leur démarche, dans leur manière +d’être et d’agir, leur langue, leurs récits, leurs discours, +leurs écrits, dans leur façon de comprendre et de penser, +mais tout spécialement dans leur style. Elle se reconnaît +au plaisir qu’ils trouvent à construire de longues périodes, +lourdes, embrouillées. La mémoire est obligée de +travailler seule, patiemment, pendant cinq minutes, pour +retenir machinalement les mots comme une leçon qu’on +lui impose, jusqu’au moment où, à la fin de la période, le +sens se dégage, l’intelligence prend son élan et l’énigme +est résolue. C’est à ce jeu qu’ils aiment à exceller, et +quand ils peuvent ajouter du précieux, de l’emphatique et +un air grave plein d’affectation, σερνότης, l’auteur alors +nage dans la joie : mais que le ciel donne patience au +lecteur. — En outre ils s’étudient tout spécialement à +trouver toujours les expressions les plus indécises et les +plus impropres, de sorte que tout apparaît comme dans +le brouillard : leur but semble être de se ménager à +chaque phrase une porte de derrière, puis de se donner +le genre de paraître en dire plus qu’ils n’en ont pensé ; +enfin ils sont stupides et ennuyeux comme des bonnets +de nuit ; et c’est justement ce qui rend haïssable la +manière d’écrire des Allemands à tous les étrangers, +qui n’aiment pas à tâtonner dans l’obscurité ; c’est au +contraire chez nous un goût national. — (P. II. 578.)</p> + +<hr> + + +<p>Les Allemands se distinguent des autres nations par +leur négligence dans le style aussi bien que dans le vêtement, +et c’est le caractère national qui est responsable +de ce double désordre. De même qu’une mise abandonnée +trahit le peu d’estime que l’on fait de la société où +l’on se montre, ainsi un mauvais style, négligé, lâché, +témoigne un mépris offensant pour le lecteur, qui se +venge à bon droit en ne vous lisant pas. Ce qu’il y a +surtout de réjouissant, c’est de voir les critiques juger +les œuvres d’autrui dans leur style débraillé d’écrivains +à gages. Cela fait l’effet d’un juge qui siégerait au tribunal +en robe de chambre et en pantoufles. — (P. II. 576.)</p> + +<hr> + + +<p>C’est dans notre siècle seulement qu’il y a des écrivains +de profession. Jusqu’alors, il n’y avait que des +écrivains de vocation. — (P. II. 582.)</p> + +<hr> + + +<p>Il en est de la littérature comme de la vie : de quelque +côté qu’on se tourne, aussitôt on rencontre partout +l’incorrigible populace, par légion : elle remplit tout, +elle salit tout, comme les mouches en été. De là ce +nombre infini de mauvais livres, cette ivraie qui pullule, +se nourrit aux dépens du bon grain et l’étouffe. — (P. II. +589.)</p> + +<hr> + + +<p>Xerxès, au dire d’Hérodote, pleurait à la vue de son +armée innombrable, en songeant qu’au bout d’un siècle, +de tant de milliers d’hommes nul ne survivrait ; et qui +ne verserait des larmes, à la vue des gros catalogues de +librairie, si l’on réfléchissait que, parmi tant de livres, au +bout de dix ans pas un seul ne surnagera. — (P. II. 589.)</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="c7" title="II. Pensées sur la religion">II<br> +PENSÉES SUR LA RELIGION.</h3> + + +<p>S’imaginer que les sciences peuvent faire sans cesse +de nouveaux progrès et se répandre de plus en plus, +sans que cela empêche la religion de continuer à vivre +et à fleurir, c’est se tromper étrangement. Les religions +sont filles de l’ignorance et ne survivent pas longtemps +à leur mère. — (L. 23.)</p> + +<hr> + + +<p>Foi et science ne peuvent guère vivre en harmonie +dans un même esprit, non plus que loup et brebis en +une même cage : et c’est la science qui est le loup et menace +de croquer la brebis. — (L. 23.)</p> + +<hr> + + +<p>Les religions sont comme les vers luisants : elles ont +besoin de l’obscurité pour éclairer. Un certain degré d’ignorance +générale est la condition de toutes les religions, +c’est le seul élément dans lequel elles puissent +vivre. — (P. II. 369.)</p> + +<hr> + + +<p>Peut-être le moment si souvent prophétisé est-il +proche où la religion se séparera des États européens, +comme une nourrice de l’enfant trop âgé pour ses soins +et prêt à passer aux mains du précepteur. — (P. II. 371.)</p> + +<hr> + + +<p>Temples et églises, pagodes et mosquées, dans tous +les temps, par leur magnificence et leur grandeur, témoignent +du besoin métaphysique de l’homme, qui, +fort et indestructible, suit pas à pas le besoin physique. +On pourrait, il est vrai, si l’on était d’humeur +satirique, ajouter que le premier besoin est un modeste +gaillard qui se contente à moins de frais. Des fables +grossières, des contes à dormir debout, il ne lui en faut +souvent pas davantage : qu’on les imprime assez tôt +dans l’esprit de l’homme, et ces fables et ces légendes +deviennent des explications suffisantes de son existence +et des soutiens de sa moralité. Considérez par +exemple le Coran : ce livre médiocre a été suffisant pour +fonder une religion qui, répandue par le monde, satisfait +le besoin métaphysique de millions d’hommes +depuis 1200 ans, sert de fondement à leur morale, leur +inspire un grand mépris de la mort et l’enthousiasme des +guerres sanglantes et des vastes conquêtes. Nous trouvons +dans ce livre la plus triste et la plus misérable +figure du théisme. Peut-être a-t-il beaucoup perdu par +les traductions ; mais je n’ai pu y découvrir une seule +pensée ayant quelque valeur. Ce qui prouve que la capacité +métaphysique ne va pas de pair avec le besoin +métaphysique. — (L. 18.)