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+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75357 ***
+
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+ PIERRE MILLE
+
+ L’ILLUSTRE
+ PARTONNEAU
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+ ALBIN MICHEL, ÉDITEUR
+ PARIS--22, RUE HUYGHENS--PARIS
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+
+DU MÊME AUTEUR
+
+
+A la même Librairie:
+
+ La Détresse des Harpagon.
+
+A PARAITRE:
+
+ Le Diable au Sahara.
+
+Chez Calmann-Lévy:
+
+ Sur la vaste Terre.
+ Barnavaux et quelques Femmes.
+ La Biche écrasée.
+ Louise et Barnavaux.
+ Caillou et Tili.
+ Le Monarque.
+ Nasr’Eddine et son Épouse.
+ Sous leur dictée.
+ Trois Femmes.
+
+Chez Flammarion:
+
+ La Nuit d’amour sur la montagne.
+
+Chez Crès:
+
+ En croupe de Bellone.
+ Le Bol de Chine.
+ Mémoires d’un Dada besogneux.
+
+Chez Ferenczi:
+
+ L’Ange du Bizarre.
+ Histoires exotiques et merveilleuses.
+ Myrrhine Courtisane et Martyre.
+
+Chez Stock:
+
+ Paraboles et Diversions.
+
+Aux Cahiers de la quinzaine:
+
+ Quand Panurge ressuscita.
+ L’Enfant et la Reine morte.
+
+A la Maison du Livre:
+
+ Monsieur Barbe-Bleue... et Madame!
+
+
+
+
+ Il a été tiré de cet ouvrage
+ 50 exemplaires sur papier de Hollande
+ numérotés à la presse
+ de 1 à 50.
+ 100 exemplaires sur papier vergé pur fil
+ des Papeteries Lafuma
+ numérotés à la presse
+ de 1 à 100.
+
+
+Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.
+
+Copyright 1924, by ALBIN MICHEL.
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+LES FEMMES DE PARTONNEAU
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+LES FEMMES DE PARTONNEAU
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+Partonneau revenait de Madagascar. Il y a longtemps que se passèrent les
+événements dont je me fais l’historien: c’était deux ou trois ans après
+l’insurrection qui suivit la prise de Tananarive. Partonneau s’était
+alors révélé ce qu’il fut durant le reste de son aventureuse carrière:
+l’un des collaborateurs civils les plus adroits, le plus vigoureux de
+Gallieni; en apparence, et à l’écouter, le plus imprévu des humains; en
+réalité, montrant le génie de la politique indigène. Il avait administré
+des provinces aussi vastes que la Belgique, rendu la justice comme saint
+Louis, sauf qu’il était assis sous un pamplemoussier, non sous un chêne;
+livré des batailles rangées à la tête de dix-huit miliciens, de la sorte
+pacifié la moitié d’un empire; enfin, gouverné sagement, mais dans
+l’éclat d’une puissance illimitée. Le tout sans s’étonner de rien: il
+n’avait jamais l’air de croire que c’était arrivé.
+
+Quand un mot de lui me fit savoir qu’il était de retour à Paris, je
+courus le voir. Ce proconsul avait tout simplement repris son ancien
+domicile, une modeste chambre d’étudiant, rue Flatters, au quartier
+latin. Sa concierge me dit, d’une voix un peu surprise:
+
+--Mais M. Partonneau n’est pas là, à cette heure-ci! (Il était quatre
+heures de l’après-midi.) Vous le trouverez au café Mahieu, comme de
+juste.
+
+J’allai donc au café Mahieu. J’y découvris en effet Partonneau, attaché
+de toute son âme aux problèmes d’une manille aux enchères avec des
+habitués qui l’ignoraient radicalement trois jours auparavant, mais le
+tutoyaient. Telle était la simplicité de son âme: il ne se souvenait
+plus d’avoir été vice-roi, d’être toujours officier de la Légion
+d’honneur et grande médaille d’or de la Société de Géographie. Ou
+plutôt, comme il disait, avec sa belle philosophie, ramassée dans une
+formule concise: «Tout ça n’avait aucun rapport!»
+
+--Alors, lui dis-je, tu ne regrettes pas tes grandeurs?
+
+--Non, fit-il, sincèrement: ici la vie est beaucoup plus facile! Je n’ai
+à me soucier de rien...
+
+En effet, il ne se souciait de rien. Toutefois, y réfléchissant, il me
+déclara que, pour lui, Paris manquait de femmes. Je répliquai que ce
+n’était pas l’opinion générale.
+
+--C’est possible, me répondit Partonneau, mais alors c’est que je ne
+sais plus «manière». A Madagascar, je n’avais qu’à m’adresser aux
+_governora madinika_, les chefs des notables, qui m’envoyaient tout de
+suite ce qu’ils avaient de mieux. Ici, il n’y a pas de _governora
+madinika_: cela me manque.
+
+Je lui fis remarquer qu’il y avait un préfet de police; il me pria de ne
+pas me payer sa tête. Mais je ne croyais pas si bien dire, ainsi qu’on
+verra.
+
+Deux jours plus tard, il m’apprenait qu’il avait trouvé «quelqu’un». Ce
+quelqu’un s’appelait Émilienne. Comme je m’informais de l’endroit où il
+l’avait rencontrée:
+
+--Mais dans la rue! Où veux-tu que ce soit?
+
+Il ajouta qu’il l’avait installée chez lui, que c’était une personne
+très comme il faut, bien agréable, et qu’elle avait des vertus
+d’intérieur.
+
+Je supposai que c’était à cause de ces vertus d’intérieur qu’on ne
+voyait jamais Émilienne. Partonneau allait au Mahieu sans elle, dînait
+sans elle à la brasserie du Panthéon, retournait jouer à la manille, au
+Mahieu, sans elle, et ne partait que vers minuit.
+
+--Partonneau, lui dis-je timidement un soir, qu’est-ce qu’elle fait, ton
+Émilienne, pendant ce temps-là?
+
+--Elle m’attend en mangeant des marrons. C’est une femme qui adore les
+marrons, avec du vin blanc. Chaque tribu a ses mœurs.
+
+Je me permis de lui faire observer que les mœurs de la tribu parisienne
+ne sont pas, généralement, si simples; que les femmes, chez nous, aiment
+la distraction; que, de plus, elles souhaitent d’ordinaire que leurs
+amis fassent l’étalage public de leurs attraits et de leur toilette.
+
+--Je me souviens, reconnut Partonneau, d’avoir lu ces particularités
+dans certains ouvrages qui traitent de la matière. Mais Émilienne est
+différente. Elle ne demande pas du tout à m’accompagner. Je la vois le
+soir, quand je rentre, et le matin, où elle fait le ménage, cependant
+que je travaille à ma grande carte, au cent millième, du nord-est de
+Madagascar. Cela nous suffit à tous deux.
+
+Toutefois, il advint un jour que Partonneau vint s’asseoir à mes côtés,
+la figure légèrement attristée.
+
+--C’est curieux, me dit-il, Émilienne a été prise dans une rafle!
+
+--Dans une rafle? Comment cela?
+
+--Comme il paraît que ça se fait: par la police. Elle se promenait sur
+le boulevard, et la police l’a emmenée...
+
+Je compris pourquoi Émilienne ne tenait pas à accompagner Partonneau le
+soir: elle avait d’autres occupations, et ne passait pas décidément tout
+son temps à manger des marrons.
+
+--... Et elle a fait prévenir la concierge, poursuivit Partonneau, qu’il
+me fallait aller la réclamer à la préfecture de police.
+
+--Et tu iras?
+
+--Sûrement, j’irai! Je me suis informé. Une femme qui vit avec un homme
+honorable, la police n’a pas le droit de la cueillir: tels sont les lois
+et règlements de ces populations occidentales. Tout à l’heure je vais
+donc aller réclamer Émilienne.
+
+Il revint deux heures après.
+
+--C’est extraordinaire, fit-il, on n’a pas voulu la relâcher!
+
+--Il y avait un cheveu?...
+
+--Aucun cheveu. J’ai vu un administrateur, très aimable. Je lui ai dit:
+«Vos miliciens ont arrêté une femme qui vit avec moi. Puisqu’elle vit
+avec moi, je viens la chercher. Voilà mes noms et qualités.» Il m’a
+répondu: «Rien de plus juste, cher monsieur... Enchanté de cette
+occasion de faire connaissance de l’explorateur Partonneau, dont la
+renommée est venue jusqu’à moi. Cette dame s’appelle?...
+
+»--Elle s’appelle Émilienne!
+
+»--... Émilienne? Bien. Son nom de famille?
+
+»Alors, je suis tombé des nues: «Est-ce que vous croyez, lui ai-je dit,
+que j’ai l’indiscrétion de demander leur nom de famille aux dames qui
+m’honorent de leurs faveurs? Et qu’avais-je besoin de connaître son nom
+de famille? Je ne veux pas en hériter!» Là-dessus, il m’a répondu: «Je
+regrette! mais, dans ce cas, malgré la meilleure volonté du monde...»
+
+Partonneau réfléchit un instant, et conclut:
+
+--A Madagascar, les femmes n’ont pas de nom de famille. Les hommes non
+plus, du reste. Ils ont bien raison: ces complications sont ridicules!
+
+ * * * * *
+
+Il ne faudrait pas croire que toutes les dames que, dans l’acception
+biblique du terme, mon ami Partonneau connut à Paris, quand, par chance
+il y venait se reposer de ses fatigues, échouèrent, comme celle dont je
+viens de parler, à la préfecture de police. Il y en eut d’autres, dont
+les relations avec cet homme illustre se terminèrent différemment, bien
+que d’une façon toujours aussi singulière; et je compte rapporter
+comment. Il est certain qu’il n’avait de rien, ni des femmes, ni de
+l’autorité, ni de la manière dont il convient d’exercer cette autorité,
+une conception qui puisse ressembler en quoi que ce soit à la nôtre.
+
+Celle-ci ne pouvait que demeurer fort éloignée des comportements que son
+génie naturel, développé par ses séjours sous d’autres cieux, et
+l’habitude qu’il avait prise d’y exercer les réalités de la domination,
+avaient inculqués à Partonneau. C’est ce qu’il me fit bien sentir, il y
+a quelques années, alors que j’avais le plaisir de le retrouver chef de
+cercle, muni de pouvoirs effectivement illimités, dans une des régions
+les moins assimilées de notre Indo-Chine septentrionale: car ce diable
+d’homme a été partout, et l’on doit à la vérité de reconnaître qu’il est
+l’un de ceux qui ont le moins mal réussi partout où il a passé.
+
+«L’administration, me dit-il, est une chose très simple. Elle a trois
+aspects: ce qu’on fait pour le gouvernement, ce qu’on fait pour les
+indigènes, ce qu’on fait pour soi. Le gouvernement, les indigènes
+n’étant pas électeurs, se déclare satisfait si les impôts rentrent
+régulièrement. Pour les indigènes, il s’agit de les persuader que plus
+ils paieront régulièrement ces impôts et moins on les embêtera. En
+d’autres termes, que s’ils s’acquittent gentiment de ce devoir, on leur
+fichera la paix absolument, et que nous serons pour eux comme si nous
+n’existions pas. Pour soi-même, il s’agit d’organiser sa petite vie le
+plus confortablement qu’on peut.»
+
+Je constatai que, en effet, Partonneau jouissait de la confiance
+silencieuse du gouvernement; que les indigènes payaient l’impôt et, pour
+le reste, ne se volaient les uns les autres que selon leurs coutumes
+héréditaires; enfin, qu’il avait organisé sa petite vie.
+
+Il s’était fait construire une «résidence» au milieu d’un assez beau
+lac. C’était afin de goûter un peu de fraîcheur. «L’inconvénient de cet
+emplacement, expliquait-il, est que l’eau engendre des moustiques: mais
+c’est un fait bien connu que les poissons rouges mangent les moustiques.
+J’ai donc frappé mes administrés d’une taxe annuelle et personnelle d’un
+certain nombre de poissons rouges, dont ils s’acquittent fort
+honnêtement; ils les mettent dans le lac et je suis débarrassé des
+moustiques. Une autre plaie du pays, ce sont les cafards; ils
+envahissent les habitations: mais c’est un autre fait bien connu en
+histoire naturelle que les pintades mangent les cafards. Il me suffit
+donc d’entretenir dans la résidence les pintades qu’il faut.»
+
+Et il est vrai que cette demeure administrative avait, grâce à ces
+oiseaux, l’air d’un poulailler; mais il jugeait avec bon sens qu’il
+n’est pas, après tout, plus extraordinaire d’avoir chez soi des pintades
+que des chiens ou des chats.
+
+Toutefois, l’intérieur de ce palais résidentiel me parut assez bizarre.
+Il ne se composait que d’une chambre à coucher, sur laquelle je
+reviendrai tout à l’heure, et d’une salle immense, très haute, mais
+entièrement dépourvue de meubles. J’apercevais seulement, suspendues au
+plafond, des choses vagues, auxquelles étaient attachées des poulies.
+
+Partonneau me dit, d’un air tout naturel:
+
+--Je suppose que tu veux déjeuner?... Tirailleur Ba,--c’est-à-dire
+numéro trois,--l’appareil numéro cinq!
+
+Sur quoi le _linh-cô_ Ba, avec une aisance qui prouvait une longue
+habitude, manœuvra un certain nombre de poulies, et fit descendre du
+plafond une table, des chaises et un buffet. Nous déjeunâmes.
+
+--A présent, tirailleur Ba, la sieste! commanda Partonneau: l’appareil
+numéro deux!
+
+Le tirailleur Ba, ayant fait prendre au mobilier de salle à manger un
+mouvement ascensionnel, le remplaça par deux lits de repos, couverts de
+nattes fraîches parfaitement confortables.
+
+--Maintenant, me dit Partonneau vers quatre heures, tu permets que je
+travaille un peu?
+
+Le tirailleur Ba évoqua des hauteurs un bureau, un fauteuil de bureau,
+quelques sièges et une bibliothèque avec des cartons verts.
+
+--Par ce procédé, m’expliqua sérieusement Partonneau, on a beaucoup plus
+d’air!
+
+Il se mit à dépouiller paisiblement son courrier administratif. Bientôt
+une exclamation d’impatience lui échappa, qui me surprit de la part de
+cet homme d’un si grand sang-froid.
+
+--Faut-il qu’ils soient bêtes, cria-t-il, faut-il qu’ils soient bêtes!
+
+--Plus qu’à l’ordinaire?
+
+--Oui. C’est la direction de la justice, à Hanoï, qui me demande un tas
+de renseignements dont elle n’a que faire! Des renseignements qui sont
+destinés à Paris, tu comprends, aux gens de Paris, mais ne signifient
+absolument rien: «L’esprit de la population!... l’organisation de la
+justice dans mon cercle!» Ils vont voir!
+
+En regard d’une des formules imprimées qu’on lui communiquait, il
+écrivit:
+
+«Le chef du cercle de Yen-Minh inflige aux indigènes les amendes qu’ils
+ont méritées; leur administre les châtiments qui sont nécessaires pour
+les maintenir dans la bonne conduite; condamne à mort; et, _dans les cas
+plus graves_, en réfère à l’autorité supérieure!»
+
+--Mais c’est idiot! Si tu condamnes à mort, il ne peut y avoir de cas
+plus graves!
+
+--Mon cher, fit-il, l’essentiel est de remplir les formules; on ne lit
+jamais rien, _mais on remarque les blancs_!
+
+Un génie si décidément original me remplissait d’admiration. La nuit
+venue, je l’accompagnai jusque dans sa chambre à coucher. Elle était
+fort vaste, et les meubles, ce qui me parut presque choquant, si vite on
+s’accoutume aux choses qui, d’abord, vous semblent incongrues,
+reposaient à terre, au lieu de planer dans le ciel. Même le lit, un lit
+immense, carré, de la dimension, à lui tout seul, d’une pièce d’un
+appartement parisien, était aussi définitivement fixé au sol qu’une
+cathédrale. Il se caractérisait, de plus, par une particularité assez
+exceptionnelle: sur l’une de ses parois latérales apparaissait une
+petite porte, une espèce de trappe.
+
+--Que diable est-ce là? demandai-je.
+
+--Tu vas voir, me répondit Partonneau: tout ce qu’il y a de plus
+pratique.
+
+S’étant déshabillé, il s’étendit sur le lit, et, allongeant la main,
+frappa un petit coup sur le bois de la porte.
+
+--Ti-Haï! appela-t-il.
+
+La porte s’ouvrit et, du dessous du lit, sortit une jeune Annamite, d’un
+aspect agréable, qui salua respectueusement son seigneur et maître.
+
+--Tu conçois, m’expliqua Partonneau, qu’il est parfaitement inutile
+qu’elle reste _au-dessus_ quand je n’ai plus besoin d’elle. Je l’appelle
+quand je veux... et puis elle rentre.
+
+Ti-Haï, comme lui, semblait juger que rien n’était plus légitime, ni
+plus simple.
+
+ * * * * *
+
+Quelque temps plus tard, une légitime émotion agita, jusqu’à le
+déchirer, le corps des administrateurs, ou du moins la grande majorité
+d’entre eux, dans notre colonie du Juste-Milieu-Asiatique: un nouveau
+Résident Général, dans sa sollicitude, avait bien voulu se préoccuper
+d’amender leurs mœurs.
+
+Il en était résulté une circulaire confidentielle, mais pressante, et
+même rédigée en termes impérieux: MM. les administrateurs étaient
+invités à répudier, dans le plus court délai, les petites épouses
+indigènes qui, jusqu’à ce jour, embellissaient leur solitude. La
+circulaire admettait que ce sacrifice pourrait, dans certains cas, leur
+paraître douloureux; elle représentait qu’il était indispensable: ces
+unions plus ou moins morganatiques sont de nature à déconsidérer nos
+agents aux yeux des fonctionnaires britanniques de la colonie voisine
+qui parfois viennent visiter notre possession; par surcroît, les preuves
+qu’elles ne sont point sans inconvénients politiques ne sont que trop
+nombreuses: Combien de chefs de cercle n’en sont-ils pas arrivés à ne
+voir que par les yeux de leurs «congaïes», adoptant leurs préjugés,
+leurs sympathies ou leurs antipathies, favorisant leur famille et leur
+village au détriment des intérêts généraux des indigènes, et de la
+simple justice même? Combien de ces congaïes n’abusent-elles de leur
+influence pour faire rendre, à condition d’y trouver leur avantage, des
+arrêts qui compromettent le bon renom de l’administration française? Et
+n’en peut-on citer aussi qui vont jusqu’à trahir à la fois leur époux
+européen et le gouvernement dont il est le délégué?
+
+Ceux des administrateurs que touchait la circulaire--ils étaient
+nombreux--tinrent des espèces de congrès secrets qui ne furent guère que
+d’inutiles parlotes. Les uns prétendaient se révolter ouvertement.
+D’autres en appeler à la presse parisienne; d’autres encore proposaient
+qu’au moins l’on adressât à M. le Résident Général une lettre collective
+de protestation, suggérant qu’une mesure si draconienne, prise, en
+apparence, au nom de la morale, était susceptible d’entraîner des écarts
+bien plus déplorables, de nature à faire périr les deux sexes, chacun de
+son côté. On comptait beaucoup, pour cette insurrection, sur le célèbre
+Partonneau, on attendait de sa part une énergique défense: on
+connaissait son scepticisme, ses habitudes de franc-parler; on savait
+aussi quels liens l’attachaient, depuis plusieurs années, à l’aimable
+Ti-Haï.
+
+Ti-Haï n’avait été appelée par lui aux honneurs d’un concubinat quasi
+officiel qu’après de scrupuleuses enquêtes et un achat en forme à ses
+parents des Trois-Lacs: il s’agissait, en somme, d’un mariage
+parfaitement régulier, selon la coutume indigène. Cette aimable enfant
+était arrivée chez Partonneau entièrement couverte de bouse de vache, et
+Partonneau, au courant des usages, s’était bien gardé de lui faire
+enlever sur l’heure cette carapace, à laquelle seules ont droit les
+filles parfaitement vertueuses, notoirement vierges, et qui ont
+l’intention d’accomplir avec rigueur tous leurs devoirs d’épouses; il
+avait attendu qu’elle séchât. A cette heure, Ti-Haï possédait trois
+colliers, l’un de perles d’or, l’autre de perles d’ambre, le dernier de
+corail, dons de son seigneur et maître, preuve ostentatoire et
+somptueuse de condescendances de sa part exceptionnelles. Même elle
+avait un pousse-pousse pour courir le marché et les magasins, comme la
+femme de première classe d’un mandarin; enfin, à l’abondance et à la
+richesse de ses toilettes, au nombre de ses _kai-aos_ de soie, il ne
+semblait pas impossible qu’elle reçût des cadeaux qui tous ne venaient
+point de Partonneau, mais de ses administrés, justement soucieux de se
+ménager les faveurs d’une si grande dame, et si influente.
+
+A la grande surprise de ses collègues, Partonneau leur opposa la fin de
+non-recevoir la plus catégorique.
+
+--Les journaux de Paris, leur dit-il, se ficheront de vous! Ils se
+ficheront de vous parce que c’est trop drôle: les administrateurs du
+Juste-Milieu-Asiatique réduits à la situation et aux obsessions des
+citoyens d’Athènes dans _Lysistrata_! On se moquera de vous, sans que
+nulle pitié se mêle à cet ébaudissement. Quant au Résident Général, oui,
+je vais lui écrire, au Résident Général, mais ce sera pour lui dire
+qu’il a raison, cent fois raison, que nous ne pouvons qu’être
+désagréablement roulés par nos congaïes, qu’il se peut bien même que
+j’aie été roulé par la mienne et que je m’empresse d’accéder à son juste
+désir.
+
+Il fut traité de lâcheur, voire de lâche. On alla jusqu’à murmurer,
+derrière son dos, que l’illustre Partonneau vieillissait, qu’il n’était
+plus digne de sa réputation, qu’il sacrifiait ses affections, ainsi que
+les légitimes plaisirs de ses collègues, au désir d’être bien en cour,
+au soin de son avancement. L’ayant appris, il répondit seulement qu’il
+était en effet, très probablement, un héros dans le genre de Titus,
+lequel, pour garder l’Empire, avait sacrifié Bérénice aux exigences du
+Sénat romain; et l’on vit la pauvre Ti-Haï quitter la maison de
+Partonneau. Cela ne prouvait rien; les cœurs n’ont pas besoin, pour
+palpiter à l’unisson, de battre sous le même toit: mais elle était
+souvent en larmes, et perpétuellement, en plus, de la pire humeur.
+Alors, nul ne douta plus de la sincérité de Partonneau.
+
+M. le Résident Général ne manqua pas d’être flatté de l’adhésion, à ses
+principes, d’un personnage qui passait pour pousser fort loin,
+d’ordinaire, l’esprit d’indépendance: Partonneau bénéficia, avant son
+tour, d’un avancement de classe. Ce ne fut pas tout: M. le Résident
+Général, dans une de ses tournées, s’étant arrêté chez lui, trouva des
+paroles presque attendries pour le féliciter d’une si noble obéissance,
+si rapide, et qui pourtant lui avait dû coûter. Partonneau se contenta
+de s’incliner en souriant. Au même instant, parurent deux jeunes
+personnes, qui entrèrent par deux portes opposées, ne se regardèrent
+point, mais lui posèrent fort tendrement la main, chacune de son côté,
+sur une épaule.
+
+--Madame Ti-Haï! fit Partonneau, les présentant, du village des
+Trois-Lacs, madame Thi-Ba, du village des Grandes-Rizières...
+
+--Et quel rôle, monsieur, jouent ici ces dames? demanda M. le Résident
+Général, glacial.
+
+--Madame Ti-Haï est ma première épouse, madame Thi-Ba, la seconde.
+
+--Est-ce là, fit M. le Résident Général, l’engagement que vous aviez
+pris? En vérité, monsieur!...
+
+Il ne cachait pas se trouver fort offensé. Partonneau répliqua:
+
+--J’ai porté honnêtement à votre connaissance que je n’avais plus
+d’épouse indigène. Rien de plus rigoureusement et grammaticalement
+exact, puisque j’en ai deux, ce qui fait un pluriel... J’ai considéré,
+monsieur le Résident Général, qu’il avait été fort sage de m’interdire
+la monogamie. Faisant mon examen de conscience, j’ai reconnu qu’en effet
+l’influence d’une épouse menaçait de m’être funeste, et que, selon vos
+propres paroles, je risquais de m’abandonner à sa seule influence, de ne
+voir que par ses yeux. J’en ai donc pris une seconde. Thi-Ba est du
+village des Grandes-Rizières, lequel, depuis l’aurore des temps
+historiques, abomine le village des Trois-Lacs, dont Ti-Haï est sortie.
+Toutes deux, par surcroît, se jalousent, et s’entendent comme chien et
+chat. Il n’est pas une petite malice, une petite tentative de
+prévarication par séduction, de la part de Ti-Haï, que Thi-Ba ne
+s’empresse de signaler. Et Ti-Haï fait de même à l’égard de Thi-Ba.
+Elles sont devenues ma police; en se dénonçant réciproquement, elles
+dénoncent tous ceux qui s’adressent à elles. Sans vous, monsieur le
+Résident Général, je n’eusse jamais découvert cet admirable moyen de
+gouvernement.
+
+Ce haut fonctionnaire, ayant réfléchi, jugea qu’il y avait du bon dans
+la politique conjugale et extra-conjugale de Partonneau. C’est lui qui
+m’a conté l’histoire.
+
+
+
+
+DANS LE MONDE
+
+
+L’avant-dernière fois que Partonneau revint à Paris, il était au
+comble de la gloire. Dédaignant, pour quitter la colonie du
+Juste-Milieu-Asiatique, de faire comme tout le monde, et de s’embarquer
+sur un confortable paquebot, et tournant le dos à l’océan Indien, il
+s’en était revenu par le Thibet. Tout seul! Et, seul de tous les
+Européens depuis le voyage des missionnaires Huc et Gabet, c’est-à-dire
+depuis plus de trois quarts de siècle, il avait réussi là où Dutreuil de
+Rhins a si cruellement échoué: il avait pénétré dans la mystérieuse
+Lha-Ssa; il s’était entretenu avec le Dalaï-Lama, Bouddha vivant des
+Thibétains, beaucoup plus familièrement que je n’arriverai jamais à le
+faire avec M. Ramsay Macdonald; il avait visité, je ne sais où, des
+grottes-bibliothèques où dorment depuis trente siècles des manuscrits
+rédigés dans des langues que nul ne parle plus, pas même les perroquets;
+il n’avait tué personne, on n’avait pas même essayé de l’assassiner;
+pourtant, il avait tout vu, tout entendu sur son passage; il avait été
+géographe, géologue, philologue, botaniste, et rapportait par surcroît
+une collection d’_argols_ unique au monde. Les _argols_, il faut le
+faire connaître à ceux qui pourraient l’ignorer, sont le seul
+combustible connu sur les hauts plateaux thibétains, où ne sauraient
+croître même ces saules, pas plus hauts que des géraniums, qu’on
+rencontre encore jusque dans les régions arctiques; ce sont des bouses
+de ruminants, tout bonnement, mais parvenues à un parfait état de
+siccité. Il y a celles du chameau, pour lesquelles Partonneau professe
+de l’estime: il paraît qu’elles valent, pour faire griller une
+côtelette, le meilleur bois de hêtre. Il y a celles des vaches, pour
+lesquelles il témoigne un profond mépris. Il y a enfin les petites
+boules rondes que laissent sur leurs pas les chèvres et les moutons, et
+dont il est enthousiaste: il démontra, devant un aréopage de savants et
+de métallurgistes, qu’elles dégagent une chaleur susceptible de fondre
+même l’acier. Un journal publia cette expérience avec cette manchette:
+«La crise du charbon conjurée!»
+
+De si notables et diverses découvertes avaient valu à Partonneau quelque
+notoriété. Il devint d’abord populaire; son portrait figura dans les
+périodiques et les quotidiens. Ce qui compte davantage, il fut un homme
+à la mode. Les salons se le disputèrent; il connut cette gloire suprême:
+des dames fort distinguées envoyèrent à leurs amis des cartes les
+invitant à venir prendre le thé chez elles, avec cette note,
+soigneusement soulignée: «Pour rencontrer M. Partonneau.»
+
+Je crois me souvenir de l’avoir dit, au début de l’étude que je consacre
+à la vie de cet homme singulier et admirable: Partonneau, dans les
+séjours qu’il avait faits à Paris, au cours de sa longue et très
+aventureuse carrière, n’avait jamais fréquenté que le café Mahieu. Cet
+homme qui semble tout savoir ignore le bridge; il ne connaît que la
+manille. Une fois en France, il se retrouvait ce qu’il y avait été avant
+de la quitter pour la première fois, un étudiant, même un étudiant
+pauvre, aux joies faciles; que dis-je, élémentaires. Il ne sait rien de
+ce qu’on est convenu d’appeler «le monde», de ses usages, du ton de
+conversation qu’il y faut prendre. Cela m’inquiéta pour lui. D’autre
+part, j’étais son ami, je m’enorgueillissais de sa réputation, j’eusse
+été peiné qu’il repoussât de si flatteuses attentions. A cet égard, je
+fus bientôt rassuré.
+
+--J’irai, fit-il, considérant d’un air paisible la première de ces
+invitations, que je ne lui présentais qu’avec timidité.
+
+Et comme je le regardais, un peu étonné d’une décision si aisée, si
+rapide:
+
+--... C’est de l’exploration!
+
+J’avoue que ce mot me fit trembler. Je le voyais entrant avec un
+théodolite chez Madame de Véromandes, ou appliquant un compas à branches
+courbes sur la face de M. Mouvenot, le grand homme d’affaires, à l’égard
+de qui cette personne passe pour avoir des bontés, afin de prendre sa
+mensuration crânienne; ou bien encore faisant un petit cadeau à M.
+l’abbé Chudier, qui fréquente aussi la maison, pour l’inciter à lui
+céder une pièce archéologique intéressante de son église, par les mêmes
+procédés dont il usa pour séduire les bonzes des lamaseries, et emporter
+leurs plus précieux bouddhas.
+
+Il ne fit rien de tout cela, par la bonne raison que c’est à peine,
+d’abord, s’il ouvrit la bouche, sauf pour les expressions de courtoisie
+les plus vagues et les plus générales. Il avait l’air, pour moi qui le
+connaissais bien, de songer: «Qu’est-ce que ces indigènes vont me
+demander de payer pour entrer dans leur pays?»
+
+--Monsieur, lui demanda à la fin madame de Véromandes, avec une aimable
+impatience, parlez-nous un peu des femmes du Thibet.
+
+--Ce sont, madame, des personnes fort heureuses: car elles ont
+généralement trois ou quatre époux légitimes en même temps, ce qui me
+paraît suffire. Tous les frères d’une famille sont ordinairement maris
+d’une même femme.
+
+Madame de Véromandes manifesta, malgré sa politesse, quelque
+incrédulité. Mais M. l’abbé Chudier voulut bien lui jurer que les
+_Annales de la Propagation de la Foi_ confirment les dires de
+l’explorateur. Il ajouta que cette coutume ne lui paraissait pas
+irréprochable.
+
+--En effet, observa madame de Véromandes, que deviennent les autres
+hommes?
+
+--Madame, fit Partonneau, tout est comme en France, ne vous en souciez
+point: une femme a plusieurs hommes, et les hommes sans emploi se font
+moines!... Cette coutume n’a pas manqué d’être favorisée par la Chine,
+suzeraine du pays, et antimilitariste: une femme qui possède plusieurs
+hommes les juge tous indispensables à son bonheur, et n’en veut pas
+faire des soldats. Quant aux moines ils sont naturellement exempts de
+porter les armes: combinaison de tout repos pour assurer la paix! Si nos
+pacifistes avaient la moindre prévoyance ils devraient d’abord établir
+en France ces deux institutions qui s’appuient et se complètent: le
+cléricalisme et la polyandrie.
+
+La conversation prenait un tour scabreux. J’en frémissais. Fort
+heureusement, comme elle était à M. Mouvenot de nul intérêt, il
+interrogea:
+
+--Et l’administration, monsieur, le gouvernement de ce pays-là? Ils
+doivent être fort vénaux, comme partout en Orient?
+
+M. Mouvenot en savait quelque chose. A l’aurore de sa grande fortune,
+alors qu’il opérait en Turquie, il acquit l’art de distribuer les
+_bakchichs_ avec fruit et discernement; et plus tard, en Occident, cet
+art n’a pas manqué non plus de lui être utile. Même l’importance des
+services qu’il a ainsi rendus le défend seule contre la malveillance de
+ceux qui le voudraient accuser de corruption.
+
+--Il est vrai, fit ingénument Partonneau, il est vrai! Dans ce pays, nul
+fonctionnaire civil, militaire, ou même religieux, n’accorde rien à
+personne qu’en échange d’un petit avantage personnel... Mais après tout,
+le pot-de-vin, monsieur, le pot-de-vin n’est pas incompatible avec un
+haut état de civilisation!
+
+Je crus que la foudre était tombée. Je rougis, je pâlis. J’avais tort.
+Le visage de M. Mouvenot, du contraire, s’illumina. Il était enchanté,
+il acquérait de vives lueurs de philosophie sociale; de quoi,
+auparavant, il ne s’était jamais soucié.
+
+--Vous aviez raison, me dit-il à demi-voix, votre ami est un homme de
+génie! Croyez-vous qu’il entrerait dans les affaires? Avec sa
+notoriété...
+
+ * * * * *
+
+Partonneau, malgré cette invitation, n’entra pas dans les affaires. Mais
+j’en vins à me persuader qu’il ne tenait qu’à lui de trouver dans les
+entours de madame de Véromandes une amie élégante, même spirituelle, en
+tout cas sachant, à coup sûr, unir quelque délicatesse à une
+intéressante et suffisante sensualité. Enfin quelque chose de nouveau
+pour lui; et de l’exploration encore, sur quoi j’eusse goûté ses
+aperçus, qui manquent rarement, on le sait, d’originalité.
+
+Il ne m’était point échappé qu’il avait plu. Comme toujours il avait
+montré quelque chose d’imprévu, de surprenant. La virilité de son grand
+corps maigre et sec, mais musculeux, le contraste assez voluptueux de
+ses sourcils fort noirs et d’un regard demeuré très jeune, presque
+enfantin, sous la forêt candide de ses cheveux parfaitement blancs, mais
+durs et coupés en brosse, n’avaient pas été non plus sans produire une
+impression favorable. Je pus bientôt me rendre compte qu’il lui était
+loisible de choisir entre trois ou quatre personnes qui ne feraient pas
+languir trop longtemps son impatience. Cela aussi me paraissait digne
+d’être retenu: je le savais n’avoir point accoutumé d’attendre. Je le
+savais! mais comment eussé-je pu prévoir que, malgré tout mon
+empressement à lui être utile, j’arrivais déjà trop tard! Lorsque je lui
+fis part des espoirs qu’à mon sens il était en droit légitime de
+nourrir, il fit preuve tout d’abord d’hésitations que je crus pouvoir
+porter au crédit de sa modestie, puis attribuer à sa nonchalance.
+
+«Tant d’embarras, objecta-t-il, pour si peu de chose! Il n’aimait pas
+les complications. Les jeunes femmes appartenant à un monde si brillant
+n’étaient point son affaire: ou bien il leur paraîtrait bientôt
+insupportable et sauvage, ou bien il leur devrait consacrer un temps
+qu’il préférait employer autrement; il s’apprêtait à écrire la relation
+de son voyage, à relever ses itinéraires géographiques...»
+
+Je lui représentai que ces allégations étaient fort semblables à des
+défaites; que l’amie qu’il choisirait n’aurait guère plus de temps à lui
+donner que lui-même ne se sentait disposé à en accorder; qu’une liaison,
+pour elle, consisterait surtout dans la satisfaction de se dire: «Cet
+homme dont on parle est à moi!» et de le pouvoir faire connaître en
+confidence à des rivales possibles; qu’il raisonnait de l’amour, tel
+qu’on le pratique aujourd’hui dans la bonne société, d’après une
+littérature surannée qui en exagère les difficultés, en complique
+fictivement les cérémonies; et que celles-ci, dans la réalité, sont à
+cette heure réduites à presque rien.
+
+--Il est possible, reconnut-il brusquement: mais j’ai ce qu’il me faut!
+
+Il n’y avait pas encore quinze jours que Partonneau était à Paris: il y
+possédait déjà une amitié! Cela n’était pas extraordinaire, j’aurais dû
+m’y attendre. Pourtant je lui demandai, un peu décontenancé:
+
+--Et c’est... une passion?
