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| author | nfenwick <nfenwick@pglaf.org> | 2025-02-12 15:21:08 -0800 |
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Il y a longtemps que se passèrent les +événements dont je me fais l’historien: c’était deux ou trois ans après +l’insurrection qui suivit la prise de Tananarive. Partonneau s’était +alors révélé ce qu’il fut durant le reste de son aventureuse carrière: +l’un des collaborateurs civils les plus adroits, le plus vigoureux de +Gallieni; en apparence, et à l’écouter, le plus imprévu des humains; en +réalité, montrant le génie de la politique indigène. Il avait administré +des provinces aussi vastes que la Belgique, rendu la justice comme saint +Louis, sauf qu’il était assis sous un pamplemoussier, non sous un chêne; +livré des batailles rangées à la tête de dix-huit miliciens, de la sorte +pacifié la moitié d’un empire; enfin, gouverné sagement, mais dans +l’éclat d’une puissance illimitée. Le tout sans s’étonner de rien: il +n’avait jamais l’air de croire que c’était arrivé. + +Quand un mot de lui me fit savoir qu’il était de retour à Paris, je +courus le voir. Ce proconsul avait tout simplement repris son ancien +domicile, une modeste chambre d’étudiant, rue Flatters, au quartier +latin. Sa concierge me dit, d’une voix un peu surprise: + +--Mais M. Partonneau n’est pas là, à cette heure-ci! (Il était quatre +heures de l’après-midi.) Vous le trouverez au café Mahieu, comme de +juste. + +J’allai donc au café Mahieu. J’y découvris en effet Partonneau, attaché +de toute son âme aux problèmes d’une manille aux enchères avec des +habitués qui l’ignoraient radicalement trois jours auparavant, mais le +tutoyaient. Telle était la simplicité de son âme: il ne se souvenait +plus d’avoir été vice-roi, d’être toujours officier de la Légion +d’honneur et grande médaille d’or de la Société de Géographie. Ou +plutôt, comme il disait, avec sa belle philosophie, ramassée dans une +formule concise: «Tout ça n’avait aucun rapport!» + +--Alors, lui dis-je, tu ne regrettes pas tes grandeurs? + +--Non, fit-il, sincèrement: ici la vie est beaucoup plus facile! Je n’ai +à me soucier de rien... + +En effet, il ne se souciait de rien. Toutefois, y réfléchissant, il me +déclara que, pour lui, Paris manquait de femmes. Je répliquai que ce +n’était pas l’opinion générale. + +--C’est possible, me répondit Partonneau, mais alors c’est que je ne +sais plus «manière». A Madagascar, je n’avais qu’à m’adresser aux +_governora madinika_, les chefs des notables, qui m’envoyaient tout de +suite ce qu’ils avaient de mieux. Ici, il n’y a pas de _governora +madinika_: cela me manque. + +Je lui fis remarquer qu’il y avait un préfet de police; il me pria de ne +pas me payer sa tête. Mais je ne croyais pas si bien dire, ainsi qu’on +verra. + +Deux jours plus tard, il m’apprenait qu’il avait trouvé «quelqu’un». Ce +quelqu’un s’appelait Émilienne. Comme je m’informais de l’endroit où il +l’avait rencontrée: + +--Mais dans la rue! Où veux-tu que ce soit? + +Il ajouta qu’il l’avait installée chez lui, que c’était une personne +très comme il faut, bien agréable, et qu’elle avait des vertus +d’intérieur. + +Je supposai que c’était à cause de ces vertus d’intérieur qu’on ne +voyait jamais Émilienne. Partonneau allait au Mahieu sans elle, dînait +sans elle à la brasserie du Panthéon, retournait jouer à la manille, au +Mahieu, sans elle, et ne partait que vers minuit. + +--Partonneau, lui dis-je timidement un soir, qu’est-ce qu’elle fait, ton +Émilienne, pendant ce temps-là? + +--Elle m’attend en mangeant des marrons. C’est une femme qui adore les +marrons, avec du vin blanc. Chaque tribu a ses mœurs. + +Je me permis de lui faire observer que les mœurs de la tribu parisienne +ne sont pas, généralement, si simples; que les femmes, chez nous, aiment +la distraction; que, de plus, elles souhaitent d’ordinaire que leurs +amis fassent l’étalage public de leurs attraits et de leur toilette. + +--Je me souviens, reconnut Partonneau, d’avoir lu ces particularités +dans certains ouvrages qui traitent de la matière. Mais Émilienne est +différente. Elle ne demande pas du tout à m’accompagner. Je la vois le +soir, quand je rentre, et le matin, où elle fait le ménage, cependant +que je travaille à ma grande carte, au cent millième, du nord-est de +Madagascar. Cela nous suffit à tous deux. + +Toutefois, il advint un jour que Partonneau vint s’asseoir à mes côtés, +la figure légèrement attristée. + +--C’est curieux, me dit-il, Émilienne a été prise dans une rafle! + +--Dans une rafle? Comment cela? + +--Comme il paraît que ça se fait: par la police. Elle se promenait sur +le boulevard, et la police l’a emmenée... + +Je compris pourquoi Émilienne ne tenait pas à accompagner Partonneau le +soir: elle avait d’autres occupations, et ne passait pas décidément tout +son temps à manger des marrons. + +--... Et elle a fait prévenir la concierge, poursuivit Partonneau, qu’il +me fallait aller la réclamer à la préfecture de police. + +--Et tu iras? + +--Sûrement, j’irai! Je me suis informé. Une femme qui vit avec un homme +honorable, la police n’a pas le droit de la cueillir: tels sont les lois +et règlements de ces populations occidentales. Tout à l’heure je vais +donc aller réclamer Émilienne. + +Il revint deux heures après. + +--C’est extraordinaire, fit-il, on n’a pas voulu la relâcher! + +--Il y avait un cheveu?... + +--Aucun cheveu. J’ai vu un administrateur, très aimable. Je lui ai dit: +«Vos miliciens ont arrêté une femme qui vit avec moi. Puisqu’elle vit +avec moi, je viens la chercher. Voilà mes noms et qualités.» Il m’a +répondu: «Rien de plus juste, cher monsieur... Enchanté de cette +occasion de faire connaissance de l’explorateur Partonneau, dont la +renommée est venue jusqu’à moi. Cette dame s’appelle?... + +»--Elle s’appelle Émilienne! + +»--... Émilienne? Bien. Son nom de famille? + +»Alors, je suis tombé des nues: «Est-ce que vous croyez, lui ai-je dit, +que j’ai l’indiscrétion de demander leur nom de famille aux dames qui +m’honorent de leurs faveurs? Et qu’avais-je besoin de connaître son nom +de famille? Je ne veux pas en hériter!» Là-dessus, il m’a répondu: «Je +regrette! mais, dans ce cas, malgré la meilleure volonté du monde...» + +Partonneau réfléchit un instant, et conclut: + +--A Madagascar, les femmes n’ont pas de nom de famille. Les hommes non +plus, du reste. Ils ont bien raison: ces complications sont ridicules! + + * * * * * + +Il ne faudrait pas croire que toutes les dames que, dans l’acception +biblique du terme, mon ami Partonneau connut à Paris, quand, par chance +il y venait se reposer de ses fatigues, échouèrent, comme celle dont je +viens de parler, à la préfecture de police. Il y en eut d’autres, dont +les relations avec cet homme illustre se terminèrent différemment, bien +que d’une façon toujours aussi singulière; et je compte rapporter +comment. Il est certain qu’il n’avait de rien, ni des femmes, ni de +l’autorité, ni de la manière dont il convient d’exercer cette autorité, +une conception qui puisse ressembler en quoi que ce soit à la nôtre. + +Celle-ci ne pouvait que demeurer fort éloignée des comportements que son +génie naturel, développé par ses séjours sous d’autres cieux, et +l’habitude qu’il avait prise d’y exercer les réalités de la domination, +avaient inculqués à Partonneau. C’est ce qu’il me fit bien sentir, il y +a quelques années, alors que j’avais le plaisir de le retrouver chef de +cercle, muni de pouvoirs effectivement illimités, dans une des régions +les moins assimilées de notre Indo-Chine septentrionale: car ce diable +d’homme a été partout, et l’on doit à la vérité de reconnaître qu’il est +l’un de ceux qui ont le moins mal réussi partout où il a passé. + +«L’administration, me dit-il, est une chose très simple. Elle a trois +aspects: ce qu’on fait pour le gouvernement, ce qu’on fait pour les +indigènes, ce qu’on fait pour soi. Le gouvernement, les indigènes +n’étant pas électeurs, se déclare satisfait si les impôts rentrent +régulièrement. Pour les indigènes, il s’agit de les persuader que plus +ils paieront régulièrement ces impôts et moins on les embêtera. En +d’autres termes, que s’ils s’acquittent gentiment de ce devoir, on leur +fichera la paix absolument, et que nous serons pour eux comme si nous +n’existions pas. Pour soi-même, il s’agit d’organiser sa petite vie le +plus confortablement qu’on peut.» + +Je constatai que, en effet, Partonneau jouissait de la confiance +silencieuse du gouvernement; que les indigènes payaient l’impôt et, pour +le reste, ne se volaient les uns les autres que selon leurs coutumes +héréditaires; enfin, qu’il avait organisé sa petite vie. + +Il s’était fait construire une «résidence» au milieu d’un assez beau +lac. C’était afin de goûter un peu de fraîcheur. «L’inconvénient de cet +emplacement, expliquait-il, est que l’eau engendre des moustiques: mais +c’est un fait bien connu que les poissons rouges mangent les moustiques. +J’ai donc frappé mes administrés d’une taxe annuelle et personnelle d’un +certain nombre de poissons rouges, dont ils s’acquittent fort +honnêtement; ils les mettent dans le lac et je suis débarrassé des +moustiques. Une autre plaie du pays, ce sont les cafards; ils +envahissent les habitations: mais c’est un autre fait bien connu en +histoire naturelle que les pintades mangent les cafards. Il me suffit +donc d’entretenir dans la résidence les pintades qu’il faut.» + +Et il est vrai que cette demeure administrative avait, grâce à ces +oiseaux, l’air d’un poulailler; mais il jugeait avec bon sens qu’il +n’est pas, après tout, plus extraordinaire d’avoir chez soi des pintades +que des chiens ou des chats. + +Toutefois, l’intérieur de ce palais résidentiel me parut assez bizarre. +Il ne se composait que d’une chambre à coucher, sur laquelle je +reviendrai tout à l’heure, et d’une salle immense, très haute, mais +entièrement dépourvue de meubles. J’apercevais seulement, suspendues au +plafond, des choses vagues, auxquelles étaient attachées des poulies. + +Partonneau me dit, d’un air tout naturel: + +--Je suppose que tu veux déjeuner?... Tirailleur Ba,--c’est-à-dire +numéro trois,--l’appareil numéro cinq! + +Sur quoi le _linh-cô_ Ba, avec une aisance qui prouvait une longue +habitude, manœuvra un certain nombre de poulies, et fit descendre du +plafond une table, des chaises et un buffet. Nous déjeunâmes. + +--A présent, tirailleur Ba, la sieste! commanda Partonneau: l’appareil +numéro deux! + +Le tirailleur Ba, ayant fait prendre au mobilier de salle à manger un +mouvement ascensionnel, le remplaça par deux lits de repos, couverts de +nattes fraîches parfaitement confortables. + +--Maintenant, me dit Partonneau vers quatre heures, tu permets que je +travaille un peu? + +Le tirailleur Ba évoqua des hauteurs un bureau, un fauteuil de bureau, +quelques sièges et une bibliothèque avec des cartons verts. + +--Par ce procédé, m’expliqua sérieusement Partonneau, on a beaucoup plus +d’air! + +Il se mit à dépouiller paisiblement son courrier administratif. Bientôt +une exclamation d’impatience lui échappa, qui me surprit de la part de +cet homme d’un si grand sang-froid. + +--Faut-il qu’ils soient bêtes, cria-t-il, faut-il qu’ils soient bêtes! + +--Plus qu’à l’ordinaire? + +--Oui. C’est la direction de la justice, à Hanoï, qui me demande un tas +de renseignements dont elle n’a que faire! Des renseignements qui sont +destinés à Paris, tu comprends, aux gens de Paris, mais ne signifient +absolument rien: «L’esprit de la population!... l’organisation de la +justice dans mon cercle!» Ils vont voir! + +En regard d’une des formules imprimées qu’on lui communiquait, il +écrivit: + +«Le chef du cercle de Yen-Minh inflige aux indigènes les amendes qu’ils +ont méritées; leur administre les châtiments qui sont nécessaires pour +les maintenir dans la bonne conduite; condamne à mort; et, _dans les cas +plus graves_, en réfère à l’autorité supérieure!» + +--Mais c’est idiot! Si tu condamnes à mort, il ne peut y avoir de cas +plus graves! + +--Mon cher, fit-il, l’essentiel est de remplir les formules; on ne lit +jamais rien, _mais on remarque les blancs_! + +Un génie si décidément original me remplissait d’admiration. La nuit +venue, je l’accompagnai jusque dans sa chambre à coucher. Elle était +fort vaste, et les meubles, ce qui me parut presque choquant, si vite on +s’accoutume aux choses qui, d’abord, vous semblent incongrues, +reposaient à terre, au lieu de planer dans le ciel. Même le lit, un lit +immense, carré, de la dimension, à lui tout seul, d’une pièce d’un +appartement parisien, était aussi définitivement fixé au sol qu’une +cathédrale. Il se caractérisait, de plus, par une particularité assez +exceptionnelle: sur l’une de ses parois latérales apparaissait une +petite porte, une espèce de trappe. + +--Que diable est-ce là? demandai-je. + +--Tu vas voir, me répondit Partonneau: tout ce qu’il y a de plus +pratique. + +S’étant déshabillé, il s’étendit sur le lit, et, allongeant la main, +frappa un petit coup sur le bois de la porte. + +--Ti-Haï! appela-t-il. + +La porte s’ouvrit et, du dessous du lit, sortit une jeune Annamite, d’un +aspect agréable, qui salua respectueusement son seigneur et maître. + +--Tu conçois, m’expliqua Partonneau, qu’il est parfaitement inutile +qu’elle reste _au-dessus_ quand je n’ai plus besoin d’elle. Je l’appelle +quand je veux... et puis elle rentre. + +Ti-Haï, comme lui, semblait juger que rien n’était plus légitime, ni +plus simple. + + * * * * * + +Quelque temps plus tard, une légitime émotion agita, jusqu’à le +déchirer, le corps des administrateurs, ou du moins la grande majorité +d’entre eux, dans notre colonie du Juste-Milieu-Asiatique: un nouveau +Résident Général, dans sa sollicitude, avait bien voulu se préoccuper +d’amender leurs mœurs. + +Il en était résulté une circulaire confidentielle, mais pressante, et +même rédigée en termes impérieux: MM. les administrateurs étaient +invités à répudier, dans le plus court délai, les petites épouses +indigènes qui, jusqu’à ce jour, embellissaient leur solitude. La +circulaire admettait que ce sacrifice pourrait, dans certains cas, leur +paraître douloureux; elle représentait qu’il était indispensable: ces +unions plus ou moins morganatiques sont de nature à déconsidérer nos +agents aux yeux des fonctionnaires britanniques de la colonie voisine +qui parfois viennent visiter notre possession; par surcroît, les preuves +qu’elles ne sont point sans inconvénients politiques ne sont que trop +nombreuses: Combien de chefs de cercle n’en sont-ils pas arrivés à ne +voir que par les yeux de leurs «congaïes», adoptant leurs préjugés, +leurs sympathies ou leurs antipathies, favorisant leur famille et leur +village au détriment des intérêts généraux des indigènes, et de la +simple justice même? Combien de ces congaïes n’abusent-elles de leur +influence pour faire rendre, à condition d’y trouver leur avantage, des +arrêts qui compromettent le bon renom de l’administration française? Et +n’en peut-on citer aussi qui vont jusqu’à trahir à la fois leur époux +européen et le gouvernement dont il est le délégué? + +Ceux des administrateurs que touchait la circulaire--ils étaient +nombreux--tinrent des espèces de congrès secrets qui ne furent guère que +d’inutiles parlotes. Les uns prétendaient se révolter ouvertement. +D’autres en appeler à la presse parisienne; d’autres encore proposaient +qu’au moins l’on adressât à M. le Résident Général une lettre collective +de protestation, suggérant qu’une mesure si draconienne, prise, en +apparence, au nom de la morale, était susceptible d’entraîner des écarts +bien plus déplorables, de nature à faire périr les deux sexes, chacun de +son côté. On comptait beaucoup, pour cette insurrection, sur le célèbre +Partonneau, on attendait de sa part une énergique défense: on +connaissait son scepticisme, ses habitudes de franc-parler; on savait +aussi quels liens l’attachaient, depuis plusieurs années, à l’aimable +Ti-Haï. + +Ti-Haï n’avait été appelée par lui aux honneurs d’un concubinat quasi +officiel qu’après de scrupuleuses enquêtes et un achat en forme à ses +parents des Trois-Lacs: il s’agissait, en somme, d’un mariage +parfaitement régulier, selon la coutume indigène. Cette aimable enfant +était arrivée chez Partonneau entièrement couverte de bouse de vache, et +Partonneau, au courant des usages, s’était bien gardé de lui faire +enlever sur l’heure cette carapace, à laquelle seules ont droit les +filles parfaitement vertueuses, notoirement vierges, et qui ont +l’intention d’accomplir avec rigueur tous leurs devoirs d’épouses; il +avait attendu qu’elle séchât. A cette heure, Ti-Haï possédait trois +colliers, l’un de perles d’or, l’autre de perles d’ambre, le dernier de +corail, dons de son seigneur et maître, preuve ostentatoire et +somptueuse de condescendances de sa part exceptionnelles. Même elle +avait un pousse-pousse pour courir le marché et les magasins, comme la +femme de première classe d’un mandarin; enfin, à l’abondance et à la +richesse de ses toilettes, au nombre de ses _kai-aos_ de soie, il ne +semblait pas impossible qu’elle reçût des cadeaux qui tous ne venaient +point de Partonneau, mais de ses administrés, justement soucieux de se +ménager les faveurs d’une si grande dame, et si influente. + +A la grande surprise de ses collègues, Partonneau leur opposa la fin de +non-recevoir la plus catégorique. + +--Les journaux de Paris, leur dit-il, se ficheront de vous! Ils se +ficheront de vous parce que c’est trop drôle: les administrateurs du +Juste-Milieu-Asiatique réduits à la situation et aux obsessions des +citoyens d’Athènes dans _Lysistrata_! On se moquera de vous, sans que +nulle pitié se mêle à cet ébaudissement. Quant au Résident Général, oui, +je vais lui écrire, au Résident Général, mais ce sera pour lui dire +qu’il a raison, cent fois raison, que nous ne pouvons qu’être +désagréablement roulés par nos congaïes, qu’il se peut bien même que +j’aie été roulé par la mienne et que je m’empresse d’accéder à son juste +désir. + +Il fut traité de lâcheur, voire de lâche. On alla jusqu’à murmurer, +derrière son dos, que l’illustre Partonneau vieillissait, qu’il n’était +plus digne de sa réputation, qu’il sacrifiait ses affections, ainsi que +les légitimes plaisirs de ses collègues, au désir d’être bien en cour, +au soin de son avancement. L’ayant appris, il répondit seulement qu’il +était en effet, très probablement, un héros dans le genre de Titus, +lequel, pour garder l’Empire, avait sacrifié Bérénice aux exigences du +Sénat romain; et l’on vit la pauvre Ti-Haï quitter la maison de +Partonneau. Cela ne prouvait rien; les cœurs n’ont pas besoin, pour +palpiter à l’unisson, de battre sous le même toit: mais elle était +souvent en larmes, et perpétuellement, en plus, de la pire humeur. +Alors, nul ne douta plus de la sincérité de Partonneau. + +M. le Résident Général ne manqua pas d’être flatté de l’adhésion, à ses +principes, d’un personnage qui passait pour pousser fort loin, +d’ordinaire, l’esprit d’indépendance: Partonneau bénéficia, avant son +tour, d’un avancement de classe. Ce ne fut pas tout: M. le Résident +Général, dans une de ses tournées, s’étant arrêté chez lui, trouva des +paroles presque attendries pour le féliciter d’une si noble obéissance, +si rapide, et qui pourtant lui avait dû coûter. Partonneau se contenta +de s’incliner en souriant. Au même instant, parurent deux jeunes +personnes, qui entrèrent par deux portes opposées, ne se regardèrent +point, mais lui posèrent fort tendrement la main, chacune de son côté, +sur une épaule. + +--Madame Ti-Haï! fit Partonneau, les présentant, du village des +Trois-Lacs, madame Thi-Ba, du village des Grandes-Rizières... + +--Et quel rôle, monsieur, jouent ici ces dames? demanda M. le Résident +Général, glacial. + +--Madame Ti-Haï est ma première épouse, madame Thi-Ba, la seconde. + +--Est-ce là, fit M. le Résident Général, l’engagement que vous aviez +pris? En vérité, monsieur!... + +Il ne cachait pas se trouver fort offensé. Partonneau répliqua: + +--J’ai porté honnêtement à votre connaissance que je n’avais plus +d’épouse indigène. Rien de plus rigoureusement et grammaticalement +exact, puisque j’en ai deux, ce qui fait un pluriel... J’ai considéré, +monsieur le Résident Général, qu’il avait été fort sage de m’interdire +la monogamie. Faisant mon examen de conscience, j’ai reconnu qu’en effet +l’influence d’une épouse menaçait de m’être funeste, et que, selon vos +propres paroles, je risquais de m’abandonner à sa seule influence, de ne +voir que par ses yeux. J’en ai donc pris une seconde. Thi-Ba est du +village des Grandes-Rizières, lequel, depuis l’aurore des temps +historiques, abomine le village des Trois-Lacs, dont Ti-Haï est sortie. +Toutes deux, par surcroît, se jalousent, et s’entendent comme chien et +chat. Il n’est pas une petite malice, une petite tentative de +prévarication par séduction, de la part de Ti-Haï, que Thi-Ba ne +s’empresse de signaler. Et Ti-Haï fait de même à l’égard de Thi-Ba. +Elles sont devenues ma police; en se dénonçant réciproquement, elles +dénoncent tous ceux qui s’adressent à elles. Sans vous, monsieur le +Résident Général, je n’eusse jamais découvert cet admirable moyen de +gouvernement. + +Ce haut fonctionnaire, ayant réfléchi, jugea qu’il y avait du bon dans +la politique conjugale et extra-conjugale de Partonneau. C’est lui qui +m’a conté l’histoire. + + + + +DANS LE MONDE + + +L’avant-dernière fois que Partonneau revint à Paris, il était au +comble de la gloire. Dédaignant, pour quitter la colonie du +Juste-Milieu-Asiatique, de faire comme tout le monde, et de s’embarquer +sur un confortable paquebot, et tournant le dos à l’océan Indien, il +s’en était revenu par le Thibet. Tout seul! Et, seul de tous les +Européens depuis le voyage des missionnaires Huc et Gabet, c’est-à-dire +depuis plus de trois quarts de siècle, il avait réussi là où Dutreuil de +Rhins a si cruellement échoué: il avait pénétré dans la mystérieuse +Lha-Ssa; il s’était entretenu avec le Dalaï-Lama, Bouddha vivant des +Thibétains, beaucoup plus familièrement que je n’arriverai jamais à le +faire avec M. Ramsay Macdonald; il avait visité, je ne sais où, des +grottes-bibliothèques où dorment depuis trente siècles des manuscrits +rédigés dans des langues que nul ne parle plus, pas même les perroquets; +il n’avait tué personne, on n’avait pas même essayé de l’assassiner; +pourtant, il avait tout vu, tout entendu sur son passage; il avait été +géographe, géologue, philologue, botaniste, et rapportait par surcroît +une collection d’_argols_ unique au monde. Les _argols_, il faut le +faire connaître à ceux qui pourraient l’ignorer, sont le seul +combustible connu sur les hauts plateaux thibétains, où ne sauraient +croître même ces saules, pas plus hauts que des géraniums, qu’on +rencontre encore jusque dans les régions arctiques; ce sont des bouses +de ruminants, tout bonnement, mais parvenues à un parfait état de +siccité. Il y a celles du chameau, pour lesquelles Partonneau professe +de l’estime: il paraît qu’elles valent, pour faire griller une +côtelette, le meilleur bois de hêtre. Il y a celles des vaches, pour +lesquelles il témoigne un profond mépris. Il y a enfin les petites +boules rondes que laissent sur leurs pas les chèvres et les moutons, et +dont il est enthousiaste: il démontra, devant un aréopage de savants et +de métallurgistes, qu’elles dégagent une chaleur susceptible de fondre +même l’acier. Un journal publia cette expérience avec cette manchette: +«La crise du charbon conjurée!» + +De si notables et diverses découvertes avaient valu à Partonneau quelque +notoriété. Il devint d’abord populaire; son portrait figura dans les +périodiques et les quotidiens. Ce qui compte davantage, il fut un homme +à la mode. Les salons se le disputèrent; il connut cette gloire suprême: +des dames fort distinguées envoyèrent à leurs amis des cartes les +invitant à venir prendre le thé chez elles, avec cette note, +soigneusement soulignée: «Pour rencontrer M. Partonneau.» + +Je crois me souvenir de l’avoir dit, au début de l’étude que je consacre +à la vie de cet homme singulier et admirable: Partonneau, dans les +séjours qu’il avait faits à Paris, au cours de sa longue et très +aventureuse carrière, n’avait jamais fréquenté que le café Mahieu. Cet +homme qui semble tout savoir ignore le bridge; il ne connaît que la +manille. Une fois en France, il se retrouvait ce qu’il y avait été avant +de la quitter pour la première fois, un étudiant, même un étudiant +pauvre, aux joies faciles; que dis-je, élémentaires. Il ne sait rien de +ce qu’on est convenu d’appeler «le monde», de ses usages, du ton de +conversation qu’il y faut prendre. Cela m’inquiéta pour lui. D’autre +part, j’étais son ami, je m’enorgueillissais de sa réputation, j’eusse +été peiné qu’il repoussât de si flatteuses attentions. A cet égard, je +fus bientôt rassuré. + +--J’irai, fit-il, considérant d’un air paisible la première de ces +invitations, que je ne lui présentais qu’avec timidité. + +Et comme je le regardais, un peu étonné d’une décision si aisée, si +rapide: + +--... C’est de l’exploration! + +J’avoue que ce mot me fit trembler. Je le voyais entrant avec un +théodolite chez Madame de Véromandes, ou appliquant un compas à branches +courbes sur la face de M. Mouvenot, le grand homme d’affaires, à l’égard +de qui cette personne passe pour avoir des bontés, afin de prendre sa +mensuration crânienne; ou bien encore faisant un petit cadeau à M. +l’abbé Chudier, qui fréquente aussi la maison, pour l’inciter à lui +céder une pièce archéologique intéressante de son église, par les mêmes +procédés dont il usa pour séduire les bonzes des lamaseries, et emporter +leurs plus précieux bouddhas. + +Il ne fit rien de tout cela, par la bonne raison que c’est à peine, +d’abord, s’il ouvrit la bouche, sauf pour les expressions de courtoisie +les plus vagues et les plus générales. Il avait l’air, pour moi qui le +connaissais bien, de songer: «Qu’est-ce que ces indigènes vont me +demander de payer pour entrer dans leur pays?» + +--Monsieur, lui demanda à la fin madame de Véromandes, avec une aimable +impatience, parlez-nous un peu des femmes du Thibet. + +--Ce sont, madame, des personnes fort heureuses: car elles ont +généralement trois ou quatre époux légitimes en même temps, ce qui me +paraît suffire. Tous les frères d’une famille sont ordinairement maris +d’une même femme. + +Madame de Véromandes manifesta, malgré sa politesse, quelque +incrédulité. Mais M. l’abbé Chudier voulut bien lui jurer que les +_Annales de la Propagation de la Foi_ confirment les dires de +l’explorateur. Il ajouta que cette coutume ne lui paraissait pas +irréprochable. + +--En effet, observa madame de Véromandes, que deviennent les autres +hommes? + +--Madame, fit Partonneau, tout est comme en France, ne vous en souciez +point: une femme a plusieurs hommes, et les hommes sans emploi se font +moines!... Cette coutume n’a pas manqué d’être favorisée par la Chine, +suzeraine du pays, et antimilitariste: une femme qui possède plusieurs +hommes les juge tous indispensables à son bonheur, et n’en veut pas +faire des soldats. Quant aux moines ils sont naturellement exempts de +porter les armes: combinaison de tout repos pour assurer la paix! Si nos +pacifistes avaient la moindre prévoyance ils devraient d’abord établir +en France ces deux institutions qui s’appuient et se complètent: le +cléricalisme et la polyandrie. + +La conversation prenait un tour scabreux. J’en frémissais. Fort +heureusement, comme elle était à M. Mouvenot de nul intérêt, il +interrogea: + +--Et l’administration, monsieur, le gouvernement de ce pays-là? Ils +doivent être fort vénaux, comme partout en Orient? + +M. Mouvenot en savait quelque chose. A l’aurore de sa grande fortune, +alors qu’il opérait en Turquie, il acquit l’art de distribuer les +_bakchichs_ avec fruit et discernement; et plus tard, en Occident, cet +art n’a pas manqué non plus de lui être utile. Même l’importance des +services qu’il a ainsi rendus le défend seule contre la malveillance de +ceux qui le voudraient accuser de corruption. + +--Il est vrai, fit ingénument Partonneau, il est vrai! Dans ce pays, nul +fonctionnaire civil, militaire, ou même religieux, n’accorde rien à +personne qu’en échange d’un petit avantage personnel... Mais après tout, +le pot-de-vin, monsieur, le pot-de-vin n’est pas incompatible avec un +haut état de civilisation! + +Je crus que la foudre était tombée. Je rougis, je pâlis. J’avais tort. +Le visage de M. Mouvenot, du contraire, s’illumina. Il était enchanté, +il acquérait de vives lueurs de philosophie sociale; de quoi, +auparavant, il ne s’était jamais soucié. + +--Vous aviez raison, me dit-il à demi-voix, votre ami est un homme de +génie! Croyez-vous qu’il entrerait dans les affaires? Avec sa +notoriété... + + * * * * * + +Partonneau, malgré cette invitation, n’entra pas dans les affaires. Mais +j’en vins à me persuader qu’il ne tenait qu’à lui de trouver dans les +entours de madame de Véromandes une amie élégante, même spirituelle, en +tout cas sachant, à coup sûr, unir quelque délicatesse à une +intéressante et suffisante sensualité. Enfin quelque chose de nouveau +pour lui; et de l’exploration encore, sur quoi j’eusse goûté ses +aperçus, qui manquent rarement, on le sait, d’originalité. + +Il ne m’était point échappé qu’il avait plu. Comme toujours il avait +montré quelque chose d’imprévu, de surprenant. La virilité de son grand +corps maigre et sec, mais musculeux, le contraste assez voluptueux de +ses sourcils fort noirs et d’un regard demeuré très jeune, presque +enfantin, sous la forêt candide de ses cheveux parfaitement blancs, mais +durs et coupés en brosse, n’avaient pas été non plus sans produire une +impression favorable. Je pus bientôt me rendre compte qu’il lui était +loisible de choisir entre trois ou quatre personnes qui ne feraient pas +languir trop longtemps son impatience. Cela aussi me paraissait digne +d’être retenu: je le savais n’avoir point accoutumé d’attendre. Je le +savais! mais comment eussé-je pu prévoir que, malgré tout mon +empressement à lui être utile, j’arrivais déjà trop tard! Lorsque je lui +fis part des espoirs qu’à mon sens il était en droit légitime de +nourrir, il fit preuve tout d’abord d’hésitations que je crus pouvoir +porter au crédit de sa modestie, puis attribuer à sa nonchalance. + +«Tant d’embarras, objecta-t-il, pour si peu de chose! Il n’aimait pas +les complications. Les jeunes femmes appartenant à un monde si brillant +n’étaient point son affaire: ou bien il leur paraîtrait bientôt +insupportable et sauvage, ou bien il leur devrait consacrer un temps +qu’il préférait employer autrement; il s’apprêtait à écrire la relation +de son voyage, à relever ses itinéraires géographiques...» + +Je lui représentai que ces allégations étaient fort semblables à des +défaites; que l’amie qu’il choisirait n’aurait guère plus de temps à lui +donner que lui-même ne se sentait disposé à en accorder; qu’une liaison, +pour elle, consisterait surtout dans la satisfaction de se dire: «Cet +homme dont on parle est à moi!» et de le pouvoir faire connaître en +confidence à des rivales possibles; qu’il raisonnait de l’amour, tel +qu’on le pratique aujourd’hui dans la bonne société, d’après une +littérature surannée qui en exagère les difficultés, en complique +fictivement les cérémonies; et que celles-ci, dans la réalité, sont à +cette heure réduites à presque rien. + +--Il est possible, reconnut-il brusquement: mais j’ai ce qu’il me faut! + +Il n’y avait pas encore quinze jours que Partonneau était à Paris: il y +possédait déjà une amitié! Cela n’était pas extraordinaire, j’aurais dû +m’y attendre. Pourtant je lui demandai, un peu décontenancé: + +--Et c’est... une passion? + +Il leva vers moi des yeux candides, mais scandalisés: + +--Moi? Voyons!... Non, et même je ne sais pas trop bien comment cela +s’est fait. Elle habitait sur le même palier, la porte en face. J’avais +laissé la mienne ouverte: elle est entrée... + +--Et qu’est-ce qu’elle fait chez toi? + +--Elle est gentille... Elle a ouvert mes caisses, et elle a mis dans les +armoires ce qu’il y avait dans les caisses. Elle range, elle tourne dans +l’appartement. Quand elle a fini de ranger, elle joue avec son chien: +parce qu’elle a un chien, un berger allemand... + +Alors, je me rappelai cette Émilienne, qu’il avait gardée chez lui +durant six mois sans même penser à lui demander son nom de famille, et +la petite Annamite qui passait la nuit sous son lit, à Yen-Minh, ne +sortant de sa cachette qu’à l’évocation du maître. Je compris combien la +femme continuait à tenir peu de place dans