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+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75581 ***
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+
+ SCIENCE ET RELIGION
+ Études pour le temps présent
+
+ Comment je suis arrivé à croire
+
+ CONFESSION D’UN INCROYANT
+
+ PAR LE
+ Dr FRANCUS
+
+
+ PARIS
+ LIBRAIRIE B. BLOUD
+ 4, RUE MADAME ET RUE DE RENNES, 59
+
+ 1901
+ Tous droits réservés.
+
+
+
+
+AU LECTEUR
+
+
+Ceci n’est pas un traité philosophique ou religieux, mais simplement le
+résumé de Notes de conscience intime laissées par un homme qui, après
+avoir été libre penseur, à la façon dont on entend ce mot, c’est-à-dire
+hostile à toute idée religieuse, s’est retrouvé, dans la suite des
+temps, par l’effet de la réflexion et de l’expérience, ramené à des
+conceptions différentes sur Dieu, sur l’univers, sur la nature humaine
+et sur la religion chrétienne.
+
+L’auteur, mort récemment, a été, même pendant les aveuglements de sa
+jeunesse, un curieux observateur du monde et de lui-même. Le fond de son
+caractère était une complète indépendance d’esprit, une franchise sans
+limites, et un mépris absolu du qu’en dira-t-on? Mais, après avoir eu
+toutes les hardiesses de l’esprit, il avait compris qu’il fallait les
+tempérer par cette sorte de raison pratique qu’on appelle le bon sens.
+Par suite de quoi, il préférait les simples aux philosophes, non pas aux
+vrais, qui sont rares, mais aux faux dont la société est pleine, prisant
+fort peu notamment ceux d’outre-Rhin et leurs imitateurs de ce côté des
+Vosges, les uns et les autres lui apparaissant pour la plupart comme de
+parfaits pédants. Il causait plus volontiers avec un paysan qu’avec un
+lettré, trouvant plus de droiture naturelle dans les âmes incultes, et
+persuadé qu’à défaut de science acquise, c’est là qu’on trouve mieux
+cette science infuse, qui, pareille à l’instinct des animaux, leur
+découvre, même dans l’ordre métaphysique, des vérités qui restent
+cachées à la science orgueilleuse. Il avait cru longtemps à la bonté
+native de l’homme, mais il avait dû en rabattre, non seulement à cause
+des tristes résultats historiques de cette théorie, mais encore parce
+que l’observation lui avait démontré l’action profonde des climats, des
+circonstances et de l’atavisme, le tout, d’ailleurs, modifiable sous
+l’influence religieuse. Il ne séparait pas l’honnêteté de la vie de la
+rectitude de la pensée et croyait que toute lacune dans l’une avait
+nécessairement son contre-coup dans l’autre. Il avait en horreur les
+politiciens et les esprits forts et ne voyait guère dans ces derniers
+qu’une forme spéciale de débilité intellectuelle. Il se défiait
+particulièrement des suggestions que peuvent nous fournir l’amour propre
+ou la vanité, et disait que si la réserve et l’humilité pouvaient être
+mises en potion, c’est celle dont nous aurions tous le plus besoin de
+faire usage.
+
+Il passait, parmi ses amis et connaissances, pour être plus songeur que
+savant, mais il y avait unanimité pour dire de lui: C’est un brave homme
+et un homme de bon sens; et c’était l’éloge dont il était le plus fier
+intérieurement, car autrement personne n’avait une plus modeste opinion
+de soi-même. Dans sa conversation comme dans ses écrits, il dédaignait
+les arguties et croyait être dans l’esprit du génie français comme dans
+celui de la langue française, en n’admettant que des idées claires
+confinant à des solutions pratiques.
+
+Ces notes sont une sorte de récit de voyage à travers la forêt du doute,
+voyage qui a duré plus d’un quart de siècle, et au bout duquel il
+s’était convaincu que la religion chrétienne n’a pas de plus grand
+ennemi que l’ignorance ou des préjugés faciles à dissiper par un examen
+approfondi et de bonne foi; que, plus on étudie ses dogmes et sa
+doctrine, plus on y trouve de sagesse et de raison; enfin que sa
+pratique elle-même est infiniment plus aisée qu’on ne pense, et que là
+seulement se trouve le repos d’âme auquel chacun de nous aspire
+invinciblement. Et, comme il y avait trouvé ce repos, il nous a semblé
+que la lecture de ces notes pouvait présenter un véritable intérêt, ou
+même servir de guide, aux voyageurs de l’heure présente égarés dans les
+parages difficiles où il a si longtemps erré. C’est pourquoi...
+
+Nous lui laissons la parole.
+
+Docteur FRANCUS.
+
+
+
+
+COMMENT JE SUIS ARRIVÉ A CROIRE
+
+CONFESSION D’UN INCROYANT
+
+
+
+
+I
+
+LE PREMIER DES MOBILES ANTI-CHRÉTIENS
+
+
+En cherchant dans mes souvenirs la plus lointaine histoire de ma
+métaphysique, je trouve qu’elle a débuté par une foi simple et naïve à
+l’enseignement religieux que je recevais. Et je pense qu’il en a été
+pour tout le monde à peu près de même. La nature étant pleine de
+mystères dont l’existence s’impose, l’acceptation des dogmes
+traditionnels, qui en donnent l’explication, est beaucoup plus naturelle
+chez l’enfant que leur négation, car il faut à l’esprit quelque temps et
+quelque étude avant qu’il songe à les discuter.
+
+Les avais-je bien examinés quand je me suis déclaré libre penseur?
+Étais-je bien capable d’abord de faire cet examen? Cela me paraît
+aujourd’hui plus que douteux. Le fait est que je les rejetai, agissant
+en cela comme le plus grand nombre, sous une influence qui n’était pas
+celle de l’esprit.
+
+Quand on songe aux services qu’a rendus le christianisme à la pauvre
+humanité, la première pensée est de dire de lui ce qu’on a dit de Dieu
+lui-même que, s’il n’existait pas, il faudrait l’inventer. Et cependant
+il y a, il y a eu et il y aura probablement toujours dans certaines
+têtes une sorte de rage contre lui.
+
+Pourquoi cela? La cause est facile à trouver. Elle est dans l’obligation
+qu’il impose à l’homme de réfréner ses passions. C’est pourquoi l’homme
+vicieux est naturellement son ennemi comme le malfaiteur est l’ennemi du
+gendarme.
+
+De même, le jeune homme, une fois émancipé, devient facilement, s’il n’a
+pas reçu une éducation solide, l’ennemi de la religion. Il est dominé
+par les sens, quand il ne l’est pas par des principes supérieurs. Il
+peut en être quelquefois autrement, mais c’est l’exception. Quant à moi,
+j’avoue très humblement qu’une des raisons qui me firent éloigner de la
+religion de mon enfance et chercher les moyens de lui substituer un
+simple déisme, c’est que je la trouvai gênante. On ne peut pas, si on
+accepte sa règle, se livrer à ses passions, et l’on sait à quelles
+passions violentes la jeunesse est en butte.
+
+L’histoire m’a montré, depuis, dans cette même cause, le gros
+secret--qui n’en est pas un--des succès du protestantisme: demandez à
+Luther, à Henri VIII d’Angleterre et à toute la bande de moines
+défroqués dont le premier soin fut, sortis de leurs couvents, de
+chercher femme.
+
+Sommes-nous meilleurs aujourd’hui? L’influence de la chair sur l’esprit
+est-elle moindre en notre siècle de lumières? «Ce qui est en conflit
+avec l’esprit chrétien, dit un économiste, c’est moins encore la science
+nouvelle et l’esprit moderne avec ses confuses aspirations, que les
+vieux instincts païens, les concupiscences de la chair et l’orgueil de
+la vie débridés par les siècles. L’idolâtrie de la nature, l’idolâtrie
+de l’homme érigé en Dieu: tel est le nouveau culte auquel semble revenir
+notre civilisation occidentale[1].»
+
+ [1] LEROY-BEAULIEU, _Revue des Deux-Mondes_, 1891, p. 812.
+
+Les Francs-Maçons, dans lesquels on peut voir, d’ailleurs, une branche,
+ou plutôt une excroissance toute naturelle du protestantisme, ne cachent
+pas, dans leurs convents, leurs principes de morale intime. Pour eux, la
+morale catholique n’est qu’un mentor revêche et grognon qui refuse aux
+pauvres humains toute espèce de satisfactions. Pour se rendre la vie
+supportable, ils font de la nature leur directeur de conscience. Foin de
+la continence et de toute espèce de privations! Ils veulent qu’on laisse
+aux passions leur cours naturel, limité seulement par l’intérêt bien
+entendu. Voilà la morale à laquelle l’excellent docteur Blatin, un
+célèbre Maçon d’Auvergne, faisait allusion récemment, quand il disait
+que les Maçons trouvent licites bien des choses que les catholiques
+trouvent illicites, et réciproquement[2].
+
+ [2] Convent maçonnique de 1895.
+
+La sensualité et l’orgueil: voilà les deux grands ennemis du
+christianisme. En confessant l’influence du premier, je ne peux guère
+offusquer que les hypocrites. Nous retrouverons trop tôt l’influence du
+second.
+
+
+
+
+II
+
+L’IDÉE DE DIEU
+
+
+Après les passions, qui, d’ailleurs, s’effaçaient soigneusement derrière
+des motifs plus avouables, le sentiment qui me paraît avoir joué le rôle
+le plus important dans cette première évolution de mes idées, est un
+mélange d’orgueil juvénile et d’esprit de révolte contre toute autorité:
+deux penchants innés dans l’homme, qui ne sont peut-être pas absolument
+condamnables en eux-mêmes et qui ont leur bon et leur mauvais côté, mais
+qui ont singulièrement besoin d’un guide ou d’un modérateur.
+
+Notre égoïsme naturel fait de nous-même le centre de l’univers. Notre
+raison superbe veut que tout lui soit soumis. Nous voulons tout
+pénétrer. Nous croyons tout savoir, et ce n’est qu’à la longue, à force
+d’étude--ceux qui étudient--après beaucoup de déceptions--ce qui ne
+manque à personne--qu’on finit par s’apercevoir qu’on ne sait rien ou
+pas grand chose. Quelques-uns alors se demandent si ces traditions, ces
+dogmes, ces mystères, contre lesquels s’était insurgée leur
+intelligence, ne cachent pas un sens profond. Ce sont les plus
+philosophes qui en arrivent là. Les esprits bornés se buttent dans leurs
+négations, impuissants à en saisir davantage, se croyant cependant plus
+forts que les autres, tandis qu’ils font simplement preuve de leur
+ignorance de la nature humaine et des enseignements de l’histoire.
+
+Avant d’arriver à ce tournant psychologique, j’étais anti-chrétien, mais
+non pas athée.
+
+_Ab Jove principium._ En rencontrant Dieu sur son chemin, ma libre
+pensée ne l’avait méconnu qu’à demi.
+
+Dans tout sujet d’étude, un esprit méthodique cherche, pour élucider la
+question, à l’envisager d’ensemble, à la résumer, à la synthétiser. Et
+c’est ainsi que j’avais admis d’abord Dieu comme l’incarnation des
+mystères du monde, le grand X qu’il appartient à chacun de déchiffrer
+selon les ressources de son intelligence. Il m’a toujours semblé que le
+véritable athéisme était un non sens, une impossibilité, s’appliquant à
+l’une ou l’autre des formes sous lesquelles notre esprit cherche à se
+représenter Dieu, et que l’idée même de Dieu était bien au-dessus de
+tout cela, puisqu’il est: en fait, le mystère lui-même qui se manifeste
+partout, et en esprit le résumé et la perfection de nos conceptions les
+plus idéales.
+
+Les Francs-Maçons du Grand Orient ont récemment supprimé le Grand
+Architecte de l’Univers, ce qui était leur façon de nommer Dieu, et
+chacun sait que cela n’a donné, ni en France ni à l’étranger, une haute
+idée de leur esprit. Aux objections venues d’Angleterre et d’Amérique,
+ils ont répondu qu’ils avaient supprimé Dieu pour ne pas blesser les
+athées qui ne le comprennent pas. Mais, dans ce cas, que de suppressions
+à faire! Est-ce que nous comprenons mieux la chaleur, l’électricité, la
+lumière, la pesanteur, que les athées ne comprennent Dieu?--Ce sont des
+faits, dira-t-on, qui sont l’indice de forces inconnues. Puisqu’on ne
+refuse pas un nom à ces forces inconnues, n’y a-t-il pas quelque
+puérilité à proscrire le nom qui, au point de vue philosophique, est la
+synthèse de toutes les grandeurs et de toutes les forces inconnues?
+
+L’athéisme est une conclusion qui témoigne d’une véritable lacune morale
+et intellectuelle. Est-ce que personne a jamais soutenu qu’une montre
+pouvait exister sans un ouvrier? Or, le monde est un immense objet
+d’art, plein d’obscurités sans doute, mais où éclatent, d’autre part,
+une harmonie et un ordre admirables, et plus difficile à construire
+certainement qu’une montre. Si l’on est en droit de taxer d’aveuglement
+et de folie celui qui dirait qu’une montre s’est fabriquée toute seule,
+à plus forte raison celui qui dirait la même chose du monde.
+
+Il y a donc un ouvrier. Nous l’appelons Dieu. On peut lui donner un
+autre nom, mais le fond reste le même, c’est-à-dire que la montre est
+toujours là, témoignant par son existence de celle de l’ouvrier.
+
+Nous ne le comprenons pas sans doute, mais quoi d’étonnant, étant donnée
+l’infinité de sa grandeur et de notre petitesse! Est-ce une raison pour
+nier son existence, surtout quand, à chaque détour du chemin, cette
+redoutable entité métaphysique se dresse en face de la pauvre humanité,
+lui posant chaque fois des questions insolubles en dehors de l’idée
+divine? Au reste, en y regardant bien, n’est pas athée qui veut; la
+preuve, c’est qu’il ne faut pas presser longtemps un athée pour l’amener
+à émettre une idée ou un nom: Nature, Hasard, Destin ou Force des
+choses, qui soit en contradiction avec son prétendu athéisme, puisqu’il
+répond, avec plus ou moins de circonlocutions, à l’idée fondamentale que
+les autres se font de Dieu.
+
+Les panthéistes qui ne veulent pas admettre un Dieu personnel et
+distinct de la matière et qui soutiennent que le monde a existé de toute
+éternité, me paraissent agrandir et compliquer le problème plutôt que le
+résoudre. Outre que le simple bon sens repousse leur système, on peut se
+demander si nous sommes plus avancés aujourd’hui que du temps de Gœthe
+qui disait à Eckermann: «Je n’ai pas encore rencontré une personne qui
+sache ce que le mot panthéisme signifie.»
+
+De quelques distinctions et analyses subtiles qu’usent les philosophes,
+l’esprit humain, poussé par une curiosité invincible à remonter d’une
+cause à l’autre, ne peut être satisfait que lorsqu’il doit s’incliner
+devant une cause suprême, qu’il ne comprend pas sans doute, mais qui,
+sous son voile mystérieux, répond à l’idée, innée en lui, qu’il n’y a
+pas d’effet sans cause.
+
+Invisible à nos sens, Dieu est indispensable à notre esprit, et la vie
+de l’âme ne se comprend pas plus sans lui que celle de la terre sans le
+soleil.
+
+Les astronomes nous ont démontré que la terre tournait à la fois sur
+elle-même, ce qui fait le jour et la nuit, et autour du soleil, en lui
+présentant successivement ses deux hémisphères, ce qui fait l’été et
+l’hiver pour les diverses parties du monde.
+
+De même Dieu est le soleil intellectuel et moral autour duquel tourne
+l’humanité. Notre esprit ne peut pas plus le comprendre que nos yeux ne
+peuvent fixer le soleil. Mais l’un et l’autre nous éblouissent de leurs
+rayons, et il ne faut pas chercher bien longtemps pour trouver les
+relations qui existent entre les révolutions humaines et les éclipses
+partielles ou passagères de l’idée divine sur notre planète.
+
+Et voilà pourquoi, au plus fort de ma libre pensée, j’aurais trouvé
+puéril de nier Dieu.
+
+Le grand ennemi de Dieu dans ce pauvre monde est indiqué dans la boutade
+d’un humouriste: Au commencement du monde, Dieu créa l’homme à son
+image; mais l’homme lui a bien rendu la pareille.
+
+Il est certain que les plus sages n’échappent pas à cet
+anthropomorphisme. Nous faisons toujours plus ou moins Dieu semblable à
+nous-mêmes; nous lui prêtons trop facilement nos petites passions, nos
+petites idées, et c’est en le trouvant ainsi défiguré que les gens de
+petite cervelle croient pouvoir dire: Vous voyez bien: Dieu ne peut pas
+être ainsi, donc Dieu n’existe pas!
+
+Rien n’est plus naturel après tout que l’anthropomorphisme, et je me
+demande comment on pouvait y échapper, même après les sublimes visions
+de la Bible; mais il me semble que depuis l’Évangile il y a quelque
+chose de changé.
+
+
+
+
+III
+
+NÉCESSITÉ D’UNE RELIGION ET D’UN CULTE
+
+
+Après avoir reconnu Dieu, il fallut quelque temps à ma libre pensée pour
+comprendre que son existence impliquait la nécessité d’une religion, par
+quoi j’entends une façon pour l’homme de régler ses rapports avec
+l’idéal divin.
+
+Je ne pouvais méconnaître aussi l’utilité sociale de la religion. Les
+philosophes de tous les temps l’ont reconnue, et l’expérience des
+siècles la confirme; on ne connaît pas de société humaine qui n’ait eu à
+sa base une religion quelconque. Si l’on peut admettre que l’individu,
+très éclairé et très moral déjà, puisse trouver en lui assez de lumière
+et de force pour s’en passer, il est évident qu’elle est nécessaire à la
+masse ignorante et impressionnable. Son influence pénètre aux régions du
+cœur inaccessibles aux lois humaines. Elle crée l’ordre dans le monde
+moral et constitue la loi des âmes. Hors d’elle, c’est le chaos et
+l’anarchie. Elle est tellement dans la nécessité des sociétés humaines
+qu’on ne détruit jamais une religion que pour lui en substituer une
+autre, de même qu’en politique on ne renverse jamais un gouvernement que
+pour en mettre un autre à sa place. Manquer de religion, c’est manquer
+d’un sens; c’est aussi manquer de justice, et Cicéron a justement dit:
+_Pictas est justitia erga Deum._
+
+La religion est à l’immense majorité des hommes ce que l’instinct est
+aux animaux. N’étant pas philosophe, heureusement pour elle, la masse a
+reçu, infusée dans son sang, toute la dose de métaphysique nécessaire à
+son existence, laquelle se résume dans le sentiment religieux, dans le
+besoin de croire en Dieu et de se faire une loi morale. Et ce n’est pas
+sans raison qu’un éminent physiologiste[3] assigne à l’homme la faculté
+religieuse comme son caractère distinctif, le trait qui le sépare le
+mieux de l’animal. Cette faculté est le fondement de la morale, car si
+la morale ne descend pas de Dieu, si elle n’est qu’un produit de la
+raison humaine, elle ne peut avoir qu’une valeur relative et reste à la
+merci de sa créatrice. C’est pourquoi, après avoir cru un certain temps
+à ce qu’on a appelé la _morale indépendante_, j’ai été amené avec le
+temps à n’y voir qu’une conception absurde, ou tout au moins d’une
+application extrêmement restreinte.
+
+ [3] M. de QUATREFAGES.
+
+De même que la terre est liée au soleil par la force centripète, il faut
+que la conscience humaine soit _religata_ à son soleil moral qui est
+Dieu. C’est par cette attraction divine qu’elle peut contrebalancer la
+force centrifuge, formée par sa mauvaise nature et par ses passions, qui
+la conduiraient aux abîmes sans le providentiel contrepoids de l’autre.
+
+Les fondateurs de la nouvelle école dite _positiviste_ veulent qu’on
+fasse abstraction de tout ce qui est hors de la portée de notre esprit
+et qu’on renonce à s’occuper de Dieu comme étant l’Inconnaissable. Donc,
+pas de religion. Mais l’inanité de ce raisonnement saute aux yeux.
+L’inconnaissable n’en reste pas moins, malgré les plus belles théories,
+la force attractive qui porte l’âme humaine vers un monde
+supérieur--comme les animaux et les plantes vers la lumière--sans parler
+des ténèbres, du vide et du néant qu’elle rencontre en dehors de là.
+Elle est donc invinciblement poussée à une religion quelconque.
+
+Je me suis souvent demandé s’il pouvait exister une théologie capable de
+satisfaire à la fois une minorité raisonneuse, plus ou moins savante,
+amoureuse d’analyses à perte de vue, et la masse simple, croyante et
+synthétique.
+
+Ne sommes-nous pas dans le monde comme les voyageurs dans une diligence,
+où l’un craignant le froid veut tout fermer, et l’autre craignant le
+chaud veut tout ouvrir?
+
+N’est-il pas raisonnable de faire des concessions à ceux qui paraissent
+en avoir le plus besoin, et n’est-ce pas à leur empressement à sacrifier
+leurs aises et leurs convenances à ceux du prochain, que l’on reconnaît
+les gens bien élevés et les meilleurs caractères?
+
+Puisqu’il n’y a pas de théologie qui puisse satisfaire tout le monde à
+la fois, n’est-ce pas aux plus intelligents, ou se croyant tels, à se
+mettre au niveau des autres, non pas en sacrifiant leurs opinions
+intimes qui ne relèvent que de leur conscience, mais en ne cherchant pas
+à imposer à la masse, dont l’esprit est différent du leur, leur propre
+manière de voir, sur des questions où, d’ailleurs, le plus savant n’en
+sait pas davantage que le plus ignorant.
