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+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75245 ***
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+ UN AFRICAIN
+
+ MANUEL
+ DE
+ POLITIQUE MUSULMANE
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+ ÉDITIONS BOSSARD
+ 43, RUE MADAME, 43
+ PARIS
+
+ 1925
+
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+
+Copyright by Éditions Bossard, Paris, 1926.
+
+
+
+
+AVANT-PROPOS
+
+
+Ce petit ouvrage est un livre de bonne foi; il résume une expérience de
+dix années en terre musulmane vécues au cœur des grandes villes maures
+du Maghreb ou à travers le rude bled berbère. Son seul prix réside dans
+son effort de clarté pour être véridique. On connaît mal l’Islam chez
+nous, et l’on déploie bien peu de soins afin de l’ignorer moins.
+
+Il y a bientôt quatre-vingts ans qu’Alexis de Tocqueville, dans un
+magistral rapport présenté à la Chambre des députés, au nom de la
+Commission des affaires d’Algérie, écrivait ces lignes: «Jusqu’à
+présent, l’affaire de l’Afrique n’a pas pris, dans l’attention des
+Chambres et surtout dans les conseils du Gouvernement, le rang que son
+importance lui assigne. Nous croyons qu’il peut être permis de
+l’affirmer, sans que personne en particulier ait le droit de se
+plaindre. La domination paisible et la colonisation rapide de l’Algérie
+_[nous dirions, aujourd’hui, de l’Afrique du Nord]_ sont assurément les
+deux plus grands intérêts que la France ait actuellement dans le monde;
+ils sont grands en eux-mêmes et par le rapport direct et nécessaire
+qu’ils ont avec tous les autres. Notre prépondérance en Europe, l’ordre
+de nos finances, la vie d’une partie de nos concitoyens, notre honneur
+national, sont ici engagés de la manière la plus formidable. On n’a pas
+vu jusqu’ici que les grands pouvoirs de l’État se livrassent à l’étude
+de cette immense question avec une préoccupation constante, ni qu’aucun
+en parût visiblement et directement responsable devant le pays. Nul n’a
+semblé apporter, dans la conduite des affaires d’Afrique, cette
+sollicitude ardente, prévoyante et soutenue qu’un gouvernement accorde
+d’ordinaire aux principaux intérêts du pays ou au soin de sa propre
+existence. Rien n’y a révélé jusqu’à présent une pensée unique et
+puissante, un plan arrêté et suivi. La volonté éclairée et énergique qui
+dirige toujours et contraint quelquefois les pouvoirs secondaires ne s’y
+est pas rencontrée.»
+
+Le temps écoulé n’a fait que donner plus de force à ces justes
+remarques. Puissent les quelques chapitres de mise au point qu’on va
+lire contribuer pour leur faible part à la formation d’un état d’esprit
+propre à favoriser dans la métropole l’établissement d’une politique
+musulmane réaliste, née de l’expérience des faits, pratiquée avec
+continuité, et qui, seule, pourrait permettre à notre pays de maintenir,
+au milieu d’un monde bouleversé, son rang de grande puissance africaine
+et méditerranéenne.
+
+
+
+
+MANUEL DE POLITIQUE MUSULMANE
+
+
+
+
+CHAPITRE I
+
+L’ISLAM ET NOUS
+
+
+La fermentation générale des esprits due à une guerre qui a détruit
+nombre de dogmes et d’habitudes politiques en les remplaçant souvent
+fort mal, et développé, de façon parfois subite et démesurée, certaines
+tendances latentes ou en germe, a été particulièrement sensible dans les
+pays de l’Islam, dont plusieurs s’agitaient, dès avant 1914, vers des
+évolutions contradictoires ou confuses.
+
+Les étapes de la transformation du monde musulman ont été si rapides
+qu’on croit assister depuis quelque dix ans aux changements à vue, semés
+de péripéties, d’un assez singulier film politique.
+
+Rappelons sommairement, pour fixer les idées, les épisodes principaux de
+ce spectacle.
+
+Le dix-neuvième siècle et le commencement du vingtième ont vécu en
+matière de politique islamique sur la formule de l’«homme malade». Il y
+a encore quinze ans, quatre groupements islamiques faisaient encore
+figure, aux yeux du monde, d’États indépendants. C’étaient le Maroc, la
+Turquie, la Perse et l’Afghanistan. Balkans, Russie et Angleterre
+guettaient les premiers symptômes, chez les trois derniers, d’une agonie
+qu’on espérait prochaine. En 1911, la Tripolitaine était annexée à
+l’Italie; trois ans plus tard, le traité d’Andrinople amputait gravement
+la Turquie. 1912 vit l’inauguration du Protectorat français au Maroc.
+Survint la grande guerre. Durant qu’elle se poursuivait, des projets
+d’accords ou de traités instituaient le dépècement méthodique de
+l’empire turc, consacré plus tard par le traité de Sèvres, aussi
+délicatement fragile que la pâte de ce nom. Le Protectorat de l’Égypte,
+proclamé au début de la guerre, était solennellement ratifié. Sitôt
+signée la paix de Versailles, le pacte anglo-persan du 9 août 1919
+remettait à l’Angleterre le contrôle de l’organisation de l’armée et des
+finances de la Perse, ce qui était un Protectorat déguisé.
+
+L’Afghanistan, où le Foreign Office comptait sur l’attitude anglophile
+de l’émir Habibullah, semblait virtuellement voué, dans un avenir
+proche, au même sort que la Perse.
+
+La chute définitive de la puissance politique de l’Islam semblait donc
+révolue. Mais ce n’était que sur le papier, et les surprises aussitôt
+commencèrent.
+
+Sous l’influence du malheur, des idées wilsoniennes et aussi grâce à
+l’action d’une tenace et adroite infiltration bolcheviste, habile à
+exploiter les fautes des Alliés, il se manifesta un immense ébranlement
+de l’Islam qu’on put suivre dans sa marche de l’est vers l’ouest, comme
+une lente secousse sismique. Ce fut d’abord l’éclosion, dans le réduit
+d’Anatolie, d’un nationalisme turc, patient et fort, durci par les
+épreuves. «Une nation, disait Renan, ne prend d’ordinaire la parfaite
+connaissance d’elle-même que sous la pression de l’étranger.» Ce fut le
+cas pour la Prusse en 1813 et pour la Turquie de 1919. Alors que
+Constantinople vivait paralysée sous les canons braqués des flottes
+alliées, Angora résista et triompha. Le résultat en fut une exaltation
+littéralement extraordinaire du nationalisme ottoman dont les péripéties
+de Lausanne ont pu fournir une idée, une transformation et un
+rajeunissement singulier du vieil empire d’Abdul-Hamid et dont le
+moindre signe n’est pas cette mesure révolutionnaire de politique
+intérieure portant suppression pure et simple du Califat.
+
+En Perse, le mouvement contre l’impérialisme anglais, exploité par les
+bolchevistes qui envahirent le pays, amena le retrait des troupes
+britanniques, et, en août 1921, deux ans à peine après le traité qui
+autorisait un espoir de mainmise absolue, lord Curzon dut reconnaître à
+la Chambre des lords l’échec complet de la politique anglaise.
+
+En Afghanistan, l’émir Amunallah, qui avait succédé à son père,
+assassiné, déclara la guerre à l’Angleterre et causa de vives
+inquiétudes au gouvernement de l’Inde; une paix fut signée à Kaboul qui
+affirma l’autonomie de l’Afghanistan, en déliant l’émir de son ancienne
+obligation de ne pas entretenir de relations diplomatiques avec d’autres
+pays que l’Inde anglaise[1].
+
+ [1] En conséquence, une légation française a été créée en Afghanistan.
+ En dépit de ses attaches avec Moscou, l’émir actuel semble très
+ favorable à la France et désireux d’entretenir avec elle des
+ relations cordiales. Saurons-nous profiter de l’occasion qui nous
+ est offerte de nous créer un puissant centre de renseignements en
+ même temps qu’une amitié solide en Asie Centrale?
+
+L’Égypte, après des efforts douloureux, a secoué sa tutelle. En
+Tripolitaine, grâce au gouvernement des «grands féodaux», en qui
+l’Italie avait placé une bien imprudente confiance, en même temps
+qu’elle promulguait, mue par un libéralisme ingénu et de façade, une
+constitution inapplicable, l’occupation effective, se trouva bientôt
+réduite à la seule ville et aux alentours immédiats de Tripoli.
+
+Cependant, dans la Régence, la publication bruyante du pamphlet
+antifrançais _La Tunisie martyre_, les promenades à Paris d’une
+délégation de jeunes intellectuels agités, soutenus en sous main par de
+«vieux turbans» aigris, les intrigues du palais beylical, furent
+l’indice d’une agitation autonomiste assez sérieuse, qui atteignit son
+comble peu de temps avant le voyage de M. Millerand, et contre laquelle
+il fallut promptement réagir. En Algérie, l’application inopportune de
+la loi de 1919 sur l’électorat permit aux fauteurs de troubles de semer
+du désordre. Enfin, au Maroc, si la zone française de l’Empire restait
+calme, la révolte du Riff contre les Espagnols et la proclamation toute
+nominale d’une république riffaine, signala, en même temps, qu’une
+adaptation un peu hâtive chez les frustes Berbères au formulaire
+politique, un singulier désir de se rendre indépendants d’un joug aussi
+maladroit que pesant.
+
+Ces mouvements divers, et tous à peu près concomitants, peuvent-ils être
+considérés comme le fruit passager du bouleversement que la guerre a mis
+dans les consciences? Ne manifestent-ils enfin qu’un de ces brefs
+sursauts d’énergie comme l’Islam, au cours de sa carrière, en a présenté
+quelquefois pour mieux retomber ensuite dans son apathie coutumière? Ou
+bien s’agit-il, sous le double choc des tribulations subies et de
+l’exemple fourni par l’Europe, d’une véritable renaissance, analogue à
+celles qui firent sortir en Occident les temps modernes du moyen âge, un
+immense _risorgimento_ dont on ne peut prévoir encore ni calculer le
+développement futur et les conséquences infinies pour l’avenir du monde?
+
+ * * * * *
+
+Une opinion longtemps soutenue, et qui paraissait déduite des faits,
+tend à démontrer que l’Islam est une puissance d’inertie, hostile à la
+civilisation occidentale, qu’elle repousse d’instinct. En dépit des
+apparences et de certains travestissements qui trompent les profanes non
+rompus à la pratique de ses hommes et de ses choses, l’Islam est
+intransformable et incapable dans sa substance même d’une évolution
+normale et profitable. Il constitue un bloc à tout jamais impuissant à
+se mettre de pair--d’énergie et d’âme--avec les nations occidentales. Le
+meilleur sort qui puisse advenir aux pays islamiques est qu’ils se
+placent, de gré ou de force, sous la tutelle de dominations étrangères
+dont la ferme direction leur accordera le bienfait de l’ordre qu’ils
+sont bien empêchés d’instituer par eux-mêmes. Renan avait proclamé cette
+thèse, qui semblait confirmée par presque tous les hommes d’action ou de
+pensée ayant vécu en terre d’Islam. Il y a une vingtaine d’années,
+colons, administrateurs ou officiers d’Algérie ou de Tunisie, vieillis
+sous le harnais, se trouvaient là d’accord. Lord Cromer fut aussi un
+interprète particulièrement autorisé de cette manière de voir lorsqu’il
+disait: «On ne peut pas réformer l’Islam, c’est-à-dire que l’Islam
+réformé n’est plus l’Islam, c’est autre chose.» (_Modern Egypt_, II,
+229).
+
+Et, à l’appui de cette constatation, les exemples semblent affluer.
+L’histoire montre le pitoyable état de l’Afrique du Nord durant le long
+interrègne entre les empires romain et byzantin et la domination
+française, où l’autochtone et l’Arabe, livrés à eux-mêmes, ne firent que
+piller et épuiser le pays, au milieu d’une anarchie irréductible.
+L’observation la plus élémentaire établissait encore naguère comme un
+triste privilège des pays orientaux le mépris des longs desseins,
+l’absence d’idéal et de vertus civiques, la concussion admise et élevée
+à la hauteur d’une institution, l’immense apathie traversée de courtes
+crises violentes et sans grande portée. Dans quel état de décrépitude et
+de décomposition interne n’avons-nous pas trouvé le Maroc, qui,
+actuellement soumis à notre obédience et plié à nos disciplines, sort
+presque trop vite de sa torpeur, et dont demain, peut-être, il faudra
+refréner l’essor inquiet et vite frondeur.
+
+D’ailleurs, chaque fois que l’Islam a brillé dans le monde d’un vif
+éclat, n’était-ce point seulement lorsque le contact d’une civilisation
+voisine lui infusait ses vertus actives et l’élevait en quelque sorte
+au-dessus de lui-même. La prospérité et les grâces charmantes des
+royaumes andalous au moyen âge, l’affinement et le goût de la
+spéculation joints à celui des affaires chez la population de Fez, ne
+sont-ils pas dus à l’abondante influence du génie juif, qui fit germer
+là des qualités qui sans lui ne seraient jamais venues à jour?
+L’exceptionnel rayonnement des dynasties saadiennes au Maroc, au début
+du dix-septième siècle, ne provient-il pas de ce que le Maghreb d’alors
+était en contact étroit et permanent avec l’Europe. Le Maroc était
+infiniment plus ouvert, il y a trois siècles, à tout ce qui venait
+d’Europe qu’au début du vingtième. L’époque des Sultans saadiens fut
+incomparablement brillante par l’étendue et l’activité des relations
+entretenues avec les nations chrétiennes: celles-ci fournissaient alors
+aux Sultans une garde prétorienne de renégats, des instructeurs pour les
+troupes, voire de hauts fonctionnaires, sans compter les ingénieurs, les
+architectes et les artistes.
+
+La fameuse bataille des Trois-Rois à El Ksar, où périt Don Sébastian,
+roi de Portugal, marque l’apogée de la puissance militaire marocaine à
+la fin du seizième siècle. Au point de vue maritime, il y eut des
+pirates et corsaires salétins tant que la Hollande et l’Angleterre
+voulurent bien fournir les navires et leurs agrès, et très probablement
+aussi capitaines et subrécargues, pour instruire les équipages et les
+mener, aiguillonnés par le goût du pillage, vers les chemins de
+l’aventure. La dynastie actuelle, née précisément de la réaction de
+puritains sahariens, bornés et barbares, contre cette infiltration
+chrétienne, pourtant si bénéfique, s’opposa radicalement à toute
+influence étrangère dans les destinées du Maghreb. Il s’ensuivit cette
+décadence profonde ou plutôt cette stagnation dans laquelle sommeillait
+encore le Maroc il y a quelque vingt ans. Si le Maroc avait évolué dans
+le sens où l’avaient engagé les princes saadiens, il serait rapidement
+devenu une Turquie occidentale.
+
+La Turquie et l’Égypte dominent incontestablement le monde musulman par
+leur facilité d’adaptation aux mœurs européennes; la cause n’en
+doit-elle pas être recherchée dans le mélange extrême de races, au cœur
+des grandes villes du Levant, qui a peuplé au dix-neuvième siècle les
+harems de nombreuses femmes d’origine chrétienne et assuré ainsi un
+apport non négligeable de sang occidental?
+
+Sans se laisser convaincre par tout cet étalage de raisons, les amis de
+l’Islam répondent que le monde musulman n’est pas cet organisme figé que
+seule une vue superficielle permet d’entrevoir. La civilisation
+sarrazine était, il y a huit ou neuf siècles, la plus florissante du
+monde, et Charlemagne un reître grossier auprès d’Haroun. L’Islam a pu
+présenter une longue période d’éclipse et de vie ralentie. Qui peut
+démentir que, sortant de son stade médiéval, il ne s’élance pas vers une
+période nouvelle où, tout en gardant son originalité propre, il vivra
+d’une existence régénérée et désormais sans lisière? L’Islam se trouvait
+hier au même point que la chrétienté au quinzième siècle, au début de la
+Réforme. «Il y a la même suprématie du dogme sur la raison, la même
+adhésion aveugle aux préceptes et à l’autorité, la même suspicion et la
+même hostilité à l’égard de la liberté de penser et de la science.»
+Cette attitude des Vieux-Croyants n’est-elle pas celle de l’Église
+catholique avant le grand mouvement de la Renaissance? Au demeurant, la
+pure doctrine islamique est peut-être moins fermée qu’on ne le croit au
+progrès, aux transformations nécessaires. En vertu du principe
+traditionnel de l’Idjmâ, le consentement de la majorité des musulmans à
+toute proposition nouvelle a force de loi. «Le principe de l’Idjmâ, a
+dit Goldziher, contient en germe la faculté pour l’Islam de se mouvoir
+librement et d’évoluer. Il offre un correctif opportun à la tyrannie de
+la lettre morte et de l’autorité personnelle. Il s’est affirmé, au moins
+dans le passé, comme le facteur primordial de la capacité d’adaptation
+de l’Islam.» Dans l’Inde, toute une école de libéraux musulmans, qui
+s’intitulèrent les néo-motazélites, en vint à préconiser une
+modernisation générale de l’Islam. «Rien n’est plus éloigné de la pensée
+du prophète, écrit un de ses principaux représentants, Si Kudda Bukhsh,
+que d’enchaîner l’esprit ou d’imposer des lois fixes et immuables à ses
+partisans. Le Coran est un livre qui doit servir de guide aux fidèles,
+mais non d’obstacle dans la voie de leur développement social, moral,
+légal et intellectuel.» Et il ajoute: «L’Islam moderne, avec sa
+hiérarchie sacerdotale, son fanatisme grossier, son ignorance effroyable
+et ses pratiques superstitieuses, est incontestablement une honte pour
+l’Islam du prophète Mahomet.» Et il conclut par la profession de foi
+libérale suivante: «L’Islam est-il hostile au progrès? Je répondrai
+délibérément non. Dépouillé de sa théologie, l’islamisme est une
+religion parfaitement simple. Son principe cardinal est la croyance en
+un Dieu unique et la croyance que Mahomet est son prophète. Le reste
+n’est qu’addition superflue[2].»
+
+ [2] Kudda Bukhsh. _Essays: Indian and Islamic_, p. 20, 24 (Londres,
+ 1912), cité par Lothrop Stoddard. _Le Monde nouveau de l’Islam_, p.
+ 41. Payot, 1923.
+
+D’ailleurs, la rigidité primitive de l’Islam, faite pour se garantir des
+atteintes que le contact d’autres religions pouvait porter à sa pureté,
+n’est guère plus de mise aujourd’hui. Le temps des grandes luttes
+religieuses semble terminé dans le monde. Il n’y a plus de croisades[3].
+La chrétienté est tolérante, et l’Islam également, qui vient de réaliser
+en Turquie une laïcisation assez radicale[4].
+
+ [3] Elles sont remplacées par les grandes luttes économiques et
+ sociales, davantage sanglantes et dévastatrices.
+
+ [4] «En Égypte, on a vu des prêtres prêcher dans les mosquées sur le
+ patriotisme, des cheikhs traiter le même sujet du haut de la chaire
+ d’une église, et les fidèles de tous les cultes prononcer le même
+ jour, à la même heure, la même prière pour demander la libération de
+ leur pays. De telles manifestations auraient été naguère
+ inconcevables.» (XX. L’Islam et son avenir. _Revue des Deux Mondes_,
+ 1er août 1921).
+
+ Le 11 décembre 1921, le prince héritier de Turquie, entouré des
+ membres de la famille impériale et des ministres, assisté du
+ grand-rabbin et des patriarches grecs et arméniens, inaugurait sur
+ une des places de la capitale un monument élevé à la gloire du pape.
+ On lisait cette inscription sur le socle de la statue: «Au grand
+ pontife, qui régna à une heure tragique du monde, à Benoît XV,
+ bienfaiteur des peuples, sans distinction de nationalité et de
+ religion, l’Orient.»
+
+L’Islam est certes davantage qu’une religion; il est aussi une
+dogmatique et une législation; il est enfin une civilisation qui confère
+à tous ses adeptes dans le monde une attitude commune devant les
+problèmes humains et divins, d’identiques façons, aux nuances près,
+d’imaginer, de raisonner métaphysiquement et de sentir. Or, le Japon
+possède aussi une civilisation originale et qui lui est propre; cela ne
+l’a pas empêché d’évoluer d’une façon surprenante en un demi-siècle; il
+est un exemple merveilleux d’une assimilation extérieure produite dans
+un laps rapide, tout en conservant à peu près intact le patrimoine moral
+qui faisait sa force.
+
+Rien ne fait donc obstacle, concluent les islamisants optimistes, à ce
+que l’Islam soit semblable à la chrétienté, qui a conservé sa religion
+en passant du moyen âge aux temps modernes et des temps modernes à la
+Révolution et à l’époque contemporaine; il peut se transformer
+complètement dans le domaine pratique sans que soit modifié en rien
+l’essentiel de ses croyances et de son idéologie. D’ailleurs, une
+religion qui compte 250 millions d’adeptes et recrute tous les ans des
+dizaines ou des centaines de milliers de néophytes, possède une telle
+vitalité et une telle puissance d’expansion que sa doctrine ne se peut
+altérer, en dépit de la modernisation des mœurs dans la masse des
+croyants. A la condition expresse, toutefois, que ses foyers primitifs
+ne soient pas soumis à un joug étranger et viciés pour ainsi dire dans
+leurs sources de rayonnement. La renaissance de l’Islam politique, dans
+le sens de son affranchissement, apparaît donc ainsi comme une nécessité
+vitale pour la conservation de l’Islam religieux et la continuation de
+son essor.
+
+Comme le Japon au milieu du dix-neuvième siècle, les États musulmans,
+plus spécialement la Turquie qui est à leur tête, doivent s’adapter ou
+disparaître. C’est ce qu’avaient compris, au cours du dernier siècle, en
+copiant gauchement les institutions européennes, Mahmoud II et Méhémet
+Ali, puis les premiers Jeunes-Turcs de 1876, qui tentèrent l’essai
+éphémère d’un parlement. Comme celle de tous les précurseurs, l’œuvre
+des uns et des autres, trop prématurée, après avoir jeté un faible
+éclat, échoua; elle fut reprise en 1908 par la génération qui suivit et
+qui fit la révolution à la fois en Perse et en Turquie. Malheureusement
+l’entreprise manquait encore d’une base assez solide: les esprits et les
+cœurs n’étaient pas encore mûrs pour donner un soutien efficace aux
+institutions nouvellement implantées. Les minorités turques et persanes
+qui dirigeaient cet effort ne s’appuyaient pas sur une opinion publique
+puissante, n’étaient pas soutenues par la pression d’un grand mouvement
+populaire.
+
+Il fallut l’éclosion d’un nationalisme, lui-même issu des malheurs de la
+guerre et des appétits non déguisés des nations européennes et se
+substituant au panislamisme de naguère, pour amener la renaissance
+actuelle de l’activité politique de l’Islam.
+
+ * * * * *
+
+Le panislamisme est chronologiquement le premier grand mouvement de
+réaction qui se soit dessiné en Islam contre l’envahissement par les
+puissances européennes des pays orientaux tombés, à la fin du
+dix-huitième siècle, dans ce profond état d’anarchie et de caducité dont
+le Maroc d’il y a vingt ans nous donnait encore une assez exacte idée.
+
+L’éphémère agitation wahabite, courte dans l’espace et la durée, mais
+profonde de conséquences par son caractère de renaissance religieuse et
+de rénovation de l’esprit public, la propagande senoussiste et la
+multiplication des confréries religieuses, l’action personnelle
+d’Abdul-Hamid et de son grand agent de publicité Djemal-ed-Din marquent,
+en un peu moins d’un siècle, les grandes étapes du panislamisme dans le
+Proche-Orient.
+
+Le panislamisme, qu’il importe de bien définir, est en premier lieu
+l’affirmation posée comme principe et l’extension admise comme but de la
+solidarité morale qui lie entre eux tous les musulmans; c’est ensuite la
+conviction que l’Islam possède en lui des forces spirituelles assez
+puissantes pour assurer sa régénération matérielle et son prestige.
+L’Islam peut s’inspirer de toutes les transformations politiques,
+juridiques et sociales, ainsi que des méthodes qui font la vigueur
+constitutive des nations occidentales, mais il doit se les assimiler par
+une élaboration personnelle et non les copier servilement, les utiliser,
+mais en les pliant à la forme de son génie. C’est la notion du _fara da
+se_. Elle est parfaitement développée dans l’ouvrage _Le Réveil des
+peuples islamiques au quatorzième siècle de l’Hégire_, paru au Caire
+quelques années avant la guerre et dont l’auteur est un jeune Égyptien,
+Yahya Seddik, licencié en droit de l’Université de Toulouse, devenu juge
+dans son pays. Quoiqu’il ait écrit près de dix ans avant le cataclysme
+européen, Yahya Seddik avait prévu l’imminence de la guerre européenne.
+«Contemplez, écrit-il, ces grandes puissances qui se ruinent en
+armements effrayants, qui comparent leurs forces réciproques d’un œil de
+défiance, se menacent l’une l’autre, contractent des alliances qu’elles
+rompent continuellement et qui présagent ces chocs terribles qui mettent
+le monde sens dessus dessous et le couvrent de ruines, de feu et de
+sang! L’avenir est à Dieu, et rien ne dure que sa volonté.»
+
+Yahya Seddik considère le monde occidental comme dégénéré. «Cela
+signifie-t-il que l’Europe, notre guide éclairé, ait déjà atteint le
+sommet de son évolution? se demande-t-il. A-t-elle déjà épuisé sa force
+vitale en deux ou trois siècles de surmenage? En d’autres termes,
+est-elle déjà frappée de sénilité et sera-t-elle bientôt réduite à
+abandonner son rôle civilisateur à d’autres peuples moins dégénérés,
+moins neurasthéniques, c’est-à-dire plus jeunes, plus robustes, plus
+sains qu’elle? A mon avis, l’Europe a atteint actuellement son apogée,
+et son expansion coloniale immodérée est un signe non de force, mais de
+faiblesse. En dépit de l’auréole de tant de grandeur, de puissance et de
+gloire, l’Europe est aujourd’hui plus divisée et plus fragile que jamais
+et elle masque mal son malaise, ses souffrances et son angoisse. Sa
+destinée s’accomplit inexorablement.
+
+«Le contact entre l’Europe et l’Orient nous a fait beaucoup de bien et
+beaucoup de mal: beaucoup de bien au point de vue matériel et
+intellectuel, beaucoup de mal au point de vue moral et politique.
+Épuisés par de longues luttes, énervés par une civilisation brillante,
+les peuples musulmans n’ont pu que ressentir un malaise; mais ils ne
+sont pas frappés au cœur, ils ne sont pas morts! Ces peuples vaincus par
+la force du canon n’ont en rien perdu leur unité, même sous les régimes
+d’oppression auxquels les Européens les ont longtemps assujettis...
+
+«J’ai dit que le contact de l’Europe nous a été salutaire et au point de
+vue matériel et au point de vue intellectuel. Ce que les princes
+musulmans partisans de réformes désiraient imposer de force à leurs
+sujets est réalisé cent fois aujourd’hui. Au cours des vingt-cinq
+dernières années, nos progrès dans les sciences, les lettres et les arts
+ont été si considérables que nous pouvons parfaitement espérer être,
+dans tous ces domaines, égaux de l’Europe en moins d’un demi-siècle...
+
+«Une ère nouvelle s’ouvre pour nous avec le quatorzième siècle de
+l’Hégire, et ce siècle heureux doit marquer notre renaissance et notre
+grand avenir! Un nouvel esprit anime les peuples musulmans de toutes
+races; tous les mahométans se pénètrent de la nécessité du travail et de
+l’instruction. Nous désirons tous voyager, faire des affaires, tenter la
+fortune, braver des périls. On voit chez les mahométans, en Orient, une
+activité surprenante, une animation inconnue il y a vingt-cinq ans. Il
+existe aujourd’hui une véritable opinion publique en Islam.»
+
+L’auteur conclut ainsi: «Tenons bon! Chacun pour tous, et espérons,
+espérons, espérons! Nous sommes lancés sur le chemin du progrès;
+profitons-en! C’est la tyrannie même de l’Europe qui a opéré notre
+transformation! C’est notre contact avec l’Europe qui favorise notre
+évolution et hâte l’heure inéluctable de notre réveil. Ce n’est qu’une
+répétition de l’histoire, la volonté de Dieu qui s’accomplit en dépit de
+toute opposition et de toute résistance... La tutelle de l’Europe sur
+les Asiatiques devient de plus en plus nominale. Les portes de l’Asie se
+ferment aux Européens! Nous entrevoyons certainement devant nous une
+révolution sans parallèle dans les annales du monde. Un nouvel âge est
+proche![5]»
+
+ [5] Cité par Lothrop Stoddard. _Le Nouveau monde de l’Islam_, p. 79 à
+ 81. Payot 1923.
+
+Il y a plus de quinze ans que ces lignes ont été écrites. L’état
+d’esprit qu’elles dénotent n’a fait, au lendemain de la guerre, que se
+préciser davantage et s’étendre en cercles de plus en plus agrandis. Il
+s’est manifesté très nettement dans le mouvement égyptien en vue de
+l’indépendance et plus dernièrement à la Conférence de Lausanne. «Les
+Turcs vivent dans un rêve de gloire militaire et d’omnipotence absolue,
+écrivait un journaliste accrédité près de cette réunion diplomatique;
+ils méprisent l’Occident, ses coutumes, ses lois et ses mœurs, et se
+croient capables, avec leurs 200.000 hommes, d’aller cette fois beaucoup
+plus loin que sous les murs de Vienne. Un d’eux disait hier à un
+Européen: «Me trouvez-vous très différent d’un Français ou d’un Anglais
+quand je vous parle? Croyez-vous pourtant que j’ai reçu une éducation
+européenne? Tout ce que je sais, je l’ai appris chez moi; je suis soumis
+à des lois turques, à une morale turque, et vous devez convenir que je
+suis quand même votre semblable.» Qu’il s’agisse du plus humble
+fonctionnaire de la délégation ou de ses chefs, c’est la même
+exaspération de l’individualisme, le même orgueil déçu, la même crainte
+d’être traités en inférieurs, la même méfiance envers l’Occident[6].»
+
+ [6] P. de Lacretelle. _Journal des Débats_, édit. hebd., 5 janvier
+ 1923.
+
+Le grand mouvement de diffusion islamique inauguré par
+Djemal-el-Din-el-Afghani se poursuit, de plus en plus vivace. Les
+circonstances l’ont aidé puissamment. L’extrême commodité et le bon
+marché des communications, le télégraphe, la presse[7] facilitent
+étrangement cette interpénétration de toutes les parties de l’Islam.
+Notre Afrique du Nord est à cet égard un champ d’observation fort
+intéressant. L’évolution s’y accomplit sous nos yeux avec une singulière
+rapidité. On sait les turbulentes manifestations qui ont éclaté dans la
+Régence de Tunis, sitôt après la guerre, ainsi que les incidents qui ont
+marqué en 1919 la campagne électorale en Algérie. Le Maroc était, avant
+la guerre, profondément indifférent au reste de l’Islam, avec lequel il
+ne communiquait guère qu’à l’occasion des pèlerinages de la Mecque.
+L’opinion de Stamboul le laissait froid. Le vieux Maghreb vivait comme
+isolé dans son empire du Soleil-Couchant, sis entre l’Atlas et la mer
+des Ténèbres, et les bruits du dehors ne troublaient ni même ne
+sollicitaient sa curiosité. Or, le voilà qui sort de son séculaire
+dédain pour l’Orient méditerranéen, s’intéresse aux affaires ottomanes,
+se réjouit, avec nous d’ailleurs, du triomphe de Moustapha-Kémal; et les
+jeunes habitants de Fez circulent autour de Karaouyne avec sous leurs
+tapis de prières les journaux de Tunis ou du Caire que laisse filtrer la
+censure, et les autres, plus subversifs, venus parfois de fort loin par
+les mains des moqaddems ou quêteurs des confréries religieuses.
+
+ [7] En 1900, il n’y avait pas plus de 200 journaux de propagande dans
+ tout le monde musulman. En 1906, il y en avait 500, et en 1914 il y
+ en avait plus de 1.000. Cf. Servier. _Le Nationalisme musulman_, p.
+ 182. Le chiffre actuel doit être encore plus considérable.
+
+Beaucoup plus récent que le panislamisme, mais davantage fécond en
+résultats positifs, le nationalisme est venu donner des directives plus
+concrètes aux aspirations des peuples islamiques.
+
+En Égypte, au Hedjaz, mais surtout en Turquie qui tient la tête de la
+renaissance islamique en cours, l’idée de patrie jusqu’alors diluée dans
+le concept vague d’une grande communauté islamique aux limites
+élastiques ou au contraire rétrécie aux limites de la tribu et du clan,
+s’est constituée au cœur des masses avec une vigueur insoupçonnée.
+L’Islam turc, menacé, a saisi d’instinct la valeur en quelque manière
+axiale de l’idée de patrie pour la sauvegarde de son indépendance. Elle
+seule permettait de réunir toutes les forces éparses, de les intégrer
+dans un même idéal, en un mot de faire front. Peut-être le Proche-Orient
+a-t-il eu la vision dans le passé de la tragique destinée du peuple
+juif, éternel opprimé parce que sans patrie, toujours brimé parce que
+destiné à camper chez les autres. La guerre, partout dans le monde,
+paraît avoir exaspéré chez les moindres groupes ethniques un désir
+d’individualisme et d’indépendance. Les réformateurs de 1908, proclament
+les nationalistes turcs d’à présent, étaient des idéologues, s’exaltant
+aux idées de liberté, d’égalité, d’un progrès théorique; nous nous
+inspirons, nous, de l’idée nationale[8]. Désir, avant tout,
+d’affranchissement: il faut libérer la Turquie de la tutelle politique
+de l’Europe, d’abord être maître chez soi. «Lorsqu’on interroge les
+Turcs à ce sujet, la réponse ne varie guère: «Qu’importe la grandeur de
+notre pays, pourvu que nous soyons maîtres chez nous! Les questions
+territoriales ont moins d’importance à nos yeux que celles qui visent
+ces garanties financières et économiques que vous nous demandez et qui
+vicient notre indépendance. Nous nous contenterions d’une seule province
+si nous étions sûrs d’être débarrassés complètement de toute
+capitulation.» Cette unanimité prouve jusqu’à quel point les clauses sur
+lesquelles la rupture s’est faite à la première Conférence de Lausanne
+constituaient pour les Turcs un point sensible presque affectif...
+«Pourquoi nous demander des garanties spéciales, ont-ils l’air de nous
+dire, alors qu’on n’en exige pas d’autres États?» N’est-ce pas
+considérer le peuple turc comme incapable et inférieur?[9]»
+
+ [8] Maurice Pernot. _La Question turque_, p. 42, Paris 1923.
+
+ [9] P. Gentizon. L’état d’esprit en Turquie; _Le Temps_, février 1923.
+
+C’est bien par cet ardent désir de vivre libres et d’organiser leurs
+destinées nationales afin de continuer à faire figure dans le monde,
+désir traduit souvent par d’excessives et injustes susceptibilités, que
+se manifeste chez les Turcs le germe vivace et gros de promesses d’une
+renaissance qui entraînerait vraisemblablement tout l’Islam à sa suite.
+
+La Turquie joue donc l’expérience entreprise par le Japon il y a
+soixante-dix ans. Figurant aujourd’hui par son développement et la
+valeur de ses élites au premier rang de l’Islam, elle peut créer chez
+elle, par la vertu de son exemple et le modèle de ses disciplines, une
+profonde transformation de ses conditions d’existence. Le sort moderne
+de l’Islam, de Mogador à Téhéran, est suspendu tout entier aux chances
+de cette réussite.
+
+La première démarche de cette renaissance est déjà effectuée: elle est
+d’ordre politique et militaire. C’est beaucoup comme indice, c’est
+encore peu comme réalisation effective. La principale condition du
+relèvement d’un peuple est accomplie; l’assise est fondée; il reste à
+bâtir.
+
+Le législateur primaire et léger de 1908 a cru à la vertu des réformes
+hâtives et «plaquées» pour transformer la nation. Elles ne vécurent que
+sur le papier. Il y a un mot d’Auguste Comte, que tous les réformateurs
+peuvent méditer, sur l’erreur de «confier aux lois le soin de solutions
+qui doivent être réservées aux mœurs». Les réformes ne valent qu’autant
+que le terrain social et moral a été aménagé suffisamment pour les
+rendre fécondes; si elles n’existent que dans leur lettre seule, leur
+vitalité est éphémère.
+
+L’œuvre de volonté entreprise par le Gouvernement d’Angora, ayant
+triomphé à l’extérieur, doit maintenant s’atteler à la grande besogne de
+l’intérieur. Il ne s’agit ni plus ni moins que de construire une nation
+moderne; tout demeure à faire dans l’instruction publique, la
+législation, l’économie sociale. Ce n’est pas là travail d’un jour,
+d’autant qu’en adaptant la Turquie aux exigences de la vie
+internationale, il faut conserver intactes les aspirations du peuple
+turc et de l’Islam, ce qui constitue, pour l’un et l’autre, leur
+armature, leur ressort et leur raison d’être.
+
+La tentative de la Turquie, sur laquelle est posée l’attention de
+l’Islam tout entier, offre pour l’avenir du monde un exceptionnel
+intérêt. Il serait vain de s’étendre sur des anticipations prématurées.
+Mais est-il permis cependant de décréter _a priori_ comme impossible le
+fait de voir jamais une Turquie fortement constituée, aux portes de
+l’Europe, devenir le noyau d’un esprit fédéraliste musulman s’étendant
+de l’Atlantique au golfe Persique? Et l’idéal de ce fédéralisme ne
+serait-il pas dans la formation d’États-Unis d’Islam libérés de toute
+attache avec les anciennes nations suzeraines? Le Congrès panislamique
+qui a eu lieu à Sivas au début de 1921 paraîtra peut-être alors comme
+l’indice précurseur de l’événement.
+
+ * * * * *
+
+Une pensée politique digne de ce nom se doit de suivre les aspirations
+et les courants qui traversent les groupes islamiques. En France, une
+telle préoccupation s’impose plus que partout ailleurs. Notre empire
+nord-africain nous tient par tant de liens, il constitue à un tel point
+l’assise de notre puissance méditerranéenne que tout ce qui touche à sa
+conservation ou à sa sauvegarde prend aujourd’hui une valeur inusitée.
+Gouverner, répète-t-on souvent, c’est prévoir, et prévoir, c’est d’abord
+être attentif. Il faut observer pour comprendre et agir en connaissance
+de cause. Devant les prétentions qu’élèvent certaines minorités, les
+excitations qu’elles subissent et répandent à leur tour, déformées, au
+sein de masses ignares, les propagandes dont elles sont sollicitées, on
+ne saurait trop voir clair et veiller; un feu qui couve, s’il se déclare
+brusquement, peut enflammer des foules impulsives qui confondent une
+émancipation dont elles ne peuvent saisir les termes ni les bornes avec
+une aveugle xénophobie ou un retour à l’anarchie trop naturelle à leurs
+penchants.
+
+En cette matière, qui est sérieuse, une haute impartialité, qui n’est
+pas exclusive d’une sympathie et d’une sollicitude profondes, doit nous
+prémunir contre tout ce qui est étranger à son dessein; celui-ci
+consiste en l’adoption de points de vue et de solutions réalistes. Dans
+les chapitres de ce petit livre, il s’agit avant tout d’une mise au
+point permettant à tout lecteur sans parti pris d’embrasser les données
+du problème et d’en apprécier l’importance unie à la souveraine
+actualité.
+
+Il nous est, en effet, plus que jamais nécessaire d’avoir ce qu’on est
+convenu d’appeler une «politique musulmane». Et pour qu’elle ne soit pas
+un mot vide, il est peut-être opportun de la préciser.
+
+Tous les problèmes touchant la «politique musulmane» ont été obscurcis à
+la fois par des romanciers amateurs de turqueries, des publicistes peu
+avertis ou exploitant une veine alimentaire, des politiciens en mal de
+réclame. Il serait bon, une fois pour toutes, de réagir contre des
+courants d’idées aussi troubles au moyen de considérations qu’inspirent
+le seul examen du réel et l’élémentaire souci de la bonne foi.
+
+«Politique musulmane» est le sésame des parlementaires et des
+journalistes qu’intéressent peu ou prou, et pour des raisons variées,
+les choses de l’Afrique du Nord, de la Syrie ou d’ailleurs. On le
+prodigue même un peu à tort et à travers. Toutefois les esprits
+évidemment lunatiques, que l’à peu près satisfait mal, s’étonneront
+peut-être du caractère étrangement vague de ce terme et de son épithète.
+
+«Politique musulmane», cela sonne bien dans un discours, mais a-t-on
+jamais entendu parler d’une politique protestante ou bien bouddhiste,
+voire mormone? La France est une puissance musulmane, comme on dit, et
+il y a une solidarité entre tous les musulmans, du fait de leur religion
+identique; voilà qui est bien entendu. Mais il y a des Espagnols, des
+Allemands, des Autrichiens, des Français catholiques et protestants,
+comme il y a des Hindous, des Turcs, des Marocains, des Soudanais
+musulmans, et cette étiquette confessionnelle ne constitue encore à
+présent entre eux qu’un lien politique nul dans un cas, très faible dans
+l’autre. Nous avons, nous devons avoir, en tout cas, des politiques
+turque, algérienne, marocaine, syrienne aussi, si l’on veut bien. Nous
+n’usons pas partout de procédés identiques. Cela va sans dire,
+objectera-t-on; certes, mais, comme disait un homme d’esprit, cela irait
+encore bien mieux en le disant. Les formules toutes faites présentent un
+écueil. La politique est un mot dont le contenu doit être souple et non
+rigide; le seul critérium d’une bonne politique française, en pays
+musulman comme ailleurs, est le prestige moral et matériel de la France;
+et si les voies de cette politique sont quelquefois dissemblables,
+suivant le lieu et le moment, c’est afin d’être davantage précises et
+mieux adaptées à leur objet.
+
+En vérité, ce terme, cette idée même de «politique musulmane» est à la
+fois concomitante et corollaire de celle qui a présidé à la conception
+d’un ministère ou sous-secrétariat de l’Afrique du Nord. Le projet d’un
+ministère de l’Afrique du Nord a eu du succès quelque temps. Il subit à
+présent une éclipse; soyez sûrs qu’il s’imposera à nouveau quelque jour
+avec force et insistance. Il correspond à un besoin de symétrie verbale.
+N’avons-nous pas l’Afrique Occidentale, l’Afrique Équatoriale? Il faut
+l’Afrique Septentrionale, troisième entité, pour faire pendant, même si
+le désir d’unification artificielle, dans le troisième cas, doit
+l’emporter sur toutes considérations d’opportunité. Toujours le même
+appétit de généralisation abusive autour d’une formule, fût-ce au mépris
+des réalités et des faits, qui seuls comptent[10].
+
+ [10] Voir note I à la fin du volume.
+
+Cette réserve établie, il reste à déterminer les notions générales et
+effectives qui peuvent se grouper sous la formule un peu trop élastique,
+mais commode et qu’on adopte par suite, de «politique musulmane».
+
+La politique musulmane, les gens qui en vivent ont intérêt à faire
+croire qu’elle est une chose très compliquée; ses arcanes ne seraient
+familières qu’aux initiés et le commun des mortels n’y entendrait rien.
+
+Faisons descendre la politique musulmane du ciel sur la terre, comme un
+illustre le fit jadis de la philosophie. Développements oratoires,
+philosophiques et sociaux mis à part, ce qu’on nomme politique musulmane
+peut se résumer en quatre propositions:
+
+1º Il faut d’abord connaître l’Islam et les musulmans avant d’en parler
+et surtout d’agir à leur endroit.
+
+Ce sera là l’objet de notre chapitre _Les Dangers de l’islamomanie_.
+
+2º Pour qu’une nation européenne puisse agir efficacement en Islam, il
+faut d’abord qu’elle s’impose par la force matérielle et l’éclat moral à
+la fois sur les peuples qui doivent être mis en tutelle ou le sont déjà,
+et sur ceux libres ou récemment affranchis dont elle veut acquérir des
+avantages ou simplement des égards. Le _Memento tu regere_ devient en
+l’occurrence un principe politique imprescriptible.
+
+3º Il faut accorder aux musulmans que nous avons charge de régir ou de
+«protéger» ce qu’ils réclament raisonnablement et correspond à leurs
+besoins et à leur mentalité.
+
+Le chapitre _Les Bienfaits nécessaires_ sera consacré à l’examen de
+cette simple vérité.
+
+4º Il ne faut pas imposer à ces musulmans ce qu’ils ne demandent pas et
+ne correspond ni à leurs besoins ni à leur mentalité, c’est-à-dire des
+_bienfaits périlleux_.
+
+Dans un chapitre de conclusion, nous tirerons de ce rapide examen une
+idée générale de ce que doit être _Le Rôle français en Islam_.
+
+ * * * * *
+
+La politique musulmane n’est ni ne doit être une somme de recettes
+mystérieusement élaborée dans des bureaux parisiens par de soi-disant
+spécialistes, d’après des données fournies par des informateurs parfois
+douteux; elle ne réside pas non plus dans un programme aveuglément
+libéral, conçu dans l’abstrait, dont le seul énoncé doit faire
+théoriquement bondir de joie les cœurs de tous les musulmans des
+colonies et protectorats; c’est à la fois plus et moins.
+
+La politique musulmane n’a pas d’autres ressorts ni d’autres secrets que
+toute politique digne de ce nom, passée, présente et future. Elle
+demande une connaissance froide et raisonnée des problèmes, la
+compréhension de leur diversité, l’intelligence précise de leur portée
+et de leurs résultats. Elle veut par surcroît de l’attention et de la
+prudence, l’une et l’autre excluant toute sentimentalité, aussi inutile
+que dangereuse, tout emballement regrettable et tout jugement
+aventureux. Elle réclame en un mot ce qui est le fin mot de toute
+politique: une souple adaptation au réel.
+
+Il y a plus de vingt-cinq ans, le meilleur Gouverneur général qu’ait
+peut-être eu l’Algérie, M. Jules Cambon, disait ces paroles que bien de
+ses successeurs auraient pu méditer: «Ne cherchez pas à doter ce pays
+d’institutions qui se heurtent aux traditions du passé; donnez-lui, au
+contraire, un administrateur capable de pénétrer la complexité de
+l’œuvre qui lui est confiée et muni de pouvoirs qui lui permettent de
+tenir compte d’intérêts en apparence opposés et d’approprier son action
+à la nature diverse des hommes et des choses.»
+
+Le seul secret de la politique musulmane gît dans ce conseil d’attitude
+circonspecte et d’entreprise avisée que traduisent ces quelques lignes
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+LES DANGERS DE L’ISLAMOMANIE
+
+ L’Orient, l’Orient, qu’y voyez-vous, poètes?
+
+ Victor Hugo.
+
+
+Le sens commun enseigne qu’il est convenable, avant de parler d’un
+sujet, de le connaître. L’expérience montre, en outre, qu’à négliger
+cette précaution, on s’expose à donner dans l’erreur et à en subir de la
+confusion. Mais le domaine de la connaissance serait bien sévère si des
+licences n’y étaient permises dont le sens commun, au profit de
+l’imagination ou du sentiment, a fort à souffrir.
+
+Nous avons, Français que nous sommes, l’habitude de parer la réalité de
+tous les nuages brillants nés de notre enthousiasme ou du goût du
+moment.
+
+C’est là l’histoire de nos amitiés politiques. Nous avons chéri la Grèce
+de Canaris («_En Grèce, en Grèce, allons, poète, il faut partir_»), la
+Pologne de 1830 («_Nous vivons surtout en Pologne_», disait Louis
+Blanc), l’Italie de Garibaldi. Nous avons cultivé, plus tard, la Russie
+des emprunts, salué frénétiquement l’Amérique du Président Wilson.
+
+Le temps, impeccable metteur au point, nous a guéris de beaucoup
+d’engouements passés; notre tempérament nous en réserve de futurs.
+
+La France, devenue grande puissance en terre d’Islam, où elle sut
+acquérir, à la fois dans les territoires de son empire et hors de leurs
+limites, des amitiés anciennes et précieuses, doit à sa tradition, aux
+nécessités de sa politique, à son rôle de tutrice, enfin à sa loyauté
+nationale, de manifester à l’Islam une générosité de cœur sans réserve.
+Il en est bien ainsi. Toutefois notre sympathie, si vive, si justifiée
+qu’elle soit, ne doit pas faire tort à la clairvoyance de notre
+intelligence politique.
+
+Notre bienveillance agissante pour l’Islam ne peut qu’avoir à gagner
+d’être lucide et de se débarrasser du brouillard fantasmagorique dans
+lequel le snobisme ignorant de la plupart et l’intérêt de quelques-uns
+semblent avoir à cœur de la noyer. En parlant ici d’islamomanie, nous
+voudrions essayer de dissiper les dernières nuées d’un malsain
+romantisme politique au profit d’une vision réaliste qui, seule, ne
+saurait donner de mécomptes et permettrait à une opinion avertie de
+s’établir, allégée de toutes scories d’ordre sentimental ou idéologique.
+
+Il y a un Islam conventionnel en littérature d’imagination et en
+littérature politique, comme il y a, en peinture, un Orient
+conventionnel aux poncifs rebattus.
+
+M. Louis Bertrand, dont le ferme esprit s’est le plus nettement élevé
+contre la tournure d’esprit déformante que nous dénonçons ici, raconte
+quelque part qu’à Constantinople l’ambassadeur Constans, Toulousain
+plein de malice, répondait un jour à un touriste naïf: «Vous croyez que
+la mosquée Y... vous intéressera? Allons donc, c’est parce que Z... a
+écrit un papier là-dessus. Oui, si Z... n’avait pas écrit son papier,
+personne n’irait voir la mosquée Y...» L’intonation, le nasillement
+goguenard à la Vincent Hyspa du fameux tombeur du boulangisme, devaient
+donner à cette réflexion empreinte de bon sens une saveur encore plus
+grande que celle qu’on en goûte à la simple lecture.
+
+Hélas! que de gens, s’ils n’avaient pas lu des papiers de tel ou tel, ne
+trouveraient dans l’Islam africain, au clair ciel près, qu’un affreux
+mélange de masures, d’immondices et d’indigentes velléités artistiques.
+Nous avons vu nous-mêmes des gens cultivés, et qui avaient voyagé,
+s’extasier avec bruit devant les gentils stucages des médersas de Fez et
+pousser des exclamations ravies qui se seraient sans doute traduites
+avec moins d’entrain, mais de façon plus légitime, devant les tombeaux
+des Médicis ou l’église de Brou. Nous avons entendu traiter de
+«merveille unique» les jardins de l’Aguedal, à Marrakech, grande
+oliveraie ceinte de remparts à qui, certes, l’écran neigeux de l’Atlas
+forme un beau fond de tableau. Mais les personnes qui s’exaltaient
+ainsi, quelle épithète en réserve n’eussent-elles point gardée en
+l’honneur des jardins Boboli, des terrasses des Borromées ou du parc de
+Versailles? Il semble bien que le «mirage oriental» s’impose
+immédiatement comme verres colorés devant la vision de nombre de nos
+compatriotes qui mettent le pied sur la terre d’Afrique.
+
+Un peintre qui décrivait en une admirable langue tout ce que son pinceau
+ne pouvait exprimer, Fromentin, nous a donné, il y a plus d’un
+demi-siècle, dans deux livres célèbres, des impressions visuelles et
+intellectuelles de l’Afrique qui sont sobres, justes et belles.
+Gobineau, dans ses immortelles _Nouvelles asiatiques_, a tracé de
+l’Islam un tableau moral d’une touche toute stendhalienne, peu appuyée,
+parfaite. D’autres littérateurs, qui, il est vrai, n’étaient pas
+peintres ni historiens, ne s’en sont point tenus à la salutaire formule
+du «rien de trop». De grands écrivains, d’ailleurs, poètes en prose
+tissant de somptueuses rêveries, ont mis à la mode un Islam décoratif et
+conventionnel de la même veine, à peine démarquée, que celle des
+_Orientales_ et de Byron. Le résultat en est, comme l’a écrit Louis
+Bertrand, que «les mots d’Islam, de Maghreb, de Hedjaz, employés à tort
+et à travers par des gens qui n’ont aucune idée de ce que c’est, ont
+fini par prendre chez nous un sens quasi mystique. On ne les prononce
+qu’avec un air béat et content de soi. On s’en gargarise
+littéralement...»
+
+Cet Orient de bazar, qu’on dirait tiré de mauvaises chromolithographies,
+sévit plus que jamais en France. On ne saurait trop mettre en défiance
+contre lui, puisqu’il contribue à installer dans les cervelles des idées
+et notions complètement «à côté». On a représenté au théâtre Antoine,
+l’un de ces hivers derniers, une assez mauvaise pièce où une aimable
+Parisienne, au goût éclectique, tour à tour amoureuse et oublieuse d’un
+caïd marocain ahurissant, après diverses mésaventures dans un palais de
+Fez à la comique couleur locale (eunuques et cimeterres), était enfin
+empoisonnée par ce Maure de la place Clichy, chez qui les farouches
+instincts se révélaient en une crise de jalousie vengeresse. C’est
+Othello chez la portière. Dans un livre récent, un auteur célèbre,
+d’ordinaire mieux inspiré, nous plante un autre seigneur africain, sorte
+de Narr’Havas pour journal de modes, invraisemblable et truqué, qui en
+vient à renoncer par chevalerie à des profits pécuniaires sérieux (_rara
+avis!_) pour ne pas faire pleurer les beaux yeux de la femme aimée par
+son ami, un officier français.
+
+Ces atrocités prévues ou ces berquinades font bien rire les gens
+avertis, mais la grande masse des spectateurs ou lecteurs se
+représentent, bon gré mal gré, l’Islam, et plus spécialement l’Algérie
+et le Maroc, comme peuplés de pareils polichinelles, et il n’y a
+vraiment aucun profit à répandre ou à accréditer d’aussi absurdes
+fables.
+
+L’admiration pour les burnous drapés, les couchers de soleil sur les
+palmeraies et le plâtre polychrome, ainsi que pour les conflits de beaux
+sentiments entre pachas et giaours, conduit par une voie rapide à
+l’émerveillement devant la religion, la tradition, la science arabes.
+Cette variété de snobisme est en même temps plus délicate et dangereuse
+si elle se manifeste en terre d’Islam même. Un mur de sentiments et de
+susceptibilités sépare en ce domaine l’Occidental du Musulman. Celui-ci
+s’offusque d’un dilettantisme auquel il est fermé et qui lui paraît en
+même temps, chez l’Européen, constituer un reniement de sa propre foi,
+chancelante devant l’éblouissante lumière de l’Islam[11].
+
+ [11] Voir note II à la fin du volume.
+
+Bonaparte, en Égypte, croyait bien faire en se costumant en musulman et
+en allant discuter avec les ulémas; il organisait des fêtes de l’Être
+suprême sur les bords du Nil, où l’on disposait sur des autels jumeaux
+le Coran et la Bible. Ces manifestations, qui sont bien dans le goût de
+la mascarade révolutionnaire, ne sont pas de celles, qu’on en soit
+persuadé, qui ont le plus assis notre prestige sur la terre des
+Pharaons.
+
+La haute considération dans laquelle nous avons été toujours tenus
+là-bas provient de ce que nous n’avons jamais, par la suite, cherché à
+nous mêler de ce qui ne nous regardait pas, sur le terrain strictement
+musulman, et d’autre part et surtout de nos œuvres d’assistance et de
+charité. Ce sont, en effet, nos qualités morales qui séduisent le mieux
+les musulmans de toutes classes, notre générosité dans son sens le plus
+étendu. Ils n’apprécient que médiocrement, en leur ensemble, nos dons
+intellectuels et les hommages éclatants et extérieurs que nous rendons à
+leur religion les laissent froids dans le fond de leur cœur, encore
+qu’ils se croient obligés par politesse de nous remercier.
+
+Quant à la science arabe, irrémédiablement morte et désuète, faite de
+compilations d’auteurs grecs rédigées au moyen âge par des juifs, de nos
+jours recueil de formules vides que répètent sans se lasser des fkihs
+hébétés dans l’ombre des mosquées, l’intérêt que nous lui portons est
+tout juste celui que nous avons aujourd’hui pour l’œuvre de Guillaume
+d’Okkam ou d’Érigène. A tout le moins ne faut-il pas omettre qu’elle
+constitue un merveilleux instrument d’obscurantisme et de xénophobie
+étroitement bornée.