l’existence de cet homme +vraiment fort. Il avait pris celle-là comme il avait pris les autres: +parce qu’elle était entrée. Cela lui suffisait; il n’en demandait pas +davantage, il aurait cru imprudent, fatigant, funeste à son repos de +chercher autre chose. + +Il proposa, avec une auguste sérénité: + +--Veux-tu la voir? + +Je la vis. Elle s’appelait Jacqueline. Elle était blonde, c’est tout le +souvenir qu’elle m’a laissé; de ces femmes dont on ne garde pas plus les +traits dans sa mémoire qu’on ne pourrait distinguer une souris blanche +d’une autre souris blanche. Je suppose qu’elle pouvait avoir entre +trente et quarante ans; elle était peut-être beaucoup plus jeune. Il +paraît qu’elle vivait d’une rente assez confortable, qui lui avait été +léguée par «quelqu’un». Sur elle je n’en sus jamais davantage, et cela +même, je me demande comment je l’ai su, comment elle était là, pourquoi +elle était restée après être venue. Je ne me l’explique pas encore. Je +ne crois pas qu’elle aimât Partonneau; pourtant elle l’adorait. +J’entends qu’elle aimait «servir», et être à un homme. Elle élevait vers +lui des yeux perpétuellement attentifs, un peu inquiets: les yeux que +son chien avait pour elle-même. + +Et lui, Partonneau, était «bon» pour elle. Je n’ai jamais mieux senti +tout ce qu’il peut habiter de cruel, à force d’insuffisance, dans ce +seul petit mot, et le sentiment, l’attitude, qu’il prétend représenter. +Il ne la traitait point comme la petite Annamite. Il ne l’enfermait pas, +il la laissait parfaitement libre. J’imagine que sans raisonner, +instinctivement, il respectait en elle «la majesté du blanc», dont tout +Européen, une fois qu’il a fréquenté, en les dominant, des races +différentes de la sienne, finit par concevoir une si haute idée. Il +avait seulement l’air de lui dire: «Tu es libre, mais moi aussi! Et au +fond, alors c’est comme si nous ne nous connaissions pas!» Et ce qu’il y +avait de terrible, si l’on prenait la peine d’y réfléchir, c’est +qu’elle, cette Jacqueline, _ne voulait pas_ être libre... + +Je fus quelques jours sans revoir Partonneau. Un matin, j’allai chez +lui. Je le trouvai en bras de chemise, un crayon d’une main, un compas +de l’autre, penché sur une immense carte à grande échelle, qu’il +dessinait patiemment après l’avoir étendue sur une vaste planche de bois +blanc posée sur deux tréteaux. Cette sorte de table était à peu près le +seul meuble de la pièce, sauf une chaise de paille. Telle était la +simplicité de mœurs de cet homme admirable. Partout il était campé. Je +ne vis pas Jacqueline. Ce fut en vain que je la cherchai dans le reste +de l’appartement. + +--Où est-elle? demandai-je. + +--Je ne sais pas, répondit Partonneau. Chez elle, probablement; en face. +Elle ne vient plus. + +--Tu l’as chassée? + +--Si tu veux... Figure-toi qu’avant-hier, il était cinq heures du soir, +le jour commençait de se faire un peu sombre. J’étais là, où tu me vois, +avec les mêmes outils, en train de songer: «Par où diable peut-elle bien +passer, cette garce de cote 3.400?... Voilà une femme qui me met la main +sur le front, qui me dit: «Mais, mon chéri, tu vas te faire mal aux +yeux, si tu travailles sans lumière!» Comprends-tu ça? Est-ce que ça la +regardait? Je lui ai dit: + +--F... le camp, à la fin, f... le camp! D’abord, je ne conçois pas du +tout pourquoi tu es ici; tu ne me demandes jamais d’argent, c’est un +mystère insondable. Mais cependant j’ai fini par comprendre: tu as un +chien qui est curieux, un chien qui aime à «faire balcon», à regarder +les passants dans la rue! Et toi, tu habites sur la cour. Eh bien! ton +chien, il pourra venir tant qu’il voudra! Mais toi, pour quoi faire?... + +«Je suppose qu’elle n’a pas été contente. Elle n’a pas pleuré, elle n’a +pas insisté: elle est partie. + +--Et tu n’as pas été la chercher? Il y avait quatre pas... + +--Non. Encore une fois, pour quoi faire? + + + + +PREMIÈRES RENCONTRES + + + + +PREMIÈRES RENCONTRES + + +--Ne devrais-je pas confesser mon infirmité? Il se peut que je sache +conter à peu près une histoire: j’ignore l’art d’écrire l’histoire. Mes +souvenirs, des profondeurs cérébrales où ils sommeillent, reviennent +sans ordre, se classent sans méthode, sans nul respect de la +chronologie, ainsi que, communément, chez les enfants et les femmes. +Jamais, un jour d’hiver, un jour de gel ou de pluie froide, je +n’arriverais à me rappeler un matin de printemps, fût-il de l’année +dernière. Jamais un soir d’allégresse, un de ces soirs où l’on se sent +l’ami de tout le genre humain, je ne saurais évoquer l’amertume d’une +déception ancienne, un événement dont j’ai pu souffrir, une crise +spirituelle qui me fut douloureuse, ou bien humiliante: ma mémoire +actuelle est toujours de la couleur du temps et de celle de mon âme... + +Voilà que je m’aperçois, un peu tard, que j’ai pris le récit des +souvenirs que j’ai gardés de cet homme exceptionnel, sinon par la fin, +du moins au hasard, et en désordre. J’ai omis de dire comment je fis la +connaissance de Partonneau, comment, dès l’abord, sa personnalité +singulière m’imposa, avec un étonnement un peu craintif, l’admiration du +disciple pour le maître. + + * * * * * + +Ce fut, il y a bien longtemps, dans une ville d’eaux où je faisais une +cure. Il était assis, au casino, devant une table de trente-et-quarante, +et je me tenais debout derrière lui, risquant de temps à autre un timide +jeton de cent sous, tandis qu’il jetait, avec une malchance persistante, +d’assez grosses sommes sur le tapis. Il se leva enfin, sans témoigner la +moindre impatience, même avec un sourire indéfinissable, où il y avait +comme de la volupté, m’offrit courtoisement sa place. Je préférai le +suivre sur la terrasse où, sans autres façons, ni même me demander mon +nom, il commença de me parler de tout, à propos de rien, comme nul autre +que lui ne saurait parler. Depuis, j’ai joui bien souvent de cette sorte +de conversation qui lui est propre, incisive à en être déchirante, +toujours neuve; joui, bien exactement, comme d’un vice. + +Il ne me connaissait pas, mais on me l’avait montré, on me l’avait +nommé. Je le savais célèbre par une exploration dangereuse en Mongolie, +puis une autre à Madagascar. Il y a près de trente ans de tout cela, et, +à cette époque, Madagascar, qui n’était pas encore français, demeurait, +malgré les beaux et longs voyages de Grandidier, à peu près _terra +incognita_ pour un ignorant et un Français de la petite France tel que +je l’étais alors. Ce grand diable long et brun, aux traits +vigoureusement sculptés, ironiques--imaginez une espèce de Barrès qui +aurait des muscles--m’inspirait la qualité d’admiration un peu puérile +qu’on éprouve pour les gens dont on ne sait pas «comment ils ont fait». +... Voici qu’il venait de m’apparaître sous les traits d’un joueur, +sinon professionnel, du moins d’habitude: un homme qui avait traversé +toute l’Asie centrale, et Madagascar en diagonale, administré l’Afrique, +spécialiste en géologie exotique, et qui avait reçu pour ça la croix +d’officier de la Légion d’honneur et la grande médaille d’or de la +Société de Géographie! Ce n’était pas les mœurs que mon ingénuité +attribuait à un savant, même explorateur: je n’y comprenais plus rien. + +A cette époque reculée, l’automobile n’était pas inventée; on se +trouvait encore aux beaux jours de la bicyclette. Tout le monde «en +faisait», c’était plus qu’une mode: une rage, une folie. Partonneau +m’invita à une promenade à bicyclette en montagne «pour s’entraîner aux +côtes». J’acceptai bien volontiers. + +Nous partîmes de bon matin. Je n’osais faire allusion à cette assiduité +de mon compagnon, qui m’étonnait, aux tables de jeu du casino. Mais +comme on ralentissait à cause de la route dont la pente monte assez +rudement, je le félicitai poliment de sa grande médaille d’or. Il haussa +les épaules, et répondit: + +--Les sociétés de géographie, les sociétés de géographie!... + +Il soufflait assez péniblement. Enfin, il m’envoya d’un trait, dans la +figure: + +--Les sociétés de géographie sont composées de sédentaires qui se +réunissent pour encourager les instincts migrateurs de leurs +compatriotes! + +Je vous cite cette phrase afin de vous donner quelque idée des formules +définitives, mais scandaleuses, qui caractérisent la conversation de +Partonneau... Mais quand nous parvînmes au sommet de la côte, me +retournant vers lui, qui était resté un peu en arrière, je faillis crier +d’angoisse, d’horreur, de terreur: ce n’était plus là le Partonneau que +je connaissais, mais un autre--ou plutôt il y avait _deux_ Partonneau, +de même que Janus a deux faces. Le profil de droite était resté tel que +ma mémoire l’avait enregistré; le profil de gauche apparaissait hideux +et formidable; la bouche et l’œil, contractés, crispés, remontant vers +les tempes dans un rictus effrayant--d’autant plus effrayant qu’il était +immobile, comme sculpté, pour l’éternité, dans une pierre inerte! + +--Bon Dieu! criai-je, que vous est-il arrivé! + +Il me répondit, avec la partie de ses lèvres qui vivait encore, et d’un +ton tout uni: + +--Paralysie faciale... Vous inquiétez pas... Résultat du paludisme: un +peu forcé l’allure, alors fabriqué des toxines, et toxines amené +paralysie... Ordinaire, très ordinaire!... Parlez pas de ça: idiot! +Passera après déjeuner. + +Et je ne lui parlai plus «de ça», puisqu’il le défendait. Vers le soir, +au retour, il me proposa de nous baigner dans l’Allier. Il se +déshabilla. Je vis, dans sa nudité magnifique, son corps d’athlète, +maigre et musculeux. Mais dès qu’il me tourna les épaules pour descendre +dans l’eau tumultueuse du torrent, voici qu’un nouveau cri de stupeur et +presque d’épouvante m’échappa: rouge, presque sanguinolente encore, +toute gonflée par l’effort de réparation des tissus, une cicatrice +affreuse partait du milieu de sa cuisse gauche, puis se séparait en deux +branches, l’une allant rejoindre son sexe, l’autre filant, filant, +autour de la cuisse... + +--Tiens, fit-il, je n’y pensais plus... C’est le bœuf sauvage... + +--Le bœuf sauvage?... + +--Oui. Dans l’ouest de Madagascar. Les Sakalaves sont venus me dire +qu’il y avait un bœuf sauvage qui venait rendre visite un peu trop +souvent à leurs vaches domestiques, et que ça les embêtait, parce que +les vaches faisaient ensuite des veaux un peu trop sauvages. Alors j’ai +pris mon fusil, je suis allé voir. J’ai rencontré la brute près d’un +champ de cannes à sucre. Je lui ai envoyé une balle, à cent mètres, et +j’ai cru l’avoir ratée; elle est entrée dans le champ de cannes, comme +si de rien n’était, je l’ai suivie, comme un imbécile: mais je ne voyais +rien, dans ces grandes tiges. L’animal a foncé sur moi. Voilà... + +--C’est tout? + +--Oui, tout... Ah! non... Le bœuf est allé crever à dix mètres. Je +l’avais eu tout de même, vous savez... Il a été versé à l’ordinaire de +mes miliciens: il pesait bien dans les sept cents. Ça faisait de la +viande! + +--Mais vous, vous? + +--Ah! moi aussi, je faisais de la viande, comme vous voyez. L’hôpital le +plus proche était à Mévatanane, à 170 kilomètres de l’endroit où ça +s’est passé. On m’a mis sur une civière, on m’y a porté. Mais les +mouches ont pondu dans cette viande, elle s’est mise à grouiller de +vers, figurez-vous! Très curieux à regarder, mais gênant pour l’odeur... +A l’hôpital de Mévatanane il n’y avait qu’un médecin, sans nez. + +--Sans nez? + +--Sans nez. Conséquence d’un ancien coup de pied de Vénus, je suppose. +Il n’aime pas montrer sa figure aux gens, et c’est pour ça qu’il avait +choisi Mévatanane pour exercer son art: il n’y avait jamais personne, à +cette époque. Il a regardé ma cuisse, et il a dit: + +«C’est dégoûtant! on ne m’amène jamais que les cas désespérés!» + +--Alors? + +--Alors, il voulait me couper la jambe. J’ai refusé, et je lui ai +demandé: + +--Avez-vous des livres? + +Il avait, je ne sais comment, quelques vieux numéros du _Correspondant_. +Le _Correspondant_ est une vieille revue catholique libérale, assez bien +faite. Je me suis guéri en lisant le _Correspondant_... + +--Guéri? En combien de temps? + +--Me rappelle plus... Deux mois, je pense... Mais pendant ces soixante +jours--et pour la première fois je vis ses yeux briller d’une sorte de +plaisir et de désir furieux--comme je croyais que j’allais mourir et que +je voulais vivre, je ne me suis pas embêté une minute! + + * * * * * + +... Alors, je compris pourquoi Partonneau, revenu en France, ne quittait +plus les tables de trente-et-quarante ou de roulette. Ses nerfs sont +aussi durs, aussi calleux que son corps énergique est insensible. Et +pour les réveiller, il lui fallait l’excitation de ce qui, pour tout +autre, eût été la peur, ou la douleur physique, ou l’angoisse morale, ou +le risque amer du jeu. + + * * * * * + +Quelques jours après qu’il m’eut montré, sur les bords d’un gave +pyrénéen, les épouvantables marques laissées sur sa chair, en un endroit +assez délicat, par son combat contre un bœuf sauvage, nous revînmes +ensemble à Paris. Il me semblait que je ne pourrais plus jamais quitter +cet homme admirable et déconcertant; je l’écoutais avec religion, +j’enregistrais ses paroles, je ne souhaitais rien, sinon devenir +humblement l’Eckermann de cette espèce de Gœthe colonial, je me sentais +pour lui l’âme d’un disciple modeste, enthousiaste, fidèle: et il est +bien vrai que je lui dois beaucoup. Il n’était mon aîné que d’un lustre +à peine; mais je me trouvais à l’âge ductile où l’on cherche sans +orgueil sa personnalité à travers des personnalités plus fortes, ardent +à s’offrir tout entier pour recevoir leur empreinte. En un mot, je +l’aimais. J’ignore, même aujourd’hui, s’il daigna, de longtemps, m’en +savoir gré. Cela ne vint que plus tard. Je me trouvais là, je le +comprenais ou essayais de le comprendre; il pensait devant moi, +paisiblement il m’annexait, comme il eût fait, au cours d’une +exploration, d’un indigène paraissant raisonnablement honnête et bien +disposé pour le blanc. Bientôt il me tutoya. Je lui eus, de cette +familiarité, une reconnaissance infinie; il me fallut quelque temps pour +oser la lui rendre. + +Il semblait d’une égalité d’humeur, d’une patience comme ascétiques. +Cela, de sa part, était raisonné, volontaire. Il m’avoua certain jour +nourrir un profond dédain pour les explorateurs qui se font tuer: + +«Cela prouve seulement, me dit-il, qu’ils ne connaissent pas la +philosophie du métier, qui n’est rien autre que celle du ver de terre. +Le ver de terre est aveugle. Quand, dans ses reptations souterraines, il +rencontre une racine, un caillou, n’importe quoi qui l’empêche d’aller +tout droit, il ne s’obstine pas. Il pousse sa pauvre tête pointue à +droite et à gauche, jusqu’à ce qu’il ait trouvé un terrain qui cède à +ses sollicitations. C’est comme ça qu’il faut faire. Si, sur son chemin, +on rencontre un personnage mal luné qui vous dit: «On ne passe pas!» il +faut attendre quelques jours. Et s’il ne change pas d’avis, passer +ailleurs... S’il faut savoir frapper, quelquefois? Évidemment! Mais +alors, dur! Et par conséquent, si l’on est certain, absolument certain, +d’être le plus fort. La morale, la vraie morale, consiste à ne jamais +faire la guerre qu’à plus faible que soi: de même qu’il est sage de ne +donner de gifles qu’aux enfants. C’est une morale immorale, mais c’est +la bonne.» + +Ce fut un incident fort banal, et ridicule, qui me montra que cette +égalité d’humeur, cette patience étaient simulées, et ce qu’elles +cachaient de violence... Il pleuvait. Partonneau qui ne portait +d’ordinaire rien dans les mains, pas même une canne, entra dans un +magasin et fit l’emplette d’un parapluie. Telle était son habitude: +l’averse passée, il oubliait le parapluie n’importe où. + +Nous suivions les quais. Il s’agissait de retourner sur la rive gauche. +Un peu avant le Pont-Neuf nous aperçûmes, assez loin encore, l’omnibus +de Ménilmontant. A cette époque, perdue à cette heure dans le recul de +la légende, il n’y avait pas encore d’autobus: rien que de grandes +caisses roulantes, avec une impériale, et traînées par trois chevaux. Il +faut faire maintenant un effort de mémoire pour se rappeler combien la +physionomie de Paris a pu changer en moins de quinze ans... Partonneau +prit sa course pour rattraper cet omnibus, en refermant son parapluie. +Je le suivis, avec plus de lenteur. + +... Au moment où il allait atteindre la voiture, un autre piéton le +rejoignit. C’était, selon l’apparence, un bourgeois assez cossu, un +monsieur qui, certes, se fût offert un fiacre, s’il en eût passé sur ce +quai assez déshérité, pour éviter l’averse. Partonneau allongeait déjà +la main pour saisir le garde-fou, la jambe pour s’établir sur le +marchepied... le monsieur cossu le bouscula, et prit sa place. + +Alors, je vis, spectacle inattendu et scandaleux, Partonneau l’empoigner +vigoureusement au collet, le tirer en arrière, et lui envoyer à travers +la figure un magnifique revers de son riflard. Le coup porta si bien que +le chapeau tomba et que le monsieur fit un écart en arrière. + +Comme j’arrivais, tout essoufflé, me remémorant, au pas de charge, ces +vers d’un illustre poète, à peine modifiés, il s’avéra que le monsieur +cossu était aussi un monsieur combatif. Lui-même avait un parapluie: je +tombais en pleine séance d’escrime. + +Pendant ce temps l’omnibus s’était éloigné, mais ralentissait pour +gravir le dos d’âne du Pont-Neuf. Je criai à Partonneau: + +--Qu’est-ce qui te prend? tu es fou? + +Partonneau avait retrouvé son sang-froid. Il s’amusait de tout son cœur +en parant les attaques du monsieur cossu qui, je dois bien le +reconnaître, n’avait pas davantage été l’agresseur que la France ne le +fut plus tard à l’égard de l’Allemagne. + +--Monsieur, dit Partonneau un peu haletant, je prendrai l’omnibus, et +vous ne l’aurez pas! + +Sur quoi, ayant l’air de suivre la consigne militaire en cas d’alerte, +qui est de s’esquiver rapidement, il mit ses jambes à son cou, gagna +l’omnibus, et s’y assit. Je l’avais suivi. Les voyageurs de l’omnibus +riaient comme des enfants, moi aussi. + +Mais le monsieur cossu, dans un état d’exaspération concevable, +transforma ses bras en un poste de télégraphie optique d’un rayon +d’action tel que le conducteur de l’omnibus, tirant sa sonnette, fit +arrêter la voiture. Et le monsieur entra! + +Ce fut tragique. Le monsieur alla s’asseoir en face de Partonneau. Il +était écarlate, il était bleu, il était vert d’indignation, en même +temps que le feu de la bataille et de la course lui coupaient le +souffle. + +--Monsieur, dit-il à Partonneau, ça ne se passera pas comme ça!... Votre +carte. + +--Ma foi, répondit paisiblement Partonneau, je n’en ai pas! + +Ce n’était point, de sa part, un mensonge. Depuis longtemps il avait +renoncé à l’usage des cartes de visite, par la raison, expliquait-il, +que, dans les pays qu’il habite généralement, personne ne les peut lire. + +--Les voilà bien, dit pour tous les voyageurs le monsieur cossu, ces +goujats qui donnent des coups de parapluie. Ça n’a seulement pas de +carte!... Écrivez-moi votre nom, votre adresse! + +Partonneau, avec une prétendue confusion, déclara qu’il n’avait ni +papier ni crayon, ni plume. Un voyageur perfide prêta les objets +nécessaires. + +Alors, Partonneau, froidement, inscrivit, sur la feuille qu’on lui avait +tendue, _mon nom_! Je n’eus le temps de voir que cela, et j’allais +protester. La fermeté de son regard cloua cette protestation sur mes +lèvres. Il demanda, bien doux, tenant toujours la feuille de papier +entre ses doigts. + +--Et vous, monsieur, puis-je savoir?... + +--Oui, monsieur, moi, des cartes, j’en ai toujours! + +Partonneau lut à haute voix, pour l’assistance: + +_M. Aristide Lebeau, 10, impasse Lebeau, entrepreneur de menuiseries et +cercueils._ + +--Monsieur, fit Partonneau avec une gravité terrible, vous pouvez +préparer _le vôtre_! + +Les yeux durs, la lèvre hautaine, il lui présentait les lignes qu’il +venait d’écrire, ces lignes dont la première portait mon nom, mon pauvre +nom, bien inconnu de tous à ce moment. Le monsieur cossu, de rouge et de +bleu devint blanc comme un linge. Il murmura ces mots, pour moi +incompréhensibles: + +--C’est toujours comme ça! Toujours comme ça! + +Son derrière, son important derrière, commença de ramper vers la sortie, +sans quitter la banquette; au premier arrêt, il s’évanouit, silencieux. + +Vainqueurs, nous ne descendîmes qu’à la place de Rennes. Seul enfin avec +Partonneau j’osai lui reprocher d’avoir ainsi, sans courage, substitué +ma personne à la sienne. + +--Mon cher ami, répondit-il sans honte, c’est que je me suis jugé trop +parfaitement idiot... J’ai préféré que ce fût toi... Quand cet imbécile +m’a bousculé, je n’ai plus songé que je me trouvais à Paris. J’ai réagi +comme en présence d’un noir ou d’un jaune qui ose attenter à la majesté +du blanc, ce qui exige le coup de cravache. Je n’avais pas de cravache, +j’ai pris mon parapluie. C’est stupide! stupide! Bon Dieu! il faut que +je m’en aille, ou bien que je m’adapte. Toutes réflexions faites, je +crois que j’aime mieux m’en aller... Mais ne crains rien: tu n’entendras +plus jamais parler du bonhomme. + +--Je le pense, répliquai-je: il est parti bien vite... Mais pourquoi, je +ne m’explique pas pourquoi? Il ne me connaît pas; d’ailleurs, je me sers +d’une épée comme d’une fourchette, et à dix mètres, je ne mettrais pas +une balle de pistolet dans une porte cochère. + +--Mon cher, me révéla Partonneau, c’est bien simple. Au-dessous de ton +nom et de ton adresse, j’avais écrit seulement ceci: _maître d’armes_. + + * * * * * + +Du reste, humilié, déconcerté dans mon admiration, il m’arrivait de le +trouver radicalement absurde. Il ne s’intéressait à rien absolument, à +Paris et en France. Il professait sur toutes choses--j’entends les +choses qui, à ce moment, affolaient la plupart des Parisiens--que les +jugements les plus courts et les plus médiocres. On aurait juré qu’il le +faisait exprès: il ne le faisait pas exprès! Parmi ces jugements, +quelques-uns approchaient de l’humour. Il ne s’en doutait pas: il les +exprimait tout à fait sérieusement. C’est ainsi qu’une fois, alors qu’on +était tout près d’une période d’élections générales, et qu’il était à +craindre que les décisions du peuple, réuni dans ses comices, ne fussent +hostiles au régime que nous possédons, il demanda, étonné: «pourquoi les +ministres ne faisaient-ils pas «amarrer» quelques notables?» Il estimait +légitime, quand le gouvernement est obligé de procéder à une élection, +que celui-ci commence par jeter dans la _canha-fa_, entendez sur la +paille humide des cachots, un certain nombre de citoyens, afin +d’inspirer aux autres des réflexions salutaires sur l’irrésistible +pouvoir de l’Autorité. «Amarrer» les notables lui paraissait donc la +première mesure à prendre, toutes les fois que se présente un événement +désagréable. Si c’est une grève, les présidents et les secrétaires du +syndicat de la corporation en grève; mais si c’est un accident de chemin +de fer, le président, les administrateurs et les ingénieurs de la +Compagnie: les têtes, enfin, toujours les têtes! + +«J’ai remarqué, expliquait-il, qu’ici, vous ne fichez jamais dedans que +les _nhaquoués_, autrement dit les pédezouilles. L’expérience nous a +enseigné, aux colonies, qu’il ne sert de rien d’amarrer les +pédezouilles: ils sont, en quelque sorte, payés pour ça par ceux qui les +mènent, et encore «payés» est une exagération. En réalité, ils sont +tenus d’acquitter les bêtises que font leurs maîtres, soit sous forme +d’amendes, soit en allant au violon. Ils en ont l’habitude, et cela +n’empêche rien. La vérité est qu’on n’obtient le bon ordre, et une saine +administration, qu’en tapant sur le mandarin, quitte à lui accorder, +entre temps, les plus grands honneurs, afin de lui assurer le respect du +peuple.» + +Tout cela était tellement extraordinaire et à proprement parler, hors de +raison, qu’il n’y avait rien à lui répondre, sinon que «ça ne pouvait +pas se faire comme ça», et à changer de conversation. Lui-même s’en +rendait compte, car il était dans ses principes de commencer par étudier +«l’indigène»: et il constatait, sans songer à s’en froisser, que pour le +moment, il ne comprenait pas l’indigène parisien, et que celui-ci le lui +rendait; mais il ne l’accusait pas d’avoir tort. + +«Il a fallu, m’expliqua-t-il un jour, que je prisse mes dispositions +pour vivre dans des pays où, à première vue, il n’y a pas moyen de +vivre, et ne pas m’y embêter alors qu’on n’y distingue que des motifs de +s’embêter jusqu’à la mort: car, moi aussi, il fut une époque où je fus +Français, et même Parisien. La plupart des coloniaux ne parviennent à +cet état indispensable d’abrutissement et d’heureuse ataraxie +qu’inconsciemment, sous l’influence du climat, du milieu et des +circonstances. C’est ce qu’ils appellent «avoir pris la couche». Et ils +savent, par expérience, que tant qu’ils n’ont pas pris la couche, ils +souffrent de ce mal horrible qui s’appelle la nostalgie, ils trouvent +que tout va de travers, ils sont mécontents de tout; ils ne sont bons +qu’à se laisser claquer ou rembarquer. Moi, j’ai pris la couche +volontairement. J’ai étudié les moyens de l’étendre sur moi, d’en +pénétrer mes pores, de m’en faire une cuirasse. Mais c’est une cuirasse +qui tient à la chair: on ne s’en débarrasse pas comme on veut; il y faut +même plusieurs années.» + +La curiosité me vint d’analyser de quels éléments cette «couche» se +composait. Je constatai assez aisément que le premier était, de la part +de mon ami, et sans doute de tous ceux qui ont partagé son genre +d’existence, une insouciance profonde et sincère à l’égard de toutes les +classes de la société qui n’étaient pas «sa classe». En d’autres termes, +l’esprit de corps. Nous le connaissons, chez nous, par les militaires et +aussi par les magistrats, qui en sont profondément imbus, mais encore +nos militaires et nos magistrats de France sont-ils obligés de +fréquenter des personnes qui ne sont ni militaires ni magistrats: les +nécessités de la vie contemporaine les y contraignent. Partonneau, bien +au contraire, vivait depuis plus de vingt ans dans des pays +exceptionnels où il n’avait rencontré que trois catégories d’humains, +pratiquement réduites à deux: l’indigène, matière de sa profession, et +qu’il ne considérait que professionnellement, un peu comme le médecin +les malades, ou plutôt, comme le prêtre les laïcs; et puis les +Européens, les _blancs_; et ces blancs répartis en deux subdivisions: +les administrateurs coloniaux, la seule importante, et les autres. + +De là chez lui, d’ailleurs, un magnifique, un émouvant mépris de +l’argent. Chez nous, depuis plus d’un siècle, c’est l’argent qui donne +le rang; si nous avons encore une aristocratie, ce n’est plus qu’une +ploutocratie. Pour Partonneau, l’argent était une chose due à son grade, +à sa fonction, et qui n’avait en soi qu’une importance tout à fait +secondaire, d’autant plus que, «à la colonie», maison, train de maison, +automobile, enfin presque toutes les nécessités ou les agréments de +l’existence, lui arrivaient en surcroît de son traitement. Ainsi +l’argent, pour lui, n’était pour ainsi dire que le superflu; quelque +chose comme la «semaine» qu’on donne aux collégiens; il le dilapidait +comme un aristocrate des temps passés, peut-être même avec plus +d’affectation. Quand, à Paris même, il avait touché son traitement, en +billets de banque, il ne daignait pas plier ces billets dans un +portefeuille. Il les froissait négligemment, en forme de boule, qu’il +jetait dans la poche de son pantalon, et, pour payer quoi que ce soit, +se contentait d’effeuiller la boule. + +Je m’aperçus bientôt que rien, décidément, rien n’avait d’importance à +ses yeux que sa colonie, les gens de sa colonie, que la France et sa +capitale même, avec son luxe, ses magnificences, les hiérarchies +mondaines qu’on s’efforce d’y recréer artificiellement, n’existaient +pas. Je le conduisis un jour, espérant l’émouvoir, à la répétition +générale d’une pièce à laquelle le «Tout-Paris» des premières et des +salons à la mode s’était fait un devoir d’assister; ce qu’on appelle un +événement de la saison. Il y avait là des hommes politiques fort connus; +tous les lions de la littérature et du journalisme; la belle madame +Levreau, qui mènerait toutes les élections à l’Académie si sa rivale +Madame de Perdrix-Marais ne lui faisait concurrence; et jusqu’à Mgr +Lapie, évêque _in partibus_ d’Antioche, celui qui, vous savez bien, a +converti à son lit de mort M. Pavillon, cet illustre philologue, athée +de goût, de tempérament et de raison. + +... Partonneau tira sa lorgnette, scruta l’assemblée avec une grande +conscience, et me dit tout naturellement: + +«Il y a Perronneau, le résident supérieur d’Annam, dans une avant-scène; +Julliard, de Hai-Binh, avec sa petite amie, dans une baignoire. La +Maloire, le directeur de la Société d’Électricité de Saïgon, avec sa +femme, et madame Pouyade, tu sais, l’épicière du boulevard Paul-Bert, à +Hanoï, aux fauteuils: la chambrée n’est pas mauvaise! + +Alors, je compris vraiment ce que c’est que la couche! + + + + +LE MUSÉE DU FOU + + +Comme nous venions de dépasser la Celle, Partonneau arrêta l’auto et +consulta la carte. + +--Plus qu’une vingtaine de kilomètres pour gagner Mairols, fit-il. Et le +détour en vaut la peine: nous déjeunerons au Musée du Fou. C’est au +moins aussi intéressant que toutes les églises romanes qui jouissent de +ton admiration. + +--Le Musée du Fou?... + +--C’est comme ça qu’on l’appelle dans le pays... Le Fou, c’est un +frère-la-côte de ma connaissance. Rencontré au Chari, en pleine Afrique +Centrale, il y a une quinzaine d’années. A fait fortune là-bas, +drôlement. Prétend que j’y suis pour quelque chose; tient une auberge +dans un endroit où il ne passe pas quatre clients par an: nous recevra +bien. Un peu piqué. + +--Mais son Musée?... + +--Tu verras! répondit Partonneau brièvement. + +Me passant le volant, il s’occupa d’allumer sa pipe avec une +allumette-tison. Puis il reprit la direction de la voiture. Je la lui +cédai sans enthousiasme. Partonneau a gardé de ses randonnées exotiques +l’opinion qu’une auto doit passer partout. Il avait engagé celle-là dans +un chemin que seules les charrettes à bœufs des indigènes de France ont +jamais fréquenté, comme cela se peut voir à la profondeur des ornières. +Du reste, il ne prêtait nulle attention au paysage: les beaux +châtaigniers qui enfoncent de grosses racines apparentes dans le granit +et le gneiss décomposés; les vues sublimes ouvertes d’un coup brusque, +aux tournants, sur les eaux blanches et bleues d’un torrent qui coule si +bas, au-dessous de vous, qu’on n’entend pas la bataille qu’il livre aux +vieux rochers de son lit; les plateaux déserts, ondulés, robés de +bruyères violettes. Il expliquait laconiquement, dans son style +télégraphique: + +--Ici, un des centres du recrutement pour les colonies. Trois centres, +sans compter Paris et Marseille, où l’on trouve de tout: l’Ardèche, +l’Aveyron, l’Ariège: des pays pauvres d’où les gens émigrent. L’Ardèche, +c’est pour les missions catholiques: de braves gens, peu difficiles sur +la nourriture, sobres, durs au travail. Ça fait de bons frères convers, +et de bons novices. L’Aveyron, ça donne des employés de factorerie: des +types à la tête ronde comme une boule, économes, âpres au gain, et +solides. C’est de là qu’est le Fou: il est retourné dans son pays, comme +tu vois. L’Ariège fait des administrateurs: des gaillards à la coule, +qui savent se débrouiller pour l’avancement et reviennent, assez +souvent, manger leur retraite au patelin. J’oubliais les Corses: mais +ça, c’est une autre affaire... Mon vieux, ce que c’est déconcertant au +premier abord, quand on ignore ça, de trouver une tête de tigre +naturalisée, ou bien le squelette d’un poisson-scie, au centre de la +France, dans un village de la montagne!... + +--Mais le Musée! + +--Je te dis que tu verras!... D’ailleurs nous y sommes. Bonjour, +monsieur Boniface! + +C’est ainsi que j’appris que le Fou répondait aussi à un nom un peu plus +chrétien et moins extraordinaire. Un tout petit homme, mince comme un +fil, pas plus haut qu’un enfant de seize ans. Des pieds et des mains +d’une exiguïté singulière, comme c’est le cas chez certaines races +sauvages, et des yeux étonnants, troublants, à l’iris dilaté, agrandi, +aux sclérotiques jaunes de bile: non pas ceux d’un alcoolique, cela se +voyait à la précision de tous ses mouvements, à ses doigts qui ne +tremblaient pas, mais d’un vieil impaludé, d’un fiévreux chronique dont +le foie, par surcroît, est atteint. + +--Vous avez eu la bilieuse hématurique? suggérai-je. + +--Deux fois... Vous avez vu ça? Comment?... _Il en est donc?