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LXIII + + + + +Du 24 Mars 1763, Chambres assemblées. + +LE Procureur-Général du Roi entré à la Cour, les Chambres assemblées, +a dit : MESSIEURS, un des principaux objets de mes Réquisitoires du 7 +Décembre 1761, & du 24 Mai 1762, étoit de vous porter à représenter à +Sa Majesté combien il est important de réformer les Colleges du +Royaume & l’éducation qu’y reçoit la jeunesse ; à la supplier +d’ordonner aux Universités & aux Académies de dresser un Plan +d’Etudes, & de composer les livres élémentaires propres à le remplir. +Il paroît que la Nation est pleinement convaincue aujourd’hui de la +nécessité d’une réformation générale dans la méthode ordinaire des +Colleges. J’avois eu l’honneur de vous dire que je me proposois de +vous présenter un Mémoire sur ces objets ; ils sont si importants, que +je ne cesserai jamais de les recommander à votre vigilance. Je remplis +ma promesse, & mon desir est que ce Mémoire réponde à votre attente & +à vos espérances. Je ne me suis pas borné à des vues générales qui +n’eussent servi qu’à nous éclairer sur nos abus ; je suis entré dans +quelques détails qui m’ont paru nécessaires pour y remédier. J’ai +mieux aimé vous offrir un ouvrage utile qu’agréable. Mon but est de +prouver qu’à la place d’une éducation qui n’étoit propre tout au plus +que pour l’Ecole, on peut en substituer une qui forme des Sujets pour +l’Etat. Ce sont ici les vues d’un Citoyen qui vous demande, & à la +Nation entiere, des éclaircissemens pour le bien général de la Nation. +Le Ministere public n’est étranger à rien de ce qui est utile à +l’ordre public, mais il n’a que des vœux à former ; c’est au Roi qu’il +appartient de prescrire ce qui doit être fait, & c’est à vous, +Messieurs, qui exercez la Police en son nom, de faire exécuter, par +l’autorité qu’il vous a confiée, ce qu’il aura disposé par sa sagesse. + +Je demande acte du dépôt que je fais d’un Mémoire sur l’éducation, +intitulé : Essai d’Education nationale, ou Plan d’Etudes pour la +Jeunesse. Fait au Parquet, ce 24 Mars 1763. + +Signé, DE CARADEUC DE LA CHALOTAIS : Retiré, & sur ce délibéré, + +LA COUR a décerné acte au Procureur-Général du Roi du dépôt qu’il fait +présentement sur le Bureau, d’un Mémoire sur l’Education, intitulé : +Essai d’Education nationale, ou Plan d’Etudes pour la Jeunesse. + + + + +ESSAI + +D’ÉDUCATION NATIONALE, + +OU + +PLAN D’ÉTUDES + +POUR LA JEUNESSE, + +Déposé au Greffe du Parlement de Bretagne, par Messire LOUIS-RENÉ DE +CARADEUC DE LA CHALOTAIS, Procureur-Général du Roi. + + +Réflexions préliminaires sur l’utilité des Lettres, sur la mauvaise +maniere de les enseigner, & sur la qualité des Maîtres. + +LEs Cours Souveraines se sont occupées, depuis un an, des moyens +d’établir dans les Colleges, des Sujets capables d’instruire la +jeunesse. C’est peu de détruire, si on ne songe à édifier. Nous avions +une éducation qui n’étoit propre tout au plus qu’à former des Sujets +pour l’Ecole. Le bien public, l’honneur de la Nation, demandent qu’on +y substitue une éducation civile qui prépare chaque génération +naissante à remplir avec succès les différentes professions de l’Etat. + +Je me suis proposé, dans ce Mémoire, d’en établir la nécessité, & d’en +indiquer les moyens. Pour en bien juger, il est peut-être nécessaire +de reprendre les choses de plus loin, de faire voir l’utilité des +sciences & des lettres, combien une bonne ou une mauvaise éducation +influent sur le bonheur ou sur le malheur d’une Nation, & d’examiner +en même tems ce qu’elle a droit d’exiger de ses Instituteurs. + +Les sciences sont nécessaires à l’homme ; s’il a des devoirs à +remplir, il est important qu’il les connoisse : les connoître, c’est +posséder la plus utile de toutes les sciences ; c’est être fort avancé +dans la carriere où se forment les Citoyens utiles. L’ignorance n’est +bonne à rien, & elle nuit à tout. Il est impossible qu’il sorte +quelque lumiere des ténebres, & on ne peut marcher dans les ténebres +sans s’égarer. + +Si les apologistes de l’ignorance ne prétendent préconiser que celle +qui conduiroit à un doute sensé & raisonnable, qui ne décide point, +parce qu’elle se connoît elle-même, ils auroient dû lui donner le nom +de science ; c’est en effet une science très-réelle & très-estimable, +que de savoir douter & apprécier son impuissance. Mais je parle ici +de l’ignorance proprement dite, qui est presque toujours +présomptueuse, qui décide, approuve & condamne avec une égale témérité ; +& je dis que si on en compare les funestes effets avec l’abus des +sciences, la question est décidée. Il n’y a personne qui ne dise comme +moi, que l’ignorance nuit à tout, & qui ne forme des vœux pour le +rétablissement des bonnes études, afin de diminuer, autant qu’il est +possible, l’abus du savoir. + +Les siecles les plus grossiers & les plus ignorans ont toujours été +les plus vicieux & les plus corrompus. Laissez l’homme sans culture, +ignorant & par conséquent insensible sur ses devoirs, il deviendra +timide, superstitieux, peut-être cruel. Si on ne lui enseigne pas le +bien, il se préoccupera nécessairement du mal. L’esprit & le cœur ne +peuvent rester vuides. + +Abandonnons tous les paradoxes sur l’inutilité ou sur le danger des +sciences ; séparons les choses de l’abus qui peut s’y trouver ; +dirigeons les études vers la plus grande utilité publique ; & en +attendant que l’on sache si la société humaine telle qu’elle est, si +l’homme tel qu’il n’est pas, pourroient s’en passer, travaillons à +imprimer dans l’esprit des jeunes gens les connoissances qui leur +seront nécessaires pour remplir les différentes professions, y +travailler à leur bonheur, à celui des autres, & contribuer par +conséquent au bien général de la société. + +On ne craint pas d’établir en général, que dans l’état où est +l’Europe, n’ayant point à redouter les invasions des Barbares, le +peuple qui sera le plus éclairé (toutes choses étant égales +d’ailleurs, ou même ne l’étant pas entièérement) aura toujours de +l’avantage sur ceux qui le seront moins ; il les surpassera par son +industrie, il les subjuguera peut-être par ses armes : toutes les +professions étant mieux remplies, les emplois mieux exercés, les +esprits plus cultivés & plus solides, les opérations publiques & +particulieres mieux concertées & mieux exécutées ; la discipline en +tous genres sera meilleure & mieux observée, l’administration +intérieure & extérieure plus sage, les abus seront moindres & plutôt +réprimés. + +Il faut s’appliquer dans l’enfance & dans la jeunesse, sans quoi on +devient ordinairement incapable de s’appliquer le reste de sa vie. La +nature met de la différence entre les hommes (on n’en peut douter), +l’éducation en met peut-être davantage. Le talent est un don de la +nature ; mais il entre dans le talent bien apprécié, beaucoup de ce +qu’on appelle art acquis, habitude. S’il étoit possible de décomposer +le talent d’un Bossuet, d’un Corneille, d’un Racine, d’un la Fontaine, +on trouveroit à la vérité le fonds le plus riche, mais perfectionné +par un long & continuel exercice ; la culture ajoute toujours à la +bonté & à la fécondité du terroir. L’application sans talent ne fera +que des hommes médiocres ; le talent sans application ne produira +jamais des hommes supérieurs. + +Supposer que la nature fait tout, que l’exercice & l’application +n’ajoutent rien aux talens naturels, c’est une maxime pernicieuse qui +entretient la nonchalance des bons esprits, & augmente le +découragement des médiocres. On reconnoît, par l’expérience, que +presque tous les hommes ne vont pas si loin qu’ils pourroient aller, +s’ils apportoient à ce qu’ils sont, une grande application. Il ne faut +pas s’y méprendre, tous ceux qui sont nés pour avoir de l’esprit, ne +sont pas gens d’esprit. Il est d’une utilité universelle, que l’on +soit convaincu dans toutes les professions qu’il est impossible de +bien savoir ce que l’on n’a pas bien appris. + +Nier la force de l’éducation, c’est nier contre l’expérience la force +des habitudes. Que ne pourroit point une institution formée par les +loix, & dirigée par des exemples ! Elle changerait en peu d’années les +mœurs d’une Nation entiere ; chez les Spartiates, elle avoit vaincu la +nature même ; il y a un Art de changer la race des animaux ; n’y en +auroit-il point pour perfectionner celle des hommes ? + +Si l’humanité est susceptible d’un certain point de perfection, c’est +par l’institution qu’elle peut y arriver. L’objet du Législateur doit +être de procurer aux esprits le plus haut degré de justesse & de +capacité qu’il est possible, aux caracteres le plus haut degré de +bonté & d’élévation, aux corps le plus haut degré de force & de santé. + +On ne doit pas espérer d’atteindre aisément à ce point de perfection ; +trop d’obstacles s’y opposent, sur-tout parmi nous ; mais on doit +toujours tendre au but, c’est le moyen d’en approcher de plus près. + +Les mœurs publiques d’une grande Nation ne sont pas toujours bonnes ; +la débauche trop universelle de la jeunesse, le luxe trop répandu, le +peu d’amour de la Patrie & du bien public, l’inquiétude naturelle de +nos esprits, la dissipation, l’oubli des devoirs essentiels de sa +profession, une multitude de causes connues, s’opposent à la +considération due au mérite & à la vertu, & qui en est la plus +flatteuse récompense. Sans la considération personnelle, toute +institution sera imparfaite, quand même les loix la favoriseroient. +Quid leges sine moribus vanæ proficiunt ? disoit un des plus beaux & +des meilleurs esprits de l’Antiquité. [Horace 3, Od. 24.] Mais le +Gouvernement peut subjuguer les mœurs même ; les titres, les honneurs, +le blâme qu’il distribue, ont cours comme sa monnoie. + +Les études publiques ne sont pas dirigées vers la plus grande utilité +publique ; c’est un fait dont la vérité est portée jusqu’à la +démonstration : heureusement la possibilité de les réformer, est +aussi-bien prouvée que sa nécessité. Il y a un nombre prodigieux de +vérités connues, éparses dans une infinité de livres, répandues dans +une infinité de têtes ; il ne s’agit que de les recueillir & de les +mettre en ordre, pour éclairer les Maîtres & les Instituteurs ; mais +puisque l’éducation péche dans le principe même, il faut reprendre +l’édifice dès le fondement. + +Je ne répéterai point ici tout ce qu’on a remarqué de défectueux dans +la méthode ordinaire. La somme des lumières a beaucoup augmenté depuis +deux siecles ; ainsi il est facile de mieux faire que ceux qui nous +ont précédés ; mais nous ne devons pas oublier les services qu’ils ont +rendus à l’humanité. L’établissement des Universités & des Colleges a +banni l’ignorance grossiere ; & le plan d’études, qu’on adopta, étoit +peut-être le meilleur qu’il fût possible de suivre alors. Dès le +commencement du dernier siecle, l’Université desiroit une réformation +dans les études. Des circonstances plus heureuses doivent déterminer +aujourd’hui à corriger la mauvaise routine des Colleges, & à chercher +une maniere plus utile d’enseigner & d’appprendre. + +Notre éducation se ressent par-tout de la barbarie des siecles passés, +où l’on ne faisoit étudier que ceux que l’on destinoit à la +Cléricature ; où l’on n’avoit de livres que ceux qui étoient copiés +par des Moines ; où l’on étoit obligé d’envoyer à Rome pour faire +transcrire les Ouvrages de Ciceron ; où les Nobles savoient à peine +lire & écrire ; où les guerres & les pillages rendoient les livres si +rares & les études si difficiles ; où il n’y avoit d’Ecoles que dans +les Cathédrales & dans les Monasteres. La Langue maternelle des +François n’était alors qu’un jargon informe & incertain : un Latin +barbare s’étoit emparé des Ordonnances, des Chartes des Rois, des +Arrêts des Cours Souveraines. La Philosophie se réduisoit à disputer +sur les livres d’Aristote ; la Morale n’instruisoit point l’homme de +ses devoirs ; la Physique ne rapportoit qu’à des causes chimériques, +des effets qu’on ne songeoit pas même à observer. A la place de +l’Astronomie & de l’Histoire naturelle, régnoient des Fables qui +amenerent les délires de l’Astrologie & des pratiques superstitieuses +de Médecine. La Théologie & la Jurisprudence n’aboutissoient qu’à des +disputes d’Ecoles ou à des opinions de Docteurs, parce qu’on +abandonnoit les textes, faute de critique, pour s’en rapporter à des +sommaires ou à des gloses. + +Si l’on voit des vertus sublimes & des talens éminens briller au +milieu des ténebres de ces siecles d’ignorance, c’est par un effort de +la nature seule, & qu’elle ne fait que rarement. Quels hommes qu’un +Abbé Suger, un Bertrand du Guesclin, un Barbasan, un Bayard, & dans +les tems moins reculés, un Connétable de Montmorenci, un Colbert, qui +n’avoient pas étudié ! Qu’on ne s’en étonne pas ; les idées d’honneur & +de vertus prédominent dans les ames supérieures, & les sentimens sont +bien au-dessus des connoissances acquises : il doit paroître plus +étonnant encore, qu’on ait fait des découvertes du premier ordre dans +ces tems de barbarie. Elles ont été le fruit du génie dont le +caractere propre est de percer les ténebres les plus épaisses, & de +s’élever même au-dessus des siecles éclairés. La meilleure culture de +l’esprit ne peut donner le génie, mais on doit tâcher au moins +d’établir une éducation qui ne l’étouffe pas. + +Au renouvellement des lettres & des sciences, les ténebres qui +couvroient l’Europe depuis si long-tems, disparurent ; l’Imprimerie +fut inventée, des Colleges furent fondés, l’émulation fut excitée, & +on eut honte d’être ignorant ; mais l’éducation fut trop concentrée +dans les Colleges, & elle est restée presque toute scholastique. + +Les Lettres ne sont qu’une partie de l’institution d’une nation ; +l’institution a des vues plus étendues : elle est pour un Etat ce +qu’est l’éducation pour les Particuliers. Son objet est de rendre une +nation plus éclairée en tout genre, & par conséquent plus florissante. + +Les lettres sont à la fois la nourriture des esprits, l’instruction & +l’ornement du monde. Platon & Ciceron, qui ont instruit leurs +contemporains, éclairent encore aujourd’hui l’univers ; & la postérité +la plus reculée profitera de leurs leçons. On doit regarder les +lettres dans un Etat, comme la source & l’appui des vertus humaines & +civiles. Malheur aux Nations, chez qui l’amour des lettres viendroit à +s’éteindre !. + +Elles ont reçu en France les témoignages les plus éclatants de la +protection de nos Rois ; & les établissemens qu’ils ont faits pour +assurer toute espece d’instruction, eussent été le fondement le plus +solide de la prospérité publique, si la premiere institution de la +jeunesse eût été bien dirigée. Les Universités, les Académies, les +Chaires de Langue, les Ecoles d’Hydrographie, tout sembloit concourir +à former des Citoyens distingués dans tous les genres. Le Monarque qui +nous gouverne, a encouragé les sciences, & a excité l’émulation en +envoyant des Observateurs au Nord, à l’Equateur, au Cap de Bonne- +Espérance, en fondant une Ecole Militaire ; mais malheureusement des +secours si précieux ne sont offerts qu’en sous-ordre, si j’ose +m’exprimer ainsi. La premiere institution nationale est demeurée la +même, & on y a tout asservi : elle est restreinte par-tout à +l’éducation des Colleges, & cette éducation a été bornée à l’étude de +la langue Latine. On n’acquiert dans la plûpart des Colleges aucune +connoissance de notre langue ; on n’y apprend qu’une Philosophie +abstraite qui ne peut être d’aucun usage dans le cours de la vie ; qui +ne renferme ni les principes de Morale nécessaires pour se bien +conduire dans la société, ni rien de ce qu’il importe de savoir, +étant homme. La Religion n’y est pas enseignée avec plus de soin ; +ensorte que la jeunesse quitte le College sans avoir presque rien +appris qui puisse lui servir dans les différentes professions. + +J’en appelle à l’expérience & au témoignage de la Nation, de ceux même +qui par préjugé soutiendroient la méthode ordinaire. Les connoissances +que l’on acquiert au College, peuvent-elles s’appeler des +connoissances ? Que fait-on après dix années qu’on emploie, soit à se +préparer à y entrer, soit à se fatiguer dans les cours des différentes +Classes ? Sait-on même la seule chose qu’on y a étudiée, les langues, +qui ne sont que des instrumens pour frayer la route des sciences ? A +l’exception d’un peu de Latin qu’il faut étudier de nouveau, si l’on +veut faire usage de cette langue, la jeunesse est intéressée à +oublier, en entrant dans le monde, presque tout ce que ses prétendus +Instituteurs lui ont appris. Est-ce-là le fruit que la Nation devroit +tirer de dix années du travail le plus assidu ? + +Sur mille Etudians qui ont fait ce qu’on appelle leur cours +d’Humanités & de Philosophie, à peine en trouveroit-on dix qui fussent +en état d’exposer clairement & avec intelligence les premiers élémens +de la Religion, qui sçussent écrire une lettre, qui pussent discerner +habituellement une bonne raison d’une mauvaise, un fait prouvé de +celui qui ne l’est pas. + +Les Grecs & les Romains plus sages que nous & plus vigilans sur un +objet aussi important que l’éducation, ne l’avoient pas abandonnée à +des hommes qui eussent des vues & des intérêts différens de ceux de la +patrie ; elle étoit dirigée par des Législateurs ou par des +Philosophes capables de l’être. Solon n’eût jamais confié à des +Spartiates, à plus forte raison à des Ilotes*, l’éducation des +Athéniens & Lycurgue n’eût pas confié aux Athéniens celles des +Spartiates, Lorsqu’Antipater demanda à ces derniers cent cinquante +enfans pour ôtage, ils répondirent qu’ils aimoient mieux donner le +double d’hommes faits, de peur qu’une éducation étrangere ne corrompît +leurs enfans. + +* C’étoient des Esclaves de Sparte. + + +L’éducation devant préparer des Citoyen à l’Etat, il est évident +qu’elle doit être relative à sa constitution & à ses loix ; elle +seroit fonciérement mauvaise, si elle y étoit contraire : c’est un +principe de tout bon Gouvernement, que chaque famille particuliere +soit réglée sur le plan de la grande famille qui les comprend toutes. +Comment a-t-on pu penser que des hommes qui ne tiennent point à +l’Etat, qui sont accoutumés à mettre un Religieux au-dessus des Chefs +des Etats, leur Ordre au-dessus de la Patrie, leur Institut & des +Constitutions au-dessus des Loix, seroient capables d’élever & +d’instruire la jeunesse d’un Royaume. L’enthousiasme & les prestiges +de la dévotion avoient livré les François à de pareils Instituteurs, +livrés eux-mêmes à un Maître étranger. Ainsi l’enseignement de la +Nation entiere, cette portion de la législation qui est la base & le +fondement des Etats, étoit resté sous la direction immédiate d’un +Régime Ultramontain, nécessairement ennemi de nos Loix. Quelle +inconséquence, & quel scandale ! + +Sans approfondir toutes les conséquences qui résulte d’un abus si +énorme, doit-on s’étonner que le vice de la Monasticité ait infecté +toute notre éducation ? Un Etranger à qui on en expliqueroit les +détails, s’imagineroit que la France veut peupler les Séminaires, les +Cloîtres & des Colonies Latines. Comment pourroit-il supposer que +l’étude d’une langue étrangere, des pratiques de Cloître, fussent des +moyens destinés à former des Militaires, des Magistrats, des Chefs de +famille propres à remplir les différentes professions, dont l’ensemble +constitue la force de l’État ? + +Nous sommes imbus des notions Monastiques qui nous gouvernent sans que +nous le sachions & sans qu’on s’en apperçoive. De petites pratiques de +dévotion (& pourquoi n’oseroit-on-pas le dire, puisque le sage & le +vertueux Abbé Fleury l’a dit) qui ne rappellent point les grandes +idées de la Religion, ont saisi les Chefs des Eglises. + +De là ces Congrégations, ces Confrairies, ces Conventicules, qui +détournent les Chrétiens des lieux où ils doivent apprendre la +Religion, qui empêchent les Pasteurs de s’instruire assez solidement +pour être en état d’instruire les autres. + +S’il est question d’Ecoles, de Colléges, dans l’instant les notions +mystiques s’emparent des personnes principales, & on ne parle que de +Communautés de Religieux ou au moins d’Ecclésiastiques, pour leur en +confier la direction. On doute si des Professeurs mariés peuvent +instruire les enfans. Quand on songe que dans le quinzieme siecle il +fallut une Ordonnance, & une Ordonnance d’un Légat du Pape* en France +pour permettre aux Médecins de se marier, que peut-on penser de +l’effet des préjugés Ecclésiastiques ? On veut exclure ceux qui ne sont +pas célibataires des places purement civiles. Quel paradoxe ! Il +semble qu’avoir des enfans soit une exclusion pour pouvoir en élever, +que l’on prenne des précautions pour empêcher l’Etat de se peupler, ou +pour qu’il ne se peuple pas trop. Le bien de la société exige +manifestement une éducation civile ; & si on ne sécularise pas la +nôtre, nous vivrons éternellement sous l’esclavage du pédantisme. + +* En 1452, le Cardinal d’Estouteville, Légat en France, réforma +l’Université, accorda aux Médecins la liberté de se marier, & leur +défendit en même temps, comme marque de souillure, de faire à l’avenir +leurs assemblées dans l’Eglise de Paris, sous les tours, comme ils +faisoient quelquefois. Pasquier. Recherches, tom. 1, pag. 275. + + +Pourquoi faut-il en effet, que les Colleges soient administrés par des +Moines ou par des Prêtres ? Sous quel prétexte l’instruction dans les +lettres & dans les sciences leur seroit-elle exclusivement dévolue ? +Les Ecclésiastiques présenteront toujours le motif d’instruire les +enfans dans la Religion. Il est certain que de toutes les instructions +c’est la plus importante ; mais est-il vrai que les seuls +Ecclésiastiques puissent leur apprendre le Catéchisme, leur enseigner +le François & le Latin, expliquer Horace & Virgile ? + +Il y a d’excellens Catéchismes imprimés ; il n’est pas nécessaire +d’être promu aux Ordres pour lire à des enfans ceux de Bossuet ou de +Fleury ; & l’on peut demander s’il est besoin d’en faire tous les +jours de nouveaux, ou de réformer si souvent ceux qui sont faits. +C’est dans le sein des familles chrétiennes, dans les instructions de +la Paroisse, que les enfans doivent prendre les élémens du +Christianisme. Les Eglises sont les véritables écoles de la Religion. +Les Jésuites, qu’on nommoit Ecoliers approuvés, & qui l’enseignoient, +n’étoient pas véritablement Ecclésiastiques, quoiqu’ils en portassent +l’habit. Au surplus, employer 40 ou 50 demi-heures par an à expliquer +bien ou mal le Catéchisme de Canisius, ce n’est pas ce que des +personnes instruites appelleroient enseigner la Religion. + +Un Aumônier ou Chapelain dans chaque College pourroit suffir à cette +fonction, sous prétexte de laquelle les Ecclésiastiques prétendant +l’administration des Colleges comme un patrimoine exclusif. + +Je ne dois pas oublier une remarque importante ; c’est que +présentement presque tous les hommes distingués dans les sciences & +dans les lettres, sont des laïques. On ne cesse de répéter qu’il n’y a +pas assez de Prêtres pour remplir les fonctions du Ministere +Ecclésiastique ; & pourquoi donc veut-on en faire des Professeurs de +Colleges & des Précepteurs ? + +Une foule de Prêtres oisifs inondent les villes, tandis que les +campagnes sont dépourvues de Ministres. Ils ne veulent plus les +habiter ; & voilà qu’on leur cherche dans les Cités de nouvelles +places dont on puisse disposer, comme de titres de Bénéfices +amovibles. Une des maladies de l’Etat est que chacun veut avoir à ses +ordres des troupes qui ne soient pas à ses frais. + +Pour professer les Lettres & les Sciences, il faut des personnes qui +fassent profession des Lettres. Le Clergé ne peut pas trouver mauvais +qu’on ne mette pas, généralement parlant, les Ecclésiastiques dans +cette classe. Je ne suis pas assez injuste pour les en exclure ; je +reconnois avec plaisir qu’il y en a plusieurs dans les Universités & +dans les Académies qui sont très-instruits & très-capables +d’instruire. Je n’omettrai pas les Prêtres de l’Oratoire, qui sont +dégagés des préjugés de l’Ecole & du Cloître, & qui sont Citoyens ; +mais je réclame contre l’exclusion des Séculiers. Je prétends +revendiquer pour la Nation une éducation qui ne dépende que de l’Etat, +parce qu’elle lui appartient essentiellement ; parce que toute Nation +a un droit inaliénable & imprescriptible d’instruire ses membres ; +parce qu’enfin les enfans de l’Etat doivent être élevés par des +membres de l’État. + +Le droit exclusif qu’on voudroit accorder aux Prêtres séculiers & +réguliers, d’instituer la jeunesse, n’est pas le seul inconvénient qui +résulte des notions monastiques ; on peut en remarquer de nouveaux +jusques dans les détails de l’éducation des Colleges. + +Chez les Réguliers, l’objet des exercices est plutôt de former les +Maîtres que d’instruire les Disciples. Dans les premières années, un +jeune Régent, qui n’est qu’un vieil Ecolier, acheve le cours de ses +études aux dépens d’autrui. Il surcharge ses éleves de thêmes qui lui +coutent peu à dicter, de longues & d’ennuyeuses leçons. Toute la peine +& tout le travail est du côté des enfans ; pendant ce temps il +s’occupe à ce qui peut lui être utile : il fait des collections, des +extraits ; il se prépare par des discours à la prédication, ou à la +direction par des lectures. Dès qu’il est formé & qu’il s’est mis en +état, par les connoissances qu’il a acquises, d’être utile aux autres, +il abandonne cet enseignement, & va remplir la vocation à laquelle il +est destiné pour la gloire & le profit de son Ordre. + +L’administration des Classes se ressent de l’uniformité des Cloîtres ; +les corrections tiennent de la discipline claustrale, & semblent +faites pour abaisser les cœurs qu’il faudroit chercher à élever. +Toute cette manutention est triste & rebutante ; son effet le plus +ordinaire est de faire haïr l’étude pour toute la vie. Des hommes +faits résisteroient à peine à la vie sédentaire & contrainte, à +laquelle on assujettit les enfans. Il est contre la nature, que dans +un demi-jour ils demeurent assis pendant cinq ou six heures. Il regne +d’ailleurs dans les études qu’on leur fait faire, une monotonie, qui +les jette presque nécessairement dans l’indolence & le dégoût. +Toujours du latin & des thêmes ! Loin d’inspirer du goût pour aucune +Science, pour aucun Art, l’ennui & la sécheresse qui accompagnent +par-tout l’étude, donnent de la répugnance pour les élémens de toutes +les Sciences, de tous les Arts : aussi rien n’est plus ordinaire que de +voir les jeunes gens abandonner toute lecture au sortir des Colleges. +Le premier fruit de ce qu’on nomme institution de la jeunesse, est de +la laisser sans objet d’application, dans l’âge où il seroit plus +nécessaire de l’appliquer, pour prévenir les dangers multipliés d’un +loisir, que remplissent les assauts des passions les plus fougueuses. + +Comparons la sombre obscurité de nos classes à la gaieté du Portique & +du Licée. Parmi nous, un Régent presque enfant, qui revient l’esprit +frappé d’une extase de deux années, opprimé par le despotisme, opprime +d’autres enfans. Chez les Grecs, les jeunes gens se promenoient ; ils +prenoient dans ces lieux, s’il est permis de me servir de ce terme, +leurs leçons & leurs ébats ; ils conversoient avec les Aristides, les +Miltiades, les Platons, les Aristotes, les Xénophons, les Démosthenes, +&c. + +Dans nos Colleges, nul amusement pour des esprits légers qu’il +faudroit plutôt réjouir par quelque diversité & par des études +agréables ; les seuls divertissemens sont des Enigmes, des Ballets, +des pieces dramatiques aussi ridiculement composées que déclamées ; +exercices d’autant plus méprisables, que la perte du temps se réunit +aux exemples du plus mauvais goût. + +Des Maîtres habitués aux subtilités scholastiques, y exercent les +jeunes gens qui contractent l’habitude de disputer & de chicaner. Il +y en a qui dans le reste de leur vie semblent être toujours sur les +bancs de l’école. + +Mais le plus grand vice de l’éducation & le plus inévitable peut-être, +tant qu’elle sera confiée à des personnes qui ont renoncé au monde, & +qui, loin de chercher à le connoître, ne doivent songer qu’à le fuir, +c’est le défaut absolu d’instruction sur les vertus morales & +politiques. Notre éducation ne tient point à nos mœurs comme celle des +Anciens. Après avoir essuyé toutes les fatigues & l’ennui des +Colleges, la jeunesse se trouve dans la nécessité d’apprendre en quoi +consistent les devoirs communs à tous les hommes ; elle n’a reçu aucun +principe pour juger des actions, des mœurs, des opinions, des +coutumes ; elle a tout à apprendre sur des articles si importans. On +lui inspire une dévotion qui n’est qu’une imitation de la Religion ; +des pratiques pour tenir lieu de vertu, & qui n’en sont que l’ombre. + +On a trop mis à l’écart le soin de la santé, les moyens de la +conserver, & les exercices du corps. On a négligé ce qui regarde les +affaires les plus communes & les plus ordinaires, ce qui fait +l’entretien de la vie, le fondement de la Société civile. La plupart +des jeunes gens ne connoissent ni ce monde qu’ils habitent, ni la +terre qui les nourrit, ni les hommes qui fournissent à leurs besoins, +ni les animaux qui les servent, ni les ouvriers & les artisans qu’ils +emploient ; ils n’ont même là-dessus aucun principe de connoissance. +On ne profite point de leur curiosité naturelle, pour l’augmenter. Ils +ne savent admirer ni les merveilles de la nature, ni les prodiges des +Arts. Ainsi ce qu’on leur enseigne, ce qu’on ne leur enseigne pas, la +maniere de leur donner des instructions & de les en priver, tout est +marqué du sceau de l’esprit Monastique. + +Cet esprit qui n’a pour but que d’asservir toutes les facultés de +l’ame à l’observance d’une Regle Religieuse, ne pouvoit que donner des +bornes aux Sciences, & mettre, pour ainsi dire, entre elles un mur de +séparation. Ce n’est pas dans ces lieux, où l’étude des Sciences +utiles au monde est purement accessoire, qu’on pouvoit songer que les +vérités ont toutes un rapport entre elles ; qu’elles sont plus aisées +à saisir lorsqu’on a des points de jonction ; qu’il étoit essentiel de +les rapprocher les unes des autres, afin de les mieux reconnoître, +puisque c’est ordinairement le caractere des erreurs, d’être isolées & +inconséquentes. + +Ce n’est pas d’une administration des Colleges, semblable à la +pratique de la Regle d’un Ordre Religieux, qui oblige également tous +les Membres, qu’on pouvoit espérer de diversifier l’instruction, & de +la rendre quelquefois différente, selon les personnes. Celui qui doit +commander un jour des Armées, ou qui est destiné aux premieres places +de la Magistrature, est élevé comme le fils d’un Major de Milice +Bourgeoise ou comme le fils d’un Praticien de village. Je ne me +plaindrois pas de ce que l’on donnât une bonne éducation aux petits +comme aux grands. Je regrette de ce qu’on en donne une également +mauvaise à tous. + +Ce n’est donc qu’en nous délivrant de cet esprit Monacal, qui depuis +plus de deux siecles embarrasse les Etats policés, par des entraves de +toute espece, qu’on peut parvenir à établir une base d’éducation +générale, sur laquelle portent toutes les instructions particulieres. +Cette base ne peut être fondée que sur un systême lié des +connoissances humaines, comme l’a dit judicieusement, il y a plus de +quinze ans, l’Auteur des Considérations sur les mœurs, puisqu’il est +indispensable que toutes les parties de l’instruction tendent au même +but. + + +Du nombre des Colleges & des Etudians. + +Tout se tient dans l’ordre moral, comme dans l’ordre physique ; +l’éducation des Particuliers & celle des Colleges, sont relatives à +l’institution d’une Nation, & à la constitution même de l’Etat. + +Est-il Militaire ou Commerçant ? Est-ce une Monarchie, une République, +une Aristocratie, un Etat peuplé ou dégarni d’habitans ? Il est +évident que toute police générale, toute opération politique, dépend +d’un calcul exact des différentes professions du Clergé, de la +Noblesse, du Militaire, des Officiers de Justice, des Commerçans, des +Laboureurs, des Artisans, &c. + +Par exemple, on demande s’il y a trop, ou trop peu de Colleges en +France. La résolution de cette question dépend de savoir s’il y a +assez de Laboureurs, assez de Soldats ; s’il n’y a pas trop de +Praticiens, s’il y a trop ou trop peu d’Ecclésiastiques, de Gens de +lettres ; en un mot, elle dérive de la proportion qui regne ou qui +doit regner entre les différentes professions combinées avec leur +utilité & leur nécessité. Sans entrer dans un détail qui seroit +inutile ici, & en supposant la proportion qui paroît fixée à un +centième pour le Militaire, par l’expérience des siecles & des +Nations, je réponds qu’il n’y a pas assez de Laboureurs dans un Pays +où il y a des terres en friche, & où l’État, assez riche par lui-même +pour exporter ses productions naturelles, importe souvent celles de +l’Etranger qu’il pourroit fournir. + +L’excès n’est point à craindre dans une profession qui nourrit les +autres, & qui apporte continuellement des valeurs réelles dans l’Etat, +mais il est dangereux dans toutes celles qui ne créant aucune nouvelle +valeur, vivent par celle qui les crée. + +Est-il besoin pour l’instruction des Peuples & pour le bien de la +Religion, qu’il y ait au moins deux cens cinquante mille Prêtres, ou +Religieux ou Religieuses dans le Royaume ? + +Du temps du Pape Saint Corneille, il n’y avoit dans la Ville de Rome* +que quarante-six Prêtres, & en tout cent cinquante-quatre Clercs, +quoiqu’il y eut un peuple innombrable ; il y en a maintenant plusieurs +milliers. Il n’y en avoit pas assez alors, ou il y en a trop +présentement. Le nombre des Ecclésiastiques s’est prodigieusement +accru dans tous les Pays Catholiques. Quelles fonctions ont-ils donc +aujourd’hui qu’ils n’eussent pas dans ces temps florissans de la +Religion ? + +* Eusebe, Hist. Eccles. l. 6. chap. 43. Fleury, Mœurs des Chrétiens, +p. 192. + + +L’instruction des Procès exige-t-elle ce nombre incroyable d’Officiers +& de Suppôts de judicature, qui désolent les Habitans des Villes & des +Campagnes. Seyssel, sous Louis XII, comptoit en France plus +d’Officiers de Justice, que dans tous les Royaumes de l’Europe +ensemble. Ce calcul étoit sans doute exagéré ; mais à quel point ce +nombre ne s’est-il pas augmenté depuis ? + +N’y a-t-il pas trop d’Ecrivains, trop d’Académies, trop de Colleges ? +Autrefois il étoit difficile d’être sçavant, faute de Livres : +maintenant la multitude de Livres empêche de l’être. On peut dire, +comme Tacite : Ut multarum rerum, sic litterarum intemperantia +laboramus. Il n’y a jamais eu tant d’Etudians dans un Royaume où tout +le monde se plaint de la dépopulation le Peuple même veut étudier ; +des Laboureurs, des Artisans envoient leurs enfans dans les Colleges +des petites Villes, où il en coûte peu pour vivre ; & quand ils ont +fait de mauvaises études qui ne leur ont appris qu’à dédaigner la +profession de leurs peres, ils se jettent dans les Cloîtres, dans +l’Etat Ecclésiastique ; ils prennent des Offices de Justice, & +deviennent souvent des Sujets nuisibles à la Société. Multorum manibus +egent res humanæ, paucorum capita sufficiunt. + +Les Frères de la Doctrine Chrétienne, qu’on appelle Ignorantins, sont +survenus pour achever de tout perdre ; ils apprennent à lire & à +écrire à des gens qui n’eussent dû apprendre qu’à dessiner & à manier +le rabot & la lime, mais qui ne le veulent plus faire. Ce sont les +rivaux ou les successeurs des Jésuites*. Le bien de la Société demande +que les connoissances du Peuple ne s’étendent pas plus loin que ses +occupations. Tout homme qui voit au-delà de son triste métier, ne s’en +acquittera jamais avec courage & avec patience. Parmi les gens du +Peuple il n’est presque nécessaire de sçavoir lire & écrire qu’à ceux +qui vivent par ces arts, ou à ceux que ces arts aident à vivre. + +* Depuis qu’ils sont établis à Brest & à S. Malo, on a peine à trouver +des Mousses ou de ces jeunes garçons qui servent dans un vaisseau, & +qui sont destinés à être Matelots. Dans trente ans d’ici, on demandera +pourquoi il manque des Matelots dans les Ports. + + +On sçait que dans une bonne institution on ne doit pas multiplier +l’espece des hommes qui vivent aux dépens des autres, & qu’il faut +contenir ces professions dans les bornes du nécessaire. Il semble que +dans la pratique on ait adopté la maxime contraire. Bientôt nous +n’aurons plus dans le Peuple que de misérables Artisans, des Miliciens +& des Etudians. + +Ainsi il est plus avantageux à l’Etat qu’il y ait peu de Colleges, +pourvu qu’ils soient bons, & que le cours des études y soit complet, +que d’en avoir beaucoup de médiocres. Il vaut mieux qu’il y ait moins +d’Etudians, pourvu qu’ils soient mieux instruits ; & on les instruira +plus facilement, s’ils ne sont pas en si grand nombre. + +Nous vivons de systêmes, d’inconséquences & de lieux communs. Il faut, +dit-on, faire le bien ; on n’en peut trop faire, ni trop le +multiplier. Les Colleges sont utiles & nécessaires, il ne peut donc y +avoir trop d’Etudians. Il est essentiel d’apprendre la Religion, il ne +peut donc y avoir trop de Couvens, de Congregations, trop de +Retraites, même pour des gens de la Campagne, pour des peres & des +meres de famille, qu’il est contre le bon ordre de faire quitter leur +maison & leur travail. D’un autre côté, le monde va-t-il mieux ? la +société es-elle mieux réglée ? la corruption n’est-elle pas aussi +grande & aussi universelle ? Comment accorder ces maux qu’on ne peut +se dissimuler, avec les lieux communs qu’on entend tous les jours sur +les mœurs plus pures de nos peres qui ne connoissoient presqu’aucune +de ces institutions ? + +D’autre part, on soutient que les Colleges ne sont ni bien dirigés, ni +bien conduits, que les sciences y sont mal enseignées, & l’on ne peut +gueres s’empêcher d’en convenir : donc on doit supprimer les Colleges & +ne point enseigner les sciences. Les Livres, dit-on, sont le fléau des +enfans : on en conclut qu’ils n’en doivent lire aucun. Ainsi +s’établissent les opinions extrêmes. La vérité n’est jamais outrée, la +raison n’exagere point ; mais il y a une infinité de personnes qui ne +distinguent point la nuance des couleurs : tout est blanc ou noir pour +eux. + +Il est bien étonnant que la politesse & les lumieres du dernier +siecle aient pu supporter une éducation aussi informe que la nôtre, en +la critiquant sans cesse. L’habitude qui conduit les hommes, la +routine des corps, une institution du seizieme siecle, qui n’avoit +jamais été réformée & qui étoit irréformable par principe, je le +repete, des idées Monastiques en eussent éternisé l’abus & le vice. Ce +que l’on fit dans les commencemens pour perfectionner l’éducation, la +rendit un peu meilleure alors. C’est précisément ce qui en a perpétué +les imperfections & les défauts. + +Les Jésuites étoient convaincus que le plan d’études (Ratio studiorum) +dressé sous Aquaviva, dans le seizieme siecle, & le foible opuscule de +Jouvenci, étoient des chef-d’œuvres de littérature. Attachés à de +vieux préjugés, ils étoient les derniers à les quitter, & ils +s’opposoient à toute réformation ; ils n’admettoient de Livres que les +leurs ; ils n’ont commencé à adopter le Cartésianisme, que quand les +autres ont commencé à l’abandonner. + +On sort plus aisément des ténebres de l’ignorance, que de la +présomption d’une fausse science. La Russie en dix ans a plus avancé +dans la Physique & dans les sciences naturelles, que d’autres Nations +n’auraient fait en cent ans. Il suffit de voir les Mémoires de +l’Académie de Petersbourg. Peut-être que le Portugal qui réforme +entiérement ses études, avancera beaucoup plus que nous à proportion, +si nous ne songeons pas sérieusement à réformer les nôtres. + +Dans les siecles derniers toute l’instruction étoit tournée vers +l’étude des Langues ; dans celui-ci la manie du bel-esprit s’est +emparé de la Nation, & a dérangé toutes les professions. La société +est peut-être devenue plus aimable pour quelques Particuliers ; mais +la société générale, l’Etat y a perdu. Son intérêt exige que toutes +les professions soient exercées par des hommes capables. Des malades +ne s’embarrassent pas que les ordonnances de leurs Médecins soient en +épigrammes. On cherche un Avocat qui sache les Loix, & non un +bel-esprit. En un mot, le bien de l’Etat demande que chacun s’attache +à sa profession ; & si les mœurs ne changent pas, bientôt on ne +professera plus véritablement que les arts méchaniques. + +Le goût du bel esprit devenu une mode, a banni la science & la +véritable érudition, à laquelle on avoit tant d’obligation ; sur le +fonds de laquelle nos grands Hommes s’étoient formés, & qui est de +beaucoup trop négligée, pour ne pas dire méprisée absolument. + +Il se peut faire qu’il y ait dans une Nation des Particuliers +très-habiles, & que le gros de la Nation soit peu instruit. + +Ce sont les Colleges comparés, qui marquent la somme des lumieres +répandues dans les différentes têtes des Citoyens ; mais ce sont les +Mémoires des Académies, les bons Livres qui désignent les lumieres de +la Nation. + +Que l’on compare nos Colleges, dont les méthodes sont vicieuses, avec +ceux d’Oxfort, de Cambrige, de Leyde, de Gottingue, qui ont des Livres +élémentaires mieux faits que les nôtres ; on verra qu’il est nécessaire +qu’un Allemand & un Anglois soient mieux instruits qu’un François. +Par la même raison il étoit impossible qu’un Romain bien élevé, qui se +façonnoit dans la conversation & dans la société d’un homme +respectable, qui plaidoit des causes, qui devenoit Edile, Préteur, +Augure, Consul ; qui présidoit au Sénat & commandoit des Armées, ne fût +pas un homme supérieur à nos Anglois & à nos François, parce que c’est +l’expérience seule qui peut former les hommes. + +Mais quand on mettra nos Mémoires de l’Académie des Sciences, en +parallele avec ceux de Londres, de Leipsick, &c. nos bons Livres avec +ceux des Etrangers, on verra qu’un François qui sera mis de bonne +heure sur les bonnes voies, est aussi habile & peut-être mieux +instruit qu’un autre ; qu’il a plus d’ordre, de méthode & de goût ; +car il faut rendre justice à la Nation Françoise ; elle sera tout ce +qu’elle voudra être, ou tout ce qu’on voudra qu’elle soit. Elle a dans +tous les genres des exemples & des modeles à opposer à ceux de +l’Antiquité. Elle a eu ses Thémistocles, ses Miltiades & ses Periclès, +ses Demosthenes, ses Sophocles & ses Aristophanes ; elle les aura +encore quand on le voudra sérieusement. C’est l’Etat, c’est la majeure +partie de la Nation qu’il faut principalement avoir en vue dans +l’éducation : car vingt millions d’hommes doivent être plus considérés +qu’un million, & les Paysans qui ne sont pas encore un Ordre en +France, comme en Suede, ne doivent pas être négligés dans une +Institution : elle a également pour but que les Lettres soient +cultivées, & que les terres soient labourées ; que toutes les Sciences +& les Arts utiles soient perfectionnées, que la justice soit rendue, +& que la Religion soit enseignée ; qu’il y ait des Généraux, des +Magistrats, des Ecclésiastiques instruits & capables, des Artistes, +des Artisans habiles, le tout dans une proportion convenable. C’est +au Gouvernement à rendre chaque Citoyen assez heureux dans son état, +pour qu’il ne soit pas forcé d’en sortir. + +Pour remplir ces différens objets, il n’est pas nécessaire que l’Etat +gêne les Particuliers ni la liberté des Citoyens ; il doit seulement +présider à tout, animer tout, lever les obstacles, donner des +facilités, des encouragemens à une Nation industrieuse ; &, pour dire +ce que je pense, une Nation comme la nôtre (je parle du commun de la +Nation) n’a besoin que d’être instruite. Nous avons une infinité de +Livres excellens, peu de Livres classiques & élémentaires. Qu’il en +soit fait pour les enfans & pour les ignorans, qu’on laisse ensuite +agir le génie, qu’on ne gêne pas la liberté des esprits, qu’on inspire +l’amour de la patrie & du bien public, & que les talens ne nuisent pas +à ceux qui les possedent, quand ils n’en abusent pas. + +II y aura des Savans en France, quand la Science sera honorée, & +qu’elle ne sera pas toute tournée vers un objet de parti, de cabale & +d’intrigue, comme nous avons vu pendant un siecle l’Erudition +Ecclésiastique réduite à ce qu’on nommoit l’affaire du temps ; ou, +pour mieux dire, à celle du jour. Il y aura des professions quand il y +aura des apprentissages réels, & que l’application & les talens +meneront à la considération. + +Il est aisé de voir que tous ces grands objets tiennent à la +Législation, mais il est bon de les remettre sous les yeux d’un +Gouvernement sage & prudent, pour marquer toute l’étendue qu’on doit +donner à une bonne Institution. + +Ce seroit ici le lieu d’examiner à quel âge on doit faire entrer les +enfans dans les Colleges ; mais cela dépend de l’âge où l’on doit +les en faire sortir pour commencer l’essai des différentes +professions : & c’est encore une portion de la Législation qui +mériteroit d’être approfondie. + +Est-il convenable que l’on s’inscrive à dix ou douze ans dans des +Rolles de Milices de terre ou de mer, uniquement pour gagner du tems & +obtenir la récompense d’un service que l’on ne peut faire ? C’est une +injustice évidente contre ceux qui servent en effet. + +Les temps pour la Cléricature & pour la Magistrature, sont fixés par +les Loix ; & il semble que l’on n’ait considéré les apprentissages que +par rapport à ces professions, comme-si les autres n’en avoient pas +également besoin. + +Je pense que l’on pourroit déterminer à peu près l’âge de dix ans pour +entrer dans les Colleges, & celui de dix-sept ans pour en sortir. +Dix-sept ans accomplis est l’âge où les Romains prenoient la robe +virile. + +On ne parle jamais de l’institution, sans traiter la question de +l’éducation publique & de l’éducation particuliere ; mais si l’on +avoit de bons Plans d’étude & des Livres élémentaires, peut-être +verroit-on que celle-ci deviendroit aussi facile que l’autre, & en ce +cas il n’y auroit pas de comparaison à faire. Le lait de la mere vaut +toujours mieux pour les enfans que celui des mercénaires. + +Un homme de beaucoup d’esprit* a dit que le plus grand service que les +Sociétés Littéraires pussent rendre aux Lettres, aux Sciences & aux +Arts, étoit de faire des méthodes & de tracer des routes qui +épargnassent du travail & des erreurs, & qui conduisissent à la vérité +par les voies les plus courtes & les plus sûres. + +* Considérations sur les Mœurs. + + +Un jeune homme qui est sur les bonnes voies, en saura plus à +vingt-cinq ans qu’un autre à trente-cinq, si celui-ci n’a pas été bien +conduit. + +Les études sont trop longues & trop difficiles, parce qu’elles sont +trop embarrassées d’inutilités ; cela est évident pour les Colleges : +voilà pourquoi en étudiant beaucoup on sait si peu de chose. Quand on +n’est pas dans le vrai chemin, plus on avance, moins on arrive au +terme : un bon guide épargnerait bien des longueurs. Ce sont les +inutilités & les faussetés qui sont longues & prolixes. Le vrai a +encore le mérite d’être plus aisément entendu ; c’est le faux qui est +inintelligible. + +Il paroît que par rapport aux vues d’éducation, il y a dans le Public +de l’Europe même, une espece de fermentation qui doit naturellement +faire de bons effets ; elle en produira certainement chez nous, si +elle est soutenue & ménagée, si on ne se contente pas d’une +spéculation inutile, & si on n’oublie pas avant six mois ce qu’il +faudroit mettre en pratique dès-à-present. + +Il s’agit de savoir s’il est possible de tirer de nos Colleges plus +d’utilité que l’on n’en tiroit. Je crois qu’il est facile de prouver +l’affirmative par des raisons & par des exemples, & c’est l’objet que +je me suis proposé dans cet Essai. + +Je n’entrerai pas dans les détails qui seraient infinis, & j’exhorte +les Maîtres à lire tous les bons Livres sur l’Education* & sur le +choix des études. J’établis les principes & la formule générale de +l’éducation littéraire, les opérations principales de chaque âge : je +marque les bons Livres élémentaires qui manquent à la société ; les +conséquences & les détails viendront s’y joindre d’eux-mêmes. + +* Locke, l’Abbé Fleury, la Dissertation de l’Abbé Gédouin sur +l’éducation ; Education des filles, par M. de Fénelon ; le Chapitre de +Montagne sur l’institution des enfans, qui est admirable, & il est +bien étonnant qu’étant connu de tout le monde, on n’en ait pas plus +profité : c’est la malheureuse routine qui en a été cause ; l’Abbé de +Saint-Pierre, où il y a des choses excellentes sur les vertus morales & +politiques ; le Discours de M. Nicole sur l’éducation du Prince ; +Crouzas, Bacon, Milton, œuvres mêlées ; Dumarsais, Erasme, le P. +Lamy, tous généralement sans exception. + + +Quel est le meilleur plan d’études pour l’éducation de la jeunesse & +quelle méthode doit-on suivre pour remplir ce plan ? + +On voit qu’il ne s’agit point ici d’un traité entier d’éducation, qui +demanderoit des vues plus approfondies, mais simplement du plan des +études que l’on pourroit substituer à celles des Colleges. + +Je suppose dans tout ce Mémoire la distinction que l’Abbé Fleury a +établi des connoissances nécessaires, utiles & agréables, de celles +qui sont le plus généralement utiles, suivant la différence des +personnes. + +Ces distinctions suffisent, pourvu que l’on ait soin de proportionner +les études à la différence des âges, d’en bien désigner le but, de ne +pas confondre les moyens avec la fin, les mots avec les choses, & +l’instrument avec l’art même ; pourvu que l’on marque avec précision, +en chaque genre, les bornes des connoissances au-delà desquelles +l’esprit humain ne peut atteindre ; & c’est ce qui me paroît le plus +essentiel dans un plan d’éducation. + + +Principes d’un Plan d’études. + +Un plan est le dessein d’un édifice dans lequel il entre plusieurs +parties, qui doivent si correspondre & former un ensemble. Un Plan +d’études pour la jeunesse, c’est l’ordre, l’arrangement des +instructions, suivant lequel les connoissances qui précedent, doivent +servir à acquérir celles qui suivent, & concourir toutes au but & aux +vues qu’on s’est proposées. + +Il semble que cette méthode ne devroit pas être un grand mystere. Les +principes pour instruire les enfans doivent être ceux par lesquels la +nature les instruit elle-même. La mature est le meilleur des maîtres. + +Il suffit donc d’observer comment les premières connoissances entrent +dans l’esprit des enfans, & comment les hommes faits en acquièrent +eux-mêmes. + +L’expérience, contre laquelle on philosopheroit en vain, apprend que +nous n’apportons en naissant qu’une capacité vuide, qui se remplit +successivement ; que pour introduire des notions dans les esprits, il +n’y a d’autres passages ouverts, que la sensation & la réflexion. + +Il paroît certain que l’homme ne commence à avoir des connoissances, +que lorsqu’il commence à faire usage de ses sens ; sa premiere +sensation est sa premiere connoissance. + +Les enfans, non plus que les personnes avancées en âge, ne sont +capables de réflexions, qu’au moyen des idées acquises : les idées +abstraites supposent dans l’esprit, des connoissances avec lesquelles +elles puissent se lier ; on ne les appelle abstraites, que parce +qu’elles sont tirées des idées particulieres ; elles doivent par +conséquent en être précédées dans l’ordre de l’enseignement, comme +dans l’ordre de la nature. Vous ne feriez jamais comprendre que le +tout est plus grand que la partie à une personne qui n’auroit pas +auparavant une idée de la partie & du tout. + +Ainsi le principe fondamental de toute bonne méthode, est de commencer +par ce qui est sensible, pour s’élever par degrés à ce qui est +intellectuel ; par ce qui est simple, pour parvenir à ce qui est +composé ; de s’assurer des faits avant de rechercher les causes. + +Le plus sûr moyen d’instruire les autres, c’est de les conduire par la +route qu’on a dû suivre pour s’instruire soi-même : or chacun peut +connoître, par sa propre expérience, que les idées sont plus faciles à +proportion qu’elles sont moins abstraites & qu’elles se rapprochent +davantage des sens ; elles ont encore l’avantage d’être déterminées +par elles-mêmes : les notions abstraites au contraire sont vagues, +n’offrent rien de fixe à l’essprit, & l’objet du Philosophe doit être +de déterminer ses idées, & de les fixer. + +C’est donc une regle invariable d’inculquer par des exemples sensibles +& réitérés, les connoissances particulieres dont les maximes générales +& les termes abstraits supposent les impressions. + +« Si l’on saisissoit les progrès des connoissances, dit un homme qui +en a bien démêlé l’origine (l’Abbé de Condillac), elles se suivroient +dans un tel ordre, que ce que l’une ajouteroit à celle qui l’auroit +immédiatement précédée, seroit trop simple pour avoir besoin de +preuves. De la sorte on arriveroit aux plus compliquées, & de +celles-là on descendroit sans peine aux plus simples : à peine +pourroit-on les oublier, ou du moins si cela arrivoit, la liaison qui +seroit entre elles, donneroit la facilité de les retrouver. + +Par ce moyen, continue cet Auteur, on paroîtroit plutôt trouver des +vérités nouvelles, que démontrer celles qui sont déjà trouvées. On ne +convaincroit pas seulement les jeunes gens, on les éclaireroit ; on +les mettroit en état de se rendre raison de tous leurs progrès, & d’en +faire par eux-mêmes ; ils sauroient toujours où ils sont, d’où ils +viennent, où ils vont ; ils pourroient juger par eux-mêmes de la route +que le guide leur traceroit, & en prendre une plus sûre, s’ils +trouvoient du danger à la suivre. » + +On doit autant étudier pour se former que pour s’instruire. Comment +est-ce que les hommes se forment & qu’ils acquierent des +connoissances ? C’est en voyant différens objets ; c’est en écoutant +les gens instruits, en expérimentant, en réfléchissant : celui qui a + plus vu, plus observé, plus réflechi, est le plus habile ; celui à + qui on a montré de meilleurs modeles, a le goût le plus sûr ; c’est + l’avantage que certains enfans ont sur d’autres : il a passé sous + leurs yeux un plus grand nombre d’objets ; il y a plus de choix dans + ceux qu’on leur a montrés ; ils ont de meilleurs modeles, plus + d’idées exemplaires. Un homme qui n’auroit vu que des tableaux de + Raphaël & du Titien, ne se contenteroit pas de peintres médiocres. + +Il s’ensuit de ces observations, que toute méthode qui commence par +des idées abstraites, n’est pas faite pour les enfans, & qu’elle est +contraire à la nature de l’esprit humain : cette seule réflexion +bannit les abstractions de tous les Livres élémentaires de Grammaire, +de Rhétorique, de Philosophie & de Religion. + +Il s’agit de bâtir une maison, on doit d’abord amasser des matériaux : +il s’agit d’élever l’édifice des connoissances humaines, il faut avoir +les idées particulieres qui composent cet édifice ; les faits, les +observations, les expériences en sont le fondement : c’est donc à les +assembler, à se rendre ces objets familiers, qu’on doit s’appliquer +dans les commencemens. + +Que les enfans voient beaucoup d’objets, qu’on les varie, qu’on les +montre sous plusieurs faces & à diverses reprises ; on ne peut trop +remplir leur mémoire & leur imagination de faits & d’idées utiles, +dont ils puissent faire usage dans le cours de la vie.