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YVE-PLESSIS: _Essai d’une Bibliographie française de la Sorcellerie_; +Paris, 1900, in-8. + +-- _Petit essai de Bibliothérapeutique ou l’Art de soigner les livres +vieux et malades_; 1 vol. in-12. Épuisé. + +-- _Bibliographie de l’Argot et de la Langue verte, du XVe au XXe +siècle_; Paris, 1901, in-8. + + +VIENT DE PARAITRE + + G. CAPON et R. YVE-PLESSIS: _Paris galant au XVIIIe siècle: + Les Théâtres clandestins_. Ouvrage orné de 8 planches. + Paris, PLESSIS, 1905, in-8 15 fr. + + + +N.-B.--Les exemplaires en grand papier sont épuisés. + + + + + Il a été tiré de cet Ouvrage + 310 exemplaires, tous numérotés: + + 10 Japon impérial extra (nºs 1 à 10) + 50 Japon impérial (nºs 11 à 60) + 250 Papier à la forme (nºs 61 à 310) + +Nº + + + + +[Illustration] + + + + +Le mercredi, 7 septembre 1707 (que de sept en ce mercredi!) le suisse de +Notre-Dame de Paris agrippait au collet et traînait jusqu’au bureau du +sieur Delamarre, commissaire du Châtelet, un individu qui, sans débat, +avouait tout aussitôt les faits mis à sa charge. + +C’était un de ces aberrants passionnels que les psychiâtres d’à présent +nomment «exhibitionnistes». Le mot n’existait pas encore dans la +technologie médicale de ce temps-là; mais la chose précède toujours le +mot. Le plaisir favori de cet homme était de flâner dans les chapelles, +de rôder autour des piliers de la nef et, quand il se croyait à peu près +sûr d’être impuni, de dévoiler brusquement son sexe aux yeux des dévotes +médusées. + +Vu la rareté du cas, le lieu du sacrilège et le nom du criminel, le +commissaire Delamarre, ayant confié son prisonnier à la garde de +l’exempt Simonnet, réclamait du lieutenant de police des instructions +spéciales. Fallait-il écrouer le satyre à l’Hôpital ou bien, comme il +avait de quoi payer pension, à Saint-Lazare, à Charenton?--«Le Roy veut +que vous le fassiez mettre à la Bastille», répondait le ministre +Pontchartrain à qui le lieutenant de police en avait lui-même référé; +«et que vous l’interrogiez à fond sur sa naissance et sur les désordres +qui ont donné lieu de l’arrester; après quoi, on verra ce qu’il +conviendra de faire». + +Ces pourparlers avaient pris plusieurs jours. L’exhibitionniste ne fut +mené à la Bastille que le 25 septembre. Le 6 octobre suivant, +conformément aux ordres reçus, M. d’Argenson en personne procédait, dans +la grande salle du château, à un interrogatoire dont il rapportait le +curieux procès-verbal ci-dessous: + + «Interrogé... a dit qu’il se nomme PIERRE DE CYRANO, âgé de + cinquante-un ans, de la religion catholique, apostolique et romaine; + estre bourgeois de Paris, natif de cette ville et qu’il a esté arresté + de l’ordre du Roy; + + «Que son père estoit bourgeois de Paris où il vivoit de son bien; que + Cyrano de Bergerac estoit son oncle et que ses ouvrages ont esté + dédiés par le sieur Le Brest (qui les a recueillys et fait imprimer) + [_à_] Abel Cyrano de Mauvières, père de lui, répondant; que les + ouvrages de Cyrano de Bergerac sont, entr’autres choses, _Agrippine_, + tragédie; des _Lettres_ satiriques et amoureuses; _Les États de + l’Empire de la Lune et du Soleil_ et la comédie du _Pédant Joué_; + + «Que son oncle estoit originaire de Paris, et fils d’Abel Cyrano, + ayeul du répondant, qui estoit de Paris et y vivoit de son bien; qu’il + croit qu’il a esté baptisé ou sur les fonts de la paroisse + Saint-Nicolas-des-Champs ou sur ceux de Saint-Eustache et que le nom + de Bergerac que portoit son oncle avec celui de Cyrano, vient d’une + petite terre ou hameau située près de Chevreuse, ainsi que celle de + Mauvières, dont le père du répondant portoit le nom, lesquelles deux + terres ont esté vendues par l’ayeul du répondant en l’année 1636; + + «Qu’il a entendu dire que son ayeul estoit originaire de Paris et que + son bisayeul estoit originaire de Sardaigne; que son père est mort il + y a vingt-un ans et qu’il n’y a pas plus de cinq mois et demy que sa + mère avec laquelle luy, répondant, demeuroit, est décédée et a esté + enterrée dans l’église Saint-Benoist; que sa mère estoit fille de + Simon Marcy, marchand mercier au faubourg Saint-Jacques, dit de Soy; + que celle de Cyrano de Bergerac, son oncle, se nommoit Espérance + Belanger et estoit fille d’Estienne Belanger duquel le répondant n’a + pas sçu la qualité; + + «Qu’il a estudié jusqu’en seconde au collège des Jésuites, qu’ensuite + il est entré, en qualité de cadet dans le régiment de Navarre et, + après y avoir servi deux années, il est entré dans le régiment + Colonel-Général de la cavalerie où il y a servy trois campagnes, et + enfin qu’il est entré dans la gendarmerie, compagnie des gendarmes de + Flandres, brigade de feu M. de Marsin où il y a servy dix campagnes, + s’estant trouvé aux batailles de Stinkerque, de la Marsaille et de + Fleurus; qu’il a esté dangereusement blessé à la dernière, d’un coup + de feu à la teste, et qu’estant tombé malade en l’année 1698, demanda + son congé qu’il obtint de M. le marquis de Beauvau qui estoit pour + l’ors au quartier à Ham; + + «Qu’il n’a qu’une sœur laquelle est mariée au sieur Vlaighels, commis + dans les gabelles de Saint-Quentin; + + «Qu’il jouit de 400 livres de rentes qui lui appartiennent sur + l’hostel de Ville de Paris et proviennent de la succession de son + père; + + «Que provoqué par le vin et l’eau-de-vie dont sa fénéantise luy a + malheureusement fait contracter l’habitude, il s’est abandonné à des + infamies dont il se repent et en demande pardon à Dieu et au Roy...» + +Suit le détail des «infamies» auxquelles se livrait le «répondant». Mais +ceci n’intéresse plus notre sujet. Bornons-nous à noter que Pierre de +Cyrano sortit de la Bastille le 19 octobre 1707, «pour être transporté +dans un autre lieu de détention», où nous n’avons pas poursuivi sa +trace. + +Pour nous, le point capital dans cette pièce d’archives, jusqu’ici +demeurée inédite, c’est la généalogie de ce gendarme à passions. Par un +témoignage qui ne saurait être révoqué en doute, sont précisés et +confirmés les dires des biographes avisés qui ont combattu la légende, +trop longtemps tenue pour vérité, du Cyrano de Bergerac gascon, parce +que de Bergerac, en Gascogne. + +L’auteur des _Lettres d’Amour_ que nous avons entrepris de restituer au +public lettré d’après le seul manuscrit contemporain que l’on connaisse, +était Parisien, fils de Parisien; c’est son propre neveu qui l’atteste. +Et son nom de Bergerac venait d’une terre que son père possédait auprès +de Chevreuse. Ajoutons que ce dernier, noble homme Abel de Cyrano, +écuyer, seigneur de Mauvières et de Bergerac, tenait en plein fief de +Charles de Lorraine, duc de Chevreuse, cette terre et seigneurie qui se +nommait Sous-Forêt avant que de s’appeler Bergerac. + + * * * * * + +Savinien de Cyrano, cinquième fils d’Abel et d’Espérance Belanger, +mariés en 1612 à la paroisse Saint-Gervais, fut baptisé le 10 mars 1619, +à la paroisse Saint-Sauveur. Tous ses aînés moururent en bas âge, sauf +le deuxième, prénommé Abel, comme son père. (A la mort du seigneur de +Mauvières et de Bergerac, Abel devait prendre le nom de Cyrano de +Mauvières; Savinien, celui de Cyrano de Bergerac). + +Deux filles, Marie et Anne, vinrent au monde après Savinien. Comme on +n’a pu découvrir leurs actes de baptême à Paris, on a présumé que la +famille Cyrano abandonna, postérieurement à 1619, son logis de la rue +des Prouvaires pour aller se fixer à la campagne; peut-être à Bergerac +ou à Mauvières, puisque ces domaines ne furent vendus qu’en 1636. Il est +probable également qu’après cette vente les Cyrano revinrent dans la +capitale; ce qui est sûr, c’est que l’acte de décès d’Abel de Cyrano +père (1645) dit formellement que celui-ci habitait Paris au moment de sa +mort, et, de nouveau, rue des Prouvaires. + +Toujours est-il que Savinien fut élevé aux champs. Son futur panégyriste +Le Bret, qui le connut et qui l’aima dès son enfance, était élève du +même maître: un curé de village, «bon prebstre» paraît-il, mais des +leçons et des corrections duquel Savinien faisait peu de cas, le +considérant comme un «âne aristotélique». Si bien que l’enfant obtenait +de son père d’être envoyé à Paris faire ses humanités au collège de +Dormans ou de Beauvais. + +C’était tomber de Charybde en Scylla. Le principal de ce collège était +pour lors une espèce de savantasse fort érudit mais très maniaque, et +plus pédant encore. Jean Grangier s’était rendu fameux dans l’Université +de Paris par sa pouilleuse avarice autant que par ses polémiques +acerbes, par ses amours ancillaires autant que par ses saillies de +cuistre rhétoricien. Sans doute, le caractère tout d’une pièce de +Savinien se heurta plus d’une fois aux procédés d’éducation de ce +fouettard sorbonique. L’élève semble avoir gardé au maître une terrible +rancune des quelques années qu’il passa sous sa férule: la vengeance de +Cyrano devait s’intituler _Le Pédant Joué_, comédie où Grangier, mis en +scène presque nommément, est drapé de la belle manière. + +Ses études achevées, vers l’âge de dix-huit ans, Savinien mena la vie +joyeuse des garçons de son âge. Nous croyons pourtant que ses biographes +ont exagéré en avançant qu’abandonné à lui-même, il se livra aux écarts +d’un effréné libertinage. D’abord il n’était pas abandonné des siens +puisque son père, ayant vendu Mauvières et Bergerac l’année d’avant, +devait être revenu à Paris en 1637. Par ailleurs Savinien ne manquait +point de parents pour veiller sur sa conduite. N’avait-il pas son oncle, +Samuel de Cyrano, trésorier des aumônes à l’Hôtel Dieu; et son oncle +Pierre, sur l’état de qui nous manquons de documents, mais que nous +savons avoir été paroissien de Saint-Germain-l’Auxerrois; et sa tante +Anne, épouse de Jacques Stoppar, trésorier des aumônes royales; et sa +tante Catherine, enfin, qui, plus tard, sera prieure des Filles de la +Croix? L’abandon de Cyrano à Paris est encore une de ces hypothèses +échafaudées sur sa prétendue origine gasconne et l’éloignement de la +ville de Bergerac. Lebret a écrit simplement ceci dans la notice qu’il +consacra à son ami en publiant ses œuvres: «Cet âge où la nature se +corrompt plus aisément et la grande liberté qu’il avoit de ne faire que +ce que bon lui sembloit, le portèrent sur un dangereux penchant où j’ose +dire que je l’arrestay». Mais Lebret ne dit pas quel était ce penchant. +Les femmes? Cyrano était un chaste, ou du moins un timide en amour et sa +remarquable laideur ne devait pas peu contribuer à lui inspirer «cette +grande retenue auprès du beau sexe» dont Lebret lui fait un mérite. Le +vin? Cyrano était d’une exemplaire sobriété dans le manger et dans le +boire; même il tenait le vin pour «un poison comparable à l’arsenic». +Les coups? Lebret témoigne que le talent d’escrimeur de Cyrano qui lui +valut une si grande réputation, ne s’exerça jamais qu’en qualité de +second, car «il n’eut jamais une querelle de son chef». Tous ces traits, +on en conviendra, ne peignent guère un débauché. Peut-être Cyrano fut-il +un prodigue. Il afficha jusqu’au tombeau un souverain mépris de +l’argent. Encore ce grief de prodigalité n’est-il, de notre part, qu’une +conjecture. + +Quoi qu’il en soit, les déportements du jeune homme (si déportements il +y eut) furent de courte durée, puisque Lebret, que ses parents +destinaient à la carrière des armes, déterminait Cyrano à s’engager en +même temps que lui dans les gardes-nobles du capitaine Carbon de +Castel-Geloux. + +Carbon comptait dans sa compagnie presque autant de gascons que de +soldats. Parmi ces raffinés d’honneur, qui la plupart n’avaient pour +biens qu’une épée solide et un nom sonore, Cyrano se fit, de prime-saut, +un renom par son adresse, par son esprit, par sa bravoure. Celle-ci +allait avoir l’occasion de s’affirmer au service du Roi. + +C’était l’époque (1639) où la France, intervenant après le traité de +Prague qui clôturait la période suédoise de la guerre de Trente ans, +avait à la fois sur les bras l’Espagne, l’Allemagne et l’Italie. La +compagnie Carbon fut désignée pour être de la petite armée opposée en +Champagne à l’effort allemand. Enfermée dans Monzou où elle subit un +rigoureux blocus, elle ne se ravitaillait que par des sorties répétées. +A l’une, Cyrano reçut une balle de mousquet au travers du corps. Il +était à peine rétabli quand la place fut débloquée par le maréchal de +Châtillon. Cependant il rejoignait l’année suivante au siège d’Arras, où +nous tenions les Espagnols. Dans l’intervalle, il avait permuté, des +gardes-nobles aux gendarmes de Conti. + +Cyrano n’était pas de ceux qu’une première blessure barde de prudence. +Avant la fin du siège, il était frappé à la gorge d’un coup d’épée dont +il se ressentit toute sa vie. + +«Les incommodités que lui laissèrent ces deux grandes plaies (dit +Lebret) et le peu d’espérance qu’il avoit d’avancer», faute d’un patron +influent, le firent renoncer au métier des armes pour se consacrer tout +entier à l’étude. Il avait vingt-deux ans. + +C’est alors que, rentré au bercail, il compléta son instruction en +suivant les leçons privées que professait Gassendi, récemment établi à +Paris chez son ami François Luillier, maître des requêtes. Gassendi +avait pour élèves: Chapelle, fils naturel de Luillier; Jean-Baptiste +Poquelin, le futur Molière; Bernier, Hesnaut et La Mothe Le Vayer. +Cyrano compléta la demi-douzaine... + +Combien de temps durèrent ces leçons? Il n’est guère possible de le +savoir au juste. Pas plus qu’il n’est possible de classer désormais sous +des dates précises la plupart des faits et gestes de Cyrano jusqu’à la +veille, presque, de sa mort. + +Quelques-uns prétendent qu’il voyagea en Angleterre, en Italie, en +Pologne, fondant leur assertion sur certains passages de ses œuvres où +il semble en effet se désigner comme ayant visité ces pays. Mais rien +n’est moins prouvé. Car si l’on admet qu’il est lui-même ce philosophe +des _États et Empires de la Lune_, lequel parle de «sa traversée de +France en Angleterre», doit-on admettre également qu’il alla au Canada, +parce qu’il raconte (même ouvrage) son arrivée aérienne dans la +Nouvelle-France, sur une ceinture de «phioles pleines de rosée»? Et si +l’on tient pour sérieux le récit de son séjour à Rome et de son +embarquement à Civita-Vecchia, doit-on prendre de même au pied de la +lettre ces lignes de l’_Histoire de la République du Soleil_ où il dit +avoir retrouvé en Pologne sa boîte aérostatique? Il est bien malaisé, +dans tout cela, de départager entre la fiction et la réalité. Toute la +période de l’existence de Cyrano qui va de 1642 à 1648 est en vérité +fort obscure et nous n’avons pour jalonner notre route que quelques +anecdotes assez décousues. + +L’une, rapportée par Lebret, est la lutte homérique qu’il soutint seul, +un soir, l’épée au poing, contre cent coupe-jarrets apostés qui +guettaient le poète Linières à la porte de Nesles; Linières, prévenu, +n’osait point retourner coucher à son domicile: «Prends une lanterne et +marche derrière moi, dit Cyrano à son ami. Je veux t’aider moi-même à +faire ta couverture.» Le lendemain matin, on relevait au lieu dit sept +blessés et deux morts; les quatre-vingt-onze autres chenapans avaient +fui devant ce «démon de la bravoure». + +Une autre historiette, moins héroïque et peut-être inventée, est le +combat de Cyrano contre le singe de Brioché, montreur de marionnettes, +près du Pont-Neuf. Ce singe, appelé Fagotin, était «grand comme un petit +homme et gros comme un pâté d’Amiens». Son maître qui se servait de lui +pour ses parades, l’avait affublé «d’une fraise à la Scaramouche, revêtu +d’un pourpoint à six basques et d’un baudrier où pendait une lame sans +pointe». Pour justifier cette inoffensive colichemarde, il lui avait +enseigné l’escrime et Fagotin déguisé, en bretteur, imitait sans le +savoir Cyrano. On se figure la joie des laquais massés devant les +tréteaux de Brioché quand, d’aventure, ils aperçurent un jour Cyrano +dans la foule, le modèle près de la copie. Savinien n’était pas très +endurant. Aux premiers lazzis de cette populace, il met flamberge au +vent; les laquais dégaînent aussi (la valetaille portait encore l’épée). +Notre héros, à qui cent spadassins ne pesaient guère, n’eut pas gros +mérite à mettre en déroute cette racaille. Mais le malheur voulut que +Fagotin, qui prenait cela pour un jeu, se campât en garde devant Cyrano +et que Cyrano prît Fagotin pour un laquais plus brave que les autres. +D’un coup d’estoc il vous l’embrocha net. D’où procès, que Cyrano gagna, +dit-on, tant sa bonne foi sauta aux yeux des juges. + +Tel est du moins le récit, très enjolivé, d’un contemporain, récit +publié après la mort de Cyrano. Le même factum contient un portrait en +pied, à la plume, qui ne correspond guère aux portraits au burin que +nous ont laissés les graveurs: + + Bergerac n’estoit ni de la nature des Lapons ny de celle des géans. Sa + tête paraissoit presque veuve de cheveux: on les eût comptez de dix + pas. Ses yeux se perdoient dans ses sourcils; son nez, large par la + tige et recourbé, représentoit celuy de ces babillards jaunes et verds + qu’on apporte d’Amérique. Ses jambes brouillées avec sa chair + figuroient des fuseaux. Son œsophage pagotoit un peu. Son estomach + étoit une copie de la bedaine ésopique. Il n’est pas vray que notre + auteur fut malpropre; mais il est vray que ses souliers aimoient fort + madame la boue; ils ne se quittoient presque point... + +Nous connaissons encore, par les Lettres satiriques de Cyrano, ses +querelles avec Scarron, Beaulieu, Loret, avec le comédien Montfleury, +auquel il interdit (s’il en faut croire le _Ménagiana_) de paraître sur +la scène un mois durant, l’invectivant du milieu du parterre et défiant +collectivement les spectateurs qui faisaient mine de s’interposer. + +Nous n’ignorons pas qu’il sut se faire, malgré tant d’ennemis, des +amitiés précieuses: Longueville-Gontier, conseiller au Parlement; Gilles +Filleau des Billettes, l’érudit; Adrien de la Morlière, le chanoine +généalogiste; Michel de Marolles, abbé de Villeloin; Jacques Rohault, le +mathématicien philosophe; Tristan L’hermite, le duelliste, et Le Royer +de Prades, l’historien... Sans parler de ses anciens compagnons d’armes: +Cavoye, Brissailles, Saint-Gilles, Châteaufort, Brienne, Cuigny, +Bourgogne, bien d’autres encore dont il serait fastidieux d’énumérer les +noms. Mais nous ignorons où, quand, comment, il les connut. + +De façon plus sûre nous savons que Cyrano était à Paris en 1648, +puisqu’il écrivait, à cette date, une préface pour le _Jugement de +Paris_ de Dassoucy, ami d’aujourd’hui, ennemi de demain. Nous savons +aussi qu’il prit parti dans la Fronde, d’abord contre, ensuite pour +Mazarin. + +Lebret nous apprend que MM. de Bourgogne et de Cuigny, témoins de +l’exploit de Cyrano à la porte de Nesles, ayant narré l’aventure au +maréchal de Gassion, celui-ci s’était offert pour prendre à sa solde un +homme si valeureux. Mais Bergerac était trop orgueilleux pour accepter +une domesticité même dorée. Il préférait «ses grandes libertés de +sentiments et de paroles en sa qualité d’esprit fort», comme dit La +Monnoye. Il avait donc décliné l’offre, encore que celle-ci n’eût rien +que d’honorable à une époque où tous les hommes de lettres vivaient plus +ou moins, de leurs dédicaces, aux crocs de quelque grand seigneur. + +Cependant, assagi par les ans, assoupli peut-être par la misère, Cyrano +devait se résoudre à subir le collier. En 1653 il se donnait au duc +d’Arpajon qui le logeait en qualité de secrétaire dans son hôtel de la +rue des Archives, au Marais, près du couvent de la Merci. Savinien +jusque-là avait habité, croit-on, dans le faubourg Saint-Jacques. + +Mais il était écrit que Cyrano ne vivrait jamais tranquille. Il avait +déjà indisposé son Mécène par le succès de scandale de son _Agrippine_, +quand, un soir de juillet 1654, rentrant au Marais, il reçut sur le +crâne une poutre qui faillit le tuer du coup. Crime ou accident? On n’a +jamais su. Et tous les doutes sont permis en présence du silence +mystérieux des biographes, en présence aussi de l’attitude de M. +d’Arpajon qui s’empressa de mettre son «client» à la porte. + +Cyrano malade, mourant, dut accepter l’hospitalité généreuse que lui +offrait un ami de Le Bret, M. Tanneguy des Bois-Clairs, conseiller du +Roi. Savinien languit pendant quatorze mois sans pouvoir se rétablir, +quotidiennement chapitré par trois pieuses femmes qui avaient conspiré +de réconcilier avec le ciel un libertin philosophe: l’une d’elles était +cette tante dont il fut question plus haut, Catherine de Cyrano, en +religion sœur