+
+Quelque supérieurs qu’ils puissent se croire au commun des martyrs, ils
+ne peuvent ignorer qu’ils sont sujets aussi à bien des erreurs, et un
+peu d’humilité ne serait-elle pas la plus belle preuve d’intelligence
+qu’ils pourraient donner?
+
+En même temps qu’elle munissait chaque individu de l’outil le plus
+nécessaire au travail de la vie, la religion apprenait aux pasteurs des
+peuples le seul moyen de bien garder leur troupeau. «Quand on ignore,
+dit Jouffroy, la destinée humaine, on ignore celle de la société, et
+quand on ignore la destinée de la société, on ne peut l’organiser. La
+solution du problème est donc une foi morale et religieuse.»
+
+Et le plus radical des radicaux de notre temps ne disait-il pas
+récemment que la question sociale n’existerait pas si le christianisme
+était pratiqué?
+
+Je comprenais donc en principe la nécessité d’une religion, et
+j’admirais son action sociale. Mais je voulais qu’on s’en tînt à la
+religion naturelle. J’admettais, comme les protestants _libéraux_ de nos
+jours, le Dieu intérieur, mais je rejetais comme pratiques
+superstitieuses, indignes d’un esprit libre, tout culte extérieur et
+public, et ce n’est que bien longtemps après, surtout après m’être rendu
+compte de l’attachement obstiné des masses populaires à un culte public,
+que je compris les profondes racines qu’il avait dans la nature humaine.
+Vouloir empêcher, en effet, le sentiment religieux de se manifester
+extérieurement et publiquement, n’est-ce pas comme si on défendait à la
+pensée de s’exprimer en paroles ou par écrit?
+
+Les _intellectuels_ qui prétendent que le christianisme a fait son
+temps, ont-ils bien songé à ce qui arriverait s’il venait, en effet, à
+disparaître, si «la vieille chanson» cessait un moment de bercer les
+misères humaines? Accordons-leur qu’ils soient plus intelligents que les
+autres. Ils ne nieront pas, en tous cas, que leur état, à ce point de
+vue, n’est pas celui du plus grand nombre. Pour un homme instruit, un
+esprit cultivé, combien d’ignorants! Et même parmi les gens instruits et
+cultivés, que de lacunes, que de défaillances, que d’incroyables erreurs
+de jugement et même de sens commun!
+
+C’est étonnant, dit un personnage de comédie, combien les gens d’esprit
+sont bêtes!--Et encore, lui répond son interlocuteur, c’est qu’ils ne
+veulent pas le croire!
+
+Et parmi ce qu’on est convenu d’appeler l’élite d’un pays, combien ont
+le goût des choses métaphysiques et le temps d’en escalader les sommets!
+Et quand ils le font, n’est-ce pas la tour de Babel, qui en est
+peut-être l’histoire légendaire?
+
+Est-ce pour cette infime minorité, d’ailleurs impossible à satisfaire,
+que le grand législateur devait légiférer sans souci de la masse immense
+qui pense et surtout sent autrement qu’eux?
+
+En dehors, en effet, des philosophes ou simples lettrés, de ceux qui
+savent penser et en ont le temps, il y a des foules immenses de pauvres
+diables en lutte avec les nécessités de la vie, qui ont à peine le temps
+et la force de gagner leur pain quotidien. _Primo vivere, deinde
+philosophare._ N’est-ce pas un crime de les faire philosopher tandis que
+leur existence n’est pas assurée?
+
+«La religion, disait fort justement l’auteur d’un petit opuscule publié
+vers 1840, la religion est le canal nécessaire par lequel les idées
+d’ordre, de devoir, d’humanité, de justice, coulent dans toutes les
+classes des citoyens. Peu d’hommes ont les moyens et le temps d’acquérir
+la science mais avec la religion on peut être instruit sans être savant.
+C’est elle, et elle seule, qui enseigne, qui révèle toutes les vérités
+utiles et nécessaires aux hommes de toutes les conditions[4].»
+
+ [4] ALLIGNOL, _De l’état actuel du clergé en France_.
+
+M. Barthélemy Saint-Hilaire a résumé d’un trait la même idée en disant
+que «la religion est la philosophie du peuple». Et c’est une philosophie
+bien supérieure à celle des philosophes, à laquelle aboutit,
+pratiquement d’ailleurs, toute philosophie vraiment digne de ce nom.
+Toutes les religions ont enseigné aux hommes la vertu, le travail et la
+justice; la religion chrétienne a couronné ces enseignements en leur
+apprenant la résignation et le sacrifice. N’ont-elles pas ainsi mieux
+fait pour les classes déshéritées que ceux qui les poussent à la révolte
+contre des états de choses qui ne sont souvent que les résultats
+inéluctables des lois de la nature?
+
+La religion a fait tout le travail philosophique nécessaire pour ceux
+qui en étaient incapables: elle leur a donné la substance de la vérité;
+elle leur a épargné un temps infini et des erreurs sans nombre. Elle
+leur a mis en mains un manuel de la vie pratique, qui n’empêche en rien
+ceux qui ne le trouvent pas suffisant de chercher ailleurs des lumières
+plus complètes, s’il en existe, mais ne leur donne pas le droit d’exiger
+que la religion soit faite exclusivement à leur mesure.
+
+
+
+
+IV
+
+L’ÉGLISE ET LES PHILOSOPHES
+
+
+Une religion est donc nécessaire, et un culte extérieur en est le
+corollaire indispensable.
+
+Quelle est la meilleure des religions?
+
+Dès le début de ma libre pensée, je me suis trouvé plein de préjugés
+contre la religion catholique, et c’était là, surtout, je crois, un
+résultat de mes lectures des soi-disant philosophes du XVIIIe siècle.
+Voltaire et ses compères me paraissaient alors de très puissants
+raisonneurs et je trouvais irréfutables la plupart des mauvaises
+querelles qu’ils ont faites: à la Bible, en y relevant des énormités et
+des contradictions que je trouve aujourd’hui fort discutables; à
+l’Église, en lui imputant des crimes et des erreurs dont elle n’est pas
+responsable; à la religion catholique, en la confondant sans cesse avec
+les abus que la pauvre humanité peut en faire et n’en a que trop souvent
+faits. Quelle fête pour l’orgueil et la passion débordés, de pouvoir,
+devant ce déluge de sarcasmes et d’attaques de tout genre, prendre en
+pitié les générations passées, de croire que la nouvelle philosophie
+avait pénétré les arcanes de l’histoire et reconnu l’origine humaine de
+toutes les religions!
+
+Je n’ai compris que plus tard le peu de valeur de ce genre de critique.
+Il m’a paru, en y réfléchissant, que les voltairiens anciens et modernes
+étaient peut-être un peu trop exigeants, en voulant que Dieu, occupé à
+tracer aux Juifs des lois morales, s’interrompît pour leur révéler aussi
+tous les secrets de la nature, leur parlant un langage entièrement
+conforme aux données, d’ailleurs si incertaines et si variables, de la
+science, et qu’il leur fît, par exemple, une petite dissertation
+astronomique pour remplacer l’image de Josué arrêtant le soleil.
+
+On peut en dire autant des jours de la Genèse, dans lesquels il convient
+de voir, non pas un traité de cosmogonie, mais un aperçu substantiel
+très général de la formation du monde, tel qu’il le fallait aux Juifs du
+temps de Moïse--aperçu, du reste, où il y a beaucoup plus à s’étonner
+des conformités avec la science moderne qu’on peut y voir, que des
+contradictions apparentes qu’on peut y découvrir.
+
+La preuve finalement de la fragilité des polémiques voltairiennes se
+trouve dans le discrédit où elles sont tombées. Combien en reste-t-il
+qu’un vrai savant de nos jours oserait opposer à l’apologétique
+chrétienne?
+
+Ce n’est pas sans peine que j’appris à envisager de haut les traditions
+juives et à lire ses révélations, sans me laisser arrêter par des
+considérations ethniques de temps et de lieu.
+
+Il est évident que, dans la Bible et même dans le Nouveau Testament, il
+y a deux parties très distinctes: l’une qui se rapporte à la vie
+légendaire du peuple juif, et l’autre qui est un enseignement dogmatique
+et moral, et qu’il n’est pas de bonne guerre de les confondre--d’autant
+que, pour tout ce qui concerne la morale, il n’y a pas sujet de doute,
+et c’était l’essentiel.
+
+Pour tout le reste, on peut trouver que si l’inspirateur des Livres
+Sacrés n’a pas toujours parlé avec la précision de style d’un notaire ou
+d’un académicien, c’est qu’il avait peut-être ses raisons pour cela. Et
+l’une de ces raisons sans doute, c’est qu’il savait qu’on aurait tout
+autant ergoté sur sa parole, lors même qu’elle eût été plus claire,
+attendu qu’il est dans notre nature de tout discuter.
+
+Des raisons plus hautes justifient Dieu du reproche qu’on lui fait
+implicitement de n’avoir pas usé de son omniscience pour parler aux
+Juifs, en d’autres termes, de ne pas nous avoir révélé d’un coup tous
+les secrets de l’univers. A-t-on réfléchi que par là il aurait enlevé à
+l’humanité la plus délicate de ses joies: celle de les découvrir
+successivement elle-même, outre que nous aurions perdu tout mérite à
+reconnaître sa grandeur et à lui rendre hommage, puisque nous n’aurions
+pas eu la peine de chercher? Est-il nécessaire enfin de faire ressortir
+tout ce qu’il y a de présomption enfantine à vouloir imposer au grand
+Être des conditions qui bouleverseraient le système du monde?
+
+A l’obligation de parler plus clair, il faudrait ajouter celle de donner
+à tous la même intelligence et le même tempérament, si l’on voulait que
+les mêmes paroles fussent comprises par tous de la môme façon. D’une
+chose à l’autre, il faudrait tout changer.
+
+C’est pourquoi les obscurités qui jadis m’offusquaient dans ces antiques
+traditions, produisent aujourd’hui sur moi un effet contraire, et, de
+même que les nuages orageux sont ordinairement la source de pluies
+bienfaisantes, je me demande si ce n’est pas dans leur sein que se
+cachent les plus hautes vérités.
+
+
+
+
+V
+
+L’ORGUEIL
+
+
+L’homme qui regarde attentivement au fond de son âme finit toujours par
+reconnaître, au milieu des monstres qui y grouillent, le serpent Python
+de Platon, qui n’est autre que le Satan de l’Écriture, en d’autres
+termes, l’orgueil, l’insatiable orgueil, qui est le trait distinctif de
+la philosophie voltairienne et de ses disciples modernes. Ils se
+croient, et beaucoup en sont très naïvement convaincus,--et je ne
+prétends pas avoir échappé à ce travers--ils se croient de cent coudées
+supérieurs aux générations précédentes; ils ont la certitude d’avoir
+découvert ce que celles-ci n’avaient pas même soupçonné. De même que la
+liberté pour certains politiciens n’a commencé qu’en 1789, la raison
+pour eux n’existe réellement que depuis qu’ils l’ont fait connaître au
+monde. Ils se figurent que, si leurs prédécesseurs avaient su ce qu’ils
+savent eux-mêmes, s’ils avaient connu par exemple la vapeur et
+l’électricité, ils auraient été également sceptiques et que leur foi
+religieuse a été simplement l’effet de leur ignorance.
+
+Les plus réfléchis, tout en subissant cette influence, ont quelques
+retours. Pour ma part, je me suis bien souvent demandé, même avant l’âge
+mûr, s’il ne conviendrait pas d’être plus modeste, et dans mon for
+intérieur je me déclarais à moi même qu’après tout il n’était ni sage,
+ni équitable de considérer, sous prétexte de progrès, tant de beaux
+génies disparus comme des espèces d’imbéciles. Si Bossuet, Leibnitz et
+tant d’autres grands hommes ont cru à la divinité du Christ, c’est
+évidemment parce qu’ils avaient trouvé à cela, bien que privés des
+inventions modernes, des raisons à leurs yeux suffisantes et bien
+au-dessus de celles que peuvent leur opposer la physique et la chimie,
+et le fait seul de leur foi me paraissait mériter autre chose que le
+dédain. Il est clair qu’ils raisonnaient d’une autre façon que nous;
+mais je n’admettais pas que leur raisonnement valût le nôtre. Songez
+donc à tout ce que nous avons appris depuis un siècle, à toutes les
+conquêtes de l’homme sur la matière, et à la légitime espérance qu’il
+peut concevoir de devenir le roi de la planète où Dieu l’a placé.
+Toutefois, il y avait là une masse imposante de convictions qui me
+troublait.
+
+Ma vieille admiration pour la science moderne s’est un peu modifiée
+depuis; je l’admire toujours, mais à la condition qu’elle se tienne à sa
+place et n’ait pas la prétention de régenter la métaphysique où elle ne
+peut juger que comme un sourd de musique ou un aveugle de peinture.
+
+Je n’ai jamais trouvé bien sérieux les savants ou prétendus tels qui ont
+proposé l’Évolution ou le Panthéisme pour remplacer la Genèse. Quand
+Renan dit que le monde s’est fait tout seul, et qu’il écrit au chimiste
+Berthelot que «la molécule pourrait bien être, comme toute chose, le
+fruit du temps, le résultat d’un phénomène très prolongé, d’une
+agglutination continuée pendant des milliards de milliards de siècles»,
+il est permis de penser qu’il se moquait au fond de son correspondant
+comme du bon public, et qu’il aurait trouvé infiniment plus d’esprit à
+ceux qui auraient accueilli son hypothèse par un éclat de rire, qu’à
+ceux qui l’auraient saluée avec respect comme un trait de génie.
+
+Dans cette dernière catégorie, il faut évidemment ranger les membres de
+l’ancien conseil municipal de Paris qui ont fait placer sur le socle de
+la statue de Raspail des inscriptions comme celles-ci: _Donnez-moi une
+cellule animée de sa vitalité, et je vous rendrai l’univers. A la
+Science! Hors de la Science tout n’est que folie! A la Science, unique
+religion de l’avenir!_
+
+Au fond du mot de Raspail, il y a bien une idée vraie, celle que Pascal
+avait déjà exprimée en disant que «Nous ne savons le tout de rien». Il
+appartenait aux auteurs de l’inscription de le rendre grotesque par le
+commentaire dont ils l’ont accompagné.
+
+Plus tard, le prestige scientifique de notre siècle baissa
+singulièrement à mes yeux, quand je vis que le progrès moral était loin
+d’accompagner le progrès matériel, et je compris qu’on pût parler de la
+faillite de la science.
+
+J’ai été frappé finalement en reconnaissant que toutes les nouveautés
+métaphysiques, par lesquelles on prétend remplacer la religion
+chrétienne, sont plus ou moins contenues en germe ou explicitement dans
+ce qu’on appelait autrefois des hérésies, en sorte que nous ne faisons
+guère sur ce terrain que rebattre des chemins parcourus et rajeunir des
+systèmes dont la critique religieuse de nos pères, confirmée par
+l’expérience des temps, avait déjà fait justice.
+
+Après avoir longtemps considéré la science et la religion comme
+inconciliables, je me suis demandé si leur antagonisme, dont on fait
+tant de bruit, est bien réel et ne consiste pas souvent en ceci qu’on
+fait dire à la religion ce qu’elle ne dit pas, et qu’on fait rendre à la
+science des arrêts dont elle n’est rien moins que sûre elle-même.
+Connaissez-vous un Protée pareil à la science? Elle dément un jour ce
+qu’elle affirmait la veille. D’ailleurs, sur la raison des choses, elle
+ne peut aller que d’une hypothèse à l’autre. Plus on est savant, plus on
+doute. Peut-être n’y a-t-il pas lieu par conséquent de tant se
+préoccuper des rapports de la science et de la religion. Ce sont deux
+terrains parfaitement distincts. La religion n’est pas incompatible avec
+la science, elle la domine. Elle la laisse faire, certaine d’avoir tôt
+ou tard le dernier mot.
+
+
+
+
+VI
+
+LES MYSTÈRES
+
+
+Le premier mouvement de l’esprit est de s’insurger contre le mystère.
+Comme il est un défi à notre raison et que notre raison est très
+orgueilleuse, elle cherche d’abord à le nier. Mais rien n’est plus
+opiniâtre que le mystère. Il revient sous toutes les formes comme pour
+nous narguer au logis, dans la rue, en voyage, partout. Un
+commis-voyageur rationaliste, à qui l’on venait de servir un œuf à la
+coque, à une table d’hôte, et qui le dégustait en niant tous les
+mystères, s’entendit interpeller par un autre voyageur qui lui cria:
+
+--Vous en avez un dans votre assiette
+
+--Comment cela?
+
+--Et oui, un œuf: d’où vient-il?
+
+--D’une poule, parbleu.
+
+--Et la poule?
+
+--D’un œuf.
+
+--Qui a commencé de l’œuf ou de la poule?
+
+Notre homme, d’abord interloqué, finit par trouver cette réponse:
+
+--Ni l’un ni l’autre: ce sont deux types éternels symbolisés par le
+serpent égyptien qui se mord la queue.
+
+--Peut-être, répartit l’interlocuteur, serait-il plus simple de dire que
+vous n’en savez rien--ni moi non plus--que de remplacer le mystère de
+l’œuf par un autre encore plus grand.
+
+Je me souviens qu’au temps où j’étais capable de déraisonner tout aussi
+bien que notre commis-voyageur, causant des mystères de la religion
+chrétienne avec un vieil aumônier militaire de mes voisins, je ne lui
+cachai pas que ma raison en était révoltée. Il me répondit doucement:
+
+--Quand l’expérience vous sera venue avec l’âge, vous verrez les choses
+autrement et vous comprendrez plus ou moins ce que vous ne pouvez
+comprendre aujourd’hui.
+
+Il voulut parler d’autre chose, mais j’étais entêté, et je le ramenai à
+mon sujet, en lui disant que je n’admettais pas les choses qui
+déroutaient la raison humaine, la sienne comme la mienne.
+
+--Les mystères déroutent notre raison, répondit-il: la belle affaire!
+Est-ce que le plus simple coup d’œil sur la nature ne la déroute pas
+perpétuellement? Vous n’admettez pas Dieu et homme tout ensemble. Est-ce
+que nous ne sommes pas corps et âme tout ensemble? Le comprenez-vous
+mieux? Est-ce que vous savez pourquoi les tisanes calment les malades,
+pourquoi l’opium fait dormir et pourquoi l’arsenic tue? Et, au lieu de
+trouver là un motif d’humilité, cette pauvre raison humaine va
+s’enivrant toujours d’un nouvel orgueil.--A cet orgueil, la religion
+oppose le mystère. Elle lui montre ainsi une fois de plus qu’elle
+procède d’inspirations différentes, ne suit pas la même route et tend
+vers un but plus élevé. La raison cultive la terre, la religion montre
+le ciel. La religion s’adresse à l’âme: elle désaltère en nous la soif
+du sublime et de l’infini. Il lui faut un langage à la hauteur de son
+but. Si elle n’est pas mystérieuse, incompréhensible dans ses dogmes,
+elle n’est plus la religion. L’homme n’adorera jamais ce qu’il comprend.
+Il n’est pas dominé par ce qui n’est qu’à sa hauteur. Il n’y a pas de
+Dieu pour lui, si ce Dieu ne se tient pas à une hauteur infinie,
+environné de nuages impénétrables. Il faut qu’en inspirant la vénération
+et l’amour, la religion inspire aussi le respect et la crainte.
+
+Ce discours me parut étrange et je répliquai par des arguments que je
+croyais irréfutables, et que je n’ose plus répéter aujourd’hui,
+tellement je leur trouve un caractère de banalité et peu concluants en
+l’espèce.
+
+Le vieux prêtre finit par me dire:
+
+--Mon ami, vous êtes trop pointu; j’attendrai que le roulement de la vie
+ait émoussé vos angles.
+
+Il a fallu du temps, en effet, pour me faire comprendre le peu de
+compétence de la raison pure dans les questions religieuses, et combien
+les fondateurs des anciennes religions--en laissant de côté la question
+d’origine divine--connaissaient mieux la nature humaine que les
+néo-philosophes de nos jours.
+
+M. Guizot rappelle quelque part les problèmes naturels qui pèsent sur
+l’âme et sont le fondement de toutes les religions. Il réfute ceux qui
+veulent abolir le surnaturel, «car la croyance au surnaturel est un fait
+naturel, primitif, universel, permanent dans la vie et l’histoire du
+genre humain. Là où la croyance au surnaturel disparaît, la croyance à
+Dieu disparaît aussi. La science humaine est-elle compétente sur la
+question du surnaturel? Reconnaître qu’il y a certaines choses qu’elle
+ne peut savoir devrait être le premier mot de la science, et c’est lui
+rendre service que de la ramener dans son domaine quand elle en
+sort[5]».
+
+ [5] _Méditations_, I, 1re série.
+
+On a vu plus haut le mot de M. de Quatrefages qui voit dans le sentiment
+religieux le signe distinctif de l’homme. A ce même point de vue, on
+pourrait définir l’homme un animal qui croit au surnaturel.
+
+Un éminent prédicateur disait, il y a quelques années: «Nous nous
+plaçons en face de l’univers, non pas avec l’humilité qui devrait
+courber toutes les têtes, si nous réfléchissions à son immensité, à son
+organisation sublime et à notre petitesse. Nous nous plaçons en face de
+l’univers arrogamment, superbement, et nous en abordons l’étude avec la
+prétention de tout expliquer.»
+
+Nous sommons Dieu de rendre ses comptes; il devrait nous suffire de
+contempler son œuvre.