</p> + +<hr> + + +<p>En réalité, toute religion positive est l’usurpatrice du +trône qui appartient à la philosophie. Aussi les philosophes +seront-ils toujours en hostilité avec elle ; quand +bien même ils devraient la considérer comme un mal +nécessaire, une béquille pour la faiblesse morbide de +l’esprit de la plupart des hommes. — (M. 349.)</p> + +<hr> + + +<p>La religion catholique est une instruction pour mendier +le ciel, qu’il serait trop incommode de mériter. Les +prêtres sont les intermédiaires de cette mendicité. — (M. +349.)<a id="FNanchor_40" href="#Footnote_40" class="fnanchor">[40]</a></p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_40" href="#FNanchor_40"><span class="label">[40]</span></a> « Que ferai-je toute ma vie ? se disait Julien au séminaire. +Je vendrai aux fidèles une place dans le ciel. Comment cette +place leur sera-t-elle rendue visible ? Par la différence de mon +extérieur et de celui d’un laïque. » Stendhal (<i>Rouge et noir</i>).</p> +</div> +<hr> + + +<p>Non content des soucis, des afflictions et des embarras +que lui impose le monde réel, l’esprit humain se +crée encore un monde imaginaire sous forme de mille +superstitions diverses. Celles-ci l’occupent de toutes façons ; +il y consacre le meilleur de son temps et de ses +forces, dès que le monde réel lui accorde un repos qu’il +n’est pas capable de goûter. On peut constater ce fait à +l’origine, chez les peuples qui, placés sous un ciel doux et +sur un sol clément, ont une existence facile, tels que les +Hindous, puis les Grecs, les Romains, plus tard les Italiens, +les Espagnols, etc. — L’homme se fabrique des +démons, des dieux et des saints à son image ; ils exigent à +tout moment des sacrifices, des prières, des ornements, +des vœux formés et exécutés, des pèlerinages, des prosternations, +des tableaux et des parures, etc. Fiction et +réalité s’entremêlent à leur service, et la fiction obscurcit +la réalité ; tout événement dans la vie est accepté comme +une manifestation de leur puissance. Les entretiens mystiques +avec ces divinités remplissent la moitié des jours, +ils soutiennent sans cesse l’espérance ; le charme de l’illusion +les rend souvent plus intéressants que la fréquentation +des êtres réels. Quelle expression et quel +symptôme de la misère innée de l’homme, de l’urgent +besoin qu’il a de secours et d’assistance, d’occupation et +de passe-temps ; et, bien qu’il perde des forces utiles et +des instants précieux en vaines prières et en vains sacrifices +au lieu de s’aider lui-même, quand les dangers +imprévus surgissent tout à coup, il ne cesse pourtant +de s’occuper et de se distraire dans cet entretien fantastique +avec un monde d’esprits qu’il rêve ; c’est là l’avantage +des superstitions, avantage qu’il ne faut pas dédaigner. — (W. +I. 380.)</p> + +<hr> + + +<p>Pour dompter les âmes barbares et les détourner de +l’injustice et de la cruauté, ce n’est pas la vérité qui est +utile : car ils ne peuvent la concevoir ; c’est donc l’erreur, +un conte, une parabole. De là la nécessité d’enseigner +une foi positive. — (M. 349.)</p> + +<hr> + + +<p>Les religions sont nécessaires au peuple, et sont pour +lui un inestimable bienfait. Même lorsqu’elles veulent +s’opposer au progrès de l’humanité dans la connaissance +de la vérité, il faut les écarter avec tous les égards possibles. +Mais demander qu’un grand esprit, un Gœthe, un +Shakespeare, accepte avec conviction <i lang="la" xml:lang="la">impliciter, bona +fide et sensu proprio</i>, les dogmes d’une religion quelconque, +c’est demander qu’un géant chausse le soulier +<i>d’un nain</i>. — (W. II. 185.)</p> + +<hr> + + +<p>Quand on compare à la pratique des fidèles l’excellente +morale que prêche la religion chrétienne et plus +ou moins toute religion et que l’on se représente ce +qu’il adviendrait de cette morale, si le bras séculier +n’empêchait pas les crimes, et ce que nous aurions à +craindre, si pour un seul jour on supprimait toutes +les lois, l’on avouera que l’action de toutes les religions +sur la moralité est en réalité très faible. Assurément la +faute en est à la faiblesse de la foi. Théoriquement et tant +qu’on s’en tient aux méditations pieuses, chacun se croit +ferme dans sa foi. Mais l’acte est la dure pierre de +touche de toutes nos convictions : quand on en vient +aux actes et qu’il faut prouver sa foi par de grands +renoncements et de durs sacrifices, c’est alors qu’on en +voit apparaître toute la faiblesse. Lorsqu’un homme médite +sérieusement un délit, il fait déjà une brèche à la +moralité pure. La première considération qui l’arrête +ensuite, c’est celle de la justice et de la police. S’il passe +outre, espérant s’y soustraire, le second obstacle qui alors +se présente c’est la question d’honneur. Si l’on franchit +ces deux remparts, il y a beaucoup à parier qu’après +avoir triomphé de ces deux résistances puissantes, un +dogme religieux quelconque n’aura pas assez de force +pour empêcher d’agir. Car si un danger prochain, assuré, +n’effraie pas, comment se laisserait-on tenir en bride +par un danger éloigné et qui ne repose que sur la foi. — (L. +23.)