_ fit M. +Boniface, se tournant vers Partonneau. + +--Oui, fit Partonneau, il en est! Il en a été, du moins. Comme vous. +J’espère que ça nous vaudra un bon déjeuner. + +--Même s’il n’y avait eu que vous! Ah! monsieur Partonneau, monsieur +Partonneau! Quel plaisir de vous revoir! Tout ce qu’il y a ici est à +votre service, vous le savez bien! + +Partonneau détourna la conversation. + +--En attendant l’omelette, dit-il, nous pourrions visiter votre +collection... A quel numéro en êtes-vous? + +--Soixante-huit mille, monsieur Partonneau, soixante-huit mille et +quelques!... Vous savez, depuis que l’Amérique est devenue sèche, comme +ils disent, ça m’a fait des numéros de plus! + +--J’aurais plutôt cru le contraire... + +--Non, non!... Je vous expliquerai... Attendez que j’allume une bonne +lampe à réflecteur. Un rat de cave ne suffit pas, pour tout ce qu’il y a +à voir... + +Il nous fit passer par la cuisine, la buanderie, et, tirant une grosse +clef de sa poche, ouvrit une lourde porte qui découvrit un escalier +descendant par deux étages dans les entrailles de la terre. + + * * * * * + +Le Musée du Fou était dans une cave. Sa collection était une collection +de soixante-huit mille bouteilles! + +--Il y a là tous les crus, cria le Fou, et sa voix retentissait sur le +granit des voûtes, tous les crus! Non pas seulement ceux de France, ceux +du monde entier! Tenez, voilà les vins, tous les vins de la Grèce, ceux +qu’on fait à la française, pour l’exportation, et les autres, résinés, +dans des outres. Ceux de Perse, ceux de l’Inde--on fait du vin, dans +l’Inde!--Ceux de Californie, d’Australie et du Cap! Ceux d’Espagne, ceux +de Hongrie, d’Autriche, de Roumanie, de Bulgarie, de Serbie, d’Alsace, +du Rhin, d’Italie, de Bessarabie... Ce petit vin blanc de Chaâba, en +Bessarabie, est curieux. Il vient de vignes transplantées du pays de +Vaud, en Suisse... J’ai aussi tous les vins de Suisse, naturellement! Et +toutes les eaux-de-vie, toutes les liqueurs de la terre, toutes les +marques de toutes les caves, de tous les vins, de toutes les liqueurs. +Même toutes les marques d’absinthe, qui est interdite maintenant. Au +complet! Au complet!... Et voilà mes dernières acquisitions: à côté des +genièvres et des gins des Flandres, de Belgique, de Hollande, +d’Angleterre, et des whiskys d’Angleterre encore, d’Écosse, d’Irlande, +du Canada, d’Amérique, tous les nouveaux whiskys, tous les alcools +fabriqués en contrebande aux États-Unis--les _moonshined_, comme il +paraît qu’on les appelle--depuis la loi de sécheresse. J’ai tout, tout, +tout! Des fois, ça n’est qu’une pinte, une demi-pinte, un tout petit +échantillon. Plus souvent, ça va par caisses de douze bouteilles. Et +pour la France, autant que possible, la pièce entière de la meilleure +année: soixante-huit mille bouteilles des vins, des eaux-de-vie, des +liqueurs, des apéritifs de France! Venez voir: j’ai encore trois caves +comme celle-ci. Je passe sous la route, par un tunnel! + +--Et vous boirez tout cela? demandai-je. + +--Je n’en bois jamais un verre, fit-il âprement. Je garde tout! +J’augmente, je ne diminue jamais la collection. + +Il me regardait d’un air fier et défiant. Un avare jaloux de son trésor, +un poète qui s’abreuvait idéalement de cette fortune, de ce trésor +liquide, de cette âme du vin, destinée par lui à l’immortalité, à +l’éternité: fallait-il le mépriser ou l’admirer? + +Le déjeuner comportait quatorze plats, sans compter les entremets et le +dessert: des écrevisses, des truites, des perdreaux, un cuissot de +sanglier, mariné. En s’asseyant, Partonneau avait dit: + +--Monsieur Boniface, nous buvons du vin, nous! Allons, tapez dans votre +Musée: deux bouteilles de montrachet et deux de langon! + +--Je n’ai rien à vous refuser, monsieur Partonneau, répondit le Fou, +avec une gratitude humble. + +Il alla chercher les bouteilles. En présence du cuissot de sanglier, +Partonneau déboucha le langon: + +--Mais, monsieur Boniface, il est passé, ce vin-là! + +Le Fou baissa la tête, en rougissant: + +--Comment voulez-vous que je le sache? Il y en a trop, dans ma cave, +trop! Et puisque je n’en bois jamais! + +Soupirant, il s’en fut quérir une autre bouteille. + +Je voulus remplir son verre de ce vénérable langon, parfumé, vigoureux. + +--Non, fit-il, non... Pour vous, monsieur Partonneau, tout ce que vous +voudrez! Mais moi, ça me ferait trop de peine! Et puis, mon foie: il +faut que je fasse attention à mon foie. Mais j’en jouis, allez, de ma +collection, j’en jouis! + +Alors, je compris pourquoi on appelle M. Boniface le Fou: il possède +soixante-huit mille bouteilles de vin, et n’en boit une goutte: chose +incroyable pour des Français. Mais j’admirai l’imagination de ce +thésauriseur passionné, qui s’inventait à lui-même le goût, qui se +grisait follement en pensée de cet océan de vin et d’alcool, qu’il avait +là, sous les lèvres, sans jamais en approcher sa bouche. Et je calculai +rapidement que ces soixante-huit mille bouteilles, au prix moyen de six +ou sept francs chacune, ne devaient pas lui avoir coûté moins d’un +demi-million. Et il y avait les eaux-de-vie, les liqueurs, dont le prix +d’achat avait dû être notablement plus élevé: le total certes, dépassait +de beaucoup cette somme. Il était donc bien riche, ce petit aubergiste, +cet ancien «frère-la-côte», comme l’appelait Partonneau, qui nous avait +accueillis en pantoufles, sans faux col à sa chemise peu fraîche, son +vieux pantalon mal retenu par une ceinture de flanelle rouge sur ses +reins maigres, retombant en tire-bouchon sur ses pieds? Je posai la +question. Je ne la posai point comme je l’écris ici, je l’enveloppai, la +drapai, m’efforçai de la poser avec élégance, insouciance apparente, et +par allusion. Mais enfin, rien au monde n’aurait pu m’empêcher de la +poser. + +--J’ai eu ce qu’il faut pour acheter tout ça, répondit M. Boniface, et +encore bien davantage. Je ne le dirais pas à d’autres, mais M. +Partonneau sait tout. Alors? Il vous raconterait la chose dès que +j’aurais le dos tourné. Autant que ça soit moi. + +«Vingt ans de ma vie, j’ai passé dans l’Oubanghi-Chari, vingt ans! J’y +étais parti comme télégraphiste militaire, j’y suis devenu sergent +télégraphiste. J’en ai posé, des poteaux et des fils!... En même temps, +je chassais pour nourrir mes hommes et pour faire plaisir aux Bouniouls, +aux nègres, vous savez, quand un lion ou une panthère venait les +embêter: un paradis terrestre l’Oubanghi-Chari, pour la chasse à la +grosse bête... Et j’aimais ça!... ah! j’aimais ça!... On dirait que ça +vous étonne, parce que je n’ai pas l’air costaud: un crevard, j’ai +toujours été un crevard, pas plus gros qu’aujourd’hui, pas plus fort. +Mais ça n’est pas la force qui fait le bon chasseur: c’est d’avoir bon +pied, bon œil, et du sang-froid. Je n’ai jamais eu peur de rien, pas +même des buffles, qui sont les animaux les plus embêtants. Bien plus que +les lions: le lion n’est pas malin, et il est bien moins brutal. Moins +imprévu aussi: on sait toujours à peu près ce qu’il va faire: le +buffle!... + +»Ça me plaisait tellement, cette vie-là, que j’ai rempilé après mon +premier congé. Et après... après, comme je n’avais pas assez +d’instruction pour passer officier dans l’arme, qui est une arme +savante, je suis encore resté, je me suis mis à chasser l’éléphant. +C’est un métier chanceux; à la fin des fins beaucoup y restent... Le +plus épatant des chasseurs d’éléphants, le grand homme, +l’illustre--Coquelin, il s’appelait--en avait tué cent cinquante; mais +au cent cinquante et unième, c’est l’éléphant qui l’a eu. Moi, je ne +voulais pas y laisser ma peau. Je me disais: «Que j’attrape seulement +une tonne d’ivoire, à quarante francs le kilo--qui était le prix à +l’époque--ça me fera quarante mille francs. Je n’ai ni femme ni enfants +ni parents; je placerai ça à fonds perdu, et j’irai prendre ma retraite +en France...» Je ne voyais pas plus loin... Quand j’y pense, bon +Dieu!...» + +Il s’arrêta un instant, ébloui de lui-même et de sa merveilleuse +aventure. + +«Pourtant, mes mille kilos, je ne les eus pas si vite que ça. D’abord, +quand j’avais abattu un éléphant, il me fallait porter l’ivoire jusqu’à +la plus proche factorerie. Ce portage, ça faisait trop de frais pour +moi. Je m’engageai donc, pour commencer, dans une maison de commerce, à +tant par mois, avec un intérêt sur l’ivoire que je procurerais. Comme +ça, j’avais mes porteurs à l’œil, et pas de frais. + +»Je cherchais autant que possible à débusquer des éléphants solitaires. +D’abord, en général, ce sont de vieux mâles, dont les défenses sont plus +lourdes. Et puis, tirer dans une troupe de ces animaux-là, c’est plus +risqué: pour un qu’on met par terre, vingt qui vous chargent. Surtout +les mères, quand elles ont des éléphanteaux. Enfin, les solitaires +marchent et paissent surtout la nuit. Le jour, ils cherchent un +boqueteau bien sombre, ils y dorment appuyés contre un arbre. On les +suit à la trace de leurs gros pieds, et on les tire... Ça n’est pas +héroïque, mais c’est commercial, et c’est de cette façon-là que chassent +les indigènes... Et comme l’éléphant, pendant son sommeil, se réveille +pour faire ses besoins, et bouse au pied de l’arbre, ça fait une odeur +de fumier, quand on entre dans ces boqueteaux!... + +»Mais, un jour, je tombai sur une bande, une grosse bande. C’était sur +un terrain où je n’étais jamais allé encore, ni, je crois bien, aucun +Européen. Un immense marais desséché, quelque chose comme un Tchad qui +ne serait pas porté sur les cartes: des roseaux tout brûlés par le +soleil, une terre gercée, et, quand on fouillait cette terre, qui a la +consistance de la brique, de ces drôles de petits poissons, vous savez, +qui se creusent un lit dans la fange, quand elle est encore molle, s’y +font une espèce de nid comme un cocon de ver à soie, et puis s’endorment +pour ne se réveiller qu’à la saison des pluies et des inondations, et +recommencer à nager. + +»Je n’avais avec moi que mon porteur de fusil, Taraoré. Et je regardais +cette bande d’animaux énormes qui ne me voyaient pas, ne me sentaient +pas, parce que j’étais sous le vent, et bien caché dans ces roseaux. Je +ne savais quoi décider. Tirer dans le tas? Je vous ai dit que c’était +dangereux; d’ailleurs ils n’étaient pas encore à portée. Et puis il y +avait dans leur conduite quelque chose qui m’étonnait, quelque chose de +pas ordinaire, d’incompréhensible, d’impressionnant... Ils ne paissaient +pas, ils n’avaient pas l’air d’accomplir non plus une de ces grandes +randonnées qu’ils font parfois, à fond de train, pour passer d’un +endroit à un autre, très éloigné... Ils marchaient comme en procession, +gravement, tristement. Oui, tristement, je vous assure! Un cortège pour +un enterrement: ce fut la comparaison bizarre qui me vint à l’idée. Et +je vis, oui, je vis à la tête de ce cortège deux vieux mâles, des bêtes +tout à fait antiques, monstrueuses, aux défenses énormes, qui +vacillaient, titubaient, comme saoules. Et chacun de ces vieux mâles +était comme enlacé par les trompes de deux femelles qui les tiraient, +les entraînaient, pendant qu’ils semblaient dire: «Non, non, pas +maintenant! Encore un instant, je vous en supplie!» + +»Les femelles les conduisirent jusqu’à l’endroit où le marécage +commençait, car il y avait encore un point où le marécage +subsistait--et, les lâchant, se mirent derrière eux, les poussant +doucement, comme avec pitié, de leur énorme front. Il y en eut un qui +trébucha, tomba, ne se releva point; l’autre le suivit bientôt dans sa +chute... Et le reste de la bande, avec les quatre femelles, s’était +rangé devant eux, en terre ferme. Ils étaient bien là une trentaine, des +vieux, des jeunes, des éléphants gigantesques, dans toute la puissance +de leur âge et de leur force. Et tous poussèrent ensemble un grand cri, +comme l’appel, sur une seule note, de trente immenses clairons. + +»La trompe des deux enlisés s’éleva au-dessus de la boue, un instant, et +répondit, désespérée... Ce fut tout. La bande s’éloigna, de son même pas +lent, grave, de son pas de deuil... + +»Je ne comprenais toujours pas. Taraoré me dit les yeux brillants: + +»--Leur cimetière! C’est un de leurs cimetières, ici! On ne le +connaissait pas. Ils y ont conduit ces deux vieux, qui allaient +mourir... Maintenant ils s’en vont... + +»J’avais entendu parler de ces cimetières d’éléphants, où ils +conduisent, les laissant exprès s’enliser, leurs malades et leurs vieux, +quand ils ne peuvent plus suivre la bande. Mais j’avais cru jusque-là +que c’était une blague! J’allai voir; dans la boue desséchée, je vis des +crânes, des défenses, parfois les formidables ossements d’un pied qui +pointait, l’animal ayant chaviré, la tête en bas. Depuis des siècles il +servait de cimetière, ce marais-là! Il contenait des milliers et des +milliers de squelettes d’éléphants. C’était une mine d’ivoire, autant +dire une mine d’or. + +»Je m’en allai, songeant: «Si tu en parles, on te la volera, ta mine! +Mais toi tout seul, comment l’exploiter?» A la fin j’en parlai à M. +Partonneau. On peut compter sur lui: c’est un drôle de type, il se f... +de l’argent. Et c’est lui qui m’a donné le bon tuyau, le vrai conseil: +«Ne dis rien aux blancs. Va trouver sultan Ahmed, et dis-lui: «Je sais +où il y a un cimetière d’éléphants, et toi tu ne sais pas. Prends la +moitié de l’ivoire, donne-moi le reste.» + +»Je suppose qu’il a dû me carotter, sultan Ahmed, mais tout de même, de +l’ivoire qu’il m’a donné, j’ai tiré, en trois campagnes, seize cent +mille francs...» + + * * * * * + +--Tu y crois, toi à cette histoire de cimetières d’éléphants? +demandai-je à Partonneau quand nous fûmes remontés en automobile. + +Il haussa les épaules. + +--Est-ce qu’on peut savoir?... Le père Boniface a trouvé un gisement +d’ivoire, et il est venu me demander conseil, comme il le dit. Voilà ce +qu’il y a de sûr... Et pourquoi pas, après tout, pourquoi pas? Ici, en +Europe, nous ne voyons guère que des animaux domestiqués, +apprivoisés,--privés, comme le dit un involontaire calembour de la +langue,--privés par notre intelligence patiente de leur intelligence, +incapables de se subvenir à eux-mêmes, abrutis. Sur ces terres encore +primitives, au contraire, l’homme est encore si peu de chose, il tient +si peu de place, et une place si médiocrement honorable! Entre lui et la +bête, la distance s’amoindrit. Parfois, oui, parfois, ce n’est pas +l’homme qui a l’avantage. Au bout du compte, on a quelques raisons de +supposer que nous ne sommes pas la tentative initiale qu’ait faite la +nature pour jeter dans le monde les premières lueurs de la raison, du +libre arbitre, de l’industrie, de quelque chose comme _la moralité_. +C’est une hypothèse qui peut se soutenir, et qu’on a soutenue, qu’aux +premiers jours du monde, avant que l’homme apparût sur la terre, les +insectes, les grands insectes dont on retrouve les empreintes dans les +entrailles de nos houillères n’ont pas été alors ce qu’ils sont +aujourd’hui: des automates qui font, sans savoir pourquoi, sans nul +enseignement des générations précédentes, qu’ils n’ont pas connues, les +mêmes gestes d’une incompréhensible prévoyance--mais qu’ils tâtonnèrent +d’abord, innovèrent, ne parvinrent à la perfection que par degrés, et se +fixèrent dans cette perfection de leur race, qui devint instinctive. +Quand la race des hommes sera devenue aussi vieille que celle des +fourmis, qui sait si tous ses gestes, à elle aussi, ne deviendront pas +automatiques? + +»Cela te paraît absurde, à première vue, mais rappelle-toi comme, dans +la grande savane africaine, on éprouve fortement l’impression que la +terre est _encore_ aux termites. Elle est si maladroite, et si pauvre, +et si rare, l’œuvre des hommes dans ces régions: quelques mauvaises +cahutes de paille, et d’imperceptibles champs. Tout cela irrégulier, +difforme, sans géométrie: et nous avons depuis si longtemps la +conception que l’humanité prête, à tout ce qui vient d’elle, des mesures +et des proportions méditées! Or, voici que partout, jusqu’aux confins de +l’horizon, apparaissent les demeures des termites: forteresses avec des +tourelles d’angle, un toit en surplomb pour l’écoulement des eaux de +pluie, avec des magasins, des chambres, de vastes salles: villes sans +nombre, qui abritent toute une organisation sociale, des reproducteurs, +des soldats, des travailleurs ingénieux. + +»Qu’est-ce donc qu’un village nègre à côté des édifices harmonieux et +gigantesques élevés par ces sales et presque invisibles poux blancs? +Oui, je sais bien: ils n’ont pas de conscience individuelle, ils +travaillent sans savoir comment, sans pouvoir faire autrement, sans se +rendre compte. Mais, jadis, ils ont dû comprendre, ou alors on n’y +comprendrait plus rien!... + +»Et les grands animaux sauvages, aussi. Écoute! + +»Je me trouvais un jour sur une rivière qui s’appelle la M’Bomou. J’ai +beau chercher dans mes souvenirs, je ne me rappelle pas de lieu plus +sauvage: le pays n’est pas aux hommes, mais aux grandes créatures qui +existaient avant les hommes. Aux éléphants surtout. A mesure qu’avançait +ma pirogue, leurs traces devenaient plus nombreuses sur les berges. On +les apercevait par moments dans les abreuvoirs que leurs pieds massifs +finissent par creuser dans le talus de la rivière quand ils se dirigent +vers l’eau: ils fendaient un rideau de feuilles lourdes, couleur de +bronze, et c’était tout. + +»Enfin, à un détour du courant je surpris, en train de boire, deux +éléphants qui n’avaient pas vu venir la pirogue. L’eau coulait dans un +chenal creusé entre deux rives abruptes, que même leurs jambes de géants +eussent eu peine à escalader. J’épaulai mon fusil, je tirai... Un +éléphant, blessé, se cabra, voulut fuir, et l’autre le suivit. Mais je +persistai à décharger mon arme sur le même, sachant que ces bêtes +monstrueuses ont la vie dure. Il était littéralement couvert de sang, +tout rouge; par une artère coupée, ce sang giclait comme le vin d’une +barrique en perce. A la fin il chancela. Alors l’autre lui posa sa +trompe sur le cou. Ils avaient en vérité l’air de se dire quelque chose, +et je crus comprendre: «Vengeons-nous!» Tout de suite, à travers l’eau +creuse qu’ils faisaient jaillir par grandes gerbes, ils me chargèrent. + +»Ils arrivaient la tête haute, farouches, menaçants; leurs oreilles +immenses, de chaque côté de leurs nuques, claquaient comme des drapeaux. +Je continuais de tirer, mais sans doute n’avais-je plus mon sang-froid: +ils semblaient ne rien sentir, ils approchaient toujours. Les noirs qui +me passaient des cartouches prirent peur, et sautèrent à l’eau. +Moi-même, une seconde, je vis la mort. A ce moment, une branche qui +doucement s’abaissait de la rive arrêta la pirogue. Je saisis cette +branche et gagnai la terre ferme. J’étais sauvé. Les éléphants ne +pouvaient faire comme moi: ils étaient pour ainsi dire prisonniers dans +le lit de la rivière. + +»Mais ils tentèrent de briser, de leurs pieds et de leurs défenses, +cette embarcation qu’ils considéraient sans doute comme un être +malfaisant, l’un de ceux qui leur avaient envoyé les coups dont ils +souffraient. Je me souviens aussi qu’ils prirent, dans la coque, mon +pliant, mes ustensiles de cuisine, ma cuvette en fer émaillé; puis, +après les avoir méthodiquement élevés à la hauteur de leurs yeux, les +jetèrent à l’eau. J’avais recommencé à leur envoyer des coups de fusil, +autant que possible visant toujours l’animal que j’avais déjà blessé. + +»Il vint un moment où je crus bien que celui-ci allait mourir. Il tomba +sur les genoux, jetant une sorte de plainte que je n’oublierai jamais, +qui retentit au loin sur l’eau, une plainte à la fois formidable et +douloureuse. Je l’avais! il allait se coucher là pour agoniser. + +»Alors je vis une chose étonnante, sublime. Son camarade--je crois que +c’était une femelle,--lui jeta de l’eau sur le corps comme pour le +rafraîchir, le ranimer, et l’autre, le blessé, remua doucement la tête. +Il avait l’air de dire: «Merci! laisse-moi!» Puis l’éléphant valide lui +noua sa trompe autour du cou--je ne saurais trouver d’autres mots--et +fit un bond gigantesque; malgré le poids incalculable qu’il avait à +porter, il escalada la berge--je ne les retrouvai jamais. + +»Mais au moment où j’ai vu _ça_, mon vieux, cet animal que je +considérais comme une énorme brute, enlaçant le corps de son ami pour le +sauver, j’eus l’idée que je venais de commettre un assassinat, et que +ces bêtes avaient raisonné, agi, souffert comme des hommes! + +»Ailleurs, j’ai vu des marsouins, des légionnaires, des Sénégalais, +emporter du champ de bataille leur officier blessé. On considérait ça +comme héroïque, et c’était héroïque, en effet, ils étaient cités pour +ça. Mais alors?...» + + + + +LES FORCES MORALES + + + + +LES FORCES MORALES + + +--... Il faut compter aux colonies, me dit-il, avec les forces morales. +Du reste, c’est très simple: elles se ramènent à une seule: la +sorcellerie. + +--Partonneau, tu vas fort! Et l’Islam en Afrique, et les mandarins +confucianistes en Indo-Chine, les missionnaires catholiques et +protestants partout; l’administration civile elle-même. Elle ne repose +pas uniquement sur la force brutale, l’administration! Du moins elle +l’affirme. Elle entend représenter la civilisation... + +--Même l’influence morale de l’administration, c’est de la +sorcellerie!... Parce que la force matérielle, pour l’indigène, est +conditionnée, causée par des esprits invisibles, par des fétiches qui la +procurent. L’administrateur ou le chef militaire a de bons fétiches, des +fétiches plus puissants que les fétiches locaux, voilà tout. Le marabout +musulman est un féticheur monothéiste, pas autre chose. Et le +missionnaire apporte d’autres fétiches, un peu différents. Tout primitif +est un pur spiritualiste. L’explication matérialiste des phénomènes est +une des conceptions les plus récentes--et par conséquent une des moins +solides--qui soient entrées dans la cervelle de l’humanité. + +--Mais les sorciers, les vrais sorciers indigènes, ce sont des fumistes +ou des empoisonneurs, ou les deux! + +--Pas nécessairement, ou pas du tout. Quand ils empoisonnent, c’est dans +l’exercice de leurs fonctions. C’est l’esprit qui habite le poison qui +tue, et légitimement, non pas eux. Eux ne sont que l’intermédiaire, +l’instrument. Ils représentent la justice immanente, et la moralité +telle qu’on la conçoit autour d’eux, telle qu’on en a besoin autour +d’eux. Une justice qui nous choque, mais supérieure, religieuse. Ils +sont un élément d’ordre et d’organisation. Ils découvrent les voleurs +plus sûrement qu’un juge d’instruction; les criminels aussi: ce n’est +pas toujours le _vrai_ criminel: mais bah!... Dans une communauté +régulièrement constituée, l’essentiel est d’en trouver un, et que le +vouloir social de réparation, de sécurité soit satisfait... Relis la +_Dernière Incarnation de Vautrin_. + +--Mais ils ne croient pas eux-mêmes à leurs magies? + +--Autant qu’à ses rites n’importe quel prêtre de n’importe quelle +religion... C’est-à-dire plus ou moins, selon les individus et les +cas... mais s’ils n’y croyaient pas _généralement_, leur attitude serait +incompréhensible. + +»Il faut te dire que longtemps, comme toi, je les ai pris pour des +fumistes, des simulateurs, des empoisonneurs--uniquement!... Au Gabon, +surtout. + +»Car des sorciers, il y en a! Tout le Gabon en fourmille, et c’est une +sale engeance. Et l’idée que j’avais d’eux, c’est que ce sont seulement +des singes et des empoisonneurs. Pour des empoisonneurs, pas moyen d’en +douter: c’est un pays où il ne fait pas bon avoir une paille avec sa +_mousso_ indigène. Je te recommanderais de faire attention! Pour un oui +ou pour un non, elle va trouver le féticheur, et le féticheur lui donne +je ne sais quoi, qui est malsain dans la soupe. C’est extraordinaire ce +qu’il y a d’Européens qui sont morts de la colique, au Gabon. Et +j’imagine qu’il y en aura encore pas mal. + +»Mais des singes aussi, ces sorciers. Au moment où les indigènes sèment +leur mil, ils ont un système à eux pour obtenir du diable, ou de qui tu +voudras, une bonne récolte: ils s’habillent en champ de mil, ils se +couvrent de paille de mil des pieds à la tête, et ils dansent, ils +dansent comme des fous en se jetant de l’eau sur la tête. Comme ça, il y +aura de la pluie, et du grain à faire péter les silos! Les nègres sont +convaincus de l’efficacité du procédé beaucoup plus que nos paysans de +celle des Rogations. Mais eux, les sorciers? Je n’arrivais pas à me +fourrer dans la tête qu’ils pussent avoir confiance dans ces sottises: +s’habiller en meules de foin, penses-tu! + +»Et puis voilà qu’une fois il nous tombe sur le dos, du côté de N’Djolé, +l’insurrection obligatoire tous les trois ou quatre ans. De ces petites +secousses de rien du tout, auxquelles on ne consacre pas même une ligne +dans les journaux de Paris, mais embêtantes, malgré ça, quand on est +dedans. Embêtantes parce que ça vous arrive généralement au moment qu’il +ne faut pas, où l’administrateur est en congé, où l’adjoint principal +des affaires indigènes est en tournée pour ramasser l’impôt, ou bien sur +son lit de camp avec la bilieuse--et la moitié des tirailleurs +sénégalais et des miliciens en tournée avec l’adjoint principal, à moins +qu’ils ne soient en bordée: et tu peux être sûr que ces négros savent +tout ça! + +»Or, jamais, jamais, ils ne marcheraient sans leur sorcier, le sorcier +est toujours au fond de l’affaire. S’il n’y était pas, il n’y aurait pas +d’insurrection, puisque le bonhomme, pour tout arrêter, n’aurait qu’à +déclarer que les sorts ne sont pas favorables à l’opération, que le sang +du poulet sacrifié est tombé à gauche au lieu de tomber à droite, ou ce +que tu voudras! Et, d’autre part, c’est là qu’est le problème: voilà des +gaillards qui ont tout à perdre si la bataille tourne mal. En tout cas, +ils doivent y perdre leur réputation! D’abord, ils ont prédit que ça +tournerait bien. Ensuite, ils ont vendu, à des prix fous, des centaines +et des centaines de gris-gris qui doivent préserver leurs paroissiens +contre les balles. Si on les estourbit, pourtant, ces paroissiens? Et si +eux-mêmes y passent? Car ils doivent prendre le commandement de la +troupe, justement, en leur qualité de canailles invulnérables par +essence, et de magiciens porte-veine. Pour se décider dans ces +conditions, il faut qu’ils aient eux-mêmes la foi: ça ne peut pas +s’expliquer autrement. + +»Eh bien! c’est avec leur sorcier en tête que j’ai vu s’amener, cette +fois-là encore, la bande de sauvages des environs de N’Djolé. De loin, +c’était noir, c’était grouillant, ça faisait comme des fourmis. Mais les +fourmis, c’est silencieux, même dans leur fureur, et ça, ça gueulait, ça +gueulait! Je les attendais à l’entrée du village, avec une douzaine +d’hommes, ce que j’avais de meilleur, de vieux Sénégalais. La contenance +de ma petite troupe me rassura: des gaillards d’attaque qui en avaient +vu de toutes les couleurs, et méprisaient profondément «ces nègres». +Mais la bande approcha, et c’était un bal, figure-toi, beaucoup plus que +ça ne faisait penser à une bataille: deux ou trois cents aliénés qui +chantaient je ne sais quoi, et sautaient en l’air plus haut que les +types des quadrilles payés, dans le temps, au Moulin de la +Galette,--avec leur sorcier, qui chantait et sautait plus haut que les +autres, leur sorcier qui n’était pas habillé en meule de foin, cette +fois, mais tout nu, le corps et la figure peints en rouge et en blanc, +et un casque extraordinaire sur le crâne, un casque qui reproduisait le +corps tout entier d’un formidable oiseau de proie, avec les ailes! + +»Je dis à mes Sénégalais: + +«A deux-cents mètres, feu sur le sorcier!» + +»Ils comprirent. Parbleu, si on descendait le sorcier, tous ces +galapiats foutraient le camp! A deux cents mètres, ils ouvrirent le feu, +et moi-même j’épaulai. + +»Tu sais si je suis bon tireur. Quand j’eus lâché mon coup de fusil, je +rouvris l’œil que je venais de cligner, pour regarder, comptant bien +voir le bougre à terre: il se portait comme toi et moi! Et il se +retourna vers sa bande, comme pour dire: «Vous voyez bien!»