+
+Si Dieu était accessible à nos sentiments humains, on pourrait dire
+qu’il se venge en nous faisant déraisonner.
+
+Comme le fait observer Bossuet, «les absurdités où tombent les
+détracteurs de la religion deviennent plus incompréhensibles que les
+vérités dont la hauteur nous étonne, et pour ne vouloir pas croire des
+mystères incompréhensibles, ils suivent l’une après l’autre
+d’incompréhensibles erreurs.»
+
+Avez-vous lu, dans _Tristesses et Sourires_ de Gustave Droz, ces paroles
+de la douairière à son vieux voltairien d’ami Férou?
+
+«Vous ne voulez plus de culte, de religion, et vous passez votre vie à
+dire la messe devant des principes plus incompréhensibles cent fois que
+les dogmes les plus mystérieux! Vous adorez les vessies, vous sanctifiez
+les lanternes, vous encensez les girouettes, tout vous est bon pour
+pontifier. O Férou, comme votre athéisme me rend religieuse! Comme
+j’aime Dieu, depuis que vous le niez! Comme je deviens croyante en face
+de votre incrédulité savante!»
+
+Je comprends d’autant mieux la douairière que le spectacle de la coterie
+maçonnique, ou sont venues se concréter toutes les doctes âneries des
+ennemis du mystère, a certainement beaucoup servi à me rejeter vers les
+croyances catholiques.
+
+C’est contre sa métaphysique, assez semblable, d’ailleurs, à l’habit
+d’Arlequin, car elle se compose de tous les rebuts philosophiques du
+passé, qu’il faut retourner aujourd’hui ce mot du grand ironiste du
+siècle dernier:
+
+«La métaphysique, c’est lorsque ceux qui écoutent n’y entendent rien, et
+lorsque celui qui parle ne se comprend pas lui-même.»
+
+Les mystères en religion correspondent à l’instinct religieux qui est
+dans notre nature. Nous ne voudrions pas d’un Dieu sans mystères. Le
+monde lui-même sans mystères nous paraîtrait bien fade et bien monotone.
+C’est pourquoi il n’y a rien de plus universel parmi les hommes que la
+croyance au surnaturel. Et l’on peut ajouter, avec M. Guizot, qu’il n’y
+a rien de plus naturel.
+
+
+
+
+VII
+
+LE PÉCHÉ ORIGINEL ET LA PRESCIENCE DIVINE
+
+
+Quand ma raison, commençant à mieux se rendre compte du système du
+monde, fut arrivée à cette idée que ses mystères n’étaient peut-être pas
+aussi déraisonnables qu’ils le semblaient, mon bon sens me dit qu’en
+tous cas, comme ils étaient plus forts que nous, leur existence ne
+pouvant être niée, le plus sage était de les prendre tels qu’ils sont et
+de tâcher de s’accommoder avec eux.
+
+Nous acceptons bien, puisque nos sens ne nous permettent pas d’en
+douter, qu’un grain de blé mis dans la terre produit un épi et qu’un
+chêne est le produit d’un gland.
+
+Or, la tradition, qui est l’œil des siècles précédents, nous apprend que
+le genre humain vient d’un premier homme et d’une première femme créés
+incompréhensiblement par l’Être incompréhensible que nous appelons Dieu.
+
+Là-dessus, la science proteste. Comme il est impossible de prouver la
+chose mathématiquement, elle la nie. Il est vrai qu’elle est, de son
+côté, impuissante à prouver le contraire--également impuissante à
+trouver une autre solution quelque peu acceptable.
+
+On l’a entendue parler dans le socle de la statue de Raspail.
+
+On a entendu aussi Férou chantant la messe devant l’Évolution.
+
+Si le bon sens populaire comprend encore moins ces histoires que celles
+de la Bible, qui pourrait bien s’en étonner?
+
+Mais, s’il faut s’incliner devant le mystère de notre origine, celui du
+péché originel rapproché de la prescience divine me parut longtemps
+d’une gravité exceptionnelle. Outre qu’il n’est pas juste de faire
+porter aux enfants la faute de leurs parents, il me paraissait fort
+singulier que Dieu, dominant l’avenir, prévoyant, par conséquent, le
+péché d’Adam et d’Ève, n’eût pas agi, dans sa souveraine bonté, de façon
+à nous épargner cette fâcheuse éventualité. Il y a donc contradiction
+dans les idées qu’on se fait de Dieu. Si sa bonté n’est pas en défaut,
+c’est sa prescience. Il est méchant ou aveugle. Et cela me paraissait un
+dilemme d’où Jéhovah ne pouvait pas sortir.
+
+Peu à peu j’ai raisonné différemment. Allant du connu à l’inconnu, et ne
+pouvant mettre en doute l’existence de Dieu, pas plus que l’existence du
+mal et de la douleur en ce pauvre monde, j’ai cherché dans l’étude de la
+nature humaine une explication de ce mystère du gouvernement divin, et
+j’ai trouvé là des lumières qui, si elles n’ont pas dissipé pour moi
+toutes les ténèbres, ont au moins changé l’aspect de la question et
+m’ont appris à la considérer avec plus de réserve.
+
+L’essence de l’homme n’est-ce pas la volonté libre, sans laquelle il n’y
+a ni mérite ni démérite, ni mal ni bien? Sans liberté d’action, que
+devient l’être humain? Pourquoi et dans quel but aurait-il été mis sur
+la terre? Autrement, autant vaudrait que la terre eût été peuplée
+d’automates. Où serait la différence essentielle entre l’homme et les
+animaux, si Dieu ne l’avait pas créé libre? La liberté admise, l’homme
+est responsable de ses actes, et la punition du coupable--dont il est,
+d’ailleurs, téméraire de déterminer la mesure--est la conséquence de la
+justice divine qui n’exclut rien moins que la plus large miséricorde. Et
+c’est précisément tout cela qui constitue la révélation chrétienne, et
+c’est ainsi que la véritable philosophie peut se rencontrer avec la
+Bible.
+
+Que si l’on ne veut voir dans la version biblique que l’expression
+figurée de la sagesse antique pour expliquer la présence du mal et de la
+douleur en ce monde, il faut convenir que, toute extraordinaire qu’elle
+nous paraisse, on n’en a pas encore trouvé de plus acceptable. Le mal et
+la douleur, en effet, sont là, et proclament plus haut que la Bible le
+péché originel. On peut ne pas le comprendre--on ne le comprend
+pas--mais on ne peut le nier, car il est sous nos yeux patent,
+quotidien, puisqu’on voit tous les jours les enfants profiter ou pâtir
+des vertus ou des fautes de leurs parents, puisque l’histoire n’est pas
+autre chose que le tableau successif des peuples ou des générations,
+récompensés ou punis, non seulement selon leurs propres mérites, mais
+aussi selon les mérites de leurs prédécesseurs.
+
+
+
+
+VIII
+
+L’ENFER
+
+
+Ceci me conduit à la grosse question de l’Enfer. Et ici (pas plus
+qu’ailleurs bien entendu), je ne prétends faire de la doctrine et en
+savoir plus que les théologiens. Je veux simplement expliquer comment et
+de quelle façon ce point des enseignements chrétiens, qui me choquait si
+fort, est devenu pour moi explicable.
+
+Le feu! L’éternité des peines! Le cœur se révolte contre ces idées.
+
+Sur le second point, on peut remarquer que si l’éternité des peines est
+inscrite en principe, elle peut en fait être annulée par le repentir
+dont nul ne peut assigner la limite et par la relation mystérieuse entre
+les vivants et les morts qu’établit la prière catholique.
+
+Sur le feu, les théologiens ne sont nullement d’accord, mais il est
+évident que ce mot, qui répond à une souffrance physique, alors qu’il
+s’agit de la punition des âmes, ne doit pas être pris au pied de la
+lettre. Ce qui est de foi, c’est la punition et non le feu. L’enfer peut
+n’être que le remords de n’avoir pas ouvert son âme à la vérité, de
+n’avoir pas apprécié, durant la vie humaine, la sublimité des
+révélations du Christ, le regret de nos fautes et la vue claire de leurs
+conséquences et de notre honte. Voilà sans doute ce que pensent beaucoup
+de théologiens, mais ce qu’ils ne se croient pas obligés de prêcher sur
+les toits. Il y a sur ce sujet dans _L’Église et les temps présents_ de
+Mgr Bougaud, un chapitre qu’on devrait faire lire à tous les jeunes
+prédicateurs. Bien des gens sont incrédules parce qu’ils ne peuvent
+concilier l’idée de l’enfer, telle qu’elle est trop généralement
+présentée, avec celle de la bonté de Dieu. Ils accepteraient bien plus
+aisément l’enfer tel que le conçoit l’éminent prélat. Au reste, la
+question est fort délicate, et l’auteur en convient lui-même: «Je
+n’insiste pas. Il y a ici un double écueil à éviter: ou d’atténuer
+tellement les peines éternelles qu’elles n’effrayent plus les
+consciences, ou de les exagérer de manière à révolter les âmes et à les
+faire douter de l’enfer.»
+
+Le même ouvrage rectifie les préjugés trop répandus sur le petit nombre
+des élus. Ces préjugés, accrédités par un discours de Massillon qu’on
+aurait dû mettre à l’Index, sont le fait d’une opinion mal éclairée bien
+plus que de l’Église. Le jansénisme a fait ici beaucoup de mal. Il y a
+beaucoup plus d’élus qu’on ne croit, et Dieu est meilleur que des excès
+de zèle ne le font entendre. «Nous pouvons espérer, dit le P. Faber, que
+Dieu ne juge pas comme les hommes et que la grande majorité des
+catholiques seront sauvés.» De ces paroles on peut rapprocher celle d’un
+des regrettés collaborateurs de cette collection, qui, après avoir parlé
+de l’enfer dans le même sens que nous, n’hésite pas, comme le P. Ventura
+et tant d’autres, à ouvrir le ciel, même aux hérétiques, aux
+schismatiques et aux païens qui ont été justes et de bonne foi[6].
+
+ [6] Voir le _Mal_, par l’abbé Constant, docteur en théologie. Bloud et
+ Barral (_collection Science et Religion_).
+
+Une autre conversation avec mon vieil aumônier me revient ici en
+mémoire. Ce digne prêtre était revenu de ses longues campagnes très
+frappé de la nécessité d’une forte discipline dans l’année. Sans doute,
+disait-il, il y a bien des détails des règlements dont l’infraction
+n’atteint pas la force de l’armée, mais si on se néglige, si on
+raisonne, le relâchement dans l’ensemble est à craindre, et rien de plus
+grave. De même, la discipline est nécessaire dans l’Église: pour les
+dogmes comme pour la pratique courante.
+
+--Est-ce qu’il faut accepter le ciel et l’enfer comme on nous les
+dépeint? lui dit quelqu’un.
+
+--Comment les dépeint-on?
+
+L’interlocuteur peignit un ciel ou l’on s’ennuyait et un enfer où l’on
+rôtissait.
+
+--Il me semble, dit l’aumônier, que ceux qui précisent et matérialisent
+ainsi la récompense ou la punition qui nous attendent dans l’autre vie,
+sont bien hardis et ne méritent ni un brevet d’invention ni un
+compliment sur l’originalité de leur esprit. Soyons plus humbles. Nous
+savons que Dieu est juste et qu’il nous récompensera ou nous punira
+mieux que nous ne pouvons l’imaginer. Mais n’allons pas plus loin, et,
+en songeant que les peintures courantes ont répondu et peuvent encore
+répondre à des nécessités sociales, sans être des articles de foi, ne
+nous prononçons sur leur sujet qu’avec réserve. L’enfer est peut-être un
+gendarme dont on a grossi les traits et la sévérité, mais songeons qu’en
+le ramenant avant l’heure à des proportions plus humaines, nous risquons
+d’encourager les maraudeurs.
+
+--Enfin qu’en pensez-vous?
+
+--Moi, j’en pense ce qu’il me plaît dans mon for intérieur, et, bien
+convaincu de la bonté de Dieu autant que de sa justice, je pense avant
+tout que chacun ferait bien d’imiter à cet égard la prudence de
+l’Église.
+
+
+
+
+IX
+
+LA RAISON ET LA FOI
+
+
+Pendant longtemps j’ai considéré la raison comme un juge sans appel,
+devant lequel il fallait toujours s’incliner, attendu que contester sa
+compétence, c’était encore la reconnaître, puisqu’il n’y a pas moyen
+sans elle d’argumenter contre elle.
+
+Et je croyais cet argument irréfutable.
+
+Plus tard, je réfléchis qu’il y avait plus d’une question préalable à
+vider.
+
+Qu’est-ce d’abord que la raison?
+
+N’est-ce pas un mot sur lequel on a déraisonné beaucoup plus que de
+raison?
+
+Est-ce une faculté aussi simple qu’on le dit? Est-ce une reine absolue,
+et n’a-t-elle pas auprès d’elle des conseillers, sans lesquels elle ne
+peut rendre, suivant les cas, de verdicts parfaitement valables?
+
+On enseigne aux élèves de philosophie que la raison est la faculté pour
+notre esprit de voir au-delà de l’apparence des choses, de comparer, de
+juger, en un mot de raisonner. On leur apprend, en outre, que c’est une
+des trois facultés de l’âme; les deux autres sont la sensibilité et la
+volonté.
+
+Nous sommes donc en présence d’une trinité psychique dont on a distingué
+les membres pour les besoins de l’analyse, mais qui n’en constitue pas
+moins un bloc indivisible.
+
+Pour moi, je pense que l’âme a son instinct comme le corps, pour la
+prémunir de certains dangers que la raison ne saurait lui montrer, ou
+pour lui faire apercevoir des vérités qui, autrement, lui resteraient
+cachées. Cet instinct, qui procède de la sensibilité ou sentiment, est
+en quelque sorte le prolongement de la raison, sa partie ailée, la plus
+essentielle pour un certain ordre de connaissances.
+
+Quand il s’agit, par exemple, du grand problème de notre origine et de
+nos destinées, vouloir que l’homme l’aborde avec la raison pure, la
+froide raison, c’est vouloir qu’un soldat aille au combat à moitié
+désarmé. C’est le priver de son arme la meilleure, car le sentiment qui
+marque la direction à suivre, qui synthétise le but avant qu’on puisse
+l’apercevoir, porte plus loin que la simple raison. Celle-ci peut lui
+servir de modérateur, mais elle serait folle de ne pas user de sa flamme
+et de sa lumière.
+
+C’est dans cet ordre d’idées que M. Ollé-Laprune dit: «Le vrai
+philosophe pense avec son être tout entier. Il pense, en faisant
+concourir à sa pensée et l’imagination et le sentiment, et d’une
+certaine manière l’organisme même, car il pense en homme et humainement.
+Il pense en s’appuyant sur le sol qui le porte, en demeurant en contact
+avec l’humanité dont il fait partie, avec les vivants, avec les morts;
+la pensée d’autrui, la pensée du genre humain, grâce à la parole, lui
+sont présentes et entrent dans sa substance. Il pense enfin, attaché à
+Dieu, principe, soutien, lumière, règle de toute pensée... Qu’on aille à
+la recherche de la vérité avec une âme mutilée, c’est ce que je ne puis
+comprendre...»
+
+Le rationalisme qui, en fait, est la négation brutale de toute religion,
+est, en théorie, la prétention d’obliger la religion à donner la preuve
+des vérités qu’elle enseigne. Il n’y a pas, dit-il, deux ordres de
+connaissances: la science et la foi; les articles de foi ne sont pas
+admissibles sans un certificat de la science.
+
+En quoi le temps et la réflexion m’ont fait voir qu’il commettait une
+grosse erreur, en méconnaissant les droits du sentiment et en voulant
+faire juger à la raison pure des questions qui ressortent du tribunal
+tout entier.
+
+ La Raison dans mes vers conduit l’homme à la Foi,
+
+dit Racine le fils, entendant évidemment par ce mot l’action combinée de
+la raison pure et du sentiment. Les théologiens ne sont pas tout à fait
+de son avis; ils pensent que la raison peut produire un état favorable à
+la foi, mais qui doit être fécondé par la grâce.
+
+Qu’on le veuille ou non, l’âme est invinciblement portée à une synthèse
+suprême, à une foi quelconque. Pour arriver à la meilleure, ce n’est pas
+trop de toutes les facultés de l’esprit et du cœur. Il faut de plus,
+croyons-nous, quelque humilité personnelle, ce qui se rapproche de la
+thèse des théologiens; et le Moyen Age, ce siècle de soi-disant
+obscurantisme, montrait plus de connaissance de la nature humaine que
+les novateurs modernes, quand il disait:
+
+ _Nulla ratio si non sit oratio_;
+
+il n’y a pas de raison sans oraison; ce qui signifie simplement que la
+raison s’égare si elle ne reconnaît pas un principe supérieur et ne sait
+pas s’humilier devant lui. L’oraison est aussi une sorte de retour sur
+soi-même: _recogitatio_; en sorte que ce mot veut dire à la fois prière
+et réflexion.
+
+La raison, telle qu’on la conçoit de nos jours, qui refuse de s’incliner
+devant un Être supérieur, qui prétend se passer de lui et ose tenir pour
+non avenues les traditions de foi des générations précédentes, est
+exactement le contrepied de la haute raison d’autrefois qui priait et
+réfléchissait. Elle n’est pas autre chose, en définitive, que la
+déification du moi, et comme il n’y a rien de si dissemblable que le
+moi, comme la raison pour chacun est sa propre raison et non pas celle
+du voisin, on conçoit la confusion et le désordre qui doivent résulter
+d’un pareil système.
+
+Les catholiques ne repoussent pas la raison, mais seulement son emploi
+exclusif et surtout son rôle dominant dans la recherche de la vérité.
+Ils disent que la religion vient de Dieu comme la foi, et qu’il n’y a
+pas, qu’il ne peut pas y avoir entre elles de véritable désaccord. Ils
+enseignent qu’il y a deux ordres de connaissances, qu’on arrive aux uns
+par la raison, et aux autres par la foi.
+
+Ils font observer que les actes de foi sont la monnaie courante de
+l’existence, et que les plus savants eux-mêmes sont obligés d’en faire
+constamment, n’ayant ni le temps ni parfois la possibilité de vérifier
+les conclusions qu’ils ont adoptées sur la foi d’autrui. En dehors des
+physiciens, combien, par exemple, peuvent se rendre compte du nombre
+incroyable de vibrations que représentent la chaleur, la lumière et
+l’électricité? Et en dehors des astronomes, combien ont de sérieuses
+raisons de croire que la terre tourne autour du soleil, et que l’univers
+est peuplé d’une infinité de mondes, dont le nôtre peut à peine donner
+une idée! Par suite de quoi, on a bien raison de dire que la science
+exige encore plus d’actes de foi que la religion.
+
+Ici encore il nous faudrait insister sur la prodigieuse marque d’orgueil
+que donnent ceux qui prétendent aujourd’hui, avec leur parcelle de
+raison, ne pas avoir à tenir compte du majestueux ensemble des
+traditions du passé.
+
+Celui-ci pourrait, en se plaçant sur leur propre terrain, répondre qu’il
+a donné le plus bel exemple de l’exercice de la raison humaine: celui de
+cette même raison sachant se brider elle-même, s’assujettissant
+volontairement à certaines règles, dont elle a reconnu la justice et
+l’utilité.
+
+Est-ce que la raison ne trouve pas partout, dans ses propres réflexions
+comme dans le spectacle des faits, des motifs de se brider?
+
+Quelle est la plus raisonnable, de la raison qui ne veut reconnaître
+aucune limite, aucune supériorité, aucune mesure, ou de celle qui,
+convaincue par l’étude d’elle-même, par le sentiment de son impuissance,
+par l’expérience de la vie, s’incline devant la majesté et la puissance
+de l’inconnu, tient compte des traditions, accepte les mystères, subit
+l’influence religieuse?
+
+Il est évident qu’une foule de choses sont au-dessus de notre
+intelligence.
+
+Cependant nous sommes pressés de savoir, de connaître, de _relier_ le
+visible à l’invisible, la matière à l’esprit. La foi est une nécessité
+de notre esprit, un besoin de notre cœur. La foi, c’est la confiance en
+Dieu, le repos dans un état d’esprit supérieur. C’est une sorte de vie
+surnaturelle.
+
+La preuve en est dans le fait qu’elle a poussé spontanément partout où
+il y a eu une société humaine.
+
+N’est-ce pas la plus haute raison que celle qui nous dit: Acceptez celle
+des religions qui vous paraîtra la meilleure--qu’elle soit le produit
+d’une révélation, ou seulement le produit de la sagesse et de
+l’expérience des siècles?
+
+En examinant de plus près les deux facultés maîtresses de l’âme: la
+raison et le sentiment, il me parut qu’elles correspondaient à deux
+besoins également puissants: celui de raisonner et celui de croire. Ces
+deux facultés se suppléent parfois l’une l’autre, mais il est rare
+qu’aucune d’elles se laisse complètement étouffer. Le malheur est que
+chacune a des partisans exclusifs.
+
+Quand la raison s’éveille et commence à se posséder, il est difficile
+d’échapper à ses ivresses et à ses entraînements, et l’on est toujours
+disposé à lui sacrifier la part de l’autre légitime maître du logis.
+Plus tard, celui-ci se fait apprécier à son tour et reprend ses droits.
+Les épreuves de ce bas monde, auxquelles personne n’échappe, donnent
+naissance à des pensées et à des aspirations que la raison ne peut
+satisfaire et provoquent une révolution morale dans laquelle le
+sentiment religieux prend sa revanche et empiète même quelquefois sur le
+domaine de la raison. Heureux ceux qui savent s’arrêter au point juste
+et maintenir l’équilibre entre ces deux souverains de l’âme humaine!