+
+L’islamomanie littéraire et artistique conduit à l’islamomanie
+politique. L’une et l’autre ont souvent un caractère alimentaire marqué
+et nourrissent leurs hommes. Ayez vécu quinze ou vingt ans en Islam,
+frôlé tous les milieux, assisté à toutes les misères, pénétré dans tous
+les recoins de l’âme musulmane par un commerce journalier, puis
+fréquentez les cercles ouverts ou fermés qui font profession en France
+de s’occuper de choses coloniales: on écoutera votre opinion d’une
+oreille distraite et toujours avec scepticisme. Amusez-vous, au
+contraire, à munir de quelques lettres de recommandation pour des
+personnages de la presse ou du Parlement le moindre porteur de chéchia,
+vaguement bachelier ou certifié de quelque chose; serinez-lui quelque
+petit discours sur les «aspirations» ou les «revendications» des
+Algériens, des Tunisiens ou des Marocains, et lancez-le à travers Paris,
+sa leçon bien apprise et le gousset garni: notre cadet fera recette. On
+écoutera gravement ce porte-parole de l’Islam nouveau; on prendra en
+note ses balivernes; on l’invitera, on le montrera aux amis; on le
+montera en épingle, il ne trouvera point de cruelles. Le Parisien, né
+badaud, s’émerveille toujours que des gens puissent être Persans. Et il
+est aussitôt disposé à les croire sur parole. C’est ainsi qu’un grand
+nombre d’hommes politiques ou d’écrivains se documentent sur l’Afrique
+du Nord, par des témoignages suspects de petits arrivistes ou de ratés
+aigris, recherchant les places ou la notoriété, minorité représentant
+elle-même une minorité de leurs pareils généralement peu considérée dans
+son pays d’origine.
+
+On a eu l’exemple de ce particulier état d’esprit lors du voyage à
+Paris, il y a quatre ans, d’une pseudo-délégation de Tunisiens, parmi
+lesquels se trouvaient les auteurs anonymes de l’abominable pamphlet _La
+Tunisie martyre_, où toute notre œuvre tunisienne était odieusement
+dénigrée et salie. Ces voyageurs, qui faisaient leur promenade à Paris
+aux frais d’une souscription de bons gogos de chez eux, furent reçus
+avec honneur par la Ligue des Droits de l’homme, la Ligue de
+l’Enseignement, même par le Président de la Chambre. Comment être étonné
+qu’ils se soient pris eux-mêmes au sérieux, du moment que la métropole
+leur conférait des égards auxquels ils n’étaient pas habitués dans leur
+pays natal ni de la part des autorités administratives, ni de leurs
+pairs?
+
+ * * * * *
+
+On ne sait, au juste, s’il est encore de mode en Algérie, aujourd’hui
+comme naguère, de s’enquérir auprès du nouveau débarqué sur le point de
+savoir s’il est arabophile ou arabophobe. Pareille question était vide
+de sens; on peut demander à quelqu’un s’il préfère le Graves sec au
+Chablis; on ne lui demande pas de manifester s’il est partisan ou non
+des lois de Faraday; on n’est pas pour ou contre un fait, on le
+constate, on l’admet, on le décrit ensuite, et l’on en tire des
+conclusions; il n’y a pas là affaire de goût ou d’impression, mais de
+connaissance. Or, il y a d’abord un fait: l’Islam existe; il y a des
+Algériens, Marocains ou Syriens et, par le jeu de leur propre nature et
+des réactions amenées par la conquête, ces musulmans offrent dans
+l’ensemble tels et tels caractères, qualités ou défauts, le meilleur et
+le pire, et il faut bien les admettre comme ils sont, sauf à tâcher par
+des mesures appropriées de faire prévaloir, sans les mécontenter, le
+meilleur sur le pire. Mais il est tellement plus commode--et si
+français--de s’installer dans un parti pris et, le pavillon de son
+opinion arboré, de tirailler à droite et à gauche à coups d’arguments
+qui renforcent la conviction de qui les émet beaucoup plus qu’ils
+n’ébranlent celle des autres qu’on veut gagner.
+
+Pour connaître les musulmans, une expérience rapide et presque toujours
+viciée par une formidable équation personnelle d’intérêts en jeu ne
+suffit pas. Il faut, de sang-froid, et longtemps, les avoir pratiqués,
+connaître leur idiome, leurs mœurs et leur religion, acquérir ainsi de
+leur mentalité une familiarité véritable et suivie. Voici des millions
+d’individus qui, dans leur langue, n’ont qu’un même temps verbal pour
+exprimer à la fois le présent et le futur, qui écrivent de droite à
+gauche alors que nous faisons le contraire, qui ôtent leurs chaussures
+en entrant dans le salon d’un hôte quand nous enlevons notre chapeau,
+qui font commencer leurs repas par les plats sucrés et les terminent par
+les hors-d’œuvre; tous ces détails et cent autres qui égayaient les
+turqueries du dix-huitième siècle sont tout de même un indice certain
+que la psychologie musulmane diffère de la nôtre et qu’elle ne se
+laissera pas pénétrer facilement.
+
+Ajoutons à cela une religion qui inspire, tout au moins à la masse, le
+mépris du changement, la haine du chrétien, le fatalisme, un climat qui
+se prête peu aux efforts prolongés et à l’activité soutenue. Par suite,
+comment préjuger facilement des besoins, des désirs de pareilles gens au
+regard des nôtres? De tout cela, politiciens et diplomates qui
+s’occupent des affaires de l’Islam n’ont cure. Ils affirment qu’ils sont
+renseignés et que leurs avis proviennent de bonne source. Effectivement
+ils sont renseignés, mais fort mal.
+
+De quelques affirmations mal contrôlées, de détails incomplets ou
+erronés, en tout cas jamais situés, la rapide faculté française de
+généralisation bâtit un ensemble; elle prend feu et flamme; elle affirme
+et décrète. Cela est bien dangereux. Combien de parlementaires et de
+personnalités, qui traitent avec un formidable aplomb des questions
+musulmanes, ne les connaissent ainsi que par cette voie indirecte et peu
+sûre! Combien peu sont allés en Algérie! Et, d’entre les hardis
+voyageurs qui ont fait la traversée de trente heures, peut-on citer ceux
+qui ont couché de longues nuits sous la tente, suivi dans les pistes du
+Sud les traces d’Isabelle Eberhardt, mangé le couscous du Bédouin, parlé
+avec les autochtones et sans tiers? A défaut de cette expérience
+immédiate, en est-il qui aient longuement écouté les Européens familiers
+des musulmans: explorateurs, colons, administrateurs, officiers; fait le
+recoupement des précisions fournies en tenant compte des coefficients de
+pli professionnel; et enfin justifié leurs avis par la confrontation,
+honnêtement menée, des opinions? Affirmons sans hardiesse que, parmi les
+politiciens spécialistes des questions musulmanes, des enquêteurs aussi
+scrupuleux sont rares. Et cependant, presque tous sont de bonne foi.
+Alors qu’en tant que juristes, universitaires ou médecins, ils déploient
+dans l’exercice de leur métier sens critique et conscience
+professionnelle, ces docteurs en science politique et sociale africaine
+se livrent aux sommaires appréciations et aux vues superficielles.
+Métaphysique, éloquence et légèreté; les trois vices du gouvernement des
+partis se trouvent là comme ailleurs.
+
+On peut même, en principe, établir qu’en France les milieux
+parlementaires et gouvernementaux font preuve d’une ignorance complète
+de la psychologie musulmane. Qu’on se souvienne du scandale de ces
+séances du matin à la Chambre où étaient discutées des lois pourtant
+capitales touchant le développement de l’Afrique du Nord et qui
+groupèrent huit députés!... C’est ainsi que sottises et contresens, plus
+néfastes encore qu’une avalanche de sauterelles, ont plu sur la
+malheureuse Algérie, qui n’est défendue par la barrière d’aucune fiction
+diplomatique et où, par suite, toute licence législative peut se
+déployer sans frein.
+
+ * * * * *
+
+On peut se tromper de bonne foi dans ses appréciations vis-à-vis de
+l’Islam et se méprendre tout à fait sur la nature et la portée de ses
+tendances et de ses désirs profonds, mais persévérer dans l’erreur
+serait néfaste, surtout pour une nation européenne à la tête d’un empire
+musulman.
+
+L’Islam est une civilisation qui brilla d’un éclat magnifique dans le
+bassin méditerranéen, alors que nos aïeux du moyen âge, descendants de
+Francs ou de Celtes, étaient encore d’obscurs butors. Sa religion est
+pleine de grandeur, sa morale est élevée, ses traditions sont enduites
+de noblesse, certains aspects de ses mœurs ont gardé cette couleur et
+cette simplicité antiques qui donnent dans notre genre d’existence
+frénétique et désaxée une leçon constante de modération. Mais les façons
+de concevoir et de réagir dont l’Islam a imprégné ses fidèles, les
+catégories de l’entendement et de la raison qu’il leur a imposées,
+d’autant plus facilement qu’il s’adaptait lui-même à leur mentalité
+primitive, toutes ces formes d’esprit sont dans un tel contraste avec
+les nôtres que, suivant les tempéraments individuels, les uns parmi
+nous, mus par la contradiction, s’en entichent, et les autres, plus
+rétifs et moins compréhensifs,--ou moins snobs,--s’en rebutent. D’où des
+affirmations de part et d’autre aussi vives qu’opposées, des
+enthousiasmes peu intelligibles et des dégoûts injustifiés.
+
+Il y a pourtant une moyenne solution entre chérir aveuglément et haïr
+sans cause: c’est celle de connaître et de juger sans passion. Cette
+équitable position est la seule qui ne déçoive pas et soit propre à
+garantir d’irrémédiables fautes.
+
+Le vrai est que l’Islam, du moins dans notre Afrique du Nord, ne
+présente qu’une couche extrêmement mince d’une élite souvent ombrageuse,
+avide, et dont l’inquiétude est nourrie par le sentiment de la
+désharmonie que crée en elle son européanisation rapide, opposée par
+tous les bouts à son atavisme et à ses attaches actuelles. Or, de ce que
+quelques représentants de cette généralité plus policée, tout au moins
+par ses allures, entrent en contact avec nous, grâce à la langue, et
+racontent ce qu’ils veulent sur eux et leurs congénères, ou ce qu’on
+leur souffle, nous concluons trop vite du particulier au général et
+croyons de bon gré qu’une évolution immense s’est accomplie, que le
+Berbère et l’Arabe sont mûrs pour l’assimilation et que la citoyenneté
+leur est due.
+
+L’illusion est profonde. Grattez cette légère surface, ce vernis
+d’apparence brillante, et vous trouverez des masses dans l’état le plus
+fruste, vivant en un amoralisme invétéré (en contradiction d’ailleurs
+avec leurs principes religieux), attachées à des superstitions
+antéislamiques et qui, follement impulsives, sont à la merci de toutes
+les excitations du charlatanisme[12]. Quelle folle présomption de croire
+qu’un demi-siècle de coudoiements peut suffire à abolir le pli formé par
+le temps et dont la durée se perd. Et cependant, par un paradoxe
+singulier, c’est dans ces foules ignorantes et nullement dégrossies,
+mais que notre puissance et nos vertus d’ordre fascinent, que nous
+trouvons les sujets les plus fidèles et les soldats les plus
+valeureux[13]. A la seule condition qu’ils soient dirigés et commandés,
+et non pas déroutés par la faculté d’user d’une liberté qui pour eux est
+licence.
+
+ [12] Les élections faites en Algérie, à la suite de la loi de 1919, en
+ ont donné un bel exemple. Certains candidats, comme le fameux
+ capitaine Khaled, appelé abusivement _émir_, firent appel aux
+ marabouts pour prêcher en leur faveur et semèrent une agitation
+ antifrançaise avec des procédés qui semblaient rappeler un réveil de
+ la guerre sainte.
+
+ [13] Pendant la guerre, le groupe des jeunes Algériens ne fournissait
+ à la France aucun défenseur. (Constatation faite par le gouverneur
+ général au Conseil supérieur du Gouvernement, 30 juin 1916.)
+
+ «En Tunisie, tirailleurs ou spahis se recrutent uniquement parmi les
+ paysans ou les ouvriers. Couverts par leur privilège, les jeunes
+ bourgeois tunisiens, si ardents en ce moment à monnayer en faveur de
+ leurs propres ambitions le sang versé par leurs coreligionnaires, se
+ gardent bien, en s’engageant, d’exposer aux balles aveugles leurs
+ précieuses personnes. Parmi les protagonistes du destour, aucun qui
+ ait servi pendant la guerre sous les drapeaux.» (Rodd Balek. _La
+ Tunisie après la guerre_, p. 52).
+
+L’Islam est une grande force à la fois incohérente et homogène. En dépit
+des apparences, elle a peu de sympathie pour le Latin actif,
+réalisateur, en même temps idéaliste et positif.
+
+Or celui-ci seul, pourtant, peut, renouant la tradition de sa race,
+l’apprivoiser, puis le guider, lui imposer des disciplines. Et si la
+Turquie s’organise actuellement et intègre ses forces éparses sous
+l’égide d’un nationalisme défensif et exalté, n’est-ce point en faisant
+violence à sa longue inaptitude islamique à prendre connaissance
+d’elle-même et à constituer son armature en se mettant à l’école du
+conquérant latin?
+
+Cette mauvaise façon chez quelques Européens de s’émerveiller niaisement
+devant l’Islam, de le surestimer, lui semble un abandon, dû à une
+aberration passagère et dont il interprète, bien peu à leur avantage,
+les causes supposées.
+
+La générosité, la bonté peuvent s’unir sans se diminuer à une vigilante
+fermeté. Ayons, si nous voulons, de l’amour pour l’Islam,--et pour le
+nôtre d’abord, celui que nous protégeons et éduquons,--mais un amour de
+frère aîné, de tuteur à pupille, lucide et clairvoyant, et où s’affirme
+sans cesse la supériorité d’un champ intellectuel au tour d’horizon plus
+étendu. Guérissons-nous de l’exotisme sentimental qui obscurcit si
+étrangement notre vision des choses et nous détourne de la réalité. Elle
+seule compte en politique; et c’est de sa considération exclusive que
+naissent le dessein utile et l’action féconde.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+MEMENTO TU REGERE
+
+
+La conquête, entreprise procédant à la fois de buts politiques et
+économiques, est l’ensemble des dispositifs qui permettent à une nation
+plus forte et plus avancée en civilisation matérielle de s’implanter
+durablement chez un peuple plus faible et de prendre en main ses
+destinées avec le minimum d’efforts, et par les moyens les plus souples
+et les moins pénibles, facilement acceptés par le peuple conquis.
+
+Réalisant le contact immédiat d’une civilisation archaïque et
+traditionnelle et d’une civilisation moderne, provoquant donc sans
+transition le choc de deux mentalités qui ont des façons diverses de
+concevoir, d’imaginer et de réagir, la conquête européenne en Islam est
+rarement reçue de bon gré. Chez le musulman, elle choque le plus intime
+du sentiment religieux. N’entraîne-t-elle pas la domination et le
+coudoiement forcé d’une race d’hommes estimés impurs, qui, par tous les
+détails de la vie, le heurtent et le froissent.
+
+Chez le Berbère anarchique, elle soulève la crainte de l’étranger. Ému
+par ses agitateurs, il se figure la conquête sous la seule forme qu’il
+ait jamais connue: l’accaparement des terres et des richesses, le rapt
+des femmes. Bien pis, mené par un peuple de religion ennemie, ce
+dépouillement s’accompagnera sans doute d’une subversion de tout ce qui
+fait le fondement de la société existante. Au désastre radical et
+monstrueux des habitudes qu’il doit entraîner va s’ajouter l’idée d’un
+bouleversement prévu; d’où la naissance de ces fables absurdes sur les
+mœurs et les coutumes du vainqueur. Que n’attendre point du chrétien qui
+vient de la mer? L’épouvante du changement et la défense d’un sol avare
+mais nourricier sont les deux grands mobiles qui provoquent la réaction
+hostile du Berbère autochtone.
+
+L’étranger est un facteur de changement. Or, n’est bon en Islam primitif
+que ce qui demeure. De ce nouveau ne peut surgir aucun bien. Ce qu’on
+appelle la pénétration pacifique est la méthode délicate et patiente
+d’apprivoisement des indigènes effarouchés. Elle doit être précédée
+toutefois, pour être efficace, d’un certain déploiement de
+manifestations énergiques.
+
+Bourgeois, notables, artisans des villes, fellahs de la plaine ou de la
+montagne ne céderont qu’à la force, soit par simple crainte de son
+appareil déployé, soit pour en avoir éprouvé l’irrésistible effet.
+
+L’opinion des classes dirigeantes et citadines peut se résumer
+facilement ainsi: l’invasion des chrétiens est un terrible malheur; elle
+est semblable à la peste; mais comment lutter contre un fléau qui
+dépasse nos faibles forces? A l’impossible nul n’est tenu; supportons
+l’inévitable en gardant l’espérance que cette épreuve venue de la
+volonté de Dieu--comme tout ici-bas--aura un jour sa fin.
+
+Un passage du _Kitab-el-Istiqça_ (ouvrage rédigé au Maroc il y a plus
+d’une trentaine d’années) traduit à merveille cet esprit fataliste et
+prudent:
+
+«On sait qu’à l’heure actuelle les chrétiens sont arrivés à l’apogée de
+la force et de la puissance et qu’au contraire les musulmans--Dieu les
+rassemble et répare leur déroute!--sont aussi faibles et désordonnés que
+possible. Dans ces conditions, comment est-il possible, au point de vue
+du bon sens et de la politique, et même de la loi, que le faible se
+montre hostile au fort et que celui qui est désarmé livre combat à celui
+qui est armé de pied en cap? Comment peut-on trouver naturel que celui
+qui est assis renverse celui qui est debout sur ses jambes ou admettre
+que les moutons sans cornes combattent ceux qui en ont?»
+
+Et plus loin: «Nous sommes, elles (les nations européennes) et nous,
+comme deux oiseaux, l’un pourvu d’ailes, qui va partout où il lui plaît,
+et l’autre qui aurait les ailes coupées et qui retomberait toujours à
+terre sans pouvoir voler. Croyez-vous que cet oiseau sans ailes, qui
+n’est pas autre chose qu’un morceau de viande sur une planchette, puisse
+combattre celui qui vole où il veut?»
+
+De ce sentiment d’une lutte impuissante à soutenir, le loyalisme peut
+même surgir par un détour à la fois singulier et logique. Le romancier
+Maurice Le Glay, qui a profondément pénétré la psychologie marocaine,
+place dans la bouche d’un chef berbère ces paroles vraisemblables, tout
+au moins dans leur fond: «Soyez certains, dit le caïd Driss, des
+Beni-Mtir, que si je croyais notre peuple capable de vivre seul et de se
+guider, je ne serais pas avec vous. Je sais que, pour être en état de
+gouverner, il lui faudrait d’abord dominer l’anarchie, unir ses forces
+et vaincre. S’il possédait ces qualités, vous me verriez à sa tête, vous
+combattre avec acharnement, vous repousser à la côte, vous jeter à la
+mer dont vous êtes sortis. Mais j’ai perdu tout espoir que notre peuple
+puisse l’emporter. Vous êtes trop forts, trop disciplinés, et d’ailleurs
+vous n’êtes pas les seuls de ce genre. Si ce n’était vous, une autre
+nation européenne nous subjuguerait tôt ou tard. C’est écrit pour
+toujours dans ma pensée. La lutte sera longue, sanglante; inutile et
+douloureuse la résistance de nos malheureux frères[14].»
+
+ [14] Maurice Le Glay.--La mort de Mohand, p. 224, dans _Badda, fille
+ berbère_. Plon, édit.
+
+Lucidité fréquente dont nous sûmes user en la récompensant. La pensée
+des profits à obtenir d’un ralliement pas trop tardif, qui seul permet
+d’avoir un pouvoir consolidé et même agrandi sous l’égide du conquérant,
+a toujours, en pays musulman, apaisé beaucoup de répugnances. Mais
+quelle dualité subsiste toujours entre ce calcul de l’intelligence qui
+admet l’étranger et l’appel puissant du sentiment et de l’atavisme qui
+voudrait l’anéantir!
+
+On se figure volontiers en France que le loyalisme indigène, berbère ou
+musulman offre à son origine une allure théâtrale et lyrique; on semble
+croire qu’un beau jour, en contemplant l’uniforme d’un colonel ou en
+entendant la _Marseillaise_, les autochtones ont été touchés de la grâce
+et que cette conversion brusquée les a aussitôt saisis d’une
+indéfectible admiration pour nos vertus civilisatrices et républicaines.
+Conception brillante, sommaire, peu nuancée, à ce titre utile à
+développer à la fin des banquets! La réalité est plus complexe, plus
+humaine et, par là, davantage attachante.
+
+Il existe, en effet, chez le primitif vaincu ou qui va bientôt l’être,
+l’attraction mystérieuse vers le conquérant qui représente la force et
+la puissance; de ce prestige, qui exerce une suggestion véritable, naît
+la fidélité, attachement instinctif et presque animal.
+
+Nous n’avons pas de tribus plus fidèles que celles où nous dûmes vaincre
+la plus courageuse opposition; les anciens dissidents font les meilleurs
+partisans. Le dévouement aveugle et comme forcené, c’est celui qu’on
+trouve chez les Mokhraznis qui hier nous tiraient des balles et
+maintenant se font casser la tête pour nous. Ils ont subi le magnétisme
+du vainqueur.
+
+Il faut l’étourdissement du coup de poing. Le conquérant, le vainqueur
+sont des instruments de Dieu ou du destin devant lesquels on est bien
+contraint de s’incliner. Le conquérant ne sera admis, puis respecté et
+obéi qu’autant qu’il aura mieux témoigné de cette force mêlée d’équité
+et que l’indigène en aura davantage senti les effets et les aura jugés
+irrésistibles. On peut même aller plus loin et dire que toute occupation
+est éphémère si elle n’a pu débuter par des actes de force mesurée et
+dénuée d’inutiles violences.
+
+Le conquérant, en dépit de toutes concessions bienveillantes
+ultérieures, devra toujours garder l’attitude du chef, de celui qui
+prévoit, ordonne, dirige et, au besoin, après avoir prévenu, réprime
+tous les écarts. Avec toutes les nuances que le tact et le sens des
+circonstances, un long usage des musulmans et l’instinct de leur
+psychologie peuvent permettre de déployer afin de ménager les
+amours-propres légitimes et les susceptibilités, il ne se départira,
+dans aucune occasion, de son privilège d’autorité souveraine.
+
+L’indulgence, en cas de manquement grave, est considérée comme faiblesse
+et n’est pas appréciée; l’important n’est point de frapper aveuglément
+et fort, mais bien de frapper juste et au moment opportun. Ainsi naît le
+respect et ainsi se maintient-il. Comme tous les gouvernements faibles,
+l’ex-beylik algérien, le vieux makhzen au Maroc, avaient la main très
+dure et même cruelle; un gouvernement mieux organisé peut être moins
+sévère, mieux graduer l’échelle des peines, mais il ne doit jamais
+abdiquer la fermeté.
+
+Un historien arabe, qui passa trois années en Égypte pendant
+l’expédition de Bonaparte, raconte que lorsque les Français entrèrent au
+Caire ils demandèrent d’abord que toute la population livrât les armes;
+mais comme le peuple s’effrayait en murmurant que c’était là prétexte
+pour entrer dans les maisons et piller, les vainqueurs magnanimes y
+renoncèrent. Peu de temps après, ces armes ainsi imprudemment laissées
+étaient employées contre eux.
+
+La révolte du Caire n’entraîna, du reste, qu’une répression très faible.
+«Les habitants se complimentèrent, dit le même historien, mais personne
+ne croyait que cela pût se terminer ainsi.»
+
+Les gens de Fez durent éprouver la même impression après les Vêpres
+marocaines de 1912, lesquelles, suivant certains, furent médiocrement
+châtiées; il y eut de sommaires exécutions de pillards ou de passants
+miséreux; mais nul obus tiré comme par inadvertance sur le sanctuaire le
+plus vénéré, et y éclatant, ne vint suggérer à la cité scélérate ce
+sentiment que la protection divine ne couvre pas le crime, même celui
+dont est victime l’infidèle exécré.
+
+ * * * * *
+
+La force ayant consacré par son triomphe les droits du vainqueur, le
+problème du gouvernement des masses musulmanes peut être résolu de deux
+manières: administration directe ou protectorat.
+
+L’idée d’administration directe, qui va de pair avec celle
+d’assimilation, surgit tout naturellement à l’esprit du conquérant
+européen entrant en contact, sans préparation, avec une société
+musulmane en décadence.
+
+Pour Bugeaud et les officiers de bureau arabe formés à son école, il n’y
+a rien à tirer des chefs indigènes, prévaricateurs, fourbes, qui
+trompent les foules crédules sur nos intentions et nos buts véritables,
+les grugent et les abusent. Prenons nous-mêmes en main les destinées du
+peuple et administrons-le à notre manière, celle-ci est la bonne,
+puisqu’elle est honnête et désintéressée, tournée vers le bien public.
+Les indigènes ne pourront que reconnaître qu’ils gagnent au change; ils
+se rapprocheront de nous et peu à peu leur mentalité se transformera,
+deviendra pareille à la nôtre.
+
+Bugeaud est là-dessus très explicite: «Nous pourrons espérer de faire
+d’abord supporter notre domination aux Arabes, de les y accoutumer plus
+tard et, à la longue, de les identifier à nous, de manière à ne former
+qu’un seul peuple sous le gouvernement paternel du roi des
+Français[15].»
+
+ [15] Circulaire du 17 septembre 1844.
+
+Il écrit nettement dans un autre document: «Nous ne pouvons pas plus
+longtemps livrer les indigènes à l’arbitraire de chefs avides qui
+semblent ne tenir au pouvoir que pour avoir la faculté de spolier leurs
+administrés[16].
+
+ [16] Circulaire de février 1844.
+
+«Le nombre des officiers français connaissant la langue, les mœurs, les
+affaires des Arabes sera trop longtemps restreint pour que nous
+puissions songer à donner généralement aux Arabes des aghas et des caïds
+français... Mais il ne faut pas avoir peur de placer un officier
+français réunissant les qualités nécessaires pour diriger les Arabes.»
+
+Conception généreuse, révolutionnaire d’origine, très française, puisque
+c’est la même qu’on retrouve dans toutes les mesures tendant à répandre
+l’instruction européenne chez l’indigène, à le munir d’un droit de vote,
+enfin à éclairer sa conscience et à lui apprendre à s’en servir.
+
+Le tort du régime de l’administration directe et de l’assimilation est
+de croire qu’on peut réaliser facilement un accord intellectuel et moral
+que le seul fait de la dissemblance des mentalités, des croyances et des
+mœurs indique comme fort malaisé. Bonaparte l’avait clairement vu, qui
+écrivait à Kléber: «Il nous est impossible de prétendre à une influence
+immédiate sur des peuples pour qui nous sommes des étrangers. Nous avons
+besoin, pour les diriger, d’avoir des intermédiaires.»
+
+Si nous enlevons aux indigènes leurs cadres naturels, si vermoulus
+soient-ils,--et leurs chefs reconnus, si médiocres qu’on les trouve,--ce
+à quoi tend fatalement et par définition tout régime d’administration
+directe (et quelques atténuations qu’on lui suppose dans la pratique),
+on arrive à n’avoir en face de soi qu’une poussière d’hommes sur
+laquelle toute action est souvent inopérante.
+
+On réalise une économie plus grande d’efforts, de temps et d’argent en
+laissant subsister les cadres naturels d’une société, qui sont son
+armature, par le maintien judicieux des chefs indigènes et des
+institutions qui ont fait leur preuve, sous réserve de les contrôler et
+les éduquer.
+
+A l’expérience, la «formule du Protectorat», qui est de faire vivre une
+souveraineté indigène sous une suzeraineté étrangère, a paru bien
+préférable; elle utilise les forces existantes; elle est plus souple,
+plus diverse, davantage adroite; elle se prête à toutes les
+transformations, suivant les circonstances de lieu et de temps. Voyons
+cette formule en action.
+
+Voici au Maroc un contrôleur nouvellement nommé dans le bled, où il
+succède à un officier du Service des renseignements. Son poste est au
+milieu de tribus peuplées de 100.000 indigènes que régissent quatre ou
+cinq caïds assistés de khalifats et de cheikhs; il y a aussi un cadi
+pour la justice civile. Le contrôleur a, pour le seconder dans sa tâche,
+un adjoint, un commis aux écritures, un interprète algérien, une
+vingtaine de mokhaznis, sorte de gendarmes--plus exactement d’hommes
+d’armes--indigènes. Quel personnel français plus considérable ne
+faudrait-il pas pour administrer directement une telle population!
+
+Le rôle du contrôleur est de faire donner le maximum de rendement aux
+organismes locaux chargés de l’administration, de la justice, de la
+police, du recensement et de la perception de l’impôt, et ce, en les
+surveillant et en les stimulant sans cesse.
+
+Des affaires importantes assaillent le contrôle: litiges immobiliers,
+crimes, successions compliquées, contestations avec des colons. Tout
+semble d’autant plus embrouillé, que maintes fois le caïd est de parti
+pris, tels cheikhs ont été circonvenus; les faux témoins abondent, les
+pots-de-vin ont circulé.
+
+L’agent français, s’il est novice, n’y comprend goutte. Alors il a
+recours à son entourage: chaouch et mokhaznis; là il est également
+trompé. Les uns ont été achetés par le caïd, les autres, enfants du
+pays, ont des accointances ou des intérêts lointains dans l’affaire; les
+troisièmes font les imbéciles pour ne point se compromettre. C’est à qui
+s’efforcera, de gré ou de consentement, de mettre sur la mauvaise piste
+l’agent français et d’égarer ses recherches ou ses investigations; c’est
+la conspiration des ténèbres.
+
+Qu’il ne se décourage pas cependant, et surtout qu’il se garde des
+décisions précipitées. Il ira faire des tournées dans le bled,
+interrogera les gens; les langues se délieront, la confiance de certains
+ira vers lui, surtout si, connaissant l’arabe, il peut s’exprimer sans
+interprète.
+
+S’il acquiert la conviction d’avoir été mal averti ou mal renseigné par
+les caïds, il leur exprimera son mécontentement, écrira au makhzen pour
+obtenir des sanctions; il exigera la cassation des chioukhs,
+l’emprisonnement des faux témoins, licenciera et punira les mokhaznis
+menteurs et vénaux.
+
+Grâce à un arbitraire modéré, quoique inflexible, par quelques exemples
+bien appliqués, il fera renaître la crainte, qui est le commencement de
+la sagesse, laquelle est à la base de l’ordre. Sous l’aiguillon de cette
+attention toujours tendue, la vieille et très simple administration
+indigène fonctionnera sans trop d’abus (sauf ceux, véniels, qui ne
+gênent personne et sont monnaie courante en Islam), puis elle
+s’améliorera peu à peu et finira, avec parfois quelques à-coups, par
+aller à peu près bien. Il n’était à cette machine que d’avoir un
+animateur et un bon surveillant.
+
+Que ferait, en effet, seul, le contrôleur au milieu d’une multitude de
+gens méfiants, hostiles par esprit de race et qui seraient menés
+sourdement par les anciens chefs dépossédés, mais ayant conservé leur
+prestige moral, accru par une sourde et passive opposition?
+
+Le caïd, seul, connaît bien sa tribu; il y est né; il y a passé son
+enfance et sa jeunesse; il est au courant de tous les tenants et
+aboutissants des intrigues particulières et des conflits d’intérêts; par
+ses familiers, qui composent sa clientèle et nouent ses relations, il
+est tenu au courant des plus petits délits comme des moindres courants
+d’opinion. Il est inadmissible qu’un incident prémédité survienne et
+qu’il n’en soit pas averti. Il faut donc le tenir responsable de tout
+désordre survenant à l’improviste; il est caution de tout événement qui
+peut surgir en sa tribu.
+
+Le caïd, ainsi, lie son sort au nôtre; nous consolidons son pouvoir,
+nous soutenons son action, à condition qu’il agisse en conformité de nos
+désirs pour l’établissement de l’ordre et de la sécurité, qu’il se plie
+à nos méthodes dont il lui appartient d’atténuer la rigueur quand elles
+s’appliquent à ses administrés encore trop frustes pour les bien saisir.
+
+En un mot, il est le pont jeté entre nous et la masse inculte et
+impressionnable des gens des tribus. Je ne sais plus dans quel rapport
+d’un agent britannique on trouve ces mots qui traduisent une des faces
+les plus vives de l’application d’un régime de Protectorat: «Le _cheikh_
+nous aime parce que nous avons soutenu son autorité sur sa tribu, et le
+_fellah_ parce que nous le protégeons contre son cheikh.»
+
+La suzeraineté nous demeure tout entière; elle s’avère par les faits.
+
+Chez les primitifs, les détails ont une grande importance, car les
+détails, éléments concrets pour des esprits rebelles à l’abstraction,
+sont seuls retenus par eux, dont le raisonnement procède par analogie.
+C’est par les détails qu’ils peuvent nous admirer, c’est par les détails
+que nous les choquons. Nous avons laissé aux caïds du Maroc un très
+grand pouvoir, puisque ces fonctionnaires ont le droit de condamner sans
+appel à un an de prison et à 1.000 francs d’amende au maximum. Le
+contrôle civil suit de près les jugements, les réforme ou les casse s’il
+les estime exagérés ou insuffisants. En fait, dans beaucoup de
+territoires où les caïds sont inexpérimentés, l’administration directe
+est déguisée et c’est le contrôleur qui administre et condamne, sous le
+couvert du caïd; les apparences, auxquelles un peuple traditionnaliste
+est toujours sensible, sont donc sauvegardées. De toutes manières, le
+pouvoir éminent de l’agent français apparaît aux yeux du populaire par
+cette particularité que, dans tous les cas, la geôle est au siège du
+contrôle; c’est le contrôleur qui emprisonne et fait travailler les
+prisonniers aux corvées qu’il juge utiles; pour le peuple, c’est donc
+lui le «surcaïd». Et si quelque injustice est commise, la victime n’en
+rend pas responsable le contrôleur; elle dit, quant à elle: «Il ne
+savait pas, c’est le caïd qui l’a trompé. S’il m’a puni à tort, c’est
+sans le savoir.» L’énorme avantage de tout régime du Protectorat, fort
+élastique puisqu’il peut aller du contrôle proprement dit à
+l’administration semi-directe ou même directe, c’est qu’il laisse aux
+autorités indigènes locales toute leur responsabilité.
+
+ * * * * *
+
+La main qui ordonne doit être en même temps, si l’ordre n’est pas suivi
+d’exécution, celle qui va saisir et corriger.
+
+C’est pour avoir méconnu ces remarques élémentaires sur la mentalité
+arabo-berbère que le législateur français d’avant guerre commit la
+lourde erreur, en détruisant le pouvoir disciplinaire des
+administrateurs d’Algérie, de saper complètement leur autorité.
+
+On sait que, jusqu’à la loi du 15 juillet 1914, les administrateurs de
+commune mixte étaient habilités à condamner l’indigène, sur l’heure et
+sans appel, à des peines disciplinaires minimes: 1 à 15 francs d’amende,
+un à cinq jours de prison, s’il se rendait coupable d’infractions
+déterminées: propos tenus contre l’autorité, trouble sur les marchés,
+garde d’armes non déclarées, refus d’obtempérer aux réquisitions,
+mauvaise volonté manifeste dans le paiement de l’impôt, refus d’aide en
+cas de calamités publiques, etc. En somme, l’administrateur possédait,
+dans une faible proportion, les anciens pouvoirs de justice arbitraire
+et expéditive des caïds auxquels les indigènes étaient séculairement
+habitués. Pratique nécessaire: pour des populations rudes encore et qui
+ne peuvent comprendre ni même concevoir nos subtilités juridiques, «la
+réponse à une infraction doit avoir la soudaineté d’un réflexe». Cette
+justice immédiate, vraiment patriarcale d’origine, appliquée avec
+modération, gênait infiniment moins l’indigène, par sa simplicité, que
+sa comparution devant un tribunal souvent lointain, la perte de temps
+qu’elle entraîne, les obligations d’une procédure compliquée et, pour
+lui, inintelligible. D’ailleurs, l’intervalle entre la faute commise et
+la sanction encourue affaiblit l’efficacité de celle-ci. Enfin
+l’indigène ne respecte le chef que s’il sait qu’il a le droit de sévir,
+et de sévir sans intermédiaire ni formalités.
+
+Pour les esprits qui saisissent seulement le concret, il existe ainsi
+une notion simple et forte de l’autorité. Le mot «hakem» (savant, en
+arabe) en est venu à exprimer par analogie l’idée d’habile à statuer, à
+gouverner.
+
+Comme on l’a dit très justement, l’administration des masses musulmanes
+a toujours reposé sur le concept d’autorité arbitraire, dans de
+certaines limites, du chef, chef naturel de même religion ou de même
+race, ou chef européen imposé par la conquête.
+
+Jules Ferry écrivait des Arabes, il y a plus de vingt-cinq ans, dans un
+rapport demeuré fameux: «Ils n’entendent rien à la séparation des
+pouvoirs, mais ils ont au plus haut degré l’instinct, le besoin, l’idéal
+d’un pouvoir fort et juste.» Ce fut cependant au nom du principe de la
+séparation des pouvoirs que les adversaires de ce régime de l’indigénat
+obtinrent la suppression de ces attributs disciplinaires décriés; ils
+avaient pu donner lieu à des abus autrefois, lorsque le recrutement des
+administrateurs offrait moins de garanties et qu’ils étaient moins
+contrôlés qu’aujourd’hui; mais, strictement réglementés, ils étaient
+nécessaires.
+
+Il semblait que le législateur, devant la vague appréhension qu’il
+commettait une erreur, reculait au dernier moment devant son
+application, puisque, en votant la loi, il spécifiait qu’elle
+n’entrerait en vigueur que cinq ans après sa promulgation. L’échéance
+arrivée, sans que le Parlement ait eu le temps d’examiner à nouveau la
+question, les administrateurs furent désarmés au moment précis où leur
+pouvoir et leur prestige auraient dû, plus que naguère, être
+incontestés, c’est-à-dire au lendemain de la guerre, dans tout le
+trouble et la fermentation qui suivent les grands cataclysmes prolongés.
+Les mauvais éléments de la population eurent toute licence, au grand dam
+et mécontentement de la majorité honnête et paisible.
+
+Pour comble, la loi du 4 février 1919, qui étendait le droit de vote à
+plus de 400.000 indigènes, les assimilant aux citoyens français, leur
+permettait l’acquisition des armes sans autorisation préalable ni
+contrôle. Ainsi, par le jeu convergent de ces textes, on armait les
+indigènes, dont les esprits s’agitaient à la suite des événements
+formidables de la guerre, et on supprimait, d’autre part, la seule
+barrière immédiate et efficace qui pouvait, en les surveillant de près,
+les contenir. Les conséquences d’une expérience sociale réalisée dans de
+telles conditions, vu le milieu, les hommes et les circonstances, ne
+pouvaient être que désastreuses.
+
+Les indigènes, que les hauts prix d’achat des denrées agricoles et les
+salaires élevés pratiqués pendant la guerre avaient muni d’argent, se
+ruèrent littéralement sur les boutiques d’armuriers et se rendirent
+acquéreurs de fusils, carabines et revolvers--mirifique fruit défendu!
+D’autre part, leurs compatriotes, venus en France pour y travailler, ne
+rentraient en Algérie qu’avec des armes; les démobilisés n’oublièrent
+pas les couteaux de tranchée et les grenades. Enfin, les uns et les
+autres pratiquèrent presque ouvertement le commerce des armes, les
+cédant avec bénéfice à ceux, non électeurs, qui n’avaient pas le droit
+d’en posséder. Or, comme on l’a remarqué très bien, «l’indigène qui a
+des armes n’a qu’un désir: celui de s’en servir, et il s’en sert pour le
+plaisir, même quand rien ne l’y pousse, ni la haine, ni le désir de
+vengeance, ni la famine». En lui vit la vieille mentalité atavique
+berbère des gens pour qui le _baroud_ est à la fois la garantie la plus
+sûre et l’_ultima ratio_ même des particuliers. Aussi bien, désormais,
+les querelles privées ou les rivalités de çofs se liquidèrent-elles au
+milieu des coups de feu; l’on éteignit des rancunes ainsi de façon
+définitive. Enfin, le malaise général causé par la grande guerre, la
+faible organisation de la police rurale et la crise d’autorité
+généralisée et provoquée, donnèrent au brigandage une extension
+illimitée. On vit les trains dévalisés après une attaque à la grenade,
+des autobus pillés, des troupeaux razziés, des fermes enlevées de haute
+main par des bandits masqués. Depuis un demi-siècle on n’avait pas
+assisté à un tel déchaînement de crimes; en 1919, le nombre des
+attentats subit une augmentation de 3.390 sur le chiffre de 1918.
+
+Les indigènes ne comprenaient rien à cette subite carence de l’autorité.
+A ce sujet, une anecdote, rapportée par M. Thomson, est, plus que tout
+commentaire, suggestive: «Quand les pouvoirs disciplinaires ont disparu
+dans la Haute-Kabylie, à Fort-National, les djemâas, le conseil des
+anciens des différentes communes, au bout de quelques mois, sont venues
+trouver l’administrateur et lui ont dit: «Tu n’a plus d’autorité; tes
+pouvoirs ont disparu. Les infractions et les délits augmentent tous les
+jours et d’une façon absolument inquiétante. Cela ne peut pas durer.
+
+«--Mais il y a le juge de paix, répond l’administrateur.
+
+«Le juge de paix, les témoins; non, ce n’est pas cela! Quand une faute
+est commise, il faut frapper tout de suite le délinquant. Il n’est pas
+nécessaire de frapper très fort, mais il faut que la répression soit
+immédiate. Nous te prévenons que, puisque tu n’as pas les pouvoirs
+disciplinaires, nous allons faire revivre les Kanouns, c’est-à-dire les
+vieux usages, les vieilles pénalités berbères dont les djemâas
+frappaient les délinquants.»
+
+«Et malgré les observations et les protestations de l’administrateur
+disant qu’on n’avait pas le droit d’appliquer les Kanouns, on les a fait
+revivre, et cela avec l’assentiment de la population kabyle. Ceux qui
+sont ainsi frappés s’inclinent. Et cela a duré tant que les pouvoirs
+disciplinaires n’ont pas existé![17]»
+
+ [17] _Officiel_, 1920. Discours Thomson, p. 4074.
+
+On ne s’étonnera pas que beaucoup d’indigènes, en présence de ces
+prétendues garanties qu’on leur fournissait et qui les obligeaient à
+faire parfois 50 ou 60 kilomètres pour aller devant le juge de paix,--au
+lieu de verser _de plano_ 10 francs d’amende ou de coucher deux nuits à
+la boîte,--aient cru, dans la candeur de leur âme, qu’une telle
+complication inusitée, loin de constituer une réforme en leur faveur,
+était bel et bien une pratique résultant de l’état de siège, une
+sévérité du Gouvernement[18].
+
+ [18] _Officiel_, 1920. Discours Morinaud, p. 4089. Ajoutons que sur
+ 120 postes de juges, il y eut, en 1919, 64 vacances; d’où rôles
+ encombrés, retards dans les jugements et autres inconvénients.
+
+Il était temps de réagir contre un état de choses aussi fâcheux. La loi
+du 4 août 1920 apporta une restriction sérieuse à la détention des
+armes; néanmoins le mal était fait, car des milliers d’armes étant en
+circulation, il fut bien difficile d’en récupérer beaucoup. D’autre
+part, le rétablissement des pouvoirs disciplinaires, demandé non
+seulement par les colons mais par la partie saine de la population
+autochtone, fut vite chose faite. En somme, la légèreté du législateur
+avait institué une sorte d’essai en matière sociale; on en vit les
+fruits: ébranlement du prestige français, augmentation de la criminalité
+et, par suite, exode de nombreux colons fuyant le bled et vendant à des
+indigènes leurs propriétés insuffisamment protégées[19]; d’où recul
+dangereux de la colonisation française dans un pays de peuplement, à la
+fois dommage politique et économique, régression.
+
+ [19] Dans le département de Constantine, pour l’année 1919, les ventes
+ d’immeubles ruraux consenties par les indigènes aux Européens
+ s’élèvent à 13.516.000 francs; celles consenties par les Européens
+ aux indigènes dépassent 30.500.000 francs. Les colons ont eu
+ l’impression que leur sécurité était en péril et tout un ensemble de
+ faits venait justifier leurs appréhensions. _Officiel_, 1920.
+ Discours Thomson, p. 4072.
+
+Tels sont les résultats d’une idéologie politicienne contre laquelle le
+Parlement semble, heureusement, et pour un temps tout au moins, prémuni.
+
+ * * * * *
+
+La souveraineté appartenant de droit à la race conquérante, c’est à elle
+de prouver, par la valeur de ses agents, qu’elle est digne de l’exercer.
+Le prestige est l’élément le plus sûr de toute domination. La métropole
+doit envoyer dans les pays musulmans soumis à son empire une élite de
+fonctionnaires. Le musulman, très sensible aux dons extérieurs, au
+maintien, à l’_habitus corporis_, l’est aussi très vivement aux qualités
+morales et à la dignité de la vie, au désintéressement et à l’équité
+surtout, qu’il prise d’autant plus fort qu’il les rencontre plus
+rarement autour de lui.
+
+C’est donc une sorte de contre-sens que d’aliéner une part de cette
+souveraineté, en admettant même dans de faibles proportions, aux
+fonctions d’autorité et de contrôle des représentants de la race
+conquise. Dans l’Inde, un act de 1833, voté par le Parlement, édictait
+qu’«aucun natif ne pouvait être écarté de n’importe quel poste». La
+volonté de la métropole, bien que confirmée avec des modifications par
+une loi de 1853, une proclamation de la reine Victoria de 1858, enfin
+une autre loi de 1870, se heurta toujours à la résistance du Gouverneur,
+lequel, vivant au contact de la réalité, sentait tous les dangers qui
+pouvaient surgir de cette porte entre-bâillée. Le fonctionnaire européen
+d’autorité est avant tout l’interprète de la politique de son pays, ce
+que ne sera jamais le fonctionnaire d’origine indigène, théoriquement
+muni des mêmes pouvoirs; il est aussi l’intermédiaire entre le peuple
+conquérant et le peuple conquis, l’éminent départiteur entre les
+exigences de l’un et les aspirations de l’autre. Il doit donc posséder
+le don impérial par l’effet d’une tradition devenue instinct. Les
+Anglais sont tellement imbus de ce principe essentiel, nonobstant la
+concession platonique et sans effet pratique qu’on vient de signaler,
+qu’ils vont plus loin: une règle non écrite, mais fidèlement suivie, de
+leur politique--analogue à celle qui a écarté jusqu’à ce jour chez nous
+les Israélites de la carrière diplomatique--veut que les postes
+d’autorité du _Civil Service_ ne soient dévolus qu’aux Anglais, sinon
+nés, tout au moins élevés en Angleterre. Des Anglais, nés dans l’Inde de
+parents anglais et ayant reçu leur éducation dans la colonie, seront
+toujours écartés des hautes fonctions de contrôle et de direction[20].
+
+ [20] J. Chailley. _L’Inde britannique_, p. 469. L’auteur, après avoir
+ signalé le fait, ajoute: «Il leur aura manqué de vivre dans le vieux
+ pays, de fréquenter la robuste et rude jeunesse anglaise, de
+ s’imprégner avec elle des antiques préjugés qui font la savoureuse
+ originalité de la race et des fortes notions qui lui inculquent son
+ puissant orgueil. Et si aiguë que, plus tard, se révèlent leur
+ intelligence et si étendues leurs connaissances, l’Angleterre ne les
+ classera pas volontiers parmi ceux à qui d’avance elle destine la
+ direction des masses et remet le sort du pays; elle se défiera de
+ leur conscience et de leur caractère.»
+
+ En un mot, la métropole redoute la déformation morale et
+ intellectuelle provoquée par l’ambiance exclusivement coloniale et
+ indigène. Cette pratique, si elle était adoptée chez nous,
+ éliminerait en Afrique du Nord des hautes fonctions administratives
+ tous les Français nés en Algérie qui n’auraient pas passé leur
+ adolescence et une partie de leur jeunesse en France.
+
+ * * * * *
+
+«Le souverain, remarquait Ibn-Khaldoun, est un modérateur.» Il est aussi
+un redresseur de torts. C’est une autre sérieuse erreur que de laisser
+aux chefs indigènes un pouvoir et une autorité tels que notre contrôle
+en devienne illusoire.
+
+En 1918 et 1919, les Italiens trouvèrent opportun de combler de faveurs
+les grands chefs bédouins qui les avaient contraints en 1915 à se
+réfugier sur la côte. Ils en furent mal récompensés: les grands chefs en
+usèrent à leur guise dans nombre de points et, sans qu’aucune sanction
+ultérieure n’intervienne, forcèrent à décamper les résidents locaux avec
+leurs garnisons.
+
+C’est un art délicat que celui d’utiliser les grands chefs, en leur
+lâchant la bride, sans diminuer pour cela son prestige.
+
+Ce qu’on a appelé politique «des grands caïds» en Afrique du Nord, et
+plus particulièrement au Maroc, dans un passé récent, ne correspond
+heureusement pas à un plan d’ensemble et durable, établi sur des données
+logiques et visant au définitif. Cette politique est une politique
+d’expédient, ayant sa source dans les nécessités immédiates du moment,
+qui seules la justifient (pénurie d’effectifs, insuffisante préparation
+en vue d’une occupation territoriale). Elle se résume ainsi: la nation
+conquérante demande aux chefs indigènes locaux, à qui elle suppose de
+l’influence et sait des moyens d’action matériels, une activité très
+étendue dans leur rôle militaire et de haute police; en échange des
+efforts consentis par ces chefs, et qui les déchargent d’autant des
+leurs, les représentants de la nation conquérante restreignent leurs
+pouvoirs de contrôle, se contentent d’une occupation de fait et
+consentent à fermer les yeux sur les abus et exactions inhérents, en
+Islam, à l’exercice de tout pouvoir fort non modéré par la crainte.
+
+Une sorte de contrat tacite--_do ut des_--lie le chef indigène au
+gouvernement protecteur; celui-ci se relâche de son rôle de surveillance
+administrative en proportion du concours qu’il exige par ailleurs du
+caïd; le caïd s’appuie sur le pouvoir du conquérant, qui consolide et
+étend ses privilèges et avantages, et au besoin les défend.
+
+Cette politique est un pis-aller dont l’emploi, suivant le temps et le
+lieu,--pendant une guerre européenne, par exemple, dans des régions
+vidées de troupes,--rend de précieux services. Simple mesure
+d’opportunité, elle ne saurait être érigée en méthode suivie.
+
+Elle rompt le contact entre le peuple conquérant et la masse indigène,
+devenue sans recours effectif la proie de la clientèle avide qui entoure
+les chefs locaux. Elle ne justifie pas moralement la conquête. Au
+malaise que provoque la venue du chrétien s’ajoute le ressentiment venu
+de l’oppression qu’il tolère et fortifie. Une telle politique hypothèque
+l’avenir en préparant les ferments de haine et de désordre.
+
+On a essayé de légitimer la politique des grands caïds, non pas en
+arguant de la nécessité où l’on se trouvait dans certains cas de ne
+pouvoir en pratiquer de meilleure, mais par des considérations assez
+aventureuses sur le caractère féodal de ces chefs indigènes.
+
+Si ce n’est que ces «seigneurs» parfois chassent au faucon et logent
+dans des demeures fortifiées,--ce qui n’est qu’une analogie de
+surface,--aucun parallèle possible n’est à intervenir entre l’état
+social où ils vivent et celui de la féodalité.
+
+Il manque à l’Afrique du Nord l’essentiel de la structure du moyen âge:
+une hiérarchie à degrés nombreux et complexes, les liens de suzerain à
+vassal avec obligations réciproques très strictes et sanctionnées par
+l’Église, organisation spirituelle puissante à côté du pouvoir temporel
+et souvent s’opposant à lui; la chevalerie, la naissance des
+institutions communales, bref tout un échafaudage social dont
+l’équivalent ne s’est jamais présenté en Berbérie.
+
+Ajoutons qu’en fait ces grands «feudataires» ont accédé à un pouvoir de
+date récente uniquement grâce à l’ensemble des circonstances qui ont
+favorisé l’anarchie du Maroc à la fin du dix-neuvième siècle et au début
+du vingtième. Ils sont donc des parvenus, sinon des chefs de bande qui
+ont réussi[21]. Dans la Berbérie, plutôt démocratique, leur élévation
+est le résultat d’un accident. Il serait donc tout à fait regrettable de
+transformer un simple état de fait en un état de droit.
+
+ [21] Le grand-père de l’illustre Hadj Thami Glaoui, le très décoratif
+ pacha de Merrakech, n’était qu’un petit cheikh de la montagne. Le
+ fameux château-fort de Telouet, ce «Coucy» de l’Atlas, bâti en pisé,
+ a commencé d’être édifié il y a une cinquantaine d’années tout au
+ plus; son imposante physionomie actuelle remonte à environ vingt
+ ans.
+
+La politique dite des grands caïds, qui a donné de bons résultats
+pendant la guerre, doit marquer une simple période de transition; il
+serait dangereux et au demeurant parfaitement inutile de la prolonger.
+Un gouvernement avisé lui substituera, pour le plus grand bien de notre
+établissement, ces habitudes d’ordre, de régularité et d’honnêteté qui
+ont consacré jusqu’à ce jour les Protectorats de la France.
+
+ * * * * *
+
+Nous avons vu quel était le premier stade de la conquête: la
+manifestation de la force et son emploi dosé et judicieux, puis
+l’acclimatation. L’indigène s’attendait au pire; il a réagi; la
+situation lui apparaissant sous un jour supportable, il se soumet et
+s’accoutume. Le fellah cultive dans des conditions plus favorables;
+point n’est besoin pour lui de laisser la charrue afin de poursuivre un
+djich ou de le fuir; les tribus voisines ne viendront pas, sous le
+moindre prétexte, brûler ses récoltes ou abattre ses arbres; les voleurs
+sont châtiés; il n’y a plus de coupeurs de route. L’homme des villes
+commerce plus aisément, ses terrains et maisons ont décuplé leur valeur.
+Tous jouissent, après l’alerte première, des avantages de l’occupation.
+
+Cependant, au fur et à mesure que l’indigène est plus à son aise, son
+respect pour le conquérant diminue. Il le voit de trop près. Derrière le
+vainqueur et le prestige de ses canons ont suivi des nouveaux venus:
+mercantis qui exploitent, petits fonctionnaires qui tracassent. Délivré
+de sa crainte primitive et les sachant inoffensifs, l’indigène décèle
+rapidement leurs ridicules, leurs tares, et il tâche souvent d’en tirer
+parti. Le génie observateur et critique du Berbère est aigu et direct;
+le musulman des villes, plus retors, n’est pas moins fin; le juif qui le
+guide en dessous lui commente nos travers et nos défauts et lui enseigne
+le moyen d’en jouer à son profit.
+
+Les premiers chefs militaires à qui s’est soumis l’indigène sont déjà
+partis; la peur des sanctions a faibli; les sanctions elles-mêmes, en
+pays pacifié et du fait de la séparation des pouvoirs, se relâchent en
+tardant; en devenant moins rapides et plus bénignes, elles perdent de
+leur efficacité. Il est plus facile de s’y soustraire, car elles
+échappent au caractère sommaire qu’elles offraient sous le makhzen ou la
+domination militaire et elles exigent tout l’attirail d’une procédure
+importée. L’indigène, habitué à un pouvoir autoritaire et fort, s’étonne
+de cette dispersion des attributions en diverses mains et l’interprète
+comme une faiblesse[22].
+
+ [22] Voir note III à la fin du volume.
+
+Cependant une nouvelle génération grandit. On l’a élevée dans des écoles
+ou des collèges dirigés ou contrôlés par nous, en mélangeant les
+anciennes disciplines islamiques à une sorte d’enseignement primaire
+supérieur. On s’efforce de la gagner par des mesures de libéralisme,
+excellentes en principe, nécessaires peut-être, mais dont l’emploi peut
+être dangereux. Dans la pensée de la nation conquérante, cette «jeunesse
+des écoles», recrutée d’ailleurs parmi les fils des notables, doit
+devenir une pépinière de fonctionnaires du gouvernement local ou
+d’agents subalternes de nos administrations. Ce dessein est certes
+excellent, et il est bien certain qu’on ne peut faire autrement. Faut-il
+cependant fermer les yeux de parti pris sur l’ombre qu’il présente? Dès
+qu’ils seront titulaires de petits emplois, les jeunes gens élevés dans
+nos collèges, qui s’estiment déjà supérieurs par leur qualité de
+musulmans, se figureront vite que la subordination où on les tient est
+abusive et injuste. Ils voudront se donner de l’air, acquérir de
+l’influence, car l’influence en Islam est un capital sérieux; si on les
+remet comme il convient à leur place, voilà des mécontents. Même
+observation pour ceux, plus favorisés, qui seront institués hauts
+fonctionnaires, caïds, pachas, etc. Empressés, obséquieux, habiles à
+flatter, par tous les moyens, même les moins avouables, les agents
+métropolitains chargés de les contrôler, ils ne négligeront pas de faire
+leur propre fortune. Que risquent-ils, en effet? On ne pratique plus les
+sanctions terribles d’autrefois contre les fonctionnaires musulmans qui
+ont cessé de plaire ou abusé: on ne les charge pas de chaînes, on ne les
+laisse pas mourir au fond d’un silo; surtout, on ne confisque plus, on
+révoque seulement; or, la révocation, après fortune faite, eu égard à la
+mentalité musulmane, c’est une retraite un peu anticipée. Ajoutons que
+pour faire excuser leur avidité près de leurs frères de race, ces jeunes
+fonctionnaires affecteront un grand rigorisme musulman, dauberont tout
+bas sur le chrétien et jetteront ainsi des ferments futurs d’opposition.