... Alors ce +fut le bond! Une vague énorme, déchaînée, toujours plus près! Je +continuais à crier: + +»--Au sorcier, nom de Dieu! Au sorcier!» + +»Je vidai sur lui toutes les cartouches de mon magasin. Je ne tirais pas +au hasard, je visais, je t’assure que je visais, en faisant tous mes +efforts pour garder mon sang-froid: mais peut-être l’ai-je perdu, après +tout. A cinquante mètres, à trente, à vingt, je tirais toujours: et +rien, rien, rien! Et chaque fois, cette gueule devenait plus proche, +terriblement plus proche, ricanante, triomphante, diabolique... +Parfaitement: diabolique. A ce moment, j’ai cru au diable, à toutes ces +histoires de diableries. Je me suis dit: «C’est vrai! Il ne blague pas: +il est verni!» + +»J’ai fermé les yeux pour ne pas avoir l’éclair de son espèce de grand +coupe-coupe. Je le sentais déjà sur ma gorge, le coupe-coupe. Tout en +fermant les yeux, j’ai tiré une dernière fois. J’entendis alors mes +Sénégalais rigoler. Ma balle avait traversé le salaud de part en part; +il avait boulé comme un lièvre... + +»J’ai fait: «Ouf!» Tu ne peux pas croire combien ça m’aurait embêté de +mourir converti aux sorciers: et j’en étais bougrement près.» + + * * * * * + +--Bon... Mais les missionnaires chrétiens ne sont pas des sorciers. Ce +n’est pas de la sorcellerie qu’ils tirent leur influence?... + +--Qu’en sais-tu? Du moment qu’ils invoquent une puissance invisible, +parlent au nom de cette puissance? Ce n’est pas leur faute, mais pour le +primitif, ils sont des sorciers... + + + + +L’AVEUGLE + + +--J’ai connu, en Afrique, à Madagascar, en Asie, des missionnaires de +toutes sortes, des blancs, des noirs, des jaunes, des catholiques, des +protestants, et même un Mormon, au Congo! Je ne sais pas pourquoi il +était venu, celui-là: rien de plus inutile que de prêcher la polygamie +aux Bangalas, ils sont convertis d’avance. Mais il m’a dit: «Ça n’est +pas tout que de posséder plusieurs femmes devant le Seigneur: il faut +aussi savoir les faire travailler!» C’est comme ça que j’ai compris la +haute portée économique du mormonisme: il permet à un vaillant et pieux +époux de se constituer un lucratif atelier familial et de se moquer, +toutes portes fermées, des lois sur la limitation des heures de travail. + +»Tu te rappelles aussi les missionnaires portugais d’Indo-Chine et leur +excellent évêque à qui un gouverneur disait: «C’est étonnant comme les +enfants dans votre chrétienté ont un type plus civilisé, plus... comment +donc m’expliquer?... plus «Européen»--et qui répondait bonnement, +écartant les bras d’un geste d’excuse: «Que voulez-vous? Nous avons des +pères qui ne sont pas raisonnables!» + +»Tu te rappelles le pauvre missionnaire à qui nous avons fait croire que +la maison de ce brave Barbieux, l’agent des douanes mort d’une bilieuse +hématurique, avait servi aux tenues d’une loge maçonnique, que le diable +y revenait, et qui est allé l’exorciser en grande pompe? Tu te +rappelles, le père Mottu, le lazariste du Gabon, sa soutane toujours +salie de sciure, de copeaux de bois, de poussière de grès, parce que dès +qu’il avait un instant, il taillait, dans des blocs de pierre ou des +billes d’_okoumé_, des statues de bonnes vierges, d’anges, de bons +dieux, d’une naïveté divine, ce qui ne l’aurait pas empêché de traverser +l’Afrique jusqu’aux _Falls_ pour sauver une âme. On l’aimait bien, +celui-là, n’est-ce pas? Et Prosper, tu sais, le grand évêque, un rude +type, une manière d’empereur en bas violets. Pas seulement un +missionnaire, celui-là: un chef. Partout, il aurait été un chef! + +»Mais il y en a un à qui je ne pense jamais sans éprouver un petit +frisson d’émotion, d’étonnement, comme à un homme enfin qui ne serait +pas fait de la même matière que les autres, c’est un pasteur norvégien. +Amundsen. Celui-là tu ne l’as pas connu. Il évangélisait, il y a quinze +ans, sur la côte des Mahafales, à Madagascar. Il vivait là, depuis des +années et des années, tout seul: pas un blanc à quarante lieues autour +de lui. + +»Un pays de chien, cette région des Mahafales! Il y pleut toutes les +années bissextiles. Autant dire jamais. Pourtant il y pousse des choses. +Ce n’est pas l’aridité d’un Sahara, ça ressemblerait plutôt, autant que +j’en puis juger, à certains plateaux de l’Amérique du Sud que je n’ai +pas vus de mes yeux, mais dont j’ai lu la description. Les plantes +s’arrangent, pour vivre, non pas dans le sol, sec comme un plafond de +briques, mais dans l’air. Ce sont les feuilles qui fournissent ainsi de +l’eau, de la sève aux racines: le monde renversé, quoi! Ça ne leur donne +pas une physionomie séduisante: de gros bulbes rugueux, avec des pointes +qui leur sortent de partout, comme à des casse-têtes du moyen âge, des +espèces de cactus nains, aux épines imperceptibles, microscopiques... +Tout ça finit par se dessécher, et le vent promène ces épines qui vous +entrent partout, dans la chair, dans les yeux... + +»Les Mahafales se protègent la vue, comme ils peuvent, avec un voile de +fibres tressées, quand ils n’ont pas besoin d’y voir absolument clair, +c’est-à-dire de voler. Car telle est leur principale industrie: le vol +des bestiaux, qu’ils vont razzier chez leurs voisins plus favorisés. Ils +en ont une autre, assez curieuse: le long des rivières il croît quelques +arbres, et sur ces arbres il y a des singes, ou plutôt des maques, des +miniatures de maques, pas plus grosses que le poing. Ils les piègent, +les chaponnent, et les remettent en liberté. La maque chaponnée devient +très grasse, très tendre. Sur quoi ils la rattrapent, et la mangent... + +»C’est un sale peuple. Sa conviction, quand un étranger a l’idée, +d’ailleurs déraisonnable, je le reconnais, de venir chez eux, c’est +qu’il ne peut être qu’un espion, chargé de leur reprendre les bœufs +qu’ils ont chipés. Et puis je suppose qu’ils ne se sont pas installés +dans cet horrible pays pour leur plaisir, qu’ils s’y sont réfugiés pour +échapper à d’autres races plus fortes qui leur faisaient des misères, et +qu’ils se disent: «Est-ce que celui-là va recommencer? Tuons-le!» + +»De sorte qu’ils tuent l’étranger. Toujours. C’est la règle, c’est la +loi. + +»J’avais mes dix-huit miliciens d’escorte, bien armés, ils ne me +faisaient pas peur. Mais je me demandais comment, depuis vingt ans qu’il +était là, cet Amundsen arrivé sans rien que sa bible, son couteau de +poche et sa fourchette, avait bien pu échapper à la petite cérémonie +d’usage: le ventre ouvert en croix, et ce qui s’ensuit, que tu sais? Ça +me paraissait incompréhensible. + +»Bon. Voilà qu’à deux kilomètres de sa chapelle--il avait fait bâtir une +paillotte qu’il appelait sa chapelle--je vois arriver à tout petits pas +un grand vieux habillé de blanc, tout blanc de barbe, conduit par une +jeune fille tout en blanc, et blonde, blonde comme un nuage à l’orient +du ciel, le matin. Elle tenait un de ses bras, de l’autre il tâtonnait +avec une canne. + +»--Mais il est aveugle le pauvre bougre! + +»Voilà ce que vis, du premier coup d’œil, et je vis aussi que la jeune +fille avait un voile de gaze, maintenu par un bandeau, sur la figure. +Elle n’enlevait jamais ce voile, même dans sa maison, comme je m’en +aperçus plus tard. Et c’était sa fille. Il avait été marié, cet +homme-là, comme tous les missionnaires protestants. Luthérien, +calviniste? Ma foi, je ne sais pas. J’ai oublié de demander, ces +choses-là m’intéressent très peu. Mais il avait eu cette enfant-là, elle +vivait avec lui, dans cet enfer de sable, d’épines de cactus perfides, +de Mahafales méchants comme des ânes rouges et plus dangereux que les +épines. Et c’était elle, le missionnaire, maintenant, ça devait être +elle qui faisait le plus gros de la besogne, puisque lui, le père, il +était aveugle! + +»Je n’oublierai jamais la soirée que j’ai passée dans leur case. Tout +était extraordinaire, même la langue dont nous nous servions. Amundsen +et sa fille ne parlaient que le norvégien et le malgache. Alors c’était +le malgache qui servait de truchement. On était comme des sauvages. + +»--Il y a combien de temps que vous avez eu cet... accident? lui +demandai-je, contemplant ses yeux sanglants et vagues. + +»--Douze ans... Je n’ai pas pris assez de précautions... il faut +beaucoup de précautions, dit-il presque sévèrement, se tournant du côté +où il savait qu’était sa fille... Je pensais à autre chose... + +»--Et... vous êtes content? + +»--Oui... Ils commencent à entendre la parole. Douze ou quinze... + +»Un converti par année de cécité. Et il ne se plaignait pas, il était +heureux! + +»--Vous ne devriez plus être vivant! criai-je, avec un accent où je +tremble qu’il y ait eu de la colère. Ni vous ni votre fille. C’est la +première fois que les Mahafales respectent la vie d’un étranger! + +»--Je suis arrivé ici avec ma femme et ma fille, dit-il d’une voix très +douce. Ma pauvre femme est morte, depuis, aveugle aussi. Les Mahafales +nous ont dit: «On va vous faire mourir, c’est la règle!» J’ai répondu: +«Vous le pouvez... Nos âmes resteront avec vous!» Et après, ils ont tenu +un grand conseil, et nous ont laissés en paix. + +»Sa fille aux cheveux d’aurore, qui s’était tue jusque-là, interrompit: + +»--En malgache, vous le savez, c’est le même mot qui veut dire «âme», +«ombre» et «fantôme». Les Mahafales ont eu peur de nos fantômes. Mon +père, sans le savoir, leur avait fait la seule menace qui les pût +épouvanter! + +»Tu vois, le sorcier!... le sorcier qu’il avait été, sans le savoir! + + * * * * * + +»Un peu plus tard, je trouvai moyen de tirer le vieil Amundsen tout seul +dans un coin. + +»--Si votre fille reste _ici_, lui dis-je, elle deviendra aveugle comme +vous! + +»--Oui, fit-il d’un air réfléchi, oui... C’est probable... Mais tel est +le champ que nous a donné le Seigneur. On ne déserte pas le champ du +Seigneur! + +»Quand je songe à ces paroles-là, j’en ai encore froid dans le dos. Je +ne sais pas si c’est d’horreur ou d’admiration.» + +--Pauvre fille, demandai-je, qu’est-elle devenue? + +--Est-ce que je sais?... + +--Mais les missionnaires catholiques? + +--Mon ami, le prêtre catholique est doué de la formidable puissance de +faire descendre Dieu sur terre, dans l’Eucharistie--par incantation. +C’est du moins l’idée que se font de lui les primitifs, et, si tu veux +bien y réfléchir, elle est, de leur part, assez naturelle. Donc, il +n’est pas, aux yeux de ces primitifs, un homme comme les autres. Il a +des pouvoirs surnaturels, il ouvre, et par conséquent peut fermer les +portes du Paradis, damner ou sauver pour l’éternité. C’est +formidable!... Cela se complique, pour le missionnaire catholique, d’une +hiérarchie solide, organisée, qui accroît sa force de commandement. +Tout, dans son esprit, est à sa place, il connaît la sienne, il sait +mettre les gens à la leur. Avec ça, célibataire: on peut dire qu’il a +épousé l’Église. Rien pour lui, tout pour elle. Dévouement, sacrifice, +économie, domination. + +... Au Congo Belge, les indigènes ne connaissent qu’un Dieu, qui est +celui des catholiques. C’est un des plus précieux résultats de la +campagne faite, il y a quinze ans, contre Sa Majesté Léopold II, avec le +concours des missionnaires protestants: on a balancé Léopold II, mais on +n’a pas balancé les missionnaires catholiques, qui ont balancé en un +tournemain les protestants suédois, anglais, norvégiens et américains: +ç’a été du travail bien fait, quand on y pense, quoique ce ne soit +peut-être pas tout à fait celui qu’on avait dans l’idée. + +»Mais, au Congo français, les indigènes connaissent trois Dieux... + +--... Le Père, le Fils et le Saint-Esprit! + +Partonneau haussa les épaules: + +--... Ils ne s’inquiètent pas de théologie!... Je te dis qu’ils +connaissent trois dieux, ou _zombis_ dans leur langue, qui sont zombi +français, qui est catholique, zombi suédois, qui est protestant, et +zombi Ponsot, qui est franc-maçon. Car cet excellent Ponsot, colon +influent, est aussi un libre penseur convaincu, un maçon de je ne sais +plus quel degré, mais considérable, et il a fait construire, à +Brazzaville, un temple maçonnique juste en face de la cathédrale de +l’archevêque, exprès pour l’embêter. + +»Tu as connu Monseigneur? Il est mort, aujourd’hui, mais tu l’as +connu?... En effet, ça l’embêtait; il avait Ponsot dans le nez, bien +que, franc-maçon ou pas franc-maçon, Ponsot soit un brave homme. +Monseigneur Prosper Ganthouard, que tout le monde en Afrique équatoriale +appelait Prosper tout simplement, depuis quarante ans, aimait bien la +plaisanterie quand elle venait de lui, beaucoup moins quand il en était +victime. Cela suffit à expliquer, je suppose, qu’à la fin de sa vie il +n’avait plus guère que deux soucis, hors les devoirs de son œuvre +évangélique: se payer, avant de mourir, la tête de Ponsot, et +administrer ses missions sans sortir un sou de sa poche. Tu comprends, +Prosper c’était un fils de paysans, comme bien des missionnaires. Il +avait conservé les habitudes de nos campagnes, au bénéfice de l’Église, +rien qu’au bénéfice de l’Église, car, de succession personnelle, on sait +maintenant qu’il n’a pas laissé lourd. Ses diocèses étaient administrés +comme il eût administré une ferme: lui et son clergé devaient vivre sur +le pays, de rentes en nature, pour ainsi dire; quant à l’argent, il est +fait pour arrondir le bien spirituel ou temporel, et il y a toujours +trop d’occasions de le dépenser; ça fait gros cœur. + +»Eh bien, Prosper, avant d’aller au paradis, où j’aime à croire qu’il +trône maintenant à la droite du bon Dieu, en raison de ses vertus et de +son grade, a joui des suprêmes satisfactions que désirait son âme; il a +réalisé une notable économie, et il a eu le père Ponsot; il l’a eu, +comme tu vas voir, dans les grandes largeurs: c’est bien vrai que +l’Église est éternelle, il ne lui faut qu’attendre l’occasion. + +»Il y avait bien trente ans que Prosper n’était retourné en Europe: les +missionnaires n’ont pas des congés réguliers comme nous autres; même le +principe, c’est qu’ils reviennent le plus rarement possible: ils meurent +ou ils s’habituent, ils apprennent à vivre à la mode indigène, et les +langues et les coutumes. S’ils meurent, on les remplace; s’ils vivent, +on n’a pas à leur payer leurs frais de voyage, tous les trois ans, aller +et retour. Tu vois que Prosper avait été bien dressé en matière +d’économie. Mais enfin, voilà que sur le tard il obtient l’autorisation +de ses supérieurs d’aller soigner son foie à Vichy, accompagné d’un +autre père, un _socius_, bien entendu, puisqu’il appartenait à une +congrégation. Il prend le vapeur de la mission--un beau vapeur, pas un +sabot comme ceux du gouvernement, et acheté par lui, car pour les +dépenses qui rapportent, malgré qu’il fût serré pour tout le reste, +comme je l’ai dit, Prosper n’y regardait pas--et il arrive à +Léopoldville, chez les Belges, pour prendre le chemin de fer de Matadi, +d’où il s’embarquerait. Le voici donc à la gare, devant le guichet. + +»--Deux billets pour Matadi, s’il vous plaît. + +»--Deux billets de première? fait l’employé, considérant qu’ils étaient +des blancs, et que Prosper était habillé en monseigneur... C’est mille +francs! + +»--Mille francs pour trois cents kilomètres! se récrie Prosper. + +»--Oui... cinq cents francs par place: vous n’êtes pas ici en Europe. + +»--Mille francs, proteste l’évêque tout doucement, mille francs! Vous +n’y pensez pas! Avec mille francs, je me charge de nourrir dix petits +nègres, dont je ferai des chrétiens, de bons chrétiens, pendant un an! +Donnez-moi des secondes. + +»--Voilà: c’est six cents francs. + +»--C’est encore beaucoup trop cher! gémit l’archevêque. + +»Pendant ce temps-là, le chef de gare lui-même était survenu, à la +nouvelle qu’il y avait au guichet des clients difficultueux. Prosper +continue à marchander avec lui. + +»--Enfin, dit-il, donnez-moi ce que vous avez de meilleur marché? + +»--Nous avons, fait le chef de gare, des quatrièmes à 28 fr. 50... +Seulement, c’est pour les nègres. + +»--Monsieur, lui répond Prosper avec une grande onction, voilà trente +ans que je vis pour rien avec les nègres; je passerai bien vingt-quatre +heures avec eux pour économiser 943 francs!... En voilà 57, donnez-moi +deux quatrièmes... Quand part le train? + +»--Dans deux heures. Et il n’y en a qu’un tous les quatre jours. Vous +ferez bien d’aller vous installer tout de suite si vous voulez trouver +de la place. + +»--J’y vais! déclare Prosper, de la meilleure grâce. + +»Le voilà qui s’installe dans une des caisses sans toit ni cloisons des +quatrièmes, avec ses bas violets, son _socius_, ses malles et ses +couffins de provisions--en grande partie de la chicouangue, qui est de +la farine de banane verte--au milieu d’une centaine de négros et de +négresses, auxquels il commence à raconter des histoires en patois +bakongo. + +»Pendant ce temps-là, le chef de gare avait réfléchi. + +»--Monseigneur, dit-il, ça ferait décidément trop mauvais effet de faire +voyager deux blancs, dont un archevêque, avec des _bouniouls_; +rendez-moi vos billets de quatrième, je vais inscrire dessus que vous +êtes autorisés à monter en première. + +»--C’est parfait, répond Prosper, je vous félicite de votre généreuse +initiative: le Seigneur ne l’oubliera pas; recevez en attendant ma +bénédiction apostolique. + +»Mais quand le chef de gare eut reçu la bénédiction, il songea tout de +même: «J’ai peut-être un peu outrepassé mes pouvoirs. Il faut que +j’avertisse la direction à Matadi.» + +»Il téléphone à Matadi, et le directeur lui répond: «Comment! vous ne +donnez que des premières à monseigneur l’archevêque! Veuillez lui dire +que la compagnie se fait un devoir de lui offrir un train spécial!» + +»Le chef de gare arrête le train, qui s’ébranlait, jette sur le quai les +malles de Prosper, sa chicouangue et son _socius_, et lui crie: + +»--Monseigneur! Monseigneur! On vous prie d’accepter un train spécial. + +»--C’est parfait, répond Prosper en descendant, vous remercierez bien la +compagnie... Mais alors, mon ami, alors... + +»--Quoi? fait le chef de gare. + +»--... Alors, vous me devez 57 francs! Deux quatrièmes +Léopoldville-Matadi, que je n’utilise pas... Voilà les billets, +reprenez-les! + +»--Par exemple! s’écrie le chef de gare: la recette est acquise, je la +garde. Vous n’imaginez pas que je vais bouleverser toute ma comptabilité +pour vous; et les frais du train spécial! + +»--Mon ami, lui dit doucement Prosper, je réclamerai ces 57 francs +jusqu’au siège social, à Bruxelles, s’il est nécessaire... + + * * * * * + +»Au moment que cette discussion allait prendre un ton fâcheux, un blanc +se précipite, s’épongeant sous son casque: Ponsot, le père Ponsot +lui-même, le vénérable de la Loge, le fondateur du temple maçonnique. + +»--Le train! dit-il; le train?... + +»--Il est parti, le train, répond le chef de gare. Il est loin, même à +sa vitesse commerciale, en palier, de quinze à l’heure... Vous prendrez +le prochain: nous sommes jeudi: lundi prochain. + +»Ponsot commence à jurer de façon à remplir d’allégresse tous les +diables du Congo. Prosper et son _socius_, à l’autre bout du quai, +lisaient leur bréviaire, les yeux baissés. + +»--Écoutez, dit le chef de gare à Ponsot, il y a peut-être un moyen: la +compagnie vient d’accorder un train spécial, qui va partir, à Mgr +Ganthouard; vous le voyez bien, monseigneur? C’est celui qui est là, +avec ses bas violets... Arrangez-vous avec lui: moi, ça ne me regarde +pas, le train est à lui, il en est le maître. + +»--Diable! fait Ponsot. + +»Mais nécessité n’a pas de loi. Il avait besoin d’être à Matadi à temps +pour prendre le bateau d’Anvers, lui aussi; il pensa, comme Henri IV, +qu’Anvers vaut bien une messe, et le voilà, lui, le vénérable et le +constructeur du temple maçonnique, abordant bien gentiment monseigneur, +lui disant qu’entre Européens, n’est-il pas vrai, il faut s’entr’aider, +que lui-même, en pareil cas... + +»Si tu avais pu voir Prosper! Il fut magnifique! Courtois, la voix +miséricordieuse, égale--et si ferme dans son dessein! «Avec quel +plaisir, dit-il, il obligerait n’importe lequel de ses compatriotes, en +particulier M. Ponsot, dont l’excellente réputation est venue jusqu’à +lui... Mais le train spécial ne comporte qu’un wagon, et ce wagon est +encombré, entièrement encombré; obligés, par la pauvreté de la mission, +de se nourrir à l’indigène, les aliments qu’il emporte, pour lui et le +père, tiennent toute la place... + +»--N’est-ce que cela, monseigneur, s’empressa de proposer Ponsot: +laissez votre chicouangue sur le quai, et accordez-moi l’honneur et le +plaisir d’être votre amphitryon jusqu’à Matadi! + +»--Voilà, concluait monseigneur, quand il contait cette histoire, ce que +j’appelle une solution satisfaisante: nous avons voyagé, le père et moi, +en train spécial, et M. Ponsot, vénérable de la loge maçonnique de +Brazzaville, nous a traités agréablement... fort agréablement, je me +plais à lui rendre cette justice, sans qu’il nous en coûtât un centime. +Ce fut une bonne affaire, une affaire comme je les veux... Pourtant, +elle aurait pu être meilleure. Figurez-vous que la compagnie ne m’a pas +rendu mes 57 francs! Je ne le pardonnerai jamais au chef de gare. + + * * * * * + +Mais il y avait aussi «la force morale» de l’administration. Quelle +était, contre les sorciers, la sorcellerie de l’administration? +Partonneau ne me le dit pas ce jour-là. Mais un jour, à l’Exposition +coloniale de Marseille, nous rencontrâmes le vieux Malgache. + +Il était assis, non pas confortablement en tailleur sur son derrière et +sur ses cuisses, comme font les Turcs, mais dans une position bizarre, +accroupi, la pointe, si l’on peut dire, de ses fesses touchant seulement +le sol; et tressait, devant le public, des chapeaux en paille de riz. On +en fait, à Madagascar, de fort jolis, qui valent bien ceux qu’on +fabrique à Florence; mais ils ne sont pas encore à la mode chez nous, ce +qui tient, je pense, à la bêtise de nos importateurs; ou bien qu’ils les +vendent comme chapeaux de paille de Florence, ce qui prouverait celle de +tous les Français. + +Ce Malgache était un très vieux Malgache, assurément: il ne regardait +pas les femmes. Tous les Malgaches, à moins qu’ils n’aient atteint un +âge très avancé, font l’amour en toute innocence, avec ardeur, +sincérité, persistance, et ne manquent jamais d’exprimer à la personne +élue, du mieux qu’ils peuvent, l’énergie de leurs sentiments. Mais +celui-là ne faisait que tresser sa paille, sans lever les yeux. Il était +maigre, à la façon des vieux hommes quand la graisse ne les envahit pas; +austère comme un prêtre, toutefois souriant. + +--C’est toi, Ramanantsalame, lui dit Partonneau dans sa langue... Tu +n’es donc plus sorcier?... + +Le vieux dressa la tête. Tout à coup, prosterné, il embrassait les pieds +de Partonneau, à la mode de son pays, quand on veut rendre hommage à un +supérieur ou à un bienfaiteur. En même temps, il suppliait: + +--Ne dis pas ça ici, _toumpou-ko_--monseigneur!--Il ne faut pas dire ça +ici!... + +Mais aussi, fouillant dans son _salako_ assez crasseux--son pagne, que +les colons appellent aussi assez drôlement «le trousse c...»--il en +retirait un billet de cent sous, qu’il offrit respectueusement à ce +«seigneur». Ce n’était point, je le savais, une tentative d’achat, de +corruption: simplement l’hommage que tout Malgache, fidèle aux antiques +coutumes, doit présenter à un grand de la terre, en le saluant. + +--Non, fit Partonneau, employant presque ses propres paroles, ça ne se +fait pas ici, ça... Mais je ne dirai rien, sois tranquille. Rentre +_andranou_. + +Le vieux réintégra la case où il ouvrait ses chapeaux, humblement +obéissant. Partonneau s’éloigna de quelques pas. Je n’avais rien +compris. + +--... Ce n’est pas seulement un sorcier, c’est un assassin. Et mon +premier, mon unique client... Qui sait? J’aurais peut-être réussi comme +avocat, si j’avais continué: ç’avait été un brillant début! + +»... Je vais t’expliquer. Il y a vingt-six ans, quand nos troupes eurent +pris Tananarive--ou plutôt ce qui restait de nos troupes: il n’y eut +jamais d’expédition coloniale plus mal conçue, plus mal menée--et que +nous y eûmes institué le protectorat, il y eut d’abord un fâcheux +flottement dans ce qu’on est convenu d’appeler les méthodes +administratives. Les militaires commencèrent par ordonner aux habitants +des villages de leur apporter toutes les armes qu’ils possédaient. +C’était une bêtise, parce que ces armes appartenaient à des sortes de +gardes nationales. Les bons, les pacifiques, qui ne tenaient nullement à +se battre contre n’importe qui, obéirent; les méchants gardèrent leurs +pétoires--des fusils snyders, vendus par les Anglais--de sorte que, en +un clin d’œil, le pays fut couvert de bandes pillardes, qui ne furent +pas d’abord des insurgés patriotes, mais de simples brigands. Là-dessus, +les sorciers s’en mêlèrent: les sorciers indigènes n’aiment jamais les +Européens, parce que les Européens amènent avec eux des médecins, et +protègent les missionnaires, deux catégories de personnes qui ôtent le +pain de la bouche aux sorciers, des gâte-métier. + +»Un de ces sorciers, devenu chef de bande, était Ramanantsalame. Il ne +se contenta pas de voler des bœufs et de chiper du riz, ce qui eût été +une distraction presque innocente, il attaqua trois colons, chercheurs +d’or, qui avaient eu la naïveté de croire, sur les assurances du +gouvernement, que le pays était «pacifié», et les massacra hideusement. +Je te fais grâce des détails de ce crime; ils sont atroces. Les trois +malheureux s’étaient réfugiés dans une case au toit de paille, à +laquelle Ramanantsalame fit mettre le feu. Suffoqués par la fumée, ils +tentèrent une sortie. Les hommes de Ramanantsalame les tuèrent, leur +ouvrirent le ventre en croix, les mutilèrent salement... Tu comprends ce +que je veux dire. + +»Comme je connaissais le pays depuis longtemps, le gouvernement +civil--les militaires ne voulaient plus rien savoir--me mit à la tête +d’une vingtaine de miliciens, avec ordre de m’emparer du bonhomme, +vivant, si possible. Par hasard, j’y réussis. Je le pris au vol au +moment où il sautait par la fenêtre d’une maison dans le village où il +s’était réfugié. Je croyais que ma besogne était finie... Mon vieux, tu +ne tiens pas compte des beautés de la civilisation! Qui dit civilisation +dit tribunaux. Il y avait à Tananarive une Cour d’assises, mais une Cour +d’assises sans jurés; rien qu’un président, deux juges en robe rouge et +deux assesseurs, choisis parmi les colons. Seulement, on ne trouva point +d’avocats: la graine n’en avait pas encore germé dans l’île. Je vois +donc arriver chez moi le procureur général. + +»--Il paraît que vous êtes licencié en droit? me dit cet important +magistrat. + +»--Comme tout le monde... Quand on est jeune, on ne sait pas ce qu’on +fait! + +»--Non, pas comme tout le monde, répond le procureur général. Nous avons +eu beau chercher, il n’y a pas d’autre licencié en droit à Tananarive. +Vous êtes le seul. Alors il faut que vous soyez le défenseur, devant la +cour, de Ramanantsalame. + +»--Mais c’est idiot! C’est moi qui l’ai arrêté, voyons! + +»--Ça n’a aucune importance: vous serez son défenseur. + +»Un des principes que j’ai acquis au cours de ma carrière d’explorateur, +est que, plus les requêtes ou les injonctions qui vous sont présentées +vous semblent stupides, plus il est inutile, ou même dangereux, de n’y +point obtempérer. Je comparus donc aux assises en qualité de défenseur +de cette canaille de Ramanantsalame, et prononçai, en substance, la +plaidoirie que voilà: + +«Jugés par des magistrats civils français, en vertu des lois criminelles +françaises, nous nous bornerons à invoquer l’article 12 du Code pénal: +«Tout condamné à mort aura la tête tranchée.» Et nous ferons appel non +seulement à la lettre, mais à l’esprit de cet article, ainsi qu’à +l’usage plus que séculaire: vous n’avez pas le droit de nous décoller +autrement qu’à l’aide de cet appareil qui déjà fit tomber, aux jours +révolutionnaires, la tête de tant d’innocentes victimes. J’ai nommé la +guillotine! Eh bien, amenez vos bois de justice! Nous les attendons: à +Saint-Pierre-et-Miquelon, colonie où les transports sont bien moins +dispendieux qu’ici, il en coûta 72.000 francs à l’administration pour +faire exécuter un condamné à mort. A Tananarive, la facture, messieurs, +s’élèverait, suivant le barème que je soumets à votre désintéressé et +judicieux examen, à 150.000 francs. Vous trouverez sans doute que c’est +bien cher pour se payer la tête d’un pauvre diable, aveuglé d’un obscur +fanatisme, qui... qui... qui... _Et caetera._» + +»Après quoi je m’assis, au milieu de l’ahurissement général. La cour se +retira pour délibérer. Le président, brave homme, et pas bête, qui avait +fait toute sa carrière de magistrat aux colonies, souffla un peu, et +avisa: + +»--Il y a tout de même quelque chose dans l’argumentation du défenseur: +si nous condamnons cet homme à mort, il le faudra guillotiner. Et nous +n’avons pas de guillotine... + +»Mais l’un des assesseurs civils était architecte. En cette qualité, il +aurait aussi bien construit un bateau à vapeur qu’un moulin à vent ou +une niche à chien. Cet animal proposa tout de suite: + +»--Mais je vous en ferai une, moi, de guillotine! Il n’y a rien de plus +simple! + +»Et il se mit à tracer l’épure de la guillotine sur son buvard. + +»--Je ne suis pas de cet avis, répliqua par bonheur le prudent +président. Quand j’étais juge à Saint-Louis-du-Sénégal, on a construit +comme ça une guillotine de fortune. On l’a essayée sur une botte de +paille, elle marchait admirablement. Sur un tronc de palmier, sur un +veau: elle marchait toujours. Mais sur le cou d’un condamné, elle n’a +plus rien voulu savoir. Non, non! je repousse la solution de la +guillotine indigène. C’est un outil qui doit venir de la métropole!... +Qu’on l’acquitte, ce pauvre bougre, puisqu’il serait ruineux de le +décapiter! + +»Voilà comment cette crapule de Ramanantsalame, grâce à mon éloquence, +est encore en vie.» + +Nous repassâmes devant le vieux Malgache. Il tressait toujours ses +chapeaux. Partonneau renouvela sa question: + +--Alors, tu n’es plus sorcier, ni assassin? + +Le vieux répondit, en levant des mains déprécatrices: + +--Pas la peine... ça ne paie plus!... + +Et dans cette réplique m’apparut, en vérité, le succès de ce qu’on +nomme, par un trop grand mot qui prête à sourire, et qui est vrai +pourtant, «le succès de notre œuvre civilisatrice...» + + * * * * * + +--Mais, Partonneau, lui demandai-je, quand les missionnaires, ou, si tu +veux, le christianisme, entrent en conflit avec les religions locales, +que faut-il faire? + +--Je n’ai pas d’opinion sur ce que pouvait et devait être la politique +religieuse de l’Empire Romain au IIIe siècle, mais je tiens +qu’aujourd’hui, du point de vue colonial, le seul qui soit de mon +ressort, le gouverneur Félix devrait être considéré comme un excellent +fonctionnaire: il était plein de bon sens. Polyeucte, au contraire... +j’aurais de la méfiance à l’égard de Polyeucte, son zèle m’inquiéterait. + +«Je l’ai rencontré au début de ma carrière, il y a bien des années, +ressuscité, dans un petit poste qui s’appelle Messira, sur le Saloum. + +»J’ignore si tu te souviens exactement de ce que c’est que le Saloum. +C’est une rivière qui donne son nom à une province, laquelle dépend du +gouvernement du Sénégal. Vers le sud, le territoire touche à la Gambie +qui est anglaise. Et la Gambie elle-même n’est qu’une espèce de large +couloir, large de quarante kilomètres à peu près, au fond duquel coule +une rivière qui porte le même nom, profonde et large comme un fjord de +Norvège. En somme, la Gambie, pour les Anglais, c’est une colonie +avortée, une colonie sans espoir de développement, qui ne leur sert à +rien du tout. Mais ils la gardent dans l’espoir de l’échanger un jour +contre l’Algérie. + +--Tu dis, Partonneau? + +--C’est pourtant facile à comprendre. La Gambie est le type de ces +colonies inutiles que leur propriétaire ne conserve que pour servir de +monnaie d’échange contre une autre, mieux à sa convenance. Or, comme en +matière d’échange l’Angleterre tient à gagner, selon sa nature, j’en +conclus qu’elle n’abandonnerait la Gambie que contre l’Algérie ou +l’Indochine, ou les deux, si possible. + +--Ah! bon!... Tu as des manières de parler!... + +--Je parle pour me faire entendre, et en paraboles, comme les +prophètes... En attendant, pour bien nous montrer l’avantage que nous +aurions à lui acheter sa Gambie, dont nous nous fichons par ailleurs +comme une tortue d’une corde à nœuds, l’Angleterre y pratique la seule +industrie à laquelle ce couloir du reste peut servir, celle de la +contrebande du gin, de la cotonnade et de la poudre dans nos possessions +du Sénégal, de la Guinée française et du Haut-Sénégal-Niger. Et cela +nous oblige, de notre côté, à entretenir un ou plusieurs douaniers, dans +les plus petits patelins, tout le long du couloir. + +»Le père Chambédisse était préposé des douanes à Messira, qui est un +lieu peu enchanteur, à l’embouchure du Saloum, comme je t’ai dit; mais +presque en face il y a l’embouchure de la Gambie et la capitale de la +Gambie anglaise, Bathurst: à surveiller. + +»A Messira, il y a des Ouolofs musulmans et chrétiens, et aussi des +Sérères fétichistes. Tout ce pays, auparavant, était aux Sérères. Mais +ils reculent progressivement devant les Ouolofs, parce que, étant +fétichistes, leurs bons dieux ne leur défendent pas de se saouler avec +du gin, avec de la bière de mil, avec du vin de palmes, avec tous les +breuvages qui ont un peu plus de goût que l’eau pure; et ça ne paraît +pas avoir été salutaire à leur tempérament. Pourtant, il y a une +trentaine d’années, il en restait encore pas mal, braves gens au fond, +bien qu’à peu près complètement abrutis, et ils avaient à Messira une +belle case-fétiche, toute remplie de ces bonshommes en bois que les +collectionneurs paient maintenant les yeux de la tête, un collège de +sorciers et un grand-sorcier, comme qui dirait une espèce d’archevêque +des Sérères, lequel se livrait dans la case-fétiche à un tas +d’opérations extraordinaires. Ce grand-sorcier était un vieux noir, +sérieux comme un âne qui boit, très convaincu de ses mérites, mais assez +facile à vivre et avec lequel, personnellement, j’entretenais les +meilleures relations. + +»A l’autre bout de Messira, il y avait la chapelle de la mission +lazariste, pour les Ouolofs catholiques, et une espèce de presbytère où +vivait le missionnaire, le père Mottu. Lui aussi un très brave homme, +dans son genre, plus près du mien; mais je ne le lui montrais pas: le +principe de non-intervention, tu conçois. Si tout le monde avait bien +voulu en faire autant!... + +»Tout le monde, et en particulier Chambédisse, le douanier, par malheur, +ne voulait pas en faire autant. Chambédisse, avec passion, avec +convictions, avec fureur, se déclarait nettement anticlérical. C’est ce +qui l’a lié avec le père Mottu. + +--Partonneau, voyons!... + +--Je te dis les choses comme elles sont, et si tu voulais bien y +réfléchir un seul instant, tu découvrirais que ce rapprochement était +inévitable. A quoi bon avoir une opinion si l’on ne peut l’exprimer? +Chambédisse ne pouvait me l’exprimer, ni à mon unique commis des +Affaires indigènes, à cause du principe de non-intervention, que je +respectais scrupuleusement, et que j’imposais à mon personnel de +respecter; alors il est allé droit à l’ennemi, je veux dire au père +Mottu. Le père Mottu se devait de tenir le coup. Il l’a tenu. + +»Ça fait que, peu à peu, ils sont devenus inséparables, justement parce +qu’ils n’étaient pas du même avis. Si tu crois qu’à Messira les sujets +de conversation sont nombreux! Au fond l’un et l’autre étaient heureux +d’être tombés sur celui-là, qui est inépuisable. La partie n’était pas +tout à fait égale, parce que Chambédisse puisait principalement ses +arguments dans Léo Taxil, et le père Mottu dans la _Somme_ de Saint +Thomas, un meilleur auteur. Mais jamais Chambédisse ne s’avouait vaincu, +et, quand il avait battu en retraite, ce n’était que pour un moment. Une +fois seul, il pensait: «Voilà un nouveau raisonnement qui va lui en +boucher un coin.» Ces nouveaux raisonnements lui apparaissaient surtout +à l’heure de l’apéritif. Une absinthe le rendait lucide, plusieurs lui +inspiraient une véritable éloquence, devant laquelle le père Mottu +cédait apparemment. + +»Mais alors, le lendemain, c’était le missionnaire qui revenait! Il +avait trouvé la réponse, il écrasait son adversaire. Mais ce n’était pas +pour longtemps. + +»Et un jour, un jour--ah! laisse-moi le qualifier de fatal!