</p> + +<hr> + + +<p>La confession fut une heureuse pensée ; car vraiment +chacun de nous est un juge moral parfait et compétent, +connaissant exactement le bien et le mal, et même un +saint, quand il aime le bien et a horreur du mal. Cela +est vrai de chacun de nous, pourvu que l’enquête porte +sur les actions d’autrui et non sur les nôtres propres, +et qu’il s’agisse seulement d’approuver et de désapprouver, +et que les autres soient chargés de l’exécution. +Aussi le premier venu peut-il comme confesseur prendre +absolument la place de Dieu. — (N. 433.)</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="c8" title="III. Pensées sur la politique">III<br> +PENSÉES SUR LA POLITIQUE.</h3> + + +<p>L’État n’est que la <i>muselière</i> dont le but est de +rendre inoffensif cette bête carnassière, l’homme, et de +faire en sorte qu’il ait l’aspect d’un herbivore. — (M. 302.)</p> + +<hr> + + +<p>Partout et en tout temps il y a eu beaucoup de +mécontentement contre les gouvernements, les lois et +les institutions publiques ; cela vient de ce qu’on est +toujours prêt à les rendre responsables de la misère +inséparable de l’existence humaine, car elle a pour +origine, selon le mythe, la malédiction que reçut Adam +et avec lui toute sa race. Jamais pourtant cette tendance +injuste n’a été exploitée d’une manière plus +mensongère et plus impudente que par nos démagogues +contemporains. Ceux-ci, en effet, par haine du christianisme, +se proclament optimistes : à leurs yeux, le +monde n’a point de but en dehors de lui-même, et, par +sa nature même, il leur semble organisé dans la perfection ; +un vrai séjour de la félicité. C’est aux seuls gouvernements +qu’ils attribuent les misères colossales du +monde qui crient contre cette théorie ; il leur semble +que si les gouvernements faisaient leur devoir, le ciel +existerait sur la terre, c’est-à-dire que tous les hommes +pourraient sans peine et sans soucis se gorger, se +soûler, se propager et crever : car c’est là ce qu’ils +entendent quand ils parlent du progrès infini de l’humanité, +dont ils font le but de la vie et du monde, et +qu’ils ne se lassent pas d’annoncer en phrases pompeuses +et emphatiques. — (P. II. 275.)</p> + +<hr> + + +<p>Le roi, au lieu du « Nous par la grâce de Dieu » pourrait +dire plus justement : « Nous de deux maux le +moindre. » Car sans roi les choses ne sauraient aller, +il est la clef de voûte de l’édifice qui sans lui s’écroulerait. — (M. +198.)</p> + +<hr> + + +<p>L’organisation de la société humaine oscille comme +un pendule entre deux extrêmes, deux pôles, deux maux +opposés : le despotisme et l’anarchie. Plus elle s’éloigne +de l’un, plus elle se rapproche de l’autre. La pensée +vous vient alors que le juste milieu serait le point +convenable : quelle erreur ! Ces deux maux ne sont pas +également mauvais et dangereux ; le premier est infiniment +moins à craindre : d’abord les coups du despotisme +n’existent qu’à l’état de possibilité, et quand ils +se produisent en actes, ils n’atteignent qu’un homme +entre des millions d’hommes. Quant à l’anarchie, possibilité +et réalité sont inséparables : ses coups atteignent +chaque citoyen et cela chaque jour. Aussi toute +constitution doit se rapprocher beaucoup plus du despotisme +que de l’anarchie : elle doit même contenir une +légère possibilité de despotisme. — (N. 381.)</p> + +<hr> + + +<p>Rois et domestiques ne sont désignés que par leurs +petits noms, voilà les deux extrêmes de la société. — (N. +383.)</p> + +<hr> + + +<p>Les républiques sont en général faciles à établir, +mais difficiles à maintenir : pour les monarchies, c’est +juste le contraire. (P. II. 273.)</p> + +<hr> + + +<p>Voulez-vous des plans utopiques : la seule solution du +problème politique et social serait le despotisme des +sages et des nobles d’une aristocratie pure et vraie, +obtenue au moyen de la génération par l’union des +hommes aux sentiments les plus généreux avec les +femmes les plus intelligentes et les plus fines. Cette proposition +est mon utopie et ma république de Platon<a id="FNanchor_41" href="#Footnote_41" class="fnanchor">[41]</a>. — (P. II. 273).</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_41" href="#FNanchor_41"><span class="label">[41]</span></a> M. Renan expose une idée analogue dans ses +<i>Dialogues philosophiques</i>.