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On connaît mal l’Islam chez +nous, et l’on déploie bien peu de soins afin de l’ignorer moins. + +Il y a bientôt quatre-vingts ans qu’Alexis de Tocqueville, dans un +magistral rapport présenté à la Chambre des députés, au nom de la +Commission des affaires d’Algérie, écrivait ces lignes: «Jusqu’à +présent, l’affaire de l’Afrique n’a pas pris, dans l’attention des +Chambres et surtout dans les conseils du Gouvernement, le rang que son +importance lui assigne. Nous croyons qu’il peut être permis de +l’affirmer, sans que personne en particulier ait le droit de se +plaindre. La domination paisible et la colonisation rapide de l’Algérie +_[nous dirions, aujourd’hui, de l’Afrique du Nord]_ sont assurément les +deux plus grands intérêts que la France ait actuellement dans le monde; +ils sont grands en eux-mêmes et par le rapport direct et nécessaire +qu’ils ont avec tous les autres. Notre prépondérance en Europe, l’ordre +de nos finances, la vie d’une partie de nos concitoyens, notre honneur +national, sont ici engagés de la manière la plus formidable. On n’a pas +vu jusqu’ici que les grands pouvoirs de l’État se livrassent à l’étude +de cette immense question avec une préoccupation constante, ni qu’aucun +en parût visiblement et directement responsable devant le pays. Nul n’a +semblé apporter, dans la conduite des affaires d’Afrique, cette +sollicitude ardente, prévoyante et soutenue qu’un gouvernement accorde +d’ordinaire aux principaux intérêts du pays ou au soin de sa propre +existence. Rien n’y a révélé jusqu’à présent une pensée unique et +puissante, un plan arrêté et suivi. La volonté éclairée et énergique qui +dirige toujours et contraint quelquefois les pouvoirs secondaires ne s’y +est pas rencontrée.» + +Le temps écoulé n’a fait que donner plus de force à ces justes +remarques. Puissent les quelques chapitres de mise au point qu’on va +lire contribuer pour leur faible part à la formation d’un état d’esprit +propre à favoriser dans la métropole l’établissement d’une politique +musulmane réaliste, née de l’expérience des faits, pratiquée avec +continuité, et qui, seule, pourrait permettre à notre pays de maintenir, +au milieu d’un monde bouleversé, son rang de grande puissance africaine +et méditerranéenne. + + + + +MANUEL DE POLITIQUE MUSULMANE + + + + +CHAPITRE I + +L’ISLAM ET NOUS + + +La fermentation générale des esprits due à une guerre qui a détruit +nombre de dogmes et d’habitudes politiques en les remplaçant souvent +fort mal, et développé, de façon parfois subite et démesurée, certaines +tendances latentes ou en germe, a été particulièrement sensible dans les +pays de l’Islam, dont plusieurs s’agitaient, dès avant 1914, vers des +évolutions contradictoires ou confuses. + +Les étapes de la transformation du monde musulman ont été si rapides +qu’on croit assister depuis quelque dix ans aux changements à vue, semés +de péripéties, d’un assez singulier film politique. + +Rappelons sommairement, pour fixer les idées, les épisodes principaux de +ce spectacle. + +Le dix-neuvième siècle et le commencement du vingtième ont vécu en +matière de politique islamique sur la formule de l’«homme malade». Il y +a encore quinze ans, quatre groupements islamiques faisaient encore +figure, aux yeux du monde, d’États indépendants. C’étaient le Maroc, la +Turquie, la Perse et l’Afghanistan. Balkans, Russie et Angleterre +guettaient les premiers symptômes, chez les trois derniers, d’une agonie +qu’on espérait prochaine. En 1911, la Tripolitaine était annexée à +l’Italie; trois ans plus tard, le traité d’Andrinople amputait gravement +la Turquie. 1912 vit l’inauguration du Protectorat français au Maroc. +Survint la grande guerre. Durant qu’elle se poursuivait, des projets +d’accords ou de traités instituaient le dépècement méthodique de +l’empire turc, consacré plus tard par le traité de Sèvres, aussi +délicatement fragile que la pâte de ce nom. Le Protectorat de l’Égypte, +proclamé au début de la guerre, était solennellement ratifié. Sitôt +signée la paix de Versailles, le pacte anglo-persan du 9 août 1919 +remettait à l’Angleterre le contrôle de l’organisation de l’armée et des +finances de la Perse, ce qui était un Protectorat déguisé. + +L’Afghanistan, où le Foreign Office comptait sur l’attitude anglophile +de l’émir Habibullah, semblait virtuellement voué, dans un avenir +proche, au même sort que la Perse. + +La chute définitive de la puissance politique de l’Islam semblait donc +révolue. Mais ce n’était que sur le papier, et les surprises aussitôt +commencèrent. + +Sous l’influence du malheur, des idées wilsoniennes et aussi grâce à +l’action d’une tenace et adroite infiltration bolcheviste, habile à +exploiter les fautes des Alliés, il se manifesta un immense ébranlement +de l’Islam qu’on put suivre dans sa marche de l’est vers l’ouest, comme +une lente secousse sismique. Ce fut d’abord l’éclosion, dans le réduit +d’Anatolie, d’un nationalisme turc, patient et fort, durci par les +épreuves. «Une nation, disait Renan, ne prend d’ordinaire la parfaite +connaissance d’elle-même que sous la pression de l’étranger.» Ce fut le +cas pour la Prusse en 1813 et pour la Turquie de 1919. Alors que +Constantinople vivait paralysée sous les canons braqués des flottes +alliées, Angora résista et triompha. Le résultat en fut une exaltation +littéralement extraordinaire du nationalisme ottoman dont les péripéties +de Lausanne ont pu fournir une idée, une transformation et un +rajeunissement singulier du vieil empire d’Abdul-Hamid et dont le +moindre signe n’est pas cette mesure révolutionnaire de politique +intérieure portant suppression pure et simple du Califat. + +En Perse, le mouvement contre l’impérialisme anglais, exploité par les +bolchevistes qui envahirent le pays, amena le retrait des troupes +britanniques, et, en août 1921, deux ans à peine après le traité qui +autorisait un espoir de mainmise absolue, lord Curzon dut reconnaître à +la Chambre des lords l’échec complet de la politique anglaise. + +En Afghanistan, l’émir Amunallah, qui avait succédé à son père, +assassiné, déclara la guerre à l’Angleterre et causa de vives +inquiétudes au gouvernement de l’Inde; une paix fut signée à Kaboul qui +affirma l’autonomie de l’Afghanistan, en déliant l’émir de son ancienne +obligation de ne pas entretenir de relations diplomatiques avec d’autres +pays que l’Inde anglaise[1]. + + [1] En conséquence, une légation française a été créée en Afghanistan. + En dépit de ses attaches avec Moscou, l’émir actuel semble très + favorable à la France et désireux d’entretenir avec elle des + relations cordiales. Saurons-nous profiter de l’occasion qui nous + est offerte de nous créer un puissant centre de renseignements en + même temps qu’une amitié solide en Asie Centrale? + +L’Égypte, après des efforts douloureux, a secoué sa tutelle. En +Tripolitaine, grâce au gouvernement des «grands féodaux», en qui +l’Italie avait placé une bien imprudente confiance, en même temps +qu’elle promulguait, mue par un libéralisme ingénu et de façade, une +constitution inapplicable, l’occupation effective, se trouva bientôt +réduite à la seule ville et aux alentours immédiats de Tripoli. + +Cependant, dans la Régence, la publication bruyante du pamphlet +antifrançais _La Tunisie martyre_, les promenades à Paris d’une +délégation de jeunes intellectuels agités, soutenus en sous main par de +«vieux turbans» aigris, les intrigues du palais beylical, furent +l’indice d’une agitation autonomiste assez sérieuse, qui atteignit son +comble peu de temps avant le voyage de M. Millerand, et contre laquelle +il fallut promptement réagir. En Algérie, l’application inopportune de +la loi de 1919 sur l’électorat permit aux fauteurs de troubles de semer +du désordre. Enfin, au Maroc, si la zone française de l’Empire restait +calme, la révolte du Riff contre les Espagnols et la proclamation toute +nominale d’une république riffaine, signala, en même temps, qu’une +adaptation un peu hâtive chez les frustes Berbères au formulaire +politique, un singulier désir de se rendre indépendants d’un joug aussi +maladroit que pesant. + +Ces mouvements divers, et tous à peu près concomitants, peuvent-ils être +considérés comme le fruit passager du bouleversement que la guerre a mis +dans les consciences? Ne manifestent-ils enfin qu’un de ces brefs +sursauts d’énergie comme l’Islam, au cours de sa carrière, en a présenté +quelquefois pour mieux retomber ensuite dans son apathie coutumière? Ou +bien s’agit-il, sous le double choc des tribulations subies et de +l’exemple fourni par l’Europe, d’une véritable renaissance, analogue à +celles qui firent sortir en Occident les temps modernes du moyen âge, un +immense _risorgimento_ dont on ne peut prévoir encore ni calculer le +développement futur et les conséquences infinies pour l’avenir du monde? + + * * * * * + +Une opinion longtemps soutenue, et qui paraissait déduite des faits, +tend à démontrer que l’Islam est une puissance d’inertie, hostile à la +civilisation occidentale, qu’elle repousse d’instinct. En dépit des +apparences et de certains travestissements qui trompent les profanes non +rompus à la pratique de ses hommes et de ses choses, l’Islam est +intransformable et incapable dans sa substance même d’une évolution +normale et profitable. Il constitue un bloc à tout jamais impuissant à +se mettre de pair--d’énergie et d’âme--avec les nations occidentales. Le +meilleur sort qui puisse advenir aux pays islamiques est qu’ils se +placent, de gré ou de force, sous la tutelle de dominations étrangères +dont la ferme direction leur accordera le bienfait de l’ordre qu’ils +sont bien empêchés d’instituer par eux-mêmes. Renan avait proclamé cette +thèse, qui semblait confirmée par presque tous les hommes d’action ou de +pensée ayant vécu en terre d’Islam. Il y a une vingtaine d’années, +colons, administrateurs ou officiers d’Algérie ou de Tunisie, vieillis +sous le harnais, se trouvaient là d’accord. Lord Cromer fut aussi un +interprète particulièrement autorisé de cette manière de voir lorsqu’il +disait: «On ne peut pas réformer l’Islam, c’est-à-dire que l’Islam +réformé n’est plus l’Islam, c’est autre chose.» (_Modern Egypt_, II, +229). + +Et, à l’appui de cette constatation, les exemples semblent affluer. +L’histoire montre le pitoyable état de l’Afrique du Nord durant le long +interrègne entre les empires romain et byzantin et la domination +française, où l’autochtone et l’Arabe, livrés à eux-mêmes, ne firent que +piller et épuiser le pays, au milieu d’une anarchie irréductible. +L’observation la plus élémentaire établissait encore naguère comme un +triste privilège des pays orientaux le mépris des longs desseins, +l’absence d’idéal et de vertus civiques, la concussion admise et élevée +à la hauteur d’une institution, l’immense apathie traversée de courtes +crises violentes et sans grande portée. Dans quel état de décrépitude et +de décomposition interne n’avons-nous pas trouvé le Maroc, qui, +actuellement soumis à notre obédience et plié à nos disciplines, sort +presque trop vite de sa torpeur, et dont demain, peut-être, il faudra +refréner l’essor inquiet et vite frondeur. + +D’ailleurs, chaque fois que l’Islam a brillé dans le monde d’un vif +éclat, n’était-ce point seulement lorsque le contact d’une civilisation +voisine lui infusait ses vertus actives et l’élevait en quelque sorte +au-dessus de lui-même. La prospérité et les grâces charmantes des +royaumes andalous au moyen âge, l’affinement et le goût de la +spéculation joints à celui des affaires chez la population de Fez, ne +sont-ils pas dus à l’abondante influence du génie juif, qui fit germer +là des qualités qui sans lui ne seraient jamais venues à jour? +L’exceptionnel rayonnement des dynasties saadiennes au Maroc, au début +du dix-septième siècle, ne provient-il pas de ce que le Maghreb d’alors +était en contact étroit et permanent avec l’Europe. Le Maroc était +infiniment plus ouvert, il y a trois siècles, à tout ce qui venait +d’Europe qu’au début du vingtième. L’époque des Sultans saadiens fut +incomparablement brillante par l’étendue et l’activité des relations +entretenues avec les nations chrétiennes: celles-ci fournissaient alors +aux Sultans une garde prétorienne de renégats, des instructeurs pour les +troupes, voire de hauts fonctionnaires, sans compter les ingénieurs, les +architectes et les artistes. + +La fameuse bataille des Trois-Rois à El Ksar, où périt Don Sébastian, +roi de Portugal, marque l’apogée de la puissance militaire marocaine à +la fin du seizième siècle. Au point de vue maritime, il y eut des +pirates et corsaires salétins tant que la Hollande et l’Angleterre +voulurent bien fournir les navires et leurs agrès, et très probablement +aussi capitaines et subrécargues, pour instruire les équipages et les +mener, aiguillonnés par le goût du pillage, vers les chemins de +l’aventure. La dynastie actuelle, née précisément de la réaction de +puritains sahariens, bornés et barbares, contre cette infiltration +chrétienne, pourtant si bénéfique, s’opposa radicalement à toute +influence étrangère dans les destinées du Maghreb. Il s’ensuivit cette +décadence profonde ou plutôt cette stagnation dans laquelle sommeillait +encore le Maroc il y a quelque vingt ans. Si le Maroc avait évolué dans +le sens où l’avaient engagé les princes saadiens, il serait rapidement +devenu une Turquie occidentale. + +La Turquie et l’Égypte dominent incontestablement le monde musulman par +leur facilité d’adaptation aux mœurs européennes; la cause n’en +doit-elle pas être recherchée dans le mélange extrême de races, au cœur +des grandes villes du Levant, qui a peuplé au dix-neuvième siècle les +harems de nombreuses femmes d’origine chrétienne et assuré ainsi un +apport non négligeable de sang occidental? + +Sans se laisser convaincre par tout cet étalage de raisons, les amis de +l’Islam répondent que le monde musulman n’est pas cet organisme figé que +seule une vue superficielle permet d’entrevoir. La civilisation +sarrazine était, il y a huit ou neuf siècles, la plus florissante du +monde, et Charlemagne un reître grossier auprès d’Haroun. L’Islam a pu +présenter une longue période d’éclipse et de vie ralentie. Qui peut +démentir que, sortant de son stade médiéval, il ne s’élance pas vers une +période nouvelle où, tout en gardant son originalité propre, il vivra +d’une existence régénérée et désormais sans lisière? L’Islam se trouvait +hier au même point que la chrétienté au quinzième siècle, au début de la +Réforme. «Il y a la même suprématie du dogme sur la raison, la même +adhésion aveugle aux préceptes et à l’autorité, la même suspicion et la +même hostilité à l’égard de la liberté de penser et de la science.» +Cette attitude des Vieux-Croyants n’est-elle pas celle de l’Église +catholique avant le grand mouvement de la Renaissance? Au demeurant, la +pure doctrine islamique est peut-être moins fermée qu’on ne le croit au +progrès, aux transformations nécessaires. En vertu du principe +traditionnel de l’Idjmâ, le consentement de la majorité des musulmans à +toute proposition nouvelle a force de loi. «Le principe de l’Idjmâ, a +dit Goldziher, contient en germe la faculté pour l’Islam de se mouvoir +librement et d’évoluer. Il offre un correctif opportun à la tyrannie de +la lettre morte et de l’autorité personnelle. Il s’est affirmé, au moins +dans le passé, comme le facteur primordial de la capacité d’adaptation +de l’Islam.» Dans l’Inde, toute une école de libéraux musulmans, qui +s’intitulèrent les néo-motazélites, en vint à préconiser une +modernisation générale de l’Islam. «Rien n’est plus éloigné de la pensée +du prophète, écrit un de ses principaux représentants, Si Kudda Bukhsh, +que d’enchaîner l’esprit ou d’imposer des lois fixes et immuables à ses +partisans. Le Coran est un livre qui doit servir de guide aux fidèles, +mais non d’obstacle dans la voie de leur développement social, moral, +légal et intellectuel.» Et il ajoute: «L’Islam moderne, avec sa +hiérarchie sacerdotale, son fanatisme grossier, son ignorance effroyable +et ses pratiques superstitieuses, est incontestablement une honte pour +l’Islam du prophète Mahomet.» Et il conclut par la profession de foi +libérale suivante: «L’Islam est-il hostile au progrès? Je répondrai +délibérément non. Dépouillé de sa théologie, l’islamisme est une +religion parfaitement simple. Son principe cardinal est la croyance en +un Dieu unique et la croyance que Mahomet est son prophète. Le reste +n’est qu’addition superflue[2].» + + [2] Kudda Bukhsh. _Essays: Indian and Islamic_, p. 20, 24 (Londres, + 1912), cité par Lothrop Stoddard. _Le Monde nouveau de l’Islam_, p. + 41. Payot, 1923. + +D’ailleurs, la rigidité primitive de l’Islam, faite pour se garantir des +atteintes que le contact d’autres religions pouvait porter à sa pureté, +n’est guère plus de mise aujourd’hui. Le temps des grandes luttes +religieuses semble terminé dans le monde. Il n’y a plus de croisades[3]. +La chrétienté est tolérante, et l’Islam également, qui vient de réaliser +en Turquie une laïcisation assez radicale[4]. + + [3] Elles sont remplacées par les grandes luttes économiques et + sociales, davantage sanglantes et dévastatrices. + + [4] «En Égypte, on a vu des prêtres prêcher dans les mosquées sur le + patriotisme, des cheikhs traiter le même sujet du haut de la chaire + d’une église, et les fidèles de tous les cultes prononcer le même + jour, à la même heure, la même prière pour demander la libération de + leur pays. De telles manifestations auraient été naguère + inconcevables.» (XX. L’Islam et son avenir. _Revue des Deux Mondes_, + 1er août 1921). + + Le 11 décembre 1921, le prince héritier de Turquie, entouré des + membres de la famille impériale et des ministres, assisté du + grand-rabbin et des patriarches grecs et arméniens, inaugurait sur + une des places de la capitale un monument élevé à la gloire du pape. + On lisait cette inscription sur le socle de la statue: «Au grand + pontife, qui régna à une heure tragique du monde, à Benoît XV, + bienfaiteur des peuples, sans distinction de nationalité et de + religion, l’Orient.» + +L’Islam est certes davantage qu’une religion; il est aussi une +dogmatique et une législation; il est enfin une civilisation qui confère +à tous ses adeptes dans le monde une attitude commune devant les +problèmes humains et divins, d’identiques façons, aux nuances près, +d’imaginer, de raisonner métaphysiquement et de sentir. Or, le Japon +possède aussi une civilisation originale et qui lui est propre; cela ne +l’a pas empêché d’évoluer d’une façon surprenante en un demi-siècle; il +est un exemple merveilleux d’une assimilation extérieure produite dans +un laps rapide, tout en conservant à peu près intact le patrimoine moral +qui faisait sa force. + +Rien ne fait donc obstacle, concluent les islamisants optimistes, à ce +que l’Islam soit semblable à la chrétienté, qui a conservé sa religion +en passant du moyen âge aux temps modernes et des temps modernes à la +Révolution et à l’époque contemporaine; il peut se transformer +complètement dans le domaine pratique sans que soit modifié en rien +l’essentiel de ses croyances et de son idéologie. D’ailleurs, une +religion qui compte 250 millions d’adeptes et recrute tous les ans des +dizaines ou des centaines de milliers de néophytes, possède une telle +vitalité et une telle puissance d’expansion que sa doctrine ne se peut +altérer, en dépit de la modernisation des mœurs dans la masse des +croyants. A la condition expresse, toutefois, que ses foyers primitifs +ne soient pas soumis à un joug étranger et viciés pour ainsi dire dans +leurs sources de rayonnement. La renaissance de l’Islam politique, dans +le sens de son affranchissement, apparaît donc ainsi comme une nécessité +vitale pour la conservation de l’Islam religieux et la continuation de +son essor. + +Comme le Japon au milieu du dix-neuvième siècle, les États musulmans, +plus spécialement la Turquie qui est à leur tête, doivent s’adapter ou +disparaître. C’est ce qu’avaient compris, au cours du dernier siècle, en +copiant gauchement les institutions européennes, Mahmoud II et Méhémet +Ali, puis les premiers Jeunes-Turcs de 1876, qui tentèrent l’essai +éphémère d’un parlement. Comme celle de tous les précurseurs, l’œuvre +des uns et des autres, trop prématurée, après avoir jeté un faible +éclat, échoua; elle fut reprise en 1908 par la génération qui suivit et +qui fit la révolution à la fois en Perse et en Turquie. Malheureusement +l’entreprise manquait encore d’une base assez solide: les esprits et les +cœurs n’étaient pas encore mûrs pour donner un soutien efficace aux +institutions nouvellement implantées. Les minorités turques et persanes +qui dirigeaient cet effort ne s’appuyaient pas sur une opinion publique +puissante, n’étaient pas soutenues par la pression d’un grand mouvement +populaire. + +Il fallut l’éclosion d’un nationalisme, lui-même issu des malheurs de la +guerre et des appétits non déguisés des nations européennes et se +substituant au panislamisme de naguère, pour amener la renaissance +actuelle de l’activité politique de l’Islam. + + * * * * * + +Le panislamisme est chronologiquement le premier grand mouvement de +réaction qui se soit dessiné en Islam contre l’envahissement par les +puissances européennes des pays orientaux tombés, à la fin du +dix-huitième siècle, dans ce profond état d’anarchie et de caducité dont +le Maroc d’il y a vingt ans nous donnait encore une assez exacte idée. + +L’éphémère agitation wahabite, courte dans l’espace et la durée, mais +profonde de conséquences par son caractère de renaissance religieuse et +de rénovation de l’esprit public, la propagande senoussiste et la +multiplication des confréries religieuses, l’action personnelle +d’Abdul-Hamid et de son grand agent de publicité Djemal-ed-Din marquent, +en un peu moins d’un siècle, les grandes étapes du panislamisme dans le +Proche-Orient. + +Le panislamisme, qu’il importe de bien définir, est en premier lieu +l’affirmation posée comme principe et l’extension admise comme but de la +solidarité morale qui lie entre eux tous les musulmans; c’est ensuite la +conviction que l’Islam possède en lui des forces spirituelles assez +puissantes pour assurer sa régénération matérielle et son prestige. +L’Islam peut s’inspirer de toutes les transformations politiques, +juridiques et sociales, ainsi que des méthodes qui font la vigueur +constitutive des nations occidentales, mais il doit se les assimiler par +une élaboration personnelle et non les copier servilement, les utiliser, +mais en les pliant à la forme de son génie. C’est la notion du _fara da +se_. Elle est parfaitement développée dans l’ouvrage _Le Réveil des +peuples islamiques au quatorzième siècle de l’Hégire_, paru au Caire +quelques années avant la guerre et dont l’auteur est un jeune Égyptien, +Yahya Seddik, licencié en droit de l’Université de Toulouse, devenu juge +dans son pays. Quoiqu’il ait écrit près de dix ans avant le cataclysme +européen, Yahya Seddik avait prévu l’imminence de la guerre européenne. +«Contemplez, écrit-il, ces grandes puissances qui se ruinent en +armements effrayants, qui comparent leurs forces réciproques d’un œil de +défiance, se menacent l’une l’autre, contractent des alliances qu’elles +rompent continuellement et qui présagent ces chocs terribles qui mettent +le monde sens dessus dessous et le couvrent de ruines, de feu et de +sang! L’avenir est à Dieu, et rien ne dure que sa volonté.» + +Yahya Seddik considère le monde occidental comme dégénéré. «Cela +signifie-t-il que l’Europe, notre guide éclairé, ait déjà atteint le +sommet de son évolution? se demande-t-il. A-t-elle déjà épuisé sa force +vitale en deux ou trois siècles de surmenage? En d’autres termes, +est-elle déjà frappée de sénilité et sera-t-elle bientôt réduite à +abandonner son rôle civilisateur à d’autres peuples moins dégénérés, +moins neurasthéniques, c’est-à-dire plus jeunes, plus robustes, plus +sains qu’elle? A mon avis, l’Europe a atteint actuellement son apogée, +et son expansion coloniale immodérée est un signe non de force, mais de +faiblesse. En dépit de l’auréole de tant de grandeur, de puissance et de +gloire, l’Europe est aujourd’hui plus divisée et plus fragile que jamais +et elle masque mal son malaise, ses souffrances et son angoisse. Sa +destinée s’accomplit inexorablement. + +«Le contact entre l’Europe et l’Orient nous a fait beaucoup de bien et +beaucoup de mal: beaucoup de bien au point de vue matériel et +intellectuel, beaucoup de mal au point de vue moral et politique. +Épuisés par de longues luttes, énervés par une civilisation brillante, +les peuples musulmans n’ont pu que ressentir un malaise; mais ils ne +sont pas frappés au cœur, ils ne sont pas morts! Ces peuples vaincus par +la force du canon n’ont en rien perdu leur unité, même sous les régimes +d’oppression auxquels les Européens les ont longtemps assujettis... + +«J’ai dit que le contact de l’Europe nous a été salutaire et au point de +vue matériel et au point de vue intellectuel. Ce que les princes +musulmans partisans de réformes désiraient imposer de force à leurs +sujets est réalisé cent fois aujourd’hui. Au cours des vingt-cinq +dernières années, nos progrès dans les sciences, les lettres et les arts +ont été si considérables que nous pouvons parfaitement espérer être, +dans tous ces domaines, égaux de l’Europe en moins d’un demi-siècle... + +«Une ère nouvelle s’ouvre pour nous avec le quatorzième siècle de +l’Hégire, et ce siècle heureux doit marquer notre renaissance et notre +grand avenir! Un nouvel esprit anime les peuples musulmans de toutes +races; tous les mahométans se pénètrent de la nécessité du travail et de +l’instruction. Nous désirons tous voyager, faire des affaires, tenter la +fortune, braver des périls. On voit chez les mahométans, en Orient, une +activité surprenante, une animation inconnue il y a vingt-cinq ans. Il +existe aujourd’hui une véritable opinion publique en Islam.» + +L’auteur conclut ainsi: «Tenons bon! Chacun pour tous, et espérons, +espérons, espérons! Nous sommes lancés sur le chemin du progrès; +profitons-en! C’est la tyrannie même de l’Europe qui a opéré notre +transformation! C’est notre contact avec l’Europe qui favorise notre +évolution et hâte l’heure inéluctable de notre réveil. Ce n’est qu’une +répétition de l’histoire, la volonté de Dieu qui s’accomplit en dépit de +toute opposition et de toute résistance... La tutelle de l’Europe sur +les Asiatiques devient de plus en plus nominale. Les portes de l’Asie se +ferment aux Européens! Nous entrevoyons certainement devant nous une +révolution sans parallèle dans les annales du monde. Un nouvel âge est +proche![5]» + + [5] Cité par Lothrop Stoddard. _Le Nouveau monde de l’Islam_, p. 79 à + 81. Payot 1923. + +Il y a plus de quinze ans que ces lignes ont été écrites. L’état +d’esprit qu’elles dénotent n’a fait, au lendemain de la guerre, que se +préciser davantage et s’étendre en cercles de plus en plus agrandis. Il +s’est manifesté très nettement dans le mouvement égyptien en vue de +l’indépendance et plus dernièrement à la Conférence de Lausanne. «Les +Turcs vivent dans un rêve de gloire militaire et d’omnipotence absolue, +écrivait un journaliste accrédité près de cette réunion diplomatique; +ils méprisent l’Occident, ses coutumes, ses lois et ses mœurs, et se +croient capables, avec leurs 200.000 hommes, d’aller cette fois beaucoup +plus loin que sous les murs de Vienne. Un d’eux disait hier à un +Européen: «Me trouvez-vous très différent d’un Français ou d’un Anglais +quand je vous parle? Croyez-vous pourtant que j’ai reçu une éducation +européenne? Tout ce que je sais, je l’ai appris chez moi; je suis soumis +à des lois turques, à une morale turque, et vous devez convenir que je +suis quand même votre semblable.» Qu’il s’agisse du plus humble +fonctionnaire de la délégation ou de ses chefs, c’est la même +exaspération de l’individualisme, le même orgueil déçu, la même crainte +d’être traités en inférieurs, la même méfiance envers l’Occident[6].» + + [6] P. de Lacretelle. _Journal des Débats_, édit. hebd., 5 janvier + 1923. + +Le grand mouvement de diffusion islamique inauguré par +Djemal-el-Din-el-Afghani se poursuit, de plus en plus vivace. Les +circonstances l’ont aidé puissamment. L’extrême commodité et le bon +marché des communications, le télégraphe, la presse[7] facilitent +étrangement cette interpénétration de toutes les parties de l’Islam. +Notre Afrique du Nord est à cet égard un champ d’observation fort +intéressant. L’évolution s’y accomplit sous nos yeux avec une singulière +rapidité. On sait les turbulentes manifestations qui ont éclaté dans la +Régence de Tunis, sitôt après la guerre, ainsi que les incidents qui ont +marqué en 1919 la campagne électorale en Algérie. Le Maroc était, avant +la guerre, profondément indifférent au reste de l’Islam, avec lequel il +ne communiquait guère qu’à l’occasion des pèlerinages de la Mecque. +L’opinion de Stamboul le laissait froid. Le vieux Maghreb vivait comme +isolé dans son empire du Soleil-Couchant, sis entre l’Atlas et la mer +des Ténèbres, et les bruits du dehors ne troublaient ni même ne +sollicitaient sa curiosité. Or, le voilà qui sort de son séculaire +dédain pour l’Orient méditerranéen, s’intéresse aux affaires ottomanes, +se réjouit, avec nous d’ailleurs, du triomphe de Moustapha-Kémal; et les +jeunes habitants de Fez circulent autour de Karaouyne avec sous leurs +tapis de prières les journaux de Tunis ou du Caire que laisse filtrer la +censure, et les autres, plus subversifs, venus parfois de fort loin par +les mains des moqaddems ou quêteurs des confréries religieuses. + + [7] En 1900, il n’y avait pas plus de 200 journaux de propagande dans + tout le monde musulman. En 1906, il y en avait 500, et en 1914 il y + en avait plus de 1.000. Cf. Servier. _Le Nationalisme musulman_, p. + 182. Le chiffre actuel doit être encore plus considérable. + +Beaucoup plus récent que le panislamisme, mais davantage fécond en +résultats positifs, le nationalisme est venu donner des directives plus +concrètes aux aspirations des peuples islamiques. + +En Égypte, au Hedjaz, mais surtout en Turquie qui tient la tête de la +renaissance islamique en cours, l’idée de patrie jusqu’alors diluée dans +le concept vague d’une grande communauté islamique aux limites +élastiques ou au contraire rétrécie aux limites de la tribu et du clan, +s’est constituée au cœur des masses avec une vigueur insoupçonnée. +L’Islam turc, menacé, a saisi d’instinct la valeur en quelque manière +axiale de l’idée de patrie pour la sauvegarde de son indépendance. Elle +seule permettait de réunir toutes les forces éparses, de les intégrer +dans un même idéal, en un mot de faire front. Peut-être le Proche-Orient +a-t-il eu la vision dans le passé de la tragique destinée du peuple +juif, éternel opprimé parce que sans patrie, toujours brimé parce que +destiné à camper chez les autres. La guerre, partout dans le monde, +paraît avoir exaspéré chez les moindres groupes ethniques un désir +d’individualisme et d’indépendance. Les réformateurs de 1908, proclament +les nationalistes turcs d’à présent, étaient des idéologues, s’exaltant +aux idées de liberté, d’égalité, d’un progrès théorique; nous nous +inspirons, nous, de l’idée nationale[8]. Désir, avant tout, +d’affranchissement: il faut libérer la Turquie de la tutelle politique +de l’Europe, d’abord être maître chez soi. «Lorsqu’on interroge les +Turcs à ce sujet, la réponse ne varie guère: «Qu’importe la grandeur de +notre pays, pourvu que nous soyons maîtres chez nous! Les questions +territoriales ont moins d’importance à nos yeux que celles qui visent +ces garanties financières et économiques que vous nous demandez et qui +vicient notre indépendance. Nous nous contenterions d’une seule province +si nous étions sûrs d’être débarrassés complètement de toute +capitulation.» Cette unanimité prouve jusqu’à quel point les clauses sur +lesquelles la rupture s’est faite à la première Conférence de Lausanne +constituaient pour les Turcs un point sensible presque affectif... +«Pourquoi nous demander des garanties spéciales, ont-ils l’air de nous +dire, alors qu’on n’en exige pas d’autres États?» N’est-ce pas +considérer le peuple turc comme incapable et inférieur?[9]» + + [8] Maurice Pernot. _La Question turque_, p. 42, Paris 1923. + + [9] P. Gentizon. L’état d’esprit en Turquie; _Le Temps_, février 1923. + +C’est bien par cet ardent désir de vivre libres et d’organiser leurs +destinées nationales afin de continuer à faire figure dans le monde, +désir traduit souvent par d’excessives et injustes susceptibilités, que +se manifeste chez les Turcs le germe vivace et gros de promesses d’une +renaissance qui entraînerait vraisemblablement tout l’Islam à sa suite. + +La Turquie joue donc l’expérience entreprise par le Japon il y a +soixante-dix ans. Figurant aujourd’hui par son développement et la +valeur de ses élites au premier rang de l’Islam, elle peut créer chez +elle, par la vertu de son exemple et le modèle de ses disciplines, une +profonde transformation de ses conditions d’existence. Le sort moderne +de l’Islam, de Mogador à Téhéran, est suspendu tout entier aux chances +de cette réussite. + +La première démarche de cette renaissance est déjà effectuée: elle est +d’ordre politique et militaire. C’est beaucoup comme indice, c’est +encore peu comme réalisation effective. La principale condition du +relèvement d’un peuple est accomplie; l’assise est fondée; il reste à +bâtir. + +Le législateur primaire et léger de 1908 a cru à la vertu des réformes +hâtives et «plaquées» pour transformer la nation. Elles ne vécurent que +sur le papier. Il y a un mot d’Auguste Comte, que tous les réformateurs +peuvent méditer, sur l’erreur de «confier aux lois le soin de solutions +qui doivent être réservées aux mœurs». Les réformes ne valent qu’autant +que le terrain social et moral a été aménagé suffisamment pour les +rendre fécondes; si elles n’existent que dans leur lettre seule, leur +vitalité est éphémère. + +L’œuvre de volonté entreprise par le Gouvernement d’Angora, ayant +triomphé à l’extérieur, doit maintenant s’atteler à la grande besogne de +l’intérieur. Il ne s’agit ni plus ni moins que de construire une nation +moderne; tout demeure à faire dans l’instruction publique, la +législation, l’économie sociale. Ce n’est pas là travail d’un jour, +d’autant qu’en adaptant la Turquie aux exigences de la vie +internationale, il faut conserver intactes les aspirations du peuple +turc et de l’Islam, ce qui constitue, pour l’un et l’autre, leur +armature, leur ressort et leur raison d’être. + +La tentative de la Turquie, sur laquelle est posée l’attention de +l’Islam tout entier, offre pour l’avenir du monde un exceptionnel +intérêt. Il serait vain de s’étendre sur des anticipations prématurées. +Mais est-il permis cependant de décréter _a priori_ comme impossible le +fait de voir jamais une Turquie fortement constituée, aux portes de +l’Europe, devenir le noyau d’un esprit fédéraliste musulman s’étendant +de l’Atlantique au golfe Persique? Et l’idéal de ce fédéralisme ne +serait-il pas dans la formation d’États-Unis d’Islam libérés de toute +attache avec les anciennes nations suzeraines? Le Congrès panislamique +qui a eu lieu à Sivas au début de 1921 paraîtra peut-être alors comme +l’indice précurseur de l’événement. + + * * * * * + +Une pensée politique digne de ce nom se doit de suivre les aspirations +et les courants qui traversent les groupes islamiques. En France, une +telle préoccupation s’impose plus que partout ailleurs. Notre empire +nord-africain nous tient par tant de liens, il constitue à un tel point +l’assise de notre puissance méditerranéenne que tout ce qui touche à sa +conservation ou à sa sauvegarde prend aujourd’hui une valeur inusitée. +Gouverner, répète-t-on souvent, c’est prévoir, et prévoir, c’est d’abord +être attentif. Il faut observer pour comprendre et agir en connaissance +de cause. Devant les prétentions qu’élèvent certaines minorités, les +excitations qu’elles subissent et répandent à leur tour, déformées, au +sein de masses ignares, les propagandes dont elles sont sollicitées, on +ne saurait trop voir clair et veiller; un feu qui couve, s’il se déclare +brusquement, peut enflammer des foules impulsives qui confondent une +émancipation dont elles ne peuvent saisir les termes ni les bornes avec +une aveugle xénophobie ou un retour à l’anarchie trop naturelle à leurs +penchants. + +En cette matière, qui est sérieuse, une haute impartialité, qui n’est +pas exclusive d’une sympathie et d’une sollicitude profondes, doit nous +prémunir contre tout ce qui est étranger à son dessein; celui-ci +consiste en l’adoption de points de vue et de solutions réalistes. Dans +les chapitres de ce petit livre, il s’agit avant tout d’une mise au +point permettant à tout lecteur sans parti pris d’embrasser les données +du problème et d’en apprécier l’importance unie à la souveraine +actualité. + +Il nous est, en effet, plus que jamais nécessaire d’avoir ce qu’on est +convenu d’appeler une «politique musulmane». Et pour qu’elle ne soit pas +un mot vide, il est peut-être opportun de la préciser. + +Tous les problèmes touchant la «politique musulmane» ont été obscurcis à +la fois par des romanciers amateurs de turqueries, des publicistes peu +avertis ou exploitant une veine alimentaire, des politiciens en mal de +réclame. Il serait bon, une fois pour toutes, de réagir contre des +courants d’idées aussi troubles au moyen de considérations qu’inspirent +le seul examen du réel et l’élémentaire souci de la bonne foi. + +«Politique musulmane» est le sésame des parlementaires et des +journalistes qu’intéressent peu ou prou, et pour des raisons variées, +les choses de l’Afrique du Nord, de la Syrie ou d’ailleurs. On le +prodigue même un peu à tort et à travers. Toutefois les esprits +évidemment lunatiques, que l’à peu près satisfait mal, s’étonneront +peut-être du caractère étrangement vague de ce terme et de son épithète. + +«Politique musulmane», cela sonne bien dans un discours, mais a-t-on +jamais entendu parler d’une politique protestante ou bien bouddhiste, +voire mormone? La France est une puissance musulmane, comme on dit, et +il y a une solidarité entre tous les musulmans, du fait de leur religion +identique; voilà qui est bien entendu. Mais il y a des Espagnols, des +Allemands, des Autrichiens, des Français catholiques et protestants, +comme il y a des Hindous, des Turcs, des Marocains, des Soudanais +musulmans, et cette étiquette confessionnelle ne constitue encore à +présent entre eux qu’un lien politique nul dans un cas, très faible dans +l’autre. Nous avons, nous devons avoir, en tout cas, des politiques +turque, algérienne, marocaine, syrienne aussi, si l’on veut bien. Nous +n’usons pas partout de procédés identiques. Cela va sans dire, +objectera-t-on; certes, mais, comme disait un homme d’esprit, cela irait +encore bien mieux en le disant. Les formules toutes faites présentent un +écueil. La politique est un mot dont le contenu doit être souple et non +rigide; le seul critérium d’une bonne politique française, en pays +musulman comme ailleurs, est le prestige moral et matériel de la France; +et si les voies de cette politique sont quelquefois dissemblables, +suivant le lieu et le moment, c’est afin d’être davantage précises et +mieux adaptées à leur objet. + +En vérité, ce terme, cette idée même de «politique musulmane» est à la +fois concomitante et corollaire de celle qui a présidé à la conception +d’un ministère ou sous-secrétariat de l’Afrique du Nord. Le projet d’un +ministère de l’Afrique du Nord a eu du succès quelque temps. Il subit à +présent une éclipse; soyez sûrs qu’il s’imposera à nouveau quelque jour +avec force et insistance. Il correspond à un besoin de symétrie verbale. +N’avons-nous pas l’Afrique Occidentale, l’Afrique Équatoriale? Il faut +l’Afrique Septentrionale, troisième entité, pour faire pendant, même si +le désir d’unification artificielle, dans le troisième cas, doit +l’emporter sur toutes considérations d’opportunité. Toujours le même +appétit de généralisation abusive autour d’une formule, fût-ce au mépris +des réalités et des faits, qui seuls comptent[10]. + + [10] Voir note I à la fin du volume. + +Cette réserve établie, il reste à déterminer les notions générales et +effectives qui peuvent se grouper sous la formule un peu trop élastique, +mais commode et qu’on adopte par suite, de «politique musulmane». + +La politique musulmane, les gens qui en vivent ont intérêt à faire +croire qu’elle est une chose très compliquée; ses arcanes ne seraient +familières qu’aux initiés et le commun des mortels n’y entendrait rien. + +Faisons descendre la politique musulmane du ciel sur la terre, comme un +illustre le fit jadis de la philosophie. Développements oratoires, +philosophiques et sociaux mis à part, ce qu’on nomme politique musulmane +peut se résumer en quatre propositions: + +1º Il faut d’abord connaître l’Islam et les musulmans avant d’en parler +et surtout d’agir à leur endroit. + +Ce sera là l’objet de notre chapitre _Les Dangers de l’islamomanie_. + +2º Pour qu’une nation européenne puisse agir efficacement en Islam, il +faut d’abord qu’elle s’impose par la force matérielle et l’éclat moral à +la fois sur les peuples qui doivent être mis en tutelle ou le sont déjà, +et sur ceux libres ou récemment affranchis dont elle veut acquérir des +avantages ou simplement des égards. Le _Memento tu regere_ devient en +l’occurrence un principe politique imprescriptible. + +3º Il faut accorder aux musulmans que nous avons charge de régir ou de +«protéger» ce qu’ils réclament raisonnablement et correspond à leurs +besoins et à leur mentalité. + +Le chapitre _Les Bienfaits nécessaires_ sera consacré à l’examen de +cette simple vérité. + +4º Il ne faut pas imposer à ces musulmans ce qu’ils ne demandent pas et +ne correspond ni à leurs besoins ni à leur mentalité, c’est-à-dire des +_bienfaits périlleux_. + +Dans un chapitre de conclusion, nous tirerons de ce rapide examen une +idée générale de ce que doit être _Le Rôle français en Islam_. + + * * * * * + +La politique musulmane n’est ni ne doit être une somme de recettes +mystérieusement élaborée dans des bureaux parisiens par de soi-disant +spécialistes, d’après des données fournies par des informateurs parfois +douteux; elle ne réside pas non plus dans un programme aveuglément +libéral, conçu dans l’abstrait, dont le seul énoncé doit faire +théoriquement bondir de joie les cœurs de tous les musulmans des +colonies et protectorats; c’est à la fois plus et moins. + +La politique musulmane n’a pas d’autres ressorts ni d’autres secrets que +toute politique digne de ce nom, passée, présente et future. Elle +demande une connaissance froide et raisonnée des problèmes, la +compréhension de leur diversité, l’intelligence précise de leur portée +et de leurs résultats. Elle veut par surcroît de l’attention et de la +prudence, l’une et l’autre excluant toute sentimentalité, aussi inutile +que dangereuse, tout emballement regrettable et tout jugement +aventureux. Elle réclame en un mot ce qui est le fin mot de toute +politique: une souple adaptation au réel. + +Il y a plus de vingt-cinq ans, le meilleur Gouverneur général qu’ait +peut-être eu l’Algérie, M. Jules Cambon, disait ces paroles que bien de +ses successeurs auraient pu méditer: «Ne cherchez pas à doter ce pays +d’institutions qui se heurtent aux traditions du passé; donnez-lui, au +contraire, un administrateur capable de pénétrer la complexité de +l’œuvre qui lui est confiée et muni de pouvoirs qui lui permettent de +tenir compte d’intérêts en apparence opposés et d’approprier son action +à la nature diverse des hommes et des choses.» + +Le seul secret de la politique musulmane gît dans ce conseil d’attitude +circonspecte et d’entreprise avisée que traduisent ces quelques lignes + + + + +CHAPITRE II + +LES DANGERS DE L’ISLAMOMANIE + + L’Orient, l’Orient, qu’y voyez-vous, poètes? + + Victor Hugo. + + +Le sens commun enseigne qu’il est convenable, avant de parler d’un +sujet, de le connaître. L’expérience montre, en outre, qu’à négliger +cette précaution, on s’expose à donner dans l’erreur et à en subir de la +confusion. Mais le domaine de la connaissance serait bien sévère si des +licences n’y étaient permises dont le sens commun, au profit de +l’imagination ou du sentiment, a fort à souffrir. + +Nous avons, Français que nous sommes, l’habitude de parer la réalité de +tous les nuages brillants nés de notre enthousiasme ou du goût du +moment. + +C’est là l’histoire de nos amitiés politiques. Nous avons chéri la Grèce +de Canaris («_En Grèce, en Grèce, allons, poète, il faut partir_»), la +Pologne de 1830 («_Nous vivons surtout en Pologne_», disait Louis +Blanc), l’Italie de Garibaldi. Nous avons cultivé, plus tard, la Russie +des emprunts, salué frénétiquement l’Amérique du Président Wilson. + +Le temps, impeccable metteur au point, nous a guéris de beaucoup +d’engouements passés; notre tempérament nous en réserve de futurs. + +La France, devenue grande puissance en terre d’Islam, où elle sut +acquérir, à la fois dans les territoires de son empire et hors de leurs +limites, des amitiés anciennes et précieuses, doit à sa tradition, aux +nécessités de sa politique, à son rôle de tutrice, enfin à sa loyauté +nationale, de manifester à l’Islam une générosité de cœur sans réserve. +Il en est bien ainsi. Toutefois notre sympathie, si vive, si justifiée +qu’elle soit, ne doit pas faire tort à la clairvoyance de notre +intelligence politique. + +Notre bienveillance agissante pour l’Islam ne peut qu’avoir à gagner +d’être lucide et de se débarrasser du brouillard fantasmagorique dans +lequel le snobisme ignorant de la plupart et l’intérêt de quelques-uns +semblent avoir à cœur de la noyer. En parlant ici d’islamomanie, nous +voudrions essayer de dissiper les dernières nuées d’un malsain +romantisme politique au profit d’une vision réaliste qui, seule, ne +saurait donner de mécomptes et permettrait à une opinion avertie de +s’établir, allégée de toutes scories d’ordre sentimental ou idéologique. + +Il y a un Islam conventionnel en littérature d’imagination et en +littérature politique, comme il y a, en peinture, un Orient +conventionnel aux poncifs rebattus. + +M. Louis Bertrand, dont le ferme esprit s’est le plus nettement élevé +contre la tournure d’esprit déformante que nous dénonçons ici, raconte +quelque part qu’à Constantinople l’ambassadeur Constans, Toulousain +plein de malice, répondait un jour à un touriste naïf: «Vous croyez que +la mosquée Y... vous intéressera? Allons donc, c’est parce que Z... a +écrit un papier là-dessus. Oui, si Z... n’avait pas écrit son papier, +personne n’irait voir la mosquée Y...» L’intonation, le nasillement +goguenard à la Vincent Hyspa du fameux tombeur du boulangisme, devaient +donner à cette réflexion empreinte de bon sens une saveur encore plus +grande que celle qu’on en goûte à la simple lecture. + +Hélas! que de gens, s’ils n’avaient pas lu des papiers de tel ou tel, ne +trouveraient dans l’Islam africain, au clair ciel près, qu’un affreux +mélange de masures, d’immondices et d’indigentes velléités artistiques. +Nous avons vu nous-mêmes des gens cultivés, et qui avaient voyagé, +s’extasier avec bruit devant les gentils stucages des médersas de Fez et +pousser des exclamations ravies qui se seraient sans doute traduites +avec moins d’entrain, mais de façon plus légitime, devant les tombeaux +des Médicis ou l’église de Brou. Nous avons entendu traiter de +«merveille unique» les jardins de l’Aguedal, à Marrakech, grande +oliveraie ceinte de remparts à qui, certes, l’écran neigeux de l’Atlas +forme un beau fond de tableau. Mais les personnes qui s’exaltaient +ainsi, quelle épithète en réserve n’eussent-elles point gardée en +l’honneur des jardins Boboli, des terrasses des Borromées ou du parc de +Versailles? Il semble bien que le «mirage oriental» s’impose +immédiatement comme verres colorés devant la vision de nombre de nos +compatriotes qui mettent le pied sur la terre d’Afrique. + +Un peintre qui décrivait en une admirable langue tout ce que son pinceau +ne pouvait exprimer, Fromentin, nous a donné, il y a plus d’un +demi-siècle, dans deux livres célèbres, des impressions visuelles et +intellectuelles de l’Afrique qui sont sobres, justes et belles. +Gobineau, dans ses immortelles _Nouvelles asiatiques_, a tracé de +l’Islam un tableau moral d’une touche toute stendhalienne, peu appuyée, +parfaite. D’autres littérateurs, qui, il est vrai, n’étaient pas +peintres ni historiens, ne s’en sont point tenus à la salutaire formule +du «rien de trop». De grands écrivains, d’ailleurs, poètes en prose +tissant de somptueuses rêveries, ont mis à la mode un Islam décoratif et +conventionnel de la même veine, à peine démarquée, que celle des +_Orientales_ et de Byron. Le résultat en est, comme l’a écrit Louis +Bertrand, que «les mots d’Islam, de Maghreb, de Hedjaz, employés à tort +et à travers par des gens qui n’ont aucune idée de ce que c’est, ont +fini par prendre chez nous un sens quasi mystique. On ne les prononce +qu’avec un air béat et content de soi. On s’en gargarise +littéralement...» + +Cet Orient de bazar, qu’on dirait tiré de mauvaises chromolithographies, +sévit plus que jamais en France. On ne saurait trop mettre en défiance +contre lui, puisqu’il contribue à installer dans les cervelles des idées +et notions complètement «à côté». On a représenté au théâtre Antoine, +l’un de ces hivers derniers, une assez mauvaise pièce où une aimable +Parisienne, au goût éclectique, tour à tour amoureuse et oublieuse d’un +caïd marocain ahurissant, après diverses mésaventures dans un palais de +Fez à la comique couleur locale (eunuques et cimeterres), était enfin +empoisonnée par ce Maure de la place Clichy, chez qui les farouches +instincts se révélaient en une crise de jalousie vengeresse. C’est +Othello chez la portière. Dans un livre récent, un auteur célèbre, +d’ordinaire mieux inspiré, nous plante un autre seigneur africain, sorte +de Narr’Havas pour journal de modes, invraisemblable et truqué, qui en +vient à renoncer par chevalerie à des profits pécuniaires sérieux (_rara +avis!