+
+Il leva vers moi des yeux candides, mais scandalisés:
+
+--Moi? Voyons!... Non, et même je ne sais pas trop bien comment cela
+s’est fait. Elle habitait sur le même palier, la porte en face. J’avais
+laissé la mienne ouverte: elle est entrée...
+
+--Et qu’est-ce qu’elle fait chez toi?
+
+--Elle est gentille... Elle a ouvert mes caisses, et elle a mis dans les
+armoires ce qu’il y avait dans les caisses. Elle range, elle tourne dans
+l’appartement. Quand elle a fini de ranger, elle joue avec son chien:
+parce qu’elle a un chien, un berger allemand...
+
+Alors, je me rappelai cette Émilienne, qu’il avait gardée chez lui
+durant six mois sans même penser à lui demander son nom de famille, et
+la petite Annamite qui passait la nuit sous son lit, à Yen-Minh, ne
+sortant de sa cachette qu’à l’évocation du maître. Je compris combien la
+femme continuait à tenir peu de place dans l’existence de cet homme
+vraiment fort. Il avait pris celle-là comme il avait pris les autres:
+parce qu’elle était entrée. Cela lui suffisait; il n’en demandait pas
+davantage, il aurait cru imprudent, fatigant, funeste à son repos de
+chercher autre chose.
+
+Il proposa, avec une auguste sérénité:
+
+--Veux-tu la voir?
+
+Je la vis. Elle s’appelait Jacqueline. Elle était blonde, c’est tout le
+souvenir qu’elle m’a laissé; de ces femmes dont on ne garde pas plus les
+traits dans sa mémoire qu’on ne pourrait distinguer une souris blanche
+d’une autre souris blanche. Je suppose qu’elle pouvait avoir entre
+trente et quarante ans; elle était peut-être beaucoup plus jeune. Il
+paraît qu’elle vivait d’une rente assez confortable, qui lui avait été
+léguée par «quelqu’un». Sur elle je n’en sus jamais davantage, et cela
+même, je me demande comment je l’ai su, comment elle était là, pourquoi
+elle était restée après être venue. Je ne me l’explique pas encore. Je
+ne crois pas qu’elle aimât Partonneau; pourtant elle l’adorait.
+J’entends qu’elle aimait «servir», et être à un homme. Elle élevait vers
+lui des yeux perpétuellement attentifs, un peu inquiets: les yeux que
+son chien avait pour elle-même.
+
+Et lui, Partonneau, était «bon» pour elle. Je n’ai jamais mieux senti
+tout ce qu’il peut habiter de cruel, à force d’insuffisance, dans ce
+seul petit mot, et le sentiment, l’attitude, qu’il prétend représenter.
+Il ne la traitait point comme la petite Annamite. Il ne l’enfermait pas,
+il la laissait parfaitement libre. J’imagine que sans raisonner,
+instinctivement, il respectait en elle «la majesté du blanc», dont tout
+Européen, une fois qu’il a fréquenté, en les dominant, des races
+différentes de la sienne, finit par concevoir une si haute idée. Il
+avait seulement l’air de lui dire: «Tu es libre, mais moi aussi! Et au
+fond, alors c’est comme si nous ne nous connaissions pas!» Et ce qu’il y
+avait de terrible, si l’on prenait la peine d’y réfléchir, c’est
+qu’elle, cette Jacqueline, _ne voulait pas_ être libre...
+
+Je fus quelques jours sans revoir Partonneau. Un matin, j’allai chez
+lui. Je le trouvai en bras de chemise, un crayon d’une main, un compas
+de l’autre, penché sur une immense carte à grande échelle, qu’il
+dessinait patiemment après l’avoir étendue sur une vaste planche de bois
+blanc posée sur deux tréteaux. Cette sorte de table était à peu près le
+seul meuble de la pièce, sauf une chaise de paille. Telle était la
+simplicité de mœurs de cet homme admirable. Partout il était campé. Je
+ne vis pas Jacqueline. Ce fut en vain que je la cherchai dans le reste
+de l’appartement.
+
+--Où est-elle? demandai-je.
+
+--Je ne sais pas, répondit Partonneau. Chez elle, probablement; en face.
+Elle ne vient plus.
+
+--Tu l’as chassée?
+
+--Si tu veux... Figure-toi qu’avant-hier, il était cinq heures du soir,
+le jour commençait de se faire un peu sombre. J’étais là, où tu me vois,
+avec les mêmes outils, en train de songer: «Par où diable peut-elle bien
+passer, cette garce de cote 3.400?... Voilà une femme qui me met la main
+sur le front, qui me dit: «Mais, mon chéri, tu vas te faire mal aux
+yeux, si tu travailles sans lumière!» Comprends-tu ça? Est-ce que ça la
+regardait? Je lui ai dit:
+
+--F... le camp, à la fin, f... le camp! D’abord, je ne conçois pas du
+tout pourquoi tu es ici; tu ne me demandes jamais d’argent, c’est un
+mystère insondable. Mais cependant j’ai fini par comprendre: tu as un
+chien qui est curieux, un chien qui aime à «faire balcon», à regarder
+les passants dans la rue! Et toi, tu habites sur la cour. Eh bien! ton
+chien, il pourra venir tant qu’il voudra! Mais toi, pour quoi faire?...
+
+«Je suppose qu’elle n’a pas été contente. Elle n’a pas pleuré, elle n’a
+pas insisté: elle est partie.
+
+--Et tu n’as pas été la chercher? Il y avait quatre pas...
+
+--Non. Encore une fois, pour quoi faire?
+
+
+
+
+PREMIÈRES RENCONTRES
+
+
+
+
+PREMIÈRES RENCONTRES
+
+
+--Ne devrais-je pas confesser mon infirmité? Il se peut que je sache
+conter à peu près une histoire: j’ignore l’art d’écrire l’histoire. Mes
+souvenirs, des profondeurs cérébrales où ils sommeillent, reviennent
+sans ordre, se classent sans méthode, sans nul respect de la
+chronologie, ainsi que, communément, chez les enfants et les femmes.
+Jamais, un jour d’hiver, un jour de gel ou de pluie froide, je
+n’arriverais à me rappeler un matin de printemps, fût-il de l’année
+dernière. Jamais un soir d’allégresse, un de ces soirs où l’on se sent
+l’ami de tout le genre humain, je ne saurais évoquer l’amertume d’une
+déception ancienne, un événement dont j’ai pu souffrir, une crise
+spirituelle qui me fut douloureuse, ou bien humiliante: ma mémoire
+actuelle est toujours de la couleur du temps et de celle de mon âme...
+
+Voilà que je m’aperçois, un peu tard, que j’ai pris le récit des
+souvenirs que j’ai gardés de cet homme exceptionnel, sinon par la fin,
+du moins au hasard, et en désordre. J’ai omis de dire comment je fis la
+connaissance de Partonneau, comment, dès l’abord, sa personnalité
+singulière m’imposa, avec un étonnement un peu craintif, l’admiration du
+disciple pour le maître.
+
+ * * * * *
+
+Ce fut, il y a bien longtemps, dans une ville d’eaux où je faisais une
+cure. Il était assis, au casino, devant une table de trente-et-quarante,
+et je me tenais debout derrière lui, risquant de temps à autre un timide
+jeton de cent sous, tandis qu’il jetait, avec une malchance persistante,
+d’assez grosses sommes sur le tapis. Il se leva enfin, sans témoigner la
+moindre impatience, même avec un sourire indéfinissable, où il y avait
+comme de la volupté, m’offrit courtoisement sa place. Je préférai le
+suivre sur la terrasse où, sans autres façons, ni même me demander mon
+nom, il commença de me parler de tout, à propos de rien, comme nul autre
+que lui ne saurait parler. Depuis, j’ai joui bien souvent de cette sorte
+de conversation qui lui est propre, incisive à en être déchirante,
+toujours neuve; joui, bien exactement, comme d’un vice.
+
+Il ne me connaissait pas, mais on me l’avait montré, on me l’avait
+nommé. Je le savais célèbre par une exploration dangereuse en Mongolie,
+puis une autre à Madagascar. Il y a près de trente ans de tout cela, et,
+à cette époque, Madagascar, qui n’était pas encore français, demeurait,
+malgré les beaux et longs voyages de Grandidier, à peu près _terra
+incognita_ pour un ignorant et un Français de la petite France tel que
+je l’étais alors. Ce grand diable long et brun, aux traits
+vigoureusement sculptés, ironiques--imaginez une espèce de Barrès qui
+aurait des muscles--m’inspirait la qualité d’admiration un peu puérile
+qu’on éprouve pour les gens dont on ne sait pas «comment ils ont fait».
+... Voici qu’il venait de m’apparaître sous les traits d’un joueur,
+sinon professionnel, du moins d’habitude: un homme qui avait traversé
+toute l’Asie centrale, et Madagascar en diagonale, administré l’Afrique,
+spécialiste en géologie exotique, et qui avait reçu pour ça la croix
+d’officier de la Légion d’honneur et la grande médaille d’or de la
+Société de Géographie! Ce n’était pas les mœurs que mon ingénuité
+attribuait à un savant, même explorateur: je n’y comprenais plus rien.
+
+A cette époque reculée, l’automobile n’était pas inventée; on se
+trouvait encore aux beaux jours de la bicyclette. Tout le monde «en
+faisait», c’était plus qu’une mode: une rage, une folie. Partonneau
+m’invita à une promenade à bicyclette en montagne «pour s’entraîner aux
+côtes». J’acceptai bien volontiers.
+
+Nous partîmes de bon matin. Je n’osais faire allusion à cette assiduité
+de mon compagnon, qui m’étonnait, aux tables de jeu du casino. Mais
+comme on ralentissait à cause de la route dont la pente monte assez
+rudement, je le félicitai poliment de sa grande médaille d’or. Il haussa
+les épaules, et répondit:
+
+--Les sociétés de géographie, les sociétés de géographie!...
+
+Il soufflait assez péniblement. Enfin, il m’envoya d’un trait, dans la
+figure:
+
+--Les sociétés de géographie sont composées de sédentaires qui se
+réunissent pour encourager les instincts migrateurs de leurs
+compatriotes!
+
+Je vous cite cette phrase afin de vous donner quelque idée des formules
+définitives, mais scandaleuses, qui caractérisent la conversation de
+Partonneau... Mais quand nous parvînmes au sommet de la côte, me
+retournant vers lui, qui était resté un peu en arrière, je faillis crier
+d’angoisse, d’horreur, de terreur: ce n’était plus là le Partonneau que
+je connaissais, mais un autre--ou plutôt il y avait _deux_ Partonneau,
+de même que Janus a deux faces. Le profil de droite était resté tel que
+ma mémoire l’avait enregistré; le profil de gauche apparaissait hideux
+et formidable; la bouche et l’œil, contractés, crispés, remontant vers
+les tempes dans un rictus effrayant--d’autant plus effrayant qu’il était
+immobile, comme sculpté, pour l’éternité, dans une pierre inerte!
+
+--Bon Dieu! criai-je, que vous est-il arrivé!
+
+Il me répondit, avec la partie de ses lèvres qui vivait encore, et d’un
+ton tout uni:
+
+--Paralysie faciale... Vous inquiétez pas... Résultat du paludisme: un
+peu forcé l’allure, alors fabriqué des toxines, et toxines amené
+paralysie... Ordinaire, très ordinaire!... Parlez pas de ça: idiot!
+Passera après déjeuner.
+
+Et je ne lui parlai plus «de ça», puisqu’il le défendait. Vers le soir,
+au retour, il me proposa de nous baigner dans l’Allier. Il se
+déshabilla. Je vis, dans sa nudité magnifique, son corps d’athlète,
+maigre et musculeux. Mais dès qu’il me tourna les épaules pour descendre
+dans l’eau tumultueuse du torrent, voici qu’un nouveau cri de stupeur et
+presque d’épouvante m’échappa: rouge, presque sanguinolente encore,
+toute gonflée par l’effort de réparation des tissus, une cicatrice
+affreuse partait du milieu de sa cuisse gauche, puis se séparait en deux
+branches, l’une allant rejoindre son sexe, l’autre filant, filant,
+autour de la cuisse...
+
+--Tiens, fit-il, je n’y pensais plus... C’est le bœuf sauvage...
+
+--Le bœuf sauvage?...
+
+--Oui. Dans l’ouest de Madagascar. Les Sakalaves sont venus me dire
+qu’il y avait un bœuf sauvage qui venait rendre visite un peu trop
+souvent à leurs vaches domestiques, et que ça les embêtait, parce que
+les vaches faisaient ensuite des veaux un peu trop sauvages. Alors j’ai
+pris mon fusil, je suis allé voir. J’ai rencontré la brute près d’un
+champ de cannes à sucre. Je lui ai envoyé une balle, à cent mètres, et
+j’ai cru l’avoir ratée; elle est entrée dans le champ de cannes, comme
+si de rien n’était, je l’ai suivie, comme un imbécile: mais je ne voyais
+rien, dans ces grandes tiges. L’animal a foncé sur moi. Voilà...
+
+--C’est tout?
+
+--Oui, tout... Ah! non... Le bœuf est allé crever à dix mètres. Je
+l’avais eu tout de même, vous savez... Il a été versé à l’ordinaire de
+mes miliciens: il pesait bien dans les sept cents. Ça faisait de la
+viande!
+
+--Mais vous, vous?
+
+--Ah! moi aussi, je faisais de la viande, comme vous voyez. L’hôpital le
+plus proche était à Mévatanane, à 170 kilomètres de l’endroit où ça
+s’est passé. On m’a mis sur une civière, on m’y a porté. Mais les
+mouches ont pondu dans cette viande, elle s’est mise à grouiller de
+vers, figurez-vous! Très curieux à regarder, mais gênant pour l’odeur...
+A l’hôpital de Mévatanane il n’y avait qu’un médecin, sans nez.
+
+--Sans nez?
+
+--Sans nez. Conséquence d’un ancien coup de pied de Vénus, je suppose.
+Il n’aime pas montrer sa figure aux gens, et c’est pour ça qu’il avait
+choisi Mévatanane pour exercer son art: il n’y avait jamais personne, à
+cette époque. Il a regardé ma cuisse, et il a dit:
+
+«C’est dégoûtant! on ne m’amène jamais que les cas désespérés!»
+
+--Alors?
+
+--Alors, il voulait me couper la jambe. J’ai refusé, et je lui ai
+demandé:
+
+--Avez-vous des livres?
+
+Il avait, je ne sais comment, quelques vieux numéros du _Correspondant_.
+Le _Correspondant_ est une vieille revue catholique libérale, assez bien
+faite. Je me suis guéri en lisant le _Correspondant_...
+
+--Guéri? En combien de temps?
+
+--Me rappelle plus... Deux mois, je pense... Mais pendant ces soixante
+jours--et pour la première fois je vis ses yeux briller d’une sorte de
+plaisir et de désir furieux--comme je croyais que j’allais mourir et que
+je voulais vivre, je ne me suis pas embêté une minute!
+
+ * * * * *
+
+... Alors, je compris pourquoi Partonneau, revenu en France, ne quittait
+plus les tables de trente-et-quarante ou de roulette. Ses nerfs sont
+aussi durs, aussi calleux que son corps énergique est insensible. Et
+pour les réveiller, il lui fallait l’excitation de ce qui, pour tout
+autre, eût été la peur, ou la douleur physique, ou l’angoisse morale, ou
+le risque amer du jeu.
+
+ * * * * *
+
+Quelques jours après qu’il m’eut montré, sur les bords d’un gave
+pyrénéen, les épouvantables marques laissées sur sa chair, en un endroit
+assez délicat, par son combat contre un bœuf sauvage, nous revînmes
+ensemble à Paris. Il me semblait que je ne pourrais plus jamais quitter
+cet homme admirable et déconcertant; je l’écoutais avec religion,
+j’enregistrais ses paroles, je ne souhaitais rien, sinon devenir
+humblement l’Eckermann de cette espèce de Gœthe colonial, je me sentais
+pour lui l’âme d’un disciple modeste, enthousiaste, fidèle: et il est
+bien vrai que je lui dois beaucoup. Il n’était mon aîné que d’un lustre
+à peine; mais je me trouvais à l’âge ductile où l’on cherche sans
+orgueil sa personnalité à travers des personnalités plus fortes, ardent
+à s’offrir tout entier pour recevoir leur empreinte. En un mot, je
+l’aimais. J’ignore, même aujourd’hui, s’il daigna, de longtemps, m’en
+savoir gré. Cela ne vint que plus tard. Je me trouvais là, je le
+comprenais ou essayais de le comprendre; il pensait devant moi,
+paisiblement il m’annexait, comme il eût fait, au cours d’une
+exploration, d’un indigène paraissant raisonnablement honnête et bien
+disposé pour le blanc. Bientôt il me tutoya. Je lui eus, de cette
+familiarité, une reconnaissance infinie; il me fallut quelque temps pour
+oser la lui rendre.
+
+Il semblait d’une égalité d’humeur, d’une patience comme ascétiques.
+Cela, de sa part, était raisonné, volontaire. Il m’avoua certain jour
+nourrir un profond dédain pour les explorateurs qui se font tuer:
+
+«Cela prouve seulement, me dit-il, qu’ils ne connaissent pas la
+philosophie du métier, qui n’est rien autre que celle du ver de terre.
+Le ver de terre est aveugle. Quand, dans ses reptations souterraines, il
+rencontre une racine, un caillou, n’importe quoi qui l’empêche d’aller
+tout droit, il ne s’obstine pas. Il pousse sa pauvre tête pointue à
+droite et à gauche, jusqu’à ce qu’il ait trouvé un terrain qui cède à
+ses sollicitations. C’est comme ça qu’il faut faire. Si, sur son chemin,
+on rencontre un personnage mal luné qui vous dit: «On ne passe pas!» il
+faut attendre quelques jours. Et s’il ne change pas d’avis, passer
+ailleurs... S’il faut savoir frapper, quelquefois? Évidemment! Mais
+alors, dur! Et par conséquent, si l’on est certain, absolument certain,
+d’être le plus fort. La morale, la vraie morale, consiste à ne jamais
+faire la guerre qu’à plus faible que soi: de même qu’il est sage de ne
+donner de gifles qu’aux enfants. C’est une morale immorale, mais c’est
+la bonne.»
+
+Ce fut un incident fort banal, et ridicule, qui me montra que cette
+égalité d’humeur, cette patience étaient simulées, et ce qu’elles
+cachaient de violence... Il pleuvait. Partonneau qui ne portait
+d’ordinaire rien dans les mains, pas même une canne, entra dans un
+magasin et fit l’emplette d’un parapluie. Telle était son habitude:
+l’averse passée, il oubliait le parapluie n’importe où.
+
+Nous suivions les quais. Il s’agissait de retourner sur la rive gauche.
+Un peu avant le Pont-Neuf nous aperçûmes, assez loin encore, l’omnibus
+de Ménilmontant. A cette époque, perdue à cette heure dans le recul de
+la légende, il n’y avait pas encore d’autobus: rien que de grandes
+caisses roulantes, avec une impériale, et traînées par trois chevaux. Il
+faut faire maintenant un effort de mémoire pour se rappeler combien la
+physionomie de Paris a pu changer en moins de quinze ans... Partonneau
+prit sa course pour rattraper cet omnibus, en refermant son parapluie.
+Je le suivis, avec plus de lenteur.
+
+... Au moment où il allait atteindre la voiture, un autre piéton le
+rejoignit. C’était, selon l’apparence, un bourgeois assez cossu, un
+monsieur qui, certes, se fût offert un fiacre, s’il en eût passé sur ce
+quai assez déshérité, pour éviter l’averse. Partonneau allongeait déjà
+la main pour saisir le garde-fou, la jambe pour s’établir sur le
+marchepied... le monsieur cossu le bouscula, et prit sa place.
+
+Alors, je vis, spectacle inattendu et scandaleux, Partonneau l’empoigner
+vigoureusement au collet, le tirer en arrière, et lui envoyer à travers
+la figure un magnifique revers de son riflard. Le coup porta si bien que
+le chapeau tomba et que le monsieur fit un écart en arrière.
+
+Comme j’arrivais, tout essoufflé, me remémorant, au pas de charge, ces
+vers d’un illustre poète, à peine modifiés, il s’avéra que le monsieur
+cossu était aussi un monsieur combatif. Lui-même avait un parapluie: je
+tombais en pleine séance d’escrime.
+
+Pendant ce temps l’omnibus s’était éloigné, mais ralentissait pour
+gravir le dos d’âne du Pont-Neuf. Je criai à Partonneau:
+
+--Qu’est-ce qui te prend? tu es fou?
+
+Partonneau avait retrouvé son sang-froid. Il s’amusait de tout son cœur
+en parant les attaques du monsieur cossu qui, je dois bien le
+reconnaître, n’avait pas davantage été l’agresseur que la France ne le
+fut plus tard à l’égard de l’Allemagne.
+
+--Monsieur, dit Partonneau un peu haletant, je prendrai l’omnibus, et
+vous ne l’aurez pas!
+
+Sur quoi, ayant l’air de suivre la consigne militaire en cas d’alerte,
+qui est de s’esquiver rapidement, il mit ses jambes à son cou, gagna
+l’omnibus, et s’y assit. Je l’avais suivi. Les voyageurs de l’omnibus
+riaient comme des enfants, moi aussi.
+
+Mais le monsieur cossu, dans un état d’exaspération concevable,
+transforma ses bras en un poste de télégraphie optique d’un rayon
+d’action tel que le conducteur de l’omnibus, tirant sa sonnette, fit
+arrêter la voiture. Et le monsieur entra!
+
+Ce fut tragique. Le monsieur alla s’asseoir en face de Partonneau. Il
+était écarlate, il était bleu, il était vert d’indignation, en même
+temps que le feu de la bataille et de la course lui coupaient le
+souffle.
+
+--Monsieur, dit-il à Partonneau, ça ne se passera pas comme ça!... Votre
+carte.
+
+--Ma foi, répondit paisiblement Partonneau, je n’en ai pas!
+
+Ce n’était point, de sa part, un mensonge. Depuis longtemps il avait
+renoncé à l’usage des cartes de visite, par la raison, expliquait-il,
+que, dans les pays qu’il habite généralement, personne ne les peut lire.
+
+--Les voilà bien, dit pour tous les voyageurs le monsieur cossu, ces
+goujats qui donnent des coups de parapluie. Ça n’a seulement pas de
+carte!... Écrivez-moi votre nom, votre adresse!
+
+Partonneau, avec une prétendue confusion, déclara qu’il n’avait ni
+papier ni crayon, ni plume. Un voyageur perfide prêta les objets
+nécessaires.
+
+Alors, Partonneau, froidement, inscrivit, sur la feuille qu’on lui avait
+tendue, _mon nom_! Je n’eus le temps de voir que cela, et j’allais
+protester. La fermeté de son regard cloua cette protestation sur mes
+lèvres. Il demanda, bien doux, tenant toujours la feuille de papier
+entre ses doigts.
+
+--Et vous, monsieur, puis-je savoir?...
+
+--Oui, monsieur, moi, des cartes, j’en ai toujours!
+
+Partonneau lut à haute voix, pour l’assistance:
+
+_M. Aristide Lebeau, 10, impasse Lebeau, entrepreneur de menuiseries et
+cercueils._
+
+--Monsieur, fit Partonneau avec une gravité terrible, vous pouvez
+préparer _le vôtre_!
+
+Les yeux durs, la lèvre hautaine, il lui présentait les lignes qu’il
+venait d’écrire, ces lignes dont la première portait mon nom, mon pauvre
+nom, bien inconnu de tous à ce moment. Le monsieur cossu, de rouge et de
+bleu devint blanc comme un linge. Il murmura ces mots, pour moi
+incompréhensibles:
+
+--C’est toujours comme ça! Toujours comme ça!
+
+Son derrière, son important derrière, commença de ramper vers la sortie,
+sans quitter la banquette; au premier arrêt, il s’évanouit, silencieux.
+
+Vainqueurs, nous ne descendîmes qu’à la place de Rennes. Seul enfin avec
+Partonneau j’osai lui reprocher d’avoir ainsi, sans courage, substitué
+ma personne à la sienne.
+
+--Mon cher ami, répondit-il sans honte, c’est que je me suis jugé trop
+parfaitement idiot... J’ai préféré que ce fût toi... Quand cet imbécile
+m’a bousculé, je n’ai plus songé que je me trouvais à Paris. J’ai réagi
+comme en présence d’un noir ou d’un jaune qui ose attenter à la majesté
+du blanc, ce qui exige le coup de cravache. Je n’avais pas de cravache,
+j’ai pris mon parapluie. C’est stupide! stupide! Bon Dieu! il faut que
+je m’en aille, ou bien que je m’adapte. Toutes réflexions faites, je
+crois que j’aime mieux m’en aller... Mais ne crains rien: tu n’entendras
+plus jamais parler du bonhomme.
+
+--Je le pense, répliquai-je: il est parti bien vite... Mais pourquoi, je
+ne m’explique pas pourquoi? Il ne me connaît pas; d’ailleurs, je me sers
+d’une épée comme d’une fourchette, et à dix mètres, je ne mettrais pas
+une balle de pistolet dans une porte cochère.
+
+--Mon cher, me révéla Partonneau, c’est bien simple. Au-dessous de ton
+nom et de ton adresse, j’avais écrit seulement ceci: _maître d’armes_.
+
+ * * * * *
+
+Du reste, humilié, déconcerté dans mon admiration, il m’arrivait de le
+trouver radicalement absurde. Il ne s’intéressait à rien absolument, à
+Paris et en France. Il professait sur toutes choses--j’entends les
+choses qui, à ce moment, affolaient la plupart des Parisiens--que les
+jugements les plus courts et les plus médiocres. On aurait juré qu’il le
+faisait exprès: il ne le faisait pas exprès! Parmi ces jugements,
+quelques-uns approchaient de l’humour. Il ne s’en doutait pas: il les
+exprimait tout à fait sérieusement. C’est ainsi qu’une fois, alors qu’on
+était tout près d’une période d’élections générales, et qu’il était à
+craindre que les décisions du peuple, réuni dans ses comices, ne fussent
+hostiles au régime que nous possédons, il demanda, étonné: «pourquoi les
+ministres ne faisaient-ils pas «amarrer» quelques notables?» Il estimait
+légitime, quand le gouvernement est obligé de procéder à une élection,
+que celui-ci commence par jeter dans la _canha-fa_, entendez sur la
+paille humide des cachots, un certain nombre de citoyens, afin
+d’inspirer aux autres des réflexions salutaires sur l’irrésistible
+pouvoir de l’Autorité. «Amarrer» les notables lui paraissait donc la
+première mesure à prendre, toutes les fois que se présente un événement
+désagréable. Si c’est une grève, les présidents et les secrétaires du
+syndicat de la corporation en grève; mais si c’est un accident de chemin
+de fer, le président, les administrateurs et les ingénieurs de la
+Compagnie: les têtes, enfin, toujours les têtes!
+
+«J’ai remarqué, expliquait-il, qu’ici, vous ne fichez jamais dedans que
+les _nhaquoués_, autrement dit les pédezouilles. L’expérience nous a
+enseigné, aux colonies, qu’il ne sert de rien d’amarrer les
+pédezouilles: ils sont, en quelque sorte, payés pour ça par ceux qui les
+mènent, et encore «payés» est une exagération. En réalité, ils sont
+tenus d’acquitter les bêtises que font leurs maîtres, soit sous forme
+d’amendes, soit en allant au violon. Ils en ont l’habitude, et cela
+n’empêche rien. La vérité est qu’on n’obtient le bon ordre, et une saine
+administration, qu’en tapant sur le mandarin, quitte à lui accorder,
+entre temps, les plus grands honneurs, afin de lui assurer le respect du
+peuple.»
+
+Tout cela était tellement extraordinaire et à proprement parler, hors de
+raison, qu’il n’y avait rien à lui répondre, sinon que «ça ne pouvait
+pas se faire comme ça», et à changer de conversation. Lui-même s’en
+rendait compte, car il était dans ses principes de commencer par étudier
+«l’indigène»: et il constatait, sans songer à s’en froisser, que pour le
+moment, il ne comprenait pas l’indigène parisien, et que celui-ci le lui
+rendait; mais il ne l’accusait pas d’avoir tort.
+
+«Il a fallu, m’expliqua-t-il un jour, que je prisse mes dispositions
+pour vivre dans des pays où, à première vue, il n’y a pas moyen de
+vivre, et ne pas m’y embêter alors qu’on n’y distingue que des motifs de
+s’embêter jusqu’à la mort: car, moi aussi, il fut une époque où je fus
+Français, et même Parisien. La plupart des coloniaux ne parviennent à
+cet état indispensable d’abrutissement et d’heureuse ataraxie
+qu’inconsciemment, sous l’influence du climat, du milieu et des
+circonstances. C’est ce qu’ils appellent «avoir pris la couche». Et ils
+savent, par expérience, que tant qu’ils n’ont pas pris la couche, ils
+souffrent de ce mal horrible qui s’appelle la nostalgie, ils trouvent
+que tout va de travers, ils sont mécontents de tout; ils ne sont bons
+qu’à se laisser claquer ou rembarquer. Moi, j’ai pris la couche
+volontairement. J’ai étudié les moyens de l’étendre sur moi, d’en
+pénétrer mes pores, de m’en faire une cuirasse. Mais c’est une cuirasse
+qui tient à la chair: on ne s’en débarrasse pas comme on veut; il y faut
+même plusieurs années.»
+
+La curiosité me vint d’analyser de quels éléments cette «couche» se
+composait. Je constatai assez aisément que le premier était, de la part
+de mon ami, et sans doute de tous ceux qui ont partagé son genre
+d’existence, une insouciance profonde et sincère à l’égard de toutes les
+classes de la société qui n’étaient pas «sa classe». En d’autres termes,
+l’esprit de corps. Nous le connaissons, chez nous, par les militaires et
+aussi par les magistrats, qui en sont profondément imbus, mais encore
+nos militaires et nos magistrats de France sont-ils obligés de
+fréquenter des personnes qui ne sont ni militaires ni magistrats: les
+nécessités de la vie contemporaine les y contraignent. Partonneau, bien
+au contraire, vivait depuis plus de vingt ans dans des pays
+exceptionnels où il n’avait rencontré que trois catégories d’humains,
+pratiquement réduites à deux: l’indigène, matière de sa profession, et
+qu’il ne considérait que professionnellement, un peu comme le médecin
+les malades, ou plutôt, comme le prêtre les laïcs; et puis les
+Européens, les _blancs_; et ces blancs répartis en deux subdivisions:
+les administrateurs coloniaux, la seule importante, et les autres.
+
+De là chez lui, d’ailleurs, un magnifique, un émouvant mépris de
+l’argent. Chez nous, depuis plus d’un siècle, c’est l’argent qui donne
+le rang; si nous avons encore une aristocratie, ce n’est plus qu’une
+ploutocratie. Pour Partonneau, l’argent était une chose due à son grade,
+à sa fonction, et qui n’avait en soi qu’une importance tout à fait
+secondaire, d’autant plus que, «à la colonie», maison, train de maison,
+automobile, enfin presque toutes les nécessités ou les agréments de
+l’existence, lui arrivaient en surcroît de son traitement. Ainsi
+l’argent, pour lui, n’était pour ainsi dire que le superflu; quelque
+chose comme la «semaine» qu’on donne aux collégiens; il le dilapidait
+comme un aristocrate des temps passés, peut-être même avec plus
+d’affectation. Quand, à Paris même, il avait touché son traitement, en
+billets de banque, il ne daignait pas plier ces billets dans un
+portefeuille. Il les froissait négligemment, en forme de boule, qu’il
+jetait dans la poche de son pantalon, et, pour payer quoi que ce soit,
+se contentait d’effeuiller la boule.
+
+Je m’aperçus bientôt que rien, décidément, rien n’avait d’importance à
+ses yeux que sa colonie, les gens de sa colonie, que la France et sa
+capitale même, avec son luxe, ses magnificences, les hiérarchies
+mondaines qu’on s’efforce d’y recréer artificiellement, n’existaient
+pas. Je le conduisis un jour, espérant l’émouvoir, à la répétition
+générale d’une pièce à laquelle le «Tout-Paris» des premières et des
+salons à la mode s’était fait un devoir d’assister; ce qu’on appelle un
+événement de la saison. Il y avait là des hommes politiques fort connus;
+tous les lions de la littérature et du journalisme; la belle madame
+Levreau, qui mènerait toutes les élections à l’Académie si sa rivale
+Madame de Perdrix-Marais ne lui faisait concurrence; et jusqu’à Mgr
+Lapie, évêque _in partibus_ d’Antioche, celui qui, vous savez bien, a
+converti à son lit de mort M. Pavillon, cet illustre philologue, athée
+de goût, de tempérament et de raison.
+
+... Partonneau tira sa lorgnette, scruta l’assemblée avec une grande
+conscience, et me dit tout naturellement:
+
+«Il y a Perronneau, le résident supérieur d’Annam, dans une avant-scène;
+Julliard, de Hai-Binh, avec sa petite amie, dans une baignoire. La
+Maloire, le directeur de la Société d’Électricité de Saïgon, avec sa
+femme, et madame Pouyade, tu sais, l’épicière du boulevard Paul-Bert, à
+Hanoï, aux fauteuils: la chambrée n’est pas mauvaise!
+
+Alors, je compris vraiment ce que c’est que la couche!
+
+
+
+
+LE MUSÉE DU FOU
+
+
+Comme nous venions de dépasser la Celle, Partonneau arrêta l’auto et
+consulta la carte.
+
+--Plus qu’une vingtaine de kilomètres pour gagner Mairols, fit-il. Et le
+détour en vaut la peine: nous déjeunerons au Musée du Fou. C’est au
+moins aussi intéressant que toutes les églises romanes qui jouissent de
+ton admiration.
+
+--Le Musée du Fou?...
+
+--C’est comme ça qu’on l’appelle dans le pays... Le Fou, c’est un
+frère-la-côte de ma connaissance. Rencontré au Chari, en pleine Afrique
+Centrale, il y a une quinzaine d’années. A fait fortune là-bas,
+drôlement. Prétend que j’y suis pour quelque chose; tient une auberge
+dans un endroit où il ne passe pas quatre clients par an: nous recevra
+bien. Un peu piqué.
+
+--Mais son Musée?...
+
+--Tu verras! répondit Partonneau brièvement.
+
+Me passant le volant, il s’occupa d’allumer sa pipe avec une
+allumette-tison. Puis il reprit la direction de la voiture. Je la lui
+cédai sans enthousiasme. Partonneau a gardé de ses randonnées exotiques
+l’opinion qu’une auto doit passer partout. Il avait engagé celle-là dans
+un chemin que seules les charrettes à bœufs des indigènes de France ont
+jamais fréquenté, comme cela se peut voir à la profondeur des ornières.
+Du reste, il ne prêtait nulle attention au paysage: les beaux
+châtaigniers qui enfoncent de grosses racines apparentes dans le granit
+et le gneiss décomposés; les vues sublimes ouvertes d’un coup brusque,
+aux tournants, sur les eaux blanches et bleues d’un torrent qui coule si
+bas, au-dessous de vous, qu’on n’entend pas la bataille qu’il livre aux
+vieux rochers de son lit; les plateaux déserts, ondulés, robés de
+bruyères violettes. Il expliquait laconiquement, dans son style
+télégraphique:
+
+--Ici, un des centres du recrutement pour les colonies. Trois centres,
+sans compter Paris et Marseille, où l’on trouve de tout: l’Ardèche,
+l’Aveyron, l’Ariège: des pays pauvres d’où les gens émigrent. L’Ardèche,
+c’est pour les missions catholiques: de braves gens, peu difficiles sur
+la nourriture, sobres, durs au travail. Ça fait de bons frères convers,
+et de bons novices. L’Aveyron, ça donne des employés de factorerie: des
+types à la tête ronde comme une boule, économes, âpres au gain, et
+solides. C’est de là qu’est le Fou: il est retourné dans son pays, comme
+tu vois. L’Ariège fait des administrateurs: des gaillards à la coule,
+qui savent se débrouiller pour l’avancement et reviennent, assez
+souvent, manger leur retraite au patelin. J’oubliais les Corses: mais
+ça, c’est une autre affaire... Mon vieux, ce que c’est déconcertant au
+premier abord, quand on ignore ça, de trouver une tête de tigre
+naturalisée, ou bien le squelette d’un poisson-scie, au centre de la
+France, dans un village de la montagne!...
+
+--Mais le Musée!
+
+--Je te dis que tu verras!... D’ailleurs nous y sommes. Bonjour,
+monsieur Boniface!