</p> +</div> +<hr> + + +<p>La race humaine est une fois pour toutes et par nature +vouée à la misère et à la ruine ; quand bien +même par le secours de l’État et de l’histoire on pourrait +remédier à l’injustice et à la misère au point que +la terre devienne une sorte de pays de cocagne, +les hommes en viendraient à s’entre-quereller par +ennui et tomberaient les uns sur les autres, ou bien +l’excès de la population amènerait la famine et celle-ci +les détruirait. — (M. 302.)</p> + +<hr> + + +<p>Il est extrêmement rare qu’un homme voie toute son +effroyable malice dans le miroir de ses actions. Ou bien +croyez-vous vraiment que Robespierre, Bonaparte, +l’empereur du Maroc, les assassins que vous voyez sur +la roue, soient seuls si mauvais entre tous ? Ne voyez-vous +pas que beaucoup en feraient autant, si seulement +ils le pouvaient ? — (M. 303.)</p> + +<hr> + + +<p>Bonaparte n’est pas à proprement parler plus méchant +que beaucoup d’hommes, pour ne pas dire que la +plupart des hommes. Il n’a que l’égoïsme tout à fait +commun qui consiste à chercher son bien aux dépens +des autres. Ce qui le distingue, c’est uniquement une +plus grande force pour satisfaire cette volonté, une +plus grande intelligence, une plus grande raison, un +plus grand courage ; et le hasard lui donnait en outre +un champ favorable. Grâce à toutes ces conditions +réunies il fit pour son égoïsme ce que mille autres +aimeraient bien à faire, mais ne peuvent faire. Tout +méchant gamin qui, par sa malice, se procure un mince +avantage au détriment de ses camarades, si faible que +soit le dommage qu’il cause, est aussi mauvais que +Bonaparte. (M. 301.)</p> + +<hr> + + +<p>L’homme est au fond une bête sauvage, une bête +féroce. Nous ne le connaissons que dompté, apprivoisé +en cet état qui s’appelle civilisation : aussi reculons-nous +d’effroi devant les explosions accidentelles de +sa nature. Que les verrous et les chaînes de l’ordre +légal tombent n’importe comment, que l’anarchie éclate, +c’est alors qu’on voit ce qu’est l’homme. — (L. 139.)</p> + +<hr> + + +<p>L’exagération en tout genre est aussi essentielle au +journalisme qu’à l’art dramatique : car il s’agit de tirer +de chaque événement le plus grand parti possible. Aussi +tous les journalistes sont alarmistes de profession : c’est +leur manière de se rendre intéressants. Par là ils ressemblent +aux roquets, qui, dès que le moindre mouvement +se produit, aboient aussitôt à tout rompre. Il faut régler là +dessus l’attention que l’on prête à leur trompette d’alarme +afin qu’ils ne vous troublent pas la digestion. — (L. 137.)</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="c9" title="IV. Pensées sur l’homme et la société">IV<br> +PENSÉES SUR L’HOMME ET LA SOCIÉTÉ.</h3> + + +<p>Les choses se passent dans le monde comme dans les +drames de Gozzi où les mêmes personnes paraissent +toujours, avec les mêmes intentions et le même sort ; les +motifs et les événements différent assurément dans +chaque pièce, mais l’esprit des événements est le même, +les personnages d’une pièce ne savent rien non plus de +ce qui s’est passé dans l’autre, où ils étaient pourtant +acteurs : aussi après toutes les expériences des pièces +précédentes, Pantalone n’est devenu ni plus adroit ni +plus généreux, ni Tartaglia plus honnête, ni Brighella +plus courageux, ni Colombine plus vertueuse. — (W. +I. 215.)</p> + +<hr> + + +<p>Notre monde civilisé n’est qu’une grande mascarade. +On y rencontre des chevaliers, des moines, des soldats, +des docteurs, des avocats, des prêtres, des philosophes, +et que ne rencontre-t-on pas encore ? Mais ils ne +sont pas ce qu’ils représentent : ce sont de simples masques +sous lesquels se cachent la plupart du temps des +spéculateurs d’argent (<i lang="en" xml:lang="en">moneymakers</i>.) Tel prend aussi +le masque de la justice et du droit avec le secours d’un +avocat, pour mieux frapper son semblable ; tel autre, +dans le même but, a choisi le masque du bien public +et du patriotisme ; un troisième celui de la religion, de +la foi immaculée. Pour toutes sortes de buts secrets, +plus d’un s’est caché sous le masque de la philosophie, +comme aussi de la philanthrophie, etc. Les +femmes ont moins de choix : elles se servent la plupart +du temps du masque de la vertu, de la pudeur, de la +simplicité, de la modestie. Il y aussi des masques généraux, +sans caractère spécial, comme les dominos au +bal masqué, et que l’on rencontre partout : ceux-là nous +figurent l’honnêteté rigide, la politesse, la sympathie +sincère et l’amitié grimaçante. La plupart du temps, +il n’y a, comme je l’ai dit, que de purs industriels, commerçants, +spéculateurs, sous tous ces masques. A ce +point de vue la seule classe honnête est celle des marchands, +car seuls ils se donnent pour ce qu’ils sont, +et se promènent à visage découvert : aussi les a-t-on +mis au bas de l’échelle. — (P. II. 226.)</p> + +<hr> + + +<p>Le médecin voit l’homme dans toute sa faiblesse ; le +juriste le voit dans toute sa méchanceté ; le théologien, +dans toute sa bêtise. — (P. II. 639.)