summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
-rw-r--r--.gitattributes4
-rw-r--r--75235-0.txt11128
-rw-r--r--75235-h/75235-h.htm14142
-rw-r--r--75235-h/images/cover.jpgbin0 -> 150362 bytes
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
6 files changed, 25287 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..d7b82bc
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,4 @@
+*.txt text eol=lf
+*.htm text eol=lf
+*.html text eol=lf
+*.md text eol=lf
diff --git a/75235-0.txt b/75235-0.txt
new file mode 100644
index 0000000..798590a
--- /dev/null
+++ b/75235-0.txt
@@ -0,0 +1,11128 @@
+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75235 ***
+
+
+
+
+
+
+ ÉDOUARD ESTAUNIÉ
+
+ L’Appel
+ de la Route
+
+
+ PARIS
+ LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
+ PERRIN ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
+ 35, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35
+
+ 1922
+ Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
+
+
+
+
+ŒUVRES D’ÉDOUARD ESTAUNIÉ
+
+Académie française. Prix Née, 1919.
+
+
+ROMANS
+
+UN SIMPLE. Un volume in-16.
+
+BONNE DAME. (Nouvelle édition). Un volume in-16.
+
+L’EMPREINTE. _Couronné par l’Académie française._ (18e édition). Un
+volume in-16.
+
+LE FERMENT (5e édition). Un volume in-16.
+
+L’ÉPAVE (2e édition). Un volume in-16, épuisé.
+
+LA VIE SECRÈTE. Prix de _La Vie Heureuse_, 1908. (13e édition). Un
+volume in-16.
+
+LES CHOSES VOIENT (13e édition). Un volume in-16.
+
+SOLITUDES (7e édition). Un volume in-16.
+
+L’ASCENSION DE M. BASLÈVRE (14e édition). Un volume in-16.
+
+
+CRITIQUE D’ART
+
+Impressions de Hollande:
+
+PETITS MAÎTRES. Un volume in-16 avec deux planches gravées.
+
+
+E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY
+
+
+
+
+ Il a été tiré de cet ouvrage
+ 5 exemplaires sur papier des Manufactures impériales
+ du Japon, marqués A. B. C. D. E.
+ et 125 exemplaires sur papier vergé pur fil
+ des Papeteries Lafuma, numérotés 1 à 125.
+
+
+Copyright by PERRIN et Cie, 1922.
+
+
+
+
+ Pour ANDRÉ BELLESSORT
+ Au maître écrivain,
+ A l’ami,
+
+ son ami,
+ E. E.
+
+
+
+
+L’APPEL DE LA ROUTE
+
+
+
+
+TROIS AMIS
+
+
+La vie courante est parsemée d’extraordinaires rencontres. Toutefois il
+est rare qu’on s’en étonne. Pris entre l’alternative d’un hasard
+inexplicable ou d’une volonté mystérieuse qui guide les hommes, on
+détourne les yeux d’un problème devenu indifférent à force de se
+présenter, et l’on se croit quitte de solution en décrétant que le monde
+est très petit.
+
+Qu’un soir de 1918, au retour de la guerre, nous nous soyons ainsi
+retrouvés, trois camarades d’enfance, à la terrasse du café de la Paix,
+et que, pris du désir de mieux nous informer les uns des autres, nous
+ayons décidé de dîner ensemble au cabaret, ceci, j’y consens, n’a rien
+que de naturel. Mais qu’ayant suivi, à partir du collège, des carrières
+parfaitement divergentes, qu’ayant vécu l’un à Versailles, l’autre à
+Paris, le dernier dans une ville retirée de Bourgogne, nous ayons été
+chacun témoin d’une des faces d’un drame unique; que de plus, sans nous
+donner le mot ni d’ailleurs soupçonner où nous allions, nous ayons eu
+l’idée, ce soir-là, de raconter ce que nous en avions vu, et découvert
+de cette manière qu’au total nous avions assisté à _une même aventure_;
+qu’enfin nous soyons aujourd’hui encore _les seuls à le savoir_ tandis
+que _les acteurs eux-mêmes l’ignorent_, voilà en revanche de quoi
+provoquer chez tout être qui réfléchit un «pourquoi» d’autant plus
+anxieux que nulle réponse n’y peut être donnée.
+
+Quoi qu’il en soit, telle fut l’impression produite alors sur chacun de
+nous que je me sens en mesure de rapporter ici non seulement les récits
+dont s’illustra une soirée si singulière, mais les propos beaucoup plus
+vagues qui leur servirent de prétexte ou de préface, comme on voudra.
+
+Ils commencèrent, si j’ai bonne mémoire, le repas terminé, à ce moment
+où, les coudes sur la table, la cigarette allumée, et humant l’odeur
+d’une tasse de café brûlant, on est tenté, suivant le mot d’un
+humoriste, de souscrire à l’immortalité de l’âme.
+
+En réalité, nous ne nous étions guère entretenus auparavant que de
+choses indifférentes. Comme ceux qui ont vraiment fait la guerre, nous
+avions surtout le besoin de n’en plus parler. Donc, en réponse aux
+questions sur nos destins divers, chacun s’était contenté d’esquisser à
+larges traits sa vie d’_avant_. J’appris ainsi que mon ami Tinant,
+devenu professeur libre et passablement vagabond, enseignait en dernier
+lieu au collège R*** à Paris; que Pierre Duclos, au contraire, avait
+sagement chaussé les souliers de son père, feu le docteur Duclos,
+médecin-chef de l’hôpital de Semur; enfin aucun de nous n’était encore
+marié. Que le rude effort d’une existence paraît peu de chose quand on
+le résume de la sorte pour l’édification d’un labadens!
+
+Mais, à peine ces renseignements fournis, il avait semblé que l’intérêt
+de la réunion fût épuisé et notre curiosité à bout de souffle. Très
+rapidement la conversation prit un ton neutre, ce je ne sais quoi d’un
+peu gêné, propre aux entretiens où l’on désire marquer n’être pas entre
+indifférents, et où l’on ne saurait cependant livrer ses pensées
+intimes. A l’élan des premières effusions succédait une fatigue
+intérieure, peut-être la désillusion de nous retrouver en somme aussi
+étrangers qu’avant nos confidences, si bien, je le répète, qu’une fois
+le café servi, nous étions mûrs pour une parfaite mélancolie, ou, ce qui
+revient au même, pour un débat métaphysique.
+
+Et ce fut alors, précisément pour couper court à un silence qui
+menaçait, que Pierre Duclos, le premier et sans le vouloir, entra dans
+le chemin où nous attendait la surprise des récits que je souhaite
+évoquer.
+
+--Tout compte fait, déclara-t-il soudain, on a traversé quatre années
+assez rudes; quels enseignements en avez-vous tirés? Pour ma part,
+aucun... A peine une ou deux lumières sur des choses que je savais. Par
+exemple, il est clair que la guerre n’est que souffrance, un grand
+torrent de souffrance roulant à la même heure dans son flot imbécile une
+portion d’humanité; mais c’est de la souffrance collective, de la
+souffrance dans le bruit. Hé bien! je comprends maintenant très bien
+pourquoi les charlatans opèrent au milieu de la foule et au son de la
+caisse: ce n’est pas pour étouffer les cris du patient, c’est que la
+sensibilité de chacun en devient beaucoup moindre. A parler franc, une
+guerre nouvelle m’effrayerait moins que la paix qui guette chacun de
+nous, car la paix est silencieuse et l’on y est solitaire... Autre
+indication encore: je soupçonnais, j’étais même convaincu que la
+souffrance tire son origine le plus souvent de sources irresponsables,
+inconscientes de l’œuvre qu’elles font. Dans la vie normale, on va, on
+vient, on parle, on n’a aucune intention mauvaise, et parce qu’on a
+passé à droite plutôt qu’à gauche, prononcé un mot au lieu d’un autre, à
+distance, quelqu’un est frappé auquel on ne songeait pas, dont on
+ignorait même parfois l’existence. Toutefois, ce jeu de la bête humaine,
+fabriquant le mal à la manière d’une sécrétion, ne m’était apparu que
+par éclairs et dans des cas que je croyais exceptionnels. La guerre, au
+contraire l’a illuminé. Un homme épaule, vise dans une direction donnée,
+parce que telle est la consigne. Le coup part; un corps tombe; et le
+meurtrier ne connaît pas la victime, il ne saura jamais ni pourquoi il a
+tué, ni même parfois s’il a tué. Simplement, il a fait son métier
+d’homme... Et voilà... Nous aussi allons continuer de le faire, plus ou
+moins... Seulement, plus de coups de feu pour avertir, plus d’abris pour
+se protéger, les balles viendront on ne sait d’où. La guerre encore,
+mais cette fois contre l’insoupçonnable et où l’on tombe sans témoin...
+tout à fait seul...
+
+Je me rappelle qu’en parlant, Pierre Duclos avait pris une cuiller et
+scandait chaque début de phrase d’un heurt sur la soucoupe, comme pour
+donner plus de force à ce qu’il disait. Il s’exprimait cependant avec
+une certaine hésitation, à la manière d’un homme qui, après avoir
+longtemps médité des pensées familières, s’efforce, sans y parvenir, de
+leur trouver une traduction satisfaisante.
+
+Je répliquai avec un peu d’ironie:
+
+--Si c’est là toute la joie que te procure la vue des drapeaux aux
+fenêtres, je la trouve mince. Pour fâcheuse que nous apparaisse
+l’obligation de recommencer une carrière, la paix n’en a pas moins un
+visage plaisant. Je ne me sens point non plus si féroce que tu dis:
+surtout, j’ai garde de dédaigner une existence que tu es, autant que
+moi, ravi de posséder encore.
+
+Tinant dit à son tour:
+
+--Sans dédaigner la vie, il est loisible d’en examiner le mécanisme.
+Quant à en tirer une conclusion, autant rêver de la suppression des
+catastrophes, une fois monté dans le train qui vous emporte vers elles!
+
+La cuiller de Duclos se remit à tinter avec violence:
+
+--Ai-je prétendu autre chose qu’établir un constat? Je répète que la
+paix institue l’état de guerre individuel. Qu’il le veuille ou non,
+l’homme crée de la souffrance pour quoi que ce soit qui l’approche.
+
+Je ripostai:
+
+--Et tout l’effort de l’homme n’a d’autre objet que de supprimer cette
+souffrance: accorde cela qui pourra!
+
+--Accorder entre elles des contradictoires, souffla Tinant, est
+également le propre des humains: témoin la Croix-Rouge et la bataille...
+
+Mais Pierre Duclos, tourné vers moi, reprenait déjà:
+
+--L’effort de l’homme est aussi tout entier dirigé vers le bonheur: en
+sommes-nous moins malheureux? Entre nos vœux ou nos tentatives et la
+réalité, se dresse toujours, infranchissable, l’obstacle des lois
+physiologiques. De même qu’abandonné, un champ se couvre d’orties et de
+chardons sans que jamais du blé s’y mêle, pareillement, livré à
+lui-même, le monde ne produit que souffrance et ne supporte qu’elle. Oh!
+je ne demande même pas pour quelles raisons on est frappé! Les faits
+immédiats me suffisent. L’universalité de la souffrance et sa nécessité,
+voilà au fond le mystère qui n’a cessé de me hanter durant la campagne,
+et ce ne seront ni l’armistice, ni la victoire, ni la paix qui
+l’empêcheront de nous guetter encore au tournant de l’heure!
+
+--D’où vient le mal? à quoi peut-il servir? soupira de nouveau Tinant.
+Problèmes très anciens et dont aucune métaphysique ne s’avisa sans
+trébucher. S’il y a un Dieu, comment tirer le mal de lui? Si tout est
+hasard, pourquoi celui-ci tourne-t-il toujours du mauvais côté? A ces
+questions, jamais de réponse. Toutefois, l’humanité résignée a cessé
+d’en gémir: Duclos, tu retardes...
+
+Je le regardai. Bien qu’un sourire sceptique animât sa lèvre,
+l’expression de son visage était devenue très grave. Après tout,
+peut-être avait-il comme Duclos l’appréhension des temps qui allaient
+venir.
+
+--Bah! m’écriai-je, laissons de côté les métaphysiques et ce
+qu’inventèrent les philosophes. Je n’ai, pour ma part, jamais constaté
+qu’une loi de nature fût sans bénéfice pour les vivants. Si donc la
+souffrance est une nécessité, ce ne peut être qu’une nécessité
+bienfaisante!
+
+Ils s’exclamèrent.
+
+Aussitôt, comme il arrive souvent, fouetté par la contradiction,
+j’insistai:
+
+--N’est-il pas reconnu que la souffrance transforme les êtres en les
+améliorant? Au physique, elle sert de garde-fou contre les excès
+possibles. Au moral, elle martèle les âmes, en tire des accents
+supérieurs, et, comme un creuset, purifie ceux qu’elle dévore!
+
+--Entendu, coupa Tinant, il paraît qu’elle aide les incroyants à se
+convertir!
+
+--A moins qu’elle ne jette les croyants dans la révolte! poursuivit
+Pierre Duclos en haussant les épaules.
+
+Et il conclut:
+
+--Car cela seul est évident que la souffrance est injuste!
+
+--Ou incompréhensible, précisa Tinant.
+
+--Incomprise plutôt! interrompis-je.
+
+--C’est pire!
+
+Dans l’ardeur de la discussion, nous nous étions levés. La passion que
+nous apportions soudain était vraiment curieuse. Aucun de nous toutefois
+ne songeait à s’en apercevoir.
+
+Et c’est alors que, poussé par je ne sais quelle obscure intuition, je
+déclarai:
+
+--Assez parlé dans les ténèbres: un exemple concret vaudrait mieux
+qu’une heure de théorie. Donnez-le-moi, et je me fais fort d’y découvrir
+la justification de cette souffrance que vous nommez une injustice et
+qui n’est peut-être que le ressort le plus efficace de la vie!
+
+--Des exemples! s’écria Pierre Duclos. En veux-tu un?
+
+--Certes!
+
+--Quels que soient les faits apportés par Duclos et la conclusion qu’on
+en tirera, d’avance je m’engage à en apporter d’autres, montrant des
+résultats inverses, s’exclama Tinant.
+
+--Soit, toi aussi, tu parleras! Et après... après, parions que nous
+conclurons comme j’ai dit, ou, si l’on n’y parvient pas, c’est que,
+ainsi qu’il arrive trop souvent, nous n’aurons eu devant nous que des
+apparences, l’essentiel nous ayant échappé.
+
+--Sérieusement, reprit Pierre Duclos, tu demandes?...
+
+--Ton histoire, et celle de Tinant. Une condition, toutefois...
+
+--Laquelle?
+
+--Pas de récit de guerre.
+
+--Hé! mon cher, n’ai-je pas dit tout à l’heure que le vrai tragique se
+rencontre surtout en temps de paix, là où personne ne le soupçonne?
+
+D’un commun accord, chacun retournait déjà vers sa place. Un instant, le
+bruit du boulevard déferla seul dans la pièce, différent de jadis, plus
+vulgaire et moins varié. Pierre Duclos, ayant avalé d’un trait son café
+et repoussé la tasse, commença ensuite le récit annoncé. Tinant et moi,
+nous nous attendions à une brève anecdote: mais de même que tous
+ignoraient pourquoi la conversation avait pris ce tour inattendu, nous
+ne pouvions prévoir quels sentiers nous allions suivre, ni la lumière
+qui nous attendait au bout.
+
+
+
+
+L’UN D’EUX COMMENCE
+
+
+
+
+I
+
+
+Il est superflu d’affirmer que je ne cacherai rien, sauf les noms.
+Qu’importent ceux-ci? le fond seul est en cause. Je n’ai pas non plus
+été témoin de tout: j’ai vu certaines choses, j’en ai deviné d’autres...
+Qu’importe encore? on n’est jamais en somme le témoin complet d’une
+pensée: cela empêche-t-il d’en inférer des conclusions que nous jugeons
+certaines? En revanche, je ne ferai point mystère du lieu où l’aventure
+se déroula. Une maison, une rue, une ville sont des éléments essentiels
+à défaut desquels on n’explique pas des actes parfaitement clairs: et
+tel dénouement, impossible à Paris, avenue de Messine, devient au
+contraire seul acceptable à Semur.
+
+Mais j’oublie qu’en bons Dijonnais vous ne connaissez pas Semur ou ne
+l’avez parcouru qu’en passant...
+
+Imaginez donc une falaise hérissée de donjons, cernée par une rivière de
+toutes parts, sauf en un point qui est un isthme étroit par où la
+falaise se rattache au plateau. Le plateau lui-même, pris entre les
+pinces de la rivière, a peine à s’approcher et n’y parvient qu’en
+s’effilant en pointe.
+
+Il va de soi que, dans les temps anciens, une forteresse couronnait la
+falaise, tandis que la ville, collée de son mieux au réduit tutélaire,
+tassait pêle-mêle à l’extrémité du plateau son beffroi, sa cathédrale et
+ses maisons ventrues. Puis une époque vint où la forteresse parut moins
+redoutable. Déjà, sous Louis XI, elle comptait peu. Henri IV fit mieux
+et, pour se venger de quelques ligueurs retardataires, la démantela.
+Aujourd’hui, seules, une ligne de murailles et quatre tours colossales
+subsistent encore, témoignant de la vengeance du roi aux yeux d’un
+peuple qui ne s’en soucie plus.
+
+Ne jugez pas inutile ma digression... Sans elle, vous n’auriez pas
+compris la séparation de Semur en deux parties distinctes et devenues
+rivales: celle du plateau ou vieille ville, fleurie de maisons du XIVe
+et du XVe siècle; celle du château, bâtie à la fin du grand siècle,
+composée de demeures solennelles à son image. Comme sous le bon duc
+Philippe, la première uniquement s’obstine à vivre. L’autre qui a nom
+_le Rempart_ dort dans sa grandeur sans témoins, et son pavé, quand on
+le foule, rend le son d’une dalle de cloître.
+
+Au total, une cité qui agonise. Le pays alentour est délicieux, les
+terres parmi les plus riches, mais le rucher se vide, insecte par
+insecte, au fil des jours. Pourquoi? on ne sait pas... Dans les rues,
+aucun bruit, sinon celui qui arrive des maisons. Ni passants, ni
+voitures. On s’étonne qu’il y ait encore des marchandises aux étalages.
+Un chat dort à la vitre du libraire, entre des cartes de visite jaunies
+par le soleil, une photographie de l’hôpital et d’antiques
+porte-monnaies. Tel quel, cependant, je trouve adorable mon coin natal.
+Pas une pierre qui n’y parle d’histoire, une église pareille à un joyau,
+des rues en labyrinthe à l’issue desquelles se découvre chaque fois un
+horizon surprenant, enfin partout un air de discrétion, une manière
+distinguée de vous envelopper dans du silence, sans que vous vous
+sentiez tout à fait solitaire. Ce n’est que chez nous que se rencontrent
+pareille ardeur à ne jamais paraître, et tant d’ingéniosité à tout
+savoir, quitte ensuite à tirer de l’humble fait divers journalier une
+leçon générale, voire des lois à appliquer à l’univers.
+
+Et maintenant, venons au fait.
+
+En 1907, de retour chez mon père, à Semur, je commençais à prendre sa
+clientèle. Or, un soir, vers onze heures, un coup de marteau frappé à la
+porte avec une vigueur inaccoutumée, nous fit tressaillir l’un et
+l’autre. Les domestiques étaient couchés. Mon père, qui lisait près de
+moi, dit:
+
+--Ouvre la fenêtre, et vois ce qu’on nous veut.
+
+J’obéis. A peine avais-je penché la tête au dehors qu’une voix de femme
+s’éleva:
+
+--C’est pour avoir le docteur tout de suite. Madame Lormier s’est
+trouvée mal; on croit qu’elle va passer.
+
+Je me retournai vers mon père:
+
+--Tu as entendu?
+
+Il répliqua:
+
+--Naturellement, il faut y aller. Je n’ai jamais soigné les Lormier,
+mais puisqu’on vient à pareille heure, le cas doit être sérieux.
+
+En hâte, j’allai donc passer un vêtement convenable et, trois minutes
+après, je trouvais en bas une servante qui, redevenue paisible une fois
+sa commission faite, allait et venait sur le trottoir. On partit.
+
+Tout en marchant, je m’informai et démêlai, à travers des réponses assez
+embrouillées, qu’il s’agissait probablement d’une attaque,--un de ces
+cas, en effet, où la présence immédiate du médecin peut être utile, mais
+où, hélas! la médecine est parfois, quoi qu’on tente, d’un bien pauvre
+secours.
+
+Je ne connaissais pas de nom les Lormier: encore moins savais-je où ils
+gîtaient. Très vite, je compris que ce devait être au Rempart. En effet,
+quelques minutes plus tard, nous passions devant l’hôpital, et cinquante
+mètres au delà, nous nous arrêtions devant une porte. La servante prit
+une clé dans son trousseau, la serrure grinça, le battant s’ouvrit: nous
+étions au but.
+
+Pour vous représenter ce qu’était la maison Lormier et l’étonnement
+qu’elle me donna, rappelez-vous qu’au Rempart, la moindre bâtisse fait
+figure de palais. Celle-ci était au contraire étroite et haut sur
+pattes. Elle n’avait que deux fenêtres de façade; en revanche, trois
+étages, dont le dernier mansardé, lui donnaient un air de gratte-ciel,
+exagéré par la pénombre de la nuit. Pareillement on voit des plantes
+privées de soleil allonger le cou démesurément, sans que les feuilles,
+le long de la tige, parviennent à s’étaler.
+
+A l’intérieur, l’impression était pire: un corridor étroit qui tenait
+lieu d’antichambre, un escalier juste large pour laisser passer une
+personne, des plafonds bas à les toucher de la main, bref un arrangement
+tel que, dans tout le Rempart, on n’en devait point trouver de pareil.
+
+--Attendez là, dit la servante, je vais prévenir.
+
+Elle indiquait une pièce éclairée vaguement par une bougie, dont on se
+demandait si elle était atelier ou salon. A côté de meubles anciens y
+voisinaient en effet un tour, une table à dessin et nombre d’outils de
+mécanicien, le tout dans un parfait désordre et dans la poussière.
+
+Je songeai: «Suis-je chez de petites gens, un ouvrier arrivé ou un
+bourgeois avare?» Je n’eus d’ailleurs pas le loisir de décider. Déjà,
+une femme venait de paraître.
+
+--Ah! c’est vous qui venez? fit-elle d’une voix sourde.--Elle
+s’attendait sans doute à voir mon père.--Je crains que vous n’arriviez
+bien tard... allons...
+
+Et je suivis encore, guidé par la lueur vacillante de la bougie qu’elle
+avait prise aussitôt. Nos pas firent crier les marches de l’escalier. En
+vain avançais-je avec précaution, on aurait pu croire qu’une troupe de
+gens montait. Puis, au premier, j’aperçus une chambre ouverte, un corps
+étendu sur un lit défait... La malade était là: je cessai d’observer
+l’extérieur, pour ne plus m’occuper que de la sauver, si l’on pouvait...
+
+Je ne m’étais pas trompé: au premier coup d’œil, je reconnus une attaque
+qui, sans doute, ne pardonnerait pas. Toutefois j’avais besoin de
+détails, et c’est à ce moment qu’il faut placer ma première vision des
+acteurs du drame, vision à ce point inoubliable que le temps n’en a rien
+effacé.
+
+Imaginez, je vous en prie, le décor où nous sommes, une pièce vaste,
+très basse de plafond, où la nuit règne. Les meubles sont à peine
+distincts, à peine la cheminée: sur une paroi seulement l’alcôve se
+détache en lumière, et dans celle-ci, le lit, car à la tête de ce
+dernier, la servante tient une lampe levée juste au-dessus de la malade
+qui, de son regard fixe, semble vouloir dévorer la clarté
+hallucinante... Moi, je n’interroge d’abord que ce visage: figure sèche
+et longue, cheveux gris épars, regard terne et bleu. Mais voici qu’avant
+de rien décider, je lève la tête pour demander comment la chose est
+venue, et tout à coup je _les_ vois... Ils sont, tous deux, à l’autre
+bout du lit. Ce n’est pas la mourante, c’est moi qu’ils surveillent avec
+une telle acuité d’attention que je crois sentir une morsure. Légèrement
+inclinés, eux aussi reçoivent en pleine face le choc de la lumière,
+cependant qu’en arrière le noir reprend, les murs s’effacent.
+
+L’homme, lui, porte cinquante-cinq ou soixante ans. Il est en chemise de
+nuit et gros veston de laine. Autant qu’on en peut juger encore, il a dû
+jadis être assez beau, mais on ne s’en aperçoit pas, tant il n’y a place
+sur ses traits que pour une discordance frappant jusqu’au malaise. D’une
+part, le front, la courbe du nez, les contours de la bouche, tout le
+modelé des chairs expriment la timidité ou peut-être la peur, et d’autre
+part, les yeux ont un éclat insupportable. L’iris et la pupille y étant
+rigoureusement du même noir, on dirait des yeux vernis; ce sont à la
+fois des yeux où on ne lit rien, et des yeux volontaires: exactement le
+contraire du reste du visage.
+
+A côté, la fille... Sans âge visible, et laide. Il est très difficile
+d’expliquer à quoi tient la laideur d’une femme. Maintes fois depuis
+lors, j’ai revu mademoiselle Lormier; pas plus aujourd’hui qu’hier je ne
+saurais définir d’où venait sa disgrâce. Je répète que sa laideur
+frappait... et pourtant, là encore comme pour le père, une discordance
+éclatait entre l’âme et l’étui; derrière cet écran de muscles tirés
+comme une chevelure de pensionnaire, jaunes comme des feuillets
+d’incunable, on pressentait la flamme, je ne sais quoi de hardi,
+peut-être des passions sans frein, de toutes manières une vie ardente
+qui cache ses ardeurs sans tout à fait y parvenir.
+
+Soudain, lasse de tenir le bras levé, la servante déposa la lampe sur la
+table de nuit: la vision disparut.
+
+--Qu’augurez-vous? dit en même temps M. Lormier.
+
+Je me contentai de hocher la tête. Aucun mot nouveau, aucun geste
+n’accueillit ma réponse décourageante. Bien mieux, je crus sentir qu’un
+autre verdict aurait déçu. La malade intéressait moins, peut-être, que
+sa disparition. Que de drames muets j’aurai ainsi côtoyés, et qu’il faut
+ignorer, après les avoir entrevus!
+
+Je passe sur la suite qui n’eut rien de particulier. Vainement je
+pratiquai la saignée d’usage et le reste. A trois heures du matin,
+madame Lormier expirait. Aucun de nous, cela va de soi, n’avait quitté
+la chambre.
+
+A l’annonce de la fin, mademoiselle Lormier vint s’agenouiller aux pieds
+de sa mère, mais ne l’embrassa point. M. Lormier abandonna la fenêtre où
+il surveillait le jour naissant, contempla gravement les yeux qui ne
+verraient plus jamais et s’incline en murmurant:
+
+--Que la paix soit avec elle!
+
+Après quoi, je m’éloignai. Le spectacle de la mort laisse toujours un
+malaise. Mais cette nuit-là, avouerai-je que j’eus plus de peine que
+d’ordinaire à le dissiper? C’est qu’aussi, en dépit des apparences,
+j’avais assisté rarement à une fin plus solitaire...
+
+Le lendemain, j’interrogeai autour de moi. Qu’étaient ces Lormier? D’où
+venaient-ils? Pourquoi ne les rencontrait-on jamais?
+
+En réalité, on en connaissait peu de chose. Établis depuis quelques
+années à Semur, ils n’y avaient pas noué de relations. Madame, très
+pieuse, passait pour conduire sa maison avec maîtrise, mais peu de
+douceur. On tenait au contraire Monsieur pour un original sans
+conséquence. Il s’occupait, paraît-il, de travaux scientifiques et eût
+certainement fait partie de la _Société des Arts et des Sciences_, si
+l’on n’avait craint de se heurter à un refus imposé par sa femme.
+Mademoiselle, enfin, ne comptait pas. On se bornait à la plaindre de
+n’être pas jolie.
+
+--Quelle fortune?
+
+--Aucune, probablement, ou fort mince.
+
+Ce que je vis au service funèbre de madame Lormier ne put que confirmer
+ces dires sans y ajouter rien. Dans le cortège ne figuraient que des
+ecclésiastiques et quelques voisins. On s’y contenta d’une messe basse.
+A la minute des serrements de main, M. Lormier, qui ne pleurait pas, me
+remercia en termes mesurés. Sa fille ne parut pas me reconnaître. Ni
+l’un ni l’autre ne paraissaient souhaiter me revoir. Je n’avais aucune
+raison non plus pour y tenir. Si bien que je les laissai, convaincu
+d’avoir eu affaire à une clientèle de hasard, celle que nous nommons
+sans grâce les profits et pertes de profession.
+
+J’avais mal compté puisque, deux mois plus tard, un matin cette fois, la
+même servante vint de nouveau frapper à ma porte et me réclamer
+d’urgence pour Mademoiselle: désormais les Lormier étaient devenus mes
+clients.
+
+En arrivant devant leur maison, je ne sais si je ressentis plus la
+satisfaction d’être ainsi rappelé, malgré les tristes souvenirs attachés
+à ma première venue, ou celle de contenter une curiosité demeurée
+entière, malgré les apparences. Toujours est-il que la servante n’eut
+pas à me prier de presser le pas. Il n’y eut pas besoin non plus de
+tirer des clés devant la porte; au bruit de notre approche, celle-ci
+s’ouvrit d’elle-même et M. Lormier parut.
+
+Tout de suite, à un air tendu, au timbre de sa voix, à cette attente
+même dès le seuil, je compris que l’impassibilité d’antan n’était plus
+de saison. J’en fus même effrayé: allais-je me heurter à un nouveau
+désastre?
+
+--Je tremblais que vous ne fussiez déjà sorti, murmura-t-il.
+
+Et m’entraînant aussitôt vers l’escalier, il m’expliqua brièvement
+comment sa fille avait été prise une demi-heure auparavant d’une crise
+de suffocations et de douleurs telles qu’il redoutait une angine de
+poitrine. Par bonheur, depuis un instant, le mal venait de s’apaiser...
+Tout cela exprimé en termes concis. J’admirais la netteté de l’analyse.
+Mais en même temps, je sentais, derrière la façade des explications
+spéculatives, la houle d’un immense émoi. Ah! nous étions loin du
+premier soir!
+
+Heureusement pour tous, la supposition de M. Lormier était absurde. Je
+trouvai sa fille étendue sur une chaise longue, dans la chambre du
+dernier étage. Bien qu’assez lasse, elle m’expliqua à son tour ce
+qu’elle avait éprouvé. Elle aussi s’exprimait clairement, comme son
+père, et d’une manière encore plus nette.
+
+Après avoir écouté, j’eus plaisir à rassurer tout le monde. Rien de
+sérieux, des névralgies passagères, il paraissait même inutile que je
+revinsse. Je joignis à mon avis quelques propos d’usage, tout en
+considérant la pièce,--juste le temps de découvrir que des fenêtres on
+apercevait l’hôpital et les deux rues du Rempart,--et je m’empressai de
+partir, d’autant plus décidé à me montrer discret que je me sentais
+moins disposé à le rester.
+
+J’étais déjà dans le corridor d’entrée quand la voix de M. Lormier me
+rappela.
+
+--Docteur! encore un mot...
+
+Étonné de le trouver derrière moi, je répondis:
+
+--De quoi s’agit-il?
+
+--Entrons d’abord dans mon cabinet que voici...
+
+Sans attendre mon acquiescement, il ouvrit la porte de la pièce bizarre
+où j’avais attendu le premier soir, entre des outils de serrurier et des
+sièges Louis XVI authentiques et m’obligea à passer le premier.
+
+De plus en plus surpris, je me laissai faire, acceptai le siège qu’il
+m’offrait et attendis qu’il s’expliquât.
+
+Cependant, après avoir soigneusement vérifié que personne ne nous avait
+suivis, il revenait devant moi et, silencieux, me considérait. J’ai déjà
+dit quels yeux étaient les siens. A ce moment, je me sentis fouillé par
+eux jusqu’à l’âme.
+
+--Qu’y a-t-il de vrai dans ce que vous nous avez dit? murmura-t-il
+enfin.
+
+Si calme qu’il s’efforçât de paraître, un imperceptible tremblement
+agitait sa voix. De même, ses mains qu’il tenait cachées dans les poches
+du veston, devaient se crisper pour résister à l’assaut nerveux que
+subissait son corps.
+
+--Ce qu’il y a de vrai?... répétai-je. Mais... tout... naturellement.
+
+Encore ses yeux s’appesantirent sur moi, mesurant la capacité de
+mensonge professionnel dont j’étais capable. Il approcha ensuite d’un
+pas.
+
+--Êtes-vous seulement capable de la sauver? Les médecins peuvent si
+rarement quelque chose!
+
+Je haussai les épaules.
+
+--Si c’est là votre inquiétude, fis-je assez rudement, il était fort
+inutile de me retenir et de perdre votre temps. Je répète qu’avant
+quinze jours ce sera une affaire oubliée.
+
+Du coup, ses yeux m’abandonnèrent.
+
+--Quinze jours!... quel délai!...
+
+Puis il se mit à déambuler à travers la pièce. Il semblait avoir oublié
+ma présence, absorbé tout entier par je ne sais quelle préoccupation qui
+le dévorait. Quand il revint en face de moi, je m’aperçus avec
+étonnement qu’il pleurait.
+
+--Excusez-moi, dit-il. Que voulez-vous? je n’ai plus que ma fille...
+
+--En effet, murmurai-je, je comprends qu’après le malheur qui vous a
+déjà frappé...
+
+Il m’interrompit:
+
+--Vous n’y êtes pas... pas du tout...
+
+Et s’asseyant brusquement:
+
+--Quand j’affirme n’avoir plus que ma fille, j’entends par là que je
+n’ai jamais eu qu’elle. Le reste...
+
+D’un geste nerveux, il sembla vouloir balayer à travers l’espace le
+reste dont il parlait; sa main ensuite s’arrêta, désignant la table à
+dessin:
+
+--Même cela ne compte plus!
+
+Il vit à mon air incertain que je comprenais de moins en moins.
+
+--Vous vous demandez ce qu’est cela?... Ma vie depuis vingt ans,
+simplement... Oui, monsieur, pendant vingt ans, je n’ai pas quitté cette
+table, choisie d’abord comme un refuge, et devenue peu à peu la
+confidente de mes espoirs. Quand je m’y installai, je ne songeais
+vraiment qu’à m’effacer. J’étais marié depuis six mois à peine. Il se
+trouvait que j’avais rêvé d’un certain mariage, d’une certaine
+tendresse, enfin de choses qui n’existent pas, puisque précisément on en
+rêve. Par bonheur, la réalité est là qui vous redresse sans tarder, et
+comprenant mon tort, j’avais décidé de me faire oublier et d’oublier
+moi-même... Un homme qui s’enferme toute la journée dans une pièce, qui
+n’ouvre la bouche que pour répondre: «Comme il vous plaira!» ou bien:
+«Faites à votre gré», cet homme vous l’avouerez, peut bien passer pour
+absent de chez lui? On finit même par ne plus s’apercevoir qu’il est en
+vie. Donc, au début, je ne prétendais que m’effacer. Je perdais le
+temps, sans but. Je ne travaillais pas, je flânais... J’ai flâné jusqu’à
+l’heure où une pensée vint transformer le flâneur que j’étais en
+chercheur obstiné. Cette pensée,--n’en souriez pas, vous auriez
+tort,--cette pensée était la suivante: si l’on m’interdisait d’élever à
+mon gré ma fille, si je passais à ses yeux pour un homme mort, ou
+insignifiant, ce qui est pire, du moins avais-je le pouvoir de lui
+procurer la fortune. Comment?... Mais avec cela, monsieur!... Avec cela,
+vous dis-je, soulevé par la chimère, dans la fièvre, dans le désespoir,
+dans l’ivresse, je n’ai plus cessé de poursuivre la découverte qui
+devait doter ma fille! Et le plus extraordinaire n’est pas encore dit:
+cette découverte, je l’ai réalisée!... Tenez, c’était quelques jours à
+peine avant la nuit où vous fûtes appelé... Subitement la lumière s’est
+faite. On tâtonne, on erre, on doute pendant un quart de vie: puis, tout
+à coup, l’idée,--une toute petite idée qui semble insignifiante,--passe,
+et c’est fini, on tient le miracle au bout du doigt. Je voulais la
+fortune pour Geneviève: elle est là, sur la table!... Hé bien! monsieur,
+croyez-m’en, si vous pouvez, depuis trois mois qu’elle y est, je l’y
+laisse et je ne m’en soucie plus! Ah! c’est qu’aussi depuis trois mois,
+j’ai repris possession de ma fille! Trois mois d’un rapprochement...
+ineffable... Vous ne connaissez pas Geneviève, cela va de soi: une âme
+de feu, un cerveau dont les éclairs me déconcertent, un cœur de
+cristal... enfin elle m’aime! Elle m’avait plaint! Ah! trouver cela est
+autre chose, je pense, qu’inventer une mécanique quelconque, dût-elle
+rapporter des millions! Je vous demande un peu à quoi ils serviraient
+aujourd’hui? On nous offrirait l’univers, qu’en ferions-nous, puisque
+désormais nous sommes là, tous les deux, tout près?... Autant proposer
+de traîner la jambe dans la plaine, à qui respire l’air sur un sommet!
+Un sommet, voilà le mot qui exprime exactement où nous en sommes.
+Seulement, il est de règle que le sommet attire la foudre. Ce matin,
+elle est tombée. Comment rendre ce que j’ai senti? J’ai vu le sol
+s’effondrer, j’ai roulé dans le vide, j’en tremble encore et c’est
+pourquoi je vous demande, je vous conjure en grâce de ne pas me leurrer:
+est-il vrai, absolument vrai, que j’ai le droit de me rassurer, et que
+bientôt, dans quelques jours, mais en toute certitude, nous nous
+retrouverons comme avant?
+
+Il s’arrêta enfin. Il avait joint les mains à la manière d’un suppliant.
+Il ne se rendait probablement pas compte d’avoir parlé aussi longuement.
+Et moi, je l’écoutais, abasourdi par ces confidences imprévues où
+transparaissaient à la fois l’aveu d’une vie de ménage invraisemblable
+et celui d’une passion paternelle telle que je n’en avais pas encore
+rencontrée. Divaguait-il? D’un inventeur tout est possible, surtout
+quand il prétend tenir des millions au bout de son compas; mais le reste
+eût-il été un rêve que son angoisse, elle, demeurait certaine et
+poignante. Touché de compassion, je répondis donc:
+
+--Je vous jure que vous n’avez rien à craindre. Si cela peut d’ailleurs
+aider à vous rassurer, je reviendrai.
+
+Il eut un cri:
+
+--Oui, souvent... tous les jours... ne fût-ce que pour me le répéter!
+
+Puis je le vis rougir. La conscience du présent lui revenait.
+
+--Je vous demande pardon, poursuivit-il d’un air gêné, j’en ai peut-être
+trop dit.
+
+--Bah! répliquai-je, un médecin peut tout entendre, puisqu’il se tait.
+
+Nous nous levâmes ensuite avec une hâte involontaire. Il me reconduisit
+jusqu’à l’entrée.
+
+Sur le seuil, pris d’un doute, je demandai encore:
+
+--Y a-t-il indiscrétion à savoir sur quoi porte la découverte?
+
+Il haussa les épaules:
+
+--Peu de chose, une lampe électrique nouvelle qui, à prix égal, donne le
+double de lumière. A demain, peut-être?
+
+--A demain, puisque vous y tenez.
+
+
+
+
+II
+
+
+Fidèle à ma promesse, je revins, durant quatre ou cinq jours, chaque
+matin. S’il faut l’avouer, un si beau zèle n’avait pas pour objet unique
+de calmer des inquiétudes reconnues illusoires dès le début, mais, après
+avoir entrevu le père, j’étais devenu curieux de la fille.
+
+Hasard ou calcul réfléchi, M. Lormier, hélas! s’attachait à mes pas dès
+l’arrivée, pour ne me lâcher qu’à la sortie. Quant à mademoiselle
+Lormier, aussi calme que son père l’était peu, elle se montrait avare de
+paroles et toujours désireuse de couper au plus court. A ce régime, je
+pouvais revenir indéfiniment sans découvrir en elle autre chose qu’une
+intelligence évidente et une froideur qui ne l’était guère moins.
+
+Tant de réserve, loin de me décourager, m’excita au jeu. Loin de me
+tenir pour battu, quand le jour vint de signifier à ma malade que je lui
+rendais sa liberté, je n’hésitai donc pas à annoncer que je reviendrais
+encore m’assurer de la parfaite convalescence, mais je n’eus garde de
+fixer une date.
+
+--Je profiterai, dis-je, de la première occasion qui me ramènera dans le
+quartier.
+
+On acquiesça, et je laissai passer une semaine environ, jusqu’au jour
+où, apercevant depuis ma fenêtre M. Lormier, canne en main et l’allure
+preste, en train de se diriger vers la rue Bourg-Voisin qui est à
+l’opposé du Rempart, je songeai: «Voici l’occasion de trouver la fille
+seule.» Aussitôt je partis à mon tour. A supposer que mademoiselle
+Lormier fût demeurée chez elle, j’étais bien sûr cette fois de rattraper
+mon avance et d’éclairer la nuit qui m’intriguait.
+
+Non seulement mademoiselle Lormier n’était pas sortie, mais je fus
+accueilli par un: «Je comptais vous voir paraître» qui, à défaut de
+sourire, me donna tout de suite à penser.
+
+Je répliquai, de l’air le plus naturel du monde:
+
+--J’avais promis de profiter de la première course au Rempart pour
+vérifier que votre guérison est complète. Me voici fidèle à la parole
+donnée. Comment vous trouvez-vous?
+
+--Tout à fait bien.
+
+--Rien de particulier à signaler?
+
+--Absolument rien.
+
+--Allons! voilà de quoi enchanter votre père!
+
+Et parfaitement décidé à ne point lâcher la place, toutefois avec un air
+de complète bonhomie, je pris le siège qu’on ne m’offrait pas.
+
+--Mais, repris-je, je n’entends pas M. Lormier; aurais-je la malchance
+de ne pas le rencontrer?
+
+Mademoiselle Lormier me regarda fixement:
+
+--Ne le saviez-vous pas?
+
+Je fus surpris en même temps de constater combien son regard à ce moment
+rappelait celui de la morte.
+
+--Comment l’aurais-je appris?
+
+--Je pensais que, demeurant sur la place, vous l’aviez vu passer.
+
+Une telle clairvoyance ne parvint pas à me déconcerter.
+
+--Tant pis, expliquai-je en affectant un entier détachement: il en sera
+quitte pour se contenter du rapport que vous lui rendrez d’ailleurs avec
+votre précision coutumière.
+
+Puis, achevant de m’installer sur ma chaise, paisiblement je commençai
+de regarder autour de nous.
+
+Au fait, je n’ai pas encore dit où nous étions. Il s’agit toujours de la
+chambre du troisième étage où je n’avais cessé de soigner mademoiselle
+Lormier. Ayant cette fois le loisir de l’inspecter, je tentai d’analyser
+les raisons de l’impression revêche qu’elle produisait. Ceci frappait à
+première vue qu’on n’y apercevait, en guise d’ornements, aucune des
+niaiseries chères aux jeunes personnes. Pas de vide-poches: point de
+photographies encadrées avec des rubans, encore moins de filet brodé,
+mais des meubles nus, qui manquaient de style: sur la cheminée, un
+Christ entre deux torchères de bronze coulé; sur le sol, une simple
+sparterie. Bref l’ensemble d’un garni de couvent, et sur toutes choses
+l’air glacé de celle qui vivait là.
+
+Autre remarque: lorsque j’étais entré, mademoiselle Lormier ne
+travaillait pas des doigts ainsi qu’il sied, en province, chaque fois
+qu’une demoiselle reçoit. Installée à sa fenêtre comme à un
+observatoire, elle tenait un livre à la main, et quand elle l’eut déposé
+sur le guéridon qui nous séparait, me surprise fut grande à déchiffrer
+son titre. C’était le _Discours sur les passions de l’amour_,
+c’est-à-dire de beaucoup l’œuvre la plus inattendue chez une fille
+vivant sans relations à Semur, tout au fond du Rempart.
+
+Je note ces détails au passage. Ils aideront, je pense, à vous orienter
+à travers les sinuosités de l’entretien qui va suivre. Si décousu que
+celui-ci paraisse, croyez aussi que j’en ai gardé un souvenir très
+fidèle, tant il me parut révélateur.
+
+Quand mademoiselle Lormier eut reconnu que non seulement je
+m’installais, mais prétendais en outre me taire et laisser venir, elle
+haussa les épaules et reprit:
+
+--J’imagine, puisque vous ne dites rien, que vous avez une communication
+à me faire. N’hésitez plus. J’aime aller au but sans détours inutiles.
+
+Il m’apparut, en l’écoutant, qu’elle savait prêcher d’exemple: mais il y
+a des façons qui coupent court aux meilleures volontés d’entretien.
+
+--Oui et non, répliquai-je.
+
+--Puisque j’ai deviné l’essentiel, rassurez-vous et parlez.
+
+--Il est vrai, mademoiselle, et bien que vous ne paraissiez pas beaucoup
+m’y encourager, que j’avais résolu de profiter de cette visite du
+médecin,--la dernière d’ici longtemps, espérons-le,--pour vous faire
+part de sentiments amicaux probablement déjà devinés. Au cours
+d’épreuves récentes, je n’ai pas été sans m’attacher vraiment à votre
+père. Ce que j’ai vu de lui me prouve qu’il vous aime... au delà des
+mesures habituelles. J’imagine que vous le lui rendez. De tels
+sentiments sont rares: ils peuvent, suivant les circonstances, devenir
+une source de joies exceptionnelles et de douleurs sans égales. De
+toutes manières, vous me trouverez prêt à les servir. Si donc vous avez
+jamais à utiliser mon dévouement, pour votre père ou pour vous-même, je
+vous serai obligé de n’y pas apporter de scrupules.
+
+Il va de soi que j’avançais assez péniblement dans mes phrases. Je n’ai
+pas coutume d’improviser. De plus, je me sentais suivi sans indulgence.
+Tournée vers moi, mademoiselle Lormier avait moins l’air d’écouter ce
+que je disais, que de chercher quelle arrière-pensée me guidait.
+
+--Qu’entendez-vous par là? dit-elle enfin.
+
+--Mais... rien que ce que j’exprime: n’en ôtez rien, n’y ajoutez rien.
+
+Puis j’affectai de regarder, moi aussi, par la fenêtre et pour changer
+de sujet:
+
+--Vous commandez ici, je le vois, toutes les rues d’accès. On ne saurait
+approcher, sans être signalé du haut de votre tour!
+
+Mademoiselle Lormier redemanda, paisible:
+
+--Oui, que faut-il entendre par «amitié» et ces offres vagues
+auxquelles, je l’avoue, le passé ne m’a pas préparée?
+
+Je m’efforçai de sourire.
+
+--Mon Dieu! mademoiselle, n’allons pas supposer plus qu’il n’y a: je
+répète qu’un jour ou l’autre, vous pouvez avoir besoin soit d’une aide
+amicale, soit d’une démarche, enfin d’un de ces riens, fréquemment à la
+portée d’un habitant du pays, et au contraire, délicats si c’est une
+jeune fille seule qui s’en occupe. Dans ce cas, rappelez-vous que
+j’existe, usez de moi, vous et votre père... c’est tout.
+
+Un pli d’ironie tendit les lèvres de mademoiselle Lormier.
+
+--En cas de mariage, par exemple, vous vous chargeriez des enquêtes?
+
+Je répétai, sans relever la raillerie:
+
+--En cas de mariage ou en tout autre.
+
+Subitement, je vis les yeux traversés par une lueur:
+
+--Voyons, cher monsieur, n’êtes-vous plus sérieux? Je sais lire dans ma
+glace.
+
+Et comme j’esquissais un geste de protestation:
+
+--Parfait; vous demeurez poli, mais n’en pensez pas moins. Qui songerait
+à épouser le laideron que je suis?
+
+--Cependant, mademoiselle, sans accepter ce que vous dites, ne puis-je
+rappeler qu’on n’épouse pas qu’un visage?
+
+--Alors une dot? La mienne est mince.
+
+--Qu’en savez-vous?
+
+--Vous croyez aux inventions de mon père?
+
+--Je vois que vous êtes au courant.
+
+--Mon père ne me cache rien, pas même ses illusions... Pauvre père! il
+s’en fera jusqu’à la mort.
+
+--A mon tour, interrompis-je, me permettrez-vous de craindre que vous ne
+vous en fassiez pas assez?
+
+Elle eut un mouvement de tête singulier.
+
+--Vous vous trompez. Les miennes sont assez grandes pour diriger ma vie.
+
+Et elle conclut:
+
+--Enfin, merci pour vos bonnes intentions: soyez certain qu’il vous en
+sera tenu compte.
+
+Je me levai, croyant à un congé, mais il paraît qu’elle n’était plus
+pressée de me renvoyer.
+
+--Pourquoi n’attendez-vous pas? Mon père sera ici dans cinq minutes et
+vous seul parvenez à le rassurer.
+
+Je répliquai sans conviction:
+
+--C’est que... j’ai encore beaucoup à faire.
+
+--Tant que cela? Je ne m’en doutais pas...
+
+--Soit, encore un instant.
+
+Je revins à ma chaise. J’étais à la fois retenu et intrigué par
+l’attitude de cette étrange fille, tour à tour accueillante et hostile.
+
+--Vous avez dû très mal me juger, fit-elle, voyant que j’hésitais à
+renouer l’entretien.
+
+--Quand?
+
+--A la mort de ma mère.
+
+--Je ne me le serais pas permis. Je suis trop convaincu qu’il y a toutes
+les formes de chagrin. Les silencieuses ne sont pas les moins vives.
+
+Ses yeux semblèrent soudain se perdre au loin.
+
+--Ma mère avait une manière à elle de nous aimer. On ne choisit pas
+toujours celle que les autres souhaitent: cela n’empêche pas d’aimer
+vraiment...
+
+--Il y a même des bonnes volontés qui font beaucoup souffrir,
+murmurai-je.
+
+Mademoiselle Lormier haussa les épaules.
+
+--Elles valent mieux que rien. En somme, j’adore mon père, mais je
+comprends aussi très bien ma mère.
+
+Pour le coup, c’est moi qui ne suivais plus. Elle dut le sentir, car
+elle poursuivit:
+
+--Si jamais je m’avisais d’aimer, je crois que, moi non plus, je ne
+regarderais pas aux moyens.
+
+--Le bonheur de l’autre vient ensuite, s’il peut, continuai-je, un peu
+railleur. Votre père, par exemple...
+
+--Oh! je ne prétends juger personne, mais j’imagine que mon père, s’il
+s’y était prêté, aurait pu être heureux.
+
+Je m’abstins de répondre. Elle-même, sans doute, ne tenait pas à
+insister, car elle était revenue à sa croisée.
+
+Il se fit un silence. M. Lormier décidément ne rentrait pas.
+
+--Quoi! reprit mademoiselle Lormier, déjà quatre heures! Voici l’abbé
+Valfour qui sort de l’hôpital.
+
+--Je vois que vous connaissez les habitudes de chacun.
+
+--C’est vous-même qui l’avez dit: j’observe, du haut de ma tour.
+
+--L’abbé Valfour était, je crois, aux obsèques de votre mère?
+
+--Nous le connaissons un peu et il la confessait.
+
+--Votre mère était très pieuse, n’est-ce pas?
+
+--Oui, plus que moi.
+
+--Ne le seriez-vous pas?
+
+--Vous avez envie d’être scandalisé?
+
+--En aucune manière.
+
+--Avant de répondre, qu’entendez-vous par être pieuse?
+
+Je ne pus retenir un sourire.
+
+--C’est difficile à préciser, en effet. J’imagine qu’être pieuse
+consiste principalement à suivre avec conscience les prescriptions de
+l’Église.
+
+--Et à faire maigre le vendredi?
+
+--Par exemple.
+
+Mademoiselle Lormier eut un nouveau coup d’œil ironique de mon côté.
+
+--Là encore, nous ne parlons pas de même. Si j’étais vraiment pieuse,
+j’aimerais Dieu à la folie, c’est-à-dire jusqu’à l’extrême et sans
+réserve.
+
+--Ce qui signifie que vous en mettez une pour le moment?
+
+--Il est possible.
+
+Mais en même temps, elle examinait le Christ qui décorait la cheminée.
+Curieuse fille, décidément, tenant tour à tour des propos de vieillard
+désabusé et d’amoureuse exaltée.
+
+--Qu’est-ce qu’aimer jusqu’à l’extrême et sans réserve? continuai-je,
+songeur.
+
+Mais cette fois, elle m’arrêta vivement:
+
+--Vous n’êtes pas l’abbé Valfour; ne comptez pas le remplacer. Je
+déteste d’ailleurs me confesser.
+
+--Vous avez raison: ce sont là matières secrètes. On en disserte, tant
+qu’elles sont loin: on se tait, dès qu’elles paraissent.
+
+--Alors, soyez rassuré: vous êtes témoin que j’ose en parler.
+
+--Nous serons même deux à pouvoir témoigner, acheva M. Lormier derrière
+moi.
+
+Je me retournai vivement: il avait poussé la porte sans bruit et nous
+écoutait déjà depuis un instant.
+
+Il y a des choses qu’on ne dit point et qui s’entendent plus clairement
+que si on les prononçait. L’accent de M. Lormier, son visage, son
+maintien n’exprimaient rien de particulier: et cependant, avant qu’il
+eût achevé sa phrase, j’avais déjà compris que, se méprenant au sens de
+nos paroles, et convaincu d’interrompre une tentative de déclaration, il
+avait envie de me jeter par la fenêtre.
+
+Résolu de faire tête à cette situation absurde, je montrai le livre
+déposé sur le guéridon:
+
+--Votre fille, monsieur, me paraît s’adonner à des lectures bien
+dangereuses, lui dis-je gaiement. Pascal a mal fini: prenez garde
+qu’elle ne l’imite!
+
+M. Lormier tenta en vain d’esquisser un rire qui répondit au mien.
+
+--Craindriez-vous que le jansénisme ne lui monte à la tête?
+
+--Pis que cela: l’amour de Dieu! c’est elle qui vient de l’affirmer.
+Soyons justes toutefois: il n’est plus question d’autre danger. J’ai
+ainsi le plaisir de vous promettre que je ne reparaîtrai que sur
+convocation spéciale.
+
+Soit pour couper court à l’incident, soit qu’elle n’eût point remarqué
+que j’étais déjà levé, mademoiselle Lormier, de son côté, demanda sans
+transition:
+
+--Hé bien! père, quelles nouvelles du notaire? Tu n’as pas l’air
+content.
+
+M. Lormier se détourna vivement.
+
+--Si... si... absolument.
+
+Et je sentis encore qu’il aurait souhaité que la question ne fût pas
+posée en ma présence. Il était écrit que nous manquerions tous
+d’à-propos.
+
+--Adieu, dis-je, il s’agit d’affaires. Je ne veux pas être indiscret.
+
+Les serrements de main d’usage s’échangèrent; je m’esquivai.
+Contrairement à son habitude, M. Lormier n’avait pas tenté de
+m’accompagner.
+
+Dehors, la promenade du Rempart s’offrait toute proche; je ne sus pas
+résister à son appel et, installé sur un banc, laissai courir ma
+rêverie.
+
+Devant moi ne s’élevaient que des collines riantes. Deux enfants
+demi-nus s’ébattaient à l’extrémité de la pelouse. En ce lieu plein de
+silence, leurs rires éclataient comme une fleur rouge au centre d’un
+parterre sombre. Partout ailleurs un calme doux et la sérénité poignante
+des ombrages qui ont vu les générations disparaître l’une après l’autre,
+sans cesser de reverdir. Devant cette magnifique indifférence de la
+nature, qu’étaient les Lormier, les petites curiosités qui m’avaient
+tourmenté à leur égard, et même l’imperceptible désillusion que je
+ramenais de ma visite? Cependant je n’aurais pu songer à autre chose.
+
+Il est rare que se découvre tout de suite le mobile profond qui a guidé
+nos actes. En voulant connaître mieux mademoiselle Lormier, j’avais cru
+d’abord n’obéir qu’à un goût d’indiscrétion désintéressée que je
+confesse, et qui s’irrite d’autant mieux qu’on affecte de le défier. La
+vérité, autrement complexe, était, je le reconnaissais maintenant, que
+j’espérais découvrir beaucoup plus que des précisions sur un caractère,
+la nature même du lien unissant entre eux des êtres aussi dissemblables
+que le père et la fille. Inconsciemment, j’avais pressenti que,
+différents à ce degré, ils devaient vivre sous la perpétuelle menace de
+conflits irrémédiables. Mademoiselle Lormier m’intéressait moins encore
+que le drame souterrain minant peut-être deux vies, en apparence si
+parfaitement unies.
+
+Vous souriez: je parle de drame, alors qu’il n’y a eu devant nous
+jusqu’à présent qu’une maison, des personnages quelconques et
+l’extérieur le plus paisible qui soit. Mais, en province, plus
+l’extérieur est dépourvu de rides, plus les gens s’efforcent d’être
+pareils à tout le monde, et moins on doit y croire. Ici d’ailleurs,
+n’avais-je pas eu pour aiguiller mes soupçons l’aveu d’un passé
+singulièrement troublé, auquel la mort seule avait mis fin?
+
+Bref, quels qu’aient pu être mes désirs secrets, un seul point
+apparaissait désormais évident, et c’était, qu’ayant entrevu un instant
+chacun des deux Lormier, j’avais de fortes chances pour ne plus jamais
+les approcher. On voit de même une barque se détacher de la rive où elle
+semblait amarrée, et fuir sans vous laisser le loisir de reconnaître qui
+la monte. Après tout, si c’est une déception, il en existe de plus
+cruelles. Résigné, je m’efforçai donc d’accueillir celle-ci avec bonne
+humeur, et las de philosopher, je m’apprêtais à regagner la ville, quand
+soudain j’aperçus de nouveau M. Lormier. Au rebours de mon attente, la
+barque restait en vue: je devais encore longtemps suivre ses passagers.
+
+Il approcha de moi, rapidement, l’air gêné.
+
+--Hé quoi! m’écriai-je, aurais-je par hasard oublié de faire une
+ordonnance?
+
+Je m’étais efforcé de prendre un accent jovial: par contraste, son
+expression soucieuse n’en devint que plus visible.
+
+--Non, dit-il, mais vous ayant vu entrer ici et sachant que la promenade
+n’a qu’une issue, j’espérais bien vous joindre. Au cas où vous ne seriez
+pas trop pressé, j’aurais voulu aussi... enfin je tiendrais à vous
+entretenir de choses... particulières...
+
+--Rien de plus simple: voici une place qui nous attend.
+
+En même temps, je montrai le banc sur lequel j’étais assis auparavant.
+
+--Merci, je préfère marcher.
+
+--A votre gré... De quoi s’agit-il encore?
+
+Et prenant son bras, je l’entraînai vers la terrasse. Il hésita, puis
+avec un peu d’effort:
+
+--Je suis sans fausse honte, commença-t-il, et tiens d’abord à
+m’excuser.
+
+--De quoi, grand Dieu?
+
+--Oh! vous le savez aussi bien que moi. En ne m’obligeant pas à
+préciser, vous me prouverez que vous ne m’en voulez plus... A peine
+étiez-vous parti que ma fille me contait votre entretien:--elle ne me
+cache jamais rien, cela va de soi. Mis au courant des sentiments que
+vous veniez de témoigner pour tous les deux, il m’a semblé désirable de
+ne pas remettre mon remerciement. Elle et moi, croyez-le, sommes
+touchés... extrêmement.
+
+Je me contentai d’acquiescer d’un signe de tête. Excuses et
+remerciements ne me paraissaient ni si urgents ni même utiles.
+
+--... Le plus délicat enfin reste à dire... acheva-t-il avec un embarras
+croissant. Consentiriez-vous à me laisser mettre à l’épreuve sur l’heure
+le dévouement que vous nous offrez et dont je ne doutais pas, quoi qu’il
+y parût?...
+
+Cette fois, du moins, le but véritable de son retour apparaissait. Je
+répondis, intrigué:
+
+--Mais... certainement!... Que désirez-vous que je fasse?
+
+--Rien que répondre à ma question: qu’avez-vous appris chez le notaire?
+
+Je l’abandonnai stupéfait:
+
+--Quel notaire?
+
+--Le mien... cela va de soi.
+
+--En vérité, cher monsieur, vous me voyez tout à fait dérouté. J’ignore
+qui est votre notaire. Personne ne m’a jamais parlé de vous. Si donc
+vous désirez que je sache quelque chose, c’est à vous de me l’apprendre.
+
+Il parut réfléchir.
+
+--Soit... je vous crois...
+
+Son visage parut ensuite se détendre. A coup sûr, sans savoir de quelle
+manière, je venais de dissiper en lui une prévention dernière, demeurée
+en dépit des protestations qui avaient précédé.
+
+--A défaut du notaire, ce sera donc moi qui vous mettrai au courant,
+reprit-il d’un ton plus libre. Je vous ai avoué, l’autre jour, que
+j’avais jadis rêvé la fortune pour ma fille. Admirez l’ironie de la vie:
+je viens d’apprendre que cette fortune existe et qu’il est inutile de la
+conquérir. Grâce à ma femme, qui s’occupait de tout sans me rien dire,
+nous sommes riches, trop riches, et non seulement je n’en éprouve aucune
+satisfaction, mais je tremble... au point de vous supplier, si le bruit
+en courait, de vouloir bien le démentir. Pour tout le monde, Geneviève
+doit rester pauvre.
+
+Il n’exagérait pas: il tremblait, en effet.
+
+--Et pourquoi ce mensonge? murmurai-je interdit.
+
+--Pourquoi?... parce que si Geneviève se marie un jour,--ce qui est
+possible et je ne songe pas à m’y opposer,--je ne veux pas ajouter, aux
+risques courus normalement, celui d’un calcul intéressé chez l’homme qui
+me la prendra.
+
+Il tremblait toujours, mais à travers les derniers mots avait passé je
+ne sais quelle vibration de colère; j’eus la sensation que de toutes les
+forces de son être il se dressait à l’avance contre le ravisseur inconnu
+qu’il évoquait.
+
+--N’y a-t-il pas danger, pour le moins équivalent, à donner à votre
+fille figure de parti sans dot? répondis-je froidement.
+
+Il haussa les épaules:
+
+--La préserver de la plus basse des duperies, d’abord!
+
+--Sans la consulter?
+
+--Ne suis-je pas le meilleur juge, ayant, hélas! une expérience qu’elle
+n’a pas? Le notaire, bien entendu, a juré qu’il se tairait: mais, dans
+une étude où tout le monde passe, quel secret voulez-vous qu’on garde?
+
+Il s’interrompit, hésita de nouveau, puis brusquement:
+
+--Et tenez, l’avouerai-je? si tout à l’heure j’ai paru troublé en vous
+découvrant en tête-à-tête avec Geneviève, vous qui auparavant n’aviez
+jamais cherché seulement à la mieux connaître, c’est que tout de suite
+j’ai pensé: «Voilà! il sait et il commence!» Absurde, n’est-ce pas? Oui,
+je m’en rends compte, et je vous demande encore pardon... Mais demain!
+un autre paraîtra, et ce sera vrai! Que dis-je, demain?... Suis-je
+assuré qu’il n’a pas pris les devants, qu’il n’est pas dès ce soir
+installé dans l’âme de ma fille?... Pour me rendre un peu de sécurité,
+il faut, je le répète, qu’aux propos qui vont courir, un homme comme
+vous, autorisé, reconnu pour être au fait de la situation, puisse
+répondre hardiment: «Les Lormier? Évidemment ils ont hérité, mais de
+dettes! Le père est un vieux fou qui avait tout mangé d’avance; ils
+n’ont rien... absolument rien!» Cet homme, voulez-vous l’être? Y
+consentirez-vous?
+
+J’écoutais, moins attentif à ce qu’il demandait qu’au spectacle d’une
+telle passion désordonnée et aux lumières qu’elle me livrait. N’y
+avait-il pas déjà une contradiction tragique entre le cri qui venait de
+lui échapper: «Sais-je s’il n’est pas dès ce soir installé dans l’âme de
+ma fille?» et la certitude dont il se targuait, cinq minutes avant:
+«Elle ne me cache rien, cela va de soi!»
+
+Effrayé peut-être de mon retard à lui répondre, il reprit:
+
+--Qu’y a-t-il? vous vous taisez... Serait-ce donc là ce dévouement...
+
+Je l’arrêtai:
+
+--Rassurez-vous, j’accepte le mandat, à condition toutefois de n’être,
+ni de près, ni de loin, responsable de l’issue.
+
+--Ah! s’écria-t-il, vous êtes donc bien l’ami que j’espérais!
+
+Je hochai la tête et poursuivis:
+
+--Je voudrais aussi vous poser une simple question: qu’arrivera-t-il le
+jour où se trouvera sur votre chemin le prétendant, officiel ou caché,
+choisi par la destinée pour prendre votre place dans le cœur de votre
+fille?
+
+Il recula, comme au reçu d’un choc:
+
+--On ne prend pas la place d’un père!
+
+--On ne prend pas _la même_, c’est entendu, mais vous croirez qu’elle
+l’est.
+
+Je vis un flux de sang colorer ses joues.
+
+--Vous ne craignez pas, j’espère, que je devienne jaloux de ma fille?
+
+--Vous ne le deviendrez pas: vous l’êtes.
+
+--C’est fou!
+
+--Ce ne sont jamais les choses raisonnables qui arrivent.
+
+Il parut se recueillir.
+
+--Non, vraiment, assura-t-il d’une voix pesante, si j’étais sûr qu’un
+être existât, capable de rendre ma fille heureuse, j’aurais le
+courage... il me semble que je n’hésiterais pas à lui ouvrir notre
+porte.
+
+--Alors, tout va bien, répliquai-je.
+
+Et en même temps, une phrase de mademoiselle Lormier me revint en
+mémoire: «Si je m’avisais d’aimer, je crois que je ne regarderais pas
+aux moyens.» Avais-je eu tort, tout à l’heure, quand, sur mon banc,
+j’envisageais la possibilité d’un drame? J’étais sûr désormais qu’un
+jour viendrait où, dressés passionnément l’un contre l’autre, le père et
+la fille se porteraient des coups mortels.
+
+Cependant, côte à côte, nous cheminions le long de la terrasse, devant
+le beau paysage indifférent; invisible et chuchotant, l’Armançon faisait
+monter vers nous sa chanson paisible qui se mariait au bruit des
+feuilles. Soudain, j’eus l’impression d’une solitude plus grande. Ayant
+probablement tout dit, M. Lormier venait de me quitter.
+
+Je le regardai s’éloigner et murmurai:
+
+--Le malheureux! que deviendra-t-il plus tard?...
+
+Pauvre chose que l’imagination humaine! Je pensais à un avenir éloigné,
+et le ver était dans le fruit! J’appréhendais un éclat terrifiant: pour
+se torturer, ces deux êtres déjà avaient commencé de se taire!
+
+
+
+
+III
+
+
+Il faut ici faire un détour et en venir à des gens qui, en apparence,
+sembleront étrangers à l’histoire. Qu’ils aient été au cœur de celle-ci,
+c’est possible, et même probable: mais qu’ils y aient tenu au moins
+d’une certaine manière et par des fils ténus, j’en suis certain. Au
+surplus, puisqu’il s’agit de comparses dont les silhouettes seules se
+profilèrent à l’horizon, je me contenterai de l’essentiel. Admettez
+aussi que pour eux, plus encore que pour les Lormier, je laisse dans
+l’ombre les noms véritables.
+
+A quelques pas de la maison Lormier, en bordure de la falaise et
+dominant l’Armançon, s’élevait l’hôtel de Thil.
+
+Les touristes les moins avertis le remarquent au passage. C’est un
+spécimen magnifique du style parlementaire bourguignon. Il comprend un
+corps central, flanqué d’ailes en saillies, et reculé au fond d’une cour
+d’honneur qu’achèvent de dessiner le porche monumental et des communs
+reliés aux ailes. Du côté de la rivière, une longue façade, dans le goût
+de Versailles, domine des terrasses en étages dont chacune tend, comme
+une guirlande au-dessus du ravin, son parterre à la française.
+L’ensemble est d’ordonnance sobre, grandiose, et un peu nu.
+
+Au temps dont je parle, l’hôtel de Thil était en propre aux Traversot
+qui, en dépit du nom roturier, l’avaient recueilli par voie de
+cousinage. Il faut aller au fond de la province française pour trouver
+ainsi des propriétés maintenues dans une même tradition, à travers deux
+siècles de convulsions sociales. Chez nous, on change de régime, mais il
+est rare qu’on touche au fond.
+
+De mémoire d’homme, les Traversot ont toujours occupé à Semur une
+situation considérable. Non du fait de leur fortune,--celle-ci, médiocre
+et composée de biens fonciers, ne cesse de s’amoindrir,--mais parce
+qu’étrangers aux dissensions locales, et gardant avec jalousie le culte
+de leur passé, ils ornent la ville au même titre que la tour Lourdeau.
+Et cela, également, est bien un phénomène de chez nous: on y clame
+l’égalité, on ne vénère que ce qui s’en éloigne...
+
+Les Traversot étaient au nombre de quatre: monsieur, madame et deux
+enfants dont un fils, officier de cavalerie, vivant on ne sait dans
+quelle garnison, et une fille, Annette, alors âgée de dix-neuf ans ou à
+peu près.
+
+Il va de soi qu’aucun rapport n’existait entre le train des Traversot et
+le cadre où ils vivaient. Comme ils prétendaient garder intact leur
+palais et y ajouter au besoin des embellissements nouveaux, on peut dire
+qu’à la lettre, la demeure dévorait ses habitants. D’où la nécessité
+impérieuse de rechercher pour Annette un établissement avantageux. Il
+était à craindre, hélas! que l’occasion ne s’en présentât jamais.
+Réduits au cercle étroit du Semurois, les Traversot avaient inutilement
+fait le tour des partis acceptables. De plus, très entichés de noblesse,
+ils désiraient un titre: avantage qui va rarement avec la fortune quand
+il s’agit d’une fille pauvre. Jeune et assez jolie pour ne passer nulle
+part inaperçue, Annette Traversot semblait donc destinée à vieillir
+solitairement sous les lambris du palais auquel on la sacrifiait, ce
+qui, après tout, est une façon de finir aussi grande que bien d’autres.
+
+Jugez maintenant de l’émoi dans Semur quand le bruit se répandit tout à
+coup des fiançailles probables de mademoiselle Traversot avec un jeune
+homme, nouveau venu dans la ville et répondant au nom de La Gilardière.
+
+Émoi est un terme qui rend mal ma pensée...
+
+Il y a, en effet, dans nos cités provinciales, quelque chose de plus
+étonnant que l’apparence morne et l’indifférence affectée pour toute
+forme de vie sociale: c’est le besoin exaspéré de connaître la vie
+privée de chacun. Non content d’atteindre les faits et gestes quotidiens
+et comme si le présent ne suffisait pas, il remonte aux origines,
+fouille dans la famille, et de proche en proche, finit par joindre les
+grands-oncles et les arrière-cousins. Comment des êtres qui ne se
+rencontrent presque jamais, ne se communiquent rien, n’écrivent pas,
+lisent encore moins, comment, dis-je, parviennent-ils à connaître ce que
+des familiers ou des parents ne soupçonnent pas? Là est le mystère.
+
+Impossible pourtant de nier l’existence et le pouvoir de cette police
+officieuse, qu’on ne saisit nulle part, que chacun ignore et que tout le
+monde suit. Si loin qu’on prétende s’en tenir, si hostile qu’on lui
+soit, à l’heure propice, elle surgit, souffle à l’oreille la nouvelle
+importante ou niaise, tantôt éclaire une aventure inexpliquée, tantôt
+d’une chiquenaude démolit l’œuvre de longues patiences, enfin toujours
+affirme son droit de contrôle et de justice sans appel.
+
+Qui l’incarne? Où découvre-t-elle ses documents? Quels agents la
+servent? Ne cherchez pas: c’est vous, moi, tout le monde... Il m’est
+arrivé d’apprendre le même fait, et le même jour, par l’entremise d’un
+cordonnier, du vicaire, de l’adjoint radical et d’une dame royaliste.
+Elle est partout et elle s’occupe de tout, sans indulgence, avec
+férocité. Mais s’agit-il de l’étranger, de celui-là surtout qui tente de
+forcer la confiance de la communauté ou de prendre place parmi les
+habitants, elle devient sans pitié. Pour un mot l’homme est compromis;
+une démarche, le plus souvent innocente, l’achève; pris à la gorge par
+l’opinion, il n’a plus qu’à partir, laissant derrière lui la ville
+indemne, et délivrée.
+
+Que les fiançailles d’Annette Traversot eussent suffi par elles-mêmes à
+émouvoir Semur, vous n’en doutez pas: mais la qualité du fiancé, l’ombre
+dont il avait réussi à s’envelopper allaient faire bien autrement
+bouillonner les cervelles.
+
+Qu’était, en somme, ce La Gilardière?
+
+Débarqué depuis cinq mois à peine, tout de suite introduit dans la
+banque Chasseloup, il y figurait en qualité d’associé libre,
+c’est-à-dire que, sans être rien en titre, il passait déjà pour futur
+successeur. Ses références étaient diverses. Au mieux avec le
+sous-préfet, il avait aussi pour lui le clergé de Notre-Dame et recevait
+à dîner l’abbé Valfour. Élégant, il menait un train qui, modeste à
+Paris, offusquait à Semur la parcimonie générale. On assurait qu’il
+avait une mère, mais celle-ci n’avait jamais paru. Son nom enfin était
+sonore. Toutefois, nul dans le pays ne connaissait des La Gilardière, si
+bien que le titre, la famille et la fortune demeuraient sans gérants: un
+aventurier en quête d’héritière n’eût pas semblé très différent.
+
+Chose curieuse, on n’en savait littéralement rien de plus. Interrogé, le
+clergé se bornait à louer un jeune homme si bien élevé. Les Chasseloup
+restaient muets. Quant au sous-préfet, les recommandations venues de
+Paris lui paraissant des ordres, il se moquait du reste.
+
+L’annonce qu’un tel homme osait prétendre à la main d’une Traversot
+provoque un déchaînement. Personne qui, à propos de rien et de n’importe
+quoi, ne vous en entretînt. Les gamins dans la rue, l’épicier à son
+comptoir, les dames en visite, tous en jasaient. Si bien que moi-même,
+gagné par la contagion, mais désireux de remonter aux sources, je
+décidai de faire visite aux Traversot.
+
+Quinze jours environ s’étaient écoulés depuis mon entretien avec les
+Lormier, quand je me rendis ainsi à l’hôtel de Thil.
+
+Reçu fort aimablement par madame Traversot, et après un certain nombre
+de détours préalables, je réussis à aborder le sujet délicat. N’ayant
+nourri de son côté aucune illusion sur la raison de ma politesse, madame
+Traversot s’empressa aussitôt de me décocher en plein visage un éloge de
+M. de La Gilardière, où je fus libre d’admirer à volonté comme il était
+fait avec ardeur et combien cette ardeur manquait de conviction. J’en
+conclus sans effort que la situation de La Gilardière était moins solide
+que le bruit n’en courait, mais qu’à défaut des parents, il avait dû
+conquérir la fille. L’aventure est fréquente.
+
+En manière de péroraison, madame Traversot termina d’un air moitié
+figue, moitié raisin:
+
+--Annette a la candeur des personnes de son âge: j’ai confiance
+toutefois dans sa raison. Et puis... de tels projets ne sauraient se
+préciser qu’avec l’aide d’une mère: madame de La Gilardière n’est pas
+encore venue chez son fils, que je sache?...
+
+--Quel que soit l’heureux élu, répliquai-je poliment, le choix de
+mademoiselle Annette sera toujours accueilli avec sympathie. Elle est de
+celles à qui chacun souhaite le bonheur.
+
+Madame Traversot, qui m’avait accompagné jusqu’au perron, mit le doigt
+sur sa bouche pour m’inviter une dernière fois à une discrétion qu’elle
+estimait illusoire:
+
+--Nous ne sommes pas pressés, croyez-le bien. Annette non plus... Elle
+est si jeune encore!
+
+Et nous nous quittâmes sur cet adieu dont la diplomatie résumait assez
+bien le mélange d’espoirs et de craintes à travers lequel les Traversot
+devaient s’égarer pour le moment.
+
+Je m’apprêtais à quitter le Rempart quand, machinalement, je levai les
+yeux vers l’observatoire de mademoiselle Lormier. Je ne pouvais penser à
+elle sans me la figurer là: il ne me venait pas à l’esprit qu’elle fût
+libre de se trouver ailleurs, comme tout le monde. J’eus la déception de
+n’apercevoir personne.
+
+Bien entendu, je ne m’y arrêtai pas autrement, et j’allais dépasser la
+porte Lormier, quand celle-ci s’ouvrit pour livrer passage à une dame en
+noir que j’hésitai un instant à reconnaître, tant son visage était caché
+par une voilette épaisse. Tandis que je cherchais en haut mademoiselle
+Lormier, c’était elle en personne qui paraissait au bas.
+
+Amusé par la coïncidence, je n’hésitai pas à m’approcher.
+
+--Admirez, mademoiselle, la puissance mystérieuse de nos désirs secrets:
+je songeais à vous!
+
+Elle fit un geste de surprise et, négligeant de tirer la porte derrière
+elle:
+
+--Singulière occupation! Quel prétexte vous y incitait?
+
+--La vue de votre tour... Mais vous sortiez; moi-même, je rentrais; me
+permettrez-vous de faire route avec vous?
+
+Elle se mit à rire:
+
+--Vous souhaitez donc bien me compromettre?
+
+Elle demeurait devant sa porte ouverte: impossible ainsi de savoir si
+elle acceptait. Elle poursuivit, toujours riant:
+
+--Et... qui est malade chez les Traversot?
+
+Je haussai les épaules.
+
+--A quel propos pareille demande?
+
+--Parce que je vous vois revenir de l’hôtel de Thil.
+
+--Allons, répondis-je égayé par ce contrôle, que vous soyez au pied de
+la tour ou au sommet, je vois que rien ne vous échappe. Rassurez-vous,
+les Traversot sont tous en bon état.
+
+--Même la fille?
+
+Ceci était parti si net que j’en fus d’abord interloqué.
+
+--Mademoiselle Annette, comme les autres.
+
+Mais déjà un nouveau sourire éclairait mademoiselle Lormier.
+
+--Alors, plus de mariage à l’horizon?
+
+--Quoi! vous vous intéressez aussi?...
+
+--J’en ai entendu parler, probablement moins que vous; et d’ailleurs,
+cela m’est indifférent.
+
+--Vous êtes une sage!
+
+--Ce qui signifie que, ne l’étant pas au même degré, vous venez de vous
+informer à la source.
+
+Je la regardai avec inquiétude.
+
+--Décidément, murmurai-je, je ne cesserai pas d’admirer votre
+perspicacité. S’y mêlerait-il de la rancune?
+
+--Non, fit-elle d’une voix un peu moins claire, je ne suis que désœuvrée
+et m’amuse quelquefois à plaider le faux pour découvrir le vrai. Voici
+d’ailleurs qui vous donnera la mesure de mes ignorances: qu’est-ce au
+juste que mademoiselle Traversot?
+
+--Ne l’avez-vous jamais aperçue?
+
+--Si.
+
+--Hé bien! vous en savez autant que moi. C’est une jeune fille, et elle
+paraît charmante.
+
+--Dans ce cas, une girouette au vent?
+
+--N’en avez-vous jamais vu qui, une fois orientées, restaient calées?
+
+--Vous croyez que celle-ci?...
+
+--Mais, mademoiselle, je ne crois rien: pas même que le vent souffle!
+
+Elle ne répondit pas. Tout à coup, elle s’était mise à surveiller la
+rue: encore le faisait-elle distraitement.
+
+Je repris:
+
+--Vous ne me demandez pas qui est l’autre?
+
+--Quel autre?
+
+--Le futur... conditionnel.
+
+--Un temps dont je n’use pas.
+
+--Sérieusement, que pensez-vous de ce La Gilardière, qui doit passer à
+vos pieds chaque jour? Au surplus...
+
+Je n’achevai pas; celui dont nous parlions venait de paraître.
+
+Il arrivait, une badine à la main, l’allure allègre. Je ne vous le
+décrirai pas. Il me suffira de vous dire qu’il était beau, d’une beauté
+peut-être un peu efféminée, peut-être pas régulière, mais telle qu’elle
+provoquait l’envie. Il était beau comme mademoiselle Lormier était
+laide. Ni pour l’un, ni pour l’autre, on ne pouvait ignorer cela.
+
+Comme nous nous taisions, nous étions, aussi, bien obligés d’entendre
+son pas. C’était, on n’en pouvait douter, le pas d’un homme qui aime et
+qui se sait aimé. Pourquoi sent-on de la sorte l’amour autour d’un être?
+Parce que les talons de La Gilardière frappaient avec une certaine
+cadence les pavés du Rempart, je compris tout à coup que madame
+Traversot se leurrait d’illusions et que sa fille ne lui appartenait
+plus.
+
+Quand il passa, il nous jeta un bref regard; mais nous aperçut-il? Il
+était clair qu’à ses yeux, nous comptions autant que deux cailloux sur
+la route. Il remarquait l’obstacle matériel que nous pouvions être: rien
+de plus, rien de moins.
+
+Et puis, arrivé à l’hôtel de Thil, il poussa la porte sans même sonner.
+Il rentrait vraiment chez lui; on devinait que rien n’aurait pu
+s’opposer à sa venue, et qu’une hâte pareille répondait à la sienne,
+derrière les murs silencieux. Ensuite, on ne le vit plus.
+
+Je me tournai vers mademoiselle Lormier. Elle continuait de contempler
+la rue redevenue déserte.
+
+--Qu’augurez-vous de cette marche en fanfare? demandai-je.
+
+Mademoiselle Lormier tressaillit, rappelée à elle-même.
+
+--Ah! fit-elle, excusez-moi; j’étais en train de songer à mon père qui
+m’inquiète depuis quelque temps. Je le sens nerveux et il a cessé tout
+travail.
+
+Je répliquai distraitement:
+
+--Ne vous tourmentez pas: je crois savoir pourquoi ses inventions ne
+l’intéressent plus.
+
+Et revenant à mon idée:
+
+--Si j’en crois les apparences, avant huit jours, vous verrez passer
+aussi la mère du beau fiancé.
+
+Au même instant, mademoiselle Lormier qui s’appuyait, sans y penser, à
+la porte demeurée entre-bâillée, faillit tomber en arrière. Quand elle
+eut repris son équilibre, elle parut hésiter, puis brusquement:
+
+--Vous appréciez beaucoup la jeune fille?
+
+--J’ai déjà répondu qu’elle me paraît charmante.
+
+--Tant pis! à sa place, j’aurais moins de confiance dans un inconnu.
+
+Frappé du ton qu’elle y avait mis, j’attendis qu’elle complétât sa
+phrase; mais elle n’ajouta rien.
+
+--Si vous avez appris quelque chose de sérieux, repris-je enfin,
+peut-être serait-il bon d’éclairer mieux la lanterne.
+
+--Non, dit-elle, je formulais une opinion que je croyais répandue à
+Semur. Au surplus, cher docteur, j’aperçois mon père: fermons le
+feuilleton.
+
+Et tout en répondant aux signes de reconnaissance que nous adressait M.
+Lormier:
+
+--Aidez-moi à obtenir qu’il vous consulte: je vous assure que sa santé
+me préoccupe.
+
+Puis s’adressant à celui qui nous rejoignait:
+
+--Cette fois, père, j’ai retenu le docteur: tu ne peux plus lui
+échapper.
+
+M. Lormier balbutia:
+
+--Elle veut, en effet... je comptais...
+
+Je ne sais pourquoi, j’eus tout de suite l’impression qu’il n’irait pas
+plus loin.
+
+--N’est-ce pas demain jour de consultation? reprit mademoiselle Lormier.
+
+--Certainement.
+
+--Hé bien! comptez que mon père ira vous voir.
+
+--Entendu, je l’attends. D’ailleurs, il n’a pas l’air souffrant.
+
+--Je ne le suis pas, interrompit M. Lormier.
+
+--Alors, visite d’ami: ce n’en sera que plus agréable.
+
+Je regardais en même temps M. Lormier avec plus d’attention. Qui avait
+raison? sa fille, ou lui? Point changé évidemment: la même mine que
+l’autre jour, au Rempart... Mais quand approchent les grandes crises de
+l’organisme, n’est-ce pas à d’autres signes indéfinissables qu’on les
+dépiste: une modulation nouvelle dans la voix, des modes de penser
+inaccoutumés, parfois un changement de caractère? La fêlure commence
+toujours par l’âme. Et je m’avisai soudain d’un symptôme grave: ce
+jaloux semblait avoir perdu sa jalousie. Me retrouvant en tête-à-tête
+avec sa fille, il n’en manifestait aucun souci. Résolu de vérifier si je
+ne me trompais pas, et sous couleur de changer de conversation, je
+poursuivis:
+
+--Savez-vous, cher monsieur, que nous étions en train, mademoiselle et
+moi, de parler encore d’amour?
+
+Il ne broncha pas:
+
+--L’amour de Dieu ne m’inquiète pas.
+
+--Il s’agit bien de cela! M. de La Gilardière venait de passer.
+
+--Tant mieux pour mademoiselle Traversot!
+
+--Ah! m’écriai-je, je vous prends aussi à en parler, comme tout le
+monde!
+
+Mais à ma grande surprise, il ne sourit pas:
+
+--Non, dit-il, je n’en parle pas _comme tout le monde_ et même, à ce
+propos, peut-être demain vous demanderai-je...
+
+--Rentrons-nous? interrompit mademoiselle Lormier. Tu parais fatigué.
+
+Nous échangeâmes de rapides serrements de main.
+
+--Demain donc, vers deux heures...
+
+--Oui, répondit mademoiselle Lormier pour son père.
+
+Je me retrouvai seul. Je m’expliquais mal les dernières paroles de M.
+Lormier. Y avait-il donc un lien entre La Gilardière et lui? et encore,
+de quelle manière, sous quel prétexte, prétendait-il me mêler à
+l’histoire?
+
+--Bah! murmurai-je, je verrai demain ce qu’il en retourne!
+
+Ensuite, à grands pas, je m’éloignai du Rempart. Cependant, parvenu à la
+hauteur de l’isthme qui rejoint la ville, je me retournai de nouveau,
+peut-être pour chercher une réponse anticipée aux questions que
+j’agitais, et voici le spectacle que j’aperçus.
+
+Sur la chaussée passaient un monsieur, la badine à la main, et les dames
+Traversot. En arrière, mademoiselle Lormier, oubliant qu’elle devait
+sortir, et remontée à sa tour, avait ouvert ses fenêtres toutes grandes;
+accoudée à l’une d’elles, elle regardait les promeneurs...
+
+
+
+
+IV
+
+
+M. Lormier ne parut pas le lendemain, malgré sa promesse. Une semaine
+s’écoula. J’avais cessé de l’attendre et ne songeais plus à sa visite,
+quand j’eus la surprise de l’entendre annoncer. En l’apercevant, je me
+rappelle avoir éprouvé même un peu d’humeur, ayant, je ne sais pour
+quelle raison, besoin de ma fin d’après-midi. Je ne me doutais guère en
+revanche que, grâce à lui, j’allais découvrir un aspect de la vie, et me
+heurter pour la première fois à des idées qui, depuis lors, n’ont plus
+cessé de me hanter.
+
+Il entra, l’air résolu, et sans montrer l’hésitation habituelle.
+
+--Me voici, dit-il; me portant à merveille, je ne viens pas consulter,
+mais remercier l’ami que vous avez été pour nous. Il y a longtemps déjà
+que j’avais décidé de le faire. Si ma démarche est tardive, cela tient à
+ce que personne n’est jamais tout à fait maître d’agir comme il le
+voudrait.
+
+Je répondis:
+
+--J’espère que vous ne vous êtes pas dérangé pour si peu, et je compte
+bien que vous satisferez, par-dessus le marché, ma curiosité.
+
+--Votre curiosité?
+
+--Ne deviez-vous pas me parler des Traversot?
+
+J’allais ainsi droit au but. J’ai toujours trouvé que la méthode est
+bonne. Il prit, au contraire, un air évasif:
+
+--Ah! oui, j’oubliais... seulement cela n’a plus d’importance.
+
+--Que comptiez-vous m’en dire?
+
+--Rien en vérité. Je croyais l’autre jour avoir besoin d’un conseil. Il
+se trouve qu’il arriverait trop tard, la décision étant prise et...
+exécutée.
+
+--Et moi qui rêvais de révélations sensationnelles! m’écriai-je.
+
+--J’hésitais précisément à les porter à qui de droit. Partagé entre le
+scrupule de me mêler de choses qui ne me concernent pas, et le désir de
+ne pas laisser duper des gens honorables, je comptais vous soumettre mon
+embarras. Mais hier, conversant avec mon notaire, j’eus l’idée de lui
+sortir mon cas. Jugez de ma chance: il gère aussi les intérêts des
+Traversot, chose que j’ignorais. Sans que je l’aie voulu, ma conscience
+s’est donc trouvée libérée, et le cas qui me troublait a cessé
+d’exister.
+
+Je répliquai, désireux d’en tirer au moins le peu que je pourrais:
+
+--Tant pis: cela prouve du moins que vous connaissez M. de La
+Gilardière.
+
+--Moi?... pas du tout.
+
+--Alors comment étiez-vous renseigné sur lui... car il s’agissait de
+lui, n’est-ce pas?
+
+--Oh! un hasard trop long à expliquer... Une compagne de couvent de ma
+femme qui, devenue dame de compagnie chez la mère du jeune homme, a
+voulu s’informer près de nous des Traversot et qui, du même coup... bref
+des histoires; fort heureusement, elles ne m’intéressent plus.
+
+--Allons! fis-je déçu, il reste que vous aviez songé à moi pour vous
+éclairer dans une circonstance délicate: je vous en remercie.
+
+Tout ceci, échangé sans qu’il prît seulement la peine de choisir un
+siège. Je crus qu’il allait repartir aussitôt; mais non, après avoir
+regardé l’heure, il reprenait:
+
+--Si je ne dérange pas, puis-je m’asseoir? Depuis quelque temps, je me
+sens vite las.
+
+Sans attendre la réponse, il s’affala ensuite sur un fauteuil. Du même
+coup, l’air du début fit place à un autre, accablé. Ainsi qu’il arrive
+fréquemment aux nerveux, après avoir paru prêt à tout renverser sur son
+passage, il ne semblait plus capable que de crier grâce, comme un
+coureur à bout d’étape.
+
+--Est-il bien sûr, demandai-je, que votre fille ait tort quand elle vous
+pousse à vous soigner?
+
+--Oh! murmura-t-il, ma fille ne s’inquiète pas de moi autant que vous le
+croyez...
+
+Et sa main, qui avait tenté de se soulever, retomba lourdement sur
+l’accoudoir.
+
+--Je suis témoin pourtant du souci que lui donne votre état.
+
+--On parle, les mots s’envolent, l’âme est ailleurs...
+
+--Vous n’allez pas prétendre que votre fille soit indifférente à ce qui
+vous concerne?
+
+Il releva la tête, me considéra un instant:
+
+--Non, soupira-t-il, je crois qu’elle m’aime encore.
+
+--Vous n’en êtes pas sûr?
+
+Il ne répondit pas. Je n’osai insister: j’attendais qu’il lui plût de
+reprendre la conversation, là où il voudrait. Et ce fut alors un silence
+d’autant plus pesant qu’à Semur, et sur la place que j’habite, il n’y a
+jamais de bruits au dehors: les seuls que je connaisse sont au moment
+des offices ou quand l’heure sonne à Notre-Dame.
+
+En même temps que j’attendais, j’eus aussi l’étonnement de m’apercevoir
+que le visage de M. Lormier avait repris exactement l’expression de la
+première nuit, au chevet de la mourante. Même aspect de relâchement
+total, souligné par la torpeur du regard fixe. Il faut croire que les
+traits humains disposent de bien peu d’éléments pour extérioriser l’âme:
+ils ne diffèrent pas, qu’il s’agisse d’escompter la fin d’une
+catastrophe ou d’en appréhender la venue!
+
+Soudain, il parut prendre une résolution définitive. Le regard redevint
+net, se fixant sur le mien. Je compris que le sujet véritable de la
+visite, encore inexpliqué, allait paraître.
+
+--Docteur, recommença-t-il d’une voix qui s’efforçait d’être posée, y
+a-t-il des cas où l’on soit fou, tout en gardant la conscience nette de
+sa folie?
+
+--Ouais! m’écriai-je, à quel propos ces balivernes?
+
+--Parce qu’obsédé par une pensée que la raison des autres jugerait
+démente et qui doit l’être par conséquent, je ne la discute plus et
+l’accepte.
+
+--Et peut-on connaître de laquelle il s’agit?
+
+--Entre ma fille et moi, il y a quelqu’un.
+
+--Qui?
+
+--J’ai dit _quelqu’un_: si je savais qui, je ne serais pas ici.
+
+De nouveau, son visage changeait. J’y déchiffrai une telle angoisse que
+brusquement une pensée m’étreignit. Le drame--que, l’autre jour,
+candide, j’attendais seulement pour des temps à venir,--aurait-il déjà
+paru?
+
+Ne sachant plus très bien si je voulais le confesser ou le consoler, je
+pris ses mains dans les deux miennes, et m’efforçant de ne rien laisser
+voir de mes appréhensions:
+
+--Vous êtes fou, en effet, cher monsieur, mais d’une folie sans fièvre
+et dont je vous ai donné le nom, quand nous étions au Rempart: la
+jalousie.
+
+Il secoua les épaules.
+
+--Je vous affirme que je ne me trompe pas.
+
+--Je vous affirme aussi que la jalousie est un état dans lequel on
+s’épuise à interpréter le réel à la lueur d’une chimère. Qu’on écarte
+celle-ci, tout redevient clair. Dès qu’on se sait jaloux, d’ailleurs, la
+moitié de la cure est réalisée: la seule difficulté est de le
+reconnaître. Essayez.
+
+Il avait paru m’écouter attentivement: cependant, à peine eus-je achevé
+qu’arrachant ses mains prisonnières, il répéta:
+
+--Non, je ne me trompe pas...
+
+Puis martelant les mots, comme s’il prétendait les graver mieux dans mon
+cerveau:
+
+--Aucune chimère ne me trouble; j’ai des yeux et ils voient. Ma fille
+n’est plus à moi: quelqu’un me l’a prise. Nous avons l’air encore de
+vivre en tête-à-tête: ce n’est pas vrai, entre elle et moi, il y a
+_lui_!
+
+Convaincu que plus je garderais de ménagements et plus il s’entêterait
+dans ses affirmations sans les éclairer d’aucune manière, je ripostai
+alors rudement:
+
+--Pour prendre votre fille, il faudrait d’abord pouvoir en approcher!
+Vous ne vous quittez pas. Elle sort si vous sortez, et rentre quand vous
+rentrez. Et qui connaissez-vous ici? Quelques prêtres, des voisins,
+personne... Nulle maison plus fermée que la vôtre! Songez que, lorsque
+vous m’avez appelé, j’avais à peine entendu prononcer votre nom! Ma
+venue a été un fait tellement extraordinaire que vous en avez conçu, un
+instant, les pires craintes; celles-ci se sont dissipées, soit, mais
+jugez des autres! Le voilà, le réel! Y ajouter quoi que ce soit est
+inductions et sottises. Quant au traitement, il dépend de vous seul. La
+jalousie n’est pas une maladie: elle est un vice. On ne s’en guérit pas
+avec des drogues: on s’en corrige. A vous de la dompter, comme on y
+arrive pour la morphine ou le vin.
+
+Il s’était remis à m’écouter avec l’avidité de l’enfant qui tente de se
+rassurer auprès d’une grande personne. Peut-être aurait-il été déçu si
+je ne lui avais pas dit ces choses qu’il s’était déjà dites, et
+précisément de cette manière; mais, comme auparavant, je sentais aussi
+que mes paroles glissaient sur lui sans l’atteindre, telle une averse
+sur des ardoises. Quand il comprit que j’avais fini, ce fut cette fois
+sur un ton rectiligne qu’il reprit:
+
+--Vous avez raison, le réel est cela: deux êtres qui _matériellement_ ne
+se quittent pas, que jamais ou très rarement un tiers _visible_ ne
+distrait; deux êtres encore qui mangent à la même table, sont abrités
+par le même toit, échangent des _apparences_ de confidences avec une
+_apparence_ d’abandon... Seulement, est-ce tout?... Quand ma fille ne
+croit pas que je la surveille, avez-vous _vu_ ses yeux?... des yeux
+d’absente!... Quand, après un long silence, je m’avise de lui parler,
+avez-vous _vu_ l’effort de son visage pour revenir au présent? Quand
+nous sommes à table, avez-vous _vu_ avec quelle attention elle surveille
+le moindre bruit de rue, et, si par hasard quelqu’un passe, avec quel
+art elle invente un prétexte pour approcher de la fenêtre et vérifier si
+par bonheur ce serait _lui_? Pas de tiers visible, c’est exact: mais à
+quel moment celui dont je parle consent-il à nous quitter? A lui, les
+seuls vrais sourires de ma fille! Essaie-t-elle de livrer un peu
+d’elle-même, comme elle s’adresse à lui! Pas une phrase qui ne passe
+alors par-dessus moi, pour l’aller retrouver, je ne sais où! Il est là,
+vous dis-je, sans répit, dans nos silences douloureux, nos causeries
+importunes; non seulement il a violé la demeure, mais il s’étonne de m’y
+trouver: avant longtemps, il tentera de m’en chasser!
+
+Il conclut:
+
+--Et puis, qu’ai-je besoin de _voir_? Si par hasard vous avez jamais
+aimé, ce dont je vous plaindrais, fallait-il que vous _vissiez_ pour
+apprendre quand on était las de votre présence? Vous le _sentiez_! Ce
+que l’on sent est autrement certain que ce que l’on voit. Sentir, c’est
+happer l’impondérable, tâter l’invisible, atteindre là où le regard ne
+pénètre pas. Dans un doute poignant, je vous le demande, est-ce vos yeux
+que vous consultez ou la perception intime, continue, que la raison
+méprise et qui, heureusement, veille à sa place pour notre garde?
+
+Tandis qu’il parlait ainsi, j’avoue qu’une partie de son discours
+m’échappait; j’étais trop à la découverte de l’homme nouveau qui se
+révélait. Je ne savais pas encore que l’âme s’abrite toujours derrière
+de fausses apparences, comme l’amande derrière une coque et qu’il faut
+le marteau de la souffrance pour les briser. J’avais connu jusqu’alors
+un Lormier un peu falot, un peu rêveur, et dont l’unique originalité
+consistait dans une tendresse paternelle qui confinait à l’état maladif:
+c’était un autre que j’écoutais, certainement le seul vrai, un autre,
+maître de sa pensée et de sa parole, soulevé par la passion et
+l’analysant comme si elle lui demeurait étrangère, tour à tour
+s’exprimant avec la monotonie d’un greffier et plongeant brusquement
+dans le détail subtil de sentiments inexprimés, mais toujours avec une
+telle force logique que je commençais à subir l’entraînement de ses
+raisons. Se trompait-il d’ailleurs? Sans aller jusqu’à le croire tout à
+fait, je me sentais ébranlé. Déjà, je ne criais plus à l’impossible.
+Après tout, qu’il fît erreur ou non, le fait de deux êtres amenés à
+vivre ainsi l’un près de l’autre, en simulant une confiance qui n’existe
+plus, n’était-il pas déjà par lui-même un drame certain?
+
+--Admettons, répondis-je enfin après une courte réflexion. Il est
+entendu que le cœur de votre fille ne vous appartient plus, ou plutôt
+qu’il se partage entre vous et un autre. Il existe, semble-t-il, un
+moyen assuré d’obliger _l’autre_ à découvrir son visage et,--très
+probablement,--de l’écarter. Votre fille a l’audace de la vérité:
+interrogée, elle répondra. Ayez le courage d’aller droit à l’ennemi,
+demandez le nom, et après..., après, suivant ce qu’il sera, vous
+chasserez l’homme, ou, s’il est digne d’elle, donnez-le lui!
+
+--Inutile. J’ai posé la question: Geneviève s’est tue.
+
+--Ah! murmurai-je, voilà qui est plus grave; il y aurait donc un
+obstacle qui vient d’elle ou de lui. Le soupçonnez-vous?
+
+--Il n’y en a pas. J’ai osé aussi tout dire à ma fille, même qu’elle
+était riche, même que je pardonnais à cet homme!
+
+--Et s’il aimait ailleurs?
+
+--Allons donc! Croyez-vous ma fille de taille à se contenter des restes
+d’une autre?
+
+--Dans ce cas, j’en suis fâché pour votre clairvoyance: le sentiment
+vous trompe, votre fille n’aime pas, et je reviens au premier
+diagnostic: des chimères!
+
+--Chimères étrangement réelles, puisque nous en serons bientôt à ne plus
+nous connaître sous un même toit!
+
+--De grâce, pas de grands mots: vous n’en êtes pas là.
+
+--Croyez-vous?
+
+Il me considérait avec un air de défi. Je pensai qu’il allait entrer
+dans de nouveaux détails, mais non: ses paupières s’abaissèrent, et
+comme, pressentant la discussion sans issue, je ne répliquai rien, nous
+eûmes la sensation que tout s’arrêterait à ce point.
+
+Quelques secondes s’écoulèrent dans une indécision pénible. Je
+m’attendais à la voir tranchée par un départ. De fait, M. Lormier se
+leva: seulement, ce fut pour se promener à travers mon cabinet. Nous
+imaginions n’avoir plus rien à nous dire, et ce qui allait suivre devait
+nous plonger au cœur même des questions que je vous ai posées tout à
+l’heure...
+
+Oublieux de ma présence, M. Lormier, à ce moment, était en effet en
+train de se replier sur sa propre vie, pour découvrir quelles lois la
+conduisaient.
+
+L’homme est toujours ainsi, rebelle au cas particulier. Parce qu’il
+place en lui-même le centre de l’univers, il prétend ne subir que des
+lois universelles, et s’indigne de ne pouvoir conclure de son aventure
+misérable à la destinée de tous.
+
+Quand il eut marché un assez long temps, M. Lormier s’arrêta brusquement
+devant moi:
+
+--Si je savais au moins pourquoi je souffre! s’écria-t-il. Il y a des
+gens pour croire en Dieu: sérieusement, que penseriez-vous d’un homme
+apportant à ses rigueurs la dixième partie de l’incohérence qui préside
+à nos vies et que ces gens taxent de providentielle?
+
+J’allais tenter de répondre; il m’arrêta d’un geste rude.
+
+--De grâce, ne m’interrompez pas! J’ai besoin de crier. Je ne suis même
+venu que pour cela. Dans une heure d’abandon, j’ai commencé l’autre jour
+de me livrer à vous: autant continuer jusqu’au bout. De cette façon, il
+n’y en aura jamais qu’un à être informé!... Oui, qui décide du lot de
+bonheur ou de malheur attribué à chacun? Au nom de quelle justice y
+a-t-il des êtres comblés, et d’autres toujours broyés? Tenez, moi, par
+exemple...
+
+Il jeta autour de nous un coup d’œil circulaire, comme s’il dominait une
+foule suspendue à son récit:
+
+--Voulez-vous le compte de ce qui me fut octroyé? Dès mon enfance, gêne,
+misère et maladie. Mes parents étaient de pauvres vanniers qui allaient
+de village en village, gagnant au jour le jour de quoi manger. Encore,
+si humble soit-elle, pareille origine pouvait-elle rester honorable?
+Point: mon père, faussement accusé de grivèlerie, est mort en prison.
+Quant à ma mère, j’ignore comment elle a fini: personne, cela va de soi,
+n’a paru autour de moi pour entretenir son souvenir. Ainsi, un début de
+gueux, et l’aurore d’une vie que je n’avais point sollicitée, tarée
+avant même que j’aie pu m’en rendre compte. Où est mon délit jusque-là?
+Pour quelle dette suis-je déjà recherché par le sort?... Mais
+continuons... Donc, on me recueille dans une ferme pour garder les
+bêtes; je vais à l’école; le curé fait de moi un enfant de chœur;
+finalement, je suis expédié au petit séminaire, tant on me trouve
+intelligent. L’intelligence! Ah! cette fois, vais-je me plaindre? Je
+pouvais n’être qu’un berger idiot, et grâce à une cervelle que je n’ai
+pas plus choisie que je n’avais désiré l’existence, je vais devenir
+apprenti curé! Je suis honnête aussi,--le sort, vous le voyez, me
+prodigue les dons de qualité supérieure,--et ne pouvant me résoudre à
+vivre d’une vocation que je n’ai pas, je m’enfuis à Paris, honni par mes
+bienfaiteurs, sans autre désir que de satisfaire une soif d’apprendre
+qui m’a été injectée comme un venin, que je croyais exceptionnelle, et
+qui était celle de tout le monde. Nouvelle chance, direz-vous: comptez
+vite, nous arrivons au bout. Aussi bien, peu importe comment je devins,
+non pas un savant, non pas même un ingénieur de talent, simplement un
+bon ouvrier de laboratoire, honnête, ingénu grâce à la pauvreté, et dont
+on disait que peut-être il ferait fortune. C’est à ce moment que j’ai
+rencontré ma femme et que l’amour a paru dans ma vie...
+
+Il eut une sorte de hoquet convulsif.
+
+--L’amour... Regardez-moi: ce mot, dans ma bouche, a l’air d’une
+gageure. Cependant toute l’humanité, belle ou laide, grande ou vulgaire,
+tout ce qui pense et tout ce qui sent sur notre boule de terre, ne le
+prononce-t-il pas de même et avec un égal frémissement? Si j’avouais
+qu’en découvrant l’amour, j’ai trouvé l’existence un bienfait et cru
+qu’elle a de quoi se faire pardonner le reste? Il était donc possible de
+mettre contre son cœur un autre cœur battant à l’unisson, et, côte à
+côte, des pensées qui, pareilles à une fonte en fusion, ne seraient plus
+qu’un grand jet lumineux! Entrevoir une telle ivresse, soupçonner
+seulement qu’on en approche, n’est-ce pas assez, je vous le demande,
+pour rendre le présent ineffable, et le passé inconsistant? En revanche,
+que j’aie attendu ce miracle, que j’aie cru le pouvoir vivre, de quel
+nom nommerez-vous cette cruauté, vous qui savez que cela n’a pas été?
+Paix à la morte! j’ai trouvé dans mon mariage les rations de confort que
+beaucoup auraient souhaitées et je ne souhaite à personne la misère et
+la soif qui m’y ont consumé... Paix à la morte, encore un coup! Mais
+pourquoi la passion d’aimer qui m’a dévoré, et ce don fatal attaché à
+l’être, comme une robe de Nessus, sinon pour mieux faire _souffrir_?
+Souffrir!... enfin, voici le mot lâché; il n’explique rien mais commence
+et conclut tout. La souffrance est injuste, bête, incompréhensible; elle
+ne conduit nulle part, elle est inutile; et, pareille à une bête de
+proie, elle ne guette que certains, s’en repaît, s’en amuse et va pour
+prolonger son plaisir jusqu’à négliger tous autres gibiers à sa
+portée... Ma femme n’est plus là pour me séparer de ma fille: Dieu
+merci! c’en est fini des heures cruelles, je vais être libre d’adorer
+mon enfant? Sottise! La bête m’ayant pris au début sous sa griffe ne me
+lâchera point: non seulement ma fille m’échappe, mais j’en suis à
+redouter qu’un inconnu ne la torture. Cependant, ailleurs, d’autres
+s’obstinent à être heureux! vous, ce La Gilardière dont nous parlions,
+ce boutiquier peut-être que j’aperçois là, au seuil de sa boutique... Je
+connais des voleurs triomphants, des cœurs que l’amour comble, bien
+qu’ils soient à soulever de dégoût... Alors je demande: au nom de quoi
+ceux-ci plutôt que ceux-là? Quelle est la règle qui protège? On parle
+d’un Dieu: où est-il? d’une justice: où la trouve-t-on?
+
+Je me suis efforcé de reproduire ce long discours tel que je l’entendis.
+Ce que je ne puis rendre, c’est l’impression extraordinaire que
+donnaient la mimique de cet homme, la variété du ton, les alternances
+d’une voix tantôt basse comme pour confier un secret, tantôt éclatant
+sous la révolte ou brisée par un sanglot mal contenu. Et quelle
+sensibilité exaspérée dans ces aveux arrêtés à mi-route! car il était
+évident que plus le récit approchait de l’intime de sa douleur, moins il
+parvenait à s’exprimer. A peine quelques mots sur le naufrage de son
+amour, rien sur le drame actuel.
+
+Au dernier cri, enfin, il passa la main sur son front, de l’air d’un
+homme qui s’éveille. Peut-être ne se rendait-il pas compte de tout ce
+qu’il avait dit. Puis, s’interrompant soudain:
+
+--Je vous demande pardon, balbutia-t-il, je crois que je me suis
+égaré...
+
+Et de nouveau, nous demeurâmes silencieux.
+
+Que répondre en effet aux questions qu’il posait? Quelle justification
+lui donner de la souffrance imméritée qui l’avait amené, pantelant, dans
+mon cabinet habitué jusqu’alors à n’entendre que le cri de la chair
+douloureuse? Cependant, si impuissant que je fusse à l’éclairer,
+pouvais-je aussi continuer de me taire? A de certains moments, et quoi
+qu’elle prononce, la parole humaine est source d’apaisement. Après avoir
+hésité, j’approchai de lui, et prenant ses mains comme au début:
+
+--Cher monsieur, combien je vous plains! Les problèmes que vous soulevez
+sont, hélas! sans solution. D’ailleurs, à quoi bon la chercher? Nous
+vivons dans l’inexpliqué. Que la souffrance soit un don divin ou l’œuvre
+d’un destin malfaisant, qu’elle perde ou non son mystère, elle pèse du
+même poids. En revanche, je doute qu’un bilan, tel que vous tentiez tout
+à l’heure de l’établir, puisse être exact: il y manque toujours quelque
+chose, et parfois l’essentiel. On ne néglige aucune douleur, on ne
+compte pas les joies. S’efforce-t-on de le faire, il n’est pas de
+commune mesure entre les unes et les autres. J’ajoute que, s’il en
+existait...
+
+Il m’interrompit:
+
+--Je devine que vous allez dire: tout se compense. Ce n’est pas vrai.
+
+--J’entends bien, repris-je à mon tour, vous croyez au voleur
+triomphant: accepteriez-vous pourtant de prendre sa place? Pour changer
+de sort, changeriez-vous d’âme avec lui?
+
+Il haussa les épaules.
+
+--Vous pensez que je refuserais?... La vérité est que je ne sais pas...
+on ne sait jamais rien.
+
+--Si, on sait parfaitement qu’il existe, jusque dans la pire, un bien
+qui le balance. Par exemple, imaginez une seconde que, d’une manière ou
+d’une autre, votre fille cesse d’exister...
+
+Il eut un cri:
+
+--Taisez-vous!
+
+--Vous voyez bien! Même s’il n’était pas imaginaire, votre supplice
+actuel se double encore de joies dont la seule pensée qu’elles
+pourraient disparaître vous fait pâlir d’effroi. Alors, cessons de
+discuter. Que votre cœur s’apaise! qu’il tue la chimère! et...
+
+Je le regardai avec une pitié sincère. Son accablement me touchait.
+
+--... Et quand vous aurez encore envie de crier, comme tout à l’heure,
+n’hésitez pas à revenir. Vous trouverez ici, je vous l’affirme, une
+compréhension affectueuse et le secours d’un ami.
+
+Ayant remercié d’un signe de tête, il prit son chapeau sans répliquer et
+se dirigea vers la porte.
+
+Je compris qu’arrivé à ce point, il n’aurait pu poursuivre. Moi-même,
+changeant d’attitude pour l’accompagner, m’efforçai de reprendre un ton
+plaisant.
+
+--Admirez, dis-je tandis que nous descendions ensemble, combien c’est
+toujours l’imprévu qui vient. J’avais compté apprendre grâce à vous des
+merveilles sur La Gilardière, et je ne saurai rien, pas même s’il est
+amoureux de votre fille!
+
+Un pâle sourire erra sur la face désolée de M. Lormier.
+
+--Oh! pour celui-là, je suis tranquille! Tout le fâcheux que j’en ai su
+me venait par Geneviève.
+
+Sur le seuil, il dit encore:
+
+--Je reviendrai peut-être... probablement...
+
+Je songeais de mon côté:
+
+--Pauvre homme! je le reverrai avant huit jours.
+
+Or, non seulement il ne devait plus reparaître dans ce lieu, témoin de
+notre amitié naissante, mais convaincu d’avoir atteint au sommet de son
+calvaire, à peine commençait-il d’en gravir les premières marches.
+
+
+
+
+V
+
+
+J’ai toujours pensé que si une intelligence humaine était en mesure de
+percevoir les millions d’aventures individuelles qui s’entrecroisent à
+une heure donnée, la notion du hasard s’effacerait pour elle.
+L’enchevêtrement de tant de faits, dus en apparence aux seules
+fantaisies du sort, est en réalité le produit d’une logique implacable.
+C’est pourquoi je demande à interrompre une seconde fois mon récit, au
+profit d’une poussière de menus événements tous relatifs encore au
+mariage de La Gilardière. Précisément parce qu’il est resté dans
+l’aventure Lormier une part de mystère, je m’en voudrais de négliger
+rien. A vous ensuite de juger du fond et de lier entre elles des parties
+que vous jugeriez devoir l’être.
+
+Donc, après la visite que je viens de raconter, un temps s’écoula durant
+lequel je m’attendais chaque jour à voir reparaître M. Lormier. Attente
+parfaitement vaine. Il ne vint pas. Je cessai même d’en avoir des
+nouvelles, n’allant pas du côté du Rempart, et ne l’ayant plus rencontré
+dans Semur. En revanche, il sembla brusquement que l’aventure
+Traversot-La Gilardière remplît l’horizon visible.
+
+Il y eut d’abord l’annonce de l’arrivée prochaine de madame de La
+Gilardière. On donnait du même coup des précisions sur celle-ci. Elle
+habitait Paris, mais possédait, assurait-on, un hôtel somptueux à
+Orléans et des propriétés en Beauce que, pour des raisons inexpliquées,
+elle ne visitait jamais. Ses sentiments religieux ne pouvaient faire
+doute, car son fils aîné, seul frère de La Gilardière, entré fort jeune
+dans les ordres, desservait actuellement, en qualité de vicaire, une
+paroisse de Versailles. On affirmait enfin que, si excellente chrétienne
+qu’elle parût, elle aimait l’argent, et exigerait certainement une dot
+des Traversot. Comme il était douteux que ceux-ci pussent la fournir, on
+en concluait que le projet sombrerait au cours du voyage.
+
+Puis, ce fut une autre histoire. Plus d’arrivée en perspective. Madame
+de La Gilardière ne viendrait pas. Le mariage était rompu. La raison? Un
+conte à dormir debout. La Gilardière n’était pas La Gilardière, mais
+prosaïquement un sieur Manchon, frère de l’abbé Manchon fort lié avec
+l’abbé Valfour, lequel, comme on sait, avait été des premiers à
+patronner dans Semur le nouvel arrivant.
+
+Alors, pourquoi ce titre, et comment expliquer que l’abbé Valfour, si
+honorablement connu, se fût prêté à une usurpation d’état civil, quitte
+à compromettre la famille la plus notable du pays? Ici les explications
+variaient. L’une d’elles, très répandue, consistait à affirmer la
+naissance illégitime de La Gilardière. Faute de pouvoir le reconnaître,
+sa mère l’avait fait inscrire sous un nom de fantaisie, peut-être celui
+du lieu de naissance. Quant à concilier pareille aventure scandaleuse
+avec ce qu’on affirmait de l’intransigeance de madame de La Gilardière,
+c’était affaire aux habiles, et, de plus, sans importance.