_) pour ne pas faire pleurer les beaux yeux de la femme aimée par +son ami, un officier français. + +Ces atrocités prévues ou ces berquinades font bien rire les gens +avertis, mais la grande masse des spectateurs ou lecteurs se +représentent, bon gré mal gré, l’Islam, et plus spécialement l’Algérie +et le Maroc, comme peuplés de pareils polichinelles, et il n’y a +vraiment aucun profit à répandre ou à accréditer d’aussi absurdes +fables. + +L’admiration pour les burnous drapés, les couchers de soleil sur les +palmeraies et le plâtre polychrome, ainsi que pour les conflits de beaux +sentiments entre pachas et giaours, conduit par une voie rapide à +l’émerveillement devant la religion, la tradition, la science arabes. +Cette variété de snobisme est en même temps plus délicate et dangereuse +si elle se manifeste en terre d’Islam même. Un mur de sentiments et de +susceptibilités sépare en ce domaine l’Occidental du Musulman. Celui-ci +s’offusque d’un dilettantisme auquel il est fermé et qui lui paraît en +même temps, chez l’Européen, constituer un reniement de sa propre foi, +chancelante devant l’éblouissante lumière de l’Islam[11]. + + [11] Voir note II à la fin du volume. + +Bonaparte, en Égypte, croyait bien faire en se costumant en musulman et +en allant discuter avec les ulémas; il organisait des fêtes de l’Être +suprême sur les bords du Nil, où l’on disposait sur des autels jumeaux +le Coran et la Bible. Ces manifestations, qui sont bien dans le goût de +la mascarade révolutionnaire, ne sont pas de celles, qu’on en soit +persuadé, qui ont le plus assis notre prestige sur la terre des +Pharaons. + +La haute considération dans laquelle nous avons été toujours tenus +là-bas provient de ce que nous n’avons jamais, par la suite, cherché à +nous mêler de ce qui ne nous regardait pas, sur le terrain strictement +musulman, et d’autre part et surtout de nos œuvres d’assistance et de +charité. Ce sont, en effet, nos qualités morales qui séduisent le mieux +les musulmans de toutes classes, notre générosité dans son sens le plus +étendu. Ils n’apprécient que médiocrement, en leur ensemble, nos dons +intellectuels et les hommages éclatants et extérieurs que nous rendons à +leur religion les laissent froids dans le fond de leur cœur, encore +qu’ils se croient obligés par politesse de nous remercier. + +Quant à la science arabe, irrémédiablement morte et désuète, faite de +compilations d’auteurs grecs rédigées au moyen âge par des juifs, de nos +jours recueil de formules vides que répètent sans se lasser des fkihs +hébétés dans l’ombre des mosquées, l’intérêt que nous lui portons est +tout juste celui que nous avons aujourd’hui pour l’œuvre de Guillaume +d’Okkam ou d’Érigène. A tout le moins ne faut-il pas omettre qu’elle +constitue un merveilleux instrument d’obscurantisme et de xénophobie +étroitement bornée. + +L’islamomanie littéraire et artistique conduit à l’islamomanie +politique. L’une et l’autre ont souvent un caractère alimentaire marqué +et nourrissent leurs hommes. Ayez vécu quinze ou vingt ans en Islam, +frôlé tous les milieux, assisté à toutes les misères, pénétré dans tous +les recoins de l’âme musulmane par un commerce journalier, puis +fréquentez les cercles ouverts ou fermés qui font profession en France +de s’occuper de choses coloniales: on écoutera votre opinion d’une +oreille distraite et toujours avec scepticisme. Amusez-vous, au +contraire, à munir de quelques lettres de recommandation pour des +personnages de la presse ou du Parlement le moindre porteur de chéchia, +vaguement bachelier ou certifié de quelque chose; serinez-lui quelque +petit discours sur les «aspirations» ou les «revendications» des +Algériens, des Tunisiens ou des Marocains, et lancez-le à travers Paris, +sa leçon bien apprise et le gousset garni: notre cadet fera recette. On +écoutera gravement ce porte-parole de l’Islam nouveau; on prendra en +note ses balivernes; on l’invitera, on le montrera aux amis; on le +montera en épingle, il ne trouvera point de cruelles. Le Parisien, né +badaud, s’émerveille toujours que des gens puissent être Persans. Et il +est aussitôt disposé à les croire sur parole. C’est ainsi qu’un grand +nombre d’hommes politiques ou d’écrivains se documentent sur l’Afrique +du Nord, par des témoignages suspects de petits arrivistes ou de ratés +aigris, recherchant les places ou la notoriété, minorité représentant +elle-même une minorité de leurs pareils généralement peu considérée dans +son pays d’origine. + +On a eu l’exemple de ce particulier état d’esprit lors du voyage à +Paris, il y a quatre ans, d’une pseudo-délégation de Tunisiens, parmi +lesquels se trouvaient les auteurs anonymes de l’abominable pamphlet _La +Tunisie martyre_, où toute notre œuvre tunisienne était odieusement +dénigrée et salie. Ces voyageurs, qui faisaient leur promenade à Paris +aux frais d’une souscription de bons gogos de chez eux, furent reçus +avec honneur par la Ligue des Droits de l’homme, la Ligue de +l’Enseignement, même par le Président de la Chambre. Comment être étonné +qu’ils se soient pris eux-mêmes au sérieux, du moment que la métropole +leur conférait des égards auxquels ils n’étaient pas habitués dans leur +pays natal ni de la part des autorités administratives, ni de leurs +pairs? + + * * * * * + +On ne sait, au juste, s’il est encore de mode en Algérie, aujourd’hui +comme naguère, de s’enquérir auprès du nouveau débarqué sur le point de +savoir s’il est arabophile ou arabophobe. Pareille question était vide +de sens; on peut demander à quelqu’un s’il préfère le Graves sec au +Chablis; on ne lui demande pas de manifester s’il est partisan ou non +des lois de Faraday; on n’est pas pour ou contre un fait, on le +constate, on l’admet, on le décrit ensuite, et l’on en tire des +conclusions; il n’y a pas là affaire de goût ou d’impression, mais de +connaissance. Or, il y a d’abord un fait: l’Islam existe; il y a des +Algériens, Marocains ou Syriens et, par le jeu de leur propre nature et +des réactions amenées par la conquête, ces musulmans offrent dans +l’ensemble tels et tels caractères, qualités ou défauts, le meilleur et +le pire, et il faut bien les admettre comme ils sont, sauf à tâcher par +des mesures appropriées de faire prévaloir, sans les mécontenter, le +meilleur sur le pire. Mais il est tellement plus commode--et si +français--de s’installer dans un parti pris et, le pavillon de son +opinion arboré, de tirailler à droite et à gauche à coups d’arguments +qui renforcent la conviction de qui les émet beaucoup plus qu’ils +n’ébranlent celle des autres qu’on veut gagner. + +Pour connaître les musulmans, une expérience rapide et presque toujours +viciée par une formidable équation personnelle d’intérêts en jeu ne +suffit pas. Il faut, de sang-froid, et longtemps, les avoir pratiqués, +connaître leur idiome, leurs mœurs et leur religion, acquérir ainsi de +leur mentalité une familiarité véritable et suivie. Voici des millions +d’individus qui, dans leur langue, n’ont qu’un même temps verbal pour +exprimer à la fois le présent et le futur, qui écrivent de droite à +gauche alors que nous faisons le contraire, qui ôtent leurs chaussures +en entrant dans le salon d’un hôte quand nous enlevons notre chapeau, +qui font commencer leurs repas par les plats sucrés et les terminent par +les hors-d’œuvre; tous ces détails et cent autres qui égayaient les +turqueries du dix-huitième siècle sont tout de même un indice certain +que la psychologie musulmane diffère de la nôtre et qu’elle ne se +laissera pas pénétrer facilement. + +Ajoutons à cela une religion qui inspire, tout au moins à la masse, le +mépris du changement, la haine du chrétien, le fatalisme, un climat qui +se prête peu aux efforts prolongés et à l’activité soutenue. Par suite, +comment préjuger facilement des besoins, des désirs de pareilles gens au +regard des nôtres? De tout cela, politiciens et diplomates qui +s’occupent des affaires de l’Islam n’ont cure. Ils affirment qu’ils sont +renseignés et que leurs avis proviennent de bonne source. Effectivement +ils sont renseignés, mais fort mal. + +De quelques affirmations mal contrôlées, de détails incomplets ou +erronés, en tout cas jamais situés, la rapide faculté française de +généralisation bâtit un ensemble; elle prend feu et flamme; elle affirme +et décrète. Cela est bien dangereux. Combien de parlementaires et de +personnalités, qui traitent avec un formidable aplomb des questions +musulmanes, ne les connaissent ainsi que par cette voie indirecte et peu +sûre! Combien peu sont allés en Algérie! Et, d’entre les hardis +voyageurs qui ont fait la traversée de trente heures, peut-on citer ceux +qui ont couché de longues nuits sous la tente, suivi dans les pistes du +Sud les traces d’Isabelle Eberhardt, mangé le couscous du Bédouin, parlé +avec les autochtones et sans tiers? A défaut de cette expérience +immédiate, en est-il qui aient longuement écouté les Européens familiers +des musulmans: explorateurs, colons, administrateurs, officiers; fait le +recoupement des précisions fournies en tenant compte des coefficients de +pli professionnel; et enfin justifié leurs avis par la confrontation, +honnêtement menée, des opinions? Affirmons sans hardiesse que, parmi les +politiciens spécialistes des questions musulmanes, des enquêteurs aussi +scrupuleux sont rares. Et cependant, presque tous sont de bonne foi. +Alors qu’en tant que juristes, universitaires ou médecins, ils déploient +dans l’exercice de leur métier sens critique et conscience +professionnelle, ces docteurs en science politique et sociale africaine +se livrent aux sommaires appréciations et aux vues superficielles. +Métaphysique, éloquence et légèreté; les trois vices du gouvernement des +partis se trouvent là comme ailleurs. + +On peut même, en principe, établir qu’en France les milieux +parlementaires et gouvernementaux font preuve d’une ignorance complète +de la psychologie musulmane. Qu’on se souvienne du scandale de ces +séances du matin à la Chambre où étaient discutées des lois pourtant +capitales touchant le développement de l’Afrique du Nord et qui +groupèrent huit députés!... C’est ainsi que sottises et contresens, plus +néfastes encore qu’une avalanche de sauterelles, ont plu sur la +malheureuse Algérie, qui n’est défendue par la barrière d’aucune fiction +diplomatique et où, par suite, toute licence législative peut se +déployer sans frein. + + * * * * * + +On peut se tromper de bonne foi dans ses appréciations vis-à-vis de +l’Islam et se méprendre tout à fait sur la nature et la portée de ses +tendances et de ses désirs profonds, mais persévérer dans l’erreur +serait néfaste, surtout pour une nation européenne à la tête d’un empire +musulman. + +L’Islam est une civilisation qui brilla d’un éclat magnifique dans le +bassin méditerranéen, alors que nos aïeux du moyen âge, descendants de +Francs ou de Celtes, étaient encore d’obscurs butors. Sa religion est +pleine de grandeur, sa morale est élevée, ses traditions sont enduites +de noblesse, certains aspects de ses mœurs ont gardé cette couleur et +cette simplicité antiques qui donnent dans notre genre d’existence +frénétique et désaxée une leçon constante de modération. Mais les façons +de concevoir et de réagir dont l’Islam a imprégné ses fidèles, les +catégories de l’entendement et de la raison qu’il leur a imposées, +d’autant plus facilement qu’il s’adaptait lui-même à leur mentalité +primitive, toutes ces formes d’esprit sont dans un tel contraste avec +les nôtres que, suivant les tempéraments individuels, les uns parmi +nous, mus par la contradiction, s’en entichent, et les autres, plus +rétifs et moins compréhensifs,--ou moins snobs,--s’en rebutent. D’où des +affirmations de part et d’autre aussi vives qu’opposées, des +enthousiasmes peu intelligibles et des dégoûts injustifiés. + +Il y a pourtant une moyenne solution entre chérir aveuglément et haïr +sans cause: c’est celle de connaître et de juger sans passion. Cette +équitable position est la seule qui ne déçoive pas et soit propre à +garantir d’irrémédiables fautes. + +Le vrai est que l’Islam, du moins dans notre Afrique du Nord, ne +présente qu’une couche extrêmement mince d’une élite souvent ombrageuse, +avide, et dont l’inquiétude est nourrie par le sentiment de la +désharmonie que crée en elle son européanisation rapide, opposée par +tous les bouts à son atavisme et à ses attaches actuelles. Or, de ce que +quelques représentants de cette généralité plus policée, tout au moins +par ses allures, entrent en contact avec nous, grâce à la langue, et +racontent ce qu’ils veulent sur eux et leurs congénères, ou ce qu’on +leur souffle, nous concluons trop vite du particulier au général et +croyons de bon gré qu’une évolution immense s’est accomplie, que le +Berbère et l’Arabe sont mûrs pour l’assimilation et que la citoyenneté +leur est due. + +L’illusion est profonde. Grattez cette légère surface, ce vernis +d’apparence brillante, et vous trouverez des masses dans l’état le plus +fruste, vivant en un amoralisme invétéré (en contradiction d’ailleurs +avec leurs principes religieux), attachées à des superstitions +antéislamiques et qui, follement impulsives, sont à la merci de toutes +les excitations du charlatanisme[12]. Quelle folle présomption de croire +qu’un demi-siècle de coudoiements peut suffire à abolir le pli formé par +le temps et dont la durée se perd. Et cependant, par un paradoxe +singulier, c’est dans ces foules ignorantes et nullement dégrossies, +mais que notre puissance et nos vertus d’ordre fascinent, que nous +trouvons les sujets les plus fidèles et les soldats les plus +valeureux[13]. A la seule condition qu’ils soient dirigés et commandés, +et non pas déroutés par la faculté d’user d’une liberté qui pour eux est +licence. + + [12] Les élections faites en Algérie, à la suite de la loi de 1919, en + ont donné un bel exemple. Certains candidats, comme le fameux + capitaine Khaled, appelé abusivement _émir_, firent appel aux + marabouts pour prêcher en leur faveur et semèrent une agitation + antifrançaise avec des procédés qui semblaient rappeler un réveil de + la guerre sainte. + + [13] Pendant la guerre, le groupe des jeunes Algériens ne fournissait + à la France aucun défenseur. (Constatation faite par le gouverneur + général au Conseil supérieur du Gouvernement, 30 juin 1916.) + + «En Tunisie, tirailleurs ou spahis se recrutent uniquement parmi les + paysans ou les ouvriers. Couverts par leur privilège, les jeunes + bourgeois tunisiens, si ardents en ce moment à monnayer en faveur de + leurs propres ambitions le sang versé par leurs coreligionnaires, se + gardent bien, en s’engageant, d’exposer aux balles aveugles leurs + précieuses personnes. Parmi les protagonistes du destour, aucun qui + ait servi pendant la guerre sous les drapeaux.» (Rodd Balek. _La + Tunisie après la guerre_, p. 52). + +L’Islam est une grande force à la fois incohérente et homogène. En dépit +des apparences, elle a peu de sympathie pour le Latin actif, +réalisateur, en même temps idéaliste et positif. + +Or celui-ci seul, pourtant, peut, renouant la tradition de sa race, +l’apprivoiser, puis le guider, lui imposer des disciplines. Et si la +Turquie s’organise actuellement et intègre ses forces éparses sous +l’égide d’un nationalisme défensif et exalté, n’est-ce point en faisant +violence à sa longue inaptitude islamique à prendre connaissance +d’elle-même et à constituer son armature en se mettant à l’école du +conquérant latin? + +Cette mauvaise façon chez quelques Européens de s’émerveiller niaisement +devant l’Islam, de le surestimer, lui semble un abandon, dû à une +aberration passagère et dont il interprète, bien peu à leur avantage, +les causes supposées. + +La générosité, la bonté peuvent s’unir sans se diminuer à une vigilante +fermeté. Ayons, si nous voulons, de l’amour pour l’Islam,--et pour le +nôtre d’abord, celui que nous protégeons et éduquons,--mais un amour de +frère aîné, de tuteur à pupille, lucide et clairvoyant, et où s’affirme +sans cesse la supériorité d’un champ intellectuel au tour d’horizon plus +étendu. Guérissons-nous de l’exotisme sentimental qui obscurcit si +étrangement notre vision des choses et nous détourne de la réalité. Elle +seule compte en politique; et c’est de sa considération exclusive que +naissent le dessein utile et l’action féconde. + + + + +CHAPITRE III + +MEMENTO TU REGERE + + +La conquête, entreprise procédant à la fois de buts politiques et +économiques, est l’ensemble des dispositifs qui permettent à une nation +plus forte et plus avancée en civilisation matérielle de s’implanter +durablement chez un peuple plus faible et de prendre en main ses +destinées avec le minimum d’efforts, et par les moyens les plus souples +et les moins pénibles, facilement acceptés par le peuple conquis. + +Réalisant le contact immédiat d’une civilisation archaïque et +traditionnelle et d’une civilisation moderne, provoquant donc sans +transition le choc de deux mentalités qui ont des façons diverses de +concevoir, d’imaginer et de réagir, la conquête européenne en Islam est +rarement reçue de bon gré. Chez le musulman, elle choque le plus intime +du sentiment religieux. N’entraîne-t-elle pas la domination et le +coudoiement forcé d’une race d’hommes estimés impurs, qui, par tous les +détails de la vie, le heurtent et le froissent. + +Chez le Berbère anarchique, elle soulève la crainte de l’étranger. Ému +par ses agitateurs, il se figure la conquête sous la seule forme qu’il +ait jamais connue: l’accaparement des terres et des richesses, le rapt +des femmes. Bien pis, mené par un peuple de religion ennemie, ce +dépouillement s’accompagnera sans doute d’une subversion de tout ce qui +fait le fondement de la société existante. Au désastre radical et +monstrueux des habitudes qu’il doit entraîner va s’ajouter l’idée d’un +bouleversement prévu; d’où la naissance de ces fables absurdes sur les +mœurs et les coutumes du vainqueur. Que n’attendre point du chrétien qui +vient de la mer? L’épouvante du changement et la défense d’un sol avare +mais nourricier sont les deux grands mobiles qui provoquent la réaction +hostile du Berbère autochtone. + +L’étranger est un facteur de changement. Or, n’est bon en Islam primitif +que ce qui demeure. De ce nouveau ne peut surgir aucun bien. Ce qu’on +appelle la pénétration pacifique est la méthode délicate et patiente +d’apprivoisement des indigènes effarouchés. Elle doit être précédée +toutefois, pour être efficace, d’un certain déploiement de +manifestations énergiques. + +Bourgeois, notables, artisans des villes, fellahs de la plaine ou de la +montagne ne céderont qu’à la force, soit par simple crainte de son +appareil déployé, soit pour en avoir éprouvé l’irrésistible effet. + +L’opinion des classes dirigeantes et citadines peut se résumer +facilement ainsi: l’invasion des chrétiens est un terrible malheur; elle +est semblable à la peste; mais comment lutter contre un fléau qui +dépasse nos faibles forces? A l’impossible nul n’est tenu; supportons +l’inévitable en gardant l’espérance que cette épreuve venue de la +volonté de Dieu--comme tout ici-bas--aura un jour sa fin. + +Un passage du _Kitab-el-Istiqça_ (ouvrage rédigé au Maroc il y a plus +d’une trentaine d’années) traduit à merveille cet esprit fataliste et +prudent: + +«On sait qu’à l’heure actuelle les chrétiens sont arrivés à l’apogée de +la force et de la puissance et qu’au contraire les musulmans--Dieu les +rassemble et répare leur déroute!--sont aussi faibles et désordonnés que +possible. Dans ces conditions, comment est-il possible, au point de vue +du bon sens et de la politique, et même de la loi, que le faible se +montre hostile au fort et que celui qui est désarmé livre combat à celui +qui est armé de pied en cap? Comment peut-on trouver naturel que celui +qui est assis renverse celui qui est debout sur ses jambes ou admettre +que les moutons sans cornes combattent ceux qui en ont?» + +Et plus loin: «Nous sommes, elles (les nations européennes) et nous, +comme deux oiseaux, l’un pourvu d’ailes, qui va partout où il lui plaît, +et l’autre qui aurait les ailes coupées et qui retomberait toujours à +terre sans pouvoir voler. Croyez-vous que cet oiseau sans ailes, qui +n’est pas autre chose qu’un morceau de viande sur une planchette, puisse +combattre celui qui vole où il veut?» + +De ce sentiment d’une lutte impuissante à soutenir, le loyalisme peut +même surgir par un détour à la fois singulier et logique. Le romancier +Maurice Le Glay, qui a profondément pénétré la psychologie marocaine, +place dans la bouche d’un chef berbère ces paroles vraisemblables, tout +au moins dans leur fond: «Soyez certains, dit le caïd Driss, des +Beni-Mtir, que si je croyais notre peuple capable de vivre seul et de se +guider, je ne serais pas avec vous. Je sais que, pour être en état de +gouverner, il lui faudrait d’abord dominer l’anarchie, unir ses forces +et vaincre. S’il possédait ces qualités, vous me verriez à sa tête, vous +combattre avec acharnement, vous repousser à la côte, vous jeter à la +mer dont vous êtes sortis. Mais j’ai perdu tout espoir que notre peuple +puisse l’emporter. Vous êtes trop forts, trop disciplinés, et d’ailleurs +vous n’êtes pas les seuls de ce genre. Si ce n’était vous, une autre +nation européenne nous subjuguerait tôt ou tard. C’est écrit pour +toujours dans ma pensée. La lutte sera longue, sanglante; inutile et +douloureuse la résistance de nos malheureux frères[14].» + + [14] Maurice Le Glay.--La mort de Mohand, p. 224, dans _Badda, fille + berbère_. Plon, édit. + +Lucidité fréquente dont nous sûmes user en la récompensant. La pensée +des profits à obtenir d’un ralliement pas trop tardif, qui seul permet +d’avoir un pouvoir consolidé et même agrandi sous l’égide du conquérant, +a toujours, en pays musulman, apaisé beaucoup de répugnances. Mais +quelle dualité subsiste toujours entre ce calcul de l’intelligence qui +admet l’étranger et l’appel puissant du sentiment et de l’atavisme qui +voudrait l’anéantir! + +On se figure volontiers en France que le loyalisme indigène, berbère ou +musulman offre à son origine une allure théâtrale et lyrique; on semble +croire qu’un beau jour, en contemplant l’uniforme d’un colonel ou en +entendant la _Marseillaise_, les autochtones ont été touchés de la grâce +et que cette conversion brusquée les a aussitôt saisis d’une +indéfectible admiration pour nos vertus civilisatrices et républicaines. +Conception brillante, sommaire, peu nuancée, à ce titre utile à +développer à la fin des banquets! La réalité est plus complexe, plus +humaine et, par là, davantage attachante. + +Il existe, en effet, chez le primitif vaincu ou qui va bientôt l’être, +l’attraction mystérieuse vers le conquérant qui représente la force et +la puissance; de ce prestige, qui exerce une suggestion véritable, naît +la fidélité, attachement instinctif et presque animal. + +Nous n’avons pas de tribus plus fidèles que celles où nous dûmes vaincre +la plus courageuse opposition; les anciens dissidents font les meilleurs +partisans. Le dévouement aveugle et comme forcené, c’est celui qu’on +trouve chez les Mokhraznis qui hier nous tiraient des balles et +maintenant se font casser la tête pour nous. Ils ont subi le magnétisme +du vainqueur. + +Il faut l’étourdissement du coup de poing. Le conquérant, le vainqueur +sont des instruments de Dieu ou du destin devant lesquels on est bien +contraint de s’incliner. Le conquérant ne sera admis, puis respecté et +obéi qu’autant qu’il aura mieux témoigné de cette force mêlée d’équité +et que l’indigène en aura davantage senti les effets et les aura jugés +irrésistibles. On peut même aller plus loin et dire que toute occupation +est éphémère si elle n’a pu débuter par des actes de force mesurée et +dénuée d’inutiles violences. + +Le conquérant, en dépit de toutes concessions bienveillantes +ultérieures, devra toujours garder l’attitude du chef, de celui qui +prévoit, ordonne, dirige et, au besoin, après avoir prévenu, réprime +tous les écarts. Avec toutes les nuances que le tact et le sens des +circonstances, un long usage des musulmans et l’instinct de leur +psychologie peuvent permettre de déployer afin de ménager les +amours-propres légitimes et les susceptibilités, il ne se départira, +dans aucune occasion, de son privilège d’autorité souveraine. + +L’indulgence, en cas de manquement grave, est considérée comme faiblesse +et n’est pas appréciée; l’important n’est point de frapper aveuglément +et fort, mais bien de frapper juste et au moment opportun. Ainsi naît le +respect et ainsi se maintient-il. Comme tous les gouvernements faibles, +l’ex-beylik algérien, le vieux makhzen au Maroc, avaient la main très +dure et même cruelle; un gouvernement mieux organisé peut être moins +sévère, mieux graduer l’échelle des peines, mais il ne doit jamais +abdiquer la fermeté. + +Un historien arabe, qui passa trois années en Égypte pendant +l’expédition de Bonaparte, raconte que lorsque les Français entrèrent au +Caire ils demandèrent d’abord que toute la population livrât les armes; +mais comme le peuple s’effrayait en murmurant que c’était là prétexte +pour entrer dans les maisons et piller, les vainqueurs magnanimes y +renoncèrent. Peu de temps après, ces armes ainsi imprudemment laissées +étaient employées contre eux. + +La révolte du Caire n’entraîna, du reste, qu’une répression très faible. +«Les habitants se complimentèrent, dit le même historien, mais personne +ne croyait que cela pût se terminer ainsi.» + +Les gens de Fez durent éprouver la même impression après les Vêpres +marocaines de 1912, lesquelles, suivant certains, furent médiocrement +châtiées; il y eut de sommaires exécutions de pillards ou de passants +miséreux; mais nul obus tiré comme par inadvertance sur le sanctuaire le +plus vénéré, et y éclatant, ne vint suggérer à la cité scélérate ce +sentiment que la protection divine ne couvre pas le crime, même celui +dont est victime l’infidèle exécré. + + * * * * * + +La force ayant consacré par son triomphe les droits du vainqueur, le +problème du gouvernement des masses musulmanes peut être résolu de deux +manières: administration directe ou protectorat. + +L’idée d’administration directe, qui va de pair avec celle +d’assimilation, surgit tout naturellement à l’esprit du conquérant +européen entrant en contact, sans préparation, avec une société +musulmane en décadence. + +Pour Bugeaud et les officiers de bureau arabe formés à son école, il n’y +a rien à tirer des chefs indigènes, prévaricateurs, fourbes, qui +trompent les foules crédules sur nos intentions et nos buts véritables, +les grugent et les abusent. Prenons nous-mêmes en main les destinées du +peuple et administrons-le à notre manière, celle-ci est la bonne, +puisqu’elle est honnête et désintéressée, tournée vers le bien public. +Les indigènes ne pourront que reconnaître qu’ils gagnent au change; ils +se rapprocheront de nous et peu à peu leur mentalité se transformera, +deviendra pareille à la nôtre. + +Bugeaud est là-dessus très explicite: «Nous pourrons espérer de faire +d’abord supporter notre domination aux Arabes, de les y accoutumer plus +tard et, à la longue, de les identifier à nous, de manière à ne former +qu’un seul peuple sous le gouvernement paternel du roi des +Français[15].» + + [15] Circulaire du 17 septembre 1844. + +Il écrit nettement dans un autre document: «Nous ne pouvons pas plus +longtemps livrer les indigènes à l’arbitraire de chefs avides qui +semblent ne tenir au pouvoir que pour avoir la faculté de spolier leurs +administrés[16]. + + [16] Circulaire de février 1844. + +«Le nombre des officiers français connaissant la langue, les mœurs, les +affaires des Arabes sera trop longtemps restreint pour que nous +puissions songer à donner généralement aux Arabes des aghas et des caïds +français... Mais il ne faut pas avoir peur de placer un officier +français réunissant les qualités nécessaires pour diriger les Arabes.» + +Conception généreuse, révolutionnaire d’origine, très française, puisque +c’est la même qu’on retrouve dans toutes les mesures tendant à répandre +l’instruction européenne chez l’indigène, à le munir d’un droit de vote, +enfin à éclairer sa conscience et à lui apprendre à s’en servir. + +Le tort du régime de l’administration directe et de l’assimilation est +de croire qu’on peut réaliser facilement un accord intellectuel et moral +que le seul fait de la dissemblance des mentalités, des croyances et des +mœurs indique comme fort malaisé. Bonaparte l’avait clairement vu, qui +écrivait à Kléber: «Il nous est impossible de prétendre à une influence +immédiate sur des peuples pour qui nous sommes des étrangers. Nous avons +besoin, pour les diriger, d’avoir des intermédiaires.» + +Si nous enlevons aux indigènes leurs cadres naturels, si vermoulus +soient-ils,--et leurs chefs reconnus, si médiocres qu’on les trouve,--ce +à quoi tend fatalement et par définition tout régime d’administration +directe (et quelques atténuations qu’on lui suppose dans la pratique), +on arrive à n’avoir en face de soi qu’une poussière d’hommes sur +laquelle toute action est souvent inopérante. + +On réalise une économie plus grande d’efforts, de temps et d’argent en +laissant subsister les cadres naturels d’une société, qui sont son +armature, par le maintien judicieux des chefs indigènes et des +institutions qui ont fait leur preuve, sous réserve de les contrôler et +les éduquer. + +A l’expérience, la «formule du Protectorat», qui est de faire vivre une +souveraineté indigène sous une suzeraineté étrangère, a paru bien +préférable; elle utilise les forces existantes; elle est plus souple, +plus diverse, davantage adroite; elle se prête à toutes les +transformations, suivant les circonstances de lieu et de temps. Voyons +cette formule en action. + +Voici au Maroc un contrôleur nouvellement nommé dans le bled, où il +succède à un officier du Service des renseignements. Son poste est au +milieu de tribus peuplées de 100.000 indigènes que régissent quatre ou +cinq caïds assistés de khalifats et de cheikhs; il y a aussi un cadi +pour la justice civile. Le contrôleur a, pour le seconder dans sa tâche, +un adjoint, un commis aux écritures, un interprète algérien, une +vingtaine de mokhaznis, sorte de gendarmes--plus exactement d’hommes +d’armes--indigènes. Quel personnel français plus considérable ne +faudrait-il pas pour administrer directement une telle population! + +Le rôle du contrôleur est de faire donner le maximum de rendement aux +organismes locaux chargés de l’administration, de la justice, de la +police, du recensement et de la perception de l’impôt, et ce, en les +surveillant et en les stimulant sans cesse. + +Des affaires importantes assaillent le contrôle: litiges immobiliers, +crimes, successions compliquées, contestations avec des colons. Tout +semble d’autant plus embrouillé, que maintes fois le caïd est de parti +pris, tels cheikhs ont été circonvenus; les faux témoins abondent, les +pots-de-vin ont circulé. + +L’agent français, s’il est novice, n’y comprend goutte. Alors il a +recours à son entourage: chaouch et mokhaznis; là il est également +trompé. Les uns ont été achetés par le caïd, les autres, enfants du +pays, ont des accointances ou des intérêts lointains dans l’affaire; les +troisièmes font les imbéciles pour ne point se compromettre. C’est à qui +s’efforcera, de gré ou de consentement, de mettre sur la mauvaise piste +l’agent français et d’égarer ses recherches ou ses investigations; c’est +la conspiration des ténèbres. + +Qu’il ne se décourage pas cependant, et surtout qu’il se garde des +décisions précipitées. Il ira faire des tournées dans le bled, +interrogera les gens; les langues se délieront, la confiance de certains +ira vers lui, surtout si, connaissant l’arabe, il peut s’exprimer sans +interprète. + +S’il acquiert la conviction d’avoir été mal averti ou mal renseigné par +les caïds, il leur exprimera son mécontentement, écrira au makhzen pour +obtenir des sanctions; il exigera la cassation des chioukhs, +l’emprisonnement des faux témoins, licenciera et punira les mokhaznis +menteurs et vénaux. + +Grâce à un arbitraire modéré, quoique inflexible, par quelques exemples +bien appliqués, il fera renaître la crainte, qui est le commencement de +la sagesse, laquelle est à la base de l’ordre. Sous l’aiguillon de cette +attention toujours tendue, la vieille et très simple administration +indigène fonctionnera sans trop d’abus (sauf ceux, véniels, qui ne +gênent personne et sont monnaie courante en Islam), puis elle +s’améliorera peu à peu et finira, avec parfois quelques à-coups, par +aller à peu près bien. Il n’était à cette machine que d’avoir un +animateur et un bon surveillant. + +Que ferait, en effet, seul, le contrôleur au milieu d’une multitude de +gens méfiants, hostiles par esprit de race et qui seraient menés +sourdement par les anciens chefs dépossédés, mais ayant conservé leur +prestige moral, accru par une sourde et passive opposition? + +Le caïd, seul, connaît bien sa tribu; il y est né; il y a passé son +enfance et sa jeunesse; il est au courant de tous les tenants et +aboutissants des intrigues particulières et des conflits d’intérêts; par +ses familiers, qui composent sa clientèle et nouent ses relations, il +est tenu au courant des plus petits délits comme des moindres courants +d’opinion. Il est inadmissible qu’un incident prémédité survienne et +qu’il n’en soit pas averti. Il faut donc le tenir responsable de tout +désordre survenant à l’improviste; il est caution de tout événement qui +peut surgir en sa tribu. + +Le caïd, ainsi, lie son sort au nôtre; nous consolidons son pouvoir, +nous soutenons son action, à condition qu’il agisse en conformité de nos +désirs pour l’établissement de l’ordre et de la sécurité, qu’il se plie +à nos méthodes dont il lui appartient d’atténuer la rigueur quand elles +s’appliquent à ses administrés encore trop frustes pour les bien saisir. + +En un mot, il est le pont jeté entre nous et la masse inculte et +impressionnable des gens des tribus. Je ne sais plus dans quel rapport +d’un agent britannique on trouve ces mots qui traduisent une des faces +les plus vives de l’application d’un régime de Protectorat: «Le _cheikh_ +nous aime parce que nous avons soutenu son autorité sur sa tribu, et le +_fellah_ parce que nous le protégeons contre son cheikh.» + +La suzeraineté nous demeure tout entière; elle s’avère par les faits. + +Chez les primitifs, les détails ont une grande importance, car les +détails, éléments concrets pour des esprits rebelles à l’abstraction, +sont seuls retenus par eux, dont le raisonnement procède par analogie. +C’est par les détails qu’ils peuvent nous admirer, c’est par les détails +que nous les choquons. Nous avons laissé aux caïds du Maroc un très +grand pouvoir, puisque ces fonctionnaires ont le droit de condamner sans +appel à un an de prison et à 1.000 francs d’amende au maximum. Le +contrôle civil suit de près les jugements, les réforme ou les casse s’il +les estime exagérés ou insuffisants. En fait, dans beaucoup de +territoires où les caïds sont inexpérimentés, l’administration directe +est déguisée et c’est le contrôleur qui administre et condamne, sous le +couvert du caïd; les apparences, auxquelles un peuple traditionnaliste +est toujours sensible, sont donc sauvegardées. De toutes manières, le +pouvoir éminent de l’agent français apparaît aux yeux du populaire par +cette particularité que, dans tous les cas, la geôle est au siège du +contrôle; c’est le contrôleur qui emprisonne et fait travailler les +prisonniers aux corvées qu’il juge utiles; pour le peuple, c’est donc +lui le «surcaïd». Et si quelque injustice est commise, la victime n’en +rend pas responsable le contrôleur; elle dit, quant à elle: «Il ne +savait pas, c’est le caïd qui l’a trompé. S’il m’a puni à tort, c’est +sans le savoir.» L’énorme avantage de tout régime du Protectorat, fort +élastique puisqu’il peut aller du contrôle proprement dit à +l’administration semi-directe ou même directe, c’est qu’il laisse aux +autorités indigènes locales toute leur responsabilité. + + * * * * * + +La main qui ordonne doit être en même temps, si l’ordre n’est pas suivi +d’exécution, celle qui va saisir et corriger. + +C’est pour avoir méconnu ces remarques élémentaires sur la mentalité +arabo-berbère que le législateur français d’avant guerre commit la +lourde erreur, en détruisant le pouvoir disciplinaire des +administrateurs d’Algérie, de saper complètement leur autorité. + +On sait que, jusqu’à la loi du 15 juillet 1914, les administrateurs de +commune mixte étaient habilités à condamner l’indigène, sur l’heure et +sans appel, à des peines disciplinaires minimes: 1 à 15 francs d’amende, +un à cinq jours de prison, s’il se rendait coupable d’infractions +déterminées: propos tenus contre l’autorité, trouble sur les marchés, +garde d’armes non déclarées, refus d’obtempérer aux réquisitions, +mauvaise volonté manifeste dans le paiement de l’impôt, refus d’aide en +cas de calamités publiques, etc. En somme, l’administrateur possédait, +dans une faible proportion, les anciens pouvoirs de justice arbitraire +et expéditive des caïds auxquels les indigènes étaient séculairement +habitués. Pratique nécessaire: pour des populations rudes encore et qui +ne peuvent comprendre ni même concevoir nos subtilités juridiques, «la +réponse à une infraction doit avoir la soudaineté d’un réflexe». Cette +justice immédiate, vraiment patriarcale d’origine, appliquée avec +modération, gênait infiniment moins l’indigène, par sa simplicité, que +sa comparution devant un tribunal souvent lointain, la perte de temps +qu’elle entraîne, les obligations d’une procédure compliquée et, pour +lui, inintelligible. D’ailleurs, l’intervalle entre la faute commise et +la sanction encourue affaiblit l’efficacité de celle-ci. Enfin +l’indigène ne respecte le chef que s’il sait qu’il a le droit de sévir, +et de sévir sans intermédiaire ni formalités. + +Pour les esprits qui saisissent seulement le concret, il existe ainsi +une notion simple et forte de l’autorité. Le mot «hakem» (savant, en +arabe) en est venu à exprimer par analogie l’idée d’habile à statuer, à +gouverner. + +Comme on l’a dit très justement, l’administration des masses musulmanes +a toujours reposé sur le concept d’autorité arbitraire, dans de +certaines limites, du chef, chef naturel de même religion ou de même +race, ou chef européen imposé par la conquête. + +Jules Ferry écrivait des Arabes, il y a plus de vingt-cinq ans, dans un +rapport demeuré fameux: «Ils n’entendent rien à la séparation des +pouvoirs, mais ils ont au plus haut degré l’instinct, le besoin, l’idéal +d’un pouvoir fort et juste.» Ce fut cependant au nom du principe de la +séparation des pouvoirs que les adversaires de ce régime de l’indigénat +obtinrent la suppression de ces attributs disciplinaires décriés; ils +avaient pu donner lieu à des abus autrefois, lorsque le recrutement des +administrateurs offrait moins de garanties et qu’ils étaient moins +contrôlés qu’aujourd’hui; mais, strictement réglementés, ils étaient +nécessaires. + +Il semblait que le législateur, devant la vague appréhension qu’il +commettait une erreur, reculait au dernier moment devant son +application, puisque, en votant la loi, il spécifiait qu’elle +n’entrerait en vigueur que cinq ans après sa promulgation. L’échéance +arrivée, sans que le Parlement ait eu le temps d’examiner à nouveau la +question, les administrateurs furent désarmés au moment précis où leur +pouvoir et leur prestige auraient dû, plus que naguère, être +incontestés, c’est-à-dire au lendemain de la guerre, dans tout le +trouble et la fermentation qui suivent les grands cataclysmes prolongés. +Les mauvais éléments de la population eurent toute licence, au grand dam +et mécontentement de la majorité honnête et paisible. + +Pour comble, la loi du 4 février 1919, qui étendait le droit de vote à +plus de 400.000 indigènes, les assimilant aux citoyens français, leur +permettait l’acquisition des armes sans autorisation préalable ni +contrôle. Ainsi, par le jeu convergent de ces textes, on armait les +indigènes, dont les esprits s’agitaient à la suite des événements +formidables de la guerre, et on supprimait, d’autre part, la seule +barrière immédiate et efficace qui pouvait, en les surveillant de près, +les contenir. Les conséquences d’une expérience sociale réalisée dans de +telles conditions, vu le milieu, les hommes et les circonstances, ne +pouvaient être que désastreuses. + +Les indigènes, que les hauts prix d’achat des denrées agricoles et les +salaires élevés pratiqués pendant la guerre avaient muni d’argent, se +ruèrent littéralement sur les boutiques d’armuriers et se rendirent +acquéreurs de fusils, carabines et revolvers--mirifique fruit défendu! +D’autre part, leurs compatriotes, venus en France pour y travailler, ne +rentraient en Algérie qu’avec des armes; les démobilisés n’oublièrent +pas les couteaux de tranchée et les grenades. Enfin, les uns et les +autres pratiquèrent presque ouvertement le commerce des armes, les +cédant avec bénéfice à ceux, non électeurs, qui n’avaient pas le droit +d’en posséder. Or, comme on l’a remarqué très bien, «l’indigène qui a +des armes n’a qu’un désir: celui de s’en servir, et il s’en sert pour le +plaisir, même quand rien ne l’y pousse, ni la haine, ni le désir de +vengeance, ni la famine». En lui vit la vieille mentalité atavique +berbère des gens pour qui le _baroud_ est à la fois la garantie la plus +sûre et l’_ultima ratio_ même des particuliers. Aussi bien, désormais, +les querelles privées ou les rivalités de çofs se liquidèrent-elles au +milieu des coups de feu; l’on éteignit des rancunes ainsi de façon +définitive. Enfin, le malaise général causé par la grande guerre, la +faible organisation de la police rurale et la crise d’autorité +généralisée et provoquée, donnèrent au brigandage une extension +illimitée. On vit les trains dévalisés après une attaque à la grenade, +des autobus pillés, des troupeaux razziés, des fermes enlevées de haute +main par des bandits masqués. Depuis un demi-siècle on n’avait pas +assisté à un tel déchaînement de crimes; en 1919, le nombre des +attentats subit une augmentation de 3.390 sur le chiffre de 1918. + +Les indigènes ne comprenaient rien à cette subite carence de l’autorité. +A ce sujet, une anecdote, rapportée par M. Thomson, est, plus que tout +commentaire, suggestive: «Quand les pouvoirs disciplinaires ont disparu +dans la Haute-Kabylie, à Fort-National, les djemâas, le conseil des +anciens des différentes communes, au bout de quelques mois, sont venues +trouver l’administrateur et lui ont dit: «Tu n’a plus d’autorité; tes +pouvoirs ont disparu. Les infractions et les délits augmentent tous les +jours et d’une façon absolument inquiétante. Cela ne peut pas durer. + +«--Mais il y a le juge de paix, répond l’administrateur. + +«Le juge de paix, les témoins; non, ce n’est pas cela! Quand une faute +est commise, il faut frapper tout de suite le délinquant. Il n’est pas +nécessaire de frapper très fort, mais il faut que la répression soit +immédiate. Nous te prévenons que, puisque tu n’as pas les pouvoirs +disciplinaires, nous allons faire revivre les Kanouns, c’est-à-dire les +vieux usages, les vieilles pénalités berbères dont les djemâas +frappaient les délinquants.» + +«Et malgré les observations et les protestations de l’administrateur +disant qu’on n’avait pas le droit d’appliquer les Kanouns, on les a fait +revivre, et cela avec l’assentiment de la population kabyle. Ceux qui +sont ainsi frappés s’inclinent. Et cela a duré tant que les pouvoirs +disciplinaires n’ont pas existé![17]» + + [17] _Officiel_, 1920. Discours Thomson, p. 4074. + +On ne s’étonnera pas que beaucoup d’indigènes, en présence de ces +prétendues garanties qu’on leur fournissait et qui les obligeaient à +faire parfois 50 ou 60 kilomètres pour aller devant le juge de paix,--au +lieu de verser _de plano_ 10 francs d’amende ou de coucher deux nuits à +la boîte,--aient cru, dans la candeur de leur âme, qu’une telle +complication inusitée, loin de constituer une réforme en leur faveur, +était bel et bien une pratique résultant de l’état de siège, une +sévérité du Gouvernement[18]. + + [18] _Officiel_, 1920. Discours Morinaud, p. 4089. Ajoutons que sur + 120 postes de juges, il y eut, en 1919, 64 vacances; d’où rôles + encombrés, retards dans les jugements et autres inconvénients. + +Il était temps de réagir contre un état de choses aussi fâcheux. La loi +du 4 août 1920 apporta une restriction sérieuse à la détention des +armes; néanmoins le mal était fait, car des milliers d’armes étant en +circulation, il fut bien difficile d’en récupérer beaucoup. D’autre +part, le rétablissement des pouvoirs disciplinaires, demandé non +seulement par les colons mais par la partie saine de la population +autochtone, fut vite chose faite. En somme, la légèreté du législateur +avait institué une sorte d’essai en matière sociale; on en vit les +fruits: ébranlement du prestige français, augmentation de la criminalité +et, par suite, exode de nombreux colons fuyant le bled et vendant à des +indigènes leurs propriétés insuffisamment protégées[19]; d’où recul +dangereux de la colonisation française dans un pays de peuplement, à la +fois dommage politique et économique, régression. + + [19] Dans le département de Constantine, pour l’année 1919, les ventes + d’immeubles ruraux consenties par les indigènes aux Européens + s’élèvent à 13.516.000 francs; celles consenties par les Européens + aux indigènes dépassent 30.500.000 francs. Les colons ont eu + l’impression que leur sécurité était en péril et tout un ensemble de + faits venait justifier leurs appréhensions. _Officiel_, 1920. + Discours Thomson, p. 4072. + +Tels sont les résultats d’une idéologie politicienne contre laquelle le +Parlement semble, heureusement, et pour un temps tout au moins, prémuni. + + * * * * * + +La souveraineté appartenant de droit à la race conquérante, c’est à elle +de prouver, par la valeur de ses agents, qu’elle est digne de l’exercer. +Le prestige est l’élément le plus sûr de toute domination. La métropole +doit envoyer dans les pays musulmans soumis à son empire une élite de +fonctionnaires. Le musulman, très sensible aux dons extérieurs, au +maintien, à l’_habitus corporis_, l’est aussi très vivement aux qualités +morales et à la dignité de la vie, au désintéressement et à l’équité +surtout, qu’il prise d’autant plus fort qu’il les rencontre plus +rarement autour de lui. + +C’est donc une sorte de contre-sens que d’aliéner une part de cette +souveraineté, en admettant même dans de faibles proportions, aux +fonctions d’autorité et de contrôle des représentants de la race +conquise. Dans l’Inde, un act de 1833, voté par le Parlement, édictait +qu’«aucun natif ne pouvait être écarté de n’importe quel poste». La +volonté de la métropole, bien que confirmée avec des modifications par +une loi de 1853, une proclamation de la reine Victoria de 1858, enfin +une autre loi de 1870, se heurta toujours à la résistance du Gouverneur, +lequel, vivant au contact de la réalité, sentait tous les dangers qui +pouvaient surgir de cette porte entre-bâillée. Le fonctionnaire européen +d’autorité est avant tout l’interprète de la politique de son pays, ce +que ne sera jamais le fonctionnaire d’origine indigène, théoriquement +muni des mêmes pouvoirs; il est aussi l’intermédiaire entre le peuple +conquérant et le peuple conquis, l’éminent départiteur entre les +exigences de l’un et les aspirations de l’autre. Il doit donc posséder +le don impérial par l’effet d’une tradition devenue instinct. Les +Anglais sont tellement imbus de ce principe essentiel, nonobstant la +concession platonique et sans effet pratique qu’on vient de signaler, +qu’ils vont plus loin: une règle non écrite, mais fidèlement suivie, de +leur politique--analogue à celle qui a écarté jusqu’à ce jour chez nous +les Israélites de la carrière diplomatique--veut que les postes +d’autorité du _Civil Service_ ne soient dévolus qu’aux Anglais, sinon +nés, tout au moins élevés en Angleterre. Des Anglais, nés dans l’Inde de +parents anglais et ayant reçu leur éducation dans la colonie, seront +toujours écartés des hautes fonctions de contrôle et de direction[20]. + + [20] J. Chailley. _L’Inde britannique_, p. 469. L’auteur, après avoir + signalé le fait, ajoute: «Il leur aura manqué de vivre dans le vieux + pays, de fréquenter la robuste et rude jeunesse anglaise, de + s’imprégner avec elle des antiques préjugés qui font la savoureuse + originalité de la race et des fortes notions qui lui inculquent son + puissant orgueil. Et si aiguë que, plus tard, se révèlent leur + intelligence et si étendues leurs connaissances, l’Angleterre ne les + classera pas volontiers parmi ceux à qui d’avance elle destine la + direction des masses et remet le sort du pays; elle se défiera de + leur conscience et de leur caractère.» + + En un mot, la métropole redoute la déformation morale et + intellectuelle provoquée par l’ambiance exclusivement coloniale et + indigène. Cette pratique, si elle était adoptée chez nous, + éliminerait en Afrique du Nord des hautes fonctions administratives + tous les Français nés en Algérie qui n’auraient pas passé leur + adolescence et une partie de leur jeunesse en France. + + * * * * * + +«Le souverain, remarquait Ibn-Khaldoun, est un modérateur.» Il est aussi +un redresseur de torts. C’est une autre sérieuse erreur que de laisser +aux chefs indigènes un pouvoir et une autorité tels que notre contrôle +en devienne illusoire. + +En 1918 et 1919, les Italiens trouvèrent opportun de combler de faveurs +les grands chefs bédouins qui les avaient contraints en 1915 à se +réfugier sur la côte. Ils en furent mal récompensés: les grands chefs en +usèrent à leur guise dans nombre de points et, sans qu’aucune sanction +ultérieure n’intervienne, forcèrent à décamper les résidents locaux avec +leurs garnisons. + +C’est un art délicat que celui d’utiliser les grands chefs, en leur +lâchant la bride, sans diminuer pour cela son prestige. + +Ce qu’on a appelé politique «des grands caïds» en Afrique du Nord, et +plus particulièrement au Maroc, dans un passé récent, ne correspond +heureusement pas à un plan d’ensemble et durable, établi sur des données +logiques et visant au définitif. Cette politique est une politique +d’expédient, ayant sa source dans les nécessités immédiates du moment, +qui seules la justifient (pénurie d’effectifs, insuffisante préparation +en vue d’une occupation territoriale). Elle se résume ainsi: la nation +conquérante demande aux chefs indigènes locaux, à qui elle suppose de +l’influence et sait des moyens d’action matériels, une activité très +étendue dans leur rôle militaire et de haute police; en échange des +efforts consentis par ces chefs, et qui les déchargent d’autant des +leurs, les représentants de la nation conquérante restreignent leurs +pouvoirs de contrôle, se contentent d’une occupation de fait et +consentent à fermer les yeux sur les abus et exactions inhérents, en +Islam, à l’exercice de tout pouvoir fort non modéré par la crainte. + +Une sorte de contrat tacite--_do ut des_--lie le chef indigène au +gouvernement protecteur; celui-ci se relâche de son rôle de surveillance +administrative en proportion du concours qu’il exige par ailleurs du +caïd; le caïd s’appuie sur le pouvoir du conquérant, qui consolide et +étend ses privilèges et avantages, et au besoin les défend. + +Cette politique est un pis-aller dont l’emploi, suivant le temps et le +lieu,--pendant une guerre européenne, par exemple, dans des régions +vidées de troupes,--rend de précieux services. Simple mesure +d’opportunité, elle ne saurait être érigée en méthode suivie. + +Elle rompt le contact entre le peuple conquérant et la masse indigène, +devenue sans recours effectif la proie de la clientèle avide qui entoure +les chefs locaux. Elle ne justifie pas moralement la conquête. Au +malaise que provoque la venue du chrétien s’ajoute le ressentiment venu +de l’oppression qu’il tolère et fortifie. Une telle politique hypothèque +l’avenir en préparant les ferments de haine et de désordre. + +On a essayé de légitimer la politique des grands caïds, non pas en +arguant de la nécessité où l’on se trouvait dans certains cas de ne +pouvoir en pratiquer de meilleure, mais par des considérations assez +aventureuses sur le caractère féodal de ces chefs indigènes. + +Si ce n’est que ces «seigneurs» parfois chassent au faucon et logent +dans des demeures fortifiées,--ce qui n’est qu’une analogie de +surface,--aucun parallèle possible n’est à intervenir entre l’état +social où ils vivent et celui de la féodalité. + +Il manque à l’Afrique du Nord l’essentiel de la structure du moyen âge: +une hiérarchie à degrés nombreux et complexes, les liens de suzerain à +vassal avec obligations réciproques très strictes et sanctionnées par +l’Église, organisation spirituelle puissante à côté du pouvoir temporel +et souvent s’opposant à lui; la chevalerie, la naissance des +institutions communales, bref tout un échafaudage social dont +l’équivalent ne s’est jamais présenté en Berbérie. + +Ajoutons qu’en fait ces grands «feudataires» ont accédé à un pouvoir de +date récente uniquement grâce à l’ensemble des circonstances qui ont +favorisé l’anarchie du Maroc à la fin du dix-neuvième siècle et au début +du vingtième. Ils sont donc des parvenus, sinon des chefs de bande qui +ont réussi[21]. Dans la Berbérie, plutôt démocratique, leur élévation +est le résultat d’un accident. Il serait donc tout à fait regrettable de +transformer un simple état de fait en un état de droit. + + [21] Le grand-père de l’illustre Hadj Thami Glaoui, le très décoratif + pacha de Merrakech, n’était qu’un petit cheikh de la montagne. Le + fameux château-fort de Telouet, ce «Coucy» de l’Atlas, bâti en pisé, + a commencé d’être édifié il y a une cinquantaine d’années tout au + plus; son imposante physionomie actuelle remonte à environ vingt + ans. + +La politique dite des grands caïds, qui a donné de bons résultats +pendant la guerre, doit marquer une simple période de transition; il +serait dangereux et au demeurant parfaitement inutile de la prolonger. +Un gouvernement avisé lui substituera, pour le plus grand bien de notre +établissement, ces habitudes d’ordre, de régularité et d’honnêteté qui +ont consacré jusqu’à ce jour les Protectorats de la France. + + * * * * * + +Nous avons vu quel était le premier stade de la conquête: la +manifestation de la force et son emploi dosé et judicieux, puis +l’acclimatation. L’indigène s’attendait au pire; il a réagi; la +situation lui apparaissant sous un jour supportable, il se soumet et +s’accoutume. Le fellah cultive dans des conditions plus favorables; +point n’est besoin pour lui de laisser la charrue afin de poursuivre un +djich ou de le fuir; les tribus voisines ne viendront pas, sous le +moindre prétexte, brûler ses récoltes ou abattre ses arbres; les voleurs +sont châtiés; il n’y a plus de coupeurs de route. L’homme des villes +commerce plus aisément, ses terrains et maisons ont décuplé leur valeur. +Tous jouissent, après l’alerte première, des avantages de l’occupation. + +Cependant, au fur et à mesure que l’indigène est plus à son aise, son +respect pour le conquérant diminue. Il le voit de trop près. Derrière le +vainqueur et le prestige de ses canons ont suivi des nouveaux venus: +mercantis qui exploitent, petits fonctionnaires qui tracassent. Délivré +de sa crainte primitive et les sachant inoffensifs, l’indigène décèle +rapidement leurs ridicules, leurs tares, et il tâche souvent d’en tirer +parti. Le génie observateur et critique du Berbère est aigu et direct; +le musulman des villes, plus retors, n’est pas moins fin; le juif qui le +guide en dessous lui commente nos travers et nos défauts et lui enseigne +le moyen d’en jouer à son profit. + +Les premiers chefs militaires à qui s’est soumis l’indigène sont déjà +partis; la peur des sanctions a faibli; les sanctions elles-mêmes, en +pays pacifié et du fait de la séparation des pouvoirs, se relâchent en +tardant; en devenant moins rapides et plus bénignes, elles perdent de +leur efficacité. Il est plus facile de s’y soustraire, car elles +échappent au caractère sommaire qu’elles offraient sous le makhzen ou la +domination militaire et elles exigent tout l’attirail d’une procédure +importée. L’indigène, habitué à un pouvoir autoritaire et fort, s’étonne +de cette dispersion des attributions en diverses mains et l’interprète +comme une faiblesse[22]. + + [22] Voir note III à la fin du volume. + +Cependant une nouvelle génération grandit. On l’a élevée dans des écoles +ou des collèges dirigés ou contrôlés par nous, en mélangeant les +anciennes disciplines islamiques à une sorte d’enseignement primaire +supérieur. On s’efforce de la gagner par des mesures de libéralisme, +excellentes en principe, nécessaires peut-être, mais dont l’emploi peut +être dangereux. Dans la pensée de la nation conquérante, cette «jeunesse +des écoles», recrutée d’ailleurs parmi les fils des notables, doit +devenir une pépinière de fonctionnaires du gouvernement local ou +d’agents subalternes de nos administrations. Ce dessein est certes +excellent, et il est bien certain qu’on ne peut faire autrement. Faut-il +cependant fermer les yeux de parti pris sur l’ombre qu’il présente? Dès +qu’ils seront titulaires de petits emplois, les jeunes gens élevés dans +nos collèges, qui s’estiment déjà supérieurs par leur qualité de +musulmans, se figureront vite que la subordination où on les tient est +abusive et injuste. Ils voudront se donner de l’air, acquérir de +l’influence, car l’influence en Islam est un capital sérieux; si on les +remet comme il convient à leur place, voilà des mécontents. Même +observation pour ceux, plus favorisés, qui seront institués hauts +fonctionnaires, caïds, pachas, etc. Empressés, obséquieux, habiles à +flatter, par tous les moyens, même les moins avouables, les agents +métropolitains chargés de les contrôler, ils ne négligeront pas de faire +leur propre fortune. Que risquent-ils, en effet? On ne pratique plus les +sanctions terribles d’autrefois contre les fonctionnaires musulmans qui +ont cessé de plaire ou abusé: on ne les charge pas de chaînes, on ne les +laisse pas mourir au fond d’un silo; surtout, on ne confisque plus, on +révoque seulement; or, la révocation, après fortune faite, eu égard à la +mentalité musulmane, c’est une retraite un peu anticipée. Ajoutons que +pour faire excuser leur avidité près de leurs frères de race, ces jeunes +fonctionnaires affecteront un grand rigorisme musulman, dauberont tout +bas sur le chrétien et jetteront ainsi des ferments futurs d’opposition. + +Insidieusement, encore qu’on ait laissé la complète liberté des mœurs, +des coutumes et de la religion, une atmosphère nouvelle s’est créée dans +les villes autour des masses musulmanes. D’autres conditions de vie, une +ambiance transformée, des besoins nouveaux et grandissants, la +dissolution lente d’infinis et ténus liens traditionnels, peu à peu, +sans que l’indigène même s’en doute, ont changé le rythme de son +existence. + +Un malaise naît alors, d’autant plus aigu qu’il est moins défini et +obscur. Faut-il s’en étonner? C’est la rançon d’une évolution trop +rapide, une civilisation ne se juxtapose pas à une civilisation plus +vieille de huit ou dix siècles sans que cette brusque différence de +niveau moral et intellectuel n’entraîne avec elle une crise +d’accommodation. + +C’est le choc en retour de la conquête, souvent d’autant plus rapide que +la conquête a été plus facile; des habitudes mentales ne se déploient +plus qu’avec gêne dans leur cadre familier; en un mot, il s’est produit +une sorte de déracinement sur place. + +Par une sorte d’instinct de conservation, on voit alors les esprits se +retenir à leurs anciens cadres idéologiques ou se jeter sur les plus +accessibles: les musulmans exaltent leur foi, la pénètrent davantage; +les Berbères s’islamisent. Le sentiment national, né dans les couches +élevées de la population, peut se développer en un tel moment, car il +trouve un terrain où croître. + +Voyons, par l’exemple récent du Maroc, la manière dont il peut se +dessiner par le jeu des circonstances. Le nationalisme marocain n’existe +pas, mais tout concourt à le former. Pour le Marocain de naguère, le +terme de Maroc, en tant qu’entité nationale, n’était même pas conçu. Il +y avait un souverain et un gouvernement, un sultan et un makhzen, et +l’un et l’autre régnaient ou étendaient leur administration sur un +empire aux frontières imprécises et élastiques, rétrécies s’ils étaient +faibles et sans prestige, dilatées, au contraire, s’ils étaient +puissants et guerriers. Chacun ne connaissait que sa ville ou sa tribu, +dont les rapports avec le makhzen, suivant le temps et les +circonstances, étaient étroits ou relâchés. Le Maroc répondait très +exactement au type de l’État musulman, qui rappelle, d’après Le +Châtelier, «beaucoup plus celui d’un noyau organique, autour duquel +s’étend un développement de plus en plus diffus, que celui d’une +structure générale et complète[23]». Partant, nul patriotisme à +proprement parler; la résistance à l’envahisseur est le fruit du +fanatisme ou, beaucoup mieux, de la xénophobie. + + [23] _Revue du Monde musulman_, septembre 1910. + +Notre Protectorat a forcément changé tout cela. En pacifiant, en +organisant, il a unifié et donné précisément au Maroc cette armature +intérieure qui lui manquait. Le makhzen, reconstitué, a développé ses +rouages; les limites du Maroc sont désormais assises et le sultan va +d’Ouezzan à Marrakech. La route, l’automobile, le téléphone ont aboli +les distances dans un pays où les voyages et les échanges étaient, il y +a seulement une décade, longs, malaisés et périlleux; et Allah sait si +le Marocain s’est mis furieusement à voyager! Pour ses 30 ou 40 francs, +il prend l’autocar et fait 300 kilomètres comme nous montons en tramway. +Les chefs et fonctionnaires indigènes, soit dans des cérémonies +chérifiennes, soit dans les nôtres, c’est-à-dire plusieurs fois par an, +ont de multiples occasions de se rencontrer et de s’entretenir; à +l’ancien particularisme succède peu à peu une certaine fusion des +esprits et des intérêts qui les animent. Enfin, la longue guerre a +familiarisé la mentalité indigène, attentive à en suivre les phases, +avec la notion de patrie. Alors que, naguère, la majeure partie des +Marocains, sauf peut-être dans les villes de la côte où existaient des +consuls, ne se représentait pas très clairement les différences +nationales entre Européens, à l’heure actuelle, l’idée de nation tend à +devenir plus claire. A la _eddoula_, collectivité imprécise, s’oppose +maintenant la _gens_ ou nation; _gens_ est le mot latin importé par les +Berbères et non déformé. L’intégration que nous avons fait subir à +l’organisme marocain, la généralisation de nos méthodes, le fait aussi +que le sultan, soutenu par nous, perd fatalement son caractère de +monarque absolu et religieux et devient en pratique quasi +constitutionnel; le principe d’hérédité dont nous préparons l’adoption +pour l’accession au trône, la façade de prestige qu’on laisse à un +makhzen, gouvernement sans vergogne d’ailleurs, tout cela et bien +d’autres choses encore, font acquérir à l’ensemble du Maroc une +physionomie une qu’il ne possédait pas autrefois aux yeux de ses +habitants. L’idée nationale peut naître au Maroc beaucoup plus +facilement et plus rationnellement qu’en Algérie. Le Maroc constituait +un État incomplet et amorphe, mais tout de même il avait figure d’État. +L’Algérie, où derrière les garnisons du beylik s’étendait un chaos de +tribus divisées et anarchiques, ne fut jamais un État. La Tunisie, +province turque, pas davantage. + +Le nationalisme, qui s’avère actuellement en Turquie, en Égypte et dans +l’Inde britannique, peut fort bien surgir au Maroc. La période de crise +qui suit toute conquête, à échéance plus ou moins lointaine mais +certaine, offrira sans doute à l’éclosion de ce sentiment national, +d’abord confus et vague, un terrain favorable. + +Prenons garde alors qu’il ne se fortifie, en effet, et ne s’enrichisse +du sentiment, demeuré toujours vivace, quoique assoupi, dans les classes +populaires, de la profanation que le chrétien, par sa présence, fait +subir à la terre d’Islam. Le vieux mythe de son départ inéluctable +reviendra sous mille formes, y compris celle de la légende du sabre de +Sidna Ali qui, jaillissant du ciel, doit faire sauter, d’un seul coup de +revers balayant le sol, les têtes des infidèles. + +Le pays est alors mûr, si l’on n’y prend garde, pour des troubles, des +soulèvements ou tout au moins de brusques sursauts. + + * * * * * + +Le deuxième stade de la conquête, le moins brillant sans doute, mais le +plus délicat, c’est de prévenir cette crise presque fatale et de +l’apaiser avant qu’elle ne s’envenime. + +Il ne faut pas concevoir la pacification en pays d’Islam sous la forme +exclusive d’une ombre teintée ou hachurée qui s’avance peu à peu sur la +carte, c’est-à-dire comme une simple occupation militaire après laquelle +il n’y a plus qu’à administrer sans péril et sans gloire. + +La conquête est une conception dynamique; plusieurs années après le +silence imposé aux coups de fusil, elle doit se poursuivre encore et se +maintenir en adaptant. + +Il n’y a aucun inconvénient à ce que nous fassions une large publicité à +notre libéralisme ingénu et souvent médiocrement heureux à l’égard de +l’Islam. Il permet des discours et des manifestations; c’est merveille. +Mais il importe aussi que le _Memento tu regere_ soit une formule +toujours présente à l’esprit d’un peuple colonisateur. Le sens et comme +l’instinct de l’_imperium_ ne doit jamais l’abandonner. + +Une tutelle peut être souple, bienveillante et juste, mais ces qualités +n’excluent pas la vigilance et la fermeté; elle doit aussi prévoir et +diriger. Protéger et conduire vont de pair. + + + + +CHAPITRE IV + +LES BIENFAITS NÉCESSAIRES + + Il se peut que vous ayez de l’aversion pour ce qui vous est + avantageux et que vous désiriez ce qui vous est nuisible. Dieu, + seul, sait ce qu’il vous faut, et vous, vous l’ignorez. + + _Coran_. Sourate de la Vache. + + En gouvernant les races orientales, la première pensée doit être + de faire ce qui est bon pour elles, mais non pas nécessairement + ce qu’elles croient qui leur est bon. + + Lord Cromer + (_Political and Litterary Essays_, p. 25). + + +Un voyageur se promenait un jour--c’était avant la guerre--avec un vieux +résident du Maroc sur le chemin de ronde entourant la citadelle de +Mazagan, d’où l’on domine la mer, le bled et la ville. En considérant +ces lourdes tours, ces murailles formidables, tout l’appareil puissant +d’une construction féodale d’Occident, il les comparait à nos +baraquements de la garnison, en planches et têtes ondulées, qu’on +apercevait au loin, si mesquins, si fragiles, et il disait à son +compagnon: «Vous me rappeliez tout à l’heure que la masse populaire du +Maroc, ainsi d’ailleurs que tout groupement islamique encore fruste, +envisage l’installation des chrétiens sur le sol moghrébin comme une +épreuve envoyée par Dieu et, comme telle, ayant forcément son terme. Ne +croyez-vous pas qu’elle ne fasse ici un rapprochement, guère à notre +avantage, entre ce château fort énorme, bâti comme pour l’éternité par +les Portugais, symbole, semble-t-il, d’un véritable établissement, et +les faibles abris de nos soldats qu’un rien peut détruire? N’en +tire-t-elle pas conjectures défavorables sur la précarité de notre +occupation? + +Les Portugais, au bout d’un siècle, songe-t-elle, durent abandonner ces +orgueilleux Alcazars; toute autre entreprise des chrétiens n’est-elle +pas vouée au même sort? + +«--Il est possible, répondit l’interlocuteur, mais remarquez aussi les +différences. Les Portugais s’accrochaient à ce rivage; ils ne +pénétraient pas dans le pays, sinon pour piller et asservir; eux, ils +campaient vraiment dans leur citadelle; nous sommes installés dans nos +baraques; nous ne molestons pas les habitants et les laissons vivre à +leur guise; en assurant la sécurité qui permet l’aisance, nous faisons +qu’ils éprouvent dans leur pays même un mieux-être qu’ils ignoraient +auparavant; les captant par les liens de l’accoutumance, nous forçons en +tout cas à sommeiller, si nous ne parvenons à l’effacer, cette idée d’un +exode futur de l’occupant. Ce qui importe avant tout, ce n’est pas +l’allure extérieure de l’établissement, c’est la manière dont il est +conçu et poursuivi...» + +Pour qu’une conquête européenne en pays d’Islam soit durable et vraiment +féconde, elle doit se justifier moralement par les avantages de toute +sorte qu’elle apporte au pays conquis. + +La conquête n’acquerra sur ce terrain nouveau des racines profondes +qu’en réalisant chez l’indigène l’implantation d’habitudes nouvelles et +en s’efforçant de les maintenir. + +La résistance brisée, il s’agit de rendre la soumission définitive, et +c’est alors qu’interviennent utilement les procédés de pénétration +pacifique; ils sont le grand secret grâce auquel l’occupant, d’abord +subi, est jugé supportable, puis devient par sa présence et l’effet de +sa domination la source de bénéfices certains. + + * * * * * + +Il faut donc donner aux musulmans ce qu’ils réclament raisonnablement et +qui correspond à leurs besoins et à leur mentalité. + +D’abord la liberté religieuse et le respect de toutes les institutions, +coutumes et rites confessionnels. + +Encore que la cause paraisse entendue, il faut y insister pour en saisir +l’énorme importance. La convention d’Alger du 5 juillet 1830, signée du +général Bourmont, mentionne expressément que la religion musulmane +restera libre[24]. + + [24] L’exercice de la religion mahométane restera libre. La liberté + des habitants de toutes classes, leur religion leurs propriétés, + leur commerce et leur industrie ne recevront aucune atteinte. Leurs + femmes seront respectées. Le général en chef en prend l’engagement + sur l’honneur. Au camp, devant Alger, le 5 juillet 1830.--Hussein + Pacha, comte de Bourmont. + +Cet engagement fut respecté à la lettre, c’est-à-dire que les fidèles +continuèrent comme devant à se rendre à la mosquée. Mais, dans son +esprit, on le suivit assez médiocrement. + +On incorpora d’office les habous ou fondations pieuses au domaine, ce +qui était altérer de façon grave l’intention des donateurs et créa un +froissement très profond dans les âmes musulmanes. + +Dernièrement encore, en Tunisie, on a pu voir combien la matière était +délicate, lorsqu’il fut question d’assurer la vivification des terres +habous incultes au profit de la colonisation: des manifestations eurent +lieu, l’opinion indigène s’émut de cette innovation pourtant discrète et +entourée de ménagements et de garanties. A la pensée de voir toucher, de +si peu que ce soit et dans un but d’utilité publique, à la routine d’une +institution séculaire, le fanatisme s’éveilla. + +Une autre atteinte détournée à la liberté religieuse en Algérie fut +celle qui réduisit les pouvoirs des cadis, juges religieux, en faisant +passer à la juridiction française nombre de leurs attributions les plus +essentielles. L’indigène, qui réclame une justice prompte, sans +complications ni formalités, d’homme à homme, pourrait-on dire, est à la +fois déçu et troublé par tout notre appareil judiciaire aux auxiliaires +multiples et d’ailleurs onéreux. + +«Nous voulons être régis, disent-ils, par la loi de l’Islam qui est +d’essence divine. La religion nous fait un devoir de nous y conformer; +nous ne pouvons accepter une loi qui porte atteinte à nos croyances[25]. + + [25] Rapport de la mahakma d’El Milia lors de la consultation des + cadis sur la codification de la loi musulmane, 1906. + +«Depuis 1830, exposa en 1914 M. Lutaud à la tribune de la Chambre, +jusqu’à ce jour, nous n’avons pas cessé une heure d’enlever aux cadis, +morceau par morceau, toutes les attributions qu’ils avaient, malgré les +protestations et les plaintes des indigènes qui veulent être jugés par +les hommes de leur race, de leur culte, de leur langue, de mêmes +habitudes mentales.» + +Vingt ans auparavant, M. Jules Cambon s’était fait l’écho des mêmes +plaintes: «Nous avons dit aux indigènes que nous leur donnerions une +justice moins coûteuse et plus sûre que celle des cadis, et il se trouve +qu’ils ne voient jamais la fin non seulement de leurs procès civils, +mais encore de leurs procès criminels. La procédure rend souvent la +justice plus coûteuse que ne le pouvaient faire les concussions de +certains magistrats musulmans, et les indigènes ne font pas la +différence entre le prix d’une justice concussionnaire et le prix d’une +justice procédurière[26].» + + [26] Jules Cambon. _Le Gouvernement général de l’Algérie_, 1918, p. + 63. + +Les constatations de M. Jules Cambon venaient elles-mêmes quelque +cinquante ans après celles de Tocqueville, dont le beau rapport du 24 +mai 1847 sur les crédits extraordinaires demandés par l’Algérie est +empreint d’un si haut esprit politique. Le mal de notre opposition +dangereuse, bien que passive en apparence, au libre exercice de l’Islam, +y était pour la première fois nettement signalé. + +«Autour de nous, écrivait-il, les lumières se sont éteintes, le +recrutement des hommes de loi et des hommes de religion a cessé, +c’est-à-dire que nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus +misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle +n’était avant de nous connaître.» Et il ajoutait: «Ne forçons pas les +indigènes à venir dans nos écoles, mais aidons-les à relever les leurs, +à multiplier ceux qui enseignent, à former des hommes de loi et des +hommes de religion, dont la civilisation musulmane ne peut pas plus se +passer que la nôtre.» + +«Les passions religieuses que le Coran inspire nous sont, dit-on, +hostiles, et il est bon de les laisser s’éteindre dans la superstition +et dans l’ignorance, faute de légistes et de prêtres. Ce serait +commettre une grande imprudence que de le tenter. Quand les passions +religieuses existent chez un peuple, elles trouvent toujours des hommes +qui se chargent d’en tirer parti et de les conduire. Laissez disparaître +les interprètes naturels et réguliers de la religion, vous ne +supprimerez pas les passions religieuses, vous en livrerez seulement la +discipline à des furieux et à des imposteurs[27].» + + [27] Tocqueville signalait dans son magistral rapport un mémoire du + général Bedeau faisant connaître qu’à l’époque de la conquête en + 1837 il existait à Constantine des médersas réunissant de 600 à 700 + élèves. Dix ans plus tard, le chiffre des étudiants était réduit à + 60 et celui des msids (écoles primaires musulmanes), de 90 passait à + 30. + + On réagit contre le mal signalé par Tocqueville par le décret du 30 + septembre 1850 qui reconstituait les médersas pour former des + candidats aux emplois dépendant des services du culte, de la + justice, de l’instruction publique et des bureaux arabes. + +Il paraît donc à peu près certain que la décadence des institutions +musulmanes et, d’autre part, le médiocre succès de nos tentatives pour +les réorganiser sous notre égide, ont provoqué, dans la deuxième partie +du dix-neuvième siècle et jusqu’à nos jours, une exaltation populaire du +sentiment religieux d’autant plus forte que celui-ci, sans être +persécuté à proprement parler, se trouvait à tout le moins comprimé. + +D’où cette extraordinaire floraison dans toute l’Afrique du Nord du +culte maraboutique, avec ses zaouïas et ses khouans, dont l’évident +résultat fut de renforcer la solidarité musulmane, grâce au réseau serré +et sans cesse accru de ses relations. «Dans le passé de l’Islam, note +Jules Cambon, tous les pouvoirs établis ont été les adversaires de ces +prédicateurs antisociaux, et c’est là qu’apparaît la faute que nous +avons commise en détruisant à peu près consciemment toutes les forces +sociales qui pouvaient subsister dans le monde musulman, parce que ces +forces sociales, par leur nature même, étaient hostiles à ces forces +religieuses indisciplinées.» + +C’est une grave erreur de croire qu’à notre contact la religion +musulmane disparaît lentement. Elle a tendance, au contraire, à se +raidir dans ses rites essentiels et à prendre davantage conscience +d’elle-même en s’opposant à une religion voisine. Les élections d’Alger +en 1919 nous ont encore une fois montré l’influence effective des +marabouts et des sociétés secrètes ainsi que la répugnance de la masse +musulmane à dessiner la moindre manifestation orientée dans le sens +d’une européanisation éventuelle. Les Jeunes-Algériens ne sont encore +qu’une minorité infime auprès des Vieux-Croyants. + +La religion musulmane est donc un fait majeur, dominant toutes les +réactions sociales des peuples où elle règne en maîtresse. Aucune de ses +manifestations ne doit être négligée. Elle est une force puissante et, +en face de l’Europe, une force ennemie; ennemie des mœurs, des habitudes +politiques, de la présence même de l’étranger impie et exécré. + +La surveiller, mais sans paraître y toucher, dériver habilement les +tentatives et les efforts de ses fidèles les plus ardents, avec +infiniment de mesure et de discrétion; la conserver pour mieux +l’endormir, devient une nécessité impérieuse pour toute nation +européenne exerçant une domination en pays d’Islam. + +L’exemple de l’œuvre accomplie au Maroc peut être utilement cité. Ne +rien changer en apparence; laisser subsister toutes les manifestations +extérieures auxquelles le peuple des villes et des campagnes tient tant, +qu’elles soient orthodoxes ou simple vestige des anciens rites païens ou +magiques (procession d’Aïssaouas, carnaval de l’Achoura, moussems ou +pèlerinages locaux); augmenter sans ostentation l’éclat des grandes +fêtes traditionnelles (Aïd el Kebir, Aïd Seghir, Mouloud) par la +reviviscence des protocoles anciens, par des gratifications données à +nos serviteurs ou à nos fonctionnaires indigènes; interdire aux +Européens, pour éviter tout incident, l’entrée des mosquées, bref +montrer que notre présence ne gêne en rien les traditions du passé, même +les plus infimes; au contraire que, grâce à la paix et à la sécurité +revenues, les cérémonies diverses attirent davantage d’adeptes et de +plus loin, en un mot et pour tout résumer: _quieta non movere_, il y a +les grandes lignes d’un programme jusqu’ici appliqué avec succès et à +quoi rien ne semble devoir être changé[28]. + + [28] Voir note IV à la fin du volume. + +On peut en outre s’efforcer d’acquérir, par le jeu de l’intérêt, la +neutralité, sinon la bienveillance des personnages religieux, +professeurs ou lettrés, au moyen d’offrandes ou de sinécures adroitement +distribuées par l’intermédiaire d’un organisme indigène, afin de ménager +des susceptibilités d’ailleurs légitimes. + +Par contre-partie de cette attitude favorable, il sera opportun +d’exercer un simple droit de regard sur l’enseignement musulman, de +manière qu’il ne devienne pas un foyer de fanatisme et de haine contre +le conquérant. + +La réorganisation des habous au Maroc, suivant les principes +traditionnels en vigueur autrefois et que les malheurs des temps avaient +seuls effacés, peut être proposée comme un modèle des bienfaits du +Protectorat en matière de politique religieuse. + +Durant la période de confusion et d’extrême anarchie qui précéda +l’installation du Protectorat au Maroc, les biens habous furent +dilapidés. L’exemple venait de haut: sous le règne des deux derniers +sultans, leur entourage immédiat, les vizirs, les conservateurs ou +nadirs pratiquèrent avec un entrain remarquable les détournements, les +destructions d’archives et toutes collusions utiles pour s’approprier +les fondations pieuses ou en trafiquer. + +Les revenus des habous destinés à alimenter les budgets du culte, de la +justice et les bourses d’étudiants étaient devenus dérisoires; aussi les +mosquées tombaient-elles en ruines; les médersas se vidaient et les +cadis, non appointés, se rattrapaient sur le disponible des +justiciables. + +L’objectif du Protectorat fut, en suivant simplement le droit légal et +coutumier indigène, de remettre sur pied toute une administration +naguère organisée suivant ses principes traditionnels, en la contrôlant. +Notre venue et notre action ayant eu pour résultat de faire cesser la +gabegie et le gâchis furent considérées en ce domaine comme un événement +heureux par l’opinion indigène. + +Le rôle du conquérant chrétien, en l’occurrence, fut celui de l’esprit +caché qui meut tous les ressorts; ceux-ci agissent, on ne voit qu’eux, +l’impulsion qui les anime est invisible. + +Certains s’étonnent que, malgré cette attitude si amicalement libérale, +davantage: digne et respectueuse envers la religion des musulmans, nous +ne soyons pas aimés d’eux, tout au moins en Islam primitif. On oublie +qu’il est déjà bien beau que nous soyons tolérés. + +Dans le horm de Moulay-Idriss, à Fez, il y a quelque quinze ans, il +était de coutume de dire que les bêtes de somme, les juifs et les +chrétiens ne pénétraient pas. + +Ces derniers ont forcé la consigne; aujourd’hui, touristes de toute +catégorie circulent librement autour du sanctuaire, jetant de la porte +vers l’intérieur un regard rapide et profane. + +Certes, s’ils sont attentifs, ils peuvent surprendre chez les fidèles +qui les coudoient des visages hostiles ou une indifférence glaciale +chargée de mépris. Dans cette étrange cuve que sont les souks de Fez, +groupés autour de Karaouyne, Sorbonne du moyen âge musulman, les plus +farouches instincts de lucre se mêlent aux élans de la mysticité et le +bruit du trafic ne parvient pas à étouffer celui des prières. La +religion, l’allure formelle de la vie, l’idéologie, tout repousse là +l’Occidental qui passe; sur lui pèse une réprobation qu’on sent unanime. +Mais contre lui nul prétexte n’est donné d’esquisser un geste qui soit +un signe de révolte légitime, encore qu’en nul autre lieu peut-être de +l’Islam ne s’aperçoive mieux la barrière infranchissable qui sépare le +véritable musulman du chrétien, croyant ou non, et qu’il serait folle +présomption de croire détruire un jour prochain. + + * * * * * + +L’Islam étant dans son génie profond une puissance contraire à nos +désirs, à nos aspirations, à nos tendances, qu’on peut apaiser et calmer +sans songer à la réduire jamais, il est bien évident que notre intérêt +est d’éviter, dans la mesure du possible, sa propagation chez les +peuples soumis à notre empire. + +Cette politique dont l’usage a reconnu la sagesse ne fut pas toujours +suivie. Au Sénégal, Faidherbe et ses successeurs ont cru qu’il +convenait, pour élever le niveau des sociétés fétichistes, de favoriser +l’expansion musulmane et la propagande de ses missionnaires. L’histoire +si souvent sanglante de la colonie a montré les méfaits que pouvait +causer le fanatisme chez des populations primitives. + +Comme on l’a justement observé, un marabout hostile est cent fois plus +dangereux que n’est utile un marabout bienveillant. + +La même erreur fut suivie en Kabylie, très faiblement islamisée au début +de la conquête et que nous crûmes civiliser, rapprocher de nous en y +répandant l’enseignement musulman; or, nous n’eûmes pas à nous en louer. + +L’expérience acquise nous a servis en quelque mesure au Maroc où l’on a +estimé très sagement que nous n’avions nul intérêt à islamiser les +Berbères des montagnes et à changer leur xénophobie native en fanatisme +acquis. On se garda d’y répandre l’instituteur algérien et les écoles +franco-arabes. + +En dépit de cette heureuse abstention, il faut reconnaître que +l’islamisation des Berbères se poursuit très rapidement depuis +l’occupation française, par suite du contact politique que la conquête +progressive du bled siba crée entre lui et l’ancien pays makhzen, très +arabisé. L’extrême facilité des communications, l’accroissement des +transactions font que les Berbères se mettent vite à la langue arabe en +même temps qu’à la religion musulmane, laquelle leur est immédiatement +accessible en leur qualité de peuples primitifs. Comme le remarque A. +Comte: «Toute religion, surtout à popularité très prononcée, doit +évidemment s’apprécier en dynamique sociale, suivant la manière dont +elle était habituellement entendue par les masses et non d’après le sens +plus raffiné qu’ont pu y attacher secrètement quelques initiés.» + +«Depuis trois ans que je réside dans un poste de pays berbère, nous +disait un contrôleur civil du Maroc, j’ai vu l’évolution s’accomplir +pour ainsi dire sous mes yeux; le nombre des écoles coraniques a +quadruplé dans les douars depuis l’occupation; celui des néophytes +pratiquant toutes les obligations rituelles a augmenté dans les mêmes +proportions, et les progrès continuent sans cesse. + +Au temps de la siba, le Berbère vivait en quelque sorte en vase clos +dans sa tribu d’origine; ses seules relations normales avec les citadins +s’exerçaient par le pillage des voyageurs. Actuellement, la nécessité de +vendre et d’acheter aux gens des villes, qui circulent librement et sans +danger dans les campagnes naguère infestées de bandits, contraint le +Berbère à connaître la langue et même, pour n’être pas dupe dans les +contrats, l’écriture arabe. + +La religion musulmane suit naturellement. Elle est la religion qui est +la plus proche dans l’espace et la plus proche aussi dans le domaine +moral. La paix française facilite son extension; il y a là une évolution +presque fatale que nous ne pouvons songer sérieusement à combattre par +des palliatifs dérisoires: création d’écoles purement françaises que +fréquente une douzaine d’enfants, transcription en français des +décisions de djemâas sur des registres _ad hoc_ (ce dernier procédé +d’ailleurs irréalisable pratiquement). + +Enfin la religion arabe constitue-t-elle aussi peut-être pour ces +autochtones qui ont lutté en vain contre l’envahissement de l’étranger +une protestation intérieure, un dernier refuge, inviolable celui-là, et +que nul ne leur arrachera. + + * * * * * + +Après la liberté religieuse, bienfait en quelque sorte négatif mais +capital, puisqu’il conditionne la sécurité et le maintien de notre +établissement, la grande valeur positive qu’apporte notre venue réside +dans l’instauration de l’ordre au moyen d’un gouvernement et d’une +administration réguliers. + +Les populations musulmanes ont été caractérisées jusqu’à ce jour, tout +au moins en Afrique du Nord, par leur longue impuissance à se diriger +elles-mêmes. + +«Une réorganisation administrative dans un pays musulman n’est possible, +écrit lord Milner dans son fameux rapport sur l’Égypte, que si elle est +imposée du dehors... Les puissances européennes, en respectant les +institutions séculaires pour lesquelles les populations musulmanes +conservent un attachement religieux, peuvent en obtenir, par un contrôle +incessant, un fonctionnement régulier et honnête.» + +L’exemple du Maroc vient encore naturellement à l’esprit, car il est le +plus récent et le plus curieux. L’histoire du Maroc est celle d’une +entité géographique et politique créant l’illusion d’un empire aux yeux +de l’ignorance européenne, mais d’un empire où le désordre intérieur, +existant comme la variole ou le typhus à l’état endémique, compromettait +sans cesse l’autorité du souverain. Cet état d’anarchie n’offrait de +rémission qu’autant que l’émir couronné montrait de l’activité et de la +poigne. + +Les limites des territoires soumis s’étendaient alors pour se réduire +aussitôt que Sa Majesté ne guerroyait plus. Le sultan et son makhzen +(vizirs à ses côtés, caïds dans les tribus) ne faisaient qu’assurer un +semblant de sécurité et de justice, d’ailleurs payé chèrement. + +L’organisation financière pouvait offrir à peu près ce tableau. Le caïd, +institué par le sultan, après hommage pécuniaire rendu en proportion de +l’importance de sa charge, tire de ses administrés le plus d’argent +possible, et par tous les moyens. De l’argent ainsi récolté, il fait +deux parts: l’une pour lui, l’autre, accompagnée d’une comptabilité +fantaisiste, pour le Trésor, dit public. Il est bien certain qu’une +tendance vive l’incite à arrondir la sienne et à diminuer celle du +makhzen. Dans ce cas constaté, ou deviné seulement, l’arbitraire étant +de règle, la destitution, l’emprisonnement et la confiscation des biens +s’ensuivaient. Le sultan faisait convoquer le caïd à Fez ou à Marrakech, +et, là, ces aimables surprises étaient notifiées au fonctionnaire à +l’excessif appétit; l’exécution suivait sans délai; les «contribuables» +dépouillés n’étaient pas remis en possession de leurs biens, mais ils +étaient fort contents tout de même de voir la justice du sultan châtier +le coupable. + +Pour éviter cette disgrâce lourde, puisqu’il y perdait à la fois sa +fonction, sa liberté et sa fortune, le caïd s’efforçait-il de satisfaire +aux exigences du makhzen sans trop faire tort à celles de sa propre +avidité, en pressurant un peu davantage ses administrés? Ceux-ci, +excédés, se soulevaient, brûlaient et pillaient la demeure du tyranneau, +lequel était bien heureux quand, par une fuite opportune, il pouvait +échapper à un massacre certain. + +Le pouvoir d’un caïd dans sa tribu sous l’ancien makhzen était un +pouvoir absolu, tempéré cependant par deux alternatives, en cas d’abus: +la confiscation venue d’en haut, la révolte surgie d’en bas. + +Le makhzen, au reçu de la nouvelle d’une sédition qui le privait d’un +fidèle serviteur, sans autrement s’en émouvoir, acceptait d’un autre +candidat au caïdat une forte provision, l’instituait, et le nouveau +promu recommençait à ses risques et périls le jeu subtil de faire +fortune sans éveiller les susceptibilités de la cour et les réactions du +populaire. Il fallait évidemment du doigté. + +Le Trésor n’était constitué qu’au profit du sultan et de son entourage. +Le pays n’en bénéficiait nullement. Les travaux publics étaient +inexistants; aucun plan suivi et de longue haleine, d’amélioration ou +d’utilité générale ne voyait jamais le jour. + +A ce régime, il n’était point surprenant que les tribus des pays de +montagne, où les faibles armées du sultan ne pouvaient s’aventurer +qu’occasionnellement, ne voyaient aucun avantage à reconnaître cette +autorité du makhzen dont le poids était lourd et le bénéfice fort peu +certain. + +Le particularisme des groupements berbères au rudiment d’organisation +mi-démocratique, mi-soviétique s’accommodait à merveille de cette +absence de joug. + +Un passage d’Ibn-Khaldoun traduit bien leur état d’esprit: «Une tribu +s’avilit qui consent à payer des impôts et des contributions. Une tribu +ne consent jamais à payer des impôts tant qu’elle ne se résigne pas aux +humiliations. Les impôts et les contributions sont un fardeau +déshonorant qui répugne aux esprits fiers. Tout peuple qui aime mieux +payer ces tributs plutôt que d’affronter la mort a beaucoup perdu de cet +esprit de corps qui porte à combattre ses ennemis et à faire valoir ses +droits[29].» + + [29] _Prolégomènes_, 297. + +Moulay-Hassan, le dernier grand sultan du Maroc indépendant, passa la +moitié de sa vie à cheval, à guerroyer dans tous les coins de son empire +pour maintenir ses tribus dans le devoir et mater leurs velléités de +dissidence. + +Après lui et Ba-Ahmed, l’extraordinaire régent de la minorité +d’Abd-el-Aziz, à l’énergie débordante et la main de fer, tout s’écroula. + +L’argent rentrait mal ou pas du tout; comme les besoins devenaient plus +grands, l’Europe voulut bien consentir des emprunts, mais à la condition +de prendre des gages et de s’implanter. C’est ainsi que le Maroc, +anachronisme étonnant au dix-neuvième siècle et aux portes de l’Europe, +perdit son indépendance, qui ne lui rapportait d’ailleurs que ruine et +confusion. + +Le premier soin du Protectorat français fut de mettre de l’ordre dans +les finances, d’organiser l’impôt sur des bases rationnelles, de le +percevoir à dates fixes et de restreindre, dans la mesure du possible, +les motifs d’exaction. + +L’apport d’une sécurité véritable alla de pair avec l’assainissement du +maquis financier. Quand notre protectorat s’est installé au Maroc qui +venait de subir une longue période de dissolution interne et de +troubles, où les biens et les personnes étaient sans cesse menacés, +l’heureux effet de notre présence et de la police qu’elle comportait fut +tel qu’il dissipa beaucoup de préventions contre la venue des chrétiens. +Aujourd’hui, parmi le bled siba encore réfractaire, le seul argument, le +seul apprécié en tout cas, en faveur de notre intervention dans le pays, +est bien précisément celui de cette sécurité que nous apportons dans nos +fourgons. + +Après la sécurité vient le bien-être matériel: aménagement de routes, +par suite facilité extrême des communications, forage de puits, +distribution d’eau, soins médicaux; bref tous les avantages que livre, à +côté de tant de maux, la civilisation moderne. L’indigène musulman, et +surtout au Maroc, est très utilitaire; il ne vise que le concret et ce +qui lui sert. On l’oublie trop souvent en croyant le combler de +bienfaits théoriques, dont il se moque quand il ne s’en sert pas contre +nous. Il y a une quinzaine d’années, un des rares Européens qui +habitaient une ville du Maroc, s’avisant de sortir à bicyclette, faillit +être lynché par la population, laquelle s’émut de cet objet plus nouveau +qu’un chameau. Peu de temps auparavant, un médecin français fut +assassiné dans cette même ville, parce qu’on croyait qu’il était chargé +d’installer la télégraphie sans fil, supposée source de calamités. A +l’heure actuelle, les Marocains aisés ont leur auto, qu’ils conduisent +parfois eux-mêmes, usent du téléphone, de la lumière électrique et de +toutes les commodités dues au génie mécanique du roumi. + +Sécurité, jouissance paisible d’une paix enfin acquise et de ses divers +agréments supposent l’exercice régulier de la justice. La justice en +pays d’Islam est un fruit rare; d’un bout à l’autre des terres +musulmanes, de Chiraz à Mogador, la vénalité sévit et l’arbitraire et le +déni de justice en vue du profit; tant dans la justice pénale que dans +la justice civile, caïds et cadis rivalisent; tout s’arrange avec de +l’argent, au mépris de toute équité et foi jurée; ce sont combinaisons +appelées là bakchich et ici fabor. + +«L’argent est un maître; il ne laisse pas de non à la parole», dit un +proverbe chleuh du Sous. Aussi a-t-on vu avec quel empressement et +souvent au prix de quels sacrifices les indigènes en pays de +capitulations se précipitaient vers la protection étrangère du roumi, +par ailleurs exécré, qui les soustrayait à la manière par trop +intéressée de leurs juges naturels. + +Comme tous les peuples primitifs, Algériens et Marocains ont le +sentiment de la justice, qu’ils sont incapables par ailleurs, livrés à +eux-mêmes, d’exercer. Cependant, la vraie formule n’est pas de donner +aux musulmans des juges européens, la plupart du temps ignorants à la +fois de la loi musulmane et de son esprit, des coutumes locales, de la +langue. Il faut leur laisser leurs juges naturels, mais soigneusement +les choisir et les surveiller. + + * * * * * + +L’ensemble des avantages qu’une installation européenne apporte dans un +pays musulman peut se définir ainsi: faire vivre la société indigène +dans son atmosphère morale traditionnelle, mais épurée de ses misères, y +maintenir les cadres naturels, amendés et contrôlés en vue d’une +amélioration générale des conditions de vie en usage. Cette œuvre +nécessite, chez ceux qui ont la charge de la mener à bien, des qualités +nombreuses et variées. + +Outre une grande aptitude aux idées générales par quoi l’on domine les +détails de la besogne journalière, de la persévérance et du caractère, +il faut en même temps une connaissance de l’indigène ne s’acquérant qu’à +l’usage, une sympathie vers lui, un effort constant de compréhension et +de patience, à la fois de la bonhomie et de l’énergie; en un mot, une +gentillesse grâce à laquelle se crée le lien moral et qui est une +qualité bien française. + +Le sens de l’indigène musulman est souvent difficile à acquérir; il y a +là toute une psychologie à reconstituer pour savoir ce qui le touche et +le séduit, ce qui le choque et le rebute, d’autre part, et qui varie +suivant les classes sociales, les régions, les milieux ruraux ou +urbains. + +Comprendre les aspirations, les vrais besoins, les faiblesses des +populations avec qui l’on a affaire est la première démarche à +instituer, puis faire la balance entre leurs qualités et leurs défauts, +les tenir en main tout en évitant les tracasseries inutiles, exige une +variété de dons qu’il n’est pas donné à quiconque de posséder en un +jour. Asseoir son prestige d’abord par une grande dignité d’attitude et +de vie, puis par un mélange de distance et de familiarité, de jugement +sévère et de cordialité, dosage indispensable dans des sociétés +sommairement hiérarchisées, tout cela est la marque d’un vrai chef. + +Le plus grand bienfait à accorder aux indigènes est de les pourvoir de +chefs locaux administrateurs ou contrôleurs qui les comprennent, les +aiment sans en être les dupes et avec lesquels ils se sentent en +confiance. + +On a vu, dans les premières années du Protectorat du Maroc, comme +autrefois en Algérie, des populations pleurer assez sincèrement le +départ de chefs militaires ou civils qui avaient su acquérir leur +sympathie; ces chefs étaient en général les plus justes, mais aussi les +plus sévères et les plus énergiques. + +Il est donc souhaitable que le chef qui réussit, demeure longtemps au +même poste. Le musulman n’aime pas les figures nouvelles. Si elles se +succèdent par trop, il ne se livre plus, se replie sur lui-même; le lien +moral se dissout, au grand dam de l’œuvre poursuivie, et il ne se renoue +ensuite que difficilement. + +La cause essentielle des mésaventures espagnoles au Maroc vient de ce +malentendu fondamental entre l’indigène et l’occupant; ce dernier +considère l’autre comme un ennemi héréditaire; il ne fait rien pour le +gagner après l’avoir réduit ou bien ses avances sont maladroites et +prises en mauvaise part; il creuse le fossé au lieu de l’aplanir; il +heurte sans cesse le soumis de la veille, jusqu’au jour où du foyer mal +éteint l’incendie éclate. Les expéditions coloniales ne s’organisent pas +aujourd’hui comme au temps de Pizarre. En méprisant son adversaire, en +ne se souciant ni de ses besoins ni de sa mentalité, en ne faisant rien +pour le gagner, on n’aboutit qu’à de graves échecs. + +Cet exemple fâcheux mis en parallèle avec la plupart de nos réussites +atteste que la durée et la solidité d’un établissement européen en terre +d’Islam sont en raison directe de la valeur intellectuelle et morale des +hommes, à tous les degrés de la hiérarchie, qui ont la charge de +l’établir, puis de la maintenir. + +Elles dépendent aussi de la façon dont ces hommes ont compris leur rôle, +lequel est, pour une grande part, de rendre sans cesse visible et +palpable, aux yeux des musulmans, l’utilité et les avantages matériels +dus à notre présence et à notre action, en allégeant autant qu’il est +possible les contraintes obligatoires et pénibles qui en sont la +contre-partie inévitable. + + + + +CHAPITRE V + +LES BIENFAITS PÉRILLEUX + + Caliban.--Vous m’avez appris à parler et le profit que j’en + retire est de savoir comment vous maudire. La peste rouge vous + tue! + + Shakespeare. _La Tempête_. + + +Rien de trop, dit la sagesse antique et de toujours. Et d’autre part, ne +forçons point notre talent. Accordons aux musulmans ce qu’ils demandent +et satisfaisons à leurs souhaits justifiés, tacites ou exprimés. +N’allons pas au delà; cette erreur psychologique serait une source de +graves fautes politiques dont nous serions les premiers punis. + +Il ne faut pas donner aux musulmans ce qu’ils ne demandent pas et qui ne +correspond ni à leurs besoins ni à leur mentalité. + +Or, il est beaucoup de ces présents d’Artaxercès dont on veut à toute +force faire cadeau aux musulmans, alors qu’ils les goûtent médiocrement. +On s’étonne qu’ils ne soient pas pleins de gratitude pour ces beaux dons +inutiles. On part, comme toujours, des généreux et absurdes principes +révolutionnaires venus par fil spécial de Sirius à la Terre dans la +substance grise de terribles logiciens. Les êtres humains sont partout +identiques; il n’y a entre eux que différences de développement; par +conséquent, la «mission civilisatrice» des peuples évolués est de faire +parvenir au même point de progrès des peuples prétendus arriérés. Et le +meilleur moyen d’éducation, n’est-ce point de les assimiler pour que, du +contact, des habitudes et des idées, de la pratique des mêmes mœurs +politiques, surgisse la fusion désirée? + +Un principe aussi erroné ne peut être qu’une source jaillissante +d’erreurs. La civilisation musulmane n’est pas seulement «arriérée» par +rapport à la nôtre, il n’y a pas seulement différence de degré ou de +niveau, un trou dans la durée à combler hâtivement (et quand cela +serait, quel danger encore de brûler tant d’étapes!); il y a différence +de nature dans sa forme et sa contexture mêmes; de part et d’autres, +modes de représentation et catégories de l’entendement ne sont pas les +mêmes. + +Par suite, quels troubles profonds ne va-t-on pas apporter dans les +esprits musulmans, où tout est fixé par l’usage et l’hérédité, par le +milieu, l’état social, en leur imposant des façons de voir, de juger et +d’agir, alors que, sauf quelques rares individualités, ils ne possèdent +pas la même manière de sentir et de «réagir» que nous. + +Néanmoins, nos politiciens ne sont point embarrassés de pareilles +considérations, sans doute jugées réactionnaires. Ils se sont persuadé +qu’il fallait, pour faire de nos protégés musulmans nos amis et presque +des nationaux, les instruire. La clarté des notions acquises dissiperait +les préjugés et les erreurs, faciliterait les rapprochements, +éclaircirait tous malentendus. Bourde écrivait dans le _Temps_, en un +style et avec des images dignes d’Homais, des phrases de ce genre qu’on +ne peut qualifier que du nom même de leur auteur: «L’enseignement des +indigènes est la clef de voûte de notre œuvre au delà de la +Méditerranée. De lui dépend l’avenir de notre action elle-même, car ce +n’est que par l’instruction que la France peut espérer absorber les +quinze millions d’indigènes qu’elle va désormais porter logés dans ses +flancs.» + +Et feu Albin Rozet, qui fut un parlementaire digne et laborieux, mais +dont les idées sur la politique musulmane étaient à la fois les plus +absolues et les plus saugrenues (ce qui va assez bien ensemble), +déclarait hautement: «Le jour où notre Nord-Africain parlera français, +il sera véritablement une terre française et un prolongement de la +patrie. Il sentira et pensera comme la France.» + +Ainsi l’on parsema d’écoles l’Afrique du Nord. Il y a plus de vingt-cinq +ans que ce mouvement de «fureur scolaire» a commencé de sévir; on peut +donc en voir les conséquences, qui ne sont pas des plus fameuses. +L’expérience, d’une manière générale, a montré que plus les indigènes +avaient acquis de culture française et davantage ils avaient tendance, +en secret ou ouvertement, à nous haïr; cette constatation, évidemment +décevante, vient de l’avis unanime de ceux qui ont observé sans parti +pris les résultats offerts. En 1886, le Gouverneur général de l’Algérie +le reconnaissait loyalement. «L’expérience, disait-il, tend à démontrer +que c’est quelquefois chez les indigènes à qui nous avons donné +l’instruction la plus étendue que nous rencontrons le plus d’hostilité.» +Et M. Louis Vignon, signalant le fait, d’ajouter: «C’est presque +toujours parmi les anciens élèves des écoles primaires que +l’Administration rencontre des opposants, réclameurs, fabricants de faux +papiers. D’autre part, si l’on voit encore en Algérie, où les esprits +sont murés, donc peu curieux d’acquérir, très peu de «jeunes», ceux-ci, +loin d’être ralliés et sûrs, sont généralement ennemis. Leurs journaux +en témoignaient avant la guerre; leur abstention, à l’heure des +engagements volontaires, l’a souligné. Un certain nombre d’instituteurs +indigènes réclament âprement les droits électoraux, discutent +l’autorité. Passez la frontière: depuis longtemps on jugeait pour +ennemis la plupart des «Jeunes-Tunisiens». Bien qu’ils fussent très +prudents et très habiles, ils se sont découverts une première fois lors +des incidents de 1912, une seconde fois pendant la guerre[30].» + + [30] Vignon, _Un programme de politique coloniale_. Plon, 1919, p. + 526. «L’expérience de l’Inde avec sa classe encombrante de _babous_ + ou _lettrés_ aurait pu nous servir; ce ne sont que des arrivistes + forcenés, écrivait lord Curzon, animés de la haine la plus profonde + non seulement contre tous les Anglais, mais contre tous les + Européens, prêts à toutes les destructions pour satisfaire leur + vanité exaspérée... Au point de vue politique, les agitateurs + professionnels sont ceux qui ont fait leurs études en Angleterre et + qui s’inspirent des principes de la liberté politique sans être + devenus capables d’en apercevoir les difficultés et d’en saisir les + contradictions.» + +Au Maroc, on a cru ou feint de croire que les interprètes et +instituteurs algéro-tunisiens que nous importions seraient de bons +agents de pénétration; on fut bien obligé de se servir d’eux; +d’ailleurs, on n’avait pas l’embarras du choix; or, on est contraint de +reconnaître que, d’une manière générale, on n’a pas eu de pires ennemis +de notre influence. + +La «politique musulmane» fait donc, en général, fausse route dans le +domaine de l’instruction. Qu’on nous entende bien: on ne prêche pas ici +l’obscurantisme, mais l’instruction ne doit pas être distribuée et +imposée _larga manu_, comme la quinine; elle doit être offerte, mise à +la disposition des musulmans, nous dirons plus, elle doit être proposée +à petites doses, comme une prime et un honneur réservés à l’aristocratie +indigène; ingurgitée à tort et à travers, elle peut devenir un véritable +poison pour des intelligences non adaptées; elle suscite alors la +vanité, la paresse, crée des déclassés. + +Dans l’esprit de nos idéologues islamisants, l’acquisition des lumières +doit pouvoir rendre les indigènes aptes à conquérir la liberté, les +droits du citoyen, l’électorat; le tout considéré comme bien suprême. On +ne prend pas garde encore que nous sommes dans une société radicalement +incapable, sauf au dire de quelques intrigants ou ambitieux qu’elle peut +comprendre, de jouir de ces prétendus avantages. En pays d’Islam, on est +toujours dans un monde patriarcal, autoritaire, ou tout au moins très +hiérarchisé: il y a le _popolo grasso_ et le _popolo minuto_, les chefs +et ceux qui doivent obéir; le fonctionnement de la vie sociale repose +sur le principe de l’autorité détenue par certains, qui l’ont acquise +par la naissance, la possession d’état résultant de quelque coup de +force ou la faveur du gouvernement. + +Quelle révolution énorme au sein de cette société patriarcale qui +n’obéissait jusqu’alors qu’au chef de famille ou au chef de tribu que +d’y imposer les principes libéraux et individualistes! + +Cette limitation et ce contrôle de l’autorité, cette mise en question +(qui viendra vite) de la légitimité elle-même de la domination du peuple +conquérant, n’est-elle pas extrêmement nouvelle pour le peuple algérien, +mis à part quelques agitateurs? On ne peut pas mieux préparer soi-même +les verges dont on se fera fouetter. Nous avions l’exemple des +caricatures de suffrage universel que donnent les consultations +électorales de nos vieilles colonies et de l’Inde, des scandales +permanents qu’elles entraînent. A quoi bon transporter toute cette +misère en Algérie qui en avait été encore exempte? + +Il fallut cependant le tenter. + +Issu du sentimentalisme d’une démagogie considérément étendue hors de +ses frontières métropolitaines et de l’ignorance exagérée de trop de +parlementaires touchant les choses coloniales et islamiques, votée enfin +par une poignée de députés présents dans une séance du matin, la loi du +4 février 1919 a, on le sait, un objet double: en premier lieu, elle +donne à tous les indigènes autres que les journaliers agricoles ou les +ouvriers urbains qui n’ont pas fait de service militaire la faculté +d’obtenir de plein droit la naturalisation au titre de citoyen français. +En un mot, les neuf dixièmes des jeunes générations peuvent obtenir _ad +libitum_ la citoyenneté française. Ce beau cadeau n’a eu aucun succès, +comme on pouvait s’y attendre; c’est une manifestation de notre +libéralisme et de nos bonnes dispositions à l’égard des Algériens, un +geste noble et platonique, et pas autre chose. «Vous devriez comprendre, +disent les notables de la société indigène, qu’il y a incompatibilité +absolue à ce qu’un musulman fidèle à sa religion recherche la qualité de +citoyen français avec les obligations qui en découlent. Croyez-nous, +aucun musulman digne de ce nom n’acceptera de renoncer à son statut, +c’est-à-dire à sa loi religieuse, divine, qui est à prendre tout entière +et telle qu’elle est. Ce dogmatisme est peut-être fait pour vous +surprendre, mais notre loi est d’essence divine et votre loi française +est purement humaine. Vous ne pouvez les considérer à un point de vue +d’assimilation, ni en rien les comparer.» La seconde innovation de la +loi de 1919 remet aux mêmes catégories d’indigènes un droit électoral +très étendu. Elle appelle la moitié presque des autochtones à élire les +conseils municipaux, les conseillers généraux et les délégués nommés à +titre indigène. + +Or, la masse de la population n’a jamais rien demandé de pareil; elle +n’en avait ni le goût ni le désir; l’indigène, nullement préparé à +exercer le droit électoral, ne l’a pas réclamé. On ne peut confondre une +minorité d’agités ambitieux ou aigris, semi-intellectuels, +semi-primaires, se faisant, à dessein ou non, illusion sur la mentalité +de leurs coreligionnaires avec les couches profondes de la population; +celles-ci n’ont pas la notion du contrôle et la discussion de +l’autorité; elles veulent la justice du beylik, c’est-à-dire du +gouvernement, mais elles n’ont jamais pensé à lui dicter leurs volontés. +A ces mentalités inévoluées encore, Il fallait cependant d’urgence +remettre l’arme du bulletin de vote comme récompense à l’acceptation de +l’impôt du sang. L’immense majorité n’y comprit rien; les joies du +scrutin devaient être sans saveur pour des gens admettant jusqu’à ce +jour sans discussion le principe d’autorité; ils n’appréciaient que +l’article 14, article qu’on fut obligé de remanier, qui permettait aux +électeurs conscients l’achat d’armes à feu. + +Cependant les élections eurent lieu. Elles se traduisirent d’un mot: +elles furent faites contre l’administration ou, plus exactement, contre +les candidats supposés patronnés par elle et contre toute francisation. +Les naturalisés furent battus à Alger; ils furent combattus comme +renégats; on les jugea trop voisins de nous, mal qualifiés par +conséquent pour faire triompher les âpres revendications d’un programme +qui ne tendait à rien moins qu’à amoindrir ou même à ruiner la +souveraineté française. Nulle part la masse des indigènes n’a donné +l’impression qu’elle appréciait un libéralisme dépassant son +entendement. Le parti des Vieux-Croyants, soutenu par les familles +maraboutiques, plutôt hostiles à notre influence, l’a emporté sur toute +la ligne. + +La concession du droit de vote aux indigènes, dans les conditions où il +fut établi, avec un cadre électoral trop large, peut, en temps de crise, +permettre à des agitateurs de manier dangereusement les masses +indigènes, cette innovation paraît donc, dès le début de son +application, ne servir en rien la cause française. + +L’idée de donner une souveraineté locale aux indigènes était bonne en +soi-même, mais il fallait poursuivre ce but en réorganisant les djemâas, +assemblées communales des seuls indigènes, plutôt que d’élargir encore +au sein des assemblées mixtes la fusion de l’élément français et de +l’élément indigène. + +Il ne faut pas perdre de vue que l’Algérie est directement visée par la +propagande bolcheviste et le sera demain peut-être par les menées +allemandes. Nombre d’indigènes des ports sont affiliés à la C. G. T., +ont fait des grèves de solidarité auxquelles ils ne comprenaient rien et +suivi et acclamé le drapeau rouge. Lénine s’est félicité de sa +propagande en Afrique du Nord. + +Le souvenir des luttes religieuses du Donatisme qui ravagèrent la +Berbérie aux premiers siècles du christianisme peut être ici utilement +rappelé: le succès de ce schisme provint pour une large part de la vive +inclination des Berbères, en embrassant une cause d’ordre spirituel, à +manifester leur impatience contre la domination romaine. Les indigènes +musulmans n’entendent rien au marxisme; aussi bien la propagande +communiste, en s’adressant à eux, a moins pour objectif de commenter les +théories du _Capital_ ou de développer les phases du matérialisme +historique que de préconiser la haine religieuse de l’étranger. Il +s’agit d’aliéner toutes les populations musulmanes contre les +gouvernements capitalistes. Dans ce but, tous les moyens sont bons, même +et surtout celui d’exciter le vieux levain d’anarchie et d’insurrection +de ces Berbères qui ont supporté et vu disparaître aussi, au cours de +l’histoire, tant de dominations étrangères. + +Or, ne sait-on pas que lorsque «les problèmes sociaux puisent leur force +dans des ressentiments religieux et nationaux, ils ont une force +d’explosion incomparable»? Attendons-nous pour l’avenir à de lourdes +complications, si nous abandonnons «notre vieille politique sage et +prudente en Afrique du Nord pour nous jeter dans une politique d’utopie, +d’idéologie et d’aventure qui pourrait coûter cher à la France et la +mener à de véritables désastres». + +A ce propos, on ne saurait trop méditer ces lignes du beau rapport de +Jules Ferry, rédigé en 1892 au nom de la commission d’enquête sur +l’Algérie: «Assimiler l’Algérie à la métropole; leur donner à toutes +deux les mêmes institutions, le même régime administratif et pénal; leur +assurer les mêmes lois, c’est une conception simple et bien faite pour +séduire l’esprit français. Elle a, dans l’histoire de notre colonie, une +influence tour à tour bienfaisante et désastreuse; même aujourd’hui, +après nombre d’expériences, il faut quelque courage d’esprit pour +reconnaître que les lois françaises ne se transportent pas étourdiment, +qu’elles n’ont pas la vertu magique de franciser les rivages sur +lesquels on les importe, que les milieux résistent et se défendent et +qu’il faut, dans tout pays, que le présent compte grandement sur +l’avenir.» + + * * * * * + +La France, de tout temps, fut le pays des beaux gestes qui servent +d’illustration et de prétextes à des développements oratoires; la guerre +n’a pas fait changer et rien ne fera changer, en ce domaine comme en +d’autres, le pays des Gaulois et de la Révolution, car un peuple, encore +moins qu’un individu, ne peut échapper au fatalisme de son tempérament. + +Il y a des actes politiques qui satisfont surtout ceux qui les +préconisent et les mettent en œuvre et très peu ceux à qui on les +destine. + +De ce nombre peut se classer l’institution d’une mosquée à Paris. + +Nous avons montré plus haut de quelle circonspection, de quelle adroite +tolérance, de quels ménagements effectifs il était indispensable que +notre domination s’inspire, en terre d’Islam, dès qu’elle aborde ce +domaine de la religion, maîtresse universelle des âmes. + +Mais là encore, la formule du «rien de trop» peut être opportunément +invoquée. Il nous appartient d’avoir une déférence discrète et un peu +distante vis-à-vis de la religion musulmane. De là à l’exalter et à nous +constituer ses prosélytes, il y a quelque nuance. + +Des islamomanes notoires ont donc préconisé à grands cris la création +d’un institut musulman et d’une mosquée à Paris, symbole des liens de la +France avec sa population musulmane! On voit déjà tout ce que l’on peut +broder de vibrant, de généreux ou tout simplement d’agréable sur ce +thème. Parlementaires abusés ou publicistes gagés n’y ont point failli. +N’insistons pas sur leurs développements littéraires ou oratoires +d’effet facile. + +Écoutons plutôt M. Louis Bertrand. Avec lui le ton change: «Pourquoi +nous évertuer à organiser l’Islam qui ne l’est pas, à islamiser des gens +qui n’ont pas envie de l’être, à rapprocher des fanatismes ou des +ambitions politiques qui ne peuvent que se liguer contre nous? Comme si +les musulmans n’avaient pas déjà trop de tendances à s’aboucher en +conciliabules séditieux, il faut que nous-mêmes leur fournissions les +moyens de se voir et de comploter ensemble en toute sécurité, à notre +barbe, avec l’estampille administrative!... Il faut qu’en plein Paris +nous fondions ce qu’on appelle ridiculement une Université musulmane +pour permettre aux gens de Boukhara, de Dehli de venir prendre langue, +chez nous, avec ceux de Rabat ou de Marrakech! Au lieu de les +européaniser à Paris, nous les convions à s’y musulmaniser davantage! +Sommes-nous fous ou imbéciles?