--Saint +Thomas eut le dessus, définitivement. Je crois que, ce jour-là, +Chambédisse avait un peu dépassé son habituelle dose apéritive. Son cœur +se fondit, la lumière brilla pour lui. Il vit, il crut, il fut désabusé. +Ce n’était plus Chambédisse, c’était Polyeucte, dans toute l’ardeur et +le délire d’une foi nouvelle, Polyeucte acharné contre les faux dieux. + +»--Mon père, dit-il au missionnaire, je suis converti. Vous m’avez +converti!» + +Le père Mottu répondit, comme il convient, qu’il en louait le Seigneur. + +»--Mais ce n’est pas tout ça, poursuivit Chambédisse; il faut faire +quelque chose qui soit digne de ce grand jour. Allons de ce pas brûler +les idoles des Sérères! + +»Le père Mottu allégua que cette démarche était à ses yeux légèrement +inconsidérée. + +»Malheureusement, comme le père Mottu fumait la pipe, Chambédisse +s’empara de ses allumettes, qui étaient sur la table. Il y ajouta un +tome des œuvres de Léo Taxil, et partit en courant. + +«--Chambédisse, rendez-moi mes allumettes! criait le père Mottu, +essayant de le rattraper. + +»Ce fut en vain, son récent fanatisme donnait des ailes à Chambédisse, +et la grande case-fétiche était une paillotte comme toutes les cases des +Sérères. Elle brûla très bien. Le père Mottu était fort embarrassé du +zèle de son prosélyte. Il s’efforça même de sauver un de ces faux dieux +des Sérères, mais le bonhomme lui fut arraché des mains par les fidèles +du Grand-Sorcier, insuffisamment informés de ses intentions, et qui +faillirent lui faire un mauvais parti. + +»Le lendemain, je reçus la visite du Grand-Sorcier. Ce respectable +animiste m’intima gravement qu’il aurait cru pouvoir attacher plus de +confiance dans la protection du gouvernement de la République, ou des +paroles à cet effet. Il en ajouta d’autres qui signifiaient à peu près: + +»--Ça va faire du vilain: mes dieux se vengeront! + +»Je fus obligé de lui répliquer que ses dieux pouvaient faire tout ce +qu’ils pourraient, mais que je conseillais à leurs prêtres de se tenir +tranquilles. Il sourit comme si cette suggestion ne le regardait pas, et +s’en alla d’un air de commisération. + +»Il s’en était si bien allé, que je ne le revis jamais. Le lendemain, il +avait gagné par mer la Guinée Portugaise, avec tout son collège de +sorciers, et la moitié ou les trois quarts des Sérères fétichistes, ce +qui diminua de façon regrettable le rendement de l’impôt de +capitulation. + +»... Et n’empêcha pas la chapelle du père Mottu de brûler à son tour +dans la quinzaine. Je demandai le déplacement de Chambédisse: d’abord +comme sanction à son enthousiasme indiscret, mais surtout dans son +propre intérêt. Mais l’administration compétente prit son temps, comme +toujours, et quand la décision arriva, Chambédisse était déjà mort: de +maladie, évidemment. Personne n’a jamais pu prouver que ce ne fut pas de +maladie.» + + + + +LE MAITRE DES HOMMES + + + + +LE CONDAMNÉ A MORT + + +«... Dans toutes celles de nos possessions où j’ai exercé les pouvoirs +que je détiens du gouvernement de la France, me dit Partonneau, je me +suis toujours arrangé, dans ces dernières années, pour faire condamner à +mort le plus grand nombre possible de mes sujets. Je disais aux +tribunaux indigènes--non pas, tu le comprends bien, aux magistrats +français: il m’aurait suffi d’exprimer ce désir pour que ces animaux +s’évertuassent à le contrarier--je disais à ces braves juges noirs qui +rendent leurs arrêts sous un baobab, un doubalel ou un fromager: «Ne +vous gênez pas! Soyez sévères! Faites respecter les bonnes mœurs, +l’ordre public, et même les intérêts de votre politique et de vos +passions!» + +»Tu vas penser que je suis altéré de sang, que j’aime à voir pendre, +décapiter, fusiller, peut-être écarteler. Il n’en est rien. Je suis le +plus doux des hommes, et le plus indulgent: la mansuétude incarnée. Mais +je vais t’enseigner une chose, qu’on ignore trop, et qu’il est +indispensable de connaître: c’est que le bon état, c’est que la +prospérité d’un cercle sont en raison proportionnelle et directe du +nombre des condamnés à mort! + +»Ainsi qu’il arrive de la plupart des grandes découvertes, c’est le +hasard qui me permit de faire celle-ci. + +»J’étais à ce moment gouverneur de la côte des Graines (Afrique +Occidentale). Il y a des fonctionnaires coloniaux qui dirigent leur +colonie sous un _pankah_, assis dans leur fauteuil en rotin. Ce n’est +pas ma manière. A parcourir perpétuellement la colonie, on ne parvient +pas encore à tout savoir et à réaliser ce qui devrait être fait; mais en +restant sur son derrière, on ne sait rien, et rien ne se fait. Je finis +même par réfléchir à ceci: «Il n’y a encore aucune communication entre +la côte des Graines et sa voisine, le Niger-Volta. Si je vais rendre +visite à mon collègue du Niger-Volta, bien que je n’aie pas grand’chose +à lui dire--mais il paraît que l’apéritif est chez lui excellent, parce +qu’il a une machine à glace,--à partir de cet instant, il y en aura +une!» + +»Donc, je pars, en automobile--nous avons tous des automobiles, à +l’heure qu’il est, sur les routes de ma colonie--et je télégraphie à +l’administrateur de Bodiéni: «Peut-on rouler de Bodiéni à Fouloubé, qui +est la capitale du Niger-Volta?» Il me répond: «De la frontière du +Niger-Volta à Fouloubé, il y a une route d’auto, mais de Bodiéni à cette +frontière, sur trois cents kilomètres, rien! C’est la forêt et la +montagne.» Alors, je lui câble: «Pas de route sur trois cents +kilomètres? Vous avez trois jours pour la faire!» + +»L’administrateur de Bodiéni n’avait avec lui par suite de décès, +relèves, et autres petits jeux administratifs, qu’un commis principal, +le seul blanc avec lui dans tout le cercle: un ancien étudiant en +pharmacie, à trois inscriptions. Il colle son pharmacien sur le boulot, +avec dix mille indigènes levés par les soins des chefs de villages. En +trois jours, la route est faite, sauf pour les ponts: mais comme c’était +la saison sèche, l’auto descendait gentiment dans le lit des rivières, à +sec ou du moins guéables. Pour remonter, on mettait dix indigènes +derrière, cinquante devant, qui tiraient à la cordelle: ça faisait une +négromobile au lieu d’une automobile, mais ça marchait tout de même... +Voilà comment il y a une route, maintenant, de ma capitale au Niger: ce +n’est pas plus difficile que ça: il n’y avait qu’à y penser. Et c’est +une belle route, bien qu’un des chefs du pays, Malmady-Coumla, prétende +qu’elle lui fiche le vertige. C’est qu’elle est pour la plus grande +partie en lacets, en corniche, au-dessus des torrents, et qu’elle est +large! Ce bon Mahmady-Coumba n’était accoutumé qu’à ses pistes, qui ont +juste la largeur des pieds d’un nègre et vont toujours tout droit, du +fond des vallées à leur sommet, sans se soucier de la pente. + +»Me voilà donc à Bodiéni en un rien de temps. Il y a là des +Apolloniennes assez agréables. Quelques instants diurnes pour me +rafraîchir, quelques heures nocturnes pour nouer connaissance avec +elles, et le lendemain je me fais rendre compte des affaires d’État par +l’administrateur. Tout était dans l’ordre, les indigènes faisaient +preuve d’un bon esprit. Autrement dit, ils avaient payé leurs taxes. +C’est tout ce qu’on leur demande: je défie qu’on prétende qu’un cercle +où l’indigène acquitte les taxes sans réclamer n’est pas animé d’un bon +esprit. + +»--L’impôt est rentré, me dit l’administrateur: 300.000 francs, dans des +caisses, sous mon lit. + +»--Et votre chambre ferme à clef? + +»--On n’a jamais su ce que c’était qu’une clef dans le pays... mais +qu’est-ce que ça fait? + +»--Vous avez raison, lui dis-je, du moment que vous couchez dans votre +lit. Et je ne vous demande même pas si vous y êtes seul. + +»En effet, jamais les noirs ne se risqueraient à voler en plein jour, +surtout une lourde caisse dont tout le monde sait le contenu. La +confiance de mon subordonné avait mon approbation sincère. Je lui +accordai mes compliments pour l’administration de son cercle. + +»--Je repars demain, ajoutai-je. Vous m’accompagnerez. + +»C’est encore un de mes principes de me faire accompagner par +l’administrateur, tant que je suis sur son domaine. On s’aperçoit ainsi +d’un tas de choses, même si les noirs n’osent se plaindre de rien. Par +exemple, si les vieilles femmes, seules, assistent aux palabres, c’est +que le chef de cercle a coutume d’être trop entreprenant avec les +jeunes, à qui leurs maris ou leurs pères font gagner la brousse avant +qu’il arrive. Mais tout à coup je réfléchis: + +»--Mais non, ce n’est pas possible. Et l’argent de l’impôt? Vos trois +cent mille francs, dans cette case ouverte à tout le monde? Mettez-y +votre pharmacien. + +»--Il est loin: sur le tronçon de route qui reste à construire entre +Bodiéni et la frontière. Je ne puis pas le faire revenir: les noirs n’en +ficheraient plus un coup. Mais ça ne fait rien: je puis quitter le poste +avec vous demain matin... Je vais installer le condamné à mort dans ma +chambre: les caisses de l’impôt ne risqueront rien. + +»--Le condamné à mort? + +»--Oui: Samba Laôbé... Monsieur le gouverneur, Samba Laôbé est la +providence du cercle. Sans lui, surtout depuis que tous mes +collaborateurs européens ont été mobilisés, je ne m’en serais pas +tiré... Vous avez vu mes miliciens, hier? + +»--Oui. Ils manœuvrent comme des rengagés sénégalais. Je n’ai jamais vu +ça. + +»--C’est le condamné à mort qui les a dressés... Et le jardin? Il est +admirable, n’est-ce pas, le jardin? Il n’y en a pas deux comme ça dans +toute l’Afrique occidentale. C’est le condamné à mort qui y veille... Il +tient aussi la comptabilité. + +»--Mais qu’est-ce que c’est que votre condamné à mort? + +»--C’est un condamné à mort. Voilà tout. Seulement il l’est depuis dix +ans... Il y avait eu recours en grâce, comme la loi l’exige, et il est à +croire que la pièce, ou bien la réponse à la pièce, s’est perdue dans la +brousse, que le courrier a été arrêté, intercepté... Alors Samba est +toujours condamné à mort, mais il n’est pas exécuté. Vous concevez que, +dans ces conditions, il marche au doigt et à l’œil. Sinon, on lui dit: +«Tu sais, Samba, je vais écrire à Paris!» Et puis, comme il est +éternellement prisonnier, on a tout pu lui apprendre, on avait le temps: +la cuisine, l’art militaire, l’horticulture, le jardinage, la lecture, +l’écriture, la comptabilité; et maintenant, on peut se reposer sur lui +pour former des élèves. Tandis qu’avec des galapiats de condamnés à deux +ou trois ans de travaux seulement, ça ne vaut pas la peine d’essayer de +leur faire entrer quoi que ce soit dans la tête: quand ils ont appris, +ils s’en vont!... + +»Nous partîmes le lendemain, laissant la garde des 300.000 francs, le +commandement du cercle, en somme tout le gouvernement, à Samba Laôbé, +condamné à mort. Il s’en tira à la satisfaction universelle. J’aurais +voulu pouvoir lui faire décerner les palmes académiques. + +»Voilà pourquoi j’invite tous mes tribunaux indigènes à multiplier le +nombre des condamnés à mort: ils sont l’épine dorsale des États que je +gouverne. Car, bien entendu, instruit par cette expérience, je m’arrange +pour qu’ils ne soient jamais exécutés.» + +»Au bout du compte, c’est l’extension de la loi Bérenger à la peine de +mort; et puisque la suspension des effets du jugement a pour +indispensable condition la bonne conduite du bénéficiaire, on a toutes +les chances de garder sous la main un gaillard souple comme un gant. + +»J’ai parlé «du glaive de la loi». Ce n’est là, je dois bien le +spécifier, qu’une figure: les condamnés à mort par les tribunaux +indigènes, aux termes de la coutume, doivent être pendus jusqu’à ce que +mort s’ensuive. Pour parler correctement j’aurais dû dire, par +conséquent: la potence, ou le gibet, ou la hart, comme tu voudras, de la +justice. + +»Mon procédé, pour me procurer une quantité suffisante de condamnés à +mort, était aussi simple qu’efficace: il me suffisait d’inviter les +tribunaux indigènes à ne pas se gêner pour faire preuve de sévérité. +Pour éviter ensuite la destruction, qui eût été, pour mes projets, +déplorable, de cette matière première, il me fallait user ensuite d’une +certaine diplomatie. J’y employais mon procureur de la République, avec +qui j’étais, par bonheur, dans les meilleurs termes: homme, du reste, de +la plus grande humanité. Il ne faut point trop s’en étonner: à notre +époque contemporaine, c’est le plus souvent la magistrature assise qui +prétend à la sévérité, la magistrature debout à l’indulgence: +précisément, je suppose, parce que ce devrait être l’inverse; ainsi +l’exige le perpétuel paradoxe de nos mœurs judiciaires actuelles. + +»Bien pénétré de mes intentions, qui s’accordaient avec la bonté +naturelle de son cœur, cet excellent magistrat s’arrangeait pour +retarder durant des mois l’expédition du pourvoi, puis du recours en +grâce. Parfois même, il savait égarer les pièces nécessaires à cette +expédition, et tu conçois bien qu’on ne saurait exécuter un homme tant +que la Cour de cassation et le président de la République n’ont pas dit +leur dernier mot. Enfin, si par hasard le moment arrivait que nous +étions forcés dans nos derniers retranchements, que la Cour de cassation +repoussât le pourvoi, que le président de la République refusât la +grâce, j’avais découvert, avec lui, un moyen tout à fait sûr de +conserver indéfiniment mon condamné: + +»Le jugement, disions-nous, appartient sans conteste au tribunal +indigène, mais l’application de la peine nous concerne: elle est du +ressort de l’exécutif. Or, il est constaté que, dans le cercle où cette +application de la peine doit avoir lieu, personne ne sait pendre. Et le +condamné doit être pendu, non pas fusillé ou décapité, cela ne fait +point l’ombre d’un doute. En conséquence, il sera sursis à l’exécution +jusqu’à ce qu’il apparaisse un spécialiste de la pendaison. + +»On n’en trouvait jamais: nous y mettions bon ordre. + +»C’est ainsi que Mamy-N’Diaye, du cercle de Kouadiakofi, put couler, +comme tous ses collègues, cinq ou six années d’une existence heureuse, +malgré la décision des anciens de son village, qui voulait que, depuis +ce temps, son corps se balançât dans les airs. Ce Mamy-N’Diaye, du +reste, avait été de son vivant légal, si je puis employer cette +expression, une déplorable crapule, la honte de sa race et de sa tribu: +un incorrigible ivrogne, qui avait fini par tuer son père et sa mère, +deux de ses oncles et le garde-police venu pour l’arrêter. Mais on a des +principes ou on n’en a pas: mon principe était que Mamy-N’Diaye ne +devait pas plus être exécuté que les camarades. C’était bien davantage +encore l’opinion de Carlier, l’administrateur du cercle: tous les autres +administrateurs possédaient déjà leur condamné à mort et lui n’en avait +pas! Il en souffrait comme d’une insupportable infériorité, susceptible +d’influer sur son avancement, puisque le gouvernement de son cercle s’en +ressentait. Il me jura que Mamy-N’Diaye, malgré les apparences, ferait +un aussi bon condamné à mort que les autres. Le fait est qu’il l’avait +dressé à la perfection par le procédé le plus élémentaire: rien qu’en +lui annonçant qu’il deviendrait un cadavre définitif le jour où il +boirait autre chose que de l’eau. Obligé à la sobriété, Mamy-N’Diaye +était devenu le plus inoffensif des hommes, et la main droite de Carlier +pour l’administration du cercle, bien entendu. Par surcroît, on l’avait +mis à la vaccination: il maniait la lancette comme un vieux praticien. + +»Malheureusement, il y a des choses qu’on ne saurait prévoir. Voilà +qu’un jour tombe à Kouadiakofi le quartier-maître de la marine Plévech, +détaché à la flottille et à l’hydrographie de la Volta. Carlier était en +tournée. Il est reçu par le commis principal Bouffiot, un brave homme, +mais un crétin, qui lui offre à dîner. Le dîner est servi, comme de +juste, par Mamy-N’Diaye, qui avait dirigé les travaux du cuisinier. Ce +dîner était excellent. Plévech en fait ses compliments à Bouffiot, qui +répond orgueilleusement: + +»--Depuis que nous avons notre condamné à mort!... + +Et Mamy-N’Diaye salue, avec un bon sourire. + +»--Vous avez un condamné à mort? fait Plévech. Pourquoi ça? Pourquoi +n’est-il pas exécuté? + +»--Parce que, expliqua Bouffiot, qui par malheur, dans sa situation +subordonnée, ne se croyait pas permis de révéler un des grands secrets +de mon gouvernement, parce que... il doit être pendu. + +»--Eh bien?... + +»--Eh bien, continue Bouffiot selon la consigne, à Kouadiakofi, personne +ne sait pendre. + +»--Vous ne savez pas pendre? crie Plévech avec autant de stupeur que +d’indignation. C’est impossible! Tout le monde sait pendre! + +»--Mais non, je vous assure... + +»--Tout le monde sait pendre: c’est la chose la plus facile. Vous avez +bien une corde? + +»--Oui... + +»--On fait un nœud à double épissure... Tenez, comme ça!... Il n’y a +plus qu’à trouver un arbre: ce doubalel, avec sa grosse branche, par +exemple. Il a l’air d’avoir été fait pour ça... Il faut aussi une +table... Mais la voilà: celle devant laquelle nous sommes assis... Toi, +le condamné à mort, enlève la nappe... Elle est enlevée?... Mets la +table sous la branche. Appelle mon boy. + +»Le boy de Plévech arrive à l’ordre, Plévech lui fait accrocher la +corde. + +»--Et maintenant, dit Plévech à Mamy-N’Diaye, monte sur la table. + +»Le pauvre Mamy-N’Diaye, qui depuis six ans qu’il était condamné à mort +n’avait jamais fait autre chose qu’obéir, monta sur la table. + +«--Mais, proteste Bouffiot, ça ne vous regarde pas, cette affaire-là! + +»--Est-il condamné à mort, oui ou non? Je ne connais que ça. Une +administration qui n’exécute pas les sentences parce qu’elle ne sait pas +pendre! C’est à n’y pas croire! Quand je raconterai ça... Boy, mets la +corde au cou du condamné... Bon!... retire la table... Il n’y a qu’à +retirer la table. + +»... Le boy retira la table, et Mamy-N’Diaye, qui n’y avait rien compris +du tout, se trouva pendu. Bouffiot sauta à son tour sur la table, pour +le dépendre, mais il était trop tard: la colonne vertébrale s’était +cassée net. + +»--Vous voyez bien que vous savez pendre, conclut Plévech. + +»L’administrateur Carlier, à son retour, ayant appris la fin imprévue du +pauvre Mamy-N’Diaye, m’en avertit par télégramme, mais je ne pus faire +prendre aucune mesure disciplinaire contre Plévech, attendu qu’en effet +sa victime était censée être exécutée depuis plusieurs années, et, +juridiquement, devait l’être. + + + + +UNE LEÇON + + +«... Si singuliers, inattendus, embarrassants que fussent les +événements, me confia Partonneau, j’ai toujours trouvé moyen de me tirer +d’affaire avec mes sujets--car ce sont des sujets, dans les colonies où +ils ne sont pas électeurs. Les populations de notre empire +d’outre-mer--je parle même des cannibales du Congo ou des îles +polynésiennes--sont simples, impressionnables, obéissantes, +respectueuses du chef, parce qu’elles ont toujours un chef, et +mourraient tout simplement de faim, d’ennui, de pure incapacité à +décider les choses les plus élémentaires, si elles n’en avaient point. A +plus forte raison se laissent-elles diriger, manier, quand ce chef est +un blanc, un homme d’une race supérieure, sorti de la mer par un +incompréhensible et formidable miracle. Je ne fais même pas exception +pour les Annamites, qui ne sont pas pourtant des sauvages, mais de +braves laboureurs fort civilisés à leur manière, et à leur manière +aussi, d’une touchante, patriarcale moralité. Ils considèrent le chef, +d’où qu’il vienne, comme leur «père et mère»; on en tire tout ce qu’on +veut, si l’on sait les prendre. Cela me fut enseigné, il y a bien +longtemps déjà, au début de ma carrière, par un collègue plein +d’expérience qui me disait: «Ce pays-ci est si facile à conduire! On +devrait y envoyer de chez nous les apprentis sous-préfets: les bêtises +n’ont pas d’importance!» + +»Une seule fois dans ma vie, je crois, j’ai été roulé--pas moi +personnellement, mais un de mes subordonnés dont j’étais +responsable--par mes administrés. Il est vrai que c’étaient des +Européens, des blancs, ou plutôt des blanches, comme tu verras. Il n’y a +rien à faire avec des blancs, surtout des Français: ce sont des +individus, d’indécrottables individus, non pas un troupeau. Ou alors +c’est un troupeau qui n’a d’autre souci que d’embêter le berger. Songe +alors, quand les femmes s’en mêlent! + +»Je venais de Madagascar, et l’on m’avait envoyé à l’île du +Saint-Esprit. C’était de l’avancement, puisque j’étais gouverneur, et +non plus administrateur en chef, et c’est pourquoi j’avais accepté le +poste. Mais à part ce motif de carrière, ce changement ne m’amusait pas. +Madagascar est une colonie agréable; les femmes y sont aimables, les +hommes disciplinés, pas bêtes, et, à cette époque, il n’y avait pas trop +de colons: tu dois savoir qu’on a plus d’embêtements avec un seul colon +qu’avec cent mille indigènes. Le climat, surtout dans les hauts, est +délicieux: les plateaux sont autant de stations pour poitrinaires. Mais +l’île du Saint-Esprit--j’en change le nom, tu la reconnaîtras aisément, +pour peu que ça t’amuse--est située dans une des régions les plus +déshéritées du globe, au milieu du brouillard et des glaces. Il y a là +quelque six mille habitants, pas beaucoup plus, et tous des blancs, +comme je viens de te le dire, descendus de quelques pêcheurs et marins +bretons, normands ou basques, qui vinrent s’y établir il y a quatre +siècles. Est-ce le climat, si rude et si triste, qui n’a pas été +favorable à la race, ou bien l’effet des mariages consanguins? La +plupart de ces gens sont devenus tout petits de taille, surtout les +femmes; ils ne se développent guère, semblent rester des enfants. Un +jour, un de mes employés m’annonça qu’il allait épouser une fille du +pays, qu’il me nomma: + +»--Tu es fou! lui dis-je, elle n’a pas douze ans... + +»Il m’apporta l’extrait de son acte de naissance: elle en avait +dix-huit! Ce petit peuple--petit, comme tu vois, dans plusieurs sens du +mot: du reste, as-tu remarqué qu’on ne voit jamais de grands animaux +dans les petites îles? Il y a peut-être là une question de proportions +voulues par la nature--garde toutefois des qualités solides. Il est +sobre, honnête, travailleur; ses idées, sa moralité, sa religion sont +restées exactement ce qu’elles étaient au dix-septième siècle, il s’est +conservé intact dans ses glaces, il n’a pas bougé. Durant la saison des +pêches, qui sont à peu près leur seule occupation--la terre et la +température sont si ingrates que l’agriculture même n’y existe pour +ainsi dire point--ces gens besognent durement, sans lever leurs pauvres +têtes. Aussitôt l’hiver arrivé, ils n’ont plus grand’chose à faire. +Alors ils font de la politique, une espèce de politique locale, à propos +de rien, de queues de poires, sur des sujets infimes qu’on a la plus +grande peine du monde à concevoir. C’est leur seule distraction. Ils ne +reçoivent pas de journaux, n’ont que très peu de livres, bien qu’ils +sachent tous lire, et soient aussi intelligents sans doute que vous et +moi, d’une intelligence trépidante, acérée, pareille à la vivacité des +fox-terriers: le cerveau ne diminue pas en même temps que la taille, ni +l’activité du système nerveux. Et ils sont fiers, vertueux, ombrageux, +susceptibles. + +»Un matin que je venais d’arriver à mon bureau, mon expéditionnaire, +Manga-Maso, que j’avais emmené avec moi de Tamatave, m’avertit: + +»--Y en a ici délégation notables. Vouloir parler toi: _Kabary_ +(discours, palabres). + +»--Dis-moi, lui demandai-je, s’ils ont des gants blancs ou des gants +noirs? + +»--Y en a gants noirs, répondit-il. + +»Je connaissais les coutumes de l’île: la délégation portait des gants +noirs; alors ses intentions étaient hostiles; ça allait chauffer. + +»Ça chauffa! Je lus sur les visages tous les signes d’une indignation +non dissimulée. On m’annonça qu’un de mes subordonnés, un des juges au +tribunal de Saint-Esprit, parti depuis trois mois pour la France, en +congé régulier, venait de commettre à l’égard de la population féminine +de l’île un outrage abominable, impardonnable! Je pensai en moi-même que +ce crime ne devait pas être bien grave, puisque son auteur, absent, +n’avait pu le commettre en personne. On me détrompa. Les gants noirs du +président de la délégation jetèrent en frémissant sur ma table une +petite brochure, rédigée par le magistrat incriminé, à l’occasion de je +ne sais plus quelle exposition qui avait lieu en cet instant à Paris. +C’était un essai, qui me parut fort innocent, sur l’île du Saint-Esprit, +ses ressources, son aspect géographique, les mœurs de ses habitants. + +»--Eh bien? fis-je. + +»--Là, monsieur, là! indiquèrent les gants noirs, frémissants d’émotion. + +»Je lus: «... Les femmes de l’île du Saint-Esprit sont bavardes et +coquettes.» + +»J’eus la plus grande peine à m’empêcher de rire. C’était ça, non, +c’était ça, l’irréparable outrage?... Si ce brave homme de président +avait pu lire ce qu’on imprime quotidiennement, en France, sur les +femmes de France, il aurait senti que le péché était véniel. C’est ce +que je tentai, bien doucement, de lui faire entendre. Il ne comprit pas +du tout. Comme je te l’ai dit, ces gens n’ont que peu d’occasions de +lire: et tout ce qu’ils peuvent lire, surtout ce qui vient de la +métropole, cette France qu’ils n’ont jamais vue et ne verront jamais, +prend à leurs yeux une importance démesurée. + +»--Nous sommes venus demander le déplacement de ce magistrat, conclut le +président, froissé de mon indifférence. Il ne faut pas qu’il revienne +jamais à Saint-Esprit. + +»--Cela vous regarde, répondis-je. Adressez-moi un vœu en ce sens. Je le +transmettrai à l’administration centrale, mais sans l’appuyer, je dois +vous en avertir. L’offense est insignifiante, et ce juge est un +excellent magistrat, sérieux, bon juriste, fort attaché aux devoirs de +sa charge. Avez-vous un autre reproche à lui faire? + +»--Celui-là suffit! répliqua la délégation d’un air sombre. + +»Elle tourna les talons. Je reçus quelques heures plus tard la plainte +qu’elle formulait contre ce juge «au nom de toute la population de l’île +et de l’honneur des femmes». Je l’envoyai telle quelle, sans +commentaires, à l’administration de la rue Oudinot--et l’administration +s’assit dessus, comme tu peux le penser. Je suppose même que les jeunes +rédacteurs du ministère des colonies s’en firent une pinte de bon sang, +peut-être même le ministre, si cette réclamation est tombée sous ses +yeux, ce qui n’est pas probable. + +»Une des rares distractions, à Saint-Esprit, est d’aller lire les +télégrammes de navigation, qui sont affichés, sur papier jaune, devant +les bureaux du capitaine de port. C’est ainsi que les habitants de la +toute petite ville apprirent que le _Gaurisankar_--à propos pourquoi +est-ce que nous donnons des noms de montagnes aux bateaux? C’est +idiot!--arriverait bientôt, débarquant un certain nombre de passagers, +parmi lesquels l’infortuné magistrat, cause involontaire d’un si grand +scandale. + +»La population de Saint-Esprit tint des conciliabules nombreux, mais si +secrets que ma police, du reste fort restreinte et médiocrement adroite, +ne me put donner aucun renseignement sur les décisions prises: + +»--Ils veulent se venger, me dit-on seulement. Une vengeance +épouvantable, inoubliable! + +»Voulaient-ils donc tuer ce pauvre juge? Je ne les en croyais pas +capables. Ce sont de bonnes gens; ils sont très doux. Le seul crime dont +on se souvienne a été commis, dans l’île, il y a cinquante ans, et +encore par un marin étranger. Cependant, je crus devoir prendre toutes +les précautions possibles. Je groupai mes forces de police au grand +complet--une douzaine d’hommes--sur l’appontement, dès que le +_Gaurisankar_ fut en vue. Et je m’établis là en personne, pour voir, et +imposer mon autorité. + +»Je n’eus rien à faire, absolument rien. On ne voyait pas, si loin que +les yeux pussent chercher, un seul habitant mâle de l’île du +Saint-Esprit. Où s’étaient-ils cachés, dans quelles gorges de la +montagne, quelles cavernes? Mais toutes les femmes étaient là, deux +mille femmes environ, les vieilles et les jeunes, rangées en haie depuis +l’appontement jusqu’au tribunal. Toutes habillées de noir, sans un +bijou, sans une fleur, et silencieuses, dramatiquement, +invraisemblablement silencieuses. On n’entendait que le piaillement des +mouettes. Ces femmes étaient là, voilà tout: un double mur noir. + +»... Le pauvre juge grimpa l’échelle de l’appontement et parut. Tout +d’abord, il ne distingua quoi que ce fût qui le pût choquer: rien que +ces deux sombres murailles, qui couraient à l’infini, et des yeux +étincelants sous des coiffes noires, à la bretonne. Il mit le pied sur +le quai... Les deux premières femmes, à droite et à gauche, crachèrent. +Oh! pas sur lui! A ses pieds, seulement; deux larges crachats, préparés, +délibérés. C’est à peine pourtant s’il y fit attention. Mais les autres, +l’une après l’autre, les deux mille femmes de Saint-Esprit! Les crachats +tombaient, deux par deux; on entendait leur petite pluie sur la +route--et pas un autre bruit. Ah! il avait dit que les femmes de +Saint-Esprit étaient coquettes et bavardes! Il pouvait les regarder, +toutes vêtues comme des veuves. Et de leurs lèvres, devant lui, tant +qu’il resterait dans l’île, ne sortirait jamais un mot. Seulement ce +petit bruit de crachats, quand il passerait. Pas autre chose... + +»Alors, le juge comprit, et blêmit. Il marcha plus vite, et s’enfonça +sous la porte du tribunal. Il ne quitta cet abri qu’à la nuit pour +gagner sa maison. Mais le lendemain, du tribunal à cette maison, c’était +la même chose... Il tint bon six semaines, puis sollicita son rappel. Il +était vaincu. Vaincu par ce silence, ce noir, ce dédain spumeux.» + + * * * * * + +Voilà comme les gens de l’île du Saint-Esprit ont tenu tête à +l’administration française. Et je songe parfois que c’est une idée qui +venait de très loin, du fond des siècles, de l’époque où les peuples +n’avaient pas d’autres moyens de manifester la mésestime, à la fois +soumise et orgueilleuse, où ils tenaient leurs maîtres. + + + + +SA PRUDENCE + + +Je m’amusais parfois--et il était assez rare que je fisse erreur--à +deviner l’origine ou le corps d’où sont issus les administrateurs +coloniaux, par la seule façon dont ils prononcent, devant leur chef +suprême, cette phrase élémentaire: «Oui, monsieur le Résident Général!» +Ce brave Lefebvre, à qui l’on confiait toujours les postes les plus +difficiles ou les plus déshérités, qui ne s’en offusquait nullement, qui +même les sollicitait, «parce que, disait-il, on y est plus à son aise +que près des légumes, et que les inspecteurs y passent moins de temps», +ne la pouvait sortir de ses lèvres sans y ajouter, dans son inexprimable +émotion, un explétif blasphématoire: «Nom de Dieu! Oui! monsieur le +Résident Général! Oui, sacré Nom de Dieu!» C’est que Lefebvre a été tout +petit commis des affaires indigènes, et même, auparavant, simple sergent +de la vieille infanterie de marine, puis employé de factorerie. +Énergique, dévoué comme un chien, un peu court d’esprit et plein de +sens, il perdait la tête en présence du maître tout-puissant; ces jurons +malsonnants exprimaient à la fois le désordre respectueux de son âme, et +sa décision d’aveugle obéissance. Les anciens officiers de l’armée de +terre émettaient la formule automatiquement et comme à cinq pas de +distance, la main à une coiffure militaire absente, mais avec une sorte +de respect hiérarchique et définitif. Ceux qui venaient de la marine, +avec une courtoisie raffinée qui dissimule un dédain latent: car la +marine obéit à ses chefs, mais les juge, mais ne les aime pas, et +cependant méprise tout ce qui ne vient pas de la marine. + +Pour Partonneau, il disait d’un souffle raccourci: «Oui, m’sieu le +Résident Général!» J’en avais induit que, des bancs du lycée, il était +entré tout droit à l’École coloniale; il continuait de répondre au pion. +Je ne me trompais pas. Il obéissait, ou plutôt il obtempérait, parce que +la désobéissance est non seulement impossible, mais inutile, qu’on n’y +gagne rien pour le but qu’on veut atteindre. «Le mieux, déclarait-il, +est d’attendre qu’_Ils_ changent d’idée ou qu’il en arrive un autre: ces +deux cas sont les seuls qui se peuvent produire.» + +Une fois pourtant, une fois au moins, Partonneau alla plus loin, et +démentit le maître en sa présence. Il est vrai que celui-ci n’en sut +jamais rien! C’était un nouveau venu, un grand homme débarqué tout +fraîchement d’une France démocratique et populaire qu’il n’avait jamais +quittée. Vigoureux et dont le gouvernement devait laisser des traces. +Mais, comme ces rudes conventionnels dont Napoléon fit des préfets et +des vice-rois, joignant au goût et au sens du commandement l’habitude du +langage qu’il faut pour le faire accepter chez nous, gardant même une +foi profonde en ces formules. Il est bien peu de prêtres, il n’en est +peut-être pas, qui ne croient aux mystères de leur culte; il n’est pas +non plus, je pense, de dirigeants du nouveau régime qui ne croient à ses +dogmes: et la liberté, l’égalité, la fraternité, sont pour eux des faits +incontestables, sacrés, au nom desquels seulement ils ordonnent, +mandataires inspirés. + +Partonneau reçut celui-là avec le cérémonial ordinaire, qui ne manque +pas de grandeur, aux frontières du cercle qu’il avait pour mission +d’administrer: armée, magistrature, clergé, étaient rangés selon l’ordre +du décret de messidor. Venaient ensuite les grands mandarins, les +préfets, les sous-préfets indigènes, avec leurs somptueuses robes +d’apparat, leurs parasols, leurs étendards, leurs six poils de barbe +blanche, fins comme ceux de leurs légers pinceaux à écrire, puis les +chefs des notables et quelques notables; enfin tout ce qu’il faut pour +la majesté. Et même Partonneau aperçut Lou-Vinh-Phuoc, qu’il n’avait pas +convoqué. Lou-Vinh-Phuoc, qui s’était placé, bien ostensiblement, et +dans son costume de tous les jours, un costume par lui-même +irrespectueux, à côté des grands mandarins et même en bon rang parmi +eux. + +Ce Lou-Vinh-Phuoc était une assez dangereuse canaille, et peut-être +aussi un homme intéressant: un vieux pirate, mal converti. Personne +jamais ne fit le compte de ses anciennes pilleries, de ses assassinats; +lui non plus. Un jour de fatigue, et par manière de trêve plutôt que par +résolution définitive, on lui avait donné des terres. Il s’y était +installé comme dans un fief féodal, y avait établi en manière de comtes +et de barons les complices qui lui étaient le plus sympathiques, +exploitant rudement ses paysans, faisant par surcroît la contrebande de +l’opium sur une généreuse échelle; et, quand un Chinois lui paraissait +suffisamment bandit pour être digne de sa confiance, lui donnant un +petit bien, mais lui conseillant de garder son fusil et beaucoup de +poudre. Il était aussi connu sous le sobriquet de Si-Sa-Peth. Ne +cherchez ce nom ni dans la langue annamite, ni dans la chinoise. C’était +la transposition, dans une orthographe pittoresque, de l’opinion des +Européens du cercle: «Si ça pète, ça cassera.» Les mandarins +paraissaient subir son contact, ce jour-là, avec répugnance; +Lou-Vinh-Phuoc n’était pas un lettré. Vulgaire paysan voué au +brigandage, plus lucratif, il ignorait la science des caractères; il +était obligé d’entretenir un scribe pour lire sa correspondance: un +parvenu, un nouveau riche. + +Enfin, arriva, avec le retard d’usage, le cortège cavalcadant du grand +chef. Maison militaire, maison civile, domesticité. Tout cela brillant, +tout cela bruyant. Et, en dernier lieu, deux porteurs indigènes tenant +sur leurs épaules un meuble dont je suis bien forcé de dire un mot, bien +qu’il soit malaisé de le qualifier de façon décente: tel Louis XIV et le +duc de Vendôme, monsieur le Résident Général voyageait avec sa «chaise». +Comme à tout être humain les nécessités de la nature humaine +s’imposaient à lui; et il avait jugé, sans doute avec raison, malséant à +sa dignité de s’égarer dans la brousse comme un simple mortel. + +Cette magnifique caravane et ce qui la suivait, s’arrêta pour les +présentations, qui furent faites par Partonneau avec une assurance +paisible et une politesse détachée. Ce fut un spectacle assez +déconcertant pour des yeux français, des yeux de Français de la +métropole, que ces vieillards cassés par l’âge, hautains dans leurs +robes écarlates ou jaunes, se prosternant cinq fois jusqu’à terre, le +front dans la poudre du chemin, devant le chef venu de France! +Déconcertant pour nous, mais pour nous seulement. Pour d’autres, mieux +accoutumés, tout naturel en restant émouvant: depuis des milliers +d’années, c’était le salut rituel, obligatoire, devant la Puissance, +considérée comme Père-et-Mère... + +Mais Lou-Vinh-Phuoc, bousculant quelques-uns de ces somptueux et +respectueux mandarins, resta debout, l’œil bien droit, doucement +insolent, et tendit simplement la main, _à la française!