+
+Bientôt, d’ailleurs, un fait donna tort à tout le monde. Si, en effet,
+madame de La Gilardière ne paraissait toujours pas, si même les
+Traversot avaient fait subitement une absence de quelques jours, l’hôtel
+de Thil se rouvrit. La Gilardière continua d’y fréquenter comme avant.
+
+Ainsi groupés, de tels racontars prennent un aspect incohérent, j’en
+conviens. Était-il assuré pourtant qu’il ne s’y trouvât que du roman?
+Plus d’une fois, les recueillant, je me rappelai que M. Lormier avait
+hésité à communiquer au notaire des Traversot un renseignement «à défaut
+duquel des personnes honorables risquaient d’être dupées».
+Inconsciemment, il s’établit de la sorte au fond de moi une sorte de
+lien mal défini entre les deux histoires. Je m’habituai à les associer
+comme si véritablement l’une eût conduit l’autre. Vous verrez plus loin
+quelles inductions je me risquai même à en tirer...
+
+On en était là, c’est-à-dire qu’en dépit du tourbillon de médisances qui
+emportait la ville, les intéressés suivaient paisiblement leur chemin,
+quand une aventure mystérieuse bouleversa les cervelles et provoqua le
+dénouement.
+
+Mais auparavant, que je mentionne encore une courte et fortuite
+rencontre avec M. Lormier. Ce devait être la dernière d’ici longtemps,
+et elle eut lieu précisément la veille du jour où le scandale éclata...
+
+Ce soir-là, je ne sais pourquoi, pris d’un irrésistible désir de
+solitude et de flâne, je m’étais décidé à me rendre au Rempart. Il y a
+des heures, où, fût-on libre d’inquiétudes et parfaitement heureux, on
+éprouve ce que j’appellerais volontiers la nostalgie de la mélancolie.
+N’importe qui a connu cela. Arrivé à la promenade, je m’installai sur un
+banc, et face au paysage paisible, savourai la tristesse qui m’accablait
+sans cause. Elle m’oppressait comme si ma misère eût été véritable, et
+je n’aurais pu dire cependant à quoi elle tenait ni pourquoi elle était
+venue. Las de rêver, je m’apprêtais à repartir, quand au bout du mail
+surgit à son tour la silhouette de M. Lormier. Il avait l’air de se
+diriger vers moi et je crus qu’il m’avait aperçu. En réalité, il
+regardait bien devant lui, mais tout entier à ses pensées, ne voyait
+rien.
+
+Mon premier instinct fut de m’enfuir, tant je souhaitais garder intacte
+la tranquillité que j’étais venu chercher. Je réfléchis ensuite que je
+risquais de me montrer impoli et que le mieux serait d’expédier
+rapidement la corvée que le hasard m’imposait.
+
+Allant à sa rencontre, je l’abordai, le premier.
+
+--Voilà, dis-je, une heureuse coïncidence. Il faut venir ici pour avoir
+de vos nouvelles. Êtes-vous mieux, au moins, et vos soucis se sont-ils
+un peu dissipés?
+
+Tiré d’une rêverie profonde, M. Lormier ne put réprimer un léger
+sursaut, puis, revenant à lui, non sans peine:
+
+--Ah! c’est vous, docteur? En effet, je suis bien... tout à fait bien...
+
+--Votre fille?
+
+--Ma fille aussi.
+
+--Toujours à sa tour?
+
+Il eut d’abord l’air de ne pas comprendre.
+
+--Vous voulez dire dans sa chambre?... Oui... c’est-à-dire, non... enfin
+elle y est en ce moment.
+
+--J’entends bien qu’elle n’y saurait demeurer sans cesse! Rappelez-lui
+de ma part que l’exercice est excellent pour son cas.
+
+--Inutile: elle ne vous obéit que trop. Depuis une semaine, elle est
+toujours par voies et par chemins.
+
+--Parfait. L’accompagnez-vous?
+
+--Moi?
+
+Il hésita. Une ombre passa sur son visage.
+
+--Non, je n’ai plus le temps... Imaginez-vous que je me remets au
+travail.
+
+--De mieux en mieux: rien ne peut être plus favorable.
+
+--Cela réussit aussi à Geneviève: je l’ai rarement vue si gaie.
+
+--Allons, m’écriai-je en guise de conclusion, j’avais donc raison! vous
+voyez que tout s’arrange.
+
+Il me regarda encore, mais de l’air d’un homme qui n’y est pas.
+
+--En effet.
+
+Puis, comme las de l’effort d’avoir tant parlé:
+
+--Charmé de la rencontre... A une autre fois!
+
+Il inclina la tête et repartit.
+
+En dépit de ses assurances, il ne semblait pas, à le voir, qu’il fût
+sorti de soucis. Je rentrai obsédé malgré moi par la pensée de
+l’extraordinaire dissentiment qui torturait désormais ce père et cette
+fille. J’avais en même temps l’espoir irraisonné qu’une chose
+surviendrait bientôt qui me ramènerait au cœur de l’aventure, ou bien y
+mettrait fin. Je ne me trompais qu’à demi: vingt-quatre heures plus
+tard, on apprenait l’affaire du vol.
+
+Par qui fut-elle révélée? Comment en un après-midi une ville entière
+s’en trouva-t-elle bouleversée? Je l’ignore, et ne tenterai pas de
+l’expliquer. C’est à de pareils faits que se découvre la puissance de la
+police anonyme dont je parlais tout à l’heure.
+
+Quoi qu’il en soit, le vol ayant eu lieu vers onze heures, dès midi
+l’annonce en était donnée, heurtait une porte après l’autre, courait,
+s’enflait de gloses décisives, si bien qu’à deux heures il était clair
+déjà que l’étranger ne pourrait résister et n’avait plus qu’à partir: la
+ville enfin avait vaincu!
+
+Résumés, les faits constatés étaient les suivants:
+
+Dans la matinée, le banquier Chasseloup avait déposé sur la table de son
+cabinet de travail une liasse de dix billets de mille francs. Quand il
+voulut la reprendre, elle avait disparu. Il cherche, bouleverse ses
+papiers, interroge discrètement. L’évidence s’impose: sans doute
+possible, il y a vol. Mais qui a pu le commettre?
+
+Ici l’inexplicable. Dans le bureau de Chasseloup, en effet, ne
+pénétraient que Chasseloup,--cela va de soi,--La Gilardière,
+éventuellement des clients notoires de la banque et enfin un garçon de
+bureau nommé Broquant. Ce matin-là, on n’avait pas connaissance qu’aucun
+client se fût présenté, et la pièce n’avait cessé d’être occupée tantôt
+par Chasseloup, tantôt par La Gilardière, tantôt enfin par tous les
+deux. S’il y avait eu détournement, force était de choisir entre trois
+personnes: Chasseloup lui-même, ce qui était ridicule, La Gilardière, ce
+qui ne l’était pas beaucoup moins, enfin Broquant, vieil homme d’une
+honorabilité reconnue et qui, de plus, aurait dû opérer sous les yeux
+mêmes des patrons, alors que tant d’autres occasions meilleures
+s’étaient auparavant trouvées à sa portée.
+
+L’opinion populaire, elle, n’hésita pas. Pour tout Semur, La Gilardière
+devint le coupable. On découvre toujours des raisons valables à
+l’absurde. En somme, La Gilardière passait pour mener grand train: or,
+que savait-on de ses ressources? Rien. Il y a d’ailleurs voleur et
+voleur. La Gilardière, gêné par une échéance, n’aurait évidemment pas
+songé à détrousser un passant: rien d’excessif en revanche à lui imputer
+un emprunt momentané, auquel Chasseloup n’eût peut-être pas consenti de
+plein gré, et qui, la passe difficile franchie, serait restitué de la
+même manière mystérieuse. Autre chose: aucune plainte ne partit de la
+banque; sans les recherches faites en première heure par Chasseloup, on
+aurait même tout ignoré. Nouvelle charge contre La Gilardière. Dès lors
+qu’on avait songé à lui céder l’entreprise, pouvait-on rendre public un
+éclat qui eût prouvé avec quelle légèreté Chasseloup s’apprêtait à
+traiter? Je vous fais grâce du reste. Vous avez le principal.
+
+Ce que je voudrais rendre, est la folie qui suivit. Je n’ai jamais senti
+à ce degré combien _une opinion_, même stupidement orientée, peut
+devenir un impondérable irrésistible. A Paris, où le regard ne pousse
+jamais au delà d’une façade, on ne saurait le comprendre: on ne
+rencontre les grandes lames qu’au milieu de l’océan et loin des côtes,
+et pareillement, il faut la solitude de la province pour découvrir de
+tels remous. Ce n’est aussi qu’en province que se trament les
+machinations véritables, j’entends par là celles que non seulement la
+justice ne peut atteindre, mais qui frappent leur homme sans que
+celui-ci soupçonne d’où vient le coup.
+
+En apprenant ces sottises, je haussai d’abord les épaules. J’en vins
+ensuite à me demander si l’on ne se trouvait pas précisément devant une
+tentative savamment combinée pour prendre un adversaire contre lequel
+les efforts précédents avaient échoué. Je me le demande encore. Mais
+allez-y voir! Tout compte fait, je ne fus pas loin non plus de
+considérer, avec la plupart, que La Gilardière avait au moins le tort de
+beaucoup faire parler de lui. Je ne devais pas le penser longtemps. Deux
+jours plus tard, en effet, on sut que les billets avaient été retrouvés
+précisément dans son bureau. En revanche, l’essentiel était obtenu: La
+Gilardière venait de partir sans crier gare. Il ne revint plus. Il était
+écrit qu’Annette Traversot resterait fille.
+
+Autant la tempête avait soufflé violente, autant la victoire fut
+accueillie avec calme. Subitement les langues s’arrêtèrent. Plus de
+retours sur le passé. Il semblait positivement qu’aucun La Gilardière
+n’eût existé, ou, si l’on veut, l’équipage l’ayant jeté par-dessus bord,
+le navire continuait sa route, et rien dans le sillage ne décelait qu’un
+homme eût disparu.
+
+Ah! cela encore est bien particulier à la province, qu’elle puisse ainsi
+se passionner pour ou contre un étranger et que, celui-ci reparti, elle
+oublie du jour au lendemain jusqu’à son nom! Les Traversot eux-mêmes
+affectèrent d’ignorer que leurs espoirs avaient sombré. On mit cependant
+un certain empressement à leur rendre visite, sans doute par manière de
+condoléance, et je dus me résoudre à y aller, comme les autres, mais
+j’attendis pour cela qu’une quinzaine se fût écoulée.
+
+Si maintenant vous me demandez quels liens rattachent ces faits à la vie
+des Lormier, je vous répondrai bien entendu: «Aucun, si l’on s’en tient
+aux vraisemblances». En revanche, peut-être serez-vous frappés comme moi
+de la coïncidence qui va suivre.
+
+En me rendant chez les Traversot, je m’étonnai tout d’un coup de n’avoir
+plus de nouvelles des Lormier. Passer devant leur maison, n’était pas un
+détour. Mais voici qu’en approchant j’eus l’extrême surprise de voir les
+volets clos, la porte barricadée.
+
+Alors, résolu d’en savoir plus, je m’informai près d’un voisin.
+
+--M. Lormier serait-il absent?
+
+--M. Lormier a dû partir mardi passé.
+
+--Savez-vous quand il sera de retour?
+
+--Mais, monsieur, puisque je vous dis qu’il est parti... tout à fait
+parti... voire même que la maison est présentement à louer.
+
+--Alors sa fille?
+
+--Sa fille est avec lui.
+
+--Et ils n’ont point dit où ils allaient?
+
+--Ah! pour cela, monsieur, nous ne savons pas.
+
+Ainsi, comme La Gilardière, les Lormier eux aussi s’étaient envolés sans
+prévenir!
+
+Abasourdi, je contemplai la demeure vide et me surpris à murmurer:
+
+--Il eût au moins été convenable de m’envoyer un avis de congé!
+
+En réalité j’éprouvais une violente déception. On a toujours quelque
+peine à fermer un livre à mi-chemin du dénouement, surtout si l’on se
+croit sûr de ne jamais le rouvrir. Pouvais-je me douter en effet qu’une
+heure viendrait où j’en saurais autant que M. Lormier, où même, allant
+plus loin, je me flatterais de soupçonner la vérité inconnue de lui?...
+
+
+
+
+VI
+
+
+Ce jour vint quatre ans plus tard.
+
+J’achevais à Paris mon voyage de vacances. La veille du départ, tenté
+par un admirable après-midi d’automne, j’avais pris le train pour
+Versailles et me promenais dans le grand Trianon.
+
+Je ne sais si vous avez le goût de Versailles? Le parc m’a toujours
+semblé de dimensions forcées. Quelque chose comme un Saint-Pierre de
+Rome devenu forêt... Au grand Trianon, en revanche, plus d’espaces
+démesurés, des proportions humaines, et, parce que les passants n’y vont
+pas, une solitude qui enchante. A peine de temps à autre un bruissement
+d’ailes traverse-t-il le silence; des écureuils fuient, les branches
+molles se balancent sans murmurer, et rien n’est beau comme ce lieu
+désert où la nature et l’homme unirent leurs forces, pour la seule joie
+des nuages qui passent par-dessus lui.
+
+J’arrivais à peine et commençais d’errer à ma fantaisie, quand, non loin
+du buffet, un second promeneur se montra.
+
+Soit désœuvrement, soit déplorable manie provinciale, j’eus aussitôt le
+désir de voir de près l’homme rare qui partageait mon goût. Revenant sur
+mes pas, je me mis en mesure de le dévisager.
+
+Autant que j’en pouvais juger à distance, c’était un vieillard vêtu de
+noir, coiffé d’un feutre à larges bords, et dont la figure, en partie
+cachée, frappait par sa pâleur extrême. La coupe des vêtements, leur
+usure, les taches que la grande lumière y révélait sans mystère, tout
+marquait sinon la pauvreté, du moins une absence de soins, corollaire
+fréquent de la personnalité qui s’abandonne.
+
+Cependant, à mesure que je me rapprochais, la tournure, l’ensemble de
+l’être me donnaient la sensation du déjà vu. Je me demandais: «Où ai-je
+rencontré cet homme, et quand? ou plutôt, à qui ressemble-t-il, puisqu’à
+Versailles je n’ai point de relations?»
+
+Soudain, un nom jaillit dans ma mémoire: Lormier!
+
+Ce sont là, en vérité, des phénomènes déconcertants. Depuis que M.
+Lormier avait quitté Semur, je ne m’en étais plus occupé. Après le
+premier étonnement provoqué par son départ, et faute d’en rien
+apprendre, très vite, j’avais cessé de penser à lui. Il semblait donc
+que j’eusse oublié jusqu’à son existence: et simplement parce qu’une
+silhouette présentait avec la sienne une vague ressemblance, voici que,
+sans effort, je me remémorais son histoire comme d’hier, son visage
+comme si je venais de le rencontrer!... Lormier d’ailleurs avait le
+teint coloré, des cheveux noirs... Si j’avais pu apercevoir les yeux?...
+Hélas! pourquoi l’ombre du feutre les cachait-elle? Il est vrai que rien
+non plus n’était plus simple que d’éclaircir mon doute, si sot qu’il
+fût. Arrivé à la hauteur de l’inconnu, sans hésiter, je demandai:
+
+--Pardon, monsieur, pourriez-vous m’indiquer dans quelle direction se
+trouve la sortie?
+
+Le son de ma voix dut produire aussi sur mon interlocuteur un effet
+singulier, car je le vis s’arrêter net avec une expression d’effroi,
+puis, sans prononcer rien, tendre la main vers une allée. Mais, en même
+temps, il avait levé la tête. J’eus peine à retenir un geste de stupeur.
+Mon instinct ne m’avait pas trompé.
+
+--N’est-ce pas à M. Lormier que j’ai l’honneur de parler? m’écriai-je.
+
+Il balbutia:
+
+--En effet.
+
+Puis, après une courte incertitude,--peut-être balançait-il à passer
+outre,--je le vis devenir plus blafard, s’il était possible:
+
+--Excusez-moi, docteur; moi non plus je n’osais pas vous reconnaître.
+
+--Si bien que sans l’heureuse idée de vous aborder...
+
+--Je vous aurais probablement laissé passer...
+
+Deux phrases qui occupèrent à peine une seconde. Mon Dieu! que de choses
+dans ce qu’on dit en une seconde, et surtout dans ce qu’on ne dit pas!
+J’avais envie de lui crier: «Qu’est-il donc arrivé, pour que je retrouve
+seulement le spectre de vous-même?» Aussi vives que si nos quatre années
+de séparation venaient de s’abolir, je retrouvais toutes mes curiosités
+d’antan. Allais-je éclaircir le mystère de sa disparition? Qu’avait-il
+fait de sa fille? Quel dénouement avait dissipé leurs silences ou
+couronné leur rupture? J’étais surpris enfin qu’il ne m’eût pas tendu la
+main. Une rencontre importune n’aurait pas reçu d’accueil plus
+glacial...
+
+Et lui, probablement, devait songer: «Est-il là par hasard, ou parce
+qu’il m’a cherché? Est-il la chance inattendue qui s’offre à moi, ou
+vais-je inventer un prétexte pour le quitter?»
+
+Oui, durant que s’échangeaient deux pauvres phrases, brèves et
+insignifiantes, nous pensions cela, et d’autres choses encore,
+certainement; mais, surtout, comme nous étions accablés déjà par ce que
+nos présences contenaient d’irrémédiable, comme déjà nous nous sentions
+la proie de ce je ne sais quoi de fatal qui, à une heure donnée, saisit
+l’homme malgré lui, et le jette à l’opposite de son désir!
+
+Pour cette raison, sans doute, je repris:
+
+--N’est-il pas surprenant de nous rejoindre ici, alors que, suivant
+toute vraisemblance, ni vous ni moi n’y passons peut-être une fois l’an?
+
+Il murmura, en écho:
+
+--Surprenant... oui...
+
+Il avait d’ailleurs l’air de m’écouter d’une façon machinale. Si les
+mots lui parvenaient matériellement, il devait s’abstenir de les
+associer pour construire une pensée.
+
+Je poursuivis:
+
+--Que de temps depuis votre départ de Semur!
+
+L’écho répéta:
+
+--Que de temps... oui...
+
+--J’avais bien supposé d’ailleurs que Paris était votre nouvelle
+résidence.
+
+--Paris... naturellement...
+
+Vous le voyez, c’était moi qui parlais. Je ne m’interrompais que pour
+recevoir mes propres paroles renvoyées par un mur. Cependant, et si
+étrange que cela soit, je n’en étais pas troublé. Je m’accoutumais à vue
+d’œil à retrouver M. Lormier tel qu’il était désormais, c’est-à-dire ne
+donnant pour réponses que mes demandes, et encore en deuil, toujours en
+deuil, de la femme qu’il n’avait pas regrettée...
+
+Je n’avais non plus aucune intention particulière en débutant par des
+niaiseries, au lieu de courir droit à la question qui seule
+m’intéressait et par laquelle, au contraire, je terminai:
+
+--Et votre fille? Comment va-t-elle?
+
+Six mots ajoutés au reste, tels qu’on en déballe par politesse à chaque
+rencontre avec une personne de connaissance... Mais à peine eus-je
+entendu leur son qu’ils me firent peur. Cette fois, en effet, l’écho ne
+me renvoya rien. M. Lormier tentait bien d’agiter ses lèvres; seul un
+flot rouge parvint à envahir ses joues qui étaient blanches jusque-là.
+Je balbutiai, interdit:
+
+--Aurais-je, sans le vouloir?...
+
+Ma question expira avant de s’achever: M. Lormier, maintenant, me
+regardait. Se pouvait-il que je n’eusse pas vu encore le désespoir de
+ses prunelles sans lueur?
+
+--Partie peut-être?... soupirai-je d’une voix éteinte.
+
+Les épaules de M. Lormier se soulevèrent, répondant à leur manière: «Si
+ce n’était que cela!»
+
+--Grand Dieu! vous ne voulez pas dire?...
+
+Il approuva d’un signe de tête; un commentaire suivit, neutre, décoloré,
+du même ton, je vous le jure, que les oui qui avaient précédé: car,
+lorsqu’on a dépassé certaines limites dans la douleur, tout prend le
+même accent:
+
+--N’aviez-vous pas remarqué que je suis en noir?...
+
+Et M. Lormier rentra dans son mutisme. Moi-même, j’étais incapable de
+prononcer une syllabe. J’avais cru jadis apercevoir la souffrance:
+quelle erreur! A ce moment, enfin, j’en découvrais le visage.
+
+Comprenez ce que ceci veut dire.
+
+A nos pieds, la lumière filtrée par les branches coulait en ruisseaux
+d’or sur le sol. Un souffle tiède animait l’allée illuminée. Tout ce que
+les yeux atteignaient était serein et beau... Cependant, une telle
+certitude de douleur _définitive_ émanait de nous que la splendeur
+n’existait plus: le silence d’un homme qui souffre suffit pour éteindre
+la beauté de l’univers et l’univers lui-même.
+
+Quatre années auparavant, dans mon cabinet, M. Lormier avait prononcé
+des plaintes, poussé des cris, clamé la révolte: ce n’était pas non plus
+la souffrance. La vraie, la seule dont il convienne de s’occuper parce
+que seule elle nous appartient en propre, se reconnaît aux faces
+impassibles qu’elle modèle et à ce fait qu’on la _sait_ sans remède.
+
+Cette fois nous touchons le fond; le privilège effroyable de l’homme
+vient de paraître. Tout, dans la nature, vit, subit, et meurt, mais
+_sans savoir_. L’homme, lui, _sait_ et parce qu’il sait, ne peut être
+consolé...
+
+La fille de M. Lormier était morte. Qu’est-ce que la mort, sinon une
+absence qui ne finit pas? Des milliers de gens, par le monde, supportent
+sans peine l’absence de vivants qui eux non plus ne reviendront pas: que
+suffit-il pour cela? _ignorer_ que le voyage ne sera suivi d’aucun
+retour. Du coup, on se nourrit d’espoir, on est libre d’attendre
+l’absent. Mais M. Lormier, lui, _savait_ que nulle puissance n’était
+capable de le ramener. Alors, quelle consolation lui offrir? De la
+pitié? elle exaspère. Un appel à la croyance? Croire n’est point tenir,
+et on ne se reprend à des possibles que s’ils ne vous sont pas
+nécessaires.
+
+Pour calmer M. Lormier, il n’y aurait eu qu’un moyen: obliger la mort à
+rendre ce qu’elle avait pris, et justement, je le répète, on _savait_
+que la mort ne rend jamais!
+
+Ainsi, toute parole impuissante, tout geste inutile: il n’y avait bien
+qu’à ne plus bouger, à se taire... et je me tus, je ne bougeai plus:
+pendant un long moment, on aurait pu nous confondre avec les arbres
+d’alentour...
+
+Soudain, M. Lormier tira son mouchoir pour s’éponger le front. A quoi
+tiennent les choses! il parut que ce mouvement produisait une rupture
+dans la tension momentanée qui nous paralysait. Les liens que je sentais
+me garrotter se relâchèrent. Je pus enfin m’efforcer de parler, et je
+dis:
+
+--Je devine ce que ma rencontre inopinée a dû éveiller en vous de
+souvenirs déchirants. Je ne veux pas les aggraver par l’expression des
+sentiments qui m’oppressent: cependant, puisque le mal est fait, ne
+puis-je vous être utile? De grâce, usez de moi, sans hésiter...
+
+Ce n’était pas là une offre vaine. J’éprouvais une telle pitié de cet
+homme, que, pour l’alléger, j’étais prêt à tenter n’importe quelle
+entreprise. Je ne m’attendais d’ailleurs à aucune acceptation. A mon
+grand étonnement, M. Lormier, au contraire, leva la tête, et posant ses
+yeux sur moi, eut l’air de supputer le secours que je lui proposais. La
+conclusion fut également imprévue.
+
+--Venez, dit-il, sans s’expliquer plus.
+
+--Où souhaitez-vous me conduire?
+
+--Chez moi...
+
+--A merveille; le prochain train pour Paris...
+
+Il m’interrompit:
+
+--Inutile d’ouvrir l’indicateur: j’habite Versailles...
+
+--Quoi? c’est ici...
+
+--Ici qu’elle vivait... oui.
+
+--Et que vous-même?...
+
+--Mais venez donc!
+
+Je crus qu’il allait tomber. Vivement, je le pris à mon bras et nous
+partîmes.
+
+Retour à l’entrée du jardin, sur le tapis des feuilles bruissantes.
+Chaque foulée faisait voler une musique fluide qui expirait derrière
+nous, sans que nous eussions le désir de tourner la tête pour l’écouter.
+
+Dans l’avenue de Trianon, généralement déserte, autre spectacle. Un
+orphelinat prenait ses ébats sous la garde de deux religieuses. M.
+Lormier eut une hésitation avant de traverser l’essaim, puis se laissa
+entraîner. Mais, tout à coup, une fillette qui courait sans nous
+apercevoir vint le heurter. D’un bond, il recula comme à un contact
+odieux. Je l’entendis murmurer:
+
+--Elles n’ont plus de parents, et elles vivent!...
+
+Il n’acheva pas sa pensée, mais je la lus dans le regard qu’il jetait à
+l’importune: pourquoi la vie à ces déshéritées qui n’avaient personne
+pour les regretter? Quelle sottise dans les choix de la mort!
+
+Et nous passâmes, affectant de ne rien remarquer, pas même le salut des
+religieuses qui se rangeaient pour nous laisser le chemin libre.
+
+Nous allions tout droit, sans hâte apparente. Nous allions, telles des
+ombres, dans l’immense avenue qui, empourprée par le soleil déclinant,
+semblait railler notre petitesse et notre misère. Qu’est-ce que deux
+pauvres hommes, devant une futaie géante et l’embrasement d’un ciel
+d’automne? Cependant, jamais--non jamais comme au cours de cette
+marche--je n’ai perçu de quelle hauteur infinie nous dominions
+l’univers. Entre nous et lui, il y avait ce mystère--la
+souffrance--cette grandeur--la conscience du mal sans remède--ce pouvoir
+atroce enfin réservé aux seuls humains--désespérer...
+
+Vingt minutes plus tard, M. Lormier s’arrêta devant une maison située,
+je crois, à l’angle de la rue d’Angiviller et de la rue d’Angoulême. La
+porte cochère franchie, il fallut traverser une cour au fond de laquelle
+d’anciens communs avaient été aménagés en logements. Après avoir gravi
+un escalier de bois ciré, M. Lormier introduisit une clé dans la
+serrure, poussa la porte, et s’effaçant:
+
+--Nous y sommes, dit-il.
+
+Je passai le premier, comme il le désirait.
+
+L’étroitesse et la médiocrité du lieu m’étonnèrent. Une antichambre de
+quelques pieds carrés et deux pièces exiguës le composaient tout entier.
+Je n’aperçus pas non plus les meubles de Semur. C’était le garni
+médiocre, avec des voiles au crochet, des tapis maculés et les
+inévitables gravures que grignotent des champignons sous la vitre. La
+pensée que M. Lormier avait abrité sa fille dans un tel campement,
+qu’elle y était morte peut-être, me désorientait.
+
+Cependant, M. Lormier, après avoir jeté son chapeau sur le lit, prenait
+un siège, m’en désignait un autre.
+
+--Permettez d’abord que je me repose, dit-il.
+
+Et sans plus se soucier de ma présence, il parut réfléchir.
+Regrettait-il déjà de m’avoir amené? Résolu en tout cas à empêcher le
+silence de s’installer, je demandai:
+
+--Comment se fait-il que je ne revoie pas votre ancien mobilier? Vous
+aviez, je m’en souviens, des fauteuils Louis XVI délicieux...
+
+--Vendus. Je n’y tenais pas. Ils venaient de mes beaux-parents.
+
+--Depuis combien de temps habitez-vous ici?
+
+--Mais depuis que j’ai vécu seul... trois ans bientôt... Le garni a bien
+des avantages: point de soucis de ménage, la possibilité de changer sans
+que ce soit une révolution...
+
+Il parlait cette fois avec volubilité, et d’autant plus qu’il s’agissait
+de futilités. Avez-vous remarqué quel dédoublement se produit chez les
+gens, au seuil de paroles qu’ils redoutent de prononcer? Ils semblent
+absorbés par l’inutile, s’épandent en bavardages: mais, en même temps,
+ils ne cessent de penser à la chose qui seule importe, et préparent les
+mots qui aideront à l’exprimer.
+
+--Trois ans! répétai-je surpris. J’avais cru votre malheur de date plus
+récente.
+
+Il ne répondit pas, je doutai même qu’il eût entendu. Brusquement, il
+venait d’appuyer ses coudes sur la table qui nous séparait et, de
+nouveau, me regardait. Je crus encore lire en lui l’hésitation qui
+m’avait frappé tout à l’heure et sans doute mesurait-il à ce moment si
+l’évocation du passé dépasserait ou non ses forces. Puis, son visage,
+déjà blafard, devint couleur de cendre; la résolution était prise.
+
+--Tel que vous me voyez, commença-t-il lourdement, je cherche la
+solution d’un problème... auquel ce qui me reste de vie est suspendu...
+Disposez-vous d’une demi-heure?... Oui? C’est bien. Vous n’aurez d’abord
+qu’à m’écouter... Le temps d’exposer les données... et après, grâce à
+vous...
+
+Je n’avais garde de l’interrompre. Je me contentais de suivre en
+approuvant avec des signes de tête. Il poursuivit:
+
+--Naturellement, c’est un récit cruel: vous me ferez plaisir en ne
+posant pas de questions; les éclaircissements, s’il en est besoin,
+viendront après... Pour arriver au bout, j’ai besoin d’aller d’une
+traite... même, faites mieux: détournez vos yeux... Que je ne les voie
+pas, comme maintenant, s’inquiéter de ce que je puis ressentir ou
+craindre. Admettez que ce n’est pas moi qui parle, mais un inconnu, dans
+la pièce à côté, et que vous le suivez à travers une cloison.
+
+Il eut un sourire navrant.
+
+--... A travers la cloison!... Tout à fait exact. Vous serez d’un côté,
+moi de l’autre. Surtout, je vous souhaite de ne jamais me rejoindre.
+
+Ainsi, dans un dessein que j’ignorais, il m’avait ramené pour me livrer
+d’abord le mystère de sa vie douloureuse! Avouerai-je que devant ce
+visage tragique qu’il me demandait de ne plus regarder, dans ce garni
+désolé où régnait, en dépit de la fenêtre ouverte, un air oppressant et
+lourd de drame, toute curiosité vaine m’avait déjà quitté? J’eus peur
+seulement de profiter d’une confiance arrachée par un émoi accidentel.
+
+--Un dernier mot avant que vous ne commenciez, interrompis-je: êtes-vous
+assuré de ne jamais regretter vos confidences?
+
+M. Lormier coupa d’une voix tranchante:
+
+--Je vous prie de penser qu’avant de vous conduire ici, j’avais pesé mon
+acte.
+
+Alors, sans discuter, je fis ce qu’il souhaitait et détournai la tête.
+Je n’avais désormais qu’à écouter. Quant à la cloison, dès lors que M.
+Lormier décidait de parler, n’était-ce pas que nous allions l’abattre?
+
+
+
+
+VII
+
+
+Voici, rapporté autant que possible avec les couleurs diverses qui
+l’animèrent, le récit de M. Lormier. Imaginez à votre gré la mimique et
+l’accent. Je fus trop vite saisi par le fond pour m’arrêter à
+l’accessoire. L’un a détruit l’autre dans ma mémoire.
+
+«Dois-je, commença-t-il, rappeler l’unique visite que je vous aie
+rendue, et les aveux qui s’y mêlèrent?... Non?... Alors, laissons cela.
+A tort ou à raison, j’accusais un inconnu de me séparer de ma fille.
+«Folie ou jalousie, deux choses qui vont de pair», prétendiez-vous. Je
+partis, répliquant: «Ni l’un ni l’autre». Vous n’aviez pu parvenir à me
+convaincre: et pourtant de notre entretien devait sortir un résultat
+inattendu. Certain de ne pas me tromper, je vous quittai, résolu à ne
+plus discuter les moyens. Après m’être contenté si longtemps de
+renseignements accidentels ou d’intuitions, je rentrais décidé à
+espionner ma fille!...
+
+Le premier pas sur une telle route paraît toujours facile. On se dit:
+«Je me contenterai d’une surveillance muette» et il semble que le fait
+de regarder d’une manière continue ne changera rien au cours des choses.
+
+Dès qu’on passe à l’acte, la réalité se venge et les ruines commencent.
+Ce même soir, j’étais à peine de retour que déjà je mentais. Il fallait
+donner à Geneviève l’apparence de plus de liberté: j’annonçai qu’à
+partir du lendemain, je reprendrais mes travaux. «J’ai la nostalgie de
+l’étau», déclarai-je. Ma fille aurait dû s’étonner: elle ne parut que
+joyeuse. «Allons, dit-elle, tu as eu raison d’aller chez ce médecin: il
+t’a rendu l’équilibre». Ainsi, avant même que rien eût commencé, chacun
+prenait le rôle. N’importe! je me refusai à reculer: à dater de là,
+j’entrai dans l’allée sombre et j’espionnai...
+
+Pour la seconde fois, je prononce le mot. A le sortir dans sa hideur, je
+me rends compte aujourd’hui qu’alors seulement débutait la folie dont
+vous m’accusiez auparavant... Folie, en effet, d’employer de la sorte
+des heures que je pleure maintenant avec des larmes de sang, et qui
+étaient les dernières où j’aurais pu jouir de mon enfant! Quant au
+résultat, nul. Je constatai que ma fille causait avec nombre de gens
+dont aucun ne comptait. Elle allait à Notre-Dame se confesser à l’abbé
+Valfour: mais quel rôle cet abbé aurait-il pu jouer? je ne le vois pas.
+Ajoutez une ou deux courses de banques, car, devenue majeure, elle avait
+désiré et obtenu de moi l’autorisation de gérer elle-même la fortune de
+sa mère... et voilà le gain d’un mois de contraintes, de sorties à la
+dérobée, de trahisons quotidiennes. En suivant comme jadis les seules
+nuances du visage, j’aurais du moins vécu près de lui et,--qui
+sait?--avec plus de résultats!
+
+Aussi bien, ces nuances mêmes ne servaient qu’à exaspérer mon inquiétude
+par leur diversité désolante, tellement qu’un soir, n’y tenant plus,
+j’osai demander: «A qui penses-tu?»
+
+Point de réponse...
+
+Ah! ce fut une scène étrange! Tour à tour commandant et suppliant,
+j’exigeais le nom, j’offrais d’aller chercher l’homme, je consentais
+d’avance à pardonner, à disparaître... Elle, cependant, se bornait à
+secouer la tête:
+
+--Père, à quoi songes-tu? Quel délire t’a pris?
+
+Quand je me calmai, nous n’avions rien obtenu l’un de l’autre;
+toutefois, nous étions assez émus pour croire à l’avènement de temps
+nouveaux. Puis, le lendemain, chacun reprit son souci profond: une fois
+de plus, des cœurs douloureux s’étaient heurtés, la situation restait
+pareille...
+
+Ou plutôt non... Brusquement, la mélancolie de ma fille disparut. A la
+tristesse accablée des jours anciens, succéda une gaieté fiévreuse qui
+accrut mes appréhensions. Geneviève, maintenant, semblait soulevée par
+une ivresse intérieure, un continuel bondissement de joie, une
+impatience à dévorer les heures telle qu’en peut seule donner l’attente
+victorieuse. Et celle-ci se prolongea une semaine, semaine interminable
+durant laquelle j’attendais, moi aussi, mais autrement... Jamais, en
+effet, je n’avais plus senti la chose planer sur nous. Je discernais le
+battement sourd de ses ailes. J’étais sûr qu’elle venait, sûr qu’elle
+nous emporterait...
+
+Je me rappelle vous avoir alors rencontré, et un mot de vous me reste,
+tant j’en perçus la tragique ironie: «Vous voyez bien que tout
+s’arrange.» Prophétie admirable! Quarante-huit heures plus tard, voici
+comment elle se réalisait:
+
+J’étais dans mon laboratoire. C’était le soir. Soudain, la porte
+s’ouvre, doucement, et j’aperçois ma fille, les traits décomposés,
+méconnaissable... Aussitôt, je me jette vers elle:
+
+--Qu’as-tu?
+
+Elle tenta de sourire:
+
+--Rien... je voulais simplement... enfin, je me décide à te demander
+peut-être un sacrifice, en tout cas une chose à laquelle je tiendrais...
+passionnément.
+
+A ce mot, j’imaginai aussitôt qu’il s’agissait de l’_autre_. L’élan
+coupé, j’eus à peine la force de balbutier:
+
+--Explique-toi.
+
+--Tiens-tu beaucoup à habiter Semur?
+
+Toujours obsédé par la pensée de l’_autre_, je balbutiai encore:
+
+--Avec toi, peu importe où je suis: pourquoi demander cela et que
+veux-tu?
+
+Je la vis frissonner; cependant, ses yeux ne tentaient pas de me
+tromper:
+
+--Je souhaiterais partir d’ici: j’ai un désir absurde de nous noyer dans
+Paris...
+
+L’_autre_ était-il donc parti aussi? Voulait-elle le rejoindre? Certes!
+il m’était bien indifférent de quitter la maison, ou d’y rester! J’ai
+toujours été sans racines, moi... Mais songez qu’en acceptant, j’allais
+peut-être renouer la chaîne, au moment même où le hasard la brisait! Et
+je n’eus pas le courage de dire tout de suite: «Faisons ce qui te
+plaît», mais, au contraire, je biaisai:
+
+--Pourquoi non? On peut y réfléchir... donnons-nous le temps.
+
+Elle joignit les mains, suppliant:
+
+--Justement, je voudrais qu’on ne réfléchît pas et partir... tout de
+suite... après-demain, par exemple.
+
+Grand Dieu! Était-ce moi qui me trompais? Une telle peur dans sa
+voix!... Si, au lieu de rejoindre l’_autre_, elle cherchait au contraire
+à lui échapper?... Du coup, je cessai d’hésiter:
+
+--Après-demain, soit: à une seule condition.
+
+--Laquelle?
+
+--Dis-moi le motif de ton désir, le vrai...
+
+Son regard vacilla, éperdu. Nous étions au bord de l’aveu, je le jure!
+Cela ne dura qu’un millième de seconde: déjà elle s’était ressaisie.
+
+--Père, murmura-t-elle, ne suffira-t-il pas de te le dire... à Paris?
+
+Je fis un geste farouche.
+
+--Le motif! je l’exige... il me le faut... sur l’heure!
+
+Je n’achevai pas. Les mains tendues comme pour repousser les mots qui
+pourraient suivre, elle avançait vers moi:
+
+--Je t’en conjure!... là-bas seulement... Tu as ma parole... une parole
+sacrée. En revanche, aujourd’hui épargne-moi... épargne-nous! Ne me
+repousse pas, surtout, quand je ne demande qu’à me réfugier près de toi!
+
+Alors, désespéré de sentir qu’elle souffrait, je ne savais pour quoi ni
+pour qui, mais ivre à la pensée qu’enfin elle revenait s’abriter dans
+mes bras, je l’étreignis.
+
+Je ne me rappelle plus ce qui a suivi. Je criais:
+
+--Quand tu voudras! Où tu voudras! pourvu que tu sois heureuse!
+
+Et je connus la minute ineffable après laquelle on devrait mourir, car
+la vie ne la donne qu’une fois, car son souvenir ne sert qu’à mesurer de
+quel sommet l’on tombe, quand le désastre vient...
+
+Notre départ eut lieu le lendemain. Les meubles suivraient, aussitôt
+l’appartement trouvé.
+
+Premières journées de Paris... Je suis en quête de logis et grimpe des
+étages. Geneviève de son côté, et soi-disant pour aboutir plus vite,
+fait de même. Nous ne nous retrouvions que le soir, harassés. La fatigue
+m’anesthésiait. Sans elle, n’aurais-je pas senti que, déjà, sous des
+formes différentes, le supplice recommençait?
+
+Enfin, je crois avoir trouvé. J’amène Geneviève, lui demande si mon
+choix lui convient.
+
+--Oui, c’est parfait.
+
+--Dans ce cas, je vais presser l’installation.
+
+--Oui, cela vaut mieux.
+
+--Comment! cela vaut mieux?... N’est-ce donc plus ce que tu souhaites?
+
+--Oui, sans doute.
+
+A chaque oui, un geste vague, indifférent; mais soudain, elle se
+ressaisit, m’embrasse:
+
+--Père! que tu es bon!
+
+Je répète de tels mots parce que, devant eux, tout s’efface... Ce
+jour-là, ils suffirent encore pour m’aveugler. Mais l’emménagement
+terminé, nos tête-à-tête repris, quelle illusion garder? Non seulement
+_l’autre_ nous avait rejoints; à la lettre, il dévorait ma fille!
+
+Oui, jadis Geneviève me souriait encore de temps à autre: désormais
+devenue sa proie, muet fantôme, elle demeurait accablée, immobile,
+toujours absente. Je me disais: «Pourra-t-elle seulement continuer à
+vivre?» A d’autres instants, soulevé de colère, j’avais envie de crier:
+«Qu’attends-tu pour remplir ta promesse et m’éclairer?» Cependant ni
+l’un ni l’autre n’ouvrait la bouche. C’était une contagion de silence.
+En vérité, nous ne savions déjà plus qu’attendre encore, souffrir et
+craindre! Oh! la folie d’escompter toujours l’avenir en méconnaissant le
+présent! Que ne sommes-nous restés comme nous étions alors? Pourquoi ma
+fille, fidèle à sa parole d’honnête homme, a-t-elle enfin parlé?
+
+Ici, arriverai-je à poursuivre?
+
+Elle parla... Depuis quatre mois bientôt, j’attendais cette heure...
+Elle parla, et sa voix douloureuse m’arrivait du fond d’un abîme,
+disant:
+
+--Père, le moment est venu...
+
+Le Christ, au jardin des Olives, a dû gémir de même: «Père! que votre
+volonté s’accomplisse!»
+
+Moi, j’écoutais sans soupçonner ce qui approchait, certain déjà d’être
+au Calvaire. J’avais envie d’ouvrir les bras en croix!
+
+Puis la massue qui s’abat:
+
+--Père, pardonne-moi: je ne t’aurais jamais quitté pour un homme, mais
+l’époux que j’ai choisi ne tolère pas de partage. Obéissons à Dieu qui
+me veut toute à lui. Je ne résiste plus, je subis sa grâce, j’entre au
+Carmel...
+
+N’insistons pas. Que j’aie vécu cela sans être anéanti sur place me
+confond. Saviez-vous seulement qu’on pût perdre son enfant sans qu’il
+cessât d’être vivant! qu’à partir d’un jour donné, des pères sont
+condamnés à se dire: «Ma fille vit dans une maison qui touche la mienne,
+et je ne la reverrai jamais, fût-ce dans son cercueil!» Moi, je
+l’ignorais... Je ne suis même pas sûr de l’avoir compris tout de suite.
+Il faut du temps pour s’accoutumer à l’énormité du mal. Si on le
+percevait en entier dès qu’il paraît, on cesserait de souffrir en
+cessant de vivre, et l’on assure que la bonté de Dieu s’y oppose... Mais
+je m’égare... Je ne veux que raconter des faits. Le reste, mon délire,
+le conflit au cours duquel, trois semaines durant, nos misères se sont
+heurtées, les larmes qui ont brûlé mes yeux,--car je pleurais, en ce
+temps-là,--mes cheveux blanchis, tout cela n’est que l’accessoire.
+Revenons à l’essentiel.
+
+Un matin, je me réveillai dans un appartement vide. Enfin, _l’autre_
+avait gagné la victoire. Geneviève était partie. Je n’avais plus
+d’enfant...
+
+Ensuite, un temps vague, aboli dans mon souvenir... Geneviève était
+entrée au Carmel de Versailles. Je vendis mes meubles, mes instruments,
+mes livres,--pour fuir le passé, j’aurais vendu jusqu’à mes
+vêtements!--et je vins ici. C’était il y a trois ans: c’est d’hier.
+
+Quand j’entrai dans ce garni, mon existence, ne pouvant être pire,
+semblait aussi défier le sort. L’excès du désespoir a ceci de consolant
+qu’on se croit à sa limite.
+
+Ah! si ma fille s’était faite carmélite, j’étais bien devenu, moi, un
+religieux laïque, dépouillé de tout, même de l’espoir en Dieu. Nul
+intérêt à rien, un détachement absolu, le dégoût du bien comme du mal,
+de la journée qui passe et du lendemain qu’on souhaite ne point voir.
+Une seule chose vivait encore au milieu de ces ruines: la pensée que ma
+fille était là,--tenez, on aperçoit d’ici le couvent,--qu’elle était là,
+presque à portée d’appel, et que, cependant, elle était morte!
+
+Au début, je tentai de la voir. Vous connaissez le rite. Les demandes
+s’engouffrent dans un rideau qui double les barreaux; les réponses,
+surveillées par une sœur écoute, ne répondent à rien. Pour savoir si
+votre fille est heureuse, si elle est bien portante, si votre présence
+lui est importune, rien d’autre qu’un son de voix. Encore celui-ci
+n’est-il plus comme autrefois. Toutes les écritures de couvent sont
+identiques, toutes les voix s’y ressemblent. A chaque visite,
+j’assistais ainsi à l’effacement progressif de celle qui avait été ma
+fille. L’ombre du cloître, comme celle de la nuit, dévorait par degrés
+insensibles son apparence visible. Positivement, j’en arrivais à me
+demander parfois si c’était encore elle qui répondait, ou une
+remplaçante. Bientôt, découragé, je cessai de venir. Je n’assistai même
+pas à la prise de voile. On m’assurait que ma fille était heureuse; que
+demander de plus, et tous les pères ne devraient-ils pas renoncer à leur
+enfant pour lui assurer pareille chance?
+
+Hélas! monsieur, il paraît que je n’en étais pas là, puisque, non
+content de repousser d’un cœur révolté ce dénouement bienfaisant, je me
+suis mis à haïr Dieu!
+
+Songez qu’un amant m’aurait du moins permis de voir ma fille! Tôt ou
+tard, d’ailleurs, les hommes se lassent; un jour ou l’autre, ma fille
+abandonnée me serait revenue! Tandis que Dieu!... un Dieu qu’on
+n’aperçoit pas, qui n’existe pas, peut-être... un Dieu qui a pour festin
+de choix la douleur humaine... ah! celui-là, quand lâcherait-il sa
+proie? Il prend et garde tout.
+
+Que de fois, alors, me suis-je rendu, l’après-midi, à la chapelle du
+Carmel. J’y arrivais à l’heure de l’office, avec l’espoir que, parmi les
+chants, je distinguerais, qui sait! le seul qui m’importât: mais, à
+peine assis, je n’étais plus frappé que par le symbole du spectacle:
+derrière une toile noire, des femmes s’obstinant à prier devant un
+tabernacle qu’elles ne voient pas, et vide comme la nef. «Voilà donc,
+pensais-je, pourquoi je n’ai plus de fille: un rideau l’empêche de
+voir!» Et pris de rage, je repartais, puisque jamais ce rideau ne devait
+se relever, puisque rien non plus ne peut suspendre l’appel à un Dieu
+qui ne répond pas!...
+
+Pardon... Je parle encore de moi. Quelque volonté qu’on en ait, on a
+peine à faire abstraction de certains souvenirs. Et pourtant que sont
+ceux-là, auprès du reste!...
+
+Deux ans passèrent.
+
+Le 10 juillet dernier, un mot de la Supérieure m’avisait que Geneviève
+était tombée malade. On me mentait d’ailleurs: j’ai appris depuis lors
+que, dès son entrée, la phtisie l’avait minée.
+
+Je ne sais si vous imaginez exactement ce qu’est la situation d’un père
+auquel on fait part du danger grave couru par sa fille, et qui, en même
+temps, n’a ni le droit, ni la possibilité d’approcher d’elle? Durant une
+quinzaine, je dus me contenter d’aller au couvent solliciter des
+nouvelles. Nanti d’un bulletin verbal et sommaire, la famille ainsi
+satisfaite, je n’avais plus qu’à repartir, laissant à des indifférents
+la charge de soigner mon enfant. Libre à moi d’ailleurs de participer à
+la joie mystique des religieuses qui me renseignaient. Une fin rapide et
+pieuse n’est-elle pas la récompense suprême à laquelle toutes aspirent?
+
+De retour ici, terré le reste du jour comme une bête touchée à mort,
+libre encore à moi soit de me jeter par la fenêtre, soit de supplier la
+divinité avec l’ardeur du sauvage qui conjure le tonnerre de ne plus
+tonner. Ceci aurait de me rendre fou: même cette grâce m’a été refusée!
+
+Enfin le 27 juillet, arrivé à l’heure habituelle, je fus accueilli par
+la Supérieure en personne. Grâce à Dieu! sœur Thérèse du Sacré-Cœur
+s’était heureusement endormie dans le Seigneur, au jour levant. Une
+sainte de plus venait d’entrer dans le ciel. Vous le voyez, la mort
+prise de la sorte n’est qu’allégresse. On se demande même pourquoi la
+Bible en fait un châtiment.
+
+Vous croyez aussi, peut-être, que j’ai tenté de rompre les barreaux qui
+me séparaient du corps de ma fille? Je suis parti sans répondre, sans un
+geste, sans une larme. Tout à coup j’étais devenu exactement pareil à ce
+bois de fauteuil... insensible... je le suis encore. D’ailleurs, de quoi
+me plaindre? Depuis si longtemps déjà, ma fille était morte pour moi!
+Alors, n’est-ce pas, il n’y avait rien de nouveau, rien sinon que,
+derrière le voile, les survivantes prieraient encore avec plus de
+joie?...
+
+Hé bien! non... Tout est changé: avant, je ne la voyais plus, elle était
+perdue pour moi, mais _je la sentais vivante!_ Avant, ce n’était qu’un
+couvent qui me la prenait, c’est-à-dire d’autres êtres humains capables,
+comme vous et moi, de changer d’idée, et même de lâcher leur proie;
+tandis que cette fois, _le voleur ne rendra pas!_ Un vol, voilà le mot!
+et dans quelles conditions!...
+
+Si rude que soit le jeu de la vie, il y a des conventions qui le
+régissent. Les parents, par exemple, disparaissent avant les enfants.
+L’inverse est une tricherie. Or, pour moi, la mort a biseauté les
+cartes! Elle m’a volé, vous dis-je, contrairement aux règles, volé comme
+on détrousse un provincial dans un tripot! Et il n’y a pas de police
+pour interdire cela, pas de magistrat pour le punir!... Étonnez-vous,
+maintenant, si des pensées atroces se lèvent dans mon cerveau! La vue
+d’une mère avec son mioche me fait serrer les poings. Quand une jeune
+fille passe, je me demande: «Pourquoi n’est-ce pas elle qui est morte?»
+Je hais la jeunesse qui s’étale, les infirmes qui prennent au soleil la
+place de ma fille: la lumière, la joie des autres me crucifient... Ce
+n’est rien encore: retourné vers le passé, je prétends y traquer le
+misérable que j’y pressens, et qui, sans se découvrir, nous a poussés,
+elle et moi, sur le chemin où la mort attendait!...
+
+Mais vous hochez la tête... Attendez! je n’ai pas achevé... Sans ce qui
+va suivre, aurais-je tenté l’incroyable effort de ce récit, et que
+feriez-vous ici?...
+
+Trois jours après, je revenais du cimetière. Un homme se présente
+ici,--un prêtre qui est, paraît-il, l’aumônier du couvent...
+
+A sa vue, je fus tenté de refermer la porte. Bien que je ne le connusse
+pas, j’aurais juré que lui aussi arrivait de là-bas: il portait encore
+dans sa soutane des relents d’encens, de terre mouillée et de cire
+mortuaire. Cependant, il insiste, exige presque d’être reçu: enfin il
+pénètre, et le voici, là, exactement à votre place.
+
+Il m’adresse d’abord de vagues consolations que je n’écoute pas,
+s’excuse de me déranger dès les premières heures de mon deuil, puis
+soudain s’interrompt: s’il est venu, c’est qu’il est chargé d’une
+mission et a promis de s’en acquitter ce jour-là même.
+
+--Voici, acheva-t-il, le papier que sur l’ordre de madame la Supérieure,
+et en conformité du désir exprimé par votre fille, je suis chargé de
+vous remettre. Lisez-le. Sachant ce qu’il contient, je compte qu’il vous
+aidera dans votre épreuve. Il est le dernier acte d’humilité d’une
+carmélite dont je n’ai jamais cessé d’admirer les vertus et,--je
+voudrais au moins l’espérer,--la preuve éclatante qu’après Dieu, vous
+avez eu la part de choix dans l’âme d’une sainte.
+
+Il me tend l’enveloppe. Je la dépose sur cette table.
+
+--C’est bien, monsieur l’abbé, je vous remercie.
+
+Il attend un instant, croyant que je vais lire, mais je ne bouge point.
+Après quoi, il se lève:
+
+--Je comprends, monsieur, que vous préfériez être seul pour en prendre
+connaissance. Que Dieu vous aide! Si vous le permettez, je reviendrai
+dans quelque temps.
+
+La porte bat: je me retrouve seul. Et je contemple l’enveloppe blanche
+sur laquelle mon nom n’est même pas écrit, cette enveloppe qui,
+paraît-il, vient de ma fille, où elle a mis peut-être sa vraie pensée,
+où je trouverai, m’assure-t-on, ma première consolation.
+
+Près de quarante-huit heures s’écoulèrent, le croiriez-vous? durant
+lesquelles je n’y touchai pas, tant j’avais l’effroi de ne trouver que
+des phrases pieuses, l’espoir d’y découvrir que j’étais encore aimé, et
+une crainte sourde de me heurter à de nouvelles douleurs.
+
+Enfin, vaincu par le désir d’approcher une dernière fois ma fille, je
+sortis, en tremblant, le feuillet, et je lus.
+
+Que je dise tout de suite que je n’ai plus la possibilité de montrer
+cette lettre, cette confession plutôt: je l’ai brûlée. Elle n’était pas
+d’ailleurs de la main de Geneviève, trop faible déjà pour écrire
+elle-même. Le contenu, cependant, en reste gravé là... Il y a des
+phrases qu’on lit une fois et qui s’impriment au fer rouge. Ces phrases,
+non plus, je ne les répéterai pas. Trop souvent, depuis lors, je me suis
+demandé s’il n’eût pas été mieux de les ignorer!... En revanche, pour
+vous éclairer, il est nécessaire de résumer l’essentiel...
+
+Et d’abord, ma fille me demandait pardon! oui,--pardon de m’avoir
+quitté, pardon de s’être dérobée à l’immense tendresse qu’elle savait
+lui être donnée, pardon de n’avoir pas dit comme elle me la rendait...
+
+Je sais bien qu’à la veille de sa vêture, elle m’avait écrit les mêmes
+choses: mais alors, elle obéissait à une règle, tandis que maintenant
+rien ne l’obligeait à rappeler ainsi notre passé, rien surtout ne
+l’obligeait à le justifier. Or, monsieur, la suite n’avait pas d’autre
+objet.
+
+Acte d’humilité, avait dit l’aumônier. Suprême élan de contrition?
+possible encore... Avant tout, besoin de m’expliquer, à moi le père,
+pourquoi j’avais été torturé et quelle fatalité supérieure dicte les
+événements.
+
+Si ma fille, en effet, est morte carmélite, si vous me voyez là,
+dépouillé, solitaire et révolté, c’est que ma fille, ayant cru tuer une
+âme, n’a vu, pour la racheter devant Dieu, qu’un sacrifice possible: le
+sien. Supposez une seconde qu’il n’y ait pas eu _l’autre_, ma fille
+n’eût jamais été religieuse, je n’aurais pas souffert, et probablement
+je bénirais la vie. Laissons de côté la phraséologie pieuse, les remords
+de pécheresse accablée sous le fardeau d’une faute problématique, que
+reste-t-il de la confession de ma fille? _L’autre_. Car, à Semur, mes
+yeux avaient bien vu. De toutes les forces de son être, ma fille adorait
+_l’autre_! A la suite de quel drame _l’autre_ a-t-il disparu en menaçant
+de se tuer, comment ma fille a-t-elle perdu sa trace, cru la menace
+réalisée, comment surtout en est-elle venue à se traiter en justicier?
+je l’ignore; et à quoi bon d’ailleurs? Ah! si seulement elle m’avait
+alors ouvert son cœur, ensemble, n’est-ce pas? nous aurions vu clair,
+j’aurais dissipé ces folies: je lui aurais ramené _l’autre_, à coup sûr
+demeuré bien vivant! tandis que maintenant... Maintenant, monsieur, ma
+fille est morte, je voudrais être mort, et c’est _un autre_ qui a fait
+cela, _un autre_ dont ma fille a probablement ignoré ce qu’il est
+devenu, _un autre_ dont je ne connais toujours pas le nom... Auparavant
+j’accusais Dieu: désormais, je dois accuser, haïr dans le vide!
+
+Ainsi, quelque part un homme existe, que ma fille a aimé, qui a dédaigné
+ma fille, pour lequel ma fille a tout sacrifié, y compris moi: et cet
+homme m’échapperait? Allons donc! dussé-je y consumer ce qui me reste de
+fortune et de vie, je prétends, j’exige de l’atteindre!
+
+Comprenez-vous aussi pourquoi vous êtes là, pourquoi vous m’écoutez?
+
+Depuis deux mois, je fouille le passé, je scrute, je tâtonne... Ah! tous
+les gens que nous avons pu connaître, comme je les ai déjà interrogés,
+soupçonnés, jaugés!... Rien encore, pas même la pauvre lueur qui, sans
+éclairer, marquerait au moins la voie! Et voici que, soudain, vous
+reparaissez... vous qui avez dû savoir... qui savez peut-être... Du
+coup, j’ai vu l’horizon se rouvrir. Il me semblait que ma fille
+elle-même vous amenait pour mettre fin à ma dernière angoisse. Elle
+était là, me commandant de ne rien omettre, assurée d’éclairer ainsi vos
+soupçons, ou mieux, de justifier votre certitude. Alors, à votre tour!
+Quand on a été mêlé comme vous à la vie quotidienne d’une ville, on
+n’ignore rien de ce qui s’y passe. Je sens, je suis sûr que vous, du
+moins, n’hésitez pas... Donc, répondez! qui est _l’autre_? A qui dois-je
+l’enfer où je descends? Oh! ne détournez pas les yeux... Même si c’était
+vous, par hasard, vous ne devez pas vous taire! parlez... j’ai tout
+dit... j’attends...»
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Arrêtons-nous un instant, avant de poursuivre la scène.
+
+Il est clair que n’importe quel auditeur eût senti son indifférence
+fondre au rayonnement de douleur qui émanait de M. Lormier. Qu’était-ce,
+quand on avait mesuré, comme moi, la passion jalouse dont ce père avait
+vécu?
+
+Admirez aussi l’ingéniosité de la souffrance, une fois la blessure
+faite, à se renouveler. Quelle gradation savante! Pour une indisposition
+sans gravité, j’avais vu M. Lormier trembler d’épouvante à la pensée de
+perdre sa fille: il l’avait maintenant perdue deux fois. A un autre, qui
+eût aimé son enfant d’une manière ordinaire, cela ne serait pas arrivé;
+mais au père exceptionnel, l’exceptionnelle aventure. Pour être choisi,
+il suffit qu’on soit entre tous le plus apte à goûter l’amertume du
+breuvage...
+
+Restait qu’au milieu de tant de ruines, un vague désir agitait le cœur
+du malheureux. Que ce désir fût ou non déraisonnable, il était. A tort
+ou à raison, M. Lormier voulait connaître _l’autre_. Allais-je lui
+répondre, et m’abandonnant à mon tour à l’intuition qui, brusquement,
+illuminait mon esprit, devais-je, pour l’apaiser, lui livrer celle-ci?
+
+Ici, en effet, se place pour moi une série de phénomènes mentaux que je
+ne tenterai pas d’expliquer et dont il me suffit que je les aie subis.
+Et d’abord, à peine M. Lormier achevait-il son récit, que, brusquement,
+une image avait surgi devant mes yeux: La Gilardière.
+
+Pourquoi lui? quelles preuves en apporter? Un seul jour, il avait passé
+devant nous, et mademoiselle Lormier avait semblé ne pas le voir. Une
+autre fois, M. Lormier en avait parlé et c’était pour en dire du mal,
+précisément sur la foi de sa fille. Enfin La Gilardière parti, les
+Lormier étaient partis à leur tour: coïncidence, rien de plus.
+
+Cependant, aujourd’hui encore, j’ai la conviction de ne pas errer: La
+Gilardière dut être _l’autre_. Si, comme l’imaginait M. Lormier, sa
+fille m’avait conduit ici pour l’éclairer, elle faisait mieux encore:
+elle me criait le nom! Je ne pouvais pas ne pas l’entendre!
+
+Mais il y a plus: à la minute même où ceci s’imposait à moi, alors que
+j’allais ouvrir la bouche pour accorder à M. Lormier le pauvre
+soulagement momentané qu’il mendiait à grands cris, aussi impérieuse que
+la suggestion du nom, une force intérieure m’ordonna de me taire.
+
+Le comprenne qui voudra! il semblait positivement que la lumière ne
+m’eût été révélée que pour mieux la préserver. Mademoiselle Lormier
+serait apparue soudain pour me commander le silence, que j’eusse senti
+la même impossibilité à livrer ce que je tenais désormais pour certain.
+J’ignore si les morts parviennent à nous parler: s’ils le font, ce ne
+peut être que de cette manière invisible et secrète, sous forme d’une
+volonté à laquelle on désespère d’échapper... Et c’est ainsi que,
+voulant de toute mon âme satisfaire M. Lormier, je tentai au contraire
+de lui brouiller la piste; quand il eut jeté: «Parlez, j’ai tout dit,
+j’attends!» ce ne fut pas non plus le nom de La Gilardière que je
+prononçai, mais des paroles qui m’étonnèrent moi-même, tant elles
+m’étaient étrangères.
+
+--Hélas! cher monsieur, il était écrit que je vous apporterais une
+désillusion nouvelle. Après votre récit, et m’efforçant d’en tirer des
+conclusions, je ne rencontre qu’une pensée, plus désespérante qu’utile.
+Non, _l’autre_, comme vous le nommez, n’habitait pas Semur. Vivant à
+Semur, pour habile qu’on l’imagine, il n’aurait pas esquivé les
+curiosités d’alentour. Ouvertement ou non, on aurait parlé de lui. Or,
+j’affirme que jamais je n’entendis prononcer un nom en même temps que le
+vôtre. Bien mieux, j’ai toujours été surpris du silence total dans
+lequel on vous laissait. La malignité des petites villes a des instincts
+sûrs: il est probable que, dès le premier jour, on vous a sentis occupés
+ailleurs... Ailleurs est le terme exact: croyez-moi, _l’autre_ vivait
+ailleurs, probablement à Paris, ou plus loin encore... Ailleurs, ce peut
+être la France, c’est partout... Mais qu’est-ce qu’une recherche
+destinée à se perdre ainsi à travers le monde? Ne serait-il pas plus
+sage d’envisager tout de suite la déception qu’elle doit donner et de
+renoncer à poursuivre un mystère, que, sauf le cas d’une chance bien
+improbable, on ne saurait atteindre?
+
+J’évitais en parlant de rencontrer le regard de M. Lormier. En revanche,
+je pouvais suivre sur sa poitrine le rythme de ses impressions. Après
+avoir été suspendu un instant, le souffle de M. Lormier recommença,
+d’abord doucement, puis de plus en plus rapide. Quand j’achevai, j’eus
+l’impression que le corps tout entier se ramassait pour un élan. Je
+m’attendis à un bond. Il ne bougea pas.
+
+--Ainsi, vous estimez, vous, que _l’autre_ est à Paris?
+
+Je hochai la tête, et toujours sans regarder:
+
+--J’ai dit Paris... ou ailleurs.
+
+--C’est tout ce que vous trouvez?
+
+--Tout... je le regrette...
+
+Les épaules se levèrent; un sourire sardonique contracta la bouche:
+
+--Mon compliment! vous êtes discret.
+
+Je ne pus maîtriser un tressaillement:
+
+--Pourquoi discret?... ignorant suffit.
+
+Il fit quelques pas dans la pièce, l’air songeur. Revenu ensuite vers
+moi, il s’arrêta. Je me sentis dépouillé par un examen aigu.
+
+--Et pourtant, reprit-il, je lis dans vos yeux que vous gardez quelque
+chose que vous ne voulez pas dire!
+
+Effrayé par sa clairvoyance, je compris en même temps qu’il prétendait
+passer outre à mes défaites. Je n’avais qu’à faire front.
+
+--En effet, répliquai-je résolument, il y a autre chose, mais je
+m’abstiens de le formuler, crainte de vous blesser.
+
+Il secoua les épaules ironiquement:
+
+--En serais-je là que quoi que ce soit puisse encore me blesser? Je ne
+le crois pas vraiment... Hé bien?... reprit-il, voyant que je tardais à
+m’expliquer.
+
+--Supposons, dis-je, que vos recherches aient abouti, que vous
+connaissiez _l’autre_... A quoi cela vous avancera-t-il?
+
+Ses joues devinrent pourpres:
+
+--Vous oubliez que cet homme a tué ma fille!
+
+--Mais s’il est mort lui-même, ou disparu?
+
+--Il ne l’est pas: les gens de sa sorte ne passent jamais à l’acte!
+
+--Cependant, c’est possible.
+
+--Non.
+
+--Soit: admettons-le vivant. Alors, que ferez-vous?
+
+Je vis, comme auparavant, son corps se ramasser pour un élan et toujours
+sans bouger.
+
+--Ce que je ferai? J’irai à lui, où qu’il soit. Face à face, je le
+confronterai avec son œuvre, puis...
+
+Les mots s’arrêtèrent dans sa gorge. Je ne le laissai pas achever.
+
+--Et puis, déclarai-je froidement, vous rappelant que votre fille l’aima
+au point de vous sacrifier à lui, vous prendrez la fuite, avec le
+remords d’en avoir trop dit et la pensée que mieux valait respecter le
+dernier vœu de celle qui, jusqu’au bout, souhaita le laisser inconnu!
+
+Il m’écoutait peut-être. Il tentait surtout de découvrir sous mes
+phrases la réticence qu’il était assuré d’avoir surprise tout d’abord.
+Après que j’eus achevé, il attendit encore un peu afin de s’assurer que
+je n’ajouterais rien, puis d’une voix coupante:
+
+--Non, répliqua-t-il, je ne fuirai pas. Je ne croirai pas non plus que
+ma fille me désapprouve. Il faudrait pour cela que les morts ne fussent
+pas morts, et ils le sont... tout à fait... Où serait la justice, si les
+vivants renonçaient à l’établir eux-mêmes? Songez à l’_autre_ qui ne
+sait rien, ou qui s’en moque, et qui est heureux!
+
+Et approchant de moi soudain:
+
+--... Car vous ne niez plus qu’il vive, n’est-ce pas?
+
+Je me redressai avec violence:
+
+--Je l’ignore absolument!
+
+--Il vit, et vous savez où!
+
+--J’affirme...
+
+--Ah! plus de faux-fuyants; je veux le nom, le lieu...
+
+--Faut-il jurer que je ne les soupçonne pas?
+
+--Allons donc! voici là, dans vos yeux, la lueur qui me renseigne. Mon
+récit ne vous a rien appris: vous saviez tout!
+
+--Vous rêvez.
+
+--Je vois!
+
+Nous parlions désormais sans mesurer les mots. Je me demandais où nous
+allions, quand le timbre retentit dans l’antichambre.
+
+--Quelqu’un! murmurai-je, le cœur bondissant à la pensée d’un arrêt dans
+le duel qui s’engageait.
+
+M. Lormier regarda machinalement la pendule.
+
+--Ce n’est personne: c’est la femme de service; elle passe à cette
+heure-ci.
+
+Et précisément parce qu’il s’agissait d’une chose habituelle, il trouva
+naturel de s’interrompre pour aller ouvrir: tant, aux instants les plus
+tragiques, nous demeurons serviteurs du geste coutumier.
+
+Laissé seul dans la pièce, j’aspirai l’air comme on boit un verre d’eau.
+Si l’arrivée d’une femme de service n’était point la diversion espérée,
+elle apportait du moins un répit. Quand, dans quelques instants, le
+débat reprendrait, nous aurions eu le temps l’un et l’autre de nous
+ressaisir. Les emportements soudains risquent seuls de déchirer les
+voiles.
+
+Cependant M. Lormier, ayant passé dans l’antichambre, approchait de la
+porte. Je perçus le gémissement de la serrure qui tournait sous sa main
+irritée. J’attendis ensuite le renvoi de l’importune. Un dialogue bref,
+au contraire, me parvint:
+
+--Vous, monsieur!
+
+--Au moins, ne suis-je pas indiscret?
+
+--Si... non... enfin, peu importe. Entrez.
+
+Puis des pas qui piétinent, s’emmêlent, semblent traîner comme la pensée
+qui les dirige... Avez-vous noté avec quelle précision des pas,
+s’agît-il de traverser un couloir, révèlent un accueil, l’embarras de
+celui qui tombe mal, l’impatience de celui qu’on dérange?
+
+--Passez, monsieur.
+
+--Après vous.
+
+Et M. Lormier reparut. Un prêtre le suivait.
+
+Il entra, timide, petit, les épaules effacées, son corps maigre perdu
+dans une soutane trop vaste, sans autre souci visible que celui d’éviter
+les meubles et de trouver un coin obscur où s’abriter. Bien qu’il ait dû
+m’apercevoir dès le seuil, il ne parut remarquer ma présence qu’une fois
+arrivé à la place qu’il s’était choisie, et, alors, son embarras
+redoubla. Tout en m’adressant une salutation suppliante, il balbutia:
+
+--Ah! voilà qui confirme mes craintes... je dérange...
+
+--Point du tout, répliqua M. Lormier; monsieur est un ami d’autrefois,
+notre médecin, à Semur.
+
+Puis, me désignant le prêtre:
+
+--Je vous présente monsieur l’aumônier... Aumônier du Carmel, bien
+entendu...
+
+Je repris ma chaise; l’abbé s’installa de l’autre côté de la table; M.
+Lormier, lui, venu devant la cheminée, resta debout, et aucun n’ayant
+envie de commencer, nous attendîmes...
+
+Brusquement l’irruption de ce tiers, si humble, modifiait tout. M.
+Lormier, l’air absent comme au début de notre rencontre, semblait avoir
+oublié ses projets. L’abbé souriait ingénument pour se donner une
+contenance. Moi-même, je savourais l’imprévu d’une accalmie, qui, si
+brève fût-elle, nous rendait au sang-froid. La pièce où nous étions
+ressemblait à ces maisons où un malade agonise: les voix se taisent, les
+pas se font discrets, et les cœurs battent affolés...
+
+Je profitai de l’arrêt pour examiner l’abbé plus à loisir. A y mieux
+regarder, il me parut un personnage singulier: des yeux pâles, des joues
+couperosées, un nez volontaire qui descendait en flèche vers une bouche
+morne et encadrée de lèvres sereines, le tout faisant l’exacte
+contre-épreuve de M. Lormier. Au repos, on oubliait l’incertitude du
+geste pour l’ascétisme du visage; l’expression d’anxiété peureuse se
+muait en immobilité réfléchie.
+
+M. Lormier et moi nous obstinant à ne rien dire, il fallut bien pourtant
+que le troisième se décidât.
+
+Prenant donc son parti et roulant d’un air gêné son chapeau dans ses
+mains, l’aumônier débuta:
+
+--Je tenais d’autant plus, monsieur, à vous rendre mes devoirs que ma
+première visite ne comptait pas, étant uniquement consacrée à une
+fonction de fidèle commissionnaire.
+
+Ainsi, il n’était pas revenu depuis le jour de l’enterrement.
+
+--Puis-je espérer, poursuivit-il avec effort, qu’aujourd’hui votre cœur
+est un peu moins meurtri, sinon en voie d’apaisement? Le désespoir où je
+vous ai trouvé, n’a pu qu’être adouci par la certitude que votre chère
+fille est au ciel. Je compte beaucoup sur l’intercession de sœur
+Thérèse. Priez-la souvent, comme je le fais moi-même... et vous
+verrez...
+
+Le silence reprit, accablant. Les yeux du prêtre erraient avec angoisse
+autour de la chambre, en quête d’une réponse qui ne venait pas. On le
+sentait découragé de poursuivre. Il ne parlait que par devoir.
+
+--Qu’est-ce que je verrai? reprit enfin M. Lormier.
+
+Lui aussi contemplait les murailles: évidemment, il posait la question
+sans se soucier d’une réponse.
+
+--Peu à peu, le fardeau s’allégera: Dieu aidant, vous vous résignerez.
+
+--Oh! pour cela, monsieur l’abbé, je n’ai besoin de personne. Comment ne
+pas se résigner à ce que l’on _sait_ ne pouvoir changer? riposta M.
+Lormier.
+
+Il s’était tourné vers le prêtre avec une sorte d’irritation. J’en avais
+fait autant, comme pour m’associer à des paroles qui résumaient si bien
+ma propre pensée: seule compte la douleur qui _se sait_ définitive. Sans
+paraître remarquer notre mouvement, l’aumônier hocha la tête:
+
+--Je me fais mal comprendre. J’ai entendu par «se résigner» accepter
+avec reconnaissance le don divin qui nous est accordé sous les espèces
+de la souffrance.
+
+M. Lormier eut l’air de balancer entre l’étonnement d’un pareil propos
+et le découragement de parvenir à être compris à son tour:
+
+--En ce cas, en effet, monsieur l’abbé, n’attendez pas de moi pareil
+effort.
+
+--La foi, pourtant...
+
+--La foi est un don que je n’ai jamais eu beaucoup, mais qui m’échappe
+entièrement aujourd’hui.
+
+--Votre chère fille m’avait dit cependant... j’avais cru... c’est un
+malheur, monsieur... oui... le plus grand de tous!
+
+--J’en supporte tant d’autres, que, dans le nombre, celui-là ne compte
+pas, dit encore M. Lormier.
+
+Et l’on eut la certitude qu’il n’ajouterait rien. Désormais, il avait
+résolu d’ignorer cet homme qui, ayant renoncé à la paternité et ne
+risquant pas d’être dépouillé, affichait sans grâce une intolérable
+sécurité. Je ressentis au contraire une impression inverse. Il me
+semblait que grâce à lui,--qui en avait parlé pourtant si peu,--le
+souvenir de la morte tendait à s’installer au milieu de nous, d’une
+manière concrète. Sans doute nous nous trompions l’un et l’autre; cela
+suffisait pourtant à nous donner l’apparence absorbée de gens qui,
+écoutant leurs pensées, se détachent de toute conversation.
+
+Un nouveau silence ayant suivi, dont rien ne permettait d’entrevoir la
+fin, l’abbé, de plus en plus gêné, et toujours roulant son chapeau, se
+pencha cette fois de mon côté:
+
+--Monsieur habite encore Semur?
+
+--En effet.
+
+--Bien agréable ville, dit-on.
+
+--Charmante.
+
+--Vous y étiez déjà, naturellement, du temps de M. Lormier?
+
+--J’étais même son médecin, comme il le rappelait tout à l’heure.
+
+--Alors, vous avez connu aussi sœur Thérèse du Sacré-Cœur, quand elle
+était dans le monde?
+
+Vous suivez, n’est-ce pas? ces questions et ces réponses que nous
+jetions dans le vide de la pièce. Rien de plus inoffensif, en apparence.
+A moins de gémir sur le temps, quels autres propos tenir? Cependant,
+grâce à eux, nous courions à l’abîme!
+
+L’abbé n’avait pas terminé sa phrase que déjà M. Lormier intervenait:
+
+--En effet, le docteur a connu ma fille, beaucoup plus que vous ne le
+pensez: il sait même qui est l’_autre_!
+
+Incertain, l’abbé releva la tête pour considérer M. Lormier. Il
+cherchait à comprendre.
+
+--C’est vrai, dis-je à mi-voix, j’oublie que vous ignorez... M. Lormier
+désigne ainsi la personne à laquelle sœur Thérèse fait allusion dans ses
+dernières confidences; mais, contrairement à ce qu’il suppose, je ne
+pourrais lui fournir aucun renseignement à ce sujet.
+
+--Ah! répondit l’abbé, du moment que vous êtes au courant des
+confidences de sœur Thérèse, je me permettrai de remarquer qu’il y faut
+moins voir l’expression d’une réalité positive que celle d’une admirable
+humilité et de touchants scrupules.
+
+Il s’adressait à moi; néanmoins, il s’exprimait comme si son conseil
+devait aller ailleurs, et sa voix avait pris une assurance qui m’étonna.
+
+--Compris, dit M. Lormier; si bien que, venus l’un et l’autre m’offrir
+des consolations dont je n’ai que faire, vous êtes résolus à ne point
+répondre à la seule question qui m’intéresse!
+
+Une double exclamation suivit:
+
+--Quoi, monsieur! vous cherchez...
+
+--Allons-nous recommencer?
+
+--Si je ne prétendais pourtant connaître enfin la vérité, vous aurais-je
+laissés entrer chez moi? s’écriait de son côté M. Lormier.
+
+Puis, tragique, tant son ironie demeurait glacée:
+
+--Avouez, poursuivit-il, que la situation est pour le moins piquante.
+Nous sommes trois ici, dont deux étrangers. Un drame intime a ruiné la
+vie de ma fille et la mienne. Qui devrait être au courant, sinon moi, le
+père? Point! Seuls, les étrangers possèdent ce privilège. Le docteur,
+j’en ai la conviction, sait tout. Quant à vous...
+
+--Moi? interrompit l’abbé.
+
+--Oui, vous... osez nier que vous ayez été le confident de ma fille!
+Bien mieux, du jour où elle devint votre pénitente, ai-je rien connu
+d’autre que ce qu’il vous a plu de l’autoriser à me dire?
+
+Durant une seconde ensuite, on n’entendit rien d’autre que le bruit
+léger de nos souffles. A nous voir ainsi, muets et immobiles, il
+semblait que nous attendissions l’arrivée d’un être chargé de dissiper
+les ténèbres au sein desquelles nous étouffions. Et, tout à coup, je
+crus en effet qu’il entrait! L’abbé enfin se levait. Une volonté
+contenue redressait son corps peureux. Il commença d’une voix sourde,
+bien que libérée déjà des incertitudes antérieures:
+
+--Avant tout, monsieur, permettez-moi de relever une erreur que votre
+ignorance de nos règles suffit à excuser, mais qu’il importe de chasser
+de votre esprit. Si j’ai bien saisi le sens de vos dernières paroles,
+vous supposez que j’ai demandé à ma pénitente le nom de celui qui...
+avait pu jadis l’intéresser. C’est là une assertion gratuite. C’est
+aussi croire qu’un confesseur, digne de ce nom, s’intéresse à autre
+chose qu’au seul pénitent dont il reçoit les aveux. Au risque de vous
+surprendre, j’atteste devant Dieu que si votre fille avait été tentée de
+prononcer un nom, je lui aurais imposé silence. Au tribunal de la
+pénitence, chacun s’occupe de soi: la Providence s’avise du reste!...
+
+Dès le début, je le répète, si les mots marquaient encore une certaine
+hésitation, l’accent, tour à tour âpre et mollissant, oscillait déjà
+entre la timidité qui s’efface et une ardeur profonde qui brise son
+lien. Mais à ce point, que dire de ce que nos yeux aperçurent? Rejetant
+le masque, un homme nouveau, le véritable à coup sûr, venait de
+paraître. Plus de mièvreries, plus de douceurs: un front altier, des
+lèvres impérieuses, un regard dont le poids obligeait les nôtres à
+baisser, un ton de maître... C’était une transformation telle qu’on
+hésitait à en admettre la réalité, telle encore qu’il eût été impossible
+d’interrompre ou de ne pas écouter. On se demandait: «Est-ce toujours
+lui?» On ne pouvait y croire, et déjà on savait qu’on devrait obéir.
+
+Il poursuivit:
+
+--Au risque de vous surprendre une seconde fois, j’atteste aussi que si
+l’idée de chercher à votre tour le nom de cet homme vous est venue, vous
+y renoncerez aujourd’hui, demain peut-être, d’ici peu à coup sûr... Ceci
+pour une raison bien simple, et qui, si elle ne vous touche aussitôt,
+l’emportera quelque jour et malgré vous. Si je vous en priais au nom de
+votre fille, dont je fus, c’est exact, le suprême confident,
+oseriez-vous me résister? Hé bien! je vais plus loin: assuré de
+remplacer ici une morte qui ne peut se défendre, et certain de rester
+l’exécutant fidèle de sa volonté, je vous intime l’ordre de laisser
+intact un mystère qui doit vous être sacré, comme la mémoire même de
+celle qui l’a gardé!
+
+Entamée dans le silence, l’injonction s’éteignit de même. Prononcées par
+un autre, je venais d’entendre précisément les raisons qui, auparavant
+et dans l’intime de mon être, m’avaient obligé à me taire. Mais avec
+quelle puissance elles avaient retenti! Après cela, qu’ajouter? M.
+Lormier, lui-même, devait avoir compris que la lueur à laquelle il
+tentait de raccrocher sa vie, allait s’éteindre et je le vis quitter sa
+place pour errer indécis, un long moment. Toutefois, de tels désirs ne
+meurent pas sans soubresauts.
+
+--Ainsi, murmura-t-il enfin, il vous paraît naturel, monsieur l’abbé,
+que je sois devenu ce que je suis et que j’ignore, pour jamais, à qui je
+le dois?
+
+Il y eut dans la réponse le même accent d’autorité:
+
+--Peu importe, monsieur, d’où vient la souffrance. Le plus souvent,
+celui qui la provoque est irresponsable et ne soupçonne pas ce qu’il a
+fait. Une seule chose compte: la souffrance en elle-même, et le mérite
+qu’elle nous acquiert.
+
+Une dernière colère souleva M. Lormier contre la formule implacable.
+
+--Dites tout de suite que la souffrance est un bienfait!
+
+--Une semence divine, oui, monsieur.
+
+--Parce que vous croyez en Dieu!
+
+--Parce que j’ai toujours vu la vie naître, grandir, et ne subsister que
+par la souffrance.
+
+--Il suffit, monsieur l’abbé: contemplez donc une fois au moins un homme
+en qui la semence divine a fait germer le goût du néant et la haine de
+la vie. Du sommet où je suis, on juge la réalité à sa mesure. Ma fille
+s’est sacrifiée pour rien. Ma douleur ne sert à rien. Un temps de
+douleurs entre deux riens, voilà l’histoire de tous, la mienne
+aujourd’hui, la vôtre demain...
+
+L’abbé interrompit doucement:
+
+--Non, monsieur, puisque je crois à la vie éternelle.
+
+--Tant mieux pour vous! Chimère ou mensonge sont en effet les seuls
+refuges de l’homme. Au surplus, et quoi que je décide au sujet de
+_l’autre_, je vous supplie de ne plus revenir. Vous êtes ici... et je
+suis là... (il montrait les angles opposés de la pièce). Alors,
+n’essayons pas de nous rejoindre... et quittons-nous.
+
+M. Lormier se tourna vers moi:
+
+--Et vous aussi, docteur, allez-vous-en. Vous avez préféré mentir, ou
+vous taire, ou peut-être tous les deux. Je ne vous en veux pas. Le rôle
+normal des bêtes humaines est de se torturer, même par pitié. Je ne me
+plains pas non plus; simplement, pareil au chien qui va mourir, je
+demande à rendre le dernier souffle à l’abri des regards, et
+solitaire...
+
+Après cela, il se tut. De nouveau, il y eut un grand silence. L’abbé,
+immobile, semblait redevenu le pauvre homme du début, timide et
+incertain. Moi, je m’étais levé, hésitant à obéir, et percevant avec
+découragement l’inanité de nouvelles paroles.
+
+Je ne me rappelle plus ensuite quels furent nos adieux. Il est possible
+que l’abbé ait dit:
+
+--N’importe! je reviendrai.
+
+A quoi M. Lormier dut répondre avec effroi:
+
+--Que m’apporteriez-vous?
+
+Puis, je me revois tenant la rampe de l’escalier. En avant de moi,
+l’abbé, qui descend, balaye les marches avec sa soutane flottante.
+Derrière, la porte de M. Lormier est demeurée entr’ouverte, probablement
+pour permettre à la fille de service, quand elle viendra, d’entrer sans
+déranger. On ne voit plus M. Lormier; mais ce qui paraît du garni devenu
+son refuge, clame la détresse. J’ai l’impression de laisser derrière moi
+la plus grande douleur humaine que j’aie encore connue, et je me
+demande: «A quoi sert-elle?»
+
+Oui, à quoi bon tant de souffrance? Où mène-t-elle? Vous prétendiez en
+commençant qu’elle épure et perfectionne: par elle M. Lormier n’a appris
+que la révolte, l’envie et l’incrédulité. Singulière moisson, si la
+semence est divine! Pourquoi d’ailleurs Lormier plutôt que vous, ou moi,
+ou n’importe qui? Le dieu qui préside au choix est-il le hasard aveugle
+ou un roi cruel qui s’ennuie? Maintenant que le temps est écoulé, comme
+je comprends aussi qu’au naufrage d’une pareille existence une seule
+pensée ait d’abord survécu: vérifier ce qu’était devenu _l’autre_. Le
+bonheur de _l’autre_! voilà bien le corollaire attendu, qui eût complété
+l’injustice universelle... Mais n’ai-je pas, moi-même, et le premier,
+contribué à priver Lormier d’une satisfaction si dérisoire? Quand
+j’affirmais que tous, spontanément et sans volonté de mal faire, nous
+fabriquons de la douleur pour ce qui nous approche!
+
+Si maintenant vous souhaitez apprendre ce qu’est devenu M. Lormier, je
+dois avouer que je l’ignore. Est-il mort comme il souhaitait «à l’abri
+des regards et solitaire»? Peut-être. Vit-il toujours? Il est
+possible... Et ceci aussi m’est un remords: des deux hommes qui le
+quittèrent ce jour-là, n’étais-je pas celui qui devait dire: «Je
+reviendrai», plutôt que l’abbé?
+
+Au fait, j’oublie que je n’en ai pas fini avec lui.
+
+Sur le trottoir, et au moment de nous séparer, je l’entendis murmurer de
+sa voix tremblotante et gênée:
+
+--Croyez-moi: sa fille le gardera demain comme elle le fit aujourd’hui;
+le dernier mot n’en est pas dit...
+
+--Quel dernier mot?
+
+Il ne répondit pas. Alors, cédant malgré moi à une curiosité absurde:
+
+--En tout cas, monsieur l’abbé, très intéressé par notre rencontre,
+pourrais-je apprendre à qui j’ai eu l’honneur...
+
+Il m’interrompit précipitamment:
+
+--Abbé Manchon... aumônier du Carmel.
+
+Puis reprenant son idée interrompue:
+
+--Le dernier mot, le voici: le malade crie sous le bistouri, mais après,
+longtemps après parfois, le mieux commence et la guérison suit. Au
+revoir, monsieur.
+
+Je ne tentai pas de le rappeler pour l’interroger: tout à coup cette
+idée venait de me clouer au sol que le confident de sœur Thérèse du
+Sacré-Cœur, le prêtre résolu à sauver M. Lormier, était le frère de La
+Gilardière! Calcul suprême d’une amoureuse devenue sainte? vaine
+coïncidence, ou jeu encore d’un destin avide de préparer de nouvelles
+souffrances? A vous de choisir: on ne saura jamais!
+
+
+
+
+UN AUTRE RÉPOND
+
+
+Bien que nous eussions suivi sans l’interrompre le long récit de Pierre
+Duclos, je n’avais pas tardé à m’apercevoir d’un changement considérable
+dans la curiosité de Tinant. Condescendante au début, elle était devenue
+bientôt plus attentive, puis, à mesure qu’on avançait, véritablement
+passionnée, comme si les faits racontés lui fournissaient un tribut
+personnel. Je ne fus donc qu’à demi surpris quand, Pierre ayant achevé,
+j’entendis Tinant demander:
+
+--Est-ce tout ce que tu sais? Tu en es vraiment resté là?
+
+--Sans doute: pourquoi aurais-je caché quelque chose?
+
+Un sourire de triomphe éclaira le visage de Tinant:
+
+--Hé bien! mon cher, tes curiosités ne resteront pas où elles en sont.
+J’avais promis, quel que fût l’exemple que tu donnerais, d’en apporter
+un second où la souffrance produirait des résultats inverses: preuve que
+ce bienfait divin est pour le moins incohérent dans ses effets. Je ne me
+doutais pas que l’occasion se présenterait si belle! C’est ton histoire
+que je vais recommencer.
+
+--Mon histoire! s’écria Pierre, stupéfait. Il faudrait pour cela avoir
+connu Lormier!
+
+--Pourquoi non? quand je dis recommencer, j’entends reprendre les mêmes
+faits, mais vus de l’autre bord. Sur la rive où j’étais, on n’apercevait
+pas mieux Lormier que sur la tienne on n’a vu La Gilardière: n’empêche
+que, prise ainsi par les deux faces, la tapisserie s’éclaire. Grâce à
+toi, bien des points qui m’étaient restés inexplicables, viennent de
+devenir limpides comme une eau de source. Parions qu’après m’avoir
+entendu à mon tour, sœur Thérèse en personne n’aura plus pour vous aucun
+mystère!
+
+Il y eut parmi nous une hésitation étonnée. Je partageais l’incrédulité
+de Pierre. Celui-ci reprit, après une courte réflexion:
+
+--Impossible! Tu es dupe d’analogies!
+
+--Il n’y a pas deux sœur Thérèse, ni deux La Gilardière!
+
+--Je me suis servi de noms supposés!
+
+--Rassure-toi, je les garderai: simples masques pour sauvegarder un
+reste d’anonymat que j’ai percé.
+
+--Cependant tu vivais à Paris, ailleurs encore, mais toujours loin de
+Semur. Si tu avais eu un ami dans ma ville, je l’aurais su!
+
+--Même s’il était La Gilardière?
+
+Alors, ébranlé, Pierre Duclos se tourna vers moi:
+
+--Que penser d’une telle rencontre?
+
+Je répondis, railleur, bien qu’à demi convaincu:
+
+--Je pense que, faute de lumière, on ne pouvait tirer du cas Lormier des
+conclusions raisonnables. Tinant sans doute nous les apporte. Le hasard,
+qui semble toujours cruel, se montre aussi parfois, bien que plus
+rarement, assez avisé.
+
+--Permettez, reprit Tinant, que je remonte d’abord le cours du temps. Je
+suis si étonné moi-même de me retrouver ce soir au milieu d’êtres dont
+l’aventure m’a intrigué jadis et dont l’un, au moins, m’était très cher!
+
+--Hâte-toi, dit Pierre, car l’heure avance: et compte que je
+t’arrêterai, si je m’aperçois que tu as fait fausse route.
+
+--Je suis donc très sûr d’arriver au bout; mais, encore une fois, quelle
+étrange sensation que de se heurter à du passé que l’on croyait mort et
+qui, soudain, se remet à vivre!...
+
+Son visage venait de prendre une gravité qu’il devait garder jusqu’à la
+fin. Certains d’aller par les mêmes chemins, Pierre et moi avions aussi
+l’air d’attendre le retour d’êtres familiers, après avoir craint leur
+disparition sans retour...
+
+
+
+
+I
+
+
+Avant tout, débuta Tinant, et pour rassurer Duclos, apprenez comment
+j’ai connu les acteurs.
+
+Au temps où j’achevais mon doctorat, un de mes parents me proposa
+d’accompagner en Italie un jeune homme pour lequel on cherchait un
+mentor. Au retour, et le voyage payé, une somme convenable devait
+récompenser mon agréable labeur.
+
+--Il faut, m’écriai-je, que la compagnie soit bien mauvaise pour qu’elle
+entraîne une indemnité de retour.
+
+--Point: elle est charmante, mais il importe que la mine revienne,
+j’espère que tu plairas.
+
+Sur quoi, le lendemain, muni de l’adresse et du nom, je me présentai,
+rue Monsieur, chez madame Manchon de La Gilardière.
+
+Vieil hôtel d’aspect triste et cossu; mobilier dépourvu de style, mais
+en bois solides; tentures lourdes et fanées: au total, une grandeur
+négligée, qui laissait indécis. Toutefois introduit dans la chambre même
+de madame Manchon, je ne tardai pas à sortir d’incertitude. Je n’étais
+pas assis qu’une grêle de questions tombait sur mes épaules:
+
+--Quels sont vos projets d’avenir? Comment bouclez-vous votre budget?
+Quelles ont été jusqu’à présent vos distractions? La philosophie
+est-elle pour vous une foi ou un gagne-pain?
+
+En dernier lieu seulement, madame Manchon daigna demander si je
+connaissais l’Italie, et sur ma réponse négative:
+
+--Tant mieux: vous serez ainsi intéressé pour votre compte.
+
+D’où je conclus que ma tête avait plu.
+
+Cinq minutes après, un jeune homme qu’on avait fait appeler se présenta.
+
+--René, dit madame Manchon, voici M. Tinant qui est disposé à voyager
+avec toi. Il doit être plein d’idées sur l’Italie puisqu’il s’occupe de
+philosophie. Entendez-vous pour un départ dans la huitaine. M. Tinant
+dîne avec nous ce soir, cela va de soi.
+
+Je m’inclinai, bien que l’invitation eût plutôt l’air d’un ordre. René
+dit poliment:
+
+--Nous aurons, dans ce cas, tout loisir pour accorder nos convenances
+après dîner.
+
+Il ajouta allègrement:
+
+--D’ailleurs, j’espère bien qu’on s’en remettra surtout à la fantaisie
+du jour. J’ai l’horreur des itinéraires à heure fixe.
+
+Je m’esquivai ensuite, charmé par le sourire du fils, autant qu’étonné
+des manières décidées de la mère, et j’admirais aussi comme, en trois
+phrases, peut se manifester l’écart des caractères.
+
+Bien entendu, une fois dehors, je m’empressai d’aller remercier mon
+parent. Sollicité de me fournir des précisions supplémentaires au sujet
+des Manchon de La Gilardière, il m’apprit ce qui suit.
+
+Les Manchon, paraît-il, étaient papetiers de père en fils, aux environs
+d’Orléans. Le dernier venu avait agrandi l’entreprise au point d’en
+faire une rivale des usines d’Annonay, puis était mort jeune, dans des
+circonstances mystérieuses, suicide ou accident, on ne savait. Demeurée
+veuve à trente-huit ans, madame Manchon avait entrepris d’achever
+l’œuvre commencée par son mari. On vit, non sans quelque étonnement, une
+femme assumer la direction de nombreux ouvriers, apporter aux affaires
+une ténacité réfléchie, et la réussite répondre à son effort. La
+surprise ne fut pas moindre quand, après quelques années, on annonça
+qu’une société anonyme achetait les établissements Manchon. Libérée,
+riche, atteignant à peine la cinquantaine, madame Manchon, qu’on
+commençait d’appeler madame Manchon de La Gilardière, venait de planter
+là l’œuvre familiale et s’installait à Paris. Depuis lors, elle y
+vivait, en apparence désœuvrée, en réalité ne s’occupant que de son fils
+cadet qu’elle adorait. Par une gloriole assez inexplicable, celui-ci ne
+portait plus que le nom de La Gilardière.
+
+La soirée acheva de m’éclairer sur le présent.
+
+Arrivé très exactement, je vis dans le salon un curé maigre, une vieille
+demoiselle et René réunis en groupe autour de madame Manchon. Celle-ci
+m’accueillit avec une satisfaction non déguisée:
+
+--Ravie de vous savoir ponctuel... Au moins, vous ne vous croyez pas
+impoli en arrivant à l’heure.
+
+Puis, me désignant le prêtre:
+
+--L’abbé Manchon, mon fils aîné.
+
+Elle s’abstint de me présenter à la vieille demoiselle, mais se tournant
+vers elle:
+
+--Lapirotte, allez secouer la cuisine qui est encore en retard.
+
+Par bonheur pour Lapirotte, on vint annoncer presque aussitôt que le
+dîner était servi, et l’on passa dans la salle à manger.
+
+Je ne me rappelle pas, bien entendu, les propos qui animèrent le repas.
+J’aurai en revanche et toujours, sous les yeux, le spectacle des
+convives.
+
+Madame Manchon d’abord... Installé à sa droite, je ne l’apercevais guère
+que de profil, sauf lorsqu’elle m’adressait la parole. Surveillant les
+convives, elle n’intervenait que pour donner des ordres brefs. Ils
+étaient, chaque fois, scandés par une crispation de la main qu’elle
+avait jolie et prodigieusement volontaire.
+
+En face de nous, et côte à côte, les deux frères. On imaginait
+difficilement deux êtres plus divers. René était bien tel que l’a
+dessiné Duclos: élégant, nonchalant et beau. Son sourire avait une grâce
+sûre d’elle-même. Le charme est un don qui enchante à la fois qui le
+possède et qui en approche: René jouissait du sien, en homme qui connaît
+son pouvoir et pourtant dépourvu de fatuité. Assuré de plaire, il se
+donnait la peine de conquérir. Enfoncé dans son assiette, l’abbé
+montrait au contraire une figure ingrate, dépourvue de lumière et plus
+encore de grâce. Le geste gauche, la parole rare, il semblait toujours
+sur le point d’éclater en reproches, comme si les mots ou la compagnie
+ne cessaient de l’offusquer. En somme, l’air d’un voyageur à table
+d’hôte, que gêne le voisinage, qui peste contre la lenteur du service et
+compte les minutes le séparant de la liberté.
+
+Au bout de la table, enfin, la demoiselle de compagnie, Lapirotte.
+Tremblante, effacée, suivant avec une égale anxiété la marche des plats
+et les crispations de main du tyran, répondant au sourire de René et à
+l’humeur de l’abbé par des acquiescements tour à tour satisfaits ou
+navrés, puis s’échappant soudain au point de paraître oublier où elle
+était, cependant que passait sur ses traits la lueur d’une rancune
+indéfinissable.
+
+Un monde, ces quatre visages. Derrière leurs expressions variées
+apparaissaient des âmes si dissemblables, qu’on se demandait par quel
+miracle elles réussissaient à vivre sous le même toit. Il n’était pas
+jusqu’aux noms qui ne traduisissent la différence profonde établie entre
+ces êtres soi-disant unis familialement: et n’était-ce pas déjà un
+symbole inquiétant que d’entendre nommer le prêtre: M. Manchon; René: M.
+de La Gilardière, cependant que tous deux entouraient une Manchon de La
+Gilardière, de concert avec une Lapirotte?...
+
+Mais revenons à ma soirée.
+
+A peine sortis de table, j’arrêtai le départ avec René. J’avais, cela va
+sans dire, subi comme tout le monde la séduction: au cours de notre
+rapide entente, j’eus aussi conscience de ne pas lui déplaire. Il nous
+quitta ensuite sous un prétexte quelconque. Auparavant, l’abbé s’était
+éclipsé sans bruit. Un signe du tyran congédia Lapirotte, et je me
+retrouvai en tête-à-tête, de même que le matin, avec cette différence
+toutefois que le repas excellent m’induisait à l’optimisme, et que
+j’espérais bien interroger à mon tour.
+
+J’étais loin de compte: tout de suite, madame Manchon me remit au point:
+
+--Du moment que vous me convenez, cher monsieur, me dit-elle, il est
+nécessaire que vous sachiez exactement ce que j’attends de vous. A tort
+ou à raison, j’ai l’ambition de faire de René un homme utile. J’avais
+compté jadis sur son aîné pour reprendre la conduite de l’usine
+paternelle. Malheureusement, j’ai eu le chagrin de lui voir tourner
+bride vers la prêtrise. Il restera toute sa vie curé, et même petit curé
+de petite paroisse ou de couvent; c’est une désillusion à laquelle je me
+suis résignée sans plaisir: elle demande à n’être suivie par aucune
+autre. Pour René, il ne saurait être question d’industrie. Vous l’avez
+vu. Il est chimérique et nerveux: défauts irrémédiables pour qui dirige
+des ouvriers. D’autre part, sans être dépourvu d’esprit de volonté, il
+s’abandonne aisément aux circonstances, quitte à leur échapper ensuite
+par un coup de tête. Heureusement, je suis là pour reprendre la barre.
+J’ai décidé qu’il serait banquier. Il y a dans la finance une part de
+hasard et d’invention qui s’accorderont avec ses dons. Le métier, de
+plus, est mondain, et mène haut, si l’on sait s’y prendre. Dans un an,
+après apprentissage dans une maison sûre, René aura donc une commandite,
+ou je l’établirai à neuf, suivant l’occasion. Le voyage que vous allez
+entreprendre est une concession,--la dernière,--faite à son
+dilettantisme. Je m’y suis ralliée avec peine, et à condition qu’au
+retour nous passerions immédiatement aux réalisations d’avenir. Il
+importe, dès lors, qu’en cours de route la fantaisie ne reprenne pas son
+vol. Votre influence, à cet égard, doit être décisive. Je compte sur
+vous pour ramener, si besoin est, l’imagination de René au point de vue
+solide qui est le mien. Comment? affaire à vous: un philosophe en sait
+plus que moi sur ce sujet et vous avez le champ libre. René m’écrivant à
+peu près chaque jour, je me réserve d’apprécier votre action, et même,
+s’il est utile, de vous faire part de mes remarques...
+
+Tout cela, net, jeté de haut, avec des nuances assez marquées pour ne
+pas échapper: dédain évident du fils aîné, inflexion attendrie dès que
+passait le nom de René.
+
+Je m’inclinai sans discuter. Je quittais la cour de l’hôtel quand René
+me rejoignit.
+
+--Puisque vous vous en allez, dit-il, me permettez-vous de vous escorter
+un peu, histoire de faire vraiment connaissance?
+
+Et ce que je prévoyais, suivit. Après la mère, le fils.
+
+--Amis ou ennemis? poursuivit-il.
+
+J’affectai de me méprendre:
+
+--De qui parlez-vous?
+
+--Mais de nous, bien entendu.
+
+Il prit mon bras d’un geste cordial, et gaiement:
+
+--Allons, j’abats mon jeu. Je n’ai aucune envie de m’ennuyer pendant le
+voyage. Il dépend de vous que nous en jouissions sans arrière-pensée,
+puisque vous représentez auprès de moi l’autorité, c’est-à-dire, maman.
+(Il disait maman.) Or j’adore maman, elle m’adore, mais nous sommes aux
+antipodes. Maman est un homme d’action. Jadis elle menait l’usine à la
+baguette: aujourd’hui, à défaut de mieux, son empire s’exerce sur les
+domestiques, sur la pauvre Lapirotte, surtout sur moi. Par malheur, je
+représente le dernier lot d’ambitions réalisables. Dieu me pardonne!
+maman rêve pour moi de grand monde, de fortune, enfin d’un tas de choses
+qui me sont parfaitement indifférentes et même me semblent désagréables.
+Jugez des désillusions que je procure! Est-ce ma faute si j’aime flâner,
+si la paresse est mon fait, enfin si la moindre petite fleur bleue me
+paraît plus enviable qu’une place de ministre? Oh! je me connais, allez!
+Je sais aussi que je suis très faible, à preuve que, de guerre lasse,
+j’ai juré d’aller au retour moisir dans une banque... Mais, de grâce, et
+sous prétexte d’entretenir mes bonnes intentions, allez-vous, le long de
+la route, m’accabler de sermons? Plutôt que de subir la morale que
+j’entrevois, je préférerais renoncer à l’Italie!
+
+Je me mis à rire, conquis par un tel mélange de lucidité, de candeur et
+de rouerie:
+
+--Jurez-moi qu’une fois de retour, vous obéirez aux désirs de votre
+mère!
+
+Il tendit comiquement le bras:
+
+--Sur quelle tête faut-il prêter serment?
+
+--En ce cas, topons. Bouclez vos malles; on n’en parlera plus.
+
+Il eut une exclamation joyeuse:
+
+--Savez-vous que vous serez peut-être un compagnon aimable?
+
+--Certainement votre ami.
+
+--Je commence à le croire.
+
+--J’en suis sûr!
+
+Et je rentrai surpris que deux êtres capables de s’exprimer l’un sur
+l’autre avec une telle clairvoyance et se sachant à ce point différents
+ne doutassent pas cependant que l’avenir fût impuissant à les séparer.
+J’avais compris, au surplus, que pour madame Manchon, il y avait d’un
+côté René et de l’autre le reste de l’univers représenté par l’abbé,
+mademoiselle Lapirotte, ou n’importe qui...
+
+Je n’ai plus qu’à courir pour achever ce qui me fut personnel dans cette
+histoire.
+
+Trois jours plus tard, je partais avec René et notre amitié commençait.
+D’elle je dirai seulement que j’éprouvai très vite les sentiments d’un
+jeune père pour un grand fils et que cette affection m’était rendue.
+
+J’ai gardé aussi de notre commerce durant le voyage un souvenir
+attendri. René n’était pas uniquement ce qu’il avait dit: il était
+mieux. Cœur distrait, volontés fugitives, soit: en revanche, que d’élans
+à l’approche de l’art et toujours le goût du plaisir d’autrui pour
+arriver à mieux plaire!
+
+Je m’aperçus avec surprise qu’il connaissait peu la vie. L’éducation à
+domicile, l’habitude prise de se laisser guider par sa mère dans les
+moindres difficultés quotidiennes l’avaient en fait isolé du monde. Des
+quelques aventures que lui avait attirées sa tournure, il n’avait
+rapporté qu’un désir plus conscient de l’amour véritable. La froideur de
+son frère le laissait sans rancune. «Maman laisse trop voir sa
+préférence; il y a là de quoi vexer même un curé!» disait-il
+plaisamment. L’écart des âges,--près de dix ans,--pouvait d’ailleurs
+expliquer aussi cette attitude dont il avait pris son parti. Il
+nourrissait enfin une admiration mêlée de soumission clairvoyante à
+l’égard de madame Manchon: au contraire, il parlait rarement de son père
+et toujours comme d’un être dont la mémoire est indifférente: la place
+tenue par madame Manchon n’en était que plus grande.
+
+Un peu avant de rentrer, une lettre informa René des conditions de sa
+vie prochaine. La banque Chasseloup, de Semur, consentait à l’accueillir
+et à le traiter en associé. La province seule permet de trouver de ces
+combinaisons heureuses qui unissent les avantages d’un apprentissage
+rapide à la dispense de s’immobiliser dans les emplois inférieurs.
+Madame Manchon n’avait donc pas hésité à accepter le sacrifice d’une
+séparation momentanée. Au surplus, René, affirmait-elle, trouverait sur
+place, dès l’arrivée, des relations agréables, car l’abbé Manchon avait
+pour camarade de séminaire un prêtre de Semur fort répandu, l’abbé
+Valfour.
+
+René, après sa lecture, jeta la lettre au fond d’une valise et,
+maîtrisant son humeur, déclara:
+
+--N’y pensons plus: il sera temps d’y revenir une fois en route pour
+Semur.
+
+Trois semaines nous séparaient à peine de l’échéance. Elles passèrent
+comme un éclair. De retour à Paris, René venait me voir à peu près
+chaque jour. J’étais le confident de sa mélancolie: elle cédait aisément
+devant la moindre plaisanterie. Peut-être, au fond, découvrait-il déjà
+l’attrait de la liberté.
+
+Enfin, la veille du départ, je fus convié à un dîner d’adieu, en tous
+points semblable à celui que je viens de décrire. Mêmes convives, mêmes
+contrastes dans les attitudes: l’abbé plus silencieux encore, madame
+Manchon un peu nerveuse, Lapirotte assez souriante, René parfaitement
+gai.
+
+Après le repas, madame Manchon me fit asseoir près d’elle et me remercia
+d’un ton ému:
+
+--J’apprécie votre tact, me dit-elle; il est excellent que vous soyez
+devenu l’ami de mon fils. Dans quelques années, je tâcherai de lui
+trouver la compagne qui me remplacera près de lui et ma tâche sera
+terminée.
+
+--Pourquoi vous remplacer? répliquai-je en riant: je vois très bien René
+trouvant à Semur une femme charmante, et vous-même ravie de diriger deux
+enfants au lieu d’un.
+
+--A Dieu ne plaise! s’écria-t-elle. René, seul, choisirait au rebours du
+sens commun. Et puis... ce n’est pas pressé...
+
+A défaut du ton qui s’efforçait de rester plaisant, l’expression du
+visage devenu fermé en disait long sur ce manque de hâte.
+
+--De quoi parlez-vous donc? dit René s’approchant de nous.
+
+--De votre prochain mariage.
+
+--Oh! fit-il à son tour, d’un air comiquement effrayé, n’envisageons pas
+toutes les catastrophes: Chasseloup, par bonheur, n’a pas d’héritière.
+
+Madame Manchon répliqua:
+
+--Quelles que soient les héritières de Semur, aucune ne vaut qu’on s’y
+arrête: n’oublie pas que, dans six mois, tu reviendras ici...
+
+Les derniers mots de René, en me quittant, furent:
+
+--Si je fais là-bas des sottises, j’aurai du moins la consolation de
+vous en aviser. Comptez que j’écrirai souvent.
+
+Il a tenu parole. Presque tout ce qui va suivre est tiré de ses lettres.
+Je n’ai pas eu, comme Duclos, à quêter jour à jour les éléments d’un
+drame soigneusement célé par les auteurs: ils me sont venus sans effort,
+dans ma chambre de Paris, envoyés par l’intéressé devenu historien de la
+tempête qui devait l’emporter. Et vous ayant ainsi prouvé ma véracité,
+je n’ai plus qu’à m’effacer pour laisser parler les faits; il est bien
+inutile, n’est-ce pas, d’y ajouter l’exposé d’impressions personnelles,
+demeurées par force lointaines et surtout impuissantes à rien modifier?
+
+
+
+
+II
+
+
+Quatre mois après son arrivée à Semur, René en était au point suivant:
+installation confortable, vie monotone et chaste, relations clairsemées
+et couleur de province, ennui de vivre distillé par le contact des
+chiffres, mais contrebalancé par un optimisme imperturbable et un voyage
+à Paris tous les huit jours.
+
+Dans son existence, il se trouvait beaucoup de choses indifférentes, une
+seule insupportable et une dernière agréable.
+
+La chose insupportable était l’hostilité de l’habitant, dont il se
+sentait enveloppé, hostilité latente et tenace qui lui infligeait
+l’humiliation de ne pouvoir, pour la première fois de sa vie, désarmer
+l’adversaire. La chose agréable était la découverte de la campagne de
+chez nous. Il y trouvait en effet comme un reflet de sa propre image, je
+veux dire un mélange de séduction et de joie.
+
+Au total, plus d’ennui que d’agrément; toutefois aucune humeur, et une
+résignation d’autant plus aisée qu’elle ne cessait d’escompter
+l’imprévu.
+
+Or, un après-midi de mars, si je ne me trompe, il arriva que séduit par
+la lumière jeune et la tiédeur de l’air, René décida de partir en
+promenade et fit une longue course.
+
+Comme il était sur le retour, vers quatre heures, à la nuit tombante, le
+ciel devint d’abord maussade, puis chargé de nues, enfin commença de se
+déverser en pluie rageuse. Imprévoyant à l’ordinaire, René avait pour
+seule protection un manteau léger. Par bonheur, la gare se montrait
+proche: il put l’atteindre, s’y abrita et, résigné, attendit une
+accalmie qui ne vint pas.
+
+Il paraît qu’à Semur la gare est à vingt minutes de la ville. C’est
+aussi une gare à peu près sans trains et sans voyageurs. Il n’est pas
+question d’y trouver une voiture.
+
+Regardant l’averse qui se prolongeait, René décida:
+
+--Prenons patience; il est vrai que je dîne ce soir chez les Traversot,
+mais le repas est pour sept heures: d’ici là, j’aurai revu le ciel à
+sec.
+
+Et il songea aux Traversot. Il connaissait madame pour lui avoir rendu
+une ou deux visites, monsieur pour l’avoir aperçu dans la rue, et la
+fille point du tout. L’invitation reçue était donc la première. Il la
+devait à l’abbé Valfour qui avait promis de le venir prendre, ayant à
+cœur de l’introduire lui-même dans les salons de l’hôtel de Thil.
+
+«Invitation doublement précieuse, avait dit l’abbé, car les Traversot
+reçoivent peu et seulement à bon escient.»
+
+Précieuse ou non, elle occuperait un soir. Il n’est jamais non plus
+désagréable de se rendre en pays inconnu. Si par hasard on y trouve
+mieux que son attente, la surprise enchante: sinon, la déception est
+nulle.
+
+Une demi-heure avait passé sans que s’altérât la bonne humeur de René,
+sans qu’aussi âme qui vive parût dans la gare, quand une femme entra,
+vêtue de deuil et un paquet à la main. A grand-peine, elle découvrit un
+employé, expédia le paquet, et s’apprêta à repartir.
+
+Bien qu’enveloppée dans un manteau de pluie, coiffée de crêpes et à peu
+près invisible, cette femme avait une tournure jeune et la mise
+avenante.
+
+La voyant ouvrir un parapluie, René, qui sentait l’ennui le gagner, eut
+alors une idée plaisante et l’abordant:
+
+--Mademoiselle, dit-il, il est d’usage que, par un temps de déluge, les
+hommes offrent aux femmes leur parapluie. Si vous rentrez dans Semur,
+serait-il indiscret de vous prier d’inverser les rôles en m’accordant
+une part d’abri sous le vôtre?
+
+Reconnaissez que de tels propos sont de ceux dont on serait le moins
+tenté de se défier, et qui vraiment semblent, entre tous, sans
+conséquence: après eux, cependant, l’avenir de deux familles était joué.
+On croit ne pas avoir bougé, déjà on roule dans le gouffre. Ah! les
+moyens du destin sont simples! S’ils ne l’étaient pas d’ailleurs, on les
+reconnaîtrait tout de suite, et ce ne serait plus le destin.
+
+Étonnée qu’on lui parlât, la femme tourna la tête avec un air de
+crainte. La vue de René la rassura. Nul doute qu’il n’eût été aperçu
+maintes fois auparavant par celle dont il sollicitait les bons offices.
+Qui sait même si la requête ne fut pas accueillie avec empressement?
+Quoi qu’il en soit, la réponse vint aussitôt:
+
+--Volontiers, monsieur, à condition que vous accepterez de porter
+vous-même cet objet encombrant que le vent, tout à l’heure, s’obstinait
+à vouloir retourner.
+
+--Cela va de soi, fit René. Bien qu’il n’y ait personne, sauf nous, à se
+hasarder dans pareille tempête, vous aurez ainsi l’air d’être mon
+obligée et les convenances seront sauvegardées.
+
+Elle eut un petit haussement d’épaules:
+
+--Simplement, ce sera commode. Les convenances me sont indifférentes.
+
+Il prit le parapluie, le tendit à bout de bras pour protéger sa compagne
+imprévue et, côte à côte, ils partirent...
+
+On n’avait pas avancé de vingt pas que, pour éviter de choir dans les
+flaques, l’un dut aller à droite, l’autre à gauche. Il en résultait que
+René était au sec et la femme à la pluie.
+
+--Je crois, dit-il, que la sagesse serait de rester à mon bras.
+
+La femme répondit encore avec la même décision:
+
+--En effet, je le crois plus pratique.
+
+Ayant fait comme il demandait, ils marchèrent désormais collés l’un à
+l’autre pour mieux tenir tête à l’ondée. Le bras de l’inconnue pesait
+sur celui de René juste assez pour laisser apercevoir son ferme contour,
+mais sans abandon qui eût donné du plaisir.
+
+Résolu à ne pas remercier sa compagne par un silence gênant, et égayé
+par l’aventure, René reprit:
+
+--Il est bien heureux que les convenances vous soient indifférentes.