Saint-Hyacinthe, prieure des Filles de la Croix. + +Enfin, au mois de septembre 1655, Bergerac, se sentant perdu, voulut +être porté à la campagne, chez son cousin, Pierre Cyrano, fils de +Samuel. Il mourut cinq jours plus tard, âgé de trente-six ans et demi, +laissant aux Filles de la Croix neuf cents livres, pour une messe +hebdomadaire, à perpétuité. Par reconnaissance, ces dominicaines +réclamèrent le corps de l’écrivain qui fut inhumé dans la chapelle même +de leur couvent. + +Ce couvent existe encore au numéro 92 de la rue de Charonne. Les cendres +de Cyrano de Bergerac y reposent donc, à moins qu’elles n’aient été +jetées au vent sous la Terreur, alors que l’église était transformée en +dépôt de charbon. + + * * * * * + +Nous ne saurions, au sujet des seules _Lettres d’Amour_ entreprendre une +étude, même succincte, des Œuvres complètes de Cyrano. Nous devons dire +pourtant quelques mots de son style et chercher le pourquoi de son +_écriture_ bizarre. + +Afféterie des termes, mythologie tortillée, raffinements burlesques, +esprit de mauvais aloi, abus des concetti et des _pointes_, voilà ce qui +frappe dès l’abord chez Cyrano. Mais ces défauts de plume étaient ceux +de tous les épistolaires admirés de son temps, Balzac et Voiture en +tête. L’Hôtel de Rambouillet donnait le ton à la société polie quand +notre auteur naquit aux lettres; et, lorsqu’il mourut, les samedis de +Mlle de Scudéry étaient en pleine vogue. Nul ne trouvait encore les +précieuses ridicules. Alors que les Corneille, les Saint-Evremont, les +Larochefoucauld, les Ménage, les Chapelain, les Sarrasin raffolaient de +la _pointe_, comment un nouveau venu dans la littérature aurait-il +échappé à cette espèce d’épidémie qui frappait les amoureux de bel +esprit? + +La _pointe_ telle que la cultiva le XVIIe siècle était une manière de +calembour honteux, équivoquant non sur des sons, mais sur les sens +multiples de certains mots. Le fin du fin consistait à bien placer les +équivoques. Cyrano se conformait à la mode des ruelles en faisant, +quelque part, agenouiller le brin de thym devant la tulipe «à cause +qu’elle porte un calice»; en plaçant, dans les Enfers, Lucain, que Néron +fit tuer par jalousie de poète, à côté de petits enfants «que les vers +ont fait mourir»; et Raymond Lulle, l’alchimiste fameux «qui juroit +d’avoir rendu l’or potable», en compagnie d’ivrognes «qui avoient fait +la même chose», buvant leurs écus. Tout cela est assurément d’un goût +lamentable; mais c’était le goût du jour. Et si Bergerac force parfois +la note, c’est qu’il vise en outre au burlesque et recherche l’effet +comique. + +Par où, en revanche, Cyrano se distingue de la plupart des précieux de +son temps, c’est par son procédé de recherche. Et l’on ne découvrirait +peut-être pas la source secrète où s’abreuva sa verve, si l’on oubliait +qu’il fut, un moment, l’élève de Gassendi. Sans doute lui-même eût été +bien en peine d’_anatomiser_ comment, du naturalisme scientifique de son +professeur, il tira son naturalisme à lui, disciple excentrique. Les +auteurs novices, ou qui s’essaient dans un genre nouveau, n’ont pas le +loisir d’analyser leur propre mentalité ni de décrire la spécialité de +leur état d’âme. Mais si les compositions de Cyrano, précurseur de nos +humoristes familiers, ne nous exposent ni sa méthode littéraire ni ses +disciplines philosophiques, il n’en demeure pas moins très visible que +la doctrine gassendiste a réglé et dominé sa fantaisie. + +Les gassendistes, qui se réclamaient d’Épicure, prisaient fort, avec les +épicuriens, la qualité irréductible des sensations, la saveur de ce qui +est individuel, la physionomie pittoresque de la chose vue, le charme, +saisi sur le vif, d’une rencontre inopinée. Tandis que les cartésiens, +tournés vers l’étude abstraite des phénomènes moraux, estimaient trop +bas les objets sensibles et repoussaient comme indignes du penseur et du +styliste les vils accidents de la substance-matière, les gassendistes +professaient une curiosité naturaliste toujours en éveil, et quêtaient +perpétuellement la sensation neuve. + +Chez un gassendiste savant, le devoir de curiosité, enseigné par le +maître, s’aiguillera vers la découverte des lois mécaniques de +l’univers. Chez un imaginatif, comme Cyrano, cette curiosité se traduira +par la recherche inconsciente ou réfléchie de l’inédit littéraire, par +la haine du plagiat, par le mépris du _déjà lu_; Cyrano sera le +_chasseur d’images_ si bien crayonné depuis par M. Jules Renard: «Ses +yeux servent de filets où les images s’emprisonnent d’elles-mêmes...» Et +notre auteur burlesque trouvera dans ce mariage du concret et de +l’abstrait, de l’image réaliste et de l’équivoque morale, les meilleures +bouffonneries de son style pointu. + +Lorsque Cyrano écrit à une dame: «Encore si vous n’aviez mon cœur, +j’aurois le cœur de me défendre; mais j’ai fait, par ce présent, que je +n’oserois pas même me fier à vous, à cause que vous avez le cœur +double...», c’est comme s’il écrivait: «Je vous ai donné mon cœur; je +n’en ai plus et vous en avez deux; on ne peut se fier à un cœur double». +Il équivoque, c’est convenu, sur le sens de duplicité inclus dans le mot +double. Mais il n’arrive à cette équivoque qu’en posant comme prémisse +une absurdité physique: vous avez deux cœurs. Et cette recherche, +intentionnelle quoique irrationnelle, de l’aspect physique d’une +situation morale, fait l’originalité de sa pointe. + +Lorsqu’il dit à une autre: «Dois-je pleurer, dois-je écrire, dois-je +mourir? Il vaut mieux que j’écrive; mon cornet me prêtera plus d’encre +que mes yeux ne me fourniront de larmes...», c’est encore par une +contingence physique, hors du champ de l’attention de son lecteur, qu’il +provoque ce dernier à sourire. Pointe burlesque par réalisme, phrase +relevée par l’épice imprévue d’une trivialité préméditée. + +Le burlesque de Cyrano ne serait ni meilleur ni pire que celui de Sorel, +de Dassoucy ou de Scarron, si l’on n’y retrouvait ce constant scrupule +d’observation qui rend parfois ses comparaisons ingénieuses et jolies. +C’est ainsi qu’avant le «chemin qui marche» de Pascal, il voit un +aqueduc comme «un os dont la moelle chemine»; avant l’«obélisque vert» +de Flaubert, il voit le cyprès comme «une pique allumée à la flamme +verte»; le lys, sur quoi furent débitées tant de fadeurs, lui apparaît +tel un «géant de lait caillé», et les nuages lui semblent de «grands +arrosoirs» qui se promènent au ciel. + +Qu’on n’aille pas conclure que Cyrano fut un descriptif à outrance. Tout +au contraire, il est sobre, presque sec, dans ses descriptions. Et s’il +s’efforce de peindre d’après nature, quand ses contemporains ne peignent +que «de chic» ou d’après l’antique, c’est toujours par petites touches +qu’il procède, fichant çà et là ses impressions, comme on pique des +fleurs sur un tapis de mousse. + +Au résumé, Bergerac ouvrit le premier la veine que devaient exploiter +longtemps après lui tant de nos écrivains modernes. Mort jeune, il ne +pouvait qu’être incompris des classiques de son temps qui le regardaient +un peu comme un fou, à cause de ses allures extérieures de bravo +littéraire. Ce n’était qu’un amant de la douce nature, né dans la peau +rude d’un «réfractaire». + + * * * * * + +Les _Lettres d’Amour_ que nous publions ci-après ne peuvent être +absolument qualifiées: inédites. Elles n’ont pourtant jamais été éditées +fidèlement. Les éditions imprimées présentent avec le manuscrit que nous +avons eu sous les yeux des différences importantes. + +Ce manuscrit, d’une grosse écriture du XVIIe siècle appartint au +regretté savant Monmerqué qui l’avait acheté en 1837 près de +Saint-Sulpice. + +Il écrivait à ce propos en 1856 au bibliophile Paul Lacroix: «Mon +manuscrit est du temps de Bergerac et je ne serais pas éloigné de croire +qu’il est de sa main; mais je n’ai jamais vu une lettre écrite et signée +par lui...» + +Ce précieux recueil fut vendu en 1861 et il faisait partie, en 1890, de +la bibliothèque de M. Deullin, d’Épernay, lorsque ce dernier l’offrit à +la Bibliothèque nationale. + +Nous avons extrait onze lettres des quarante et une qu’il renferme; +quelques-unes sont étiquetées formellement: _d’amour_. D’autres, qui +entrent par leur sujet dans la même catégorie, portent des titres +spéciaux que nous avons reproduits. Nous avons aussi scrupuleusement +respecté l’orthographe et nous n’avons modifié la ponctuation, souvent +défectueuse, que pour rendre le texte intelligible. + +Ces lettres furent-elles adressées à des correspondantes de chair et +d’os? Ou bien faut-il ne voir dans ces galanteries caricaturales que des +exercices de rhétorique pure? C’est un problème que nous ne nous +chargerons point de résoudre, la vie privée de Cyrano étant trop +inconnue pour rien hasarder sur ses liaisons amoureuses. Il faut laisser +aux poètes et aux dramaturges le soin d’arranger ou de déranger +l’Histoire. + +G. Capon, + +R. Yve-Plessis. + + + + +LETTRES + + + + +A Mademoiselle de St Denis + + +MONSIEUR, + +Ie ne me plains pas tant du mal que vous auez pris la peine de me faire, +que de celui qu’on ma fait de vôtre part. En me quitant, vous laissâtes +chez moy une insolente qui, sous ombre qu’elle se dit vôtre idée, se +vante d’auoir sur moy puissance de vie et de mort. Encore, elle encherit +tiranniquement sur vôtre empire. Car, au lieu que vous ne me blessiez +iamais, si ce n’étoit par mégarde, et que j’obtenois de vôtre pitié +l’apareil aussi-tôt que la plaie étoit faite, l’inhumaine prend plaisir +à déchirer les blessures que vous m’auiez fermées, et à m’en creuser de +nouuelles, qu’elle sçait bien ne pouuoir guérir: peut estre vous +absentez-vous de moy pendant mon suplice, comme le Roy s’éloigne des +lieux où l’on exécute des criminels, à fin de n’estre point importuné de +leur grace. Hélas! à quoy tant de précautions; vous connoissez trop bien +la force de vos coups, pour apréhender que ie r’echape. La médecine qui +parle de toutes les maladies, n’a rien écrit de la mienne, à cause +qu’elle entrait [_en traite_] comme les pouuant guerir, et l’amour est +un mal incurable. Quelqu’un moins proche de la mort, apuiroit son +discours d’hiperboles. Il vous diroit que vous auez pris son cœur, et +que le cœur étant la cause de la vie, il ne peut viure; à tort et sans +cause, un autre protesteroit qu’il se seroit desia sacrifié pour vous, +mais qu’il pensa que ç’eût esté rendre l’augure de vos victoires trop +funeste, s’il vous eût immolé une victime, où l’on n’eût point trouué de +cœur; un autre encore auroit exagêre sa passion d’autre sorte. Mais moy +qui suis prêt de partir pour l’examen, ie dois penser à rendre plutôt +qu’à faire des comptes. Receuez donc cet acte de foy que ie fais à +l’agonie. Premièrement, ie ne suis point atée puisque ie vous adore; ie +crûs fermement que Dieu s’étoit incarné aussitôt qu’on me dit que vous +étiez née d’une femme; les prières, les vœux et les respects que ie rens +à saint Denis témoignent assez la vénéracion que ie porte aux saints; +l’espérance de vôtre possession n’a jamais enflé ma nature, que ie ne me +soit trouué conuaincu de la resurection de la chair. Enfin pour +m’assurer de la vie éternelle, j’ordonne à mes heritiers de placer mes +os dans l’église de ma paroisse, non pas au cimetière, parce que hors +l’Eglise il ni à point de salut. Mourant ainsi, ie ne puis faire une +mauuaise fin, quand mesme ie ferois tomber ici mal à propos que ie suis, + +MONSIEUR, + +Vôtre seruiteur. + + + + +MADAME, + +Vous sçauez que ie n’auois encore aucune connoissance des fers ou le +Ciel m’auoit condamné, lors qu’à la pesche ie vous vis la première fois. +Certes le hazard eût esté bien grand, que, si proche de filets, ie +n’usse pas esté pris: et quand i’usse mesme échapé les filets, vôtre +charmante lettre m’a fait assez connoître que ie ne me fusse pas sauué +de vos lignes: elles me présentoient autant d’ameçons que de paroles et +chaque parole n’étoit composée de plusieurs caracteres que pour +m’ensorceler. Ie receus cette belle missiue auec des respects dont ie +serois l’expression en disant que ie l’adore, si i’étois capable +d’adorer quelque autre chose que vous. Ie la baisé au moins, et ie +m’imaginois en la baisant, baiser vôtre esprit mesme, duquel elle étoit +l’ouurage. Mes yeux prenoient plaisir de refaire inuisiblement les +mesmes lettres que vôtre plume auoit marquées; insolens de leur fortune, +ils atiroient chez ceux toute mon ame et par de lons regars s’atachoient +à ce beau craion de la vôtre, pour s’unir à leur Idole: mais se sentans +emprisonnez, ils pleuroient, à fin que ces larmes (comme d’autres petits +yeux qu’ils enuoioient à leur place) s’esquiuassent à la file, +puisqu’ils ne pouuoient sortir en corps. Vous fussiez-vous imaginé +qu’une feuille de papier eût fait un si grand feu. Il n’étindra iamais +pourtant, que le iour ne soit éteint pour moy. Si mon esprit et ma +passion se partagent en deux soupirs, quand ie mourray, celui de mon +amour partira le dernier. Ie conuieray à l’agonie le plus fidelle de mes +amis de me réciter cette chère lettre: et lorsqu’en lisant il sera +paruenu à l’endroit ou vous protestez d’estre...... ie criray iusqu’à la +mort: cela n’est pas possible, MADAME, car moy mesme i’ay tousiours esté + +Vôtre esclave. + + + + +MADAME, + +Donc vous me voulez du bien. Ha! dés la première ligne je suis vôtre +très humble, très obeissant, et très passionné seruiteur, car ie sens +mon ame se dissoudre en extases si prochains de la priuacion, que ie +mouray de ioie auparauant que i’aie le temps de finir ainsi ma lettre; +toutefois, la voila concluë et ie puis si ie veux la fermer. Aussi-bien, +étant assuré de vôtre afeccion, tant de lignes ne sont pas nécessaires +contre une place prise. Mais parce qu’un Empereur doit expirer debout, +et un amoureux en se plaignant, ie veux profiter en sorte du reste de ma +vie que mon dernier soupir soit tout emploié à propher [_proférer?_] +MADAME, je meurs d’amour. Mais vous croiez peut estre que le mourir des +amans n’est autre chose qu’une façon de parler, et qu’à cause de la +conformité des noms de l’amour et de la mort, nous prenons souuent l’un +pour l’autre. Mais vous ne douterez pas de la possibilité du mien quand +vous aurez suputé la longueur de ma maladie: et moins encore, quand +après auoir lû ce discours, vous trouuerez à l’extrémité + +Votre Seruiteur. Le pauure D. C. + + + + +MADAME, + +Bien loin d’auoir perdu le cœur en vous voiant, comme préchent les +passionnez du siècle, ie me trouue depuis ce jour la beaucoup plus +honneste homme. Mais comment aussi l’aurois-ie perdu, que, comme s’il +eut aprehendé de n’estre pas assez d’un pour tous vos coups, ie le +sentis palpiter à cét abord en tous mes artères: et c’étoit ce petit +ialoux qui se reproduisoit indiuisiblement en chàque atome de ma chair, +à fin qu’ocupant tout seul mon corps tout entier, rien que lui ne +participât à l’honneur d’estre blessé de vous. Ie ne diray point non +plus comme le vulgaire, de mesme que si vous étiez un basilic, que ce +furent vos yeux qui me firent mourir: comme toutes vos armes ne +sortirent pas de notre veuë, toutes vos armes n’entrerent pas par la +mienne. Quand votre bouche me charmoit, c’étoit mon oreille qui m’en +aportoit le poison. Quand i’étois excité par l’aimable douceur de votre +peau bien unie, c’étoit sur la déposicion de mes mains que ie me +condamnois au feu. Votre beauté mesme ne faisoit pas grand effort contre +moy, parce que votre visage qui fut iadis son trône, étoit alors son +cimetiere; et tant de petits trous, qu’on y discerne, me sembloient +estre les fosses, où la vérole auoit mis vos atrais en sepulture. +Cependant la franchise pour qui Rome autrefois a risqué l’Empire du +monde, cette diuine liberté, vous me l’auez rauie, et rien de ce qui +chez l’ame se glisse par le sens, n’en à fait la conqueste: votre esprit +seul méritoit cette gloire; sa viuacité, sa douceur, son courage, +valoient bien que ie me donnasse à de si beaux fers. Ie ne croy pas +pourtant que vous soiez un ange, car vous estes palpable; ie n’ay garde +aussi de penser que vous soiez comme moy puisque vous estes insensible; +cela me fait imaginer que vous estes quelque chose au milieu du +raisonnable et de l’inteligible. I’aurois dit mesme que vous tenez de la +nature humaine et diuine, si de tous les atribus qui sont necessaires à +la perfeccion du premier estre, et qui vous sont essenciels, celui de +misericordieuse ne vous manquoit. Oui! Si l’on peut imaginer en une +diuinité quelque défaut, ie vous acuse de celui là: ce iour mesme que +vous me blessâtes, vous me promîtes l’apareil dans trois autres; outre +que c’eut esté donner remede trop tard à un mal qui gaigne le cœur, +encore n’y vîntes vous pas. Mais vous fîtes bien! car on doit se tenir +caché quand on a tué un homme. Sortez toutefois sans rien craindre; +sortez, c’est une loy pour le vulgaire qui ne vous regarde point. Il +serait fort nouueau qu’on recherchât un tiran de la mort de son esclaue. +Vous vous étonnez possible que moy mesme i’escrime. Ie le fais pourtant +sans miracle; mais aussi l’homme à deux trépas à souffrir sur la terre, +celui d’amour, et celui de nature. Ie puis donc croire que quand ie +commancé de vous aimer, ie commancé de mourir; puisque la mort est +definiée la separacion de l’esprit et du corps; et que ie perdis +l’esprit au moment que ie vous aimé. Mais quand auec la peine d’amour +i’auray encore subi celle ou la condicion d’animal nous astrint (quoy +que ie ne sens plus les douleurs de la première), ie ne laisseray pas de +m’en souuenir éternellement la bas, et si on diffère de qualitez en +l’autre monde, comm’en celui ci, vous serez touiours ma souueraine, et +moy (fusse entre les flammes qui deuoreront ma substance), ie seray +toujours + +Votre Seruiteur très ardant. + + + + +Regret d’un éloignement + + +MADAME, + +Dois-ie pleurer, dois-ie écrire, dois-ie mourir? Il vaut mieux que +i’écriue; mon cornet me prétera plus d’ancre que mes yeux ne me +fourniront de larmes; et quand ie penserois guerir de la tristesse de +votre absence par ma mort, ce ne seroit pas me r’aprocher de vous puis +que Paris est plus près de Saumur, que Saumur des Champs Elisées. Mais +que vous ecriray-ie, bons dieux? Rien, sinon que i’espère bien tôt faire +voiage pour le Poitou ou pour l’Enfer; que ie vous prie de consoler mes +amis de la perte qu’ils font, a cause de vous, et que si vous souhaitez +me mander quelque chose, vous adressiez vos lettres au Cimetière de +Saint Iaques. C’est là que votre messager aura de mes nouuelles; le +fossoieur ou mon épitaphe lui aprendront mon logis, et lui feront lire +que, ne sachant ou vous rencontrer en ce monde, ie suis parti pour +l’autre, étant bien assuré que vous y viendriez: ce ne vous sera pas peu +de consolacion quand vous trouuerez pour vous garantir des insolences du +Diable, ce Diable, + +MADAME, + +Votre Seruiteur De Bergerac. + + + + +Contre une femme interessée + + +MADAME, + +Si chacun étoit obligé comme moy, pour faciliter la lecture de ses +œuvres, de donner de l’argent, les Balsacs n’auroient jamais écrit, et +les aueugles sçauroient lire. Mais quoy. Si mes lettres ne sont +éclairées de la reuerbéracion de quelque écu d’or, quand ie les aurois +prises dans Polexandre, ie suis assuré d’auoir écrit en hébreu. Chez +vous, ouurir simplement la bouche ne sert qu’a la prononciacion de +l’Arabe et du Margajat; pour vous parler François, il faut ouvrir la +main; ainsi i’ay dans mon coffre le secret de vous éclairer la Bible, et +de vous rendre les Centuries de Nostradamus plus intelligibles que le +pater. C’est de vous qu’on peut dire, point d’argent point de suisse. +Mais, d’un autre côté, ie me console en ce que, quand vous auriez +combatu dix ans mes seruices, mes larmes et mon désespoir, ie suis +assuré auec la croix d’un Louis, de chasser de votre corps ces diables +de refus; iamais les malfaicteurs de Iudée, n’ont tant tombé sous la +croix que vous; vous croiez qu’un iuste ne vous sçauroit rien demander +iniustement, et que des intencions qui sont accompagnées d’un métal pur +comme l’or, ne sçauroient estre que très pures. I’aurois grand tort +apres cela de dire que votre auarice est égale a celle de Iudas, lui qui +vendit un Iuste; et vous vous vendez pour un Iuste. Le palais Roial vous +à accoutumée a porter tant de respect aux princes que vous vous abaissez +sous tous ceux qui portent leurs images; et quelqu’un aioûte que vous +étes tellement circonspecte à la distribucion de vos faueurs, que vous +pesez dauantage sur les baisers d’un quart d’écu que sur ceux d’un +teston. Cette façon d’œconomie ne me déplait