_ + +Ce fut, dans l’assemblée annamite, un murmure de stupeur, et, parmi les +mandarins, d’indignation. Lou-Vinh-Phuoc déshonorait la hiérarchie! Mais +M. le Résident Général dressa la tête d’un air ravi. Se tournant vers +Partonneau: + +--Vous allez expliquer à votre administré, fit-il, tout mon plaisir de +voir ici un homme ayant gardé la conscience et la fierté de ses droits +de citoyen! + +Pour la première fois de sa vie, Partonneau faillit perdre son +sang-froid. Se reprenant, il traduisit à Lou-Vinh-Phuoc, en annamite: + +--Son Excellence le Résident Général me charge de vous dire qu’il sait +que vous êtes un personnage grossier, sans connaissance des lettres, +ignorant des usages; et qu’en conséquence, dans sa commisération, il +veut bien vous faire la grâce--la grâce, entendez-vous!--de vous +dispenser du salut! + +Ce fut, dans l’assistance indigène, un rire d’approbation, de +satisfaction, d’apaisement. M. le Résident Général ne comprit pas, il +s’éloigna de son pas actif. Lou-Vinh-Phuoc, écrasé, stupide, rougissant +d’avoir perdu la face en public, inquiet de son sort, n’osant suivre le +cortège, demeura seul. Et distinguant la chaise, abandonnée sur la berge +du Fleuve Rouge, il eut une impulsion subite, dans sa pensée +réparatrice. Quel était ce meuble? Un trône, sans doute, celui des +audiences. On doit à ces objets sacrés les révérences qu’on n’a pas +faites à leur maître. S’agenouillant, il l’entoura de ses bras. + + + + +ET LE SOIR VINT... + + + + +ET LE SOIR VINT... + + +Sur le boulevard Saint-Michel, à peu près à la hauteur de l’École des +Mines, ce sont deux bonshommes de bronze, dont l’un montre à l’autre on +ne sait quoi, mais dont on veut que ce soit un tube de verre, contenant +une médecine inédite et magique. Ceci, bien qu’important, est impossible +à distinguer à l’œil nu, je vous dis ce qu’on m’a dit; de même que, +selon ce qui me fut affirmé, ces deux personnages sont des pharmaciens +célèbres. J’ai toujours estimé ce monument assez laid et le geste de ces +mandarins aussi risible que celui de l’évangéliste qui se met un doigt +dans le nez pour montrer qu’il subodore l’approche de l’Esprit Saint. +Mon opinion, que je crois raisonnable, et consacrée par de trop nombreux +exemples, est que notre art contemporain, tel qu’il se manifeste sur les +voies publiques, est ordinairement aussi malencontreux que celui des +vieux galfâtres qui président au modelage des chefs-d’œuvre du quartier +Saint-Sulpice. + +Mais, au cours de la guerre, passant avec moi devant ce regrettable +groupe, Camille Ribieyre lui fit ostensiblement un grand salut, une +révérence, s’il vous plaît, et m’intima: + +--Ote ton chapeau. + +J’ôtai mon chapeau. Je ne voudrais pas que nul pût jamais soupçonner que +je manque d’égards envers n’importe qui ou n’importe quoi. Je cultive, +je collectionne, je thésaurise les rites. Ceux que m’enseignera ma +petite amie Camille obtiendront ma faveur toute particulière. Elle a +seize ans aujourd’hui. Quand je l’ai vue pour la première fois, il y a +deux ans, au Laos, où son père exploite les bois de la forêt, elle était +toute nue, et à cheval! Revenant de prendre son bain dans la rivière, il +semble qu’elle avait accoutumé de rentrer dans cet état d’innocence, n’y +voyant rien d’extraordinaire. Pourquoi pas? Est-ce que toutes les filles +du pays, les Laotiennes, ses compagnes, n’en faisaient pas autant? Je +n’ai mémoire de rien de plus beau, de plus pur, que cette petite fille +sans voiles, aux seins roses à peine formés, aux longues cuisses +d’éphèbe, déjà fortes, sur ce beau poney tout frémissant, lui-même +ruisselant d’eau. + +Le vieux bonhomme que je suis en train de devenir ferait pour cette +jeune sauvage des choses bien plus difficiles que d’offrir, sans savoir +pourquoi, un public hommage à deux pharmacopoles, statufiés en zinc +d’art. Cependant, je me permis de demander pourquoi il fallait saluer. + +--Comment, tu ne sais pas? répondit-elle sérieusement. C’est eux qui ont +inventé la quinine. Alors?... sans la quinine, est-ce qu’on vivrait? + +Voilà. Je découvrais que juger d’une effigie par son seul mérite +esthétique est une erreur de civilisé, ou d’incroyant, ce qui, très +probablement, est la même chose. Ce n’est pas sa beauté, c’est sa +sainteté, sa capacité de faire du miracle que le chrétien vénère dans la +statue du saint. Et Camille, cette Camille née sous d’autres cieux, +subissant avec peine le nôtre, s’était formé une autre idée, mais +analogue, de la sainteté et du miracle: la sainteté scientifique, le +miracle scientifique. Du fond de sa brousse, avec la perspective de la +brousse, elle avait discerné par le cœur, par les sens, par les +nécessités de la vie quotidienne, ce que nous ne concevons encore que +par l’esprit, et faiblement. + +Vivante, saine, irrésistible petite Camille! Que de belles choses j’ai +imaginées sur ton compte!... La femme nouvelle, n’est-ce pas? La femme +que nous fabriquent ces terres où il y a quelque chose à faire pour les +femmes comme pour les hommes, de même que nos aïeules avaient aussi +quelque chose à faire, une mission de commandement, de direction, sur +leurs biens, au milieu de leurs gens. Celles de notre civilisation +occidentale, des poupées? Mais, sauf quand elles ont des métiers +d’hommes, et la même triste spécialisation, les mêmes tares +professionnelles alors que des hommes, comment voulez-vous qu’elles +soient autre chose, quelle besogne leur est réservée, quel rôle leur +impose des devoirs? Ah! chère gosse, mauvaise gosse de Camille, +impétueuse, primitive, gâtée, avec tes taches de rousseur et tes jambes +trop longues, tes jambes de poulain qui suit sa mère au pâturage, que +d’histoires je me suis contées sur toi! Et comme la civilisation, cette +civilisation que j’injuriais, s’est vengée sur moi-même, mes rêves, et +ta propre personne, ce jour même où je te conduisais au cinq heures de +madame Bohatier! Car elle reprit son empire, alors, cette civilisation, +contre toi! Aux beaux souvenirs de ma vision du Laos se superpose +maintenant celle que tu m’as donnée dans cette maison parisienne: une +rustaude sans grâce, qui avait enlevé son chapeau. Oui, elle avait +enlevé son chapeau, comprenez-vous ça, comme une paysanne! Elle avait, +par surcroît, ôté son manteau, elle le remettait, elle avait l’air de +dire: «On étouffe, on s’ennuie, ici! Comme je voudrais être là-bas, et +nue!» + +Et c’était pourtant un salon «colonial» que celui de madame Bohatier! + + * * * * * + +Quand les coloniaux ne sont pas aux colonies, ils sont à Paris--tant que +l’heure de la retraite n’a pas sonné, car, dans ce cas, la plupart, +n’ayant pas fait fortune, vont vivre économiquement en province--et +principalement au café. Mais je ne m’occuperai pas ici des cafés, qui +sont trop connus. Tout au plus, signalerai-je que le principal lieu de +réunion des broussards, quelques années avant la guerre, était le +«Pousset» des boulevards. Il y a aussi le _Café des Vosges et de +François Coppée_, près de la rue Oudinot. Mais celui-ci jouit plus +particulièrement de la clientèle des employés du Ministère des Colonies +et, pour cette cause, est méprisé des véritables coloniaux: ils n’y vont +que pour se faire des relations utiles. + + * * * * * + +Toutefois, il y a aussi des salons coloniaux, et même un peu plus +nombreux qu’on ne croirait. Ceci n’a rien d’étonnant si l’on songe qu’il +se rencontre des coloniaux mariés, dont les femmes ont des prétentions à +la mondanité, d’autres--ceux seulement d’Indo-Chine--qui, ayant pris +l’habitude de l’opium, n’y sauraient renoncer en France, et que sur la +natte dure, autour de la petite lampe et du bambou divin, se réunissent +fatalement des gens qui ne s’aiment pas toujours à la folie, mais que la +même passion secrète, persécutée, cimente pourtant comme les pierres +d’une mosaïque. + +Je n’ai pas l’intention de parler non plus de ces fumeries parisiennes, +les ayant peu fréquentées. Je respecte l’opium. Je lui ai dû, non pas de +grandes joies,--les joies de l’opium font partie de la friperie du bazar +romantique,--mais un grand calme, un bon équilibre d’esprit, un +salutaire optimisme à des moments où ce n’étaient point des ingrédients +vitaux faciles à se procurer. Mais l’expérience m’a prouvé que la drogue +est incompatible avec les obligations de la vie occidentale. Celle-ci +est trop active, trop pressante, et il y a toujours un tas +d’imbéciles--ou de «fonctions» sociales, également détestables--qui vous +accaparent à l’heure sacrée: le théâtre et les dîners en ville +interdisent l’usage régulier du «bambou» en France ou, du moins, à +Paris, beaucoup plus sûrement que les perquisitions de la police. + +Mais il y a aussi les salons des fonctionnaires de haut grade, où les +autres fonctionnaires de grade inférieur viennent faire leur cour. Il y +a les demeures des quelques colons, assez rares encore, qui ont fait +fortune, et viennent jouir de cette fortune à Paris. Tel était le cas de +M. et madame Bohatier, d’Indo-Chine. + +Camille m’avait dit: + +--Est-ce que nous y verrons monsieur Partonneau? + +--C’est probable, et aussi madame Vaubelle. + +--Ah! avait fait Camille, sans excès de sympathie. + +Cela m’avait amusé, de découvrir un sentiment de jalousie, un sentiment +bien féminin, chez ma dryade du Laos. + +--Tu n’aimes pas madame Vaubelle? Elle fait pourtant des frais pour toi. +Et elle est jolie! + +Camille n’avait pas répondu. + +--Et tu aimes bien monsieur Partonneau? + +--Il dit des choses que je ne sais pas sur ce que je sais... Et il est +si simple, lui, monsieur Partonneau! + +Les enfants et les illettrés éprouvent une reconnaissance pareille pour +les gens illustres--et Partonneau, ignoré des Parisiens, est illustre +dans le petit monde colonial--qui ne sont pas intimidants. Nous +trouvâmes Partonneau chez les Bohatier, mais avec madame Vaubelle, en +effet, ce qui fit visiblement moins de plaisir à Camille et fut +peut-être pour quelque chose dans son air d’ennui et ses mauvaises +manières. Si elle considéra cette personne avec méfiance et mauvaise +humeur, elle écoutait Partonneau comme un gosse qu’on mène pour la +première fois au théâtre. Madame Vaubelle, pour sa part, le couvait des +yeux avec une sollicitude, une adoration inquiètes; il ne la regardait +guère. Il y avait là aussi le couple Blazeix, ménage de ressources +modestes. Pourtant madame Blazeix est élégante, ou veut l’être. Elle +n’est pas, elle, une coloniale. Elle n’a jamais quitté Paris et passe +pour y avoir fait le bonheur, avant son mariage et même après, d’un +assez grand nombre d’amis, ce qui ne saurait l’empêcher de conserver un +air d’innocence attendrissant, étant de ces femmes favorisées de la +nature à qui l’on donnerait le bon Dieu sans confession à la minute même +qu’elles commettent le troisième péché capital. La naïve Camille lui +témoignait une sympathie dont j’étais un peu embarrassé, et l’on avait +l’impression que son mari la considérait comme un objet rare, sans prix, +tout émerveillé encore qu’elle eût pu condescendre à devenir madame +Blazeix. Nul, à part trois ou quatre techniciens dispersés dans le monde +entier, ne sait que cet Ardéchois remarquablement laid, qui pousse la +brachycéphalie de son crâne énorme, épais, crépu, jusqu’à l’excès le +plus monstrueux, est l’ingénieur agronome, le botaniste, le spécialiste +en cultures coloniales le plus éminent de France, depuis la mort de ce +curieux, génial et désintéressé bohème qui s’est appelé Karpovitch, ce +juif russe naturalisé français qui finit, il y a quelques années, par se +suicider, à la russe, un soir qu’il s’ennuyait. Ce pauvre Blazeix lui +ressemble moralement et par son extérieur misérable. Il était venu avec +des souliers de chemineau; bien pis: d’agent de police en civil. Son +pantalon blanc, son veston d’alpaga noir, lustré, sur lequel le ruban de +la Légion d’honneur fait une tache inattendue, étaient visiblement +confectionnés. Seul, le désir de se reclasser, après tant d’aventures, +pouvait expliquer la résolution prise par l’ambitieuse Juliette d’en +faire son époux légitime. Mais, ce jour-là, il avait l’air radieux. Il +annonçait, il criait aux inconnus même sa chance inespérée: il devenait +l’ingénieur-conseil de la Banque du Pacifique, qui devait profiter de +l’effondrement prévu de l’empire colonial allemand pour installer +d’immenses exploitations aux Samoa, aux îles Bismarck, en Chine et en +Indo-Chine: cinquante mille de traitement! + +Cette nouvelle me surprit. Non pas seulement qu’il m’étonnât que les +hauts seigneurs de cette puissante société eussent su découvrir le bon +et grand Blazeix dans la cave administrative où le gouvernement +français, toujours généreux et avisé, lui octroyait six mille francs par +an; il courait des bruits sur la situation de cette firme, on disait +qu’elle traverserait sans doute, après la guerre, une passe difficile. +Blazeix avait l’air si heureux que je n’osai jeter ouvertement de l’eau +froide sur sa joie. Je pris madame Blazeix à part, dans un petit coin, +pour lui communiquer mes craintes. + +--Je crois pouvoir vous rassurer, me répondit-elle assez sèchement... +Cher monsieur, mes renseignements sont puisés à meilleure source que les +vôtres: le directeur de la Pacifique est de mes amis! + +A ce mot, la «découverte» que cette société avait faite des mérites, +certains, du reste, de l’humble et impratique Blazeix me parut moins +inexplicable. Je n’avais plus rien à dire et me contentai de féliciter +le ménage. + +--Mais ma femme me suggère, me confia Blazeix, de faire prendre sur sa +tête, par la société, en plus de mes appointements, une assurance sur la +vie de quatre cent mille francs... Elle prétend que ma santé court des +risques. Elle se les exagère: si j’avais dû claquer dans ces pays-là, il +y a vingt ans que ce serait fait. + +--C’est une excellente précaution... + +--Vous pensez?... Bah! + +Brave Blazeix, qui se croyait éternel, qui ne songeait qu’à la besogne à +faire! Il l’avait accomplie si longtemps pour cinq cents francs par +mois! Je voyais bien que sa femme, dans ses conversations, qu’on pouvait +croire assez intimes, avec le directeur de la Pacifique, n’avait pas +perdu le nord. Peut-être même envisageait-elle que le casse-tête des +Papous ou les miasmes des forêts de l’archipel Bismarck la +débarrasseraient de son époux. Alors, l’assurance serait là pour lui +permettre une agréable existence. Mais où était le mal? De nouveau, je +jurai à Blazeix: + +--Si, si! Je vous assure! + + * * * * * + +Au moment où j’allais partir, madame Vaubelle trouva moyen de se +rapprocher de moi. + +--Votre ami, me dit-elle, la gorge un peu frémissante, monsieur +Partonneau... qu’est-ce qu’il pense? qu’est-ce qu’il veut?... Tâchez de +le savoir, je vous en supplie. Vous m’avez déjà promis!... + + * * * * * + +C’est pendant la guerre que Partonneau avait commencé de sentir tomber +sur ses épaules le mal atroce et sans remèdes, l’un des rares sous le +ciel dont il n’eût pas l’expérience: la vieillesse et, avec elle, une +mélancolie singulière. Il n’avait point encore atteint la cinquantaine. +Mais on dit que certains chauffeurs ou mécaniciens de locomotives, quand +tombe sur eux l’heure de la retraite, sont pris bientôt d’un mal +exceptionnel et funeste. Trente années durant, leur corps, leur brave +corps d’humain qui était au début pareil au vôtre, au mien, a subi la +trépidation des formidables machines qui détraquent les entrailles et +vous secouent la peau du ventre comme un tambour d’énormes baguettes. Il +en est qui n’ont pu tenir le coup. Ceux-là sont morts tout de suite, ou +bien sont allés ailleurs, faire autre chose, ils ont abandonné. Les +autres s’adaptent. Ils s’adaptent à tel point que ces trépidations +incessantes leur deviennent nécessaires. Quand ils cessent de les +éprouver, leurs muscles, leurs tendons, leur chair, leur moelle +épinière, les réclament, souffrent obscurément, crient: «Qu’y a-t-il, +mais qu’y a-t-il donc? On ne vit pas! Nous ne sentons plus rien!» +L’organisme se fait atone, inerte. Le sang ne circule plus. L’homme est +saisi d’un tremblement sénile, comme si la nature voulait lui rendre +cette agitation, ces secousses musculaires et nerveuses dont +l’accoutumance lui a fait un besoin. Mais ce n’est que la fin, rien que +la sinistre fin: la paralysie qui est venue. + +De corps et d’âme, Partonneau en était là. Tant qu’il n’avait fait que +toucher barre en France pour repartir au bout de quelques mois, il +n’avait pas ressenti le contre-coup des rigueurs, des misères de son +métier, des maladies tropicales, des outrages du soleil, des poisons de +la terre et des eaux. Chacun de ces brefs retours lui avait paru des +convalescences. Il arrivait fourbu, il repartait fourbi de frais, net et +solide, disait-il, comme un patin neuf. Mais la guerre, après l’avoir +rappelé pour lui confier un poste d’officier de complément, avait duré, +duré! Partonneau se trouva stupéfait, humilié, lui qui avait affronté +non seulement tant de périls, mais de fatigues, et surhumaines, et +toujours étalé, de ne plus pouvoir étaler, à la fin! On l’avait envoyé à +l’arrière, comme un vieux; on avait d’abord utilisé décemment ses +«spécialités» dans un de ces camps du Midi où l’on dressait les noirs +recrutés en Afrique; puis dans un état-major, à Paris! Ces besognes lui +semblaient indignes de lui. Pourtant, il se jugeait. Son malheur est de +ne jamais se faire d’illusions, ni sur les autres, ni sur lui. Il me +disait: «Je ne suis plus bon qu’à ça. On a eu raison...» + +J’ai déjà parlé ailleurs de ces hémiplégies passagères qui contractent +par instants, lorsqu’un excès de fatigue intellectuelle ou physique +épuise ses forces, la moitié gauche de son visage, crispant sa lèvre +supérieure en grimace, remontant une de ses orbites vers les tempes: +retour perfide des toxines que n’a jamais entièrement éliminées son sang +de vieil impaludé. Ces crises devenaient maintenant plus fréquentes. Il +en restait souvent défiguré de longues semaines. Toutefois, débarrassé +de ces misères, il se retrouvait beau, en vérité, de cette beauté +virile, ironique, héroïque, qui inspire à tous, même aux hommes, le +besoin de voir en lui un maître, et de le suivre. Le poison paludique +prêtait même à ses yeux, ses yeux clairs d’homme qui toujours a su tout +regarder en face, et comprendre pour décider, cet éclat, cette intensité +qui font palpiter les femmes. Il les abaissait sur elles avec une +autorité non voulue, mais irrésistible. Je ne comprenais que trop, bien +que j’en fusse jaloux, le sentiment de madame Vaubelle à son égard, et +ce dévorant souci qu’elle m’avait montré chez les Bohatier. Ce n’était +pas la première fois. Je lui répondais, moins brutalement qu’ici, mais +c’était le sens de mes paroles: «Je crois qu’il ne vous a pas laissé de +doutes. Vous devez le savoir mieux que moi.» Elle hochait la tête. +Est-ce que c’est une preuve ça, avec n’importe quel homme, mais surtout +un homme tel que Partonneau? + +--Tâchez de le savoir, implorait-elle. Il vous parlera peut-être, à +vous, il vous dira la vérité. J’ai l’impression qu’il ne dit jamais la +vérité aux femmes... Pourquoi souriez-vous? + +--Parce que je soupçonne qu’il ne la dit pas toujours, même aux hommes, +en cette matière. + +Je mentais. Ce qui m’avait inspiré ce sourire, c’était la réminiscence +incongrue d’une phrase de Balzac dans la _Dernière Incarnation de +Vautrin_: «Es-tu contente de ton milord?» demande une amie à sa +camarade, la Belle Normande, qui vient de faire la connaissance, au sens +biblique du mot, du mouchard Peyrade, grimé en Anglais. «Ma chère, +répond la lorette, quand il fait l’amour, c’est comme quand il vient de +se raser. Il se regarde dans la glace, et l’on dirait qu’il pense: +«Allons, aujourd’hui, je ne me suis pas coupé!» Je songeais que, dans +ses transports amoureux, Partonneau devait avoir, à peu de chose près, +la même énigmatique attitude que le faux Anglais de Balzac. Pourtant, +j’avais promis de poser la question, si délicate qu’elle me parût. Je me +sentais plus que de la sympathie pour madame Vaubelle. Si c’eût été moi +qu’elle avait eu la bonté de distinguer, j’en eusse été très sincèrement +ému, j’eusse éprouvé cette sorte de reconnaissance qu’il est d’ailleurs +presque toujours prudent de dissimuler, et qui vous jette à dire: «Mon +Dieu! Vous avez bien voulu!... Je ne le méritais pas!» + +Cette gentille madame Vaubelle avait gardé la plus louable fidélité à +son époux, industriel du Nord, jusqu’au jour qu’infirmière bénévole dans +un hôpital, elle y rencontra Partonneau, blessé assez gravement. Pour +lui elle s’était désespérément compromise, avait fait les pires folies, +celles qui se voient, abandonné son mari, son ménage, ses enfants, +l’avait été rejoindre à l’autre bout de la France, puis à Paris. Elle +l’aurait suivi au bout du monde, et en enfer. Est-ce qu’il pouvait y +avoir un enfer là où était Partonneau? Enfin, elle l’aimait comme seule, +de nos jours, une septentrionale sait encore aimer un amant, avec +abnégation, avec dévotion, sans le juger jamais, de toute son âme et de +tout son corps: elle est d’une province où l’on retarde de cinquante ans +sur Paris, où l’on persiste à prendre l’amour au sérieux, comme la +religion--et la sienne, du reste, est restée fort vive. C’est ce que je +me permis de suggérer à Partonneau, l’en félicitant, ajoutant qu’il +avait lieu d’être fier de la passion qu’on lui témoignait. + +--Elle est parfaite. Le jour où tu voudras, elle profitera du divorce +que son mari demande contre elle pour abandon du domicile conjugal; elle +pourra même obtenir la nullité du mariage en cour de Rome, elle +t’épousera. Tu l’aimes, n’est-ce pas? Elle en vaut du peine. + +--Je ne sais pas! + +--Tu ne sais pas? + +--Je crois que je pourrais l’aimer. Et j’en ai envie! oh! envie! + +Il n’est rien de plus apparent que les sentiments forts chez Partonneau, +justement parce qu’ils impriment à son visage une immobilité voulue, +presque tragique. C’est, de sa part, dressage de volonté, acquis là-bas, +dans des pays à coucher dehors--où l’on couche quelquefois dehors, en +effet--et où il faut savoir dissimuler, parce que la vie même, la vie +toute nue en dépend. Je vis qu’il était violemment, profondément ému. + +--... Mais je ne veux pas m’attacher à elle, je ne veux pas l’épouser, +surtout. Comprends-tu? Nous ne sommes pas faits pour les Européennes, +nous autres! Ça finit toujours mal, nous nous trompons toujours! + +--Tu as peur d’être trompé? + +Il haussa les épaules. + +--J’ai l’habitude. Je ne connais pas un blanc, entends-tu, pas un blanc, +dans les patelins où je suis allé, qui n’ait été fait cocu par son boy. +C’est une loi inéluctable, une loi naturelle, de même que la pluie doit +tomber tous les jours, entre midi et trois heures, dans la saison +chaude, en pays tropical. Ici, je ne le serais peut-être pas par mon +domestique, je le serais par... peut-être par toi. C’est plus honorable! +Seulement... + +--Seulement?... + +--Quand ma congaïe, ou ma mousso, ou ma ramatou a manqué à ses devoirs +de fidélité, je n’en suis pas moins son maître. Son maître à tel point +qu’elle me doit l’argent qu’elle a reçu, si on l’a payée. Elle ne me +quittera pas pour ça. C’est moi qui la chasserai, si je veux, qui la +garderai, s’il me convient. Mais celles d’ici!... Elles se fourrent dans +la tête des idées extraordinaires. Elles n’ont pas de maîtres, ou se +figurent qu’elles n’en ont pas, qu’elles sont libres. Cette petite +Vaubelle est charmante, oui, charmante, et comme il me plaît. On dirait +qu’elle n’a pas de volonté, hormis la volonté de l’homme qu’elle aime. +Eh bien, elle en a une! Elle ne saurait s’empêcher d’en avoir une. Elle +aurait une vie à côté de la mienne, une vie où je n’entrerais pas, où je +n’aurais pas le droit d’entrer. Et elle a déjà quitté un homme, de son +gré. Pourquoi n’en quitterait-elle pas un autre? + +--Parce que c’est elle, et parce que c’est toi. + +Il secoua la tête. + +--Belle raison! Non, non! On ne possède vraiment, on n’est maître que +des femmes qu’on achète. Et dans ce pays-ci, on n’achète pas, on loue. +On loue pour un temps. Ou bien on est acheté: c’est la dot. On n’a rien, +rien de sûr, dans le premier cas. Dans le second, on est esclave. Et +pourtant, pourtant!... + +--Pourtant? + +--J’en ai une envie folle! Être un Européen comme les autres, bon Dieu! +Un vrai, avec une maison, une femme, un piano, des enfants! Et il y a +tant de choses, au fond, qui sont pareilles, partout! Je me souviens, +une fois... C’était dans la Haute-Guinée. J’étais malade, malade à +crever. J’aurais dû crever. Une bilieuse hématurique. C’est une drôle +d’impression, que tu ne connais pas, quand on croit qu’on n’a pincé que +l’accès de fièvre banal, ordinaire, et qu’on voit tout à coup le sable +rester noir sous un jet de son urine: le sang, le sang qui s’est +décomposé dans les reins, le sang empoisonné! On se dit: «Demain, +après-demain, je n’y serai plus!» Inutile, d’ailleurs, de s’occuper de +soi. On sait qu’on est foutu, qu’on aura le délire, et qu’on ne se +rappellera rien: rien de rien, jusqu’à la fin. On se voit mort, on est +déjà mort en esprit. C’est très reposant. + +»Je m’en suis tiré. Un miracle. Tout seul. J’ai oublié entièrement ce +qui s’est passé, ce qu’on a fait de moi, pendant deux ou trois jours. Je +me vois seulement, je ne sais combien de temps après, couché dans mon +_tipoï_, une espèce de hamac à deux porteurs, sur une piste qui +traversait une de ces régions africaines dont on finit par avoir +horreur, même en bonne santé, tant il y en a qui se ressemblent: de +petits arbres qui restent toujours nains, malingres, malheureux, parce +que les indigènes fichent le feu à la brousse chaque année et que les +arbres ont eu trop de peine, en vérité, à survivre à l’incendie. +Parfois, un fromager, un peu plus grand, qui pleure mélancoliquement, en +automne, les larmes bleues de ses pétales. Et il n’a pas de feuilles: +seulement ces fleurs qui veulent mourir. Ou bien un baobab ridicule, +ventru, une espèce d’énorme betterave devenue folle, sur lequel des +cynocéphales sont grimpés comme des gamins qui regardent passer un +cortège. Et ils crient! Ils crient! Il me semblait les comprendre: «Le +blanc va mourir! Le blanc va mourir! C’est bien fait! Fallait pas qu’y +aille!» Et le sol est fait comme de scories de hauts fourneaux: une +terre ferrugineuse, la latérite, tu sais, que le soleil transforme, +jusqu’à des mètres de profondeur, en une matière sonore, pleine +d’alvéoles, pareille à une énorme éponge métallique. Ça fait que les +porteurs vont lentement. Leurs pieds nus leur font mal. Ils marchent +comme sur des œufs, des œufs bouillants. + +»Et voilà que, subitement, ils se sont arrêtés. Arrêtés tout à fait! +C’est le sentiment de cette immobilité qui m’a sorti de ma torpeur, je +pense. Tout m’était devenu bien égal. Mais des porteurs sont faits pour +aller! Et je voulais rester un chef, un chef qui commande, pour qui on +fait son devoir, tant qu’il est vivant. Je cherchais des mots pour un +ordre. Je ne les trouvais pas dans ma cervelle brouillée. J’ouvrais les +yeux sans voir. Mais, à la fin, je vis. + +»... Deux têtes de négresses, penchées au-dessus de ma tête. Une +vieille, sèche comme un de ces troncs rabougris, autour de moi, et une +jeune aux seins déjà longs, pendants, parce qu’elle nourrissait son +premier enfant, accroché derrière son dos. Elle passa doucement, oh! +doucement, ses mains sur mon front, mes cheveux, mes joues. Et puis elle +murmura quelque chose à la vieille, qui lui tendit un _canari_, une +grande jarre pleine de lait. Dans ce pays-là, les Coniaguis--c’étaient +deux Coniaguies--ont des bœufs. Et ce sont des gens très sauvages, qui +ne donnent jamais l’hospitalité, jamais la moindre chose à un étranger: +au contraire de tous les autres noirs, qu’on ne saurait regarder prenant +leur repas sans qu’ils ne se croient tenus de vous en offrir une part. +Il n’y a même pas de case pour les étrangers, dans les villages +coniaguis. Vous pouvez crever à leur porte sans qu’ils lèvent les yeux. +C’est un point intéressant d’ethnographie. Je l’ai noté. Tu trouveras ça +dans une de mes communications à l’Institut d’Anthropologie, avec +d’autres choses assez drôles. Ce sont les plus libres des hommes, les +plus braves et les plus durs. + +»... Eh bien, je sentis tout à coup que cette négresse, la jeune, +faisait signe à la vieille de me soulever la tête. Elle approcha le +_canari_ de mes lèvres et prononça un mot qui veut dire: «Bois!» je +suppose. + +»Et je bus, je bus à longues lampées, le lait crémeux, ce lait qui était +presque du beurre. Il me semblait boire non seulement la santé, non +seulement la vie, mais la bonté, la charité, la maternité des femmes, de +toutes les femmes; il me semblait que j’étais redevenu petit enfant, que +c’était ainsi, en tout petit enfant, que celle-là me voyait, me prenait, +que je buvais le lait de ses mamelles. Quand ma tête retomba, quand +j’eus l’air d’en avoir assez, elle sourit d’un air satisfait--et elle +est partie. Je ne l’ai jamais revue, et je penserai à elle, toujours, +plus qu’à aucune de celles qui ont cru m’accorder une faveur insigne en +me prêtant l’accès, pour un instant, de ce petit muscle hospitalier dont +elles ont fait, dont nous avons fait--qui dira pourquoi, en raison de +quelle folie?