+
+--Pourquoi?
+
+--Ce que vous m’accordez est fort compromettant.
+
+--Vous avez peur pour vous?
+
+--Pour tous les deux.
+
+--Hé bien! monsieur, si, à la réflexion, vous pensez avoir commis une
+sottise en me demandant service, vous êtes libre de me quitter à
+l’entrée du faubourg. Je ne voudrais à aucun prix que votre réputation
+fût atteinte, parce qu’on vous aurait aperçu à mon bras.
+
+Raillerie ou aveu discret d’une profession douteuse? René brusquement se
+demanda: «Qui est-ce?» L’aisance avec laquelle on avait accueilli son
+escorte, la liberté qu’on offrait de lui rendre, indiquaient pour le
+moins des allures inaccoutumées en province, dans la bonne société.
+D’autre part, la distinction du ton, le tour aisé, marquaient l’usage du
+monde. Pour décider, il eût suffi sans doute d’apercevoir le visage:
+mais allez découvrir un visage sous des crêpes, et quand les becs de
+gaz, espacés de loin en loin, servent à jalonner la route plutôt qu’à
+l’éclairer!
+
+Il fallait cependant prendre parti: au risque de se tromper à fond, il
+prit l’aveu pour bon.
+
+--Me lâcher au Bourg-Voisin, s’écria-t-il allégrement; voilà qui
+tomberait mal, quand je compte au contraire vous prier de faire
+peut-être un détour pour me ramener à ma porte!
+
+--Vraiment! vous souhaitez à ce point de n’être pas mouillé?
+
+--Je souhaite surtout profiter de votre compagnie.
+
+--Oh! la compagnie d’une inconnue!...
+
+--Il ne tient qu’à vous de ne plus l’être. Qui dois-je remercier de
+m’abriter de la pluie en me procurant une heure charmante?
+
+La femme eut un rire discret:
+
+--Mille regrets: je sauve les messieurs qui se noient, mais ne leur dis
+pas mon nom.
+
+--Même s’ils insistent pour le connaître?
+
+--Dans ce cas, de préférence.
+
+--Voilà qui est absurde!
+
+--Très sage au contraire. Le bien qu’on fait au prochain ne se pardonne
+que s’il est anonyme.
+
+--Si je tenais pourtant à vous être reconnaissant?
+
+--Je ne goûte pas ce genre de sentiment.
+
+--Alors, restent les autres.
+
+--Quels autres?
+
+--Tous, y compris l’amour...
+
+--Voulez-vous avoir l’obligeance de me rendre mon parapluie?
+
+--Prétendez-vous me renvoyer sous l’averse?
+
+--Plutôt que d’aborder les sottises, je n’hésite pas.
+
+--Je me tairai donc.
+
+Imaginez ceci dans les bourrasques, les répliques ramassées au vol, pour
+être renvoyées de même, comme avec des raquettes, un libertinage discret
+se jouant sous les mots, la jeunesse irrésistible de deux voix qui ne
+cachent pas leur amusement, et comprenez que, trompé au jeu, René se
+soit laissé entraîner: quel autre à sa place n’aurait agi de même?
+
+Il reprit donc après un temps de silence affecté:
+
+--Est-il défendu aussi de parler de la ville, en général?
+
+--Autant vaudrait peut-être nous entretenir des giboulées de mars.
+
+--Puisque vous habitez ce lieu paisible, comment se fait-il que je ne
+vous aie jamais rencontrée?
+
+--C’est probablement que vous regardez mal.
+
+--Je vous demande pardon: je ne manque jamais de regarder une femme.
+
+--Il paraît que non.
+
+--... A moins qu’elle ne soit tellement laide, évidemment!...
+
+--Ce doit être mon cas.
+
+--Vous vous calomniez.
+
+--Qu’en savez-vous?
+
+--Votre démarche suffit: parions que vous êtes ravissante.
+
+--Vous perdriez.
+
+--Parions toujours... et levez votre voilette.
+
+--Le Ciel m’en préserve! Pour une fois où je fais illusion, je tiens à
+ne pas dissiper le charme.
+
+Dans l’ardeur du dialogue, ils avaient ralenti le pas et même oublié que
+le ciel se répandait en cataractes. A ce moment, une rafale plus
+violente les enveloppa de son humidité glacée. D’instinct, la femme se
+serra contre René.
+
+--Vous ne prenez pas froid, j’espère, dit celui-ci anxieux.
+
+--Non.
+
+--Le parapluie à deux est une solution moyenne qui, selon la règle, ne
+garantit personne.
+
+--Voilà un remords tardif.
+
+--Il n’en est que plus cuisant. En vérité, je suis confus de vous
+protéger si mal et j’aimerais vous protéger tout à fait.
+
+--Comment l’entendez-vous?
+
+--A votre gré.
+
+--Ah! pour le coup, que deviendrait, dans la ville, votre réputation?
+
+Une nouvelle rafale, pire que la première, les enveloppa. Avant de céder
+enfin, l’ondée prétendait balayer tout ce qui avait mine de la braver.
+Ils durent s’arrêter, attendre un instant sans parler. Abrités sous le
+parapluie, que secouaient de violents ressauts, ils mêlaient presque
+leurs souffles. Des amants n’eussent pas été plus étroitement blottis.
+
+Soudain le vent expira, tel une bête hors d’haleine. Un calme de mort
+s’abattit alentour. La tempête venait de s’enfuir, ne laissant après
+elle qu’un peu de pluie fine à travers la brume redevenue tiède.
+
+Surpris par un changement si rapide, ils s’attardèrent dans la même
+position, juste assez pour sentir leurs cœurs battre: puis la femme
+tenta de dégager son bras.
+
+--Je crois, murmura-t-elle, que c’est terminé.
+
+--Où demeurez-vous? demanda brusquement René.
+
+--Que vous importe?
+
+--Puisque le temps est remis, n’est-ce pas le moins que je vous escorte
+jusqu’à votre domicile?
+
+--Je vous en dispense.
+
+--Et si je vous suivais?...
+
+--Avisez-vous-en!
+
+--Alors, votre adresse?
+
+--Non.
+
+--J’enrage de ne savoir qui je dois remercier!
+
+--Je vous ai déjà dit que mes charités sont anonymes: mais voici qu’il
+ne pleut plus, rendez-moi mon bien comme je vous rends la liberté.
+
+En même temps le bras de l’inconnue parvint à se détacher tout à fait,
+mais René n’était pas disposé à obéir. Ils continuèrent de marcher,
+cette fois séparés, cependant qu’on ne savait quoi de trouble semblait
+se glisser entre eux.
+
+--C’est bien rue Saint-Jean que vous allez? reprit-elle quand elle
+comprit que René avait résolu de persister dans son escorte.
+
+Il ne put réprimer un mouvement de dépit:
+
+--Ainsi, vous connaissez qui je suis, et vous prétendez garder pour vous
+tout ce qui vous concerne, fût-ce votre prénom? Lequel est-ce?
+Marcelle?... Yvonne?...
+
+Un nouveau rire railleur interrompit l’énumération.
+
+--... ou Colette, ou Thérèse... Choisissez.
+
+--Thérèse, en effet...
+
+--Pourquoi pas Colette?
+
+--Parce que, telle que vous êtes, vous ne pouvez que parler gaiement de
+choses graves.
+
+--Vaudrait-il mieux parler gravement de choses gaies?
+
+--Soit: je me résigne. Je me contenterai d’une seule réponse à une
+question... générale.
+
+--Gardez-la pour vous: elle doit être indiscrète.
+
+--Aimez-vous?
+
+--Ceci, en effet, passe la mesure!
+
+--Qui que vous soyez, pourtant, vous devez bien conjuguer le verbe,
+comme tout le monde. Le temps seul diffère: passé, présent ou futur. On
+aime, on a aimé, ou on aimera!
+
+La femme cette fois se tut. René s’enhardit:
+
+--Si vous avez besoin d’un professeur...
+
+Et se rapprochant d’elle:
+
+--Après tout, je ne suis pas très fort en grammaire, mais à deux, on
+tournerait les pages et la leçon irait d’elle-même...
+
+La femme persistait à se taire. Il était possible que cette audace lui
+plût. Sait-on jamais quelles émotions contradictoires traversent un
+cœur? Les plus honnêtes, à une heure donnée, écoutent complaisamment la
+voix de la folie, quitte à s’enfuir ensuite, et même à regretter d’avoir
+fui.
+
+--Vous ne parlez pas?... De grâce, ne vous hâtez pas ainsi. J’aperçois
+déjà Notre-Dame: que j’aie le temps de m’expliquer un peu... Vous
+imaginez peut-être que je suis heureux? vous vous trompez. Si vous vous
+doutiez seulement comme il est triste, chaque soir, de rentrer dans une
+chambre déserte, et de contempler des chenêts, en tête-à-tête eux-mêmes
+avec des bûches! Que de fois j’ai rêvé d’un hasard, tel que celui-ci,
+qui mettrait sur ma route une amie... oh! pas n’importe laquelle!...
+pareille à vous, dont le rire serait gai et l’âme profonde, tour à tour
+jeune et réfléchie, ironique et pitoyable... Supposons qu’après l’avoir
+longtemps attendue, je la rencontre enfin, et qu’elle soit là... Ce
+n’est qu’une supposition... Avec quelle ardeur alors je la supplierais
+de s’arrêter un instant, de rester silencieuse si cela lui plaît, et de
+m’écouter! Ensuite?... ensuite, je reprendrais son bras, doucement je
+l’attirerais vers moi pour qu’elle sentît mon cœur battre, je pencherais
+sa tête et malgré le voile...
+
+Tout en parlant, il faisait comme il disait, ramenait à lui le visage de
+l’inconnue, et celle-ci, devenue tout à coup passive, comme soustraite à
+la réalité, ne résistait pas. Une seconde, elle ferma les yeux, eut
+l’air d’appeler le baiser qui s’approchait: mais brusquement, René la
+sentit se raidir.
+
+--De grâce, fit-elle d’une voix défaillante.
+
+--Il n’est plus temps! Veux-tu?...
+
+Victorieux, il venait d’atteindre la bouche convoitée, y appliquait la
+sienne et même crut sentir qu’un abandon consentant et apaisé répondait
+à sa prise imprévue... Soudain le réveil, un recul violent... D’un
+effort désespéré, l’inconnue s’est soustraite à l’étreinte, se rejette à
+l’arrière. A distance, ils se regardent, avec l’expression étrange
+qu’ont les gens, réveillés subitement par un coup brutal frappé au
+dehors, et René songe: «Me serais-je trompé? Ne serait-elle pas ce que
+j’ai cru?» Elle, de son côté, après avoir à demi relevé sa voilette,
+passe une main crispée sur sa bouche. Un intervalle suit, incertain...
+Enfin, d’une voix sourde, où l’on ne saurait ce qui l’emporte de la
+rancune, de la raillerie ou du mépris:
+
+--Compliments, cher monsieur! vous avez une manière bien à vous de
+reconnaître les services qu’on vous rend! Il est possible que j’aie
+profité d’une heure d’incognito pour laisser courir les mots sans me
+soucier de leur valeur. Il n’y a pas tant de distractions dans
+l’existence! Malheureusement, j’avais oublié que, dès qu’une femme est
+près d’un homme, il se croit obligé d’offrir son amour, et lequel!... Ce
+qui vient de se passer en fixe la qualité. Merci bien.
+
+Il tenta de l’interrompre:
+
+--Je vous conjure de croire que les sentiments que j’exprime...
+
+Mais à son tour, elle coupa la phrase et de plus en plus ironique:
+
+--Mon parapluie, je vous prie... Il est curieux de voir comme certaines
+phrases paraissent tout à coup ridicules, quand on les accole à celles
+de la vie réelle... Là... nous voilà quittes, ou plutôt, nous ne pouvons
+plus l’être. La vie, décidément, est bien toujours pareille: quel que
+soit l’agrément de la promenade, les uns reviennent trempés et les
+autres au sec.
+
+--Quand vous reverrai-je? interrompit de nouveau René que ce persiflage
+achevait d’exciter.
+
+Elle haussa les épaules et s’éloigna sans répondre.
+
+--Il ne sera pas dit... reprit René, se précipitant pour la rejoindre.
+
+--Un pas de plus et je sonne au hasard pour appeler du secours, fit-elle
+encore se retournant.
+
+Cette fois, il n’y avait qu’à obéir. Immobile, déconcerté, il la suivit
+des yeux, jusqu’à ce qu’il l’eût vue disparaître. Ensuite, il écouta le
+bruit des ruisseaux qui achevaient de se déverser dans l’égout, ne vit
+plus autour de lui que des pavés ruisselants, une solitude complice:
+
+--Singulière fille! murmura-t-il. Dommage d’en rester là... Mais qui
+est-ce? Bah! je la retrouverai peut-être... et sinon, je lui devrai
+toujours un retour distrayant.
+
+A ce moment, l’horloge de Notre-Dame commençait de sonner.
+
+--Quoi! Six heures et demie? Quel retard pour se présenter chez les
+Traversot!
+
+Sa légèreté reprenant le dessus, il ne pensa plus qu’à regagner du
+temps. A grands pas, il atteignit son domicile...
+
+Depuis un quart d’heure déjà, roulé dans un grand manteau de pluie,
+pareil à un ballot d’étoffes que surmontait, en guise d’étiquette, une
+boule ronde et rose qui était sa tête, l’abbé Valfour faisait les cent
+pas devant la porte. A la vue de René, il eut un geste soulagé:
+
+--Je commençais à désespérer!...
+
+--Excusez-moi, dit celui-ci; bloqué par l’averse, j’ai laissé passer la
+consigne: heureusement, je suis leste. Montons.
+
+Puis, parvenus au salon qui précédait la chambre:
+
+--Installez-vous là: le temps de changer de vêtements... dans dix
+minutes, je suis à vous. Par-dessus le marché, la porte reste
+entr’ouverte. Rien ne nous empêche de converser, tandis que je
+m’habille...
+
+L’âme rassérénée, l’abbé Valfour retira son manteau, tendit sur son
+abdomen sa belle ceinture de cérémonie que la marche sous la pluie avait
+un peu froissée, enfin, planté devant la glace, remit dans l’axe son
+rabat. Ceci fait, et parce qu’il était naturellement incapable de
+retenir ses pensées, il entama un soliloque qui s’adressait aussi bien
+aux murs d’alentour qu’à René, en train de procéder à sa toilette dans
+la pièce voisine.
+
+--Vous avez beau vous prétendre leste, hâtez-vous... Je crois les
+Traversot stricts sur l’heure: ne gâtez pas votre chance par une
+première inexactitude que le temps excuse, mais qui marquerait à tort
+des habitudes jugées fâcheuses... Ce que j’en dis est pour le père:
+Madame n’est que charité et indulgence... Il le faut bien, d’ailleurs,
+car entre nous, son mari ne lui a pas donné toujours, paraît-il, les
+satisfactions de l’époux modèle. Quant à la fille, mademoiselle
+Annette... une personne accomplie... toutes les grâces... toutes les
+vertus... Ah! celui qui l’épousera pourra se vanter d’être béni par la
+Providence! Si vous songiez à vous marier, je vous dirais... mais,
+hélas! vous n’y songez pas... Les jeunes gens, maintenant, attendent
+d’être mûrs avant de fonder une famille. Méthode déplorable, qui
+explique d’ailleurs nombre de ménages mal assortis et tournant de
+travers...
+
+Dans la chambre, la voix de René interrogea:
+
+--Mon cher abbé, m’expliquerez-vous aussi pourquoi les curés, qui ne se
+marient pas, songent toujours à marier les autres?
+
+Le discours reprit:
+
+--C’est, mon enfant, que connaissant mieux que personne la qualité des
+âmes, nous nous rendons un compte exact de leurs besoins. En ce qui vous
+concerne, si je m’en rapporte par exemple à votre cher frère...
+
+--Allons donc! ce serait bien la première fois que mon cher frère, comme
+vous le nommez, s’occuperait de moi!
+
+--Vous vous trompez, mais passons... Je racontais que mademoiselle
+Annette...
+
+--De grâce, un renseignement: dites-moi d’abord si ce n’est point une
+personne svelte, de taille moyenne, vêtue de noir, et circulant le soir
+sans autre chaperon que son parapluie?
+
+--Vous raillez! Une Traversot sortir seule dans la rue!... Mais pourquoi
+cette description?
+
+--Pour rien: une image qui s’obstine à me poursuivre.
+
+--Ah! mon enfant, je crains qu’il n’y ait encore là quelque imprudence
+sous roche! Gardez-vous des imprudences! Toujours dangereuses, elles
+peuvent le devenir ici plus qu’ailleurs.
+
+A ce point, il y eut un court silence. Brusquement, la voix de René
+reprit:
+
+--Mon cher abbé, j’ai envie de vous confier une chose invraisemblable et
+que vous ne comprendrez certainement pas.
+
+--Taisez-la donc, surtout si elle ne peut être utile ni à l’un, ni à
+l’autre.
+
+--Est-ce la perspective du dîner que nous allons faire, la détente de
+l’air après la giboulée, ou vos propos matrimoniaux, ce soir, j’ai envie
+d’aimer à tort et à travers.
+
+--Oh! mon cher enfant, pourquoi pas tout droit?
+
+--Tout droit, si cela se trouve, mais sait-on jamais? L’amour est une
+façon d’aérolithe qui tombe sur la tête à l’heure où l’on y songe le
+moins: quelquefois dans la rue...
+
+--Pourquoi pas autour d’une table... tout à l’heure par exemple?
+
+--Vous m’effrayez: auriez-vous comploté?...
+
+--Rien du tout: je vous avertis seulement que ce serait sans
+inconvénient... bien au contraire... à votre point de vue, s’entend...
+
+--Vous semblez croire en revanche qu’au point de vue Traversot...
+
+--De grâce, le temps presse: ne me faites point dire ce que j’ignore.
+
+--Je suis prêt.
+
+--Alors en route!
+
+Ayant vivement ramené son manteau, M. l’abbé Valfour descendit le
+premier. René suivait, achevant de s’équiper. Ils s’engagèrent ensuite
+dans la nuit claire, sous un ciel lavé. Ils avançaient d’une allure
+allègre, comme si chacun d’eux eût nourri des pensées également claires.
+
+
+
+
+III
+
+
+Avez-vous remarqué que plus les idées sont claires et moins elles ont
+chance d’être justes? La vérité n’est jamais simple, ni conforme à la
+logique.
+
+En se rendant à l’hôtel de Thil, l’abbé Valfour songeait:
+
+«Puisque l’abbé Manchon souhaite que je marie son frère, puisque ce
+jeune homme semble fort disposé à trouver toutes les femmes à son gré,
+j’aurai, quoi qu’il arrive, l’approbation des Manchon. Si je parviens
+tout à l’heure à convaincre madame Traversot, la partie est gagnée;
+mais, arriverai-je à la convaincre?»
+
+Pareillement, René calculait:
+
+«J’aurais dû pressentir qu’un dîner à Semur cache toujours une
+intention: celles de l’abbé ont au moins le mérite de se montrer sans
+fard. Tout de même, si j’ai l’amour en tête ce soir, cela ne signifie
+pas que je rêve d’avoir la corde au cou. La petite Traversot en sera
+pour ses frais.»
+
+Tous deux se trompaient lourdement. Raison de plus pour se croire
+raisonnables, et c’est pourquoi on les vit arriver, d’un pas également
+preste, l’un et l’autre souriant à la soirée qui s’annonçait.
+
+Un extra, recruté pour la circonstance, aida «ces messieurs» à se
+dépouiller de leurs manteaux dans le vestibule grandiose qui donne accès
+à l’hôtel de Thil, puis ouvrit une porte à deux battants et jeta leurs
+noms avec solennité. Ce fut ensuite comme une entrée dans un nouveau
+monde, le grand monde de province, pompeux, suranné, mais qui garde
+jusque sous la troisième République un reflet de l’honnêteté du grand
+siècle.
+
+A l’apparition de l’abbé qui, naturellement, passa le premier, tous les
+Traversot se levèrent. Vous vous rappelez qu’ils étaient trois. Depuis
+un certain temps déjà, ils attendaient leurs invités, l’œil à la
+pendule, assis sur des fauteuils de Beauvais qu’on avait dépouillés de
+housses pour la circonstance, et incapables d’y trouver leurs aises, car
+il faut pour cela avoir l’habitude d’un siège, et ceux-ci ne servaient
+qu’aux jours de réception.
+
+Madame Traversot avança, les mains tendues. Petite, fort grasse, elle
+mettait le principal de ses élégances dans l’ondulation de ses cheveux
+blancs. M. Traversot saluait à l’arrière. Il était, à l’inverse de sa
+femme, grand, maigre et chauve.
+
+Enfin se présenta Mademoiselle.
+
+--Ma fille, dit simplement madame Traversot, la désignant à René.
+
+Et l’on resta debout, dans le salon à demi éclairé: l’éclairage entier
+était réservé pour le retour.
+
+Gravement s’échangèrent des propos inutiles sur le temps affreux. On
+s’enquérait des santés.
+
+--Vous allez bien?
+
+--A merveille.
+
+On ne va jamais mieux que dans les circonstances solennelles, même si
+l’on va mal.
+
+L’extra reparut presque aussitôt.
+
+--Madame la baronne est servie!
+
+Les Traversot, chez eux, portaient couronne: le contraire eût gêné dans
+ce cadre. On se rendit à la salle à manger sans offrir le bras, madame
+Traversot ne trouvant pas convenable d’imposer le sien à un
+ecclésiastique. Elle distribua ensuite les places: l’abbé à sa droite,
+René à sa gauche, en face d’elle M. Traversot, Annette entre son père et
+M. Valfour. Ainsi René aurait toutes facilités pour regarder, mais sans
+risque de conversations compromettantes.
+
+J’ai eu entre les mains une photographie d’Annette Traversot. Elle
+aidait à comprendre les premières impressions de René...
+
+Jolie, évidemment: ou plutôt gracieuse, avec de la réserve, je ne sais
+quoi de guindé qui marque l’excès des bonnes manières et, grâce au
+dessin du front, une expression particulière de ténacité. On rencontre
+fréquemment ce type à Saint-Thomas d’Aquin. Il est caractéristique d’une
+éducation et d’un milieu.
+
+Ce soir-là, absorbée par le souci de surveiller directement le service,
+ne répondant que si on l’interrogeait, elle semblait trouver normal
+d’occuper le bout de table et de ne compter pour rien. Je ne sais
+pourquoi René jugea aussitôt qu’elle n’aurait pu se nommer autrement
+qu’Annette. Les noms de baptême ne sont pas indifférents autant qu’on le
+suppose: j’imaginerais plutôt qu’ils attachent à qui les porte une part
+de destinée. On ne concevait pas Annette Traversot en Célimène: on la
+voyait d’instinct pénitente de M. Valfour et soumise avec résignation
+aux règles d’une politesse inexorable.
+
+Quel contraste d’ailleurs avec les parents: M. Traversot distrait,
+principalement occupé de faire valoir l’argenterie, la vaisselle, toutes
+choses qui dévoraient sa vie; madame courant les lieux communs, ayant
+opinion sur n’importe quel sujet comme d’autres ont pignon sur rue, et
+si convaincue de penser juste qu’elle ne prenait cure des réponses...
+
+René conclut:
+
+--Pauvre fille... Ce doit être Cendrillon, sans pantoufles.
+
+Il ne se rendait pas compte que cette appréciation était déjà une
+nouveauté. Jusqu’alors, il n’avait jugé les femmes qu’au seul point de
+vue des sens. Annette, pour la première fois, lui suggérait la pensée
+d’une âme. Il y avait loin encore de l’évocation de Cendrillon au désir
+de jouer le rôle de Prince Charmant,--fût-ce pour un soir,--mais
+beaucoup moins qu’on ne le suppose...
+
+Le repas achevé, on revint au salon. Une détente transformait les
+visages. L’abbé Valfour, les mains glissées dans sa ceinture de soie,
+semblait tout à la satisfaction d’une digestion aisée, qu’accompagnait
+le souvenir de mets excellents. Madame Traversot, près de lui, savourait
+de même le plaisir d’un dîner sans accroc et, le plus difficile
+accompli, paraissait disposée à laisser filer une fin de soirée
+dépouillée de soucis. M. Traversot, enfin, ayant pris le bras de René,
+disait:
+
+--Puisque vous vous intéressez à l’art, je vais vous montrer des
+bibelots de famille qui, je le crois, méritent d’être vus.
+
+Annette, elle, avait disparu, sans doute pour donner un ordre.
+
+Tandis que les deux hommes s’apprêtaient à rechercher les bibelots
+annoncés, M. Valfour s’assit au coin de la cheminée où flambait un feu
+réconfortant.
+
+--Quand croyez-vous utile de réunir les mères chrétiennes? demanda-t-il
+à madame Traversot.
+
+Et bien que son sourire restât pareil, on l’aurait cru vraiment suspendu
+à la réponse qui allait venir.
+
+--Si vous voulez bien me suivre, dit M. Traversot, les miniatures sont
+dans le petit salon.
+
+Il entraîna René, laissant l’abbé et madame Traversot devenir soudain
+deux points perdus dans l’immense pièce solennelle. Pour s’entretenir
+des mères chrétiennes, même Notre-Dame eût offert un asile moins
+propice. La cheminée, torchères allumées, flambait comme un autel. Aucun
+gêneur ne risquait de troubler le recueillement. Madame Traversot prit
+un air réfléchi; sans doute cherchait-elle la date souhaitée, choix
+délicat, «car tant de personnes s’absentent en ce moment», quand, penché
+vivement, l’abbé reprit:
+
+--Puisque nous sommes seuls, vite! votre opinion?...
+
+Madame Traversot, qui était debout, lança un coup d’œil rapide vers le
+petit salon où les deux hommes stationnaient devant une vitrine, puis
+revenue à son attitude primitive:
+
+--Je crois que le troisième dimanche de carême serait le meilleur,
+répondit-elle d’un ton convaincu.
+
+Le front lisse de l’abbé perdit son poli marmoréen. Il ne s’était donc
+pas trompé! Les difficultés viendraient de ce côté: elles
+commençaient...
+
+Au même instant, une voix jeune dit près de lui:
+
+--Un peu de café, monsieur l’abbé?
+
+Annette venait d’approcher. Madame Traversot l’avait aperçue dans la
+glace. Ainsi s’expliquait qu’elle s’en tînt aux mères chrétiennes.
+
+L’abbé prit la tasse qu’Annette tendait:
+
+--Volontiers, mon enfant; vous êtes charmante, ce soir.
+
+--Oh! des compliments!...
+
+--Je vous regardais à table... Un peu trop sérieuse toujours, mais
+intéressée, n’est-il pas vrai?... La jeunesse a besoin de jeunesse.
+Allez, mon enfant... Le café est brûlant... tout à fait à point...
+
+Déjà la jeune fille repartait, se dirigeant avec une autre tasse vers
+son père et René.
+
+--... Tout à fait à point..., murmura de nouveau l’abbé, sans toutefois
+se risquer à rencontrer les yeux de madame Traversot.
+
+Ce fut alors elle qui revint au sujet véritable.
+
+--Pourquoi, s’il est riche autant que vous l’affirmez, s’occupe-t-on de
+le marier à tout prix?
+
+--Pas à tout prix, protesta M. Valfour entre deux gorgées.
+
+Du moment que madame Traversot avait spontanément recommencé, il
+reprenait courage.
+
+--Annette aura peu de chose.
+
+--Elle a son nom, la famille, la situation...
+
+--Seraient-ce des choses qui manquent à ce jeune homme?
+
+--Non, certes!
+
+--Alors, je ne m’explique pas.
+
+--Je vais vous expliquer, au contraire...
+
+Inconsciemment, ils s’étaient mis à parler bas. De plus en plus, ils
+pouvaient se croire à Notre-Dame.
+
+--Et d’abord, si l’abbé tient à marier son frère, c’est par une
+délicatesse bien rare de notre temps et qui n’en est que plus touchante.
+Pour mon compte, je l’admire... Imaginez un apôtre... un apôtre
+s’efforçant que toutes les âmes, comme la sienne, conservent leur pureté
+virginale. Celle de son frère l’inquiète. Il pare d’avance à des dangers
+que, pour ma part, je trouve exagérés.
+
+--Voulez-vous dire que ce jeune homme..., interrompit madame Traversot.
+
+--Non, coupa l’abbé. Ce que j’en connais est parfait..., absolument.
+Quant à la famille, parfaite aussi... Industrielle, évidemment..., mais
+de souche honorable. Les papetiers, comme les verriers, passaient jadis
+pour gentilshommes.
+
+--Ils l’affirment, soupira madame Traversot indécise. Savez-vous
+seulement quel titre est attaché aux La Gilardière?
+
+M. Valfour ne répondit pas.
+
+--J’aimerais avoir des précisions, reprit madame Traversot après un
+silence.
+
+--Oh! soupira M. Valfour, laissons d’abord agir la Providence.
+
+Il éprouvait un plaisir soudain à s’en remettre à Dieu, dès lors que,
+malgré ses craintes, madame Traversot en était à demander des
+précisions.
+
+--Voyez plutôt, reprit-il, n’est-ce pas elle déjà qui opère?
+
+Sans bouger, il désignait du regard sur la glace une double image qui
+s’y reflétait: Annette et René.
+
+Tandis qu’au coin de la cheminée du grand salon s’échangeaient ces
+propos solides, d’autres, en effet, commençaient là-bas, combien moins
+raisonnables, combien plus décisifs!
+
+Tête-à-tête inattendu. Tout à l’heure, M. Traversot, à propos d’une
+miniature, avait entamé un long récit des recherches faites pour
+identifier le personnage. Sans la découverte d’un document
+extraordinaire, probablement n’y serait-il jamais parvenu. Quant au
+document...
+
+Il s’était interrompu:
+
+--Mais rien ne vaut de le voir, et si j’osais...
+
+--Osez, monsieur, avait répondu René.
+
+Annette, qui offrait à ce moment des liqueurs, avait protesté; mais,
+tout à sa marotte, M. Traversot s’était empressé de courir à la
+recherche du précieux papier.
+
+--Trois minutes... Je reviens...
+
+Si bien que, face à face, Annette et René demeuraient là maintenant,
+embarrassés d’une chance qu’ils n’avaient point cherchée, ne trouvant
+pour l’accueillir qu’un même sourire niais, qui immobilisait leurs
+lèvres à l’image de leurs pensées.
+
+Ils se regardaient aussi. Pour s’apercevoir, on doit n’être séparés ni
+par une table, ni par des témoins.
+
+--Votre père semble très attaché à ses souvenirs de famille, prononça
+enfin René après avoir cherché avec angoisse la banalité qui couvrirait,
+ne fût-ce qu’un instant, la timidité soudaine qu’il ressentait.
+
+--Mon père vit beaucoup avec le passé, dit-elle de même avec une légère
+hésitation: par bonheur, ma mère est là pour s’occuper du présent.
+
+--Avec votre aide, cela va de soi.
+
+--Oh! je ne suis qu’une jeune fille, et les jeunes filles ne font jamais
+grand’chose.
+
+Les yeux levés, elle continuait d’examiner René. Cendrillon découvrant
+le Prince Charmant a-t-elle compris tout de suite qu’elle deviendrait
+son esclave, ou seulement ressenti une grande inquiétude?
+
+Lui, de son côté, s’étonnait de n’oser rien lui dire; tout à l’heure,
+quand il l’apercevait de loin, elle lui paraissait comme tout le monde.
+De près, il découvrait à son visage des lignes ignorées, et une gravité
+qui l’obligeait, lui d’habitude si entreprenant, à se réfugier derrière
+des politesses vagues.
+
+Il y eut un petit silence gêné, à travers lequel toutefois s’insinuait
+on ne sait quel plaisir inexprimé. On goûte le bien-être d’une présence
+avant de soupçonner qu’elle deviendra chère.
+
+Et René reprit:
+
+--Vous devez beaucoup aimer cette maison?
+
+--J’y ai toujours vécu.
+
+--Pourtant, il faudra bien la quitter un jour...
+
+--Voilà une chose à laquelle j’avoue n’avoir jamais pensé. Je me sens
+d’ailleurs capable d’être heureuse, où que je sois, pourvu que mon
+bonheur existe.
+
+Puis, haussent les épaules après une courte réflexion:
+
+--Ce que je dis semble une sottise, bien que cela corresponde à quelque
+chose...
+
+--Non, dit René, je le comprends, et ne saurais non plus le rendre
+mieux.
+
+Comme leurs âmes, les mots qu’ils prononçaient avaient l’air enveloppés
+de brume. Déjà, ils ne souhaitaient plus le retour de M. Traversot.
+
+--Votre père ne revient pas, reprit hypocritement René.
+
+--Il a souvent peine à se retrouver dans ses papiers.
+
+--Il paraît avoir pour vous une grande affection. Comme vous lui
+manquerez, quand vous vous marierez!
+
+--... Si je me marie...
+
+--Pourquoi non?
+
+--Le mariage est chose effrayante. Je me demande comment on peut s’y
+décider.
+
+--Beaucoup assurent que c’est facile.
+
+Annette sourit de nouveau:
+
+--Ils se vantent; je ne les crois pas.
+
+--Il suffit de s’aimer.
+
+--On le dit, mais à quoi reconnaître qu’on s’aime?
+
+--Oh! cela, c’est encore plus aisé...
+
+Cependant, au lieu de poursuivre, René baissa les yeux. Une pudeur,
+qu’il ignorait en lui, venait de retenir la suite. On hésite parfois à
+parler devant un miroir, crainte de le ternir de son haleine.
+
+--Oui, à quoi le reconnaître? redit Annette pensive.
+
+En même temps, ses yeux interrogeaient René. Il n’y passait aucune
+coquetterie, mais une extraordinaire expression de confiance.
+
+--Le jour où cela sera, vous ne poserez sans doute plus la question,
+répondit enfin René.
+
+--Cela vous est-il arrivé?
+
+--Non, certes!
+
+Et subitement, René comprit qu’en effet cela ne lui était jamais arrivé.
+Il l’avait cru: il s’était trompé. Jusqu’à ce moment, où aurait-il
+appris que l’amour,--le seul dont pût parler Annette,--est un sentiment
+très pur, doux comme le miel, profond comme la mer, ivresse de l’âme
+devant laquelle s’efface l’autre, fusion que le temps n’atteint pas,
+car, dès le premier instant, elle s’est promis l’éternité?
+
+--Alors, reprit Annette, qu’en savez-vous?
+
+--On imagine...
+
+--On peut se tromper.
+
+--Pas dans ce cas-là... Seulement j’aurais peine à l’expliquer. Moi, par
+exemple...
+
+Il n’acheva pas. Une chose nouvelle lui apparaissait encore. Autant ce
+«Moi, par exemple...» était acceptable et même naturel dans certains
+cas, en particulier quand on revient d’une gare sous le parapluie d’une
+inconnue, autant il sonnait mal ici. Mais pourquoi le besoin d’écarter
+d’ici pareils souvenirs, pourquoi surtout ce désir brusque d’un vent
+salubre qui rafraîchirait ses phrases et rendrait à toutes ses pensées
+une innocence enfantine?
+
+--Hé bien? fit Annette, désireuse qu’il poursuivît jusqu’au bout.
+
+--Hé bien! reprit-il, un peu hésitant, supposez que je vous aime...
+
+--Ne raillez pas.
+
+--Croyez-vous que je ne m’en apercevrais pas aussitôt? Ce serait en moi
+le désir constant de ne plus vous quitter, de devenir la petite ombre
+qui escorte sans bruit celle que le soleil vous fait... Et je serais
+triste quand vous seriez loin, joyeux dès que vous paraîtriez, toujours
+jaloux du temps qui vous prendrait à moi... Quelle attente passionnée,
+avant de vous rejoindre! Quel élan dès que vous approcheriez! Surtout,
+comment savoir si l’univers est beau ou laid, puisque, suivant que vous
+seriez ou non présente, il s’illuminerait ou plongerait dans la nuit?
+
+--Allons, fit Annette pensive, je crains, si vous avez dit vrai, qu’il
+ne faille beaucoup de temps pour découvrir en soi tant de belles choses.
+
+--N’en croyez rien, s’écria vivement René: une seconde parfois suffit.
+Pendant des années on se posait des questions... tout à coup, on n’a
+plus besoin d’interroger.
+
+A son tour il la regardait. En vérité, il ne savait plus très bien s’il
+disait cela d’une manière générale ou si la tempête ne soufflait pas
+déjà au fond de son cœur. On ignore aussi toujours pourquoi les choses
+viennent. En commençant, il n’avait voulu qu’entretenir poliment une
+petite fille de province qui ne l’intéressait guère: dix minutes à peine
+de causerie, et déjà, par la puissance d’une grâce ingénue, Annette se
+trouvait installée dans sa vie, comme après une longue amitié...
+
+Près de la cheminée du grand salon, les voix de l’abbé et de madame
+Traversot gonflèrent soudain:
+
+--Le troisième dimanche de carême me paraît en effet le plus
+convenable...
+
+--Mais, grand Dieu! monsieur l’abbé, on ne vous a pas offert de liqueur!
+Annette est la coupable: où a-t-elle passé?... Annette!...
+
+--Je crois qu’on vous appelle, dit René.
+
+Elle ne répondit pas: peut-être se demandait-elle à son tour: «Quand il
+sera parti tout à l’heure, aurai-je envie de penser à lui plutôt qu’à
+d’autres?»
+
+René reprit vivement:
+
+--Toute leçon mérite salaire: le jour où l’élu aura paru, ne pourrai-je
+apprendre si mes... suppositions étaient justes?
+
+--Annette! appela de nouveau madame Traversot, M. l’abbé Valfour qui est
+sans liqueur!
+
+--Oh! dit la jeune fille à mi-voix, je pense que tout ce que vous avez
+dit doit être exact...
+
+Quittant René, elle s’empressa auprès du prêtre.
+
+Demeuré seul dans le petit salon, sous prétexte d’attendre M. Traversot
+qui ne revenait toujours pas, René ne quitta pas des yeux la jeune
+fille.
+
+--Ce n’est rien, mademoiselle, disait M. Valfour, tandis qu’Annette lui
+versait la chartreuse en balbutiant des excuses, je vous attendais sans
+impatience en la compagnie de votre excellente mère... Ah! voilà qui est
+un excès! presque un verre plein... Pour boire à la santé de madame
+Traversot et à votre bonheur, ce ne sera jamais trop... Mais oui... à
+votre bonheur, pourquoi pas? Le bon Dieu, qui n’est pas un méchant
+homme, le mettra bien un jour ou l’autre sur votre route, n’en doutez
+pas!
+
+--Je vous assure, monsieur l’abbé, répliquait Annette, que je ne doute
+pas: le tout est de savoir quand il se présentera.
+
+--Enfin! je l’ai trouvé!
+
+Triomphant, M. Traversot reprit le bras de René qui tressaillit comme au
+sortir d’un rêve.
+
+Puis ce fut une sorte de reprise automatique de la soirée. Les propos,
+les attitudes, le genre même de plaisir ne différaient plus de ceux du
+repas. Il en était des deux entretiens que je viens de raconter comme
+des paysages fantastiques qui surgissent parfois en montagne dans une
+déchirure de brouillard. Ils apparaissent, ils s’effacent, on se demande
+s’ils sont vrais ou si c’est à l’éternelle brume qu’il faut croire: et
+la brume n’est que fumée, eux seuls comptent...
+
+A dix heures, M. Valfour prit congé. Le cérémonial de sortie fut un peu
+différent de celui d’arrivée, car à défaut de l’extra, déjà reparti, les
+Traversot accompagnèrent leurs hôtes jusqu’à la cour d’honneur.
+
+La bourrasque passée, le ciel redevenu limpide, on avait envie de
+s’attarder sur le perron, mais par convenance on s’en abstint. Annette
+tendit à René la main:
+
+--Au revoir, monsieur.
+
+Il répliqua:
+
+--Savez-vous qu’«au revoir» signifie qu’on revient, et même bientôt?
+
+Elle répondit sans embarras:
+
+--Évidemment, je ne voulais pas dire autre chose.
+
+Ceci se perdit d’ailleurs dans le brouhaha des autres adieux. Ensuite
+l’abbé Valfour prit le bras de René:
+
+--Allons, déclara-t-il, j’emmène coucher les enfants sages.
+
+Il paraissait enchanté. Sûr d’avoir pour lui les Manchon, il ne doutait
+plus des Traversot. Quand on a mis les parents d’accord et vu le reste
+dans une glace, il ne reste qu’à bénir les voies de la Providence.
+
+Trop préoccupé de ses propres impressions pour observer son compagnon,
+René de son côté songeait. Il semblait qu’une brise du large eût passé
+sur son âme, et balayé comme des feuilles mortes ses aventures de jeune
+homme, les plaisirs qu’il avait pris pour de la passion, jusqu’au nom
+des femmes qu’il avait cru aimer. Quelles raisons inconnues rendaient
+donc Annette Traversot si différente des autres? Non seulement elle
+s’éloignait de tous, mais elle entraînait à sa suite ceux qui
+l’approchaient, puisqu’auprès d’elle il s’était découvert une âme et des
+pensée insoupçonnées...
+
+Soudain l’abbé dit dans la nuit:
+
+--Hé bien?... à propos... que pensez-vous d’Annette?
+
+René tressaillit: puis jaloux de ne rien livrer de lui-même:
+
+--Mon Dieu! murmura-t-il, que pourrais-je en dire? C’est une jeune
+fille...
+
+Il arrive ainsi qu’on trouve par hasard et sans la chercher, la réponse
+à une question insoluble: René qui, de sa vie, n’avait approché une
+jeune fille, venait d’en rencontrer une. Il ignorait encore s’il
+l’aimerait; mais aurait-il été plus heureux, le sachant, et n’est-ce pas
+à l’heure où naît la fleur bleue que l’on se sent le mieux monter vers
+les étoiles?
+
+
+
+
+IV
+
+
+Il faut maintenant quitter l’oasis et revenir à Paris où le drame
+commençait. Au cours de mon récit, d’ailleurs, je ne cesserai d’osciller
+entre Paris et Semur, les événements, ici et là, tendant à se joindre et
+n’y parvenant que lorsqu’il sera trop tard.
+
+Quand je dis que le drame commençait alors à Paris, j’exprime mal ma
+pensée. Le début en remontait au départ de René pour Semur, mais ce
+début avait été soigneusement masqué par les intéressés.
+
+Extérieurement, en effet, René parti, la vie avait repris rue Monsieur
+un cours normal. Aucun changement, soit dans les habitudes, soit dans
+les propos. Comme avant, l’abbé venait dîner chaque soir, Lapirotte
+obéissait aux ordres du tyran, madame Manchon décidait et grondait...
+Presque aussitôt, cependant, un œil averti eût déjà découvert certains
+gestes mal surveillés, telle attitude momentanée et qu’on ne reverra
+plus, toutes choses qui sont les craquements sourds par lesquels
+s’annonce le bouleversement proche.
+
+En fait, madame Manchon était sans cesse à la limite d’impatiences sans
+cause visible. On constatait qu’elle faisait tout avec la même
+attention: elle ne se plaignait de personne, et l’on humait autour
+d’elle une mauvaise humeur continue, une perpétuelle irritation contre
+la vie et les gens qui l’approchaient.
+
+Pareillement, l’abbé ne paraissait pas moins taciturne que de coutume.
+Sa parole demeurait rare, toujours marquée au coin d’une hostilité
+latente. Toutefois, on lui voyait parfois un air interrogateur, comme
+s’il avait espéré des nouvelles importantes qui ne venaient pas.
+
+En revanche, jamais Lapirotte n’avait montré résignation plus enjouée.
+
+Arrêtons-nous un instant sur cette fille. J’ai esquissé tout à l’heure
+sa silhouette, telle qu’elle m’apparut d’abord. Plus tard, je l’ai revue
+assez souvent, car, soit effet du hasard, soit calcul, on ne parvenait
+guère auprès de madame Manchon qu’à travers elle et par son entremise.
+Or, à chaque occasion, mes impressions premières se sont modifiées.
+Après l’avoir supposée sotte, j’ai dû reconnaître qu’elle avait des
+parties d’intelligence supérieure; après l’avoir crue neutre, j’ai
+pressenti en elle des abîmes à faire trembler. D’une curiosité qui,
+depuis son entrée dans la famille, n’avait jamais désarmé, elle avait
+enfin tout vu et tout retenu ou tout compris. Ne doutez donc pas
+qu’elle, au moins, dès l’origine, ait perçu la raison profonde de ce qui
+commençait.
+
+Elle disait, par exemple:
+
+--Je me demande si M. René nous confie vraiment les aventures qui ne
+manquent pas de lui arriver là-bas.
+
+Madame Manchon répliquait sèchement:
+
+--Mon fils m’a toujours fait part de tout, même de ses sottises.
+
+Ou bien, c’était un soliloque à mi-voix:
+
+--Ah! à votre place, il me semble que je n’aurais jamais eu le courage
+de jeter un si beau garçon dans le tourbillon de l’existence, car il est
+beau, madame!
+
+--Un tourbillon! s’exclamait madame Manchon: Semur est une mare.
+
+N’importe, chaque fois le trait portait: et satisfaite de ce que
+l’accent lui avait révélé, Lapirotte se sentait assurée de rester un
+témoin qui voit juste.
+
+Je viens de trouver le terme exact... Elle et l’abbé étaient devenus des
+témoins,--les témoins de madame Manchon qui, sans en rien dire, ne
+songeait, elle, qu’à une chose, ne souffrait que d’une chose:
+l’absence...
+
+L’absence de René, telle est la cellule initiale, la nébuleuse au noyau
+de laquelle vont peu à peu s’agglomérer les éléments du drame.
+
+Auparavant, René avait souvent quitté la maison, fait des voyages: ce
+n’étaient pas des absences. Pour qu’il y ait absence réelle, il faut que
+la vie s’établisse ailleurs, c’est-à-dire se détache de celle qui
+précédait. Pour la première fois, René avait ainsi une maison à lui, des
+occupations à lui, et la possibilité d’engager son existence sans
+avertir: tout cela, madame Manchon l’avait voulu, désiré, préparé, mais
+en aveugle et sans comprendre qu’elle préparait aussi son désastre. A
+peine la maison vidée, ses yeux s’étaient ouverts; maintenant elle en
+mourait d’angoisse.
+
+Avant l’absence, madame Manchon avait pu aussi se croire une mère comme
+la plupart. Elle trouvait alors normal que René habitât près d’elle, lui
+obéît, et, inconsciente de la tutelle qu’elle exerçait, ne l’était pas
+moins de la passion maternelle qui la dévorait. René ne s’était pas
+éloigné depuis une semaine qu’une lumière l’éblouissait: comprenant
+l’impossibilité totale de vivre sans lui, elle n’apercevait plus à
+travers le monde que des ennemis décidés à le lui voler.
+
+Tout à l’heure Duclos nous a montré la jalousie paternelle d’un Lormier:
+celle de madame Manchon, aussi exclusive, aussi violente, était pire.
+Non seulement, elle se refusait à un partage quel qu’il fût, mais elle
+prétendait commander. Toutefois, jusqu’au départ de René, ces sentiments
+avaient conduit madame Manchon sans qu’elle le sût: désormais, elle ne
+les ignorait plus. L’absence, encore, en lui montrant ce qu’elle pouvait
+perdre, du même coup, lui en avait révélé la valeur.
+
+Vous me direz: «Si madame Manchon en était là, quoi de plus simple que
+de rappeler son fils? De même qu’elle avait décrété l’apprentissage à
+Semur, ne pouvait-elle y renoncer?»
+
+D’accord: comptez cependant qu’avouer son erreur en une matière si
+grave, la seule à vrai dire où la soumission de René eût manifesté des
+résistances, était un risque redoutable. Quand on a pris le parti d’être
+infaillible, on n’a plus le pouvoir de revenir sur ses arrêts,
+c’est-à-dire de reconnaître qu’on se trompe autant qu’un autre. Cela,
+madame Manchon le sentait à l’évidence: de là, son malaise et
+l’irritation latente qui ne cessait de la dresser contre le présent. La
+ponctualité même de René à revenir, chaque dimanche, ne parvenait pas à
+les calmer. Parce qu’il était las de sa vie à Semur, il la racontait le
+moins possible: on en pouvait conclure aussi qu’il en tenait à dessein
+des parties cachées. D’une semaine à l’autre, madame Manchon en doutait
+moins. Et, convaincue d’avoir de ses propres mains creusé l’abîme, elle
+se sentait y courir, sans soupçonner par quels chemins, sans oser non
+plus revenir en arrière.
+
+Trois jours après la réception Traversot, René, désireux de présenter
+son remerciement à l’hôtel de Thil, apprit que le jour de madame
+Traversot était précisément le dimanche et jugea nécessaire de renoncer
+pour une fois au voyage coutumier. Déjà, et sans qu’il le soupçonnât,
+Annette dominait sa vie. De plus, et par un scrupule explicable en
+somme, avisant sa mère de ce grave changement dans une habitude prise,
+il s’abstint d’en donner la raison véritable, car lui-même la trouvait
+futile autant qu’impérieuse.
+
+Ceci suffit: le drame qui, jusqu’alors et comme une eau souterraine,
+avait miné les âmes, rue Monsieur, était libre d’affleurer à la lumière:
+désormais, rien n’allait plus en endiguer la marche.
+
+Au reçu de la nouvelle, madame Manchon blêmit, avertit la femme de
+chambre qu’il était inutile de préparer la chambre de M. René et ne
+souffla mot ni à Lapirotte ni à l’abbé. Simplement, quand l’abbé parut
+le dimanche soir, et pour qu’il ne s’étonnât pas, madame Manchon dit:
+
+--J’ai prié René de ne pas venir aujourd’hui: je ne le trouvais pas
+bien. Trop d’allées et venues fatiguent.
+
+Elle mentait hardiment, résolue de laisser aux choses l’aspect qu’elle
+leur voulait. Lapirotte approuva, plus souriante que jamais. L’abbé fit
+de même, et chacun s’enferma dans une indifférence affectée. Il n’était
+pas jusqu’aux domestiques qui n’eussent l’air de trouver naturelle
+l’explication donnée.
+
+Toute la semaine qui suivit, madame Manchon se demanda par quelles voies
+confesser son fils, quand il paraîtrait, sur la cause véritable qui
+l’avait retenu. Tour à tour, elle imaginait des questions captieuses,
+une explication directe, une scène attendrie. Incapable de se résoudre,
+mais guidée par un instinct sûr, elle demeurait persuadée que le danger
+redouté venait de paraître, cherchait en vain à le concevoir, et s’en
+désespérait.
+
+Le samedi, dépêche de René annonçant encore une remise de voyage; cette
+fois, il donnait pour excuse un rhume violent.
+
+Ce fut Lapirotte qui reçut le télégramme des mains du facteur, elle qui
+en donna lecture à madame Manchon. Probablement touchée par l’air de
+celle-ci, elle jugea même nécessaire d’ajouter une remarque:
+
+--Les rhumes de M. René sont toujours sans gravité. Je doute qu’il soit
+obligé de garder la chambre.
+
+--Si mon fils pouvait sortir, il serait ici, répartit madame Manchon.
+D’ailleurs, je vais l’inviter à venir se reposer près de moi dès qu’il
+sera mieux. C’est un retard de quarante-huit heures au plus...
+
+--Espérons-le, soupira Lapirotte.
+
+Il faut croire qu’elle voyait juste: quatre nouveaux jours s’écoulèrent
+sans autres nouvelles de René, que des bulletins de santé, aussi brefs
+que rassurants. Il s’agissait bien de santé! l’inquiétude de madame
+Manchon était ailleurs.
+
+On atteignit ainsi le vendredi. Si René ne s’était pas décidé à avancer
+son voyage, comme sa mère l’en avait prié, du moins s’était-il abstenu,
+jusque-là, d’annoncer un nouveau délai.
+
+Ce même vendredi, l’abbé Manchon, venu dîner suivant l’usage, pénétra
+dans le salon de la rue Monsieur, avec l’air interrogateur qui lui était
+habituel depuis quelque temps. Une fois assis, il se tint coi en se
+frottant les mains.
+
+--Avez-vous froid, Henri? demanda madame Manchon.
+
+Il répondit non, d’un signe de tête. Mais, et bien que ce ne fût pas sa
+coutume, il s’informa le premier de René:
+
+--Mon frère vient-il enfin?
+
+Madame Manchon étouffa un soupir:
+
+--Vous savez bien que le courrier n’est pas encore passé: je n’aurai pas
+de nouvelles avant huit heures.
+
+L’abbé répliqua:
+
+--En tout cas, rassurez-vous: il est tout à fait bien.
+
+--Vous aurait-il écrit?
+
+--Non.
+
+--Alors d’où le tenez-vous?
+
+--De mon ami, M. l’abbé Valfour.
+
+Madame Manchon haussa les épaules:
+
+--Les indifférents trouvent toujours excellent l’état du voisin.
+
+Apercevant ensuite Lapirotte à côté d’elle, elle lui fit signe de s’en
+aller. Docile, Lapirotte obéit.
+
+--L’abbé Valfour ne vous communique-t-il rien d’autre? reprit madame
+Manchon, dès que la porte se fut refermée.
+
+L’abbé Manchon continuait de se frotter les mains.
+
+--Non, fit-il encore d’un ton détaché; du moins rien de précis...
+
+--Rien de précis? Il dit donc quelque chose?
+
+--En effet... ou plutôt, pour être exact, il me fait part de certaines
+pensées personnelles... qui d’ailleurs concordent avec les miennes.
+
+--Je goûte peu qu’un inconnu se mêle de nos affaires.
+
+--M. Valfour n’en est pas un pour moi.
+
+--Enfin, à quoi songe-t-il?
+
+--A marier René.
+
+Madame Manchon, qui mettait en ordre des livres sur une console, se
+retourna violemment:
+
+--Votre ami est fou, je pense?
+
+--Pas plus que moi, puisque je partage son avis.
+
+--Et pourquoi, s’il vous plaît?
+
+--René est à l’âge où, sous peine de faire des sottises, un jeune homme
+doit s’établir. Il est naturel que je préfère un nœud légitime à des...
+expériences momentanées, aussi dangereuses pour le corps que pour
+l’esprit.
+
+Madame Manchon eut un sourire dédaigneux, puis laissa tomber:
+
+--Je n’entends rien pour mon compte aux raisons théologiques: il me
+suffira que René se marie quand je le jugerai utile, et avec une femme
+que j’aurai choisie. J’en suis fâchée pour votre ami Valfour,
+avertissez-le que, m’estimant le meilleur juge en la circonstance, je
+l’invite à pratiquer désormais une réserve dont il n’aurait pas dû
+sortir.
+
+--Cependant, répliqua l’abbé avec une nuance d’irritation, si René avait
+trouvé à Semur une personne...
+
+--Je le saurais.
+
+--Vous serez, je le crains, la dernière informée.
+
+--Ne calomniez donc pas votre frère!
+
+Et madame Manchon, cette fois, couvrit d’un regard dur son fils aîné,
+avant d’achever pour elle-même:
+
+--D’ailleurs, je suis sûre de mon fils.
+
+Une ride légère barra le front de l’abbé. Sans doute ne supportait-il
+pas sans impatience la manière dont madame Manchon prononçait «mon
+fils», en parlant de René. Ce sont le plus souvent de très petites
+choses qui irritent, de préférence aux grandes.
+
+--Vos avis, ma mère... commença-t-il sur un ton singulièrement raffermi.
+
+Mais Lapirotte rentrait, annonçant le repas.
+
+--Tout à l’heure, s’interrompit l’abbé, nous reprendrons ce sujet.
+
+--Je ne le crois pas, répliqua madame Manchon.
+
+--J’en ai pourtant le désir.
+
+Madame Manchon affecta de ne pas entendre. Elle se dirigeait déjà vers
+la salle à manger, suivie par Lapirotte.
+
+Dîner rapide, inquiet et silencieux. Depuis le départ de René, des ondes
+n’avaient cessé de glisser dans la demeure, donnant le même frisson
+qu’une approche d’orage. Fréquemment aussi, on y subissait une sorte
+d’appréhension muette, telle qu’on avait envie de tourner la tête pour
+voir si quelque malfaiteur n’avait point profité d’une porte ouverte.
+Malgré cela, les apparences restaient paisibles. Ce soir-là, au
+contraire, il eût été impossible de méconnaître la tension dont
+souffraient les convives. Les gestes étaient saccadés, les visages clos,
+les pensées absentes.
+
+On achevait le dessert quand enfin le courrier vint.
+
+--Dieu merci! déclara madame Manchon, apercevant de loin le plateau
+qu’on apportait, je commençais à craindre que le facteur n’eût rien
+laissé!
+
+--Il ne faudrait pas s’étonner pourtant si M. René n’avait pas écrit,
+dit Lapirotte. Qui sait s’il n’hésite pas encore à se mettre en route
+demain?
+
+Elle se trompait. Il y avait deux lettres, dont l’une de René, mise
+soigneusement en évidence. Madame Manchon se saisit du tout. Elle
+s’aperçut ensuite que la seconde était pour Lapirotte, mais avant de la
+remettre, en examina par habitude la suscription et le timbre.
+
+--Tiens, dit-elle, vous avez aussi des correspondants à Semur?
+
+--Moi?... non... du moins je n’en connais pas, s’exclama Lapirotte.
+
+--Il paraît que si, puisque ce papier en vient.
+
+--En effet... voilà qui est curieux.
+
+--S’il s’agit d’une conquête imprévue, poursuivit madame Manchon
+satisfaite de lâcher bride à son humeur, avisez-moi. Sans tenir à vos
+secrets, je prétends ne pas vous perdre à l’improviste.
+
+Lapirotte ne répondit que par un de ces regards où madame Manchon était
+libre de lire un reproche attendri pour ses rigueurs, mais où d’autres
+auraient découvert peut-être une rancune effrayante.
+
+On entendit, après cela, le double bruit des papiers que déchiraient des
+mains pareillement fiévreuses. Parties le même jour et de la même ville,
+écrites par des êtres qui ne se soupçonnaient guère occupés des mêmes
+choses, les deux missives venaient échouer simultanément sur cette
+table, chacune apportant sa part au destin de tous qui commençait. Dès
+les premières lignes, madame Manchon et Lapirotte semblèrent évadées du
+présent. Le silence n’était pas plus grand qu’auparavant, mais le
+froissement des feuillets tournés y ajoutait on ne sait quoi de
+tragique, en même temps qu’il mesurait l’avidité avec laquelle on
+lisait.
+
+Soudain madame Manchon rejeta la serviette sur la table, et se leva.
+Elle avait terminé. La lettre adressée à Lapirotte devait être plus
+courte que celle de René, ou avait été lue plus vite, ou encore n’avait
+pas été lue tout entière: quoi qu’il en soit, elle avait disparu depuis
+un instant dans la poche de son destinataire.
+
+A l’exemple de madame Manchon, Lapirotte et l’abbé s’apprêtaient à
+retourner au salon, quand un ordre arrêta celle-ci:
+
+--Lapirotte, je n’ai plus besoin de vous et j’ai à m’entretenir avec
+Henri. Ainsi, laissez-nous, bonne nuit, et à demain.
+
+Le ton était impérieux comme de coutume, mais une chose nouvelle y
+paraissait: la colère,--une colère qui, pour la première fois, agitait
+les syllabes, comme eût fait un grand vent fouettant les feuilles d’un
+arbre.
+
+Lapirotte, la main dans une poche, pour bien s’assurer sans doute
+qu’elle n’égarait pas le précieux écrit qu’elle venait d’y mettre, lança
+sur madame Manchon un regard perçant.
+
+--J’espère que Madame n’est pas souffrante?
+
+--Nullement, dit l’abbé. Allez en repos, mademoiselle Éva.
+
+Il acheva, décidé à se montrer gracieux autant que sa mère avait été
+sèche:
+
+--Surtout ne rêvez pas du tentateur!
+
+Elle rougit violemment:
+
+--Je ne saisis pas.
+
+--Auriez-vous déjà oublié votre conquête de Semur?
+
+--Quoi! vous aussi, monsieur l’abbé?...
+
+Les yeux de Lapirotte exprimaient cette fois une surprise douloureuse:
+
+--Ne puis-je avoir, comme tout le monde, une amie de passage à Semur?...
+
+--Je ne vous demande point de confidences! interrompit le prêtre, étonné
+pourtant du trouble qu’avait provoqué sa plaisanterie.
+
+--Henri, j’attends! appela madame Manchon.
+
+Et le tête-à-tête qu’avait interrompu le dîner, recommença: toutefois,
+tandis que l’abbé, plus effacé que jamais, reprenait sa place et le
+frottement des mains d’auparavant, madame Manchon, la face contractée,
+les yeux mi-clos, allait et venait à travers la pièce. Elle ne semblait
+plus s’apercevoir que son fils était présent: absorbée par son étrange
+promenade, elle paraissait résolue à ne rien dire, comme à ne rien
+écouter.
+
+--C’est bien une lettre de René que vous avez reçue? dit enfin l’abbé,
+las d’attendre.
+
+Sur un signe affirmatif de sa mère, il reprit:
+
+--Vous semblez mécontente. Auriez-vous de mauvaises nouvelles?
+
+Un certain temps s’écoula avant la réponse. Madame Manchon, prise de
+crainte à la pensée de traiter René trop rudement, recueillait ses
+forces pour mieux se maîtriser.
+
+--En effet, reconnut-elle d’une voix sourde: les racontars de votre abbé
+n’étaient que trop vrais. On a eu le tort,--je dis _on_ ne sachant qui,
+mais je compte bien l’apprendre,--on a eu le tort de mettre sur le
+chemin de votre frère une fille, probablement à court d’épouseurs, et
+désireuse de se conquérir un état sans regarder aux moyens. René, qui
+est plein de candeur, se laisse prendre, parle mariage, et m’invite à me
+rendre à Semur pour faire la demande... Oh! tout lui paraît simple! Elle
+me plaît, je l’adore, tu l’aimeras, marions-nous... Heureusement pour
+lui qu’à mon âge et avec mon expérience, on est moins romanesque. Quatre
+mots suffiront pour ramener l’idylle aux proportions véritables,
+c’est-à-dire une flambée sans lendemain.
+
+Visiblement, elle s’efforçait de réduire les événements à la dimension
+d’une petite chose, à la fois ridicule et sans conséquences dignes qu’on
+s’y arrêtât. Mais sentez-vous quel bouleversement d’âme se cachait sous
+ces apparences détachées? Il y a un monde entre la peur d’un vol et le
+vol lui-même. Jusqu’à hier, jusqu’à tout à l’heure, elle avait tremblé
+qu’on ne lui prît René; mais elle tremblait dans le vide. Entre deux
+hypothèses qui la faisaient blêmir, elle trouvait le temps de se dire:
+«Peut-être qu’il n’y a rien», et du coup, un peu d’espoir rafraîchissait
+son âme. Désormais l’incertain n’était plus: l’abîme était devant elle!
+
+--Serait-il indiscret de connaître le nom de cette... demoiselle, comme
+vous dites? fit l’abbé sans quitter son air de parfaite tranquillité.
+
+--Traversin... non... Traversot... enfin un nom quelconque.
+
+--Hé bien! ma mère, ainsi que vous deviez le prévoir, je me permets de
+n’être pas de votre avis, et même d’insister pour que vous reveniez sur
+le vôtre. Il s’agit de l’avenir de mon frère, j’entends son avenir
+moral, le seul qui compte à mes yeux: puisque l’occasion s’est
+présentée, puisque lui-même s’y offre, il me paraît excellent qu’il
+fasse une fin satisfaisante.
+
+L’abbé, je le répète, affectait de garder un calme parfait, ses mains ne
+cessaient pas d’aller et venir l’une contre l’autre, son dos demeurait
+courbé et pourtant les mots semblaient maintenant prendre
+progressivement dans sa bouche une autorité dont l’origine ne
+s’expliquait pas. Elle était due peut-être aux seules idées qu’il
+exprimait, peut-être encore au ton devenu plus ferme.
+
+--Pour faire une fin, il serait bon qu’il y ait eu un commencement,
+coupa rudement madame Manchon.
+
+L’abbé négligea de relever l’interruption et poursuivit:
+
+--J’ai eu de mon côté des renseignements excellents sur les Traversot.
+La famille est honorable, la jeune fille est accomplie. Je ne
+mentionnerai pas les sentiments des intéressés qui sont, m’assure-t-on,
+fort vifs: cette question m’échappe. Mais du moment qu’ils existent, je
+suis heureux de constater qu’ils peuvent concorder avec les vues de
+parents chrétiens, et cela suffit pour me les faire approuver.
+
+--D’où savez-vous tant de choses? interrompit encore madame Manchon,
+sans parvenir à cacher son étonnement.
+
+L’abbé eut un vague haussement d’épaules.
+
+--Vous croyez toujours que je ne m’intéresse pas à mon frère:
+reconnaissez que vous êtes injuste, puisque me voici à prendre la
+défense d’un projet qui lui est cher et que vous auriez tort de vouloir
+entraver.
+
+--Tort? répéta madame Manchon, dont l’étonnement croissait.
+
+Elle fit deux ou trois pas, puis s’arrêtant devant l’abbé:
+
+--Voici un mot auquel vous ne m’avez pas habituée; j’aime à croire qu’il
+a dépassé votre pensée. De toutes manières, Henri, vous allez
+l’expliquer.
+
+L’abbé plongea dans son siège de l’air d’un homme qui quitte enfin les
+sujets inutiles.
+
+--C’est en effet d’autant plus nécessaire, que, malgré tout mon respect,
+je ne pourrais le retirer, répondit-il froidement.
+
+Une expression indéfinissable mit ensuite des lueurs inaccoutumées sur
+son visage émacié. Il y paraissait à la fois le respect dont il parlait,
+du dédain et une subite hauteur.
+
+--Excusez-moi, reprit-il, si, pour arriver au but, je dois faire d’abord
+un bref retour sur le passé: il est nécessaire, ce soir... Je ne vous ai
+jamais reproché, je pense, des préférences dont je ne veux pas apprécier
+les raisons...
+
+Madame Manchon eut un sursaut:
+
+--Henri! je ne puis non plus accepter cela!
+
+L’abbé fit un geste évasif.
+
+--Mettons, si vous y tenez, que vous ne nous avez pas aimés de la même
+manière et passons... Ce n’est pas d’ailleurs en fils que je me permets
+de parler en ce moment. Le prêtre seul a le droit d’évoquer ce que le
+fils ignore, et, puisqu’il s’agit d’âmes, pour ceci comme pour le reste,
+acceptez que, prêtre, je continue de m’exprimer en prêtre.
+
+Un second sursaut secoua madame Manchon.
+
+--Henri, ne mêlez donc pas vos rancunes de famille à ce qui n’a rien à y
+voir!
+
+--Je vous demande pardon, ma mère: je tiens beaucoup au contraire à
+oublier que je fais partie de la famille. De grâce, ne m’obligez pas à
+quitter un terrain que j’ai choisi: il est le seul possible... et le
+meilleur... pour tout le monde.
+
+--Je ne comprends pas.
+
+--Préciser mes raisons serait inutile ou encore... déplacé, répartit
+l’abbé d’un ton détaché.
+
+Toutefois, ses yeux s’étaient levés en même temps vers sa mère et la
+regardaient fixement. Il y eut un choc silencieux, suivi d’un de ces
+arrêts imperceptibles à l’oreille mais durant lesquels l’inexprimable
+passe en trombe, laissant derrière lui l’épouvante d’une chose dont on
+n’a point parlé, que l’un a crue cachée, que l’autre sait, peut-être!...
+Et soudain madame Manchon, lasse de marcher, regagna son fauteuil, au
+coin de la cheminée. Accoudée dans la même attitude que son fils, elle
+inclina la tête et contempla le feu.
+
+--Je reprends... dit paisiblement l’abbé. En traitant René comme vous
+fîtes, je ne doute pas que vous n’ayez désiré son bonheur. Sans le
+vouloir pourtant, vous n’aviez cessé auparavant de favoriser en lui un
+penchant à s’en remettre à des volontés étrangères qui, pour un homme,
+est le pire des dangers. C’est avec regret que je vous voyais vous
+obstiner à le garder près de vous. C’est avec joie que j’ai considéré la
+première séparation temporaire dont vous souffrez. L’occasion se
+présente aujourd’hui d’une... émancipation définitive. Épargnez-vous les
+risques d’un avenir que le passé rendait problématique et puisque, pour
+une fois, l’intéressé fait preuve de décision... que Dieu le bénisse et
+qu’il épouse!
+
+La fin de la dernière phrase parut jetée avec violence, bien que la voix
+n’eût pris aucun éclat. Madame Manchon s’aperçut qu’après avoir entendu
+parler son fils, elle n’entendait plus que le tic-tac de la pendule.
+Elle ne cessait point de considérer les flammes.
+
+--Et si j’ai, moi, le désir de ne pas laisser mon fils s’établir loin de
+moi? dit-elle soudain, comme si elle s’éveillait d’un rêve.
+
+--Justement, ma mère, vous m’obligez à aller au fond d’une pensée que
+j’espérais déjà comprise. En envoyant René à Semur, pour quelques mois,
+vous avez accompli, je crois, le _commencement_ du devoir. Je vous
+demande d’aller au bout et de rendre stable ce que vous aviez cru
+passager. Non seulement vous rendrez à René la conscience de sa
+destinée, mais le sacrifice,--si grand qu’il vous paraisse,--sera pour
+vous un élément de salut... nécessaire... C’est tout ce que j’avais à
+dire.
+
+Vers la fin, madame Manchon avait peu à peu tourné de nouveau la tête
+pour examiner son fils. Une seconde fois, les yeux se rencontrèrent.
+Après le choc, le duel: en silence, ces deux êtres également passionnés
+et volontaires affrontaient leurs secrets. On n’évalue pas la durée de
+tels instants: ils abolissent la réalité.
+
+L’abbé baissa le premier les paupières. Il tira sa montre.
+
+--Neuf heures: je dois partir, sous peine de manquer mon train.
+
+Madame Manchon parut, à son tour, revenir à elle:
+
+--Henri!... commença-t-elle.
+
+Mais elle n’ajouta rien.
+
+--Bonsoir, ma mère.
+
+Et ayant ramassé sur la cheminée son bréviaire qu’il y avait déposé
+avant le dîner, l’abbé sortit.
+
+Immobile, madame Manchon se remit à surveiller les braises. Elle
+revoyait des figures disparues. Une émotion inexprimable faisait battre
+son cœur. Elle avait aussi la sensation qu’une dalle s’abattait sur ses
+épaules, tandis qu’elle s’efforçait de se rappeler exactement une parole
+de son fils: «Ce sera pour vous un élément de salut... nécessaire...»;
+mais brusquement, la pensée de René balaya ces fantômes.
+
+--Bah! murmura-t-elle, des phrases de prêtre!
+
+Reprise ensuite par la conscience du seul péril immédiat qui survenait,
+elle alla vers son bureau, et d’une écriture appuyée, débuta:
+
+«Mon cher enfant, je ne viendrai pas. Je ne te laisserai pas non plus
+consommer une sottise...»
+
+La plume courait. On aurait dit qu’elle prétendait aller plus vite que
+le cœur qui dictait. C’est qu’aussi, après s’être longtemps dissimulé,
+le destin entamait au grand jour son œuvre. Des deux fils de madame
+Manchon, l’un menaçait de lui être volé: l’autre... Au fait,
+qu’arrivait-il avec l’autre, et pourquoi cette question suffisait-elle
+pour troubler l’image même du premier?
+
+
+
+
+V
+
+
+Le lendemain, la réponse de madame Manchon partit pour Semur. Avec elle,
+Lapirotte jeta dans la boîte une seconde enveloppe également adressée à
+Semur, puis, au retour, s’enquit auprès du tyran si elle ne pourrait
+exceptionnellement disposer de quarante-huit heures pour aller à la fin
+de la semaine rendre service à une parente. Madame Manchon, qui était
+dans ces moments de trouble profond où l’on consent à tout, ne fit point
+d’opposition.
+
+Trois jours plus tard, à Semur, les Traversot disparaissaient, et le
+principal acteur du drame,--quoique le plus caché,--entrait en scène.
+Mais avant d’y venir, quelques mots sur ce qui précéda.
+
+L’abbé Valfour, dans sa lettre à son confrère, n’avait rien exagéré et
+même était resté un peu en arrière. Dès leur seconde entrevue, Annette
+et René, éblouis, avaient senti leurs vies fixées.
+
+En réalité, il y avait de l’un à l’autre la distance de la mer profonde
+au clair bassin d’un beau parc. La première joue mal avec la lumière,
+mais porte en elle une force latente et continue qui use le roc: le
+second a la beauté d’un miroir, chauffe au moindre rayon et se refroidit
+à la première gelée blanche. Toutefois, le propre de l’amour et de la
+passion est d’obliger à marcher les yeux bandés. Aucun d’eux ne songea
+donc à analyser les nuances qui les séparaient; et le torrent les
+emporta...
+
+Du soir au lendemain, Annette Traversot cessa d’être une jeune fille,
+c’est-à-dire une matière plastique qui attend du hasard sa forme
+définitive de conscience. Auparavant, elle obéissait et, faute de mieux,
+acceptait le présent sans s’y attacher ni s’en plaindre: subitement,
+elle aperçut dans un éclair le seul bonheur qui lui convînt et, dressée
+contre les siens, n’admit plus qu’un autre qu’elle-même en décidât: elle
+aimait.
+
+René, de son côté, sentant passer sur lui l’émoi ineffable de la
+première tendresse véritable, subit l’ivresse de la découverte, crut
+sincèrement que ce qu’il éprouvait n’avait été éprouvé par aucun autre,
+et convaincu d’obéir à des forces divines, n’admit pas un instant que sa
+mère tentât de leur résister. Lui aussi, dressé d’avance contre les
+siens, aimait ou plutôt croyait aimer.
+
+Peu importent maintenant les voies suivies pour en arriver aux aveux.
+L’essentiel pour vous est de savoir que, le jeudi de la deuxième semaine
+où René s’abstint d’aller à Paris, l’abbé Valfour parut en ambassade à
+l’Hôtel de Thil. Sa démarche, toute personnelle, assurait-il, n’avait
+d’autre objet que de s’informer si une demande de son protégé serait
+accueillie. Or, en réalité, depuis la veille, Annette et René étaient
+fiancés. L’amour se moque des barrières; s’il se plie à la comédie des
+usages, c’est par-dessus le marché et parfaitement résolu à les compter
+pour rien.
+
+Il n’est pas inutile de relater une partie de l’entretien de M. Valfour
+avec madame Traversot; il projette en effet des lueurs sur la suite et
+déjà eût permis, pour qui sait voir, d’augurer des incidents prochains.
+
+Soit par tenue mondaine, soit qu’elle fût réellement hésitante, madame
+Traversot ne reçut qu’avec réserve les ouvertures de l’abbé.
+
+--Avant de consulter ma fille, déclara-t-elle, ne serait-il pas prudent
+de savoir si madame de La Gilardière est consentante?
+
+--Avisée par lettre, soyez sûre qu’elle paraîtra aussitôt, s’écria
+l’abbé.
+
+--Parfait. Du coup, bien des obscurités s’éclairciront.
+
+--Des obscurités! Lesquelles, grand Dieu!... Douteriez-vous de la
+fortune?
+
+--Non.
+
+--De la famille?
+
+--Vous vous en êtes porté garant.
+
+--Alors?
+
+--Alors, attendons cette dame...
+
+En revanche, comme l’abbé sortait, Annette, qui avait dû faire le guet,
+le rejoignit dans la cour d’honneur.
+
+--Monsieur l’abbé, dit-elle rapidement, je tenais à vous remercier
+d’être venu. Il est bon que vous sachiez aussi que, quoi qu’il arrive,
+ma décision est prise. Je ne m’en remettrai à personne du soin de
+choisir mon bonheur.
+
+--Pas même à votre mère? répliqua l’abbé interloqué.
+
+--Pas plus à elle qu’à d’autres.
+
+A peine sur le Rempart, autre rencontre et même chanson.
+
+--Hé bien? demanda René qui accourait aux nouvelles.
+
+--Hé bien, avertissez votre mère: il importe qu’elle arrive bientôt.
+
+--Soit, elle débarquera dans la semaine.
+
+--Si elle tardait...
+
+--A quoi songez-vous, l’abbé? Oubliez-vous que je suis majeur?
+
+--Ainsi, vous aussi!...
+
+Et M. Valfour revint de son ambassade, assez rêveur. Après s’être étonné
+que l’amour dressât si vite les enfants contre les parents, il
+réfléchissait qu’on ne voit guère le moyen qu’il en soit autrement,
+puisque sa fin naturelle est justement de séparer les uns des autres...
+
+Ce même soir, la lettre de René partait pour Paris.
+
+Vous voyez à quel point jusque-là tout avait été rapide et simple. Une
+marche sous le ciel bleu, des cœurs qui rêvent, nulle appréhension. On
+devrait frémir quand le bonheur est ainsi à portée du désir. N’est-ce
+pas toujours aux approches de l’orage que nous goûtons le mieux
+l’enchantement des jours d’été?
+
+La réponse de madame Manchon arriva en coup de foudre. Les sentiments de
+René en la lisant furent un mélange de stupeur et de colère. La légèreté
+avec laquelle sa mère traitait ce qu’il imaginait être la plus grande
+aventure de sa vie lui parut sacrilège. Pour la première fois, il eut
+une révolte d’homme et répliqua sur l’heure. Rappelant qu’il n’était
+plus un enfant, il affirmait son droit de choisir à son gré la femme
+qu’il épouserait, ne priait plus, mais exigeait. Mieux informée, madame
+Manchon lui devait de venir; il l’attendait: il ne quitterait pas Semur
+qu’elle ne se fût décidée à l’y rejoindre.
+
+De telles choses, écrites, prennent une valeur énorme, car on les relit
+et elles subsistent. Il est probable que si René, au contraire, avait
+pris le train, tout en prononçant les mêmes mots, il aurait obtenu gain
+de cause. C’est le propre de certaines situations que, fausses dès le
+début, elles ne cessent pas de s’alimenter à contre-temps.
+
+Sa réplique lancée, restait à René d’aviser l’hôtel de Thil du retard de
+sa mère: mais il s’abstint d’en donner la raison véritable.
+
+--Une indisposition légère en est la cause, déclara-t-il.
+
+--Avant-hier, pourtant, vous ne sembliez pas inquiet? répondit madame
+Traversot avec une défiance à peine dissimulée.
+
+--Avant-hier, je l’ignorais: ma mère tait souvent ce qui pourrait me
+donner du souci. Je conclus d’ailleurs de son silence que ce ne doit pas
+être grave.
+
+--Espérons-le, répliqua madame Traversot; quoi qu’il en soit, pour ne
+pas prêter aux commérages, je vous serai obligée, d’ici l’arrivée de
+madame de La Gilardière, d’espacer vos visites. Vous êtes-vous aperçu
+que, depuis quelque temps, vous venez chaque jour?
+
+Il parut accepter la leçon, s’inclina... et se présenta le lendemain.
+Seulement, le lendemain, en mère prudente, madame Traversot avait pris
+le train du matin et emmené sa fille: par un heureux hasard, une cousine
+de Dijon s’était trouvée assez malade pour que la présence de ces dames
+fût exigée d’urgence...
+
+Ce même jour, à Paris, Lapirotte prenait aussi le train pour rendre
+service à sa parente, et à Semur le chœur entrait en scène.
+
+Je dis: le chœur. Où découvrir, en effet, sinon dans la tragédie
+antique, l’analogue de ce personnage insaisissable, omniscient et
+malfaisant, qui discute, commente, au besoin souffle le conseil perfide
+ou la nouvelle qui égare, tour à tour s’indigne, persifle, rit, et,
+victorieux en fin de compte, reste seul debout au dénouement? Police
+anonyme, affirmait Duclos: oui, sans doute, mais aussi beaucoup plus,
+car dans le cas de René se manifestèrent une continuité d’effort, une
+sûreté de direction telles que n’en comportent pas d’ordinaire des
+groupements fortuits ou des voix dispersées. Quelqu’un, dans l’ombre,
+marquait la mesure,--quelqu’un, renseigné mieux que les intéressés
+eux-mêmes, sur le présent, qu’il se déroulât rue Monsieur ou à Semur, et
+même sur le passé. Seulement, qui aurait eu l’idée de le chercher là où
+il était, et comment supposer qu’en remontant plus loin encore on
+trouverait une Lapirotte à la source?
+
+Bien entendu, je ne vais pas recommencer le récit de Duclos que je
+rejoins ici; je voudrais cependant marquer ce qu’il semble n’avoir pas
+suffisamment observé, et c’est la gradation savante, l’art souverain que
+mit ainsi le chœur à détruire à l’avance les projets de René, dès qu’ils
+furent soupçonnés au dehors. On ne mit en doute tout d’abord que la
+fortune; puis on parla vaguement des noms différents portés par les deux
+frères, et l’honorabilité passa au premier plan. Le titre usurpé
+semblait ne pouvoir que couvrir une tare; la famille prit couleur
+d’aventurière. Enfin, de proche en proche, l’opinion étant préparée
+d’avance à tout admettre, on put en venir à l’essentiel qui, pensait-on,
+allait arrêter les Traversot; et l’histoire courut de la naissance
+illégitime de René... Tout cela, je le répète, mesuré, distillé avec une
+méthode et une sûreté marquées au coin de l’intelligence supérieure. Au
+départ des Traversot, il n’y avait rien encore contre René ou à peine
+l’hostilité de rigueur dès qu’il s’agit d’un étranger; quand ils
+revinrent, la partie était jouée sans que René en eût seulement le
+soupçon, et les précautions si bien prises, qu’à peine débarquée, madame
+Traversot courait chez son notaire où l’appelait une convocation
+d’urgence.
+
+Saisissez-vous qu’un tel enchaînement ne pouvait être le produit
+inconscient de quelques-uns, mais, au contraire, résultait d’une volonté
+unique? Commencez-vous de soupçonner, derrière le chœur, et dirigeant sa
+marche, l’acteur principal dont je parlais tout à l’heure? Plus tard, il
+se découvrira de lui-même; pour le moment, contentons-nous d’admirer
+l’œuvre et arrivons au résultat, imprévu de tous comme il convient.
+
+Madame Traversot, après s’être rendue en toute hâte chez son notaire,
+rentra chez elle, le visage décomposé. Elle était de ces femmes qui ne
+cessent d’envisager les difficultés, quand un projet leur tient au cœur,
+car elles imaginent de la sorte et par avance désarmer la mauvaise
+chance. Hélas! parmi les obstacles prévus, celui qu’on venait de lui
+révéler n’avait point figuré: il n’en était que plus infranchissable. Le
+mariage d’Annette était perdu: ajoutez que l’année s’annonçait avec des
+récoltes mauvaises, que l’abandon d’Annette risquait de troubler la
+confiance des créanciers: ainsi tout croulait, présent et avenir.
+
+A la vue de sa mère bouleversée, Annette tenta en vain de l’interroger.
+
+--Il n’y a rien, ou peu de chose, répondit celle-ci, évasive et
+redoutant d’aborder tout de suite le conflit qu’elle pressentait
+inévitable.
+
+En prétendant séparer Annette de celui qu’elle aimait, on n’était
+parvenu en effet qu’à mieux l’attacher à lui.
+
+Une heure plus tard, René, qui ne cessait de surveiller l’hôtel de Thil,
+informé du retour des Traversot, accourait. Annette parut aussitôt.
+
+--Enfin! vous voici!
+
+Mais elle ne put en dire plus. Madame Traversot s’était également
+précipitée, et sans laisser à René le loisir de se reconnaître:
+
+--Votre visite, cher monsieur, tombe à merveille: j’avais hâte de
+m’entretenir avec vous.
+
+Elle l’entraîna vers le salon. Annette voulut suivre. Un geste l’arrêta.
+
+--Non, pas toi. Ta présence ne pourrait que nous gêner.
+
+Alors, interdite, elle se pencha vers sa mère:
+
+--Quoi qu’il arrive, rappelle-toi que je serai sa femme.
+
+Elle ne s’était jamais expliquée avec pareille franchise. Madame
+Traversot lui jeta un regard angoissé:
+
+--Qui peut répondre de ce que l’avenir réserve?
+
+--Quoi qu’il y ait, mon choix est fait.
+
+René, lui, s’étonnait qu’on le reçût au salon. Il n’y était plus entré
+depuis le soir du premier dîner; quelle différence d’aspect et
+d’accueil! Aujourd’hui les meubles gisaient sous des housses. Une partie
+d’entre eux, groupés sous un drap, érigeait dans la pénombre un
+catafalque; aucun feu ne brûlait dans la cheminée.
+
+--Quelles nouvelles de votre mère? demanda madame Traversot dès qu’elle
+eut fermé la porte derrière elle.
+
+--Hélas! balbutia René, interdit par cette brusque entrée en matière.
+
+--Toujours souffrante?
+
+--Je le crains. Pour ne pas m’inquiéter, elle me laisse sans détails. Le
+principal suffit, puisqu’elle n’est pas en état de se mettre en route.
+
+--Ah! c’est fâcheux... tout à fait fâcheux...
+
+Et le visage de madame Traversot acheva de se fermer. René rougit:
+
+--Bien que ce soit une affaire de quelques jours au plus, attendre ainsi
+ne m’est pas moins pénible qu’à vous, mais voyez-vous autre chose à
+tenter?
+
+Il comptait qu’on lui répondrait non; il n’en fut rien.
+
+--Autre chose?... En effet, à défaut du voyage, votre mère ne
+pourrait-elle écrire? Nous entendre serait au plus l’affaire de trois
+courriers.
+
+Posant ses yeux sur ceux de René, madame Traversot attendit ensuite la
+réponse, comme assurée d’avance d’un refus.
+
+Il fallut à René un petit instant pour maîtriser l’embarras où le jetait
+pareille proposition.
+
+--Vous n’y songez pas, fit-il; si grande que soit la confiance que
+m’accorde ma mère, elle souhaite connaître Annette avant que
+d’acquiescer à des projets qui lui paraissent engager un avenir dont
+elle se tient,--bien à tort,--pour responsable.
+
+On ne sait pourquoi, cette phrase longue et mal tournée eut l’air de
+tomber dans un air raréfié. Les mots en tintaient comme du bois sec.
+
+Madame Traversot parut se recueillir, bien qu’elle ne pût ignorer ce qui
+devait suivre.
+
+--Alors, cher monsieur, reprit-elle d’un air incertain, je n’aperçois
+plus très bien où nous allons. Dès lors que madame votre mère ne peut ni
+venir, ni écrire...
+
+--Mais elle viendra! interrompit vivement René.
+
+--Quand?
+
+--Bientôt!
+
+Madame Traversot eut un hochement de tête entendu:
+
+--Et si je vous disais, moi, que je ne crois pas à ce voyage?
+
+René sursauta: aurait-elle appris l’opposition de sa mère et qu’il
+mentait en parlant de maladie?
+
+--En vérité, madame, balbutia-t-il, je ne vois pas pour quelles
+raisons...
+
+Madame Traversot, encore, l’interrompit nerveusement:
+
+--Pour quelles raisons?... Mon Dieu! je me ferais scrupule de vous les
+communiquer, et même je m’en garderai: mais elles courent les rues,
+semble-t-il: je n’étais pas de retour depuis une heure qu’on me les
+donnait, comme à tout le monde. Vous n’aurez donc aucune peine à les
+apprendre, à supposer que vous y teniez. Interrogez, renseignez-vous, et
+si vous n’êtes point convaincu, attendez du moins, pour nous en
+informer, que les faits donnent tort à mon sentiment présent.
+
+Elle s’était levée, le visage devenu de glace. René sentit passer le
+souffle avant-coureur de la catastrophe. Il répliqua d’une voix
+tremblante:
+
+--Je comprends, madame... il s’agit d’une mise en demeure. Sans
+m’attacher outre mesure à ce qu’elle peut avoir de blessant, me
+permettez-vous de demander si vous parlez ainsi au nom d’Annette?
+
+--Ceci, monsieur, est affaire entre ma fille et moi et ne vous concerne
+pas.
+
+Il respira.
+
+--Ce qui revient à dire qu’elle, pas plus que moi, n’est au courant des
+appréhensions que vous donne le retard de ma mère. Oserai-je aussi faire
+remarquer que, si je n’étais pas entièrement d’accord avec les miens,
+j’ai l’âge de passer outre à des volontés mal informées?
+
+Madame Traversot riposta sèchement:
+
+--Je n’ai point dit que madame votre mère s’opposait au mariage: je suis
+même convaincue du contraire. J’estime simplement qu’elle ne se soucie
+pas de venir s’entretenir avec moi de certaines choses... qui importent
+entre familles honorables. Quant à votre liberté d’action vis-à-vis
+d’elle, j’en doute aujourd’hui moins que jamais...
+
+René, cette fois, ne comprenait plus. Puisqu’on croyait toujours sa mère
+d’accord avec lui, que signifiaient ces phrases énigmatiques? Plutôt que
+de prononcer des paroles peut-être ineffaçables, il domina sa colère et
+s’inclinant:
+
+--Il suffit, madame; avant demain, j’aurai percé le mystère auquel je me
+heurte ici: je ne doute pas à mon tour que vous ne m’exprimiez alors des
+regrets pour un traitement que je ne méritais pas.
+
+--C’est tout ce que je souhaite, conclut madame Traversot.
+
+Et elle l’accompagna jusqu’à la cour d’honneur, ne se souciant pas d’une
+nouvelle rencontre avec Annette: mais celle-ci ne parut pas. Quant à
+René, il ne songeait plus qu’à foncer sur l’obstacle inconnu inopinément
+surgi sur sa route. Il n’avait encore aucune crainte et croyait bien,
+ainsi qu’il l’avait annoncé, revenir le lendemain.
+
+Il est curieux de constater comme les événements avancent par
+soubresauts. Durant des jours rien n’arrive, les heures traînent, on a
+l’air d’attendre sur un banc la venue d’un passant qui ne passera
+jamais: soudain, le tumulte succède au silence, la foule à la solitude;
+on est happé, roulé, on n’a plus le loisir de se reconnaître et moins
+encore celui de se défendre...
+
+En quittant l’hôtel du Thil, René se disait: «Je vais me renseigner.»
+Mais où? Auprès de qui? Les raisons mystérieuses qui motivaient la mise
+en demeure de madame Traversot couraient les rues, soit: encore
+fallait-il s’adresser à quelqu’un pour les connaître.
+
+Or, c’était l’heure où, chaque après-midi, M. Valfour s’en retournait
+par le Rempart après sa visite d’hôpital. René n’avait pas fait cent
+mètres qu’il aperçut devant lui l’abbé en train de regagner la ville. La
+rencontre de cet homme lui parut providentielle. Aussitôt, doublant
+l’allure, il le rejoignit.
+
+--Hé quoi! monsieur l’abbé, s’écria-t-il en affectant la gaîté, vous ne
+regardez même pas si des amis vous suivent?
+
+Tels mouvements imperceptibles se sentent, à défaut de les voir. Tout de
+suite, avant que d’achever, René comprit ainsi qu’il tombait mal, ou
+encore que sa compagnie, dans la rue et à cette heure, ne procurait pas
+d’agrément. Raison de plus pour s’obstiner.
+
+L’abbé, pourtant, toujours poli, répondait déjà:
+
+--Je ne demande pas, mon cher enfant, d’où vous venez. Nous avons,
+chacun, nos occupations dans ce quartier... pas les mêmes...
+évidemment... Puisse Dieu les bénir avec une pareille indulgence!...
+Toutefois les miennes m’ont mis en retard: vous m’excusez, n’est-ce pas,
+de ne pas m’arrêter? On m’attend à Notre-Dame.
+
+Pour mieux marquer sa hâte, non seulement il ne ralentit pas, mais parut
+prendre un élan supplémentaire. En même temps son calme visage avait
+rougi et ses yeux trahissaient un désarroi.
+
+René, sans se démonter, lui prit le bras.
+
+--Pressé, je le veux bien, murmura-t-il: serait-ce au point de ne
+pouvoir m’accorder audience?
+
+--Pas dans la rue, je pense? s’écria l’abbé visiblement effrayé.
+
+--Dans la rue, à Notre-Dame, où il vous plaira enfin, pourvu que ce soit
+sur l’heure!
+
+--Impossible! D’ailleurs de quoi s’agit-il?
+
+--D’une chose importante à laquelle sont suspendus tous nos projets.
+
+--Vos projets, mon cher enfant: ce n’est qu’une nuance, toutefois bonne
+à rappeler, fût-ce au passage.
+
+René le considéra, interdit:
+
+--Bigre! vous aussi?...
+
+Il n’acheva pas, mais serrant de plus près l’abbé pour bien marquer
+qu’il se refuserait à lâcher prise:
+
+--Raison de plus: cela prouve que vous êtes au courant.
+
+--Vous me désolez. Je vous sens résolu d’obtenir satisfaction, et
+pourtant... Enfin, soit... à la sacristie... rien qu’un instant...
+
+--Parfait. Du coup, pour vous témoigner ma reconnaissance, je cesse de
+vous compromettre.
+
+René en même temps lâcha l’abbé: ceci encore le frappait que son dernier
+mot n’attirait aucune protestation.
+
+A grands pas et en silence, ils poursuivirent leur route. M. Valfour
+donnait vraiment l’idée qu’il ignorait son compagnon: il semblait, à
+force de serrer les épaules, devenu une chose noire, toute ronde, sur
+laquelle les yeux n’ont pas de prise. Dans Notre-Dame, il choisit pour
+monter au chœur le bas-côté opposé à son confessionnal et, après une
+courte révérence au maître-autel, gagna la sacristie. René ne cessait
+pas de suivre.
+
+Une sacristie est un lieu propice aux entretiens rapides, car on s’y
+tient debout. Nul doute que M. Valfour n’eût escompté cette incommodité
+pour abréger des propos dont la perspective l’importunait. A peine
+entré, il déposa son bréviaire sur l’armoire aux ornements et, adossé à
+celle-ci, les deux mains dans ses manches, les yeux à terre:
+
+--Qu’y a-t-il? je vous écoute, reprit-il d’une voix terne.
+
+René, que l’attitude imprévue de l’abbé achevait d’irriter, lança son
+chapeau près du bréviaire.
+
+--Il y a, déclara-t-il, que je reviens de l’hôtel de Thil.
+
+--Ah! fit l’abbé comme s’il apprenait une nouvelle extraordinaire, ces
+dames sont de retour?... Mademoiselle Annette toujours satisfaite?
+
+--Je l’espère: je ne l’ai pas vue.
+
+--Ah!... répéta l’abbé, un demi-ton plus bas.
+
+--Madame Traversot seule a consenti à me recevoir: recevoir est
+d’ailleurs une manière de s’exprimer, puisque je suis sommé de ne plus
+reparaître tant que ma mère ne sera pas venue.
+
+--Oh! soupira l’abbé, continuant de descendre la gamme.
+
+Son visage cependant n’exprimait pas de surprise.
+
+--On dirait que vous le trouvez naturel?
+
+--Naturel, non... explicable plutôt...
+
+L’abbé Valfour poussa ensuite un nouveau soupir, sans cesser de
+contempler le sol. Tout dans son attitude ajoutait: «Que voulez-vous que
+j’y fasse?»
+
+René répéta d’un ton rude:
+
+--Explicable... c’est bien vous qui l’affirmez... donc il y a des
+raisons, et vous les connaissez. Il ne reste plus qu’à me les dire:
+après quoi, je vous tiendrai quitte et vous serez libre de retourner à
+vos ouailles.
+
+Cette fois plus de réponse, mais un bruit de pas s’étant fait entendre
+dans l’église, l’abbé Valfour jeta un regard vers la porte: il espérait
+l’entrée d’un importun. Fausse alerte: personne ne parut.
+
+--Hé bien? reprit René, décidément exaspéré.
+
+--Eh bien, en vérité, je me demande... Il est possible que des sottises
+aient couru... mais sont-ce les mêmes? et quel besoin avez-vous...
+
+--Quel besoin!
+
+--Plus bas, jeta vivement l’abbé, n’oubliez pas dans quel endroit nous
+sommes!
+
+Et soudain il abandonna l’appui de l’armoire. Ses mains libérées des
+manches esquissèrent ensuite un geste de retraite:
+
+--Je comprends d’ailleurs votre état, poursuivit-il: oui, je
+comprends... Moi-même, vous l’avouerai-je, et vous l’avez dû voir, je me
+sens troublé... extrêmement... par une lettre de madame Traversot reçue
+ce matin.
+
+--Que dit-elle?
+
+--Oh! mon cher enfant, les femmes n’expliquent jamais à fond leur
+pensée.
+
+--Dans ce cas, c’est à vous, l’abbé, de m’expliquer la vôtre! Après quoi
+j’aviserai.
+
+--En effet... en effet... Notez avant tout que madame Traversot, pas
+plus que moi, ne croit... Seulement, voilà: il est de certaines
+questions qui ne devraient jamais être posées. Cela ne les empêche pas
+d’exister, certes! et même les gens sont libres de s’en entretenir,
+s’ils le veulent, pour l’agrément; mais enfin, tant qu’on ne s’est pas
+avisé de demander officiellement: «Cela existe-t-il?» on est libre
+d’agir comme si elles n’étaient pas.
+
+--Allez donc au fait! interrompit de nouveau René, impuissant à
+maîtriser la colère que tant de précautions achevaient de déchaîner au
+fond de lui.
+
+--J’y viens... j’y suis déjà!
+
+Puis, secouant les épaules, comme un homme décidé à brûler ses
+vaisseaux, l’abbé reprit très vite:
+
+--Justement, dès le début de nos relations, madame Traversot m’avait
+exprimé à diverses reprises son désir de mieux connaître votre famille.
+Simple souhait d’elle à moi: satisfaction facile à obtenir et qui
+n’intéressait que nous... Qui, hélas! à Dijon ou ailleurs, s’est avisé
+ces jours derniers de lui dire... ou encore de lui suggérer?... bref, la
+question qui n’existait pas, brusquement a pris corps et, du coup,
+madame Traversot, devenue inquiète, a pensé... enfin elle se demande
+dans quelle mesure vous avez droit au titre que vous portez.
+
+René abasourdi recula:
+
+--Quel titre? je n’en ai pas, que je sache!
+
+--Oh! poursuivait maintenant l’abbé définitivement lancé, je sais bien
+qu’il s’agit là de puérilités! Qu’importe au bonheur de ma charmante
+petite Annette, que vous soyez La Gilardière, tandis que votre frère
+n’est que Manchon? Curiosités de province, scrupules de vieille
+bourgeoisie: rien de plus. Il est probable d’ailleurs, je suis même
+assuré que les deux noms appartiennent à chacun, et encore qu’ils
+figurent l’un et l’autre sur le registre d’état civil... Au fait
+avez-vous jamais eu seulement l’occasion de lire votre acte de
+naissance?
+
+Enfin arrivés là, les yeux de l’abbé, qui jusqu’alors n’avaient cessé de
+contempler le sol, s’étaient levés: tout ce qui précédait, tant
+d’hésitations, de détours, simples manœuvres pour aboutir à poser,--et
+de quel ton détaché!--cette unique question, la seule utile.
+
+Déconcerté par le jeu, mais incapable d’en soupçonner les dessous, René
+ne put que répliquer:
+
+--Quelle est cette plaisanterie, et pourquoi n’aurais-je pas lu mon acte
+de naissance? En souhaitez-vous un double?
+
+M. Valfour saisit les mains de René:
+
+--Ainsi vous l’avez lu... ce qui s’appelle lu... et vous n’y avez rien
+remarqué de particulier?
+
+--Comptiez-vous par hasard sur la mention: père et mère inconnus?
+
+Alors, subitement changé, la face éclaircie, l’abbé acheva d’attirer à
+lui René. Il soupirait, il riait, il retrouvait la bonté de la
+Providence:
+
+--Ah! mon enfant!... mon cher enfant!... quel poids vous m’enlevez! Et
+puisque vous avez cette pièce chez vous, de grâce courez la chercher. Je
+me charge d’éclairer tout... Après cela, madame Traversot...
+
+Mais René se dégageant, coupa la phrase:
+
+--Je vous demande pardon, mon cher abbé: pourrai-je savoir auparavant
+quel rapport imprévu existe entre mon acte de naissance, madame
+Traversot, et le motif qui, au dire de celle-ci, interdirait à ma mère
+de jamais paraître ici?
+
+Tout entier à sa joie de retrouver une situation correcte, là où il
+avait redouté la pire aventure, M. Valfour rit encore:
+
+--Quant à cela, inutile de vous en battre les oreilles: l’essentiel
+n’est-il pas que madame Traversot revienne sur son sentiment? et dès
+lors que j’en fais mon affaire...
+
+Pour la seconde fois, René l’empêcha d’achever:
+
+--Non, l’abbé, j’exige d’être éclairé.
+
+--Des sottises!
+
+--Raison de plus pour n’en rien perdre.
+
+L’abbé riait toujours, bien qu’un peu du bout des lèvres.
+
+--Soit: admirez donc où peuvent en venir des gens inoccupés que
+tourmente la soif d’aventures chez les autres. La différence de nom
+entre votre frère et vous, avait frappé: de là à supposer que vous
+n’étiez peut-être que le fils adoptif de votre mère...
+
+--Il n’y avait qu’un pas, conclut René d’une voix glacée.
+
+--Naturellement, on l’a franchi...
+
+--Vous le premier.
+
+--Ah! mon enfant, ne me calomniez pas: j’y ai cru si peu que j’ai tenu à
+prévenir votre frère du bruit qui courait.
+
+--Et mon frère a répondu?
+
+--En ne m’en parlant pas, ce qui était la plus spirituelle des réponses.
+
+De nouveau, un bruit de marche sonna sur les dalles. Une dame en noir
+parut sur le seuil.
+
+--A la minute... je suis à vous..., jeta l’abbé.
+
+Et revenant à René:
+
+--Vous le voyez, on s’impatiente, mais qu’importe? Tout à l’heure,
+n’est-ce pas, apportez l’acte, et demain...
+
+--Oh! demain, dit René, impossible; je ne serai pas ici.
+
+--Vous partez pour Paris? J’espère bien que vous n’y conterez pas...
+
+--Que vous avez cru, au roman chez la portière? Rassurez-vous: toutefois
+il est urgent de couper court à cette littérature. J’en connais un moyen
+radical et prétends y recourir dès ce soir.
+
+Sans ajouter rien, René ensuite s’éloigna. Il avait la démarche un peu
+saccadée. A mesure qu’il s’en allait, le sourire de l’abbé
+s’évanouissait aussi. C’est qu’après avoir cru faire une lumière
+complète, M. Valfour se demandait si les voies de la Providence ne sont
+pas quelquefois beaucoup plus tortueuses qu’il n’y paraît.
+
+
+
+
+VI
+
+
+René sonna le même soir rue Monsieur. Il devait être minuit ou environ.
+A ce moment, madame Manchon dormait. Il défendit qu’on la prévînt, et,
+réfugié dans sa chambre, tenta de reposer.
+
+On rencontre chaque jour des gens qui vivent dans des conditions
+extraordinaires et ne s’en aperçoivent pas, car l’extraordinaire ne
+l’est jamais que par rapport à nos habitudes. Toutefois, qu’un hasard
+insignifiant éveille leur défiance, sans être mieux éclairés qu’avant,
+ces mêmes gens perdent soudain la sécurité dont ils étaient jusqu’alors
+les bénéficiaires inconscients. Désormais, pour René, ce hasard était
+venu.
+
+Insignifiant, évidemment, ou plutôt sans valeur: quel crédit en effet
+accorder à des racontars de petite ville en mal de nuire? Que des bruits
+aient couru dans Semur assez précis pour inquiéter M. Valfour ou
+incliner madame Traversot à juger impossible un entretien direct avec
+madame Manchon, voilà qui n’avait en soi-même aucune importance et
+n’aurait pas dû retenir un instant la pensée de René. Cependant, parmi
+tant de calomnies possibles, pourquoi celle-là, de préférence à
+d’autres? Et René, malgré lui mal à l’aise, non seulement ne savait que
+répondre, mais s’étonnait de questions nouvelles, surgies à la suite
+comme d’elles-mêmes, et sans que Semur, cette fois, y fût pour rien.
+
+L’attitude de son frère, d’abord. Hostile, ou indifférente? impossible
+d’en décider. A coup sûr réservée et suggérant l’idée d’une
+arrière-pensée continue qui interdisait jusqu’à l’esquisse d’une
+familiarité.
+
+Autre énigme: pourquoi René n’entendait-il jamais parler de son père?
+Pas une image pour l’évoquer. On aurait voulu qu’il oubliât, qu’on
+n’aurait pas agi d’autre manière.
+
+Bien singulier enfin, le désir de madame Manchon d’appeler un de ses
+fils uniquement La Gilardière cependant qu’elle et l’abbé restaient
+Manchon! Pareille vanité s’accordait mal avec le dédain des petits
+sentiers et des petits moyens, souvent affiché et toujours pratiqué par
+elle dans le courant de l’existence...
+
+J’expose cela d’une manière précise; gardez-vous de croire pourtant que
+ce fût aussi net pour René. Des inquiétudes confuses, des lueurs
+passagères perçant une brume dense, il ne percevait rien de plus: trop
+déjà pour échapper à un irrésistible malaise, pas assez pour aborder la
+vérité corps à corps. Au trouble de sa nuit d’attente, correspondaient
+ainsi, dans des proportions diverses, le souci d’un passé incertain et
+celui d’un avenir encore très cher: mais à la perspective du oui ou du
+non que madame Manchon devrait prononcer au matin, qui sait si déjà il
+ne s’épouvantait pas moins de perdre Annette que de se heurter à un
+constat redouté?
+
+Une à une, les heures et les demies scandèrent ces rêveries. Quand,
+épuisé par elles, il succomba enfin au sommeil, le jour commençait, les
+premiers charrois retentissaient dans les rues voisines, et madame
+Manchon s’éveillait...
+
+Depuis la réponse folle de René, elle s’éveillait ainsi tous les jours,
+dès l’aube. Après avoir si longtemps envisagé le temps qui vient avec
+une entière sérénité, elle ne renaissait plus au présent que l’âme
+trouble et sous le coup d’appréhensions intolérables.
+
+--Aujourd’hui, songeait-elle, que va-t-il arriver?
+
+Mais il n’arrivait rien, ou du moins rien qui comptât.
+
+Un soir, vous l’avez vu, son fils aîné avait prononcé des paroles
+singulières qui l’avaient fait trembler sur le moment: elle n’y pensait
+plus, ou si parfois le souvenir lui en revenait, elle s’en détournait.
+D’ailleurs l’abbé, depuis lors, était redevenu muet. Aucun indice
+nouveau n’avait renouvelé des craintes probablement mal fondées. Et
+puis, qu’importe devant le reste, c’est-à-dire la rupture avec René?
+Depuis dix jours déjà, René avait cessé d’écrire: elle de son côté,
+s’obstinait dans l’attente d’une soumission qui ne venait pas. Quand on
+s’est accoutumé à ne vivre que pour un être, quand toute ambition, toute
+tendresse n’ont cessé de graviter autour de lui, imaginez ce que
+deviennent dix jours de silence! Hier, il n’y en avait que neuf:
+aujourd’hui, un de plus, demain un autre... Ah! ne pouvoir dire si le
+fossé cessera de s’élargir, ni quelles pensées, là-bas, répondent à
+celles qui dévorent ici!...
+
+Machinalement madame Manchon consulta sa montre: six heures. Elle écouta
+ensuite le trottis du rouage. Étrange machine, si compliquée, toujours
+en mouvement; et que d’efforts pour mesurer l’insaisissable, en donnant
+une réalité à ce qui peut-être n’en possède aucune! Dix minutes font
+parfois la durée d’une existence; en d’autres cas, vingt années coulent
+sans qu’on les voie.
+
+Madame Manchon ferma les yeux: les années mortes auxquelles elle
+songeait, la séparaient d’autres dont le souvenir demeurait cher: hélas!
+celles-là aussi lui échappaient; depuis son entretien avec l’abbé, elle
+n’osait plus y revenir.
+
+Premier fracas d’omnibus, bavardage des gens de service sur le trottoir,
+Paris qui, après l’accablement de la nuit, s’étire, bâille au soleil
+levant et peu à peu se remet à gronder... Quelle solitude, quand on
+écoute, au fond d’une chambre, rideaux tirés et rêves en dérive!
+
+Dans la pièce voisine, un réveil lâcha brusquement sa sonnerie. C’était
+un crissement aigu qui n’épargnait personne. Sous prétexte d’aller à la
+messe de sept heures, Lapirotte en remplissait la maison, chaque matin.
+Madame Manchon fit un geste d’agacement.
+
+--Pourquoi gardai-je cette fille?
+
+Elle ne l’avait jamais que tolérée, et depuis quelque temps ne la
+supportait plus. Elle méditait de s’en débarrasser.
+
+Le réveil persistant, madame Manchon frappa contre la cloison.
+
+--Cessez donc ce tapage!
+
+Mais Lapirotte affirmait ne se réveiller jamais qu’à la fin, tout à la
+fin de la sonnerie, qui roula jusqu’au bout, avant de s’achever en
+hoquets pareils aux halètements d’un asphyxié.
+
+Des minutes passèrent: puis un coup discret fit tressaillir madame
+Manchon.
+
+--Qu’y a-t-il?
+
+De l’autre côté de la porte, Lapirotte jeta:
+
+--Je voulais annoncer tout de suite à madame...
+
+Ici un temps d’arrêt. Madame Manchon, n’ayant aucun désir de faire
+entrer Lapirotte, restait sans souffler mot. Il fallut bien se décider à
+poursuivre, puisqu’on avait commencé:
+
+--M. René est arrivé cette nuit!...
+
+Comme soulevée par une lame de fond, madame Manchon se dressa sur le
+lit.
+
+--Il est dans sa chambre... il doit dormir encore..., continuait
+Lapirotte, surprise de ne recevoir aucune réponse.
+
+Madame Manchon dit enfin:
+
+--Merci! j’étais au courant... surtout, qu’on le laisse reposer!
+
+Sans qu’on pût l’entendre, elle s’habillait déjà. Ses mains avaient
+peine à retrouver les agrafes. Un tremblement de fièvre la secouait tout
+entière. Puis, approchant de la porte, elle devina que Lapirotte n’avait
+pas bougé, retint son souffle, attendit que, lasse d’épier des
+événements qui ne venaient pas, celle-ci voulût bien s’éloigner. Le cœur
+de madame Manchon, en ces instants, recouvrait tous les bruits, et
+cependant aucun bruit ne lui échappait. Si légère qu’ait été la démarche
+de Lapirotte abandonnant sa faction, elle sut ainsi tout de suite quand
+le passage devint libre. Alors, enveloppée dans un peignoir, encore
+coiffée de nuit, à son tour elle s’évada, pénétra chez René avec des
+précautions infinies, et s’assit dans le fauteuil au pied du lit.
+Accablé de fatigue, René dormait toujours...
+
+Elle le regarda dormir. Elle le contemplait avec avidité. Elle n’avait
+même plus la pensée de lui en vouloir, dès lors qu’il était présent.
+Jamais, non plus, il ne lui avait paru si beau.
+
+Puis, elle imagina que puisqu’il avait accepté de revenir, il lui
+revenait tout à fait, et une joie sourde, inexprimable, la baigna toute.
+Si, dès la première heure, elle s’était dressée si rudement contre le
+projet de René, ce n’était pas qu’elle en voulût aux Traversot ni à
+n’importe qui: simplement, elle ne consentait pas qu’on lui volât son
+fils. Elle se refusait à le partager. Peut-être aurait-elle toléré une
+maîtresse: mais une femme,--c’est-à-dire la vie de René loin d’elle, en
+dehors d’elle, sans doute même tournée contre elle,--elle n’aurait pu.
+Dieu merci! lui semblait-il, l’alerte était finie! il ne restait plus
+qu’à attendre l’éveil, à se plaindre pour la forme et à pardonner. Oh!
+comme elle pardonnerait tout à l’heure!
+
+Après cela, durant un long moment, il n’y eut dans la pièce que le
+murmure de deux souffles réguliers, symbole d’une paix indicible. Enfin
+un bruit léger déchira le silence. René, tel un plongeur qui revient à
+la surface, aspirait l’air, détendait ses bras, et se redressait...
+
+A la vue de sa mère, il eut un tressaillement qui acheva de l’arracher
+au sommeil.
+
+--Quoi! dit-il, déjà levée, maman?
+
+D’un geste de main apaisant, madame Manchon lui fit signe de ne pas
+bouger.
+
+--Oui, il est très tôt... dors encore... tu es fatigué... j’ai le temps.
+
+Il ne répondit pas tout d’abord, en proie à l’effarement qui succède aux
+fins de nuit écrasées. Une seconde auparavant, le repos de la mort;
+subitement, la rentrée dans le réel; au fond de l’âme, les lourdeurs et
+l’obscurité se retrouvent intactes, avivées par le contraste.
+
+--Bonjour, murmura-t-il, comment vas-tu?
+
+Madame Manchon renouvela le même signe apaisant. Bien qu’elle n’eût
+aucune crainte, elle souhaitait retarder les explications qu’elle
+sentait devoir suivre, et qui d’avance lui semblaient si inutiles!
+
+A demi soulevé sur l’oreiller, René cependant poursuivait:
+
+--Rien de changé dans la maison?... Lapirotte toujours en sucre? mon
+frère toujours acide?...
+
+Et madame Manchon encore hocha la tête: non, rien n’était changé, pas
+même son désir de se taire qui la tenait assise au bout du lit, sans se
+pencher seulement pour embrasser son fils.
+
+Étonné, René fronça les sourcils:
+
+--M’en voudrais-tu au point de ne plus vouloir répondre?
+
+Alors se décidant enfin:
+
+--Trois semaines sans te voir, soupira-t-elle: bientôt dix jours sans
+nouvelles!...
+
+Il riposta d’un ton léger, bien qu’en réalité dépourvu d’assurance:
+
+--Mais il me semble que toi aussi...
+
+--Ne continue pas! Laisse-moi d’abord reprendre possession de toi. Que
+je te sente redevenu mon fils et point changé!
+
+--Oh! maman, répliqua-t-il en riant, tu vas me faire croire qu’on aurait
+pu me voler en route: heureusement que, me tâtant, je me sens vraiment
+le même.
+
+Elle sourit à ce mot qui le lui montrait, comme elle s’y attendait,
+dégrisé, repentant, et répéta:
+
+--Le même?... pas tout à fait, j’espère?
+
+Une seconde s’écoula, encore joyeuse... et tout à coup la chimère qui
+s’écroule, la vérité qui s’abat sur le rêve.
+
+--Pas tout à fait... tu l’as dit, maman, puisque je viens te chercher et
+veux te ramener auprès de celle que j’aime, sûr que tu l’aimeras aussi
+dès que tu la connaîtras.
+
+Anéantie, madame Manchon contemplait René, tandis que les syllabes
+légères tombaient sur elle, pareilles à des gouttes de plomb, et que
+René, de son côté, les prononçait d’un ton résolument détaché, ayant
+l’air de supposer que les choses ne pourraient suivre un autre cours.
+
+Quand ce fut terminé, elle joignit les mains:
+
+--Ainsi, fit-elle d’une voix éteinte, ce n’est pas fini?
+
+--Pouvais-tu en douter?
+
+Elle ne répondit pas. Elle venait de baisser la tête. On aurait pu la
+croire échappée ailleurs: et de fait, toute sa jalousie revenue, éperdue
+devant l’imminence du péril, elle se demandait: «Au nom de quoi refuser
+de nouveau mon consentement?--Quelles raisons lui donner, puisque la
+vraie ne peut se dire et qu’il n’y a rien contre cette femme?» Elle se
+le demandait, ne trouvait pas, et désespérée se taisait.