pas tout à fait, car quand +ie viendray vint sols dans une main, ie suis certain que ie tiendray +votre cœur dans l’autre. Tout ce qui me fàche, c’est que vous métrez mon +image hors de chez vous par les épaules, dès qu’elle y a demeuré trois +iours sans paier son gîte; qu’il me semble que la définicion de mon +estre soit de donner, et qu’aussi-tôt que ie cesse de fouiller à ma +pochette, ie cesse d’estre animal raisonnable. Corrigez cette humeur +auare, car il vous est honteux d’estre a mes gages, moy qui suis + +Votre Seruiteur. + + + + +Effets amoureux d’une absence + + +MADAME, + +Suis-ie condamné à pleurer encore long temps pour votre absence; mes +yeux ne sont plus que deux alambics, par ou distilent mon humide et ma +vie; en vérité ie soupçonnerois (si ma mort vous étoit utile) que vous +tâchez d’ôter toute l’eau de chez moy, de peur que ie n’echape au feu. +Cependant votre entreprise n’auroit pas de succès; plus ie mouille mon +sein plus il brûle, et sans doute que ce Dieu qui composa d’argile le +corps du premier homme, a taillé le mien d’une pierre de chaux, puisque +ie m’alume dans l’eau. Ie n’oserois plus marcher dans les rues embrasé +comme ie suis, que les enfans ne m’enuironnent de fusées, pour que ie +leur semble une figure d’artifice echapé de la grèue; n’y a la campagne, +qu’on me prenne pour un de ces ardans qui traînent a la riuière. Et si +vous ne reuenez bien tôt, on vous répondra quelque iour quand vous +demanderez a me voir, que ie suis la beste à feu, qu’on montre aux +Thuilleries; alors vous aurez la honte d’auoir un amant Salemandre, et +le regret de voir brûler des ce monde + +Votre Seruiteur De B. + + + + +Éloge d’une rousse + + +MADAME, + +Ie sçay bien que nous viuons dans une province où l’on n’estime pas la +couleur rousse de votre poil; mais ie sçay bien aussi que le vulgaire ne +peut iuger comm’ il faut, des choses excellentes, puisqu’il seroit +necessaire qu’il les connût; mais quel que soit son sentiment, permétez +que ie parle ainsi à votre cheuelure. Lumineux dégorgement de l’essence +du plus beau des êtres visibles; Intelligente réflexion du feu radical +de la nature; Image du jour la mieux trauaillée, ie ne suis point si +brutal de méconnoître pour ma Reine l’enfant de celui que mes pères ont +connu pour leur Dieu. Athènes pleura sa couronne tombée sous les Temples +abatus d’Apollon; Rome cessa de commander à la terre, quand elle refusa +de l’encens à la lumière; et Bisance est entrée en possession de mettre +aux fers le genre humain, aussi-tôt qu’elle a pris pour ses armes celles +de la sœur du Soleil. Tant qu’à cet esprit uniuersel le perse fit +hommage du raion qu’il tenoit de lui, quatre mil ans n’ont pu vieillir +la jeunesse de sa monarchie: mais sur le point de voir briser ses +simulacres, il se sauua dans Pequin des outrages de Babilonne. Il semble +maintenant echauffer à regret d’autres terres que celles des Chinois; et +i’apréhende qu’il ne se fixe dessus leur Emisphère, s’il peut un iour +(sans venir à nous) leur donner les quatre saisons. La France toutefois, +MADAME, a des mains en votre visage qui ne sont pas moins fortes que les +mains de Josué pour l’enchaîner; vos triomphes (ainsi que les victoires +de ce heros) sont trop illustres pour estre cachez de la nuit. Il +manquera plutôt de promesse à l’homme, qu’il ne se tienne toujours en +lieu d’où il puisse contempler à son aise l’ouurage de ses ouurages le +plus parfait: voiez comme par son amour l’esté dernier il échauffa les +signes d’une ardeur si longue et si véhémente qu’il en pensa brûler la +moitié de ses maisons; et, sans consulter l’almanach, nous n’auons +iamais pû, cette année, distinguer l’hiuer de l’automne pour sa +benignité, à cause qu’impacient de vous reuoir, il n’a pu continuer son +voiage iusqu’au tropique. Ne pensez point que ce discours soit une +hiperbole: si iadis la beauté de Climeine l’a fait descendre du Ciel, la +beauté de M..... est assez considérable, pour le faire un peu détourner +de son chemin: l’égalité de vos âges, la conformité de vos corps, la +ressemblance peut-estre de vos humeurs,--peuuent bien r’alumer en lui ce +beau feu.--Mais, si vous êtes fille du Soleil (adorable Alexie) i’ay +tort de dire que votre père soit amoureux de vous. Il vous aime +véritablement; et la passion dont il s’inquiéte pour vous, est celle qui +lui fit soupirer le malheur de son Phaëton, et de ses sœurs: non pas +celle qui lui fit répandre des larmes à la mort de sa Daphné; cette +ardeur dont il brûle pour vous est l’ardeur dont il brûla iadis tout le +monde; non pas celle dont il fut lui-mesmes brûlé: Il vous regarde tous +les iours avec les frissons et les tendresses que lui donne la mémoire +du désastre de son fils aîné: Il ne voit sur la Terre que vous, ou il se +reconnoisse; s’il vous considère marcher, voilà, dit-il, la généreuse +insolence, dont ie marchois contre le serpent Piton; s’il vous entend +debiter sur des matières délicates, c’est ainsi que ie parle, dit-il, +sur le Parnasse avec mes sœurs. Enfin, ce pauure père, ne sçait en +quelle façon exprimer la ioie que lui cause l’imaginacion de vous auoir +engendrée. Il est ieune comme vous, [_vous_] étes belle comme lui: son +tempérament et le vôtre sont tout de feu: par vous il se trouue deux en +deux endrois. Il donne la vie et la mort aux animaux, et bientôt, comme +lui, vous donnerez la vie à vos ennemis, et la mort à ceux du Roïaume: +comme lui vous auez les cheueux roux. I’en étois là de ma lettre, +adorable M..... lors qu’un censeur à contre sens, m’aracha la plume, et +me dit que c’étoit mal se prendre au panegirique, de louër une ieune +personne de beauté parce qu’elle étoit rousse: moy ne pouuant punir cet +orgueilleux jdiot, plus sensiblement que par le silence, Ie pris une +autre plume, et continué ainsi. Une belle teste sous une perruque +rousse, n’est autre chose que le soleil au milieu de ses raions; ou le +soleil lui-mesme n’est autre chose qu’un grand œil sous la perruque +d’une rousse. Cependant, tout le monde en médit, a cause que tout le +monde à la gloire de l’estre; et cent hommes à peine en fournissent un, +parce qu’étans enuoiez du Ciel pour commander, il est besoin qu’il y ait +moins de sujets que de Seigneurs. Ne voions-nous pas que toutes choses +en la nature sont, ou plus ou moins nobles, selon qu’elles sont ou plus +ou moins rousses. Entre les Elemens, celui qui contient le plus +d’essence et le moins de matière, c’est le feu, a cause de sa rouge +couleur; l’or à receu, de la beauté de sa teinture, la gloire de regner +sur les métaux; et de tous les astres, le soleil n’est le plus +considerable, que parce qu’il est le plus roux. Les comètes cheuelus +qu’on void voltiger au ciel à la mort des grans hommes, sont-ce pas les +rousses moustaches des Dieux qu’ils s’arachent de regret? Castor et +Pollux, ces petits feux qui font prédire aux matelos la fin de la +tempeste, peuuent-ils être autre chose que les cheueux roux de Iunon +qu’elle enuoie a Neptune en signe d’amour? Enfin, sans le désir +qu’eurent les hommes de posséder la toison d’une brebis rousse, la +gloire de trente demi dieux seroit au berceau des choses qui ne sont pas +néés; et (un nauire n’étant encore qu’un être de raison) Americ ne nous +auroit pas conté que la terre à quatre parties. Apollon, Vénus et +l’Amour, les plus belles diuinitez du pantheon sont rousses en cramoisi; +et Jupiter n’est brun que par accident, a cause de la fumée de son +foudre qui la noirci. Mais si les exemples de la Mitologie ne satisfont +pas les aheuris, qu’ils confrontent l’histoire: Sanson, qui tenoit toute +sa force pendüe à ses cheueux, n’avoit-il pas receu l’énergie de son +miraculeux estre dans le roux coloris de sa perruque? Les destins +n’auoient-ils pas ataché la conseruacion de l’empire d’Atènes, a un seul +cheueu rouge de Nisus; et Dieu n’at-il pas enuoié aux Etiopiens la +lumière de la foy, s’il eut trouué parmi eux seulement un rousseau. On +ne douteroit point de l’eminente dignité de ces personnes la, si l’on +consideroit que tous les hommes qui n’ont point été fais d’hommes, et +pour l’ouurage de qui Dieu lui mesme à choisi et pétri la matière, ont +toûjours été rousseaux; Adam fut rousseau; Iesus Crît fut rousseau; +Iudas mesme eut l’honneur d’estre l’instrument de notre salut, et de +baiser le Messie en le trahissant, à cause qu’il étoit rousseau; et Dieu +ne le reprouua que faché de voir qu’un homme qui n’étoit que son +estafier fût cependant plus rousseau que lui. Et toute philosophie bien +corecte doit aprendre que la nature qui tend au plus parfait, essaie +toûjours en formant un homme de former un rousseau; de mesme qu’elle +aspire à faire de l’or en faisant du mercure. Car quoy qu’elle rencontre +rarement, un archer n’est pas estimé mal adroit qui, lâchant trente +flèches, en adresse cinq ou six au but: comme le tempérament le mieux +balancé, est celui qui fait le milieu du flegme et de la mélancolie, il +faut estre bien heureux pour fraper iustement un point indiuisible: au +deça sont les blons, au dela sont les noirs, c’est-à-dire les volages, +et les opiniatres: entre deux est le milieu, ou la sagesse (en faueur +des rousseaux) à logé la vertu; aussi leur chair est bien plus délicate, +le sang plus suptil, les espris plus épurés et l’intellect par +conséquent plus vîf, à cause du mélange parfait des quatre qualitez. +C’est la raison qui fait que les rousseaux blanchissent plus tard que +les noirs, comme si la nature se fâchoit, de détruire ce qu’elle a pris +plaisir à faire; en vérité, ie ne vois iamais de cheuelure blonde que ie +ne me souuienne d’un toupon de filasse mal habillée; n’y de noire, que +ie ne me figure un faisseau de cordes d’épinette enrouillées; mais ie +veux que les blons quand ils sont jeunes soient agréables; ne semblent +ils pas, si tôt que leurs ioües commancent a cotonner, que leur chair se +diuise par filamens pour leur faire une barbe? Ie ne parle point des +barbes noires; car on sçait bien que si le Diable en porte, elle ne peut +être que fort brune. Puis donc que nous auons tous a deuenir esclaves de +la beauté, ne vaut-il pas bien mieux, que nous perdions notre franchise +dessous des chaînes d’or, que sous des cordes de chanure, ou des +entraues de fer? Pour moy tout ce que ie souhaite, ô ma belle M....., +est qu’a force de promener la mienne dedans ces petits labirintes d’or +qui vous seruent de cheueux, ie l’y perde bientot; et tout ce que +i’aprehende, c’est de la recouurer quand je l’auray perduë. Voudriez +vous bien me prométre que ma vie ne sera point plus longue que ma +seruitude: Ie le souhaite au moins n’osant pas vous en conjurer; car en +quelle qualité vous ferois ie cette prière? Ie ne suis point votre ami, +la fortune ne m’aiant pas encore présenté l’ocasion de le meriter; Ie ne +suis point votre seruiteur, n’aiant pas encore de vous permission de me +le dire; cependant ie seray donc, + +MADAME, + +Votre ie ne sçay quoy. + + + + +Sur des brasselets de cheueux + + +MADEMOISELLE, + +I’ay receu vos brasselets marquez de vos chifres; ne craignez donc plus +qu’un prisonier arété par les bras et par le cœur, vous échape. Je vous +confesseray cependant (si vous ne me sembliez trop belle pour estre +sorcière) que votre don m’ût été suspect, a cause qu’il entre quasi +toujours des cheueux et des caractères dans la composicion des charmes. +Mais comme vous étes en possession de massacrer impunement, le venin +vous est inutile, et quoy que ie vous puisse conuaincre auec ces +brasselets d’auoir usé sur moy, sinon de sortilége, au moins de +ligature, i’aurois tort de me dérober aux secrets de votre magie; +puisqu’aiant à choir sous vos coups, mon trépas sera plus glorieux, s’il +ariue par des moiens surnaturels, et s’il faut un miracle pour me tuer. +Ie m’imagine que vous prenez tout ceci pour une matamorade. Hé! +bien,--parlons sérieusement; dites moy donc en conscience, nesse pas +auoir un cœur à bon marché, qui ne vous coûte que trois coups de +brosses; ma foy, si vous en trouuez plusieurs a ce pris la, ie vous +conseille de les prendre; vous risquez peu de chose, et pouuez gangner +beaucoup; car il reuient toûjours des cheueux à la teste, et non des +cœurs à la poitrine. Peut estre que mesurant mon mérite, a la hardiesse +d’éleuer mes desirs iusqu’à vous, vous m’offrez votre cheuelure, pour me +traiter en Dieu. Mais peut estre aussi (petite moqueuse) que me voulant +donner à connoître comme vous étiez viuement touchée de mon amour, vous +m’auez enuoié de votre personne la partie la plus insensible. Quelque +malicieuses, cependant, que soient vos intencions, du bien ou du mal que +vous me faites, ie confons tellement la simpathie auec l’anthipatie que +les mains qui me frapent, ou qui me carressent me paroissent également +souhaitables lorsqu’elles sont à vous. Cette lettre en est une preuue +assez conuaincante; puisqu’elle ne tend qu’a vous remercier de m’auoir +tiré par les cheueux, de m’auoir lié les bras, et par toutes ces +violences m’auoir fait, + +MADEMOISELLE, + +Votre esclaue. + + + + +MADAME + +Le mal que ie souffre pour vous, n’est point la mort assurement, et +toutefois ie me meurs depuis que ie vous ay veuë. Ie brule, je tremble, +mon poux est déréglé, c’est donc la fiéure: hélas! ce ne l’est point; +car on la définit une disproporcion querelleuse des qualitez de +l’animal; et c’est la parfaite harmonie de nos temperamens, qui m’a +rendu malade. Quand ie vous aperceus, il me sembla trouuer ce beau, a la +recherche de qui la nature pousse tous les hommes: quand vous parlâtes, +ie m’ecriay, voilà ce que i’ay voulu dire tant de fois; mon cœur +souffloit dans mes entrailles, frapoit contre les murs de sa prison, et +maudissoit le Ciel, qui lui donnant l’enuie et les moiens de reconnoître +sa moitié, lui refusoit le pouuoir de la joindre après l’auoir trouuée. +Cependant, il s’est dépité de telle sorte (ce petit souuerain) de n’être +pas absolu dans son empire, qu’il me refuse ses fonccions: il ne prend +rien de mon foie, qui ne soit combustible; il aréte le mouuement de mes +poulmons, de peur d’en estre rafraîchi; partout, il enuoie du feu, et si +ie dure encore trois iours en cet état, on verra peut-être mon corps +s’alumer au milieu des rues: ie suis déjà si sec, que la moindre +étincelle qui me touchera, c’est fait de moy. Preuenez cet accident, +MADAME, venez à lui, puisqu’il ne peut aler à vous: helas! c’est un +téméraire, c’est un Sanson, qui ne se soucira pas de mourir étouffé sous +les ruines de son palais, pourueu qu’il acable en tombant ceux qui +l’empéchent de vous embrasser. Songez, que la nature vous aiant faite +capable de me blesser, vous a lié une jambe, de peur que vous ne +puissiez emporter en fuiant le remède que vous me deuez; et ces +blessures ne sont point imaginaires, car enseignez moy, ie vous prie, un +endroit de votre corps ou ie puisse atacher ma veuë, dont il ne soit +sorti une fleche inuisible qui ma frapé? Y à t-il sur vous un àtome, qui +ne soit coupable de ma mort? Autant de fois que ie le trouue beau, vous +me semblez un agreable herisson, qui ne souffrez iamais qu’on se detache +d’une épine que pour faire tomber sur d’autres; votre front me flate, +vos yeux me prométent; votre bouche me rit, mais il suruient à la +trauerse ma mauuaise fortune qui me d’éfend d’espérer. Opprimez, pour +l’amour de moy, cette barbare; ne souffrez pas qu’une aueugle malicieuse +triomphe de votre bonté; votre visage me dit oui; cette cruelle me dit +non. Vous feroit elle mentir, la maraude? Elle ne sçauroit, ou bien vous +le voudrez. Ha! qu’elle seroit brauée, et que ie serois heureux, si ce +bien qu’une personne disgraciée de la nature ne sçauroit esperer que du +caprice de cette fole, ie le receuois de votre propre main; car +j’aimerois bien mieux vous étre obligé, qu’a mon ennemie. Ie suis +cependant, entre les deux, ocupé à regarder, tantôt vous, tantôt elle, +et ie demande en pleurant qui me fera meilleur visage. Ie l’espère de +vous; et qui m’en demanderoit la raison, ie ne sçay, sinon que vous étes +belle: Ie l’atens d’elle; a cause qu’elle ne se peut reconcilier auec +moy, sinon par un plaisir dont la grandeur soit proportionnée à la +grandeur des déplaisirs qu’elle m’à fais. O! Dieux, que notre bien est +mal assuré, lorsqu’il est entre les mains d’une jeune fille et de la +fortune; mais si l’un et l’autre négligent de me guerir, i’auray recours +au médecin de tous les grans maux; c’est la mort; oui, ie mourray: +possible qu’alors mon desastre vous atendrira; que vous résisterez plus +douloureusement aux trais de la mort que de l’amour; et qu’un iour, +quand on demandera qui i’étois, vous aiouterez aux larmes que l’humanité +forcera vos yeux de donner un petit souleuement d’estomach aux manes +d’une personne qui uous à tant aimé. Ha! si ce bonheur acompagne mes +cendres, que les pierres de mon tombeau seront legéres dessus elles; +qu’elles attendront bien paisiblement le dernier iour du monde; qu’elles +se leueront de bon cœur, pour aller au tribunal rendre compte de ma vie. +I’iray toutefois; ie me plaindray de votre barbarie; ie demanderay a +Dieu qu’il m’en fasse îustice. Il vous condamnera de brûler sous la +Terre, car i’ai brûlé dessus. Prevenez par la cependant, MADAME, un si +rigoureux arrest: brûlons d’amour, céte flame est si douce; personne +n’en est iamais mort; l’aimez vous mieux estre par la main d’un autre +que par moy, qui n’ay garde de vous faire du mal, puisque ie suis + +Votre Seruiteur D. C. + + + + +Reproche à une cruelle + + +MADEMOISELLE, + +Ie vous écris auec du sang barbare, àfin que vous baigniez vos yeux +dedans la source de ma vie; que ne pouuez vous le boire en le regardant! +I’aurois plus obtenu, de votre cruauté en une heure, que ie n’ay fait en +dix ans, de votre affeccion; puis que, par elle, ie verrois unir mon ame +à la votre. Figurez vous donc, non seulement mes idées peintes avec mon +sang, mais mon sang, comm’ il fumoit dans mes veines, encore imprimé des +idées qu’il a receües de la douleur. Oui! Ie sentois en vous écriuant +mon cœur distilez par ma plume, car au defaut des larmes, que mes +infortunes ont épuisées, ie n’ay trouué chez moy que cet esclaue qui +vous pût entretenir. Le Soleil, plus billieux que vous, est pourtant +plus pitoiable. Il ne consume aucune chose, tant qu’il y trouue une +larme: mais vous êtes sans doute un Soleil hétéroclite; et ce qui me le +fait croire, c’est, que celui de la haut ne loge qu’un mois dans une +maison, et votre hôte se plaint qu’il y en a trois que vous ètes au +gemini. C’est peut-être la raison, qui ma si long temps empéché de vous +voir, ou bien, pour passer des supersticions de jadis à celles +d’aprésent, et m’acomoder au bruis qui courent de votre conuersion, ie +ne puis maintenant vous voir, a cause que les saints sont cachez en +Caresme. Ma foy pourtant, faites ariuer Pasques auant la semaine sainte, +ou bien ie suis, + +MADEMOISELLE, + +Votre seruiteur. + + + + +Le manuscrit retrouvé par Monmerqué est incomplet de plusieurs +feuillets. Il ne contient pas toutes les _Lettres d’Amour_ de Cyrano. +Afin de présenter au lecteur l’ensemble de cette correspondance +amoureuse, nous empruntons à l’édition donnée par Le Bret le texte des +épitres suivantes. + +Quelques-unes, on le remarquera, reproduisent en partie certaines +lettres déjà lues. On y trouvera la preuve que Cyrano, lorsqu’il avait +aiguisé quelques _pointes_, heureuses à son gré, n’hésitait pas à les +faire resservir, tirant volontiers plusieurs moutures du même sac. + + + + +A Madame *** + + +MADAME, + +Pour une personne aussi belle qu’Alcidiane, il vous falloit sans doute, +comme à cette Héroïne, une demeure inaccessible; car puis qu’on +n’abordoit à celle du Roman que par hazard, et que sans un hazard +semblable on ne peut aborder chez vous; je croy que par enchantement vos +charmes ont transporté ailleurs, depuis ma sortie, la Province où j’ay +eu l’honneur de vous voir; je veux dire, Madame, qu’elle est devenuë une +seconde Isle flotante, que le vent trop furieux de mes soûpirs pousse et +fait reculer devant moy, à mesure que j’essaye d’en approcher. Mes +Lettres mesmes pleines de soûmissions et de respects, malgré l’art et la +routine des Messagers les mieux instruits n’y sçauroient aborder. Il ne +me sert de rien que vos loüanges qu’elles publient, les fassent voler de +toutes parts, elles ne vous peuvent rencontrer; et je croy mesme que si +par le caprice du hazard ou de la Renommée qui se charge fort souvent de +ce qui s’adresse à vous, il en tomboit quelqu’une du Ciel dans vostre +cheminée, elle seroit capable de faire évanoüir vostre Chasteau. Pour +moy, Madame, aprés des