+
+Insidieusement, encore qu’on ait laissé la complète liberté des mœurs,
+des coutumes et de la religion, une atmosphère nouvelle s’est créée dans
+les villes autour des masses musulmanes. D’autres conditions de vie, une
+ambiance transformée, des besoins nouveaux et grandissants, la
+dissolution lente d’infinis et ténus liens traditionnels, peu à peu,
+sans que l’indigène même s’en doute, ont changé le rythme de son
+existence.
+
+Un malaise naît alors, d’autant plus aigu qu’il est moins défini et
+obscur. Faut-il s’en étonner? C’est la rançon d’une évolution trop
+rapide, une civilisation ne se juxtapose pas à une civilisation plus
+vieille de huit ou dix siècles sans que cette brusque différence de
+niveau moral et intellectuel n’entraîne avec elle une crise
+d’accommodation.
+
+C’est le choc en retour de la conquête, souvent d’autant plus rapide que
+la conquête a été plus facile; des habitudes mentales ne se déploient
+plus qu’avec gêne dans leur cadre familier; en un mot, il s’est produit
+une sorte de déracinement sur place.
+
+Par une sorte d’instinct de conservation, on voit alors les esprits se
+retenir à leurs anciens cadres idéologiques ou se jeter sur les plus
+accessibles: les musulmans exaltent leur foi, la pénètrent davantage;
+les Berbères s’islamisent. Le sentiment national, né dans les couches
+élevées de la population, peut se développer en un tel moment, car il
+trouve un terrain où croître.
+
+Voyons, par l’exemple récent du Maroc, la manière dont il peut se
+dessiner par le jeu des circonstances. Le nationalisme marocain n’existe
+pas, mais tout concourt à le former. Pour le Marocain de naguère, le
+terme de Maroc, en tant qu’entité nationale, n’était même pas conçu. Il
+y avait un souverain et un gouvernement, un sultan et un makhzen, et
+l’un et l’autre régnaient ou étendaient leur administration sur un
+empire aux frontières imprécises et élastiques, rétrécies s’ils étaient
+faibles et sans prestige, dilatées, au contraire, s’ils étaient
+puissants et guerriers. Chacun ne connaissait que sa ville ou sa tribu,
+dont les rapports avec le makhzen, suivant le temps et les
+circonstances, étaient étroits ou relâchés. Le Maroc répondait très
+exactement au type de l’État musulman, qui rappelle, d’après Le
+Châtelier, «beaucoup plus celui d’un noyau organique, autour duquel
+s’étend un développement de plus en plus diffus, que celui d’une
+structure générale et complète[23]». Partant, nul patriotisme à
+proprement parler; la résistance à l’envahisseur est le fruit du
+fanatisme ou, beaucoup mieux, de la xénophobie.
+
+ [23] _Revue du Monde musulman_, septembre 1910.
+
+Notre Protectorat a forcément changé tout cela. En pacifiant, en
+organisant, il a unifié et donné précisément au Maroc cette armature
+intérieure qui lui manquait. Le makhzen, reconstitué, a développé ses
+rouages; les limites du Maroc sont désormais assises et le sultan va
+d’Ouezzan à Marrakech. La route, l’automobile, le téléphone ont aboli
+les distances dans un pays où les voyages et les échanges étaient, il y
+a seulement une décade, longs, malaisés et périlleux; et Allah sait si
+le Marocain s’est mis furieusement à voyager! Pour ses 30 ou 40 francs,
+il prend l’autocar et fait 300 kilomètres comme nous montons en tramway.
+Les chefs et fonctionnaires indigènes, soit dans des cérémonies
+chérifiennes, soit dans les nôtres, c’est-à-dire plusieurs fois par an,
+ont de multiples occasions de se rencontrer et de s’entretenir; à
+l’ancien particularisme succède peu à peu une certaine fusion des
+esprits et des intérêts qui les animent. Enfin, la longue guerre a
+familiarisé la mentalité indigène, attentive à en suivre les phases,
+avec la notion de patrie. Alors que, naguère, la majeure partie des
+Marocains, sauf peut-être dans les villes de la côte où existaient des
+consuls, ne se représentait pas très clairement les différences
+nationales entre Européens, à l’heure actuelle, l’idée de nation tend à
+devenir plus claire. A la _eddoula_, collectivité imprécise, s’oppose
+maintenant la _gens_ ou nation; _gens_ est le mot latin importé par les
+Berbères et non déformé. L’intégration que nous avons fait subir à
+l’organisme marocain, la généralisation de nos méthodes, le fait aussi
+que le sultan, soutenu par nous, perd fatalement son caractère de
+monarque absolu et religieux et devient en pratique quasi
+constitutionnel; le principe d’hérédité dont nous préparons l’adoption
+pour l’accession au trône, la façade de prestige qu’on laisse à un
+makhzen, gouvernement sans vergogne d’ailleurs, tout cela et bien
+d’autres choses encore, font acquérir à l’ensemble du Maroc une
+physionomie une qu’il ne possédait pas autrefois aux yeux de ses
+habitants. L’idée nationale peut naître au Maroc beaucoup plus
+facilement et plus rationnellement qu’en Algérie. Le Maroc constituait
+un État incomplet et amorphe, mais tout de même il avait figure d’État.
+L’Algérie, où derrière les garnisons du beylik s’étendait un chaos de
+tribus divisées et anarchiques, ne fut jamais un État. La Tunisie,
+province turque, pas davantage.
+
+Le nationalisme, qui s’avère actuellement en Turquie, en Égypte et dans
+l’Inde britannique, peut fort bien surgir au Maroc. La période de crise
+qui suit toute conquête, à échéance plus ou moins lointaine mais
+certaine, offrira sans doute à l’éclosion de ce sentiment national,
+d’abord confus et vague, un terrain favorable.
+
+Prenons garde alors qu’il ne se fortifie, en effet, et ne s’enrichisse
+du sentiment, demeuré toujours vivace, quoique assoupi, dans les classes
+populaires, de la profanation que le chrétien, par sa présence, fait
+subir à la terre d’Islam. Le vieux mythe de son départ inéluctable
+reviendra sous mille formes, y compris celle de la légende du sabre de
+Sidna Ali qui, jaillissant du ciel, doit faire sauter, d’un seul coup de
+revers balayant le sol, les têtes des infidèles.
+
+Le pays est alors mûr, si l’on n’y prend garde, pour des troubles, des
+soulèvements ou tout au moins de brusques sursauts.
+
+ * * * * *
+
+Le deuxième stade de la conquête, le moins brillant sans doute, mais le
+plus délicat, c’est de prévenir cette crise presque fatale et de
+l’apaiser avant qu’elle ne s’envenime.
+
+Il ne faut pas concevoir la pacification en pays d’Islam sous la forme
+exclusive d’une ombre teintée ou hachurée qui s’avance peu à peu sur la
+carte, c’est-à-dire comme une simple occupation militaire après laquelle
+il n’y a plus qu’à administrer sans péril et sans gloire.
+
+La conquête est une conception dynamique; plusieurs années après le
+silence imposé aux coups de fusil, elle doit se poursuivre encore et se
+maintenir en adaptant.
+
+Il n’y a aucun inconvénient à ce que nous fassions une large publicité à
+notre libéralisme ingénu et souvent médiocrement heureux à l’égard de
+l’Islam. Il permet des discours et des manifestations; c’est merveille.
+Mais il importe aussi que le _Memento tu regere_ soit une formule
+toujours présente à l’esprit d’un peuple colonisateur. Le sens et comme
+l’instinct de l’_imperium_ ne doit jamais l’abandonner.
+
+Une tutelle peut être souple, bienveillante et juste, mais ces qualités
+n’excluent pas la vigilance et la fermeté; elle doit aussi prévoir et
+diriger. Protéger et conduire vont de pair.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+LES BIENFAITS NÉCESSAIRES
+
+ Il se peut que vous ayez de l’aversion pour ce qui vous est
+ avantageux et que vous désiriez ce qui vous est nuisible. Dieu,
+ seul, sait ce qu’il vous faut, et vous, vous l’ignorez.
+
+ _Coran_. Sourate de la Vache.
+
+ En gouvernant les races orientales, la première pensée doit être
+ de faire ce qui est bon pour elles, mais non pas nécessairement
+ ce qu’elles croient qui leur est bon.
+
+ Lord Cromer
+ (_Political and Litterary Essays_, p. 25).
+
+
+Un voyageur se promenait un jour--c’était avant la guerre--avec un vieux
+résident du Maroc sur le chemin de ronde entourant la citadelle de
+Mazagan, d’où l’on domine la mer, le bled et la ville. En considérant
+ces lourdes tours, ces murailles formidables, tout l’appareil puissant
+d’une construction féodale d’Occident, il les comparait à nos
+baraquements de la garnison, en planches et têtes ondulées, qu’on
+apercevait au loin, si mesquins, si fragiles, et il disait à son
+compagnon: «Vous me rappeliez tout à l’heure que la masse populaire du
+Maroc, ainsi d’ailleurs que tout groupement islamique encore fruste,
+envisage l’installation des chrétiens sur le sol moghrébin comme une
+épreuve envoyée par Dieu et, comme telle, ayant forcément son terme. Ne
+croyez-vous pas qu’elle ne fasse ici un rapprochement, guère à notre
+avantage, entre ce château fort énorme, bâti comme pour l’éternité par
+les Portugais, symbole, semble-t-il, d’un véritable établissement, et
+les faibles abris de nos soldats qu’un rien peut détruire? N’en
+tire-t-elle pas conjectures défavorables sur la précarité de notre
+occupation?
+
+Les Portugais, au bout d’un siècle, songe-t-elle, durent abandonner ces
+orgueilleux Alcazars; toute autre entreprise des chrétiens n’est-elle
+pas vouée au même sort?
+
+«--Il est possible, répondit l’interlocuteur, mais remarquez aussi les
+différences. Les Portugais s’accrochaient à ce rivage; ils ne
+pénétraient pas dans le pays, sinon pour piller et asservir; eux, ils
+campaient vraiment dans leur citadelle; nous sommes installés dans nos
+baraques; nous ne molestons pas les habitants et les laissons vivre à
+leur guise; en assurant la sécurité qui permet l’aisance, nous faisons
+qu’ils éprouvent dans leur pays même un mieux-être qu’ils ignoraient
+auparavant; les captant par les liens de l’accoutumance, nous forçons en
+tout cas à sommeiller, si nous ne parvenons à l’effacer, cette idée d’un
+exode futur de l’occupant. Ce qui importe avant tout, ce n’est pas
+l’allure extérieure de l’établissement, c’est la manière dont il est
+conçu et poursuivi...»
+
+Pour qu’une conquête européenne en pays d’Islam soit durable et vraiment
+féconde, elle doit se justifier moralement par les avantages de toute
+sorte qu’elle apporte au pays conquis.
+
+La conquête n’acquerra sur ce terrain nouveau des racines profondes
+qu’en réalisant chez l’indigène l’implantation d’habitudes nouvelles et
+en s’efforçant de les maintenir.
+
+La résistance brisée, il s’agit de rendre la soumission définitive, et
+c’est alors qu’interviennent utilement les procédés de pénétration
+pacifique; ils sont le grand secret grâce auquel l’occupant, d’abord
+subi, est jugé supportable, puis devient par sa présence et l’effet de
+sa domination la source de bénéfices certains.
+
+ * * * * *
+
+Il faut donc donner aux musulmans ce qu’ils réclament raisonnablement et
+qui correspond à leurs besoins et à leur mentalité.
+
+D’abord la liberté religieuse et le respect de toutes les institutions,
+coutumes et rites confessionnels.
+
+Encore que la cause paraisse entendue, il faut y insister pour en saisir
+l’énorme importance. La convention d’Alger du 5 juillet 1830, signée du
+général Bourmont, mentionne expressément que la religion musulmane
+restera libre[24].
+
+ [24] L’exercice de la religion mahométane restera libre. La liberté
+ des habitants de toutes classes, leur religion leurs propriétés,
+ leur commerce et leur industrie ne recevront aucune atteinte. Leurs
+ femmes seront respectées. Le général en chef en prend l’engagement
+ sur l’honneur. Au camp, devant Alger, le 5 juillet 1830.--Hussein
+ Pacha, comte de Bourmont.
+
+Cet engagement fut respecté à la lettre, c’est-à-dire que les fidèles
+continuèrent comme devant à se rendre à la mosquée. Mais, dans son
+esprit, on le suivit assez médiocrement.
+
+On incorpora d’office les habous ou fondations pieuses au domaine, ce
+qui était altérer de façon grave l’intention des donateurs et créa un
+froissement très profond dans les âmes musulmanes.
+
+Dernièrement encore, en Tunisie, on a pu voir combien la matière était
+délicate, lorsqu’il fut question d’assurer la vivification des terres
+habous incultes au profit de la colonisation: des manifestations eurent
+lieu, l’opinion indigène s’émut de cette innovation pourtant discrète et
+entourée de ménagements et de garanties. A la pensée de voir toucher, de
+si peu que ce soit et dans un but d’utilité publique, à la routine d’une
+institution séculaire, le fanatisme s’éveilla.
+
+Une autre atteinte détournée à la liberté religieuse en Algérie fut
+celle qui réduisit les pouvoirs des cadis, juges religieux, en faisant
+passer à la juridiction française nombre de leurs attributions les plus
+essentielles. L’indigène, qui réclame une justice prompte, sans
+complications ni formalités, d’homme à homme, pourrait-on dire, est à la
+fois déçu et troublé par tout notre appareil judiciaire aux auxiliaires
+multiples et d’ailleurs onéreux.
+
+«Nous voulons être régis, disent-ils, par la loi de l’Islam qui est
+d’essence divine. La religion nous fait un devoir de nous y conformer;
+nous ne pouvons accepter une loi qui porte atteinte à nos croyances[25].
+
+ [25] Rapport de la mahakma d’El Milia lors de la consultation des
+ cadis sur la codification de la loi musulmane, 1906.
+
+«Depuis 1830, exposa en 1914 M. Lutaud à la tribune de la Chambre,
+jusqu’à ce jour, nous n’avons pas cessé une heure d’enlever aux cadis,
+morceau par morceau, toutes les attributions qu’ils avaient, malgré les
+protestations et les plaintes des indigènes qui veulent être jugés par
+les hommes de leur race, de leur culte, de leur langue, de mêmes
+habitudes mentales.»
+
+Vingt ans auparavant, M. Jules Cambon s’était fait l’écho des mêmes
+plaintes: «Nous avons dit aux indigènes que nous leur donnerions une
+justice moins coûteuse et plus sûre que celle des cadis, et il se trouve
+qu’ils ne voient jamais la fin non seulement de leurs procès civils,
+mais encore de leurs procès criminels. La procédure rend souvent la
+justice plus coûteuse que ne le pouvaient faire les concussions de
+certains magistrats musulmans, et les indigènes ne font pas la
+différence entre le prix d’une justice concussionnaire et le prix d’une
+justice procédurière[26].»
+
+ [26] Jules Cambon. _Le Gouvernement général de l’Algérie_, 1918, p.
+ 63.
+
+Les constatations de M. Jules Cambon venaient elles-mêmes quelque
+cinquante ans après celles de Tocqueville, dont le beau rapport du 24
+mai 1847 sur les crédits extraordinaires demandés par l’Algérie est
+empreint d’un si haut esprit politique. Le mal de notre opposition
+dangereuse, bien que passive en apparence, au libre exercice de l’Islam,
+y était pour la première fois nettement signalé.
+
+«Autour de nous, écrivait-il, les lumières se sont éteintes, le
+recrutement des hommes de loi et des hommes de religion a cessé,
+c’est-à-dire que nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus
+misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle
+n’était avant de nous connaître.» Et il ajoutait: «Ne forçons pas les
+indigènes à venir dans nos écoles, mais aidons-les à relever les leurs,
+à multiplier ceux qui enseignent, à former des hommes de loi et des
+hommes de religion, dont la civilisation musulmane ne peut pas plus se
+passer que la nôtre.»
+
+«Les passions religieuses que le Coran inspire nous sont, dit-on,
+hostiles, et il est bon de les laisser s’éteindre dans la superstition
+et dans l’ignorance, faute de légistes et de prêtres. Ce serait
+commettre une grande imprudence que de le tenter. Quand les passions
+religieuses existent chez un peuple, elles trouvent toujours des hommes
+qui se chargent d’en tirer parti et de les conduire. Laissez disparaître
+les interprètes naturels et réguliers de la religion, vous ne
+supprimerez pas les passions religieuses, vous en livrerez seulement la
+discipline à des furieux et à des imposteurs[27].»
+
+ [27] Tocqueville signalait dans son magistral rapport un mémoire du
+ général Bedeau faisant connaître qu’à l’époque de la conquête en
+ 1837 il existait à Constantine des médersas réunissant de 600 à 700
+ élèves. Dix ans plus tard, le chiffre des étudiants était réduit à
+ 60 et celui des msids (écoles primaires musulmanes), de 90 passait à
+ 30.
+
+ On réagit contre le mal signalé par Tocqueville par le décret du 30
+ septembre 1850 qui reconstituait les médersas pour former des
+ candidats aux emplois dépendant des services du culte, de la
+ justice, de l’instruction publique et des bureaux arabes.
+
+Il paraît donc à peu près certain que la décadence des institutions
+musulmanes et, d’autre part, le médiocre succès de nos tentatives pour
+les réorganiser sous notre égide, ont provoqué, dans la deuxième partie
+du dix-neuvième siècle et jusqu’à nos jours, une exaltation populaire du
+sentiment religieux d’autant plus forte que celui-ci, sans être
+persécuté à proprement parler, se trouvait à tout le moins comprimé.
+
+D’où cette extraordinaire floraison dans toute l’Afrique du Nord du
+culte maraboutique, avec ses zaouïas et ses khouans, dont l’évident
+résultat fut de renforcer la solidarité musulmane, grâce au réseau serré
+et sans cesse accru de ses relations. «Dans le passé de l’Islam, note
+Jules Cambon, tous les pouvoirs établis ont été les adversaires de ces
+prédicateurs antisociaux, et c’est là qu’apparaît la faute que nous
+avons commise en détruisant à peu près consciemment toutes les forces
+sociales qui pouvaient subsister dans le monde musulman, parce que ces
+forces sociales, par leur nature même, étaient hostiles à ces forces
+religieuses indisciplinées.»
+
+C’est une grave erreur de croire qu’à notre contact la religion
+musulmane disparaît lentement. Elle a tendance, au contraire, à se
+raidir dans ses rites essentiels et à prendre davantage conscience
+d’elle-même en s’opposant à une religion voisine. Les élections d’Alger
+en 1919 nous ont encore une fois montré l’influence effective des
+marabouts et des sociétés secrètes ainsi que la répugnance de la masse
+musulmane à dessiner la moindre manifestation orientée dans le sens
+d’une européanisation éventuelle. Les Jeunes-Algériens ne sont encore
+qu’une minorité infime auprès des Vieux-Croyants.
+
+La religion musulmane est donc un fait majeur, dominant toutes les
+réactions sociales des peuples où elle règne en maîtresse. Aucune de ses
+manifestations ne doit être négligée. Elle est une force puissante et,
+en face de l’Europe, une force ennemie; ennemie des mœurs, des habitudes
+politiques, de la présence même de l’étranger impie et exécré.
+
+La surveiller, mais sans paraître y toucher, dériver habilement les
+tentatives et les efforts de ses fidèles les plus ardents, avec
+infiniment de mesure et de discrétion; la conserver pour mieux
+l’endormir, devient une nécessité impérieuse pour toute nation
+européenne exerçant une domination en pays d’Islam.
+
+L’exemple de l’œuvre accomplie au Maroc peut être utilement cité. Ne
+rien changer en apparence; laisser subsister toutes les manifestations
+extérieures auxquelles le peuple des villes et des campagnes tient tant,
+qu’elles soient orthodoxes ou simple vestige des anciens rites païens ou
+magiques (procession d’Aïssaouas, carnaval de l’Achoura, moussems ou
+pèlerinages locaux); augmenter sans ostentation l’éclat des grandes
+fêtes traditionnelles (Aïd el Kebir, Aïd Seghir, Mouloud) par la
+reviviscence des protocoles anciens, par des gratifications données à
+nos serviteurs ou à nos fonctionnaires indigènes; interdire aux
+Européens, pour éviter tout incident, l’entrée des mosquées, bref
+montrer que notre présence ne gêne en rien les traditions du passé, même
+les plus infimes; au contraire que, grâce à la paix et à la sécurité
+revenues, les cérémonies diverses attirent davantage d’adeptes et de
+plus loin, en un mot et pour tout résumer: _quieta non movere_, il y a
+les grandes lignes d’un programme jusqu’ici appliqué avec succès et à
+quoi rien ne semble devoir être changé[28].
+
+ [28] Voir note IV à la fin du volume.
+
+On peut en outre s’efforcer d’acquérir, par le jeu de l’intérêt, la
+neutralité, sinon la bienveillance des personnages religieux,
+professeurs ou lettrés, au moyen d’offrandes ou de sinécures adroitement
+distribuées par l’intermédiaire d’un organisme indigène, afin de ménager
+des susceptibilités d’ailleurs légitimes.
+
+Par contre-partie de cette attitude favorable, il sera opportun
+d’exercer un simple droit de regard sur l’enseignement musulman, de
+manière qu’il ne devienne pas un foyer de fanatisme et de haine contre
+le conquérant.
+
+La réorganisation des habous au Maroc, suivant les principes
+traditionnels en vigueur autrefois et que les malheurs des temps avaient
+seuls effacés, peut être proposée comme un modèle des bienfaits du
+Protectorat en matière de politique religieuse.
+
+Durant la période de confusion et d’extrême anarchie qui précéda
+l’installation du Protectorat au Maroc, les biens habous furent
+dilapidés. L’exemple venait de haut: sous le règne des deux derniers
+sultans, leur entourage immédiat, les vizirs, les conservateurs ou
+nadirs pratiquèrent avec un entrain remarquable les détournements, les
+destructions d’archives et toutes collusions utiles pour s’approprier
+les fondations pieuses ou en trafiquer.
+
+Les revenus des habous destinés à alimenter les budgets du culte, de la
+justice et les bourses d’étudiants étaient devenus dérisoires; aussi les
+mosquées tombaient-elles en ruines; les médersas se vidaient et les
+cadis, non appointés, se rattrapaient sur le disponible des
+justiciables.
+
+L’objectif du Protectorat fut, en suivant simplement le droit légal et
+coutumier indigène, de remettre sur pied toute une administration
+naguère organisée suivant ses principes traditionnels, en la contrôlant.
+Notre venue et notre action ayant eu pour résultat de faire cesser la
+gabegie et le gâchis furent considérées en ce domaine comme un événement
+heureux par l’opinion indigène.
+
+Le rôle du conquérant chrétien, en l’occurrence, fut celui de l’esprit
+caché qui meut tous les ressorts; ceux-ci agissent, on ne voit qu’eux,
+l’impulsion qui les anime est invisible.
+
+Certains s’étonnent que, malgré cette attitude si amicalement libérale,
+davantage: digne et respectueuse envers la religion des musulmans, nous
+ne soyons pas aimés d’eux, tout au moins en Islam primitif. On oublie
+qu’il est déjà bien beau que nous soyons tolérés.
+
+Dans le horm de Moulay-Idriss, à Fez, il y a quelque quinze ans, il
+était de coutume de dire que les bêtes de somme, les juifs et les
+chrétiens ne pénétraient pas.
+
+Ces derniers ont forcé la consigne; aujourd’hui, touristes de toute
+catégorie circulent librement autour du sanctuaire, jetant de la porte
+vers l’intérieur un regard rapide et profane.
+
+Certes, s’ils sont attentifs, ils peuvent surprendre chez les fidèles
+qui les coudoient des visages hostiles ou une indifférence glaciale
+chargée de mépris. Dans cette étrange cuve que sont les souks de Fez,
+groupés autour de Karaouyne, Sorbonne du moyen âge musulman, les plus
+farouches instincts de lucre se mêlent aux élans de la mysticité et le
+bruit du trafic ne parvient pas à étouffer celui des prières. La
+religion, l’allure formelle de la vie, l’idéologie, tout repousse là
+l’Occidental qui passe; sur lui pèse une réprobation qu’on sent unanime.
+Mais contre lui nul prétexte n’est donné d’esquisser un geste qui soit
+un signe de révolte légitime, encore qu’en nul autre lieu peut-être de
+l’Islam ne s’aperçoive mieux la barrière infranchissable qui sépare le
+véritable musulman du chrétien, croyant ou non, et qu’il serait folle
+présomption de croire détruire un jour prochain.
+
+ * * * * *
+
+L’Islam étant dans son génie profond une puissance contraire à nos
+désirs, à nos aspirations, à nos tendances, qu’on peut apaiser et calmer
+sans songer à la réduire jamais, il est bien évident que notre intérêt
+est d’éviter, dans la mesure du possible, sa propagation chez les
+peuples soumis à notre empire.
+
+Cette politique dont l’usage a reconnu la sagesse ne fut pas toujours
+suivie. Au Sénégal, Faidherbe et ses successeurs ont cru qu’il
+convenait, pour élever le niveau des sociétés fétichistes, de favoriser
+l’expansion musulmane et la propagande de ses missionnaires. L’histoire
+si souvent sanglante de la colonie a montré les méfaits que pouvait
+causer le fanatisme chez des populations primitives.
+
+Comme on l’a justement observé, un marabout hostile est cent fois plus
+dangereux que n’est utile un marabout bienveillant.
+
+La même erreur fut suivie en Kabylie, très faiblement islamisée au début
+de la conquête et que nous crûmes civiliser, rapprocher de nous en y
+répandant l’enseignement musulman; or, nous n’eûmes pas à nous en louer.
+
+L’expérience acquise nous a servis en quelque mesure au Maroc où l’on a
+estimé très sagement que nous n’avions nul intérêt à islamiser les
+Berbères des montagnes et à changer leur xénophobie native en fanatisme
+acquis. On se garda d’y répandre l’instituteur algérien et les écoles
+franco-arabes.
+
+En dépit de cette heureuse abstention, il faut reconnaître que
+l’islamisation des Berbères se poursuit très rapidement depuis
+l’occupation française, par suite du contact politique que la conquête
+progressive du bled siba crée entre lui et l’ancien pays makhzen, très
+arabisé. L’extrême facilité des communications, l’accroissement des
+transactions font que les Berbères se mettent vite à la langue arabe en
+même temps qu’à la religion musulmane, laquelle leur est immédiatement
+accessible en leur qualité de peuples primitifs. Comme le remarque A.
+Comte: «Toute religion, surtout à popularité très prononcée, doit
+évidemment s’apprécier en dynamique sociale, suivant la manière dont
+elle était habituellement entendue par les masses et non d’après le sens
+plus raffiné qu’ont pu y attacher secrètement quelques initiés.»
+
+«Depuis trois ans que je réside dans un poste de pays berbère, nous
+disait un contrôleur civil du Maroc, j’ai vu l’évolution s’accomplir
+pour ainsi dire sous mes yeux; le nombre des écoles coraniques a
+quadruplé dans les douars depuis l’occupation; celui des néophytes
+pratiquant toutes les obligations rituelles a augmenté dans les mêmes
+proportions, et les progrès continuent sans cesse.
+
+Au temps de la siba, le Berbère vivait en quelque sorte en vase clos
+dans sa tribu d’origine; ses seules relations normales avec les citadins
+s’exerçaient par le pillage des voyageurs. Actuellement, la nécessité de
+vendre et d’acheter aux gens des villes, qui circulent librement et sans
+danger dans les campagnes naguère infestées de bandits, contraint le
+Berbère à connaître la langue et même, pour n’être pas dupe dans les
+contrats, l’écriture arabe.
+
+La religion musulmane suit naturellement. Elle est la religion qui est
+la plus proche dans l’espace et la plus proche aussi dans le domaine
+moral. La paix française facilite son extension; il y a là une évolution
+presque fatale que nous ne pouvons songer sérieusement à combattre par
+des palliatifs dérisoires: création d’écoles purement françaises que
+fréquente une douzaine d’enfants, transcription en français des
+décisions de djemâas sur des registres _ad hoc_ (ce dernier procédé
+d’ailleurs irréalisable pratiquement).
+
+Enfin la religion arabe constitue-t-elle aussi peut-être pour ces
+autochtones qui ont lutté en vain contre l’envahissement de l’étranger
+une protestation intérieure, un dernier refuge, inviolable celui-là, et
+que nul ne leur arrachera.
+
+ * * * * *
+
+Après la liberté religieuse, bienfait en quelque sorte négatif mais
+capital, puisqu’il conditionne la sécurité et le maintien de notre
+établissement, la grande valeur positive qu’apporte notre venue réside
+dans l’instauration de l’ordre au moyen d’un gouvernement et d’une
+administration réguliers.
+
+Les populations musulmanes ont été caractérisées jusqu’à ce jour, tout
+au moins en Afrique du Nord, par leur longue impuissance à se diriger
+elles-mêmes.
+
+«Une réorganisation administrative dans un pays musulman n’est possible,
+écrit lord Milner dans son fameux rapport sur l’Égypte, que si elle est
+imposée du dehors... Les puissances européennes, en respectant les
+institutions séculaires pour lesquelles les populations musulmanes
+conservent un attachement religieux, peuvent en obtenir, par un contrôle
+incessant, un fonctionnement régulier et honnête.»
+
+L’exemple du Maroc vient encore naturellement à l’esprit, car il est le
+plus récent et le plus curieux. L’histoire du Maroc est celle d’une
+entité géographique et politique créant l’illusion d’un empire aux yeux
+de l’ignorance européenne, mais d’un empire où le désordre intérieur,
+existant comme la variole ou le typhus à l’état endémique, compromettait
+sans cesse l’autorité du souverain. Cet état d’anarchie n’offrait de
+rémission qu’autant que l’émir couronné montrait de l’activité et de la
+poigne.
+
+Les limites des territoires soumis s’étendaient alors pour se réduire
+aussitôt que Sa Majesté ne guerroyait plus. Le sultan et son makhzen
+(vizirs à ses côtés, caïds dans les tribus) ne faisaient qu’assurer un
+semblant de sécurité et de justice, d’ailleurs payé chèrement.
+
+L’organisation financière pouvait offrir à peu près ce tableau. Le caïd,
+institué par le sultan, après hommage pécuniaire rendu en proportion de
+l’importance de sa charge, tire de ses administrés le plus d’argent
+possible, et par tous les moyens. De l’argent ainsi récolté, il fait
+deux parts: l’une pour lui, l’autre, accompagnée d’une comptabilité
+fantaisiste, pour le Trésor, dit public. Il est bien certain qu’une
+tendance vive l’incite à arrondir la sienne et à diminuer celle du
+makhzen. Dans ce cas constaté, ou deviné seulement, l’arbitraire étant
+de règle, la destitution, l’emprisonnement et la confiscation des biens
+s’ensuivaient. Le sultan faisait convoquer le caïd à Fez ou à Marrakech,
+et, là, ces aimables surprises étaient notifiées au fonctionnaire à
+l’excessif appétit; l’exécution suivait sans délai; les «contribuables»
+dépouillés n’étaient pas remis en possession de leurs biens, mais ils
+étaient fort contents tout de même de voir la justice du sultan châtier
+le coupable.
+
+Pour éviter cette disgrâce lourde, puisqu’il y perdait à la fois sa
+fonction, sa liberté et sa fortune, le caïd s’efforçait-il de satisfaire
+aux exigences du makhzen sans trop faire tort à celles de sa propre
+avidité, en pressurant un peu davantage ses administrés? Ceux-ci,
+excédés, se soulevaient, brûlaient et pillaient la demeure du tyranneau,
+lequel était bien heureux quand, par une fuite opportune, il pouvait
+échapper à un massacre certain.
+
+Le pouvoir d’un caïd dans sa tribu sous l’ancien makhzen était un
+pouvoir absolu, tempéré cependant par deux alternatives, en cas d’abus:
+la confiscation venue d’en haut, la révolte surgie d’en bas.
+
+Le makhzen, au reçu de la nouvelle d’une sédition qui le privait d’un
+fidèle serviteur, sans autrement s’en émouvoir, acceptait d’un autre
+candidat au caïdat une forte provision, l’instituait, et le nouveau
+promu recommençait à ses risques et périls le jeu subtil de faire
+fortune sans éveiller les susceptibilités de la cour et les réactions du
+populaire. Il fallait évidemment du doigté.
+
+Le Trésor n’était constitué qu’au profit du sultan et de son entourage.
+Le pays n’en bénéficiait nullement. Les travaux publics étaient
+inexistants; aucun plan suivi et de longue haleine, d’amélioration ou
+d’utilité générale ne voyait jamais le jour.
+
+A ce régime, il n’était point surprenant que les tribus des pays de
+montagne, où les faibles armées du sultan ne pouvaient s’aventurer
+qu’occasionnellement, ne voyaient aucun avantage à reconnaître cette
+autorité du makhzen dont le poids était lourd et le bénéfice fort peu
+certain.
+
+Le particularisme des groupements berbères au rudiment d’organisation
+mi-démocratique, mi-soviétique s’accommodait à merveille de cette
+absence de joug.
+
+Un passage d’Ibn-Khaldoun traduit bien leur état d’esprit: «Une tribu
+s’avilit qui consent à payer des impôts et des contributions. Une tribu
+ne consent jamais à payer des impôts tant qu’elle ne se résigne pas aux
+humiliations. Les impôts et les contributions sont un fardeau
+déshonorant qui répugne aux esprits fiers. Tout peuple qui aime mieux
+payer ces tributs plutôt que d’affronter la mort a beaucoup perdu de cet
+esprit de corps qui porte à combattre ses ennemis et à faire valoir ses
+droits[29].»
+
+ [29] _Prolégomènes_, 297.
+
+Moulay-Hassan, le dernier grand sultan du Maroc indépendant, passa la
+moitié de sa vie à cheval, à guerroyer dans tous les coins de son empire
+pour maintenir ses tribus dans le devoir et mater leurs velléités de
+dissidence.
+
+Après lui et Ba-Ahmed, l’extraordinaire régent de la minorité
+d’Abd-el-Aziz, à l’énergie débordante et la main de fer, tout s’écroula.
+
+L’argent rentrait mal ou pas du tout; comme les besoins devenaient plus
+grands, l’Europe voulut bien consentir des emprunts, mais à la condition
+de prendre des gages et de s’implanter. C’est ainsi que le Maroc,
+anachronisme étonnant au dix-neuvième siècle et aux portes de l’Europe,
+perdit son indépendance, qui ne lui rapportait d’ailleurs que ruine et
+confusion.
+
+Le premier soin du Protectorat français fut de mettre de l’ordre dans
+les finances, d’organiser l’impôt sur des bases rationnelles, de le
+percevoir à dates fixes et de restreindre, dans la mesure du possible,
+les motifs d’exaction.
+
+L’apport d’une sécurité véritable alla de pair avec l’assainissement du
+maquis financier. Quand notre protectorat s’est installé au Maroc qui
+venait de subir une longue période de dissolution interne et de
+troubles, où les biens et les personnes étaient sans cesse menacés,
+l’heureux effet de notre présence et de la police qu’elle comportait fut
+tel qu’il dissipa beaucoup de préventions contre la venue des chrétiens.
+Aujourd’hui, parmi le bled siba encore réfractaire, le seul argument, le
+seul apprécié en tout cas, en faveur de notre intervention dans le pays,
+est bien précisément celui de cette sécurité que nous apportons dans nos
+fourgons.
+
+Après la sécurité vient le bien-être matériel: aménagement de routes,
+par suite facilité extrême des communications, forage de puits,
+distribution d’eau, soins médicaux; bref tous les avantages que livre, à
+côté de tant de maux, la civilisation moderne. L’indigène musulman, et
+surtout au Maroc, est très utilitaire; il ne vise que le concret et ce
+qui lui sert. On l’oublie trop souvent en croyant le combler de
+bienfaits théoriques, dont il se moque quand il ne s’en sert pas contre
+nous. Il y a une quinzaine d’années, un des rares Européens qui
+habitaient une ville du Maroc, s’avisant de sortir à bicyclette, faillit
+être lynché par la population, laquelle s’émut de cet objet plus nouveau
+qu’un chameau. Peu de temps auparavant, un médecin français fut
+assassiné dans cette même ville, parce qu’on croyait qu’il était chargé
+d’installer la télégraphie sans fil, supposée source de calamités. A
+l’heure actuelle, les Marocains aisés ont leur auto, qu’ils conduisent
+parfois eux-mêmes, usent du téléphone, de la lumière électrique et de
+toutes les commodités dues au génie mécanique du roumi.
+
+Sécurité, jouissance paisible d’une paix enfin acquise et de ses divers
+agréments supposent l’exercice régulier de la justice. La justice en
+pays d’Islam est un fruit rare; d’un bout à l’autre des terres
+musulmanes, de Chiraz à Mogador, la vénalité sévit et l’arbitraire et le
+déni de justice en vue du profit; tant dans la justice pénale que dans
+la justice civile, caïds et cadis rivalisent; tout s’arrange avec de
+l’argent, au mépris de toute équité et foi jurée; ce sont combinaisons
+appelées là bakchich et ici fabor.
+
+«L’argent est un maître; il ne laisse pas de non à la parole», dit un
+proverbe chleuh du Sous. Aussi a-t-on vu avec quel empressement et
+souvent au prix de quels sacrifices les indigènes en pays de
+capitulations se précipitaient vers la protection étrangère du roumi,
+par ailleurs exécré, qui les soustrayait à la manière par trop
+intéressée de leurs juges naturels.
+
+Comme tous les peuples primitifs, Algériens et Marocains ont le
+sentiment de la justice, qu’ils sont incapables par ailleurs, livrés à
+eux-mêmes, d’exercer. Cependant, la vraie formule n’est pas de donner
+aux musulmans des juges européens, la plupart du temps ignorants à la
+fois de la loi musulmane et de son esprit, des coutumes locales, de la
+langue. Il faut leur laisser leurs juges naturels, mais soigneusement
+les choisir et les surveiller.
+
+ * * * * *
+
+L’ensemble des avantages qu’une installation européenne apporte dans un
+pays musulman peut se définir ainsi: faire vivre la société indigène
+dans son atmosphère morale traditionnelle, mais épurée de ses misères, y
+maintenir les cadres naturels, amendés et contrôlés en vue d’une
+amélioration générale des conditions de vie en usage. Cette œuvre
+nécessite, chez ceux qui ont la charge de la mener à bien, des qualités
+nombreuses et variées.
+
+Outre une grande aptitude aux idées générales par quoi l’on domine les
+détails de la besogne journalière, de la persévérance et du caractère,
+il faut en même temps une connaissance de l’indigène ne s’acquérant qu’à
+l’usage, une sympathie vers lui, un effort constant de compréhension et
+de patience, à la fois de la bonhomie et de l’énergie; en un mot, une
+gentillesse grâce à laquelle se crée le lien moral et qui est une
+qualité bien française.
+
+Le sens de l’indigène musulman est souvent difficile à acquérir; il y a
+là toute une psychologie à reconstituer pour savoir ce qui le touche et
+le séduit, ce qui le choque et le rebute, d’autre part, et qui varie
+suivant les classes sociales, les régions, les milieux ruraux ou
+urbains.
+
+Comprendre les aspirations, les vrais besoins, les faiblesses des
+populations avec qui l’on a affaire est la première démarche à
+instituer, puis faire la balance entre leurs qualités et leurs défauts,
+les tenir en main tout en évitant les tracasseries inutiles, exige une
+variété de dons qu’il n’est pas donné à quiconque de posséder en un
+jour. Asseoir son prestige d’abord par une grande dignité d’attitude et
+de vie, puis par un mélange de distance et de familiarité, de jugement
+sévère et de cordialité, dosage indispensable dans des sociétés
+sommairement hiérarchisées, tout cela est la marque d’un vrai chef.
+
+Le plus grand bienfait à accorder aux indigènes est de les pourvoir de
+chefs locaux administrateurs ou contrôleurs qui les comprennent, les
+aiment sans en être les dupes et avec lesquels ils se sentent en
+confiance.
+
+On a vu, dans les premières années du Protectorat du Maroc, comme
+autrefois en Algérie, des populations pleurer assez sincèrement le
+départ de chefs militaires ou civils qui avaient su acquérir leur
+sympathie; ces chefs étaient en général les plus justes, mais aussi les
+plus sévères et les plus énergiques.
+
+Il est donc souhaitable que le chef qui réussit, demeure longtemps au
+même poste. Le musulman n’aime pas les figures nouvelles. Si elles se
+succèdent par trop, il ne se livre plus, se replie sur lui-même; le lien
+moral se dissout, au grand dam de l’œuvre poursuivie, et il ne se renoue
+ensuite que difficilement.
+
+La cause essentielle des mésaventures espagnoles au Maroc vient de ce
+malentendu fondamental entre l’indigène et l’occupant; ce dernier
+considère l’autre comme un ennemi héréditaire; il ne fait rien pour le
+gagner après l’avoir réduit ou bien ses avances sont maladroites et
+prises en mauvaise part; il creuse le fossé au lieu de l’aplanir; il
+heurte sans cesse le soumis de la veille, jusqu’au jour où du foyer mal
+éteint l’incendie éclate. Les expéditions coloniales ne s’organisent pas
+aujourd’hui comme au temps de Pizarre. En méprisant son adversaire, en
+ne se souciant ni de ses besoins ni de sa mentalité, en ne faisant rien
+pour le gagner, on n’aboutit qu’à de graves échecs.
+
+Cet exemple fâcheux mis en parallèle avec la plupart de nos réussites
+atteste que la durée et la solidité d’un établissement européen en terre
+d’Islam sont en raison directe de la valeur intellectuelle et morale des
+hommes, à tous les degrés de la hiérarchie, qui ont la charge de
+l’établir, puis de la maintenir.
+
+Elles dépendent aussi de la façon dont ces hommes ont compris leur rôle,
+lequel est, pour une grande part, de rendre sans cesse visible et
+palpable, aux yeux des musulmans, l’utilité et les avantages matériels
+dus à notre présence et à notre action, en allégeant autant qu’il est
+possible les contraintes obligatoires et pénibles qui en sont la
+contre-partie inévitable.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+LES BIENFAITS PÉRILLEUX
+
+ Caliban.--Vous m’avez appris à parler et le profit que j’en
+ retire est de savoir comment vous maudire. La peste rouge vous
+ tue!
+
+ Shakespeare. _La Tempête_.
+
+
+Rien de trop, dit la sagesse antique et de toujours. Et d’autre part, ne
+forçons point notre talent. Accordons aux musulmans ce qu’ils demandent
+et satisfaisons à leurs souhaits justifiés, tacites ou exprimés.
+N’allons pas au delà; cette erreur psychologique serait une source de
+graves fautes politiques dont nous serions les premiers punis.
+
+Il ne faut pas donner aux musulmans ce qu’ils ne demandent pas et qui ne
+correspond ni à leurs besoins ni à leur mentalité.
+
+Or, il est beaucoup de ces présents d’Artaxercès dont on veut à toute
+force faire cadeau aux musulmans, alors qu’ils les goûtent médiocrement.
+On s’étonne qu’ils ne soient pas pleins de gratitude pour ces beaux dons
+inutiles. On part, comme toujours, des généreux et absurdes principes
+révolutionnaires venus par fil spécial de Sirius à la Terre dans la
+substance grise de terribles logiciens. Les êtres humains sont partout
+identiques; il n’y a entre eux que différences de développement; par
+conséquent, la «mission civilisatrice» des peuples évolués est de faire
+parvenir au même point de progrès des peuples prétendus arriérés. Et le
+meilleur moyen d’éducation, n’est-ce point de les assimiler pour que, du
+contact, des habitudes et des idées, de la pratique des mêmes mœurs
+politiques, surgisse la fusion désirée?
+
+Un principe aussi erroné ne peut être qu’une source jaillissante
+d’erreurs. La civilisation musulmane n’est pas seulement «arriérée» par
+rapport à la nôtre, il n’y a pas seulement différence de degré ou de
+niveau, un trou dans la durée à combler hâtivement (et quand cela
+serait, quel danger encore de brûler tant d’étapes!); il y a différence
+de nature dans sa forme et sa contexture mêmes; de part et d’autres,
+modes de représentation et catégories de l’entendement ne sont pas les
+mêmes.
+
+Par suite, quels troubles profonds ne va-t-on pas apporter dans les
+esprits musulmans, où tout est fixé par l’usage et l’hérédité, par le
+milieu, l’état social, en leur imposant des façons de voir, de juger et
+d’agir, alors que, sauf quelques rares individualités, ils ne possèdent
+pas la même manière de sentir et de «réagir» que nous.
+
+Néanmoins, nos politiciens ne sont point embarrassés de pareilles
+considérations, sans doute jugées réactionnaires. Ils se sont persuadé
+qu’il fallait, pour faire de nos protégés musulmans nos amis et presque
+des nationaux, les instruire. La clarté des notions acquises dissiperait
+les préjugés et les erreurs, faciliterait les rapprochements,
+éclaircirait tous malentendus. Bourde écrivait dans le _Temps_, en un
+style et avec des images dignes d’Homais, des phrases de ce genre qu’on
+ne peut qualifier que du nom même de leur auteur: «L’enseignement des
+indigènes est la clef de voûte de notre œuvre au delà de la
+Méditerranée. De lui dépend l’avenir de notre action elle-même, car ce
+n’est que par l’instruction que la France peut espérer absorber les
+quinze millions d’indigènes qu’elle va désormais porter logés dans ses
+flancs.»
+
+Et feu Albin Rozet, qui fut un parlementaire digne et laborieux, mais
+dont les idées sur la politique musulmane étaient à la fois les plus
+absolues et les plus saugrenues (ce qui va assez bien ensemble),
+déclarait hautement: «Le jour où notre Nord-Africain parlera français,
+il sera véritablement une terre française et un prolongement de la
+patrie. Il sentira et pensera comme la France.»
+
+Ainsi l’on parsema d’écoles l’Afrique du Nord. Il y a plus de vingt-cinq
+ans que ce mouvement de «fureur scolaire» a commencé de sévir; on peut
+donc en voir les conséquences, qui ne sont pas des plus fameuses.
+L’expérience, d’une manière générale, a montré que plus les indigènes
+avaient acquis de culture française et davantage ils avaient tendance,
+en secret ou ouvertement, à nous haïr; cette constatation, évidemment
+décevante, vient de l’avis unanime de ceux qui ont observé sans parti
+pris les résultats offerts. En 1886, le Gouverneur général de l’Algérie
+le reconnaissait loyalement. «L’expérience, disait-il, tend à démontrer
+que c’est quelquefois chez les indigènes à qui nous avons donné
+l’instruction la plus étendue que nous rencontrons le plus d’hostilité.»
+Et M. Louis Vignon, signalant le fait, d’ajouter: «C’est presque
+toujours parmi les anciens élèves des écoles primaires que
+l’Administration rencontre des opposants, réclameurs, fabricants de faux
+papiers. D’autre part, si l’on voit encore en Algérie, où les esprits
+sont murés, donc peu curieux d’acquérir, très peu de «jeunes», ceux-ci,
+loin d’être ralliés et sûrs, sont généralement ennemis. Leurs journaux
+en témoignaient avant la guerre; leur abstention, à l’heure des
+engagements volontaires, l’a souligné. Un certain nombre d’instituteurs
+indigènes réclament âprement les droits électoraux, discutent
+l’autorité. Passez la frontière: depuis longtemps on jugeait pour
+ennemis la plupart des «Jeunes-Tunisiens». Bien qu’ils fussent très
+prudents et très habiles, ils se sont découverts une première fois lors
+des incidents de 1912, une seconde fois pendant la guerre[30].»
+
+ [30] Vignon, _Un programme de politique coloniale_. Plon, 1919, p.
+ 526. «L’expérience de l’Inde avec sa classe encombrante de _babous_
+ ou _lettrés_ aurait pu nous servir; ce ne sont que des arrivistes
+ forcenés, écrivait lord Curzon, animés de la haine la plus profonde
+ non seulement contre tous les Anglais, mais contre tous les
+ Européens, prêts à toutes les destructions pour satisfaire leur
+ vanité exaspérée... Au point de vue politique, les agitateurs
+ professionnels sont ceux qui ont fait leurs études en Angleterre et
+ qui s’inspirent des principes de la liberté politique sans être
+ devenus capables d’en apercevoir les difficultés et d’en saisir les
+ contradictions.»
+
+Au Maroc, on a cru ou feint de croire que les interprètes et
+instituteurs algéro-tunisiens que nous importions seraient de bons
+agents de pénétration; on fut bien obligé de se servir d’eux;
+d’ailleurs, on n’avait pas l’embarras du choix; or, on est contraint de
+reconnaître que, d’une manière générale, on n’a pas eu de pires ennemis
+de notre influence.
+
+La «politique musulmane» fait donc, en général, fausse route dans le
+domaine de l’instruction. Qu’on nous entende bien: on ne prêche pas ici
+l’obscurantisme, mais l’instruction ne doit pas être distribuée et
+imposée _larga manu_, comme la quinine; elle doit être offerte, mise à
+la disposition des musulmans, nous dirons plus, elle doit être proposée
+à petites doses, comme une prime et un honneur réservés à l’aristocratie
+indigène; ingurgitée à tort et à travers, elle peut devenir un véritable
+poison pour des intelligences non adaptées; elle suscite alors la
+vanité, la paresse, crée des déclassés.
+
+Dans l’esprit de nos idéologues islamisants, l’acquisition des lumières
+doit pouvoir rendre les indigènes aptes à conquérir la liberté, les
+droits du citoyen, l’électorat; le tout considéré comme bien suprême. On
+ne prend pas garde encore que nous sommes dans une société radicalement
+incapable, sauf au dire de quelques intrigants ou ambitieux qu’elle peut
+comprendre, de jouir de ces prétendus avantages. En pays d’Islam, on est
+toujours dans un monde patriarcal, autoritaire, ou tout au moins très
+hiérarchisé: il y a le _popolo grasso_ et le _popolo minuto_, les chefs
+et ceux qui doivent obéir; le fonctionnement de la vie sociale repose
+sur le principe de l’autorité détenue par certains, qui l’ont acquise
+par la naissance, la possession d’état résultant de quelque coup de
+force ou la faveur du gouvernement.
+
+Quelle révolution énorme au sein de cette société patriarcale qui
+n’obéissait jusqu’alors qu’au chef de famille ou au chef de tribu que
+d’y imposer les principes libéraux et individualistes!
+
+Cette limitation et ce contrôle de l’autorité, cette mise en question
+(qui viendra vite) de la légitimité elle-même de la domination du peuple
+conquérant, n’est-elle pas extrêmement nouvelle pour le peuple algérien,
+mis à part quelques agitateurs? On ne peut pas mieux préparer soi-même
+les verges dont on se fera fouetter. Nous avions l’exemple des
+caricatures de suffrage universel que donnent les consultations
+électorales de nos vieilles colonies et de l’Inde, des scandales
+permanents qu’elles entraînent. A quoi bon transporter toute cette
+misère en Algérie qui en avait été encore exempte?
+
+Il fallut cependant le tenter.
+
+Issu du sentimentalisme d’une démagogie considérément étendue hors de
+ses frontières métropolitaines et de l’ignorance exagérée de trop de
+parlementaires touchant les choses coloniales et islamiques, votée enfin
+par une poignée de députés présents dans une séance du matin, la loi du
+4 février 1919 a, on le sait, un objet double: en premier lieu, elle
+donne à tous les indigènes autres que les journaliers agricoles ou les
+ouvriers urbains qui n’ont pas fait de service militaire la faculté
+d’obtenir de plein droit la naturalisation au titre de citoyen français.
+En un mot, les neuf dixièmes des jeunes générations peuvent obtenir _ad
+libitum_ la citoyenneté française. Ce beau cadeau n’a eu aucun succès,
+comme on pouvait s’y attendre; c’est une manifestation de notre
+libéralisme et de nos bonnes dispositions à l’égard des Algériens, un
+geste noble et platonique, et pas autre chose. «Vous devriez comprendre,
+disent les notables de la société indigène, qu’il y a incompatibilité
+absolue à ce qu’un musulman fidèle à sa religion recherche la qualité de
+citoyen français avec les obligations qui en découlent. Croyez-nous,
+aucun musulman digne de ce nom n’acceptera de renoncer à son statut,
+c’est-à-dire à sa loi religieuse, divine, qui est à prendre tout entière
+et telle qu’elle est. Ce dogmatisme est peut-être fait pour vous
+surprendre, mais notre loi est d’essence divine et votre loi française
+est purement humaine. Vous ne pouvez les considérer à un point de vue
+d’assimilation, ni en rien les comparer.» La seconde innovation de la
+loi de 1919 remet aux mêmes catégories d’indigènes un droit électoral
+très étendu. Elle appelle la moitié presque des autochtones à élire les
+conseils municipaux, les conseillers généraux et les délégués nommés à
+titre indigène.
+
+Or, la masse de la population n’a jamais rien demandé de pareil; elle
+n’en avait ni le goût ni le désir; l’indigène, nullement préparé à
+exercer le droit électoral, ne l’a pas réclamé. On ne peut confondre une
+minorité d’agités ambitieux ou aigris, semi-intellectuels,
+semi-primaires, se faisant, à dessein ou non, illusion sur la mentalité
+de leurs coreligionnaires avec les couches profondes de la population;
+celles-ci n’ont pas la notion du contrôle et la discussion de
+l’autorité; elles veulent la justice du beylik, c’est-à-dire du
+gouvernement, mais elles n’ont jamais pensé à lui dicter leurs volontés.
+A ces mentalités inévoluées encore, Il fallait cependant d’urgence
+remettre l’arme du bulletin de vote comme récompense à l’acceptation de
+l’impôt du sang. L’immense majorité n’y comprit rien; les joies du
+scrutin devaient être sans saveur pour des gens admettant jusqu’à ce
+jour sans discussion le principe d’autorité; ils n’appréciaient que
+l’article 14, article qu’on fut obligé de remanier, qui permettait aux
+électeurs conscients l’achat d’armes à feu.
+
+Cependant les élections eurent lieu. Elles se traduisirent d’un mot:
+elles furent faites contre l’administration ou, plus exactement, contre
+les candidats supposés patronnés par elle et contre toute francisation.
+Les naturalisés furent battus à Alger; ils furent combattus comme
+renégats; on les jugea trop voisins de nous, mal qualifiés par
+conséquent pour faire triompher les âpres revendications d’un programme
+qui ne tendait à rien moins qu’à amoindrir ou même à ruiner la
+souveraineté française. Nulle part la masse des indigènes n’a donné
+l’impression qu’elle appréciait un libéralisme dépassant son
+entendement. Le parti des Vieux-Croyants, soutenu par les familles
+maraboutiques, plutôt hostiles à notre influence, l’a emporté sur toute
+la ligne.
+
+La concession du droit de vote aux indigènes, dans les conditions où il
+fut établi, avec un cadre électoral trop large, peut, en temps de crise,
+permettre à des agitateurs de manier dangereusement les masses
+indigènes, cette innovation paraît donc, dès le début de son
+application, ne servir en rien la cause française.
+
+L’idée de donner une souveraineté locale aux indigènes était bonne en
+soi-même, mais il fallait poursuivre ce but en réorganisant les djemâas,
+assemblées communales des seuls indigènes, plutôt que d’élargir encore
+au sein des assemblées mixtes la fusion de l’élément français et de
+l’élément indigène.
+
+Il ne faut pas perdre de vue que l’Algérie est directement visée par la
+propagande bolcheviste et le sera demain peut-être par les menées
+allemandes. Nombre d’indigènes des ports sont affiliés à la C. G. T.,
+ont fait des grèves de solidarité auxquelles ils ne comprenaient rien et
+suivi et acclamé le drapeau rouge. Lénine s’est félicité de sa
+propagande en Afrique du Nord.