+
+C’est ainsi que j’appris que le Fou répondait aussi à un nom un peu plus
+chrétien et moins extraordinaire. Un tout petit homme, mince comme un
+fil, pas plus haut qu’un enfant de seize ans. Des pieds et des mains
+d’une exiguïté singulière, comme c’est le cas chez certaines races
+sauvages, et des yeux étonnants, troublants, à l’iris dilaté, agrandi,
+aux sclérotiques jaunes de bile: non pas ceux d’un alcoolique, cela se
+voyait à la précision de tous ses mouvements, à ses doigts qui ne
+tremblaient pas, mais d’un vieil impaludé, d’un fiévreux chronique dont
+le foie, par surcroît, est atteint.
+
+--Vous avez eu la bilieuse hématurique? suggérai-je.
+
+--Deux fois... Vous avez vu ça? Comment?... _Il en est donc?_ fit M.
+Boniface, se tournant vers Partonneau.
+
+--Oui, fit Partonneau, il en est! Il en a été, du moins. Comme vous.
+J’espère que ça nous vaudra un bon déjeuner.
+
+--Même s’il n’y avait eu que vous! Ah! monsieur Partonneau, monsieur
+Partonneau! Quel plaisir de vous revoir! Tout ce qu’il y a ici est à
+votre service, vous le savez bien!
+
+Partonneau détourna la conversation.
+
+--En attendant l’omelette, dit-il, nous pourrions visiter votre
+collection... A quel numéro en êtes-vous?
+
+--Soixante-huit mille, monsieur Partonneau, soixante-huit mille et
+quelques!... Vous savez, depuis que l’Amérique est devenue sèche, comme
+ils disent, ça m’a fait des numéros de plus!
+
+--J’aurais plutôt cru le contraire...
+
+--Non, non!... Je vous expliquerai... Attendez que j’allume une bonne
+lampe à réflecteur. Un rat de cave ne suffit pas, pour tout ce qu’il y a
+à voir...
+
+Il nous fit passer par la cuisine, la buanderie, et, tirant une grosse
+clef de sa poche, ouvrit une lourde porte qui découvrit un escalier
+descendant par deux étages dans les entrailles de la terre.
+
+ * * * * *
+
+Le Musée du Fou était dans une cave. Sa collection était une collection
+de soixante-huit mille bouteilles!
+
+--Il y a là tous les crus, cria le Fou, et sa voix retentissait sur le
+granit des voûtes, tous les crus! Non pas seulement ceux de France, ceux
+du monde entier! Tenez, voilà les vins, tous les vins de la Grèce, ceux
+qu’on fait à la française, pour l’exportation, et les autres, résinés,
+dans des outres. Ceux de Perse, ceux de l’Inde--on fait du vin, dans
+l’Inde!--Ceux de Californie, d’Australie et du Cap! Ceux d’Espagne, ceux
+de Hongrie, d’Autriche, de Roumanie, de Bulgarie, de Serbie, d’Alsace,
+du Rhin, d’Italie, de Bessarabie... Ce petit vin blanc de Chaâba, en
+Bessarabie, est curieux. Il vient de vignes transplantées du pays de
+Vaud, en Suisse... J’ai aussi tous les vins de Suisse, naturellement! Et
+toutes les eaux-de-vie, toutes les liqueurs de la terre, toutes les
+marques de toutes les caves, de tous les vins, de toutes les liqueurs.
+Même toutes les marques d’absinthe, qui est interdite maintenant. Au
+complet! Au complet!... Et voilà mes dernières acquisitions: à côté des
+genièvres et des gins des Flandres, de Belgique, de Hollande,
+d’Angleterre, et des whiskys d’Angleterre encore, d’Écosse, d’Irlande,
+du Canada, d’Amérique, tous les nouveaux whiskys, tous les alcools
+fabriqués en contrebande aux États-Unis--les _moonshined_, comme il
+paraît qu’on les appelle--depuis la loi de sécheresse. J’ai tout, tout,
+tout! Des fois, ça n’est qu’une pinte, une demi-pinte, un tout petit
+échantillon. Plus souvent, ça va par caisses de douze bouteilles. Et
+pour la France, autant que possible, la pièce entière de la meilleure
+année: soixante-huit mille bouteilles des vins, des eaux-de-vie, des
+liqueurs, des apéritifs de France! Venez voir: j’ai encore trois caves
+comme celle-ci. Je passe sous la route, par un tunnel!
+
+--Et vous boirez tout cela? demandai-je.
+
+--Je n’en bois jamais un verre, fit-il âprement. Je garde tout!
+J’augmente, je ne diminue jamais la collection.
+
+Il me regardait d’un air fier et défiant. Un avare jaloux de son trésor,
+un poète qui s’abreuvait idéalement de cette fortune, de ce trésor
+liquide, de cette âme du vin, destinée par lui à l’immortalité, à
+l’éternité: fallait-il le mépriser ou l’admirer?
+
+Le déjeuner comportait quatorze plats, sans compter les entremets et le
+dessert: des écrevisses, des truites, des perdreaux, un cuissot de
+sanglier, mariné. En s’asseyant, Partonneau avait dit:
+
+--Monsieur Boniface, nous buvons du vin, nous! Allons, tapez dans votre
+Musée: deux bouteilles de montrachet et deux de langon!
+
+--Je n’ai rien à vous refuser, monsieur Partonneau, répondit le Fou,
+avec une gratitude humble.
+
+Il alla chercher les bouteilles. En présence du cuissot de sanglier,
+Partonneau déboucha le langon:
+
+--Mais, monsieur Boniface, il est passé, ce vin-là!
+
+Le Fou baissa la tête, en rougissant:
+
+--Comment voulez-vous que je le sache? Il y en a trop, dans ma cave,
+trop! Et puisque je n’en bois jamais!
+
+Soupirant, il s’en fut quérir une autre bouteille.
+
+Je voulus remplir son verre de ce vénérable langon, parfumé, vigoureux.
+
+--Non, fit-il, non... Pour vous, monsieur Partonneau, tout ce que vous
+voudrez! Mais moi, ça me ferait trop de peine! Et puis, mon foie: il
+faut que je fasse attention à mon foie. Mais j’en jouis, allez, de ma
+collection, j’en jouis!
+
+Alors, je compris pourquoi on appelle M. Boniface le Fou: il possède
+soixante-huit mille bouteilles de vin, et n’en boit une goutte: chose
+incroyable pour des Français. Mais j’admirai l’imagination de ce
+thésauriseur passionné, qui s’inventait à lui-même le goût, qui se
+grisait follement en pensée de cet océan de vin et d’alcool, qu’il avait
+là, sous les lèvres, sans jamais en approcher sa bouche. Et je calculai
+rapidement que ces soixante-huit mille bouteilles, au prix moyen de six
+ou sept francs chacune, ne devaient pas lui avoir coûté moins d’un
+demi-million. Et il y avait les eaux-de-vie, les liqueurs, dont le prix
+d’achat avait dû être notablement plus élevé: le total certes, dépassait
+de beaucoup cette somme. Il était donc bien riche, ce petit aubergiste,
+cet ancien «frère-la-côte», comme l’appelait Partonneau, qui nous avait
+accueillis en pantoufles, sans faux col à sa chemise peu fraîche, son
+vieux pantalon mal retenu par une ceinture de flanelle rouge sur ses
+reins maigres, retombant en tire-bouchon sur ses pieds? Je posai la
+question. Je ne la posai point comme je l’écris ici, je l’enveloppai, la
+drapai, m’efforçai de la poser avec élégance, insouciance apparente, et
+par allusion. Mais enfin, rien au monde n’aurait pu m’empêcher de la
+poser.
+
+--J’ai eu ce qu’il faut pour acheter tout ça, répondit M. Boniface, et
+encore bien davantage. Je ne le dirais pas à d’autres, mais M.
+Partonneau sait tout. Alors? Il vous raconterait la chose dès que
+j’aurais le dos tourné. Autant que ça soit moi.
+
+«Vingt ans de ma vie, j’ai passé dans l’Oubanghi-Chari, vingt ans! J’y
+étais parti comme télégraphiste militaire, j’y suis devenu sergent
+télégraphiste. J’en ai posé, des poteaux et des fils!... En même temps,
+je chassais pour nourrir mes hommes et pour faire plaisir aux Bouniouls,
+aux nègres, vous savez, quand un lion ou une panthère venait les
+embêter: un paradis terrestre l’Oubanghi-Chari, pour la chasse à la
+grosse bête... Et j’aimais ça!... ah! j’aimais ça!... On dirait que ça
+vous étonne, parce que je n’ai pas l’air costaud: un crevard, j’ai
+toujours été un crevard, pas plus gros qu’aujourd’hui, pas plus fort.
+Mais ça n’est pas la force qui fait le bon chasseur: c’est d’avoir bon
+pied, bon œil, et du sang-froid. Je n’ai jamais eu peur de rien, pas
+même des buffles, qui sont les animaux les plus embêtants. Bien plus que
+les lions: le lion n’est pas malin, et il est bien moins brutal. Moins
+imprévu aussi: on sait toujours à peu près ce qu’il va faire: le
+buffle!...
+
+»Ça me plaisait tellement, cette vie-là, que j’ai rempilé après mon
+premier congé. Et après... après, comme je n’avais pas assez
+d’instruction pour passer officier dans l’arme, qui est une arme
+savante, je suis encore resté, je me suis mis à chasser l’éléphant.
+C’est un métier chanceux; à la fin des fins beaucoup y restent... Le
+plus épatant des chasseurs d’éléphants, le grand homme,
+l’illustre--Coquelin, il s’appelait--en avait tué cent cinquante; mais
+au cent cinquante et unième, c’est l’éléphant qui l’a eu. Moi, je ne
+voulais pas y laisser ma peau. Je me disais: «Que j’attrape seulement
+une tonne d’ivoire, à quarante francs le kilo--qui était le prix à
+l’époque--ça me fera quarante mille francs. Je n’ai ni femme ni enfants
+ni parents; je placerai ça à fonds perdu, et j’irai prendre ma retraite
+en France...» Je ne voyais pas plus loin... Quand j’y pense, bon
+Dieu!...»
+
+Il s’arrêta un instant, ébloui de lui-même et de sa merveilleuse
+aventure.
+
+«Pourtant, mes mille kilos, je ne les eus pas si vite que ça. D’abord,
+quand j’avais abattu un éléphant, il me fallait porter l’ivoire jusqu’à
+la plus proche factorerie. Ce portage, ça faisait trop de frais pour
+moi. Je m’engageai donc, pour commencer, dans une maison de commerce, à
+tant par mois, avec un intérêt sur l’ivoire que je procurerais. Comme
+ça, j’avais mes porteurs à l’œil, et pas de frais.
+
+»Je cherchais autant que possible à débusquer des éléphants solitaires.
+D’abord, en général, ce sont de vieux mâles, dont les défenses sont plus
+lourdes. Et puis, tirer dans une troupe de ces animaux-là, c’est plus
+risqué: pour un qu’on met par terre, vingt qui vous chargent. Surtout
+les mères, quand elles ont des éléphanteaux. Enfin, les solitaires
+marchent et paissent surtout la nuit. Le jour, ils cherchent un
+boqueteau bien sombre, ils y dorment appuyés contre un arbre. On les
+suit à la trace de leurs gros pieds, et on les tire... Ça n’est pas
+héroïque, mais c’est commercial, et c’est de cette façon-là que chassent
+les indigènes... Et comme l’éléphant, pendant son sommeil, se réveille
+pour faire ses besoins, et bouse au pied de l’arbre, ça fait une odeur
+de fumier, quand on entre dans ces boqueteaux!...
+
+»Mais, un jour, je tombai sur une bande, une grosse bande. C’était sur
+un terrain où je n’étais jamais allé encore, ni, je crois bien, aucun
+Européen. Un immense marais desséché, quelque chose comme un Tchad qui
+ne serait pas porté sur les cartes: des roseaux tout brûlés par le
+soleil, une terre gercée, et, quand on fouillait cette terre, qui a la
+consistance de la brique, de ces drôles de petits poissons, vous savez,
+qui se creusent un lit dans la fange, quand elle est encore molle, s’y
+font une espèce de nid comme un cocon de ver à soie, et puis s’endorment
+pour ne se réveiller qu’à la saison des pluies et des inondations, et
+recommencer à nager.
+
+»Je n’avais avec moi que mon porteur de fusil, Taraoré. Et je regardais
+cette bande d’animaux énormes qui ne me voyaient pas, ne me sentaient
+pas, parce que j’étais sous le vent, et bien caché dans ces roseaux. Je
+ne savais quoi décider. Tirer dans le tas? Je vous ai dit que c’était
+dangereux; d’ailleurs ils n’étaient pas encore à portée. Et puis il y
+avait dans leur conduite quelque chose qui m’étonnait, quelque chose de
+pas ordinaire, d’incompréhensible, d’impressionnant... Ils ne paissaient
+pas, ils n’avaient pas l’air d’accomplir non plus une de ces grandes
+randonnées qu’ils font parfois, à fond de train, pour passer d’un
+endroit à un autre, très éloigné... Ils marchaient comme en procession,
+gravement, tristement. Oui, tristement, je vous assure! Un cortège pour
+un enterrement: ce fut la comparaison bizarre qui me vint à l’idée. Et
+je vis, oui, je vis à la tête de ce cortège deux vieux mâles, des bêtes
+tout à fait antiques, monstrueuses, aux défenses énormes, qui
+vacillaient, titubaient, comme saoules. Et chacun de ces vieux mâles
+était comme enlacé par les trompes de deux femelles qui les tiraient,
+les entraînaient, pendant qu’ils semblaient dire: «Non, non, pas
+maintenant! Encore un instant, je vous en supplie!»
+
+»Les femelles les conduisirent jusqu’à l’endroit où le marécage
+commençait, car il y avait encore un point où le marécage
+subsistait--et, les lâchant, se mirent derrière eux, les poussant
+doucement, comme avec pitié, de leur énorme front. Il y en eut un qui
+trébucha, tomba, ne se releva point; l’autre le suivit bientôt dans sa
+chute... Et le reste de la bande, avec les quatre femelles, s’était
+rangé devant eux, en terre ferme. Ils étaient bien là une trentaine, des
+vieux, des jeunes, des éléphants gigantesques, dans toute la puissance
+de leur âge et de leur force. Et tous poussèrent ensemble un grand cri,
+comme l’appel, sur une seule note, de trente immenses clairons.
+
+»La trompe des deux enlisés s’éleva au-dessus de la boue, un instant, et
+répondit, désespérée... Ce fut tout. La bande s’éloigna, de son même pas
+lent, grave, de son pas de deuil...
+
+»Je ne comprenais toujours pas. Taraoré me dit les yeux brillants:
+
+»--Leur cimetière! C’est un de leurs cimetières, ici! On ne le
+connaissait pas. Ils y ont conduit ces deux vieux, qui allaient
+mourir... Maintenant ils s’en vont...
+
+»J’avais entendu parler de ces cimetières d’éléphants, où ils
+conduisent, les laissant exprès s’enliser, leurs malades et leurs vieux,
+quand ils ne peuvent plus suivre la bande. Mais j’avais cru jusque-là
+que c’était une blague! J’allai voir; dans la boue desséchée, je vis des
+crânes, des défenses, parfois les formidables ossements d’un pied qui
+pointait, l’animal ayant chaviré, la tête en bas. Depuis des siècles il
+servait de cimetière, ce marais-là! Il contenait des milliers et des
+milliers de squelettes d’éléphants. C’était une mine d’ivoire, autant
+dire une mine d’or.
+
+»Je m’en allai, songeant: «Si tu en parles, on te la volera, ta mine!
+Mais toi tout seul, comment l’exploiter?» A la fin j’en parlai à M.
+Partonneau. On peut compter sur lui: c’est un drôle de type, il se f...
+de l’argent. Et c’est lui qui m’a donné le bon tuyau, le vrai conseil:
+«Ne dis rien aux blancs. Va trouver sultan Ahmed, et dis-lui: «Je sais
+où il y a un cimetière d’éléphants, et toi tu ne sais pas. Prends la
+moitié de l’ivoire, donne-moi le reste.»
+
+»Je suppose qu’il a dû me carotter, sultan Ahmed, mais tout de même, de
+l’ivoire qu’il m’a donné, j’ai tiré, en trois campagnes, seize cent
+mille francs...»
+
+ * * * * *
+
+--Tu y crois, toi à cette histoire de cimetières d’éléphants?
+demandai-je à Partonneau quand nous fûmes remontés en automobile.
+
+Il haussa les épaules.
+
+--Est-ce qu’on peut savoir?... Le père Boniface a trouvé un gisement
+d’ivoire, et il est venu me demander conseil, comme il le dit. Voilà ce
+qu’il y a de sûr... Et pourquoi pas, après tout, pourquoi pas? Ici, en
+Europe, nous ne voyons guère que des animaux domestiqués,
+apprivoisés,--privés, comme le dit un involontaire calembour de la
+langue,--privés par notre intelligence patiente de leur intelligence,
+incapables de se subvenir à eux-mêmes, abrutis. Sur ces terres encore
+primitives, au contraire, l’homme est encore si peu de chose, il tient
+si peu de place, et une place si médiocrement honorable! Entre lui et la
+bête, la distance s’amoindrit. Parfois, oui, parfois, ce n’est pas
+l’homme qui a l’avantage. Au bout du compte, on a quelques raisons de
+supposer que nous ne sommes pas la tentative initiale qu’ait faite la
+nature pour jeter dans le monde les premières lueurs de la raison, du
+libre arbitre, de l’industrie, de quelque chose comme _la moralité_.
+C’est une hypothèse qui peut se soutenir, et qu’on a soutenue, qu’aux
+premiers jours du monde, avant que l’homme apparût sur la terre, les
+insectes, les grands insectes dont on retrouve les empreintes dans les
+entrailles de nos houillères n’ont pas été alors ce qu’ils sont
+aujourd’hui: des automates qui font, sans savoir pourquoi, sans nul
+enseignement des générations précédentes, qu’ils n’ont pas connues, les
+mêmes gestes d’une incompréhensible prévoyance--mais qu’ils tâtonnèrent
+d’abord, innovèrent, ne parvinrent à la perfection que par degrés, et se
+fixèrent dans cette perfection de leur race, qui devint instinctive.
+Quand la race des hommes sera devenue aussi vieille que celle des
+fourmis, qui sait si tous ses gestes, à elle aussi, ne deviendront pas
+automatiques?
+
+»Cela te paraît absurde, à première vue, mais rappelle-toi comme, dans
+la grande savane africaine, on éprouve fortement l’impression que la
+terre est _encore_ aux termites. Elle est si maladroite, et si pauvre,
+et si rare, l’œuvre des hommes dans ces régions: quelques mauvaises
+cahutes de paille, et d’imperceptibles champs. Tout cela irrégulier,
+difforme, sans géométrie: et nous avons depuis si longtemps la
+conception que l’humanité prête, à tout ce qui vient d’elle, des mesures
+et des proportions méditées! Or, voici que partout, jusqu’aux confins de
+l’horizon, apparaissent les demeures des termites: forteresses avec des
+tourelles d’angle, un toit en surplomb pour l’écoulement des eaux de
+pluie, avec des magasins, des chambres, de vastes salles: villes sans
+nombre, qui abritent toute une organisation sociale, des reproducteurs,
+des soldats, des travailleurs ingénieux.
+
+»Qu’est-ce donc qu’un village nègre à côté des édifices harmonieux et
+gigantesques élevés par ces sales et presque invisibles poux blancs?
+Oui, je sais bien: ils n’ont pas de conscience individuelle, ils
+travaillent sans savoir comment, sans pouvoir faire autrement, sans se
+rendre compte. Mais, jadis, ils ont dû comprendre, ou alors on n’y
+comprendrait plus rien!...
+
+»Et les grands animaux sauvages, aussi. Écoute!
+
+»Je me trouvais un jour sur une rivière qui s’appelle la M’Bomou. J’ai
+beau chercher dans mes souvenirs, je ne me rappelle pas de lieu plus
+sauvage: le pays n’est pas aux hommes, mais aux grandes créatures qui
+existaient avant les hommes. Aux éléphants surtout. A mesure qu’avançait
+ma pirogue, leurs traces devenaient plus nombreuses sur les berges. On
+les apercevait par moments dans les abreuvoirs que leurs pieds massifs
+finissent par creuser dans le talus de la rivière quand ils se dirigent
+vers l’eau: ils fendaient un rideau de feuilles lourdes, couleur de
+bronze, et c’était tout.
+
+»Enfin, à un détour du courant je surpris, en train de boire, deux
+éléphants qui n’avaient pas vu venir la pirogue. L’eau coulait dans un
+chenal creusé entre deux rives abruptes, que même leurs jambes de géants
+eussent eu peine à escalader. J’épaulai mon fusil, je tirai... Un
+éléphant, blessé, se cabra, voulut fuir, et l’autre le suivit. Mais je
+persistai à décharger mon arme sur le même, sachant que ces bêtes
+monstrueuses ont la vie dure. Il était littéralement couvert de sang,
+tout rouge; par une artère coupée, ce sang giclait comme le vin d’une
+barrique en perce. A la fin il chancela. Alors l’autre lui posa sa
+trompe sur le cou. Ils avaient en vérité l’air de se dire quelque chose,
+et je crus comprendre: «Vengeons-nous!» Tout de suite, à travers l’eau
+creuse qu’ils faisaient jaillir par grandes gerbes, ils me chargèrent.
+
+»Ils arrivaient la tête haute, farouches, menaçants; leurs oreilles
+immenses, de chaque côté de leurs nuques, claquaient comme des drapeaux.
+Je continuais de tirer, mais sans doute n’avais-je plus mon sang-froid:
+ils semblaient ne rien sentir, ils approchaient toujours. Les noirs qui
+me passaient des cartouches prirent peur, et sautèrent à l’eau.
+Moi-même, une seconde, je vis la mort. A ce moment, une branche qui
+doucement s’abaissait de la rive arrêta la pirogue. Je saisis cette
+branche et gagnai la terre ferme. J’étais sauvé. Les éléphants ne
+pouvaient faire comme moi: ils étaient pour ainsi dire prisonniers dans
+le lit de la rivière.
+
+»Mais ils tentèrent de briser, de leurs pieds et de leurs défenses,
+cette embarcation qu’ils considéraient sans doute comme un être
+malfaisant, l’un de ceux qui leur avaient envoyé les coups dont ils
+souffraient. Je me souviens aussi qu’ils prirent, dans la coque, mon
+pliant, mes ustensiles de cuisine, ma cuvette en fer émaillé; puis,
+après les avoir méthodiquement élevés à la hauteur de leurs yeux, les
+jetèrent à l’eau. J’avais recommencé à leur envoyer des coups de fusil,
+autant que possible visant toujours l’animal que j’avais déjà blessé.
+
+»Il vint un moment où je crus bien que celui-ci allait mourir. Il tomba
+sur les genoux, jetant une sorte de plainte que je n’oublierai jamais,
+qui retentit au loin sur l’eau, une plainte à la fois formidable et
+douloureuse. Je l’avais! il allait se coucher là pour agoniser.
+
+»Alors je vis une chose étonnante, sublime. Son camarade--je crois que
+c’était une femelle,--lui jeta de l’eau sur le corps comme pour le
+rafraîchir, le ranimer, et l’autre, le blessé, remua doucement la tête.
+Il avait l’air de dire: «Merci! laisse-moi!» Puis l’éléphant valide lui
+noua sa trompe autour du cou--je ne saurais trouver d’autres mots--et
+fit un bond gigantesque; malgré le poids incalculable qu’il avait à
+porter, il escalada la berge--je ne les retrouvai jamais.
+
+»Mais au moment où j’ai vu _ça_, mon vieux, cet animal que je
+considérais comme une énorme brute, enlaçant le corps de son ami pour le
+sauver, j’eus l’idée que je venais de commettre un assassinat, et que
+ces bêtes avaient raisonné, agi, souffert comme des hommes!
+
+»Ailleurs, j’ai vu des marsouins, des légionnaires, des Sénégalais,
+emporter du champ de bataille leur officier blessé. On considérait ça
+comme héroïque, et c’était héroïque, en effet, ils étaient cités pour
+ça. Mais alors?...»
+
+
+
+
+LES FORCES MORALES
+
+
+
+
+LES FORCES MORALES
+
+
+--... Il faut compter aux colonies, me dit-il, avec les forces morales.
+Du reste, c’est très simple: elles se ramènent à une seule: la
+sorcellerie.
+
+--Partonneau, tu vas fort! Et l’Islam en Afrique, et les mandarins
+confucianistes en Indo-Chine, les missionnaires catholiques et
+protestants partout; l’administration civile elle-même. Elle ne repose
+pas uniquement sur la force brutale, l’administration! Du moins elle
+l’affirme. Elle entend représenter la civilisation...
+
+--Même l’influence morale de l’administration, c’est de la
+sorcellerie!... Parce que la force matérielle, pour l’indigène, est
+conditionnée, causée par des esprits invisibles, par des fétiches qui la
+procurent. L’administrateur ou le chef militaire a de bons fétiches, des
+fétiches plus puissants que les fétiches locaux, voilà tout. Le marabout
+musulman est un féticheur monothéiste, pas autre chose. Et le
+missionnaire apporte d’autres fétiches, un peu différents. Tout primitif
+est un pur spiritualiste. L’explication matérialiste des phénomènes est
+une des conceptions les plus récentes--et par conséquent une des moins
+solides--qui soient entrées dans la cervelle de l’humanité.
+
+--Mais les sorciers, les vrais sorciers indigènes, ce sont des fumistes
+ou des empoisonneurs, ou les deux!
+
+--Pas nécessairement, ou pas du tout. Quand ils empoisonnent, c’est dans
+l’exercice de leurs fonctions. C’est l’esprit qui habite le poison qui
+tue, et légitimement, non pas eux. Eux ne sont que l’intermédiaire,
+l’instrument. Ils représentent la justice immanente, et la moralité
+telle qu’on la conçoit autour d’eux, telle qu’on en a besoin autour
+d’eux. Une justice qui nous choque, mais supérieure, religieuse. Ils
+sont un élément d’ordre et d’organisation. Ils découvrent les voleurs
+plus sûrement qu’un juge d’instruction; les criminels aussi: ce n’est
+pas toujours le _vrai_ criminel: mais bah!... Dans une communauté
+régulièrement constituée, l’essentiel est d’en trouver un, et que le
+vouloir social de réparation, de sécurité soit satisfait... Relis la
+_Dernière Incarnation de Vautrin_.
+
+--Mais ils ne croient pas eux-mêmes à leurs magies?
+
+--Autant qu’à ses rites n’importe quel prêtre de n’importe quelle
+religion... C’est-à-dire plus ou moins, selon les individus et les
+cas... mais s’ils n’y croyaient pas _généralement_, leur attitude serait
+incompréhensible.
+
+»Il faut te dire que longtemps, comme toi, je les ai pris pour des
+fumistes, des simulateurs, des empoisonneurs--uniquement!... Au Gabon,
+surtout.
+
+»Car des sorciers, il y en a! Tout le Gabon en fourmille, et c’est une
+sale engeance. Et l’idée que j’avais d’eux, c’est que ce sont seulement
+des singes et des empoisonneurs. Pour des empoisonneurs, pas moyen d’en
+douter: c’est un pays où il ne fait pas bon avoir une paille avec sa
+_mousso_ indigène. Je te recommanderais de faire attention! Pour un oui
+ou pour un non, elle va trouver le féticheur, et le féticheur lui donne
+je ne sais quoi, qui est malsain dans la soupe. C’est extraordinaire ce
+qu’il y a d’Européens qui sont morts de la colique, au Gabon. Et
+j’imagine qu’il y en aura encore pas mal.
+
+»Mais des singes aussi, ces sorciers. Au moment où les indigènes sèment
+leur mil, ils ont un système à eux pour obtenir du diable, ou de qui tu
+voudras, une bonne récolte: ils s’habillent en champ de mil, ils se
+couvrent de paille de mil des pieds à la tête, et ils dansent, ils
+dansent comme des fous en se jetant de l’eau sur la tête. Comme ça, il y
+aura de la pluie, et du grain à faire péter les silos! Les nègres sont
+convaincus de l’efficacité du procédé beaucoup plus que nos paysans de
+celle des Rogations. Mais eux, les sorciers? Je n’arrivais pas à me
+fourrer dans la tête qu’ils pussent avoir confiance dans ces sottises:
+s’habiller en meules de foin, penses-tu!
+
+»Et puis voilà qu’une fois il nous tombe sur le dos, du côté de N’Djolé,
+l’insurrection obligatoire tous les trois ou quatre ans. De ces petites
+secousses de rien du tout, auxquelles on ne consacre pas même une ligne
+dans les journaux de Paris, mais embêtantes, malgré ça, quand on est
+dedans. Embêtantes parce que ça vous arrive généralement au moment qu’il
+ne faut pas, où l’administrateur est en congé, où l’adjoint principal
+des affaires indigènes est en tournée pour ramasser l’impôt, ou bien sur
+son lit de camp avec la bilieuse--et la moitié des tirailleurs
+sénégalais et des miliciens en tournée avec l’adjoint principal, à moins
+qu’ils ne soient en bordée: et tu peux être sûr que ces négros savent
+tout ça!
+
+»Or, jamais, jamais, ils ne marcheraient sans leur sorcier, le sorcier
+est toujours au fond de l’affaire. S’il n’y était pas, il n’y aurait pas
+d’insurrection, puisque le bonhomme, pour tout arrêter, n’aurait qu’à
+déclarer que les sorts ne sont pas favorables à l’opération, que le sang
+du poulet sacrifié est tombé à gauche au lieu de tomber à droite, ou ce
+que tu voudras! Et, d’autre part, c’est là qu’est le problème: voilà des
+gaillards qui ont tout à perdre si la bataille tourne mal. En tout cas,
+ils doivent y perdre leur réputation! D’abord, ils ont prédit que ça
+tournerait bien. Ensuite, ils ont vendu, à des prix fous, des centaines
+et des centaines de gris-gris qui doivent préserver leurs paroissiens
+contre les balles. Si on les estourbit, pourtant, ces paroissiens? Et si
+eux-mêmes y passent? Car ils doivent prendre le commandement de la
+troupe, justement, en leur qualité de canailles invulnérables par
+essence, et de magiciens porte-veine. Pour se décider dans ces
+conditions, il faut qu’ils aient eux-mêmes la foi: ça ne peut pas
+s’expliquer autrement.
+
+»Eh bien! c’est avec leur sorcier en tête que j’ai vu s’amener, cette
+fois-là encore, la bande de sauvages des environs de N’Djolé. De loin,
+c’était noir, c’était grouillant, ça faisait comme des fourmis. Mais les
+fourmis, c’est silencieux, même dans leur fureur, et ça, ça gueulait, ça
+gueulait! Je les attendais à l’entrée du village, avec une douzaine
+d’hommes, ce que j’avais de meilleur, de vieux Sénégalais. La contenance
+de ma petite troupe me rassura: des gaillards d’attaque qui en avaient
+vu de toutes les couleurs, et méprisaient profondément «ces nègres».
+Mais la bande approcha, et c’était un bal, figure-toi, beaucoup plus que
+ça ne faisait penser à une bataille: deux ou trois cents aliénés qui
+chantaient je ne sais quoi, et sautaient en l’air plus haut que les
+types des quadrilles payés, dans le temps, au Moulin de la
+Galette,--avec leur sorcier, qui chantait et sautait plus haut que les
+autres, leur sorcier qui n’était pas habillé en meule de foin, cette
+fois, mais tout nu, le corps et la figure peints en rouge et en blanc,
+et un casque extraordinaire sur le crâne, un casque qui reproduisait le
+corps tout entier d’un formidable oiseau de proie, avec les ailes!
+
+»Je dis à mes Sénégalais:
+
+«A deux-cents mètres, feu sur le sorcier!»
+
+»Ils comprirent. Parbleu, si on descendait le sorcier, tous ces
+galapiats foutraient le camp! A deux cents mètres, ils ouvrirent le feu,
+et moi-même j’épaulai.
+
+»Tu sais si je suis bon tireur. Quand j’eus lâché mon coup de fusil, je
+rouvris l’œil que je venais de cligner, pour regarder, comptant bien
+voir le bougre à terre: il se portait comme toi et moi! Et il se
+retourna vers sa bande, comme pour dire: «Vous voyez bien!»... Alors ce
+fut le bond! Une vague énorme, déchaînée, toujours plus près! Je
+continuais à crier:
+
+»--Au sorcier, nom de Dieu! Au sorcier!»
+
+»Je vidai sur lui toutes les cartouches de mon magasin. Je ne tirais pas
+au hasard, je visais, je t’assure que je visais, en faisant tous mes
+efforts pour garder mon sang-froid: mais peut-être l’ai-je perdu, après
+tout. A cinquante mètres, à trente, à vingt, je tirais toujours: et
+rien, rien, rien! Et chaque fois, cette gueule devenait plus proche,
+terriblement plus proche, ricanante, triomphante, diabolique...
+Parfaitement: diabolique. A ce moment, j’ai cru au diable, à toutes ces
+histoires de diableries. Je me suis dit: «C’est vrai! Il ne blague pas:
+il est verni!»
+
+»J’ai fermé les yeux pour ne pas avoir l’éclair de son espèce de grand
+coupe-coupe. Je le sentais déjà sur ma gorge, le coupe-coupe. Tout en
+fermant les yeux, j’ai tiré une dernière fois. J’entendis alors mes
+Sénégalais rigoler. Ma balle avait traversé le salaud de part en part;
+il avait boulé comme un lièvre...
+
+»J’ai fait: «Ouf!» Tu ne peux pas croire combien ça m’aurait embêté de
+mourir converti aux sorciers: et j’en étais bougrement près.»
+
+ * * * * *
+
+--Bon... Mais les missionnaires chrétiens ne sont pas des sorciers. Ce
+n’est pas de la sorcellerie qu’ils tirent leur influence?...
+
+--Qu’en sais-tu? Du moment qu’ils invoquent une puissance invisible,
+parlent au nom de cette puissance? Ce n’est pas leur faute, mais pour le
+primitif, ils sont des sorciers...
+
+
+
+
+L’AVEUGLE
+
+
+--J’ai connu, en Afrique, à Madagascar, en Asie, des missionnaires de
+toutes sortes, des blancs, des noirs, des jaunes, des catholiques, des
+protestants, et même un Mormon, au Congo! Je ne sais pas pourquoi il
+était venu, celui-là: rien de plus inutile que de prêcher la polygamie
+aux Bangalas, ils sont convertis d’avance. Mais il m’a dit: «Ça n’est
+pas tout que de posséder plusieurs femmes devant le Seigneur: il faut
+aussi savoir les faire travailler!» C’est comme ça que j’ai compris la
+haute portée économique du mormonisme: il permet à un vaillant et pieux
+époux de se constituer un lucratif atelier familial et de se moquer,
+toutes portes fermées, des lois sur la limitation des heures de travail.
+
+»Tu te rappelles aussi les missionnaires portugais d’Indo-Chine et leur
+excellent évêque à qui un gouverneur disait: «C’est étonnant comme les
+enfants dans votre chrétienté ont un type plus civilisé, plus... comment
+donc m’expliquer?... plus «Européen»--et qui répondait bonnement,
+écartant les bras d’un geste d’excuse: «Que voulez-vous? Nous avons des
+pères qui ne sont pas raisonnables!»
+
+»Tu te rappelles le pauvre missionnaire à qui nous avons fait croire que
+la maison de ce brave Barbieux, l’agent des douanes mort d’une bilieuse
+hématurique, avait servi aux tenues d’une loge maçonnique, que le diable
+y revenait, et qui est allé l’exorciser en grande pompe? Tu te
+rappelles, le père Mottu, le lazariste du Gabon, sa soutane toujours
+salie de sciure, de copeaux de bois, de poussière de grès, parce que dès
+qu’il avait un instant, il taillait, dans des blocs de pierre ou des
+billes d’_okoumé_, des statues de bonnes vierges, d’anges, de bons
+dieux, d’une naïveté divine, ce qui ne l’aurait pas empêché de traverser
+l’Afrique jusqu’aux _Falls_ pour sauver une âme. On l’aimait bien,
+celui-là, n’est-ce pas? Et Prosper, tu sais, le grand évêque, un rude
+type, une manière d’empereur en bas violets. Pas seulement un
+missionnaire, celui-là: un chef. Partout, il aurait été un chef!
+
+»Mais il y en a un à qui je ne pense jamais sans éprouver un petit
+frisson d’émotion, d’étonnement, comme à un homme enfin qui ne serait
+pas fait de la même matière que les autres, c’est un pasteur norvégien.
+Amundsen. Celui-là tu ne l’as pas connu. Il évangélisait, il y a quinze
+ans, sur la côte des Mahafales, à Madagascar. Il vivait là, depuis des
+années et des années, tout seul: pas un blanc à quarante lieues autour
+de lui.