avantures si surprenantes, je ne doute quasi plus +que vostre Comté n’ait changé de Climat avec le Païs qui luy est +Antipode, et j’apprehende que le cherchant dans la Carte, je ne +rencontre à sa place, comme on trouve aux extremitez du Septentrion, +(Cecy est une Terre où les Glaces empeschent d’aborder.) Ha! Madame, le +Soleil à qui vous ressemblez, et à qui l’ordre de l’Univers ne permet +point de repos, s’est bien fixé dans les Cieux pour éclairer une +victoire, où il n’avoit presque pas d’interest. Arrestez-vous pour +éclairer la plus belle des vostres; car je proteste (pourveu que vous ne +fassiez plus disparoistre ce Palais enchanté, où je vous parle tous les +jours en esprit) que mon entretien muet et discret ne vous fera jamais +entendre que des vœux, des hommages et des adorations. Vous sçavez que +mes Lettres n’ont rien qui puisse estre suspect; Pourquoy donc +apprehendez-vous la conversation d’une chose qui n’a jamais parlé? Ha! +Madame! s’il m’est permis d’expliquer mes soupçons, je pense que vous me +refusez vostre veuë, pour ne pas communiquer plus d’une fois, un miracle +avec un prophane; Cependant vous sçavez que la conversion d’un incrédule +comme moy, (c’est une qualité que vous m’avez jadis reprochée) +demanderoit que je visse un tel miracle plus d’une fois. Soyez donc +accessible aux témoignages de veneration que j’ay dessein de vous +rendre. Vous sçavez que les Dieux reçoivent favorablement la fumée de +l’encens que nous leur bruslons icy bas, et qu’il manqueroit quelque +chose à leur gloire, s’ils n’estoient adorez; Ne refusez donc pas de +l’estre, car si tous attributs sont adorables, puis que vous possédez +tres-éminemment les deux principaux, la Sagesse et la Beauté, vous me +feriez faire un crime, m’empeschant d’adorer en vostre personne le divin +caractère que les Dieux ont imprimé: Moy principalement, qui suis et +seray toute ma vie, + +MADAME, + +Vostre tres-humble Serviteur. + + + + +MADAME, + +Le feu dont vous me bruslez, a si peu de fumée, que je défie le plus +severe Capuchon d’y noircir sa conscience et son humeur; Cette chaleur +celeste, pour qui tant de fois S. Xavier pensa crever son pourpoinct, +n’estoit pas plus pure que la mienne, puis que je vous aime, comme il +aimoit Dieu, sans vous avoir jamais veuë. Il est vray que la personne +qui me parla de vous, fit de vos charmes un Tableau si achevé, que tant +que dura le travail de son chef d’œuvre, je ne pû m’imaginer qu’elle +vous peignoit, mais qu’elle vous produisoit. Ç’a esté sur sa caution que +j’ay capitulé de me rendre, ma Lettre en est l’ostage: Traittez-la, je +vous prie humainement, et agissez avec elle de bonne guerre; car quand +le droit des Gens ne vous y obligeroit pas, la prise n’est pas si peu +considerable, qu’elle en puisse faire rougir le Conquerant. Je ne nie +pas, à la verité, que la seule imagination des puissans traits de vos +yeux, ne m’ait fait tomber les armes de ma main, et ne m’ait contraint +de vous demander la vie; Mais aussi, en verité, je pense avoir beaucoup +aidé a vostre victoire; Je combattois, comme qui vouloit estre vaincu; +Je presentois à vos assauts toûjours le costé le plus foible; et tandis +que j’encourageois ma raison au triomphe, je formois en mon ame des vœux +pour sa défaite: Moy-mesme, contre moy, je vous prestois main forte, et +cependant le repentir d’un dessein si temeraire me forçoit d’en pleurer. +Je me persuadois que vous tiriez ces larmes de mon cœur, pour le rendre +plus combustible, ayant osté l’eau d’une Maison, où vous vouliez mettre +le feu; et je me confirmois dans cette pensée, lors qu’il me venoit en +memoire que le cœur est une place au contraire des autres, qu’on ne peut +garder, si l’on ne la brusle. Vous ne croyez peut estre pas que je parle +serieusement; Si fait en verité; et je vous proteste, si je ne vous vois +bien-tost, que la bile et l’Amour me vont rostir d’une si belle sorte, +que je laisseray aux Vers du Cimetiere l’esperance d’un maigre déjeusné. +Quoy vous vous en riez: Non, non, je ne me mocque point, et je prevoy +par tant de Sonnets, de Madrigaux et d’Elegies, que vous avez receus ces +jours cy de moy (qui ne sçait ce que c’est de Poësie) que l’amour me +destine au voyage du Royaume des Dieux, puis qu’il m’a enseigné la +langue du Païs: Si toutefois quelque pitié vous émeut à differer ma +mort, mandez-moy que vous me permettez de vous aller offrir ma +servitude; car si vous ne le faites, et bientost, on vous reprochera que +vous avez, sans connoissance de cause, inhumainement tué de tous vos +Serviteurs le plus passionné, le plus humble, et le plus obeïssant +Serviteur, + +DE BERGERAC. + + + + +MADAME, + +Bien loin d’avoir perdu le cœur quand je vous fis hommage de ma liberté, +je me trouve au contraire depuis ce jour là, le cœur beaucoup plus +grand: Je pense qu’il s’est multiplié, et que comme s’il n’estoit pas +assez d’un pour tous vos coups, il s’est efforcé de se reproduire en +toutes mes arteres, où je le sens palpiter, afin d’estre present en plus +de lieux, et de devenir luy seul, le seul objet de tous vos traits. +Cependant, Madame, la franchise, ce tresor precieux pour qui Rome +autrefois a risqué l’Empire du monde; Cette charmante liberté, vous me +l’avez ravie; et rien de ce qui chez l’ame se glisse par les sens, n’en +a fait la conqueste: Vôtre esprit seul meritoit cette gloire; sa +vivacité, sa douceur, son etenduë, et sa force, valoient bien que je +l’abandonnasse à de si nobles fers: Cette belle et grande ame élevée +dans un Ciel, si fort au dessus de la raisonnable, et si proche de +l’intelligible, qu’elle en possede éminemment tout le beau; Et je dirois +mesme beaucoup du Souverain Créateur qui l’a formée, si de tous les +attributs, qui sont essentiels à sa perfection, il ne manquoit en elle +celuy de misericordieuse; Oüy, si l’on peut imaginer dans une Divinité +quelque défaut, je vous accuse de celuy-là. Ne vous souvient-il pas de +ma derniere visite, où me plaignant de vos rigueurs, vous me promistes +au sortir de chez vous, que je vous retrouverois plus humaine, si vous +me retrouviez plus discret, et que je vinsse, en me disant adieu, le +lendemain, parce que vous aviez resolu d’en faire l’épreuve? Mais helas! +demander l’espace d’un jour, pour appliquer le remede à des blessures +qui sont au cœur! N’est-ce pas attendre, pour secourir un malade, qu’il +ait cessé de vivre? et ce qui m’étonne encore davantage, c’est que vous +défiant que ce miracle ne puisse arriver, vous fuyez de chez vous pour +éviter ma rencontre funeste: Hé bien! Madame, hé bien! fuyez-moy, +cachez-vous, mesme de mon souvenir; on doit prendre la fuite, et l’on se +doit cacher quand on a fait un meurtre. Que dis-je, grands Dieux: Ha! +Madame, excusez la fureur d’un desesperé; Non, non, paroissez, c’est une +Loy pour les hommes, qui n’est pas faite pour vous, car il est inoüy que +les Souverains ayent jamais rendu compte de la mort de leurs Esclaves; +Ouy je dois estimer mon sort très-glorieux, d’avoir merité que vous +prissiez la peine de causer sa ruine; car du moins puis que vous avez +daigné me haïr, ce sera un témoignage à la posterité, que je ne vous +estois pas indifferent. Aussi la mort dont vous avez crû me punir, me +cause de la joye; Et si vous avez de la peine à comprendre quelle peut +estre cette joye, c’est la satisfaction secrete que je ressens d’estre +mort pour vous, en vous faisant ingrate: Ouy, Madame, je suis mort, et +je prevois que vous aurez bien de la difficulté a concevoir, comment il +se peut faire si ma mort est veritable, que moy même je vous en mande la +nouvelle: Cependant il n’est rien de plus vray; mais apprenez que +l’homme a deux trépas à souffrir sur la terre, l’un violent, qui est +l’Amour, et l’autre naturel qui nous rejoint à l’indolence de la +matiere; Et cette mort qu’on appelle Amour, est d’autant plus cruelle, +qu’en commençant d’aimer, on commence aussi-tost à mourir. C’est le +passage reciproque de deux ames qui se cherchent, pour animer en commun +ce qu’elles aiment, et dont une moitié ne peut estre separée de sa +moitié, sans mourir, comme il est arrivé + +MADAME, + +A vostre fidelle Serviteur. + + + + +MADAME, + +Suis-je condamné de pleurer encore bien longtemps? Hé je vous prie, ma +belle Maistresse, au nom de vôtre bon Ange, faites-moy cette amitié, de +me découvrir là-dessus vôtre intention, afin que j’aille de bonne heure +retenir place aux Quinze Vingts parce que je prévoy que de vôtre +courtoisie, je suis prédestiné a mourir aveugle. Ouy aveugle (car vôtre +ambition ne se contenteroit pas que je fusse simplement borgne). +N’avez-vous pas fait deux alambics de mes deux yeux, par où vous avez +trouvé l’invention de distiler ma vie, et de la convertir en eau toute +claire? En verité, je soupçonnerois (si ma mort vous estoit utile, et si +ce n’estoit la seule chose que je ne puis obtenir de vostre pitié) que +vous n’épuisiez ces sources d’eau, qui sont chez moy, que pour me +brusler plus facilement; et je commence d’en croire quelque chose, +depuis que j’ay pris garde, que plus mes yeux tirent d’humide de mon +cœur, plus il brusle: Il faut bien dire que mon Pere ne forma pas mon +corps du mesme argile, dont celuy du premier homme fut composé; mais +qu’il le tailla sans doute d’une pierre de chaux, puis que l’humidité +des larmes que je répands m’a tantost consommé: Mais consommé, +croiriez-vous bien, Madame, de quelle façon? je n’oserois plus marcher +dans les ruës embrasé comme je suis, que les enfans ne m’environnent de +fusées, parce que je leur semble une figure échappée d’un feu +d’artifice, ny à la Campagne, qu’on ne me prenne pour un de ces Ardens, +qui traisnent les Gens à la riviere. Enfin vous pouvez connoistre tout +ce que cela veut dire; c’est, Madame, que si vous ne revenez bien-tost, +vous entendrez dire à vostre retour, quand vous demanderez où je +demeure, que je demeure aux Tuilleries, et que mon nom c’est la beste à +feu qu’on fait voir aux Badauts pour de l’argent. Alors vous serez bien +honteuse, d’avoir un Amant Salemandre, et le regret de voir brusler dés +ce Monde, + +MADAME, + +Vostre Serviteur. + + + + +MADAME, + +Vous vous plaignez d’avoir reconnu ma passion dès le premier moment que +la Fortune m’obligea de vostre rencontre; mais vous à qui vôtre miroir +fait connoistre, quand il vous montre vôtre image, que le Soleil a toute +sa lumière et toute son ardeur, dès l’instant qu’il paroist, quel motif +avez-vous de vous plaindre d’une chose à qui ny vous ny moy ne pouvons +apporter d’obstacle? Il est essentiel à la splendeur des rayons de vôtre +beauté d’illuminer les corps, comme il est naturel au mien de refleschir +vers vous cette lumière que vous jettez sur moy; et de mesme qu’il est +de la puissance du feu de vos bruslans regards d’allumer une matiere +disposée, il est de celle de mon cœur d’en pouvoir être consumé. Ne vous +plaignez donc pas, Madame, avec injustice, de cet admirable +enchaisnement, dont la Nature a joint d’une société commune les effets +avec leurs causes. Cette connoissance impreveuë est une suite de l’ordre +qui compose l’harmonie de l’Univers, et c’étoit une nécessité preveuë au +jour natal de la Creation du Monde, que je vous visse, vous connusse, et +vous aimasse; mais parce qu’il n’y a point de cause qui ne tende à une +fin, le poinct auquel nous devions unir nos ames estant arrivé, vous et +moy tenterions en vain d’empêcher notre destinée. Mais admirez les +mouvemens de cette predestination, ce fut à la pesche où je vous +rencontray: Les filets que vous dépliastes en me regardant, ne vous +annonçoient-ils pas ma prise? et quand j’eusse évité vos filets, +pouvois-je me sauver des hameçons pendus aux lignes de cette belle +Lettre, que vous me fistes l’honneur de m’envoyer quelques jours après, +dont chaque parole obligeante n’estoit composée de plusieurs caractères, +qu’afin de me charmer: Aussi je l’ay receuë avec des respects, dont je +ferois l’expression, en disant que je l’adore, si j’estois capable +d’adorer quelqu’autre chose que vous. Je la baisay au moins avec +beaucoup de tendresse, et je m’imaginois, en pressant mes lèvres sur +vostre chere Lettre, baiser vôtre bel esprit dont elle est l’ouvrage: +Mes yeux prenoient plaisir de repasser plusieurs fois sur tous les +caracteres que vôtre plume avoit marquez, Insolens de leur fortune, ils +attiroient chez eux toute mon ame, et par de longs regards, s’y +attachoient pour se joindre à ce beau crayon de la vôtre. Vous +fussiez-vous imaginée, Madame, que d’une feüille de papier, j’eusse pû +faire un si grand feu; il ne s’éteindra jamais pourtant, que le jour ne +soit éteint pour moy; que si mon ame et mon amour se partagent en deux +soûpirs, quand je mourray, celui de mon amour partira le dernier. Je +conjureray a l’agonie, le plus fidelle de mes Amis, de me reciter cette +aimable Lettre, et lors qu’en lisant, il sera parvenu a la fin, où vous +vous abaissez, jusqu’à vous dire ma Servante: Je m’écrieray jusqu’à la +mort. Ha! cela n’est pas possible, car moy-mesme j’ay toujours esté, + +MADAME, + +Vostre. + + + + +MADAME, + +Le souvenir que j’ay de vous, au lieu de vous rejoüir, devroit vous +faire pitié. Imaginez-vous un feu composé de glace embrasée qui brûle à +force de trembler, que la douleur fait tressaillir de joye, et qui +craint autant que la mort la guérison de ses blessures: Voilà ce que je +suis lors que je parle à vous. Je m’informe aux plus habiles de ma +connoissance d’où vient cette maladie; ils disent que c’est Amour: mais +je ne le puis croire, à cause que ceux de mon âge ne sont gueres +travaillez de cette infirmité. Ils répondent que l’Amour est un enfant, +et qu’il s’arreste à ses pareils, qu’il est malaisé à des enfans de se +joüer long temps avec du feu sans se bruler, et que leur poitrine est +plus tendre que celle des Hommes. O Dieux! s’il est vray, que +deviendray-je? Je n’ay point d’experience, je hay les remedes, j’aime la +main qui me frape, et enfin je suis attaqué d’un mal où je ne puis +appeller le Medecin, qu’on ne se moque de moy: Encore si vous n’aviez +mon cœur, j’aurois le cœur de me défendre; Mais j’ay fait par ce present +que je n’oserois pas mesme me fier a vous, à cause que vous avez le cœur +double. Songez donc à me donner le vostre; car je suis d’une profession +à estre montré au doigt, si l’on vient a sçavoir que je n’ay point de +cœur; et puis voudriez-vous avoüer une personne sans cœur pour vostre +passionné serviteur? + + + + +M... + +Je ne te vois qu’à demy, parce que je t’aime trop; et tu pense me voir +trop, parce que tu ne m’aime qu’à demy. Viens chez moy tout à l’heure, +si tu veux convaincre de mensonge l’apprehension que j’ay de ne te voir +jamais. Il y a déjà un jour que nous ne nous sommes veus: Un jour, bons +Dieux! Ha! je ne le veux pas croire, ou bien il faut me resoudre à +mourir. Penses-tu donc m’avoir laissé dans le cœur ton image assez +achevée, pour se reposer sur elle de tout ce qu’elle me doit promettre +de ta part? Il est vray qu’elle y est, et tres-veritable encore qu’elle +y est peinte fort bien: Mais je n’oserois la presenter à mes yeux, parce +que je m’imagine qu’il la faudroit tirer de mon cœur, et je ne sçay si +je l’y pourrois remettre sans toy. Je voy bien maintenant que je ne suis +pas un Soleil comme tu m’as souvent appellée; car les Cadrans ne +s’accordent pas au compte que je fais des heures, j’en compte plus de +mille depuis ta cruelle absence de chez nous. Cependant tu ne regarde +l’Horloge que pour y apprendre l’heure de ton disner; sans te soucier si +celle que tu souhaites ne sera point peut-estre ma derniere; ou quand tu +viendras faire de belles excuses, si tu me trouveras en vie pour les +écouter. + + + + + Achevé d’imprimer + à Laval + le mardi 28 février 1905 + sur les presses de + L. BARNÉOUD et Cie + pour + PLESSIS, libraire + à Paris + + + + + LES «LETTRES + D’AMOUR» + SE TROUVENT CHEZ + PLESSIS, LIBRAIRE + 23, RUE DE CHATEAUDUN, + PARIS + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75253 *** diff --git a/75253-h/75253-h.htm b/75253-h/75253-h.htm new file mode 100644 index 0000000..687a4fe --- /dev/null +++ b/75253-h/75253-h.htm @@ -0,0 +1,2267 @@ +<!DOCTYPE html> +<html lang="fr"> +<head> + <meta charset="UTF-8"> + <title>Lettres d’amour | Project Gutenberg</title> + <link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover"> + <style> + +p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em; + margin: .3em 0;} + +h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; } +h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; } + +div.c, p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0; + margin: 1em 0; } + +.large { font-size: 130%; } +.xlarge {font-size: 150%; } +.small { font-size: 90%; } +small { font-size: 80%; letter-spacing: .05em; } + +.b { font-weight: bold; } +.i { font-style: italic; } +.i i, .i em { font-style: normal; } +.g { letter-spacing: .1em; } + +.sc { font-variant: small-caps; } + +span.blkl { display: inline-block; text-indent: 0; text-align: left; } + +.ind { margin: 1em 0 1em 15%; } +.sign { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; } + +hr { width: 20%; margin: 1em 40%; } + +sup { font-size: smaller; vertical-align: 30%; line-height: 1em; + font-style: normal; } +i sup, .i sup { padding-left: .15em; } + +ul { margin: 1em 0; padding: 0; } +li { list-style: none; text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; } + +div.flex { display: flex; justify-content: center; } +table { margin: 1em auto; } +td { vertical-align: top; } +td.bot { vertical-align: bottom; padding-left: 1em; } +td.c div { text-align: center; } +td.r div { text-align: right; } +td.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; text-align: left; } +td.w3 { width: 3em; } + +a { text-decoration: none; } + +div.gap, p.gap { margin-top: 2.5em; } +.break, .chapter { margin-top: 4em; } + +img { max-width: 100%; } + +@media screen { + body { max-width: 40em; width: 80%; margin: 0 auto; } + img { max-height: 700px; } +} + +.x-ebookmaker .break, .x-ebookmaker .chapter { page-break-before: always; } +.top2em { padding-top: 2em; } +.top4em { padding-top: 4em; } +.nobreak { page-break-before: avoid; } + + </style> +</head> +<body> +<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75253 ***</div> +<div class="x-ebookmaker-drop c"><img src="images/cover.jpg" alt=""></div> +<div class="x-ebookmaker-drop break"></div> +<p class="c top2em large b">CYRANO DE BERGERAC</p> + +<h1>LETTRES D’AMOUR</h1> + +<p class="c">publiées d’après le manuscrit inédit<br> +de la<br> +<i>Bibliothèque Nationale</i></p> + +<p class="c"><span class="small g">AVEC UNE INTRODUCTION</span><br> +par<br> +<b>G. CAPON <span class="large">et</span> R. YVE-PLESSIS</b></p> + + +<p class="c gap"><b class="small">PLESSIS, LIBRAIRE</b><br> +23, Rue de Châteaudun, Paris<br> +1905</p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c top4em">DES MÊMES AUTEURS</p> + + +<ul><li><span class="sc">G. Capon</span> : <i>Les Petites Maisons galantes de Paris +au XVIII<sup>e</sup> siècle</i> ; 1 vol. in-8. Épuisé.</li> +<li><i>Les Maisons closes au XVIII<sup>e</sup> siècle</i> ; 1 vol. in-8. +Épuisé.</li> +<li><span class="sc">G. Capon</span> et <span class="sc">H. Vial</span> : <i>Journal d’un bourgeois de +Popincourt</i> ; 1 vol. in-8. Épuisé.</li> +<li><span class="sc">R. Yve-Plessis</span> : <i>Essai d’une Bibliographie française +de la Sorcellerie</i> ; Paris, 1900, in-8.</li> +<li>— <i>Petit essai de Bibliothérapeutique ou l’Art de +soigner les livres vieux et malades</i> ; 1 vol. in-12. +Épuisé.</li> +<li>— <i>Bibliographie de l’Argot et de la Langue verte, +du XV<sup>e</sup> au XX<sup>e</sup> siècle</i> ; Paris, 1901, in-8.</li></ul> + +<p class="c">VIENT DE PARAITRE</p> + +<div class="flex"> +<table> +<tr><td class="drap"><span class="sc">G. Capon</span> et <span class="sc">R. Yve-Plessis</span> : <i>Paris galant au +XVIII<sup>e</sup> siècle : Les Théâtres clandestins</i>. Ouvrage +orné de 8 planches. Paris, <span class="sc">Plessis</span>, 1905, +in-8</td> +<td class="bot r w3"><div><b>15</b> fr.</div></td></tr> +</table> +</div> + +<p>N.-B. — Les exemplaires en grand papier sont +épuisés.</p> + +<div class="break"></div> + + +<p class="i c top4em">Il a été tiré de cet Ouvrage<br> +310 exemplaires, tous numérotés :<br> +10 Japon impérial extra (n<sup>os</sup> 1 à 10)<br> +50 Japon impérial (n<sup>os</sup> 11 à 60)<br> +250 Papier à la forme (n<sup>os</sup> 61 à 310)</p> + + +<p class="c i large">N<sup>o</sup></p> + +<div class="break"></div> + +<p class="top2em c"><img src="images/illu.jpg" alt=""></p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="i">Le mercredi, 7 septembre 1707 (que de +sept en ce mercredi !) le suisse de Notre-Dame +de Paris agrippait au collet et +traînait jusqu’au bureau du sieur Delamarre, +commissaire du Châtelet, un +individu qui, sans débat, avouait tout +aussitôt les faits mis à sa charge.