+
+Le souvenir des luttes religieuses du Donatisme qui ravagèrent la
+Berbérie aux premiers siècles du christianisme peut être ici utilement
+rappelé: le succès de ce schisme provint pour une large part de la vive
+inclination des Berbères, en embrassant une cause d’ordre spirituel, à
+manifester leur impatience contre la domination romaine. Les indigènes
+musulmans n’entendent rien au marxisme; aussi bien la propagande
+communiste, en s’adressant à eux, a moins pour objectif de commenter les
+théories du _Capital_ ou de développer les phases du matérialisme
+historique que de préconiser la haine religieuse de l’étranger. Il
+s’agit d’aliéner toutes les populations musulmanes contre les
+gouvernements capitalistes. Dans ce but, tous les moyens sont bons, même
+et surtout celui d’exciter le vieux levain d’anarchie et d’insurrection
+de ces Berbères qui ont supporté et vu disparaître aussi, au cours de
+l’histoire, tant de dominations étrangères.
+
+Or, ne sait-on pas que lorsque «les problèmes sociaux puisent leur force
+dans des ressentiments religieux et nationaux, ils ont une force
+d’explosion incomparable»? Attendons-nous pour l’avenir à de lourdes
+complications, si nous abandonnons «notre vieille politique sage et
+prudente en Afrique du Nord pour nous jeter dans une politique d’utopie,
+d’idéologie et d’aventure qui pourrait coûter cher à la France et la
+mener à de véritables désastres».
+
+A ce propos, on ne saurait trop méditer ces lignes du beau rapport de
+Jules Ferry, rédigé en 1892 au nom de la commission d’enquête sur
+l’Algérie: «Assimiler l’Algérie à la métropole; leur donner à toutes
+deux les mêmes institutions, le même régime administratif et pénal; leur
+assurer les mêmes lois, c’est une conception simple et bien faite pour
+séduire l’esprit français. Elle a, dans l’histoire de notre colonie, une
+influence tour à tour bienfaisante et désastreuse; même aujourd’hui,
+après nombre d’expériences, il faut quelque courage d’esprit pour
+reconnaître que les lois françaises ne se transportent pas étourdiment,
+qu’elles n’ont pas la vertu magique de franciser les rivages sur
+lesquels on les importe, que les milieux résistent et se défendent et
+qu’il faut, dans tout pays, que le présent compte grandement sur
+l’avenir.»
+
+ * * * * *
+
+La France, de tout temps, fut le pays des beaux gestes qui servent
+d’illustration et de prétextes à des développements oratoires; la guerre
+n’a pas fait changer et rien ne fera changer, en ce domaine comme en
+d’autres, le pays des Gaulois et de la Révolution, car un peuple, encore
+moins qu’un individu, ne peut échapper au fatalisme de son tempérament.
+
+Il y a des actes politiques qui satisfont surtout ceux qui les
+préconisent et les mettent en œuvre et très peu ceux à qui on les
+destine.
+
+De ce nombre peut se classer l’institution d’une mosquée à Paris.
+
+Nous avons montré plus haut de quelle circonspection, de quelle adroite
+tolérance, de quels ménagements effectifs il était indispensable que
+notre domination s’inspire, en terre d’Islam, dès qu’elle aborde ce
+domaine de la religion, maîtresse universelle des âmes.
+
+Mais là encore, la formule du «rien de trop» peut être opportunément
+invoquée. Il nous appartient d’avoir une déférence discrète et un peu
+distante vis-à-vis de la religion musulmane. De là à l’exalter et à nous
+constituer ses prosélytes, il y a quelque nuance.
+
+Des islamomanes notoires ont donc préconisé à grands cris la création
+d’un institut musulman et d’une mosquée à Paris, symbole des liens de la
+France avec sa population musulmane! On voit déjà tout ce que l’on peut
+broder de vibrant, de généreux ou tout simplement d’agréable sur ce
+thème. Parlementaires abusés ou publicistes gagés n’y ont point failli.
+N’insistons pas sur leurs développements littéraires ou oratoires
+d’effet facile.
+
+Écoutons plutôt M. Louis Bertrand. Avec lui le ton change: «Pourquoi
+nous évertuer à organiser l’Islam qui ne l’est pas, à islamiser des gens
+qui n’ont pas envie de l’être, à rapprocher des fanatismes ou des
+ambitions politiques qui ne peuvent que se liguer contre nous? Comme si
+les musulmans n’avaient pas déjà trop de tendances à s’aboucher en
+conciliabules séditieux, il faut que nous-mêmes leur fournissions les
+moyens de se voir et de comploter ensemble en toute sécurité, à notre
+barbe, avec l’estampille administrative!... Il faut qu’en plein Paris
+nous fondions ce qu’on appelle ridiculement une Université musulmane
+pour permettre aux gens de Boukhara, de Dehli de venir prendre langue,
+chez nous, avec ceux de Rabat ou de Marrakech! Au lieu de les
+européaniser à Paris, nous les convions à s’y musulmaniser davantage!
+Sommes-nous fous ou imbéciles?[31]»
+
+ [31] _Revue des Deux-Mondes_. Sur un livre de Paul Adam, 15 juillet
+ 1922.
+
+Rude langage, moins fleuri, mais langage d’un esprit politique et latin.
+
+Il est assez comique, en effet, lorsque tous les peuples musulmans se
+cantonnent maintenant dans des nationalismes jaloux, de nous voir
+pratiquer nous-mêmes, à notre manière, une sorte de panislamisme qu’ils
+semblent provisoirement avoir abandonné.
+
+A la création d’une mosquée parisienne et d’un institut musulman
+applaudit à grands cris une poignée de jeunes Algériens plus habitués
+des boulevards que familiers de la tente ancestrale. Que tout ce bruit,
+pour ne pas dire tout ce battage, ne nous illusionne pas! Cette
+initiative aura dans tout l’Islam le même effet inconsistant qu’aurait
+provoqué au moyen âge, dans la chrétienté, la lubie d’un Soliman élevant
+une église pour les chrétiens fréquentant les Échelles. Faut-il répéter
+encore et toujours que, pour saisir la mentalité de la masse islamique,
+il faut se transporter par la pensée à notre quatorzième siècle et même,
+quand il s’agit des Berbères, bien plus avant dans le cours de
+l’histoire[32]?
+
+ [32] Voir note V à la fin du volume.
+
+Les Algériens, les Marocains, les Tunisiens sincères qu’on mènera
+visiter la mosquée parisienne souriront avec aménité et, comme la
+politesse est la grande vertu musulmane, ils nous loueront en termes
+subtils et choisis de notre geste gracieux et, pour nous faire plaisir,
+en augureront merveille.
+
+Mais s’ils osaient parler, ils nous diraient: «Ne vous occupez pas plus
+de notre religion que nous ne nous occupons de la vôtre. Quand nous
+voyageons par le monde, loin des terres soumises spirituellement au
+drapeau vert du prophète, un bout de tapis où l’on s’agenouille, un
+instant de solitude et de recueillement nous suffisent pour satisfaire à
+notre devoir religieux; nous n’avons pas besoin, comme vous, pour nous
+présenter devant la divinité, d’un prêtre, d’un temple et de tout un
+cérémonial...
+
+«Votre intention est bonne... Mais, voyez-vous, nous préférerions passer
+inaperçus à Paris et qu’on n’y cherche pas, malgré nous, à nous y être
+agréables, plutôt que de nous voir, sur les quais d’Alger, dans les rues
+de Tunis ou sur les places de Casablanca, traiter impunément de «sale
+bicot» par le Maltais fraîchement débarqué, l’Espagnol néo-Français ou
+le petit juif en jaquette.
+
+«Si vous voulez que nous nous sentions chez nous quelque part, eh bien!
+que ce soit dans le pays de nos pères et non dans le tumulte de votre
+capitale, où nous serons toujours, certes, des passants amis, mais enfin
+des passants.»
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+LE ROLE FRANÇAIS EN ISLAM
+
+
+Débarrassée et comme épurée de cette islamomanie dangereuse qui brouille
+la netteté de sa vision, la France doit avoir à l’égard de l’Islam une
+attitude inspirée par des raisons positives. Si la grande masse
+française est encore malheureusement indifférente aux questions
+coloniales, sans voir ni comprendre que le salut d’un peuple à faible
+natalité réside dans l’utilisation de toutes les forces vives de son
+empire d’outre-mer, elle est aussi ignorante de tout ce qui concerne de
+près ou de loin l’Islam, autre puissance d’action susceptible de servir
+aux fins nationales et, d’une manière générale, à la civilisation tout
+entière.
+
+ * * * * *
+
+La politique à suivre en Afrique du Nord et d’une manière générale en
+Afrique musulmane française doit se manifester aussi prudente que ferme.
+Le rôle de la France est là d’un tuteur et d’un guide; il est de
+gouverner. Le _memento tu regere_ est un principe qui s’y impose
+imprescriptible. Les applications prématurées d’un libéralisme livresque
+y seraient infiniment dangereuses. On n’est respecté en Orient qu’autant
+qu’on est le maître et que l’autorité dont on est investi s’y montre
+efficace.
+
+Les peuples que nous régissons ne sont pas encore assez mûrs pour
+diriger eux-mêmes leurs destinées avec sagesse et profit. Les masses,
+trop mal dégrossies, n’ont jamais compris l’exercice des libertés que
+pour satisfaire à l’esprit de passion et d’intrigue ou pour opprimer les
+peuples plus faibles. L’élite même, ou ce qu’on est convenu d’appeler
+telle, n’envisage le pouvoir que pour les bénéfices qu’il peut procurer.
+Aussi toutes les mesures de libéralisme intempestif, à la fois sans
+utilité profonde et pour nous et pour le peuple auquel elles
+s’appliqueraient, n’offriraient d’intérêt que pour ceux qui formeraient
+le souhait d’ébranler notre domination.
+
+La meilleure politique à préconiser pour longtemps en Afrique du Nord
+sera celle qui, tout en assurant aux indigènes, dans les plus larges
+proportions, la prospérité, la sécurité, la liberté des coutumes
+religieuses et locales, bienfaits nécessaires, demeurera impitoyable
+pour les fauteurs de désordre et les pêcheurs en eau trouble.
+
+Il n’y a qu’une alternative. Nous devons être les maîtres, maîtres
+discrets, attentifs à ne pas froisser, défendant les indigènes contre
+leurs oppresseurs naturels, être les maîtres ou nous en aller.
+
+Il est toutefois certain qu’au fur et à mesure qu’un pouvoir effectif
+est susceptible d’être confié aux peuples protégés, il nous appartiendra
+de le leur accorder, mais sans précipitation, avec toutes les gradations
+nécessaires pour en éviter le mauvais emploi ou l’abus. La loi de 1919
+en Algérie, dont nous avons parlé, répondait à une louable intention;
+mais, faute d’une préparation suffisante chez les diverses classes de la
+population indigène qui devaient en profiter, son application s’en
+trouva faussée et son résultat d’ensemble fâcheux.
+
+C’est à ce souci d’une transition indispensable, d’un apprentissage
+graduel dans la conquête des franchises que répondait le langage tenu
+par M. Millerand, en 1922, lors de son voyage en Algérie, devant un
+auditoire indigène: «Je ne serai démenti par personne si je dis que les
+indigènes ont vu, au fur et à mesure que la colonisation s’installait,
+se fortifiait, s’asseyait plus sûrement, leur situation à tous les
+points de vue, intellectuel et moral, grandir et s’améliorer. Nous
+entendons continuer dans le même sens en les faisant eux-mêmes juges des
+retards que certains prétendent être apportés à quelques réformes. Ces
+délais, nous pensons qu’ils sont prudents et nécessaires, parce que, je
+l’ai dit et je le répète, il y aurait quelque chose de pis que de ne pas
+aller vite: ce serait, en allant trop vite, de déchaîner des régressions
+redoutables dont nul ne peut mesurer la gravité.»
+
+Les récentes réformes de Tunisie, davantage opportunes en un pays plus
+évolué, ont fait leur part équitable aux véritables besoins d’une
+population déjà rompue à nos méthodes en même temps qu’elles attestaient
+le néant des tapageuses réclamations d’une minorité d’agitateurs. La
+création des conseils de caïdat, l’institution du grand conseil, ont
+accordé aux indigènes une représentation ayant un droit de regard et
+même une initiative assez étendue.
+
+Au Maroc, le problème de l’étape se pose aussi impérieusement
+qu’ailleurs et, quelle que soit la rapidité d’assimilation des Berbères
+et des judéo-Maures, il ne peut être question de leur faire franchir en
+une ou deux générations une étape de quatre ou cinq siècles.
+
+Notre politique devers les peuples d’Islam vivant à l’abri de notre
+pavillon et sous notre tutelle est par définition un problème de
+politique intérieure. Celle à suivre vis-à-vis des nations libérées,
+toutes neuves dans leurs premières démarches d’une indépendance de
+fraîche date et frémissantes d’une renaissance en action, relève
+naturellement de la politique extérieure.
+
+A l’égard de la Turquie, maîtresse de chœur de l’actuel mouvement
+nationaliste en Islam, notre manière d’agir ne peut être que celle d’un
+intérêt sympathique et bienveillant, circonspect au demeurant, et qui
+considère, bien entendu, le bénéfice d’une réciprocité sans réserve pour
+nous et nos ressortissants. Le rôle constant de la France en Islam
+méditerranéen s’inspire d’un sentiment généreux qui fut toujours vif. Le
+Proche-Orient, en retour, a toujours envisagé la France avec admiration
+et respect. Son prestige y fut longtemps inégalé. C’est vers elle, sauf
+au temps de la germanophilie jeune-turque, dont Stamboul n’eut pas à se
+louer, c’est vers la clarté française, depuis Mehemet-Ali jusqu’à
+Kheir-ed-Din et Moustapha Kemal l’Égyptien, que se sont toujours tournés
+les esprits des réformateurs. C’est à ses codes, à toute sa législation
+que la Turquie et l’Égypte ont emprunté les éléments de leur refonte
+judiciaire. C’est dans ses écoles que se sont formés tant d’esprits qui
+y ont pris le meilleur de leur lucidité.
+
+Nous avons donc une ligne historique à maintenir et il est bien certain
+que notre geste d’accord spontanément esquissé avec le gouvernement
+d’Angora a été, en son temps, bien accueilli. Peut-être nous aurait-on
+su gré davantage de cette initiative si elle avait été entreprise moins
+tardivement; mais, de toute manière, il fut fait ce qui devait. Il faut
+poursuivre dans la voie des bonnes relations profitables aux deux pays.
+Cette cordialité ne saurait exclure la clairvoyance. Le sentimentalisme,
+la gentillesse française se donnent et s’abandonnent volontiers, en
+oubliant que les égoïsmes nationaux des peuples jeunes n’envisagent que
+leurs propres fins, parfois âpres et bornées, et réservent ainsi à leurs
+zélateurs naïfs de fâcheuses surprises. Enfin, n’omettons point que le
+Proche-Orient est le direct héritier de la foi punique et, en tout et
+pour tout, ne fait jamais entrer en ligne de compte que son intérêt du
+moment.
+
+Ne fut-il pas déconcertant, après toutes les avances que nous avions
+déployées en faveur de la Turquie, après nous être faits les confidents
+de ses doléances sur l’acharnement britannique à son endroit (qu’on
+relise, _passim_, _Angora, Constantinople, Londres_, de Mme Gaulis), ne
+fut-il pas d’un lugubre comique de voir la politique ottomane adopter
+par devers nous une attitude agressive, peu amicale et faire ouvertement
+risette à l’Angleterre? _Quantum mutata ab illa!_ Et cependant, en dépit
+de tout, malgré toutes les déceptions qui ne manqueront pas de
+l’assaillir, en vertu de ses traditions, la France, étant «puissance
+musulmane», suivant le cliché souvent reproduit, doit être liée par des
+liens d’entente éclairée avec les autres puissances musulmanes. Elle
+doit être islamiste tout court et sans préfixe. C’est la tâche de ses
+agents accrédités près de ses voisins d’Islam de faciliter, entre elle
+et eux, par tous les moyens, les rapports amicaux, en même temps qu’ils
+se feront les observateurs critiques et attentifs de tous les mouvements
+susceptibles d’agiter l’opinion et d’avoir leur répercussion dans notre
+empire islamique.
+
+Il serait donc souhaitable d’organiser à nouveau notre propagande, assez
+négligée ou mal conçue par des bonnes volontés évidentes, mais
+ignorantes de l’Islam, de sa mentalité et de ses réactions. Dans le
+Proche-Orient, de magnifiques jalons ont été posés autrefois; il serait
+opportun de ne point les laisser disparaître. Disons plus: le génie
+français est le plus apte à instruire et diriger, en vertu de sa
+constitution propre et de ses antécédents historiques, les peuples qui
+vont faire l’apprentissage délicat de leur liberté, du Bosphore au
+plateau de l’Iran; c’est vers lui, d’ailleurs, plus que vers toute autre
+influence occidentale, qu’ils se sentent instinctivement attirés. Pour
+l’acquisition ou la sauvegarde d’avantages immédiats et de faible
+rayonnement, irons-nous détourner de nous cette tendance naturelle de
+sympathie? Pour ne point sacrifier des positions étroitement
+matérielles, abandonnerons-nous les avantages d’une politique du «geste
+large» qui nous paierait plus tard au centuple? Il fut affligeant de
+constater, au lendemain de Lausanne, le déchaînement contre nous de
+toute la presse turque. L’attitude anglophile récente doit être
+soulignée et méditée. Peut-être le fond de nos intentions était-il
+méconnu, mais n’avions-nous pas aussi donné certaines apparences, grâce
+à quelques maladresses, qui pouvaient justifier d’aussi fâcheux
+malentendus? Ces causes d’irritation pourraient être évitées, dans la
+mesure du possible, si l’on possédait, répétons-le, ce souci d’une
+politique à longue portée.
+
+Une entente cordiale, mieux, une alliance de la France avec la Turquie
+et avec l’Italie, renouerait la grande tradition doublement historique
+qui fait de la Méditerranée une mer latine et musulmane dont les
+innombrables bases navales assureraient une hégémonie sans contestation
+possible dans toute l’étendue de l’immense bassin.
+
+Aussi bien n’est-ce pas un rêve, tout au moins une anticipation? Mais si
+tout ce qui est rationnel n’est pas nécessairement réalisable, il est
+toujours permis de le concevoir.
+
+ * * * * *
+
+La France peut trouver dans l’Islam un auxiliaire d’une qualité
+inégalable ou, au contraire, un des éléments de sa ruine. De là
+l’exceptionnel intérêt qui s’attache à l’élaboration et à la conduite
+d’une politique musulmane française, cohérente et suivie. Sans
+paraphraser une formule célèbre, on peut hardiment déclarer que notre
+avenir est en Islam, ou tout au moins avec l’Islam.
+
+Il est bien certain que le jour où nous aurions laissé nos provinces ou
+protectorats islamiques se rallier d’un consentement unanime à un
+fédéralisme musulman dont la tête serait à Stamboul ou à Angora et
+redevenir, en fait sinon en droit, ce qu’ils étaient autrefois,--sauf le
+Maroc,--dépendances turques, nous n’existerions plus en Méditerranée et
+ne pourrions plus prétendre au rang de grande nation. Ne relâchons point
+les liens de notre tutelle; fortifions, au contraire, l’armature de
+notre hégémonie qui restera souple, bienveillante, empreinte d’un
+libéralisme adroit et prudent et, si nous osons dire, «dosé», mais
+attentive aussi à réprimer tous les écarts et les tentatives de
+dissidence. Rome latinisa--nous dirons «naturalisa»--ses sujets
+africains, qui lui donnèrent jusqu’à des consuls; puis les Romains se
+firent chasser proprement par leurs sujets, devenus de nom leurs
+concitoyens. Or, privés de la haute vertu de la discipline imposée,
+abandonnés à leur seule turbulence, ceux-ci laissèrent choir ou
+dégénérer les dons inestimables qu’ils avaient acquis auprès de leurs
+magnifiques instructeurs. Les cadres disparus, la déliquescence et la
+ruine s’établirent.
+
+La Turquie actuelle s’adosse à l’Asie. «La Turquie devient l’éducatrice
+de ses voisins asiatiques, disait un notoire intellectuel turc à Mme
+B.-G. Gaulis. Constantinople est un centre d’instruction pour tous les
+musulmans, mais surtout pour les Turcs de Crimée, de Sibérie, de
+Boukhara... Sitôt la paix conclue, les écoles d’Asie Mineure se
+rempliront de jeunes gens venus de l’Asie Centrale. Un réveil de
+conscience s’opère chez tous les nôtres, et cela jusqu’aux confins de la
+Chine et de la Sibérie.» A Angora, le ministre d’Afghanistan faisait au
+même écrivain cette comparaison imagée: «L’Islam est un grand corps dont
+la Turquie est la tête, l’Azerbeidjan le cou, la Perse la poitrine,
+l’Afghanistan le cœur, l’Inde l’abdomen. L’Égypte et la Palestine,
+l’Irak et le Turkestan en sont les bras et les jambes...»
+
+Ces métaphores baroques mises à part, il est patent que le jour où la
+Turquie, sentant derrière elle la pression formidable de l’Islam
+asiatique et escomptant l’appui éventuel de l’Afrique du Nord,
+nourrirait des desseins d’expansion vers l’ouest, il y aurait là un gros
+danger pour les puissances méditerranéennes et particulièrement pour
+nous. Et si la Russie lui prêtait un appui ouvert ou caché, on pourrait
+alors se souvenir de la phrase de Renan, prophétique et redoutable, sur
+«le Slave, comme le dragon de l’Apocalypse, dont la queue balaye la
+troisième partie des étoiles, qui traînera un jour après lui le troupeau
+de l’Asie Centrale, l’ancienne clientèle des Gengis-Khan et des
+Tamerlan». Au cas, enfin, où le Germain s’unirait au Slave, ce serait
+toute la coalition des vaincus de la grande guerre se ruant avec
+acharnement sur l’Extrême-Occident, trop civilisé, prêt à expier
+chèrement sa primitive inclairvoyance politique.
+
+Une politique «bon-européenne» serait de tendre à rendre les intérêts de
+la Turquie solidaires de ceux de l’Europe par de larges concessions et
+un esprit d’intelligente amitié.
+
+Un bloc islamique méditerranéen, inspiré par la France, pourrait
+constituer une barrière efficace aux vagues slavo-mongoles.
+
+Bonaparte eut l’idée grandiose d’utiliser l’Islam pour une vaste
+entreprise de conquêtes guerrières. A l’inverse et à condition que nous
+sachions nous servir de ces forces disponibles, qui sait si notre Islam
+africain, où flotte le drapeau français de Tombouctou à Casablanca et
+Tunis, appuyé à un Islam égyptien et turc, ne serait pas d’un appoint
+décisif pour la paix de l’ancien monde et le maintien de sa culture et
+de sa civilisation menacées?
+
+
+
+
+NOTES
+
+
+
+
+NOTE I
+
+Contre un Ministère de l’Afrique du Nord
+
+
+Il y a cinq ou six ans, l’idée d’un ministère--ou sous-secrétariat de
+l’Afrique du Nord--fut lancée dans les milieux du Parlement et de la
+presse. Il y eut même une proposition de loi, due à M. Paul Bluysen.
+Peut-être, à son début, ce projet ne fut-il émis que dans la seule
+éventualité, nonobstant toutes autres considérations, d’un nouveau
+portefeuille à accrocher au mât de cocagne parlementaire. Toujours
+est-il qu’il rencontra quelque succès. Du moment qu’il s’agit d’unifier
+ou de centraliser quoi que ce soit, au nom d’une logique sommaire, sous
+couvert d’une formule répondant à une vue unilatérale de l’esprit, on
+trouve toujours des législateurs français prêts à entrer en lice. Il ne
+s’est rencontré jusqu’à présent, par bonheur, aucun gouvernement pour
+faire passer cette idée de la puissance à l’acte. Mais on sait à quel
+point le jeu des combinaisons de couloirs et des hasards d’antichambre
+déterminent quelquefois les décisions gouvernementales. Il peut n’être
+pas superflu de prémunir des esprits bien intentionnés, mais
+insuffisamment avertis, contre le danger d’une telle innovation.
+
+L’unité géographique de l’Afrique du Nord abuse les observateurs
+simplistes. Mais de l’unité géographique à l’unité morale et de là à
+l’unité historique et politique, enfin administrative, il y a loin. Et
+là gît le fond du débat. Les trois pays qui constituent l’Afrique du
+Nord française ont été, dès le moyen âge, politiquement bien séparés et
+souvent antagonistes; alors les trois dynasties berbères des Mérinides à
+Fez, des Zayanites à Tlemcen, des Hafsides à Tunis, poursuivirent leurs
+destinées propres. D’une manière générale, au cours des siècles, la
+Tunisie est toujours restée dans l’orbe de la Turquie, plus volontiers
+tournée vers l’Orient classique, sous l’influence intellectuelle de la
+Syrie et de l’Égypte; l’Algérie, tombée en complète décadence économique
+après l’invasion hilalienne, s’est épuisée en luttes intestines de çofs
+et de caïds de grande tente, sous le couvert, à dater du seizième
+siècle, de la domination des deys, réduite en fait à une médiocre
+occupation militaire; le Maroc, une fois close l’ère des grandes
+randonnées almoravides et almohades, s’est toujours cantonné entre la
+Moulouya et l’Atlantique, la Méditerranée et le Sahara et s’isole, à
+l’abri des visées turques, du reste de la Berbérie. Nulle solidarité
+politique entre ces trois pays; au contraire, conflits continuels entre
+les deys de Tunis et ceux de Constantine et d’Alger, toute une histoire
+fastidieuse d’incursions, de razzias et de villes pillées. Sourde
+rivalité entre l’Algérie et le Maroc; au temps des Saadiens (fin du
+seizième siècle), les chérifs appellent dédaigneusement les Barbaresques
+les sultans des poissons et font la guerre aux Turcs d’Alger; ils
+s’entendent avec les Espagnols pour leur enlever Tlemcen; Soliman répond
+en mettant à prix la tête du souverain marocain Mohammed-el-Mehdi.
+L’intervention de Moulay-Abderrahman, lors de la conquête de l’Algérie,
+et son alliance éphémère avec Abdel-Kader ne sont nullement l’indice
+d’une entente mûrie entre l’Algérie et le Maroc; l’initiative du sultan
+alaouite terminée à son dam par la bataille de l’Isly est due à la
+crainte de voir les chrétiens pousser vers le Maroc et peut-être à la
+sourde ambition de réoccuper Tlemcen, bien plutôt qu’au désir de prêter
+le secours des armes au grand émir en danger sous la pression de
+Bugeaud.
+
+Au point de vue ethnique, différences très marquées et qui entraînent
+des dissimilitudes morales accentuées. Si, en Tunisie, les traces de
+l’élément turc, en Algérie celles de l’élément proprement arabe se sont
+imposées et se retrouvent dans la tournure générale de la mentalité et
+du caractère, au Maroc l’élément berbère est presque exclusif; aussi,
+bien que l’on confonde assez facilement ces notions, xénophobie assez
+vive au Moghreb-el-Akça, mais moindre fanatisme religieux; entre le
+Marocain, assez ouvert, sitôt dissipée sa première méfiance à l’égard de
+tout étranger, compréhensif, adroit, âpre au gain et travailleur, et
+l’Algérien, plus fermé, parfois paresseux, imprévoyant et vaniteux,
+davantage généreux par contre et accessible aux sentiments d’honneur, il
+n’y a que peu de contacts; le Marocain aime peu l’Algérien qui le lui
+rend bien; dans tout l’Orient classique, le Marocain est tenu en
+médiocre gré: c’est un magicien, un jeteur de sorts, un enfant du péché
+et, dans _les Mille et une nuits_, il remplit toujours les mauvais
+rôles.
+
+Sur le chapitre de la religion, autres distinctions à établir entre les
+trois pays. La Tunisie demeura sous l’obédience religieuse du dey,
+encore que la prière y fût dite hier encore au nom du sultan de
+Stamboul; le Maroc est un État théocratique où le chérif couronné,
+commandeur des croyants, est en même temps chef spirituel et temporel,
+conformément au Coran; c’est au Maroc que les théologiens de la Mecque
+réservaient le nom de Dar-el-Islam (pays du véritable Islam) où la
+pureté primitive de la doctrine n’avait pas encore été altérée par la
+civilisation européenne. En Algérie, pas de chef religieux, puisqu’il
+n’y a pas de souverain régnant; dans les prières, les croyants prient
+pour la personnalité mythique et vague «de celui qui défend la religion
+musulmane et fait revivre la loi du prophète». Est-ce, dans le cœur du
+fidèle, le cheikh-ul-Islam ou un mahdi à venir? En revanche, l’Algérie a
+des centres d’influence et de propagande religieuse très actifs dans les
+marabouts et les grandes confréries; la voix des chefs d’ordre est seule
+obéie en Algérie; ce tissu serré et résistant de congrégations et
+d’associations qui se sont développées en nombre et accrues en densité
+au cours du dix-neuvième siècle, c’est la réaction naturelle et
+pacifique des croyants blessés dans leur foi par l’envahissement de la
+chrétienté et de toutes les abominations véritables, aux yeux de la loi
+du prophète, qu’elle entraîne avec elle.
+
+Enfin, la domination française se présente à des étapes différentes et
+sous des modalités distinctes ici et là. L’Algérie, où derrière une
+ligne de comptoirs barbaresques se déployait une anarchie turbulente,
+est devenue, il y aura bientôt cent ans, colonie française; la Tunisie,
+province turque, était déjà parvenue à un certain degré d’organisation
+administrative quand nous y intervînmes, il y a une quarantaine
+d’années; en revanche, il y a douze ans que nous sommes au Maroc, État
+hier encore médiéval, soumis à une aristocratie cléricale et guerrière
+sous un souverain en principe absolu.
+
+Lorsqu’un orateur vient donc dire, à la tribune de la Chambre, qu’il
+faut tendre «à l’unification des méthodes administratives de l’Afrique
+du Nord, parce que c’est le même pays, la même production agricole, la
+même population indigène et européenne qu’on y rencontre», et lorsqu’il
+ajoute: «Ce que vous faites pour l’Algérie, vous êtes appelés à le faire
+pour la Tunisie et le Maroc», il résout le problème en omettant toutes
+ses données. Il n’y a pas de commune mesure entre le régime du
+Protectorat établi en Tunisie et au Maroc et celui de l’annexion qui
+règne en Algérie. Il est entendu qu’il n’entre pas dans l’esprit des
+réformateurs de modifier d’un trait de plume la fiction diplomatique qui
+fait de la Tunisie et du Maroc des États théoriquement indépendants,
+mais protégés, chaque pays garderait son statut particulier; seule la
+haute direction serait commune. Or, qu’adviendrait-il fatalement? C’est
+que le courant d’influences réformatrices irait, de manière inévitable,
+du pays ayant le plus fort peuplement français, c’est-à-dire l’Algérie,
+vers ses voisins, en dépit de la formule du Protectorat et en tournant
+plus ou moins ses dispositifs tout en respectant sa lettre, on n’aurait
+de cesse de tenter d’algériser le Maroc et la Tunisie. Par maintes
+mesures générales ou de détail et sous couvert de l’intérêt général de
+l’Afrique du Nord, par la pression des parlementaires algériens auxquels
+nuls collègues marocains ou tunisiens ne pourraient s’opposer, et pour
+cause, on entamerait peu à peu, mais sûrement, sinon les formes, tout au
+moins l’esprit, qui préside à la conception et à l’organisation même du
+Protectorat. Il en résulterait, de part et d’autre, un malaise profond:
+les Marocains et les Tunisiens considèrent le régime algérien comme
+d’une application chez eux insupportable; d’autre part, les Algériens ne
+manqueraient pas de confronter le propre statut qui leur est appliqué
+avec les franchises assez larges dont jouissent Marocains et Tunisiens
+et saisiraient le prétexte de cette haute liaison administrative pour
+réclamer les mêmes privilèges, incompatibles d’ailleurs avec le droit de
+vote qui leur est accordé. On assisterait donc à un concert de
+récriminations et à une sourde atmosphère d’inquiétude et de méfiance.
+Agitateurs panislamistes, «jeunes» Algériens et Tunisiens, bientôt
+«jeunes» Marocains, propagandistes bolchevistes et autres pêcheurs en
+eau trouble, trouveraient là ample, matière à entretenir partout les
+mécontentements et éventuellement à soulever les esprits.
+
+
+
+
+NOTE II
+
+
+Cette surprise scandalisée chez les musulmans primitifs devant notre
+curiosité dans le domaine de la religion, jointe à leur médiocre estime
+morale pour la tolérance dont nous nous faisons gloire, a été bien notée
+par le seul romancier du Maroc qui soit connaisseur averti des hommes et
+des choses de ce pays d’Islam, M. Maurice Le Glay. Citons de lui ce
+passage où il imagine une conversation _sub rosa_ entre un musulman et
+un français:
+
+«--Une chose, en tout cas, subsiste: c’est le respect indéniable des
+nôtres pour votre façon de penser et votre religion.
+
+«Sid-El-Beranesi ne répondit pas. On passait des oranges glacées. La
+joie de vivre emplissait notre quiétude. Pourtant l’alem reprit la
+parole.
+
+«--Je ne voudrais pas être incorrect à votre égard, dit-il, en se
+tournant vers moi, ni paraître malveillant pour vous, pour vos
+convictions religieuses. Voulez-vous me permettre, sans vous offusquer,
+de répondre en musulman à ce que vous venez de dire? Si les vôtres et
+vous-même avez du respect pour notre façon de penser et pour notre
+religion, c’est que celle-ci vous domine ou que vous manquez de
+confiance en la vôtre. C’est dur, n’est-ce pas? ajouta-t-il, en voyant
+mon sursaut. Maîtrisez-vous et raisonnez. En tout musulman, il y a un
+prosélyte et un combattant. La réflexion que je viens de faire est celle
+qui vient immédiatement à notre esprit quand nous lisons, dans les
+discours officiels, votre respect profond de la conscience musulmane,
+car, sur ce terrain, il ne peut y avoir pour nous d’ambiguïté. Quand
+deux religions s’affrontent, ce n’est pas pour se comparer et se
+décerner des compliments, c’est pour se combattre. Jamais vous ne nous
+entendrez dire que nous respectons votre religion. De votre part, ce
+respect à l’égard de la nôtre nous paraît une abdication; vous renoncez
+à nous imposer votre foi, nous ne renoncerons jamais à étendre l’Islam.
+Matériellement, vous nous avez maîtrisés par votre force guerrière et
+votre puissance économique; du point de vue religieux, vous êtes restés
+les vaincus d’Alcazar-Kébir, où figuraient des combattants de mainte
+origine chrétienne.
+
+«Je sais, ajouta l’alem, les arguments que vous présentez à l’appui de
+vos procédés. Sachez qu’ils nous réjouissent et nous mettent à l’aise;
+ils marquent la précarité de votre domination. Car rien ne se construit
+qui n’ait pour fondation la foi en Dieu Très Haut et durable et en la
+mission de son prophète--sur lui la bénédiction et le salut!
+
+«--Voilà une belle profession de foi, dis-je, et comme chrétien je
+comprends que notre tolérance puisse vous paraître un renoncement.
+Cessant d’agir, notre foi, à vos yeux, cesse d’être sincère.
+
+«En notant ici la vigoureuse déclaration de l’alem, je dois ajouter que
+les paroles de Sid-El-Beranesi m’ont ému et gêné. Je me garderai de les
+commenter, mais je pense à la naïveté profonde de ce grand libéralisme
+dont pourtant il ne faut pas plus se départir que de l’honneur même et
+qui nous conduit aux immenses déceptions.» Maurice Le Glay. _Le Chat aux
+oreilles percées_, p. 192.
+
+
+
+
+NOTE III
+
+
+La bonne administration des indigènes me paraît devoir comporter un
+certain nombre de mesures nécessaires.
+
+En premier lieu, il est indispensable que nous maintenions l’esprit de
+discipline chez les indigènes.
+
+Il est extrêmement difficile--c’est, dans ma tâche de Gouverneur
+général, ce que je trouve de plus difficile--il est extrêmement
+difficile de faire comprendre à des Français, je ne dis pas seulement à
+des Français de France, mais à des Français d’Algérie, la différence
+fondamentale, radicale, essentielle, qui existe entre les mœurs d’un
+Arabe et celles d’un Européen. (_Très bien! Très bien!_)
+
+On se heurte à tout propos, chez les indigènes musulmans, à une sorte
+d’inintelligence absolue de notre société, de nos mœurs, de nous-mêmes;
+mais l’on peut dire que si les musulmans sont fermés à l’esprit français
+et européen, beaucoup de Français le sont à l’intelligence musulmane.
+(_Très bien!_)
+
+Il y a là un point sur lequel j’ai insisté souvent, toutes les fois que
+j’ai eu l’occasion de prendre la parole en public ou de m’entretenir
+avec des hommes qui tenaient dans les mains les destinées du pays, un
+point sur lequel j’appelle l’attention du Parlement, c’est celui de la
+difficulté réelle que nous crée l’application de nos principes et de nos
+lois au gouvernement des indigènes.
+
+J’entends répéter tous les jours: «Comment se fait-il que les indigènes
+soient si bien administrés en territoire militaire, alors qu’ils sont si
+mécontents et si mal administrés en territoire civil? Cela est
+surprenant; nous avions entendu dire partout, il y a peu d’années, que
+le gouvernement dit militaire était un gouvernement qu’il fallait
+renverser à tout prix.»
+
+La raison en est très simple: c’est qu’en territoire militaire les
+indigènes trouvent un commandement et ne rencontrent pas la séparation
+des pouvoirs. (_Très bien! Très bien!_) Il n’y a rien qui soit plus
+difficile à faire comprendre à un musulman que ceci: c’est que le
+représentant du pouvoir exécutif peut être en opposition avec le
+représentant du pouvoir judiciaire, et il n’est rien qui soit de nature
+à nuire davantage à notre autorité que les conflits d’attribution,
+conflits que des fonctionnaires subalternes se plaisent trop souvent à
+entretenir. (_Applaudissements._)
+
+Jules Cambon. Discours prononcé par le Gouverneur général de l’Algérie,
+Commissaire du Gouvernement, à la Chambre des députés, le 21 février
+1895. Cf. _Le Gouvernement général de l’Algérie_, 1918.
+
+
+
+
+NOTE IV
+
+
+Un exemple assez frappant de manque de psychologie en matière de
+politique religieuse islamique nous vient récemment de la colonie
+italienne de Cyrénaïque.
+
+Le gouverneur de cette possession, à la suite de l’expulsion par les
+Turcs du khalife Abd-el-Mejdid, et délaissant toutes les traditions
+islamiques au profit d’un zèle intempestif, décida de faire dire des
+prières dans les mosquées au nom du roi Victor-Emmanuel III. «Ceci,
+signalait-il, dans un télégramme officiel, atteste éloquemment le
+loyalisme constant de la population vis-à-vis de l’Italie.»
+
+Cette mesure, présentée comme une initiative spontanée des imams de
+Benghazi, produisit le déplorable effet qu’on peut deviner sur
+l’ensemble de la population, dont une grande partie s’abstint d’aller à
+la mosquée le vendredi pour ne pas s’associer au rite nouvellement créé.
+
+Le comité exécutif suprême du Congrès islamique du Caire adressa une
+protestation au gouvernement italien, en lui faisant remarquer que le
+fait de pousser les imams de Benghazi «à prononcer le nom d’un roi qui
+ne professe pas l’islamisme détruit leur culte et viole leur prière
+canonique».
+
+Le Gouverneur italien, dans son désir de trop bien faire, n’y avait
+point songé.
+
+
+
+
+NOTE V
+
+L’Église et la Mosquée
+
+Apologue.
+
+ Paris possédera un institut musulman. Le Conseil municipal a
+ fait don d’un terrain aux fils de l’Islam qui fréquentent le
+ boulevard et à ceux qui encouragent leur entreprise. Si Kaddour
+ ben Ghabrit, qui est le gardien du protocole marocain et qui
+ veille encore sur beaucoup d’autres traditions, louait Allah,
+ l’autre jour, d’avoir donné à la capitale de la France une
+ «djemâa» pleine de munificence et de courtoisie.
+
+ J. L. _Le Minaret Parisien_.
+ _Le Temps_ du 28 juin 1921.
+
+
+... Quand Abdesséryl, roi d’Andalousie, succéda à son père,
+El-Hassan-El-Mostancir, les poètes de cour habiles à flatter les débuts
+de tout nouveau règne annoncèrent sur des rythmes ingénieux que des
+torrents de miel et des brises de fleurs d’oranger allaient désormais
+répandre leur douceur sur le royaume. El-Mostancir, à qui son fils pieux
+fit ordonner des funérailles magnifiques, était un musulman fervent,
+mais intolérant et farouche: il persécutait les chrétiens et les juifs
+et l’on garda le souvenir de cette fête qu’il donna un jour dans son
+aguedal où les parterres étaient garnis de têtes infidèles fraîchement
+coupées.
+
+«Quel plaisir, disait-il, que la vue d’un pareil jardin; il me réjouit
+le cœur davantage que le jasmin blanc et la rose pourpre fraîchement
+éclos à l’aurore!» Abdesséryl fit succéder aux horreurs de la guerre et
+des massacres le charme bienfaisant de la paix. Il cultivait les
+lettres, aimait la lecture et l’entretien des philosophes, et des
+traducteurs diligents garnirent sa bibliothèque de textes issus du grec
+ou de l’hébreu; il fit proclamer qu’on ne molestât point les sectateurs
+de la loi de Moïse et de celle de Jésus... Davantage, et cela faisait
+parler tout bas les vieux courtisans de son père, il tolérait près de
+lui les infidèles et jusque dans son intimité. Pendant que les juifs,
+négociants et trafiquants, ainsi soutenus, contribuaient à la prospérité
+du royaume, des chrétiens étaient admis à la cour dans de petits
+emplois. Aux ministres d’El-Mostancir qui s’étonnaient d’une
+bienveillance, laquelle semblait un fléchissement de sa foi musulmane,
+Abdesséryl répondait: «Je pratique comme vous l’aumône, le jeûne et la
+prière; je n’ai point failli à la devise de ma glorieuse race: _Lâ
+ghâliba illa’llah_ (il n’y a de vrai vainqueur que Dieu); mais je crois
+qu’on peut bien mieux gagner les cœurs à notre sainte religion en usant
+de bonté au lieu de violence, en répandant la parole et non le sang.»
+Peu à peu les bas officiers, médecins, interprètes chrétiens prirent de
+l’influence; l’un d’eux, que son intelligence avait fait nommer
+l’Amin-des-Truchements, devint même le confident et le favori du prince;
+il lui dit un jour: «O roi, si tu veux séduire toutes les âmes
+chrétiennes et en faire comme un rempart inexpugnable autour de la loi
+de tes pères, accomplis un grand geste de paix, édifie une église où les
+chrétiens de la ville et du royaume puissent venir célébrer Dieu suivant
+leur coutume et leurs rites; les chrétiens désormais soutiendront ta
+fortune, aussi bien que les musulmans.» Et l’on vit bientôt s’élever une
+église non loin des mosquées consacrées, et le son des cloches se mêlait
+le soir à l’appel du muezzin. Bien que les tenants de l’ancien régime
+criassent à l’hérésie, la richesse générale et la prospérité ayant semé
+chez les musulmans le scepticisme et l’indifférence, la plupart se
+bornèrent à sourire de l’audacieuse fantaisie de leur prince; mais le
+scandale, pour être plus caché, n’en fut que plus grand chez les
+chrétiens, car les persécutions de naguère avaient fortifié leur foi.
+«De quoi se mêle ce mécréant hypocrite? dirent-ils. Nos misérables
+chapelles nous suffisent. Mieux vaut dire la sainte messe dans les
+caves, comme les martyrs au temps des Césars, que de fréquenter un
+temple bâti par un disciple de Mahom. A chacun sa religion. Si vraiment
+il nous aimait, le prince veillerait à ce qu’en dessous et malgré ses
+instructions ostentatoires, le bas peuple ne nous insulte et ses sbires
+ne nous tracassent de cent manières...»
+
+Mais le prince ne sut rien de ce sentiment populaire. Ses conseillers
+chrétiens, que leurs frères depuis longtemps considéraient comme
+demi-renégats, lui assuraient que l’impression produite était immense
+chez les chrétiens, tous émus, ravis et fréquentant en foule l’église
+nouvelle; à la vérité, eux seuls y faisaient apparition et, au nombre
+d’une ou deux douzaines, ils y créaient par leur va-et-vient et leurs
+simagrées l’agitation de plusieurs centaines de fidèles...
+
+... Des années passèrent, et puis vinrent des jours sombres. Des
+conquérants surgis du fond du Maghreb envahirent l’Andalousie, où ils
+venaient, proclamaient-ils, régénérer la foi défaillante; mais leur but
+était surtout de piller sans vergogne. Abdesséryl vit son palais
+détruit, ses beaux jardins saccagés, ses femmes en larmes enlevées par
+des gaillards lubriques, et lui-même, chargé de fers, fut traîné devant
+l’émir africain. Les seigneurs de l’Atlas n’avaient pas alors la
+réputation de suprême élégance qu’ils acquirent dans la suite des temps,
+et fort vite; c’étaient de sauvages guerriers, vêtus de laine rêche et
+se nourrissant d’orge et de lait de chamelle; leur politique du moment
+n’était pas d’affecter le raffinement, aux yeux des crédules, mais
+l’austérité. «Te voilà, chien immonde, cria le Moghrébin, renégat,
+abjurateur dans le fond de ton âme de la foi de tes pères; non seulement
+tu as laissé la corruption et l’incroyance s’établir dans ton royaume
+puant, mais encore tu as facilité les manigances de ces suppôts de
+l’Enfer--que Dieu leur donne la lèpre!--en osant leur élever un temple!
+Ce lieu d’erreurs est en flammes, et tous ces manuscrits, sans doute
+couverts de formules de diableries, que mes hommes ont découvert dans un
+coin de ton palais, serviront à faire rôtir les méchouis de la
+victoire!»
+
+Abdesséryl, emmené en captivité en Ar’mat, y vécut des jours misérables
+et mourut. On raconte qu’à ses rares serviteurs fidèles qui l’avaient
+accompagné dans l’exil il répétait parfois avec des larmes: «J’ai voulu
+le bonheur de tous les habitants de mon royaume et telle est ma
+récompense ici-bas... Aucun de ces chrétiens que j’ai tant favorisés n’a
+vraiment contribué à défendre mes citadelles; les seuls qui se firent
+tuer pour moi furent nombre de ces vieux croyants irréductibles,
+chrétiens modestes et sages, qui ne fréquentaient pas le palais et dont
+j’étais loin de soupçonner le dévouement secret, fait, pour une grande
+part, d’accoutumance secrète à ma dynastie; quant à mes favoris, m’ayant
+lâchement abandonné, ils n’ont trouvé la vie sauve qu’en se réfugiant, O
+dérision! dans le mausolée de mon père, leur persécuteur, lieu d’asile
+que l’émir épargna... Il est plus facile en ce monde de faire le mal que
+de tenter le bien.»
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+
+ Pages
+ Avant-Propos 7
+ Chapitre I. --L’Islam et Nous 11
+ Chapitre II. --Les Dangers de l’islamomanie 47
+ Chapitre III.--_Memento tu regere_ 67
+ Chapitre IV. --Les Bienfaits nécessaires 109
+ Chapitre V. --Les Bienfaits périlleux 137
+ Chapitre VI. --Le rôle français en Islam 155
+ Notes 167
+
+
+
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75245 ***
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+ <title>Manuel de politique musulmane | Project Gutenberg</title>
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+<body>
+<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75245 ***</div>
+<div class="x-ebookmaker-drop c"><img src="images/cover.jpg" alt=""></div>
+<div class="x-ebookmaker-drop break"></div>
+<p class="c top2em large">UN AFRICAIN</p>
+
+<h1>MANUEL<br>
+<span class="xsmall">DE</span><br>
+POLITIQUE MUSULMANE</h1>
+
+
+<p class="c gap"><span class="large">ÉDITIONS BOSSARD</span><br>
+43, <span class="xsmall">RUE MADAME</span>, 43<br>
+PARIS</p>
+
+<p class="c">1925</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em">Copyright by Éditions Bossard, Paris, 1926.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c0">AVANT-PROPOS</h2>
+
+
+<p class="i">Ce petit ouvrage est un livre de bonne foi ;
+il résume une expérience de dix années en
+terre musulmane vécues au cœur des grandes
+villes maures du Maghreb ou à travers le rude
+bled berbère. Son seul prix réside dans son
+effort de clarté pour être véridique. On connaît
+mal l’Islam chez nous, et l’on déploie
+bien peu de soins afin de l’ignorer moins.</p>
+
+<p class="i">Il y a bientôt quatre-vingts ans qu’Alexis
+de Tocqueville, dans un magistral rapport
+présenté à la Chambre des députés, au
+nom de la Commission des affaires d’Algérie,
+écrivait ces lignes : « Jusqu’à présent, l’affaire
+de l’Afrique n’a pas pris, dans l’attention des
+Chambres et surtout dans les conseils du Gouvernement,
+le rang que son importance lui
+assigne. Nous croyons qu’il peut être permis
+de l’affirmer, sans que personne en particulier
+ait le droit de se plaindre. La domination
+paisible et la colonisation rapide de l’Algérie
+<i>[nous dirions, aujourd’hui, de l’Afrique du
+Nord]</i> sont assurément les deux plus grands
+intérêts que la France ait actuellement dans le
+monde ; ils sont grands en eux-mêmes et par
+le rapport direct et nécessaire qu’ils ont avec
+tous les autres. Notre prépondérance en
+Europe, l’ordre de nos finances, la vie d’une
+partie de nos concitoyens, notre honneur national,
+sont ici engagés de la manière la plus
+formidable. On n’a pas vu jusqu’ici que les
+grands pouvoirs de l’État se livrassent à
+l’étude de cette immense question avec une
+préoccupation constante, ni qu’aucun en parût
+visiblement et directement responsable devant
+le pays. Nul n’a semblé apporter, dans la
+conduite des affaires d’Afrique, cette sollicitude
+ardente, prévoyante et soutenue qu’un
+gouvernement accorde d’ordinaire aux principaux
+intérêts du pays ou au soin de sa propre
+existence. Rien n’y a révélé jusqu’à présent
+une pensée unique et puissante, un plan
+arrêté et suivi. La volonté éclairée et énergique
+qui dirige toujours et contraint quelquefois
+les pouvoirs secondaires ne s’y est pas
+rencontrée. »</p>
+
+<p class="i">Le temps écoulé n’a fait que donner plus de
+force à ces justes remarques. Puissent les
+quelques chapitres de mise au point qu’on va
+lire contribuer pour leur faible part à la formation
+d’un état d’esprit propre à favoriser
+dans la métropole l’établissement d’une politique
+musulmane réaliste, née de l’expérience
+des faits, pratiquée avec continuité, et qui,
+seule, pourrait permettre à notre pays de
+maintenir, au milieu d’un monde bouleversé,
+son rang de grande puissance africaine et
+méditerranéenne.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c xlarge b u">MANUEL DE POLITIQUE MUSULMANE</p>
+
+
+
+
+<h2 class="nobreak" id="c1"><span class="maigre">CHAPITRE I</span><br>
+L’ISLAM ET NOUS</h2>
+
+
+<p>La fermentation générale des esprits due à
+une guerre qui a détruit nombre de dogmes
+et d’habitudes politiques en les remplaçant
+souvent fort mal, et développé, de façon parfois
+subite et démesurée, certaines tendances
+latentes ou en germe, a été particulièrement
+sensible dans les pays de l’Islam, dont plusieurs
+s’agitaient, dès avant 1914, vers des
+évolutions contradictoires ou confuses.</p>
+
+<p>Les étapes de la transformation du monde
+musulman ont été si rapides qu’on croit
+assister depuis quelque dix ans aux changements
+à vue, semés de péripéties, d’un assez
+singulier film politique.</p>
+
+<p>Rappelons sommairement, pour fixer les
+idées, les épisodes principaux de ce spectacle.</p>
+
+<p>Le dix-neuvième siècle et le commencement
+du vingtième ont vécu en matière de politique
+islamique sur la formule de l’« homme malade ».
+Il y a encore quinze ans, quatre groupements
+islamiques faisaient encore figure,
+aux yeux du monde, d’États indépendants.
+C’étaient le Maroc, la Turquie, la Perse et
+l’Afghanistan. Balkans, Russie et Angleterre
+guettaient les premiers symptômes, chez les
+trois derniers, d’une agonie qu’on espérait
+prochaine. En 1911, la Tripolitaine était annexée
+à l’Italie ; trois ans plus tard, le traité
+d’Andrinople amputait gravement la Turquie.
+1912 vit l’inauguration du Protectorat français
+au Maroc. Survint la grande guerre. Durant
+qu’elle se poursuivait, des projets d’accords
+ou de traités instituaient le dépècement méthodique
+de l’empire turc, consacré plus tard par
+le traité de Sèvres, aussi délicatement fragile
+que la pâte de ce nom. Le Protectorat de
+l’Égypte, proclamé au début de la guerre, était
+solennellement ratifié. Sitôt signée la paix de
+Versailles, le pacte anglo-persan du 9 août
+1919 remettait à l’Angleterre le contrôle de
+l’organisation de l’armée et des finances de
+la Perse, ce qui était un Protectorat déguisé.</p>
+
+<p>L’Afghanistan, où le <span lang="en" xml:lang="en">Foreign Office</span> comptait
+sur l’attitude anglophile de l’émir Habibullah,
+semblait virtuellement voué, dans un
+avenir proche, au même sort que la Perse.</p>
+
+<p>La chute définitive de la puissance politique
+de l’Islam semblait donc révolue. Mais ce
+n’était que sur le papier, et les surprises aussitôt
+commencèrent.</p>
+
+<p>Sous l’influence du malheur, des idées wilsoniennes
+et aussi grâce à l’action d’une
+tenace et adroite infiltration bolcheviste, habile
+à exploiter les fautes des Alliés, il se
+manifesta un immense ébranlement de l’Islam
+qu’on put suivre dans sa marche de l’est vers
+l’ouest, comme une lente secousse sismique.
+Ce fut d’abord l’éclosion, dans le réduit d’Anatolie,
+d’un nationalisme turc, patient et fort,
+durci par les épreuves. « Une nation, disait
+Renan, ne prend d’ordinaire la parfaite connaissance
+d’elle-même que sous la pression de
+l’étranger. » Ce fut le cas pour la Prusse en
+1813 et pour la Turquie de 1919. Alors que
+Constantinople vivait paralysée sous les canons
+braqués des flottes alliées, Angora résista et
+triompha. Le résultat en fut une exaltation
+littéralement extraordinaire du nationalisme
+ottoman dont les péripéties de Lausanne ont
+pu fournir une idée, une transformation et un
+rajeunissement singulier du vieil empire
+d’Abdul-Hamid et dont le moindre signe n’est
+pas cette mesure révolutionnaire de politique
+intérieure portant suppression pure et simple
+du Califat.</p>
+
+<p>En Perse, le mouvement contre l’impérialisme
+anglais, exploité par les bolchevistes qui
+envahirent le pays, amena le retrait des troupes
+britanniques, et, en août 1921, deux ans à
+peine après le traité qui autorisait un espoir
+de mainmise absolue, lord Curzon dut reconnaître
+à la Chambre des lords l’échec complet
+de la politique anglaise.</p>
+
+<p>En Afghanistan, l’émir Amunallah, qui
+avait succédé à son père, assassiné, déclara la
+guerre à l’Angleterre et causa de vives inquiétudes
+au gouvernement de l’Inde ; une paix fut
+signée à Kaboul qui affirma l’autonomie de
+l’Afghanistan, en déliant l’émir de son ancienne
+obligation de ne pas entretenir de relations
+diplomatiques avec d’autres pays que
+l’Inde anglaise<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> En conséquence, une légation française a été créée
+en Afghanistan. En dépit de ses attaches avec Moscou,
+l’émir actuel semble très favorable à la France et désireux
+d’entretenir avec elle des relations cordiales. Saurons-nous
+profiter de l’occasion qui nous est offerte de nous créer
+un puissant centre de renseignements en même temps
+qu’une amitié solide en Asie Centrale ?</p>
+</div>
+<p>L’Égypte, après des efforts douloureux, a
+secoué sa tutelle. En Tripolitaine, grâce au
+gouvernement des « grands féodaux », en qui
+l’Italie avait placé une bien imprudente confiance,
+en même temps qu’elle promulguait,
+mue par un libéralisme ingénu et de façade,
+une constitution inapplicable, l’occupation
+effective, se trouva bientôt réduite à la seule
+ville et aux alentours immédiats de Tripoli.</p>
+
+<p>Cependant, dans la Régence, la publication
+bruyante du pamphlet antifrançais <i>La Tunisie
+martyre</i>, les promenades à Paris d’une délégation
+de jeunes intellectuels agités, soutenus
+en sous main par de « vieux turbans » aigris,
+les intrigues du palais beylical, furent l’indice
+d’une agitation autonomiste assez sérieuse,
+qui atteignit son comble peu de temps avant
+le voyage de M. Millerand, et contre laquelle
+il fallut promptement réagir. En Algérie, l’application
+inopportune de la loi de 1919 sur
+l’électorat permit aux fauteurs de troubles de
+semer du désordre. Enfin, au Maroc, si la zone
+française de l’Empire restait calme, la révolte
+du Riff contre les Espagnols et la proclamation
+toute nominale d’une république riffaine, signala,
+en même temps, qu’une adaptation un
+peu hâtive chez les frustes Berbères au formulaire
+politique, un singulier désir de se rendre
+indépendants d’un joug aussi maladroit que
+pesant.</p>
+
+<p>Ces mouvements divers, et tous à peu près
+concomitants, peuvent-ils être considérés comme
+le fruit passager du bouleversement que la
+guerre a mis dans les consciences ? Ne manifestent-ils
+enfin qu’un de ces brefs sursauts
+d’énergie comme l’Islam, au cours de sa carrière,
+en a présenté quelquefois pour mieux
+retomber ensuite dans son apathie coutumière ?