+
+»Un pays de chien, cette région des Mahafales! Il y pleut toutes les
+années bissextiles. Autant dire jamais. Pourtant il y pousse des choses.
+Ce n’est pas l’aridité d’un Sahara, ça ressemblerait plutôt, autant que
+j’en puis juger, à certains plateaux de l’Amérique du Sud que je n’ai
+pas vus de mes yeux, mais dont j’ai lu la description. Les plantes
+s’arrangent, pour vivre, non pas dans le sol, sec comme un plafond de
+briques, mais dans l’air. Ce sont les feuilles qui fournissent ainsi de
+l’eau, de la sève aux racines: le monde renversé, quoi! Ça ne leur donne
+pas une physionomie séduisante: de gros bulbes rugueux, avec des pointes
+qui leur sortent de partout, comme à des casse-têtes du moyen âge, des
+espèces de cactus nains, aux épines imperceptibles, microscopiques...
+Tout ça finit par se dessécher, et le vent promène ces épines qui vous
+entrent partout, dans la chair, dans les yeux...
+
+»Les Mahafales se protègent la vue, comme ils peuvent, avec un voile de
+fibres tressées, quand ils n’ont pas besoin d’y voir absolument clair,
+c’est-à-dire de voler. Car telle est leur principale industrie: le vol
+des bestiaux, qu’ils vont razzier chez leurs voisins plus favorisés. Ils
+en ont une autre, assez curieuse: le long des rivières il croît quelques
+arbres, et sur ces arbres il y a des singes, ou plutôt des maques, des
+miniatures de maques, pas plus grosses que le poing. Ils les piègent,
+les chaponnent, et les remettent en liberté. La maque chaponnée devient
+très grasse, très tendre. Sur quoi ils la rattrapent, et la mangent...
+
+»C’est un sale peuple. Sa conviction, quand un étranger a l’idée,
+d’ailleurs déraisonnable, je le reconnais, de venir chez eux, c’est
+qu’il ne peut être qu’un espion, chargé de leur reprendre les bœufs
+qu’ils ont chipés. Et puis je suppose qu’ils ne se sont pas installés
+dans cet horrible pays pour leur plaisir, qu’ils s’y sont réfugiés pour
+échapper à d’autres races plus fortes qui leur faisaient des misères, et
+qu’ils se disent: «Est-ce que celui-là va recommencer? Tuons-le!»
+
+»De sorte qu’ils tuent l’étranger. Toujours. C’est la règle, c’est la
+loi.
+
+»J’avais mes dix-huit miliciens d’escorte, bien armés, ils ne me
+faisaient pas peur. Mais je me demandais comment, depuis vingt ans qu’il
+était là, cet Amundsen arrivé sans rien que sa bible, son couteau de
+poche et sa fourchette, avait bien pu échapper à la petite cérémonie
+d’usage: le ventre ouvert en croix, et ce qui s’ensuit, que tu sais? Ça
+me paraissait incompréhensible.
+
+»Bon. Voilà qu’à deux kilomètres de sa chapelle--il avait fait bâtir une
+paillotte qu’il appelait sa chapelle--je vois arriver à tout petits pas
+un grand vieux habillé de blanc, tout blanc de barbe, conduit par une
+jeune fille tout en blanc, et blonde, blonde comme un nuage à l’orient
+du ciel, le matin. Elle tenait un de ses bras, de l’autre il tâtonnait
+avec une canne.
+
+»--Mais il est aveugle le pauvre bougre!
+
+»Voilà ce que vis, du premier coup d’œil, et je vis aussi que la jeune
+fille avait un voile de gaze, maintenu par un bandeau, sur la figure.
+Elle n’enlevait jamais ce voile, même dans sa maison, comme je m’en
+aperçus plus tard. Et c’était sa fille. Il avait été marié, cet
+homme-là, comme tous les missionnaires protestants. Luthérien,
+calviniste? Ma foi, je ne sais pas. J’ai oublié de demander, ces
+choses-là m’intéressent très peu. Mais il avait eu cette enfant-là, elle
+vivait avec lui, dans cet enfer de sable, d’épines de cactus perfides,
+de Mahafales méchants comme des ânes rouges et plus dangereux que les
+épines. Et c’était elle, le missionnaire, maintenant, ça devait être
+elle qui faisait le plus gros de la besogne, puisque lui, le père, il
+était aveugle!
+
+»Je n’oublierai jamais la soirée que j’ai passée dans leur case. Tout
+était extraordinaire, même la langue dont nous nous servions. Amundsen
+et sa fille ne parlaient que le norvégien et le malgache. Alors c’était
+le malgache qui servait de truchement. On était comme des sauvages.
+
+»--Il y a combien de temps que vous avez eu cet... accident? lui
+demandai-je, contemplant ses yeux sanglants et vagues.
+
+»--Douze ans... Je n’ai pas pris assez de précautions... il faut
+beaucoup de précautions, dit-il presque sévèrement, se tournant du côté
+où il savait qu’était sa fille... Je pensais à autre chose...
+
+»--Et... vous êtes content?
+
+»--Oui... Ils commencent à entendre la parole. Douze ou quinze...
+
+»Un converti par année de cécité. Et il ne se plaignait pas, il était
+heureux!
+
+»--Vous ne devriez plus être vivant! criai-je, avec un accent où je
+tremble qu’il y ait eu de la colère. Ni vous ni votre fille. C’est la
+première fois que les Mahafales respectent la vie d’un étranger!
+
+»--Je suis arrivé ici avec ma femme et ma fille, dit-il d’une voix très
+douce. Ma pauvre femme est morte, depuis, aveugle aussi. Les Mahafales
+nous ont dit: «On va vous faire mourir, c’est la règle!» J’ai répondu:
+«Vous le pouvez... Nos âmes resteront avec vous!» Et après, ils ont tenu
+un grand conseil, et nous ont laissés en paix.
+
+»Sa fille aux cheveux d’aurore, qui s’était tue jusque-là, interrompit:
+
+»--En malgache, vous le savez, c’est le même mot qui veut dire «âme»,
+«ombre» et «fantôme». Les Mahafales ont eu peur de nos fantômes. Mon
+père, sans le savoir, leur avait fait la seule menace qui les pût
+épouvanter!
+
+»Tu vois, le sorcier!... le sorcier qu’il avait été, sans le savoir!
+
+ * * * * *
+
+»Un peu plus tard, je trouvai moyen de tirer le vieil Amundsen tout seul
+dans un coin.
+
+»--Si votre fille reste _ici_, lui dis-je, elle deviendra aveugle comme
+vous!
+
+»--Oui, fit-il d’un air réfléchi, oui... C’est probable... Mais tel est
+le champ que nous a donné le Seigneur. On ne déserte pas le champ du
+Seigneur!
+
+»Quand je songe à ces paroles-là, j’en ai encore froid dans le dos. Je
+ne sais pas si c’est d’horreur ou d’admiration.»
+
+--Pauvre fille, demandai-je, qu’est-elle devenue?
+
+--Est-ce que je sais?...
+
+--Mais les missionnaires catholiques?
+
+--Mon ami, le prêtre catholique est doué de la formidable puissance de
+faire descendre Dieu sur terre, dans l’Eucharistie--par incantation.
+C’est du moins l’idée que se font de lui les primitifs, et, si tu veux
+bien y réfléchir, elle est, de leur part, assez naturelle. Donc, il
+n’est pas, aux yeux de ces primitifs, un homme comme les autres. Il a
+des pouvoirs surnaturels, il ouvre, et par conséquent peut fermer les
+portes du Paradis, damner ou sauver pour l’éternité. C’est
+formidable!... Cela se complique, pour le missionnaire catholique, d’une
+hiérarchie solide, organisée, qui accroît sa force de commandement.
+Tout, dans son esprit, est à sa place, il connaît la sienne, il sait
+mettre les gens à la leur. Avec ça, célibataire: on peut dire qu’il a
+épousé l’Église. Rien pour lui, tout pour elle. Dévouement, sacrifice,
+économie, domination.
+
+... Au Congo Belge, les indigènes ne connaissent qu’un Dieu, qui est
+celui des catholiques. C’est un des plus précieux résultats de la
+campagne faite, il y a quinze ans, contre Sa Majesté Léopold II, avec le
+concours des missionnaires protestants: on a balancé Léopold II, mais on
+n’a pas balancé les missionnaires catholiques, qui ont balancé en un
+tournemain les protestants suédois, anglais, norvégiens et américains:
+ç’a été du travail bien fait, quand on y pense, quoique ce ne soit
+peut-être pas tout à fait celui qu’on avait dans l’idée.
+
+»Mais, au Congo français, les indigènes connaissent trois Dieux...
+
+--... Le Père, le Fils et le Saint-Esprit!
+
+Partonneau haussa les épaules:
+
+--... Ils ne s’inquiètent pas de théologie!... Je te dis qu’ils
+connaissent trois dieux, ou _zombis_ dans leur langue, qui sont zombi
+français, qui est catholique, zombi suédois, qui est protestant, et
+zombi Ponsot, qui est franc-maçon. Car cet excellent Ponsot, colon
+influent, est aussi un libre penseur convaincu, un maçon de je ne sais
+plus quel degré, mais considérable, et il a fait construire, à
+Brazzaville, un temple maçonnique juste en face de la cathédrale de
+l’archevêque, exprès pour l’embêter.
+
+»Tu as connu Monseigneur? Il est mort, aujourd’hui, mais tu l’as
+connu?... En effet, ça l’embêtait; il avait Ponsot dans le nez, bien
+que, franc-maçon ou pas franc-maçon, Ponsot soit un brave homme.
+Monseigneur Prosper Ganthouard, que tout le monde en Afrique équatoriale
+appelait Prosper tout simplement, depuis quarante ans, aimait bien la
+plaisanterie quand elle venait de lui, beaucoup moins quand il en était
+victime. Cela suffit à expliquer, je suppose, qu’à la fin de sa vie il
+n’avait plus guère que deux soucis, hors les devoirs de son œuvre
+évangélique: se payer, avant de mourir, la tête de Ponsot, et
+administrer ses missions sans sortir un sou de sa poche. Tu comprends,
+Prosper c’était un fils de paysans, comme bien des missionnaires. Il
+avait conservé les habitudes de nos campagnes, au bénéfice de l’Église,
+rien qu’au bénéfice de l’Église, car, de succession personnelle, on sait
+maintenant qu’il n’a pas laissé lourd. Ses diocèses étaient administrés
+comme il eût administré une ferme: lui et son clergé devaient vivre sur
+le pays, de rentes en nature, pour ainsi dire; quant à l’argent, il est
+fait pour arrondir le bien spirituel ou temporel, et il y a toujours
+trop d’occasions de le dépenser; ça fait gros cœur.
+
+»Eh bien, Prosper, avant d’aller au paradis, où j’aime à croire qu’il
+trône maintenant à la droite du bon Dieu, en raison de ses vertus et de
+son grade, a joui des suprêmes satisfactions que désirait son âme; il a
+réalisé une notable économie, et il a eu le père Ponsot; il l’a eu,
+comme tu vas voir, dans les grandes largeurs: c’est bien vrai que
+l’Église est éternelle, il ne lui faut qu’attendre l’occasion.
+
+»Il y avait bien trente ans que Prosper n’était retourné en Europe: les
+missionnaires n’ont pas des congés réguliers comme nous autres; même le
+principe, c’est qu’ils reviennent le plus rarement possible: ils meurent
+ou ils s’habituent, ils apprennent à vivre à la mode indigène, et les
+langues et les coutumes. S’ils meurent, on les remplace; s’ils vivent,
+on n’a pas à leur payer leurs frais de voyage, tous les trois ans, aller
+et retour. Tu vois que Prosper avait été bien dressé en matière
+d’économie. Mais enfin, voilà que sur le tard il obtient l’autorisation
+de ses supérieurs d’aller soigner son foie à Vichy, accompagné d’un
+autre père, un _socius_, bien entendu, puisqu’il appartenait à une
+congrégation. Il prend le vapeur de la mission--un beau vapeur, pas un
+sabot comme ceux du gouvernement, et acheté par lui, car pour les
+dépenses qui rapportent, malgré qu’il fût serré pour tout le reste,
+comme je l’ai dit, Prosper n’y regardait pas--et il arrive à
+Léopoldville, chez les Belges, pour prendre le chemin de fer de Matadi,
+d’où il s’embarquerait. Le voici donc à la gare, devant le guichet.
+
+»--Deux billets pour Matadi, s’il vous plaît.
+
+»--Deux billets de première? fait l’employé, considérant qu’ils étaient
+des blancs, et que Prosper était habillé en monseigneur... C’est mille
+francs!
+
+»--Mille francs pour trois cents kilomètres! se récrie Prosper.
+
+»--Oui... cinq cents francs par place: vous n’êtes pas ici en Europe.
+
+»--Mille francs, proteste l’évêque tout doucement, mille francs! Vous
+n’y pensez pas! Avec mille francs, je me charge de nourrir dix petits
+nègres, dont je ferai des chrétiens, de bons chrétiens, pendant un an!
+Donnez-moi des secondes.
+
+»--Voilà: c’est six cents francs.
+
+»--C’est encore beaucoup trop cher! gémit l’archevêque.
+
+»Pendant ce temps-là, le chef de gare lui-même était survenu, à la
+nouvelle qu’il y avait au guichet des clients difficultueux. Prosper
+continue à marchander avec lui.
+
+»--Enfin, dit-il, donnez-moi ce que vous avez de meilleur marché?
+
+»--Nous avons, fait le chef de gare, des quatrièmes à 28 fr. 50...
+Seulement, c’est pour les nègres.
+
+»--Monsieur, lui répond Prosper avec une grande onction, voilà trente
+ans que je vis pour rien avec les nègres; je passerai bien vingt-quatre
+heures avec eux pour économiser 943 francs!... En voilà 57, donnez-moi
+deux quatrièmes... Quand part le train?
+
+»--Dans deux heures. Et il n’y en a qu’un tous les quatre jours. Vous
+ferez bien d’aller vous installer tout de suite si vous voulez trouver
+de la place.
+
+»--J’y vais! déclare Prosper, de la meilleure grâce.
+
+»Le voilà qui s’installe dans une des caisses sans toit ni cloisons des
+quatrièmes, avec ses bas violets, son _socius_, ses malles et ses
+couffins de provisions--en grande partie de la chicouangue, qui est de
+la farine de banane verte--au milieu d’une centaine de négros et de
+négresses, auxquels il commence à raconter des histoires en patois
+bakongo.
+
+»Pendant ce temps-là, le chef de gare avait réfléchi.
+
+»--Monseigneur, dit-il, ça ferait décidément trop mauvais effet de faire
+voyager deux blancs, dont un archevêque, avec des _bouniouls_;
+rendez-moi vos billets de quatrième, je vais inscrire dessus que vous
+êtes autorisés à monter en première.
+
+»--C’est parfait, répond Prosper, je vous félicite de votre généreuse
+initiative: le Seigneur ne l’oubliera pas; recevez en attendant ma
+bénédiction apostolique.
+
+»Mais quand le chef de gare eut reçu la bénédiction, il songea tout de
+même: «J’ai peut-être un peu outrepassé mes pouvoirs. Il faut que
+j’avertisse la direction à Matadi.»
+
+»Il téléphone à Matadi, et le directeur lui répond: «Comment! vous ne
+donnez que des premières à monseigneur l’archevêque! Veuillez lui dire
+que la compagnie se fait un devoir de lui offrir un train spécial!»
+
+»Le chef de gare arrête le train, qui s’ébranlait, jette sur le quai les
+malles de Prosper, sa chicouangue et son _socius_, et lui crie:
+
+»--Monseigneur! Monseigneur! On vous prie d’accepter un train spécial.
+
+»--C’est parfait, répond Prosper en descendant, vous remercierez bien la
+compagnie... Mais alors, mon ami, alors...
+
+»--Quoi? fait le chef de gare.
+
+»--... Alors, vous me devez 57 francs! Deux quatrièmes
+Léopoldville-Matadi, que je n’utilise pas... Voilà les billets,
+reprenez-les!
+
+»--Par exemple! s’écrie le chef de gare: la recette est acquise, je la
+garde. Vous n’imaginez pas que je vais bouleverser toute ma comptabilité
+pour vous; et les frais du train spécial!
+
+»--Mon ami, lui dit doucement Prosper, je réclamerai ces 57 francs
+jusqu’au siège social, à Bruxelles, s’il est nécessaire...
+
+ * * * * *
+
+»Au moment que cette discussion allait prendre un ton fâcheux, un blanc
+se précipite, s’épongeant sous son casque: Ponsot, le père Ponsot
+lui-même, le vénérable de la Loge, le fondateur du temple maçonnique.
+
+»--Le train! dit-il; le train?...
+
+»--Il est parti, le train, répond le chef de gare. Il est loin, même à
+sa vitesse commerciale, en palier, de quinze à l’heure... Vous prendrez
+le prochain: nous sommes jeudi: lundi prochain.
+
+»Ponsot commence à jurer de façon à remplir d’allégresse tous les
+diables du Congo. Prosper et son _socius_, à l’autre bout du quai,
+lisaient leur bréviaire, les yeux baissés.
+
+»--Écoutez, dit le chef de gare à Ponsot, il y a peut-être un moyen: la
+compagnie vient d’accorder un train spécial, qui va partir, à Mgr
+Ganthouard; vous le voyez bien, monseigneur? C’est celui qui est là,
+avec ses bas violets... Arrangez-vous avec lui: moi, ça ne me regarde
+pas, le train est à lui, il en est le maître.
+
+»--Diable! fait Ponsot.
+
+»Mais nécessité n’a pas de loi. Il avait besoin d’être à Matadi à temps
+pour prendre le bateau d’Anvers, lui aussi; il pensa, comme Henri IV,
+qu’Anvers vaut bien une messe, et le voilà, lui, le vénérable et le
+constructeur du temple maçonnique, abordant bien gentiment monseigneur,
+lui disant qu’entre Européens, n’est-il pas vrai, il faut s’entr’aider,
+que lui-même, en pareil cas...
+
+»Si tu avais pu voir Prosper! Il fut magnifique! Courtois, la voix
+miséricordieuse, égale--et si ferme dans son dessein! «Avec quel
+plaisir, dit-il, il obligerait n’importe lequel de ses compatriotes, en
+particulier M. Ponsot, dont l’excellente réputation est venue jusqu’à
+lui... Mais le train spécial ne comporte qu’un wagon, et ce wagon est
+encombré, entièrement encombré; obligés, par la pauvreté de la mission,
+de se nourrir à l’indigène, les aliments qu’il emporte, pour lui et le
+père, tiennent toute la place...
+
+»--N’est-ce que cela, monseigneur, s’empressa de proposer Ponsot:
+laissez votre chicouangue sur le quai, et accordez-moi l’honneur et le
+plaisir d’être votre amphitryon jusqu’à Matadi!
+
+»--Voilà, concluait monseigneur, quand il contait cette histoire, ce que
+j’appelle une solution satisfaisante: nous avons voyagé, le père et moi,
+en train spécial, et M. Ponsot, vénérable de la loge maçonnique de
+Brazzaville, nous a traités agréablement... fort agréablement, je me
+plais à lui rendre cette justice, sans qu’il nous en coûtât un centime.
+Ce fut une bonne affaire, une affaire comme je les veux... Pourtant,
+elle aurait pu être meilleure. Figurez-vous que la compagnie ne m’a pas
+rendu mes 57 francs! Je ne le pardonnerai jamais au chef de gare.
+
+ * * * * *
+
+Mais il y avait aussi «la force morale» de l’administration. Quelle
+était, contre les sorciers, la sorcellerie de l’administration?
+Partonneau ne me le dit pas ce jour-là. Mais un jour, à l’Exposition
+coloniale de Marseille, nous rencontrâmes le vieux Malgache.
+
+Il était assis, non pas confortablement en tailleur sur son derrière et
+sur ses cuisses, comme font les Turcs, mais dans une position bizarre,
+accroupi, la pointe, si l’on peut dire, de ses fesses touchant seulement
+le sol; et tressait, devant le public, des chapeaux en paille de riz. On
+en fait, à Madagascar, de fort jolis, qui valent bien ceux qu’on
+fabrique à Florence; mais ils ne sont pas encore à la mode chez nous, ce
+qui tient, je pense, à la bêtise de nos importateurs; ou bien qu’ils les
+vendent comme chapeaux de paille de Florence, ce qui prouverait celle de
+tous les Français.
+
+Ce Malgache était un très vieux Malgache, assurément: il ne regardait
+pas les femmes. Tous les Malgaches, à moins qu’ils n’aient atteint un
+âge très avancé, font l’amour en toute innocence, avec ardeur,
+sincérité, persistance, et ne manquent jamais d’exprimer à la personne
+élue, du mieux qu’ils peuvent, l’énergie de leurs sentiments. Mais
+celui-là ne faisait que tresser sa paille, sans lever les yeux. Il était
+maigre, à la façon des vieux hommes quand la graisse ne les envahit pas;
+austère comme un prêtre, toutefois souriant.
+
+--C’est toi, Ramanantsalame, lui dit Partonneau dans sa langue... Tu
+n’es donc plus sorcier?...
+
+Le vieux dressa la tête. Tout à coup, prosterné, il embrassait les pieds
+de Partonneau, à la mode de son pays, quand on veut rendre hommage à un
+supérieur ou à un bienfaiteur. En même temps, il suppliait:
+
+--Ne dis pas ça ici, _toumpou-ko_--monseigneur!--Il ne faut pas dire ça
+ici!...
+
+Mais aussi, fouillant dans son _salako_ assez crasseux--son pagne, que
+les colons appellent aussi assez drôlement «le trousse c...»--il en
+retirait un billet de cent sous, qu’il offrit respectueusement à ce
+«seigneur». Ce n’était point, je le savais, une tentative d’achat, de
+corruption: simplement l’hommage que tout Malgache, fidèle aux antiques
+coutumes, doit présenter à un grand de la terre, en le saluant.
+
+--Non, fit Partonneau, employant presque ses propres paroles, ça ne se
+fait pas ici, ça... Mais je ne dirai rien, sois tranquille. Rentre
+_andranou_.
+
+Le vieux réintégra la case où il ouvrait ses chapeaux, humblement
+obéissant. Partonneau s’éloigna de quelques pas. Je n’avais rien
+compris.
+
+--... Ce n’est pas seulement un sorcier, c’est un assassin. Et mon
+premier, mon unique client... Qui sait? J’aurais peut-être réussi comme
+avocat, si j’avais continué: ç’avait été un brillant début!
+
+»... Je vais t’expliquer. Il y a vingt-six ans, quand nos troupes eurent
+pris Tananarive--ou plutôt ce qui restait de nos troupes: il n’y eut
+jamais d’expédition coloniale plus mal conçue, plus mal menée--et que
+nous y eûmes institué le protectorat, il y eut d’abord un fâcheux
+flottement dans ce qu’on est convenu d’appeler les méthodes
+administratives. Les militaires commencèrent par ordonner aux habitants
+des villages de leur apporter toutes les armes qu’ils possédaient.
+C’était une bêtise, parce que ces armes appartenaient à des sortes de
+gardes nationales. Les bons, les pacifiques, qui ne tenaient nullement à
+se battre contre n’importe qui, obéirent; les méchants gardèrent leurs
+pétoires--des fusils snyders, vendus par les Anglais--de sorte que, en
+un clin d’œil, le pays fut couvert de bandes pillardes, qui ne furent
+pas d’abord des insurgés patriotes, mais de simples brigands. Là-dessus,
+les sorciers s’en mêlèrent: les sorciers indigènes n’aiment jamais les
+Européens, parce que les Européens amènent avec eux des médecins, et
+protègent les missionnaires, deux catégories de personnes qui ôtent le
+pain de la bouche aux sorciers, des gâte-métier.
+
+»Un de ces sorciers, devenu chef de bande, était Ramanantsalame. Il ne
+se contenta pas de voler des bœufs et de chiper du riz, ce qui eût été
+une distraction presque innocente, il attaqua trois colons, chercheurs
+d’or, qui avaient eu la naïveté de croire, sur les assurances du
+gouvernement, que le pays était «pacifié», et les massacra hideusement.
+Je te fais grâce des détails de ce crime; ils sont atroces. Les trois
+malheureux s’étaient réfugiés dans une case au toit de paille, à
+laquelle Ramanantsalame fit mettre le feu. Suffoqués par la fumée, ils
+tentèrent une sortie. Les hommes de Ramanantsalame les tuèrent, leur
+ouvrirent le ventre en croix, les mutilèrent salement... Tu comprends ce
+que je veux dire.
+
+»Comme je connaissais le pays depuis longtemps, le gouvernement
+civil--les militaires ne voulaient plus rien savoir--me mit à la tête
+d’une vingtaine de miliciens, avec ordre de m’emparer du bonhomme,
+vivant, si possible. Par hasard, j’y réussis. Je le pris au vol au
+moment où il sautait par la fenêtre d’une maison dans le village où il
+s’était réfugié. Je croyais que ma besogne était finie... Mon vieux, tu
+ne tiens pas compte des beautés de la civilisation! Qui dit civilisation
+dit tribunaux. Il y avait à Tananarive une Cour d’assises, mais une Cour
+d’assises sans jurés; rien qu’un président, deux juges en robe rouge et
+deux assesseurs, choisis parmi les colons. Seulement, on ne trouva point
+d’avocats: la graine n’en avait pas encore germé dans l’île. Je vois
+donc arriver chez moi le procureur général.
+
+»--Il paraît que vous êtes licencié en droit? me dit cet important
+magistrat.
+
+»--Comme tout le monde... Quand on est jeune, on ne sait pas ce qu’on
+fait!
+
+»--Non, pas comme tout le monde, répond le procureur général. Nous avons
+eu beau chercher, il n’y a pas d’autre licencié en droit à Tananarive.
+Vous êtes le seul. Alors il faut que vous soyez le défenseur, devant la
+cour, de Ramanantsalame.
+
+»--Mais c’est idiot! C’est moi qui l’ai arrêté, voyons!
+
+»--Ça n’a aucune importance: vous serez son défenseur.
+
+»Un des principes que j’ai acquis au cours de ma carrière d’explorateur,
+est que, plus les requêtes ou les injonctions qui vous sont présentées
+vous semblent stupides, plus il est inutile, ou même dangereux, de n’y
+point obtempérer. Je comparus donc aux assises en qualité de défenseur
+de cette canaille de Ramanantsalame, et prononçai, en substance, la
+plaidoirie que voilà:
+
+«Jugés par des magistrats civils français, en vertu des lois criminelles
+françaises, nous nous bornerons à invoquer l’article 12 du Code pénal:
+«Tout condamné à mort aura la tête tranchée.» Et nous ferons appel non
+seulement à la lettre, mais à l’esprit de cet article, ainsi qu’à
+l’usage plus que séculaire: vous n’avez pas le droit de nous décoller
+autrement qu’à l’aide de cet appareil qui déjà fit tomber, aux jours
+révolutionnaires, la tête de tant d’innocentes victimes. J’ai nommé la
+guillotine! Eh bien, amenez vos bois de justice! Nous les attendons: à
+Saint-Pierre-et-Miquelon, colonie où les transports sont bien moins
+dispendieux qu’ici, il en coûta 72.000 francs à l’administration pour
+faire exécuter un condamné à mort. A Tananarive, la facture, messieurs,
+s’élèverait, suivant le barème que je soumets à votre désintéressé et
+judicieux examen, à 150.000 francs. Vous trouverez sans doute que c’est
+bien cher pour se payer la tête d’un pauvre diable, aveuglé d’un obscur
+fanatisme, qui... qui... qui... _Et caetera._»
+
+»Après quoi je m’assis, au milieu de l’ahurissement général. La cour se
+retira pour délibérer. Le président, brave homme, et pas bête, qui avait
+fait toute sa carrière de magistrat aux colonies, souffla un peu, et
+avisa:
+
+»--Il y a tout de même quelque chose dans l’argumentation du défenseur:
+si nous condamnons cet homme à mort, il le faudra guillotiner. Et nous
+n’avons pas de guillotine...
+
+»Mais l’un des assesseurs civils était architecte. En cette qualité, il
+aurait aussi bien construit un bateau à vapeur qu’un moulin à vent ou
+une niche à chien. Cet animal proposa tout de suite:
+
+»--Mais je vous en ferai une, moi, de guillotine! Il n’y a rien de plus
+simple!
+
+»Et il se mit à tracer l’épure de la guillotine sur son buvard.
+
+»--Je ne suis pas de cet avis, répliqua par bonheur le prudent
+président. Quand j’étais juge à Saint-Louis-du-Sénégal, on a construit
+comme ça une guillotine de fortune. On l’a essayée sur une botte de
+paille, elle marchait admirablement. Sur un tronc de palmier, sur un
+veau: elle marchait toujours. Mais sur le cou d’un condamné, elle n’a
+plus rien voulu savoir. Non, non! je repousse la solution de la
+guillotine indigène. C’est un outil qui doit venir de la métropole!...
+Qu’on l’acquitte, ce pauvre bougre, puisqu’il serait ruineux de le
+décapiter!
+
+»Voilà comment cette crapule de Ramanantsalame, grâce à mon éloquence,
+est encore en vie.»
+
+Nous repassâmes devant le vieux Malgache. Il tressait toujours ses
+chapeaux. Partonneau renouvela sa question:
+
+--Alors, tu n’es plus sorcier, ni assassin?
+
+Le vieux répondit, en levant des mains déprécatrices:
+
+--Pas la peine... ça ne paie plus!...
+
+Et dans cette réplique m’apparut, en vérité, le succès de ce qu’on
+nomme, par un trop grand mot qui prête à sourire, et qui est vrai
+pourtant, «le succès de notre œuvre civilisatrice...»
+
+ * * * * *
+
+--Mais, Partonneau, lui demandai-je, quand les missionnaires, ou, si tu
+veux, le christianisme, entrent en conflit avec les religions locales,
+que faut-il faire?
+
+--Je n’ai pas d’opinion sur ce que pouvait et devait être la politique
+religieuse de l’Empire Romain au IIIe siècle, mais je tiens
+qu’aujourd’hui, du point de vue colonial, le seul qui soit de mon
+ressort, le gouverneur Félix devrait être considéré comme un excellent
+fonctionnaire: il était plein de bon sens. Polyeucte, au contraire...
+j’aurais de la méfiance à l’égard de Polyeucte, son zèle m’inquiéterait.
+
+«Je l’ai rencontré au début de ma carrière, il y a bien des années,
+ressuscité, dans un petit poste qui s’appelle Messira, sur le Saloum.
+
+»J’ignore si tu te souviens exactement de ce que c’est que le Saloum.
+C’est une rivière qui donne son nom à une province, laquelle dépend du
+gouvernement du Sénégal. Vers le sud, le territoire touche à la Gambie
+qui est anglaise. Et la Gambie elle-même n’est qu’une espèce de large
+couloir, large de quarante kilomètres à peu près, au fond duquel coule
+une rivière qui porte le même nom, profonde et large comme un fjord de
+Norvège. En somme, la Gambie, pour les Anglais, c’est une colonie
+avortée, une colonie sans espoir de développement, qui ne leur sert à
+rien du tout. Mais ils la gardent dans l’espoir de l’échanger un jour
+contre l’Algérie.
+
+--Tu dis, Partonneau?
+
+--C’est pourtant facile à comprendre. La Gambie est le type de ces
+colonies inutiles que leur propriétaire ne conserve que pour servir de
+monnaie d’échange contre une autre, mieux à sa convenance. Or, comme en
+matière d’échange l’Angleterre tient à gagner, selon sa nature, j’en
+conclus qu’elle n’abandonnerait la Gambie que contre l’Algérie ou
+l’Indochine, ou les deux, si possible.
+
+--Ah! bon!... Tu as des manières de parler!...
+
+--Je parle pour me faire entendre, et en paraboles, comme les
+prophètes... En attendant, pour bien nous montrer l’avantage que nous
+aurions à lui acheter sa Gambie, dont nous nous fichons par ailleurs
+comme une tortue d’une corde à nœuds, l’Angleterre y pratique la seule
+industrie à laquelle ce couloir du reste peut servir, celle de la
+contrebande du gin, de la cotonnade et de la poudre dans nos possessions
+du Sénégal, de la Guinée française et du Haut-Sénégal-Niger. Et cela
+nous oblige, de notre côté, à entretenir un ou plusieurs douaniers, dans
+les plus petits patelins, tout le long du couloir.
+
+»Le père Chambédisse était préposé des douanes à Messira, qui est un
+lieu peu enchanteur, à l’embouchure du Saloum, comme je t’ai dit; mais
+presque en face il y a l’embouchure de la Gambie et la capitale de la
+Gambie anglaise, Bathurst: à surveiller.
+
+»A Messira, il y a des Ouolofs musulmans et chrétiens, et aussi des
+Sérères fétichistes. Tout ce pays, auparavant, était aux Sérères. Mais
+ils reculent progressivement devant les Ouolofs, parce que, étant
+fétichistes, leurs bons dieux ne leur défendent pas de se saouler avec
+du gin, avec de la bière de mil, avec du vin de palmes, avec tous les
+breuvages qui ont un peu plus de goût que l’eau pure; et ça ne paraît
+pas avoir été salutaire à leur tempérament. Pourtant, il y a une
+trentaine d’années, il en restait encore pas mal, braves gens au fond,
+bien qu’à peu près complètement abrutis, et ils avaient à Messira une
+belle case-fétiche, toute remplie de ces bonshommes en bois que les
+collectionneurs paient maintenant les yeux de la tête, un collège de
+sorciers et un grand-sorcier, comme qui dirait une espèce d’archevêque
+des Sérères, lequel se livrait dans la case-fétiche à un tas
+d’opérations extraordinaires. Ce grand-sorcier était un vieux noir,
+sérieux comme un âne qui boit, très convaincu de ses mérites, mais assez
+facile à vivre et avec lequel, personnellement, j’entretenais les
+meilleures relations.
+
+»A l’autre bout de Messira, il y avait la chapelle de la mission
+lazariste, pour les Ouolofs catholiques, et une espèce de presbytère où
+vivait le missionnaire, le père Mottu. Lui aussi un très brave homme,
+dans son genre, plus près du mien; mais je ne le lui montrais pas: le
+principe de non-intervention, tu conçois. Si tout le monde avait bien
+voulu en faire autant!...
+
+»Tout le monde, et en particulier Chambédisse, le douanier, par malheur,
+ne voulait pas en faire autant. Chambédisse, avec passion, avec
+convictions, avec fureur, se déclarait nettement anticlérical. C’est ce
+qui l’a lié avec le père Mottu.
+
+--Partonneau, voyons!...
+
+--Je te dis les choses comme elles sont, et si tu voulais bien y
+réfléchir un seul instant, tu découvrirais que ce rapprochement était
+inévitable. A quoi bon avoir une opinion si l’on ne peut l’exprimer?
+Chambédisse ne pouvait me l’exprimer, ni à mon unique commis des
+Affaires indigènes, à cause du principe de non-intervention, que je
+respectais scrupuleusement, et que j’imposais à mon personnel de
+respecter; alors il est allé droit à l’ennemi, je veux dire au père
+Mottu. Le père Mottu se devait de tenir le coup. Il l’a tenu.
+
+»Ça fait que, peu à peu, ils sont devenus inséparables, justement parce
+qu’ils n’étaient pas du même avis. Si tu crois qu’à Messira les sujets
+de conversation sont nombreux! Au fond l’un et l’autre étaient heureux
+d’être tombés sur celui-là, qui est inépuisable. La partie n’était pas
+tout à fait égale, parce que Chambédisse puisait principalement ses
+arguments dans Léo Taxil, et le père Mottu dans la _Somme_ de Saint
+Thomas, un meilleur auteur. Mais jamais Chambédisse ne s’avouait vaincu,
+et, quand il avait battu en retraite, ce n’était que pour un moment. Une
+fois seul, il pensait: «Voilà un nouveau raisonnement qui va lui en
+boucher un coin.» Ces nouveaux raisonnements lui apparaissaient surtout
+à l’heure de l’apéritif. Une absinthe le rendait lucide, plusieurs lui
+inspiraient une véritable éloquence, devant laquelle le père Mottu
+cédait apparemment.
+
+»Mais alors, le lendemain, c’était le missionnaire qui revenait! Il
+avait trouvé la réponse, il écrasait son adversaire. Mais ce n’était pas
+pour longtemps.
+
+»Et un jour, un jour--ah! laisse-moi le qualifier de fatal!--Saint
+Thomas eut le dessus, définitivement. Je crois que, ce jour-là,
+Chambédisse avait un peu dépassé son habituelle dose apéritive. Son cœur
+se fondit, la lumière brilla pour lui. Il vit, il crut, il fut désabusé.