--le siège de leur vertu et de leur honneur... _The woman +that gave thee milk_, comme dit la Mère Louve à Mowgli, dans Kipling. +Ah! oui, ça, ça!... + +»Je ne l’ai jamais oublié. Mais ce regard de la Coniaguie qui m’a donné +du lait, je l’ai retrouvé, il y a un an, dans les yeux de madame +Vaubelle penchée sur moi, à l’hôpital. C’est ça qui m’a attaché à elle. +C’est ça qui m’a fait espérer. J’ai cru comprendre qu’au fond de toutes +les femmes, et de tous les hommes, demeurent des sentiments très +primitifs, élémentaires, sur lesquels on pourrait s’entendre. Et alors, +alors!... Ah! mon vieux, ce serait le rêve. Devenir un homme comme tout +le monde, au lieu d’une espèce de monstre, un solitaire qui, toute sa +vie, a vécu, uniquement vécu, par son cerveau, ses muscles et sa +volonté! + + * * * * * + +Le lendemain matin même, je courus rapporter ces confidences favorables +à madame Vaubelle. Elle revenait de la messe. + +--J’y vais tous les jours, me confia-t-elle. Au temps de mon mariage, je +n’y allais que le dimanche. Mais quand «il» a failli mourir, à +l’hôpital, j’ai pris l’habitude. J’ai fait vœu, même, si vous voulez +savoir, de continuer toute ma vie, s’il guérissait. + +Ainsi, dans le temps qu’elle commettait l’adultère en esprit, dans le +temps même qu’ensuite elle l’avait commis dans sa chair, elle n’avait +jamais conçu que c’était un péché, ce qu’elle demandait au Seigneur, et +que sa prière, les intentions mêmes de sa prière au pied de l’autel, +n’étaient qu’un sacrilège. Il ne pouvait y avoir de péché, puisqu’elle +aimait! Dieu et son désir ne pouvaient être que d’accord. Je me promis +de faire savoir à Partonneau qu’en cela encore elle était près de +l’humble Africaine à peine entrevue par lui, une des fois qu’il +agonisait! Ah! certes, Suzanne Vaubelle était aussi simple, aussi +primitive. Chez elle, l’instinct, le sentiment étaient tout: la raison, +la civilisation, la morale, les dogmes, passaient sur elle comme l’eau +sur de l’huile. De même, souhaitant peut-être la fin de l’époux qui la +battait, l’Africaine allait en cet instant planter un clou dans le +fétiche de son village pour lui dire: «Rappelle-toi de faire mourir cet +homme!» + +... Il était onze heures. Et voilà que toutes les cloches, dans toutes +les églises, commencèrent de sonner. Elles évoquèrent pour moi, une +seconde, le premier jour de la guerre, le tocsin dans les campagnes, le +terrible tocsin qui criait aux hommes: «Allez, on vous veut, c’est +l’heure du massacre!» Mais, cette fois, c’était l’anti-tocsin, c’était +l’armistice. Il était signé. Quinze cent mille de ces hommes étaient +morts, mais non pas en vain. Ils avaient vaincu. Leurs os avaient +vaincu! Voulant courir chez Partonneau, me réjouir avec lui, je me +sentis lié, roulé dans une vague de foule. Tout le monde était dans la +rue. Vous vous souvenez, n’est-ce pas, vous vous souvenez! C’était un +délire immense, une ivresse de joie, de cauchemar fini, qui faisaient +couler les larmes. On s’embrassait. On embrassait n’importe qui. Dans un +tourbillon humain, à une station du métro, une femme m’embrassa, une +jeune femme du peuple, aux yeux égarés, dont les bras s’ouvraient, dont +le corps s’offrait à moi, à tous. Et, baissant la tête pour recevoir le +baiser que je lui rendais, comme la vieille amante dans le _Bel-Ami_ de +Maupassant, elle enroula quelques-uns de ses cheveux autour d’un bouton +de mon pardessus, et tira, pour que cela lui fît un peu mal, pour avoir +un peu mal dans une occasion telle: sublime conception de vouloir mêler +la douleur physique à la joie du cœur, de les confondre, comme pour un +enfantement! Moi-même, j’avais les larmes aux yeux en arrivant chez +Partonneau. + +--L’armistice est signé! La guerre est gagnée! + +Il fumait sa pipe bien tranquillement. Il n’avait pas même ouvert sa +fenêtre pour voir ce spectacle qu’on ne reverra plus jamais, cette fête +spontanée du triomphe. + +--Il paraît, fit-il, il paraît... + +--Tu n’as pas l’air d’en être sûr? + +--Si, si!... On rédige aujourd’hui le bulletin de victoire. Je connais +ça. Il faudrait savoir ce que c’est que la victoire. C’est tellement +différent, selon l’idée qu’on s’en fait! + +»... Une fois, j’accompagnais une colonne dans l’ouest sakalave, à +Madagascar. Une belle colonne, tu sais, avec deux batteries de montagne, +et tout ce qu’il faut pour la majesté des opérations. Vers midi, un +jour, des coups de feu partent de la brousse. Ennemi invisible, +naturellement, mais pas un homme atteint. Ça n’empêche pas de disposer +les deux batteries dans l’ordre indiqué par le règlement d’artillerie le +plus récent, de diriger deux ou trois volées d’obus sur un point +également indiqué par le règlement, et d’envoyer ensuite une compagnie +pour voir. Personne. L’ennemi avait pris la fuite. C’était donc une +victoire, on rédigea le bulletin de victoire. Bon! Le lendemain, à la +même heure, nouveaux coups de fusil, mais, cette fois, une douzaine de +tirailleurs amochés. On enlève les morts, et le toubib s’arrange comme +il peut avec les blessés! Sais-tu ce qu’il leur trouve dans la peau? Les +débris des obus qu’on avait tirés la veille. Les Sakhalaves avaient de +la poudre pour nous faire la guerre à leur manière, mais pas de balles +pour charger leurs pétoires. Et ils n’avaient fait la première attaque, +vingt-quatre heures auparavant, tirant à blanc, que pour qu’on leur tire +dessus, pas à blanc, et se procurer de la mitraille. Alors, ne crois-tu +pas que ce jour-là, eux-mêmes n’avaient pas de leur côté rédigé leur +bulletin de victoire? Eux aussi, ils avaient réalisé leur but de guerre. +Quand il y en a un qui joue aux échecs, l’autre aux dames, et l’un +contre l’autre, ça peut arriver. Demande-toi, si tu es intelligent, si +les Boches, à cette minute, ne rédigent pas leur bulletin de victoire. +Si les buts sont différents! + +--Mais quels buts? + +--Penses-tu qu’on fasse la guerre, à l’époque où nous sommes, pour des +morceaux de terre! Aux colonies seulement: dans les patelins où prendre +la terre, c’est s’approprier l’homme qui est dessus, sa puissance de +travail. Mais en Europe! On se fait la guerre pour augmenter sa propre +puissance de production, de richesse, de possibilités de richesses, et +diminuer celle de l’adversaire. Les Boches ont détruit la nôtre, pour +dix ans, vingt ans. Ils ont gardé la leur. Voilà... + +--Mais ils paieront, ils doivent payer! + +Partonneau siffla. + +--As-tu jamais vu quelqu’un payer quand il ne veut pas?... Non, vois-tu, +nous avons gagné la guerre, mais les Boches ne l’ont pas perdue. + +Je me suis rappelé cette conversation, plus tard!... A ce moment, je me +contentai de plaindre Partonneau; sans doute il était en cet instant le +seul, de tous les Français, à ne pas demeurer convaincu que la victoire +était la victoire, qu’on aurait du vaincu tout ce qu’on voudrait, qu’on +lui dicterait sa volonté. Je pensais avec pitié: «Il est de ceux à qui +la guerre a donné la tape. Alors, il se regarde, et juge la France +d’après lui.» Lui aussi, au cours de son existence, il avait gagné ses +guerres, toutes ses guerres. Maintenant, il était fatigué, il était... +il était fini! Il penchait donc à décider que sa patrie lui ressemblait! +J’en souffrais comme d’une humiliation personnelle; je l’aimais, je +l’admirais tant! Durant de si longues années, les années d’avant-guerre, +les années où l’on était «le vaincu», il avait si pleinement personnifié +pour moi le Français qui ne désespérait pas, qui n’avait pas bavardé sur +des ruines, et agissait, montrant que nous étions encore et toujours des +mâles! Il parut pénétrer ma pensée. + +--Tu es en train de te dire que je ne suis plus qu’une vieille gloire, +n’est-ce pas: la même chose qu’une vieille lune? Possible. Tu verras si +toi-même tu vieillis comme tu aurais vieilli, sans la guerre. Ceux qui +profiteront d’elle, ce sont les générations trop jeunes pour l’avoir +faite, rappelle-toi: parce que celles-là verront le monde nouveau _comme +il est_, tandis que pour nous, les vieux, et pour tous ceux qui l’ont +faite, nous resterons toujours empêtrés dans le souvenir de ce qui a +été, et que ça nous gênera pour comprendre. Nous n’avons qu’à nous +laisser manger. + +--Manger? + +--A lâcher de bonne grâce la place qu’on nous enlèverait de force, si tu +veux. Prendre sa retraite, enfin. Notre rôle est fini, mon vieux, bien +fini... Voyons, raisonne! Tu noircis du papier, toi. Eh bien: des +écrivains qui s’étaient fait un nom avant 1815, quels sont ceux qui ont +continué à exister, je veux dire à être lus, après Waterloo? Les +conditions de la société étaient nouvelles, ils n’ont pu s’y adapter. +Nous ne nous adapterons pas davantage. + +Je refusais d’accepter un seul mot de ce qu’il considérait comme des +vérités attristantes, mais incontestables. Ce n’est que pour arriver à +mon but, sur un autre terrain, que j’accordai: + +--Soit, la retraite. La tienne sera belle: presque jeune encore, devenu +un ancêtre, un des créateurs de la plus grande France, comme disent les +faiseurs de phrases. Et, avec la gloire, l’amour, la fortune même. + +--L’amour, la fortune?... + +--Madame Vaubelle. Un signe de toi et elle t’apportera tout cela. + +Il ne répondit pas. + +--Voyons, Partonneau, il faut te décider, il faut que ce soit oui ou +non, et rapidement. Agir d’autre façon, à l’égard d’une telle femme, ce +serait de la malhonnêteté. Tu n’es pas comme les autres, et c’est pour +cela qu’elle t’aime, mais tu n’es pas un mufle. + +Je retrouvai dans ses yeux cette étrange illumination qui m’avait frappé +si souvent, du temps qu’il était lui, tout à fait lui: le si +terriblement perspicace Partonneau. + +--Attends encore quelque temps. Je te donnerai une «décision», comme tu +dis, le jour où nous aurons une décision dans l’affaire Blazeix. + +--L’affaire Blazeix? Quelle affaire? Et quel rapport? + +Il haussa les épaules. + +--Tu verras. Attends, te dis-je. + + * * * * * + +Un mois plus tard, la Banque du Pacifique, sans suspendre entièrement +ses paiements, avouait ses embarras, sollicitait le secours des autres +établissements de crédit. Il se pouvait qu’elle l’obtînt; il se pouvait +aussi qu’elle sombrât. On ne savait rien. Une seule chose était sûre: +c’est qu’elle devait réduire ses entreprises, pratiquer de larges +économies sur son personnel. Il ne partirait jamais pour +l’Extrême-Orient, il ne jouirait jamais de son magnifique salaire, le +pauvre Blazeix! Je le rencontrai le lendemain du jour où ces mauvaises +nouvelles commençaient de se répandre. Il serait inexact d’écrire qu’il +ne paraissait en éprouver nulle déception, mais il avait si bien su, +toute sa vie, se passer d’argent, il avait si peu de besoins! «J’avais +fait un rêve, un joli rêve, me dit-il, voilà tout! C’est un peu +ennuyeux!...» Puis il me parla, sans transition, de ses essais sur la +résistance des fibres d’un textile nouveau qui venait de lui parvenir de +Madagascar. Brave Blazeix! C’était un homme qui ne songeait qu’à +travailler, pour le plaisir: «Il faudra que vous veniez voir ça, à mon +laboratoire de Saint-Mandé, ajouta-t-il ingénument. Ça, et d’autres +choses... Connaissez-vous?...» + +Il tira de sa poche deux ou trois graines desséchées qui ressemblaient +aux cosses d’un très gros haricot, ou encore à celles que laissent +tomber, vers la fin de l’automne, certains arbres acclimatés dans nos +pays, tels que l’acacia ou le vernis du Japon. + +--J’ai reçu ça, il y a cinq ou six semaines... Très intéressant: c’est +le _moukiga_, le poison utilisé le plus fréquemment par les sorciers du +Congo. On broie les graines dans l’eau de la boisson, tout simplement. +Le philtre agit en quelques jours ou en deux, quatre, six mois, à la +volonté de l’opérateur: ça dépend de la dose, et la mort est naturelle, +tout à fait naturelle, produite par des perforations de l’intestin qui +rappellent, à s’y méprendre, les effets d’une entérite aiguë... La cause +véritable? Un alcaloïde tout à fait spécial. Je l’ai obtenu, +l’alcaloïde, à l’état pur, et essayé sur des cobayes: alors c’est +foudroyant! + +Il me montra un petit tube. + +--Et vous emportez ça chez vous, Blazeix? Bon Dieu, vous feriez mieux de +laisser ces choses-là dans votre laboratoire! + +--Bah! J’ai aussi mon petit atelier chez moi. Le soir, je travaille +encore. + +--Dites-moi, il n’est pas du côté de la cuisine, votre atelier? + +Il se mit à rire comme un enfant. + +--Non, non! Ne craignez rien! + + * * * * * + +Le surlendemain, c’est Partonneau qui sonna chez moi. Il alla s’asseoir +à sa place ordinaire, sur le canapé, en face de ma table de travail, +bourra sa pipe et, durant cinq minutes, n’ouvrit pas la bouche. Je le +voyais bien, il voulait imposer à ses traits cette immobilité +impénétrable qui, je l’ai déjà noté ailleurs, n’est chez lui que la +marque de sentiments ou d’émotions qu’il dissimule. Mais, cette fois, +l’orage intérieur était si fort qu’il avait agi sur tout son organisme +impaludé; on voyait reparaître sur son visage cette espèce d’hémiplégie +faciale qui le défigure aux instants d’épuisement physique ou de crise +morale. Retirant sa pipe de ses lèvres convulsées: + +--Je viens de chez Blazeix; il est mort, tu sais! + +Il avait si mal prononcé, malgré toute la puissance de son vouloir, que +j’eus peine à comprendre. Et puis, la nouvelle était si surprenante! + +--Tu dis? + +--Je dis que Blazeix est mort cette nuit... + +--Mais de quoi? C’est impossible, c’est... c’est effroyable! + +--De quoi... Demande-le au médecin. Il a trouvé la mort toute naturelle, +le médecin: péritonite foudroyante. Tu comprends, un homme qui avait eu +deux fois la dysenterie, une fois le choléra, sans compter toutes les +petites misères que nous rapportons... Sa femme a expliqué le cas de la +façon la plus lucide. Tout est en règle. On l’enterre mardi. Voilà... + +Je regardai Partonneau dans les yeux. + +--Et tu crois, toi?... + +--Je ne crois rien du tout. Je crois ce que croit le médecin. Mon cher, +il ne doit jamais y avoir qu’une vérité: la vérité officielle. Sans ça, +où irions-nous? + +--Partonneau, murmurai-je d’une voix si basse que moi-même j’avais peine +à m’entendre, alors, l’assurance?... + +--Eh bien, la compagnie la paiera, l’assurance. C’est une consolation +pour madame Blazeix, n’est-ce pas? + +--Oui, oui!... Partonneau!... Avant-hier, je l’avais rencontré, Blazeix, +et il m’a montré, en tube, je ne sais quel poison équatorial. + +--Tu supposes qu’il s’est suicidé? Suicidé gentiment, discrètement, en +douceur? + +--Non... Il n’avait pas l’air d’y songer, ce n’était pas un homme à ça. + +--Et Karpovitch? Tu te souviens... Est-ce qu’il avait l’air d’un homme à +se suicider? Pourtant... Ou bien on l’a peut-être suicidé, Blazeix, on +lui a fait comprendre... Mais alors, il a joliment bien joué le jeu! +Pendant vingt-quatre heures, il paraît qu’il a souffert comme un damné, +et sa femme a fait venir un médecin, le même qui a signé le permis +d’inhumer. Il ne lui a rien dit, au médecin, sinon que c’était une +crise, qu’il connaissait ça, qu’il n’avait besoin de personne. + +--Tu en conclus?... Ah! Tu ne veux pas dire ce que tu en conclus! + +--Tu vois bien que je ne dis rien! + +Un silence encore. Puis, il décida d’une voix bien égale cette fois: + +--La petite madame Blazeix va jouir d’une existence confortable... + +--Partonneau, quand je t’ai parlé de ce que tu sais pour madame +Vaubelle, il y a six semaines, tu m’as répondu: «Nous en recauserons +quand nous aurons vu la fin de l’affaire Blazeix.» C’est à ça que tu +faisais allusion, c’est ça que tu prévoyais? + +--Pas précisément... Peut-être quelque chose dans ce genre-là. Et si +Blazeix n’avait pas été un colonial, je veux dire un imbécile en tout ce +qui concerne les femmes de ce pays-ci, il n’aurait jamais associé son +existence à celle de cette femme!... Nous sommes tous pareils! + +Il jeta ces derniers mots avec une rudesse qui parut le déchirer +lui-même. + +--Tiens, fit-il, allons nous promener. Blazeix est mort à Paris au lieu +de claquer là-bas: un point, c’est tout. Qu’il n’en soit plus question, +hein? Pauvre bougre, tout de même! Il aurait fait encore de si belle +besogne. Pas usé encore tout à fait, lui!... Dix ans de moins que +moi!... + + * * * * * + +C’était un de ces jours de lumière, comme il n’en est que sous le ciel +de l’île de France, d’une telle limpidité qu’ils donnent l’impression de +tout voir et de tout aimer, parce qu’on distingue tout, légèrement, sans +efforts. Sans dire quoi que ce soit d’important, j’entends qui tînt aux +deux sujets dont, seuls, nos esprits pouvaient s’occuper: cette fin +brusque et angoissante de Blazeix et la résolution qu’il fallait enfin +que prît Partonneau à l’égard de madame Vaubelle, presque +silencieusement, à pied, nous gagnâmes le bois de Boulogne, puis cette +rive de la Seine devant laquelle, au delà de l’eau grise ou diaprée des +couleurs du prisme par les essences subtiles suintant de la coque des +vieux bateaux charbonniers, assomptionne Saint-Cloud et son coteau. Il +n’est guère que les gens qui sont allés très loin, qui sont allés +partout, pour savoir apprécier, pour oser apprécier ce qui peut chaque +jour s’offrir au regard. Je connaissais l’affection de Partonneau pour +ce paysage; il l’estime un des plus aimables du monde. Nulle part en +France, ni ailleurs, la nature n’épouse plus harmonieusement l’œuvre des +hommes. Pas de maison qui ne lève la tête à travers une touffe d’arbres +comme un petit oiseau le bec au-dessus de son nid. Le clocher même de la +petite ville, bien que tout neuf et trop maigre, fait «à l’économie», ne +parvient pas à déparer cet ensemble, exquis à toutes les saisons de +l’année--soit que les frondaisons portent leur audacieuse parure +printanière ou les somptuosités plus lourdes et brûlantes de l’automne, +soit que les branchages lointains, l’hiver, apparaissent lilas sur +l’horizon, ou d’un blanc rose, très tendre, s’il a neigé. Par surcroît, +ajoute Partonneau, on peut aller voir ça quand il vous plaît; et les +Japonais, qui sont des hommes sages, nous enseignent qu’il n’y a de +vraiment belles que les belles choses qu’on a sous la main, qu’on +fréquente à sa convenance; des autres, on ne garde qu’une impression de +rareté, on les a vues pour en parler, plus que pour en jouir. + +Il faut traverser une petite pelouse et gagner le bord de la Seine, où +personne jamais ne va. Alors, vous pouvez rester tout seul, avec cette +jolie chose toute à vous, comme un millionnaire; vous en êtes le maître. +A cette époque, on trouvait là une espèce de ponton, abandonné depuis +dix ans. Une crue plus tard l’a emporté; du reste il tombait en ruines. +Sur ce ponton demeurait un banc, mal sûr, à la vérité: la prudence +commandait d’éviter le milieu pour ne s’asseoir que sur les extrémités +au-dessus des piédroits. C’est ce que nous fîmes, Partonneau et moi. +Ainsi, nous avions l’air de jouer à je ne sais quel jeu puéril, nous +regardant, mais sans nous rapprocher. + +... Et Partonneau prononça très doucement, comme on soupire: + +--C’est ennuyeux de quitter ça _aussi_! + +Jamais encore il ne m’avait parlé de rien de pareil. + +--Comment, lui dis-je, tu repars? + +--Non, non, je m’en vais... + +Vous ne comprenez pas la différence; cela doit vous paraître un propos +d’imbécile. «Partir» ou «s’en aller» ont toujours passé pour des +synonymes. Mais j’avais tellement l’habitude de son esprit, et de +l’entendre à demi mot! «Partir», pour lui comme pour moi, cela +signifiait l’aventure devenue naturelle, l’exercice du vieux métier, +l’océan traversé, puis la «mission» quelque part, ou bien le poste +n’importe où, la besogne administrative chez les noirs ou les jaunes, le +proconsulat colonial, quoi! avec sa monotonie, ses bâillements, mais +aussi ses rudes plaisirs, que vous ignorerez toujours, vous les gens +d’ici, vous les «éléphants!» S’en aller, ce n’est pas la même chose, +c’est même le contraire: c’est abandonner. Partonneau abandonnait, voilà +ce qu’il voulait dire. Il quittait à la fois Paris et les colonies. + +--Alors, où vas-tu? + +--Mon vieux, si c’était pour l’Angleterre et comme Anglais que j’aie +fait ce que j’ai fait, je serais aujourd’hui baronnet, ou tout au moins +_knight_, enfin j’aurais un manche à mon nom, comme ils disent, de quoi +je me ficherais d’ailleurs comme de ma première paire de chaussettes. +Mais, avec le titre, une dotation: les Anglais, qui ne sont bêtes qu’en +apparence, ont compris que noblesse sans richesse, c’est de la blague, +ils vous collent sagement les deux ensemble. Mais je suis Français, et +c’est pour la France que j’ai travaillé; on vient donc de me nommer +commandeur de la Légion d’honneur en me fendant l’oreille, distinction +impressionnante pour laquelle j’ai acquitté quatre-vingts francs de +droits de chancellerie, et toucherai toujours la peau, n’étant qu’un +pâle pékin. Ma retraite va être liquidée à huit mille francs, ce qui +est, paraît-il, exceptionnel et magnifique. Je dois me féliciter que mes +vieux, en mourant, m’en aient laissé à peu près autant, sinon ce serait +la mendicité. Même ainsi, ce n’est pas assez pour Paris. Je ferai donc +comme les autres, ce sera le trou, le petit trou aussi peu cher que +possible, le plus loin possible, en Bretagne ou dans le Midi. Tu me +diras que je pourrais aussi faire comme quelques autres, et que les +conseils d’administration n’ont pas été inventés pour les chiens... + +--Il n’y a pas que ce moyen, et tu le sais: Il y a _elle_. Et tu ferais, +avec ton bonheur, le bonheur de celle-là. + +--Il y a deux choses que je ne comprendrai jamais, cria-t-il, que nous +ne comprendrons jamais, nous autres de là-bas: ce sont les affaires +d’_ici_ et les femmes d’_ici_. Et ça se mêle, ça se confond, ces femmes +et ces affaires! Tu le vois bien, maintenant!... Tout de suite, quand ce +malheureux Blazeix m’a annoncé d’abord son mariage, puis «sa chance», +j’ai eu le pressentiment de ce qui arriverait! + +--Admettons. Il n’y a qu’une conséquence à en tirer: c’est qu’à toi ça +ne serait pas arrivé. Tu aurais vu le coup, tu te serais défendu. Mais +qu’ai-je même à faire cette supposition? Elle est odieuse! Madame +Vaubelle est ce qu’il y a de mieux comme Française, tu entends, ce qu’il +y a de mieux! + +--Je le crois... Tiens, tu te rappelles, quand on donne un coup de +marteau sur l’arbre de couche d’une machine pour savoir s’il n’y a pas +de paille, et qu’on dit: «Ça sonne bien!...» Elle sonne bien, cette +femme-là, c’est du bon métal. + +--Alors?... Et, tout à l’heure, en regardant cette eau, ces arbres, la +colline, les maisons, ce n’est pas seulement à eux que tu pensais. Tu as +dit: «Il va falloir quitter _ça aussi_.» Aussi! Donc, il y a elle. Tu +regrettes de la quitter. + +Ce fut comme si on l’eût frappé sur une cicatrice. + +--Eh bien, oui je la regrette! Il est même probable que je la +regretterai toute ma vie! Je la regrette, mais je ne la connais pas. Je +n’ai jamais eu le temps de connaître aucune femme blanche, des vraies. +Je suis plus bête en ça qu’un curé! Tu en as vu, n’est-ce pas, des curés +qui lâchaient tout pour une femme? Et laquelle, bon Dieu! Pourtant, ils +avaient eu le confessionnal, ça aurait dû les former. Moi pas!... +J’aurais peur, bêtement, injustement peur, toute ma vie, à côté d’elle, +comme un mauvais cavalier sur un cheval de sang. Je le lui montrerais, +et je me montrerais comme je ne veux pas qu’elle me voie, méfiant quand +il ne faut pas, jaloux par incompréhension. Voilà où nous en sommes, +nous, les coloniaux: à ne pas savoir distinguer entre la pire et la +meilleure, ne sachant en France que ce qui n’y sert à rien, et, de ce +que savent les derniers des idiots, ignorant tout... Des blanches, des +Françaises, oui, j’en ai eu, parbleu! Et, peut-être, qui en auraient +valu la peine si j’avais su. Mais rappelle-toi: est-il une seule de mes +bonnes fortunes que j’aie osé élever au-dessus du niveau d’une aventure +de potache ou d’étudiant? J’ai blagué ce que, peut-être, je n’aurais pas +dû blaguer: par peur d’être roulé. En amour, je suis noué, je resterai +noué. Il est trop tard. Oui, c’est un grand malheur, mais il est trop +tard! + + * * * * * + +Une quinzaine à peine est passée. Voici ma petite amie Camille qui tombe +chez moi. En trombe, naturellement, et toute seule. Vous ne voudriez pas +qu’à seize ans une fille comme elle, accoutumée à courir les forêts du +Laos paternel en flanquant des coups de cravache sur le chapeau des +coolies qui ne saluent pas assez vite, s’encombre à Paris d’un chaperon. +Elle n’attend pas un quart de minute pour m’apprendre l’objet de sa +visite: c’est l’orgueil des Européens transplantés en Extrême-Orient, +pour se distinguer des jaunes, qui en abusent, de mépriser les +circonlocutions, de sauter à pieds joints sur les possibles ou décentes +entrées en matières. J’ajouterai que Camille n’avait pas même daigné me +souhaiter le bonjour. + +--Est-ce vrai, demanda-t-elle, tout de go, que M. Partonneau n’épouse +pas madame Vaubelle? + +--En a-t-il jamais été question? + +Je crois avoir fait entendre qu’elle n’est point patiente. Et comme j’ai +l’habitude, quand je suis embarrassé, de paraître considérer avec une +attention profonde ce que je suis en train d’écrire, d’un coup de main, +elle balaye les papiers qui couvraient ma table. + +--Camille! + +--Je n’aime pas qu’on mente _mal_! C’est insupportable, et tu as l’air +bête. Tout le monde sait que M. Partonneau était avec madame Vaubelle. + +--Comment? Qu’est-ce que c’est que ces mots-là?... + +--... Je me trompe. C’est madame Vaubelle qui était avec M. Partonneau. +C’est elle qui voulait l’épouser, hein? qui aurait tout fait pour se +faire épouser--et aujourd’hui il ne la voit plus, jamais, jamais, ni +devant le monde, ni toute seule... Pas la peine de faire celui qui tombe +des nues! En huit jours, elle a vieilli de vingt ans. Elle a... elle a +son âge. On prétend qu’elle va se réconcilier avec son mari, le monsieur +qui fait du fil, dans le Nord. Tout ça, on l’a raconté devant moi chez +les Bohatier... et aussi que tu avais été l’un des premiers informés, +que c’est toi qui as servi de commissionnaire à M. Partonneau. + +J’évite de répondre directement. + +--Admettons que c’est vrai, qu’est-ce que ça peut te faire? Camille, +occupe-toi de ce qui te regarde. + +--Je m’occupe de ce qui me plaît. + +--Tu t’occuperas de ce qui te plaît au Laos. Ici, tu n’es qu’une petite +fille. Tâche de te conduire en petite fille convenable, et fiche-moi la +paix. + +Elle me ficha la paix sans insister, ce qui ne fut pas sans m’étonner un +peu. Mais la suite de l’interrogatoire que j’avais dû subir fut à mon +sens, ainsi que, je le présume, au jugement de toutes les personnes +raisonnables, encore plus inattendue. Camille, au sortir de chez moi, +avait couru chez Partonneau, pour lui tenir un discours qui peut se +résumer ainsi: + +«Puisque vous n’aimez plus madame Vaubelle, c’est moi qu’il faut aimer. +Moi, c’est fait! C’est fait depuis que je vous ai vu... A votre +disposition. Nous retournerons là-bas ensemble. Papa? Il fait tout ce +que je lui demande. Et je voudrais bien savoir ce qu’il pourrait trouver +à redire à monsieur Partonneau. Vous m’épouserez si vous le préférez. +Ça, c’est votre affaire. Pour le reste, ce sera quand vous voudrez. Mais +je préférerais que ce soit tout de suite, parce que j’ai un peu peur.» + +Je répète d’après Partonneau, et dans tout ce qu’il dit apparaît presque +toujours une nuance d’ironie qui vient des étranges raccourcis de sa +parole. Il semblait visiblement décontenancé. Il était neuf heures du +soir, je finissais de dîner. + +--Qu’est-ce que tu lui as répondu? + +--Je l’ai fichue à la porte! + +--Comme ça, brutalement? + +--Non... avec des mots gentils... Et je l’ai embrassée. Oui, je l’ai +embrassée! Il n’y avait pas moyen de ne pas l’embrasser, c’est drôle! +Elle se laissait embrasser tant que je voulais, et si j’avais voulu... +Puisqu’elle venait pour ça!... Mais je l’ai fichue à la porte. + +--Pour toujours? + +Pas de réponse directe: + +--... Tiens, viens chez moi! + +--Nous pouvons bien causer ici... + +--Viens chez moi! Je n’y vois plus clair. + +Savez-vous ce que c’est que la jalousie des hommes qui vieillissent? Un +sentiment désolant, amer et résigné tout ensemble. Je l’éprouvais en cet +instant. J’eusse volontiers aimé madame Vaubelle, je l’ai avoué. J’adore +lâchement, en esclave, cette petite Camille. Elles ne m’ont jamais +regardé. Et elles étaient tout entières, de corps et de volonté, à ce +Partonneau, ce Partonneau que j’aimais aussi, que je ne pouvais +m’empêcher d’aimer, et qui les faisait souffrir. Du moins, il avait fait +souffrir madame Vaubelle, et il s’était résolu, bizarrement, +absurdement, à la faire encore souffrir. Mais Camille? J’en étais moins +sûr. Alors, c’était moi qui souffrais... + + * * * * * + +Chez Partonneau. Un appartement de trois pièces, mais vastes, rue +Lhomond, dans une vieille maison, ancien couvent désaffecté, je crois. +Les fenêtres donnent sur des jardins et du silence. Pas un bibelot, pas +un souvenir exotique, dans le logis de cet homme qui ne s’est pas +contenté de courir la terre entière, mais y séjourna, s’y fit partout +des demeures. C’est par là que je comprenais combien son imagination est +forte: il n’a besoin de rien pour se rappeler. Des livres, seulement, +des collections de cartes et de dossiers, et, parmi ces livres, +au-dessus même, des romans policiers, la plupart anglais. Presque pas de +meubles. Dans son cabinet, une large table en bois blanc, posée sur +tréteaux, pour étudier les cartes ou en dessiner. Mais, dans un coin, un +de ces matelas «cambodgiens» durement rembourrés, articulés, et qui se +replient de façon à pouvoir s’emporter comme une valise. Partonneau +ouvrit un placard, en retira la petite lampe dont je connais bien la +forme et l’emploi, deux longues aiguilles, un pot à opium en corne de +buffle, et une pipe au tuyau de bambou, de celles qui sont les plus +communes, mais vieille et bien parfumée, très douce. + +Je levai le couvercle du pot à opium. La drogue y avait séché. Dure +comme du bois, elle avait maintenant l’apparence d’une plaque de vernis +brun, couverte de poussière. Partonneau essuya cette poussière et mit +une bouilloire sur un réchaud. + +--Il va falloir faire fondre l’opium, dit-il. Voilà près de deux ans que +je n’ai fumé, mais c’est ainsi que je comprends la drogue. Pas +d’habitude!... D’abord, il faut s’arranger pour ne jamais tenir à +rien... En user seulement quand on a besoin d’y voir clair--et pour être +saoul après si c’est nécessaire. Dépasser la dose normale--ça vient +vite, quand on n’a pas l’accoutumance--et dormir, dormir! S’abrutir pour +vingt-quatre heures. On se réveille dégoûté de soi, c’est ce qu’il faut. + +«Y voir clair! Y voir clair!...» Voici deux fois qu’il répétait cette +phrase. Il me faisait peur. + +--Veux-tu commencer? proposa-t-il, faisant griller la première boulette. + +--Non. Je préfère ne pas fumer. + +--A ton aise... Moi, je te répète que j’en ai besoin. + +Durant plus d’une heure, j’entendis le grésillement des boulettes. Je +percevais vaguement, dans l’ombre de la chambre, sa main forte et +toujours ferme qui maniait l’épingle longue. Longtemps, sans presque +cesser de fumer, sinon pour boire un peu de fleur de thé, il demeura +muet, concentré, les yeux fixés sur je ne sais quoi, que je ne voyais +pas, qui n’existait pas. Par degrés, le rictus qu’infligeait à ses +traits la contracture de ses muscles s’évanouit. Une fois encore, il fut +le beau Partonneau, viril et rajeuni. J’admirai le courage de cet homme +qui savait posséder toujours là, à portée de sa main, le remède +périlleux, il est vrai, mais si sûr en apparence, et séduisant, à son +affaissement, à sa souffrance, et qui refusait d’en user... Puis, il se +mit à parler, à parler sans interruption, faisant les demandes et les +réponses. Je connaissais cela: entre l’idéation logique d’un esprit +solide, fonctionnant à l’état normal, et celle que procure l’opium au +début de la fumerie, il y a toute la différence d’une mélodie, une vraie +mélodie, à une tyrolienne. La tyrolienne, ce sont des roulades sur un +thème élémentaire, non pas un air: mais c’est alors justement ces +roulades qu’on trouve sublimes, où l’on se délecte... Enfin, le cerveau +se fixe. Il ne distingue plus, ou ne croit distinguer qu’une chose, une +seule, à la fois très proche et très lointaine, immobile et toutefois +envahissante. Il la contemple avec un détachement surnaturel, une +acceptation sympathique et souriante, quelle qu’elle soit, même