</p> + +<p class="i">C’était un de ces aberrants passionnels +que les psychiâtres d’à présent nomment +« exhibitionnistes ». Le mot n’existait +pas encore dans la technologie médicale +de ce temps-là ; mais la chose précède +toujours le mot. Le plaisir favori de cet +homme était de flâner dans les chapelles, +de rôder autour des piliers de la nef et, +quand il se croyait à peu près sûr d’être +impuni, de dévoiler brusquement son sexe +aux yeux des dévotes médusées.</p> + +<p class="i">Vu la rareté du cas, le lieu du sacrilège +et le nom du criminel, le commissaire +Delamarre, ayant confié son prisonnier +à la garde de l’exempt Simonnet, réclamait +du lieutenant de police des instructions +spéciales. Fallait-il écrouer le +satyre à l’Hôpital ou bien, comme il +avait de quoi payer pension, à Saint-Lazare, +à Charenton ? — « Le Roy veut que +vous le fassiez mettre à la Bastille », +répondait le ministre Pontchartrain à +qui le lieutenant de police en avait lui-même +référé ; « et que vous l’interrogiez +à fond sur sa naissance et sur les désordres +qui ont donné lieu de l’arrester ; +après quoi, on verra ce qu’il conviendra +de faire ».</p> + +<p class="i">Ces pourparlers avaient pris plusieurs +jours. L’exhibitionniste ne fut mené à +la Bastille que le 25 septembre. Le 6 octobre +suivant, conformément aux ordres +reçus, M. d’Argenson en personne procédait, +dans la grande salle du château, à +un interrogatoire dont il rapportait le +curieux procès-verbal ci-dessous :</p> + +<blockquote> +<p>« Interrogé… a dit qu’il se nomme +<span class="sc">Pierre de Cyrano</span>, âgé de cinquante-un +ans, de la religion catholique, apostolique +et romaine ; estre bourgeois de Paris, natif +de cette ville et qu’il a esté arresté de l’ordre +du Roy ;</p> + +<p>« Que son père estoit bourgeois de Paris +où il vivoit de son bien ; que Cyrano de +Bergerac estoit son oncle et que ses ouvrages +ont esté dédiés par le sieur Le Brest +(qui les a recueillys et fait imprimer) [<i>à</i>] +Abel Cyrano de Mauvières, père de lui, +répondant ; que les ouvrages de Cyrano +de Bergerac sont, entr’autres choses, <i>Agrippine</i>, +tragédie ; des <i>Lettres</i> satiriques et +amoureuses ; <i>Les États de l’Empire de la +Lune et du Soleil</i> et la comédie du <i>Pédant +Joué</i> ;</p> + +<p>« Que son oncle estoit originaire de Paris, +et fils d’Abel Cyrano, ayeul du répondant, +qui estoit de Paris et y vivoit de son +bien ; qu’il croit qu’il a esté baptisé ou sur +les fonts de la paroisse Saint-Nicolas-des-Champs +ou sur ceux de Saint-Eustache et +que le nom de Bergerac que portoit son +oncle avec celui de Cyrano, vient d’une +petite terre ou hameau située près de Chevreuse, +ainsi que celle de Mauvières, dont +le père du répondant portoit le nom, lesquelles +deux terres ont esté vendues par +l’ayeul du répondant en l’année 1636 ;</p> + +<p>« Qu’il a entendu dire que son ayeul +estoit originaire de Paris et que son +bisayeul estoit originaire de Sardaigne ; +que son père est mort il y a vingt-un ans +et qu’il n’y a pas plus de cinq mois et +demy que sa mère avec laquelle luy, répondant, +demeuroit, est décédée et a esté +enterrée dans l’église Saint-Benoist ; que +sa mère estoit fille de Simon Marcy, marchand +mercier au faubourg Saint-Jacques, +dit de Soy ; que celle de Cyrano de Bergerac, +son oncle, se nommoit Espérance +Belanger et estoit fille d’Estienne Belanger +duquel le répondant n’a pas sçu la qualité ;</p> + +<p>« Qu’il a estudié jusqu’en seconde au +collège des Jésuites, qu’ensuite il est entré, +en qualité de cadet dans le régiment de +Navarre et, après y avoir servi deux +années, il est entré dans le régiment Colonel-Général +de la cavalerie où il y a servy +trois campagnes, et enfin qu’il est entré +dans la gendarmerie, compagnie des gendarmes +de Flandres, brigade de feu M. de +Marsin où il y a servy dix campagnes, +s’estant trouvé aux batailles de Stinkerque, +de la Marsaille et de Fleurus ; qu’il a esté +dangereusement blessé à la dernière, +d’un coup de feu à la teste, et qu’estant +tombé malade en l’année 1698, demanda +son congé qu’il obtint de M. le marquis +de Beauvau qui estoit pour l’ors au quartier +à Ham ;</p> + +<p>« Qu’il n’a qu’une sœur laquelle est +mariée au sieur Vlaighels, commis dans +les gabelles de Saint-Quentin ;</p> + +<p>« Qu’il jouit de 400 livres de rentes qui +lui appartiennent sur l’hostel de Ville de +Paris et proviennent de la succession de +son père ;</p> + +<p>« Que provoqué par le vin et l’eau-de-vie +dont sa fénéantise luy a malheureusement +fait contracter l’habitude, il s’est abandonné +à des infamies dont il se repent et en +demande pardon à Dieu et au Roy… »</p> +</blockquote> + +<p class="i">Suit le détail des « infamies » auxquelles +se livrait le « répondant ». Mais ceci +n’intéresse plus notre sujet. Bornons-nous +à noter que Pierre de Cyrano sortit de la +Bastille le 19 octobre 1707, « pour être +transporté dans un autre lieu de détention », +où nous n’avons pas poursuivi sa +trace.</p> + +<p class="i">Pour nous, le point capital dans cette +pièce d’archives, jusqu’ici demeurée inédite, +c’est la généalogie de ce gendarme +à passions. Par un témoignage qui ne +saurait être révoqué en doute, sont précisés +et confirmés les dires des biographes +avisés qui ont combattu la légende, trop +longtemps tenue pour vérité, du Cyrano +de Bergerac gascon, parce que de Bergerac, +en Gascogne.</p> + +<p class="i">L’auteur des <i>Lettres d’Amour</i> que nous +avons entrepris de restituer au public +lettré d’après le seul manuscrit contemporain +que l’on connaisse, était Parisien, +fils de Parisien ; c’est son propre neveu +qui l’atteste. Et son nom de Bergerac +venait d’une terre que son père possédait +auprès de Chevreuse. Ajoutons que ce +dernier, noble homme Abel de Cyrano, +écuyer, seigneur de Mauvières et de Bergerac, +tenait en plein fief de Charles de +Lorraine, duc de Chevreuse, cette terre +et seigneurie qui se nommait Sous-Forêt +avant que de s’appeler Bergerac.</p> + +<hr> + + +<p class="i">Savinien de Cyrano, cinquième fils +d’Abel et d’Espérance Belanger, mariés +en 1612 à la paroisse Saint-Gervais, fut +baptisé le 10 mars 1619, à la paroisse +Saint-Sauveur. Tous ses aînés moururent +en bas âge, sauf le deuxième, prénommé +Abel, comme son père. (A la mort du +seigneur de Mauvières et de Bergerac, +Abel devait prendre le nom de Cyrano +de Mauvières ; Savinien, celui de Cyrano +de Bergerac).</p> + +<p class="i">Deux filles, Marie et Anne, vinrent au +monde après Savinien. Comme on n’a pu +découvrir leurs actes de baptême à Paris, +on a présumé que la famille Cyrano abandonna, +postérieurement à 1619, son logis +de la rue des Prouvaires pour aller se fixer +à la campagne ; peut-être à Bergerac ou +à Mauvières, puisque ces domaines ne +furent vendus qu’en 1636. Il est probable +également qu’après cette vente les Cyrano +revinrent dans la capitale ; ce qui est sûr, +c’est que l’acte de décès d’Abel de Cyrano +père (1645) dit formellement que celui-ci +habitait Paris au moment de sa mort, et, +de nouveau, rue des Prouvaires.</p> + +<p class="i">Toujours est-il que Savinien fut élevé +aux champs. Son futur panégyriste Le +Bret, qui le connut et qui l’aima dès son +enfance, était élève du même maître : un +curé de village, « bon prebstre » paraît-il, +mais des leçons et des corrections duquel +Savinien faisait peu de cas, le considérant +comme un « âne aristotélique ». Si bien +que l’enfant obtenait de son père d’être +envoyé à Paris faire ses humanités au +collège de Dormans ou de Beauvais.</p> + +<p class="i">C’était tomber de Charybde en Scylla. +Le principal de ce collège était pour lors +une espèce de savantasse fort érudit +mais très maniaque, et plus pédant +encore. Jean Grangier s’était rendu +fameux dans l’Université de Paris par +sa pouilleuse avarice autant que par ses +polémiques acerbes, par ses amours +ancillaires autant que par ses saillies de +cuistre rhétoricien. Sans doute, le caractère +tout d’une pièce de Savinien se heurta +plus d’une fois aux procédés d’éducation +de ce fouettard sorbonique. L’élève semble +avoir gardé au maître une terrible +rancune des quelques années qu’il passa +sous sa férule : la vengeance de Cyrano +devait s’intituler <i>Le Pédant Joué</i>, comédie +où Grangier, mis en scène presque nommément, +est drapé de la belle manière.</p> + +<p class="i">Ses études achevées, vers l’âge de dix-huit +ans, Savinien mena la vie joyeuse +des garçons de son âge. Nous croyons +pourtant que ses biographes ont exagéré +en avançant qu’abandonné à lui-même, +il se livra aux écarts d’un effréné libertinage. +D’abord il n’était pas abandonné +des siens puisque son père, ayant vendu +Mauvières et Bergerac l’année d’avant, +devait être revenu à Paris en 1637. Par +ailleurs Savinien ne manquait point de +parents pour veiller sur sa conduite. +N’avait-il pas son oncle, Samuel de +Cyrano, trésorier des aumônes à l’Hôtel +Dieu ; et son oncle Pierre, sur l’état de +qui nous manquons de documents, mais +que nous savons avoir été paroissien de +Saint-Germain-l’Auxerrois ; et sa tante +Anne, épouse de Jacques Stoppar, trésorier +des aumônes royales ; et sa tante +Catherine, enfin, qui, plus tard, sera +prieure des Filles de la Croix ? L’abandon +de Cyrano à Paris est encore une de ces +hypothèses échafaudées sur sa prétendue +origine gasconne et l’éloignement de la +ville de Bergerac. Lebret a écrit simplement +ceci dans la notice qu’il consacra +à son ami en publiant ses œuvres : « Cet +âge où la nature se corrompt plus aisément +et la grande liberté qu’il avoit de +ne faire que ce que bon lui sembloit, le +portèrent sur un dangereux penchant +où j’ose dire que je l’arrestay ». Mais +Lebret ne dit pas quel était ce penchant. +Les femmes ? Cyrano était un chaste, ou +du moins un timide en amour et sa remarquable +laideur ne devait pas peu contribuer +à lui inspirer « cette grande retenue +auprès du beau sexe » dont Lebret lui fait +un mérite. Le vin ? Cyrano était d’une +exemplaire sobriété dans le manger et +dans le boire ; même il tenait le vin pour +« un poison comparable à l’arsenic ». +Les coups ? Lebret témoigne que le talent +d’escrimeur de Cyrano qui lui valut une +si grande réputation, ne s’exerça jamais +qu’en qualité de second, car « il n’eut +jamais une querelle de son chef ». Tous +ces traits, on en conviendra, ne peignent +guère un débauché. Peut-être Cyrano fut-il +un prodigue. Il afficha jusqu’au tombeau +un souverain mépris de l’argent. +Encore ce grief de prodigalité n’est-il, de +notre part, qu’une conjecture.</p> + +<p class="i">Quoi qu’il en soit, les déportements du +jeune homme (si déportements il y eut) +furent de courte durée, puisque Lebret, +que ses parents destinaient à la carrière +des armes, déterminait Cyrano à s’engager +en même temps que lui dans les +gardes-nobles du capitaine Carbon de +Castel-Geloux.</p> + +<p class="i">Carbon comptait dans sa compagnie +presque autant de gascons que de soldats. +Parmi ces raffinés d’honneur, qui la plupart +n’avaient pour biens qu’une épée solide +et un nom sonore, Cyrano se fit, de +prime-saut, un renom par son adresse, par +son esprit, par sa bravoure. Celle-ci allait +avoir l’occasion de s’affirmer au service +du Roi.</p> + +<p class="i">C’était l’époque (1639) où la France, +intervenant après le traité de Prague +qui clôturait la période suédoise de la +guerre de Trente ans, avait à la fois sur +les bras l’Espagne, l’Allemagne et l’Italie. +La compagnie Carbon fut désignée pour +être de la petite armée opposée en Champagne +à l’effort allemand. Enfermée +dans Monzou où elle subit un rigoureux +blocus, elle ne se ravitaillait que par des +sorties répétées. A l’une, Cyrano reçut +une balle de mousquet au travers du corps. +Il était à peine rétabli quand la place +fut débloquée par le maréchal de Châtillon. +Cependant il rejoignait l’année suivante +au siège d’Arras, où nous tenions les +Espagnols. Dans l’intervalle, il avait permuté, +des gardes-nobles aux gendarmes +de Conti.</p> + +<p class="i">Cyrano n’était pas de ceux qu’une première +blessure barde de prudence. Avant +la fin du siège, il était frappé à la gorge +d’un coup d’épée dont il se ressentit toute +sa vie.</p> + +<p class="i">« Les incommodités que lui laissèrent +ces deux grandes plaies (dit Lebret) et +le peu d’espérance qu’il avoit d’avancer », +faute d’un patron influent, le firent renoncer +au métier des armes pour se consacrer +tout entier à l’étude. Il avait vingt-deux +ans.</p> + +<p class="i">C’est alors que, rentré au bercail, il +compléta son instruction en suivant les +leçons privées que professait Gassendi, +récemment établi à Paris chez son ami +François Luillier, maître des requêtes. +Gassendi avait pour élèves : Chapelle, fils +naturel de Luillier ; Jean-Baptiste Poquelin, +le futur Molière ; Bernier, Hesnaut +et La Mothe Le Vayer. Cyrano compléta +la demi-douzaine…</p> + +<p class="i">Combien de temps durèrent ces leçons ? +Il n’est guère possible de le savoir au +juste. Pas plus qu’il n’est possible de +classer désormais sous des dates précises +la plupart des faits et gestes de Cyrano +jusqu’à la veille, presque, de sa mort.</p> + +<p class="i">Quelques-uns prétendent qu’il voyagea +en Angleterre, en Italie, en Pologne, +fondant leur assertion sur certains passages +de ses œuvres où il semble en effet +se désigner comme ayant visité ces pays. +Mais rien n’est moins prouvé. Car si +l’on admet qu’il est lui-même ce philosophe +des <i>États et Empires de la Lune</i>, lequel +parle de « sa traversée de France en +Angleterre », doit-on admettre également +qu’il alla au Canada, parce qu’il raconte +(même ouvrage) son arrivée aérienne +dans la Nouvelle-France, sur une ceinture +de « phioles pleines de rosée » ? Et +si l’on tient pour sérieux le récit de son +séjour à Rome et de son embarquement à +Civita-Vecchia, doit-on prendre de même +au pied de la lettre ces lignes de l’<i>Histoire +de la République du Soleil</i> où il dit avoir +retrouvé en Pologne sa boîte aérostatique ? +Il est bien malaisé, dans tout +cela, de départager entre la fiction et la +réalité. Toute la période de l’existence de +Cyrano qui va de 1642 à 1648 est en +vérité fort obscure et nous n’avons pour +jalonner notre route que quelques anecdotes +assez décousues.</p> + +<p class="i">L’une, rapportée par Lebret, est la lutte +homérique qu’il soutint seul, un soir, +l’épée au poing, contre cent coupe-jarrets +apostés qui guettaient le poète +Linières à la porte de Nesles ; Linières, +prévenu, n’osait point retourner coucher +à son domicile : « Prends une lanterne et +marche derrière moi, dit Cyrano à son +ami. Je veux t’aider moi-même à faire ta +couverture. » Le lendemain matin, on +relevait au lieu dit sept blessés et deux +morts ; les quatre-vingt-onze autres chenapans +avaient fui devant ce « démon de +la bravoure ».</p> + +<p class="i">Une autre historiette, moins héroïque et +peut-être inventée, est le combat de Cyrano +contre le singe de Brioché, montreur +de marionnettes, près du Pont-Neuf. Ce +singe, appelé Fagotin, était « grand +comme un petit homme et gros comme un +pâté d’Amiens ». Son maître qui se servait +de lui pour ses parades, l’avait +affublé « d’une fraise à la Scaramouche, +revêtu d’un pourpoint à six basques et +d’un baudrier où pendait une lame sans +pointe ». Pour justifier cette inoffensive +colichemarde, il lui avait enseigné l’escrime +et Fagotin déguisé, en bretteur, +imitait sans le savoir Cyrano. On se +figure la joie des laquais massés devant +les tréteaux de Brioché quand, d’aventure, +ils aperçurent un jour Cyrano dans +la foule, le modèle près de la copie. +Savinien n’était pas très endurant. Aux +premiers lazzis de cette populace, il met +flamberge au vent ; les laquais dégaînent +aussi (la valetaille portait encore l’épée). +Notre héros, à qui cent spadassins ne +pesaient guère, n’eut pas gros mérite à +mettre en déroute cette racaille. Mais le +malheur voulut que Fagotin, qui prenait +cela pour un jeu, se campât en garde +devant Cyrano et que Cyrano prît Fagotin +pour un laquais plus brave que les +autres. D’un coup d’estoc il vous l’embrocha +net. D’où procès, que Cyrano gagna, +dit-on, tant sa bonne foi sauta aux yeux +des juges.</p> + +<p class="i">Tel est du moins le récit, très enjolivé, +d’un contemporain, récit publié après la +mort de Cyrano. Le même factum contient +un portrait en pied, à la plume, qui +ne correspond guère aux portraits au +burin que nous ont laissés les graveurs :</p> + +<blockquote> +<p>Bergerac n’estoit ni de la nature des Lapons +ny de celle des géans. Sa tête paraissoit +presque veuve de cheveux : on les eût +comptez de dix pas. Ses yeux se perdoient +dans ses sourcils ; son nez, large par la tige +et recourbé, représentoit celuy de ces babillards +jaunes et verds qu’on apporte d’Amérique. +Ses jambes brouillées avec sa chair +figuroient des fuseaux. Son œsophage pagotoit +un peu. Son estomach étoit une copie +de la bedaine ésopique. Il n’est pas vray que +notre auteur fut malpropre ; mais il est vray +que ses souliers aimoient fort madame la +boue ; ils ne se quittoient presque point…</p> +</blockquote> + +<p class="i">Nous connaissons encore, par les Lettres +satiriques de Cyrano, ses querelles +avec Scarron, Beaulieu, Loret, avec le +comédien Montfleury, auquel il interdit +(s’il en faut croire le <i>Ménagiana</i>) de +paraître sur la scène un mois durant, +l’invectivant du milieu du parterre et +défiant collectivement les spectateurs qui +faisaient mine de s’interposer.</p> + +<p class="i">Nous n’ignorons pas qu’il sut se faire, +malgré tant d’ennemis, des amitiés précieuses : +Longueville-Gontier, conseiller +au Parlement ; Gilles Filleau des Billettes, +l’érudit ; Adrien de la Morlière, le +chanoine généalogiste ; Michel de Marolles, +abbé de Villeloin ; Jacques Rohault, +le mathématicien philosophe ; Tristan +L’hermite, le duelliste, et Le Royer de +Prades, l’historien… Sans parler de ses +anciens compagnons d’armes : Cavoye, +Brissailles, Saint-Gilles, Châteaufort, +Brienne, Cuigny, Bourgogne, bien d’autres +encore dont il serait fastidieux +d’énumérer les noms. Mais nous ignorons +où, quand, comment, il les connut.</p> + +<p class="i">De façon plus sûre nous savons que +Cyrano était à Paris en 1648, puisqu’il +écrivait, à cette date, une préface pour +le <i>Jugement de Paris</i> de Dassoucy, ami +d’aujourd’hui, ennemi de demain. Nous +savons aussi qu’il prit parti dans la +Fronde, d’abord contre, ensuite pour +Mazarin.</p> + +<p class="i">Lebret nous apprend que MM. de +Bourgogne et de Cuigny, témoins de +l’exploit de Cyrano à la porte de Nesles, +ayant narré l’aventure au maréchal de +Gassion, celui-ci s’était offert pour prendre +à sa solde un homme si valeureux. +Mais Bergerac était trop orgueilleux +pour accepter une domesticité même dorée. +Il préférait « ses grandes libertés de +sentiments et de paroles en sa qualité +d’esprit fort », comme dit La Monnoye. +Il avait donc décliné l’offre, encore que +celle-ci n’eût rien que d’honorable à une +époque où tous les hommes de lettres vivaient +plus ou moins, de leurs dédicaces, +aux crocs de quelque grand seigneur.</p> + +<p class="i">Cependant, assagi par les ans, assoupli +peut-être par la misère, Cyrano devait se +résoudre à subir le collier. En 1653 il se +donnait au duc d’Arpajon qui le logeait +en qualité de secrétaire dans son hôtel +de la rue des Archives, au Marais, près +du couvent de la Merci. Savinien jusque-là +avait habité, croit-on, dans le faubourg +Saint-Jacques.</p> + +<p class="i">Mais il était écrit que Cyrano ne +vivrait jamais tranquille. Il avait déjà +indisposé son Mécène par le succès de +scandale de son <i>Agrippine</i>, quand, un +soir de juillet 1654, rentrant au Marais, +il reçut sur le crâne une poutre qui faillit +le tuer du coup. Crime ou accident ? On +n’a jamais su. Et tous les doutes sont +permis en présence du silence mystérieux +des biographes, en présence aussi de +l’attitude de M. d’Arpajon qui s’empressa +de mettre son « client » à la porte.</p> + +<p class="i">Cyrano malade, mourant, dut accepter +l’hospitalité généreuse que lui offrait un +ami de Le Bret, M. Tanneguy des Bois-Clairs, +conseiller du Roi. Savinien languit +pendant quatorze mois sans pouvoir +se rétablir, quotidiennement chapitré par +trois pieuses femmes qui avaient conspiré +de réconcilier avec le ciel un libertin +philosophe : l’une d’elles était cette tante +dont il fut question plus haut, Catherine +de Cyrano, en religion sœur Saint-Hyacinthe, +prieure des Filles de la Croix.