* « La variété +plaît sur-tout à cet âge, dit l’Abbé Fleury ; les enfans étudient puis +volontiers deux heures durant, quatre matieres différentes, qu’une +seule pendant une heure. Une étude sert de divertissement à l’autre ; +& plus elles sont diverses, moins il est à craindre qu’elles se +confondent. » Un autre grand Maître dans l’art d’enseigner +(s’Gravesande) dit dans le chapitre 30 de sa Logique, « que ceux qui +ont pris l’habitude de ne considérer qu’une sorte d’idées, quelque +habileté qu’ils puissent y avoir acquise, raisonnent presque toujours +mal sur d’autres objets ». Il ajoute, que pour « acquérir de la +flexibilité dans l’esprit & de l’étendue, il faut s’être appliqué à +plusieurs choses différentes entre elles. » + +* Segnius irritant animos demissa per aures Quam quæ sunt oculis +subjecta fidelibus... + + +Tout ce qu’on doit savoir, n’est pas contenu dans les Livres : il y a +mille choses dont on peut s’instruire par la conversation, par l’usage +et la pratique ; mais il n’y a que des esprits déjà un peu formés, qui +puissent profiter de cette instruction. L’homme est fait pour agir, & +il n’étudie que pour s’en rendre capable. L’esprit d’étude dans le +monde, seroit opposé à celui d’affaires ; mais on entendra mal les +affaires, si on n’a pas étudié. L’important est d’acquérir les grands +principes des connoissances les plus ordinaires : l’expérience, qui +est la meilleure leçon, achèvera le reste. Si l’on n’a pas ces +principes, le seul conseil que l’on puisse prendre, c’est de suspendre +son jugement : de tous les préceptes de la Philosophie, c’est le plus +universel. + +L’étude doit être l’occupation de la jeunesse, & le délassement du +reste de la vie pour remplir utilement les intervalles de l’action. + +Le premier âge n’est pas la saison des récoltes, c’est le tems de +semer & de faire des provisions : l’objet des études n’est pas que les +jeunes gens, au sortir de la premiere éducation, possedent les idées +formées de toutes les Sciences : ce seroit un projet chimérique, un +beau rêve ; mais il se peut faire aisément qu’ils aient une teinture +des principales, qu’ils aient acquis un grand nombre de matériaux de +connoissances, & qu’ils aient l’art d’en acquérir ; art inestimable, & +peut-être supérieur aux connoissances mêmes. + +Presque toute notre Philosophie & notre éducation ne roulent que sur +des mots ; ce sont les choses même qu’il importe de connoître. +Revenons au vrai & au réel ; car en soi la vérité n’est autre chose +que ce qui est, ce qui existe, & dans notre esprit ce n’est que la +connoissance des choses existantes. + +Ce but est certainement plus juste, & le chemin pour y arriver, est +plus droit que le chemin tortueux par lequel les jeunes gens +n’arrivent qu’à la connoissance de mots ou d’abstractions. + +Le moyen pour réussir, est d’exciter leur curiosité, d’aider l’esprit +& le génie, de donner du ressort à leur ame : c’est ce que l’on ne +fera jamais par des études abstraites, seches & ennuyeuses. Que ce que +vous leur présentez soit agréable ; piquez leur curiosité ; flattez +leur amour propre ; entretenez-les dans la gaieté qui est naturelle à +cet âge, & ne joignez pas aux études, l’idée de labeur & de peine ; +parmi les connaissances choisissez celles dont on peut tirer plus de +conséquences utiles, qui ont plus de rapport à l’usage de la vie +civile, aux mœurs & à la vertu ; celles qui élèvent l’ame & l’esprit : +préférez les opérations qui ont plusieurs utilités à la fois ; répétez +& approfondissez les mêmes dans toute la suite de l’éducation, de +sorte que depuis le commencement jusqu’à la fin ce ne soient que les +mêmes vérités, les mêmes choses plus développées. + +L’expérience fait voir qu’on oublie, au sortir du College, presque +tout ce qu’on y a appris. Pourquoi ? C’est que les connoissances qu’on +y a acquises ne sont point liées avec les notions communes ; c’est que +l’on ne retient bien que ce qui a été souvent répété, & qu’il n’y a +que la répétition des mêmes idées qui puisse former des traces assez +fortes pour les conserver long-tems. L’expérience fait voir également +qu’on n’oublie jamais ce qui est gravé pendant l’enfance dans les +fibres délicates du cerveau, par des actes fréquens & réitérés. Il n’y +a point d’enfant qui ait oublié à jouer aux cartes. + +C’est sur ces principes simples qu’est fondé le Plan que je propose. +Toute bonne méthode doit porter sur la nature de l’esprit humain & sur +des faits incontestables. Un Plan court peut contenir plus de choses +qu’un Plan allongé : ce qu’il y a de plus long, c’est l’Histoire ; +encore pourroit-on y faire beaucoup de retranchemens. Toutes les +sciences nécessaires à chaque homme peuvent être resserrées en peu de +volumes. + +Une précaution nécessaire, c’est que l’on ne rejette pas, comme on +fait, toute la peine & tout le travail sur les enfans ; c’est en quoi +l’usage des Colleges est le plus vicieux, parce qu’il y a un trop +grand nombre d’Eleves dans une seule classe. C’est aux Maîtres à faire +travailler les enfans, mais ils doivent se charger de ce qu’il y a de +plus pénible ; & l’Etat doit soulager les Maîtres, autant qu’il est +possible, en faisant composer par des gens habiles des Livres +élémentaires & classiques. + + +De l’Education du premier âge, jusqu’à environ dix ans. + +Les enfans n’ont point d’expérience, parce qu’ils n’ont rien vu ; ils +n’ont point d’attention, parce que la foiblesse de leurs organes ne +résisteroit pas à une tension soutenue sur le même objet ; ils n’ont +pas de jugement, parce qu’ils n’ont ni assez de matériaux dans +l’esprit pour les comparer, ni assez d’exercice & de force pour saisir +les détails sans lesquels toute comparaison manque de justesse. Ils +ont des sens qui sont les portes des connoissances ; de la mémoire qui +leur rappelle les choses absentes qu’ils ont vues ; ils ont de plus la +faculté de réfléchir sur leurs sensations, sur le sentiment intérieur +qui ne les abandonne jamais, non plus que les autres hommes, & sur les +représentations des uns & des autres, c’est-à-dire, sur leurs idées. + +Il ne s’agit que d’employer ces facultés pour fixer leur attention, +pour perfectionner leur jugement, & leur procurer l’expérience qui +manque à cet âge. + +J’avoue qu’après l’effort inconcevable qu’ont fait les enfans pour +apprendre à parler, ce qui me paroît le plus difficile dans toute +l’éducation, c’est de leur apprendre à lire. J’ai peine à comprendre +comment on y parvient, sur-tout par la méthode qu’on emploie pour les +instruire. Si l’on fait attention aux différentes combinaisons, à la +multiplicité des opérations que cette étude exige, à la quantité de +sons inutiles ou impropres qu’on leur fait articuler : on conviendra +que ce n’est pas une chose aisée, quoiqu’elle soit commune, & qu’il +faut nécessairement ou que ce soit presque l’effet d’une routine +méchanique, ou que leur esprit soit déjà capable d’une infinité de +combinaisons, lorsqu’il s’applique à des objets sensibles. + +Ce qui porteroit à supposer cette capacité dans les enfans, c’est le +peu d’effort avec lequel ils apprennent des jeux qui exigent des +combinaisons assez fines. Mais d’un autre côté on peut demander si +cette facilité ne viendroit pas plutôt de ce qu’ils ont les idées +particulieres de la chose qu’ils font, & qu’ils font avec plaisir. + +Je remarque que tout ce que fait la nature, quelque compliqué qu’il +soit, elle le fait aisément ; dès que l’art survient, la difficulté +naît ; l’art est long & pénible. Apprendre à parler, apprendre une +langue par l’usage, cela se fait naturellement & facilement : +apprendre à lire, apprendre une langue par regles & par art, c’est +l’occupation de plusieurs années. + +Ainsi ce seroit une matiere digne de la recherche des bons Citoyens & +de l’attention des Gouvernemens que de fixer une fois la méthode la +plus simple d’enseigner à lire & d’enseigner les langues. Ce seroit +épargner beaucoup de peine aux enfans, d’embarras aux peres & aux +maîtres ; ce serait ménager bien du temps pour l’acquisition des +connoissances réelles. Je crois, d’après plusieurs expériences +réitérées, que le Bureau Typographique est sans comparaison ce qu’il y +a de mieux pour la lecture. + +Mais je suppose qu’un enfant sache déjà lire & écrire ; qu’il sache +même dessiner, ce que je regarde comme nécessaire, je dis que les +premiers objets dont on doit l’occuper depuis cinq ou six ans jusqu’à +dix, sont l’Histoire, la Géographie, l’Histoire naturelle, des +Récréations physiques & mathématiques ; connoissances qui sont à sa +portée parce qu’elles tombent sous les sens, parce qu’elles sont les +plus agréables, & par conséquent les plus propices à occuper +l’enfance. S’il est vrai que ces objets soient la base & les matériaux +de nos idées, le fondement de la vie civile, de toutes les sciences & +de tous les arts sans exception, il est évident que c’est par-là qu’on +doit commencer l’instruction. + + +De l’Histoire.* + +* M. Rousseau exclut les histoires de l’instruction des enfans. + + +Est-il nécessaire de dire ici que les Histoires sont à la portée des +enfans, & de prouver dans le dix-huitième siecle une vérité connue il +y a deux mille ans. Mais l’esprit de paradoxe sait tout réduire en +problême : sous prétexte de procurer aux enfans une expérience qui +leur soit propre, on prétend les priver du secours de l’expérience +d’autrui, comme s’il étoit impossible d’allier l’une avec l’autre. + +On veut qu’ils n’aient pas d’autre école que le monde ; & on leur +défend de voir le monde : on veut qu’ils n’apprennent leur chemin, +qu’en s’égarant. + +Le mal qu’il y a dans ces instructions, n’est pas qu’elles soient +toutes fausses ; c’est au contraire dans le mêlange du vrai, que +réside l’inconvénient. + +Personne ne peut nier ce principe incontestable, & qui n’est pas +nouveau, c’est que la premiere instruction doit commencer par les +choses sensibles, par des faits, par ce que l’on voit, ce que l’on +touche, ce que l’on pese, ce que l’on mesure, ce que l’on dépeint, ce +que l’on décrit. + +Ce sont les faits de la nature, ceux de l’art & ceux des hommes : je +parlerai dans un moment des premiers ; je n’envisage maintenant que +les faits des hommes, ou ceux de l’Histoire. Le spectacle de ce qui +s’est passé dans le monde, n’est autre, à la rigueur, que la +représentation de ce qui se passe tous les jours dans la place +publique ; les enfans peuvent voir l’un aussi bien que l’autre, si +l’on sait diriger leur vue : & il n’est pas besoin d’une plus grande +contention d’esprit. On sait qu’ils aiment avec passion les Contes & +les Histoires ; pourquoi les sévrer entierement d’un plaisir auquel +ils sont si sensibles ? + +On ne sait que mettre entre les mains des peres, des meres, des +gouvernantes, pour les instruire à un certain âge, ou pour ne les pas +gâter : on leur lit des Contes de Fées ; on leur en fait d’effrayans +qui ont quelquefois des suites pour toute la vie : pourquoi ne pas +chercher à les instruire en les amusant ? Si la plupart des Histoires +sont au-dessus de leur capacité, est-ce une raison pour ne les pas +mettre à leur portée ? Ce seroit la faute des Ecrivains. L’enfant qui +entendra le Petit Poucet, la Barbe bleue, peut entendre l’Histoire de +Romulus & de Clovis. Ils savent, aussi bien que les hommes avancés en +âge, qu’on ne doit faire de mal à personne ; qu’on n’en doit pas faire +au public qui est composé de plusieurs personnes ; que les méchans, +c’est-à-dire, ceux qui font du mal, sont dignes de l’exécration +publique. Ces maximes toutes simples suffisent pour entendre presque +toutes les Histoires & pour en juger. + +Une autre raison décisive pour en occuper les enfans, est que si on +les laisse jusqu’à un certain âge sans en entendre parler, ils ne +pourront plus dans la suite en apprendre, ni en retenir aucune : la +chose deviendroit physiquement impossible. Ils se trouveroient à +l’égard de toute Histoire, dans le cas où nous sommes par rapport à +celles de la Chine & du Japon, qu’on a tant de peine à imprimer dans +la mémoire, parce que les noms des hommes, des villes, des fleuves +n’ont jamais frappé nos oreilles. Ils se trouveroient dans le cas où +sont la plupart des femmes qui se plaignent de leur mémoire, parce +qu’ayant peu lu dans l’enfance, les traces que font des objets tous +nouveaux, s’effacent presque dans l’instant. Qu’on essaie de faire +retenir à un jeune homme de la campagne, la suite des Rois depuis +François I, & l’on verra ce que l’on doit penser de la proposition que +je combats. + +Il faut donc se résoudre à lire de l’Histoire aux enfans, ou à la +leur laisser ignorer pendant toute la vie. Il y a même des contes & +des récits d’aventures fabuleuses, je ne les exclurois pas, s’ils ne +donnoient pas des idées d’êtres ou de vertus imaginaires. Les Romans +nuisent en ce qu’ils ne décrivent que les foiblesses de l’humanité, ou +en ce qu’ils peignent les hommes tels qu’ils ne sont pas. On verroit +mal, si les yeux étoient faits comme des Microscopes. Ces narrations +fausses augmentent, diminuent, ou affoiblissent la nature. Presque +tous les tableaux de Roman ne sont point de grandeur naturelle. + +Mais laissons les paradoxes métaphysiques, & ne craignons point de +leur préférer des maximes enseignées par tous les Philosophes de +l’univers, adoptées par tous les hommes d’Etat, & consacrées par la +pratique de toutes les Nations policées ; tâchons seulement de rendre +les Histoires utiles aux enfans, & d’indiquer ce qu’elles doivent +contenir. + +Je voudrois que l’on composât, pour leur usage, des Histoires de +toutes Nations, de tout siecle, & sur-tout des siecles derniers ; que +celles-ci fussent plus détaillées ; que même on les leur fît lire +avant celles des siecles plus reculés ; qu’on écrivît des vies +d’Hommes illustres dans tous les genres, dans toutes les conditions & +dans toutes les professions ; de Héros, de Savans, de femmes & +d’enfans célebres, &c. qu’on leur fît des peintures vives des grands +événemens, des exemples mémorables de vice ou de vertu, de malheur ou +de prospérité, &c. + +Il faudroit que l’instruction fût toute faite dans ces livres ; qu’on +n’y laissât presque rien à ajouter au Maître, & qu’il n’eût, pour +ainsi dire, qu’à lire & à interroger. Je desirerois qu’à la suite de +chaque Histoire, on plaçât des questions pour voir ce que l’enfant +auroit retenu, pour le redresser, s’il avoit mal entendu, ou s’il ne +s’était pas attaché au plus essentiel. + +C’est la méthode du judicieux Abbé Fleury, dans son Catéchisme +historique : il en prouve l’utilité dans une Préface très-philosophique, +qu’on lit peu, parce qu’on ne lit gueres les Préfaces, & sur-tout celle +d’un Catéchisme. + +Ces Livres & ces Histoires serviroient en même-tems à former le coeur +& l’esprit des enfans, & on pourroit y faire entrer une morale* +entiere à leur portée, non en établissant, par des principes +abstraits, les regles du juste & de l’injuste ; mais en excitant ce +sentiment qui est assez vif chez eux, & qui le seroit également chez +tous les hommes, s’il n’étoit pas étouffé par le préjugé & par +l’intérêt. + +* On peut faire ensorte, comme dit Nicole, qu’ils sachent toute la +morale, sans savoir presque qu’il y a une morale, ni qu’on ait eu +dessein de les en instruire ; ensorte que lorsqu’ils l’apprendront +dans le cours de leurs études, ils s’étonnent de savoir par avance +beaucoup plus qu’on n’y enseigne. + + +On pourroit ainsi les accoutumer de bonne heure à juger les hommes & +les actions : on leur inspireroit l’humanité, la générosité, la +bienfaisance, soit par l’éloge des hommes généreux & bienséance, soit +par la comparaison des grands exemples, de vertus ou de vices, de +Ciceron & de Catilina, de Neron & de Titus, de Sully & du Maréchal +d’Ancre. Des questions simples & des réponses courtes indiqueroient le +chemin ; leur esprit s’ouvriroit insensiblement, & se formeroit sans +effort à goûter ce qui est bien, & à détester ce qui est mal : ils +apprendroient par leurs exemples même, & par les jugemens qu’on leur +feroit porter sur leurs querelles particulieres, sur leurs actions, +qu’il ne faut pas faire à autrui ce qu’on ne voudroit pas qui nous fût +fait ; que l’on n’est véritablement grand que pour le bien que l’on +fait aux hommes ; & qu’il faut faire à autrui tout le bien que l’on +peut faire. + +La morale des enfans, & même celle des hommes faits, se réduit presque +à ces deux points.* + +* On trouvera sur les vertus morales & politiques, des choses +excellentes dans l’Abbé Fleury, choix des études ; dans la Cyropédie +de Xénophon, dans Plutarque, dans les ouvrages de l’Abbé de +Saint-Pierre, dans Nicole, dans Locke, éducation des enfans, dans +le Sethos de l’Abbé Terrasson, qui n’a pas trop réussi, quoiqu’il y +ait des choses admirables pour la morale, parce qu’il n’y a que du +jugement, de la physique & de l’érudition, & qu’il faut de +l’imagination pour faire un Roman. + + +Combien l’émulation des enfans ne seroit-elle pas excitée par la +lecture des vies d’enfans célebres ? Il est étonnant que depuis +Baillet, qui en a fait un Livre exprès, on n’ait pas suivi cette idée +pour leur inspirer l’amour si précieux de la distinction. + +On a dit qu’il falloit préférer dans les études celles qui sont plus +utiles, celles dont on peut tirer plus de conséquences pour les +mœurs, pour la conduite de la vie, pour les affaires publiques & +particulieres : or il n’est pas douteux que les Histoires modernes +renferment à cet égard plus d’utilités que les Histoires anciennes ; +celles de l’Europe, plus que les Histoires de l’Egypte & de la Chine ; +les Histoires du pays, plus que les étrangeres : c’est l’avis du savant +Grotius qui avoit employé un temps considérable à l’étude de +l’antiquité*, & c’est celui de tous les gens sensés. + +* In universum non incipere ab antiquissimis, sed ab his quæ nostris +temporibus nostræque notitiæ propiùs cohærent, ac paulatim deinde in +remotiora eniti, magis è re arbitror. Ep. Hug. Grotii ad Maurerium. + + +Un homme, de goût pourroit extraire des Livres des Antiquités +Egyptiennes, Grecques, Etrusques & Romaines, des Monumens de la +Monarchie Françoise, du Livre des Cérémonies religieuses, des Livres +de Médailles, de ceux qui traitent des mœurs des Nations en général & +en particulier, du Dictionnaire de la Bible, tout ce qui mériteroit +d’être retenu : on montreroit le plan des Villes célebres, des Ports, +des plus beaux édifices ; quelques ouvrages des meilleurs Peintres, si +cela étoit possible ; des estampes : enfin on recueilleroit parmi les +monumens anciens & modernes, ce qu’il y a de plus curieux ; on pourroit +y joindre une description très-simple. + +Ces Histoires & ces Recueils, pour être utiles, devroient être +composés par des Philosophes. Ce n’est pas rabaisser la Philosophie, +que de lui faire parler le langage des enfans ; c’est en faire l’usage +le plus digne d’elle : & à quoi est-elle bonne, si ce n’est à former le +jugement de tous les âges ? + +Plus il y auroit de volumes d’Histoires bien faites, plus la société & +les familles seroient instruites, plus les études seroient préparées ; +elles serviroient aux meres, aux enfans & à toutes les générations. +Duché en fit pour Saint-Cyr, dans le siecle dernier ; l’Abbé de +Choisy, pour Madame la Duchesse de Bourgogne : elles sont agréables ; +mais ces Ecrivains, comme plusieurs du siecle passé, avoient peu de +philosophie dans la tête. + +Je suppose donc quelques volumes de pareilles Histoires composées par +des Philosophes. + +On les feroit lire aux enfans, pour apprendre à bien lire. + +Ils répondroient aux questions qui y seroient contenues, & par-là ils +s’accoutumeroient à juger. + +On leur feroit raconter ces mêmes Histoires, pour leur apprendre à +parler. + +Ce ne sont-là que les matériaux de l’Histoire : on réserveroit pour le +second âge l’arrangement des faits par la Chronologie, la suite des +Empires, les principes qui servent de fondement à la certitude +historique, & les usages innombrables de l’Histoire. + + +De la Géographie. + +La Géographie ne doit jamais être séparée de l’Histoire : c’est +l’affaire des yeux & de la mémoire, & par conséquent une étude faite +pour les enfans. Mais il faudroit une Géographie à leur portée, qui +sans entrer dans un détail sec & ennuyeux (comme la Géographie de +Lenglet), les fît voyager agréablement dans les différentes contrées, +remarquant ce qu’il y a de principal & de curieux, les faits les plus +frappans, la patrie des grands hommes, les batailles célebres, tout ce +qu’il y a de plus remarquable, soit pour les mœurs & les coutumes, +soit pour les productions naturelles, pour les arts ou pour le +commerce. + +On se serviroit du Recueil des voyages & de tous les Livres qui ont +été faits jusqu’ici : ce travail ne seroit ni long, ni pénible. + +Lorsque les enfans seroient plus avancés, on leur feroit faire un +second & un troisieme voyage de Géographie historique, politique, +physique & mathématique, comme on le dira dans la suite. + + +De l’Histoire naturelle & des Récréations physiques & mathématiques. + +Une autre étude spécialement propre aux enfans, est l’Histoire +naturelle & les Récréations physiques & mathématiques. + +L’Histoire naturelle ne demande à cet âge que des yeux, de l’exercice +& de la mémoire : c’est une des plus utiles connoissances qu’ils +puissent acquérir, étant un des fondemens de l’Economie, de la +Médecine, du Commerce & de la politique même ; elle est aussi une des +plus agréables, & des plus faciles. + +Il ne s’agit point encore de raisonner ni de découvrir des rapports & +des causes : il ne faut à cet âge que voir beaucoup & revoir souvent, +comme l’a dit un grand Maître. Qu’ils voient sans dessein, même sans +explication les productions diverses, les échantillons de tout ce qui +compose la terre : on doit les familiariser avec tous ces objets, dont +le commun des hommes jouit sans les connoître, & qui se trouvent si +souvent dans l’usage de la vie. + +Le principal est de montrer d’abord les différens objets, de +l’Histoire naturelle, tels qu’ils paroissent aux yeux ; la figure, +avec une description précise & exacte, suffit. On pourroit rendre les +descriptions moins seches & plus agréables, en y mêlant quelques faits, +de la vie & des mœurs des animaux, de la culture & de l’usage des +plantes, de la propriété & de l’emploi des minéraux : mais dans cette +partie, on doit être sobre, éviter le trop grand détail, & sur-tout +écarter le fabuleux, que les Naturalises y ont mêlé trop souvent. + +Pour les conduire d’abord dans cette immensité d’objets, il ne doit +point être question de méthodes savantes, qui ne serviroient qu’à +apporter de la confusion : il suffit de s’en tenir à cette premiere & +grande division des trois regnes, l’animal, le végétal & le minéral. + +Pour les détailler, on suivra la maxime déjà posée plusieurs fois, de +s’attacher aux objets qui ont plus de rapport avec nous, qui sont les +plus nécessaires & les plus utiles. + +On donnera la préférence aux animaux domestiques sur les sauvages, aux +animaux du pays sur les étrangers. + +Dans les plantes, on préférera celles qui servent pour les alimens & +pour les remedes. Les enfans parviendroient insensiblement à +distinguer les parties d’un animal, des oiseaux, des poissons, des +insectes ; à savoir comment tous ces corps vivans croissent, se +nourrissent & se conservent : mais il seroit essentiel que +l’instruction n’allât point alors au-delà de ce dont ils pourroient +juger par la vue & par le tact. + +Il en seroit de même pour les fossiles, les minéraux, les métaux, les +pierres & les différentes substances que la terre renferme. + +On les montrera de suite, la figure d’un côté, & la description de +l’autre : quand on pourra y joindre les objets mêmes, l’image sera plus +nette & plus vive, l’impression plus durable. S’ils sont présentés +avec ordre aux enfans, ils se placeront naturellement dans leur tête, +suivant l’ordre même dans lequel ils en auront acquis la connoissance. +On leur nommera en même tems les Hommes fameux, tant anciens que +modernes, qui ont fait des découvertes dans les Sciences relatives à +ces objets, & qui, par des travaux souvent immenses, les ont +perfectionnées. Rendre un juste hommage aux talens, c’est faire +honneur à l’humanité ; ce seroit inspirer aux enfans de la vénération +pour les bienfaiteurs des Nations ; une louable curiosité s’empareroit +de leurs esprits ; peut-être feroit-elle naître un jour l’émulation +d’égaler & de surpasser ceux qui leur auroient d’abord servi de +guides. + +Ce spectacle, quoiqu’ébauché, leur élevera l’ame, & fera croître leurs +idées. Il viendra un tems où, après avoir vu & revu plusieurs fois les +objets, ils commenceront à se les représenter en gros, & à s’en faire +eux-mêmes des divisions : le goût de la Science naîtra, & il pourra +être aidé alors par des méthodes & par des réflexions ; mais il faut +toujours commencer par des faits & par des descriptions qui sont +elles-mêmes des faits. Le Dessein serviroit à tous ces usages, parce +que les enfans se font un plaisir de copier ce qu’ils voient. + + +Des Observations physiques, astronomiques ; des Expériences & des +Méchaniques. + +Sous le titre de Récréations physiques, je comprends les observations, +les expériences, les faits de la nature les plus simples, les plus +frappans, & les plus faciles à retenir. + +Je dois prévenir ici une objection facile à faire, & plus facile +encore à tourner en plaisanterie. On dira peut-être que pour faciliter +l’étude à des enfans, je veux qu’ils apprennent l’Histoire naturelle, +la Physique, les Arts & l’Astronomie. + +Je réponds que l’objection ne pourroit être faite que par des +personnes qui n’auroient aucune teinture de ces sciences ; elle seroit +fondée, si je prétendois qu’on formât à cet âge des Physiciens, des +Astronomes & des Méchaniciens ; mais ce n’est pas ce que je propose ; +je prends pour exemple l’Histoire naturelle, & je dis pour apprendre +cette science, il faut d’abord distinguer les objets, les appeller par +leur nom, les reconnoître par la forme, la grandeur, le poids, les +couleurs, &c. + +C’est-là une premiere opération nécessaire, mais qui ne suffit pas +pour former un Naturaliste. + +Pour posséder cette science, il faut non-seulement connoître les +qualités sensibles, mais tout ce qui a rapport à la naissance, à la +production, à l’accroissement, au développement, aux usages de chaque +objet en particulier, son histoire raisonnée, en un mot tout ce que +des doctes Académiciens rassemblent dans leur savante Histoire +naturelle. + +Il en est à peu près de même dans les Arts, dans la Physique, dans +l’Astronomie, &c. + +Je conviens que des enfans ne sont point en état de comprendre les +secondes opérations, ni les raisonnemens qu’elles exigent ; mais je +soutiens que toute personne qui a des sens, est capable des premieres, +puisqu’elles ne consistent qu’à distinguer les objets & leurs +différentes parties, à les peser, à les mesurer, à remarquer leurs +couleurs, à dessiner leurs contours : tout ce qui ne demande que des +yeux, des mains & un très-simple calcul, n’est point au-dessus de la +portée de l’âge le plus tendre. + +On ne prétend point démontrer à des enfans la divisibilité de la +matiere à l’infini ; mais un enfant de sept ans peut appercevoir qu’un +grain de carmin teint sensiblement dix pintes d’eau, & que par +conséquent il peut être divisé en autant de particules, qu’il y a de +petites gouttes de liqueur. + +Qu’un grain d’or mis en feuilles, peut couvrir une surface de 50 +pouces quarrés ; que chaque feuille d’un pouce quarré, peut se couper +en deux cens petites bandes, & chaque petite bande en deux cens plus +petites ; de sorte que chaque feuille ainsi divisée, contient des +parties presque innombrables. + +Qu’une feuille d’or couvrant un cylindre d’argent, peut être applatie, +alongée & mise en un fil de 444 lieues. On découvre dans les liqueurs, +des animaux qu’on démontre géométriquement être 27 millions plus +petits qu’un ciron ; ces animaux ont des veines, des muscles, &c. &, +ce qui est plus petit encore, des liqueurs qui y circulent & qui en +entretiennent le jeu. (Hist. de l’Acad. des Sciences, 1718, p. 9.) + +On ne demande pas que la Méchanique soit enseignée aux enfans ; mais +on ne sauroit les accoutumer de trop bonne heure à voir les machines +simples qui produisent & facilitent le mouvement, à remarquer les +effets sensibles du levier, des roues, des poulies, de la vis, du coin +& des balances. + +Les femmes considerent des ciseaux par leur matiere & comme un bijou ; +les ouvrieres, comme un outil pour couper : y auroit-il de +l’inconvénient que l’on fît considérer cet instrument aux enfans, +comme étant composé de deux leviers réunis par un clou qui leur sert +de point d’appui, & les deux branches tranchantes en dedans, comme +deux coins propres à diviser, lorsqu’ils éprouvent l’action des +leviers ? + +Qu’on leur fît remarquer que plus le point d’appui est éloigné de la +puissance qui donne le mouvement, plus la force est grande, &c. + +Il y a un livre assez imparfait, intitulé, Description abrégée des +principaux Arts & Métiers, & des instrumens qui leur sont propres, le +tout détaillé par figures. L’académie fait imprimer la description des +Arts : c’est un des plus beaux monumens que la génération présente +puisse laisser à la postérité. + +Est-il au-dessus de la portée des enfans, de feuilleter ces Livres, +d’en dessiner quelques figures ? Seroit-il impossible d’avoir dans un +College une salle où l’on mît des modeles de machines en bois ou en +fer ? S’il y avoit dans cette salle des armoires garnies, de quelques +morceaux d’Histoire naturelle, ne demanderoient-ils pas avec +empressement à les voir ! Ils se promeneroient, ils agiroient & +acquerroient en même temps des connoissances. + +On ne prétend point apprendre l’Astronomie à des enfans ; mais +seroit-il inutile de leur dire, par exemple, que le soleil est à +environ 34 ou 35 millions de lieues de la terre ; qu’il faudrait +vingt-cinq ans à un boulet de canon pour y parvenir ? + +Que le diametre du cercle que nous parcourons en un an autour du +soleil est double, ou de 70 millions de lieues. + +Que l’éloignement des étoiles est incomparablement plus grand. + +Qu’en supposant égale au Soleil l’étoile Sirius, l’une des plus +grandes, des plus éclatantes, & vraisemblablement la plus proche, il +faudroit à un boulet de canon, pour y parvenir, 27 à 28 millions de +fois 25 ans. + +Que l’on compte avec les yeux un peu plus de 1022 étoiles ; mais +qu’avec le télescope on en découvre dix & vingt fois davantage, dont +chacune est vraisemblablement aussi éloignée de l’autre, que le Sirius +l’est de nous. + +Que la terre dans son mouvement journalier autour du Soleil, fait plus +de six cens mille lieues en une heure, quatre cens seize en une minute ; +qu’un boulet de canon ne pourroit faire que deux mille six cens +lieues en vingt-quatre heures ; qu’ainsi la terre va cent cinquante +fois plus vite qu’un boulet de canon. + +Encore une fois je demande s’il y auroit de l’inconvénient à frapper +d’admiration & d’étonnement l’esprit des enfans par ces infiniment +grands & ces infiniment petits. + +Quelle idée n’en résulteroit-il pas de l’Etre qui a produit toutes +choses ? & faudroit-il leur demander, à quelque âge qu’ils fussent +parvenus, Quis est qui creavit hæc ? + +Seroit-il nécessaire après ces connoissances inculquées de loin, de +les préparer à comprendre la pesanteur de l’air, son ressort, tous les +phénomènes que la Physique décrit, & tous ceux que la Chymie découvre ? +Y auroit-il du danger à leur montrer que la viande où les mouches +déposent leurs œufs, se charge de vers ; & que celles où elles n’en +déposent pas, ne s’en charge point ? + +Ce fait, dont les yeux sont témoins, ne les conduiroit-il pas à penser +que tout est organisé & a son germe ? N’en concluroient-ils pas +naturellement qu’un champignon est l’ouvrage de la Sagesse de Dieu, +ainsi que le monde ? + +Y a-t-ii dans les Livres d’Exercices spirituels des réflexions plus +pieuses que celles qui résultent de ces observations & de ces +expériences ? + +Il seroit à desirer que les enfans fussent de bonne heure +familiarisés avec des globes, des Cartes, des Sphères, des +Termometres, des Barometres ; qu’ils eussent des étuis de Mathématique ; +qu’ils sussent faire usage de la regle, du compas, quand ce ne +seroit que pour se procurer un divertissement ; qu’ils apprissent +qu’il y a un art de rapprocher les objets les plus éloignés, +d’appercevoir ceux qui leur semblent imperceptibles. + +Ils verroient avec le microscope ce qu’ils ne soupçonnoient pas sur la +tête d’une mouche, & dans la barbe d’une plume. Ces instrumens +seroient de nouveaux organes qu’on ajouteroit à leurs yeux, & qui leur +feroient découvrir de nouveaux mondes : ils manieroient la machine +pneumatique, & tous ces instrumens inventés par le génie, & employés +par l’art pour dévoiler la nature : ils se réjouiroient avec des jeux +d’Optique qui leur mettraient sous les yeux les monumens des quatre +parties de l’Univers. + +Ils verroient les phénomènes de l’Electricité qui embarrassent les +Philosophes, & qui étonnent tous les hommes. + +On leur feroit connoître le plus grand nombre d’objets qu’il seroit +possible : enfin tout sera bon, pourvu que tout soit exact. Je ne +propose de leur apprendre que des faits, des faits dont les yeux +déposent à sept ans comme à trente : je demande si ce sont là des +études pénibles, ou si ce sont des récréations, utiles & agréables. + +Je passe aux Mathématiques. + + +Des Mathématiques. + +Le préjugé commun a attaché à ces Sciences l’idée d’une grande +difficulté pour les enfans : & par qui cette difficulté est-elle +exagérée ? Par des gens qui dès l’âge de six ans leur mettent en main +la Grammaire, c’est-à-dire, la Métaphysique du langage ; un tissu +d’idées abstraites, difficiles à saisir par elles-mêmes, & rendues +inintelligibles par la façon dont elles sont présentées. + +La coutume qui régit la multitude, avoit renvoyé les Mathématiques à +la fin des études, pour en prendre une légère teinture bientôt +effacée. Les lumieres de ce siecle, l’exemple & l’autorité des gens +capables ont ramené à l’avis des Anciens, de Pythagore, de Platon, qui +vouloient que personne n’entrât aux Ecoles, sans être initié à la +Géométrie : Socrate conseilloit d’apprendre les Mathématiques dès l’âge +le plus tendre. Platon Rép. Dial 7. L’expérience & le raisonnement +prouvent que les enfans sont capables de s’appliquer à ces Sciences. + +La Géométrie ne présente rien que de sensible & de palpable, rien dont +les sens ne rendent témoignage. Les Géometres mesurent ce qu’ils +voient, ce qu’ils touchent, ce qu’ils parcourent : les sens sont dans +un perpétuel exercice ; & lorsque les sens ne suffisent pas, la +mémoire vient au secours pour conserver le souvenir d’une premiere +vérité, d’une seconde, d’une troisieme, &c. Nulle science n’est plus +assortie à la curiosité des enfans, à leur caractere, à leur +tempérament, qui les porte à être presque toujours en mouvement : rien +ne flatte davantage l’amour-propre, que de croire inventer soi-même +les figures que l’on construit, ou les problêmes que l’on résout. + +Je ne parle point de leur utilité par rapport aux besoins des hommes, +à la perfection de tous les Arts, aux secours qu’en tirent les +Sciences, & sur-tout la Physique ; le principal motif pour y appliquer +les enfans, c’est le grand avantage qu’elles ont de perfectionner +l’esprit. + +La premiere qualité de l’homme, la plus nécessaire, celle qui s’étend +à toutes ses actions, à tous ses emplois, & qui étant jointe à la +droiture du cœur, qu’elle doit mettre en œuvre & conduire par sa +lumiere, fait toute sa perfection ; c’est la justesse de l’esprit. + +Pour acquérir cette qualité, il ne suffit pas de savoir les regles qui +conduisent à la vérité ; il faut y joindre l’habitude de suivre ces +regles, & elle ne s’acquiert que par la pratique continuelle des actes +qui la produisent : or il est évident que par la méthode que l’on est +forcé de suivre dans l’étude des Mathématiques, on pratique +continuellement les actes qui forment cette habitude. Pour apprendre & +raisonner, il suffit de bien raisonner sans discontinuation, c’est ce +que l’on fait toujours & nécessairement dans les Mathématiques. Il est +très-possible & très-ordinaire de raisonner mal en Théologie, en +Politique ; cela est impossible en Arithmétique & en Géométrie si +l’on n’a pas l’esprit juste, la regle a de la justesse & de +l’intelligence pour celui qui la pratique. + +Les Mathématiques accoutument à l’esprit de combinaison & de calcul ; +esprit si nécessaire dans l’usage de la vie ; elles donnent de +l’aptitude à lier les idées, & c’est peut-être la plus essentielle de +toutes les dispositions ; car on ne voit ordinairement dans tout le +reste de la vie, que comme on a vu dans les commencemens. + +D’ailleurs qu’elle comparaison entre les idées claires des corps, de +la ligne, des angles qui frappent les sens, & les idées abstraites du +verbe, des déclinaisons & des conjugaisons, d’un accusatif, d’un +ablatif, d’un subjonctif, d’un infinitif, du que retranché, &c. La +Géométrie ne demande pas plus d’application que les jeux de Piquet & +de Quadrille. + +C’est aux Mathématiciens à trouver une route qui n’est pas encore +assez frayée. On pourrait peut-être commencer par des récréations +mathématiques : mais celles d’Ozanam ne sont pas si claires que les +Elémens même, & ne sont pas si instructives. + +M. Clairaut a donné des Elémens de Géométrie & d’Algebre dans l’ordre +que les inventeurs eussent pu suivre. Il a réuni les deux avantages +d’intéresser & d’éclairer les Commençans. + +Telles sont les opérations que je propose pour le premier âge : +apprendre à lire, à écrire & à dessiner ; de la Danse, de la Musique +qui doivent entrer dans l’éducation de toutes les personnes au-dessus +du commun ; des Histoires & des vies d’Hommes illustres de tout Pays, +de tous siecles & de toute profession ; la Géographie ; des +Récréations Physiques & Mathématiques ; les Fables de la Fontaine, +qui, quoi qu’on en dise, ne doivent pas être retirées des mains des +enfans, mais qu’on doit leur faire toutes apprendre par cœur. Du +reste, des promenades, des courses, de la gaieté, des exercices; & je +ne propose même les études que comme des amusemens. + + +Education des Enfans depuis dix ans. + +Vers l’âge de dix ans, il seroit tems de commencer le cours de +Littérature Françoise & Latine, ou d’Humanités, & on continueroit en +même tems les opérations du premier âge. + +Je joins ensemble l’étude des Langues Françoise & Latine : Ciceron* +conseilloit à son fils de réunir l’étude du Grec & du Latin. + +* Tamen ut ipse ad meam utilitatem semper cum Græcis Latina conjunxi ; +neque id in Philosophia solum, sed etiam in dicendi exercitatione feci : +idem tibi censeo faciendum ut par sis in utriusque generis oratione. +1. lib. Offici. + + +J’ajouterois pour ceux qui en auront le goût, l’étude du Grec qu’il +seroit très-utile de ne pas abandonner comme on a fait. Sans ces deux +Langues, il n’y a point de vraie ni de solide érudition. Je +conseillerois aussi l’Anglois devenu nécessaire pour les sciences, & +l’Allemand pour la guerre ; mais je ne parlerai point ici de ces deux +Langues. + +On traite les Langues vivantes à peu près comme ses contemporains, +avec une forme d’indifférence & presque toujours désavantageusement : +ce sont les circonstances & le goût qui doivent décider du tems ; on +renvoye ordinairement cette étude aux années qui suivent l’éducation. + +Dans toute institution il faut donner le pas à la Langue maternelle : +elle est la plus nécessaire dans tout le cours de la vie. Il est donc +déraisonnable de la négliger, sous prétexte qu’on l’apprendra toujours +assez bien par l’usage. + +L’expérience apprend qu’on ne la sait jamais parfaitement si on ne +l’a pas étudiée ; & il est honteux que dans une éducation de France on +néglige la Littérature Françoise, comme si nous n’avions pas des +modeles dans notre Langue. Les Grecs & les Romains cultivoient la leur +préférablement aux Langues étrangeres. De cent étudians il n’y en a +pas cinquante à qui le Latin soit nécessaire, & à peine en +compteroit-on quatre ou cinq, à qui il puisse être utile, dans la +suite, de le parler & de l’écrire. Il n’y en a aucun qui puisse avoir +besoin de parler ou d’écrire en Grec, de faire des Vers Latins ou des +Vers Grecs : il est donc contre la raison de dresser un Plan +d’éducation générale pour ce petit nombre de personnes. + +Les Langues demandent de l’application & du travail ; & quoiqu’elles +ne soient qu’une disposition à une étude plus solide, il faut s’y +attacher avec ardeur pendant les premieres années, & éviter le peu le +peu de conduite de la plupart de ceux qui s’appliquent aux +Belle-Lettres, & qui sont contraints d’apprendre toute leur vie à +parler & à écrire purement, parce qu’il n’y ont pas donné le tems +nécessaire dans les commencemens, ou qu’ils l’ont fait sans ordre & +sans principe. Mais il n’est pas inutile de fixer ce que j’entends par +Littérature : c’est ce que les Romains appelloient la Grammaire, +Grammatica. L’Abbé Gédouin dit que « l’on comprenoit à Rome sous ce +terme généralement tout ce qui concerne la Langue, c’est-à-dire, +non-seulement l’habitude de bien lire, une prononciation correcte, une +ortographe exacte, une diction pure & régulière, l’étymologie des +mots, les divers changemens arrivés à la Langue, l’usage ancien & +l’usage moderne, le bon & le mauvais usage, les différentes acceptions +des termes, mais encore la lecture & l’intelligence de tout ce qu’il y +avoit de bons écrits dans la Langue maternelle, soit en prose, soit en +vers. » + +Telle étoit l’idée qu’on avoit à Rome & à Athenes des Maîtres de +Grammaire ou des Grammairiens, terme presque ignoble anjourd’hui, mais +qui étoit alors en honneur autant que la chose qu’il signifioit. Voilà +ce que les enfans venoient apprendre à leurs Ecoles, & ce qu’ils y +apprenoient en effet. + +La Littérature Françoise & la Littérature Latine doivent marcher d’un +pas égal ; ainsi il seroit bon que les écoles du matin, par exemple, +fussent pour le François, & celles du soir pour le Latin, jusqu’à la +Philosophie qui doit, malgré le mauvais usage, être traitée en +François. Il se trouverait des enfans qui n’ayant besoin ni de Latin +ni de Grec, suivroient seulement celles de François : & je ne +regarderois pas comme un mal, que cet usage pût s’introduire. + +Faut-il six ans pour apprendre deux Langues ? Deux ou trois années +d’Humanités suffisent ; une année de Rhétorique & deux de Philosophie. +On pourrait ajouter une Chaire de Physique expérimentale & de +Mathématiques. Peut-être seroit-il mieux de finir par la Rhétorique, +ou du moins de ne pas abandonner les Belles-Lettres pendant la +Philosophie. + +Pour remplir les objets de la Littérature, il faut commencer par une +Grammaire générale & raisonnée, qui contienne les fondemens de l’art +de parler, qui donne une idée nette de toutes les parties du discours, +où l’on voie ce qui est commun à toutes les Langues, & les principales +différences qui s’y rencontrent. + +On a une très-bonne Grammaire générale de Lancelot, avec les notes +d’un Académicien qui a autant de netteté & de justesse que de goût ; +il lui seroit plus aisé qu’à personne de la mettre à la portée des +enfans. + +On doit compter pour un avantage considérable, d’apprendre tout par +principes : cette pratique rend l’esprit juste & accoutumeroit les +enfans à faire usage de leur raison dans les différentes fonctions de +la vie; ce qui doit être le but de toutes les études. + +Après ce premier degré, auquel il ne faut pas s’arrêter trop +long-tems, parce que l’usage est le meilleur maître en matiere de +Langues, on doit passer à la lecture des Auteurs, & la premiere +opération seroit de faire faire aux enfans sur un Livre François +qu’ils entendent, la construction des phrases, suivant les notions de +la Grammaire générale qu’ils auroient apprise, & de la Grammaire +Françoise qu’ils apprendroient en même-temps. + +Ce seroit-là leurs premières leçons ; les secondes seroient un abrégé +de Grammaire Latine qui en marqueroit les différences avec la +Grammaire Françoise; après quoi on les mettroit dans l’explication du +Latin* car je suppose avec les personnes instruites**, que c’est par +l’explication qu’il faut commencer & continuer l’étude des Langues. + +* Par exemple, de Phedre, avec des chiffres qui marquent la +construction ; ou des Livres où il y ait une version interlinéaire. Ce +sont des méthodes très-utiles. + +Faire d’abord la construction & des traductions littérales, au lieu de +thêmes, pour passer ensuite à des traductions plus correctes. Je +conseillerois le Selectæ è profanis Auctoribus Historiæ. C’est un +Livre agréable, instructif, utile aux enfans, & qu’il ne seroit pas +inutile aux hommes faits de lire. + +Il ne paroit pas nécessaire d’avertir qu’on doit faire choix d’abord +des Auteurs les plus faciles, & ne lire que ceux qui ont écrit, +lorsque le Latin étoit dans sa plus grande pureté, c’est-à-dire un peu +avant, ou un peu après le siecle d’Auguste, Phedre, Térence, Saluste, +César, Ciceron, Virgile, Horace, Valere-Maxime. En tout genre, il ne +faut présenter que les meilleurs modeles. + +Après une préparation de cinq ou six semaines, pour apprendre la +Grammaire & à chercher dans les Dictionnaires, on peut se mettre dans +la lecture de ces Auteurs & de ceux dont Chompré & Vaniere ont donné +des extraits, avec le Novitius qui est sans comparaison le meilleur des +Dictionnaires. On a le petit Danet Latin par racines, qui est un +ouvrage très-bien fait. + +** Scaliger, Tanguy, le Fevre, M. Rollin, M. du Marsais, &c. + + +Il est naturel de penser que pour apprendre une Langue morte, on doit +imiter, autant qu’il est possible, la maniere dont les enfans +apprennent leur Langue maternelle, & celle que nous employons pour +apprendre les Langues étrangeres ; c’est l’usage, l’exercice & +l’habitude ; avec cette différence, qu’en apprenant une Langue +vivante, les idées des objets que l’on voit, se lient immédiatement +avec les noms qu’on entend prononcer ; au lieu qu’en étudiant une +Langue morte, la liaison des mots ne se fait qu’avec ceux de la langue +maternelle, & non avec les objets même : dans l’un, c’est le signe de +la chose; dans l’autre, c’est le signe du signe, ce qui cause une +double contention d’esprit. + +Dans la seconde, ou même la troisieme année, il seroit tems, si l’on +veut, de joindre à l’explication & à la traduction des Auteurs Latins, +la méthode des thêmes. Il faut entendre avant de parler. On choisiroit +un Auteur bien traduit en François par un homme habile dans les deux +Langues, tels que Phedre, Terence, Saluste, quelques Livres de Ciceron : +on feroit traduire quelques morceaux choisis, on compareroit le +François avec celui du Traducteur. Quelque temps après l’enfant +mettrait la traduction en Latin que l’on corrigeroit sur le texte +original. Par-là le Disciple auroit Ciceron pour Maître de Latin, & +l’Abbé Mougaut, par exemple, pour Maître de François : ce serait le +moyen d’apprendre parfaitement les deux Langues. + +Un Livre classique nécessaire seroit un recueil relatif à l’état +actuel de notre Langue, extrait des Remarques de Vaugelas, de +Bouhours, de Corneille, de Patru, Saint-Evremond, & tous ceux qui ont +écrit sur la Langue, avec les raisons de leurs décisions. Ce Recueil +seroit au moins aussi utile que les Particules de Turcelin, & seroit +d’un plus grand usage. + +On commencerait par des Fables, par des Lettres, dont le discours est +moins figuré ; on auroit soin de parcourir tous les genres de +Littérature en vers et en prose, depuis l’Epigramme jusqu’à l’Epopée, +depuis les Lettres jusqu’au Discours public ; observant, autant qu’il +seroit possible, de joindre les Auteurs François & Latins, comme +Phedre & la Fontaine, Horace & Boileau, Homere & Virgile, avec le +Tasse & la Henriade, &c. + +L’objet de cette étude, seroit d’inspirer aux jeunes gens le goût du +beau & du bon en chaque genre de Littérature, & celui des beautés +particulieres des Langues, sur-tout de la Langue Françoise. + +Des Gens de Lettres ont prouvé qu’il est impossible de connoître +parfaitement les beautés d’une Langue morte ; mais s’il est difficile +d’appercevoir toutes les finesses de l’élocution de Demosthene, de +Ciceron, de Virgile, il est aisé de sentir les charmes de leur +éloquence, de reconnoître la maniere noble & grande dont ils +s’expliquent. On peut imiter les Auteurs sans parler leur Langue, & on +doit tâcher de traiter les matieres dans la sienne, de la même façon +qu’ils les traitoient dans la leur. + +Ici il manque aux enfans un Livre de Préceptes qui les conduisent, & +dont ils fassent une continuelle application ; ou, pour mieux dire, ce +livre est fait, si les Maîtres sçavoient l’appliquer & le mettre à la +portée des enfans ; c’est le Cours des Belles-Lettres, de M. le +Batteux, où les regles sont si bien éclaircies par des exemples. + + +Ce que c’est que le goût, & quels sont les moyens de le former. + +L’art de parler a été formé en observant ce qui persuadoit & ce qui +nuisoit à la persuasion : de ces observations on a formé un corps de +préceptes & de regles; mais les préceptes seuls ne donnent jamais le +goût : tous ensemble ne valent pas, pour instruire, un ouvrage de +génie ; & comme l’a remarqué un génie supérieur (M. de Voltaire) il y +a plus à apprendre dans Demosthene, dans Ciceron, dans Bossuet, que +dans toutes les Réthoriques : ce sont-là les Maîtres de l’art. Je +citerai parmi ces grands modeles l’Auteur même de cette réflexion, +quoiqu’il soit vivant. Quand il est question de Science & de +Littérature, il faut que la jalousie contemporaine se taise, & l’on +doit parler le langage de la postérité. + +Les préceptes de tous les arts sont aisés & simples, ils sont pris +dans la nature & dans la raison ; l’important n’est pas de les +connoître, quoique ce soit quelque chose, mais d’en faire +l’application. + +Le goût est un discernement prompt, vif, & délicat des beautés qui +doivent entrer dans un ouvrage ; il naît de la sagacité & de la +justesse de l’esprit, & par conséquent c’est un don de la nature ; +mais il se perfectionne par l’étude & par l’exercice : il apperçoit les +beautés & les défaut ; il les compare, les balance & les apprécie par +un examen si fin & si prompt qu’il paroît être plutôt l’effet du +sentiment & d’une espece d’instinct, que de la discussion. + +Le goût peut être regardé comme un sens ; puisqu’il agit comme les +autres sens. Nous avons par la vue le sentiment des objets, sans +sçavoir comment ce sentiment est produit en nous. + +Il en est de même de ce que l’on appelle le goût : nous jugeons +naturellement de ce qui est beau, & ce jugement naturel se forme dans +notre esprit, de même que si nous sçavions la cause & l’origine du +plaisir que nous sentons ; si nous avions présentes les regles +invariables du beau, & que sur toutes ces connoissances, nous fissions +en un instant une infinité de raisonnemens qui en seroient le +résultat. + +On ne peut pas donner le sentiment de la vue à un aveugle, mais Locke +prouve que les enfans apprennent à voir, ou, pour mieux dire, à juger +par la vue, de la distance des corps & de leur figure. + +Le goût ne differe pas des autres sens, l’organe ne se peut acquérir ; +il doit être fort grossier dans ceux qui n’en ont pas souvent fait +usage ; mais il peut être perfectionné par l’exercice. + +Le goût sans regle & sans raisonnement, seroit un mauvais guide, le +raisonnement sans goût, seroit un guide encore plus trompeur. + +On demande si c’est par le sentiment, ou par la discussion, qu’on doit +juger des ouvrages d’esprit ; question qui a causé de grandes +disputes, & qui pourroit bien n’être qu’une dispute de mots. Le +sentiment est nécessaire ; sans lui, on se fait des regles fausses. La +discussion est nécessaire aussi, & il faut du sentiment pour la bien +faire ; ainsi il paroît qu’une de ces voies rentre dans l’autre. Tout +ce que peut faire le raisonnement, c’est de justifier le sentiment du +goût, comme la Méchanique démontre les mouvemens d’un Danseur de corde : +mais la Méchanique n’apprend point à danser ; il faut de l’usage, de +l’exercice & de l’habitude. + +Le moyen de former le goût, est donc d’examiner les principes & les +regles, de s’exercer à juger, à comparer ; de lire les bons Critiques, +& sur-tout d’étudier les grands Maîtres. + +Veut-on donner à un jeune homme le goût de l’Epopée, qu’il lise +Homere, Virgile, le Tasse, la Henriade ; qu’il fasse d’abord l’analyse +de chaque chant, & ensuite l’analyse du tout ensemble ; il examinera +le sujet du Poëme, l’invention, la distribution ; il verra comment +chaque partie est traitée ; il fera une attention particuliere à la +Poésie de style ; il se rendra le sujet, le plan, l’ordre & les +détails familiers ; qu’il lise ensuite quelques réflexions sur le +Poëme épique. Qu’il s’exerce de la même maniere dans tous les genres, +& il acquerra infailliblement du goût, ou il doit être déclaré +incapable d’en avoir. + +L’Auteur de la Henriade dit que l’on reconnoît l’esprit des jeunes +gens au détail qu’ils font d’une Piece nouvelle qu’ils viennent +d’entendre ; & il ajoute avoir remarqué que ceux qui s’en acquittoient +le mieux, ont été ceux qui depuis ont acquis le plus de réputation +dans leurs emplois ; tant il est vrai, dit-il, qu’au fond l’esprit +d’affaires & le véritable esprit des lettres, est le même. + +On doit appliquer cette pratique utile, à tous les ouvrages d’esprit ; +après un Sermon, un Plaidoyer, une Tragédie, une Comédie, faire +exposer en termes clairs le sujet, le plan, l’ordre, les preuves du +Discours, l’intrigue de la Piece ; remarquer ce qui a paru le mieux ou +le moins bien prouvé ; saisir le mérite ou le vice général du style : +c’est, ajoute le même Auteur, ce qui est fort rare chez les gens de +lettres même. + +Un moyen pour connoître les beautés & les défauts des Auteurs, est de +les comparer ensemble ; on a imprimé Despreaux avec les passages qu’il +avoit imités des anciens. Dans le Théatre des Grecs, un du petit +nombre des ouvrages de goût qui soient sortis des Colleges, on a +rapproché quelques Tragédies modernes, des anciennes. On devroit +imprimer les Auteurs avec ces sortes d’imitations ; ce seroient les +meilleurs commentaires ; les autres ne sont souvent que des scholies +de Grammairiens ou de Savans sans goût. + +Quand les bons Auteurs modernes ont traité les mêmes sujets en prose +ou en vers, il seroit très-utile d’en faire la comparaison ; ces +parallèles formeroient le goût des jeunes-gens ; sur-tout si on les +accompagnoit de réflexions sur chaque genre de littérature. + +On leur feroit lire avec attention toutes les bonnes critiques qui ont +été faites des bons ouvrages ; celle du Cid, par l’Académie ; celle du +Livre de Bouhours, par Barbier Daucour ; l’Examen de l’Epître +dédicatoire du premier Dictionnaire de l’Académie, qui est à la page +122 des Remarques de l’Abbé Dolivet sur Racine ; ces Remarques && les +Réponses qui y ont été faites ; celle du fils de Racine sur les +Tragédies de son illustre pere ; de pareilles Remarques sur Corneille ; +les Examens que le grand Corneille a faits de ses Pièces même ; +celui que promet M. de Voltaire ; le Livre imprimé en 1750, intitulé, +Connoissances des beautés & des défauts de la Poésie & de l’éloquence +dans la Langue Françoise ; l’Examen des trois Epîtres de Rousseau ; +quelques Observations de l’Abbé Desfontaines ; toutes les Préfaces & +les Dissertations de M. de Voltaire ; les Conseils à un Journaliste, +qui valent seuls un Traité complet. + +De jeunes-gens qui auroient lu ces ouvrages avec réflexion, +remarqueroient d’un coup d’œil toutes les fautes de langage dans les +Auteurs qu’ils liroient, & ils n’en feroient pas. Savoir sa Langue, ce +n’est pas un petit mérite ; & on ne peut négliger la diction, sans +avoir en même tems de l’indifférence pour les pensées même. + +On les sera ressouvenir que pour apprendre la Langue, trois choses +sont nécessaires ; le commerce des gens instruits, la lecture des bons +Auteurs, & celle des Livres qui ont traité de la Grammaire. + +Ils liront les Tropes de M. du Marsais, ouvrage très-philosophique de +Grammaire & de Rhétorique ; la Préface de la Traduction de l’Orateur de +Ciceron, par l’Abbé Collin, qui suffit pour les préceptes ; le Traité +des Etudes de Rollin, & ils en suivroient les pratiques ; les Livres +de M. de Fénelon sur l’Eloquence ; le Cours de Belles-Lettres de +l’Abbé le Batteux ; les Réflexions de l’Abbé Dubos ; les Réflexions & +Remarques de Gillet ; la Prosodie de M. l’Abbé Dolivet, &c. + +J’ajoute une réflexion sur le goût des Lettres, indépendamment des +Langues. Cette fleur de littérature est utile à toute personne qui +veut cultiver son esprit ; elle ne s’acquiert que dans la jeunesse, & +elle manque à tous ceux qui n’ont pas été bien élevés, qui ont mal lu, +ou qui n’ont pas lu avec attention les bons modeles. + +C’est peut-être l’Atticisme des Grecs, l’Urbanité Romaine & le goût +François ; Quintilien l’appelle une teinture d’érudition puisée dans +le commerce des personnes instruites : Sumptam ex conversatione +Doctorum tacitam eruditionem. + +On reconnoît aisément si un homme a l’esprit cultivé, à sa façon de +s’exprimer, de juger, de parler, d’écrire : souvent une allusion, la +citation d’un vers connu, annonce la culture de l’esprit, & on +distingue facilement l’homme qui a vécu dans la compagnie des bons +Auteurs, comme dans le monde, celui qui a vécu dans la bonne +compagnie. + +Après ces observations, est-il tolérable d’entendre demander par des +ignorans, ou par des imbéciles, ce que feroient des enfans, si on ne +les occupoit pas, soir & matin, de thêmes, de particules, de +prosodies, des vers grecs & latins, d’amplifications, de figures de +rhétorique. + + +Opérations & exercices du second âge. + +Les opérations de cet âge, relatives à la littérature françoise & +latine, seroient, outre celles que j’ai marquées, quelques +compositions que je vais indiquer. + +Mais j’observerai auparavant une chose essentielle & des plus +importantes dans toute l’éducation ; c’est de ne jamais faire faire à +de jeunes-gens aucune composition, que sur des sujets dont ils aient +auparavant une connoissance suffisante ; ce seroit les faire +travailler dans le vuide, les accoutumer à parler sans idées, à +s’exprimer par des lieux communs, à employer beaucoup de paroles pour +dire peu de chose ; ce qui leur gâte l’esprit & leur corrompt le goût +pour toute la vie. + +Ainsi je voudrois proscrire entiérement ces amplifications puériles, +ces amas de figures de commande, ces paraphrases où l’on dit en dix +vers, ce qu’Horace ou Boileau ont dit en quatre. + +Quelles peuvent être les idées d’un jeune-homme à qui on donne pour +sujet d’amplification, la harangue de César à ses Soldats dans les +champs de Pharsale : il ne connoît ni César, ni Pompée, ni les Romains, +ni les intérêts, ni la force, ni la foiblesse des deux partis. Le +Régent qui ose se mettre à la place de César, ou lui prêter des +sentimens, ne le connoît pas mieux. Il ne peut sortir d’un fonds si +mal préparé, que des fruits mauvais & sans goût. + +Il est important que les jeunes-gens soient pleinement convaincus +qu’avant d’écrire on doit apprendre à penser ; qu’on peche plus +souvent en disant trop, que trop peu ; que le seul moyen de bien parler +d’un sujet, c’est de le bien concevoir, que quand on a dit ce qu’on +doit dire sur une matiere, tout ce qu’on ajoute est ennuyeux, rebutant +& nuisible. Il est bon qu’ils sachent par expérience, que les phrases +& les lieux communs sont insupportables à lire & à entendre ; +scribendi recte sapere est principium & fons. + +Ils feront des extraits, des analyses ; ils écriront l’éloge d’un +grand homme, des lettres, non des épîtres en l’air sur des faits soit +sur des matieres qu’ils ignorent, mais sur ce qui leur est arrivé +effectivement, sur leurs occupations, leurs divertissemens, leurs +peines ; ils feront le récit d’une cérémonie, d’une fête à laquelle +ils auront assisté ; ouvrage plus difficile peut être qu’on ne pense : +pour en sentir la difficulté, il suffit de l’avoir tenté. + +On les exerceroit à faire des définitions ; exercice infiniment utile, +& capable seul de former l’esprit, d’apprendre à parler & à écrire +avec exactitude & avec précision. + +Demandez à la plupart des hommes ce qu’ils entendent par un mot, ils +vous répondront difficilement, ou ils le feront d’une maniere si +vague, que vous appercevrez qu’ils n’en ont point de notion déterminée : +leur langage est comme leurs idées ; ils n’emploient des termes +vuides de sens, des lieux communs, des circonlocutions, que parce +qu’ils ne connoissent pas la propriété des termes. + +Des Philosophes (l’Abbé de Condillac) ont approfondi l’analogie qui se +trouve entre l’esprit des hommes & leur langage, & par des discussions +très-fines, ils ont prétendus prouver que les progrès des talens +suivoient les progrès du langage. + +Les définitions du Dictionnaire de l’Académie sont exactes, & c’est un +des principaux mérites de cet Ouvrage, si estimable d’ailleurs. + +Sous le nom de définition je comprends la description des choses ; on +ne peut les définir qu’en les décrivant ; & dans les commencemens il +suffit de décrire de façon à distinguer l’objet dont il est question, +de tout autre objet. + +J’aimerois mieux qu’un jeune homme sût faire une description nette +d’une fleur, d’une plante, de la façon d’un vase de terre qu’il auroit +vu tourner ; qu’il sût décrire une machine, une charrue, un moulin, +une horloge, &c. que de savoir faire toutes les amplifications de +college & autres pareilles inepties ; cela seroit plus utile dans tout +le reste de la vie. + +Un autre exercice à joindre à celui des définitions, ce seroit de +comparer les mots qui paroissent synonymes, de marquer leurs +différences, comme a fait l’Abbé Girard dans son Livre des Synonymes +François, & comme Laurent Valla avoit fait avant lui sur les Synonymes +latins dans son Livre intitulé Elegantium latini sermonis. Il seroit +bon aussi de marquer les véritables opposés, quand cela se peut. +Toutes ces opérations faites avec soin seroient d’une utilité +inexprimable pour rendre l’esprit juste. + +La justesse est préférable à tout, mais il s’agit quelquefois +d’échauffer des imaginations froides, & de faire enfanter des esprits +stériles. Un moyen presque infaillible seroit, par exemple, de +décomposer un acte de Racine, & de le réduire, pour ainsi dire, en +thême, comme l’Auteur l’avoit pu concevoir avant de se livrer à sa +verve ; d’en tracer une esquisse, comme celle que l’on a conservée +d’après Racine même, d’une tragédie d’Iphigénie en Tauride qu’il n’a +jamais achevée ; faire remarquer comment ce beau génie a su animer ce +squelette décharné, lui donner des chairs vives & des couleurs +naturelles. + + +Continuation des Etudes du premier & du second âge. De l’Histoire +naturelle, des Récréations physiques & mathématiques, des +Méchaniques, &c. + +Je passe peut-être trop rapidement sur ce qui regarde la Littérature +françoise & latine. Mais les personnes instruites suppléeront ce que +je ne dis pas. Je reviens aux opérations du premier âge, que j’ai +indiquées & qu’on doit continuer jusqu’à la fin de l’éducation. +Apprendre à lire, à écrire, à manier le crayon, est l’exercice du +premier âge : apprendre à bien lire, à bien prononcer, à bien écrire & +à bien dessiner est celui du second. Je joins toujours la Musique, +l’Histoire, la Géographie, les Mathématiques, l’Histoire naturelle & +la Littérature. + +C’est alors qu’on doit commencer à étudier la nature sur la nature +même, les arts & les manufactures dans les atteliers ; qu’il faut +joindre aux faits historiques appris dans l’enfance, l’Histoire +générale des Nations ; & ce qui n’est pas moins utile, celle des +sciences, & sur-tout des arts qui ont le plus de rapport à nos +besoins. + +Pour initier les jeunes gens dans la connoissance de ces arts +précieux, il suffiroit de leur montrer les machines les plus simples, +qu’ils se feraient un plaisir de démonter & remonter. Je suis persuadé +qu’en allant par degrés, on parviendrait à faire assembler à un enfant +de douze ans tous les mouvemens d’une horloge ou les ressorts de toute +autre machine, & par conséquent de lui en faire comprendre le +méchanisme. La plupart ne demandent que des yeux & du dessein, avec +quelque connoissance de Géométrie. Plusieurs articles des arts +imprimés dans l’Encyclopédie sont des chef-d’œuvres : ce qui concerne +la Physique & les arts dans le Spectacle de la Nature, est excellent, +mais le dialogue est de mauvais goût. Il seroit à souhaiter que +d’habiles Académiciens voulussent bien se charger de faire les livres +élémentaires qui seroient nécessaires, & je réponds que des enfans de +douze à quatorze ans, préparés par des récréations mathématiques & +physiques, les entendront plus aisément que les rudimens qu’on leur +enseigne ; car ce sont des vérités sensibles. + +Croit-on qu’il fût fort difficile de leur apprendre les principes & +les pratiques de l’arpentage, de la mesure des terreins, & que ce ne +fût pas pour eux un grand plaisir de mesurer un jardin, un champ, une +plaine, de voir & dessiner des fortifications, d’en construire +eux-mêmes avec du carton ? + +Enfin puisque, de l’aveu de tous les hommes, ces connoissances sont +le fondement de la vie humaine, pourquoi ne les pas enseigner +préférablement à celles que tout le monde s’accorde à regarder comme +inutiles, difficiles & ennuyeuses ? + + +De la Géographie et de l’Histoire. + +Je passe à ce qui regarde la Géographie & l’Histoire. Il faudroit un +second tome de Géographie qui réunit l’ancienne & la moderne, l’ancien +& le nouveau monde, les divisions exactes des Empires, suivant les +derniers Traités, la description des Pays, non par un détail ennuyeux +de Villes, de Bourgades, de Bailliages ou d’intendances, mais par la +situation, la qualité, la fertilité, les productions du terrein, la +population, les mœurs des peuples, le Gouvernement, la Religion, les +loix, la force, la puissance par mer & par terre, les richesses, le +commerce, &c. On pourroit y faire entrer, des réflexions sur la +politique, sur l’intérêt des Princes ; en un mot, des choses faciles à +apprendre, & utiles à retenir, & non des détails dont on n’a presque +jamais besoin, & qu’on trouve alors dans les Cartes & dans les +Dictionnaires. + +A la place de ces détails, qu’un jeune homme soit élevé à savoir +comment vit cette multitude d’hommes qui composent la société ; +comment & de quoi ils subsistent ; quel pain mange & sur quel lit est +couché un laboureur, un journalier, un artisan ; le détail des +professions & de quoi elles s’occupent. Il verra dans la suite comment +on leur ôte ce pain qu’ils gagnent avec tant de peine ; & comment une +portion des hommes vit aux dépens de l’autre. + + +De l’Histoire. + +A l’égard de l’Histoire, la matiere ayant été préparée dès le premier +âge par le récit de la vie des grands Hommes qui ont fait quelque +figure dans le monde, des Savans illustres, & des Artistes célebres ; +par les tableaux des grands événemens & des grandes révolutions, +on donneroit aux jeunes gens des histoires où la morale fût plus +éclaircie, les réflexions plus approfondies, les maximes du droit des +gens, les principes du juste & de l’injuste, ceux d’une bonne +administration, plus fortement établis ; en s’arrêtant davantage, +comme on l’a dit, sur l’Histoire moderne. Croiroit-on qu’un recueil +des vies des Hommes illustres de France, ne fût pas un monument +très-cher à la Nation, & très-utile pour y conserver l’honneur & les +sentimens, ou pour les y faire croître. Qu’il naisse un Plutarque +François, & des cendres des Héros donc il célébrera la gloire, il +naîtra des hommes qui feront honneur à leur maison, à leur siecle, à +l’humanité. + +Vers dix ou douze ans, dit l’Abbé Fleury, il seroit tems d’arranger +ces Histoires, sans embarrasser les enfans d’une chronologie exacte +qu’il est impossible de fixer, ni les forcer & retenir des dates qui +fatiguent trop la mémoire : je me contenterois de leur expliquer la +belle Mappe-monde historique*, qui divise les temps avant & après +Jesus-Christ, en remontant & en descendant, sans entrer dans de plus +grands détails de chronologie, qui sont inutiles. + +* Elle est imprimée en 1740, & approuvée par l’Académie des +Inscriptions. + + +Je leur répéterois quelques observations générales qui rendent l’étude +de l’Histoire plus courte & plus utile. Je leur dirais, comme l’Abbé +Fleury, que « nous n’avons pas les Histoiriens de tous les temps, non +plus que de tous les pays. Il y a toujours eu une infinité de Nations +ignorantes ; & de celles qui ont écrit, il y en a peu dont nous +connoissions les Livres. + +Toutes les Histoires des anciens Orientaux, des Egyptiens, des +Syriens, des Chaldéens & des Perses ont péri, & la plus ancienne qui +nous reste, hors celle du Peuple de Dieu, est l’Histoire d’Hérodote, +qui a écrit environ 400 ans avant Jesus-Christ. Nous n’avons jusqu’à +ce temps que les Livres des Grecs & des Romains, qui ne contiennent +guere d’Histoires dignes de foi, plus anciennes que la fondation de +Rome. Après Jesus-Christ, pendant près de 500 ans, on n’a qu’une seule +Histoire à suivre, qui est la Romaine ; mais depuis la ruine de +l’Empire d’Occident, l’Espagne, la France, l’Italie, l’Angleterre font +chacune leur Histoire particuliere, à quoi il faut ajouter celle +d’Allemagne, de Hongrie, de Suede, de Dannemarck, à mesure qu’elles +commencent. + +Voilà toute la suite de l’Histoire qui nous soit connue, si ce n’est +qu’on y veuille ajouter l’Histoire Bizantine, que nous connoissons +depuis deux siecles. Pour celle des Musulmans, qui comprend tout ce +qui s’est passé depuis mille ans dans l’Egypte, dans la Syrie, la +Perse, l’Afrique & les autres Pays où la Religion de Mahomet s’est +étendue, nous l’avons ignorée jusqu’à présent. Nous savons encore que +les Chinois ont une très-longue suite d’Histoires, dont on a donné un +échantillon en Latin. Les Indiens ont une tradition très-ancienne, +écrite en une Langue particuliere. On sait quelque chose du Mexique & +des Incas, mais qui ne remonte pas loin, & on a depuis deux cens ans +une infinité de relations & de voyages. + +C’est tout ce qu’on connoît d’Histoires. On voit combien c’est peu en +comparaison de toute l’étendue de la terre & de toute la suite des +siecles ; & c’est particuliérement en cette étude qu’on doit choisir & +se borner. » + +L’étude de l’Histoire est celle qui a le plus besoin de guide. Ce qui +manque d’ordinaire à ceux qui l’écrivent & à ceux qui la lisent, c’est +l’esprit philosophique. + +On lit pour se désennuyer, sans but & sans principes ; on entasse dans +sa mémoire des faits sans discernement & sans examen ; & après avoir +lu beaucoup d’Histoires, on ne connoît ni les hommes, ni les mœurs, ni +les loix, ni les Arts & les Sciences, ni le monde présent, ni le monde +passé, ni les rapports de l’un avec l’autre. + +L’important seroit de donner aux jeunes gens des principes & des +regles pour lire l’Histoire avec fruit, premiérement pour savoir +l’usage qu’ils en doivent faire, le but qu’ils doivent se proposer. +Secondement, pour distinguer les faits prouvés de ceux qui ne le sont +pas, & afin qu’ils ne deviennent pas les dupes de l’ignorance, de la +prévention & de la superstition. Troisiémement, pour qu’ils pussent +discerner les Historiens auxquels ils doivent donner quelque +confiance, & les temps qu’il est possible d’éclaircir. + + +De l’usage de l’Histoire. + +1°. A l’égard de l’usage de l’Histoire, on a un petit Livre de l’Abbé +de S. Réal qui est bon ; mais ce qui vaut mieux, sans comparaison, +c’est ce qu’a dit M. de Voltaire dans son septieme tome, édition de +1757, des mélanges de Philosophie, de Littérature & d’Histoire, +chapitre 60 61, ce qu’il a inséré dans quelques Préfaces. Quand il +établit des vérités, personne ne les établit mieux & ne les présente +si bien ; il n’est pas possible de redire ce qu’il a dit, sans +l’affoiblir. Ainsi je me contente, sur cette partie, d’y renvoyer les +Maîtres. Qu’ils lisent aussi la judicieuse Préface de Polybe dans son +Histoire, le commencement des Réflexions & Anecdotes de la Reine +Christine, de l’Eloge historique de l’Abbé Terrasson, par M. +d’Alembert, ils seront plus instruits que par des volumes de Méthodes +de Thomassin, de Possevin, de Rapin, de Menestrier, qui tous +ensemble, ne valent pas un livre d’Histoire bien fait, celle de +l’Empereur Julien, par exemple. + + +Des principes sur la certitude historique, ou de la critique. + +2°. Il est nécessaire d’avoir des principes sur la certitude +historique, & de savoir sur quoi elle est fondée. + +On est certain des faits que l’on voit & que l’on entend. On sait par +relation ceux que les autres voient & qu’ils entendent. Le témoignage +est une des voies les plus étendues de la connoissance humaine, mais +pour produire la conviction, il doit nous mettre à la place de ceux +qui ont vu & qui ont entendu eux-mêmes. + +C’est le point de vue où les Historiens doivent se placer pour y +placer leurs lecteurs ; & les faits qui sont appuyés sur ce fondement, +sont d’une certitude à exclure le plus léger doute. + +C’est-là le principe le plus général de la certitude historique, & +d’où dérivent tous les autres principes. + +Ainsi quand on veut examiner un fait, il faut savoir d’abord de quelle +nature il est : est-il conforme à la commune expérience & au cours +ordinaire des choses, ou y est-il contraire ? Cet examen demande des +réflexions particulieres : par qui est-il attesté ? par un ou par +plusieurs Historiens ? Ces Historiens sont-ils témoins, sont-ils +contemporains ou voisins du temps où le fait s’est passé ? Peut-on +dire qu’ils le tiennent immédiatement de la premiere main ? Citent-ils +leurs garants ? Ont-ils les uns & les autres les qualités nécessaires +pour témoigner ? On doit discuter leur témoignage & leurs rapports, +comme on discute les témoins en Justice ; s’il y a d’autres +Historiens, voir s’ils sont contraires, lire à charge & à décharge, +examiner le but des Ecrivains, pourquoi, à quelle occasion ils ont +écrit, mettre leur témoignage à la balance, savoir s’il a passé +jusqu’à nous dans son intégrité, ou s’il n’a point été corrompu ; on +peut prononcer ensuite, soit en affirmant, s’il y a des preuves, soit +en niant ou en doutant, si les preuves ne sont pas suffisantes ; car +entre douter & croire, il y a des nuances différentes qui n’ont pas +même de nom particulier. + + +Des temps où l’on peut remonter dans l’Histoire. + +3°. Quant aux temps auxquels on peut remonter, & aux Histoires +auxquelles on doit ajouter foi, la regle la plus sûre est de tenir +pour suspect tout ce qui précede les tems où chaque Nation a reçu +l’usage des Lettres. Un autre principe également certain, est que +quand il y a des interruptions & de grands vuides dans une Histoire, +tout ce qui les précede est faux ou suspect. + +Aussi rien n’est-il plus incertain que toute l’Histoire ancienne, dont +les Auteurs rapportent les faits arrivés long-tems avant eux. Dans les +siecles postérieurs, & même dans ceux qui sont les plus proches du +nôtre, on trouve la même incertitude, lorsque les Mémoires des +contemporains manquent, ou qu’ils sont défectueux ; ce qui exclut de +la certitude presque toute l’Histoire ancienne d’Egypte ou d’Orient, +dont à peine il s’est conservé quelques vestiges ; tout ce qui précede +les Olympiades chez les Grecs, & à peu près la seconde guerre Punique +chez les Romains ; en un mot, les origines de toutes les Nations, +excepté celle du Peuple Juif dont on ne perd point la trace. + +On peut mettre dans le même rang la plus grande partie de l’Histoire +du moyen âge, non qu’elle soit dépourvue d’Auteurs contemporains, mais +leurs Mémoires sont si défectueux, & les lacunes si grandes, qu’il +n’est pas possible de les remplir. Rien n’est plus juste ni plus +ingénieux que ce que dit sur l’Histoire ancienne M. de Fontenelle, +dans l’éloge de M. Bianchini. + +« Si d’un grand Palais ruiné on trouvoit les débris confusément +dispersés dans l’étendue d’un vaste terrein, & qu’on fût sûr qu’il +n’en manquât aucun, ce seroit un prodigieux travail de les rassembler +tous, ou du moins sans les rassembler, de se faire, en les +considérant, une idée juste de toute la structure de ce Palais ; mais +s’il manquoit des débris, le travail d’imaginer cette structure, seroit +plus grand & d’autant plus grand, qu’il manqueroit plus de débris & il +seroit fort possible que l’on fît de cet édifice différents plans qui +n’auroient presque rien de commun entr’eux. Tel est l’état où se +trouve parmi nous l’Histoire des tems les plus anciens. Une infinité +d’Auteurs ont péri ; ceux qui nous restent ne sont que rarement +entiers. De petits fragmens & en grand nombre, qui peuvent être +utiles, sont épars çà & là dans des lieux fort écartés de routes +ordinaires, où l’on ne s’avise pas de les aller déterrer ; mais ce +qu’il y a de pis, & ce qui n’arriveroit pas à des débris matériels, +ceux de l’Histoire ancienne se contredisent souvent, & il faut ou +trouver le secret de les concilier, ou se résoudre à faire un choix +qu’on peut toujours soupçonner d’être un peu arbitraire. Tout ce que +des Savants du premier ordre & les plus originaux ont donné sur cette +matiere, ce sont différentes combinaisons de ces matériaux d’antiquité ; +& il y a encore lieu à des combinaisons nouvelles, soit que tous les +matériaux n’aient pas été employés, soit qu’on en puisse faire un +assemblage plus heureux, ou seulement un autre assemblage. » + + +De la Critique. + +Les principes & les regles qui doivent servir de guides dans la +lecture de l’Histoire, forment ce qu’on appelle la Critique, & +j’entends par-là, non cet art qui s’arrête à restituer des passages, à +vérifier les variantes d’un texte ; mais celui qui apprend à juger des +faits, à en examiner les preuves, à distinguer les faits véritables de +ceux qui sont supposés ou incertains, les faits certains de ceux qui +ne sont que probables ; enfin, cet art qui sait peser les différens +degrés de certitude, & fixer, s’il est permis de parler ainsi, les +différentes nuances du vrai & du vraisemblable ; art de la plus grande +utilité & d’une vaste étendue ; c’est proprement une Logique de faits +aussi nécessaire pour diriger le jugement dans la croyance des +événemens, que la Logique pour conduire la raison dans la découverte +de la vérité. Leur réunion forme l’homme judicieux & raisonnable. +Toutes deux sont le fondement des connoissances en tout genre, & +l’instrument des autres études. + + +De la Critique & de la Logique. + +L’esprit juste, cet esprit qui sert à gouverner les Etats, comme à +conduire les affaires des Particuliers ; qui guida Sully, Turenne & +Catinat ; qui dicta les Consultations de Charles Dumoulin, les Pareres +de Savary, les Essais de Locke, de Nicole, & les Discours de Fleury ; +qui inspira dans leurs conjectures sur les événements futurs, +Thémistocle, Polybe, Dossat, Richelieu & Charles de Lorraine ; cet +esprit, dis-je, n’est qu’un jugement solide qui saisit l’état des +questions, le véritable point de vue des affaires, & fait choisir en +tout les raisons décisives : c’est ce bon sens si utile dans le monde ; +tandis que ce qu’on appelle esprit ne sert souvent qu’à le ravager ; +aussi estimable quand il enseigne une bonne administration de Justice +& de Finance, que quand il trace les plans d’une campagne. + +Les hommes sensés dans tous les temps ont connu les principes et les +regles. Quand Scipion conversoit avec Polybe, & qu’en épuisant la +science de gouverner, ils prophétisoient le changement de la +République Romaine ; quand du fond de la Macédoine, Philippe remuoit +toute le Grece ; quand César prenoit de si justes mesures pour +subjuguer les Gaulois ou pour détruire le parti de Pompée ; quand +Richelieu s’occupoit des moyens d’abaisser le Maison d’Autriche ; tous +ces grands Hommes s’appuyoient-ils sur d’autres fondements que sur une +connoissance exacte des personnes, sur des notions justes des choses, +sur des faits circonstanciés, ou sur de fideles rapports ; +croyoient-ils légérement tous les discours, tous les bruits +populaires ? + +Le bon sens est la regle de toutes les vertus & de toutes les bonnes +qualités : il distingue l’homme raisonnable de celui qui ne l’est pas ; +le vrai savant de celui qui n’a qu’un savoir confus, la vertu de la +superstition, le grand homme de celui qui n’est que héros. Avec cette +faculté de plus, l’Empereur Julien & Charles XII, eussent été +peut-être les plus grands hommes de l’univers. + +Le bon sens est toujours utile sans la science, parce qu’il sait +s’arrêter aux choses qui sont à sa portée. La science sans le bon +sens, est souvent pernicieuse & toujours ridicule. + +II y a des notions primitives qui servent de base à toute certitude, +auxquelles il est impossible de se refuser sans renoncer au sens +commun. Telle est en fait de témoignage, la notoriété ou l’évidence +d’une chose de fait généralement reconnue, qui est le résultat d’une +multitude de perceptions sensibles ; telle est en fait de +raisonnements, la perception immédiate résultant de la simple vue de +l’esprit ou du sentiment intérieur. + +Mais les bornes de la raison ne sont pas fixées, & personne n’a droit +de proposer la sienne pour regle de celle des autres. La raison +n’ayant donc point de mesure commune bien déterminée, il faut des +principes & des regles pour la guider, pour l’aider à discerner le +vrai du faux, en matiere de raisonnements comme en matiere de faits ; +c’est ce qu’on appelle la Logique & la Critique. + +Est-il vrai qu’il y a un art de penser & de raisonner, qu’on enseigne +en cinq ou six mois à de jeunes gens dans les Ecoles de l’Europe ? on +ne l’apprend point aux femmes ni aux enfants qu’on ne fait pas +étudier ; cependant il se trouve à la longue que les uns raisonnent à +peu près aussi-bien que les autres, & souvent ceux qui ont enseigné +cet art, raisonnent le plus mal. Il n’est pas étonnant que cela +répande des doutes sur l’utilité des regles, ou du moins sur celle de +la méthode qu’on emploie pour les enseigner. + +On ne commence à apprendre la Logique aux enfants qu’à la fin des +études ; on ne leur apprend rien sur la Critique; on attend presque +qu’ils aient l’esprit faux pour le redresser. On regarde les sciences +comme des pays différents, où l’on fait successivement voyager les +jeunes gens. + +Toutes les regles générales, tous les préceptes de quelque art que ce +soit, ne servent à rien, si on n’en fait pas l’application : on ne +retient, à proprement parler, que les choses dont on a fait usage, & +dont on a l’expérience. Les regles de la Poésie & de la Peinture, sont +plus connues & plus parfaites que du temps d’Homere & de Virgile, de +Raphaël & du Titien. Avons-nous de meilleurs Poëtes & de meilleurs +Peintres ? Avons-nous des meilleures têtes qu’Hypocrate, Aristote & +Platon ? + +Je connois toute l’utilité des regles & même leur nécessité ; elles +servent à écarter les causes des mauvais raisonnements, & à dévoiler +les sophismes, mais seules, elles n’ont jamais poussé loin les +connoissances des hommes. Après le caractere naturel de l’esprit, +c’est l’application, c’est l’expérience, c’est la connoissance des +faits, qui font qu’un homme raisonne mieux qu’un autre homme. + +Voilà l’avantage que nous avons sur les Anciens ; nos connoissances +sont plus exactes & plus étendues, nous avons une plus grande +expérience des faits & des choses ; nous sommes détrompés de quelques +préjugés & de quelques erreurs qu’ils avoient adoptés. + +Quand ils n’ont raisonné que de ce qui étoit à leur portée, ils ont +jugé aussi bien que nous. En fait de Politique, de Morale civile, de +Loix, je ne crois pas qu’on puisse le leur contester. + +Pourquoi & par où notre siecle surpasserait-il les précédens ? C’est +que depuis environ 250 ans on a fait une infinité de découvertes dans +tous les genres ; on a étudié toutes les Langues ; on a vérifié les +textes des Auteurs anciens ; les Livres véritables ont été distingués +des Livres supposés ; l’Histoire sacrée & profane, la Géographie, la +Chronologie, la Critique, la Fable, le Droit, les Médailles, les +Inscriptions, &c. tout a été débrouillé & éclairci : on a presque +trouvé les bornes des Mathématiques. + +Depuis les temps de Galilée & de Bacon, on a observé avec soin tous +les corps, on les a examinés dans toutes les circonstances, on leur a +fait subir tous les changemens imaginables, par les grands agens +naturels, l’air, l’eau & le feu ; ceux qu’on n’appercevoit pas, sont +devenus sensibles : avec le secours du télescope & du microscope, les +extrêmes se sont rapprochés, les corps situés à une distance immense, +& ceux qui sont près de nous sont devenus des objets de curiosité, de +recherches & de connoissances. + +Des voyages entrepris dans toutes les parties du monde, ont grossi le +nombre des Observateurs, & multiplié les observations. L’invention de +l’Imprimerie, l’établissement des Académies, ont servi à publier, à +conserver les découvertes, & à garantir leur certitude. Malgré les +traverses & les embarras de toute espece, l’industrie & le travail +opiniâtre ont franchi les plus grands obstacles. Voilà ce qui a +perfectionné notre art de penser ; & si l’ouvrage n’est pas aussi +parfait qu’il devroit être, c’est aux systêmes de Philosophie, à +l’abus des idées arbitraires, & aux querelles Théologiques, qu’on doit +l’imputer. + +Un homme acquiert la supériorité sur les autres hommes, par les mêmes +raisons & par les mêmes moyens qu’un siecle devient supérieur à un +autre. Il paroît donc raisonnable d’employer pour apprendre & pour +instruire, les mêmes principes & les mêmes regles. On doit éviter en +particulier les défauts qui en général avoient arrêté le progrès des +connoissances. + + +Regles de la Logique & de la Critique. + +Une des principales regles qui remédieroit en même tems à un de ces +défauts, c’est d’écarter les suppositions des systêmes qu’on emploie +pour expliquer des choses dont on ne sçauroit d’ailleurs rendre +raison, c’est de ne prononcer que sur ce qui est à sa portée, sur quoi +l’on a des connoissances acquises, des élémens assurés : quand on n’a +pas ces élémens, ou quand on n’en a pas assez pour juger, la raison +veut que l’on suspende son jugement. + +La seconde regle également importante pour prévenir l’abus des +abstractions, est de fixer les idées & de les déterminer : le moyen d’y +parvenir, est de réduire les idées abstraites, & composées, à des idées +particulieres & simples, ou aux élémens qui les composent ; c’est ce +qu’on appelle définir, car la définition n’est que l’énumération des +idées simples renfermées dans une idée complexe & abstraite. + +A la rigueur, les idées simples sont indéfinissables ; on ne peut les +fixer qu’en réfléchissant sur la maniere dont on les a acquises, aussi +ne les définit-on ordinairement qu’en les rendant par des équivalens +ou par des synonymes. La plupart des hommes n’ont point de notions +fixes & déterminées, parce qu’ils ne remontent presque jamais à leur +origine ; cependant ils décident hardiment les questions les plus +obscures & les plus compliquées. Je n’en veux pour exemple que les +équivoques qu’on fait tous les jours sur les mots de religion, de +vérité, de gloire, d’honneur, de justice, de devoir, de piété & de +dévotion, &c. + +Pour définir exactement un terme qui désigne une idée complexe, il +suffit de trouver dans la Langue les mots qui signifient les idées +simples & caractéristiques dont elle est formée ; & c’est dans la +Langue commune qu’il faut chercher ces mots, parce qu’on ne doit +s’écarter du langage ordinaire, que le moins qu’il est possible. + +Sous le nom de définition, je comprends la description des choses +naturelles qu’on ne peut définir qu’en les décrivant ; car il est +impossible d’expliquer par des définitions la nature même & l’essence +des choses. Ce n’est qu’en faisant des descriptions exactes des +sujets, en recherchant avec soin toutes leurs propriétés, en +distinguant ce qui leur est propre & ce qui n’est qu’accidentel, qu’on +peut parvenir à en acquérir la connoissance. + +La troisieme regle est de s’assurer des faits avant que d’en chercher +les causes, si on ne veut pas s’exposer, comme on a souvent dit, au +ridicule de trouver la raison de ce qui n’est point. + +Si les faits étoient assurés ; si les termes étoient exactement +définis ; si les sujets étoient décrits avec précision, la plupart des +questions seroient terminées. On voit par-là l’utilité des +définitions, &, ce qui est encore plus utile, la maniere de les +faire ; mais ce Dictionnaire philosophique doit être composé par +des Philosophes. + +La quatrieme regle est d’appliquer à chaque sujet la preuve qui lui +est propre. C’est avoir fait bien du progrès, que de sçavoir en chaque +matiere, de quel genre de preuves on doit se servir, en matiere de +raisonnement, de faits, d’observations & d’expérience. Tout ce qu’on +peut dire & écrire, se réduit là ; de bonnes raisons, des témoignages +irréprochables, des expériences certaines : c’est le moyen le plus +assuré de ne pas confondre les choses & les preuves ; de ne pas +employer des raisonnemens, lorsqu’il est question de faits ; & des +faits ou des autorités, lorsqu’il s’agit de raisonnemens ; de ne pas +exiger de la démonstration, où l’on ne peut obtenir que de la +vraisemblance ; & de ne pas se contenter de vraisemblance, où l’on +peut avoir de la démonstration. + +Je ne parle point des querelles théologiques ; elles sont l’opprobre +de la Religion & de la raison, le fléau des Etats, des lettres & des +bonnes études. Que n’eussent point fait pour les sciences & pour les +arts les Arnauds, les Nicoles & les Lancelots, si des brouillons +malheureusement trop puissans, un Annat, un Ferrier, un la Chaise, ne +les eussent persécutés cruellement & forcés à s’occuper de ces +disputes & de ces bagatelles sacrées ! + +Les principes & les regles qu’on vient d’établir, outre leur +importance dans ce qu’on appelle Logique & Critique, servent à prouver +la maxime qu’on a suivie dans ce Plan d’Education, que la base de +toute méthode d’enseigner & d’apprendre, est de lier les connoissances +à des notions sensibles, à des perceptions immédiates, à des idées +simples ; c’est la preuve d’une regle d’arithmétique par une autre. +Quand on est parvenu jusques-là, on ne peut remonter plus haut, & +l’examen est fini. + +On doit en conclure que c’est à acquérir ces notions, qu’il faut +appliquer les enfans, à meubler leur tête de faits utiles ; à leur +procurer par l’usage l’expérience qui leur manque ; à former le +caractere de leur esprit ; à appliquer les regles simples & sûres de +la Logique & de la Critique, non à les discuter minutieusement. + +Une bonne méthode est une application continuelle des regles d’une +saine dialectique sur toutes sortes de sujets. + +Tout livre bien fait est une bonne Logique, tout exercice qui +accoutume les jeunes-gens à mettre de l’ordre & de la netteté dans +leurs pensées : une bonne Grammaire, par exemple, qui leur apprendroit +à arranger de suite les objets du discours, à concevoir nettement les +raisons simples & naturelles des regles, seroit une dialectique +plus utile que tout l’artifice du syllogisme. + +Voilà pourquoi les Elémens de Géométrie, lus avec attention, sont la +meilleure des Logiques. + +C’est en lisant les bons Critiques, les Grotius, les Petaus, les +Sirmonds, les Valois, les Saumaises, qu’on peut apprendre l’art +critique. + +L’art physique le plus parfait, ou l’art de faire des expériences, se +trouve dans les Mémoires des Académies. + +Jusqu’ici on a fait des Logiques pour des Philosophes ou pour des +Théologiens ; on a fait des Critiques pour les Sçavans ; on a fait des +systêmes métaphysiques. Il a été utile que des gens habiles aient +éclairci ces sciences ; mais à présent qu’on a tant écrit sur toutes +sortes de matieres, il faut des méthodes qu’on puisse appliquer à +l’usage de la vie ; car tout le monde est obligé de raisonner juste, +non seulement dans les sciences, mais dans la vie civile, dans tous +les âges, dans toutes les professions. + +C’est là le fondement de ce qu’on appelle sçavoir, connoissance, +érudition, raisonnement : posséder de pareilles méthodes, être +accoutumé à les bien appliquer, c’est être Philosophe & Sçavant. + + +De la Métaphysique. + +La Logique & la Critique sont des instrumens qui apprennent à penser ; +la Métaphysique est la science des principes ; c’est elle qui instruit +du but où tendent les facultés de l’homme, de leur étendue, de leurs +bornes & de leur usage. Il n’appartient qu’à cette science, de fixer +ce que c’est que la vérité, en quoi consiste l’erreur, & quels sont +les moyens de l’éviter :s elle démontre par l’expérience, que tout +aboutit aux connoissances sensibles & à la perception immédiate ; avec +la Logique, elle apprend à découvrir les vérités, à les déduire de +leurs véritables principes, à les ranger par ordre ; enfin elle est la +base des autres sciences, dont elle contient le germe & l’ébauche. + +Elle démontre l’existence de Dieu, ses attributs ; elle justifie sa +providence ; elle établit la liberté humaine, les loix naturelles, +l’immortalité de l’ame. + +Elle découvre la foiblesse de l’esprit humain, mais elle en apprécie +les forces : elle prouve que la raison est l’unique moyen naturel +qu’ait donné aux hommes l’Auteur de leur être, pour les conduire ; que +tout ce qui est intelligible, est de son ressort ; que rien ne lui est +étranger que ce qui est incompréhensible : que c’est à elle à +marquer les caracteres & les bornes de l’autorité, & par conséquent à +distinguer les cas & les objets de soumission, à peser les motifs de +crédibilité ; que croire, c’est juger que la raison oblige de +reconnoître sur la force des preuves externes, l’existence, ou la +propriété d’un être ou d’un objet ; qu’ainsi il lui appartient de +régler les limites qui sont entre elle & la Foi, parce qu’elle +précede, accompagne & suit toujours une soumission raisonnable. + +Une partie de cette science, qui n’est pas la moins utile, est celle +qui apprend jusqu’où l’on peut parvenir en fait de raisonnement, & où +l’on doit arrêter ses recherches. Cette science négative, s’il est +permis de parler ainsi, seroit d’un aussi grand prix que les +connoissances positives. + +C’est rendre un grand service au genre humain, que de fixer les +limites qu’il ne peut passer sans s’égarer. + +Plutarque, dans la Vie de Thésée, dit que comme les Géographes, quand +ils ont situé sur les Cartes les pays habités & découverts, mettent +au-delà terres & côtes inconnues, mers inabordables, les Historiens +devroient en user de même pour les temps reculés, inconnus & +fabuleux ; c’est ce que j’ai essayé dans les réflexions précédentes +sur l’Histoire. + +Il seroit encore plus utile de poser les limites des connoissances +dans le raisonnement, & de marquer jusqu’où il peut ou ne peut pas +pénétrer, & ce seroit le fruit le plus précieux d’une bonne méthode. +C’est étendre l’esprit humain, que d’en faire connoître les bornes ; +c’est ménager ses forces, que de ne les pas employer inutilement : un +fleuve qu’on reserre dans ses bords, n’en devient que plus rapide. + +Ce principe d’une saine Métaphysique, que l’évidence irrésistible & +la certitude ne sont attachées qu’à des perceptions immédiates, prouve +manifestement l’incertitude de tout systême dans les sciences de +raisonnement. + +Où la perception immédiate manque, il est nécessaire de suspendre son +jugement : voilà la véritable regle de l’époque que les Pirrhoniens +ont si mal appliquée. Par cette seule regle la plupart des systêmes +sont réfutés ou renvoyés dans le pays des chimeres. + +Ces opinions qui causent tant de bruit pendant un siecle, & qui dans +le siecle suivant, tombent en oubli, sont démontrées fausses ou +incertaines par cette seule raison qu’elles ne sont pas appuyées sur +les principes de la connoissance. + +La perception immédiate manque dans toutes les questions où entre +l’idée de l’infini, par exemple, l’espace, le vuide, le plein infini, +l’immensité, l’éternité, la création, la prescience, la promotion +physique, le concours, les décrets divins, à l’exception des faits +clairement révélés ; dans celles qui regardent la nature ou l’essence +des choses existantes, des êtres ou qualités, toutes les fois que +l’objet de la question va au-delà de l’expérience, comme l’union de +l’ame & du corps, les causes occasionnelles, l’harmonie préétablie, +les monades, &c. Elle manque dans celles dont on n’a point d’élémens +assurés, comme l’astrologie judiciaire, les systêmes sur la divination +ancienne & moderne, les imaginations de la cabale, &c. dans toute la +Physique de pur raisonnement, & qui ne peut être que conjecturale ; +dans tout ce qui concerne la région des possibles, comme de sçavoir +s’il y a plusieurs mondes, & quels peuvent être leurs habitans ; +presque tout ce qui regarde la vie future, à l’exception de ce que +Dieu a révélé formellement, ou ce qui en est une conséquence +nécessaire ; enfin dans les espaces vagues des abstractions dont on +n’a que des connoissances idéales & confuses, telles que sont les +idées de la substance unique de Spinosa, de l’être en général, du +monde intelligible, de la vision en Dieu de Mallebranche, &c. + +Dans toutes ces questions au-delà des connoissances sensibles & de la +perception immédiate, on peut dire, comme Plutarque, terres & côtes +inconnues, mers inabordables. + + +De la Logique des vraisemblances. + +Presque tout ce que l’on a dit jusqu’ici ne doit s’entendre que des +vérités nécessaires ou des conséquences nécessaires de faits certains, +au-delà desquelles ne sont pas encore parvenues la Logique & la +Critique ordinaire. + +M. de Leibnitz, qui connoissoit si bien le fort et le foible de la +Philosophie, qui avoit vu les bornes des sciences, & qui étoit fait +pour les prescrire ou pour les étendre, avoit déjà dit qu’il +manquoit une partie de l’art, qui servit à régler le poids des +vraisemblances, qui pesât les apparences du vrai & du faux. + +Cette Logique est sur-tout nécessaire dans la morale & dans la +pratique, où les hommes ne pouvant pas toujours s’assurer de trouver +la vérité, sont souvent obligés de se régler sur des indices ou sur +des vraisemblances, & ce qu’on appelle en Droit des présomptions ; il +y en a de différents degrés & d’une force différente. + +Comme elle est la base de la plupart des actions & des jugements, il +seroit très-important qu’on y apportât plus d’attention qu’on n’a fait +jusqu’à présent, & qu’on tâchât de la perfectionner. Il est vrai que +l’esprit en s’accoutumant aux démonstrations rigoureuses & aux +principes certains, devient plus capable de distinguer la force ou la +foiblesse des preuves, & cette partie dépend beaucoup de la +connoissance des hommes, qui ne peut s’acquérir que par l’expérience. + + +De l’Esprit philosophique. + +De la pratique continuelle d’une Logique exacte & d’une bonne +Critique, qui seroient fondées sur les principes solides d’une +Métaphysique éclairée, naîtroit l’esprit philosophique. + +Cet esprit de lumiere utile à tout, applicable à tout, qui rapporte +chaque chose à ses véritables principes, indépendamment des opinions & +de la coutume. + +L’esprit philosophique est différent de la Philosophie, & lui est +autant supérieur que l’esprit géométrique l’est à la Géométrie ; que +la connoissance de l’esprit des loix est au-dessus de la connoissance +même des loix. C’est le fruit et le but de la Philosophie ; elle +connoît & discute les vérités particulieres, l’esprit philosophique +les apprécie toutes. + +La Philosophie est une science, l’esprit philosophique comprend toutes +les sciences. + +S’il est question d’Histoires, il en montre les usages & le but ; il +rapproche les temps & les âges pour les comparer : placé dans une +perspective élevée, il voit d’un coup d’œil des termes de rapports +éloignés, dont il tire ou des ressemblances singulieres, ou des +contrastes frappants. + +S’agit-il de Philosophie, il sçait quelles sont les vérités connues, +leur usage & leurs rapports, ce qui manque aux connoissances actuelles +& ce qui peut y être ajouté. Il voit non seulement quelques principes, +mais l’étendue des principes, la force ou la foiblesse des preuves sur +lesquelles on les appuie. + +Il observe les progrès et les retardemens de l’esprit & de la raison +dans les sciences spéculatives & pratiques, dans les mœurs des hommes, +dans les différens siecles. + +L’esprit philosophique est une science réelle, & il est le résultat +des sciences comparées : c’est pourquoi il ne vient ordinairement qu’à +leur suite. Le seizieme siecle fut celui de la science & de +l’érudition, le dix-septieme celui-ci des talens, & le caractere du +dix-huiteme siecle est la Philosophie. Cujas & Dumoulin n’eussent pas +vraisemblablement fait le livre de l’Esprit des Loix ; mais peut-être +que M. De Montesquieu ne l’eût pas fait non plus, si Cujas & Dumoulin +n’eussent frayé le chemin de la Jurisprudence. + +Usserius & Petau ont fait des Annales remplies des plus grandes +recherches ; M. de Bossuet a fait une Histoire universelle +très-éloquente ; M. de Voltaire a élevé sur ces fondemens une Histoire +philosophique ; ce sont des chefs-d’œuvres d’érudition, d’éloquence & +de philosophie. + +Cet esprit philosophique porté à un dégré éminent, vient de produire +des éléments de Philosophie, auxquels il ne manque que d’être plus +étendus. + +On ne peut que recommander l’esprit philosophique, qui doit présider à +toutes les sciences, même aux Belles-Lettres ; mais l’homme doit +toujours se garder des extrêmes. Il est à craindre que dans +l’Histoire, découvrant de plus loin, il ne distingue pas si exactement +les objets intermédiaires ; que dans la Philosophie il ne veuille +remonter trop haut, & pénétrer jusqu’aux premiers principes, qui +seront toujours enveloppés de nuages épais : que dans les +Belles-Lettres il ne donne trop à une analyse qui refroidiroit le +sentiment. Enfin on auroit de trop grands reproches à lui faire, s’il +attaquoit la Religion, & s’il abandonnoit la science & l’Erudition +sur lesquelles il doit être fondé, & qui lui ont servi d’échelon, s’il +est permis de s’exprimer ainsi. + + +De l’Art de l’Invention. + +Au-delà de la Philosophie & au-dessus de l’esprit philosophique +s’éleve, non un art proprement dit, car ce n’est point une méthode de +faire quelque chose suivant certaines régles ; non une science, car ce +n’est point la connoissance des choses dans lesquelles on est instruit ; +mais un art supérieur aux regles & aux instructions, l’art +d’inventer, ce génie créateur qui est le sublime de la raison, &, si +on peut s’exprimer ainsi, l’ultimatum de la Philosophie, qui n’est +donné qu’à des ames privilégiées ; car on compte dans les Annales des +Nations les inventeurs célébres. Je ne parle pas seulement de ceux qui +ont fait des découvertes dans les sciences, dont les Mathématiques +fournissent le plus d’exemples & les plus illustres ; mais dans tous +les arts & dans tout ce qui peut être utile au genre humain. + +On a dit que celui qui inventa la charrue dans les tems grossiers eût +été un Archimede dans des temps postérieurs. + +Il y a tel problême de politique qui demande plus de finesse, plus de +combinaisons que les plus forts problêmes d’Algebre. + +La maladie donnée, trouver le remede, c’est le problême de la +Médecine. + +Des faits donnés, conclure ceux qui doivent arriver, c’est la problême +de la politique. + +Cet art de juger par avance de l’avenir, que possédoit supérieurement +Thémistocle, (futura callidissimè prospiciebat) est parallele à +l’invention. Il y a des génies à qui Dieu semble avoir départi une +portion de sa prescience. C’est un don de la nature seule, & tout +l’art humain ne peut y atteindre ; mais comme il n’y a aucune faculté +de l’esprit qui ne doive sa perfection à l’art & à l’exercice, toute +opération qui porte sur des élémens connus, suppose que la chose n’est +pas impossible à découvrir, & que le problême peut être résolu. + +S’il y a un moyen de développer ce germe précieux dans les génies +éminens où la nature l’a placé, c’est celui d’une bonne éducation +dirigée suivant les principes d’une exacte Philosophie. + +S’il peut y avoir quelque art à inventer, il consiste dans l’habitude +& dans l’exercice de l’invention. Au lieu de résoudre des problêmes, +que l’on s’accoutume à les deviner : voilà pourquoi je préférerois les +Elémens de Géométrie & d’Algébre, de M. Clairaut, qui sont trop +négligés par les Maîtres, & qui meneroient les enfans par la route que +la nature a indiqué elle-même. + +A l’égard de la conduite de la vie & des affaires, l’expérience est le +premier & le plus grand maître, peut-être le seul ; mais il ne faut +pas négliger les aides & les secours. On ne les peut trouver que dans +des exemples une bonne morale & l’histoire prépareront les voies. Que +celui qui voudra s’instruire dans l’art de conduire de grandes +affaires, lise, par exemple, les Lettres du C. d’Ossat, du P. Jeanin ; +qu’il remarque le sujet leur négociation, leur objet, les moyens de +réussir, & les obstacles prévus, il verra que les obstacles sont +toujours venus du côté où ils les avoient annoncés, & les moyens de +réussir de même : il ne pourra s’empêcher d’admirer le génie +prophétique de ces hommes qui semblent inspirés. Qu’on lise le +résultat des conversations de Scipion avec Polybe, sur la constitution +de Rome, les Epitres de Ciceron à Atticus, la Lettre de M. le Maréchal +de Saxe à Folard, sur le blocus de Prague & sur les affaires de +Bohême, on reconnoîtra que l’art de ces grands Hommes a été de bien +voir, de ne rien ajoûter aux faits, d’avoir présens, sans en omettre +aucun, tous les Elémens nécessaires pour prévoir. Une seule +circonstance oubliée eût pu causer un paralogisme dangereux. + +Ces lectures formeroient à la prudence & elles seroient toujours +utiles, quand ce ne sauroit que pour connoître la maniere des grands +hommes ? & si l’on veut comparer maniere à maniere, que l’on examine +Dossat & Duperron dans les Lettres où ils rendent compte dans le même +tems de la même négociation, du même événement, on verra, comme +quelqu’un a dit ingénieusement de Racine & de Pradon, que ces deux +Négociateurs ne sont jamais si différens que quand ils disent les +mêmes choses. + +L’esprit inventeur & celui qui discute, est le même ; mais le premier +franchit, par lumiere & comme par instinct, de plus grands intervalles ; +il voit d’un coup d’œil plus d’objets à la fois ; il voit la liaison +de plusieurs théorêmes éloignés les uns des autres : ce sont toujours +les mêmes vérités vues de la même maniere. + +C’en est sans doute trop sur une matiere, qui n’est pas susceptible de +regles, & qui ne peut être que le fruit du génie. Mais il n’est pas +inutile de proposer la perfection aux hommes ; ils n’iroient jamais +si loin, sans le desir ardent de se surpasser eux-mêmes & de vaincre +leurs semblables. + + +De la Morale. + +La Logique & la Critique ont pour but de former l’esprit & de +prévenir ou de corriger les erreurs ; la Morale a pour objet de former +le cœur & de combattre les vices ; mais comme tous les vices sont +fondés sur de fausses options & sur des erreurs, le Logique & la +Critique servent beaucoup à la Morale même. + +Il est vrai que l’homme ne suit pas invariablement ses principes : +mais celui qui n’en a point ou qui en a de mauvais, agira sûrement & +presque toujours mal. Celui qui a des connoissances solides ne fera +pas toujours le bien qu’il voit ; mais il le fera plus souvent, il y +reviendra plus aisément : c’est un état violent, que d’être en +contradiction avec soi-même. La lumiere conduit ordinairement à la +vertu, les ténebres & l’ignorance conduisent au vice. + +Dans beaucoup de sciences on peut raisonner juste sans avoir le cœur +droit : mais dans tous les cas où les intérêts & la passion peuvent +entrer, c’est-à-dire, dans presque toutes les affaires de la vie, la +justesse d’esprit & la droiture du cœur sont inséparables ; & comme +l’esprit est souvent la dupe du cœur, le cœur est aussi quelquefois la +dupe de l’esprit : ainsi travailler à se rendre l’esprit juste, c’est +travailler en même-tems à se rendre le cœur droit. Ensorte qu’il +pourroit se faire que la vertu eût été bien définie,* la justesse de +l’esprit appliquée à la conduite de la vie & aux mœurs. + +* Par M. Formey. + + +Les actions des hommes sont ordinairement une conséquence de leurs +principes, & les principes semés de bonne heure, dans l’esprit, +produisent tôt ou tard leur effet. Tant que l’ame gouvernera le corps, +les notions des hommes influeront sur leur conduite. Leur influence +agit toujours, quoiqu’elle n’entraîne pas toujours, & elle agira plus +ou moins à mesure que les notions seront plus ou moins fortement +enracinées ; elles porteront au bien ou au mal, selon qu’elles seront +bonnes ou mauvaises. + +Les notions des hommes moderent jusqu’à un certain point le cours des +passions. Il faut en convenir : ce monde n’est habitable, & la société +du genre humain ne se maintient que par les idées dominantes, quoique +souvent confuses, d’ordre, de vertus, de devoirs. + +Dans les Ecoles on rejette la Morale à la fin des autres parties de la +Philosophie ; & on l’a réduite à quelques questions scholastiques & +inutiles*. On a oublié, que de toutes les sciences, c’est la plus +importante, & qu’elle est autant qu’aucune autre, susceptible de +démonstration. + +* En quoi consiste la béatitude formelle, la béatitude objective, la +possibilité de l’état de pure nature, &c. + + +Les regles des actions tirent leur origine, ou de la droite raison, ou +des loix divines & humaines ; la premiere partie compose les loix +naturelles, ou la Morale proprement dite, qui est également divine & +immuable ; car l’existence d’un Dieu Législateur, n’est pas moins +nécessaire à la Morale, qu’est à la Physique celle d’un Dieu Créateur ; +mais la Morale précede toutes les loix positives, divines & humaines, +& par conséquent elle subsisteroit, quand même ces loix n’eussent +jamais été portées. + +Il étoit vrai avant Moyse, & chez tous les Peuples même destitués de +la lumiere de la révélation, qu’il faut faire aux hommes le plus de +bien & le moins de mal qu’il est possible. Il étoit vrai que Caïn ne +pouvoit pas faire violence à son frere ; que Sichem ne pouvoit pas +prendre de force la fille de Jacob ; que les frères de Joseph +commettoient une injustice à son égard, lorsqu’ils attentoient à sa +liberté; que Pharaon faisoit l’action d’un tyran, en opprimant les +Hébreux, & en massacrant leurs enfans. + +Ce n’est point la Loi écrite qui a révélé aux hommes la turpitude & +l’injustice énorme de ces actions. Il est une loi naturelle également +divine, écrite dans tous les cœurs, dont la conscience rend +témoignage, comme dit l’Apôtre, elle est de tous les siecles, de tous +les Pays, de toutes les nations &, pour ainsi dire, de tous les +mondes. C’est de cette loi que Ciceron dit qu’elle est née avec nous, +que nous ne l’avons point reçue de nos peres, ni apprise de nos +maîtres, ni lue dans nos livres ; nous l’avons prise, tirée & puisée +du fond même de la nature ; une loi dont nous ne sommes pas simplement +instruits, mais dont nous sommes, pour ainsi dire, imbus & pénétrés. +Est hæc non scripta, sed nata lex, quam non didicimus, accepimus, +legimus verùm ex natura ipsa arripuimus, hausimus, expressimus ; ad +quam non docti, sed facti ; non instituti, sed imbuti sumus. Et +ailleurs, Lex est insita in natura quæ jubet ea que facienda sunt, +prohibetque contraria. + +Seroit-il donc inutile de recommander aux hommes les vertus morales +que les Payens même ont tant recommandées. + +Ne peut-il pas y avoir, n’y a-t-il pas en effet un commerce de mœurs +entre les Peuples les plus différens de Religion ? Qu’est-ce qu’un +Catholique, un Protestant, un Juif, un Mahométan qui traitent & qui +trafiquent ensemble, exigent réciproquement l’un