</p> + +<hr> + + +<p>De même qu’il suffit d’une feuille à un botaniste pour +reconnaître toute la plante, de même qu’un seul os suffisait +à Cuvier pour reconstruire tout l’animal, ainsi une +seule action caractéristique de la part d’un homme peut +permettre d’arriver à une connaissance exacte de son +caractère, et par conséquent de le reconstituer en une +certaine mesure, quand bien même il s’agirait d’une +chose insignifiante ; l’occasion n’en est que plus favorable : +car dans les affaires plus importantes, les hommes +sont sur leur garde, dans les petites choses, au contraire, +ils suivent leur nature sans y songer beaucoup. +Si quelqu’un, à propos d’une vétille, montre par sa +conduite absolument égoïste, sans les moindres égards +pour autrui, que le sentiment de justice est étranger à +son cœur, il ne faut pas lui confier un centime, sans +prendre les sûretés suffisantes… D’après le même +principe, il faut briser immédiatement avec ces gens qui +s’appellent les bons amis, même pour les moindres +choses, quand ils trahissent un caractère méchant, faux +ou vulgaire, afin de prévenir par là les mauvais tours +qu’ils pourraient vous jouer dans des affaires graves. +J’en dirais autant des domestiques : plutôt seul qu’au +milieu de traîtres. — (L. 151.)</p> + +<hr> + + +<p>Laisser paraître de la colère ou de la haine dans ses +paroles ou sur son visage, cela est inutile, dangereux, +imprudent, ridicule, commun. On ne doit trahir sa colère +ou sa haine que par des actes. Les animaux à sang froid +sont les seuls qui aient du venin. — (P. I. 497.)</p> + +<hr> + + +<p>Politesse est prudence ; impolitesse une stupidité : +se faire des ennemis aussi inutilement et de gaîté de +cœur, c’est du délire, comme lorsque l’on met le feu à +sa maison. Car la politesse est comme les jetons, une +monnaie notoirement fausse ; être économe de cette +monnaie, c’est un manque d’esprit ; en être prodigue au +contraire, c’est faire preuve de bon sens. — (L. 217.)</p> + +<hr> + + +<p>Notre confiance envers les autres n’a très souvent +d’autres causes que la paresse, l’égoïsme et la vanité : la +paresse quand l’ennui de réfléchir, de veiller, d’agir, +nous porte à nous confier à un autre ; l’égoïsme, quand +le besoin de parler de nos affaires nous excite à lui faire +des confidences ; la vanité quand nous avons quelque +chose d’avantageux à dire sur notre compte. Nous n’exigeons +pas moins qu’on nous fasse honneur de notre +confiance. — (P. I. 491.)</p> + +<hr> + + +<p>Il est prudent de faire sentir de temps en temps aux +gens, hommes et femmes, que l’on peut fort bien se +passer d’eux : cela fortifie l’amitié ; et même près de +la plupart des hommes, il n’est pas mauvais de glisser +de temps en temps dans la conversation une nuance +de dédain à leur égard ; ils font d’autant plus de cas de +notre amitié : <i lang="it" xml:lang="it">chi non istima vien stimato</i>, qui n’estime +pas est estimé, dit un proverbe italien. Si quelqu’un a +beaucoup de valeur réelle à nos yeux, il faut le lui cacher +comme si c’était un crime. Voilà qui n’est pas +précisément réjouissant ; mais il en est ainsi. C’est à +peine si les chiens supportent la grande amitié : bien +moins encore les hommes. — (P. I. 480.)</p> + +<hr> + + +<p>Les amis se disent sincères ; ce sont les ennemis qui +le sont : aussi devrait-on prendre leur critique comme +une médecine amère, et apprendre par eux à se mieux +connaître. — (P. I. 489).</p> + +<hr> + + +<p>Il peut arriver que nous regrettions la mort de nos +ennemis et de nos adversaires, même après nombre +d’années, presque autant que celle de nos amis, — c’est +quand nous trouvons qu’ils nous manquent pour être +témoins de nos éclatants succès. — (P. II. 621.)</p> + +<hr> + + +<p>Rien ne trahit plus l’ignorance des hommes que si l’on +allègue comme une preuve des mérites et de la valeur +d’un homme qu’il a beaucoup d’amis : comme si les +hommes accordaient leur amitié d’après la valeur et le +mérite ! comme s’ils n’étaient pas au contraire semblables +aux chiens qui aiment celui qui les caresse ou leur +donne des os, sans plus s’occuper d’eux au delà ! — Celui +qui s’entend le mieux à les caresser, fussent-ils +les bêtes les plus vilaines, celui-là a beaucoup d’amis. — (M. +257.)</p> + +<hr> + + +<p>« Ni aimer, ni haïr », c’est la moitié de la sagesse +humaine : « ne rien dire et ne rien croire » l’autre moitié. +Mais avec quel plaisir on tourne le dos à un monde +qui exige une pareille sagesse. — (P. I. 496.)