+
+Enhardi, René reprit:
+
+--Voyons, maman, il est temps de renoncer à des silences qui n’ont servi
+qu’à nous faire souffrir l’un et l’autre. Dès lors que tu t’obstinais à
+tenir ta plume au sec, le meilleur était de prendre le train: c’est ce
+que j’ai fait. Maintenant, il n’y a plus qu’à tirer au plus court en
+nous expliquant sans ambages... Tu m’as écrit que tu me désapprouvais:
+mais tu as omis de m’en donner les motifs. Hé bien! reconnais ma bonne
+foi: je ne demande qu’à les entendre, et même à m’incliner devant eux,
+s’ils tiennent. Quels sont-ils?
+
+Toujours tête basse, madame Manchon continuait de se taire. René
+poursuivit encore:
+
+--Est-ce la famille qui ne te plaît pas? elle vaut au moins la nôtre. La
+fortune? médiocre, j’en conviens: combien de fois, cependant, ne m’as-tu
+pas assuré que j’en avais pour deux? Annette? mais tu ne sais qui elle
+est, et que te demandais-je, sinon précisément de venir la juger?
+
+--Tu prétends?... interrompit cette fois madame Manchon.
+
+--Je ne prétends pas: je suis sûr que mieux éclairée, et ravie d’aider à
+mon bonheur, tu vas consentir à m’accompagner, aujourd’hui même,
+là-bas... où tu es attendue, soit dit sans reproche, avec une patience
+que d’autres peut-être n’auraient pas eue. Tu ne réponds toujours pas?
+Faut-il m’expliquer mieux en...
+
+--Inutile, interrompit madame Manchon d’un ton bref.
+
+Puis, pensive:
+
+--Je croyais cependant m’être exprimée assez clairement dans ma lettre
+pour que tu connusses d’avance l’accueil que je ferais à pareille
+demande.
+
+--Tu refuses?
+
+--Évidemment.
+
+Chose curieuse, à mesure qu’ils précisaient leur dissentiment définitif,
+leurs voix, au lieu de s’irriter, s’apaisaient, et leurs regards
+s’éteignaient. Il semblait qu’au fond d’eux-mêmes d’autres sujets plus
+importants se substituaient au premier. De toute son âme, en effet,
+madame Manchon, au lieu d’écouter, continuait de chercher le prétexte
+avouable, qui, arrêtant son fils, la sauverait du dépouillement dont
+elle était menacée. René, de son côté, parlant de son avenir, ne
+s’occupait déjà plus que du passé. Ainsi, chacun était ramené à son
+instinct profond: ici, la passion maternelle résolue à toutes les ruses
+plutôt que d’être dépossédée; là, le souvenir des gênes insaisissables
+qui, tolérées hier, risquaient demain de ne pouvoir être supportées.
+
+Ni l’un ni l’autre ne s’aperçurent qu’ils avaient cessé de parler.
+
+Soudain, René parut obéir à une impulsion nouvelle, et avec l’expression
+distraite de quelqu’un qui ouvre une parenthèse sans importance:
+
+--Au fait, maman, pendant que j’y songe, et avant de revenir à ce qui
+nous occupe, voudrais-tu me donner la réponse à une question qui m’a été
+posée, il y a quelques jours, et devant laquelle je suis demeuré
+perplexe?
+
+--Quelle question? répéta madame Manchon qui, à mille lieues des pensées
+de René, voyait avec bonheur dans ce détour une occasion de gagner du
+temps pour réfléchir encore.
+
+--Pourquoi m’avoir imposé un nom que je suis seul à porter dans la
+famille?
+
+Toujours ignorante du chemin qu’elle suivait, madame Manchon sourit:
+
+--Mais rien de plus simple, mon enfant... c’est ton frère qui m’en a
+donné l’idée.
+
+--Ah! c’est mon frère...
+
+Et soudain, le visage de René se ferma.
+
+--Cela te surprend?
+
+--Un peu.
+
+--Tu as tort. Ton frère s’occupe de tes intérêts, à sa manière, il est
+vrai, qui est assez froide, mais pleine de sens quelquefois.
+
+--Et sous quel prétexte a-t-il souhaité?...
+
+--Rien de plus simple encore. Il me voyait ambitieuse pour toi. Qu’il
+eût ou non raison, il estimait qu’une apparence de titre fait bien en
+république. Je me suis laissée convaincre. En fin de compte, tes
+enfants, à défaut de mieux, en profiteront.
+
+Ceci d’une voix nette; le regard posé sur René semblait ajouter: «A quel
+propos de l’inquiétude quand il s’agit de choses évidentes?» Cependant,
+pourquoi madame Manchon s’apercevait-elle tout à coup que ces choses
+évidentes le devenaient déjà moins? pourquoi surtout suffisait-il d’en
+parler pour évoquer l’abbé et le cortège d’appréhensions dû à l’un de
+ses entretiens?
+
+--Qui t’a interrogé à propos de cette sottise? reprit madame Manchon,
+poussée malgré elle à aller au delà.
+
+--Oh! dit vivement René, quelqu’un... à la banque peut-être... je ne
+sais plus.
+
+--Pas l’ami de ton frère, je pense?
+
+--L’abbé Valfour n’y est vraiment pour rien.
+
+En ce moment, l’apparition du nom de M. Valfour aurait pu paraître
+puérile: mais tous deux suivaient une logique intérieure qui leur
+interdisait de s’étonner.
+
+--C’est tout? conclut madame Manchon après une courte pause durant
+laquelle il lui parut qu’un danger, dû à son fils aîné, venait de la
+frôler.
+
+--Non, maman, dit René subitement dressé sur l’oreiller.
+
+Elle frémit:
+
+--Qu’y a-t-il encore?
+
+--Il y a que, puisqu’il en est ainsi, tu _dois_ m’accompagner là-bas.
+
+Elle ne comprit pas tout d’abord, ou plutôt elle se refusait à admettre
+un lien quelconque entre la question posée par René et le conflit qui
+recommençait:
+
+--Faut-il te répéter que ma décision est prise?
+
+--C’est que tu ignores les bruits qui courent!
+
+--A Semur, il court des bruits sur nous?
+
+--On dit... on ose dire que, quoi qu’il arrive, tu ne consentiras jamais
+à revenir avec moi.
+
+--On ne se trompe pas.
+
+--Seulement, on en donne pour raison précisément cette différence de nom
+entre mon frère et moi. C’est tout juste si l’on n’exige pas que je
+sorte mon acte de naissance pour prouver que je suis vraiment ton fils!
+
+Madame Manchon, aux derniers mots, promena un regard épouvanté sur les
+murs, comme si, aspirée par une trappe, elle voulait, avant de
+disparaître, leur jeter un dernier adieu. Tout à coup elle venait
+d’apercevoir un dépouillement devant lequel l’autre ne comptait plus.
+Mais qui avait osé cela? De qui René tenait-il ses soupçons?
+
+Dans les instants de grand émoi, on ne saurait mesurer ni la vitesse ni
+le nombre des pensées diverses fulgurant à travers un cerveau. En une
+seconde, je le répète, madame Manchon, eut le temps de supputer la
+douleur d’être jugée par le fils de son âme, de chercher à qui elle le
+devait, et d’en accuser son autre fils. Elle eut le temps encore de
+songer: «C’est bien un crime de prêtre: je ne pardonnerai jamais.» Puis
+brusquement, une autre perspective s’ouvrit à elle, celle-là rayonnante.
+Non seulement, René ne savait rien, puisqu’il interrogeait, mais grâce à
+lui, la raison tant cherchée pour écarter définitivement les Traversot
+venait de paraître!
+
+--Et c’est cela... cela... que ces gens ont pensé de ta mère!
+murmura-t-elle presque à voix basse, tandis que de la main elle semblait
+écarter une affreuse vision.
+
+--Maman! jeta René décontenancé par l’attaque, je n’ai pas dit...
+
+--Allons donc!
+
+De nouveau, la main de madame Manchon fendit l’air. Il semblait qu’elle
+achevât de débarrasser l’espace des intrus qui depuis une heure volaient
+ici l’air respirable.
+
+--Allons donc! si ce n’était venu par eux, aurais-tu retenu, fût-ce une
+minute, ces ordures? Admirable, en vérité, la délicatesse d’une famille
+qui, pour mieux t’accaparer, n’hésite pas à salir la tienne et, férue
+d’honneur, offre pourtant de s’accommoder de nos restes! Ne caches-tu
+plus rien au moins? S’en est-on bien tenu là pour te détacher de moi? Et
+tu veux que j’accoure en pénitente, prouver que grâce au ciel... Ce
+serait imbécile si ce n’était risible!
+
+Comment rendre l’accent de ces phrases? Il y passait même du triomphe!
+Ce ne devait être, hélas! qu’une ivresse passagère. Désormais tout à son
+angoisse, déjà René répondait:
+
+--Tu te trompes: ce n’est ni imbécile, ni risible. Il ne s’agit plus des
+Traversot, ni d’Annette, mais de moi! En apprenant ces bruits, j’ai
+ressenti un malaise que je ne parviens pas à exprimer. La pensée qu’ils
+persistent me trouble plus encore. Crois-moi, je ne trouverai la paix
+qu’en leur infligeant un démenti par ta venue, et c’est pourquoi tu
+dois... je te supplie de repartir avec moi!
+
+Butée, elle répéta:
+
+--Non, c’est toi qui vas rester!
+
+--Maman! n’as-tu pas entendu? il est impossible de laisser affirmer que
+tu ne _peux_ m’accompagner là-bas parce que tu ne _peux_ expliquer des
+choses du passé.
+
+--Que t’importe, puisque tu sais que les autres se trompent!
+
+--Maman! les autres ne comptent plus: c’est moi maintenant que je te
+demande de rassurer!
+
+--Te rassurer!... tu en es là?...
+
+Et cette fois, madame Manchon se renversa sur son fauteuil. En trombe,
+le doute de son fils venait de passer sur elle et l’écrasait. Elle avait
+redouté de voir le cœur de René pris par une passante: mais cela, ce
+n’est que l’épreuve d’un Lormier! il s’agissait de bien autre chose!
+
+Le mot de René, d’ailleurs, avait été prononcé, comme il arrive souvent,
+sans que fût mesurée sa portée réelle. Dans ces cas-là, est-ce encore
+nous qui parlons, ou un autre enseveli au fond de nous-même et qui prend
+place d’office parce qu’il voit mieux? A peine eut-il compris ce qu’il
+venait de dire, que René aussi s’effraya autant que sa mère. Leurs deux
+regards se croisèrent. Celui de madame Manchon était pesant, chargé de
+stupeur: par-dessus tout, il y paraissait l’immense désarroi d’une âme;
+celui de René mendiait de la lumière ou peut-être un pardon--comment le
+savoir?--Puis on entendit un bruit à peine perceptible: madame Manchon
+se levait.
+
+On n’est jamais plus proches que lorsqu’on a conscience de s’être fait
+beaucoup de mal.
+
+A la vue de sa mère debout et qui sans doute allait partir, René tendit
+les bras:
+
+--Maman! appela-t-il d’une voix défaillante.
+
+Elle se retourna, secouée jusqu’au plus intime de l’être, aperçut le
+geste, et s’arrêta.
+
+--Maman, j’ai tant de chagrin!
+
+--Et moi donc!
+
+Le double cri de leurs effrois devant la douleur souveraine. Pourtant,
+tout au plus en avaient-ils senti passer l’ombre sur eux.
+
+--Maman! tu ne vas pas m’abandonner ainsi?
+
+--T’abandonner!
+
+Encore un cri, mais combien différent du premier! Subitement projetée
+vers René, redevenue tendresse vivante, enfin madame Manchon cédait à
+l’appel des bras ouverts, se précipitait vers eux. Elle et lui
+s’étreignirent. Ils ne se parlaient plus. Ils auraient eu peur de
+troubler ce moment ineffable où, rapprochés, fondus, ils avaient
+conscience d’échapper à la tourmente en oubliant ce qui n’était pas eux.
+Ce fut un moment unique, l’ivresse sur la cime: mais on ne demeure
+jamais longtemps sur la cime. Avant même que l’étreinte ne devînt plus
+lâche, l’un et l’autre étaient déjà redescendus dans la plaine: René
+pour sentir qu’un double désastre continuait d’emporter à la fois le
+passé et l’avenir, madame Manchon pour ne découvrir autour d’elle que
+des abîmes. Que se passa-t-il ensuite en celle-ci? Sans doute dut-elle
+songer: «Avec ou sans moi, il partira; si je vais avec lui, non
+seulement je le rassure, mais il me reste la chance de tout rompre sur
+place.» Quand on en est à sentir trébucher l’effort entier d’une vie, on
+cesse de vouloir tout sauver: régler la part du feu suffit. Quoi qu’il
+en soit, elle reprit soudain très bas:
+
+--Maintenant lève-toi... Ce qui précède était pour t’éprouver... Tu
+persistes: je ne résiste plus. Demain... ce soir... quand tu voudras!...
+
+Le miracle n’étonne pas, dès qu’il est conforme à nos désirs. Sans
+desserrer l’étreinte, René répondit simplement:
+
+--Ah! maman! je savais bien que tu voudrais me rendre heureux!
+
+
+
+
+VII
+
+
+Il faut avoir cru son bonheur perdu pour le savourer dans sa plénitude.
+Les heures qui suivirent furent pour René et madame Manchon la lueur
+suprême d’une intimité que les événements s’apprêtaient à détruire.
+Jamais René n’avait eu plus conscience d’être le fils d’élection de sa
+mère: jamais madame Manchon, sacrifiant en apparence sa passion jalouse
+aux désirs de son enfant, ne s’était crue aussi près de le posséder tout
+entier.
+
+Toutes choses pesées, une demande officielle fut adressée sur l’heure à
+madame Traversot. On convint de remettre le voyage décidé à la réception
+de la réponse; René, lui, partirait seul, le lendemain.
+
+Quand l’abbé parut pour le repas du soir, il ne marqua d’étonnement ni
+de la présence de son frère, ni de l’accueil glacé de madame Manchon.
+Celle-ci, durant les intervalles de liberté que procurait la
+conversation joyeuse de Lapirotte avec René, jetait de temps à autre sur
+le prêtre un regard aigu.
+
+A la sortie de table, René crut bon de le remercier:
+
+--Il paraît, dit-il, que tu m’as approuvé dès le début. Je ne
+l’oublierai pas.
+
+L’abbé répondit avec simplicité:
+
+--Dans cette occasion comme en toute autre, je m’efforce d’accomplir mon
+devoir. Il ne faut pas me savoir gré de ce qui est d’obligation.
+
+A peine débarqué à Semur, René courut à l’hôtel de Thil. La lettre qui
+le précédait et sans doute une visite de l’abbé Valfour y avaient tout
+changé. René fut accueilli par le premier vrai sourire de madame
+Traversot. On le retint à dîner. Annette seule avait pris un air grave.
+Un dénouement si prompt l’effrayait: c’est maintenant qu’elle commençait
+d’avoir peur.
+
+Deux jours plus tard, René aperçut à la devanture de l’unique bijoutier
+de Semur une perle montée sur bague et qui était d’une eau rare. Il eut
+la fantaisie de l’acheter et, dès qu’il fut avec Annette, lui offrit ce
+bijou, se réservant de le remplacer plus tard par un autre plus digne.
+
+--Vous m’aviez accordé votre main, quoi qu’il arrive: que ceci soit de
+même le gage de nos fiançailles pour nous seuls.
+
+Annette, inquiète des moindres signes, essaya l’anneau qui se trouva
+trop large.
+
+--Qu’importe! dit René: j’aimerai vous le voir, quand nous serons en
+tête-à-tête.
+
+--Mais je craindrai de le perdre...
+
+--Qu’importe encore, dès lors que je ne vous perdrai pas!
+
+Et ce fut, là aussi, une minute heureuse. Ils erraient sur la terrasse.
+Alentour, les collines vertes tendaient vers eux les prémices d’un été
+précoce. A leurs pieds, l’Armançon chuchotait son approbation rieuse. On
+n’apercevait que lumière, on ne respirait que parfums; mais quelle
+parure plus belle la terre eût-elle souhaitée, que ces deux êtres
+frissonnant au souffle de l’amour?
+
+La nouvelle de la demande officielle, de l’arrivée certaine de madame
+Manchon, et de l’acquisition chez le bijoutier d’une bague qu’on ne
+voyait pas encore au doigt d’Annette, fusa à travers la ville avec une
+rapidité qui tient du prodige. René s’en rendit compte aux compliments
+que lui adressa, dès le lendemain de son achat, M. Chasseloup avant
+d’entamer le travail du matin. Et ceci nous ramène à la banque, dont je
+n’ai pas encore parlé...
+
+Le moment vient d’indiquer en quelques mots quelles y étaient les
+attributions de René et d’en faire une description, telle du moins que
+je m’en suis fait idée. Duclos rectifiera mes dires, s’il en est besoin.
+
+Située rue Buffon, la banque Chasseloup occupait une maison ancienne
+dont on avait aménagé, tant bien que mal, le rez-de-chaussée et le
+premier. Le rez-de-chaussée servait aux employés et au public, le
+premier abritait la direction. Trois portes donnant sur le palier de
+l’étage y desservaient l’une le cabinet de René, l’autre une pièce
+banale réservée au gardien, et la dernière enfin, située entre les deux
+précédentes, le bureau de M. Chasseloup. Au fond, à droite, une sortie
+dérobée permettait de gagner le bas par un petit escalier intérieur.
+Entre le bureau de Chasseloup et le cabinet de René existait en outre
+une communication directe. Vous jugerez dans un instant combien ces
+détails ont d’importance.
+
+Le travail de René se réduisait à étudier, chaque matin, de concert avec
+M. Chasseloup, la cote du dernier marché, à suivre le mouvement des
+fonds et à parler ensuite interminablement des menues affaires que les
+spéculateurs en mal d’argent s’efforcent de passer à la province, quand
+Paris a refusé de les suivre.
+
+La force de Chasseloup en ces matières était son extrême défiance. Il
+traitait la banque avec des méthodes de paysan, sans audace mais sans
+risques. Cela ne l’empêchait pas de jouer en imagination. Il se
+procurait ainsi la satisfaction de dire: «Si j’avais voulu, j’aurais
+gagné ceci...» ou bien: «Sans mon coup d’œil, j’aurais perdu cela...»
+Plaisir sans danger, qui joint à des bénéfices réguliers, suffisait à le
+rendre d’humeur joviale.
+
+L’espoir de vendre la banque, à un prix inespéré, et la séduction de
+René avaient, comme il sied, mis très vite les relations des deux hommes
+sur un pied de confiance réciproque. En l’absence de Chasseloup, le
+personnel, qui en avait conscience, s’adressait donc à René. Des clients
+prirent même l’habitude de frapper directement chez lui. En cas
+d’hésitation, René passait chez Chasseloup par la porte de communication
+et, de toutes manières, l’affaire était réglée.
+
+Un dernier détail, enfin: une maison telle que celle-ci est un
+établissement régional dont le public se trouve repéré d’avance et
+demeure à peu près invariable. Or, deux mois environ avant l’époque
+qui nous occupe, la banque Chasseloup s’accrut d’un compte
+important,--plusieurs centaines de mille francs,--déposé par une
+demoiselle Lormier, inconnue de Chasseloup autant que de René. C’était
+là une aubaine point négligeable; le nom de Lormier figura dès lors sur
+la liste des personnes à traiter avec égards.
+
+Ceci dit, René venait à peine de recevoir les félicitations de
+Chasseloup que survint l’abbé Valfour, monté à tout hasard pour
+s’enquérir.
+
+--Est-il exact que vous ayez acheté déjà l’anneau de fiançailles?
+demanda-t-il.
+
+René ne put cacher son agacement:
+
+--Je commence à craindre, répondit-il, qu’on ne puisse éternuer dans
+cette ville sans qu’y réponde le tocsin.
+
+M. Valfour sourit avec indulgence.
+
+--Rançon des grandeurs: on les contrôle. Cela ne gêne pas, en somme, et
+pourquoi vous en occuper?
+
+--Peste! s’écria René avec une nuance de rancune, vous ne teniez pas le
+même langage lors de mon départ pour Paris!
+
+--C’est qu’aussi, que voulez-vous qu’il arrive? riposta l’abbé sans se
+démonter.
+
+Au même instant, le gardien de bureau entra: mademoiselle Lormier
+désirait parler à M. Chasseloup.
+
+--Hé bien, introduisez-la!
+
+--Mais M. Chasseloup vient de sortir, et il s’agit, paraît-il, d’un
+renseignement urgent.
+
+--Soit: qu’elle attende!
+
+Et se tournant vers M. Valfour:
+
+--Connaissez-vous?
+
+Toujours prudent, l’abbé fit une moue incertaine.
+
+--Un bon prêtre doit connaître chacun de ses paroissiens, au moins de
+vue.
+
+--Qui est-ce?
+
+--Une personne fort bien, je crois, intelligente, pieuse, et qui vit
+avec son père. Toutefois que vient-elle faire ici?
+
+--J’en sais autant que vous. C’est une recrue nouvelle. M. Chasseloup
+tient à la satisfaire.
+
+L’abbé prit un air entendu:
+
+--Je reconnais les procédés de la maison: les petits ruisseaux font...
+
+--Les gros, voulez-vous dire.
+
+--Pas possible!
+
+--C’est ainsi.
+
+L’abbé considéra René avec étonnement, puis ramassant son chapeau:
+
+--Au genre de vie des Lormier, je ne l’aurais pas cru... Par où puis-je
+m’évader sans être vu?
+
+--Vous avez peur d’une rencontre?
+
+--Non: pourtant, quand c’est réalisable, je préfère n’être aperçu qu’aux
+lieux convenant à mon ministère.
+
+--Parfait! Allez avec Broquant (René désignait en même temps le gardien
+de bureau): il vous mènera au petit escalier.
+
+Laissé seul, René revint ensuite attendre à sa table la cliente
+annoncée. Corvée de métier, dépouillée d’imprévu. Chasseloup serait
+désolé de ne pas recevoir lui-même cette Lormier. Au fait, peut-être
+celui-ci rentrerait-il sous peu? Alors, autant ouvrir la porte de
+communication, de manière à ne point le manquer: et s’étant levé, René
+fit comme il disait. Quand il revint sur ses pas, la visiteuse entrait.
+
+--Je vous en prie, mademoiselle, prenez place...
+
+Il avança un fauteuil, et s’installant lui-même, poursuivit:
+
+--Vous désiriez un conseil? A quel propos et en quoi pouvons-nous vous
+être utiles?
+
+Déjà plié au métier, il s’exprimait avec le ton détaché d’un marchand
+d’épices prêt à ouvrir ses tiroirs au gré de la demande. Il ne regardait
+même pas celle à qui il s’adressait: toutefois, en terminant, il se
+sentit brusquement retenu par un détail stupide.
+
+La personne qui était là, tenait dans une main un paquet de récépissés
+et dans l’autre un parapluie, inutile par ce jour de beau temps, mais
+dont le bec avait une forme que René croyait avoir aperçue déjà en
+d’autres circonstances.
+
+--Avant de vendre quelques-unes de ces valeurs, j’aimerais avoir
+l’opinion de la banque, répondit mademoiselle Lormier.
+
+Déposant ensuite les récépissés devant René, elle prit à deux mains le
+parapluie, en promena l’extrémité sur le tapis et parut s’absorber dans
+les dessins qu’elle traçait. Plus de doute: René reconnaissait aussi la
+voix. L’inconnue de la gare et mademoiselle Lormier ne faisaient qu’un.
+
+Il est parfaitement désagréable de se rendre compte qu’on s’est mépris
+en certaines occasions: il est aussi d’usage qu’on affecte alors
+d’ignorer ce qui a pu se passer. René reprit donc:
+
+--De quelles valeurs s’agit-il?
+
+Il fit mine en même temps de parcourir les récépissés: puis, parce
+qu’aucune réponse ne venait, il se tourna de nouveau vers la visiteuse.
+Celle-ci continuait de jouer avec le parapluie.
+
+--C’est bien le même, dit-elle enfin, à l’instant où, entraîné par
+l’exemple, René en regardait la pointe.
+
+Aucune ironie perceptible, d’ailleurs. Mademoiselle Lormier semblait
+évoquer ce souvenir comme une chose indifférente de sa vie.
+
+Il balbutia, décontenancé:
+
+--Mon Dieu! mademoiselle, croyez bien que, de moi-même, je ne me serais
+jamais permis... Aussi bien, je sens en ce moment quelles excuses...
+
+Elle l’interrompit:
+
+--Vous plaît-il de me rendre ceci?
+
+Elle désignait les papiers. Il crut que pour couper court à une
+explication gênante, elle souhaitait y chercher tout de suite un
+renseignement, et obéit. Mais elle en refit un paquet et de l’air le
+plus naturel:
+
+--La vérité est que je n’ai besoin d’aucune indication financière.
+J’avais envie tout simplement de revoir mon compagnon d’un soir et de
+m’entretenir avec lui. Êtes-vous disposé à reprendre une conversation...
+qui fut, je l’avoue, un peu vivement interrompue?
+
+Le plafond se serait écroulé aux pieds de René qu’il n’eût pas éprouvé
+une moindre surprise.
+
+--Il est clair, mademoiselle, que je ne puis que m’incliner devant ce
+désir... inattendu; les souvenirs que j’ai dû vous laisser rappellent
+par trop une inconvenance dont je sollicite humblement le pardon,
+balbutia-t-il.
+
+--Je conçois qu’ils vous gênent, surtout en ce moment, répartit
+mademoiselle Lormier toujours paisible. C’est sans doute la raison pour
+laquelle, passant tous les jours devant moi, vous ne m’avez jamais
+aperçue.
+
+Il protesta du geste:
+
+--De cela, du moins, vous ne sauriez m’en vouloir, puisque je n’avais
+pas entrevu votre visage!
+
+--Mettons que vous êtes surtout occupé par un autre.
+
+Et la pointe du parapluie sembla tenter de percer le tapis, cependant
+que René s’inquiétait soudain.
+
+Mademoiselle Lormier poursuivit:
+
+--On annonce vos fiançailles: mes compliments... A quand la noce?
+
+René, de plus en plus gêné, secoua les épaules:
+
+--Mais... en vérité, rien n’est fixé... Cela dépendra.
+
+--Oui, de beaucoup de choses: avec vous, il est prudent de ne rien
+arrêter d’avance, car vos sentiments changent assez vite, si je m’en
+rapporte à ma propre expérience.
+
+Et mademoiselle Lormier, détournant la tête, sans doute pour ne point
+voir l’accueil reçu par sa remarque cruelle, considéra la pièce voisine,
+c’est-à-dire le bureau de M. Chasseloup. René trembla qu’elle ne voulût
+fermer la porte; mais il n’en fut rien. Mademoiselle Lormier,
+maintenant, était occupée à relever sa voilette. La chose faite, elle
+revint à sa position primitive.
+
+Durant un court moment se déroula ensuite une scène muette et
+singulière. Tandis que le regard de mademoiselle Lormier, planté droit
+sur René, semblait commander qu’il daignât au moins examiner les traits
+qu’on lui montrait, René, tout à l’inquiétude du présent, persistait à
+ne pas les voir, et devenu on ne sait quoi de fuyant, ajoutait sans le
+vouloir un grief cuisant à ceux contre lesquels il prétendait se
+défendre. Mademoiselle Lormier parut la première se lasser du jeu:
+
+--Nous disions donc, reprit-elle, que la noce est retardée...
+
+--Non, rectifia René, que la date n’en est pas arrêtée.
+
+--Hé bien, je crois justement me rappeler qu’en entrant ici, je m’étais
+proposé de vous inviter à l’ajourner tout à fait.
+
+René accueillit, impassible, la menace que ces mots recouvraient.
+
+--Me permettrez-vous, mademoiselle, de remarquer que, si réels que
+soient mes torts à votre égard, vous n’avez aucun titre à me donner
+pareil avis?
+
+Mademoiselle Lormier eut un léger haussement d’épaules:
+
+--Vous ferez bien pourtant de tenir compte de mon avertissement.
+
+--Ah!... ce n’est plus déjà qu’un avertissement?
+
+--Croyez-moi. Si vous ne vous résignez à la rupture, les Traversot en
+prendront l’initiative.
+
+--J’ignorais que vous eussiez le don de prophétie.
+
+--Ce que je sais de vous me suffit.
+
+--Vraiment! vous savez de moi...
+
+--Beaucoup de choses... plus que vous n’en savez vous-même.
+
+--Vous m’étonnez. Peut-on savoir lesquelles?
+
+--Non.
+
+On entendit un bruit sec: René jetait sur la table le coupe-papier avec
+lequel il jouait machinalement.
+
+--En tout cas, et si compromettant que puisse paraître l’abri momentané
+offert par un parapluie, je doute que la divulgation en soit de nature à
+me gêner!
+
+--Si je désirais autre chose que votre bonheur, il eût été bien simple
+de ne pas vous avertir, répliqua mademoiselle Lormier d’un ton paisible.
+
+Et le jeu des yeux, les uns cherchant René, les autres fuyant devant un
+appel qu’ils ne remarquaient pas, recommença silencieux.
+
+On peut trouver surprenant que parvenus à ce point, René n’ait pas tenté
+de rompre ou mademoiselle Lormier se soit obstinée à poursuivre un but
+qui, à l’évidence, prétendait se dérober: c’est qu’il y a, quoi qu’on
+pense, d’autres modes que la parole ou le regard pour communiquer. Dans
+les circonstances importantes, les âmes recourent au contact direct. Ils
+savaient tous les deux que, loin d’être épuisé, l’entretien n’avait pas
+encore abordé l’essentiel.
+
+Soudain, mademoiselle Lormier se raidit: enfin! René venait de
+l’apercevoir.
+
+Une seconde s’écoula, puis douloureusement:
+
+--Vous n’aviez pas voulu me croire: suis-je assez laide?
+
+--Oh! répliqua-t-il sans parvenir à cacher que cela lui était
+indifférent, une femme ne se prétend jamais laide que lorsqu’elle ne
+l’est pas.
+
+--Vous êtes bien demeuré le même!...
+
+Et un sourire bizarre éclaira les lèvres de mademoiselle Lormier. On
+n’aurait pu démêler quelles parts de satisfaction et d’ironie y
+figuraient.
+
+--Le même? interrogea René.
+
+--Si j’étais tentée de vous croire, je n’aurais qu’à rassembler mes
+souvenirs pour m’assurer, grâce à eux, qu’entre deux déclarations, vous
+mettez au plus un intervalle d’une heure. Supposons que, pour mon
+malheur, j’aie pris autrefois la vôtre au sérieux...
+
+--Mais vous ne l’a avez pas fait?
+
+--Que je l’aie fait ou non, en quoi cela excuserait-il votre façon de
+jouer avec le cœur des autres? A vos yeux, révéler à une pauvre fille
+les premiers troubles de l’amour, l’enivrer de perspectives qui la
+détacheront des bonheurs qu’elle avait, quoi de plus simple et pourquoi
+s’en soucier? Par contre, il se trouve que je suis de votre monde ou à
+peu près; que ma fortune est suffisante pour me valoir l’accueil
+empressé de Chasseloup et Cie: aussitôt votre conscience s’inquiète:
+avec très peu d’effort, vous songeriez à réparer!
+
+--Êtes-vous donc si sûre qu’il n’y ait eu qu’un coupable? dit
+brusquement René.
+
+--Rassurez-vous, je ne m’épargne pas non plus.
+
+--Alors, nous voilà quittes!
+
+--Qu’en savez-vous? On ignore toujours le retentissement de certains
+actes dans une âme, acheva mademoiselle Lormier tandis que son regard
+allait chercher le sol.
+
+L’accent et la phrase étaient si singuliers qu’aussitôt une pensée
+effleura René. N’oubliez pas qu’il était accoutumé de conquérir et de
+plaire.
+
+--Vous ne prétendez pas?... commença-t-il, baissant subitement la voix.
+
+Aucune réponse. Il était possible que mademoiselle Lormier se tût parce
+qu’elle refusait de s’expliquer mieux, possible aussi qu’elle n’eût pas
+écouté.
+
+--Allons donc! reprit René, votre éducation, votre intelligence, votre
+fortune même, tout affirme... je ne puis admettre qu’un bavardage d’une
+heure ait suffi pour faire de moi autre chose qu’un passant!...
+
+Mademoiselle Lormier releva brusquement la tête:
+
+--Le regretteriez-vous, si cela était?
+
+Il la contempla, à la fois désarçonné et satisfait. Il craignait aussi
+d’être entraîné dans un piège.
+
+--A quoi bon vous le dire, puisque cela ne peut être?
+
+--Supposons pourtant... Il y a tant de gens dont la destinée s’oriente
+en une minute; pourquoi pas la mienne?
+
+--Dans ce cas, vous auriez su me retrouver. Je ne vous connaissais pas,
+mais vous me connaissiez, n’est-ce pas? Vous m’auriez vu, parlé...
+
+--Vous auriez même daigné me faire confidence de la dernière passion en
+cours...
+
+Un rire nerveux ponctua la réplique. Puis, soudain, changeant de visage
+et redevenue pensive:
+
+--Non, vraiment, surtout alors, je crois que je n’aurais pas reparu. De
+loin, plutôt, sans me découvrir, je me serais d’abord attelée à vous
+séparer de l’autre. La place nette, vous auriez accusé le hasard, maudit
+les circonstances, jusqu’au jour où, me découvrant enfin, avec ou sans
+votre consentement, je vous aurais conquis!
+
+--Permettez-moi d’en douter, murmura René presque malgré lui.
+
+--Parce que vous ignorez comment on aime! L’amour pour vous n’est que
+caprice passager, dont la mémoire s’évapore avec le temps: pour moi,
+c’est le monde où ceux qui se donnent ne se donnent qu’une fois. Ah!
+comme je serai bien tout entière à celui que je choisirai! J’adore mon
+père: il ne comptera plus. Je crois en Dieu: je ne saurai plus s’il
+existe! Une seule volonté au fond de moi: vivre pour _lui_, avec
+_lui_... Et ne croyez pas que je m’illusionnerai: à l’avance, j’aurai
+mesuré tout ce qui nous sépare, et jusqu’à son cœur! Cependant, ayant
+appris déjà à quel point il peut oublier, je n’aurais pas peur, tant je
+serais assurée de faire toujours précisément ce qu’il souhaite. Je me
+sens de taille à le rendre célèbre s’il en avait envie, et à vivre au
+fond d’un bois, si cette ombre lui plaisait mieux. Pour le conquérir,
+pour le garder, j’oserais... tout...
+
+--Même le lui dire! interrompit René effrayé par la violence que de tels
+mots trahissaient.
+
+--Pourquoi pas?
+
+Dédaignant désormais les faux-fuyants, abattant le jeu sans honte, elle
+s’était dressée, le couvrait d’un regard impérieux; mais il arrêta du
+geste les paroles qu’elle allait dire:
+
+--Mademoiselle, n’estimez-vous pas que pour vous comme pour moi, il
+convient d’interrompre ici un entretien qui ne peut être... qu’inutile?
+
+En même temps, il s’était levé. Les yeux de mademoiselle Lormier
+s’éteignirent.
+
+--En effet, dit-elle, pour un peu, vous alliez prendre au sérieux mes...
+suppositions, et moi oublier le reste...
+
+--Le reste? répéta René.
+
+A son tour, elle se leva sans répondre et abaissa sa voilette. Elle
+faisait cela sans effort apparent: cependant, elle avait tant de peine à
+se tenir debout, qu’elle dut prendre contre la table un appui momentané.
+
+--De grâce, interrompit René, se rassurant déjà, allons-nous ainsi nous
+quitter sur des paroles amères? Oh! je comprendrais très bien que vous
+m’eussiez haï: mais puisque vous êtes venue, puisque j’espère vous avoir
+témoigné mon sincère repentir, ne pourrions-nous, avant de nous séparer,
+nous tendre amicalement la main, et de nos deux brèves rencontres,
+garder au moins le regret de ne pas nous être mieux connus?
+
+Il avait repris, sans y penser, les mêmes inflexions de voix caressantes
+qu’au retour de la gare. Il était de ceux qui ne peuvent supporter de
+n’être pas aimés, et qui, même sur le pas d’une porte, s’efforcent de
+gagner quelqu’un qui ne reviendra plus.
+
+--Mais où prenez-vous que nous ne nous reverrons pas? répliqua
+mademoiselle Lormier.
+
+--C’est peu probable.
+
+--Vous avez tort, puisque je voulais précisément vous donner rendez-vous
+ici dans huit jours.
+
+--Pour quoi faire?
+
+--Pour m’annoncer que, tenant compte de mes avertissements, vous avez
+renoncé à l’idylle.
+
+--Sinon?...
+
+--Je m’engage à la rompre d’office.
+
+René la contempla, se demandant s’il avait entendu.
+
+--Quelle comédie jouons-nous? interrogea-t-il, se refusant à prendre au
+sérieux la menace.
+
+Mais les yeux de mademoiselle Lormier heurtèrent les siens:
+
+--Aucune. Je finis seulement par où je comptais commencer: oubliez le
+détour... et suivez mon avis.
+
+--Quoi que vous pensiez de ma prétendue légèreté, imaginez-vous que mon
+cœur va se déprendre dans la huitaine, parce qu’il vous plaît de vous
+venger? riposta René, soulevé par une brusque colère.
+
+--Je n’imagine rien. Je vous défends contre vous-même: cela suffit.
+
+Elle continuait de le défier du regard. On la sentait implacable et
+décidée à briser l’obstacle, quel qu’il fût, qui s’opposerait à ce
+qu’elle avait résolu.
+
+--Alors, c’est la guerre?
+
+--Ou la paix... à votre choix.
+
+--Jusques à quand?
+
+Elle eut une brève hésitation et dut s’appuyer de nouveau contre la
+table; puis, gravement:
+
+--Jusqu’au jour où, ayant découvert la vérité, vous découvrirez aussi
+qu’un grand amour vaut bien le sacrifice d’un peu de souffrance et même
+les risques de la haine!
+
+Une entrée bruyante l’empêcha de poursuivre: Chasseloup, revenu dans son
+bureau, approchait brusquement et, pris de curiosité, dévisageait
+l’inconnue.
+
+--Mademoiselle Lormier, dit René froidement, qui vous attendait pour
+vous entretenir de ses titres.
+
+La haute taille de Chasseloup fit un plongeon:
+
+--Ah! mademoiselle, désolé...
+
+Ce fut ensuite l’entretien muet de trois visages. Celui de Chasseloup
+s’offrait avec l’obséquiosité des grands jours; celui de René exprimait
+le soulagement que donne l’arrêt, fût-il momentané, d’un entretien dont
+on ignore s’il vaut mieux le poursuivre ou l’abandonner; mademoiselle
+Lormier redevenue impassible toisait tour à tour les deux hommes.
+
+--Vous désiriez, mademoiselle?... reprit soudain Chasseloup.
+
+--Je ne souhaite plus rien, monsieur, puisque, grâce à M. de La
+Gilardière, je pars aussi renseignée que je le pouvais souhaiter.
+
+Et s’adressant à René:
+
+--Il est donc entendu qu’à défaut de nouvelles, je serai fidèle au
+rendez-vous. D’ici là, j’aurai pris mes mesures pour aider au résultat.
+
+--Vous oubliez les récépissés, fit René d’une voix sourde.
+
+--En effet...
+
+--Accompagnez donc mademoiselle! dit Chasseloup.
+
+--Inutile, je connais le chemin. Je ne l’oublierai pas.
+
+Et l’allure hautaine, elle atteignit le seuil.
+
+--Bigre! déclara Chasseloup, en voilà une qui me paraît savoir ce
+qu’elle veut. De quoi s’agissait-il?
+
+--Rien de sérieux... des indications d’avenir...
+
+La voix de René était mal assurée. Tant que mademoiselle Lormier avait
+été présente, elle ne lui avait pas fait peur: tout à coup, il
+commençait de trembler pour Annette.
+
+--L’avenir!... grommela Chasseloup, comme si vous ou moi étions capables
+de le prévoir! Qu’elle le fabrique elle-même, si elle tient à l’avoir à
+son gré!
+
+René ne répliqua rien: n’était-ce pas cela précisément que mademoiselle
+Lormier venait d’annoncer qu’elle ferait?
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Et les huit jours commencèrent...
+
+Le soir même de la visite de mademoiselle Lormier, René m’écrivit pour
+me communiquer son anxiété. Au vrai, il se demandait: «Que
+cherche-t-elle? Est-ce une femme qui venge son orgueil blessé? Est-ce,
+au contraire, une détraquée en quête de chantage?»
+
+Je répondis: «Un chantage m’effraierait moins; elle aime.» Et c’était
+bien ma pensée: je ne doutais pas que mademoiselle Lormier aimât René.
+J’allais plus loin: précisément parce qu’elle se manifestait de cette
+manière, tardive, maladroite et violente, j’étais assuré qu’il
+s’agissait là d’une passion sincère qui ne reculerait devant aucune
+extrémité.
+
+Quoi! direz-vous, de la passion pour un homme qu’on approcha quelques
+instants, qui n’a pas reparu, dont le peu qu’on apprit a seulement
+révélé qu’il adorait ailleurs? Admettons un caprice de fille perverse,
+un goût passager qui flambe ainsi qu’un papier mince, et dont le moindre
+souffle dissipera ensuite la cendre légère: mais de l’amour!
+
+Erreur: seul l’amour, et, j’ose affirmer, le grand amour, est capable
+d’agir de la sorte. Remontez aussi dans vos souvenirs, cherchez autour
+de vous les vrais amants: à l’origine du bouleversement de leur
+existence, vous trouverez toujours le même fait inexplicable et
+souverain: on aperçoit un être, on ne sait pas quel il est, on ignore
+parfois le son de sa voix, on ne soupçonne rien de son âme, et,
+_instantanément_, on est sûr de _le retrouver_, sûr de ne pouvoir suivre
+désormais que son sillage. Se heurterait-on ensuite à toutes les tares,
+cela n’arrête pas. Une seconde, un regard ont fixé le destin. La langue
+usuelle donne au phénomène un nom dont on abuse: le coup de foudre. Il
+n’y a jamais de coup de foudre au départ d’une fantaisie ou des longues
+tendresses; l’amour total, au contraire, ne débute que par lui. Presque
+toujours encore le coup de foudre qui atteint l’un épargne l’autre. La
+réciprocité immédiate existe rarement. La vie est faite ainsi de courses
+d’aveugles, tragiques, où chacun, poursuivant sa propre chimère, est en
+même temps la chimère vainement poursuivie par un autre qui suit: et
+tels m’apparaissaient déjà mademoiselle Lormier et René. Inconscient,
+René avait passé: éblouie par la terre promise, une âme courait après
+lui, et, dût-elle expirer sur la route, tenterait tout pour le
+joindre!...
+
+René, dans sa lettre, ajoutait: «Quand elle se vante d’en savoir sur moi
+plus que moi-même, est-ce bravade ou moyen d’égarer ma défiance? Je
+crains qu’Annette ne soit la seule visée.»
+
+Là encore, je répondis: «Parce qu’elle vous aime, c’est vous seul
+qu’elle tentera d’atteindre; il est vrai qu’on ne peut soupçonner par
+quelle voie.» Hélas! combien je voyais juste!
+
+Quoi qu’il en soit, René, qui avait songé d’abord à prévenir les
+Traversot, y renonça. Une communication à l’abbé Valfour, intermédiaire
+avisé et conseiller discret, lui parut de même inutile. D’ailleurs, à la
+lettre suivante, et parce que la moitié du délai s’était passée sans
+incident, il semblait déjà rasséréné: «Le plus sage, concluait-il,
+n’est-il pas d’attendre les événements?» Bien que l’attente m’ait
+toujours paru la ressource des tempéraments légers, c’était là peut-être
+le plus raisonnable.
+
+Rarement, d’ailleurs, semaine s’écoula plus vide d’incidents. Autour
+d’Annette et de René, la ville même avait fait trêve. Le chœur semblait
+s’être évanoui. A Paris seulement, madame Manchon eut un accès de
+grippe, qui retarda une fois de plus sa venue. La logique des choses
+veut que, lorsqu’un premier mensonge a paru vrai, la vérité prenne à son
+tour air de mensonge. Madame Traversot, qui avait cru à l’indisposition
+imaginaire de madame Manchon, conçut de l’inquiétude à l’occasion de
+celle qui était véritable; toutefois, comme la correspondance
+continuait, ce contretemps perdit sa signification menaçante.
+
+Tant de calme endormait; à mesure que, pareilles au sable de la
+clepsydre, les heures glissaient d’un cours égal et sûr, malgré lui René
+se prenait à croire que l’apparition de mademoiselle Lormier aurait été
+une alerte sans lendemain. Je ne ressentais pas, je l’avoue, la même
+confiance; mais qu’importe? Pour nous départager, il aurait fallu
+pénétrer auprès de l’intéressée, et qui de nous pouvait se vanter de
+connaître les pensées de mademoiselle Lormier?
+
+On atteignit ainsi le huitième jour.
+
+Le récit que j’en ferai vous paraîtra sans doute plus obscur encore que
+celui de Duclos; mais, rassurez-vous, il s’éclairera dans peu
+d’instants.
+
+Ce huitième jour, donc, René se rendit à la banque, à l’heure du matin
+habituelle et, à tout hasard, recourut dès l’arrivée à la précaution des
+faibles, qui est de tenter de se dérober au danger.
+
+--Mademoiselle Lormier se présentera peut-être, dit-il au gardien de
+bureau Broquant. Dans ce cas, conduisez-la chez M. Chasseloup; je ne
+veux pas la recevoir et n’y suis pour personne.
+
+A onze heures, rien n’avait encore troublé le travail coutumier.
+Chasseloup et René prolongeaient une conversation que la venue d’un
+chargement interrompit à peine.
+
+D’ordinaire, quand Chasseloup recevait des billets,--fait assez
+rare,--il s’empressait de les envoyer au caissier; mais, ce jour-là,
+entraîné par ses propos, il mit machinalement à côté de lui la liasse de
+dix coupures de mille francs retirée de l’enveloppe.
+
+Vers onze heures et quart, quelqu’un frappa à la porte. René crut que
+Broquant venait annoncer mademoiselle Lormier. Il se trompait: c’était
+le teneur de livres, amené par un incident d’écritures.
+
+--On ne peut s’en tirer sans les livres eux-mêmes, dit Chasseloup après
+avoir suivi l’exposé des difficultés rencontrées; descendons.
+Venez-vous, La Gilardière?
+
+Mais René qui ne se souciait pas d’errer au hasard dans la maison,
+s’excusa:
+
+--Encore une lettre à finir: je vous rejoins dans une minute...
+
+--Soit: dépêchons, reprit Chasseloup.
+
+Et il sortit précédé par le teneur de livres. Il avait négligé de
+ramasser les billets qui restèrent sur sa table, cependant que René
+repassait lui-même dans son bureau, laissant ouverte par habitude la
+porte de communication.
+
+Ici, j’aimerais à m’arrêter pour constater combien exacte est la
+conception de Duclos quand il prétend toujours trouver, à l’origine de
+la douleur, l’homme créateur inconscient d’une souffrance qu’il ignore.
+
+Si Chasseloup n’avait pas eu de distraction, et si le teneur de livres
+n’avait pas réclamé sa présence, il est clair qu’aucun des événements
+qui suivirent n’aurait été possible: il n’y aurait pas eu de drame, ou
+en tous cas, le drame, uniquement dirigé par des volontés calculées, eût
+perdu la majeure partie de sa cruauté. Au contraire, Chasseloup oublie
+par mégarde un geste usuel, un employé l’entraîne, et ces actes
+indifférents de gens, eux-mêmes indifférents, vont déchaîner sur tout un
+groupe humain, totalement inconnu d’eux, une tragédie mortelle.
+
+J’entends bien qu’on répond: «Retardons de cinq minutes les événements,
+la tragédie n’existait plus!» Il est probable: toutefois, ce qui se
+passe compte seul et non ce qui _aurait pu_ se passer! Or ce qui se
+passe est toujours dans le sens que je montre. Tant pis si l’explication
+fait défaut: les lois inexplicables, et surtout insoupçonnées, ne
+s’imposent-elles pas comme les autres, je dirai même plus que les
+autres, puisque, les ignorant, nous ne pouvons essayer de nous défendre
+contre elles? Mais revenons à René.
+
+Cinq minutes après la sortie de Chasseloup, Broquant enfin apparaissait:
+
+--Mademoiselle Lormier est repartie. En apprenant que vous n’y étiez pas
+et que M. Chasseloup la recevrait, elle a préféré remettre sa visite à
+un autre jour.
+
+--Ainsi, précise René, elle n’est plus là?
+
+--Non.
+
+--Parfait.
+
+Il attendit encore un peu, puis convaincu que les voies étaient libres,
+rejoignit Chasseloup. Toutefois, par excès de prudence, il prit
+l’escalier dérobé. Broquant, lui, avait déjà regagné sa case depuis
+quelques instants.
+
+Arrivé au bas, René trouva l’affaire des livres réglée, et Chasseloup
+qui s’apprêtait à remonter.
+
+--Si vous le voulez bien, fit-il, et comme nous n’avions plus rien
+d’important à nous dire, je m’en irai tout de suite. Ne comptez pas non
+plus sur moi, ce soir.
+
+--A votre gré.
+
+Les deux hommes échangèrent encore quelques vagues propos avant de se
+séparer. René, qui tenait à fuir la banque, se glissa ensuite dans la
+rue, non sans avoir au préalable scruté les alentours: Chasseloup, de
+son côté se rappela qu’il avait laissé des billets sur sa table, et du
+coup se hâta de reprendre l’escalier dérobé.
+
+Sept à huit minutes en tout avaient suffi pour ces allées et venues.
+Quand Chasseloup rentra dans son bureau, les billets n’y étaient plus...
+
+Duclos, doutes-tu encore que ton récit et le mien soient les deux faces
+de la même médaille? C’est ici la croisée des chemins. Pour un instant,
+à l’heure du vol, nos héros piétineront si bien les mêmes sentiers, que
+me voici contraint de répéter ce qui fut dit déjà,--toutefois en y
+portant une première clarté.
+
+Donc, Chasseloup rentré s’aperçoit que la place des billets est vide,
+procède à une recherche sommaire et, tout de suite persuadé qu’il y a eu
+vol, sonne Broquant.
+
+--Qui a passé ici dans les dernières dix minutes?
+
+Seule mademoiselle Lormier s’était présentée à l’étage, mais sans entrer
+nulle part. Broquant l’avait vue redescendre aussitôt; on ne pouvait
+songer à elle. D’ailleurs l’idée de la soupçonner était inacceptable. La
+même raison écartait René.
+
+Restait que Broquant fût le coupable: ses antécédents rendaient la chose
+incertaine, mais possible.
+
+Une scène violente suivit. On perçut jusqu’en bas les éclats de
+Broquant, ivre de fureur à la pensée d’être accusé. Chasseloup, obstiné,
+ne sortait point du dilemme initial:
+
+--La Gilardière ou vous!
+
+Broquant finit par jeter:
+
+--Pourquoi pas La Gilardière?
+
+--Vous savez bien que c’est absurde!
+
+--Alors les billets sont ici, quelque part, dans un coin où on ne les
+voit pas... Êtes-vous sûr seulement de ne pas les avoir égarés
+vous-même?
+
+--J’ai cherché.
+
+--Il faut recommencer!
+
+--Soit.
+
+Et de nouveau Broquant bouleversa tout, mais, notez bien ceci: dans le
+seul bureau de Chasseloup.
+
+Aucun résultat: les billets demeuraient introuvables. Pourtant l’heure
+avançait. Décidé, à part lui, de faire surveiller les dépenses de
+Broquant, Chasseloup dit:
+
+--Soit; nous reprendrons à deux heures. D’ici là, je vous interdis d’en
+parler à personne.
+
+Il ferma lui-même les trois portes, mit les clés dans sa poche et
+partit.
+
+Quand Broquant retrouva des employés dans la rue, il semblait à
+demi-fou. Aussitôt on s’empresse, on l’interroge. Sans se soucier des
+ordres de Chasseloup, il éclate en récits entrecoupés et conclut: «La
+Gilardière ou moi, d’accord: mais puisque je sais que ce n’est pas moi,
+il faut bien que ce soit lui... avec quoi paierait-il ses bagues en
+perle?» Autour, on s’écriait: «Évidemment!» Broquant, d’ailleurs, de la
+maison depuis sa fondation, jouissait des sympathies. On était sûr de
+son innocence.
+
+Une heure après, grâce aux employés, Semur, mis au courant, et
+contrairement à tout bon sens, prenait parti et accusait René...
+
+Personne en revanche n’apprit que dans l’après-midi, profitant de
+l’absence de René, Broquant, toujours mené par son idée, s’avisa de
+fouiller dans le bureau de celui-ci et en ramena triomphalement les
+billets, découverts dans la corbeille à papier.
+
+Du coup, cependant, l’hypothèse du vol s’évanouissait. Il est vrai que
+pour la remplacer, on avait le champ libre. Pourquoi les billets
+avaient-ils été jetés là? Était-ce pour les y abriter provisoirement? ou
+pour permettre, toute réflexion faite, de les retrouver? ou bien encore
+à la suite d’une étourderie? Chasseloup reprit la somme sans insister,
+se promettant d’interroger René le lendemain; quant à Broquant, il
+demeura convaincu plus que jamais que René l’avait cachée lui-même, avec
+l’intention de l’emporter dès que l’éclat, dû à la disparition, se
+serait apaisé.
+
+René, pendant ce temps, ignorait tout, le vol supposé, les billets
+égarés dans sa corbeille, la fureur de Broquant, et surtout la rentrée
+du chœur dans l’aventure. Réfugié chez lui, il attendait...
+
+Par une inconséquence normale en pareil cas, après avoir tout fait le
+matin pour éviter mademoiselle Lormier, il s’étonnait qu’elle ne reparût
+pas. Pendant près d’une semaine, il s’était bercé de l’espoir qu’au
+terme fixé, rien ne surviendrait: maintenant que son espoir semblait
+réalisé, il s’en effrayait plus que d’un acte défini. Que signifiait
+pareil silence? Il en était à ressasser sans trêve la question, quand,
+vers le soir enfin, l’abbé Valfour se présenta, inquiet des propos qui
+couraient.
+
+René fut stupéfait d’apprendre la disparition des billets, perçut
+immédiatement qu’un lien devait exister entre elle et le passage de
+mademoiselle Lormier, mais se garda d’en souffler mot. Quant à l’opinion
+de Semur à son sujet, il la trouvait à juste raison bouffonne et
+négligeable.
+
+L’abbé, cependant, avait repris l’air soucieux de la sacristie.
+
+--Je commence à me demander, dit-il, si quelqu’un n’a pas intérêt à
+répandre en ville des bruits sur vous, dans l’espoir qu’il en restera
+toujours quelque chose.
+
+--Dois-je entendre, l’abbé, que vous allez me soupçonner aussi?
+
+M. Valfour haussa les épaules:
+
+--A Dieu ne plaise! mais, croyez-moi, il y a contre vous je ne sais qui
+ou je ne sais quoi, dont l’action est à rechercher et à supprimer au
+plus tôt.
+
+--Peut-être avez-vous raison, répondit René sans s’expliquer plus.
+
+Je passe sur la soirée,--la dernière,--chez les Traversot. A l’hôtel de
+Thil, rien n’avait encore pénétré et la paix régnait.
+
+Rentré chez lui, René voulut en vain dormir. On n’est jamais plus
+clairvoyant qu’au sein de l’ombre et quand, les yeux fermés, on
+s’efforce de ne point raisonner. Aiguillé par les propos de l’abbé
+Valfour, il ne cessait de réfléchir à des choses qui auraient dû le
+frapper dès le début, et qui, alors seulement, lui apparaissaient.
+
+Si mademoiselle Lormier n’avait pas renouvelé sa démarche du matin,
+qu’en conclure sinon qu’elle avait achevé son œuvre? Dans quelle mesure
+l’histoire des billets s’y trouvait liée, peu importe; les heures
+prochaines sauraient bien le dire: mais ne fallait-il pas remonter plus
+haut, et attribuer à la même origine les calomnies atroces sur la
+naissance douteuse?
+
+A cette pensée, René ressentit un trouble extraordinaire, puis une
+colère rétrospective, enfin le besoin de démasquer, coûte que coûte,
+l’adversaire auquel il devait la première angoisse profonde de sa vie.
+Assez de manœuvres obliques; le seul mode assuré de lutter contre elles,
+n’était-il pas justement de briser l’anonymat de leur auteur? Ainsi vont
+et viennent les volontés humaines; après avoir souhaité ardemment éviter
+toute rencontre avec mademoiselle Lormier, René allait se lever,
+souhaitant non moins ardemment de la rencontrer. D’ailleurs, si
+contradictoires que soient les solutions successives adoptées, on ne
+cesse point de marcher au destin.
+
+Mais où trouver mademoiselle Lormier?
+
+Ici, point de difficulté. Il suffirait de consulter son compte chez
+Chasseloup, l’adresse y figurait. Et là encore, sans qu’on le sût,
+c’était la marche au destin.
+
+Au matin, René quitta ainsi sa maison, avec deux décisions prises:
+s’informer à la banque, forcer ensuite l’ennemi, où que soit son
+domicile... A l’avance, la lutte lui donnait des ailes; il se sentait en
+vue de la mer libre, et humait la brise qui apporte la victoire.
+
+Je vous demande pardon de courir à travers les événements: je les donne
+aussi sans justifications, tels qu’ils parurent alors se présenter à un
+simple témoin: dans quelques instants, une part au moins des mobiles
+intérieurs se dévoilera, mais, en ce moment, que l’_extérieur_ suffise:
+et comme les acteurs du drame, sans en savoir plus qu’eux, laissons-nous
+rouler par le torrent...
+
+Un quart d’heure plus tard, René, muni de l’adresse désirée, quittait
+son bureau quand il se heurta contre Chasseloup:
+
+--Quoi, vous repartez?
+
+--Oui, je reviens dans un instant.
+
+--J’aurais voulu auparavant...
+
+--Me raconter ce qui s’est passé hier? Nous avons le temps. D’ailleurs
+on m’a mis au courant, dès l’arrivée.
+
+--Ainsi, vous savez que c’est dans votre panier...
+
+--Hé, cher monsieur, mon panier ou le vôtre, voilà qui est indifférent,
+dès lors que les billets sont retournés à la caisse!
+
+--A moi, en revanche, il ne serait pas inutile de savoir par quelle
+voie...
+
+--Vous ne comptez pas sur moi, je pense, pour vous la révéler?
+
+--Au contraire; je pensais être sûr qu’en rassemblant vos souvenirs,
+vous éclairciriez tout.
+
+A tort ou à raison, René crut en même temps lire dans les yeux du
+bonhomme que sa certitude n’était pas feinte.
+
+--Vous êtes fou! s’écria-t-il; mais pour le moment, j’ai autre chose à
+faire. Bonsoir.
+
+Et il descendit exaspéré, se dirigeant vers le Rempart, non plus cette
+fois pour gagner l’hôtel de Thil, mais pour joindre enfin celle qu’il
+jugeait responsable de toutes les traverses qu’il venait de subir, y
+compris ce dernier et ridicule incident. Si mademoiselle Lormier avait
+jamais rêvé pareille venue, à coup sûr, ce n’était pas pour cette cause
+ni avec de tels sentiments. Il était écrit aussi que la visite n’aurait
+pas lieu, car à la même heure, les yeux lourds d’insomnie, la face
+ravagée par un désespoir inexplicable, mademoiselle Lormier quittait
+également sa tour, et soi-disant pour une course nécessaire, gagnait la
+ville.
+
+A l’entrée du Rempart, il y eut alors deux ombres hâtives allant l’une
+vers l’autre, cependant qu’alentour le reste était désert, silence, et
+calme des matins provinciaux. Elles allaient, escortées chacune par
+l’écho sonore de son pas, plus solitaires au sein de leurs pensées que
+la rue même: et tout à coup, elles s’aperçurent!
+
+Chose inattendue, on aurait cru les rôles changés. Mademoiselle Lormier
+parut décidée à fuir: René, au contraire, eut un élan pour la joindre.
+Mademoiselle Lormier, qui occupait le centre du trottoir, voulut céder
+la place et obliqua vers le mur: René agit de même, mais pour barrer le
+chemin. Inversement, il ne s’aperçut pas qu’une détresse sans nom
+paralysait les traits de mademoiselle Lormier, tandis qu’avant qu’il eût
+rien dit, elle avait déjà lu dans son regard l’arrêt qu’il lui
+apportait.
+
+--Je pense, commença-t-il aussitôt, que vous ne vous plaindrez pas de
+mon exactitude: ayant manqué hier votre visite, je me rendais chez vous.
+
+L’accent qu’il avait pris était comme le regard: âpre au point que, sans
+répondre et s’acculant au mur, elle joignit les mains. Quelle qu’en fût
+la raison inconnue, l’orgueil de cette fille n’existait plus: loin de
+menacer comme l’autre jour, elle implorait. Malheureusement, la colère
+de René l’empêchait de rien voir.
+
+--Il est vrai, poursuivit-il ironique, que je vous trouve sur le chemin
+de la banque... Si vous ne souhaitiez que savoir quelles traces y a
+laissées votre passage, inutile d’aller plus loin, j’en viens.
+
+Elle pâlit sous se voilette noire, mais toujours sans répondre.
+
+--Allons, reprit-il, d’autant moins maître de ses mots qu’aucune
+réplique ne l’arrêtait. Ayez le courage de vos actes: c’est vous,
+n’est-ce pas?
+
+Ce qui suivit fut rapide comme toutes les catastrophes où sombrent des
+vies humaines. Le récit que j’en donne ne peut qu’en atténuer l’allure
+foudroyante.
+
+Subitement redressée, mademoiselle Lormier se décidait à parler enfin et
+d’une voix nette:
+
+--Je ne renie jamais ce que j’ai fait: c’est moi.
+
+--Aviez-vous par hasard l’illusion que je serais pris pour un voleur?
+
+--Mes intentions m’appartiennent.
+
+--C’est vous aussi, n’est-ce pas, l’inventeur du bruit qui a couru sur
+ma naissance?...
+
+De nouveau, un silence.
+
+--Ah! plus de faux-fuyants! J’ai juré, ce matin, que les masques
+tomberaient. Ce roman vient de vous?
+
+--Non.
+
+--Par vous?
+
+--Il est possible.
+
+--Enfin! les aveux commencent! Ne vous arrêtez plus: pourquoi ce
+mensonge?
+
+--Je n’ai non plus jamais menti!
+
+--Pourquoi ces inventions démentes?
+
+--Je n’ai rien inventé!
+
+--Vous osez...
+
+René s’interrompit. Tout à coup, il s’apercevait que, loin de nier,
+chaque réplique affirmait. A travers chaque mot, ce qu’il avait cru
+définitivement aboli, ressuscitait!
+
+Une riposte siffla:
+
+--Mais qu’ai-je à faire de vous écouter? Vous espérez naturellement que
+je discuterai ces folies: elles ne me touchent pas.
+
+--Peu importe en effet, pourvu que vous gardiez l’argent avec le nom!
+
+Et défaillante, mademoiselle Lormier, les yeux baissés, attendit le coup
+qui l’abattrait, qu’elle avait cherché peut-être.
+
+Un instant suivit si prodigieusement riche en mouvements intérieurs
+qu’aucun temps ne l’aurait mesuré, et qu’à sa suite tout pouvait
+paraître, même la folie. Puis les bras de René qui, tout d’abord,
+s’étaient bien levés pour frapper, retombèrent:
+
+--Il suffit, dit-il. Vous êtes une misérable. Ayez soin que je ne vous
+retrouve jamais sur ma route. Une autre fois, je vous tuerais!
+
+--Avant de me condamner, vous feriez mieux peut-être d’interroger votre
+frère..., répliqua encore la voix désespérée de mademoiselle Lormier,
+mais si bas qu’on avait peine à l’entendre.
+
+René, qui allait s’éloigner, s’arrêta net, cloué au sol.
+
+--Mon frère... pourquoi mon frère?...
+
+Si, à ce moment, mademoiselle Lormier avait relevé les paupières, elle
+aurait vu sans doute ce qu’est l’invasion d’une lumière mortelle sur un
+visage: de tous les mots possibles, un seul pouvait faire cela; il était
+dit. Ah! croyez-m’en, le destin ne se trompe pas dans ses choix! Ne
+prétendant sans doute que se justifier, mademoiselle Lormier venait de
+tuer René et de se tuer elle-même.
+
+Tout à coup ébloui par la clarté que le mot lui apportait, René
+rassembla ses forces et, oubliant jusqu’à l’existence de mademoiselle
+Lormier, repartit pour la ville.
+
+Il allait, sans détourner la tête, uniquement occupé de suivre jusqu’au
+bout l’effroyable route qui s’ouvrait.
+
+Quand, étonnée du silence persistant qui l’enveloppait, mademoiselle
+Lormier, de son côté, rouvrit les yeux, elle s’aperçut qu’elle était
+seule.
+
+Ensuite, il n’y eut plus qu’une chaussée déserte, paisible comme avant
+et, contre le mur, la tache noire d’une femme immobilisée par la
+stupeur. Deux âmes venaient ici de se frapper à mort: mais quelles
+traces laisse un mot jeté dans l’air dansant au soleil de mai, et
+vaut-il de s’émouvoir parce que, grâce à lui, la souffrance a pu
+atteindre enfin les victimes de son choix?
+
+
+
+
+IX
+
+
+Les portes d’accès à la souffrance sont innombrables. René, quand par
+hasard il y songeait, n’avait jamais redouté que les déceptions de
+l’amour ou la fin d’un être cher. Or, tandis qu’il s’enfuyait ainsi, il
+ne pensait plus à Annette, aucun des siens n’était menacé: cependant, il
+sentait qu’endormi depuis de longues années au bord d’un gouffre, il
+venait d’être happé par la pente et glissait, sans autre défense que des
+cris d’appel inutiles.
+
+En une seconde, la gêne de son âme, les pensées louches qui, telles des
+créanciers que rien ne lasse, n’avaient cessé de guetter son
+assentiment, tout ce que madame Manchon et lui-même avaient cru dissiper
+au cours de leur dernière rencontre, tout cela, dis-je, reparaissait,
+mais triomphant.
+
+«Avant de m’accuser, interrogez donc votre frère!» Une phrase, rien de
+plus... et l’indicible rejette ses voiles; ce qui échappait, éclate aux
+yeux; là enfin où l’ombre régnait, il n’y a plus qu’évidences suivies de
+volontés impérieuses.
+
+Acceptons un instant que mademoiselle Lormier n’ait point menti:
+l’attitude de l’abbé Manchon à l’égard de René, la froideur qui ne le
+quittait pas, l’hostilité sourde dont il s’enveloppait dès qu’il
+paraissait rue Monsieur, non seulement devenaient justifiables, mais on
+aurait eu peine à les concevoir différentes. Vu sous cet angle, ce qu’il
+y avait d’obscur dans les relations des deux frères, ou des fils avec la
+mère, devenait logique, limpide, nécessaire. Tout s’était passé
+jusqu’alors comme si la chose était vraie: de là à conclure qu’elle
+devait l’être, la distance n’est pas grande, et René la franchit. Il ne
+se disait déjà plus: «C’est possible», mais, parce que l’âme au choc de
+certaines révélations va toujours à l’extrême, il se demandait:
+«N’est-ce pas certain?» et sans attendre la réponse, courait aux
+conséquences.
+
+Une première convulsion égoïste suivit. Il se vit pauvre, dépouillé des
+aisances dont le passé l’avait comblé, réduit aux médiocres ressources
+de son effort et brusquement prit peur.
+
+Il y eut d’ailleurs dans cette faiblesse une probité supérieure qui ne
+devait point se démentir. Remarquez en effet qu’en dépit de ce qu’avait
+affirmé mademoiselle Lormier, rien n’empêchait la vie de René de
+continuer comme avant. René demeurait libre en somme d’ignorer l’origine
+d’une fortune que ne menaçait aucun risque légal; le code était pour
+lui. Cependant une possibilité de ce genre ne le retint à aucun moment.
+L’obligation d’abandonner ce qui en fait appartenait à son frère, lui
+apparut dès l’abord comme un postulat. Le nom même qu’il portait lui
+semblait impossible à garder. Ainsi les conséquences étaient claires; la
+nuit ne subsistait qu’au départ: mademoiselle Lormier avait-elle parlé
+au hasard, guidée par des apparences, ou possédait-elle une preuve?
+Question sans issue: ah! pourquoi le seul être capable d’y répondre,
+était-il aussi le seul que René n’oserait jamais interroger! En même
+temps l’image de sa mère se dressa devant lui: le reste s’effaça, la
+vraie douleur commençait...
+
+C’est un fait que, si convaincu soit-on de la faiblesse humaine, une
+mère demeure à part et pour ainsi dire au-dessus des réalités de la
+chair. Inviolée, inaccessible, elle plane dans un ciel qu’aucune tempête
+n’a troublé ou obscurci. Il n’est pas de pire détresse que de renoncer à
+ce sentiment auguste qui, au cours de l’existence et quelle que soit
+celle-ci, permet toujours à l’homme de se retrouver enfant.
+
+A la pensée que sa mère avait peut-être disposé de son cœur comme il
+l’eût trouvé naturel chez n’importe quelle autre femme, René ressentit
+une telle révolte que, brusquement, une voix cria au fond de lui:
+
+--Impossible! ce n’est pas vrai!
+
+Puis, une stupeur embruma son cerveau. Il prenait conscience de
+l’offense mortelle faite à celle qui, malgré tout, était la raison
+magnifique de sa vie, sa tendresse, son guide. Pour avoir osé soupçonner
+sa mère, il se sentait l’âme souillée. Un relent de sacrilège empoisonna
+sa bouche. Il se désespéra de ne pouvoir tout de suite en demander
+pardon.
+
+Soudain, devant lui, sa rue, sa maison... L’instinct venait de le
+ramener au gîte ainsi qu’une bête pourchassée. Il monta, s’abattit sur
+un siège et, épuisé par une souffrance qui n’était pas encore vieille de
+dix minutes, murmura:
+
+--Essayons de n’y plus penser: il n’y a rien, ou plutôt, je suis fou...
+tout le monde est fou, ce matin...
+
+Tout le monde, en effet: ce Chasseloup qui avait eu l’air de le
+suspecter, cette Lormier dont on ne savait si elle prétendait encore
+menacer ou si elle demandait grâce... Et de nouveau la phrase qui tinte,
+suprême défense de l’âme:
+
+--Impossible, je n’y crois pas!
+
+Il la répéta. Il aurait voulu se créer par elle une conscience neuve,
+assez haute pour qu’aucun doute ne pût l’atteindre: trop tard, le doute
+était en lui...
+
+Telle est la règle: plus on se débat pour arracher le trait, mieux on
+déchire la plaie. Discuter avec l’idée, condamne à ne trouver de repos
+qu’on n’ait cru découvrir la vérité. Y a-t-il au monde un être qui,
+doutant, se soit arrêté en route?
+
+René, dis-je, répétait: «Je n’y crois pas», et en même temps il
+commençait de scruter ses souvenirs d’enfant! Oui, déjà il y cherchait
+un visage étranger qui peut-être avait été le visage de son véritable
+père! Effort inutile au surplus: si loin qu’il remontât, seuls
+apparaissaient autour de lui son frère et sa mère... En revanche, la
+vertu de celle-ci rayonnait. Jadis, à l’usine, avec quelle énergie
+avait-elle, comme un homme, achevé l’œuvre que la mort menaçait
+d’interrompre: se dévoue-t-on pareillement pour une mémoire devant
+laquelle on rougit? Et quelle raison toujours, si continue que le poids
+en semblait lourd parfois!...
+
+Il le croyait, l’affirmait... Cependant et à mesure, loin de s’apaiser,
+il percevait avec épouvante qu’une certitude contraire s’installait en
+lui.
+
+Pourquoi?... Soupçonne-t-on aussi pourquoi l’on _sent_, dans certains
+cas, les choses avec une évidence supérieure à celle que donnerait la
+vision même? C’est alors comme une invasion de l’être par une
+réalité impalpable et souveraine. De toutes parts des voix
+arrivent,--observations inconscientes, étonnements de trop courte durée
+pour avoir paru valables, menus faits sans signification précise et
+qu’on a dédaignés, faute d’y rien saisir. Éparses dans le temps, on ne
+les avait pas entendues; réunies, elles assourdissent. L’âme humaine est
+la seule grève où le flot passe sans effacer la trace du flot qui
+précéda. Toujours le moment vient où, stupéfaits, nous lisons, d’un coup
+d’œil sur le sable, ce que des années y tracèrent par petits points
+indéchiffrables. Devant la certitude qui s’imposait ainsi, René pris
+d’effroi se releva. Elle ou lui devait disparaître! Rapidement ensuite,
+il jeta dans un sac un peu de linge, des instruments de toilette, puis
+descendit, et de ce pas rythmé qui marque l’extrême désordre des nerfs,
+gagna la gare. Sans hésiter, il allait tenter du moins ce qu’avait
+recommandé mademoiselle Lormier, c’est-à-dire interroger son frère. Il y
+allait, non comme on pourrait le croire pour éclaircir de simples
+doutes, mais au contraire pour en tirer un démenti à sa propre
+conviction: tant il est vrai que nous ne saurions étouffer nos
+sentiments profonds et qu’il leur suffit d’affleurer au jour pour faire
+de nous un jouet sans résistance.
+
+Une demi-heure plus tard, René montait dans un train qui passait.
+
+Bonnes ou mauvaises, les décisions sont le plus souvent suivies
+d’anesthésie passagère. Entre l’instant où on les prend et celui de leur
+exécution, le cours des événements paraît suspendu: et cela va de soi,
+puisque rien de nouveau n’intervient dans la pensée. Une fois en route,
+René mit la tête à la vitre et ne songea plus à rien. Les arbres aux
+pousses verdissantes, les coteaux onduleux, les sillons tendus à leurs
+flancs comme des cordes, toute la terre harmonieuse et calme qu’il avait
+tant aimée, lui jetaient un adieu qu’il n’entendait pas. Un sourire figé
+sur les lèvres, il se contentait de regarder la route fuir, cependant
+qu’à chaque éclisse, les roues scandaient cette fuite de coups sourds et
+cadencés.
+
+Semur est sur une ligne locale à voie unique. Le train qui dessert la
+ville fait la navette, tour à tour déversant aux Laumes les voyageurs à
+destination de Paris et ramenant ceux qui en viennent.
+
+Aux Laumes, René quitta son compartiment, prit l’express et, de nouveau,
+contempla un paysage qui avait à peine changé, mais s’enfuyait plus
+vite.
+
+Le train qui emportait René s’était à peine mis en branle qu’une dame
+descendit d’un autre arrivé de Paris et, guidée par une sorte
+d’instinct, alla prendre dans la navette la place qu’y avait occupée
+René. C’était madame Manchon...
+
+Se sentant mieux le matin, dévorée de l’impatience d’agir, elle avait
+jeté une dépêche au premier bureau rencontré et arrivait, le cœur tout
+entier à l’ivresse de retrouver René.
+
+Dès l’entrée en gare, elle pencha la tête à la portière, espérant le
+découvrir sur le quai. Il n’y était pas.
+
+--Voilà bien les règlements! songea-t-elle: il doit me guetter à la
+sortie...
+
+Mais à la sortie, personne. Ce fut le premier coup. Elle ne crut
+d’ailleurs qu’à un retard et, posant à terre ses paquets, scruta
+l’avenue qui mène au Bourg-Voisin.
+
+A la vue d’une étrangère, le cocher de l’unique hôtel de Semur approcha
+pour offrir ses services.
+
+--Merci, dit-elle sèchement, j’attends quelqu’un.
+
+L’omnibus vide démarra dans un cliquetis de ferraille. Puis, un à un,
+les rares voyageurs s’égrenèrent vers la ville. Les bruits s’espaçaient.
+On distinguait maintenant le rire d’un employé sur la voie, au loin des
+abois de chien. Personne à l’horizon...
+
+Madame Manchon se vit tout à coup perdue dans une campagne hostile et
+inconnue. Son cœur battit follement. René n’était pas venu! Il ne
+viendrait pas... Se serait-il trompé d’heure?... Justement un nouvel
+horaire avait paru, modifiant les arrivées... Mais non: pourquoi se
+leurrer? l’oubli commençait. Alors, un désespoir muet s’abattit sur
+elle. Elle croyait traverser un des pires moments de sa vie: elle se
+trompait. Elle se croyait seule aussi, désespérément seule: elle se
+trompait encore. A défaut de René, la douleur ne la quitterait plus.
+
+Raidie contre les perspectives qu’elle prévoyait, elle se résigna enfin
+à déposer en consigne ses paquets et demanda son chemin:
+
+--La rue Saint-Jean? C’est difficile... Droit jusqu’à l’église: après,
+vous vous ferez indiquer...
+
+--Bien, merci.
+
+Il n’y avait plus qu’à remonter l’avenue, et l’église passée, à
+s’informer encore. Elle soufflait un peu à cause de l’âge. Quand elle
+aperçut la porte qui abritait son fils, on n’aurait pu dire si elle
+éprouvait de la joie ou de la détresse, mais tandis qu’elle sonnait,
+comme son cœur palpitait au rythme de la cloche!
+
+Vous est-il arrivé jamais de faire un long voyage pour vous heurter à
+une maison fermée? Madame Manchon tira la poignée une première fois,
+puis une seconde... Elle se demandait si elle rêvait. En même temps,
+elle avait envie de s’asseoir sur les marches du seuil, pareille à une
+pauvresse...
+
+--Madame cherche?...
+
+Une voisine intriguée s’empressait à son secours.
+
+--Non, M. de La Gilardière n’y est pas. La domestique aussi est au
+dehors, mais elle ne doit pas se trouver loin. Attendez! je vais vous la
+chercher.
+
+--C’est cela, dit madame Manchon d’une voix éteinte.
+
+Ce jour-là, toute personne qui tenterait d’approcher René était assurée
+d’aide, puisqu’elle présentait une chance d’apprendre du nouveau.
+
+La domestique bavardait chez l’épicier, au bout de la rue. Elle
+accourut.
+
+--Monsieur, dit-elle, est bien rentré, mais reparti.
+
+--Peu importe: je l’attendrai chez lui, voilà tout, murmura madame
+Manchon de la même voix blanche.
+
+Et comme la domestique hésitait:
+
+--Je suis sa mère.
+
+Le premier objet qui frappa madame Manchon une fois entrée fut un
+télégramme intact déposé sur une table. Elle l’ouvrit sans hésiter.
+C’était le sien.
+
+--Ah! murmura-t-elle, tout s’explique.
+
+Ce ne devait être qu’une lueur dans la souffrance qui commençait; en
+effet la domestique reprenait:
+
+--Je ne comprends rien à ce qui se passe. Monsieur prévient toujours
+quand il ne déjeune pas; ce matin, il n’a rien dit et Angèle, la voisine
+qui était là tout à l’heure, prétend l’avoir vu sortir avec un sac,
+comme pour un voyage.
+
+--Hé bien, ma fille, vérifiez: c’est facile.
+
+Et madame Manchon, assise devant la table, s’accouda, épuisée. Elle
+s’efforçait de ne plus penser. Elle écoutait uniquement le va-et-vient
+de la domestique en quête du sac. Les pas traînant ici et là avaient la
+sonorité spéciale aux demeures vides.
+
+Soudain, la domestique reparut:
+
+--En effet, le sac n’y est plus.
+
+Madame Manchon frissonna:
+
+--Vous en êtes sûre?... S’il prévenait pour un repas, à plus forte
+raison l’eût-il fait pour une absence.
+
+La domestique glissa d’un ton niais:
+
+--Peut-être s’en est-il allé, rapport à la banque...
+
+Puis, sans insister:
+
+--Madame veut-elle déjeuner? Le repas de monsieur est encore là.
+
+Madame Manchon répondit comme en rêve:
+
+--Soit, bien que je n’aie pas faim.
+
+Et elle s’installa dans la salle à manger, se laissa servir. L’absence
+de René dressait devant elle une énigme insoluble. Elle ne parvenait pas
+à y croire tout à fait. Au pis aller, René reviendrait le soir. Un
+instant la vérité l’effleura. Qui sait si, inquiet d’elle, il ne s’était
+pas décidé brusquement à retourner à Paris? En effet, c’était cela;
+seulement pouvait-elle imaginer la raison du voyage?
+
+--Vous parliez de la banque, fit-elle enfin pour s’arracher à son
+inquiétude; à quel propos?
+
+Mais déjà la domestique, à qui en imposait le grand air de madame
+Manchon, avait réfléchi:
+
+--Oh! je ne sais pas, moi... des idées en l’air... Madame pourrait, en
+tous cas, s’informer auprès de M. Chasseloup.
+
+--M’informer de quoi?
+
+--Si monsieur est parti.
+
+--Que voulez-vous qu’il en sache?
+
+--En effet.
+
+Il n’y avait rien autre à en tirer. Alors, son déjeuner achevé du bout
+des lèvres, madame Manchon commença de rôder à travers l’appartement.
+Malgré la probabilité d’un départ de René, elle avait résolu d’attendre
+au moins jusqu’au lendemain. Le silence de la ville, cauteleux, ouaté,
+se glissant partout, lui jetait un vague effroi. A Notre-Dame, trois
+heures sonnèrent...
+
+Quoi! rien que trois heures? Que faire pour tuer le temps? Une lassitude
+de vivre s’exhalait des meubles, des murailles, de la lumière même,
+morne et grise. Revenue à la table de René, madame Manchon en inspecta
+le désordre, remit en tas les papiers épars. Près du sous-main, une
+photographie parut: Annette... Longuement madame Manchon interrogea ce
+visage par lequel elle avait déjà tant souffert. Chose curieuse, c’était
+l’ennemi, mais, à ce moment, elle ne s’en souvenait plus tant l’absence
+de René posait d’autres problèmes.
+
+--Ah! madame regarde?
+
+Sans façon la domestique s’était aussi penchée vers l’image:
+
+--C’est la petite Traversot...
+
+Madame Manchon, que ces familiarités irritaient, déposa la photographie
+et ne dit mot. Elle avait envie de fuir.
+
+--La banque est-elle loin d’ici? interrogea-t-elle ensuite.
+
+Ne pouvant se rendre à l’hôtel de Thil, l’idée lui venait d’aller chez
+Chasseloup. Parler de René, fût-ce avec un inconnu, l’aiderait à
+supporter mieux l’attente.
+
+--La banque? Justement, j’allais proposer à madame de l’y conduire. Elle
+est à deux pas.
+
+--Vous alliez me proposer?... répéta madame Manchon, frappée cette fois
+par l’insistance de cette fille.
+
+Aucune réponse ne suivit. Qu’y avait-il encore de ce côté? Les
+Chasseloup menaçaient-ils de sauter? Raison de plus pour aller voir sur
+place. Madame Manchon se fit indiquer la route et descendit.
+
+Dehors la nuit commençait. Projetant leur panse au-dessus du trottoir,
+les vieilles maisons semblaient vouloir dévorer le peu de clarté qui
+paraissait au ciel. Une bise aigre s’était levée et sifflait au coin des
+rues. Madame Manchon, saisie par le froid, avait peine à marcher et ne
+parvint à la banque que lorsque quatre heures allaient sonner,
+c’est-à-dire quand celle-ci fermait.
+
+Ayant pénétré au rez-de-chaussée, elle fut accueillie par Broquant en
+train de balayer devant des guichets vides, et demanda M. Chasseloup.
+Chasseloup était sorti. Tout le monde aujourd’hui avait donc pris la
+fuite?
+
+Elle insista:
+
+--Peut-on savoir au moins quand il sera visible?
+
+--Pas avant demain matin, bien sûr!
+
+--Et M. de La Gilardière? reprit-elle d’un air d’autant plus indifférent
+qu’elle n’avait pas dit qui elle était.
+
+A ce nom, le visage de Broquant s’empourpra.
+
+--Oh! pour celui-là! fit-il entre ses dents, fasse qu’on ne le rencontre
+plus!
+
+La voix de madame Manchon s’étrangla subitement:
+
+--Que racontez-vous? Aurait-il pris le train pour ne jamais revenir?
+
+Mais, au lieu de répondre, Broquant brandit son balai:
+
+--Pas possible! Vous dites qu’il a pris le train?... Quand j’affirmais
+qu’il a fait le coup!
+
+Et sans laisser à madame Manchon le loisir d’interrompre:
+
+--Mais oui, madame, c’est comme cela! Dix billets de mille, hier,
+volatilisés, soufflés sur la table même du patron... Pour un rien,
+j’étais collé entre les gendarmes. J’avais beau jurer: «Puisque ce n’est
+pas moi, c’est lui!» personne pour me croire. Et puis, patatras! qui
+est-ce qui retrouve les billets dans sa corbeille? Ils y étaient,
+madame, aussi vrai que je suis devant vous!... Je n’ai eu qu’à fouiller
+un peu pour les ramener au jour... Ah! il est parti? Hé bien! bon
+voyage! On ne le rappellera pas! Si riche soit-il, on ne m’ôtera pas de
+la tête...
+
+--Taisez-vous! je suppose que vous êtes ivre!... parvint à dire enfin
+madame Manchon et, plutôt que d’entendre plus, elle s’enfuit.
+
+Elle se retrouva dans la nuit. Rêvait-elle? On accusait René d’un vol...
+Était-ce donc à cela que pensait la domestique, en s’obstinant à parler
+de la banque? Passe qu’on calomnie: encore faut-il respecter les
+vraisemblances! Imbéciles qui ne savaient pas qu’à un certain niveau le
+vol est un acte qui ne se peut concevoir!
+
+Cependant, tout en marchant, elle apercevait derrière les comptoirs de
+boutique, derrière chaque vitre éclairée, des silhouettes où ne vivait
+qu’un regard. Après Broquant, la ville muette, hostile, la même qui,
+parlant de vol aujourd’hui, avait auparavant affolé René en parlant de
+sa naissance: on se sentait traqué par elle, dépouillé, chassé... Et
+madame Manchon, saisie de panique, courut, rasant les murs, évitant les
+lumières; elle courait sans savoir où ni pourquoi. Si, du moins, René
+avait été là! Ah! ne pas même savoir où le retrouver! Il était possible
+qu’à cet instant précis il fût déjà rentré chez lui, possible encore
+que, révolté comme elle, il eût décidé brusquement de s’en aller sans
+esprit de retour...
+
+Soudain, les maisons cessèrent, une avenue s’ouvrit au bout de laquelle
+paraissaient des lumières. La gare! l’oasis! Elle, du moins, est faite
+pour les passants: on ne doit pas vous y regarder avec des yeux aigus
+dont la malveillance effraye; qui sait même si on ne s’y souvient pas
+d’avoir vu partir René et dans quelle direction? L’élan de madame
+Manchon s’accrut. Elle était hors d’haleine...
+
+Joie de retrouver l’unique escorte des arbres et cette campagne qui, le
+matin pourtant, l’avait désespérée: joie d’atteindre enfin le hall
+désert et d’y apercevoir, derrière son grillage, la femme aux billets en
+train de tricoter... Et ce bref colloque suivit:
+
+--M. de La Gilardière?... Attendez... oui... je connais. En effet, il a
+pris un billet pour Paris.
+
+--Oh! merci, madame. Quand aurai-je moi-même un départ pour la même
+direction?
+
+--Pas avant minuit.
+
+--Pour arriver?
+
+--Vers neuf heures.
+
+--Ah! merci encore, madame.
+
+Anéantie, mais délivrée, puisqu’elle savait René retourné près d’elle,
+madame Manchon recula jusqu’au banc de chêne qui était accolé au mur, et
+s’y laissa tomber. Ses jambes ne parvenaient plus à la soutenir.
+
+Puisqu’il n’y avait pas d’autre train, c’était bien: elle resterait là
+jusqu’à minuit. S’il eût fallu, plutôt que de rentrer dans la ville qui
+calomniait son fils, elle serait restée jusqu’au lendemain. Hélas!
+n’eût-il pas mieux valu y rester toujours, et ne jamais aller vers ce
+qui l’attendait? A la même heure, en effet, René, sans passer rue
+Monsieur, arrivait à Versailles et pénétrait chez son frère.
+
+
+
+
+X
+
+
+L’abbé Manchon occupait alors un petit appartement rue Saint-Louis. Une
+gouvernante l’y servait, à demi impotente et d’autant plus autoritaire
+qu’on exigeait moins d’elle.
+
+La vue de René lui fit lever les bras au ciel:
+
+--Grand Dieu! Monsieur viendrait-il pour dîner?
+
+René dit rapidement:
+
+--Rassurez-vous: je ne désire que voir mon frère. Je suppose que, s’il
+est à Paris comme d’habitude, il ne rentrera pas plus tard que dix
+heures. Dans ce cas, j’attendrai, voilà tout.
+
+--Quoi, monsieur ne sait pas? Madame est en voyage, et monsieur l’abbé
+allait se mettre à table.
+
+--Alors je vais le rejoindre.
+
+Et René gagna le cabinet de l’abbé. Il avait escompté un répit avant
+l’explication qu’il venait chercher. Ce répit lui était refusé: tant
+pis. Il acceptait tout avec une égale indifférence: depuis son départ,
+il était moins une volonté qu’un rouage.
+
+Au bruit de sa porte qu’on ouvrait, l’abbé, qui lisait devant une table,
+tourna la tête. L’abat-jour de la lampe mettait en lumière le livre,
+mais laissant le reste de la pièce dans l’obscurité, empêchait de
+distinguer les arrivants.
+
+--Qu’est-ce?
+
+--C’est moi.
+
+En reconnaissant la voix de René, l’abbé, pas plus que sa servante
+auparavant, ne put maîtriser sa surprise.
+
+--Quoi! pendant que notre mère est en route pour te rejoindre à Semur,
+tu es ici?
+
+--Il paraît en effet que maman est partie. Je l’ignorais. Peu importe
+d’ailleurs, puisque c’est toi seul que je désirais voir.
+
+--Ah! dit l’abbé, qui se leva ensuite sans hâte et vint poser la lampe
+sur la cheminée.
+
+Du coup la pièce s’éclaira ainsi que les visages. La pièce était nue
+comme une cellule. A part un grand Christ d’ivoire dressé à la place
+qu’occupe d’ordinaire la pendule, on n’y apercevait que de pauvres
+meubles, deux fauteuils à dossier de bois, des chaises de paille,
+quelques livres et un prie-Dieu. Quant aux visages, à quoi bon rappeler
+le contraste qu’ils faisaient? Toutefois une telle émotion creusait les
+traits de René que l’abbé, l’ayant regardé, avança l’un des fauteuils.
+
+--Assieds-toi: tu n’as pas l’air bien.
+
+Puis il s’assit à son tour et, les yeux à terre, attendit. Ni l’accent
+ni le geste ne décelaient en lui la moindre curiosité. Si anormale que
+dût lui sembler la visite de son frère à pareille heure et en pareil
+lieu, on était assuré d’avance qu’il ne poserait aucune question.
+
+--En effet, murmura René, le voyage m’a fatigué: c’est le moment qui
+veut cela.
+
+A l’inverse de l’abbé, il s’exprimait d’une manière saccadée: bien qu’il
+fût au repos, il avait le souffle coupé comme après une longue course.
+
+--Tu as laissé ta fiancée en bonne santé? reprit l’abbé.
+
+René ne répondit que par un signe évasif. Sa fiancée? Qu’elle était loin
+déjà! Les pauvres cœurs humains sont trop petits pour contenir à la fois
+deux grands émois.
+
+Voyant que René tardait à s’expliquer, l’abbé dit encore:
+
+--Je pense que Marguerite va servir. Bien que je fasse maigre chère,
+veux-tu partager mon repas?
+
+Et il fit mine d’aller prévenir la domestique.
+
+--Attends, dit René, du coup ramené au présent; j’aurais auparavant une
+question à te poser.
+
+--Eh bien, pose-la...
+
+Placide, l’abbé revint s’adosser à la cheminée. Le dos tourné à la
+lampe, et le visage replongé dans l’ombre, tandis que celui de René
+demeurait éclairé, il s’était mis à contempler le parquet. Il devait
+avoir la même expression neutre et attentive quand il écoutait un
+pénitent.
+
+--Pourquoi... commença René.
+
+Puis au moment de s’exprimer, la peur des mots le saisit et il recourut
+à un détour:
+
+--Oui, pourquoi ne m’as-tu jamais traité comme un véritable frère?
+
+--Oh! dit l’abbé avec lenteur, tu te trompes: j’ai toujours agi à ton
+égard du mieux que j’ai pu.
+
+--Alors ce que tu pouvais n’était pas grand’chose.
+
+--Affaire d’appréciation. Est-ce pour me communiquer la tienne que tu es
+venu?
+
+--Je t’ai demandé pourquoi tu étais ainsi: tu n’as toujours pas répondu.
+
+--N’étant pas d’accord avec toi sur le fond, je ne vois pas comment
+t’éclairer, dit de nouveau l’abbé, tandis qu’il croisait les bras et,
+plus que jamais, fixait le sol à ses pieds.
+
+--Henri! reprit brusquement René, regarde-moi...
+
+L’abbé leva les yeux vers son frère, sans hâte, toujours avec la même
+apparente tranquillité...
+
+--Henri! il n’est plus temps de nous rien cacher: je sais tout!
+
+Un léger frisson agita le prêtre: pourtant le timbre de sa voix ne fut
+pas modifié.
+
+--Qu’est-ce que tu sais?
+
+--Le passé.
+
+--Le passé de qui?
+
+René inclina la tête.
+
+--Est-il nécessaire de m’obliger à le dire? murmura-t-il d’un air
+accablé.
+
+--Je ne t’y oblige pas, affirma l’abbé sans témoigner aucun désir de
+poursuivre.
+
+Et le silence s’abattit sur eux: un silence qui, pareil à un voile
+épais, semblait séparer les temps révolus de celui qui s’amorçait.
+Eux-mêmes avaient l’air attentif de carriers qui, le feu mis au cordeau,
+attendent que la mine saute.
+
+--Henri! recommença René.
+
+L’abbé eut un geste nerveux.
+
+--N’insiste plus.
+
+--Impossible! Laisse de côté tes manières habituelles: à l’heure la plus
+grave de ma vie, j’ai besoin de m’assurer que tu as compris.
+
+--Je ne puis faire que je ne sois pas un prêtre, interrompit l’abbé.
+
+--Je te supplie de me parler en frère!
+
+--Je m’y efforce: est-ce une raison pour ne pas nous en remettre l’un et
+l’autre à la volonté de Dieu?
+
+René se redressa:
+
+--Encore des phrases de sermon! De grâce, reviens sur terre. J’ai parlé
+d’un passé, de tout un passé que je prétendais connaître: c’est inexact,
+ou plutôt, je soupçonne... j’interroge... je me perds dans les
+ténèbres... enfin j’en suis là que tout à l’heure je n’aurais pu
+repasser chez nous, et moins encore, aborder...
+
+Pour la seconde fois, l’abbé interrompit:
+
+--N’achève pas: j’avais très bien saisi. De telles pensées ne servent
+qu’à troubler inutilement. Écartons-les: et que Dieu nous garde!
+
+Son impassibilité toutefois avait disparu. Les traits durcis, il
+semblait défier un adversaire invisible, qui était peut-être lui-même.
+
+René, auquel ce changement n’avait pas échappé, haussa les épaules:
+
+--Non, dit-il, il n’est plus temps! Ne devines-tu pas que si je suis là,
+c’est que je te sais instruit de ce que j’ignore et que j’ai besoin de
+l’être à mon tour? Ainsi, plus de faux-fuyants! les yeux dans les yeux,
+maintenant!... comme cela... et réponds: notre père... non... ton père
+est-il le mien? Le nom que je porte est-il un nom qui m’appartienne?...
+
+L’abbé ne bougea plus. Avait-il écouté? Il était probable, puisqu’un
+rictus tordait sa bouche. Cependant, qui sait si celui-ci n’était pas
+encore un défi à l’adversaire?
+
+La voix de René alla en s’éteignant:
+
+--Henri! n’as-tu pas entendu?... un mot suffit pour la réponse: oui, ou
+non... moins que cela: un signe de tête... Tu restes immobile?... tu te
+tais?... Cela aussi est une manière de s’exprimer: j’ai compris...
+
+Et se cachant la tête dans les mains, René s’efforça d’accueillir enfin
+la vérité.
+
+Ce ne fut d’abord qu’un immense regret du passé qui s’effondrait.
+Entraîné dans une chute vertigineuse, il voyait, comme des éclairs, ses
+bonheurs d’autrefois passer et s’évanouir. Avait-il rêvé auparavant?
+Tout alors était facile, beau, joyeux. Il pouvait rire, parler,
+regarder, sans qu’aucune arrière-pensée troublât ni la gaîté de la voix,
+ni la lumière du regard, ni la joie d’exister. Rien pour l’empêcher de
+parer d’insouciance des lendemains abrités au foyer. Soudain plus de
+foyer, plus d’abri. Il faut se lever, partir et disparaître...
+
+Disparaître! un mot excessif, évidemment: mais n’oubliez pas que René
+était un impulsif et un faible. Avec une telle nature, on se laisse
+longtemps bercer par le flot, puis, brusquement, l’énergie se tend,
+d’autant plus âpre qu’elle a été plus rare, et l’on saute à l’extrême.
+Aurait-il pu d’ailleurs revenir auprès de sa mère? A la pensée de la
+revoir, il blêmissait. Pourrait-il s’expliquer avec elle, sachant ce
+qu’il savait? Plus tard, seulement,--oui, beaucoup plus tard--quand
+l’apaisement serait venu et l’oubli, il aurait le courage de l’aborder,
+ayant l’air d’ignorer: mais d’ici-là, où se réfugier? Quelle solitude
+désormais!
+
+Ah! voici bien la vraie douleur qui paraissait! Devenir pauvre, n’est
+presque rien: la torture est de se trouver seul tout à coup, si
+effroyablement seul qu’une fois mort, personne ne saura peut-être quel
+nom inscrire sur votre fosse.
+
+Jusque-là, René n’avait pas protesté contre la fatalité qui l’écrasait:
+devant la solitude, l’injustice subie le révolta. En même temps, il
+considérait son frère. Stupide ironie du sort: celui-là s’était par goût
+détaché de la famille, n’aimait personne sous prétexte d’aimer Dieu:
+cependant, il restait comblé de ces dons inutiles. Qu’avait-il fait pour
+le mériter? Qu’avait fait René pour être frappé? Des rancunes,
+accumulées depuis l’enfance, se réveillaient dans son cœur. Il eut
+conscience de haïr son frère, puis la solitude effaça même cela, et ces
+griefs allant rejoindre le passé, il cessa de les voir...
+
+L’abbé, lui, toujours debout devant la cheminée, n’avait pas l’air de
+soupçonner quel torrent de pensées bouleversait René. Il semblait
+ignorer qu’il avait répondu tout à l’heure par son silence: on l’aurait
+cru aveugle et sourd. Soudain, il fit un mouvement léger: René s’était
+levé, se promenait un instant dans la pièce, et enfin arrêté devant lui,
+demandait:
+
+--Alors... qui est mon père?
+
+Question qu’on s’étonnait qu’il n’eût pas posée plus tôt. Dans la
+débâcle d’existence que l’heure inaugurait, une chance en effet
+subsistait d’échapper à la solitude totale. René, maintenant, se
+tournait vers elle.
+
+Aucune réponse encore. Simplement le prêtre levait un peu les épaules,
+en signe d’impuissance à fournir l’éclaircissement sollicité. Devant cet
+aveu, René aurait dû désespérer: mais dès que l’homme tente d’échapper
+au destin, la marche de sa pensée défie toute prévision.
+
+--Comment! tu te dérobes?... tu ignores?... Cependant, ne viens-tu pas
+d’affirmer que tu connaissais la vérité? Alors, quelles raisons de te
+croire?... Qui me prouve que tu n’as pas menti?
+
+--Je t’en conjure, soupira l’abbé d’une voix trouble, ne me contrains
+pas à oublier l’habit que je porte!
+
+Ne voyant là qu’une défaite, ressaisi par ses anciennes défiances, René
+cependant continuait:
+
+--Oublier qui tu es? Dieu m’en préserve! Je sais trop bien que tu m’as
+toujours détesté. Oh! à ta façon... c’est-à-dire en te taisant!... Tout
+à l’heure encore, tu me voyais désespéré et tu es resté muet, sans jeter
+un regard de mon côté! ou plutôt, tu semblais satisfait... Quelle
+chance, si me méprenant sur ton attitude, j’allais tenir pour assurée la
+chimère qui me hantait! Par bonheur, ayant réfléchi, je réclame des
+preuves... Alors seulement tu daignes enfin me faire un signe... «Des
+preuves?... Voilà, il n’y en a pas!...» Tu avais espéré me voir mordre à
+l’hameçon: cet espoir est déçu: quel dommage! Mais ne pourrai-je, au
+moins une fois, entendre tes paroles? Ne serait-ce que pour apprendre
+pourquoi tu as voulu me tromper et quel caprice te mène, te décideras-tu
+à répondre?
+
+Il s’exaltait: il ne calculait plus les termes qu’il employait. Il était
+devenu pareil au nageur épuisé qui brasse l’eau, sans s’occuper de la
+distance à la rive et persuadé que la seule violence suffira pour le
+sauver. A mesure, un espoir irraisonné s’insinuait aussi dans son âme.
+Pourquoi ne pas admettre qu’il fût victime d’un atroce malentendu? Il
+n’avait interprété que des silences. On ne bouleverse pas sa vie sur la
+foi d’un homme qui, en fait, refuse de s’expliquer, qui, même en
+s’expliquant, peut ne chercher qu’à se venger?
+
+Tout à coup, comme il allait poursuivre, une main rude s’abattit sur
+lui.
+
+--Il suffit: plus un mot! Ne détruis pas en un instant l’effort de toute
+ma vie.
+
+L’abbé cependant souriait: dédain pour ces injures, à moins que ce ne
+fût la marque du triomphe sur l’adversaire que lui seul connaissait.
+Ensuite son bras retomba, et un aveu suivit, prononcé très bas, ainsi
+qu’il sied quand on reconnaît une faute dont on sollicite le pardon:
+
+--En effet... je t’ai détesté... il y a longtemps... très longtemps... A
+prétendre remonter le passé, tu risques vraiment trop de raviver des
+plaies anciennes: crois-moi, oublions un sentiment dont je m’accuse, me
+repens, et que j’espère avoir détruit dans ses racines.
+
+--Oh! riposta René, toujours des mots de prêtre!
+
+L’abbé frémit.
+
+--Bénis le ciel que je me refuse à en prononcer d’autres.
+
+--J’ai demandé des preuves: tu n’en as pas!
+
+--J’en ai.
+
+--Je te défie de les donner!
+
+--A quoi bon si elles doivent anéantir le peu qui nous unit?
+
+--Prétexte facile! Il dispense de justifier des assertions auxquelles je
+ne crois plus!
+
+--Encore?... Alors, écoute!...
+
+Subitement, le prêtre venait de quitter le refuge de la cheminée; une
+tempête transfigurait le masque impassible. Duclos a connu ce spectacle
+une fois, chez Lormier: mais alors, c’était le prêtre dictant des ordres
+au nom d’un Dieu: ici se révélait l’homme, rien que l’homme, d’autant
+plus redoutable qu’il demeurait maître de sa colère.
+
+--Alors, écoute!... Sais-tu seulement comment est mort _mon_ père? Non.
+J’avais seize ans: tu en avais quatre. Naturellement, on ne t’a jamais
+parlé de _cela_! _Cela_, d’ailleurs, est chose entre lui et moi. On l’a
+ramené de la chasse, expirant... Tout le monde a déploré l’accident...
+mais moi... oh! moi! pouvais-je ignorer que le matin, avant de partir,
+il m’avait pris à part et fait jurer de t’arracher son nom et de te
+chasser du foyer?...
+
+René à ce moment ayant reculé, d’un geste souverain le prêtre le ramena
+vers lui:
+
+--Ah! il n’est plus temps! Tu as voulu m’entendre: désormais, nous irons
+jusqu’au bout!... Dieu m’est témoin qu’à l’instant tragique dont je
+parle, je n’hésitai pas à prononcer le serment qui m’était demandé: Dieu
+m’est témoin aussi que je n’ai d’autres preuves que ce serment, et le
+suicide de mon père, une heure après...! Qu’elles te satisfassent ou
+non, elles ont suffi pour faire de l’adolescent que j’étais un vieillard
+et ta victime!
+
+Abandonnant ensuite René qui alla tomber sur un siège, le prêtre
+commença de marcher.
+
+--Je dis bien: ta victime! J’adorais mon père et tu l’as tué! Si je suis
+devenu prêtre, c’est à toi que je le dois! Je ne supportais plus ta
+présence dans ma maison: désespérant de t’en chasser, j’ai préféré m’en
+chasser moi-même. Calcul vain: tu ne m’as pas quitté, je t’emportais en
+moi!... Tant pis! j’avoue tout et il n’est pas mauvais qu’un jour au
+moins, nous mesurions ensemble la souffrance que je te dois. Tu ne t’en
+doutais pas, j’y consens: mais est-ce que les hommes ont besoin de
+_vouloir_ pour faire souffrir: il leur suffit d’exister!... Donc, tu te
+croyais loin, tu ne t’occupais pas de moi, et tu n’as cessé de me
+torturer! car, prêtre, je me suis trouvé pris entre ma conscience et la
+dette de mon serment. Désobéir à Dieu, ou renier mon père, voilà le
+dilemme que ton existence a créé, et dont je n’ai pu sortir. Oh! je vois
+clair en moi-même! j’ai louvoyé... J’avais la prétention d’être un vrai
+prêtre, tout en ne pardonnant pas. Sur mes instances, tu es devenu La
+Gilardière: à mon instigation, on a tenté de t’établir à Semur...
+Demi-mesures qui ne satisfont ni le passé, ni Dieu. Je me flatte que tu
+m’es devenu indifférent, et dès que j’évoque le cadavre de mon père, une
+horreur me soulève, je ne puis plus te voir! C’est un duel au fond de
+moi qui toujours recommence, que rien n’apaise... non, pas même ces
+aveux que j’aurais dû retenir. Souffriras-tu moins pour les avoir reçus?
+Qu’en rapporterai-je, sinon d’autres remords? Crois-moi, fût-ce en ce
+moment, ne souhaite pas de changer avec moi: tu y perdrais. Il n’y a au
+monde que douleur. Comme Abel paya pour Adam, nous payons, sans autre
+raison qu’une volonté divine, contre laquelle notre raison se dresse...
+ou plutôt, non, je blasphème, fermons les yeux, ne tentons pas de
+comprendre et prions... si tu le peux... si je le puis moi-même...
+
+Hors d’haleine, il s’écroula ensuite, plutôt qu’il ne s’agenouilla sur
+le prie-Dieu. René, lui, depuis longtemps, ne semblait plus entendre. On
+se demandait s’il respirait encore.
+
+Admirez, en tout cas, le mensonge des apparences. Si, à ce moment
+quelqu’un était entré, qu’aurait-il vu? Deux hommes, l’un agenouillé,
+l’autre attendant la fin de l’oraison: entre les deux, un Christ,
+symbole de paix. Si, plus curieux, il s’était enquis de la vie de ces
+hommes, qu’aurait-il appris encore? qu’ils étaient frères, menaient des
+existences séparées, et ne se témoignaient que peu d’intérêt. Or non
+seulement chacun d’eux subissait alors une crise tragique, mais, amenés
+à exprimer leurs souffrances, ils découvraient n’avoir jamais cessé
+d’être leurs propres bourreaux. L’abbé, sans doute, venait de torturer
+René, mais René, toute sa vie et sans le savoir, avait torturé l’abbé;
+même René disparu, quelle absolution effacerait dans l’âme du prêtre le
+remords d’avoir éclairé son frère? Ainsi, présents ou absents, ignorants
+ou conscients, ils ne pouvaient que se faire du mal; et nous touchons
+enfin au problème soulevé par Duclos. Je ne demande pas si René fut
+grandi par la souffrance, si son frère y puisa les éléments d’une
+sainteté nouvelle ou d’un désespoir sans consolation: la question que je
+pose est autre. Pourquoi l’être humain ne saurait-il respirer sans créer
+d’abominables conflits? Pourquoi l’essaimage automatique de la douleur
+et la nécessité de toujours tuer pour vivre?
+
+L’abbé sur son prie-Dieu, René, la tête dans ses mains, ont-ils songé à
+la loi farouche, dont ils étaient victimes? Plus probablement, et comme
+nous tous, se jugeaient-ils une exception? L’un en appelait à Dieu qui
+gardait le silence, l’autre à la justice, qui ne paraît jamais. Des deux
+côtés, même désastre, et point de secours.
+
+Un long intervalle s’écoula avant que l’abbé ne se relevât. Quand il le
+fit, le rictus de sa bouche avait disparu, la flamme du regard s’était
+éteinte. Le prêtre était parvenu à reprendre la place que l’ennemi
+intérieur un instant lui avait volée.
+
+--Et maintenant, demanda-t-il d’une voix sourde, que comptes-tu décider?
+
+René tressaillit. Il était écrit que ce jour-là, les moindres paroles de
+son frère traqueraient sa souffrance.
+
+--Pour décider, murmura-t-il, il faudrait avoir eu le temps de
+réfléchir. Naturellement, avant de venir, je n’avais pensé à rien...
+
+L’abbé se recueillit, puis, sans dissimuler le prodigieux effort qu’il
+faisait:
+
+--En ce cas, voici mon conseil. Retourne à Semur. J’ignorerai que tu es
+venu.
+
+René le considéra avec surprise.
+
+--Mais moi, pourrai-je ne pas le savoir?
+
+--Oh! fit l’abbé, si difficile que cela paraisse, la volonté parvient
+toujours à dominer une pensée mauvaise. Pars donc: va rejoindre _notre_
+mère. Elle t’attend là-bas.
+
+Au nom de sa mère, il sembla que René découvrît de nouveau la réalité
+que son frère s’efforçait d’effacer.
+
+--Non, dit-il, ce serait au-dessus de mes forces.
+
+Et quittant le fauteuil, il s’apprêta à sortir.
+
+La voix du prêtre devint suppliante:
+
+--Je te le demande... comme une grâce...
+
+Un sourire navré passa sur les lèvres de René.
+
+--Trop tard. D’ailleurs, si c’est le fruit de ta méditation, tu te fais
+illusion. Avant une heure le passé te reprendra. Autant qu’il m’emporte
+tout de suite!
+
+Chose curieuse, les instances mêmes du prêtre aidaient à le chasser.
+Figé sur place, l’abbé le vit approcher de la porte.
+
+Il était devenu très pâle.
+
+--Ainsi, conclut-il d’un ton défaillant, tu refuses?
+
+René, au contraire, prenait une expression apaisée.
+
+--Oui. J’ai pu te rendre malheureux, mais que ceci te console: je ne le
+suis pas moins et je me demande pourquoi...
+
+--On se demande toujours pourquoi: est-ce parce que nous sommes sourds,
+l’explication ne vient pas, mais il semble chaque fois qu’on se penche
+sur de l’éternité!
+
+L’abbé, pour répondre, avait fermé les yeux. Quand il les rouvrit, René
+n’était plus là.
+
+
+
+
+XI
+
+
+Dans la même nuit, on sonna chez moi vers deux heures. Je me levai en
+sursaut et, stupéfait, me trouvai devant René.
+
+--C’est moi, dit-il, qui viens dormir chez vous. L’hôtel m’a fait peur:
+j’avais besoin d’un toit ami.
+
+Cinq minutes plus tard, il me racontait tout. J’écoutai son récit,
+détaillé avec une simplicité parfaite et le calme tendu qui, chez les
+nerveux, marque l’extrême limite de l’émotion. A l’inverse de ce que
+vous devez supposer, le rôle de mademoiselle Lormier y paraissait réduit
+à rien. Cette fille, aux yeux de René, n’avait été que l’occasion du
+destin. Il ne lui en voulait pas: il l’ignorait. On ne s’occupe pas non
+plus de la pierre qui a provoqué un déraillement. De mon côté, je ne
+songeai que plus tard à ce qu’il y avait de singulier dans les attitudes
+successives de l’auteur, volontaire ou non, de la catastrophe. J’avais à
+ce moment, un bien autre souci!
+
+--En quittant mon frère, acheva René, j’ignorais à quoi me résoudre,
+mais il y a des grâces d’état. J’ai réfléchi, j’ai vu, et j’arrive avec
+une décision prise. Elle tient compte de tous, de ma mère que je ne puis
+me décider à aborder en ce moment, de mon frère qui sera débarrassé de
+ses scrupules pieux, enfin de moi-même qui tiens à laisser derrière moi
+le souvenir d’un homme probe.
+
+Je tremblai: il s’en aperçut.
+
+--Oh! rassurez-vous: aucune tragédie en perspective. Si compliquée que
+soit une situation, il existe toujours une solution pour la dénouer et
+la plus simple est la meilleure. Dès ce matin, je gagne Marseille: après
+quoi, départ pour le Maroc. La légion étrangère est, dit-on, un asile
+parfait pour qui prétend se passer d’état civil. J’espère y trouver
+l’anonymat auquel je tiens, l’oubli, à tout le moins le pouvoir de
+vivre, bref ce que je cherche...
+
+C’était bien, comme il l’avait annoncé, une volonté définitive: mes
+objections échouèrent devant elle.
+
+Il me demanda ensuite la permission d’écrire et fit trois lettres. A son
+frère, il expliquait en détail son projet. A sa mère, il adressa un bref
+adieu, sans donner d’autres motifs de son départ que la soudaine rupture
+de son mariage et le besoin d’étourdir une déception cruelle. La
+dernière, la plus longue, était pour Annette. J’ignore ce qu’elle
+contenait: on peut l’imaginer.
+
+Quand il acheva, l’aube pointait. Nous échangeâmes ensuite des promesses
+de revoir et de fréquentes correspondances. Nous avions l’air d’y
+croire, sans parvenir à être dupes. Pareillement les grands malades se
+livrent au jeu des projets avec d’autant plus d’ardeur qu’ils savent ne
+devoir jamais les réaliser.
+
+A sept heures, enfin, René me quitta sans me permettre de l’accompagner.
+Je revois son geste de main au bas de la rampe. J’entends encore son
+adieu:
+
+--A bientôt des nouvelles!
+
+Il avait à la main le petit sac de voyage pris à Semur. C’est la seule
+chose, je crois, qu’il emportait de sa vie passée. Le bruit de son pas
+s’évanouit. Je le guettais encore qu’il n’était déjà plus. Et le rideau
+tomba sur lui, sur madame Manchon, sur tout ce groupe d’êtres qui
+avaient connu le bonheur, qui désormais ne connaîtraient plus que la
+détresse.
+
+L’après-midi en effet, m’étant présenté rue Monsieur, je me heurtai à
+une Lapirotte munie de la consigne de ne recevoir qui que ce fût. En
+m’expliquant qu’à son retour madame Manchon avait eu un évanouissement
+et que le docteur redoutait une congestion cérébrale, elle gardait son
+sourire neutre, mais ses yeux luisaient de plaisir. Elle ne donnait
+aucune explication et elle avait l’air de crier: «Voyez quel prophète je
+suis: rien de ce qui arrive ne m’a surprise!»
+
+Au cours d’une seconde tentative, l’abbé m’accueillit en personne.
+Madame Manchon était très malade: lui-même avait décidé de quitter
+Versailles et renoncé au ministère paroissial afin de ne pas la quitter
+durant une convalescence qui--si elle venait--serait fort longue. Comme
+j’annonçais mon intention de repasser aux nouvelles, il m’arrêta:
+
+--Non, ne vous dérangez plus. Si l’état de ma mère s’aggravait, vous en
+seriez averti. Sinon... je crois meilleur qu’elle ne vous revoie pas, du
+moins pour un temps. Tous ceux qui ont beaucoup connu mon frère ne
+peuvent que lui apporter des émotions inutiles.
+
+Devant ce congé en règle, il n’y avait qu’à s’incliner: je ne revins
+plus.
+
+Que se passa-t-il ensuite durant trois mois? Je le répète, le rideau
+était tiré: libre à moi d’imaginer, mais l’imagination, croyez-le, est
+toujours, dans ce cas, inférieure à la réalité. J’étais devenu comme
+Duclos après la disparition des Lormier: pas tout à fait pourtant, car
+je suivais encore René.