de l’autre ? Et dans +la Religion même n’est-ce pas par ces principes que l’on peut +entretenir la probité & l’humanité si nécessaires parmi ceux qui ont +le malheur de n’être pas assez sensibles à des motifs d’un ordre +supérieur ? + +La seconde partie compose le droit positif divin, le droit des gens, +le droit civil ; droits qui emportent chacun leur obligation +particuliere. + +La difficulté de traiter ces droits différens, vient de ce que l’on a +perpétuellement confondu les loix différentes dont ils dérivent. Les +uns apportent des raisons pour preuve de faits, les autres des faits en +preuve de raisons ; ce qui est également contre le bon sens & contre +les loix d’une saine dialectique. Par exemple, à l’égard du mariage, +les Théologiens & les Philosophes, les Jurisconsultes brouillent à +tous momens les loix naturelles & les loix divines, avec les loix +civiles & les loix ecclésiastiques. + +Un grand Philosophe, en distinguant la morale par rapport aux devoirs, +l’a divisée en ce que les hommes se doivent, comme membres de la +société générale, en ce que les sociétés particulieres doivent à leurs +membres ; ce qui renferme, 1°. la loi naturelle, ou la morale de +l’homme ; 2°. la morale des Législateurs, ou le droit politique ; 3°. +la morale des Etats, ou le droit des gens ; 4°. la morale du Citoyen, +ou le droit positif. + +Il ajoute une cinquieme branche de morale, celle du Philosophe, qui +n’a pour objet que nous-mêmes. + +Il ne s’agit pas dans la jeunesse d’approfondir toutes ces Sciences, & +je ne prétends pas donner des leçons aux précepteurs du genre humain. +Mais il est important que les jeunes gens connoissent les principes du +droit naturel, de la morale & de la politique ; ils les trouveront +dans l’Abrégé de la Morale de Wolf par Thumisius, qu’on enseigne dans +les Ecoles d’Allemagne, Livre élémentaire très-bien fait ; dans +l’Abrégé de Puffendorff ; & ces livres suffiront dans les +commencements : ils liront & reliront les Offices du Consul Romain à +son fils, & les Instructions du Chancelier de France à ses enfans* ; +s’ils ont du goût, ils perfectionneront un jour ces connoissances par +la lecture de Nicole, de Mallebranche, de l’Esprit des Loix, de l’Abbé +de Saint-Pierre, de Burlamaqui, de Puffendorff, de Grotius & de +Barbeyrac, de l’Origine des Loix & des Sciences, par M. Goguet ; des +Elémens de Philosophie & de Morale. + +* Tom. I. des Œuvres de M. Daguessau. + +Ce dernier livre annonce & promet un Catéchisme de Morale à l’usage +commun & à la portée des enfans ; ce seront des leçons pour le genre +humain, qu’on attendroit en vain de gens sans raison & sans +Philosophie. + +Je ne m’étendrai pas davantage sur cette partie, quoique la plus +importante de l’éducation. Il suffit d’indiquer les sources : l’Histoire +aura servi d’école de Morale ; l’expérience & les lectures +développeront les principes, & aideront à tirer les conséquences ; +elles apprendront à connoître les hommes ; connoissance qui est le +fondement de la Morale & de la Politique. + +On n’ira peut-être jamais en morale au-delà des principes innés de +justice & de vertu, ni du sentiment naturel que la conscience en a +gravé dans le cœur de tous les hommes ; comme il y a apparence qu’on +n’ira point en Métaphysique au-delà des perceptions immédiates, & en +Physique au-delà des qualité sensibles. + + +Suite des Etudes du dernier âge. + +Je joindrai à la morale de Thumisius la Logique & la Métaphysique de +s’Gravesande, imprimées en François, & dont les propositions sont dans +l’ordre géométrique ; la Physique du même, ou celle de Keil, traduite & +développée : je crois que c’est ce que l’on peut trouver de mieux pour +les commençans & même pour des personnes plus avancées. + +C’est ici le lieu & le tems de perfectionner les connoissances sur la +Géographie physique, qui commence à devenir une Science, dont Varénius +donna, il y a plus de cent ans, un modèle qui n’a pas été assez suivi ; +sur les Mathématiques, dont il y a un assez bon abrégé tiré de +Wolff. Les cours de Physique expérimentale, de Chymie & de Botanique +commencent à s’introduire dans les Provinces ; c’est un des fruits +les plus marqués d’une éducation meilleure que celle des Colleges, + +Les jeunes gens liront un jour l’Histoire naturelle dans M. Buffon, & +ils verront les Arts dans les manufactures & dans les boutiques ; & +sur la terre même, le premier des arts, l’Agriculture. Ils apprendront +l’Anatomie ; les Elémens de la Physiologie, ou le Traité de la +structure & de l’usage des différentes parties du corps humain, par +Haller, sont un modèle de Livre élémentaire exact & profond. + +Je suppose qu’ils entretiendront toujours la connoissance qu’ils +auront faite avec les bons Auteurs Latins & François, dont plusieurs +doivent être appris par cœur, & qu’ils continueront à s’exercer aux +opérations du premier & du second âge. Je n’entre point dans les +détails, ils sont connus ou faciles à suppléer. + + +Du soin de la santé; des affaires & de la Religion. + +Il y a trois articles essentiels qu’il ne faut pas oublier dans une +institution ; le soin de la santé, les affaires & la Religion. + +A l’égard de la santé, je renvoie, pour abréger, aux observations +judicieuses de l’Abbé Fleury, sur cet art. chap. 20 du Choix des +Etudes. L’éducation morale ne doit pas contredire l’éducation +physique ; car c’est l’homme entier qu’il s’agit de former. + +J’ajoute que pour déraciner les préjugés des gouvernantes & des meres +qui inspirent sans raison à des enfans, de l’aversion pour certains +remedes, la saignée, par exemple, le quinquina, &c. il seroit à propos +de traduire la partie des Institutions du célèbre Boerhaave, qui +traite de la conservation de la santé Lugiene, avec les Commentaires +du savant Haller. On se trompera toujours moins quand on aura de bonne +Physique, & des expériences pour guides. M. Tissot vient de publier +un Traité de Médecine à l’usage du peuple, qui peut être regardé comme +un Livre élémentaire. + +L’institution sensée d’une Nation telle que la nôtre, mériteroit bien +un traité pratique de Gymnastique, ou d’exercices comme ceux des Grecs ; +les Carousels & les Tournois, quoique plus agréables que nos jeux de +hasard, n’avoient ni le même but, ni la même utilité. + +Je renvoie également pour la connoissance des affaires, aux Chapitres +de l’Economie & de la Jurisprudence de l’Abbé Fleury. Je dirai +seulement que pour faciliter l’étude du Droit public en France, s’il y +en a un, on doit montrer en détail l’état de la France, la différence +des Ordres du Royaume, la division des Offices, la compétence des +Juridictions, Civile, Militaire, Ecclésiastique, dont les limites sont +si connues dans la spéculation, & si peu respectées dans la pratique ; +toutes matieres assez aisées à déterminer, & qui ne le sont le plus +souvent que par la loi du plus fort, ou par le manege du plus +intrigant. + +Tout François doit connoître les Libertés de l’Eglise Gallicane. C’est +une des parties importantes du Droit public de France. On a sur cette +matiere un Livre à la portée des jeunes gens, qui devroit être +enseigné dans toutes les Ecoles. Il est intitulé, Exposition des +Libertés de l’Eglise Gallicane, par M. Dumarsais. + +Après avoir examiné, ce qui forme le goût & l’esprit dans tous les +genres, on doit rechercher encore avec plus de soin ce qui regarde les +mœurs, ce qui constitue la vertu, la Religion. + +J’ai parlé de la Morale qui précede toutes les loix positives, divines +& humaines ; l’enseignement des loix divines regarde l’Eglise ; mais +l’enseignement de cette Morale appartient à l’Etat, & lui a toujours +appartenu : elle existoit avant qu’elle fût révélée, & par conséquent +elle n’est pas dépendante de la Révélation, quoiqu’elle tire sa plus +grande force & les motifs les plus puissans, de la confirmation +qu’elle en a reçue. + +La Révélation est un fait. La Morale gît toute en droit. + +La Révélation est un droit divin positif ; la Morale un droit divin, +éternel & immuable. + +La distinction de la vertu & du vice, du juste & de l’injuste, vient, +comme on a dit, de la raison & de la nature même des choses. L’amour +de l’ordre ne peut pas être absolument éteint dans le cœur de l’homme ; +car on ne peut pas renoncer entiérement à la raison. + +La Révélation ajoute des motifs surnaturels, elle promet des +récompenses, & elle annonce des peines ; mais quand elle n’annonceroit +ni peines ni récompenses, l’obligation morale n’en subsisteroit pas +moins, même dans la fausse hypothese de l’incrédule. Saint Paul & +Saint Augustin ont dit la foi et les prophéties passeront, +l’intelligence demeurera éternellement.* + +* Corin 8 1. 13th. S. Aug. de lib. arbit. + + +Il s’en suit de là (comme dit l’Abbé Gédouin) que l’on fait trop +dépendre les mœurs de la Révélation. « Quelque soin, dit-il, que l’on +prenne d’inspirer des sentimens de Religion aux enfans, il vient un +âge où la fougue des passions, le goût du plaisir, les transports +d’une jeunesse bouillante, étouffent ces sentimens. Si on leur avoit +dit que les mœurs sont de tout pays & de toute religion ; que l’on +entend par ces mots les vertus morales que la nature a gravées dans le +fond de nos cœurs, la justice, la vérité, la bonne foi, l’humanité, la +bonté, la décence ; que ces qualités sont aussi essentielles à +l’homme, que la raison même, dont elles sont une émanation ; un +jeune-homme en secouant peut-être le joug de la Religion, ou s’en +faisant une à sa mode, conserveroit au moins les vertus morales, qui +dans la suite pourroient le rapprocher des vertus chrétiennes : mais +parce qu’on ne lui a prêché qu’une Religion austere, tout tombe avec +cette Religion. » + +L’expérience prouve la vérité de cette réflexion. Dans ce tems d’une +fermentation visible qui agite les esprits, pendant ces crépuscules +d’une lumiere qui naît, dirai-je, ou qui s’éteint, la Religion est +attaquée, & elle manque de défenseurs (car des condamnations vagues ne +prouvent rien, & n’ont jamais convaincu personne) ; elle est +compromise par des questions interminables & par des controverses +futiles, qu’on a voulu faire regarder comme l’essentiel de la +Religion. + +A cet âge dont parle l’Abbé Gédouin, toute l’érudition acquise par un +jeune-homme dans les Congrégations & dans les Retraites, succombe sous +la moindre objection spécieuse d’un incrédule ; & malheureusement tout +l’édifice d’une morale mal étayée, s’écroule. Les jeunes-gens se +livrent avec une espece de sécurité, à des passions qui font le +malheur de leur vie. Ils se croient dégagés de tous liens ; tout est +confondu dans leur tête avec de petites idées de dévotion, dont ils +ont honte, & qu’ils viennent à mépriser. + +Je ne parle que d’après les faits ; j’énonce ici la voix de presque +tous les peres de famille, ce sont des témoins irréprochables, & de +meilleurs juges que des hommes étrangers à la société. + +J’ose dire que les Anciens, les Payens même paroissent avoir été plus +religieux que nous. Leur Législation portoit toute sur la crainte des +Dieux ; on peut avoir les Loix de Zéleucus, de Minos, celles des douze +Tables, &c. Platon dans ses spéculations sur les Loix, établit la +Religion pour premier fondement ; il rappelle à la Divinité dans +toutes les pages de ses ouvrages. + +Ciceron, en définissant les principes des Loix, dans son premier Livre +de Legibus, pose pour base l’existence des Dieux & leur providence. + +Chez les Payens c’étoient les Législateurs & les Philosophes qui +prêchoient la vertu ; les Prêtres n’enseignoient point la regle des +mœurs ; les Scribes & les Pharisiens chez les Juifs la corrompoient +par leurs traditions & par leur attachement à de vaines pratiques. + +Le Philosophe Panoetius enseignoit la vertu & les devoirs, tandis que +l’Augure Scevola ordonnoit les Sacrifices & les cerémonies de la +Religion (a). Nous avons un Sacerdoce & des Pontifes qui doivent +enseigner toute sorte de bonté, de justice & de vérité, ce qui est +agréable à Dieu ; (b) la douceur, la tolérance à se supporter les uns +les autres ; (c) tout ce qui est véritable & sincere, tout ce qui est +honnête, tout ce qui est juste, tout ce qui est saint, tout ce qui +peut rendre aimable, tout ce qui contribue à une bonne réputation, +tout ce qui est vertueux, tout ce qui est louable. + +(a) Eph. c. 5. v. 9 & 10. + +(b) Eph. c. 4. v. 2. & Rom. v. 14 & 15. + +(c) Philip. c. 4. v. 8. + + +Au surplus il y a tout à perdre pour les Etats & pour les Particuliers +chez qui se détruit la Religion. Eh ! qu’on dise quel avantage il peut +résulter pour le genre humain d’affoiblir dans les Citoyens les motifs +de la vertu, & les principes des bonnes actions ! n’est-ce pas +autoriser le vice & le crime qui n’ont jamais de digues assez fortes, +& que déjà des motifs plus puissans ne peuvent arrêter. + +Je demande si l’Histoire fournit un seul exemple de peuples dont la +Religion nationale ait été le corps entier de la Religion naturelle, +(je dis le corps entier) & si ce n’est pas le Christianisme seul qui +l’a notifié à l’univers ? Si les Philosophes modernes ne sont pas +redevables de leurs lumieres sur les points les plus importans de +cette Religion, à l’avantage qu’ils ont d’être nés dans la Religion +Chrétienne ? Si par les seules lumieres de la raison ils eussent +été sur les points qu’ils établissent maintenant avec tant de vérité & +tant de force, moins vacillans & plus affermis que Socrate, que +Ciceron & les plus grands génies de l’antiquité ? + +Je demande d’ailleurs, s’il est possible de rendre nationale une +Religion purement philosophique ? si une Religion sans culte public ne +s’aboliroit pas bientôt, & si elle ne rameneroit pas infailliblement +la multitude à l’idolâtrie ? + +Quand les incrédules auront résolu ces questions d’une façon +satisfaisante, on pourra répondre à des objections qui sont proposées +15 siecles trop tard ; des objections que les Porphires, les Celses, +les Juliens ont ignorées, & qu’ils eussent pu faire valoir sans +replique, s’ils avoient détruit auparavant trois ou quatre faits de +l’établissement de la Religion Chrétienne, qui n’étoit pas éloigné de +leur tems. + +La méthode d’étudier la Religion, comme science, dérive de la méthode +générale des études. Il n’est pas nécessaire d’être Médecin pour +savoir le meilleur moyen d’apprendre la Médecine ; & sans usurper le +droit d’enseigner la Religion, qui est réservé aux Ecclésiastiques, on +peut assurer qu’on l’enseigne mal dans la plûpart des Colleges. + +Pendant les premières années, une simple explication du Décalogue, de +l’Oraison Dominicale & du Symbole, suffit avec les Catéchismes de +Fleury ou de Bossuet. L’Abrégé de l’Ancien Testament où M. de Mésangui +a conservé, autant qu’il est possible, les paroles de l’Ecriture, +imprimé à Paris en 1732, l’Evangile & les Actes de Apôtres. + +Le spectacle de la nature, tel qu’il est représenté dans Fénelon & +dans Derham ; la nature même que les jeunes gens connoîtroient en +partie, leur auroit déjà prouvé l’Existence d’un Dieu que ses œuvres +annoncent à la terre. + +Je suppose que dans la Métaphysique ils eussent pris des notions +justes des Attributs divins & de la Providence ; il seroit temps vers +la fin des études, de leur faire appliquer aux faits de la Religion +Chrétienne, les principes de l’art critique, & sans les embarrasser +dans des discussions au-dessus de leur portée, on pourroit leur faire +lire le Traité de la vérité de la Religion Chrétienne, par Grotius ; +ou celui qui est tiré en partie de Turretin, traduit par Vernet, revu +& corrigé par un Théologien Catholique, imprimé à Paris en 1753, en 2 +volumes par Garnier. + +Un jeune homme qui auroit lu ces Livres avec attention, seroit plus +affermi dans sa Religion & mieux préparé contre les attaques des +incrédules, que par dix ans d’exercices spirituels. Le spectacle de la +nature, la connoissance de l’Existence de Dieu & de ses Attributs, +est le premier Traité de toute bonne Théologie. Il se prépareroit par +ses lectures à lire un jour les excellens Livres qui ont été faits sur +la Religion. + + +Réflexions sur deux abus dans les Colleges. + +L’objet d’une bonne méthode doit être également de déraciner les abus, +comme d’indiquer & de frayer le chemin. + +Je dirai deux mots sur l’abus des Cahiers de Réthorique & de +Philosophie, que l’on dicte dans les Colleges ; outre que ce sont de +misérables leçons que l’on fait plutôt pour exercer les Maîtres, que +pour instruire les enfans ; c’est la perte d’un tems considérable +qu’ils emploient à écrire ; il n’y en a point qui les écrive en +entier, & sur mille il n’y en a pas un seul qui les ait conservés +pendant deux ans, ou qui en ait fait quelque usage dans le reste de la +vie. J’en appelle à l’expérience. + +Autre abus sur les leçons de Mémoire : on fait apprendre par cœur à des +enfans des Rudimens, des Particules, &c. des regles qu’il suffit +d’entendre & de concevoir ; on les ennuie, on les fatigue par la +longueur des leçons désagréables ; ils perdent le tems qu’ils +pourroient employer utilement & agréablement à apprendre les plus +beaux morceaux de Littérature Françoise & Latine. Tous ces morceaux +joints ensemble ne seroient pas la moitié des leçons qu’on oblige les +enfans d’apprendre par jour, depuis la premiere classe jusqu’à la +Réthorique. + +On ne doit faire apprendre par cœur aux enfans, que ce qu’ils doivent +retenir, ce qui peut leur servir de modele. N’y a-t-il pas assez de +beaux endroits dans les Auteurs, sans les fatiguer à apprendre ce +qu’ils doivent oublier ? + + +Avantages de ce Plan d’Etudes. + +Tel est l’essai du Plan des Etudes d’une premiere éducation ; ce ne +sont que les élémens de l’institution d’une Nation qui exigeroit des +vues plus profondes, & qui demanderoit des hommes plus habiles & plus +éclairés que moi : elle est réservée, cette institution, à un Monarque +sage & prudent, dont les intentions sont droites & pures : image de +Dieu sur la terre, qui peut créer des esprits & façonner les cœurs. + +II ne laissera pas imparfait un ouvrage qui peut tant contribuer à sa +gloire & au bien de ses peuples. Il consultera ses Universités, ses +Académies, sa Faculté de Médecine même, afin que de ces lumieres +réunies il résulte une nouvelle institution ou une régénération si +nécessaire dans les Lettres & peut-être ailleurs. + +Je me persuade que ce plan est juste, parce qu’il est fondé sur la +nature de l’esprit, sur des faits constans & sur des principes de la +connoissance humaine. Je crois qu’un jeune homme ainsi élevé, seroit +plus disposé à recevoir la seconde éducation nécessaire pour la +profession qu’il embrasseroit ; & s’il y avoit des plans d’instruction +& des Catalogues de Livres raisonnés pour chaque profession +particuliere, comme en Allemagne, on lui épargnerait bien de la peine +& du temps qui est en pure perte*. Il auroit l’esprit net & précis +autant qu’on peut l’avoir à dix-sept ou dix-huit ans ; il se seroit +rendu un grand nombre d’objets familiers, il auroit du goût & quelques +connoissances ; & ce qui vaut peut-être les connoissances même, il +auroit l’art d’en acquérir ; il pourroit se frayer lui-même un chemin, +& juger de celui qu’on lui feroit tenir ; il sauroit s’occuper, +science si utile & si rare à cet âge & dans tous les âges : il seroit +en état de voir le monde avec fruit, de lire les Livres originaux, de +voyager utilement. + +* Ætatem quidem video (dit Ciceron, 33. de finibus, num 7.) sed infici +tamen debet iis artibus quas si dum tenera est combiberit ad majora +veniet paratior. + + +Les Vies des hommes illustres qu’il auroit lues, serviroient à +indiquer ses inclinations & ses talens. Il est impossible que dans le +cours des Etudes, plusieurs objets étant présentés aux yeux des +jeunes-gens, il ne parût pas dans ceux qui auroient du génie quelques +étincelles de ce feu qui se décele lui-même, qui fit Paschal Géometre +sans le savoir, Descartes Philosophe, Tournefort Botaniste, &c. + +La sympathie se déclarera quand il y aura du rapport & de la +convenance dans le goût. Ulisse à la Cour de Lycomede, présente à +Achille, déguisé en fille, des armes avec des ornemens de femmes ; la +passion d’Achille le trahit, & découvrit le plus courageux des Grecs, +celui qui devoit être le vainqueur des Troyens. + +On sait que les triomphes de Miltiade déroboient le sommeil à +Themistocle. Combien le Carache, encore enfant, étoit frappé de ce +qu’il entendoit dire de Raphaël ! La vie d’Homere & ses ouvrages +saisirent Virgile dans son enfance ; Charles XII étoit transporté +d’enthousiasme en lisant la vie d’Alexandre. + +On distinguera les enfans qui ont du goût & du génie, d’avec ceux qui +n’en ont point ; ceux-ci resteront froids & immobiles à des récits qui +toucheront sensiblement les autres. Au sortir des études les jeunes +gens s’occuperont suivant leur inclination ; ils seront en état de +choisir une profession avec connoissance, & ils réussiront mieux dans +celle qui sera de leur goût & de leur choix. + +Eh quel avantage n’en résulteroit-il pas pour la société entière & +pour toutes les professions ? + +Des esprits fermes & cultivés ne seroient pas occupés de jeux & de +bagatelles ; les Nobles n’iroient pas dans la Capitale dissiper le +patrimoine de leurs peres ; ils s’occuperoient avec goût & avec +connoissance, à le rendre plus utile, & ils le feroient fructifier au +quadruple. Ils diroient avec Horace : + +Beatus ille qui procul negotiis + +Paterna rura bobus exercet suis. + +Ils ajouteraient avec Virgile : + +Me verò primum dulces ante omnia musæ + +Accipiant.......... + + +Ils cultiveroient dans le sein de la paix & de l’abondance les arts & +les sciences qui auroient nourri leur enfance. + +Il est inconcevable qu’on ait tant négligé en France l’éducation des +femmes ; l’instruction en langue vulgaire pourroit être presque toute +entiere à leur usage. Mieux élevées & plus instruites, elles +éleveroient & instruiroient mieux leurs enfans. Peut-être +aspireroient-elles un jour à la gloire d’imiter une Cornelia, fille de +Scipion & mere des Gracches ; une Attia, mere d’Auguste, qui +contribuerent tant à former l’esprit de ces hommes fameux. + +Avec un esprit plus cultivé, elles n’en seroient que plus aimables ; +elles sauroient s’occuper ; connoissant quelques remedes usuels & +approuvés, elles en distribueroient gratuitement, & sauveroient la vie +à une infinité de malheureux. + +Le Seigneur de Fief accommoderait les procès ; il deviendroit le +bienfaiteur de ses Vassaux, & entretiendroit le lien de la +bienveillance que la Loi a mis entre eux & lui ; lien usé & devenu +sans force. + +L’homme qui vit de ses rentes, imiteroit le Noble ; il dédaigneroit la +vile chicane, & ne se porteroit pas à l’oppression des misérables. + +Celui qui se destine à la guerre, regarderoit le service, comme une +occupation sérieuse ; au lieu que la plupart des jeunes-gens qui s’y +engagent, ne cherchent le plus souvent que l’oisiveté & le +libertinage. + +Il auroit acquis dans la connoissance des Mathématiques des +dispositions à la pratique des fortifications ; la lecture des Vies ou +des Mémoires des grands Capitaines, l’auroit mis en état de profiter +de leurs campagnes & de leurs expéditions. Il sçauroit qu’Alexandre & +César étoient sçavans ; que César a fait des Commentaires ; que Henry +de Rohan, Turenne, Montecuculli ont écrit des Mémoires ; que +Feuquieres a donné des préceptes sur l’art militaire. + +Il apprendroit le droit de la guerre, dont il aura plus de besoin, à +mesure qu’il sera élevé à de plus grandes places. + +Le Magistrat auroit acquis dans une éducation solide, l’habitude +d’être appliqué & laborieux ; dans l’étude de la Philosophie, celle +d’être judicieux & raisonnable ; dans l’étude des Belles-Lettres, +celle de traiter les sujets avec ordre, avec netteté & avec force. + +Dans la Vie des grands Magistrats, d’un Chancelier de l’Hôpital, d’un +de Thou, d’un Molé, d’un Servin, d’un Talon, d’un Bignon, &c. il +auroit vu qu’il y a un courage d’ame aussi noble & aussi élevé que le +courage guerrier : Sunt domestic fortitudines non inferiores +militaribus. Cic. off. 2. + +Il rechercheroit l’esprit des loix dans les principes du droit de la +nature, & dans ceux d’une véritable morale & d’une sage politique : +quoiqu’il ne soit chargé que de l’exécution des loix, il se rendroit +capable d’être Législateur. Pythagore donna des loix à la grande +Grèce, Platon à quelques Républiques ; Locke en a donné à la Caroline. +C’est la Philosophie qui a produit le Code-Fréderic. + +Le Négociant ou le Commerçant porteroit dans les pays éloignés, & en +rapporterait des connoissances utiles. La Société Royale de Londres +donne aux Navigateurs, des instructions sur l’Histoire naturelle des +lieux où ils vont. Des hommes instruits & avertis, verront avec profit +ce que d’autres ne voient point, quoiqu’il soit sous leurs yeux ; le +Dessein si utile par-tout, leur serviroit encore davantage dans ces +circonstances. + + +Par où les Ministres de la Religion peuvent-ils être le plus utiles au +monde ? Par quel moyen nos Missionnaires ont-ils pénétré dans les +contrées les plus éloignées ? Ce n’est ni par le secours des Langues +mortes, ni par leurs controverses (celles qu’ils ont eues dans les +pays étrangers, n’ont fait que retarder le fruit de leurs travaux) ; +c’est par l’enseignement des connoissances utiles à la société. Ils +n’ont franchi tous les obstacles, qu’en apprenant aux hommes ce qui +étoit profitable à l’humanité. + +On croit pouvoir dire qu’un Curé qui enseigneroit à ses Paroissiens la +pratique de la Religion, qui est fort simple & fort courte pour eux, +les devoirs les plus communs & dès-là les plus essentiels ; qui leur +montreroit les moyens les plus simples d’éviter & de guérir les +maladies ordinaires à la campagne, de mieux cultiver leur champ ; qui +sachant quelques principes des loix & de la coutume du Pays, +termineroit les procès, & les préviendroit dans leur naissance ; qui +sauroit un peu de Physique, de Médecine usuelle, d’Arpentage, +contribueroit d’avantage au bonheur des hommes, que tous les Curés ne +le peuvent faire avec leur mauvais latin, une inutile scholastique & +leurs querelles théologiques. + +Il est bon que tous les ordres de l’Etat & que tous les membres de +chaque Ordre sachent que la considération est attachée à l’avantage de +faire du bien aux hommes, & de leur être utiles ; que la pratique de +la Religion consiste dans la bienfaisance ; que d’être bon, est le +principal moyen de ressembler à l’Etre souverainement bon, & à celui +qui faisoit du bien en voyageant, pertransibat benefaciendo. + +Celui qui chercheroit à remplir les devoirs d’une profession qu’il +auroit choisie avec goût, ou qui seroit occupé des sciences naturelles +& des sciences exactes, qui connoîtroit les bornes de la raison & +celles de l’autorité, ne seroit point un homme de parti, un factieux, +ni un intriguant ; il ne se laisseroit point troubler, & il ne +troubleroit point les autres par les délires de la superstition, cette +maladie épidémique, ni par les divers fanatismes qui attaquent la +tranquillité des ames innocentes ; il ne persécuteroit jamais ses +frères. Ne craignez point de semblables malheurs, dit l’Abbé de +Saint-Pierre, des Descartes, des Leibnitz, des Newtons & des Derhams. + + +Manière d’exécuter ce Plan. + +On objectera peut-être que l’éducation que je propose, n’est pas +possible ; qu’on n’a ni les Maîtres ni les Livres nécessaires pour +l’exécuter ; que les jeunes gens ne pourroient pas dans leurs +premières années apprendre tout ce qui est compris dans ce Plan. + +Je répondrai que l’éducation des Grecs & des Romains étoit beaucoup +plus difficile ; que des gens très-sensés ont cru possible ce que je +propose ici, & il faut se garder de condamner sur des préjugés le +sentiment de grands Hommes, Fleury, Locke, Nicole : quels noms ! & quel +est l’homme qui oseroit élever la voix contre leur autorité réunie ? +Je déclare que je n’ai fait dans ce Mémoire que les commenter. + +Enfin tout projet sensé doit être appuyé sur des faits, & je conviens +qu’il n’y a rien de plus mauvais en morale, que ce qui est +physiquement impossible. + +Pour former une éducation, il faut des Maîtres ou des Livres, & il +faut apparemment l’un & l’autre. On propose de former des Maîtres, +c’est un ouvrage de longue haleine, qui ne dispenseroit pas d’avoir +des Livres tout faits. Je demande des Livres aisés à faire, qui +dispenseroient peut-être d’avoir des Maîtres. Je dis que tous ces +Livres sont faciles à faire, ou plutôt qu’ils sont presque tous faits. +Il ne s’agiroit, pour la plûpart que de compilations sensées & +raisonnables, qui seroient faites non par des hommes qui ne pensent +point, & qui n’ont jamais rien imaginé, mais par des personnes +capables de composer elles-mêmes les Livres qu’elles compileroient, +d’ouvrir des routes, de perfectionner celles qui sont découvertes, +d’imaginer des méthodes, & de juger les sciences avec un esprit +philosophique. + +A l’égard de l’impossibilité prétendue d’apprendre les sciences à de +jeunes gens, je remarque premierement qu’on leur apprend (mal à la +vérité) des choses plus difficiles. De plus, je suppose au moins dix +ans d’éducation depuis six ou sept ans, jusqu’à dix-sept ou dix-huit. +Et que ne pourroit-on pas apprendre en dix ans, si l’on étoit bien +conduit, & que l’on eût de bons Livres élémentaires ? + +Il n’y a point d’enfant, qui au College, ou pour se préparer à y +entrer, n’ait huit heures & demie & neuf heures de travail par jour. + +Je ne demande que quatre à cinq heures de classe où la peine soit +principalement pour les Maîtres, où ils fassent travailler les enfans +devant eux, ou les disciples plus avancés feroient les démonstrations +aux plus jeunes ; des Livres où l’instruction fût toute faite, une +éducation qui n’exige dans les commencemens que des yeux & de la +mémoire. + +Dans les trois ou dans les quatre premieres années, hors ces Classes, +nulle étude que des leçons agréables & utiles à retenir, qu’ils +pourroient apprendre en se promenant ; la plus grande peine seroit +d’écrire, de dessiner & d’apprendre un peu de Géométrie. + +Des personnes instruites feront aisément l’arrangement de ce Plan & sa +tablature, s’il a le bonheur d’être approuvé du Maître & de la Nation. + +Je le répète, il n’est besoin, pour exécuter un bon Plan d’éducation +littéraire, que de Livres qui serviroient d’instruction ou de méthode +d’instruction : & ces Livres sont aisés à composer. Le Roi n’a qu’à +ordonner ; qu’il dise & tout sera fait ; alors l’éducation sera facile +& on ne demandera dans les Maîtres, les Gouverneurs & les +Gouvernantes, que de la religion, des mœurs & de savoir bien lire ; +cela ramènera à l’éducation domestique, qui est la plus naturelle & la +plus favorable aux mœurs & à la société. + +J’ai conduit les jeunes gens à la porte des Sciences, il est réservé à +des plumes plus savantes de les introduire dans leur sanctuaire. + +FIN. + + +POST-SCRIPTUM. + +APrès avoir achevé ce Mémoire, il m’est tombé entre les mains une +Brochure intitulée De l’Education publique. Je me suis rencontré dans +le point important qui est la fixation des objets d’études, avec un +homme qui paroît avoir des connoissances étendues dans l’Encyclopédie +des Sciences, & qui sait tirer des lignes de communication de l’une à +l’autre. + +Ma premiere idée a été de supprimer mon Mémoire, comme devenant +peut-être inutile. Ce n’est pas la peine de faire relire deux fois les +mêmes choses ; mais comme je me trouve d’un avis différent de cet +Auteur sur la qualité des Maîtres & sur des détails essentiels, on m’a +conseillé de donner cet Ouvrage au Public. Des matieres éclaircies à +son Tribunal, seront toujours bien jugées. + +Je crois au surplus que notre Plan est bon, & qu’il peut être utile ; +je dis notre Plan, car il est à peu près : le même nous ne différons +que dans l’exécution, & en ce que cet Auteur exclut les Séculiers que +je voudrois, & où il admet beaucoup d’Ecoles que je ne voudrois pas. + +L’article le plus essentiel d’un Plan pour les Colleges, est de fixer +les objets des études ; car s’ils sont mal fixés, comme je crois +l’avoir démontré, il est nécessaire d’y en substituer d’autres. Nous +sommes d’accord en ce point, l’Auteur de l’Education publique & moi. +Nous sommes même d’accord sur ceux qu’il faut substituer ; c’est sur +cet objet qu’il est absolument nécessaire, si l’on veut rétablir les +études, que le Gouvernement prononce. Premiérement, parce que c’est au +Roi qu’il appartient de régler l’instruction de la Nation ; en second +lieu, parce qu’il est convenable que cette instruction soit uniforme +dans tout le Royaume, & qu’il est essentiel qu’elle ne soit pas +arbitraire. + +Que Sa Majesté ait la bonté de nommer une Commission composée de cinq +ou six personnes pour examiner ces deux projets, ou tels autres que +l’on pourroit présenter. Son premier travail seroit de déterminer les +objets d’études pour tous les Colleges. + +On croit devoir dire que cette Commission doit être composée +principalement de quelques hommes d’Etat & de gens de Lettres ; qu’on +n’y doit faire entrer aucun homme de parti. + +Le second point, & celui qui importe peut-être le plus aujourd’hui, +est une Méthode d’instruction pour exécuter le Plan qui auroit été +agréé par Sa Majesté. + +Pour y parvenir, il s’agit d’avoir des Maîtres. Les uns parlent des +Communautés séculieres & régulieres ; les autres veulent des +Célibataires ; quelques-uns préferent des gens mariés : il y en a qui +les admettent indifféremment. Il est question d’ailleurs de trouver +une grande quantité de Maîtres tout formés, ou les moyens de les +former en peu de temps. Quand on voudra y réfléchir, on verra qu’il +est impossible de faire tout-à-coup une pareille recrue dans le +Royaume ; & si l’on veut décider la question de la qualité des +Maîtres, on va ouvrir la porte à des discussions sans nombre, où +l’esprit de corps, les droits & les privileges entreront +nécessairement, & qui par conséquent deviendront interminables. Chaque +corps réclamera ; on fera agir l’esprit de parti ; les plus forts +l’emporteront, & l’Etat ne sera pas mieux servi ni plus éclairé. + +Je pense que l’objet des Etudes étant une fois fixé, Sa Majesté +pourroit faire composer des Livres Classiques élémentaires, où +l’instruction fût toute faite relativement à l’âge & à la portée des +enfans depuis 6 ou 7 ans jusqu’à 17 ou 18. + +Ces Livres seraient la meilleure instruction que les Maîtres pussent +donner, & tiendraient lieu de tout autre méthode. On ne peut se passer +de Livres nouveaux, quelque parti que l’on prenne. Ces Livres étant +bien faits, dispenseroient de Maîtres formés ; il ne seroit plus +question alors de disputer sur leur qualité, s’ils seroient Prêtres ou +mariés, ou célibataires. Tous seroient bons, pourvu qu’ils eussent de +la Religion, des mœurs, & qu’ils sussent bien lire ; ils se +formeroient bientôt eux-mêmes en formant les enfans. + +Il ne s’agiroit donc que d’avoir des Livres, & je dis que c’est la +chose la plus aisée présentement. Un mot de la part de Sa Majesté +suffiroit. Il y a dans la République des Lettres beaucoup plus de +Livres qu’il n’en faut pour composer, avant deux ans, tous ceux qui +seraient nécessaires ; & il y a dans les Universités & dans les +Académies plus de Gens de Lettres qu’il n’en faut pour bien faire ces +ouvrages ; il n’y en a point qui ne se fît un devoir & un honneur de +concourir aux vues de Sa Majesté, & au bien général du Royaume. + +Un autre moyen très-simple seroit de proposer de pareils Livres à +faire pour sujets de prix de toutes les Académies : cela produirait en +peu de tems des Mémoires excellens, que l’on chargerait des Gens de +Lettres de rédiger. Le Gouvernement pourra tout, quand il voudra +employer le génie & l’industrie de la Nation. + +On feroit imprimer ces ouvrages à une Imprimerie Royale, sans qu’il en +coûtât aucuns frais au Roi ; & ces Livres coûteroient peu aux +familles, pourvu que l’impression ne se fît pas par entreprise, & que +la chose ne devînt pas une affaire de finance. + + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75373 *** diff --git a/75373-h/75373-h.htm b/75373-h/75373-h.htm new file mode 100644 index 0000000..16872d1 --- /dev/null +++ b/75373-h/75373-h.htm @@ -0,0 +1,6235 @@ +<!DOCTYPE html> +<html lang="fr"> +<head> +<meta charset="UTF-8"> +<title> +Essai d’Éducation Nationale ou Plan d’Études pour la +jeunesse | Project Gutenberg +</title> +<link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover"> + + +<style> + + +body { +margin-left: 10%; +margin-right: 10%; +} + +/* Notes of the transcriber */ +.transnote { +background-color: #E6E6FA; +color: black; +font-size: 80%; +padding: 0.5em; +margin-bottom: 2em; 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Grèce/Grece) et +d’orthographe (par ex. sçavoir/savoir, enfan/enfant, tems/temps, etc.) +au sein de l’ouvrage. +</p> + +<p class="indent pfs80"> +Les corrections typographiques ont porté seulement sur les mots +comportant à l’évidence des lettres erronées, manquantes ou inversées, +et sur la ponctuation absente. +</p> + +<p class="indent pfs80"> +Les notes en bas de page dans l’ouvrage original ont été regroupées à +la fin du texte (sous forme numérique). +</p> + +<p class="indent pfs80"> +Des notes critiques ont été ajoutées à la fin du texte +(sous forme alphabétique). +</p> + +<p class="indent pfs80"> +Un sommaire, absent dans l’ouvrage original, a été introduit au début +du texte. +</p> +</div> + + + + +<div class="titlepage"> +<h1> +ESSAI +<br> +<span class="pfs66"><i>D’ÉDUCATION NATIONALE,</i></span> +<br> +<span class="pfs33">OU</span> +<br> +<span class="pfs75">PLAN D’ÉTUDES</span> +<br> +<span class="pfs66"><i>POUR LA JEUNESSE</i></span> +</h1> +<p class="indentNO"> +par Messire +L<span class="pfs80">OUIS</span>-R<span class="pfs80">ENÉ DE</span> +C<span class="pfs80">ARADEUC DE LA</span> +C<span class="pfs80">HALOTAIS</span>, +Procureur-Général du Roi au Parlement de Bretagne. +<hr class="r30Bold"> +</div> + + + + + +<div class="chapter"> +<h2> +<a id="title1" href="#title1TXT"> +Prologue +</a> +</h2> +<p class="centerserif"> +Du 24 Mars 1763, Chambres assemblées. +</p> + +<p class="indentNO"> +<i> +<span class="pfs150">L</span>E Procureur-Général du Roi entré à la +Cour, les Chambres assemblées, a dit : +M<span class="pfs66">ESSIEURS</span>, un des +principaux objets de mes Réquisitoires du 7 Décembre 1761, & du 24 +Mai 1762, étoit de vous porter à représenter à Sa Majesté combien il +est important de réformer les Colleges du Royaume & l’éducation +qu’y reçoit la jeunesse ; à la supplier d’ordonner aux +Universités & aux Académies de dresser un Plan d’Etudes, & de +composer les livres élémentaires propres à le remplir. Il paroît que +la Nation est pleinement convaincue aujourd’hui de la nécessité d’une +réformation générale dans la méthode ordinaire des Colleges. J’avois +eu l’honneur de vous dire que je me proposois de vous présenter un +Mémoire sur ces objets ; ils sont si importants, que je ne +cesserai jamais de les recommander à votre vigilance. Je remplis ma +promesse, & mon desir est que ce Mémoire réponde à votre attente +& à vos espérances. Je ne me suis pas borné à des vues générales +qui n’eussent servi qu’à nous éclairer sur nos abus ; je suis +entré dans quelques détails qui m’ont paru nécessaires pour y +remédier. J’ai mieux aimé vous offrir un ouvrage utile qu’agréable. +Mon but est de prouver qu’à la place d’une éducation qui n’étoit +propre tout au plus que pour l’Ecole, on peut en substituer une qui +forme des Sujets pour l’Etat. Ce sont ici les vues d’un Citoyen qui +vous demande, & à la Nation entiere, des éclaircissemens pour le +bien général de la Nation. Le Ministere public n’est étranger à rien +de ce qui est utile à l’ordre public, mais il n’a que des vœux à +former ; c’est au Roi qu’il appartient de prescrire ce qui doit +être fait, & c’est à vous, Messieurs, qui exercez la Police en son +nom, de faire exécuter, par l’autorité qu’il vous a confiée, ce qu’il +aura disposé par sa sagesse. +</i> +</p> + +<p class="indent"> +<i> +Je demande acte du dépôt que je fais d’un Mémoire sur l’éducation, +intitulé : +</i> +Essai d’Education nationale, ou Plan d’Etudes pour la Jeunesse. +<i>Fait au Parquet, ce 24 Mars 1763.</i> +</p> + +<p class="indent"> +<i> +Signé, <span class="pfs80">DE</span> <span +class="pfs110">C</span><span class="pfs80">ARADEUC DE LA</span> <span +class="pfs110">C</span><span class="pfs80">HALOTAIS</span> : +Retiré, & sur ce délibéré, +</i> +</p> + +<p class="indent"> +<i> +<span class="pfs110">L</span><span class="pfs90">A</span> <span +class="pfs110">C</span><span class="pfs90">OUR</span> a décerné acte +au Procureur-Général du Roi du dépôt qu’il fait présentement sur le +Bureau, d’un Mémoire sur l’Education, intitulé : +</i> +Essai d’Education nationale, ou Plan d’Etudes pour la Jeunesse. +</p> +</div> + + +<div class="chapter"> + +<hr> + +<p class="centerserif pfs150"> +SOMMAIRE +</p> + +<hr class="r15"> + +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title1" id="title1TXT"> +Prologue +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90" > +• <a href="#title2" id="title2TXT"> +Réflexions préliminaires sur l’utilité des Lettres, sur la mauvaise +maniere de les enseigner, & sur la qualité des Maîtres. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title3" id="title3TXT"> +Du nombre des Colleges & des Etudians. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title3bis" id="title3bisTXT"> +Quel est le meilleur plan d’études pour l’éducation de la jeunesse & +quelle méthode doit-on suivre pour remplir ce plan ? +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title4" id="title4TXT"> +Principes d’un Plan d’études. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title5" id="title5TXT"> +De l’Education du premier âge, jusqu’à environ dix ans. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title6" id="title6TXT"> +De l’Histoire. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title7" id="title7TXT"> +De la Géographie. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title8" id="title8TXT"> +De l’Histoire naturelle & des Récréations physiques & mathématiques. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title9" id="title9TXT"> +Des Observations physiques, astronomiques ; des +Expériences & des Méchaniques. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title10" id="title10TXT"> +Des Mathématiques. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title11" id="title11TXT"> +Education des Enfans depuis dix ans. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title12" id="title12TXT"> +Ce que c’est que le goût, & quels sont les moyens de le former. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title13" id="title13TXT"> +Opérations & exercices du second âge. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title14" id="title14TXT"> +Continuation des Etudes du premier & du second âge. De l’Histoire +naturelle, des Récréations physiques & mathématiques, des +Méchaniques, &c. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title15" id="title15TXT"> +De la Géographie et de l’Histoire. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title16" id="title16TXT"> +De l’Histoire. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title17" id="title17TXT"> +De l’usage de l’Histoire. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title18" id="title18TXT"> +Des principes sur la certitude historique, ou de la critique. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title19" id="title19TXT"> +Des temps où l’on peut remonter dans l’Histoire. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title20" id="title20TXT"> +De la Critique. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title21" id="title21TXT"> +De la Critique & de la Logique. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title22" id="title22TXT"> +Regles de la Logique & de la Critique. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title23" id="title23TXT"> +De la Métaphysique. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title24" id="title24TXT"> +De la Logique des vraisemblances. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title25" id="title25TXT"> +De l’Esprit philosophique. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title26" id="title26TXT"> +De l’Art de l’Invention. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title27" id="title27TXT"> +De la Morale. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title28" id="title28TXT"> +Suite des Etudes du dernier âge. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title29" id="title29TXT"> +Du soin de la santé ; des affaires & de la Religion. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title30" id="title30TXT"> +Réflexions sur deux abus dans les Colleges. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title31" id="title31TXT"> +Avantages de ce Plan d’Etudes. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title32" id="title32TXT"> +Manière d’exécuter ce Plan. +</a> +</p> +<p class="indentSOMMAIRE pfs90"> +• <a href="#title33" id="title33TXT"> +POST-SCRIPTUM +</a> +</p> +<hr> +</div> + + + + +<div class="chapter"> +<p class="essai"> +E S S A I +</p> +<p class="EN"> +D’ÉDUCATION NATIONALE, +</p> +<p class="ou"> +<i>OU</i> +</p> +<p class="PE"> +PLAN D’ÉTUDES +</p> +<p class="PLJ"> +POUR LA JEUNESSE, +</p> +</div> + + +<div class="parhang"> +Déposé au Greffe du Parlement de Bretagne, par Messire L<span +class="pfs80">OUIS</span>-R<span class="pfs80">ENÉ DE</span> C<span +class="pfs80">ARADEUC DE LA</span> C<span +class="pfs80">HALOTAIS</span>, Procureur-Général du Roi. +</div> + +<hr class="r100Bold"> + +<h2> +<a id="title2" href="#title2TXT"> +Réflexions préliminaires sur l’utilité des Lettres, sur la mauvaise +maniere de les enseigner, & sur la qualité des Maîtres. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +<span class="pfs150">L</span>Es Cours Souveraines se sont occupées, +depuis un an, des moyens d’établir dans les Colleges, des Sujets +capables d’instruire la jeunesse. C’est peu de détruire, si on ne +songe à édifier. Nous avions une éducation qui n’étoit propre tout au +plus qu’à former des Sujets pour l’Ecole. Le bien public, l’honneur de +la Nation, demandent qu’on y substitue une éducation civile qui +prépare chaque génération naissante à remplir avec succès les +différentes professions de l’Etat. +</p> + +<p class="indent"> +Je me suis proposé, dans ce Mémoire, d’en établir la nécessité, & d’en +indiquer les moyens. Pour en bien juger, il est peut-être nécessaire +de reprendre les choses de plus loin, de faire voir l’utilité des +sciences & des lettres, combien une bonne ou une mauvaise éducation +influent sur le bonheur ou sur le malheur d’une Nation, & d’examiner +en même tems ce qu’elle a droit d’exiger de ses Instituteurs. +</p> + +<p class="indent"> +Les sciences sont nécessaires à l’homme ; s’il a des devoirs à +remplir, il est important qu’il les connoisse : les connoître, +c’est posséder la plus utile de toutes les sciences ; c’est être +fort avancé dans la carriere où se forment les Citoyens utiles. +L’ignorance n’est bonne à rien, & elle nuit à tout. Il est impossible +qu’il sorte quelque lumiere des ténebres, & on ne peut marcher dans +les ténebres sans s’égarer. +</p> + +<p class="indent"> +Si les apologistes de l’ignorance ne prétendent préconiser que celle +qui conduiroit à un doute sensé & raisonnable, qui ne décide point, +parce qu’elle se connoît elle-même, ils auroient dû lui donner le nom +de science ; c’est en effet une science très-réelle & +très-estimable, que de savoir douter & apprécier son impuissance. Mais +je parle ici de l’ignorance proprement dite, qui est presque toujours +présomptueuse, qui décide, approuve & condamne avec une égale témérité +; & je dis que si on en compare les funestes effets avec l’abus des +sciences, la question est décidée. Il n’y a personne qui ne dise comme +moi, que l’ignorance nuit à tout, & qui ne forme des vœux pour le +rétablissement des bonnes études, afin de diminuer, autant qu’il est +possible, l’abus du savoir. +</p> + +<p class="indent"> +Les siecles les plus grossiers & les plus ignorans ont toujours été +les plus vicieux & les plus corrompus. Laissez l’homme sans culture, +ignorant & par conséquent insensible sur ses devoirs, il deviendra +timide, superstitieux, peut-être cruel. Si on ne lui enseigne pas le +bien, il se préoccupera nécessairement du mal. L’esprit & le cœur ne +peuvent rester vuides. +</p> + +<p class="indent"> +Abandonnons tous les paradoxes sur l’inutilité ou sur le danger des +sciences ; séparons les choses de l’abus qui peut s’y +trouver ; dirigeons les études vers la plus grande utilité +publique ; & en attendant que l’on sache si la société humaine +telle qu’elle est, si l’homme tel qu’il n’est pas, pourroient s’en +passer, travaillons à imprimer dans l’esprit des jeunes gens les +connoissances qui leur seront nécessaires pour remplir les différentes +professions, y travailler à leur bonheur, à celui des autres, & +contribuer par conséquent au bien général de la société. +</p> + +<p class="indent"> +On ne craint pas d’établir en général, que dans l’état où est +l’Europe, n’ayant point à redouter les invasions des Barbares, le +peuple qui sera le plus éclairé (toutes choses étant égales +d’ailleurs, ou même ne l’étant pas entiérement) aura toujours de +l’avantage sur ceux qui le seront moins ; il les surpassera par son +industrie, il les subjuguera peut-être par ses armes : toutes les +professions étant mieux remplies, les emplois mieux exercés, les +esprits plus cultivés & plus solides, les opérations publiques & +particulieres mieux concertées & mieux exécutées ; la discipline en +tous genres sera meilleure & mieux observée, l’administration +intérieure & extérieure plus sage, les abus seront moindres & plutôt +réprimés. +</p> + +<p class="indent"> +Il faut s’appliquer dans l’enfance & dans la jeunesse, sans quoi on +devient ordinairement incapable de s’appliquer le reste de sa vie. La +nature met de la différence entre les hommes (on n’en peut douter), +l’éducation en met peut-être davantage. Le talent est un don de la +nature ; mais il entre dans le talent bien apprécié, beaucoup de ce +qu’on appelle art acquis, habitude. S’il étoit possible de décomposer +le talent d’un Bossuet, d’un Corneille, d’un Racine, d’un la Fontaine, +on trouveroit à la vérité le fonds le plus riche, mais perfectionné +par un long & continuel exercice ; la culture ajoute toujours à la +bonté & à la fécondité du terroir. L’application sans talent ne fera +que des hommes médiocres ; le talent sans application ne produira +jamais des hommes supérieurs. +</p> + +<p class="indent"> +Supposer que la nature fait tout, que l’exercice & l’application +n’ajoutent rien aux talens naturels, c’est une maxime pernicieuse qui +entretient la nonchalance des bons esprits, & augmente le +découragement des médiocres. On reconnoît, par l’expérience, que +presque tous les hommes ne vont pas si loin qu’ils pourroient aller, +s’ils apportoient à ce qu’ils sont, une grande application. Il ne faut +pas s’y méprendre, tous ceux qui sont nés pour avoir de l’esprit, ne +sont pas gens d’esprit. Il est d’une utilité universelle, que l’on +soit convaincu dans toutes les professions qu’il est impossible de +bien savoir ce que l’on n’a pas bien appris. +</p> + +<p class="indent"> +Nier la force de l’éducation, c’est nier contre l’expérience la force +des habitudes. Que ne pourroit point une institution formée par les +loix, & dirigée par des exemples ! Elle changerait en peu +d’années les mœurs d’une Nation entiere ; chez les Spartiates, +elle avoit vaincu la nature même ; il y a un Art de changer la +race des animaux ; n’y en auroit-il point pour perfectionner +celle des hommes ? +</p> + +<p class="indent"> +Si l’humanité est susceptible d’un certain point de perfection, c’est +par l’institution qu’elle peut y arriver. L’objet du Législateur doit +être de procurer aux esprits le plus haut degré de justesse & de +capacité qu’il est possible, aux caracteres le plus haut degré de +bonté & d’élévation, aux corps le plus haut degré de force & de santé. +</p> + +<p class="indent"> +On ne doit pas espérer d’atteindre aisément à ce point de +perfection ; trop d’obstacles s’y opposent, sur-tout parmi +nous ; mais on doit toujours tendre au but, c’est le moyen d’en +approcher de plus près. +</p> + +<p class="indent"> +Les mœurs publiques d’une grande Nation ne sont pas toujours +bonnes ; la débauche trop universelle de la jeunesse, le luxe trop +répandu, le peu d’amour de la Patrie & du bien public, l’inquiétude +naturelle de nos esprits, la dissipation, l’oubli des devoirs +essentiels de sa profession, une multitude de causes connues, +s’opposent à la considération due au mérite & à la vertu, & qui en est +la plus flatteuse récompense. Sans la considération personnelle, toute +institution sera imparfaite, quand même les loix la favoriseroient. +<i>Quid leges sine moribus vanæ proficiunt ?