</p> + +<hr> + + +<p>La différence entre la vanité et l’orgueil, c’est que +l’orgueil est une conviction bien arrêtée de notre supériorité +en toutes choses ; la vanité au contraire est le +désir d’éveiller chez les autres cette persuasion, avec +une secrète espérance de se laisser à la longue convaincre +soi-même. L’orgueil a donc son origine dans une +conviction intérieure et directe que l’on a de sa haute +valeur ; au contraire, la vanité cherche un appui dans +l’opinion du dehors pour arriver à l’estime de soi-même. +La vanité rend bavard, l’orgueil rend silencieux. Mais +l’homme vain devrait savoir que la haute opinion des +autres, objet de ses efforts, s’obtient beaucoup plus +aisément par un silence continu que par la parole, +quand même on aurait les plus belles choses à dire. — N’est +pas orgueilleux qui veut, tout au plus peut-on +simuler l’orgueil, mais comme tout rôle de convention, +ce rôle-là ne pourra être soutenu jusqu’au bout. Car il +n’y a que la conviction ferme, profonde, inébranlable +que l’on a de posséder des qualités supérieures et exceptionnelles, +qui rende réellement orgueilleux. Cette conviction +a beau être erronée, ou bien encore ne reposer +que sur des avantages extérieurs et de convention, cela +ne nuit en rien à l’orgueil, si elle est sérieuse et sincère. +Car l’orgueil a ses racines dans notre conviction, et il +ne dépend pas, non plus que toute autre connaissance, de +notre bon plaisir. Son pire ennemi, j’entends son plus +grand obstacle, est la vanité qui ne brigue les applaudissements +d’autrui que pour édifier une haute opinion +de soi-même, tandis que l’orgueil fait supposer que ce +sentiment est déjà entièrement affermi en nous.</p> + +<p>Bien des gens blâment et critiquent l’orgueil ; ceux-là +sans doute n’ont rien en eux-mêmes qui puisse les rendre +fiers. — (P. I. 379.)</p> + +<hr> + + +<p>La nature est ce qu’il y a de plus aristocratique au +monde : toute différence que le rang ou la richesse en +Europe, les castes dans l’Inde établissent entre les +hommes, est petite en comparaison de la distance qu’au +point de vue moral et intellectuel la nature a irrévocablement +fixée ; et, dans l’aristocratie de la nature comme +dans les autres aristocraties, il y a dix mille plébéiens +pour un noble et des millions pour un prince ; la grande +foule c’est le tas, <i lang="la" xml:lang="la">plebs</i>, <i lang="en" xml:lang="en">mob</i>, <i lang="en" xml:lang="en">rabble</i>, <i>la canaille</i>.</p> + +<p>C’est pourquoi, soit dit en passant, les patriciens et +les nobles de la nature devraient aussi peu que ceux des +États se mêler à la populace, mais vivre d’autant plus séparés +et inabordables qu’ils sont plus élevés. — (N. 382.)</p> + +<hr> + + +<p>La tolérance que l’on remarque et que l’on loue +souvent chez les grands hommes, n’est toujours que le +résultat du plus grand mépris pour les autres hommes : +lorsqu’un grand esprit est tout à fait pénétré de ce +mépris, il cesse de considérer les hommes comme ses +semblables, et d’exiger d’eux ce qu’on exige de ses semblables. +Il est alors aussi tolérant envers eux qu’envers +tous les autres animaux, auxquels nous n’avons pas à +reprocher leur déraison et leur bestialité. — (N. 359.)</p> + +<hr> + + +<p>C’est la malédiction de l’homme de génie que, dans la +mesure même où il semble aux autres grand et admirable, +ceux-ci lui paraissent à leur tour petits et pitoyables. +Il lui faut pendant toute sa vie réprimer cette opinion, +comme les autres répriment la leur. Cependant il est +condamné à vivre dans une île déserte, où il ne rencontre +personne de semblable à lui, et qui n’a d’autres habitants +que des singes et des perroquets. Et toujours il est victime +de cette illusion, qui lui fait prendre de loin un +singe pour un homme. — (N. 359.)</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="c10" title="V. L’homme et l’animal">V<br> +L’HOMME ET L’ANIMAL.</h3> + + +<p>La volonté dans l’homme a exactement le même but +que la volonté dans la bête : se nourrir et se reproduire. +Mais que de préparatifs compliqués et artificiels de la part +de l’homme, quels stratagèmes pour arriver aux mêmes +fins, que d’intelligence, de réflexion, de finesse, d’abstraction +l’on applique même dans les affaires journalières +de la vie commune. Et pourtant le but poursuivi +et atteint n’est autre que celui de l’animal. C’est comme +si l’on offrait le même vin tantôt dans un vase de terre, +tantôt dans une coupe travaillée avec art : le vin reste +le même, de même que la lame de l’épée reste la même, +que la poignée soit en or ou en cuivre. — (M. 352.)</p> + +<hr> + + +<p>Autant la bête est plus naïve que l’homme, autant la +plante est plus naïve que la bête. Dans la bête nous +voyons la volonté de vivre pour ainsi dire plus nue que +dans l’homme qui cache ses instincts sous son intelligence, +et qui a tant de moyens de dissimulation que sa véritable +nature n’apparaît guère qu’accidentellement et +par endroits. Cette volonté se montre tout à fait nue, mais +beaucoup plus faible dans la plante, comme une pure impulsion +aveugle vers l’existence, sans but ni fin. La +plante manifeste tout son être au premier regard, et, +avec une innocence parfaite, expose indifféremment à +tous les yeux au point le plus élevé de sa tige les +organes de la génération, qui chez toutes les bêtes sont +placés à l’endroit le plus secret. Cette innocence des +plantes tient à leur défaut de connaissance : ce n’est +pas dans le vouloir, mais dans le vouloir avec connaissance +que réside la faute. — (L. 43.)