+
+«Suivre», me semble aujourd’hui une expression étrange. Est-ce en effet
+suivre quelqu’un que de percevoir chaque jour un peu plus sa disparition
+progressive au fond de terres mystérieuses? Sans doute, il ne cesse pas
+d’être vivant, on ne peut affirmer qu’on ne le reverra pas: cependant
+chaque jour aussi le rend plus difficile à atteindre, plus impossible à
+ramener et l’on sent bien qu’il ne reparaîtra jamais!
+
+Deux billets brefs comme des dépêches: voilà tout le lien me rattachant
+à mon ami. Le premier parlait de hâte à quitter la vie du camp: le
+second annonçait un départ en colonne, vers le Sud; les deux répétaient:
+«Qu’on ne s’inquiète pas si la correspondance se fait plus difficile».
+Pauvres courts billets! les derniers... Comment rendre l’extraordinaire
+sensation d’effacement qu’ils m’apportèrent? Je me représentais le
+désert, l’immensité mouvante des espaces couverts de sable, et à la
+limite de l’horizon, la silhouette évanouissante de celui qui me
+quittait. Vous connaissez cette impression: on se dit: «Le voilà
+encore!» Les yeux se troublent, les plans se mêlent: «C’est lui: je ne
+cesse pas de l’apercevoir!» Le point dès longtemps n’est plus visible:
+on se flatte de le distinguer quand même.
+
+Que de fois, dans cette période, me suis-je reproché de n’avoir pas su
+retenir René! Un autre, moins impulsif, aurait au moins pesé les
+conséquences d’une disparition mille fois pire que la situation à
+laquelle elle prétendait remédier. Après tout, l’aventure, jugée de
+sang-froid, ne méritait pas d’être prise avec un tel emportement. La
+plupart à la place de René s’en seraient à peine soucié. Hélas! de tels
+regrets ne menaient qu’à me faire sentir mieux la fierté de mon ami.
+Jugez, d’après ce que j’éprouvais, du supplice que dût être celui de
+madame Manchon!
+
+Je vous ai dit que fidèle à la consigne reçue, je m’abstins de tenter de
+la revoir: mais à diverses reprises, il m’arriva de passer devant son
+hôtel. J’entrais alors chez la concierge:
+
+--Comment va madame?
+
+--Mieux, monsieur.
+
+--Monsieur l’abbé est toujours là?
+
+--Oui monsieur.
+
+--Et mademoiselle Lapirotte?
+
+--Toujours aussi.
+
+Rien d’autre. La façade avec son air habituel. Les volets arrêtés aux
+crans de jadis. Et derrière les murailles, quelles agonies! quelle
+frénésie peut-être! Car enfin, n’oublions pas que madame Manchon
+ignorait pourquoi son fils était parti, que l’abbé ne pouvait douter
+d’avoir condamné son frère, que le sourire de Lapirotte enfin, si stable
+qu’on le suppose, devait bien refléter un peu de cette douleur et de ce
+remords vivants...
+
+Mais à quoi bon insister, puisque je n’ai pas vu, puisque les murs
+gardent le même visage, qu’ils abritent l’extase de deux amants ou
+étouffent les cris tragiques d’une mère? Arrivons au dénouement, ou
+plutôt à ce que je tiens pour tel, faute de terme meilleur.
+
+
+
+
+XII
+
+
+Il vint, brutal, rapide et, comme de coutume, échappant à mes
+prévisions.
+
+Un matin, je lus dans les journaux l’annonce qu’une colonne française
+venait d’être surprise et dispersée aux environs de N..., c’est-à-dire
+précisément dans la région où devait opérer René.
+
+Saisi d’inquiétude, je courus au ministère. Mes craintes n’étaient que
+trop réelles: René figurait parmi les disparus.
+
+Je dis bien: _disparu_.
+
+Depuis la guerre, la plupart des femmes et des mères ont savouré les
+virtualités de souffrance qu’apporte cette solution, pire que n’importe
+quelle certitude. S’agit-il désormais d’un mort ou d’un vivant? Faut-il
+prendre le deuil ou se réjouir, chercher un cadavre sans sépulture ou
+guetter un retour et fêter une délivrance? Mais, alors, madame Manchon
+a-t-elle compris tout de suite?
+
+Disparu... Les bureaux ignorent le reste. Ils affirment seulement que du
+coup de main tenté là-bas, des hommes sont revenus et d’autres pas. René
+est de ceux qu’on n’a point revus et dont le corps ne fut pas retrouvé.
+Prisonnier, peut-être, ou mis à mort après avoir été torturé, ou
+fugitif... Tous les possibles subsistent, la pire douleur alternant avec
+les confiances les plus chimériques.
+
+J’écoutai les explications qu’on me donnait, les paroles d’espoir que
+l’on tentait d’y joindre, car on s’imaginait avoir affaire à un parent;
+mais je n’eus aucun doute. Pour moi, René avait cherché la mort et
+n’était plus.
+
+En revenant du ministère, je ne pleurai pas. Je me rappelle par contre
+qu’une colère intérieure me soulevait contre cette conclusion stupide
+d’une vie où n’avait passé, j’aurais pu le jurer, aucune pensée basse.
+Jamais l’injustice souveraine du destin ne m’était apparue avec une
+pareille évidence. En même temps, et par un jeu naturel de la pensée,
+j’évoquais les causes du drame, les acteurs qui s’y étaient trouvés
+mêlés et me demandais: «Que sauront-ils?... Annette Traversot va-t-elle
+se consoler, ou veuve sans avoir eu d’époux, s’éteindra-t-elle,
+silencieuse et fidèle, sous les lambris de l’hôtel de Thil? Et l’autre,
+mademoiselle Lormier, cette énigme?...» Ah! celle-là, qu’avait-elle
+vraiment cherché? N’était-ce qu’une fille qui s’ennuie et que le mal
+distrait? ou victime d’une passion véritable, fallait-il voir en elle
+une amante jalouse et maladroite? Ironie du sort: mariée et satisfaite,
+peut-être ignorerait-elle toujours la mort de René: désastre ici, là-bas
+oubli total, ou même bonheur instauré sur des ruines... Ainsi, au
+spectacle de cette injustice supplémentaire, trop probable pour n’être
+pas, ma peine s’exaltait. Pouvais-je supposer que le passé, si vainement
+interrogé, m’attendait à l’arrivée, prêt à lever la plupart des
+incertitudes dont il était chargé?
+
+Et je rentrai chez moi...
+
+Il faut ici me recueillir. Parviendrai-je, aussi bien que Duclos, à
+évoquer la scène qui terminera mon récit, et à laquelle je dois d’avoir
+pu, sans l’ombre d’une hésitation, identifier nos deux histoires?
+Essayons cependant...
+
+Je rentrai donc. Aussitôt, la domestique, qui me guettait, vint à moi.
+
+--Il y a au salon une dame pour monsieur et qui attend depuis une heure.
+J’ai eu beau répéter que monsieur peut-être ne reviendrait pas, elle
+s’est contentée de répondre: «Je resterai le temps qu’il faut, pourvu
+que je le voie.»
+
+--La connaissez-vous?
+
+--Non.
+
+Assez intrigué, bien que mal disposé aux aventures un pareil jour, je
+dis:
+
+--Soit: débarrassons-nous-en.
+
+Et sans plus tarder, je me rendis dans la pièce où se trouvait
+l’inconnue. A ma vue, elle se leva. Vêtue de noir et le visage caché par
+une voilette épaisse, on ne pouvait lui donner d’âge. Toutefois, malgré
+la simplicité de la mise, il apparaissait au premier coup d’œil que
+j’avais affaire à une femme de bonne compagnie, et d’une distinction de
+manières peu commune.
+
+--M. Tinant? demanda-t-elle.
+
+Puis, sur mon signe affirmatif:
+
+--Excusez-moi, monsieur, d’avoir insisté pour vous entretenir: je ne
+vous retiendrai d’ailleurs que le temps d’obtenir un renseignement qu’il
+est pour moi nécessaire de posséder sans délai, et que vous serez sans
+aucun doute en mesure de me communiquer.
+
+Je m’apprêtais à répliquer par les politesses d’usage: elle ne m’en
+laissa pas le loisir et poursuivit:
+
+--J’ai appris hier soir,--vous voyez combien mes informations sont
+récentes,--que vous aviez été l’ami très intime de M. de La Gilardière:
+vous serait-il possible de me donner son adresse?
+
+Le nom de René, prononcé à cette heure et d’une manière si imprévue, me
+bouleversa. D’instinct, aussi, je me sentis pris de défiance, et
+m’efforçant de garder un ton neutre:
+
+--Il est exact, répliquai-je, que j’ai été lié avec M. de La Gilardière
+et que j’ai su son adresse: toutefois, en raison de circonstances qui
+importent peu, jusqu’à ce matin, je ne me serais pas reconnu le droit de
+livrer un secret qui ne m’appartenait pas.
+
+Je parlais: j’allais ajouter qu’aujourd’hui, hélas! ce secret n’avait
+plus d’importance; mais à mesure, une autre pensée s’emparait de moi,
+une de ces intuitions qui semblent à la fois jaillir du fond de l’être
+et vous être soufflées par un étranger dont la voix sans timbre couvre
+irrésistiblement les bruits humains. Et tout à coup m’interrompant:
+
+--D’ailleurs, vous ne vous êtes pas nommée, madame... bien que je
+craigne de vous reconnaître... Mademoiselle Lormier, n’est-ce pas?
+
+Elle ne répondit pas, ce qui était un aveu. Je poussai un cri sourd:
+
+--Vous! et à un pareil moment!
+
+Cette fois, elle murmura:
+
+--Que voulez-vous dire?
+
+En même temps, à travers la voilette, je découvris ses yeux; une terreur
+les agrandissait, non pas celle que vous pourriez croire, puisque le
+fait de demander l’adresse de René prouvait qu’elle ne soupçonnait rien;
+uniquement, elle songeait que l’ayant reconnue, et probablement au
+courant, j’allais désormais refuser de répondre.
+
+--Ce que je veux dire?
+
+Je reculai malgré moi. Après avoir découvert les yeux, que n’aurais-je
+pas donné pour apercevoir le visage. Voilà donc celle par qui René
+venait de mourir! Qu’elle fût venue chez moi, et précisément ce jour-là,
+me remplissait d’une frayeur religieuse. Il me semblait que la volonté
+de mon ami avait seule commandé une telle rencontre, et que de même que
+mademoiselle Lormier avait obéi, j’allais à mon tour prononcer des
+paroles vengeresses qui me seraient dictées.
+
+--Mais, vous-même, repris-je avec une subite colère, que prétendiez-vous
+tenter encore? Ignorez-vous donc que ce serait peine inutile, puisque
+tout est fini?
+
+--Fini?... répéta mademoiselle Lormier d’une voix blanche.
+
+--Mort, il vous échappe!
+
+--Mort!
+
+Je jetai:
+
+--Songez que, sans vous, il serait là et que, pas plus que lui, je ne
+soupçonne pourquoi vous avez commis ce crime!
+
+Aucune réponse, cette fois. En revanche, je vis le corps de mademoiselle
+Lormier osciller comme un arbre au souffle de l’orage. Puis, tout à
+coup, elle s’abattit: et stupéfait, je n’eus plus devant moi qu’une
+loque humaine secouée par des sanglots. Était-ce le remords? Cependant,
+pouvait-on ne pas être frappé par l’intensité de cette douleur
+inattendue? J’avais vu pleurer souvent: jamais, je vous le jure, de
+cette manière silencieuse et désespérée! Ce n’était pas de la révolte;
+ce n’étaient pas non plus des plaintes: on percevait seulement qu’au
+delà de la souffrance abattue sur l’être il n’y avait rien. La limite
+était atteinte; après cela, impossible de descendre...
+
+Dans un éclair, j’entrevis que peut-être, elle aussi, mademoiselle
+Lormier pouvait n’être qu’une victime: toutefois la colère, je vous l’ai
+dit, m’aveuglait.
+
+Je continuai, impitoyable:
+
+--Vous pleurez! Trop tard! Du moins, il ne sera pas écrit que vous êtes
+venue inutilement. J’exige... la lumière va se faire... qu’au moins je
+sache pourquoi vous l’avez poussé à un pareil suicide!
+
+Le mot la fit se redresser frémissante:
+
+--Ce n’est pas vrai! Taisez-vous! vous me faites mal.
+
+--Nierez-vous que, sans vous, il eût toujours ignoré le secret de sa
+naissance? Qui a rempli Semur de racontars ineptes? vous. Qui lui a
+donné l’idée de consulter son frère? vous. A l’heure où son amour pour
+Annette Traversot triomphait, qui s’est dressée devant lui, avec la
+menace d’un scandale suprême? vous toujours... En vérité, quel rôle est
+le vôtre et que vous fallait-il, à vous qui ne le connaissiez pas, que
+vouliez-vous encore aujourd’hui, en venant ici, m’escroquer son adresse?
+Ah! tant pis, je m’exprime sans y mettre les formes. Mais le temps est
+passé où il pouvait se défendre, et c’est moi, son ami, moi qui
+maintenant le venge de tout ce qu’il a souffert!
+
+Tandis que je m’exprimais ainsi, elle continuait de sangloter; à chacune
+de mes affirmations, elle tendait simplement les mains en avant, comme
+pour en éviter le choc douloureux. Elle ne niait pas: elle demandait
+grâce. Toutefois, vers la fin, je vis ses yeux se sécher, son attitude
+changer. Elle avait cessé d’être une suppliante pour devenir un auditeur
+qui se détache. Elle écoutait toujours: elle ne comprenait plus.
+Moi-même, parvenu à cet excès d’émoi, je chancelai et dus m’asseoir,
+hors d’haleine. Je renonçais à poursuivre. Elle persistait à se taire.
+On se demandait où nous allions; plus que des cris, le silence qui
+s’établissait, qui menaçait de rester, et même de tout conclure, donnait
+le vertige.
+
+--Que ne suis-je morte avec lui! dit soudain mademoiselle Lormier.
+
+Elle venait d’appuyer ses coudes sur ses genoux, sa tête sur ses mains,
+et, dans cette attitude, regardait devant elle, très loin, peut-être le
+passé, peut-être les lendemains qui l’attendaient. Elle me paraissait à
+ce moment moins occupée de ma présence et de ce que je pourrais ajouter
+que du spectacle se déroulant sous ses yeux.
+
+Elle répéta:
+
+--Morte...
+
+Puis, se rejetant brusquement en arrière:
+
+--Comme je l’aimais!
+
+Je ne pus retenir une exclamation:
+
+--Étrange façon d’aimer! où nous a-t-elle conduits!
+
+Mais elle n’entendit pas: elle continuait de ne suivre que ses pensées.
+Je repris:
+
+--Est-ce là tout ce que vous avez à me dire? En ce cas...
+
+Ma phrase ne s’acheva pas, arrêtée par un geste violent:
+
+--De grâce, ne voyez-vous pas que je cherche... que j’ai besoin de me
+recueillir? S’il m’entend, qu’une fois au moins il apprenne quel martyre
+je lui dois!
+
+En même temps, elle se redressa: elle avait pris une expression
+nouvelle: on n’y lisait pas comme auparavant le désespoir de la femme
+qui s’abat sur le cadavre de son amant: c’était autre chose encore, plus
+poignant,--un mélange d’horreur et de défi devant la destinée qu’on
+évoque. Enfin, elle aussi, allait se libérer! J’avais cru, en exigeant
+qu’elle parlât, venger mon ami; nous ne savons jamais où nous mène la
+volonté des morts! Sans m’en douter, je venais d’offrir la seule minute
+où, certaine de ne pas exposer ses secrets, mademoiselle Lormier
+pourrait cependant les crier à voix haute, et goûter le soulagement
+prodigieux de ne plus se taire!
+
+Il y eut un arrêt,--le dernier.--Je trouvais inutile désormais
+d’interroger. Elle n’avait plus l’air d’ailleurs de songer à moi. Quand
+elle commença, elle avait aussi changé de voix; son récit s’adressait
+vraiment à un autre et, passant par-dessus moi, gagnait les régions
+mystérieuses où doit planer l’invisible. Je ne me sentais plus qu’un
+témoin; le juge était ailleurs.
+
+Ce ne furent d’abord que des phrases brèves, de simples mots de rappel,
+sans détails, presque sans lien, tant il s’agissait là de choses
+certainement connues, ou encore évidentes... Comme elle l’avait aimé! de
+la seule manière qui pût être la sienne, c’est-à-dire sans mesure.
+
+--J’ignorais tout de lui, et à peine l’ai-je aperçu, j’ai compris que je
+ne vivrais plus que pour lui...
+
+Puis, tout de suite, l’obstacle qui se dresse. René, assure-t-on, est
+riche, de famille noble; elle, au contraire, se croit pauvre, et quelle
+extraction que la sienne, puisque son grand-père est un vannier mort en
+prison! De plus René est beau; elle s’exagère sa laideur. Cependant,
+elle s’informe: elle a appris qu’une ancienne amie de sa mère est
+demoiselle de compagnie chez une dame Manchon: qui sait s’il n’existe
+pas une parenté entre cette dame et René? Elle écrit... La même semaine,
+son père lui révèle qu’elle est riche, et Lapirotte répond...
+
+--Ah! cette fois le hasard m’arrivait les mains pleines: avec quelle
+joie l’ai-je accueilli! Il fallait le maudire et j’ai vu le ciel
+s’ouvrir! Non seulement la question de fortune n’existait plus, mais
+devenue intarissable, Lapirotte me livrait tout le passé de René et
+jusqu’au roman de sa naissance! Ainsi, rien ne nous séparait plus: la
+route libre... Je rêvais... Rêve encore, quand un soir, dans la gare,
+pour la première fois j’ai entendu sa voix, serré mon bras contre le
+sien... Mais pourquoi me suis-je tue? Quelle absurde foi dans une chance
+qui m’avait déjà trop servie, a retenu sur mes lèvres l’aveu dont le
+désir me bouleversait?... Une heure après, le cœur de René se fixait
+ailleurs: tout était perdu, ou plutôt non, tout commençait...
+
+Je ne rends jusqu’ici, bien entendu, que l’essentiel. Je me rappelle
+qu’arrivée à ce point, mademoiselle Lormier eut une redoutable
+hésitation. Je craignis qu’elle ne s’évanouît: mais au contraire, c’est
+à partir de là qu’elle sembla saisir corps à corps le passé, convaincue
+sans doute que plus elle y jetterait de lumière et mieux elle se
+justifierait.
+
+--Et d’abord j’avoue! Quand on aime comme j’aimais, on ne renonce pas:
+on se bat. Fiancé ailleurs? soit; hé bien! patiemment, de loin, sans
+paraître, je dénouerais son lien. J’avoue tout, je le répète: oui, j’ai
+voulu qu’abandonné par celle qu’il s’imaginait désirer, victime de
+circonstances qu’il ne connaîtrait pas, il me retrouvât ensuite, lui
+apportant pour le consoler la merveille d’une passion sans égale. Quant
+au moyen, qu’importe! dès qu’on défend sa vie, qui donc y va regarder de
+près? Ce moyen était là, devant moi: je l’ai pris. L’histoire de la
+naissance, après m’avoir rapprochée de lui, allait chasser les
+Traversot. Il suffisait de parler. Je n’ai pas hésité. Oh! ne croyez pas
+que ç’ait été simple! Pour ne pas me découvrir, il a fallu prendre un
+détour, cheminer obliquement, me faire sans qu’on le sût la voix d’une
+ville... Je luttais, moi, à l’aide de l’impalpable; songez qu’il
+s’agissait d’atteindre l’ennemie sans effleurer René! Je ne prétendais
+que répandre un bruit, assez pour effrayer, trop peu pour une
+certitude... Et voici la merveille, j’ai failli réussir!... Coup sur
+coup, j’appris la rupture des fiançailles, le départ de René... madame
+Manchon, qu’on attendait, se refusait à paraître... Une courte patience,
+enfin mon tour venait!... Soudain, l’écroulement. Quelles explications
+René avait-il reçues, données? je l’ignore; mais madame Manchon retirait
+son refus, les Traversot rouvraient leurs bras. Avoir vécu ces heures,
+quelle torture! J’ai souhaité mourir: surtout, j’étais devenue folle.
+C’est qu’aussi tous les jours, il passait devant moi pour aller chez
+l’autre! J’avais beau projeter vers lui mon être, implorer en silence
+l’aumône d’un regard, il ne m’avait même jamais vue! Et je décidai
+qu’une fois au moins, il me verrait, m’écouterait... J’allai chez lui:
+je ne calculais plus mes mots, j’ordonnais, je menaçais...
+
+Ici, je ne pus m’empêcher d’interrompre:
+
+--Je sais, murmurai-je, il m’a tout raconté...
+
+Mademoiselle Lormier tourna son visage vers moi, comme stupéfaite
+d’entendre près d’elle une voix humaine; puis, haussant les épaules:
+
+--Alors, vous croyez, vous aussi, qu’en le sommant de rompre, j’avais
+calculé ce qui suivrait? Pas une seconde, dans les huit jours que je lui
+laissai, je n’y ai seulement songé! J’étais folle, vous dis-je, puisque
+je comptais qu’il aurait peur! folle puisque cela seul occupait ma
+pensée que dans huit jours, je le reverrais encore! Pouvais-je
+d’ailleurs me douter vers quoi j’allais? On va... on va... chaque
+seconde qui tombe semble rapprocher de ce qu’on espère, mais on ne
+soupçonne pas ce qui sera. Quand, le délai accompli, je revins à la
+banque, Dieu m’est témoin que j’arrivais, ivre du seul bonheur de
+l’approcher! Cela, c’était ce que _j’espérais_ et _voilà ce qui fut_. Je
+me présente: on m’éconduit. Je fais mine de le croire, j’attends au bas
+d’un escalier que les abords redeviennent muets; puis je remonte, vais
+droit à son bureau et pousse la porte sans frapper... On ne m’avait pas
+trompée: personne! Ainsi mes espoirs étaient vains et il s’est dérobé!
+Que je me dérobe à mon tour, tout est fini... Ah! faire quelque chose...
+mais quoi?... Comment décider sans délai, puisque je vous ai déjà dit
+que je n’y avais jamais réfléchi? Comprenez-vous au moins où j’en étais?
+Je restais là, titubant dans la pièce abandonnée, assurée, si je ne
+tentais rien, de le perdre tout à fait, appelant à mon secours les murs,
+les tables, toutes choses qui m’entouraient et qui restaient muettes,
+alors que l’une d’elles peut-être détenait mon salut! Je restais là et
+ma cervelle demeurait vide; mes mains fouillaient, agitaient des papiers
+que je ne lisais pas, bouleversaient des feuillets, et pas une lueur
+pour m’orienter, pas un projet viable! Non contente de chercher sur la
+table de René, je passe à une autre qui, au delà d’une porte grande
+ouverte, a l’air de m’appeler: mêmes gestes inutiles... Savais-je
+seulement ce que je cherchais, et pourquoi?... Tout à coup, des pas dans
+le corridor, quelqu’un vient: affolée, je quitte la table. Pour fuir,
+machinalement, je repasse par le bureau de René. Au moment d’atteindre
+la porte, j’ai le temps de m’apercevoir que je tiens encore une liasse
+dans la main, je la jette au hasard... Il paraît que c’était de
+l’argent, des billets... Je jure qu’à ce moment je ne m’en doutai pas!
+Et éperdue, je m’évade, disparais. Je croyais n’avoir vécu qu’un instant
+d’effroi; je tentais déjà de me dire: «Tout à l’heure, oui, tout à
+l’heure, dès que je serai calme, je découvrirai la solution: on aborde
+toujours, quand le port est en vue!» Je le répétais, je parvenais
+presque à m’en convaincre, et sans le savoir je venais de creuser la
+fosse où mon amour allait crouler!
+
+Je continue de reproduire le récit de mademoiselle Lormier comme je le
+puis; à travers moi, il reparaît décoloré, telle une fleur séchée qu’on
+retrouve entre deux feuillets de livre. L’attitude, l’accent, le
+rendaient unique, et quelle lumière pour l’auditeur que j’étais! Grâce à
+lui, non seulement les événements reprenaient leur véritable sens, mais
+je commençais à comprendre que le drame qu’ils résumaient méritait
+peut-être autant de pitié que celui sous lequel venait de succomber
+René.
+
+Mademoiselle Lormier reprit:
+
+--Oui, j’avais fait cela... moi seule... sans le savoir... On s’imagine
+que le passé n’existe plus, on croit que les actes, une fois commis,
+cessent de vivre et vont rejoindre le tas mort des œuvres périmées:
+duperie! une heure après ma fuite, la voix qui avait été ma servante
+fidèle, que j’avais conduite, orientée, dirigée, et à laquelle je ne
+songeais plus parce qu’elle m’était devenue inutile, s’élevait à
+nouveau, mais sans moi, et malgré moi! Et savez-vous ce qu’elle
+annonçait? qu’on avait volé la banque! que René était le voleur!
+
+Ici, mademoiselle Lormier eut un rire strident.
+
+--Je me demande si vous percevez le tragique de ce qui arrivait là? Je
+déplace des papiers par hasard: un courant d’air entré par la fenêtre
+aurait pu produire le même résultat: il ne s’est rien passé, et sans que
+j’aie jamais deviné comment, ceux-là même dont je m’étais servie
+jusqu’alors, s’emparent de ce _néant_, en font le scandale qui va nous
+emporter tous. Le premier qui m’en parla, me parut fou: je ne compris
+pas d’abord, puis je criai: «C’est imbécile! Vous savez bien qu’un homme
+de son rang ne vole pas!» Mais un autre suit, encore un autre, chacun
+riposte: «Vous-même, rappelez-vous ce que vous pensiez de lui! Il ne
+change pas: c’est vous qui avez changé!» Ah! voilà l’abominable! pas un
+qui ne dresse contre moi mon propre témoignage! Et le néant qui s’enfle,
+grossit, devient peu à peu une telle réalité que René lui-même finit par
+y croire, et m’accuse à son tour! Je l’avais menacé: j’étais revenue;
+tout coïncidait. Si absurde que cela fût, je ne pouvais plus être à ses
+yeux qu’une voleuse!... Après... après, en vérité, je perds le fil, je
+ne parviens plus à préciser... J’ai souffert, comme au moment d’une
+mort. Même si les Traversot l’avaient chassé, je savais que je
+n’arriverais plus à le rejoindre. Je n’imaginais pas qu’un tel désastre
+fût compatible avec le pouvoir d’exister, et je persistais à vivre! Je
+n’imaginais pas non plus qu’on pût aller plus loin dans la douleur;
+cependant, le lendemain matin, je l’ai rencontré. Je voulais fuir, il
+m’a retenue. Je voulais me taire: cinglée par son mépris, je n’ai pas
+retenu les seules paroles que je n’aurais jamais dû prononcer. Ce
+n’était pas assez de le perdre: je le tuais!
+
+Après ces mots, l’accablement qui succède à de telles confidences, une
+lassitude d’âme qui nous obligea, elle à rester immobile, comme si elle
+voulait parler encore, et moi, à guetter une suite à ces aveux, bien
+inutile en vérité, toute la lumière ayant paru.
+
+J’imagine que nous éprouvions aussi un égal soulagement. N’oubliez pas
+que la disparition de René apprise le matin avait fait de nous des
+cordes vibrant au moindre souffle. Certains accords nous auraient fait
+crier. C’est un immense repos que de pouvoir se retourner alors vers le
+passé, en n’ayant plus à lui demander: «Que contenais-tu?»
+
+--Je comprends, lui dis-je enfin, que vous soyez tentée de comparer
+votre souffrance à la sienne: vous êtes très malheureuse...
+
+Au son de ma voix, elle tressaillit, puis sans répondre fit un effort
+pour se lever. J’approchai, mais elle refusa d’un signe l’aide que
+j’offrais et parvint à se mettre debout. Cependant, elle ne paraissait
+pas décidée à partir, et au contraire, me regardait.
+
+--Vous ne me demandez plus pourquoi je tenais à son adresse?
+
+Je fis un geste las:
+
+--A quoi bon?
+
+Elle sembla recueillir de nouvelles forces avant de poursuivre:
+
+--Vous vous trompez: quand je me suis arrêtée, nous n’étions pas au
+bout.
+
+J’eus une exclamation:
+
+--Que pourrait-il y avoir de pire?
+
+--Depuis hier, j’ai découvert... la femme dont j’ai parlé et qui me
+renseignait...
+
+--Lapirotte!
+
+--Cette femme, poussée à bout de questions, a dû reconnaître qu’elle
+avait menti pour se venger. Tous ses renseignements étaient faux! tous,
+l’histoire de la naissance comme le reste!
+
+--Quoi? m’écriai-je, elle a osé...
+
+D’un geste tragique, mademoiselle Lormier m’empêcha d’achever:
+
+--Comprenez-vous maintenant pourquoi je suis ici? Ne fallait-il pas lui
+écrire que, moi aussi, j’ai menti? Oh! toujours sans le savoir, mais
+qu’importe! J’ai menti! J’accourais le sauver et j’apprends...
+
+Elle se tordit les mains:
+
+--Désormais comment vivre?
+
+Jusqu’alors, l’avouerai-je, j’étais demeuré partagé entre ma rancune et
+l’étonnement de la trouver si différente de ce que j’avais imaginé. A ce
+moment, j’entrevis tout ce que l’âme de la malheureuse renfermait de
+sincérité passionnée et de réelle grandeur. Je fus saisi de pitié.
+
+--Lapirotte est une misérable; c’est aujourd’hui seulement qu’elle vous
+trompe, dis-je doucement: car aujourd’hui, craignant de votre part un
+éclat, elle a trouvé le moyen bon pour se débarrasser de vous.
+
+Mademoiselle Lormier me considéra incertaine.
+
+--Ah! murmura-t-elle, où trouver la vérité?
+
+--Ici, répondis-je encore.
+
+Elle hésita, puis tristement:
+
+--Quoi qu’il y ait eu, vivant, je voulais le rendre à l’existence dont
+je l’avais dépouillé; mort, je n’ai plus qu’à lui sacrifier la mienne.
+
+--Se tuer n’est pas une solution.
+
+--N’ai-je pas dit que ma vie n’est plus à moi? Je n’en dispose pas.
+
+Elle s’approcha ensuite de la porte. Je ne tentai pas de la retenir.
+Près du seuil, elle fit un dernier geste découragé.
+
+--Quand je pense, murmura-t-elle, que, si je n’avais pas été une fille
+abandonnée à ses rêves, isolée au milieu des siens, et croyant à la
+toute-puissance d’une immense passion, je n’en serais pas à pleurer avec
+des larmes de sang celui que j’avais choisi! Dieu n’est pas bon;
+espérons qu’il sera juste!
+
+Elle disparut sur cette phrase, qui résumait à la fois son désastre et
+son attente.
+
+Je ne devais plus la revoir, ni madame Manchon, ni l’abbé, ni personne.
+Le tragique de la vie réside en cela qu’on surprend de loin en loin les
+circonstances qui conduisent à la souffrance, mais qu’aussitôt après les
+êtres s’effacent. On perçoit un cri bref quand surgit la lame de fond;
+ensuite on a beau regarder, on ne découvre plus qu’une grève déserte et
+la mer garde son secret.
+
+Donc jusqu’à ce soir j’avais ignoré le sort de mademoiselle Lormier.
+J’ignore de même ce qu’il est advenu rue Monsieur, car là on n’a jamais
+cherché à me rejoindre, et je me suis abstenu de forcer une réserve qui
+dut avoir des raisons dont, après tout, les intéressés étaient les
+meilleurs juges. Je me contente d’imaginer l’effrayante réunion de ces
+trois êtres, vivant d’une existence _en apparence_ sans rides, dans une
+maison où personne ne vient plus, mais en tête-à-tête avec une angoisse
+dont ils ne parleront jamais, et toujours la présence mystérieuse du
+disparu.
+
+Madame Manchon est là, sur le fauteuil où je l’ai aperçue maintes fois.
+Immobile, prostrée, elle n’a pas encore compris comment s’étant éloignée
+pour vingt-quatre heures, elle a pu retrouver au retour sa maison vidée,
+son fils parti sans adieu. Inlassable, elle scrute l’énigme et se
+demande: «Pourquoi?»
+
+Devant elle, l’abbé. A quoi pense-t-il, lui qui a tout créé de la
+douleur qu’il ne peut consoler? Tente-t-il de convertir sa mère à une
+religion qui ne parvient pas à l’apaiser lui-même? Ah! le temps doit
+être passé où, du haut du sacerdoce, il préconisait l’expiation; et,
+s’il voulait demander un pardon, oserait-il en même temps révéler ce qui
+le rend nécessaire?
+
+Entre les deux, enfin, Lapirotte, souriant toujours, et peut-être
+dévorée d’ennui, car une vengeance trop longue est un plaisir qui lasse.
+
+L’heureux homme, en vérité, qu’un Lormier! Lui, du moins, savait qu’il y
+avait eu _l’autre_! Ici, tous souffrent dans la nuit, ne supposant même
+pas que les coups ont pu partir d’ailleurs que d’eux-mêmes! Supprimez
+Lormier et sa fille: René vivrait, madame Manchon vieillirait radieuse,
+l’abbé--qui le sait?--aurait désarmé peut-être; Lapirotte, certainement,
+aurait été chassée. Mais il y avait, là-bas, des inconnus, et le cyclone
+a passé.
+
+On peut donc s’ignorer totalement, et, par le jeu inéluctable de la vie,
+se torturer jusqu’à la mort! Justifie cela qui voudra! Quant au
+résultat, jugez-en: Lormier révolté, sa fille religieuse, madame Manchon
+devenue probablement une automate, l’abbé doutant de son salut...
+Prétendez, après cela, que la souffrance est loi de grâce! Une loi,
+évidemment. Seulement qui l’a édictée et que veut-elle?
+
+J’entends qu’on va répondre: «Et Lapirotte?»
+
+En effet, voici l’exception incontestable et monstrueuse. Que Lapirotte
+ait paru triompher est certain; mais, à sa place, j’aurais tremblé. Il
+faut toujours trembler devant la bête qui nous dévorera, en fin de
+compte, aujourd’hui ou demain. Le cri de Job résumait moins le passé des
+humains que leur avenir: «Rassasiés d’angoisse jusqu’au matin, tous sont
+coupés en leur temps, comme la tête de l’épi mûr.»
+
+
+
+
+LE TROISIÈME CONCLUT
+
+
+Tinant cessa de parler et, cette fois, aucun commentaire ne vint. Nous
+n’étions pas seulement troublés par la rencontre qui avait permis,
+aussitôt le récit de Pierre achevé, d’en évoquer l’envers. A notre tour
+gagnés par l’angoisse de la douleur, nous sentions celle-ci inéluctable
+et vaine. Quel déchaînement de catastrophes inutiles sur des êtres dont
+les survivants ne se connaissaient pas de nom, et pour quelles
+futilités! Jamais non plus, je crois, nous n’avions perçu avec une telle
+netteté que la souffrance nous guettait, nous aussi, et qu’au jour
+prochain nous deviendrions sa proie.
+
+Cependant, à mesure que je réfléchissais, deux souvenirs remontant au
+début de la guerre se levaient au fond de moi, encore imprécis, mais
+obstinés: une rencontre de personnages qui présentaient avec madame
+Manchon et M. Lormier de surprenantes analogies, des propos sur une
+route, dont alors je n’avais pas saisi la portée et qui, aujourd’hui,
+prenaient une signification singulière.
+
+Le mécanisme de la mémoire est déroutant. Durant des années, on porte en
+soi des visages, des idées, que l’on a cru ne pas remarquer, ne pas
+comprendre; soudain, au gré d’une circonstance fortuite, ils revivent,
+s’éclairent, et, s’échappant du coffre clos où ils semblaient ensevelis,
+deviennent l’élément décisif du présent.
+
+--Hé bien? demanda enfin Duclos, quelles conclusions tirer maintenant de
+la double aventure?
+
+Et tourné vers Tinant:
+
+--Car je t’accorde volontiers que, pour inattendu que cela soit, c’est
+bien la même dont le hasard nous a rendus témoins.
+
+Tinant alluma une cigarette, puis haussant les épaules:
+
+--Quelles conclusions? aucune. Personne ici, je pense, n’avait la
+prétention de trouver un but à la souffrance ou de justifier son
+origine. Elle est, cela suffit. Elle vient aussi d’une certaine manière,
+qui n’est pas celle que le commun pense; mais en quoi cette assurance
+pourrait-elle soulager?
+
+Duclos me regarda d’un air las:
+
+--Tu te tais?... La cause est entendue.
+
+--Non, répondis-je presque malgré moi.
+
+Ce qui n’était auparavant qu’images incertaines achevait, en effet, de
+se préciser. J’en ressentais un allègement, comme lorsqu’on retrouve
+enfin un nom propre qui, toujours au bord des lèvres, n’a cessé
+d’échapper. Plus je réfléchissais, moins je doutais de tomber juste dans
+mes suppositions.
+
+Décidé à en avoir le cœur net, je risquai le tout pour le tout:
+
+--Et d’abord, déclarai-je, vous avez eu jusqu’à présent recours à des
+noms de fantaisie. Abattons les masques. J’ai cru reconnaître madame
+Manchon, et M. Lormier: ils se nomment en réalité, madame Z... et M.
+X... Est-ce une erreur?
+
+Tinant et Duclos eurent la même exclamation:
+
+--Quoi! toi aussi...
+
+La preuve était faite.
+
+--Inutile d’insister. Reprenons donc la convention qui a prétendu cacher
+les personnalités véritables; et puisque vous réclamiez une conclusion,
+écoutez celle-ci, qui ne sera pas la mienne, mais bien la leur, telle du
+moins qu’ils l’ont tirée en ma présence, il y a quelque trois ans.
+
+--Impossible!
+
+--Jugez-en...
+
+
+
+
+ * * * * *
+
+
+En décembre 1914, je dus revenir à Versailles pour un long congé de
+convalescence. Incapable de supporter une complète inaction, je me mis à
+la disposition d’une œuvre locale dite «La Recherche du Soldat» et qui
+avait pour objet de fournir aux familles des renseignements sur les
+soldats disparus.
+
+Les bureaux de l’œuvre étaient installés rue Notre-Dame: toutefois,
+l’âme en était ailleurs, chez une femme dont chacun s’accordait à
+reconnaître l’énergie, l’extrême générosité et qui, sans quitter jamais
+sa chambre, trouvait pourtant le moyen de galvaniser les volontés.
+
+Appelé auprès d’elle, je ne sais plus à quel propos, j’eus la chance de
+lui plaire et devins une sorte d’agent de liaison entre elle et l’office
+qu’elle dirigeait de loin. Durant les quatre mois de mon séjour à
+Versailles, j’ai donc vu, à peu près tous les jours, celle que nous
+continuerons d’appeler madame Manchon, et travaillé pour elle.
+
+L’impression qu’elle fit sur moi est difficile à définir, tant il s’y
+mêle de sentiments divers.
+
+Le premier abord éloignait. D’une politesse froide et mesurée, elle
+avait des manières brusques, un regard glacé, et ne marquait d’intérêt
+pour rien, pas même pour l’entreprise à laquelle elle consacrait son
+temps. Par contre, un sens pratique, une méthode, une clarté de jugement
+qui s’imposaient, et maintes fois nous firent trouver la voie dans les
+cas épineux. Bref, une individualité supérieure qu’on n’avait pas envie
+d’aimer, faute peut-être de sentir qu’elle ne désirât l’affection de
+personne.
+
+En d’autres temps, sans doute aurais-je été curieux du passé de madame
+Manchon: mais alors, la tragédie était trop le lot commun. Les heures
+manquaient pour s’occuper d’événements rétrospectifs que la guerre
+reculait vers un lointain de préhistoire. Si j’admirais la lucidité de
+madame Manchon, et l’emploi qu’elle donnait à sa fortune, je ne me
+souciai donc jamais de l’interroger sur sa vie personnelle. Elle
+n’encourageait pas d’ailleurs aux confidences. Évidemment, j’aurais dû
+songer que pour en arriver au point où elle était, il est nécessaire de
+venir de très loin: je n’en fis rien, et je n’aurais même jamais
+soupçonné que tant de calme extérieur recouvrît un drame encore
+saignant, si, un jour et par hasard, un rais de lumière n’avait filtré
+devant moi, à travers l’entre-bâillement de cette âme jusqu’alors
+toujours fermée.
+
+De ce jour, à dire vrai, je n’avais conservé jusqu’à ce soir que des
+impressions confuses. Tout à l’heure, seulement, en vous écoutant, j’ai
+compris ce qu’il me donna. Si je m’efforce à mon tour de le ressusciter
+devant vous, ce ne sera pas uniquement pour la satisfaction d’ajouter à
+vos récits un autre qui leur est lié: en réalité, je crois vous apporter
+avec lui le dénouement: mieux que cela, une réponse à nos tourments...
+
+Cela se passa un certain après-midi de dimanche, en janvier 1915, si ma
+mémoire est fidèle.
+
+Suivant l’habitude, j’étais arrivé avec mes dossiers et, installés dans
+la chambre de madame Manchon, nous en commencions l’examen, quand un
+coup de timbre retentit à l’entrée.
+
+Il devait être environ trois heures. Comme il y avait ordre de ne pas
+nous déranger, nous ne songeâmes pas à interrompre le travail: mais
+presque aussitôt, la domestique parut:
+
+--C’est, dit-elle, le nouveau locataire du second qui voudrait faire
+visite à madame.
+
+Versailles est déjà la province. On n’y a pas le droit de s’ignorer,
+quand on habite la même maison.
+
+La première idée de madame Manchon fut de se dérober: puis, à la
+réflexion, elle jugea sans doute qu’il n’y aurait que partie remise,
+que, de plus, ma présence couperait court aux politesses.
+
+--Soit: ayez soin auparavant de prévenir ce monsieur que je suis fort
+occupée.
+
+Elle me demanda ensuite:
+
+--Avez-vous le loisir d’attendre un peu?
+
+Je répliquai:
+
+--Tout le loisir qu’il vous plaira.
+
+Et je m’apprêtais à déménager par discrétion, quand elle me retint:
+
+--Non, restez au contraire, vous me rendrez service en montrant par
+votre présence que je n’ai pas de temps à perdre en bavardages.
+
+Déjà la porte se rouvrait. La domestique annonça:
+
+--Monsieur Lormier.
+
+Parfaitement. Vous êtes tentés de crier à l’invraisemblance, mais les
+rencontres du sort sont inépuisables et déconcertantes dans leur
+simplicité. Pour des motifs que j’ignore, M. Lormier qui jusqu’alors
+demeurait ailleurs, venait de s’installer dans la maison de madame
+Manchon. Tant que M. Lormier et madame Manchon s’étaient mutuellement
+torturés, ils ne s’étaient jamais approchés. Maintenant que leurs
+désastres étaient définitifs, ils se rejoignaient. Il va de soi
+d’ailleurs que chargés d’un effroyable passé commun, ils s’estimaient
+totalement étrangers l’un à l’autre. Le nom de Lormier ne produisit
+ainsi aucun émoi. On aurait annoncé de même M. Durand ou M. Nicolas. Le
+nouveau locataire était catalogué Lormier: soit, l’étiquette importait
+peu.
+
+L’homme qui entra était un vieillard, ou du moins me parut tel. Il avait
+des cheveux blancs, le dos voûté, l’allure inquiète. Tout de suite, je
+remarquai ses yeux qui n’exprimaient rien, sans cesser d’être perçants.
+La fusion de l’iris et de la prunelle est un fait assez rare. Il m’a
+permis de m’orienter aux premiers traits qu’en a dessinés Pierre: on ne
+rencontre pas deux fois dans sa vie les yeux d’un M. Lormier...
+
+Dès le pas de la porte, il commença de balbutier des excuses en les
+coupant de salutations où se voyait autant de timidité que de gaucherie.
+Madame Manchon, de son côté, après l’accueil d’usage, l’invita à prendre
+place, et je nous revois, elle et lui aux deux angles de la cheminée où
+flambait un feu maigre, moi un peu de côté, près de la table où les
+dossiers s’étalaient.
+
+Je nous revois... mais idéalement, pour ainsi dire. Je serais incapable
+en effet de décrire la disposition de la pièce ou ses meubles: je
+respire au contraire l’atmosphère qui s’établit aussitôt du fait de la
+présence de cet inconnu, et qui, peu à peu, allait nous oppresser
+jusqu’au malaise. Les meubles devaient être confortables, la pièce
+vaste, et j’évoque un décor pauvre, des murs bas, deux interlocuteurs
+que le froid recroqueville sur eux-mêmes, des gestes de fantôme, une
+pénombre de caveau.
+
+Il y a plus: à peine M. Lormier fut-il assis, à peine madame Manchon
+eut-elle pris l’attitude correcte de la dame qui reçoit, qu’une
+désolation s’abattit sur nos épaules. Elle tombait comme une pluie
+froide. On en avait l’âme glacée. Certains êtres apportent avec eux de
+la chaleur: devant M. Lormier on ne souhaitait que se taire; l’entretien
+n’était pas amorcé que déjà nous avions l’air d’étrangers, penchés à la
+margelle d’un puits profond, et qui, pour se distraire, attendent le
+floc sourd et l’inutile disparition d’une pierre qu’on va jeter.
+
+Cependant madame Manchon, qui avait du monde, ne pouvait en rester là.
+Mettant donc dans son accent la dose d’intérêt convenable:
+
+--Ainsi, demanda-t-elle, vous êtes devenu, monsieur, mon voisin?
+
+M. Lormier acquiesça:
+
+--En effet, madame, et pour ce motif désireux de vous présenter mes
+devoirs en même temps que mes vœux de nouvel an.
+
+Avant de poursuivre, je voudrais traduire encore l’effet produit sur moi
+par ces premières phrases, si banales pourtant. Les deux voix
+s’accordaient, l’une s’efforçant d’imiter l’autre, et chacune sourde,
+chargée d’un poids d’ennui en même temps que _distraite_. On eut dit
+qu’un dessous mystérieux se dissimulait sous la futilité des mots.
+Malgré moi, je devins très attentif. A certains moments, la parole cesse
+de compter: on n’est plus sensible qu’au peuplement de l’air par
+l’invisible émanation des âmes.
+
+Sans relever autrement que par un geste aimable les vœux tardifs de
+nouvel an qui s’abattaient sur sa tête, madame Manchon reprit:
+
+--Vous habitiez sans doute Paris avant de vous installer ici?
+
+--Non, dit M. Lormier, avec l’expression hésitante d’un homme qui ne se
+rappelle pas au juste d’où il vient.
+
+--Alors, Versailles?
+
+--Versailles, oui...
+
+Et M. Lormier me sourit. Il semblait m’inviter à poursuivre à sa place
+une conversation trop pénible, étant donnée sa fatigue. Je répliquai par
+un sourire équivalent et qui certifiait mon absence de droit à me mêler
+de choses qui ne me concernaient pas.
+
+--Naturellement, poursuivit madame Manchon, vous demeurez en famille?
+
+--Non, madame, dit encore M. Lormier; vous ne risquez pas d’entendre du
+bruit sur votre tête.
+
+--Oh! soupira madame Manchon, le bruit des grandes personnes ne me gêne
+pas: je ne redoute que celui des enfants.
+
+--Je n’en ai plus.
+
+--Mais vous en avez eu? répartit madame Manchon qui, probablement
+excitée par un tel laconisme, se résolvait à lancer des questions comme
+on laisse tomber du sable sous une roue en train de patiner.
+
+--En effet.
+
+--Plusieurs?
+
+--Une fille.
+
+--Probablement mariée?
+
+--Religieuse.
+
+Quelle que soit la réserve que l’on prétend garder, on se retient
+rarement de comparer les autres avec soi-même. Madame Manchon fit un
+signe approbateur.
+
+--Je connais cela. Moi aussi, j’ai un fils prêtre. Il exerce à
+Versailles.
+
+La nouvelle, en revanche, ne provoqua chez M. Lormier aucune sympathie
+particulière. Il eut un léger vacillement de paupières et cessa de
+parler. Découragée par l’indigence de son interlocuteur, madame Manchon
+consulta la pendule. Il est difficile de ne pas accorder dix minutes à
+une visite de politesse: nous étions loin du compte.
+
+Il me parut bon d’intervenir:
+
+--Le couvent de mademoiselle votre fille, demandai-je, est-il resté au
+moins à l’abri de l’invasion?
+
+M. Lormier me considéra avec surprise, et continuant de s’adresser à
+madame Manchon:
+
+--Je croyais avoir mentionné déjà que cela n’a plus d’importance. Ma
+fille est morte.
+
+A cette annonce, madame Manchon fit un nouveau signe d’approbation, plus
+prolongé, puis rencoignée contre le dossier du fauteuil, elle ramena sur
+les genoux ses mains qui tenaient auparavant les accoudoirs.
+
+--Il arrive parfois que les enfants meurent et que les parents
+survivent, laissa de nouveau tomber M. Lormier, bien que cela me semble
+inexplicable.
+
+--Inexplicable... répéta madame Manchon comme un écho.
+
+M. Lormier releva la tête. On pouvait croire que, sans cet
+encouragement, il ne se serait pas cru autorisé à poursuivre.
+
+--S’il n’y avait plus tard autre chose, fit-il d’un ton tranchant, ce ne
+serait pas seulement inexplicable, mais monstrueux.
+
+--Qu’est-ce qui serait monstrueux? demanda madame Manchon, l’air
+subitement intéressé.
+
+--La vie.
+
+--Oh! murmura madame Manchon avec un involontaire dédain, la vie diffère
+suivant les gens.
+
+--Voilà justement l’injustice que je n’accepte pas! riposta M. Lormier.
+
+--Nous n’avons pas voix au chapitre.
+
+--Il faudrait pourtant se demander par où certains ont passé. Si l’on
+savait!...
+
+--Mais on ne sait pas...
+
+Les voix qui n’avaient cessé de baisser, comme des lampes auxquelles
+l’huile manque, s’éteignirent tout à fait. Après cela, le silence...
+
+Il en est de toutes sortes: des silences où l’on se borne à ne rien
+dire, d’autres qui reposent, d’autres qui font haleter... Celui qui
+commençait, extérieurement, ne présentait rien de remarquable.
+Immobiles, madame Manchon regardait M. Lormier et M. Lormier regardait
+madame Manchon. Entre eux, un feu de pauvre, dont les bûches bavaient en
+sifflant. Alentour, l’ombre, du soir à son début, qui, voleuse experte
+et sans qu’on y prît garde, s’apprêtait à dépouiller la pièce. Rien de
+remarquable, je le répète... et pourtant n’importe qui, à ma place,
+aurait compris qu’à ce moment seulement débutait l’entretien véritable.
+De même n’importe qui se serait mis à étudier madame Manchon avec des
+yeux nouveaux.
+
+C’est qu’aussi ce que prononcent les hommes est peu de chose. Le son des
+mots n’est qu’un signe. Le véritable échange s’opère sans bruit, grâce à
+l’étreinte de nos êtres profonds. Pour reconnaître qu’il y a en nous
+plus qu’une mécanique pensante liée à des organes, il suffit d’avoir
+ainsi assisté, une fois dans sa vie, à la pénétration de deux cœurs,
+tandis que les bouches s’obstinent à rester muettes...
+
+Je viens de dire que madame Manchon et M. Lormier se regardaient: ce
+n’est pas tout, leurs visages changeaient. Ce changement bien entendu
+s’opéra progressivement, avec des transformations comme on en voit
+parfois le matin, quand le soleil commence à percer le brouillard. Le
+sourire de M. Lormier se figeait: madame Manchon, par contre,
+d’ordinaire si impassible, exprimait une anxiété douloureuse telle que
+les rôles semblaient inversés. On pouvait croire que ce n’était plus M.
+Lormier, mais elle, qui avait perdu son enfant!...
+
+Puis je m’aperçus que leurs yeux s’étaient quittés. Maintenant, madame
+Manchon considérait le plafond; M. Lormier de son côté, tête basse,
+contemplait le tapis...
+
+Puis j’eus la sensation étrange que la pièce se vidait... N’en doutez
+pas: évadé du présent, chacun venait de partir sur les chemins
+d’autrefois, ces chemins dont ils avaient affirmé: «Si l’on savait!»
+Joies, douleurs, catastrophes, chacun revoyait son martyre, et par
+manière de conclusion le jugeait bien à lui, inconnu de l’autre,
+inégalable. Qu’auraient-ils ressenti si on leur eût découvert leur
+illusion et que, convaincus de ne s’être pas approchés, ils n’avaient
+jamais cessé de se faire souffrir? Si l’on savait!... Mais, comme avait
+répondu madame Manchon, on ne sait pas.
+
+Soudain, les paupières de M. Lormier eurent un battement, ses doigts
+crispés autour du chapeau imprimèrent à celui-ci une faible secousse: du
+coup, madame Manchon abaissa son regard, M. Lormier leva le sien, la
+chaîne était renouée.
+
+--Qu’entendiez-vous tout à l’heure par _autre chose_? reprit madame
+Manchon, avec l’air d’une personne que rien ne sépare des phrases
+précédentes.
+
+--Il est difficile de préciser, balbutia M. Lormier.
+
+J’écoutais, surpris de trouver leurs voix modifiées; moins décidées et
+plus cordiales, on y découvrait désormais le tâtonnement de pensées qui
+tendent à se libérer de contraintes devenues des habitudes, et une
+sympathie ou plutôt un désir de compréhension mutuelle tel qu’en doit
+seule créer une longue amitié.
+
+Madame Manchon soupira, découragée:
+
+--Vous croyez au Ciel, peut-être? Mon fils en parle fréquemment, et je
+m’efforce de l’admettre, puisque je suis chrétienne. Cependant je ne
+souhaite pas retrouver Dieu. Je ressens à son égard le même détachement
+que pour le reste de l’univers.
+
+--Non, dit M. Lormier, il ne s’agit pas du ciel, car je doute qu’il
+existe.
+
+--Et moi, je n’y tiens pas... pas du tout!...
+
+Nouvelle cause de surprise: Madame Manchon n’aurait pas autrement parlé
+si elle avait subi le sort de M. Lormier. La lumière ainsi commençait de
+filtrer.
+
+--Pour rendre ce que je sens, poursuivit M. Lormier, je cherche en vain
+des mots... Je ne suis pas un savant. J’ai de la peine à finir une
+phrase... Hier, par exemple, j’errais dans Trianon--j’y vais souvent--et
+je regardais un peuplier isolé sur la pelouse. Ses branches nues,
+dressées en suppliantes, avaient l’air de crier: «Pourquoi nous a-t-on
+dépouillées?» Et je songeais: «Avant deux mois, toutes auront verdi:
+suis-je donc le seul auquel on ne rendra rien?»
+
+--Espérons que votre peuplier vivait encore, cher monsieur: car il y a
+aussi des arbres morts... définitivement morts...
+
+--Mais la mort elle-même... qu’est-ce que peut bien cacher la mort?
+Puisqu’il faut une compensation...
+
+Les yeux de madame Manchon s’animèrent brusquement:
+
+--Pour compenser, interrompit-elle, il faudrait le recommencement de ce
+qui a été: sinon, inutile d’en parler.
+
+--C’est exactement ce que je voulais dire, insista M. Lormier: pour
+compenser, on doit me rendre _tout_ ce que j’ai perdu.
+
+--On doit!... L’au-delà payerait-il plus qu’il ne parle? Je ne l’ai
+jamais entendu...
+
+--Ici-bas, on entend rarement quelque chose, du moins de ce qui importe.
+J’ignorerai toujours pour qui ma fille est morte, conclut M. Lormier.
+
+--Et moi, pourquoi mon fils est mort... répliqua madame Manchon d’une
+voix défaillante.
+
+La lumière qui achève de paraître!...
+
+Je me tournai, stupéfait, vers madame Manchon. Elle avait donc perdu un
+fils! Certains accents trahissent, en s’échappant, le secret d’une vie.
+Au sien je compris de quelles apparences impassibles j’avais été dupe: à
+l’abri des curiosités, madame Manchon se consumait en révoltes
+inapaisables. Chose étrange, c’est à un passant qu’elle en avait réservé
+la confidence!
+
+--Ah! dit simplement M. Lormier, vous aussi, madame...
+
+Rien dans le ton ne marquait l’étonnement. Il devait trouver naturel que
+d’autres fussent atteints de la même manière que lui-même.
+
+Madame Manchon reprit très bas:
+
+--On ne s’habitue pas à souffrir dans les ténèbres: on s’habitue moins
+encore à ne pouvoir découvrir pourquoi l’on souffre. Que de fois ai-je
+cherché une explication? Je me débats dans une nuit que le temps
+épaissit...
+
+--Et pourtant, répliqua M. Lormier, de plus en plus hésitant,
+sentirait-on qu’on est dans les ténèbres s’il n’y avait quelque part de
+la lumière?...
+
+Il se leva sur ces mots.
+
+--Excusez-moi, madame: j’ai oublié que je dérangeais. Je m’oublie
+souvent, à parler de certaines choses...
+
+--Je ne sors jamais, monsieur, et ne reçois pas: mais vous pouvez
+revenir, répondit madame Manchon avec un air bienveillant qui me parut
+une nouveauté.
+
+M. Lormier bredouilla une phrase de remerciement que je ne distinguai
+pas et après s’être incliné, allait gagner la porte, quand je le vis
+reculer avec une expression d’effroi: depuis un instant, l’abbé Manchon,
+entré sans bruit, nous écoutait. Personne ne s’en était aperçu, tant
+nous étions tous réellement projetés hors de nous-même!
+
+Il y eut ensuite un échange de paroles brèves; elles étaient tout à fait
+quelconques et cependant il était impossible de ne pas les remarquer.
+
+--Pardon, monsieur; ne vous voyant pas, j’ai failli vous heurter.
+
+--Du tout... passez donc!... Je ne me trompe pas... Monsieur Lormier?
+
+--En effet.
+
+--J’ai eu l’honneur jadis...
+
+--Je me souviens... Croyez, monsieur l’abbé, à ma reconnaissance...
+toute ma reconnaissance... Madame... Messieurs...
+
+Comme saisi de panique, M. Lormier jetait à nouveau des saluts et se
+précipitait vers le seuil. Sa sortie fut moins un départ qu’une fuite.
+
+Nous nous regardâmes, interdits. Pourquoi cette déroute soudaine?
+J’éprouvais pour ma part la sensation d’une rupture d’équilibre, d’une
+rentrée imprévue dans une nouvelle aventure pénible. L’abbé avait pris
+un air soucieux. Quant à madame Manchon, déjà revenue à son expression
+glacée, elle semblait attendre que son fils expliquât la raison d’une
+présence qui avait eu le tort, à ses yeux, de ne pas se manifester
+aussitôt.
+
+--Vous aviez déjà rencontré ce monsieur? interrogea-t-elle enfin,
+impatiente d’une justification qu’elle jugeait nécessaire.
+
+L’abbé fit un geste évasif.
+
+--Une ou deux fois... J’ai surtout approché sa fille, morte ici, au
+Carmel. Mais, vous-même, ma mère, d’où le connaissez-vous?
+
+--C’est le nouveau locataire.
+
+--Ah!...
+
+Et silencieux, l’abbé fit plusieurs tours dans la chambre. Une pénible
+hésitation se lisait sur son visage. Lorsqu’il s’arrêta, je devinai
+qu’il allait passer outre à des scrupules de nature délicate.
+
+--Vous a-t-il raconté qu’il a jadis habité Semur? reprit-il résolument.
+
+Madame Manchon poussa une exclamation étouffée:
+
+--Du temps de René?
+
+--Peut-être... probablement...
+
+Les mains jointes de madame Manchon se crispèrent.
+
+--Croyez-vous qu’il l’ait connu?
+
+--Non... je suis même persuadé du contraire.
+
+Il y eut un silence.
+
+--N’importe, reprit madame Manchon, vous faites bien de m’avertir. On a
+toujours tort d’ouvrir sa porte à des inconnus. Je ne recevrai plus.
+
+Ses yeux en même temps errèrent alentour, à la recherche peut-être d’un
+soutien qui fût stable: et alors seulement, elle s’aperçut que j’étais
+encore là.
+
+--Au fait, cher monsieur, assez de besogne pour aujourd’hui! Allez
+prendre l’air; il est excellent de se donner parfois du repos à
+l’improviste. Aviez-vous autre chose à me dire, Henri? Non? en ce cas,
+vous aussi, laissez-moi... J’ai besoin d’être seule... Sortir de ses
+habitudes ne vaut jamais grand’chose; on revient très fatigué...
+
+L’avis était net et clair. J’obéis, ainsi que l’abbé. C’est à peine si
+elle s’aperçut que nous la quittions. Laissant retomber sa tête, à mille
+lieues du présent, elle était retournée sans doute dans le monde
+lointain, découvert un instant pour M. Lormier, et dont je ne devais
+plus rien apprendre, avant ce soir...
+
+L’abbé et moi, descendîmes de concert.
+
+Il est utile de vous dire que je le pratiquais peu. A peine nous
+étions-nous rencontrés auparavant et sans jamais lier conversation.
+N’escomptant chez lui ni imprévu ni flamme, je le croyais un peu sot,
+n’éprouvais aucun désir de sa compagnie pieuse et me gardais de lui
+imposer la mienne.
+
+Ce fut donc avec un léger ennui qu’arrivé en bas, je l’entendis me
+demander:
+
+--Si vous allez réellement vous promener, serait-il indiscret de me
+joindre à vous?
+
+Que répondre, sinon que je m’estimerais enchanté de la compagnie?
+J’étais en train de le certifier quand le concierge de son côté
+m’appela.
+
+--Voici une lettre que je dois vous remettre dès votre sortie: elle est
+du nouveau locataire.
+
+Je vis passer sur le visage de l’abbé un intérêt subit. J’affectai de ne
+pas m’en apercevoir.
+
+--Donnez... merci.
+
+Je n’ouvris l’enveloppe que dans la rue et ne pus dissimuler ma
+surprise.
+
+--Voyez, dis-je à l’abbé; il est donc bien riche?
+
+C’était un chèque de 50.000 francs pour la «Recherche du Soldat».
+
+--Riche?... J’ai entendu dire en effet qu’il avait vendu une invention
+intéressante. Détaché de la richesse, à coup sûr... Où souhaitez-vous
+aller?
+
+--Où il vous plaira.
+
+--Alors, sur une route... j’aime les routes... les routes ordinaires...
+
+--Voulez-vous celle de Saint-Germain?
+
+--Celle-là ou une autre: je n’ai point de préférence.
+
+Je glissai le chèque dans mon portefeuille, et nous voilà gagnant la
+porte Saint-Antoine, moi tout à l’effort d’alimenter l’entretien, l’abbé
+pensif et à peu près bouche close. Entre temps, je remarquais la
+nervosité de sa démarche. Elle s’accordait si mal avec l’attitude
+habituelle de l’homme, que je me demandai soudain quelle part de volonté
+entrait dans cette dernière.
+
+Lorsqu’on atteignit la route «ordinaire», comme disait l’abbé, à bout
+d’éloquence, je cessai de parler et résolus d’attendre qu’à son tour mon
+compagnon voulut bien se mettre en frais.
+
+Le route de Saint-Germain est le type du grand chemin, monotone et bête.
+Elle monte droit la colline, après avoir lâché une première escorte de
+maisons sans importance. On y a tout de suite l’impression d’abandonner
+la ville, mais pour une campagne qui refuse d’être agreste. Des champs
+tristes comme des terrains à bâtir, une côte rude, l’horizon arrêté par
+elle et dépourvu d’attraits. Il va de soi qu’on ne rencontre pas de
+promeneurs. Seules deux formes humaines tachaient devant nous la
+chaussée: encore n’avançaient-elles pas ensemble; un large intervalle
+les séparait.
+
+Notre silence durait déjà depuis quelques instants quand brusquement
+l’abbé commença:
+
+--Pourrais-je solliciter une grâce?
+
+--Il va de soi, si elle est à ma portée, répondis-je, trouvant à ce
+début un air de cérémonie qui m’inquiétait.
+
+--Le hasard a fait qu’ignorant que ma mère eût du monde, j’aie pénétré
+chez elle et constaté--sans le vouloir, croyez-le bien--que l’entretien
+venait de prendre un tour... particulier. Je vous serais obligé, quand
+vous retournerez à votre travail, d’oublier ce que vous avez pu
+entendre, et de vous exprimer, par exemple, comme si M. Lormier n’était
+pas venu.
+
+--Je vous le promets bien volontiers.
+
+--Merci.
+
+Et j’eus aussitôt, à la manière dont le merci était prononcé, la
+certitude que l’abbé n’avait souhaité m’accompagner que pour me dire ces
+quelques mots.
+
+J’attendis un peu, espérant qu’il ajouterait autre chose: le voyant
+revenu à son air neutre, et légèrement agacé, je repris ensuite:
+
+--Je conçois que vous souhaitiez d’éviter à madame votre mère l’occasion
+de s’appesantir sur un passé pénible. Je ne saurais d’ailleurs trop
+admirer la sérénité de madame Manchon. Sans la visite en question, je
+n’eusse jamais soupçonné quelle douleur poignante se cache derrière son
+ardente charité.
+
+--On a tort toujours de ne pas soupçonner la souffrance; elle est
+partout, fit l’abbé simplement.
+
+Je le regardai; mais il continuait d’avancer, comme seul avec ses
+pensées.
+
+--Il est vrai, insinuai-je, que ce Lormier, lui aussi...
+
+--M. Lormier, j’en suis persuadé, n’a pas été plus épargné qu’un autre.
+
+--N’en savez-vous rien de plus?
+
+--Non.
+
+--J’avais cru deviner, cependant, à la manière dont il a parlé de
+reconnaissance...
+
+--Vous vous êtes trompé.
+
+--Votre mère, en tous cas, a trouvé en lui une âme qu’un malheur à peu
+près identique rendait apte à la comprendre.
+
+L’abbé, cette fois, parut importuné de mon insistance, et pour souper
+court:
+
+--Quoi qu’il en soit, M. Lormier et mon frère ont habité quelque temps
+la même ville. Cela me suffit pour ne pas tenir au maintien de relations
+qui menaceraient de troubler l’œuvre d’apaisement commencée chez ma
+mère.
+
+--Oh! murmurai-je, jugez-vous vraiment cette œuvre commencée? A entendre
+votre mère parler de sa douleur, j’aurais moins de confiance.
+
+--Apaisé ne signifie pas consolé, dit sèchement l’abbé.
+
+Avouerai-je que sa manière péremptoire de régler ainsi la question des
+sentiments les plus graves qui puissent importer à un être me choqua? En
+dépit de l’impatience que je lui voyais, je poursuivis donc:
+
+--Je crains, monsieur l’abbé, qu’il n’existe aucune commune mesure entre
+votre appréciation de la souffrance et celle d’un laïque tel que moi.
+Aux yeux d’un prêtre, tout concourt à l’ordre providentiel; le malheur,
+dût-il nous accabler, rentre dans un plan divin qu’il ne nous appartient
+pas de connaître, et l’effort pour se résigner a été mis à notre portée,
+comme l’acquisition de n’importe quelle vertu. Par contre, en écoutant
+votre mère et M. Lormier, j’avais conscience que pour en arriver là, une
+grâce est nécessaire... rarement accordée.
+
+L’abbé s’arrêta net:
+
+--Et qui vous assure, monsieur, qu’un prêtre reçoive sûrement cette
+grâce? D’où tenez-vous que la souffrance ne soit jamais une énigme pour
+lui?
+
+Il avait changé de stature, tout à coup, et redressé, fixait sur moi des
+yeux aussi chargés d’angoisse que ceux de M. Lormier ou de madame
+Manchon. Une seconde, l’homme extraordinaire aperçu par Duclos,
+m’apparut. Tant de passion contenue, une telle ardeur impérieuse
+émanaient de lui que, revenu au sentiment de la réserve nécessaire, je
+m’inclinai:
+
+--Pardonnez-moi, balbutiai-je, j’ignorais que je risquais aussi, près de
+vous, de toucher à une blessure.
+
+Il haussa les épaules, et se remit en marche. Je l’imitai.
+
+Quelques minutes s’écoulèrent. La côte, devenue plus raide, obligeait à
+ralentir l’allure. Le jour baissait, maussade, et j’éprouvais un réel
+embarras. Il n’était plus question de reprendre un thème qui, seul,
+m’aurait intéressé; j’hésitais d’autre part à proposer de rebrousser
+chemin.
+
+Soudain, j’eus la surprise de sentir qu’on me prenait le bras.
+
+--Vous allez repartir au front où la souffrance vous attend, vous aussi:
+puisqu’aujourd’hui, vous avez entrevu les questions redoutables qu’elle
+pose, vous plaît-il d’apprendre ce que j’en sais? demandait l’abbé d’une
+voix grave.
+
+Il commença, tenant mon silence pour un acquiescement, et j’ai
+conscience de ne pas changer un mot au discours qu’il me tint:
+
+--Rassurez-vous d’abord: je ne parlerai pas en prêtre. Je veux m’en
+tenir aux seuls arguments de raison qui sont de nature à vous toucher.
+Remarquez pourtant que, par métier, je me heurte à la souffrance plus
+souvent qu’un autre; ajoutez qu’elle est installée chez les miens;
+oserai-je enfin avouer qu’elle ne m’a pas oublié? Que de motifs pour
+méditer sur elle, et trouver auprès de vous un titre de créance!...
+
+«J’ai affirmé tout à l’heure que la souffrance n’épargnait personne.
+Sans doute, ses moyens varient. Il en est de violents, il en est
+d’insinuants et de cauteleux; il en est des lents et des rapides, de
+toutes les sortes et de toutes les qualités. La victime, elle, est
+toujours atteinte. Tel dont vous enviez la fortune heureuse, se ronge en
+secret et appelle la mort: tel autre dont le bonheur est évident, ignore
+que l’existence le détroussera demain, avec la dextérité d’un bandit de
+grand chemin. L’universalité de la souffrance sous des formes diverses
+est un fait.
+
+«Son apparente inégalité en est un second... Gardons-nous cependant de
+croire trop à celui-là. Le plus souvent, en effet, on est tenté de
+mettre sa souffrance au-dessus de celle du prochain. D’autre part, nous
+ne nous attachons guère à observer que les douleurs se rapprochant de la
+nôtre. On risque ainsi de ne pas tout voir et même de ne rien voir.
+
+«Quoi qu’il en soit, voilà un phénomène de la vie, le plus considérable,
+le plus constant, le plus redoutable aussi, dont on se demande: «A quoi
+sert-il?» Car rien ici-bas n’est inutile; lui seul, en s’en tenant au
+point de vue humain, ne semble que nuire. Encore s’il nuisait partout de
+la même manière! Mais non: quoi de plus divers que l’œuvre de la
+souffrance? Ici, résignation, ailleurs, révolte; autre part, élans vers
+Dieu, renoncement, mysticisme; à côté, fureurs, incrédulité, blasphèmes;
+tantôt la charité, tantôt l’ordure, pour s’étourdir. Ah! croyez-moi, le
+problème n’est pas seulement dans l’_existence_ de la souffrance. C’est
+devant le _résultat_ de la souffrance que j’ai le plus tremblé...
+jusqu’au jour où, grâce à Dieu, j’ai compris et me suis incliné devant
+ce moyen cruel, et merveilleux!...
+
+Ici, l’abbé abandonne mon bras. Après avoir débuté, comme je l’indique,
+d’une voix posée, lentement il avait suivi la progression de ses pensées
+et laissé transparaître une part de la fièvre intérieure qui, j’en suis
+convaincu maintenant, le dévorait. Désormais, il allait poursuivre
+autant pour lui que pour moi. On ne met tant d’ardeur à établir un bilan
+que lorsqu’on est en jeu. J’écoutais, mais le véritable auditeur de
+l’abbé Manchon était sa conscience.
+
+--Cruel et merveilleux, reprit-il, répétant ces mots avec complaisance,
+mais combien sûr! Parmi tant d’effets impossibles à classer et plus
+encore à juger, j’en vois deux en effet, toujours pareils, qui, tôt ou
+tard, paraissent comme le fruit sur l’arbre: et tous les deux ne sont à
+dire vrai que la même conquête imposée à l’homme ou plutôt à l’élu
+choisi par la souffrance.
+
+«Le premier est le _détachement_: un détachement du devenir, de ce qui
+entoure, de soi-même, enfin de tout ce qu’on est convenu de nommer la
+vie. L’homme qui a vraiment souffert peut avoir l’air consolé: il ne
+retrouve jamais le goût de vivre. Détaché de la réalité, c’est déjà un
+mort qui erre. Vous avez été surpris du don Lormier? moi pas. Je ne
+m’étonne pas non plus des générosités de ma mère. Son ardeur à diminuer
+la douleur des familles ne sollicite d’ailleurs aucun remerciement et ne
+se préoccupe d’aucun nom. Elle aussi, autant que Lormier, est détachée
+non seulement de la fortune, mais du bien qu’elle tente. Ma mère ne
+tient plus à elle, ni à moi, ni à rien. La douleur en a fait une plante
+arrachée brutalement de terre et qui, racines en l’air, achève d’expirer
+au soleil.
+
+«Mais au-dessus du détachement, et par delà, il est un second effet dont
+j’estime qu’il est la raison suprême de la souffrance, et qui, rarement
+formulé, ou mal, ou parfois pas du tout, devient pourtant un élément de
+la pensée aussi dominateur que salutaire.
+
+«Parce que la souffrance dépouille, parce qu’elle paraît injuste, parce
+que rien surtout n’est capable ici-bas de réparer ce qu’elle engendre,
+fatalement, l’être détaché de lui-même en appelle au delà. Sans la
+souffrance, l’homme n’aurait jamais songé à l’immortalité. Par la
+souffrance, il en acquiert le besoin et brisant les limites d’un présent
+qui ne compte plus, projette son existence véritable dans les régions de
+l’infini.
+
+«Sous quelle forme, pareille induction souveraine? Ah! peu importe!
+c’est affaire aux métaphysiques et aux religions, de tenter une
+précision si elles peuvent. Le principal, monsieur, n’est pas qu’on
+sache ce qu’il y aura: c’est que le regard mental ose enfin dépasser le
+visible; c’est qu’à la notion d’un stupide divertissement de quelques
+années, se substitue celle d’une chaîne prodigieuse et riche, nous
+prolongeant à travers les réparations et l’agrandissement de l’avenir.
+
+«Quand je suis entré chez ma mère, M. Lormier parlait de ténèbres qui
+supposent la lumière: c’est bien, il est sauvé! Ma mère répondait: «Je
+cherche l’explication, mais la nuit reste...» Elle se trompait:
+puisqu’elle cherche, elle aussi est sauvée! Pour tous deux, la
+souffrance a clos son œuvre...
+
+«Œuvre tragique: soit. La mort aussi en est une autre. Mais on n’aborde
+l’inconnu, mentalement ou réellement, qu’à travers des cris et des
+sanglots, c’est-à-dire par la souffrance! La Vie, la Mort, même chose!
+rien de plus qu’un chemin, le grand chemin qui mène à l’inconnu!...
+
+D’un geste large, l’abbé montra la perspective de la chaussée que nous
+ne cessions de suivre.
+
+--On marche... on va devant soi... comme ces gens, là-bas, qui nous
+précèdent: on avance à pas toujours plus lourds, sans se connaître, sans
+regarder autour de soi, uniquement à la fatigue de la côte et à la
+rudesse du fardeau... et c’est la Vie! On approche ensuite du sommet...
+Ah! justement! l’un de ces gens y arrive... La silhouette se détache sur
+le fond net du ciel... Voyez! ce n’est plus, ainsi qu’auparavant, une
+forme confuse: maintenant, on distingue les vêtements... la coiffure...
+une femme... Comme elle paraît grande, malgré la distance! Mais les
+pieds disparaissent... les jambes... le buste est mordu...
+Apercevez-vous encore la tête?... Plus rien et c’est la Mort!
+
+«Oui, cette femme vient bien de disparaître, ainsi que disparaissent les
+morts. Cependant, vous êtes sûr, n’est-il pas vrai, _absolument sûr_ que
+sa disparition n’a pas arrêté le voyage et qu’elle va quelque part? Vous
+en êtes sûr, parce qu’on ne suit jamais une route sans un but à
+atteindre, parce que vous savez d’expérience la toute-puissance de
+l’appel de la route. Ah! cet appel magnifique vers le gîte d’étape, la
+demeure ancestrale, ou le paysage dont on rêve! cet appel, sans lequel
+on ne saurait où orienter son pas et qui, en ce moment, fait que
+nous-mêmes ne souhaitons d’aller ni à droite ni à gauche, mais préférons
+gravir la côte, pour découvrir un horizon dont nous ne mettons pas
+l’existence en doute, bien que nous ignorions quel il peut être!
+
+«Vous souhaitiez apprendre, monsieur, la raison dernière de la
+souffrance dans le voyage qui nous emporte à travers le temps: cette
+femme vient de parler pour moi. La souffrance est l’appel de la route.
+Si pénible que soit l’effort, marchons, guidé par lui, vers le pays où
+j’espère que la Justice de Dieu perdra son obscurité, parce qu’il y fait
+toujours clair...
+
+«Ainsi soit-il!
+
+Après ceci, l’abbé se tut.
+
+Ne pensez-vous pas, mes camarades, qu’il avait répondu à vos questions
+et que le plus simple est d’arrêter là nos récits?
+
+
+
+
+ * * * * *
+
+
+Duclos et Tinant approuvèrent d’un signe. Nous nous sommes quittés
+ensuite. Chacun, depuis lors, gravit sans doute aussi la côte: mais où
+sont-ils?...
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+
+ Trois amis 1
+ L’un d’eux commence 11
+ Un autre répond 133
+ Le troisième conclut 327
+
+
+E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY
+
+
+
+
+LIBRAIRIE ACADÉMIQUE PERRIN ET Cie
+
+Collection de Romans
+
+
+ HENRY ASSELIN
+ Rapetisse ton Cœur. 2e édition. 1 vol. in-16.
+
+ AVESNES
+ Contes pour lire au Crépuscule (Académie française, Grand prix du
+ roman). 10e édition. 1 vol. in-16.
+
+ ÉMILE BAUMANN
+ Le Fer sur l’Enclume. 1 vol. in-16.
+
+ JACQUES BOMPARD
+ L’Étrangère. Récit. 1 vol. in-16.
+
+ ÉDOUARD DEMEUSE
+ L’Engrenage. 2e édition. 1 vol. in-16.
+
+ ÉDOUARD ESTAUNIÉ
+ L’Empreinte (ouvrage couronné par l’Académie française). 17e édition.
+ 1 vol. in-16.
+ Le Ferment. 3e édition. 1 vol. in-16.
+ La Vie secrète (Prix de la _Vie Heureuse_ 1908). 14e édition.
+ 1 vol. in-16.
+ Les Choses voient. 13e édition. 1 vol. in-16.
+ Solitudes. 5e édition. 1 vol. in-16.
+ L’Ascension de M. Baslèvre. 14e édition. 1 vol. in-16.
+ L’Appel de la route. 1 vol. in-16.
+
+ GUILLAUME GAULÈNE
+ Maman et Claude. 1 vol. in-16.
+
+ COMTE DE GOBINEAU
+ Nouvelles asiatiques. Nouvelle édition. 1 vol. in-16.
+ Ternove. Nouvelle édition, avant-propos de Tancrède de Visan.
+ 1 vol. in-16.
+
+ J. P. HEUZEY
+ Le Chemin sans but. 1 vol. in-16.
+
+ ANDRÉ LAFON
+ L’Élève Gilles (Grand prix de l’Académie française 1912). 34e édition.
+ 1 vol. in-16.
+ La Maison sur la Rive. 3e édition. 1 vol. in-16.
+
+ SELMA LAGERLÖF
+ Les Liens invisibles. Nouvelles traduites du suédois avec
+ l’autorisation de l’auteur, par M. André Bellessort. 23e édition.
+ 1 vol. in-16. Prix Nobel.
+ Le Livre des Légendes. Nouvelles traduites du suédois avec
+ l’autorisation de l’auteur, par Fritiof Palmer. 14e édit.
+ 1 vol. in-16 avec portrait.
+ Le vieux Manoir. Nouvelles traduites du suédois avec l’autorisation de
+ l’auteur, par Marc Hélys. 11e édition. 1 vol. in-16.
+ Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, traduit
+ du suédois avec l’autorisation de l’auteur, par T. Hammar.
+ 26e édition. 1 vol. in-16.
+ Le Charretier de la Mort, traduit du suédois par T. Hammar.
+ 1 vol. in-16 avec un portrait de l’auteur.
+
+ DMITRI MEREJKOWSKY
+ La Résurrection des Dieux (Léonard de Vinci) traduit du russe avec une
+ préface de S. M. Persky. 7e mille. 1 vol. in-16.
+
+ ALBERT REGGIO
+ Les Conclusions de Prodrome Zécas, roman de mœurs grecques
+ contemporaines. 1 vol. in-16.
+
+ LÉON THÉVENIN
+ Le Retour d’Ariel. 1 vol. in-16.
+
+ COMTE LÉON TOLSTOÏ
+ Résurrection. Traduit du russe par T. de Wyzewa. 53e mille.
+ 1 vol. in-16. (Édition complète en un volume.)
+ Contes et Romans posthumes. Hadji Mourad, traduit du russe avec une
+ introduction et des notes biographiques, par T. de Wyzewa.
+ 1 vol. in-16.
+
+ PIERRE DE VALROSE
+ Une Ame d’Amante pendant la Guerre. 9e édition. 1 vol. in-16.
+ Le Droit à la Vie. 6e édition. 1 volume in-16.
+ Passion. 11e édition. 1 vol. in-16.
+ La Téméraire. 10e édition. 1 vol. in-16.
+
+ A. DE VILLÈLE
+ Allemand d’Amérique. Roman de la vie contemporaine. 1 vol. in-16.
+ Mirage d’Amour. 1 vol. in-16.
+
+
+Paris.--Imp. HENRI DIÉVAL, rue de Seine, 57.
+
+
+
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75235 ***
diff --git a/75235-h/75235-h.htm b/75235-h/75235-h.htm
new file mode 100644
index 0000000..5844f3a
--- /dev/null
+++ b/75235-h/75235-h.htm
@@ -0,0 +1,14142 @@
+<!DOCTYPE html>
+<html lang="fr">
+<head>
+ <meta charset="UTF-8">
+ <title>L’appel de la route | Project Gutenberg</title>
+ <link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover">
+ <style>
+
+p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em;
+ margin: .3em 0;}
+
+h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; }
+h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; }
+h3 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 3em 0 1.5em 0; }
+
+div.c, p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0;
+ margin: 1em 0; }
+
+.large { font-size: 130%; }
+.xlarge {font-size: 150%; }
+.small { font-size: 90%; }
+.xsmall, small { font-size: 80%; letter-spacing: .05em; }
+
+.b { font-weight: bold; }
+.i { font-style: italic; }
+.i i, .i em { font-style: normal; }
+
+.sc { font-variant: small-caps; }
+.ssf { font-family: sans-serif; }
+
+span.blkl { display: inline-block; text-indent: 0; text-align: left; }
+span.blk { display: inline-block; text-indent: 0; text-align: center; }
+
+.sign { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; }
+
+hr { width: 20%; margin: 1em 40%; }
+.asterism { text-align: center; margin: 1em 0; line-height: .6em; font-size: 90%; }
+
+sup { font-size: smaller; vertical-align: 30%; line-height: 1em; }
+
+li { list-style: none; text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; }
+
+div.flex { display: flex; justify-content: center; }
+table { margin: 1em auto; }
+td { vertical-align: top; }
+td.bot { vertical-align: bottom; padding-left: 1em; }
+td.c div { text-align: center; }
+td.r div { text-align: right; }
+td.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; text-align: left; }
+
+p.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; }
+
+a { text-decoration: none; }
+
+div.gap, p.gap { margin-top: 2.5em; }
+.break, .chapter { margin-top: 4em; }
+
+img { max-width: 100%; }
+
+@media screen {
+ body { max-width: 40em; width: 80%; margin: 0 auto; }
+ img { max-height: 700px; }
+}
+
+.x-ebookmaker .break, .x-ebookmaker .chapter { page-break-before: always; }
+.top2em { padding-top: 2em; }
+.top4em { padding-top: 4em; }
+.nobreak { page-break-before: avoid; }
+
+ </style>
+</head>
+<body>
+<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75235 ***</div>
+<div class="x-ebookmaker-drop c"><img src="images/cover.jpg" alt=""></div>
+<div class="x-ebookmaker-drop break"></div>
+<p class="c top2em large">ÉDOUARD ESTAUNIÉ</p>
+
+<h1>L’Appel<br>
+de la Route</h1>
+
+
+<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br>
+<span class="small ssf">LIBRAIRIE ACADÉMIQUE</span><br>
+PERRIN ET C<sup>ie</sup>, LIBRAIRES-ÉDITEURS<br>
+35, <span class="xsmall">QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS</span>, 35</p>
+
+<p class="c">1922<br>
+<span class="small">Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.</span></p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c">ŒUVRES D’ÉDOUARD ESTAUNIÉ</p>
+
+<p class="c i">Académie française. Prix Née, 1919.</p>
+
+
+<p class="c small b ssf">ROMANS</p>
+
+<ul><li><span class="sc">Un Simple.</span> Un volume in-16.</li>
+<li><span class="sc">Bonne Dame.</span> (Nouvelle édition). Un volume in-16.</li>
+<li><span class="sc">L’Empreinte.</span> <i>Couronné par l’Académie française.</i> (18<sup>e</sup> édition).
+Un volume in-16.</li>
+<li><span class="sc">Le Ferment</span> (5<sup>e</sup> édition). Un volume in-16.</li>
+<li><span class="sc">L’Épave</span> (2<sup>e</sup> édition). Un volume in-16, épuisé.</li>
+<li><span class="sc">La Vie secrète.</span> Prix de <i>La Vie Heureuse</i>, 1908. (13<sup>e</sup> édition).
+Un volume in-16.</li>
+<li><span class="sc">Les Choses voient</span> (13<sup>e</sup> édition). Un volume in-16.</li>
+<li><span class="sc">Solitudes</span> (7<sup>e</sup> édition). Un volume in-16.</li>
+<li><span class="sc">L’Ascension de M. Baslèvre</span> (14<sup>e</sup> édition). Un volume
+in-16.</li></ul>
+
+<p class="c small b ssf">CRITIQUE D’ART</p>
+
+<p class="c i">Impressions de Hollande :</p>
+
+<ul><li><span class="sc">Petits Maîtres.</span> Un volume in-16 avec deux planches
+gravées.</li></ul>
+
+<p class="c gap xsmall">E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+
+<p class="c i top4em">Il a été tiré de cet ouvrage<br>
+5 exemplaires sur papier des Manufactures impériales<br>
+du Japon, marqués A. B. C. D. E.<br>
+et 125 exemplaires sur papier vergé pur fil<br>
+des Papeteries Lafuma, numérotés 1 à 125.</p>
+
+
+
+<p class="c gap">Copyright by <span class="sc">Perrin</span> et C<sup>ie</sup>, 1922.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+
+<p class="c top4em"><span class="blkl">Pour ANDRÉ BELLESSORT<br>
+Au maître écrivain,<br>
+A l’ami,</span></p>
+
+<p class="sign i"><span class="blk">son ami,<br>
+E. E.</span></p>
+
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c xlarge">L’APPEL DE LA ROUTE</p>
+
+
+
+
+<h2 class="nobreak" id="c1">TROIS AMIS</h2>
+
+
+<p>La vie courante est parsemée d’extraordinaires
+rencontres. Toutefois il est rare qu’on s’en
+étonne. Pris entre l’alternative d’un hasard inexplicable
+ou d’une volonté mystérieuse qui guide
+les hommes, on détourne les yeux d’un problème
+devenu indifférent à force de se présenter, et l’on
+se croit quitte de solution en décrétant que le
+monde est très petit.</p>
+
+<p>Qu’un soir de 1918, au retour de la guerre,
+nous nous soyons ainsi retrouvés, trois camarades
+d’enfance, à la terrasse du café de la Paix,
+et que, pris du désir de mieux nous informer les
+uns des autres, nous ayons décidé de dîner
+ensemble au cabaret, ceci, j’y consens, n’a rien
+que de naturel. Mais qu’ayant suivi, à partir du
+collège, des carrières parfaitement divergentes,
+qu’ayant vécu l’un à Versailles, l’autre à Paris, le
+dernier dans une ville retirée de Bourgogne,
+nous ayons été chacun témoin d’une des faces
+d’un drame unique ; que de plus, sans nous
+donner le mot ni d’ailleurs soupçonner où nous
+allions, nous ayons eu l’idée, ce soir-là, de
+raconter ce que nous en avions vu, et découvert
+de cette manière qu’au total nous avions assisté à
+<i>une même aventure</i> ; qu’enfin nous soyons aujourd’hui
+encore <i>les seuls à le savoir</i> tandis que <i>les
+acteurs eux-mêmes l’ignorent</i>, voilà en revanche
+de quoi provoquer chez tout être qui réfléchit un
+« pourquoi » d’autant plus anxieux que nulle
+réponse n’y peut être donnée.</p>
+
+<p>Quoi qu’il en soit, telle fut l’impression produite
+alors sur chacun de nous que je me sens en
+mesure de rapporter ici non seulement les récits
+dont s’illustra une soirée si singulière, mais les
+propos beaucoup plus vagues qui leur servirent
+de prétexte ou de préface, comme on voudra.</p>
+
+<p>Ils commencèrent, si j’ai bonne mémoire, le
+repas terminé, à ce moment où, les coudes sur
+la table, la cigarette allumée, et humant l’odeur
+d’une tasse de café brûlant, on est tenté, suivant
+le mot d’un humoriste, de souscrire à l’immortalité
+de l’âme.</p>
+
+<p>En réalité, nous ne nous étions guère entretenus
+auparavant que de choses indifférentes.
+Comme ceux qui ont vraiment fait la guerre,
+nous avions surtout le besoin de n’en plus parler.
+Donc, en réponse aux questions sur nos destins
+divers, chacun s’était contenté d’esquisser à
+larges traits sa vie d’<i>avant</i>. J’appris ainsi que mon
+ami Tinant, devenu professeur libre et passablement
+vagabond, enseignait en dernier lieu au collège
+R*** à Paris ; que Pierre Duclos, au contraire,
+avait sagement chaussé les souliers de son
+père, feu le docteur Duclos, médecin-chef de
+l’hôpital de Semur ; enfin aucun de nous n’était
+encore marié. Que le rude effort d’une existence
+paraît peu de chose quand on le résume de la
+sorte pour l’édification d’un labadens !</p>
+
+<p>Mais, à peine ces renseignements fournis, il
+avait semblé que l’intérêt de la réunion fût épuisé
+et notre curiosité à bout de souffle. Très rapidement
+la conversation prit un ton neutre, ce je ne
+sais quoi d’un peu gêné, propre aux entretiens où
+l’on désire marquer n’être pas entre indifférents,
+et où l’on ne saurait cependant livrer ses pensées
+intimes. A l’élan des premières effusions succédait
+une fatigue intérieure, peut-être la désillusion de
+nous retrouver en somme aussi étrangers qu’avant
+nos confidences, si bien, je le répète, qu’une fois
+le café servi, nous étions mûrs pour une parfaite
+mélancolie, ou, ce qui revient au même, pour un
+débat métaphysique.</p>
+
+<p>Et ce fut alors, précisément pour couper court
+à un silence qui menaçait, que Pierre Duclos, le
+premier et sans le vouloir, entra dans le chemin
+où nous attendait la surprise des récits que je
+souhaite évoquer.</p>
+
+<p>— Tout compte fait, déclara-t-il soudain, on a
+traversé quatre années assez rudes ; quels enseignements
+en avez-vous tirés ? Pour ma part,
+aucun… A peine une ou deux lumières sur des
+choses que je savais. Par exemple, il est clair que
+la guerre n’est que souffrance, un grand torrent
+de souffrance roulant à la même heure dans son
+flot imbécile une portion d’humanité ; mais c’est
+de la souffrance collective, de la souffrance dans
+le bruit. Hé bien ! je comprends maintenant très
+bien pourquoi les charlatans opèrent au milieu
+de la foule et au son de la caisse : ce n’est pas
+pour étouffer les cris du patient, c’est que la sensibilité
+de chacun en devient beaucoup moindre.
+A parler franc, une guerre nouvelle m’effrayerait
+moins que la paix qui guette chacun de nous, car
+la paix est silencieuse et l’on y est solitaire…
+Autre indication encore : je soupçonnais, j’étais
+même convaincu que la souffrance tire son origine
+le plus souvent de sources irresponsables,
+inconscientes de l’œuvre qu’elles font. Dans la
+vie normale, on va, on vient, on parle, on n’a
+aucune intention mauvaise, et parce qu’on a passé
+à droite plutôt qu’à gauche, prononcé un mot au
+lieu d’un autre, à distance, quelqu’un est frappé
+auquel on ne songeait pas, dont on ignorait même
+parfois l’existence. Toutefois, ce jeu de la bête
+humaine, fabriquant le mal à la manière d’une
+sécrétion, ne m’était apparu que par éclairs et
+dans des cas que je croyais exceptionnels. La
+guerre, au contraire l’a illuminé. Un homme
+épaule, vise dans une direction donnée, parce que
+telle est la consigne. Le coup part ; un corps
+tombe ; et le meurtrier ne connaît pas la victime,
+il ne saura jamais ni pourquoi il a tué, ni même
+parfois s’il a tué. Simplement, il a fait son métier
+d’homme… Et voilà… Nous aussi allons continuer
+de le faire, plus ou moins… Seulement,
+plus de coups de feu pour avertir, plus d’abris
+pour se protéger, les balles viendront on ne sait
+d’où. La guerre encore, mais cette fois contre
+l’insoupçonnable et où l’on tombe sans témoin…
+tout à fait seul…</p>
+
+<p>Je me rappelle qu’en parlant, Pierre Duclos
+avait pris une cuiller et scandait chaque début de
+phrase d’un heurt sur la soucoupe, comme pour
+donner plus de force à ce qu’il disait. Il s’exprimait
+cependant avec une certaine hésitation, à la
+manière d’un homme qui, après avoir longtemps
+médité des pensées familières, s’efforce, sans y
+parvenir, de leur trouver une traduction satisfaisante.</p>
+
+<p>Je répliquai avec un peu d’ironie :</p>
+
+<p>— Si c’est là toute la joie que te procure la vue
+des drapeaux aux fenêtres, je la trouve mince.
+Pour fâcheuse que nous apparaisse l’obligation de
+recommencer une carrière, la paix n’en a pas
+moins un visage plaisant. Je ne me sens point
+non plus si féroce que tu dis : surtout, j’ai garde
+de dédaigner une existence que tu es, autant que
+moi, ravi de posséder encore.</p>
+
+<p>Tinant dit à son tour :</p>
+
+<p>— Sans dédaigner la vie, il est loisible d’en
+examiner le mécanisme. Quant à en tirer une
+conclusion, autant rêver de la suppression des
+catastrophes, une fois monté dans le train qui
+vous emporte vers elles !</p>
+
+<p>La cuiller de Duclos se remit à tinter avec violence :</p>
+
+<p>— Ai-je prétendu autre chose qu’établir un
+constat ? Je répète que la paix institue l’état de
+guerre individuel. Qu’il le veuille ou non,
+l’homme crée de la souffrance pour quoi que ce
+soit qui l’approche.</p>
+
+<p>Je ripostai :</p>
+
+<p>— Et tout l’effort de l’homme n’a d’autre objet
+que de supprimer cette souffrance : accorde cela
+qui pourra !</p>
+
+<p>— Accorder entre elles des contradictoires,
+souffla Tinant, est également le propre des
+humains : témoin la Croix-Rouge et la bataille…</p>
+
+<p>Mais Pierre Duclos, tourné vers moi, reprenait
+déjà :</p>
+
+<p>— L’effort de l’homme est aussi tout entier
+dirigé vers le bonheur : en sommes-nous moins
+malheureux ? Entre nos vœux ou nos tentatives
+et la réalité, se dresse toujours, infranchissable,
+l’obstacle des lois physiologiques. De même
+qu’abandonné, un champ se couvre d’orties et de
+chardons sans que jamais du blé s’y mêle, pareillement,
+livré à lui-même, le monde ne produit
+que souffrance et ne supporte qu’elle. Oh ! je ne
+demande même pas pour quelles raisons on est
+frappé ! Les faits immédiats me suffisent. L’universalité
+de la souffrance et sa nécessité, voilà au
+fond le mystère qui n’a cessé de me hanter durant
+la campagne, et ce ne seront ni l’armistice, ni la
+victoire, ni la paix qui l’empêcheront de nous
+guetter encore au tournant de l’heure !</p>
+
+<p>— D’où vient le mal ? à quoi peut-il servir ?
+soupira de nouveau Tinant. Problèmes très
+anciens et dont aucune métaphysique ne s’avisa
+sans trébucher. S’il y a un Dieu, comment tirer
+le mal de lui ? Si tout est hasard, pourquoi celui-ci
+tourne-t-il toujours du mauvais côté ? A ces questions,
+jamais de réponse. Toutefois, l’humanité
+résignée a cessé d’en gémir : Duclos, tu retardes…</p>
+
+<p>Je le regardai. Bien qu’un sourire sceptique
+animât sa lèvre, l’expression de son visage était
+devenue très grave. Après tout, peut-être avait-il
+comme Duclos l’appréhension des temps qui
+allaient venir.</p>
+
+<p>— Bah ! m’écriai-je, laissons de côté les métaphysiques
+et ce qu’inventèrent les philosophes.
+Je n’ai, pour ma part, jamais constaté qu’une
+loi de nature fût sans bénéfice pour les vivants.
+Si donc la souffrance est une nécessité, ce ne
+peut être qu’une nécessité bienfaisante !</p>
+
+<p>Ils s’exclamèrent.</p>
+
+<p>Aussitôt, comme il arrive souvent, fouetté par
+la contradiction, j’insistai :</p>
+
+<p>— N’est-il pas reconnu que la souffrance transforme
+les êtres en les améliorant ? Au physique,
+elle sert de garde-fou contre les excès possibles.
+Au moral, elle martèle les âmes, en tire des
+accents supérieurs, et, comme un creuset, purifie
+ceux qu’elle dévore !</p>
+
+<p>— Entendu, coupa Tinant, il paraît qu’elle aide
+les incroyants à se convertir !</p>
+
+<p>— A moins qu’elle ne jette les croyants dans la
+révolte ! poursuivit Pierre Duclos en haussant les
+épaules.</p>
+
+<p>Et il conclut :</p>
+
+<p>— Car cela seul est évident que la souffrance
+est injuste !</p>
+
+<p>— Ou incompréhensible, précisa Tinant.</p>
+
+<p>— Incomprise plutôt ! interrompis-je.</p>
+
+<p>— C’est pire !</p>
+
+<p>Dans l’ardeur de la discussion, nous nous
+étions levés. La passion que nous apportions
+soudain était vraiment curieuse. Aucun de nous
+toutefois ne songeait à s’en apercevoir.</p>
+
+<p>Et c’est alors que, poussé par je ne sais quelle
+obscure intuition, je déclarai :</p>
+
+<p>— Assez parlé dans les ténèbres : un exemple
+concret vaudrait mieux qu’une heure de théorie.
+Donnez-le-moi, et je me fais fort d’y découvrir la
+justification de cette souffrance que vous nommez
+une injustice et qui n’est peut-être que le ressort
+le plus efficace de la vie !</p>
+
+<p>— Des exemples ! s’écria Pierre Duclos. En
+veux-tu un ?</p>
+
+<p>— Certes !</p>
+
+<p>— Quels que soient les faits apportés par Duclos
+et la conclusion qu’on en tirera, d’avance je
+m’engage à en apporter d’autres, montrant des
+résultats inverses, s’exclama Tinant.</p>
+
+<p>— Soit, toi aussi, tu parleras ! Et après… après,
+parions que nous conclurons comme j’ai dit, ou,
+si l’on n’y parvient pas, c’est que, ainsi qu’il
+arrive trop souvent, nous n’aurons eu devant
+nous que des apparences, l’essentiel nous ayant
+échappé.</p>
+
+<p>— Sérieusement, reprit Pierre Duclos, tu
+demandes ?…</p>
+
+<p>— Ton histoire, et celle de Tinant. Une condition,
+toutefois…</p>
+
+<p>— Laquelle ?</p>
+
+<p>— Pas de récit de guerre.</p>
+
+<p>— Hé ! mon cher, n’ai-je pas dit tout à l’heure
+que le vrai tragique se rencontre surtout en temps
+de paix, là où personne ne le soupçonne ?</p>
+
+<p>D’un commun accord, chacun retournait déjà
+vers sa place. Un instant, le bruit du boulevard
+déferla seul dans la pièce, différent de jadis, plus
+vulgaire et moins varié. Pierre Duclos, ayant
+avalé d’un trait son café et repoussé la tasse,
+commença ensuite le récit annoncé. Tinant et
+moi, nous nous attendions à une brève anecdote :
+mais de même que tous ignoraient pourquoi la
+conversation avait pris ce tour inattendu, nous
+ne pouvions prévoir quels sentiers nous allions
+suivre, ni la lumière qui nous attendait au bout.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c2">L’UN D’EUX COMMENCE</h2>
+
+
+
+
+<h3>I</h3>
+
+
+<p>Il est superflu d’affirmer que je ne cacherai rien,
+sauf les noms. Qu’importent ceux-ci ? le fond seul
+est en cause. Je n’ai pas non plus été témoin de
+tout : j’ai vu certaines choses, j’en ai deviné
+d’autres… Qu’importe encore ? on n’est jamais
+en somme le témoin complet d’une pensée : cela
+empêche-t-il d’en inférer des conclusions que
+nous jugeons certaines ? En revanche, je ne ferai
+point mystère du lieu où l’aventure se déroula.
+Une maison, une rue, une ville sont des éléments
+essentiels à défaut desquels on n’explique pas des
+actes parfaitement clairs : et tel dénouement,
+impossible à Paris, avenue de Messine, devient au
+contraire seul acceptable à Semur.</p>
+
+<p>Mais j’oublie qu’en bons Dijonnais vous ne connaissez
+pas Semur ou ne l’avez parcouru qu’en
+passant…</p>
+
+<p>Imaginez donc une falaise hérissée de donjons,
+cernée par une rivière de toutes parts, sauf en un
+point qui est un isthme étroit par où la falaise se
+rattache au plateau. Le plateau lui-même, pris
+entre les pinces de la rivière, a peine à s’approcher
+et n’y parvient qu’en s’effilant en pointe.</p>
+
+<p>Il va de soi que, dans les temps anciens, une
+forteresse couronnait la falaise, tandis que la ville,
+collée de son mieux au réduit tutélaire, tassait
+pêle-mêle à l’extrémité du plateau son beffroi, sa
+cathédrale et ses maisons ventrues. Puis une
+époque vint où la forteresse parut moins redoutable.
+Déjà, sous Louis XI, elle comptait peu.
+Henri IV fit mieux et, pour se venger de quelques
+ligueurs retardataires, la démantela. Aujourd’hui,
+seules, une ligne de murailles et quatre tours
+colossales subsistent encore, témoignant de la
+vengeance du roi aux yeux d’un peuple qui ne s’en
+soucie plus.</p>
+
+<p>Ne jugez pas inutile ma digression… Sans elle,
+vous n’auriez pas compris la séparation de Semur
+en deux parties distinctes et devenues rivales :
+celle du plateau ou vieille ville, fleurie de maisons
+du <small>XIV</small><sup>e</sup> et du <small>XV</small><sup>e</sup> siècle ; celle du château, bâtie
+à la fin du grand siècle, composée de demeures
+solennelles à son image. Comme sous le bon duc
+Philippe, la première uniquement s’obstine à vivre.
+L’autre qui a nom <i>le Rempart</i> dort dans sa grandeur
+sans témoins, et son pavé, quand on le foule,
+rend le son d’une dalle de cloître.</p>
+
+<p>Au total, une cité qui agonise. Le pays alentour
+est délicieux, les terres parmi les plus riches,
+mais le rucher se vide, insecte par insecte, au fil
+des jours. Pourquoi ? on ne sait pas… Dans les
+rues, aucun bruit, sinon celui qui arrive des maisons.
+Ni passants, ni voitures. On s’étonne qu’il
+y ait encore des marchandises aux étalages. Un
+chat dort à la vitre du libraire, entre des cartes
+de visite jaunies par le soleil, une photographie
+de l’hôpital et d’antiques porte-monnaies. Tel
+quel, cependant, je trouve adorable mon coin
+natal. Pas une pierre qui n’y parle d’histoire, une
+église pareille à un joyau, des rues en labyrinthe
+à l’issue desquelles se découvre chaque fois un
+horizon surprenant, enfin partout un air de discrétion,
+une manière distinguée de vous envelopper
+dans du silence, sans que vous vous sentiez
+tout à fait solitaire. Ce n’est que chez nous
+que se rencontrent pareille ardeur à ne jamais
+paraître, et tant d’ingéniosité à tout savoir, quitte
+ensuite à tirer de l’humble fait divers journalier
+une leçon générale, voire des lois à appliquer à
+l’univers.</p>
+
+<p>Et maintenant, venons au fait.</p>
+
+<p>En 1907, de retour chez mon père, à Semur,
+je commençais à prendre sa clientèle. Or, un soir,
+vers onze heures, un coup de marteau frappé à la
+porte avec une vigueur inaccoutumée, nous fit
+tressaillir l’un et l’autre. Les domestiques étaient
+couchés. Mon père, qui lisait près de moi, dit :</p>
+
+<p>— Ouvre la fenêtre, et vois ce qu’on nous veut.</p>
+
+<p>J’obéis. A peine avais-je penché la tête au
+dehors qu’une voix de femme s’éleva :</p>
+
+<p>— C’est pour avoir le docteur tout de suite.
+Madame Lormier s’est trouvée mal ; on croit
+qu’elle va passer.</p>
+
+<p>Je me retournai vers mon père :</p>
+
+<p>— Tu as entendu ?</p>
+
+<p>Il répliqua :</p>
+
+<p>— Naturellement, il faut y aller. Je n’ai jamais
+soigné les Lormier, mais puisqu’on vient à
+pareille heure, le cas doit être sérieux.</p>
+
+<p>En hâte, j’allai donc passer un vêtement convenable
+et, trois minutes après, je trouvais en
+bas une servante qui, redevenue paisible une fois
+sa commission faite, allait et venait sur le trottoir.
+On partit.</p>
+
+<p>Tout en marchant, je m’informai et démêlai, à
+travers des réponses assez embrouillées, qu’il
+s’agissait probablement d’une attaque, — un de
+ces cas, en effet, où la présence immédiate du
+médecin peut être utile, mais où, hélas ! la médecine
+est parfois, quoi qu’on tente, d’un bien
+pauvre secours.</p>
+
+<p>Je ne connaissais pas de nom les Lormier :
+encore moins savais-je où ils gîtaient. Très vite,
+je compris que ce devait être au Rempart. En
+effet, quelques minutes plus tard, nous passions
+devant l’hôpital, et cinquante mètres au delà,
+nous nous arrêtions devant une porte. La servante
+prit une clé dans son trousseau, la serrure
+grinça, le battant s’ouvrit : nous étions au but.</p>
+
+<p>Pour vous représenter ce qu’était la maison
+Lormier et l’étonnement qu’elle me donna, rappelez-vous
+qu’au Rempart, la moindre bâtisse fait
+figure de palais. Celle-ci était au contraire étroite
+et haut sur pattes. Elle n’avait que deux fenêtres
+de façade ; en revanche, trois étages, dont le dernier
+mansardé, lui donnaient un air de gratte-ciel,
+exagéré par la pénombre de la nuit. Pareillement
+on voit des plantes privées de soleil
+allonger le cou démesurément, sans que les
+feuilles, le long de la tige, parviennent à s’étaler.</p>
+
+<p>A l’intérieur, l’impression était pire : un corridor
+étroit qui tenait lieu d’antichambre, un escalier
+juste large pour laisser passer une personne,
+des plafonds bas à les toucher de la main, bref un
+arrangement tel que, dans tout le Rempart, on
+n’en devait point trouver de pareil.</p>
+
+<p>— Attendez là, dit la servante, je vais prévenir.</p>
+
+<p>Elle indiquait une pièce éclairée vaguement par
+une bougie, dont on se demandait si elle était
+atelier ou salon. A côté de meubles anciens y
+voisinaient en effet un tour, une table à dessin et
+nombre d’outils de mécanicien, le tout dans un
+parfait désordre et dans la poussière.</p>
+
+<p>Je songeai : « Suis-je chez de petites gens, un
+ouvrier arrivé ou un bourgeois avare ? » Je n’eus
+d’ailleurs pas le loisir de décider. Déjà, une femme
+venait de paraître.</p>
+
+<p>— Ah ! c’est vous qui venez ? fit-elle d’une voix
+sourde. — Elle s’attendait sans doute à voir mon
+père. — Je crains que vous n’arriviez bien tard…
+allons…</p>
+
+<p>Et je suivis encore, guidé par la lueur vacillante
+de la bougie qu’elle avait prise aussitôt. Nos
+pas firent crier les marches de l’escalier. En vain
+avançais-je avec précaution, on aurait pu croire
+qu’une troupe de gens montait. Puis, au premier,
+j’aperçus une chambre ouverte, un corps étendu
+sur un lit défait… La malade était là : je cessai
+d’observer l’extérieur, pour ne plus m’occuper
+que de la sauver, si l’on pouvait…</p>
+
+<p>Je ne m’étais pas trompé : au premier coup
+d’œil, je reconnus une attaque qui, sans doute,
+ne pardonnerait pas. Toutefois j’avais besoin de
+détails, et c’est à ce moment qu’il faut placer ma
+première vision des acteurs du drame, vision à ce
+point inoubliable que le temps n’en a rien effacé.</p>
+
+<p>Imaginez, je vous en prie, le décor où nous
+sommes, une pièce vaste, très basse de plafond,
+où la nuit règne. Les meubles sont à peine distincts,
+à peine la cheminée : sur une paroi seulement
+l’alcôve se détache en lumière, et dans celle-ci,
+le lit, car à la tête de ce dernier, la servante
+tient une lampe levée juste au-dessus de la malade
+qui, de son regard fixe, semble vouloir dévorer
+la clarté hallucinante… Moi, je n’interroge d’abord
+que ce visage : figure sèche et longue, cheveux
+gris épars, regard terne et bleu. Mais voici qu’avant
+de rien décider, je lève la tête pour demander
+comment la chose est venue, et tout à coup je <i>les</i>
+vois… Ils sont, tous deux, à l’autre bout du lit.
+Ce n’est pas la mourante, c’est moi qu’ils surveillent
+avec une telle acuité d’attention que je
+crois sentir une morsure. Légèrement inclinés,
+eux aussi reçoivent en pleine face le choc de la
+lumière, cependant qu’en arrière le noir reprend,
+les murs s’effacent.</p>
+
+<p>L’homme, lui, porte cinquante-cinq ou soixante
+ans. Il est en chemise de nuit et gros veston de
+laine. Autant qu’on en peut juger encore, il a dû
+jadis être assez beau, mais on ne s’en aperçoit
+pas, tant il n’y a place sur ses traits que pour
+une discordance frappant jusqu’au malaise. D’une
+part, le front, la courbe du nez, les contours de
+la bouche, tout le modelé des chairs expriment
+la timidité ou peut-être la peur, et d’autre part,
+les yeux ont un éclat insupportable. L’iris et la
+pupille y étant rigoureusement du même noir, on
+dirait des yeux vernis ; ce sont à la fois des yeux
+où on ne lit rien, et des yeux volontaires : exactement
+le contraire du reste du visage.</p>
+
+<p>A côté, la fille… Sans âge visible, et laide. Il
+est très difficile d’expliquer à quoi tient la laideur
+d’une femme. Maintes fois depuis lors, j’ai revu
+mademoiselle Lormier ; pas plus aujourd’hui
+qu’hier je ne saurais définir d’où venait sa disgrâce.
+Je répète que sa laideur frappait… et
+pourtant, là encore comme pour le père, une
+discordance éclatait entre l’âme et l’étui ; derrière
+cet écran de muscles tirés comme une chevelure
+de pensionnaire, jaunes comme des feuillets
+d’incunable, on pressentait la flamme, je ne
+sais quoi de hardi, peut-être des passions sans
+frein, de toutes manières une vie ardente qui
+cache ses ardeurs sans tout à fait y parvenir.</p>
+
+<p>Soudain, lasse de tenir le bras levé, la servante
+déposa la lampe sur la table de nuit : la vision
+disparut.</p>
+
+<p>— Qu’augurez-vous ? dit en même temps
+M. Lormier.</p>
+
+<p>Je me contentai de hocher la tête. Aucun mot
+nouveau, aucun geste n’accueillit ma réponse
+décourageante. Bien mieux, je crus sentir qu’un
+autre verdict aurait déçu. La malade intéressait
+moins, peut-être, que sa disparition. Que de
+drames muets j’aurai ainsi côtoyés, et qu’il faut
+ignorer, après les avoir entrevus !</p>
+
+<p>Je passe sur la suite qui n’eut rien de particulier.
+Vainement je pratiquai la saignée d’usage et
+le reste. A trois heures du matin, madame Lormier
+expirait. Aucun de nous, cela va de soi,
+n’avait quitté la chambre.</p>
+
+<p>A l’annonce de la fin, mademoiselle Lormier vint
+s’agenouiller aux pieds de sa mère, mais ne l’embrassa
+point. M. Lormier abandonna la fenêtre où
+il surveillait le jour naissant, contempla gravement
+les yeux qui ne verraient plus jamais et s’incline
+en murmurant :</p>
+
+<p>— Que la paix soit avec elle !</p>
+
+<p>Après quoi, je m’éloignai. Le spectacle de la
+mort laisse toujours un malaise. Mais cette nuit-là,
+avouerai-je que j’eus plus de peine que d’ordinaire
+à le dissiper ? C’est qu’aussi, en dépit des
+apparences, j’avais assisté rarement à une fin plus
+solitaire…</p>
+
+<p>Le lendemain, j’interrogeai autour de moi.
+Qu’étaient ces Lormier ? D’où venaient-ils ? Pourquoi
+ne les rencontrait-on jamais ?</p>
+
+<p>En réalité, on en connaissait peu de chose.