+Ce n’était plus Chambédisse, c’était Polyeucte, dans toute l’ardeur et
+le délire d’une foi nouvelle, Polyeucte acharné contre les faux dieux.
+
+»--Mon père, dit-il au missionnaire, je suis converti. Vous m’avez
+converti!»
+
+Le père Mottu répondit, comme il convient, qu’il en louait le Seigneur.
+
+»--Mais ce n’est pas tout ça, poursuivit Chambédisse; il faut faire
+quelque chose qui soit digne de ce grand jour. Allons de ce pas brûler
+les idoles des Sérères!
+
+»Le père Mottu allégua que cette démarche était à ses yeux légèrement
+inconsidérée.
+
+»Malheureusement, comme le père Mottu fumait la pipe, Chambédisse
+s’empara de ses allumettes, qui étaient sur la table. Il y ajouta un
+tome des œuvres de Léo Taxil, et partit en courant.
+
+«--Chambédisse, rendez-moi mes allumettes! criait le père Mottu,
+essayant de le rattraper.
+
+»Ce fut en vain, son récent fanatisme donnait des ailes à Chambédisse,
+et la grande case-fétiche était une paillotte comme toutes les cases des
+Sérères. Elle brûla très bien. Le père Mottu était fort embarrassé du
+zèle de son prosélyte. Il s’efforça même de sauver un de ces faux dieux
+des Sérères, mais le bonhomme lui fut arraché des mains par les fidèles
+du Grand-Sorcier, insuffisamment informés de ses intentions, et qui
+faillirent lui faire un mauvais parti.
+
+»Le lendemain, je reçus la visite du Grand-Sorcier. Ce respectable
+animiste m’intima gravement qu’il aurait cru pouvoir attacher plus de
+confiance dans la protection du gouvernement de la République, ou des
+paroles à cet effet. Il en ajouta d’autres qui signifiaient à peu près:
+
+»--Ça va faire du vilain: mes dieux se vengeront!
+
+»Je fus obligé de lui répliquer que ses dieux pouvaient faire tout ce
+qu’ils pourraient, mais que je conseillais à leurs prêtres de se tenir
+tranquilles. Il sourit comme si cette suggestion ne le regardait pas, et
+s’en alla d’un air de commisération.
+
+»Il s’en était si bien allé, que je ne le revis jamais. Le lendemain, il
+avait gagné par mer la Guinée Portugaise, avec tout son collège de
+sorciers, et la moitié ou les trois quarts des Sérères fétichistes, ce
+qui diminua de façon regrettable le rendement de l’impôt de
+capitulation.
+
+»... Et n’empêcha pas la chapelle du père Mottu de brûler à son tour
+dans la quinzaine. Je demandai le déplacement de Chambédisse: d’abord
+comme sanction à son enthousiasme indiscret, mais surtout dans son
+propre intérêt. Mais l’administration compétente prit son temps, comme
+toujours, et quand la décision arriva, Chambédisse était déjà mort: de
+maladie, évidemment. Personne n’a jamais pu prouver que ce ne fut pas de
+maladie.»
+
+
+
+
+LE MAITRE DES HOMMES
+
+
+
+
+LE CONDAMNÉ A MORT
+
+
+«... Dans toutes celles de nos possessions où j’ai exercé les pouvoirs
+que je détiens du gouvernement de la France, me dit Partonneau, je me
+suis toujours arrangé, dans ces dernières années, pour faire condamner à
+mort le plus grand nombre possible de mes sujets. Je disais aux
+tribunaux indigènes--non pas, tu le comprends bien, aux magistrats
+français: il m’aurait suffi d’exprimer ce désir pour que ces animaux
+s’évertuassent à le contrarier--je disais à ces braves juges noirs qui
+rendent leurs arrêts sous un baobab, un doubalel ou un fromager: «Ne
+vous gênez pas! Soyez sévères! Faites respecter les bonnes mœurs,
+l’ordre public, et même les intérêts de votre politique et de vos
+passions!»
+
+»Tu vas penser que je suis altéré de sang, que j’aime à voir pendre,
+décapiter, fusiller, peut-être écarteler. Il n’en est rien. Je suis le
+plus doux des hommes, et le plus indulgent: la mansuétude incarnée. Mais
+je vais t’enseigner une chose, qu’on ignore trop, et qu’il est
+indispensable de connaître: c’est que le bon état, c’est que la
+prospérité d’un cercle sont en raison proportionnelle et directe du
+nombre des condamnés à mort!
+
+»Ainsi qu’il arrive de la plupart des grandes découvertes, c’est le
+hasard qui me permit de faire celle-ci.
+
+»J’étais à ce moment gouverneur de la côte des Graines (Afrique
+Occidentale). Il y a des fonctionnaires coloniaux qui dirigent leur
+colonie sous un _pankah_, assis dans leur fauteuil en rotin. Ce n’est
+pas ma manière. A parcourir perpétuellement la colonie, on ne parvient
+pas encore à tout savoir et à réaliser ce qui devrait être fait; mais en
+restant sur son derrière, on ne sait rien, et rien ne se fait. Je finis
+même par réfléchir à ceci: «Il n’y a encore aucune communication entre
+la côte des Graines et sa voisine, le Niger-Volta. Si je vais rendre
+visite à mon collègue du Niger-Volta, bien que je n’aie pas grand’chose
+à lui dire--mais il paraît que l’apéritif est chez lui excellent, parce
+qu’il a une machine à glace,--à partir de cet instant, il y en aura
+une!»
+
+»Donc, je pars, en automobile--nous avons tous des automobiles, à
+l’heure qu’il est, sur les routes de ma colonie--et je télégraphie à
+l’administrateur de Bodiéni: «Peut-on rouler de Bodiéni à Fouloubé, qui
+est la capitale du Niger-Volta?» Il me répond: «De la frontière du
+Niger-Volta à Fouloubé, il y a une route d’auto, mais de Bodiéni à cette
+frontière, sur trois cents kilomètres, rien! C’est la forêt et la
+montagne.» Alors, je lui câble: «Pas de route sur trois cents
+kilomètres? Vous avez trois jours pour la faire!»
+
+»L’administrateur de Bodiéni n’avait avec lui par suite de décès,
+relèves, et autres petits jeux administratifs, qu’un commis principal,
+le seul blanc avec lui dans tout le cercle: un ancien étudiant en
+pharmacie, à trois inscriptions. Il colle son pharmacien sur le boulot,
+avec dix mille indigènes levés par les soins des chefs de villages. En
+trois jours, la route est faite, sauf pour les ponts: mais comme c’était
+la saison sèche, l’auto descendait gentiment dans le lit des rivières, à
+sec ou du moins guéables. Pour remonter, on mettait dix indigènes
+derrière, cinquante devant, qui tiraient à la cordelle: ça faisait une
+négromobile au lieu d’une automobile, mais ça marchait tout de même...
+Voilà comment il y a une route, maintenant, de ma capitale au Niger: ce
+n’est pas plus difficile que ça: il n’y avait qu’à y penser. Et c’est
+une belle route, bien qu’un des chefs du pays, Malmady-Coumla, prétende
+qu’elle lui fiche le vertige. C’est qu’elle est pour la plus grande
+partie en lacets, en corniche, au-dessus des torrents, et qu’elle est
+large! Ce bon Mahmady-Coumba n’était accoutumé qu’à ses pistes, qui ont
+juste la largeur des pieds d’un nègre et vont toujours tout droit, du
+fond des vallées à leur sommet, sans se soucier de la pente.
+
+»Me voilà donc à Bodiéni en un rien de temps. Il y a là des
+Apolloniennes assez agréables. Quelques instants diurnes pour me
+rafraîchir, quelques heures nocturnes pour nouer connaissance avec
+elles, et le lendemain je me fais rendre compte des affaires d’État par
+l’administrateur. Tout était dans l’ordre, les indigènes faisaient
+preuve d’un bon esprit. Autrement dit, ils avaient payé leurs taxes.
+C’est tout ce qu’on leur demande: je défie qu’on prétende qu’un cercle
+où l’indigène acquitte les taxes sans réclamer n’est pas animé d’un bon
+esprit.
+
+»--L’impôt est rentré, me dit l’administrateur: 300.000 francs, dans des
+caisses, sous mon lit.
+
+»--Et votre chambre ferme à clef?
+
+»--On n’a jamais su ce que c’était qu’une clef dans le pays... mais
+qu’est-ce que ça fait?
+
+»--Vous avez raison, lui dis-je, du moment que vous couchez dans votre
+lit. Et je ne vous demande même pas si vous y êtes seul.
+
+»En effet, jamais les noirs ne se risqueraient à voler en plein jour,
+surtout une lourde caisse dont tout le monde sait le contenu. La
+confiance de mon subordonné avait mon approbation sincère. Je lui
+accordai mes compliments pour l’administration de son cercle.
+
+»--Je repars demain, ajoutai-je. Vous m’accompagnerez.
+
+»C’est encore un de mes principes de me faire accompagner par
+l’administrateur, tant que je suis sur son domaine. On s’aperçoit ainsi
+d’un tas de choses, même si les noirs n’osent se plaindre de rien. Par
+exemple, si les vieilles femmes, seules, assistent aux palabres, c’est
+que le chef de cercle a coutume d’être trop entreprenant avec les
+jeunes, à qui leurs maris ou leurs pères font gagner la brousse avant
+qu’il arrive. Mais tout à coup je réfléchis:
+
+»--Mais non, ce n’est pas possible. Et l’argent de l’impôt? Vos trois
+cent mille francs, dans cette case ouverte à tout le monde? Mettez-y
+votre pharmacien.
+
+»--Il est loin: sur le tronçon de route qui reste à construire entre
+Bodiéni et la frontière. Je ne puis pas le faire revenir: les noirs n’en
+ficheraient plus un coup. Mais ça ne fait rien: je puis quitter le poste
+avec vous demain matin... Je vais installer le condamné à mort dans ma
+chambre: les caisses de l’impôt ne risqueront rien.
+
+»--Le condamné à mort?
+
+»--Oui: Samba Laôbé... Monsieur le gouverneur, Samba Laôbé est la
+providence du cercle. Sans lui, surtout depuis que tous mes
+collaborateurs européens ont été mobilisés, je ne m’en serais pas
+tiré... Vous avez vu mes miliciens, hier?
+
+»--Oui. Ils manœuvrent comme des rengagés sénégalais. Je n’ai jamais vu
+ça.
+
+»--C’est le condamné à mort qui les a dressés... Et le jardin? Il est
+admirable, n’est-ce pas, le jardin? Il n’y en a pas deux comme ça dans
+toute l’Afrique occidentale. C’est le condamné à mort qui y veille... Il
+tient aussi la comptabilité.
+
+»--Mais qu’est-ce que c’est que votre condamné à mort?
+
+»--C’est un condamné à mort. Voilà tout. Seulement il l’est depuis dix
+ans... Il y avait eu recours en grâce, comme la loi l’exige, et il est à
+croire que la pièce, ou bien la réponse à la pièce, s’est perdue dans la
+brousse, que le courrier a été arrêté, intercepté... Alors Samba est
+toujours condamné à mort, mais il n’est pas exécuté. Vous concevez que,
+dans ces conditions, il marche au doigt et à l’œil. Sinon, on lui dit:
+«Tu sais, Samba, je vais écrire à Paris!» Et puis, comme il est
+éternellement prisonnier, on a tout pu lui apprendre, on avait le temps:
+la cuisine, l’art militaire, l’horticulture, le jardinage, la lecture,
+l’écriture, la comptabilité; et maintenant, on peut se reposer sur lui
+pour former des élèves. Tandis qu’avec des galapiats de condamnés à deux
+ou trois ans de travaux seulement, ça ne vaut pas la peine d’essayer de
+leur faire entrer quoi que ce soit dans la tête: quand ils ont appris,
+ils s’en vont!...
+
+»Nous partîmes le lendemain, laissant la garde des 300.000 francs, le
+commandement du cercle, en somme tout le gouvernement, à Samba Laôbé,
+condamné à mort. Il s’en tira à la satisfaction universelle. J’aurais
+voulu pouvoir lui faire décerner les palmes académiques.
+
+»Voilà pourquoi j’invite tous mes tribunaux indigènes à multiplier le
+nombre des condamnés à mort: ils sont l’épine dorsale des États que je
+gouverne. Car, bien entendu, instruit par cette expérience, je m’arrange
+pour qu’ils ne soient jamais exécutés.»
+
+»Au bout du compte, c’est l’extension de la loi Bérenger à la peine de
+mort; et puisque la suspension des effets du jugement a pour
+indispensable condition la bonne conduite du bénéficiaire, on a toutes
+les chances de garder sous la main un gaillard souple comme un gant.
+
+»J’ai parlé «du glaive de la loi». Ce n’est là, je dois bien le
+spécifier, qu’une figure: les condamnés à mort par les tribunaux
+indigènes, aux termes de la coutume, doivent être pendus jusqu’à ce que
+mort s’ensuive. Pour parler correctement j’aurais dû dire, par
+conséquent: la potence, ou le gibet, ou la hart, comme tu voudras, de la
+justice.
+
+»Mon procédé, pour me procurer une quantité suffisante de condamnés à
+mort, était aussi simple qu’efficace: il me suffisait d’inviter les
+tribunaux indigènes à ne pas se gêner pour faire preuve de sévérité.
+Pour éviter ensuite la destruction, qui eût été, pour mes projets,
+déplorable, de cette matière première, il me fallait user ensuite d’une
+certaine diplomatie. J’y employais mon procureur de la République, avec
+qui j’étais, par bonheur, dans les meilleurs termes: homme, du reste, de
+la plus grande humanité. Il ne faut point trop s’en étonner: à notre
+époque contemporaine, c’est le plus souvent la magistrature assise qui
+prétend à la sévérité, la magistrature debout à l’indulgence:
+précisément, je suppose, parce que ce devrait être l’inverse; ainsi
+l’exige le perpétuel paradoxe de nos mœurs judiciaires actuelles.
+
+»Bien pénétré de mes intentions, qui s’accordaient avec la bonté
+naturelle de son cœur, cet excellent magistrat s’arrangeait pour
+retarder durant des mois l’expédition du pourvoi, puis du recours en
+grâce. Parfois même, il savait égarer les pièces nécessaires à cette
+expédition, et tu conçois bien qu’on ne saurait exécuter un homme tant
+que la Cour de cassation et le président de la République n’ont pas dit
+leur dernier mot. Enfin, si par hasard le moment arrivait que nous
+étions forcés dans nos derniers retranchements, que la Cour de cassation
+repoussât le pourvoi, que le président de la République refusât la
+grâce, j’avais découvert, avec lui, un moyen tout à fait sûr de
+conserver indéfiniment mon condamné:
+
+»Le jugement, disions-nous, appartient sans conteste au tribunal
+indigène, mais l’application de la peine nous concerne: elle est du
+ressort de l’exécutif. Or, il est constaté que, dans le cercle où cette
+application de la peine doit avoir lieu, personne ne sait pendre. Et le
+condamné doit être pendu, non pas fusillé ou décapité, cela ne fait
+point l’ombre d’un doute. En conséquence, il sera sursis à l’exécution
+jusqu’à ce qu’il apparaisse un spécialiste de la pendaison.
+
+»On n’en trouvait jamais: nous y mettions bon ordre.
+
+»C’est ainsi que Mamy-N’Diaye, du cercle de Kouadiakofi, put couler,
+comme tous ses collègues, cinq ou six années d’une existence heureuse,
+malgré la décision des anciens de son village, qui voulait que, depuis
+ce temps, son corps se balançât dans les airs. Ce Mamy-N’Diaye, du
+reste, avait été de son vivant légal, si je puis employer cette
+expression, une déplorable crapule, la honte de sa race et de sa tribu:
+un incorrigible ivrogne, qui avait fini par tuer son père et sa mère,
+deux de ses oncles et le garde-police venu pour l’arrêter. Mais on a des
+principes ou on n’en a pas: mon principe était que Mamy-N’Diaye ne
+devait pas plus être exécuté que les camarades. C’était bien davantage
+encore l’opinion de Carlier, l’administrateur du cercle: tous les autres
+administrateurs possédaient déjà leur condamné à mort et lui n’en avait
+pas! Il en souffrait comme d’une insupportable infériorité, susceptible
+d’influer sur son avancement, puisque le gouvernement de son cercle s’en
+ressentait. Il me jura que Mamy-N’Diaye, malgré les apparences, ferait
+un aussi bon condamné à mort que les autres. Le fait est qu’il l’avait
+dressé à la perfection par le procédé le plus élémentaire: rien qu’en
+lui annonçant qu’il deviendrait un cadavre définitif le jour où il
+boirait autre chose que de l’eau. Obligé à la sobriété, Mamy-N’Diaye
+était devenu le plus inoffensif des hommes, et la main droite de Carlier
+pour l’administration du cercle, bien entendu. Par surcroît, on l’avait
+mis à la vaccination: il maniait la lancette comme un vieux praticien.
+
+»Malheureusement, il y a des choses qu’on ne saurait prévoir. Voilà
+qu’un jour tombe à Kouadiakofi le quartier-maître de la marine Plévech,
+détaché à la flottille et à l’hydrographie de la Volta. Carlier était en
+tournée. Il est reçu par le commis principal Bouffiot, un brave homme,
+mais un crétin, qui lui offre à dîner. Le dîner est servi, comme de
+juste, par Mamy-N’Diaye, qui avait dirigé les travaux du cuisinier. Ce
+dîner était excellent. Plévech en fait ses compliments à Bouffiot, qui
+répond orgueilleusement:
+
+»--Depuis que nous avons notre condamné à mort!...
+
+Et Mamy-N’Diaye salue, avec un bon sourire.
+
+»--Vous avez un condamné à mort? fait Plévech. Pourquoi ça? Pourquoi
+n’est-il pas exécuté?
+
+»--Parce que, expliqua Bouffiot, qui par malheur, dans sa situation
+subordonnée, ne se croyait pas permis de révéler un des grands secrets
+de mon gouvernement, parce que... il doit être pendu.
+
+»--Eh bien?...
+
+»--Eh bien, continue Bouffiot selon la consigne, à Kouadiakofi, personne
+ne sait pendre.
+
+»--Vous ne savez pas pendre? crie Plévech avec autant de stupeur que
+d’indignation. C’est impossible! Tout le monde sait pendre!
+
+»--Mais non, je vous assure...
+
+»--Tout le monde sait pendre: c’est la chose la plus facile. Vous avez
+bien une corde?
+
+»--Oui...
+
+»--On fait un nœud à double épissure... Tenez, comme ça!... Il n’y a
+plus qu’à trouver un arbre: ce doubalel, avec sa grosse branche, par
+exemple. Il a l’air d’avoir été fait pour ça... Il faut aussi une
+table... Mais la voilà: celle devant laquelle nous sommes assis... Toi,
+le condamné à mort, enlève la nappe... Elle est enlevée?... Mets la
+table sous la branche. Appelle mon boy.
+
+»Le boy de Plévech arrive à l’ordre, Plévech lui fait accrocher la
+corde.
+
+»--Et maintenant, dit Plévech à Mamy-N’Diaye, monte sur la table.
+
+»Le pauvre Mamy-N’Diaye, qui depuis six ans qu’il était condamné à mort
+n’avait jamais fait autre chose qu’obéir, monta sur la table.
+
+«--Mais, proteste Bouffiot, ça ne vous regarde pas, cette affaire-là!
+
+»--Est-il condamné à mort, oui ou non? Je ne connais que ça. Une
+administration qui n’exécute pas les sentences parce qu’elle ne sait pas
+pendre! C’est à n’y pas croire! Quand je raconterai ça... Boy, mets la
+corde au cou du condamné... Bon!... retire la table... Il n’y a qu’à
+retirer la table.
+
+»... Le boy retira la table, et Mamy-N’Diaye, qui n’y avait rien compris
+du tout, se trouva pendu. Bouffiot sauta à son tour sur la table, pour
+le dépendre, mais il était trop tard: la colonne vertébrale s’était
+cassée net.
+
+»--Vous voyez bien que vous savez pendre, conclut Plévech.
+
+»L’administrateur Carlier, à son retour, ayant appris la fin imprévue du
+pauvre Mamy-N’Diaye, m’en avertit par télégramme, mais je ne pus faire
+prendre aucune mesure disciplinaire contre Plévech, attendu qu’en effet
+sa victime était censée être exécutée depuis plusieurs années, et,
+juridiquement, devait l’être.
+
+
+
+
+UNE LEÇON
+
+
+«... Si singuliers, inattendus, embarrassants que fussent les
+événements, me confia Partonneau, j’ai toujours trouvé moyen de me tirer
+d’affaire avec mes sujets--car ce sont des sujets, dans les colonies où
+ils ne sont pas électeurs. Les populations de notre empire
+d’outre-mer--je parle même des cannibales du Congo ou des îles
+polynésiennes--sont simples, impressionnables, obéissantes,
+respectueuses du chef, parce qu’elles ont toujours un chef, et
+mourraient tout simplement de faim, d’ennui, de pure incapacité à
+décider les choses les plus élémentaires, si elles n’en avaient point. A
+plus forte raison se laissent-elles diriger, manier, quand ce chef est
+un blanc, un homme d’une race supérieure, sorti de la mer par un
+incompréhensible et formidable miracle. Je ne fais même pas exception
+pour les Annamites, qui ne sont pas pourtant des sauvages, mais de
+braves laboureurs fort civilisés à leur manière, et à leur manière
+aussi, d’une touchante, patriarcale moralité. Ils considèrent le chef,
+d’où qu’il vienne, comme leur «père et mère»; on en tire tout ce qu’on
+veut, si l’on sait les prendre. Cela me fut enseigné, il y a bien
+longtemps déjà, au début de ma carrière, par un collègue plein
+d’expérience qui me disait: «Ce pays-ci est si facile à conduire! On
+devrait y envoyer de chez nous les apprentis sous-préfets: les bêtises
+n’ont pas d’importance!»
+
+»Une seule fois dans ma vie, je crois, j’ai été roulé--pas moi
+personnellement, mais un de mes subordonnés dont j’étais
+responsable--par mes administrés. Il est vrai que c’étaient des
+Européens, des blancs, ou plutôt des blanches, comme tu verras. Il n’y a
+rien à faire avec des blancs, surtout des Français: ce sont des
+individus, d’indécrottables individus, non pas un troupeau. Ou alors
+c’est un troupeau qui n’a d’autre souci que d’embêter le berger. Songe
+alors, quand les femmes s’en mêlent!
+
+»Je venais de Madagascar, et l’on m’avait envoyé à l’île du
+Saint-Esprit. C’était de l’avancement, puisque j’étais gouverneur, et
+non plus administrateur en chef, et c’est pourquoi j’avais accepté le
+poste. Mais à part ce motif de carrière, ce changement ne m’amusait pas.
+Madagascar est une colonie agréable; les femmes y sont aimables, les
+hommes disciplinés, pas bêtes, et, à cette époque, il n’y avait pas trop
+de colons: tu dois savoir qu’on a plus d’embêtements avec un seul colon
+qu’avec cent mille indigènes. Le climat, surtout dans les hauts, est
+délicieux: les plateaux sont autant de stations pour poitrinaires. Mais
+l’île du Saint-Esprit--j’en change le nom, tu la reconnaîtras aisément,
+pour peu que ça t’amuse--est située dans une des régions les plus
+déshéritées du globe, au milieu du brouillard et des glaces. Il y a là
+quelque six mille habitants, pas beaucoup plus, et tous des blancs,
+comme je viens de te le dire, descendus de quelques pêcheurs et marins
+bretons, normands ou basques, qui vinrent s’y établir il y a quatre
+siècles. Est-ce le climat, si rude et si triste, qui n’a pas été
+favorable à la race, ou bien l’effet des mariages consanguins? La
+plupart de ces gens sont devenus tout petits de taille, surtout les
+femmes; ils ne se développent guère, semblent rester des enfants. Un
+jour, un de mes employés m’annonça qu’il allait épouser une fille du
+pays, qu’il me nomma:
+
+»--Tu es fou! lui dis-je, elle n’a pas douze ans...
+
+»Il m’apporta l’extrait de son acte de naissance: elle en avait
+dix-huit! Ce petit peuple--petit, comme tu vois, dans plusieurs sens du
+mot: du reste, as-tu remarqué qu’on ne voit jamais de grands animaux
+dans les petites îles? Il y a peut-être là une question de proportions
+voulues par la nature--garde toutefois des qualités solides. Il est
+sobre, honnête, travailleur; ses idées, sa moralité, sa religion sont
+restées exactement ce qu’elles étaient au dix-septième siècle, il s’est
+conservé intact dans ses glaces, il n’a pas bougé. Durant la saison des
+pêches, qui sont à peu près leur seule occupation--la terre et la
+température sont si ingrates que l’agriculture même n’y existe pour
+ainsi dire point--ces gens besognent durement, sans lever leurs pauvres
+têtes. Aussitôt l’hiver arrivé, ils n’ont plus grand’chose à faire.
+Alors ils font de la politique, une espèce de politique locale, à propos
+de rien, de queues de poires, sur des sujets infimes qu’on a la plus
+grande peine du monde à concevoir. C’est leur seule distraction. Ils ne
+reçoivent pas de journaux, n’ont que très peu de livres, bien qu’ils
+sachent tous lire, et soient aussi intelligents sans doute que vous et
+moi, d’une intelligence trépidante, acérée, pareille à la vivacité des
+fox-terriers: le cerveau ne diminue pas en même temps que la taille, ni
+l’activité du système nerveux. Et ils sont fiers, vertueux, ombrageux,
+susceptibles.
+
+»Un matin que je venais d’arriver à mon bureau, mon expéditionnaire,
+Manga-Maso, que j’avais emmené avec moi de Tamatave, m’avertit:
+
+»--Y en a ici délégation notables. Vouloir parler toi: _Kabary_
+(discours, palabres).
+
+»--Dis-moi, lui demandai-je, s’ils ont des gants blancs ou des gants
+noirs?
+
+»--Y en a gants noirs, répondit-il.
+
+»Je connaissais les coutumes de l’île: la délégation portait des gants
+noirs; alors ses intentions étaient hostiles; ça allait chauffer.
+
+»Ça chauffa! Je lus sur les visages tous les signes d’une indignation
+non dissimulée. On m’annonça qu’un de mes subordonnés, un des juges au
+tribunal de Saint-Esprit, parti depuis trois mois pour la France, en
+congé régulier, venait de commettre à l’égard de la population féminine
+de l’île un outrage abominable, impardonnable! Je pensai en moi-même que
+ce crime ne devait pas être bien grave, puisque son auteur, absent,
+n’avait pu le commettre en personne. On me détrompa. Les gants noirs du
+président de la délégation jetèrent en frémissant sur ma table une
+petite brochure, rédigée par le magistrat incriminé, à l’occasion de je
+ne sais plus quelle exposition qui avait lieu en cet instant à Paris.
+C’était un essai, qui me parut fort innocent, sur l’île du Saint-Esprit,
+ses ressources, son aspect géographique, les mœurs de ses habitants.
+
+»--Eh bien? fis-je.
+
+»--Là, monsieur, là! indiquèrent les gants noirs, frémissants d’émotion.
+
+»Je lus: «... Les femmes de l’île du Saint-Esprit sont bavardes et
+coquettes.»
+
+»J’eus la plus grande peine à m’empêcher de rire. C’était ça, non,
+c’était ça, l’irréparable outrage?... Si ce brave homme de président
+avait pu lire ce qu’on imprime quotidiennement, en France, sur les
+femmes de France, il aurait senti que le péché était véniel. C’est ce
+que je tentai, bien doucement, de lui faire entendre. Il ne comprit pas
+du tout. Comme je te l’ai dit, ces gens n’ont que peu d’occasions de
+lire: et tout ce qu’ils peuvent lire, surtout ce qui vient de la
+métropole, cette France qu’ils n’ont jamais vue et ne verront jamais,
+prend à leurs yeux une importance démesurée.
+
+»--Nous sommes venus demander le déplacement de ce magistrat, conclut le
+président, froissé de mon indifférence. Il ne faut pas qu’il revienne
+jamais à Saint-Esprit.
+
+»--Cela vous regarde, répondis-je. Adressez-moi un vœu en ce sens. Je le
+transmettrai à l’administration centrale, mais sans l’appuyer, je dois
+vous en avertir. L’offense est insignifiante, et ce juge est un
+excellent magistrat, sérieux, bon juriste, fort attaché aux devoirs de
+sa charge. Avez-vous un autre reproche à lui faire?
+
+»--Celui-là suffit! répliqua la délégation d’un air sombre.
+
+»Elle tourna les talons. Je reçus quelques heures plus tard la plainte
+qu’elle formulait contre ce juge «au nom de toute la population de l’île
+et de l’honneur des femmes». Je l’envoyai telle quelle, sans
+commentaires, à l’administration de la rue Oudinot--et l’administration
+s’assit dessus, comme tu peux le penser. Je suppose même que les jeunes
+rédacteurs du ministère des colonies s’en firent une pinte de bon sang,
+peut-être même le ministre, si cette réclamation est tombée sous ses
+yeux, ce qui n’est pas probable.
+
+»Une des rares distractions, à Saint-Esprit, est d’aller lire les
+télégrammes de navigation, qui sont affichés, sur papier jaune, devant
+les bureaux du capitaine de port. C’est ainsi que les habitants de la
+toute petite ville apprirent que le _Gaurisankar_--à propos pourquoi
+est-ce que nous donnons des noms de montagnes aux bateaux? C’est
+idiot!--arriverait bientôt, débarquant un certain nombre de passagers,
+parmi lesquels l’infortuné magistrat, cause involontaire d’un si grand
+scandale.
+
+»La population de Saint-Esprit tint des conciliabules nombreux, mais si
+secrets que ma police, du reste fort restreinte et médiocrement adroite,
+ne me put donner aucun renseignement sur les décisions prises:
+
+»--Ils veulent se venger, me dit-on seulement. Une vengeance
+épouvantable, inoubliable!
+
+»Voulaient-ils donc tuer ce pauvre juge? Je ne les en croyais pas
+capables. Ce sont de bonnes gens; ils sont très doux. Le seul crime dont
+on se souvienne a été commis, dans l’île, il y a cinquante ans, et
+encore par un marin étranger. Cependant, je crus devoir prendre toutes
+les précautions possibles. Je groupai mes forces de police au grand
+complet--une douzaine d’hommes--sur l’appontement, dès que le
+_Gaurisankar_ fut en vue. Et je m’établis là en personne, pour voir, et
+imposer mon autorité.
+
+»Je n’eus rien à faire, absolument rien. On ne voyait pas, si loin que
+les yeux pussent chercher, un seul habitant mâle de l’île du
+Saint-Esprit. Où s’étaient-ils cachés, dans quelles gorges de la
+montagne, quelles cavernes? Mais toutes les femmes étaient là, deux
+mille femmes environ, les vieilles et les jeunes, rangées en haie depuis
+l’appontement jusqu’au tribunal. Toutes habillées de noir, sans un
+bijou, sans une fleur, et silencieuses, dramatiquement,
+invraisemblablement silencieuses. On n’entendait que le piaillement des
+mouettes. Ces femmes étaient là, voilà tout: un double mur noir.
+
+»... Le pauvre juge grimpa l’échelle de l’appontement et parut. Tout
+d’abord, il ne distingua quoi que ce fût qui le pût choquer: rien que
+ces deux sombres murailles, qui couraient à l’infini, et des yeux
+étincelants sous des coiffes noires, à la bretonne. Il mit le pied sur
+le quai... Les deux premières femmes, à droite et à gauche, crachèrent.
+Oh! pas sur lui! A ses pieds, seulement; deux larges crachats, préparés,
+délibérés. C’est à peine pourtant s’il y fit attention. Mais les autres,
+l’une après l’autre, les deux mille femmes de Saint-Esprit! Les crachats
+tombaient, deux par deux; on entendait leur petite pluie sur la
+route--et pas un autre bruit. Ah! il avait dit que les femmes de
+Saint-Esprit étaient coquettes et bavardes! Il pouvait les regarder,
+toutes vêtues comme des veuves. Et de leurs lèvres, devant lui, tant
+qu’il resterait dans l’île, ne sortirait jamais un mot. Seulement ce
+petit bruit de crachats, quand il passerait. Pas autre chose...
+
+»Alors, le juge comprit, et blêmit. Il marcha plus vite, et s’enfonça
+sous la porte du tribunal. Il ne quitta cet abri qu’à la nuit pour
+gagner sa maison. Mais le lendemain, du tribunal à cette maison, c’était
+la même chose... Il tint bon six semaines, puis sollicita son rappel. Il
+était vaincu. Vaincu par ce silence, ce noir, ce dédain spumeux.»
+
+ * * * * *
+
+Voilà comme les gens de l’île du Saint-Esprit ont tenu tête à
+l’administration française. Et je songe parfois que c’est une idée qui
+venait de très loin, du fond des siècles, de l’époque où les peuples
+n’avaient pas d’autres moyens de manifester la mésestime, à la fois
+soumise et orgueilleuse, où ils tenaient leurs maîtres.
+
+
+
+
+SA PRUDENCE
+
+
+Je m’amusais parfois--et il était assez rare que je fisse erreur--à
+deviner l’origine ou le corps d’où sont issus les administrateurs
+coloniaux, par la seule façon dont ils prononcent, devant leur chef
+suprême, cette phrase élémentaire: «Oui, monsieur le Résident Général!»
+Ce brave Lefebvre, à qui l’on confiait toujours les postes les plus
+difficiles ou les plus déshérités, qui ne s’en offusquait nullement, qui
+même les sollicitait, «parce que, disait-il, on y est plus à son aise
+que près des légumes, et que les inspecteurs y passent moins de temps»,
+ne la pouvait sortir de ses lèvres sans y ajouter, dans son inexprimable
+émotion, un explétif blasphématoire: «Nom de Dieu! Oui! monsieur le
+Résident Général! Oui, sacré Nom de Dieu!» C’est que Lefebvre a été tout
+petit commis des affaires indigènes, et même, auparavant, simple sergent
+de la vieille infanterie de marine, puis employé de factorerie.
+Énergique, dévoué comme un chien, un peu court d’esprit et plein de
+sens, il perdait la tête en présence du maître tout-puissant; ces jurons
+malsonnants exprimaient à la fois le désordre respectueux de son âme, et
+sa décision d’aveugle obéissance. Les anciens officiers de l’armée de
+terre émettaient la formule automatiquement et comme à cinq pas de
+distance, la main à une coiffure militaire absente, mais avec une sorte
+de respect hiérarchique et définitif. Ceux qui venaient de la marine,
+avec une courtoisie raffinée qui dissimule un dédain latent: car la
+marine obéit à ses chefs, mais les juge, mais ne les aime pas, et
+cependant méprise tout ce qui ne vient pas de la marine.
+
+Pour Partonneau, il disait d’un souffle raccourci: «Oui, m’sieu le
+Résident Général!» J’en avais induit que, des bancs du lycée, il était
+entré tout droit à l’École coloniale; il continuait de répondre au pion.
+Je ne me trompais pas. Il obéissait, ou plutôt il obtempérait, parce que
+la désobéissance est non seulement impossible, mais inutile, qu’on n’y
+gagne rien pour le but qu’on veut atteindre. «Le mieux, déclarait-il,
+est d’attendre qu’_Ils_ changent d’idée ou qu’il en arrive un autre: ces
+deux cas sont les seuls qui se peuvent produire.»
+
+Une fois pourtant, une fois au moins, Partonneau alla plus loin, et
+démentit le maître en sa présence. Il est vrai que celui-ci n’en sut
+jamais rien! C’était un nouveau venu, un grand homme débarqué tout
+fraîchement d’une France démocratique et populaire qu’il n’avait jamais
+quittée. Vigoureux et dont le gouvernement devait laisser des traces.
+Mais, comme ces rudes conventionnels dont Napoléon fit des préfets et
+des vice-rois, joignant au goût et au sens du commandement l’habitude du
+langage qu’il faut pour le faire accepter chez nous, gardant même une
+foi profonde en ces formules. Il est bien peu de prêtres, il n’en est
+peut-être pas, qui ne croient aux mystères de leur culte; il n’est pas
+non plus, je pense, de dirigeants du nouveau régime qui ne croient à ses
+dogmes: et la liberté, l’égalité, la fraternité, sont pour eux des faits
+incontestables, sacrés, au nom desquels seulement ils ordonnent,
+mandataires inspirés.