+
+
+
+
+X
+
+DEO IGNOTO
+
+
+Qui que tu sois, Cause suprême, Être incompréhensible, écoute mon humble
+prière.
+
+Je puis me tromper dans ma façon de te concevoir, mais c’est toujours ta
+réalité divine que j’adore à travers les nuages dont tu as voulu
+t’envelopper.
+
+Sois indulgent aux efforts que je fais pour me rapprocher de toi, au
+moyen de l’intelligence que tu m’as donnée.
+
+Est-il vrai qu’outre les révélations qui jaillissent de la grandeur et
+de la magnifique harmonie de l’univers, et de celles que nous trouvons
+au fond de notre conscience, tu as voulu nous parler directement par une
+bouche humaine?
+
+Est-il vrai que tu as daigné venir à nous, en la personne du Christ,
+pour nous enseigner la pure doctrine de la charité, de l’abnégation, du
+sacrifice, jusque-là ignorée de la pauvre humanité?
+
+Ma raison refuse encore de croire à cette manifestation extraordinaire
+et ne veut voir dans le Christ que le plus grand des législateurs
+humains. Toutefois, comme rien ne répond mieux que la vie et les
+enseignements du Christ à l’idéal divin, elle se demande s’il est juste
+de lui refuser les hommages que ce caractère nous impose.
+
+En supposant qu’il ne soit pas Dieu, pourrais-tu, grand Être inconnu,
+trouver mauvais que nous l’adorions, puisque c’est toi que nous
+adorerions en lui?
+
+
+
+
+XI
+
+LA RÉVÉLATION CHRÉTIENNE
+
+
+Voilà l’état d’âme dans lequel je suis resté bien longtemps avant
+d’arriver à la foi chrétienne.
+
+J’avais beau me dire, avec Rousseau, que «l’Évangile a des caractères de
+vérité si grands, si frappants, si parfaitement inimitables, que
+l’inventeur en serait plus étonnant que le héros», mon esprit ne pouvait
+se décider à admettre tant de dogmes mystérieux, et notamment
+l’Incarnation, trouvant qu’il y avait là un bien petit moyen pour un
+Être aussi grand que Dieu.
+
+Il est vrai qu’après m’être efforcé de trouver mieux, je revenais
+bredouille et passablement écœuré de mon voyage à travers les systèmes
+qu’on a essayé de mettre à la place. Peut-être aussi la violence et la
+mauvaise foi des attaques dirigées contre le christianisme, en me le
+rendant plus sympathique, ont-elles contribué à diminuer la distance qui
+me séparait de lui.
+
+L’histoire m’apprit qu’il avait été dans le passé calomnié au delà de
+toute mesure, en même temps que le spectacle du temps présent me
+montrait ses ennemis d’aujourd’hui aussi intolérants qu’ont pu l’être
+les plus fougueux persécuteurs d’autrefois, outre que ce nouveau
+fanatisme est infiniment plus bête que ne semblaient le comporter les
+mœurs actuelles.--A preuve, la mesure du Franc-Maçon, ministre de la
+marine, interdisant le deuil des navires le vendredi saint, sachant bien
+que le moral de l’immense majorité des marins sera atteint par cette
+blessure faite à leur sentiment religieux--de même, d’ailleurs, que
+l’âme du pays tout entier est atteinte par la politique anti-religieuse
+que nous subissons.
+
+Car la terre est un navire, et les marins qu’elle porte dans l’espace
+ont encore plus que ceux de nos mers des motifs d’adorer le suprême
+Inconnu et de chercher dans la foi des motifs de force et d’espérance,
+en attendant qu’on ait trouvé ailleurs--si cela se peut en dehors du
+christianisme--le mot de l’énigme, c’est-à-dire le secret de leur
+origine et de leur destinée. Et ceux qui prétendent réprimer en eux ce
+besoin naturel de respect et de foi, non seulement font preuve de
+présomptueuse ignorance, mais encore commettent une mauvaise action, en
+risquant de paralyser l’action du grand équipage de l’humanité et de lui
+enlever la confiance nécessaire à sa difficile navigation.
+
+Un autre exploit de la Franc-Maçonnerie,--car c’est chez elle qu’il faut
+toujours chercher le dernier mot des aberrations modernes, exploit
+d’ailleurs particulièrement ridicule--a été de déshabiller la plus belle
+des vertus chrétiennes pour lui mettre des habits de garçon en la
+baptisant Altruisme. La Charité s’en est vengée, en continuant ses
+miracles de bienfaisance, tandis que le malheureux altruisme attend
+encore, au fond des loges, l’effet de cette mascarade réjouissante.
+
+Étudiant le christianisme plus à fond, je vis mieux tout ce qu’il
+contient d’harmonie avec les lois de l’âme, de la société et de la
+nature. Il n’y a rien en lui, comme dit de Maistre, qui n’ait ses
+racines dans les dernières profondeurs du cœur humain.
+
+Les sacrements, dans lesquels je ne voyais jadis que des pratiques
+superstitieuses, me frappèrent par leur intime connaissance de
+notre nature. N’avons-nous pas vu, l’autre jour, un journal
+protestant d’Allemagne, regretter que la Réforme ait aboli la
+confession--rappelant, sans s’en douter, le mot de Lamennais, que la
+confession a été créée pour empêcher le péché de pourrir au cœur de
+l’homme? Et cette réforme serait probablement vite effectuée dans le
+protestantisme, si elle n’en impliquait une autre que les pasteurs
+n’accepteront jamais, c’est-à-dire le retour au célibat ecclésiastique,
+attendu que la qualité de confesseur et celle d’homme marié sont
+incompatibles.
+
+L’Eucharistie, le plus incompréhensible des mystères, non seulement
+parle au cœur, mais laisse soupçonner sa compréhensibilité à chaque
+découverte de la science, laquelle tend de plus en plus à formuler le
+principe: Tout est dans tout. Si on connaissait bien à fond le mystère
+d’une goutte d’eau, on connaîtrait celui de l’univers.
+
+Quand les savants disent que les ailes du cousin exécutent quinze mille
+battements par seconde; qu’il faut trois millions d’atomes d’éther pour
+faire une molécule qui n’a pas un millimètre de long; que ces atomes,
+pour produire la chaleur et la lumière, font quatre cent trente
+trillions d’ondulations par seconde; que les rayons Rœntgen donnent
+jusqu’à deux quintilions de vibrations à la seconde et qu’il existe dans
+les agents de la nature des vibrations encore plus nombreuses, etc.,
+etc., est-ce qu’ils ne présentent pas aux intelligences, même les plus
+cultivées, des mystères non moins inconcevables que ceux de la religion
+chrétienne?
+
+La prière chrétienne qui, je dois l’avouer, m’avait souvent ennuyé quand
+j’étais jeune, et dont je n’avais pas saisi plus tard la profonde
+philosophie, m’apparut comme un lest et une consolation; elle nous
+retient dans le sentiment de notre petitesse et elle nous fait trouver
+un charme dans la contemplation de l’idéal divin dont elle évoque la
+présence et le secours. Il n’est pas besoin de formules pour la
+véritable prière: il suffit d’élever son âme à Dieu; les plus courtes et
+les plus simples sont les meilleures. La prière produit tous les jours
+des miracles d’apaisement, de patience et de courage. Et comme ses
+effets heureux apparaissent parfois avec la dernière évidence, les
+rationalistes ont imaginé une explication ingénieuse: ce n’est pas
+d’elle que viennent les résultats merveilleux qu’on ne peut nier, c’est
+de l’_autosuggestion_. Une dame, à qui son médecin, disciple de Charcot,
+faisait cette réflexion, lui disait finement le lendemain: Je vais bien
+mieux aujourd’hui, m’étant très bien autosuggestionnée, grâce à Dieu!
+
+Ou trouve-t-on ailleurs que dans la doctrine chrétienne les
+satisfactions que peuvent désirer une haute intelligence et un cœur
+délicat?
+
+Et Montesquieu, n’a-t-il pas raison de dire: «La religion chrétienne,
+qui ne semble avoir d’autre objet que la félicité de l’autre vie, fait
+encore notre bonheur en celle-ci»?
+
+Plus j’ai vu, plus j’ai étudié, plus il m’a paru que tous les systèmes
+soi-disant philosophiques ne faisaient que remplacer la révélation
+chrétienne par des suppositions encore plus invraisemblables,
+compliquant les problèmes au lieu de les résoudre, sans parler de leurs
+effets déplorables sur la vie individuelle et sociale.
+
+Les Évangiles sont aussi remarquables par ce qui s’y trouve que par ce
+qui ne s’y trouve pas. Que l’on veuille bien songer aux démentis que
+l’expérience des temps et les découvertes de la science auraient pu
+donner à une inspiration moins éclairée que celle du Christ. Or, sa
+doctrine est inattaquable aujourd’hui comme il y a vingt siècles. De là
+à la considérer comme divine, y a-t-il bien loin?
+
+Si les preuves historiques de la divinité du Christ me paraissaient
+insuffisantes, les preuves morales m’éblouissaient.
+
+Les philosophes de nos jours insistent, comme ceux du siècle dernier,
+sur les analogies que présente le christianisme avec d’autres religions
+plus anciennes. Tous les dogmes chrétiens, la morale chrétienne
+elle-même, se retrouveraient, suivant eux, dans les livres sacrés de
+l’Égypte, de l’Inde et de la Chine. Jésus ne serait qu’un plagiaire de
+Boudha ou de Confucius.
+
+Tout cela est faux ou exagéré. La révélation chrétienne n’exclut pas la
+révélation naturelle qui parle à l’homme par sa raison et qui a trouvé
+de beaux interprètes dans les philosophes anciens et dans les fondateurs
+des vieilles religions, mais qui n’a pas dépassé les notions de justice,
+de bonté et d’humanité, tandis que la révélation chrétienne s’est élevée
+à une sublimité morale qu’on n’avait pas soupçonnée jusque-là:
+
+Par le précepte de rendre le bien pour le mal;
+
+Par le sacrifice;
+
+Par la promesse de miséricordes infinies;
+
+Par la fusion de l’âme humaine dans l’idéal divin, contenue dans
+l’Eucharistie;
+
+Par un ensemble de sentiments et de doctrines, tellement au-dessus de
+l’humanité, qu’ils faisaient dire à Lamartine:
+
+ Oui, de quelque faux nom que l’avenir te nomme,
+ Nous te saluons Dieu, car tu n’es pas un homme.
+ L’homme n’eût pas trouvé dans notre infirmité
+ Le germe tout divin de l’immortatité,
+ La clarté dans la nuit, la vertu dans le vice,
+ Dans l’égoïsme étroit la soif du sacrifice,
+ Dans la lutte la paix, l’espoir dans la douleur,
+ Dans l’orgueil révolté l’humilité du cœur,
+ Dans la haine l’amour, le pardon dans l’offense,
+ Et dans le repentir la seconde innocence.
+ Notre encens à ce prix ne saurait s’égarer,
+ Et j’en crois des vertus qui se font adorer.
+
+Finalement, comment ne pas être frappé de l’œuvre accomplie par le
+christianisme?
+
+Comme on reconnaît l’arbre à ses fruits, c’est à son action sur le monde
+qu’on doit reconnaître la vraie religion.
+
+Et comme le christianisme seul a produit et produit tous les jours les
+vertus que la voix unanime des consciences proclame supérieures à
+l’humanité: l’humilité, la chasteté, le sacrifice; comme il a ainsi
+renouvelé le monde et qu’il est impossible de nier son triomphe
+historique qui est un miracle autrement grand que ceux des Évangiles, il
+me parut qu’il n’était que juste et raisonnable de lui reconnaître un
+caractère supérieur au pouvoir de l’humanité.
+
+
+
+
+XII
+
+JÉSUS-CHRIST EST-IL DIEU?
+
+
+Une pensée, déjà exprimée dans la prière _Deo ignoto_, devint bientôt,
+chez moi, l’idée dominante.
+
+Si le Christ n’est pas Dieu, il est au moins dans la direction de Dieu.
+
+C’est Dieu qu’on adore en lui.
+
+On peut se tromper dans la forme; on ne se trompe pas dans le fond, dans
+le but.
+
+En nous montrant Dieu en lui, notre raison, guidée par un sentiment
+supérieur, ne se trompe pas.
+
+Lors même que le Christ ne serait pas Dieu, il serait encore sage, pour
+ceux qui répugnent à cette hypothèse, de l’accepter comme tel.
+
+Qui de nous, en effet, est capable de se faire une idée de Dieu, de le
+définir autrement que par la formule très haute, très vague, que c’est
+l’idéal, le résumé de toutes les perfections et de toutes les
+puissances, sans qu’aucune forme, aucune expression, puisse donner sa
+mesure?
+
+Notre cerveau étant incapable de le comprendre autrement, pourquoi lui
+refuserions-nous le droit de se montrer à nous sous une forme et dans
+des conditions accessibles à nos sens et à notre intelligence?
+
+En ajoutant à cela que le Christ représente la vie la plus pure, la
+morale la plus élevée, tout ce qui répond le mieux à l’idéal divin, il
+me sembla que je réfutais très raisonnablement toutes les objections
+tirées de l’invraisemblance d’un Dieu fait homme pour venir nous révéler
+les plus sublimes vérités.
+
+J’ai été heureux de retrouver depuis, dans une conférence de M.
+Brunetière, quelques traits du travail intime qui s’était opéré dans mon
+esprit: «Il s’agit de savoir, dit l’éminent académicien, non pas si
+Jésus-Christ est Dieu, car ce mot Dieu représente un idéal de puissance
+et de perfection au-dessus de notre connaissance; mais de savoir si sa
+morale et son œuvre sont divines, et par conséquent se rapprochent le
+plus de ce que signifie pour nous l’idéal divin. Cela admis, qu’on
+l’appelle fils de Dieu, envoyé de Dieu, ou même grand homme inspiré de
+Dieu, il me semble qu’il y a là une question de logomachie plutôt qu’une
+question de fond. Ne pouvant juger des choses divines que par les
+lumières que nous donnent nos sens, ou notre raison servie et aussi
+desservie par les sens, ne pouvant juger des choses de l’en haut que
+comme les poissons, par exemple, pourraient juger des choses humaines,
+il nous semble que ce mot de fils de Dieu--et par suite la question
+vitale du christianisme, l’Incarnation--n’est pas de nature à rebuter un
+vrai philosophe...»
+
+Cette question de l’Incarnation me rappelle une conversation avec
+l’illustre traducteur d’Aristote, M. Barthélemy Saint-Hilaire, qui
+m’honorait de son amitié, et avec qui j’ai fait plus d’une excursion
+métaphysique dans les dernières années de sa vie.
+
+La _Somme_ de saint Thomas d’Aquin et Platon, dont il faisait à
+quatre-vingt-dix ans une nouvelle édition, étaient alors ses deux
+lectures de prédilection. Ce n’était pas un croyant, mais c’était le
+plus honnête des penseurs libres. Son opinion sur le catholicisme est
+tout entière dans ces quelques mots qu’il me disait trois ou quatre mois
+avant sa mort: «J’admire les catholiques; je suis avec eux en tout,
+excepté sur l’Incarnation.» Je lui exposai les raisons qui pouvaient
+faire accepter l’Incarnation par un philosophe, raisons qu’il écouta
+attentivement et sans y répondre, comme s’il se réservait d’y réfléchir.
+A mon retour du Midi, au mois de novembre, on me dit qu’il était mort la
+veille; j’assistai à ses obsèques à l’église Saint-Honoré d’Eylau, et
+j’appris qu’il avait exprimé dans son testament le désir que son corps y
+fût porté, «si M. le curé voulait bien le recevoir»; en quoi je vis
+l’indice que ce grand et honnête esprit avait peut-être, depuis notre
+conversation, fait un pas de plus vers le but auquel devait le conduire
+un jour ou l’autre sa haute raison.
+
+En jugeant des autres par moi-même et en analysant mes sentiments de
+l’époque où je n’admettais pas encore la divinité du Christ, je me
+demande si beaucoup d’incroyants de bonne foi ne sont pas la dupe d’une
+sorte d’illusion intellectuelle qui leur fait dire: «Je ne puis y
+croire», alors qu’ils veulent dire simplement: «Je ne puis le
+comprendre».
+
+Si, avec cela, disait mon vieil aumônier, comprenant la grandeur et la
+beauté de la religion chrétienne, ils sont véritablement animés du désir
+d’y croire, c’est qu’ils ont la foi sans le savoir; Dieu ne leur en
+demande pas davantage. Et de là aussi cette parole si profonde que
+l’Église adresse aux cœurs anxieux: On croit quand on veut croire!
+
+Et voilà par quelle série d’impressions, de raisonnements et
+d’aspirations au mieux, après une foule de déceptions et de mécomptes
+dans la forêt du doute et de l’incrédulité, j’en suis venu à penser que
+le plus sage était encore d’accepter la révélation chrétienne comme
+étant la solution la plus rationnelle des mystères du monde et la plus
+haute philosophie qu’aient entendue les oreilles humaines.
+
+
+FIN
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+
+ Au lecteur 5
+ I.--Le premier des mobiles anti-chrétiens 9
+ II.--L’idée de Dieu 12
+ III.--Nécessité d’une religion et d’un culte 17
+ IV.--L’Église et les philosophes 23
+ V.--L’orgueil 26
+ VI.--Les mystères 30
+ VII.--Le péché originel et la prescience divine 35
+ VIII.--L’enfer 38
+ IX.--La Raison et la Foi 42
+ X.--Deo ignoto 48
+ XI.--La révélation chrétienne 50
+ XII.--Jésus-Christ est-il Dieu? 56
+
+
+FIN DE LA TABLE
+
+
+
+
+SAINT-AMAND (CHER).--IMPRIMERIE BUSSIÈRE
+
+
+
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75581 ***
diff --git a/75581-h/75581-h.htm b/75581-h/75581-h.htm
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+ <title>Comment je suis arrivé à croire | Project Gutenberg</title>
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+
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+
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+ </style>
+</head>
+<body>
+<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75581 ***</div>
+<div class="x-ebookmaker-drop c"><img src="images/cover.jpg" alt=""></div>
+<div class="x-ebookmaker-drop break"></div>
+<p class="c top2em"><span class="g small">SCIENCE ET RELIGION</span><br>
+<span class="b small">Études pour le temps présent</span></p>
+
+<h1 class="ssf">Comment je suis arrivé à croire</h1>
+
+<p class="c">CONFESSION D’UN INCROYANT</p>
+
+<p class="c"><span class="xsmall">PAR LE</span><br>
+Dr FRANCUS</p>
+
+
+<p class="c gap">PARIS<br>
+<span class="large">LIBRAIRIE B. BLOUD</span><br>
+4, <span class="xsmall">RUE MADAME ET RUE DE RENNES</span>, 59</p>
+
+<p class="c"><span class="small">1901</span><br>
+<span class="xsmall">Tous droits réservés.</span></p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak i" id="c0">AU LECTEUR</h2>
+
+
+<p class="i">Ceci n’est pas un traité philosophique ou religieux,
+mais simplement le résumé de Notes de
+conscience intime laissées par un homme qui, après
+avoir été libre penseur, à la façon dont on entend
+ce mot, c’est-à-dire hostile à toute idée religieuse,
+s’est retrouvé, dans la suite des temps, par l’effet
+de la réflexion et de l’expérience, ramené à des
+conceptions différentes sur Dieu, sur l’univers, sur
+la nature humaine et sur la religion chrétienne.</p>
+
+<p class="i">L’auteur, mort récemment, a été, même pendant
+les aveuglements de sa jeunesse, un curieux observateur
+du monde et de lui-même. Le fond de
+son caractère était une complète indépendance
+d’esprit, une franchise sans limites, et un mépris
+absolu du qu’en dira-t-on ? Mais, après avoir eu
+toutes les hardiesses de l’esprit, il avait compris
+qu’il fallait les tempérer par cette sorte de raison
+pratique qu’on appelle le bon sens. Par suite de
+quoi, il préférait les simples aux philosophes, non
+pas aux vrais, qui sont rares, mais aux faux dont
+la société est pleine, prisant fort peu notamment
+ceux d’outre-Rhin et leurs imitateurs de ce côté des
+Vosges, les uns et les autres lui apparaissant pour
+la plupart comme de parfaits pédants. Il causait
+plus volontiers avec un paysan qu’avec un lettré,
+trouvant plus de droiture naturelle dans les âmes
+incultes, et persuadé qu’à défaut de science acquise,
+c’est là qu’on trouve mieux cette science infuse,
+qui, pareille à l’instinct des animaux, leur
+découvre, même dans l’ordre métaphysique, des
+vérités qui restent cachées à la science orgueilleuse.
+Il avait cru longtemps à la bonté native de
+l’homme, mais il avait dû en rabattre, non seulement
+à cause des tristes résultats historiques de
+cette théorie, mais encore parce que l’observation
+lui avait démontré l’action profonde des climats,
+des circonstances et de l’atavisme, le tout,
+d’ailleurs, modifiable sous l’influence religieuse.