+Établis depuis quelques années à Semur, ils n’y
+avaient pas noué de relations. Madame, très
+pieuse, passait pour conduire sa maison avec maîtrise,
+mais peu de douceur. On tenait au contraire
+Monsieur pour un original sans conséquence. Il
+s’occupait, paraît-il, de travaux scientifiques et
+eût certainement fait partie de la <i>Société des Arts
+et des Sciences</i>, si l’on n’avait craint de se heurter
+à un refus imposé par sa femme. Mademoiselle,
+enfin, ne comptait pas. On se bornait à la plaindre
+de n’être pas jolie.</p>
+
+<p>— Quelle fortune ?</p>
+
+<p>— Aucune, probablement, ou fort mince.</p>
+
+<p>Ce que je vis au service funèbre de madame
+Lormier ne put que confirmer ces dires sans y
+ajouter rien. Dans le cortège ne figuraient que des
+ecclésiastiques et quelques voisins. On s’y contenta
+d’une messe basse. A la minute des serrements
+de main, M. Lormier, qui ne pleurait pas, me
+remercia en termes mesurés. Sa fille ne parut pas
+me reconnaître. Ni l’un ni l’autre ne paraissaient
+souhaiter me revoir. Je n’avais aucune raison
+non plus pour y tenir. Si bien que je les laissai,
+convaincu d’avoir eu affaire à une clientèle de
+hasard, celle que nous nommons sans grâce les
+profits et pertes de profession.</p>
+
+<p>J’avais mal compté puisque, deux mois plus
+tard, un matin cette fois, la même servante vint
+de nouveau frapper à ma porte et me réclamer
+d’urgence pour Mademoiselle : désormais les
+Lormier étaient devenus mes clients.</p>
+
+<p>En arrivant devant leur maison, je ne sais si
+je ressentis plus la satisfaction d’être ainsi rappelé,
+malgré les tristes souvenirs attachés à ma première
+venue, ou celle de contenter une curiosité
+demeurée entière, malgré les apparences. Toujours
+est-il que la servante n’eut pas à me prier
+de presser le pas. Il n’y eut pas besoin non plus
+de tirer des clés devant la porte ; au bruit de
+notre approche, celle-ci s’ouvrit d’elle-même et
+M. Lormier parut.</p>
+
+<p>Tout de suite, à un air tendu, au timbre de sa
+voix, à cette attente même dès le seuil, je compris
+que l’impassibilité d’antan n’était plus de
+saison. J’en fus même effrayé : allais-je me heurter
+à un nouveau désastre ?</p>
+
+<p>— Je tremblais que vous ne fussiez déjà sorti,
+murmura-t-il.</p>
+
+<p>Et m’entraînant aussitôt vers l’escalier, il m’expliqua
+brièvement comment sa fille avait été prise
+une demi-heure auparavant d’une crise de suffocations
+et de douleurs telles qu’il redoutait une
+angine de poitrine. Par bonheur, depuis un instant,
+le mal venait de s’apaiser… Tout cela
+exprimé en termes concis. J’admirais la netteté
+de l’analyse. Mais en même temps, je sentais,
+derrière la façade des explications spéculatives,
+la houle d’un immense émoi. Ah ! nous étions loin
+du premier soir !</p>
+
+<p>Heureusement pour tous, la supposition de
+M. Lormier était absurde. Je trouvai sa fille
+étendue sur une chaise longue, dans la chambre
+du dernier étage. Bien qu’assez lasse, elle m’expliqua
+à son tour ce qu’elle avait éprouvé. Elle
+aussi s’exprimait clairement, comme son père,
+et d’une manière encore plus nette.</p>
+
+<p>Après avoir écouté, j’eus plaisir à rassurer tout
+le monde. Rien de sérieux, des névralgies passagères,
+il paraissait même inutile que je revinsse.
+Je joignis à mon avis quelques propos d’usage,
+tout en considérant la pièce, — juste le temps de
+découvrir que des fenêtres on apercevait l’hôpital
+et les deux rues du Rempart, — et je m’empressai
+de partir, d’autant plus décidé à me montrer discret
+que je me sentais moins disposé à le rester.</p>
+
+<p>J’étais déjà dans le corridor d’entrée quand la
+voix de M. Lormier me rappela.</p>
+
+<p>— Docteur ! encore un mot…</p>
+
+<p>Étonné de le trouver derrière moi, je répondis :</p>
+
+<p>— De quoi s’agit-il ?</p>
+
+<p>— Entrons d’abord dans mon cabinet que
+voici…</p>
+
+<p>Sans attendre mon acquiescement, il ouvrit la
+porte de la pièce bizarre où j’avais attendu le
+premier soir, entre des outils de serrurier et des
+sièges Louis XVI authentiques et m’obligea à
+passer le premier.</p>
+
+<p>De plus en plus surpris, je me laissai faire,
+acceptai le siège qu’il m’offrait et attendis qu’il
+s’expliquât.</p>
+
+<p>Cependant, après avoir soigneusement vérifié
+que personne ne nous avait suivis, il revenait
+devant moi et, silencieux, me considérait. J’ai
+déjà dit quels yeux étaient les siens. A ce moment,
+je me sentis fouillé par eux jusqu’à l’âme.</p>
+
+<p>— Qu’y a-t-il de vrai dans ce que vous nous avez
+dit ? murmura-t-il enfin.</p>
+
+<p>Si calme qu’il s’efforçât de paraître, un imperceptible
+tremblement agitait sa voix. De même,
+ses mains qu’il tenait cachées dans les poches du
+veston, devaient se crisper pour résister à l’assaut
+nerveux que subissait son corps.</p>
+
+<p>— Ce qu’il y a de vrai ?… répétai-je. Mais…
+tout… naturellement.</p>
+
+<p>Encore ses yeux s’appesantirent sur moi, mesurant
+la capacité de mensonge professionnel dont
+j’étais capable. Il approcha ensuite d’un pas.</p>
+
+<p>— Êtes-vous seulement capable de la sauver ?
+Les médecins peuvent si rarement quelque chose !</p>
+
+<p>Je haussai les épaules.</p>
+
+<p>— Si c’est là votre inquiétude, fis-je assez
+rudement, il était fort inutile de me retenir et de
+perdre votre temps. Je répète qu’avant quinze
+jours ce sera une affaire oubliée.</p>
+
+<p>Du coup, ses yeux m’abandonnèrent.</p>
+
+<p>— Quinze jours !… quel délai !…</p>
+
+<p>Puis il se mit à déambuler à travers la pièce.
+Il semblait avoir oublié ma présence, absorbé tout
+entier par je ne sais quelle préoccupation qui le
+dévorait. Quand il revint en face de moi, je
+m’aperçus avec étonnement qu’il pleurait.</p>
+
+<p>— Excusez-moi, dit-il. Que voulez-vous ? je
+n’ai plus que ma fille…</p>
+
+<p>— En effet, murmurai-je, je comprends qu’après
+le malheur qui vous a déjà frappé…</p>
+
+<p>Il m’interrompit :</p>
+
+<p>— Vous n’y êtes pas… pas du tout…</p>
+
+<p>Et s’asseyant brusquement :</p>
+
+<p>— Quand j’affirme n’avoir plus que ma fille,
+j’entends par là que je n’ai jamais eu qu’elle. Le
+reste…</p>
+
+<p>D’un geste nerveux, il sembla vouloir balayer
+à travers l’espace le reste dont il parlait ; sa main
+ensuite s’arrêta, désignant la table à dessin :</p>
+
+<p>— Même cela ne compte plus !</p>
+
+<p>Il vit à mon air incertain que je comprenais de
+moins en moins.</p>
+
+<p>— Vous vous demandez ce qu’est cela ?… Ma
+vie depuis vingt ans, simplement… Oui, monsieur,
+pendant vingt ans, je n’ai pas quitté cette table,
+choisie d’abord comme un refuge, et devenue peu
+à peu la confidente de mes espoirs. Quand je m’y
+installai, je ne songeais vraiment qu’à m’effacer.
+J’étais marié depuis six mois à peine. Il se trouvait
+que j’avais rêvé d’un certain mariage, d’une certaine
+tendresse, enfin de choses qui n’existent pas,
+puisque précisément on en rêve. Par bonheur, la
+réalité est là qui vous redresse sans tarder, et
+comprenant mon tort, j’avais décidé de me faire
+oublier et d’oublier moi-même… Un homme qui
+s’enferme toute la journée dans une pièce, qui
+n’ouvre la bouche que pour répondre : « Comme
+il vous plaira ! » ou bien : « Faites à votre gré »,
+cet homme vous l’avouerez, peut bien passer pour
+absent de chez lui ? On finit même par ne plus
+s’apercevoir qu’il est en vie. Donc, au début, je
+ne prétendais que m’effacer. Je perdais le temps,
+sans but. Je ne travaillais pas, je flânais… J’ai flâné
+jusqu’à l’heure où une pensée vint transformer le
+flâneur que j’étais en chercheur obstiné. Cette pensée, — n’en
+souriez pas, vous auriez tort, — cette
+pensée était la suivante : si l’on m’interdisait d’élever
+à mon gré ma fille, si je passais à ses yeux pour
+un homme mort, ou insignifiant, ce qui est pire,
+du moins avais-je le pouvoir de lui procurer la
+fortune. Comment ?… Mais avec cela, monsieur !…
+Avec cela, vous dis-je, soulevé par la chimère,
+dans la fièvre, dans le désespoir, dans l’ivresse,
+je n’ai plus cessé de poursuivre la découverte qui
+devait doter ma fille ! Et le plus extraordinaire
+n’est pas encore dit : cette découverte, je l’ai
+réalisée !… Tenez, c’était quelques jours à peine
+avant la nuit où vous fûtes appelé… Subitement
+la lumière s’est faite. On tâtonne, on erre, on
+doute pendant un quart de vie : puis, tout à coup,
+l’idée, — une toute petite idée qui semble insignifiante, — passe,
+et c’est fini, on tient le miracle
+au bout du doigt. Je voulais la fortune pour Geneviève :
+elle est là, sur la table !… Hé bien ! monsieur,
+croyez-m’en, si vous pouvez, depuis trois
+mois qu’elle y est, je l’y laisse et je ne m’en soucie
+plus ! Ah ! c’est qu’aussi depuis trois mois, j’ai
+repris possession de ma fille ! Trois mois d’un
+rapprochement… ineffable… Vous ne connaissez
+pas Geneviève, cela va de soi : une âme de feu,
+un cerveau dont les éclairs me déconcertent, un
+cœur de cristal… enfin elle m’aime ! Elle m’avait
+plaint ! Ah ! trouver cela est autre chose, je pense,
+qu’inventer une mécanique quelconque, dût-elle
+rapporter des millions ! Je vous demande un peu
+à quoi ils serviraient aujourd’hui ? On nous offrirait
+l’univers, qu’en ferions-nous, puisque désormais
+nous sommes là, tous les deux, tout près ?…
+Autant proposer de traîner la jambe dans la
+plaine, à qui respire l’air sur un sommet ! Un
+sommet, voilà le mot qui exprime exactement où
+nous en sommes. Seulement, il est de règle que
+le sommet attire la foudre. Ce matin, elle est
+tombée. Comment rendre ce que j’ai senti ? J’ai vu
+le sol s’effondrer, j’ai roulé dans le vide, j’en
+tremble encore et c’est pourquoi je vous demande,
+je vous conjure en grâce de ne pas me leurrer :
+est-il vrai, absolument vrai, que j’ai le droit de
+me rassurer, et que bientôt, dans quelques jours,
+mais en toute certitude, nous nous retrouverons
+comme avant ?</p>
+
+<p>Il s’arrêta enfin. Il avait joint les mains à la
+manière d’un suppliant. Il ne se rendait probablement
+pas compte d’avoir parlé aussi longuement.
+Et moi, je l’écoutais, abasourdi par ces confidences
+imprévues où transparaissaient à la fois
+l’aveu d’une vie de ménage invraisemblable et
+celui d’une passion paternelle telle que je n’en
+avais pas encore rencontrée. Divaguait-il ? D’un
+inventeur tout est possible, surtout quand il prétend
+tenir des millions au bout de son compas ;
+mais le reste eût-il été un rêve que son angoisse,
+elle, demeurait certaine et poignante. Touché de
+compassion, je répondis donc :</p>
+
+<p>— Je vous jure que vous n’avez rien à craindre.
+Si cela peut d’ailleurs aider à vous rassurer, je
+reviendrai.</p>
+
+<p>Il eut un cri :</p>
+
+<p>— Oui, souvent… tous les jours… ne fût-ce
+que pour me le répéter !</p>
+
+<p>Puis je le vis rougir. La conscience du présent
+lui revenait.</p>
+
+<p>— Je vous demande pardon, poursuivit-il d’un
+air gêné, j’en ai peut-être trop dit.</p>
+
+<p>— Bah ! répliquai-je, un médecin peut tout
+entendre, puisqu’il se tait.</p>
+
+<p>Nous nous levâmes ensuite avec une hâte involontaire.
+Il me reconduisit jusqu’à l’entrée.</p>
+
+<p>Sur le seuil, pris d’un doute, je demandai
+encore :</p>
+
+<p>— Y a-t-il indiscrétion à savoir sur quoi porte
+la découverte ?</p>
+
+<p>Il haussa les épaules :</p>
+
+<p>— Peu de chose, une lampe électrique nouvelle
+qui, à prix égal, donne le double de lumière. A
+demain, peut-être ?</p>
+
+<p>— A demain, puisque vous y tenez.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>II</h3>
+
+
+<p>Fidèle à ma promesse, je revins, durant quatre
+ou cinq jours, chaque matin. S’il faut l’avouer,
+un si beau zèle n’avait pas pour objet unique de
+calmer des inquiétudes reconnues illusoires dès
+le début, mais, après avoir entrevu le père, j’étais
+devenu curieux de la fille.</p>
+
+<p>Hasard ou calcul réfléchi, M. Lormier, hélas !
+s’attachait à mes pas dès l’arrivée, pour ne me
+lâcher qu’à la sortie. Quant à mademoiselle Lormier,
+aussi calme que son père l’était peu, elle se
+montrait avare de paroles et toujours désireuse
+de couper au plus court. A ce régime, je pouvais
+revenir indéfiniment sans découvrir en elle autre
+chose qu’une intelligence évidente et une froideur
+qui ne l’était guère moins.</p>
+
+<p>Tant de réserve, loin de me décourager, m’excita
+au jeu. Loin de me tenir pour battu, quand le
+jour vint de signifier à ma malade que je lui rendais
+sa liberté, je n’hésitai donc pas à annoncer
+que je reviendrais encore m’assurer de la parfaite
+convalescence, mais je n’eus garde de fixer une
+date.</p>
+
+<p>— Je profiterai, dis-je, de la première occasion
+qui me ramènera dans le quartier.</p>
+
+<p>On acquiesça, et je laissai passer une semaine
+environ, jusqu’au jour où, apercevant depuis ma
+fenêtre M. Lormier, canne en main et l’allure
+preste, en train de se diriger vers la rue Bourg-Voisin
+qui est à l’opposé du Rempart, je songeai :
+« Voici l’occasion de trouver la fille seule. »
+Aussitôt je partis à mon tour. A supposer que
+mademoiselle Lormier fût demeurée chez elle,
+j’étais bien sûr cette fois de rattraper mon avance
+et d’éclairer la nuit qui m’intriguait.</p>
+
+<p>Non seulement mademoiselle Lormier n’était
+pas sortie, mais je fus accueilli par un : « Je comptais
+vous voir paraître » qui, à défaut de sourire,
+me donna tout de suite à penser.</p>
+
+<p>Je répliquai, de l’air le plus naturel du monde :</p>
+
+<p>— J’avais promis de profiter de la première
+course au Rempart pour vérifier que votre guérison
+est complète. Me voici fidèle à la parole
+donnée. Comment vous trouvez-vous ?</p>
+
+<p>— Tout à fait bien.</p>
+
+<p>— Rien de particulier à signaler ?</p>
+
+<p>— Absolument rien.</p>
+
+<p>— Allons ! voilà de quoi enchanter votre père !</p>
+
+<p>Et parfaitement décidé à ne point lâcher la
+place, toutefois avec un air de complète bonhomie,
+je pris le siège qu’on ne m’offrait pas.</p>
+
+<p>— Mais, repris-je, je n’entends pas M. Lormier ;
+aurais-je la malchance de ne pas le rencontrer ?</p>
+
+<p>Mademoiselle Lormier me regarda fixement :</p>
+
+<p>— Ne le saviez-vous pas ?</p>
+
+<p>Je fus surpris en même temps de constater
+combien son regard à ce moment rappelait celui
+de la morte.</p>
+
+<p>— Comment l’aurais-je appris ?</p>
+
+<p>— Je pensais que, demeurant sur la place, vous
+l’aviez vu passer.</p>
+
+<p>Une telle clairvoyance ne parvint pas à me
+déconcerter.</p>
+
+<p>— Tant pis, expliquai-je en affectant un entier
+détachement : il en sera quitte pour se contenter
+du rapport que vous lui rendrez d’ailleurs avec
+votre précision coutumière.</p>
+
+<p>Puis, achevant de m’installer sur ma chaise,
+paisiblement je commençai de regarder autour de
+nous.</p>
+
+<p>Au fait, je n’ai pas encore dit où nous étions.
+Il s’agit toujours de la chambre du troisième
+étage où je n’avais cessé de soigner mademoiselle
+Lormier. Ayant cette fois le loisir de l’inspecter,
+je tentai d’analyser les raisons de l’impression
+revêche qu’elle produisait. Ceci frappait à première
+vue qu’on n’y apercevait, en guise d’ornements,
+aucune des niaiseries chères aux jeunes
+personnes. Pas de vide-poches : point de photographies
+encadrées avec des rubans, encore moins
+de filet brodé, mais des meubles nus, qui manquaient
+de style : sur la cheminée, un Christ entre
+deux torchères de bronze coulé ; sur le sol, une
+simple sparterie. Bref l’ensemble d’un garni de
+couvent, et sur toutes choses l’air glacé de celle
+qui vivait là.</p>
+
+<p>Autre remarque : lorsque j’étais entré, mademoiselle
+Lormier ne travaillait pas des doigts
+ainsi qu’il sied, en province, chaque fois qu’une
+demoiselle reçoit. Installée à sa fenêtre comme à
+un observatoire, elle tenait un livre à la main, et
+quand elle l’eut déposé sur le guéridon qui nous
+séparait, me surprise fut grande à déchiffrer son
+titre. C’était le <i>Discours sur les passions de l’amour</i>,
+c’est-à-dire de beaucoup l’œuvre la plus inattendue
+chez une fille vivant sans relations à Semur,
+tout au fond du Rempart.</p>
+
+<p>Je note ces détails au passage. Ils aideront, je
+pense, à vous orienter à travers les sinuosités de
+l’entretien qui va suivre. Si décousu que celui-ci
+paraisse, croyez aussi que j’en ai gardé un souvenir
+très fidèle, tant il me parut révélateur.</p>
+
+<p>Quand mademoiselle Lormier eut reconnu que
+non seulement je m’installais, mais prétendais en
+outre me taire et laisser venir, elle haussa les
+épaules et reprit :</p>
+
+<p>— J’imagine, puisque vous ne dites rien, que
+vous avez une communication à me faire. N’hésitez
+plus. J’aime aller au but sans détours inutiles.</p>
+
+<p>Il m’apparut, en l’écoutant, qu’elle savait
+prêcher d’exemple : mais il y a des façons qui
+coupent court aux meilleures volontés d’entretien.</p>
+
+<p>— Oui et non, répliquai-je.</p>
+
+<p>— Puisque j’ai deviné l’essentiel, rassurez-vous
+et parlez.</p>
+
+<p>— Il est vrai, mademoiselle, et bien que vous
+ne paraissiez pas beaucoup m’y encourager, que
+j’avais résolu de profiter de cette visite du médecin, — la
+dernière d’ici longtemps, espérons-le, — pour
+vous faire part de sentiments amicaux
+probablement déjà devinés. Au cours d’épreuves
+récentes, je n’ai pas été sans m’attacher vraiment
+à votre père. Ce que j’ai vu de lui me prouve qu’il
+vous aime… au delà des mesures habituelles.
+J’imagine que vous le lui rendez. De tels sentiments
+sont rares : ils peuvent, suivant les circonstances,
+devenir une source de joies exceptionnelles
+et de douleurs sans égales. De toutes
+manières, vous me trouverez prêt à les servir. Si
+donc vous avez jamais à utiliser mon dévouement,
+pour votre père ou pour vous-même, je vous serai
+obligé de n’y pas apporter de scrupules.</p>
+
+<p>Il va de soi que j’avançais assez péniblement
+dans mes phrases. Je n’ai pas coutume d’improviser.
+De plus, je me sentais suivi sans indulgence.
+Tournée vers moi, mademoiselle Lormier
+avait moins l’air d’écouter ce que je disais, que
+de chercher quelle arrière-pensée me guidait.</p>
+
+<p>— Qu’entendez-vous par là ? dit-elle enfin.</p>
+
+<p>— Mais… rien que ce que j’exprime : n’en
+ôtez rien, n’y ajoutez rien.</p>
+
+<p>Puis j’affectai de regarder, moi aussi, par la
+fenêtre et pour changer de sujet :</p>
+
+<p>— Vous commandez ici, je le vois, toutes les
+rues d’accès. On ne saurait approcher, sans être
+signalé du haut de votre tour !</p>
+
+<p>Mademoiselle Lormier redemanda, paisible :</p>
+
+<p>— Oui, que faut-il entendre par « amitié » et
+ces offres vagues auxquelles, je l’avoue, le passé
+ne m’a pas préparée ?</p>
+
+<p>Je m’efforçai de sourire.</p>
+
+<p>— Mon Dieu ! mademoiselle, n’allons pas supposer
+plus qu’il n’y a : je répète qu’un jour ou
+l’autre, vous pouvez avoir besoin soit d’une aide
+amicale, soit d’une démarche, enfin d’un de ces
+riens, fréquemment à la portée d’un habitant du
+pays, et au contraire, délicats si c’est une jeune
+fille seule qui s’en occupe. Dans ce cas, rappelez-vous
+que j’existe, usez de moi, vous et votre
+père… c’est tout.</p>
+
+<p>Un pli d’ironie tendit les lèvres de mademoiselle
+Lormier.</p>
+
+<p>— En cas de mariage, par exemple, vous vous
+chargeriez des enquêtes ?</p>
+
+<p>Je répétai, sans relever la raillerie :</p>
+
+<p>— En cas de mariage ou en tout autre.</p>
+
+<p>Subitement, je vis les yeux traversés par une
+lueur :</p>
+
+<p>— Voyons, cher monsieur, n’êtes-vous plus
+sérieux ? Je sais lire dans ma glace.</p>
+
+<p>Et comme j’esquissais un geste de protestation :</p>
+
+<p>— Parfait ; vous demeurez poli, mais n’en
+pensez pas moins. Qui songerait à épouser le
+laideron que je suis ?</p>
+
+<p>— Cependant, mademoiselle, sans accepter ce
+que vous dites, ne puis-je rappeler qu’on n’épouse
+pas qu’un visage ?</p>
+
+<p>— Alors une dot ? La mienne est mince.</p>
+
+<p>— Qu’en savez-vous ?</p>
+
+<p>— Vous croyez aux inventions de mon père ?</p>
+
+<p>— Je vois que vous êtes au courant.</p>
+
+<p>— Mon père ne me cache rien, pas même ses
+illusions… Pauvre père ! il s’en fera jusqu’à la
+mort.</p>
+
+<p>— A mon tour, interrompis-je, me permettrez-vous
+de craindre que vous ne vous en fassiez pas
+assez ?</p>
+
+<p>Elle eut un mouvement de tête singulier.</p>
+
+<p>— Vous vous trompez. Les miennes sont assez
+grandes pour diriger ma vie.</p>
+
+<p>Et elle conclut :</p>
+
+<p>— Enfin, merci pour vos bonnes intentions :
+soyez certain qu’il vous en sera tenu compte.</p>
+
+<p>Je me levai, croyant à un congé, mais il paraît
+qu’elle n’était plus pressée de me renvoyer.</p>
+
+<p>— Pourquoi n’attendez-vous pas ? Mon père
+sera ici dans cinq minutes et vous seul parvenez
+à le rassurer.</p>
+
+<p>Je répliquai sans conviction :</p>
+
+<p>— C’est que… j’ai encore beaucoup à faire.</p>
+
+<p>— Tant que cela ? Je ne m’en doutais pas…</p>
+
+<p>— Soit, encore un instant.</p>
+
+<p>Je revins à ma chaise. J’étais à la fois retenu
+et intrigué par l’attitude de cette étrange fille,
+tour à tour accueillante et hostile.</p>
+
+<p>— Vous avez dû très mal me juger, fit-elle,
+voyant que j’hésitais à renouer l’entretien.</p>
+
+<p>— Quand ?</p>
+
+<p>— A la mort de ma mère.</p>
+
+<p>— Je ne me le serais pas permis. Je suis trop
+convaincu qu’il y a toutes les formes de chagrin.
+Les silencieuses ne sont pas les moins vives.</p>
+
+<p>Ses yeux semblèrent soudain se perdre au
+loin.</p>
+
+<p>— Ma mère avait une manière à elle de nous
+aimer. On ne choisit pas toujours celle que les
+autres souhaitent : cela n’empêche pas d’aimer
+vraiment…</p>
+
+<p>— Il y a même des bonnes volontés qui font
+beaucoup souffrir, murmurai-je.</p>
+
+<p>Mademoiselle Lormier haussa les épaules.</p>
+
+<p>— Elles valent mieux que rien. En somme,
+j’adore mon père, mais je comprends aussi très
+bien ma mère.</p>
+
+<p>Pour le coup, c’est moi qui ne suivais plus.
+Elle dut le sentir, car elle poursuivit :</p>
+
+<p>— Si jamais je m’avisais d’aimer, je crois que,
+moi non plus, je ne regarderais pas aux moyens.</p>
+
+<p>— Le bonheur de l’autre vient ensuite, s’il peut,
+continuai-je, un peu railleur. Votre père, par
+exemple…</p>
+
+<p>— Oh ! je ne prétends juger personne, mais
+j’imagine que mon père, s’il s’y était prêté, aurait
+pu être heureux.</p>
+
+<p>Je m’abstins de répondre. Elle-même, sans
+doute, ne tenait pas à insister, car elle était
+revenue à sa croisée.</p>
+
+<p>Il se fit un silence. M. Lormier décidément ne
+rentrait pas.</p>
+
+<p>— Quoi ! reprit mademoiselle Lormier, déjà
+quatre heures ! Voici l’abbé Valfour qui sort de
+l’hôpital.</p>
+
+<p>— Je vois que vous connaissez les habitudes de
+chacun.</p>
+
+<p>— C’est vous-même qui l’avez dit : j’observe, du
+haut de ma tour.</p>
+
+<p>— L’abbé Valfour était, je crois, aux obsèques
+de votre mère ?</p>
+
+<p>— Nous le connaissons un peu et il la confessait.</p>
+
+<p>— Votre mère était très pieuse, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>— Oui, plus que moi.</p>
+
+<p>— Ne le seriez-vous pas ?</p>
+
+<p>— Vous avez envie d’être scandalisé ?</p>
+
+<p>— En aucune manière.</p>
+
+<p>— Avant de répondre, qu’entendez-vous par
+être pieuse ?</p>
+
+<p>Je ne pus retenir un sourire.</p>
+
+<p>— C’est difficile à préciser, en effet. J’imagine
+qu’être pieuse consiste principalement à suivre
+avec conscience les prescriptions de l’Église.</p>
+
+<p>— Et à faire maigre le vendredi ?</p>
+
+<p>— Par exemple.</p>
+
+<p>Mademoiselle Lormier eut un nouveau coup
+d’œil ironique de mon côté.</p>
+
+<p>— Là encore, nous ne parlons pas de même.
+Si j’étais vraiment pieuse, j’aimerais Dieu à la
+folie, c’est-à-dire jusqu’à l’extrême et sans réserve.</p>
+
+<p>— Ce qui signifie que vous en mettez une pour
+le moment ?</p>
+
+<p>— Il est possible.</p>
+
+<p>Mais en même temps, elle examinait le Christ
+qui décorait la cheminée. Curieuse fille, décidément,
+tenant tour à tour des propos de vieillard
+désabusé et d’amoureuse exaltée.</p>
+
+<p>— Qu’est-ce qu’aimer jusqu’à l’extrême et sans
+réserve ? continuai-je, songeur.</p>
+
+<p>Mais cette fois, elle m’arrêta vivement :</p>
+
+<p>— Vous n’êtes pas l’abbé Valfour ; ne comptez
+pas le remplacer. Je déteste d’ailleurs me confesser.</p>
+
+<p>— Vous avez raison : ce sont là matières
+secrètes. On en disserte, tant qu’elles sont loin :
+on se tait, dès qu’elles paraissent.</p>
+
+<p>— Alors, soyez rassuré : vous êtes témoin que
+j’ose en parler.</p>
+
+<p>— Nous serons même deux à pouvoir témoigner,
+acheva M. Lormier derrière moi.</p>
+
+<p>Je me retournai vivement : il avait poussé la
+porte sans bruit et nous écoutait déjà depuis un
+instant.</p>
+
+<p>Il y a des choses qu’on ne dit point et qui
+s’entendent plus clairement que si on les prononçait.
+L’accent de M. Lormier, son visage, son
+maintien n’exprimaient rien de particulier : et
+cependant, avant qu’il eût achevé sa phrase,
+j’avais déjà compris que, se méprenant au sens de
+nos paroles, et convaincu d’interrompre une tentative
+de déclaration, il avait envie de me jeter
+par la fenêtre.</p>
+
+<p>Résolu de faire tête à cette situation absurde,
+je montrai le livre déposé sur le guéridon :</p>
+
+<p>— Votre fille, monsieur, me paraît s’adonner
+à des lectures bien dangereuses, lui dis-je gaiement.
+Pascal a mal fini : prenez garde qu’elle ne
+l’imite !</p>
+
+<p>M. Lormier tenta en vain d’esquisser un rire
+qui répondit au mien.</p>
+
+<p>— Craindriez-vous que le jansénisme ne lui
+monte à la tête ?</p>
+
+<p>— Pis que cela : l’amour de Dieu ! c’est elle qui
+vient de l’affirmer. Soyons justes toutefois : il
+n’est plus question d’autre danger. J’ai ainsi le
+plaisir de vous promettre que je ne reparaîtrai
+que sur convocation spéciale.</p>
+
+<p>Soit pour couper court à l’incident, soit qu’elle
+n’eût point remarqué que j’étais déjà levé, mademoiselle
+Lormier, de son côté, demanda sans transition :</p>
+
+<p>— Hé bien ! père, quelles nouvelles du notaire ?
+Tu n’as pas l’air content.</p>
+
+<p>M. Lormier se détourna vivement.</p>
+
+<p>— Si… si… absolument.</p>
+
+<p>Et je sentis encore qu’il aurait souhaité que la
+question ne fût pas posée en ma présence. Il était
+écrit que nous manquerions tous d’à-propos.</p>
+
+<p>— Adieu, dis-je, il s’agit d’affaires. Je ne veux
+pas être indiscret.</p>
+
+<p>Les serrements de main d’usage s’échangèrent ;
+je m’esquivai. Contrairement à son habitude,
+M. Lormier n’avait pas tenté de m’accompagner.</p>
+
+<p>Dehors, la promenade du Rempart s’offrait
+toute proche ; je ne sus pas résister à son appel
+et, installé sur un banc, laissai courir ma rêverie.</p>
+
+<p>Devant moi ne s’élevaient que des collines
+riantes. Deux enfants demi-nus s’ébattaient à
+l’extrémité de la pelouse. En ce lieu plein de
+silence, leurs rires éclataient comme une fleur
+rouge au centre d’un parterre sombre. Partout
+ailleurs un calme doux et la sérénité poignante
+des ombrages qui ont vu les générations disparaître
+l’une après l’autre, sans cesser de reverdir.
+Devant cette magnifique indifférence de la nature,
+qu’étaient les Lormier, les petites curiosités qui
+m’avaient tourmenté à leur égard, et même
+l’imperceptible désillusion que je ramenais de
+ma visite ? Cependant je n’aurais pu songer à
+autre chose.</p>
+
+<p>Il est rare que se découvre tout de suite le
+mobile profond qui a guidé nos actes. En voulant
+connaître mieux mademoiselle Lormier, j’avais
+cru d’abord n’obéir qu’à un goût d’indiscrétion
+désintéressée que je confesse, et qui s’irrite
+d’autant mieux qu’on affecte de le défier. La vérité,
+autrement complexe, était, je le reconnaissais
+maintenant, que j’espérais découvrir beaucoup
+plus que des précisions sur un caractère, la nature
+même du lien unissant entre eux des êtres aussi
+dissemblables que le père et la fille. Inconsciemment,
+j’avais pressenti que, différents à ce degré,
+ils devaient vivre sous la perpétuelle menace de
+conflits irrémédiables. Mademoiselle Lormier
+m’intéressait moins encore que le drame souterrain
+minant peut-être deux vies, en apparence si
+parfaitement unies.</p>
+
+<p>Vous souriez : je parle de drame, alors qu’il n’y
+a eu devant nous jusqu’à présent qu’une maison,
+des personnages quelconques et l’extérieur le
+plus paisible qui soit. Mais, en province, plus
+l’extérieur est dépourvu de rides, plus les gens
+s’efforcent d’être pareils à tout le monde, et moins
+on doit y croire. Ici d’ailleurs, n’avais-je pas eu
+pour aiguiller mes soupçons l’aveu d’un passé
+singulièrement troublé, auquel la mort seule
+avait mis fin ?</p>
+
+<p>Bref, quels qu’aient pu être mes désirs secrets,
+un seul point apparaissait désormais évident, et
+c’était, qu’ayant entrevu un instant chacun des
+deux Lormier, j’avais de fortes chances pour ne
+plus jamais les approcher. On voit de même une
+barque se détacher de la rive où elle semblait
+amarrée, et fuir sans vous laisser le loisir de
+reconnaître qui la monte. Après tout, si c’est une
+déception, il en existe de plus cruelles. Résigné,
+je m’efforçai donc d’accueillir celle-ci avec bonne
+humeur, et las de philosopher, je m’apprêtais à
+regagner la ville, quand soudain j’aperçus de nouveau
+M. Lormier. Au rebours de mon attente, la
+barque restait en vue : je devais encore longtemps
+suivre ses passagers.</p>
+
+<p>Il approcha de moi, rapidement, l’air gêné.</p>
+
+<p>— Hé quoi ! m’écriai-je, aurais-je par hasard
+oublié de faire une ordonnance ?</p>
+
+<p>Je m’étais efforcé de prendre un accent jovial :
+par contraste, son expression soucieuse n’en
+devint que plus visible.</p>
+
+<p>— Non, dit-il, mais vous ayant vu entrer ici et
+sachant que la promenade n’a qu’une issue, j’espérais
+bien vous joindre. Au cas où vous ne seriez
+pas trop pressé, j’aurais voulu aussi… enfin je
+tiendrais à vous entretenir de choses… particulières…</p>
+
+<p>— Rien de plus simple : voici une place qui
+nous attend.</p>
+
+<p>En même temps, je montrai le banc sur lequel
+j’étais assis auparavant.</p>
+
+<p>— Merci, je préfère marcher.</p>
+
+<p>— A votre gré… De quoi s’agit-il encore ?</p>
+
+<p>Et prenant son bras, je l’entraînai vers la terrasse.
+Il hésita, puis avec un peu d’effort :</p>
+
+<p>— Je suis sans fausse honte, commença-t-il, et
+tiens d’abord à m’excuser.</p>
+
+<p>— De quoi, grand Dieu ?</p>
+
+<p>— Oh ! vous le savez aussi bien que moi. En ne
+m’obligeant pas à préciser, vous me prouverez
+que vous ne m’en voulez plus… A peine étiez-vous
+parti que ma fille me contait votre entretien : — elle
+ne me cache jamais rien, cela va de soi.
+Mis au courant des sentiments que vous veniez de
+témoigner pour tous les deux, il m’a semblé désirable
+de ne pas remettre mon remerciement. Elle
+et moi, croyez-le, sommes touchés… extrêmement.</p>
+
+<p>Je me contentai d’acquiescer d’un signe de
+tête. Excuses et remerciements ne me paraissaient
+ni si urgents ni même utiles.</p>
+
+<p>— … Le plus délicat enfin reste à dire… acheva-t-il
+avec un embarras croissant. Consentiriez-vous
+à me laisser mettre à l’épreuve sur l’heure le
+dévouement que vous nous offrez et dont je ne
+doutais pas, quoi qu’il y parût ?…</p>
+
+<p>Cette fois, du moins, le but véritable de son
+retour apparaissait. Je répondis, intrigué :</p>
+
+<p>— Mais… certainement !… Que désirez-vous
+que je fasse ?</p>
+
+<p>— Rien que répondre à ma question : qu’avez-vous
+appris chez le notaire ?</p>
+
+<p>Je l’abandonnai stupéfait :</p>
+
+<p>— Quel notaire ?</p>
+
+<p>— Le mien… cela va de soi.</p>
+
+<p>— En vérité, cher monsieur, vous me voyez
+tout à fait dérouté. J’ignore qui est votre notaire.
+Personne ne m’a jamais parlé de vous. Si donc
+vous désirez que je sache quelque chose, c’est à
+vous de me l’apprendre.</p>
+
+<p>Il parut réfléchir.</p>
+
+<p>— Soit… je vous crois…</p>
+
+<p>Son visage parut ensuite se détendre. A coup
+sûr, sans savoir de quelle manière, je venais de
+dissiper en lui une prévention dernière, demeurée
+en dépit des protestations qui avaient précédé.</p>
+
+<p>— A défaut du notaire, ce sera donc moi qui
+vous mettrai au courant, reprit-il d’un ton plus
+libre. Je vous ai avoué, l’autre jour, que j’avais
+jadis rêvé la fortune pour ma fille. Admirez
+l’ironie de la vie : je viens d’apprendre que cette
+fortune existe et qu’il est inutile de la conquérir.
+Grâce à ma femme, qui s’occupait de tout sans
+me rien dire, nous sommes riches, trop riches, et
+non seulement je n’en éprouve aucune satisfaction,
+mais je tremble… au point de vous supplier,
+si le bruit en courait, de vouloir bien le démentir.
+Pour tout le monde, Geneviève doit rester pauvre.</p>
+
+<p>Il n’exagérait pas : il tremblait, en effet.</p>
+
+<p>— Et pourquoi ce mensonge ? murmurai-je
+interdit.</p>
+
+<p>— Pourquoi ?… parce que si Geneviève se marie
+un jour, — ce qui est possible et je ne songe pas
+à m’y opposer, — je ne veux pas ajouter, aux
+risques courus normalement, celui d’un calcul
+intéressé chez l’homme qui me la prendra.</p>
+
+<p>Il tremblait toujours, mais à travers les derniers
+mots avait passé je ne sais quelle vibration
+de colère ; j’eus la sensation que de toutes les
+forces de son être il se dressait à l’avance contre
+le ravisseur inconnu qu’il évoquait.</p>
+
+<p>— N’y a-t-il pas danger, pour le moins équivalent,
+à donner à votre fille figure de parti sans
+dot ? répondis-je froidement.</p>
+
+<p>Il haussa les épaules :</p>
+
+<p>— La préserver de la plus basse des duperies,
+d’abord !</p>
+
+<p>— Sans la consulter ?</p>
+
+<p>— Ne suis-je pas le meilleur juge, ayant, hélas !
+une expérience qu’elle n’a pas ? Le notaire, bien
+entendu, a juré qu’il se tairait : mais, dans une
+étude où tout le monde passe, quel secret voulez-vous
+qu’on garde ?</p>
+
+<p>Il s’interrompit, hésita de nouveau, puis brusquement :</p>
+
+<p>— Et tenez, l’avouerai-je ? si tout à l’heure j’ai
+paru troublé en vous découvrant en tête-à-tête
+avec Geneviève, vous qui auparavant n’aviez
+jamais cherché seulement à la mieux connaître,
+c’est que tout de suite j’ai pensé : « Voilà ! il sait
+et il commence ! » Absurde, n’est-ce pas ? Oui, je
+m’en rends compte, et je vous demande encore
+pardon… Mais demain ! un autre paraîtra, et ce
+sera vrai ! Que dis-je, demain ?… Suis-je assuré
+qu’il n’a pas pris les devants, qu’il n’est pas dès
+ce soir installé dans l’âme de ma fille ?… Pour me
+rendre un peu de sécurité, il faut, je le répète,
+qu’aux propos qui vont courir, un homme comme
+vous, autorisé, reconnu pour être au fait de la
+situation, puisse répondre hardiment : « Les Lormier ?
+Évidemment ils ont hérité, mais de dettes !
+Le père est un vieux fou qui avait tout mangé
+d’avance ; ils n’ont rien… absolument rien ! » Cet
+homme, voulez-vous l’être ? Y consentirez-vous ?</p>
+
+<p>J’écoutais, moins attentif à ce qu’il demandait
+qu’au spectacle d’une telle passion désordonnée et
+aux lumières qu’elle me livrait. N’y avait-il pas
+déjà une contradiction tragique entre le cri qui
+venait de lui échapper : « Sais-je s’il n’est pas
+dès ce soir installé dans l’âme de ma fille ? » et la
+certitude dont il se targuait, cinq minutes avant :
+« Elle ne me cache rien, cela va de soi ! »</p>
+
+<p>Effrayé peut-être de mon retard à lui répondre,
+il reprit :</p>
+
+<p>— Qu’y a-t-il ? vous vous taisez… Serait-ce
+donc là ce dévouement…</p>
+
+<p>Je l’arrêtai :</p>
+
+<p>— Rassurez-vous, j’accepte le mandat, à condition
+toutefois de n’être, ni de près, ni de loin,
+responsable de l’issue.</p>
+
+<p>— Ah ! s’écria-t-il, vous êtes donc bien l’ami
+que j’espérais !</p>
+
+<p>Je hochai la tête et poursuivis :</p>
+
+<p>— Je voudrais aussi vous poser une simple
+question : qu’arrivera-t-il le jour où se trouvera
+sur votre chemin le prétendant, officiel ou caché,
+choisi par la destinée pour prendre votre place
+dans le cœur de votre fille ?</p>
+
+<p>Il recula, comme au reçu d’un choc :</p>
+
+<p>— On ne prend pas la place d’un père !</p>
+
+<p>— On ne prend pas <i>la même</i>, c’est entendu,
+mais vous croirez qu’elle l’est.</p>
+
+<p>Je vis un flux de sang colorer ses joues.</p>
+
+<p>— Vous ne craignez pas, j’espère, que je
+devienne jaloux de ma fille ?</p>
+
+<p>— Vous ne le deviendrez pas : vous l’êtes.</p>
+
+<p>— C’est fou !</p>
+
+<p>— Ce ne sont jamais les choses raisonnables
+qui arrivent.</p>
+
+<p>Il parut se recueillir.</p>
+
+<p>— Non, vraiment, assura-t-il d’une voix pesante,
+si j’étais sûr qu’un être existât, capable de rendre
+ma fille heureuse, j’aurais le courage… il me
+semble que je n’hésiterais pas à lui ouvrir notre
+porte.</p>
+
+<p>— Alors, tout va bien, répliquai-je.</p>
+
+<p>Et en même temps, une phrase de mademoiselle
+Lormier me revint en mémoire : « Si je
+m’avisais d’aimer, je crois que je ne regarderais
+pas aux moyens. » Avais-je eu tort, tout à l’heure,
+quand, sur mon banc, j’envisageais la possibilité
+d’un drame ? J’étais sûr désormais qu’un jour
+viendrait où, dressés passionnément l’un contre
+l’autre, le père et la fille se porteraient des coups
+mortels.</p>
+
+<p>Cependant, côte à côte, nous cheminions le
+long de la terrasse, devant le beau paysage indifférent ;
+invisible et chuchotant, l’Armançon faisait
+monter vers nous sa chanson paisible qui se
+mariait au bruit des feuilles. Soudain, j’eus l’impression
+d’une solitude plus grande. Ayant probablement
+tout dit, M. Lormier venait de me quitter.</p>
+
+<p>Je le regardai s’éloigner et murmurai :</p>
+
+<p>— Le malheureux ! que deviendra-t-il plus
+tard ?…</p>
+
+<p>Pauvre chose que l’imagination humaine ! Je
+pensais à un avenir éloigné, et le ver était dans
+le fruit ! J’appréhendais un éclat terrifiant : pour
+se torturer, ces deux êtres déjà avaient commencé
+de se taire !</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>III</h3>
+
+
+<p>Il faut ici faire un détour et en venir à des gens
+qui, en apparence, sembleront étrangers à l’histoire.
+Qu’ils aient été au cœur de celle-ci, c’est
+possible, et même probable : mais qu’ils y aient
+tenu au moins d’une certaine manière et par des
+fils ténus, j’en suis certain. Au surplus, puisqu’il
+s’agit de comparses dont les silhouettes seules se
+profilèrent à l’horizon, je me contenterai de l’essentiel.
+Admettez aussi que pour eux, plus encore
+que pour les Lormier, je laisse dans l’ombre les
+noms véritables.</p>
+
+<p>A quelques pas de la maison Lormier, en bordure
+de la falaise et dominant l’Armançon, s’élevait
+l’hôtel de Thil.</p>
+
+<p>Les touristes les moins avertis le remarquent
+au passage. C’est un spécimen magnifique du style
+parlementaire bourguignon. Il comprend un corps
+central, flanqué d’ailes en saillies, et reculé au
+fond d’une cour d’honneur qu’achèvent de dessiner
+le porche monumental et des communs reliés
+aux ailes. Du côté de la rivière, une longue façade,
+dans le goût de Versailles, domine des terrasses en
+étages dont chacune tend, comme une guirlande
+au-dessus du ravin, son parterre à la française.
+L’ensemble est d’ordonnance sobre, grandiose, et
+un peu nu.</p>
+
+<p>Au temps dont je parle, l’hôtel de Thil était en
+propre aux Traversot qui, en dépit du nom roturier,
+l’avaient recueilli par voie de cousinage. Il
+faut aller au fond de la province française pour
+trouver ainsi des propriétés maintenues dans une
+même tradition, à travers deux siècles de convulsions
+sociales. Chez nous, on change de régime,
+mais il est rare qu’on touche au fond.</p>
+
+<p>De mémoire d’homme, les Traversot ont toujours
+occupé à Semur une situation considérable.
+Non du fait de leur fortune, — celle-ci, médiocre
+et composée de biens fonciers, ne cesse de
+s’amoindrir, — mais parce qu’étrangers aux dissensions
+locales, et gardant avec jalousie le culte
+de leur passé, ils ornent la ville au même titre
+que la tour Lourdeau. Et cela, également, est
+bien un phénomène de chez nous : on y clame
+l’égalité, on ne vénère que ce qui s’en éloigne…</p>
+
+<p>Les Traversot étaient au nombre de quatre :
+monsieur, madame et deux enfants dont un fils,
+officier de cavalerie, vivant on ne sait dans quelle
+garnison, et une fille, Annette, alors âgée de
+dix-neuf ans ou à peu près.</p>
+
+<p>Il va de soi qu’aucun rapport n’existait entre le
+train des Traversot et le cadre où ils vivaient.
+Comme ils prétendaient garder intact leur palais
+et y ajouter au besoin des embellissements nouveaux,
+on peut dire qu’à la lettre, la demeure
+dévorait ses habitants. D’où la nécessité impérieuse
+de rechercher pour Annette un établissement
+avantageux. Il était à craindre, hélas ! que
+l’occasion ne s’en présentât jamais. Réduits au
+cercle étroit du Semurois, les Traversot avaient
+inutilement fait le tour des partis acceptables. De
+plus, très entichés de noblesse, ils désiraient un
+titre : avantage qui va rarement avec la fortune
+quand il s’agit d’une fille pauvre. Jeune et assez
+jolie pour ne passer nulle part inaperçue, Annette
+Traversot semblait donc destinée à vieillir solitairement
+sous les lambris du palais auquel on la
+sacrifiait, ce qui, après tout, est une façon de
+finir aussi grande que bien d’autres.</p>
+
+<p>Jugez maintenant de l’émoi dans Semur quand
+le bruit se répandit tout à coup des fiançailles probables
+de mademoiselle Traversot avec un jeune
+homme, nouveau venu dans la ville et répondant
+au nom de La Gilardière.</p>
+
+<p>Émoi est un terme qui rend mal ma pensée…</p>
+
+<p>Il y a, en effet, dans nos cités provinciales,
+quelque chose de plus étonnant que l’apparence
+morne et l’indifférence affectée pour toute forme
+de vie sociale : c’est le besoin exaspéré de connaître
+la vie privée de chacun. Non content
+d’atteindre les faits et gestes quotidiens et comme
+si le présent ne suffisait pas, il remonte aux
+origines, fouille dans la famille, et de proche en
+proche, finit par joindre les grands-oncles et les
+arrière-cousins. Comment des êtres qui ne se
+rencontrent presque jamais, ne se communiquent
+rien, n’écrivent pas, lisent encore moins, comment,
+dis-je, parviennent-ils à connaître ce que
+des familiers ou des parents ne soupçonnent pas ?
+Là est le mystère.</p>
+
+<p>Impossible pourtant de nier l’existence et le
+pouvoir de cette police officieuse, qu’on ne saisit
+nulle part, que chacun ignore et que tout le
+monde suit. Si loin qu’on prétende s’en tenir, si
+hostile qu’on lui soit, à l’heure propice, elle surgit,
+souffle à l’oreille la nouvelle importante ou
+niaise, tantôt éclaire une aventure inexpliquée,
+tantôt d’une chiquenaude démolit l’œuvre de
+longues patiences, enfin toujours affirme son
+droit de contrôle et de justice sans appel.</p>
+
+<p>Qui l’incarne ? Où découvre-t-elle ses documents ?
+Quels agents la servent ? Ne cherchez pas :
+c’est vous, moi, tout le monde… Il m’est arrivé
+d’apprendre le même fait, et le même jour, par
+l’entremise d’un cordonnier, du vicaire, de l’adjoint
+radical et d’une dame royaliste. Elle est
+partout et elle s’occupe de tout, sans indulgence,
+avec férocité. Mais s’agit-il de l’étranger, de celui-là
+surtout qui tente de forcer la confiance de la
+communauté ou de prendre place parmi les habitants,
+elle devient sans pitié. Pour un mot
+l’homme est compromis ; une démarche, le plus
+souvent innocente, l’achève ; pris à la gorge par
+l’opinion, il n’a plus qu’à partir, laissant derrière
+lui la ville indemne, et délivrée.</p>
+
+<p>Que les fiançailles d’Annette Traversot eussent
+suffi par elles-mêmes à émouvoir Semur, vous
+n’en doutez pas : mais la qualité du fiancé,
+l’ombre dont il avait réussi à s’envelopper allaient
+faire bien autrement bouillonner les cervelles.</p>
+
+<p>Qu’était, en somme, ce La Gilardière ?</p>
+
+<p>Débarqué depuis cinq mois à peine, tout de
+suite introduit dans la banque Chasseloup, il y
+figurait en qualité d’associé libre, c’est-à-dire
+que, sans être rien en titre, il passait déjà pour
+futur successeur. Ses références étaient diverses.
+Au mieux avec le sous-préfet, il avait aussi pour
+lui le clergé de Notre-Dame et recevait à dîner
+l’abbé Valfour. Élégant, il menait un train qui,
+modeste à Paris, offusquait à Semur la parcimonie
+générale. On assurait qu’il avait une mère,
+mais celle-ci n’avait jamais paru. Son nom enfin
+était sonore. Toutefois, nul dans le pays ne connaissait
+des La Gilardière, si bien que le titre, la
+famille et la fortune demeuraient sans gérants :
+un aventurier en quête d’héritière n’eût pas
+semblé très différent.</p>
+
+<p>Chose curieuse, on n’en savait littéralement
+rien de plus. Interrogé, le clergé se bornait à
+louer un jeune homme si bien élevé. Les Chasseloup
+restaient muets. Quant au sous-préfet, les
+recommandations venues de Paris lui paraissant
+des ordres, il se moquait du reste.</p>
+
+<p>L’annonce qu’un tel homme osait prétendre à
+la main d’une Traversot provoque un déchaînement.
+Personne qui, à propos de rien et de n’importe
+quoi, ne vous en entretînt. Les gamins dans
+la rue, l’épicier à son comptoir, les dames en visite,
+tous en jasaient. Si bien que moi-même, gagné
+par la contagion, mais désireux de remonter aux
+sources, je décidai de faire visite aux Traversot.</p>
+
+<p>Quinze jours environ s’étaient écoulés depuis
+mon entretien avec les Lormier, quand je me
+rendis ainsi à l’hôtel de Thil.</p>
+
+<p>Reçu fort aimablement par madame Traversot,
+et après un certain nombre de détours préalables,
+je réussis à aborder le sujet délicat. N’ayant
+nourri de son côté aucune illusion sur la raison
+de ma politesse, madame Traversot s’empressa
+aussitôt de me décocher en plein visage un éloge
+de M. de La Gilardière, où je fus libre d’admirer
+à volonté comme il était fait avec ardeur et combien
+cette ardeur manquait de conviction. J’en
+conclus sans effort que la situation de La Gilardière
+était moins solide que le bruit n’en courait,
+mais qu’à défaut des parents, il avait dû conquérir
+la fille. L’aventure est fréquente.</p>
+
+<p>En manière de péroraison, madame Traversot
+termina d’un air moitié figue, moitié raisin :</p>
+
+<p>— Annette a la candeur des personnes de son
+âge : j’ai confiance toutefois dans sa raison. Et
+puis… de tels projets ne sauraient se préciser
+qu’avec l’aide d’une mère : madame de La Gilardière
+n’est pas encore venue chez son fils, que je
+sache ?…</p>
+
+<p>— Quel que soit l’heureux élu, répliquai-je
+poliment, le choix de mademoiselle Annette sera
+toujours accueilli avec sympathie. Elle est de
+celles à qui chacun souhaite le bonheur.</p>
+
+<p>Madame Traversot, qui m’avait accompagné
+jusqu’au perron, mit le doigt sur sa bouche pour
+m’inviter une dernière fois à une discrétion qu’elle
+estimait illusoire :</p>
+
+<p>— Nous ne sommes pas pressés, croyez-le bien.
+Annette non plus… Elle est si jeune encore !</p>
+
+<p>Et nous nous quittâmes sur cet adieu dont la
+diplomatie résumait assez bien le mélange d’espoirs
+et de craintes à travers lequel les Traversot
+devaient s’égarer pour le moment.</p>
+
+<p>Je m’apprêtais à quitter le Rempart quand,
+machinalement, je levai les yeux vers l’observatoire
+de mademoiselle Lormier. Je ne pouvais
+penser à elle sans me la figurer là : il ne me
+venait pas à l’esprit qu’elle fût libre de se trouver
+ailleurs, comme tout le monde. J’eus la déception
+de n’apercevoir personne.</p>
+
+<p>Bien entendu, je ne m’y arrêtai pas autrement,
+et j’allais dépasser la porte Lormier, quand celle-ci
+s’ouvrit pour livrer passage à une dame en noir
+que j’hésitai un instant à reconnaître, tant son
+visage était caché par une voilette épaisse. Tandis
+que je cherchais en haut mademoiselle Lormier,
+c’était elle en personne qui paraissait au bas.</p>
+
+<p>Amusé par la coïncidence, je n’hésitai pas à
+m’approcher.</p>
+
+<p>— Admirez, mademoiselle, la puissance mystérieuse
+de nos désirs secrets : je songeais à
+vous !</p>
+
+<p>Elle fit un geste de surprise et, négligeant de
+tirer la porte derrière elle :</p>
+
+<p>— Singulière occupation ! Quel prétexte vous y
+incitait ?</p>
+
+<p>— La vue de votre tour… Mais vous sortiez ;
+moi-même, je rentrais ; me permettrez-vous de
+faire route avec vous ?</p>
+
+<p>Elle se mit à rire :</p>
+
+<p>— Vous souhaitez donc bien me compromettre ?</p>
+
+<p>Elle demeurait devant sa porte ouverte : impossible
+ainsi de savoir si elle acceptait. Elle poursuivit,
+toujours riant :</p>
+
+<p>— Et… qui est malade chez les Traversot ?</p>
+
+<p>Je haussai les épaules.</p>
+
+<p>— A quel propos pareille demande ?</p>
+
+<p>— Parce que je vous vois revenir de l’hôtel de
+Thil.</p>
+
+<p>— Allons, répondis-je égayé par ce contrôle,
+que vous soyez au pied de la tour ou au sommet,
+je vois que rien ne vous échappe. Rassurez-vous,
+les Traversot sont tous en bon état.</p>
+
+<p>— Même la fille ?</p>
+
+<p>Ceci était parti si net que j’en fus d’abord
+interloqué.</p>
+
+<p>— Mademoiselle Annette, comme les autres.</p>
+
+<p>Mais déjà un nouveau sourire éclairait mademoiselle
+Lormier.</p>
+
+<p>— Alors, plus de mariage à l’horizon ?</p>
+
+<p>— Quoi ! vous vous intéressez aussi ?…</p>
+
+<p>— J’en ai entendu parler, probablement moins
+que vous ; et d’ailleurs, cela m’est indifférent.</p>
+
+<p>— Vous êtes une sage !</p>
+
+<p>— Ce qui signifie que, ne l’étant pas au même
+degré, vous venez de vous informer à la source.</p>
+
+<p>Je la regardai avec inquiétude.</p>
+
+<p>— Décidément, murmurai-je, je ne cesserai
+pas d’admirer votre perspicacité. S’y mêlerait-il
+de la rancune ?</p>
+
+<p>— Non, fit-elle d’une voix un peu moins
+claire, je ne suis que désœuvrée et m’amuse
+quelquefois à plaider le faux pour découvrir le
+vrai. Voici d’ailleurs qui vous donnera la mesure
+de mes ignorances : qu’est-ce au juste que mademoiselle
+Traversot ?</p>
+
+<p>— Ne l’avez-vous jamais aperçue ?</p>
+
+<p>— Si.</p>
+
+<p>— Hé bien ! vous en savez autant que moi.
+C’est une jeune fille, et elle paraît charmante.</p>
+
+<p>— Dans ce cas, une girouette au vent ?</p>
+
+<p>— N’en avez-vous jamais vu qui, une fois
+orientées, restaient calées ?</p>
+
+<p>— Vous croyez que celle-ci ?…</p>
+
+<p>— Mais, mademoiselle, je ne crois rien : pas
+même que le vent souffle !</p>
+
+<p>Elle ne répondit pas. Tout à coup, elle s’était
+mise à surveiller la rue : encore le faisait-elle
+distraitement.</p>
+
+<p>Je repris :</p>
+
+<p>— Vous ne me demandez pas qui est l’autre ?</p>
+
+<p>— Quel autre ?</p>
+
+<p>— Le futur… conditionnel.</p>
+
+<p>— Un temps dont je n’use pas.</p>
+
+<p>— Sérieusement, que pensez-vous de ce La
+Gilardière, qui doit passer à vos pieds chaque
+jour ? Au surplus…</p>
+
+<p>Je n’achevai pas ; celui dont nous parlions
+venait de paraître.</p>
+
+<p>Il arrivait, une badine à la main, l’allure
+allègre. Je ne vous le décrirai pas. Il me suffira de
+vous dire qu’il était beau, d’une beauté peut-être
+un peu efféminée, peut-être pas régulière, mais
+telle qu’elle provoquait l’envie. Il était beau
+comme mademoiselle Lormier était laide. Ni pour
+l’un, ni pour l’autre, on ne pouvait ignorer cela.</p>
+
+<p>Comme nous nous taisions, nous étions, aussi,
+bien obligés d’entendre son pas. C’était, on n’en
+pouvait douter, le pas d’un homme qui aime et
+qui se sait aimé. Pourquoi sent-on de la sorte
+l’amour autour d’un être ? Parce que les talons
+de La Gilardière frappaient avec une certaine
+cadence les pavés du Rempart, je compris tout à
+coup que madame Traversot se leurrait d’illusions
+et que sa fille ne lui appartenait plus.</p>
+
+<p>Quand il passa, il nous jeta un bref regard ;
+mais nous aperçut-il ? Il était clair qu’à ses yeux,
+nous comptions autant que deux cailloux sur la
+route. Il remarquait l’obstacle matériel que nous
+pouvions être : rien de plus, rien de moins.</p>
+
+<p>Et puis, arrivé à l’hôtel de Thil, il poussa la
+porte sans même sonner. Il rentrait vraiment chez
+lui ; on devinait que rien n’aurait pu s’opposer à
+sa venue, et qu’une hâte pareille répondait à la
+sienne, derrière les murs silencieux. Ensuite, on
+ne le vit plus.</p>
+
+<p>Je me tournai vers mademoiselle Lormier. Elle
+continuait de contempler la rue redevenue
+déserte.</p>
+
+<p>— Qu’augurez-vous de cette marche en fanfare ?
+demandai-je.</p>
+
+<p>Mademoiselle Lormier tressaillit, rappelée à
+elle-même.</p>
+
+<p>— Ah ! fit-elle, excusez-moi ; j’étais en train de
+songer à mon père qui m’inquiète depuis quelque
+temps. Je le sens nerveux et il a cessé tout travail.</p>
+
+<p>Je répliquai distraitement :</p>
+
+<p>— Ne vous tourmentez pas : je crois savoir
+pourquoi ses inventions ne l’intéressent plus.</p>
+
+<p>Et revenant à mon idée :</p>
+
+<p>— Si j’en crois les apparences, avant huit
+jours, vous verrez passer aussi la mère du beau
+fiancé.</p>
+
+<p>Au même instant, mademoiselle Lormier qui
+s’appuyait, sans y penser, à la porte demeurée
+entre-bâillée, faillit tomber en arrière. Quand elle
+eut repris son équilibre, elle parut hésiter, puis
+brusquement :</p>
+
+<p>— Vous appréciez beaucoup la jeune fille ?</p>
+
+<p>— J’ai déjà répondu qu’elle me paraît charmante.</p>
+
+<p>— Tant pis ! à sa place, j’aurais moins de confiance
+dans un inconnu.</p>
+
+<p>Frappé du ton qu’elle y avait mis, j’attendis
+qu’elle complétât sa phrase ; mais elle n’ajouta
+rien.</p>
+
+<p>— Si vous avez appris quelque chose de
+sérieux, repris-je enfin, peut-être serait-il bon
+d’éclairer mieux la lanterne.</p>
+
+<p>— Non, dit-elle, je formulais une opinion que
+je croyais répandue à Semur. Au surplus, cher
+docteur, j’aperçois mon père : fermons le feuilleton.</p>
+
+<p>Et tout en répondant aux signes de reconnaissance
+que nous adressait M. Lormier :</p>
+
+<p>— Aidez-moi à obtenir qu’il vous consulte : je
+vous assure que sa santé me préoccupe.</p>
+
+<p>Puis s’adressant à celui qui nous rejoignait :</p>
+
+<p>— Cette fois, père, j’ai retenu le docteur : tu
+ne peux plus lui échapper.</p>
+
+<p>M. Lormier balbutia :</p>
+
+<p>— Elle veut, en effet… je comptais…</p>
+
+<p>Je ne sais pourquoi, j’eus tout de suite l’impression
+qu’il n’irait pas plus loin.</p>
+
+<p>— N’est-ce pas demain jour de consultation ?
+reprit mademoiselle Lormier.</p>
+
+<p>— Certainement.</p>
+
+<p>— Hé bien ! comptez que mon père ira vous voir.</p>
+
+<p>— Entendu, je l’attends. D’ailleurs, il n’a pas
+l’air souffrant.</p>
+
+<p>— Je ne le suis pas, interrompit M. Lormier.</p>
+
+<p>— Alors, visite d’ami : ce n’en sera que plus
+agréable.</p>
+
+<p>Je regardais en même temps M. Lormier avec
+plus d’attention. Qui avait raison ? sa fille, ou lui ?
+Point changé évidemment : la même mine que
+l’autre jour, au Rempart… Mais quand approchent
+les grandes crises de l’organisme, n’est-ce pas à
+d’autres signes indéfinissables qu’on les dépiste :
+une modulation nouvelle dans la voix, des modes
+de penser inaccoutumés, parfois un changement
+de caractère ? La fêlure commence toujours par
+l’âme. Et je m’avisai soudain d’un symptôme
+grave : ce jaloux semblait avoir perdu sa jalousie.
+Me retrouvant en tête-à-tête avec sa fille, il n’en
+manifestait aucun souci. Résolu de vérifier si je
+ne me trompais pas, et sous couleur de changer
+de conversation, je poursuivis :</p>
+
+<p>— Savez-vous, cher monsieur, que nous étions
+en train, mademoiselle et moi, de parler encore
+d’amour ?</p>
+
+<p>Il ne broncha pas :</p>
+
+<p>— L’amour de Dieu ne m’inquiète pas.</p>
+
+<p>— Il s’agit bien de cela ! M. de La Gilardière
+venait de passer.</p>
+
+<p>— Tant mieux pour mademoiselle Traversot !</p>
+
+<p>— Ah ! m’écriai-je, je vous prends aussi à en
+parler, comme tout le monde !</p>
+
+<p>Mais à ma grande surprise, il ne sourit pas :</p>
+
+<p>— Non, dit-il, je n’en parle pas <i>comme tout le
+monde</i> et même, à ce propos, peut-être demain
+vous demanderai-je…</p>
+
+<p>— Rentrons-nous ? interrompit mademoiselle
+Lormier. Tu parais fatigué.</p>
+
+<p>Nous échangeâmes de rapides serrements de
+main.</p>
+
+<p>— Demain donc, vers deux heures…</p>
+
+<p>— Oui, répondit mademoiselle Lormier pour
+son père.</p>
+
+<p>Je me retrouvai seul. Je m’expliquais mal les
+dernières paroles de M. Lormier. Y avait-il donc
+un lien entre La Gilardière et lui ? et encore, de
+quelle manière, sous quel prétexte, prétendait-il
+me mêler à l’histoire ?</p>
+
+<p>— Bah ! murmurai-je, je verrai demain ce qu’il
+en retourne !</p>
+
+<p>Ensuite, à grands pas, je m’éloignai du Rempart.
+Cependant, parvenu à la hauteur de l’isthme
+qui rejoint la ville, je me retournai de nouveau,
+peut-être pour chercher une réponse anticipée aux
+questions que j’agitais, et voici le spectacle que
+j’aperçus.</p>
+
+<p>Sur la chaussée passaient un monsieur, la
+badine à la main, et les dames Traversot. En
+arrière, mademoiselle Lormier, oubliant qu’elle
+devait sortir, et remontée à sa tour, avait ouvert
+ses fenêtres toutes grandes ; accoudée à l’une
+d’elles, elle regardait les promeneurs…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>IV</h3>
+
+
+<p>M. Lormier ne parut pas le lendemain, malgré
+sa promesse. Une semaine s’écoula. J’avais cessé
+de l’attendre et ne songeais plus à sa visite,
+quand j’eus la surprise de l’entendre annoncer.
+En l’apercevant, je me rappelle avoir éprouvé
+même un peu d’humeur, ayant, je ne sais pour
+quelle raison, besoin de ma fin d’après-midi. Je
+ne me doutais guère en revanche que, grâce à
+lui, j’allais découvrir un aspect de la vie, et me
+heurter pour la première fois à des idées qui,
+depuis lors, n’ont plus cessé de me hanter.</p>
+
+<p>Il entra, l’air résolu, et sans montrer l’hésitation
+habituelle.</p>
+
+<p>— Me voici, dit-il ; me portant à merveille, je
+ne viens pas consulter, mais remercier l’ami que
+vous avez été pour nous. Il y a longtemps déjà
+que j’avais décidé de le faire. Si ma démarche est
+tardive, cela tient à ce que personne n’est jamais
+tout à fait maître d’agir comme il le voudrait.</p>
+
+<p>Je répondis :</p>
+
+<p>— J’espère que vous ne vous êtes pas dérangé
+pour si peu, et je compte bien que vous satisferez,
+par-dessus le marché, ma curiosité.</p>
+
+<p>— Votre curiosité ?</p>
+
+<p>— Ne deviez-vous pas me parler des Traversot ?</p>
+
+<p>J’allais ainsi droit au but. J’ai toujours trouvé
+que la méthode est bonne. Il prit, au contraire,
+un air évasif :</p>
+
+<p>— Ah ! oui, j’oubliais… seulement cela n’a plus
+d’importance.</p>
+
+<p>— Que comptiez-vous m’en dire ?</p>
+
+<p>— Rien en vérité. Je croyais l’autre jour avoir
+besoin d’un conseil. Il se trouve qu’il arriverait
+trop tard, la décision étant prise et… exécutée.</p>
+
+<p>— Et moi qui rêvais de révélations sensationnelles !
+m’écriai-je.</p>
+
+<p>— J’hésitais précisément à les porter à qui de
+droit. Partagé entre le scrupule de me mêler de
+choses qui ne me concernent pas, et le désir de
+ne pas laisser duper des gens honorables, je
+comptais vous soumettre mon embarras. Mais
+hier, conversant avec mon notaire, j’eus l’idée
+de lui sortir mon cas. Jugez de ma chance : il
+gère aussi les intérêts des Traversot, chose que
+j’ignorais. Sans que je l’aie voulu, ma conscience
+s’est donc trouvée libérée, et le cas qui me troublait
+a cessé d’exister.</p>
+
+<p>Je répliquai, désireux d’en tirer au moins le peu
+que je pourrais :</p>
+
+<p>— Tant pis : cela prouve du moins que vous
+connaissez M. de La Gilardière.</p>
+
+<p>— Moi ?… pas du tout.</p>
+
+<p>— Alors comment étiez-vous renseigné sur
+lui… car il s’agissait de lui, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>— Oh ! un hasard trop long à expliquer… Une
+compagne de couvent de ma femme qui, devenue
+dame de compagnie chez la mère du jeune
+homme, a voulu s’informer près de nous des
+Traversot et qui, du même coup… bref des
+histoires ; fort heureusement, elles ne m’intéressent
+plus.</p>
+
+<p>— Allons ! fis-je déçu, il reste que vous aviez
+songé à moi pour vous éclairer dans une circonstance
+délicate : je vous en remercie.</p>
+
+<p>Tout ceci, échangé sans qu’il prît seulement la
+peine de choisir un siège. Je crus qu’il allait
+repartir aussitôt ; mais non, après avoir regardé
+l’heure, il reprenait :</p>
+
+<p>— Si je ne dérange pas, puis-je m’asseoir ?
+Depuis quelque temps, je me sens vite las.</p>
+
+<p>Sans attendre la réponse, il s’affala ensuite sur
+un fauteuil. Du même coup, l’air du début fit
+place à un autre, accablé. Ainsi qu’il arrive fréquemment
+aux nerveux, après avoir paru prêt à
+tout renverser sur son passage, il ne semblait
+plus capable que de crier grâce, comme un coureur
+à bout d’étape.</p>
+
+<p>— Est-il bien sûr, demandai-je, que votre fille
+ait tort quand elle vous pousse à vous soigner ?</p>
+
+<p>— Oh ! murmura-t-il, ma fille ne s’inquiète pas
+de moi autant que vous le croyez…</p>
+
+<p>Et sa main, qui avait tenté de se soulever,
+retomba lourdement sur l’accoudoir.</p>
+
+<p>— Je suis témoin pourtant du souci que lui
+donne votre état.</p>
+
+<p>— On parle, les mots s’envolent, l’âme est
+ailleurs…</p>
+
+<p>— Vous n’allez pas prétendre que votre fille
+soit indifférente à ce qui vous concerne ?</p>
+
+<p>Il releva la tête, me considéra un instant :</p>
+
+<p>— Non, soupira-t-il, je crois qu’elle m’aime
+encore.</p>
+
+<p>— Vous n’en êtes pas sûr ?</p>
+
+<p>Il ne répondit pas. Je n’osai insister : j’attendais
+qu’il lui plût de reprendre la conversation, là
+où il voudrait. Et ce fut alors un silence d’autant
+plus pesant qu’à Semur, et sur la place que
+j’habite, il n’y a jamais de bruits au dehors : les
+seuls que je connaisse sont au moment des offices
+ou quand l’heure sonne à Notre-Dame.</p>
+
+<p>En même temps que j’attendais, j’eus aussi
+l’étonnement de m’apercevoir que le visage de
+M. Lormier avait repris exactement l’expression
+de la première nuit, au chevet de la mourante.
+Même aspect de relâchement total, souligné par la
+torpeur du regard fixe. Il faut croire que les traits
+humains disposent de bien peu d’éléments pour
+extérioriser l’âme : ils ne diffèrent pas, qu’il
+s’agisse d’escompter la fin d’une catastrophe ou
+d’en appréhender la venue !</p>
+
+<p>Soudain, il parut prendre une résolution définitive.
+Le regard redevint net, se fixant sur le
+mien. Je compris que le sujet véritable de la
+visite, encore inexpliqué, allait paraître.</p>
+
+<p>— Docteur, recommença-t-il d’une voix qui
+s’efforçait d’être posée, y a-t-il des cas où l’on
+soit fou, tout en gardant la conscience nette de sa
+folie ?</p>
+
+<p>— Ouais ! m’écriai-je, à quel propos ces balivernes ?</p>
+
+<p>— Parce qu’obsédé par une pensée que la raison
+des autres jugerait démente et qui doit l’être par
+conséquent, je ne la discute plus et l’accepte.</p>
+
+<p>— Et peut-on connaître de laquelle il s’agit ?</p>
+
+<p>— Entre ma fille et moi, il y a quelqu’un.</p>
+
+<p>— Qui ?</p>
+
+<p>— J’ai dit <i>quelqu’un</i> : si je savais qui, je ne
+serais pas ici.</p>
+
+<p>De nouveau, son visage changeait. J’y déchiffrai
+une telle angoisse que brusquement une pensée
+m’étreignit. Le drame — que, l’autre jour, candide,
+j’attendais seulement pour des temps à venir, — aurait-il
+déjà paru ?</p>
+
+<p>Ne sachant plus très bien si je voulais le
+confesser ou le consoler, je pris ses mains dans
+les deux miennes, et m’efforçant de ne rien laisser
+voir de mes appréhensions :</p>
+
+<p>— Vous êtes fou, en effet, cher monsieur, mais
+d’une folie sans fièvre et dont je vous ai donné le
+nom, quand nous étions au Rempart : la jalousie.</p>
+
+<p>Il secoua les épaules.</p>
+
+<p>— Je vous affirme que je ne me trompe pas.</p>
+
+<p>— Je vous affirme aussi que la jalousie est un
+état dans lequel on s’épuise à interpréter le réel
+à la lueur d’une chimère. Qu’on écarte celle-ci,
+tout redevient clair. Dès qu’on se sait jaloux,
+d’ailleurs, la moitié de la cure est réalisée : la
+seule difficulté est de le reconnaître. Essayez.</p>
+
+<p>Il avait paru m’écouter attentivement : cependant,
+à peine eus-je achevé qu’arrachant ses
+mains prisonnières, il répéta :</p>
+
+<p>— Non, je ne me trompe pas…</p>
+
+<p>Puis martelant les mots, comme s’il prétendait
+les graver mieux dans mon cerveau :</p>
+
+<p>— Aucune chimère ne me trouble ; j’ai des
+yeux et ils voient. Ma fille n’est plus à moi :
+quelqu’un me l’a prise. Nous avons l’air encore
+de vivre en tête-à-tête : ce n’est pas vrai, entre
+elle et moi, il y a <i>lui</i> !</p>
+
+<p>Convaincu que plus je garderais de ménagements
+et plus il s’entêterait dans ses affirmations
+sans les éclairer d’aucune manière, je ripostai
+alors rudement :</p>
+
+<p>— Pour prendre votre fille, il faudrait d’abord
+pouvoir en approcher ! Vous ne vous quittez pas.
+Elle sort si vous sortez, et rentre quand vous
+rentrez. Et qui connaissez-vous ici ? Quelques
+prêtres, des voisins, personne… Nulle maison
+plus fermée que la vôtre ! Songez que, lorsque
+vous m’avez appelé, j’avais à peine entendu prononcer
+votre nom ! Ma venue a été un fait tellement
+extraordinaire que vous en avez conçu, un
+instant, les pires craintes ; celles-ci se sont dissipées,
+soit, mais jugez des autres ! Le voilà, le
+réel ! Y ajouter quoi que ce soit est inductions et
+sottises. Quant au traitement, il dépend de vous
+seul. La jalousie n’est pas une maladie : elle est
+un vice. On ne s’en guérit pas avec des drogues :
+on s’en corrige. A vous de la dompter, comme
+on y arrive pour la morphine ou le vin.</p>
+
+<p>Il s’était remis à m’écouter avec l’avidité de
+l’enfant qui tente de se rassurer auprès d’une
+grande personne. Peut-être aurait-il été déçu si je
+ne lui avais pas dit ces choses qu’il s’était déjà
+dites, et précisément de cette manière ; mais,
+comme auparavant, je sentais aussi que mes
+paroles glissaient sur lui sans l’atteindre, telle
+une averse sur des ardoises. Quand il comprit que
+j’avais fini, ce fut cette fois sur un ton rectiligne
+qu’il reprit :</p>
+
+<p>— Vous avez raison, le réel est cela : deux
+êtres qui <i>matériellement</i> ne se quittent pas, que
+jamais ou très rarement un tiers <i>visible</i> ne distrait ;
+deux êtres encore qui mangent à la même
+table, sont abrités par le même toit, échangent
+des <i>apparences</i> de confidences avec une <i>apparence</i>
+d’abandon… Seulement, est-ce tout ?… Quand
+ma fille ne croit pas que je la surveille, avez-vous
+<i>vu</i> ses yeux ?… des yeux d’absente !… Quand,
+après un long silence, je m’avise de lui
+parler, avez-vous <i>vu</i> l’effort de son visage pour
+revenir au présent ? Quand nous sommes à table,
+avez-vous <i>vu</i> avec quelle attention elle surveille
+le moindre bruit de rue, et, si par hasard quelqu’un
+passe, avec quel art elle invente un prétexte
+pour approcher de la fenêtre et vérifier si par
+bonheur ce serait <i>lui</i> ? Pas de tiers visible, c’est
+exact : mais à quel moment celui dont je parle
+consent-il à nous quitter ? A lui, les seuls vrais
+sourires de ma fille ! Essaie-t-elle de livrer un
+peu d’elle-même, comme elle s’adresse à lui ! Pas
+une phrase qui ne passe alors par-dessus moi,
+pour l’aller retrouver, je ne sais où ! Il est là, vous
+dis-je, sans répit, dans nos silences douloureux,
+nos causeries importunes ; non seulement il a
+violé la demeure, mais il s’étonne de m’y trouver :
+avant longtemps, il tentera de m’en chasser !</p>
+
+<p>Il conclut :</p>
+
+<p>— Et puis, qu’ai-je besoin de <i>voir</i> ? Si par
+hasard vous avez jamais aimé, ce dont je vous
+plaindrais, fallait-il que vous <i>vissiez</i> pour apprendre
+quand on était las de votre présence ?
+Vous le <i>sentiez</i> ! Ce que l’on sent est autrement
+certain que ce que l’on voit. Sentir, c’est happer
+l’impondérable, tâter l’invisible, atteindre là où
+le regard ne pénètre pas. Dans un doute poignant,
+je vous le demande, est-ce vos yeux que
+vous consultez ou la perception intime, continue,
+que la raison méprise et qui, heureusement, veille
+à sa place pour notre garde ?</p>
+
+<p>Tandis qu’il parlait ainsi, j’avoue qu’une partie
+de son discours m’échappait ; j’étais trop à la
+découverte de l’homme nouveau qui se révélait.
+Je ne savais pas encore que l’âme s’abrite toujours
+derrière de fausses apparences, comme l’amande
+derrière une coque et qu’il faut le marteau de
+la souffrance pour les briser. J’avais connu jusqu’alors
+un Lormier un peu falot, un peu rêveur,
+et dont l’unique originalité consistait dans une
+tendresse paternelle qui confinait à l’état maladif :
+c’était un autre que j’écoutais, certainement
+le seul vrai, un autre, maître de sa pensée et de
+sa parole, soulevé par la passion et l’analysant
+comme si elle lui demeurait étrangère, tour à
+tour s’exprimant avec la monotonie d’un greffier
+et plongeant brusquement dans le détail subtil de
+sentiments inexprimés, mais toujours avec une
+telle force logique que je commençais à subir
+l’entraînement de ses raisons. Se trompait-il
+d’ailleurs ? Sans aller jusqu’à le croire tout à fait,
+je me sentais ébranlé. Déjà, je ne criais plus à
+l’impossible. Après tout, qu’il fît erreur ou non,
+le fait de deux êtres amenés à vivre ainsi l’un
+près de l’autre, en simulant une confiance qui
+n’existe plus, n’était-il pas déjà par lui-même un
+drame certain ?</p>
+
+<p>— Admettons, répondis-je enfin après une
+courte réflexion. Il est entendu que le cœur de
+votre fille ne vous appartient plus, ou plutôt qu’il
+se partage entre vous et un autre. Il existe,
+semble-t-il, un moyen assuré d’obliger <i>l’autre</i> à
+découvrir son visage et, — très probablement, — de
+l’écarter. Votre fille a l’audace de la
+vérité : interrogée, elle répondra. Ayez le courage
+d’aller droit à l’ennemi, demandez le nom, et
+après…, après, suivant ce qu’il sera, vous chasserez
+l’homme, ou, s’il est digne d’elle, donnez-le
+lui !</p>
+
+<p>— Inutile. J’ai posé la question : Geneviève
+s’est tue.</p>
+
+<p>— Ah ! murmurai-je, voilà qui est plus grave ;
+il y aurait donc un obstacle qui vient d’elle ou
+de lui. Le soupçonnez-vous ?</p>
+
+<p>— Il n’y en a pas. J’ai osé aussi tout dire à
+ma fille, même qu’elle était riche, même que je
+pardonnais à cet homme !</p>
+
+<p>— Et s’il aimait ailleurs ?</p>
+
+<p>— Allons donc ! Croyez-vous ma fille de taille
+à se contenter des restes d’une autre ?</p>
+
+<p>— Dans ce cas, j’en suis fâché pour votre clairvoyance :
+le sentiment vous trompe, votre fille
+n’aime pas, et je reviens au premier diagnostic :
+des chimères !</p>
+
+<p>— Chimères étrangement réelles, puisque
+nous en serons bientôt à ne plus nous connaître
+sous un même toit !</p>
+
+<p>— De grâce, pas de grands mots : vous n’en
+êtes pas là.</p>
+
+<p>— Croyez-vous ?</p>
+
+<p>Il me considérait avec un air de défi. Je pensai
+qu’il allait entrer dans de nouveaux détails, mais
+non : ses paupières s’abaissèrent, et comme, pressentant
+la discussion sans issue, je ne répliquai
+rien, nous eûmes la sensation que tout s’arrêterait
+à ce point.</p>
+
+<p>Quelques secondes s’écoulèrent dans une indécision
+pénible. Je m’attendais à la voir tranchée
+par un départ. De fait, M. Lormier se leva : seulement,
+ce fut pour se promener à travers mon
+cabinet. Nous imaginions n’avoir plus rien à nous
+dire, et ce qui allait suivre devait nous plonger au
+cœur même des questions que je vous ai posées
+tout à l’heure…</p>
+
+<p>Oublieux de ma présence, M. Lormier, à ce
+moment, était en effet en train de se replier sur
+sa propre vie, pour découvrir quelles lois la conduisaient.</p>
+
+<p>L’homme est toujours ainsi, rebelle au cas particulier.
+Parce qu’il place en lui-même le centre
+de l’univers, il prétend ne subir que des lois universelles,
+et s’indigne de ne pouvoir conclure de
+son aventure misérable à la destinée de tous.</p>
+
+<p>Quand il eut marché un assez long temps,
+M. Lormier s’arrêta brusquement devant moi :</p>
+
+<p>— Si je savais au moins pourquoi je souffre !
+s’écria-t-il. Il y a des gens pour croire en Dieu :
+sérieusement, que penseriez-vous d’un homme
+apportant à ses rigueurs la dixième partie de
+l’incohérence qui préside à nos vies et que ces
+gens taxent de providentielle ?</p>
+
+<p>J’allais tenter de répondre ; il m’arrêta d’un
+geste rude.</p>
+
+<p>— De grâce, ne m’interrompez pas ! J’ai besoin
+de crier. Je ne suis même venu que pour cela.
+Dans une heure d’abandon, j’ai commencé l’autre
+jour de me livrer à vous : autant continuer jusqu’au
+bout. De cette façon, il n’y en aura jamais
+qu’un à être informé !… Oui, qui décide du lot
+de bonheur ou de malheur attribué à chacun ? Au
+nom de quelle justice y a-t-il des êtres comblés,
+et d’autres toujours broyés ? Tenez, moi, par
+exemple…</p>
+
+<p>Il jeta autour de nous un coup d’œil circulaire,
+comme s’il dominait une foule suspendue à son
+récit :</p>
+
+<p>— Voulez-vous le compte de ce qui me fut
+octroyé ? Dès mon enfance, gêne, misère et maladie.
+Mes parents étaient de pauvres vanniers qui
+allaient de village en village, gagnant au jour le
+jour de quoi manger. Encore, si humble soit-elle,
+pareille origine pouvait-elle rester honorable ?
+Point : mon père, faussement accusé de grivèlerie,
+est mort en prison. Quant à ma mère,
+j’ignore comment elle a fini : personne, cela va
+de soi, n’a paru autour de moi pour entretenir son
+souvenir. Ainsi, un début de gueux, et l’aurore
+d’une vie que je n’avais point sollicitée, tarée
+avant même que j’aie pu m’en rendre compte.
+Où est mon délit jusque-là ? Pour quelle dette
+suis-je déjà recherché par le sort ?… Mais continuons…
+Donc, on me recueille dans une ferme
+pour garder les bêtes ; je vais à l’école ; le curé
+fait de moi un enfant de chœur ; finalement, je
+suis expédié au petit séminaire, tant on me trouve
+intelligent. L’intelligence ! Ah ! cette fois, vais-je
+me plaindre ? Je pouvais n’être qu’un berger
+idiot, et grâce à une cervelle que je n’ai pas plus
+choisie que je n’avais désiré l’existence, je vais
+devenir apprenti curé ! Je suis honnête aussi, — le
+sort, vous le voyez, me prodigue les dons de
+qualité supérieure, — et ne pouvant me résoudre
+à vivre d’une vocation que je n’ai pas, je m’enfuis
+à Paris, honni par mes bienfaiteurs, sans autre
+désir que de satisfaire une soif d’apprendre qui
+m’a été injectée comme un venin, que je croyais
+exceptionnelle, et qui était celle de tout le
+monde. Nouvelle chance, direz-vous : comptez
+vite, nous arrivons au bout. Aussi bien, peu
+importe comment je devins, non pas un savant,
+non pas même un ingénieur de talent, simplement
+un bon ouvrier de laboratoire, honnête, ingénu
+grâce à la pauvreté, et dont on disait que peut-être
+il ferait fortune. C’est à ce moment que j’ai
+rencontré ma femme et que l’amour a paru dans
+ma vie…</p>
+
+<p>Il eut une sorte de hoquet convulsif.</p>
+
+<p>— L’amour… Regardez-moi : ce mot, dans
+ma bouche, a l’air d’une gageure. Cependant
+toute l’humanité, belle ou laide, grande ou vulgaire,
+tout ce qui pense et tout ce qui sent sur
+notre boule de terre, ne le prononce-t-il pas de
+même et avec un égal frémissement ? Si j’avouais
+qu’en découvrant l’amour, j’ai trouvé l’existence
+un bienfait et cru qu’elle a de quoi se faire pardonner
+le reste ? Il était donc possible de mettre
+contre son cœur un autre cœur battant à l’unisson,
+et, côte à côte, des pensées qui, pareilles à
+une fonte en fusion, ne seraient plus qu’un grand
+jet lumineux ! Entrevoir une telle ivresse, soupçonner
+seulement qu’on en approche, n’est-ce
+pas assez, je vous le demande, pour rendre le
+présent ineffable, et le passé inconsistant ? En
+revanche, que j’aie attendu ce miracle, que j’aie cru
+le pouvoir vivre, de quel nom nommerez-vous
+cette cruauté, vous qui savez que cela n’a pas
+été ? Paix à la morte ! j’ai trouvé dans mon
+mariage les rations de confort que beaucoup
+auraient souhaitées et je ne souhaite à personne
+la misère et la soif qui m’y ont consumé… Paix
+à la morte, encore un coup ! Mais pourquoi la
+passion d’aimer qui m’a dévoré, et ce don fatal
+attaché à l’être, comme une robe de Nessus,
+sinon pour mieux faire <i>souffrir</i> ? Souffrir !…
+enfin, voici le mot lâché ; il n’explique rien mais
+commence et conclut tout. La souffrance est
+injuste, bête, incompréhensible ; elle ne conduit
+nulle part, elle est inutile ; et, pareille à une bête
+de proie, elle ne guette que certains, s’en repaît,
+s’en amuse et va pour prolonger son plaisir jusqu’à
+négliger tous autres gibiers à sa portée…
+Ma femme n’est plus là pour me séparer de ma
+fille : Dieu merci ! c’en est fini des heures cruelles,
+je vais être libre d’adorer mon enfant ? Sottise !
+La bête m’ayant pris au début sous sa griffe ne
+me lâchera point : non seulement ma fille
+m’échappe, mais j’en suis à redouter qu’un inconnu
+ne la torture. Cependant, ailleurs, d’autres s’obstinent
+à être heureux ! vous, ce La Gilardière
+dont nous parlions, ce boutiquier peut-être que
+j’aperçois là, au seuil de sa boutique… Je connais
+des voleurs triomphants, des cœurs que
+l’amour comble, bien qu’ils soient à soulever de
+dégoût… Alors je demande : au nom de quoi
+ceux-ci plutôt que ceux-là ? Quelle est la règle
+qui protège ? On parle d’un Dieu : où est-il ? d’une
+justice : où la trouve-t-on ?</p>
+
+<p>Je me suis efforcé de reproduire ce long discours
+tel que je l’entendis. Ce que je ne puis
+rendre, c’est l’impression extraordinaire que donnaient
+la mimique de cet homme, la variété du
+ton, les alternances d’une voix tantôt basse comme
+pour confier un secret, tantôt éclatant sous la
+révolte ou brisée par un sanglot mal contenu.
+Et quelle sensibilité exaspérée dans ces aveux
+arrêtés à mi-route ! car il était évident que plus
+le récit approchait de l’intime de sa douleur, moins
+il parvenait à s’exprimer. A peine quelques mots
+sur le naufrage de son amour, rien sur le drame
+actuel.</p>
+
+<p>Au dernier cri, enfin, il passa la main sur son
+front, de l’air d’un homme qui s’éveille. Peut-être
+ne se rendait-il pas compte de tout ce qu’il
+avait dit. Puis, s’interrompant soudain :</p>
+
+<p>— Je vous demande pardon, balbutia-t-il, je
+crois que je me suis égaré…</p>
+
+<p>Et de nouveau, nous demeurâmes silencieux.</p>
+
+<p>Que répondre en effet aux questions qu’il
+posait ? Quelle justification lui donner de la souffrance
+imméritée qui l’avait amené, pantelant,
+dans mon cabinet habitué jusqu’alors à n’entendre
+que le cri de la chair douloureuse ? Cependant,
+si impuissant que je fusse à l’éclairer, pouvais-je
+aussi continuer de me taire ? A de certains
+moments, et quoi qu’elle prononce, la parole
+humaine est source d’apaisement. Après avoir
+hésité, j’approchai de lui, et prenant ses mains
+comme au début :</p>
+
+<p>— Cher monsieur, combien je vous plains ! Les
+problèmes que vous soulevez sont, hélas ! sans
+solution. D’ailleurs, à quoi bon la chercher ?
+Nous vivons dans l’inexpliqué. Que la souffrance
+soit un don divin ou l’œuvre d’un destin malfaisant,
+qu’elle perde ou non son mystère, elle pèse
+du même poids. En revanche, je doute qu’un
+bilan, tel que vous tentiez tout à l’heure de l’établir,
+puisse être exact : il y manque toujours
+quelque chose, et parfois l’essentiel. On ne néglige
+aucune douleur, on ne compte pas les joies. S’efforce-t-on
+de le faire, il n’est pas de commune
+mesure entre les unes et les autres. J’ajoute que,
+s’il en existait…</p>
+
+<p>Il m’interrompit :</p>
+
+<p>— Je devine que vous allez dire : tout se compense.
+Ce n’est pas vrai.</p>
+
+<p>— J’entends bien, repris-je à mon tour, vous
+croyez au voleur triomphant : accepteriez-vous
+pourtant de prendre sa place ? Pour changer de
+sort, changeriez-vous d’âme avec lui ?</p>
+
+<p>Il haussa les épaules.</p>
+
+<p>— Vous pensez que je refuserais ?… La vérité
+est que je ne sais pas… on ne sait jamais rien.</p>
+
+<p>— Si, on sait parfaitement qu’il existe, jusque
+dans la pire, un bien qui le balance. Par exemple,
+imaginez une seconde que, d’une manière ou
+d’une autre, votre fille cesse d’exister…</p>
+
+<p>Il eut un cri :</p>
+
+<p>— Taisez-vous !</p>
+
+<p>— Vous voyez bien ! Même s’il n’était pas
+imaginaire, votre supplice actuel se double encore
+de joies dont la seule pensée qu’elles pourraient
+disparaître vous fait pâlir d’effroi. Alors, cessons
+de discuter. Que votre cœur s’apaise ! qu’il tue la
+chimère ! et…</p>
+
+<p>Je le regardai avec une pitié sincère. Son accablement
+me touchait.</p>
+
+<p>— … Et quand vous aurez encore envie de
+crier, comme tout à l’heure, n’hésitez pas à revenir.
+Vous trouverez ici, je vous l’affirme, une
+compréhension affectueuse et le secours d’un
+ami.</p>
+
+<p>Ayant remercié d’un signe de tête, il prit son
+chapeau sans répliquer et se dirigea vers la porte.</p>
+
+<p>Je compris qu’arrivé à ce point, il n’aurait pu
+poursuivre. Moi-même, changeant d’attitude pour
+l’accompagner, m’efforçai de reprendre un ton
+plaisant.</p>
+
+<p>— Admirez, dis-je tandis que nous descendions
+ensemble, combien c’est toujours l’imprévu qui
+vient. J’avais compté apprendre grâce à vous des
+merveilles sur La Gilardière, et je ne saurai rien,
+pas même s’il est amoureux de votre fille !</p>
+
+<p>Un pâle sourire erra sur la face désolée de
+M. Lormier.</p>
+
+<p>— Oh ! pour celui-là, je suis tranquille ! Tout
+le fâcheux que j’en ai su me venait par Geneviève.</p>
+
+<p>Sur le seuil, il dit encore :</p>
+
+<p>— Je reviendrai peut-être… probablement…</p>
+
+<p>Je songeais de mon côté :</p>
+
+<p>— Pauvre homme ! je le reverrai avant huit
+jours.</p>
+
+<p>Or, non seulement il ne devait plus reparaître
+dans ce lieu, témoin de notre amitié naissante,
+mais convaincu d’avoir atteint au sommet de son
+calvaire, à peine commençait-il d’en gravir les
+premières marches.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>V</h3>
+
+
+<p>J’ai toujours pensé que si une intelligence
+humaine était en mesure de percevoir les millions
+d’aventures individuelles qui s’entrecroisent à une
+heure donnée, la notion du hasard s’effacerait
+pour elle. L’enchevêtrement de tant de faits, dus
+en apparence aux seules fantaisies du sort, est
+en réalité le produit d’une logique implacable.
+C’est pourquoi je demande à interrompre une
+seconde fois mon récit, au profit d’une poussière
+de menus événements tous relatifs encore au
+mariage de La Gilardière. Précisément parce
+qu’il est resté dans l’aventure Lormier une part
+de mystère, je m’en voudrais de négliger rien. A
+vous ensuite de juger du fond et de lier entre
+elles des parties que vous jugeriez devoir l’être.</p>
+
+<p>Donc, après la visite que je viens de raconter,
+un temps s’écoula durant lequel je m’attendais
+chaque jour à voir reparaître M. Lormier. Attente
+parfaitement vaine. Il ne vint pas. Je cessai même
+d’en avoir des nouvelles, n’allant pas du côté du
+Rempart, et ne l’ayant plus rencontré dans
+Semur. En revanche, il sembla brusquement que
+l’aventure Traversot-La Gilardière remplît l’horizon
+visible.</p>
+
+<p>Il y eut d’abord l’annonce de l’arrivée prochaine
+de madame de La Gilardière. On donnait du même
+coup des précisions sur celle-ci. Elle habitait
+Paris, mais possédait, assurait-on, un hôtel
+somptueux à Orléans et des propriétés en Beauce
+que, pour des raisons inexpliquées, elle ne visitait
+jamais. Ses sentiments religieux ne pouvaient
+faire doute, car son fils aîné, seul frère de La
+Gilardière, entré fort jeune dans les ordres, desservait
+actuellement, en qualité de vicaire, une
+paroisse de Versailles. On affirmait enfin que, si
+excellente chrétienne qu’elle parût, elle aimait
+l’argent, et exigerait certainement une dot des
+Traversot. Comme il était douteux que ceux-ci
+pussent la fournir, on en concluait que le projet
+sombrerait au cours du voyage.</p>
+
+<p>Puis, ce fut une autre histoire. Plus d’arrivée en
+perspective. Madame de La Gilardière ne viendrait
+pas. Le mariage était rompu. La raison ? Un conte
+à dormir debout. La Gilardière n’était pas La
+Gilardière, mais prosaïquement un sieur Manchon,
+frère de l’abbé Manchon fort lié avec l’abbé Valfour,
+lequel, comme on sait, avait été des premiers
+à patronner dans Semur le nouvel arrivant.</p>
+
+<p>Alors, pourquoi ce titre, et comment expliquer
+que l’abbé Valfour, si honorablement connu, se
+fût prêté à une usurpation d’état civil, quitte à
+compromettre la famille la plus notable du pays ?
+Ici les explications variaient. L’une d’elles, très
+répandue, consistait à affirmer la naissance illégitime
+de La Gilardière. Faute de pouvoir le
+reconnaître, sa mère l’avait fait inscrire sous un
+nom de fantaisie, peut-être celui du lieu de naissance.
+Quant à concilier pareille aventure scandaleuse
+avec ce qu’on affirmait de l’intransigeance
+de madame de La Gilardière, c’était affaire aux
+habiles, et, de plus, sans importance.</p>
+
+<p>Bientôt, d’ailleurs, un fait donna tort à tout le
+monde. Si, en effet, madame de La Gilardière ne
+paraissait toujours pas, si même les Traversot
+avaient fait subitement une absence de quelques
+jours, l’hôtel de Thil se rouvrit. La Gilardière continua
+d’y fréquenter comme avant.</p>
+
+<p>Ainsi groupés, de tels racontars prennent un
+aspect incohérent, j’en conviens. Était-il assuré
+pourtant qu’il ne s’y trouvât que du roman ? Plus
+d’une fois, les recueillant, je me rappelai que
+M. Lormier avait hésité à communiquer au notaire
+des Traversot un renseignement « à défaut duquel
+des personnes honorables risquaient d’être dupées ».
+Inconsciemment, il s’établit de la sorte au fond de
+moi une sorte de lien mal défini entre les deux
+histoires. Je m’habituai à les associer comme si
+véritablement l’une eût conduit l’autre. Vous
+verrez plus loin quelles inductions je me risquai
+même à en tirer…</p>
+
+<p>On en était là, c’est-à-dire qu’en dépit du tourbillon
+de médisances qui emportait la ville, les
+intéressés suivaient paisiblement leur chemin,
+quand une aventure mystérieuse bouleversa les
+cervelles et provoqua le dénouement.</p>
+
+<p>Mais auparavant, que je mentionne encore une
+courte et fortuite rencontre avec M. Lormier. Ce
+devait être la dernière d’ici longtemps, et elle eut
+lieu précisément la veille du jour où le scandale
+éclata…</p>
+
+<p>Ce soir-là, je ne sais pourquoi, pris d’un irrésistible
+désir de solitude et de flâne, je m’étais
+décidé à me rendre au Rempart. Il y a des heures,
+où, fût-on libre d’inquiétudes et parfaitement
+heureux, on éprouve ce que j’appellerais volontiers
+la nostalgie de la mélancolie. N’importe qui
+a connu cela. Arrivé à la promenade, je m’installai
+sur un banc, et face au paysage paisible,
+savourai la tristesse qui m’accablait sans cause.
+Elle m’oppressait comme si ma misère eût été
+véritable, et je n’aurais pu dire cependant à quoi
+elle tenait ni pourquoi elle était venue. Las de
+rêver, je m’apprêtais à repartir, quand au bout du
+mail surgit à son tour la silhouette de M. Lormier.
+Il avait l’air de se diriger vers moi et je crus qu’il
+m’avait aperçu. En réalité, il regardait bien devant
+lui, mais tout entier à ses pensées, ne voyait rien.</p>
+
+<p>Mon premier instinct fut de m’enfuir, tant je
+souhaitais garder intacte la tranquillité que j’étais
+venu chercher. Je réfléchis ensuite que je risquais
+de me montrer impoli et que le mieux serait d’expédier
+rapidement la corvée que le hasard m’imposait.</p>
+
+<p>Allant à sa rencontre, je l’abordai, le premier.</p>
+
+<p>— Voilà, dis-je, une heureuse coïncidence. Il
+faut venir ici pour avoir de vos nouvelles. Êtes-vous
+mieux, au moins, et vos soucis se sont-ils
+un peu dissipés ?</p>
+
+<p>Tiré d’une rêverie profonde, M. Lormier ne put
+réprimer un léger sursaut, puis, revenant à lui,
+non sans peine :</p>
+
+<p>— Ah ! c’est vous, docteur ? En effet, je suis
+bien… tout à fait bien…</p>
+
+<p>— Votre fille ?</p>
+
+<p>— Ma fille aussi.</p>
+
+<p>— Toujours à sa tour ?</p>
+
+<p>Il eut d’abord l’air de ne pas comprendre.</p>
+
+<p>— Vous voulez dire dans sa chambre ?… Oui…
+c’est-à-dire, non… enfin elle y est en ce moment.</p>
+
+<p>— J’entends bien qu’elle n’y saurait demeurer
+sans cesse ! Rappelez-lui de ma part que l’exercice
+est excellent pour son cas.</p>
+
+<p>— Inutile : elle ne vous obéit que trop. Depuis
+une semaine, elle est toujours par voies et par
+chemins.</p>
+
+<p>— Parfait. L’accompagnez-vous ?</p>
+
+<p>— Moi ?</p>
+
+<p>Il hésita. Une ombre passa sur son visage.</p>
+
+<p>— Non, je n’ai plus le temps… Imaginez-vous
+que je me remets au travail.</p>
+
+<p>— De mieux en mieux : rien ne peut être plus
+favorable.</p>
+
+<p>— Cela réussit aussi à Geneviève : je l’ai rarement
+vue si gaie.</p>
+
+<p>— Allons, m’écriai-je en guise de conclusion,
+j’avais donc raison ! vous voyez que tout s’arrange.</p>
+
+<p>Il me regarda encore, mais de l’air d’un homme
+qui n’y est pas.</p>
+
+<p>— En effet.</p>
+
+<p>Puis, comme las de l’effort d’avoir tant parlé :</p>
+
+<p>— Charmé de la rencontre… A une autre fois !</p>
+
+<p>Il inclina la tête et repartit.</p>
+
+<p>En dépit de ses assurances, il ne semblait pas, à
+le voir, qu’il fût sorti de soucis. Je rentrai obsédé
+malgré moi par la pensée de l’extraordinaire dissentiment
+qui torturait désormais ce père et cette
+fille. J’avais en même temps l’espoir irraisonné
+qu’une chose surviendrait bientôt qui me ramènerait
+au cœur de l’aventure, ou bien y mettrait
+fin. Je ne me trompais qu’à demi : vingt-quatre
+heures plus tard, on apprenait l’affaire du vol.</p>
+
+<p>Par qui fut-elle révélée ? Comment en un après-midi
+une ville entière s’en trouva-t-elle bouleversée ?
+Je l’ignore, et ne tenterai pas de l’expliquer.
+C’est à de pareils faits que se découvre
+la puissance de la police anonyme dont je parlais
+tout à l’heure.</p>
+
+<p>Quoi qu’il en soit, le vol ayant eu lieu vers
+onze heures, dès midi l’annonce en était donnée,
+heurtait une porte après l’autre, courait, s’enflait
+de gloses décisives, si bien qu’à deux heures il
+était clair déjà que l’étranger ne pourrait résister
+et n’avait plus qu’à partir : la ville enfin avait
+vaincu !</p>
+
+<p>Résumés, les faits constatés étaient les suivants :</p>
+
+<p>Dans la matinée, le banquier Chasseloup avait
+déposé sur la table de son cabinet de travail une
+liasse de dix billets de mille francs. Quand il
+voulut la reprendre, elle avait disparu. Il cherche,
+bouleverse ses papiers, interroge discrètement.
+L’évidence s’impose : sans doute possible, il y a
+vol. Mais qui a pu le commettre ?</p>
+
+<p>Ici l’inexplicable. Dans le bureau de Chasseloup,
+en effet, ne pénétraient que Chasseloup, — cela
+va de soi, — La Gilardière, éventuellement
+des clients notoires de la banque et enfin un
+garçon de bureau nommé Broquant. Ce matin-là,
+on n’avait pas connaissance qu’aucun client se fût
+présenté, et la pièce n’avait cessé d’être occupée
+tantôt par Chasseloup, tantôt par La Gilardière,
+tantôt enfin par tous les deux. S’il y avait eu
+détournement, force était de choisir entre trois
+personnes : Chasseloup lui-même, ce qui était
+ridicule, La Gilardière, ce qui ne l’était pas beaucoup
+moins, enfin Broquant, vieil homme d’une
+honorabilité reconnue et qui, de plus, aurait dû
+opérer sous les yeux mêmes des patrons, alors
+que tant d’autres occasions meilleures s’étaient
+auparavant trouvées à sa portée.</p>
+
+<p>L’opinion populaire, elle, n’hésita pas. Pour
+tout Semur, La Gilardière devint le coupable. On
+découvre toujours des raisons valables à l’absurde.
+En somme, La Gilardière passait pour mener
+grand train : or, que savait-on de ses ressources ?
+Rien. Il y a d’ailleurs voleur et voleur. La Gilardière,
+gêné par une échéance, n’aurait évidemment
+pas songé à détrousser un passant : rien d’excessif
+en revanche à lui imputer un emprunt momentané,
+auquel Chasseloup n’eût peut-être pas consenti
+de plein gré, et qui, la passe difficile franchie,
+serait restitué de la même manière mystérieuse.
+Autre chose : aucune plainte ne partit de la banque ;
+sans les recherches faites en première heure par
+Chasseloup, on aurait même tout ignoré. Nouvelle
+charge contre La Gilardière. Dès lors qu’on avait
+songé à lui céder l’entreprise, pouvait-on rendre
+public un éclat qui eût prouvé avec quelle légèreté
+Chasseloup s’apprêtait à traiter ? Je vous fais grâce
+du reste. Vous avez le principal.</p>
+
+<p>Ce que je voudrais rendre, est la folie qui suivit.
+Je n’ai jamais senti à ce degré combien <i>une
+opinion</i>, même stupidement orientée, peut devenir
+un impondérable irrésistible. A Paris, où le regard
+ne pousse jamais au delà d’une façade, on ne saurait
+le comprendre : on ne rencontre les grandes
+lames qu’au milieu de l’océan et loin des côtes,
+et pareillement, il faut la solitude de la province
+pour découvrir de tels remous. Ce n’est aussi
+qu’en province que se trament les machinations
+véritables, j’entends par là celles que non seulement
+la justice ne peut atteindre, mais qui frappent
+leur homme sans que celui-ci soupçonne d’où
+vient le coup.</p>
+
+<p>En apprenant ces sottises, je haussai d’abord
+les épaules. J’en vins ensuite à me demander si
+l’on ne se trouvait pas précisément devant une
+tentative savamment combinée pour prendre un
+adversaire contre lequel les efforts précédents
+avaient échoué. Je me le demande encore. Mais
+allez-y voir ! Tout compte fait, je ne fus pas loin
+non plus de considérer, avec la plupart, que La
+Gilardière avait au moins le tort de beaucoup faire
+parler de lui. Je ne devais pas le penser longtemps.
+Deux jours plus tard, en effet, on sut que
+les billets avaient été retrouvés précisément dans
+son bureau. En revanche, l’essentiel était obtenu :
+La Gilardière venait de partir sans crier gare. Il
+ne revint plus. Il était écrit qu’Annette Traversot
+resterait fille.</p>
+
+<p>Autant la tempête avait soufflé violente, autant
+la victoire fut accueillie avec calme. Subitement
+les langues s’arrêtèrent. Plus de retours sur le
+passé. Il semblait positivement qu’aucun La Gilardière
+n’eût existé, ou, si l’on veut, l’équipage
+l’ayant jeté par-dessus bord, le navire continuait
+sa route, et rien dans le sillage ne décelait qu’un
+homme eût disparu.</p>
+
+<p>Ah ! cela encore est bien particulier à la province,
+qu’elle puisse ainsi se passionner pour ou
+contre un étranger et que, celui-ci reparti, elle
+oublie du jour au lendemain jusqu’à son nom !
+Les Traversot eux-mêmes affectèrent d’ignorer
+que leurs espoirs avaient sombré. On mit cependant
+un certain empressement à leur rendre
+visite, sans doute par manière de condoléance, et
+je dus me résoudre à y aller, comme les autres,
+mais j’attendis pour cela qu’une quinzaine se fût
+écoulée.</p>
+
+<p>Si maintenant vous me demandez quels liens
+rattachent ces faits à la vie des Lormier, je vous
+répondrai bien entendu : « Aucun, si l’on s’en
+tient aux vraisemblances ». En revanche, peut-être
+serez-vous frappés comme moi de la coïncidence
+qui va suivre.</p>
+
+<p>En me rendant chez les Traversot, je m’étonnai
+tout d’un coup de n’avoir plus de nouvelles des
+Lormier. Passer devant leur maison, n’était pas
+un détour. Mais voici qu’en approchant j’eus
+l’extrême surprise de voir les volets clos, la porte
+barricadée.</p>
+
+<p>Alors, résolu d’en savoir plus, je m’informai
+près d’un voisin.</p>
+
+<p>— M. Lormier serait-il absent ?</p>
+
+<p>— M. Lormier a dû partir mardi passé.</p>
+
+<p>— Savez-vous quand il sera de retour ?</p>
+
+<p>— Mais, monsieur, puisque je vous dis qu’il est
+parti… tout à fait parti… voire même que la maison
+est présentement à louer.</p>
+
+<p>— Alors sa fille ?</p>
+
+<p>— Sa fille est avec lui.</p>
+
+<p>— Et ils n’ont point dit où ils allaient ?</p>
+
+<p>— Ah ! pour cela, monsieur, nous ne savons
+pas.</p>
+
+<p>Ainsi, comme La Gilardière, les Lormier eux
+aussi s’étaient envolés sans prévenir !</p>
+
+<p>Abasourdi, je contemplai la demeure vide et
+me surpris à murmurer :</p>
+
+<p>— Il eût au moins été convenable de m’envoyer
+un avis de congé !</p>
+
+<p>En réalité j’éprouvais une violente déception.
+On a toujours quelque peine à fermer un livre à
+mi-chemin du dénouement, surtout si l’on se croit
+sûr de ne jamais le rouvrir. Pouvais-je me douter
+en effet qu’une heure viendrait où j’en saurais
+autant que M. Lormier, où même, allant plus loin,
+je me flatterais de soupçonner la vérité inconnue
+de lui ?…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>VI</h3>
+
+
+<p>Ce jour vint quatre ans plus tard.</p>
+
+<p>J’achevais à Paris mon voyage de vacances. La
+veille du départ, tenté par un admirable après-midi
+d’automne, j’avais pris le train pour Versailles
+et me promenais dans le grand Trianon.</p>
+
+<p>Je ne sais si vous avez le goût de Versailles ? Le
+parc m’a toujours semblé de dimensions forcées.
+Quelque chose comme un Saint-Pierre de Rome
+devenu forêt… Au grand Trianon, en revanche, plus
+d’espaces démesurés, des proportions humaines,
+et, parce que les passants n’y vont pas, une solitude
+qui enchante. A peine de temps à autre un
+bruissement d’ailes traverse-t-il le silence ; des
+écureuils fuient, les branches molles se balancent
+sans murmurer, et rien n’est beau comme ce lieu
+désert où la nature et l’homme unirent leurs
+forces, pour la seule joie des nuages qui passent
+par-dessus lui.</p>
+
+<p>J’arrivais à peine et commençais d’errer à ma
+fantaisie, quand, non loin du buffet, un second
+promeneur se montra.</p>
+
+<p>Soit désœuvrement, soit déplorable manie provinciale,
+j’eus aussitôt le désir de voir de près
+l’homme rare qui partageait mon goût. Revenant
+sur mes pas, je me mis en mesure de le dévisager.</p>
+
+<p>Autant que j’en pouvais juger à distance, c’était
+un vieillard vêtu de noir, coiffé d’un feutre à
+larges bords, et dont la figure, en partie cachée,
+frappait par sa pâleur extrême. La coupe des
+vêtements, leur usure, les taches que la grande
+lumière y révélait sans mystère, tout marquait
+sinon la pauvreté, du moins une absence de soins,
+corollaire fréquent de la personnalité qui s’abandonne.</p>
+
+<p>Cependant, à mesure que je me rapprochais, la
+tournure, l’ensemble de l’être me donnaient la
+sensation du déjà vu. Je me demandais : « Où ai-je
+rencontré cet homme, et quand ? ou plutôt,
+à qui ressemble-t-il, puisqu’à Versailles je n’ai
+point de relations ? »</p>
+
+<p>Soudain, un nom jaillit dans ma mémoire :
+Lormier !</p>
+
+<p>Ce sont là, en vérité, des phénomènes déconcertants.
+Depuis que M. Lormier avait quitté
+Semur, je ne m’en étais plus occupé. Après le
+premier étonnement provoqué par son départ, et
+faute d’en rien apprendre, très vite, j’avais cessé
+de penser à lui. Il semblait donc que j’eusse oublié
+jusqu’à son existence : et simplement parce qu’une
+silhouette présentait avec la sienne une vague
+ressemblance, voici que, sans effort, je me remémorais
+son histoire comme d’hier, son visage
+comme si je venais de le rencontrer !… Lormier
+d’ailleurs avait le teint coloré, des cheveux noirs…
+Si j’avais pu apercevoir les yeux ?… Hélas ! pourquoi
+l’ombre du feutre les cachait-elle ? Il est vrai
+que rien non plus n’était plus simple que d’éclaircir
+mon doute, si sot qu’il fût. Arrivé à la hauteur de
+l’inconnu, sans hésiter, je demandai :</p>
+
+<p>— Pardon, monsieur, pourriez-vous m’indiquer
+dans quelle direction se trouve la sortie ?</p>
+
+<p>Le son de ma voix dut produire aussi sur mon
+interlocuteur un effet singulier, car je le vis
+s’arrêter net avec une expression d’effroi, puis,
+sans prononcer rien, tendre la main vers une
+allée. Mais, en même temps, il avait levé la tête.
+J’eus peine à retenir un geste de stupeur. Mon
+instinct ne m’avait pas trompé.</p>
+
+<p>— N’est-ce pas à M. Lormier que j’ai l’honneur
+de parler ? m’écriai-je.</p>
+
+<p>Il balbutia :</p>
+
+<p>— En effet.</p>
+
+<p>Puis, après une courte incertitude, — peut-être
+balançait-il à passer outre, — je le vis devenir
+plus blafard, s’il était possible :</p>
+
+<p>— Excusez-moi, docteur ; moi non plus je
+n’osais pas vous reconnaître.</p>
+
+<p>— Si bien que sans l’heureuse idée de vous
+aborder…</p>
+
+<p>— Je vous aurais probablement laissé passer…</p>
+
+<p>Deux phrases qui occupèrent à peine une
+seconde. Mon Dieu ! que de choses dans ce qu’on
+dit en une seconde, et surtout dans ce qu’on ne
+dit pas ! J’avais envie de lui crier : « Qu’est-il
+donc arrivé, pour que je retrouve seulement le
+spectre de vous-même ? » Aussi vives que si nos
+quatre années de séparation venaient de s’abolir,
+je retrouvais toutes mes curiosités d’antan. Allais-je
+éclaircir le mystère de sa disparition ? Qu’avait-il
+fait de sa fille ? Quel dénouement avait dissipé
+leurs silences ou couronné leur rupture ? J’étais
+surpris enfin qu’il ne m’eût pas tendu la main.