+
+Partonneau reçut celui-là avec le cérémonial ordinaire, qui ne manque
+pas de grandeur, aux frontières du cercle qu’il avait pour mission
+d’administrer: armée, magistrature, clergé, étaient rangés selon l’ordre
+du décret de messidor. Venaient ensuite les grands mandarins, les
+préfets, les sous-préfets indigènes, avec leurs somptueuses robes
+d’apparat, leurs parasols, leurs étendards, leurs six poils de barbe
+blanche, fins comme ceux de leurs légers pinceaux à écrire, puis les
+chefs des notables et quelques notables; enfin tout ce qu’il faut pour
+la majesté. Et même Partonneau aperçut Lou-Vinh-Phuoc, qu’il n’avait pas
+convoqué. Lou-Vinh-Phuoc, qui s’était placé, bien ostensiblement, et
+dans son costume de tous les jours, un costume par lui-même
+irrespectueux, à côté des grands mandarins et même en bon rang parmi
+eux.
+
+Ce Lou-Vinh-Phuoc était une assez dangereuse canaille, et peut-être
+aussi un homme intéressant: un vieux pirate, mal converti. Personne
+jamais ne fit le compte de ses anciennes pilleries, de ses assassinats;
+lui non plus. Un jour de fatigue, et par manière de trêve plutôt que par
+résolution définitive, on lui avait donné des terres. Il s’y était
+installé comme dans un fief féodal, y avait établi en manière de comtes
+et de barons les complices qui lui étaient le plus sympathiques,
+exploitant rudement ses paysans, faisant par surcroît la contrebande de
+l’opium sur une généreuse échelle; et, quand un Chinois lui paraissait
+suffisamment bandit pour être digne de sa confiance, lui donnant un
+petit bien, mais lui conseillant de garder son fusil et beaucoup de
+poudre. Il était aussi connu sous le sobriquet de Si-Sa-Peth. Ne
+cherchez ce nom ni dans la langue annamite, ni dans la chinoise. C’était
+la transposition, dans une orthographe pittoresque, de l’opinion des
+Européens du cercle: «Si ça pète, ça cassera.» Les mandarins
+paraissaient subir son contact, ce jour-là, avec répugnance;
+Lou-Vinh-Phuoc n’était pas un lettré. Vulgaire paysan voué au
+brigandage, plus lucratif, il ignorait la science des caractères; il
+était obligé d’entretenir un scribe pour lire sa correspondance: un
+parvenu, un nouveau riche.
+
+Enfin, arriva, avec le retard d’usage, le cortège cavalcadant du grand
+chef. Maison militaire, maison civile, domesticité. Tout cela brillant,
+tout cela bruyant. Et, en dernier lieu, deux porteurs indigènes tenant
+sur leurs épaules un meuble dont je suis bien forcé de dire un mot, bien
+qu’il soit malaisé de le qualifier de façon décente: tel Louis XIV et le
+duc de Vendôme, monsieur le Résident Général voyageait avec sa «chaise».
+Comme à tout être humain les nécessités de la nature humaine
+s’imposaient à lui; et il avait jugé, sans doute avec raison, malséant à
+sa dignité de s’égarer dans la brousse comme un simple mortel.
+
+Cette magnifique caravane et ce qui la suivait, s’arrêta pour les
+présentations, qui furent faites par Partonneau avec une assurance
+paisible et une politesse détachée. Ce fut un spectacle assez
+déconcertant pour des yeux français, des yeux de Français de la
+métropole, que ces vieillards cassés par l’âge, hautains dans leurs
+robes écarlates ou jaunes, se prosternant cinq fois jusqu’à terre, le
+front dans la poudre du chemin, devant le chef venu de France!
+Déconcertant pour nous, mais pour nous seulement. Pour d’autres, mieux
+accoutumés, tout naturel en restant émouvant: depuis des milliers
+d’années, c’était le salut rituel, obligatoire, devant la Puissance,
+considérée comme Père-et-Mère...
+
+Mais Lou-Vinh-Phuoc, bousculant quelques-uns de ces somptueux et
+respectueux mandarins, resta debout, l’œil bien droit, doucement
+insolent, et tendit simplement la main, _à la française!_
+
+Ce fut, dans l’assemblée annamite, un murmure de stupeur, et, parmi les
+mandarins, d’indignation. Lou-Vinh-Phuoc déshonorait la hiérarchie! Mais
+M. le Résident Général dressa la tête d’un air ravi. Se tournant vers
+Partonneau:
+
+--Vous allez expliquer à votre administré, fit-il, tout mon plaisir de
+voir ici un homme ayant gardé la conscience et la fierté de ses droits
+de citoyen!
+
+Pour la première fois de sa vie, Partonneau faillit perdre son
+sang-froid. Se reprenant, il traduisit à Lou-Vinh-Phuoc, en annamite:
+
+--Son Excellence le Résident Général me charge de vous dire qu’il sait
+que vous êtes un personnage grossier, sans connaissance des lettres,
+ignorant des usages; et qu’en conséquence, dans sa commisération, il
+veut bien vous faire la grâce--la grâce, entendez-vous!--de vous
+dispenser du salut!
+
+Ce fut, dans l’assistance indigène, un rire d’approbation, de
+satisfaction, d’apaisement. M. le Résident Général ne comprit pas, il
+s’éloigna de son pas actif. Lou-Vinh-Phuoc, écrasé, stupide, rougissant
+d’avoir perdu la face en public, inquiet de son sort, n’osant suivre le
+cortège, demeura seul. Et distinguant la chaise, abandonnée sur la berge
+du Fleuve Rouge, il eut une impulsion subite, dans sa pensée
+réparatrice. Quel était ce meuble? Un trône, sans doute, celui des
+audiences. On doit à ces objets sacrés les révérences qu’on n’a pas
+faites à leur maître. S’agenouillant, il l’entoura de ses bras.
+
+
+
+
+ET LE SOIR VINT...
+
+
+
+
+ET LE SOIR VINT...
+
+
+Sur le boulevard Saint-Michel, à peu près à la hauteur de l’École des
+Mines, ce sont deux bonshommes de bronze, dont l’un montre à l’autre on
+ne sait quoi, mais dont on veut que ce soit un tube de verre, contenant
+une médecine inédite et magique. Ceci, bien qu’important, est impossible
+à distinguer à l’œil nu, je vous dis ce qu’on m’a dit; de même que,
+selon ce qui me fut affirmé, ces deux personnages sont des pharmaciens
+célèbres. J’ai toujours estimé ce monument assez laid et le geste de ces
+mandarins aussi risible que celui de l’évangéliste qui se met un doigt
+dans le nez pour montrer qu’il subodore l’approche de l’Esprit Saint.
+Mon opinion, que je crois raisonnable, et consacrée par de trop nombreux
+exemples, est que notre art contemporain, tel qu’il se manifeste sur les
+voies publiques, est ordinairement aussi malencontreux que celui des
+vieux galfâtres qui président au modelage des chefs-d’œuvre du quartier
+Saint-Sulpice.
+
+Mais, au cours de la guerre, passant avec moi devant ce regrettable
+groupe, Camille Ribieyre lui fit ostensiblement un grand salut, une
+révérence, s’il vous plaît, et m’intima:
+
+--Ote ton chapeau.
+
+J’ôtai mon chapeau. Je ne voudrais pas que nul pût jamais soupçonner que
+je manque d’égards envers n’importe qui ou n’importe quoi. Je cultive,
+je collectionne, je thésaurise les rites. Ceux que m’enseignera ma
+petite amie Camille obtiendront ma faveur toute particulière. Elle a
+seize ans aujourd’hui. Quand je l’ai vue pour la première fois, il y a
+deux ans, au Laos, où son père exploite les bois de la forêt, elle était
+toute nue, et à cheval! Revenant de prendre son bain dans la rivière, il
+semble qu’elle avait accoutumé de rentrer dans cet état d’innocence, n’y
+voyant rien d’extraordinaire. Pourquoi pas? Est-ce que toutes les filles
+du pays, les Laotiennes, ses compagnes, n’en faisaient pas autant? Je
+n’ai mémoire de rien de plus beau, de plus pur, que cette petite fille
+sans voiles, aux seins roses à peine formés, aux longues cuisses
+d’éphèbe, déjà fortes, sur ce beau poney tout frémissant, lui-même
+ruisselant d’eau.
+
+Le vieux bonhomme que je suis en train de devenir ferait pour cette
+jeune sauvage des choses bien plus difficiles que d’offrir, sans savoir
+pourquoi, un public hommage à deux pharmacopoles, statufiés en zinc
+d’art. Cependant, je me permis de demander pourquoi il fallait saluer.
+
+--Comment, tu ne sais pas? répondit-elle sérieusement. C’est eux qui ont
+inventé la quinine. Alors?... sans la quinine, est-ce qu’on vivrait?
+
+Voilà. Je découvrais que juger d’une effigie par son seul mérite
+esthétique est une erreur de civilisé, ou d’incroyant, ce qui, très
+probablement, est la même chose. Ce n’est pas sa beauté, c’est sa
+sainteté, sa capacité de faire du miracle que le chrétien vénère dans la
+statue du saint. Et Camille, cette Camille née sous d’autres cieux,
+subissant avec peine le nôtre, s’était formé une autre idée, mais
+analogue, de la sainteté et du miracle: la sainteté scientifique, le
+miracle scientifique. Du fond de sa brousse, avec la perspective de la
+brousse, elle avait discerné par le cœur, par les sens, par les
+nécessités de la vie quotidienne, ce que nous ne concevons encore que
+par l’esprit, et faiblement.
+
+Vivante, saine, irrésistible petite Camille! Que de belles choses j’ai
+imaginées sur ton compte!... La femme nouvelle, n’est-ce pas? La femme
+que nous fabriquent ces terres où il y a quelque chose à faire pour les
+femmes comme pour les hommes, de même que nos aïeules avaient aussi
+quelque chose à faire, une mission de commandement, de direction, sur
+leurs biens, au milieu de leurs gens. Celles de notre civilisation
+occidentale, des poupées? Mais, sauf quand elles ont des métiers
+d’hommes, et la même triste spécialisation, les mêmes tares
+professionnelles alors que des hommes, comment voulez-vous qu’elles
+soient autre chose, quelle besogne leur est réservée, quel rôle leur
+impose des devoirs? Ah! chère gosse, mauvaise gosse de Camille,
+impétueuse, primitive, gâtée, avec tes taches de rousseur et tes jambes
+trop longues, tes jambes de poulain qui suit sa mère au pâturage, que
+d’histoires je me suis contées sur toi! Et comme la civilisation, cette
+civilisation que j’injuriais, s’est vengée sur moi-même, mes rêves, et
+ta propre personne, ce jour même où je te conduisais au cinq heures de
+madame Bohatier! Car elle reprit son empire, alors, cette civilisation,
+contre toi! Aux beaux souvenirs de ma vision du Laos se superpose
+maintenant celle que tu m’as donnée dans cette maison parisienne: une
+rustaude sans grâce, qui avait enlevé son chapeau. Oui, elle avait
+enlevé son chapeau, comprenez-vous ça, comme une paysanne! Elle avait,
+par surcroît, ôté son manteau, elle le remettait, elle avait l’air de
+dire: «On étouffe, on s’ennuie, ici! Comme je voudrais être là-bas, et
+nue!»
+
+Et c’était pourtant un salon «colonial» que celui de madame Bohatier!
+
+ * * * * *
+
+Quand les coloniaux ne sont pas aux colonies, ils sont à Paris--tant que
+l’heure de la retraite n’a pas sonné, car, dans ce cas, la plupart,
+n’ayant pas fait fortune, vont vivre économiquement en province--et
+principalement au café. Mais je ne m’occuperai pas ici des cafés, qui
+sont trop connus. Tout au plus, signalerai-je que le principal lieu de
+réunion des broussards, quelques années avant la guerre, était le
+«Pousset» des boulevards. Il y a aussi le _Café des Vosges et de
+François Coppée_, près de la rue Oudinot. Mais celui-ci jouit plus
+particulièrement de la clientèle des employés du Ministère des Colonies
+et, pour cette cause, est méprisé des véritables coloniaux: ils n’y vont
+que pour se faire des relations utiles.
+
+ * * * * *
+
+Toutefois, il y a aussi des salons coloniaux, et même un peu plus
+nombreux qu’on ne croirait. Ceci n’a rien d’étonnant si l’on songe qu’il
+se rencontre des coloniaux mariés, dont les femmes ont des prétentions à
+la mondanité, d’autres--ceux seulement d’Indo-Chine--qui, ayant pris
+l’habitude de l’opium, n’y sauraient renoncer en France, et que sur la
+natte dure, autour de la petite lampe et du bambou divin, se réunissent
+fatalement des gens qui ne s’aiment pas toujours à la folie, mais que la
+même passion secrète, persécutée, cimente pourtant comme les pierres
+d’une mosaïque.
+
+Je n’ai pas l’intention de parler non plus de ces fumeries parisiennes,
+les ayant peu fréquentées. Je respecte l’opium. Je lui ai dû, non pas de
+grandes joies,--les joies de l’opium font partie de la friperie du bazar
+romantique,--mais un grand calme, un bon équilibre d’esprit, un
+salutaire optimisme à des moments où ce n’étaient point des ingrédients
+vitaux faciles à se procurer. Mais l’expérience m’a prouvé que la drogue
+est incompatible avec les obligations de la vie occidentale. Celle-ci
+est trop active, trop pressante, et il y a toujours un tas
+d’imbéciles--ou de «fonctions» sociales, également détestables--qui vous
+accaparent à l’heure sacrée: le théâtre et les dîners en ville
+interdisent l’usage régulier du «bambou» en France ou, du moins, à
+Paris, beaucoup plus sûrement que les perquisitions de la police.
+
+Mais il y a aussi les salons des fonctionnaires de haut grade, où les
+autres fonctionnaires de grade inférieur viennent faire leur cour. Il y
+a les demeures des quelques colons, assez rares encore, qui ont fait
+fortune, et viennent jouir de cette fortune à Paris. Tel était le cas de
+M. et madame Bohatier, d’Indo-Chine.
+
+Camille m’avait dit:
+
+--Est-ce que nous y verrons monsieur Partonneau?
+
+--C’est probable, et aussi madame Vaubelle.
+
+--Ah! avait fait Camille, sans excès de sympathie.
+
+Cela m’avait amusé, de découvrir un sentiment de jalousie, un sentiment
+bien féminin, chez ma dryade du Laos.
+
+--Tu n’aimes pas madame Vaubelle? Elle fait pourtant des frais pour toi.
+Et elle est jolie!
+
+Camille n’avait pas répondu.
+
+--Et tu aimes bien monsieur Partonneau?
+
+--Il dit des choses que je ne sais pas sur ce que je sais... Et il est
+si simple, lui, monsieur Partonneau!
+
+Les enfants et les illettrés éprouvent une reconnaissance pareille pour
+les gens illustres--et Partonneau, ignoré des Parisiens, est illustre
+dans le petit monde colonial--qui ne sont pas intimidants. Nous
+trouvâmes Partonneau chez les Bohatier, mais avec madame Vaubelle, en
+effet, ce qui fit visiblement moins de plaisir à Camille et fut
+peut-être pour quelque chose dans son air d’ennui et ses mauvaises
+manières. Si elle considéra cette personne avec méfiance et mauvaise
+humeur, elle écoutait Partonneau comme un gosse qu’on mène pour la
+première fois au théâtre. Madame Vaubelle, pour sa part, le couvait des
+yeux avec une sollicitude, une adoration inquiètes; il ne la regardait
+guère. Il y avait là aussi le couple Blazeix, ménage de ressources
+modestes. Pourtant madame Blazeix est élégante, ou veut l’être. Elle
+n’est pas, elle, une coloniale. Elle n’a jamais quitté Paris et passe
+pour y avoir fait le bonheur, avant son mariage et même après, d’un
+assez grand nombre d’amis, ce qui ne saurait l’empêcher de conserver un
+air d’innocence attendrissant, étant de ces femmes favorisées de la
+nature à qui l’on donnerait le bon Dieu sans confession à la minute même
+qu’elles commettent le troisième péché capital. La naïve Camille lui
+témoignait une sympathie dont j’étais un peu embarrassé, et l’on avait
+l’impression que son mari la considérait comme un objet rare, sans prix,
+tout émerveillé encore qu’elle eût pu condescendre à devenir madame
+Blazeix. Nul, à part trois ou quatre techniciens dispersés dans le monde
+entier, ne sait que cet Ardéchois remarquablement laid, qui pousse la
+brachycéphalie de son crâne énorme, épais, crépu, jusqu’à l’excès le
+plus monstrueux, est l’ingénieur agronome, le botaniste, le spécialiste
+en cultures coloniales le plus éminent de France, depuis la mort de ce
+curieux, génial et désintéressé bohème qui s’est appelé Karpovitch, ce
+juif russe naturalisé français qui finit, il y a quelques années, par se
+suicider, à la russe, un soir qu’il s’ennuyait. Ce pauvre Blazeix lui
+ressemble moralement et par son extérieur misérable. Il était venu avec
+des souliers de chemineau; bien pis: d’agent de police en civil. Son
+pantalon blanc, son veston d’alpaga noir, lustré, sur lequel le ruban de
+la Légion d’honneur fait une tache inattendue, étaient visiblement
+confectionnés. Seul, le désir de se reclasser, après tant d’aventures,
+pouvait expliquer la résolution prise par l’ambitieuse Juliette d’en
+faire son époux légitime. Mais, ce jour-là, il avait l’air radieux. Il
+annonçait, il criait aux inconnus même sa chance inespérée: il devenait
+l’ingénieur-conseil de la Banque du Pacifique, qui devait profiter de
+l’effondrement prévu de l’empire colonial allemand pour installer
+d’immenses exploitations aux Samoa, aux îles Bismarck, en Chine et en
+Indo-Chine: cinquante mille de traitement!
+
+Cette nouvelle me surprit. Non pas seulement qu’il m’étonnât que les
+hauts seigneurs de cette puissante société eussent su découvrir le bon
+et grand Blazeix dans la cave administrative où le gouvernement
+français, toujours généreux et avisé, lui octroyait six mille francs par
+an; il courait des bruits sur la situation de cette firme, on disait
+qu’elle traverserait sans doute, après la guerre, une passe difficile.
+Blazeix avait l’air si heureux que je n’osai jeter ouvertement de l’eau
+froide sur sa joie. Je pris madame Blazeix à part, dans un petit coin,
+pour lui communiquer mes craintes.
+
+--Je crois pouvoir vous rassurer, me répondit-elle assez sèchement...
+Cher monsieur, mes renseignements sont puisés à meilleure source que les
+vôtres: le directeur de la Pacifique est de mes amis!
+
+A ce mot, la «découverte» que cette société avait faite des mérites,
+certains, du reste, de l’humble et impratique Blazeix me parut moins
+inexplicable. Je n’avais plus rien à dire et me contentai de féliciter
+le ménage.
+
+--Mais ma femme me suggère, me confia Blazeix, de faire prendre sur sa
+tête, par la société, en plus de mes appointements, une assurance sur la
+vie de quatre cent mille francs... Elle prétend que ma santé court des
+risques. Elle se les exagère: si j’avais dû claquer dans ces pays-là, il
+y a vingt ans que ce serait fait.
+
+--C’est une excellente précaution...
+
+--Vous pensez?... Bah!
+
+Brave Blazeix, qui se croyait éternel, qui ne songeait qu’à la besogne à
+faire! Il l’avait accomplie si longtemps pour cinq cents francs par
+mois! Je voyais bien que sa femme, dans ses conversations, qu’on pouvait
+croire assez intimes, avec le directeur de la Pacifique, n’avait pas
+perdu le nord. Peut-être même envisageait-elle que le casse-tête des
+Papous ou les miasmes des forêts de l’archipel Bismarck la
+débarrasseraient de son époux. Alors, l’assurance serait là pour lui
+permettre une agréable existence. Mais où était le mal? De nouveau, je
+jurai à Blazeix:
+
+--Si, si! Je vous assure!
+
+ * * * * *
+
+Au moment où j’allais partir, madame Vaubelle trouva moyen de se
+rapprocher de moi.
+
+--Votre ami, me dit-elle, la gorge un peu frémissante, monsieur
+Partonneau... qu’est-ce qu’il pense? qu’est-ce qu’il veut?... Tâchez de
+le savoir, je vous en supplie. Vous m’avez déjà promis!...
+
+ * * * * *
+
+C’est pendant la guerre que Partonneau avait commencé de sentir tomber
+sur ses épaules le mal atroce et sans remèdes, l’un des rares sous le
+ciel dont il n’eût pas l’expérience: la vieillesse et, avec elle, une
+mélancolie singulière. Il n’avait point encore atteint la cinquantaine.
+Mais on dit que certains chauffeurs ou mécaniciens de locomotives, quand
+tombe sur eux l’heure de la retraite, sont pris bientôt d’un mal
+exceptionnel et funeste. Trente années durant, leur corps, leur brave
+corps d’humain qui était au début pareil au vôtre, au mien, a subi la
+trépidation des formidables machines qui détraquent les entrailles et
+vous secouent la peau du ventre comme un tambour d’énormes baguettes. Il
+en est qui n’ont pu tenir le coup. Ceux-là sont morts tout de suite, ou
+bien sont allés ailleurs, faire autre chose, ils ont abandonné. Les
+autres s’adaptent. Ils s’adaptent à tel point que ces trépidations
+incessantes leur deviennent nécessaires. Quand ils cessent de les
+éprouver, leurs muscles, leurs tendons, leur chair, leur moelle
+épinière, les réclament, souffrent obscurément, crient: «Qu’y a-t-il,
+mais qu’y a-t-il donc? On ne vit pas! Nous ne sentons plus rien!»
+L’organisme se fait atone, inerte. Le sang ne circule plus. L’homme est
+saisi d’un tremblement sénile, comme si la nature voulait lui rendre
+cette agitation, ces secousses musculaires et nerveuses dont
+l’accoutumance lui a fait un besoin. Mais ce n’est que la fin, rien que
+la sinistre fin: la paralysie qui est venue.
+
+De corps et d’âme, Partonneau en était là. Tant qu’il n’avait fait que
+toucher barre en France pour repartir au bout de quelques mois, il
+n’avait pas ressenti le contre-coup des rigueurs, des misères de son
+métier, des maladies tropicales, des outrages du soleil, des poisons de
+la terre et des eaux. Chacun de ces brefs retours lui avait paru des
+convalescences. Il arrivait fourbu, il repartait fourbi de frais, net et
+solide, disait-il, comme un patin neuf. Mais la guerre, après l’avoir
+rappelé pour lui confier un poste d’officier de complément, avait duré,
+duré! Partonneau se trouva stupéfait, humilié, lui qui avait affronté
+non seulement tant de périls, mais de fatigues, et surhumaines, et
+toujours étalé, de ne plus pouvoir étaler, à la fin! On l’avait envoyé à
+l’arrière, comme un vieux; on avait d’abord utilisé décemment ses
+«spécialités» dans un de ces camps du Midi où l’on dressait les noirs
+recrutés en Afrique; puis dans un état-major, à Paris! Ces besognes lui
+semblaient indignes de lui. Pourtant, il se jugeait. Son malheur est de
+ne jamais se faire d’illusions, ni sur les autres, ni sur lui. Il me
+disait: «Je ne suis plus bon qu’à ça. On a eu raison...»
+
+J’ai déjà parlé ailleurs de ces hémiplégies passagères qui contractent
+par instants, lorsqu’un excès de fatigue intellectuelle ou physique
+épuise ses forces, la moitié gauche de son visage, crispant sa lèvre
+supérieure en grimace, remontant une de ses orbites vers les tempes:
+retour perfide des toxines que n’a jamais entièrement éliminées son sang
+de vieil impaludé. Ces crises devenaient maintenant plus fréquentes. Il
+en restait souvent défiguré de longues semaines. Toutefois, débarrassé
+de ces misères, il se retrouvait beau, en vérité, de cette beauté
+virile, ironique, héroïque, qui inspire à tous, même aux hommes, le
+besoin de voir en lui un maître, et de le suivre. Le poison paludique
+prêtait même à ses yeux, ses yeux clairs d’homme qui toujours a su tout
+regarder en face, et comprendre pour décider, cet éclat, cette intensité
+qui font palpiter les femmes. Il les abaissait sur elles avec une
+autorité non voulue, mais irrésistible. Je ne comprenais que trop, bien
+que j’en fusse jaloux, le sentiment de madame Vaubelle à son égard, et
+ce dévorant souci qu’elle m’avait montré chez les Bohatier. Ce n’était
+pas la première fois. Je lui répondais, moins brutalement qu’ici, mais
+c’était le sens de mes paroles: «Je crois qu’il ne vous a pas laissé de
+doutes. Vous devez le savoir mieux que moi.» Elle hochait la tête.
+Est-ce que c’est une preuve ça, avec n’importe quel homme, mais surtout
+un homme tel que Partonneau?
+
+--Tâchez de le savoir, implorait-elle. Il vous parlera peut-être, à
+vous, il vous dira la vérité. J’ai l’impression qu’il ne dit jamais la
+vérité aux femmes... Pourquoi souriez-vous?
+
+--Parce que je soupçonne qu’il ne la dit pas toujours, même aux hommes,
+en cette matière.
+
+Je mentais. Ce qui m’avait inspiré ce sourire, c’était la réminiscence
+incongrue d’une phrase de Balzac dans la _Dernière Incarnation de
+Vautrin_: «Es-tu contente de ton milord?» demande une amie à sa
+camarade, la Belle Normande, qui vient de faire la connaissance, au sens
+biblique du mot, du mouchard Peyrade, grimé en Anglais. «Ma chère,
+répond la lorette, quand il fait l’amour, c’est comme quand il vient de
+se raser. Il se regarde dans la glace, et l’on dirait qu’il pense:
+«Allons, aujourd’hui, je ne me suis pas coupé!» Je songeais que, dans
+ses transports amoureux, Partonneau devait avoir, à peu de chose près,
+la même énigmatique attitude que le faux Anglais de Balzac. Pourtant,
+j’avais promis de poser la question, si délicate qu’elle me parût. Je me
+sentais plus que de la sympathie pour madame Vaubelle. Si c’eût été moi
+qu’elle avait eu la bonté de distinguer, j’en eusse été très sincèrement
+ému, j’eusse éprouvé cette sorte de reconnaissance qu’il est d’ailleurs
+presque toujours prudent de dissimuler, et qui vous jette à dire: «Mon
+Dieu! Vous avez bien voulu!... Je ne le méritais pas!»
+
+Cette gentille madame Vaubelle avait gardé la plus louable fidélité à
+son époux, industriel du Nord, jusqu’au jour qu’infirmière bénévole dans
+un hôpital, elle y rencontra Partonneau, blessé assez gravement. Pour
+lui elle s’était désespérément compromise, avait fait les pires folies,
+celles qui se voient, abandonné son mari, son ménage, ses enfants,
+l’avait été rejoindre à l’autre bout de la France, puis à Paris. Elle
+l’aurait suivi au bout du monde, et en enfer. Est-ce qu’il pouvait y
+avoir un enfer là où était Partonneau? Enfin, elle l’aimait comme seule,
+de nos jours, une septentrionale sait encore aimer un amant, avec
+abnégation, avec dévotion, sans le juger jamais, de toute son âme et de
+tout son corps: elle est d’une province où l’on retarde de cinquante ans
+sur Paris, où l’on persiste à prendre l’amour au sérieux, comme la
+religion--et la sienne, du reste, est restée fort vive. C’est ce que je
+me permis de suggérer à Partonneau, l’en félicitant, ajoutant qu’il
+avait lieu d’être fier de la passion qu’on lui témoignait.
+
+--Elle est parfaite. Le jour où tu voudras, elle profitera du divorce
+que son mari demande contre elle pour abandon du domicile conjugal; elle
+pourra même obtenir la nullité du mariage en cour de Rome, elle
+t’épousera. Tu l’aimes, n’est-ce pas? Elle en vaut du peine.
+
+--Je ne sais pas!
+
+--Tu ne sais pas?
+
+--Je crois que je pourrais l’aimer. Et j’en ai envie! oh! envie!
+
+Il n’est rien de plus apparent que les sentiments forts chez Partonneau,
+justement parce qu’ils impriment à son visage une immobilité voulue,
+presque tragique. C’est, de sa part, dressage de volonté, acquis là-bas,
+dans des pays à coucher dehors--où l’on couche quelquefois dehors, en
+effet--et où il faut savoir dissimuler, parce que la vie même, la vie
+toute nue en dépend. Je vis qu’il était violemment, profondément ému.
+
+--... Mais je ne veux pas m’attacher à elle, je ne veux pas l’épouser,
+surtout. Comprends-tu? Nous ne sommes pas faits pour les Européennes,
+nous autres! Ça finit toujours mal, nous nous trompons toujours!
+
+--Tu as peur d’être trompé?
+
+Il haussa les épaules.
+
+--J’ai l’habitude. Je ne connais pas un blanc, entends-tu, pas un blanc,
+dans les patelins où je suis allé, qui n’ait été fait cocu par son boy.
+C’est une loi inéluctable, une loi naturelle, de même que la pluie doit
+tomber tous les jours, entre midi et trois heures, dans la saison
+chaude, en pays tropical. Ici, je ne le serais peut-être pas par mon
+domestique, je le serais par... peut-être par toi. C’est plus honorable!
+Seulement...
+
+--Seulement?...
+
+--Quand ma congaïe, ou ma mousso, ou ma ramatou a manqué à ses devoirs
+de fidélité, je n’en suis pas moins son maître. Son maître à tel point
+qu’elle me doit l’argent qu’elle a reçu, si on l’a payée. Elle ne me
+quittera pas pour ça. C’est moi qui la chasserai, si je veux, qui la
+garderai, s’il me convient. Mais celles d’ici!... Elles se fourrent dans
+la tête des idées extraordinaires. Elles n’ont pas de maîtres, ou se
+figurent qu’elles n’en ont pas, qu’elles sont libres. Cette petite
+Vaubelle est charmante, oui, charmante, et comme il me plaît. On dirait
+qu’elle n’a pas de volonté, hormis la volonté de l’homme qu’elle aime.
+Eh bien, elle en a une! Elle ne saurait s’empêcher d’en avoir une. Elle
+aurait une vie à côté de la mienne, une vie où je n’entrerais pas, où je
+n’aurais pas le droit d’entrer. Et elle a déjà quitté un homme, de son
+gré. Pourquoi n’en quitterait-elle pas un autre?
+
+--Parce que c’est elle, et parce que c’est toi.
+
+Il secoua la tête.
+
+--Belle raison! Non, non! On ne possède vraiment, on n’est maître que
+des femmes qu’on achète. Et dans ce pays-ci, on n’achète pas, on loue.
+On loue pour un temps. Ou bien on est acheté: c’est la dot. On n’a rien,
+rien de sûr, dans le premier cas. Dans le second, on est esclave. Et
+pourtant, pourtant!...
+
+--Pourtant?
+
+--J’en ai une envie folle! Être un Européen comme les autres, bon Dieu!
+Un vrai, avec une maison, une femme, un piano, des enfants! Et il y a
+tant de choses, au fond, qui sont pareilles, partout! Je me souviens,
+une fois... C’était dans la Haute-Guinée. J’étais malade, malade à
+crever. J’aurais dû crever. Une bilieuse hématurique. C’est une drôle
+d’impression, que tu ne connais pas, quand on croit qu’on n’a pincé que
+l’accès de fièvre banal, ordinaire, et qu’on voit tout à coup le sable
+rester noir sous un jet de son urine: le sang, le sang qui s’est
+décomposé dans les reins, le sang empoisonné! On se dit: «Demain,
+après-demain, je n’y serai plus!» Inutile, d’ailleurs, de s’occuper de
+soi. On sait qu’on est foutu, qu’on aura le délire, et qu’on ne se
+rappellera rien: rien de rien, jusqu’à la fin. On se voit mort, on est
+déjà mort en esprit. C’est très reposant.
+
+»Je m’en suis tiré. Un miracle. Tout seul. J’ai oublié entièrement ce
+qui s’est passé, ce qu’on a fait de moi, pendant deux ou trois jours. Je
+me vois seulement, je ne sais combien de temps après, couché dans mon
+_tipoï_, une espèce de hamac à deux porteurs, sur une piste qui
+traversait une de ces régions africaines dont on finit par avoir
+horreur, même en bonne santé, tant il y en a qui se ressemblent: de
+petits arbres qui restent toujours nains, malingres, malheureux, parce
+que les indigènes fichent le feu à la brousse chaque année et que les
+arbres ont eu trop de peine, en vérité, à survivre à l’incendie.
+Parfois, un fromager, un peu plus grand, qui pleure mélancoliquement, en
+automne, les larmes bleues de ses pétales. Et il n’a pas de feuilles:
+seulement ces fleurs qui veulent mourir. Ou bien un baobab ridicule,
+ventru, une espèce d’énorme betterave devenue folle, sur lequel des
+cynocéphales sont grimpés comme des gamins qui regardent passer un
+cortège. Et ils crient! Ils crient! Il me semblait les comprendre: «Le
+blanc va mourir! Le blanc va mourir! C’est bien fait! Fallait pas qu’y
+aille!» Et le sol est fait comme de scories de hauts fourneaux: une
+terre ferrugineuse, la latérite, tu sais, que le soleil transforme,
+jusqu’à des mètres de profondeur, en une matière sonore, pleine
+d’alvéoles, pareille à une énorme éponge métallique. Ça fait que les
+porteurs vont lentement. Leurs pieds nus leur font mal. Ils marchent
+comme sur des œufs, des œufs bouillants.
+
+»Et voilà que, subitement, ils se sont arrêtés. Arrêtés tout à fait!
+C’est le sentiment de cette immobilité qui m’a sorti de ma torpeur, je
+pense. Tout m’était devenu bien égal. Mais des porteurs sont faits pour
+aller! Et je voulais rester un chef, un chef qui commande, pour qui on
+fait son devoir, tant qu’il est vivant. Je cherchais des mots pour un
+ordre. Je ne les trouvais pas dans ma cervelle brouillée. J’ouvrais les
+yeux sans voir. Mais, à la fin, je vis.
+
+»... Deux têtes de négresses, penchées au-dessus de ma tête. Une
+vieille, sèche comme un de ces troncs rabougris, autour de moi, et une
+jeune aux seins déjà longs, pendants, parce qu’elle nourrissait son
+premier enfant, accroché derrière son dos. Elle passa doucement, oh!
+doucement, ses mains sur mon front, mes cheveux, mes joues. Et puis elle
+murmura quelque chose à la vieille, qui lui tendit un _canari_, une
+grande jarre pleine de lait. Dans ce pays-là, les Coniaguis--c’étaient
+deux Coniaguies--ont des bœufs. Et ce sont des gens très sauvages, qui
+ne donnent jamais l’hospitalité, jamais la moindre chose à un étranger:
+au contraire de tous les autres noirs, qu’on ne saurait regarder prenant
+leur repas sans qu’ils ne se croient tenus de vous en offrir une part.
+Il n’y a même pas de case pour les étrangers, dans les villages
+coniaguis. Vous pouvez crever à leur porte sans qu’ils lèvent les yeux.
+C’est un point intéressant d’ethnographie. Je l’ai noté. Tu trouveras ça
+dans une de mes communications à l’Institut d’Anthropologie, avec
+d’autres choses assez drôles. Ce sont les plus libres des hommes, les
+plus braves et les plus durs.
+
+»... Eh bien, je sentis tout à coup que cette négresse, la jeune,
+faisait signe à la vieille de me soulever la tête. Elle approcha le
+_canari_ de mes lèvres et prononça un mot qui veut dire: «Bois!» je
+suppose.
+
+»Et je bus, je bus à longues lampées, le lait crémeux, ce lait qui était
+presque du beurre. Il me semblait boire non seulement la santé, non
+seulement la vie, mais la bonté, la charité, la maternité des femmes, de
+toutes les femmes; il me semblait que j’étais redevenu petit enfant, que
+c’était ainsi, en tout petit enfant, que celle-là me voyait, me prenait,
+que je buvais le lait de ses mamelles. Quand ma tête retomba, quand
+j’eus l’air d’en avoir assez, elle sourit d’un air satisfait--et elle
+est partie. Je ne l’ai jamais revue, et je penserai à elle, toujours,
+plus qu’à aucune de celles qui ont cru m’accorder une faveur insigne en
+me prêtant l’accès, pour un instant, de ce petit muscle hospitalier dont
+elles ont fait, dont nous avons fait--qui dira pourquoi, en raison de
+quelle folie?--le siège de leur vertu et de leur honneur... _The woman
+that gave thee milk_, comme dit la Mère Louve à Mowgli, dans Kipling.
+Ah! oui, ça, ça!...
+
+»Je ne l’ai jamais oublié. Mais ce regard de la Coniaguie qui m’a donné
+du lait, je l’ai retrouvé, il y a un an, dans les yeux de madame
+Vaubelle penchée sur moi, à l’hôpital. C’est ça qui m’a attaché à elle.