</p> + +<hr> + + +<p>Toutes les fois qu’un homme meurt, c’est un monde +qui disparaît, le monde qu’il portait dans sa tête ; plus +la tête est intelligente, plus ce monde est distinct, clair, +important, et vaste : d’autant plus affreuse est sa disparition. +Avec l’animal c’est une misérable rhapsodie +ou une esquisse d’un monde qui disparaît. — (N. 412.)</p> + +<hr> + + +<p>L’homme est une médaille qui porte d’un côté cette +inscription « moins que rien », et de l’autre, « tout dans +tout ». — (N. 411.)</p> + +<hr> + + +<p>La profonde douleur que nous éprouvons à la mort de +tout être ami naît de ce sentiment que dans tout individu +il y a quelque chose d’inexprimable, qui n’est qu’à lui, +quelque chose d’irréparable. <i lang="la" xml:lang="la">Omne individuum ineffabile</i>. +C’est même le cas de la personnalité des bêtes. +On le sentira, si l’on a blessé à mort sans le vouloir +une bête que l’on aime, et reçu le regard d’adieu qu’elle +vous adresse ; c’est une douleur déchirante. — (P. II. 621.)</p> + +<hr> + + +<p>Le chien, l’unique ami de l’homme, a un privilège sur +tous les autres animaux, un trait qui le caractérise, c’est +ce mouvement de queue si bienveillant, si expressif et +si profondément honnête. Quel contraste en faveur de +cette manière de saluer que lui a donnée la nature, quand +on la compare aux courbettes et aux affreuses grimaces +que les hommes échangent en signe de politesse : cette +assurance de tendre amitié et de dévouement de la part +du chien est mille fois plus sûre, au moins pour le présent. — (L. +53.)</p> + +<p>Ce qui me rend si agréable la société de mon chien, +c’est la transparence de son être. Mon chien est transparent +comme un verre. — (M. 140.) S’il n’y avait pas +de chiens, je n’aimerais pas à vivre. — (M. 170.)</p> + +<hr> + + +<p>La pitié, principe de toute moralité, prend aussi les +bêtes sous sa protection, tandis que dans les autres systèmes +de morale européenne, on a envers elles si peu de +responsabilité et d’égards. La prétendue absence de +droits des animaux, le préjugé que notre conduite envers +eux n’a pas d’importance morale, qu’il n’y a pas comme +on dit de devoirs envers les bêtes, c’est là justement +une grossièreté révoltante, une barbarie de l’occident, +dont la source est dans le judaïsme…</p> + +<p>Il faut leur rappeler, à ces contempteurs des bêtes, à +ces occidentaux judaïsés que, de même qu’ils ont été +allaités par leur mère, de même aussi le chien l’a été par +la sienne.</p> + +<p>La pitié envers les bêtes est si étroitement unie à la +bonté du caractère, que l’on peut affirmer de confiance +que celui qui est cruel envers les bêtes ne peut être un +homme bon. — (L. 169.)</p> + +<hr> + + +<p>La bonté du cœur consiste dans une pitié profonde +universelle pour tout ce qui a vie ; mais tout d’abord +pour l’homme, parce qu’à mesure que l’intelligence s’accroît, +la capacité de souffrir augmente dans la même +proportion. — (L. 171.)</p> + +<hr> + + +<p>Je dois l’avouer sincèrement : la vue de tout animal +me réjouit aussitôt et m’épanouit le cœur ; surtout la +vue des chiens et puis de tous les animaux en liberté, +des oiseaux, des insectes, etc. Au contraire, la vue des +hommes excite presque toujours en moi une aversion +prononcée ; car ils m’offrent à peu d’exceptions près le +spectacle des difformités les plus affreuses et les plus +variées : laideur physique, expression morale de passions +basses et d’ambition méprisable, symptômes de folie +et de perversités de toutes sortes et de toutes grandeurs ; +enfin une corruption sordide, fruit et résultat d’habitudes +dégradantes ; aussi je me détourne d’eux et je fuis +vers la nature, heureux d’y rencontrer les bêtes. — (N. +451.)</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="c11" title="VI. Caractères des différents peuples">VI<br> +CARACTÈRES DES DIFFÉRENTS PEUPLES.</h3> + + +<p>Le trait dominant dans le caractère national des Italiens, +c’est une impudence absolue. Elle consiste en ce que d’une +part, l’on ne se considère comme trop mauvais pour rien, +c’est-à-dire qu’on est arrogant et effronté ; d’autre part +qu’on ne se considère comme trop bon pour rien, c’est-à-dire +qu’on est vil et bas. Quiconque, au contraire, a +de la pudeur est pour certaines choses trop timide, pour +d’autres trop fier. L’Italien n’est ni l’un ni l’autre, mais +d’après les circonstances tour à tour poltron ou insolent. — (M. +349.)</p> + +<hr> + + +<p>Le caractère propre de l’Américain du Nord, c’est la vulgarité +sous toutes les formes : morale, intellectuelle, esthétique +et sociale ; et non pas seulement dans la vie privée, +mais aussi dans la vie publique : elle n’abandonne +pas le Yankee, qu’il s’y prenne comme il voudra. Il peut +dire d’elle ce que Cicéron dit de la science : <i lang="la" xml:lang="la">nobiscum peregrinatur</i>, +etc. C’est cette vulgarité qui l’oppose si absolument +à l’Anglais<a id="FNanchor_42" href="#Footnote_42" class="fnanchor">[42]</a> : celui-ci, au contraire, s’efforce +toujours d’être noble en toutes choses ; et c’est pour cela +que les Yankees lui semblent si ridicules et si antipathiques. +Ils sont à proprement parler les plébéiens du monde +entier. Cela peut tenir en partie à la constitution républicaine +de leur État, en partie à ce qu’ils tirent leur origine +d’une colonie pénitentiaire, ou qu’ils descendent de +certaines gens qui avaient des raisons de fuir l’Europe ; +le climat peut y être pour quelque chose. — (N. 385.)