[31]» + + [31] _Revue des Deux-Mondes_. Sur un livre de Paul Adam, 15 juillet + 1922. + +Rude langage, moins fleuri, mais langage d’un esprit politique et latin. + +Il est assez comique, en effet, lorsque tous les peuples musulmans se +cantonnent maintenant dans des nationalismes jaloux, de nous voir +pratiquer nous-mêmes, à notre manière, une sorte de panislamisme qu’ils +semblent provisoirement avoir abandonné. + +A la création d’une mosquée parisienne et d’un institut musulman +applaudit à grands cris une poignée de jeunes Algériens plus habitués +des boulevards que familiers de la tente ancestrale. Que tout ce bruit, +pour ne pas dire tout ce battage, ne nous illusionne pas! Cette +initiative aura dans tout l’Islam le même effet inconsistant qu’aurait +provoqué au moyen âge, dans la chrétienté, la lubie d’un Soliman élevant +une église pour les chrétiens fréquentant les Échelles. Faut-il répéter +encore et toujours que, pour saisir la mentalité de la masse islamique, +il faut se transporter par la pensée à notre quatorzième siècle et même, +quand il s’agit des Berbères, bien plus avant dans le cours de +l’histoire[32]? + + [32] Voir note V à la fin du volume. + +Les Algériens, les Marocains, les Tunisiens sincères qu’on mènera +visiter la mosquée parisienne souriront avec aménité et, comme la +politesse est la grande vertu musulmane, ils nous loueront en termes +subtils et choisis de notre geste gracieux et, pour nous faire plaisir, +en augureront merveille. + +Mais s’ils osaient parler, ils nous diraient: «Ne vous occupez pas plus +de notre religion que nous ne nous occupons de la vôtre. Quand nous +voyageons par le monde, loin des terres soumises spirituellement au +drapeau vert du prophète, un bout de tapis où l’on s’agenouille, un +instant de solitude et de recueillement nous suffisent pour satisfaire à +notre devoir religieux; nous n’avons pas besoin, comme vous, pour nous +présenter devant la divinité, d’un prêtre, d’un temple et de tout un +cérémonial... + +«Votre intention est bonne... Mais, voyez-vous, nous préférerions passer +inaperçus à Paris et qu’on n’y cherche pas, malgré nous, à nous y être +agréables, plutôt que de nous voir, sur les quais d’Alger, dans les rues +de Tunis ou sur les places de Casablanca, traiter impunément de «sale +bicot» par le Maltais fraîchement débarqué, l’Espagnol néo-Français ou +le petit juif en jaquette. + +«Si vous voulez que nous nous sentions chez nous quelque part, eh bien! +que ce soit dans le pays de nos pères et non dans le tumulte de votre +capitale, où nous serons toujours, certes, des passants amis, mais enfin +des passants.» + + + + +CHAPITRE VI + +LE ROLE FRANÇAIS EN ISLAM + + +Débarrassée et comme épurée de cette islamomanie dangereuse qui brouille +la netteté de sa vision, la France doit avoir à l’égard de l’Islam une +attitude inspirée par des raisons positives. Si la grande masse +française est encore malheureusement indifférente aux questions +coloniales, sans voir ni comprendre que le salut d’un peuple à faible +natalité réside dans l’utilisation de toutes les forces vives de son +empire d’outre-mer, elle est aussi ignorante de tout ce qui concerne de +près ou de loin l’Islam, autre puissance d’action susceptible de servir +aux fins nationales et, d’une manière générale, à la civilisation tout +entière. + + * * * * * + +La politique à suivre en Afrique du Nord et d’une manière générale en +Afrique musulmane française doit se manifester aussi prudente que ferme. +Le rôle de la France est là d’un tuteur et d’un guide; il est de +gouverner. Le _memento tu regere_ est un principe qui s’y impose +imprescriptible. Les applications prématurées d’un libéralisme livresque +y seraient infiniment dangereuses. On n’est respecté en Orient qu’autant +qu’on est le maître et que l’autorité dont on est investi s’y montre +efficace. + +Les peuples que nous régissons ne sont pas encore assez mûrs pour +diriger eux-mêmes leurs destinées avec sagesse et profit. Les masses, +trop mal dégrossies, n’ont jamais compris l’exercice des libertés que +pour satisfaire à l’esprit de passion et d’intrigue ou pour opprimer les +peuples plus faibles. L’élite même, ou ce qu’on est convenu d’appeler +telle, n’envisage le pouvoir que pour les bénéfices qu’il peut procurer. +Aussi toutes les mesures de libéralisme intempestif, à la fois sans +utilité profonde et pour nous et pour le peuple auquel elles +s’appliqueraient, n’offriraient d’intérêt que pour ceux qui formeraient +le souhait d’ébranler notre domination. + +La meilleure politique à préconiser pour longtemps en Afrique du Nord +sera celle qui, tout en assurant aux indigènes, dans les plus larges +proportions, la prospérité, la sécurité, la liberté des coutumes +religieuses et locales, bienfaits nécessaires, demeurera impitoyable +pour les fauteurs de désordre et les pêcheurs en eau trouble. + +Il n’y a qu’une alternative. Nous devons être les maîtres, maîtres +discrets, attentifs à ne pas froisser, défendant les indigènes contre +leurs oppresseurs naturels, être les maîtres ou nous en aller. + +Il est toutefois certain qu’au fur et à mesure qu’un pouvoir effectif +est susceptible d’être confié aux peuples protégés, il nous appartiendra +de le leur accorder, mais sans précipitation, avec toutes les gradations +nécessaires pour en éviter le mauvais emploi ou l’abus. La loi de 1919 +en Algérie, dont nous avons parlé, répondait à une louable intention; +mais, faute d’une préparation suffisante chez les diverses classes de la +population indigène qui devaient en profiter, son application s’en +trouva faussée et son résultat d’ensemble fâcheux. + +C’est à ce souci d’une transition indispensable, d’un apprentissage +graduel dans la conquête des franchises que répondait le langage tenu +par M. Millerand, en 1922, lors de son voyage en Algérie, devant un +auditoire indigène: «Je ne serai démenti par personne si je dis que les +indigènes ont vu, au fur et à mesure que la colonisation s’installait, +se fortifiait, s’asseyait plus sûrement, leur situation à tous les +points de vue, intellectuel et moral, grandir et s’améliorer. Nous +entendons continuer dans le même sens en les faisant eux-mêmes juges des +retards que certains prétendent être apportés à quelques réformes. Ces +délais, nous pensons qu’ils sont prudents et nécessaires, parce que, je +l’ai dit et je le répète, il y aurait quelque chose de pis que de ne pas +aller vite: ce serait, en allant trop vite, de déchaîner des régressions +redoutables dont nul ne peut mesurer la gravité.» + +Les récentes réformes de Tunisie, davantage opportunes en un pays plus +évolué, ont fait leur part équitable aux véritables besoins d’une +population déjà rompue à nos méthodes en même temps qu’elles attestaient +le néant des tapageuses réclamations d’une minorité d’agitateurs. La +création des conseils de caïdat, l’institution du grand conseil, ont +accordé aux indigènes une représentation ayant un droit de regard et +même une initiative assez étendue. + +Au Maroc, le problème de l’étape se pose aussi impérieusement +qu’ailleurs et, quelle que soit la rapidité d’assimilation des Berbères +et des judéo-Maures, il ne peut être question de leur faire franchir en +une ou deux générations une étape de quatre ou cinq siècles. + +Notre politique devers les peuples d’Islam vivant à l’abri de notre +pavillon et sous notre tutelle est par définition un problème de +politique intérieure. Celle à suivre vis-à-vis des nations libérées, +toutes neuves dans leurs premières démarches d’une indépendance de +fraîche date et frémissantes d’une renaissance en action, relève +naturellement de la politique extérieure. + +A l’égard de la Turquie, maîtresse de chœur de l’actuel mouvement +nationaliste en Islam, notre manière d’agir ne peut être que celle d’un +intérêt sympathique et bienveillant, circonspect au demeurant, et qui +considère, bien entendu, le bénéfice d’une réciprocité sans réserve pour +nous et nos ressortissants. Le rôle constant de la France en Islam +méditerranéen s’inspire d’un sentiment généreux qui fut toujours vif. Le +Proche-Orient, en retour, a toujours envisagé la France avec admiration +et respect. Son prestige y fut longtemps inégalé. C’est vers elle, sauf +au temps de la germanophilie jeune-turque, dont Stamboul n’eut pas à se +louer, c’est vers la clarté française, depuis Mehemet-Ali jusqu’à +Kheir-ed-Din et Moustapha Kemal l’Égyptien, que se sont toujours tournés +les esprits des réformateurs. C’est à ses codes, à toute sa législation +que la Turquie et l’Égypte ont emprunté les éléments de leur refonte +judiciaire. C’est dans ses écoles que se sont formés tant d’esprits qui +y ont pris le meilleur de leur lucidité. + +Nous avons donc une ligne historique à maintenir et il est bien certain +que notre geste d’accord spontanément esquissé avec le gouvernement +d’Angora a été, en son temps, bien accueilli. Peut-être nous aurait-on +su gré davantage de cette initiative si elle avait été entreprise moins +tardivement; mais, de toute manière, il fut fait ce qui devait. Il faut +poursuivre dans la voie des bonnes relations profitables aux deux pays. +Cette cordialité ne saurait exclure la clairvoyance. Le sentimentalisme, +la gentillesse française se donnent et s’abandonnent volontiers, en +oubliant que les égoïsmes nationaux des peuples jeunes n’envisagent que +leurs propres fins, parfois âpres et bornées, et réservent ainsi à leurs +zélateurs naïfs de fâcheuses surprises. Enfin, n’omettons point que le +Proche-Orient est le direct héritier de la foi punique et, en tout et +pour tout, ne fait jamais entrer en ligne de compte que son intérêt du +moment. + +Ne fut-il pas déconcertant, après toutes les avances que nous avions +déployées en faveur de la Turquie, après nous être faits les confidents +de ses doléances sur l’acharnement britannique à son endroit (qu’on +relise, _passim_, _Angora, Constantinople, Londres_, de Mme Gaulis), ne +fut-il pas d’un lugubre comique de voir la politique ottomane adopter +par devers nous une attitude agressive, peu amicale et faire ouvertement +risette à l’Angleterre? _Quantum mutata ab illa!_ Et cependant, en dépit +de tout, malgré toutes les déceptions qui ne manqueront pas de +l’assaillir, en vertu de ses traditions, la France, étant «puissance +musulmane», suivant le cliché souvent reproduit, doit être liée par des +liens d’entente éclairée avec les autres puissances musulmanes. Elle +doit être islamiste tout court et sans préfixe. C’est la tâche de ses +agents accrédités près de ses voisins d’Islam de faciliter, entre elle +et eux, par tous les moyens, les rapports amicaux, en même temps qu’ils +se feront les observateurs critiques et attentifs de tous les mouvements +susceptibles d’agiter l’opinion et d’avoir leur répercussion dans notre +empire islamique. + +Il serait donc souhaitable d’organiser à nouveau notre propagande, assez +négligée ou mal conçue par des bonnes volontés évidentes, mais +ignorantes de l’Islam, de sa mentalité et de ses réactions. Dans le +Proche-Orient, de magnifiques jalons ont été posés autrefois; il serait +opportun de ne point les laisser disparaître. Disons plus: le génie +français est le plus apte à instruire et diriger, en vertu de sa +constitution propre et de ses antécédents historiques, les peuples qui +vont faire l’apprentissage délicat de leur liberté, du Bosphore au +plateau de l’Iran; c’est vers lui, d’ailleurs, plus que vers toute autre +influence occidentale, qu’ils se sentent instinctivement attirés. Pour +l’acquisition ou la sauvegarde d’avantages immédiats et de faible +rayonnement, irons-nous détourner de nous cette tendance naturelle de +sympathie? Pour ne point sacrifier des positions étroitement +matérielles, abandonnerons-nous les avantages d’une politique du «geste +large» qui nous paierait plus tard au centuple? Il fut affligeant de +constater, au lendemain de Lausanne, le déchaînement contre nous de +toute la presse turque. L’attitude anglophile récente doit être +soulignée et méditée. Peut-être le fond de nos intentions était-il +méconnu, mais n’avions-nous pas aussi donné certaines apparences, grâce +à quelques maladresses, qui pouvaient justifier d’aussi fâcheux +malentendus? Ces causes d’irritation pourraient être évitées, dans la +mesure du possible, si l’on possédait, répétons-le, ce souci d’une +politique à longue portée. + +Une entente cordiale, mieux, une alliance de la France avec la Turquie +et avec l’Italie, renouerait la grande tradition doublement historique +qui fait de la Méditerranée une mer latine et musulmane dont les +innombrables bases navales assureraient une hégémonie sans contestation +possible dans toute l’étendue de l’immense bassin. + +Aussi bien n’est-ce pas un rêve, tout au moins une anticipation? Mais si +tout ce qui est rationnel n’est pas nécessairement réalisable, il est +toujours permis de le concevoir. + + * * * * * + +La France peut trouver dans l’Islam un auxiliaire d’une qualité +inégalable ou, au contraire, un des éléments de sa ruine. De là +l’exceptionnel intérêt qui s’attache à l’élaboration et à la conduite +d’une politique musulmane française, cohérente et suivie. Sans +paraphraser une formule célèbre, on peut hardiment déclarer que notre +avenir est en Islam, ou tout au moins avec l’Islam. + +Il est bien certain que le jour où nous aurions laissé nos provinces ou +protectorats islamiques se rallier d’un consentement unanime à un +fédéralisme musulman dont la tête serait à Stamboul ou à Angora et +redevenir, en fait sinon en droit, ce qu’ils étaient autrefois,--sauf le +Maroc,--dépendances turques, nous n’existerions plus en Méditerranée et +ne pourrions plus prétendre au rang de grande nation. Ne relâchons point +les liens de notre tutelle; fortifions, au contraire, l’armature de +notre hégémonie qui restera souple, bienveillante, empreinte d’un +libéralisme adroit et prudent et, si nous osons dire, «dosé», mais +attentive aussi à réprimer tous les écarts et les tentatives de +dissidence. Rome latinisa--nous dirons «naturalisa»--ses sujets +africains, qui lui donnèrent jusqu’à des consuls; puis les Romains se +firent chasser proprement par leurs sujets, devenus de nom leurs +concitoyens. Or, privés de la haute vertu de la discipline imposée, +abandonnés à leur seule turbulence, ceux-ci laissèrent choir ou +dégénérer les dons inestimables qu’ils avaient acquis auprès de leurs +magnifiques instructeurs. Les cadres disparus, la déliquescence et la +ruine s’établirent. + +La Turquie actuelle s’adosse à l’Asie. «La Turquie devient l’éducatrice +de ses voisins asiatiques, disait un notoire intellectuel turc à Mme +B.-G. Gaulis. Constantinople est un centre d’instruction pour tous les +musulmans, mais surtout pour les Turcs de Crimée, de Sibérie, de +Boukhara... Sitôt la paix conclue, les écoles d’Asie Mineure se +rempliront de jeunes gens venus de l’Asie Centrale. Un réveil de +conscience s’opère chez tous les nôtres, et cela jusqu’aux confins de la +Chine et de la Sibérie.» A Angora, le ministre d’Afghanistan faisait au +même écrivain cette comparaison imagée: «L’Islam est un grand corps dont +la Turquie est la tête, l’Azerbeidjan le cou, la Perse la poitrine, +l’Afghanistan le cœur, l’Inde l’abdomen. L’Égypte et la Palestine, +l’Irak et le Turkestan en sont les bras et les jambes...» + +Ces métaphores baroques mises à part, il est patent que le jour où la +Turquie, sentant derrière elle la pression formidable de l’Islam +asiatique et escomptant l’appui éventuel de l’Afrique du Nord, +nourrirait des desseins d’expansion vers l’ouest, il y aurait là un gros +danger pour les puissances méditerranéennes et particulièrement pour +nous. Et si la Russie lui prêtait un appui ouvert ou caché, on pourrait +alors se souvenir de la phrase de Renan, prophétique et redoutable, sur +«le Slave, comme le dragon de l’Apocalypse, dont la queue balaye la +troisième partie des étoiles, qui traînera un jour après lui le troupeau +de l’Asie Centrale, l’ancienne clientèle des Gengis-Khan et des +Tamerlan». Au cas, enfin, où le Germain s’unirait au Slave, ce serait +toute la coalition des vaincus de la grande guerre se ruant avec +acharnement sur l’Extrême-Occident, trop civilisé, prêt à expier +chèrement sa primitive inclairvoyance politique. + +Une politique «bon-européenne» serait de tendre à rendre les intérêts de +la Turquie solidaires de ceux de l’Europe par de larges concessions et +un esprit d’intelligente amitié. + +Un bloc islamique méditerranéen, inspiré par la France, pourrait +constituer une barrière efficace aux vagues slavo-mongoles. + +Bonaparte eut l’idée grandiose d’utiliser l’Islam pour une vaste +entreprise de conquêtes guerrières. A l’inverse et à condition que nous +sachions nous servir de ces forces disponibles, qui sait si notre Islam +africain, où flotte le drapeau français de Tombouctou à Casablanca et +Tunis, appuyé à un Islam égyptien et turc, ne serait pas d’un appoint +décisif pour la paix de l’ancien monde et le maintien de sa culture et +de sa civilisation menacées? + + + + +NOTES + + + + +NOTE I + +Contre un Ministère de l’Afrique du Nord + + +Il y a cinq ou six ans, l’idée d’un ministère--ou sous-secrétariat de +l’Afrique du Nord--fut lancée dans les milieux du Parlement et de la +presse. Il y eut même une proposition de loi, due à M. Paul Bluysen. +Peut-être, à son début, ce projet ne fut-il émis que dans la seule +éventualité, nonobstant toutes autres considérations, d’un nouveau +portefeuille à accrocher au mât de cocagne parlementaire. Toujours +est-il qu’il rencontra quelque succès. Du moment qu’il s’agit d’unifier +ou de centraliser quoi que ce soit, au nom d’une logique sommaire, sous +couvert d’une formule répondant à une vue unilatérale de l’esprit, on +trouve toujours des législateurs français prêts à entrer en lice. Il ne +s’est rencontré jusqu’à présent, par bonheur, aucun gouvernement pour +faire passer cette idée de la puissance à l’acte. Mais on sait à quel +point le jeu des combinaisons de couloirs et des hasards d’antichambre +déterminent quelquefois les décisions gouvernementales. Il peut n’être +pas superflu de prémunir des esprits bien intentionnés, mais +insuffisamment avertis, contre le danger d’une telle innovation. + +L’unité géographique de l’Afrique du Nord abuse les observateurs +simplistes. Mais de l’unité géographique à l’unité morale et de là à +l’unité historique et politique, enfin administrative, il y a loin. Et +là gît le fond du débat. Les trois pays qui constituent l’Afrique du +Nord française ont été, dès le moyen âge, politiquement bien séparés et +souvent antagonistes; alors les trois dynasties berbères des Mérinides à +Fez, des Zayanites à Tlemcen, des Hafsides à Tunis, poursuivirent leurs +destinées propres. D’une manière générale, au cours des siècles, la +Tunisie est toujours restée dans l’orbe de la Turquie, plus volontiers +tournée vers l’Orient classique, sous l’influence intellectuelle de la +Syrie et de l’Égypte; l’Algérie, tombée en complète décadence économique +après l’invasion hilalienne, s’est épuisée en luttes intestines de çofs +et de caïds de grande tente, sous le couvert, à dater du seizième +siècle, de la domination des deys, réduite en fait à une médiocre +occupation militaire; le Maroc, une fois close l’ère des grandes +randonnées almoravides et almohades, s’est toujours cantonné entre la +Moulouya et l’Atlantique, la Méditerranée et le Sahara et s’isole, à +l’abri des visées turques, du reste de la Berbérie. Nulle solidarité +politique entre ces trois pays; au contraire, conflits continuels entre +les deys de Tunis et ceux de Constantine et d’Alger, toute une histoire +fastidieuse d’incursions, de razzias et de villes pillées. Sourde +rivalité entre l’Algérie et le Maroc; au temps des Saadiens (fin du +seizième siècle), les chérifs appellent dédaigneusement les Barbaresques +les sultans des poissons et font la guerre aux Turcs d’Alger; ils +s’entendent avec les Espagnols pour leur enlever Tlemcen; Soliman répond +en mettant à prix la tête du souverain marocain Mohammed-el-Mehdi. +L’intervention de Moulay-Abderrahman, lors de la conquête de l’Algérie, +et son alliance éphémère avec Abdel-Kader ne sont nullement l’indice +d’une entente mûrie entre l’Algérie et le Maroc; l’initiative du sultan +alaouite terminée à son dam par la bataille de l’Isly est due à la +crainte de voir les chrétiens pousser vers le Maroc et peut-être à la +sourde ambition de réoccuper Tlemcen, bien plutôt qu’au désir de prêter +le secours des armes au grand émir en danger sous la pression de +Bugeaud. + +Au point de vue ethnique, différences très marquées et qui entraînent +des dissimilitudes morales accentuées. Si, en Tunisie, les traces de +l’élément turc, en Algérie celles de l’élément proprement arabe se sont +imposées et se retrouvent dans la tournure générale de la mentalité et +du caractère, au Maroc l’élément berbère est presque exclusif; aussi, +bien que l’on confonde assez facilement ces notions, xénophobie assez +vive au Moghreb-el-Akça, mais moindre fanatisme religieux; entre le +Marocain, assez ouvert, sitôt dissipée sa première méfiance à l’égard de +tout étranger, compréhensif, adroit, âpre au gain et travailleur, et +l’Algérien, plus fermé, parfois paresseux, imprévoyant et vaniteux, +davantage généreux par contre et accessible aux sentiments d’honneur, il +n’y a que peu de contacts; le Marocain aime peu l’Algérien qui le lui +rend bien; dans tout l’Orient classique, le Marocain est tenu en +médiocre gré: c’est un magicien, un jeteur de sorts, un enfant du péché +et, dans _les Mille et une nuits_, il remplit toujours les mauvais +rôles. + +Sur le chapitre de la religion, autres distinctions à établir entre les +trois pays. La Tunisie demeura sous l’obédience religieuse du dey, +encore que la prière y fût dite hier encore au nom du sultan de +Stamboul; le Maroc est un État théocratique où le chérif couronné, +commandeur des croyants, est en même temps chef spirituel et temporel, +conformément au Coran; c’est au Maroc que les théologiens de la Mecque +réservaient le nom de Dar-el-Islam (pays du véritable Islam) où la +pureté primitive de la doctrine n’avait pas encore été altérée par la +civilisation européenne. En Algérie, pas de chef religieux, puisqu’il +n’y a pas de souverain régnant; dans les prières, les croyants prient +pour la personnalité mythique et vague «de celui qui défend la religion +musulmane et fait revivre la loi du prophète». Est-ce, dans le cœur du +fidèle, le cheikh-ul-Islam ou un mahdi à venir? En revanche, l’Algérie a +des centres d’influence et de propagande religieuse très actifs dans les +marabouts et les grandes confréries; la voix des chefs d’ordre est seule +obéie en Algérie; ce tissu serré et résistant de congrégations et +d’associations qui se sont développées en nombre et accrues en densité +au cours du dix-neuvième siècle, c’est la réaction naturelle et +pacifique des croyants blessés dans leur foi par l’envahissement de la +chrétienté et de toutes les abominations véritables, aux yeux de la loi +du prophète, qu’elle entraîne avec elle. + +Enfin, la domination française se présente à des étapes différentes et +sous des modalités distinctes ici et là. L’Algérie, où derrière une +ligne de comptoirs barbaresques se déployait une anarchie turbulente, +est devenue, il y aura bientôt cent ans, colonie française; la Tunisie, +province turque, était déjà parvenue à un certain degré d’organisation +administrative quand nous y intervînmes, il y a une quarantaine +d’années; en revanche, il y a douze ans que nous sommes au Maroc, État +hier encore médiéval, soumis à une aristocratie cléricale et guerrière +sous un souverain en principe absolu. + +Lorsqu’un orateur vient donc dire, à la tribune de la Chambre, qu’il +faut tendre «à l’unification des méthodes administratives de l’Afrique +du Nord, parce que c’est le même pays, la même production agricole, la +même population indigène et européenne qu’on y rencontre», et lorsqu’il +ajoute: «Ce que vous faites pour l’Algérie, vous êtes appelés à le faire +pour la Tunisie et le Maroc», il résout le problème en omettant toutes +ses données. Il n’y a pas de commune mesure entre le régime du +Protectorat établi en Tunisie et au Maroc et celui de l’annexion qui +règne en Algérie. Il est entendu qu’il n’entre pas dans l’esprit des +réformateurs de modifier d’un trait de plume la fiction diplomatique qui +fait de la Tunisie et du Maroc des États théoriquement indépendants, +mais protégés, chaque pays garderait son statut particulier; seule la +haute direction serait commune. Or, qu’adviendrait-il fatalement? C’est +que le courant d’influences réformatrices irait, de manière inévitable, +du pays ayant le plus fort peuplement français, c’est-à-dire l’Algérie, +vers ses voisins, en dépit de la formule du Protectorat et en tournant +plus ou moins ses dispositifs tout en respectant sa lettre, on n’aurait +de cesse de tenter d’algériser le Maroc et la Tunisie. Par maintes +mesures générales ou de détail et sous couvert de l’intérêt général de +l’Afrique du Nord, par la pression des parlementaires algériens auxquels +nuls collègues marocains ou tunisiens ne pourraient s’opposer, et pour +cause, on entamerait peu à peu, mais sûrement, sinon les formes, tout au +moins l’esprit, qui préside à la conception et à l’organisation même du +Protectorat. Il en résulterait, de part et d’autre, un malaise profond: +les Marocains et les Tunisiens considèrent le régime algérien comme +d’une application chez eux insupportable; d’autre part, les Algériens ne +manqueraient pas de confronter le propre statut qui leur est appliqué +avec les franchises assez larges dont jouissent Marocains et Tunisiens +et saisiraient le prétexte de cette haute liaison administrative pour +réclamer les mêmes privilèges, incompatibles d’ailleurs avec le droit de +vote qui leur est accordé. On assisterait donc à un concert de +récriminations et à une sourde atmosphère d’inquiétude et de méfiance. +Agitateurs panislamistes, «jeunes» Algériens et Tunisiens, bientôt +«jeunes» Marocains, propagandistes bolchevistes et autres pêcheurs en +eau trouble, trouveraient là ample, matière à entretenir partout les +mécontentements et éventuellement à soulever les esprits. + + + + +NOTE II + + +Cette surprise scandalisée chez les musulmans primitifs devant notre +curiosité dans le domaine de la religion, jointe à leur médiocre estime +morale pour la tolérance dont nous nous faisons gloire, a été bien notée +par le seul romancier du Maroc qui soit connaisseur averti des hommes et +des choses de ce pays d’Islam, M. Maurice Le Glay. Citons de lui ce +passage où il imagine une conversation _sub rosa_ entre un musulman et +un français: + +«--Une chose, en tout cas, subsiste: c’est le respect indéniable des +nôtres pour votre façon de penser et votre religion. + +«Sid-El-Beranesi ne répondit pas. On passait des oranges glacées. La +joie de vivre emplissait notre quiétude. Pourtant l’alem reprit la +parole. + +«--Je ne voudrais pas être incorrect à votre égard, dit-il, en se +tournant vers moi, ni paraître malveillant pour vous, pour vos +convictions religieuses. Voulez-vous me permettre, sans vous offusquer, +de répondre en musulman à ce que vous venez de dire? Si les vôtres et +vous-même avez du respect pour notre façon de penser et pour notre +religion, c’est que celle-ci vous domine ou que vous manquez de +confiance en la vôtre. C’est dur, n’est-ce pas? ajouta-t-il, en voyant +mon sursaut. Maîtrisez-vous et raisonnez. En tout musulman, il y a un +prosélyte et un combattant. La réflexion que je viens de faire est celle +qui vient immédiatement à notre esprit quand nous lisons, dans les +discours officiels, votre respect profond de la conscience musulmane, +car, sur ce terrain, il ne peut y avoir pour nous d’ambiguïté. Quand +deux religions s’affrontent, ce n’est pas pour se comparer et se +décerner des compliments, c’est pour se combattre. Jamais vous ne nous +entendrez dire que nous respectons votre religion. De votre part, ce +respect à l’égard de la nôtre nous paraît une abdication; vous renoncez +à nous imposer votre foi, nous ne renoncerons jamais à étendre l’Islam. +Matériellement, vous nous avez maîtrisés par votre force guerrière et +votre puissance économique; du point de vue religieux, vous êtes restés +les vaincus d’Alcazar-Kébir, où figuraient des combattants de mainte +origine chrétienne. + +«Je sais, ajouta l’alem, les arguments que vous présentez à l’appui de +vos procédés. Sachez qu’ils nous réjouissent et nous mettent à l’aise; +ils marquent la précarité de votre domination. Car rien ne se construit +qui n’ait pour fondation la foi en Dieu Très Haut et durable et en la +mission de son prophète--sur lui la bénédiction et le salut! + +«--Voilà une belle profession de foi, dis-je, et comme chrétien je +comprends que notre tolérance puisse vous paraître un renoncement. +Cessant d’agir, notre foi, à vos yeux, cesse d’être sincère. + +«En notant ici la vigoureuse déclaration de l’alem, je dois ajouter que +les paroles de Sid-El-Beranesi m’ont ému et gêné. Je me garderai de les +commenter, mais je pense à la naïveté profonde de ce grand libéralisme +dont pourtant il ne faut pas plus se départir que de l’honneur même et +qui nous conduit aux immenses déceptions.» Maurice Le Glay. _Le Chat aux +oreilles percées_, p. 192. + + + + +NOTE III + + +La bonne administration des indigènes me paraît devoir comporter un +certain nombre de mesures nécessaires. + +En premier lieu, il est indispensable que nous maintenions l’esprit de +discipline chez les indigènes. + +Il est extrêmement difficile--c’est, dans ma tâche de Gouverneur +général, ce que je trouve de plus difficile--il est extrêmement +difficile de faire comprendre à des Français, je ne dis pas seulement à +des Français de France, mais à des Français d’Algérie, la différence +fondamentale, radicale, essentielle, qui existe entre les mœurs d’un +Arabe et celles d’un Européen. (_Très bien! Très bien!_) + +On se heurte à tout propos, chez les indigènes musulmans, à une sorte +d’inintelligence absolue de notre société, de nos mœurs, de nous-mêmes; +mais l’on peut dire que si les musulmans sont fermés à l’esprit français +et européen, beaucoup de Français le sont à l’intelligence musulmane. +(_Très bien!_) + +Il y a là un point sur lequel j’ai insisté souvent, toutes les fois que +j’ai eu l’occasion de prendre la parole en public ou de m’entretenir +avec des hommes qui tenaient dans les mains les destinées du pays, un +point sur lequel j’appelle l’attention du Parlement, c’est celui de la +difficulté réelle que nous crée l’application de nos principes et de nos +lois au gouvernement des indigènes. + +J’entends répéter tous les jours: «Comment se fait-il que les indigènes +soient si bien administrés en territoire militaire, alors qu’ils sont si +mécontents et si mal administrés en territoire civil? Cela est +surprenant; nous avions entendu dire partout, il y a peu d’années, que +le gouvernement dit militaire était un gouvernement qu’il fallait +renverser à tout prix.» + +La raison en est très simple: c’est qu’en territoire militaire les +indigènes trouvent un commandement et ne rencontrent pas la séparation +des pouvoirs. (_Très bien! Très bien!_) Il n’y a rien qui soit plus +difficile à faire comprendre à un musulman que ceci: c’est que le +représentant du pouvoir exécutif peut être en opposition avec le +représentant du pouvoir judiciaire, et il n’est rien qui soit de nature +à nuire davantage à notre autorité que les conflits d’attribution, +conflits que des fonctionnaires subalternes se plaisent trop souvent à +entretenir. (_Applaudissements._) + +Jules Cambon. Discours prononcé par le Gouverneur général de l’Algérie, +Commissaire du Gouvernement, à la Chambre des députés, le 21 février +1895. Cf. _Le Gouvernement général de l’Algérie_, 1918. + + + + +NOTE IV + + +Un exemple assez frappant de manque de psychologie en matière de +politique religieuse islamique nous vient récemment de la colonie +italienne de Cyrénaïque. + +Le gouverneur de cette possession, à la suite de l’expulsion par les +Turcs du khalife Abd-el-Mejdid, et délaissant toutes les traditions +islamiques au profit d’un zèle intempestif, décida de faire dire des +prières dans les mosquées au nom du roi Victor-Emmanuel III. «Ceci, +signalait-il, dans un télégramme officiel, atteste éloquemment le +loyalisme constant de la population vis-à-vis de l’Italie.» + +Cette mesure, présentée comme une initiative spontanée des imams de +Benghazi, produisit le déplorable effet qu’on peut deviner sur +l’ensemble de la population, dont une grande partie s’abstint d’aller à +la mosquée le vendredi pour ne pas s’associer au rite nouvellement créé. + +Le comité exécutif suprême du Congrès islamique du Caire adressa une +protestation au gouvernement italien, en lui faisant remarquer que le +fait de pousser les imams de Benghazi «à prononcer le nom d’un roi qui +ne professe pas l’islamisme détruit leur culte et viole leur prière +canonique». + +Le Gouverneur italien, dans son désir de trop bien faire, n’y avait +point songé. + + + + +NOTE V + +L’Église et la Mosquée + +Apologue. + + Paris possédera un institut musulman. Le Conseil municipal a + fait don d’un terrain aux fils de l’Islam qui fréquentent le + boulevard et à ceux qui encouragent leur entreprise. Si Kaddour + ben Ghabrit, qui est le gardien du protocole marocain et qui + veille encore sur beaucoup d’autres traditions, louait Allah, + l’autre jour, d’avoir donné à la capitale de la France une + «djemâa» pleine de munificence et de courtoisie. + + J. L. _Le Minaret Parisien_. + _Le Temps_ du 28 juin 1921. + + +... Quand Abdesséryl, roi d’Andalousie, succéda à son père, +El-Hassan-El-Mostancir, les poètes de cour habiles à flatter les débuts +de tout nouveau règne annoncèrent sur des rythmes ingénieux que des +torrents de miel et des brises de fleurs d’oranger allaient désormais +répandre leur douceur sur le royaume. El-Mostancir, à qui son fils pieux +fit ordonner des funérailles magnifiques, était un musulman fervent, +mais intolérant et farouche: il persécutait les chrétiens et les juifs +et l’on garda le souvenir de cette fête qu’il donna un jour dans son +aguedal où les parterres étaient garnis de têtes infidèles fraîchement +coupées. + +«Quel plaisir, disait-il, que la vue d’un pareil jardin; il me réjouit +le cœur davantage que le jasmin blanc et la rose pourpre fraîchement +éclos à l’aurore!» Abdesséryl fit succéder aux horreurs de la guerre et +des massacres le charme bienfaisant de la paix. Il cultivait les +lettres, aimait la lecture et l’entretien des philosophes, et des +traducteurs diligents garnirent sa bibliothèque de textes issus du grec +ou de l’hébreu; il fit proclamer qu’on ne molestât point les sectateurs +de la loi de Moïse et de celle de Jésus... Davantage, et cela faisait +parler tout bas les vieux courtisans de son père, il tolérait près de +lui les infidèles et jusque dans son intimité. Pendant que les juifs, +négociants et trafiquants, ainsi soutenus, contribuaient à la prospérité +du royaume, des chrétiens étaient admis à la cour dans de petits +emplois. Aux ministres d’El-Mostancir qui s’étonnaient d’une +bienveillance, laquelle semblait un fléchissement de sa foi musulmane, +Abdesséryl répondait: «Je pratique comme vous l’aumône, le jeûne et la +prière; je n’ai point failli à la devise de ma glorieuse race: _Lâ +ghâliba illa’llah_ (il n’y a de vrai vainqueur que Dieu); mais je crois +qu’on peut bien mieux gagner les cœurs à notre sainte religion en usant +de bonté au lieu de violence, en répandant la parole et non le sang.» +Peu à peu les bas officiers, médecins, interprètes chrétiens prirent de +l’influence; l’un d’eux, que son intelligence avait fait nommer +l’Amin-des-Truchements, devint même le confident et le favori du prince; +il lui dit un jour: «O roi, si tu veux séduire toutes les âmes +chrétiennes et en faire comme un rempart inexpugnable autour de la loi +de tes pères, accomplis un grand geste de paix, édifie une église où les +chrétiens de la ville et du royaume puissent venir célébrer Dieu suivant +leur coutume et leurs rites; les chrétiens désormais soutiendront ta +fortune, aussi bien que les musulmans.» Et l’on vit bientôt s’élever une +église non loin des mosquées consacrées, et le son des cloches se mêlait +le soir à l’appel du muezzin. Bien que les tenants de l’ancien régime +criassent à l’hérésie, la richesse générale et la prospérité ayant semé +chez les musulmans le scepticisme et l’indifférence, la plupart se +bornèrent à sourire de l’audacieuse fantaisie de leur prince; mais le +scandale, pour être plus caché, n’en fut que plus grand chez les +chrétiens, car les persécutions de naguère avaient fortifié leur foi. +«De quoi se mêle ce mécréant hypocrite? dirent-ils. Nos misérables +chapelles nous suffisent. Mieux vaut dire la sainte messe dans les +caves, comme les martyrs au temps des Césars, que de fréquenter un +temple bâti par un disciple de Mahom. A chacun sa religion. Si vraiment +il nous aimait, le prince veillerait à ce qu’en dessous et malgré ses +instructions ostentatoires, le bas peuple ne nous insulte et ses sbires +ne nous tracassent de cent manières...» + +Mais le prince ne sut rien de ce sentiment populaire. Ses conseillers +chrétiens, que leurs frères depuis longtemps considéraient comme +demi-renégats, lui assuraient que l’impression produite était immense +chez les chrétiens, tous émus, ravis et fréquentant en foule l’église +nouvelle; à la vérité, eux seuls y faisaient apparition et, au nombre +d’une ou deux douzaines, ils y créaient par leur va-et-vient et leurs +simagrées l’agitation de plusieurs centaines de fidèles... + +... Des années passèrent, et puis vinrent des jours sombres. Des +conquérants surgis du fond du Maghreb envahirent l’Andalousie, où ils +venaient, proclamaient-ils, régénérer la foi défaillante; mais leur but +était surtout de piller sans vergogne. Abdesséryl vit son palais +détruit, ses beaux jardins saccagés, ses femmes en larmes enlevées par +des gaillards lubriques, et lui-même, chargé de fers, fut traîné devant +l’émir africain. Les seigneurs de l’Atlas n’avaient pas alors la +réputation de suprême élégance qu’ils acquirent dans la suite des temps, +et fort vite; c’étaient de sauvages guerriers, vêtus de laine rêche et +se nourrissant d’orge et de lait de chamelle; leur politique du moment +n’était pas d’affecter le raffinement, aux yeux des crédules, mais +l’austérité. «Te voilà, chien immonde, cria le Moghrébin, renégat, +abjurateur dans le fond de ton âme de la foi de tes pères; non seulement +tu as laissé la corruption et l’incroyance s’établir dans ton royaume +puant, mais encore tu as facilité les manigances de ces suppôts de +l’Enfer--que Dieu leur donne la lèpre!--en osant leur élever un temple! +Ce lieu d’erreurs est en flammes, et tous ces manuscrits, sans doute +couverts de formules de diableries, que mes hommes ont découvert dans un +coin de ton palais, serviront à faire rôtir les méchouis de la +victoire!» + +Abdesséryl, emmené en captivité en Ar’mat, y vécut des jours misérables +et mourut. On raconte qu’à ses rares serviteurs fidèles qui l’avaient +accompagné dans l’exil il répétait parfois avec des larmes: «J’ai voulu +le bonheur de tous les habitants de mon royaume et telle est ma +récompense ici-bas... Aucun de ces chrétiens que j’ai tant favorisés n’a +vraiment contribué à défendre mes citadelles; les seuls qui se firent +tuer pour moi furent nombre de ces vieux croyants irréductibles, +chrétiens modestes et sages, qui ne fréquentaient pas le palais et dont +j’étais loin de soupçonner le dévouement secret, fait, pour une grande +part, d’accoutumance secrète à ma dynastie; quant à mes favoris, m’ayant +lâchement abandonné, ils n’ont trouvé la vie sauve qu’en se réfugiant, O +dérision! dans le mausolée de mon père, leur persécuteur, lieu d’asile +que l’émir épargna... Il est plus facile en ce monde de faire le mal que +de tenter le bien.» + + + + +TABLE DES MATIÈRES + + + Pages + Avant-Propos 7 + Chapitre I. --L’Islam et Nous 11 + Chapitre II. --Les Dangers de l’islamomanie 47 + Chapitre III.--_Memento tu regere_ 67 + Chapitre IV. --Les Bienfaits nécessaires 109 + Chapitre V. --Les Bienfaits périlleux 137 + Chapitre VI. --Le rôle français en Islam 155 + Notes 167 + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75245 *** diff --git a/75245-h/75245-h.htm b/75245-h/75245-h.htm new file mode 100644 index 0000000..f244687 --- /dev/null +++ b/75245-h/75245-h.htm @@ -0,0 +1,5301 @@ +<!DOCTYPE html> +<html lang="fr"> +<head> + <meta charset="UTF-8"> + <title>Manuel de politique musulmane | Project Gutenberg</title> + <link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover"> + <style> + +p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em; + margin: .3em 0;} + +h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; } +h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; } +h3 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 3em 0 1.5em 0; + font-weight: normal; } + +div.c, p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0; + margin: 1em 0; } + +.large { font-size: 130%; } +.xlarge {font-size: 150%; } +.small { font-size: 90%; } +.xsmall { font-size: 80%; } +small { font-size: 80%; letter-spacing: .05em; } + +.b { font-weight: bold; } +.maigre { font-weight: normal; } +.i { font-style: italic; } +.i i, .i em { font-style: normal; } +.u { text-decoration: underline; } + +.sc { font-variant: small-caps; } + +.poetry { text-align: left; margin: 1em 0 1em 5%; } +.verse { padding-left: 3em; text-indent: -3em; } + +blockquote.epi { margin: 1em 0 1em 40%; font-size: 90%; } + +span.blk { display: inline-block; text-indent: 0; text-align: center; } + +.sign { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; } + +hr { width: 20%; margin: 1em 40%; } + +sup { font-size: smaller; vertical-align: 30%; line-height: 1em; } + +li { list-style: none; text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; } + +div.flex { display: flex; justify-content: center; } +table { margin: 1em auto; } +td { vertical-align: top; } +td.bot { vertical-align: bottom; padding-left: 1em; } +td.c div { text-align: center; } +td.r div { text-align: right; } +td.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; text-align: left; } + +span.item { display: inline-block; text-align: left; text-indent: 0; width: 1.5em; } + +a { text-decoration: none; } + +.fnanchor { font-size: 80%; vertical-align: 0.35em; padding: 0 .15em; + text-decoration: none; font-style: normal; line-height: 1em; +} +.footnote { margin: 1em 0 1em 30%; font-size: 90%; } +.footnote .label { } +.footnote + .footnote { margin-top: -.5em; } + +.ugap { margin-top: 1em; } +div.gap, p.gap { margin-top: 2.5em; } +.break, .chapter { margin-top: 4em; } + +img { max-width: 100%; } + +@media screen { + body { max-width: 40em; width: 80%; margin: 0 auto; } + img { max-height: 700px; } +} + +.x-ebookmaker .break, .x-ebookmaker .chapter { page-break-before: always; } +.top2em { padding-top: 2em; } +.top4em { padding-top: 4em; } +.nobreak { page-break-before: avoid; } + + </style> +</head> +<body> +<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75245 ***</div> +<div class="x-ebookmaker-drop c"><img src="images/cover.jpg" alt=""></div> +<div class="x-ebookmaker-drop break"></div> +<p class="c top2em large">UN AFRICAIN</p> + +<h1>MANUEL<br> +<span class="xsmall">DE</span><br> +POLITIQUE MUSULMANE</h1> + + +<p class="c gap"><span class="large">ÉDITIONS BOSSARD</span><br> +43, <span class="xsmall">RUE MADAME</span>, 43<br> +PARIS</p> + +<p class="c">1925</p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c top4em">Copyright by Éditions Bossard, Paris, 1926.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c0">AVANT-PROPOS</h2> + + +<p class="i">Ce petit ouvrage est un livre de bonne foi ; +il résume une expérience de dix années en +terre musulmane vécues au cœur des grandes +villes maures du Maghreb ou à travers le rude +bled berbère. Son seul prix réside dans son +effort de clarté pour être véridique. On connaît +mal l’Islam chez nous, et l’on déploie +bien peu de soins afin de l’ignorer moins.</p> + +<p class="i">Il y a bientôt quatre-vingts ans qu’Alexis +de Tocqueville, dans un magistral rapport +présenté à la Chambre des députés, au +nom de la Commission des affaires d’Algérie, +écrivait ces lignes : « Jusqu’à présent, l’affaire +de l’Afrique n’a pas pris, dans l’attention des +Chambres et surtout dans les conseils du Gouvernement, +le rang que son importance lui +assigne. Nous croyons qu’il peut être permis +de l’affirmer, sans que personne en particulier +ait le droit de se plaindre. La domination +paisible et la colonisation rapide de l’Algérie +<i>[nous dirions, aujourd’hui, de l’Afrique du +Nord]</i> sont assurément les deux plus grands +intérêts que la France ait actuellement dans le +monde ; ils sont grands en eux-mêmes et par +le rapport direct et nécessaire qu’ils ont avec +tous les autres. Notre prépondérance en +Europe, l’ordre de nos finances, la vie d’une +partie de nos concitoyens, notre honneur national, +sont ici engagés de la manière la plus +formidable. On n’a pas vu jusqu’ici que les +grands pouvoirs de l’État se livrassent à +l’étude de cette immense question avec une +préoccupation constante, ni qu’aucun en parût +visiblement et directement responsable devant +le pays. Nul n’a semblé apporter, dans la +conduite des affaires d’Afrique, cette sollicitude +ardente, prévoyante et soutenue qu’un +gouvernement accorde d’ordinaire aux principaux +intérêts du pays ou au soin de sa propre +existence. Rien n’y a révélé jusqu’à présent +une pensée unique et puissante, un plan +arrêté et suivi. La volonté éclairée et énergique +qui dirige toujours et contraint quelquefois +les pouvoirs secondaires ne s’y est pas +rencontrée. »</p> + +<p class="i">Le temps écoulé n’a fait que donner plus de +force à ces justes remarques. Puissent les +quelques chapitres de mise au point qu’on va +lire contribuer pour leur faible part à la formation +d’un état d’esprit propre à favoriser +dans la métropole l’établissement d’une politique +musulmane réaliste, née de l’expérience +des faits, pratiquée avec continuité, et qui, +seule, pourrait permettre à notre pays de +maintenir, au milieu d’un monde bouleversé, +son rang de grande puissance africaine et +méditerranéenne.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="c xlarge b u">MANUEL DE POLITIQUE MUSULMANE</p> + + + + +<h2 class="nobreak" id="c1"><span class="maigre">CHAPITRE I</span><br> +L’ISLAM ET NOUS</h2> + + +<p>La fermentation générale des esprits due à +une guerre qui a détruit nombre de dogmes +et d’habitudes politiques en les remplaçant +souvent fort mal, et développé, de façon parfois +subite et démesurée, certaines tendances +latentes ou en germe, a été particulièrement +sensible dans les pays de l’Islam, dont plusieurs +s’agitaient, dès avant 1914, vers des +évolutions contradictoires ou confuses.</p> + +<p>Les étapes de la transformation du monde +musulman ont été si rapides qu’on croit +assister depuis quelque dix ans aux changements +à vue, semés de péripéties, d’un assez +singulier film politique.</p> + +<p>Rappelons sommairement, pour fixer les +idées, les épisodes principaux de ce spectacle.</p> + +<p>Le dix-neuvième siècle et le commencement +du vingtième ont vécu en matière de politique +islamique sur la formule de l’« homme malade ». +Il y a encore quinze ans, quatre groupements +islamiques faisaient encore figure, +aux yeux du monde, d’États indépendants. +C’étaient le Maroc, la Turquie, la Perse et +l’Afghanistan. Balkans, Russie et Angleterre +guettaient les premiers symptômes, chez les +trois derniers, d’une agonie qu’on espérait +prochaine. En 1911, la Tripolitaine était annexée +à l’Italie ; trois ans plus tard, le traité +d’Andrinople amputait gravement la Turquie. +1912 vit l’inauguration du Protectorat français +au Maroc. Survint la grande guerre. Durant +qu’elle se poursuivait, des projets d’accords +ou de traités instituaient le dépècement méthodique +de l’empire turc, consacré plus tard par +le traité de Sèvres, aussi délicatement fragile +que la pâte de ce nom. Le Protectorat de +l’Égypte, proclamé au début de la guerre, était +solennellement ratifié. Sitôt signée la paix de +Versailles, le pacte anglo-persan du 9 août +1919 remettait à l’Angleterre le contrôle de +l’organisation de l’armée et des finances de +la Perse, ce qui était un Protectorat déguisé.</p> + +<p>L’Afghanistan, où le <span lang="en" xml:lang="en">Foreign Office</span> comptait +sur l’attitude anglophile de l’émir Habibullah, +semblait virtuellement voué, dans un +avenir proche, au même sort que la Perse.