+Ou bien s’agit-il, sous le double choc
+des tribulations subies et de l’exemple fourni
+par l’Europe, d’une véritable renaissance,
+analogue à celles qui firent sortir en Occident
+les temps modernes du moyen âge, un immense
+<i lang="it" xml:lang="it">risorgimento</i> dont on ne peut prévoir
+encore ni calculer le développement futur et
+les conséquences infinies pour l’avenir du
+monde ?</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Une opinion longtemps soutenue, et qui paraissait
+déduite des faits, tend à démontrer que
+l’Islam est une puissance d’inertie, hostile à
+la civilisation occidentale, qu’elle repousse
+d’instinct. En dépit des apparences et de certains
+travestissements qui trompent les profanes
+non rompus à la pratique de ses hommes
+et de ses choses, l’Islam est intransformable et
+incapable dans sa substance même d’une évolution
+normale et profitable. Il constitue un
+bloc à tout jamais impuissant à se mettre de
+pair — d’énergie et d’âme — avec les nations
+occidentales. Le meilleur sort qui puisse advenir
+aux pays islamiques est qu’ils se placent,
+de gré ou de force, sous la tutelle de dominations
+étrangères dont la ferme direction leur
+accordera le bienfait de l’ordre qu’ils sont bien
+empêchés d’instituer par eux-mêmes. Renan
+avait proclamé cette thèse, qui semblait confirmée
+par presque tous les hommes d’action
+ou de pensée ayant vécu en terre d’Islam. Il
+y a une vingtaine d’années, colons, administrateurs
+ou officiers d’Algérie ou de Tunisie,
+vieillis sous le harnais, se trouvaient là d’accord.
+Lord Cromer fut aussi un interprète particulièrement
+autorisé de cette manière de voir
+lorsqu’il disait : « On ne peut pas réformer
+l’Islam, c’est-à-dire que l’Islam réformé n’est
+plus l’Islam, c’est autre chose. » (<i lang="en" xml:lang="en">Modern
+Egypt</i>, II, 229).</p>
+
+<p>Et, à l’appui de cette constatation, les exemples
+semblent affluer. L’histoire montre le
+pitoyable état de l’Afrique du Nord durant le
+long interrègne entre les empires romain et
+byzantin et la domination française, où l’autochtone
+et l’Arabe, livrés à eux-mêmes, ne
+firent que piller et épuiser le pays, au milieu
+d’une anarchie irréductible. L’observation la
+plus élémentaire établissait encore naguère
+comme un triste privilège des pays orientaux
+le mépris des longs desseins, l’absence d’idéal
+et de vertus civiques, la concussion admise et
+élevée à la hauteur d’une institution, l’immense
+apathie traversée de courtes crises violentes
+et sans grande portée. Dans quel état
+de décrépitude et de décomposition interne
+n’avons-nous pas trouvé le Maroc, qui, actuellement
+soumis à notre obédience et plié à nos
+disciplines, sort presque trop vite de sa torpeur,
+et dont demain, peut-être, il faudra refréner
+l’essor inquiet et vite frondeur.</p>
+
+<p>D’ailleurs, chaque fois que l’Islam a brillé
+dans le monde d’un vif éclat, n’était-ce point
+seulement lorsque le contact d’une civilisation
+voisine lui infusait ses vertus actives et l’élevait
+en quelque sorte au-dessus de lui-même.
+La prospérité et les grâces charmantes des
+royaumes andalous au moyen âge, l’affinement
+et le goût de la spéculation joints à celui
+des affaires chez la population de Fez, ne
+sont-ils pas dus à l’abondante influence du
+génie juif, qui fit germer là des qualités qui
+sans lui ne seraient jamais venues à jour ?
+L’exceptionnel rayonnement des dynasties
+saadiennes au Maroc, au début du dix-septième
+siècle, ne provient-il pas de ce que
+le Maghreb d’alors était en contact étroit et
+permanent avec l’Europe. Le Maroc était infiniment
+plus ouvert, il y a trois siècles, à tout
+ce qui venait d’Europe qu’au début du vingtième.
+L’époque des Sultans saadiens fut incomparablement
+brillante par l’étendue et
+l’activité des relations entretenues avec les
+nations chrétiennes : celles-ci fournissaient
+alors aux Sultans une garde prétorienne de
+renégats, des instructeurs pour les troupes,
+voire de hauts fonctionnaires, sans compter les
+ingénieurs, les architectes et les artistes.</p>
+
+<p>La fameuse bataille des Trois-Rois à El Ksar,
+où périt Don Sébastian, roi de Portugal, marque
+l’apogée de la puissance militaire marocaine
+à la fin du seizième siècle. Au point
+de vue maritime, il y eut des pirates et corsaires
+salétins tant que la Hollande et l’Angleterre
+voulurent bien fournir les navires et
+leurs agrès, et très probablement aussi capitaines
+et subrécargues, pour instruire les
+équipages et les mener, aiguillonnés par le
+goût du pillage, vers les chemins de l’aventure.
+La dynastie actuelle, née précisément
+de la réaction de puritains sahariens, bornés
+et barbares, contre cette infiltration chrétienne,
+pourtant si bénéfique, s’opposa radicalement
+à toute influence étrangère dans les
+destinées du Maghreb. Il s’ensuivit cette décadence
+profonde ou plutôt cette stagnation dans
+laquelle sommeillait encore le Maroc il y a
+quelque vingt ans. Si le Maroc avait évolué
+dans le sens où l’avaient engagé les princes
+saadiens, il serait rapidement devenu une Turquie
+occidentale.</p>
+
+<p>La Turquie et l’Égypte dominent incontestablement
+le monde musulman par leur facilité
+d’adaptation aux mœurs européennes ; la
+cause n’en doit-elle pas être recherchée dans
+le mélange extrême de races, au cœur des
+grandes villes du Levant, qui a peuplé au dix-neuvième
+siècle les harems de nombreuses
+femmes d’origine chrétienne et assuré ainsi un
+apport non négligeable de sang occidental ?</p>
+
+<p>Sans se laisser convaincre par tout cet étalage
+de raisons, les amis de l’Islam répondent
+que le monde musulman n’est pas cet organisme
+figé que seule une vue superficielle permet
+d’entrevoir. La civilisation sarrazine était,
+il y a huit ou neuf siècles, la plus florissante
+du monde, et Charlemagne un reître grossier
+auprès d’Haroun. L’Islam a pu présenter une
+longue période d’éclipse et de vie ralentie. Qui
+peut démentir que, sortant de son stade médiéval,
+il ne s’élance pas vers une période nouvelle
+où, tout en gardant son originalité
+propre, il vivra d’une existence régénérée et
+désormais sans lisière ? L’Islam se trouvait
+hier au même point que la chrétienté au quinzième
+siècle, au début de la Réforme. « Il y a
+la même suprématie du dogme sur la raison,
+la même adhésion aveugle aux préceptes et à
+l’autorité, la même suspicion et la même hostilité
+à l’égard de la liberté de penser et de la
+science. » Cette attitude des Vieux-Croyants
+n’est-elle pas celle de l’Église catholique avant
+le grand mouvement de la Renaissance ? Au
+demeurant, la pure doctrine islamique est
+peut-être moins fermée qu’on ne le croit au
+progrès, aux transformations nécessaires. En
+vertu du principe traditionnel de l’Idjmâ, le
+consentement de la majorité des musulmans à
+toute proposition nouvelle a force de loi. « Le
+principe de l’Idjmâ, a dit Goldziher, contient
+en germe la faculté pour l’Islam de se mouvoir
+librement et d’évoluer. Il offre un correctif
+opportun à la tyrannie de la lettre morte et
+de l’autorité personnelle. Il s’est affirmé, au
+moins dans le passé, comme le facteur primordial
+de la capacité d’adaptation de l’Islam. »
+Dans l’Inde, toute une école de libéraux
+musulmans, qui s’intitulèrent les néo-motazélites,
+en vint à préconiser une modernisation
+générale de l’Islam. « Rien n’est plus éloigné
+de la pensée du prophète, écrit un de ses principaux
+représentants, Si Kudda Bukhsh, que
+d’enchaîner l’esprit ou d’imposer des lois
+fixes et immuables à ses partisans. Le Coran
+est un livre qui doit servir de guide aux fidèles,
+mais non d’obstacle dans la voie de leur développement
+social, moral, légal et intellectuel. »
+Et il ajoute : « L’Islam moderne, avec
+sa hiérarchie sacerdotale, son fanatisme grossier,
+son ignorance effroyable et ses pratiques
+superstitieuses, est incontestablement une
+honte pour l’Islam du prophète Mahomet. » Et
+il conclut par la profession de foi libérale suivante :
+« L’Islam est-il hostile au progrès ?
+Je répondrai délibérément non. Dépouillé de
+sa théologie, l’islamisme est une religion parfaitement
+simple. Son principe cardinal est la
+croyance en un Dieu unique et la croyance que
+Mahomet est son prophète. Le reste n’est
+qu’addition superflue<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Kudda Bukhsh. <i lang="en" xml:lang="en">Essays : Indian and Islamic</i>, p. 20,
+24 (Londres, 1912), cité par Lothrop Stoddard. <i>Le Monde
+nouveau de l’Islam</i>, p. 41. Payot, 1923.</p>
+</div>
+<p>D’ailleurs, la rigidité primitive de l’Islam,
+faite pour se garantir des atteintes que le
+contact d’autres religions pouvait porter à sa
+pureté, n’est guère plus de mise aujourd’hui.
+Le temps des grandes luttes religieuses semble
+terminé dans le monde. Il n’y a plus de
+croisades<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>. La chrétienté est tolérante, et
+l’Islam également, qui vient de réaliser en
+Turquie une laïcisation assez radicale<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Elles sont remplacées par les grandes luttes économiques
+et sociales, davantage sanglantes et dévastatrices.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> « En Égypte, on a vu des prêtres prêcher dans les
+mosquées sur le patriotisme, des cheikhs traiter le même
+sujet du haut de la chaire d’une église, et les fidèles de
+tous les cultes prononcer le même jour, à la même heure,
+la même prière pour demander la libération de leur pays.
+De telles manifestations auraient été naguère inconcevables. »
+(XX. L’Islam et son avenir. <i>Revue des Deux Mondes</i>,
+1<sup>er</sup> août 1921).</p>
+
+<p>Le 11 décembre 1921, le prince héritier de Turquie,
+entouré des membres de la famille impériale et des ministres,
+assisté du grand-rabbin et des patriarches grecs
+et arméniens, inaugurait sur une des places de la capitale
+un monument élevé à la gloire du pape. On lisait cette
+inscription sur le socle de la statue : « Au grand pontife,
+qui régna à une heure tragique du monde, à Benoît XV,
+bienfaiteur des peuples, sans distinction de nationalité et
+de religion, l’Orient. »</p>
+</div>
+<p>L’Islam est certes davantage qu’une religion ;
+il est aussi une dogmatique et une législation ;
+il est enfin une civilisation qui confère
+à tous ses adeptes dans le monde une attitude
+commune devant les problèmes humains et
+divins, d’identiques façons, aux nuances près,
+d’imaginer, de raisonner métaphysiquement
+et de sentir. Or, le Japon possède aussi une
+civilisation originale et qui lui est propre ; cela
+ne l’a pas empêché d’évoluer d’une façon surprenante
+en un demi-siècle ; il est un exemple
+merveilleux d’une assimilation extérieure produite
+dans un laps rapide, tout en conservant
+à peu près intact le patrimoine moral qui faisait
+sa force.</p>
+
+<p>Rien ne fait donc obstacle, concluent les
+islamisants optimistes, à ce que l’Islam soit
+semblable à la chrétienté, qui a conservé sa
+religion en passant du moyen âge aux temps
+modernes et des temps modernes à la Révolution
+et à l’époque contemporaine ; il peut se
+transformer complètement dans le domaine
+pratique sans que soit modifié en rien l’essentiel
+de ses croyances et de son idéologie. D’ailleurs,
+une religion qui compte 250 millions
+d’adeptes et recrute tous les ans des dizaines
+ou des centaines de milliers de néophytes,
+possède une telle vitalité et une telle puissance
+d’expansion que sa doctrine ne se peut altérer,
+en dépit de la modernisation des mœurs
+dans la masse des croyants. A la condition
+expresse, toutefois, que ses foyers primitifs
+ne soient pas soumis à un joug étranger
+et viciés pour ainsi dire dans leurs sources de
+rayonnement. La renaissance de l’Islam politique,
+dans le sens de son affranchissement,
+apparaît donc ainsi comme une nécessité vitale
+pour la conservation de l’Islam religieux et
+la continuation de son essor.</p>
+
+<p>Comme le Japon au milieu du dix-neuvième
+siècle, les États musulmans, plus spécialement
+la Turquie qui est à leur tête, doivent s’adapter
+ou disparaître. C’est ce qu’avaient compris,
+au cours du dernier siècle, en copiant gauchement
+les institutions européennes, Mahmoud II
+et Méhémet Ali, puis les premiers Jeunes-Turcs
+de 1876, qui tentèrent l’essai éphémère d’un
+parlement. Comme celle de tous les précurseurs,
+l’œuvre des uns et des autres, trop prématurée,
+après avoir jeté un faible éclat,
+échoua ; elle fut reprise en 1908 par la génération
+qui suivit et qui fit la révolution à la fois
+en Perse et en Turquie. Malheureusement l’entreprise
+manquait encore d’une base assez solide :
+les esprits et les cœurs n’étaient pas encore
+mûrs pour donner un soutien efficace aux
+institutions nouvellement implantées. Les minorités
+turques et persanes qui dirigeaient cet
+effort ne s’appuyaient pas sur une opinion
+publique puissante, n’étaient pas soutenues
+par la pression d’un grand mouvement populaire.</p>
+
+<p>Il fallut l’éclosion d’un nationalisme, lui-même
+issu des malheurs de la guerre et des
+appétits non déguisés des nations européennes
+et se substituant au panislamisme de naguère,
+pour amener la renaissance actuelle de l’activité
+politique de l’Islam.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Le panislamisme est chronologiquement le
+premier grand mouvement de réaction qui se
+soit dessiné en Islam contre l’envahissement
+par les puissances européennes des pays orientaux
+tombés, à la fin du dix-huitième siècle,
+dans ce profond état d’anarchie et de caducité
+dont le Maroc d’il y a vingt ans nous donnait
+encore une assez exacte idée.</p>
+
+<p>L’éphémère agitation wahabite, courte dans
+l’espace et la durée, mais profonde de conséquences
+par son caractère de renaissance religieuse
+et de rénovation de l’esprit public, la
+propagande senoussiste et la multiplication
+des confréries religieuses, l’action personnelle
+d’Abdul-Hamid et de son grand agent de publicité
+Djemal-ed-Din marquent, en un peu
+moins d’un siècle, les grandes étapes du panislamisme
+dans le Proche-Orient.</p>
+
+<p>Le panislamisme, qu’il importe de bien définir,
+est en premier lieu l’affirmation posée
+comme principe et l’extension admise comme
+but de la solidarité morale qui lie entre eux
+tous les musulmans ; c’est ensuite la conviction
+que l’Islam possède en lui des forces spirituelles
+assez puissantes pour assurer sa régénération
+matérielle et son prestige. L’Islam
+peut s’inspirer de toutes les transformations
+politiques, juridiques et sociales, ainsi que des
+méthodes qui font la vigueur constitutive des
+nations occidentales, mais il doit se les assimiler
+par une élaboration personnelle et non
+les copier servilement, les utiliser, mais en
+les pliant à la forme de son génie. C’est la
+notion du <i>fara da se</i>. Elle est parfaitement
+développée dans l’ouvrage <i>Le Réveil des peuples
+islamiques au quatorzième siècle de l’Hégire</i>,
+paru au Caire quelques années avant la
+guerre et dont l’auteur est un jeune Égyptien,
+Yahya Seddik, licencié en droit de l’Université
+de Toulouse, devenu juge dans son pays.
+Quoiqu’il ait écrit près de dix ans avant le
+cataclysme européen, Yahya Seddik avait prévu
+l’imminence de la guerre européenne.
+« Contemplez, écrit-il, ces grandes puissances
+qui se ruinent en armements effrayants, qui
+comparent leurs forces réciproques d’un œil
+de défiance, se menacent l’une l’autre, contractent
+des alliances qu’elles rompent continuellement
+et qui présagent ces chocs terribles
+qui mettent le monde sens dessus dessous et
+le couvrent de ruines, de feu et de sang !
+L’avenir est à Dieu, et rien ne dure que sa
+volonté. »</p>
+
+<p>Yahya Seddik considère le monde occidental
+comme dégénéré. « Cela signifie-t-il que
+l’Europe, notre guide éclairé, ait déjà atteint
+le sommet de son évolution ? se demande-t-il.
+A-t-elle déjà épuisé sa force vitale en deux ou
+trois siècles de surmenage ? En d’autres termes,
+est-elle déjà frappée de sénilité et sera-t-elle
+bientôt réduite à abandonner son rôle
+civilisateur à d’autres peuples moins dégénérés,
+moins neurasthéniques, c’est-à-dire
+plus jeunes, plus robustes, plus sains qu’elle ?
+A mon avis, l’Europe a atteint actuellement
+son apogée, et son expansion coloniale immodérée
+est un signe non de force, mais de faiblesse.
+En dépit de l’auréole de tant de grandeur,
+de puissance et de gloire, l’Europe est
+aujourd’hui plus divisée et plus fragile que
+jamais et elle masque mal son malaise, ses
+souffrances et son angoisse. Sa destinée s’accomplit
+inexorablement.</p>
+
+<p>« Le contact entre l’Europe et l’Orient nous
+a fait beaucoup de bien et beaucoup de mal :
+beaucoup de bien au point de vue matériel et
+intellectuel, beaucoup de mal au point de vue
+moral et politique. Épuisés par de longues
+luttes, énervés par une civilisation brillante,
+les peuples musulmans n’ont pu que ressentir
+un malaise ; mais ils ne sont pas frappés au
+cœur, ils ne sont pas morts ! Ces peuples
+vaincus par la force du canon n’ont en rien
+perdu leur unité, même sous les régimes d’oppression
+auxquels les Européens les ont longtemps
+assujettis…</p>
+
+<p>« J’ai dit que le contact de l’Europe nous a
+été salutaire et au point de vue matériel et
+au point de vue intellectuel. Ce que les princes
+musulmans partisans de réformes désiraient
+imposer de force à leurs sujets est réalisé cent
+fois aujourd’hui. Au cours des vingt-cinq dernières
+années, nos progrès dans les sciences,
+les lettres et les arts ont été si considérables
+que nous pouvons parfaitement espérer être,
+dans tous ces domaines, égaux de l’Europe en
+moins d’un demi-siècle…</p>
+
+<p>« Une ère nouvelle s’ouvre pour nous avec
+le quatorzième siècle de l’Hégire, et ce siècle
+heureux doit marquer notre renaissance et
+notre grand avenir ! Un nouvel esprit anime
+les peuples musulmans de toutes races ; tous
+les mahométans se pénètrent de la nécessité
+du travail et de l’instruction. Nous désirons
+tous voyager, faire des affaires, tenter la fortune,
+braver des périls. On voit chez les mahométans,
+en Orient, une activité surprenante,
+une animation inconnue il y a vingt-cinq ans.
+Il existe aujourd’hui une véritable opinion
+publique en Islam. »</p>
+
+<p>L’auteur conclut ainsi : « Tenons bon !
+Chacun pour tous, et espérons, espérons, espérons !
+Nous sommes lancés sur le chemin du
+progrès ; profitons-en ! C’est la tyrannie même
+de l’Europe qui a opéré notre transformation !
+C’est notre contact avec l’Europe qui favorise
+notre évolution et hâte l’heure inéluctable de
+notre réveil. Ce n’est qu’une répétition de
+l’histoire, la volonté de Dieu qui s’accomplit
+en dépit de toute opposition et de toute résistance…
+La tutelle de l’Europe sur les Asiatiques
+devient de plus en plus nominale. Les
+portes de l’Asie se ferment aux Européens !
+Nous entrevoyons certainement devant nous
+une révolution sans parallèle dans les annales
+du monde. Un nouvel âge est proche !<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a> »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Cité par Lothrop Stoddard. <i>Le Nouveau monde de
+l’Islam</i>, p. 79 à 81. Payot 1923.</p>
+</div>
+<p>Il y a plus de quinze ans que ces lignes ont
+été écrites. L’état d’esprit qu’elles dénotent
+n’a fait, au lendemain de la guerre, que se
+préciser davantage et s’étendre en cercles de
+plus en plus agrandis. Il s’est manifesté très
+nettement dans le mouvement égyptien en vue
+de l’indépendance et plus dernièrement à la
+Conférence de Lausanne. « Les Turcs vivent
+dans un rêve de gloire militaire et d’omnipotence
+absolue, écrivait un journaliste accrédité
+près de cette réunion diplomatique ; ils méprisent
+l’Occident, ses coutumes, ses lois et ses
+mœurs, et se croient capables, avec leurs
+200.000 hommes, d’aller cette fois beaucoup
+plus loin que sous les murs de Vienne. Un d’eux
+disait hier à un Européen : « Me trouvez-vous
+très différent d’un Français ou d’un Anglais
+quand je vous parle ? Croyez-vous
+pourtant que j’ai reçu une éducation européenne ?
+Tout ce que je sais, je l’ai appris
+chez moi ; je suis soumis à des lois turques,
+à une morale turque, et vous devez convenir
+que je suis quand même votre semblable. »
+Qu’il s’agisse du plus humble fonctionnaire de
+la délégation ou de ses chefs, c’est la même
+exaspération de l’individualisme, le même orgueil
+déçu, la même crainte d’être traités en
+inférieurs, la même méfiance envers l’Occident<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> P. de Lacretelle. <i>Journal des Débats</i>, édit. hebd.,
+5 janvier 1923.</p>
+</div>
+<p>Le grand mouvement de diffusion islamique
+inauguré par Djemal-el-Din-el-Afghani se
+poursuit, de plus en plus vivace. Les circonstances
+l’ont aidé puissamment. L’extrême
+commodité et le bon marché des communications,
+le télégraphe, la presse<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a> facilitent
+étrangement cette interpénétration de toutes
+les parties de l’Islam. Notre Afrique du Nord
+est à cet égard un champ d’observation fort
+intéressant. L’évolution s’y accomplit sous nos
+yeux avec une singulière rapidité. On sait les
+turbulentes manifestations qui ont éclaté dans
+la Régence de Tunis, sitôt après la guerre,
+ainsi que les incidents qui ont marqué en 1919
+la campagne électorale en Algérie. Le Maroc
+était, avant la guerre, profondément indifférent
+au reste de l’Islam, avec lequel il ne communiquait
+guère qu’à l’occasion des pèlerinages
+de la Mecque. L’opinion de Stamboul le
+laissait froid. Le vieux Maghreb vivait comme
+isolé dans son empire du Soleil-Couchant, sis
+entre l’Atlas et la mer des Ténèbres, et les
+bruits du dehors ne troublaient ni même ne
+sollicitaient sa curiosité. Or, le voilà qui sort
+de son séculaire dédain pour l’Orient méditerranéen,
+s’intéresse aux affaires ottomanes,
+se réjouit, avec nous d’ailleurs, du triomphe
+de Moustapha-Kémal ; et les jeunes habitants
+de Fez circulent autour de Karaouyne avec sous
+leurs tapis de prières les journaux de Tunis ou
+du Caire que laisse filtrer la censure, et les
+autres, plus subversifs, venus parfois de fort
+loin par les mains des moqaddems ou quêteurs
+des confréries religieuses.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> En 1900, il n’y avait pas plus de 200 journaux de
+propagande dans tout le monde musulman. En 1906, il y
+en avait 500, et en 1914 il y en avait plus de 1.000.
+Cf. Servier. <i>Le Nationalisme musulman</i>, p. 182. Le chiffre
+actuel doit être encore plus considérable.</p>
+</div>
+<p>Beaucoup plus récent que le panislamisme,
+mais davantage fécond en résultats positifs,
+le nationalisme est venu donner des directives
+plus concrètes aux aspirations des peuples
+islamiques.</p>
+
+<p>En Égypte, au Hedjaz, mais surtout en Turquie
+qui tient la tête de la renaissance islamique
+en cours, l’idée de patrie jusqu’alors
+diluée dans le concept vague d’une grande
+communauté islamique aux limites élastiques
+ou au contraire rétrécie aux limites de la tribu
+et du clan, s’est constituée au cœur des masses
+avec une vigueur insoupçonnée. L’Islam
+turc, menacé, a saisi d’instinct la valeur en
+quelque manière axiale de l’idée de patrie
+pour la sauvegarde de son indépendance. Elle
+seule permettait de réunir toutes les forces
+éparses, de les intégrer dans un même idéal,
+en un mot de faire front. Peut-être le Proche-Orient
+a-t-il eu la vision dans le passé de la
+tragique destinée du peuple juif, éternel opprimé
+parce que sans patrie, toujours brimé
+parce que destiné à camper chez les autres. La
+guerre, partout dans le monde, paraît avoir
+exaspéré chez les moindres groupes ethniques
+un désir d’individualisme et d’indépendance.
+Les réformateurs de 1908, proclament les nationalistes
+turcs d’à présent, étaient des idéologues,
+s’exaltant aux idées de liberté, d’égalité,
+d’un progrès théorique ; nous nous inspirons,
+nous, de l’idée nationale<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>. Désir, avant
+tout, d’affranchissement : il faut libérer la
+Turquie de la tutelle politique de l’Europe,
+d’abord être maître chez soi. « Lorsqu’on interroge
+les Turcs à ce sujet, la réponse ne varie
+guère : « Qu’importe la grandeur de notre
+pays, pourvu que nous soyons maîtres chez
+nous ! Les questions territoriales ont moins
+d’importance à nos yeux que celles qui
+visent ces garanties financières et économiques
+que vous nous demandez et qui vicient
+notre indépendance. Nous nous contenterions
+d’une seule province si nous étions
+sûrs d’être débarrassés complètement de
+toute capitulation. » Cette unanimité prouve
+jusqu’à quel point les clauses sur lesquelles la
+rupture s’est faite à la première Conférence de
+Lausanne constituaient pour les Turcs un point
+sensible presque affectif… « Pourquoi nous demander
+des garanties spéciales, ont-ils l’air
+de nous dire, alors qu’on n’en exige pas
+d’autres États ? » N’est-ce pas considérer le
+peuple turc comme incapable et inférieur ?<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a> »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> Maurice Pernot. <i>La Question turque</i>, p. 42, Paris 1923.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> P. Gentizon. L’état d’esprit en Turquie ; <i>Le Temps</i>,
+février 1923.</p>
+</div>
+<p>C’est bien par cet ardent désir de vivre libres
+et d’organiser leurs destinées nationales afin
+de continuer à faire figure dans le monde,
+désir traduit souvent par d’excessives et injustes
+susceptibilités, que se manifeste chez les
+Turcs le germe vivace et gros de promesses
+d’une renaissance qui entraînerait vraisemblablement
+tout l’Islam à sa suite.</p>
+
+<p>La Turquie joue donc l’expérience entreprise
+par le Japon il y a soixante-dix ans.
+Figurant aujourd’hui par son développement
+et la valeur de ses élites au premier rang de
+l’Islam, elle peut créer chez elle, par la vertu
+de son exemple et le modèle de ses disciplines,
+une profonde transformation de ses conditions
+d’existence. Le sort moderne de l’Islam, de
+Mogador à Téhéran, est suspendu tout entier
+aux chances de cette réussite.</p>
+
+<p>La première démarche de cette renaissance
+est déjà effectuée : elle est d’ordre politique et
+militaire. C’est beaucoup comme indice, c’est
+encore peu comme réalisation effective. La
+principale condition du relèvement d’un peuple
+est accomplie ; l’assise est fondée ; il reste
+à bâtir.</p>
+
+<p>Le législateur primaire et léger de 1908 a
+cru à la vertu des réformes hâtives et « plaquées »
+pour transformer la nation. Elles ne
+vécurent que sur le papier. Il y a un mot d’Auguste
+Comte, que tous les réformateurs peuvent
+méditer, sur l’erreur de « confier aux lois
+le soin de solutions qui doivent être réservées
+aux mœurs ». Les réformes ne valent qu’autant
+que le terrain social et moral a été aménagé
+suffisamment pour les rendre fécondes ;
+si elles n’existent que dans leur lettre seule,
+leur vitalité est éphémère.</p>
+
+<p>L’œuvre de volonté entreprise par le Gouvernement
+d’Angora, ayant triomphé à l’extérieur,
+doit maintenant s’atteler à la grande
+besogne de l’intérieur. Il ne s’agit ni plus ni
+moins que de construire une nation moderne ;
+tout demeure à faire dans l’instruction publique,
+la législation, l’économie sociale. Ce n’est
+pas là travail d’un jour, d’autant qu’en adaptant
+la Turquie aux exigences de la vie internationale,
+il faut conserver intactes les aspirations
+du peuple turc et de l’Islam, ce qui
+constitue, pour l’un et l’autre, leur armature,
+leur ressort et leur raison d’être.</p>
+
+<p>La tentative de la Turquie, sur laquelle est
+posée l’attention de l’Islam tout entier, offre
+pour l’avenir du monde un exceptionnel intérêt.
+Il serait vain de s’étendre sur des anticipations
+prématurées. Mais est-il permis cependant
+de décréter <i lang="la" xml:lang="la">a priori</i> comme impossible le
+fait de voir jamais une Turquie fortement
+constituée, aux portes de l’Europe, devenir le
+noyau d’un esprit fédéraliste musulman
+s’étendant de l’Atlantique au golfe Persique ?
+Et l’idéal de ce fédéralisme ne serait-il pas
+dans la formation d’États-Unis d’Islam libérés
+de toute attache avec les anciennes nations
+suzeraines ? Le Congrès panislamique qui a
+eu lieu à Sivas au début de 1921 paraîtra peut-être
+alors comme l’indice précurseur de l’événement.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Une pensée politique digne de ce nom se doit
+de suivre les aspirations et les courants qui
+traversent les groupes islamiques. En France,
+une telle préoccupation s’impose plus que partout
+ailleurs. Notre empire nord-africain nous
+tient par tant de liens, il constitue à un tel
+point l’assise de notre puissance méditerranéenne
+que tout ce qui touche à sa conservation
+ou à sa sauvegarde prend aujourd’hui une
+valeur inusitée. Gouverner, répète-t-on souvent,
+c’est prévoir, et prévoir, c’est d’abord
+être attentif. Il faut observer pour comprendre
+et agir en connaissance de cause. Devant les
+prétentions qu’élèvent certaines minorités, les
+excitations qu’elles subissent et répandent à
+leur tour, déformées, au sein de masses ignares,
+les propagandes dont elles sont sollicitées,
+on ne saurait trop voir clair et veiller ; un feu
+qui couve, s’il se déclare brusquement, peut
+enflammer des foules impulsives qui confondent
+une émancipation dont elles ne peuvent
+saisir les termes ni les bornes avec une aveugle
+xénophobie ou un retour à l’anarchie trop
+naturelle à leurs penchants.</p>
+
+<p>En cette matière, qui est sérieuse, une haute
+impartialité, qui n’est pas exclusive d’une
+sympathie et d’une sollicitude profondes, doit
+nous prémunir contre tout ce qui est étranger
+à son dessein ; celui-ci consiste en l’adoption
+de points de vue et de solutions réalistes. Dans
+les chapitres de ce petit livre, il s’agit avant
+tout d’une mise au point permettant à tout
+lecteur sans parti pris d’embrasser les données
+du problème et d’en apprécier l’importance
+unie à la souveraine actualité.</p>
+
+<p>Il nous est, en effet, plus que jamais nécessaire
+d’avoir ce qu’on est convenu d’appeler
+une « politique musulmane ». Et pour qu’elle
+ne soit pas un mot vide, il est peut-être opportun
+de la préciser.</p>
+
+<p>Tous les problèmes touchant la « politique
+musulmane » ont été obscurcis à la fois par
+des romanciers amateurs de turqueries, des
+publicistes peu avertis ou exploitant une veine
+alimentaire, des politiciens en mal de réclame.
+Il serait bon, une fois pour toutes, de réagir
+contre des courants d’idées aussi troubles au
+moyen de considérations qu’inspirent le seul
+examen du réel et l’élémentaire souci de la
+bonne foi.</p>
+
+<p>« Politique musulmane » est le sésame des
+parlementaires et des journalistes qu’intéressent
+peu ou prou, et pour des raisons variées,
+les choses de l’Afrique du Nord, de la Syrie
+ou d’ailleurs. On le prodigue même un peu à
+tort et à travers. Toutefois les esprits évidemment
+lunatiques, que l’à peu près satisfait
+mal, s’étonneront peut-être du caractère
+étrangement vague de ce terme et de son épithète.</p>
+
+<p>« Politique musulmane », cela sonne bien
+dans un discours, mais a-t-on jamais entendu
+parler d’une politique protestante ou bien
+bouddhiste, voire mormone ? La France est
+une puissance musulmane, comme on dit, et
+il y a une solidarité entre tous les musulmans,
+du fait de leur religion identique ; voilà qui
+est bien entendu. Mais il y a des Espagnols,
+des Allemands, des Autrichiens, des Français
+catholiques et protestants, comme il y a des
+Hindous, des Turcs, des Marocains, des Soudanais
+musulmans, et cette étiquette confessionnelle
+ne constitue encore à présent entre
+eux qu’un lien politique nul dans un cas, très
+faible dans l’autre. Nous avons, nous devons
+avoir, en tout cas, des politiques turque, algérienne,
+marocaine, syrienne aussi, si l’on veut
+bien. Nous n’usons pas partout de procédés
+identiques. Cela va sans dire, objectera-t-on ;
+certes, mais, comme disait un homme d’esprit,
+cela irait encore bien mieux en le disant. Les
+formules toutes faites présentent un écueil. La
+politique est un mot dont le contenu doit être
+souple et non rigide ; le seul critérium d’une
+bonne politique française, en pays musulman
+comme ailleurs, est le prestige moral et matériel
+de la France ; et si les voies de cette politique
+sont quelquefois dissemblables, suivant le
+lieu et le moment, c’est afin d’être davantage
+précises et mieux adaptées à leur objet.</p>
+
+<p>En vérité, ce terme, cette idée même de
+« politique musulmane » est à la fois concomitante
+et corollaire de celle qui a présidé à la
+conception d’un ministère ou sous-secrétariat
+de l’Afrique du Nord. Le projet d’un ministère
+de l’Afrique du Nord a eu du succès quelque
+temps. Il subit à présent une éclipse ; soyez
+sûrs qu’il s’imposera à nouveau quelque jour
+avec force et insistance. Il correspond à un
+besoin de symétrie verbale. N’avons-nous pas
+l’Afrique Occidentale, l’Afrique Équatoriale ?
+Il faut l’Afrique Septentrionale, troisième entité,
+pour faire pendant, même si le désir
+d’unification artificielle, dans le troisième cas,
+doit l’emporter sur toutes considérations d’opportunité.
+Toujours le même appétit de généralisation
+abusive autour d’une formule, fût-ce
+au mépris des réalités et des faits, qui seuls
+comptent<a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> Voir <a href="#note-i">note I</a> à la fin du volume.</p>
+</div>
+<p>Cette réserve établie, il reste à déterminer
+les notions générales et effectives qui peuvent
+se grouper sous la formule un peu trop élastique,
+mais commode et qu’on adopte par
+suite, de « politique musulmane ».</p>
+
+<p>La politique musulmane, les gens qui
+en vivent ont intérêt à faire croire qu’elle est
+une chose très compliquée ; ses arcanes ne seraient
+familières qu’aux initiés et le commun
+des mortels n’y entendrait rien.</p>
+
+<p>Faisons descendre la politique musulmane
+du ciel sur la terre, comme un illustre le fit
+jadis de la philosophie. Développements oratoires,
+philosophiques et sociaux mis à part, ce
+qu’on nomme politique musulmane peut se
+résumer en quatre propositions :</p>
+
+<p class="ugap">1<sup>o</sup> Il faut d’abord connaître l’Islam et les
+musulmans avant d’en parler et surtout d’agir
+à leur endroit.</p>
+
+<p>Ce sera là l’objet de notre chapitre <i><a href="#c2">Les Dangers
+de l’islamomanie</a></i>.</p>
+
+<p class="ugap">2<sup>o</sup> Pour qu’une nation européenne puisse
+agir efficacement en Islam, il faut d’abord
+qu’elle s’impose par la force matérielle et
+l’éclat moral à la fois sur les peuples qui doivent
+être mis en tutelle ou le sont déjà, et sur
+ceux libres ou récemment affranchis dont elle
+veut acquérir des avantages ou simplement des
+égards. Le <i lang="la" xml:lang="la"><a href="#c3">Memento tu regere</a></i> devient en l’occurrence
+un principe politique imprescriptible.</p>
+
+<p class="ugap">3<sup>o</sup> Il faut accorder aux musulmans que nous
+avons charge de régir ou de « protéger » ce
+qu’ils réclament raisonnablement et correspond
+à leurs besoins et à leur mentalité.</p>
+
+<p>Le chapitre <i><a href="#c4">Les Bienfaits nécessaires</a></i> sera
+consacré à l’examen de cette simple vérité.</p>
+
+<p class="ugap">4<sup>o</sup> Il ne faut pas imposer à ces musulmans
+ce qu’ils ne demandent pas et ne correspond
+ni à leurs besoins ni à leur mentalité, c’est-à-dire
+des <i><a href="#c5">bienfaits périlleux</a></i>.</p>
+
+<p>Dans un chapitre de conclusion, nous tirerons
+de ce rapide examen une idée générale de
+ce que doit être <i><a href="#c6">Le Rôle français en Islam</a></i>.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La politique musulmane n’est ni ne doit
+être une somme de recettes mystérieusement
+élaborée dans des bureaux parisiens par de
+soi-disant spécialistes, d’après des données
+fournies par des informateurs parfois douteux ;
+elle ne réside pas non plus dans un programme
+aveuglément libéral, conçu dans l’abstrait,
+dont le seul énoncé doit faire théoriquement
+bondir de joie les cœurs de tous les musulmans
+des colonies et protectorats ; c’est à la
+fois plus et moins.</p>
+
+<p>La politique musulmane n’a pas d’autres
+ressorts ni d’autres secrets que toute politique
+digne de ce nom, passée, présente et future.
+Elle demande une connaissance froide et raisonnée
+des problèmes, la compréhension de
+leur diversité, l’intelligence précise de leur
+portée et de leurs résultats. Elle veut par surcroît
+de l’attention et de la prudence, l’une et
+l’autre excluant toute sentimentalité, aussi
+inutile que dangereuse, tout emballement regrettable
+et tout jugement aventureux. Elle
+réclame en un mot ce qui est le fin mot de
+toute politique : une souple adaptation au
+réel.</p>
+
+<p>Il y a plus de vingt-cinq ans, le meilleur
+Gouverneur général qu’ait peut-être eu l’Algérie,
+M. Jules Cambon, disait ces paroles que
+bien de ses successeurs auraient pu méditer :
+« Ne cherchez pas à doter ce pays d’institutions
+qui se heurtent aux traditions du passé ;
+donnez-lui, au contraire, un administrateur
+capable de pénétrer la complexité de l’œuvre
+qui lui est confiée et muni de pouvoirs qui lui
+permettent de tenir compte d’intérêts en apparence
+opposés et d’approprier son action à
+la nature diverse des hommes et des choses. »</p>
+
+<p>Le seul secret de la politique musulmane
+gît dans ce conseil d’attitude circonspecte et
+d’entreprise avisée que traduisent ces quelques
+lignes</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c2"><span class="maigre">CHAPITRE II</span><br>
+LES DANGERS DE L’ISLAMOMANIE</h2>
+
+<blockquote class="epi">
+<div class="flex">
+<div class="poetry">
+<div class="verse">L’Orient, l’Orient, qu’y voyez-vous, poètes ?</div>
+</div>
+
+</div>
+<p class="sign sc">Victor Hugo.</p>
+
+</blockquote>
+
+<p>Le sens commun enseigne qu’il est convenable,
+avant de parler d’un sujet, de le connaître.
+L’expérience montre, en outre, qu’à
+négliger cette précaution, on s’expose à donner
+dans l’erreur et à en subir de la confusion.
+Mais le domaine de la connaissance serait bien
+sévère si des licences n’y étaient permises
+dont le sens commun, au profit de l’imagination
+ou du sentiment, a fort à souffrir.</p>
+
+<p>Nous avons, Français que nous sommes,
+l’habitude de parer la réalité de tous les nuages
+brillants nés de notre enthousiasme ou du
+goût du moment.</p>
+
+<p>C’est là l’histoire de nos amitiés politiques.
+Nous avons chéri la Grèce de Canaris (« <i>En
+Grèce, en Grèce, allons, poète, il faut partir</i> »),
+la Pologne de 1830 (« <i>Nous vivons surtout en
+Pologne</i> », disait Louis Blanc), l’Italie de Garibaldi.
+Nous avons cultivé, plus tard, la Russie
+des emprunts, salué frénétiquement l’Amérique
+du Président Wilson.</p>
+
+<p>Le temps, impeccable metteur au point,
+nous a guéris de beaucoup d’engouements passés ;
+notre tempérament nous en réserve de
+futurs.</p>
+
+<p>La France, devenue grande puissance en
+terre d’Islam, où elle sut acquérir, à la fois
+dans les territoires de son empire et hors de
+leurs limites, des amitiés anciennes et précieuses,
+doit à sa tradition, aux nécessités de
+sa politique, à son rôle de tutrice, enfin à sa
+loyauté nationale, de manifester à l’Islam une
+générosité de cœur sans réserve. Il en est bien
+ainsi. Toutefois notre sympathie, si vive, si
+justifiée qu’elle soit, ne doit pas faire tort à
+la clairvoyance de notre intelligence politique.</p>
+
+<p>Notre bienveillance agissante pour l’Islam
+ne peut qu’avoir à gagner d’être lucide et de
+se débarrasser du brouillard fantasmagorique
+dans lequel le snobisme ignorant de la plupart
+et l’intérêt de quelques-uns semblent avoir à
+cœur de la noyer. En parlant ici d’islamomanie,
+nous voudrions essayer de dissiper les
+dernières nuées d’un malsain romantisme
+politique au profit d’une vision réaliste qui,
+seule, ne saurait donner de mécomptes et permettrait
+à une opinion avertie de s’établir,
+allégée de toutes scories d’ordre sentimental
+ou idéologique.</p>
+
+<p>Il y a un Islam conventionnel en littérature
+d’imagination et en littérature politique,
+comme il y a, en peinture, un Orient conventionnel
+aux poncifs rebattus.</p>
+
+<p>M. Louis Bertrand, dont le ferme esprit s’est
+le plus nettement élevé contre la tournure
+d’esprit déformante que nous dénonçons ici,
+raconte quelque part qu’à Constantinople
+l’ambassadeur Constans, Toulousain plein de
+malice, répondait un jour à un touriste naïf :
+« Vous croyez que la mosquée Y… vous intéressera ?
+Allons donc, c’est parce que Z… a
+écrit un papier là-dessus. Oui, si Z… n’avait
+pas écrit son papier, personne n’irait voir la
+mosquée Y… » L’intonation, le nasillement
+goguenard à la Vincent Hyspa du fameux tombeur
+du boulangisme, devaient donner à cette
+réflexion empreinte de bon sens une saveur
+encore plus grande que celle qu’on en goûte
+à la simple lecture.</p>
+
+<p>Hélas ! que de gens, s’ils n’avaient pas lu
+des papiers de tel ou tel, ne trouveraient dans
+l’Islam africain, au clair ciel près, qu’un
+affreux mélange de masures, d’immondices et
+d’indigentes velléités artistiques. Nous avons
+vu nous-mêmes des gens cultivés, et qui
+avaient voyagé, s’extasier avec bruit devant
+les gentils stucages des médersas de Fez et
+pousser des exclamations ravies qui se seraient
+sans doute traduites avec moins d’entrain,
+mais de façon plus légitime, devant les tombeaux
+des Médicis ou l’église de Brou. Nous
+avons entendu traiter de « merveille unique »
+les jardins de l’Aguedal, à Marrakech, grande
+oliveraie ceinte de remparts à qui, certes,
+l’écran neigeux de l’Atlas forme un beau fond
+de tableau. Mais les personnes qui s’exaltaient
+ainsi, quelle épithète en réserve n’eussent-elles
+point gardée en l’honneur des jardins
+Boboli, des terrasses des Borromées ou du parc
+de Versailles ? Il semble bien que le « mirage
+oriental » s’impose immédiatement comme
+verres colorés devant la vision de nombre de
+nos compatriotes qui mettent le pied sur la
+terre d’Afrique.</p>
+
+<p>Un peintre qui décrivait en une admirable
+langue tout ce que son pinceau ne pouvait
+exprimer, Fromentin, nous a donné, il y a
+plus d’un demi-siècle, dans deux livres célèbres,
+des impressions visuelles et intellectuelles
+de l’Afrique qui sont sobres, justes et
+belles. Gobineau, dans ses immortelles <i>Nouvelles
+asiatiques</i>, a tracé de l’Islam un tableau
+moral d’une touche toute stendhalienne, peu
+appuyée, parfaite. D’autres littérateurs, qui,
+il est vrai, n’étaient pas peintres ni historiens,
+ne s’en sont point tenus à la salutaire formule
+du « rien de trop ». De grands écrivains, d’ailleurs,
+poètes en prose tissant de somptueuses
+rêveries, ont mis à la mode un Islam décoratif
+et conventionnel de la même veine, à peine
+démarquée, que celle des <i>Orientales</i> et de Byron.
+Le résultat en est, comme l’a écrit Louis
+Bertrand, que « les mots d’Islam, de Maghreb,
+de Hedjaz, employés à tort et à travers par
+des gens qui n’ont aucune idée de ce que c’est,
+ont fini par prendre chez nous un sens quasi
+mystique. On ne les prononce qu’avec un air
+béat et content de soi. On s’en gargarise littéralement… »</p>
+
+<p>Cet Orient de bazar, qu’on dirait tiré de
+mauvaises chromolithographies, sévit plus que
+jamais en France. On ne saurait trop mettre
+en défiance contre lui, puisqu’il contribue à
+installer dans les cervelles des idées et notions
+complètement « à côté ». On a représenté au
+théâtre Antoine, l’un de ces hivers derniers,
+une assez mauvaise pièce où une aimable Parisienne,
+au goût éclectique, tour à tour amoureuse
+et oublieuse d’un caïd marocain ahurissant,
+après diverses mésaventures dans un
+palais de Fez à la comique couleur locale (eunuques
+et cimeterres), était enfin empoisonnée
+par ce Maure de la place Clichy, chez qui les
+farouches instincts se révélaient en une crise
+de jalousie vengeresse. C’est Othello chez la
+portière. Dans un livre récent, un auteur célèbre,
+d’ordinaire mieux inspiré, nous plante
+un autre seigneur africain, sorte de Narr’Havas
+pour journal de modes, invraisemblable et
+truqué, qui en vient à renoncer par chevalerie
+à des profits pécuniaires sérieux (<i lang="la" xml:lang="la">rara avis !</i>)
+pour ne pas faire pleurer les beaux yeux de la
+femme aimée par son ami, un officier français.</p>
+
+<p>Ces atrocités prévues ou ces berquinades
+font bien rire les gens avertis, mais la grande
+masse des spectateurs ou lecteurs se représentent,
+bon gré mal gré, l’Islam, et plus
+spécialement l’Algérie et le Maroc, comme
+peuplés de pareils polichinelles, et il n’y a
+vraiment aucun profit à répandre ou à accréditer
+d’aussi absurdes fables.</p>
+
+<p>L’admiration pour les burnous drapés, les
+couchers de soleil sur les palmeraies et le
+plâtre polychrome, ainsi que pour les conflits
+de beaux sentiments entre pachas et giaours,
+conduit par une voie rapide à l’émerveillement
+devant la religion, la tradition, la science arabes.
+Cette variété de snobisme est en même
+temps plus délicate et dangereuse si elle se
+manifeste en terre d’Islam même. Un mur de
+sentiments et de susceptibilités sépare en ce
+domaine l’Occidental du Musulman. Celui-ci
+s’offusque d’un dilettantisme auquel il est
+fermé et qui lui paraît en même temps, chez
+l’Européen, constituer un reniement de sa
+propre foi, chancelante devant l’éblouissante
+lumière de l’Islam<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> Voir <a href="#note-ii">note II</a> à la fin du volume.</p>
+</div>
+<p>Bonaparte, en Égypte, croyait bien faire
+en se costumant en musulman et en allant
+discuter avec les ulémas ; il organisait des fêtes
+de l’Être suprême sur les bords du Nil, où l’on
+disposait sur des autels jumeaux le Coran et
+la Bible. Ces manifestations, qui sont bien
+dans le goût de la mascarade révolutionnaire,
+ne sont pas de celles, qu’on en soit persuadé,
+qui ont le plus assis notre prestige sur la terre
+des Pharaons.</p>
+
+<p>La haute considération dans laquelle nous
+avons été toujours tenus là-bas provient de
+ce que nous n’avons jamais, par la suite, cherché
+à nous mêler de ce qui ne nous regardait
+pas, sur le terrain strictement musulman, et
+d’autre part et surtout de nos œuvres d’assistance
+et de charité. Ce sont, en effet, nos
+qualités morales qui séduisent le mieux les
+musulmans de toutes classes, notre générosité
+dans son sens le plus étendu. Ils n’apprécient
+que médiocrement, en leur ensemble, nos dons
+intellectuels et les hommages éclatants et extérieurs
+que nous rendons à leur religion les
+laissent froids dans le fond de leur cœur, encore
+qu’ils se croient obligés par politesse de
+nous remercier.</p>
+
+<p>Quant à la science arabe, irrémédiablement
+morte et désuète, faite de compilations d’auteurs
+grecs rédigées au moyen âge par des
+juifs, de nos jours recueil de formules vides
+que répètent sans se lasser des fkihs hébétés
+dans l’ombre des mosquées, l’intérêt que nous
+lui portons est tout juste celui que nous avons
+aujourd’hui pour l’œuvre de Guillaume d’Okkam
+ou d’Érigène. A tout le moins ne faut-il
+pas omettre qu’elle constitue un merveilleux
+instrument d’obscurantisme et de xénophobie
+étroitement bornée.</p>
+
+<p>L’islamomanie littéraire et artistique conduit
+à l’islamomanie politique. L’une et l’autre
+ont souvent un caractère alimentaire marqué
+et nourrissent leurs hommes. Ayez vécu
+quinze ou vingt ans en Islam, frôlé tous les
+milieux, assisté à toutes les misères, pénétré
+dans tous les recoins de l’âme musulmane par
+un commerce journalier, puis fréquentez les
+cercles ouverts ou fermés qui font profession
+en France de s’occuper de choses coloniales :
+on écoutera votre opinion d’une oreille distraite
+et toujours avec scepticisme. Amusez-vous,
+au contraire, à munir de quelques lettres
+de recommandation pour des personnages de
+la presse ou du Parlement le moindre porteur
+de chéchia, vaguement bachelier ou certifié
+de quelque chose ; serinez-lui quelque petit
+discours sur les « aspirations » ou les « revendications »
+des Algériens, des Tunisiens ou des
+Marocains, et lancez-le à travers Paris, sa
+leçon bien apprise et le gousset garni : notre
+cadet fera recette. On écoutera gravement ce
+porte-parole de l’Islam nouveau ; on prendra
+en note ses balivernes ; on l’invitera, on le
+montrera aux amis ; on le montera en épingle,
+il ne trouvera point de cruelles. Le Parisien,
+né badaud, s’émerveille toujours que des gens
+puissent être Persans. Et il est aussitôt disposé
+à les croire sur parole. C’est ainsi qu’un grand
+nombre d’hommes politiques ou d’écrivains se
+documentent sur l’Afrique du Nord, par des
+témoignages suspects de petits arrivistes ou
+de ratés aigris, recherchant les places ou la
+notoriété, minorité représentant elle-même
+une minorité de leurs pareils généralement
+peu considérée dans son pays d’origine.</p>
+
+<p>On a eu l’exemple de ce particulier état
+d’esprit lors du voyage à Paris, il y a quatre
+ans, d’une pseudo-délégation de Tunisiens,
+parmi lesquels se trouvaient les auteurs anonymes
+de l’abominable pamphlet <i>La Tunisie
+martyre</i>, où toute notre œuvre tunisienne était
+odieusement dénigrée et salie. Ces voyageurs,
+qui faisaient leur promenade à Paris aux frais
+d’une souscription de bons gogos de chez eux,
+furent reçus avec honneur par la Ligue des
+Droits de l’homme, la Ligue de l’Enseignement,
+même par le Président de la Chambre.
+Comment être étonné qu’ils se soient pris eux-mêmes
+au sérieux, du moment que la métropole
+leur conférait des égards auxquels ils
+n’étaient pas habitués dans leur pays natal
+ni de la part des autorités administratives, ni
+de leurs pairs ?</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>On ne sait, au juste, s’il est encore de mode
+en Algérie, aujourd’hui comme naguère, de
+s’enquérir auprès du nouveau débarqué sur le
+point de savoir s’il est arabophile ou arabophobe.
+Pareille question était vide de sens ; on
+peut demander à quelqu’un s’il préfère le Graves
+sec au Chablis ; on ne lui demande pas de
+manifester s’il est partisan ou non des lois de
+Faraday ; on n’est pas pour ou contre un fait,
+on le constate, on l’admet, on le décrit ensuite,
+et l’on en tire des conclusions ; il n’y a
+pas là affaire de goût ou d’impression, mais
+de connaissance. Or, il y a d’abord un fait :
+l’Islam existe ; il y a des Algériens, Marocains
+ou Syriens et, par le jeu de leur propre nature
+et des réactions amenées par la conquête, ces
+musulmans offrent dans l’ensemble tels et tels
+caractères, qualités ou défauts, le meilleur et
+le pire, et il faut bien les admettre comme ils
+sont, sauf à tâcher par des mesures appropriées
+de faire prévaloir, sans les mécontenter,
+le meilleur sur le pire. Mais il est tellement
+plus commode — et si français — de s’installer
+dans un parti pris et, le pavillon de son opinion
+arboré, de tirailler à droite et à gauche
+à coups d’arguments qui renforcent la conviction
+de qui les émet beaucoup plus qu’ils
+n’ébranlent celle des autres qu’on veut gagner.</p>
+
+<p>Pour connaître les musulmans, une expérience
+rapide et presque toujours viciée par
+une formidable équation personnelle d’intérêts
+en jeu ne suffit pas. Il faut, de sang-froid, et
+longtemps, les avoir pratiqués, connaître leur
+idiome, leurs mœurs et leur religion, acquérir
+ainsi de leur mentalité une familiarité véritable
+et suivie. Voici des millions d’individus
+qui, dans leur langue, n’ont qu’un même
+temps verbal pour exprimer à la fois le présent
+et le futur, qui écrivent de droite à gauche
+alors que nous faisons le contraire, qui ôtent
+leurs chaussures en entrant dans le salon d’un
+hôte quand nous enlevons notre chapeau, qui
+font commencer leurs repas par les plats sucrés
+et les terminent par les hors-d’œuvre ;
+tous ces détails et cent autres qui égayaient les
+turqueries du dix-huitième siècle sont tout de
+même un indice certain que la psychologie
+musulmane diffère de la nôtre et qu’elle ne se
+laissera pas pénétrer facilement.</p>
+
+<p>Ajoutons à cela une religion qui inspire,
+tout au moins à la masse, le mépris du changement,
+la haine du chrétien, le fatalisme, un
+climat qui se prête peu aux efforts prolongés
+et à l’activité soutenue. Par suite, comment
+préjuger facilement des besoins, des désirs de
+pareilles gens au regard des nôtres ? De tout
+cela, politiciens et diplomates qui s’occupent
+des affaires de l’Islam n’ont cure. Ils affirment
+qu’ils sont renseignés et que leurs avis proviennent
+de bonne source. Effectivement ils
+sont renseignés, mais fort mal.</p>
+
+<p>De quelques affirmations mal contrôlées, de
+détails incomplets ou erronés, en tout cas
+jamais situés, la rapide faculté française de
+généralisation bâtit un ensemble ; elle prend
+feu et flamme ; elle affirme et décrète. Cela est
+bien dangereux. Combien de parlementaires
+et de personnalités, qui traitent avec un formidable
+aplomb des questions musulmanes,
+ne les connaissent ainsi que par cette voie
+indirecte et peu sûre ! Combien peu sont allés
+en Algérie ! Et, d’entre les hardis voyageurs
+qui ont fait la traversée de trente heures,
+peut-on citer ceux qui ont couché de longues
+nuits sous la tente, suivi dans les pistes du Sud
+les traces d’Isabelle Eberhardt, mangé le
+couscous du Bédouin, parlé avec les autochtones
+et sans tiers ? A défaut de cette expérience
+immédiate, en est-il qui aient longuement
+écouté les Européens familiers des musulmans :
+explorateurs, colons, administrateurs,
+officiers ; fait le recoupement des précisions
+fournies en tenant compte des coefficients
+de pli professionnel ; et enfin justifié leurs avis
+par la confrontation, honnêtement menée, des
+opinions ? Affirmons sans hardiesse que, parmi
+les politiciens spécialistes des questions musulmanes,
+des enquêteurs aussi scrupuleux
+sont rares. Et cependant, presque tous sont de
+bonne foi. Alors qu’en tant que juristes, universitaires
+ou médecins, ils déploient dans
+l’exercice de leur métier sens critique et
+conscience professionnelle, ces docteurs en
+science politique et sociale africaine se livrent
+aux sommaires appréciations et aux vues superficielles.