</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_42" href="#FNanchor_42"><span class="label">[42]</span></a> Schopenhauer reprochait aux Anglais leur <i>infâme bigoterie</i> +qui, disait-il « a dégradé la plus intelligente et peut-être la première +nation de l’Europe, au point qu’il serait temps d’envoyer +en Angleterre, contre les Révérends, des missionnaires de la +Raison, avec les écrits de Strauss dans une main, et la <i>Critique</i> +de Kant dans l’autre. » (Ribot, Schopenhauer, p. 3.) — Il +traite les Révérends d’<i>imposteurs</i>, d’<i>hypocrites</i> et d’<i>hommes +d’argent</i>, qui dévorent chaque année 3,500,000 livres sterling +(87,500,000 francs). (Gwinner, p. 24.)</p> +</div> +<hr> + + +<p>Les autres parties du monde ont des singes ; l’Europe +a des Français. Cela se compense. — (N. 386.)</p> + +<hr> + + +<p>On a reproché aux Allemands d’imiter tantôt les Français, +tantôt les Anglais ; mais c’est justement ce qu’ils +peuvent faire de plus fin, car, réduits à leurs propres ressources, +ils n’ont rien de sensé à vous offrir. — (N. 387.)</p> + +<hr> + + +<p>Lichtenberg compte plus de cent expressions allemandes +pour exprimer l’ivresse ; quoi d’étonnant, les +Allemands n’ont-ils pas été, depuis les temps les plus +reculés, fameux pour leur ivrognerie. Mais ce qui est +extraordinaire, c’est que dans la langue de la nation +allemande, renommée entre toutes pour son honnêteté, +on trouve plus que dans toute autre langue des expressions +pour exprimer la tromperie et la plupart du temps +elles ont un air de triomphe, peut-être parce que l’on +considère la chose comme très difficile. — (N. 386.)</p> + +<hr> + + +<p>En prévoyance de ma mort, je fais cette confession +que je méprise la nation allemande à cause de sa bêtise +infinie, et que je rougis de lui appartenir. — (M. 399.)</p> + + +<p class="c gap small">FIN</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2> + + +<div class="flex"> +<table> +<tr><td> </td> +<td class="bot r small"><div>Pages</div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Préface.</span> — Vie et opinions d’Arthur Schopenhauer</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c0">5</a></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c pad"><div>PENSÉES, MAXIMES ET FRAGMENTS.</div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c pad"><div>I. — <span class="sc">Douleurs du Monde.</span></div></td></tr> +<tr><td class="drap">Douleurs du monde</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c1">30</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">Misères de la vie</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c2">47</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">Résignation, renoncement, ascétisme et délivrance</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c3">56</a></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c pad"><div>II. — <span class="sc">L’Amour, les Femmes et le Mariage.</span></div></td></tr> +<tr><td class="drap">Métaphysique de l’amour</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c4">71</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">Essai sur les femmes</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c5">118</a></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c pad"><div>III. — <span class="sc">Pensées diverses.</span></div></td></tr> +<tr><td class="drap">L’art, le style, la littérature</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c6">137</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">Pensées sur la religion</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c7">143</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">Pensées sur la politique</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c8">149</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">L’homme et la société</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c9">153</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">L’homme et l’animal</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c10">160</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">Caractères des différents peuples</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c11">164</a></div></td></tr> +</table> +</div> + +<p class="c gap xsmall">Clichy. — Impr. Paul Dupont, rue du Bac-d’Asnières, 12. (879. 12-79.)</p> + + +<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 76605 ***</div> +</body> +</html> + diff --git a/76605-h/images/cover.jpg b/76605-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..acce6bf --- /dev/null +++ b/76605-h/images/cover.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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