</p> + +<p class="i">Enfin, au mois de septembre 1655, +Bergerac, se sentant perdu, voulut être +porté à la campagne, chez son cousin, +Pierre Cyrano, fils de Samuel. Il mourut +cinq jours plus tard, âgé de trente-six +ans et demi, laissant aux Filles de la +Croix neuf cents livres, pour une messe +hebdomadaire, à perpétuité. Par reconnaissance, +ces dominicaines réclamèrent +le corps de l’écrivain qui fut inhumé dans +la chapelle même de leur couvent.</p> + +<p class="i">Ce couvent existe encore au numéro 92 +de la rue de Charonne. Les cendres de +Cyrano de Bergerac y reposent donc, +à moins qu’elles n’aient été jetées au vent +sous la Terreur, alors que l’église était +transformée en dépôt de charbon.</p> + +<hr> + + +<p class="i">Nous ne saurions, au sujet des seules +<i>Lettres d’Amour</i> entreprendre une étude, +même succincte, des Œuvres complètes +de Cyrano. Nous devons dire pourtant +quelques mots de son style et chercher le +pourquoi de son <i>écriture</i> bizarre.</p> + +<p class="i">Afféterie des termes, mythologie tortillée, +raffinements burlesques, esprit de +mauvais aloi, abus des concetti et des +<i>pointes</i>, voilà ce qui frappe dès l’abord +chez Cyrano. Mais ces défauts de plume +étaient ceux de tous les épistolaires +admirés de son temps, Balzac et Voiture +en tête. L’Hôtel de Rambouillet donnait +le ton à la société polie quand notre +auteur naquit aux lettres ; et, lorsqu’il +mourut, les samedis de Mlle de Scudéry +étaient en pleine vogue. Nul ne trouvait +encore les précieuses ridicules. Alors que +les Corneille, les Saint-Evremont, les +Larochefoucauld, les Ménage, les Chapelain, +les Sarrasin raffolaient de la +<i>pointe</i>, comment un nouveau venu dans +la littérature aurait-il échappé à cette +espèce d’épidémie qui frappait les amoureux +de bel esprit ?</p> + +<p class="i">La <i>pointe</i> telle que la cultiva le +XVII<sup>e</sup> siècle était une manière de calembour +honteux, équivoquant non sur des +sons, mais sur les sens multiples de certains +mots. Le fin du fin consistait à bien +placer les équivoques. Cyrano se conformait +à la mode des ruelles en faisant, +quelque part, agenouiller le brin de thym +devant la tulipe « à cause qu’elle porte +un calice » ; en plaçant, dans les Enfers, +Lucain, que Néron fit tuer par jalousie +de poète, à côté de petits enfants « que +les vers ont fait mourir » ; et Raymond +Lulle, l’alchimiste fameux « qui juroit +d’avoir rendu l’or potable », en compagnie +d’ivrognes « qui avoient fait la même +chose », buvant leurs écus. Tout cela est +assurément d’un goût lamentable ; mais +c’était le goût du jour. Et si Bergerac force +parfois la note, c’est qu’il vise en outre au +burlesque et recherche l’effet comique.</p> + +<p class="i">Par où, en revanche, Cyrano se distingue +de la plupart des précieux de son +temps, c’est par son procédé de recherche. +Et l’on ne découvrirait peut-être pas la +source secrète où s’abreuva sa verve, si +l’on oubliait qu’il fut, un moment, l’élève +de Gassendi. Sans doute lui-même eût été +bien en peine d’<i>anatomiser</i> comment, du +naturalisme scientifique de son professeur, +il tira son naturalisme à lui, disciple +excentrique. Les auteurs novices, ou +qui s’essaient dans un genre nouveau, +n’ont pas le loisir d’analyser leur propre +mentalité ni de décrire la spécialité de +leur état d’âme. Mais si les compositions +de Cyrano, précurseur de nos humoristes +familiers, ne nous exposent ni sa méthode +littéraire ni ses disciplines philosophiques, +il n’en demeure pas moins très visible +que la doctrine gassendiste a réglé et +dominé sa fantaisie.</p> + +<p class="i">Les gassendistes, qui se réclamaient +d’Épicure, prisaient fort, avec les épicuriens, +la qualité irréductible des sensations, +la saveur de ce qui est individuel, +la physionomie pittoresque de la chose +vue, le charme, saisi sur le vif, d’une +rencontre inopinée. Tandis que les cartésiens, +tournés vers l’étude abstraite des +phénomènes moraux, estimaient trop bas +les objets sensibles et repoussaient comme +indignes du penseur et du styliste les +vils accidents de la substance-matière, +les gassendistes professaient une curiosité +naturaliste toujours en éveil, et quêtaient +perpétuellement la sensation neuve.</p> + +<p class="i">Chez un gassendiste savant, le devoir +de curiosité, enseigné par le maître, +s’aiguillera vers la découverte des lois +mécaniques de l’univers. Chez un imaginatif, +comme Cyrano, cette curiosité se +traduira par la recherche inconsciente +ou réfléchie de l’inédit littéraire, par la +haine du plagiat, par le mépris du <i>déjà +lu</i> ; Cyrano sera le <i>chasseur d’images</i> si +bien crayonné depuis par M. Jules +Renard : « Ses yeux servent de filets où +les images s’emprisonnent d’elles-mêmes… » +Et notre auteur burlesque trouvera +dans ce mariage du concret et de +l’abstrait, de l’image réaliste et de l’équivoque +morale, les meilleures bouffonneries +de son style pointu.</p> + +<p class="i">Lorsque Cyrano écrit à une dame : +« Encore si vous n’aviez mon cœur, +j’aurois le cœur de me défendre ; mais +j’ai fait, par ce présent, que je n’oserois +pas même me fier à vous, à cause que +vous avez le cœur double… », c’est +comme s’il écrivait : « Je vous ai donné +mon cœur ; je n’en ai plus et vous en +avez deux ; on ne peut se fier à un cœur +double ». Il équivoque, c’est convenu, sur +le sens de duplicité inclus dans le mot +double. Mais il n’arrive à cette équivoque +qu’en posant comme prémisse une absurdité +physique : vous avez deux cœurs. +Et cette recherche, intentionnelle quoique +irrationnelle, de l’aspect physique d’une +situation morale, fait l’originalité de sa +pointe.</p> + +<p class="i">Lorsqu’il dit à une autre : « Dois-je +pleurer, dois-je écrire, dois-je mourir ? +Il vaut mieux que j’écrive ; mon cornet +me prêtera plus d’encre que mes yeux +ne me fourniront de larmes… », c’est +encore par une contingence physique, +hors du champ de l’attention de son +lecteur, qu’il provoque ce dernier à sourire. +Pointe burlesque par réalisme, +phrase relevée par l’épice imprévue d’une +trivialité préméditée.</p> + +<p class="i">Le burlesque de Cyrano ne serait ni +meilleur ni pire que celui de Sorel, +de Dassoucy ou de Scarron, si l’on n’y +retrouvait ce constant scrupule d’observation +qui rend parfois ses comparaisons +ingénieuses et jolies. C’est ainsi qu’avant +le « chemin qui marche » de Pascal, il +voit un aqueduc comme « un os dont la +moelle chemine » ; avant l’« obélisque +vert » de Flaubert, il voit le cyprès comme +« une pique allumée à la flamme verte » ; +le lys, sur quoi furent débitées tant de +fadeurs, lui apparaît tel un « géant de +lait caillé », et les nuages lui semblent de +« grands arrosoirs » qui se promènent au +ciel.</p> + +<p class="i">Qu’on n’aille pas conclure que Cyrano +fut un descriptif à outrance. Tout au contraire, +il est sobre, presque sec, dans ses +descriptions. Et s’il s’efforce de peindre +d’après nature, quand ses contemporains +ne peignent que « de chic » ou d’après +l’antique, c’est toujours par petites touches +qu’il procède, fichant çà et là ses impressions, +comme on pique des fleurs sur +un tapis de mousse.</p> + +<p class="i">Au résumé, Bergerac ouvrit le premier +la veine que devaient exploiter longtemps +après lui tant de nos écrivains modernes. +Mort jeune, il ne pouvait qu’être +incompris des classiques de son temps qui +le regardaient un peu comme un fou, à +cause de ses allures extérieures de bravo +littéraire. Ce n’était qu’un amant de la +douce nature, né dans la peau rude d’un +« réfractaire ».</p> + +<hr> + + +<p class="i">Les <i>Lettres d’Amour</i> que nous publions +ci-après ne peuvent être absolument qualifiées : +inédites. Elles n’ont pourtant +jamais été éditées fidèlement. Les éditions +imprimées présentent avec le manuscrit +que nous avons eu sous les yeux des +différences importantes.</p> + +<p class="i">Ce manuscrit, d’une grosse écriture +du XVII<sup>e</sup> siècle appartint au regretté +savant Monmerqué qui l’avait acheté +en 1837 près de Saint-Sulpice.</p> + +<p class="i">Il écrivait à ce propos en 1856 au bibliophile +Paul Lacroix : « Mon manuscrit +est du temps de Bergerac et je ne serais +pas éloigné de croire qu’il est de sa +main ; mais je n’ai jamais vu une lettre +écrite et signée par lui… »</p> + +<p class="i">Ce précieux recueil fut vendu en 1861 +et il faisait partie, en 1890, de la bibliothèque +de M. Deullin, d’Épernay, +lorsque ce dernier l’offrit à la Bibliothèque +nationale.</p> + +<p class="i">Nous avons extrait onze lettres des +quarante et une qu’il renferme ; quelques-unes +sont étiquetées formellement : +<i>d’amour</i>. D’autres, qui entrent par leur +sujet dans la même catégorie, portent +des titres spéciaux que nous avons reproduits. +Nous avons aussi scrupuleusement +respecté l’orthographe et nous n’avons +modifié la ponctuation, souvent défectueuse, +que pour rendre le texte intelligible.</p> + +<p class="i">Ces lettres furent-elles adressées à des +correspondantes de chair et d’os ? Ou bien +faut-il ne voir dans ces galanteries caricaturales +que des exercices de rhétorique +pure ? C’est un problème que nous ne +nous chargerons point de résoudre, la +vie privée de Cyrano étant trop inconnue +pour rien hasarder sur ses liaisons amoureuses. +Il faut laisser aux poètes et aux +dramaturges le soin d’arranger ou de déranger +l’Histoire.</p> + +<p class="sign i"><span class="blkl">G. Capon,<br> +R. Yve-Plessis.</span></p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="c xlarge">LETTRES</p> + + + + +<h2 class="nobreak i">A Mademoiselle de St Denis</h2> + + +<p class="ind"><span class="sc">Monsieur</span>,</p> + +<p>Ie ne me plains pas tant du mal que vous +auez pris la peine de me faire, que de celui +qu’on ma fait de vôtre part. En me quitant, +vous laissâtes chez moy une insolente +qui, sous ombre qu’elle se dit vôtre idée, +se vante d’auoir sur moy puissance de vie +et de mort. Encore, elle encherit tiranniquement +sur vôtre empire. Car, au lieu que +vous ne me blessiez iamais, si ce n’étoit par +mégarde, et que j’obtenois de vôtre pitié +l’apareil aussi-tôt que la plaie étoit faite, +l’inhumaine prend plaisir à déchirer les +blessures que vous m’auiez fermées, et à +m’en creuser de nouuelles, qu’elle sçait bien +ne pouuoir guérir : peut estre vous absentez-vous +de moy pendant mon suplice, +comme le Roy s’éloigne des lieux où l’on +exécute des criminels, à fin de n’estre +point importuné de leur grace. Hélas ! à +quoy tant de précautions ; vous connoissez +trop bien la force de vos coups, pour apréhender +que ie r’echape. La médecine qui +parle de toutes les maladies, n’a rien écrit +de la mienne, à cause qu’elle entrait [<i>en +traite</i>] comme les pouuant guerir, et +l’amour est un mal incurable. Quelqu’un +moins proche de la mort, apuiroit son discours +d’hiperboles. Il vous diroit que vous +auez pris son cœur, et que le cœur étant la +cause de la vie, il ne peut viure ; à tort +et sans cause, un autre protesteroit qu’il +se seroit desia sacrifié pour vous, mais +qu’il pensa que ç’eût esté rendre l’augure +de vos victoires trop funeste, s’il vous eût +immolé une victime, où l’on n’eût point +trouué de cœur ; un autre encore auroit +exagêre sa passion d’autre sorte. Mais moy +qui suis prêt de partir pour l’examen, ie +dois penser à rendre plutôt qu’à faire des +comptes. Receuez donc cet acte de foy que +ie fais à l’agonie. Premièrement, ie ne suis +point atée puisque ie vous adore ; ie crûs +fermement que Dieu s’étoit incarné aussitôt +qu’on me dit que vous étiez née d’une +femme ; les prières, les vœux et les respects +que ie rens à saint Denis témoignent assez +la vénéracion que ie porte aux saints ; l’espérance +de vôtre possession n’a jamais enflé +ma nature, que ie ne me soit trouué conuaincu +de la resurection de la chair. Enfin +pour m’assurer de la vie éternelle, j’ordonne +à mes heritiers de placer mes os +dans l’église de ma paroisse, non pas au +cimetière, parce que hors l’Eglise il ni à +point de salut. Mourant ainsi, ie ne puis +faire une mauuaise fin, quand mesme ie +ferois tomber ici mal à propos que ie suis,</p> + +<p class="ind"><span class="sc">Monsieur</span>,</p> + +<p class="sign">Vôtre seruiteur.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="ind"><span class="sc">Madame</span>,</p> + +<p>Vous sçauez que ie n’auois encore aucune +connoissance des fers ou le Ciel m’auoit +condamné, lors qu’à la pesche ie vous vis +la première fois. Certes le hazard eût esté +bien grand, que, si proche de filets, ie +n’usse pas esté pris : et quand i’usse mesme +échapé les filets, vôtre charmante lettre m’a +fait assez connoître que ie ne me fusse pas +sauué de vos lignes : elles me présentoient +autant d’ameçons que de paroles et chaque +parole n’étoit composée de plusieurs caracteres +que pour m’ensorceler. Ie receus cette +belle missiue auec des respects dont ie +serois l’expression en disant que ie l’adore, +si i’étois capable d’adorer quelque autre +chose que vous. Ie la baisé au moins, et ie +m’imaginois en la baisant, baiser vôtre +esprit mesme, duquel elle étoit l’ouurage. +Mes yeux prenoient plaisir de refaire inuisiblement +les mesmes lettres que vôtre +plume auoit marquées ; insolens de leur +fortune, ils atiroient chez ceux toute mon +ame et par de lons regars s’atachoient à ce +beau craion de la vôtre, pour s’unir à leur +Idole : mais se sentans emprisonnez, ils +pleuroient, à fin que ces larmes (comme +d’autres petits yeux qu’ils enuoioient à leur +place) s’esquiuassent à la file, puisqu’ils ne +pouuoient sortir en corps. Vous fussiez-vous +imaginé qu’une feuille de papier eût fait +un si grand feu. Il n’étindra iamais pourtant, +que le iour ne soit éteint pour moy. +Si mon esprit et ma passion se partagent +en deux soupirs, quand ie mourray, celui +de mon amour partira le dernier. Ie conuieray +à l’agonie le plus fidelle de mes amis +de me réciter cette chère lettre : et lorsqu’en +lisant il sera paruenu à l’endroit ou vous +protestez d’estre…… ie criray iusqu’à la +mort : cela n’est pas possible, <span class="sc">Madame</span>, car +moy mesme i’ay tousiours esté</p> + +<p class="sign">Vôtre esclave.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="ind"><span class="sc">Madame</span>,</p> + +<p>Donc vous me voulez du bien. Ha ! dés +la première ligne je suis vôtre très humble, +très obeissant, et très passionné seruiteur, +car ie sens mon ame se dissoudre en +extases si prochains de la priuacion, que ie +mouray de ioie auparauant que i’aie le +temps de finir ainsi ma lettre ; toutefois, la +voila concluë et ie puis si ie veux la fermer. +Aussi-bien, étant assuré de vôtre afeccion, +tant de lignes ne sont pas nécessaires contre +une place prise. Mais parce qu’un +Empereur doit expirer debout, et un amoureux +en se plaignant, ie veux profiter en +sorte du reste de ma vie que mon dernier +soupir soit tout emploié à propher [<i>proférer ?</i>] +<span class="sc">Madame</span>, je meurs d’amour. Mais +vous croiez peut estre que le mourir des +amans n’est autre chose qu’une façon de +parler, et qu’à cause de la conformité des +noms de l’amour et de la mort, nous prenons +souuent l’un pour l’autre. Mais vous +ne douterez pas de la possibilité du mien +quand vous aurez suputé la longueur de ma +maladie : et moins encore, quand après +auoir lû ce discours, vous trouuerez à l’extrémité</p> + +<p class="sign">Votre Seruiteur. Le pauure D. C.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="ind"><span class="sc">Madame</span>,</p> + +<p>Bien loin d’auoir perdu le cœur en vous +voiant, comme préchent les passionnez du +siècle, ie me trouue depuis ce jour la beaucoup +plus honneste homme. Mais comment +aussi l’aurois-ie perdu, que, comme +s’il eut aprehendé de n’estre pas assez d’un +pour tous vos coups, ie le sentis palpiter à +cét abord en tous mes artères : et c’étoit ce +petit ialoux qui se reproduisoit indiuisiblement +en chàque atome de ma chair, à +fin qu’ocupant tout seul mon corps tout +entier, rien que lui ne participât à l’honneur +d’estre blessé de vous. Ie ne diray +point non plus comme le vulgaire, de +mesme que si vous étiez un basilic, que ce +furent vos yeux qui me firent mourir : +comme toutes vos armes ne sortirent pas +de notre veuë, toutes vos armes n’entrerent +pas par la mienne. Quand votre bouche me +charmoit, c’étoit mon oreille qui m’en +aportoit le poison. Quand i’étois excité par +l’aimable douceur de votre peau bien unie, +c’étoit sur la déposicion de mes mains que +ie me condamnois au feu. Votre beauté +mesme ne faisoit pas grand effort contre +moy, parce que votre visage qui fut iadis +son trône, étoit alors son cimetiere ; et tant +de petits trous, qu’on y discerne, me sembloient +estre les fosses, où la vérole auoit +mis vos atrais en sepulture. Cependant la +franchise pour qui Rome autrefois a risqué +l’Empire du monde, cette diuine liberté, +vous me l’auez rauie, et rien de ce qui chez +l’ame se glisse par le sens, n’en à fait la +conqueste : votre esprit seul méritoit cette +gloire ; sa viuacité, sa douceur, son courage, +valoient bien que ie me donnasse à de si +beaux fers. Ie ne croy pas pourtant que +vous soiez un ange, car vous estes palpable ; +ie n’ay garde aussi de penser que vous soiez +comme moy puisque vous estes insensible ; +cela me fait imaginer que vous estes quelque +chose au milieu du raisonnable et de +l’inteligible. I’aurois dit mesme que vous +tenez de la nature humaine et diuine, si de +tous les atribus qui sont necessaires à la +perfeccion du premier estre, et qui vous +sont essenciels, celui de misericordieuse +ne vous manquoit. Oui ! Si l’on peut imaginer +en une diuinité quelque défaut, ie +vous acuse de celui là : ce iour mesme que +vous me blessâtes, vous me promîtes l’apareil +dans trois autres ; outre que c’eut esté +donner remede trop tard à un mal qui +gaigne le cœur, encore n’y vîntes vous pas. +Mais vous fîtes bien ! car on doit se tenir +caché quand on a tué un homme. Sortez +toutefois sans rien craindre ; sortez, c’est +une loy pour le vulgaire qui ne vous +regarde point. Il serait fort nouueau qu’on +recherchât un tiran de la mort de son +esclaue. Vous vous étonnez possible que +moy mesme i’escrime. Ie le fais pourtant +sans miracle ; mais aussi l’homme à deux +trépas à souffrir sur la terre, celui d’amour, +et celui de nature. Ie puis donc croire que +quand ie commancé de vous aimer, ie commancé +de mourir ; puisque la mort est +definiée la separacion de l’esprit et du +corps ; et que ie perdis l’esprit au moment +que ie vous aimé. Mais quand auec la peine +d’amour i’auray encore subi celle ou la +condicion d’animal nous astrint (quoy que +ie ne sens plus les douleurs de la première), +ie ne laisseray pas de m’en souuenir éternellement +la bas, et si on diffère de qualitez +en l’autre monde, comm’en celui ci, vous +serez touiours ma souueraine, et moy (fusse +entre les flammes qui deuoreront ma substance), +ie seray toujours</p> + +<p class="sign">Votre Seruiteur très ardant.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak i">Regret d’un éloignement</h2> + + +<p class="ind"><span class="sc">Madame</span>,</p> + +<p>Dois-ie pleurer, dois-ie écrire, dois-ie +mourir ? Il vaut mieux que i’écriue ; mon +cornet me prétera plus d’ancre que mes yeux +ne me fourniront de larmes ; et quand ie penserois +guerir de la tristesse de votre absence +par ma mort, ce ne seroit pas me r’aprocher +de vous puis que Paris est plus près de +Saumur, que Saumur des Champs Elisées. +Mais que vous ecriray-ie, bons dieux ? Rien, +sinon que i’espère bien tôt faire voiage pour +le Poitou ou pour l’Enfer ; que ie vous prie +de consoler mes amis de la perte qu’ils +font, a cause de vous, et que si vous souhaitez +me mander quelque chose, vous +adressiez vos lettres au Cimetière de Saint +Iaques. C’est là que votre messager aura +de mes nouuelles ; le fossoieur ou mon épitaphe +lui aprendront mon logis, et lui +feront lire que, ne sachant ou vous rencontrer +en ce monde, ie suis parti pour l’autre, +étant bien assuré que vous y viendriez : ce +ne vous sera pas peu de consolacion quand +vous trouuerez pour vous garantir des insolences +du Diable, ce Diable,</p> + +<p class="ind"><span class="sc">Madame</span>,</p> + +<p class="sign">Votre Seruiteur De Bergerac.