+Métaphysique, éloquence et légèreté ;
+les trois vices du gouvernement des partis
+se trouvent là comme ailleurs.</p>
+
+<p>On peut même, en principe, établir qu’en
+France les milieux parlementaires et gouvernementaux
+font preuve d’une ignorance complète
+de la psychologie musulmane. Qu’on se
+souvienne du scandale de ces séances du matin
+à la Chambre où étaient discutées des lois
+pourtant capitales touchant le développement
+de l’Afrique du Nord et qui groupèrent huit
+députés !… C’est ainsi que sottises et contresens,
+plus néfastes encore qu’une avalanche
+de sauterelles, ont plu sur la malheureuse Algérie,
+qui n’est défendue par la barrière d’aucune
+fiction diplomatique et où, par suite, toute
+licence législative peut se déployer sans frein.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>On peut se tromper de bonne foi dans ses
+appréciations vis-à-vis de l’Islam et se méprendre
+tout à fait sur la nature et la portée
+de ses tendances et de ses désirs profonds, mais
+persévérer dans l’erreur serait néfaste, surtout
+pour une nation européenne à la tête d’un empire
+musulman.</p>
+
+<p>L’Islam est une civilisation qui brilla d’un
+éclat magnifique dans le bassin méditerranéen,
+alors que nos aïeux du moyen âge, descendants
+de Francs ou de Celtes, étaient encore
+d’obscurs butors. Sa religion est pleine de
+grandeur, sa morale est élevée, ses traditions
+sont enduites de noblesse, certains aspects de
+ses mœurs ont gardé cette couleur et cette simplicité
+antiques qui donnent dans notre genre
+d’existence frénétique et désaxée une leçon
+constante de modération. Mais les façons de
+concevoir et de réagir dont l’Islam a imprégné
+ses fidèles, les catégories de l’entendement et
+de la raison qu’il leur a imposées, d’autant
+plus facilement qu’il s’adaptait lui-même à
+leur mentalité primitive, toutes ces formes
+d’esprit sont dans un tel contraste avec les
+nôtres que, suivant les tempéraments individuels,
+les uns parmi nous, mus par la contradiction,
+s’en entichent, et les autres, plus rétifs
+et moins compréhensifs, — ou moins snobs, — s’en
+rebutent. D’où des affirmations de part
+et d’autre aussi vives qu’opposées, des enthousiasmes
+peu intelligibles et des dégoûts injustifiés.</p>
+
+<p>Il y a pourtant une moyenne solution entre
+chérir aveuglément et haïr sans cause : c’est
+celle de connaître et de juger sans passion.
+Cette équitable position est la seule qui ne déçoive
+pas et soit propre à garantir d’irrémédiables
+fautes.</p>
+
+<p>Le vrai est que l’Islam, du moins dans notre
+Afrique du Nord, ne présente qu’une couche
+extrêmement mince d’une élite souvent ombrageuse,
+avide, et dont l’inquiétude est nourrie
+par le sentiment de la désharmonie que crée
+en elle son européanisation rapide, opposée
+par tous les bouts à son atavisme et à ses attaches
+actuelles. Or, de ce que quelques représentants
+de cette généralité plus policée, tout au
+moins par ses allures, entrent en contact avec
+nous, grâce à la langue, et racontent ce qu’ils
+veulent sur eux et leurs congénères, ou ce
+qu’on leur souffle, nous concluons trop vite du
+particulier au général et croyons de bon gré
+qu’une évolution immense s’est accomplie, que
+le Berbère et l’Arabe sont mûrs pour l’assimilation
+et que la citoyenneté leur est due.</p>
+
+<p>L’illusion est profonde. Grattez cette légère
+surface, ce vernis d’apparence brillante, et
+vous trouverez des masses dans l’état le plus
+fruste, vivant en un amoralisme invétéré (en
+contradiction d’ailleurs avec leurs principes
+religieux), attachées à des superstitions antéislamiques
+et qui, follement impulsives, sont
+à la merci de toutes les excitations du charlatanisme<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a>.
+Quelle folle présomption de croire
+qu’un demi-siècle de coudoiements peut suffire
+à abolir le pli formé par le temps et dont la
+durée se perd. Et cependant, par un paradoxe
+singulier, c’est dans ces foules ignorantes et
+nullement dégrossies, mais que notre puissance
+et nos vertus d’ordre fascinent, que
+nous trouvons les sujets les plus fidèles et les
+soldats les plus valeureux<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a>. A la seule condition
+qu’ils soient dirigés et commandés, et
+non pas déroutés par la faculté d’user d’une
+liberté qui pour eux est licence.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label">[12]</span></a> Les élections faites en Algérie, à la suite de la loi
+de 1919, en ont donné un bel exemple. Certains candidats,
+comme le fameux capitaine Khaled, appelé abusivement
+<i>émir</i>, firent appel aux marabouts pour prêcher en leur
+faveur et semèrent une agitation antifrançaise avec des
+procédés qui semblaient rappeler un réveil de la guerre
+sainte.</p>
+</div>
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13"><span class="label">[13]</span></a> Pendant la guerre, le groupe des jeunes Algériens
+ne fournissait à la France aucun défenseur. (Constatation
+faite par le gouverneur général au Conseil supérieur du
+Gouvernement, 30 juin 1916.)</p>
+
+<p>« En Tunisie, tirailleurs ou spahis se recrutent uniquement
+parmi les paysans ou les ouvriers. Couverts par
+leur privilège, les jeunes bourgeois tunisiens, si ardents
+en ce moment à monnayer en faveur de leurs propres
+ambitions le sang versé par leurs coreligionnaires, se
+gardent bien, en s’engageant, d’exposer aux balles aveugles
+leurs précieuses personnes. Parmi les protagonistes
+du destour, aucun qui ait servi pendant la guerre sous
+les drapeaux. » (Rodd Balek. <i>La Tunisie après la guerre</i>,
+p. 52).</p>
+</div>
+<p>L’Islam est une grande force à la fois incohérente
+et homogène. En dépit des apparences,
+elle a peu de sympathie pour le Latin actif,
+réalisateur, en même temps idéaliste et positif.</p>
+
+<p>Or celui-ci seul, pourtant, peut, renouant la
+tradition de sa race, l’apprivoiser, puis le
+guider, lui imposer des disciplines. Et si la
+Turquie s’organise actuellement et intègre ses
+forces éparses sous l’égide d’un nationalisme
+défensif et exalté, n’est-ce point en faisant
+violence à sa longue inaptitude islamique à
+prendre connaissance d’elle-même et à constituer
+son armature en se mettant à l’école du
+conquérant latin ?</p>
+
+<p>Cette mauvaise façon chez quelques Européens
+de s’émerveiller niaisement devant l’Islam,
+de le surestimer, lui semble un abandon,
+dû à une aberration passagère et dont il interprète,
+bien peu à leur avantage, les causes
+supposées.</p>
+
+<p>La générosité, la bonté peuvent s’unir sans
+se diminuer à une vigilante fermeté. Ayons,
+si nous voulons, de l’amour pour l’Islam, — et
+pour le nôtre d’abord, celui que nous protégeons
+et éduquons, — mais un amour de frère
+aîné, de tuteur à pupille, lucide et clairvoyant,
+et où s’affirme sans cesse la supériorité d’un
+champ intellectuel au tour d’horizon plus
+étendu. Guérissons-nous de l’exotisme sentimental
+qui obscurcit si étrangement notre
+vision des choses et nous détourne de la réalité.
+Elle seule compte en politique ; et c’est de
+sa considération exclusive que naissent le dessein
+utile et l’action féconde.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c3"><span class="maigre">CHAPITRE III</span><br>
+<span lang="la" xml:lang="la">MEMENTO TU REGERE</span></h2>
+
+
+<p>La conquête, entreprise procédant à la fois
+de buts politiques et économiques, est l’ensemble
+des dispositifs qui permettent à une
+nation plus forte et plus avancée en civilisation
+matérielle de s’implanter durablement
+chez un peuple plus faible et de prendre en
+main ses destinées avec le minimum d’efforts,
+et par les moyens les plus souples et les moins
+pénibles, facilement acceptés par le peuple
+conquis.</p>
+
+<p>Réalisant le contact immédiat d’une civilisation
+archaïque et traditionnelle et d’une civilisation
+moderne, provoquant donc sans transition
+le choc de deux mentalités qui ont des
+façons diverses de concevoir, d’imaginer et de
+réagir, la conquête européenne en Islam est
+rarement reçue de bon gré. Chez le musulman,
+elle choque le plus intime du sentiment religieux.
+N’entraîne-t-elle pas la domination et
+le coudoiement forcé d’une race d’hommes estimés
+impurs, qui, par tous les détails de la vie,
+le heurtent et le froissent.</p>
+
+<p>Chez le Berbère anarchique, elle soulève la
+crainte de l’étranger. Ému par ses agitateurs,
+il se figure la conquête sous la seule
+forme qu’il ait jamais connue : l’accaparement
+des terres et des richesses, le rapt des femmes.
+Bien pis, mené par un peuple de religion ennemie,
+ce dépouillement s’accompagnera sans
+doute d’une subversion de tout ce qui fait le
+fondement de la société existante. Au désastre
+radical et monstrueux des habitudes qu’il doit
+entraîner va s’ajouter l’idée d’un bouleversement
+prévu ; d’où la naissance de ces fables
+absurdes sur les mœurs et les coutumes du
+vainqueur. Que n’attendre point du chrétien
+qui vient de la mer ? L’épouvante du changement
+et la défense d’un sol avare mais nourricier
+sont les deux grands mobiles qui provoquent
+la réaction hostile du Berbère autochtone.</p>
+
+<p>L’étranger est un facteur de changement.
+Or, n’est bon en Islam primitif que ce qui
+demeure. De ce nouveau ne peut surgir aucun
+bien. Ce qu’on appelle la pénétration pacifique
+est la méthode délicate et patiente d’apprivoisement
+des indigènes effarouchés. Elle
+doit être précédée toutefois, pour être efficace,
+d’un certain déploiement de manifestations
+énergiques.</p>
+
+<p>Bourgeois, notables, artisans des villes, fellahs
+de la plaine ou de la montagne ne céderont
+qu’à la force, soit par simple crainte de
+son appareil déployé, soit pour en avoir
+éprouvé l’irrésistible effet.</p>
+
+<p>L’opinion des classes dirigeantes et citadines
+peut se résumer facilement ainsi : l’invasion
+des chrétiens est un terrible malheur ; elle est
+semblable à la peste ; mais comment lutter
+contre un fléau qui dépasse nos faibles forces ?
+A l’impossible nul n’est tenu ; supportons
+l’inévitable en gardant l’espérance que cette
+épreuve venue de la volonté de Dieu — comme
+tout ici-bas — aura un jour sa fin.</p>
+
+<p>Un passage du <i>Kitab-el-Istiqça</i> (ouvrage rédigé
+au Maroc il y a plus d’une trentaine d’années)
+traduit à merveille cet esprit fataliste et
+prudent :</p>
+
+<p>« On sait qu’à l’heure actuelle les chrétiens
+sont arrivés à l’apogée de la force et de la
+puissance et qu’au contraire les musulmans — Dieu
+les rassemble et répare leur déroute ! — sont
+aussi faibles et désordonnés que possible.
+Dans ces conditions, comment est-il possible,
+au point de vue du bon sens et de la politique,
+et même de la loi, que le faible se montre
+hostile au fort et que celui qui est désarmé
+livre combat à celui qui est armé de pied en
+cap ? Comment peut-on trouver naturel que
+celui qui est assis renverse celui qui est debout
+sur ses jambes ou admettre que les moutons
+sans cornes combattent ceux qui en ont ? »</p>
+
+<p>Et plus loin : « Nous sommes, elles (les nations
+européennes) et nous, comme deux oiseaux,
+l’un pourvu d’ailes, qui va partout où
+il lui plaît, et l’autre qui aurait les ailes coupées
+et qui retomberait toujours à terre sans
+pouvoir voler. Croyez-vous que cet oiseau sans
+ailes, qui n’est pas autre chose qu’un morceau
+de viande sur une planchette, puisse combattre
+celui qui vole où il veut ? »</p>
+
+<p>De ce sentiment d’une lutte impuissante à
+soutenir, le loyalisme peut même surgir par
+un détour à la fois singulier et logique. Le romancier
+Maurice Le Glay, qui a profondément
+pénétré la psychologie marocaine,
+place dans la bouche d’un chef berbère ces
+paroles vraisemblables, tout au moins dans
+leur fond : « Soyez certains, dit le caïd Driss,
+des Beni-Mtir, que si je croyais notre peuple
+capable de vivre seul et de se guider, je ne
+serais pas avec vous. Je sais que, pour être
+en état de gouverner, il lui faudrait d’abord
+dominer l’anarchie, unir ses forces et vaincre.
+S’il possédait ces qualités, vous me verriez à
+sa tête, vous combattre avec acharnement,
+vous repousser à la côte, vous jeter à la mer
+dont vous êtes sortis. Mais j’ai perdu tout
+espoir que notre peuple puisse l’emporter.
+Vous êtes trop forts, trop disciplinés, et d’ailleurs
+vous n’êtes pas les seuls de ce genre. Si
+ce n’était vous, une autre nation européenne
+nous subjuguerait tôt ou tard. C’est écrit pour
+toujours dans ma pensée. La lutte sera longue,
+sanglante ; inutile et douloureuse la résistance
+de nos malheureux frères<a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14"><span class="label">[14]</span></a> Maurice Le Glay. — La mort de Mohand, p. 224, dans
+<i>Badda, fille berbère</i>. Plon, édit.</p>
+</div>
+<p>Lucidité fréquente dont nous sûmes user en
+la récompensant. La pensée des profits à obtenir
+d’un ralliement pas trop tardif, qui seul
+permet d’avoir un pouvoir consolidé et même
+agrandi sous l’égide du conquérant, a toujours,
+en pays musulman, apaisé beaucoup de répugnances.
+Mais quelle dualité subsiste toujours
+entre ce calcul de l’intelligence qui admet
+l’étranger et l’appel puissant du sentiment et
+de l’atavisme qui voudrait l’anéantir !</p>
+
+<p>On se figure volontiers en France que le
+loyalisme indigène, berbère ou musulman offre
+à son origine une allure théâtrale et lyrique ;
+on semble croire qu’un beau jour, en contemplant
+l’uniforme d’un colonel ou en entendant
+la <i>Marseillaise</i>, les autochtones ont été touchés
+de la grâce et que cette conversion brusquée
+les a aussitôt saisis d’une indéfectible
+admiration pour nos vertus civilisatrices et
+républicaines. Conception brillante, sommaire,
+peu nuancée, à ce titre utile à développer à la
+fin des banquets ! La réalité est plus complexe,
+plus humaine et, par là, davantage attachante.</p>
+
+<p>Il existe, en effet, chez le primitif vaincu
+ou qui va bientôt l’être, l’attraction mystérieuse
+vers le conquérant qui représente la
+force et la puissance ; de ce prestige, qui exerce
+une suggestion véritable, naît la fidélité,
+attachement instinctif et presque animal.</p>
+
+<p>Nous n’avons pas de tribus plus fidèles que
+celles où nous dûmes vaincre la plus courageuse
+opposition ; les anciens dissidents font
+les meilleurs partisans. Le dévouement aveugle
+et comme forcené, c’est celui qu’on trouve chez
+les Mokhraznis qui hier nous tiraient des
+balles et maintenant se font casser la tête pour
+nous. Ils ont subi le magnétisme du vainqueur.</p>
+
+<p>Il faut l’étourdissement du coup de poing.
+Le conquérant, le vainqueur sont des instruments
+de Dieu ou du destin devant lesquels on
+est bien contraint de s’incliner. Le conquérant
+ne sera admis, puis respecté et obéi qu’autant
+qu’il aura mieux témoigné de cette force mêlée
+d’équité et que l’indigène en aura davantage
+senti les effets et les aura jugés irrésistibles.
+On peut même aller plus loin et dire que toute
+occupation est éphémère si elle n’a pu débuter
+par des actes de force mesurée et dénuée d’inutiles
+violences.</p>
+
+<p>Le conquérant, en dépit de toutes concessions
+bienveillantes ultérieures, devra toujours
+garder l’attitude du chef, de celui qui prévoit,
+ordonne, dirige et, au besoin, après avoir prévenu,
+réprime tous les écarts. Avec toutes les
+nuances que le tact et le sens des circonstances,
+un long usage des musulmans et l’instinct
+de leur psychologie peuvent permettre de déployer
+afin de ménager les amours-propres
+légitimes et les susceptibilités, il ne se départira,
+dans aucune occasion, de son privilège
+d’autorité souveraine.</p>
+
+<p>L’indulgence, en cas de manquement grave,
+est considérée comme faiblesse et n’est pas
+appréciée ; l’important n’est point de frapper
+aveuglément et fort, mais bien de frapper juste
+et au moment opportun. Ainsi naît le respect
+et ainsi se maintient-il. Comme tous les gouvernements
+faibles, l’ex-beylik algérien, le vieux
+makhzen au Maroc, avaient la main très dure
+et même cruelle ; un gouvernement mieux organisé
+peut être moins sévère, mieux graduer
+l’échelle des peines, mais il ne doit jamais
+abdiquer la fermeté.</p>
+
+<p>Un historien arabe, qui passa trois années
+en Égypte pendant l’expédition de Bonaparte,
+raconte que lorsque les Français entrèrent au
+Caire ils demandèrent d’abord que toute la
+population livrât les armes ; mais comme le
+peuple s’effrayait en murmurant que c’était là
+prétexte pour entrer dans les maisons et piller,
+les vainqueurs magnanimes y renoncèrent.
+Peu de temps après, ces armes ainsi imprudemment
+laissées étaient employées contre
+eux.</p>
+
+<p>La révolte du Caire n’entraîna, du reste,
+qu’une répression très faible. « Les habitants
+se complimentèrent, dit le même historien,
+mais personne ne croyait que cela pût se terminer
+ainsi. »</p>
+
+<p>Les gens de Fez durent éprouver la même
+impression après les Vêpres marocaines de
+1912, lesquelles, suivant certains, furent médiocrement
+châtiées ; il y eut de sommaires
+exécutions de pillards ou de passants miséreux ;
+mais nul obus tiré comme par inadvertance
+sur le sanctuaire le plus vénéré, et y éclatant,
+ne vint suggérer à la cité scélérate ce sentiment
+que la protection divine ne couvre pas le
+crime, même celui dont est victime l’infidèle
+exécré.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La force ayant consacré par son triomphe
+les droits du vainqueur, le problème du gouvernement
+des masses musulmanes peut être
+résolu de deux manières : administration directe
+ou protectorat.</p>
+
+<p>L’idée d’administration directe, qui va de
+pair avec celle d’assimilation, surgit tout naturellement
+à l’esprit du conquérant européen
+entrant en contact, sans préparation, avec une
+société musulmane en décadence.</p>
+
+<p>Pour Bugeaud et les officiers de bureau
+arabe formés à son école, il n’y a rien à tirer
+des chefs indigènes, prévaricateurs, fourbes,
+qui trompent les foules crédules sur nos intentions
+et nos buts véritables, les grugent et
+les abusent. Prenons nous-mêmes en main les
+destinées du peuple et administrons-le à notre
+manière, celle-ci est la bonne, puisqu’elle est
+honnête et désintéressée, tournée vers le bien
+public. Les indigènes ne pourront que reconnaître
+qu’ils gagnent au change ; ils se rapprocheront
+de nous et peu à peu leur mentalité se
+transformera, deviendra pareille à la nôtre.</p>
+
+<p>Bugeaud est là-dessus très explicite : « Nous
+pourrons espérer de faire d’abord supporter
+notre domination aux Arabes, de les y accoutumer
+plus tard et, à la longue, de les identifier
+à nous, de manière à ne former qu’un
+seul peuple sous le gouvernement paternel du
+roi des Français<a id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor">[15]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_15" href="#FNanchor_15"><span class="label">[15]</span></a> Circulaire du 17 septembre 1844.</p>
+</div>
+<p>Il écrit nettement dans un autre document :
+« Nous ne pouvons pas plus longtemps livrer
+les indigènes à l’arbitraire de chefs avides qui
+semblent ne tenir au pouvoir que pour avoir
+la faculté de spolier leurs administrés<a id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor">[16]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_16" href="#FNanchor_16"><span class="label">[16]</span></a> Circulaire de février 1844.</p>
+</div>
+<p>« Le nombre des officiers français connaissant
+la langue, les mœurs, les affaires des
+Arabes sera trop longtemps restreint pour que
+nous puissions songer à donner généralement
+aux Arabes des aghas et des caïds français…
+Mais il ne faut pas avoir peur de placer un
+officier français réunissant les qualités nécessaires
+pour diriger les Arabes. »</p>
+
+<p>Conception généreuse, révolutionnaire d’origine,
+très française, puisque c’est la même
+qu’on retrouve dans toutes les mesures tendant
+à répandre l’instruction européenne chez l’indigène,
+à le munir d’un droit de vote, enfin à
+éclairer sa conscience et à lui apprendre à s’en
+servir.</p>
+
+<p>Le tort du régime de l’administration directe
+et de l’assimilation est de croire qu’on peut
+réaliser facilement un accord intellectuel et
+moral que le seul fait de la dissemblance des
+mentalités, des croyances et des mœurs indique
+comme fort malaisé. Bonaparte l’avait clairement
+vu, qui écrivait à Kléber : « Il nous est
+impossible de prétendre à une influence immédiate
+sur des peuples pour qui nous sommes
+des étrangers. Nous avons besoin, pour les
+diriger, d’avoir des intermédiaires. »</p>
+
+<p>Si nous enlevons aux indigènes leurs cadres
+naturels, si vermoulus soient-ils, — et leurs
+chefs reconnus, si médiocres qu’on les trouve, — ce
+à quoi tend fatalement et par définition
+tout régime d’administration directe (et quelques
+atténuations qu’on lui suppose dans la
+pratique), on arrive à n’avoir en face de soi
+qu’une poussière d’hommes sur laquelle toute
+action est souvent inopérante.</p>
+
+<p>On réalise une économie plus grande d’efforts,
+de temps et d’argent en laissant subsister
+les cadres naturels d’une société, qui sont
+son armature, par le maintien judicieux des
+chefs indigènes et des institutions qui ont fait
+leur preuve, sous réserve de les contrôler et
+les éduquer.</p>
+
+<p>A l’expérience, la « formule du Protectorat »,
+qui est de faire vivre une souveraineté
+indigène sous une suzeraineté étrangère, a paru
+bien préférable ; elle utilise les forces existantes ;
+elle est plus souple, plus diverse, davantage
+adroite ; elle se prête à toutes les transformations,
+suivant les circonstances de lieu et
+de temps. Voyons cette formule en action.</p>
+
+<p>Voici au Maroc un contrôleur nouvellement
+nommé dans le bled, où il succède à un officier
+du Service des renseignements. Son poste
+est au milieu de tribus peuplées de 100.000 indigènes
+que régissent quatre ou cinq caïds
+assistés de khalifats et de cheikhs ; il y a aussi
+un cadi pour la justice civile. Le contrôleur
+a, pour le seconder dans sa tâche, un adjoint,
+un commis aux écritures, un interprète algérien,
+une vingtaine de mokhaznis, sorte de
+gendarmes — plus exactement d’hommes d’armes — indigènes.
+Quel personnel français plus
+considérable ne faudrait-il pas pour administrer
+directement une telle population !</p>
+
+<p>Le rôle du contrôleur est de faire donner le
+maximum de rendement aux organismes locaux
+chargés de l’administration, de la justice,
+de la police, du recensement et de la perception
+de l’impôt, et ce, en les surveillant et
+en les stimulant sans cesse.</p>
+
+<p>Des affaires importantes assaillent le contrôle :
+litiges immobiliers, crimes, successions
+compliquées, contestations avec des colons.
+Tout semble d’autant plus embrouillé, que
+maintes fois le caïd est de parti pris, tels
+cheikhs ont été circonvenus ; les faux témoins
+abondent, les pots-de-vin ont circulé.</p>
+
+<p>L’agent français, s’il est novice, n’y comprend
+goutte. Alors il a recours à son entourage :
+chaouch et mokhaznis ; là il est également
+trompé. Les uns ont été achetés par le
+caïd, les autres, enfants du pays, ont des accointances
+ou des intérêts lointains dans l’affaire ;
+les troisièmes font les imbéciles pour ne
+point se compromettre. C’est à qui s’efforcera,
+de gré ou de consentement, de mettre sur la
+mauvaise piste l’agent français et d’égarer ses
+recherches ou ses investigations ; c’est la conspiration
+des ténèbres.</p>
+
+<p>Qu’il ne se décourage pas cependant, et surtout
+qu’il se garde des décisions précipitées. Il
+ira faire des tournées dans le bled, interrogera
+les gens ; les langues se délieront, la confiance
+de certains ira vers lui, surtout si, connaissant
+l’arabe, il peut s’exprimer sans interprète.</p>
+
+<p>S’il acquiert la conviction d’avoir été mal
+averti ou mal renseigné par les caïds, il leur
+exprimera son mécontentement, écrira au
+makhzen pour obtenir des sanctions ; il exigera
+la cassation des chioukhs, l’emprisonnement
+des faux témoins, licenciera et punira
+les mokhaznis menteurs et vénaux.</p>
+
+<p>Grâce à un arbitraire modéré, quoique inflexible,
+par quelques exemples bien appliqués,
+il fera renaître la crainte, qui est le commencement
+de la sagesse, laquelle est à la base de
+l’ordre. Sous l’aiguillon de cette attention toujours
+tendue, la vieille et très simple administration
+indigène fonctionnera sans trop
+d’abus (sauf ceux, véniels, qui ne gênent personne
+et sont monnaie courante en Islam), puis
+elle s’améliorera peu à peu et finira, avec parfois
+quelques à-coups, par aller à peu près
+bien. Il n’était à cette machine que d’avoir un
+animateur et un bon surveillant.</p>
+
+<p>Que ferait, en effet, seul, le contrôleur au
+milieu d’une multitude de gens méfiants, hostiles
+par esprit de race et qui seraient menés
+sourdement par les anciens chefs dépossédés,
+mais ayant conservé leur prestige moral, accru
+par une sourde et passive opposition ?</p>
+
+<p>Le caïd, seul, connaît bien sa tribu ; il y est
+né ; il y a passé son enfance et sa jeunesse ; il
+est au courant de tous les tenants et aboutissants
+des intrigues particulières et des conflits
+d’intérêts ; par ses familiers, qui composent sa
+clientèle et nouent ses relations, il est tenu au
+courant des plus petits délits comme des moindres
+courants d’opinion. Il est inadmissible
+qu’un incident prémédité survienne et qu’il
+n’en soit pas averti. Il faut donc le tenir responsable
+de tout désordre survenant à l’improviste ;
+il est caution de tout événement qui
+peut surgir en sa tribu.</p>
+
+<p>Le caïd, ainsi, lie son sort au nôtre ;
+nous consolidons son pouvoir, nous soutenons
+son action, à condition qu’il agisse en
+conformité de nos désirs pour l’établissement
+de l’ordre et de la sécurité, qu’il se plie à nos
+méthodes dont il lui appartient d’atténuer la
+rigueur quand elles s’appliquent à ses administrés
+encore trop frustes pour les bien saisir.</p>
+
+<p>En un mot, il est le pont jeté entre nous et
+la masse inculte et impressionnable des gens
+des tribus. Je ne sais plus dans quel rapport
+d’un agent britannique on trouve ces mots qui
+traduisent une des faces les plus vives de l’application
+d’un régime de Protectorat : « Le
+<i>cheikh</i> nous aime parce que nous avons soutenu
+son autorité sur sa tribu, et le <i>fellah</i> parce
+que nous le protégeons contre son cheikh. »</p>
+
+<p>La suzeraineté nous demeure tout entière ;
+elle s’avère par les faits.</p>
+
+<p>Chez les primitifs, les détails ont une grande
+importance, car les détails, éléments concrets
+pour des esprits rebelles à l’abstraction,
+sont seuls retenus par eux, dont le raisonnement
+procède par analogie. C’est par les détails
+qu’ils peuvent nous admirer, c’est par les détails
+que nous les choquons. Nous avons laissé
+aux caïds du Maroc un très grand pouvoir,
+puisque ces fonctionnaires ont le droit de condamner
+sans appel à un an de prison et à
+1.000 francs d’amende au maximum. Le contrôle
+civil suit de près les jugements, les réforme
+ou les casse s’il les estime exagérés
+ou insuffisants. En fait, dans beaucoup
+de territoires où les caïds sont inexpérimentés,
+l’administration directe est déguisée
+et c’est le contrôleur qui administre et
+condamne, sous le couvert du caïd ; les apparences,
+auxquelles un peuple traditionnaliste
+est toujours sensible, sont donc sauvegardées.
+De toutes manières, le pouvoir éminent de
+l’agent français apparaît aux yeux du populaire
+par cette particularité que, dans tous les
+cas, la geôle est au siège du contrôle ; c’est le
+contrôleur qui emprisonne et fait travailler les
+prisonniers aux corvées qu’il juge utiles ; pour
+le peuple, c’est donc lui le « surcaïd ». Et si
+quelque injustice est commise, la victime n’en
+rend pas responsable le contrôleur ; elle dit,
+quant à elle : « Il ne savait pas, c’est le caïd
+qui l’a trompé. S’il m’a puni à tort, c’est sans
+le savoir. » L’énorme avantage de tout régime
+du Protectorat, fort élastique puisqu’il peut
+aller du contrôle proprement dit à l’administration
+semi-directe ou même directe, c’est
+qu’il laisse aux autorités indigènes locales
+toute leur responsabilité.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La main qui ordonne doit être en même
+temps, si l’ordre n’est pas suivi d’exécution,
+celle qui va saisir et corriger.</p>
+
+<p>C’est pour avoir méconnu ces remarques élémentaires
+sur la mentalité arabo-berbère que
+le législateur français d’avant guerre commit
+la lourde erreur, en détruisant le pouvoir disciplinaire
+des administrateurs d’Algérie, de
+saper complètement leur autorité.</p>
+
+<p>On sait que, jusqu’à la loi du 15 juillet 1914,
+les administrateurs de commune mixte étaient
+habilités à condamner l’indigène, sur l’heure
+et sans appel, à des peines disciplinaires
+minimes : 1 à 15 francs d’amende, un à cinq
+jours de prison, s’il se rendait coupable d’infractions
+déterminées : propos tenus contre
+l’autorité, trouble sur les marchés, garde d’armes
+non déclarées, refus d’obtempérer aux réquisitions,
+mauvaise volonté manifeste dans le
+paiement de l’impôt, refus d’aide en cas de
+calamités publiques, etc. En somme, l’administrateur
+possédait, dans une faible proportion,
+les anciens pouvoirs de justice arbitraire
+et expéditive des caïds auxquels les indigènes
+étaient séculairement habitués. Pratique nécessaire :
+pour des populations rudes encore
+et qui ne peuvent comprendre ni même concevoir
+nos subtilités juridiques, « la réponse à
+une infraction doit avoir la soudaineté d’un
+réflexe ». Cette justice immédiate, vraiment
+patriarcale d’origine, appliquée avec modération,
+gênait infiniment moins l’indigène, par
+sa simplicité, que sa comparution devant un
+tribunal souvent lointain, la perte de temps
+qu’elle entraîne, les obligations d’une procédure
+compliquée et, pour lui, inintelligible.
+D’ailleurs, l’intervalle entre la faute commise
+et la sanction encourue affaiblit l’efficacité de
+celle-ci. Enfin l’indigène ne respecte le chef
+que s’il sait qu’il a le droit de sévir, et de
+sévir sans intermédiaire ni formalités.</p>
+
+<p>Pour les esprits qui saisissent seulement le
+concret, il existe ainsi une notion simple et
+forte de l’autorité. Le mot « hakem » (savant,
+en arabe) en est venu à exprimer par analogie
+l’idée d’habile à statuer, à gouverner.</p>
+
+<p>Comme on l’a dit très justement, l’administration
+des masses musulmanes a toujours reposé
+sur le concept d’autorité arbitraire, dans
+de certaines limites, du chef, chef naturel de
+même religion ou de même race, ou chef européen
+imposé par la conquête.</p>
+
+<p>Jules Ferry écrivait des Arabes, il y a plus
+de vingt-cinq ans, dans un rapport demeuré
+fameux : « Ils n’entendent rien à la séparation
+des pouvoirs, mais ils ont au plus haut degré
+l’instinct, le besoin, l’idéal d’un pouvoir fort
+et juste. » Ce fut cependant au nom du principe
+de la séparation des pouvoirs que les
+adversaires de ce régime de l’indigénat obtinrent
+la suppression de ces attributs disciplinaires
+décriés ; ils avaient pu donner lieu à des
+abus autrefois, lorsque le recrutement des
+administrateurs offrait moins de garanties et
+qu’ils étaient moins contrôlés qu’aujourd’hui ;
+mais, strictement réglementés, ils étaient nécessaires.</p>
+
+<p>Il semblait que le législateur, devant la vague
+appréhension qu’il commettait une erreur,
+reculait au dernier moment devant son application,
+puisque, en votant la loi, il spécifiait
+qu’elle n’entrerait en vigueur que cinq ans
+après sa promulgation. L’échéance arrivée,
+sans que le Parlement ait eu le temps d’examiner
+à nouveau la question, les administrateurs
+furent désarmés au moment précis où
+leur pouvoir et leur prestige auraient dû, plus
+que naguère, être incontestés, c’est-à-dire au
+lendemain de la guerre, dans tout le trouble
+et la fermentation qui suivent les grands cataclysmes
+prolongés. Les mauvais éléments de
+la population eurent toute licence, au grand
+dam et mécontentement de la majorité honnête
+et paisible.</p>
+
+<p>Pour comble, la loi du 4 février 1919, qui
+étendait le droit de vote à plus de 400.000 indigènes,
+les assimilant aux citoyens français,
+leur permettait l’acquisition des armes sans
+autorisation préalable ni contrôle. Ainsi, par
+le jeu convergent de ces textes, on armait les
+indigènes, dont les esprits s’agitaient à la suite
+des événements formidables de la guerre, et
+on supprimait, d’autre part, la seule barrière
+immédiate et efficace qui pouvait, en les surveillant
+de près, les contenir. Les conséquences
+d’une expérience sociale réalisée dans de telles
+conditions, vu le milieu, les hommes et les
+circonstances, ne pouvaient être que désastreuses.</p>
+
+<p>Les indigènes, que les hauts prix d’achat
+des denrées agricoles et les salaires élevés pratiqués
+pendant la guerre avaient muni d’argent,
+se ruèrent littéralement sur les boutiques
+d’armuriers et se rendirent acquéreurs de fusils,
+carabines et revolvers — mirifique fruit
+défendu ! D’autre part, leurs compatriotes, venus
+en France pour y travailler, ne rentraient
+en Algérie qu’avec des armes ; les démobilisés
+n’oublièrent pas les couteaux de tranchée et
+les grenades. Enfin, les uns et les autres pratiquèrent
+presque ouvertement le commerce des
+armes, les cédant avec bénéfice à ceux, non
+électeurs, qui n’avaient pas le droit d’en posséder.
+Or, comme on l’a remarqué très bien,
+« l’indigène qui a des armes n’a qu’un désir :
+celui de s’en servir, et il s’en sert pour le
+plaisir, même quand rien ne l’y pousse, ni la
+haine, ni le désir de vengeance, ni la famine ».
+En lui vit la vieille mentalité atavique berbère
+des gens pour qui le <i>baroud</i> est à la fois la
+garantie la plus sûre et l’<i lang="la" xml:lang="la">ultima ratio</i> même
+des particuliers. Aussi bien, désormais, les
+querelles privées ou les rivalités de çofs se
+liquidèrent-elles au milieu des coups de feu ;
+l’on éteignit des rancunes ainsi de façon définitive.
+Enfin, le malaise général causé par la
+grande guerre, la faible organisation de la police
+rurale et la crise d’autorité généralisée et
+provoquée, donnèrent au brigandage une extension
+illimitée. On vit les trains dévalisés
+après une attaque à la grenade, des autobus
+pillés, des troupeaux razziés, des fermes enlevées
+de haute main par des bandits masqués.
+Depuis un demi-siècle on n’avait pas assisté à
+un tel déchaînement de crimes ; en 1919, le
+nombre des attentats subit une augmentation
+de 3.390 sur le chiffre de 1918.</p>
+
+<p>Les indigènes ne comprenaient rien à cette
+subite carence de l’autorité. A ce sujet, une
+anecdote, rapportée par M. Thomson, est, plus
+que tout commentaire, suggestive : « Quand les
+pouvoirs disciplinaires ont disparu dans la
+Haute-Kabylie, à Fort-National, les djemâas,
+le conseil des anciens des différentes communes,
+au bout de quelques mois, sont venues
+trouver l’administrateur et lui ont dit : « Tu
+n’a plus d’autorité ; tes pouvoirs ont disparu.
+Les infractions et les délits augmentent
+tous les jours et d’une façon absolument
+inquiétante. Cela ne peut pas durer.</p>
+
+<p>«  — Mais il y a le juge de paix, répond l’administrateur.</p>
+
+<p>« Le juge de paix, les témoins ; non, ce n’est
+pas cela ! Quand une faute est commise, il
+faut frapper tout de suite le délinquant. Il
+n’est pas nécessaire de frapper très fort,
+mais il faut que la répression soit immédiate.
+Nous te prévenons que, puisque tu n’as pas
+les pouvoirs disciplinaires, nous allons faire
+revivre les Kanouns, c’est-à-dire les vieux
+usages, les vieilles pénalités berbères dont
+les djemâas frappaient les délinquants. »</p>
+
+<p>« Et malgré les observations et les protestations
+de l’administrateur disant qu’on
+n’avait pas le droit d’appliquer les Kanouns,
+on les a fait revivre, et cela avec l’assentiment
+de la population kabyle. Ceux qui sont ainsi
+frappés s’inclinent. Et cela a duré tant que les
+pouvoirs disciplinaires n’ont pas existé !<a id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor">[17]</a> »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_17" href="#FNanchor_17"><span class="label">[17]</span></a> <i>Officiel</i>, 1920. Discours Thomson, p. 4074.</p>
+</div>
+<p>On ne s’étonnera pas que beaucoup d’indigènes,
+en présence de ces prétendues garanties
+qu’on leur fournissait et qui les obligeaient à
+faire parfois 50 ou 60 kilomètres pour aller
+devant le juge de paix, — au lieu de verser
+<i lang="la" xml:lang="la">de plano</i> 10 francs d’amende ou de coucher
+deux nuits à la boîte, — aient cru, dans la candeur
+de leur âme, qu’une telle complication
+inusitée, loin de constituer une réforme en
+leur faveur, était bel et bien une pratique résultant
+de l’état de siège, une sévérité du Gouvernement<a id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor">[18]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_18" href="#FNanchor_18"><span class="label">[18]</span></a> <i>Officiel</i>, 1920. Discours Morinaud, p. 4089. Ajoutons
+que sur 120 postes de juges, il y eut, en 1919, 64 vacances ;
+d’où rôles encombrés, retards dans les jugements et
+autres inconvénients.</p>
+</div>
+<p>Il était temps de réagir contre un état de
+choses aussi fâcheux. La loi du 4 août 1920
+apporta une restriction sérieuse à la détention
+des armes ; néanmoins le mal était fait, car des
+milliers d’armes étant en circulation, il fut bien
+difficile d’en récupérer beaucoup. D’autre part,
+le rétablissement des pouvoirs disciplinaires,
+demandé non seulement par les colons mais par
+la partie saine de la population autochtone, fut
+vite chose faite. En somme, la légèreté du législateur
+avait institué une sorte d’essai en matière
+sociale ; on en vit les fruits : ébranlement
+du prestige français, augmentation de la criminalité
+et, par suite, exode de nombreux colons
+fuyant le bled et vendant à des indigènes leurs
+propriétés insuffisamment protégées<a id="FNanchor_19" href="#Footnote_19" class="fnanchor">[19]</a> ; d’où
+recul dangereux de la colonisation française
+dans un pays de peuplement, à la fois dommage
+politique et économique, régression.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_19" href="#FNanchor_19"><span class="label">[19]</span></a> Dans le département de Constantine, pour l’année
+1919, les ventes d’immeubles ruraux consenties par les
+indigènes aux Européens s’élèvent à 13.516.000 francs ;
+celles consenties par les Européens aux indigènes dépassent
+30.500.000 francs. Les colons ont eu l’impression que leur
+sécurité était en péril et tout un ensemble de faits venait
+justifier leurs appréhensions. <i>Officiel</i>, 1920. Discours Thomson,
+p. 4072.</p>
+</div>
+<p>Tels sont les résultats d’une idéologie politicienne
+contre laquelle le Parlement semble,
+heureusement, et pour un temps tout au
+moins, prémuni.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La souveraineté appartenant de droit à la
+race conquérante, c’est à elle de prouver, par
+la valeur de ses agents, qu’elle est digne de
+l’exercer. Le prestige est l’élément le plus sûr
+de toute domination. La métropole doit envoyer
+dans les pays musulmans soumis à son
+empire une élite de fonctionnaires. Le musulman,
+très sensible aux dons extérieurs, au
+maintien, à l’<i lang="la" xml:lang="la">habitus corporis</i>, l’est aussi très
+vivement aux qualités morales et à la dignité
+de la vie, au désintéressement et à l’équité surtout,
+qu’il prise d’autant plus fort qu’il les
+rencontre plus rarement autour de lui.</p>
+
+<p>C’est donc une sorte de contre-sens que
+d’aliéner une part de cette souveraineté, en
+admettant même dans de faibles proportions,
+aux fonctions d’autorité et de contrôle des
+représentants de la race conquise. Dans l’Inde,
+un <span lang="en" xml:lang="en">act</span> de 1833, voté par le Parlement, édictait
+qu’« aucun natif ne pouvait être écarté de
+n’importe quel poste ». La volonté de la métropole,
+bien que confirmée avec des modifications
+par une loi de 1853, une proclamation de la
+reine Victoria de 1858, enfin une autre loi de
+1870, se heurta toujours à la résistance du
+Gouverneur, lequel, vivant au contact de
+la réalité, sentait tous les dangers qui pouvaient
+surgir de cette porte entre-bâillée. Le
+fonctionnaire européen d’autorité est avant
+tout l’interprète de la politique de son pays,
+ce que ne sera jamais le fonctionnaire d’origine
+indigène, théoriquement muni des mêmes
+pouvoirs ; il est aussi l’intermédiaire entre le
+peuple conquérant et le peuple conquis, l’éminent
+départiteur entre les exigences de l’un et
+les aspirations de l’autre. Il doit donc posséder
+le don impérial par l’effet d’une tradition devenue
+instinct. Les Anglais sont tellement imbus
+de ce principe essentiel, nonobstant la concession
+platonique et sans effet pratique qu’on
+vient de signaler, qu’ils vont plus loin : une
+règle non écrite, mais fidèlement suivie, de
+leur politique — analogue à celle qui a écarté
+jusqu’à ce jour chez nous les Israélites de la
+carrière diplomatique — veut que les postes
+d’autorité du <i lang="en" xml:lang="en">Civil Service</i> ne soient dévolus
+qu’aux Anglais, sinon nés, tout au moins
+élevés en Angleterre. Des Anglais, nés dans
+l’Inde de parents anglais et ayant reçu leur
+éducation dans la colonie, seront toujours
+écartés des hautes fonctions de contrôle et de
+direction<a id="FNanchor_20" href="#Footnote_20" class="fnanchor">[20]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_20" href="#FNanchor_20"><span class="label">[20]</span></a> J. Chailley. <i>L’Inde britannique</i>, p. 469. L’auteur,
+après avoir signalé le fait, ajoute : « Il leur aura manqué
+de vivre dans le vieux pays, de fréquenter la robuste et
+rude jeunesse anglaise, de s’imprégner avec elle des antiques
+préjugés qui font la savoureuse originalité de la
+race et des fortes notions qui lui inculquent son puissant
+orgueil. Et si aiguë que, plus tard, se révèlent leur intelligence
+et si étendues leurs connaissances, l’Angleterre ne
+les classera pas volontiers parmi ceux à qui d’avance elle
+destine la direction des masses et remet le sort du pays ; elle
+se défiera de leur conscience et de leur caractère. »</p>
+
+<p>En un mot, la métropole redoute la déformation morale
+et intellectuelle provoquée par l’ambiance exclusivement
+coloniale et indigène. Cette pratique, si elle était adoptée
+chez nous, éliminerait en Afrique du Nord des hautes
+fonctions administratives tous les Français nés en Algérie
+qui n’auraient pas passé leur adolescence et une partie de
+leur jeunesse en France.</p>
+</div>
+<hr>
+
+
+<p>« Le souverain, remarquait Ibn-Khaldoun,
+est un modérateur. » Il est aussi un redresseur
+de torts. C’est une autre sérieuse erreur que
+de laisser aux chefs indigènes un pouvoir et
+une autorité tels que notre contrôle en devienne
+illusoire.</p>
+
+<p>En 1918 et 1919, les Italiens trouvèrent
+opportun de combler de faveurs les grands
+chefs bédouins qui les avaient contraints en
+1915 à se réfugier sur la côte. Ils en furent
+mal récompensés : les grands chefs en usèrent
+à leur guise dans nombre de points et, sans
+qu’aucune sanction ultérieure n’intervienne,
+forcèrent à décamper les résidents locaux avec
+leurs garnisons.</p>
+
+<p>C’est un art délicat que celui d’utiliser les
+grands chefs, en leur lâchant la bride, sans
+diminuer pour cela son prestige.</p>
+
+<p>Ce qu’on a appelé politique « des grands
+caïds » en Afrique du Nord, et plus particulièrement
+au Maroc, dans un passé récent, ne correspond
+heureusement pas à un plan d’ensemble
+et durable, établi sur des données logiques
+et visant au définitif. Cette politique est une politique
+d’expédient, ayant sa source dans les
+nécessités immédiates du moment, qui seules
+la justifient (pénurie d’effectifs, insuffisante
+préparation en vue d’une occupation territoriale).
+Elle se résume ainsi : la nation conquérante
+demande aux chefs indigènes locaux, à
+qui elle suppose de l’influence et sait des
+moyens d’action matériels, une activité très
+étendue dans leur rôle militaire et de haute
+police ; en échange des efforts consentis par
+ces chefs, et qui les déchargent d’autant des
+leurs, les représentants de la nation conquérante
+restreignent leurs pouvoirs de contrôle,
+se contentent d’une occupation de fait et consentent
+à fermer les yeux sur les abus et exactions
+inhérents, en Islam, à l’exercice de tout
+pouvoir fort non modéré par la crainte.</p>
+
+<p>Une sorte de contrat tacite — <i lang="la" xml:lang="la">do ut des</i> — lie
+le chef indigène au gouvernement protecteur ;
+celui-ci se relâche de son rôle de surveillance
+administrative en proportion du concours qu’il
+exige par ailleurs du caïd ; le caïd s’appuie sur
+le pouvoir du conquérant, qui consolide et
+étend ses privilèges et avantages, et au besoin
+les défend.</p>
+
+<p>Cette politique est un pis-aller dont l’emploi,
+suivant le temps et le lieu, — pendant
+une guerre européenne, par exemple, dans des
+régions vidées de troupes, — rend de précieux
+services. Simple mesure d’opportunité, elle ne
+saurait être érigée en méthode suivie.</p>
+
+<p>Elle rompt le contact entre le peuple conquérant
+et la masse indigène, devenue sans recours
+effectif la proie de la clientèle avide qui
+entoure les chefs locaux. Elle ne justifie pas
+moralement la conquête. Au malaise que provoque
+la venue du chrétien s’ajoute le ressentiment
+venu de l’oppression qu’il tolère et
+fortifie. Une telle politique hypothèque l’avenir
+en préparant les ferments de haine et de
+désordre.</p>
+
+<p>On a essayé de légitimer la politique des
+grands caïds, non pas en arguant de la nécessité
+où l’on se trouvait dans certains cas de
+ne pouvoir en pratiquer de meilleure, mais par
+des considérations assez aventureuses sur le
+caractère féodal de ces chefs indigènes.</p>
+
+<p>Si ce n’est que ces « seigneurs » parfois
+chassent au faucon et logent dans des demeures
+fortifiées, — ce qui n’est qu’une analogie
+de surface, — aucun parallèle possible n’est à
+intervenir entre l’état social où ils vivent et
+celui de la féodalité.</p>
+
+<p>Il manque à l’Afrique du Nord l’essentiel
+de la structure du moyen âge : une hiérarchie
+à degrés nombreux et complexes, les liens de
+suzerain à vassal avec obligations réciproques
+très strictes et sanctionnées par l’Église, organisation
+spirituelle puissante à côté du pouvoir
+temporel et souvent s’opposant à lui ; la chevalerie,
+la naissance des institutions communales,
+bref tout un échafaudage social dont
+l’équivalent ne s’est jamais présenté en Berbérie.</p>
+
+<p>Ajoutons qu’en fait ces grands « feudataires »
+ont accédé à un pouvoir de date récente
+uniquement grâce à l’ensemble des circonstances
+qui ont favorisé l’anarchie du Maroc à la
+fin du dix-neuvième siècle et au début du
+vingtième. Ils sont donc des parvenus, sinon
+des chefs de bande qui ont réussi<a id="FNanchor_21" href="#Footnote_21" class="fnanchor">[21]</a>. Dans la
+Berbérie, plutôt démocratique, leur élévation
+est le résultat d’un accident. Il serait donc tout
+à fait regrettable de transformer un simple
+état de fait en un état de droit.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_21" href="#FNanchor_21"><span class="label">[21]</span></a> Le grand-père de l’illustre Hadj Thami Glaoui, le
+très décoratif pacha de Merrakech, n’était qu’un petit
+cheikh de la montagne. Le fameux château-fort de Telouet,
+ce « Coucy » de l’Atlas, bâti en pisé, a commencé d’être
+édifié il y a une cinquantaine d’années tout au plus ; son
+imposante physionomie actuelle remonte à environ vingt
+ans.</p>
+</div>
+<p>La politique dite des grands caïds, qui a
+donné de bons résultats pendant la guerre, doit
+marquer une simple période de transition ; il
+serait dangereux et au demeurant parfaitement
+inutile de la prolonger. Un gouvernement
+avisé lui substituera, pour le plus grand bien
+de notre établissement, ces habitudes d’ordre,
+de régularité et d’honnêteté qui ont consacré
+jusqu’à ce jour les Protectorats de la France.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Nous avons vu quel était le premier stade
+de la conquête : la manifestation de la force
+et son emploi dosé et judicieux, puis l’acclimatation.
+L’indigène s’attendait au pire ; il a
+réagi ; la situation lui apparaissant sous un
+jour supportable, il se soumet et s’accoutume.
+Le fellah cultive dans des conditions plus favorables ;
+point n’est besoin pour lui de laisser
+la charrue afin de poursuivre un djich ou de
+le fuir ; les tribus voisines ne viendront pas,
+sous le moindre prétexte, brûler ses récoltes
+ou abattre ses arbres ; les voleurs sont châtiés ;
+il n’y a plus de coupeurs de route. L’homme
+des villes commerce plus aisément, ses terrains
+et maisons ont décuplé leur valeur. Tous jouissent,
+après l’alerte première, des avantages de
+l’occupation.</p>
+
+<p>Cependant, au fur et à mesure que l’indigène
+est plus à son aise, son respect pour le conquérant
+diminue. Il le voit de trop près. Derrière
+le vainqueur et le prestige de ses canons ont
+suivi des nouveaux venus : mercantis qui
+exploitent, petits fonctionnaires qui tracassent.
+Délivré de sa crainte primitive et les sachant
+inoffensifs, l’indigène décèle rapidement leurs
+ridicules, leurs tares, et il tâche souvent d’en
+tirer parti. Le génie observateur et critique du
+Berbère est aigu et direct ; le musulman des
+villes, plus retors, n’est pas moins fin ; le juif
+qui le guide en dessous lui commente nos travers
+et nos défauts et lui enseigne le moyen
+d’en jouer à son profit.</p>
+
+<p>Les premiers chefs militaires à qui s’est soumis
+l’indigène sont déjà partis ; la peur des
+sanctions a faibli ; les sanctions elles-mêmes,
+en pays pacifié et du fait de la séparation des
+pouvoirs, se relâchent en tardant ; en devenant
+moins rapides et plus bénignes, elles perdent
+de leur efficacité. Il est plus facile de s’y
+soustraire, car elles échappent au caractère
+sommaire qu’elles offraient sous le makhzen
+ou la domination militaire et elles exigent tout
+l’attirail d’une procédure importée. L’indigène,
+habitué à un pouvoir autoritaire et fort,
+s’étonne de cette dispersion des attributions
+en diverses mains et l’interprète comme une
+faiblesse<a id="FNanchor_22" href="#Footnote_22" class="fnanchor">[22]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_22" href="#FNanchor_22"><span class="label">[22]</span></a> Voir <a href="#note-iii">note III</a> à la fin du volume.</p>
+</div>
+<p>Cependant une nouvelle génération grandit.
+On l’a élevée dans des écoles ou des collèges
+dirigés ou contrôlés par nous, en mélangeant
+les anciennes disciplines islamiques à une sorte
+d’enseignement primaire supérieur. On s’efforce
+de la gagner par des mesures de libéralisme,
+excellentes en principe, nécessaires
+peut-être, mais dont l’emploi peut être dangereux.
+Dans la pensée de la nation conquérante,
+cette « jeunesse des écoles », recrutée
+d’ailleurs parmi les fils des notables, doit devenir
+une pépinière de fonctionnaires du gouvernement
+local ou d’agents subalternes de nos
+administrations. Ce dessein est certes excellent,
+et il est bien certain qu’on ne peut faire
+autrement. Faut-il cependant fermer les yeux
+de parti pris sur l’ombre qu’il présente ? Dès
+qu’ils seront titulaires de petits emplois, les
+jeunes gens élevés dans nos collèges, qui s’estiment
+déjà supérieurs par leur qualité de musulmans,
+se figureront vite que la subordination
+où on les tient est abusive et injuste. Ils
+voudront se donner de l’air, acquérir de l’influence,
+car l’influence en Islam est un capital
+sérieux ; si on les remet comme il convient à
+leur place, voilà des mécontents. Même observation
+pour ceux, plus favorisés, qui seront
+institués hauts fonctionnaires, caïds, pachas,
+etc. Empressés, obséquieux, habiles à
+flatter, par tous les moyens, même les moins
+avouables, les agents métropolitains chargés de
+les contrôler, ils ne négligeront pas de
+faire leur propre fortune. Que risquent-ils, en
+effet ? On ne pratique plus les sanctions terribles
+d’autrefois contre les fonctionnaires musulmans
+qui ont cessé de plaire ou abusé : on
+ne les charge pas de chaînes, on ne les laisse
+pas mourir au fond d’un silo ; surtout, on ne
+confisque plus, on révoque seulement ; or, la
+révocation, après fortune faite, eu égard à la
+mentalité musulmane, c’est une retraite un peu
+anticipée. Ajoutons que pour faire excuser leur
+avidité près de leurs frères de race, ces jeunes
+fonctionnaires affecteront un grand rigorisme
+musulman, dauberont tout bas sur le chrétien
+et jetteront ainsi des ferments futurs d’opposition.</p>
+
+<p>Insidieusement, encore qu’on ait laissé la
+complète liberté des mœurs, des coutumes et
+de la religion, une atmosphère nouvelle s’est
+créée dans les villes autour des masses musulmanes.