+C’est ça qui m’a fait espérer. J’ai cru comprendre qu’au fond de toutes
+les femmes, et de tous les hommes, demeurent des sentiments très
+primitifs, élémentaires, sur lesquels on pourrait s’entendre. Et alors,
+alors!... Ah! mon vieux, ce serait le rêve. Devenir un homme comme tout
+le monde, au lieu d’une espèce de monstre, un solitaire qui, toute sa
+vie, a vécu, uniquement vécu, par son cerveau, ses muscles et sa
+volonté!
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain matin même, je courus rapporter ces confidences favorables
+à madame Vaubelle. Elle revenait de la messe.
+
+--J’y vais tous les jours, me confia-t-elle. Au temps de mon mariage, je
+n’y allais que le dimanche. Mais quand «il» a failli mourir, à
+l’hôpital, j’ai pris l’habitude. J’ai fait vœu, même, si vous voulez
+savoir, de continuer toute ma vie, s’il guérissait.
+
+Ainsi, dans le temps qu’elle commettait l’adultère en esprit, dans le
+temps même qu’ensuite elle l’avait commis dans sa chair, elle n’avait
+jamais conçu que c’était un péché, ce qu’elle demandait au Seigneur, et
+que sa prière, les intentions mêmes de sa prière au pied de l’autel,
+n’étaient qu’un sacrilège. Il ne pouvait y avoir de péché, puisqu’elle
+aimait! Dieu et son désir ne pouvaient être que d’accord. Je me promis
+de faire savoir à Partonneau qu’en cela encore elle était près de
+l’humble Africaine à peine entrevue par lui, une des fois qu’il
+agonisait! Ah! certes, Suzanne Vaubelle était aussi simple, aussi
+primitive. Chez elle, l’instinct, le sentiment étaient tout: la raison,
+la civilisation, la morale, les dogmes, passaient sur elle comme l’eau
+sur de l’huile. De même, souhaitant peut-être la fin de l’époux qui la
+battait, l’Africaine allait en cet instant planter un clou dans le
+fétiche de son village pour lui dire: «Rappelle-toi de faire mourir cet
+homme!»
+
+... Il était onze heures. Et voilà que toutes les cloches, dans toutes
+les églises, commencèrent de sonner. Elles évoquèrent pour moi, une
+seconde, le premier jour de la guerre, le tocsin dans les campagnes, le
+terrible tocsin qui criait aux hommes: «Allez, on vous veut, c’est
+l’heure du massacre!» Mais, cette fois, c’était l’anti-tocsin, c’était
+l’armistice. Il était signé. Quinze cent mille de ces hommes étaient
+morts, mais non pas en vain. Ils avaient vaincu. Leurs os avaient
+vaincu! Voulant courir chez Partonneau, me réjouir avec lui, je me
+sentis lié, roulé dans une vague de foule. Tout le monde était dans la
+rue. Vous vous souvenez, n’est-ce pas, vous vous souvenez! C’était un
+délire immense, une ivresse de joie, de cauchemar fini, qui faisaient
+couler les larmes. On s’embrassait. On embrassait n’importe qui. Dans un
+tourbillon humain, à une station du métro, une femme m’embrassa, une
+jeune femme du peuple, aux yeux égarés, dont les bras s’ouvraient, dont
+le corps s’offrait à moi, à tous. Et, baissant la tête pour recevoir le
+baiser que je lui rendais, comme la vieille amante dans le _Bel-Ami_ de
+Maupassant, elle enroula quelques-uns de ses cheveux autour d’un bouton
+de mon pardessus, et tira, pour que cela lui fît un peu mal, pour avoir
+un peu mal dans une occasion telle: sublime conception de vouloir mêler
+la douleur physique à la joie du cœur, de les confondre, comme pour un
+enfantement! Moi-même, j’avais les larmes aux yeux en arrivant chez
+Partonneau.
+
+--L’armistice est signé! La guerre est gagnée!
+
+Il fumait sa pipe bien tranquillement. Il n’avait pas même ouvert sa
+fenêtre pour voir ce spectacle qu’on ne reverra plus jamais, cette fête
+spontanée du triomphe.
+
+--Il paraît, fit-il, il paraît...
+
+--Tu n’as pas l’air d’en être sûr?
+
+--Si, si!... On rédige aujourd’hui le bulletin de victoire. Je connais
+ça. Il faudrait savoir ce que c’est que la victoire. C’est tellement
+différent, selon l’idée qu’on s’en fait!
+
+»... Une fois, j’accompagnais une colonne dans l’ouest sakalave, à
+Madagascar. Une belle colonne, tu sais, avec deux batteries de montagne,
+et tout ce qu’il faut pour la majesté des opérations. Vers midi, un
+jour, des coups de feu partent de la brousse. Ennemi invisible,
+naturellement, mais pas un homme atteint. Ça n’empêche pas de disposer
+les deux batteries dans l’ordre indiqué par le règlement d’artillerie le
+plus récent, de diriger deux ou trois volées d’obus sur un point
+également indiqué par le règlement, et d’envoyer ensuite une compagnie
+pour voir. Personne. L’ennemi avait pris la fuite. C’était donc une
+victoire, on rédigea le bulletin de victoire. Bon! Le lendemain, à la
+même heure, nouveaux coups de fusil, mais, cette fois, une douzaine de
+tirailleurs amochés. On enlève les morts, et le toubib s’arrange comme
+il peut avec les blessés! Sais-tu ce qu’il leur trouve dans la peau? Les
+débris des obus qu’on avait tirés la veille. Les Sakhalaves avaient de
+la poudre pour nous faire la guerre à leur manière, mais pas de balles
+pour charger leurs pétoires. Et ils n’avaient fait la première attaque,
+vingt-quatre heures auparavant, tirant à blanc, que pour qu’on leur tire
+dessus, pas à blanc, et se procurer de la mitraille. Alors, ne crois-tu
+pas que ce jour-là, eux-mêmes n’avaient pas de leur côté rédigé leur
+bulletin de victoire? Eux aussi, ils avaient réalisé leur but de guerre.
+Quand il y en a un qui joue aux échecs, l’autre aux dames, et l’un
+contre l’autre, ça peut arriver. Demande-toi, si tu es intelligent, si
+les Boches, à cette minute, ne rédigent pas leur bulletin de victoire.
+Si les buts sont différents!
+
+--Mais quels buts?
+
+--Penses-tu qu’on fasse la guerre, à l’époque où nous sommes, pour des
+morceaux de terre! Aux colonies seulement: dans les patelins où prendre
+la terre, c’est s’approprier l’homme qui est dessus, sa puissance de
+travail. Mais en Europe! On se fait la guerre pour augmenter sa propre
+puissance de production, de richesse, de possibilités de richesses, et
+diminuer celle de l’adversaire. Les Boches ont détruit la nôtre, pour
+dix ans, vingt ans. Ils ont gardé la leur. Voilà...
+
+--Mais ils paieront, ils doivent payer!
+
+Partonneau siffla.
+
+--As-tu jamais vu quelqu’un payer quand il ne veut pas?... Non, vois-tu,
+nous avons gagné la guerre, mais les Boches ne l’ont pas perdue.
+
+Je me suis rappelé cette conversation, plus tard!... A ce moment, je me
+contentai de plaindre Partonneau; sans doute il était en cet instant le
+seul, de tous les Français, à ne pas demeurer convaincu que la victoire
+était la victoire, qu’on aurait du vaincu tout ce qu’on voudrait, qu’on
+lui dicterait sa volonté. Je pensais avec pitié: «Il est de ceux à qui
+la guerre a donné la tape. Alors, il se regarde, et juge la France
+d’après lui.» Lui aussi, au cours de son existence, il avait gagné ses
+guerres, toutes ses guerres. Maintenant, il était fatigué, il était...
+il était fini! Il penchait donc à décider que sa patrie lui ressemblait!
+J’en souffrais comme d’une humiliation personnelle; je l’aimais, je
+l’admirais tant! Durant de si longues années, les années d’avant-guerre,
+les années où l’on était «le vaincu», il avait si pleinement personnifié
+pour moi le Français qui ne désespérait pas, qui n’avait pas bavardé sur
+des ruines, et agissait, montrant que nous étions encore et toujours des
+mâles! Il parut pénétrer ma pensée.
+
+--Tu es en train de te dire que je ne suis plus qu’une vieille gloire,
+n’est-ce pas: la même chose qu’une vieille lune? Possible. Tu verras si
+toi-même tu vieillis comme tu aurais vieilli, sans la guerre. Ceux qui
+profiteront d’elle, ce sont les générations trop jeunes pour l’avoir
+faite, rappelle-toi: parce que celles-là verront le monde nouveau _comme
+il est_, tandis que pour nous, les vieux, et pour tous ceux qui l’ont
+faite, nous resterons toujours empêtrés dans le souvenir de ce qui a
+été, et que ça nous gênera pour comprendre. Nous n’avons qu’à nous
+laisser manger.
+
+--Manger?
+
+--A lâcher de bonne grâce la place qu’on nous enlèverait de force, si tu
+veux. Prendre sa retraite, enfin. Notre rôle est fini, mon vieux, bien
+fini... Voyons, raisonne! Tu noircis du papier, toi. Eh bien: des
+écrivains qui s’étaient fait un nom avant 1815, quels sont ceux qui ont
+continué à exister, je veux dire à être lus, après Waterloo? Les
+conditions de la société étaient nouvelles, ils n’ont pu s’y adapter.
+Nous ne nous adapterons pas davantage.
+
+Je refusais d’accepter un seul mot de ce qu’il considérait comme des
+vérités attristantes, mais incontestables. Ce n’est que pour arriver à
+mon but, sur un autre terrain, que j’accordai:
+
+--Soit, la retraite. La tienne sera belle: presque jeune encore, devenu
+un ancêtre, un des créateurs de la plus grande France, comme disent les
+faiseurs de phrases. Et, avec la gloire, l’amour, la fortune même.
+
+--L’amour, la fortune?...
+
+--Madame Vaubelle. Un signe de toi et elle t’apportera tout cela.
+
+Il ne répondit pas.
+
+--Voyons, Partonneau, il faut te décider, il faut que ce soit oui ou
+non, et rapidement. Agir d’autre façon, à l’égard d’une telle femme, ce
+serait de la malhonnêteté. Tu n’es pas comme les autres, et c’est pour
+cela qu’elle t’aime, mais tu n’es pas un mufle.
+
+Je retrouvai dans ses yeux cette étrange illumination qui m’avait frappé
+si souvent, du temps qu’il était lui, tout à fait lui: le si
+terriblement perspicace Partonneau.
+
+--Attends encore quelque temps. Je te donnerai une «décision», comme tu
+dis, le jour où nous aurons une décision dans l’affaire Blazeix.
+
+--L’affaire Blazeix? Quelle affaire? Et quel rapport?
+
+Il haussa les épaules.
+
+--Tu verras. Attends, te dis-je.
+
+ * * * * *
+
+Un mois plus tard, la Banque du Pacifique, sans suspendre entièrement
+ses paiements, avouait ses embarras, sollicitait le secours des autres
+établissements de crédit. Il se pouvait qu’elle l’obtînt; il se pouvait
+aussi qu’elle sombrât. On ne savait rien. Une seule chose était sûre:
+c’est qu’elle devait réduire ses entreprises, pratiquer de larges
+économies sur son personnel. Il ne partirait jamais pour
+l’Extrême-Orient, il ne jouirait jamais de son magnifique salaire, le
+pauvre Blazeix! Je le rencontrai le lendemain du jour où ces mauvaises
+nouvelles commençaient de se répandre. Il serait inexact d’écrire qu’il
+ne paraissait en éprouver nulle déception, mais il avait si bien su,
+toute sa vie, se passer d’argent, il avait si peu de besoins! «J’avais
+fait un rêve, un joli rêve, me dit-il, voilà tout! C’est un peu
+ennuyeux!...» Puis il me parla, sans transition, de ses essais sur la
+résistance des fibres d’un textile nouveau qui venait de lui parvenir de
+Madagascar. Brave Blazeix! C’était un homme qui ne songeait qu’à
+travailler, pour le plaisir: «Il faudra que vous veniez voir ça, à mon
+laboratoire de Saint-Mandé, ajouta-t-il ingénument. Ça, et d’autres
+choses... Connaissez-vous?...»
+
+Il tira de sa poche deux ou trois graines desséchées qui ressemblaient
+aux cosses d’un très gros haricot, ou encore à celles que laissent
+tomber, vers la fin de l’automne, certains arbres acclimatés dans nos
+pays, tels que l’acacia ou le vernis du Japon.
+
+--J’ai reçu ça, il y a cinq ou six semaines... Très intéressant: c’est
+le _moukiga_, le poison utilisé le plus fréquemment par les sorciers du
+Congo. On broie les graines dans l’eau de la boisson, tout simplement.
+Le philtre agit en quelques jours ou en deux, quatre, six mois, à la
+volonté de l’opérateur: ça dépend de la dose, et la mort est naturelle,
+tout à fait naturelle, produite par des perforations de l’intestin qui
+rappellent, à s’y méprendre, les effets d’une entérite aiguë... La cause
+véritable? Un alcaloïde tout à fait spécial. Je l’ai obtenu,
+l’alcaloïde, à l’état pur, et essayé sur des cobayes: alors c’est
+foudroyant!
+
+Il me montra un petit tube.
+
+--Et vous emportez ça chez vous, Blazeix? Bon Dieu, vous feriez mieux de
+laisser ces choses-là dans votre laboratoire!
+
+--Bah! J’ai aussi mon petit atelier chez moi. Le soir, je travaille
+encore.
+
+--Dites-moi, il n’est pas du côté de la cuisine, votre atelier?
+
+Il se mit à rire comme un enfant.
+
+--Non, non! Ne craignez rien!
+
+ * * * * *
+
+Le surlendemain, c’est Partonneau qui sonna chez moi. Il alla s’asseoir
+à sa place ordinaire, sur le canapé, en face de ma table de travail,
+bourra sa pipe et, durant cinq minutes, n’ouvrit pas la bouche. Je le
+voyais bien, il voulait imposer à ses traits cette immobilité
+impénétrable qui, je l’ai déjà noté ailleurs, n’est chez lui que la
+marque de sentiments ou d’émotions qu’il dissimule. Mais, cette fois,
+l’orage intérieur était si fort qu’il avait agi sur tout son organisme
+impaludé; on voyait reparaître sur son visage cette espèce d’hémiplégie
+faciale qui le défigure aux instants d’épuisement physique ou de crise
+morale. Retirant sa pipe de ses lèvres convulsées:
+
+--Je viens de chez Blazeix; il est mort, tu sais!
+
+Il avait si mal prononcé, malgré toute la puissance de son vouloir, que
+j’eus peine à comprendre. Et puis, la nouvelle était si surprenante!
+
+--Tu dis?
+
+--Je dis que Blazeix est mort cette nuit...
+
+--Mais de quoi? C’est impossible, c’est... c’est effroyable!
+
+--De quoi... Demande-le au médecin. Il a trouvé la mort toute naturelle,
+le médecin: péritonite foudroyante. Tu comprends, un homme qui avait eu
+deux fois la dysenterie, une fois le choléra, sans compter toutes les
+petites misères que nous rapportons... Sa femme a expliqué le cas de la
+façon la plus lucide. Tout est en règle. On l’enterre mardi. Voilà...
+
+Je regardai Partonneau dans les yeux.
+
+--Et tu crois, toi?...
+
+--Je ne crois rien du tout. Je crois ce que croit le médecin. Mon cher,
+il ne doit jamais y avoir qu’une vérité: la vérité officielle. Sans ça,
+où irions-nous?
+
+--Partonneau, murmurai-je d’une voix si basse que moi-même j’avais peine
+à m’entendre, alors, l’assurance?...
+
+--Eh bien, la compagnie la paiera, l’assurance. C’est une consolation
+pour madame Blazeix, n’est-ce pas?
+
+--Oui, oui!... Partonneau!... Avant-hier, je l’avais rencontré, Blazeix,
+et il m’a montré, en tube, je ne sais quel poison équatorial.
+
+--Tu supposes qu’il s’est suicidé? Suicidé gentiment, discrètement, en
+douceur?
+
+--Non... Il n’avait pas l’air d’y songer, ce n’était pas un homme à ça.
+
+--Et Karpovitch? Tu te souviens... Est-ce qu’il avait l’air d’un homme à
+se suicider? Pourtant... Ou bien on l’a peut-être suicidé, Blazeix, on
+lui a fait comprendre... Mais alors, il a joliment bien joué le jeu!
+Pendant vingt-quatre heures, il paraît qu’il a souffert comme un damné,
+et sa femme a fait venir un médecin, le même qui a signé le permis
+d’inhumer. Il ne lui a rien dit, au médecin, sinon que c’était une
+crise, qu’il connaissait ça, qu’il n’avait besoin de personne.
+
+--Tu en conclus?... Ah! Tu ne veux pas dire ce que tu en conclus!
+
+--Tu vois bien que je ne dis rien!
+
+Un silence encore. Puis, il décida d’une voix bien égale cette fois:
+
+--La petite madame Blazeix va jouir d’une existence confortable...
+
+--Partonneau, quand je t’ai parlé de ce que tu sais pour madame
+Vaubelle, il y a six semaines, tu m’as répondu: «Nous en recauserons
+quand nous aurons vu la fin de l’affaire Blazeix.» C’est à ça que tu
+faisais allusion, c’est ça que tu prévoyais?
+
+--Pas précisément... Peut-être quelque chose dans ce genre-là. Et si
+Blazeix n’avait pas été un colonial, je veux dire un imbécile en tout ce
+qui concerne les femmes de ce pays-ci, il n’aurait jamais associé son
+existence à celle de cette femme!... Nous sommes tous pareils!
+
+Il jeta ces derniers mots avec une rudesse qui parut le déchirer
+lui-même.
+
+--Tiens, fit-il, allons nous promener. Blazeix est mort à Paris au lieu
+de claquer là-bas: un point, c’est tout. Qu’il n’en soit plus question,
+hein? Pauvre bougre, tout de même! Il aurait fait encore de si belle
+besogne. Pas usé encore tout à fait, lui!... Dix ans de moins que
+moi!...
+
+ * * * * *
+
+C’était un de ces jours de lumière, comme il n’en est que sous le ciel
+de l’île de France, d’une telle limpidité qu’ils donnent l’impression de
+tout voir et de tout aimer, parce qu’on distingue tout, légèrement, sans
+efforts. Sans dire quoi que ce soit d’important, j’entends qui tînt aux
+deux sujets dont, seuls, nos esprits pouvaient s’occuper: cette fin
+brusque et angoissante de Blazeix et la résolution qu’il fallait enfin
+que prît Partonneau à l’égard de madame Vaubelle, presque
+silencieusement, à pied, nous gagnâmes le bois de Boulogne, puis cette
+rive de la Seine devant laquelle, au delà de l’eau grise ou diaprée des
+couleurs du prisme par les essences subtiles suintant de la coque des
+vieux bateaux charbonniers, assomptionne Saint-Cloud et son coteau. Il
+n’est guère que les gens qui sont allés très loin, qui sont allés
+partout, pour savoir apprécier, pour oser apprécier ce qui peut chaque
+jour s’offrir au regard. Je connaissais l’affection de Partonneau pour
+ce paysage; il l’estime un des plus aimables du monde. Nulle part en
+France, ni ailleurs, la nature n’épouse plus harmonieusement l’œuvre des
+hommes. Pas de maison qui ne lève la tête à travers une touffe d’arbres
+comme un petit oiseau le bec au-dessus de son nid. Le clocher même de la
+petite ville, bien que tout neuf et trop maigre, fait «à l’économie», ne
+parvient pas à déparer cet ensemble, exquis à toutes les saisons de
+l’année--soit que les frondaisons portent leur audacieuse parure
+printanière ou les somptuosités plus lourdes et brûlantes de l’automne,
+soit que les branchages lointains, l’hiver, apparaissent lilas sur
+l’horizon, ou d’un blanc rose, très tendre, s’il a neigé. Par surcroît,
+ajoute Partonneau, on peut aller voir ça quand il vous plaît; et les
+Japonais, qui sont des hommes sages, nous enseignent qu’il n’y a de
+vraiment belles que les belles choses qu’on a sous la main, qu’on
+fréquente à sa convenance; des autres, on ne garde qu’une impression de
+rareté, on les a vues pour en parler, plus que pour en jouir.
+
+Il faut traverser une petite pelouse et gagner le bord de la Seine, où
+personne jamais ne va. Alors, vous pouvez rester tout seul, avec cette
+jolie chose toute à vous, comme un millionnaire; vous en êtes le maître.
+A cette époque, on trouvait là une espèce de ponton, abandonné depuis
+dix ans. Une crue plus tard l’a emporté; du reste il tombait en ruines.
+Sur ce ponton demeurait un banc, mal sûr, à la vérité: la prudence
+commandait d’éviter le milieu pour ne s’asseoir que sur les extrémités
+au-dessus des piédroits. C’est ce que nous fîmes, Partonneau et moi.
+Ainsi, nous avions l’air de jouer à je ne sais quel jeu puéril, nous
+regardant, mais sans nous rapprocher.
+
+... Et Partonneau prononça très doucement, comme on soupire:
+
+--C’est ennuyeux de quitter ça _aussi_!
+
+Jamais encore il ne m’avait parlé de rien de pareil.
+
+--Comment, lui dis-je, tu repars?
+
+--Non, non, je m’en vais...
+
+Vous ne comprenez pas la différence; cela doit vous paraître un propos
+d’imbécile. «Partir» ou «s’en aller» ont toujours passé pour des
+synonymes. Mais j’avais tellement l’habitude de son esprit, et de
+l’entendre à demi mot! «Partir», pour lui comme pour moi, cela
+signifiait l’aventure devenue naturelle, l’exercice du vieux métier,
+l’océan traversé, puis la «mission» quelque part, ou bien le poste
+n’importe où, la besogne administrative chez les noirs ou les jaunes, le
+proconsulat colonial, quoi! avec sa monotonie, ses bâillements, mais
+aussi ses rudes plaisirs, que vous ignorerez toujours, vous les gens
+d’ici, vous les «éléphants!» S’en aller, ce n’est pas la même chose,
+c’est même le contraire: c’est abandonner. Partonneau abandonnait, voilà
+ce qu’il voulait dire. Il quittait à la fois Paris et les colonies.
+
+--Alors, où vas-tu?
+
+--Mon vieux, si c’était pour l’Angleterre et comme Anglais que j’aie
+fait ce que j’ai fait, je serais aujourd’hui baronnet, ou tout au moins
+_knight_, enfin j’aurais un manche à mon nom, comme ils disent, de quoi
+je me ficherais d’ailleurs comme de ma première paire de chaussettes.
+Mais, avec le titre, une dotation: les Anglais, qui ne sont bêtes qu’en
+apparence, ont compris que noblesse sans richesse, c’est de la blague,
+ils vous collent sagement les deux ensemble. Mais je suis Français, et
+c’est pour la France que j’ai travaillé; on vient donc de me nommer
+commandeur de la Légion d’honneur en me fendant l’oreille, distinction
+impressionnante pour laquelle j’ai acquitté quatre-vingts francs de
+droits de chancellerie, et toucherai toujours la peau, n’étant qu’un
+pâle pékin. Ma retraite va être liquidée à huit mille francs, ce qui
+est, paraît-il, exceptionnel et magnifique. Je dois me féliciter que mes
+vieux, en mourant, m’en aient laissé à peu près autant, sinon ce serait
+la mendicité. Même ainsi, ce n’est pas assez pour Paris. Je ferai donc
+comme les autres, ce sera le trou, le petit trou aussi peu cher que
+possible, le plus loin possible, en Bretagne ou dans le Midi. Tu me
+diras que je pourrais aussi faire comme quelques autres, et que les
+conseils d’administration n’ont pas été inventés pour les chiens...
+
+--Il n’y a pas que ce moyen, et tu le sais: Il y a _elle_. Et tu ferais,
+avec ton bonheur, le bonheur de celle-là.
+
+--Il y a deux choses que je ne comprendrai jamais, cria-t-il, que nous
+ne comprendrons jamais, nous autres de là-bas: ce sont les affaires
+d’_ici_ et les femmes d’_ici_. Et ça se mêle, ça se confond, ces femmes
+et ces affaires! Tu le vois bien, maintenant!... Tout de suite, quand ce
+malheureux Blazeix m’a annoncé d’abord son mariage, puis «sa chance»,
+j’ai eu le pressentiment de ce qui arriverait!
+
+--Admettons. Il n’y a qu’une conséquence à en tirer: c’est qu’à toi ça
+ne serait pas arrivé. Tu aurais vu le coup, tu te serais défendu. Mais
+qu’ai-je même à faire cette supposition? Elle est odieuse! Madame
+Vaubelle est ce qu’il y a de mieux comme Française, tu entends, ce qu’il
+y a de mieux!
+
+--Je le crois... Tiens, tu te rappelles, quand on donne un coup de
+marteau sur l’arbre de couche d’une machine pour savoir s’il n’y a pas
+de paille, et qu’on dit: «Ça sonne bien!...» Elle sonne bien, cette
+femme-là, c’est du bon métal.
+
+--Alors?... Et, tout à l’heure, en regardant cette eau, ces arbres, la
+colline, les maisons, ce n’est pas seulement à eux que tu pensais. Tu as
+dit: «Il va falloir quitter _ça aussi_.» Aussi! Donc, il y a elle. Tu
+regrettes de la quitter.
+
+Ce fut comme si on l’eût frappé sur une cicatrice.
+
+--Eh bien, oui je la regrette! Il est même probable que je la
+regretterai toute ma vie! Je la regrette, mais je ne la connais pas. Je
+n’ai jamais eu le temps de connaître aucune femme blanche, des vraies.
+Je suis plus bête en ça qu’un curé! Tu en as vu, n’est-ce pas, des curés
+qui lâchaient tout pour une femme? Et laquelle, bon Dieu! Pourtant, ils
+avaient eu le confessionnal, ça aurait dû les former. Moi pas!...
+J’aurais peur, bêtement, injustement peur, toute ma vie, à côté d’elle,
+comme un mauvais cavalier sur un cheval de sang. Je le lui montrerais,
+et je me montrerais comme je ne veux pas qu’elle me voie, méfiant quand
+il ne faut pas, jaloux par incompréhension. Voilà où nous en sommes,
+nous, les coloniaux: à ne pas savoir distinguer entre la pire et la
+meilleure, ne sachant en France que ce qui n’y sert à rien, et, de ce
+que savent les derniers des idiots, ignorant tout... Des blanches, des
+Françaises, oui, j’en ai eu, parbleu! Et, peut-être, qui en auraient
+valu la peine si j’avais su. Mais rappelle-toi: est-il une seule de mes
+bonnes fortunes que j’aie osé élever au-dessus du niveau d’une aventure
+de potache ou d’étudiant? J’ai blagué ce que, peut-être, je n’aurais pas
+dû blaguer: par peur d’être roulé. En amour, je suis noué, je resterai
+noué. Il est trop tard. Oui, c’est un grand malheur, mais il est trop
+tard!
+
+ * * * * *
+
+Une quinzaine à peine est passée. Voici ma petite amie Camille qui tombe
+chez moi. En trombe, naturellement, et toute seule. Vous ne voudriez pas
+qu’à seize ans une fille comme elle, accoutumée à courir les forêts du
+Laos paternel en flanquant des coups de cravache sur le chapeau des
+coolies qui ne saluent pas assez vite, s’encombre à Paris d’un chaperon.
+Elle n’attend pas un quart de minute pour m’apprendre l’objet de sa
+visite: c’est l’orgueil des Européens transplantés en Extrême-Orient,
+pour se distinguer des jaunes, qui en abusent, de mépriser les
+circonlocutions, de sauter à pieds joints sur les possibles ou décentes
+entrées en matières. J’ajouterai que Camille n’avait pas même daigné me
+souhaiter le bonjour.
+
+--Est-ce vrai, demanda-t-elle, tout de go, que M. Partonneau n’épouse
+pas madame Vaubelle?
+
+--En a-t-il jamais été question?
+
+Je crois avoir fait entendre qu’elle n’est point patiente. Et comme j’ai
+l’habitude, quand je suis embarrassé, de paraître considérer avec une
+attention profonde ce que je suis en train d’écrire, d’un coup de main,
+elle balaye les papiers qui couvraient ma table.
+
+--Camille!
+
+--Je n’aime pas qu’on mente _mal_! C’est insupportable, et tu as l’air
+bête. Tout le monde sait que M. Partonneau était avec madame Vaubelle.
+
+--Comment? Qu’est-ce que c’est que ces mots-là?...
+
+--... Je me trompe. C’est madame Vaubelle qui était avec M. Partonneau.
+C’est elle qui voulait l’épouser, hein? qui aurait tout fait pour se
+faire épouser--et aujourd’hui il ne la voit plus, jamais, jamais, ni
+devant le monde, ni toute seule... Pas la peine de faire celui qui tombe
+des nues! En huit jours, elle a vieilli de vingt ans. Elle a... elle a
+son âge. On prétend qu’elle va se réconcilier avec son mari, le monsieur
+qui fait du fil, dans le Nord. Tout ça, on l’a raconté devant moi chez
+les Bohatier... et aussi que tu avais été l’un des premiers informés,
+que c’est toi qui as servi de commissionnaire à M. Partonneau.
+
+J’évite de répondre directement.
+
+--Admettons que c’est vrai, qu’est-ce que ça peut te faire? Camille,
+occupe-toi de ce qui te regarde.
+
+--Je m’occupe de ce qui me plaît.
+
+--Tu t’occuperas de ce qui te plaît au Laos. Ici, tu n’es qu’une petite
+fille. Tâche de te conduire en petite fille convenable, et fiche-moi la
+paix.
+
+Elle me ficha la paix sans insister, ce qui ne fut pas sans m’étonner un
+peu. Mais la suite de l’interrogatoire que j’avais dû subir fut à mon
+sens, ainsi que, je le présume, au jugement de toutes les personnes
+raisonnables, encore plus inattendue. Camille, au sortir de chez moi,
+avait couru chez Partonneau, pour lui tenir un discours qui peut se
+résumer ainsi:
+
+«Puisque vous n’aimez plus madame Vaubelle, c’est moi qu’il faut aimer.
+Moi, c’est fait! C’est fait depuis que je vous ai vu... A votre
+disposition. Nous retournerons là-bas ensemble. Papa? Il fait tout ce
+que je lui demande. Et je voudrais bien savoir ce qu’il pourrait trouver
+à redire à monsieur Partonneau. Vous m’épouserez si vous le préférez.
+Ça, c’est votre affaire. Pour le reste, ce sera quand vous voudrez. Mais
+je préférerais que ce soit tout de suite, parce que j’ai un peu peur.»
+
+Je répète d’après Partonneau, et dans tout ce qu’il dit apparaît presque
+toujours une nuance d’ironie qui vient des étranges raccourcis de sa
+parole. Il semblait visiblement décontenancé. Il était neuf heures du
+soir, je finissais de dîner.
+
+--Qu’est-ce que tu lui as répondu?
+
+--Je l’ai fichue à la porte!
+
+--Comme ça, brutalement?
+
+--Non... avec des mots gentils... Et je l’ai embrassée. Oui, je l’ai
+embrassée! Il n’y avait pas moyen de ne pas l’embrasser, c’est drôle!
+Elle se laissait embrasser tant que je voulais, et si j’avais voulu...
+Puisqu’elle venait pour ça!... Mais je l’ai fichue à la porte.
+
+--Pour toujours?
+
+Pas de réponse directe:
+
+--... Tiens, viens chez moi!
+
+--Nous pouvons bien causer ici...
+
+--Viens chez moi! Je n’y vois plus clair.
+
+Savez-vous ce que c’est que la jalousie des hommes qui vieillissent? Un
+sentiment désolant, amer et résigné tout ensemble. Je l’éprouvais en cet
+instant. J’eusse volontiers aimé madame Vaubelle, je l’ai avoué. J’adore
+lâchement, en esclave, cette petite Camille. Elles ne m’ont jamais
+regardé. Et elles étaient tout entières, de corps et de volonté, à ce
+Partonneau, ce Partonneau que j’aimais aussi, que je ne pouvais
+m’empêcher d’aimer, et qui les faisait souffrir. Du moins, il avait fait
+souffrir madame Vaubelle, et il s’était résolu, bizarrement,
+absurdement, à la faire encore souffrir. Mais Camille? J’en étais moins
+sûr. Alors, c’était moi qui souffrais...
+
+ * * * * *
+
+Chez Partonneau. Un appartement de trois pièces, mais vastes, rue
+Lhomond, dans une vieille maison, ancien couvent désaffecté, je crois.
+Les fenêtres donnent sur des jardins et du silence. Pas un bibelot, pas
+un souvenir exotique, dans le logis de cet homme qui ne s’est pas
+contenté de courir la terre entière, mais y séjourna, s’y fit partout
+des demeures. C’est par là que je comprenais combien son imagination est
+forte: il n’a besoin de rien pour se rappeler. Des livres, seulement,
+des collections de cartes et de dossiers, et, parmi ces livres,
+au-dessus même, des romans policiers, la plupart anglais. Presque pas de
+meubles. Dans son cabinet, une large table en bois blanc, posée sur
+tréteaux, pour étudier les cartes ou en dessiner. Mais, dans un coin, un
+de ces matelas «cambodgiens» durement rembourrés, articulés, et qui se
+replient de façon à pouvoir s’emporter comme une valise. Partonneau
+ouvrit un placard, en retira la petite lampe dont je connais bien la
+forme et l’emploi, deux longues aiguilles, un pot à opium en corne de
+buffle, et une pipe au tuyau de bambou, de celles qui sont les plus
+communes, mais vieille et bien parfumée, très douce.
+
+Je levai le couvercle du pot à opium. La drogue y avait séché. Dure
+comme du bois, elle avait maintenant l’apparence d’une plaque de vernis
+brun, couverte de poussière. Partonneau essuya cette poussière et mit
+une bouilloire sur un réchaud.
+
+--Il va falloir faire fondre l’opium, dit-il. Voilà près de deux ans que
+je n’ai fumé, mais c’est ainsi que je comprends la drogue. Pas
+d’habitude!... D’abord, il faut s’arranger pour ne jamais tenir à
+rien... En user seulement quand on a besoin d’y voir clair--et pour être
+saoul après si c’est nécessaire. Dépasser la dose normale--ça vient
+vite, quand on n’a pas l’accoutumance--et dormir, dormir! S’abrutir pour
+vingt-quatre heures. On se réveille dégoûté de soi, c’est ce qu’il faut.
+
+«Y voir clair! Y voir clair!...» Voici deux fois qu’il répétait cette
+phrase. Il me faisait peur.
+
+--Veux-tu commencer? proposa-t-il, faisant griller la première boulette.
+
+--Non. Je préfère ne pas fumer.
+
+--A ton aise... Moi, je te répète que j’en ai besoin.
+
+Durant plus d’une heure, j’entendis le grésillement des boulettes. Je
+percevais vaguement, dans l’ombre de la chambre, sa main forte et
+toujours ferme qui maniait l’épingle longue. Longtemps, sans presque
+cesser de fumer, sinon pour boire un peu de fleur de thé, il demeura
+muet, concentré, les yeux fixés sur je ne sais quoi, que je ne voyais
+pas, qui n’existait pas. Par degrés, le rictus qu’infligeait à ses
+traits la contracture de ses muscles s’évanouit. Une fois encore, il fut
+le beau Partonneau, viril et rajeuni. J’admirai le courage de cet homme
+qui savait posséder toujours là, à portée de sa main, le remède
+périlleux, il est vrai, mais si sûr en apparence, et séduisant, à son
+affaissement, à sa souffrance, et qui refusait d’en user... Puis, il se
+mit à parler, à parler sans interruption, faisant les demandes et les
+réponses. Je connaissais cela: entre l’idéation logique d’un esprit
+solide, fonctionnant à l’état normal, et celle que procure l’opium au
+début de la fumerie, il y a toute la différence d’une mélodie, une vraie
+mélodie, à une tyrolienne. La tyrolienne, ce sont des roulades sur un
+thème élémentaire, non pas un air: mais c’est alors justement ces
+roulades qu’on trouve sublimes, où l’on se délecte... Enfin, le cerveau
+se fixe. Il ne distingue plus, ou ne croit distinguer qu’une chose, une
+seule, à la fois très proche et très lointaine, immobile et toutefois
+envahissante. Il la contemple avec un détachement surnaturel, une
+acceptation sympathique et souriante, quelle qu’elle soit, même atroce.