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak i">Contre une femme interessée</h2> + + +<p class="ind"><span class="sc">Madame</span>,</p> + +<p>Si chacun étoit obligé comme moy, pour +faciliter la lecture de ses œuvres, de donner +de l’argent, les Balsacs n’auroient jamais +écrit, et les aueugles sçauroient lire. Mais +quoy. Si mes lettres ne sont éclairées de la +reuerbéracion de quelque écu d’or, quand +ie les aurois prises dans Polexandre, ie suis +assuré d’auoir écrit en hébreu. Chez vous, +ouurir simplement la bouche ne sert qu’a +la prononciacion de l’Arabe et du Margajat ; +pour vous parler François, il faut +ouvrir la main ; ainsi i’ay dans mon coffre +le secret de vous éclairer la Bible, et de +vous rendre les Centuries de Nostradamus +plus intelligibles que le <span lang="la" xml:lang="la">pater</span>. C’est de +vous qu’on peut dire, point d’argent point +de suisse. Mais, d’un autre côté, ie me console +en ce que, quand vous auriez combatu +dix ans mes seruices, mes larmes et mon +désespoir, ie suis assuré auec la croix d’un +Louis, de chasser de votre corps ces diables +de refus ; iamais les malfaicteurs de Iudée, +n’ont tant tombé sous la croix que vous ; +vous croiez qu’un iuste ne vous sçauroit +rien demander iniustement, et que des +intencions qui sont accompagnées d’un +métal pur comme l’or, ne sçauroient estre +que très pures. I’aurois grand tort apres +cela de dire que votre auarice est égale a +celle de Iudas, lui qui vendit un Iuste ; et +vous vous vendez pour un Iuste. Le palais +Roial vous à accoutumée a porter tant de +respect aux princes que vous vous abaissez +sous tous ceux qui portent leurs images ; +et quelqu’un aioûte que vous étes tellement +circonspecte à la distribucion de vos faueurs, +que vous pesez dauantage sur les +baisers d’un quart d’écu que sur ceux d’un +teston. Cette façon d’œconomie ne me déplait +pas tout à fait, car quand ie viendray +vint sols dans une main, ie suis certain que +ie tiendray votre cœur dans l’autre. Tout ce +qui me fàche, c’est que vous métrez mon +image hors de chez vous par les épaules, +dès qu’elle y a demeuré trois iours sans +paier son gîte ; qu’il me semble que la définicion +de mon estre soit de donner, et +qu’aussi-tôt que ie cesse de fouiller à ma +pochette, ie cesse d’estre animal raisonnable. +Corrigez cette humeur auare, car il +vous est honteux d’estre a mes gages, moy +qui suis</p> + +<p class="sign">Votre Seruiteur.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak i">Effets amoureux d’une absence</h2> + + +<p class="ind"><span class="sc">Madame</span>,</p> + +<p>Suis-ie condamné à pleurer encore long +temps pour votre absence ; mes yeux ne +sont plus que deux alambics, par ou distilent +mon humide et ma vie ; en vérité ie +soupçonnerois (si ma mort vous étoit utile) +que vous tâchez d’ôter toute l’eau de chez +moy, de peur que ie n’echape au feu. +Cependant votre entreprise n’auroit pas de +succès ; plus ie mouille mon sein plus il +brûle, et sans doute que ce Dieu qui composa +d’argile le corps du premier homme, +a taillé le mien d’une pierre de chaux, puisque +ie m’alume dans l’eau. Ie n’oserois plus +marcher dans les rues embrasé comme ie +suis, que les enfans ne m’enuironnent de +fusées, pour que ie leur semble une figure +d’artifice echapé de la grèue ; n’y a la campagne, +qu’on me prenne pour un de ces +ardans qui traînent a la riuière. Et si vous +ne reuenez bien tôt, on vous répondra quelque +iour quand vous demanderez a me +voir, que ie suis la beste à feu, qu’on montre +aux Thuilleries ; alors vous aurez la +honte d’auoir un amant Salemandre, et le +regret de voir brûler des ce monde</p> + +<p class="sign">Votre Seruiteur De B.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak i">Éloge d’une rousse</h2> + + +<p class="ind"><span class="sc">Madame</span>,</p> + +<p>Ie sçay bien que nous viuons dans +une province où l’on n’estime pas la couleur +rousse de votre poil ; mais ie sçay bien +aussi que le vulgaire ne peut iuger comm’ +il faut, des choses excellentes, puisqu’il +seroit necessaire qu’il les connût ; mais +quel que soit son sentiment, permétez que +ie parle ainsi à votre cheuelure. Lumineux +dégorgement de l’essence du plus beau des +êtres visibles ; Intelligente réflexion du feu +radical de la nature ; Image du jour la +mieux trauaillée, ie ne suis point si brutal +de méconnoître pour ma Reine l’enfant de +celui que mes pères ont connu pour leur +Dieu. Athènes pleura sa couronne tombée +sous les Temples abatus d’Apollon ; Rome +cessa de commander à la terre, quand elle +refusa de l’encens à la lumière ; et Bisance +est entrée en possession de mettre aux fers +le genre humain, aussi-tôt qu’elle a pris +pour ses armes celles de la sœur du Soleil. +Tant qu’à cet esprit uniuersel le perse fit +hommage du raion qu’il tenoit de lui, quatre +mil ans n’ont pu vieillir la jeunesse de +sa monarchie : mais sur le point de voir +briser ses simulacres, il se sauua dans +Pequin des outrages de Babilonne. Il semble +maintenant echauffer à regret d’autres +terres que celles des Chinois ; et i’apréhende +qu’il ne se fixe dessus leur Emisphère, +s’il peut un iour (sans venir à nous) +leur donner les quatre saisons. La France +toutefois, <span class="sc">Madame</span>, a des mains en votre +visage qui ne sont pas moins fortes que les +mains de Josué pour l’enchaîner ; vos +triomphes (ainsi que les victoires de ce +heros) sont trop illustres pour estre cachez +de la nuit. Il manquera plutôt de promesse +à l’homme, qu’il ne se tienne toujours en +lieu d’où il puisse contempler à son aise +l’ouurage de ses ouurages le plus parfait : +voiez comme par son amour l’esté dernier +il échauffa les signes d’une ardeur si longue +et si véhémente qu’il en pensa brûler +la moitié de ses maisons ; et, sans consulter +l’almanach, nous n’auons iamais pû, +cette année, distinguer l’hiuer de l’automne +pour sa benignité, à cause qu’impacient de +vous reuoir, il n’a pu continuer son voiage +iusqu’au tropique. Ne pensez point que ce +discours soit une hiperbole : si iadis la +beauté de Climeine l’a fait descendre du +Ciel, la beauté de M….. est assez considérable, +pour le faire un peu détourner de +son chemin : l’égalité de vos âges, la conformité +de vos corps, la ressemblance peut-estre +de vos humeurs, — peuuent bien +r’alumer en lui ce beau feu. — Mais, si +vous êtes fille du Soleil (adorable Alexie) +i’ay tort de dire que votre père soit amoureux +de vous. Il vous aime véritablement ; +et la passion dont il s’inquiéte pour vous, +est celle qui lui fit soupirer le malheur de +son Phaëton, et de ses sœurs : non pas celle +qui lui fit répandre des larmes à la mort +de sa Daphné ; cette ardeur dont il brûle +pour vous est l’ardeur dont il brûla iadis +tout le monde ; non pas celle dont il fut +lui-mesmes brûlé : Il vous regarde tous les +iours avec les frissons et les tendresses que +lui donne la mémoire du désastre de son +fils aîné : Il ne voit sur la Terre que vous, +ou il se reconnoisse ; s’il vous considère +marcher, voilà, dit-il, la généreuse insolence, +dont ie marchois contre le serpent +Piton ; s’il vous entend debiter sur des +matières délicates, c’est ainsi que ie parle, +dit-il, sur le Parnasse avec mes sœurs. +Enfin, ce pauure père, ne sçait en quelle +façon exprimer la ioie que lui cause l’imaginacion +de vous auoir engendrée. Il est +ieune comme vous, [<i>vous</i>] étes belle comme +lui : son tempérament et le vôtre sont tout +de feu : par vous il se trouue deux en deux +endrois. Il donne la vie et la mort aux animaux, +et bientôt, comme lui, vous donnerez +la vie à vos ennemis, et la mort à ceux +du Roïaume : comme lui vous auez les +cheueux roux. I’en étois là de ma lettre, +adorable M….. lors qu’un censeur à contre +sens, m’aracha la plume, et me dit que +c’étoit mal se prendre au panegirique, de +louër une ieune personne de beauté parce +qu’elle étoit rousse : moy ne pouuant punir +cet orgueilleux jdiot, plus sensiblement +que par le silence, Ie pris une autre plume, +et continué ainsi. Une belle teste sous une +perruque rousse, n’est autre chose que le +soleil au milieu de ses raions ; ou le soleil +lui-mesme n’est autre chose qu’un grand +œil sous la perruque d’une rousse. Cependant, +tout le monde en médit, a cause que +tout le monde à la gloire de l’estre ; et cent +hommes à peine en fournissent un, parce +qu’étans enuoiez du Ciel pour commander, +il est besoin qu’il y ait moins de sujets que +de Seigneurs. Ne voions-nous pas que toutes +choses en la nature sont, ou plus ou +moins nobles, selon qu’elles sont ou plus +ou moins rousses. Entre les Elemens, celui +qui contient le plus d’essence et le moins +de matière, c’est le feu, a cause de sa rouge +couleur ; l’or à receu, de la beauté de sa +teinture, la gloire de regner sur les métaux ; +et de tous les astres, le soleil n’est le plus +considerable, que parce qu’il est le plus +roux. Les comètes cheuelus qu’on void voltiger +au ciel à la mort des grans hommes, +sont-ce pas les rousses moustaches des +Dieux qu’ils s’arachent de regret ? Castor +et Pollux, ces petits feux qui font prédire +aux matelos la fin de la tempeste, peuuent-ils +être autre chose que les cheueux roux +de Iunon qu’elle enuoie a Neptune en signe +d’amour ? Enfin, sans le désir qu’eurent +les hommes de posséder la toison d’une +brebis rousse, la gloire de trente demi +dieux seroit au berceau des choses qui ne +sont pas néés ; et (un nauire n’étant encore +qu’un être de raison) Americ ne nous +auroit pas conté que la terre à quatre parties. +Apollon, Vénus et l’Amour, les plus +belles diuinitez du pantheon sont rousses +en cramoisi ; et Jupiter n’est brun que par +accident, a cause de la fumée de son foudre +qui la noirci. Mais si les exemples de +la Mitologie ne satisfont pas les aheuris, +qu’ils confrontent l’histoire : Sanson, qui +tenoit toute sa force pendüe à ses cheueux, +n’avoit-il pas receu l’énergie de son miraculeux +estre dans le roux coloris de sa perruque ? +Les destins n’auoient-ils pas ataché +la conseruacion de l’empire d’Atènes, +a un seul cheueu rouge de Nisus ; et Dieu +n’at-il pas enuoié aux Etiopiens la lumière +de la foy, s’il eut trouué parmi eux seulement +un rousseau. On ne douteroit point +de l’eminente dignité de ces personnes la, +si l’on consideroit que tous les hommes +qui n’ont point été fais d’hommes, et pour +l’ouurage de qui Dieu lui mesme à choisi +et pétri la matière, ont toûjours été rousseaux ; +Adam fut rousseau ; Iesus Crît fut +rousseau ; Iudas mesme eut l’honneur d’estre +l’instrument de notre salut, et de baiser +le Messie en le trahissant, à cause qu’il +étoit rousseau ; et Dieu ne le reprouua que +faché de voir qu’un homme qui n’étoit que +son estafier fût cependant plus rousseau +que lui. Et toute philosophie bien corecte +doit aprendre que la nature qui tend au +plus parfait, essaie toûjours en formant un +homme de former un rousseau ; de mesme +qu’elle aspire à faire de l’or en faisant du +mercure. Car quoy qu’elle rencontre rarement, +un archer n’est pas estimé mal +adroit qui, lâchant trente flèches, en +adresse cinq ou six au but : comme le +tempérament le mieux balancé, est celui +qui fait le milieu du flegme et de la mélancolie, +il faut estre bien heureux pour fraper +iustement un point indiuisible : au deça +sont les blons, au dela sont les noirs, c’est-à-dire +les volages, et les opiniatres : entre +deux est le milieu, ou la sagesse (en faueur +des rousseaux) à logé la vertu ; aussi leur +chair est bien plus délicate, le sang plus +suptil, les espris plus épurés et l’intellect +par conséquent plus vîf, à cause du mélange +parfait des quatre qualitez. C’est la raison +qui fait que les rousseaux blanchissent +plus tard que les noirs, comme si la nature +se fâchoit, de détruire ce qu’elle a pris +plaisir à faire ; en vérité, ie ne vois iamais +de cheuelure blonde que ie ne me souuienne +d’un toupon de filasse mal habillée ; +n’y de noire, que ie ne me figure un +faisseau de cordes d’épinette enrouillées ; +mais ie veux que les blons quand ils sont +jeunes soient agréables ; ne semblent ils +pas, si tôt que leurs ioües commancent a +cotonner, que leur chair se diuise par filamens +pour leur faire une barbe ? Ie ne +parle point des barbes noires ; car on sçait +bien que si le Diable en porte, elle ne peut +être que fort brune. Puis donc que nous +auons tous a deuenir esclaves de la beauté, +ne vaut-il pas bien mieux, que nous perdions +notre franchise dessous des chaînes +d’or, que sous des cordes de chanure, ou +des entraues de fer ? Pour moy tout ce que +ie souhaite, ô ma belle M….., est qu’a +force de promener la mienne dedans ces +petits labirintes d’or qui vous seruent de +cheueux, ie l’y perde bientot ; et tout ce +que i’aprehende, c’est de la recouurer +quand je l’auray perduë. Voudriez vous +bien me prométre que ma vie ne sera +point plus longue que ma seruitude : Ie le +souhaite au moins n’osant pas vous en conjurer ; +car en quelle qualité vous ferois ie +cette prière ? Ie ne suis point votre ami, la +fortune ne m’aiant pas encore présenté +l’ocasion de le meriter ; Ie ne suis point +votre seruiteur, n’aiant pas encore de vous +permission de me le dire ; cependant ie +seray donc,</p> + +<p class="ind"><span class="sc">Madame</span>,</p> + +<p class="sign">Votre ie ne sçay quoy.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak i">Sur des brasselets de cheueux</h2> + + +<p class="ind"><span class="sc">Mademoiselle</span>,</p> + +<p>I’ay receu vos brasselets marquez de vos +chifres ; ne craignez donc plus qu’un prisonier +arété par les bras et par le cœur, +vous échape. Je vous confesseray cependant +(si vous ne me sembliez trop belle pour +estre sorcière) que votre don m’ût été suspect, +a cause qu’il entre quasi toujours des +cheueux et des caractères dans la composicion +des charmes. Mais comme vous étes +en possession de massacrer impunement, +le venin vous est inutile, et quoy que ie +vous puisse conuaincre auec ces brasselets +d’auoir usé sur moy, sinon de sortilége, au +moins de ligature, i’aurois tort de me +dérober aux secrets de votre magie ; puisqu’aiant +à choir sous vos coups, mon trépas +sera plus glorieux, s’il ariue par des +moiens surnaturels, et s’il faut un miracle +pour me tuer. Ie m’imagine que vous prenez +tout ceci pour une matamorade. Hé ! +bien, — parlons sérieusement ; dites moy +donc en conscience, nesse pas auoir un +cœur à bon marché, qui ne vous coûte +que trois coups de brosses ; ma foy, si vous +en trouuez plusieurs a ce pris la, ie vous +conseille de les prendre ; vous risquez peu +de chose, et pouuez gangner beaucoup ; +car il reuient toûjours des cheueux à la +teste, et non des cœurs à la poitrine. Peut +estre que mesurant mon mérite, a la hardiesse +d’éleuer mes desirs iusqu’à vous, +vous m’offrez votre cheuelure, pour me +traiter en Dieu. Mais peut estre aussi +(petite moqueuse) que me voulant donner +à connoître comme vous étiez viuement +touchée de mon amour, vous m’auez +enuoié de votre personne la partie la plus +insensible. Quelque malicieuses, cependant, +que soient vos intencions, du bien +ou du mal que vous me faites, ie confons +tellement la simpathie auec l’anthipatie +que les mains qui me frapent, ou qui me +carressent me paroissent également souhaitables +lorsqu’elles sont à vous. Cette lettre +en est une preuue assez conuaincante ; +puisqu’elle ne tend qu’a vous remercier de +m’auoir tiré par les cheueux, de m’auoir +lié les bras, et par toutes ces violences +m’auoir fait,</p> + +<p class="ind"><span class="sc">Mademoiselle</span>,</p> + +<p class="sign">Votre esclaue.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="ind"><span class="sc">Madame</span></p> + +<p>Le mal que ie souffre pour vous, n’est +point la mort assurement, et toutefois ie +me meurs depuis que ie vous ay veuë. Ie +brule, je tremble, mon poux est déréglé, +c’est donc la fiéure : hélas ! ce ne l’est +point ; car on la définit une disproporcion +querelleuse des qualitez de l’animal ; et +c’est la parfaite harmonie de nos temperamens, +qui m’a rendu malade. Quand ie +vous aperceus, il me sembla trouuer ce +beau, a la recherche de qui la nature +pousse tous les hommes : quand vous parlâtes, +ie m’ecriay, voilà ce que i’ay voulu +dire tant de fois ; mon cœur souffloit dans +mes entrailles, frapoit contre les murs de sa +prison, et maudissoit le Ciel, qui lui donnant +l’enuie et les moiens de reconnoître +sa moitié, lui refusoit le pouuoir de la +joindre après l’auoir trouuée. Cependant, +il s’est dépité de telle sorte (ce petit souuerain) +de n’être pas absolu dans son empire, +qu’il me refuse ses fonccions : il ne prend +rien de mon foie, qui ne soit combustible ; il +aréte le mouuement de mes poulmons, de +peur d’en estre rafraîchi ; partout, il enuoie +du feu, et si ie dure encore trois iours en +cet état, on verra peut-être mon corps s’alumer +au milieu des rues : ie suis déjà si +sec, que la moindre étincelle qui me touchera, +c’est fait de moy. Preuenez cet accident, +<span class="sc">Madame</span>, venez à lui, puisqu’il ne +peut aler à vous : helas ! c’est un téméraire, +c’est un Sanson, qui ne se soucira +pas de mourir étouffé sous les ruines de +son palais, pourueu qu’il acable en tombant +ceux qui l’empéchent de vous embrasser. +Songez, que la nature vous aiant faite +capable de me blesser, vous a lié une +jambe, de peur que vous ne puissiez +emporter en fuiant le remède que vous me +deuez ; et ces blessures ne sont point imaginaires, +car enseignez moy, ie vous prie, +un endroit de votre corps ou ie puisse atacher +ma veuë, dont il ne soit sorti une fleche +inuisible qui ma frapé ? Y à t-il sur +vous un àtome, qui ne soit coupable de +ma mort ? Autant de fois que ie le trouue +beau, vous me semblez un agreable herisson, +qui ne souffrez iamais qu’on se detache +d’une épine que pour faire tomber sur +d’autres ; votre front me flate, vos yeux me +prométent ; votre bouche me rit, mais il +suruient à la trauerse ma mauuaise fortune +qui me d’éfend d’espérer. Opprimez, +pour l’amour de moy, cette barbare ; ne +souffrez pas qu’une aueugle malicieuse +triomphe de votre bonté ; votre visage me +dit oui ; cette cruelle me dit non. Vous +feroit elle mentir, la maraude ? Elle ne +sçauroit, ou bien vous le voudrez. Ha ! +qu’elle seroit brauée, et que ie serois heureux, +si ce bien qu’une personne disgraciée +de la nature ne sçauroit esperer que du +caprice de cette fole, ie le receuois de votre +propre main ; car j’aimerois bien mieux +vous étre obligé, qu’a mon ennemie. Ie +suis cependant, entre les deux, ocupé à +regarder, tantôt vous, tantôt elle, et ie +demande en pleurant qui me fera meilleur +visage. Ie l’espère de vous ; et qui m’en +demanderoit la raison, ie ne sçay, sinon +que vous étes belle : Ie l’atens d’elle ; a +cause qu’elle ne se peut reconcilier auec +moy, sinon par un plaisir dont la grandeur +soit proportionnée à la grandeur des déplaisirs +qu’elle m’à fais. O ! Dieux, que notre +bien est mal assuré, lorsqu’il est entre les +mains d’une jeune fille et de la fortune ; +mais si l’un et l’autre négligent de me +guerir, i’auray recours au médecin de tous +les grans maux ; c’est la mort ; oui, ie +mourray : possible qu’alors mon desastre +vous atendrira ; que vous résisterez plus +douloureusement aux trais de la mort que +de l’amour ; et qu’un iour, quand on +demandera qui i’étois, vous aiouterez aux +larmes que l’humanité forcera vos yeux de +donner un petit souleuement d’estomach +aux manes d’une personne qui uous à tant +aimé. Ha ! si ce bonheur acompagne mes +cendres, que les pierres de mon tombeau +seront legéres dessus elles ; qu’elles attendront +bien paisiblement le dernier iour du +monde ; qu’elles se leueront de bon cœur, +pour aller au tribunal rendre compte de +ma vie. I’iray toutefois ; ie me plaindray +de votre barbarie ; ie demanderay a Dieu +qu’il m’en fasse îustice. Il vous condamnera +de brûler sous la Terre, car i’ai brûlé dessus. +Prevenez par la cependant, <span class="sc">Madame</span>, +un si rigoureux arrest : brûlons d’amour, +céte flame est si douce ; personne n’en est +iamais mort ; l’aimez vous mieux estre par +la main d’un autre que par moy, qui n’ay +garde de vous faire du mal, puisque ie +suis</p> + +<p class="sign">Votre Seruiteur D. C.