+D’autres conditions de vie, une ambiance
+transformée, des besoins nouveaux et
+grandissants, la dissolution lente d’infinis et
+ténus liens traditionnels, peu à peu, sans que
+l’indigène même s’en doute, ont changé le
+rythme de son existence.</p>
+
+<p>Un malaise naît alors, d’autant plus aigu
+qu’il est moins défini et obscur. Faut-il s’en
+étonner ? C’est la rançon d’une évolution trop
+rapide, une civilisation ne se juxtapose pas à
+une civilisation plus vieille de huit ou dix siècles
+sans que cette brusque différence de niveau
+moral et intellectuel n’entraîne avec elle une
+crise d’accommodation.</p>
+
+<p>C’est le choc en retour de la conquête, souvent
+d’autant plus rapide que la conquête a
+été plus facile ; des habitudes mentales ne se
+déploient plus qu’avec gêne dans leur cadre
+familier ; en un mot, il s’est produit une sorte
+de déracinement sur place.</p>
+
+<p>Par une sorte d’instinct de conservation, on
+voit alors les esprits se retenir à leurs anciens
+cadres idéologiques ou se jeter sur les plus
+accessibles : les musulmans exaltent leur foi,
+la pénètrent davantage ; les Berbères s’islamisent.
+Le sentiment national, né dans les couches
+élevées de la population, peut se développer
+en un tel moment, car il trouve un
+terrain où croître.</p>
+
+<p>Voyons, par l’exemple récent du Maroc, la
+manière dont il peut se dessiner par le jeu
+des circonstances. Le nationalisme marocain
+n’existe pas, mais tout concourt à le former.
+Pour le Marocain de naguère, le terme de Maroc,
+en tant qu’entité nationale, n’était même
+pas conçu. Il y avait un souverain et un gouvernement,
+un sultan et un makhzen, et l’un et
+l’autre régnaient ou étendaient leur administration
+sur un empire aux frontières imprécises
+et élastiques, rétrécies s’ils étaient faibles et
+sans prestige, dilatées, au contraire, s’ils
+étaient puissants et guerriers. Chacun ne connaissait
+que sa ville ou sa tribu, dont les rapports
+avec le makhzen, suivant le temps et les
+circonstances, étaient étroits ou relâchés. Le
+Maroc répondait très exactement au type de
+l’État musulman, qui rappelle, d’après Le Châtelier,
+« beaucoup plus celui d’un noyau organique,
+autour duquel s’étend un développement
+de plus en plus diffus, que celui d’une
+structure générale et complète<a id="FNanchor_23" href="#Footnote_23" class="fnanchor">[23]</a> ». Partant,
+nul patriotisme à proprement parler ; la résistance
+à l’envahisseur est le fruit du fanatisme
+ou, beaucoup mieux, de la xénophobie.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_23" href="#FNanchor_23"><span class="label">[23]</span></a> <i>Revue du Monde musulman</i>, septembre 1910.</p>
+</div>
+<p>Notre Protectorat a forcément changé tout
+cela. En pacifiant, en organisant, il a unifié et
+donné précisément au Maroc cette armature
+intérieure qui lui manquait. Le makhzen, reconstitué,
+a développé ses rouages ; les limites
+du Maroc sont désormais assises et le sultan
+va d’Ouezzan à Marrakech. La route, l’automobile,
+le téléphone ont aboli les distances
+dans un pays où les voyages et les échanges
+étaient, il y a seulement une décade, longs,
+malaisés et périlleux ; et Allah sait si le Marocain
+s’est mis furieusement à voyager ! Pour
+ses 30 ou 40 francs, il prend l’autocar et fait
+300 kilomètres comme nous montons en tramway.
+Les chefs et fonctionnaires indigènes, soit
+dans des cérémonies chérifiennes, soit dans les
+nôtres, c’est-à-dire plusieurs fois par an, ont
+de multiples occasions de se rencontrer et de
+s’entretenir ; à l’ancien particularisme succède
+peu à peu une certaine fusion des esprits et des
+intérêts qui les animent. Enfin, la longue
+guerre a familiarisé la mentalité indigène,
+attentive à en suivre les phases, avec la notion
+de patrie. Alors que, naguère, la majeure partie
+des Marocains, sauf peut-être dans les villes
+de la côte où existaient des consuls, ne se
+représentait pas très clairement les différences
+nationales entre Européens, à l’heure actuelle,
+l’idée de nation tend à devenir plus claire. A la
+<i>eddoula</i>, collectivité imprécise, s’oppose maintenant
+la <i lang="la" xml:lang="la">gens</i> ou nation ; <i lang="la" xml:lang="la">gens</i> est le mot latin
+importé par les Berbères et non déformé. L’intégration
+que nous avons fait subir à l’organisme
+marocain, la généralisation de nos méthodes,
+le fait aussi que le sultan, soutenu par
+nous, perd fatalement son caractère de monarque
+absolu et religieux et devient en pratique
+quasi constitutionnel ; le principe d’hérédité
+dont nous préparons l’adoption pour l’accession
+au trône, la façade de prestige qu’on laisse
+à un makhzen, gouvernement sans vergogne
+d’ailleurs, tout cela et bien d’autres
+choses encore, font acquérir à l’ensemble du
+Maroc une physionomie une qu’il ne possédait
+pas autrefois aux yeux de ses habitants. L’idée
+nationale peut naître au Maroc beaucoup plus
+facilement et plus rationnellement qu’en Algérie.
+Le Maroc constituait un État incomplet et
+amorphe, mais tout de même il avait figure
+d’État. L’Algérie, où derrière les garnisons du
+beylik s’étendait un chaos de tribus divisées et
+anarchiques, ne fut jamais un État. La Tunisie,
+province turque, pas davantage.</p>
+
+<p>Le nationalisme, qui s’avère actuellement en
+Turquie, en Égypte et dans l’Inde britannique,
+peut fort bien surgir au Maroc. La période
+de crise qui suit toute conquête, à échéance
+plus ou moins lointaine mais certaine, offrira
+sans doute à l’éclosion de ce sentiment national,
+d’abord confus et vague, un terrain favorable.</p>
+
+<p>Prenons garde alors qu’il ne se fortifie, en
+effet, et ne s’enrichisse du sentiment, demeuré
+toujours vivace, quoique assoupi, dans les
+classes populaires, de la profanation que le
+chrétien, par sa présence, fait subir à la terre
+d’Islam. Le vieux mythe de son départ inéluctable
+reviendra sous mille formes, y compris
+celle de la légende du sabre de Sidna Ali qui,
+jaillissant du ciel, doit faire sauter, d’un seul
+coup de revers balayant le sol, les têtes des
+infidèles.</p>
+
+<p>Le pays est alors mûr, si l’on n’y prend
+garde, pour des troubles, des soulèvements ou
+tout au moins de brusques sursauts.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Le deuxième stade de la conquête, le moins
+brillant sans doute, mais le plus délicat, c’est
+de prévenir cette crise presque fatale et de
+l’apaiser avant qu’elle ne s’envenime.</p>
+
+<p>Il ne faut pas concevoir la pacification en
+pays d’Islam sous la forme exclusive d’une
+ombre teintée ou hachurée qui s’avance peu à
+peu sur la carte, c’est-à-dire comme une simple
+occupation militaire après laquelle il n’y a
+plus qu’à administrer sans péril et sans gloire.</p>
+
+<p>La conquête est une conception dynamique ;
+plusieurs années après le silence imposé aux
+coups de fusil, elle doit se poursuivre encore
+et se maintenir en adaptant.</p>
+
+<p>Il n’y a aucun inconvénient à ce que nous
+fassions une large publicité à notre libéralisme
+ingénu et souvent médiocrement heureux à
+l’égard de l’Islam. Il permet des discours et
+des manifestations ; c’est merveille. Mais il importe
+aussi que le <i lang="la" xml:lang="la">Memento tu regere</i> soit une
+formule toujours présente à l’esprit d’un peuple
+colonisateur. Le sens et comme l’instinct
+de l’<i lang="la" xml:lang="la">imperium</i> ne doit jamais l’abandonner.</p>
+
+<p>Une tutelle peut être souple, bienveillante
+et juste, mais ces qualités n’excluent pas la
+vigilance et la fermeté ; elle doit aussi prévoir
+et diriger. Protéger et conduire vont de pair.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c4"><span class="maigre">CHAPITRE IV</span><br>
+LES BIENFAITS NÉCESSAIRES</h2>
+
+<blockquote class="epi">
+<p>Il se peut que vous ayez de l’aversion pour ce
+qui vous est avantageux et que vous désiriez ce
+qui vous est nuisible. Dieu, seul, sait ce qu’il vous
+faut, et vous, vous l’ignorez.</p>
+
+<p class="sign"><i>Coran</i>. Sourate de la Vache.</p>
+
+<p>En gouvernant les races orientales, la première
+pensée doit être de faire ce qui est bon pour elles,
+mais non pas nécessairement ce qu’elles croient
+qui leur est bon.</p>
+
+
+<p class="c"><span class="blk">Lord <span class="sc">Cromer</span><br>
+(<i lang="en" xml:lang="en">Political and Litterary Essays</i>, p. 25).</span></p>
+
+
+</blockquote>
+
+<p>Un voyageur se promenait un jour — c’était
+avant la guerre — avec un vieux résident du
+Maroc sur le chemin de ronde entourant la citadelle
+de Mazagan, d’où l’on domine la mer, le
+bled et la ville. En considérant ces lourdes
+tours, ces murailles formidables, tout l’appareil
+puissant d’une construction féodale d’Occident,
+il les comparait à nos baraquements de
+la garnison, en planches et têtes ondulées,
+qu’on apercevait au loin, si mesquins, si fragiles,
+et il disait à son compagnon : « Vous me
+rappeliez tout à l’heure que la masse populaire
+du Maroc, ainsi d’ailleurs que tout groupement
+islamique encore fruste, envisage l’installation
+des chrétiens sur le sol moghrébin comme une
+épreuve envoyée par Dieu et, comme telle,
+ayant forcément son terme. Ne croyez-vous pas
+qu’elle ne fasse ici un rapprochement, guère à
+notre avantage, entre ce château fort énorme,
+bâti comme pour l’éternité par les Portugais,
+symbole, semble-t-il, d’un véritable établissement,
+et les faibles abris de nos soldats qu’un
+rien peut détruire ? N’en tire-t-elle pas conjectures
+défavorables sur la précarité de notre
+occupation ?</p>
+
+<p>Les Portugais, au bout d’un siècle, songe-t-elle,
+durent abandonner ces orgueilleux Alcazars ;
+toute autre entreprise des chrétiens n’est-elle
+pas vouée au même sort ?</p>
+
+<p>«  — Il est possible, répondit l’interlocuteur,
+mais remarquez aussi les différences. Les Portugais
+s’accrochaient à ce rivage ; ils ne pénétraient
+pas dans le pays, sinon pour piller et
+asservir ; eux, ils campaient vraiment dans
+leur citadelle ; nous sommes installés dans nos
+baraques ; nous ne molestons pas les habitants
+et les laissons vivre à leur guise ; en assurant
+la sécurité qui permet l’aisance, nous faisons
+qu’ils éprouvent dans leur pays même un
+mieux-être qu’ils ignoraient auparavant ; les
+captant par les liens de l’accoutumance, nous
+forçons en tout cas à sommeiller, si nous ne
+parvenons à l’effacer, cette idée d’un exode
+futur de l’occupant. Ce qui importe avant tout,
+ce n’est pas l’allure extérieure de l’établissement,
+c’est la manière dont il est conçu et
+poursuivi… »</p>
+
+<p>Pour qu’une conquête européenne en pays
+d’Islam soit durable et vraiment féconde, elle
+doit se justifier moralement par les avantages
+de toute sorte qu’elle apporte au pays conquis.</p>
+
+<p>La conquête n’acquerra sur ce terrain nouveau
+des racines profondes qu’en réalisant
+chez l’indigène l’implantation d’habitudes
+nouvelles et en s’efforçant de les maintenir.</p>
+
+<p>La résistance brisée, il s’agit de rendre la
+soumission définitive, et c’est alors qu’interviennent
+utilement les procédés de pénétration
+pacifique ; ils sont le grand secret grâce
+auquel l’occupant, d’abord subi, est jugé
+supportable, puis devient par sa présence et
+l’effet de sa domination la source de bénéfices
+certains.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Il faut donc donner aux musulmans ce
+qu’ils réclament raisonnablement et qui correspond
+à leurs besoins et à leur mentalité.</p>
+
+<p>D’abord la liberté religieuse et le respect de
+toutes les institutions, coutumes et rites confessionnels.</p>
+
+<p>Encore que la cause paraisse entendue, il
+faut y insister pour en saisir l’énorme importance.
+La convention d’Alger du 5 juillet
+1830, signée du général Bourmont, mentionne
+expressément que la religion musulmane restera
+libre<a id="FNanchor_24" href="#Footnote_24" class="fnanchor">[24]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_24" href="#FNanchor_24"><span class="label">[24]</span></a> L’exercice de la religion mahométane restera libre.
+La liberté des habitants de toutes classes, leur religion
+leurs propriétés, leur commerce et leur industrie ne recevront
+aucune atteinte. Leurs femmes seront respectées.
+Le général en chef en prend l’engagement sur l’honneur.
+Au camp, devant Alger, le 5 juillet 1830. — <span class="sc">Hussein Pacha</span>,
+comte de <span class="sc">Bourmont</span>.</p>
+</div>
+<p>Cet engagement fut respecté à la lettre,
+c’est-à-dire que les fidèles continuèrent
+comme devant à se rendre à la mosquée. Mais,
+dans son esprit, on le suivit assez médiocrement.</p>
+
+<p>On incorpora d’office les habous ou fondations
+pieuses au domaine, ce qui était altérer
+de façon grave l’intention des donateurs et
+créa un froissement très profond dans les
+âmes musulmanes.</p>
+
+<p>Dernièrement encore, en Tunisie, on a pu
+voir combien la matière était délicate, lorsqu’il
+fut question d’assurer la vivification des
+terres habous incultes au profit de la colonisation :
+des manifestations eurent lieu, l’opinion
+indigène s’émut de cette innovation
+pourtant discrète et entourée de ménagements
+et de garanties. A la pensée de voir toucher,
+de si peu que ce soit et dans un but d’utilité
+publique, à la routine d’une institution séculaire,
+le fanatisme s’éveilla.</p>
+
+<p>Une autre atteinte détournée à la liberté
+religieuse en Algérie fut celle qui réduisit les
+pouvoirs des cadis, juges religieux, en faisant
+passer à la juridiction française nombre de
+leurs attributions les plus essentielles. L’indigène,
+qui réclame une justice prompte, sans
+complications ni formalités, d’homme à
+homme, pourrait-on dire, est à la fois déçu et
+troublé par tout notre appareil judiciaire aux
+auxiliaires multiples et d’ailleurs onéreux.</p>
+
+<p>« Nous voulons être régis, disent-ils, par la
+loi de l’Islam qui est d’essence divine. La religion
+nous fait un devoir de nous y conformer ;
+nous ne pouvons accepter une loi qui porte
+atteinte à nos croyances<a id="FNanchor_25" href="#Footnote_25" class="fnanchor">[25]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_25" href="#FNanchor_25"><span class="label">[25]</span></a> Rapport de la mahakma d’El Milia lors de la consultation
+des cadis sur la codification de la loi musulmane,
+1906.</p>
+</div>
+<p>« Depuis 1830, exposa en 1914 M. Lutaud
+à la tribune de la Chambre, jusqu’à ce jour,
+nous n’avons pas cessé une heure d’enlever
+aux cadis, morceau par morceau, toutes les
+attributions qu’ils avaient, malgré les protestations
+et les plaintes des indigènes qui veulent
+être jugés par les hommes de leur race,
+de leur culte, de leur langue, de mêmes habitudes
+mentales. »</p>
+
+<p>Vingt ans auparavant, M. Jules Cambon
+s’était fait l’écho des mêmes plaintes : « Nous
+avons dit aux indigènes que nous leur donnerions
+une justice moins coûteuse et plus sûre
+que celle des cadis, et il se trouve qu’ils ne
+voient jamais la fin non seulement de leurs
+procès civils, mais encore de leurs procès criminels.
+La procédure rend souvent la justice
+plus coûteuse que ne le pouvaient faire les
+concussions de certains magistrats musulmans,
+et les indigènes ne font pas la différence entre
+le prix d’une justice concussionnaire et le prix
+d’une justice procédurière<a id="FNanchor_26" href="#Footnote_26" class="fnanchor">[26]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_26" href="#FNanchor_26"><span class="label">[26]</span></a> Jules Cambon. <i>Le Gouvernement général de l’Algérie</i>,
+1918, p. 63.</p>
+</div>
+<p>Les constatations de M. Jules Cambon venaient
+elles-mêmes quelque cinquante ans
+après celles de Tocqueville, dont le beau rapport
+du 24 mai 1847 sur les crédits extraordinaires
+demandés par l’Algérie est empreint
+d’un si haut esprit politique. Le mal de notre
+opposition dangereuse, bien que passive en
+apparence, au libre exercice de l’Islam, y était
+pour la première fois nettement signalé.</p>
+
+<p>« Autour de nous, écrivait-il, les lumières se
+sont éteintes, le recrutement des hommes de
+loi et des hommes de religion a cessé, c’est-à-dire
+que nous avons rendu la société musulmane
+beaucoup plus misérable, plus désordonnée,
+plus ignorante et plus barbare qu’elle
+n’était avant de nous connaître. » Et il ajoutait :
+« Ne forçons pas les indigènes à venir
+dans nos écoles, mais aidons-les à relever les
+leurs, à multiplier ceux qui enseignent, à former
+des hommes de loi et des hommes de religion,
+dont la civilisation musulmane ne peut
+pas plus se passer que la nôtre. »</p>
+
+<p>« Les passions religieuses que le Coran
+inspire nous sont, dit-on, hostiles, et il est bon
+de les laisser s’éteindre dans la superstition et
+dans l’ignorance, faute de légistes et de prêtres.
+Ce serait commettre une grande imprudence
+que de le tenter. Quand les passions
+religieuses existent chez un peuple, elles trouvent
+toujours des hommes qui se chargent d’en
+tirer parti et de les conduire. Laissez disparaître
+les interprètes naturels et réguliers de
+la religion, vous ne supprimerez pas les passions
+religieuses, vous en livrerez seulement la
+discipline à des furieux et à des imposteurs<a id="FNanchor_27" href="#Footnote_27" class="fnanchor">[27]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_27" href="#FNanchor_27"><span class="label">[27]</span></a> Tocqueville signalait dans son magistral rapport un
+mémoire du général Bedeau faisant connaître qu’à l’époque
+de la conquête en 1837 il existait à Constantine des
+médersas réunissant de 600 à 700 élèves. Dix ans plus tard,
+le chiffre des étudiants était réduit à 60 et celui des
+msids (écoles primaires musulmanes), de 90 passait à 30.</p>
+
+<p>On réagit contre le mal signalé par Tocqueville par le
+décret du 30 septembre 1850 qui reconstituait les médersas
+pour former des candidats aux emplois dépendant des
+services du culte, de la justice, de l’instruction publique
+et des bureaux arabes.</p>
+</div>
+<p>Il paraît donc à peu près certain que la décadence
+des institutions musulmanes et, d’autre
+part, le médiocre succès de nos tentatives pour
+les réorganiser sous notre égide, ont provoqué,
+dans la deuxième partie du dix-neuvième siècle
+et jusqu’à nos jours, une exaltation populaire
+du sentiment religieux d’autant plus forte que
+celui-ci, sans être persécuté à proprement parler,
+se trouvait à tout le moins comprimé.</p>
+
+<p>D’où cette extraordinaire floraison dans
+toute l’Afrique du Nord du culte maraboutique,
+avec ses zaouïas et ses khouans, dont l’évident
+résultat fut de renforcer la solidarité musulmane,
+grâce au réseau serré et sans cesse accru
+de ses relations. « Dans le passé de l’Islam,
+note Jules Cambon, tous les pouvoirs établis
+ont été les adversaires de ces prédicateurs antisociaux,
+et c’est là qu’apparaît la faute que
+nous avons commise en détruisant à peu près
+consciemment toutes les forces sociales qui
+pouvaient subsister dans le monde musulman,
+parce que ces forces sociales, par leur nature
+même, étaient hostiles à ces forces religieuses
+indisciplinées. »</p>
+
+<p>C’est une grave erreur de croire qu’à notre
+contact la religion musulmane disparaît lentement.
+Elle a tendance, au contraire, à se raidir
+dans ses rites essentiels et à prendre davantage
+conscience d’elle-même en s’opposant à une
+religion voisine. Les élections d’Alger en 1919
+nous ont encore une fois montré l’influence
+effective des marabouts et des sociétés secrètes
+ainsi que la répugnance de la masse musulmane
+à dessiner la moindre manifestation
+orientée dans le sens d’une européanisation
+éventuelle. Les Jeunes-Algériens ne sont encore
+qu’une minorité infime auprès des Vieux-Croyants.</p>
+
+<p>La religion musulmane est donc un fait majeur,
+dominant toutes les réactions sociales des
+peuples où elle règne en maîtresse. Aucune de
+ses manifestations ne doit être négligée. Elle
+est une force puissante et, en face de l’Europe,
+une force ennemie ; ennemie des mœurs, des
+habitudes politiques, de la présence même de
+l’étranger impie et exécré.</p>
+
+<p>La surveiller, mais sans paraître y toucher,
+dériver habilement les tentatives et les efforts
+de ses fidèles les plus ardents, avec infiniment
+de mesure et de discrétion ; la conserver pour
+mieux l’endormir, devient une nécessité impérieuse
+pour toute nation européenne exerçant
+une domination en pays d’Islam.</p>
+
+<p>L’exemple de l’œuvre accomplie au Maroc
+peut être utilement cité. Ne rien changer en
+apparence ; laisser subsister toutes les manifestations
+extérieures auxquelles le peuple des
+villes et des campagnes tient tant, qu’elles
+soient orthodoxes ou simple vestige des anciens
+rites païens ou magiques (procession
+d’Aïssaouas, carnaval de l’Achoura, moussems
+ou pèlerinages locaux) ; augmenter sans ostentation
+l’éclat des grandes fêtes traditionnelles
+(Aïd el Kebir, Aïd Seghir, Mouloud) par la
+reviviscence des protocoles anciens, par des
+gratifications données à nos serviteurs ou à
+nos fonctionnaires indigènes ; interdire aux
+Européens, pour éviter tout incident, l’entrée
+des mosquées, bref montrer que notre présence
+ne gêne en rien les traditions du passé, même
+les plus infimes ; au contraire que, grâce à la
+paix et à la sécurité revenues, les cérémonies
+diverses attirent davantage d’adeptes et de
+plus loin, en un mot et pour tout résumer :
+<i lang="la" xml:lang="la">quieta non movere</i>, il y a les grandes lignes
+d’un programme jusqu’ici appliqué avec succès
+et à quoi rien ne semble devoir être changé<a id="FNanchor_28" href="#Footnote_28" class="fnanchor">[28]</a>.</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_28" href="#FNanchor_28"><span class="label">[28]</span></a> Voir <a href="#note-iv">note IV</a> à la fin du volume.</p>
+</div>
+<p>On peut en outre s’efforcer d’acquérir, par
+le jeu de l’intérêt, la neutralité, sinon la bienveillance
+des personnages religieux, professeurs
+ou lettrés, au moyen d’offrandes ou de
+sinécures adroitement distribuées par l’intermédiaire
+d’un organisme indigène, afin de
+ménager des susceptibilités d’ailleurs légitimes.</p>
+
+<p>Par contre-partie de cette attitude favorable,
+il sera opportun d’exercer un simple droit de
+regard sur l’enseignement musulman, de manière
+qu’il ne devienne pas un foyer de fanatisme
+et de haine contre le conquérant.</p>
+
+<p>La réorganisation des habous au Maroc, suivant
+les principes traditionnels en vigueur
+autrefois et que les malheurs des temps avaient
+seuls effacés, peut être proposée comme un
+modèle des bienfaits du Protectorat en matière
+de politique religieuse.</p>
+
+<p>Durant la période de confusion et d’extrême
+anarchie qui précéda l’installation du Protectorat
+au Maroc, les biens habous furent dilapidés.
+L’exemple venait de haut : sous le règne
+des deux derniers sultans, leur entourage immédiat,
+les vizirs, les conservateurs ou nadirs
+pratiquèrent avec un entrain remarquable les
+détournements, les destructions d’archives et
+toutes collusions utiles pour s’approprier les
+fondations pieuses ou en trafiquer.</p>
+
+<p>Les revenus des habous destinés à alimenter
+les budgets du culte, de la justice et les bourses
+d’étudiants étaient devenus dérisoires ; aussi
+les mosquées tombaient-elles en ruines ; les
+médersas se vidaient et les cadis, non appointés,
+se rattrapaient sur le disponible des justiciables.</p>
+
+<p>L’objectif du Protectorat fut, en suivant simplement
+le droit légal et coutumier indigène,
+de remettre sur pied toute une administration
+naguère organisée suivant ses principes traditionnels,
+en la contrôlant. Notre venue et notre
+action ayant eu pour résultat de faire cesser
+la gabegie et le gâchis furent considérées en
+ce domaine comme un événement heureux par
+l’opinion indigène.</p>
+
+<p>Le rôle du conquérant chrétien, en l’occurrence,
+fut celui de l’esprit caché qui meut
+tous les ressorts ; ceux-ci agissent, on ne voit
+qu’eux, l’impulsion qui les anime est invisible.</p>
+
+<p>Certains s’étonnent que, malgré cette attitude
+si amicalement libérale, davantage : digne
+et respectueuse envers la religion des musulmans,
+nous ne soyons pas aimés d’eux, tout
+au moins en Islam primitif. On oublie qu’il est
+déjà bien beau que nous soyons tolérés.</p>
+
+<p>Dans le horm de Moulay-Idriss, à Fez, il y a
+quelque quinze ans, il était de coutume de dire
+que les bêtes de somme, les juifs et les chrétiens
+ne pénétraient pas.</p>
+
+<p>Ces derniers ont forcé la consigne ; aujourd’hui,
+touristes de toute catégorie circulent
+librement autour du sanctuaire, jetant de la
+porte vers l’intérieur un regard rapide et profane.</p>
+
+<p>Certes, s’ils sont attentifs, ils peuvent surprendre
+chez les fidèles qui les coudoient des
+visages hostiles ou une indifférence glaciale
+chargée de mépris. Dans cette étrange cuve
+que sont les souks de Fez, groupés autour de
+Karaouyne, Sorbonne du moyen âge musulman,
+les plus farouches instincts de lucre se
+mêlent aux élans de la mysticité et le bruit
+du trafic ne parvient pas à étouffer celui des
+prières. La religion, l’allure formelle de la vie,
+l’idéologie, tout repousse là l’Occidental qui
+passe ; sur lui pèse une réprobation qu’on sent
+unanime. Mais contre lui nul prétexte n’est
+donné d’esquisser un geste qui soit un signe
+de révolte légitime, encore qu’en nul autre lieu
+peut-être de l’Islam ne s’aperçoive mieux la
+barrière infranchissable qui sépare le véritable
+musulman du chrétien, croyant ou non, et
+qu’il serait folle présomption de croire détruire
+un jour prochain.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>L’Islam étant dans son génie profond une
+puissance contraire à nos désirs, à nos aspirations,
+à nos tendances, qu’on peut apaiser et
+calmer sans songer à la réduire jamais, il est
+bien évident que notre intérêt est d’éviter,
+dans la mesure du possible, sa propagation
+chez les peuples soumis à notre empire.</p>
+
+<p>Cette politique dont l’usage a reconnu la sagesse
+ne fut pas toujours suivie. Au Sénégal,
+Faidherbe et ses successeurs ont cru qu’il convenait,
+pour élever le niveau des sociétés fétichistes,
+de favoriser l’expansion musulmane
+et la propagande de ses missionnaires. L’histoire
+si souvent sanglante de la colonie a montré
+les méfaits que pouvait causer le fanatisme
+chez des populations primitives.</p>
+
+<p>Comme on l’a justement observé, un marabout
+hostile est cent fois plus dangereux que
+n’est utile un marabout bienveillant.</p>
+
+<p>La même erreur fut suivie en Kabylie, très
+faiblement islamisée au début de la conquête et
+que nous crûmes civiliser, rapprocher de nous
+en y répandant l’enseignement musulman ; or,
+nous n’eûmes pas à nous en louer.</p>
+
+<p>L’expérience acquise nous a servis en quelque
+mesure au Maroc où l’on a estimé très
+sagement que nous n’avions nul intérêt à
+islamiser les Berbères des montagnes et à
+changer leur xénophobie native en fanatisme
+acquis. On se garda d’y répandre l’instituteur
+algérien et les écoles franco-arabes.</p>
+
+<p>En dépit de cette heureuse abstention, il faut
+reconnaître que l’islamisation des Berbères se
+poursuit très rapidement depuis l’occupation
+française, par suite du contact politique que
+la conquête progressive du bled siba crée entre
+lui et l’ancien pays makhzen, très arabisé.
+L’extrême facilité des communications, l’accroissement
+des transactions font que les Berbères
+se mettent vite à la langue arabe en
+même temps qu’à la religion musulmane,
+laquelle leur est immédiatement accessible en
+leur qualité de peuples primitifs. Comme le
+remarque A. Comte : « Toute religion, surtout
+à popularité très prononcée, doit évidemment
+s’apprécier en dynamique sociale, suivant la
+manière dont elle était habituellement entendue
+par les masses et non d’après le sens plus
+raffiné qu’ont pu y attacher secrètement quelques
+initiés. »</p>
+
+<p>« Depuis trois ans que je réside dans un poste
+de pays berbère, nous disait un contrôleur
+civil du Maroc, j’ai vu l’évolution s’accomplir
+pour ainsi dire sous mes yeux ; le nombre des
+écoles coraniques a quadruplé dans les douars
+depuis l’occupation ; celui des néophytes pratiquant
+toutes les obligations rituelles a augmenté
+dans les mêmes proportions, et les progrès
+continuent sans cesse.</p>
+
+<p>Au temps de la siba, le Berbère vivait en
+quelque sorte en vase clos dans sa tribu d’origine ;
+ses seules relations normales avec les
+citadins s’exerçaient par le pillage des voyageurs.
+Actuellement, la nécessité de vendre et
+d’acheter aux gens des villes, qui circulent
+librement et sans danger dans les campagnes
+naguère infestées de bandits, contraint le Berbère
+à connaître la langue et même, pour
+n’être pas dupe dans les contrats, l’écriture
+arabe.</p>
+
+<p>La religion musulmane suit naturellement.
+Elle est la religion qui est la plus proche dans
+l’espace et la plus proche aussi dans le domaine
+moral. La paix française facilite son extension ;
+il y a là une évolution presque fatale que nous
+ne pouvons songer sérieusement à combattre
+par des palliatifs dérisoires : création d’écoles
+purement françaises que fréquente une
+douzaine d’enfants, transcription en français
+des décisions de djemâas sur des registres <i lang="la" xml:lang="la">ad
+hoc</i> (ce dernier procédé d’ailleurs irréalisable
+pratiquement).</p>
+
+<p>Enfin la religion arabe constitue-t-elle aussi
+peut-être pour ces autochtones qui ont lutté en
+vain contre l’envahissement de l’étranger une
+protestation intérieure, un dernier refuge, inviolable
+celui-là, et que nul ne leur arrachera.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Après la liberté religieuse, bienfait en quelque
+sorte négatif mais capital, puisqu’il conditionne
+la sécurité et le maintien de notre établissement,
+la grande valeur positive qu’apporte
+notre venue réside dans l’instauration de
+l’ordre au moyen d’un gouvernement et d’une
+administration réguliers.</p>
+
+<p>Les populations musulmanes ont été caractérisées
+jusqu’à ce jour, tout au moins en
+Afrique du Nord, par leur longue impuissance
+à se diriger elles-mêmes.</p>
+
+<p>« Une réorganisation administrative dans un
+pays musulman n’est possible, écrit lord Milner
+dans son fameux rapport sur l’Égypte, que
+si elle est imposée du dehors… Les puissances
+européennes, en respectant les institutions séculaires
+pour lesquelles les populations musulmanes
+conservent un attachement religieux,
+peuvent en obtenir, par un contrôle incessant,
+un fonctionnement régulier et honnête. »</p>
+
+<p>L’exemple du Maroc vient encore naturellement
+à l’esprit, car il est le plus récent et le
+plus curieux. L’histoire du Maroc est celle
+d’une entité géographique et politique créant
+l’illusion d’un empire aux yeux de l’ignorance
+européenne, mais d’un empire où le désordre
+intérieur, existant comme la variole ou le
+typhus à l’état endémique, compromettait sans
+cesse l’autorité du souverain. Cet état d’anarchie
+n’offrait de rémission qu’autant que
+l’émir couronné montrait de l’activité et de la
+poigne.</p>
+
+<p>Les limites des territoires soumis s’étendaient
+alors pour se réduire aussitôt que Sa
+Majesté ne guerroyait plus. Le sultan et son
+makhzen (vizirs à ses côtés, caïds dans les tribus)
+ne faisaient qu’assurer un semblant de
+sécurité et de justice, d’ailleurs payé chèrement.</p>
+
+<p>L’organisation financière pouvait offrir à
+peu près ce tableau. Le caïd, institué par le
+sultan, après hommage pécuniaire rendu en
+proportion de l’importance de sa charge, tire
+de ses administrés le plus d’argent possible,
+et par tous les moyens. De l’argent ainsi récolté,
+il fait deux parts : l’une pour lui, l’autre,
+accompagnée d’une comptabilité fantaisiste,
+pour le Trésor, dit public. Il est bien certain
+qu’une tendance vive l’incite à arrondir la
+sienne et à diminuer celle du makhzen. Dans
+ce cas constaté, ou deviné seulement, l’arbitraire
+étant de règle, la destitution, l’emprisonnement
+et la confiscation des biens s’ensuivaient.
+Le sultan faisait convoquer le caïd
+à Fez ou à Marrakech, et, là, ces aimables
+surprises étaient notifiées au fonctionnaire à
+l’excessif appétit ; l’exécution suivait sans délai ;
+les « contribuables » dépouillés n’étaient
+pas remis en possession de leurs biens, mais
+ils étaient fort contents tout de même de voir
+la justice du sultan châtier le coupable.</p>
+
+<p>Pour éviter cette disgrâce lourde, puisqu’il
+y perdait à la fois sa fonction, sa liberté
+et sa fortune, le caïd s’efforçait-il de satisfaire
+aux exigences du makhzen sans trop faire tort
+à celles de sa propre avidité, en pressurant un
+peu davantage ses administrés ? Ceux-ci, excédés,
+se soulevaient, brûlaient et pillaient la
+demeure du tyranneau, lequel était bien heureux
+quand, par une fuite opportune, il pouvait
+échapper à un massacre certain.</p>
+
+<p>Le pouvoir d’un caïd dans sa tribu sous l’ancien
+makhzen était un pouvoir absolu, tempéré
+cependant par deux alternatives, en cas
+d’abus : la confiscation venue d’en haut, la
+révolte surgie d’en bas.</p>
+
+<p>Le makhzen, au reçu de la nouvelle d’une
+sédition qui le privait d’un fidèle serviteur,
+sans autrement s’en émouvoir, acceptait d’un
+autre candidat au caïdat une forte provision,
+l’instituait, et le nouveau promu recommençait
+à ses risques et périls le jeu subtil de faire fortune
+sans éveiller les susceptibilités de la cour
+et les réactions du populaire. Il fallait évidemment
+du doigté.</p>
+
+<p>Le Trésor n’était constitué qu’au profit du
+sultan et de son entourage. Le pays n’en bénéficiait
+nullement. Les travaux publics étaient
+inexistants ; aucun plan suivi et de longue haleine,
+d’amélioration ou d’utilité générale ne
+voyait jamais le jour.</p>
+
+<p>A ce régime, il n’était point surprenant que
+les tribus des pays de montagne, où les faibles
+armées du sultan ne pouvaient s’aventurer
+qu’occasionnellement, ne voyaient aucun avantage
+à reconnaître cette autorité du makhzen
+dont le poids était lourd et le bénéfice fort peu
+certain.</p>
+
+<p>Le particularisme des groupements berbères
+au rudiment d’organisation mi-démocratique,
+mi-soviétique s’accommodait à merveille de
+cette absence de joug.</p>
+
+<p>Un passage d’Ibn-Khaldoun traduit bien leur
+état d’esprit : « Une tribu s’avilit qui consent
+à payer des impôts et des contributions. Une
+tribu ne consent jamais à payer des impôts
+tant qu’elle ne se résigne pas aux humiliations.
+Les impôts et les contributions sont un fardeau
+déshonorant qui répugne aux esprits
+fiers. Tout peuple qui aime mieux payer ces
+tributs plutôt que d’affronter la mort a beaucoup
+perdu de cet esprit de corps qui porte à
+combattre ses ennemis et à faire valoir ses
+droits<a id="FNanchor_29" href="#Footnote_29" class="fnanchor">[29]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_29" href="#FNanchor_29"><span class="label">[29]</span></a> <i>Prolégomènes</i>, 297.</p>
+</div>
+<p>Moulay-Hassan, le dernier grand sultan du
+Maroc indépendant, passa la moitié de sa vie
+à cheval, à guerroyer dans tous les coins de son
+empire pour maintenir ses tribus dans le devoir
+et mater leurs velléités de dissidence.</p>
+
+<p>Après lui et Ba-Ahmed, l’extraordinaire régent
+de la minorité d’Abd-el-Aziz, à l’énergie
+débordante et la main de fer, tout s’écroula.</p>
+
+<p>L’argent rentrait mal ou pas du tout ; comme
+les besoins devenaient plus grands, l’Europe
+voulut bien consentir des emprunts, mais à la
+condition de prendre des gages et de s’implanter.
+C’est ainsi que le Maroc, anachronisme
+étonnant au dix-neuvième siècle et aux portes
+de l’Europe, perdit son indépendance, qui ne
+lui rapportait d’ailleurs que ruine et confusion.</p>
+
+<p>Le premier soin du Protectorat français fut
+de mettre de l’ordre dans les finances, d’organiser
+l’impôt sur des bases rationnelles, de le
+percevoir à dates fixes et de restreindre, dans
+la mesure du possible, les motifs d’exaction.</p>
+
+<p>L’apport d’une sécurité véritable alla de pair
+avec l’assainissement du maquis financier.
+Quand notre protectorat s’est installé au Maroc
+qui venait de subir une longue période de dissolution
+interne et de troubles, où les biens et
+les personnes étaient sans cesse menacés,
+l’heureux effet de notre présence et de la police
+qu’elle comportait fut tel qu’il dissipa beaucoup
+de préventions contre la venue des chrétiens.
+Aujourd’hui, parmi le bled siba encore
+réfractaire, le seul argument, le seul apprécié
+en tout cas, en faveur de notre intervention
+dans le pays, est bien précisément celui de
+cette sécurité que nous apportons dans nos
+fourgons.</p>
+
+<p>Après la sécurité vient le bien-être matériel :
+aménagement de routes, par suite facilité
+extrême des communications, forage de puits,
+distribution d’eau, soins médicaux ; bref tous
+les avantages que livre, à côté de tant de maux,
+la civilisation moderne. L’indigène musulman,
+et surtout au Maroc, est très utilitaire ; il ne
+vise que le concret et ce qui lui sert. On l’oublie
+trop souvent en croyant le combler de
+bienfaits théoriques, dont il se moque
+quand il ne s’en sert pas contre nous. Il
+y a une quinzaine d’années, un des rares
+Européens qui habitaient une ville du Maroc,
+s’avisant de sortir à bicyclette, faillit être lynché
+par la population, laquelle s’émut de cet
+objet plus nouveau qu’un chameau. Peu de
+temps auparavant, un médecin français fut
+assassiné dans cette même ville, parce qu’on
+croyait qu’il était chargé d’installer la télégraphie
+sans fil, supposée source de calamités. A
+l’heure actuelle, les Marocains aisés ont leur
+auto, qu’ils conduisent parfois eux-mêmes,
+usent du téléphone, de la lumière électrique
+et de toutes les commodités dues au génie mécanique
+du roumi.</p>
+
+<p>Sécurité, jouissance paisible d’une paix enfin
+acquise et de ses divers agréments supposent
+l’exercice régulier de la justice. La justice en
+pays d’Islam est un fruit rare ; d’un bout à
+l’autre des terres musulmanes, de Chiraz à
+Mogador, la vénalité sévit et l’arbitraire et le
+déni de justice en vue du profit ; tant dans la
+justice pénale que dans la justice civile, caïds
+et cadis rivalisent ; tout s’arrange avec de l’argent,
+au mépris de toute équité et foi jurée ;
+ce sont combinaisons appelées là bakchich et
+ici fabor.</p>
+
+<p>« L’argent est un maître ; il ne laisse pas de
+non à la parole », dit un proverbe chleuh du
+Sous. Aussi a-t-on vu avec quel empressement
+et souvent au prix de quels sacrifices les indigènes
+en pays de capitulations se précipitaient
+vers la protection étrangère du roumi, par ailleurs
+exécré, qui les soustrayait à la manière
+par trop intéressée de leurs juges naturels.</p>
+
+<p>Comme tous les peuples primitifs, Algériens
+et Marocains ont le sentiment de la justice,
+qu’ils sont incapables par ailleurs, livrés à
+eux-mêmes, d’exercer. Cependant, la vraie formule
+n’est pas de donner aux musulmans des
+juges européens, la plupart du temps ignorants
+à la fois de la loi musulmane et de son esprit,
+des coutumes locales, de la langue. Il faut leur
+laisser leurs juges naturels, mais soigneusement
+les choisir et les surveiller.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>L’ensemble des avantages qu’une installation
+européenne apporte dans un pays musulman
+peut se définir ainsi : faire vivre la société
+indigène dans son atmosphère morale traditionnelle,
+mais épurée de ses misères, y maintenir
+les cadres naturels, amendés et contrôlés
+en vue d’une amélioration générale des conditions
+de vie en usage. Cette œuvre nécessite,
+chez ceux qui ont la charge de la mener à bien,
+des qualités nombreuses et variées.</p>
+
+<p>Outre une grande aptitude aux idées générales
+par quoi l’on domine les détails de la
+besogne journalière, de la persévérance et du
+caractère, il faut en même temps une connaissance
+de l’indigène ne s’acquérant qu’à l’usage,
+une sympathie vers lui, un effort constant
+de compréhension et de patience, à la fois de
+la bonhomie et de l’énergie ; en un mot, une
+gentillesse grâce à laquelle se crée le lien moral
+et qui est une qualité bien française.</p>
+
+<p>Le sens de l’indigène musulman est souvent
+difficile à acquérir ; il y a là toute une psychologie
+à reconstituer pour savoir ce qui le touche
+et le séduit, ce qui le choque et le rebute, d’autre
+part, et qui varie suivant les classes sociales,
+les régions, les milieux ruraux ou urbains.</p>
+
+<p>Comprendre les aspirations, les vrais besoins,
+les faiblesses des populations avec qui
+l’on a affaire est la première démarche à instituer,
+puis faire la balance entre leurs qualités
+et leurs défauts, les tenir en main tout en
+évitant les tracasseries inutiles, exige une
+variété de dons qu’il n’est pas donné à quiconque
+de posséder en un jour. Asseoir son
+prestige d’abord par une grande dignité d’attitude
+et de vie, puis par un mélange de distance
+et de familiarité, de jugement sévère et de
+cordialité, dosage indispensable dans des sociétés
+sommairement hiérarchisées, tout cela
+est la marque d’un vrai chef.</p>
+
+<p>Le plus grand bienfait à accorder aux indigènes
+est de les pourvoir de chefs locaux
+administrateurs ou contrôleurs qui les comprennent,
+les aiment sans en être les dupes
+et avec lesquels ils se sentent en confiance.</p>
+
+<p>On a vu, dans les premières années du Protectorat
+du Maroc, comme autrefois en Algérie,
+des populations pleurer assez sincèrement le
+départ de chefs militaires ou civils qui avaient
+su acquérir leur sympathie ; ces chefs étaient
+en général les plus justes, mais aussi les plus
+sévères et les plus énergiques.</p>
+
+<p>Il est donc souhaitable que le chef qui réussit,
+demeure longtemps au même poste. Le
+musulman n’aime pas les figures nouvelles. Si
+elles se succèdent par trop, il ne se livre plus,
+se replie sur lui-même ; le lien moral se dissout,
+au grand dam de l’œuvre poursuivie, et il ne
+se renoue ensuite que difficilement.</p>
+
+<p>La cause essentielle des mésaventures espagnoles
+au Maroc vient de ce malentendu fondamental
+entre l’indigène et l’occupant ; ce
+dernier considère l’autre comme un ennemi
+héréditaire ; il ne fait rien pour le gagner après
+l’avoir réduit ou bien ses avances sont maladroites
+et prises en mauvaise part ; il creuse le
+fossé au lieu de l’aplanir ; il heurte sans cesse
+le soumis de la veille, jusqu’au jour où du
+foyer mal éteint l’incendie éclate. Les expéditions
+coloniales ne s’organisent pas aujourd’hui
+comme au temps de Pizarre. En méprisant
+son adversaire, en ne se souciant ni de
+ses besoins ni de sa mentalité, en ne faisant
+rien pour le gagner, on n’aboutit qu’à de
+graves échecs.</p>
+
+<p>Cet exemple fâcheux mis en parallèle avec
+la plupart de nos réussites atteste que la durée
+et la solidité d’un établissement européen en
+terre d’Islam sont en raison directe de la valeur
+intellectuelle et morale des hommes, à tous les
+degrés de la hiérarchie, qui ont la charge de
+l’établir, puis de la maintenir.</p>
+
+<p>Elles dépendent aussi de la façon dont ces
+hommes ont compris leur rôle, lequel est, pour
+une grande part, de rendre sans cesse visible
+et palpable, aux yeux des musulmans, l’utilité
+et les avantages matériels dus à notre présence
+et à notre action, en allégeant autant qu’il est
+possible les contraintes obligatoires et pénibles
+qui en sont la contre-partie inévitable.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c5"><span class="maigre">CHAPITRE V</span><br>
+LES BIENFAITS PÉRILLEUX</h2>
+
+<blockquote class="epi">
+<p><span class="sc">Caliban</span>. — Vous m’avez appris à parler et le
+profit que j’en retire est de savoir comment vous
+maudire. La peste rouge vous tue !</p>
+
+<p class="sign"><span class="sc">Shakespeare</span>. <i>La Tempête</i>.</p>
+
+</blockquote>
+
+<p>Rien de trop, dit la sagesse antique et de
+toujours. Et d’autre part, ne forçons point
+notre talent. Accordons aux musulmans ce
+qu’ils demandent et satisfaisons à leurs
+souhaits justifiés, tacites ou exprimés. N’allons
+pas au delà ; cette erreur psychologique serait
+une source de graves fautes politiques dont
+nous serions les premiers punis.</p>
+
+<p>Il ne faut pas donner aux musulmans ce
+qu’ils ne demandent pas et qui ne correspond
+ni à leurs besoins ni à leur mentalité.</p>
+
+<p>Or, il est beaucoup de ces présents d’Artaxercès
+dont on veut à toute force faire cadeau
+aux musulmans, alors qu’ils les goûtent médiocrement.
+On s’étonne qu’ils ne soient pas
+pleins de gratitude pour ces beaux dons inutiles.
+On part, comme toujours, des généreux
+et absurdes principes révolutionnaires venus
+par fil spécial de Sirius à la Terre dans la
+substance grise de terribles logiciens. Les êtres
+humains sont partout identiques ; il n’y a entre
+eux que différences de développement ; par conséquent,
+la « mission civilisatrice » des peuples
+évolués est de faire parvenir au même point de
+progrès des peuples prétendus arriérés. Et le
+meilleur moyen d’éducation, n’est-ce point de
+les assimiler pour que, du contact, des habitudes
+et des idées, de la pratique des mêmes
+mœurs politiques, surgisse la fusion désirée ?</p>
+
+<p>Un principe aussi erroné ne peut être qu’une
+source jaillissante d’erreurs. La civilisation
+musulmane n’est pas seulement « arriérée »
+par rapport à la nôtre, il n’y a pas seulement
+différence de degré ou de niveau, un trou dans
+la durée à combler hâtivement (et quand cela
+serait, quel danger encore de brûler tant
+d’étapes !) ; il y a différence de nature dans sa
+forme et sa contexture mêmes ; de part et
+d’autres, modes de représentation et catégories
+de l’entendement ne sont pas les mêmes.</p>
+
+<p>Par suite, quels troubles profonds ne va-t-on
+pas apporter dans les esprits musulmans, où
+tout est fixé par l’usage et l’hérédité, par le
+milieu, l’état social, en leur imposant des
+façons de voir, de juger et d’agir, alors que,
+sauf quelques rares individualités, ils ne possèdent
+pas la même manière de sentir et de
+« réagir » que nous.</p>
+
+<p>Néanmoins, nos politiciens ne sont point
+embarrassés de pareilles considérations, sans
+doute jugées réactionnaires. Ils se sont persuadé
+qu’il fallait, pour faire de nos protégés
+musulmans nos amis et presque des nationaux,
+les instruire. La clarté des notions acquises
+dissiperait les préjugés et les erreurs, faciliterait
+les rapprochements, éclaircirait tous
+malentendus. Bourde écrivait dans le <i>Temps</i>,
+en un style et avec des images dignes d’Homais,
+des phrases de ce genre qu’on ne peut
+qualifier que du nom même de leur auteur :
+« L’enseignement des indigènes est la clef de
+voûte de notre œuvre au delà de la Méditerranée.
+De lui dépend l’avenir de notre action
+elle-même, car ce n’est que par l’instruction
+que la France peut espérer absorber les quinze
+millions d’indigènes qu’elle va désormais porter
+logés dans ses flancs. »</p>
+
+<p>Et feu Albin Rozet, qui fut un parlementaire
+digne et laborieux, mais dont les idées sur la
+politique musulmane étaient à la fois les plus
+absolues et les plus saugrenues (ce qui va
+assez bien ensemble), déclarait hautement :
+« Le jour où notre Nord-Africain parlera français,
+il sera véritablement une terre française
+et un prolongement de la patrie. Il sentira et
+pensera comme la France. »</p>
+
+<p>Ainsi l’on parsema d’écoles l’Afrique du
+Nord. Il y a plus de vingt-cinq ans que ce mouvement
+de « fureur scolaire » a commencé de
+sévir ; on peut donc en voir les conséquences,
+qui ne sont pas des plus fameuses. L’expérience,
+d’une manière générale, a montré que
+plus les indigènes avaient acquis de culture
+française et davantage ils avaient tendance, en
+secret ou ouvertement, à nous haïr ; cette constatation,
+évidemment décevante, vient de
+l’avis unanime de ceux qui ont observé sans
+parti pris les résultats offerts. En 1886, le Gouverneur
+général de l’Algérie le reconnaissait
+loyalement. « L’expérience, disait-il, tend à
+démontrer que c’est quelquefois chez les indigènes
+à qui nous avons donné l’instruction la
+plus étendue que nous rencontrons le plus
+d’hostilité. » Et M. Louis Vignon, signalant le
+fait, d’ajouter : « C’est presque toujours parmi
+les anciens élèves des écoles primaires que
+l’Administration rencontre des opposants, réclameurs,
+fabricants de faux papiers. D’autre
+part, si l’on voit encore en Algérie, où les
+esprits sont murés, donc peu curieux d’acquérir,
+très peu de « jeunes », ceux-ci, loin d’être
+ralliés et sûrs, sont généralement ennemis.
+Leurs journaux en témoignaient avant la
+guerre ; leur abstention, à l’heure des engagements
+volontaires, l’a souligné. Un certain
+nombre d’instituteurs indigènes réclament
+âprement les droits électoraux, discutent l’autorité.
+Passez la frontière : depuis longtemps
+on jugeait pour ennemis la plupart des « Jeunes-Tunisiens ».
+Bien qu’ils fussent très prudents
+et très habiles, ils se sont découverts une
+première fois lors des incidents de 1912,
+une seconde fois pendant la guerre<a id="FNanchor_30" href="#Footnote_30" class="fnanchor">[30]</a>. »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_30" href="#FNanchor_30"><span class="label">[30]</span></a> Vignon, <i>Un programme de politique coloniale</i>. Plon,
+1919, p. 526. « L’expérience de l’Inde avec sa classe encombrante
+de <i>babous</i> ou <i>lettrés</i> aurait pu nous servir ; ce ne
+sont que des arrivistes forcenés, écrivait lord Curzon,
+animés de la haine la plus profonde non seulement contre
+tous les Anglais, mais contre tous les Européens, prêts
+à toutes les destructions pour satisfaire leur vanité exaspérée…
+Au point de vue politique, les agitateurs professionnels
+sont ceux qui ont fait leurs études en Angleterre
+et qui s’inspirent des principes de la liberté politique sans
+être devenus capables d’en apercevoir les difficultés et d’en
+saisir les contradictions. »</p>
+</div>
+<p>Au Maroc, on a cru ou feint de croire que les
+interprètes et instituteurs algéro-tunisiens que
+nous importions seraient de bons agents de
+pénétration ; on fut bien obligé de se servir
+d’eux ; d’ailleurs, on n’avait pas l’embarras
+du choix ; or, on est contraint de reconnaître
+que, d’une manière générale, on n’a pas eu de
+pires ennemis de notre influence.</p>
+
+<p>La « politique musulmane » fait donc, en
+général, fausse route dans le domaine de l’instruction.
+Qu’on nous entende bien : on ne
+prêche pas ici l’obscurantisme, mais l’instruction
+ne doit pas être distribuée et imposée
+<i lang="la" xml:lang="la">larga manu</i>, comme la quinine ; elle doit être
+offerte, mise à la disposition des musulmans,
+nous dirons plus, elle doit être proposée à petites
+doses, comme une prime et un honneur
+réservés à l’aristocratie indigène ; ingurgitée à
+tort et à travers, elle peut devenir un véritable
+poison pour des intelligences non adaptées ;
+elle suscite alors la vanité, la paresse, crée des
+déclassés.</p>
+
+<p>Dans l’esprit de nos idéologues islamisants,
+l’acquisition des lumières doit pouvoir rendre
+les indigènes aptes à conquérir la liberté, les
+droits du citoyen, l’électorat ; le tout considéré
+comme bien suprême. On ne prend pas garde
+encore que nous sommes dans une société radicalement
+incapable, sauf au dire de quelques
+intrigants ou ambitieux qu’elle peut comprendre,
+de jouir de ces prétendus avantages. En
+pays d’Islam, on est toujours dans un monde
+patriarcal, autoritaire, ou tout au moins très
+hiérarchisé : il y a le <i lang="it" xml:lang="it">popolo grasso</i> et le <i lang="it" xml:lang="it">popolo
+minuto</i>, les chefs et ceux qui doivent obéir ; le
+fonctionnement de la vie sociale repose sur le
+principe de l’autorité détenue par certains, qui
+l’ont acquise par la naissance, la possession
+d’état résultant de quelque coup de force ou
+la faveur du gouvernement.</p>
+
+<p>Quelle révolution énorme au sein de cette
+société patriarcale qui n’obéissait jusqu’alors
+qu’au chef de famille ou au chef de tribu que
+d’y imposer les principes libéraux et individualistes !</p>
+
+<p>Cette limitation et ce contrôle de l’autorité,
+cette mise en question (qui viendra vite) de la
+légitimité elle-même de la domination du peuple
+conquérant, n’est-elle pas extrêmement
+nouvelle pour le peuple algérien, mis à part
+quelques agitateurs ? On ne peut pas mieux
+préparer soi-même les verges dont on se fera
+fouetter. Nous avions l’exemple des caricatures
+de suffrage universel que donnent les consultations
+électorales de nos vieilles colonies et
+de l’Inde, des scandales permanents qu’elles
+entraînent. A quoi bon transporter toute cette
+misère en Algérie qui en avait été encore
+exempte ?</p>
+
+<p>Il fallut cependant le tenter.</p>
+
+<p>Issu du sentimentalisme d’une démagogie
+considérément étendue hors de ses frontières
+métropolitaines et de l’ignorance exagérée de
+trop de parlementaires touchant les choses coloniales
+et islamiques, votée enfin par une poignée
+de députés présents dans une séance du
+matin, la loi du 4 février 1919 a, on le sait, un
+objet double : en premier lieu, elle donne à
+tous les indigènes autres que les journaliers
+agricoles ou les ouvriers urbains qui n’ont pas
+fait de service militaire la faculté d’obtenir de
+plein droit la naturalisation au titre de citoyen
+français. En un mot, les neuf dixièmes des
+jeunes générations peuvent obtenir <i lang="la" xml:lang="la">ad libitum</i>
+la citoyenneté française. Ce beau cadeau n’a eu
+aucun succès, comme on pouvait s’y attendre ;
+c’est une manifestation de notre libéralisme et
+de nos bonnes dispositions à l’égard des Algériens,
+un geste noble et platonique, et pas
+autre chose. « Vous devriez comprendre, disent
+les notables de la société indigène, qu’il y a
+incompatibilité absolue à ce qu’un musulman
+fidèle à sa religion recherche la qualité de
+citoyen français avec les obligations qui en
+découlent. Croyez-nous, aucun musulman digne
+de ce nom n’acceptera de renoncer à son
+statut, c’est-à-dire à sa loi religieuse, divine,
+qui est à prendre tout entière et telle qu’elle
+est. Ce dogmatisme est peut-être fait pour vous
+surprendre, mais notre loi est d’essence divine
+et votre loi française est purement humaine.