+Il ne séparait pas l’honnêteté de la vie de la rectitude
+de la pensée et croyait que toute lacune dans
+l’une avait nécessairement son contre-coup dans
+l’autre. Il avait en horreur les politiciens et les
+esprits forts et ne voyait guère dans ces derniers
+qu’une forme spéciale de débilité intellectuelle. Il
+se défiait particulièrement des suggestions que
+peuvent nous fournir l’amour propre ou la vanité,
+et disait que si la réserve et l’humilité pouvaient
+être mises en potion, c’est celle dont nous aurions
+tous le plus besoin de faire usage.</p>
+
+<p class="i">Il passait, parmi ses amis et connaissances,
+pour être plus songeur que savant, mais il y avait
+unanimité pour dire de lui : C’est un brave
+homme et un homme de bon sens ; et c’était l’éloge
+dont il était le plus fier intérieurement, car autrement
+personne n’avait une plus modeste opinion
+de soi-même. Dans sa conversation comme dans
+ses écrits, il dédaignait les arguties et croyait être
+dans l’esprit du génie français comme dans celui
+de la langue française, en n’admettant que des
+idées claires confinant à des solutions pratiques.</p>
+
+<p class="i">Ces notes sont une sorte de récit de voyage à
+travers la forêt du doute, voyage qui a duré plus
+d’un quart de siècle, et au bout duquel il s’était
+convaincu que la religion chrétienne n’a pas de
+plus grand ennemi que l’ignorance ou des préjugés
+faciles à dissiper par un examen approfondi et
+de bonne foi ; que, plus on étudie ses dogmes et sa
+doctrine, plus on y trouve de sagesse et de raison ;
+enfin que sa pratique elle-même est infiniment
+plus aisée qu’on ne pense, et que là seulement se
+trouve le repos d’âme auquel chacun de nous aspire
+invinciblement. Et, comme il y avait trouvé
+ce repos, il nous a semblé que la lecture de ces
+notes pouvait présenter un véritable intérêt, ou
+même servir de guide, aux voyageurs de l’heure
+présente égarés dans les parages difficiles où il a
+si longtemps erré. C’est pourquoi…</p>
+
+<p class="i">Nous lui laissons la parole.</p>
+
+<p class="sign">Docteur <span class="sc">Francus</span>.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c"><span class="xlarge">COMMENT JE SUIS ARRIVÉ A CROIRE</span><br>
+CONFESSION D’UN INCROYANT</p>
+
+
+
+
+<h2 class="nobreak" id="c1">I<br>
+<span class="small">LE PREMIER DES MOBILES ANTI-CHRÉTIENS</span></h2>
+
+
+<p>En cherchant dans mes souvenirs la plus lointaine
+histoire de ma métaphysique, je trouve qu’elle a
+débuté par une foi simple et naïve à l’enseignement
+religieux que je recevais. Et je pense qu’il en a été
+pour tout le monde à peu près de même. La nature
+étant pleine de mystères dont l’existence s’impose,
+l’acceptation des dogmes traditionnels, qui en donnent
+l’explication, est beaucoup plus naturelle chez
+l’enfant que leur négation, car il faut à l’esprit quelque
+temps et quelque étude avant qu’il songe à les
+discuter.</p>
+
+<p>Les avais-je bien examinés quand je me suis déclaré
+libre penseur ? Étais-je bien capable d’abord
+de faire cet examen ? Cela me paraît aujourd’hui plus
+que douteux. Le fait est que je les rejetai, agissant
+en cela comme le plus grand nombre, sous une influence
+qui n’était pas celle de l’esprit.</p>
+
+<p>Quand on songe aux services qu’a rendus le christianisme
+à la pauvre humanité, la première pensée
+est de dire de lui ce qu’on a dit de Dieu lui-même
+que, s’il n’existait pas, il faudrait l’inventer. Et cependant
+il y a, il y a eu et il y aura probablement
+toujours dans certaines têtes une sorte de rage contre
+lui.</p>
+
+<p>Pourquoi cela ? La cause est facile à trouver. Elle
+est dans l’obligation qu’il impose à l’homme de réfréner
+ses passions. C’est pourquoi l’homme vicieux
+est naturellement son ennemi comme le malfaiteur
+est l’ennemi du gendarme.</p>
+
+<p>De même, le jeune homme, une fois émancipé, devient
+facilement, s’il n’a pas reçu une éducation solide,
+l’ennemi de la religion. Il est dominé par les sens,
+quand il ne l’est pas par des principes supérieurs.
+Il peut en être quelquefois autrement, mais c’est
+l’exception. Quant à moi, j’avoue très humblement
+qu’une des raisons qui me firent éloigner de la religion
+de mon enfance et chercher les moyens de lui
+substituer un simple déisme, c’est que je la trouvai
+gênante. On ne peut pas, si on accepte sa règle, se
+livrer à ses passions, et l’on sait à quelles passions
+violentes la jeunesse est en butte.</p>
+
+<p>L’histoire m’a montré, depuis, dans cette même
+cause, le gros secret — qui n’en est pas un — des
+succès du protestantisme : demandez à Luther, à
+Henri VIII d’Angleterre et à toute la bande de
+moines défroqués dont le premier soin fut, sortis de
+leurs couvents, de chercher femme.</p>
+
+<p>Sommes-nous meilleurs aujourd’hui ? L’influence
+de la chair sur l’esprit est-elle moindre en notre
+siècle de lumières ? « Ce qui est en conflit avec l’esprit
+chrétien, dit un économiste, c’est moins encore
+la science nouvelle et l’esprit moderne avec ses confuses
+aspirations, que les vieux instincts païens, les
+concupiscences de la chair et l’orgueil de la vie débridés
+par les siècles. L’idolâtrie de la nature, l’idolâtrie
+de l’homme érigé en Dieu : tel est le nouveau
+culte auquel semble revenir notre civilisation occidentale<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> <span class="sc">Leroy-Beaulieu</span>, <i>Revue des Deux-Mondes</i>, 1891,
+p. 812.</p>
+</div>
+<p>Les Francs-Maçons, dans lesquels on peut voir,
+d’ailleurs, une branche, ou plutôt une excroissance
+toute naturelle du protestantisme, ne cachent pas,
+dans leurs convents, leurs principes de morale intime.
+Pour eux, la morale catholique n’est qu’un mentor
+revêche et grognon qui refuse aux pauvres humains
+toute espèce de satisfactions. Pour se rendre la vie
+supportable, ils font de la nature leur directeur de
+conscience. Foin de la continence et de toute espèce
+de privations ! Ils veulent qu’on laisse aux passions
+leur cours naturel, limité seulement par l’intérêt
+bien entendu. Voilà la morale à laquelle l’excellent
+docteur Blatin, un célèbre Maçon d’Auvergne,
+faisait allusion récemment, quand il disait que les
+Maçons trouvent licites bien des choses que les catholiques
+trouvent illicites, et réciproquement<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Convent maçonnique de 1895.</p>
+</div>
+<p>La sensualité et l’orgueil : voilà les deux grands
+ennemis du christianisme. En confessant l’influence
+du premier, je ne peux guère offusquer que les
+hypocrites. Nous retrouverons trop tôt l’influence
+du second.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c2">II<br>
+<span class="small">L’IDÉE DE DIEU</span></h2>
+
+
+<p>Après les passions, qui, d’ailleurs, s’effaçaient soigneusement
+derrière des motifs plus avouables, le
+sentiment qui me paraît avoir joué le rôle le plus
+important dans cette première évolution de mes
+idées, est un mélange d’orgueil juvénile et d’esprit
+de révolte contre toute autorité : deux penchants
+innés dans l’homme, qui ne sont peut-être pas absolument
+condamnables en eux-mêmes et qui ont leur
+bon et leur mauvais côté, mais qui ont singulièrement
+besoin d’un guide ou d’un modérateur.</p>
+
+<p>Notre égoïsme naturel fait de nous-même le centre
+de l’univers. Notre raison superbe veut que tout
+lui soit soumis. Nous voulons tout pénétrer. Nous
+croyons tout savoir, et ce n’est qu’à la longue, à
+force d’étude — ceux qui étudient — après beaucoup
+de déceptions — ce qui ne manque à personne — qu’on
+finit par s’apercevoir qu’on ne sait rien ou
+pas grand chose. Quelques-uns alors se demandent
+si ces traditions, ces dogmes, ces mystères, contre
+lesquels s’était insurgée leur intelligence, ne cachent
+pas un sens profond. Ce sont les plus philosophes
+qui en arrivent là. Les esprits bornés se buttent
+dans leurs négations, impuissants à en saisir davantage,
+se croyant cependant plus forts que les autres,
+tandis qu’ils font simplement preuve de leur ignorance
+de la nature humaine et des enseignements de
+l’histoire.</p>
+
+<p>Avant d’arriver à ce tournant psychologique,
+j’étais anti-chrétien, mais non pas athée.</p>
+
+<p><i lang="la" xml:lang="la">Ab Jove principium.</i> En rencontrant Dieu sur son
+chemin, ma libre pensée ne l’avait méconnu qu’à
+demi.</p>
+
+<p>Dans tout sujet d’étude, un esprit méthodique
+cherche, pour élucider la question, à l’envisager
+d’ensemble, à la résumer, à la synthétiser. Et c’est
+ainsi que j’avais admis d’abord Dieu comme l’incarnation
+des mystères du monde, le grand X qu’il appartient
+à chacun de déchiffrer selon les ressources
+de son intelligence. Il m’a toujours semblé que le véritable
+athéisme était un non sens, une impossibilité,
+s’appliquant à l’une ou l’autre des formes sous lesquelles
+notre esprit cherche à se représenter Dieu,
+et que l’idée même de Dieu était bien au-dessus
+de tout cela, puisqu’il est : en fait, le mystère lui-même
+qui se manifeste partout, et en esprit le résumé
+et la perfection de nos conceptions les plus
+idéales.</p>
+
+<p>Les Francs-Maçons du Grand Orient ont récemment
+supprimé le Grand Architecte de l’Univers, ce
+qui était leur façon de nommer Dieu, et chacun
+sait que cela n’a donné, ni en France ni à l’étranger,
+une haute idée de leur esprit. Aux objections venues
+d’Angleterre et d’Amérique, ils ont répondu qu’ils
+avaient supprimé Dieu pour ne pas blesser les
+athées qui ne le comprennent pas. Mais, dans ce
+cas, que de suppressions à faire ! Est-ce que nous
+comprenons mieux la chaleur, l’électricité, la lumière,
+la pesanteur, que les athées ne comprennent
+Dieu ? — Ce sont des faits, dira-t-on, qui sont l’indice
+de forces inconnues. Puisqu’on ne refuse pas un
+nom à ces forces inconnues, n’y a-t-il pas quelque
+puérilité à proscrire le nom qui, au point de vue
+philosophique, est la synthèse de toutes les grandeurs
+et de toutes les forces inconnues ?</p>
+
+<p>L’athéisme est une conclusion qui témoigne d’une
+véritable lacune morale et intellectuelle. Est-ce que
+personne a jamais soutenu qu’une montre pouvait
+exister sans un ouvrier ? Or, le monde est un immense
+objet d’art, plein d’obscurités sans doute,
+mais où éclatent, d’autre part, une harmonie et un
+ordre admirables, et plus difficile à construire certainement
+qu’une montre. Si l’on est en droit de
+taxer d’aveuglement et de folie celui qui dirait
+qu’une montre s’est fabriquée toute seule, à plus
+forte raison celui qui dirait la même chose du monde.</p>
+
+<p>Il y a donc un ouvrier. Nous l’appelons Dieu. On
+peut lui donner un autre nom, mais le fond reste le
+même, c’est-à-dire que la montre est toujours là,
+témoignant par son existence de celle de l’ouvrier.</p>
+
+<p>Nous ne le comprenons pas sans doute, mais quoi
+d’étonnant, étant donnée l’infinité de sa grandeur et
+de notre petitesse ! Est-ce une raison pour nier son
+existence, surtout quand, à chaque détour du chemin,
+cette redoutable entité métaphysique se dresse
+en face de la pauvre humanité, lui posant chaque
+fois des questions insolubles en dehors de l’idée divine ?
+Au reste, en y regardant bien, n’est pas athée
+qui veut ; la preuve, c’est qu’il ne faut pas presser
+longtemps un athée pour l’amener à émettre une
+idée ou un nom : Nature, Hasard, Destin ou Force des
+choses, qui soit en contradiction avec son prétendu
+athéisme, puisqu’il répond, avec plus ou moins de
+circonlocutions, à l’idée fondamentale que les autres
+se font de Dieu.</p>
+
+<p>Les panthéistes qui ne veulent pas admettre un
+Dieu personnel et distinct de la matière et qui soutiennent
+que le monde a existé de toute éternité, me
+paraissent agrandir et compliquer le problème plutôt
+que le résoudre. Outre que le simple bon sens repousse
+leur système, on peut se demander si nous
+sommes plus avancés aujourd’hui que du temps de
+Gœthe qui disait à Eckermann : « Je n’ai pas encore
+rencontré une personne qui sache ce que le mot panthéisme
+signifie. »</p>
+
+<p>De quelques distinctions et analyses subtiles
+qu’usent les philosophes, l’esprit humain, poussé par
+une curiosité invincible à remonter d’une cause à
+l’autre, ne peut être satisfait que lorsqu’il doit s’incliner
+devant une cause suprême, qu’il ne comprend
+pas sans doute, mais qui, sous son voile mystérieux,
+répond à l’idée, innée en lui, qu’il n’y a pas d’effet
+sans cause.</p>
+
+<p>Invisible à nos sens, Dieu est indispensable à
+notre esprit, et la vie de l’âme ne se comprend pas
+plus sans lui que celle de la terre sans le soleil.</p>
+
+<p>Les astronomes nous ont démontré que la terre
+tournait à la fois sur elle-même, ce qui fait le jour et
+la nuit, et autour du soleil, en lui présentant successivement
+ses deux hémisphères, ce qui fait l’été et
+l’hiver pour les diverses parties du monde.</p>
+
+<p>De même Dieu est le soleil intellectuel et moral autour
+duquel tourne l’humanité. Notre esprit ne peut
+pas plus le comprendre que nos yeux ne peuvent
+fixer le soleil. Mais l’un et l’autre nous éblouissent
+de leurs rayons, et il ne faut pas chercher bien longtemps
+pour trouver les relations qui existent entre
+les révolutions humaines et les éclipses partielles ou
+passagères de l’idée divine sur notre planète.</p>
+
+<p>Et voilà pourquoi, au plus fort de ma libre pensée,
+j’aurais trouvé puéril de nier Dieu.</p>
+
+<p>Le grand ennemi de Dieu dans ce pauvre monde
+est indiqué dans la boutade d’un humouriste : Au
+commencement du monde, Dieu créa l’homme à son
+image ; mais l’homme lui a bien rendu la pareille.</p>
+
+<p>Il est certain que les plus sages n’échappent pas à
+cet anthropomorphisme. Nous faisons toujours plus
+ou moins Dieu semblable à nous-mêmes ; nous lui
+prêtons trop facilement nos petites passions, nos petites
+idées, et c’est en le trouvant ainsi défiguré que
+les gens de petite cervelle croient pouvoir dire : Vous
+voyez bien : Dieu ne peut pas être ainsi, donc Dieu
+n’existe pas !</p>
+
+<p>Rien n’est plus naturel après tout que l’anthropomorphisme,
+et je me demande comment on pouvait y
+échapper, même après les sublimes visions de la Bible ;
+mais il me semble que depuis l’Évangile il y a
+quelque chose de changé.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c3">III<br>
+<span class="small">NÉCESSITÉ D’UNE RELIGION ET D’UN CULTE</span></h2>
+
+
+<p>Après avoir reconnu Dieu, il fallut quelque temps
+à ma libre pensée pour comprendre que son existence
+impliquait la nécessité d’une religion, par quoi
+j’entends une façon pour l’homme de régler ses rapports
+avec l’idéal divin.</p>
+
+<p>Je ne pouvais méconnaître aussi l’utilité sociale de
+la religion. Les philosophes de tous les temps l’ont
+reconnue, et l’expérience des siècles la confirme ; on
+ne connaît pas de société humaine qui n’ait eu à sa
+base une religion quelconque. Si l’on peut admettre
+que l’individu, très éclairé et très moral déjà, puisse
+trouver en lui assez de lumière et de force pour s’en
+passer, il est évident qu’elle est nécessaire à la
+masse ignorante et impressionnable. Son influence
+pénètre aux régions du cœur inaccessibles aux lois
+humaines. Elle crée l’ordre dans le monde moral
+et constitue la loi des âmes. Hors d’elle, c’est le
+chaos et l’anarchie. Elle est tellement dans la nécessité
+des sociétés humaines qu’on ne détruit jamais
+une religion que pour lui en substituer une autre,
+de même qu’en politique on ne renverse jamais un
+gouvernement que pour en mettre un autre à sa
+place. Manquer de religion, c’est manquer d’un sens ;
+c’est aussi manquer de justice, et Cicéron a justement
+dit : <i lang="la" xml:lang="la">Pictas est justitia erga Deum.</i></p>
+
+<p>La religion est à l’immense majorité des hommes
+ce que l’instinct est aux animaux. N’étant pas philosophe,
+heureusement pour elle, la masse a reçu, infusée
+dans son sang, toute la dose de métaphysique
+nécessaire à son existence, laquelle se résume dans
+le sentiment religieux, dans le besoin de croire en
+Dieu et de se faire une loi morale. Et ce n’est pas
+sans raison qu’un éminent physiologiste<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a> assigne
+à l’homme la faculté religieuse comme son caractère
+distinctif, le trait qui le sépare le mieux de l’animal.
+Cette faculté est le fondement de la morale, car si la
+morale ne descend pas de Dieu, si elle n’est qu’un
+produit de la raison humaine, elle ne peut avoir
+qu’une valeur relative et reste à la merci de sa créatrice.
+C’est pourquoi, après avoir cru un certain
+temps à ce qu’on a appelé la <i>morale indépendante</i>,
+j’ai été amené avec le temps à n’y voir qu’une conception
+absurde, ou tout au moins d’une application
+extrêmement restreinte.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> M. de <span class="sc">Quatrefages</span>.</p>
+</div>
+<p>De même que la terre est liée au soleil par la force
+centripète, il faut que la conscience humaine soit <i lang="la" xml:lang="la">religata</i>
+à son soleil moral qui est Dieu. C’est par cette
+attraction divine qu’elle peut contrebalancer la force
+centrifuge, formée par sa mauvaise nature et par ses
+passions, qui la conduiraient aux abîmes sans le providentiel
+contrepoids de l’autre.</p>
+
+<p>Les fondateurs de la nouvelle école dite <i>positiviste</i>
+veulent qu’on fasse abstraction de tout ce qui
+est hors de la portée de notre esprit et qu’on renonce
+à s’occuper de Dieu comme étant l’Inconnaissable.
+Donc, pas de religion. Mais l’inanité de ce raisonnement
+saute aux yeux. L’inconnaissable n’en reste
+pas moins, malgré les plus belles théories, la force
+attractive qui porte l’âme humaine vers un monde
+supérieur — comme les animaux et les plantes vers
+la lumière — sans parler des ténèbres, du vide et
+du néant qu’elle rencontre en dehors de là. Elle est
+donc invinciblement poussée à une religion quelconque.</p>
+
+<p>Je me suis souvent demandé s’il pouvait exister
+une théologie capable de satisfaire à la fois une minorité
+raisonneuse, plus ou moins savante, amoureuse
+d’analyses à perte de vue, et la masse simple,
+croyante et synthétique.</p>
+
+<p>Ne sommes-nous pas dans le monde comme les
+voyageurs dans une diligence, où l’un craignant le
+froid veut tout fermer, et l’autre craignant le chaud
+veut tout ouvrir ?</p>
+
+<p>N’est-il pas raisonnable de faire des concessions à
+ceux qui paraissent en avoir le plus besoin, et n’est-ce
+pas à leur empressement à sacrifier leurs aises et
+leurs convenances à ceux du prochain, que l’on reconnaît
+les gens bien élevés et les meilleurs caractères ?</p>
+
+<p>Puisqu’il n’y a pas de théologie qui puisse satisfaire
+tout le monde à la fois, n’est-ce pas aux plus
+intelligents, ou se croyant tels, à se mettre au niveau
+des autres, non pas en sacrifiant leurs opinions intimes
+qui ne relèvent que de leur conscience, mais
+en ne cherchant pas à imposer à la masse, dont l’esprit
+est différent du leur, leur propre manière de
+voir, sur des questions où, d’ailleurs, le plus savant
+n’en sait pas davantage que le plus ignorant.</p>
+
+<p>Quelque supérieurs qu’ils puissent se croire au
+commun des martyrs, ils ne peuvent ignorer qu’ils
+sont sujets aussi à bien des erreurs, et un peu d’humilité
+ne serait-elle pas la plus belle preuve d’intelligence
+qu’ils pourraient donner ?</p>
+
+<p>En même temps qu’elle munissait chaque individu
+de l’outil le plus nécessaire au travail de la vie, la
+religion apprenait aux pasteurs des peuples le seul
+moyen de bien garder leur troupeau. « Quand on
+ignore, dit Jouffroy, la destinée humaine, on ignore
+celle de la société, et quand on ignore la destinée de
+la société, on ne peut l’organiser. La solution du
+problème est donc une foi morale et religieuse. »</p>
+
+<p>Et le plus radical des radicaux de notre temps ne
+disait-il pas récemment que la question sociale
+n’existerait pas si le christianisme était pratiqué ?</p>
+
+<p>Je comprenais donc en principe la nécessité d’une
+religion, et j’admirais son action sociale. Mais je
+voulais qu’on s’en tînt à la religion naturelle. J’admettais,
+comme les protestants <i>libéraux</i> de nos
+jours, le Dieu intérieur, mais je rejetais comme pratiques
+superstitieuses, indignes d’un esprit libre,
+tout culte extérieur et public, et ce n’est que bien
+longtemps après, surtout après m’être rendu compte
+de l’attachement obstiné des masses populaires à
+un culte public, que je compris les profondes racines
+qu’il avait dans la nature humaine. Vouloir empêcher,
+en effet, le sentiment religieux de se manifester
+extérieurement et publiquement, n’est-ce pas comme
+si on défendait à la pensée de s’exprimer en paroles
+ou par écrit ?</p>
+
+<p>Les <i>intellectuels</i> qui prétendent que le christianisme
+a fait son temps, ont-ils bien songé à ce qui
+arriverait s’il venait, en effet, à disparaître, si « la
+vieille chanson » cessait un moment de bercer les
+misères humaines ? Accordons-leur qu’ils soient plus
+intelligents que les autres. Ils ne nieront pas, en
+tous cas, que leur état, à ce point de vue, n’est pas
+celui du plus grand nombre. Pour un homme instruit,
+un esprit cultivé, combien d’ignorants ! Et
+même parmi les gens instruits et cultivés, que de
+lacunes, que de défaillances, que d’incroyables erreurs
+de jugement et même de sens commun !</p>
+
+<p>C’est étonnant, dit un personnage de comédie,
+combien les gens d’esprit sont bêtes ! — Et encore,
+lui répond son interlocuteur, c’est qu’ils ne veulent
+pas le croire !</p>
+
+<p>Et parmi ce qu’on est convenu d’appeler l’élite
+d’un pays, combien ont le goût des choses métaphysiques
+et le temps d’en escalader les sommets ! Et
+quand ils le font, n’est-ce pas la tour de Babel, qui
+en est peut-être l’histoire légendaire ?</p>
+
+<p>Est-ce pour cette infime minorité, d’ailleurs impossible
+à satisfaire, que le grand législateur devait
+légiférer sans souci de la masse immense qui pense
+et surtout sent autrement qu’eux ?</p>
+
+<p>En dehors, en effet, des philosophes ou simples
+lettrés, de ceux qui savent penser et en ont le
+temps, il y a des foules immenses de pauvres diables
+en lutte avec les nécessités de la vie, qui ont à peine
+le temps et la force de gagner leur pain quotidien.