+Une rencontre importune n’aurait pas reçu d’accueil
+plus glacial…</p>
+
+<p>Et lui, probablement, devait songer : « Est-il
+là par hasard, ou parce qu’il m’a cherché ? Est-il
+la chance inattendue qui s’offre à moi, ou vais-je
+inventer un prétexte pour le quitter ? »</p>
+
+<p>Oui, durant que s’échangeaient deux pauvres
+phrases, brèves et insignifiantes, nous pensions
+cela, et d’autres choses encore, certainement ;
+mais, surtout, comme nous étions accablés déjà
+par ce que nos présences contenaient d’irrémédiable,
+comme déjà nous nous sentions la proie
+de ce je ne sais quoi de fatal qui, à une heure
+donnée, saisit l’homme malgré lui, et le jette à
+l’opposite de son désir !</p>
+
+<p>Pour cette raison, sans doute, je repris :</p>
+
+<p>— N’est-il pas surprenant de nous rejoindre
+ici, alors que, suivant toute vraisemblance, ni
+vous ni moi n’y passons peut-être une fois l’an ?</p>
+
+<p>Il murmura, en écho :</p>
+
+<p>— Surprenant… oui…</p>
+
+<p>Il avait d’ailleurs l’air de m’écouter d’une façon
+machinale. Si les mots lui parvenaient matériellement,
+il devait s’abstenir de les associer pour
+construire une pensée.</p>
+
+<p>Je poursuivis :</p>
+
+<p>— Que de temps depuis votre départ de Semur !</p>
+
+<p>L’écho répéta :</p>
+
+<p>— Que de temps… oui…</p>
+
+<p>— J’avais bien supposé d’ailleurs que Paris
+était votre nouvelle résidence.</p>
+
+<p>— Paris… naturellement…</p>
+
+<p>Vous le voyez, c’était moi qui parlais. Je ne
+m’interrompais que pour recevoir mes propres
+paroles renvoyées par un mur. Cependant, et si
+étrange que cela soit, je n’en étais pas troublé.
+Je m’accoutumais à vue d’œil à retrouver M. Lormier
+tel qu’il était désormais, c’est-à-dire ne donnant
+pour réponses que mes demandes, et encore
+en deuil, toujours en deuil, de la femme qu’il
+n’avait pas regrettée…</p>
+
+<p>Je n’avais non plus aucune intention particulière
+en débutant par des niaiseries, au lieu de courir
+droit à la question qui seule m’intéressait et par
+laquelle, au contraire, je terminai :</p>
+
+<p>— Et votre fille ? Comment va-t-elle ?</p>
+
+<p>Six mots ajoutés au reste, tels qu’on en déballe
+par politesse à chaque rencontre avec une personne
+de connaissance… Mais à peine eus-je
+entendu leur son qu’ils me firent peur. Cette fois,
+en effet, l’écho ne me renvoya rien. M. Lormier
+tentait bien d’agiter ses lèvres ; seul un flot rouge
+parvint à envahir ses joues qui étaient blanches
+jusque-là. Je balbutiai, interdit :</p>
+
+<p>— Aurais-je, sans le vouloir ?…</p>
+
+<p>Ma question expira avant de s’achever : M. Lormier,
+maintenant, me regardait. Se pouvait-il
+que je n’eusse pas vu encore le désespoir de ses
+prunelles sans lueur ?</p>
+
+<p>— Partie peut-être ?… soupirai-je d’une voix
+éteinte.</p>
+
+<p>Les épaules de M. Lormier se soulevèrent,
+répondant à leur manière : « Si ce n’était que
+cela ! »</p>
+
+<p>— Grand Dieu ! vous ne voulez pas dire ?…</p>
+
+<p>Il approuva d’un signe de tête ; un commentaire
+suivit, neutre, décoloré, du même ton, je vous le
+jure, que les oui qui avaient précédé : car, lorsqu’on
+a dépassé certaines limites dans la douleur,
+tout prend le même accent :</p>
+
+<p>— N’aviez-vous pas remarqué que je suis en
+noir ?…</p>
+
+<p>Et M. Lormier rentra dans son mutisme. Moi-même,
+j’étais incapable de prononcer une syllabe.
+J’avais cru jadis apercevoir la souffrance : quelle
+erreur ! A ce moment, enfin, j’en découvrais le
+visage.</p>
+
+<p>Comprenez ce que ceci veut dire.</p>
+
+<p>A nos pieds, la lumière filtrée par les branches
+coulait en ruisseaux d’or sur le sol. Un souffle
+tiède animait l’allée illuminée. Tout ce que les
+yeux atteignaient était serein et beau… Cependant,
+une telle certitude de douleur <i>définitive</i>
+émanait de nous que la splendeur n’existait plus :
+le silence d’un homme qui souffre suffit pour
+éteindre la beauté de l’univers et l’univers lui-même.</p>
+
+<p>Quatre années auparavant, dans mon cabinet,
+M. Lormier avait prononcé des plaintes, poussé
+des cris, clamé la révolte : ce n’était pas non plus
+la souffrance. La vraie, la seule dont il convienne
+de s’occuper parce que seule elle nous
+appartient en propre, se reconnaît aux faces
+impassibles qu’elle modèle et à ce fait qu’on la
+<i>sait</i> sans remède.</p>
+
+<p>Cette fois nous touchons le fond ; le privilège
+effroyable de l’homme vient de paraître. Tout,
+dans la nature, vit, subit, et meurt, mais <i>sans
+savoir</i>. L’homme, lui, <i>sait</i> et parce qu’il sait, ne
+peut être consolé…</p>
+
+<p>La fille de M. Lormier était morte. Qu’est-ce
+que la mort, sinon une absence qui ne finit pas ?
+Des milliers de gens, par le monde, supportent
+sans peine l’absence de vivants qui eux non plus
+ne reviendront pas : que suffit-il pour cela ?
+<i>ignorer</i> que le voyage ne sera suivi d’aucun
+retour. Du coup, on se nourrit d’espoir, on est
+libre d’attendre l’absent. Mais M. Lormier, lui,
+<i>savait</i> que nulle puissance n’était capable de le
+ramener. Alors, quelle consolation lui offrir ? De
+la pitié ? elle exaspère. Un appel à la croyance ?
+Croire n’est point tenir, et on ne se reprend à des
+possibles que s’ils ne vous sont pas nécessaires.</p>
+
+<p>Pour calmer M. Lormier, il n’y aurait eu qu’un
+moyen : obliger la mort à rendre ce qu’elle avait
+pris, et justement, je le répète, on <i>savait</i> que la
+mort ne rend jamais !</p>
+
+<p>Ainsi, toute parole impuissante, tout geste inutile :
+il n’y avait bien qu’à ne plus bouger, à se
+taire… et je me tus, je ne bougeai plus : pendant
+un long moment, on aurait pu nous confondre
+avec les arbres d’alentour…</p>
+
+<p>Soudain, M. Lormier tira son mouchoir pour
+s’éponger le front. A quoi tiennent les choses ! il
+parut que ce mouvement produisait une rupture
+dans la tension momentanée qui nous paralysait.
+Les liens que je sentais me garrotter se relâchèrent.
+Je pus enfin m’efforcer de parler, et je
+dis :</p>
+
+<p>— Je devine ce que ma rencontre inopinée a
+dû éveiller en vous de souvenirs déchirants. Je
+ne veux pas les aggraver par l’expression des
+sentiments qui m’oppressent : cependant, puisque
+le mal est fait, ne puis-je vous être utile ? De
+grâce, usez de moi, sans hésiter…</p>
+
+<p>Ce n’était pas là une offre vaine. J’éprouvais une
+telle pitié de cet homme, que, pour l’alléger,
+j’étais prêt à tenter n’importe quelle entreprise.
+Je ne m’attendais d’ailleurs à aucune acceptation.
+A mon grand étonnement, M. Lormier, au
+contraire, leva la tête, et posant ses yeux sur
+moi, eut l’air de supputer le secours que je lui
+proposais. La conclusion fut également imprévue.</p>
+
+<p>— Venez, dit-il, sans s’expliquer plus.</p>
+
+<p>— Où souhaitez-vous me conduire ?</p>
+
+<p>— Chez moi…</p>
+
+<p>— A merveille ; le prochain train pour Paris…</p>
+
+<p>Il m’interrompit :</p>
+
+<p>— Inutile d’ouvrir l’indicateur : j’habite Versailles…</p>
+
+<p>— Quoi ? c’est ici…</p>
+
+<p>— Ici qu’elle vivait… oui.</p>
+
+<p>— Et que vous-même ?…</p>
+
+<p>— Mais venez donc !</p>
+
+<p>Je crus qu’il allait tomber. Vivement, je le pris
+à mon bras et nous partîmes.</p>
+
+<p>Retour à l’entrée du jardin, sur le tapis des
+feuilles bruissantes. Chaque foulée faisait voler
+une musique fluide qui expirait derrière nous,
+sans que nous eussions le désir de tourner la tête
+pour l’écouter.</p>
+
+<p>Dans l’avenue de Trianon, généralement déserte,
+autre spectacle. Un orphelinat prenait ses ébats
+sous la garde de deux religieuses. M. Lormier eut
+une hésitation avant de traverser l’essaim, puis se
+laissa entraîner. Mais, tout à coup, une fillette
+qui courait sans nous apercevoir vint le heurter.
+D’un bond, il recula comme à un contact odieux.
+Je l’entendis murmurer :</p>
+
+<p>— Elles n’ont plus de parents, et elles vivent !…</p>
+
+<p>Il n’acheva pas sa pensée, mais je la lus dans
+le regard qu’il jetait à l’importune : pourquoi la
+vie à ces déshéritées qui n’avaient personne pour
+les regretter ? Quelle sottise dans les choix de la
+mort !</p>
+
+<p>Et nous passâmes, affectant de ne rien remarquer,
+pas même le salut des religieuses qui se
+rangeaient pour nous laisser le chemin libre.</p>
+
+<p>Nous allions tout droit, sans hâte apparente.
+Nous allions, telles des ombres, dans l’immense
+avenue qui, empourprée par le soleil déclinant,
+semblait railler notre petitesse et notre misère.
+Qu’est-ce que deux pauvres hommes, devant une
+futaie géante et l’embrasement d’un ciel d’automne ?
+Cependant, jamais — non jamais comme
+au cours de cette marche — je n’ai perçu de quelle
+hauteur infinie nous dominions l’univers. Entre
+nous et lui, il y avait ce mystère — la souffrance — cette
+grandeur — la conscience du mal sans
+remède — ce pouvoir atroce enfin réservé aux
+seuls humains — désespérer…</p>
+
+<p>Vingt minutes plus tard, M. Lormier s’arrêta
+devant une maison située, je crois, à l’angle de la
+rue d’Angiviller et de la rue d’Angoulême. La
+porte cochère franchie, il fallut traverser une cour
+au fond de laquelle d’anciens communs avaient
+été aménagés en logements. Après avoir gravi un
+escalier de bois ciré, M. Lormier introduisit une
+clé dans la serrure, poussa la porte, et s’effaçant :</p>
+
+<p>— Nous y sommes, dit-il.</p>
+
+<p>Je passai le premier, comme il le désirait.</p>
+
+<p>L’étroitesse et la médiocrité du lieu m’étonnèrent.
+Une antichambre de quelques pieds carrés
+et deux pièces exiguës le composaient tout entier.
+Je n’aperçus pas non plus les meubles de Semur.
+C’était le garni médiocre, avec des voiles au crochet,
+des tapis maculés et les inévitables gravures
+que grignotent des champignons sous la vitre.
+La pensée que M. Lormier avait abrité sa fille dans
+un tel campement, qu’elle y était morte peut-être,
+me désorientait.</p>
+
+<p>Cependant, M. Lormier, après avoir jeté son
+chapeau sur le lit, prenait un siège, m’en désignait
+un autre.</p>
+
+<p>— Permettez d’abord que je me repose, dit-il.</p>
+
+<p>Et sans plus se soucier de ma présence, il parut
+réfléchir. Regrettait-il déjà de m’avoir amené ?
+Résolu en tout cas à empêcher le silence de s’installer,
+je demandai :</p>
+
+<p>— Comment se fait-il que je ne revoie pas votre
+ancien mobilier ? Vous aviez, je m’en souviens,
+des fauteuils Louis XVI délicieux…</p>
+
+<p>— Vendus. Je n’y tenais pas. Ils venaient de
+mes beaux-parents.</p>
+
+<p>— Depuis combien de temps habitez-vous ici ?</p>
+
+<p>— Mais depuis que j’ai vécu seul… trois ans
+bientôt… Le garni a bien des avantages : point
+de soucis de ménage, la possibilité de changer
+sans que ce soit une révolution…</p>
+
+<p>Il parlait cette fois avec volubilité, et d’autant
+plus qu’il s’agissait de futilités. Avez-vous remarqué
+quel dédoublement se produit chez les gens,
+au seuil de paroles qu’ils redoutent de prononcer ?
+Ils semblent absorbés par l’inutile, s’épandent en
+bavardages : mais, en même temps, ils ne cessent
+de penser à la chose qui seule importe, et préparent
+les mots qui aideront à l’exprimer.</p>
+
+<p>— Trois ans ! répétai-je surpris. J’avais cru
+votre malheur de date plus récente.</p>
+
+<p>Il ne répondit pas, je doutai même qu’il eût
+entendu. Brusquement, il venait d’appuyer ses
+coudes sur la table qui nous séparait et, de nouveau,
+me regardait. Je crus encore lire en lui
+l’hésitation qui m’avait frappé tout à l’heure et
+sans doute mesurait-il à ce moment si l’évocation
+du passé dépasserait ou non ses forces. Puis, son
+visage, déjà blafard, devint couleur de cendre ; la
+résolution était prise.</p>
+
+<p>— Tel que vous me voyez, commença-t-il lourdement,
+je cherche la solution d’un problème…
+auquel ce qui me reste de vie est suspendu… Disposez-vous
+d’une demi-heure ?… Oui ? C’est bien.
+Vous n’aurez d’abord qu’à m’écouter… Le temps
+d’exposer les données… et après, grâce à vous…</p>
+
+<p>Je n’avais garde de l’interrompre. Je me contentais
+de suivre en approuvant avec des signes
+de tête. Il poursuivit :</p>
+
+<p>— Naturellement, c’est un récit cruel : vous
+me ferez plaisir en ne posant pas de questions ; les
+éclaircissements, s’il en est besoin, viendront
+après… Pour arriver au bout, j’ai besoin d’aller
+d’une traite… même, faites mieux : détournez vos
+yeux… Que je ne les voie pas, comme maintenant,
+s’inquiéter de ce que je puis ressentir ou craindre.
+Admettez que ce n’est pas moi qui parle, mais un
+inconnu, dans la pièce à côté, et que vous le suivez
+à travers une cloison.</p>
+
+<p>Il eut un sourire navrant.</p>
+
+<p>— … A travers la cloison !… Tout à fait exact.
+Vous serez d’un côté, moi de l’autre. Surtout, je
+vous souhaite de ne jamais me rejoindre.</p>
+
+<p>Ainsi, dans un dessein que j’ignorais, il m’avait
+ramené pour me livrer d’abord le mystère de sa
+vie douloureuse ! Avouerai-je que devant ce visage
+tragique qu’il me demandait de ne plus regarder,
+dans ce garni désolé où régnait, en dépit de la
+fenêtre ouverte, un air oppressant et lourd de
+drame, toute curiosité vaine m’avait déjà quitté ?
+J’eus peur seulement de profiter d’une confiance
+arrachée par un émoi accidentel.</p>
+
+<p>— Un dernier mot avant que vous ne commenciez,
+interrompis-je : êtes-vous assuré de ne
+jamais regretter vos confidences ?</p>
+
+<p>M. Lormier coupa d’une voix tranchante :</p>
+
+<p>— Je vous prie de penser qu’avant de vous
+conduire ici, j’avais pesé mon acte.</p>
+
+<p>Alors, sans discuter, je fis ce qu’il souhaitait et
+détournai la tête. Je n’avais désormais qu’à écouter.
+Quant à la cloison, dès lors que M. Lormier décidait
+de parler, n’était-ce pas que nous allions l’abattre ?</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>VII</h3>
+
+
+<p>Voici, rapporté autant que possible avec les
+couleurs diverses qui l’animèrent, le récit de
+M. Lormier. Imaginez à votre gré la mimique et
+l’accent. Je fus trop vite saisi par le fond pour
+m’arrêter à l’accessoire. L’un a détruit l’autre
+dans ma mémoire.</p>
+
+<p>« Dois-je, commença-t-il, rappeler l’unique
+visite que je vous aie rendue, et les aveux qui
+s’y mêlèrent ?… Non ?… Alors, laissons cela.
+A tort ou à raison, j’accusais un inconnu de me
+séparer de ma fille. « Folie ou jalousie, deux choses
+qui vont de pair », prétendiez-vous. Je partis,
+répliquant : « Ni l’un ni l’autre ». Vous n’aviez pu
+parvenir à me convaincre : et pourtant de notre
+entretien devait sortir un résultat inattendu. Certain
+de ne pas me tromper, je vous quittai, résolu
+à ne plus discuter les moyens. Après m’être contenté
+si longtemps de renseignements accidentels
+ou d’intuitions, je rentrais décidé à espionner ma
+fille !…</p>
+
+<p>Le premier pas sur une telle route paraît toujours
+facile. On se dit : « Je me contenterai d’une
+surveillance muette » et il semble que le fait de
+regarder d’une manière continue ne changera rien
+au cours des choses.</p>
+
+<p>Dès qu’on passe à l’acte, la réalité se venge et
+les ruines commencent. Ce même soir, j’étais à
+peine de retour que déjà je mentais. Il fallait
+donner à Geneviève l’apparence de plus de liberté :
+j’annonçai qu’à partir du lendemain, je reprendrais
+mes travaux. « J’ai la nostalgie de l’étau », déclarai-je.
+Ma fille aurait dû s’étonner : elle ne parut
+que joyeuse. « Allons, dit-elle, tu as eu raison
+d’aller chez ce médecin : il t’a rendu l’équilibre ».
+Ainsi, avant même que rien eût commencé, chacun
+prenait le rôle. N’importe ! je me refusai
+à reculer : à dater de là, j’entrai dans l’allée
+sombre et j’espionnai…</p>
+
+<p>Pour la seconde fois, je prononce le mot. A le
+sortir dans sa hideur, je me rends compte aujourd’hui
+qu’alors seulement débutait la folie dont
+vous m’accusiez auparavant… Folie, en effet,
+d’employer de la sorte des heures que je pleure
+maintenant avec des larmes de sang, et qui étaient
+les dernières où j’aurais pu jouir de mon enfant !
+Quant au résultat, nul. Je constatai que ma fille
+causait avec nombre de gens dont aucun ne comptait.
+Elle allait à Notre-Dame se confesser à
+l’abbé Valfour : mais quel rôle cet abbé aurait-il
+pu jouer ? je ne le vois pas. Ajoutez une ou deux
+courses de banques, car, devenue majeure, elle
+avait désiré et obtenu de moi l’autorisation de
+gérer elle-même la fortune de sa mère… et voilà
+le gain d’un mois de contraintes, de sorties à la
+dérobée, de trahisons quotidiennes. En suivant
+comme jadis les seules nuances du visage, j’aurais
+du moins vécu près de lui et, — qui sait ? — avec
+plus de résultats !</p>
+
+<p>Aussi bien, ces nuances mêmes ne servaient
+qu’à exaspérer mon inquiétude par leur diversité
+désolante, tellement qu’un soir, n’y tenant plus,
+j’osai demander : « A qui penses-tu ? »</p>
+
+<p>Point de réponse…</p>
+
+<p>Ah ! ce fut une scène étrange ! Tour à tour commandant
+et suppliant, j’exigeais le nom, j’offrais
+d’aller chercher l’homme, je consentais d’avance
+à pardonner, à disparaître… Elle, cependant, se
+bornait à secouer la tête :</p>
+
+<p>— Père, à quoi songes-tu ? Quel délire t’a pris ?</p>
+
+<p>Quand je me calmai, nous n’avions rien obtenu
+l’un de l’autre ; toutefois, nous étions assez émus
+pour croire à l’avènement de temps nouveaux.
+Puis, le lendemain, chacun reprit son souci profond :
+une fois de plus, des cœurs douloureux
+s’étaient heurtés, la situation restait pareille…</p>
+
+<p>Ou plutôt non… Brusquement, la mélancolie
+de ma fille disparut. A la tristesse accablée des
+jours anciens, succéda une gaieté fiévreuse qui
+accrut mes appréhensions. Geneviève, maintenant,
+semblait soulevée par une ivresse intérieure, un
+continuel bondissement de joie, une impatience
+à dévorer les heures telle qu’en peut seule donner
+l’attente victorieuse. Et celle-ci se prolongea une
+semaine, semaine interminable durant laquelle
+j’attendais, moi aussi, mais autrement… Jamais,
+en effet, je n’avais plus senti la chose planer sur
+nous. Je discernais le battement sourd de ses
+ailes. J’étais sûr qu’elle venait, sûr qu’elle nous
+emporterait…</p>
+
+<p>Je me rappelle vous avoir alors rencontré, et un
+mot de vous me reste, tant j’en perçus la tragique
+ironie : « Vous voyez bien que tout s’arrange. »
+Prophétie admirable ! Quarante-huit heures plus
+tard, voici comment elle se réalisait :</p>
+
+<p>J’étais dans mon laboratoire. C’était le soir.
+Soudain, la porte s’ouvre, doucement, et j’aperçois
+ma fille, les traits décomposés, méconnaissable…
+Aussitôt, je me jette vers elle :</p>
+
+<p>— Qu’as-tu ?</p>
+
+<p>Elle tenta de sourire :</p>
+
+<p>— Rien… je voulais simplement… enfin, je me
+décide à te demander peut-être un sacrifice, en
+tout cas une chose à laquelle je tiendrais… passionnément.</p>
+
+<p>A ce mot, j’imaginai aussitôt qu’il s’agissait de
+l’<i>autre</i>. L’élan coupé, j’eus à peine la force de
+balbutier :</p>
+
+<p>— Explique-toi.</p>
+
+<p>— Tiens-tu beaucoup à habiter Semur ?</p>
+
+<p>Toujours obsédé par la pensée de l’<i>autre</i>, je
+balbutiai encore :</p>
+
+<p>— Avec toi, peu importe où je suis : pourquoi
+demander cela et que veux-tu ?</p>
+
+<p>Je la vis frissonner ; cependant, ses yeux ne
+tentaient pas de me tromper :</p>
+
+<p>— Je souhaiterais partir d’ici : j’ai un désir
+absurde de nous noyer dans Paris…</p>
+
+<p>L’<i>autre</i> était-il donc parti aussi ? Voulait-elle le
+rejoindre ? Certes ! il m’était bien indifférent de
+quitter la maison, ou d’y rester ! J’ai toujours été
+sans racines, moi… Mais songez qu’en acceptant,
+j’allais peut-être renouer la chaîne, au moment
+même où le hasard la brisait ! Et je n’eus pas le
+courage de dire tout de suite : « Faisons ce qui
+te plaît », mais, au contraire, je biaisai :</p>
+
+<p>— Pourquoi non ? On peut y réfléchir… donnons-nous
+le temps.</p>
+
+<p>Elle joignit les mains, suppliant :</p>
+
+<p>— Justement, je voudrais qu’on ne réfléchît
+pas et partir… tout de suite… après-demain, par
+exemple.</p>
+
+<p>Grand Dieu ! Était-ce moi qui me trompais ? Une
+telle peur dans sa voix !… Si, au lieu de rejoindre
+l’<i>autre</i>, elle cherchait au contraire à lui échapper ?…
+Du coup, je cessai d’hésiter :</p>
+
+<p>— Après-demain, soit : à une seule condition.</p>
+
+<p>— Laquelle ?</p>
+
+<p>— Dis-moi le motif de ton désir, le vrai…</p>
+
+<p>Son regard vacilla, éperdu. Nous étions au
+bord de l’aveu, je le jure ! Cela ne dura qu’un
+millième de seconde : déjà elle s’était ressaisie.</p>
+
+<p>— Père, murmura-t-elle, ne suffira-t-il pas de
+te le dire… à Paris ?</p>
+
+<p>Je fis un geste farouche.</p>
+
+<p>— Le motif ! je l’exige… il me le faut… sur
+l’heure !</p>
+
+<p>Je n’achevai pas. Les mains tendues comme
+pour repousser les mots qui pourraient suivre,
+elle avançait vers moi :</p>
+
+<p>— Je t’en conjure !… là-bas seulement… Tu as
+ma parole… une parole sacrée. En revanche,
+aujourd’hui épargne-moi… épargne-nous ! Ne me
+repousse pas, surtout, quand je ne demande qu’à
+me réfugier près de toi !</p>
+
+<p>Alors, désespéré de sentir qu’elle souffrait, je
+ne savais pour quoi ni pour qui, mais ivre à la
+pensée qu’enfin elle revenait s’abriter dans mes
+bras, je l’étreignis.</p>
+
+<p>Je ne me rappelle plus ce qui a suivi. Je
+criais :</p>
+
+<p>— Quand tu voudras ! Où tu voudras ! pourvu
+que tu sois heureuse !</p>
+
+<p>Et je connus la minute ineffable après laquelle
+on devrait mourir, car la vie ne la donne qu’une
+fois, car son souvenir ne sert qu’à mesurer de
+quel sommet l’on tombe, quand le désastre vient…</p>
+
+<p>Notre départ eut lieu le lendemain. Les meubles
+suivraient, aussitôt l’appartement trouvé.</p>
+
+<p>Premières journées de Paris… Je suis en quête
+de logis et grimpe des étages. Geneviève de son
+côté, et soi-disant pour aboutir plus vite, fait de
+même. Nous ne nous retrouvions que le soir,
+harassés. La fatigue m’anesthésiait. Sans elle,
+n’aurais-je pas senti que, déjà, sous des formes
+différentes, le supplice recommençait ?</p>
+
+<p>Enfin, je crois avoir trouvé. J’amène Geneviève,
+lui demande si mon choix lui convient.</p>
+
+<p>— Oui, c’est parfait.</p>
+
+<p>— Dans ce cas, je vais presser l’installation.</p>
+
+<p>— Oui, cela vaut mieux.</p>
+
+<p>— Comment ! cela vaut mieux ?… N’est-ce donc
+plus ce que tu souhaites ?</p>
+
+<p>— Oui, sans doute.</p>
+
+<p>A chaque oui, un geste vague, indifférent ; mais
+soudain, elle se ressaisit, m’embrasse :</p>
+
+<p>— Père ! que tu es bon !</p>
+
+<p>Je répète de tels mots parce que, devant eux,
+tout s’efface… Ce jour-là, ils suffirent encore pour
+m’aveugler. Mais l’emménagement terminé, nos
+tête-à-tête repris, quelle illusion garder ? Non seulement
+<i>l’autre</i> nous avait rejoints ; à la lettre, il
+dévorait ma fille !</p>
+
+<p>Oui, jadis Geneviève me souriait encore de
+temps à autre : désormais devenue sa proie, muet
+fantôme, elle demeurait accablée, immobile, toujours
+absente. Je me disais : « Pourra-t-elle seulement
+continuer à vivre ? » A d’autres instants,
+soulevé de colère, j’avais envie de crier : « Qu’attends-tu
+pour remplir ta promesse et m’éclairer ? »
+Cependant ni l’un ni l’autre n’ouvrait la bouche.
+C’était une contagion de silence. En vérité, nous
+ne savions déjà plus qu’attendre encore, souffrir
+et craindre ! Oh ! la folie d’escompter toujours
+l’avenir en méconnaissant le présent ! Que ne
+sommes-nous restés comme nous étions alors ?
+Pourquoi ma fille, fidèle à sa parole d’honnête
+homme, a-t-elle enfin parlé ?</p>
+
+<p>Ici, arriverai-je à poursuivre ?</p>
+
+<p>Elle parla… Depuis quatre mois bientôt, j’attendais
+cette heure… Elle parla, et sa voix douloureuse
+m’arrivait du fond d’un abîme, disant :</p>
+
+<p>— Père, le moment est venu…</p>
+
+<p>Le Christ, au jardin des Olives, a dû gémir de
+même : « Père ! que votre volonté s’accomplisse ! »</p>
+
+<p>Moi, j’écoutais sans soupçonner ce qui approchait,
+certain déjà d’être au Calvaire. J’avais envie
+d’ouvrir les bras en croix !</p>
+
+<p>Puis la massue qui s’abat :</p>
+
+<p>— Père, pardonne-moi : je ne t’aurais jamais
+quitté pour un homme, mais l’époux que j’ai
+choisi ne tolère pas de partage. Obéissons à Dieu
+qui me veut toute à lui. Je ne résiste plus, je
+subis sa grâce, j’entre au Carmel…</p>
+
+<p>N’insistons pas. Que j’aie vécu cela sans être
+anéanti sur place me confond. Saviez-vous seulement
+qu’on pût perdre son enfant sans qu’il
+cessât d’être vivant ! qu’à partir d’un jour donné,
+des pères sont condamnés à se dire : « Ma fille
+vit dans une maison qui touche la mienne, et je
+ne la reverrai jamais, fût-ce dans son cercueil ! »
+Moi, je l’ignorais… Je ne suis même pas sûr de
+l’avoir compris tout de suite. Il faut du temps
+pour s’accoutumer à l’énormité du mal. Si on le
+percevait en entier dès qu’il paraît, on cesserait
+de souffrir en cessant de vivre, et l’on assure que
+la bonté de Dieu s’y oppose… Mais je m’égare…
+Je ne veux que raconter des faits. Le reste, mon
+délire, le conflit au cours duquel, trois semaines
+durant, nos misères se sont heurtées, les larmes
+qui ont brûlé mes yeux, — car je pleurais, en ce
+temps-là, — mes cheveux blanchis, tout cela n’est
+que l’accessoire. Revenons à l’essentiel.</p>
+
+<p>Un matin, je me réveillai dans un appartement
+vide. Enfin, <i>l’autre</i> avait gagné la victoire. Geneviève
+était partie. Je n’avais plus d’enfant…</p>
+
+<p>Ensuite, un temps vague, aboli dans mon souvenir…
+Geneviève était entrée au Carmel de Versailles.
+Je vendis mes meubles, mes instruments,
+mes livres, — pour fuir le passé, j’aurais vendu
+jusqu’à mes vêtements ! — et je vins ici. C’était il
+y a trois ans : c’est d’hier.</p>
+
+<p>Quand j’entrai dans ce garni, mon existence, ne
+pouvant être pire, semblait aussi défier le sort.
+L’excès du désespoir a ceci de consolant qu’on se
+croit à sa limite.</p>
+
+<p>Ah ! si ma fille s’était faite carmélite, j’étais
+bien devenu, moi, un religieux laïque, dépouillé
+de tout, même de l’espoir en Dieu. Nul intérêt à
+rien, un détachement absolu, le dégoût du bien
+comme du mal, de la journée qui passe et du lendemain
+qu’on souhaite ne point voir. Une seule
+chose vivait encore au milieu de ces ruines : la
+pensée que ma fille était là, — tenez, on aperçoit
+d’ici le couvent, — qu’elle était là, presque à
+portée d’appel, et que, cependant, elle était
+morte !</p>
+
+<p>Au début, je tentai de la voir. Vous connaissez le
+rite. Les demandes s’engouffrent dans un rideau
+qui double les barreaux ; les réponses, surveillées
+par une sœur écoute, ne répondent à rien. Pour
+savoir si votre fille est heureuse, si elle est bien
+portante, si votre présence lui est importune, rien
+d’autre qu’un son de voix. Encore celui-ci n’est-il
+plus comme autrefois. Toutes les écritures de
+couvent sont identiques, toutes les voix s’y ressemblent.
+A chaque visite, j’assistais ainsi à l’effacement
+progressif de celle qui avait été ma fille.
+L’ombre du cloître, comme celle de la nuit, dévorait
+par degrés insensibles son apparence visible.
+Positivement, j’en arrivais à me demander parfois
+si c’était encore elle qui répondait, ou une remplaçante.
+Bientôt, découragé, je cessai de venir.
+Je n’assistai même pas à la prise de voile. On
+m’assurait que ma fille était heureuse ; que
+demander de plus, et tous les pères ne devraient-ils
+pas renoncer à leur enfant pour lui assurer
+pareille chance ?</p>
+
+<p>Hélas ! monsieur, il paraît que je n’en étais pas
+là, puisque, non content de repousser d’un cœur
+révolté ce dénouement bienfaisant, je me suis mis
+à haïr Dieu !</p>
+
+<p>Songez qu’un amant m’aurait du moins permis
+de voir ma fille ! Tôt ou tard, d’ailleurs, les
+hommes se lassent ; un jour ou l’autre, ma fille
+abandonnée me serait revenue ! Tandis que Dieu !…
+un Dieu qu’on n’aperçoit pas, qui n’existe pas,
+peut-être… un Dieu qui a pour festin de choix la
+douleur humaine… ah ! celui-là, quand lâcherait-il
+sa proie ? Il prend et garde tout.</p>
+
+<p>Que de fois, alors, me suis-je rendu, l’après-midi,
+à la chapelle du Carmel. J’y arrivais à l’heure
+de l’office, avec l’espoir que, parmi les chants, je
+distinguerais, qui sait ! le seul qui m’importât :
+mais, à peine assis, je n’étais plus frappé que par
+le symbole du spectacle : derrière une toile noire,
+des femmes s’obstinant à prier devant un tabernacle
+qu’elles ne voient pas, et vide comme la
+nef. « Voilà donc, pensais-je, pourquoi je n’ai
+plus de fille : un rideau l’empêche de voir ! » Et
+pris de rage, je repartais, puisque jamais ce rideau
+ne devait se relever, puisque rien non plus ne peut
+suspendre l’appel à un Dieu qui ne répond pas !…</p>
+
+<p>Pardon… Je parle encore de moi. Quelque
+volonté qu’on en ait, on a peine à faire abstraction
+de certains souvenirs. Et pourtant que sont ceux-là,
+auprès du reste !…</p>
+
+<p>Deux ans passèrent.</p>
+
+<p>Le 10 juillet dernier, un mot de la Supérieure
+m’avisait que Geneviève était tombée malade. On
+me mentait d’ailleurs : j’ai appris depuis lors que,
+dès son entrée, la phtisie l’avait minée.</p>
+
+<p>Je ne sais si vous imaginez exactement ce qu’est
+la situation d’un père auquel on fait part du danger
+grave couru par sa fille, et qui, en même
+temps, n’a ni le droit, ni la possibilité d’approcher
+d’elle ? Durant une quinzaine, je dus me contenter
+d’aller au couvent solliciter des nouvelles. Nanti
+d’un bulletin verbal et sommaire, la famille ainsi
+satisfaite, je n’avais plus qu’à repartir, laissant à
+des indifférents la charge de soigner mon enfant.
+Libre à moi d’ailleurs de participer à la joie mystique
+des religieuses qui me renseignaient. Une
+fin rapide et pieuse n’est-elle pas la récompense
+suprême à laquelle toutes aspirent ?</p>
+
+<p>De retour ici, terré le reste du jour comme une
+bête touchée à mort, libre encore à moi soit de
+me jeter par la fenêtre, soit de supplier la divinité
+avec l’ardeur du sauvage qui conjure le tonnerre
+de ne plus tonner. Ceci aurait de me rendre fou :
+même cette grâce m’a été refusée !</p>
+
+<p>Enfin le 27 juillet, arrivé à l’heure habituelle,
+je fus accueilli par la Supérieure en personne.
+Grâce à Dieu ! sœur Thérèse du Sacré-Cœur
+s’était heureusement endormie dans le Seigneur,
+au jour levant. Une sainte de plus venait d’entrer
+dans le ciel. Vous le voyez, la mort prise de la
+sorte n’est qu’allégresse. On se demande même
+pourquoi la Bible en fait un châtiment.</p>
+
+<p>Vous croyez aussi, peut-être, que j’ai tenté de
+rompre les barreaux qui me séparaient du corps de
+ma fille ? Je suis parti sans répondre, sans un geste,
+sans une larme. Tout à coup j’étais devenu exactement
+pareil à ce bois de fauteuil… insensible…
+je le suis encore. D’ailleurs, de quoi me plaindre ?
+Depuis si longtemps déjà, ma fille était morte
+pour moi ! Alors, n’est-ce pas, il n’y avait rien de
+nouveau, rien sinon que, derrière le voile, les
+survivantes prieraient encore avec plus de joie ?…</p>
+
+<p>Hé bien ! non… Tout est changé : avant, je ne
+la voyais plus, elle était perdue pour moi, mais
+<i>je la sentais vivante !</i> Avant, ce n’était qu’un couvent
+qui me la prenait, c’est-à-dire d’autres êtres
+humains capables, comme vous et moi, de changer
+d’idée, et même de lâcher leur proie ; tandis que
+cette fois, <i>le voleur ne rendra pas !</i> Un vol, voilà
+le mot ! et dans quelles conditions !…</p>
+
+<p>Si rude que soit le jeu de la vie, il y a des conventions
+qui le régissent. Les parents, par
+exemple, disparaissent avant les enfants. L’inverse
+est une tricherie. Or, pour moi, la mort a
+biseauté les cartes ! Elle m’a volé, vous dis-je,
+contrairement aux règles, volé comme on
+détrousse un provincial dans un tripot ! Et il n’y
+a pas de police pour interdire cela, pas de magistrat
+pour le punir !… Étonnez-vous, maintenant,
+si des pensées atroces se lèvent dans mon cerveau !
+La vue d’une mère avec son mioche me
+fait serrer les poings. Quand une jeune fille passe,
+je me demande : « Pourquoi n’est-ce pas elle qui
+est morte ? » Je hais la jeunesse qui s’étale, les
+infirmes qui prennent au soleil la place de ma
+fille : la lumière, la joie des autres me crucifient…
+Ce n’est rien encore : retourné vers le passé, je
+prétends y traquer le misérable que j’y pressens,
+et qui, sans se découvrir, nous a poussés, elle et
+moi, sur le chemin où la mort attendait !…</p>
+
+<p>Mais vous hochez la tête… Attendez ! je n’ai pas
+achevé… Sans ce qui va suivre, aurais-je tenté
+l’incroyable effort de ce récit, et que feriez-vous
+ici ?…</p>
+
+<p>Trois jours après, je revenais du cimetière. Un
+homme se présente ici, — un prêtre qui est,
+paraît-il, l’aumônier du couvent…</p>
+
+<p>A sa vue, je fus tenté de refermer la porte.
+Bien que je ne le connusse pas, j’aurais juré que
+lui aussi arrivait de là-bas : il portait encore
+dans sa soutane des relents d’encens, de terre
+mouillée et de cire mortuaire. Cependant, il
+insiste, exige presque d’être reçu : enfin il pénètre,
+et le voici, là, exactement à votre place.</p>
+
+<p>Il m’adresse d’abord de vagues consolations que
+je n’écoute pas, s’excuse de me déranger dès les
+premières heures de mon deuil, puis soudain s’interrompt :
+s’il est venu, c’est qu’il est chargé
+d’une mission et a promis de s’en acquitter ce
+jour-là même.</p>
+
+<p>— Voici, acheva-t-il, le papier que sur l’ordre de
+madame la Supérieure, et en conformité du désir
+exprimé par votre fille, je suis chargé de vous
+remettre. Lisez-le. Sachant ce qu’il contient, je
+compte qu’il vous aidera dans votre épreuve. Il
+est le dernier acte d’humilité d’une carmélite dont
+je n’ai jamais cessé d’admirer les vertus et, — je
+voudrais au moins l’espérer, — la preuve éclatante
+qu’après Dieu, vous avez eu la part de choix
+dans l’âme d’une sainte.</p>
+
+<p>Il me tend l’enveloppe. Je la dépose sur cette
+table.</p>
+
+<p>— C’est bien, monsieur l’abbé, je vous
+remercie.</p>
+
+<p>Il attend un instant, croyant que je vais lire,
+mais je ne bouge point. Après quoi, il se lève :</p>
+
+<p>— Je comprends, monsieur, que vous préfériez
+être seul pour en prendre connaissance. Que Dieu
+vous aide ! Si vous le permettez, je reviendrai
+dans quelque temps.</p>
+
+<p>La porte bat : je me retrouve seul. Et je contemple
+l’enveloppe blanche sur laquelle mon nom
+n’est même pas écrit, cette enveloppe qui, paraît-il,
+vient de ma fille, où elle a mis peut-être sa
+vraie pensée, où je trouverai, m’assure-t-on, ma
+première consolation.</p>
+
+<p>Près de quarante-huit heures s’écoulèrent, le
+croiriez-vous ? durant lesquelles je n’y touchai
+pas, tant j’avais l’effroi de ne trouver que des
+phrases pieuses, l’espoir d’y découvrir que j’étais
+encore aimé, et une crainte sourde de me heurter
+à de nouvelles douleurs.</p>
+
+<p>Enfin, vaincu par le désir d’approcher une dernière
+fois ma fille, je sortis, en tremblant, le
+feuillet, et je lus.</p>
+
+<p>Que je dise tout de suite que je n’ai plus la possibilité
+de montrer cette lettre, cette confession
+plutôt : je l’ai brûlée. Elle n’était pas d’ailleurs de
+la main de Geneviève, trop faible déjà pour écrire
+elle-même. Le contenu, cependant, en reste gravé
+là… Il y a des phrases qu’on lit une fois et qui
+s’impriment au fer rouge. Ces phrases, non plus,
+je ne les répéterai pas. Trop souvent, depuis lors,
+je me suis demandé s’il n’eût pas été mieux de les
+ignorer !… En revanche, pour vous éclairer, il est
+nécessaire de résumer l’essentiel…</p>
+
+<p>Et d’abord, ma fille me demandait pardon ! oui, — pardon
+de m’avoir quitté, pardon de s’être
+dérobée à l’immense tendresse qu’elle savait lui
+être donnée, pardon de n’avoir pas dit comme elle
+me la rendait…</p>
+
+<p>Je sais bien qu’à la veille de sa vêture, elle
+m’avait écrit les mêmes choses : mais alors, elle
+obéissait à une règle, tandis que maintenant rien
+ne l’obligeait à rappeler ainsi notre passé, rien
+surtout ne l’obligeait à le justifier. Or, monsieur,
+la suite n’avait pas d’autre objet.</p>
+
+<p>Acte d’humilité, avait dit l’aumônier. Suprême
+élan de contrition ? possible encore… Avant tout,
+besoin de m’expliquer, à moi le père, pourquoi
+j’avais été torturé et quelle fatalité supérieure
+dicte les événements.</p>
+
+<p>Si ma fille, en effet, est morte carmélite, si
+vous me voyez là, dépouillé, solitaire et révolté,
+c’est que ma fille, ayant cru tuer une âme, n’a vu,
+pour la racheter devant Dieu, qu’un sacrifice possible :
+le sien. Supposez une seconde qu’il n’y ait
+pas eu <i>l’autre</i>, ma fille n’eût jamais été religieuse,
+je n’aurais pas souffert, et probablement je bénirais
+la vie. Laissons de côté la phraséologie pieuse,
+les remords de pécheresse accablée sous le fardeau
+d’une faute problématique, que reste-t-il de
+la confession de ma fille ? <i>L’autre</i>. Car, à Semur,
+mes yeux avaient bien vu. De toutes les forces de
+son être, ma fille adorait <i>l’autre</i> ! A la suite de
+quel drame <i>l’autre</i> a-t-il disparu en menaçant de
+se tuer, comment ma fille a-t-elle perdu sa trace,
+cru la menace réalisée, comment surtout en est-elle
+venue à se traiter en justicier ? je l’ignore ; et
+à quoi bon d’ailleurs ? Ah ! si seulement elle
+m’avait alors ouvert son cœur, ensemble, n’est-ce
+pas ? nous aurions vu clair, j’aurais dissipé ces
+folies : je lui aurais ramené <i>l’autre</i>, à coup sûr
+demeuré bien vivant ! tandis que maintenant…
+Maintenant, monsieur, ma fille est morte, je voudrais
+être mort, et c’est <i>un autre</i> qui a fait cela,
+<i>un autre</i> dont ma fille a probablement ignoré ce
+qu’il est devenu, <i>un autre</i> dont je ne connais toujours
+pas le nom… Auparavant j’accusais Dieu :
+désormais, je dois accuser, haïr dans le vide !</p>
+
+<p>Ainsi, quelque part un homme existe, que ma
+fille a aimé, qui a dédaigné ma fille, pour lequel
+ma fille a tout sacrifié, y compris moi : et cet
+homme m’échapperait ? Allons donc ! dussé-je y
+consumer ce qui me reste de fortune et de vie, je
+prétends, j’exige de l’atteindre !</p>
+
+<p>Comprenez-vous aussi pourquoi vous êtes là,
+pourquoi vous m’écoutez ?</p>
+
+<p>Depuis deux mois, je fouille le passé, je scrute,
+je tâtonne… Ah ! tous les gens que nous avons pu
+connaître, comme je les ai déjà interrogés, soupçonnés,
+jaugés !… Rien encore, pas même la
+pauvre lueur qui, sans éclairer, marquerait au
+moins la voie ! Et voici que, soudain, vous reparaissez…
+vous qui avez dû savoir… qui savez
+peut-être… Du coup, j’ai vu l’horizon se rouvrir.
+Il me semblait que ma fille elle-même vous amenait
+pour mettre fin à ma dernière angoisse. Elle
+était là, me commandant de ne rien omettre,
+assurée d’éclairer ainsi vos soupçons, ou mieux,
+de justifier votre certitude. Alors, à votre tour !
+Quand on a été mêlé comme vous à la vie quotidienne
+d’une ville, on n’ignore rien de ce qui s’y
+passe. Je sens, je suis sûr que vous, du moins,
+n’hésitez pas… Donc, répondez ! qui est <i>l’autre</i> ?
+A qui dois-je l’enfer où je descends ? Oh ! ne
+détournez pas les yeux… Même si c’était vous,
+par hasard, vous ne devez pas vous taire ! parlez…
+j’ai tout dit… j’attends… »</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>VIII</h3>
+
+
+<p>Arrêtons-nous un instant, avant de poursuivre
+la scène.</p>
+
+<p>Il est clair que n’importe quel auditeur eût
+senti son indifférence fondre au rayonnement de
+douleur qui émanait de M. Lormier. Qu’était-ce,
+quand on avait mesuré, comme moi, la passion
+jalouse dont ce père avait vécu ?</p>
+
+<p>Admirez aussi l’ingéniosité de la souffrance,
+une fois la blessure faite, à se renouveler. Quelle
+gradation savante ! Pour une indisposition sans
+gravité, j’avais vu M. Lormier trembler d’épouvante
+à la pensée de perdre sa fille : il l’avait
+maintenant perdue deux fois. A un autre, qui eût
+aimé son enfant d’une manière ordinaire, cela ne
+serait pas arrivé ; mais au père exceptionnel,
+l’exceptionnelle aventure. Pour être choisi, il
+suffit qu’on soit entre tous le plus apte à goûter
+l’amertume du breuvage…</p>
+
+<p>Restait qu’au milieu de tant de ruines, un
+vague désir agitait le cœur du malheureux. Que
+ce désir fût ou non déraisonnable, il était. A tort
+ou à raison, M. Lormier voulait connaître <i>l’autre</i>.
+Allais-je lui répondre, et m’abandonnant à mon
+tour à l’intuition qui, brusquement, illuminait mon
+esprit, devais-je, pour l’apaiser, lui livrer celle-ci ?</p>
+
+<p>Ici, en effet, se place pour moi une série de
+phénomènes mentaux que je ne tenterai pas
+d’expliquer et dont il me suffit que je les aie subis.
+Et d’abord, à peine M. Lormier achevait-il son
+récit, que, brusquement, une image avait surgi
+devant mes yeux : La Gilardière.</p>
+
+<p>Pourquoi lui ? quelles preuves en apporter ? Un
+seul jour, il avait passé devant nous, et mademoiselle
+Lormier avait semblé ne pas le voir. Une
+autre fois, M. Lormier en avait parlé et c’était
+pour en dire du mal, précisément sur la foi de sa
+fille. Enfin La Gilardière parti, les Lormier
+étaient partis à leur tour : coïncidence, rien de
+plus.</p>
+
+<p>Cependant, aujourd’hui encore, j’ai la conviction
+de ne pas errer : La Gilardière dut être
+<i>l’autre</i>. Si, comme l’imaginait M. Lormier, sa
+fille m’avait conduit ici pour l’éclairer, elle faisait
+mieux encore : elle me criait le nom ! Je ne pouvais
+pas ne pas l’entendre !</p>
+
+<p>Mais il y a plus : à la minute même où ceci
+s’imposait à moi, alors que j’allais ouvrir la
+bouche pour accorder à M. Lormier le pauvre
+soulagement momentané qu’il mendiait à grands
+cris, aussi impérieuse que la suggestion du nom,
+une force intérieure m’ordonna de me taire.</p>
+
+<p>Le comprenne qui voudra ! il semblait positivement
+que la lumière ne m’eût été révélée que
+pour mieux la préserver. Mademoiselle Lormier
+serait apparue soudain pour me commander le
+silence, que j’eusse senti la même impossibilité à
+livrer ce que je tenais désormais pour certain.
+J’ignore si les morts parviennent à nous parler :
+s’ils le font, ce ne peut être que de cette manière
+invisible et secrète, sous forme d’une volonté à
+laquelle on désespère d’échapper… Et c’est ainsi
+que, voulant de toute mon âme satisfaire M. Lormier,
+je tentai au contraire de lui brouiller la
+piste ; quand il eut jeté : « Parlez, j’ai tout dit,
+j’attends ! » ce ne fut pas non plus le nom de La
+Gilardière que je prononçai, mais des paroles qui
+m’étonnèrent moi-même, tant elles m’étaient
+étrangères.</p>
+
+<p>— Hélas ! cher monsieur, il était écrit que je
+vous apporterais une désillusion nouvelle. Après
+votre récit, et m’efforçant d’en tirer des conclusions,
+je ne rencontre qu’une pensée, plus désespérante
+qu’utile. Non, <i>l’autre</i>, comme vous le
+nommez, n’habitait pas Semur. Vivant à Semur,
+pour habile qu’on l’imagine, il n’aurait pas esquivé
+les curiosités d’alentour. Ouvertement ou non, on
+aurait parlé de lui. Or, j’affirme que jamais je
+n’entendis prononcer un nom en même temps que
+le vôtre. Bien mieux, j’ai toujours été surpris du
+silence total dans lequel on vous laissait. La
+malignité des petites villes a des instincts sûrs :
+il est probable que, dès le premier jour, on vous
+a sentis occupés ailleurs… Ailleurs est le terme
+exact : croyez-moi, <i>l’autre</i> vivait ailleurs, probablement
+à Paris, ou plus loin encore… Ailleurs,
+ce peut être la France, c’est partout… Mais qu’est-ce
+qu’une recherche destinée à se perdre ainsi à
+travers le monde ? Ne serait-il pas plus sage d’envisager
+tout de suite la déception qu’elle doit
+donner et de renoncer à poursuivre un mystère,
+que, sauf le cas d’une chance bien improbable,
+on ne saurait atteindre ?</p>
+
+<p>J’évitais en parlant de rencontrer le regard de
+M. Lormier. En revanche, je pouvais suivre sur
+sa poitrine le rythme de ses impressions. Après
+avoir été suspendu un instant, le souffle de
+M. Lormier recommença, d’abord doucement,
+puis de plus en plus rapide. Quand j’achevai,
+j’eus l’impression que le corps tout entier se
+ramassait pour un élan. Je m’attendis à un bond.
+Il ne bougea pas.</p>
+
+<p>— Ainsi, vous estimez, vous, que <i>l’autre</i> est à
+Paris ?</p>
+
+<p>Je hochai la tête, et toujours sans regarder :</p>
+
+<p>— J’ai dit Paris… ou ailleurs.</p>
+
+<p>— C’est tout ce que vous trouvez ?</p>
+
+<p>— Tout… je le regrette…</p>
+
+<p>Les épaules se levèrent ; un sourire sardonique
+contracta la bouche :</p>
+
+<p>— Mon compliment ! vous êtes discret.</p>
+
+<p>Je ne pus maîtriser un tressaillement :</p>
+
+<p>— Pourquoi discret ?… ignorant suffit.</p>
+
+<p>Il fit quelques pas dans la pièce, l’air songeur.
+Revenu ensuite vers moi, il s’arrêta. Je me sentis
+dépouillé par un examen aigu.</p>
+
+<p>— Et pourtant, reprit-il, je lis dans vos yeux
+que vous gardez quelque chose que vous ne voulez
+pas dire !</p>
+
+<p>Effrayé par sa clairvoyance, je compris en
+même temps qu’il prétendait passer outre à mes
+défaites. Je n’avais qu’à faire front.</p>
+
+<p>— En effet, répliquai-je résolument, il y a
+autre chose, mais je m’abstiens de le formuler,
+crainte de vous blesser.</p>
+
+<p>Il secoua les épaules ironiquement :</p>
+
+<p>— En serais-je là que quoi que ce soit puisse
+encore me blesser ? Je ne le crois pas vraiment…
+Hé bien ?… reprit-il, voyant que je tardais à
+m’expliquer.</p>
+
+<p>— Supposons, dis-je, que vos recherches aient
+abouti, que vous connaissiez <i>l’autre</i>… A quoi
+cela vous avancera-t-il ?</p>
+
+<p>Ses joues devinrent pourpres :</p>
+
+<p>— Vous oubliez que cet homme a tué ma fille !</p>
+
+<p>— Mais s’il est mort lui-même, ou disparu ?</p>
+
+<p>— Il ne l’est pas : les gens de sa sorte ne
+passent jamais à l’acte !</p>
+
+<p>— Cependant, c’est possible.</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— Soit : admettons-le vivant. Alors, que ferez-vous ?</p>
+
+<p>Je vis, comme auparavant, son corps se ramasser
+pour un élan et toujours sans bouger.</p>
+
+<p>— Ce que je ferai ? J’irai à lui, où qu’il soit.
+Face à face, je le confronterai avec son œuvre,
+puis…</p>
+
+<p>Les mots s’arrêtèrent dans sa gorge. Je ne le
+laissai pas achever.</p>
+
+<p>— Et puis, déclarai-je froidement, vous rappelant
+que votre fille l’aima au point de vous
+sacrifier à lui, vous prendrez la fuite, avec le
+remords d’en avoir trop dit et la pensée que
+mieux valait respecter le dernier vœu de celle
+qui, jusqu’au bout, souhaita le laisser inconnu !</p>
+
+<p>Il m’écoutait peut-être. Il tentait surtout de
+découvrir sous mes phrases la réticence qu’il était
+assuré d’avoir surprise tout d’abord. Après que
+j’eus achevé, il attendit encore un peu afin de
+s’assurer que je n’ajouterais rien, puis d’une voix
+coupante :</p>
+
+<p>— Non, répliqua-t-il, je ne fuirai pas. Je ne
+croirai pas non plus que ma fille me désapprouve.
+Il faudrait pour cela que les morts ne fussent pas
+morts, et ils le sont… tout à fait… Où serait la
+justice, si les vivants renonçaient à l’établir eux-mêmes ?
+Songez à l’<i>autre</i> qui ne sait rien, ou qui
+s’en moque, et qui est heureux !</p>
+
+<p>Et approchant de moi soudain :</p>
+
+<p>— … Car vous ne niez plus qu’il vive, n’est-ce
+pas ?</p>
+
+<p>Je me redressai avec violence :</p>
+
+<p>— Je l’ignore absolument !</p>
+
+<p>— Il vit, et vous savez où !</p>
+
+<p>— J’affirme…</p>
+
+<p>— Ah ! plus de faux-fuyants ; je veux le nom,
+le lieu…</p>
+
+<p>— Faut-il jurer que je ne les soupçonne
+pas ?</p>
+
+<p>— Allons donc ! voici là, dans vos yeux, la
+lueur qui me renseigne. Mon récit ne vous a rien
+appris : vous saviez tout !</p>
+
+<p>— Vous rêvez.</p>
+
+<p>— Je vois !</p>
+
+<p>Nous parlions désormais sans mesurer les mots.
+Je me demandais où nous allions, quand le timbre
+retentit dans l’antichambre.</p>
+
+<p>— Quelqu’un ! murmurai-je, le cœur bondissant
+à la pensée d’un arrêt dans le duel qui s’engageait.</p>
+
+<p>M. Lormier regarda machinalement la pendule.</p>
+
+<p>— Ce n’est personne : c’est la femme de service ;
+elle passe à cette heure-ci.</p>
+
+<p>Et précisément parce qu’il s’agissait d’une chose
+habituelle, il trouva naturel de s’interrompre
+pour aller ouvrir : tant, aux instants les plus tragiques,
+nous demeurons serviteurs du geste coutumier.</p>
+
+<p>Laissé seul dans la pièce, j’aspirai l’air comme
+on boit un verre d’eau. Si l’arrivée d’une femme
+de service n’était point la diversion espérée, elle
+apportait du moins un répit. Quand, dans quelques
+instants, le débat reprendrait, nous aurions
+eu le temps l’un et l’autre de nous ressaisir. Les
+emportements soudains risquent seuls de déchirer
+les voiles.</p>
+
+<p>Cependant M. Lormier, ayant passé dans l’antichambre,
+approchait de la porte. Je perçus le
+gémissement de la serrure qui tournait sous sa
+main irritée. J’attendis ensuite le renvoi de l’importune.
+Un dialogue bref, au contraire, me parvint :</p>
+
+<p>— Vous, monsieur !</p>
+
+<p>— Au moins, ne suis-je pas indiscret ?</p>
+
+<p>— Si… non… enfin, peu importe. Entrez.</p>
+
+<p>Puis des pas qui piétinent, s’emmêlent, semblent
+traîner comme la pensée qui les dirige… Avez-vous
+noté avec quelle précision des pas, s’agît-il
+de traverser un couloir, révèlent un accueil,
+l’embarras de celui qui tombe mal, l’impatience
+de celui qu’on dérange ?</p>
+
+<p>— Passez, monsieur.</p>
+
+<p>— Après vous.</p>
+
+<p>Et M. Lormier reparut. Un prêtre le suivait.</p>
+
+<p>Il entra, timide, petit, les épaules effacées, son
+corps maigre perdu dans une soutane trop vaste,
+sans autre souci visible que celui d’éviter les
+meubles et de trouver un coin obscur où s’abriter.
+Bien qu’il ait dû m’apercevoir dès le seuil, il ne
+parut remarquer ma présence qu’une fois arrivé
+à la place qu’il s’était choisie, et, alors, son
+embarras redoubla. Tout en m’adressant une
+salutation suppliante, il balbutia :</p>
+
+<p>— Ah ! voilà qui confirme mes craintes… je
+dérange…</p>
+
+<p>— Point du tout, répliqua M. Lormier ; monsieur
+est un ami d’autrefois, notre médecin, à
+Semur.</p>
+
+<p>Puis, me désignant le prêtre :</p>
+
+<p>— Je vous présente monsieur l’aumônier…
+Aumônier du Carmel, bien entendu…</p>
+
+<p>Je repris ma chaise ; l’abbé s’installa de l’autre
+côté de la table ; M. Lormier, lui, venu devant la
+cheminée, resta debout, et aucun n’ayant envie
+de commencer, nous attendîmes…</p>
+
+<p>Brusquement l’irruption de ce tiers, si humble,
+modifiait tout. M. Lormier, l’air absent comme au
+début de notre rencontre, semblait avoir oublié
+ses projets. L’abbé souriait ingénument pour se
+donner une contenance. Moi-même, je savourais
+l’imprévu d’une accalmie, qui, si brève fût-elle,
+nous rendait au sang-froid. La pièce où nous
+étions ressemblait à ces maisons où un malade
+agonise : les voix se taisent, les pas se font discrets,
+et les cœurs battent affolés…</p>
+
+<p>Je profitai de l’arrêt pour examiner l’abbé plus
+à loisir. A y mieux regarder, il me parut un personnage
+singulier : des yeux pâles, des joues
+couperosées, un nez volontaire qui descendait en
+flèche vers une bouche morne et encadrée de
+lèvres sereines, le tout faisant l’exacte contre-épreuve
+de M. Lormier. Au repos, on oubliait
+l’incertitude du geste pour l’ascétisme du visage ;
+l’expression d’anxiété peureuse se muait en immobilité
+réfléchie.</p>
+
+<p>M. Lormier et moi nous obstinant à ne rien
+dire, il fallut bien pourtant que le troisième se
+décidât.</p>
+
+<p>Prenant donc son parti et roulant d’un air gêné
+son chapeau dans ses mains, l’aumônier débuta :</p>
+
+<p>— Je tenais d’autant plus, monsieur, à vous
+rendre mes devoirs que ma première visite ne
+comptait pas, étant uniquement consacrée à une
+fonction de fidèle commissionnaire.</p>
+
+<p>Ainsi, il n’était pas revenu depuis le jour de
+l’enterrement.</p>
+
+<p>— Puis-je espérer, poursuivit-il avec effort,
+qu’aujourd’hui votre cœur est un peu moins meurtri,
+sinon en voie d’apaisement ? Le désespoir où
+je vous ai trouvé, n’a pu qu’être adouci par la
+certitude que votre chère fille est au ciel. Je
+compte beaucoup sur l’intercession de sœur Thérèse.
+Priez-la souvent, comme je le fais moi-même…
+et vous verrez…</p>
+
+<p>Le silence reprit, accablant. Les yeux du prêtre
+erraient avec angoisse autour de la chambre, en
+quête d’une réponse qui ne venait pas. On le sentait
+découragé de poursuivre. Il ne parlait que
+par devoir.</p>
+
+<p>— Qu’est-ce que je verrai ? reprit enfin M. Lormier.</p>
+
+<p>Lui aussi contemplait les murailles : évidemment,
+il posait la question sans se soucier d’une
+réponse.</p>
+
+<p>— Peu à peu, le fardeau s’allégera : Dieu
+aidant, vous vous résignerez.</p>
+
+<p>— Oh ! pour cela, monsieur l’abbé, je n’ai
+besoin de personne. Comment ne pas se résigner
+à ce que l’on <i>sait</i> ne pouvoir changer ? riposta
+M. Lormier.</p>
+
+<p>Il s’était tourné vers le prêtre avec une sorte
+d’irritation. J’en avais fait autant, comme pour
+m’associer à des paroles qui résumaient si bien
+ma propre pensée : seule compte la douleur qui
+<i>se sait</i> définitive. Sans paraître remarquer notre
+mouvement, l’aumônier hocha la tête :</p>
+
+<p>— Je me fais mal comprendre. J’ai entendu
+par « se résigner » accepter avec reconnaissance
+le don divin qui nous est accordé sous les espèces
+de la souffrance.</p>
+
+<p>M. Lormier eut l’air de balancer entre l’étonnement
+d’un pareil propos et le découragement
+de parvenir à être compris à son tour :</p>
+
+<p>— En ce cas, en effet, monsieur l’abbé, n’attendez
+pas de moi pareil effort.</p>
+
+<p>— La foi, pourtant…</p>
+
+<p>— La foi est un don que je n’ai jamais
+eu beaucoup, mais qui m’échappe entièrement
+aujourd’hui.</p>
+
+<p>— Votre chère fille m’avait dit cependant…
+j’avais cru… c’est un malheur, monsieur… oui…
+le plus grand de tous !</p>
+
+<p>— J’en supporte tant d’autres, que, dans le
+nombre, celui-là ne compte pas, dit encore
+M. Lormier.</p>
+
+<p>Et l’on eut la certitude qu’il n’ajouterait rien.
+Désormais, il avait résolu d’ignorer cet homme
+qui, ayant renoncé à la paternité et ne risquant pas
+d’être dépouillé, affichait sans grâce une intolérable
+sécurité. Je ressentis au contraire une
+impression inverse. Il me semblait que grâce à
+lui, — qui en avait parlé pourtant si peu, — le
+souvenir de la morte tendait à s’installer au
+milieu de nous, d’une manière concrète. Sans
+doute nous nous trompions l’un et l’autre ; cela
+suffisait pourtant à nous donner l’apparence
+absorbée de gens qui, écoutant leurs pensées, se
+détachent de toute conversation.</p>
+
+<p>Un nouveau silence ayant suivi, dont rien ne
+permettait d’entrevoir la fin, l’abbé, de plus en
+plus gêné, et toujours roulant son chapeau, se
+pencha cette fois de mon côté :</p>
+
+<p>— Monsieur habite encore Semur ?</p>
+
+<p>— En effet.</p>
+
+<p>— Bien agréable ville, dit-on.</p>
+
+<p>— Charmante.</p>
+
+<p>— Vous y étiez déjà, naturellement, du temps
+de M. Lormier ?</p>
+
+<p>— J’étais même son médecin, comme il le rappelait
+tout à l’heure.</p>
+
+<p>— Alors, vous avez connu aussi sœur Thérèse
+du Sacré-Cœur, quand elle était dans le monde ?</p>
+
+<p>Vous suivez, n’est-ce pas ? ces questions et ces
+réponses que nous jetions dans le vide de la pièce.
+Rien de plus inoffensif, en apparence. A moins de
+gémir sur le temps, quels autres propos tenir ?
+Cependant, grâce à eux, nous courions à l’abîme !</p>
+
+<p>L’abbé n’avait pas terminé sa phrase que déjà
+M. Lormier intervenait :</p>
+
+<p>— En effet, le docteur a connu ma fille, beaucoup
+plus que vous ne le pensez : il sait même
+qui est l’<i>autre</i> !</p>
+
+<p>Incertain, l’abbé releva la tête pour considérer
+M. Lormier. Il cherchait à comprendre.</p>
+
+<p>— C’est vrai, dis-je à mi-voix, j’oublie que
+vous ignorez… M. Lormier désigne ainsi la personne
+à laquelle sœur Thérèse fait allusion dans
+ses dernières confidences ; mais, contrairement à
+ce qu’il suppose, je ne pourrais lui fournir aucun
+renseignement à ce sujet.</p>
+
+<p>— Ah ! répondit l’abbé, du moment que vous
+êtes au courant des confidences de sœur Thérèse,
+je me permettrai de remarquer qu’il y faut moins
+voir l’expression d’une réalité positive que celle
+d’une admirable humilité et de touchants scrupules.</p>
+
+<p>Il s’adressait à moi ; néanmoins, il s’exprimait
+comme si son conseil devait aller ailleurs, et sa
+voix avait pris une assurance qui m’étonna.</p>
+
+<p>— Compris, dit M. Lormier ; si bien que, venus
+l’un et l’autre m’offrir des consolations dont je
+n’ai que faire, vous êtes résolus à ne point
+répondre à la seule question qui m’intéresse !</p>
+
+<p>Une double exclamation suivit :</p>
+
+<p>— Quoi, monsieur ! vous cherchez…</p>
+
+<p>— Allons-nous recommencer ?</p>
+
+<p>— Si je ne prétendais pourtant connaître enfin
+la vérité, vous aurais-je laissés entrer chez moi ?
+s’écriait de son côté M. Lormier.</p>
+
+<p>Puis, tragique, tant son ironie demeurait
+glacée :</p>
+
+<p>— Avouez, poursuivit-il, que la situation est
+pour le moins piquante. Nous sommes trois ici,
+dont deux étrangers. Un drame intime a ruiné la
+vie de ma fille et la mienne. Qui devrait être au
+courant, sinon moi, le père ? Point ! Seuls, les
+étrangers possèdent ce privilège. Le docteur, j’en
+ai la conviction, sait tout. Quant à vous…</p>
+
+<p>— Moi ? interrompit l’abbé.</p>
+
+<p>— Oui, vous… osez nier que vous ayez été
+le confident de ma fille ! Bien mieux, du jour où
+elle devint votre pénitente, ai-je rien connu d’autre
+que ce qu’il vous a plu de l’autoriser à me dire ?</p>
+
+<p>Durant une seconde ensuite, on n’entendit
+rien d’autre que le bruit léger de nos souffles. A
+nous voir ainsi, muets et immobiles, il semblait
+que nous attendissions l’arrivée d’un être chargé
+de dissiper les ténèbres au sein desquelles nous
+étouffions. Et, tout à coup, je crus en effet qu’il
+entrait ! L’abbé enfin se levait. Une volonté contenue
+redressait son corps peureux. Il commença
+d’une voix sourde, bien que libérée déjà des incertitudes
+antérieures :</p>
+
+<p>— Avant tout, monsieur, permettez-moi de
+relever une erreur que votre ignorance de nos
+règles suffit à excuser, mais qu’il importe de
+chasser de votre esprit. Si j’ai bien saisi le sens de
+vos dernières paroles, vous supposez que j’ai
+demandé à ma pénitente le nom de celui qui…
+avait pu jadis l’intéresser. C’est là une assertion
+gratuite. C’est aussi croire qu’un confesseur,
+digne de ce nom, s’intéresse à autre chose qu’au
+seul pénitent dont il reçoit les aveux. Au risque
+de vous surprendre, j’atteste devant Dieu que si
+votre fille avait été tentée de prononcer un nom,
+je lui aurais imposé silence. Au tribunal de la
+pénitence, chacun s’occupe de soi : la Providence
+s’avise du reste !…</p>
+
+<p>Dès le début, je le répète, si les mots marquaient
+encore une certaine hésitation, l’accent, tour à
+tour âpre et mollissant, oscillait déjà entre la timidité
+qui s’efface et une ardeur profonde qui brise
+son lien. Mais à ce point, que dire de ce que nos
+yeux aperçurent ? Rejetant le masque, un homme
+nouveau, le véritable à coup sûr, venait de paraître.
+Plus de mièvreries, plus de douceurs : un front
+altier, des lèvres impérieuses, un regard dont le
+poids obligeait les nôtres à baisser, un ton de
+maître… C’était une transformation telle qu’on
+hésitait à en admettre la réalité, telle encore qu’il
+eût été impossible d’interrompre ou de ne pas
+écouter. On se demandait : « Est-ce toujours lui ? »
+On ne pouvait y croire, et déjà on savait qu’on
+devrait obéir.</p>
+
+<p>Il poursuivit :</p>
+
+<p>— Au risque de vous surprendre une seconde
+fois, j’atteste aussi que si l’idée de chercher à
+votre tour le nom de cet homme vous est venue,
+vous y renoncerez aujourd’hui, demain peut-être,
+d’ici peu à coup sûr… Ceci pour une raison bien
+simple, et qui, si elle ne vous touche aussitôt,
+l’emportera quelque jour et malgré vous. Si je
+vous en priais au nom de votre fille, dont je fus,
+c’est exact, le suprême confident, oseriez-vous me
+résister ? Hé bien ! je vais plus loin : assuré de
+remplacer ici une morte qui ne peut se défendre,
+et certain de rester l’exécutant fidèle de sa volonté,
+je vous intime l’ordre de laisser intact un mystère
+qui doit vous être sacré, comme la mémoire même
+de celle qui l’a gardé !</p>
+
+<p>Entamée dans le silence, l’injonction s’éteignit
+de même. Prononcées par un autre, je venais
+d’entendre précisément les raisons qui, auparavant
+et dans l’intime de mon être, m’avaient obligé
+à me taire. Mais avec quelle puissance elles avaient
+retenti ! Après cela, qu’ajouter ? M. Lormier, lui-même,
+devait avoir compris que la lueur à laquelle
+il tentait de raccrocher sa vie, allait s’éteindre et
+je le vis quitter sa place pour errer indécis, un
+long moment. Toutefois, de tels désirs ne meurent
+pas sans soubresauts.</p>
+
+<p>— Ainsi, murmura-t-il enfin, il vous paraît
+naturel, monsieur l’abbé, que je sois devenu ce
+que je suis et que j’ignore, pour jamais, à qui je
+le dois ?</p>
+
+<p>Il y eut dans la réponse le même accent d’autorité :</p>
+
+<p>— Peu importe, monsieur, d’où vient la souffrance.
+Le plus souvent, celui qui la provoque
+est irresponsable et ne soupçonne pas ce qu’il a
+fait. Une seule chose compte : la souffrance en
+elle-même, et le mérite qu’elle nous acquiert.</p>
+
+<p>Une dernière colère souleva M. Lormier contre
+la formule implacable.</p>
+
+<p>— Dites tout de suite que la souffrance est un
+bienfait !</p>
+
+<p>— Une semence divine, oui, monsieur.</p>
+
+<p>— Parce que vous croyez en Dieu !</p>
+
+<p>— Parce que j’ai toujours vu la vie naître, grandir,
+et ne subsister que par la souffrance.</p>
+
+<p>— Il suffit, monsieur l’abbé : contemplez donc
+une fois au moins un homme en qui la semence
+divine a fait germer le goût du néant et la haine
+de la vie. Du sommet où je suis, on juge la réalité
+à sa mesure. Ma fille s’est sacrifiée pour rien. Ma
+douleur ne sert à rien. Un temps de douleurs entre
+deux riens, voilà l’histoire de tous, la mienne
+aujourd’hui, la vôtre demain…</p>
+
+<p>L’abbé interrompit doucement :</p>
+
+<p>— Non, monsieur, puisque je crois à la vie éternelle.</p>
+
+<p>— Tant mieux pour vous ! Chimère ou mensonge
+sont en effet les seuls refuges de l’homme.
+Au surplus, et quoi que je décide au sujet de
+<i>l’autre</i>, je vous supplie de ne plus revenir. Vous
+êtes ici… et je suis là… (il montrait les angles
+opposés de la pièce). Alors, n’essayons pas de
+nous rejoindre… et quittons-nous.</p>
+
+<p>M. Lormier se tourna vers moi :</p>
+
+<p>— Et vous aussi, docteur, allez-vous-en. Vous
+avez préféré mentir, ou vous taire, ou peut-être tous
+les deux. Je ne vous en veux pas. Le rôle normal
+des bêtes humaines est de se torturer, même par
+pitié. Je ne me plains pas non plus ; simplement,
+pareil au chien qui va mourir, je demande à rendre
+le dernier souffle à l’abri des regards, et solitaire…</p>
+
+<p>Après cela, il se tut. De nouveau, il y eut un
+grand silence. L’abbé, immobile, semblait redevenu
+le pauvre homme du début, timide et incertain.
+Moi, je m’étais levé, hésitant à obéir, et
+percevant avec découragement l’inanité de nouvelles
+paroles.</p>
+
+<p>Je ne me rappelle plus ensuite quels furent nos
+adieux. Il est possible que l’abbé ait dit :</p>
+
+<p>— N’importe ! je reviendrai.</p>
+
+<p>A quoi M. Lormier dut répondre avec effroi :</p>
+
+<p>— Que m’apporteriez-vous ?</p>
+
+<p>Puis, je me revois tenant la rampe de l’escalier.
+En avant de moi, l’abbé, qui descend, balaye les
+marches avec sa soutane flottante. Derrière, la
+porte de M. Lormier est demeurée entr’ouverte,
+probablement pour permettre à la fille de service,
+quand elle viendra, d’entrer sans déranger. On
+ne voit plus M. Lormier ; mais ce qui paraît du
+garni devenu son refuge, clame la détresse. J’ai
+l’impression de laisser derrière moi la plus grande
+douleur humaine que j’aie encore connue, et je
+me demande : « A quoi sert-elle ? »</p>
+
+<p>Oui, à quoi bon tant de souffrance ? Où mène-t-elle ?
+Vous prétendiez en commençant qu’elle
+épure et perfectionne : par elle M. Lormier n’a
+appris que la révolte, l’envie et l’incrédulité. Singulière
+moisson, si la semence est divine ! Pourquoi
+d’ailleurs Lormier plutôt que vous, ou moi,
+ou n’importe qui ? Le dieu qui préside au choix
+est-il le hasard aveugle ou un roi cruel qui s’ennuie ?
+Maintenant que le temps est écoulé, comme je
+comprends aussi qu’au naufrage d’une pareille
+existence une seule pensée ait d’abord survécu :
+vérifier ce qu’était devenu <i>l’autre</i>. Le bonheur de
+<i>l’autre</i> ! voilà bien le corollaire attendu, qui eût
+complété l’injustice universelle… Mais n’ai-je pas,
+moi-même, et le premier, contribué à priver Lormier
+d’une satisfaction si dérisoire ? Quand j’affirmais
+que tous, spontanément et sans volonté de
+mal faire, nous fabriquons de la douleur pour ce
+qui nous approche !</p>
+
+<p>Si maintenant vous souhaitez apprendre ce
+qu’est devenu M. Lormier, je dois avouer que je
+l’ignore. Est-il mort comme il souhaitait « à l’abri
+des regards et solitaire » ? Peut-être. Vit-il toujours ?
+Il est possible… Et ceci aussi m’est un
+remords : des deux hommes qui le quittèrent ce
+jour-là, n’étais-je pas celui qui devait dire : « Je
+reviendrai », plutôt que l’abbé ?</p>
+
+<p>Au fait, j’oublie que je n’en ai pas fini avec lui.</p>
+
+<p>Sur le trottoir, et au moment de nous séparer,
+je l’entendis murmurer de sa voix tremblotante et
+gênée :</p>
+
+<p>— Croyez-moi : sa fille le gardera demain
+comme elle le fit aujourd’hui ; le dernier mot
+n’en est pas dit…</p>
+
+<p>— Quel dernier mot ?</p>
+
+<p>Il ne répondit pas. Alors, cédant malgré moi à
+une curiosité absurde :</p>
+
+<p>— En tout cas, monsieur l’abbé, très intéressé
+par notre rencontre, pourrais-je apprendre à qui
+j’ai eu l’honneur…</p>
+
+<p>Il m’interrompit précipitamment :</p>
+
+<p>— Abbé Manchon… aumônier du Carmel.</p>
+
+<p>Puis reprenant son idée interrompue :</p>
+
+<p>— Le dernier mot, le voici : le malade crie
+sous le bistouri, mais après, longtemps après parfois,
+le mieux commence et la guérison suit. Au
+revoir, monsieur.</p>
+
+<p>Je ne tentai pas de le rappeler pour l’interroger :
+tout à coup cette idée venait de me clouer au sol
+que le confident de sœur Thérèse du Sacré-Cœur,
+le prêtre résolu à sauver M. Lormier, était le
+frère de La Gilardière ! Calcul suprême d’une
+amoureuse devenue sainte ? vaine coïncidence,
+ou jeu encore d’un destin avide de préparer de
+nouvelles souffrances ? A vous de choisir : on ne
+saura jamais !</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c3">UN AUTRE RÉPOND</h2>
+
+
+<p>Bien que nous eussions suivi sans l’interrompre
+le long récit de Pierre Duclos, je n’avais pas
+tardé à m’apercevoir d’un changement considérable
+dans la curiosité de Tinant. Condescendante
+au début, elle était devenue bientôt plus attentive,
+puis, à mesure qu’on avançait, véritablement passionnée,
+comme si les faits racontés lui fournissaient
+un tribut personnel. Je ne fus donc qu’à
+demi surpris quand, Pierre ayant achevé, j’entendis
+Tinant demander :</p>
+
+<p>— Est-ce tout ce que tu sais ? Tu en es vraiment
+resté là ?</p>
+
+<p>— Sans doute : pourquoi aurais-je caché
+quelque chose ?</p>
+
+<p>Un sourire de triomphe éclaira le visage de
+Tinant :</p>
+
+<p>— Hé bien ! mon cher, tes curiosités ne resteront
+pas où elles en sont. J’avais promis, quel que fût
+l’exemple que tu donnerais, d’en apporter un
+second où la souffrance produirait des résultats
+inverses : preuve que ce bienfait divin est pour le
+moins incohérent dans ses effets. Je ne me doutais
+pas que l’occasion se présenterait si belle !
+C’est ton histoire que je vais recommencer.</p>
+
+<p>— Mon histoire ! s’écria Pierre, stupéfait. Il
+faudrait pour cela avoir connu Lormier !</p>
+
+<p>— Pourquoi non ? quand je dis recommencer,
+j’entends reprendre les mêmes faits, mais vus de
+l’autre bord. Sur la rive où j’étais, on n’apercevait
+pas mieux Lormier que sur la tienne on n’a vu
+La Gilardière : n’empêche que, prise ainsi par les
+deux faces, la tapisserie s’éclaire. Grâce à toi,
+bien des points qui m’étaient restés inexplicables,
+viennent de devenir limpides comme une eau de
+source. Parions qu’après m’avoir entendu à mon
+tour, sœur Thérèse en personne n’aura plus pour
+vous aucun mystère !</p>
+
+<p>Il y eut parmi nous une hésitation étonnée. Je
+partageais l’incrédulité de Pierre. Celui-ci reprit,
+après une courte réflexion :</p>
+
+<p>— Impossible ! Tu es dupe d’analogies !</p>
+
+<p>— Il n’y a pas deux sœur Thérèse, ni deux La
+Gilardière !</p>
+
+<p>— Je me suis servi de noms supposés !</p>
+
+<p>— Rassure-toi, je les garderai : simples masques
+pour sauvegarder un reste d’anonymat que j’ai
+percé.</p>
+
+<p>— Cependant tu vivais à Paris, ailleurs encore,
+mais toujours loin de Semur. Si tu avais eu un
+ami dans ma ville, je l’aurais su !</p>
+
+<p>— Même s’il était La Gilardière ?</p>
+
+<p>Alors, ébranlé, Pierre Duclos se tourna vers
+moi :</p>
+
+<p>— Que penser d’une telle rencontre ?</p>
+
+<p>Je répondis, railleur, bien qu’à demi convaincu :</p>
+
+<p>— Je pense que, faute de lumière, on ne pouvait
+tirer du cas Lormier des conclusions raisonnables.
+Tinant sans doute nous les apporte. Le
+hasard, qui semble toujours cruel, se montre aussi
+parfois, bien que plus rarement, assez avisé.</p>
+
+<p>— Permettez, reprit Tinant, que je remonte
+d’abord le cours du temps. Je suis si étonné moi-même
+de me retrouver ce soir au milieu d’êtres
+dont l’aventure m’a intrigué jadis et dont l’un, au
+moins, m’était très cher !</p>
+
+<p>— Hâte-toi, dit Pierre, car l’heure avance : et
+compte que je t’arrêterai, si je m’aperçois que tu
+as fait fausse route.</p>
+
+<p>— Je suis donc très sûr d’arriver au bout ; mais,
+encore une fois, quelle étrange sensation que de
+se heurter à du passé que l’on croyait mort et qui,
+soudain, se remet à vivre !…</p>
+
+<p>Son visage venait de prendre une gravité qu’il
+devait garder jusqu’à la fin. Certains d’aller par
+les mêmes chemins, Pierre et moi avions aussi
+l’air d’attendre le retour d’êtres familiers, après
+avoir craint leur disparition sans retour…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>I</h3>
+
+
+<p>Avant tout, débuta Tinant, et pour rassurer
+Duclos, apprenez comment j’ai connu les acteurs.</p>
+
+<p>Au temps où j’achevais mon doctorat, un de
+mes parents me proposa d’accompagner en Italie
+un jeune homme pour lequel on cherchait un
+mentor. Au retour, et le voyage payé, une somme
+convenable devait récompenser mon agréable
+labeur.</p>
+
+<p>— Il faut, m’écriai-je, que la compagnie soit
+bien mauvaise pour qu’elle entraîne une indemnité
+de retour.</p>
+
+<p>— Point : elle est charmante, mais il importe
+que la mine revienne, j’espère que tu plairas.</p>
+
+<p>Sur quoi, le lendemain, muni de l’adresse et du
+nom, je me présentai, rue Monsieur, chez madame
+Manchon de La Gilardière.</p>
+
+<p>Vieil hôtel d’aspect triste et cossu ; mobilier
+dépourvu de style, mais en bois solides ; tentures
+lourdes et fanées : au total, une grandeur négligée,
+qui laissait indécis. Toutefois introduit dans la
+chambre même de madame Manchon, je ne
+tardai pas à sortir d’incertitude. Je n’étais pas
+assis qu’une grêle de questions tombait sur mes
+épaules :</p>
+
+<p>— Quels sont vos projets d’avenir ? Comment
+bouclez-vous votre budget ? Quelles ont été jusqu’à
+présent vos distractions ? La philosophie est-elle
+pour vous une foi ou un gagne-pain ?</p>
+
+<p>En dernier lieu seulement, madame Manchon
+daigna demander si je connaissais l’Italie, et sur
+ma réponse négative :</p>
+
+<p>— Tant mieux : vous serez ainsi intéressé pour
+votre compte.</p>
+
+<p>D’où je conclus que ma tête avait plu.</p>
+
+<p>Cinq minutes après, un jeune homme qu’on
+avait fait appeler se présenta.</p>
+
+<p>— René, dit madame Manchon, voici M. Tinant
+qui est disposé à voyager avec toi. Il doit être
+plein d’idées sur l’Italie puisqu’il s’occupe de
+philosophie. Entendez-vous pour un départ dans
+la huitaine. M. Tinant dîne avec nous ce soir, cela
+va de soi.</p>
+
+<p>Je m’inclinai, bien que l’invitation eût plutôt
+l’air d’un ordre. René dit poliment :</p>
+
+<p>— Nous aurons, dans ce cas, tout loisir pour
+accorder nos convenances après dîner.</p>
+
+<p>Il ajouta allègrement :</p>
+
+<p>— D’ailleurs, j’espère bien qu’on s’en remettra
+surtout à la fantaisie du jour. J’ai l’horreur des
+itinéraires à heure fixe.</p>
+
+<p>Je m’esquivai ensuite, charmé par le sourire du
+fils, autant qu’étonné des manières décidées de la
+mère, et j’admirais aussi comme, en trois phrases,
+peut se manifester l’écart des caractères.</p>
+
+<p>Bien entendu, une fois dehors, je m’empressai
+d’aller remercier mon parent. Sollicité de me
+fournir des précisions supplémentaires au sujet
+des Manchon de La Gilardière, il m’apprit ce qui
+suit.</p>
+
+<p>Les Manchon, paraît-il, étaient papetiers de
+père en fils, aux environs d’Orléans. Le dernier
+venu avait agrandi l’entreprise au point d’en faire
+une rivale des usines d’Annonay, puis était mort
+jeune, dans des circonstances mystérieuses, suicide
+ou accident, on ne savait. Demeurée veuve à
+trente-huit ans, madame Manchon avait entrepris
+d’achever l’œuvre commencée par son mari. On
+vit, non sans quelque étonnement, une femme
+assumer la direction de nombreux ouvriers, apporter
+aux affaires une ténacité réfléchie, et la réussite
+répondre à son effort. La surprise ne fut
+pas moindre quand, après quelques années, on
+annonça qu’une société anonyme achetait les établissements
+Manchon. Libérée, riche, atteignant à
+peine la cinquantaine, madame Manchon, qu’on
+commençait d’appeler madame Manchon de La
+Gilardière, venait de planter là l’œuvre familiale
+et s’installait à Paris. Depuis lors, elle y vivait,
+en apparence désœuvrée, en réalité ne s’occupant
+que de son fils cadet qu’elle adorait. Par une
+gloriole assez inexplicable, celui-ci ne portait plus
+que le nom de La Gilardière.</p>
+
+<p>La soirée acheva de m’éclairer sur le présent.</p>
+
+<p>Arrivé très exactement, je vis dans le salon un
+curé maigre, une vieille demoiselle et René
+réunis en groupe autour de madame Manchon.
+Celle-ci m’accueillit avec une satisfaction
+non déguisée :</p>
+
+<p>— Ravie de vous savoir ponctuel… Au moins,
+vous ne vous croyez pas impoli en arrivant à
+l’heure.</p>
+
+<p>Puis, me désignant le prêtre :</p>
+
+<p>— L’abbé Manchon, mon fils aîné.</p>
+
+<p>Elle s’abstint de me présenter à la vieille demoiselle,
+mais se tournant vers elle :</p>
+
+<p>— Lapirotte, allez secouer la cuisine qui est
+encore en retard.</p>
+
+<p>Par bonheur pour Lapirotte, on vint annoncer
+presque aussitôt que le dîner était servi, et l’on
+passa dans la salle à manger.</p>
+
+<p>Je ne me rappelle pas, bien entendu, les propos
+qui animèrent le repas. J’aurai en revanche
+et toujours, sous les yeux, le spectacle des
+convives.</p>
+
+<p>Madame Manchon d’abord… Installé à sa droite,
+je ne l’apercevais guère que de profil, sauf lorsqu’elle
+m’adressait la parole. Surveillant les convives,
+elle n’intervenait que pour donner des
+ordres brefs. Ils étaient, chaque fois, scandés par
+une crispation de la main qu’elle avait jolie et
+prodigieusement volontaire.</p>
+
+<p>En face de nous, et côte à côte, les deux frères.
+On imaginait difficilement deux êtres plus divers.
+René était bien tel que l’a dessiné Duclos : élégant,
+nonchalant et beau. Son sourire avait une
+grâce sûre d’elle-même. Le charme est un don
+qui enchante à la fois qui le possède et qui en
+approche : René jouissait du sien, en homme qui
+connaît son pouvoir et pourtant dépourvu de
+fatuité. Assuré de plaire, il se donnait la peine
+de conquérir. Enfoncé dans son assiette, l’abbé
+montrait au contraire une figure ingrate, dépourvue
+de lumière et plus encore de grâce. Le geste
+gauche, la parole rare, il semblait toujours sur
+le point d’éclater en reproches, comme si les mots
+ou la compagnie ne cessaient de l’offusquer. En
+somme, l’air d’un voyageur à table d’hôte, que
+gêne le voisinage, qui peste contre la lenteur du
+service et compte les minutes le séparant de la
+liberté.</p>
+
+<p>Au bout de la table, enfin, la demoiselle de
+compagnie, Lapirotte. Tremblante, effacée, suivant
+avec une égale anxiété la marche des plats
+et les crispations de main du tyran, répondant au
+sourire de René et à l’humeur de l’abbé par des
+acquiescements tour à tour satisfaits ou navrés,
+puis s’échappant soudain au point de paraître
+oublier où elle était, cependant que passait sur
+ses traits la lueur d’une rancune indéfinissable.</p>
+
+<p>Un monde, ces quatre visages. Derrière leurs
+expressions variées apparaissaient des âmes si dissemblables,
+qu’on se demandait par quel miracle
+elles réussissaient à vivre sous le même toit. Il
+n’était pas jusqu’aux noms qui ne traduisissent la
+différence profonde établie entre ces êtres soi-disant
+unis familialement : et n’était-ce pas déjà
+un symbole inquiétant que d’entendre nommer
+le prêtre : M. Manchon ; René : M. de La Gilardière,
+cependant que tous deux entouraient une
+Manchon de La Gilardière, de concert avec une
+Lapirotte ?…</p>
+
+<p>Mais revenons à ma soirée.</p>
+
+<p>A peine sortis de table, j’arrêtai le départ avec
+René. J’avais, cela va sans dire, subi comme
+tout le monde la séduction : au cours de notre
+rapide entente, j’eus aussi conscience de ne pas
+lui déplaire. Il nous quitta ensuite sous un prétexte
+quelconque. Auparavant, l’abbé s’était
+éclipsé sans bruit. Un signe du tyran congédia
+Lapirotte, et je me retrouvai en tête-à-tête, de
+même que le matin, avec cette différence toutefois
+que le repas excellent m’induisait à l’optimisme,
+et que j’espérais bien interroger à mon tour.</p>
+
+<p>J’étais loin de compte : tout de suite, madame
+Manchon me remit au point :</p>
+
+<p>— Du moment que vous me convenez, cher
+monsieur, me dit-elle, il est nécessaire que vous
+sachiez exactement ce que j’attends de vous. A
+tort ou à raison, j’ai l’ambition de faire de René
+un homme utile. J’avais compté jadis sur son
+aîné pour reprendre la conduite de l’usine paternelle.
+Malheureusement, j’ai eu le chagrin de lui
+voir tourner bride vers la prêtrise. Il restera
+toute sa vie curé, et même petit curé de petite
+paroisse ou de couvent ; c’est une désillusion à
+laquelle je me suis résignée sans plaisir : elle
+demande à n’être suivie par aucune autre. Pour
+René, il ne saurait être question d’industrie.
+Vous l’avez vu. Il est chimérique et nerveux :
+défauts irrémédiables pour qui dirige des ouvriers.
+D’autre part, sans être dépourvu d’esprit de
+volonté, il s’abandonne aisément aux circonstances,
+quitte à leur échapper ensuite par un
+coup de tête. Heureusement, je suis là pour
+reprendre la barre. J’ai décidé qu’il serait banquier.
+Il y a dans la finance une part de hasard
+et d’invention qui s’accorderont avec ses dons.
+Le métier, de plus, est mondain, et mène haut,
+si l’on sait s’y prendre. Dans un an, après apprentissage
+dans une maison sûre, René aura donc
+une commandite, ou je l’établirai à neuf, suivant
+l’occasion. Le voyage que vous allez entreprendre
+est une concession, — la dernière, — faite à son
+dilettantisme. Je m’y suis ralliée avec peine, et à
+condition qu’au retour nous passerions immédiatement
+aux réalisations d’avenir. Il importe, dès
+lors, qu’en cours de route la fantaisie ne reprenne
+pas son vol. Votre influence, à cet égard, doit être
+décisive. Je compte sur vous pour ramener, si
+besoin est, l’imagination de René au point de vue
+solide qui est le mien. Comment ? affaire à vous :
+un philosophe en sait plus que moi sur ce sujet
+et vous avez le champ libre. René m’écrivant à
+peu près chaque jour, je me réserve d’apprécier
+votre action, et même, s’il est utile, de vous faire
+part de mes remarques…</p>
+
+<p>Tout cela, net, jeté de haut, avec des nuances
+assez marquées pour ne pas échapper : dédain
+évident du fils aîné, inflexion attendrie dès que
+passait le nom de René.</p>
+
+<p>Je m’inclinai sans discuter. Je quittais la cour
+de l’hôtel quand René me rejoignit.</p>
+
+<p>— Puisque vous vous en allez, dit-il, me permettez-vous
+de vous escorter un peu, histoire
+de faire vraiment connaissance ?</p>
+
+<p>Et ce que je prévoyais, suivit. Après la mère,
+le fils.</p>
+
+<p>— Amis ou ennemis ? poursuivit-il.</p>
+
+<p>J’affectai de me méprendre :</p>
+
+<p>— De qui parlez-vous ?</p>
+
+<p>— Mais de nous, bien entendu.</p>
+
+<p>Il prit mon bras d’un geste cordial, et
+gaiement :</p>
+
+<p>— Allons, j’abats mon jeu. Je n’ai aucune
+envie de m’ennuyer pendant le voyage. Il dépend
+de vous que nous en jouissions sans arrière-pensée,
+puisque vous représentez auprès de moi
+l’autorité, c’est-à-dire, maman. (Il disait maman.)
+Or j’adore maman, elle m’adore, mais nous
+sommes aux antipodes. Maman est un homme
+d’action. Jadis elle menait l’usine à la baguette :
+aujourd’hui, à défaut de mieux, son empire
+s’exerce sur les domestiques, sur la pauvre Lapirotte,
+surtout sur moi. Par malheur, je représente
+le dernier lot d’ambitions réalisables. Dieu me
+pardonne ! maman rêve pour moi de grand
+monde, de fortune, enfin d’un tas de choses qui
+me sont parfaitement indifférentes et même me
+semblent désagréables. Jugez des désillusions que
+je procure ! Est-ce ma faute si j’aime flâner, si la
+paresse est mon fait, enfin si la moindre petite
+fleur bleue me paraît plus enviable qu’une place
+de ministre ? Oh ! je me connais, allez ! Je sais
+aussi que je suis très faible, à preuve que, de
+guerre lasse, j’ai juré d’aller au retour moisir
+dans une banque… Mais, de grâce, et sous prétexte
+d’entretenir mes bonnes intentions, allez-vous,
+le long de la route, m’accabler de sermons ?
+Plutôt que de subir la morale que j’entrevois, je
+préférerais renoncer à l’Italie !</p>
+
+<p>Je me mis à rire, conquis par un tel mélange
+de lucidité, de candeur et de rouerie :</p>
+
+<p>— Jurez-moi qu’une fois de retour, vous obéirez
+aux désirs de votre mère !</p>
+
+<p>Il tendit comiquement le bras :</p>
+
+<p>— Sur quelle tête faut-il prêter serment ?</p>
+
+<p>— En ce cas, topons. Bouclez vos malles ; on
+n’en parlera plus.</p>
+
+<p>Il eut une exclamation joyeuse :</p>
+
+<p>— Savez-vous que vous serez peut-être un compagnon
+aimable ?</p>
+
+<p>— Certainement votre ami.</p>
+
+<p>— Je commence à le croire.</p>
+
+<p>— J’en suis sûr !</p>
+
+<p>Et je rentrai surpris que deux êtres capables de
+s’exprimer l’un sur l’autre avec une telle clairvoyance
+et se sachant à ce point différents ne doutassent
+pas cependant que l’avenir fût impuissant
+à les séparer. J’avais compris, au surplus, que
+pour madame Manchon, il y avait d’un côté René
+et de l’autre le reste de l’univers représenté par
+l’abbé, mademoiselle Lapirotte, ou n’importe
+qui…</p>
+
+<p>Je n’ai plus qu’à courir pour achever ce qui
+me fut personnel dans cette histoire.</p>
+
+<p>Trois jours plus tard, je partais avec René et
+notre amitié commençait. D’elle je dirai seulement
+que j’éprouvai très vite les sentiments d’un
+jeune père pour un grand fils et que cette affection
+m’était rendue.</p>
+
+<p>J’ai gardé aussi de notre commerce durant le
+voyage un souvenir attendri. René n’était pas uniquement
+ce qu’il avait dit : il était mieux. Cœur
+distrait, volontés fugitives, soit : en revanche, que
+d’élans à l’approche de l’art et toujours le goût
+du plaisir d’autrui pour arriver à mieux plaire !</p>
+
+<p>Je m’aperçus avec surprise qu’il connaissait
+peu la vie. L’éducation à domicile, l’habitude prise
+de se laisser guider par sa mère dans les moindres
+difficultés quotidiennes l’avaient en fait isolé du
+monde. Des quelques aventures que lui avait
+attirées sa tournure, il n’avait rapporté qu’un
+désir plus conscient de l’amour véritable. La
+froideur de son frère le laissait sans rancune.
+« Maman laisse trop voir sa préférence ; il y a là
+de quoi vexer même un curé ! » disait-il plaisamment.
+L’écart des âges, — près de dix ans, — pouvait
+d’ailleurs expliquer aussi cette attitude
+dont il avait pris son parti. Il nourrissait enfin une
+admiration mêlée de soumission clairvoyante à
+l’égard de madame Manchon : au contraire, il
+parlait rarement de son père et toujours comme
+d’un être dont la mémoire est indifférente : la
+place tenue par madame Manchon n’en était que
+plus grande.</p>
+
+<p>Un peu avant de rentrer, une lettre informa
+René des conditions de sa vie prochaine. La banque
+Chasseloup, de Semur, consentait à l’accueillir
+et à le traiter en associé. La province seule permet
+de trouver de ces combinaisons heureuses qui
+unissent les avantages d’un apprentissage rapide
+à la dispense de s’immobiliser dans les emplois
+inférieurs. Madame Manchon n’avait donc pas
+hésité à accepter le sacrifice d’une séparation
+momentanée. Au surplus, René, affirmait-elle,
+trouverait sur place, dès l’arrivée, des relations
+agréables, car l’abbé Manchon avait pour camarade
+de séminaire un prêtre de Semur fort
+répandu, l’abbé Valfour.</p>
+
+<p>René, après sa lecture, jeta la lettre au fond
+d’une valise et, maîtrisant son humeur, déclara :</p>
+
+<p>— N’y pensons plus : il sera temps d’y revenir
+une fois en route pour Semur.</p>
+
+<p>Trois semaines nous séparaient à peine de
+l’échéance. Elles passèrent comme un éclair. De
+retour à Paris, René venait me voir à peu près
+chaque jour. J’étais le confident de sa mélancolie :
+elle cédait aisément devant la moindre plaisanterie.
+Peut-être, au fond, découvrait-il déjà l’attrait
+de la liberté.</p>
+
+<p>Enfin, la veille du départ, je fus convié à un
+dîner d’adieu, en tous points semblable à celui
+que je viens de décrire. Mêmes convives, mêmes
+contrastes dans les attitudes : l’abbé plus silencieux
+encore, madame Manchon un peu nerveuse,
+Lapirotte assez souriante, René parfaitement
+gai.</p>
+
+<p>Après le repas, madame Manchon me fit
+asseoir près d’elle et me remercia d’un ton ému :</p>
+
+<p>— J’apprécie votre tact, me dit-elle ; il est
+excellent que vous soyez devenu l’ami de mon fils.
+Dans quelques années, je tâcherai de lui trouver
+la compagne qui me remplacera près de lui et
+ma tâche sera terminée.</p>
+
+<p>— Pourquoi vous remplacer ? répliquai-je en
+riant : je vois très bien René trouvant à Semur
+une femme charmante, et vous-même ravie de
+diriger deux enfants au lieu d’un.</p>
+
+<p>— A Dieu ne plaise ! s’écria-t-elle. René, seul,
+choisirait au rebours du sens commun. Et puis…
+ce n’est pas pressé…</p>
+
+<p>A défaut du ton qui s’efforçait de rester plaisant,
+l’expression du visage devenu fermé en
+disait long sur ce manque de hâte.</p>
+
+<p>— De quoi parlez-vous donc ? dit René s’approchant
+de nous.</p>
+
+<p>— De votre prochain mariage.</p>
+
+<p>— Oh ! fit-il à son tour, d’un air comiquement
+effrayé, n’envisageons pas toutes les catastrophes :
+Chasseloup, par bonheur, n’a pas d’héritière.</p>
+
+<p>Madame Manchon répliqua :</p>
+
+<p>— Quelles que soient les héritières de Semur,
+aucune ne vaut qu’on s’y arrête : n’oublie pas
+que, dans six mois, tu reviendras ici…</p>
+
+<p>Les derniers mots de René, en me quittant,
+furent :</p>
+
+<p>— Si je fais là-bas des sottises, j’aurai du moins
+la consolation de vous en aviser. Comptez que
+j’écrirai souvent.</p>
+
+<p>Il a tenu parole. Presque tout ce qui va suivre
+est tiré de ses lettres. Je n’ai pas eu, comme
+Duclos, à quêter jour à jour les éléments d’un
+drame soigneusement célé par les auteurs : ils
+me sont venus sans effort, dans ma chambre de
+Paris, envoyés par l’intéressé devenu historien
+de la tempête qui devait l’emporter. Et vous
+ayant ainsi prouvé ma véracité, je n’ai plus
+qu’à m’effacer pour laisser parler les faits ; il est
+bien inutile, n’est-ce pas, d’y ajouter l’exposé
+d’impressions personnelles, demeurées par force
+lointaines et surtout impuissantes à rien modifier ?</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>II</h3>
+
+
+<p>Quatre mois après son arrivée à Semur, René
+en était au point suivant : installation confortable,
+vie monotone et chaste, relations clairsemées et
+couleur de province, ennui de vivre distillé par
+le contact des chiffres, mais contrebalancé par un
+optimisme imperturbable et un voyage à Paris
+tous les huit jours.</p>
+
+<p>Dans son existence, il se trouvait beaucoup de
+choses indifférentes, une seule insupportable et
+une dernière agréable.</p>
+
+<p>La chose insupportable était l’hostilité de l’habitant,
+dont il se sentait enveloppé, hostilité latente
+et tenace qui lui infligeait l’humiliation de ne
+pouvoir, pour la première fois de sa vie, désarmer
+l’adversaire. La chose agréable était la découverte
+de la campagne de chez nous. Il y trouvait
+en effet comme un reflet de sa propre image, je
+veux dire un mélange de séduction et de joie.</p>
+
+<p>Au total, plus d’ennui que d’agrément ; toutefois
+aucune humeur, et une résignation d’autant
+plus aisée qu’elle ne cessait d’escompter l’imprévu.</p>
+
+<p>Or, un après-midi de mars, si je ne me trompe,
+il arriva que séduit par la lumière jeune et la
+tiédeur de l’air, René décida de partir en promenade
+et fit une longue course.</p>
+
+<p>Comme il était sur le retour, vers quatre heures,
+à la nuit tombante, le ciel devint d’abord maussade,
+puis chargé de nues, enfin commença de se
+déverser en pluie rageuse. Imprévoyant à l’ordinaire,
+René avait pour seule protection un manteau
+léger. Par bonheur, la gare se montrait
+proche : il put l’atteindre, s’y abrita et, résigné,
+attendit une accalmie qui ne vint pas.</p>
+
+<p>Il paraît qu’à Semur la gare est à vingt minutes
+de la ville. C’est aussi une gare à peu près sans
+trains et sans voyageurs. Il n’est pas question d’y
+trouver une voiture.</p>
+
+<p>Regardant l’averse qui se prolongeait, René
+décida :</p>
+
+<p>— Prenons patience ; il est vrai que je dîne ce
+soir chez les Traversot, mais le repas est pour
+sept heures : d’ici là, j’aurai revu le ciel à sec.</p>
+
+<p>Et il songea aux Traversot. Il connaissait
+madame pour lui avoir rendu une ou deux visites,
+monsieur pour l’avoir aperçu dans la rue, et la
+fille point du tout. L’invitation reçue était donc la
+première. Il la devait à l’abbé Valfour qui avait
+promis de le venir prendre, ayant à cœur de l’introduire
+lui-même dans les salons de l’hôtel de
+Thil.</p>
+
+<p>« Invitation doublement précieuse, avait dit
+l’abbé, car les Traversot reçoivent peu et seulement
+à bon escient. »</p>
+
+<p>Précieuse ou non, elle occuperait un soir. Il
+n’est jamais non plus désagréable de se rendre en
+pays inconnu. Si par hasard on y trouve mieux
+que son attente, la surprise enchante : sinon, la
+déception est nulle.</p>
+
+<p>Une demi-heure avait passé sans que s’altérât
+la bonne humeur de René, sans qu’aussi âme qui
+vive parût dans la gare, quand une femme entra,
+vêtue de deuil et un paquet à la main. A grand-peine,
+elle découvrit un employé, expédia le
+paquet, et s’apprêta à repartir.</p>
+
+<p>Bien qu’enveloppée dans un manteau de pluie,
+coiffée de crêpes et à peu près invisible, cette
+femme avait une tournure jeune et la mise avenante.</p>
+
+<p>La voyant ouvrir un parapluie, René, qui
+sentait l’ennui le gagner, eut alors une idée plaisante
+et l’abordant :</p>
+
+<p>— Mademoiselle, dit-il, il est d’usage que, par
+un temps de déluge, les hommes offrent aux
+femmes leur parapluie. Si vous rentrez dans
+Semur, serait-il indiscret de vous prier d’inverser
+les rôles en m’accordant une part d’abri sous le
+vôtre ?</p>
+
+<p>Reconnaissez que de tels propos sont de ceux
+dont on serait le moins tenté de se défier, et qui
+vraiment semblent, entre tous, sans conséquence :
+après eux, cependant, l’avenir de deux familles
+était joué. On croit ne pas avoir bougé, déjà on
+roule dans le gouffre. Ah ! les moyens du destin
+sont simples ! S’ils ne l’étaient pas d’ailleurs, on
+les reconnaîtrait tout de suite, et ce ne serait
+plus le destin.</p>
+
+<p>Étonnée qu’on lui parlât, la femme tourna la
+tête avec un air de crainte. La vue de René la
+rassura. Nul doute qu’il n’eût été aperçu maintes
+fois auparavant par celle dont il sollicitait les
+bons offices. Qui sait même si la requête ne fut
+pas accueillie avec empressement ? Quoi qu’il en
+soit, la réponse vint aussitôt :</p>
+
+<p>— Volontiers, monsieur, à condition que vous
+accepterez de porter vous-même cet objet encombrant
+que le vent, tout à l’heure, s’obstinait à
+vouloir retourner.</p>
+
+<p>— Cela va de soi, fit René. Bien qu’il n’y ait
+personne, sauf nous, à se hasarder dans pareille
+tempête, vous aurez ainsi l’air d’être mon obligée
+et les convenances seront sauvegardées.</p>
+
+<p>Elle eut un petit haussement d’épaules :</p>
+
+<p>— Simplement, ce sera commode. Les convenances
+me sont indifférentes.</p>
+
+<p>Il prit le parapluie, le tendit à bout de bras
+pour protéger sa compagne imprévue et, côte à
+côte, ils partirent…</p>
+
+<p>On n’avait pas avancé de vingt pas que, pour
+éviter de choir dans les flaques, l’un dut aller à
+droite, l’autre à gauche. Il en résultait que René
+était au sec et la femme à la pluie.</p>
+
+<p>— Je crois, dit-il, que la sagesse serait de
+rester à mon bras.</p>
+
+<p>La femme répondit encore avec la même décision :</p>
+
+<p>— En effet, je le crois plus pratique.</p>
+
+<p>Ayant fait comme il demandait, ils marchèrent
+désormais collés l’un à l’autre pour mieux tenir
+tête à l’ondée. Le bras de l’inconnue pesait sur
+celui de René juste assez pour laisser apercevoir
+son ferme contour, mais sans abandon qui eût
+donné du plaisir.</p>
+
+<p>Résolu à ne pas remercier sa compagne par un
+silence gênant, et égayé par l’aventure, René
+reprit :</p>
+
+<p>— Il est bien heureux que les convenances
+vous soient indifférentes.</p>
+
+<p>— Pourquoi ?</p>
+
+<p>— Ce que vous m’accordez est fort compromettant.</p>
+
+<p>— Vous avez peur pour vous ?</p>
+
+<p>— Pour tous les deux.</p>
+
+<p>— Hé bien ! monsieur, si, à la réflexion, vous
+pensez avoir commis une sottise en me demandant
+service, vous êtes libre de me quitter à l’entrée du
+faubourg. Je ne voudrais à aucun prix que votre
+réputation fût atteinte, parce qu’on vous aurait
+aperçu à mon bras.</p>
+
+<p>Raillerie ou aveu discret d’une profession douteuse ?
+René brusquement se demanda : « Qui
+est-ce ? » L’aisance avec laquelle on avait accueilli
+son escorte, la liberté qu’on offrait de lui rendre,
+indiquaient pour le moins des allures inaccoutumées
+en province, dans la bonne société.
+D’autre part, la distinction du ton, le tour aisé,
+marquaient l’usage du monde. Pour décider, il
+eût suffi sans doute d’apercevoir le visage : mais
+allez découvrir un visage sous des crêpes, et
+quand les becs de gaz, espacés de loin en loin,
+servent à jalonner la route plutôt qu’à l’éclairer !</p>
+
+<p>Il fallait cependant prendre parti : au risque
+de se tromper à fond, il prit l’aveu pour bon.</p>
+
+<p>— Me lâcher au Bourg-Voisin, s’écria-t-il allégrement ;
+voilà qui tomberait mal, quand je
+compte au contraire vous prier de faire peut-être
+un détour pour me ramener à ma porte !</p>
+
+<p>— Vraiment ! vous souhaitez à ce point de
+n’être pas mouillé ?</p>
+
+<p>— Je souhaite surtout profiter de votre compagnie.</p>
+
+<p>— Oh ! la compagnie d’une inconnue !…</p>
+
+<p>— Il ne tient qu’à vous de ne plus l’être. Qui
+dois-je remercier de m’abriter de la pluie en me
+procurant une heure charmante ?</p>
+
+<p>La femme eut un rire discret :</p>
+
+<p>— Mille regrets : je sauve les messieurs qui se
+noient, mais ne leur dis pas mon nom.</p>
+
+<p>— Même s’ils insistent pour le connaître ?</p>
+
+<p>— Dans ce cas, de préférence.</p>
+
+<p>— Voilà qui est absurde !</p>
+
+<p>— Très sage au contraire. Le bien qu’on fait
+au prochain ne se pardonne que s’il est anonyme.</p>
+
+<p>— Si je tenais pourtant à vous être reconnaissant ?</p>
+
+<p>— Je ne goûte pas ce genre de sentiment.</p>
+
+<p>— Alors, restent les autres.</p>
+
+<p>— Quels autres ?</p>
+
+<p>— Tous, y compris l’amour…</p>
+
+<p>— Voulez-vous avoir l’obligeance de me rendre
+mon parapluie ?</p>
+
+<p>— Prétendez-vous me renvoyer sous l’averse ?</p>
+
+<p>— Plutôt que d’aborder les sottises, je n’hésite
+pas.</p>
+
+<p>— Je me tairai donc.</p>
+
+<p>Imaginez ceci dans les bourrasques, les
+répliques ramassées au vol, pour être renvoyées
+de même, comme avec des raquettes, un libertinage
+discret se jouant sous les mots, la jeunesse
+irrésistible de deux voix qui ne cachent pas leur
+amusement, et comprenez que, trompé au jeu,
+René se soit laissé entraîner : quel autre à sa
+place n’aurait agi de même ?</p>
+
+<p>Il reprit donc après un temps de silence affecté :</p>
+
+<p>— Est-il défendu aussi de parler de la ville, en
+général ?</p>
+
+<p>— Autant vaudrait peut-être nous entretenir
+des giboulées de mars.</p>
+
+<p>— Puisque vous habitez ce lieu paisible, comment
+se fait-il que je ne vous aie jamais rencontrée ?</p>
+
+<p>— C’est probablement que vous regardez mal.</p>
+
+<p>— Je vous demande pardon : je ne manque
+jamais de regarder une femme.</p>
+
+<p>— Il paraît que non.</p>
+
+<p>— … A moins qu’elle ne soit tellement laide,
+évidemment !…</p>
+
+<p>— Ce doit être mon cas.</p>
+
+<p>— Vous vous calomniez.</p>
+
+<p>— Qu’en savez-vous ?</p>
+
+<p>— Votre démarche suffit : parions que vous
+êtes ravissante.</p>
+
+<p>— Vous perdriez.</p>
+
+<p>— Parions toujours… et levez votre voilette.</p>
+
+<p>— Le Ciel m’en préserve ! Pour une fois où je
+fais illusion, je tiens à ne pas dissiper le charme.</p>
+
+<p>Dans l’ardeur du dialogue, ils avaient ralenti le
+pas et même oublié que le ciel se répandait en
+cataractes. A ce moment, une rafale plus violente
+les enveloppa de son humidité glacée. D’instinct,
+la femme se serra contre René.</p>
+
+<p>— Vous ne prenez pas froid, j’espère, dit celui-ci
+anxieux.</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— Le parapluie à deux est une solution
+moyenne qui, selon la règle, ne garantit personne.</p>
+
+<p>— Voilà un remords tardif.</p>
+
+<p>— Il n’en est que plus cuisant. En vérité, je
+suis confus de vous protéger si mal et j’aimerais
+vous protéger tout à fait.</p>
+
+<p>— Comment l’entendez-vous ?</p>
+
+<p>— A votre gré.</p>
+
+<p>— Ah ! pour le coup, que deviendrait, dans la
+ville, votre réputation ?</p>
+
+<p>Une nouvelle rafale, pire que la première, les
+enveloppa. Avant de céder enfin, l’ondée prétendait
+balayer tout ce qui avait mine de la
+braver. Ils durent s’arrêter, attendre un instant
+sans parler. Abrités sous le parapluie, que
+secouaient de violents ressauts, ils mêlaient
+presque leurs souffles. Des amants n’eussent pas
+été plus étroitement blottis.</p>
+
+<p>Soudain le vent expira, tel une bête hors
+d’haleine. Un calme de mort s’abattit alentour.
+La tempête venait de s’enfuir, ne laissant après
+elle qu’un peu de pluie fine à travers la brume
+redevenue tiède.</p>
+
+<p>Surpris par un changement si rapide, ils s’attardèrent
+dans la même position, juste assez pour
+sentir leurs cœurs battre : puis la femme tenta
+de dégager son bras.</p>
+
+<p>— Je crois, murmura-t-elle, que c’est terminé.</p>
+
+<p>— Où demeurez-vous ? demanda brusquement
+René.</p>
+
+<p>— Que vous importe ?</p>
+
+<p>— Puisque le temps est remis, n’est-ce pas le
+moins que je vous escorte jusqu’à votre domicile ?</p>
+
+<p>— Je vous en dispense.</p>
+
+<p>— Et si je vous suivais ?…</p>
+
+<p>— Avisez-vous-en !</p>
+
+<p>— Alors, votre adresse ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— J’enrage de ne savoir qui je dois remercier !</p>
+
+<p>— Je vous ai déjà dit que mes charités sont
+anonymes : mais voici qu’il ne pleut plus, rendez-moi
+mon bien comme je vous rends la liberté.</p>
+
+<p>En même temps le bras de l’inconnue parvint à
+se détacher tout à fait, mais René n’était pas disposé
+à obéir. Ils continuèrent de marcher, cette
+fois séparés, cependant qu’on ne savait quoi de
+trouble semblait se glisser entre eux.</p>
+
+<p>— C’est bien rue Saint-Jean que vous allez ?