</p> + +<p>La chute définitive de la puissance politique +de l’Islam semblait donc révolue. Mais ce +n’était que sur le papier, et les surprises aussitôt +commencèrent.</p> + +<p>Sous l’influence du malheur, des idées wilsoniennes +et aussi grâce à l’action d’une +tenace et adroite infiltration bolcheviste, habile +à exploiter les fautes des Alliés, il se +manifesta un immense ébranlement de l’Islam +qu’on put suivre dans sa marche de l’est vers +l’ouest, comme une lente secousse sismique. +Ce fut d’abord l’éclosion, dans le réduit d’Anatolie, +d’un nationalisme turc, patient et fort, +durci par les épreuves. « Une nation, disait +Renan, ne prend d’ordinaire la parfaite connaissance +d’elle-même que sous la pression de +l’étranger. » Ce fut le cas pour la Prusse en +1813 et pour la Turquie de 1919. Alors que +Constantinople vivait paralysée sous les canons +braqués des flottes alliées, Angora résista et +triompha. Le résultat en fut une exaltation +littéralement extraordinaire du nationalisme +ottoman dont les péripéties de Lausanne ont +pu fournir une idée, une transformation et un +rajeunissement singulier du vieil empire +d’Abdul-Hamid et dont le moindre signe n’est +pas cette mesure révolutionnaire de politique +intérieure portant suppression pure et simple +du Califat.</p> + +<p>En Perse, le mouvement contre l’impérialisme +anglais, exploité par les bolchevistes qui +envahirent le pays, amena le retrait des troupes +britanniques, et, en août 1921, deux ans à +peine après le traité qui autorisait un espoir +de mainmise absolue, lord Curzon dut reconnaître +à la Chambre des lords l’échec complet +de la politique anglaise.</p> + +<p>En Afghanistan, l’émir Amunallah, qui +avait succédé à son père, assassiné, déclara la +guerre à l’Angleterre et causa de vives inquiétudes +au gouvernement de l’Inde ; une paix fut +signée à Kaboul qui affirma l’autonomie de +l’Afghanistan, en déliant l’émir de son ancienne +obligation de ne pas entretenir de relations +diplomatiques avec d’autres pays que +l’Inde anglaise<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> En conséquence, une légation française a été créée +en Afghanistan. En dépit de ses attaches avec Moscou, +l’émir actuel semble très favorable à la France et désireux +d’entretenir avec elle des relations cordiales. Saurons-nous +profiter de l’occasion qui nous est offerte de nous créer +un puissant centre de renseignements en même temps +qu’une amitié solide en Asie Centrale ?</p> +</div> +<p>L’Égypte, après des efforts douloureux, a +secoué sa tutelle. En Tripolitaine, grâce au +gouvernement des « grands féodaux », en qui +l’Italie avait placé une bien imprudente confiance, +en même temps qu’elle promulguait, +mue par un libéralisme ingénu et de façade, +une constitution inapplicable, l’occupation +effective, se trouva bientôt réduite à la seule +ville et aux alentours immédiats de Tripoli.</p> + +<p>Cependant, dans la Régence, la publication +bruyante du pamphlet antifrançais <i>La Tunisie +martyre</i>, les promenades à Paris d’une délégation +de jeunes intellectuels agités, soutenus +en sous main par de « vieux turbans » aigris, +les intrigues du palais beylical, furent l’indice +d’une agitation autonomiste assez sérieuse, +qui atteignit son comble peu de temps avant +le voyage de M. Millerand, et contre laquelle +il fallut promptement réagir. En Algérie, l’application +inopportune de la loi de 1919 sur +l’électorat permit aux fauteurs de troubles de +semer du désordre. Enfin, au Maroc, si la zone +française de l’Empire restait calme, la révolte +du Riff contre les Espagnols et la proclamation +toute nominale d’une république riffaine, signala, +en même temps, qu’une adaptation un +peu hâtive chez les frustes Berbères au formulaire +politique, un singulier désir de se rendre +indépendants d’un joug aussi maladroit que +pesant.</p> + +<p>Ces mouvements divers, et tous à peu près +concomitants, peuvent-ils être considérés comme +le fruit passager du bouleversement que la +guerre a mis dans les consciences ? Ne manifestent-ils +enfin qu’un de ces brefs sursauts +d’énergie comme l’Islam, au cours de sa carrière, +en a présenté quelquefois pour mieux +retomber ensuite dans son apathie coutumière ? +Ou bien s’agit-il, sous le double choc +des tribulations subies et de l’exemple fourni +par l’Europe, d’une véritable renaissance, +analogue à celles qui firent sortir en Occident +les temps modernes du moyen âge, un immense +<i lang="it" xml:lang="it">risorgimento</i> dont on ne peut prévoir +encore ni calculer le développement futur et +les conséquences infinies pour l’avenir du +monde ?</p> + +<hr> + + +<p>Une opinion longtemps soutenue, et qui paraissait +déduite des faits, tend à démontrer que +l’Islam est une puissance d’inertie, hostile à +la civilisation occidentale, qu’elle repousse +d’instinct. En dépit des apparences et de certains +travestissements qui trompent les profanes +non rompus à la pratique de ses hommes +et de ses choses, l’Islam est intransformable et +incapable dans sa substance même d’une évolution +normale et profitable. Il constitue un +bloc à tout jamais impuissant à se mettre de +pair — d’énergie et d’âme — avec les nations +occidentales. Le meilleur sort qui puisse advenir +aux pays islamiques est qu’ils se placent, +de gré ou de force, sous la tutelle de dominations +étrangères dont la ferme direction leur +accordera le bienfait de l’ordre qu’ils sont bien +empêchés d’instituer par eux-mêmes. Renan +avait proclamé cette thèse, qui semblait confirmée +par presque tous les hommes d’action +ou de pensée ayant vécu en terre d’Islam. Il +y a une vingtaine d’années, colons, administrateurs +ou officiers d’Algérie ou de Tunisie, +vieillis sous le harnais, se trouvaient là d’accord. +Lord Cromer fut aussi un interprète particulièrement +autorisé de cette manière de voir +lorsqu’il disait : « On ne peut pas réformer +l’Islam, c’est-à-dire que l’Islam réformé n’est +plus l’Islam, c’est autre chose. » (<i lang="en" xml:lang="en">Modern +Egypt</i>, II, 229).</p> + +<p>Et, à l’appui de cette constatation, les exemples +semblent affluer. L’histoire montre le +pitoyable état de l’Afrique du Nord durant le +long interrègne entre les empires romain et +byzantin et la domination française, où l’autochtone +et l’Arabe, livrés à eux-mêmes, ne +firent que piller et épuiser le pays, au milieu +d’une anarchie irréductible. L’observation la +plus élémentaire établissait encore naguère +comme un triste privilège des pays orientaux +le mépris des longs desseins, l’absence d’idéal +et de vertus civiques, la concussion admise et +élevée à la hauteur d’une institution, l’immense +apathie traversée de courtes crises violentes +et sans grande portée. Dans quel état +de décrépitude et de décomposition interne +n’avons-nous pas trouvé le Maroc, qui, actuellement +soumis à notre obédience et plié à nos +disciplines, sort presque trop vite de sa torpeur, +et dont demain, peut-être, il faudra refréner +l’essor inquiet et vite frondeur.</p> + +<p>D’ailleurs, chaque fois que l’Islam a brillé +dans le monde d’un vif éclat, n’était-ce point +seulement lorsque le contact d’une civilisation +voisine lui infusait ses vertus actives et l’élevait +en quelque sorte au-dessus de lui-même. +La prospérité et les grâces charmantes des +royaumes andalous au moyen âge, l’affinement +et le goût de la spéculation joints à celui +des affaires chez la population de Fez, ne +sont-ils pas dus à l’abondante influence du +génie juif, qui fit germer là des qualités qui +sans lui ne seraient jamais venues à jour ? +L’exceptionnel rayonnement des dynasties +saadiennes au Maroc, au début du dix-septième +siècle, ne provient-il pas de ce que +le Maghreb d’alors était en contact étroit et +permanent avec l’Europe. Le Maroc était infiniment +plus ouvert, il y a trois siècles, à tout +ce qui venait d’Europe qu’au début du vingtième. +L’époque des Sultans saadiens fut incomparablement +brillante par l’étendue et +l’activité des relations entretenues avec les +nations chrétiennes : celles-ci fournissaient +alors aux Sultans une garde prétorienne de +renégats, des instructeurs pour les troupes, +voire de hauts fonctionnaires, sans compter les +ingénieurs, les architectes et les artistes.</p> + +<p>La fameuse bataille des Trois-Rois à El Ksar, +où périt Don Sébastian, roi de Portugal, marque +l’apogée de la puissance militaire marocaine +à la fin du seizième siècle. Au point +de vue maritime, il y eut des pirates et corsaires +salétins tant que la Hollande et l’Angleterre +voulurent bien fournir les navires et +leurs agrès, et très probablement aussi capitaines +et subrécargues, pour instruire les +équipages et les mener, aiguillonnés par le +goût du pillage, vers les chemins de l’aventure. +La dynastie actuelle, née précisément +de la réaction de puritains sahariens, bornés +et barbares, contre cette infiltration chrétienne, +pourtant si bénéfique, s’opposa radicalement +à toute influence étrangère dans les +destinées du Maghreb. Il s’ensuivit cette décadence +profonde ou plutôt cette stagnation dans +laquelle sommeillait encore le Maroc il y a +quelque vingt ans. Si le Maroc avait évolué +dans le sens où l’avaient engagé les princes +saadiens, il serait rapidement devenu une Turquie +occidentale.</p> + +<p>La Turquie et l’Égypte dominent incontestablement +le monde musulman par leur facilité +d’adaptation aux mœurs européennes ; la +cause n’en doit-elle pas être recherchée dans +le mélange extrême de races, au cœur des +grandes villes du Levant, qui a peuplé au dix-neuvième +siècle les harems de nombreuses +femmes d’origine chrétienne et assuré ainsi un +apport non négligeable de sang occidental ?</p> + +<p>Sans se laisser convaincre par tout cet étalage +de raisons, les amis de l’Islam répondent +que le monde musulman n’est pas cet organisme +figé que seule une vue superficielle permet +d’entrevoir. La civilisation sarrazine était, +il y a huit ou neuf siècles, la plus florissante +du monde, et Charlemagne un reître grossier +auprès d’Haroun. L’Islam a pu présenter une +longue période d’éclipse et de vie ralentie. Qui +peut démentir que, sortant de son stade médiéval, +il ne s’élance pas vers une période nouvelle +où, tout en gardant son originalité +propre, il vivra d’une existence régénérée et +désormais sans lisière ? L’Islam se trouvait +hier au même point que la chrétienté au quinzième +siècle, au début de la Réforme. « Il y a +la même suprématie du dogme sur la raison, +la même adhésion aveugle aux préceptes et à +l’autorité, la même suspicion et la même hostilité +à l’égard de la liberté de penser et de la +science. » Cette attitude des Vieux-Croyants +n’est-elle pas celle de l’Église catholique avant +le grand mouvement de la Renaissance ? Au +demeurant, la pure doctrine islamique est +peut-être moins fermée qu’on ne le croit au +progrès, aux transformations nécessaires. En +vertu du principe traditionnel de l’Idjmâ, le +consentement de la majorité des musulmans à +toute proposition nouvelle a force de loi. « Le +principe de l’Idjmâ, a dit Goldziher, contient +en germe la faculté pour l’Islam de se mouvoir +librement et d’évoluer. Il offre un correctif +opportun à la tyrannie de la lettre morte et +de l’autorité personnelle. Il s’est affirmé, au +moins dans le passé, comme le facteur primordial +de la capacité d’adaptation de l’Islam. » +Dans l’Inde, toute une école de libéraux +musulmans, qui s’intitulèrent les néo-motazélites, +en vint à préconiser une modernisation +générale de l’Islam. « Rien n’est plus éloigné +de la pensée du prophète, écrit un de ses principaux +représentants, Si Kudda Bukhsh, que +d’enchaîner l’esprit ou d’imposer des lois +fixes et immuables à ses partisans. Le Coran +est un livre qui doit servir de guide aux fidèles, +mais non d’obstacle dans la voie de leur développement +social, moral, légal et intellectuel. » +Et il ajoute : « L’Islam moderne, avec +sa hiérarchie sacerdotale, son fanatisme grossier, +son ignorance effroyable et ses pratiques +superstitieuses, est incontestablement une +honte pour l’Islam du prophète Mahomet. » Et +il conclut par la profession de foi libérale suivante : +« L’Islam est-il hostile au progrès ? +Je répondrai délibérément non. Dépouillé de +sa théologie, l’islamisme est une religion parfaitement +simple. Son principe cardinal est la +croyance en un Dieu unique et la croyance que +Mahomet est son prophète. Le reste n’est +qu’addition superflue<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> Kudda Bukhsh. <i lang="en" xml:lang="en">Essays : Indian and Islamic</i>, p. 20, +24 (Londres, 1912), cité par Lothrop Stoddard. <i>Le Monde +nouveau de l’Islam</i>, p. 41. Payot, 1923.</p> +</div> +<p>D’ailleurs, la rigidité primitive de l’Islam, +faite pour se garantir des atteintes que le +contact d’autres religions pouvait porter à sa +pureté, n’est guère plus de mise aujourd’hui. +Le temps des grandes luttes religieuses semble +terminé dans le monde. Il n’y a plus de +croisades<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>. La chrétienté est tolérante, et +l’Islam également, qui vient de réaliser en +Turquie une laïcisation assez radicale<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Elles sont remplacées par les grandes luttes économiques +et sociales, davantage sanglantes et dévastatrices.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> « En Égypte, on a vu des prêtres prêcher dans les +mosquées sur le patriotisme, des cheikhs traiter le même +sujet du haut de la chaire d’une église, et les fidèles de +tous les cultes prononcer le même jour, à la même heure, +la même prière pour demander la libération de leur pays. +De telles manifestations auraient été naguère inconcevables. » +(XX. L’Islam et son avenir. <i>Revue des Deux Mondes</i>, +1<sup>er</sup> août 1921).</p> + +<p>Le 11 décembre 1921, le prince héritier de Turquie, +entouré des membres de la famille impériale et des ministres, +assisté du grand-rabbin et des patriarches grecs +et arméniens, inaugurait sur une des places de la capitale +un monument élevé à la gloire du pape. On lisait cette +inscription sur le socle de la statue : « Au grand pontife, +qui régna à une heure tragique du monde, à Benoît XV, +bienfaiteur des peuples, sans distinction de nationalité et +de religion, l’Orient. »</p> +</div> +<p>L’Islam est certes davantage qu’une religion ; +il est aussi une dogmatique et une législation ; +il est enfin une civilisation qui confère +à tous ses adeptes dans le monde une attitude +commune devant les problèmes humains et +divins, d’identiques façons, aux nuances près, +d’imaginer, de raisonner métaphysiquement +et de sentir. Or, le Japon possède aussi une +civilisation originale et qui lui est propre ; cela +ne l’a pas empêché d’évoluer d’une façon surprenante +en un demi-siècle ; il est un exemple +merveilleux d’une assimilation extérieure produite +dans un laps rapide, tout en conservant +à peu près intact le patrimoine moral qui faisait +sa force.</p> + +<p>Rien ne fait donc obstacle, concluent les +islamisants optimistes, à ce que l’Islam soit +semblable à la chrétienté, qui a conservé sa +religion en passant du moyen âge aux temps +modernes et des temps modernes à la Révolution +et à l’époque contemporaine ; il peut se +transformer complètement dans le domaine +pratique sans que soit modifié en rien l’essentiel +de ses croyances et de son idéologie. D’ailleurs, +une religion qui compte 250 millions +d’adeptes et recrute tous les ans des dizaines +ou des centaines de milliers de néophytes, +possède une telle vitalité et une telle puissance +d’expansion que sa doctrine ne se peut altérer, +en dépit de la modernisation des mœurs +dans la masse des croyants. A la condition +expresse, toutefois, que ses foyers primitifs +ne soient pas soumis à un joug étranger +et viciés pour ainsi dire dans leurs sources de +rayonnement. La renaissance de l’Islam politique, +dans le sens de son affranchissement, +apparaît donc ainsi comme une nécessité vitale +pour la conservation de l’Islam religieux et +la continuation de son essor.</p> + +<p>Comme le Japon au milieu du dix-neuvième +siècle, les États musulmans, plus spécialement +la Turquie qui est à leur tête, doivent s’adapter +ou disparaître. C’est ce qu’avaient compris, +au cours du dernier siècle, en copiant gauchement +les institutions européennes, Mahmoud II +et Méhémet Ali, puis les premiers Jeunes-Turcs +de 1876, qui tentèrent l’essai éphémère d’un +parlement. Comme celle de tous les précurseurs, +l’œuvre des uns et des autres, trop prématurée, +après avoir jeté un faible éclat, +échoua ; elle fut reprise en 1908 par la génération +qui suivit et qui fit la révolution à la fois +en Perse et en Turquie. Malheureusement l’entreprise +manquait encore d’une base assez solide : +les esprits et les cœurs n’étaient pas encore +mûrs pour donner un soutien efficace aux +institutions nouvellement implantées. Les minorités +turques et persanes qui dirigeaient cet +effort ne s’appuyaient pas sur une opinion +publique puissante, n’étaient pas soutenues +par la pression d’un grand mouvement populaire.</p> + +<p>Il fallut l’éclosion d’un nationalisme, lui-même +issu des malheurs de la guerre et des +appétits non déguisés des nations européennes +et se substituant au panislamisme de naguère, +pour amener la renaissance actuelle de l’activité +politique de l’Islam.</p> + +<hr> + + +<p>Le panislamisme est chronologiquement le +premier grand mouvement de réaction qui se +soit dessiné en Islam contre l’envahissement +par les puissances européennes des pays orientaux +tombés, à la fin du dix-huitième siècle, +dans ce profond état d’anarchie et de caducité +dont le Maroc d’il y a vingt ans nous donnait +encore une assez exacte idée.</p> + +<p>L’éphémère agitation wahabite, courte dans +l’espace et la durée, mais profonde de conséquences +par son caractère de renaissance religieuse +et de rénovation de l’esprit public, la +propagande senoussiste et la multiplication +des confréries religieuses, l’action personnelle +d’Abdul-Hamid et de son grand agent de publicité +Djemal-ed-Din marquent, en un peu +moins d’un siècle, les grandes étapes du panislamisme +dans le Proche-Orient.</p> + +<p>Le panislamisme, qu’il importe de bien définir, +est en premier lieu l’affirmation posée +comme principe et l’extension admise comme +but de la solidarité morale qui lie entre eux +tous les musulmans ; c’est ensuite la conviction +que l’Islam possède en lui des forces spirituelles +assez puissantes pour assurer sa régénération +matérielle et son prestige. L’Islam +peut s’inspirer de toutes les transformations +politiques, juridiques et sociales, ainsi que des +méthodes qui font la vigueur constitutive des +nations occidentales, mais il doit se les assimiler +par une élaboration personnelle et non +les copier servilement, les utiliser, mais en +les pliant à la forme de son génie. C’est la +notion du <i>fara da se</i>. Elle est parfaitement +développée dans l’ouvrage <i>Le Réveil des peuples +islamiques au quatorzième siècle de l’Hégire</i>, +paru au Caire quelques années avant la +guerre et dont l’auteur est un jeune Égyptien, +Yahya Seddik, licencié en droit de l’Université +de Toulouse, devenu juge dans son pays. +Quoiqu’il ait écrit près de dix ans avant le +cataclysme européen, Yahya Seddik avait prévu +l’imminence de la guerre européenne. +« Contemplez, écrit-il, ces grandes puissances +qui se ruinent en armements effrayants, qui +comparent leurs forces réciproques d’un œil +de défiance, se menacent l’une l’autre, contractent +des alliances qu’elles rompent continuellement +et qui présagent ces chocs terribles +qui mettent le monde sens dessus dessous et +le couvrent de ruines, de feu et de sang ! +L’avenir est à Dieu, et rien ne dure que sa +volonté. »</p> + +<p>Yahya Seddik considère le monde occidental +comme dégénéré. « Cela signifie-t-il que +l’Europe, notre guide éclairé, ait déjà atteint +le sommet de son évolution ? se demande-t-il. +A-t-elle déjà épuisé sa force vitale en deux ou +trois siècles de surmenage ? En d’autres termes, +est-elle déjà frappée de sénilité et sera-t-elle +bientôt réduite à abandonner son rôle +civilisateur à d’autres peuples moins dégénérés, +moins neurasthéniques, c’est-à-dire +plus jeunes, plus robustes, plus sains qu’elle ? +A mon avis, l’Europe a atteint actuellement +son apogée, et son expansion coloniale immodérée +est un signe non de force, mais de faiblesse. +En dépit de l’auréole de tant de grandeur, +de puissance et de gloire, l’Europe est +aujourd’hui plus divisée et plus fragile que +jamais et elle masque mal son malaise, ses +souffrances et son angoisse. Sa destinée s’accomplit +inexorablement.</p> + +<p>« Le contact entre l’Europe et l’Orient nous +a fait beaucoup de bien et beaucoup de mal : +beaucoup de bien au point de vue matériel et +intellectuel, beaucoup de mal au point de vue +moral et politique. Épuisés par de longues +luttes, énervés par une civilisation brillante, +les peuples musulmans n’ont pu que ressentir +un malaise ; mais ils ne sont pas frappés au +cœur, ils ne sont pas morts ! Ces peuples +vaincus par la force du canon n’ont en rien +perdu leur unité, même sous les régimes d’oppression +auxquels les Européens les ont longtemps +assujettis…</p> + +<p>« J’ai dit que le contact de l’Europe nous a +été salutaire et au point de vue matériel et +au point de vue intellectuel. Ce que les princes +musulmans partisans de réformes désiraient +imposer de force à leurs sujets est réalisé cent +fois aujourd’hui. Au cours des vingt-cinq dernières +années, nos progrès dans les sciences, +les lettres et les arts ont été si considérables +que nous pouvons parfaitement espérer être, +dans tous ces domaines, égaux de l’Europe en +moins d’un demi-siècle…</p> + +<p>« Une ère nouvelle s’ouvre pour nous avec +le quatorzième siècle de l’Hégire, et ce siècle +heureux doit marquer notre renaissance et +notre grand avenir ! Un nouvel esprit anime +les peuples musulmans de toutes races ; tous +les mahométans se pénètrent de la nécessité +du travail et de l’instruction. Nous désirons +tous voyager, faire des affaires, tenter la fortune, +braver des périls. On voit chez les mahométans, +en Orient, une activité surprenante, +une animation inconnue il y a vingt-cinq ans. +Il existe aujourd’hui une véritable opinion +publique en Islam. »</p> + +<p>L’auteur conclut ainsi : « Tenons bon ! +Chacun pour tous, et espérons, espérons, espérons ! +Nous sommes lancés sur le chemin du +progrès ; profitons-en ! C’est la tyrannie même +de l’Europe qui a opéré notre transformation ! +C’est notre contact avec l’Europe qui favorise +notre évolution et hâte l’heure inéluctable de +notre réveil. Ce n’est qu’une répétition de +l’histoire, la volonté de Dieu qui s’accomplit +en dépit de toute opposition et de toute résistance… +La tutelle de l’Europe sur les Asiatiques +devient de plus en plus nominale. Les +portes de l’Asie se ferment aux Européens ! +Nous entrevoyons certainement devant nous +une révolution sans parallèle dans les annales +du monde. Un nouvel âge est proche !<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a> »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> Cité par Lothrop Stoddard. <i>Le Nouveau monde de +l’Islam</i>, p. 79 à 81. Payot 1923.</p> +</div> +<p>Il y a plus de quinze ans que ces lignes ont +été écrites. L’état d’esprit qu’elles dénotent +n’a fait, au lendemain de la guerre, que se +préciser davantage et s’étendre en cercles de +plus en plus agrandis. Il s’est manifesté très +nettement dans le mouvement égyptien en vue +de l’indépendance et plus dernièrement à la +Conférence de Lausanne. « Les Turcs vivent +dans un rêve de gloire militaire et d’omnipotence +absolue, écrivait un journaliste accrédité +près de cette réunion diplomatique ; ils méprisent +l’Occident, ses coutumes, ses lois et ses +mœurs, et se croient capables, avec leurs +200.000 hommes, d’aller cette fois beaucoup +plus loin que sous les murs de Vienne. Un d’eux +disait hier à un Européen : « Me trouvez-vous +très différent d’un Français ou d’un Anglais +quand je vous parle ? Croyez-vous +pourtant que j’ai reçu une éducation européenne ? +Tout ce que je sais, je l’ai appris +chez moi ; je suis soumis à des lois turques, +à une morale turque, et vous devez convenir +que je suis quand même votre semblable. » +Qu’il s’agisse du plus humble fonctionnaire de +la délégation ou de ses chefs, c’est la même +exaspération de l’individualisme, le même orgueil +déçu, la même crainte d’être traités en +inférieurs, la même méfiance envers l’Occident<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> P. de Lacretelle. <i>Journal des Débats</i>, édit. hebd., +5 janvier 1923.</p> +</div> +<p>Le grand mouvement de diffusion islamique +inauguré par Djemal-el-Din-el-Afghani se +poursuit, de plus en plus vivace. Les circonstances +l’ont aidé puissamment. L’extrême +commodité et le bon marché des communications, +le télégraphe, la presse<a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a> facilitent +étrangement cette interpénétration de toutes +les parties de l’Islam. Notre Afrique du Nord +est à cet égard un champ d’observation fort +intéressant. L’évolution s’y accomplit sous nos +yeux avec une singulière rapidité. On sait les +turbulentes manifestations qui ont éclaté dans +la Régence de Tunis, sitôt après la guerre, +ainsi que les incidents qui ont marqué en 1919 +la campagne électorale en Algérie. Le Maroc +était, avant la guerre, profondément indifférent +au reste de l’Islam, avec lequel il ne communiquait +guère qu’à l’occasion des pèlerinages +de la Mecque. L’opinion de Stamboul le +laissait froid. Le vieux Maghreb vivait comme +isolé dans son empire du Soleil-Couchant, sis +entre l’Atlas et la mer des Ténèbres, et les +bruits du dehors ne troublaient ni même ne +sollicitaient sa curiosité. Or, le voilà qui sort +de son séculaire dédain pour l’Orient méditerranéen, +s’intéresse aux affaires ottomanes, +se réjouit, avec nous d’ailleurs, du triomphe +de Moustapha-Kémal ; et les jeunes habitants +de Fez circulent autour de Karaouyne avec sous +leurs tapis de prières les journaux de Tunis ou +du Caire que laisse filtrer la censure, et les +autres, plus subversifs, venus parfois de fort +loin par les mains des moqaddems ou quêteurs +des confréries religieuses.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> En 1900, il n’y avait pas plus de 200 journaux de +propagande dans tout le monde musulman. En 1906, il y +en avait 500, et en 1914 il y en avait plus de 1.000. +Cf. Servier. <i>Le Nationalisme musulman</i>, p. 182. Le chiffre +actuel doit être encore plus considérable.</p> +</div> +<p>Beaucoup plus récent que le panislamisme, +mais davantage fécond en résultats positifs, +le nationalisme est venu donner des directives +plus concrètes aux aspirations des peuples +islamiques.</p> + +<p>En Égypte, au Hedjaz, mais surtout en Turquie +qui tient la tête de la renaissance islamique +en cours, l’idée de patrie jusqu’alors +diluée dans le concept vague d’une grande +communauté islamique aux limites élastiques +ou au contraire rétrécie aux limites de la tribu +et du clan, s’est constituée au cœur des masses +avec une vigueur insoupçonnée. L’Islam +turc, menacé, a saisi d’instinct la valeur en +quelque manière axiale de l’idée de patrie +pour la sauvegarde de son indépendance. Elle +seule permettait de réunir toutes les forces +éparses, de les intégrer dans un même idéal, +en un mot de faire front. Peut-être le Proche-Orient +a-t-il eu la vision dans le passé de la +tragique destinée du peuple juif, éternel opprimé +parce que sans patrie, toujours brimé +parce que destiné à camper chez les autres. La +guerre, partout dans le monde, paraît avoir +exaspéré chez les moindres groupes ethniques +un désir d’individualisme et d’indépendance. +Les réformateurs de 1908, proclament les nationalistes +turcs d’à présent, étaient des idéologues, +s’exaltant aux idées de liberté, d’égalité, +d’un progrès théorique ; nous nous inspirons, +nous, de l’idée nationale<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>. Désir, avant +tout, d’affranchissement : il faut libérer la +Turquie de la tutelle politique de l’Europe, +d’abord être maître chez soi. « Lorsqu’on interroge +les Turcs à ce sujet, la réponse ne varie +guère : « Qu’importe la grandeur de notre +pays, pourvu que nous soyons maîtres chez +nous ! Les questions territoriales ont moins +d’importance à nos yeux que celles qui +visent ces garanties financières et économiques +que vous nous demandez et qui vicient +notre indépendance. Nous nous contenterions +d’une seule province si nous étions +sûrs d’être débarrassés complètement de +toute capitulation. » Cette unanimité prouve +jusqu’à quel point les clauses sur lesquelles la +rupture s’est faite à la première Conférence de +Lausanne constituaient pour les Turcs un point +sensible presque affectif… « Pourquoi nous demander +des garanties spéciales, ont-ils l’air +de nous dire, alors qu’on n’en exige pas +d’autres États ? » N’est-ce pas considérer le +peuple turc comme incapable et inférieur ?<a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a> »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> Maurice Pernot. <i>La Question turque</i>, p. 42, Paris 1923.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> P. Gentizon. L’état d’esprit en Turquie ; <i>Le Temps</i>, +février 1923.</p> +</div> +<p>C’est bien par cet ardent désir de vivre libres +et d’organiser leurs destinées nationales afin +de continuer à faire figure dans le monde, +désir traduit souvent par d’excessives et injustes +susceptibilités, que se manifeste chez les +Turcs le germe vivace et gros de promesses +d’une renaissance qui entraînerait vraisemblablement +tout l’Islam à sa suite.</p> + +<p>La Turquie joue donc l’expérience entreprise +par le Japon il y a soixante-dix ans. +Figurant aujourd’hui par son développement +et la valeur de ses élites au premier rang de +l’Islam, elle peut créer chez elle, par la vertu +de son exemple et le modèle de ses disciplines, +une profonde transformation de ses conditions +d’existence. Le sort moderne de l’Islam, de +Mogador à Téhéran, est suspendu tout entier +aux chances de cette réussite.</p> + +<p>La première démarche de cette renaissance +est déjà effectuée : elle est d’ordre politique et +militaire. C’est beaucoup comme indice, c’est +encore peu comme réalisation effective. La +principale condition du relèvement d’un peuple +est accomplie ; l’assise est fondée ; il reste +à bâtir.</p> + +<p>Le législateur primaire et léger de 1908 a +cru à la vertu des réformes hâtives et « plaquées » +pour transformer la nation. Elles ne +vécurent que sur le papier. Il y a un mot d’Auguste +Comte, que tous les réformateurs peuvent +méditer, sur l’erreur de « confier aux lois +le soin de solutions qui doivent être réservées +aux mœurs ». Les réformes ne valent qu’autant +que le terrain social et moral a été aménagé +suffisamment pour les rendre fécondes ; +si elles n’existent que dans leur lettre seule, +leur vitalité est éphémère.</p> + +<p>L’œuvre de volonté entreprise par le Gouvernement +d’Angora, ayant triomphé à l’extérieur, +doit maintenant s’atteler à la grande +besogne de l’intérieur. Il ne s’agit ni plus ni +moins que de construire une nation moderne ; +tout demeure à faire dans l’instruction publique, +la législation, l’économie sociale. Ce n’est +pas là travail d’un jour, d’autant qu’en adaptant +la Turquie aux exigences de la vie internationale, +il faut conserver intactes les aspirations +du peuple turc et de l’Islam, ce qui +constitue, pour l’un et l’autre, leur armature, +leur ressort et leur raison d’être.</p> + +<p>La tentative de la Turquie, sur laquelle est +posée l’attention de l’Islam tout entier, offre +pour l’avenir du monde un exceptionnel intérêt. +Il serait vain de s’étendre sur des anticipations +prématurées. Mais est-il permis cependant +de décréter <i lang="la" xml:lang="la">a priori</i> comme impossible le +fait de voir jamais une Turquie fortement +constituée, aux portes de l’Europe, devenir le +noyau d’un esprit fédéraliste musulman +s’étendant de l’Atlantique au golfe Persique ? +Et l’idéal de ce fédéralisme ne serait-il pas +dans la formation d’États-Unis d’Islam libérés +de toute attache avec les anciennes nations +suzeraines ? Le Congrès panislamique qui a +eu lieu à Sivas au début de 1921 paraîtra peut-être +alors comme l’indice précurseur de l’événement.</p> + +<hr> + + +<p>Une pensée politique digne de ce nom se doit +de suivre les aspirations et les courants qui +traversent les groupes islamiques. En France, +une telle préoccupation s’impose plus que partout +ailleurs. Notre empire nord-africain nous +tient par tant de liens, il constitue à un tel +point l’assise de notre puissance méditerranéenne +que tout ce qui touche à sa conservation +ou à sa sauvegarde prend aujourd’hui une +valeur inusitée. Gouverner, répète-t-on souvent, +c’est prévoir, et prévoir, c’est d’abord +être attentif. Il faut observer pour comprendre +et agir en connaissance de cause. Devant les +prétentions qu’élèvent certaines minorités, les +excitations qu’elles subissent et répandent à +leur tour, déformées, au sein de masses ignares, +les propagandes dont elles sont sollicitées, +on ne saurait trop voir clair et veiller ; un feu +qui couve, s’il se déclare brusquement, peut +enflammer des foules impulsives qui confondent +une émancipation dont elles ne peuvent +saisir les termes ni les bornes avec une aveugle +xénophobie ou un retour à l’anarchie trop +naturelle à leurs penchants.</p> + +<p>En cette matière, qui est sérieuse, une haute +impartialité, qui n’est pas exclusive d’une +sympathie et d’une sollicitude profondes, doit +nous prémunir contre tout ce qui est étranger +à son dessein ; celui-ci consiste en l’adoption +de points de vue et de solutions réalistes. Dans +les chapitres de ce petit livre, il s’agit avant +tout d’une mise au point permettant à tout +lecteur sans parti pris d’embrasser les données +du problème et d’en apprécier l’importance +unie à la souveraine actualité.</p> + +<p>Il nous est, en effet, plus que jamais nécessaire +d’avoir ce qu’on est convenu d’appeler +une « politique musulmane ». Et pour qu’elle +ne soit pas un mot vide, il est peut-être opportun +de la préciser.</p> + +<p>Tous les problèmes touchant la « politique +musulmane » ont été obscurcis à la fois par +des romanciers amateurs de turqueries, des +publicistes peu avertis ou exploitant une veine +alimentaire, des politiciens en mal de réclame. +Il serait bon, une fois pour toutes, de réagir +contre des courants d’idées aussi troubles au +moyen de considérations qu’inspirent le seul +examen du réel et l’élémentaire souci de la +bonne foi.</p> + +<p>« Politique musulmane » est le sésame des +parlementaires et des journalistes qu’intéressent +peu ou prou, et pour des raisons variées, +les choses de l’Afrique du Nord, de la Syrie +ou d’ailleurs. On le prodigue même un peu à +tort et à travers. Toutefois les esprits évidemment +lunatiques, que l’à peu près satisfait +mal, s’étonneront peut-être du caractère +étrangement vague de ce terme et de son épithète.</p> + +<p>« Politique musulmane », cela sonne bien +dans un discours, mais a-t-on jamais entendu +parler d’une politique protestante ou bien +bouddhiste, voire mormone ? La France est +une puissance musulmane, comme on dit, et +il y a une solidarité entre tous les musulmans, +du fait de leur religion identique ; voilà qui +est bien entendu. Mais il y a des Espagnols, +des Allemands, des Autrichiens, des Français +catholiques et protestants, comme il y a des +Hindous, des Turcs, des Marocains, des Soudanais +musulmans, et cette étiquette confessionnelle +ne constitue encore à présent entre +eux qu’un lien politique nul dans un cas, très +faible dans l’autre. Nous avons, nous devons +avoir, en tout cas, des politiques turque, algérienne, +marocaine, syrienne aussi, si l’on veut +bien. Nous n’usons pas partout de procédés +identiques. Cela va sans dire, objectera-t-on ; +certes, mais, comme disait un homme d’esprit, +cela irait encore bien mieux en le disant. Les +formules toutes faites présentent un écueil. La +politique est un mot dont le contenu doit être +souple et non rigide ; le seul critérium d’une +bonne politique française, en pays musulman +comme ailleurs, est le prestige moral et matériel +de la France ; et si les voies de cette politique +sont quelquefois dissemblables, suivant le +lieu et le moment, c’est afin d’être davantage +précises et mieux adaptées à leur objet.</p> + +<p>En vérité, ce terme, cette idée même de +« politique musulmane » est à la fois concomitante +et corollaire de celle qui a présidé à la +conception d’un ministère ou sous-secrétariat +de l’Afrique du Nord. Le projet d’un ministère +de l’Afrique du Nord a eu du succès quelque +temps. Il subit à présent une éclipse ; soyez +sûrs qu’il s’imposera à nouveau quelque jour +avec force et insistance. Il correspond à un +besoin de symétrie verbale. N’avons-nous pas +l’Afrique Occidentale, l’Afrique Équatoriale ? +Il faut l’Afrique Septentrionale, troisième entité, +pour faire pendant, même si le désir +d’unification artificielle, dans le troisième cas, +doit l’emporter sur toutes considérations d’opportunité. +Toujours le même appétit de généralisation +abusive autour d’une formule, fût-ce +au mépris des réalités et des faits, qui seuls +comptent<a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> Voir <a href="#note-i">note I</a> à la fin du volume.</p> +</div> +<p>Cette réserve établie, il reste à déterminer +les notions générales et effectives qui peuvent +se grouper sous la formule un peu trop élastique, +mais commode et qu’on adopte par +suite, de « politique musulmane ».</p> + +<p>La politique musulmane, les gens qui +en vivent ont intérêt à faire croire qu’elle est +une chose très compliquée ; ses arcanes ne seraient +familières qu’aux initiés et le commun +des mortels n’y entendrait rien.</p> + +<p>Faisons descendre la politique musulmane +du ciel sur la terre, comme un illustre le fit +jadis de la philosophie. Développements oratoires, +philosophiques et sociaux mis à part, ce +qu’on nomme politique musulmane peut se +résumer en quatre propositions :</p> + +<p class="ugap">1<sup>o</sup> Il faut d’abord connaître l’Islam et les +musulmans avant d’en parler et surtout d’agir +à leur endroit.</p> + +<p>Ce sera là l’objet de notre chapitre <i><a href="#c2">Les Dangers +de l’islamomanie</a></i>.</p> + +<p class="ugap">2<sup>o</sup> Pour qu’une nation européenne puisse +agir efficacement en Islam, il faut d’abord +qu’elle s’impose par la force matérielle et +l’éclat moral à la fois sur les peuples qui doivent +être mis en tutelle ou le sont déjà, et sur +ceux libres ou récemment affranchis dont elle +veut acquérir des avantages ou simplement des +égards. Le <i lang="la" xml:lang="la"><a href="#c3">Memento tu regere</a></i> devient en l’occurrence +un principe politique imprescriptible.</p> + +<p class="ugap">3<sup>o</sup> Il faut accorder aux musulmans que nous +avons charge de régir ou de « protéger » ce +qu’ils réclament raisonnablement et correspond +à leurs besoins et à leur mentalité.</p> + +<p>Le chapitre <i><a href="#c4">Les Bienfaits nécessaires</a></i> sera +consacré à l’examen de cette simple vérité.</p> + +<p class="ugap">4<sup>o</sup> Il ne faut pas imposer à ces musulmans +ce qu’ils ne demandent pas et ne correspond +ni à leurs besoins ni à leur mentalité, c’est-à-dire +des <i><a href="#c5">bienfaits périlleux</a></i>.</p> + +<p>Dans un chapitre de conclusion, nous tirerons +de ce rapide examen une idée générale de +ce que doit être <i><a href="#c6">Le Rôle français en Islam</a></i>.</p> + +<hr> + + +<p>La politique musulmane n’est ni ne doit +être une somme de recettes mystérieusement +élaborée dans des bureaux parisiens par de +soi-disant spécialistes, d’après des données +fournies par des informateurs parfois douteux ; +elle ne réside pas non plus dans un programme +aveuglément libéral, conçu dans l’abstrait, +dont le seul énoncé doit faire théoriquement +bondir de joie les cœurs de tous les musulmans +des colonies et protectorats ; c’est à la +fois plus et moins.</p> + +<p>La politique musulmane n’a pas d’autres +ressorts ni d’autres secrets que toute politique +digne de ce nom, passée, présente et future. +Elle demande une connaissance froide et raisonnée +des problèmes, la compréhension de +leur diversité, l’intelligence précise de leur +portée et de leurs résultats. Elle veut par surcroît +de l’attention et de la prudence, l’une et +l’autre excluant toute sentimentalité, aussi +inutile que dangereuse, tout emballement regrettable +et tout jugement aventureux. Elle +réclame en un mot ce qui est le fin mot de +toute politique : une souple adaptation au +réel.</p> + +<p>Il y a plus de vingt-cinq ans, le meilleur +Gouverneur général qu’ait peut-être eu l’Algérie, +M. Jules Cambon, disait ces paroles que +bien de ses successeurs auraient pu méditer : +« Ne cherchez pas à doter ce pays d’institutions +qui se heurtent aux traditions du passé ; +donnez-lui, au contraire, un administrateur +capable de pénétrer la complexité de l’œuvre +qui lui est confiée et muni de pouvoirs qui lui +permettent de tenir compte d’intérêts en apparence +opposés et d’approprier son action à +la nature diverse des hommes et des choses. »</p> + +<p>Le seul secret de la politique musulmane +gît dans ce conseil d’attitude circonspecte et +d’entreprise avisée que traduisent ces quelques +lignes</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c2"><span class="maigre">CHAPITRE II</span><br> +LES DANGERS DE L’ISLAMOMANIE</h2> + +<blockquote class="epi"> +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">L’Orient, l’Orient, qu’y voyez-vous, poètes ?</div> +</div> + +</div> +<p class="sign sc">Victor Hugo.</p> + +</blockquote> + +<p>Le sens commun enseigne qu’il est convenable, +avant de parler d’un sujet, de le connaître. +L’expérience montre, en outre, qu’à +négliger cette précaution, on s’expose à donner +dans l’erreur et à en subir de la confusion. +Mais le domaine de la connaissance serait bien +sévère si des licences n’y étaient permises +dont le sens commun, au profit de l’imagination +ou du sentiment, a fort à souffrir.</p> + +<p>Nous avons, Français que nous sommes, +l’habitude de parer la réalité de tous les nuages +brillants nés de notre enthousiasme ou du +goût du moment.</p> + +<p>C’est là l’histoire de nos amitiés politiques. +Nous avons chéri la Grèce de Canaris (« <i>En +Grèce, en Grèce, allons, poète, il faut partir</i> »), +la Pologne de 1830 (« <i>Nous vivons surtout en +Pologne</i> », disait Louis Blanc), l’Italie de Garibaldi. +Nous avons cultivé, plus tard, la Russie +des emprunts, salué frénétiquement l’Amérique +du Président Wilson.</p> + +<p>Le temps, impeccable metteur au point, +nous a guéris de beaucoup d’engouements passés ; +notre tempérament nous en réserve de +futurs.</p> + +<p>La France, devenue grande puissance en +terre d’Islam, où elle sut acquérir, à la fois +dans les territoires de son empire et hors de +leurs limites, des amitiés anciennes et précieuses, +doit à sa tradition, aux nécessités de +sa politique, à son rôle de tutrice, enfin à sa +loyauté nationale, de manifester à l’Islam une +générosité de cœur sans réserve. Il en est bien +ainsi. Toutefois notre sympathie, si vive, si +justifiée qu’elle soit, ne doit pas faire tort à +la clairvoyance de notre intelligence politique.</p> + +<p>Notre bienveillance agissante pour l’Islam +ne peut qu’avoir à gagner d’être lucide et de +se débarrasser du brouillard fantasmagorique +dans lequel le snobisme ignorant de la plupart +et l’intérêt de quelques-uns semblent avoir à +cœur de la noyer. En parlant ici d’islamomanie, +nous voudrions essayer de dissiper les +dernières nuées d’un malsain romantisme +politique au profit d’une vision réaliste qui, +seule, ne saurait donner de mécomptes et permettrait +à une opinion avertie de s’établir, +allégée de toutes scories d’ordre sentimental +ou idéologique.</p> + +<p>Il y a un Islam conventionnel en littérature +d’imagination et en littérature politique, +comme il y a, en peinture, un Orient conventionnel +aux poncifs rebattus.</p> + +<p>M. Louis Bertrand, dont le ferme esprit s’est +le plus nettement élevé contre la tournure +d’esprit déformante que nous dénonçons ici, +raconte quelque part qu’à Constantinople +l’ambassadeur Constans, Toulousain plein de +malice, répondait un jour à un touriste naïf : +« Vous croyez que la mosquée Y… vous intéressera ? +Allons donc, c’est parce que Z… a +écrit un papier là-dessus. Oui, si Z… n’avait +pas écrit son papier, personne n’irait voir la +mosquée Y… » L’intonation, le nasillement +goguenard à la Vincent Hyspa du fameux tombeur +du boulangisme, devaient donner à cette +réflexion empreinte de bon sens une saveur +encore plus grande que celle qu’on en goûte +à la simple lecture.</p> + +<p>Hélas ! que de gens, s’ils n’avaient pas lu +des papiers de tel ou tel, ne trouveraient dans +l’Islam africain, au clair ciel près, qu’un +affreux mélange de masures, d’immondices et +d’indigentes velléités artistiques. Nous avons +vu nous-mêmes des gens cultivés, et qui +avaient voyagé, s’extasier avec bruit devant +les gentils stucages des médersas de Fez et +pousser des exclamations ravies qui se seraient +sans doute traduites avec moins d’entrain, +mais de façon plus légitime, devant les tombeaux +des Médicis ou l’église de Brou. Nous +avons entendu traiter de « merveille unique » +les jardins de l’Aguedal, à Marrakech, grande +oliveraie ceinte de remparts à qui, certes, +l’écran neigeux de l’Atlas forme un beau fond +de tableau. Mais les personnes qui s’exaltaient +ainsi, quelle épithète en réserve n’eussent-elles +point gardée en l’honneur des jardins +Boboli, des terrasses des Borromées ou du parc +de Versailles ? Il semble bien que le « mirage +oriental » s’impose immédiatement comme +verres colorés devant la vision de nombre de +nos compatriotes qui mettent le pied sur la +terre d’Afrique.</p> + +<p>Un peintre qui décrivait en une admirable +langue tout ce que son pinceau ne pouvait +exprimer, Fromentin, nous a donné, il y a +plus d’un demi-siècle, dans deux livres célèbres, +des impressions visuelles et intellectuelles +de l’Afrique qui sont sobres, justes et +belles. Gobineau, dans ses immortelles <i>Nouvelles +asiatiques</i>, a tracé de l’Islam un tableau +moral d’une touche toute stendhalienne, peu +appuyée, parfaite. D’autres littérateurs, qui, +il est vrai, n’étaient pas peintres ni historiens, +ne s’en sont point tenus à la salutaire formule +du « rien de trop ». De grands écrivains, d’ailleurs, +poètes en prose tissant de somptueuses +rêveries, ont mis à la mode un Islam décoratif +et conventionnel de la même veine, à peine +démarquée, que celle des <i>Orientales</i> et de Byron. +Le résultat en est, comme l’a écrit Louis +Bertrand, que « les mots d’Islam, de Maghreb, +de Hedjaz, employés à tort et à travers par +des gens qui n’ont aucune idée de ce que c’est, +ont fini par prendre chez nous un sens quasi +mystique. On ne les prononce qu’avec un air +béat et content de soi. On s’en gargarise littéralement… »</p> + +<p>Cet Orient de bazar, qu’on dirait tiré de +mauvaises chromolithographies, sévit plus que +jamais en France. On ne saurait trop mettre +en défiance contre lui, puisqu’il contribue à +installer dans les cervelles des idées et notions +complètement « à côté ». On a représenté au +théâtre Antoine, l’un de ces hivers derniers, +une assez mauvaise pièce où une aimable Parisienne, +au goût éclectique, tour à tour amoureuse +et oublieuse d’un caïd marocain ahurissant, +après diverses mésaventures dans un +palais de Fez à la comique couleur locale (eunuques +et cimeterres), était enfin empoisonnée +par ce Maure de la place Clichy, chez qui les +farouches instincts se révélaient en une crise +de jalousie vengeresse. C’est Othello chez la +portière. Dans un livre récent, un auteur célèbre, +d’ordinaire mieux inspiré, nous plante +un autre seigneur africain, sorte de Narr’Havas +pour journal de modes, invraisemblable et +truqué, qui en vient à renoncer par chevalerie +à des profits pécuniaires sérieux (<i lang="la" xml:lang="la">rara avis !</i>) +pour ne pas faire pleurer les beaux yeux de la +femme aimée par son ami, un officier français.</p> + +<p>Ces atrocités prévues ou ces berquinades +font bien rire les gens avertis, mais la grande +masse des spectateurs ou lecteurs se représentent, +bon gré mal gré, l’Islam, et plus +spécialement l’Algérie et le Maroc, comme +peuplés de pareils polichinelles, et il n’y a +vraiment aucun profit à répandre ou à accréditer +d’aussi absurdes fables.</p> + +<p>L’admiration pour les burnous drapés, les +couchers de soleil sur les palmeraies et le +plâtre polychrome, ainsi que pour les conflits +de beaux sentiments entre pachas et giaours, +conduit par une voie rapide à l’émerveillement +devant la religion, la tradition, la science arabes. +Cette variété de snobisme est en même +temps plus délicate et dangereuse si elle se +manifeste en terre d’Islam même. Un mur de +sentiments et de susceptibilités sépare en ce +domaine l’Occidental du Musulman. Celui-ci +s’offusque d’un dilettantisme auquel il est +fermé et qui lui paraît en même temps, chez +l’Européen, constituer un reniement de sa +propre foi, chancelante devant l’éblouissante +lumière de l’Islam<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> Voir <a href="#note-ii">note II</a> à la fin du volume.</p> +</div> +<p>Bonaparte, en Égypte, croyait bien faire +en se costumant en musulman et en allant +discuter avec les ulémas ; il organisait des fêtes +de l’Être suprême sur les bords du Nil, où l’on +disposait sur des autels jumeaux le Coran et +la Bible. Ces manifestations, qui sont bien +dans le goût de la mascarade révolutionnaire, +ne sont pas de celles, qu’on en soit persuadé, +qui ont le plus assis notre prestige sur la terre +des Pharaons.</p> + +<p>La haute considération dans laquelle nous +avons été toujours tenus là-bas provient de +ce que nous n’avons jamais, par la suite, cherché +à nous mêler de ce qui ne nous regardait +pas, sur le terrain strictement musulman, et +d’autre part et surtout de nos œuvres d’assistance +et de charité. Ce sont, en effet, nos +qualités morales qui séduisent le mieux les +musulmans de toutes classes, notre générosité +dans son sens le plus étendu. Ils n’apprécient +que médiocrement, en leur ensemble, nos dons +intellectuels et les hommages éclatants et extérieurs +que nous rendons à leur religion les +laissent froids dans le fond de leur cœur, encore +qu’ils se croient obligés par politesse de +nous remercier.</p> + +<p>Quant à la science arabe, irrémédiablement +morte et désuète, faite de compilations d’auteurs +grecs rédigées au moyen âge par des +juifs, de nos jours recueil de formules vides +que répètent sans se lasser des fkihs hébétés +dans l’ombre des mosquées, l’intérêt que nous +lui portons est tout juste celui que nous avons +aujourd’hui pour l’œuvre de Guillaume d’Okkam +ou d’Érigène. A tout le moins ne faut-il +pas omettre qu’elle constitue un merveilleux +instrument d’obscurantisme et de xénophobie +étroitement bornée.</p> + +<p>L’islamomanie littéraire et artistique conduit +à l’islamomanie politique. L’une et l’autre +ont souvent un caractère alimentaire marqué +et nourrissent leurs hommes. Ayez vécu +quinze ou vingt ans en Islam, frôlé tous les +milieux, assisté à toutes les misères, pénétré +dans tous les recoins de l’âme musulmane par +un commerce journalier, puis fréquentez les +cercles ouverts ou fermés qui font profession +en France de s’occuper de choses coloniales : +on écoutera votre opinion d’une oreille distraite +et toujours avec scepticisme. Amusez-vous, +au contraire, à munir de quelques lettres +de recommandation pour des personnages de +la presse ou du Parlement le moindre porteur +de chéchia, vaguement bachelier ou certifié +de quelque chose ; serinez-lui quelque petit +discours sur les « aspirations » ou les « revendications » +des Algériens, des Tunisiens ou des +Marocains, et lancez-le à travers Paris, sa +leçon bien apprise et le gousset garni : notre +cadet fera recette. On écoutera gravement ce +porte-parole de l’Islam nouveau ; on prendra +en note ses balivernes ; on l’invitera, on le +montrera aux amis ; on le montera en épingle, +il ne trouvera point de cruelles. Le Parisien, +né badaud, s’émerveille toujours que des gens +puissent être Persans. Et il est aussitôt disposé +à les croire sur parole. C’est ainsi qu’un grand +nombre d’hommes politiques ou d’écrivains se +documentent sur l’Afrique du Nord, par des +témoignages suspects de petits arrivistes ou +de ratés aigris, recherchant les places ou la +notoriété, minorité représentant elle-même +une minorité de leurs pareils généralement +peu considérée dans son pays d’origine.</p> + +<p>On a eu l’exemple de ce particulier état +d’esprit lors du voyage à Paris, il y a quatre +ans, d’une pseudo-délégation de Tunisiens, +parmi lesquels se trouvaient les auteurs anonymes +de l’abominable pamphlet <i>La Tunisie +martyre</i>, où toute notre œuvre tunisienne était +odieusement dénigrée et salie. Ces voyageurs, +qui faisaient leur promenade à Paris aux frais +d’une souscription de bons gogos de chez eux, +furent reçus avec honneur par la Ligue des +Droits de l’homme, la Ligue de l’Enseignement, +même par le Président de la Chambre. +Comment être étonné qu’ils se soient pris eux-mêmes +au sérieux, du moment que la métropole +leur conférait des égards auxquels ils +n’étaient pas habitués dans leur pays natal +ni de la part des autorités administratives, ni +de leurs pairs ?