+Vous ne pouvez les considérer à un point de
+vue d’assimilation, ni en rien les comparer. »
+La seconde innovation de la loi de 1919 remet
+aux mêmes catégories d’indigènes un droit
+électoral très étendu. Elle appelle la moitié
+presque des autochtones à élire les conseils
+municipaux, les conseillers généraux et les
+délégués nommés à titre indigène.</p>
+
+<p>Or, la masse de la population n’a jamais rien
+demandé de pareil ; elle n’en avait ni le goût
+ni le désir ; l’indigène, nullement préparé à
+exercer le droit électoral, ne l’a pas réclamé.
+On ne peut confondre une minorité
+d’agités ambitieux ou aigris, semi-intellectuels,
+semi-primaires, se faisant, à dessein ou non,
+illusion sur la mentalité de leurs coreligionnaires
+avec les couches profondes de la population ;
+celles-ci n’ont pas la notion du contrôle
+et la discussion de l’autorité ; elles veulent la
+justice du beylik, c’est-à-dire du gouvernement,
+mais elles n’ont jamais pensé à lui dicter
+leurs volontés. A ces mentalités inévoluées encore,
+Il fallait cependant d’urgence remettre
+l’arme du bulletin de vote comme récompense
+à l’acceptation de l’impôt du sang. L’immense
+majorité n’y comprit rien ; les joies du scrutin
+devaient être sans saveur pour des gens admettant
+jusqu’à ce jour sans discussion le principe
+d’autorité ; ils n’appréciaient que l’article 14,
+article qu’on fut obligé de remanier, qui permettait
+aux électeurs conscients l’achat d’armes
+à feu.</p>
+
+<p>Cependant les élections eurent lieu. Elles se
+traduisirent d’un mot : elles furent faites
+contre l’administration ou, plus exactement,
+contre les candidats supposés patronnés par
+elle et contre toute francisation. Les naturalisés
+furent battus à Alger ; ils furent combattus
+comme renégats ; on les jugea trop voisins
+de nous, mal qualifiés par conséquent pour
+faire triompher les âpres revendications d’un
+programme qui ne tendait à rien moins qu’à
+amoindrir ou même à ruiner la souveraineté
+française. Nulle part la masse des indigènes n’a
+donné l’impression qu’elle appréciait un libéralisme
+dépassant son entendement. Le parti
+des Vieux-Croyants, soutenu par les familles
+maraboutiques, plutôt hostiles à notre influence,
+l’a emporté sur toute la ligne.</p>
+
+<p>La concession du droit de vote aux indigènes,
+dans les conditions où il fut établi, avec
+un cadre électoral trop large, peut, en temps
+de crise, permettre à des agitateurs de manier
+dangereusement les masses indigènes, cette
+innovation paraît donc, dès le début de son
+application, ne servir en rien la cause française.</p>
+
+<p>L’idée de donner une souveraineté locale
+aux indigènes était bonne en soi-même, mais
+il fallait poursuivre ce but en réorganisant les
+djemâas, assemblées communales des seuls indigènes,
+plutôt que d’élargir encore au sein
+des assemblées mixtes la fusion de l’élément
+français et de l’élément indigène.</p>
+
+<p>Il ne faut pas perdre de vue que l’Algérie
+est directement visée par la propagande bolcheviste
+et le sera demain peut-être par les
+menées allemandes. Nombre d’indigènes des
+ports sont affiliés à la C. G. T., ont fait des
+grèves de solidarité auxquelles ils ne comprenaient
+rien et suivi et acclamé le drapeau
+rouge. Lénine s’est félicité de sa propagande
+en Afrique du Nord.</p>
+
+<p>Le souvenir des luttes religieuses du Donatisme
+qui ravagèrent la Berbérie aux premiers
+siècles du christianisme peut être ici
+utilement rappelé : le succès de ce schisme
+provint pour une large part de la vive inclination
+des Berbères, en embrassant une cause
+d’ordre spirituel, à manifester leur impatience
+contre la domination romaine. Les indigènes
+musulmans n’entendent rien au marxisme ;
+aussi bien la propagande communiste, en
+s’adressant à eux, a moins pour objectif de
+commenter les théories du <i>Capital</i> ou de développer
+les phases du matérialisme historique
+que de préconiser la haine religieuse de l’étranger.
+Il s’agit d’aliéner toutes les populations
+musulmanes contre les gouvernements capitalistes.
+Dans ce but, tous les moyens sont
+bons, même et surtout celui d’exciter le vieux
+levain d’anarchie et d’insurrection de ces Berbères
+qui ont supporté et vu disparaître aussi,
+au cours de l’histoire, tant de dominations
+étrangères.</p>
+
+<p>Or, ne sait-on pas que lorsque « les problèmes
+sociaux puisent leur force dans des ressentiments
+religieux et nationaux, ils ont une
+force d’explosion incomparable » ? Attendons-nous
+pour l’avenir à de lourdes complications,
+si nous abandonnons « notre vieille politique
+sage et prudente en Afrique du Nord pour nous
+jeter dans une politique d’utopie, d’idéologie
+et d’aventure qui pourrait coûter cher à la
+France et la mener à de véritables désastres ».</p>
+
+<p>A ce propos, on ne saurait trop méditer ces
+lignes du beau rapport de Jules Ferry, rédigé
+en 1892 au nom de la commission d’enquête
+sur l’Algérie : « Assimiler l’Algérie à la métropole ;
+leur donner à toutes deux les mêmes
+institutions, le même régime administratif et
+pénal ; leur assurer les mêmes lois, c’est une
+conception simple et bien faite pour séduire
+l’esprit français. Elle a, dans l’histoire de notre
+colonie, une influence tour à tour bienfaisante
+et désastreuse ; même aujourd’hui, après nombre
+d’expériences, il faut quelque courage
+d’esprit pour reconnaître que les lois françaises
+ne se transportent pas étourdiment, qu’elles
+n’ont pas la vertu magique de franciser les
+rivages sur lesquels on les importe, que les
+milieux résistent et se défendent et qu’il faut,
+dans tout pays, que le présent compte grandement
+sur l’avenir. »</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La France, de tout temps, fut le pays des
+beaux gestes qui servent d’illustration et de
+prétextes à des développements oratoires ; la
+guerre n’a pas fait changer et rien ne fera
+changer, en ce domaine comme en d’autres,
+le pays des Gaulois et de la Révolution, car un
+peuple, encore moins qu’un individu, ne peut
+échapper au fatalisme de son tempérament.</p>
+
+<p>Il y a des actes politiques qui satisfont surtout
+ceux qui les préconisent et les mettent en
+œuvre et très peu ceux à qui on les destine.</p>
+
+<p>De ce nombre peut se classer l’institution
+d’une mosquée à Paris.</p>
+
+<p>Nous avons montré plus haut de quelle circonspection,
+de quelle adroite tolérance, de
+quels ménagements effectifs il était indispensable
+que notre domination s’inspire, en terre
+d’Islam, dès qu’elle aborde ce domaine de
+la religion, maîtresse universelle des âmes.</p>
+
+<p>Mais là encore, la formule du « rien de trop »
+peut être opportunément invoquée. Il nous
+appartient d’avoir une déférence discrète et
+un peu distante vis-à-vis de la religion musulmane.
+De là à l’exalter et à nous constituer
+ses prosélytes, il y a quelque nuance.</p>
+
+<p>Des islamomanes notoires ont donc préconisé
+à grands cris la création d’un institut musulman
+et d’une mosquée à Paris, symbole des
+liens de la France avec sa population musulmane !
+On voit déjà tout ce que l’on peut broder
+de vibrant, de généreux ou tout simplement
+d’agréable sur ce thème. Parlementaires
+abusés ou publicistes gagés n’y ont point failli.
+N’insistons pas sur leurs développements
+littéraires ou oratoires d’effet facile.</p>
+
+<p>Écoutons plutôt M. Louis Bertrand. Avec lui
+le ton change : « Pourquoi nous évertuer à organiser
+l’Islam qui ne l’est pas, à islamiser des
+gens qui n’ont pas envie de l’être, à rapprocher
+des fanatismes ou des ambitions politiques
+qui ne peuvent que se liguer contre nous ?
+Comme si les musulmans n’avaient pas déjà
+trop de tendances à s’aboucher en conciliabules
+séditieux, il faut que nous-mêmes leur fournissions
+les moyens de se voir et de comploter
+ensemble en toute sécurité, à notre barbe, avec
+l’estampille administrative !… Il faut qu’en
+plein Paris nous fondions ce qu’on appelle
+ridiculement une Université musulmane pour
+permettre aux gens de Boukhara, de Dehli de
+venir prendre langue, chez nous, avec ceux de
+Rabat ou de Marrakech ! Au lieu de les européaniser
+à Paris, nous les convions à s’y musulmaniser
+davantage ! Sommes-nous fous ou
+imbéciles ?<a id="FNanchor_31" href="#Footnote_31" class="fnanchor">[31]</a> »</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_31" href="#FNanchor_31"><span class="label">[31]</span></a> <i>Revue des Deux-Mondes</i>. Sur un livre de Paul Adam,
+15 juillet 1922.</p>
+</div>
+<p>Rude langage, moins fleuri, mais langage
+d’un esprit politique et latin.</p>
+
+<p>Il est assez comique, en effet, lorsque tous
+les peuples musulmans se cantonnent maintenant
+dans des nationalismes jaloux, de nous
+voir pratiquer nous-mêmes, à notre manière,
+une sorte de panislamisme qu’ils semblent provisoirement
+avoir abandonné.</p>
+
+<p>A la création d’une mosquée parisienne et
+d’un institut musulman applaudit à grands cris
+une poignée de jeunes Algériens plus habitués
+des boulevards que familiers de la tente ancestrale.
+Que tout ce bruit, pour ne pas dire tout
+ce battage, ne nous illusionne pas ! Cette initiative
+aura dans tout l’Islam le même effet
+inconsistant qu’aurait provoqué au moyen âge,
+dans la chrétienté, la lubie d’un Soliman élevant
+une église pour les chrétiens fréquentant
+les Échelles. Faut-il répéter encore et toujours
+que, pour saisir la mentalité de la masse islamique,
+il faut se transporter par la pensée à
+notre quatorzième siècle et même, quand il
+s’agit des Berbères, bien plus avant dans le
+cours de l’histoire<a id="FNanchor_32" href="#Footnote_32" class="fnanchor">[32]</a> ?</p>
+
+<div class="footnote"><p><a id="Footnote_32" href="#FNanchor_32"><span class="label">[32]</span></a> Voir <a href="#note-v">note V</a> à la fin du volume.</p>
+</div>
+<p>Les Algériens, les Marocains, les Tunisiens
+sincères qu’on mènera visiter la mosquée parisienne
+souriront avec aménité et, comme la
+politesse est la grande vertu musulmane, ils
+nous loueront en termes subtils et choisis de
+notre geste gracieux et, pour nous faire plaisir,
+en augureront merveille.</p>
+
+<p>Mais s’ils osaient parler, ils nous diraient :
+« Ne vous occupez pas plus de notre religion
+que nous ne nous occupons de la vôtre. Quand
+nous voyageons par le monde, loin des terres
+soumises spirituellement au drapeau vert du
+prophète, un bout de tapis où l’on s’agenouille,
+un instant de solitude et de recueillement nous
+suffisent pour satisfaire à notre devoir religieux ;
+nous n’avons pas besoin, comme vous,
+pour nous présenter devant la divinité, d’un
+prêtre, d’un temple et de tout un cérémonial…</p>
+
+<p>« Votre intention est bonne… Mais, voyez-vous,
+nous préférerions passer inaperçus à
+Paris et qu’on n’y cherche pas, malgré nous,
+à nous y être agréables, plutôt que de nous
+voir, sur les quais d’Alger, dans les rues de
+Tunis ou sur les places de Casablanca, traiter
+impunément de « sale bicot » par le Maltais
+fraîchement débarqué, l’Espagnol néo-Français
+ou le petit juif en jaquette.</p>
+
+<p>« Si vous voulez que nous nous sentions
+chez nous quelque part, eh bien ! que ce soit
+dans le pays de nos pères et non dans le tumulte
+de votre capitale, où nous serons toujours,
+certes, des passants amis, mais enfin
+des passants. »</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c6"><span class="maigre">CHAPITRE VI</span><br>
+LE ROLE FRANÇAIS EN ISLAM</h2>
+
+
+<p>Débarrassée et comme épurée de cette islamomanie
+dangereuse qui brouille la netteté de
+sa vision, la France doit avoir à l’égard de
+l’Islam une attitude inspirée par des raisons
+positives. Si la grande masse française est
+encore malheureusement indifférente aux questions
+coloniales, sans voir ni comprendre que
+le salut d’un peuple à faible natalité réside
+dans l’utilisation de toutes les forces vives de
+son empire d’outre-mer, elle est aussi ignorante
+de tout ce qui concerne de près ou de
+loin l’Islam, autre puissance d’action susceptible
+de servir aux fins nationales et, d’une
+manière générale, à la civilisation tout entière.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La politique à suivre en Afrique du Nord et
+d’une manière générale en Afrique musulmane
+française doit se manifester aussi prudente que
+ferme. Le rôle de la France est là d’un tuteur
+et d’un guide ; il est de gouverner. Le <i lang="la" xml:lang="la">memento
+tu regere</i> est un principe qui s’y impose imprescriptible.
+Les applications prématurées
+d’un libéralisme livresque y seraient infiniment
+dangereuses. On n’est respecté en Orient
+qu’autant qu’on est le maître et que l’autorité
+dont on est investi s’y montre efficace.</p>
+
+<p>Les peuples que nous régissons ne sont pas
+encore assez mûrs pour diriger eux-mêmes
+leurs destinées avec sagesse et profit. Les
+masses, trop mal dégrossies, n’ont jamais compris
+l’exercice des libertés que pour satisfaire
+à l’esprit de passion et d’intrigue ou pour opprimer
+les peuples plus faibles. L’élite même,
+ou ce qu’on est convenu d’appeler telle, n’envisage
+le pouvoir que pour les bénéfices qu’il
+peut procurer. Aussi toutes les mesures de
+libéralisme intempestif, à la fois sans utilité
+profonde et pour nous et pour le peuple auquel
+elles s’appliqueraient, n’offriraient d’intérêt
+que pour ceux qui formeraient le souhait
+d’ébranler notre domination.</p>
+
+<p>La meilleure politique à préconiser pour
+longtemps en Afrique du Nord sera celle qui,
+tout en assurant aux indigènes, dans les plus
+larges proportions, la prospérité, la sécurité,
+la liberté des coutumes religieuses et locales,
+bienfaits nécessaires, demeurera impitoyable
+pour les fauteurs de désordre et les pêcheurs
+en eau trouble.</p>
+
+<p>Il n’y a qu’une alternative. Nous devons être
+les maîtres, maîtres discrets, attentifs à ne pas
+froisser, défendant les indigènes contre leurs
+oppresseurs naturels, être les maîtres ou nous
+en aller.</p>
+
+<p>Il est toutefois certain qu’au fur et à mesure
+qu’un pouvoir effectif est susceptible d’être
+confié aux peuples protégés, il nous appartiendra
+de le leur accorder, mais sans précipitation,
+avec toutes les gradations nécessaires
+pour en éviter le mauvais emploi ou l’abus.
+La loi de 1919 en Algérie, dont nous avons
+parlé, répondait à une louable intention ; mais,
+faute d’une préparation suffisante chez les diverses
+classes de la population indigène qui
+devaient en profiter, son application s’en
+trouva faussée et son résultat d’ensemble fâcheux.</p>
+
+<p>C’est à ce souci d’une transition indispensable,
+d’un apprentissage graduel dans la conquête
+des franchises que répondait le langage
+tenu par M. Millerand, en 1922, lors de
+son voyage en Algérie, devant un auditoire
+indigène : « Je ne serai démenti par personne
+si je dis que les indigènes ont vu, au fur et à
+mesure que la colonisation s’installait, se fortifiait,
+s’asseyait plus sûrement, leur situation
+à tous les points de vue, intellectuel et moral,
+grandir et s’améliorer. Nous entendons continuer
+dans le même sens en les faisant eux-mêmes
+juges des retards que certains prétendent
+être apportés à quelques réformes. Ces
+délais, nous pensons qu’ils sont prudents et
+nécessaires, parce que, je l’ai dit et je le répète,
+il y aurait quelque chose de pis que de ne pas
+aller vite : ce serait, en allant trop vite, de
+déchaîner des régressions redoutables dont nul
+ne peut mesurer la gravité. »</p>
+
+<p>Les récentes réformes de Tunisie, davantage
+opportunes en un pays plus évolué, ont fait
+leur part équitable aux véritables besoins
+d’une population déjà rompue à nos méthodes
+en même temps qu’elles attestaient le néant
+des tapageuses réclamations d’une minorité
+d’agitateurs. La création des conseils de caïdat,
+l’institution du grand conseil, ont accordé aux
+indigènes une représentation ayant un droit
+de regard et même une initiative assez étendue.</p>
+
+<p>Au Maroc, le problème de l’étape se pose
+aussi impérieusement qu’ailleurs et, quelle que
+soit la rapidité d’assimilation des Berbères et
+des judéo-Maures, il ne peut être question de
+leur faire franchir en une ou deux générations
+une étape de quatre ou cinq siècles.</p>
+
+<p>Notre politique devers les peuples d’Islam
+vivant à l’abri de notre pavillon et sous notre
+tutelle est par définition un problème de politique
+intérieure. Celle à suivre vis-à-vis des
+nations libérées, toutes neuves dans leurs premières
+démarches d’une indépendance de fraîche
+date et frémissantes d’une renaissance en
+action, relève naturellement de la politique
+extérieure.</p>
+
+<p>A l’égard de la Turquie, maîtresse de chœur
+de l’actuel mouvement nationaliste en Islam,
+notre manière d’agir ne peut être que celle
+d’un intérêt sympathique et bienveillant, circonspect
+au demeurant, et qui considère, bien
+entendu, le bénéfice d’une réciprocité sans réserve
+pour nous et nos ressortissants. Le rôle
+constant de la France en Islam méditerranéen
+s’inspire d’un sentiment généreux qui fut toujours
+vif. Le Proche-Orient, en retour, a toujours
+envisagé la France avec admiration et
+respect. Son prestige y fut longtemps inégalé.
+C’est vers elle, sauf au temps de la germanophilie
+jeune-turque, dont Stamboul n’eut pas
+à se louer, c’est vers la clarté française, depuis
+Mehemet-Ali jusqu’à Kheir-ed-Din et Moustapha
+Kemal l’Égyptien, que se sont toujours
+tournés les esprits des réformateurs. C’est à ses
+codes, à toute sa législation que la Turquie et
+l’Égypte ont emprunté les éléments de leur
+refonte judiciaire. C’est dans ses écoles que
+se sont formés tant d’esprits qui y ont pris
+le meilleur de leur lucidité.</p>
+
+<p>Nous avons donc une ligne historique à
+maintenir et il est bien certain que notre geste
+d’accord spontanément esquissé avec le gouvernement
+d’Angora a été, en son temps, bien
+accueilli. Peut-être nous aurait-on su gré davantage
+de cette initiative si elle avait été
+entreprise moins tardivement ; mais, de toute
+manière, il fut fait ce qui devait. Il faut poursuivre
+dans la voie des bonnes relations profitables
+aux deux pays. Cette cordialité ne saurait
+exclure la clairvoyance. Le sentimentalisme,
+la gentillesse française se donnent et
+s’abandonnent volontiers, en oubliant que les
+égoïsmes nationaux des peuples jeunes n’envisagent
+que leurs propres fins, parfois âpres
+et bornées, et réservent ainsi à leurs zélateurs
+naïfs de fâcheuses surprises. Enfin, n’omettons
+point que le Proche-Orient est le direct héritier
+de la foi punique et, en tout et pour tout, ne
+fait jamais entrer en ligne de compte que son
+intérêt du moment.</p>
+
+<p>Ne fut-il pas déconcertant, après toutes les
+avances que nous avions déployées en faveur
+de la Turquie, après nous être faits les confidents
+de ses doléances sur l’acharnement britannique
+à son endroit (qu’on relise, <i>passim</i>,
+<i>Angora, Constantinople, Londres</i>, de Mme Gaulis),
+ne fut-il pas d’un lugubre comique de voir
+la politique ottomane adopter par devers nous
+une attitude agressive, peu amicale et faire
+ouvertement risette à l’Angleterre ? <i lang="la" xml:lang="la">Quantum
+mutata ab illa !</i> Et cependant, en dépit de tout,
+malgré toutes les déceptions qui ne manqueront
+pas de l’assaillir, en vertu de ses traditions,
+la France, étant « puissance musulmane »,
+suivant le cliché souvent reproduit,
+doit être liée par des liens d’entente éclairée
+avec les autres puissances musulmanes. Elle
+doit être islamiste tout court et sans préfixe.
+C’est la tâche de ses agents accrédités près de
+ses voisins d’Islam de faciliter, entre elle et
+eux, par tous les moyens, les rapports amicaux,
+en même temps qu’ils se feront les
+observateurs critiques et attentifs de tous les
+mouvements susceptibles d’agiter l’opinion et
+d’avoir leur répercussion dans notre empire
+islamique.</p>
+
+<p>Il serait donc souhaitable d’organiser à nouveau
+notre propagande, assez négligée ou mal
+conçue par des bonnes volontés évidentes, mais
+ignorantes de l’Islam, de sa mentalité et de
+ses réactions. Dans le Proche-Orient, de magnifiques
+jalons ont été posés autrefois ; il serait
+opportun de ne point les laisser disparaître.
+Disons plus : le génie français est le
+plus apte à instruire et diriger, en vertu de
+sa constitution propre et de ses antécédents
+historiques, les peuples qui vont faire l’apprentissage
+délicat de leur liberté, du Bosphore
+au plateau de l’Iran ; c’est vers lui, d’ailleurs,
+plus que vers toute autre influence occidentale,
+qu’ils se sentent instinctivement attirés.
+Pour l’acquisition ou la sauvegarde
+d’avantages immédiats et de faible rayonnement,
+irons-nous détourner de nous cette tendance
+naturelle de sympathie ? Pour ne point
+sacrifier des positions étroitement matérielles,
+abandonnerons-nous les avantages d’une politique
+du « geste large » qui nous paierait plus
+tard au centuple ? Il fut affligeant de constater,
+au lendemain de Lausanne, le déchaînement
+contre nous de toute la presse turque. L’attitude
+anglophile récente doit être soulignée et
+méditée. Peut-être le fond de nos intentions
+était-il méconnu, mais n’avions-nous pas aussi
+donné certaines apparences, grâce à quelques
+maladresses, qui pouvaient justifier d’aussi
+fâcheux malentendus ? Ces causes d’irritation
+pourraient être évitées, dans la mesure du
+possible, si l’on possédait, répétons-le, ce souci
+d’une politique à longue portée.</p>
+
+<p>Une entente cordiale, mieux, une alliance
+de la France avec la Turquie et avec l’Italie,
+renouerait la grande tradition doublement historique
+qui fait de la Méditerranée une mer
+latine et musulmane dont les innombrables
+bases navales assureraient une hégémonie sans
+contestation possible dans toute l’étendue de
+l’immense bassin.</p>
+
+<p>Aussi bien n’est-ce pas un rêve, tout au
+moins une anticipation ? Mais si tout ce qui
+est rationnel n’est pas nécessairement réalisable,
+il est toujours permis de le concevoir.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>La France peut trouver dans l’Islam un
+auxiliaire d’une qualité inégalable ou, au contraire,
+un des éléments de sa ruine. De là
+l’exceptionnel intérêt qui s’attache à l’élaboration
+et à la conduite d’une politique musulmane
+française, cohérente et suivie. Sans paraphraser
+une formule célèbre, on peut hardiment
+déclarer que notre avenir est en Islam,
+ou tout au moins avec l’Islam.</p>
+
+<p>Il est bien certain que le jour où nous aurions
+laissé nos provinces ou protectorats islamiques
+se rallier d’un consentement unanime
+à un fédéralisme musulman dont la tête serait
+à Stamboul ou à Angora et redevenir, en fait
+sinon en droit, ce qu’ils étaient autrefois, — sauf
+le Maroc, — dépendances turques, nous
+n’existerions plus en Méditerranée et ne pourrions
+plus prétendre au rang de grande nation.
+Ne relâchons point les liens de notre tutelle ;
+fortifions, au contraire, l’armature de notre
+hégémonie qui restera souple, bienveillante,
+empreinte d’un libéralisme adroit et prudent
+et, si nous osons dire, « dosé », mais attentive
+aussi à réprimer tous les écarts et les tentatives
+de dissidence. Rome latinisa — nous dirons
+« naturalisa » — ses sujets africains, qui
+lui donnèrent jusqu’à des consuls ; puis les
+Romains se firent chasser proprement par
+leurs sujets, devenus de nom leurs concitoyens.
+Or, privés de la haute vertu de la
+discipline imposée, abandonnés à leur seule
+turbulence, ceux-ci laissèrent choir ou dégénérer
+les dons inestimables qu’ils avaient
+acquis auprès de leurs magnifiques instructeurs.
+Les cadres disparus, la déliquescence et
+la ruine s’établirent.</p>
+
+<p>La Turquie actuelle s’adosse à l’Asie. « La
+Turquie devient l’éducatrice de ses voisins asiatiques,
+disait un notoire intellectuel turc à
+Mme B.-G. Gaulis. Constantinople est un centre
+d’instruction pour tous les musulmans,
+mais surtout pour les Turcs de Crimée, de
+Sibérie, de Boukhara… Sitôt la paix conclue,
+les écoles d’Asie Mineure se rempliront de
+jeunes gens venus de l’Asie Centrale. Un réveil
+de conscience s’opère chez tous les nôtres, et
+cela jusqu’aux confins de la Chine et de la
+Sibérie. » A Angora, le ministre d’Afghanistan
+faisait au même écrivain cette comparaison
+imagée : « L’Islam est un grand corps dont la
+Turquie est la tête, l’Azerbeidjan le cou, la
+Perse la poitrine, l’Afghanistan le cœur, l’Inde
+l’abdomen. L’Égypte et la Palestine, l’Irak et
+le Turkestan en sont les bras et les jambes… »</p>
+
+<p>Ces métaphores baroques mises à part, il est
+patent que le jour où la Turquie, sentant derrière
+elle la pression formidable de l’Islam
+asiatique et escomptant l’appui éventuel de
+l’Afrique du Nord, nourrirait des desseins
+d’expansion vers l’ouest, il y aurait là un gros
+danger pour les puissances méditerranéennes
+et particulièrement pour nous. Et si la Russie
+lui prêtait un appui ouvert ou caché, on pourrait
+alors se souvenir de la phrase de
+Renan, prophétique et redoutable, sur « le
+Slave, comme le dragon de l’Apocalypse, dont
+la queue balaye la troisième partie des étoiles,
+qui traînera un jour après lui le troupeau de
+l’Asie Centrale, l’ancienne clientèle des Gengis-Khan
+et des Tamerlan ». Au cas, enfin, où
+le Germain s’unirait au Slave, ce serait toute
+la coalition des vaincus de la grande guerre
+se ruant avec acharnement sur l’Extrême-Occident,
+trop civilisé, prêt à expier chèrement
+sa primitive inclairvoyance politique.</p>
+
+<p>Une politique « bon-européenne » serait de
+tendre à rendre les intérêts de la Turquie solidaires
+de ceux de l’Europe par de larges concessions
+et un esprit d’intelligente amitié.</p>
+
+<p>Un bloc islamique méditerranéen, inspiré
+par la France, pourrait constituer une barrière
+efficace aux vagues slavo-mongoles.</p>
+
+<p>Bonaparte eut l’idée grandiose d’utiliser
+l’Islam pour une vaste entreprise de conquêtes
+guerrières. A l’inverse et à condition que nous
+sachions nous servir de ces forces disponibles,
+qui sait si notre Islam africain, où flotte le
+drapeau français de Tombouctou à Casablanca
+et Tunis, appuyé à un Islam égyptien et turc,
+ne serait pas d’un appoint décisif pour la paix
+de l’ancien monde et le maintien de sa culture
+et de sa civilisation menacées ?</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">NOTES</h2>
+
+
+
+
+<h3 id="note-i">NOTE I<br>
+<span class="sc">Contre un Ministère de l’Afrique du Nord</span></h3>
+
+
+<p>Il y a cinq ou six ans, l’idée d’un ministère — ou
+sous-secrétariat de l’Afrique du Nord — fut
+lancée dans les milieux du Parlement et de
+la presse. Il y eut même une proposition de
+loi, due à M. Paul Bluysen. Peut-être, à son
+début, ce projet ne fut-il émis que dans la
+seule éventualité, nonobstant toutes autres
+considérations, d’un nouveau portefeuille à
+accrocher au mât de cocagne parlementaire.
+Toujours est-il qu’il rencontra quelque succès.
+Du moment qu’il s’agit d’unifier ou de centraliser
+quoi que ce soit, au nom d’une logique
+sommaire, sous couvert d’une formule répondant
+à une vue unilatérale de l’esprit, on
+trouve toujours des législateurs français prêts
+à entrer en lice. Il ne s’est rencontré jusqu’à
+présent, par bonheur, aucun gouvernement
+pour faire passer cette idée de la puissance à
+l’acte. Mais on sait à quel point le jeu des
+combinaisons de couloirs et des hasards d’antichambre
+déterminent quelquefois les décisions
+gouvernementales. Il peut n’être pas superflu
+de prémunir des esprits bien intentionnés,
+mais insuffisamment avertis, contre le danger
+d’une telle innovation.</p>
+
+<p>L’unité géographique de l’Afrique du Nord
+abuse les observateurs simplistes. Mais de
+l’unité géographique à l’unité morale et de là
+à l’unité historique et politique, enfin administrative,
+il y a loin. Et là gît le fond du
+débat. Les trois pays qui constituent l’Afrique
+du Nord française ont été, dès le moyen âge,
+politiquement bien séparés et souvent antagonistes ;
+alors les trois dynasties berbères des
+Mérinides à Fez, des Zayanites à Tlemcen, des
+Hafsides à Tunis, poursuivirent leurs destinées
+propres. D’une manière générale, au cours
+des siècles, la Tunisie est toujours restée dans
+l’orbe de la Turquie, plus volontiers tournée
+vers l’Orient classique, sous l’influence intellectuelle
+de la Syrie et de l’Égypte ; l’Algérie,
+tombée en complète décadence économique
+après l’invasion hilalienne, s’est épuisée en
+luttes intestines de çofs et de caïds de grande
+tente, sous le couvert, à dater du seizième
+siècle, de la domination des deys, réduite en
+fait à une médiocre occupation militaire ; le
+Maroc, une fois close l’ère des grandes randonnées
+almoravides et almohades, s’est toujours
+cantonné entre la Moulouya et l’Atlantique, la
+Méditerranée et le Sahara et s’isole, à l’abri
+des visées turques, du reste de la Berbérie.
+Nulle solidarité politique entre ces trois pays ;
+au contraire, conflits continuels entre les deys
+de Tunis et ceux de Constantine et d’Alger,
+toute une histoire fastidieuse d’incursions, de
+razzias et de villes pillées. Sourde rivalité entre
+l’Algérie et le Maroc ; au temps des Saadiens
+(fin du seizième siècle), les chérifs appellent
+dédaigneusement les Barbaresques les sultans
+des poissons et font la guerre aux Turcs d’Alger ;
+ils s’entendent avec les Espagnols pour
+leur enlever Tlemcen ; Soliman répond en mettant
+à prix la tête du souverain marocain Mohammed-el-Mehdi.
+L’intervention de Moulay-Abderrahman,
+lors de la conquête de l’Algérie,
+et son alliance éphémère avec Abdel-Kader ne
+sont nullement l’indice d’une entente mûrie
+entre l’Algérie et le Maroc ; l’initiative du sultan
+alaouite terminée à son dam par la bataille
+de l’Isly est due à la crainte de voir les chrétiens
+pousser vers le Maroc et peut-être à la
+sourde ambition de réoccuper Tlemcen, bien
+plutôt qu’au désir de prêter le secours des
+armes au grand émir en danger sous la pression
+de Bugeaud.</p>
+
+<p>Au point de vue ethnique, différences très
+marquées et qui entraînent des dissimilitudes
+morales accentuées. Si, en Tunisie, les traces
+de l’élément turc, en Algérie celles de l’élément
+proprement arabe se sont imposées et
+se retrouvent dans la tournure générale de la
+mentalité et du caractère, au Maroc l’élément
+berbère est presque exclusif ; aussi, bien que
+l’on confonde assez facilement ces notions,
+xénophobie assez vive au Moghreb-el-Akça,
+mais moindre fanatisme religieux ; entre le
+Marocain, assez ouvert, sitôt dissipée sa première
+méfiance à l’égard de tout étranger, compréhensif,
+adroit, âpre au gain et travailleur,
+et l’Algérien, plus fermé, parfois paresseux,
+imprévoyant et vaniteux, davantage généreux
+par contre et accessible aux sentiments d’honneur,
+il n’y a que peu de contacts ; le Marocain
+aime peu l’Algérien qui le lui rend bien ; dans
+tout l’Orient classique, le Marocain est tenu
+en médiocre gré : c’est un magicien, un jeteur
+de sorts, un enfant du péché et, dans <i>les Mille
+et une nuits</i>, il remplit toujours les mauvais
+rôles.</p>
+
+<p>Sur le chapitre de la religion, autres distinctions
+à établir entre les trois pays. La
+Tunisie demeura sous l’obédience religieuse du
+dey, encore que la prière y fût dite hier encore
+au nom du sultan de Stamboul ; le Maroc est un
+État théocratique où le chérif couronné, commandeur
+des croyants, est en même temps chef
+spirituel et temporel, conformément au Coran ;
+c’est au Maroc que les théologiens de la Mecque
+réservaient le nom de Dar-el-Islam (pays du
+véritable Islam) où la pureté primitive de la
+doctrine n’avait pas encore été altérée par la
+civilisation européenne. En Algérie, pas de
+chef religieux, puisqu’il n’y a pas de souverain
+régnant ; dans les prières, les croyants prient
+pour la personnalité mythique et vague « de
+celui qui défend la religion musulmane et fait
+revivre la loi du prophète ». Est-ce, dans le
+cœur du fidèle, le cheikh-ul-Islam ou un mahdi
+à venir ? En revanche, l’Algérie a des centres
+d’influence et de propagande religieuse très
+actifs dans les marabouts et les grandes confréries ;
+la voix des chefs d’ordre est seule obéie
+en Algérie ; ce tissu serré et résistant de congrégations
+et d’associations qui se sont développées
+en nombre et accrues en densité au
+cours du dix-neuvième siècle, c’est la réaction
+naturelle et pacifique des croyants blessés dans
+leur foi par l’envahissement de la chrétienté
+et de toutes les abominations véritables, aux
+yeux de la loi du prophète, qu’elle entraîne
+avec elle.</p>
+
+<p>Enfin, la domination française se présente à
+des étapes différentes et sous des modalités
+distinctes ici et là. L’Algérie, où derrière une
+ligne de comptoirs barbaresques se déployait
+une anarchie turbulente, est devenue, il y aura
+bientôt cent ans, colonie française ; la Tunisie,
+province turque, était déjà parvenue à un certain
+degré d’organisation administrative quand
+nous y intervînmes, il y a une quarantaine
+d’années ; en revanche, il y a douze ans
+que nous sommes au Maroc, État hier encore
+médiéval, soumis à une aristocratie cléricale
+et guerrière sous un souverain en principe
+absolu.</p>
+
+<p>Lorsqu’un orateur vient donc dire, à la tribune
+de la Chambre, qu’il faut tendre « à l’unification
+des méthodes administratives de
+l’Afrique du Nord, parce que c’est le même
+pays, la même production agricole, la même
+population indigène et européenne qu’on y
+rencontre », et lorsqu’il ajoute : « Ce que
+vous faites pour l’Algérie, vous êtes appelés
+à le faire pour la Tunisie et le Maroc », il
+résout le problème en omettant toutes ses
+données. Il n’y a pas de commune mesure
+entre le régime du Protectorat établi en Tunisie
+et au Maroc et celui de l’annexion qui règne
+en Algérie. Il est entendu qu’il n’entre pas
+dans l’esprit des réformateurs de modifier d’un
+trait de plume la fiction diplomatique qui fait
+de la Tunisie et du Maroc des États théoriquement
+indépendants, mais protégés, chaque
+pays garderait son statut particulier ; seule la
+haute direction serait commune. Or, qu’adviendrait-il
+fatalement ? C’est que le courant
+d’influences réformatrices irait, de manière
+inévitable, du pays ayant le plus fort peuplement
+français, c’est-à-dire l’Algérie, vers ses
+voisins, en dépit de la formule du Protectorat
+et en tournant plus ou moins ses dispositifs
+tout en respectant sa lettre, on n’aurait de
+cesse de tenter d’algériser le Maroc et la
+Tunisie. Par maintes mesures générales ou de
+détail et sous couvert de l’intérêt général de
+l’Afrique du Nord, par la pression des parlementaires
+algériens auxquels nuls collègues
+marocains ou tunisiens ne pourraient s’opposer,
+et pour cause, on entamerait peu à peu,
+mais sûrement, sinon les formes, tout au moins
+l’esprit, qui préside à la conception et à l’organisation
+même du Protectorat. Il en résulterait,
+de part et d’autre, un malaise profond :
+les Marocains et les Tunisiens considèrent le
+régime algérien comme d’une application chez
+eux insupportable ; d’autre part, les Algériens
+ne manqueraient pas de confronter le propre
+statut qui leur est appliqué avec les franchises
+assez larges dont jouissent Marocains et Tunisiens
+et saisiraient le prétexte de cette haute
+liaison administrative pour réclamer les
+mêmes privilèges, incompatibles d’ailleurs avec
+le droit de vote qui leur est accordé. On assisterait
+donc à un concert de récriminations et
+à une sourde atmosphère d’inquiétude et de
+méfiance. Agitateurs panislamistes, « jeunes »
+Algériens et Tunisiens, bientôt « jeunes » Marocains,
+propagandistes bolchevistes et autres
+pêcheurs en eau trouble, trouveraient là ample,
+matière à entretenir partout les mécontentements
+et éventuellement à soulever les esprits.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="note-ii">NOTE II</h3>
+
+
+<p>Cette surprise scandalisée chez les musulmans
+primitifs devant notre curiosité dans le
+domaine de la religion, jointe à leur médiocre
+estime morale pour la tolérance dont nous
+nous faisons gloire, a été bien notée par le
+seul romancier du Maroc qui soit connaisseur
+averti des hommes et des choses de ce pays
+d’Islam, M. Maurice Le Glay. Citons de lui ce
+passage où il imagine une conversation <i lang="la" xml:lang="la">sub
+rosa</i> entre un musulman et un français :</p>
+
+<p>«  — Une chose, en tout cas, subsiste : c’est le
+respect indéniable des nôtres pour votre façon
+de penser et votre religion.</p>
+
+<p>« Sid-El-Beranesi ne répondit pas. On passait
+des oranges glacées. La joie de vivre emplissait
+notre quiétude. Pourtant l’alem reprit
+la parole.</p>
+
+<p>«  — Je ne voudrais pas être incorrect à
+votre égard, dit-il, en se tournant vers moi,
+ni paraître malveillant pour vous, pour vos
+convictions religieuses. Voulez-vous me permettre,
+sans vous offusquer, de répondre en
+musulman à ce que vous venez de dire ? Si
+les vôtres et vous-même avez du respect pour
+notre façon de penser et pour notre religion,
+c’est que celle-ci vous domine ou que vous
+manquez de confiance en la vôtre. C’est dur,
+n’est-ce pas ? ajouta-t-il, en voyant mon sursaut.
+Maîtrisez-vous et raisonnez. En tout musulman,
+il y a un prosélyte et un combattant.
+La réflexion que je viens de faire est celle
+qui vient immédiatement à notre esprit quand
+nous lisons, dans les discours officiels, votre
+respect profond de la conscience musulmane,
+car, sur ce terrain, il ne peut y avoir pour nous
+d’ambiguïté. Quand deux religions s’affrontent,
+ce n’est pas pour se comparer et se
+décerner des compliments, c’est pour se combattre.
+Jamais vous ne nous entendrez dire
+que nous respectons votre religion. De votre
+part, ce respect à l’égard de la nôtre nous
+paraît une abdication ; vous renoncez à nous
+imposer votre foi, nous ne renoncerons jamais
+à étendre l’Islam. Matériellement, vous nous
+avez maîtrisés par votre force guerrière et
+votre puissance économique ; du point de vue
+religieux, vous êtes restés les vaincus d’Alcazar-Kébir,
+où figuraient des combattants de
+mainte origine chrétienne.</p>
+
+<p>« Je sais, ajouta l’alem, les arguments que
+vous présentez à l’appui de vos procédés. Sachez
+qu’ils nous réjouissent et nous mettent à
+l’aise ; ils marquent la précarité de votre domination.
+Car rien ne se construit qui n’ait pour
+fondation la foi en Dieu Très Haut et durable
+et en la mission de son prophète — sur lui
+la bénédiction et le salut !</p>
+
+<p>«  — Voilà une belle profession de foi, dis-je,
+et comme chrétien je comprends que notre
+tolérance puisse vous paraître un renoncement.
+Cessant d’agir, notre foi, à vos yeux,
+cesse d’être sincère.</p>
+
+<p>« En notant ici la vigoureuse déclaration de
+l’alem, je dois ajouter que les paroles de Sid-El-Beranesi
+m’ont ému et gêné. Je me garderai
+de les commenter, mais je pense à la naïveté
+profonde de ce grand libéralisme dont pourtant
+il ne faut pas plus se départir que de
+l’honneur même et qui nous conduit aux immenses
+déceptions. » <span class="sc">Maurice Le Glay</span>. <i>Le Chat
+aux oreilles percées</i>, p. 192.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="note-iii">NOTE III</h3>
+
+
+<p>La bonne administration des indigènes me
+paraît devoir comporter un certain nombre
+de mesures nécessaires.</p>
+
+<p>En premier lieu, il est indispensable que
+nous maintenions l’esprit de discipline chez les
+indigènes.</p>
+
+<p>Il est extrêmement difficile — c’est, dans
+ma tâche de Gouverneur général, ce que je
+trouve de plus difficile — il est extrêmement
+difficile de faire comprendre à des Français,
+je ne dis pas seulement à des Français de
+France, mais à des Français d’Algérie, la différence
+fondamentale, radicale, essentielle, qui
+existe entre les mœurs d’un Arabe et celles
+d’un Européen. (<i>Très bien ! Très bien !</i>)</p>
+
+<p>On se heurte à tout propos, chez les indigènes
+musulmans, à une sorte d’inintelligence
+absolue de notre société, de nos mœurs, de
+nous-mêmes ; mais l’on peut dire que si les
+musulmans sont fermés à l’esprit français et
+européen, beaucoup de Français le sont à l’intelligence
+musulmane. (<i>Très bien !</i>)</p>
+
+<p>Il y a là un point sur lequel j’ai insisté souvent,
+toutes les fois que j’ai eu l’occasion de
+prendre la parole en public ou de m’entretenir
+avec des hommes qui tenaient dans les mains
+les destinées du pays, un point sur lequel j’appelle
+l’attention du Parlement, c’est celui de la
+difficulté réelle que nous crée l’application de
+nos principes et de nos lois au gouvernement
+des indigènes.</p>
+
+<p>J’entends répéter tous les jours : « Comment
+se fait-il que les indigènes soient si bien
+administrés en territoire militaire, alors qu’ils
+sont si mécontents et si mal administrés en
+territoire civil ? Cela est surprenant ; nous
+avions entendu dire partout, il y a peu d’années,
+que le gouvernement dit militaire était
+un gouvernement qu’il fallait renverser à tout
+prix. »</p>
+
+<p>La raison en est très simple : c’est qu’en
+territoire militaire les indigènes trouvent un
+commandement et ne rencontrent pas la séparation
+des pouvoirs. (<i>Très bien ! Très bien !</i>)
+Il n’y a rien qui soit plus difficile à faire comprendre
+à un musulman que ceci : c’est que le
+représentant du pouvoir exécutif peut être en
+opposition avec le représentant du pouvoir
+judiciaire, et il n’est rien qui soit de nature à
+nuire davantage à notre autorité que les conflits
+d’attribution, conflits que des fonctionnaires
+subalternes se plaisent trop souvent à
+entretenir. (<i>Applaudissements.</i>)</p>
+
+<p>Jules <span class="sc">Cambon</span>. Discours prononcé par le Gouverneur
+général de l’Algérie, Commissaire du
+Gouvernement, à la Chambre des députés, le
+21 février 1895. Cf. <i>Le Gouvernement général
+de l’Algérie</i>, 1918.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="note-iv">NOTE IV</h3>
+
+
+<p>Un exemple assez frappant de manque de
+psychologie en matière de politique religieuse
+islamique nous vient récemment de la colonie
+italienne de Cyrénaïque.</p>
+
+<p>Le gouverneur de cette possession, à la suite
+de l’expulsion par les Turcs du khalife Abd-el-Mejdid,
+et délaissant toutes les traditions islamiques
+au profit d’un zèle intempestif, décida
+de faire dire des prières dans les mosquées au
+nom du roi Victor-Emmanuel III. « Ceci, signalait-il,
+dans un télégramme officiel, atteste
+éloquemment le loyalisme constant de la population
+vis-à-vis de l’Italie. »</p>
+
+<p>Cette mesure, présentée comme une initiative
+spontanée des imams de Benghazi, produisit
+le déplorable effet qu’on peut deviner
+sur l’ensemble de la population, dont une
+grande partie s’abstint d’aller à la mosquée le
+vendredi pour ne pas s’associer au rite nouvellement
+créé.</p>
+
+<p>Le comité exécutif suprême du Congrès islamique
+du Caire adressa une protestation au
+gouvernement italien, en lui faisant remarquer
+que le fait de pousser les imams de Benghazi
+« à prononcer le nom d’un roi qui ne
+professe pas l’islamisme détruit leur culte et
+viole leur prière canonique ».</p>
+
+<p>Le Gouverneur italien, dans son désir de
+trop bien faire, n’y avait point songé.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3 id="note-v">NOTE V<br>
+<span class="sc">L’Église et la Mosquée</span></h3>
+
+<p class="c i">Apologue.</p>
+
+<blockquote class="epi">
+<p>Paris possédera un institut musulman. Le
+Conseil municipal a fait don d’un terrain aux fils
+de l’Islam qui fréquentent le boulevard et à ceux
+qui encouragent leur entreprise. Si Kaddour ben
+Ghabrit, qui est le gardien du protocole marocain
+et qui veille encore sur beaucoup d’autres traditions,
+louait Allah, l’autre jour, d’avoir donné à
+la capitale de la France une « djemâa » pleine de
+munificence et de courtoisie.</p>
+
+
+<p class="sign"><span class="blk">J. L. <i>Le Minaret Parisien</i>.<br>
+<i>Le Temps</i> du 28 juin 1921.</span></p>
+
+
+</blockquote>
+
+<p>… Quand Abdesséryl, roi d’Andalousie, succéda
+à son père, El-Hassan-El-Mostancir, les
+poètes de cour habiles à flatter les débuts de
+tout nouveau règne annoncèrent sur des rythmes
+ingénieux que des torrents de miel et des
+brises de fleurs d’oranger allaient désormais
+répandre leur douceur sur le royaume. El-Mostancir,
+à qui son fils pieux fit ordonner des
+funérailles magnifiques, était un musulman
+fervent, mais intolérant et farouche : il persécutait
+les chrétiens et les juifs et l’on garda le
+souvenir de cette fête qu’il donna un jour
+dans son aguedal où les parterres étaient
+garnis de têtes infidèles fraîchement coupées.</p>
+
+<p>« Quel plaisir, disait-il, que la vue d’un
+pareil jardin ; il me réjouit le cœur davantage
+que le jasmin blanc et la rose pourpre fraîchement
+éclos à l’aurore ! » Abdesséryl fit succéder
+aux horreurs de la guerre et des massacres
+le charme bienfaisant de la paix. Il cultivait
+les lettres, aimait la lecture et l’entretien des
+philosophes, et des traducteurs diligents garnirent
+sa bibliothèque de textes issus du grec
+ou de l’hébreu ; il fit proclamer qu’on ne molestât
+point les sectateurs de la loi de Moïse et
+de celle de Jésus… Davantage, et cela faisait
+parler tout bas les vieux courtisans de son
+père, il tolérait près de lui les infidèles et
+jusque dans son intimité. Pendant que les
+juifs, négociants et trafiquants, ainsi soutenus,
+contribuaient à la prospérité du royaume, des
+chrétiens étaient admis à la cour dans de petits
+emplois. Aux ministres d’El-Mostancir qui
+s’étonnaient d’une bienveillance, laquelle semblait
+un fléchissement de sa foi musulmane,
+Abdesséryl répondait : « Je pratique comme
+vous l’aumône, le jeûne et la prière ; je n’ai
+point failli à la devise de ma glorieuse race :
+<i>Lâ ghâliba illa’llah</i> (il n’y a de vrai vainqueur
+que Dieu) ; mais je crois qu’on peut bien
+mieux gagner les cœurs à notre sainte religion
+en usant de bonté au lieu de violence,
+en répandant la parole et non le sang. » Peu
+à peu les bas officiers, médecins, interprètes
+chrétiens prirent de l’influence ; l’un d’eux,
+que son intelligence avait fait nommer
+l’Amin-des-Truchements, devint même le confident
+et le favori du prince ; il lui dit un jour :
+« O roi, si tu veux séduire toutes les âmes
+chrétiennes et en faire comme un rempart
+inexpugnable autour de la loi de tes pères,
+accomplis un grand geste de paix, édifie une
+église où les chrétiens de la ville et du royaume
+puissent venir célébrer Dieu suivant leur coutume
+et leurs rites ; les chrétiens désormais
+soutiendront ta fortune, aussi bien que les
+musulmans. » Et l’on vit bientôt s’élever une
+église non loin des mosquées consacrées, et le
+son des cloches se mêlait le soir à l’appel du
+muezzin. Bien que les tenants de l’ancien régime
+criassent à l’hérésie, la richesse générale
+et la prospérité ayant semé chez les musulmans
+le scepticisme et l’indifférence, la plupart
+se bornèrent à sourire de l’audacieuse
+fantaisie de leur prince ; mais le scandale, pour
+être plus caché, n’en fut que plus grand chez
+les chrétiens, car les persécutions de naguère
+avaient fortifié leur foi. « De quoi se mêle ce
+mécréant hypocrite ? dirent-ils. Nos misérables
+chapelles nous suffisent. Mieux vaut dire
+la sainte messe dans les caves, comme les martyrs
+au temps des Césars, que de fréquenter
+un temple bâti par un disciple de Mahom.
+A chacun sa religion. Si vraiment il nous aimait,
+le prince veillerait à ce qu’en dessous et
+malgré ses instructions ostentatoires, le bas
+peuple ne nous insulte et ses sbires ne nous
+tracassent de cent manières… »</p>
+
+<p>Mais le prince ne sut rien de ce sentiment
+populaire. Ses conseillers chrétiens, que leurs
+frères depuis longtemps considéraient comme
+demi-renégats, lui assuraient que l’impression
+produite était immense chez les chrétiens, tous
+émus, ravis et fréquentant en foule l’église
+nouvelle ; à la vérité, eux seuls y faisaient
+apparition et, au nombre d’une ou deux douzaines,
+ils y créaient par leur va-et-vient et
+leurs simagrées l’agitation de plusieurs centaines
+de fidèles…</p>
+
+<p>… Des années passèrent, et puis vinrent des
+jours sombres. Des conquérants surgis du fond
+du Maghreb envahirent l’Andalousie, où ils
+venaient, proclamaient-ils, régénérer la foi
+défaillante ; mais leur but était surtout de
+piller sans vergogne. Abdesséryl vit son palais
+détruit, ses beaux jardins saccagés, ses femmes
+en larmes enlevées par des gaillards lubriques,
+et lui-même, chargé de fers, fut traîné
+devant l’émir africain. Les seigneurs de l’Atlas
+n’avaient pas alors la réputation de suprême
+élégance qu’ils acquirent dans la suite des
+temps, et fort vite ; c’étaient de sauvages guerriers,
+vêtus de laine rêche et se nourrissant
+d’orge et de lait de chamelle ; leur politique du
+moment n’était pas d’affecter le raffinement,
+aux yeux des crédules, mais l’austérité. « Te
+voilà, chien immonde, cria le Moghrébin, renégat,
+abjurateur dans le fond de ton âme de
+la foi de tes pères ; non seulement tu as laissé
+la corruption et l’incroyance s’établir dans ton
+royaume puant, mais encore tu as facilité les
+manigances de ces suppôts de l’Enfer — que
+Dieu leur donne la lèpre ! — en osant leur
+élever un temple ! Ce lieu d’erreurs est en
+flammes, et tous ces manuscrits, sans doute
+couverts de formules de diableries, que mes
+hommes ont découvert dans un coin de ton
+palais, serviront à faire rôtir les méchouis de
+la victoire ! »</p>
+
+<p>Abdesséryl, emmené en captivité en Ar’mat,
+y vécut des jours misérables et mourut. On
+raconte qu’à ses rares serviteurs fidèles qui
+l’avaient accompagné dans l’exil il répétait
+parfois avec des larmes : « J’ai voulu le
+bonheur de tous les habitants de mon royaume
+et telle est ma récompense ici-bas… Aucun de
+ces chrétiens que j’ai tant favorisés n’a vraiment
+contribué à défendre mes citadelles ; les
+seuls qui se firent tuer pour moi furent nombre
+de ces vieux croyants irréductibles, chrétiens
+modestes et sages, qui ne fréquentaient pas
+le palais et dont j’étais loin de soupçonner le
+dévouement secret, fait, pour une grande part,
+d’accoutumance secrète à ma dynastie ; quant
+à mes favoris, m’ayant lâchement abandonné,
+ils n’ont trouvé la vie sauve qu’en se réfugiant,
+O dérision ! dans le mausolée de mon père,
+leur persécuteur, lieu d’asile que l’émir épargna…
+Il est plus facile en ce monde de faire
+le mal que de tenter le bien. »</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2>
+
+
+<div class="flex">
+<table>
+<tr><td>&nbsp;</td>
+<td class="bot r small"><div>Pages</div></td></tr>
+<tr><td class="drap sc">Avant-Propos</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c0">7</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre</span> <span class="item">I.</span> — L’Islam et Nous</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c1">11</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre</span> <span class="item">II.</span> — Les Dangers de l’islamomanie</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c2">47</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre</span> <span class="item">III.</span> — <i lang="la" xml:lang="la">Memento tu regere</i></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c3">67</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre</span> <span class="item">IV.</span> — Les Bienfaits nécessaires</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c4">109</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre</span> <span class="item">V.</span> — Les Bienfaits périlleux</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c5">137</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre</span> <span class="item">VI.</span> — Le rôle français en Islam</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c6">155</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap sc">Notes</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#note-i">167</a></div></td></tr>
+</table>
+</div>
+
+<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75245 ***</div>
+</body>
+</html>
+
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