+<i lang="la" xml:lang="la">Primo vivere, deinde philosophare.</i> N’est-ce pas un
+crime de les faire philosopher tandis que leur existence
+n’est pas assurée ?</p>
+
+<p>« La religion, disait fort justement l’auteur d’un
+petit opuscule publié vers 1840, la religion est le
+canal nécessaire par lequel les idées d’ordre, de devoir,
+d’humanité, de justice, coulent dans toutes les
+classes des citoyens. Peu d’hommes ont les moyens
+et le temps d’acquérir la science mais avec la religion
+on peut être instruit sans être savant. C’est elle,
+et elle seule, qui enseigne, qui révèle toutes les vérités
+utiles et nécessaires aux hommes de toutes les
+conditions<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> <span class="sc">Allignol</span>, <i>De l’état actuel du clergé en France</i>.</p>
+</div>
+<p>M. Barthélemy Saint-Hilaire a résumé d’un trait
+la même idée en disant que « la religion est la philosophie
+du peuple ». Et c’est une philosophie bien
+supérieure à celle des philosophes, à laquelle aboutit,
+pratiquement d’ailleurs, toute philosophie vraiment
+digne de ce nom. Toutes les religions ont enseigné
+aux hommes la vertu, le travail et la justice ;
+la religion chrétienne a couronné ces enseignements
+en leur apprenant la résignation et le sacrifice.
+N’ont-elles pas ainsi mieux fait pour les classes déshéritées
+que ceux qui les poussent à la révolte
+contre des états de choses qui ne sont souvent que
+les résultats inéluctables des lois de la nature ?</p>
+
+<p>La religion a fait tout le travail philosophique
+nécessaire pour ceux qui en étaient incapables : elle
+leur a donné la substance de la vérité ; elle leur a
+épargné un temps infini et des erreurs sans nombre.
+Elle leur a mis en mains un manuel de la vie pratique,
+qui n’empêche en rien ceux qui ne le trouvent
+pas suffisant de chercher ailleurs des lumières plus
+complètes, s’il en existe, mais ne leur donne pas le
+droit d’exiger que la religion soit faite exclusivement
+à leur mesure.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c4">IV<br>
+<span class="small">L’ÉGLISE ET LES PHILOSOPHES</span></h2>
+
+
+<p>Une religion est donc nécessaire, et un culte extérieur
+en est le corollaire indispensable.</p>
+
+<p>Quelle est la meilleure des religions ?</p>
+
+<p>Dès le début de ma libre pensée, je me suis trouvé
+plein de préjugés contre la religion catholique, et
+c’était là, surtout, je crois, un résultat de mes lectures
+des soi-disant philosophes du <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle.
+Voltaire et ses compères me paraissaient alors de
+très puissants raisonneurs et je trouvais irréfutables
+la plupart des mauvaises querelles qu’ils ont faites :
+à la Bible, en y relevant des énormités et des contradictions
+que je trouve aujourd’hui fort discutables ;
+à l’Église, en lui imputant des crimes et des erreurs
+dont elle n’est pas responsable ; à la religion catholique,
+en la confondant sans cesse avec les abus que
+la pauvre humanité peut en faire et n’en a que
+trop souvent faits. Quelle fête pour l’orgueil et la
+passion débordés, de pouvoir, devant ce déluge de
+sarcasmes et d’attaques de tout genre, prendre en
+pitié les générations passées, de croire que la nouvelle
+philosophie avait pénétré les arcanes de l’histoire
+et reconnu l’origine humaine de toutes les religions !</p>
+
+<p>Je n’ai compris que plus tard le peu de valeur de
+ce genre de critique. Il m’a paru, en y réfléchissant,
+que les voltairiens anciens et modernes étaient peut-être
+un peu trop exigeants, en voulant que Dieu, occupé
+à tracer aux Juifs des lois morales, s’interrompît
+pour leur révéler aussi tous les secrets de la
+nature, leur parlant un langage entièrement conforme
+aux données, d’ailleurs si incertaines et si variables,
+de la science, et qu’il leur fît, par exemple, une petite
+dissertation astronomique pour remplacer l’image
+de Josué arrêtant le soleil.</p>
+
+<p>On peut en dire autant des jours de la Genèse,
+dans lesquels il convient de voir, non pas un traité
+de cosmogonie, mais un aperçu substantiel très général
+de la formation du monde, tel qu’il le fallait
+aux Juifs du temps de Moïse — aperçu, du reste, où
+il y a beaucoup plus à s’étonner des conformités avec
+la science moderne qu’on peut y voir, que des contradictions
+apparentes qu’on peut y découvrir.</p>
+
+<p>La preuve finalement de la fragilité des polémiques
+voltairiennes se trouve dans le discrédit
+où elles sont tombées. Combien en reste-t-il qu’un
+vrai savant de nos jours oserait opposer à l’apologétique
+chrétienne ?</p>
+
+<p>Ce n’est pas sans peine que j’appris à envisager
+de haut les traditions juives et à lire ses révélations,
+sans me laisser arrêter par des considérations ethniques
+de temps et de lieu.</p>
+
+<p>Il est évident que, dans la Bible et même dans le
+Nouveau Testament, il y a deux parties très distinctes :
+l’une qui se rapporte à la vie légendaire du
+peuple juif, et l’autre qui est un enseignement dogmatique
+et moral, et qu’il n’est pas de bonne guerre
+de les confondre — d’autant que, pour tout ce qui
+concerne la morale, il n’y a pas sujet de doute, et
+c’était l’essentiel.</p>
+
+<p>Pour tout le reste, on peut trouver que si l’inspirateur
+des Livres Sacrés n’a pas toujours parlé avec
+la précision de style d’un notaire ou d’un académicien,
+c’est qu’il avait peut-être ses raisons pour cela.
+Et l’une de ces raisons sans doute, c’est qu’il savait
+qu’on aurait tout autant ergoté sur sa parole, lors
+même qu’elle eût été plus claire, attendu qu’il est
+dans notre nature de tout discuter.</p>
+
+<p>Des raisons plus hautes justifient Dieu du reproche
+qu’on lui fait implicitement de n’avoir pas usé de
+son omniscience pour parler aux Juifs, en d’autres
+termes, de ne pas nous avoir révélé d’un coup tous
+les secrets de l’univers. A-t-on réfléchi que par là il
+aurait enlevé à l’humanité la plus délicate de ses
+joies : celle de les découvrir successivement elle-même,
+outre que nous aurions perdu tout mérite à
+reconnaître sa grandeur et à lui rendre hommage,
+puisque nous n’aurions pas eu la peine de chercher ?
+Est-il nécessaire enfin de faire ressortir tout
+ce qu’il y a de présomption enfantine à vouloir imposer
+au grand Être des conditions qui bouleverseraient
+le système du monde ?</p>
+
+<p>A l’obligation de parler plus clair, il faudrait
+ajouter celle de donner à tous la même intelligence
+et le même tempérament, si l’on voulait que les
+mêmes paroles fussent comprises par tous de la
+môme façon. D’une chose à l’autre, il faudrait tout
+changer.</p>
+
+<p>C’est pourquoi les obscurités qui jadis m’offusquaient
+dans ces antiques traditions, produisent aujourd’hui
+sur moi un effet contraire, et, de même
+que les nuages orageux sont ordinairement la source
+de pluies bienfaisantes, je me demande si ce n’est
+pas dans leur sein que se cachent les plus hautes
+vérités.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c5">V<br>
+<span class="small">L’ORGUEIL</span></h2>
+
+
+<p>L’homme qui regarde attentivement au fond de son
+âme finit toujours par reconnaître, au milieu des
+monstres qui y grouillent, le serpent Python de Platon,
+qui n’est autre que le Satan de l’Écriture, en
+d’autres termes, l’orgueil, l’insatiable orgueil, qui
+est le trait distinctif de la philosophie voltairienne et
+de ses disciples modernes. Ils se croient, et beaucoup
+en sont très naïvement convaincus, — et je ne
+prétends pas avoir échappé à ce travers — ils se
+croient de cent coudées supérieurs aux générations
+précédentes ; ils ont la certitude d’avoir découvert
+ce que celles-ci n’avaient pas même soupçonné. De
+même que la liberté pour certains politiciens n’a
+commencé qu’en 1789, la raison pour eux n’existe
+réellement que depuis qu’ils l’ont fait connaître au
+monde. Ils se figurent que, si leurs prédécesseurs
+avaient su ce qu’ils savent eux-mêmes, s’ils avaient
+connu par exemple la vapeur et l’électricité, ils auraient
+été également sceptiques et que leur foi religieuse
+a été simplement l’effet de leur ignorance.</p>
+
+<p>Les plus réfléchis, tout en subissant cette influence,
+ont quelques retours. Pour ma part, je me suis bien
+souvent demandé, même avant l’âge mûr, s’il ne
+conviendrait pas d’être plus modeste, et dans mon
+for intérieur je me déclarais à moi même qu’après
+tout il n’était ni sage, ni équitable de considérer,
+sous prétexte de progrès, tant de beaux génies disparus
+comme des espèces d’imbéciles. Si Bossuet,
+Leibnitz et tant d’autres grands hommes ont cru à la
+divinité du Christ, c’est évidemment parce qu’ils
+avaient trouvé à cela, bien que privés des inventions
+modernes, des raisons à leurs yeux suffisantes et
+bien au-dessus de celles que peuvent leur opposer
+la physique et la chimie, et le fait seul de leur foi me
+paraissait mériter autre chose que le dédain. Il est
+clair qu’ils raisonnaient d’une autre façon que nous ;
+mais je n’admettais pas que leur raisonnement valût
+le nôtre. Songez donc à tout ce que nous avons appris
+depuis un siècle, à toutes les conquêtes de
+l’homme sur la matière, et à la légitime espérance
+qu’il peut concevoir de devenir le roi de la planète
+où Dieu l’a placé. Toutefois, il y avait là une masse
+imposante de convictions qui me troublait.</p>
+
+<p>Ma vieille admiration pour la science moderne
+s’est un peu modifiée depuis ; je l’admire toujours,
+mais à la condition qu’elle se tienne à sa place et n’ait
+pas la prétention de régenter la métaphysique où
+elle ne peut juger que comme un sourd de musique
+ou un aveugle de peinture.</p>
+
+<p>Je n’ai jamais trouvé bien sérieux les savants ou
+prétendus tels qui ont proposé l’Évolution ou le
+Panthéisme pour remplacer la Genèse. Quand Renan
+dit que le monde s’est fait tout seul, et qu’il
+écrit au chimiste Berthelot que « la molécule pourrait
+bien être, comme toute chose, le fruit du
+temps, le résultat d’un phénomène très prolongé,
+d’une agglutination continuée pendant des milliards
+de milliards de siècles », il est permis de penser
+qu’il se moquait au fond de son correspondant
+comme du bon public, et qu’il aurait trouvé infiniment
+plus d’esprit à ceux qui auraient accueilli son
+hypothèse par un éclat de rire, qu’à ceux qui l’auraient
+saluée avec respect comme un trait de génie.</p>
+
+<p>Dans cette dernière catégorie, il faut évidemment
+ranger les membres de l’ancien conseil municipal de
+Paris qui ont fait placer sur le socle de la statue de
+Raspail des inscriptions comme celles-ci : <i>Donnez-moi
+une cellule animée de sa vitalité, et je vous
+rendrai l’univers. A la Science ! Hors de la
+Science tout n’est que folie ! A la Science, unique
+religion de l’avenir !</i></p>
+
+<p>Au fond du mot de Raspail, il y a bien une idée
+vraie, celle que Pascal avait déjà exprimée en disant
+que « Nous ne savons le tout de rien ». Il appartenait
+aux auteurs de l’inscription de le rendre grotesque
+par le commentaire dont ils l’ont accompagné.</p>
+
+<p>Plus tard, le prestige scientifique de notre siècle
+baissa singulièrement à mes yeux, quand je vis que
+le progrès moral était loin d’accompagner le progrès
+matériel, et je compris qu’on pût parler de la
+faillite de la science.</p>
+
+<p>J’ai été frappé finalement en reconnaissant que
+toutes les nouveautés métaphysiques, par lesquelles
+on prétend remplacer la religion chrétienne, sont plus
+ou moins contenues en germe ou explicitement dans
+ce qu’on appelait autrefois des hérésies, en sorte
+que nous ne faisons guère sur ce terrain que rebattre
+des chemins parcourus et rajeunir des systèmes
+dont la critique religieuse de nos pères, confirmée
+par l’expérience des temps, avait déjà fait justice.</p>
+
+<p>Après avoir longtemps considéré la science et la
+religion comme inconciliables, je me suis demandé
+si leur antagonisme, dont on fait tant de bruit, est
+bien réel et ne consiste pas souvent en ceci qu’on
+fait dire à la religion ce qu’elle ne dit pas, et qu’on
+fait rendre à la science des arrêts dont elle n’est rien
+moins que sûre elle-même. Connaissez-vous un
+Protée pareil à la science ? Elle dément un jour ce
+qu’elle affirmait la veille. D’ailleurs, sur la raison
+des choses, elle ne peut aller que d’une hypothèse à
+l’autre. Plus on est savant, plus on doute. Peut-être
+n’y a-t-il pas lieu par conséquent de tant se préoccuper
+des rapports de la science et de la religion.
+Ce sont deux terrains parfaitement distincts. La religion
+n’est pas incompatible avec la science, elle la
+domine. Elle la laisse faire, certaine d’avoir tôt ou
+tard le dernier mot.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c6">VI<br>
+<span class="small">LES MYSTÈRES</span></h2>
+
+
+<p>Le premier mouvement de l’esprit est de s’insurger
+contre le mystère. Comme il est un défi à notre
+raison et que notre raison est très orgueilleuse, elle
+cherche d’abord à le nier. Mais rien n’est plus opiniâtre
+que le mystère. Il revient sous toutes les
+formes comme pour nous narguer au logis, dans la
+rue, en voyage, partout. Un commis-voyageur rationaliste,
+à qui l’on venait de servir un œuf à la
+coque, à une table d’hôte, et qui le dégustait en
+niant tous les mystères, s’entendit interpeller par
+un autre voyageur qui lui cria :</p>
+
+<p>— Vous en avez un dans votre assiette</p>
+
+<p>— Comment cela ?</p>
+
+<p>— Et oui, un œuf : d’où vient-il ?</p>
+
+<p>— D’une poule, parbleu.</p>
+
+<p>— Et la poule ?</p>
+
+<p>— D’un œuf.</p>
+
+<p>— Qui a commencé de l’œuf ou de la poule ?</p>
+
+<p>Notre homme, d’abord interloqué, finit par trouver
+cette réponse :</p>
+
+<p>— Ni l’un ni l’autre : ce sont deux types éternels
+symbolisés par le serpent égyptien qui se mord la
+queue.</p>
+
+<p>— Peut-être, répartit l’interlocuteur, serait-il
+plus simple de dire que vous n’en savez rien — ni
+moi non plus — que de remplacer le mystère de
+l’œuf par un autre encore plus grand.</p>
+
+<p>Je me souviens qu’au temps où j’étais capable
+de déraisonner tout aussi bien que notre commis-voyageur,
+causant des mystères de la religion chrétienne
+avec un vieil aumônier militaire de mes voisins,
+je ne lui cachai pas que ma raison en était révoltée.
+Il me répondit doucement :</p>
+
+<p>— Quand l’expérience vous sera venue avec l’âge,
+vous verrez les choses autrement et vous comprendrez
+plus ou moins ce que vous ne pouvez comprendre
+aujourd’hui.</p>
+
+<p>Il voulut parler d’autre chose, mais j’étais entêté,
+et je le ramenai à mon sujet, en lui disant que je
+n’admettais pas les choses qui déroutaient la raison
+humaine, la sienne comme la mienne.</p>
+
+<p>— Les mystères déroutent notre raison, répondit-il :
+la belle affaire ! Est-ce que le plus simple coup
+d’œil sur la nature ne la déroute pas perpétuellement ?
+Vous n’admettez pas Dieu et homme tout ensemble.
+Est-ce que nous ne sommes pas corps et
+âme tout ensemble ? Le comprenez-vous mieux ?
+Est-ce que vous savez pourquoi les tisanes calment
+les malades, pourquoi l’opium fait dormir et pourquoi
+l’arsenic tue ? Et, au lieu de trouver là un motif
+d’humilité, cette pauvre raison humaine va s’enivrant
+toujours d’un nouvel orgueil. — A cet orgueil,
+la religion oppose le mystère. Elle lui montre ainsi
+une fois de plus qu’elle procède d’inspirations différentes,
+ne suit pas la même route et tend vers un
+but plus élevé. La raison cultive la terre, la religion
+montre le ciel. La religion s’adresse à l’âme : elle
+désaltère en nous la soif du sublime et de l’infini.
+Il lui faut un langage à la hauteur de son but. Si
+elle n’est pas mystérieuse, incompréhensible dans
+ses dogmes, elle n’est plus la religion. L’homme
+n’adorera jamais ce qu’il comprend. Il n’est pas
+dominé par ce qui n’est qu’à sa hauteur. Il n’y a pas
+de Dieu pour lui, si ce Dieu ne se tient pas à une
+hauteur infinie, environné de nuages impénétrables.
+Il faut qu’en inspirant la vénération et l’amour, la
+religion inspire aussi le respect et la crainte.</p>
+
+<p>Ce discours me parut étrange et je répliquai par
+des arguments que je croyais irréfutables, et que je
+n’ose plus répéter aujourd’hui, tellement je leur trouve
+un caractère de banalité et peu concluants en l’espèce.</p>
+
+<p>Le vieux prêtre finit par me dire :</p>
+
+<p>— Mon ami, vous êtes trop pointu ; j’attendrai que
+le roulement de la vie ait émoussé vos angles.</p>
+
+<p>Il a fallu du temps, en effet, pour me faire comprendre
+le peu de compétence de la raison pure dans
+les questions religieuses, et combien les fondateurs
+des anciennes religions — en laissant de côté la
+question d’origine divine — connaissaient mieux la
+nature humaine que les néo-philosophes de nos jours.</p>
+
+<p>M. Guizot rappelle quelque part les problèmes naturels
+qui pèsent sur l’âme et sont le fondement de
+toutes les religions. Il réfute ceux qui veulent
+abolir le surnaturel, « car la croyance au surnaturel
+est un fait naturel, primitif, universel, permanent
+dans la vie et l’histoire du genre humain. Là où la
+croyance au surnaturel disparaît, la croyance à Dieu
+disparaît aussi. La science humaine est-elle compétente
+sur la question du surnaturel ? Reconnaître
+qu’il y a certaines choses qu’elle ne peut savoir devrait
+être le premier mot de la science, et c’est lui
+rendre service que de la ramener dans son domaine
+quand elle en sort<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a> ».</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> <i>Méditations</i>, I, 1<sup>re</sup> série.</p>
+</div>
+<p>On a vu plus haut le mot de M. de Quatrefages
+qui voit dans le sentiment religieux le signe distinctif
+de l’homme. A ce même point de vue, on
+pourrait définir l’homme un animal qui croit au surnaturel.</p>
+
+<p>Un éminent prédicateur disait, il y a quelques
+années : « Nous nous plaçons en face de l’univers,
+non pas avec l’humilité qui devrait courber toutes
+les têtes, si nous réfléchissions à son immensité, à
+son organisation sublime et à notre petitesse. Nous
+nous plaçons en face de l’univers arrogamment, superbement,
+et nous en abordons l’étude avec la prétention
+de tout expliquer. »</p>
+
+<p>Nous sommons Dieu de rendre ses comptes ; il devrait
+nous suffire de contempler son œuvre.</p>
+
+<p>Si Dieu était accessible à nos sentiments humains,
+on pourrait dire qu’il se venge en nous faisant déraisonner.</p>
+
+<p>Comme le fait observer Bossuet, « les absurdités
+où tombent les détracteurs de la religion deviennent
+plus incompréhensibles que les vérités dont la hauteur
+nous étonne, et pour ne vouloir pas croire des
+mystères incompréhensibles, ils suivent l’une après
+l’autre d’incompréhensibles erreurs. »</p>
+
+<p>Avez-vous lu, dans <i>Tristesses et Sourires</i> de Gustave
+Droz, ces paroles de la douairière à son vieux
+voltairien d’ami Férou ?</p>
+
+<p>« Vous ne voulez plus de culte, de religion, et
+vous passez votre vie à dire la messe devant des
+principes plus incompréhensibles cent fois que les
+dogmes les plus mystérieux ! Vous adorez les vessies,
+vous sanctifiez les lanternes, vous encensez les
+girouettes, tout vous est bon pour pontifier. O Férou,
+comme votre athéisme me rend religieuse ! Comme
+j’aime Dieu, depuis que vous le niez ! Comme je deviens
+croyante en face de votre incrédulité savante ! »</p>
+
+<p>Je comprends d’autant mieux la douairière que le
+spectacle de la coterie maçonnique, ou sont venues
+se concréter toutes les doctes âneries des ennemis du
+mystère, a certainement beaucoup servi à me rejeter
+vers les croyances catholiques.</p>
+
+<p>C’est contre sa métaphysique, assez semblable,
+d’ailleurs, à l’habit d’Arlequin, car elle se compose
+de tous les rebuts philosophiques du passé, qu’il
+faut retourner aujourd’hui ce mot du grand ironiste
+du siècle dernier :</p>
+
+<p>« La métaphysique, c’est lorsque ceux qui écoutent
+n’y entendent rien, et lorsque celui qui parle ne
+se comprend pas lui-même. »</p>
+
+<p>Les mystères en religion correspondent à l’instinct
+religieux qui est dans notre nature. Nous ne
+voudrions pas d’un Dieu sans mystères. Le monde
+lui-même sans mystères nous paraîtrait bien fade et
+bien monotone. C’est pourquoi il n’y a rien de plus
+universel parmi les hommes que la croyance au surnaturel.