</p> + +<hr> + + +<p>On ne sait, au juste, s’il est encore de mode +en Algérie, aujourd’hui comme naguère, de +s’enquérir auprès du nouveau débarqué sur le +point de savoir s’il est arabophile ou arabophobe. +Pareille question était vide de sens ; on +peut demander à quelqu’un s’il préfère le Graves +sec au Chablis ; on ne lui demande pas de +manifester s’il est partisan ou non des lois de +Faraday ; on n’est pas pour ou contre un fait, +on le constate, on l’admet, on le décrit ensuite, +et l’on en tire des conclusions ; il n’y a +pas là affaire de goût ou d’impression, mais +de connaissance. Or, il y a d’abord un fait : +l’Islam existe ; il y a des Algériens, Marocains +ou Syriens et, par le jeu de leur propre nature +et des réactions amenées par la conquête, ces +musulmans offrent dans l’ensemble tels et tels +caractères, qualités ou défauts, le meilleur et +le pire, et il faut bien les admettre comme ils +sont, sauf à tâcher par des mesures appropriées +de faire prévaloir, sans les mécontenter, +le meilleur sur le pire. Mais il est tellement +plus commode — et si français — de s’installer +dans un parti pris et, le pavillon de son opinion +arboré, de tirailler à droite et à gauche +à coups d’arguments qui renforcent la conviction +de qui les émet beaucoup plus qu’ils +n’ébranlent celle des autres qu’on veut gagner.</p> + +<p>Pour connaître les musulmans, une expérience +rapide et presque toujours viciée par +une formidable équation personnelle d’intérêts +en jeu ne suffit pas. Il faut, de sang-froid, et +longtemps, les avoir pratiqués, connaître leur +idiome, leurs mœurs et leur religion, acquérir +ainsi de leur mentalité une familiarité véritable +et suivie. Voici des millions d’individus +qui, dans leur langue, n’ont qu’un même +temps verbal pour exprimer à la fois le présent +et le futur, qui écrivent de droite à gauche +alors que nous faisons le contraire, qui ôtent +leurs chaussures en entrant dans le salon d’un +hôte quand nous enlevons notre chapeau, qui +font commencer leurs repas par les plats sucrés +et les terminent par les hors-d’œuvre ; +tous ces détails et cent autres qui égayaient les +turqueries du dix-huitième siècle sont tout de +même un indice certain que la psychologie +musulmane diffère de la nôtre et qu’elle ne se +laissera pas pénétrer facilement.</p> + +<p>Ajoutons à cela une religion qui inspire, +tout au moins à la masse, le mépris du changement, +la haine du chrétien, le fatalisme, un +climat qui se prête peu aux efforts prolongés +et à l’activité soutenue. Par suite, comment +préjuger facilement des besoins, des désirs de +pareilles gens au regard des nôtres ? De tout +cela, politiciens et diplomates qui s’occupent +des affaires de l’Islam n’ont cure. Ils affirment +qu’ils sont renseignés et que leurs avis proviennent +de bonne source. Effectivement ils +sont renseignés, mais fort mal.</p> + +<p>De quelques affirmations mal contrôlées, de +détails incomplets ou erronés, en tout cas +jamais situés, la rapide faculté française de +généralisation bâtit un ensemble ; elle prend +feu et flamme ; elle affirme et décrète. Cela est +bien dangereux. Combien de parlementaires +et de personnalités, qui traitent avec un formidable +aplomb des questions musulmanes, +ne les connaissent ainsi que par cette voie +indirecte et peu sûre ! Combien peu sont allés +en Algérie ! Et, d’entre les hardis voyageurs +qui ont fait la traversée de trente heures, +peut-on citer ceux qui ont couché de longues +nuits sous la tente, suivi dans les pistes du Sud +les traces d’Isabelle Eberhardt, mangé le +couscous du Bédouin, parlé avec les autochtones +et sans tiers ? A défaut de cette expérience +immédiate, en est-il qui aient longuement +écouté les Européens familiers des musulmans : +explorateurs, colons, administrateurs, +officiers ; fait le recoupement des précisions +fournies en tenant compte des coefficients +de pli professionnel ; et enfin justifié leurs avis +par la confrontation, honnêtement menée, des +opinions ? Affirmons sans hardiesse que, parmi +les politiciens spécialistes des questions musulmanes, +des enquêteurs aussi scrupuleux +sont rares. Et cependant, presque tous sont de +bonne foi. Alors qu’en tant que juristes, universitaires +ou médecins, ils déploient dans +l’exercice de leur métier sens critique et +conscience professionnelle, ces docteurs en +science politique et sociale africaine se livrent +aux sommaires appréciations et aux vues superficielles. +Métaphysique, éloquence et légèreté ; +les trois vices du gouvernement des partis +se trouvent là comme ailleurs.</p> + +<p>On peut même, en principe, établir qu’en +France les milieux parlementaires et gouvernementaux +font preuve d’une ignorance complète +de la psychologie musulmane. Qu’on se +souvienne du scandale de ces séances du matin +à la Chambre où étaient discutées des lois +pourtant capitales touchant le développement +de l’Afrique du Nord et qui groupèrent huit +députés !… C’est ainsi que sottises et contresens, +plus néfastes encore qu’une avalanche +de sauterelles, ont plu sur la malheureuse Algérie, +qui n’est défendue par la barrière d’aucune +fiction diplomatique et où, par suite, toute +licence législative peut se déployer sans frein.</p> + +<hr> + + +<p>On peut se tromper de bonne foi dans ses +appréciations vis-à-vis de l’Islam et se méprendre +tout à fait sur la nature et la portée +de ses tendances et de ses désirs profonds, mais +persévérer dans l’erreur serait néfaste, surtout +pour une nation européenne à la tête d’un empire +musulman.</p> + +<p>L’Islam est une civilisation qui brilla d’un +éclat magnifique dans le bassin méditerranéen, +alors que nos aïeux du moyen âge, descendants +de Francs ou de Celtes, étaient encore +d’obscurs butors. Sa religion est pleine de +grandeur, sa morale est élevée, ses traditions +sont enduites de noblesse, certains aspects de +ses mœurs ont gardé cette couleur et cette simplicité +antiques qui donnent dans notre genre +d’existence frénétique et désaxée une leçon +constante de modération. Mais les façons de +concevoir et de réagir dont l’Islam a imprégné +ses fidèles, les catégories de l’entendement et +de la raison qu’il leur a imposées, d’autant +plus facilement qu’il s’adaptait lui-même à +leur mentalité primitive, toutes ces formes +d’esprit sont dans un tel contraste avec les +nôtres que, suivant les tempéraments individuels, +les uns parmi nous, mus par la contradiction, +s’en entichent, et les autres, plus rétifs +et moins compréhensifs, — ou moins snobs, — s’en +rebutent. D’où des affirmations de part +et d’autre aussi vives qu’opposées, des enthousiasmes +peu intelligibles et des dégoûts injustifiés.</p> + +<p>Il y a pourtant une moyenne solution entre +chérir aveuglément et haïr sans cause : c’est +celle de connaître et de juger sans passion. +Cette équitable position est la seule qui ne déçoive +pas et soit propre à garantir d’irrémédiables +fautes.</p> + +<p>Le vrai est que l’Islam, du moins dans notre +Afrique du Nord, ne présente qu’une couche +extrêmement mince d’une élite souvent ombrageuse, +avide, et dont l’inquiétude est nourrie +par le sentiment de la désharmonie que crée +en elle son européanisation rapide, opposée +par tous les bouts à son atavisme et à ses attaches +actuelles. Or, de ce que quelques représentants +de cette généralité plus policée, tout au +moins par ses allures, entrent en contact avec +nous, grâce à la langue, et racontent ce qu’ils +veulent sur eux et leurs congénères, ou ce +qu’on leur souffle, nous concluons trop vite du +particulier au général et croyons de bon gré +qu’une évolution immense s’est accomplie, que +le Berbère et l’Arabe sont mûrs pour l’assimilation +et que la citoyenneté leur est due.</p> + +<p>L’illusion est profonde. Grattez cette légère +surface, ce vernis d’apparence brillante, et +vous trouverez des masses dans l’état le plus +fruste, vivant en un amoralisme invétéré (en +contradiction d’ailleurs avec leurs principes +religieux), attachées à des superstitions antéislamiques +et qui, follement impulsives, sont +à la merci de toutes les excitations du charlatanisme<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a>. +Quelle folle présomption de croire +qu’un demi-siècle de coudoiements peut suffire +à abolir le pli formé par le temps et dont la +durée se perd. Et cependant, par un paradoxe +singulier, c’est dans ces foules ignorantes et +nullement dégrossies, mais que notre puissance +et nos vertus d’ordre fascinent, que +nous trouvons les sujets les plus fidèles et les +soldats les plus valeureux<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a>. A la seule condition +qu’ils soient dirigés et commandés, et +non pas déroutés par la faculté d’user d’une +liberté qui pour eux est licence.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label">[12]</span></a> Les élections faites en Algérie, à la suite de la loi +de 1919, en ont donné un bel exemple. Certains candidats, +comme le fameux capitaine Khaled, appelé abusivement +<i>émir</i>, firent appel aux marabouts pour prêcher en leur +faveur et semèrent une agitation antifrançaise avec des +procédés qui semblaient rappeler un réveil de la guerre +sainte.</p> +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13"><span class="label">[13]</span></a> Pendant la guerre, le groupe des jeunes Algériens +ne fournissait à la France aucun défenseur. (Constatation +faite par le gouverneur général au Conseil supérieur du +Gouvernement, 30 juin 1916.)</p> + +<p>« En Tunisie, tirailleurs ou spahis se recrutent uniquement +parmi les paysans ou les ouvriers. Couverts par +leur privilège, les jeunes bourgeois tunisiens, si ardents +en ce moment à monnayer en faveur de leurs propres +ambitions le sang versé par leurs coreligionnaires, se +gardent bien, en s’engageant, d’exposer aux balles aveugles +leurs précieuses personnes. Parmi les protagonistes +du destour, aucun qui ait servi pendant la guerre sous +les drapeaux. » (Rodd Balek. <i>La Tunisie après la guerre</i>, +p. 52).</p> +</div> +<p>L’Islam est une grande force à la fois incohérente +et homogène. En dépit des apparences, +elle a peu de sympathie pour le Latin actif, +réalisateur, en même temps idéaliste et positif.</p> + +<p>Or celui-ci seul, pourtant, peut, renouant la +tradition de sa race, l’apprivoiser, puis le +guider, lui imposer des disciplines. Et si la +Turquie s’organise actuellement et intègre ses +forces éparses sous l’égide d’un nationalisme +défensif et exalté, n’est-ce point en faisant +violence à sa longue inaptitude islamique à +prendre connaissance d’elle-même et à constituer +son armature en se mettant à l’école du +conquérant latin ?</p> + +<p>Cette mauvaise façon chez quelques Européens +de s’émerveiller niaisement devant l’Islam, +de le surestimer, lui semble un abandon, +dû à une aberration passagère et dont il interprète, +bien peu à leur avantage, les causes +supposées.</p> + +<p>La générosité, la bonté peuvent s’unir sans +se diminuer à une vigilante fermeté. Ayons, +si nous voulons, de l’amour pour l’Islam, — et +pour le nôtre d’abord, celui que nous protégeons +et éduquons, — mais un amour de frère +aîné, de tuteur à pupille, lucide et clairvoyant, +et où s’affirme sans cesse la supériorité d’un +champ intellectuel au tour d’horizon plus +étendu. Guérissons-nous de l’exotisme sentimental +qui obscurcit si étrangement notre +vision des choses et nous détourne de la réalité. +Elle seule compte en politique ; et c’est de +sa considération exclusive que naissent le dessein +utile et l’action féconde.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c3"><span class="maigre">CHAPITRE III</span><br> +<span lang="la" xml:lang="la">MEMENTO TU REGERE</span></h2> + + +<p>La conquête, entreprise procédant à la fois +de buts politiques et économiques, est l’ensemble +des dispositifs qui permettent à une +nation plus forte et plus avancée en civilisation +matérielle de s’implanter durablement +chez un peuple plus faible et de prendre en +main ses destinées avec le minimum d’efforts, +et par les moyens les plus souples et les moins +pénibles, facilement acceptés par le peuple +conquis.</p> + +<p>Réalisant le contact immédiat d’une civilisation +archaïque et traditionnelle et d’une civilisation +moderne, provoquant donc sans transition +le choc de deux mentalités qui ont des +façons diverses de concevoir, d’imaginer et de +réagir, la conquête européenne en Islam est +rarement reçue de bon gré. Chez le musulman, +elle choque le plus intime du sentiment religieux. +N’entraîne-t-elle pas la domination et +le coudoiement forcé d’une race d’hommes estimés +impurs, qui, par tous les détails de la vie, +le heurtent et le froissent.</p> + +<p>Chez le Berbère anarchique, elle soulève la +crainte de l’étranger. Ému par ses agitateurs, +il se figure la conquête sous la seule +forme qu’il ait jamais connue : l’accaparement +des terres et des richesses, le rapt des femmes. +Bien pis, mené par un peuple de religion ennemie, +ce dépouillement s’accompagnera sans +doute d’une subversion de tout ce qui fait le +fondement de la société existante. Au désastre +radical et monstrueux des habitudes qu’il doit +entraîner va s’ajouter l’idée d’un bouleversement +prévu ; d’où la naissance de ces fables +absurdes sur les mœurs et les coutumes du +vainqueur. Que n’attendre point du chrétien +qui vient de la mer ? L’épouvante du changement +et la défense d’un sol avare mais nourricier +sont les deux grands mobiles qui provoquent +la réaction hostile du Berbère autochtone.</p> + +<p>L’étranger est un facteur de changement. +Or, n’est bon en Islam primitif que ce qui +demeure. De ce nouveau ne peut surgir aucun +bien. Ce qu’on appelle la pénétration pacifique +est la méthode délicate et patiente d’apprivoisement +des indigènes effarouchés. Elle +doit être précédée toutefois, pour être efficace, +d’un certain déploiement de manifestations +énergiques.</p> + +<p>Bourgeois, notables, artisans des villes, fellahs +de la plaine ou de la montagne ne céderont +qu’à la force, soit par simple crainte de +son appareil déployé, soit pour en avoir +éprouvé l’irrésistible effet.</p> + +<p>L’opinion des classes dirigeantes et citadines +peut se résumer facilement ainsi : l’invasion +des chrétiens est un terrible malheur ; elle est +semblable à la peste ; mais comment lutter +contre un fléau qui dépasse nos faibles forces ? +A l’impossible nul n’est tenu ; supportons +l’inévitable en gardant l’espérance que cette +épreuve venue de la volonté de Dieu — comme +tout ici-bas — aura un jour sa fin.</p> + +<p>Un passage du <i>Kitab-el-Istiqça</i> (ouvrage rédigé +au Maroc il y a plus d’une trentaine d’années) +traduit à merveille cet esprit fataliste et +prudent :</p> + +<p>« On sait qu’à l’heure actuelle les chrétiens +sont arrivés à l’apogée de la force et de la +puissance et qu’au contraire les musulmans — Dieu +les rassemble et répare leur déroute ! — sont +aussi faibles et désordonnés que possible. +Dans ces conditions, comment est-il possible, +au point de vue du bon sens et de la politique, +et même de la loi, que le faible se montre +hostile au fort et que celui qui est désarmé +livre combat à celui qui est armé de pied en +cap ? Comment peut-on trouver naturel que +celui qui est assis renverse celui qui est debout +sur ses jambes ou admettre que les moutons +sans cornes combattent ceux qui en ont ? »</p> + +<p>Et plus loin : « Nous sommes, elles (les nations +européennes) et nous, comme deux oiseaux, +l’un pourvu d’ailes, qui va partout où +il lui plaît, et l’autre qui aurait les ailes coupées +et qui retomberait toujours à terre sans +pouvoir voler. Croyez-vous que cet oiseau sans +ailes, qui n’est pas autre chose qu’un morceau +de viande sur une planchette, puisse combattre +celui qui vole où il veut ? »</p> + +<p>De ce sentiment d’une lutte impuissante à +soutenir, le loyalisme peut même surgir par +un détour à la fois singulier et logique. Le romancier +Maurice Le Glay, qui a profondément +pénétré la psychologie marocaine, +place dans la bouche d’un chef berbère ces +paroles vraisemblables, tout au moins dans +leur fond : « Soyez certains, dit le caïd Driss, +des Beni-Mtir, que si je croyais notre peuple +capable de vivre seul et de se guider, je ne +serais pas avec vous. Je sais que, pour être +en état de gouverner, il lui faudrait d’abord +dominer l’anarchie, unir ses forces et vaincre. +S’il possédait ces qualités, vous me verriez à +sa tête, vous combattre avec acharnement, +vous repousser à la côte, vous jeter à la mer +dont vous êtes sortis. Mais j’ai perdu tout +espoir que notre peuple puisse l’emporter. +Vous êtes trop forts, trop disciplinés, et d’ailleurs +vous n’êtes pas les seuls de ce genre. Si +ce n’était vous, une autre nation européenne +nous subjuguerait tôt ou tard. C’est écrit pour +toujours dans ma pensée. La lutte sera longue, +sanglante ; inutile et douloureuse la résistance +de nos malheureux frères<a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14"><span class="label">[14]</span></a> Maurice Le Glay. — La mort de Mohand, p. 224, dans +<i>Badda, fille berbère</i>. Plon, édit.</p> +</div> +<p>Lucidité fréquente dont nous sûmes user en +la récompensant. La pensée des profits à obtenir +d’un ralliement pas trop tardif, qui seul +permet d’avoir un pouvoir consolidé et même +agrandi sous l’égide du conquérant, a toujours, +en pays musulman, apaisé beaucoup de répugnances. +Mais quelle dualité subsiste toujours +entre ce calcul de l’intelligence qui admet +l’étranger et l’appel puissant du sentiment et +de l’atavisme qui voudrait l’anéantir !</p> + +<p>On se figure volontiers en France que le +loyalisme indigène, berbère ou musulman offre +à son origine une allure théâtrale et lyrique ; +on semble croire qu’un beau jour, en contemplant +l’uniforme d’un colonel ou en entendant +la <i>Marseillaise</i>, les autochtones ont été touchés +de la grâce et que cette conversion brusquée +les a aussitôt saisis d’une indéfectible +admiration pour nos vertus civilisatrices et +républicaines. Conception brillante, sommaire, +peu nuancée, à ce titre utile à développer à la +fin des banquets ! La réalité est plus complexe, +plus humaine et, par là, davantage attachante.</p> + +<p>Il existe, en effet, chez le primitif vaincu +ou qui va bientôt l’être, l’attraction mystérieuse +vers le conquérant qui représente la +force et la puissance ; de ce prestige, qui exerce +une suggestion véritable, naît la fidélité, +attachement instinctif et presque animal.</p> + +<p>Nous n’avons pas de tribus plus fidèles que +celles où nous dûmes vaincre la plus courageuse +opposition ; les anciens dissidents font +les meilleurs partisans. Le dévouement aveugle +et comme forcené, c’est celui qu’on trouve chez +les Mokhraznis qui hier nous tiraient des +balles et maintenant se font casser la tête pour +nous. Ils ont subi le magnétisme du vainqueur.</p> + +<p>Il faut l’étourdissement du coup de poing. +Le conquérant, le vainqueur sont des instruments +de Dieu ou du destin devant lesquels on +est bien contraint de s’incliner. Le conquérant +ne sera admis, puis respecté et obéi qu’autant +qu’il aura mieux témoigné de cette force mêlée +d’équité et que l’indigène en aura davantage +senti les effets et les aura jugés irrésistibles. +On peut même aller plus loin et dire que toute +occupation est éphémère si elle n’a pu débuter +par des actes de force mesurée et dénuée d’inutiles +violences.</p> + +<p>Le conquérant, en dépit de toutes concessions +bienveillantes ultérieures, devra toujours +garder l’attitude du chef, de celui qui prévoit, +ordonne, dirige et, au besoin, après avoir prévenu, +réprime tous les écarts. Avec toutes les +nuances que le tact et le sens des circonstances, +un long usage des musulmans et l’instinct +de leur psychologie peuvent permettre de déployer +afin de ménager les amours-propres +légitimes et les susceptibilités, il ne se départira, +dans aucune occasion, de son privilège +d’autorité souveraine.</p> + +<p>L’indulgence, en cas de manquement grave, +est considérée comme faiblesse et n’est pas +appréciée ; l’important n’est point de frapper +aveuglément et fort, mais bien de frapper juste +et au moment opportun. Ainsi naît le respect +et ainsi se maintient-il. Comme tous les gouvernements +faibles, l’ex-beylik algérien, le vieux +makhzen au Maroc, avaient la main très dure +et même cruelle ; un gouvernement mieux organisé +peut être moins sévère, mieux graduer +l’échelle des peines, mais il ne doit jamais +abdiquer la fermeté.</p> + +<p>Un historien arabe, qui passa trois années +en Égypte pendant l’expédition de Bonaparte, +raconte que lorsque les Français entrèrent au +Caire ils demandèrent d’abord que toute la +population livrât les armes ; mais comme le +peuple s’effrayait en murmurant que c’était là +prétexte pour entrer dans les maisons et piller, +les vainqueurs magnanimes y renoncèrent. +Peu de temps après, ces armes ainsi imprudemment +laissées étaient employées contre +eux.</p> + +<p>La révolte du Caire n’entraîna, du reste, +qu’une répression très faible. « Les habitants +se complimentèrent, dit le même historien, +mais personne ne croyait que cela pût se terminer +ainsi. »</p> + +<p>Les gens de Fez durent éprouver la même +impression après les Vêpres marocaines de +1912, lesquelles, suivant certains, furent médiocrement +châtiées ; il y eut de sommaires +exécutions de pillards ou de passants miséreux ; +mais nul obus tiré comme par inadvertance +sur le sanctuaire le plus vénéré, et y éclatant, +ne vint suggérer à la cité scélérate ce sentiment +que la protection divine ne couvre pas le +crime, même celui dont est victime l’infidèle +exécré.</p> + +<hr> + + +<p>La force ayant consacré par son triomphe +les droits du vainqueur, le problème du gouvernement +des masses musulmanes peut être +résolu de deux manières : administration directe +ou protectorat.</p> + +<p>L’idée d’administration directe, qui va de +pair avec celle d’assimilation, surgit tout naturellement +à l’esprit du conquérant européen +entrant en contact, sans préparation, avec une +société musulmane en décadence.</p> + +<p>Pour Bugeaud et les officiers de bureau +arabe formés à son école, il n’y a rien à tirer +des chefs indigènes, prévaricateurs, fourbes, +qui trompent les foules crédules sur nos intentions +et nos buts véritables, les grugent et +les abusent. Prenons nous-mêmes en main les +destinées du peuple et administrons-le à notre +manière, celle-ci est la bonne, puisqu’elle est +honnête et désintéressée, tournée vers le bien +public. Les indigènes ne pourront que reconnaître +qu’ils gagnent au change ; ils se rapprocheront +de nous et peu à peu leur mentalité se +transformera, deviendra pareille à la nôtre.</p> + +<p>Bugeaud est là-dessus très explicite : « Nous +pourrons espérer de faire d’abord supporter +notre domination aux Arabes, de les y accoutumer +plus tard et, à la longue, de les identifier +à nous, de manière à ne former qu’un +seul peuple sous le gouvernement paternel du +roi des Français<a id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor">[15]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_15" href="#FNanchor_15"><span class="label">[15]</span></a> Circulaire du 17 septembre 1844.</p> +</div> +<p>Il écrit nettement dans un autre document : +« Nous ne pouvons pas plus longtemps livrer +les indigènes à l’arbitraire de chefs avides qui +semblent ne tenir au pouvoir que pour avoir +la faculté de spolier leurs administrés<a id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor">[16]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_16" href="#FNanchor_16"><span class="label">[16]</span></a> Circulaire de février 1844.</p> +</div> +<p>« Le nombre des officiers français connaissant +la langue, les mœurs, les affaires des +Arabes sera trop longtemps restreint pour que +nous puissions songer à donner généralement +aux Arabes des aghas et des caïds français… +Mais il ne faut pas avoir peur de placer un +officier français réunissant les qualités nécessaires +pour diriger les Arabes. »</p> + +<p>Conception généreuse, révolutionnaire d’origine, +très française, puisque c’est la même +qu’on retrouve dans toutes les mesures tendant +à répandre l’instruction européenne chez l’indigène, +à le munir d’un droit de vote, enfin à +éclairer sa conscience et à lui apprendre à s’en +servir.</p> + +<p>Le tort du régime de l’administration directe +et de l’assimilation est de croire qu’on peut +réaliser facilement un accord intellectuel et +moral que le seul fait de la dissemblance des +mentalités, des croyances et des mœurs indique +comme fort malaisé. Bonaparte l’avait clairement +vu, qui écrivait à Kléber : « Il nous est +impossible de prétendre à une influence immédiate +sur des peuples pour qui nous sommes +des étrangers. Nous avons besoin, pour les +diriger, d’avoir des intermédiaires. »</p> + +<p>Si nous enlevons aux indigènes leurs cadres +naturels, si vermoulus soient-ils, — et leurs +chefs reconnus, si médiocres qu’on les trouve, — ce +à quoi tend fatalement et par définition +tout régime d’administration directe (et quelques +atténuations qu’on lui suppose dans la +pratique), on arrive à n’avoir en face de soi +qu’une poussière d’hommes sur laquelle toute +action est souvent inopérante.</p> + +<p>On réalise une économie plus grande d’efforts, +de temps et d’argent en laissant subsister +les cadres naturels d’une société, qui sont +son armature, par le maintien judicieux des +chefs indigènes et des institutions qui ont fait +leur preuve, sous réserve de les contrôler et +les éduquer.</p> + +<p>A l’expérience, la « formule du Protectorat », +qui est de faire vivre une souveraineté +indigène sous une suzeraineté étrangère, a paru +bien préférable ; elle utilise les forces existantes ; +elle est plus souple, plus diverse, davantage +adroite ; elle se prête à toutes les transformations, +suivant les circonstances de lieu et +de temps. Voyons cette formule en action.</p> + +<p>Voici au Maroc un contrôleur nouvellement +nommé dans le bled, où il succède à un officier +du Service des renseignements. Son poste +est au milieu de tribus peuplées de 100.000 indigènes +que régissent quatre ou cinq caïds +assistés de khalifats et de cheikhs ; il y a aussi +un cadi pour la justice civile. Le contrôleur +a, pour le seconder dans sa tâche, un adjoint, +un commis aux écritures, un interprète algérien, +une vingtaine de mokhaznis, sorte de +gendarmes — plus exactement d’hommes d’armes — indigènes. +Quel personnel français plus +considérable ne faudrait-il pas pour administrer +directement une telle population !</p> + +<p>Le rôle du contrôleur est de faire donner le +maximum de rendement aux organismes locaux +chargés de l’administration, de la justice, +de la police, du recensement et de la perception +de l’impôt, et ce, en les surveillant et +en les stimulant sans cesse.</p> + +<p>Des affaires importantes assaillent le contrôle : +litiges immobiliers, crimes, successions +compliquées, contestations avec des colons. +Tout semble d’autant plus embrouillé, que +maintes fois le caïd est de parti pris, tels +cheikhs ont été circonvenus ; les faux témoins +abondent, les pots-de-vin ont circulé.</p> + +<p>L’agent français, s’il est novice, n’y comprend +goutte. Alors il a recours à son entourage : +chaouch et mokhaznis ; là il est également +trompé. Les uns ont été achetés par le +caïd, les autres, enfants du pays, ont des accointances +ou des intérêts lointains dans l’affaire ; +les troisièmes font les imbéciles pour ne +point se compromettre. C’est à qui s’efforcera, +de gré ou de consentement, de mettre sur la +mauvaise piste l’agent français et d’égarer ses +recherches ou ses investigations ; c’est la conspiration +des ténèbres.</p> + +<p>Qu’il ne se décourage pas cependant, et surtout +qu’il se garde des décisions précipitées. Il +ira faire des tournées dans le bled, interrogera +les gens ; les langues se délieront, la confiance +de certains ira vers lui, surtout si, connaissant +l’arabe, il peut s’exprimer sans interprète.</p> + +<p>S’il acquiert la conviction d’avoir été mal +averti ou mal renseigné par les caïds, il leur +exprimera son mécontentement, écrira au +makhzen pour obtenir des sanctions ; il exigera +la cassation des chioukhs, l’emprisonnement +des faux témoins, licenciera et punira +les mokhaznis menteurs et vénaux.</p> + +<p>Grâce à un arbitraire modéré, quoique inflexible, +par quelques exemples bien appliqués, +il fera renaître la crainte, qui est le commencement +de la sagesse, laquelle est à la base de +l’ordre. Sous l’aiguillon de cette attention toujours +tendue, la vieille et très simple administration +indigène fonctionnera sans trop +d’abus (sauf ceux, véniels, qui ne gênent personne +et sont monnaie courante en Islam), puis +elle s’améliorera peu à peu et finira, avec parfois +quelques à-coups, par aller à peu près +bien. Il n’était à cette machine que d’avoir un +animateur et un bon surveillant.</p> + +<p>Que ferait, en effet, seul, le contrôleur au +milieu d’une multitude de gens méfiants, hostiles +par esprit de race et qui seraient menés +sourdement par les anciens chefs dépossédés, +mais ayant conservé leur prestige moral, accru +par une sourde et passive opposition ?</p> + +<p>Le caïd, seul, connaît bien sa tribu ; il y est +né ; il y a passé son enfance et sa jeunesse ; il +est au courant de tous les tenants et aboutissants +des intrigues particulières et des conflits +d’intérêts ; par ses familiers, qui composent sa +clientèle et nouent ses relations, il est tenu au +courant des plus petits délits comme des moindres +courants d’opinion. Il est inadmissible +qu’un incident prémédité survienne et qu’il +n’en soit pas averti. Il faut donc le tenir responsable +de tout désordre survenant à l’improviste ; +il est caution de tout événement qui +peut surgir en sa tribu.</p> + +<p>Le caïd, ainsi, lie son sort au nôtre ; +nous consolidons son pouvoir, nous soutenons +son action, à condition qu’il agisse en +conformité de nos désirs pour l’établissement +de l’ordre et de la sécurité, qu’il se plie à nos +méthodes dont il lui appartient d’atténuer la +rigueur quand elles s’appliquent à ses administrés +encore trop frustes pour les bien saisir.</p> + +<p>En un mot, il est le pont jeté entre nous et +la masse inculte et impressionnable des gens +des tribus. Je ne sais plus dans quel rapport +d’un agent britannique on trouve ces mots qui +traduisent une des faces les plus vives de l’application +d’un régime de Protectorat : « Le +<i>cheikh</i> nous aime parce que nous avons soutenu +son autorité sur sa tribu, et le <i>fellah</i> parce +que nous le protégeons contre son cheikh. »</p> + +<p>La suzeraineté nous demeure tout entière ; +elle s’avère par les faits.</p> + +<p>Chez les primitifs, les détails ont une grande +importance, car les détails, éléments concrets +pour des esprits rebelles à l’abstraction, +sont seuls retenus par eux, dont le raisonnement +procède par analogie. C’est par les détails +qu’ils peuvent nous admirer, c’est par les détails +que nous les choquons. Nous avons laissé +aux caïds du Maroc un très grand pouvoir, +puisque ces fonctionnaires ont le droit de condamner +sans appel à un an de prison et à +1.000 francs d’amende au maximum. Le contrôle +civil suit de près les jugements, les réforme +ou les casse s’il les estime exagérés +ou insuffisants. En fait, dans beaucoup +de territoires où les caïds sont inexpérimentés, +l’administration directe est déguisée +et c’est le contrôleur qui administre et +condamne, sous le couvert du caïd ; les apparences, +auxquelles un peuple traditionnaliste +est toujours sensible, sont donc sauvegardées. +De toutes manières, le pouvoir éminent de +l’agent français apparaît aux yeux du populaire +par cette particularité que, dans tous les +cas, la geôle est au siège du contrôle ; c’est le +contrôleur qui emprisonne et fait travailler les +prisonniers aux corvées qu’il juge utiles ; pour +le peuple, c’est donc lui le « surcaïd ». Et si +quelque injustice est commise, la victime n’en +rend pas responsable le contrôleur ; elle dit, +quant à elle : « Il ne savait pas, c’est le caïd +qui l’a trompé. S’il m’a puni à tort, c’est sans +le savoir. » L’énorme avantage de tout régime +du Protectorat, fort élastique puisqu’il peut +aller du contrôle proprement dit à l’administration +semi-directe ou même directe, c’est +qu’il laisse aux autorités indigènes locales +toute leur responsabilité.</p> + +<hr> + + +<p>La main qui ordonne doit être en même +temps, si l’ordre n’est pas suivi d’exécution, +celle qui va saisir et corriger.</p> + +<p>C’est pour avoir méconnu ces remarques élémentaires +sur la mentalité arabo-berbère que +le législateur français d’avant guerre commit +la lourde erreur, en détruisant le pouvoir disciplinaire +des administrateurs d’Algérie, de +saper complètement leur autorité.</p> + +<p>On sait que, jusqu’à la loi du 15 juillet 1914, +les administrateurs de commune mixte étaient +habilités à condamner l’indigène, sur l’heure +et sans appel, à des peines disciplinaires +minimes : 1 à 15 francs d’amende, un à cinq +jours de prison, s’il se rendait coupable d’infractions +déterminées : propos tenus contre +l’autorité, trouble sur les marchés, garde d’armes +non déclarées, refus d’obtempérer aux réquisitions, +mauvaise volonté manifeste dans le +paiement de l’impôt, refus d’aide en cas de +calamités publiques, etc. En somme, l’administrateur +possédait, dans une faible proportion, +les anciens pouvoirs de justice arbitraire +et expéditive des caïds auxquels les indigènes +étaient séculairement habitués. Pratique nécessaire : +pour des populations rudes encore +et qui ne peuvent comprendre ni même concevoir +nos subtilités juridiques, « la réponse à +une infraction doit avoir la soudaineté d’un +réflexe ». Cette justice immédiate, vraiment +patriarcale d’origine, appliquée avec modération, +gênait infiniment moins l’indigène, par +sa simplicité, que sa comparution devant un +tribunal souvent lointain, la perte de temps +qu’elle entraîne, les obligations d’une procédure +compliquée et, pour lui, inintelligible. +D’ailleurs, l’intervalle entre la faute commise +et la sanction encourue affaiblit l’efficacité de +celle-ci. Enfin l’indigène ne respecte le chef +que s’il sait qu’il a le droit de sévir, et de +sévir sans intermédiaire ni formalités.</p> + +<p>Pour les esprits qui saisissent seulement le +concret, il existe ainsi une notion simple et +forte de l’autorité. Le mot « hakem » (savant, +en arabe) en est venu à exprimer par analogie +l’idée d’habile à statuer, à gouverner.</p> + +<p>Comme on l’a dit très justement, l’administration +des masses musulmanes a toujours reposé +sur le concept d’autorité arbitraire, dans +de certaines limites, du chef, chef naturel de +même religion ou de même race, ou chef européen +imposé par la conquête.</p> + +<p>Jules Ferry écrivait des Arabes, il y a plus +de vingt-cinq ans, dans un rapport demeuré +fameux : « Ils n’entendent rien à la séparation +des pouvoirs, mais ils ont au plus haut degré +l’instinct, le besoin, l’idéal d’un pouvoir fort +et juste. » Ce fut cependant au nom du principe +de la séparation des pouvoirs que les +adversaires de ce régime de l’indigénat obtinrent +la suppression de ces attributs disciplinaires +décriés ; ils avaient pu donner lieu à des +abus autrefois, lorsque le recrutement des +administrateurs offrait moins de garanties et +qu’ils étaient moins contrôlés qu’aujourd’hui ; +mais, strictement réglementés, ils étaient nécessaires.</p> + +<p>Il semblait que le législateur, devant la vague +appréhension qu’il commettait une erreur, +reculait au dernier moment devant son application, +puisque, en votant la loi, il spécifiait +qu’elle n’entrerait en vigueur que cinq ans +après sa promulgation. L’échéance arrivée, +sans que le Parlement ait eu le temps d’examiner +à nouveau la question, les administrateurs +furent désarmés au moment précis où +leur pouvoir et leur prestige auraient dû, plus +que naguère, être incontestés, c’est-à-dire au +lendemain de la guerre, dans tout le trouble +et la fermentation qui suivent les grands cataclysmes +prolongés. Les mauvais éléments de +la population eurent toute licence, au grand +dam et mécontentement de la majorité honnête +et paisible.</p> + +<p>Pour comble, la loi du 4 février 1919, qui +étendait le droit de vote à plus de 400.000 indigènes, +les assimilant aux citoyens français, +leur permettait l’acquisition des armes sans +autorisation préalable ni contrôle. Ainsi, par +le jeu convergent de ces textes, on armait les +indigènes, dont les esprits s’agitaient à la suite +des événements formidables de la guerre, et +on supprimait, d’autre part, la seule barrière +immédiate et efficace qui pouvait, en les surveillant +de près, les contenir. Les conséquences +d’une expérience sociale réalisée dans de telles +conditions, vu le milieu, les hommes et les +circonstances, ne pouvaient être que désastreuses.</p> + +<p>Les indigènes, que les hauts prix d’achat +des denrées agricoles et les salaires élevés pratiqués +pendant la guerre avaient muni d’argent, +se ruèrent littéralement sur les boutiques +d’armuriers et se rendirent acquéreurs de fusils, +carabines et revolvers — mirifique fruit +défendu ! D’autre part, leurs compatriotes, venus +en France pour y travailler, ne rentraient +en Algérie qu’avec des armes ; les démobilisés +n’oublièrent pas les couteaux de tranchée et +les grenades. Enfin, les uns et les autres pratiquèrent +presque ouvertement le commerce des +armes, les cédant avec bénéfice à ceux, non +électeurs, qui n’avaient pas le droit d’en posséder. +Or, comme on l’a remarqué très bien, +« l’indigène qui a des armes n’a qu’un désir : +celui de s’en servir, et il s’en sert pour le +plaisir, même quand rien ne l’y pousse, ni la +haine, ni le désir de vengeance, ni la famine ». +En lui vit la vieille mentalité atavique berbère +des gens pour qui le <i>baroud</i> est à la fois la +garantie la plus sûre et l’<i lang="la" xml:lang="la">ultima ratio</i> même +des particuliers. Aussi bien, désormais, les +querelles privées ou les rivalités de çofs se +liquidèrent-elles au milieu des coups de feu ; +l’on éteignit des rancunes ainsi de façon définitive. +Enfin, le malaise général causé par la +grande guerre, la faible organisation de la police +rurale et la crise d’autorité généralisée et +provoquée, donnèrent au brigandage une extension +illimitée. On vit les trains dévalisés +après une attaque à la grenade, des autobus +pillés, des troupeaux razziés, des fermes enlevées +de haute main par des bandits masqués. +Depuis un demi-siècle on n’avait pas assisté à +un tel déchaînement de crimes ; en 1919, le +nombre des attentats subit une augmentation +de 3.390 sur le chiffre de 1918.</p> + +<p>Les indigènes ne comprenaient rien à cette +subite carence de l’autorité. A ce sujet, une +anecdote, rapportée par M. Thomson, est, plus +que tout commentaire, suggestive : « Quand les +pouvoirs disciplinaires ont disparu dans la +Haute-Kabylie, à Fort-National, les djemâas, +le conseil des anciens des différentes communes, +au bout de quelques mois, sont venues +trouver l’administrateur et lui ont dit : « Tu +n’a plus d’autorité ; tes pouvoirs ont disparu. +Les infractions et les délits augmentent +tous les jours et d’une façon absolument +inquiétante. Cela ne peut pas durer.</p> + +<p>« — Mais il y a le juge de paix, répond l’administrateur.</p> + +<p>« Le juge de paix, les témoins ; non, ce n’est +pas cela ! Quand une faute est commise, il +faut frapper tout de suite le délinquant. Il +n’est pas nécessaire de frapper très fort, +mais il faut que la répression soit immédiate. +Nous te prévenons que, puisque tu n’as pas +les pouvoirs disciplinaires, nous allons faire +revivre les Kanouns, c’est-à-dire les vieux +usages, les vieilles pénalités berbères dont +les djemâas frappaient les délinquants. »</p> + +<p>« Et malgré les observations et les protestations +de l’administrateur disant qu’on +n’avait pas le droit d’appliquer les Kanouns, +on les a fait revivre, et cela avec l’assentiment +de la population kabyle. Ceux qui sont ainsi +frappés s’inclinent. Et cela a duré tant que les +pouvoirs disciplinaires n’ont pas existé !<a id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor">[17]</a> »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_17" href="#FNanchor_17"><span class="label">[17]</span></a> <i>Officiel</i>, 1920. Discours Thomson, p. 4074.</p> +</div> +<p>On ne s’étonnera pas que beaucoup d’indigènes, +en présence de ces prétendues garanties +qu’on leur fournissait et qui les obligeaient à +faire parfois 50 ou 60 kilomètres pour aller +devant le juge de paix, — au lieu de verser +<i lang="la" xml:lang="la">de plano</i> 10 francs d’amende ou de coucher +deux nuits à la boîte, — aient cru, dans la candeur +de leur âme, qu’une telle complication +inusitée, loin de constituer une réforme en +leur faveur, était bel et bien une pratique résultant +de l’état de siège, une sévérité du Gouvernement<a id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor">[18]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_18" href="#FNanchor_18"><span class="label">[18]</span></a> <i>Officiel</i>, 1920. Discours Morinaud, p. 4089. Ajoutons +que sur 120 postes de juges, il y eut, en 1919, 64 vacances ; +d’où rôles encombrés, retards dans les jugements et +autres inconvénients.</p> +</div> +<p>Il était temps de réagir contre un état de +choses aussi fâcheux. La loi du 4 août 1920 +apporta une restriction sérieuse à la détention +des armes ; néanmoins le mal était fait, car des +milliers d’armes étant en circulation, il fut bien +difficile d’en récupérer beaucoup. D’autre part, +le rétablissement des pouvoirs disciplinaires, +demandé non seulement par les colons mais par +la partie saine de la population autochtone, fut +vite chose faite. En somme, la légèreté du législateur +avait institué une sorte d’essai en matière +sociale ; on en vit les fruits : ébranlement +du prestige français, augmentation de la criminalité +et, par suite, exode de nombreux colons +fuyant le bled et vendant à des indigènes leurs +propriétés insuffisamment protégées<a id="FNanchor_19" href="#Footnote_19" class="fnanchor">[19]</a> ; d’où +recul dangereux de la colonisation française +dans un pays de peuplement, à la fois dommage +politique et économique, régression.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_19" href="#FNanchor_19"><span class="label">[19]</span></a> Dans le département de Constantine, pour l’année +1919, les ventes d’immeubles ruraux consenties par les +indigènes aux Européens s’élèvent à 13.516.000 francs ; +celles consenties par les Européens aux indigènes dépassent +30.500.000 francs. Les colons ont eu l’impression que leur +sécurité était en péril et tout un ensemble de faits venait +justifier leurs appréhensions. <i>Officiel</i>, 1920. Discours Thomson, +p. 4072.</p> +</div> +<p>Tels sont les résultats d’une idéologie politicienne +contre laquelle le Parlement semble, +heureusement, et pour un temps tout au +moins, prémuni.</p> + +<hr> + + +<p>La souveraineté appartenant de droit à la +race conquérante, c’est à elle de prouver, par +la valeur de ses agents, qu’elle est digne de +l’exercer. Le prestige est l’élément le plus sûr +de toute domination. La métropole doit envoyer +dans les pays musulmans soumis à son +empire une élite de fonctionnaires. Le musulman, +très sensible aux dons extérieurs, au +maintien, à l’<i lang="la" xml:lang="la">habitus corporis</i>, l’est aussi très +vivement aux qualités morales et à la dignité +de la vie, au désintéressement et à l’équité surtout, +qu’il prise d’autant plus fort qu’il les +rencontre plus rarement autour de lui.</p> + +<p>C’est donc une sorte de contre-sens que +d’aliéner une part de cette souveraineté, en +admettant même dans de faibles proportions, +aux fonctions d’autorité et de contrôle des +représentants de la race conquise. Dans l’Inde, +un <span lang="en" xml:lang="en">act</span> de 1833, voté par le Parlement, édictait +qu’« aucun natif ne pouvait être écarté de +n’importe quel poste ». La volonté de la métropole, +bien que confirmée avec des modifications +par une loi de 1853, une proclamation de la +reine Victoria de 1858, enfin une autre loi de +1870, se heurta toujours à la résistance du +Gouverneur, lequel, vivant au contact de +la réalité, sentait tous les dangers qui pouvaient +surgir de cette porte entre-bâillée. Le +fonctionnaire européen d’autorité est avant +tout l’interprète de la politique de son pays, +ce que ne sera jamais le fonctionnaire d’origine +indigène, théoriquement muni des mêmes +pouvoirs ; il est aussi l’intermédiaire entre le +peuple conquérant et le peuple conquis, l’éminent +départiteur entre les exigences de l’un et +les aspirations de l’autre. Il doit donc posséder +le don impérial par l’effet d’une tradition devenue +instinct. Les Anglais sont tellement imbus +de ce principe essentiel, nonobstant la concession +platonique et sans effet pratique qu’on +vient de signaler, qu’ils vont plus loin : une +règle non écrite, mais fidèlement suivie, de +leur politique — analogue à celle qui a écarté +jusqu’à ce jour chez nous les Israélites de la +carrière diplomatique — veut que les postes +d’autorité du <i lang="en" xml:lang="en">Civil Service</i> ne soient dévolus +qu’aux Anglais, sinon nés, tout au moins +élevés en Angleterre. Des Anglais, nés dans +l’Inde de parents anglais et ayant reçu leur +éducation dans la colonie, seront toujours +écartés des hautes fonctions de contrôle et de +direction<a id="FNanchor_20" href="#Footnote_20" class="fnanchor">[20]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_20" href="#FNanchor_20"><span class="label">[20]</span></a> J. Chailley. <i>L’Inde britannique</i>, p. 469. L’auteur, +après avoir signalé le fait, ajoute : « Il leur aura manqué +de vivre dans le vieux pays, de fréquenter la robuste et +rude jeunesse anglaise, de s’imprégner avec elle des antiques +préjugés qui font la savoureuse originalité de la +race et des fortes notions qui lui inculquent son puissant +orgueil. Et si aiguë que, plus tard, se révèlent leur intelligence +et si étendues leurs connaissances, l’Angleterre ne +les classera pas volontiers parmi ceux à qui d’avance elle +destine la direction des masses et remet le sort du pays ; elle +se défiera de leur conscience et de leur caractère. »</p> + +<p>En un mot, la métropole redoute la déformation morale +et intellectuelle provoquée par l’ambiance exclusivement +coloniale et indigène. Cette pratique, si elle était adoptée +chez nous, éliminerait en Afrique du Nord des hautes +fonctions administratives tous les Français nés en Algérie +qui n’auraient pas passé leur adolescence et une partie de +leur jeunesse en France.</p> +</div> +<hr> + + +<p>« Le souverain, remarquait Ibn-Khaldoun, +est un modérateur. » Il est aussi un redresseur +de torts. C’est une autre sérieuse erreur que +de laisser aux chefs indigènes un pouvoir et +une autorité tels que notre contrôle en devienne +illusoire.</p> + +<p>En 1918 et 1919, les Italiens trouvèrent +opportun de combler de faveurs les grands +chefs bédouins qui les avaient contraints en +1915 à se réfugier sur la côte. Ils en furent +mal récompensés : les grands chefs en usèrent +à leur guise dans nombre de points et, sans +qu’aucune sanction ultérieure n’intervienne, +forcèrent à décamper les résidents locaux avec +leurs garnisons.</p> + +<p>C’est un art délicat que celui d’utiliser les +grands chefs, en leur lâchant la bride, sans +diminuer pour cela son prestige.</p> + +<p>Ce qu’on a appelé politique « des grands +caïds » en Afrique du Nord, et plus particulièrement +au Maroc, dans un passé récent, ne correspond +heureusement pas à un plan d’ensemble +et durable, établi sur des données logiques +et visant au définitif. Cette politique est une politique +d’expédient, ayant sa source dans les +nécessités immédiates du moment, qui seules +la justifient (pénurie d’effectifs, insuffisante +préparation en vue d’une occupation territoriale). +Elle se résume ainsi : la nation conquérante +demande aux chefs indigènes locaux, à +qui elle suppose de l’influence et sait des +moyens d’action matériels, une activité très +étendue dans leur rôle militaire et de haute +police ; en échange des efforts consentis par +ces chefs, et qui les déchargent d’autant des +leurs, les représentants de la nation conquérante +restreignent leurs pouvoirs de contrôle, +se contentent d’une occupation de fait et consentent +à fermer les yeux sur les abus et exactions +inhérents, en Islam, à l’exercice de tout +pouvoir fort non modéré par la crainte.</p> + +<p>Une sorte de contrat tacite — <i lang="la" xml:lang="la">do ut des</i> — lie +le chef indigène au gouvernement protecteur ; +celui-ci se relâche de son rôle de surveillance +administrative en proportion du concours qu’il +exige par ailleurs du caïd ; le caïd s’appuie sur +le pouvoir du conquérant, qui consolide et +étend ses privilèges et avantages, et au besoin +les défend.</p> + +<p>Cette politique est un pis-aller dont l’emploi, +suivant le temps et le lieu, — pendant +une guerre européenne, par exemple, dans des +régions vidées de troupes, — rend de précieux +services. Simple mesure d’opportunité, elle ne +saurait être érigée en méthode suivie.</p> + +<p>Elle rompt le contact entre le peuple conquérant +et la masse indigène, devenue sans recours +effectif la proie de la clientèle avide qui +entoure les chefs locaux. Elle ne justifie pas +moralement la conquête. Au malaise que provoque +la venue du chrétien s’ajoute le ressentiment +venu de l’oppression qu’il tolère et +fortifie. Une telle politique hypothèque l’avenir +en préparant les ferments de haine et de +désordre.</p> + +<p>On a essayé de légitimer la politique des +grands caïds, non pas en arguant de la nécessité +où l’on se trouvait dans certains cas de +ne pouvoir en pratiquer de meilleure, mais par +des considérations assez aventureuses sur le +caractère féodal de ces chefs indigènes.</p> + +<p>Si ce n’est que ces « seigneurs » parfois +chassent au faucon et logent dans des demeures +fortifiées, — ce qui n’est qu’une analogie +de surface, — aucun parallèle possible n’est à +intervenir entre l’état social où ils vivent et +celui de la féodalité.</p> + +<p>Il manque à l’Afrique du Nord l’essentiel +de la structure du moyen âge : une hiérarchie +à degrés nombreux et complexes, les liens de +suzerain à vassal avec obligations réciproques +très strictes et sanctionnées par l’Église, organisation +spirituelle puissante à côté du pouvoir +temporel et souvent s’opposant à lui ; la chevalerie, +la naissance des institutions communales, +bref tout un échafaudage social dont +l’équivalent ne s’est jamais présenté en Berbérie.</p> + +<p>Ajoutons qu’en fait ces grands « feudataires » +ont accédé à un pouvoir de date récente +uniquement grâce à l’ensemble des circonstances +qui ont favorisé l’anarchie du Maroc à la +fin du dix-neuvième siècle et au début du +vingtième. Ils sont donc des parvenus, sinon +des chefs de bande qui ont réussi<a id="FNanchor_21" href="#Footnote_21" class="fnanchor">[21]</a>. Dans la +Berbérie, plutôt démocratique, leur élévation +est le résultat d’un accident. Il serait donc tout +à fait regrettable de transformer un simple +état de fait en un état de droit.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_21" href="#FNanchor_21"><span class="label">[21]</span></a> Le grand-père de l’illustre Hadj Thami Glaoui, le +très décoratif pacha de Merrakech, n’était qu’un petit +cheikh de la montagne. Le fameux château-fort de Telouet, +ce « Coucy » de l’Atlas, bâti en pisé, a commencé d’être +édifié il y a une cinquantaine d’années tout au plus ; son +imposante physionomie actuelle remonte à environ vingt +ans.</p> +</div> +<p>La politique dite des grands caïds, qui a +donné de bons résultats pendant la guerre, doit +marquer une simple période de transition ; il +serait dangereux et au demeurant parfaitement +inutile de la prolonger. Un gouvernement +avisé lui substituera, pour le plus grand bien +de notre établissement, ces habitudes d’ordre, +de régularité et d’honnêteté qui ont consacré +jusqu’à ce jour les Protectorats de la France.</p> + +<hr> + + +<p>Nous avons vu quel était le premier stade +de la conquête : la manifestation de la force +et son emploi dosé et judicieux, puis l’acclimatation. +L’indigène s’attendait au pire ; il a +réagi ; la situation lui apparaissant sous un +jour supportable, il se soumet et s’accoutume. +Le fellah cultive dans des conditions plus favorables ; +point n’est besoin pour lui de laisser +la charrue afin de poursuivre un djich ou de +le fuir ; les tribus voisines ne viendront pas, +sous le moindre prétexte, brûler ses récoltes +ou abattre ses arbres ; les voleurs sont châtiés ; +il n’y a plus de coupeurs de route. L’homme +des villes commerce plus aisément, ses terrains +et maisons ont décuplé leur valeur. Tous jouissent, +après l’alerte première, des avantages de +l’occupation.</p> + +<p>Cependant, au fur et à mesure que l’indigène +est plus à son aise, son respect pour le conquérant +diminue. Il le voit de trop près. Derrière +le vainqueur et le prestige de ses canons ont +suivi des nouveaux venus : mercantis qui +exploitent, petits fonctionnaires qui tracassent. +Délivré de sa crainte primitive et les sachant +inoffensifs, l’indigène décèle rapidement leurs +ridicules, leurs tares, et il tâche souvent d’en +tirer parti. Le génie observateur et critique du +Berbère est aigu et direct ; le musulman des +villes, plus retors, n’est pas moins fin ; le juif +qui le guide en dessous lui commente nos travers +et nos défauts et lui enseigne le moyen +d’en jouer à son profit.</p> + +<p>Les premiers chefs militaires à qui s’est soumis +l’indigène sont déjà partis ; la peur des +sanctions a faibli ; les sanctions elles-mêmes, +en pays pacifié et du fait de la séparation des +pouvoirs, se relâchent en tardant ; en devenant +moins rapides et plus bénignes, elles perdent +de leur efficacité. Il est plus facile de s’y +soustraire, car elles échappent au caractère +sommaire qu’elles offraient sous le makhzen +ou la domination militaire et elles exigent tout +l’attirail d’une procédure importée. L’indigène, +habitué à un pouvoir autoritaire et fort, +s’étonne de cette dispersion des attributions +en diverses mains et l’interprète comme une +faiblesse<a id="FNanchor_22" href="#Footnote_22" class="fnanchor">[22]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_22" href="#FNanchor_22"><span class="label">[22]</span></a> Voir <a href="#note-iii">note III</a> à la fin du volume.