atroce. + +Oui... une heure, deux heures, j’ignore combien de temps, Partonneau fit +passer devant mes yeux des visages, des paysages, des aventures. J’en +reconnaissais quelques-unes, transfigurées. D’autres étaient peut-être +des rêves, mais plutôt la transposition, sur un plan biais, spirituel, +de réalités évanouies. Un métaphysicien ne voit pas, ne conçoit pas la +nature, quand il la veut expliquer, telle qu’elle lui apparaît: il se +promène _à l’envers du monde sensible_. + +Et c’est, tout à coup, presque cette image qu’employa Partonneau. Son +visage avait conquis une étrange béatitude. + +--Je suis... je suis à l’envers de la tapisserie! Et c’est moi qui l’ai +faite. Je suis le tapissier. Tu sais comment il fait, le tapissier? On +n’y comprend rien quand on le regarde: ce ne sont que des taches de +couleur et des brins de laine qui touffent. Mais lui _sait_: il est le +maître, comme Dieu--c’est même la comparaison qui explique le mieux +l’action divine,--et le dessin naît sous ses doigts. Moi aussi, +maintenant, je suis derrière le canevas. Je vois d’avance, je sais +d’avance. Je fabrique souverainement ce qui me reste de vie. En ce +moment, par toute la terre, il n’y a pas dix hommes tels que moi: tous +les autres sont à l’endroit de la tapisserie, ils se laissent tisser sur +le canevas, ils ne le tissent pas! + +»C’est à ça que ça sert ou que ça devrait servir, la drogue!... Je suis +maintenant au-dessus de moi. Je me regarde comme du haut de l’éternité. +Tout à l’heure, il n’en était pas ainsi. Tout à l’heure... oui, quand +j’ai commencé à fumer, mon idée, si tu veux la savoir, c’était de +prendre cette petite fille, puisqu’elle s’offre. Quoi? Quoi?... Moi, +Partonneau, à mon âge!... A cause de mon âge, peut-être? Devenir à la +fois le père et l’amant. Avoir une enfant qui serait une maîtresse! Etre +à peu près roi, là-bas, loin de ce chien de pays! Elle n’est pas comme +l’autre, celle-là! Elle n’est pas d’ici. Je la comprendrais, elle me +comprendrait, _elle saurait pourquoi je fais les choses_. Ah! que ce +serait beau, quelle fin, quelle fin pour ma vie! Tu sais, quand je me +suis mis à fumer, et que je parlais sans m’arrêter, c’est à ça que je +pensais en-dessous. + +»Et puis, l’ivresse, la saine ivresse de mon cerveau a dissipé celle de +mon cœur. J’ai vu clair, dans cet être humain qui est là, à côté de moi, +qui est moi, et que je considère froidement, comme un étranger, telle +une âme qui procéderait au jugement de sa vie, après la mort du corps! +Je vais te dire: dans six mois, Camille me donnerait des coups de +cravache!» + +Je haussai les épaules. S’il eût décidé de prendre Camille, je l’aurais +haï. Mais cette imagination! Il divaguait... + +--... Elle me donnerait des coups de cravache, elle mettrait le feu à la +case, ou pire... Et elle aurait bien raison. Je vais te dire ce que je +ne t’ai jamais dit, quand tu me parlais de madame Vaubelle. Ce sont des +choses qu’on a peine à s’avouer même à soi, et que, du reste, on sait à +peine, qui demeurent dans l’inconscient à moins qu’on ne soit illuminé +comme je le suis, pour quelques heures... Ce n’est pas impunément qu’on +a connu le goût de l’amour exotique... Non, je ne parle pas des boys: un +moraliste se plairait à concéder que je suis à peu près normal. Il se +tromperait. Je sais qu’il me faut un certain genre de femmes, et +justement de ces femmes comme il y en a là-bas! toutes jeunes, toutes +jeunes, comme Camille, mais Camille mûrira. + +»... Et presque des garçons, tu sais, minces, sans sexe, sauf leur sexe. +Et soumises, obéissantes en tout, des esclaves. Camille est de sa race, +d’autant plus de sa race qu’elle a vécu, qu’elle est née aux lieux où +cette race peut imposer son besoin de domination. Elle ne sera jamais +soumise... La vois-tu, devant mon harem? Elle n’accepterait jamais, +jamais! Alors, ce serait l’enfer... Voyons, rappelle-toi? Tu en as vu, +de ces couples-là, où nous sommes allés? + +Il roula une dernière boulette plus grosse que les autres, en aspira la +fumée, qu’il garda longtemps dans ses poumons. + +--Un colonial, un vrai colonial doit mourir solitaire. + +Il avait fermé les yeux. Je voyais bien qu’il ne dormait pas: mais il +était parti pour ces régions inaccessibles et froides où tout devient +indifférent. Ni moi, ni personne, ni rien du monde extérieur n’existait +plus pour lui. Je le quittai, silencieusement. + + * * * * * + +Ce n’est pas cette année-là que j’ai retrouvé Partonneau. Jamais +criminel ne prit plus de soin pour faire perdre sa trace. Il avait +disparu, dès le lendemain de cette nuit décisive, sans envoyer un mot ni +à moi, qui me considérais comme le meilleur, le plus fidèle de ses amis, +ni à madame Vaubelle, ni à Camille. Il se fût fait moine, il fût entré +dans une chartreuse, une trappe, qu’il n’aurait pu s’évanouir plus +complètement. Je le savais vivant, étant allé demander de ses nouvelles +au ministère. Les trimestres de sa pension lui étaient régulièrement +payés, on lisait sa signature sur les feuilles d’émargement, mais son +adresse me fut refusée: il avait formellement interdit de la +communiquer. Je me rappelais le mot, le mot héroïque ou désespéré qu’il +avait eu: «Un colonial, un vrai colonial, doit mourir solitaire!» Mais +aurais-je pu soupçonner qu’il l’avait pris dans une acception si +farouche et radicale? Il était toujours membre, semble-t-il, de diverses +sociétés scientifiques, auxquelles continuaient de parvenir ses +cotisations. Leurs bulletins, sur son ordre, lui étaient envoyés au +ministère, qui les lui retournait. Par le même canal, on lui avait +proposé de faire partie de l’Académie des Sciences Coloniales, qui +venait de se fonder; il n’avait même pas répondu. Comme il l’avait +résolu--mais de quelle manière!--«il s’en était allé», il avait +abandonné, s’était séparé brusquement, brutalement du monde. Je me +souviens d’avoir lu des journaux--des journaux spéciaux!--qui, déjà, +parlaient de lui comme d’un mort, un mort presque illustre, mais d’une +illustration déjà périmée, d’une autre époque, abolie. Je songeais +parfois: «S’il était encore l’_ancien_ Partonneau, comme il en rirait! +Mais il ne l’est plus, sans doute. Dans cet état mêlé de détachement +sublime et de dégoût sauvage où je l’ai vu, où, certes, il est encore, +puisqu’il ne reparaît pas, que reste-t-il du Partonneau que j’ai +connu?...» + +Une autre chose me faisait souffrir: la manière dont les jeunes, ceux +qui lui avaient succédé, ou le souhaitaient, parlaient de lui comme +d’une vieille gloire, d’une vieille lune... C’est ce qu’il avait prévu, +prédit: non seulement la montée de générations nouvelles, ingénument +pressées, féroces, mais l’avènement d’un monde qui, subitement, +repoussait l’ancien, eût-on cru, à des siècles et des siècles en +arrière... Moi-même, chose affreuse à dire, je commençais d’oublier +Partonneau. La vie est la vie. Et puisque je voulais vivre, continuer de +m’intéresser aux choses qui sont, ou qui vont naître, même si elles me +déplaisent, même si je n’y trouve pas ma place... + + * * * * * + +... Vers le milieu du mois de novembre, les premiers froids de l’hiver +étant venus assez prématurément, un ami m’emmena tirer le canard, à la +hutte, sur un des grands étangs de Bourgogne. Il ne convient pas de +préciser davantage la région. C’est un des genres de chasse que j’aime +le mieux, avec une sorte de passion triste. Il fait presque nuit, les +mains gèlent à travers les gros gants de laine sur le canon du fusil. +Les feuilles jaunies, gelées, lourdes de grésil, tombent des arbres avec +un bruit toujours le même, presque imperceptible, cependant importun, +fatidique, qui fait penser, je ne sais pourquoi, à des cimetières. Les +bûcherons, les charbonniers abattent des troncs ou les ébranchent. La +sève de ces blessures exhale une odeur amère, voluptueuse encore, qui +donne envie de pleurer sur tout ce qui vieillit, sur tout ce qui s’en +va. Il n’est que l’eau, cette eau si froide, qui a l’air vivante. Il y +a, dans l’aspect de l’eau, toujours, quelque chose d’éternel et de +consolant. Le ciel, presque noir, verse des larmes lentes, l’air est +noir, sauf pour un mince reflet de cuivre rouge au couchant. On entend +chuchoter dans la hutte: «Les voilà!» Et l’on aperçoit, vaguement +d’abord, la grande bande ailée, triangulaire, qui crisse et tourne avant +de se poser. Alors, je me demande: «D’où viennent-ils, d’où +viennent-ils? Ils voyageront toujours, eux, jusqu’à leur mort. Moi, j’ai +fini... Je suis arrêté, et j’attends ici...» J’en oublie de tirer, je +tire trop tard. Je fus maladroit... + +Le village est un petit village, où l’auberge, bien que bourguignonne, +est pauvre. Nous y fîmes un repas tardif, assez misérable. L’aubergiste +nous confia que nous eussions trouvé meilleure chère un jour de foire. +Les autres jours, dame!... + +--Il ne doit y avoir personne ici, que des paysans, lui dis-je. + +--Personne, en hiver. En été, il y a le monde des châteaux... Ah! si, +pourtant, il y a le Perdu! + +--Le Perdu? + +--C’est comme ça qu’on dit, chez nous, pour les gens qui sont un peu +marteau, expliqua l’aubergiste, qui possédait de surplus, par souvenir +du régiment et de la guerre, un autre argot que celui des campagnards... +Celui-là a fait arranger une vieille ferme, près de la rivière. Il a +détourné l’eau pour aménager une espèce d’étang, au milieu de son pré. + +--Pour la pêche, la chasse? + +--Non. Il n’a pas empoissonné, il n’a pas de hutte... Pour faire une +carte de géographie... C’est un monsieur qui vient on ne sait d’où. Des +îles, qu’on dit. + +--Une carte de géographie? Je ne comprends pas. + +Il leva les sourcils en signe qu’il ne comprenait pas non plus, qu’il ne +pouvait pas expliquer. Une carte, quoi! comme sur les murs de l’école, +mais par terre... + +Nous étions seuls dans la salle, notre repas était terminé. Il éteignait +les lampes et laissait s’assoupir le poêle de fonte. + +--Ceux qui veulent veiller, en hiver, conseilla-t-il, ils vont chez le +forgeron. Chez le forgeron, y a toujours du feu. Et le feu fait de la +lumière et du chaud. + +Comme nous nous levions sur cette suggestion candide, il ajouta: + +--Vous le verrez peut-être, chez le forgeron, le Perdu. Il y va... Il +cause guère, mais il y va... + + * * * * * + +C’est une chose émouvante, quand on y pense, que de nos jours mêmes, +après de si grands bouleversements qui ont changé la face de la terre et +l’âme des gens, il se trouve encore, dans notre France et sans doute +dans tout le reste de l’Europe, des bourgades où, comme du temps +d’Œdipe, le rude atelier du forgeron demeure le lieu de réunion des +hommes et des femmes, l’abri du passant qui entre, vient se chauffer et +prendre les nouvelles... Nous entrâmes, disant: «Salut, messieurs et +dames», ainsi qu’il convient. Et cela aussi est beau: ces appellations +primitivement réservées aux seigneurs et à leurs épouses, obligatoires +aujourd’hui à l’égard de tout Français, de toute Française, signifient +que tous les Français, quarante millions de Français, sont devenus des +seigneurs. Nous ne nous en apercevons plus, mais les étrangers le +remarquent... Le forgeron, maître en sa demeure, répondit: «Salut!» sans +se lever, et ceux qui étaient là, les hommes et les femmes, à leur tour, +prononcèrent: «Salut!» Mais, seuls, ceux qui étaient près du feu qui ne +s’éteint jamais, le feu de braise sur lequel on jetait, de temps en +temps, des brindilles de sapin pour faire de la clarté, ceux-là seuls se +levèrent pour nous laisser approcher de l’âtre. Courtoisie due aux +derniers arrivants, surtout inconnus. + +Il paraît que, avant notre arrivée, quelqu’un lisait, à la lueur d’un +unique luminaire, je ne sais quelle nouvelle puisée dans je ne sais quel +almanach. L’almanach et le journal, dans les campagnes, ont remplacé les +vieux contes de la _Bibliothèque Bleue_, que les colporteurs ont renoncé +à vendre depuis quarante ans. C’est dommage. C’était bien beau, même +dans la pâle adaptation de cette collection à quatre sous, la légende +des quatre fils Aymon! Mais il faut savoir se résigner. Si le monde ne +changeait en rien, ce serait encore plus laid, plus triste et plus +funeste que lorsqu’il change trop, à notre goût... La lecture +s’interrompit. On nous demanda poliment si la chasse avait été bonne. +Des trois cents habitants du village de C... pas un n’ignorait, depuis +le matin, que nous étions là, et pourquoi. On fit des remarques sur le +temps et la saison. Tout cela était lent, rituel. Les formules d’accueil +et de politesse sont peut-être ce qui change le moins vite dans un +peuple, même en voie d’évolution rapide. La surface y est moins troublée +que le tréfonds. + +Il y avait des vieilles et des vieux sur de rares chaises de paille, des +gens sur des bancs, des blocs de bois, des tas de ferraille. Parfois, +les branchettes de sapin s’éteignaient. Alors, on ne voyait plus que la +face, éclairée par la chandelle, du jeune homme chargé de lire +l’almanach. Parfois on en jetait sur le foyer un nouvel amas, les +figures s’illustraient de rouille et de sang comme dans un tableau des +frères Le Nain. Je ne les considérais pas une à une, je laissais errer +partout mon regard incertain, attentif seulement à l’ensemble, d’autant +plus que, pendant ce temps, j’essayais de trouver des choses à dire, ce +qui n’est jamais facile dans un milieu qu’on ignore, dont on sait +seulement qu’il est malin et susceptible. Il m’est impossible de me +rappeler combien de minutes s’écoulèrent avant que mes yeux pussent +distinguer un personnage familièrement mêlé aux autres, qui n’était ni +au fond, contre la muraille, avec les jeunes, ni en avant, avec les +vieilles, les vieux et les importants du village--et le seul, pourtant, +vêtu comme un «monsieur». C’était évidemment le Perdu, ce ne pouvait +être que lui--et le Perdu était Partonneau! + +Il ne paraissait pas notablement vieilli. Il avait engraissé seulement, +et sa barbe que, comme un paysan, il ne rasait qu’une fois par semaine, +croissait rêche et blanche sur ses joues et ses mâchoires plus rondes et +plus molles. Plus de traces de contracture sur son visage, que je +retrouvais détendu, apaisé, mais aussi effacé, dégradé: telles ces +monnaies antiques dont l’usure effrusta l’effigie. Et il y a +l’impondérable, l’indicible! Dix années auparavant son regard, pesant +derrière mon dos, m’eût fait tourner la tête et pressentir: «Il est là!» +Mais ou bien il ne s’était pas soucié de me regarder, m’ayant reconnu, +ou bien il n’était plus Partonneau, mais un homme tel que tous les +hommes, sans plus de volonté, ni d’empire. + +Ce fut moi qui allai à lui: + +--C’est toi, ici, Partonneau? + +J’entendis une voix qui était sa voix, et pourtant ne l’était plus: +«Oui, c’est moi...»--Mais si forte est la puissance du souvenir et de +l’amitié-amour, que, malgré cette froideur, s’il n’y avait pas eu tout +ce monde, si enclin à se moquer, je l’eusse embrassé. + +--C’est toi! C’est toi! + +--Tu vois bien... + +L’intonation s’était faite un peu moins tiède, moins neutre; à lui aussi +semblait remonter quelque chose des temps abolis, une ombre d’émotion, +de plaisir. Il sourit, d’un pauvre sourire. + +--Tu es ici depuis... depuis que tu as quitté Paris, depuis deux ans? + +--Depuis deux ans... + +--Et qu’est-ce que tu fais? + +--Mais rien! fit-il, comme étonné... Je n’ai rien à faire... + +--Tu chasses? + +Je m’arrêtais à ces questions oiseuses, comme on fait toujours, par +pudeur, quand on n’ose poser les autres,--tant d’autres, qui +m’angoissaient. + +--Oui, un peu, quand on m’invite... On déjeune... + +--Tu pêches? + +--Non. Ça m’ennuie... + +--Je comprends... Tu te rappelles les pêches miraculeuses, sur le Fleuve +Rouge? Ici, c’est si peu de chose!... + +--Ce n’est pas ça... Ça doit être plus intéressant, quand c’est +difficile... Mais ça m’ennuie... + +--Tu as des terres, un élevage? Tu fais valoir? + +--Oh! voyons... J’ai un pré. Je le loue... + +--Mais à quoi passes-tu ton temps? Tu écris? + +Une moue de dédain et d’impatience: + +--Je ne passe pas mon temps. C’est le temps qui passe, tout seul... +C’est bien, c’est très bien comme ça... + +J’attendais une invitation: «Tu vas passer ici quelques jours; en tout +cas, tu loges chez moi cette nuit.» Rien. C’est moi qui imposai: + +--J’irai te demander à déjeuner demain. + +--Bon. Si tu veux... A demain... + +Et je m’en fus coucher dans la triste auberge. + + * * * * * + +On nous avait dit, la veille, que Partonneau avait «aménagé» la ferme où +il s’était si singulièrement venu cacher. A peine s’il était possible de +s’en apercevoir. «Désaffecté» eût été un terme plus exact. Délibérément, +il laissait tomber en ruines les communs, l’étable, le toit aux +fourrages. Toutefois, il avait pris soin de faire tracer une allée pavée +qui traversait la cour, de la porte charretière à l’entrée du bâtiment +d’habitation. Trois pièces seulement. La première servant à la fois de +cuisine et de salle à manger, la seconde étant sa chambre à coucher, la +troisième son bureau, si l’on peut, d’après ce qu’on va voir, employer +cette expression. Les livres et les cartons à dossiers étaient restés +empilés le long des murs depuis l’arrivée de Partonneau, sans qu’il +daignât les honorer d’un classement sur des rayons ou dans une +bibliothèque. Sur la table--une de ces lourdes et longues tables, faites +d’une seule bille de hêtre, comme on en trouve dans les fermes--je +reconnus, entassés, tous les fascicules des bulletins des sociétés +scientifiques dont Partonneau était resté membre. Seuls, les plus +anciens avaient été coupés. Il s’avérait que leur destinataire n’avait +pas même ouvert les autres. Il n’en était pas de même, ce qui me frappa, +du _Journal Officiel_ et des _Tablettes des Deux Charentes_, feuille +locale qui publie régulièrement les affectations militaires, les départs +des fonctionnaires coloniaux et des officiers de la marine de guerre, et +qui semblaient avoir été compulsés quotidiennement. + +Le mobilier de ce logis me parut encore plus succinct que celui de +l’appartement que Partonneau avait occupé à Paris. Quelques armoires +campagnardes, du type le plus courant, en poirier, des chaises de paille +et un lit de camp, le même lit de camp qui avait suivi en tous lieux ce +fier vagabond, drapé d’une couverture verte, d’un vert de drap de +billard, la même aussi qui l’avait accompagné partout. La soulevant, je +ne vis pas trace de draps; sans doute cet ascète désabusé continuait de +coucher à même la sangle, roulé dans ce rude lainage, comme il avait +fait durant trente années sur toutes les pistes du monde. Le matelas +cambodgien échappa longtemps à mes regards. Je le découvris, dans un +coin du bureau, supportant des livres poussiéreux. Il était évident +qu’on ne l’avait pas déplié depuis l’emménagement. D’ailleurs, l’odorat +le plus subtil n’eût pu déceler nulle part la plus faible trace de cette +odeur persistante de chocolat bouilli et de noix confite que laisse +l’opium. Non, non, Partonneau ne s’était pas mis, ou remis, à la fumée +noire. Ce n’était pas à elle qu’il demandait de peupler sa solitude, de +le confirmer dans son renoncement. Ce n’était pas à elle qu’il devait +cet air d’absence, de demi-sommeil, l’espèce de relâchement que je +distinguais dans toute sa personne, la voussure de ses épaules, +l’affaissement de ses muscles, autrefois toujours bandés. + +Les mystiques ont décrit, avec une minutie scrupuleuse et déchirée, ce +mal de l’âme qu’ils appellent l’_acedia_: un sentiment affreux de vide +et de sécheresse quand ils ont perdu l’extase, quand leur Dieu ne vient +plus à leur prière, à leur appel. C’était ce sentiment de vide que +j’éprouvais à cette heure. Partonneau était là, et je ne le retrouvais +pas. Il répondait à toutes mes questions avec une justesse automatique, +non pas comme s’il eût été au-dessus du monde, le dominant et s’en +séparant, mais de façon unie, médiocre, sans une seule de ces terribles +formules où, jadis, il résumait un jugement décisif et inattendu. +N’importe quel petit bourgeois de petite ville eût tenu la même +conversation, dans les mêmes termes. Ce fut en vain que je tentai +d’amener sur le tapis les souvenirs mêmes que nous avions en commun, et +l’œuvre de sa vie. Il répondait, l’air fermé: «Oui, n’est-ce pas, +oui...», ou bien «Vraiment? Tu dis?» Cependant, alors, il me semblait +discerner dans son regard, venant de très loin, et refoulé, maîtrisé, +chassé, le feu brûlant d’une ironie douloureuse, ensanglantée. Mais je +ne puis dire qu’il parût triste, ou même mélancolique: le calme lisse, +et pourtant gonflé, d’une mer qu’on a vaincue en filant de l’huile. Sa +réplique la plus fréquente était: «Pour quoi faire?»--«Tu fumes encore, +quelquefois?»--«Non. Pour quoi faire?»--«Tu as lu les articles de +Rollin sur le Maroc espagnol, dans le _Bulletin de l’Afrique +française_?»--«Non. Pour quoi faire? Hein? Tu dis que c’est +intéressant?...» + +Le déjeuner qu’il m’offrit fut copieux et même délicat pour un repas +campagnard, ce qui me surprit assez. Autrefois, c’était un reproche que +je lui faisais de ne pas attacher une importance suffisante, même en +Europe, aux plaisirs de la table. Il y avait là chez lui plus que +sobriété: indifférence, ignorance, manque d’intérêt, sauf bizarrement +pour des friandises goûtées aux jours de son enfance, telles que «la +pompe», la tarte épaisse de son Auvergne natale. Maintenant, il buvait +et mangeait beaucoup, semblait aimer s’attarder à table. A la fin du +repas, il se versa plusieurs petits verres d’un marc qu’il me +recommanda. Ses yeux se firent plus brillants--je dois écrire, chose +injurieuse en parlant de lui, plus intelligents. Il parut même +manifester quelque chose qui ressemblait à un besoin d’activité, ou à un +désir honteux que ma présence l’empêchait de satisfaire. Il se décida: + +--Veux-tu faire avec moi le reste du tour du propriétaire?... Ça nous +dégourdira les jambes. + +... Avant de partir, il mit dans sa poche le _Journal Officiel_ et les +_Tablettes des Deux Charentes_. + +Il n’avait pas songé, dans sa propriété, à «faire jardin» ou même +«potager», ce qui est d’ordinaire la première préoccupation des +coloniaux. Les arbres du verger, non taillés, ne donnaient plus de +fruits. Des vaches paissaient dans son pré, mais je savais, depuis la +veille, qu’elles ne lui appartenaient pas. Du reste, il ne regardait +rien, ne me montrait rien. D’un pas plus vif, il me conduisit jusqu’à +l’étang qu’il avait fait creuser. + +Alors, je vis! Je vis la fameuse «carte de géographie» dont m’avait +parlé l’aubergiste... C’était, au milieu de l’étang, une île +artificielle, en forme de planisphère, une image aplatie, déroulée du +globe terrestre, où l’eau de cette mare figurait l’océan. Tout ce qui +n’était pas les colonies françaises avait été négligé, demeurait nu, ou +couvert d’herbes folles. Mais toutes nos possessions, toutes, +Indo-Chine, Madagascar, Afrique du Nord, Afrique occidentale, Congo, et +les îles, Guadeloupe, Martinique, Réunion, Tahiti, la Calédonie, les +Touamotou, les Marquises, Saint-Pierre et Miquelon, jusqu’aux Kerguélen +avaient été minutieusement modelées, reproduites dans leur forme et les +variations de leur altitude, avec leurs fleuves, leurs ports, les villes +de l’intérieur, les postes, la délimitation même des provinces et des +cercles. Sur la rive, une sorte de monticule, également artificiel, +portait un banc. Partonneau s’y assit, dépliant le _Journal Officiel_ et +les _Tablettes_. + +--Tu permets? fit-il d’une voix presque implorante, vergogneuse. C’est +ma seule distraction quotidienne... Et elle me manque, quand je ne l’ai +pas! + +Il lisait: + +«Mouvement dans la magistrature coloniale.» + +«--Ça, les magistrats, je m’en fous... Pourtant, il faut savoir... + +«... M. Dumoulin, procureur général à Tananarive, est admis à faire +valoir ses droits à la retraite...» + +--Tu te le rappelles, ce vieux Dumoulin? A la fin, il avait fini par y +comprendre quelque chose. La preuve, c’est qu’il avait des ennemis, au +lieu de passer pour un pur crétin, inoffensif... Maintenant, il s’en va. +Il s’en va comme moi je m’en suis allé... + +«... M. Le Prieur, juge de paix à compétence étendue à Lang-Son +(Indo-Chine), est nommé juge d’instruction à Hanoï.» + +--... L’avancement, le bel avancement!... Mais Lang-Son! Lang-Son, +pourtant! Les jolies montagnes, tu sais, les montagnes aux coupes +nettes, pathétiques, les champs de badiane qui sentent si bon--et les +histoires de contrebande de l’opium avec les Chinois, qui étaient si +drôles... Et la route de ravitaillement des postes-frontières, par +That-Khé et Cao-Bang jusqu’au Fleuve Rouge, à travers des paysages de +baie d’Along mise à sec, où la pluie mille fois millénaire taillade des +pyramides qui portent elles-mêmes des milliers de petits pains de sucre, +portraits en miniature de ces grands pitons pointus... Des grottes qui +s’enfoncent au diable sous terre, des rivières qui coulent dans les +_cañons_ à pic, à six cents mètres en contre-bas... Calcaire liasique... +Et, dans ce calcaire, j’ai trouvé des veines de mica, un paradoxe +géologique. On m’a contesté ça: le mica ne devrait exister que dans les +terrains cristallins... + +«... Les territoires de la Haute-Volta seront organisés en gouvernement +autonome, relevant du gouvernement général de l’Afrique occidentale. M. +Hesling est désigné pour remplir les fonctions de lieutenant +gouverneur.» + +--... Tu te rappelles, le petit Hesling à Madagascar, il y a vingt-sept +ans? Il était arrivé avec sa mère, la veuve d’un général, je crois. Un +gosse, un vrai gosse, un bon petit qui ne savait rien de rien. Moi, je +me demandais si on en tirerait jamais quoi que ce soit. C’est Gallieni +qui l’a dressé. Il avait de la bonne volonté, le gosse, et un cerveau +frais. Il s’est formé, il aime l’ouvrage... Ah! il s’y entendait, +Gallieni, pour le dressage! C’était amusant à voir, ça faisait vivre!... +On dit que c’est lui qui a gagné la bataille de la Marne. Moi, je m’en +fous... Je vais te dire: ce sont les Allemands qui l’ont perdue. Et ils +l’ont perdue parce qu’ils se croyaient certains de la gagner, de même +que nous perdrons la prochaine bataille dans soixante ans--ils sont +idiots ceux qui croient à la guerre pour _maintenant_--parce que nous +serons sûrs aussi de la gagner. C’est toujours comme ça, c’est une loi +historique. Le vainqueur devient le vaincu, parce que, d’être vainqueur, +ça vous donne une cervelle de crétin équestre et aristocrate... Non, +non, le vrai Gallieni, c’est le Gallieni colonial: un proconsul! Un +bougre qui savait que les armes, c’est un outil, un outil indispensable, +mais que, une fois qu’il a servi, il en faut d’autres. Avec ça, le sens +de l’_imperium_: «Je veux la paix, d’abord parce que c’est plus joli à +voir, mais aussi parce que c’est moi qui la fais, et que ça me permet de +commander à tout le monde, au lieu de commander seulement à des +militaires.» + + * * * * * + +Partonneau était redevenu l’ancien Partonneau. La mauvaise graisse était +sortie je ne sais comment de ses joues. La voussure de son dos avait +disparu. Ses fortes mandibules mâchaient et jetaient les phrases par +saccades, avec des ellipses formidables, et toujours ce passage +fantasque et lumineux, immédiat, des choses coloniales aux choses +européennes, françaises, qui, toute son existence, avaient fait +l’originalité de sa philosophie. Il s’interrompit: + +--... Hein? Hein? Tu vois, je ne suis plus qu’un vieil imbécile! + +... Au moment où je me réjouissais de le retrouver! + +--Si! Un vieil imbécile. Un retraité gâteux qui lit l’_Annuaire_... Je +m’amuse à le regarder sur une carte en relief au lieu du machin à +couverture bleue, voilà tout... Quand je suis arrivé ici, et que j’ai +arrangé cette île comme tu la vois, je lisais encore des communications, +des rapports envoyés par les types de là-bas--tiens, le bouquin de +Gautier, sur le Sahara!--et je suivais tout ça sur ce relief... Mais, +maintenant, ajouta-t-il avec satisfaction, maintenant c’est fini. Je ne +lis plus que les nominations, l’_Annuaire_... + +--C’est pour ça que, des publications que tu reçois, il n’y a que les +plus anciennes qui soient coupées? + +--Pour ça!... Et je vais me désabonner. C’est encore un fil. Il faut le +trancher. + +--Mais pourquoi, pourquoi? + +--Pour tuer le vieil homme, dit-il, farouchement. Pour finir de le +tuer... Ah! je le croyais bien en train de mourir... Chaque jour, quand +je vais à cette île, mes souvenirs deviennent plus impersonnels, plus +dépouillés de tout ce qui était moi, mes déductions, mes ambitions, +ma... ma philosophie, comme tu dis. Il a fallu que tu viennes: c’est une +rechute! + +--Une rechute? + +--Je veux mourir en paix, entends-tu! Je veux mourir en esprit, d’abord, +arriver à la mort sans regrets, sans désirs... C’est peut-être encore là +une chose que m’a apprise l’Extrême-Orient: mais il faut que je ne sache +même plus d’où ça me vient. Il n’y a qu’à cette condition que ça fera +corps avec moi: non plus une doctrine, alors, un instinct. + +--Et de la sorte tu t’imagines que tu mourras heureux? + +--Je suis sûr, fit-il, d’une voix redevenue toute neutre, de ne pas +mourir malheureux. L’homme raisonnable n’en saurait souhaiter +davantage... Allons, viens prendre un verre de bière, avant de nous +quitter! Tu te souviens, c’était aussi l’usage, là-bas... + +Il me versa la bière, dans la cuisine-salle-à-manger. Nous demeurâmes +longtemps muets. + +--Partonneau, tu te suicides! + +Il haussa les épaules. Puisque c’était ça qu’il voulait: anéantir +progressivement les parties supérieures de son être, devenir une espèce +d’animal, puis de végétal humain, puis rien... + +--Et... cette promenade quotidienne à ton étang, c’est tout ce que tu +fais? + +--Presque. Je dors beaucoup, je mange le plus que je peux. Le soir, en +hiver, je vais chez le forgeron, comme tu as vu: ces paysans +m’enseignent combien peu de pensées suffisent à un homme. C’est très +salutaire. + +--Et... les femmes? + +--Parfois, dit-il paisiblement, je vais à Dijon... De moins en moins. + +Cruellement, je voulus porter le dernier coup: + +--Camille est mariée, en Indo-Chine, à un planteur de caoutchouc, je +crois. + +--Ah!... Et ça va?... + +--Je ne crois pas. + +--Le contraire m’aurait étonné... Elle aura besoin de plusieurs +expériences... Et madame Vaubelle? interrogea-t-il, de lui-même. + +--Elle s’est réconciliée avec son mari. Même elle en a eu un nouvel +enfant. + +--Elle a bien fait... C’est une brave femme, celle-là... Ce qu’il y a de +mieux. + +--Veux-tu que je le lui dise, de ta part? + +--Tu ne le feras pas! Pour elle, et pour moi. + +--Partonneau, sois franc!... Tu ne les as jamais aimées, ce qui +s’appelle aimer? + +--Comment veux-tu que je te dise? C’est probable. C’est même certain, +puisque j’ai pu renoncer à elles... Il me semble, du fond de ce sommeil +que je veux imposer à tout ce qui fut moi, que sur certains points, j’y +vois plus clair encore que même cette dernière nuit, tu sais, à Paris... +Il se pourrait que, de cœur et d’esprit, je n’aie jamais su aimer les +femmes: les hommes seulement. + +--Partonneau! + +--Oui... Je suis quelqu’un à qui son éducation première, ses lectures +d’adolescence ont montré les femmes comme le seul objet de désir, mais +qui, au fond, n’était pas fait pour elles, dédaignait leur âme, se +méfiait de tous leurs actes, même les plus simples, les plus légitimes. +Et la vie que j’ai menée, les femmes instinctives, primitives que +j’ai possédées, m’ont confirmé dons cette méfiance et cette +incompréhension... Mais qui, par contre, aimait l’intelligence et +l’énergie viriles, qu’il connaissait bien, les aimait passionnément, +jusqu’avec sa sensibilité... Mon vieux! Si je t’avouais que, depuis deux +ans, j’ai pensé plus souvent à toi qu’à elles! + +--Je te remercie... + +--On est des vieux, maintenant, et de braves gens, après tout. On peut +tout se dire... + + * * * * * + +Je ne voulais pas m’attendrir. Il l’avait dit: on était des vieux, on +n’avait plus le droit. Je demandai seulement: + +--Je reviendrai... Tu veux bien?... + +Il secoua la tête. + +--Quand je serai mort. Pas avant. Avant, ne fais pas ça... Mauvais pour +moi, tu comprends... Cette journée-ci, cette journée avec toi, eh bien, +elle m’a retardé DANS MON PROGRÈS... + + + + +TABLE DES MATIÈRES + + + LES FEMMES DE PARTONNEAU Pages. + Les femmes de Partonneau 9 + Dans le monde 29 + + PREMIÈRES RENCONTRES + Premières rencontres 45 + Le musée du fou 67 + + LES FORCES MORALES + Les forces morales 91 + L’aveugle 99 + + LE MAITRE DES HOMMES + Le condamné à mort 135 + Une leçon 149 + Sa prudence 161 + + ET LE SOIR VINT... + Et le soir vint... 171 + + +E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75357 *** |