+
+Oui... une heure, deux heures, j’ignore combien de temps, Partonneau fit
+passer devant mes yeux des visages, des paysages, des aventures. J’en
+reconnaissais quelques-unes, transfigurées. D’autres étaient peut-être
+des rêves, mais plutôt la transposition, sur un plan biais, spirituel,
+de réalités évanouies. Un métaphysicien ne voit pas, ne conçoit pas la
+nature, quand il la veut expliquer, telle qu’elle lui apparaît: il se
+promène _à l’envers du monde sensible_.
+
+Et c’est, tout à coup, presque cette image qu’employa Partonneau. Son
+visage avait conquis une étrange béatitude.
+
+--Je suis... je suis à l’envers de la tapisserie! Et c’est moi qui l’ai
+faite. Je suis le tapissier. Tu sais comment il fait, le tapissier? On
+n’y comprend rien quand on le regarde: ce ne sont que des taches de
+couleur et des brins de laine qui touffent. Mais lui _sait_: il est le
+maître, comme Dieu--c’est même la comparaison qui explique le mieux
+l’action divine,--et le dessin naît sous ses doigts. Moi aussi,
+maintenant, je suis derrière le canevas. Je vois d’avance, je sais
+d’avance. Je fabrique souverainement ce qui me reste de vie. En ce
+moment, par toute la terre, il n’y a pas dix hommes tels que moi: tous
+les autres sont à l’endroit de la tapisserie, ils se laissent tisser sur
+le canevas, ils ne le tissent pas!
+
+»C’est à ça que ça sert ou que ça devrait servir, la drogue!... Je suis
+maintenant au-dessus de moi. Je me regarde comme du haut de l’éternité.
+Tout à l’heure, il n’en était pas ainsi. Tout à l’heure... oui, quand
+j’ai commencé à fumer, mon idée, si tu veux la savoir, c’était de
+prendre cette petite fille, puisqu’elle s’offre. Quoi? Quoi?... Moi,
+Partonneau, à mon âge!... A cause de mon âge, peut-être? Devenir à la
+fois le père et l’amant. Avoir une enfant qui serait une maîtresse! Etre
+à peu près roi, là-bas, loin de ce chien de pays! Elle n’est pas comme
+l’autre, celle-là! Elle n’est pas d’ici. Je la comprendrais, elle me
+comprendrait, _elle saurait pourquoi je fais les choses_. Ah! que ce
+serait beau, quelle fin, quelle fin pour ma vie! Tu sais, quand je me
+suis mis à fumer, et que je parlais sans m’arrêter, c’est à ça que je
+pensais en-dessous.
+
+»Et puis, l’ivresse, la saine ivresse de mon cerveau a dissipé celle de
+mon cœur. J’ai vu clair, dans cet être humain qui est là, à côté de moi,
+qui est moi, et que je considère froidement, comme un étranger, telle
+une âme qui procéderait au jugement de sa vie, après la mort du corps!
+Je vais te dire: dans six mois, Camille me donnerait des coups de
+cravache!»
+
+Je haussai les épaules. S’il eût décidé de prendre Camille, je l’aurais
+haï. Mais cette imagination! Il divaguait...
+
+--... Elle me donnerait des coups de cravache, elle mettrait le feu à la
+case, ou pire... Et elle aurait bien raison. Je vais te dire ce que je
+ne t’ai jamais dit, quand tu me parlais de madame Vaubelle. Ce sont des
+choses qu’on a peine à s’avouer même à soi, et que, du reste, on sait à
+peine, qui demeurent dans l’inconscient à moins qu’on ne soit illuminé
+comme je le suis, pour quelques heures... Ce n’est pas impunément qu’on
+a connu le goût de l’amour exotique... Non, je ne parle pas des boys: un
+moraliste se plairait à concéder que je suis à peu près normal. Il se
+tromperait. Je sais qu’il me faut un certain genre de femmes, et
+justement de ces femmes comme il y en a là-bas! toutes jeunes, toutes
+jeunes, comme Camille, mais Camille mûrira.
+
+»... Et presque des garçons, tu sais, minces, sans sexe, sauf leur sexe.
+Et soumises, obéissantes en tout, des esclaves. Camille est de sa race,
+d’autant plus de sa race qu’elle a vécu, qu’elle est née aux lieux où
+cette race peut imposer son besoin de domination. Elle ne sera jamais
+soumise... La vois-tu, devant mon harem? Elle n’accepterait jamais,
+jamais! Alors, ce serait l’enfer... Voyons, rappelle-toi? Tu en as vu,
+de ces couples-là, où nous sommes allés?
+
+Il roula une dernière boulette plus grosse que les autres, en aspira la
+fumée, qu’il garda longtemps dans ses poumons.
+
+--Un colonial, un vrai colonial doit mourir solitaire.
+
+Il avait fermé les yeux. Je voyais bien qu’il ne dormait pas: mais il
+était parti pour ces régions inaccessibles et froides où tout devient
+indifférent. Ni moi, ni personne, ni rien du monde extérieur n’existait
+plus pour lui. Je le quittai, silencieusement.
+
+ * * * * *
+
+Ce n’est pas cette année-là que j’ai retrouvé Partonneau. Jamais
+criminel ne prit plus de soin pour faire perdre sa trace. Il avait
+disparu, dès le lendemain de cette nuit décisive, sans envoyer un mot ni
+à moi, qui me considérais comme le meilleur, le plus fidèle de ses amis,
+ni à madame Vaubelle, ni à Camille. Il se fût fait moine, il fût entré
+dans une chartreuse, une trappe, qu’il n’aurait pu s’évanouir plus
+complètement. Je le savais vivant, étant allé demander de ses nouvelles
+au ministère. Les trimestres de sa pension lui étaient régulièrement
+payés, on lisait sa signature sur les feuilles d’émargement, mais son
+adresse me fut refusée: il avait formellement interdit de la
+communiquer. Je me rappelais le mot, le mot héroïque ou désespéré qu’il
+avait eu: «Un colonial, un vrai colonial, doit mourir solitaire!» Mais
+aurais-je pu soupçonner qu’il l’avait pris dans une acception si
+farouche et radicale? Il était toujours membre, semble-t-il, de diverses
+sociétés scientifiques, auxquelles continuaient de parvenir ses
+cotisations. Leurs bulletins, sur son ordre, lui étaient envoyés au
+ministère, qui les lui retournait. Par le même canal, on lui avait
+proposé de faire partie de l’Académie des Sciences Coloniales, qui
+venait de se fonder; il n’avait même pas répondu. Comme il l’avait
+résolu--mais de quelle manière!--«il s’en était allé», il avait
+abandonné, s’était séparé brusquement, brutalement du monde. Je me
+souviens d’avoir lu des journaux--des journaux spéciaux!--qui, déjà,
+parlaient de lui comme d’un mort, un mort presque illustre, mais d’une
+illustration déjà périmée, d’une autre époque, abolie. Je songeais
+parfois: «S’il était encore l’_ancien_ Partonneau, comme il en rirait!
+Mais il ne l’est plus, sans doute. Dans cet état mêlé de détachement
+sublime et de dégoût sauvage où je l’ai vu, où, certes, il est encore,
+puisqu’il ne reparaît pas, que reste-t-il du Partonneau que j’ai
+connu?...»
+
+Une autre chose me faisait souffrir: la manière dont les jeunes, ceux
+qui lui avaient succédé, ou le souhaitaient, parlaient de lui comme
+d’une vieille gloire, d’une vieille lune... C’est ce qu’il avait prévu,
+prédit: non seulement la montée de générations nouvelles, ingénument
+pressées, féroces, mais l’avènement d’un monde qui, subitement,
+repoussait l’ancien, eût-on cru, à des siècles et des siècles en
+arrière... Moi-même, chose affreuse à dire, je commençais d’oublier
+Partonneau. La vie est la vie. Et puisque je voulais vivre, continuer de
+m’intéresser aux choses qui sont, ou qui vont naître, même si elles me
+déplaisent, même si je n’y trouve pas ma place...
+
+ * * * * *
+
+... Vers le milieu du mois de novembre, les premiers froids de l’hiver
+étant venus assez prématurément, un ami m’emmena tirer le canard, à la
+hutte, sur un des grands étangs de Bourgogne. Il ne convient pas de
+préciser davantage la région. C’est un des genres de chasse que j’aime
+le mieux, avec une sorte de passion triste. Il fait presque nuit, les
+mains gèlent à travers les gros gants de laine sur le canon du fusil.
+Les feuilles jaunies, gelées, lourdes de grésil, tombent des arbres avec
+un bruit toujours le même, presque imperceptible, cependant importun,
+fatidique, qui fait penser, je ne sais pourquoi, à des cimetières. Les
+bûcherons, les charbonniers abattent des troncs ou les ébranchent. La
+sève de ces blessures exhale une odeur amère, voluptueuse encore, qui
+donne envie de pleurer sur tout ce qui vieillit, sur tout ce qui s’en
+va. Il n’est que l’eau, cette eau si froide, qui a l’air vivante. Il y
+a, dans l’aspect de l’eau, toujours, quelque chose d’éternel et de
+consolant. Le ciel, presque noir, verse des larmes lentes, l’air est
+noir, sauf pour un mince reflet de cuivre rouge au couchant. On entend
+chuchoter dans la hutte: «Les voilà!» Et l’on aperçoit, vaguement
+d’abord, la grande bande ailée, triangulaire, qui crisse et tourne avant
+de se poser. Alors, je me demande: «D’où viennent-ils, d’où
+viennent-ils? Ils voyageront toujours, eux, jusqu’à leur mort. Moi, j’ai
+fini... Je suis arrêté, et j’attends ici...» J’en oublie de tirer, je
+tire trop tard. Je fus maladroit...
+
+Le village est un petit village, où l’auberge, bien que bourguignonne,
+est pauvre. Nous y fîmes un repas tardif, assez misérable. L’aubergiste
+nous confia que nous eussions trouvé meilleure chère un jour de foire.
+Les autres jours, dame!...
+
+--Il ne doit y avoir personne ici, que des paysans, lui dis-je.
+
+--Personne, en hiver. En été, il y a le monde des châteaux... Ah! si,
+pourtant, il y a le Perdu!
+
+--Le Perdu?
+
+--C’est comme ça qu’on dit, chez nous, pour les gens qui sont un peu
+marteau, expliqua l’aubergiste, qui possédait de surplus, par souvenir
+du régiment et de la guerre, un autre argot que celui des campagnards...
+Celui-là a fait arranger une vieille ferme, près de la rivière. Il a
+détourné l’eau pour aménager une espèce d’étang, au milieu de son pré.
+
+--Pour la pêche, la chasse?
+
+--Non. Il n’a pas empoissonné, il n’a pas de hutte... Pour faire une
+carte de géographie... C’est un monsieur qui vient on ne sait d’où. Des
+îles, qu’on dit.
+
+--Une carte de géographie? Je ne comprends pas.
+
+Il leva les sourcils en signe qu’il ne comprenait pas non plus, qu’il ne
+pouvait pas expliquer. Une carte, quoi! comme sur les murs de l’école,
+mais par terre...
+
+Nous étions seuls dans la salle, notre repas était terminé. Il éteignait
+les lampes et laissait s’assoupir le poêle de fonte.
+
+--Ceux qui veulent veiller, en hiver, conseilla-t-il, ils vont chez le
+forgeron. Chez le forgeron, y a toujours du feu. Et le feu fait de la
+lumière et du chaud.
+
+Comme nous nous levions sur cette suggestion candide, il ajouta:
+
+--Vous le verrez peut-être, chez le forgeron, le Perdu. Il y va... Il
+cause guère, mais il y va...
+
+ * * * * *
+
+C’est une chose émouvante, quand on y pense, que de nos jours mêmes,
+après de si grands bouleversements qui ont changé la face de la terre et
+l’âme des gens, il se trouve encore, dans notre France et sans doute
+dans tout le reste de l’Europe, des bourgades où, comme du temps
+d’Œdipe, le rude atelier du forgeron demeure le lieu de réunion des
+hommes et des femmes, l’abri du passant qui entre, vient se chauffer et
+prendre les nouvelles... Nous entrâmes, disant: «Salut, messieurs et
+dames», ainsi qu’il convient. Et cela aussi est beau: ces appellations
+primitivement réservées aux seigneurs et à leurs épouses, obligatoires
+aujourd’hui à l’égard de tout Français, de toute Française, signifient
+que tous les Français, quarante millions de Français, sont devenus des
+seigneurs. Nous ne nous en apercevons plus, mais les étrangers le
+remarquent... Le forgeron, maître en sa demeure, répondit: «Salut!» sans
+se lever, et ceux qui étaient là, les hommes et les femmes, à leur tour,
+prononcèrent: «Salut!» Mais, seuls, ceux qui étaient près du feu qui ne
+s’éteint jamais, le feu de braise sur lequel on jetait, de temps en
+temps, des brindilles de sapin pour faire de la clarté, ceux-là seuls se
+levèrent pour nous laisser approcher de l’âtre. Courtoisie due aux
+derniers arrivants, surtout inconnus.
+
+Il paraît que, avant notre arrivée, quelqu’un lisait, à la lueur d’un
+unique luminaire, je ne sais quelle nouvelle puisée dans je ne sais quel
+almanach. L’almanach et le journal, dans les campagnes, ont remplacé les
+vieux contes de la _Bibliothèque Bleue_, que les colporteurs ont renoncé
+à vendre depuis quarante ans. C’est dommage. C’était bien beau, même
+dans la pâle adaptation de cette collection à quatre sous, la légende
+des quatre fils Aymon! Mais il faut savoir se résigner. Si le monde ne
+changeait en rien, ce serait encore plus laid, plus triste et plus
+funeste que lorsqu’il change trop, à notre goût... La lecture
+s’interrompit. On nous demanda poliment si la chasse avait été bonne.
+Des trois cents habitants du village de C... pas un n’ignorait, depuis
+le matin, que nous étions là, et pourquoi. On fit des remarques sur le
+temps et la saison. Tout cela était lent, rituel. Les formules d’accueil
+et de politesse sont peut-être ce qui change le moins vite dans un
+peuple, même en voie d’évolution rapide. La surface y est moins troublée
+que le tréfonds.
+
+Il y avait des vieilles et des vieux sur de rares chaises de paille, des
+gens sur des bancs, des blocs de bois, des tas de ferraille. Parfois,
+les branchettes de sapin s’éteignaient. Alors, on ne voyait plus que la
+face, éclairée par la chandelle, du jeune homme chargé de lire
+l’almanach. Parfois on en jetait sur le foyer un nouvel amas, les
+figures s’illustraient de rouille et de sang comme dans un tableau des
+frères Le Nain. Je ne les considérais pas une à une, je laissais errer
+partout mon regard incertain, attentif seulement à l’ensemble, d’autant
+plus que, pendant ce temps, j’essayais de trouver des choses à dire, ce
+qui n’est jamais facile dans un milieu qu’on ignore, dont on sait
+seulement qu’il est malin et susceptible. Il m’est impossible de me
+rappeler combien de minutes s’écoulèrent avant que mes yeux pussent
+distinguer un personnage familièrement mêlé aux autres, qui n’était ni
+au fond, contre la muraille, avec les jeunes, ni en avant, avec les
+vieilles, les vieux et les importants du village--et le seul, pourtant,
+vêtu comme un «monsieur». C’était évidemment le Perdu, ce ne pouvait
+être que lui--et le Perdu était Partonneau!
+
+Il ne paraissait pas notablement vieilli. Il avait engraissé seulement,
+et sa barbe que, comme un paysan, il ne rasait qu’une fois par semaine,
+croissait rêche et blanche sur ses joues et ses mâchoires plus rondes et
+plus molles. Plus de traces de contracture sur son visage, que je
+retrouvais détendu, apaisé, mais aussi effacé, dégradé: telles ces
+monnaies antiques dont l’usure effrusta l’effigie. Et il y a
+l’impondérable, l’indicible! Dix années auparavant son regard, pesant
+derrière mon dos, m’eût fait tourner la tête et pressentir: «Il est là!»
+Mais ou bien il ne s’était pas soucié de me regarder, m’ayant reconnu,
+ou bien il n’était plus Partonneau, mais un homme tel que tous les
+hommes, sans plus de volonté, ni d’empire.
+
+Ce fut moi qui allai à lui:
+
+--C’est toi, ici, Partonneau?
+
+J’entendis une voix qui était sa voix, et pourtant ne l’était plus:
+«Oui, c’est moi...»--Mais si forte est la puissance du souvenir et de
+l’amitié-amour, que, malgré cette froideur, s’il n’y avait pas eu tout
+ce monde, si enclin à se moquer, je l’eusse embrassé.
+
+--C’est toi! C’est toi!
+
+--Tu vois bien...
+
+L’intonation s’était faite un peu moins tiède, moins neutre; à lui aussi
+semblait remonter quelque chose des temps abolis, une ombre d’émotion,
+de plaisir. Il sourit, d’un pauvre sourire.
+
+--Tu es ici depuis... depuis que tu as quitté Paris, depuis deux ans?
+
+--Depuis deux ans...
+
+--Et qu’est-ce que tu fais?
+
+--Mais rien! fit-il, comme étonné... Je n’ai rien à faire...
+
+--Tu chasses?
+
+Je m’arrêtais à ces questions oiseuses, comme on fait toujours, par
+pudeur, quand on n’ose poser les autres,--tant d’autres, qui
+m’angoissaient.
+
+--Oui, un peu, quand on m’invite... On déjeune...
+
+--Tu pêches?
+
+--Non. Ça m’ennuie...
+
+--Je comprends... Tu te rappelles les pêches miraculeuses, sur le Fleuve
+Rouge? Ici, c’est si peu de chose!...
+
+--Ce n’est pas ça... Ça doit être plus intéressant, quand c’est
+difficile... Mais ça m’ennuie...
+
+--Tu as des terres, un élevage? Tu fais valoir?
+
+--Oh! voyons... J’ai un pré. Je le loue...
+
+--Mais à quoi passes-tu ton temps? Tu écris?
+
+Une moue de dédain et d’impatience:
+
+--Je ne passe pas mon temps. C’est le temps qui passe, tout seul...
+C’est bien, c’est très bien comme ça...
+
+J’attendais une invitation: «Tu vas passer ici quelques jours; en tout
+cas, tu loges chez moi cette nuit.» Rien. C’est moi qui imposai:
+
+--J’irai te demander à déjeuner demain.
+
+--Bon. Si tu veux... A demain...
+
+Et je m’en fus coucher dans la triste auberge.
+
+ * * * * *
+
+On nous avait dit, la veille, que Partonneau avait «aménagé» la ferme où
+il s’était si singulièrement venu cacher. A peine s’il était possible de
+s’en apercevoir. «Désaffecté» eût été un terme plus exact. Délibérément,
+il laissait tomber en ruines les communs, l’étable, le toit aux
+fourrages. Toutefois, il avait pris soin de faire tracer une allée pavée
+qui traversait la cour, de la porte charretière à l’entrée du bâtiment
+d’habitation. Trois pièces seulement. La première servant à la fois de
+cuisine et de salle à manger, la seconde étant sa chambre à coucher, la
+troisième son bureau, si l’on peut, d’après ce qu’on va voir, employer
+cette expression. Les livres et les cartons à dossiers étaient restés
+empilés le long des murs depuis l’arrivée de Partonneau, sans qu’il
+daignât les honorer d’un classement sur des rayons ou dans une
+bibliothèque. Sur la table--une de ces lourdes et longues tables, faites
+d’une seule bille de hêtre, comme on en trouve dans les fermes--je
+reconnus, entassés, tous les fascicules des bulletins des sociétés
+scientifiques dont Partonneau était resté membre. Seuls, les plus
+anciens avaient été coupés. Il s’avérait que leur destinataire n’avait
+pas même ouvert les autres. Il n’en était pas de même, ce qui me frappa,
+du _Journal Officiel_ et des _Tablettes des Deux Charentes_, feuille
+locale qui publie régulièrement les affectations militaires, les départs
+des fonctionnaires coloniaux et des officiers de la marine de guerre, et
+qui semblaient avoir été compulsés quotidiennement.
+
+Le mobilier de ce logis me parut encore plus succinct que celui de
+l’appartement que Partonneau avait occupé à Paris. Quelques armoires
+campagnardes, du type le plus courant, en poirier, des chaises de paille
+et un lit de camp, le même lit de camp qui avait suivi en tous lieux ce
+fier vagabond, drapé d’une couverture verte, d’un vert de drap de
+billard, la même aussi qui l’avait accompagné partout. La soulevant, je
+ne vis pas trace de draps; sans doute cet ascète désabusé continuait de
+coucher à même la sangle, roulé dans ce rude lainage, comme il avait
+fait durant trente années sur toutes les pistes du monde. Le matelas
+cambodgien échappa longtemps à mes regards. Je le découvris, dans un
+coin du bureau, supportant des livres poussiéreux. Il était évident
+qu’on ne l’avait pas déplié depuis l’emménagement. D’ailleurs, l’odorat
+le plus subtil n’eût pu déceler nulle part la plus faible trace de cette
+odeur persistante de chocolat bouilli et de noix confite que laisse
+l’opium. Non, non, Partonneau ne s’était pas mis, ou remis, à la fumée
+noire. Ce n’était pas à elle qu’il demandait de peupler sa solitude, de
+le confirmer dans son renoncement. Ce n’était pas à elle qu’il devait
+cet air d’absence, de demi-sommeil, l’espèce de relâchement que je
+distinguais dans toute sa personne, la voussure de ses épaules,
+l’affaissement de ses muscles, autrefois toujours bandés.
+
+Les mystiques ont décrit, avec une minutie scrupuleuse et déchirée, ce
+mal de l’âme qu’ils appellent l’_acedia_: un sentiment affreux de vide
+et de sécheresse quand ils ont perdu l’extase, quand leur Dieu ne vient
+plus à leur prière, à leur appel. C’était ce sentiment de vide que
+j’éprouvais à cette heure. Partonneau était là, et je ne le retrouvais
+pas. Il répondait à toutes mes questions avec une justesse automatique,
+non pas comme s’il eût été au-dessus du monde, le dominant et s’en
+séparant, mais de façon unie, médiocre, sans une seule de ces terribles
+formules où, jadis, il résumait un jugement décisif et inattendu.
+N’importe quel petit bourgeois de petite ville eût tenu la même
+conversation, dans les mêmes termes. Ce fut en vain que je tentai
+d’amener sur le tapis les souvenirs mêmes que nous avions en commun, et
+l’œuvre de sa vie. Il répondait, l’air fermé: «Oui, n’est-ce pas,
+oui...», ou bien «Vraiment? Tu dis?» Cependant, alors, il me semblait
+discerner dans son regard, venant de très loin, et refoulé, maîtrisé,
+chassé, le feu brûlant d’une ironie douloureuse, ensanglantée. Mais je
+ne puis dire qu’il parût triste, ou même mélancolique: le calme lisse,
+et pourtant gonflé, d’une mer qu’on a vaincue en filant de l’huile. Sa
+réplique la plus fréquente était: «Pour quoi faire?»--«Tu fumes encore,
+quelquefois?»--«Non. Pour quoi faire?»--«Tu as lu les articles de
+Rollin sur le Maroc espagnol, dans le _Bulletin de l’Afrique
+française_?»--«Non. Pour quoi faire? Hein? Tu dis que c’est
+intéressant?...»
+
+Le déjeuner qu’il m’offrit fut copieux et même délicat pour un repas
+campagnard, ce qui me surprit assez. Autrefois, c’était un reproche que
+je lui faisais de ne pas attacher une importance suffisante, même en
+Europe, aux plaisirs de la table. Il y avait là chez lui plus que
+sobriété: indifférence, ignorance, manque d’intérêt, sauf bizarrement
+pour des friandises goûtées aux jours de son enfance, telles que «la
+pompe», la tarte épaisse de son Auvergne natale. Maintenant, il buvait
+et mangeait beaucoup, semblait aimer s’attarder à table. A la fin du
+repas, il se versa plusieurs petits verres d’un marc qu’il me
+recommanda. Ses yeux se firent plus brillants--je dois écrire, chose
+injurieuse en parlant de lui, plus intelligents. Il parut même
+manifester quelque chose qui ressemblait à un besoin d’activité, ou à un
+désir honteux que ma présence l’empêchait de satisfaire. Il se décida:
+
+--Veux-tu faire avec moi le reste du tour du propriétaire?... Ça nous
+dégourdira les jambes.
+
+... Avant de partir, il mit dans sa poche le _Journal Officiel_ et les
+_Tablettes des Deux Charentes_.
+
+Il n’avait pas songé, dans sa propriété, à «faire jardin» ou même
+«potager», ce qui est d’ordinaire la première préoccupation des
+coloniaux. Les arbres du verger, non taillés, ne donnaient plus de
+fruits. Des vaches paissaient dans son pré, mais je savais, depuis la
+veille, qu’elles ne lui appartenaient pas. Du reste, il ne regardait
+rien, ne me montrait rien. D’un pas plus vif, il me conduisit jusqu’à
+l’étang qu’il avait fait creuser.
+
+Alors, je vis! Je vis la fameuse «carte de géographie» dont m’avait
+parlé l’aubergiste... C’était, au milieu de l’étang, une île
+artificielle, en forme de planisphère, une image aplatie, déroulée du
+globe terrestre, où l’eau de cette mare figurait l’océan. Tout ce qui
+n’était pas les colonies françaises avait été négligé, demeurait nu, ou
+couvert d’herbes folles. Mais toutes nos possessions, toutes,
+Indo-Chine, Madagascar, Afrique du Nord, Afrique occidentale, Congo, et
+les îles, Guadeloupe, Martinique, Réunion, Tahiti, la Calédonie, les
+Touamotou, les Marquises, Saint-Pierre et Miquelon, jusqu’aux Kerguélen
+avaient été minutieusement modelées, reproduites dans leur forme et les
+variations de leur altitude, avec leurs fleuves, leurs ports, les villes
+de l’intérieur, les postes, la délimitation même des provinces et des
+cercles. Sur la rive, une sorte de monticule, également artificiel,
+portait un banc. Partonneau s’y assit, dépliant le _Journal Officiel_ et
+les _Tablettes_.
+
+--Tu permets? fit-il d’une voix presque implorante, vergogneuse. C’est
+ma seule distraction quotidienne... Et elle me manque, quand je ne l’ai
+pas!
+
+Il lisait:
+
+«Mouvement dans la magistrature coloniale.»
+
+«--Ça, les magistrats, je m’en fous... Pourtant, il faut savoir...
+
+«... M. Dumoulin, procureur général à Tananarive, est admis à faire
+valoir ses droits à la retraite...»
+
+--Tu te le rappelles, ce vieux Dumoulin? A la fin, il avait fini par y
+comprendre quelque chose. La preuve, c’est qu’il avait des ennemis, au
+lieu de passer pour un pur crétin, inoffensif... Maintenant, il s’en va.
+Il s’en va comme moi je m’en suis allé...
+
+«... M. Le Prieur, juge de paix à compétence étendue à Lang-Son
+(Indo-Chine), est nommé juge d’instruction à Hanoï.»
+
+--... L’avancement, le bel avancement!... Mais Lang-Son! Lang-Son,
+pourtant! Les jolies montagnes, tu sais, les montagnes aux coupes
+nettes, pathétiques, les champs de badiane qui sentent si bon--et les
+histoires de contrebande de l’opium avec les Chinois, qui étaient si
+drôles... Et la route de ravitaillement des postes-frontières, par
+That-Khé et Cao-Bang jusqu’au Fleuve Rouge, à travers des paysages de
+baie d’Along mise à sec, où la pluie mille fois millénaire taillade des
+pyramides qui portent elles-mêmes des milliers de petits pains de sucre,
+portraits en miniature de ces grands pitons pointus... Des grottes qui
+s’enfoncent au diable sous terre, des rivières qui coulent dans les
+_cañons_ à pic, à six cents mètres en contre-bas... Calcaire liasique...
+Et, dans ce calcaire, j’ai trouvé des veines de mica, un paradoxe
+géologique. On m’a contesté ça: le mica ne devrait exister que dans les
+terrains cristallins...
+
+«... Les territoires de la Haute-Volta seront organisés en gouvernement
+autonome, relevant du gouvernement général de l’Afrique occidentale. M.
+Hesling est désigné pour remplir les fonctions de lieutenant
+gouverneur.»
+
+--... Tu te rappelles, le petit Hesling à Madagascar, il y a vingt-sept
+ans? Il était arrivé avec sa mère, la veuve d’un général, je crois. Un
+gosse, un vrai gosse, un bon petit qui ne savait rien de rien. Moi, je
+me demandais si on en tirerait jamais quoi que ce soit. C’est Gallieni
+qui l’a dressé. Il avait de la bonne volonté, le gosse, et un cerveau
+frais. Il s’est formé, il aime l’ouvrage... Ah! il s’y entendait,
+Gallieni, pour le dressage! C’était amusant à voir, ça faisait vivre!...
+On dit que c’est lui qui a gagné la bataille de la Marne. Moi, je m’en
+fous... Je vais te dire: ce sont les Allemands qui l’ont perdue. Et ils
+l’ont perdue parce qu’ils se croyaient certains de la gagner, de même
+que nous perdrons la prochaine bataille dans soixante ans--ils sont
+idiots ceux qui croient à la guerre pour _maintenant_--parce que nous
+serons sûrs aussi de la gagner. C’est toujours comme ça, c’est une loi
+historique. Le vainqueur devient le vaincu, parce que, d’être vainqueur,
+ça vous donne une cervelle de crétin équestre et aristocrate... Non,
+non, le vrai Gallieni, c’est le Gallieni colonial: un proconsul! Un
+bougre qui savait que les armes, c’est un outil, un outil indispensable,
+mais que, une fois qu’il a servi, il en faut d’autres. Avec ça, le sens
+de l’_imperium_: «Je veux la paix, d’abord parce que c’est plus joli à
+voir, mais aussi parce que c’est moi qui la fais, et que ça me permet de
+commander à tout le monde, au lieu de commander seulement à des
+militaires.»
+
+ * * * * *
+
+Partonneau était redevenu l’ancien Partonneau. La mauvaise graisse était
+sortie je ne sais comment de ses joues. La voussure de son dos avait
+disparu. Ses fortes mandibules mâchaient et jetaient les phrases par
+saccades, avec des ellipses formidables, et toujours ce passage
+fantasque et lumineux, immédiat, des choses coloniales aux choses
+européennes, françaises, qui, toute son existence, avaient fait
+l’originalité de sa philosophie. Il s’interrompit:
+
+--... Hein? Hein? Tu vois, je ne suis plus qu’un vieil imbécile!
+
+... Au moment où je me réjouissais de le retrouver!
+
+--Si! Un vieil imbécile. Un retraité gâteux qui lit l’_Annuaire_... Je
+m’amuse à le regarder sur une carte en relief au lieu du machin à
+couverture bleue, voilà tout... Quand je suis arrivé ici, et que j’ai
+arrangé cette île comme tu la vois, je lisais encore des communications,
+des rapports envoyés par les types de là-bas--tiens, le bouquin de
+Gautier, sur le Sahara!--et je suivais tout ça sur ce relief... Mais,
+maintenant, ajouta-t-il avec satisfaction, maintenant c’est fini. Je ne
+lis plus que les nominations, l’_Annuaire_...
+
+--C’est pour ça que, des publications que tu reçois, il n’y a que les
+plus anciennes qui soient coupées?
+
+--Pour ça!... Et je vais me désabonner. C’est encore un fil. Il faut le
+trancher.
+
+--Mais pourquoi, pourquoi?
+
+--Pour tuer le vieil homme, dit-il, farouchement. Pour finir de le
+tuer... Ah! je le croyais bien en train de mourir... Chaque jour, quand
+je vais à cette île, mes souvenirs deviennent plus impersonnels, plus
+dépouillés de tout ce qui était moi, mes déductions, mes ambitions,
+ma... ma philosophie, comme tu dis. Il a fallu que tu viennes: c’est une
+rechute!
+
+--Une rechute?
+
+--Je veux mourir en paix, entends-tu! Je veux mourir en esprit, d’abord,
+arriver à la mort sans regrets, sans désirs... C’est peut-être encore là
+une chose que m’a apprise l’Extrême-Orient: mais il faut que je ne sache
+même plus d’où ça me vient. Il n’y a qu’à cette condition que ça fera
+corps avec moi: non plus une doctrine, alors, un instinct.
+
+--Et de la sorte tu t’imagines que tu mourras heureux?
+
+--Je suis sûr, fit-il, d’une voix redevenue toute neutre, de ne pas
+mourir malheureux. L’homme raisonnable n’en saurait souhaiter
+davantage... Allons, viens prendre un verre de bière, avant de nous
+quitter! Tu te souviens, c’était aussi l’usage, là-bas...
+
+Il me versa la bière, dans la cuisine-salle-à-manger. Nous demeurâmes
+longtemps muets.
+
+--Partonneau, tu te suicides!
+
+Il haussa les épaules. Puisque c’était ça qu’il voulait: anéantir
+progressivement les parties supérieures de son être, devenir une espèce
+d’animal, puis de végétal humain, puis rien...
+
+--Et... cette promenade quotidienne à ton étang, c’est tout ce que tu
+fais?
+
+--Presque. Je dors beaucoup, je mange le plus que je peux. Le soir, en
+hiver, je vais chez le forgeron, comme tu as vu: ces paysans
+m’enseignent combien peu de pensées suffisent à un homme. C’est très
+salutaire.
+
+--Et... les femmes?
+
+--Parfois, dit-il paisiblement, je vais à Dijon... De moins en moins.
+
+Cruellement, je voulus porter le dernier coup:
+
+--Camille est mariée, en Indo-Chine, à un planteur de caoutchouc, je
+crois.
+
+--Ah!... Et ça va?...
+
+--Je ne crois pas.
+
+--Le contraire m’aurait étonné... Elle aura besoin de plusieurs
+expériences... Et madame Vaubelle? interrogea-t-il, de lui-même.
+
+--Elle s’est réconciliée avec son mari. Même elle en a eu un nouvel
+enfant.
+
+--Elle a bien fait... C’est une brave femme, celle-là... Ce qu’il y a de
+mieux.
+
+--Veux-tu que je le lui dise, de ta part?
+
+--Tu ne le feras pas! Pour elle, et pour moi.
+
+--Partonneau, sois franc!... Tu ne les as jamais aimées, ce qui
+s’appelle aimer?
+
+--Comment veux-tu que je te dise? C’est probable. C’est même certain,
+puisque j’ai pu renoncer à elles... Il me semble, du fond de ce sommeil
+que je veux imposer à tout ce qui fut moi, que sur certains points, j’y
+vois plus clair encore que même cette dernière nuit, tu sais, à Paris...
+Il se pourrait que, de cœur et d’esprit, je n’aie jamais su aimer les
+femmes: les hommes seulement.
+
+--Partonneau!
+
+--Oui... Je suis quelqu’un à qui son éducation première, ses lectures
+d’adolescence ont montré les femmes comme le seul objet de désir, mais
+qui, au fond, n’était pas fait pour elles, dédaignait leur âme, se
+méfiait de tous leurs actes, même les plus simples, les plus légitimes.
+Et la vie que j’ai menée, les femmes instinctives, primitives que
+j’ai possédées, m’ont confirmé dons cette méfiance et cette
+incompréhension... Mais qui, par contre, aimait l’intelligence et
+l’énergie viriles, qu’il connaissait bien, les aimait passionnément,
+jusqu’avec sa sensibilité... Mon vieux! Si je t’avouais que, depuis deux
+ans, j’ai pensé plus souvent à toi qu’à elles!
+
+--Je te remercie...
+
+--On est des vieux, maintenant, et de braves gens, après tout. On peut
+tout se dire...
+
+ * * * * *
+
+Je ne voulais pas m’attendrir. Il l’avait dit: on était des vieux, on
+n’avait plus le droit. Je demandai seulement:
+
+--Je reviendrai... Tu veux bien?...
+
+Il secoua la tête.
+
+--Quand je serai mort. Pas avant. Avant, ne fais pas ça... Mauvais pour
+moi, tu comprends... Cette journée-ci, cette journée avec toi, eh bien,
+elle m’a retardé DANS MON PROGRÈS...
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+
+ LES FEMMES DE PARTONNEAU Pages.
+ Les femmes de Partonneau 9
+ Dans le monde 29
+
+ PREMIÈRES RENCONTRES
+ Premières rencontres 45
+ Le musée du fou 67
+
+ LES FORCES MORALES
+ Les forces morales 91
+ L’aveugle 99
+
+ LE MAITRE DES HOMMES
+ Le condamné à mort 135
+ Une leçon 149
+ Sa prudence 161
+
+ ET LE SOIR VINT...
+ Et le soir vint... 171
+
+
+E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY
+
+
+
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75357 ***