</p> +</div> +<p>Cependant une nouvelle génération grandit. +On l’a élevée dans des écoles ou des collèges +dirigés ou contrôlés par nous, en mélangeant +les anciennes disciplines islamiques à une sorte +d’enseignement primaire supérieur. On s’efforce +de la gagner par des mesures de libéralisme, +excellentes en principe, nécessaires +peut-être, mais dont l’emploi peut être dangereux. +Dans la pensée de la nation conquérante, +cette « jeunesse des écoles », recrutée +d’ailleurs parmi les fils des notables, doit devenir +une pépinière de fonctionnaires du gouvernement +local ou d’agents subalternes de nos +administrations. Ce dessein est certes excellent, +et il est bien certain qu’on ne peut faire +autrement. Faut-il cependant fermer les yeux +de parti pris sur l’ombre qu’il présente ? Dès +qu’ils seront titulaires de petits emplois, les +jeunes gens élevés dans nos collèges, qui s’estiment +déjà supérieurs par leur qualité de musulmans, +se figureront vite que la subordination +où on les tient est abusive et injuste. Ils +voudront se donner de l’air, acquérir de l’influence, +car l’influence en Islam est un capital +sérieux ; si on les remet comme il convient à +leur place, voilà des mécontents. Même observation +pour ceux, plus favorisés, qui seront +institués hauts fonctionnaires, caïds, pachas, +etc. Empressés, obséquieux, habiles à +flatter, par tous les moyens, même les moins +avouables, les agents métropolitains chargés de +les contrôler, ils ne négligeront pas de +faire leur propre fortune. Que risquent-ils, en +effet ? On ne pratique plus les sanctions terribles +d’autrefois contre les fonctionnaires musulmans +qui ont cessé de plaire ou abusé : on +ne les charge pas de chaînes, on ne les laisse +pas mourir au fond d’un silo ; surtout, on ne +confisque plus, on révoque seulement ; or, la +révocation, après fortune faite, eu égard à la +mentalité musulmane, c’est une retraite un peu +anticipée. Ajoutons que pour faire excuser leur +avidité près de leurs frères de race, ces jeunes +fonctionnaires affecteront un grand rigorisme +musulman, dauberont tout bas sur le chrétien +et jetteront ainsi des ferments futurs d’opposition.</p> + +<p>Insidieusement, encore qu’on ait laissé la +complète liberté des mœurs, des coutumes et +de la religion, une atmosphère nouvelle s’est +créée dans les villes autour des masses musulmanes. +D’autres conditions de vie, une ambiance +transformée, des besoins nouveaux et +grandissants, la dissolution lente d’infinis et +ténus liens traditionnels, peu à peu, sans que +l’indigène même s’en doute, ont changé le +rythme de son existence.</p> + +<p>Un malaise naît alors, d’autant plus aigu +qu’il est moins défini et obscur. Faut-il s’en +étonner ? C’est la rançon d’une évolution trop +rapide, une civilisation ne se juxtapose pas à +une civilisation plus vieille de huit ou dix siècles +sans que cette brusque différence de niveau +moral et intellectuel n’entraîne avec elle une +crise d’accommodation.</p> + +<p>C’est le choc en retour de la conquête, souvent +d’autant plus rapide que la conquête a +été plus facile ; des habitudes mentales ne se +déploient plus qu’avec gêne dans leur cadre +familier ; en un mot, il s’est produit une sorte +de déracinement sur place.</p> + +<p>Par une sorte d’instinct de conservation, on +voit alors les esprits se retenir à leurs anciens +cadres idéologiques ou se jeter sur les plus +accessibles : les musulmans exaltent leur foi, +la pénètrent davantage ; les Berbères s’islamisent. +Le sentiment national, né dans les couches +élevées de la population, peut se développer +en un tel moment, car il trouve un +terrain où croître.</p> + +<p>Voyons, par l’exemple récent du Maroc, la +manière dont il peut se dessiner par le jeu +des circonstances. Le nationalisme marocain +n’existe pas, mais tout concourt à le former. +Pour le Marocain de naguère, le terme de Maroc, +en tant qu’entité nationale, n’était même +pas conçu. Il y avait un souverain et un gouvernement, +un sultan et un makhzen, et l’un et +l’autre régnaient ou étendaient leur administration +sur un empire aux frontières imprécises +et élastiques, rétrécies s’ils étaient faibles et +sans prestige, dilatées, au contraire, s’ils +étaient puissants et guerriers. Chacun ne connaissait +que sa ville ou sa tribu, dont les rapports +avec le makhzen, suivant le temps et les +circonstances, étaient étroits ou relâchés. Le +Maroc répondait très exactement au type de +l’État musulman, qui rappelle, d’après Le Châtelier, +« beaucoup plus celui d’un noyau organique, +autour duquel s’étend un développement +de plus en plus diffus, que celui d’une +structure générale et complète<a id="FNanchor_23" href="#Footnote_23" class="fnanchor">[23]</a> ». Partant, +nul patriotisme à proprement parler ; la résistance +à l’envahisseur est le fruit du fanatisme +ou, beaucoup mieux, de la xénophobie.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_23" href="#FNanchor_23"><span class="label">[23]</span></a> <i>Revue du Monde musulman</i>, septembre 1910.</p> +</div> +<p>Notre Protectorat a forcément changé tout +cela. En pacifiant, en organisant, il a unifié et +donné précisément au Maroc cette armature +intérieure qui lui manquait. Le makhzen, reconstitué, +a développé ses rouages ; les limites +du Maroc sont désormais assises et le sultan +va d’Ouezzan à Marrakech. La route, l’automobile, +le téléphone ont aboli les distances +dans un pays où les voyages et les échanges +étaient, il y a seulement une décade, longs, +malaisés et périlleux ; et Allah sait si le Marocain +s’est mis furieusement à voyager ! Pour +ses 30 ou 40 francs, il prend l’autocar et fait +300 kilomètres comme nous montons en tramway. +Les chefs et fonctionnaires indigènes, soit +dans des cérémonies chérifiennes, soit dans les +nôtres, c’est-à-dire plusieurs fois par an, ont +de multiples occasions de se rencontrer et de +s’entretenir ; à l’ancien particularisme succède +peu à peu une certaine fusion des esprits et des +intérêts qui les animent. Enfin, la longue +guerre a familiarisé la mentalité indigène, +attentive à en suivre les phases, avec la notion +de patrie. Alors que, naguère, la majeure partie +des Marocains, sauf peut-être dans les villes +de la côte où existaient des consuls, ne se +représentait pas très clairement les différences +nationales entre Européens, à l’heure actuelle, +l’idée de nation tend à devenir plus claire. A la +<i>eddoula</i>, collectivité imprécise, s’oppose maintenant +la <i lang="la" xml:lang="la">gens</i> ou nation ; <i lang="la" xml:lang="la">gens</i> est le mot latin +importé par les Berbères et non déformé. L’intégration +que nous avons fait subir à l’organisme +marocain, la généralisation de nos méthodes, +le fait aussi que le sultan, soutenu par +nous, perd fatalement son caractère de monarque +absolu et religieux et devient en pratique +quasi constitutionnel ; le principe d’hérédité +dont nous préparons l’adoption pour l’accession +au trône, la façade de prestige qu’on laisse +à un makhzen, gouvernement sans vergogne +d’ailleurs, tout cela et bien d’autres +choses encore, font acquérir à l’ensemble du +Maroc une physionomie une qu’il ne possédait +pas autrefois aux yeux de ses habitants. L’idée +nationale peut naître au Maroc beaucoup plus +facilement et plus rationnellement qu’en Algérie. +Le Maroc constituait un État incomplet et +amorphe, mais tout de même il avait figure +d’État. L’Algérie, où derrière les garnisons du +beylik s’étendait un chaos de tribus divisées et +anarchiques, ne fut jamais un État. La Tunisie, +province turque, pas davantage.</p> + +<p>Le nationalisme, qui s’avère actuellement en +Turquie, en Égypte et dans l’Inde britannique, +peut fort bien surgir au Maroc. La période +de crise qui suit toute conquête, à échéance +plus ou moins lointaine mais certaine, offrira +sans doute à l’éclosion de ce sentiment national, +d’abord confus et vague, un terrain favorable.</p> + +<p>Prenons garde alors qu’il ne se fortifie, en +effet, et ne s’enrichisse du sentiment, demeuré +toujours vivace, quoique assoupi, dans les +classes populaires, de la profanation que le +chrétien, par sa présence, fait subir à la terre +d’Islam. Le vieux mythe de son départ inéluctable +reviendra sous mille formes, y compris +celle de la légende du sabre de Sidna Ali qui, +jaillissant du ciel, doit faire sauter, d’un seul +coup de revers balayant le sol, les têtes des +infidèles.</p> + +<p>Le pays est alors mûr, si l’on n’y prend +garde, pour des troubles, des soulèvements ou +tout au moins de brusques sursauts.</p> + +<hr> + + +<p>Le deuxième stade de la conquête, le moins +brillant sans doute, mais le plus délicat, c’est +de prévenir cette crise presque fatale et de +l’apaiser avant qu’elle ne s’envenime.</p> + +<p>Il ne faut pas concevoir la pacification en +pays d’Islam sous la forme exclusive d’une +ombre teintée ou hachurée qui s’avance peu à +peu sur la carte, c’est-à-dire comme une simple +occupation militaire après laquelle il n’y a +plus qu’à administrer sans péril et sans gloire.</p> + +<p>La conquête est une conception dynamique ; +plusieurs années après le silence imposé aux +coups de fusil, elle doit se poursuivre encore +et se maintenir en adaptant.</p> + +<p>Il n’y a aucun inconvénient à ce que nous +fassions une large publicité à notre libéralisme +ingénu et souvent médiocrement heureux à +l’égard de l’Islam. Il permet des discours et +des manifestations ; c’est merveille. Mais il importe +aussi que le <i lang="la" xml:lang="la">Memento tu regere</i> soit une +formule toujours présente à l’esprit d’un peuple +colonisateur. Le sens et comme l’instinct +de l’<i lang="la" xml:lang="la">imperium</i> ne doit jamais l’abandonner.</p> + +<p>Une tutelle peut être souple, bienveillante +et juste, mais ces qualités n’excluent pas la +vigilance et la fermeté ; elle doit aussi prévoir +et diriger. Protéger et conduire vont de pair.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c4"><span class="maigre">CHAPITRE IV</span><br> +LES BIENFAITS NÉCESSAIRES</h2> + +<blockquote class="epi"> +<p>Il se peut que vous ayez de l’aversion pour ce +qui vous est avantageux et que vous désiriez ce +qui vous est nuisible. Dieu, seul, sait ce qu’il vous +faut, et vous, vous l’ignorez.</p> + +<p class="sign"><i>Coran</i>. Sourate de la Vache.</p> + +<p>En gouvernant les races orientales, la première +pensée doit être de faire ce qui est bon pour elles, +mais non pas nécessairement ce qu’elles croient +qui leur est bon.</p> + + +<p class="c"><span class="blk">Lord <span class="sc">Cromer</span><br> +(<i lang="en" xml:lang="en">Political and Litterary Essays</i>, p. 25).</span></p> + + +</blockquote> + +<p>Un voyageur se promenait un jour — c’était +avant la guerre — avec un vieux résident du +Maroc sur le chemin de ronde entourant la citadelle +de Mazagan, d’où l’on domine la mer, le +bled et la ville. En considérant ces lourdes +tours, ces murailles formidables, tout l’appareil +puissant d’une construction féodale d’Occident, +il les comparait à nos baraquements de +la garnison, en planches et têtes ondulées, +qu’on apercevait au loin, si mesquins, si fragiles, +et il disait à son compagnon : « Vous me +rappeliez tout à l’heure que la masse populaire +du Maroc, ainsi d’ailleurs que tout groupement +islamique encore fruste, envisage l’installation +des chrétiens sur le sol moghrébin comme une +épreuve envoyée par Dieu et, comme telle, +ayant forcément son terme. Ne croyez-vous pas +qu’elle ne fasse ici un rapprochement, guère à +notre avantage, entre ce château fort énorme, +bâti comme pour l’éternité par les Portugais, +symbole, semble-t-il, d’un véritable établissement, +et les faibles abris de nos soldats qu’un +rien peut détruire ? N’en tire-t-elle pas conjectures +défavorables sur la précarité de notre +occupation ?</p> + +<p>Les Portugais, au bout d’un siècle, songe-t-elle, +durent abandonner ces orgueilleux Alcazars ; +toute autre entreprise des chrétiens n’est-elle +pas vouée au même sort ?</p> + +<p>« — Il est possible, répondit l’interlocuteur, +mais remarquez aussi les différences. Les Portugais +s’accrochaient à ce rivage ; ils ne pénétraient +pas dans le pays, sinon pour piller et +asservir ; eux, ils campaient vraiment dans +leur citadelle ; nous sommes installés dans nos +baraques ; nous ne molestons pas les habitants +et les laissons vivre à leur guise ; en assurant +la sécurité qui permet l’aisance, nous faisons +qu’ils éprouvent dans leur pays même un +mieux-être qu’ils ignoraient auparavant ; les +captant par les liens de l’accoutumance, nous +forçons en tout cas à sommeiller, si nous ne +parvenons à l’effacer, cette idée d’un exode +futur de l’occupant. Ce qui importe avant tout, +ce n’est pas l’allure extérieure de l’établissement, +c’est la manière dont il est conçu et +poursuivi… »</p> + +<p>Pour qu’une conquête européenne en pays +d’Islam soit durable et vraiment féconde, elle +doit se justifier moralement par les avantages +de toute sorte qu’elle apporte au pays conquis.</p> + +<p>La conquête n’acquerra sur ce terrain nouveau +des racines profondes qu’en réalisant +chez l’indigène l’implantation d’habitudes +nouvelles et en s’efforçant de les maintenir.</p> + +<p>La résistance brisée, il s’agit de rendre la +soumission définitive, et c’est alors qu’interviennent +utilement les procédés de pénétration +pacifique ; ils sont le grand secret grâce +auquel l’occupant, d’abord subi, est jugé +supportable, puis devient par sa présence et +l’effet de sa domination la source de bénéfices +certains.</p> + +<hr> + + +<p>Il faut donc donner aux musulmans ce +qu’ils réclament raisonnablement et qui correspond +à leurs besoins et à leur mentalité.</p> + +<p>D’abord la liberté religieuse et le respect de +toutes les institutions, coutumes et rites confessionnels.</p> + +<p>Encore que la cause paraisse entendue, il +faut y insister pour en saisir l’énorme importance. +La convention d’Alger du 5 juillet +1830, signée du général Bourmont, mentionne +expressément que la religion musulmane restera +libre<a id="FNanchor_24" href="#Footnote_24" class="fnanchor">[24]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_24" href="#FNanchor_24"><span class="label">[24]</span></a> L’exercice de la religion mahométane restera libre. +La liberté des habitants de toutes classes, leur religion +leurs propriétés, leur commerce et leur industrie ne recevront +aucune atteinte. Leurs femmes seront respectées. +Le général en chef en prend l’engagement sur l’honneur. +Au camp, devant Alger, le 5 juillet 1830. — <span class="sc">Hussein Pacha</span>, +comte de <span class="sc">Bourmont</span>.</p> +</div> +<p>Cet engagement fut respecté à la lettre, +c’est-à-dire que les fidèles continuèrent +comme devant à se rendre à la mosquée. Mais, +dans son esprit, on le suivit assez médiocrement.</p> + +<p>On incorpora d’office les habous ou fondations +pieuses au domaine, ce qui était altérer +de façon grave l’intention des donateurs et +créa un froissement très profond dans les +âmes musulmanes.</p> + +<p>Dernièrement encore, en Tunisie, on a pu +voir combien la matière était délicate, lorsqu’il +fut question d’assurer la vivification des +terres habous incultes au profit de la colonisation : +des manifestations eurent lieu, l’opinion +indigène s’émut de cette innovation +pourtant discrète et entourée de ménagements +et de garanties. A la pensée de voir toucher, +de si peu que ce soit et dans un but d’utilité +publique, à la routine d’une institution séculaire, +le fanatisme s’éveilla.</p> + +<p>Une autre atteinte détournée à la liberté +religieuse en Algérie fut celle qui réduisit les +pouvoirs des cadis, juges religieux, en faisant +passer à la juridiction française nombre de +leurs attributions les plus essentielles. L’indigène, +qui réclame une justice prompte, sans +complications ni formalités, d’homme à +homme, pourrait-on dire, est à la fois déçu et +troublé par tout notre appareil judiciaire aux +auxiliaires multiples et d’ailleurs onéreux.</p> + +<p>« Nous voulons être régis, disent-ils, par la +loi de l’Islam qui est d’essence divine. La religion +nous fait un devoir de nous y conformer ; +nous ne pouvons accepter une loi qui porte +atteinte à nos croyances<a id="FNanchor_25" href="#Footnote_25" class="fnanchor">[25]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_25" href="#FNanchor_25"><span class="label">[25]</span></a> Rapport de la mahakma d’El Milia lors de la consultation +des cadis sur la codification de la loi musulmane, +1906.</p> +</div> +<p>« Depuis 1830, exposa en 1914 M. Lutaud +à la tribune de la Chambre, jusqu’à ce jour, +nous n’avons pas cessé une heure d’enlever +aux cadis, morceau par morceau, toutes les +attributions qu’ils avaient, malgré les protestations +et les plaintes des indigènes qui veulent +être jugés par les hommes de leur race, +de leur culte, de leur langue, de mêmes habitudes +mentales. »</p> + +<p>Vingt ans auparavant, M. Jules Cambon +s’était fait l’écho des mêmes plaintes : « Nous +avons dit aux indigènes que nous leur donnerions +une justice moins coûteuse et plus sûre +que celle des cadis, et il se trouve qu’ils ne +voient jamais la fin non seulement de leurs +procès civils, mais encore de leurs procès criminels. +La procédure rend souvent la justice +plus coûteuse que ne le pouvaient faire les +concussions de certains magistrats musulmans, +et les indigènes ne font pas la différence entre +le prix d’une justice concussionnaire et le prix +d’une justice procédurière<a id="FNanchor_26" href="#Footnote_26" class="fnanchor">[26]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_26" href="#FNanchor_26"><span class="label">[26]</span></a> Jules Cambon. <i>Le Gouvernement général de l’Algérie</i>, +1918, p. 63.</p> +</div> +<p>Les constatations de M. Jules Cambon venaient +elles-mêmes quelque cinquante ans +après celles de Tocqueville, dont le beau rapport +du 24 mai 1847 sur les crédits extraordinaires +demandés par l’Algérie est empreint +d’un si haut esprit politique. Le mal de notre +opposition dangereuse, bien que passive en +apparence, au libre exercice de l’Islam, y était +pour la première fois nettement signalé.</p> + +<p>« Autour de nous, écrivait-il, les lumières se +sont éteintes, le recrutement des hommes de +loi et des hommes de religion a cessé, c’est-à-dire +que nous avons rendu la société musulmane +beaucoup plus misérable, plus désordonnée, +plus ignorante et plus barbare qu’elle +n’était avant de nous connaître. » Et il ajoutait : +« Ne forçons pas les indigènes à venir +dans nos écoles, mais aidons-les à relever les +leurs, à multiplier ceux qui enseignent, à former +des hommes de loi et des hommes de religion, +dont la civilisation musulmane ne peut +pas plus se passer que la nôtre. »</p> + +<p>« Les passions religieuses que le Coran +inspire nous sont, dit-on, hostiles, et il est bon +de les laisser s’éteindre dans la superstition et +dans l’ignorance, faute de légistes et de prêtres. +Ce serait commettre une grande imprudence +que de le tenter. Quand les passions +religieuses existent chez un peuple, elles trouvent +toujours des hommes qui se chargent d’en +tirer parti et de les conduire. Laissez disparaître +les interprètes naturels et réguliers de +la religion, vous ne supprimerez pas les passions +religieuses, vous en livrerez seulement la +discipline à des furieux et à des imposteurs<a id="FNanchor_27" href="#Footnote_27" class="fnanchor">[27]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_27" href="#FNanchor_27"><span class="label">[27]</span></a> Tocqueville signalait dans son magistral rapport un +mémoire du général Bedeau faisant connaître qu’à l’époque +de la conquête en 1837 il existait à Constantine des +médersas réunissant de 600 à 700 élèves. Dix ans plus tard, +le chiffre des étudiants était réduit à 60 et celui des +msids (écoles primaires musulmanes), de 90 passait à 30.</p> + +<p>On réagit contre le mal signalé par Tocqueville par le +décret du 30 septembre 1850 qui reconstituait les médersas +pour former des candidats aux emplois dépendant des +services du culte, de la justice, de l’instruction publique +et des bureaux arabes.</p> +</div> +<p>Il paraît donc à peu près certain que la décadence +des institutions musulmanes et, d’autre +part, le médiocre succès de nos tentatives pour +les réorganiser sous notre égide, ont provoqué, +dans la deuxième partie du dix-neuvième siècle +et jusqu’à nos jours, une exaltation populaire +du sentiment religieux d’autant plus forte que +celui-ci, sans être persécuté à proprement parler, +se trouvait à tout le moins comprimé.</p> + +<p>D’où cette extraordinaire floraison dans +toute l’Afrique du Nord du culte maraboutique, +avec ses zaouïas et ses khouans, dont l’évident +résultat fut de renforcer la solidarité musulmane, +grâce au réseau serré et sans cesse accru +de ses relations. « Dans le passé de l’Islam, +note Jules Cambon, tous les pouvoirs établis +ont été les adversaires de ces prédicateurs antisociaux, +et c’est là qu’apparaît la faute que +nous avons commise en détruisant à peu près +consciemment toutes les forces sociales qui +pouvaient subsister dans le monde musulman, +parce que ces forces sociales, par leur nature +même, étaient hostiles à ces forces religieuses +indisciplinées. »</p> + +<p>C’est une grave erreur de croire qu’à notre +contact la religion musulmane disparaît lentement. +Elle a tendance, au contraire, à se raidir +dans ses rites essentiels et à prendre davantage +conscience d’elle-même en s’opposant à une +religion voisine. Les élections d’Alger en 1919 +nous ont encore une fois montré l’influence +effective des marabouts et des sociétés secrètes +ainsi que la répugnance de la masse musulmane +à dessiner la moindre manifestation +orientée dans le sens d’une européanisation +éventuelle. Les Jeunes-Algériens ne sont encore +qu’une minorité infime auprès des Vieux-Croyants.</p> + +<p>La religion musulmane est donc un fait majeur, +dominant toutes les réactions sociales des +peuples où elle règne en maîtresse. Aucune de +ses manifestations ne doit être négligée. Elle +est une force puissante et, en face de l’Europe, +une force ennemie ; ennemie des mœurs, des +habitudes politiques, de la présence même de +l’étranger impie et exécré.</p> + +<p>La surveiller, mais sans paraître y toucher, +dériver habilement les tentatives et les efforts +de ses fidèles les plus ardents, avec infiniment +de mesure et de discrétion ; la conserver pour +mieux l’endormir, devient une nécessité impérieuse +pour toute nation européenne exerçant +une domination en pays d’Islam.</p> + +<p>L’exemple de l’œuvre accomplie au Maroc +peut être utilement cité. Ne rien changer en +apparence ; laisser subsister toutes les manifestations +extérieures auxquelles le peuple des +villes et des campagnes tient tant, qu’elles +soient orthodoxes ou simple vestige des anciens +rites païens ou magiques (procession +d’Aïssaouas, carnaval de l’Achoura, moussems +ou pèlerinages locaux) ; augmenter sans ostentation +l’éclat des grandes fêtes traditionnelles +(Aïd el Kebir, Aïd Seghir, Mouloud) par la +reviviscence des protocoles anciens, par des +gratifications données à nos serviteurs ou à +nos fonctionnaires indigènes ; interdire aux +Européens, pour éviter tout incident, l’entrée +des mosquées, bref montrer que notre présence +ne gêne en rien les traditions du passé, même +les plus infimes ; au contraire que, grâce à la +paix et à la sécurité revenues, les cérémonies +diverses attirent davantage d’adeptes et de +plus loin, en un mot et pour tout résumer : +<i lang="la" xml:lang="la">quieta non movere</i>, il y a les grandes lignes +d’un programme jusqu’ici appliqué avec succès +et à quoi rien ne semble devoir être changé<a id="FNanchor_28" href="#Footnote_28" class="fnanchor">[28]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_28" href="#FNanchor_28"><span class="label">[28]</span></a> Voir <a href="#note-iv">note IV</a> à la fin du volume.</p> +</div> +<p>On peut en outre s’efforcer d’acquérir, par +le jeu de l’intérêt, la neutralité, sinon la bienveillance +des personnages religieux, professeurs +ou lettrés, au moyen d’offrandes ou de +sinécures adroitement distribuées par l’intermédiaire +d’un organisme indigène, afin de +ménager des susceptibilités d’ailleurs légitimes.</p> + +<p>Par contre-partie de cette attitude favorable, +il sera opportun d’exercer un simple droit de +regard sur l’enseignement musulman, de manière +qu’il ne devienne pas un foyer de fanatisme +et de haine contre le conquérant.</p> + +<p>La réorganisation des habous au Maroc, suivant +les principes traditionnels en vigueur +autrefois et que les malheurs des temps avaient +seuls effacés, peut être proposée comme un +modèle des bienfaits du Protectorat en matière +de politique religieuse.</p> + +<p>Durant la période de confusion et d’extrême +anarchie qui précéda l’installation du Protectorat +au Maroc, les biens habous furent dilapidés. +L’exemple venait de haut : sous le règne +des deux derniers sultans, leur entourage immédiat, +les vizirs, les conservateurs ou nadirs +pratiquèrent avec un entrain remarquable les +détournements, les destructions d’archives et +toutes collusions utiles pour s’approprier les +fondations pieuses ou en trafiquer.</p> + +<p>Les revenus des habous destinés à alimenter +les budgets du culte, de la justice et les bourses +d’étudiants étaient devenus dérisoires ; aussi +les mosquées tombaient-elles en ruines ; les +médersas se vidaient et les cadis, non appointés, +se rattrapaient sur le disponible des justiciables.</p> + +<p>L’objectif du Protectorat fut, en suivant simplement +le droit légal et coutumier indigène, +de remettre sur pied toute une administration +naguère organisée suivant ses principes traditionnels, +en la contrôlant. Notre venue et notre +action ayant eu pour résultat de faire cesser +la gabegie et le gâchis furent considérées en +ce domaine comme un événement heureux par +l’opinion indigène.</p> + +<p>Le rôle du conquérant chrétien, en l’occurrence, +fut celui de l’esprit caché qui meut +tous les ressorts ; ceux-ci agissent, on ne voit +qu’eux, l’impulsion qui les anime est invisible.</p> + +<p>Certains s’étonnent que, malgré cette attitude +si amicalement libérale, davantage : digne +et respectueuse envers la religion des musulmans, +nous ne soyons pas aimés d’eux, tout +au moins en Islam primitif. On oublie qu’il est +déjà bien beau que nous soyons tolérés.</p> + +<p>Dans le horm de Moulay-Idriss, à Fez, il y a +quelque quinze ans, il était de coutume de dire +que les bêtes de somme, les juifs et les chrétiens +ne pénétraient pas.</p> + +<p>Ces derniers ont forcé la consigne ; aujourd’hui, +touristes de toute catégorie circulent +librement autour du sanctuaire, jetant de la +porte vers l’intérieur un regard rapide et profane.</p> + +<p>Certes, s’ils sont attentifs, ils peuvent surprendre +chez les fidèles qui les coudoient des +visages hostiles ou une indifférence glaciale +chargée de mépris. Dans cette étrange cuve +que sont les souks de Fez, groupés autour de +Karaouyne, Sorbonne du moyen âge musulman, +les plus farouches instincts de lucre se +mêlent aux élans de la mysticité et le bruit +du trafic ne parvient pas à étouffer celui des +prières. La religion, l’allure formelle de la vie, +l’idéologie, tout repousse là l’Occidental qui +passe ; sur lui pèse une réprobation qu’on sent +unanime. Mais contre lui nul prétexte n’est +donné d’esquisser un geste qui soit un signe +de révolte légitime, encore qu’en nul autre lieu +peut-être de l’Islam ne s’aperçoive mieux la +barrière infranchissable qui sépare le véritable +musulman du chrétien, croyant ou non, et +qu’il serait folle présomption de croire détruire +un jour prochain.</p> + +<hr> + + +<p>L’Islam étant dans son génie profond une +puissance contraire à nos désirs, à nos aspirations, +à nos tendances, qu’on peut apaiser et +calmer sans songer à la réduire jamais, il est +bien évident que notre intérêt est d’éviter, +dans la mesure du possible, sa propagation +chez les peuples soumis à notre empire.</p> + +<p>Cette politique dont l’usage a reconnu la sagesse +ne fut pas toujours suivie. Au Sénégal, +Faidherbe et ses successeurs ont cru qu’il convenait, +pour élever le niveau des sociétés fétichistes, +de favoriser l’expansion musulmane +et la propagande de ses missionnaires. L’histoire +si souvent sanglante de la colonie a montré +les méfaits que pouvait causer le fanatisme +chez des populations primitives.</p> + +<p>Comme on l’a justement observé, un marabout +hostile est cent fois plus dangereux que +n’est utile un marabout bienveillant.</p> + +<p>La même erreur fut suivie en Kabylie, très +faiblement islamisée au début de la conquête et +que nous crûmes civiliser, rapprocher de nous +en y répandant l’enseignement musulman ; or, +nous n’eûmes pas à nous en louer.</p> + +<p>L’expérience acquise nous a servis en quelque +mesure au Maroc où l’on a estimé très +sagement que nous n’avions nul intérêt à +islamiser les Berbères des montagnes et à +changer leur xénophobie native en fanatisme +acquis. On se garda d’y répandre l’instituteur +algérien et les écoles franco-arabes.</p> + +<p>En dépit de cette heureuse abstention, il faut +reconnaître que l’islamisation des Berbères se +poursuit très rapidement depuis l’occupation +française, par suite du contact politique que +la conquête progressive du bled siba crée entre +lui et l’ancien pays makhzen, très arabisé. +L’extrême facilité des communications, l’accroissement +des transactions font que les Berbères +se mettent vite à la langue arabe en +même temps qu’à la religion musulmane, +laquelle leur est immédiatement accessible en +leur qualité de peuples primitifs. Comme le +remarque A. Comte : « Toute religion, surtout +à popularité très prononcée, doit évidemment +s’apprécier en dynamique sociale, suivant la +manière dont elle était habituellement entendue +par les masses et non d’après le sens plus +raffiné qu’ont pu y attacher secrètement quelques +initiés. »</p> + +<p>« Depuis trois ans que je réside dans un poste +de pays berbère, nous disait un contrôleur +civil du Maroc, j’ai vu l’évolution s’accomplir +pour ainsi dire sous mes yeux ; le nombre des +écoles coraniques a quadruplé dans les douars +depuis l’occupation ; celui des néophytes pratiquant +toutes les obligations rituelles a augmenté +dans les mêmes proportions, et les progrès +continuent sans cesse.</p> + +<p>Au temps de la siba, le Berbère vivait en +quelque sorte en vase clos dans sa tribu d’origine ; +ses seules relations normales avec les +citadins s’exerçaient par le pillage des voyageurs. +Actuellement, la nécessité de vendre et +d’acheter aux gens des villes, qui circulent +librement et sans danger dans les campagnes +naguère infestées de bandits, contraint le Berbère +à connaître la langue et même, pour +n’être pas dupe dans les contrats, l’écriture +arabe.</p> + +<p>La religion musulmane suit naturellement. +Elle est la religion qui est la plus proche dans +l’espace et la plus proche aussi dans le domaine +moral. La paix française facilite son extension ; +il y a là une évolution presque fatale que nous +ne pouvons songer sérieusement à combattre +par des palliatifs dérisoires : création d’écoles +purement françaises que fréquente une +douzaine d’enfants, transcription en français +des décisions de djemâas sur des registres <i lang="la" xml:lang="la">ad +hoc</i> (ce dernier procédé d’ailleurs irréalisable +pratiquement).</p> + +<p>Enfin la religion arabe constitue-t-elle aussi +peut-être pour ces autochtones qui ont lutté en +vain contre l’envahissement de l’étranger une +protestation intérieure, un dernier refuge, inviolable +celui-là, et que nul ne leur arrachera.</p> + +<hr> + + +<p>Après la liberté religieuse, bienfait en quelque +sorte négatif mais capital, puisqu’il conditionne +la sécurité et le maintien de notre établissement, +la grande valeur positive qu’apporte +notre venue réside dans l’instauration de +l’ordre au moyen d’un gouvernement et d’une +administration réguliers.</p> + +<p>Les populations musulmanes ont été caractérisées +jusqu’à ce jour, tout au moins en +Afrique du Nord, par leur longue impuissance +à se diriger elles-mêmes.</p> + +<p>« Une réorganisation administrative dans un +pays musulman n’est possible, écrit lord Milner +dans son fameux rapport sur l’Égypte, que +si elle est imposée du dehors… Les puissances +européennes, en respectant les institutions séculaires +pour lesquelles les populations musulmanes +conservent un attachement religieux, +peuvent en obtenir, par un contrôle incessant, +un fonctionnement régulier et honnête. »</p> + +<p>L’exemple du Maroc vient encore naturellement +à l’esprit, car il est le plus récent et le +plus curieux. L’histoire du Maroc est celle +d’une entité géographique et politique créant +l’illusion d’un empire aux yeux de l’ignorance +européenne, mais d’un empire où le désordre +intérieur, existant comme la variole ou le +typhus à l’état endémique, compromettait sans +cesse l’autorité du souverain. Cet état d’anarchie +n’offrait de rémission qu’autant que +l’émir couronné montrait de l’activité et de la +poigne.</p> + +<p>Les limites des territoires soumis s’étendaient +alors pour se réduire aussitôt que Sa +Majesté ne guerroyait plus. Le sultan et son +makhzen (vizirs à ses côtés, caïds dans les tribus) +ne faisaient qu’assurer un semblant de +sécurité et de justice, d’ailleurs payé chèrement.</p> + +<p>L’organisation financière pouvait offrir à +peu près ce tableau. Le caïd, institué par le +sultan, après hommage pécuniaire rendu en +proportion de l’importance de sa charge, tire +de ses administrés le plus d’argent possible, +et par tous les moyens. De l’argent ainsi récolté, +il fait deux parts : l’une pour lui, l’autre, +accompagnée d’une comptabilité fantaisiste, +pour le Trésor, dit public. Il est bien certain +qu’une tendance vive l’incite à arrondir la +sienne et à diminuer celle du makhzen. Dans +ce cas constaté, ou deviné seulement, l’arbitraire +étant de règle, la destitution, l’emprisonnement +et la confiscation des biens s’ensuivaient. +Le sultan faisait convoquer le caïd +à Fez ou à Marrakech, et, là, ces aimables +surprises étaient notifiées au fonctionnaire à +l’excessif appétit ; l’exécution suivait sans délai ; +les « contribuables » dépouillés n’étaient +pas remis en possession de leurs biens, mais +ils étaient fort contents tout de même de voir +la justice du sultan châtier le coupable.</p> + +<p>Pour éviter cette disgrâce lourde, puisqu’il +y perdait à la fois sa fonction, sa liberté +et sa fortune, le caïd s’efforçait-il de satisfaire +aux exigences du makhzen sans trop faire tort +à celles de sa propre avidité, en pressurant un +peu davantage ses administrés ? Ceux-ci, excédés, +se soulevaient, brûlaient et pillaient la +demeure du tyranneau, lequel était bien heureux +quand, par une fuite opportune, il pouvait +échapper à un massacre certain.</p> + +<p>Le pouvoir d’un caïd dans sa tribu sous l’ancien +makhzen était un pouvoir absolu, tempéré +cependant par deux alternatives, en cas +d’abus : la confiscation venue d’en haut, la +révolte surgie d’en bas.</p> + +<p>Le makhzen, au reçu de la nouvelle d’une +sédition qui le privait d’un fidèle serviteur, +sans autrement s’en émouvoir, acceptait d’un +autre candidat au caïdat une forte provision, +l’instituait, et le nouveau promu recommençait +à ses risques et périls le jeu subtil de faire fortune +sans éveiller les susceptibilités de la cour +et les réactions du populaire. Il fallait évidemment +du doigté.</p> + +<p>Le Trésor n’était constitué qu’au profit du +sultan et de son entourage. Le pays n’en bénéficiait +nullement. Les travaux publics étaient +inexistants ; aucun plan suivi et de longue haleine, +d’amélioration ou d’utilité générale ne +voyait jamais le jour.</p> + +<p>A ce régime, il n’était point surprenant que +les tribus des pays de montagne, où les faibles +armées du sultan ne pouvaient s’aventurer +qu’occasionnellement, ne voyaient aucun avantage +à reconnaître cette autorité du makhzen +dont le poids était lourd et le bénéfice fort peu +certain.</p> + +<p>Le particularisme des groupements berbères +au rudiment d’organisation mi-démocratique, +mi-soviétique s’accommodait à merveille de +cette absence de joug.</p> + +<p>Un passage d’Ibn-Khaldoun traduit bien leur +état d’esprit : « Une tribu s’avilit qui consent +à payer des impôts et des contributions. Une +tribu ne consent jamais à payer des impôts +tant qu’elle ne se résigne pas aux humiliations. +Les impôts et les contributions sont un fardeau +déshonorant qui répugne aux esprits +fiers. Tout peuple qui aime mieux payer ces +tributs plutôt que d’affronter la mort a beaucoup +perdu de cet esprit de corps qui porte à +combattre ses ennemis et à faire valoir ses +droits<a id="FNanchor_29" href="#Footnote_29" class="fnanchor">[29]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_29" href="#FNanchor_29"><span class="label">[29]</span></a> <i>Prolégomènes</i>, 297.</p> +</div> +<p>Moulay-Hassan, le dernier grand sultan du +Maroc indépendant, passa la moitié de sa vie +à cheval, à guerroyer dans tous les coins de son +empire pour maintenir ses tribus dans le devoir +et mater leurs velléités de dissidence.</p> + +<p>Après lui et Ba-Ahmed, l’extraordinaire régent +de la minorité d’Abd-el-Aziz, à l’énergie +débordante et la main de fer, tout s’écroula.</p> + +<p>L’argent rentrait mal ou pas du tout ; comme +les besoins devenaient plus grands, l’Europe +voulut bien consentir des emprunts, mais à la +condition de prendre des gages et de s’implanter. +C’est ainsi que le Maroc, anachronisme +étonnant au dix-neuvième siècle et aux portes +de l’Europe, perdit son indépendance, qui ne +lui rapportait d’ailleurs que ruine et confusion.</p> + +<p>Le premier soin du Protectorat français fut +de mettre de l’ordre dans les finances, d’organiser +l’impôt sur des bases rationnelles, de le +percevoir à dates fixes et de restreindre, dans +la mesure du possible, les motifs d’exaction.</p> + +<p>L’apport d’une sécurité véritable alla de pair +avec l’assainissement du maquis financier. +Quand notre protectorat s’est installé au Maroc +qui venait de subir une longue période de dissolution +interne et de troubles, où les biens et +les personnes étaient sans cesse menacés, +l’heureux effet de notre présence et de la police +qu’elle comportait fut tel qu’il dissipa beaucoup +de préventions contre la venue des chrétiens. +Aujourd’hui, parmi le bled siba encore +réfractaire, le seul argument, le seul apprécié +en tout cas, en faveur de notre intervention +dans le pays, est bien précisément celui de +cette sécurité que nous apportons dans nos +fourgons.</p> + +<p>Après la sécurité vient le bien-être matériel : +aménagement de routes, par suite facilité +extrême des communications, forage de puits, +distribution d’eau, soins médicaux ; bref tous +les avantages que livre, à côté de tant de maux, +la civilisation moderne. L’indigène musulman, +et surtout au Maroc, est très utilitaire ; il ne +vise que le concret et ce qui lui sert. On l’oublie +trop souvent en croyant le combler de +bienfaits théoriques, dont il se moque +quand il ne s’en sert pas contre nous. Il +y a une quinzaine d’années, un des rares +Européens qui habitaient une ville du Maroc, +s’avisant de sortir à bicyclette, faillit être lynché +par la population, laquelle s’émut de cet +objet plus nouveau qu’un chameau. Peu de +temps auparavant, un médecin français fut +assassiné dans cette même ville, parce qu’on +croyait qu’il était chargé d’installer la télégraphie +sans fil, supposée source de calamités. A +l’heure actuelle, les Marocains aisés ont leur +auto, qu’ils conduisent parfois eux-mêmes, +usent du téléphone, de la lumière électrique +et de toutes les commodités dues au génie mécanique +du roumi.</p> + +<p>Sécurité, jouissance paisible d’une paix enfin +acquise et de ses divers agréments supposent +l’exercice régulier de la justice. La justice en +pays d’Islam est un fruit rare ; d’un bout à +l’autre des terres musulmanes, de Chiraz à +Mogador, la vénalité sévit et l’arbitraire et le +déni de justice en vue du profit ; tant dans la +justice pénale que dans la justice civile, caïds +et cadis rivalisent ; tout s’arrange avec de l’argent, +au mépris de toute équité et foi jurée ; +ce sont combinaisons appelées là bakchich et +ici fabor.</p> + +<p>« L’argent est un maître ; il ne laisse pas de +non à la parole », dit un proverbe chleuh du +Sous. Aussi a-t-on vu avec quel empressement +et souvent au prix de quels sacrifices les indigènes +en pays de capitulations se précipitaient +vers la protection étrangère du roumi, par ailleurs +exécré, qui les soustrayait à la manière +par trop intéressée de leurs juges naturels.</p> + +<p>Comme tous les peuples primitifs, Algériens +et Marocains ont le sentiment de la justice, +qu’ils sont incapables par ailleurs, livrés à +eux-mêmes, d’exercer. Cependant, la vraie formule +n’est pas de donner aux musulmans des +juges européens, la plupart du temps ignorants +à la fois de la loi musulmane et de son esprit, +des coutumes locales, de la langue. Il faut leur +laisser leurs juges naturels, mais soigneusement +les choisir et les surveiller.</p> + +<hr> + + +<p>L’ensemble des avantages qu’une installation +européenne apporte dans un pays musulman +peut se définir ainsi : faire vivre la société +indigène dans son atmosphère morale traditionnelle, +mais épurée de ses misères, y maintenir +les cadres naturels, amendés et contrôlés +en vue d’une amélioration générale des conditions +de vie en usage. Cette œuvre nécessite, +chez ceux qui ont la charge de la mener à bien, +des qualités nombreuses et variées.</p> + +<p>Outre une grande aptitude aux idées générales +par quoi l’on domine les détails de la +besogne journalière, de la persévérance et du +caractère, il faut en même temps une connaissance +de l’indigène ne s’acquérant qu’à l’usage, +une sympathie vers lui, un effort constant +de compréhension et de patience, à la fois de +la bonhomie et de l’énergie ; en un mot, une +gentillesse grâce à laquelle se crée le lien moral +et qui est une qualité bien française.</p> + +<p>Le sens de l’indigène musulman est souvent +difficile à acquérir ; il y a là toute une psychologie +à reconstituer pour savoir ce qui le touche +et le séduit, ce qui le choque et le rebute, d’autre +part, et qui varie suivant les classes sociales, +les régions, les milieux ruraux ou urbains.</p> + +<p>Comprendre les aspirations, les vrais besoins, +les faiblesses des populations avec qui +l’on a affaire est la première démarche à instituer, +puis faire la balance entre leurs qualités +et leurs défauts, les tenir en main tout en +évitant les tracasseries inutiles, exige une +variété de dons qu’il n’est pas donné à quiconque +de posséder en un jour. Asseoir son +prestige d’abord par une grande dignité d’attitude +et de vie, puis par un mélange de distance +et de familiarité, de jugement sévère et de +cordialité, dosage indispensable dans des sociétés +sommairement hiérarchisées, tout cela +est la marque d’un vrai chef.</p> + +<p>Le plus grand bienfait à accorder aux indigènes +est de les pourvoir de chefs locaux +administrateurs ou contrôleurs qui les comprennent, +les aiment sans en être les dupes +et avec lesquels ils se sentent en confiance.</p> + +<p>On a vu, dans les premières années du Protectorat +du Maroc, comme autrefois en Algérie, +des populations pleurer assez sincèrement le +départ de chefs militaires ou civils qui avaient +su acquérir leur sympathie ; ces chefs étaient +en général les plus justes, mais aussi les plus +sévères et les plus énergiques.</p> + +<p>Il est donc souhaitable que le chef qui réussit, +demeure longtemps au même poste. Le +musulman n’aime pas les figures nouvelles. Si +elles se succèdent par trop, il ne se livre plus, +se replie sur lui-même ; le lien moral se dissout, +au grand dam de l’œuvre poursuivie, et il ne +se renoue ensuite que difficilement.</p> + +<p>La cause essentielle des mésaventures espagnoles +au Maroc vient de ce malentendu fondamental +entre l’indigène et l’occupant ; ce +dernier considère l’autre comme un ennemi +héréditaire ; il ne fait rien pour le gagner après +l’avoir réduit ou bien ses avances sont maladroites +et prises en mauvaise part ; il creuse le +fossé au lieu de l’aplanir ; il heurte sans cesse +le soumis de la veille, jusqu’au jour où du +foyer mal éteint l’incendie éclate. Les expéditions +coloniales ne s’organisent pas aujourd’hui +comme au temps de Pizarre. En méprisant +son adversaire, en ne se souciant ni de +ses besoins ni de sa mentalité, en ne faisant +rien pour le gagner, on n’aboutit qu’à de +graves échecs.</p> + +<p>Cet exemple fâcheux mis en parallèle avec +la plupart de nos réussites atteste que la durée +et la solidité d’un établissement européen en +terre d’Islam sont en raison directe de la valeur +intellectuelle et morale des hommes, à tous les +degrés de la hiérarchie, qui ont la charge de +l’établir, puis de la maintenir.</p> + +<p>Elles dépendent aussi de la façon dont ces +hommes ont compris leur rôle, lequel est, pour +une grande part, de rendre sans cesse visible +et palpable, aux yeux des musulmans, l’utilité +et les avantages matériels dus à notre présence +et à notre action, en allégeant autant qu’il est +possible les contraintes obligatoires et pénibles +qui en sont la contre-partie inévitable.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c5"><span class="maigre">CHAPITRE V</span><br> +LES BIENFAITS PÉRILLEUX</h2> + +<blockquote class="epi"> +<p><span class="sc">Caliban</span>. — Vous m’avez appris à parler et le +profit que j’en retire est de savoir comment vous +maudire. La peste rouge vous tue !</p> + +<p class="sign"><span class="sc">Shakespeare</span>. <i>La Tempête</i>.</p> + +</blockquote> + +<p>Rien de trop, dit la sagesse antique et de +toujours. Et d’autre part, ne forçons point +notre talent. Accordons aux musulmans ce +qu’ils demandent et satisfaisons à leurs +souhaits justifiés, tacites ou exprimés. N’allons +pas au delà ; cette erreur psychologique serait +une source de graves fautes politiques dont +nous serions les premiers punis.</p> + +<p>Il ne faut pas donner aux musulmans ce +qu’ils ne demandent pas et qui ne correspond +ni à leurs besoins ni à leur mentalité.</p> + +<p>Or, il est beaucoup de ces présents d’Artaxercès +dont on veut à toute force faire cadeau +aux musulmans, alors qu’ils les goûtent médiocrement. +On s’étonne qu’ils ne soient pas +pleins de gratitude pour ces beaux dons inutiles. +On part, comme toujours, des généreux +et absurdes principes révolutionnaires venus +par fil spécial de Sirius à la Terre dans la +substance grise de terribles logiciens. Les êtres +humains sont partout identiques ; il n’y a entre +eux que différences de développement ; par conséquent, +la « mission civilisatrice » des peuples +évolués est de faire parvenir au même point de +progrès des peuples prétendus arriérés. Et le +meilleur moyen d’éducation, n’est-ce point de +les assimiler pour que, du contact, des habitudes +et des idées, de la pratique des mêmes +mœurs politiques, surgisse la fusion désirée ?</p> + +<p>Un principe aussi erroné ne peut être qu’une +source jaillissante d’erreurs. La civilisation +musulmane n’est pas seulement « arriérée » +par rapport à la nôtre, il n’y a pas seulement +différence de degré ou de niveau, un trou dans +la durée à combler hâtivement (et quand cela +serait, quel danger encore de brûler tant +d’étapes !) ; il y a différence de nature dans sa +forme et sa contexture mêmes ; de part et +d’autres, modes de représentation et catégories +de l’entendement ne sont pas les mêmes.</p> + +<p>Par suite, quels troubles profonds ne va-t-on +pas apporter dans les esprits musulmans, où +tout est fixé par l’usage et l’hérédité, par le +milieu, l’état social, en leur imposant des +façons de voir, de juger et d’agir, alors que, +sauf quelques rares individualités, ils ne possèdent +pas la même manière de sentir et de +« réagir » que nous.</p> + +<p>Néanmoins, nos politiciens ne sont point +embarrassés de pareilles considérations, sans +doute jugées réactionnaires. Ils se sont persuadé +qu’il fallait, pour faire de nos protégés +musulmans nos amis et presque des nationaux, +les instruire. La clarté des notions acquises +dissiperait les préjugés et les erreurs, faciliterait +les rapprochements, éclaircirait tous +malentendus. Bourde écrivait dans le <i>Temps</i>, +en un style et avec des images dignes d’Homais, +des phrases de ce genre qu’on ne peut +qualifier que du nom même de leur auteur : +« L’enseignement des indigènes est la clef de +voûte de notre œuvre au delà de la Méditerranée. +De lui dépend l’avenir de notre action +elle-même, car ce n’est que par l’instruction +que la France peut espérer absorber les quinze +millions d’indigènes qu’elle va désormais porter +logés dans ses flancs. »</p> + +<p>Et feu Albin Rozet, qui fut un parlementaire +digne et laborieux, mais dont les idées sur la +politique musulmane étaient à la fois les plus +absolues et les plus saugrenues (ce qui va +assez bien ensemble), déclarait hautement : +« Le jour où notre Nord-Africain parlera français, +il sera véritablement une terre française +et un prolongement de la patrie. Il sentira et +pensera comme la France. »</p> + +<p>Ainsi l’on parsema d’écoles l’Afrique du +Nord. Il y a plus de vingt-cinq ans que ce mouvement +de « fureur scolaire » a commencé de +sévir ; on peut donc en voir les conséquences, +qui ne sont pas des plus fameuses. L’expérience, +d’une manière générale, a montré que +plus les indigènes avaient acquis de culture +française et davantage ils avaient tendance, en +secret ou ouvertement, à nous haïr ; cette constatation, +évidemment décevante, vient de +l’avis unanime de ceux qui ont observé sans +parti pris les résultats offerts. En 1886, le Gouverneur +général de l’Algérie le reconnaissait +loyalement. « L’expérience, disait-il, tend à +démontrer que c’est quelquefois chez les indigènes +à qui nous avons donné l’instruction la +plus étendue que nous rencontrons le plus +d’hostilité. » Et M. Louis Vignon, signalant le +fait, d’ajouter : « C’est presque toujours parmi +les anciens élèves des écoles primaires que +l’Administration rencontre des opposants, réclameurs, +fabricants de faux papiers. D’autre +part, si l’on voit encore en Algérie, où les +esprits sont murés, donc peu curieux d’acquérir, +très peu de « jeunes », ceux-ci, loin d’être +ralliés et sûrs, sont généralement ennemis. +Leurs journaux en témoignaient avant la +guerre ; leur abstention, à l’heure des engagements +volontaires, l’a souligné. Un certain +nombre d’instituteurs indigènes réclament +âprement les droits électoraux, discutent l’autorité. +Passez la frontière : depuis longtemps +on jugeait pour ennemis la plupart des « Jeunes-Tunisiens ». +Bien qu’ils fussent très prudents +et très habiles, ils se sont découverts une +première fois lors des incidents de 1912, +une seconde fois pendant la guerre<a id="FNanchor_30" href="#Footnote_30" class="fnanchor">[30]</a>. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_30" href="#FNanchor_30"><span class="label">[30]</span></a> Vignon, <i>Un programme de politique coloniale</i>. Plon, +1919, p. 526. « L’expérience de l’Inde avec sa classe encombrante +de <i>babous</i> ou <i>lettrés</i> aurait pu nous servir ; ce ne +sont que des arrivistes forcenés, écrivait lord Curzon, +animés de la haine la plus profonde non seulement contre +tous les Anglais, mais contre tous les Européens, prêts +à toutes les destructions pour satisfaire leur vanité exaspérée… +Au point de vue politique, les agitateurs professionnels +sont ceux qui ont fait leurs études en Angleterre +et qui s’inspirent des principes de la liberté politique sans +être devenus capables d’en apercevoir les difficultés et d’en +saisir les contradictions. »</p> +</div> +<p>Au Maroc, on a cru ou feint de croire que les +interprètes et instituteurs algéro-tunisiens que +nous importions seraient de bons agents de +pénétration ; on fut bien obligé de se servir +d’eux ; d’ailleurs, on n’avait pas l’embarras +du choix ; or, on est contraint de reconnaître +que, d’une manière générale, on n’a pas eu de +pires ennemis de notre influence.</p> + +<p>La « politique musulmane » fait donc, en +général, fausse route dans le domaine de l’instruction. +Qu’on nous entende bien : on ne +prêche pas ici l’obscurantisme, mais l’instruction +ne doit pas être distribuée et imposée +<i lang="la" xml:lang="la">larga manu</i>, comme la quinine ; elle doit être +offerte, mise à la disposition des musulmans, +nous dirons plus, elle doit être proposée à petites +doses, comme une prime et un honneur +réservés à l’aristocratie indigène ; ingurgitée à +tort et à travers, elle peut devenir un véritable +poison pour des intelligences non adaptées ; +elle suscite alors la vanité, la paresse, crée des +déclassés.</p> + +<p>Dans l’esprit de nos idéologues islamisants, +l’acquisition des lumières doit pouvoir rendre +les indigènes aptes à conquérir la liberté, les +droits du citoyen, l’électorat ; le tout considéré +comme bien suprême. On ne prend pas garde +encore que nous sommes dans une société radicalement +incapable, sauf au dire de quelques +intrigants ou ambitieux qu’elle peut comprendre, +de jouir de ces prétendus avantages. En +pays d’Islam, on est toujours dans un monde +patriarcal, autoritaire, ou tout au moins très +hiérarchisé : il y a le <i lang="it" xml:lang="it">popolo grasso</i> et le <i lang="it" xml:lang="it">popolo +minuto</i>, les chefs et ceux qui doivent obéir ; le +fonctionnement de la vie sociale repose sur le +principe de l’autorité détenue par certains, qui +l’ont acquise par la naissance, la possession +d’état résultant de quelque coup de force ou +la faveur du gouvernement.</p> + +<p>Quelle révolution énorme au sein de cette +société patriarcale qui n’obéissait jusqu’alors +qu’au chef de famille ou au chef de tribu que +d’y imposer les principes libéraux et individualistes !