+Et l’on peut ajouter, avec M. Guizot, qu’il
+n’y a rien de plus naturel.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c7">VII<br>
+<span class="small">LE PÉCHÉ ORIGINEL ET LA PRESCIENCE DIVINE</span></h2>
+
+
+<p>Quand ma raison, commençant à mieux se rendre
+compte du système du monde, fut arrivée à cette
+idée que ses mystères n’étaient peut-être pas aussi
+déraisonnables qu’ils le semblaient, mon bon sens
+me dit qu’en tous cas, comme ils étaient plus forts
+que nous, leur existence ne pouvant être niée, le
+plus sage était de les prendre tels qu’ils sont et de
+tâcher de s’accommoder avec eux.</p>
+
+<p>Nous acceptons bien, puisque nos sens ne nous
+permettent pas d’en douter, qu’un grain de blé mis
+dans la terre produit un épi et qu’un chêne est le
+produit d’un gland.</p>
+
+<p>Or, la tradition, qui est l’œil des siècles précédents,
+nous apprend que le genre humain vient d’un
+premier homme et d’une première femme créés incompréhensiblement
+par l’Être incompréhensible que
+nous appelons Dieu.</p>
+
+<p>Là-dessus, la science proteste. Comme il est impossible
+de prouver la chose mathématiquement,
+elle la nie. Il est vrai qu’elle est, de son côté, impuissante
+à prouver le contraire — également impuissante
+à trouver une autre solution quelque peu
+acceptable.</p>
+
+<p>On l’a entendue parler dans le socle de la statue
+de Raspail.</p>
+
+<p>On a entendu aussi Férou chantant la messe devant
+l’Évolution.</p>
+
+<p>Si le bon sens populaire comprend encore moins
+ces histoires que celles de la Bible, qui pourrait bien
+s’en étonner ?</p>
+
+<p>Mais, s’il faut s’incliner devant le mystère de notre
+origine, celui du péché originel rapproché de la
+prescience divine me parut longtemps d’une gravité
+exceptionnelle. Outre qu’il n’est pas juste de faire
+porter aux enfants la faute de leurs parents, il me
+paraissait fort singulier que Dieu, dominant l’avenir,
+prévoyant, par conséquent, le péché d’Adam et d’Ève,
+n’eût pas agi, dans sa souveraine bonté, de façon à
+nous épargner cette fâcheuse éventualité. Il y a donc
+contradiction dans les idées qu’on se fait de Dieu.
+Si sa bonté n’est pas en défaut, c’est sa prescience.
+Il est méchant ou aveugle. Et cela me paraissait un
+dilemme d’où Jéhovah ne pouvait pas sortir.</p>
+
+<p>Peu à peu j’ai raisonné différemment. Allant du
+connu à l’inconnu, et ne pouvant mettre en doute
+l’existence de Dieu, pas plus que l’existence du
+mal et de la douleur en ce pauvre monde, j’ai
+cherché dans l’étude de la nature humaine une explication
+de ce mystère du gouvernement divin, et
+j’ai trouvé là des lumières qui, si elles n’ont pas dissipé
+pour moi toutes les ténèbres, ont au moins
+changé l’aspect de la question et m’ont appris à la
+considérer avec plus de réserve.</p>
+
+<p>L’essence de l’homme n’est-ce pas la volonté libre,
+sans laquelle il n’y a ni mérite ni démérite, ni mal
+ni bien ? Sans liberté d’action, que devient l’être
+humain ? Pourquoi et dans quel but aurait-il été mis
+sur la terre ? Autrement, autant vaudrait que la terre
+eût été peuplée d’automates. Où serait la différence
+essentielle entre l’homme et les animaux, si Dieu ne
+l’avait pas créé libre ? La liberté admise, l’homme
+est responsable de ses actes, et la punition du coupable — dont
+il est, d’ailleurs, téméraire de déterminer
+la mesure — est la conséquence de la justice
+divine qui n’exclut rien moins que la plus large miséricorde.
+Et c’est précisément tout cela qui constitue
+la révélation chrétienne, et c’est ainsi que la
+véritable philosophie peut se rencontrer avec la
+Bible.</p>
+
+<p>Que si l’on ne veut voir dans la version biblique
+que l’expression figurée de la sagesse antique pour
+expliquer la présence du mal et de la douleur en ce
+monde, il faut convenir que, toute extraordinaire
+qu’elle nous paraisse, on n’en a pas encore trouvé
+de plus acceptable. Le mal et la douleur, en effet,
+sont là, et proclament plus haut que la Bible le
+péché originel. On peut ne pas le comprendre — on
+ne le comprend pas — mais on ne peut le nier, car
+il est sous nos yeux patent, quotidien, puisqu’on
+voit tous les jours les enfants profiter ou pâtir des
+vertus ou des fautes de leurs parents, puisque l’histoire
+n’est pas autre chose que le tableau successif
+des peuples ou des générations, récompensés ou
+punis, non seulement selon leurs propres mérites,
+mais aussi selon les mérites de leurs prédécesseurs.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c8">VIII<br>
+<span class="small">L’ENFER</span></h2>
+
+
+<p>Ceci me conduit à la grosse question de l’Enfer.
+Et ici (pas plus qu’ailleurs bien entendu), je ne prétends
+faire de la doctrine et en savoir plus que les
+théologiens. Je veux simplement expliquer comment
+et de quelle façon ce point des enseignements
+chrétiens, qui me choquait si fort, est devenu pour
+moi explicable.</p>
+
+<p>Le feu ! L’éternité des peines ! Le cœur se révolte
+contre ces idées.</p>
+
+<p>Sur le second point, on peut remarquer que si
+l’éternité des peines est inscrite en principe, elle
+peut en fait être annulée par le repentir dont nul ne
+peut assigner la limite et par la relation mystérieuse
+entre les vivants et les morts qu’établit la prière catholique.</p>
+
+<p>Sur le feu, les théologiens ne sont nullement d’accord,
+mais il est évident que ce mot, qui répond à
+une souffrance physique, alors qu’il s’agit de la punition
+des âmes, ne doit pas être pris au pied de la
+lettre. Ce qui est de foi, c’est la punition et non le
+feu. L’enfer peut n’être que le remords de n’avoir
+pas ouvert son âme à la vérité, de n’avoir pas apprécié,
+durant la vie humaine, la sublimité des révélations
+du Christ, le regret de nos fautes et la vue
+claire de leurs conséquences et de notre honte. Voilà
+sans doute ce que pensent beaucoup de théologiens,
+mais ce qu’ils ne se croient pas obligés de prêcher
+sur les toits. Il y a sur ce sujet dans <i>L’Église et les
+temps présents</i> de Mgr Bougaud, un chapitre qu’on
+devrait faire lire à tous les jeunes prédicateurs. Bien
+des gens sont incrédules parce qu’ils ne peuvent
+concilier l’idée de l’enfer, telle qu’elle est trop généralement
+présentée, avec celle de la bonté de Dieu.
+Ils accepteraient bien plus aisément l’enfer tel que
+le conçoit l’éminent prélat. Au reste, la question est
+fort délicate, et l’auteur en convient lui-même : « Je
+n’insiste pas. Il y a ici un double écueil à éviter : ou
+d’atténuer tellement les peines éternelles qu’elles
+n’effrayent plus les consciences, ou de les exagérer
+de manière à révolter les âmes et à les faire douter
+de l’enfer. »</p>
+
+<p>Le même ouvrage rectifie les préjugés trop répandus
+sur le petit nombre des élus. Ces préjugés,
+accrédités par un discours de Massillon qu’on aurait
+dû mettre à l’Index, sont le fait d’une opinion
+mal éclairée bien plus que de l’Église. Le jansénisme
+a fait ici beaucoup de mal. Il y a beaucoup
+plus d’élus qu’on ne croit, et Dieu est meilleur que
+des excès de zèle ne le font entendre. « Nous pouvons
+espérer, dit le P. Faber, que Dieu ne juge pas
+comme les hommes et que la grande majorité des
+catholiques seront sauvés. » De ces paroles on peut
+rapprocher celle d’un des regrettés collaborateurs de
+cette collection, qui, après avoir parlé de l’enfer
+dans le même sens que nous, n’hésite pas, comme
+le P. Ventura et tant d’autres, à ouvrir le ciel, même
+aux hérétiques, aux schismatiques et aux païens qui
+ont été justes et de bonne foi<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> Voir le <i>Mal</i>, par l’abbé Constant, docteur en théologie.
+Bloud et Barral (<i>collection Science et Religion</i>).</p>
+</div>
+<p>Une autre conversation avec mon vieil aumônier
+me revient ici en mémoire. Ce digne prêtre était revenu
+de ses longues campagnes très frappé de la
+nécessité d’une forte discipline dans l’année. Sans
+doute, disait-il, il y a bien des détails des règlements
+dont l’infraction n’atteint pas la force de
+l’armée, mais si on se néglige, si on raisonne, le relâchement
+dans l’ensemble est à craindre, et rien de
+plus grave. De même, la discipline est nécessaire
+dans l’Église : pour les dogmes comme pour la pratique
+courante.</p>
+
+<p>— Est-ce qu’il faut accepter le ciel et l’enfer
+comme on nous les dépeint ? lui dit quelqu’un.</p>
+
+<p>— Comment les dépeint-on ?</p>
+
+<p>L’interlocuteur peignit un ciel ou l’on s’ennuyait
+et un enfer où l’on rôtissait.</p>
+
+<p>— Il me semble, dit l’aumônier, que ceux qui précisent
+et matérialisent ainsi la récompense ou la punition
+qui nous attendent dans l’autre vie, sont bien
+hardis et ne méritent ni un brevet d’invention ni un
+compliment sur l’originalité de leur esprit. Soyons
+plus humbles. Nous savons que Dieu est juste et
+qu’il nous récompensera ou nous punira mieux que
+nous ne pouvons l’imaginer. Mais n’allons pas plus
+loin, et, en songeant que les peintures courantes ont
+répondu et peuvent encore répondre à des nécessités
+sociales, sans être des articles de foi, ne nous prononçons
+sur leur sujet qu’avec réserve. L’enfer est
+peut-être un gendarme dont on a grossi les traits et
+la sévérité, mais songeons qu’en le ramenant avant
+l’heure à des proportions plus humaines, nous risquons
+d’encourager les maraudeurs.</p>
+
+<p>— Enfin qu’en pensez-vous ?</p>
+
+<p>— Moi, j’en pense ce qu’il me plaît dans mon for
+intérieur, et, bien convaincu de la bonté de Dieu autant
+que de sa justice, je pense avant tout que chacun
+ferait bien d’imiter à cet égard la prudence de
+l’Église.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c9">IX<br>
+<span class="small">LA RAISON ET LA FOI</span></h2>
+
+
+<p>Pendant longtemps j’ai considéré la raison comme
+un juge sans appel, devant lequel il fallait toujours
+s’incliner, attendu que contester sa compétence,
+c’était encore la reconnaître, puisqu’il n’y a pas
+moyen sans elle d’argumenter contre elle.</p>
+
+<p>Et je croyais cet argument irréfutable.</p>
+
+<p>Plus tard, je réfléchis qu’il y avait plus d’une
+question préalable à vider.</p>
+
+<p>Qu’est-ce d’abord que la raison ?</p>
+
+<p>N’est-ce pas un mot sur lequel on a déraisonné
+beaucoup plus que de raison ?</p>
+
+<p>Est-ce une faculté aussi simple qu’on le dit ? Est-ce
+une reine absolue, et n’a-t-elle pas auprès d’elle des
+conseillers, sans lesquels elle ne peut rendre, suivant
+les cas, de verdicts parfaitement valables ?</p>
+
+<p>On enseigne aux élèves de philosophie que la
+raison est la faculté pour notre esprit de voir au-delà
+de l’apparence des choses, de comparer, de juger,
+en un mot de raisonner. On leur apprend, en outre,
+que c’est une des trois facultés de l’âme ; les deux
+autres sont la sensibilité et la volonté.</p>
+
+<p>Nous sommes donc en présence d’une trinité psychique
+dont on a distingué les membres pour les
+besoins de l’analyse, mais qui n’en constitue pas
+moins un bloc indivisible.</p>
+
+<p>Pour moi, je pense que l’âme a son instinct comme
+le corps, pour la prémunir de certains dangers que
+la raison ne saurait lui montrer, ou pour lui faire
+apercevoir des vérités qui, autrement, lui resteraient
+cachées. Cet instinct, qui procède de la sensibilité
+ou sentiment, est en quelque sorte le prolongement
+de la raison, sa partie ailée, la plus essentielle pour
+un certain ordre de connaissances.</p>
+
+<p>Quand il s’agit, par exemple, du grand problème
+de notre origine et de nos destinées, vouloir que
+l’homme l’aborde avec la raison pure, la froide raison,
+c’est vouloir qu’un soldat aille au combat à
+moitié désarmé. C’est le priver de son arme la
+meilleure, car le sentiment qui marque la direction
+à suivre, qui synthétise le but avant qu’on puisse
+l’apercevoir, porte plus loin que la simple raison.
+Celle-ci peut lui servir de modérateur, mais elle serait
+folle de ne pas user de sa flamme et de sa lumière.</p>
+
+<p>C’est dans cet ordre d’idées que M. Ollé-Laprune
+dit : « Le vrai philosophe pense avec son être tout
+entier. Il pense, en faisant concourir à sa pensée et
+l’imagination et le sentiment, et d’une certaine manière
+l’organisme même, car il pense en homme et
+humainement. Il pense en s’appuyant sur le sol qui
+le porte, en demeurant en contact avec l’humanité
+dont il fait partie, avec les vivants, avec les morts ;
+la pensée d’autrui, la pensée du genre humain, grâce
+à la parole, lui sont présentes et entrent dans sa
+substance. Il pense enfin, attaché à Dieu, principe,
+soutien, lumière, règle de toute pensée… Qu’on aille
+à la recherche de la vérité avec une âme mutilée,
+c’est ce que je ne puis comprendre… »</p>
+
+<p>Le rationalisme qui, en fait, est la négation brutale
+de toute religion, est, en théorie, la prétention
+d’obliger la religion à donner la preuve des vérités
+qu’elle enseigne. Il n’y a pas, dit-il, deux ordres de
+connaissances : la science et la foi ; les articles de
+foi ne sont pas admissibles sans un certificat de la
+science.</p>
+
+<p>En quoi le temps et la réflexion m’ont fait voir
+qu’il commettait une grosse erreur, en méconnaissant
+les droits du sentiment et en voulant faire juger à la
+raison pure des questions qui ressortent du tribunal
+tout entier.</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">La Raison dans mes vers conduit l’homme à la Foi,</div>
+</div>
+
+</div>
+<p class="noindent">dit Racine le fils, entendant évidemment par ce
+mot l’action combinée de la raison pure et du sentiment.
+Les théologiens ne sont pas tout à fait de
+son avis ; ils pensent que la raison peut produire un
+état favorable à la foi, mais qui doit être fécondé par
+la grâce.</p>
+
+<p>Qu’on le veuille ou non, l’âme est invinciblement
+portée à une synthèse suprême, à une foi quelconque.
+Pour arriver à la meilleure, ce n’est pas
+trop de toutes les facultés de l’esprit et du cœur. Il
+faut de plus, croyons-nous, quelque humilité personnelle,
+ce qui se rapproche de la thèse des théologiens ;
+et le Moyen Age, ce siècle de soi-disant obscurantisme,
+montrait plus de connaissance de la
+nature humaine que les novateurs modernes, quand
+il disait :</p>
+
+
+<p class="c"><i lang="la" xml:lang="la">Nulla ratio si non sit oratio</i> ;</p>
+
+
+<p class="noindent">il n’y a pas de raison sans oraison ; ce qui signifie
+simplement que la raison s’égare si elle ne reconnaît
+pas un principe supérieur et ne sait pas s’humilier
+devant lui. L’oraison est aussi une sorte de retour
+sur soi-même : <i lang="la" xml:lang="la">recogitatio</i> ; en sorte que ce mot
+veut dire à la fois prière et réflexion.</p>
+
+<p>La raison, telle qu’on la conçoit de nos jours, qui
+refuse de s’incliner devant un Être supérieur, qui
+prétend se passer de lui et ose tenir pour non avenues
+les traditions de foi des générations précédentes,
+est exactement le contrepied de la haute raison
+d’autrefois qui priait et réfléchissait. Elle n’est
+pas autre chose, en définitive, que la déification du
+moi, et comme il n’y a rien de si dissemblable que
+le moi, comme la raison pour chacun est sa propre
+raison et non pas celle du voisin, on conçoit la confusion
+et le désordre qui doivent résulter d’un pareil
+système.</p>
+
+<p>Les catholiques ne repoussent pas la raison, mais
+seulement son emploi exclusif et surtout son rôle dominant
+dans la recherche de la vérité. Ils disent que
+la religion vient de Dieu comme la foi, et qu’il n’y a
+pas, qu’il ne peut pas y avoir entre elles de véritable
+désaccord. Ils enseignent qu’il y a deux ordres
+de connaissances, qu’on arrive aux uns par la
+raison, et aux autres par la foi.</p>
+
+<p>Ils font observer que les actes de foi sont la monnaie
+courante de l’existence, et que les plus savants
+eux-mêmes sont obligés d’en faire constamment,
+n’ayant ni le temps ni parfois la possibilité de vérifier
+les conclusions qu’ils ont adoptées sur la foi
+d’autrui. En dehors des physiciens, combien, par
+exemple, peuvent se rendre compte du nombre incroyable
+de vibrations que représentent la chaleur,
+la lumière et l’électricité ? Et en dehors des astronomes,
+combien ont de sérieuses raisons de croire
+que la terre tourne autour du soleil, et que l’univers
+est peuplé d’une infinité de mondes, dont le nôtre
+peut à peine donner une idée ! Par suite de quoi, on
+a bien raison de dire que la science exige encore
+plus d’actes de foi que la religion.</p>
+
+<p>Ici encore il nous faudrait insister sur la prodigieuse
+marque d’orgueil que donnent ceux qui prétendent
+aujourd’hui, avec leur parcelle de raison, ne
+pas avoir à tenir compte du majestueux ensemble
+des traditions du passé.</p>
+
+<p>Celui-ci pourrait, en se plaçant sur leur propre
+terrain, répondre qu’il a donné le plus bel exemple
+de l’exercice de la raison humaine : celui de cette
+même raison sachant se brider elle-même, s’assujettissant
+volontairement à certaines règles, dont elle a
+reconnu la justice et l’utilité.</p>
+
+<p>Est-ce que la raison ne trouve pas partout, dans
+ses propres réflexions comme dans le spectacle des
+faits, des motifs de se brider ?</p>
+
+<p>Quelle est la plus raisonnable, de la raison qui ne
+veut reconnaître aucune limite, aucune supériorité,
+aucune mesure, ou de celle qui, convaincue par
+l’étude d’elle-même, par le sentiment de son impuissance,
+par l’expérience de la vie, s’incline devant la
+majesté et la puissance de l’inconnu, tient compte des
+traditions, accepte les mystères, subit l’influence religieuse ?</p>
+
+<p>Il est évident qu’une foule de choses sont au-dessus
+de notre intelligence.</p>
+
+<p>Cependant nous sommes pressés de savoir, de
+connaître, de <i>relier</i> le visible à l’invisible, la matière
+à l’esprit. La foi est une nécessité de notre esprit,
+un besoin de notre cœur. La foi, c’est la confiance
+en Dieu, le repos dans un état d’esprit
+supérieur. C’est une sorte de vie surnaturelle.</p>
+
+<p>La preuve en est dans le fait qu’elle a poussé
+spontanément partout où il y a eu une société humaine.</p>
+
+<p>N’est-ce pas la plus haute raison que celle qui
+nous dit : Acceptez celle des religions qui vous paraîtra
+la meilleure — qu’elle soit le produit d’une révélation,
+ou seulement le produit de la sagesse et de
+l’expérience des siècles ?</p>
+
+<p>En examinant de plus près les deux facultés maîtresses
+de l’âme : la raison et le sentiment, il me
+parut qu’elles correspondaient à deux besoins également
+puissants : celui de raisonner et celui de
+croire. Ces deux facultés se suppléent parfois l’une
+l’autre, mais il est rare qu’aucune d’elles se laisse
+complètement étouffer. Le malheur est que chacune
+a des partisans exclusifs.</p>
+
+<p>Quand la raison s’éveille et commence à se posséder,
+il est difficile d’échapper à ses ivresses et à
+ses entraînements, et l’on est toujours disposé à lui
+sacrifier la part de l’autre légitime maître du logis.