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak i">Reproche à une cruelle</h2> + + +<p class="ind"><span class="sc">Mademoiselle</span>,</p> + +<p>Ie vous écris auec du sang barbare, àfin +que vous baigniez vos yeux dedans la +source de ma vie ; que ne pouuez vous le +boire en le regardant ! I’aurois plus obtenu, +de votre cruauté en une heure, que ie n’ay +fait en dix ans, de votre affeccion ; puis +que, par elle, ie verrois unir mon ame à la +votre. Figurez vous donc, non seulement +mes idées peintes avec mon sang, mais mon +sang, comm’ il fumoit dans mes veines, +encore imprimé des idées qu’il a receües +de la douleur. Oui ! Ie sentois en vous écriuant +mon cœur distilez par ma plume, car +au defaut des larmes, que mes infortunes +ont épuisées, ie n’ay trouué chez moy que +cet esclaue qui vous pût entretenir. Le +Soleil, plus billieux que vous, est pourtant +plus pitoiable. Il ne consume aucune chose, +tant qu’il y trouue une larme : mais vous +êtes sans doute un Soleil hétéroclite ; et ce +qui me le fait croire, c’est, que celui de la +haut ne loge qu’un mois dans une maison, +et votre hôte se plaint qu’il y en a trois +que vous ètes au gemini. C’est peut-être +la raison, qui ma si long temps empéché +de vous voir, ou bien, pour passer des +supersticions de jadis à celles d’aprésent, +et m’acomoder au bruis qui courent de +votre conuersion, ie ne puis maintenant +vous voir, a cause que les saints sont +cachez en Caresme. Ma foy pourtant, faites +ariuer Pasques auant la semaine sainte, ou +bien ie suis,</p> + +<p class="ind"><span class="sc">Mademoiselle</span>,</p> + +<p class="sign">Votre seruiteur.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="i">Le manuscrit retrouvé par Monmerqué +est incomplet de plusieurs feuillets. Il ne +contient pas toutes les <i>Lettres d’Amour</i> de +Cyrano. Afin de présenter au lecteur +l’ensemble de cette correspondance amoureuse, +nous empruntons à l’édition donnée +par Le Bret le texte des épitres +suivantes.</p> + +<p class="i">Quelques-unes, on le remarquera, reproduisent +en partie certaines lettres +déjà lues. On y trouvera la preuve que +Cyrano, lorsqu’il avait aiguisé quelques +<i>pointes</i>, heureuses à son gré, n’hésitait +pas à les faire resservir, tirant volontiers +plusieurs moutures du même sac.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak i">A Madame ***</h2> + + +<p class="ind"><span class="sc">Madame</span>,</p> + +<p>Pour une personne aussi belle qu’Alcidiane, +il vous falloit sans doute, comme à +cette Héroïne, une demeure inaccessible ; +car puis qu’on n’abordoit à celle du Roman +que par hazard, et que sans un hazard +semblable on ne peut aborder chez vous ; +je croy que par enchantement vos charmes +ont transporté ailleurs, depuis ma sortie, +la Province où j’ay eu l’honneur de vous +voir ; je veux dire, Madame, qu’elle est devenuë +une seconde Isle flotante, que le +vent trop furieux de mes soûpirs pousse +et fait reculer devant moy, à mesure que +j’essaye d’en approcher. Mes Lettres mesmes +pleines de soûmissions et de respects, +malgré l’art et la routine des Messagers les +mieux instruits n’y sçauroient aborder. Il +ne me sert de rien que vos loüanges qu’elles +publient, les fassent voler de toutes +parts, elles ne vous peuvent rencontrer ; et +je croy mesme que si par le caprice du +hazard ou de la Renommée qui se charge +fort souvent de ce qui s’adresse à vous, il en +tomboit quelqu’une du Ciel dans vostre +cheminée, elle seroit capable de faire évanoüir +vostre Chasteau. Pour moy, Madame, +aprés des avantures si surprenantes, +je ne doute quasi plus que vostre Comté +n’ait changé de Climat avec le Païs qui luy +est Antipode, et j’apprehende que le cherchant +dans la Carte, je ne rencontre à sa +place, comme on trouve aux extremitez du +Septentrion, (Cecy est une Terre où les +Glaces empeschent d’aborder.) Ha ! Madame, +le Soleil à qui vous ressemblez, et +à qui l’ordre de l’Univers ne permet point +de repos, s’est bien fixé dans les Cieux +pour éclairer une victoire, où il n’avoit +presque pas d’interest. Arrestez-vous pour +éclairer la plus belle des vostres ; car je +proteste (pourveu que vous ne fassiez plus +disparoistre ce Palais enchanté, où je vous +parle tous les jours en esprit) que mon entretien +muet et discret ne vous fera jamais +entendre que des vœux, des hommages et +des adorations. Vous sçavez que mes Lettres +n’ont rien qui puisse estre suspect ; +Pourquoy donc apprehendez-vous la conversation +d’une chose qui n’a jamais parlé ? +Ha ! Madame ! s’il m’est permis d’expliquer +mes soupçons, je pense que vous me +refusez vostre veuë, pour ne pas communiquer +plus d’une fois, un miracle avec un +prophane ; Cependant vous sçavez que la +conversion d’un incrédule comme moy, +(c’est une qualité que vous m’avez jadis +reprochée) demanderoit que je visse un tel +miracle plus d’une fois. Soyez donc accessible +aux témoignages de veneration que +j’ay dessein de vous rendre. Vous sçavez +que les Dieux reçoivent favorablement la +fumée de l’encens que nous leur bruslons +icy bas, et qu’il manqueroit quelque chose +à leur gloire, s’ils n’estoient adorez ; Ne +refusez donc pas de l’estre, car si tous +attributs sont adorables, puis que vous +possédez tres-éminemment les deux principaux, +la Sagesse et la Beauté, vous me +feriez faire un crime, m’empeschant d’adorer +en vostre personne le divin caractère +que les Dieux ont imprimé : Moy principalement, +qui suis et seray toute ma vie,</p> + +<p class="ind"><span class="sc">Madame</span>,</p> + +<p class="sign">Vostre tres-humble Serviteur.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="ind"><span class="sc">Madame</span>,</p> + +<p>Le feu dont vous me bruslez, a si peu +de fumée, que je défie le plus severe Capuchon +d’y noircir sa conscience et son humeur ; +Cette chaleur celeste, pour qui tant +de fois S. Xavier pensa crever son pourpoinct, +n’estoit pas plus pure que la +mienne, puis que je vous aime, comme +il aimoit Dieu, sans vous avoir jamais +veuë. Il est vray que la personne qui +me parla de vous, fit de vos charmes un +Tableau si achevé, que tant que dura +le travail de son chef d’œuvre, je ne pû +m’imaginer qu’elle vous peignoit, mais +qu’elle vous produisoit. Ç’a esté sur sa +caution que j’ay capitulé de me rendre, ma +Lettre en est l’ostage : Traittez-la, je vous +prie humainement, et agissez avec elle de +bonne guerre ; car quand le droit des Gens +ne vous y obligeroit pas, la prise n’est pas +si peu considerable, qu’elle en puisse faire +rougir le Conquerant. Je ne nie pas, à la +verité, que la seule imagination des puissans +traits de vos yeux, ne m’ait fait tomber +les armes de ma main, et ne m’ait contraint +de vous demander la vie ; Mais +aussi, en verité, je pense avoir beaucoup +aidé a vostre victoire ; Je combattois, +comme qui vouloit estre vaincu ; Je presentois +à vos assauts toûjours le costé le +plus foible ; et tandis que j’encourageois +ma raison au triomphe, je formois en mon +ame des vœux pour sa défaite : Moy-mesme, +contre moy, je vous prestois main forte, et +cependant le repentir d’un dessein si temeraire +me forçoit d’en pleurer. Je me persuadois +que vous tiriez ces larmes de mon +cœur, pour le rendre plus combustible, +ayant osté l’eau d’une Maison, où vous +vouliez mettre le feu ; et je me confirmois +dans cette pensée, lors qu’il me venoit en +memoire que le cœur est une place au contraire +des autres, qu’on ne peut garder, si +l’on ne la brusle. Vous ne croyez peut estre +pas que je parle serieusement ; Si fait en +verité ; et je vous proteste, si je ne vous +vois bien-tost, que la bile et l’Amour me +vont rostir d’une si belle sorte, que je laisseray +aux Vers du Cimetiere l’esperance d’un +maigre déjeusné. Quoy vous vous en riez : +Non, non, je ne me mocque point, et je +prevoy par tant de Sonnets, de Madrigaux +et d’Elegies, que vous avez receus ces jours +cy de moy (qui ne sçait ce que c’est de +Poësie) que l’amour me destine au voyage +du Royaume des Dieux, puis qu’il m’a enseigné +la langue du Païs : Si toutefois +quelque pitié vous émeut à differer ma +mort, mandez-moy que vous me permettez +de vous aller offrir ma servitude ; car si +vous ne le faites, et bientost, on vous reprochera +que vous avez, sans connoissance +de cause, inhumainement tué de tous vos +Serviteurs le plus passionné, le plus humble, +et le plus obeïssant Serviteur,</p> + +<p class="sign"><span class="sc">de Bergerac</span>.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="ind"><span class="sc">Madame</span>,</p> + +<p>Bien loin d’avoir perdu le cœur quand +je vous fis hommage de ma liberté, je me +trouve au contraire depuis ce jour là, le +cœur beaucoup plus grand : Je pense qu’il +s’est multiplié, et que comme s’il n’estoit +pas assez d’un pour tous vos coups, il s’est +efforcé de se reproduire en toutes mes arteres, +où je le sens palpiter, afin d’estre present +en plus de lieux, et de devenir luy +seul, le seul objet de tous vos traits. Cependant, +Madame, la franchise, ce tresor +precieux pour qui Rome autrefois a risqué +l’Empire du monde ; Cette charmante liberté, +vous me l’avez ravie ; et rien de ce +qui chez l’ame se glisse par les sens, n’en +a fait la conqueste : Vôtre esprit seul meritoit +cette gloire ; sa vivacité, sa douceur, +son etenduë, et sa force, valoient bien que +je l’abandonnasse à de si nobles fers : +Cette belle et grande ame élevée dans un +Ciel, si fort au dessus de la raisonnable, et +si proche de l’intelligible, qu’elle en possede +éminemment tout le beau ; Et je dirois +mesme beaucoup du Souverain Créateur +qui l’a formée, si de tous les attributs, +qui sont essentiels à sa perfection, il ne +manquoit en elle celuy de misericordieuse ; +Oüy, si l’on peut imaginer dans une Divinité +quelque défaut, je vous accuse de celuy-là. +Ne vous souvient-il pas de ma +derniere visite, où me plaignant de vos +rigueurs, vous me promistes au sortir de +chez vous, que je vous retrouverois plus +humaine, si vous me retrouviez plus discret, +et que je vinsse, en me disant adieu, +le lendemain, parce que vous aviez resolu +d’en faire l’épreuve ? Mais helas ! demander +l’espace d’un jour, pour appliquer le +remede à des blessures qui sont au cœur ! +N’est-ce pas attendre, pour secourir un +malade, qu’il ait cessé de vivre ? et ce qui +m’étonne encore davantage, c’est que vous +défiant que ce miracle ne puisse arriver, +vous fuyez de chez vous pour éviter ma +rencontre funeste : Hé bien ! Madame, hé +bien ! fuyez-moy, cachez-vous, mesme de +mon souvenir ; on doit prendre la fuite, et +l’on se doit cacher quand on a fait un +meurtre. Que dis-je, grands Dieux : Ha ! +Madame, excusez la fureur d’un desesperé ; +Non, non, paroissez, c’est une Loy +pour les hommes, qui n’est pas faite pour +vous, car il est inoüy que les Souverains +ayent jamais rendu compte de la mort de +leurs Esclaves ; Ouy je dois estimer mon +sort très-glorieux, d’avoir merité que vous +prissiez la peine de causer sa ruine ; car +du moins puis que vous avez daigné me +haïr, ce sera un témoignage à la posterité, +que je ne vous estois pas indifferent. Aussi +la mort dont vous avez crû me punir, me +cause de la joye ; Et si vous avez de la +peine à comprendre quelle peut estre cette +joye, c’est la satisfaction secrete que je ressens +d’estre mort pour vous, en vous faisant +ingrate : Ouy, Madame, je suis mort, +et je prevois que vous aurez bien de la difficulté +a concevoir, comment il se peut +faire si ma mort est veritable, que moy +même je vous en mande la nouvelle : Cependant +il n’est rien de plus vray ; mais +apprenez que l’homme a deux trépas à +souffrir sur la terre, l’un violent, qui est +l’Amour, et l’autre naturel qui nous rejoint +à l’indolence de la matiere ; Et cette mort +qu’on appelle Amour, est d’autant plus +cruelle, qu’en commençant d’aimer, on +commence aussi-tost à mourir. C’est le +passage reciproque de deux ames qui se +cherchent, pour animer en commun ce +qu’elles aiment, et dont une moitié ne peut +estre separée de sa moitié, sans mourir, +comme il est arrivé</p> + +<p class="ind"><span class="sc">Madame</span>,</p> + +<p class="sign">A vostre fidelle Serviteur.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="ind"><span class="sc">Madame</span>,</p> + +<p>Suis-je condamné de pleurer encore bien +longtemps ? Hé je vous prie, ma belle Maistresse, +au nom de vôtre bon Ange, faites-moy +cette amitié, de me découvrir là-dessus +vôtre intention, afin que j’aille de +bonne heure retenir place aux Quinze +Vingts parce que je prévoy que de vôtre +courtoisie, je suis prédestiné a mourir +aveugle. Ouy aveugle (car vôtre ambition +ne se contenteroit pas que je fusse simplement +borgne). N’avez-vous pas fait deux +alambics de mes deux yeux, par où vous +avez trouvé l’invention de distiler ma vie, +et de la convertir en eau toute claire ? En +verité, je soupçonnerois (si ma mort vous +estoit utile, et si ce n’estoit la seule chose +que je ne puis obtenir de vostre pitié) que +vous n’épuisiez ces sources d’eau, qui sont +chez moy, que pour me brusler plus facilement ; +et je commence d’en croire quelque +chose, depuis que j’ay pris garde, que plus +mes yeux tirent d’humide de mon cœur, plus +il brusle : Il faut bien dire que mon Pere +ne forma pas mon corps du mesme argile, +dont celuy du premier homme fut composé ; +mais qu’il le tailla sans doute d’une +pierre de chaux, puis que l’humidité des +larmes que je répands m’a tantost consommé : +Mais consommé, croiriez-vous +bien, Madame, de quelle façon ? je n’oserois +plus marcher dans les ruës embrasé +comme je suis, que les enfans ne m’environnent +de fusées, parce que je leur semble +une figure échappée d’un feu d’artifice, ny +à la Campagne, qu’on ne me prenne pour +un de ces Ardens, qui traisnent les Gens à +la riviere. Enfin vous pouvez connoistre +tout ce que cela veut dire ; c’est, Madame, +que si vous ne revenez bien-tost, vous entendrez +dire à vostre retour, quand vous +demanderez où je demeure, que je demeure +aux Tuilleries, et que mon nom c’est +la beste à feu qu’on fait voir aux Badauts +pour de l’argent. Alors vous serez bien +honteuse, d’avoir un Amant Salemandre, +et le regret de voir brusler dés ce Monde,</p> + +<p class="ind"><span class="sc">Madame</span>,</p> + +<p class="sign">Vostre Serviteur.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="ind"><span class="sc">Madame</span>,</p> + +<p>Vous vous plaignez d’avoir reconnu ma +passion dès le premier moment que la Fortune +m’obligea de vostre rencontre ; mais +vous à qui vôtre miroir fait connoistre, +quand il vous montre vôtre image, que le +Soleil a toute sa lumière et toute son ardeur, +dès l’instant qu’il paroist, quel motif +avez-vous de vous plaindre d’une chose à +qui ny vous ny moy ne pouvons apporter +d’obstacle ? Il est essentiel à la splendeur +des rayons de vôtre beauté d’illuminer les +corps, comme il est naturel au mien de refleschir +vers vous cette lumière que vous +jettez sur moy ; et de mesme qu’il est de la +puissance du feu de vos bruslans regards +d’allumer une matiere disposée, il est de +celle de mon cœur d’en pouvoir être consumé. +Ne vous plaignez donc pas, Madame, +avec injustice, de cet admirable enchaisnement, +dont la Nature a joint d’une société +commune les effets avec leurs causes. +Cette connoissance impreveuë est une suite +de l’ordre qui compose l’harmonie de l’Univers, +et c’étoit une nécessité preveuë au +jour natal de la Creation du Monde, que je +vous visse, vous connusse, et vous aimasse ; +mais parce qu’il n’y a point de cause qui +ne tende à une fin, le poinct auquel nous +devions unir nos ames estant arrivé, vous +et moy tenterions en vain d’empêcher notre +destinée. Mais admirez les mouvemens de +cette predestination, ce fut à la pesche où +je vous rencontray : Les filets que vous dépliastes +en me regardant, ne vous annonçoient-ils +pas ma prise ? et quand j’eusse +évité vos filets, pouvois-je me sauver des +hameçons pendus aux lignes de cette belle +Lettre, que vous me fistes l’honneur de +m’envoyer quelques jours après, dont chaque +parole obligeante n’estoit composée de +plusieurs caractères, qu’afin de me charmer : +Aussi je l’ay receuë avec des respects, +dont je ferois l’expression, en disant que +je l’adore, si j’estois capable d’adorer quelqu’autre +chose que vous. Je la baisay au +moins avec beaucoup de tendresse, et je +m’imaginois, en pressant mes lèvres sur +vostre chere Lettre, baiser vôtre bel esprit +dont elle est l’ouvrage : Mes yeux prenoient +plaisir de repasser plusieurs fois sur +tous les caracteres que vôtre plume avoit +marquez, Insolens de leur fortune, ils attiroient +chez eux toute mon ame, et par de +longs regards, s’y attachoient pour se +joindre à ce beau crayon de la vôtre. Vous +fussiez-vous imaginée, Madame, que d’une +feüille de papier, j’eusse pû faire un si +grand feu ; il ne s’éteindra jamais pourtant, +que le jour ne soit éteint pour moy ; +que si mon ame et mon amour se partagent +en deux soûpirs, quand je mourray, +celui de mon amour partira le dernier. Je +conjureray a l’agonie, le plus fidelle de mes +Amis, de me reciter cette aimable Lettre, et +lors qu’en lisant, il sera parvenu a la fin, +où vous vous abaissez, jusqu’à vous dire +ma Servante : Je m’écrieray jusqu’à la +mort. Ha ! cela n’est pas possible, car moy-mesme +j’ay toujours esté,</p> + +<p class="ind"><span class="sc">Madame</span>,</p> + +<p class="sign">Vostre.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="ind"><span class="sc">Madame</span>,</p> + +<p>Le souvenir que j’ay de vous, au lieu de +vous rejoüir, devroit vous faire pitié. Imaginez-vous +un feu composé de glace embrasée +qui brûle à force de trembler, que +la douleur fait tressaillir de joye, et qui +craint autant que la mort la guérison de +ses blessures : Voilà ce que je suis lors que +je parle à vous. Je m’informe aux plus +habiles de ma connoissance d’où vient cette +maladie ; ils disent que c’est Amour : mais +je ne le puis croire, à cause que ceux de +mon âge ne sont gueres travaillez de cette +infirmité. Ils répondent que l’Amour est +un enfant, et qu’il s’arreste à ses pareils, +qu’il est malaisé à des enfans de se joüer +long temps avec du feu sans se bruler, et +que leur poitrine est plus tendre que celle +des Hommes. O Dieux ! s’il est vray, que +deviendray-je ? Je n’ay point d’experience, +je hay les remedes, j’aime la main qui me +frape, et enfin je suis attaqué d’un mal où +je ne puis appeller le Medecin, qu’on ne se +moque de moy : Encore si vous n’aviez +mon cœur, j’aurois le cœur de me défendre ; +Mais j’ay fait par ce present que je +n’oserois pas mesme me fier a vous, à +cause que vous avez le cœur double. Songez +donc à me donner le vostre ; car je suis +d’une profession à estre montré au doigt, +si l’on vient a sçavoir que je n’ay point de +cœur ; et puis voudriez-vous avoüer une +personne sans cœur pour vostre passionné +serviteur ?</p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="ind">M…</p> + +<p>Je ne te vois qu’à demy, parce que je +t’aime trop ; et tu pense me voir trop, +parce que tu ne m’aime qu’à demy. Viens +chez moy tout à l’heure, si tu veux convaincre +de mensonge l’apprehension que +j’ay de ne te voir jamais. Il y a déjà un +jour que nous ne nous sommes veus : Un +jour, bons Dieux ! Ha ! je ne le veux pas +croire, ou bien il faut me resoudre à mourir. +Penses-tu donc m’avoir laissé dans le +cœur ton image assez achevée, pour se reposer +sur elle de tout ce qu’elle me doit +promettre de ta part ? Il est vray qu’elle y +est, et tres-veritable encore qu’elle y est +peinte fort bien : Mais je n’oserois la presenter +à mes yeux, parce que je m’imagine +qu’il la faudroit tirer de mon cœur, et je +ne sçay si je l’y pourrois remettre sans toy. +Je voy bien maintenant que je ne suis pas +un Soleil comme tu m’as souvent appellée ; +car les Cadrans ne s’accordent pas au +compte que je fais des heures, j’en compte +plus de mille depuis ta cruelle absence de +chez nous. Cependant tu ne regarde l’Horloge +que pour y apprendre l’heure de ton +disner ; sans te soucier si celle que tu souhaites +ne sera point peut-estre ma derniere ; +ou quand tu viendras faire de belles excuses, +si tu me trouveras en vie pour les +écouter.</p> + +<div class="break"></div> + + +<p class="c top4em i">Achevé d’imprimer<br> +à Laval<br> +le mardi 28 février 1905<br> +sur les presses de<br> +L. BARNÉOUD et C<sup>ie</sup><br> +pour<br> +PLESSIS, libraire<br> +à Paris</p> + + +<div class="break"></div> + + +<p class="sign top4em"><span class="blkl">LES « LETTRES<br> +D’AMOUR »<br> +SE TROUVENT CHEZ<br> +PLESSIS, LIBRAIRE<br> +23, RUE DE CHATEAUDUN,<br> +PARIS</span></p> + + + +<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75253 ***</div> +</body> +</html> + diff --git a/75253-h/images/cover.jpg b/75253-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..f9be577 --- /dev/null +++ b/75253-h/images/cover.jpg diff --git a/75253-h/images/illu.jpg b/75253-h/images/illu.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..f2fdcc5 --- /dev/null +++ b/75253-h/images/illu.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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