</p> + +<p>Cette limitation et ce contrôle de l’autorité, +cette mise en question (qui viendra vite) de la +légitimité elle-même de la domination du peuple +conquérant, n’est-elle pas extrêmement +nouvelle pour le peuple algérien, mis à part +quelques agitateurs ? On ne peut pas mieux +préparer soi-même les verges dont on se fera +fouetter. Nous avions l’exemple des caricatures +de suffrage universel que donnent les consultations +électorales de nos vieilles colonies et +de l’Inde, des scandales permanents qu’elles +entraînent. A quoi bon transporter toute cette +misère en Algérie qui en avait été encore +exempte ?</p> + +<p>Il fallut cependant le tenter.</p> + +<p>Issu du sentimentalisme d’une démagogie +considérément étendue hors de ses frontières +métropolitaines et de l’ignorance exagérée de +trop de parlementaires touchant les choses coloniales +et islamiques, votée enfin par une poignée +de députés présents dans une séance du +matin, la loi du 4 février 1919 a, on le sait, un +objet double : en premier lieu, elle donne à +tous les indigènes autres que les journaliers +agricoles ou les ouvriers urbains qui n’ont pas +fait de service militaire la faculté d’obtenir de +plein droit la naturalisation au titre de citoyen +français. En un mot, les neuf dixièmes des +jeunes générations peuvent obtenir <i lang="la" xml:lang="la">ad libitum</i> +la citoyenneté française. Ce beau cadeau n’a eu +aucun succès, comme on pouvait s’y attendre ; +c’est une manifestation de notre libéralisme et +de nos bonnes dispositions à l’égard des Algériens, +un geste noble et platonique, et pas +autre chose. « Vous devriez comprendre, disent +les notables de la société indigène, qu’il y a +incompatibilité absolue à ce qu’un musulman +fidèle à sa religion recherche la qualité de +citoyen français avec les obligations qui en +découlent. Croyez-nous, aucun musulman digne +de ce nom n’acceptera de renoncer à son +statut, c’est-à-dire à sa loi religieuse, divine, +qui est à prendre tout entière et telle qu’elle +est. Ce dogmatisme est peut-être fait pour vous +surprendre, mais notre loi est d’essence divine +et votre loi française est purement humaine. +Vous ne pouvez les considérer à un point de +vue d’assimilation, ni en rien les comparer. » +La seconde innovation de la loi de 1919 remet +aux mêmes catégories d’indigènes un droit +électoral très étendu. Elle appelle la moitié +presque des autochtones à élire les conseils +municipaux, les conseillers généraux et les +délégués nommés à titre indigène.</p> + +<p>Or, la masse de la population n’a jamais rien +demandé de pareil ; elle n’en avait ni le goût +ni le désir ; l’indigène, nullement préparé à +exercer le droit électoral, ne l’a pas réclamé. +On ne peut confondre une minorité +d’agités ambitieux ou aigris, semi-intellectuels, +semi-primaires, se faisant, à dessein ou non, +illusion sur la mentalité de leurs coreligionnaires +avec les couches profondes de la population ; +celles-ci n’ont pas la notion du contrôle +et la discussion de l’autorité ; elles veulent la +justice du beylik, c’est-à-dire du gouvernement, +mais elles n’ont jamais pensé à lui dicter +leurs volontés. A ces mentalités inévoluées encore, +Il fallait cependant d’urgence remettre +l’arme du bulletin de vote comme récompense +à l’acceptation de l’impôt du sang. L’immense +majorité n’y comprit rien ; les joies du scrutin +devaient être sans saveur pour des gens admettant +jusqu’à ce jour sans discussion le principe +d’autorité ; ils n’appréciaient que l’article 14, +article qu’on fut obligé de remanier, qui permettait +aux électeurs conscients l’achat d’armes +à feu.</p> + +<p>Cependant les élections eurent lieu. Elles se +traduisirent d’un mot : elles furent faites +contre l’administration ou, plus exactement, +contre les candidats supposés patronnés par +elle et contre toute francisation. Les naturalisés +furent battus à Alger ; ils furent combattus +comme renégats ; on les jugea trop voisins +de nous, mal qualifiés par conséquent pour +faire triompher les âpres revendications d’un +programme qui ne tendait à rien moins qu’à +amoindrir ou même à ruiner la souveraineté +française. Nulle part la masse des indigènes n’a +donné l’impression qu’elle appréciait un libéralisme +dépassant son entendement. Le parti +des Vieux-Croyants, soutenu par les familles +maraboutiques, plutôt hostiles à notre influence, +l’a emporté sur toute la ligne.</p> + +<p>La concession du droit de vote aux indigènes, +dans les conditions où il fut établi, avec +un cadre électoral trop large, peut, en temps +de crise, permettre à des agitateurs de manier +dangereusement les masses indigènes, cette +innovation paraît donc, dès le début de son +application, ne servir en rien la cause française.</p> + +<p>L’idée de donner une souveraineté locale +aux indigènes était bonne en soi-même, mais +il fallait poursuivre ce but en réorganisant les +djemâas, assemblées communales des seuls indigènes, +plutôt que d’élargir encore au sein +des assemblées mixtes la fusion de l’élément +français et de l’élément indigène.</p> + +<p>Il ne faut pas perdre de vue que l’Algérie +est directement visée par la propagande bolcheviste +et le sera demain peut-être par les +menées allemandes. Nombre d’indigènes des +ports sont affiliés à la C. G. T., ont fait des +grèves de solidarité auxquelles ils ne comprenaient +rien et suivi et acclamé le drapeau +rouge. Lénine s’est félicité de sa propagande +en Afrique du Nord.</p> + +<p>Le souvenir des luttes religieuses du Donatisme +qui ravagèrent la Berbérie aux premiers +siècles du christianisme peut être ici +utilement rappelé : le succès de ce schisme +provint pour une large part de la vive inclination +des Berbères, en embrassant une cause +d’ordre spirituel, à manifester leur impatience +contre la domination romaine. Les indigènes +musulmans n’entendent rien au marxisme ; +aussi bien la propagande communiste, en +s’adressant à eux, a moins pour objectif de +commenter les théories du <i>Capital</i> ou de développer +les phases du matérialisme historique +que de préconiser la haine religieuse de l’étranger. +Il s’agit d’aliéner toutes les populations +musulmanes contre les gouvernements capitalistes. +Dans ce but, tous les moyens sont +bons, même et surtout celui d’exciter le vieux +levain d’anarchie et d’insurrection de ces Berbères +qui ont supporté et vu disparaître aussi, +au cours de l’histoire, tant de dominations +étrangères.</p> + +<p>Or, ne sait-on pas que lorsque « les problèmes +sociaux puisent leur force dans des ressentiments +religieux et nationaux, ils ont une +force d’explosion incomparable » ? Attendons-nous +pour l’avenir à de lourdes complications, +si nous abandonnons « notre vieille politique +sage et prudente en Afrique du Nord pour nous +jeter dans une politique d’utopie, d’idéologie +et d’aventure qui pourrait coûter cher à la +France et la mener à de véritables désastres ».</p> + +<p>A ce propos, on ne saurait trop méditer ces +lignes du beau rapport de Jules Ferry, rédigé +en 1892 au nom de la commission d’enquête +sur l’Algérie : « Assimiler l’Algérie à la métropole ; +leur donner à toutes deux les mêmes +institutions, le même régime administratif et +pénal ; leur assurer les mêmes lois, c’est une +conception simple et bien faite pour séduire +l’esprit français. Elle a, dans l’histoire de notre +colonie, une influence tour à tour bienfaisante +et désastreuse ; même aujourd’hui, après nombre +d’expériences, il faut quelque courage +d’esprit pour reconnaître que les lois françaises +ne se transportent pas étourdiment, qu’elles +n’ont pas la vertu magique de franciser les +rivages sur lesquels on les importe, que les +milieux résistent et se défendent et qu’il faut, +dans tout pays, que le présent compte grandement +sur l’avenir. »</p> + +<hr> + + +<p>La France, de tout temps, fut le pays des +beaux gestes qui servent d’illustration et de +prétextes à des développements oratoires ; la +guerre n’a pas fait changer et rien ne fera +changer, en ce domaine comme en d’autres, +le pays des Gaulois et de la Révolution, car un +peuple, encore moins qu’un individu, ne peut +échapper au fatalisme de son tempérament.</p> + +<p>Il y a des actes politiques qui satisfont surtout +ceux qui les préconisent et les mettent en +œuvre et très peu ceux à qui on les destine.</p> + +<p>De ce nombre peut se classer l’institution +d’une mosquée à Paris.</p> + +<p>Nous avons montré plus haut de quelle circonspection, +de quelle adroite tolérance, de +quels ménagements effectifs il était indispensable +que notre domination s’inspire, en terre +d’Islam, dès qu’elle aborde ce domaine de +la religion, maîtresse universelle des âmes.</p> + +<p>Mais là encore, la formule du « rien de trop » +peut être opportunément invoquée. Il nous +appartient d’avoir une déférence discrète et +un peu distante vis-à-vis de la religion musulmane. +De là à l’exalter et à nous constituer +ses prosélytes, il y a quelque nuance.</p> + +<p>Des islamomanes notoires ont donc préconisé +à grands cris la création d’un institut musulman +et d’une mosquée à Paris, symbole des +liens de la France avec sa population musulmane ! +On voit déjà tout ce que l’on peut broder +de vibrant, de généreux ou tout simplement +d’agréable sur ce thème. Parlementaires +abusés ou publicistes gagés n’y ont point failli. +N’insistons pas sur leurs développements +littéraires ou oratoires d’effet facile.</p> + +<p>Écoutons plutôt M. Louis Bertrand. Avec lui +le ton change : « Pourquoi nous évertuer à organiser +l’Islam qui ne l’est pas, à islamiser des +gens qui n’ont pas envie de l’être, à rapprocher +des fanatismes ou des ambitions politiques +qui ne peuvent que se liguer contre nous ? +Comme si les musulmans n’avaient pas déjà +trop de tendances à s’aboucher en conciliabules +séditieux, il faut que nous-mêmes leur fournissions +les moyens de se voir et de comploter +ensemble en toute sécurité, à notre barbe, avec +l’estampille administrative !… Il faut qu’en +plein Paris nous fondions ce qu’on appelle +ridiculement une Université musulmane pour +permettre aux gens de Boukhara, de Dehli de +venir prendre langue, chez nous, avec ceux de +Rabat ou de Marrakech ! Au lieu de les européaniser +à Paris, nous les convions à s’y musulmaniser +davantage ! Sommes-nous fous ou +imbéciles ?<a id="FNanchor_31" href="#Footnote_31" class="fnanchor">[31]</a> »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_31" href="#FNanchor_31"><span class="label">[31]</span></a> <i>Revue des Deux-Mondes</i>. Sur un livre de Paul Adam, +15 juillet 1922.</p> +</div> +<p>Rude langage, moins fleuri, mais langage +d’un esprit politique et latin.</p> + +<p>Il est assez comique, en effet, lorsque tous +les peuples musulmans se cantonnent maintenant +dans des nationalismes jaloux, de nous +voir pratiquer nous-mêmes, à notre manière, +une sorte de panislamisme qu’ils semblent provisoirement +avoir abandonné.</p> + +<p>A la création d’une mosquée parisienne et +d’un institut musulman applaudit à grands cris +une poignée de jeunes Algériens plus habitués +des boulevards que familiers de la tente ancestrale. +Que tout ce bruit, pour ne pas dire tout +ce battage, ne nous illusionne pas ! Cette initiative +aura dans tout l’Islam le même effet +inconsistant qu’aurait provoqué au moyen âge, +dans la chrétienté, la lubie d’un Soliman élevant +une église pour les chrétiens fréquentant +les Échelles. Faut-il répéter encore et toujours +que, pour saisir la mentalité de la masse islamique, +il faut se transporter par la pensée à +notre quatorzième siècle et même, quand il +s’agit des Berbères, bien plus avant dans le +cours de l’histoire<a id="FNanchor_32" href="#Footnote_32" class="fnanchor">[32]</a> ?</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_32" href="#FNanchor_32"><span class="label">[32]</span></a> Voir <a href="#note-v">note V</a> à la fin du volume.</p> +</div> +<p>Les Algériens, les Marocains, les Tunisiens +sincères qu’on mènera visiter la mosquée parisienne +souriront avec aménité et, comme la +politesse est la grande vertu musulmane, ils +nous loueront en termes subtils et choisis de +notre geste gracieux et, pour nous faire plaisir, +en augureront merveille.</p> + +<p>Mais s’ils osaient parler, ils nous diraient : +« Ne vous occupez pas plus de notre religion +que nous ne nous occupons de la vôtre. Quand +nous voyageons par le monde, loin des terres +soumises spirituellement au drapeau vert du +prophète, un bout de tapis où l’on s’agenouille, +un instant de solitude et de recueillement nous +suffisent pour satisfaire à notre devoir religieux ; +nous n’avons pas besoin, comme vous, +pour nous présenter devant la divinité, d’un +prêtre, d’un temple et de tout un cérémonial…</p> + +<p>« Votre intention est bonne… Mais, voyez-vous, +nous préférerions passer inaperçus à +Paris et qu’on n’y cherche pas, malgré nous, +à nous y être agréables, plutôt que de nous +voir, sur les quais d’Alger, dans les rues de +Tunis ou sur les places de Casablanca, traiter +impunément de « sale bicot » par le Maltais +fraîchement débarqué, l’Espagnol néo-Français +ou le petit juif en jaquette.</p> + +<p>« Si vous voulez que nous nous sentions +chez nous quelque part, eh bien ! que ce soit +dans le pays de nos pères et non dans le tumulte +de votre capitale, où nous serons toujours, +certes, des passants amis, mais enfin +des passants. »</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c6"><span class="maigre">CHAPITRE VI</span><br> +LE ROLE FRANÇAIS EN ISLAM</h2> + + +<p>Débarrassée et comme épurée de cette islamomanie +dangereuse qui brouille la netteté de +sa vision, la France doit avoir à l’égard de +l’Islam une attitude inspirée par des raisons +positives. Si la grande masse française est +encore malheureusement indifférente aux questions +coloniales, sans voir ni comprendre que +le salut d’un peuple à faible natalité réside +dans l’utilisation de toutes les forces vives de +son empire d’outre-mer, elle est aussi ignorante +de tout ce qui concerne de près ou de +loin l’Islam, autre puissance d’action susceptible +de servir aux fins nationales et, d’une +manière générale, à la civilisation tout entière.</p> + +<hr> + + +<p>La politique à suivre en Afrique du Nord et +d’une manière générale en Afrique musulmane +française doit se manifester aussi prudente que +ferme. Le rôle de la France est là d’un tuteur +et d’un guide ; il est de gouverner. Le <i lang="la" xml:lang="la">memento +tu regere</i> est un principe qui s’y impose imprescriptible. +Les applications prématurées +d’un libéralisme livresque y seraient infiniment +dangereuses. On n’est respecté en Orient +qu’autant qu’on est le maître et que l’autorité +dont on est investi s’y montre efficace.</p> + +<p>Les peuples que nous régissons ne sont pas +encore assez mûrs pour diriger eux-mêmes +leurs destinées avec sagesse et profit. Les +masses, trop mal dégrossies, n’ont jamais compris +l’exercice des libertés que pour satisfaire +à l’esprit de passion et d’intrigue ou pour opprimer +les peuples plus faibles. L’élite même, +ou ce qu’on est convenu d’appeler telle, n’envisage +le pouvoir que pour les bénéfices qu’il +peut procurer. Aussi toutes les mesures de +libéralisme intempestif, à la fois sans utilité +profonde et pour nous et pour le peuple auquel +elles s’appliqueraient, n’offriraient d’intérêt +que pour ceux qui formeraient le souhait +d’ébranler notre domination.</p> + +<p>La meilleure politique à préconiser pour +longtemps en Afrique du Nord sera celle qui, +tout en assurant aux indigènes, dans les plus +larges proportions, la prospérité, la sécurité, +la liberté des coutumes religieuses et locales, +bienfaits nécessaires, demeurera impitoyable +pour les fauteurs de désordre et les pêcheurs +en eau trouble.</p> + +<p>Il n’y a qu’une alternative. Nous devons être +les maîtres, maîtres discrets, attentifs à ne pas +froisser, défendant les indigènes contre leurs +oppresseurs naturels, être les maîtres ou nous +en aller.</p> + +<p>Il est toutefois certain qu’au fur et à mesure +qu’un pouvoir effectif est susceptible d’être +confié aux peuples protégés, il nous appartiendra +de le leur accorder, mais sans précipitation, +avec toutes les gradations nécessaires +pour en éviter le mauvais emploi ou l’abus. +La loi de 1919 en Algérie, dont nous avons +parlé, répondait à une louable intention ; mais, +faute d’une préparation suffisante chez les diverses +classes de la population indigène qui +devaient en profiter, son application s’en +trouva faussée et son résultat d’ensemble fâcheux.</p> + +<p>C’est à ce souci d’une transition indispensable, +d’un apprentissage graduel dans la conquête +des franchises que répondait le langage +tenu par M. Millerand, en 1922, lors de +son voyage en Algérie, devant un auditoire +indigène : « Je ne serai démenti par personne +si je dis que les indigènes ont vu, au fur et à +mesure que la colonisation s’installait, se fortifiait, +s’asseyait plus sûrement, leur situation +à tous les points de vue, intellectuel et moral, +grandir et s’améliorer. Nous entendons continuer +dans le même sens en les faisant eux-mêmes +juges des retards que certains prétendent +être apportés à quelques réformes. Ces +délais, nous pensons qu’ils sont prudents et +nécessaires, parce que, je l’ai dit et je le répète, +il y aurait quelque chose de pis que de ne pas +aller vite : ce serait, en allant trop vite, de +déchaîner des régressions redoutables dont nul +ne peut mesurer la gravité. »</p> + +<p>Les récentes réformes de Tunisie, davantage +opportunes en un pays plus évolué, ont fait +leur part équitable aux véritables besoins +d’une population déjà rompue à nos méthodes +en même temps qu’elles attestaient le néant +des tapageuses réclamations d’une minorité +d’agitateurs. La création des conseils de caïdat, +l’institution du grand conseil, ont accordé aux +indigènes une représentation ayant un droit +de regard et même une initiative assez étendue.</p> + +<p>Au Maroc, le problème de l’étape se pose +aussi impérieusement qu’ailleurs et, quelle que +soit la rapidité d’assimilation des Berbères et +des judéo-Maures, il ne peut être question de +leur faire franchir en une ou deux générations +une étape de quatre ou cinq siècles.</p> + +<p>Notre politique devers les peuples d’Islam +vivant à l’abri de notre pavillon et sous notre +tutelle est par définition un problème de politique +intérieure. Celle à suivre vis-à-vis des +nations libérées, toutes neuves dans leurs premières +démarches d’une indépendance de fraîche +date et frémissantes d’une renaissance en +action, relève naturellement de la politique +extérieure.</p> + +<p>A l’égard de la Turquie, maîtresse de chœur +de l’actuel mouvement nationaliste en Islam, +notre manière d’agir ne peut être que celle +d’un intérêt sympathique et bienveillant, circonspect +au demeurant, et qui considère, bien +entendu, le bénéfice d’une réciprocité sans réserve +pour nous et nos ressortissants. Le rôle +constant de la France en Islam méditerranéen +s’inspire d’un sentiment généreux qui fut toujours +vif. Le Proche-Orient, en retour, a toujours +envisagé la France avec admiration et +respect. Son prestige y fut longtemps inégalé. +C’est vers elle, sauf au temps de la germanophilie +jeune-turque, dont Stamboul n’eut pas +à se louer, c’est vers la clarté française, depuis +Mehemet-Ali jusqu’à Kheir-ed-Din et Moustapha +Kemal l’Égyptien, que se sont toujours +tournés les esprits des réformateurs. C’est à ses +codes, à toute sa législation que la Turquie et +l’Égypte ont emprunté les éléments de leur +refonte judiciaire. C’est dans ses écoles que +se sont formés tant d’esprits qui y ont pris +le meilleur de leur lucidité.</p> + +<p>Nous avons donc une ligne historique à +maintenir et il est bien certain que notre geste +d’accord spontanément esquissé avec le gouvernement +d’Angora a été, en son temps, bien +accueilli. Peut-être nous aurait-on su gré davantage +de cette initiative si elle avait été +entreprise moins tardivement ; mais, de toute +manière, il fut fait ce qui devait. Il faut poursuivre +dans la voie des bonnes relations profitables +aux deux pays. Cette cordialité ne saurait +exclure la clairvoyance. Le sentimentalisme, +la gentillesse française se donnent et +s’abandonnent volontiers, en oubliant que les +égoïsmes nationaux des peuples jeunes n’envisagent +que leurs propres fins, parfois âpres +et bornées, et réservent ainsi à leurs zélateurs +naïfs de fâcheuses surprises. Enfin, n’omettons +point que le Proche-Orient est le direct héritier +de la foi punique et, en tout et pour tout, ne +fait jamais entrer en ligne de compte que son +intérêt du moment.</p> + +<p>Ne fut-il pas déconcertant, après toutes les +avances que nous avions déployées en faveur +de la Turquie, après nous être faits les confidents +de ses doléances sur l’acharnement britannique +à son endroit (qu’on relise, <i>passim</i>, +<i>Angora, Constantinople, Londres</i>, de Mme Gaulis), +ne fut-il pas d’un lugubre comique de voir +la politique ottomane adopter par devers nous +une attitude agressive, peu amicale et faire +ouvertement risette à l’Angleterre ? <i lang="la" xml:lang="la">Quantum +mutata ab illa !</i> Et cependant, en dépit de tout, +malgré toutes les déceptions qui ne manqueront +pas de l’assaillir, en vertu de ses traditions, +la France, étant « puissance musulmane », +suivant le cliché souvent reproduit, +doit être liée par des liens d’entente éclairée +avec les autres puissances musulmanes. Elle +doit être islamiste tout court et sans préfixe. +C’est la tâche de ses agents accrédités près de +ses voisins d’Islam de faciliter, entre elle et +eux, par tous les moyens, les rapports amicaux, +en même temps qu’ils se feront les +observateurs critiques et attentifs de tous les +mouvements susceptibles d’agiter l’opinion et +d’avoir leur répercussion dans notre empire +islamique.</p> + +<p>Il serait donc souhaitable d’organiser à nouveau +notre propagande, assez négligée ou mal +conçue par des bonnes volontés évidentes, mais +ignorantes de l’Islam, de sa mentalité et de +ses réactions. Dans le Proche-Orient, de magnifiques +jalons ont été posés autrefois ; il serait +opportun de ne point les laisser disparaître. +Disons plus : le génie français est le +plus apte à instruire et diriger, en vertu de +sa constitution propre et de ses antécédents +historiques, les peuples qui vont faire l’apprentissage +délicat de leur liberté, du Bosphore +au plateau de l’Iran ; c’est vers lui, d’ailleurs, +plus que vers toute autre influence occidentale, +qu’ils se sentent instinctivement attirés. +Pour l’acquisition ou la sauvegarde +d’avantages immédiats et de faible rayonnement, +irons-nous détourner de nous cette tendance +naturelle de sympathie ? Pour ne point +sacrifier des positions étroitement matérielles, +abandonnerons-nous les avantages d’une politique +du « geste large » qui nous paierait plus +tard au centuple ? Il fut affligeant de constater, +au lendemain de Lausanne, le déchaînement +contre nous de toute la presse turque. L’attitude +anglophile récente doit être soulignée et +méditée. Peut-être le fond de nos intentions +était-il méconnu, mais n’avions-nous pas aussi +donné certaines apparences, grâce à quelques +maladresses, qui pouvaient justifier d’aussi +fâcheux malentendus ? Ces causes d’irritation +pourraient être évitées, dans la mesure du +possible, si l’on possédait, répétons-le, ce souci +d’une politique à longue portée.</p> + +<p>Une entente cordiale, mieux, une alliance +de la France avec la Turquie et avec l’Italie, +renouerait la grande tradition doublement historique +qui fait de la Méditerranée une mer +latine et musulmane dont les innombrables +bases navales assureraient une hégémonie sans +contestation possible dans toute l’étendue de +l’immense bassin.</p> + +<p>Aussi bien n’est-ce pas un rêve, tout au +moins une anticipation ? Mais si tout ce qui +est rationnel n’est pas nécessairement réalisable, +il est toujours permis de le concevoir.</p> + +<hr> + + +<p>La France peut trouver dans l’Islam un +auxiliaire d’une qualité inégalable ou, au contraire, +un des éléments de sa ruine. De là +l’exceptionnel intérêt qui s’attache à l’élaboration +et à la conduite d’une politique musulmane +française, cohérente et suivie. Sans paraphraser +une formule célèbre, on peut hardiment +déclarer que notre avenir est en Islam, +ou tout au moins avec l’Islam.</p> + +<p>Il est bien certain que le jour où nous aurions +laissé nos provinces ou protectorats islamiques +se rallier d’un consentement unanime +à un fédéralisme musulman dont la tête serait +à Stamboul ou à Angora et redevenir, en fait +sinon en droit, ce qu’ils étaient autrefois, — sauf +le Maroc, — dépendances turques, nous +n’existerions plus en Méditerranée et ne pourrions +plus prétendre au rang de grande nation. +Ne relâchons point les liens de notre tutelle ; +fortifions, au contraire, l’armature de notre +hégémonie qui restera souple, bienveillante, +empreinte d’un libéralisme adroit et prudent +et, si nous osons dire, « dosé », mais attentive +aussi à réprimer tous les écarts et les tentatives +de dissidence. Rome latinisa — nous dirons +« naturalisa » — ses sujets africains, qui +lui donnèrent jusqu’à des consuls ; puis les +Romains se firent chasser proprement par +leurs sujets, devenus de nom leurs concitoyens. +Or, privés de la haute vertu de la +discipline imposée, abandonnés à leur seule +turbulence, ceux-ci laissèrent choir ou dégénérer +les dons inestimables qu’ils avaient +acquis auprès de leurs magnifiques instructeurs. +Les cadres disparus, la déliquescence et +la ruine s’établirent.</p> + +<p>La Turquie actuelle s’adosse à l’Asie. « La +Turquie devient l’éducatrice de ses voisins asiatiques, +disait un notoire intellectuel turc à +Mme B.-G. Gaulis. Constantinople est un centre +d’instruction pour tous les musulmans, +mais surtout pour les Turcs de Crimée, de +Sibérie, de Boukhara… Sitôt la paix conclue, +les écoles d’Asie Mineure se rempliront de +jeunes gens venus de l’Asie Centrale. Un réveil +de conscience s’opère chez tous les nôtres, et +cela jusqu’aux confins de la Chine et de la +Sibérie. » A Angora, le ministre d’Afghanistan +faisait au même écrivain cette comparaison +imagée : « L’Islam est un grand corps dont la +Turquie est la tête, l’Azerbeidjan le cou, la +Perse la poitrine, l’Afghanistan le cœur, l’Inde +l’abdomen. L’Égypte et la Palestine, l’Irak et +le Turkestan en sont les bras et les jambes… »</p> + +<p>Ces métaphores baroques mises à part, il est +patent que le jour où la Turquie, sentant derrière +elle la pression formidable de l’Islam +asiatique et escomptant l’appui éventuel de +l’Afrique du Nord, nourrirait des desseins +d’expansion vers l’ouest, il y aurait là un gros +danger pour les puissances méditerranéennes +et particulièrement pour nous. Et si la Russie +lui prêtait un appui ouvert ou caché, on pourrait +alors se souvenir de la phrase de +Renan, prophétique et redoutable, sur « le +Slave, comme le dragon de l’Apocalypse, dont +la queue balaye la troisième partie des étoiles, +qui traînera un jour après lui le troupeau de +l’Asie Centrale, l’ancienne clientèle des Gengis-Khan +et des Tamerlan ». Au cas, enfin, où +le Germain s’unirait au Slave, ce serait toute +la coalition des vaincus de la grande guerre +se ruant avec acharnement sur l’Extrême-Occident, +trop civilisé, prêt à expier chèrement +sa primitive inclairvoyance politique.</p> + +<p>Une politique « bon-européenne » serait de +tendre à rendre les intérêts de la Turquie solidaires +de ceux de l’Europe par de larges concessions +et un esprit d’intelligente amitié.</p> + +<p>Un bloc islamique méditerranéen, inspiré +par la France, pourrait constituer une barrière +efficace aux vagues slavo-mongoles.</p> + +<p>Bonaparte eut l’idée grandiose d’utiliser +l’Islam pour une vaste entreprise de conquêtes +guerrières. A l’inverse et à condition que nous +sachions nous servir de ces forces disponibles, +qui sait si notre Islam africain, où flotte le +drapeau français de Tombouctou à Casablanca +et Tunis, appuyé à un Islam égyptien et turc, +ne serait pas d’un appoint décisif pour la paix +de l’ancien monde et le maintien de sa culture +et de sa civilisation menacées ?</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">NOTES</h2> + + + + +<h3 id="note-i">NOTE I<br> +<span class="sc">Contre un Ministère de l’Afrique du Nord</span></h3> + + +<p>Il y a cinq ou six ans, l’idée d’un ministère — ou +sous-secrétariat de l’Afrique du Nord — fut +lancée dans les milieux du Parlement et de +la presse. Il y eut même une proposition de +loi, due à M. Paul Bluysen. Peut-être, à son +début, ce projet ne fut-il émis que dans la +seule éventualité, nonobstant toutes autres +considérations, d’un nouveau portefeuille à +accrocher au mât de cocagne parlementaire. +Toujours est-il qu’il rencontra quelque succès. +Du moment qu’il s’agit d’unifier ou de centraliser +quoi que ce soit, au nom d’une logique +sommaire, sous couvert d’une formule répondant +à une vue unilatérale de l’esprit, on +trouve toujours des législateurs français prêts +à entrer en lice. Il ne s’est rencontré jusqu’à +présent, par bonheur, aucun gouvernement +pour faire passer cette idée de la puissance à +l’acte. Mais on sait à quel point le jeu des +combinaisons de couloirs et des hasards d’antichambre +déterminent quelquefois les décisions +gouvernementales. Il peut n’être pas superflu +de prémunir des esprits bien intentionnés, +mais insuffisamment avertis, contre le danger +d’une telle innovation.</p> + +<p>L’unité géographique de l’Afrique du Nord +abuse les observateurs simplistes. Mais de +l’unité géographique à l’unité morale et de là +à l’unité historique et politique, enfin administrative, +il y a loin. Et là gît le fond du +débat. Les trois pays qui constituent l’Afrique +du Nord française ont été, dès le moyen âge, +politiquement bien séparés et souvent antagonistes ; +alors les trois dynasties berbères des +Mérinides à Fez, des Zayanites à Tlemcen, des +Hafsides à Tunis, poursuivirent leurs destinées +propres. D’une manière générale, au cours +des siècles, la Tunisie est toujours restée dans +l’orbe de la Turquie, plus volontiers tournée +vers l’Orient classique, sous l’influence intellectuelle +de la Syrie et de l’Égypte ; l’Algérie, +tombée en complète décadence économique +après l’invasion hilalienne, s’est épuisée en +luttes intestines de çofs et de caïds de grande +tente, sous le couvert, à dater du seizième +siècle, de la domination des deys, réduite en +fait à une médiocre occupation militaire ; le +Maroc, une fois close l’ère des grandes randonnées +almoravides et almohades, s’est toujours +cantonné entre la Moulouya et l’Atlantique, la +Méditerranée et le Sahara et s’isole, à l’abri +des visées turques, du reste de la Berbérie. +Nulle solidarité politique entre ces trois pays ; +au contraire, conflits continuels entre les deys +de Tunis et ceux de Constantine et d’Alger, +toute une histoire fastidieuse d’incursions, de +razzias et de villes pillées. Sourde rivalité entre +l’Algérie et le Maroc ; au temps des Saadiens +(fin du seizième siècle), les chérifs appellent +dédaigneusement les Barbaresques les sultans +des poissons et font la guerre aux Turcs d’Alger ; +ils s’entendent avec les Espagnols pour +leur enlever Tlemcen ; Soliman répond en mettant +à prix la tête du souverain marocain Mohammed-el-Mehdi. +L’intervention de Moulay-Abderrahman, +lors de la conquête de l’Algérie, +et son alliance éphémère avec Abdel-Kader ne +sont nullement l’indice d’une entente mûrie +entre l’Algérie et le Maroc ; l’initiative du sultan +alaouite terminée à son dam par la bataille +de l’Isly est due à la crainte de voir les chrétiens +pousser vers le Maroc et peut-être à la +sourde ambition de réoccuper Tlemcen, bien +plutôt qu’au désir de prêter le secours des +armes au grand émir en danger sous la pression +de Bugeaud.</p> + +<p>Au point de vue ethnique, différences très +marquées et qui entraînent des dissimilitudes +morales accentuées. Si, en Tunisie, les traces +de l’élément turc, en Algérie celles de l’élément +proprement arabe se sont imposées et +se retrouvent dans la tournure générale de la +mentalité et du caractère, au Maroc l’élément +berbère est presque exclusif ; aussi, bien que +l’on confonde assez facilement ces notions, +xénophobie assez vive au Moghreb-el-Akça, +mais moindre fanatisme religieux ; entre le +Marocain, assez ouvert, sitôt dissipée sa première +méfiance à l’égard de tout étranger, compréhensif, +adroit, âpre au gain et travailleur, +et l’Algérien, plus fermé, parfois paresseux, +imprévoyant et vaniteux, davantage généreux +par contre et accessible aux sentiments d’honneur, +il n’y a que peu de contacts ; le Marocain +aime peu l’Algérien qui le lui rend bien ; dans +tout l’Orient classique, le Marocain est tenu +en médiocre gré : c’est un magicien, un jeteur +de sorts, un enfant du péché et, dans <i>les Mille +et une nuits</i>, il remplit toujours les mauvais +rôles.</p> + +<p>Sur le chapitre de la religion, autres distinctions +à établir entre les trois pays. La +Tunisie demeura sous l’obédience religieuse du +dey, encore que la prière y fût dite hier encore +au nom du sultan de Stamboul ; le Maroc est un +État théocratique où le chérif couronné, commandeur +des croyants, est en même temps chef +spirituel et temporel, conformément au Coran ; +c’est au Maroc que les théologiens de la Mecque +réservaient le nom de Dar-el-Islam (pays du +véritable Islam) où la pureté primitive de la +doctrine n’avait pas encore été altérée par la +civilisation européenne. En Algérie, pas de +chef religieux, puisqu’il n’y a pas de souverain +régnant ; dans les prières, les croyants prient +pour la personnalité mythique et vague « de +celui qui défend la religion musulmane et fait +revivre la loi du prophète ». Est-ce, dans le +cœur du fidèle, le cheikh-ul-Islam ou un mahdi +à venir ? En revanche, l’Algérie a des centres +d’influence et de propagande religieuse très +actifs dans les marabouts et les grandes confréries ; +la voix des chefs d’ordre est seule obéie +en Algérie ; ce tissu serré et résistant de congrégations +et d’associations qui se sont développées +en nombre et accrues en densité au +cours du dix-neuvième siècle, c’est la réaction +naturelle et pacifique des croyants blessés dans +leur foi par l’envahissement de la chrétienté +et de toutes les abominations véritables, aux +yeux de la loi du prophète, qu’elle entraîne +avec elle.</p> + +<p>Enfin, la domination française se présente à +des étapes différentes et sous des modalités +distinctes ici et là. L’Algérie, où derrière une +ligne de comptoirs barbaresques se déployait +une anarchie turbulente, est devenue, il y aura +bientôt cent ans, colonie française ; la Tunisie, +province turque, était déjà parvenue à un certain +degré d’organisation administrative quand +nous y intervînmes, il y a une quarantaine +d’années ; en revanche, il y a douze ans +que nous sommes au Maroc, État hier encore +médiéval, soumis à une aristocratie cléricale +et guerrière sous un souverain en principe +absolu.</p> + +<p>Lorsqu’un orateur vient donc dire, à la tribune +de la Chambre, qu’il faut tendre « à l’unification +des méthodes administratives de +l’Afrique du Nord, parce que c’est le même +pays, la même production agricole, la même +population indigène et européenne qu’on y +rencontre », et lorsqu’il ajoute : « Ce que +vous faites pour l’Algérie, vous êtes appelés +à le faire pour la Tunisie et le Maroc », il +résout le problème en omettant toutes ses +données. Il n’y a pas de commune mesure +entre le régime du Protectorat établi en Tunisie +et au Maroc et celui de l’annexion qui règne +en Algérie. Il est entendu qu’il n’entre pas +dans l’esprit des réformateurs de modifier d’un +trait de plume la fiction diplomatique qui fait +de la Tunisie et du Maroc des États théoriquement +indépendants, mais protégés, chaque +pays garderait son statut particulier ; seule la +haute direction serait commune. Or, qu’adviendrait-il +fatalement ? C’est que le courant +d’influences réformatrices irait, de manière +inévitable, du pays ayant le plus fort peuplement +français, c’est-à-dire l’Algérie, vers ses +voisins, en dépit de la formule du Protectorat +et en tournant plus ou moins ses dispositifs +tout en respectant sa lettre, on n’aurait de +cesse de tenter d’algériser le Maroc et la +Tunisie. Par maintes mesures générales ou de +détail et sous couvert de l’intérêt général de +l’Afrique du Nord, par la pression des parlementaires +algériens auxquels nuls collègues +marocains ou tunisiens ne pourraient s’opposer, +et pour cause, on entamerait peu à peu, +mais sûrement, sinon les formes, tout au moins +l’esprit, qui préside à la conception et à l’organisation +même du Protectorat. Il en résulterait, +de part et d’autre, un malaise profond : +les Marocains et les Tunisiens considèrent le +régime algérien comme d’une application chez +eux insupportable ; d’autre part, les Algériens +ne manqueraient pas de confronter le propre +statut qui leur est appliqué avec les franchises +assez larges dont jouissent Marocains et Tunisiens +et saisiraient le prétexte de cette haute +liaison administrative pour réclamer les +mêmes privilèges, incompatibles d’ailleurs avec +le droit de vote qui leur est accordé. On assisterait +donc à un concert de récriminations et +à une sourde atmosphère d’inquiétude et de +méfiance. Agitateurs panislamistes, « jeunes » +Algériens et Tunisiens, bientôt « jeunes » Marocains, +propagandistes bolchevistes et autres +pêcheurs en eau trouble, trouveraient là ample, +matière à entretenir partout les mécontentements +et éventuellement à soulever les esprits.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="note-ii">NOTE II</h3> + + +<p>Cette surprise scandalisée chez les musulmans +primitifs devant notre curiosité dans le +domaine de la religion, jointe à leur médiocre +estime morale pour la tolérance dont nous +nous faisons gloire, a été bien notée par le +seul romancier du Maroc qui soit connaisseur +averti des hommes et des choses de ce pays +d’Islam, M. Maurice Le Glay. Citons de lui ce +passage où il imagine une conversation <i lang="la" xml:lang="la">sub +rosa</i> entre un musulman et un français :</p> + +<p>« — Une chose, en tout cas, subsiste : c’est le +respect indéniable des nôtres pour votre façon +de penser et votre religion.</p> + +<p>« Sid-El-Beranesi ne répondit pas. On passait +des oranges glacées. La joie de vivre emplissait +notre quiétude. Pourtant l’alem reprit +la parole.</p> + +<p>« — Je ne voudrais pas être incorrect à +votre égard, dit-il, en se tournant vers moi, +ni paraître malveillant pour vous, pour vos +convictions religieuses. Voulez-vous me permettre, +sans vous offusquer, de répondre en +musulman à ce que vous venez de dire ? Si +les vôtres et vous-même avez du respect pour +notre façon de penser et pour notre religion, +c’est que celle-ci vous domine ou que vous +manquez de confiance en la vôtre. C’est dur, +n’est-ce pas ? ajouta-t-il, en voyant mon sursaut. +Maîtrisez-vous et raisonnez. En tout musulman, +il y a un prosélyte et un combattant. +La réflexion que je viens de faire est celle +qui vient immédiatement à notre esprit quand +nous lisons, dans les discours officiels, votre +respect profond de la conscience musulmane, +car, sur ce terrain, il ne peut y avoir pour nous +d’ambiguïté. Quand deux religions s’affrontent, +ce n’est pas pour se comparer et se +décerner des compliments, c’est pour se combattre. +Jamais vous ne nous entendrez dire +que nous respectons votre religion. De votre +part, ce respect à l’égard de la nôtre nous +paraît une abdication ; vous renoncez à nous +imposer votre foi, nous ne renoncerons jamais +à étendre l’Islam. Matériellement, vous nous +avez maîtrisés par votre force guerrière et +votre puissance économique ; du point de vue +religieux, vous êtes restés les vaincus d’Alcazar-Kébir, +où figuraient des combattants de +mainte origine chrétienne.</p> + +<p>« Je sais, ajouta l’alem, les arguments que +vous présentez à l’appui de vos procédés. Sachez +qu’ils nous réjouissent et nous mettent à +l’aise ; ils marquent la précarité de votre domination. +Car rien ne se construit qui n’ait pour +fondation la foi en Dieu Très Haut et durable +et en la mission de son prophète — sur lui +la bénédiction et le salut !</p> + +<p>« — Voilà une belle profession de foi, dis-je, +et comme chrétien je comprends que notre +tolérance puisse vous paraître un renoncement. +Cessant d’agir, notre foi, à vos yeux, +cesse d’être sincère.</p> + +<p>« En notant ici la vigoureuse déclaration de +l’alem, je dois ajouter que les paroles de Sid-El-Beranesi +m’ont ému et gêné. Je me garderai +de les commenter, mais je pense à la naïveté +profonde de ce grand libéralisme dont pourtant +il ne faut pas plus se départir que de +l’honneur même et qui nous conduit aux immenses +déceptions. » <span class="sc">Maurice Le Glay</span>. <i>Le Chat +aux oreilles percées</i>, p. 192.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="note-iii">NOTE III</h3> + + +<p>La bonne administration des indigènes me +paraît devoir comporter un certain nombre +de mesures nécessaires.</p> + +<p>En premier lieu, il est indispensable que +nous maintenions l’esprit de discipline chez les +indigènes.</p> + +<p>Il est extrêmement difficile — c’est, dans +ma tâche de Gouverneur général, ce que je +trouve de plus difficile — il est extrêmement +difficile de faire comprendre à des Français, +je ne dis pas seulement à des Français de +France, mais à des Français d’Algérie, la différence +fondamentale, radicale, essentielle, qui +existe entre les mœurs d’un Arabe et celles +d’un Européen. (<i>Très bien ! Très bien !</i>)</p> + +<p>On se heurte à tout propos, chez les indigènes +musulmans, à une sorte d’inintelligence +absolue de notre société, de nos mœurs, de +nous-mêmes ; mais l’on peut dire que si les +musulmans sont fermés à l’esprit français et +européen, beaucoup de Français le sont à l’intelligence +musulmane. (<i>Très bien !</i>)</p> + +<p>Il y a là un point sur lequel j’ai insisté souvent, +toutes les fois que j’ai eu l’occasion de +prendre la parole en public ou de m’entretenir +avec des hommes qui tenaient dans les mains +les destinées du pays, un point sur lequel j’appelle +l’attention du Parlement, c’est celui de la +difficulté réelle que nous crée l’application de +nos principes et de nos lois au gouvernement +des indigènes.</p> + +<p>J’entends répéter tous les jours : « Comment +se fait-il que les indigènes soient si bien +administrés en territoire militaire, alors qu’ils +sont si mécontents et si mal administrés en +territoire civil ? Cela est surprenant ; nous +avions entendu dire partout, il y a peu d’années, +que le gouvernement dit militaire était +un gouvernement qu’il fallait renverser à tout +prix. »</p> + +<p>La raison en est très simple : c’est qu’en +territoire militaire les indigènes trouvent un +commandement et ne rencontrent pas la séparation +des pouvoirs. (<i>Très bien ! Très bien !</i>) +Il n’y a rien qui soit plus difficile à faire comprendre +à un musulman que ceci : c’est que le +représentant du pouvoir exécutif peut être en +opposition avec le représentant du pouvoir +judiciaire, et il n’est rien qui soit de nature à +nuire davantage à notre autorité que les conflits +d’attribution, conflits que des fonctionnaires +subalternes se plaisent trop souvent à +entretenir. (<i>Applaudissements.</i>)</p> + +<p>Jules <span class="sc">Cambon</span>. Discours prononcé par le Gouverneur +général de l’Algérie, Commissaire du +Gouvernement, à la Chambre des députés, le +21 février 1895. Cf. <i>Le Gouvernement général +de l’Algérie</i>, 1918.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="note-iv">NOTE IV</h3> + + +<p>Un exemple assez frappant de manque de +psychologie en matière de politique religieuse +islamique nous vient récemment de la colonie +italienne de Cyrénaïque.</p> + +<p>Le gouverneur de cette possession, à la suite +de l’expulsion par les Turcs du khalife Abd-el-Mejdid, +et délaissant toutes les traditions islamiques +au profit d’un zèle intempestif, décida +de faire dire des prières dans les mosquées au +nom du roi Victor-Emmanuel III. « Ceci, signalait-il, +dans un télégramme officiel, atteste +éloquemment le loyalisme constant de la population +vis-à-vis de l’Italie. »</p> + +<p>Cette mesure, présentée comme une initiative +spontanée des imams de Benghazi, produisit +le déplorable effet qu’on peut deviner +sur l’ensemble de la population, dont une +grande partie s’abstint d’aller à la mosquée le +vendredi pour ne pas s’associer au rite nouvellement +créé.</p> + +<p>Le comité exécutif suprême du Congrès islamique +du Caire adressa une protestation au +gouvernement italien, en lui faisant remarquer +que le fait de pousser les imams de Benghazi +« à prononcer le nom d’un roi qui ne +professe pas l’islamisme détruit leur culte et +viole leur prière canonique ».</p> + +<p>Le Gouverneur italien, dans son désir de +trop bien faire, n’y avait point songé.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3 id="note-v">NOTE V<br> +<span class="sc">L’Église et la Mosquée</span></h3> + +<p class="c i">Apologue.</p> + +<blockquote class="epi"> +<p>Paris possédera un institut musulman. Le +Conseil municipal a fait don d’un terrain aux fils +de l’Islam qui fréquentent le boulevard et à ceux +qui encouragent leur entreprise. Si Kaddour ben +Ghabrit, qui est le gardien du protocole marocain +et qui veille encore sur beaucoup d’autres traditions, +louait Allah, l’autre jour, d’avoir donné à +la capitale de la France une « djemâa » pleine de +munificence et de courtoisie.</p> + + +<p class="sign"><span class="blk">J. L. <i>Le Minaret Parisien</i>.<br> +<i>Le Temps</i> du 28 juin 1921.</span></p> + + +</blockquote> + +<p>… Quand Abdesséryl, roi d’Andalousie, succéda +à son père, El-Hassan-El-Mostancir, les +poètes de cour habiles à flatter les débuts de +tout nouveau règne annoncèrent sur des rythmes +ingénieux que des torrents de miel et des +brises de fleurs d’oranger allaient désormais +répandre leur douceur sur le royaume. El-Mostancir, +à qui son fils pieux fit ordonner des +funérailles magnifiques, était un musulman +fervent, mais intolérant et farouche : il persécutait +les chrétiens et les juifs et l’on garda le +souvenir de cette fête qu’il donna un jour +dans son aguedal où les parterres étaient +garnis de têtes infidèles fraîchement coupées.</p> + +<p>« Quel plaisir, disait-il, que la vue d’un +pareil jardin ; il me réjouit le cœur davantage +que le jasmin blanc et la rose pourpre fraîchement +éclos à l’aurore ! » Abdesséryl fit succéder +aux horreurs de la guerre et des massacres +le charme bienfaisant de la paix. Il cultivait +les lettres, aimait la lecture et l’entretien des +philosophes, et des traducteurs diligents garnirent +sa bibliothèque de textes issus du grec +ou de l’hébreu ; il fit proclamer qu’on ne molestât +point les sectateurs de la loi de Moïse et +de celle de Jésus… Davantage, et cela faisait +parler tout bas les vieux courtisans de son +père, il tolérait près de lui les infidèles et +jusque dans son intimité. Pendant que les +juifs, négociants et trafiquants, ainsi soutenus, +contribuaient à la prospérité du royaume, des +chrétiens étaient admis à la cour dans de petits +emplois. Aux ministres d’El-Mostancir qui +s’étonnaient d’une bienveillance, laquelle semblait +un fléchissement de sa foi musulmane, +Abdesséryl répondait : « Je pratique comme +vous l’aumône, le jeûne et la prière ; je n’ai +point failli à la devise de ma glorieuse race : +<i>Lâ ghâliba illa’llah</i> (il n’y a de vrai vainqueur +que Dieu) ; mais je crois qu’on peut bien +mieux gagner les cœurs à notre sainte religion +en usant de bonté au lieu de violence, +en répandant la parole et non le sang. » Peu +à peu les bas officiers, médecins, interprètes +chrétiens prirent de l’influence ; l’un d’eux, +que son intelligence avait fait nommer +l’Amin-des-Truchements, devint même le confident +et le favori du prince ; il lui dit un jour : +« O roi, si tu veux séduire toutes les âmes +chrétiennes et en faire comme un rempart +inexpugnable autour de la loi de tes pères, +accomplis un grand geste de paix, édifie une +église où les chrétiens de la ville et du royaume +puissent venir célébrer Dieu suivant leur coutume +et leurs rites ; les chrétiens désormais +soutiendront ta fortune, aussi bien que les +musulmans. » Et l’on vit bientôt s’élever une +église non loin des mosquées consacrées, et le +son des cloches se mêlait le soir à l’appel du +muezzin. Bien que les tenants de l’ancien régime +criassent à l’hérésie, la richesse générale +et la prospérité ayant semé chez les musulmans +le scepticisme et l’indifférence, la plupart +se bornèrent à sourire de l’audacieuse +fantaisie de leur prince ; mais le scandale, pour +être plus caché, n’en fut que plus grand chez +les chrétiens, car les persécutions de naguère +avaient fortifié leur foi. « De quoi se mêle ce +mécréant hypocrite ? dirent-ils. Nos misérables +chapelles nous suffisent. Mieux vaut dire +la sainte messe dans les caves, comme les martyrs +au temps des Césars, que de fréquenter +un temple bâti par un disciple de Mahom. +A chacun sa religion. Si vraiment il nous aimait, +le prince veillerait à ce qu’en dessous et +malgré ses instructions ostentatoires, le bas +peuple ne nous insulte et ses sbires ne nous +tracassent de cent manières… »</p> + +<p>Mais le prince ne sut rien de ce sentiment +populaire. Ses conseillers chrétiens, que leurs +frères depuis longtemps considéraient comme +demi-renégats, lui assuraient que l’impression +produite était immense chez les chrétiens, tous +émus, ravis et fréquentant en foule l’église +nouvelle ; à la vérité, eux seuls y faisaient +apparition et, au nombre d’une ou deux douzaines, +ils y créaient par leur va-et-vient et +leurs simagrées l’agitation de plusieurs centaines +de fidèles…</p> + +<p>… Des années passèrent, et puis vinrent des +jours sombres. Des conquérants surgis du fond +du Maghreb envahirent l’Andalousie, où ils +venaient, proclamaient-ils, régénérer la foi +défaillante ; mais leur but était surtout de +piller sans vergogne. Abdesséryl vit son palais +détruit, ses beaux jardins saccagés, ses femmes +en larmes enlevées par des gaillards lubriques, +et lui-même, chargé de fers, fut traîné +devant l’émir africain. Les seigneurs de l’Atlas +n’avaient pas alors la réputation de suprême +élégance qu’ils acquirent dans la suite des +temps, et fort vite ; c’étaient de sauvages guerriers, +vêtus de laine rêche et se nourrissant +d’orge et de lait de chamelle ; leur politique du +moment n’était pas d’affecter le raffinement, +aux yeux des crédules, mais l’austérité. « Te +voilà, chien immonde, cria le Moghrébin, renégat, +abjurateur dans le fond de ton âme de +la foi de tes pères ; non seulement tu as laissé +la corruption et l’incroyance s’établir dans ton +royaume puant, mais encore tu as facilité les +manigances de ces suppôts de l’Enfer — que +Dieu leur donne la lèpre ! — en osant leur +élever un temple ! Ce lieu d’erreurs est en +flammes, et tous ces manuscrits, sans doute +couverts de formules de diableries, que mes +hommes ont découvert dans un coin de ton +palais, serviront à faire rôtir les méchouis de +la victoire ! »</p> + +<p>Abdesséryl, emmené en captivité en Ar’mat, +y vécut des jours misérables et mourut. On +raconte qu’à ses rares serviteurs fidèles qui +l’avaient accompagné dans l’exil il répétait +parfois avec des larmes : « J’ai voulu le +bonheur de tous les habitants de mon royaume +et telle est ma récompense ici-bas… Aucun de +ces chrétiens que j’ai tant favorisés n’a vraiment +contribué à défendre mes citadelles ; les +seuls qui se firent tuer pour moi furent nombre +de ces vieux croyants irréductibles, chrétiens +modestes et sages, qui ne fréquentaient pas +le palais et dont j’étais loin de soupçonner le +dévouement secret, fait, pour une grande part, +d’accoutumance secrète à ma dynastie ; quant +à mes favoris, m’ayant lâchement abandonné, +ils n’ont trouvé la vie sauve qu’en se réfugiant, +O dérision ! dans le mausolée de mon père, +leur persécuteur, lieu d’asile que l’émir épargna… +Il est plus facile en ce monde de faire +le mal que de tenter le bien. »</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2> + + +<div class="flex"> +<table> +<tr><td> </td> +<td class="bot r small"><div>Pages</div></td></tr> +<tr><td class="drap sc">Avant-Propos</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c0">7</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre</span> <span class="item">I.</span> — L’Islam et Nous</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c1">11</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre</span> <span class="item">II.</span> — Les Dangers de l’islamomanie</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c2">47</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre</span> <span class="item">III.</span> — <i lang="la" xml:lang="la">Memento tu regere</i></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c3">67</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre</span> <span class="item">IV.</span> — Les Bienfaits nécessaires</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c4">109</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre</span> <span class="item">V.</span> — Les Bienfaits périlleux</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c5">137</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre</span> <span class="item">VI.</span> — Le rôle français en Islam</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c6">155</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap sc">Notes</td> +<td class="bot r"><div><a href="#note-i">167</a></div></td></tr> +</table> +</div> + +<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75245 ***</div> +</body> +</html> + diff --git a/75245-h/images/cover.jpg b/75245-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..00c3a6c --- /dev/null +++ b/75245-h/images/cover.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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