+Plus tard, celui-ci se fait apprécier à son tour et reprend
+ses droits. Les épreuves de ce bas monde,
+auxquelles personne n’échappe, donnent naissance à
+des pensées et à des aspirations que la raison ne
+peut satisfaire et provoquent une révolution morale
+dans laquelle le sentiment religieux prend sa revanche
+et empiète même quelquefois sur le domaine
+de la raison. Heureux ceux qui savent s’arrêter au
+point juste et maintenir l’équilibre entre ces deux
+souverains de l’âme humaine !</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c10">X<br>
+<span class="small" lang="la" xml:lang="la">DEO IGNOTO</span></h2>
+
+
+<p>Qui que tu sois, Cause suprême, Être incompréhensible,
+écoute mon humble prière.</p>
+
+<p>Je puis me tromper dans ma façon de te concevoir,
+mais c’est toujours ta réalité divine que j’adore
+à travers les nuages dont tu as voulu t’envelopper.</p>
+
+<p>Sois indulgent aux efforts que je fais pour me
+rapprocher de toi, au moyen de l’intelligence que
+tu m’as donnée.</p>
+
+<p>Est-il vrai qu’outre les révélations qui jaillissent
+de la grandeur et de la magnifique harmonie de
+l’univers, et de celles que nous trouvons au fond de
+notre conscience, tu as voulu nous parler directement
+par une bouche humaine ?</p>
+
+<p>Est-il vrai que tu as daigné venir à nous, en la
+personne du Christ, pour nous enseigner la pure
+doctrine de la charité, de l’abnégation, du sacrifice,
+jusque-là ignorée de la pauvre humanité ?</p>
+
+<p>Ma raison refuse encore de croire à cette manifestation
+extraordinaire et ne veut voir dans le Christ
+que le plus grand des législateurs humains. Toutefois,
+comme rien ne répond mieux que la vie et les
+enseignements du Christ à l’idéal divin, elle se demande
+s’il est juste de lui refuser les hommages que
+ce caractère nous impose.</p>
+
+<p>En supposant qu’il ne soit pas Dieu, pourrais-tu,
+grand Être inconnu, trouver mauvais que nous
+l’adorions, puisque c’est toi que nous adorerions
+en lui ?</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c11">XI<br>
+<span class="small">LA RÉVÉLATION CHRÉTIENNE</span></h2>
+
+
+<p>Voilà l’état d’âme dans lequel je suis resté bien
+longtemps avant d’arriver à la foi chrétienne.</p>
+
+<p>J’avais beau me dire, avec Rousseau, que « l’Évangile
+a des caractères de vérité si grands, si frappants,
+si parfaitement inimitables, que l’inventeur en serait
+plus étonnant que le héros », mon esprit ne pouvait
+se décider à admettre tant de dogmes mystérieux,
+et notamment l’Incarnation, trouvant qu’il y
+avait là un bien petit moyen pour un Être aussi
+grand que Dieu.</p>
+
+<p>Il est vrai qu’après m’être efforcé de trouver mieux,
+je revenais bredouille et passablement écœuré de
+mon voyage à travers les systèmes qu’on a essayé
+de mettre à la place. Peut-être aussi la violence et
+la mauvaise foi des attaques dirigées contre le christianisme,
+en me le rendant plus sympathique, ont-elles
+contribué à diminuer la distance qui me séparait
+de lui.</p>
+
+<p>L’histoire m’apprit qu’il avait été dans le passé
+calomnié au delà de toute mesure, en même temps
+que le spectacle du temps présent me montrait ses
+ennemis d’aujourd’hui aussi intolérants qu’ont pu
+l’être les plus fougueux persécuteurs d’autrefois,
+outre que ce nouveau fanatisme est infiniment plus
+bête que ne semblaient le comporter les mœurs
+actuelles. — A preuve, la mesure du Franc-Maçon,
+ministre de la marine, interdisant le deuil des navires
+le vendredi saint, sachant bien que le moral de
+l’immense majorité des marins sera atteint par cette
+blessure faite à leur sentiment religieux — de même,
+d’ailleurs, que l’âme du pays tout entier est atteinte
+par la politique anti-religieuse que nous subissons.</p>
+
+<p>Car la terre est un navire, et les marins qu’elle
+porte dans l’espace ont encore plus que ceux de nos
+mers des motifs d’adorer le suprême Inconnu et de
+chercher dans la foi des motifs de force et d’espérance,
+en attendant qu’on ait trouvé ailleurs — si
+cela se peut en dehors du christianisme — le mot
+de l’énigme, c’est-à-dire le secret de leur origine et
+de leur destinée. Et ceux qui prétendent réprimer
+en eux ce besoin naturel de respect et de foi, non
+seulement font preuve de présomptueuse ignorance,
+mais encore commettent une mauvaise action, en
+risquant de paralyser l’action du grand équipage de
+l’humanité et de lui enlever la confiance nécessaire
+à sa difficile navigation.</p>
+
+<p>Un autre exploit de la Franc-Maçonnerie, — car
+c’est chez elle qu’il faut toujours chercher le dernier
+mot des aberrations modernes, exploit d’ailleurs
+particulièrement ridicule — a été de déshabiller la
+plus belle des vertus chrétiennes pour lui mettre des
+habits de garçon en la baptisant Altruisme. La Charité
+s’en est vengée, en continuant ses miracles de bienfaisance,
+tandis que le malheureux altruisme attend
+encore, au fond des loges, l’effet de cette mascarade
+réjouissante.</p>
+
+<p>Étudiant le christianisme plus à fond, je vis mieux
+tout ce qu’il contient d’harmonie avec les lois de
+l’âme, de la société et de la nature. Il n’y a rien en
+lui, comme dit de Maistre, qui n’ait ses racines dans
+les dernières profondeurs du cœur humain.</p>
+
+<p>Les sacrements, dans lesquels je ne voyais jadis
+que des pratiques superstitieuses, me frappèrent par
+leur intime connaissance de notre nature. N’avons-nous
+pas vu, l’autre jour, un journal protestant
+d’Allemagne, regretter que la Réforme ait aboli la
+confession — rappelant, sans s’en douter, le mot de
+Lamennais, que la confession a été créée pour empêcher
+le péché de pourrir au cœur de l’homme ?
+Et cette réforme serait probablement vite effectuée
+dans le protestantisme, si elle n’en impliquait une
+autre que les pasteurs n’accepteront jamais, c’est-à-dire
+le retour au célibat ecclésiastique, attendu que
+la qualité de confesseur et celle d’homme marié sont
+incompatibles.</p>
+
+<p>L’Eucharistie, le plus incompréhensible des mystères,
+non seulement parle au cœur, mais laisse
+soupçonner sa compréhensibilité à chaque découverte
+de la science, laquelle tend de plus en plus à
+formuler le principe : Tout est dans tout. Si on connaissait
+bien à fond le mystère d’une goutte d’eau,
+on connaîtrait celui de l’univers.</p>
+
+<p>Quand les savants disent que les ailes du cousin
+exécutent quinze mille battements par seconde ;
+qu’il faut trois millions d’atomes d’éther pour faire
+une molécule qui n’a pas un millimètre de long ;
+que ces atomes, pour produire la chaleur et la lumière,
+font quatre cent trente trillions d’ondulations
+par seconde ; que les rayons Rœntgen donnent jusqu’à
+deux quintilions de vibrations à la seconde et
+qu’il existe dans les agents de la nature des vibrations
+encore plus nombreuses, etc., etc., est-ce qu’ils
+ne présentent pas aux intelligences, même les plus
+cultivées, des mystères non moins inconcevables que
+ceux de la religion chrétienne ?</p>
+
+<p>La prière chrétienne qui, je dois l’avouer, m’avait
+souvent ennuyé quand j’étais jeune, et dont je n’avais
+pas saisi plus tard la profonde philosophie, m’apparut
+comme un lest et une consolation ; elle nous
+retient dans le sentiment de notre petitesse et elle
+nous fait trouver un charme dans la contemplation
+de l’idéal divin dont elle évoque la présence et le secours.
+Il n’est pas besoin de formules pour la véritable
+prière : il suffit d’élever son âme à Dieu ; les
+plus courtes et les plus simples sont les meilleures.
+La prière produit tous les jours des miracles d’apaisement,
+de patience et de courage. Et comme ses
+effets heureux apparaissent parfois avec la dernière
+évidence, les rationalistes ont imaginé une explication
+ingénieuse : ce n’est pas d’elle que viennent les
+résultats merveilleux qu’on ne peut nier, c’est de
+l’<i>autosuggestion</i>. Une dame, à qui son médecin, disciple
+de Charcot, faisait cette réflexion, lui disait
+finement le lendemain : Je vais bien mieux aujourd’hui,
+m’étant très bien autosuggestionnée, grâce à
+Dieu !</p>
+
+<p>Ou trouve-t-on ailleurs que dans la doctrine chrétienne
+les satisfactions que peuvent désirer une haute
+intelligence et un cœur délicat ?</p>
+
+<p>Et Montesquieu, n’a-t-il pas raison de dire : « La
+religion chrétienne, qui ne semble avoir d’autre objet
+que la félicité de l’autre vie, fait encore notre bonheur
+en celle-ci » ?</p>
+
+<p>Plus j’ai vu, plus j’ai étudié, plus il m’a paru
+que tous les systèmes soi-disant philosophiques ne
+faisaient que remplacer la révélation chrétienne par
+des suppositions encore plus invraisemblables, compliquant
+les problèmes au lieu de les résoudre, sans
+parler de leurs effets déplorables sur la vie individuelle
+et sociale.</p>
+
+<p>Les Évangiles sont aussi remarquables par ce qui
+s’y trouve que par ce qui ne s’y trouve pas. Que l’on
+veuille bien songer aux démentis que l’expérience
+des temps et les découvertes de la science auraient
+pu donner à une inspiration moins éclairée que celle
+du Christ. Or, sa doctrine est inattaquable aujourd’hui
+comme il y a vingt siècles. De là à la considérer
+comme divine, y a-t-il bien loin ?</p>
+
+<p>Si les preuves historiques de la divinité du Christ
+me paraissaient insuffisantes, les preuves morales
+m’éblouissaient.</p>
+
+<p>Les philosophes de nos jours insistent, comme
+ceux du siècle dernier, sur les analogies que présente
+le christianisme avec d’autres religions plus anciennes.
+Tous les dogmes chrétiens, la morale chrétienne
+elle-même, se retrouveraient, suivant eux,
+dans les livres sacrés de l’Égypte, de l’Inde et de la
+Chine. Jésus ne serait qu’un plagiaire de Boudha ou
+de Confucius.</p>
+
+<p>Tout cela est faux ou exagéré. La révélation chrétienne
+n’exclut pas la révélation naturelle qui parle
+à l’homme par sa raison et qui a trouvé de beaux
+interprètes dans les philosophes anciens et dans les
+fondateurs des vieilles religions, mais qui n’a pas dépassé
+les notions de justice, de bonté et d’humanité,
+tandis que la révélation chrétienne s’est élevée à
+une sublimité morale qu’on n’avait pas soupçonnée
+jusque-là :</p>
+
+<p>Par le précepte de rendre le bien pour le mal ;</p>
+
+<p>Par le sacrifice ;</p>
+
+<p>Par la promesse de miséricordes infinies ;</p>
+
+<p>Par la fusion de l’âme humaine dans l’idéal divin,
+contenue dans l’Eucharistie ;</p>
+
+<p>Par un ensemble de sentiments et de doctrines,
+tellement au-dessus de l’humanité, qu’ils faisaient
+dire à Lamartine :</p>
+
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">Oui, de quelque faux nom que l’avenir te nomme,</div>
+<div class="verse">Nous te saluons Dieu, car tu n’es pas un homme.</div>
+<div class="verse">L’homme n’eût pas trouvé dans notre infirmité</div>
+<div class="verse">Le germe tout divin de l’immortatité,</div>
+<div class="verse">La clarté dans la nuit, la vertu dans le vice,</div>
+<div class="verse">Dans l’égoïsme étroit la soif du sacrifice,</div>
+<div class="verse">Dans la lutte la paix, l’espoir dans la douleur,</div>
+<div class="verse">Dans l’orgueil révolté l’humilité du cœur,</div>
+<div class="verse">Dans la haine l’amour, le pardon dans l’offense,</div>
+<div class="verse">Et dans le repentir la seconde innocence.</div>
+<div class="verse">Notre encens à ce prix ne saurait s’égarer,</div>
+<div class="verse">Et j’en crois des vertus qui se font adorer.</div>
+</div>
+
+</div>
+<p>Finalement, comment ne pas être frappé de l’œuvre
+accomplie par le christianisme ?</p>
+
+<p>Comme on reconnaît l’arbre à ses fruits, c’est à son
+action sur le monde qu’on doit reconnaître la vraie
+religion.</p>
+
+<p>Et comme le christianisme seul a produit et produit
+tous les jours les vertus que la voix unanime
+des consciences proclame supérieures à l’humanité :
+l’humilité, la chasteté, le sacrifice ; comme il a ainsi
+renouvelé le monde et qu’il est impossible de nier
+son triomphe historique qui est un miracle autrement
+grand que ceux des Évangiles, il me parut
+qu’il n’était que juste et raisonnable de lui reconnaître
+un caractère supérieur au pouvoir de l’humanité.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c12">XII<br>
+<span class="small">JÉSUS-CHRIST EST-IL DIEU ?</span></h2>
+
+
+<p>Une pensée, déjà exprimée dans la prière <i lang="la" xml:lang="la">Deo
+ignoto</i>, devint bientôt, chez moi, l’idée dominante.</p>
+
+<p>Si le Christ n’est pas Dieu, il est au moins dans la
+direction de Dieu.</p>
+
+<p>C’est Dieu qu’on adore en lui.</p>
+
+<p>On peut se tromper dans la forme ; on ne se trompe
+pas dans le fond, dans le but.</p>
+
+<p>En nous montrant Dieu en lui, notre raison,
+guidée par un sentiment supérieur, ne se trompe
+pas.</p>
+
+<p>Lors même que le Christ ne serait pas Dieu, il serait
+encore sage, pour ceux qui répugnent à cette
+hypothèse, de l’accepter comme tel.</p>
+
+<p>Qui de nous, en effet, est capable de se faire une
+idée de Dieu, de le définir autrement que par la
+formule très haute, très vague, que c’est l’idéal, le
+résumé de toutes les perfections et de toutes les
+puissances, sans qu’aucune forme, aucune expression,
+puisse donner sa mesure ?</p>
+
+<p>Notre cerveau étant incapable de le comprendre
+autrement, pourquoi lui refuserions-nous le droit de
+se montrer à nous sous une forme et dans des conditions
+accessibles à nos sens et à notre intelligence ?</p>
+
+<p>En ajoutant à cela que le Christ représente la vie
+la plus pure, la morale la plus élevée, tout ce qui répond
+le mieux à l’idéal divin, il me sembla que je
+réfutais très raisonnablement toutes les objections
+tirées de l’invraisemblance d’un Dieu fait homme
+pour venir nous révéler les plus sublimes vérités.</p>
+
+<p>J’ai été heureux de retrouver depuis, dans une
+conférence de M. Brunetière, quelques traits du
+travail intime qui s’était opéré dans mon esprit : « Il
+s’agit de savoir, dit l’éminent académicien, non pas
+si Jésus-Christ est Dieu, car ce mot Dieu représente
+un idéal de puissance et de perfection au-dessus de
+notre connaissance ; mais de savoir si sa morale et
+son œuvre sont divines, et par conséquent se rapprochent
+le plus de ce que signifie pour nous l’idéal
+divin. Cela admis, qu’on l’appelle fils de Dieu, envoyé
+de Dieu, ou même grand homme inspiré de
+Dieu, il me semble qu’il y a là une question de logomachie
+plutôt qu’une question de fond. Ne pouvant
+juger des choses divines que par les lumières que
+nous donnent nos sens, ou notre raison servie et aussi
+desservie par les sens, ne pouvant juger des choses
+de l’en haut que comme les poissons, par exemple,
+pourraient juger des choses humaines, il nous semble
+que ce mot de fils de Dieu — et par suite la question
+vitale du christianisme, l’Incarnation — n’est pas de
+nature à rebuter un vrai philosophe… »</p>
+
+<p>Cette question de l’Incarnation me rappelle une
+conversation avec l’illustre traducteur d’Aristote,
+M. Barthélemy Saint-Hilaire, qui m’honorait de son
+amitié, et avec qui j’ai fait plus d’une excursion métaphysique
+dans les dernières années de sa vie.</p>
+
+<p>La <i>Somme</i> de saint Thomas d’Aquin et Platon, dont
+il faisait à quatre-vingt-dix ans une nouvelle édition,
+étaient alors ses deux lectures de prédilection. Ce
+n’était pas un croyant, mais c’était le plus honnête
+des penseurs libres. Son opinion sur le catholicisme
+est tout entière dans ces quelques mots qu’il me disait
+trois ou quatre mois avant sa mort : « J’admire
+les catholiques ; je suis avec eux en tout, excepté
+sur l’Incarnation. » Je lui exposai les raisons qui
+pouvaient faire accepter l’Incarnation par un philosophe,
+raisons qu’il écouta attentivement et sans y
+répondre, comme s’il se réservait d’y réfléchir. A
+mon retour du Midi, au mois de novembre, on me dit
+qu’il était mort la veille ; j’assistai à ses obsèques à
+l’église Saint-Honoré d’Eylau, et j’appris qu’il avait
+exprimé dans son testament le désir que son corps y
+fût porté, « si M. le curé voulait bien le recevoir » ; en
+quoi je vis l’indice que ce grand et honnête esprit
+avait peut-être, depuis notre conversation, fait un
+pas de plus vers le but auquel devait le conduire un
+jour ou l’autre sa haute raison.</p>
+
+<p>En jugeant des autres par moi-même et en analysant
+mes sentiments de l’époque où je n’admettais
+pas encore la divinité du Christ, je me demande si
+beaucoup d’incroyants de bonne foi ne sont pas la
+dupe d’une sorte d’illusion intellectuelle qui leur fait
+dire : « Je ne puis y croire », alors qu’ils veulent
+dire simplement : « Je ne puis le comprendre ».</p>
+
+<p>Si, avec cela, disait mon vieil aumônier, comprenant
+la grandeur et la beauté de la religion chrétienne,
+ils sont véritablement animés du désir d’y
+croire, c’est qu’ils ont la foi sans le savoir ; Dieu ne
+leur en demande pas davantage. Et de là aussi cette
+parole si profonde que l’Église adresse aux cœurs
+anxieux : On croit quand on veut croire !</p>
+
+<p>Et voilà par quelle série d’impressions, de raisonnements
+et d’aspirations au mieux, après une foule
+de déceptions et de mécomptes dans la forêt du
+doute et de l’incrédulité, j’en suis venu à penser que
+le plus sage était encore d’accepter la révélation
+chrétienne comme étant la solution la plus rationnelle
+des mystères du monde et la plus haute philosophie
+qu’aient entendue les oreilles humaines.</p>
+
+
+<p class="c gap small">FIN</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2>
+
+
+<div class="flex">
+<table>
+<tr><td colspan="2" class="sc drap">Au lecteur</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c0">5</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>I.</div></td>
+<td class="drap">— Le premier des mobiles anti-chrétiens</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c1">9</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>II.</div></td>
+<td class="drap">— L’idée de Dieu</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c2">12</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>III.</div></td>
+<td class="drap">— Nécessité d’une religion et d’un culte</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c3">17</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>IV.</div></td>
+<td class="drap">— L’Église et les philosophes</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c4">23</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>V.</div></td>
+<td class="drap">— L’orgueil</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c5">26</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>VI.</div></td>
+<td class="drap">— Les mystères</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c6">30</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>VII.</div></td>
+<td class="drap">— Le péché originel et la prescience divine</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c7">35</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>VIII.</div></td>
+<td class="drap">— L’enfer</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c8">38</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>IX.</div></td>
+<td class="drap">— La Raison et la Foi</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c9">42</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>X.</div></td>
+<td class="drap" lang="la" xml:lang="la">— Deo ignoto</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c10">48</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>XI.</div></td>
+<td class="drap">— La révélation chrétienne</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c11">50</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>XII.</div></td>
+<td class="drap">— Jésus-Christ est-il Dieu ?</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c12">56</a></div></td></tr>
+</table>
+</div>
+
+<p class="c gap xsmall">FIN DE LA TABLE</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em"><span class="xsmall">SAINT-AMAND</span>
+(<span class="xsmall">CHER</span>). — <span class="xsmall">IMPRIMERIE BUSSIÈRE</span></p>
+
+
+<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75581 ***</div>
+</body>
+</html>
+
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