</i><a class="fn" +id="fr_NOTEa" href="#fn_NOTEa">a</a> disoit un des plus beaux & des meilleurs +esprits de l’Antiquité. [Horace 3, Od. 24.] Mais le +Gouvernement peut subjuguer les mœurs même ; les titres, les +honneurs, le blâme qu’il distribue, ont cours comme sa monnoie. +</p> + +<p class="indent"> +Les études publiques ne sont pas dirigées vers la plus grande utilité +publique ; c’est un fait dont la vérité est portée jusqu’à la +démonstration : heureusement la possibilité de les réformer, est +aussi-bien prouvée que sa nécessité. Il y a un nombre prodigieux de +vérités connues, éparses dans une infinité de livres, répandues dans +une infinité de têtes ; il ne s’agit que de les recueillir & de les +mettre en ordre, pour éclairer les Maîtres & les Instituteurs ; mais +puisque l’éducation péche dans le principe même, il faut reprendre +l’édifice dès le fondement. +</p> + +<p class="indent"> +Je ne répéterai point ici tout ce qu’on a remarqué de défectueux dans +la méthode ordinaire. La somme des lumières a beaucoup augmenté depuis +deux siecles ; ainsi il est facile de mieux faire que ceux qui +nous ont précédés ; mais nous ne devons pas oublier les services +qu’ils ont rendus à l’humanité. L’établissement des Universités & des +Colleges a banni l’ignorance grossiere ; & le plan d’études, +qu’on adopta, étoit peut-être le meilleur qu’il fût possible de suivre +alors. Dès le commencement du dernier siecle, l’Université desiroit +une réformation dans les études. Des circonstances plus heureuses +doivent déterminer aujourd’hui à corriger la mauvaise routine des +Colleges, & à chercher une maniere plus utile d’enseigner & +d’appprendre. +</p> + +<p class="indent"> +Notre éducation se ressent par-tout de la barbarie des siecles passés, +où l’on ne faisoit étudier que ceux que l’on destinoit à la +Cléricature ; où l’on n’avoit de livres que ceux qui étoient +copiés par des Moines ; où l’on étoit obligé d’envoyer à Rome +pour faire transcrire les Ouvrages de Ciceron ; où les Nobles +savoient à peine lire & écrire ; où les guerres & les pillages +rendoient les livres si rares & les études si difficiles ; où il +n’y avoit d’Ecoles que dans les Cathédrales & dans les Monasteres. La +Langue maternelle des François n’était alors qu’un jargon informe & +incertain : un Latin barbare s’étoit emparé des Ordonnances, des +Chartes des Rois, des Arrêts des Cours Souveraines. La Philosophie se +réduisoit à disputer sur les livres d’Aristote ; la Morale +n’instruisoit point l’homme de ses devoirs ; la Physique ne +rapportoit qu’à des causes chimériques, des effets qu’on ne songeoit +pas même à observer. A la place de l’Astronomie & de l’Histoire +naturelle, régnoient des Fables qui amenerent les délires de +l’Astrologie & des pratiques superstitieuses de Médecine. La Théologie +& la Jurisprudence n’aboutissoient qu’à des disputes d’Ecoles ou à des +opinions de Docteurs, parce qu’on abandonnoit les textes, faute de +critique, pour s’en rapporter à des sommaires ou à des gloses. +</p> + +<p class="indent"> +Si l’on voit des vertus sublimes & des talens éminens briller au +milieu des ténebres de ces siecles d’ignorance, c’est par un effort de +la nature seule, & qu’elle ne fait que rarement. Quels hommes qu’un +Abbé Suger, un Bertrand du Guesclin, un Barbasan, un Bayard, & dans +les tems moins reculés, un Connétable de Montmorenci, un Colbert, qui +n’avoient pas étudié ! Qu’on ne s’en étonne pas ; les idées +d’honneur & de vertus prédominent dans les ames supérieures, & les +sentimens sont bien au-dessus des connoissances acquises : il +doit paroître plus étonnant encore, qu’on ait fait des découvertes du +premier ordre dans ces tems de barbarie. Elles ont été le fruit du +génie dont le caractere propre est de percer les ténebres les plus +épaisses, & de s’élever même au-dessus des siecles éclairés. La +meilleure culture de l’esprit ne peut donner le génie, mais on doit +tâcher au moins d’établir une éducation qui ne l’étouffe pas. +</p> + +<p class="indent"> +Au renouvellement des lettres & des sciences, les ténebres qui +couvroient l’Europe depuis si long-tems, disparurent ; +l’Imprimerie fut inventée, des Colleges furent fondés, l’émulation fut +excitée, & on eut honte d’être ignorant ; mais l’éducation fut +trop concentrée dans les Colleges, & elle est restée presque toute +scholastique. +</p> + +<p class="indent"> +Les Lettres ne sont qu’une partie de l’institution d’une nation ; +l’institution a des vues plus étendues : elle est pour un Etat ce +qu’est l’éducation pour les Particuliers. Son objet est de rendre une +nation plus éclairée en tout genre, & par conséquent plus florissante. +</p> + +<p class="indent"> +Les lettres sont à la fois la nourriture des esprits, l’instruction & +l’ornement du monde. Platon & Ciceron, qui ont instruit leurs +contemporains, éclairent encore aujourd’hui l’univers ; & la +postérité la plus reculée profitera de leurs leçons. On doit regarder +les lettres dans un Etat, comme la source & l’appui des vertus +humaines & civiles. Malheur aux Nations, chez qui l’amour des lettres +viendroit à s’éteindre ! +</p> + +<p class="indent"> +Elles ont reçu en France les témoignages les plus éclatants de la +protection de nos Rois ; & les établissemens qu’ils ont faits +pour assurer toute espece d’instruction, eussent été le fondement le +plus solide de la prospérité publique, si la premiere institution de +la jeunesse eût été bien dirigée. Les Universités, les Académies, les +Chaires de Langue, les Ecoles d’Hydrographie, tout sembloit concourir +à former des Citoyens distingués dans tous les genres. Le Monarque qui +nous gouverne, a encouragé les sciences, & a excité l’émulation en +envoyant des Observateurs au Nord, à l’Equateur, au Cap de +Bonne-Espérance, en fondant une Ecole Militaire ; mais +malheureusement des secours si précieux ne sont offerts qu’en +sous-ordre, si j’ose m’exprimer ainsi. La premiere institution +nationale est demeurée la même, & on y a tout asservi : elle est +restreinte par-tout à l’éducation des Colleges, & cette éducation a +été bornée à l’étude de la langue Latine. On n’acquiert dans la +plûpart des Colleges aucune connoissance de notre langue ; on n’y +apprend qu’une Philosophie abstraite qui ne peut être d’aucun usage +dans le cours de la vie ; qui ne renferme ni les principes de +Morale nécessaires pour se bien conduire dans la société, ni rien de +ce qu’il importe de savoir, étant homme. La Religion n’y est pas +enseignée avec plus de soin ; ensorte que la jeunesse quitte le +College sans avoir presque rien appris qui puisse lui servir dans les +différentes professions. +</p> + +<p class="indent"> +J’en appelle à l’expérience & au témoignage de la Nation, de ceux même +qui par préjugé soutiendroient la méthode ordinaire. Les connoissances +que l’on acquiert au College, peuvent-elles s’appeler des +connoissances ? Que fait-on après dix années qu’on emploie, soit +à se préparer à y entrer, soit à se fatiguer dans les cours des +différentes Classes ? Sait-on même la seule chose qu’on y a +étudiée, les langues, qui ne sont que des instrumens pour frayer la +route des sciences ? A l’exception d’un peu de Latin qu’il faut +étudier de nouveau, si l’on veut faire usage de cette langue, la +jeunesse est intéressée à oublier, en entrant dans le monde, presque +tout ce que ses prétendus Instituteurs lui ont appris. Est-ce-là le +fruit que la Nation devroit tirer de dix années du travail le plus +assidu ? +</p> + +<p class="indent"> +Sur mille Etudians qui ont fait ce qu’on appelle leur cours +d’Humanités & de Philosophie, à peine en trouveroit-on dix qui fussent +en état d’exposer clairement & avec intelligence les premiers élémens +de la Religion, qui sçussent écrire une lettre, qui pussent discerner +habituellement une bonne raison d’une mauvaise, un fait prouvé de +celui qui ne l’est pas. +</p> + +<p class="indent"> +Les Grecs & les Romains plus sages que nous & plus vigilans sur un +objet aussi important que l’éducation, ne l’avoient pas abandonnée à +des hommes qui eussent des vues & des intérêts différens de ceux de la +patrie ; elle étoit dirigée par des Législateurs ou par des +Philosophes capables de l’être. Solon n’eût jamais confié à des +Spartiates, à plus forte raison à des Ilotes<a class="fn" +id="fr_1" href="#fn_1">1</a>, l’éducation des +Athéniens & Lycurgue n’eût pas confié aux Athéniens celles des +Spartiates, Lorsqu’Antipater demanda à ces derniers cent cinquante +enfans pour ôtage, ils répondirent qu’ils aimoient mieux donner le +double d’hommes faits, de peur qu’une éducation étrangere ne corrompît +leurs enfans. +</p> + +<p class="indent"> +L’éducation devant préparer des Citoyen à l’Etat, il est évident +qu’elle doit être relative à sa constitution & à ses loix ; elle +seroit fonciérement mauvaise, si elle y étoit contraire : c’est un +principe de tout bon Gouvernement, que chaque famille particuliere +soit réglée sur le plan de la grande famille qui les comprend toutes. +Comment a-t-on pu penser que des hommes qui ne tiennent point à +l’Etat, qui sont accoutumés à mettre un Religieux au-dessus des Chefs +des Etats, leur Ordre au-dessus de la Patrie, leur Institut & des +Constitutions au-dessus des Loix, seroient capables d’élever & +d’instruire la jeunesse d’un Royaume. L’enthousiasme & les prestiges +de la dévotion avoient livré les François à de pareils Instituteurs, +livrés eux-mêmes à un Maître étranger. Ainsi l’enseignement de la +Nation entiere, cette portion de la législation qui est la base & le +fondement des Etats, étoit resté sous la direction immédiate d’un +Régime Ultramontain, nécessairement ennemi de nos Loix. Quelle +inconséquence, & quel scandale ! +</p> + +<p class="indent"> +Sans approfondir toutes les conséquences qui résulte d’un abus si +énorme, doit-on s’étonner que le vice de la Monasticité ait infecté +toute notre éducation ? Un Etranger à qui on en expliqueroit les +détails, s’imagineroit que la France veut peupler les Séminaires, les +Cloîtres & des Colonies Latines. Comment pourroit-il supposer que +l’étude d’une langue étrangere, des pratiques de Cloître, fussent des +moyens destinés à former des Militaires, des Magistrats, des Chefs de +famille propres à remplir les différentes professions, dont l’ensemble +constitue la force de l’État ? +</p> + +<p class="indent"> +Nous sommes imbus des notions Monastiques qui nous gouvernent sans que +nous le sachions & sans qu’on s’en apperçoive. De petites pratiques de +dévotion (& pourquoi n’oseroit-on-pas le dire, puisque le sage & le +vertueux Abbé Fleury l’a dit) qui ne rappellent point les grandes +idées de la Religion, ont saisi les Chefs des Eglises. +</p> + +<p class="indent"> +De là ces Congrégations, ces Confrairies, ces Conventicules, qui +détournent les Chrétiens des lieux où ils doivent apprendre la +Religion, qui empêchent les Pasteurs de s’instruire assez solidement +pour être en état d’instruire les autres. +</p> + +<p class="indent"> +S’il est question d’Ecoles, de Colléges, dans l’instant les notions +mystiques s’emparent des personnes principales, & on ne parle que de +Communautés de Religieux ou au moins d’Ecclésiastiques, pour leur en +confier la direction. On doute si des Professeurs mariés peuvent +instruire les enfans. Quand on songe que dans le quinzieme siecle il +fallut une Ordonnance, & une Ordonnance d’un Légat du Pape<a class="fn" +id="fr_2" href="#fn_2">2</a> en France pour permettre aux +Médecins de se marier, que peut-on penser de l’effet des préjugés +Ecclésiastiques ? On veut exclure ceux qui ne sont pas +célibataires des places purement civiles. Quel paradoxe ! Il +semble qu’avoir des enfans soit une exclusion pour pouvoir en élever, +que l’on prenne des précautions pour empêcher l’Etat de se peupler, ou +pour qu’il ne se peuple pas trop. Le bien de la société exige +manifestement une éducation civile ; & si on ne sécularise pas la +nôtre, nous vivrons éternellement sous l’esclavage du pédantisme. +</p> + +<p class="indent"> +Pourquoi faut-il en effet, que les Colleges soient administrés par des +Moines ou par des Prêtres ? Sous quel prétexte l’instruction dans +les lettres & dans les sciences leur seroit-elle exclusivement +dévolue ? Les Ecclésiastiques présenteront toujours le motif +d’instruire les enfans dans la Religion. Il est certain que de toutes +les instructions c’est la plus importante ; mais est-il vrai que +les seuls Ecclésiastiques puissent leur apprendre le Catéchisme, leur +enseigner le François & le Latin, expliquer Horace & Virgile ? +</p> + +<p class="indent"> +Il y a d’excellens Catéchismes imprimés ; il n’est pas nécessaire +d’être promu aux Ordres pour lire à des enfans ceux de Bossuet ou de +Fleury ; & l’on peut demander s’il est besoin d’en faire tous les +jours de nouveaux, ou de réformer si souvent ceux qui sont faits. +C’est dans le sein des familles chrétiennes, dans les instructions de +la Paroisse, que les enfans doivent prendre les élémens du +Christianisme. Les Eglises sont les véritables écoles de la Religion. +Les Jésuites, qu’on nommoit Ecoliers approuvés, & qui l’enseignoient, +n’étoient pas véritablement Ecclésiastiques, quoiqu’ils en portassent +l’habit. Au surplus, employer 40 ou 50 demi-heures par an à expliquer +bien ou mal le Catéchisme de Canisius, ce n’est pas ce que des +personnes instruites appelleroient enseigner la Religion. +</p> + +<p class="indent"> +Un Aumônier ou Chapelain dans chaque College pourroit suffir à cette +fonction, sous prétexte de laquelle les Ecclésiastiques prétendant +l’administration des Colleges comme un patrimoine exclusif. +</p> + +<p class="indent"> +Je ne dois pas oublier une remarque importante ; c’est que +présentement presque tous les hommes distingués dans les sciences & +dans les lettres, sont des laïques. On ne cesse de répéter qu’il n’y a +pas assez de Prêtres pour remplir les fonctions du Ministere +Ecclésiastique ; & pourquoi donc veut-on en faire des Professeurs +de Colleges & des Précepteurs ? +</p> + +<p class="indent"> +Une foule de Prêtres oisifs inondent les villes, tandis que les +campagnes sont dépourvues de Ministres. Ils ne veulent plus les +habiter ; & voilà qu’on leur cherche dans les Cités de nouvelles +places dont on puisse disposer, comme de titres de Bénéfices +amovibles. Une des maladies de l’Etat est que chacun veut avoir à ses +ordres des troupes qui ne soient pas à ses frais. +</p> + +<p class="indent"> +Pour professer les Lettres & les Sciences, il faut des personnes qui +fassent profession des Lettres. Le Clergé ne peut pas trouver mauvais +qu’on ne mette pas, généralement parlant, les Ecclésiastiques dans +cette classe. Je ne suis pas assez injuste pour les en exclure ; +je reconnois avec plaisir qu’il y en a plusieurs dans les Universités +& dans les Académies qui sont très-instruits & très-capables +d’instruire. Je n’omettrai pas les Prêtres de l’Oratoire, qui sont +dégagés des préjugés de l’Ecole & du Cloître, & qui sont Citoyens ; +mais je réclame contre l’exclusion des Séculiers. Je prétends +revendiquer pour la Nation une éducation qui ne dépende que de l’Etat, +parce qu’elle lui appartient essentiellement ; parce que toute +Nation a un droit inaliénable & imprescriptible d’instruire ses +membres ; parce qu’enfin les enfans de l’Etat doivent être élevés +par des membres de l’État. +</p> + +<p class="indent"> +Le droit exclusif qu’on voudroit accorder aux Prêtres séculiers & +réguliers, d’instituer la jeunesse, n’est pas le seul inconvénient qui +résulte des notions monastiques ; on peut en remarquer de nouveaux +jusques dans les détails de l’éducation des Colleges. +</p> + +<p class="indent"> +Chez les Réguliers, l’objet des exercices est plutôt de former les +Maîtres que d’instruire les Disciples. Dans les premières années, un +jeune Régent, qui n’est qu’un vieil Ecolier, acheve le cours de ses +études aux dépens d’autrui. Il surcharge ses éleves de thêmes qui lui +coutent peu à dicter, de longues & d’ennuyeuses leçons. Toute la peine +& tout le travail est du côté des enfans ; pendant ce temps il +s’occupe à ce qui peut lui être utile : il fait des collections, +des extraits ; il se prépare par des discours à la prédication, +ou à la direction par des lectures. Dès qu’il est formé & qu’il s’est +mis en état, par les connoissances qu’il a acquises, d’être utile aux +autres, il abandonne cet enseignement, & va remplir la vocation à +laquelle il est destiné pour la gloire & le profit de son Ordre. +</p> + +<p class="indent"> +L’administration des Classes se ressent de l’uniformité des +Cloîtres ; les corrections tiennent de la discipline claustrale, +& semblent faites pour abaisser les cœurs qu’il faudroit chercher à +élever. Toute cette manutention est triste & rebutante ; son +effet le plus ordinaire est de faire haïr l’étude pour toute la vie. +Des hommes faits résisteroient à peine à la vie sédentaire & +contrainte, à laquelle on assujettit les enfans. Il est contre la +nature, que dans un demi-jour ils demeurent assis pendant cinq ou six +heures. Il regne d’ailleurs dans les études qu’on leur fait faire, une +monotonie, qui les jette presque nécessairement dans l’indolence & le +dégoût. Toujours du latin & des thêmes ! Loin d’inspirer du goût +pour aucune Science, pour aucun Art, l’ennui & la sécheresse qui +accompagnent par-tout l’étude, donnent de la répugnance pour les +élémens de toutes les Sciences, de tous les Arts : aussi rien +n’est plus ordinaire que de voir les jeunes gens abandonner toute +lecture au sortir des Colleges. Le premier fruit de ce qu’on nomme +institution de la jeunesse, est de la laisser sans objet +d’application, dans l’âge où il seroit plus nécessaire de l’appliquer, +pour prévenir les dangers multipliés d’un loisir, que remplissent les +assauts des passions les plus fougueuses. +</p> + +<p class="indent"> +Comparons la sombre obscurité de nos classes à la gaieté du Portique & +du Licée. Parmi nous, un Régent presque enfant, qui revient l’esprit +frappé d’une extase de deux années, opprimé par le despotisme, opprime +d’autres enfans. Chez les Grecs, les jeunes gens se promenoient ; +ils prenoient dans ces lieux, s’il est permis de me servir de ce +terme, leurs leçons & leurs ébats ; ils conversoient avec les +Aristides, les Miltiades, les Platons, les Aristotes, les Xénophons, +les Démosthenes, &c. +</p> + +<p class="indent"> +Dans nos Colleges, nul amusement pour des esprits légers qu’il +faudroit plutôt réjouir par quelque diversité & par des études +agréables ; les seuls divertissemens sont des Enigmes, des +Ballets, des pieces dramatiques aussi ridiculement composées que +déclamées ; exercices d’autant plus méprisables, que la perte du +temps se réunit aux exemples du plus mauvais goût. +</p> + +<p class="indent"> +Des Maîtres habitués aux subtilités scholastiques, y exercent les +jeunes gens qui contractent l’habitude de disputer & de chicaner. Il +y en a qui dans le reste de leur vie semblent être toujours sur les +bancs de l’école. +</p> + +<p class="indent"> +Mais le plus grand vice de l’éducation & le plus inévitable peut-être, +tant qu’elle sera confiée à des personnes qui ont renoncé au monde, & +qui, loin de chercher à le connoître, ne doivent songer qu’à le fuir, +c’est le défaut absolu d’instruction sur les vertus morales & +politiques. Notre éducation ne tient point à nos mœurs comme celle des +Anciens. Après avoir essuyé toutes les fatigues & l’ennui des +Colleges, la jeunesse se trouve dans la nécessité d’apprendre en quoi +consistent les devoirs communs à tous les hommes ; elle n’a reçu +aucun principe pour juger des actions, des mœurs, des opinions, des +coutumes ; elle a tout à apprendre sur des articles si importans. +On lui inspire une dévotion qui n’est qu’une imitation de la +Religion ; des pratiques pour tenir lieu de vertu, & qui n’en +sont que l’ombre. +</p> + +<p class="indent"> +On a trop mis à l’écart le soin de la santé, les moyens de la +conserver, & les exercices du corps. On a négligé ce qui regarde les +affaires les plus communes & les plus ordinaires, ce qui fait +l’entretien de la vie, le fondement de la Société civile. La plupart +des jeunes gens ne connoissent ni ce monde qu’ils habitent, ni la +terre qui les nourrit, ni les hommes qui fournissent à leurs besoins, +ni les animaux qui les servent, ni les ouvriers & les artisans qu’ils +emploient ; ils n’ont même là-dessus aucun principe de connoissance. +On ne profite point de leur curiosité naturelle, pour l’augmenter. Ils +ne savent admirer ni les merveilles de la nature, ni les prodiges des +Arts. Ainsi ce qu’on leur enseigne, ce qu’on ne leur enseigne pas, la +maniere de leur donner des instructions & de les en priver, tout est +marqué du sceau de l’esprit Monastique. +</p> + +<p class="indent"> +Cet esprit qui n’a pour but que d’asservir toutes les facultés de +l’ame à l’observance d’une Regle Religieuse, ne pouvoit que donner des +bornes aux Sciences, & mettre, pour ainsi dire, entre elles un mur de +séparation. Ce n’est pas dans ces lieux, où l’étude des Sciences +utiles au monde est purement accessoire, qu’on pouvoit songer que les +vérités ont toutes un rapport entre elles ; qu’elles sont plus +aisées à saisir lorsqu’on a des points de jonction ; qu’il étoit +essentiel de les rapprocher les unes des autres, afin de les mieux +reconnoître, puisque c’est ordinairement le caractere des erreurs, +d’être isolées & inconséquentes. +</p> + +<p class="indent"> +Ce n’est pas d’une administration des Colleges, semblable à la +pratique de la Regle d’un Ordre Religieux, qui oblige également tous +les Membres, qu’on pouvoit espérer de diversifier l’instruction, & de +la rendre quelquefois différente, selon les personnes. Celui qui doit +commander un jour des Armées, ou qui est destiné aux premieres places +de la Magistrature, est élevé comme le fils d’un Major de Milice +Bourgeoise ou comme le fils d’un Praticien de village. Je ne me +plaindrois pas de ce que l’on donnât une bonne éducation aux petits +comme aux grands. Je regrette de ce qu’on en donne une également +mauvaise à tous. +</p> + +<p class="indent"> +Ce n’est donc qu’en nous délivrant de cet esprit Monacal, qui depuis +plus de deux siecles embarrasse les Etats policés, par des entraves de +toute espece, qu’on peut parvenir à établir une base d’éducation +générale, sur laquelle portent toutes les instructions particulieres. +Cette base ne peut être fondée que sur un systême lié des +connoissances humaines, comme l’a dit judicieusement, il y a plus de +quinze ans, l’Auteur des <i>Considérations sur les mœurs</i>, +puisqu’il est indispensable que toutes les parties de l’instruction +tendent au même but. +</p> + + +<h2> +<a id="title3" href="#title3TXT"> +Du nombre des Colleges & des Etudians. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +Tout se tient dans l’ordre moral, comme dans l’ordre physique ; +l’éducation des Particuliers & celle des Colleges, sont relatives à +l’institution d’une Nation, & à la constitution même de l’Etat. +</p> + +<p class="indent"> +Est-il Militaire ou Commerçant ? Est-ce une Monarchie, une +République, une Aristocratie, un Etat peuplé ou dégarni +d’habitans ? Il est évident que toute police générale, toute +opération politique, dépend d’un calcul exact des différentes +professions du Clergé, de la Noblesse, du Militaire, des Officiers de +Justice, des Commerçans, des Laboureurs, des Artisans, &c. +</p> + +<p class="indent"> +Par exemple, on demande s’il y a trop, ou trop peu de Colleges en +France. La résolution de cette question dépend de savoir s’il y a +assez de Laboureurs, assez de Soldats ; s’il n’y a pas trop de +Praticiens, s’il y a trop ou trop peu d’Ecclésiastiques, de Gens de +lettres ; en un mot, elle dérive de la proportion qui regne ou +qui doit regner entre les différentes professions combinées avec leur +utilité & leur nécessité. Sans entrer dans un détail qui seroit +inutile ici, & en supposant la proportion qui paroît fixée à un +centième pour le Militaire, par l’expérience des siecles & des +Nations, je réponds qu’il n’y a pas assez de Laboureurs dans un Pays +où il y a des terres en friche, & où l’État, assez riche par lui-même +pour exporter ses productions naturelles, importe souvent celles de +l’Etranger qu’il pourroit fournir. +</p> + +<p class="indent"> +L’excès n’est point à craindre dans une profession qui nourrit les +autres, & qui apporte continuellement des valeurs réelles dans l’Etat, +mais il est dangereux dans toutes celles qui ne créant aucune nouvelle +valeur, vivent par celle qui les crée. +</p> + +<p class="indent"> +Est-il besoin pour l’instruction des Peuples & pour le bien de la +Religion, qu’il y ait au moins deux cens cinquante mille Prêtres, ou +Religieux ou Religieuses dans le Royaume ? +</p> + +<p class="indent"> +Du temps du Pape Saint Corneille, il n’y avoit dans la Ville de Rome<a +class="fn" id="fr_3" href="#fn_3">3</a> que quarante-six Prêtres, & en +tout cent cinquante-quatre Clercs, quoiqu’il y eut un peuple +innombrable ; il y en a maintenant plusieurs milliers. Il n’y en +avoit pas assez alors, ou il y en a trop présentement. Le nombre des +Ecclésiastiques s’est prodigieusement accru dans tous les Pays +Catholiques. Quelles fonctions ont-ils donc aujourd’hui qu’ils +n’eussent pas dans ces temps florissans de la Religion ? +</p> + +<p class="indent"> +L’instruction des Procès exige-t-elle ce nombre incroyable d’Officiers +& de Suppôts de judicature, qui désolent les Habitans des Villes & des +Campagnes. Seyssel, sous Louis XII, comptoit en France plus +d’Officiers de Justice, que dans tous les Royaumes de l’Europe +ensemble. Ce calcul étoit sans doute exagéré ; mais à quel point ce +nombre ne s’est-il pas augmenté depuis ? +</p> + +<p class="indent"> +N’y a-t-il pas trop d’Ecrivains, trop d’Académies, trop de +Colleges ? Autrefois il étoit difficile d’être sçavant, faute de +Livres : maintenant la multitude de Livres empêche de l’être. On +peut dire, comme Tacite : <i>Ut multarum rerum, sic litterarum +intemperantia laboramus</i><a class="fn" id="fr_NOTEb" href="#fn_NOTEb">b</a>. +Il n’y a jamais eu tant d’Etudians dans un Royaume où tout le monde se +plaint de la dépopulation : le Peuple même veut étudier ; +des Laboureurs, des Artisans envoient leurs enfans dans les Colleges +des petites Villes, où il en coûte peu pour vivre ; & quand ils +ont fait de mauvaises études qui ne leur ont appris qu’à dédaigner la +profession de leurs peres, ils se jettent dans les Cloîtres, dans +l’Etat Ecclésiastique ; ils prennent des Offices de Justice, & +deviennent souvent des Sujets nuisibles à la Société. <i>Multorum +manibus egent res humanæ, paucorum capita sufficiunt.</i><a class="fn" id="fr_NOTEc" href="#fn_NOTEc">c</a> +</p> + +<p class="indent"> +Les Frères de la Doctrine Chrétienne, qu’on appelle +<i>Ignorantins</i>, sont survenus pour achever de tout perdre ; +ils apprennent à lire & à écrire à des gens qui n’eussent dû apprendre +qu’à dessiner & à manier le rabot & la lime, mais qui ne le veulent +plus faire. Ce sont les rivaux ou les successeurs des Jésuites<a +class="fn" id="fr_4" href="#fn_4">4</a>. Le bien de la Société demande +que les connoissances du Peuple ne s’étendent pas plus loin que ses +occupations. Tout homme qui voit au-delà de son triste métier, ne s’en +acquittera jamais avec courage & avec patience. Parmi les gens du +Peuple il n’est presque nécessaire de sçavoir lire & écrire qu’à ceux +qui vivent par ces arts, ou à ceux que ces arts aident à vivre. +</p> + +<p class="indent"> +On sçait que dans une bonne institution on ne doit pas multiplier +l’espece des hommes qui vivent aux dépens des autres, & qu’il faut +contenir ces professions dans les bornes du nécessaire. Il semble que +dans la pratique on ait adopté la maxime contraire. Bientôt nous +n’aurons plus dans le Peuple que de misérables Artisans, des Miliciens +& des Etudians. +</p> + +<p class="indent"> +Ainsi il est plus avantageux à l’Etat qu’il y ait peu de Colleges, +pourvu qu’ils soient bons, & que le cours des études y soit complet, +que d’en avoir beaucoup de médiocres. Il vaut mieux qu’il y ait moins +d’Etudians, pourvu qu’ils soient mieux instruits ; & on les +instruira plus facilement, s’ils ne sont pas en si grand nombre. +</p> + +<p class="indent"> +Nous vivons de systêmes, d’inconséquences & de lieux communs. Il faut, +dit-on, faire le bien ; on n’en peut trop faire, ni trop le +multiplier. Les Colleges sont utiles & nécessaires, il ne peut donc y +avoir trop d’Etudians. Il est essentiel d’apprendre la Religion, il ne +peut donc y avoir trop de Couvens, de Congregations, trop de +Retraites, même pour des gens de la Campagne, pour des peres & des +meres de famille, qu’il est contre le bon ordre de faire quitter leur +maison & leur travail. D’un autre côté, le monde va-t-il mieux ? +la société es-elle mieux réglée ? la corruption n’est-elle pas +aussi grande & aussi universelle ? Comment accorder ces maux +qu’on ne peut se dissimuler, avec les lieux communs qu’on entend tous +les jours sur les mœurs plus pures de nos peres qui ne connoissoient +presqu’aucune de ces institutions ? +</p> + +<p class="indent"> +D’autre part, on soutient que les Colleges ne sont ni bien dirigés, ni +bien conduits, que les sciences y sont mal enseignées, & l’on ne peut +gueres s’empêcher d’en convenir : donc on doit supprimer les +Colleges & ne point enseigner les sciences. Les Livres, dit-on, sont +le fléau des enfans : on en conclut qu’ils n’en doivent lire +aucun. Ainsi s’établissent les opinions extrêmes. La vérité n’est +jamais outrée, la raison n’exagere point ; mais il y a une +infinité de personnes qui ne distinguent point la nuance des +couleurs : tout est blanc ou noir pour eux. +</p> + +<p class="indent"> +Il est bien étonnant que la politesse & les lumieres du dernier +siecle aient pu supporter une éducation aussi informe que la nôtre, en +la critiquant sans cesse. L’habitude qui conduit les hommes, la +routine des corps, une institution du seizieme siecle, qui n’avoit +jamais été réformée & qui étoit irréformable par principe, je le +repete, des idées Monastiques en eussent éternisé l’abus & le vice. Ce +que l’on fit dans les commencemens pour perfectionner l’éducation, la +rendit un peu meilleure alors. C’est précisément ce qui en a perpétué +les imperfections & les défauts. +</p> + +<p class="indent"> +Les Jésuites étoient convaincus que le plan d’études (<i>Ratio +studiorum</i>) dressé sous Aquaviva, dans le seizieme siecle, & le +foible opuscule de Jouvenci, étoient des chef-d’œuvres de +littérature. Attachés à de vieux préjugés, ils étoient les derniers à +les quitter, & ils s’opposoient à toute réformation ; ils +n’admettoient de Livres que les leurs ; ils n’ont commencé à +adopter le Cartésianisme, que quand les autres ont commencé à +l’abandonner. +</p> + +<p class="indent"> +On sort plus aisément des ténebres de l’ignorance, que de la +présomption d’une fausse science. La Russie en dix ans a plus avancé +dans la Physique & dans les sciences naturelles, que d’autres Nations +n’auraient fait en cent ans. Il suffit de voir les Mémoires de +l’Académie de Petersbourg. Peut-être que le Portugal qui réforme +entiérement ses études, avancera beaucoup plus que nous à proportion, +si nous ne songeons pas sérieusement à réformer les nôtres. +</p> + +<p class="indent"> +Dans les siecles derniers toute l’instruction étoit tournée vers +l’étude des Langues ; dans celui-ci la manie du bel-esprit s’est +emparé de la Nation, & a dérangé toutes les professions. La société +est peut-être devenue plus aimable pour quelques Particuliers ; +mais la société générale, l’Etat y a perdu. Son intérêt exige que +toutes les professions soient exercées par des hommes capables. Des +malades ne s’embarrassent pas que les ordonnances de leurs Médecins +soient en épigrammes. On cherche un Avocat qui sache les Loix, & non +un bel-esprit. En un mot, le bien de l’Etat demande que chacun +s’attache à sa profession ; & si les mœurs ne changent pas, +bientôt on ne professera plus véritablement que les arts méchaniques. +</p> + +<p class="indent"> +Le goût du bel esprit devenu une mode, a banni la science & la +véritable érudition, à laquelle on avoit tant d’obligation ; sur +le fonds de laquelle nos grands Hommes s’étoient formés, & qui est de +beaucoup trop négligée, pour ne pas dire méprisée absolument. +</p> + +<p class="indent"> +Il se peut faire qu’il y ait dans une Nation des Particuliers +très-habiles, & que le gros de la Nation soit peu instruit. +</p> + +<p class="indent"> +Ce sont les Colleges comparés, qui marquent la somme des lumieres +répandues dans les différentes têtes des Citoyens ; mais ce sont +les Mémoires des Académies, les bons Livres qui désignent les lumieres +de la Nation. +</p> + +<p class="indent"> +Que l’on compare nos Colleges, dont les méthodes sont vicieuses, avec +ceux d’Oxfort, de Cambrige, de Leyde, de Gottingue, qui ont des Livres +élémentaires mieux faits que les nôtres ; on verra qu’il est +nécessaire qu’un Allemand & un Anglois soient mieux instruits qu’un +François. Par la même raison il étoit impossible qu’un Romain bien +élevé, qui se façonnoit dans la conversation & dans la société d’un +homme respectable, qui plaidoit des causes, qui devenoit Edile, +Préteur, Augure, Consul ; qui présidoit au Sénat & commandoit des +Armées, ne fût pas un homme supérieur à nos Anglois & à nos François, +parce que c’est l’expérience seule qui peut former les hommes. +</p> + +<p class="indent"> +Mais quand on mettra nos Mémoires de l’Académie des Sciences, en +parallele avec ceux de Londres, de Leipsick, &c. nos bons Livres avec +ceux des Etrangers, on verra qu’un François qui sera mis de bonne +heure sur les bonnes voies, est aussi habile & peut-être mieux +instruit qu’un autre ; qu’il a plus d’ordre, de méthode & de +goût ; car il faut rendre justice à la Nation Françoise ; +elle sera tout ce qu’elle voudra être, ou tout ce qu’on voudra qu’elle +soit. Elle a dans tous les genres des exemples & des modeles à opposer +à ceux de l’Antiquité. Elle a eu ses Thémistocles, ses Miltiades & ses +Periclès, ses Demosthenes, ses Sophocles & ses Aristophanes ; +elle les aura encore quand on le voudra sérieusement. C’est l’Etat, +c’est la majeure partie de la Nation qu’il faut principalement avoir +en vue dans l’éducation : car vingt millions d’hommes doivent +être plus considérés qu’un million, & les Paysans qui ne sont pas +encore un Ordre en France, comme en Suede, ne doivent pas être +négligés dans une Institution : elle a également pour but que les +Lettres soient cultivées, & que les terres soient labourées ; que +toutes les Sciences & les Arts utiles soient perfectionnées, que la +justice soit rendue, & que la Religion soit enseignée ; qu’il y +ait des Généraux, des Magistrats, des Ecclésiastiques instruits & +capables, des Artistes, des Artisans habiles, le tout dans une +proportion convenable. C’est au Gouvernement à rendre chaque Citoyen +assez heureux dans son état, pour qu’il ne soit pas forcé d’en sortir. +</p> + +<p class="indent"> +Pour remplir ces différens objets, il n’est pas nécessaire que l’Etat +gêne les Particuliers ni la liberté des Citoyens ; il doit +seulement présider à tout, animer tout, lever les obstacles, donner +des facilités, des encouragemens à une Nation industrieuse ; &, +pour dire ce que je pense, une Nation comme la nôtre (je parle du +commun de la Nation) n’a besoin que d’être instruite. Nous avons une +infinité de Livres excellens, peu de Livres classiques & élémentaires. +Qu’il en soit fait pour les enfans & pour les ignorans, qu’on laisse +ensuite agir le génie, qu’on ne gêne pas la liberté des esprits, qu’on +inspire l’amour de la patrie & du bien public, & que les talens ne +nuisent pas à ceux qui les possedent, quand ils n’en abusent pas. +</p> + +<p class="indent"> +II y aura des Savans en France, quand la Science sera honorée, & +qu’elle ne sera pas toute tournée vers un objet de parti, de cabale & +d’intrigue, comme nous avons vu pendant un siecle l’Erudition +Ecclésiastique réduite à ce qu’on nommoit l’affaire du temps ; +ou, pour mieux dire, à celle du jour. Il y aura des professions quand +il y aura des apprentissages réels, & que l’application & les talens +meneront à la considération. +</p> + +<p class="indent"> +Il est aisé de voir que tous ces grands objets tiennent à la +Législation, mais il est bon de les remettre sous les yeux d’un +Gouvernement sage & prudent, pour marquer toute l’étendue qu’on doit +donner à une bonne Institution. +</p> + +<p class="indent"> +Ce seroit ici le lieu d’examiner à quel âge on doit faire entrer les +enfans dans les Colleges ; mais cela dépend de l’âge où l’on doit +les en faire sortir pour commencer l’essai des différentes +professions : & c’est encore une portion de la Législation qui +mériteroit d’être approfondie. +</p> + +<p class="indent"> +Est-il convenable que l’on s’inscrive à dix ou douze ans dans des +Rolles de Milices de terre ou de mer, uniquement pour gagner du tems & +obtenir la récompense d’un service que l’on ne peut faire ? C’est +une injustice évidente contre ceux qui servent en effet. +</p> + +<p class="indent"> +Les temps pour la Cléricature & pour la Magistrature, sont fixés par +les Loix ; & il semble que l’on n’ait considéré les +apprentissages que par rapport à ces professions, comme-si les autres +n’en avoient pas également besoin. +</p> + +<p class="indent"> +Je pense que l’on pourroit déterminer à peu près l’âge de dix ans pour +entrer dans les Colleges, & celui de dix-sept ans pour en sortir. +Dix-sept ans accomplis est l’âge où les Romains prenoient la robe +virile. +</p> + +<p class="indent"> +On ne parle jamais de l’institution, sans traiter la question de +l’éducation publique & de l’éducation particuliere ; mais si l’on +avoit de bons Plans d’étude & des Livres élémentaires, peut-être +verroit-on que celle-ci deviendroit aussi facile que l’autre, & en ce +cas il n’y auroit pas de comparaison à faire. Le lait de la mere vaut +toujours mieux pour les enfans que celui des mercénaires. +</p> + +<p class="indent"> +Un homme de beaucoup d’esprit<a class="fn" id="fr_5" +href="#fn_5">5</a> a dit que le plus grand service que les Sociétés +Littéraires pussent rendre aux Lettres, aux Sciences & aux Arts, étoit +de faire des méthodes & de tracer des routes qui épargnassent du +travail & des erreurs, & qui conduisissent à la vérité par les voies +les plus courtes & les plus sûres. +</p> + +<p class="indent"> +Un jeune homme qui est sur les bonnes voies, en saura plus à +vingt-cinq ans qu’un autre à trente-cinq, si celui-ci n’a pas été bien +conduit. +</p> + +<p class="indent"> +Les études sont trop longues & trop difficiles, parce qu’elles sont +trop embarrassées d’inutilités ; cela est évident pour les +Colleges : voilà pourquoi en étudiant beaucoup on sait si peu de +chose. Quand on n’est pas dans le vrai chemin, plus on avance, moins +on arrive au terme : un bon guide épargnerait bien des longueurs. +Ce sont les inutilités & les faussetés qui sont longues & prolixes. Le +vrai a encore le mérite d’être plus aisément entendu ; c’est le +faux qui est inintelligible. +</p> + +<p class="indent"> +Il paroît que par rapport aux vues d’éducation, il y a dans le Public +de l’Europe même, une espece de fermentation qui doit naturellement +faire de bons effets ; elle en produira certainement chez nous, si +elle est soutenue & ménagée, si on ne se contente pas d’une +spéculation inutile, & si on n’oublie pas avant six mois ce qu’il +faudroit mettre en pratique dès-à-present. +</p> + +<p class="indent"> +Il s’agit de savoir s’il est possible de tirer de nos Colleges plus +d’utilité que l’on n’en tiroit. Je crois qu’il est facile de prouver +l’affirmative par des raisons & par des exemples, & c’est l’objet que +je me suis proposé dans cet Essai. +</p> + +<p class="indent"> +Je n’entrerai pas dans les détails qui seraient infinis, & j’exhorte +les Maîtres à lire tous les bons Livres sur l’Education<a class="fn" +id="fr_6" href="#fn_6">6</a> & sur le choix des études. J’établis les +principes & la formule générale de l’éducation littéraire, les +opérations principales de chaque âge : je marque les bons Livres +élémentaires qui manquent à la société ; les conséquences & les +détails viendront s’y joindre d’eux-mêmes. +</p> + + +<h2> +<a id="title3bis" href="#title3bisTXT"> +Quel est le meilleur plan d’études pour l’éducation de la jeunesse & +quelle méthode doit-on suivre pour remplir ce plan ? +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +On voit qu’il ne s’agit point ici d’un traité entier d’éducation, qui +demanderoit des vues plus approfondies, mais simplement du plan des +études que l’on pourroit substituer à celles des Colleges. +</p> + +<p class="indent"> +Je suppose dans tout ce Mémoire la distinction que l’Abbé Fleury a +établi des connoissances nécessaires, utiles & agréables, de celles +qui sont le plus généralement utiles, suivant la différence des +personnes. +</p> + +<p class="indent"> +Ces distinctions suffisent, pourvu que l’on ait soin de proportionner +les études à la différence des âges, d’en bien désigner le but, de ne +pas confondre les moyens avec la fin, les mots avec les choses, & +l’instrument avec l’art même ; pourvu que l’on marque avec +précision, en chaque genre, les bornes des connoissances au-delà +desquelles l’esprit humain ne peut atteindre ; & c’est ce qui me +paroît le plus essentiel dans un plan d’éducation. +</p> + + +<h2> +<a id="title4" href="#title4TXT"> +Principes d’un Plan d’études. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +Un plan est le dessein d’un édifice dans lequel il entre plusieurs +parties, qui doivent si correspondre & former un ensemble. Un Plan +d’études pour la jeunesse, c’est l’ordre, l’arrangement des +instructions, suivant lequel les connoissances qui précedent, doivent +servir à acquérir celles qui suivent, & concourir toutes au but & aux +vues qu’on s’est proposées. +</p> + +<p class="indent"> +Il semble que cette méthode ne devroit pas être un grand mystere. Les +principes pour instruire les enfans doivent être ceux par lesquels la +nature les instruit elle-même. La mature est le meilleur des maîtres. +</p> + +<p class="indent"> +Il suffit donc d’observer comment les premières connoissances entrent +dans l’esprit des enfans, & comment les hommes faits en acquièrent +eux-mêmes. +</p> + +<p class="indent"> +L’expérience, contre laquelle on philosopheroit en vain, apprend que +nous n’apportons en naissant qu’une capacité vuide, qui se remplit +successivement ; que pour introduire des notions dans les +esprits, il n’y a d’autres passages ouverts, que la sensation & la +réflexion. +</p> + +<p class="indent"> +Il paroît certain que l’homme ne commence à avoir des connoissances, +que lorsqu’il commence à faire usage de ses sens ; sa premiere +sensation est sa premiere connoissance. +</p> + +<p class="indent"> +Les enfans, non plus que les personnes avancées en âge, ne sont +capables de réflexions, qu’au moyen des idées acquises : les +idées abstraites supposent dans l’esprit, des connoissances avec +lesquelles elles puissent se lier ; on ne les appelle abstraites, +que parce qu’elles sont tirées des idées particulieres ; elles +doivent par conséquent en être précédées dans l’ordre de +l’enseignement, comme dans l’ordre de la nature. Vous ne feriez jamais +comprendre que le tout est plus grand que la partie à une personne qui +n’auroit pas auparavant une idée de la partie & du tout. +</p> + +<p class="indent"> +Ainsi le principe fondamental de toute bonne méthode, est de commencer +par ce qui est sensible, pour s’élever par degrés à ce qui est +intellectuel ; par ce qui est simple, pour parvenir à ce qui est +composé ; de s’assurer des faits avant de rechercher les causes. +</p> + +<p class="indent"> +Le plus sûr moyen d’instruire les autres, c’est de les conduire par la +route qu’on a dû suivre pour s’instruire soi-même : or chacun +peut connoître, par sa propre expérience, que les idées sont plus +faciles à proportion qu’elles sont moins abstraites & qu’elles se +rapprochent davantage des sens ; elles ont encore l’avantage +d’être déterminées par elles-mêmes : les notions abstraites au +contraire sont vagues, n’offrent rien de fixe à l’esprit, & +l’objet du Philosophe doit être de déterminer ses idées, & de les +fixer. +</p> + +<p class="indent"> +C’est donc une regle invariable d’inculquer par des exemples sensibles +& réitérés, les connoissances particulieres dont les maximes générales +& les termes abstraits supposent les impressions. +</p> + +<p class="indent"> +« Si l’on saisissoit les progrès des connoissances, dit un homme +qui en a bien démêlé l’origine (l’Abbé de Condillac), elles se +suivroient dans un tel ordre, que ce que l’une ajouteroit à celle qui +l’auroit immédiatement précédée, seroit trop simple pour avoir besoin +de preuves. De la sorte on arriveroit aux plus compliquées, & de +celles-là on descendroit sans peine aux plus simples : à peine +pourroit-on les oublier, ou du moins si cela arrivoit, la +liaison qui seroit entre elles, donneroit la facilité de les retrouver. +</p> + +<p class="indent"> +Par ce moyen, continue cet Auteur, on paroîtroit plutôt trouver des +vérités nouvelles, que démontrer celles qui sont déjà trouvées. On ne +convaincroit pas seulement les jeunes gens, on les éclaireroit ; +on les mettroit en état de se rendre raison de tous leurs progrès, & +d’en faire par eux-mêmes ; ils sauroient toujours où ils sont, +d’où ils viennent, où ils vont ; ils pourroient juger par +eux-mêmes de la route que le guide leur traceroit, & en prendre une +plus sûre, s’ils trouvoient du danger à la suivre. » +</p> + +<p class="indent"> +On doit autant étudier pour se former que pour s’instruire. Comment +est-ce que les hommes se forment & qu’ils acquierent des +connoissances ? C’est en voyant différens objets ; c’est en +écoutant les gens instruits, en expérimentant, en réfléchissant : +celui qui a plus vu, plus observé, plus réflechi, est le plus +habile ; celui à qui on a montré de meilleurs modeles, a le goût +le plus sûr ; c’est l’avantage que certains enfans ont sur +d’autres : il a passé sous leurs yeux un plus grand nombre +d’objets ; il y a plus de choix dans ceux qu’on leur a +montrés ; ils ont de meilleurs modeles, plus d’idées exemplaires. +Un homme qui n’auroit vu que des tableaux de Raphaël & du Titien, ne +se contenteroit pas de peintres médiocres. +</p> + +<p class="indent"> +Il s’ensuit de ces observations, que toute méthode qui commence par +des idées abstraites, n’est pas faite pour les enfans, & qu’elle est +contraire à la nature de l’esprit humain : cette seule +réflexion bannit les abstractions de tous les Livres élémentaires de +Grammaire, de Rhétorique, de Philosophie & de Religion. +</p> + +<p class="indent"> +Il s’agit de bâtir une maison, on doit d’abord amasser des +matériaux : il s’agit d’élever l’édifice des connoissances +humaines, il faut avoir les idées particulieres qui composent cet +édifice ; les faits, les observations, les expériences en sont le +fondement : c’est donc à les assembler, à se rendre ces objets +familiers, qu’on doit s’appliquer dans les commencemens. +</p> + +<p class="indent"> +Que les enfans voient beaucoup d’objets, qu’on les varie, qu’on les +montre sous plusieurs faces & à diverses reprises ; on ne peut +trop remplir leur mémoire & leur imagination de faits & d’idées +utiles, dont ils puissent faire usage dans le cours de la vie<a +class="fn" id="fr_7" href="#fn_7">7</a><a class="fn" id="fr_NOTEd" +href="#fn_NOTEd">, d</a>. « La variété plaît sur-tout à cet +âge, dit l’Abbé Fleury ; les enfans étudient plus volontiers deux +heures durant, quatre matieres différentes, qu’une seule pendant une +heure. Une étude sert de divertissement à l’autre ; & plus elles +sont diverses, moins il est à craindre qu’elles se confondent. » +Un autre grand Maître dans l’art d’enseigner (s’Gravesande) dit dans +le chapitre 30 de sa Logique, « que ceux qui ont pris l’habitude +de ne considérer qu’une sorte d’idées, quelque habileté qu’ils +puissent y avoir acquise, raisonnent presque toujours mal sur d’autres +objets ». Il ajoute, que « pour acquérir de la flexibilité +dans l’esprit & de l’étendue, il faut s’être appliqué à plusieurs +choses différentes entre elles. » +</p> + +<p class="indent"> +Tout ce qu’on doit savoir, n’est pas contenu dans les Livres : il +y a mille choses dont on peut s’instruire par la conversation, par +l’usage et la pratique ; mais il n’y a que des esprits déjà un +peu formés, qui puissent profiter de cette instruction. L’homme est +fait pour agir, & il n’étudie que pour s’en rendre capable. L’esprit +d’étude dans le monde, seroit opposé à celui d’affaires ; mais on +entendra mal les affaires, si on n’a pas étudié. L’important est +d’acquérir les grands principes des connoissances les plus +ordinaires : l’expérience, qui est la meilleure leçon, achèvera +le reste. Si l’on n’a pas ces principes, le seul conseil que l’on +puisse prendre, c’est de suspendre son jugement : de tous les +préceptes de la Philosophie, c’est le plus universel. +</p> + +<p class="indent"> +L’étude doit être l’occupation de la jeunesse, & le délassement du +reste de la vie pour remplir utilement les intervalles de l’action. +</p> + +<p class="indent"> +Le premier âge n’est pas la saison des récoltes, c’est le tems de +semer & de faire des provisions : l’objet des études n’est pas +que les jeunes gens, au sortir de la premiere éducation, possedent les +idées formées de toutes les Sciences : ce seroit un projet +chimérique, un beau rêve ; mais il se peut faire aisément qu’ils +aient une teinture des principales, qu’ils aient acquis un grand +nombre de matériaux de connoissances, & qu’ils aient l’art d’en +acquérir ; art inestimable, & peut-être supérieur aux +connoissances mêmes. +</p> + +<p class="indent"> +Presque toute notre Philosophie & notre éducation ne roulent que sur +des mots ; ce sont les choses même qu’il importe de connoître. +Revenons au vrai & au réel ; car en soi la vérité n’est autre chose +que ce qui est, ce qui existe, & dans notre esprit ce n’est que la +connoissance des choses existantes. +</p> + +<p class="indent"> +Ce but est certainement plus juste, & le chemin pour y arriver, est +plus droit que le chemin tortueux par lequel les jeunes gens +n’arrivent qu’à la connoissance de mots ou d’abstractions. +</p> + +<p class="indent"> +Le moyen pour réussir, est d’exciter leur curiosité, d’aider l’esprit +& le génie, de donner du ressort à leur ame : c’est ce que l’on +ne fera jamais par des études abstraites, seches & ennuyeuses. Que ce +que vous leur présentez soit agréable ; piquez leur +curiosité ; flattez leur amour propre ; entretenez-les dans +la gaieté qui est naturelle à cet âge, & ne joignez pas aux études, +l’idée de labeur & de peine ; parmi les connaissances choisissez +celles dont on peut tirer plus de conséquences utiles, qui ont plus de +rapport à l’usage de la vie civile, aux mœurs & à la vertu ; +celles qui élèvent l’ame & l’esprit : préférez les opérations qui +ont plusieurs utilités à la fois ; répétez & approfondissez les +mêmes dans toute la suite de l’éducation, de sorte que depuis le +commencement jusqu’à la fin ce ne soient que les mêmes vérités, les +mêmes choses plus développées. +</p> + +<p class="indent"> +L’expérience fait voir qu’on oublie, au sortir du College, presque +tout ce qu’on y a appris. Pourquoi ? C’est que les connoissances +qu’on y a acquises ne sont point liées avec les notions +communes ; c’est que l’on ne retient bien que ce qui a été +souvent répété, & qu’il n’y a que la répétition des mêmes idées qui +puisse former des traces assez fortes pour les conserver long-tems. +L’expérience fait voir également qu’on n’oublie jamais ce qui est +gravé pendant l’enfance dans les fibres délicates du cerveau, par des +actes fréquens & réitérés. Il n’y a point d’enfant qui ait oublié à +jouer aux cartes. +</p> + +<p class="indent"> +C’est sur ces principes simples qu’est fondé le Plan que je propose. +Toute bonne méthode doit porter sur la nature de l’esprit humain & sur +des faits incontestables. Un Plan court peut contenir plus de choses +qu’un Plan allongé : ce qu’il y a de plus long, c’est +l’Histoire ; encore pourroit-on y faire beaucoup de +retranchemens. Toutes les sciences nécessaires à chaque homme peuvent +être resserrées en peu de volumes. +</p> + +<p class="indent"> +Une précaution nécessaire, c’est que l’on ne rejette pas, comme on +fait, toute la peine & tout le travail sur les enfans ; c’est en +quoi l’usage des Colleges est le plus vicieux, parce qu’il y a un trop +grand nombre d’Eleves dans une seule classe. C’est aux Maîtres à faire +travailler les enfans, mais ils doivent se charger de ce qu’il y a de +plus pénible ; & l’Etat doit soulager les Maîtres, autant qu’il +est possible, en faisant composer par des gens habiles des Livres +élémentaires & classiques. +</p> + + +<h2> +<a id="title5" href="#title5TXT"> +De l’Education du premier âge, jusqu’à environ dix ans. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +Les enfans n’ont point d’expérience, parce qu’ils n’ont rien vu ; +ils n’ont point d’attention, parce que la foiblesse de leurs organes +ne résisteroit pas à une tension soutenue sur le même objet ; ils +n’ont pas de jugement, parce qu’ils n’ont ni assez de matériaux dans +l’esprit pour les comparer, ni assez d’exercice & de force pour saisir +les détails sans lesquels toute comparaison manque de justesse. Ils +ont des sens qui sont les portes des connoissances ; de la +mémoire qui leur rappelle les choses absentes qu’ils ont vues ; +ils ont de plus la faculté de réfléchir sur leurs sensations, sur le +sentiment intérieur qui ne les abandonne jamais, non plus que les +autres hommes, & sur les représentations des uns & des autres, +c’est-à-dire, sur leurs idées. +</p> + +<p class="indent"> +Il ne s’agit que d’employer ces facultés pour fixer leur attention, +pour perfectionner leur jugement, & leur procurer l’expérience qui +manque à cet âge. +</p> + +<p class="indent"> +J’avoue qu’après l’effort inconcevable qu’ont fait les enfans pour +apprendre à parler, ce qui me paroît le plus difficile dans toute +l’éducation, c’est de leur apprendre à lire. J’ai peine à comprendre +comment on y parvient, sur-tout par la méthode qu’on emploie pour les +instruire. Si l’on fait attention aux différentes combinaisons, à la +multiplicité des opérations que cette étude exige, à la quantité de +sons inutiles ou impropres qu’on leur fait articuler : on +conviendra que ce n’est pas une chose aisée, quoiqu’elle soit commune, +& qu’il faut nécessairement ou que ce soit presque l’effet d’une +routine méchanique, ou que leur esprit soit déjà capable d’une +infinité de combinaisons, lorsqu’il s’applique à des objets sensibles. +</p> + +<p class="indent"> +Ce qui porteroit à supposer cette capacité dans les enfans, c’est le +peu d’effort avec lequel ils apprennent des jeux qui exigent des +combinaisons assez fines. Mais d’un autre côté on peut demander si +cette facilité ne viendroit pas plutôt de ce qu’ils ont les idées +particulieres de la chose qu’ils font, & qu’ils font avec plaisir. +</p> + +<p class="indent"> +Je remarque que tout ce que fait la nature, quelque compliqué qu’il +soit, elle le fait aisément ; dès que l’art survient, la difficulté +naît ; l’art est long & pénible. Apprendre à parler, apprendre une +langue par l’usage, cela se fait naturellement & facilement : +apprendre à lire, apprendre une langue par regles & par art, c’est +l’occupation de plusieurs années. +</p> + +<p class="indent"> +Ainsi ce seroit une matiere digne de la recherche des bons Citoyens & +de l’attention des Gouvernemens que de fixer une fois la méthode la +plus simple d’enseigner à lire & d’enseigner les langues. Ce seroit +épargner beaucoup de peine aux enfans, d’embarras aux peres & aux +maîtres ; ce serait ménager bien du temps pour l’acquisition des +connoissances réelles. Je crois, d’après plusieurs expériences +réitérées, que le Bureau Typographique est sans comparaison ce qu’il y +a de mieux pour la lecture. +</p> + +<p class="indent"> +Mais je suppose qu’un enfant sache déjà lire & écrire ; qu’il +sache même dessiner, ce que je regarde comme nécessaire, je dis que +les premiers objets dont on doit l’occuper depuis cinq ou six ans +jusqu’à dix, sont l’Histoire, la Géographie, l’Histoire naturelle, des +Récréations physiques & mathématiques ; connoissances qui sont à +sa portée parce qu’elles tombent sous les sens, parce qu’elles sont +les plus agréables, & par conséquent les plus propices à occuper +l’enfance. S’il est vrai que ces objets soient la base & les matériaux +de nos idées, le fondement de la vie civile, de toutes les sciences & +de tous les arts sans exception, il est évident que c’est par-là qu’on +doit commencer l’instruction. +</p> + + +<h2> +<a id="title6" href="#title6TXT"> +De l’Histoire. +</a> +<a class="fn" id="fr_8" href="#fn_8"> +<span class="NoteNormalFont">8</span> +</a> +</h2> + + +<p class="indent"> +Est-il nécessaire de dire ici que les Histoires sont à la portée des +enfans, & de prouver dans le dix-huitième siecle une vérité connue il +y a deux mille ans. Mais l’esprit de paradoxe sait tout réduire en +problême : sous prétexte de procurer aux enfans une expérience qui +leur soit propre, on prétend les priver du secours de l’expérience +d’autrui, comme s’il étoit impossible d’allier l’une avec l’autre. +</p> + +<p class="indent"> +On veut qu’ils n’aient pas d’autre école que le monde ; & on leur +défend de voir le monde : on veut qu’ils n’apprennent leur chemin, +qu’en s’égarant. +</p> + +<p class="indent"> +Le mal qu’il y a dans ces instructions, n’est pas qu’elles soient +toutes fausses ; c’est au contraire dans le mêlange du vrai, que +réside l’inconvénient. +</p> + +<p class="indent"> +Personne ne peut nier ce principe incontestable, & qui n’est pas +nouveau, c’est que la premiere instruction doit commencer par les +choses sensibles, par des faits, par ce que l’on voit, ce que l’on +touche, ce que l’on pese, ce que l’on mesure, ce que l’on dépeint, ce +que l’on décrit. +</p> + +<p class="indent"> +Ce sont les faits de la nature, ceux de l’art & ceux des hommes : +je parlerai dans un moment des premiers ; je n’envisage +maintenant que les faits des hommes, ou ceux de l’Histoire. Le +spectacle de ce qui s’est passé dans le monde, n’est autre, à la +rigueur, que la représentation de ce qui se passe tous les jours dans +la place publique ; les enfans peuvent voir l’un aussi bien que +l’autre, si l’on sait diriger leur vue ; & il n’est pas besoin +d’une plus grande contention d’esprit. On sait qu’ils aiment avec +passion les Contes & les Histoires ; pourquoi les sévrer +entierement d’un plaisir auquel ils sont si sensibles ? +</p> + +<p class="indent"> +On ne sait que mettre entre les mains des peres, des meres, des +gouvernantes, pour les instruire à un certain âge, ou pour ne les pas +gâter : on leur lit des Contes de Fées ; on leur en fait +d’effrayans qui ont quelquefois des suites pour toute la vie : +pourquoi ne pas chercher à les instruire en les amusant ? Si la +plupart des Histoires sont au-dessus de leur capacité, est-ce une +raison pour ne les pas mettre à leur portée ? Ce seroit la faute +des Ecrivains. L’enfant qui entendra <i>Le Petit Poucet</i>, <i>La +Barbe bleue</i> peut entendre l’Histoire de <i>Romulus</i> & de +<i>Clovis</i>. Ils savent, aussi bien que les hommes avancés en âge, +qu’on ne doit faire de mal à personne ; qu’on n’en doit pas faire +au public qui est composé de plusieurs personnes ; que les +méchans, c’est-à-dire, ceux qui font du mal, sont dignes de +l’exécration publique. Ces maximes toutes simples suffisent pour +entendre presque toutes les Histoires & pour en juger. +</p> + +<p class="indent"> +Une autre raison décisive pour en occuper les enfans, est que si on +les laisse jusqu’à un certain âge sans en entendre parler, ils ne +pourront plus dans la suite en apprendre, ni en retenir aucune : +la chose deviendroit physiquement impossible. Ils se trouveroient à +l’égard de toute Histoire, dans le cas où nous sommes par rapport à +celles de la Chine & du Japon, qu’on a tant de peine à imprimer dans +la mémoire, parce que les noms des hommes, des villes, des fleuves +n’ont jamais frappé nos oreilles. Ils se trouveroient dans le cas où +sont la plupart des femmes qui se plaignent de leur mémoire, parce +qu’ayant peu lu dans l’enfance, les traces que font des objets tous +nouveaux, s’effacent presque dans l’instant. Qu’on essaie de faire +retenir à un jeune homme de la campagne, la suite des Rois depuis +François I, & l’on verra ce que l’on doit penser de la +proposition que je combats. +</p> + +<p class="indent"> +Il faut donc se résoudre à lire de l’Histoire aux enfans, ou à la +leur laisser ignorer pendant toute la vie. Il y a même des contes & +des récits d’aventures fabuleuses, je ne les exclurois pas, s’ils ne +donnoient pas des idées d’êtres ou de vertus imaginaires. Les Romans +nuisent en ce qu’ils ne décrivent que les foiblesses de l’humanité, ou +en ce qu’ils peignent les hommes tels qu’ils ne sont pas. On verroit +mal, si les yeux étoient faits comme des Microscopes. Ces narrations +fausses augmentent, diminuent, ou affoiblissent la nature. Presque +tous les tableaux de Roman ne sont point de grandeur naturelle. +</p> + +<p class="indent"> +Mais laissons les paradoxes métaphysiques, & ne craignons point de +leur préférer des maximes enseignées par tous les Philosophes de +l’univers, adoptées par tous les hommes d’Etat, & consacrées par la +pratique de toutes les Nations policées ; tâchons seulement de +rendre les Histoires utiles aux enfans, & d’indiquer ce qu’elles +doivent contenir. +</p> + +<p class="indent"> +Je voudrois que l’on composât, pour leur usage, des Histoires de +toutes Nations, de tout siecle, & sur-tout des siecles derniers ; +que celles-ci fussent plus détaillées ; que même on les leur fît +lire avant celles des siecles plus reculés ; qu’on écrivît des +vies d’Hommes illustres dans tous les genres, dans toutes les +conditions & dans toutes les professions ; de Héros, de Savans, +de femmes & d’enfans célebres, &c. qu’on leur fît des peintures vives +des grands événemens, des exemples mémorables de vice ou de vertu, de +malheur ou de prospérité, &c. +</p> + +<p class="indent"> +Il faudroit que l’instruction fût toute faite dans ces livres ; +qu’on n’y laissât presque rien à ajouter au Maître, & qu’il n’eût, +pour ainsi dire, qu’à lire & à interroger. Je desirerois qu’à la suite +de chaque Histoire, on plaçât des questions pour voir ce que l’enfant +auroit retenu, pour le redresser, s’il avoit mal entendu, ou s’il ne +s’était pas attaché au plus essentiel. +</p> + +<p class="indent"> +C’est la méthode du judicieux Abbé Fleury, dans son Catéchisme +historique : il en prouve l’utilité dans une Préface +très-philosophique, qu’on lit peu, parce qu’on ne lit gueres les +Préfaces, & sur-tout celle d’un Catéchisme. +</p> + +<p class="indent"> +Ces Livres & ces Histoires serviroient en même-tems à former le cœur +& l’esprit des enfans, & on pourroit y faire entrer une morale<a +class="fn" id="fr_9" href="#fn_9">9</a> entiere à leur portée, non en +établissant, par des principes abstraits, les regles du juste & de +l’injuste ; mais en excitant ce sentiment qui est assez vif chez +eux, & qui le seroit également chez tous les hommes, s’il n’étoit pas +étouffé par le préjugé & par l’intérêt. +</p> + +<p class="indent"> +On pourroit ainsi les accoutumer de bonne heure à juger les hommes & +les actions : on leur inspireroit l’humanité, la générosité, la +bienséance, soit par l’éloge des hommes généreux & bienfaisans, soit +par la comparaison des grands exemples, de vertus ou de vices, de +Ciceron & de Catilina, de Neron & de Titus, de Sully & du Maréchal +d’Ancre. Des questions simples & des réponses courtes indiqueroient le +chemin ; leur esprit s’ouvriroit insensiblement, & se formeroit sans +effort à goûter ce qui est bien, & à détester ce qui est mal : ils +apprendroient par leurs exemples même, & par les jugemens qu’on leur +feroit porter sur leurs querelles particulieres, sur leurs actions, +qu’il ne faut pas faire à autrui ce qu’on ne voudroit pas qui nous fût +fait ; que l’on n’est véritablement grand que pour le bien que l’on +fait aux hommes ; & qu’il faut faire à autrui tout le bien que l’on +peut faire. +</p> + +<p class="indent"> +La morale des enfans, & même celle des hommes faits, se réduit presque +à ces deux points.<a class="fn" id="fr_10" href="#fn_10">10</a> +</p> + +<p class="indent"> +Combien l’émulation des enfans ne seroit-elle pas excitée par la +lecture des vies d’enfans célebres ? Il est étonnant que depuis +Baillet, qui en a fait un Livre exprès, on n’ait pas suivi cette idée +pour leur inspirer l’amour si précieux de la distinction. +</p> + +<p class="indent"> +On a dit qu’il falloit préférer dans les études celles qui sont plus +utiles, celles dont on peut tirer plus de conséquences pour les +mœurs, pour la conduite de la vie, pour les affaires publiques & +particulieres : or il n’est pas douteux que les Histoires +modernes renferment à cet égard plus d’utilités que les Histoires +anciennes ; celles de l’Europe, plus que les Histoires de +l’Egypte & de la Chine ; les Histoires du pays, plus que les +étrangeres : c’est l’avis du savant Grotius qui avoit employé un +temps considérable à l’étude de l’antiquité<a class="fn" id="fr_11" +href="#fn_11">11</a><a class="fn" id="fr_NOTEe" +href="#fn_NOTEe">, e</a>, & c’est celui de tous les gens sensés. +</p> + +<p class="indent"> +Un homme, de goût pourroit extraire des Livres des Antiquités +Egyptiennes, Grecques, Etrusques & Romaines, des Monumens de la +Monarchie Françoise, du Livre des Cérémonies religieuses, des Livres +de Médailles, de ceux qui traitent des mœurs des Nations en général & +en particulier, du Dictionnaire de la Bible, tout ce qui mériteroit +d’être retenu : on montreroit le plan des Villes célebres, des +Ports, des plus beaux édifices ; quelques ouvrages des meilleurs +Peintres, si cela étoit possible ; des estampes : enfin on +recueilleroit parmi les monumens anciens & modernes, ce qu’il y a de +plus curieux ; on pourroit y joindre une description très-simple. +</p> + +<p class="indent"> +Ces Histoires & ces Recueils, pour être utiles, devroient être +composés par des Philosophes. Ce n’est pas rabaisser la Philosophie, +que de lui faire parler le langage des enfans ; c’est en faire +l’usage le plus digne d’elle : & à quoi est-elle bonne, si ce +n’est à former le jugement de tous les âges ? +</p> + +<p class="indent"> +Plus il y auroit de volumes d’Histoires bien faites, plus la société & +les familles seroient instruites, plus les études seroient +préparées ; elles serviroient aux meres, aux enfans & à toutes +les générations. Duché en fit pour Saint-Cyr, dans le siecle +dernier ; l’Abbé de Choisy, pour Madame la Duchesse de +Bourgogne : elles sont agréables ; mais ces Ecrivains, comme +plusieurs du siecle passé, avoient peu de philosophie dans la tête. +</p> + +<p class="indent"> +Je suppose donc quelques volumes de pareilles Histoires composées par +des Philosophes. +</p> + +<p class="indent"> +On les feroit lire aux enfans, pour apprendre à bien lire. +</p> + +<p class="indent"> +Ils répondroient aux questions qui y seroient contenues, & par-là ils +s’accoutumeroient à juger. +</p> + +<p class="indent"> +On leur feroit raconter ces mêmes Histoires, pour leur apprendre à +parler. +</p> + +<p class="indent"> +Ce ne sont-là que les matériaux de l’Histoire : on réserveroit +pour le second âge l’arrangement des faits par la Chronologie, la +suite des Empires, les principes qui servent de fondement à la +certitude historique, & les usages innombrables de l’Histoire. +</p> + + +<h2> +<a id="title7" href="#title7TXT"> +De la Géographie. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +La Géographie ne doit jamais être séparée de l’Histoire : c’est +l’affaire des yeux & de la mémoire, & par conséquent une étude faite +pour les enfans. Mais il faudroit une Géographie à leur portée, qui +sans entrer dans un détail sec & ennuyeux (comme la Géographie de +Lenglet), les fît voyager agréablement dans les différentes contrées, +remarquant ce qu’il y a de principal & de curieux, les faits les plus +frappans, la patrie des grands hommes, les batailles célebres, tout ce +qu’il y a de plus remarquable, soit pour les mœurs & les coutumes, +soit pour les productions naturelles, pour les arts ou pour le +commerce. +</p> + +<p class="indent"> +On se serviroit du Recueil des voyages & de tous les Livres qui ont +été faits jusqu’ici : ce travail ne seroit ni long, ni pénible. +</p> + +<p class="indent"> +Lorsque les enfans seroient plus avancés, on leur feroit faire un +second & un troisieme voyage de Géographie historique, politique, +physique & mathématique, comme on le dira dans la suite. +</p> + + +<h2> +<a id="title8" href="#title8TXT"> +De l’Histoire naturelle & des Récréations physiques & mathématiques. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +Une autre étude spécialement propre aux enfans, est l’Histoire +naturelle & les Récréations physiques & mathématiques. +</p> + +<p class="indent"> +L’Histoire naturelle ne demande à cet âge que des yeux, de l’exercice +& de la mémoire : c’est une des plus utiles connoissances qu’ils +puissent acquérir, étant un des fondemens de l’Economie, de la +Médecine, du Commerce & de la politique même ; elle est aussi une +des plus agréables, & des plus faciles. +</p> + +<p class="indent"> +Il ne s’agit point encore de raisonner ni de découvrir des rapports & +des causes : il ne faut à cet âge que voir beaucoup & revoir +souvent, comme l’a dit un grand Maître. Qu’ils voient sans dessein, +même sans explication les productions diverses, les échantillons de +tout ce qui compose la terre : on doit les familiariser avec tous +ces objets, dont le commun des hommes jouit sans les connoître, & qui +se trouvent si souvent dans l’usage de la vie. +</p> + +<p class="indent"> +Le principal est de montrer d’abord les différens objets, de +l’Histoire naturelle, tels qu’ils paroissent aux yeux ; la +figure, avec une description précise & exacte, suffit. On pourroit +rendre les descriptions moins seches & plus agréables, en y mêlant +quelques faits, de la vie & des mœurs des animaux, de la culture & de +l’usage des plantes, de la propriété & de l’emploi des minéraux : +mais dans cette partie, on doit être sobre, éviter le trop grand +détail, & sur-tout écarter le fabuleux, que les Naturalises y ont mêlé +trop souvent. +</p> + +<p class="indent"> +Pour les conduire d’abord dans cette immensité d’objets, il ne doit +point être question de méthodes savantes, qui ne serviroient qu’à +apporter de la confusion : il suffit de s’en tenir à cette +premiere & grande division des trois regnes, l’animal, le végétal & le +minéral. +</p> + +<p class="indent"> +Pour les détailler, on suivra la maxime déjà posée plusieurs fois, de +s’attacher aux objets qui ont plus de rapport avec nous, qui sont les +plus nécessaires & les plus utiles. +</p> + +<p class="indent"> +On donnera la préférence aux animaux domestiques sur les sauvages, aux +animaux du pays sur les étrangers. +</p> + +<p class="indent"> +Dans les plantes, on préférera celles qui servent pour les alimens & +pour les remedes. Les enfans parviendroient insensiblement à +distinguer les parties d’un animal, des oiseaux, des poissons, des +insectes ; à savoir comment tous ces corps vivans croissent, se +nourrissent & se conservent : mais il seroit essentiel que +l’instruction n’allât point alors au-delà de ce dont ils pourroient +juger par la vue & par le tact. +</p> + +<p class="indent"> +Il en seroit de même pour les fossiles, les minéraux, les métaux, les +pierres & les différentes substances que la terre renferme. +</p> + +<p class="indent"> +On les montrera de suite, la figure d’un côté, & la description de +l’autre : quand on pourra y joindre les objets mêmes, l’image +sera plus nette & plus vive, l’impression plus durable. S’ils sont +présentés avec ordre aux enfans, ils se placeront naturellement dans +leur tête, suivant l’ordre même dans lequel ils en auront acquis la +connoissance. On leur nommera en même tems les Hommes fameux, tant +anciens que modernes, qui ont fait des découvertes dans les Sciences +relatives à ces objets, & qui, par des travaux souvent immenses, les +ont perfectionnées. Rendre un juste hommage aux talens, c’est faire +honneur à l’humanité ; ce seroit inspirer aux enfans de la +vénération pour les bienfaiteurs des Nations ; une louable +curiosité s’empareroit de leurs esprits ; peut-être feroit-elle +naître un jour l’émulation d’égaler & de surpasser ceux qui leur +auroient d’abord servi de guides. +</p> + +<p class="indent"> +Ce spectacle, quoiqu’ébauché, leur élevera l’ame, & fera croître leurs +idées. Il viendra un tems où, après avoir vu & revu plusieurs fois les +objets, ils commenceront à se les représenter en gros, & à s’en faire +eux-mêmes des divisions : le goût de la Science naîtra, & il +pourra être aidé alors par des méthodes & par des réflexions ; +mais il faut toujours commencer par des faits & par des descriptions +qui sont elles-mêmes des faits. Le Dessein serviroit à tous ces +usages, parce que les enfans se font un plaisir de copier ce qu’ils +voient. +</p> + + +<h2> +<a id="title9" href="#title9TXT"> +Des Observations physiques, astronomiques ; des +Expériences & des Méchaniques. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +Sous le titre de Récréations physiques, je comprends les observations, +les expériences, les faits de la nature les plus simples, les plus +frappans, & les plus faciles à retenir. +</p> + +<p class="indent"> +Je dois prévenir ici une objection facile à faire, & plus facile +encore à tourner en plaisanterie. On dira peut-être que pour faciliter +l’étude à des enfans, je veux qu’ils apprennent l’Histoire naturelle, +la Physique, les Arts & l’Astronomie. +</p> + +<p class="indent"> +Je réponds que l’objection ne pourroit être faite que par des +personnes qui n’auroient aucune teinture de ces sciences ; elle +seroit fondée, si je prétendois qu’on formât à cet âge des Physiciens, +des Astronomes & des Méchaniciens ; mais ce n’est pas ce que je +propose ; je prends pour exemple l’Histoire naturelle, & je dis +pour apprendre cette science, il faut d’abord distinguer les objets, +les appeller par leur nom, les reconnoître par la forme, la grandeur, +le poids, les couleurs, &c. +</p> + +<p class="indent"> +C’est-là une premiere opération nécessaire, mais qui ne suffit pas +pour former un Naturaliste. +</p> + +<p class="indent"> +Pour posséder cette science, il faut non-seulement connoître les +qualités sensibles, mais tout ce qui a rapport à la naissance, à la +production, à l’accroissement, au développement, aux usages de chaque +objet en particulier, son histoire raisonnée, en un mot tout ce que +des doctes Académiciens rassemblent dans leur savante Histoire +naturelle. +</p> + +<p class="indent"> +Il en est à peu près de même dans les Arts, dans la Physique, dans +l’Astronomie, &c. +</p> + +<p class="indent"> +Je conviens que des enfans ne sont point en état de comprendre les +secondes opérations, ni les raisonnemens qu’elles exigent ; mais je +soutiens que toute personne qui a des sens, est capable des premieres, +puisqu’elles ne consistent qu’à distinguer les objets & leurs +différentes parties, à les peser, à les mesurer, à remarquer leurs +couleurs, à dessiner leurs contours : tout ce qui ne demande que des +yeux, des mains & un très-simple calcul, n’est point au-dessus de la +portée de l’âge le plus tendre. +</p> + +<p class="indent"> +On ne prétend point démontrer à des enfans la divisibilité de la +matiere à l’infini ; mais un enfant de sept ans peut appercevoir +qu’un grain de carmin teint sensiblement dix pintes d’eau, & que par +conséquent il peut être divisé en autant de particules, qu’il y a de +petites gouttes de liqueur. +</p> + +<p class="indent"> +Qu’un grain d’or mis en feuilles, peut couvrir une surface de 50 +pouces quarrés ; que chaque feuille d’un pouce quarré, peut se +couper en deux cens petites bandes, & chaque petite bande en deux cens +plus petites ; de sorte que chaque feuille ainsi divisée, +contient des parties presque innombrables. +</p> + +<p class="indent"> +Qu’une feuille d’or couvrant un cylindre d’argent, peut être applatie, +alongée & mise en un fil de 444 lieues. On découvre dans les liqueurs, +des animaux qu’on démontre géométriquement être 27 millions plus +petits qu’un ciron ; ces animaux ont des veines, des muscles, &c. +&, ce qui est plus petit encore, des liqueurs qui y circulent & qui en +entretiennent le jeu. (<i>Hist. de l’Acad. des Sciences</i>, 1718, +<i>p. 9</i>.) +</p> + +<p class="indent"> +On ne demande pas que la Méchanique soit enseignée aux enfans ; +mais on ne sauroit les accoutumer de trop bonne heure à voir les +machines simples qui produisent & facilitent le mouvement, à remarquer +les effets sensibles du levier, des roues, des poulies, de la vis, du +coin & des balances. +</p> + +<p class="indent"> +Les femmes considerent des ciseaux par leur matiere & comme un +bijou ; les ouvrieres, comme un outil pour couper : y +auroit-il de l’inconvénient que l’on fît considérer cet instrument aux +enfans, comme étant composé de deux leviers réunis par un clou qui +leur sert de point d’appui, & les deux branches tranchantes en dedans, +comme deux coins propres à diviser, lorsqu’ils éprouvent l’action des +leviers ? +</p> + +<p class="indent"> +Qu’on leur fît remarquer que plus le point d’appui est éloigné de la +puissance qui donne le mouvement, plus la force est grande, &c. +</p> + +<p class="indent"> +Il y a un livre assez imparfait, intitulé, <i>Description abrégée des +principaux Arts & Métiers, & des instrumens qui leur sont propres, le +tout détaillé par figures</i>. L’académie fait imprimer la description +des Arts : c’est un des plus beaux monumens que la génération +présente puisse laisser à la postérité. +</p> + +<p class="indent"> +Est-il au-dessus de la portée des enfans, de feuilleter ces Livres, +d’en dessiner quelques figures ? Seroit-il impossible d’avoir +dans un College une salle où l’on mît des modeles de machines en bois +ou en fer ? S’il y avoit dans cette salle des armoires garnies, +de quelques morceaux d’Histoire naturelle, ne demanderoient-ils pas +avec empressement à les voir ! Ils se promeneroient, ils +agiroient & acquerroient en même temps des connoissances. +</p> + +<p class="indent"> +On ne prétend point apprendre l’Astronomie à des enfans ; mais +seroit-il inutile de leur dire, par exemple, que le soleil est à +environ 34 ou 35 millions de lieues de la terre ; qu’il faudrait +vingt-cinq ans à un boulet de canon pour y parvenir ? +</p> + +<p class="indent"> +Que le diametre du cercle que nous parcourons en un an autour du +soleil est double, ou de 70 millions de lieues. +</p> + +<p class="indent"> +Que l’éloignement des étoiles est incomparablement plus grand. +</p> + +<p class="indent"> +Qu’en supposant égale au Soleil l’étoile Sirius, l’une des plus +grandes, des plus éclatantes, & vraisemblablement la plus proche, il +faudroit à un boulet de canon, pour y parvenir, 27 à 28 millions de +fois 25 ans. +</p> + +<p class="indent"> +Que l’on compte avec les yeux un peu plus de 1022 étoiles ; mais +qu’avec le télescope on en découvre dix & vingt fois davantage, dont +chacune est vraisemblablement aussi éloignée de l’autre, que le Sirius +l’est de nous. +</p> + +<p class="indent"> +Que la terre dans son mouvement journalier autour du Soleil, fait plus +de six cens mille lieues en une heure, quatre cens seize en une +minute ; qu’un boulet de canon ne pourroit faire que deux mille +six cens lieues en vingt-quatre heures ; qu’ainsi la terre va +cent cinquante fois plus vite qu’un boulet de canon. +</p> + +<p class="indent"> +Encore une fois je demande s’il y auroit de l’inconvénient à frapper +d’admiration & d’étonnement l’esprit des enfans par ces infiniment +grands & ces infiniment petits. +</p> + +<p class="indent"> +Quelle idée n’en résulteroit-il pas de l’Etre qui a produit toutes +choses ? & faudroit-il leur demander, à quelque âge qu’ils +fussent parvenus, <i>Quis est qui creavit hæc ?</i><a class="fn" +id="fr_NOTEf" href="#fn_NOTEf">f</a> +</p> + +<p class="indent"> +Seroit-il nécessaire après ces connoissances inculquées de loin, de +les préparer à comprendre la pesanteur de l’air, son ressort, tous les +phénomènes que la Physique décrit, & tous ceux que la Chymie découvre +? Y auroit-il du danger à leur montrer que la viande où les mouches +déposent leurs œufs, se charge de vers ; & que celles où elles +n’en déposent pas, ne s’en charge point ? +</p> + +<p class="indent"> +Ce fait, dont les yeux sont témoins, ne les conduiroit-il pas à penser +que tout est organisé & a son germe ? N’en concluroient-ils pas +naturellement qu’un champignon est l’ouvrage de la Sagesse de Dieu, +ainsi que le monde ? +</p> + +<p class="indent"> +Y a-t-il dans les Livres d’Exercices spirituels des réflexions plus +pieuses que celles qui résultent de ces observations & de ces +expériences ? +</p> + +<p class="indent"> +Il seroit à desirer que les enfans fussent de bonne heure familiarisés +avec des globes, des Cartes, des Sphères, des Termometres, des +Barometres ; qu’ils eussent des étuis de Mathématique ; +qu’ils sussent faire usage de la regle, du compas, quand ce ne seroit +que pour se procurer un divertissement ; qu’ils apprissent qu’il +y a un art de rapprocher les objets les plus éloignés, d’appercevoir +ceux qui leur semblent imperceptibles. +</p> + +<p class="indent"> +Ils verroient avec le microscope ce qu’ils ne soupçonnoient pas sur la +tête d’une mouche, & dans la barbe d’une plume. Ces instrumens +seroient de nouveaux organes qu’on ajouteroit à leurs yeux, & qui leur +feroient découvrir de nouveaux mondes : ils manieroient la +machine pneumatique, & tous ces instrumens inventés par le génie, & +employés par l’art pour dévoiler la nature : ils se réjouiroient +avec des jeux d’Optique qui leur mettraient sous les yeux les monumens +des quatre parties de l’Univers. +</p> + +<p class="indent"> +Ils verroient les phénomènes de l’Electricité qui embarrassent les +Philosophes, & qui étonnent tous les hommes. +</p> + +<p class="indent"> +On leur feroit connoître le plus grand nombre d’objets qu’il seroit +possible : enfin tout sera bon, pourvu que tout soit exact. Je ne +propose de leur apprendre que des faits, des faits dont les yeux +déposent à sept ans comme à trente : je demande si ce sont là des +études pénibles, ou si ce sont des récréations, utiles & agréables. +</p> + +<p class="indent"> +Je passe aux Mathématiques. +</p> + + +<h2> +<a id="title10" href="#title10TXT"> +Des Mathématiques. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +Le préjugé commun a attaché à ces Sciences l’idée d’une grande +difficulté pour les enfans : & par qui cette difficulté est-elle +exagérée ? Par des gens qui dès l’âge de six ans leur mettent en +main la Grammaire, c’est-à-dire, la Métaphysique du langage ; un +tissu d’idées abstraites, difficiles à saisir par elles-mêmes, & +rendues inintelligibles par la façon dont elles sont présentées. +</p> + +<p class="indent"> +La coutume qui régit la multitude, avoit renvoyé les Mathématiques à +la fin des études, pour en prendre une légère teinture bientôt +effacée. Les lumieres de ce siecle, l’exemple & l’autorité des gens +capables ont ramené à l’avis des Anciens, de Pythagore, de Platon, qui +vouloient que personne n’entrât aux Ecoles, sans être initié à la +Géométrie : Socrate conseilloit d’apprendre les Mathématiques dès +l’âge le plus tendre. <i>Platon Rép. Dial 7</i><a class="fn" +id="fr_NOTEg" href="#fn_NOTEg">g</a>. L’expérience & +le raisonnement prouvent que les enfans sont capables de s’appliquer à +ces Sciences. +</p> + +<p class="indent"> +La Géométrie ne présente rien que de sensible & de palpable, rien dont +les sens ne rendent témoignage. Les Géometres mesurent ce qu’ils +voient, ce qu’ils touchent, ce qu’ils parcourent : les sens sont +dans un perpétuel exercice ; & lorsque les sens ne suffisent pas, +la mémoire vient au secours pour conserver le souvenir d’une premiere +vérité, d’une seconde, d’une troisieme, &c. Nulle science n’est plus +assortie à la curiosité des enfans, à leur caractere, à leur +tempérament, qui les porte à être presque toujours en mouvement : +rien ne flatte davantage l’amour-propre, que de croire inventer +soi-même les figures que l’on construit, ou les problêmes que l’on +résout. +</p> + +<p class="indent"> +Je ne parle point de leur utilité par rapport aux besoins des hommes, +à la perfection de tous les Arts, aux secours qu’en tirent les +Sciences, & sur-tout la Physique ; le principal motif pour y +appliquer les enfans, c’est le grand avantage qu’elles ont de +perfectionner l’esprit. +</p> + +<p class="indent"> +La premiere qualité de l’homme, la plus nécessaire, celle qui s’étend +à toutes ses actions, à tous ses emplois, & qui étant jointe à la +droiture du cœur, qu’elle doit mettre en œuvre & conduire par sa +lumiere, fait toute sa perfection ; c’est la justesse de l’esprit. +</p> + +<p class="indent"> +Pour acquérir cette qualité, il ne suffit pas de savoir les regles qui +conduisent à la vérité ; il faut y joindre l’habitude de suivre +ces regles, & elle ne s’acquiert que par la pratique continuelle des +actes qui la produisent : or il est évident que par la méthode +que l’on est forcé de suivre dans l’étude des Mathématiques, on +pratique continuellement les actes qui forment cette habitude. Pour +apprendre & raisonner, il suffit de bien raisonner sans +discontinuation, c’est ce que l’on fait toujours & nécessairement dans +les Mathématiques. Il est très-possible & très-ordinaire de raisonner +mal en Théologie, en Politique ; cela est impossible en +Arithmétique & en Géométrie : si l’on n’a pas l’esprit juste, la +regle a de la justesse & de l’intelligence pour celui qui la pratique. +</p> + +<p class="indent"> +Les Mathématiques accoutument à l’esprit de combinaison & de +calcul ; esprit si nécessaire dans l’usage de la vie ; elles +donnent de l’aptitude à lier les idées, & c’est peut-être la plus +essentielle de toutes les dispositions ; car on ne voit +ordinairement dans tout le reste de la vie, que comme on a vu dans les +commencemens. +</p> + +<p class="indent"> +D’ailleurs qu’elle comparaison entre les idées claires des corps, de +la ligne, des angles qui frappent les sens, & les idées abstraites du +verbe, des déclinaisons & des conjugaisons, d’un accusatif, d’un +ablatif, d’un subjonctif, d’un infinitif, du <i>que</i> retranché, &c. +La Géométrie ne demande pas plus d’application que les jeux de Piquet +& de Quadrille. +</p> + +<p class="indent"> +C’est aux Mathématiciens à trouver une route qui n’est pas encore +assez frayée. On pourrait peut-être commencer par des récréations +mathématiques : mais celles d’Ozanam ne sont pas si claires que les +Elémens même, & ne sont pas si instructives. +</p> + +<p class="indent"> +M. Clairaut a donné des Elémens de Géométrie & d’Algebre dans l’ordre +que les inventeurs eussent pu suivre. Il a réuni les deux avantages +d’intéresser & d’éclairer les Commençans. +</p> + +<p class="indent"> +Telles sont les opérations que je propose pour le premier âge : +apprendre à lire, à écrire & à dessiner ; de la Danse, de la +Musique qui doivent entrer dans l’éducation de toutes les personnes +au-dessus du commun ; des Histoires & des vies d’Hommes illustres +de tout Pays, de tous siecles & de toute profession ; la +Géographie ; des Récréations Physiques & Mathématiques ; les +Fables de la Fontaine, qui, quoi qu’on en dise, ne doivent pas être +retirées des mains des enfans, mais qu’on doit leur faire toutes +apprendre par cœur. Du reste, des promenades, des courses, de la +gaieté, des exercices; & je ne propose même les études que comme des +amusemens. +</p> + + +<h2> +<a id="title11" href="#title11TXT"> +Education des Enfans depuis dix ans. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +Vers l’âge de dix ans, il seroit tems de commencer le cours de +Littérature Françoise & Latine, ou d’Humanités, & on continueroit en +même tems les opérations du premier âge. +</p> + +<p class="indent"> +Je joins ensemble l’étude des Langues Françoise & Latine : +Ciceron<a class="fn" id="fr_12" href="#fn_12">12</a><a class="fn" +id="fr_NOTEh" href="#fn_NOTEh">, h</a> conseilloit à son fils de réunir +l’étude du Grec & du Latin. +</p> + +<p class="indent"> +J’ajouterois pour ceux qui en auront le goût, l’étude du Grec qu’il +seroit très-utile de ne pas abandonner comme on a fait. Sans ces deux +Langues, il n’y a point de vraie ni de solide érudition. Je +conseillerois aussi l’Anglois devenu nécessaire pour les sciences, & +l’Allemand pour la guerre ; mais je ne parlerai point ici de ces +deux Langues. +</p> + +<p class="indent"> +On traite les Langues vivantes à peu près comme ses contemporains, +avec une forme d’indifférence & presque toujours +désavantageusement : ce sont les circonstances & le goût qui +doivent décider du tems ; on renvoye ordinairement cette étude +aux années qui suivent l’éducation. +</p> + +<p class="indent"> +Dans toute institution il faut donner le pas à la Langue +maternelle : elle est la plus nécessaire dans tout le cours de la +vie. Il est donc déraisonnable de la négliger, sous prétexte qu’on +l’apprendra toujours assez bien par l’usage. +</p> + +<p class="indent"> +L’expérience apprend qu’on ne la sait jamais parfaitement si on ne l’a +pas étudiée ; & il est honteux que dans une éducation de France +on néglige la Littérature Françoise, comme si nous n’avions pas des +modeles dans notre Langue. Les Grecs & les Romains cultivoient la leur +préférablement aux Langues étrangeres. De cent étudians il n’y en a +pas cinquante à qui le Latin soit nécessaire, & à peine en +compteroit-on quatre ou cinq, à qui il puisse être utile, dans la +suite, de le parler & de l’écrire. Il n’y en a aucun qui puisse avoir +besoin de parler ou d’écrire en Grec, de faire des Vers Latins ou des +Vers Grecs : il est donc contre la raison de dresser un Plan +d’éducation générale pour ce petit nombre de personnes. +</p> + +<p class="indent"> +Les Langues demandent de l’application & du travail ; & +quoiqu’elles ne soient qu’une disposition à une étude plus solide, il +faut s’y attacher avec ardeur pendant les premieres années, & éviter +le peu de conduite de la plupart de ceux qui s’appliquent aux +Belles-Lettres, & qui sont contraints d’apprendre toute leur vie à +parler & à écrire purement, parce qu’il n’y ont pas donné le tems +nécessaire dans les commencemens, ou qu’ils l’ont fait sans ordre & +sans principe. Mais il n’est pas inutile de fixer ce que j’entends par +Littérature : c’est ce que les Romains appelloient la Grammaire, +<i>Grammatica</i>. L’Abbé Gédouin dit que « l’on comprenoit à +Rome sous ce terme généralement tout ce qui concerne la Langue, +c’est-à-dire, non-seulement l’habitude de bien lire, une prononciation +correcte, une ortographe exacte, une diction pure & régulière, +l’étymologie des mots, les divers changemens arrivés à la Langue, +l’usage ancien & l’usage moderne, le bon & le mauvais usage, les +différentes acceptions des termes, mais encore la lecture & +l’intelligence de tout ce qu’il y avoit de bons écrits dans la Langue +maternelle, soit en prose, soit en vers. » +</p> + +<p class="indent"> +Telle étoit l’idée qu’on avoit à Rome & à Athenes des Maîtres de +Grammaire ou des Grammairiens, terme presque ignoble anjourd’hui, mais +qui étoit alors en honneur autant que la chose qu’il signifioit. Voilà +ce que les enfans venoient apprendre à leurs Ecoles, & ce qu’ils y +apprenoient en effet. +</p> + +<p class="indent"> +La Littérature Françoise & la Littérature Latine doivent marcher d’un +pas égal ; ainsi il seroit bon que les écoles du matin, par +exemple, fussent pour le François, & celles du soir pour le Latin, +jusqu’à la Philosophie qui doit, malgré le mauvais usage, être traitée +en François. Il se trouverait des enfans qui n’ayant besoin ni de +Latin ni de Grec, suivroient seulement celles de François : & je +ne regarderois pas comme un mal, que cet usage pût s’introduire. +</p> + +<p class="indent"> +Faut-il six ans pour apprendre deux Langues ? Deux ou trois +années d’Humanités suffisent ; une année de Rhétorique & deux de +Philosophie. On pourrait ajouter une Chaire de Physique expérimentale +& de Mathématiques. Peut-être seroit-il mieux de finir par la +Rhétorique, ou du moins de ne pas abandonner les Belles-Lettres +pendant la Philosophie. +</p> + +<p class="indent"> +Pour remplir les objets de la Littérature, il faut commencer par une +Grammaire générale & raisonnée, qui contienne les fondemens de l’art +de parler, qui donne une idée nette de toutes les parties du discours, +où l’on voie ce qui est commun à toutes les Langues, & les principales +différences qui s’y rencontrent. +</p> + +<p class="indent"> +On a une très-bonne Grammaire générale de Lancelot, avec les notes +d’un Académicien qui a autant de netteté & de justesse que de +goût ; il lui seroit plus aisé qu’à personne de la mettre à la +portée des enfans. +</p> + +<p class="indent"> +On doit compter pour un avantage considérable, d’apprendre tout par +principes : cette pratique rend l’esprit juste & accoutumeroit +les enfans à faire usage de leur raison dans les différentes fonctions +de la vie ; ce qui doit être le but de toutes les études. +</p> + +<p class="indent"> +Après ce premier degré, auquel il ne faut pas s’arrêter trop +long-tems, parce que l’usage est le meilleur maître en matiere de +Langues, on doit passer à la lecture des Auteurs, & la premiere +opération seroit de faire faire aux enfans sur un Livre François +qu’ils entendent, la construction des phrases, suivant les notions de +la Grammaire générale qu’ils auroient apprise, & de la Grammaire +Françoise qu’ils apprendroient en même-temps. +</p> + +<p class="indent"> +Ce seroit-là leurs premières leçons ; les secondes seroient un +abrégé de Grammaire Latine qui en marqueroit les différences avec la +Grammaire Françoise ; après quoi on les mettroit dans +l’explication du Latin<a class="fn" id="fr_13" +href="#fn_13">13</a> : car je suppose avec les personnes +instruites<a class="fn" id="fr_14" href="#fn_14">14</a>, que c’est par +l’explication qu’il faut commencer & continuer l’étude des Langues. +</p> + +<p class="indent"> +Il est naturel de penser que pour apprendre une Langue morte, on doit +imiter, autant qu’il est possible, la maniere dont les enfans +apprennent leur Langue maternelle, & celle que nous employons pour +apprendre les Langues étrangeres ; c’est l’usage, l’exercice & +l’habitude ; avec cette différence, qu’en apprenant une Langue +vivante, les idées des objets que l’on voit, se lient immédiatement +avec les noms qu’on entend prononcer ; au lieu qu’en étudiant une +Langue morte, la liaison des mots ne se fait qu’avec ceux de la langue +maternelle, & non avec les objets même : dans l’un, c’est le +signe de la chose; dans l’autre, c’est le signe du signe, ce qui cause +une double contention d’esprit. +</p> + +<p class="indent"> +Dans la seconde, ou même la troisieme année, il seroit tems, si l’on +veut, de joindre à l’explication & à la traduction des Auteurs Latins, +la méthode des thêmes. Il faut entendre avant de parler. On choisiroit +un Auteur bien traduit en François par un homme habile dans les deux +Langues, tels que Phedre, Terence, Saluste, quelques Livres de +Ciceron : on feroit traduire quelques morceaux choisis, on +compareroit le François avec celui du Traducteur. Quelque temps après +l’enfant mettrait la traduction en Latin que l’on corrigeroit sur le +texte original. Par-là le Disciple auroit Ciceron pour Maître de +Latin, & l’Abbé Mougaut, par exemple, pour Maître de François : +ce serait le moyen d’apprendre parfaitement les deux Langues. +</p> + +<p class="indent"> +Un Livre classique nécessaire seroit un recueil relatif à l’état +actuel de notre Langue, extrait des Remarques de Vaugelas, de +Bouhours, de Corneille, de Patru, Saint-Evremond, & tous ceux qui ont +écrit sur la Langue, avec les raisons de leurs décisions. Ce Recueil +seroit au moins aussi utile que les Particules de Turcelin, & seroit +d’un plus grand usage. +</p> + +<p class="indent"> +On commencerait par des Fables, par des Lettres, dont le discours est +moins figuré ; on auroit soin de parcourir tous les genres de +Littérature en vers et en prose, depuis l’Epigramme jusqu’à l’Epopée, +depuis les Lettres jusqu’au Discours public ; observant, autant +qu’il seroit possible, de joindre les Auteurs François & Latins, comme +Phedre & la Fontaine, Horace & Boileau, Homere & Virgile, avec le +Tasse & la Henriade, &c. +</p> + +<p class="indent"> +L’objet de cette étude, seroit d’inspirer aux jeunes gens le goût du +beau & du bon en chaque genre de Littérature, & celui des beautés +particulieres des Langues, sur-tout de la Langue Françoise. +</p> + +<p class="indent"> +Des Gens de Lettres ont prouvé qu’il est impossible de connoître +parfaitement les beautés d’une Langue morte ; mais s’il est +difficile d’appercevoir toutes les finesses de l’élocution de +Demosthene, de Ciceron, de Virgile, il est aisé de sentir les charmes +de leur éloquence, de reconnoître la maniere noble & grande dont ils +s’expliquent. On peut imiter les Auteurs sans parler leur Langue, & on +doit tâcher de traiter les matieres dans la sienne, de la même façon +qu’ils les traitoient dans la leur. +</p> + +<p class="indent"> +Ici il manque aux enfans un Livre de Préceptes qui les conduisent, & +dont ils fassent une continuelle application ; ou, pour mieux +dire, ce livre est fait, si les Maîtres sçavoient l’appliquer & le +mettre à la portée des enfans ; c’est le <i>Cours des +Belles-Lettres</i>, de M. le Batteux, où les regles sont si bien +éclaircies par des exemples. +</p> + + +<h2> +<a id="title12" href="#title12TXT"> +Ce que c’est que le goût, & quels sont les moyens de le former. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +L’art de parler a été formé en observant ce qui persuadoit & ce qui +nuisoit à la persuasion : de ces observations on a formé un corps +de préceptes & de regles; mais les préceptes seuls ne donnent jamais +le goût : tous ensemble ne valent pas, pour instruire, un ouvrage +de génie ; & comme l’a remarqué un génie supérieur (M. de +Voltaire) il y a plus à apprendre dans Demosthene, dans Ciceron, dans +Bossuet, que dans toutes les Réthoriques : ce sont-là les Maîtres +de l’art. Je citerai parmi ces grands modeles l’Auteur même de cette +réflexion, quoiqu’il soit vivant. Quand il est question de Science & +de Littérature, il faut que la jalousie contemporaine se taise, & +l’on doit parler le langage de la postérité. +</p> + +<p class="indent"> +Les préceptes de tous les arts sont aisés & simples, ils sont pris +dans la nature & dans la raison ; l’important n’est pas de les +connoître, quoique ce soit quelque chose, mais d’en faire +l’application. +</p> + +<p class="indent"> +Le goût est un discernement prompt, vif, & délicat des beautés qui +doivent entrer dans un ouvrage ; il naît de la sagacité & de la +justesse de l’esprit, & par conséquent c’est un don de la +nature ; mais il se perfectionne par l’étude & par +l’exercice : il apperçoit les beautés & les défauts ; il les +compare, les balance & les apprécie par un examen si fin & si prompt +qu’il paroît être plutôt l’effet du sentiment & d’une espece +d’instinct, que de la discussion. +</p> + +<p class="indent"> +Le goût peut être regardé comme un sens ; puisqu’il agit comme les +autres sens. Nous avons par la vue le sentiment des objets, sans +sçavoir comment ce sentiment est produit en nous. +</p> + +<p class="indent"> +Il en est de même de ce que l’on appelle le goût : nous jugeons +naturellement de ce qui est beau, & ce jugement naturel se forme dans +notre esprit, de même que si nous sçavions la cause & l’origine du +plaisir que nous sentons ; si nous avions présentes les regles +invariables du beau, & que sur toutes ces connoissances, nous fissions +en un instant une infinité de raisonnemens qui en seroient le +résultat. +</p> + +<p class="indent"> +On ne peut pas donner le sentiment de la vue à un aveugle, mais Locke +prouve que les enfans apprennent à voir, ou, pour mieux dire, à juger +par la vue, de la distance des corps & de leur figure. +</p> + +<p class="indent"> +Le goût ne differe pas des autres sens, l’organe ne se peut +acquérir ; il doit être fort grossier dans ceux qui n’en ont pas +souvent fait usage ; mais il peut être perfectionné par +l’exercice. +</p> + +<p class="indent"> +Le goût sans regle & sans raisonnement, seroit un mauvais guide, le +raisonnement sans goût, seroit un guide encore plus trompeur. +</p> + +<p class="indent"> +On demande si c’est par le sentiment, ou par la discussion, qu’on doit +juger des ouvrages d’esprit ; question qui a causé de grandes +disputes, & qui pourroit bien n’être qu’une dispute de mots. Le +sentiment est nécessaire ; sans lui, on se fait des regles +fausses. La discussion est nécessaire aussi, & il faut du sentiment +pour la bien faire ; ainsi il paroît qu’une de ces voies rentre +dans l’autre. Tout ce que peut faire le raisonnement, c’est de +justifier le sentiment du goût, comme la Méchanique démontre les +mouvemens d’un Danseur de corde : mais la Méchanique n’apprend +point à danser ; il faut de l’usage, de l’exercice & de +l’habitude. +</p> + +<p class="indent"> +Le moyen de former le goût, est donc d’examiner les principes & les +regles, de s’exercer à juger, à comparer ; de lire les bons +Critiques, & sur-tout d’étudier les grands Maîtres. +</p> + +<p class="indent"> +Veut-on donner à un jeune homme le goût de l’Epopée, qu’il lise +Homere, Virgile, le Tasse, la Henriade ; qu’il fasse d’abord +l’analyse de chaque chant, & ensuite l’analyse du tout ensemble ; +il examinera le sujet du Poëme, l’invention, la distribution ; il +verra comment chaque partie est traitée ; il fera une attention +particuliere à la Poésie de style ; il se rendra le sujet, le +plan, l’ordre & les détails familiers ; qu’il lise ensuite +quelques réflexions sur le Poëme épique. Qu’il s’exerce de la même +maniere dans tous les genres, & il acquerra infailliblement du goût, +ou il doit être déclaré incapable d’en avoir. +</p> + +<p class="indent"> +L’Auteur de la Henriade dit que l’on reconnoît l’esprit des jeunes +gens au détail qu’ils font d’une Piece nouvelle qu’ils viennent +d’entendre ; & il ajoute avoir remarqué que ceux qui s’en +acquittoient le mieux, ont été ceux qui depuis ont acquis le plus de +réputation dans leurs emplois ; tant il est vrai, dit-il, qu’au +fond l’esprit d’affaires & le véritable esprit des lettres, est le +même. +</p> + +<p class="indent"> +On doit appliquer cette pratique utile, à tous les ouvrages +d’esprit ; après un Sermon, un Plaidoyer, une Tragédie, une +Comédie, faire exposer en termes clairs le sujet, le plan, l’ordre, les +preuves du Discours, l’intrigue de la Piece ; remarquer ce qui a +paru le mieux ou le moins bien prouvé ; saisir le mérite ou le +vice général du style : c’est, ajoute le même Auteur, ce qui est +fort rare chez les gens de lettres même. +</p> + +<p class="indent"> +Un moyen pour connoître les beautés & les défauts des Auteurs, est de +les comparer ensemble ; on a imprimé Despreaux avec les passages +qu’il avoit imités des anciens. Dans le Théatre des Grecs, un du petit +nombre des ouvrages de goût qui soient sortis des Colleges, on a +rapproché quelques Tragédies modernes, des anciennes. On devroit +imprimer les Auteurs avec ces sortes d’imitations ; ce seroient +les meilleurs commentaires ; les autres ne sont souvent que des +scholies de Grammairiens ou de Savans sans goût. +</p> + +<p class="indent"> +Quand les bons Auteurs modernes ont traité les mêmes sujets en prose +ou en vers, il seroit très-utile d’en faire la comparaison ; ces +parallèles formeroient le goût des jeunes-gens ; sur-tout si on les +accompagnoit de réflexions sur chaque genre de littérature. +</p> + +<p class="indent"> +On leur feroit lire avec attention toutes les bonnes critiques qui ont +été faites des bons ouvrages ; celle du Cid, par +l’Académie ; celle du Livre de Bouhours, par Barbier +Daucour ; l’Examen de l’Epître dédicatoire du premier +Dictionnaire de l’Académie, qui est à la page 122 des Remarques de +l’Abbé Dolivet sur Racine ; ces Remarques & les Réponses qui y +ont été faites ; celle du fils de Racine sur les Tragédies de son +illustre pere ; de pareilles Remarques sur Corneille ; les +Examens que le grand Corneille a faits de ses Pièces même ; celui +que promet M. de Voltaire ; le Livre imprimé en 1750, intitulé, +<i>Connoissances des beautés & des défauts de la Poésie & de +l’éloquence dans la Langue Françoise</i> ; l’Examen des trois +Epîtres de Rousseau ; quelques Observations de l’Abbé +Desfontaines ; toutes les Préfaces & les Dissertations de M. de +Voltaire ; les Conseils à un Journaliste, qui valent seuls un +Traité complet. +</p> + +<p class="indent"> +De jeunes-gens qui auroient lu ces ouvrages avec réflexion, +remarqueroient d’un coup d’œil toutes les fautes de langage dans les +Auteurs qu’ils liroient, & ils n’en feroient pas. Savoir sa Langue, ce +n’est pas un petit mérite; & on ne peut négliger la diction, sans +avoir en même tems de l’indifférence pour les pensées même. +</p> + +<p class="indent"> +On les sera ressouvenir que pour apprendre la Langue, trois choses +sont nécessaires ; le commerce des gens instruits, la lecture des +bons Auteurs, & celle des Livres qui ont traité de la Grammaire. +</p> + +<p class="indent"> +Ils liront les Tropes de M. du Marsais, ouvrage très-philosophique de +Grammaire & de Rhétorique ; la Préface de la Traduction de +l’Orateur de Ciceron, par l’Abbé Collin, qui suffit pour les +préceptes ; le Traité des Etudes de Rollin, & ils en suivroient +les pratiques ; les Livres de M. de Fénelon sur +l’Eloquence ; le Cours de Belles-Lettres de l’Abbé le +Batteux ; les Réflexions de l’Abbé Dubos ; les Réflexions & +Remarques de Gillet ; la Prosodie de M. l’Abbé Dolivet, &c. +</p> + +<p class="indent"> +J’ajoute une réflexion sur le goût des Lettres, indépendamment des +Langues. Cette fleur de littérature est utile à toute personne qui +veut cultiver son esprit ; elle ne s’acquiert que dans la +jeunesse, & elle manque à tous ceux qui n’ont pas été bien élevés, qui +ont mal lu, ou qui n’ont pas lu avec attention les bons modeles. +</p> + +<p class="indent"> +C’est peut-être l’Atticisme des Grecs, l’Urbanité Romaine & le goût +François ; Quintilien l’appelle une teinture d’érudition puisée +dans le commerce des personnes instruites : <i>Sumptam ex +conversatione Doctorum tacitam eruditionem</i><a class="fn" id="fr_NOTEi" +href="#fn_NOTEi">i</a>. +</p> + +<p class="indent"> +On reconnoît aisément si un homme a l’esprit cultivé, à sa façon de +s’exprimer, de juger, de parler, d’écrire : souvent une allusion, +la citation d’un vers connu, annonce la culture de l’esprit, & on +distingue facilement l’homme qui a vécu dans la compagnie des bons +Auteurs, comme dans le monde, celui qui a vécu dans la bonne compagnie. +</p> + +<p class="indent"> +Après ces observations, est-il tolérable d’entendre demander par des +ignorans, ou par des imbéciles, ce que feroient des enfans, si on ne +les occupoit pas, soir & matin, de thêmes, de particules, de +prosodies, des vers grecs & latins, d’amplifications, de figures de +rhétorique. +</p> + + +<h2> +<a id="title13" href="#title13TXT"> +Opérations & exercices du second âge. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +Les opérations de cet âge, relatives à la littérature françoise & +latine, seroient, outre celles que j’ai marquées, quelques +compositions que je vais indiquer. +</p> + +<p class="indent"> +Mais j’observerai auparavant une chose essentielle & des plus +importantes dans toute l’éducation ; c’est de ne jamais faire +faire à de jeunes-gens aucune composition, que sur des sujets dont ils +aient auparavant une connoissance suffisante ; ce seroit les +faire travailler dans le vuide, les accoutumer à parler sans idées, à +s’exprimer par des lieux communs, à employer beaucoup de paroles pour +dire peu de chose ; ce qui leur gâte l’esprit & leur corrompt le +goût pour toute la vie. +</p> + +<p class="indent"> +Ainsi je voudrois proscrire entiérement ces amplifications puériles, +ces amas de figures de commande, ces paraphrases où l’on dit en dix +vers, ce qu’Horace ou Boileau ont dit en quatre. +</p> + +<p class="indent"> +Quelles peuvent être les idées d’un jeune-homme à qui on donne pour +sujet d’amplification, la harangue de César à ses Soldats dans les +champs de Pharsale : il ne connoît ni César, ni Pompée, ni les +Romains, ni les intérêts, ni la force, ni la foiblesse des deux +partis. Le Régent qui ose se mettre à la place de César, ou lui prêter +des sentimens, ne le connoît pas mieux. Il ne peut sortir d’un fonds +si mal préparé, que des fruits mauvais & sans goût. +</p> + +<p class="indent"> +Il est important que les jeunes-gens soient pleinement convaincus +qu’avant d’écrire on doit apprendre à penser ; qu’on peche plus +souvent en disant trop, que trop peu ; que le seul moyen de bien +parler d’un sujet, c’est de le bien concevoir, que quand on a dit ce +qu’on doit dire sur une matiere, tout ce qu’on ajoute est ennuyeux, +rebutant & nuisible. Il est bon qu’ils sachent par expérience, que les +phrases & les lieux communs sont insupportables à lire & à +entendre ; <i>scribendi recte sapere est principium & fons</i><a +class="fn" id="fr_NOTEj" href="#fn_NOTEj">j</a>. +</p> + +<p class="indent"> +Ils feront des extraits, des analyses ; ils écriront l’éloge d’un +grand homme, des lettres, non des épîtres en l’air sur des faits soit +sur des matieres qu’ils ignorent, mais sur ce qui leur est arrivé +effectivement, sur leurs occupations, leurs divertissemens, leurs +peines ; ils feront le récit d’une cérémonie, d’une fête à +laquelle ils auront assisté ; ouvrage plus difficile peut être +qu’on ne pense : pour en sentir la difficulté, il suffit de +l’avoir tenté. +</p> + +<p class="indent"> +On les exerceroit à faire des définitions ; exercice infiniment +utile, & capable seul de former l’esprit, d’apprendre à parler & à +écrire avec exactitude & avec précision. +</p> + +<p class="indent"> +Demandez à la plupart des hommes ce qu’ils entendent par un mot, ils +vous répondront difficilement, ou ils le feront d’une maniere si +vague, que vous appercevrez qu’ils n’en ont point de notion déterminée +: leur langage est comme leurs idées ; ils n’emploient des termes +vuides de sens, des lieux communs, des circonlocutions, que parce +qu’ils ne connoissent pas la propriété des termes. +</p> + +<p class="indent"> +Des Philosophes (l’Abbé de Condillac) ont approfondi l’analogie qui se +trouve entre l’esprit des hommes & leur langage, & par des discussions +très-fines, ils ont prétendus prouver que les progrès des talens +suivoient les progrès du langage. +</p> + +<p class="indent"> +Les définitions du Dictionnaire de l’Académie sont exactes, & c’est un +des principaux mérites de cet Ouvrage, si estimable d’ailleurs. +</p> + +<p class="indent"> +Sous le nom de définition je comprends la description des +choses ; on ne peut les définir qu’en les décrivant ; & dans +les commencemens il suffit de décrire de façon à distinguer l’objet +dont il est question, de tout autre objet. +</p> + +<p class="indent"> +J’aimerois mieux qu’un jeune homme sût faire une description nette +d’une fleur, d’une plante, de la façon d’un vase de terre qu’il auroit +vu tourner ; qu’il sût décrire une machine, une charrue, un +moulin, une horloge, &c. que de savoir faire toutes les amplifications +de college & autres pareilles inepties ; cela seroit plus utile +dans tout le reste de la vie. +</p> + +<p class="indent"> +Un autre exercice à joindre à celui des définitions, ce seroit de +comparer les mots qui paroissent synonymes, de marquer leurs +différences, comme a fait l’Abbé Girard dans son Livre des +<i>Synonymes François</i>, & comme Laurent Valla avoit fait avant lui +sur les Synonymes latins dans son Livre intitulé <i>Elegantium latini +sermonis</i>. Il seroit bon aussi de marquer les véritables opposés, +quand cela se peut. Toutes ces opérations faites avec soin seroient +d’une utilité inexprimable pour rendre l’esprit juste. +</p> + +<p class="indent"> +La justesse est préférable à tout, mais il s’agit quelquefois +d’échauffer des imaginations froides, & de faire enfanter des esprits +stériles. Un moyen presque infaillible seroit, par exemple, de +décomposer un acte de Racine, & de le réduire, pour ainsi dire, en +thême, comme l’Auteur l’avoit pu concevoir avant de se livrer à sa +verve ; d’en tracer une esquisse, comme celle que l’on a +conservée d’après Racine même, d’une tragédie d’Iphigénie en Tauride +qu’il n’a jamais achevée ; faire remarquer comment ce beau génie +a su animer ce squelette décharné, lui donner des chairs vives & des +couleurs naturelles. +</p> + + +<h2> +<a id="title14" href="#title14TXT"> +Continuation des Etudes du premier & du second âge. De l’Histoire +naturelle, des Récréations physiques & mathématiques, des +Méchaniques, &c. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +Je passe peut-être trop rapidement sur ce qui regarde la Littérature +françoise & latine. Mais les personnes instruites suppléeront ce que +je ne dis pas. Je reviens aux opérations du premier âge, que j’ai +indiquées & qu’on doit continuer jusqu’à la fin de l’éducation. +Apprendre à lire, à écrire, à manier le crayon, est l’exercice du +premier âge : apprendre à bien lire, à bien prononcer, à bien +écrire & à bien dessiner est celui du second. Je joins toujours la +Musique, l’Histoire, la Géographie, les Mathématiques, l’Histoire +naturelle & la Littérature. +</p> + +<p class="indent"> +C’est alors qu’on doit commencer à étudier la nature sur la nature +même, les arts & les manufactures dans les atteliers ; qu’il faut +joindre aux faits historiques appris dans l’enfance, l’Histoire +générale des Nations ; & ce qui n’est pas moins utile, celle des +sciences, & sur-tout des arts qui ont le plus de rapport à nos +besoins. +</p> + +<p class="indent"> +Pour initier les jeunes gens dans la connoissance de ces arts +précieux, il suffiroit de leur montrer les machines les plus simples, +qu’ils se feraient un plaisir de démonter & remonter. Je suis persuadé +qu’en allant par degrés, on parviendrait à faire assembler à un enfant +de douze ans tous les mouvemens d’une horloge ou les ressorts de toute +autre machine, & par conséquent de lui en faire comprendre le +méchanisme. La plupart ne demandent que des yeux & du dessein, avec +quelque connoissance de Géométrie. Plusieurs articles des arts +imprimés dans <i>l’Encyclopédie</i> sont des chef-d’œuvres : ce qui +concerne la Physique & les arts dans le <i>Spectacle de la Nature</i>, +est excellent, mais le dialogue est de mauvais goût. Il seroit à +souhaiter que d’habiles Académiciens voulussent bien se charger de +faire les livres élémentaires qui seroient nécessaires, & je réponds +que des enfans de douze à quatorze ans, préparés par des récréations +mathématiques & physiques, les entendront plus aisément que les +rudimens qu’on leur enseigne ; car ce sont des vérités sensibles. +</p> + +<p class="indent"> +Croit-on qu’il fût fort difficile de leur apprendre les principes & +les pratiques de l’arpentage, de la mesure des terreins, & que ce ne +fût pas pour eux un grand plaisir de mesurer un jardin, un champ, une +plaine, de voir & dessiner des fortifications, d’en construire +eux-mêmes avec du carton ? +</p> + +<p class="indent"> +Enfin puisque, de l’aveu de tous les hommes, ces connoissances sont +le fondement de la vie humaine, pourquoi ne les pas enseigner +préférablement à celles que tout le monde s’accorde à regarder comme +inutiles, difficiles & ennuyeuses ? +</p> + + +<h2> +<a id="title15" href="#title15TXT"> +De la Géographie et de l’Histoire. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +Je passe à ce qui regarde la Géographie & l’Histoire. Il faudroit un +second tome de Géographie qui réunit l’ancienne & la moderne, l’ancien +& le nouveau monde, les divisions exactes des Empires, suivant les +derniers Traités, la description des Pays, non par un détail ennuyeux +de Villes, de Bourgades, de Bailliages ou d’intendances, mais par la +situation, la qualité, la fertilité, les productions du terrein, la +population, les mœurs des peuples, le Gouvernement, la Religion, les +loix, la force, la puissance par mer & par terre, les richesses, le +commerce, &c. On pourroit y faire entrer, des réflexions sur la +politique, sur l’intérêt des Princes ; en un mot, des choses +faciles à apprendre, & utiles à retenir, & non des détails dont on n’a +presque jamais besoin, & qu’on trouve alors dans les Cartes & dans les +Dictionnaires. +</p> + +<p class="indent"> +A la place de ces détails, qu’un jeune homme soit élevé à savoir +comment vit cette multitude d’hommes qui composent la société ; +comment & de quoi ils subsistent ; quel pain mange & sur quel lit +est couché un laboureur, un journalier, un artisan ; le détail +des professions & de quoi elles s’occupent. Il verra dans la suite +comment on leur ôte ce pain qu’ils gagnent avec tant de peine ; & +comment une portion des hommes vit aux dépens de l’autre. +</p> + + +<h2> +<a id="title16" href="#title16TXT"> +De l’Histoire. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +A l’égard de l’Histoire, la matiere ayant été préparée dès le premier +âge par le récit de la vie des grands Hommes qui ont fait quelque +figure dans le monde, des Savans illustres, & des Artistes +célebres ; par les tableaux des grands événemens & des grandes +révolutions, on donneroit aux jeunes gens des histoires où la morale +fût plus éclaircie, les réflexions plus approfondies, les maximes du +droit des gens, les principes du juste & de l’injuste, ceux d’une +bonne administration, plus fortement établis ; en s’arrêtant +davantage, comme on l’a dit, sur l’Histoire moderne. Croiroit-on qu’un +recueil des vies des Hommes illustres de France, ne fût pas un +monument très-cher à la Nation, & très-utile pour y conserver +l’honneur & les sentimens, ou pour les y faire croître. Qu’il naisse +un Plutarque François, & des cendres des Héros donc il célébrera la +gloire, il naîtra des hommes qui feront honneur à leur maison, à leur +siecle, à l’humanité. +</p> + +<p class="indent"> +Vers dix ou douze ans, dit l’Abbé Fleury, il seroit tems d’arranger +ces Histoires, sans embarrasser les enfans d’une chronologie exacte +qu’il est impossible de fixer, ni les forcer & retenir des dates qui +fatiguent trop la mémoire : je me contenterois de leur expliquer +la belle Mappe-monde historique<a class="fn" id="fr_15" +href="#fn_15">15</a>, qui divise les temps avant & après Jesus-Christ, +en remontant & en descendant, sans entrer dans de plus grands détails +de chronologie, qui sont inutiles. +</p> + +<p class="indent"> +Je leur répéterois quelques observations générales qui rendent l’étude +de l’Histoire plus courte & plus utile. Je leur dirais, comme l’Abbé +Fleury, que « nous n’avons pas les Histoires de tous les temps, +non plus que de tous les pays. Il y a toujours eu une infinité de +Nations ignorantes ; & de celles qui ont écrit, il y en a peu +dont nous connoissions les Livres. +</p> + +<p class="indent"> +Toutes les Histoires des anciens Orientaux, des Egyptiens, des +Syriens, des Chaldéens & des Perses ont péri, & la plus ancienne qui +nous reste, hors celle du Peuple de Dieu, est l’Histoire d’Hérodote, +qui a écrit environ 400 ans avant Jesus-Christ. Nous n’avons jusqu’à +ce temps que les Livres des Grecs & des Romains, qui ne contiennent +guere d’Histoires dignes de foi, plus anciennes que la fondation de +Rome. Après Jesus-Christ, pendant près de 500 ans, on n’a qu’une seule +Histoire à suivre, qui est la Romaine ; mais depuis la ruine de +l’Empire d’Occident, l’Espagne, la France, l’Italie, l’Angleterre font +chacune leur Histoire particuliere, à quoi il faut ajouter celle +d’Allemagne, de Hongrie, de Suede, de Dannemarck, à mesure qu’elles +commencent. +</p> + +<p class="indent"> +Voilà toute la suite de l’Histoire qui nous soit connue, si ce n’est +qu’on y veuille ajouter l’Histoire Bizantine, que nous connoissons +depuis deux siecles. Pour celle des Musulmans, qui comprend tout ce +qui s’est passé depuis mille ans dans l’Egypte, dans la Syrie, la +Perse, l’Afrique & les autres Pays où la Religion de Mahomet s’est +étendue, nous l’avons ignorée jusqu’à présent. Nous savons encore que +les Chinois ont une très-longue suite d’Histoires, dont on a donné un +échantillon en Latin. Les Indiens ont une tradition très-ancienne, +écrite en une Langue particuliere. On sait quelque chose du Mexique & +des Incas, mais qui ne remonte pas loin, & on a depuis deux cens ans +une infinité de relations & de voyages. +</p> + +<p class="indent"> +C’est tout ce qu’on connoît d’Histoires. On voit combien c’est peu en +comparaison de toute l’étendue de la terre & de toute la suite des +siecles ; & c’est particuliérement en cette étude qu’on doit +choisir & se borner. » +</p> + +<p class="indent"> +L’étude de l’Histoire est celle qui a le plus besoin de guide. Ce qui +manque d’ordinaire à ceux qui l’écrivent & à ceux qui la lisent, c’est +l’esprit philosophique. +</p> + +<p class="indent"> +On lit pour se désennuyer, sans but & sans principes ; on entasse +dans sa mémoire des faits sans discernement & sans examen ; & +après avoir lu beaucoup d’Histoires, on ne connoît ni les hommes, ni +les mœurs, ni les loix, ni les Arts & les Sciences, ni le monde +présent, ni le monde passé, ni les rapports de l’un avec l’autre. +</p> + +<p class="indent"> +L’important seroit de donner aux jeunes gens des principes & des +regles pour lire l’Histoire avec fruit, premiérement pour savoir +l’usage qu’ils en doivent faire, le but qu’ils doivent se proposer. +Secondement, pour distinguer les faits prouvés de ceux qui ne le sont +pas, & afin qu’ils ne deviennent pas les dupes de l’ignorance, de la +prévention & de la superstition. Troisiémement, pour qu’ils pussent +discerner les Historiens auxquels ils doivent donner quelque +confiance, & les temps qu’il est possible d’éclaircir. +</p> + + +<h2> +<a id="title17" href="#title17TXT"> +De l’usage de l’Histoire. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +1°. A l’égard de l’usage de l’Histoire, on a un petit Livre de l’Abbé +de S. Réal qui est bon ; mais ce qui vaut mieux, sans +comparaison, c’est ce qu’a dit M. de Voltaire dans son septieme tome, +édition de 1757, des mélanges de Philosophie, de Littérature & +d’Histoire, chapitre 60 61, ce qu’il a inséré dans quelques Préfaces. +Quand il établit des vérités, personne ne les établit mieux & ne les +présente si bien ; il n’est pas possible de redire ce qu’il a +dit, sans l’affoiblir. Ainsi je me contente, sur cette partie, d’y +renvoyer les Maîtres. Qu’ils lisent aussi la judicieuse Préface de +Polybe dans son Histoire, le commencement des <i>Réflexions & +Anecdotes de la Reine Christine</i>, de <i>l’Eloge historique de +l’Abbé Terrasson</i>, par M. d’Alembert, ils seront plus instruits que +par des volumes de <i>Méthodes</i> de Thomassin, de Possevin, de +Rapin, de Menestrier, qui tous ensemble, ne valent pas un livre +d’Histoire bien fait, celle de l’Empereur Julien, par exemple. +</p> + + +<h2> +<a id="title18" href="#title18TXT"> +Des principes sur la certitude historique, ou de la critique. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +2°. Il est nécessaire d’avoir des principes sur la certitude +historique, & de savoir sur quoi elle est fondée. +</p> + +<p class="indent"> +On est certain des faits que l’on voit & que l’on entend. On sait par +relation ceux que les autres voient & qu’ils entendent. Le témoignage +est une des voies les plus étendues de la connoissance humaine, mais +pour produire la conviction, il doit nous mettre à la place de ceux +qui ont vu & qui ont entendu eux-mêmes. +</p> + +<p class="indent"> +C’est le point de vue où les Historiens doivent se placer pour y +placer leurs lecteurs ; & les faits qui sont appuyés sur ce +fondement, sont d’une certitude à exclure le plus léger doute. +</p> + +<p class="indent"> +C’est-là le principe le plus général de la certitude historique, & +d’où dérivent tous les autres principes. +</p> + +<p class="indent"> +Ainsi quand on veut examiner un fait, il faut savoir d’abord de quelle +nature il est : est-il conforme à la commune expérience & au +cours ordinaire des choses, ou y est-il contraire ? Cet examen +demande des réflexions particulieres : par qui est-il +attesté ? par un ou par plusieurs Historiens ? Ces +Historiens sont-ils témoins, sont-ils contemporains ou voisins du +temps où le fait s’est passé ? Peut-on dire qu’ils le tiennent +immédiatement de la premiere main ? Citent-ils leurs +garants ? Ont-ils les uns & les autres les qualités nécessaires +pour témoigner ? On doit discuter leur témoignage & leurs +rapports, comme on discute les témoins en Justice ; s’il y a +d’autres Historiens, voir s’ils sont contraires, lire à charge & à +décharge, examiner le but des Ecrivains, pourquoi, à quelle occasion +ils ont écrit, mettre leur témoignage à la balance, savoir s’il a +passé jusqu’à nous dans son intégrité, ou s’il n’a point été +corrompu ; on peut prononcer ensuite, soit en affirmant, s’il y a +des preuves, soit en niant ou en doutant, si les preuves ne sont pas +suffisantes ; car entre douter & croire, il y a des nuances +différentes qui n’ont pas même de nom particulier. +</p> + + +<h2> +<a id="title19" href="#title19TXT"> +Des temps où l’on peut remonter dans l’Histoire. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +3°. Quant aux temps auxquels on peut remonter, & aux Histoires +auxquelles on doit ajouter foi, la regle la plus sûre est de tenir +pour suspect tout ce qui précede les tems où chaque Nation a reçu +l’usage des Lettres. Un autre principe également certain, est que +quand il y a des interruptions & de grands vuides dans une Histoire, +tout ce qui les précede est faux ou suspect. +</p> + +<p class="indent"> +Aussi rien n’est-il plus incertain que toute l’Histoire ancienne, dont +les Auteurs rapportent les faits arrivés long-tems avant eux. Dans les +siecles postérieurs, & même dans ceux qui sont les plus proches du +nôtre, on trouve la même incertitude, lorsque les Mémoires des +contemporains manquent, ou qu’ils sont défectueux ; ce qui exclut +de la certitude presque toute l’Histoire ancienne d’Egypte ou +d’Orient, dont à peine il s’est conservé quelques vestiges ; tout +ce qui précede les Olympiades chez les Grecs, & à peu près la seconde +guerre Punique chez les Romains ; en un mot, les origines de +toutes les Nations, excepté celle du Peuple Juif dont on ne perd point +la trace. +</p> + +<p class="indent"> +On peut mettre dans le même rang la plus grande partie de l’Histoire +du moyen âge, non qu’elle soit dépourvue d’Auteurs contemporains, mais +leurs Mémoires sont si défectueux, & les lacunes si grandes, qu’il +n’est pas possible de les remplir. Rien n’est plus juste ni plus +ingénieux que ce que dit sur l’Histoire ancienne M. de Fontenelle, +dans l’éloge de M. Bianchini. +</p> + +<p class="indent"> +« Si d’un grand Palais ruiné on trouvoit les débris confusément +dispersés dans l’étendue d’un vaste terrein, & qu’on fût sûr qu’il +n’en manquât aucun, ce seroit un prodigieux travail de les rassembler +tous, ou du moins sans les rassembler, de se faire, en les +considérant, une idée juste de toute la structure de ce Palais ; +mais s’il manquoit des débris, le travail d’imaginer cette structure, +seroit plus grand & d’autant plus grand, qu’il manqueroit plus de +débris & il seroit fort possible que l’on fît de cet édifice différens +plans qui n’auroient presque rien de commun entr’eux. Tel est l’état +où se trouve parmi nous l’Histoire des tems les plus anciens. Une +infinité d’Auteurs ont péri ; ceux qui nous restent ne sont que +rarement entiers. De petits fragmens & en grand nombre, qui peuvent +être utiles, sont épars çà & là dans des lieux fort écartés de routes +ordinaires, où l’on ne s’avise pas de les aller déterrer ; mais +ce qu’il y a de pis, & ce qui n’arriveroit pas à des débris matériels, +ceux de l’Histoire ancienne se contredisent souvent, & il faut ou +trouver le secret de les concilier, ou se résoudre à faire un choix +qu’on peut toujours soupçonner d’être un peu arbitraire. Tout ce que +des Savants du premier ordre & les plus originaux ont donné sur cette +matiere, ce sont différentes combinaisons de ces matériaux d’antiquité +; & il y a encore lieu à des combinaisons nouvelles, soit que tous les +matériaux n’aient pas été employés, soit qu’on en puisse faire un +assemblage plus heureux, ou seulement un autre assemblage. » +</p> + + +<h2> +<a id="title20" href="#title20TXT"> +De la Critique. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +Les principes & les regles qui doivent servir de guides dans la +lecture de l’Histoire, forment ce qu’on appelle la Critique, & +j’entends par-là, non cet art qui s’arrête à restituer des passages, à +vérifier les variantes d’un texte ; mais celui qui apprend à +juger des faits, à en examiner les preuves, à distinguer les faits +véritables de ceux qui sont supposés ou incertains, les faits certains +de ceux qui ne sont que probables ; enfin, cet art qui sait peser +les différens degrés de certitude, & fixer, s’il est permis de parler +ainsi, les différentes nuances du vrai & du vraisemblable ; art +de la plus grande utilité & d’une vaste étendue ; c’est +proprement une Logique de faits aussi nécessaire pour diriger le +jugement dans la croyance des événemens, que la Logique pour conduire +la raison dans la découverte de la vérité. Leur réunion forme l’homme +judicieux & raisonnable. Toutes deux sont le fondement des +connoissances en tout genre, & l’instrument des autres études. +</p> + + +<h2> +<a id="title21" href="#title21TXT"> +De la Critique & de la Logique. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +L’esprit juste, cet esprit qui sert à gouverner les Etats, comme à +conduire les affaires des Particuliers ; qui guida Sully, Turenne +& Catinat ; qui dicta les Consultations de Charles Dumoulin, les +Pareres de Savary, les Essais de Locke, de Nicole, & les Discours de +Fleury ; qui inspira dans leurs conjectures sur les événements +futurs, Thémistocle, Polybe, Dossat, Richelieu & Charles de +Lorraine ; cet esprit, dis-je, n’est qu’un jugement solide qui +saisit l’état des questions, le véritable point de vue des affaires, & +fait choisir en tout les raisons décisives : c’est ce bon sens si +utile dans le monde ; tandis que ce qu’on appelle esprit ne sert +souvent qu’à le ravager ; aussi estimable quand il enseigne une +bonne administration de Justice & de Finance, que quand il trace les +plans d’une campagne. +</p> + +<p class="indent"> +Les hommes sensés dans tous les temps ont connu les principes et les +regles. Quand Scipion conversoit avec Polybe, & qu’en épuisant la +science de gouverner, ils prophétisoient le changement de la +République Romaine ; quand du fond de la Macédoine, Philippe +remuoit toute le Grece ; quand César prenoit de si justes mesures +pour subjuguer les Gaulois ou pour détruire le parti de Pompée ; +quand Richelieu s’occupoit des moyens d’abaisser le Maison +d’Autriche ; tous ces grands Hommes s’appuyoient-ils sur d’autres +fondements que sur une connoissance exacte des personnes, sur des +notions justes des choses, sur des faits circonstanciés, ou sur de +fideles rapports ; croyoient-ils légérement tous les discours, +tous les bruits populaires ? +</p> + +<p class="indent"> +Le bon sens est la regle de toutes les vertus & de toutes les bonnes +qualités : il distingue l’homme raisonnable de celui qui ne l’est +pas ; le vrai savant de celui qui n’a qu’un savoir confus, la +vertu de la superstition, le grand homme de celui qui n’est que héros. +Avec cette faculté de plus, l’Empereur Julien & Charles XII, +eussent été peut-être les plus grands hommes de l’univers. +</p> + +<p class="indent"> +Le bon sens est toujours utile sans la science, parce qu’il sait +s’arrêter aux choses qui sont à sa portée. La science sans le bon +sens, est souvent pernicieuse & toujours ridicule. +</p> + +<p class="indent"> +II y a des notions primitives qui servent de base à toute certitude, +auxquelles il est impossible de se refuser sans renoncer au sens +commun. Telle est en fait de témoignage, la notoriété ou l’évidence +d’une chose de fait généralement reconnue, qui est le résultat d’une +multitude de perceptions sensibles ; telle est en fait de +raisonnements, la perception immédiate résultant de la simple vue de +l’esprit ou du sentiment intérieur. +</p> + +<p class="indent"> +Mais les bornes de la raison ne sont pas fixées, & personne n’a droit +de proposer la sienne pour regle de celle des autres. La raison +n’ayant donc point de mesure commune bien déterminée, il faut des +principes & des regles pour la guider, pour l’aider à discerner le +vrai du faux, en matiere de raisonnements comme en matiere de +faits ; c’est ce qu’on appelle la Logique & la Critique. +</p> + +<p class="indent"> +Est-il vrai qu’il y a un art de penser & de raisonner, qu’on enseigne +en cinq ou six mois à de jeunes gens dans les Ecoles de +l’Europe ? on ne l’apprend point aux femmes ni aux enfants qu’on +ne fait pas étudier ; cependant il se trouve à la longue que les +uns raisonnent à peu près aussi-bien que les autres, & souvent ceux +qui ont enseigné cet art, raisonnent le plus mal. Il n’est pas +étonnant que cela répande des doutes sur l’utilité des regles, ou du +moins sur celle de la méthode qu’on emploie pour les enseigner. +</p> + +<p class="indent"> +On ne commence à apprendre la Logique aux enfants qu’à la fin des +études ; on ne leur apprend rien sur la Critique ; on attend +presque qu’ils aient l’esprit faux pour le redresser. On regarde les +sciences comme des pays différents, où l’on fait successivement voyager +les jeunes gens. +</p> + +<p class="indent"> +Toutes les regles générales, tous les préceptes de quelque art que ce +soit, ne servent à rien, si on n’en fait pas l’application : on +ne retient, à proprement parler, que les choses dont on a fait usage, +& dont on a l’expérience. Les regles de la Poésie & de la Peinture, +sont plus connues & plus parfaites que du temps d’Homere & de Virgile, +de Raphaël & du Titien. Avons-nous de meilleurs Poëtes & de meilleurs +Peintres ? Avons-nous des meilleures têtes qu’Hypocrate, Aristote +& Platon ? +</p> + +<p class="indent"> +Je connois toute l’utilité des regles & même leur nécessité ; +elles servent à écarter les causes des mauvais raisonnements, & à +dévoiler les sophismes, mais seules, elles n’ont jamais poussé loin +les connoissances des hommes. Après le caractere naturel de l’esprit, +c’est l’application, c’est l’expérience, c’est la connoissance des +faits, qui font qu’un homme raisonne mieux qu’un autre homme. +</p> + +<p class="indent"> +Voilà l’avantage que nous avons sur les Anciens ; nos +connoissances sont plus exactes & plus étendues, nous avons une plus +grande expérience des faits & des choses ; nous sommes détrompés +de quelques préjugés & de quelques erreurs qu’ils avoient adoptés. +</p> + +<p class="indent"> +Quand ils n’ont raisonné que de ce qui étoit à leur portée, ils ont +jugé aussi bien que nous. En fait de Politique, de Morale civile, de +Loix, je ne crois pas qu’on puisse le leur contester. +</p> + +<p class="indent"> +Pourquoi & par où notre siecle surpasserait-il les précédens ? +C’est que depuis environ 250 ans on a fait une infinité de découvertes +dans tous les genres ; on a étudié toutes les Langues ; on a +vérifié les textes des Auteurs anciens ; les Livres véritables +ont été distingués des Livres supposés ; l’Histoire sacrée & +profane, la Géographie, la Chronologie, la Critique, la Fable, le +Droit, les Médailles, les Inscriptions, &c. tout a été débrouillé & +éclairci : on a presque trouvé les bornes des Mathématiques. +</p> + +<p class="indent"> +Depuis les temps de Galilée & de Bacon, on a observé avec soin tous +les corps, on les a examinés dans toutes les circonstances, on leur a +fait subir tous les changemens imaginables, par les grands agens +naturels, l’air, l’eau & le feu ; ceux qu’on n’appercevoit pas, +sont devenus sensibles : avec le secours du télescope & du +microscope, les extrêmes se sont rapprochés, les corps situés à une +distance immense, & ceux qui sont près de nous sont devenus des objets +de curiosité, de recherches & de connoissances. +</p> + +<p class="indent"> +Des voyages entrepris dans toutes les parties du monde, ont grossi le +nombre des Observateurs, & multiplié les observations. L’invention de +l’Imprimerie, l’établissement des Académies, ont servi à publier, à +conserver les découvertes, & à garantir leur certitude. Malgré les +traverses & les embarras de toute espece, l’industrie & le travail +opiniâtre ont franchi les plus grands obstacles. Voilà ce qui a +perfectionné notre art de penser ; & si l’ouvrage n’est pas aussi +parfait qu’il devroit être, c’est aux systêmes de Philosophie, à +l’abus des idées arbitraires, & aux querelles Théologiques, qu’on doit +l’imputer. +</p> + +<p class="indent"> +Un homme acquiert la supériorité sur les autres hommes, par les mêmes +raisons & par les mêmes moyens qu’un siecle devient supérieur à un +autre. Il paroît donc raisonnable d’employer pour apprendre & pour +instruire, les mêmes principes & les mêmes regles. On doit éviter en +particulier les défauts qui en général avoient arrêté le progrès des +connoissances. +</p> + + +<h2> +<a id="title22" href="#title22TXT"> +Regles de la Logique & de la Critique. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +Une des principales regles qui remédieroit en même tems à un de ces +défauts, c’est d’écarter les suppositions des systêmes qu’on emploie +pour expliquer des choses dont on ne sçauroit d’ailleurs rendre +raison, c’est de ne prononcer que sur ce qui est à sa portée, sur quoi +l’on a des connoissances acquises, des élémens assurés : quand on +n’a pas ces élémens, ou quand on n’en a pas assez pour juger, la +raison veut que l’on suspende son jugement. +</p> + +<p class="indent"> +La seconde regle également importante pour prévenir l’abus des +abstractions, est de fixer les idées & de les déterminer : le +moyen d’y parvenir, est de réduire les idées abstraites, & composées, +à des idées particulieres & simples, ou aux élémens qui les +composent ; c’est ce qu’on appelle définir, car la définition +n’est que l’énumération des idées simples renfermées dans une idée +complexe & abstraite. +</p> + +<p class="indent"> +A la rigueur, les idées simples sont indéfinissables ; on ne peut +les fixer qu’en réfléchissant sur la maniere dont on les a acquises, +aussi ne les définit-on ordinairement qu’en les rendant par des +équivalens ou par des synonymes. La plupart des hommes n’ont point de +notions fixes & déterminées, parce qu’ils ne remontent presque jamais +à leur origine ; cependant ils décident hardiment les questions +les plus obscures & les plus compliquées. Je n’en veux pour exemple +que les équivoques qu’on fait tous les jours sur les mots de +<i>religion</i>, de <i>vérité</i>, de <i>gloire</i>, d’<i>honneur</i>, +de <I>justice</i>, de <i>devoir</i>, de <i>piété</i> & de +<i>dévotion</i>, &c. +</p> + +<p class="indent"> +Pour définir exactement un terme qui désigne une idée complexe, il +suffit de trouver dans la Langue les mots qui signifient les idées +simples & caractéristiques dont elle est formée ; & c’est dans la +Langue commune qu’il faut chercher ces mots, parce qu’on ne doit +s’écarter du langage ordinaire, que le moins qu’il est possible. +</p> + +<p class="indent"> +Sous le nom de définition, je comprends la description des choses +naturelles qu’on ne peut définir qu’en les décrivant ; car il est +impossible d’expliquer par des définitions la nature même & l’essence +des choses. Ce n’est qu’en faisant des descriptions exactes des +sujets, en recherchant avec soin toutes leurs propriétés, en +distinguant ce qui leur est propre & ce qui n’est qu’accidentel, qu’on +peut parvenir à en acquérir la connoissance. +</p> + +<p class="indent"> +La troisieme regle est de s’assurer des faits avant que d’en chercher +les causes, si on ne veut pas s’exposer, comme on a souvent dit, au +ridicule de trouver la raison de ce qui n’est point. +</p> + +<p class="indent"> +Si les faits étoient assurés ; si les termes étoient exactement +définis ; si les sujets étoient décrits avec précision, la +plupart des questions seroient terminées. On voit par-là l’utilité des +définitions, &, ce qui est encore plus utile, la maniere de les +faire ; mais ce Dictionnaire philosophique doit être composé par +des Philosophes. +</p> + +<p class="indent"> +La quatrieme regle est d’appliquer à chaque sujet la preuve qui lui +est propre. C’est avoir fait bien du progrès, que de sçavoir en chaque +matiere, de quel genre de preuves on doit se servir, en matiere de +raisonnement, de faits, d’observations & d’expérience. Tout ce qu’on +peut dire & écrire, se réduit là ; de bonnes raisons, des +témoignages irréprochables, des expériences certaines : c’est le +moyen le plus assuré de ne pas confondre les choses & les +preuves ; de ne pas employer des raisonnemens, lorsqu’il est +question de faits ; & des faits ou des autorités, lorsqu’il +s’agit de raisonnemens ; de ne pas exiger de la démonstration, où +l’on ne peut obtenir que de la vraisemblance ; & de ne pas se +contenter de vraisemblance, où l’on peut avoir de la démonstration. +</p> + +<p class="indent"> +Je ne parle point des querelles théologiques ; elles sont +l’opprobre de la Religion & de la raison, le fléau des Etats, des +lettres & des bonnes études. Que n’eussent point fait pour les +sciences & pour les arts les Arnauds, les Nicoles & les Lancelots, si +des brouillons malheureusement trop puissans, un Annat, un Ferrier, un +la Chaise, ne les eussent persécutés cruellement & forcés à s’occuper +de ces disputes & de ces bagatelles sacrées ! +</p> + +<p class="indent"> +Les principes & les regles qu’on vient d’établir, outre leur +importance dans ce qu’on appelle Logique & Critique, servent à prouver +la maxime qu’on a suivie dans ce Plan d’Education, que la base de +toute méthode d’enseigner & d’apprendre, est de lier les connoissances +à des notions sensibles, à des perceptions immédiates, à des idées +simples ; c’est la preuve d’une regle d’arithmétique par une autre. +Quand on est parvenu jusques-là, on ne peut remonter plus haut, & +l’examen est fini. +</p> + +<p class="indent"> +On doit en conclure que c’est à acquérir ces notions, qu’il faut +appliquer les enfans, à meubler leur tête de faits utiles ; à +leur procurer par l’usage l’expérience qui leur manque ; à former +le caractere de leur esprit ; à appliquer les regles simples & +sûres de la Logique & de la Critique, non à les discuter +minutieusement. +</p> + +<p class="indent"> +Une bonne méthode est une application continuelle des regles d’une +saine dialectique sur toutes sortes de sujets. +</p> + +<p class="indent"> +Tout livre bien fait est une bonne Logique, tout exercice qui +accoutume les jeunes-gens à mettre de l’ordre & de la netteté dans +leurs pensées : une bonne Grammaire, par exemple, qui leur +apprendroit à arranger de suite les objets du discours, à concevoir +nettement les raisons simples & naturelles des regles, seroit une +dialectique plus utile que tout l’artifice du syllogisme. +</p> + +<p class="indent"> +Voilà pourquoi les Elémens de Géométrie, lus avec attention, sont la +meilleure des Logiques. +</p> + +<p class="indent"> +C’est en lisant les bons Critiques, les Grotius, les Petaus, les +Sirmonds, les Valois, les Saumaises, qu’on peut apprendre l’art +critique. +</p> + +<p class="indent"> +L’art physique le plus parfait, ou l’art de faire des expériences, se +trouve dans les Mémoires des Académies. +</p> + +<p class="indent"> +Jusqu’ici on a fait des Logiques pour des Philosophes ou pour des +Théologiens ; on a fait des Critiques pour les Sçavans ; on +a fait des systêmes métaphysiques. Il a été utile que des gens habiles +aient éclairci ces sciences ; mais à présent qu’on a tant écrit +sur toutes sortes de matieres, il faut des méthodes qu’on puisse +appliquer à l’usage de la vie ; car tout le monde est obligé de +raisonner juste, non seulement dans les sciences, mais dans la vie +civile, dans tous les âges, dans toutes les professions. +</p> + +<p class="indent"> +C’est là le fondement de ce qu’on appelle sçavoir, connoissance, +érudition, raisonnement : posséder de pareilles méthodes, être +accoutumé à les bien appliquer, c’est être Philosophe & Sçavant. +</p> + + +<h2> +<a id="title23" href="#title23TXT"> +De la Métaphysique. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +La Logique & la Critique sont des instrumens qui apprennent à +penser ; la Métaphysique est la science des principes ; +c’est elle qui instruit du but où tendent les facultés de l’homme, de +leur étendue, de leurs bornes & de leur usage. Il n’appartient qu’à +cette science, de fixer ce que c’est que la vérité, en quoi consiste +l’erreur, & quels sont les moyens de l’éviter : elle démontre par +l’expérience, que tout aboutit aux connoissances sensibles & à la +perception immédiate ; avec la Logique, elle apprend à découvrir +les vérités, à les déduire de leurs véritables principes, à les ranger +par ordre ; enfin elle est la base des autres sciences, dont elle +contient le germe & l’ébauche. +</p> + +<p class="indent"> +Elle démontre l’existence de Dieu, ses attributs ; elle justifie sa +providence ; elle établit la liberté humaine, les loix naturelles, +l’immortalité de l’ame. +</p> + +<p class="indent"> +Elle découvre la foiblesse de l’esprit humain, mais elle en apprécie +les forces : elle prouve que la raison est l’unique moyen naturel +qu’ait donné aux hommes l’Auteur de leur être, pour les +conduire ; que tout ce qui est intelligible, est de son +ressort ; que rien ne lui est étranger que ce qui est +incompréhensible : que c’est à elle à marquer les caracteres & +les bornes de l’autorité, & par conséquent à distinguer les cas & les +objets de soumission, à peser les motifs de crédibilité ; que +croire, c’est juger que la raison oblige de reconnoître sur la force +des preuves externes, l’existence, ou la propriété d’un être ou d’un +objet ; qu’ainsi il lui appartient de régler les limites qui sont +entre elle & la Foi, parce qu’elle précede, accompagne & suit toujours +une soumission raisonnable. +</p> + +<p class="indent"> +Une partie de cette science, qui n’est pas la moins utile, est celle +qui apprend jusqu’où l’on peut parvenir en fait de raisonnement, & où +l’on doit arrêter ses recherches. Cette science négative, s’il est +permis de parler ainsi, seroit d’un aussi grand prix que les +connoissances positives. +</p> + +<p class="indent"> +C’est rendre un grand service au genre humain, que de fixer les +limites qu’il ne peut passer sans s’égarer. +</p> + +<p class="indent"> +Plutarque, dans la Vie de Thésée, dit que comme les Géographes, quand +ils ont situé sur les Cartes les pays habités & découverts, mettent +<i>au-delà terres & côtes inconnues</i>, <i>mers inabordables</i>, les +Historiens devroient en user de même pour les temps reculés, inconnus +& fabuleux ; c’est ce que j’ai essayé dans les réflexions +précédentes sur l’Histoire. +</p> + +<p class="indent"> +Il seroit encore plus utile de poser les limites des connoissances +dans le raisonnement, & de marquer jusqu’où il peut ou ne peut pas +pénétrer, & ce seroit le fruit le plus précieux d’une bonne méthode. +C’est étendre l’esprit humain, que d’en faire connoître les +bornes ; c’est ménager ses forces, que de ne les pas employer +inutilement : un fleuve qu’on reserre dans ses bords, n’en +devient que plus rapide. +</p> + +<p class="indent"> +Ce principe d’une saine Métaphysique, que l’évidence irrésistible & +la certitude ne sont attachées qu’à des perceptions immédiates, prouve +manifestement l’incertitude de tout systême dans les sciences de +raisonnement. +</p> + +<p class="indent"> +Où la perception immédiate manque, il est nécessaire de suspendre son +jugement : voilà la véritable regle de l’époque que les +Pirrhoniens ont si mal appliquée. Par cette seule regle la plupart des +systêmes sont réfutés ou renvoyés dans le pays des chimeres. +</p> + +<p class="indent"> +Ces opinions qui causent tant de bruit pendant un siecle, & qui dans +le siecle suivant, tombent en oubli, sont démontrées fausses ou +incertaines par cette seule raison qu’elles ne sont pas appuyées sur +les principes de la connoissance. +</p> + +<p class="indent"> +La perception immédiate manque dans toutes les questions où entre +l’idée de l’infini, par exemple, l’espace, le vuide, le plein infini, +l’immensité, l’éternité, la création, la prescience, la promotion +physique, le concours, les décrets divins, à l’exception des faits +clairement révélés ; dans celles qui regardent la nature ou +l’essence des choses existantes, des êtres ou qualités, toutes les +fois que l’objet de la question va au-delà de l’expérience, comme +l’union de l’ame & du corps, les causes occasionnelles, l’harmonie +préétablie, les monades, &c. Elle manque dans celles dont on n’a point +d’élémens assurés, comme l’astrologie judiciaire, les systêmes sur la +divination ancienne & moderne, les imaginations de la cabale, &c. dans +toute la Physique de pur raisonnement, & qui ne peut être que +conjecturale ; dans tout ce qui concerne la région des possibles, +comme de sçavoir s’il y a plusieurs mondes, & quels peuvent être leurs +habitans ; presque tout ce qui regarde la vie future, à +l’exception de ce que Dieu a révélé formellement, ou ce qui en est une +conséquence nécessaire ; enfin dans les espaces vagues des +abstractions dont on n’a que des connoissances idéales & confuses, +telles que sont les idées de la substance unique de Spinosa, de l’être +en général, du monde intelligible, de la vision en Dieu de +Mallebranche, &c. +</p> + +<p class="indent"> + +Dans toutes ces questions au-delà des connoissances sensibles & de la +perception immédiate, on peut dire, comme Plutarque, <i>terres & côtes +inconnues</i>, <i>mers inabordables</i>. +</p> + + +<h2> +<a id="title24" href="#title24TXT"> +De la Logique des vraisemblances. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +Presque tout ce que l’on a dit jusqu’ici ne doit s’entendre que des +vérités nécessaires ou des conséquences nécessaires de faits certains, +au-delà desquelles ne sont pas encore parvenues la Logique & la +Critique ordinaire. +</p> + +<p class="indent"> +M. de Leibnitz, qui connoissoit si bien le fort et le foible de la +Philosophie, qui avoit vu les bornes des sciences, & qui étoit fait +pour les prescrire ou pour les étendre, avoit déjà dit qu’il +manquoit une partie de l’art, qui servit à régler le poids des +vraisemblances, qui pesât les apparences du vrai & du faux. +</p> + +<p class="indent"> +Cette Logique est sur-tout nécessaire dans la morale & dans la +pratique, où les hommes ne pouvant pas toujours s’assurer de trouver +la vérité, sont souvent obligés de se régler sur des indices ou sur +des vraisemblances, & ce qu’on appelle en Droit <i>des +présomptions</i> ; il y en a de différents degrés & d’une force +différente. +</p> + +<p class="indent"> +Comme elle est la base de la plupart des actions & des jugements, il +seroit très-important qu’on y apportât plus d’attention qu’on n’a fait +jusqu’à présent, & qu’on tâchât de la perfectionner. Il est vrai que +l’esprit en s’accoutumant aux démonstrations rigoureuses & aux +principes certains, devient plus capable de distinguer la force ou la +foiblesse des preuves, & cette partie dépend beaucoup de la +connoissance des hommes, qui ne peut s’acquérir que par l’expérience. +</p> + + +<h2> +<a id="title25" href="#title25TXT"> +De l’Esprit philosophique. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +De la pratique continuelle d’une Logique exacte & d’une bonne +Critique, qui seroient fondées sur les principes solides d’une +Métaphysique éclairée, naîtroit l’esprit philosophique. +</p> + +<p class="indent"> +Cet esprit de lumiere utile à tout, applicable à tout, qui rapporte +chaque chose à ses véritables principes, indépendamment des opinions & +de la coutume. +</p> + +<p class="indent"> +L’esprit philosophique est différent de la Philosophie, & lui est +autant supérieur que l’esprit géométrique l’est à la Géométrie ; +que la connoissance de l’esprit des loix est au-dessus de la +connoissance même des loix. C’est le fruit et le but de la +Philosophie ; elle connoît & discute les vérités particulieres, +l’esprit philosophique les apprécie toutes. +</p> + +<p class="indent"> +La Philosophie est une science, l’esprit philosophique comprend toutes +les sciences. +</p> + +<p class="indent"> +S’il est question d’Histoires, il en montre les usages & le but ; +il rapproche les temps & les âges pour les comparer : placé dans +une perspective élevée, il voit d’un coup d’œil des termes de rapports +éloignés, dont il tire ou des ressemblances singulieres, ou des +contrastes frappants. +</p> + +<p class="indent"> +S’agit-il de Philosophie, il sçait quelles sont les vérités connues, +leur usage & leurs rapports, ce qui manque aux connoissances actuelles +& ce qui peut y être ajouté. Il voit non seulement quelques principes, +mais l’étendue des principes, la force et la foiblesse des preuves sur +lesquelles on les appuie. +</p> + +<p class="indent"> +Il observe les progrès et les retardemens de l’esprit & de la raison +dans les sciences spéculatives & pratiques, dans les mœurs des hommes, +dans les différens siecles. +</p> + +<p class="indent"> +L’esprit philosophique est une science réelle, & il est le résultat +des sciences comparées : c’est pourquoi il ne vient ordinairement +qu’à leur suite. Le seizieme siecle fut celui de la science & de +l’érudition, le dix-septieme celui-ci des talens, & le caractere du +dix-huiteme siecle est la Philosophie. Cujas & Dumoulin n’eussent pas +vraisemblablement fait le livre de <i>l’Esprit des Loix</i> ; +mais peut-être que M. De Montesquieu ne l’eût pas fait non plus, si +Cujas & Dumoulin n’eussent frayé le chemin de la Jurisprudence. +</p> + +<p class="indent"> +Usserius & Petau ont fait des Annales remplies des plus grandes +recherches ; M. de Bossuet a fait une Histoire universelle +très-éloquente ; M. de Voltaire a élevé sur ces fondemens une +Histoire philosophique ; ce sont des chefs-d’œuvres d’érudition, +d’éloquence & de philosophie. +</p> + +<p class="indent"> +Cet esprit philosophique porté à un dégré éminent, vient de produire +des éléments de Philosophie, auxquels il ne manque que d’être plus +étendus. +</p> + +<p class="indent"> +On ne peut que recommander l’esprit philosophique, qui doit présider à +toutes les sciences, même aux Belles-Lettres ; mais l’homme doit +toujours se garder des extrêmes. Il est à craindre que dans +l’Histoire, découvrant de plus loin, il ne distingue pas si exactement +les objets intermédiaires ; que dans la Philosophie il ne veuille +remonter trop haut, & pénétrer jusqu’aux premiers principes, qui +seront toujours enveloppés de nuages épais : que dans les +Belles-Lettres il ne donne trop à une analyse qui refroidiroit le +sentiment. Enfin on auroit de trop grands reproches à lui faire, s’il +attaquoit la Religion, & s’il abandonnoit la science & l’Erudition +sur lesquelles il doit être fondé, & qui lui ont servi d’échelon, s’il +est permis de s’exprimer ainsi. +</p> + + +<h2> +<a id="title26" href="#title26TXT"> +De l’Art de l’Invention. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +Au-delà de la Philosophie & au-dessus de l’esprit philosophique +s’éleve, non un art proprement dit, car ce n’est point une méthode de +faire quelque chose suivant certaines régles ; non une science, +car ce n’est point la connoissance des choses dans lesquelles on est +instruit ; mais un art supérieur aux regles & aux instructions, +l’art d’inventer, ce génie créateur qui est le sublime de la raison, +&, si on peut s’exprimer ainsi, l’<i>ultimatum</i> de la Philosophie, +qui n’est donné qu’à des ames privilégiées ; car on compte dans +les Annales des Nations les inventeurs célébres. Je ne parle pas +seulement de ceux qui ont fait des découvertes dans les sciences, dont +les Mathématiques fournissent le plus d’exemples & les plus +illustres ; mais dans tous les arts & dans tout ce qui peut être +utile au genre humain. +</p> + +<p class="indent"> +On a dit que celui qui inventa la charrue dans les tems grossiers eût +été un Archimede dans des temps postérieurs. +</p> + +<p class="indent"> +Il y a tel problême de politique qui demande plus de finesse, plus de +combinaisons que les plus forts problêmes d’Algebre. +</p> + +<p class="indent"> +La maladie donnée, trouver le remede, c’est le problême de la +Médecine. +</p> + +<p class="indent"> +Des faits donnés, conclure ceux qui doivent arriver, c’est la problême +de la politique. +</p> + +<p class="indent"> +Cet art de juger par avance de l’avenir, que possédoit supérieurement +Thémistocle, (<i>futura callidissimè prospiciebat</i><a class="fn" +id="fr_NOTEk" href="#fn_NOTEk">k</a>) est parallele à l’invention. Il y a des +génies à qui Dieu semble avoir départi une portion de sa prescience. +C’est un don de la nature seule, & tout l’art humain ne peut y +atteindre ; mais comme il n’y a aucune faculté de l’esprit qui ne +doive sa perfection à l’art & à l’exercice, toute opération qui porte +sur des élémens connus, suppose que la chose n’est pas impossible à +découvrir, & que le problême peut être résolu. +</p> + +<p class="indent"> +S’il y a un moyen de développer ce germe précieux dans les génies +éminens où la nature l’a placé, c’est celui d’une bonne éducation +dirigée suivant les principes d’une exacte Philosophie. +</p> + +<p class="indent"> +S’il peut y avoir quelque art à inventer, il consiste dans l’habitude +& dans l’exercice de l’invention. Au lieu de résoudre des problêmes, +que l’on s’accoutume à les deviner : voilà pourquoi je +préférerois les Elémens de Géométrie & d’Algébre, de M. Clairaut, qui +sont trop négligés par les Maîtres, & qui meneroient les enfans par la +route que la nature a indiqué elle-même. +</p> + +<p class="indent"> +A l’égard de la conduite de la vie & des affaires, l’expérience est le +premier & le plus grand maître, peut-être le seul ; mais il ne +faut pas négliger les aides & les secours. On ne les peut trouver que +dans des exemples : une bonne morale & l’histoire prépareront les +voies. Que celui qui voudra s’instruire dans l’art de conduire de +grandes affaires, lise, par exemple, les Lettres du C. d’Ossat, du P. +Jeanin ; qu’il remarque le sujet leur négociation, leur objet, les +moyens de réussir, & les obstacles prévus, il verra que les obstacles +sont toujours venus du côté où ils les avoient annoncés, & les moyens +de réussir de même : il ne pourra s’empêcher d’admirer le génie +prophétique de ces hommes qui semblent inspirés. Qu’on lise le +résultat des conversations de Scipion avec Polybe, sur la constitution +de Rome, les Epitres de Ciceron à Atticus, la Lettre de M. le Maréchal +de Saxe à Folard, sur le blocus de Prague & sur les affaires de +Bohême, on reconnoîtra que l’art de ces grands Hommes a été de bien +voir, de ne rien ajoûter aux faits, d’avoir présens, sans en omettre +aucun, tous les Elémens nécessaires pour prévoir. Une seule +circonstance oubliée eût pu causer un paralogisme dangereux. +</p> + +<p class="indent"> +Ces lectures formeroient à la prudence & elles seroient toujours +utiles, quand ce ne sauroit que pour connoître la maniere des grands +hommes ? & si l’on veut comparer maniere à maniere, que l’on +examine Dossat & Duperron dans les Lettres où ils rendent compte dans +le même tems de la même négociation, du même événement, on verra, +comme quelqu’un a dit ingénieusement de Racine & de Pradon, que ces +deux Négociateurs ne sont jamais si différens que quand ils disent les +mêmes choses. +</p> + +<p class="indent"> +L’esprit inventeur & celui qui discute, est le même ; mais le +premier franchit, par lumiere & comme par instinct, de plus grands +intervalles ; il voit d’un coup d’œil plus d’objets à la +fois ; il voit la liaison de plusieurs théorêmes éloignés les uns +des autres : ce sont toujours les mêmes vérités vues de la même +maniere. +</p> + +<p class="indent"> +C’en est sans doute trop sur une matiere, qui n’est pas susceptible de +regles, & qui ne peut être que le fruit du génie. Mais il n’est pas +inutile de proposer la perfection aux hommes ; ils n’iroient jamais +si loin, sans le desir ardent de se surpasser eux-mêmes & de vaincre +leurs semblables. +</p> + + +<h2> +<a id="title27" href="#title27TXT"> +De la Morale. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +La Logique & la Critique ont pour but de former l’esprit & de prévenir +ou de corriger les erreurs ; la Morale a pour objet de former le +cœur & de combattre les vices ; mais comme tous les vices sont +fondés sur de fausses options & sur des erreurs, le Logique & la +Critique servent beaucoup à la Morale même. +</p> + +<p class="indent"> Il est vrai que l’homme ne suit pas invariablement +ses principes : mais celui qui n’en a point ou qui en a de +mauvais, agira sûrement & presque toujours mal. Celui qui a des +connoissances solides ne fera pas toujours le bien qu’il voit ; +mais il le fera plus souvent, il y reviendra plus aisément : +c’est un état violent, que d’être en contradiction avec soi-même. La +lumiere conduit ordinairement à la vertu, les ténebres & l’ignorance +conduisent au vice. +</p> + +<p class="indent"> +Dans beaucoup de sciences on peut raisonner juste sans avoir le cœur +droit : mais dans tous les cas où les intérêts & la passion +peuvent entrer, c’est-à-dire, dans presque toutes les affaires de la +vie, la justesse d’esprit & la droiture du cœur sont +inséparables ; & comme l’esprit est souvent la dupe du cœur, le +cœur est aussi quelquefois la dupe de l’esprit : ainsi travailler +à se rendre l’esprit juste, c’est travailler en même-tems à se rendre +le cœur droit. Ensorte qu’il pourroit se faire que la vertu eût été +bien définie,<a class="fn" id="fr_16" href="#fn_16">16</a> la justesse +de l’esprit appliquée à la conduite de la vie & aux mœurs. +</p> + +<p class="indent"> + +Les actions des hommes sont ordinairement une conséquence de leurs +principes, & les principes semés de bonne heure, dans l’esprit, +produisent tôt ou tard leur effet. Tant que l’ame gouvernera le corps, +les notions des hommes influeront sur leur conduite. Leur influence +agit toujours, quoiqu’elle n’entraîne pas toujours, & elle agira plus +ou moins à mesure que les notions seront plus ou moins fortement +enracinées ; elles porteront au bien ou au mal, selon qu’elles seront +bonnes ou mauvaises. +</p> + +<p class="indent"> +Les notions des hommes moderent jusqu’à un certain point le cours des +passions. Il faut en convenir : ce monde n’est habitable, & la +société du genre humain ne se maintient que par les idées dominantes, +quoique souvent confuses, d’ordre, de vertus, de devoirs. +</p> + +<p class="indent"> +Dans les Ecoles on rejette la Morale à la fin des autres parties de la +Philosophie ; & on l’a réduite à quelques questions scholastiques +& inutiles<a class="fn" id="fr_17" href="#fn_17">17</a>. On a oublié, +que de toutes les sciences, c’est la plus importante, & qu’elle est +autant qu’aucune autre, susceptible de démonstration. +</p> + +<p class="indent"> +Les regles des actions tirent leur origine, ou de la droite raison, ou +des loix divines & humaines ; la premiere partie compose les loix +naturelles, ou la Morale proprement dite, qui est également divine & +immuable ; car l’existence d’un Dieu Législateur, n’est pas moins +nécessaire à la Morale, qu’est à la Physique celle d’un Dieu +Créateur ; mais la Morale précede toutes les loix positives, +divines & humaines, & par conséquent elle subsisteroit, quand même ces +loix n’eussent jamais été portées. +</p> + +<p class="indent"> +Il étoit vrai avant Moyse, & chez tous les Peuples même destitués de +la lumiere de la révélation, qu’il faut faire aux hommes le plus de +bien & le moins de mal qu’il est possible. Il étoit vrai que Caïn ne +pouvoit pas faire violence à son frere ; que Sichem ne pouvoit +pas prendre de force la fille de Jacob ; que les frères de Joseph +commettoient une injustice à son égard, lorsqu’ils attentoient à sa +liberté ; que Pharaon faisoit l’action d’un tyran, en opprimant +les Hébreux, & en massacrant leurs enfans. +</p> + +<p class="indent"> +Ce n’est point la Loi écrite qui a révélé aux hommes la turpitude & +l’injustice énorme de ces actions. Il est une loi naturelle également +divine, écrite dans tous les cœurs, dont la conscience rend +témoignage, comme dit l’Apôtre, elle est de tous les siecles, de tous +les Pays, de toutes les nations &, pour ainsi dire, de tous les +mondes. C’est de cette loi que Ciceron dit qu’elle est née avec nous, +que nous ne l’avons point reçue de nos peres, ni apprise de nos +maîtres, ni lue dans nos livres ; nous l’avons prise, tirée & +puisée du fond même de la nature ; une loi dont nous ne sommes +pas simplement instruits, mais dont nous sommes, pour ainsi dire, +imbus & pénétrés. <i>Est hæc non scripta, sed nata lex, quam non +didicimus, accepimus, legimus verùm ex natura ipsa arripuimus, +hausimus, expressimus ; ad quam non docti, sed facti ; non +instituti, sed imbuti sumus</i>. Et ailleurs, <i>Lex est insita in +natura quæ jubet ea que facienda sunt, prohibetque.</i><a class="fn" +id="fr_NOTEl" href="#fn_NOTEl">l</a> +</p> + +<p class="indent"> +Seroit-il donc inutile de recommander aux hommes les vertus morales +que les Payens même ont tant recommandées. +</p> + +<p class="indent"> +Ne peut-il pas y avoir, n’y a-t-il pas en effet un commerce de mœurs +entre les Peuples les plus différens de Religion ? Qu’est-ce +qu’un Catholique, un Protestant, un Juif, un Mahométan qui traitent & +qui trafiquent ensemble, exigent réciproquement l’un de l’autre ? +Et dans la Religion même n’est-ce pas par ces principes que l’on peut +entretenir la probité & l’humanité si nécessaires parmi ceux qui ont +le malheur de n’être pas assez sensibles à des motifs d’un ordre +supérieur ? +</p> + +<p class="indent"> +La seconde partie compose le droit positif divin, le droit des gens, +le droit civil ; droits qui emportent chacun leur obligation +particuliere. +</p> + +<p class="indent"> +La difficulté de traiter ces droits différens, vient de ce que l’on a +perpétuellement confondu les loix différentes dont ils dérivent. Les +uns apportent des raisons pour preuve de faits, les autres des faits +en preuve de raisons ; ce qui est également contre le bon sens & +contre les loix d’une saine dialectique. Par exemple, à l’égard du +mariage, les Théologiens & les Philosophes, les Jurisconsultes +brouillent à tous momens les loix naturelles & les loix divines, avec +les loix civiles & les loix ecclésiastiques. +</p> + +<p class="indent"> Un grand Philosophe, en distinguant la morale par +rapport aux devoirs, l’a divisée en ce que les hommes se doivent, +comme membres de la société générale, en ce que les sociétés +particulieres doivent à leurs membres ; ce qui renferme, 1°. la +loi naturelle, ou la morale de l’homme ; 2°. la morale des +Législateurs, ou le droit politique ; 3°. la morale des Etats, ou +le droit des gens ; 4°. la morale du Citoyen, ou le droit positif. +</p> + +<p class="indent"> +Il ajoute une cinquieme branche de morale, celle du Philosophe, qui +n’a pour objet que nous-mêmes. +</p> + +<p class="indent"> +Il ne s’agit pas dans la jeunesse d’approfondir toutes ces Sciences, & +je ne prétends pas donner des leçons aux précepteurs du genre humain. +Mais il est important que les jeunes gens connoissent les principes du +droit naturel, de la morale & de la politique ; ils les +trouveront dans l’Abrégé de la Morale de Wolf par Thumisius, qu’on +enseigne dans les Ecoles d’Allemagne, Livre élémentaire très-bien +fait ; dans l’Abrégé de Puffendorff ; & ces livres suffiront +dans les commencements : ils liront & reliront les Offices du +Consul Romain à son fils, & les Instructions du Chancelier de France à +ses enfans<a class="fn" id="fr_18" href="#fn_18">18</a> ; s’ils +ont du goût, ils perfectionneront un jour ces connoissances par la +lecture de Nicole, de Mallebranche, de l’Esprit des Loix, de l’Abbé de +Saint-Pierre, de Burlamaqui, de Puffendorff, de Grotius & de +Barbeyrac, de l’Origine des Loix & des Sciences, par M. Goguet ; +des Elémens de Philosophie & de Morale. +</p> + +<p class="indent"> +Ce dernier livre annonce & promet un Catéchisme de Morale à l’usage +commun & à la portée des enfans ; ce seront des leçons pour le +genre humain, qu’on attendroit en vain de gens sans raison & sans +Philosophie. +</p> + +<p class="indent"> +Je ne m’étendrai pas davantage sur cette partie, quoique la plus +importante de l’éducation. Il suffit d’indiquer les sources : +l’Histoire aura servi d’école de Morale ; l’expérience & les +lectures développeront les principes, & aideront à tirer les +conséquences ; elles apprendront à connoître les hommes ; +connoissance qui est le fondement de la Morale & de la Politique. +</p> + +<p class="indent"> +On n’ira peut-être jamais en morale au-delà des principes innés de +justice & de vertu, ni du sentiment naturel que la conscience en a +gravé dans le cœur de tous les hommes ; comme il y a apparence +qu’on n’ira point en Métaphysique au-delà des perceptions immédiates, +& en Physique au-delà des qualité sensibles. +</p> + + +<h2> +<a id="title28" href="#title28TXT"> +Suite des Etudes du dernier âge. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +Je joindrai à la morale de Thumisius la Logique & la Métaphysique de +s’Gravesande, imprimées en François, & dont les propositions sont dans +l’ordre géométrique ; la Physique du même, ou celle de Keil, +traduite & développée : je crois que c’est ce que l’on peut +trouver de mieux pour les commençans & même pour des personnes plus +avancées. +</p> + +<p class="indent"> +C’est ici le lieu & le tems de perfectionner les connoissances sur la +Géographie physique, qui commence à devenir une Science, dont Varénius +donna, il y a plus de cent ans, un modèle qui n’a pas été assez suivi +; sur les Mathématiques, dont il y a un assez bon abrégé tiré de +Wolff. Les cours de Physique expérimentale, de Chymie & de Botanique +commencent à s’introduire dans les Provinces ; c’est un des +fruits les plus marqués d’une éducation meilleure que celle des +Colleges, +</p> + +<p class="indent"> +Les jeunes gens liront un jour l’Histoire naturelle dans M. Buffon, & +ils verront les Arts dans les manufactures & dans les boutiques ; +& sur la terre même, le premier des arts, l’Agriculture. Ils +apprendront l’Anatomie ; les Elémens de la Physiologie, ou le +Traité de la structure & de l’usage des différentes parties du corps +humain, par Haller, sont un modèle de Livre élémentaire exact & +profond. +</p> + +<p class="indent"> +Je suppose qu’ils entretiendront toujours la connoissance qu’ils +auront faite avec les bons Auteurs Latins & François, dont plusieurs +doivent être appris par cœur, & qu’ils continueront à s’exercer aux +opérations du premier & du second âge. Je n’entre point dans les +détails, ils sont connus ou faciles à suppléer. +</p> + + +<h2> +<a id="title29" href="#title29TXT"> +Du soin de la santé ; des affaires & de la Religion. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +Il y a trois articles essentiels qu’il ne faut pas oublier dans une +institution ; le soin de la santé, les affaires & la Religion. +</p> + +<p class="indent"> +A l’égard de la santé, je renvoie, pour abréger, aux observations +judicieuses de l’Abbé Fleury, sur cet art. chap. 20 du Choix des +Etudes. L’éducation morale ne doit pas contredire l’éducation +physique ; car c’est l’homme entier qu’il s’agit de former. +</p> + +<p class="indent"> +J’ajoute que pour déraciner les préjugés des gouvernantes & des meres +qui inspirent sans raison à des enfans, de l’aversion pour certains +remedes, la saignée, par exemple, le quinquina, &c. il seroit à propos +de traduire la partie des Institutions du célèbre Boerhaave, qui +traite de la conservation de la santé Lugiene, avec les Commentaires +du savant Haller. On se trompera toujours moins quand on aura de bonne +Physique, & des expériences pour guides. M. Tissot vient de publier +un Traité de Médecine à l’usage du peuple, qui peut être regardé comme +un Livre élémentaire. +</p> + +<p class="indent"> +L’institution sensée d’une Nation telle que la nôtre, mériteroit bien +un traité pratique de Gymnastique, ou d’exercices comme ceux des Grecs +; les Carousels & les Tournois, quoique plus agréables que nos jeux de +hasard, n’avoient ni le même but, ni la même utilité. +</p> + +<p class="indent"> +Je renvoie également pour la connoissance des affaires, aux Chapitres +de l’Economie & de la Jurisprudence de l’Abbé Fleury. Je dirai +seulement que pour faciliter l’étude du Droit public en France, s’il y +en a un, on doit montrer en détail l’état de la France, la différence +des Ordres du Royaume, la division des Offices, la compétence des +Juridictions, Civile, Militaire, Ecclésiastique, dont les limites sont +si connues dans la spéculation, & si peu respectées dans la +pratique ; toutes matieres assez aisées à déterminer, & qui ne le +sont le plus souvent que par la loi du plus fort, ou par le manege du +plus intrigant. +</p> + +<p class="indent"> +Tout François doit connoître les Libertés de l’Eglise Gallicane. C’est +une des parties importantes du Droit public de France. On a sur cette +matiere un Livre à la portée des jeunes gens, qui devroit être +enseigné dans toutes les Ecoles. Il est intitulé, <i>Exposition des +Libertés de l’Eglise Gallicane</i>, <i>par M. Dumarsais</i>. +</p> + +<p class="indent"> +Après avoir examiné, ce qui forme le goût & l’esprit dans tous les +genres, on doit rechercher encore avec plus de soin ce qui regarde les +mœurs, ce qui constitue la vertu, la Religion. +</p> + +<p class="indent"> +J’ai parlé de la Morale qui précede toutes les loix positives, divines +& humaines ; l’enseignement des loix divines regarde +l’Eglise ; mais l’enseignement de cette Morale appartient à +l’Etat, & lui a toujours appartenu : elle existoit avant qu’elle +fût révélée, & par conséquent elle n’est pas dépendante de la +Révélation, quoiqu’elle tire sa plus grande force & les motifs les +plus puissans, de la confirmation qu’elle en a reçue. +</p> + +<p class="indent"> +La Révélation est un fait. La Morale gît toute en droit. +</p> + +<p class="indent"> +La Révélation est un droit divin positif ; la Morale un droit +divin, éternel & immuable. +</p> + +<p class="indent"> +La distinction de la vertu & du vice, du juste & de l’injuste, vient, +comme on a dit, de la raison & de la nature même des choses. L’amour +de l’ordre ne peut pas être absolument éteint dans le cœur de +l’homme ; car on ne peut pas renoncer entiérement à la raison. +</p> + +<p class="indent"> +La Révélation ajoute des motifs surnaturels, elle promet des +récompenses, & elle annonce des peines ; mais quand elle +n’annonceroit ni peines ni récompenses, l’obligation morale n’en +subsisteroit pas moins, même dans la fausse hypothese de l’incrédule. +Saint Paul & Saint Augustin ont dit : <i>la foi et les prophéties +passeront, l’intelligence demeurera éternellement.</i><a class="fn" +id="fr_19" href="#fn_19">19</a> +</p> + +<p class="indent"> +Il s’en suit de là (comme dit l’Abbé Gédouin) que l’on fait trop +dépendre les mœurs de la Révélation. « Quelque soin, dit-il, que +l’on prenne d’inspirer des sentimens de Religion aux enfans, il vient +un âge où la fougue des passions, le goût du plaisir, les transports +d’une jeunesse bouillante, étouffent ces sentimens. Si on leur avoit +dit que les mœurs sont de tout pays & de toute religion ; que +l’on entend par ces mots les vertus morales que la nature a gravées +dans le fond de nos cœurs, la justice, la vérité, la bonne foi, +l’humanité, la bonté, la décence ; que ces qualités sont aussi +essentielles à l’homme, que la raison même, dont elles sont une +émanation ; un jeune-homme en secouant peut-être le joug de la +Religion, ou s’en faisant une à sa mode, conserveroit au moins les +vertus morales, qui dans la suite pourroient le rapprocher des vertus +chrétiennes : mais parce qu’on ne lui a prêché qu’une Religion +austere, tout tombe avec cette Religion. » +</p> + +<p class="indent"> +L’expérience prouve la vérité de cette réflexion. Dans ce tems d’une +fermentation visible qui agite les esprits, pendant ces crépuscules +d’une lumiere qui naît, dirai-je, ou qui s’éteint, la Religion est +attaquée, & elle manque de défenseurs (car des condamnations vagues ne +prouvent rien, & n’ont jamais convaincu personne) ; elle est +compromise par des questions interminables & par des controverses +futiles, qu’on a voulu faire regarder comme l’essentiel de la +Religion. +</p> + +<p class="indent"> +A cet âge dont parle l’Abbé Gédouin, toute l’érudition acquise par un +jeune-homme dans les Congrégations & dans les Retraites, succombe sous +la moindre objection spécieuse d’un incrédule ; & malheureusement +tout l’édifice d’une morale mal étayée, s’écroule. Les jeunes-gens se +livrent avec une espece de sécurité, à des passions qui font le +malheur de leur vie. Ils se croient dégagés de tous liens ; tout +est confondu dans leur tête avec de petites idées de dévotion, dont +ils ont honte, & qu’ils viennent à mépriser. +</p> + +<p class="indent"> +Je ne parle que d’après les faits ; j’énonce ici la voix de +presque tous les peres de famille, ce sont des témoins +irréprochables, & de meilleurs juges que des hommes étrangers à la +société. +</p> + +<p class="indent"> +J’ose dire que les Anciens, les Payens même paroissent avoir été plus +religieux que nous. Leur Législation portoit toute sur la crainte des +Dieux ; on peut avoir les Loix de Zéleucus, de Minos, celles des +douze Tables, &c. Platon dans ses spéculations sur les Loix, établit +la Religion pour premier fondement ; il rappelle à la Divinité +dans toutes les pages de ses ouvrages. +</p> + +<p class="indent"> +Ciceron, en définissant les principes des Loix, dans son premier Livre +<i>de Legibus</i>, pose pour base l’existence des Dieux & leur +providence. +</p> + +<p class="indent"> +Chez les Payens c’étoient les Législateurs & les Philosophes qui +prêchoient la vertu ; les Prêtres n’enseignoient point la regle +des mœurs ; les Scribes & les Pharisiens chez les Juifs la +corrompoient par leurs traditions & par leur attachement à de vaines +pratiques. +</p> + +<p class="indent"> +Le Philosophe Panoetius enseignoit la vertu & les devoirs, tandis que +l’Augure Scevola ordonnoit les Sacrifices & les cerémonies de la +Religion (<a class="fn" id="fr_20" href="#fn_20">20</a>). Nous avons +un Sacerdoce & des Pontifes qui doivent enseigner toute sorte de +bonté, de justice & de vérité, ce qui est agréable à Dieu ; (<a +class="fn" id="fr_21" href="#fn_21">21</a>) la douceur, la tolérance à +se supporter les uns les autres ; (<a class="fn" id="fr_22" +href="#fn_22">22</a>) tout ce qui est véritable & sincere, tout ce qui +est honnête, tout ce qui est juste, tout ce qui est saint, tout ce qui +peut rendre aimable, tout ce qui contribue à une bonne réputation, +tout ce qui est vertueux, tout ce qui est louable. +</p> + +<p class="indent"> +Au surplus il y a tout à perdre pour les Etats & pour les Particuliers +chez qui se détruit la Religion. Eh ! qu’on dise quel avantage il +peut résulter pour le genre humain d’affoiblir dans les Citoyens les +motifs de la vertu, & les principes des bonnes actions ! n’est-ce +pas autoriser le vice & le crime qui n’ont jamais de digues assez +fortes, & que déjà des motifs plus puissans ne peuvent arrêter. +</p> + +<p class="indent"> +Je demande si l’Histoire fournit un seul exemple de peuples dont la +Religion nationale ait été le corps entier de la Religion naturelle, +(je dis le corps entier) & si ce n’est pas le Christianisme seul qui +l’a notifié à l’univers ? Si les Philosophes modernes ne sont pas +redevables de leurs lumieres sur les points les plus importans de +cette Religion, à l’avantage qu’ils ont d’être nés dans la Religion +Chrétienne ? Si par les seules lumieres de la raison ils eussent +été sur les points qu’ils établissent maintenant avec tant de vérité & +tant de force, moins vacillans & plus affermis que Socrate, que +Ciceron & les plus grands génies de l’antiquité ? +</p> + +<p class="indent"> +Je demande d’ailleurs, s’il est possible de rendre nationale une +Religion purement philosophique ? si une Religion sans culte +public ne s’aboliroit pas bientôt, & si elle ne rameneroit pas +infailliblement la multitude à l’idolâtrie ? +</p> + +<p class="indent"> +Quand les incrédules auront résolu ces questions d’une façon +satisfaisante, on pourra répondre à des objections qui sont proposées +15 siecles trop tard ; des objections que les Porphires, les +Celses, les Juliens ont ignorées, & qu’ils eussent pu faire valoir +sans replique, s’ils avoient détruit auparavant trois ou quatre faits +de l’établissement de la Religion Chrétienne, qui n’étoit pas éloigné +de leur tems. +</p> + +<p class="indent"> +La méthode d’étudier la Religion, comme science, dérive de la méthode +générale des études. Il n’est pas nécessaire d’être Médecin pour +savoir le meilleur moyen d’apprendre la Médecine ; & sans usurper +le droit d’enseigner la Religion, qui est réservé aux Ecclésiastiques, +on peut assurer qu’on l’enseigne mal dans la plûpart des Colleges. +</p> + +<p class="indent"> +Pendant les premières années, une simple explication du Décalogue, de +l’Oraison Dominicale & du Symbole, suffit avec les Catéchismes de +Fleury ou de Bossuet. L’Abrégé de l’Ancien Testament où M. de Mésangui +a conservé, autant qu’il est possible, les paroles de l’Ecriture, +imprimé à Paris en 1732, l’Evangile & les Actes de Apôtres. +</p> + +<p class="indent"> +Le spectacle de la nature, tel qu’il est représenté dans Fénelon & +dans Derham ; la nature même que les jeunes gens connoîtroient en +partie, leur auroit déjà prouvé l’Existence d’un Dieu que ses œuvres +annoncent à la terre. +</p> + +<p class="indent"> +Je suppose que dans la Métaphysique ils eussent pris des notions +justes des Attributs divins & de la Providence ; il seroit temps +vers la fin des études, de leur faire appliquer aux faits de la +Religion Chrétienne, les principes de l’art critique, & sans les +embarrasser dans des discussions au-dessus de leur portée, on pourroit +leur faire lire le <i>Traité de la vérité de la Religion +Chrétienne</i>, par Grotius ; ou celui qui est tiré en partie de +Turretin, traduit par Vernet, revu & corrigé par un Théologien +Catholique, imprimé à Paris en 1753, en 2 volumes par Garnier. +</p> + +<p class="indent"> +Un jeune homme qui auroit lu ces Livres avec attention, seroit plus +affermi dans sa Religion & mieux préparé contre les attaques des +incrédules, que par dix ans d’exercices spirituels. Le spectacle de la +nature, la connoissance de l’Existence de Dieu & de ses Attributs, +est le premier Traité de toute bonne Théologie. Il se prépareroit par +ses lectures à lire un jour les excellens Livres qui ont été faits sur +la Religion. +</p> + + +<h2> +<a id="title30" href="#title30TXT"> +Réflexions sur deux abus dans les Colleges. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +L’objet d’une bonne méthode doit être également de déraciner les abus, +comme d’indiquer & de frayer le chemin. +</p> + +<p class="indent"> +Je dirai deux mots sur l’abus des Cahiers de Réthorique & de +Philosophie, que l’on dicte dans les Colleges ; outre que ce sont +de misérables leçons que l’on fait plutôt pour exercer les Maîtres, +que pour instruire les enfans ; c’est la perte d’un tems +considérable qu’ils emploient à écrire ; il n’y en a point qui +les écrive en entier, & sur mille il n’y en a pas un seul qui les ait +conservés pendant deux ans, ou qui en ait fait quelque usage dans le +reste de la vie. J’en appelle à l’expérience. +</p> + +<p class="indent"> +Autre abus sur les leçons de Mémoire : on fait apprendre par cœur +à des enfans des Rudimens, des Particules, &c. des regles qu’il suffit +d’entendre & de concevoir ; on les ennuie, on les fatigue par la +longueur des leçons désagréables ; ils perdent le tems qu’ils +pourroient employer utilement & agréablement à apprendre les plus +beaux morceaux de Littérature Françoise & Latine. Tous ces morceaux +joints ensemble ne seroient pas la moitié des leçons qu’on oblige les +enfans d’apprendre par jour, depuis la premiere classe jusqu’à la +Réthorique. +</p> + +<p class="indent"> +On ne doit faire apprendre par cœur aux enfans, que ce qu’ils doivent +retenir, ce qui peut leur servir de modele. N’y a-t-il pas assez de +beaux endroits dans les Auteurs, sans les fatiguer à apprendre ce +qu’ils doivent oublier ? +</p> + + +<h2> +<a id="title31" href="#title31TXT"> +Avantages de ce Plan d’Etudes. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +Tel est l’essai du Plan des Etudes d’une premiere éducation ; ce +ne sont que les élémens de l’institution d’une Nation qui exigeroit +des vues plus profondes, & qui demanderoit des hommes plus habiles & +plus éclairés que moi : elle est réservée, cette institution, à +un Monarque sage & prudent, dont les intentions sont droites & +pures : image de Dieu sur la terre, qui peut créer des esprits & +façonner les cœurs. +</p> + +<p class="indent"> +II ne laissera pas imparfait un ouvrage qui peut tant contribuer à sa +gloire & au bien de ses peuples. Il consultera ses Universités, ses +Académies, sa Faculté de Médecine même, afin que de ces lumieres +réunies il résulte une nouvelle institution ou une régénération si +nécessaire dans les Lettres & peut-être ailleurs. +</p> + +<p class="indent"> +Je me persuade que ce plan est juste, parce qu’il est fondé sur la +nature de l’esprit, sur des faits constans & sur des principes de la +connoissance humaine. Je crois qu’un jeune homme ainsi élevé, seroit +plus disposé à recevoir la seconde éducation nécessaire pour la +profession qu’il embrasseroit ; & s’il y avoit des plans +d’instruction & des Catalogues de Livres raisonnés pour chaque +profession particuliere, comme en Allemagne, on lui épargnerait bien +de la peine & du temps qui est en pure perte<a class="fn" id="fr_23" +href="#fn_23">23</a><a class="fn" id="fr_NOTEm" +href="#fn_NOTEm">, m</a>. Il auroit l’esprit net & précis autant +qu’on peut l’avoir à dix-sept ou dix-huit ans ; il se seroit +rendu un grand nombre d’objets familiers, il auroit du goût & quelques +connoissances ; & ce qui vaut peut-être les connoissances même, +il auroit l’art d’en acquérir ; il pourroit se frayer lui-même un +chemin, & juger de celui qu’on lui feroit tenir ; il sauroit +s’occuper, science si utile & si rare à cet âge & dans tous les +âges : il seroit en état de voir le monde avec fruit, de lire les +Livres originaux, de voyager utilement. +</p> + +<p class="indent"> +Les Vies des hommes illustres qu’il auroit lues, serviroient à +indiquer ses inclinations & ses talens. Il est impossible que dans le +cours des Etudes, plusieurs objets étant présentés aux yeux des +jeunes-gens, il ne parût pas dans ceux qui auroient du génie quelques +étincelles de ce feu qui se décele lui-même, qui fit Paschal Géometre +sans le savoir, Descartes Philosophe, Tournefort Botaniste, &c. +</p> + +<p class="indent"> +La sympathie se déclarera quand il y aura du rapport & de la +convenance dans le goût. Ulisse à la Cour de Lycomede, présente à +Achille, déguisé en fille, des armes avec des ornemens de +femmes ; la passion d’Achille le trahit, & découvrit le plus +courageux des Grecs, celui qui devoit être le vainqueur des Troyens. +</p> + +<p class="indent"> +On sait que les triomphes de Miltiade déroboient le sommeil à +Themistocle. Combien le Carache, encore enfant, étoit frappé de ce +qu’il entendoit dire de Raphaël ! La vie d’Homere & ses ouvrages +saisirent Virgile dans son enfance ; Charles XII étoit +transporté d’enthousiasme en lisant la vie d’Alexandre. +</p> + +<p class="indent"> +On distinguera les enfans qui ont du goût & du génie, d’avec ceux qui +n’en ont point ; ceux-ci resteront froids & immobiles à des +récits qui toucheront sensiblement les autres. Au sortir des études +les jeunes gens s’occuperont suivant leur inclination ; ils +seront en état de choisir une profession avec connoissance, & ils +réussiront mieux dans celle qui sera de leur goût & de leur choix. +</p> + +<p class="indent"> +Eh quel avantage n’en résulteroit-il pas pour la société entière & +pour toutes les professions ? +</p> + +<p class="indent"> +Des esprits fermes & cultivés ne seroient pas occupés de jeux & de +bagatelles ; les Nobles n’iroient pas dans la Capitale dissiper le +patrimoine de leurs peres ; ils s’occuperoient avec goût & avec +connoissance, à le rendre plus utile, & ils le feroient fructifier au +quadruple. Ils diroient avec Horace<a class="fn" +id="fr_NOTEn" href="#fn_NOTEn">n</a> : +</p> + +<p class="INDENTtop"> +Beatus ille qui procul negotiis +</p> +<p class="INDENTbottom"> +Paterna rura bobus exercet suis. +</p> + +<p class="indentNO"> +Ils ajouteraient avec Virgile<a class="fn" +id="fr_NOTEo" href="#fn_NOTEo">o</a> : +</p> + +<p class="INDENTtop"> +Me verò primum dulces ante omnia musæ +</p> + +<p class="INDENTbottom"> +Accipiant.......... +</p> + +<p class="indent"> + +Ils cultiveroient dans le sein de la paix & de l’abondance les arts & +les sciences qui auroient nourri leur enfance. +</p> + +<p class="indent"> +Il est inconcevable qu’on ait tant négligé en France l’éducation des +femmes ; l’instruction en langue vulgaire pourroit être presque +toute entiere à leur usage. Mieux élevées & plus instruites, elles +éleveroient & instruiroient mieux leurs enfans. Peut-être +aspireroient-elles un jour à la gloire d’imiter une Cornelia, fille de +Scipion & mere des Gracches ; une Attia, mere d’Auguste, qui +contribuerent tant à former l’esprit de ces hommes fameux. +</p> + +<p class="indent"> +Avec un esprit plus cultivé, elles n’en seroient que plus +aimables ; elles sauroient s’occuper ; connoissant quelques +remedes usuels & approuvés, elles en distribueroient gratuitement, & +sauveroient la vie à une infinité de malheureux. +</p> + +<p class="indent"> +Le Seigneur de Fief accommoderait les procès ; il deviendroit le +bienfaiteur de ses Vassaux, & entretiendroit le lien de la +bienveillance que la Loi a mis entre eux & lui ; lien usé & devenu +sans force. +</p> + +<p class="indent"> +L’homme qui vit de ses rentes, imiteroit le Noble ; il +dédaigneroit la vile chicane, & ne se porteroit pas à l’oppression des +misérables. +</p> + +<p class="indent"> +Celui qui se destine à la guerre, regarderoit le service, comme une +occupation sérieuse ; au lieu que la plupart des jeunes-gens qui s’y +engagent, ne cherchent le plus souvent que l’oisiveté & le +libertinage. +</p> + +<p class="indent"> +Il auroit acquis dans la connoissance des Mathématiques des +dispositions à la pratique des fortifications ; la lecture des +Vies ou des Mémoires des grands Capitaines, l’auroit mis en état de +profiter de leurs campagnes & de leurs expéditions. Il sçauroit +qu’Alexandre & César étoient sçavans ; que César a fait des +Commentaires ; que Henry de Rohan, Turenne, Montecuculli ont +écrit des Mémoires ; que Feuquieres a donné des préceptes sur +l’art militaire. +</p> + +<p class="indent"> +Il apprendroit le droit de la guerre, dont il aura plus de besoin, à +mesure qu’il sera élevé à de plus grandes places. +</p> + +<p class="indent"> +Le Magistrat auroit acquis dans une éducation solide, l’habitude +d’être appliqué & laborieux ; dans l’étude de la Philosophie, celle +d’être judicieux & raisonnable ; dans l’étude des Belles-Lettres, +celle de traiter les sujets avec ordre, avec netteté & avec force. +</p> + +<p class="indent"> +Dans la Vie des grands Magistrats, d’un Chancelier de l’Hôpital, d’un +de Thou, d’un Molé, d’un Servin, d’un Talon, d’un Bignon, &c. il +auroit vu qu’il y a un courage d’ame aussi noble & aussi élevé que le +courage guerrier : <i>Sunt domesticæ fortitudines non inferiores +militaribus.</i> Cic. off. 2<a class="fn" +id="fr_NOTEp" href="#fn_NOTEp">p</a>. +</p> + +<p class="indent"> +Il rechercheroit l’esprit des loix dans les principes du droit de la +nature, & dans ceux d’une véritable morale & d’une sage +politique : quoiqu’il ne soit chargé que de l’exécution des loix, +il se rendroit capable d’être Législateur. Pythagore donna des loix à +la grande Grèce, Platon à quelques Républiques ; Locke en a donné +à la Caroline. C’est la Philosophie qui a produit le Code-Fréderic. +</p> + +<p class="indent"> +Le Négociant ou le Commerçant porteroit dans les pays éloignés, & en +rapporterait des connoissances utiles. La Société Royale de Londres +donne aux Navigateurs, des instructions sur l’Histoire naturelle des +lieux où ils vont. Des hommes instruits & avertis, verront avec profit +ce que d’autres ne voient point, quoiqu’il soit sous leurs yeux ; +le Dessein si utile par-tout, leur serviroit encore davantage dans ces +circonstances. +</p> + +<p class="indent"> +Par où les Ministres de la Religion peuvent-ils être le plus utiles au +monde ? Par quel moyen nos Missionnaires ont-ils pénétré dans les +contrées les plus éloignées ? Ce n’est ni par le secours des +Langues mortes, ni par leurs controverses (celles qu’ils ont eues dans +les pays étrangers, n’ont fait que retarder le fruit de leurs travaux) +; c’est par l’enseignement des connoissances utiles à la société. Ils +n’ont franchi tous les obstacles, qu’en apprenant aux hommes ce qui +étoit profitable à l’humanité. +</p> + +<p class="indent"> +On croit pouvoir dire qu’un Curé qui enseigneroit à ses Paroissiens la +pratique de la Religion, qui est fort simple & fort courte pour eux, +les devoirs les plus communs & dès-là les plus essentiels ; qui +leur montreroit les moyens les plus simples d’éviter & de guérir les +maladies ordinaires à la campagne, de mieux cultiver leur champ ; +qui sachant quelques principes des loix & de la coutume du Pays, +termineroit les procès, & les préviendroit dans leur naissance ; +qui sauroit un peu de Physique, de Médecine usuelle, d’Arpentage, +contribueroit d’avantage au bonheur des hommes, que tous les Curés ne +le peuvent faire avec leur mauvais latin, une inutile scholastique & +leurs querelles théologiques. +</p> + +<p class="indent"> +Il est bon que tous les ordres de l’Etat & que tous les membres de +chaque Ordre sachent que la considération est attachée à l’avantage de +faire du bien aux hommes, & de leur être utiles ; que la pratique +de la Religion consiste dans la bienfaisance ; que d’être bon, +est le principal moyen de ressembler à l’Etre souverainement bon, & à +celui qui faisoit du bien en voyageant, <i>pertransibat +benefaciendo.</i> +</p> + +<p class="indent"> +Celui qui chercheroit à remplir les devoirs d’une profession qu’il +auroit choisie avec goût, ou qui seroit occupé des sciences naturelles +& des sciences exactes, qui connoîtroit les bornes de la raison & +celles de l’autorité, ne seroit point un homme de parti, un factieux, +ni un intriguant ; il ne se laisseroit point troubler, & il ne +troubleroit point les autres par les délires de la superstition, cette +maladie épidémique, ni par les divers fanatismes qui attaquent la +tranquillité des ames innocentes ; il ne persécuteroit jamais ses +frères. Ne craignez point de semblables malheurs, dit l’Abbé de +Saint-Pierre, des Descartes, des Leibnitz, des Newtons & des Derhams. +</p> + + +<h2> +<a id="title32" href="#title32TXT"> +Manière d’exécuter ce Plan. +</a> +</h2> + +<p class="indent"> +On objectera peut-être que l’éducation que je propose, n’est pas +possible ; qu’on n’a ni les Maîtres ni les Livres nécessaires +pour l’exécuter ; que les jeunes gens ne pourroient pas dans +leurs premières années apprendre tout ce qui est compris dans ce Plan. +</p> + +<p class="indent"> +Je répondrai que l’éducation des Grecs & des Romains étoit beaucoup +plus difficile ; que des gens très-sensés ont cru possible ce que +je propose ici, & il faut se garder de condamner sur des préjugés le +sentiment de grands Hommes, Fleury, Locke, Nicole : quels +noms ! & quel est l’homme qui oseroit élever la voix contre leur +autorité réunie ? Je déclare que je n’ai fait dans ce Mémoire que +les commenter. +</p> + +<p class="indent"> +Enfin tout projet sensé doit être appuyé sur des faits, & je conviens +qu’il n’y a rien de plus mauvais en morale, que ce qui est +physiquement impossible. +</p> + +<p class="indent"> +Pour former une éducation, il faut des Maîtres ou des Livres, & il +faut apparemment l’un & l’autre. On propose de former des Maîtres, +c’est un ouvrage de longue haleine, qui ne dispenseroit pas d’avoir +des Livres tout faits. Je demande des Livres aisés à faire, qui +dispenseroient peut-être d’avoir des Maîtres. Je dis que tous ces +Livres sont faciles à faire, ou plutôt qu’ils sont presque tous faits. +Il ne s’agiroit, pour la plûpart que de compilations sensées & +raisonnables, qui seroient faites non par des hommes qui ne pensent +point, & qui n’ont jamais rien imaginé, mais par des personnes +capables de composer elles-mêmes les Livres qu’elles compileroient, +d’ouvrir des routes, de perfectionner celles qui sont découvertes, +d’imaginer des méthodes, & de juger les sciences avec un esprit +philosophique. +</p> + +<p class="indent"> +A l’égard de l’impossibilité prétendue d’apprendre les sciences à de +jeunes gens, je remarque premierement qu’on leur apprend (mal à la +vérité) des choses plus difficiles. De plus, je suppose au moins dix +ans d’éducation depuis six ou sept ans, jusqu’à dix-sept ou dix-huit. +Et que ne pourroit-on pas apprendre en dix ans, si l’on étoit bien +conduit, & que l’on eût de bons Livres élémentaires ? +</p> + +<p class="indent"> +Il n’y a point d’enfant, qui au College, ou pour se préparer à y +entrer, n’ait huit heures & demie & neuf heures de travail par jour. +</p> + +<p class="indent"> +Je ne demande que quatre à cinq heures de classe où la peine soit +principalement pour les Maîtres, où ils fassent travailler les enfans +devant eux, ou les disciples plus avancés feroient les démonstrations +aux plus jeunes ; des Livres où l’instruction fût toute faite, +une éducation qui n’exige dans les commencemens que des yeux & de la +mémoire. +</p> + +<p class="indent"> +Dans les trois ou dans les quatre premieres années, hors ces Classes, +nulle étude que des leçons agréables & utiles à retenir, qu’ils +pourroient apprendre en se promenant ; la plus grande peine seroit +d’écrire, de dessiner & d’apprendre un peu de Géométrie. +</p> + +<p class="indent"> +Des personnes instruites feront aisément l’arrangement de ce Plan & sa +tablature, s’il a le bonheur d’être approuvé du Maître & de la Nation. +</p> + +<p class="indent"> +Je le répète, il n’est besoin, pour exécuter un bon Plan d’éducation +littéraire, que de Livres qui serviroient d’instruction ou de méthode +d’instruction : & ces Livres sont aisés à composer. Le Roi n’a +qu’à ordonner ; qu’il dise & tout sera fait ; alors +l’éducation sera facile & on ne demandera dans les Maîtres, les +Gouverneurs & les Gouvernantes, que de la religion, des mœurs & de +savoir bien lire ; cela ramènera à l’éducation domestique, qui +est la plus naturelle & la plus favorable aux mœurs & à la société. +</p> + +<p class="indent"> +J’ai conduit les jeunes gens à la porte des Sciences, il est réservé à +des plumes plus savantes de les introduire dans leur sanctuaire. +</p> + +<p class="centerserifITAL"> +FIN. +</p> + +<hr class="r90Bold"> + +<hr class="r90"> + +<h2> +<a id="title33" href="#title33TXT"> +POST-SCRIPTUM. +</a> +</h2> + +<p class="indentNO"> +<span class="pfs150">A</span>Près avoir achevé ce Mémoire, il m’est +tombé entre les mains une Brochure intitulée <i>De l’Education +publique</i>. Je me suis rencontré dans le point important qui est la +fixation des objets d’études, avec un homme qui paroît avoir des +connoissances étendues dans l’Encyclopédie des Sciences, & qui sait +tirer des lignes de communication de l’une à l’autre. +</p> + +<p class="indent"> +Ma premiere idée a été de supprimer mon Mémoire, comme devenant +peut-être inutile. Ce n’est pas la peine de faire relire deux fois les +mêmes choses ; mais comme je me trouve d’un avis différent de cet +Auteur sur la qualité des Maîtres & sur des détails essentiels, on m’a +conseillé de donner cet Ouvrage au Public. Des matieres éclaircies à +son Tribunal, seront toujours bien jugées. +</p> + +<p class="indent"> +Je crois au surplus que notre Plan est bon, & qu’il peut être +utile ; je dis notre Plan, car il est à peu près le même : +nous ne différons que dans l’exécution, & en ce que cet Auteur exclut +les Séculiers que je voudrois, & où il admet beaucoup d’Ecoles que je +ne voudrois pas. +</p> + +<p class="indent"> +L’article le plus essentiel d’un Plan pour les Colleges, est de fixer +les objets des études ; car s’ils sont mal fixés, comme je crois +l’avoir démontré, il est nécessaire d’y en substituer d’autres. Nous +sommes d’accord en ce point, l’Auteur de <i>l’Education publique</i> & +moi. Nous sommes même d’accord sur ceux qu’il faut substituer ; +c’est sur cet objet qu’il est absolument nécessaire, si l’on veut +rétablir les études, que le Gouvernement prononce. Premiérement, parce +que c’est au Roi qu’il appartient de régler l’instruction de la +Nation ; en second lieu, parce qu’il est convenable que cette +instruction soit uniforme dans tout le Royaume, & qu’il est essentiel +qu’elle ne soit pas arbitraire. +</p> + +<p class="indent"> +Que Sa Majesté ait la bonté de nommer une Commission composée de cinq +ou six personnes pour examiner ces deux projets, ou tels autres que +l’on pourroit présenter. Son premier travail seroit de déterminer les +objets d’études pour tous les Colleges. +</p> + +<p class="indent"> +On croit devoir dire que cette Commission doit être composée +principalement de quelques hommes d’Etat & de gens de Lettres ; +qu’on n’y doit faire entrer aucun homme de parti. +</p> + +<p class="indent"> +Le second point, & celui qui importe peut-être le plus aujourd’hui, +est une Méthode d’instruction pour exécuter le Plan qui auroit été +agréé par Sa Majesté. +</p> + +<p class="indent"> +Pour y parvenir, il s’agit d’avoir des Maîtres. Les uns parlent des +Communautés séculieres & régulieres ; les autres veulent des +Célibataires ; quelques-uns préferent des gens mariés : il y +en a qui les admettent indifféremment. Il est question d’ailleurs de +trouver une grande quantité de Maîtres tout formés, ou les moyens de +les former en peu de temps. Quand on voudra y réfléchir, on verra +qu’il est impossible de faire tout-à-coup une pareille recrue dans le +Royaume ; & si l’on veut décider la question de la qualité des +Maîtres, on va ouvrir la porte à des discussions sans nombre, où +l’esprit de corps, les droits & les privileges entreront +nécessairement, & qui par conséquent deviendront interminables. Chaque +corps réclamera ; on fera agir l’esprit de parti ; les plus +forts l’emporteront, & l’Etat ne sera pas mieux servi ni plus éclairé. +</p> + +<p class="indent"> +Je pense que l’objet des Etudes étant une fois fixé, Sa Majesté +pourroit faire composer des Livres Classiques élémentaires, où +l’instruction fût toute faite relativement à l’âge & à la portée des +enfans depuis 6 ou 7 ans jusqu’à 17 ou 18. +</p> + +<p class="indent"> +Ces Livres seraient la meilleure instruction que les Maîtres pussent +donner, & tiendraient lieu de tout autre méthode. On ne peut se passer +de Livres nouveaux, quelque parti que l’on prenne. Ces Livres étant +bien faits, dispenseroient de Maîtres formés ; il ne seroit plus +question alors de disputer sur leur qualité, s’ils seroient Prêtres ou +mariés, ou célibataires. Tous seroient bons, pourvu qu’ils eussent de +la Religion, des mœurs, & qu’ils sussent bien lire ; ils se +formeroient bientôt eux-mêmes en formant les enfans. +</p> + +<p class="indent"> +Il ne s’agiroit donc que d’avoir des Livres, & je dis que c’est la +chose la plus aisée présentement. Un mot de la part de Sa Majesté +suffiroit. Il y a dans la République des Lettres beaucoup plus de +Livres qu’il n’en faut pour composer, avant deux ans, tous ceux qui +seraient nécessaires ; & il y a dans les Universités & dans les +Académies plus de Gens de Lettres qu’il n’en faut pour bien faire ces +ouvrages ; il n’y en a point qui ne se fît un devoir & un honneur +de concourir aux vues de Sa Majesté, & au bien général du Royaume. +</p> + +<p class="indent"> +Un autre moyen très-simple seroit de proposer de pareils Livres à +faire pour sujets de prix de toutes les Académies : cela +produirait en peu de tems des Mémoires excellens, que l’on chargerait +des Gens de Lettres de rédiger. Le Gouvernement pourra tout, quand il +voudra employer le génie & l’industrie de la Nation. +</p> + +<p class="indent"> +On feroit imprimer ces ouvrages à une Imprimerie Royale, sans qu’il en +coûtât aucuns frais au Roi ; & ces Livres coûteroient peu aux +familles, pourvu que l’impression ne se fît pas par entreprise, & que +la chose ne devînt pas une affaire de finance. +</p> + + + + + + +<!-- BEG NOTES: --> + + +<div class="chapter"> + +<p class="centerserif pfs90"> +<strong> +NOTES +</strong> +</p> + + +<!-- Note 1 --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_1" href="#fr_1">1</a> +C’étoient des Esclaves de Sparte. +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note 2 --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_2" href="#fr_2">2</a> +En 1452, le Cardinal d’Estouteville, Légat en France, réforma +l’Université, accorda aux Médecins la liberté de se marier, & leur +défendit en même temps, comme marque de souillure, de faire à l’avenir +leurs assemblées dans l’Eglise de Paris, sous les tours, comme ils +faisoient quelquefois. <i>Pasquier. Recherches, tom.</i> 1, +<i>pag.</i> 275. +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note 3 --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_3" href="#fr_3">3</a> +Eusebe, Hist. Eccles. l. 6. chap. 43. +<br> +Fleury, Mœurs des Chrétiens, +p. 192. +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note 4 --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_4" href="#fr_4">4</a> +Depuis qu’ils sont établis à Brest & à S. Malo, on a peine à trouver +des <i>Mousses</i> ou de ces jeunes garçons qui servent dans un +vaisseau, & qui sont destinés à être Matelots. Dans trente ans d’ici, +on demandera pourquoi il manque des Matelots dans les Ports. +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note 5 --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_5" href="#fr_5">5</a> +Considérations sur les Mœurs. +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note 6 --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_6" href="#fr_6">6</a> +Locke, l’Abbé Fleury, la Dissertation de l’Abbé Gédouin sur +l’éducation ; Education des filles, par M. de Fénelon ; le +Chapitre de Montagne sur l’institution des enfans, qui est admirable, +& il est bien étonnant qu’étant connu de tout le monde, on n’en ait +pas plus profité : c’est la malheureuse routine qui en a été +cause ; l’Abbé de Saint-Pierre, où il y a des choses excellentes +sur les vertus morales & politiques ; le Discours de M. Nicole +sur l’éducation du Prince ; Crouzas, Bacon, Milton, œuvres +mêlées ; Dumarsais, Erasme, le P. Lamy, tous généralement sans +exception. +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note 7 --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_7" href="#fr_7">7</a> +Segnius irritant animos demissa per aures +<br> +Quam quæ sunt oculis subjecta fidelibus…. +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note 8 --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_8" href="#fr_8">8</a> +M. Rousseau exclut les histoires de l’instruction des enfans. +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note 9 --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_9" href="#fr_9">9</a> +On peut faire ensorte, comme dit Nicole, qu’ils sachent toute la +morale, sans savoir presque qu’il y a une morale, ni qu’on ait eu +dessein de les en instruire ; ensorte que lorsqu’ils l’apprendront +dans le cours de leurs études, ils s’étonnent de savoir par avance +beaucoup plus qu’on n’y enseigne. +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note 10 --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_10" href="#fr_10">10</a> +On trouvera sur les vertus morales & politiques, des choses +excellentes dans l’Abbé Fleury, choix des études ; dans la +Cyropédie de Xénophon, dans Plutarque, dans les ouvrages de l’Abbé de +Saint-Pierre, dans Nicole, dans Locke, éducation des enfans, dans le +Sethos de l’Abbé Terrasson, qui n’a pas trop réussi, quoiqu’il y ait +des choses admirables pour la morale, parce qu’il n’y a que du +jugement, de la physique & de l’érudition, & qu’il faut de +l’imagination pour faire un Roman. +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note 11 --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_11" href="#fr_11">11</a> +In universum non incipere ab antiquissimis, sed ab his quæ nostris +temporibus nostræque notitiæ propiùs cohærent, ac paulatim deinde in +remotiora eniti, magis è re arbitror. <i>Ep. Hug. Grotii ad +Maurerium</i>. +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note 12 --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_12" href="#fr_12">12</a> +Tamen ut ipse ad meam utilitatem semper cum Græcis Latina +conjunxi ; neque id in Philosophia solum, sed etiam in dicendi +exercitatione feci : idem tibi censeo faciendum ut par sis in +utriusque generis oratione. <i>1. lib. Offici</i>. +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note 13 --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_13" href="#fr_13">13</a> +Par exemple, de Phedre, avec des chiffres qui marquent la +construction ; ou des Livres où il y ait une version +interlinéaire. Ce sont des méthodes très-utiles. +</p> + +<p class="indent pfs90"> +Faire d’abord la construction & des traductions littérales, au lieu de +thêmes, pour passer ensuite à des traductions plus correctes. Je +conseillerois le <i>Selectæ è profanis Auctoribus Historiæ</i>. C’est +un Livre agréable, instructif, utile aux enfans, & qu’il ne seroit pas +inutile aux hommes faits de lire. +</p> + +<p class="indent pfs90"> +Il ne paroit pas nécessaire d’avertir qu’on doit faire choix d’abord +des Auteurs les plus faciles, & ne lire que ceux qui ont écrit, +lorsque le Latin étoit dans sa plus grande pureté, c’est-à-dire un peu +avant, ou un peu après le siecle d’Auguste ; Phedre, Térence, +Saluste, César, Ciceron, Virgile, Horace, Valere-Maxime. En tout +genre, il ne faut présenter que les meilleurs modeles. +</p> + +<p class="indent pfs90"> +Après une préparation de cinq ou six semaines, pour apprendre la +Grammaire & à chercher dans les Dictionnaires, on peut se mettre dans +la lecture de ces Auteurs & de ceux dont Chompré & Vaniere ont donné +des extraits, avec le <i>Novitius</i> qui est sans comparaison le +meilleur des Dictionnaires. On a le petit Danet Latin par racines, qui +est un ouvrage très-bien fait. +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note 14 --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_14" href="#fr_14">14</a> +Scaliger, Tanguy, le Fevre, M. Rollin, M. du Marsais, &c. +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note 15 --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_15" href="#fr_15">15</a> +Elle est imprimée en 1740, & approuvée par l’Académie des +Inscriptions. +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note 16 --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_16" href="#fr_16">16</a> +Par M. Formey. +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note 17 --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_17" href="#fr_17">17</a> +En quoi consiste la béatitude formelle, la béatitude objective, la +possibilité de l’état de pure nature, &c. +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note 18 --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_18" href="#fr_18">18</a> +<i>Tom. I. des Œuvres de M. Daguessau</i>. +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note 19 --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_19" href="#fr_19">19</a> +Corin 8 1. 13:th. S. Aug. de lib. arbit. +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note 20 --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_20" href="#fr_20">20</a> +Eph. c. 5. v. 9 & 10. +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note 21 --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_21" href="#fr_21">21</a> +Eph. c. 4. v. 2. & Rom. v. 14 & 15. +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note 22 --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_22" href="#fr_22">22</a> +Philip. c. 4. v. 8. +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note 23 --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_23" href="#fr_23">23</a> +Ætatem quidem video (dit Ciceron, 33. <i>de finibus num</i> 7.) sed +infici tamen debet iis artibus quas si dum tenera est combiberit ad +majora veniet paratior. +</p> +</div> +</div> + + +</div> + + +<div class="chapter"> + +<p class="centerserif pfs90"> +<strong> +NOTES CRITIQUES DU TRANSCRIPTEUR +</strong> +</p> + +<p class="indentNO"> +Ces remarques ne sont que des compléments à l’ouvrage original. +</p> + +<!-- Note a --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_NOTEa" href="#fr_NOTEa">a</a> +Traduction proposée par le transcripteur : +<br> +<i>Que sont les lois sans la morale ?</i> +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note b --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_NOTEb" href="#fr_NOTEb">b</a> +La citation n’est pas de Tacite, mais de Sénèque +(<i>Epistulae morales ad Lucilium</i>, +Liber XVII-XVIII, 106.12) +<br> +La citation intégrale originelle est : +<br> +<i>Quemadmodum omnium rerum, sic litterarum quoque intemperantia +laboramus ; non vitae sed scholae discimus.</i> +<br> +qui pourrait se traduire par : +<br> +<i>De même que nous souffrons d’un excès en toute chose, nous +souffrons d’un excès en littérature ; nous apprenons, non pour +la vie, mais pour l’école.</i> +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note c --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_NOTEc" href="#fr_NOTEc">c</a> +Traduction proposée par le transcripteur : +<br> +<i> +Beaucoup de mains sont nécessaires à l’humanité, mais peu de têtes lui +suffisent. +</i> +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note d --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_NOTEd" href="#fr_NOTEd">d</a> +La note 7 est une citation d’Horace (<i>Ars poetica</i>, +180-181). +<br> +Traduction proposée par le transcripteur : +<br> +<i> +L’esprit est moins vivement ému par ce qui est entendu</i> +<br> +<i>Que par ce que les yeux rapportent de manière fiable</i>…. +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note e --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_NOTEe" href="#fr_NOTEe">e</a> +La citation est tirée de +<i> +Hugonis Grotii — +De Jure Belli ac Pacis, Libri Tres : +</i> + +<i> +In Quibus Jus Naturæ +& Gentium, Item Juris Publici Præcipua Explicantur +</i> +(J. T. Fleischerum, Jenæ, 1680), +<i> +Epistola de Studiis instituendis, +ad Benjaminum Maurerium, +Legatum Regis Galliæ, +</i> +p. 44. +<br> +Elle pourrait se traduire par : +<br> +<i> +En général, ne pas commencer par les choses les plus anciennes, mais +par celles qui sont les plus proches de notre époque et de nos +connaissances, puis remonter petit à petit aux plus éloignées, voilà +la démarche que je juge préférable. +</i> +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note f --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_NOTEf" href="#fr_NOTEf">f</a> +Cette citation est vraisemblablement une allusion à la +<i>Vulgate Clémentine</i> +(Isaïe 40-26) : +<br> +<i> +Levate in excelsum oculos vestros, et videte +<span class="latin">quis creavit hæc. +</span> +</i> . +<br> +qui pourrait se traduire par : +<br> +<i> +Levez vos yeux vers le +ciel, et voyez +<span class="latin"> +celui qui a créé ces choses. +</span> +</i> +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note g --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_NOTEg" href="#fr_NOTEg">g</a> +Il est fait référence ici à <i>La République</i> (VII, 536) : +<br> +<i> +Τὰ +μὲν +τοίνυν +λογισμῶν +τε +καὶ +γεωμετριῶν +καὶ +πάσης +τῆς +προπαιδείας, +ἢν +τῆς +διαλεκτικῆς +δεῖ +προπαιδευθῆναι, +παισὶν +οὖσι +χρὴ +προβάλλειν, +οὐχ +ὡς +ἐπάναγκες +μαθεῖν +τὸ +σχῆμα +τῆς +διδαχῆς +ποιουμένους. +</i> +<br> +qui pourrait se traduire par : +<br> +<i> +C’est donc dès l’enfance que nos élèves doivent être initiés à l’étude +de l’arithmétique, de la géométrie, et des autres sciences qui servent +de préparation à la dialectique. Mais, dans les manières d’enseigner, +il ne doit y avoir rien qui les contraigne à apprendre. +</i> +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note h --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_NOTEh" href="#fr_NOTEh">h</a> +La citation complète (<i>De officiis</i>, Liber I, 1) est ; +<br> +<i> +Quamquam te, Marce fili, annum iam audientem Cratippum, idque Athenis, +abundare oportet praeceptis institutisque philosophiae propter summam +et doctoris auctoritatem et urbis, quorum alter te scientia augere +potest, altera exemplis, +<span class="latin"> +tamen, ut ipse ad meam utilitatem semper cum Graecis Latina coniunxi +neque id in philosophia solum, sed etiam in dicendi exercitatione +feci, idem tibi censeo faciendum, ut par sis in utriusque orationis +facultate. +</span> +</i> +<br> +qui pourrait se traduire par : +<br> +<i> +Voilà un an, Marcus mon fils , que vous suivez les leçons de Cratippe +et que vous êtes à Athènes, ce qui fait que les enseignements de la +sagesse, les ressources philosophiques ne doivent pas vous manquer +avec un si grand maître et dans une telle cité, dont la science de +l’un et les exemples de l’autre vous placent à bonne école ; +<span class="latin"> +néanmoins, comme j’ai toujours, à mon grand profit, réuni les lettres +latines et les lettres grecques, non seulement en philosophie, mais +dans l’art oratoire, je vous conseille de faire de même pour en venir +à maîtriser ces deux langues. +</span> +</i> +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note i --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_NOTEi" href="#fr_NOTEi">i</a> +La citation complète +(<i>Institutio oratoria</i>, Liber 6, 3.17) est : +<br> +<i> +Nam et urbanitas dicitur, qua quidem significari video sermonem +praeferentem in verbis et sono et usu proprium quendam gustum urbis et +<span class="latin"> +sumptam ex conversatione doctorum tacitam eruditionem, denique cui +contraria sit rusticitas. +</span> +</i> +<br> +qui pourrait se traduire par : +<br> +<i> +Car on l’appelle aussi urbanité, laquelle se manifeste, à ce que je +vois, par un discours préférant, dans les mots, le ton et l’usage, un +certain goût particulier à la ville et +<span class="latin"> +un savoir implicite tiré de la conversation des maîtres, bref, quelque +chose d’étranger à la rusticité. +</span> +</i> +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note j --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_NOTEj" href="#fr_NOTEj">j</a> +Cette citation, tirée d’Horace (<i>Ars poetica</i>, 309), +pourrait se traduire par : +<br> +<i> +Avoir un jugement sain est le point de départ et la source d’une +écriture correcte. +</i> +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note k --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_NOTEk" href="#fr_NOTEk">k</a> +Dans ses +<i>Excellentium imperatorum vitae</i>, +en parlant de Thémistocle +(§ 1), Cornelius Nepos écrit : +<br> +<i>Celeriter quae opus erant reperiebat, facile eadem oratione +explicabat, neque minus in rebus gerendis promptus quam excogitandis +erat, quod et de instantibus, ut ait Thucydides, uerissime iudicabat +et <span class="latin">de futuris callidissime coniciebat</span></i>. +<br> +qui pourrait se traduire par : +<br> +<i>Il a rapidement compris ce qui était nécessaire et a pu exprimer +clairement ses opinions ; en outre, il n’était pas moins actif +dans l’exécution de ses plans qu’il ne l’avait été dans leur +conception, car, comme le dit Thucydide, il jugeait les événements +présents avec une grande exactitude et <span class="latin">devinait +l’avenir avec une habileté remarquable</span></i>. +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note l --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_NOTEl" href="#fr_NOTEl">l</a> +Ces deux citations sont tirées de Cicéron. +</p> +<p class="indentNO pfs90"> +— La première vient de <i>Orationes</i>, +<i>Pro Milone</i>, +IV, 10 : +<br> +<i> +<span class="latin"> +Est [igitur] hæc[, iudices,] non scripta, sed nata lex, quam non +didicimus, accepimus, legimus, verum ex natura ipsa adripuimus, +hausimus, expressimus, ad quam non docti sed facti, non instituti sed +imbuti sumus… +</span> +</i> +<br> +qui pourrait se traduire par : +<br> +<i> +<span class="latin"> +Il est en effet, ô juges, une loi non écrite mais innée, loi +que nous n’avons ni apprise, ni reçue de personne, ni étudiée quelque +part, mais que nous tenons, que nous puisons, que nous tirons de la +nature même, loi à laquelle nous n’avons pas été éduqués, +mais qui est enracinée en nous…</span> +</i> +<br> +en accord avec ce que propose l’auteur.</p> +<p class="indentNO pfs90"> +— La seconde vient de <i>De legibus</i>, +Liber 1, VI, 18 : +<br> +<i> +Igitur doctissimis viris proficisci placuit a lege, haud scio an +recte, si modo ut idem definiunt +<span class="latin">lex est</span> +ratio summa, +<span class="latin"> +insita in natura, quae iubet ea quae facienda sunt, prohibetque +contraria. +</span> +Eadem ratio cum est in hominis mente confirmata et perfecta, lex est. +</i> +<br> +qui pourrait se traduire par : +<br> +<i> +Des hommes très savants ont jugé à propos de partir de la loi je +ne sais pas s’ils ont eu raison, surtout si, comme ils le postulent, +<span class="latin">la loi est</span> +la raison suprême +<span class="latin"> +gravée en notre nature, et qui ordonne ce qui doit être fait, et ou +qui interdit le contraire. +</span> +Cette raison, affermie et développée dans l’esprit de l’homme, est la +loi. +</i> +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note m --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_NOTEm" href="#fr_NOTEm">m</a> +Dans <i>De finibus bonorum et malorum</i> +(Liber 3, 9), Cicéron écrit : +<br> +<i> +Video equidem, inquam, sed tamen iam infici debet iis artibus, quas +si, dum est tener, conbiberit, ad maiora veniet paratior. +</i> +<br> +qui pourrait se traduire par : +<br> +<i> +Je le vois bien, lui dis-je, mais pourtant c’est maintenant qu’il faut +l’imprégner de connaissances qui lui permettront, s’il les assimile +dès son plus jeune âge, d’arriver mieux préparé aux choses plus +importantes qui l’attendent. +</i> +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note n --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_NOTEn" href="#fr_NOTEn">n</a> +Cette citation est tirée des <i>Épodes</i> {2 [Vitae rusticae +laudes (À Alphius), 1-4]} : +<br> +<i> +<span class="latin"> +Beatus ille qui procul negotiis, +</span> +<br> +ut prisca gens mortalium, +<br> +<span class="latin"> +paterna rura bobus exercet suis +</span> +<br> +solutus omni faenore… +</i> +<br> +qui pourrait se traduire par : +<br> +<i> +<span class="latin"> +Heureux celui qui loin des affaires, +</span> +<br> +comme la race de ceux d’autrefois, +<br> +<span class="latin"> +laboure avec ses bœufs les champs paternels +</span> +<br> +libre des soucis de l’usure… +</i> +</p> +</div> +</div> + +<!-- Note o --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_NOTEo" href="#fr_NOTEo">o</a> +Cette citation est tirée des <i>Géorgiques</i> (Liber II, +475-478) : +<br> +<i> +<span class="latin"> +Me vero primum dulces ante omnia Musae, +</span> +<br> +quarum sacra fero ingenti percussus amore, +<br> +<span class="latin">accipiant</span> +caelique vias et sidera monstrent, +<br> +defectus solis varios lunaeque labores ; +</i> +</p> +qui pourrait se traduire par : +<br> +<i> +<span class="latin"> +Qu’avant tout les Muses, qui sont pour moi de toutes les plus douces, +</span> +<br> +auxquelles je sacrifie avec un amour immense, +<br> +<span class="latin">m’accueillent</span> +<br> +et me montrent les chemins du ciel et des étoiles, +<br> +les éclipses du soleil et les phases de la lune ; +</i> +</div> +</div> + + +<!-- Note p --> +<div class="fnblock"> +<div class="fndef"> +<p class="indentNO pfs90"> +<a class="fn" id="fn_NOTEp" href="#fr_NOTEp">p</a> +La citation intégrale originelle de Cicéron +(<i>De officiis</i>, Liber I, XXII, 78) est: +<br> +<i>Sunt igitur domesticae fortitudines non inferiores +militaribus ;</i> +<br> +qui pourrait se traduire par : +<br> +<i> +Il y a donc des cas où le courage civique n’est pas inférieur au +courage du soldat ; +</i> +</p> +</div> +</div> + +</div> + + +<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75373 ***</div> +</body> +</html> + + diff --git a/75373-h/images/cover.jpg b/75373-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..f04921e --- /dev/null +++ b/75373-h/images/cover.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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