+reprit-elle quand elle comprit que René avait
+résolu de persister dans son escorte.</p>
+
+<p>Il ne put réprimer un mouvement de dépit :</p>
+
+<p>— Ainsi, vous connaissez qui je suis, et vous
+prétendez garder pour vous tout ce qui vous
+concerne, fût-ce votre prénom ? Lequel est-ce ?
+Marcelle ?… Yvonne ?…</p>
+
+<p>Un nouveau rire railleur interrompit l’énumération.</p>
+
+<p>— … ou Colette, ou Thérèse… Choisissez.</p>
+
+<p>— Thérèse, en effet…</p>
+
+<p>— Pourquoi pas Colette ?</p>
+
+<p>— Parce que, telle que vous êtes, vous ne pouvez
+que parler gaiement de choses graves.</p>
+
+<p>— Vaudrait-il mieux parler gravement de
+choses gaies ?</p>
+
+<p>— Soit : je me résigne. Je me contenterai
+d’une seule réponse à une question… générale.</p>
+
+<p>— Gardez-la pour vous : elle doit être indiscrète.</p>
+
+<p>— Aimez-vous ?</p>
+
+<p>— Ceci, en effet, passe la mesure !</p>
+
+<p>— Qui que vous soyez, pourtant, vous devez
+bien conjuguer le verbe, comme tout le monde.
+Le temps seul diffère : passé, présent ou futur.
+On aime, on a aimé, ou on aimera !</p>
+
+<p>La femme cette fois se tut. René s’enhardit :</p>
+
+<p>— Si vous avez besoin d’un professeur…</p>
+
+<p>Et se rapprochant d’elle :</p>
+
+<p>— Après tout, je ne suis pas très fort en grammaire,
+mais à deux, on tournerait les pages et
+la leçon irait d’elle-même…</p>
+
+<p>La femme persistait à se taire. Il était possible
+que cette audace lui plût. Sait-on jamais quelles
+émotions contradictoires traversent un cœur ? Les
+plus honnêtes, à une heure donnée, écoutent
+complaisamment la voix de la folie, quitte à s’enfuir
+ensuite, et même à regretter d’avoir fui.</p>
+
+<p>— Vous ne parlez pas ?… De grâce, ne vous
+hâtez pas ainsi. J’aperçois déjà Notre-Dame : que
+j’aie le temps de m’expliquer un peu… Vous imaginez
+peut-être que je suis heureux ? vous vous
+trompez. Si vous vous doutiez seulement comme
+il est triste, chaque soir, de rentrer dans une
+chambre déserte, et de contempler des chenêts,
+en tête-à-tête eux-mêmes avec des bûches ! Que
+de fois j’ai rêvé d’un hasard, tel que celui-ci, qui
+mettrait sur ma route une amie… oh ! pas n’importe
+laquelle !… pareille à vous, dont le rire
+serait gai et l’âme profonde, tour à tour jeune et
+réfléchie, ironique et pitoyable… Supposons
+qu’après l’avoir longtemps attendue, je la rencontre
+enfin, et qu’elle soit là… Ce n’est qu’une
+supposition… Avec quelle ardeur alors je la supplierais
+de s’arrêter un instant, de rester silencieuse
+si cela lui plaît, et de m’écouter ! Ensuite ?…
+ensuite, je reprendrais son bras, doucement je
+l’attirerais vers moi pour qu’elle sentît mon cœur
+battre, je pencherais sa tête et malgré le voile…</p>
+
+<p>Tout en parlant, il faisait comme il disait,
+ramenait à lui le visage de l’inconnue, et celle-ci,
+devenue tout à coup passive, comme soustraite à
+la réalité, ne résistait pas. Une seconde, elle
+ferma les yeux, eut l’air d’appeler le baiser qui
+s’approchait : mais brusquement, René la sentit
+se raidir.</p>
+
+<p>— De grâce, fit-elle d’une voix défaillante.</p>
+
+<p>— Il n’est plus temps ! Veux-tu ?…</p>
+
+<p>Victorieux, il venait d’atteindre la bouche convoitée,
+y appliquait la sienne et même crut sentir
+qu’un abandon consentant et apaisé répondait à
+sa prise imprévue… Soudain le réveil, un recul
+violent… D’un effort désespéré, l’inconnue s’est
+soustraite à l’étreinte, se rejette à l’arrière. A distance,
+ils se regardent, avec l’expression étrange
+qu’ont les gens, réveillés subitement par un coup
+brutal frappé au dehors, et René songe : « Me
+serais-je trompé ? Ne serait-elle pas ce que j’ai
+cru ? » Elle, de son côté, après avoir à demi
+relevé sa voilette, passe une main crispée sur sa
+bouche. Un intervalle suit, incertain… Enfin,
+d’une voix sourde, où l’on ne saurait ce qui l’emporte
+de la rancune, de la raillerie ou du mépris :</p>
+
+<p>— Compliments, cher monsieur ! vous avez
+une manière bien à vous de reconnaître les services
+qu’on vous rend ! Il est possible que j’aie
+profité d’une heure d’incognito pour laisser courir
+les mots sans me soucier de leur valeur. Il n’y
+a pas tant de distractions dans l’existence ! Malheureusement,
+j’avais oublié que, dès qu’une
+femme est près d’un homme, il se croit obligé
+d’offrir son amour, et lequel !… Ce qui vient de
+se passer en fixe la qualité. Merci bien.</p>
+
+<p>Il tenta de l’interrompre :</p>
+
+<p>— Je vous conjure de croire que les sentiments
+que j’exprime…</p>
+
+<p>Mais à son tour, elle coupa la phrase et de plus
+en plus ironique :</p>
+
+<p>— Mon parapluie, je vous prie… Il est curieux
+de voir comme certaines phrases paraissent tout
+à coup ridicules, quand on les accole à celles de
+la vie réelle… Là… nous voilà quittes, ou plutôt,
+nous ne pouvons plus l’être. La vie, décidément,
+est bien toujours pareille : quel que soit l’agrément
+de la promenade, les uns reviennent trempés
+et les autres au sec.</p>
+
+<p>— Quand vous reverrai-je ? interrompit de nouveau
+René que ce persiflage achevait d’exciter.</p>
+
+<p>Elle haussa les épaules et s’éloigna sans répondre.</p>
+
+<p>— Il ne sera pas dit… reprit René, se précipitant
+pour la rejoindre.</p>
+
+<p>— Un pas de plus et je sonne au hasard pour
+appeler du secours, fit-elle encore se retournant.</p>
+
+<p>Cette fois, il n’y avait qu’à obéir. Immobile,
+déconcerté, il la suivit des yeux, jusqu’à ce qu’il
+l’eût vue disparaître. Ensuite, il écouta le bruit
+des ruisseaux qui achevaient de se déverser dans
+l’égout, ne vit plus autour de lui que des pavés
+ruisselants, une solitude complice :</p>
+
+<p>— Singulière fille ! murmura-t-il. Dommage
+d’en rester là… Mais qui est-ce ? Bah ! je la
+retrouverai peut-être… et sinon, je lui devrai
+toujours un retour distrayant.</p>
+
+<p>A ce moment, l’horloge de Notre-Dame commençait
+de sonner.</p>
+
+<p>— Quoi ! Six heures et demie ? Quel retard
+pour se présenter chez les Traversot !</p>
+
+<p>Sa légèreté reprenant le dessus, il ne pensa
+plus qu’à regagner du temps. A grands pas, il
+atteignit son domicile…</p>
+
+<p>Depuis un quart d’heure déjà, roulé dans un
+grand manteau de pluie, pareil à un ballot d’étoffes
+que surmontait, en guise d’étiquette, une boule
+ronde et rose qui était sa tête, l’abbé Valfour
+faisait les cent pas devant la porte. A la vue de
+René, il eut un geste soulagé :</p>
+
+<p>— Je commençais à désespérer !…</p>
+
+<p>— Excusez-moi, dit celui-ci ; bloqué par l’averse,
+j’ai laissé passer la consigne : heureusement, je
+suis leste. Montons.</p>
+
+<p>Puis, parvenus au salon qui précédait la
+chambre :</p>
+
+<p>— Installez-vous là : le temps de changer de
+vêtements… dans dix minutes, je suis à vous.
+Par-dessus le marché, la porte reste entr’ouverte.
+Rien ne nous empêche de converser, tandis que
+je m’habille…</p>
+
+<p>L’âme rassérénée, l’abbé Valfour retira son
+manteau, tendit sur son abdomen sa belle ceinture
+de cérémonie que la marche sous la pluie
+avait un peu froissée, enfin, planté devant la
+glace, remit dans l’axe son rabat. Ceci fait, et
+parce qu’il était naturellement incapable de retenir
+ses pensées, il entama un soliloque qui s’adressait
+aussi bien aux murs d’alentour qu’à René, en train
+de procéder à sa toilette dans la pièce voisine.</p>
+
+<p>— Vous avez beau vous prétendre leste, hâtez-vous…
+Je crois les Traversot stricts sur l’heure :
+ne gâtez pas votre chance par une première
+inexactitude que le temps excuse, mais qui marquerait
+à tort des habitudes jugées fâcheuses… Ce
+que j’en dis est pour le père : Madame n’est que
+charité et indulgence… Il le faut bien, d’ailleurs,
+car entre nous, son mari ne lui a pas donné toujours,
+paraît-il, les satisfactions de l’époux modèle.
+Quant à la fille, mademoiselle Annette… une
+personne accomplie… toutes les grâces… toutes
+les vertus… Ah ! celui qui l’épousera pourra se
+vanter d’être béni par la Providence ! Si vous songiez
+à vous marier, je vous dirais… mais, hélas !
+vous n’y songez pas… Les jeunes gens, maintenant,
+attendent d’être mûrs avant de fonder une
+famille. Méthode déplorable, qui explique d’ailleurs
+nombre de ménages mal assortis et tournant
+de travers…</p>
+
+<p>Dans la chambre, la voix de René interrogea :</p>
+
+<p>— Mon cher abbé, m’expliquerez-vous aussi
+pourquoi les curés, qui ne se marient pas, songent
+toujours à marier les autres ?</p>
+
+<p>Le discours reprit :</p>
+
+<p>— C’est, mon enfant, que connaissant mieux
+que personne la qualité des âmes, nous nous rendons
+un compte exact de leurs besoins. En ce
+qui vous concerne, si je m’en rapporte par exemple
+à votre cher frère…</p>
+
+<p>— Allons donc ! ce serait bien la première fois
+que mon cher frère, comme vous le nommez,
+s’occuperait de moi !</p>
+
+<p>— Vous vous trompez, mais passons… Je
+racontais que mademoiselle Annette…</p>
+
+<p>— De grâce, un renseignement : dites-moi
+d’abord si ce n’est point une personne svelte, de
+taille moyenne, vêtue de noir, et circulant le soir
+sans autre chaperon que son parapluie ?</p>
+
+<p>— Vous raillez ! Une Traversot sortir seule
+dans la rue !… Mais pourquoi cette description ?</p>
+
+<p>— Pour rien : une image qui s’obstine à me
+poursuivre.</p>
+
+<p>— Ah ! mon enfant, je crains qu’il n’y ait
+encore là quelque imprudence sous roche ! Gardez-vous
+des imprudences ! Toujours dangereuses,
+elles peuvent le devenir ici plus qu’ailleurs.</p>
+
+<p>A ce point, il y eut un court silence. Brusquement,
+la voix de René reprit :</p>
+
+<p>— Mon cher abbé, j’ai envie de vous confier
+une chose invraisemblable et que vous ne comprendrez
+certainement pas.</p>
+
+<p>— Taisez-la donc, surtout si elle ne peut être
+utile ni à l’un, ni à l’autre.</p>
+
+<p>— Est-ce la perspective du dîner que nous
+allons faire, la détente de l’air après la giboulée,
+ou vos propos matrimoniaux, ce soir, j’ai envie
+d’aimer à tort et à travers.</p>
+
+<p>— Oh ! mon cher enfant, pourquoi pas tout
+droit ?</p>
+
+<p>— Tout droit, si cela se trouve, mais sait-on
+jamais ? L’amour est une façon d’aérolithe qui
+tombe sur la tête à l’heure où l’on y songe le
+moins : quelquefois dans la rue…</p>
+
+<p>— Pourquoi pas autour d’une table… tout à
+l’heure par exemple ?</p>
+
+<p>— Vous m’effrayez : auriez-vous comploté ?…</p>
+
+<p>— Rien du tout : je vous avertis seulement que
+ce serait sans inconvénient… bien au contraire…
+à votre point de vue, s’entend…</p>
+
+<p>— Vous semblez croire en revanche qu’au point
+de vue Traversot…</p>
+
+<p>— De grâce, le temps presse : ne me faites
+point dire ce que j’ignore.</p>
+
+<p>— Je suis prêt.</p>
+
+<p>— Alors en route !</p>
+
+<p>Ayant vivement ramené son manteau, M. l’abbé
+Valfour descendit le premier. René suivait, achevant
+de s’équiper. Ils s’engagèrent ensuite dans
+la nuit claire, sous un ciel lavé. Ils avançaient
+d’une allure allègre, comme si chacun d’eux eût
+nourri des pensées également claires.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>III</h3>
+
+
+<p>Avez-vous remarqué que plus les idées sont
+claires et moins elles ont chance d’être justes ? La
+vérité n’est jamais simple, ni conforme à la
+logique.</p>
+
+<p>En se rendant à l’hôtel de Thil, l’abbé Valfour
+songeait :</p>
+
+<p>« Puisque l’abbé Manchon souhaite que je marie
+son frère, puisque ce jeune homme semble fort
+disposé à trouver toutes les femmes à son gré,
+j’aurai, quoi qu’il arrive, l’approbation des Manchon.
+Si je parviens tout à l’heure à convaincre
+madame Traversot, la partie est gagnée ; mais,
+arriverai-je à la convaincre ? »</p>
+
+<p>Pareillement, René calculait :</p>
+
+<p>« J’aurais dû pressentir qu’un dîner à Semur
+cache toujours une intention : celles de l’abbé
+ont au moins le mérite de se montrer sans fard.
+Tout de même, si j’ai l’amour en tête ce soir,
+cela ne signifie pas que je rêve d’avoir la corde au
+cou. La petite Traversot en sera pour ses frais. »</p>
+
+<p>Tous deux se trompaient lourdement. Raison
+de plus pour se croire raisonnables, et c’est pourquoi
+on les vit arriver, d’un pas également preste,
+l’un et l’autre souriant à la soirée qui s’annonçait.</p>
+
+<p>Un extra, recruté pour la circonstance, aida
+« ces messieurs » à se dépouiller de leurs manteaux
+dans le vestibule grandiose qui donne accès
+à l’hôtel de Thil, puis ouvrit une porte à deux
+battants et jeta leurs noms avec solennité. Ce fut
+ensuite comme une entrée dans un nouveau
+monde, le grand monde de province, pompeux,
+suranné, mais qui garde jusque sous la troisième
+République un reflet de l’honnêteté du grand
+siècle.</p>
+
+<p>A l’apparition de l’abbé qui, naturellement,
+passa le premier, tous les Traversot se levèrent.
+Vous vous rappelez qu’ils étaient trois. Depuis un
+certain temps déjà, ils attendaient leurs invités,
+l’œil à la pendule, assis sur des fauteuils de Beauvais
+qu’on avait dépouillés de housses pour la
+circonstance, et incapables d’y trouver leurs aises,
+car il faut pour cela avoir l’habitude d’un siège, et
+ceux-ci ne servaient qu’aux jours de réception.</p>
+
+<p>Madame Traversot avança, les mains tendues.
+Petite, fort grasse, elle mettait le principal de ses
+élégances dans l’ondulation de ses cheveux blancs.
+M. Traversot saluait à l’arrière. Il était, à l’inverse
+de sa femme, grand, maigre et chauve.</p>
+
+<p>Enfin se présenta Mademoiselle.</p>
+
+<p>— Ma fille, dit simplement madame Traversot,
+la désignant à René.</p>
+
+<p>Et l’on resta debout, dans le salon à demi
+éclairé : l’éclairage entier était réservé pour le
+retour.</p>
+
+<p>Gravement s’échangèrent des propos inutiles
+sur le temps affreux. On s’enquérait des santés.</p>
+
+<p>— Vous allez bien ?</p>
+
+<p>— A merveille.</p>
+
+<p>On ne va jamais mieux que dans les circonstances
+solennelles, même si l’on va mal.</p>
+
+<p>L’extra reparut presque aussitôt.</p>
+
+<p>— Madame la baronne est servie !</p>
+
+<p>Les Traversot, chez eux, portaient couronne :
+le contraire eût gêné dans ce cadre. On se rendit
+à la salle à manger sans offrir le bras, madame
+Traversot ne trouvant pas convenable d’imposer
+le sien à un ecclésiastique. Elle distribua ensuite
+les places : l’abbé à sa droite, René à sa gauche,
+en face d’elle M. Traversot, Annette entre son père
+et M. Valfour. Ainsi René aurait toutes facilités
+pour regarder, mais sans risque de conversations
+compromettantes.</p>
+
+<p>J’ai eu entre les mains une photographie d’Annette
+Traversot. Elle aidait à comprendre les premières
+impressions de René…</p>
+
+<p>Jolie, évidemment : ou plutôt gracieuse, avec
+de la réserve, je ne sais quoi de guindé qui
+marque l’excès des bonnes manières et, grâce au
+dessin du front, une expression particulière de
+ténacité. On rencontre fréquemment ce type à
+Saint-Thomas d’Aquin. Il est caractéristique d’une
+éducation et d’un milieu.</p>
+
+<p>Ce soir-là, absorbée par le souci de surveiller
+directement le service, ne répondant que si on
+l’interrogeait, elle semblait trouver normal d’occuper
+le bout de table et de ne compter pour rien.
+Je ne sais pourquoi René jugea aussitôt qu’elle
+n’aurait pu se nommer autrement qu’Annette.
+Les noms de baptême ne sont pas indifférents
+autant qu’on le suppose : j’imaginerais plutôt
+qu’ils attachent à qui les porte une part de destinée.
+On ne concevait pas Annette Traversot en
+Célimène : on la voyait d’instinct pénitente de
+M. Valfour et soumise avec résignation aux règles
+d’une politesse inexorable.</p>
+
+<p>Quel contraste d’ailleurs avec les parents :
+M. Traversot distrait, principalement occupé de
+faire valoir l’argenterie, la vaisselle, toutes choses
+qui dévoraient sa vie ; madame courant les lieux
+communs, ayant opinion sur n’importe quel sujet
+comme d’autres ont pignon sur rue, et si convaincue
+de penser juste qu’elle ne prenait cure
+des réponses…</p>
+
+<p>René conclut :</p>
+
+<p>— Pauvre fille… Ce doit être Cendrillon, sans
+pantoufles.</p>
+
+<p>Il ne se rendait pas compte que cette appréciation
+était déjà une nouveauté. Jusqu’alors, il
+n’avait jugé les femmes qu’au seul point de vue
+des sens. Annette, pour la première fois, lui suggérait
+la pensée d’une âme. Il y avait loin encore
+de l’évocation de Cendrillon au désir de jouer le
+rôle de Prince Charmant, — fût-ce pour un soir, — mais
+beaucoup moins qu’on ne le suppose…</p>
+
+<p>Le repas achevé, on revint au salon. Une détente
+transformait les visages. L’abbé Valfour, les mains
+glissées dans sa ceinture de soie, semblait tout à
+la satisfaction d’une digestion aisée, qu’accompagnait
+le souvenir de mets excellents. Madame Traversot,
+près de lui, savourait de même le plaisir
+d’un dîner sans accroc et, le plus difficile accompli,
+paraissait disposée à laisser filer une fin de soirée
+dépouillée de soucis. M. Traversot, enfin, ayant
+pris le bras de René, disait :</p>
+
+<p>— Puisque vous vous intéressez à l’art, je vais
+vous montrer des bibelots de famille qui, je le
+crois, méritent d’être vus.</p>
+
+<p>Annette, elle, avait disparu, sans doute pour
+donner un ordre.</p>
+
+<p>Tandis que les deux hommes s’apprêtaient à
+rechercher les bibelots annoncés, M. Valfour
+s’assit au coin de la cheminée où flambait un feu
+réconfortant.</p>
+
+<p>— Quand croyez-vous utile de réunir les mères
+chrétiennes ? demanda-t-il à madame Traversot.</p>
+
+<p>Et bien que son sourire restât pareil, on l’aurait
+cru vraiment suspendu à la réponse qui allait
+venir.</p>
+
+<p>— Si vous voulez bien me suivre, dit M. Traversot,
+les miniatures sont dans le petit salon.</p>
+
+<p>Il entraîna René, laissant l’abbé et madame
+Traversot devenir soudain deux points perdus
+dans l’immense pièce solennelle. Pour s’entretenir
+des mères chrétiennes, même Notre-Dame
+eût offert un asile moins propice. La cheminée,
+torchères allumées, flambait comme un autel.
+Aucun gêneur ne risquait de troubler le recueillement.
+Madame Traversot prit un air réfléchi ;
+sans doute cherchait-elle la date souhaitée, choix
+délicat, « car tant de personnes s’absentent en ce
+moment », quand, penché vivement, l’abbé reprit :</p>
+
+<p>— Puisque nous sommes seuls, vite ! votre
+opinion ?…</p>
+
+<p>Madame Traversot, qui était debout, lança un
+coup d’œil rapide vers le petit salon où les deux
+hommes stationnaient devant une vitrine, puis
+revenue à son attitude primitive :</p>
+
+<p>— Je crois que le troisième dimanche de carême
+serait le meilleur, répondit-elle d’un ton convaincu.</p>
+
+<p>Le front lisse de l’abbé perdit son poli marmoréen.
+Il ne s’était donc pas trompé ! Les difficultés
+viendraient de ce côté : elles commençaient…</p>
+
+<p>Au même instant, une voix jeune dit près de lui :</p>
+
+<p>— Un peu de café, monsieur l’abbé ?</p>
+
+<p>Annette venait d’approcher. Madame Traversot
+l’avait aperçue dans la glace. Ainsi s’expliquait
+qu’elle s’en tînt aux mères chrétiennes.</p>
+
+<p>L’abbé prit la tasse qu’Annette tendait :</p>
+
+<p>— Volontiers, mon enfant ; vous êtes charmante,
+ce soir.</p>
+
+<p>— Oh ! des compliments !…</p>
+
+<p>— Je vous regardais à table… Un peu trop
+sérieuse toujours, mais intéressée, n’est-il pas
+vrai ?… La jeunesse a besoin de jeunesse. Allez,
+mon enfant… Le café est brûlant… tout à fait à
+point…</p>
+
+<p>Déjà la jeune fille repartait, se dirigeant avec
+une autre tasse vers son père et René.</p>
+
+<p>— … Tout à fait à point…, murmura de nouveau
+l’abbé, sans toutefois se risquer à rencontrer
+les yeux de madame Traversot.</p>
+
+<p>Ce fut alors elle qui revint au sujet véritable.</p>
+
+<p>— Pourquoi, s’il est riche autant que vous
+l’affirmez, s’occupe-t-on de le marier à tout prix ?</p>
+
+<p>— Pas à tout prix, protesta M. Valfour entre
+deux gorgées.</p>
+
+<p>Du moment que madame Traversot avait spontanément
+recommencé, il reprenait courage.</p>
+
+<p>— Annette aura peu de chose.</p>
+
+<p>— Elle a son nom, la famille, la situation…</p>
+
+<p>— Seraient-ce des choses qui manquent à ce
+jeune homme ?</p>
+
+<p>— Non, certes !</p>
+
+<p>— Alors, je ne m’explique pas.</p>
+
+<p>— Je vais vous expliquer, au contraire…</p>
+
+<p>Inconsciemment, ils s’étaient mis à parler bas.
+De plus en plus, ils pouvaient se croire à Notre-Dame.</p>
+
+<p>— Et d’abord, si l’abbé tient à marier son frère,
+c’est par une délicatesse bien rare de notre temps
+et qui n’en est que plus touchante. Pour mon
+compte, je l’admire… Imaginez un apôtre… un
+apôtre s’efforçant que toutes les âmes, comme la
+sienne, conservent leur pureté virginale. Celle de
+son frère l’inquiète. Il pare d’avance à des dangers
+que, pour ma part, je trouve exagérés.</p>
+
+<p>— Voulez-vous dire que ce jeune homme…,
+interrompit madame Traversot.</p>
+
+<p>— Non, coupa l’abbé. Ce que j’en connais est
+parfait…, absolument. Quant à la famille, parfaite
+aussi… Industrielle, évidemment…, mais de
+souche honorable. Les papetiers, comme les verriers,
+passaient jadis pour gentilshommes.</p>
+
+<p>— Ils l’affirment, soupira madame Traversot
+indécise. Savez-vous seulement quel titre est
+attaché aux La Gilardière ?</p>
+
+<p>M. Valfour ne répondit pas.</p>
+
+<p>— J’aimerais avoir des précisions, reprit madame
+Traversot après un silence.</p>
+
+<p>— Oh ! soupira M. Valfour, laissons d’abord
+agir la Providence.</p>
+
+<p>Il éprouvait un plaisir soudain à s’en remettre
+à Dieu, dès lors que, malgré ses craintes, madame
+Traversot en était à demander des précisions.</p>
+
+<p>— Voyez plutôt, reprit-il, n’est-ce pas elle déjà
+qui opère ?</p>
+
+<p>Sans bouger, il désignait du regard sur la glace
+une double image qui s’y reflétait : Annette et
+René.</p>
+
+<p>Tandis qu’au coin de la cheminée du grand
+salon s’échangeaient ces propos solides, d’autres,
+en effet, commençaient là-bas, combien moins
+raisonnables, combien plus décisifs !</p>
+
+<p>Tête-à-tête inattendu. Tout à l’heure, M. Traversot,
+à propos d’une miniature, avait entamé
+un long récit des recherches faites pour identifier
+le personnage. Sans la découverte d’un document
+extraordinaire, probablement n’y serait-il jamais
+parvenu. Quant au document…</p>
+
+<p>Il s’était interrompu :</p>
+
+<p>— Mais rien ne vaut de le voir, et si j’osais…</p>
+
+<p>— Osez, monsieur, avait répondu René.</p>
+
+<p>Annette, qui offrait à ce moment des liqueurs,
+avait protesté ; mais, tout à sa marotte, M. Traversot
+s’était empressé de courir à la recherche
+du précieux papier.</p>
+
+<p>— Trois minutes… Je reviens…</p>
+
+<p>Si bien que, face à face, Annette et René
+demeuraient là maintenant, embarrassés d’une
+chance qu’ils n’avaient point cherchée, ne trouvant
+pour l’accueillir qu’un même sourire niais,
+qui immobilisait leurs lèvres à l’image de leurs
+pensées.</p>
+
+<p>Ils se regardaient aussi. Pour s’apercevoir, on
+doit n’être séparés ni par une table, ni par des
+témoins.</p>
+
+<p>— Votre père semble très attaché à ses souvenirs
+de famille, prononça enfin René après avoir
+cherché avec angoisse la banalité qui couvrirait,
+ne fût-ce qu’un instant, la timidité soudaine qu’il
+ressentait.</p>
+
+<p>— Mon père vit beaucoup avec le passé, dit-elle
+de même avec une légère hésitation : par
+bonheur, ma mère est là pour s’occuper du
+présent.</p>
+
+<p>— Avec votre aide, cela va de soi.</p>
+
+<p>— Oh ! je ne suis qu’une jeune fille, et les
+jeunes filles ne font jamais grand’chose.</p>
+
+<p>Les yeux levés, elle continuait d’examiner
+René. Cendrillon découvrant le Prince Charmant
+a-t-elle compris tout de suite qu’elle deviendrait
+son esclave, ou seulement ressenti une grande
+inquiétude ?</p>
+
+<p>Lui, de son côté, s’étonnait de n’oser rien lui
+dire ; tout à l’heure, quand il l’apercevait de loin,
+elle lui paraissait comme tout le monde. De près,
+il découvrait à son visage des lignes ignorées, et
+une gravité qui l’obligeait, lui d’habitude si entreprenant,
+à se réfugier derrière des politesses
+vagues.</p>
+
+<p>Il y eut un petit silence gêné, à travers lequel
+toutefois s’insinuait on ne sait quel plaisir inexprimé.
+On goûte le bien-être d’une présence avant
+de soupçonner qu’elle deviendra chère.</p>
+
+<p>Et René reprit :</p>
+
+<p>— Vous devez beaucoup aimer cette maison ?</p>
+
+<p>— J’y ai toujours vécu.</p>
+
+<p>— Pourtant, il faudra bien la quitter un jour…</p>
+
+<p>— Voilà une chose à laquelle j’avoue n’avoir
+jamais pensé. Je me sens d’ailleurs capable d’être
+heureuse, où que je sois, pourvu que mon bonheur
+existe.</p>
+
+<p>Puis, haussent les épaules après une courte
+réflexion :</p>
+
+<p>— Ce que je dis semble une sottise, bien que
+cela corresponde à quelque chose…</p>
+
+<p>— Non, dit René, je le comprends, et ne saurais
+non plus le rendre mieux.</p>
+
+<p>Comme leurs âmes, les mots qu’ils prononçaient
+avaient l’air enveloppés de brume. Déjà,
+ils ne souhaitaient plus le retour de M. Traversot.</p>
+
+<p>— Votre père ne revient pas, reprit hypocritement
+René.</p>
+
+<p>— Il a souvent peine à se retrouver dans ses
+papiers.</p>
+
+<p>— Il paraît avoir pour vous une grande affection.
+Comme vous lui manquerez, quand vous
+vous marierez !</p>
+
+<p>— … Si je me marie…</p>
+
+<p>— Pourquoi non ?</p>
+
+<p>— Le mariage est chose effrayante. Je me
+demande comment on peut s’y décider.</p>
+
+<p>— Beaucoup assurent que c’est facile.</p>
+
+<p>Annette sourit de nouveau :</p>
+
+<p>— Ils se vantent ; je ne les crois pas.</p>
+
+<p>— Il suffit de s’aimer.</p>
+
+<p>— On le dit, mais à quoi reconnaître qu’on
+s’aime ?</p>
+
+<p>— Oh ! cela, c’est encore plus aisé…</p>
+
+<p>Cependant, au lieu de poursuivre, René baissa
+les yeux. Une pudeur, qu’il ignorait en lui, venait
+de retenir la suite. On hésite parfois à parler
+devant un miroir, crainte de le ternir de son
+haleine.</p>
+
+<p>— Oui, à quoi le reconnaître ? redit Annette
+pensive.</p>
+
+<p>En même temps, ses yeux interrogeaient René.
+Il n’y passait aucune coquetterie, mais une extraordinaire
+expression de confiance.</p>
+
+<p>— Le jour où cela sera, vous ne poserez sans
+doute plus la question, répondit enfin René.</p>
+
+<p>— Cela vous est-il arrivé ?</p>
+
+<p>— Non, certes !</p>
+
+<p>Et subitement, René comprit qu’en effet cela ne
+lui était jamais arrivé. Il l’avait cru : il s’était
+trompé. Jusqu’à ce moment, où aurait-il appris
+que l’amour, — le seul dont pût parler Annette, — est
+un sentiment très pur, doux comme le miel,
+profond comme la mer, ivresse de l’âme devant
+laquelle s’efface l’autre, fusion que le temps
+n’atteint pas, car, dès le premier instant, elle
+s’est promis l’éternité ?</p>
+
+<p>— Alors, reprit Annette, qu’en savez-vous ?</p>
+
+<p>— On imagine…</p>
+
+<p>— On peut se tromper.</p>
+
+<p>— Pas dans ce cas-là… Seulement j’aurais
+peine à l’expliquer. Moi, par exemple…</p>
+
+<p>Il n’acheva pas. Une chose nouvelle lui apparaissait
+encore. Autant ce « Moi, par exemple… »
+était acceptable et même naturel dans certains
+cas, en particulier quand on revient d’une gare
+sous le parapluie d’une inconnue, autant il sonnait
+mal ici. Mais pourquoi le besoin d’écarter d’ici
+pareils souvenirs, pourquoi surtout ce désir
+brusque d’un vent salubre qui rafraîchirait ses
+phrases et rendrait à toutes ses pensées une innocence
+enfantine ?</p>
+
+<p>— Hé bien ? fit Annette, désireuse qu’il poursuivît
+jusqu’au bout.</p>
+
+<p>— Hé bien ! reprit-il, un peu hésitant, supposez
+que je vous aime…</p>
+
+<p>— Ne raillez pas.</p>
+
+<p>— Croyez-vous que je ne m’en apercevrais pas
+aussitôt ? Ce serait en moi le désir constant de ne
+plus vous quitter, de devenir la petite ombre qui
+escorte sans bruit celle que le soleil vous fait…
+Et je serais triste quand vous seriez loin, joyeux
+dès que vous paraîtriez, toujours jaloux du temps
+qui vous prendrait à moi… Quelle attente passionnée,
+avant de vous rejoindre ! Quel élan dès
+que vous approcheriez ! Surtout, comment savoir
+si l’univers est beau ou laid, puisque, suivant que
+vous seriez ou non présente, il s’illuminerait ou
+plongerait dans la nuit ?</p>
+
+<p>— Allons, fit Annette pensive, je crains, si vous
+avez dit vrai, qu’il ne faille beaucoup de temps
+pour découvrir en soi tant de belles choses.</p>
+
+<p>— N’en croyez rien, s’écria vivement René :
+une seconde parfois suffit. Pendant des années on
+se posait des questions… tout à coup, on n’a plus
+besoin d’interroger.</p>
+
+<p>A son tour il la regardait. En vérité, il ne
+savait plus très bien s’il disait cela d’une manière
+générale ou si la tempête ne soufflait pas déjà au
+fond de son cœur. On ignore aussi toujours pourquoi
+les choses viennent. En commençant, il
+n’avait voulu qu’entretenir poliment une petite
+fille de province qui ne l’intéressait guère : dix
+minutes à peine de causerie, et déjà, par la puissance
+d’une grâce ingénue, Annette se trouvait
+installée dans sa vie, comme après une longue
+amitié…</p>
+
+<p>Près de la cheminée du grand salon, les voix
+de l’abbé et de madame Traversot gonflèrent soudain :</p>
+
+<p>— Le troisième dimanche de carême me paraît
+en effet le plus convenable…</p>
+
+<p>— Mais, grand Dieu ! monsieur l’abbé, on ne
+vous a pas offert de liqueur ! Annette est la coupable :
+où a-t-elle passé ?… Annette !…</p>
+
+<p>— Je crois qu’on vous appelle, dit René.</p>
+
+<p>Elle ne répondit pas : peut-être se demandait-elle
+à son tour : « Quand il sera parti tout à
+l’heure, aurai-je envie de penser à lui plutôt qu’à
+d’autres ? »</p>
+
+<p>René reprit vivement :</p>
+
+<p>— Toute leçon mérite salaire : le jour où l’élu
+aura paru, ne pourrai-je apprendre si mes… suppositions
+étaient justes ?</p>
+
+<p>— Annette ! appela de nouveau madame Traversot,
+M. l’abbé Valfour qui est sans liqueur !</p>
+
+<p>— Oh ! dit la jeune fille à mi-voix, je pense que
+tout ce que vous avez dit doit être exact…</p>
+
+<p>Quittant René, elle s’empressa auprès du prêtre.</p>
+
+<p>Demeuré seul dans le petit salon, sous prétexte
+d’attendre M. Traversot qui ne revenait toujours
+pas, René ne quitta pas des yeux la jeune
+fille.</p>
+
+<p>— Ce n’est rien, mademoiselle, disait M. Valfour,
+tandis qu’Annette lui versait la chartreuse
+en balbutiant des excuses, je vous attendais sans
+impatience en la compagnie de votre excellente
+mère… Ah ! voilà qui est un excès ! presque un
+verre plein… Pour boire à la santé de madame
+Traversot et à votre bonheur, ce ne sera jamais
+trop… Mais oui… à votre bonheur, pourquoi pas ?
+Le bon Dieu, qui n’est pas un méchant homme, le
+mettra bien un jour ou l’autre sur votre route,
+n’en doutez pas !</p>
+
+<p>— Je vous assure, monsieur l’abbé, répliquait
+Annette, que je ne doute pas : le tout est de savoir
+quand il se présentera.</p>
+
+<p>— Enfin ! je l’ai trouvé !</p>
+
+<p>Triomphant, M. Traversot reprit le bras de
+René qui tressaillit comme au sortir d’un rêve.</p>
+
+<p>Puis ce fut une sorte de reprise automatique
+de la soirée. Les propos, les attitudes, le genre
+même de plaisir ne différaient plus de ceux du
+repas. Il en était des deux entretiens que je viens
+de raconter comme des paysages fantastiques qui
+surgissent parfois en montagne dans une déchirure
+de brouillard. Ils apparaissent, ils s’effacent,
+on se demande s’ils sont vrais ou si c’est à l’éternelle
+brume qu’il faut croire : et la brume n’est
+que fumée, eux seuls comptent…</p>
+
+<p>A dix heures, M. Valfour prit congé. Le cérémonial
+de sortie fut un peu différent de celui
+d’arrivée, car à défaut de l’extra, déjà reparti, les
+Traversot accompagnèrent leurs hôtes jusqu’à la
+cour d’honneur.</p>
+
+<p>La bourrasque passée, le ciel redevenu limpide,
+on avait envie de s’attarder sur le perron, mais
+par convenance on s’en abstint. Annette tendit à
+René la main :</p>
+
+<p>— Au revoir, monsieur.</p>
+
+<p>Il répliqua :</p>
+
+<p>— Savez-vous qu’« au revoir » signifie qu’on
+revient, et même bientôt ?</p>
+
+<p>Elle répondit sans embarras :</p>
+
+<p>— Évidemment, je ne voulais pas dire autre
+chose.</p>
+
+<p>Ceci se perdit d’ailleurs dans le brouhaha des
+autres adieux. Ensuite l’abbé Valfour prit le bras
+de René :</p>
+
+<p>— Allons, déclara-t-il, j’emmène coucher les
+enfants sages.</p>
+
+<p>Il paraissait enchanté. Sûr d’avoir pour lui les
+Manchon, il ne doutait plus des Traversot. Quand
+on a mis les parents d’accord et vu le reste dans
+une glace, il ne reste qu’à bénir les voies de la
+Providence.</p>
+
+<p>Trop préoccupé de ses propres impressions
+pour observer son compagnon, René de son côté
+songeait. Il semblait qu’une brise du large eût
+passé sur son âme, et balayé comme des feuilles
+mortes ses aventures de jeune homme, les plaisirs
+qu’il avait pris pour de la passion, jusqu’au nom
+des femmes qu’il avait cru aimer. Quelles raisons
+inconnues rendaient donc Annette Traversot si
+différente des autres ? Non seulement elle s’éloignait
+de tous, mais elle entraînait à sa suite ceux
+qui l’approchaient, puisqu’auprès d’elle il s’était
+découvert une âme et des pensée insoupçonnées…</p>
+
+<p>Soudain l’abbé dit dans la nuit :</p>
+
+<p>— Hé bien ?… à propos… que pensez-vous
+d’Annette ?</p>
+
+<p>René tressaillit : puis jaloux de ne rien livrer de
+lui-même :</p>
+
+<p>— Mon Dieu ! murmura-t-il, que pourrais-je en
+dire ? C’est une jeune fille…</p>
+
+<p>Il arrive ainsi qu’on trouve par hasard et sans
+la chercher, la réponse à une question insoluble :
+René qui, de sa vie, n’avait approché une jeune
+fille, venait d’en rencontrer une. Il ignorait
+encore s’il l’aimerait ; mais aurait-il été plus heureux,
+le sachant, et n’est-ce pas à l’heure où naît
+la fleur bleue que l’on se sent le mieux monter
+vers les étoiles ?</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>IV</h3>
+
+
+<p>Il faut maintenant quitter l’oasis et revenir à
+Paris où le drame commençait. Au cours de mon
+récit, d’ailleurs, je ne cesserai d’osciller entre
+Paris et Semur, les événements, ici et là, tendant
+à se joindre et n’y parvenant que lorsqu’il sera
+trop tard.</p>
+
+<p>Quand je dis que le drame commençait alors
+à Paris, j’exprime mal ma pensée. Le début en
+remontait au départ de René pour Semur, mais
+ce début avait été soigneusement masqué par les
+intéressés.</p>
+
+<p>Extérieurement, en effet, René parti, la vie
+avait repris rue Monsieur un cours normal. Aucun
+changement, soit dans les habitudes, soit dans
+les propos. Comme avant, l’abbé venait dîner
+chaque soir, Lapirotte obéissait aux ordres du
+tyran, madame Manchon décidait et grondait…
+Presque aussitôt, cependant, un œil averti eût
+déjà découvert certains gestes mal surveillés, telle
+attitude momentanée et qu’on ne reverra plus,
+toutes choses qui sont les craquements sourds
+par lesquels s’annonce le bouleversement proche.</p>
+
+<p>En fait, madame Manchon était sans cesse à la
+limite d’impatiences sans cause visible. On constatait
+qu’elle faisait tout avec la même attention :
+elle ne se plaignait de personne, et l’on humait
+autour d’elle une mauvaise humeur continue, une
+perpétuelle irritation contre la vie et les gens qui
+l’approchaient.</p>
+
+<p>Pareillement, l’abbé ne paraissait pas moins
+taciturne que de coutume. Sa parole demeurait
+rare, toujours marquée au coin d’une hostilité
+latente. Toutefois, on lui voyait parfois un air
+interrogateur, comme s’il avait espéré des nouvelles
+importantes qui ne venaient pas.</p>
+
+<p>En revanche, jamais Lapirotte n’avait montré
+résignation plus enjouée.</p>
+
+<p>Arrêtons-nous un instant sur cette fille. J’ai
+esquissé tout à l’heure sa silhouette, telle qu’elle
+m’apparut d’abord. Plus tard, je l’ai revue assez
+souvent, car, soit effet du hasard, soit calcul, on
+ne parvenait guère auprès de madame Manchon
+qu’à travers elle et par son entremise. Or, à
+chaque occasion, mes impressions premières se
+sont modifiées. Après l’avoir supposée sotte, j’ai
+dû reconnaître qu’elle avait des parties d’intelligence
+supérieure ; après l’avoir crue neutre, j’ai
+pressenti en elle des abîmes à faire trembler.
+D’une curiosité qui, depuis son entrée dans la
+famille, n’avait jamais désarmé, elle avait enfin
+tout vu et tout retenu ou tout compris. Ne doutez
+donc pas qu’elle, au moins, dès l’origine, ait
+perçu la raison profonde de ce qui commençait.</p>
+
+<p>Elle disait, par exemple :</p>
+
+<p>— Je me demande si M. René nous confie vraiment
+les aventures qui ne manquent pas de lui
+arriver là-bas.</p>
+
+<p>Madame Manchon répliquait sèchement :</p>
+
+<p>— Mon fils m’a toujours fait part de tout,
+même de ses sottises.</p>
+
+<p>Ou bien, c’était un soliloque à mi-voix :</p>
+
+<p>— Ah ! à votre place, il me semble que je n’aurais
+jamais eu le courage de jeter un si beau
+garçon dans le tourbillon de l’existence, car il est
+beau, madame !</p>
+
+<p>— Un tourbillon ! s’exclamait madame Manchon :
+Semur est une mare.</p>
+
+<p>N’importe, chaque fois le trait portait : et satisfaite
+de ce que l’accent lui avait révélé, Lapirotte
+se sentait assurée de rester un témoin qui voit
+juste.</p>
+
+<p>Je viens de trouver le terme exact… Elle et
+l’abbé étaient devenus des témoins, — les témoins
+de madame Manchon qui, sans en rien dire, ne
+songeait, elle, qu’à une chose, ne souffrait que
+d’une chose : l’absence…</p>
+
+<p>L’absence de René, telle est la cellule initiale,
+la nébuleuse au noyau de laquelle vont peu à peu
+s’agglomérer les éléments du drame.</p>
+
+<p>Auparavant, René avait souvent quitté la maison,
+fait des voyages : ce n’étaient pas des
+absences. Pour qu’il y ait absence réelle, il faut que
+la vie s’établisse ailleurs, c’est-à-dire se détache
+de celle qui précédait. Pour la première fois,
+René avait ainsi une maison à lui, des occupations
+à lui, et la possibilité d’engager son existence
+sans avertir : tout cela, madame Manchon l’avait
+voulu, désiré, préparé, mais en aveugle et sans
+comprendre qu’elle préparait aussi son désastre.
+A peine la maison vidée, ses yeux s’étaient
+ouverts ; maintenant elle en mourait d’angoisse.</p>
+
+<p>Avant l’absence, madame Manchon avait pu
+aussi se croire une mère comme la plupart. Elle
+trouvait alors normal que René habitât près d’elle,
+lui obéît, et, inconsciente de la tutelle qu’elle
+exerçait, ne l’était pas moins de la passion maternelle
+qui la dévorait. René ne s’était pas éloigné
+depuis une semaine qu’une lumière l’éblouissait :
+comprenant l’impossibilité totale de vivre sans
+lui, elle n’apercevait plus à travers le monde que
+des ennemis décidés à le lui voler.</p>
+
+<p>Tout à l’heure Duclos nous a montré la jalousie
+paternelle d’un Lormier : celle de madame Manchon,
+aussi exclusive, aussi violente, était pire.
+Non seulement, elle se refusait à un partage quel
+qu’il fût, mais elle prétendait commander. Toutefois,
+jusqu’au départ de René, ces sentiments
+avaient conduit madame Manchon sans qu’elle le
+sût : désormais, elle ne les ignorait plus.
+L’absence, encore, en lui montrant ce qu’elle
+pouvait perdre, du même coup, lui en avait
+révélé la valeur.</p>
+
+<p>Vous me direz : « Si madame Manchon en était
+là, quoi de plus simple que de rappeler son fils ?
+De même qu’elle avait décrété l’apprentissage à
+Semur, ne pouvait-elle y renoncer ? »</p>
+
+<p>D’accord : comptez cependant qu’avouer son
+erreur en une matière si grave, la seule à vrai
+dire où la soumission de René eût manifesté des
+résistances, était un risque redoutable. Quand on
+a pris le parti d’être infaillible, on n’a plus le pouvoir
+de revenir sur ses arrêts, c’est-à-dire de
+reconnaître qu’on se trompe autant qu’un autre.
+Cela, madame Manchon le sentait à l’évidence :
+de là, son malaise et l’irritation latente qui ne
+cessait de la dresser contre le présent. La ponctualité
+même de René à revenir, chaque dimanche,
+ne parvenait pas à les calmer. Parce qu’il était las
+de sa vie à Semur, il la racontait le moins possible :
+on en pouvait conclure aussi qu’il en tenait
+à dessein des parties cachées. D’une semaine à
+l’autre, madame Manchon en doutait moins. Et,
+convaincue d’avoir de ses propres mains creusé
+l’abîme, elle se sentait y courir, sans soupçonner
+par quels chemins, sans oser non plus revenir en
+arrière.</p>
+
+<p>Trois jours après la réception Traversot, René,
+désireux de présenter son remerciement à l’hôtel
+de Thil, apprit que le jour de madame Traversot
+était précisément le dimanche et jugea nécessaire
+de renoncer pour une fois au voyage coutumier.
+Déjà, et sans qu’il le soupçonnât, Annette dominait
+sa vie. De plus, et par un scrupule explicable
+en somme, avisant sa mère de ce grave changement
+dans une habitude prise, il s’abstint d’en
+donner la raison véritable, car lui-même la trouvait
+futile autant qu’impérieuse.</p>
+
+<p>Ceci suffit : le drame qui, jusqu’alors et comme
+une eau souterraine, avait miné les âmes, rue Monsieur,
+était libre d’affleurer à la lumière : désormais,
+rien n’allait plus en endiguer la marche.</p>
+
+<p>Au reçu de la nouvelle, madame Manchon
+blêmit, avertit la femme de chambre qu’il était
+inutile de préparer la chambre de M. René et ne
+souffla mot ni à Lapirotte ni à l’abbé. Simplement,
+quand l’abbé parut le dimanche soir, et pour qu’il
+ne s’étonnât pas, madame Manchon dit :</p>
+
+<p>— J’ai prié René de ne pas venir aujourd’hui :
+je ne le trouvais pas bien. Trop d’allées et venues
+fatiguent.</p>
+
+<p>Elle mentait hardiment, résolue de laisser aux
+choses l’aspect qu’elle leur voulait. Lapirotte
+approuva, plus souriante que jamais. L’abbé fit
+de même, et chacun s’enferma dans une indifférence
+affectée. Il n’était pas jusqu’aux domestiques
+qui n’eussent l’air de trouver naturelle l’explication
+donnée.</p>
+
+<p>Toute la semaine qui suivit, madame Manchon
+se demanda par quelles voies confesser son fils,
+quand il paraîtrait, sur la cause véritable qui
+l’avait retenu. Tour à tour, elle imaginait des
+questions captieuses, une explication directe, une
+scène attendrie. Incapable de se résoudre, mais
+guidée par un instinct sûr, elle demeurait persuadée
+que le danger redouté venait de paraître,
+cherchait en vain à le concevoir, et s’en désespérait.</p>
+
+<p>Le samedi, dépêche de René annonçant encore
+une remise de voyage ; cette fois, il donnait pour
+excuse un rhume violent.</p>
+
+<p>Ce fut Lapirotte qui reçut le télégramme des
+mains du facteur, elle qui en donna lecture à
+madame Manchon. Probablement touchée par
+l’air de celle-ci, elle jugea même nécessaire
+d’ajouter une remarque :</p>
+
+<p>— Les rhumes de M. René sont toujours sans
+gravité. Je doute qu’il soit obligé de garder la
+chambre.</p>
+
+<p>— Si mon fils pouvait sortir, il serait ici, répartit
+madame Manchon. D’ailleurs, je vais l’inviter à
+venir se reposer près de moi dès qu’il sera mieux.
+C’est un retard de quarante-huit heures au plus…</p>
+
+<p>— Espérons-le, soupira Lapirotte.</p>
+
+<p>Il faut croire qu’elle voyait juste : quatre nouveaux
+jours s’écoulèrent sans autres nouvelles de
+René, que des bulletins de santé, aussi brefs que
+rassurants. Il s’agissait bien de santé ! l’inquiétude
+de madame Manchon était ailleurs.</p>
+
+<p>On atteignit ainsi le vendredi. Si René ne s’était
+pas décidé à avancer son voyage, comme sa mère
+l’en avait prié, du moins s’était-il abstenu, jusque-là,
+d’annoncer un nouveau délai.</p>
+
+<p>Ce même vendredi, l’abbé Manchon, venu
+dîner suivant l’usage, pénétra dans le salon de la
+rue Monsieur, avec l’air interrogateur qui lui était
+habituel depuis quelque temps. Une fois assis, il
+se tint coi en se frottant les mains.</p>
+
+<p>— Avez-vous froid, Henri ? demanda madame
+Manchon.</p>
+
+<p>Il répondit non, d’un signe de tête. Mais, et
+bien que ce ne fût pas sa coutume, il s’informa le
+premier de René :</p>
+
+<p>— Mon frère vient-il enfin ?</p>
+
+<p>Madame Manchon étouffa un soupir :</p>
+
+<p>— Vous savez bien que le courrier n’est pas
+encore passé : je n’aurai pas de nouvelles avant
+huit heures.</p>
+
+<p>L’abbé répliqua :</p>
+
+<p>— En tout cas, rassurez-vous : il est tout à fait
+bien.</p>
+
+<p>— Vous aurait-il écrit ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— Alors d’où le tenez-vous ?</p>
+
+<p>— De mon ami, M. l’abbé Valfour.</p>
+
+<p>Madame Manchon haussa les épaules :</p>
+
+<p>— Les indifférents trouvent toujours excellent
+l’état du voisin.</p>
+
+<p>Apercevant ensuite Lapirotte à côté d’elle, elle
+lui fit signe de s’en aller. Docile, Lapirotte obéit.</p>
+
+<p>— L’abbé Valfour ne vous communique-t-il
+rien d’autre ? reprit madame Manchon, dès que la
+porte se fut refermée.</p>
+
+<p>L’abbé Manchon continuait de se frotter les
+mains.</p>
+
+<p>— Non, fit-il encore d’un ton détaché ; du
+moins rien de précis…</p>
+
+<p>— Rien de précis ? Il dit donc quelque chose ?</p>
+
+<p>— En effet… ou plutôt, pour être exact, il me
+fait part de certaines pensées personnelles… qui
+d’ailleurs concordent avec les miennes.</p>
+
+<p>— Je goûte peu qu’un inconnu se mêle de nos
+affaires.</p>
+
+<p>— M. Valfour n’en est pas un pour moi.</p>
+
+<p>— Enfin, à quoi songe-t-il ?</p>
+
+<p>— A marier René.</p>
+
+<p>Madame Manchon, qui mettait en ordre des
+livres sur une console, se retourna violemment :</p>
+
+<p>— Votre ami est fou, je pense ?</p>
+
+<p>— Pas plus que moi, puisque je partage son avis.</p>
+
+<p>— Et pourquoi, s’il vous plaît ?</p>
+
+<p>— René est à l’âge où, sous peine de faire des
+sottises, un jeune homme doit s’établir. Il est
+naturel que je préfère un nœud légitime à des…
+expériences momentanées, aussi dangereuses pour
+le corps que pour l’esprit.</p>
+
+<p>Madame Manchon eut un sourire dédaigneux,
+puis laissa tomber :</p>
+
+<p>— Je n’entends rien pour mon compte aux
+raisons théologiques : il me suffira que René se
+marie quand je le jugerai utile, et avec une femme
+que j’aurai choisie. J’en suis fâchée pour votre
+ami Valfour, avertissez-le que, m’estimant le
+meilleur juge en la circonstance, je l’invite à
+pratiquer désormais une réserve dont il n’aurait
+pas dû sortir.</p>
+
+<p>— Cependant, répliqua l’abbé avec une nuance
+d’irritation, si René avait trouvé à Semur une
+personne…</p>
+
+<p>— Je le saurais.</p>
+
+<p>— Vous serez, je le crains, la dernière informée.</p>
+
+<p>— Ne calomniez donc pas votre frère !</p>
+
+<p>Et madame Manchon, cette fois, couvrit d’un
+regard dur son fils aîné, avant d’achever pour
+elle-même :</p>
+
+<p>— D’ailleurs, je suis sûre de mon fils.</p>
+
+<p>Une ride légère barra le front de l’abbé. Sans
+doute ne supportait-il pas sans impatience la
+manière dont madame Manchon prononçait « mon
+fils », en parlant de René. Ce sont le plus souvent
+de très petites choses qui irritent, de préférence
+aux grandes.</p>
+
+<p>— Vos avis, ma mère… commença-t-il sur un
+ton singulièrement raffermi.</p>
+
+<p>Mais Lapirotte rentrait, annonçant le repas.</p>
+
+<p>— Tout à l’heure, s’interrompit l’abbé, nous
+reprendrons ce sujet.</p>
+
+<p>— Je ne le crois pas, répliqua madame Manchon.</p>
+
+<p>— J’en ai pourtant le désir.</p>
+
+<p>Madame Manchon affecta de ne pas entendre.
+Elle se dirigeait déjà vers la salle à manger,
+suivie par Lapirotte.</p>
+
+<p>Dîner rapide, inquiet et silencieux. Depuis le
+départ de René, des ondes n’avaient cessé de
+glisser dans la demeure, donnant le même frisson
+qu’une approche d’orage. Fréquemment aussi, on
+y subissait une sorte d’appréhension muette, telle
+qu’on avait envie de tourner la tête pour voir si
+quelque malfaiteur n’avait point profité d’une
+porte ouverte. Malgré cela, les apparences restaient
+paisibles. Ce soir-là, au contraire, il eût
+été impossible de méconnaître la tension dont
+souffraient les convives. Les gestes étaient saccadés,
+les visages clos, les pensées absentes.</p>
+
+<p>On achevait le dessert quand enfin le courrier
+vint.</p>
+
+<p>— Dieu merci ! déclara madame Manchon,
+apercevant de loin le plateau qu’on apportait, je
+commençais à craindre que le facteur n’eût rien
+laissé !</p>
+
+<p>— Il ne faudrait pas s’étonner pourtant si
+M. René n’avait pas écrit, dit Lapirotte. Qui sait
+s’il n’hésite pas encore à se mettre en route
+demain ?</p>
+
+<p>Elle se trompait. Il y avait deux lettres, dont
+l’une de René, mise soigneusement en évidence.
+Madame Manchon se saisit du tout. Elle s’aperçut
+ensuite que la seconde était pour Lapirotte, mais
+avant de la remettre, en examina par habitude la
+suscription et le timbre.</p>
+
+<p>— Tiens, dit-elle, vous avez aussi des correspondants
+à Semur ?</p>
+
+<p>— Moi ?… non… du moins je n’en connais pas,
+s’exclama Lapirotte.</p>
+
+<p>— Il paraît que si, puisque ce papier en vient.</p>
+
+<p>— En effet… voilà qui est curieux.</p>
+
+<p>— S’il s’agit d’une conquête imprévue, poursuivit
+madame Manchon satisfaite de lâcher bride
+à son humeur, avisez-moi. Sans tenir à vos secrets,
+je prétends ne pas vous perdre à l’improviste.</p>
+
+<p>Lapirotte ne répondit que par un de ces
+regards où madame Manchon était libre de lire un
+reproche attendri pour ses rigueurs, mais où
+d’autres auraient découvert peut-être une rancune
+effrayante.</p>
+
+<p>On entendit, après cela, le double bruit des
+papiers que déchiraient des mains pareillement
+fiévreuses. Parties le même jour et de la même
+ville, écrites par des êtres qui ne se soupçonnaient
+guère occupés des mêmes choses, les deux
+missives venaient échouer simultanément sur
+cette table, chacune apportant sa part au destin
+de tous qui commençait. Dès les premières lignes,
+madame Manchon et Lapirotte semblèrent évadées
+du présent. Le silence n’était pas plus grand
+qu’auparavant, mais le froissement des feuillets
+tournés y ajoutait on ne sait quoi de tragique, en
+même temps qu’il mesurait l’avidité avec laquelle
+on lisait.</p>
+
+<p>Soudain madame Manchon rejeta la serviette
+sur la table, et se leva. Elle avait terminé. La lettre
+adressée à Lapirotte devait être plus courte que
+celle de René, ou avait été lue plus vite, ou encore
+n’avait pas été lue tout entière : quoi qu’il en soit,
+elle avait disparu depuis un instant dans la poche
+de son destinataire.</p>
+
+<p>A l’exemple de madame Manchon, Lapirotte et
+l’abbé s’apprêtaient à retourner au salon, quand
+un ordre arrêta celle-ci :</p>
+
+<p>— Lapirotte, je n’ai plus besoin de vous et j’ai
+à m’entretenir avec Henri. Ainsi, laissez-nous,
+bonne nuit, et à demain.</p>
+
+<p>Le ton était impérieux comme de coutume, mais
+une chose nouvelle y paraissait : la colère, — une
+colère qui, pour la première fois, agitait les syllabes,
+comme eût fait un grand vent fouettant les
+feuilles d’un arbre.</p>
+
+<p>Lapirotte, la main dans une poche, pour bien
+s’assurer sans doute qu’elle n’égarait pas le précieux
+écrit qu’elle venait d’y mettre, lança sur
+madame Manchon un regard perçant.</p>
+
+<p>— J’espère que Madame n’est pas souffrante ?</p>
+
+<p>— Nullement, dit l’abbé. Allez en repos, mademoiselle
+Éva.</p>
+
+<p>Il acheva, décidé à se montrer gracieux autant
+que sa mère avait été sèche :</p>
+
+<p>— Surtout ne rêvez pas du tentateur !</p>
+
+<p>Elle rougit violemment :</p>
+
+<p>— Je ne saisis pas.</p>
+
+<p>— Auriez-vous déjà oublié votre conquête de
+Semur ?</p>
+
+<p>— Quoi ! vous aussi, monsieur l’abbé ?…</p>
+
+<p>Les yeux de Lapirotte exprimaient cette fois
+une surprise douloureuse :</p>
+
+<p>— Ne puis-je avoir, comme tout le monde, une
+amie de passage à Semur ?…</p>
+
+<p>— Je ne vous demande point de confidences !
+interrompit le prêtre, étonné pourtant du trouble
+qu’avait provoqué sa plaisanterie.</p>
+
+<p>— Henri, j’attends ! appela madame Manchon.</p>
+
+<p>Et le tête-à-tête qu’avait interrompu le dîner,
+recommença : toutefois, tandis que l’abbé, plus
+effacé que jamais, reprenait sa place et le frottement
+des mains d’auparavant, madame Manchon,
+la face contractée, les yeux mi-clos, allait et
+venait à travers la pièce. Elle ne semblait plus
+s’apercevoir que son fils était présent : absorbée
+par son étrange promenade, elle paraissait résolue
+à ne rien dire, comme à ne rien écouter.</p>
+
+<p>— C’est bien une lettre de René que vous avez
+reçue ? dit enfin l’abbé, las d’attendre.</p>
+
+<p>Sur un signe affirmatif de sa mère, il reprit :</p>
+
+<p>— Vous semblez mécontente. Auriez-vous de
+mauvaises nouvelles ?</p>
+
+<p>Un certain temps s’écoula avant la réponse.
+Madame Manchon, prise de crainte à la pensée de
+traiter René trop rudement, recueillait ses forces
+pour mieux se maîtriser.</p>
+
+<p>— En effet, reconnut-elle d’une voix sourde :
+les racontars de votre abbé n’étaient que trop
+vrais. On a eu le tort, — je dis <i>on</i> ne sachant qui,
+mais je compte bien l’apprendre, — on a eu le
+tort de mettre sur le chemin de votre frère une
+fille, probablement à court d’épouseurs, et désireuse
+de se conquérir un état sans regarder aux
+moyens. René, qui est plein de candeur, se laisse
+prendre, parle mariage, et m’invite à me rendre à
+Semur pour faire la demande… Oh ! tout lui paraît
+simple ! Elle me plaît, je l’adore, tu l’aimeras,
+marions-nous… Heureusement pour lui qu’à mon
+âge et avec mon expérience, on est moins romanesque.
+Quatre mots suffiront pour ramener
+l’idylle aux proportions véritables, c’est-à-dire
+une flambée sans lendemain.</p>
+
+<p>Visiblement, elle s’efforçait de réduire les événements
+à la dimension d’une petite chose, à la
+fois ridicule et sans conséquences dignes qu’on s’y
+arrêtât. Mais sentez-vous quel bouleversement
+d’âme se cachait sous ces apparences détachées ?
+Il y a un monde entre la peur d’un vol et le vol
+lui-même. Jusqu’à hier, jusqu’à tout à l’heure,
+elle avait tremblé qu’on ne lui prît René ; mais
+elle tremblait dans le vide. Entre deux hypothèses
+qui la faisaient blêmir, elle trouvait le temps de se
+dire : « Peut-être qu’il n’y a rien », et du coup,
+un peu d’espoir rafraîchissait son âme. Désormais
+l’incertain n’était plus : l’abîme était devant elle !</p>
+
+<p>— Serait-il indiscret de connaître le nom de
+cette… demoiselle, comme vous dites ? fit l’abbé
+sans quitter son air de parfaite tranquillité.</p>
+
+<p>— Traversin… non… Traversot… enfin un nom
+quelconque.</p>
+
+<p>— Hé bien ! ma mère, ainsi que vous deviez le
+prévoir, je me permets de n’être pas de votre avis,
+et même d’insister pour que vous reveniez sur le
+vôtre. Il s’agit de l’avenir de mon frère, j’entends
+son avenir moral, le seul qui compte à mes yeux :
+puisque l’occasion s’est présentée, puisque lui-même
+s’y offre, il me paraît excellent qu’il fasse
+une fin satisfaisante.</p>
+
+<p>L’abbé, je le répète, affectait de garder un calme
+parfait, ses mains ne cessaient pas d’aller et venir
+l’une contre l’autre, son dos demeurait courbé et
+pourtant les mots semblaient maintenant prendre
+progressivement dans sa bouche une autorité
+dont l’origine ne s’expliquait pas. Elle était due
+peut-être aux seules idées qu’il exprimait, peut-être
+encore au ton devenu plus ferme.</p>
+
+<p>— Pour faire une fin, il serait bon qu’il y ait
+eu un commencement, coupa rudement madame
+Manchon.</p>
+
+<p>L’abbé négligea de relever l’interruption et
+poursuivit :</p>
+
+<p>— J’ai eu de mon côté des renseignements
+excellents sur les Traversot. La famille est honorable,
+la jeune fille est accomplie. Je ne mentionnerai
+pas les sentiments des intéressés qui sont,
+m’assure-t-on, fort vifs : cette question m’échappe.
+Mais du moment qu’ils existent, je suis heureux
+de constater qu’ils peuvent concorder avec les
+vues de parents chrétiens, et cela suffit pour me
+les faire approuver.</p>
+
+<p>— D’où savez-vous tant de choses ? interrompit
+encore madame Manchon, sans parvenir à cacher
+son étonnement.</p>
+
+<p>L’abbé eut un vague haussement d’épaules.</p>
+
+<p>— Vous croyez toujours que je ne m’intéresse
+pas à mon frère : reconnaissez que vous êtes
+injuste, puisque me voici à prendre la défense
+d’un projet qui lui est cher et que vous auriez
+tort de vouloir entraver.</p>
+
+<p>— Tort ? répéta madame Manchon, dont l’étonnement
+croissait.</p>
+
+<p>Elle fit deux ou trois pas, puis s’arrêtant devant
+l’abbé :</p>
+
+<p>— Voici un mot auquel vous ne m’avez pas
+habituée ; j’aime à croire qu’il a dépassé votre
+pensée. De toutes manières, Henri, vous allez
+l’expliquer.</p>
+
+<p>L’abbé plongea dans son siège de l’air d’un
+homme qui quitte enfin les sujets inutiles.</p>
+
+<p>— C’est en effet d’autant plus nécessaire, que,
+malgré tout mon respect, je ne pourrais le retirer,
+répondit-il froidement.</p>
+
+<p>Une expression indéfinissable mit ensuite des
+lueurs inaccoutumées sur son visage émacié. Il y
+paraissait à la fois le respect dont il parlait, du
+dédain et une subite hauteur.</p>
+
+<p>— Excusez-moi, reprit-il, si, pour arriver au
+but, je dois faire d’abord un bref retour sur le
+passé : il est nécessaire, ce soir… Je ne vous ai
+jamais reproché, je pense, des préférences dont je
+ne veux pas apprécier les raisons…</p>
+
+<p>Madame Manchon eut un sursaut :</p>
+
+<p>— Henri ! je ne puis non plus accepter cela !</p>
+
+<p>L’abbé fit un geste évasif.</p>
+
+<p>— Mettons, si vous y tenez, que vous ne nous
+avez pas aimés de la même manière et passons…
+Ce n’est pas d’ailleurs en fils que je me permets
+de parler en ce moment. Le prêtre seul a le droit
+d’évoquer ce que le fils ignore, et, puisqu’il s’agit
+d’âmes, pour ceci comme pour le reste, acceptez
+que, prêtre, je continue de m’exprimer en prêtre.</p>
+
+<p>Un second sursaut secoua madame Manchon.</p>
+
+<p>— Henri, ne mêlez donc pas vos rancunes de
+famille à ce qui n’a rien à y voir !</p>
+
+<p>— Je vous demande pardon, ma mère : je tiens
+beaucoup au contraire à oublier que je fais partie
+de la famille. De grâce, ne m’obligez pas à quitter
+un terrain que j’ai choisi : il est le seul possible…
+et le meilleur… pour tout le monde.</p>
+
+<p>— Je ne comprends pas.</p>
+
+<p>— Préciser mes raisons serait inutile ou encore…
+déplacé, répartit l’abbé d’un ton détaché.</p>
+
+<p>Toutefois, ses yeux s’étaient levés en même
+temps vers sa mère et la regardaient fixement. Il y
+eut un choc silencieux, suivi d’un de ces arrêts
+imperceptibles à l’oreille mais durant lesquels
+l’inexprimable passe en trombe, laissant derrière
+lui l’épouvante d’une chose dont on n’a point parlé,
+que l’un a crue cachée, que l’autre sait, peut-être !…
+Et soudain madame Manchon, lasse de
+marcher, regagna son fauteuil, au coin de la cheminée.
+Accoudée dans la même attitude que son
+fils, elle inclina la tête et contempla le feu.</p>
+
+<p>— Je reprends… dit paisiblement l’abbé. En
+traitant René comme vous fîtes, je ne doute pas
+que vous n’ayez désiré son bonheur. Sans le vouloir
+pourtant, vous n’aviez cessé auparavant de
+favoriser en lui un penchant à s’en remettre à des
+volontés étrangères qui, pour un homme, est le
+pire des dangers. C’est avec regret que je vous
+voyais vous obstiner à le garder près de vous.
+C’est avec joie que j’ai considéré la première séparation
+temporaire dont vous souffrez. L’occasion
+se présente aujourd’hui d’une… émancipation
+définitive. Épargnez-vous les risques d’un avenir
+que le passé rendait problématique et puisque,
+pour une fois, l’intéressé fait preuve de décision…
+que Dieu le bénisse et qu’il épouse !</p>
+
+<p>La fin de la dernière phrase parut jetée avec
+violence, bien que la voix n’eût pris aucun éclat.
+Madame Manchon s’aperçut qu’après avoir entendu
+parler son fils, elle n’entendait plus que le tic-tac
+de la pendule. Elle ne cessait point de considérer
+les flammes.</p>
+
+<p>— Et si j’ai, moi, le désir de ne pas laisser mon
+fils s’établir loin de moi ? dit-elle soudain, comme
+si elle s’éveillait d’un rêve.</p>
+
+<p>— Justement, ma mère, vous m’obligez à aller
+au fond d’une pensée que j’espérais déjà comprise.
+En envoyant René à Semur, pour quelques mois,
+vous avez accompli, je crois, le <i>commencement</i> du
+devoir. Je vous demande d’aller au bout et de
+rendre stable ce que vous aviez cru passager. Non
+seulement vous rendrez à René la conscience de
+sa destinée, mais le sacrifice, — si grand qu’il vous
+paraisse, — sera pour vous un élément de salut…
+nécessaire… C’est tout ce que j’avais à dire.</p>
+
+<p>Vers la fin, madame Manchon avait peu à peu
+tourné de nouveau la tête pour examiner son fils.
+Une seconde fois, les yeux se rencontrèrent. Après
+le choc, le duel : en silence, ces deux êtres également
+passionnés et volontaires affrontaient leurs
+secrets. On n’évalue pas la durée de tels instants :
+ils abolissent la réalité.</p>
+
+<p>L’abbé baissa le premier les paupières. Il tira
+sa montre.</p>
+
+<p>— Neuf heures : je dois partir, sous peine de
+manquer mon train.</p>
+
+<p>Madame Manchon parut, à son tour, revenir à
+elle :</p>
+
+<p>— Henri !… commença-t-elle.</p>
+
+<p>Mais elle n’ajouta rien.</p>
+
+<p>— Bonsoir, ma mère.</p>
+
+<p>Et ayant ramassé sur la cheminée son bréviaire
+qu’il y avait déposé avant le dîner, l’abbé sortit.</p>
+
+<p>Immobile, madame Manchon se remit à surveiller
+les braises. Elle revoyait des figures disparues.
+Une émotion inexprimable faisait battre
+son cœur. Elle avait aussi la sensation qu’une
+dalle s’abattait sur ses épaules, tandis qu’elle s’efforçait
+de se rappeler exactement une parole de
+son fils : « Ce sera pour vous un élément de
+salut… nécessaire… » ; mais brusquement, la
+pensée de René balaya ces fantômes.</p>
+
+<p>— Bah ! murmura-t-elle, des phrases de prêtre !</p>
+
+<p>Reprise ensuite par la conscience du seul péril
+immédiat qui survenait, elle alla vers son bureau,
+et d’une écriture appuyée, débuta :</p>
+
+<p>« Mon cher enfant, je ne viendrai pas. Je ne te
+laisserai pas non plus consommer une sottise… »</p>
+
+<p>La plume courait. On aurait dit qu’elle prétendait
+aller plus vite que le cœur qui dictait. C’est
+qu’aussi, après s’être longtemps dissimulé, le
+destin entamait au grand jour son œuvre. Des
+deux fils de madame Manchon, l’un menaçait de
+lui être volé : l’autre… Au fait, qu’arrivait-il avec
+l’autre, et pourquoi cette question suffisait-elle
+pour troubler l’image même du premier ?</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>V</h3>
+
+
+<p>Le lendemain, la réponse de madame Manchon
+partit pour Semur. Avec elle, Lapirotte jeta dans
+la boîte une seconde enveloppe également adressée
+à Semur, puis, au retour, s’enquit auprès du
+tyran si elle ne pourrait exceptionnellement disposer
+de quarante-huit heures pour aller à la fin
+de la semaine rendre service à une parente. Madame
+Manchon, qui était dans ces moments de
+trouble profond où l’on consent à tout, ne fit point
+d’opposition.</p>
+
+<p>Trois jours plus tard, à Semur, les Traversot
+disparaissaient, et le principal acteur du drame, — quoique
+le plus caché, — entrait en scène.
+Mais avant d’y venir, quelques mots sur ce qui
+précéda.</p>
+
+<p>L’abbé Valfour, dans sa lettre à son confrère,
+n’avait rien exagéré et même était resté un peu
+en arrière. Dès leur seconde entrevue, Annette
+et René, éblouis, avaient senti leurs vies fixées.</p>
+
+<p>En réalité, il y avait de l’un à l’autre la distance
+de la mer profonde au clair bassin d’un
+beau parc. La première joue mal avec la lumière,
+mais porte en elle une force latente et continue
+qui use le roc : le second a la beauté d’un miroir,
+chauffe au moindre rayon et se refroidit à la première
+gelée blanche. Toutefois, le propre de
+l’amour et de la passion est d’obliger à marcher
+les yeux bandés. Aucun d’eux ne songea donc à
+analyser les nuances qui les séparaient ; et le torrent
+les emporta…</p>
+
+<p>Du soir au lendemain, Annette Traversot cessa
+d’être une jeune fille, c’est-à-dire une matière
+plastique qui attend du hasard sa forme définitive
+de conscience. Auparavant, elle obéissait et,
+faute de mieux, acceptait le présent sans s’y attacher
+ni s’en plaindre : subitement, elle aperçut
+dans un éclair le seul bonheur qui lui convînt et,
+dressée contre les siens, n’admit plus qu’un
+autre qu’elle-même en décidât : elle aimait.</p>
+
+<p>René, de son côté, sentant passer sur lui l’émoi
+ineffable de la première tendresse véritable, subit
+l’ivresse de la découverte, crut sincèrement que
+ce qu’il éprouvait n’avait été éprouvé par aucun
+autre, et convaincu d’obéir à des forces divines,
+n’admit pas un instant que sa mère tentât de leur
+résister. Lui aussi, dressé d’avance contre les
+siens, aimait ou plutôt croyait aimer.</p>
+
+<p>Peu importent maintenant les voies suivies pour
+en arriver aux aveux. L’essentiel pour vous
+est de savoir que, le jeudi de la deuxième semaine
+où René s’abstint d’aller à Paris, l’abbé Valfour
+parut en ambassade à l’Hôtel de Thil. Sa
+démarche, toute personnelle, assurait-il, n’avait
+d’autre objet que de s’informer si une demande
+de son protégé serait accueillie. Or, en réalité,
+depuis la veille, Annette et René étaient fiancés.
+L’amour se moque des barrières ; s’il se plie à la
+comédie des usages, c’est par-dessus le marché et
+parfaitement résolu à les compter pour rien.</p>
+
+<p>Il n’est pas inutile de relater une partie de l’entretien
+de M. Valfour avec madame Traversot ;
+il projette en effet des lueurs sur la suite et déjà
+eût permis, pour qui sait voir, d’augurer des
+incidents prochains.</p>
+
+<p>Soit par tenue mondaine, soit qu’elle fût réellement
+hésitante, madame Traversot ne reçut
+qu’avec réserve les ouvertures de l’abbé.</p>
+
+<p>— Avant de consulter ma fille, déclara-t-elle,
+ne serait-il pas prudent de savoir si madame de
+La Gilardière est consentante ?</p>
+
+<p>— Avisée par lettre, soyez sûre qu’elle paraîtra
+aussitôt, s’écria l’abbé.</p>
+
+<p>— Parfait. Du coup, bien des obscurités s’éclairciront.</p>
+
+<p>— Des obscurités ! Lesquelles, grand Dieu !…
+Douteriez-vous de la fortune ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— De la famille ?</p>
+
+<p>— Vous vous en êtes porté garant.</p>
+
+<p>— Alors ?</p>
+
+<p>— Alors, attendons cette dame…</p>
+
+<p>En revanche, comme l’abbé sortait, Annette,
+qui avait dû faire le guet, le rejoignit dans la
+cour d’honneur.</p>
+
+<p>— Monsieur l’abbé, dit-elle rapidement, je tenais
+à vous remercier d’être venu. Il est bon que vous
+sachiez aussi que, quoi qu’il arrive, ma décision
+est prise. Je ne m’en remettrai à personne du soin
+de choisir mon bonheur.</p>
+
+<p>— Pas même à votre mère ? répliqua l’abbé
+interloqué.</p>
+
+<p>— Pas plus à elle qu’à d’autres.</p>
+
+<p>A peine sur le Rempart, autre rencontre et
+même chanson.</p>
+
+<p>— Hé bien ? demanda René qui accourait aux
+nouvelles.</p>
+
+<p>— Hé bien, avertissez votre mère : il importe
+qu’elle arrive bientôt.</p>
+
+<p>— Soit, elle débarquera dans la semaine.</p>
+
+<p>— Si elle tardait…</p>
+
+<p>— A quoi songez-vous, l’abbé ? Oubliez-vous
+que je suis majeur ?</p>
+
+<p>— Ainsi, vous aussi !…</p>
+
+<p>Et M. Valfour revint de son ambassade, assez
+rêveur. Après s’être étonné que l’amour dressât
+si vite les enfants contre les parents, il réfléchissait
+qu’on ne voit guère le moyen qu’il en soit
+autrement, puisque sa fin naturelle est justement
+de séparer les uns des autres…</p>
+
+<p>Ce même soir, la lettre de René partait pour
+Paris.</p>
+
+<p>Vous voyez à quel point jusque-là tout avait été
+rapide et simple. Une marche sous le ciel bleu,
+des cœurs qui rêvent, nulle appréhension. On
+devrait frémir quand le bonheur est ainsi à portée
+du désir. N’est-ce pas toujours aux approches de
+l’orage que nous goûtons le mieux l’enchantement
+des jours d’été ?</p>
+
+<p>La réponse de madame Manchon arriva en
+coup de foudre. Les sentiments de René en la
+lisant furent un mélange de stupeur et de colère.
+La légèreté avec laquelle sa mère traitait ce qu’il
+imaginait être la plus grande aventure de sa vie
+lui parut sacrilège. Pour la première fois, il eut
+une révolte d’homme et répliqua sur l’heure.
+Rappelant qu’il n’était plus un enfant, il affirmait
+son droit de choisir à son gré la femme qu’il
+épouserait, ne priait plus, mais exigeait. Mieux
+informée, madame Manchon lui devait de venir ;
+il l’attendait : il ne quitterait pas Semur qu’elle
+ne se fût décidée à l’y rejoindre.</p>
+
+<p>De telles choses, écrites, prennent une valeur
+énorme, car on les relit et elles subsistent. Il est
+probable que si René, au contraire, avait pris le
+train, tout en prononçant les mêmes mots, il
+aurait obtenu gain de cause. C’est le propre de
+certaines situations que, fausses dès le début,
+elles ne cessent pas de s’alimenter à contre-temps.</p>
+
+<p>Sa réplique lancée, restait à René d’aviser l’hôtel
+de Thil du retard de sa mère : mais il s’abstint
+d’en donner la raison véritable.</p>
+
+<p>— Une indisposition légère en est la cause,
+déclara-t-il.</p>
+
+<p>— Avant-hier, pourtant, vous ne sembliez pas
+inquiet ? répondit madame Traversot avec une
+défiance à peine dissimulée.</p>
+
+<p>— Avant-hier, je l’ignorais : ma mère tait souvent
+ce qui pourrait me donner du souci. Je conclus
+d’ailleurs de son silence que ce ne doit pas
+être grave.</p>
+
+<p>— Espérons-le, répliqua madame Traversot ;
+quoi qu’il en soit, pour ne pas prêter aux commérages,
+je vous serai obligée, d’ici l’arrivée de
+madame de La Gilardière, d’espacer vos visites.
+Vous êtes-vous aperçu que, depuis quelque
+temps, vous venez chaque jour ?</p>
+
+<p>Il parut accepter la leçon, s’inclina… et se présenta
+le lendemain. Seulement, le lendemain, en
+mère prudente, madame Traversot avait pris le
+train du matin et emmené sa fille : par un heureux
+hasard, une cousine de Dijon s’était trouvée
+assez malade pour que la présence de ces dames
+fût exigée d’urgence…</p>
+
+<p>Ce même jour, à Paris, Lapirotte prenait aussi
+le train pour rendre service à sa parente, et à
+Semur le chœur entrait en scène.</p>
+
+<p>Je dis : le chœur. Où découvrir, en effet, sinon
+dans la tragédie antique, l’analogue de ce personnage
+insaisissable, omniscient et malfaisant, qui
+discute, commente, au besoin souffle le conseil
+perfide ou la nouvelle qui égare, tour à tour s’indigne,
+persifle, rit, et, victorieux en fin de compte,
+reste seul debout au dénouement ? Police anonyme,
+affirmait Duclos : oui, sans doute, mais
+aussi beaucoup plus, car dans le cas de René se
+manifestèrent une continuité d’effort, une sûreté
+de direction telles que n’en comportent pas d’ordinaire
+des groupements fortuits ou des voix dispersées.
+Quelqu’un, dans l’ombre, marquait la
+mesure, — quelqu’un, renseigné mieux que les
+intéressés eux-mêmes, sur le présent, qu’il se
+déroulât rue Monsieur ou à Semur, et même sur
+le passé. Seulement, qui aurait eu l’idée de le
+chercher là où il était, et comment supposer qu’en
+remontant plus loin encore on trouverait une
+Lapirotte à la source ?</p>
+
+<p>Bien entendu, je ne vais pas recommencer le
+récit de Duclos que je rejoins ici ; je voudrais
+cependant marquer ce qu’il semble n’avoir pas
+suffisamment observé, et c’est la gradation
+savante, l’art souverain que mit ainsi le chœur à
+détruire à l’avance les projets de René, dès qu’ils
+furent soupçonnés au dehors. On ne mit en doute
+tout d’abord que la fortune ; puis on parla vaguement
+des noms différents portés par les deux
+frères, et l’honorabilité passa au premier plan.
+Le titre usurpé semblait ne pouvoir que couvrir
+une tare ; la famille prit couleur d’aventurière.
+Enfin, de proche en proche, l’opinion étant préparée
+d’avance à tout admettre, on put en venir
+à l’essentiel qui, pensait-on, allait arrêter les Traversot ;
+et l’histoire courut de la naissance illégitime
+de René… Tout cela, je le répète, mesuré,
+distillé avec une méthode et une sûreté marquées
+au coin de l’intelligence supérieure. Au départ
+des Traversot, il n’y avait rien encore contre
+René ou à peine l’hostilité de rigueur dès qu’il
+s’agit d’un étranger ; quand ils revinrent, la partie
+était jouée sans que René en eût seulement le soupçon,
+et les précautions si bien prises, qu’à peine
+débarquée, madame Traversot courait chez son
+notaire où l’appelait une convocation d’urgence.</p>
+
+<p>Saisissez-vous qu’un tel enchaînement ne pouvait
+être le produit inconscient de quelques-uns,
+mais, au contraire, résultait d’une volonté
+unique ? Commencez-vous de soupçonner, derrière
+le chœur, et dirigeant sa marche, l’acteur
+principal dont je parlais tout à l’heure ? Plus tard,
+il se découvrira de lui-même ; pour le moment,
+contentons-nous d’admirer l’œuvre et arrivons
+au résultat, imprévu de tous comme il convient.</p>
+
+<p>Madame Traversot, après s’être rendue en toute
+hâte chez son notaire, rentra chez elle, le visage
+décomposé. Elle était de ces femmes qui ne
+cessent d’envisager les difficultés, quand un projet
+leur tient au cœur, car elles imaginent de la
+sorte et par avance désarmer la mauvaise chance.
+Hélas ! parmi les obstacles prévus, celui qu’on
+venait de lui révéler n’avait point figuré : il n’en
+était que plus infranchissable. Le mariage d’Annette
+était perdu : ajoutez que l’année s’annonçait
+avec des récoltes mauvaises, que l’abandon d’Annette
+risquait de troubler la confiance des créanciers :
+ainsi tout croulait, présent et avenir.</p>
+
+<p>A la vue de sa mère bouleversée, Annette tenta
+en vain de l’interroger.</p>
+
+<p>— Il n’y a rien, ou peu de chose, répondit
+celle-ci, évasive et redoutant d’aborder tout de
+suite le conflit qu’elle pressentait inévitable.</p>
+
+<p>En prétendant séparer Annette de celui qu’elle
+aimait, on n’était parvenu en effet qu’à mieux
+l’attacher à lui.</p>
+
+<p>Une heure plus tard, René, qui ne cessait de
+surveiller l’hôtel de Thil, informé du retour des
+Traversot, accourait. Annette parut aussitôt.</p>
+
+<p>— Enfin ! vous voici !</p>
+
+<p>Mais elle ne put en dire plus. Madame Traversot
+s’était également précipitée, et sans laisser à
+René le loisir de se reconnaître :</p>
+
+<p>— Votre visite, cher monsieur, tombe à merveille :
+j’avais hâte de m’entretenir avec vous.</p>
+
+<p>Elle l’entraîna vers le salon. Annette voulut
+suivre. Un geste l’arrêta.</p>
+
+<p>— Non, pas toi. Ta présence ne pourrait que
+nous gêner.</p>
+
+<p>Alors, interdite, elle se pencha vers sa mère :</p>
+
+<p>— Quoi qu’il arrive, rappelle-toi que je serai
+sa femme.</p>
+
+<p>Elle ne s’était jamais expliquée avec pareille
+franchise. Madame Traversot lui jeta un regard
+angoissé :</p>
+
+<p>— Qui peut répondre de ce que l’avenir
+réserve ?</p>
+
+<p>— Quoi qu’il y ait, mon choix est fait.</p>
+
+<p>René, lui, s’étonnait qu’on le reçût au salon. Il
+n’y était plus entré depuis le soir du premier
+dîner ; quelle différence d’aspect et d’accueil !
+Aujourd’hui les meubles gisaient sous des housses.
+Une partie d’entre eux, groupés sous un drap,
+érigeait dans la pénombre un catafalque ; aucun
+feu ne brûlait dans la cheminée.</p>
+
+<p>— Quelles nouvelles de votre mère ? demanda
+madame Traversot dès qu’elle eut fermé la porte
+derrière elle.</p>
+
+<p>— Hélas ! balbutia René, interdit par cette
+brusque entrée en matière.</p>
+
+<p>— Toujours souffrante ?</p>
+
+<p>— Je le crains. Pour ne pas m’inquiéter, elle
+me laisse sans détails. Le principal suffit, puisqu’elle
+n’est pas en état de se mettre en route.</p>
+
+<p>— Ah ! c’est fâcheux… tout à fait fâcheux…</p>
+
+<p>Et le visage de madame Traversot acheva de se
+fermer. René rougit :</p>
+
+<p>— Bien que ce soit une affaire de quelques
+jours au plus, attendre ainsi ne m’est pas moins
+pénible qu’à vous, mais voyez-vous autre chose
+à tenter ?</p>
+
+<p>Il comptait qu’on lui répondrait non ; il n’en
+fut rien.</p>
+
+<p>— Autre chose ?… En effet, à défaut du voyage,
+votre mère ne pourrait-elle écrire ? Nous entendre
+serait au plus l’affaire de trois courriers.</p>
+
+<p>Posant ses yeux sur ceux de René, madame
+Traversot attendit ensuite la réponse, comme
+assurée d’avance d’un refus.</p>
+
+<p>Il fallut à René un petit instant pour maîtriser
+l’embarras où le jetait pareille proposition.</p>
+
+<p>— Vous n’y songez pas, fit-il ; si grande que
+soit la confiance que m’accorde ma mère, elle
+souhaite connaître Annette avant que d’acquiescer
+à des projets qui lui paraissent engager un avenir
+dont elle se tient, — bien à tort, — pour responsable.</p>
+
+<p>On ne sait pourquoi, cette phrase longue et
+mal tournée eut l’air de tomber dans un air raréfié.
+Les mots en tintaient comme du bois sec.</p>
+
+<p>Madame Traversot parut se recueillir, bien
+qu’elle ne pût ignorer ce qui devait suivre.</p>
+
+<p>— Alors, cher monsieur, reprit-elle d’un air
+incertain, je n’aperçois plus très bien où nous
+allons. Dès lors que madame votre mère ne peut
+ni venir, ni écrire…</p>
+
+<p>— Mais elle viendra ! interrompit vivement
+René.</p>
+
+<p>— Quand ?</p>
+
+<p>— Bientôt !</p>
+
+<p>Madame Traversot eut un hochement de tête
+entendu :</p>
+
+<p>— Et si je vous disais, moi, que je ne crois pas
+à ce voyage ?</p>
+
+<p>René sursauta : aurait-elle appris l’opposition
+de sa mère et qu’il mentait en parlant de maladie ?</p>
+
+<p>— En vérité, madame, balbutia-t-il, je ne vois
+pas pour quelles raisons…</p>
+
+<p>Madame Traversot, encore, l’interrompit nerveusement :</p>
+
+<p>— Pour quelles raisons ?… Mon Dieu ! je me
+ferais scrupule de vous les communiquer, et
+même je m’en garderai : mais elles courent les
+rues, semble-t-il : je n’étais pas de retour depuis
+une heure qu’on me les donnait, comme à tout le
+monde. Vous n’aurez donc aucune peine à les
+apprendre, à supposer que vous y teniez. Interrogez,
+renseignez-vous, et si vous n’êtes point
+convaincu, attendez du moins, pour nous en
+informer, que les faits donnent tort à mon sentiment
+présent.</p>
+
+<p>Elle s’était levée, le visage devenu de glace.
+René sentit passer le souffle avant-coureur de la
+catastrophe. Il répliqua d’une voix tremblante :</p>
+
+<p>— Je comprends, madame… il s’agit d’une
+mise en demeure. Sans m’attacher outre mesure
+à ce qu’elle peut avoir de blessant, me permettez-vous
+de demander si vous parlez ainsi au nom
+d’Annette ?</p>
+
+<p>— Ceci, monsieur, est affaire entre ma fille et
+moi et ne vous concerne pas.</p>
+
+<p>Il respira.</p>
+
+<p>— Ce qui revient à dire qu’elle, pas plus que
+moi, n’est au courant des appréhensions que vous
+donne le retard de ma mère. Oserai-je aussi faire
+remarquer que, si je n’étais pas entièrement d’accord
+avec les miens, j’ai l’âge de passer outre à
+des volontés mal informées ?</p>
+
+<p>Madame Traversot riposta sèchement :</p>
+
+<p>— Je n’ai point dit que madame votre mère
+s’opposait au mariage : je suis même convaincue
+du contraire. J’estime simplement qu’elle ne se
+soucie pas de venir s’entretenir avec moi de certaines
+choses… qui importent entre familles honorables.
+Quant à votre liberté d’action vis-à-vis
+d’elle, j’en doute aujourd’hui moins que jamais…</p>
+
+<p>René, cette fois, ne comprenait plus. Puisqu’on
+croyait toujours sa mère d’accord avec lui, que
+signifiaient ces phrases énigmatiques ? Plutôt que
+de prononcer des paroles peut-être ineffaçables,
+il domina sa colère et s’inclinant :</p>
+
+<p>— Il suffit, madame ; avant demain, j’aurai
+percé le mystère auquel je me heurte ici : je ne
+doute pas à mon tour que vous ne m’exprimiez
+alors des regrets pour un traitement que je ne
+méritais pas.</p>
+
+<p>— C’est tout ce que je souhaite, conclut
+madame Traversot.</p>
+
+<p>Et elle l’accompagna jusqu’à la cour d’honneur,
+ne se souciant pas d’une nouvelle rencontre avec
+Annette : mais celle-ci ne parut pas. Quant à
+René, il ne songeait plus qu’à foncer sur l’obstacle
+inconnu inopinément surgi sur sa route. Il
+n’avait encore aucune crainte et croyait bien, ainsi
+qu’il l’avait annoncé, revenir le lendemain.</p>
+
+<p>Il est curieux de constater comme les événements
+avancent par soubresauts. Durant des jours
+rien n’arrive, les heures traînent, on a l’air d’attendre
+sur un banc la venue d’un passant qui ne
+passera jamais : soudain, le tumulte succède au
+silence, la foule à la solitude ; on est happé, roulé,
+on n’a plus le loisir de se reconnaître et moins
+encore celui de se défendre…</p>
+
+<p>En quittant l’hôtel du Thil, René se disait : « Je
+vais me renseigner. » Mais où ? Auprès de qui ?
+Les raisons mystérieuses qui motivaient la mise
+en demeure de madame Traversot couraient les
+rues, soit : encore fallait-il s’adresser à quelqu’un
+pour les connaître.</p>
+
+<p>Or, c’était l’heure où, chaque après-midi, M. Valfour
+s’en retournait par le Rempart après sa visite
+d’hôpital. René n’avait pas fait cent mètres qu’il
+aperçut devant lui l’abbé en train de regagner
+la ville. La rencontre de cet homme lui parut providentielle.
+Aussitôt, doublant l’allure, il le rejoignit.</p>
+
+<p>— Hé quoi ! monsieur l’abbé, s’écria-t-il en
+affectant la gaîté, vous ne regardez même pas si
+des amis vous suivent ?</p>
+
+<p>Tels mouvements imperceptibles se sentent, à
+défaut de les voir. Tout de suite, avant que
+d’achever, René comprit ainsi qu’il tombait mal,
+ou encore que sa compagnie, dans la rue et à cette
+heure, ne procurait pas d’agrément. Raison de
+plus pour s’obstiner.</p>
+
+<p>L’abbé, pourtant, toujours poli, répondait déjà :</p>
+
+<p>— Je ne demande pas, mon cher enfant, d’où
+vous venez. Nous avons, chacun, nos occupations
+dans ce quartier… pas les mêmes… évidemment…
+Puisse Dieu les bénir avec une pareille
+indulgence !… Toutefois les miennes m’ont mis
+en retard : vous m’excusez, n’est-ce pas, de ne
+pas m’arrêter ? On m’attend à Notre-Dame.</p>
+
+<p>Pour mieux marquer sa hâte, non seulement il
+ne ralentit pas, mais parut prendre un élan supplémentaire.
+En même temps son calme visage
+avait rougi et ses yeux trahissaient un désarroi.</p>
+
+<p>René, sans se démonter, lui prit le bras.</p>
+
+<p>— Pressé, je le veux bien, murmura-t-il :
+serait-ce au point de ne pouvoir m’accorder
+audience ?</p>
+
+<p>— Pas dans la rue, je pense ? s’écria l’abbé visiblement
+effrayé.</p>
+
+<p>— Dans la rue, à Notre-Dame, où il vous plaira
+enfin, pourvu que ce soit sur l’heure !</p>
+
+<p>— Impossible ! D’ailleurs de quoi s’agit-il ?</p>
+
+<p>— D’une chose importante à laquelle sont suspendus
+tous nos projets.</p>
+
+<p>— Vos projets, mon cher enfant : ce n’est
+qu’une nuance, toutefois bonne à rappeler, fût-ce
+au passage.</p>
+
+<p>René le considéra, interdit :</p>
+
+<p>— Bigre ! vous aussi ?…</p>
+
+<p>Il n’acheva pas, mais serrant de plus près l’abbé
+pour bien marquer qu’il se refuserait à lâcher
+prise :</p>
+
+<p>— Raison de plus : cela prouve que vous êtes
+au courant.</p>
+
+<p>— Vous me désolez. Je vous sens résolu
+d’obtenir satisfaction, et pourtant… Enfin, soit…
+à la sacristie… rien qu’un instant…</p>
+
+<p>— Parfait. Du coup, pour vous témoigner ma
+reconnaissance, je cesse de vous compromettre.</p>
+
+<p>René en même temps lâcha l’abbé : ceci encore
+le frappait que son dernier mot n’attirait aucune
+protestation.</p>
+
+<p>A grands pas et en silence, ils poursuivirent
+leur route. M. Valfour donnait vraiment l’idée
+qu’il ignorait son compagnon : il semblait, à
+force de serrer les épaules, devenu une chose
+noire, toute ronde, sur laquelle les yeux n’ont pas
+de prise. Dans Notre-Dame, il choisit pour monter
+au chœur le bas-côté opposé à son confessionnal
+et, après une courte révérence au maître-autel,
+gagna la sacristie. René ne cessait pas de
+suivre.</p>
+
+<p>Une sacristie est un lieu propice aux entretiens
+rapides, car on s’y tient debout. Nul doute que
+M. Valfour n’eût escompté cette incommodité
+pour abréger des propos dont la perspective l’importunait.
+A peine entré, il déposa son bréviaire
+sur l’armoire aux ornements et, adossé à celle-ci,
+les deux mains dans ses manches, les yeux à
+terre :</p>
+
+<p>— Qu’y a-t-il ? je vous écoute, reprit-il d’une
+voix terne.</p>
+
+<p>René, que l’attitude imprévue de l’abbé achevait
+d’irriter, lança son chapeau près du bréviaire.</p>
+
+<p>— Il y a, déclara-t-il, que je reviens de l’hôtel
+de Thil.</p>
+
+<p>— Ah ! fit l’abbé comme s’il apprenait une
+nouvelle extraordinaire, ces dames sont de retour ?…
+Mademoiselle Annette toujours satisfaite ?</p>
+
+<p>— Je l’espère : je ne l’ai pas vue.</p>
+
+<p>— Ah !… répéta l’abbé, un demi-ton plus bas.</p>
+
+<p>— Madame Traversot seule a consenti à me
+recevoir : recevoir est d’ailleurs une manière de
+s’exprimer, puisque je suis sommé de ne plus
+reparaître tant que ma mère ne sera pas venue.</p>
+
+<p>— Oh ! soupira l’abbé, continuant de descendre
+la gamme.</p>
+
+<p>Son visage cependant n’exprimait pas de surprise.</p>
+
+<p>— On dirait que vous le trouvez naturel ?</p>
+
+<p>— Naturel, non… explicable plutôt…</p>
+
+<p>L’abbé Valfour poussa ensuite un nouveau
+soupir, sans cesser de contempler le sol. Tout
+dans son attitude ajoutait : « Que voulez-vous que
+j’y fasse ? »</p>
+
+<p>René répéta d’un ton rude :</p>
+
+<p>— Explicable… c’est bien vous qui l’affirmez…
+donc il y a des raisons, et vous les connaissez. Il
+ne reste plus qu’à me les dire : après quoi, je
+vous tiendrai quitte et vous serez libre de retourner
+à vos ouailles.</p>
+
+<p>Cette fois plus de réponse, mais un bruit de
+pas s’étant fait entendre dans l’église, l’abbé Valfour
+jeta un regard vers la porte : il espérait
+l’entrée d’un importun. Fausse alerte : personne
+ne parut.</p>
+
+<p>— Hé bien ? reprit René, décidément exaspéré.</p>
+
+<p>— Eh bien, en vérité, je me demande… Il est
+possible que des sottises aient couru… mais
+sont-ce les mêmes ? et quel besoin avez-vous…</p>
+
+<p>— Quel besoin !</p>
+
+<p>— Plus bas, jeta vivement l’abbé, n’oubliez
+pas dans quel endroit nous sommes !</p>
+
+<p>Et soudain il abandonna l’appui de l’armoire.
+Ses mains libérées des manches esquissèrent
+ensuite un geste de retraite :</p>
+
+<p>— Je comprends d’ailleurs votre état, poursuivit-il :
+oui, je comprends… Moi-même, vous
+l’avouerai-je, et vous l’avez dû voir, je me sens
+troublé… extrêmement… par une lettre de madame
+Traversot reçue ce matin.</p>
+
+<p>— Que dit-elle ?</p>
+
+<p>— Oh ! mon cher enfant, les femmes n’expliquent
+jamais à fond leur pensée.</p>
+
+<p>— Dans ce cas, c’est à vous, l’abbé, de m’expliquer
+la vôtre ! Après quoi j’aviserai.</p>
+
+<p>— En effet… en effet… Notez avant tout que
+madame Traversot, pas plus que moi, ne croit…
+Seulement, voilà : il est de certaines questions
+qui ne devraient jamais être posées. Cela ne les
+empêche pas d’exister, certes ! et même les gens
+sont libres de s’en entretenir, s’ils le veulent,
+pour l’agrément ; mais enfin, tant qu’on ne s’est
+pas avisé de demander officiellement : « Cela
+existe-t-il ? » on est libre d’agir comme si elles
+n’étaient pas.</p>
+
+<p>— Allez donc au fait ! interrompit de nouveau
+René, impuissant à maîtriser la colère que tant
+de précautions achevaient de déchaîner au fond
+de lui.</p>
+
+<p>— J’y viens… j’y suis déjà !</p>
+
+<p>Puis, secouant les épaules, comme un homme
+décidé à brûler ses vaisseaux, l’abbé reprit très
+vite :</p>
+
+<p>— Justement, dès le début de nos relations,
+madame Traversot m’avait exprimé à diverses
+reprises son désir de mieux connaître votre
+famille. Simple souhait d’elle à moi : satisfaction
+facile à obtenir et qui n’intéressait que nous…
+Qui, hélas ! à Dijon ou ailleurs, s’est avisé ces
+jours derniers de lui dire… ou encore de lui suggérer ?…
+bref, la question qui n’existait pas, brusquement
+a pris corps et, du coup, madame Traversot,
+devenue inquiète, a pensé… enfin elle se
+demande dans quelle mesure vous avez droit au
+titre que vous portez.</p>
+
+<p>René abasourdi recula :</p>
+
+<p>— Quel titre ? je n’en ai pas, que je sache !</p>
+
+<p>— Oh ! poursuivait maintenant l’abbé définitivement
+lancé, je sais bien qu’il s’agit là de puérilités !
+Qu’importe au bonheur de ma charmante
+petite Annette, que vous soyez La Gilardière,
+tandis que votre frère n’est que Manchon ? Curiosités
+de province, scrupules de vieille bourgeoisie :
+rien de plus. Il est probable d’ailleurs, je
+suis même assuré que les deux noms appartiennent
+à chacun, et encore qu’ils figurent l’un
+et l’autre sur le registre d’état civil… Au fait
+avez-vous jamais eu seulement l’occasion de lire
+votre acte de naissance ?</p>
+
+<p>Enfin arrivés là, les yeux de l’abbé, qui jusqu’alors
+n’avaient cessé de contempler le sol,
+s’étaient levés : tout ce qui précédait, tant d’hésitations,
+de détours, simples manœuvres pour
+aboutir à poser, — et de quel ton détaché ! — cette
+unique question, la seule utile.</p>
+
+<p>Déconcerté par le jeu, mais incapable d’en
+soupçonner les dessous, René ne put que répliquer :</p>
+
+<p>— Quelle est cette plaisanterie, et pourquoi
+n’aurais-je pas lu mon acte de naissance ? En
+souhaitez-vous un double ?</p>
+
+<p>M. Valfour saisit les mains de René :</p>
+
+<p>— Ainsi vous l’avez lu… ce qui s’appelle lu…
+et vous n’y avez rien remarqué de particulier ?</p>
+
+<p>— Comptiez-vous par hasard sur la mention :
+père et mère inconnus ?</p>
+
+<p>Alors, subitement changé, la face éclaircie,
+l’abbé acheva d’attirer à lui René. Il soupirait, il
+riait, il retrouvait la bonté de la Providence :</p>
+
+<p>— Ah ! mon enfant !… mon cher enfant !… quel
+poids vous m’enlevez ! Et puisque vous avez cette
+pièce chez vous, de grâce courez la chercher. Je
+me charge d’éclairer tout… Après cela, madame
+Traversot…</p>
+
+<p>Mais René se dégageant, coupa la phrase :</p>
+
+<p>— Je vous demande pardon, mon cher abbé :
+pourrai-je savoir auparavant quel rapport imprévu
+existe entre mon acte de naissance, madame Traversot,
+et le motif qui, au dire de celle-ci, interdirait
+à ma mère de jamais paraître ici ?</p>
+
+<p>Tout entier à sa joie de retrouver une situation
+correcte, là où il avait redouté la pire aventure,
+M. Valfour rit encore :</p>
+
+<p>— Quant à cela, inutile de vous en battre les
+oreilles : l’essentiel n’est-il pas que madame Traversot
+revienne sur son sentiment ? et dès lors
+que j’en fais mon affaire…</p>
+
+<p>Pour la seconde fois, René l’empêcha d’achever :</p>
+
+<p>— Non, l’abbé, j’exige d’être éclairé.</p>
+
+<p>— Des sottises !</p>
+
+<p>— Raison de plus pour n’en rien perdre.</p>
+
+<p>L’abbé riait toujours, bien qu’un peu du bout
+des lèvres.</p>
+
+<p>— Soit : admirez donc où peuvent en venir des
+gens inoccupés que tourmente la soif d’aventures
+chez les autres. La différence de nom entre votre
+frère et vous, avait frappé : de là à supposer que
+vous n’étiez peut-être que le fils adoptif de votre
+mère…</p>
+
+<p>— Il n’y avait qu’un pas, conclut René d’une
+voix glacée.</p>
+
+<p>— Naturellement, on l’a franchi…</p>
+
+<p>— Vous le premier.</p>
+
+<p>— Ah ! mon enfant, ne me calomniez pas :
+j’y ai cru si peu que j’ai tenu à prévenir votre
+frère du bruit qui courait.</p>
+
+<p>— Et mon frère a répondu ?</p>
+
+<p>— En ne m’en parlant pas, ce qui était la plus
+spirituelle des réponses.</p>
+
+<p>De nouveau, un bruit de marche sonna sur les
+dalles. Une dame en noir parut sur le seuil.</p>
+
+<p>— A la minute… je suis à vous…, jeta l’abbé.</p>
+
+<p>Et revenant à René :</p>
+
+<p>— Vous le voyez, on s’impatiente, mais qu’importe ?
+Tout à l’heure, n’est-ce pas, apportez l’acte,
+et demain…</p>
+
+<p>— Oh ! demain, dit René, impossible ; je ne
+serai pas ici.</p>
+
+<p>— Vous partez pour Paris ? J’espère bien que
+vous n’y conterez pas…</p>
+
+<p>— Que vous avez cru, au roman chez la portière ?
+Rassurez-vous : toutefois il est urgent de
+couper court à cette littérature. J’en connais un
+moyen radical et prétends y recourir dès ce soir.</p>
+
+<p>Sans ajouter rien, René ensuite s’éloigna. Il
+avait la démarche un peu saccadée. A mesure
+qu’il s’en allait, le sourire de l’abbé s’évanouissait
+aussi. C’est qu’après avoir cru faire une lumière
+complète, M. Valfour se demandait si les
+voies de la Providence ne sont pas quelquefois
+beaucoup plus tortueuses qu’il n’y paraît.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>VI</h3>
+
+
+<p>René sonna le même soir rue Monsieur. Il
+devait être minuit ou environ. A ce moment,
+madame Manchon dormait. Il défendit qu’on la
+prévînt, et, réfugié dans sa chambre, tenta de
+reposer.</p>
+
+<p>On rencontre chaque jour des gens qui vivent
+dans des conditions extraordinaires et ne s’en
+aperçoivent pas, car l’extraordinaire ne l’est
+jamais que par rapport à nos habitudes. Toutefois,
+qu’un hasard insignifiant éveille leur défiance,
+sans être mieux éclairés qu’avant, ces mêmes gens
+perdent soudain la sécurité dont ils étaient jusqu’alors
+les bénéficiaires inconscients. Désormais,
+pour René, ce hasard était venu.</p>
+
+<p>Insignifiant, évidemment, ou plutôt sans valeur :
+quel crédit en effet accorder à des racontars
+de petite ville en mal de nuire ? Que des bruits
+aient couru dans Semur assez précis pour inquiéter
+M. Valfour ou incliner madame Traversot à
+juger impossible un entretien direct avec madame
+Manchon, voilà qui n’avait en soi-même aucune
+importance et n’aurait pas dû retenir un instant
+la pensée de René. Cependant, parmi tant de
+calomnies possibles, pourquoi celle-là, de préférence
+à d’autres ? Et René, malgré lui mal à l’aise,
+non seulement ne savait que répondre, mais
+s’étonnait de questions nouvelles, surgies à la
+suite comme d’elles-mêmes, et sans que Semur,
+cette fois, y fût pour rien.</p>
+
+<p>L’attitude de son frère, d’abord. Hostile, ou
+indifférente ? impossible d’en décider. A coup sûr
+réservée et suggérant l’idée d’une arrière-pensée
+continue qui interdisait jusqu’à l’esquisse d’une
+familiarité.</p>
+
+<p>Autre énigme : pourquoi René n’entendait-il
+jamais parler de son père ? Pas une image pour
+l’évoquer. On aurait voulu qu’il oubliât, qu’on
+n’aurait pas agi d’autre manière.</p>
+
+<p>Bien singulier enfin, le désir de madame Manchon
+d’appeler un de ses fils uniquement La Gilardière
+cependant qu’elle et l’abbé restaient Manchon !
+Pareille vanité s’accordait mal avec le
+dédain des petits sentiers et des petits moyens,
+souvent affiché et toujours pratiqué par elle dans
+le courant de l’existence…</p>
+
+<p>J’expose cela d’une manière précise ; gardez-vous
+de croire pourtant que ce fût aussi net pour
+René. Des inquiétudes confuses, des lueurs passagères
+perçant une brume dense, il ne percevait
+rien de plus : trop déjà pour échapper à un irrésistible
+malaise, pas assez pour aborder la vérité
+corps à corps. Au trouble de sa nuit d’attente,
+correspondaient ainsi, dans des proportions
+diverses, le souci d’un passé incertain et celui
+d’un avenir encore très cher : mais à la perspective
+du oui ou du non que madame Manchon
+devrait prononcer au matin, qui sait si déjà il ne
+s’épouvantait pas moins de perdre Annette que de
+se heurter à un constat redouté ?</p>
+
+<p>Une à une, les heures et les demies scandèrent
+ces rêveries. Quand, épuisé par elles, il succomba
+enfin au sommeil, le jour commençait, les premiers
+charrois retentissaient dans les rues voisines,
+et madame Manchon s’éveillait…</p>
+
+<p>Depuis la réponse folle de René, elle s’éveillait
+ainsi tous les jours, dès l’aube. Après avoir si
+longtemps envisagé le temps qui vient avec une
+entière sérénité, elle ne renaissait plus au présent
+que l’âme trouble et sous le coup d’appréhensions
+intolérables.</p>
+
+<p>— Aujourd’hui, songeait-elle, que va-t-il arriver ?</p>
+
+<p>Mais il n’arrivait rien, ou du moins rien qui
+comptât.</p>
+
+<p>Un soir, vous l’avez vu, son fils aîné avait prononcé
+des paroles singulières qui l’avaient fait
+trembler sur le moment : elle n’y pensait plus,
+ou si parfois le souvenir lui en revenait, elle s’en
+détournait. D’ailleurs l’abbé, depuis lors, était
+redevenu muet. Aucun indice nouveau n’avait
+renouvelé des craintes probablement mal fondées.
+Et puis, qu’importe devant le reste, c’est-à-dire la
+rupture avec René ? Depuis dix jours déjà, René
+avait cessé d’écrire : elle de son côté, s’obstinait
+dans l’attente d’une soumission qui ne venait pas.
+Quand on s’est accoutumé à ne vivre que pour un
+être, quand toute ambition, toute tendresse n’ont
+cessé de graviter autour de lui, imaginez ce que
+deviennent dix jours de silence ! Hier, il n’y en
+avait que neuf : aujourd’hui, un de plus, demain
+un autre… Ah ! ne pouvoir dire si le fossé cessera
+de s’élargir, ni quelles pensées, là-bas, répondent
+à celles qui dévorent ici !…</p>
+
+<p>Machinalement madame Manchon consulta sa
+montre : six heures. Elle écouta ensuite le trottis
+du rouage. Étrange machine, si compliquée, toujours
+en mouvement ; et que d’efforts pour mesurer
+l’insaisissable, en donnant une réalité à ce qui
+peut-être n’en possède aucune ! Dix minutes font
+parfois la durée d’une existence ; en d’autres cas,
+vingt années coulent sans qu’on les voie.</p>
+
+<p>Madame Manchon ferma les yeux : les années
+mortes auxquelles elle songeait, la séparaient
+d’autres dont le souvenir demeurait cher : hélas !
+celles-là aussi lui échappaient ; depuis son entretien
+avec l’abbé, elle n’osait plus y revenir.</p>
+
+<p>Premier fracas d’omnibus, bavardage des gens
+de service sur le trottoir, Paris qui, après l’accablement
+de la nuit, s’étire, bâille au soleil levant
+et peu à peu se remet à gronder… Quelle solitude,
+quand on écoute, au fond d’une chambre,
+rideaux tirés et rêves en dérive !</p>
+
+<p>Dans la pièce voisine, un réveil lâcha brusquement
+sa sonnerie. C’était un crissement aigu qui
+n’épargnait personne. Sous prétexte d’aller à la
+messe de sept heures, Lapirotte en remplissait la
+maison, chaque matin. Madame Manchon fit un
+geste d’agacement.</p>
+
+<p>— Pourquoi gardai-je cette fille ?</p>
+
+<p>Elle ne l’avait jamais que tolérée, et depuis
+quelque temps ne la supportait plus. Elle méditait
+de s’en débarrasser.</p>
+
+<p>Le réveil persistant, madame Manchon frappa
+contre la cloison.</p>
+
+<p>— Cessez donc ce tapage !</p>
+
+<p>Mais Lapirotte affirmait ne se réveiller jamais
+qu’à la fin, tout à la fin de la sonnerie, qui roula
+jusqu’au bout, avant de s’achever en hoquets
+pareils aux halètements d’un asphyxié.</p>
+
+<p>Des minutes passèrent : puis un coup discret
+fit tressaillir madame Manchon.</p>
+
+<p>— Qu’y a-t-il ?</p>
+
+<p>De l’autre côté de la porte, Lapirotte jeta :</p>
+
+<p>— Je voulais annoncer tout de suite à madame…</p>
+
+<p>Ici un temps d’arrêt. Madame Manchon, n’ayant
+aucun désir de faire entrer Lapirotte, restait
+sans souffler mot. Il fallut bien se décider à poursuivre,
+puisqu’on avait commencé :</p>
+
+<p>— M. René est arrivé cette nuit !…</p>
+
+<p>Comme soulevée par une lame de fond, madame
+Manchon se dressa sur le lit.</p>
+
+<p>— Il est dans sa chambre… il doit dormir
+encore…, continuait Lapirotte, surprise de ne
+recevoir aucune réponse.</p>
+
+<p>Madame Manchon dit enfin :</p>
+
+<p>— Merci ! j’étais au courant… surtout, qu’on
+le laisse reposer !</p>
+
+<p>Sans qu’on pût l’entendre, elle s’habillait déjà.
+Ses mains avaient peine à retrouver les agrafes.
+Un tremblement de fièvre la secouait tout entière.
+Puis, approchant de la porte, elle devina que
+Lapirotte n’avait pas bougé, retint son souffle,
+attendit que, lasse d’épier des événements qui ne
+venaient pas, celle-ci voulût bien s’éloigner. Le
+cœur de madame Manchon, en ces instants,
+recouvrait tous les bruits, et cependant aucun
+bruit ne lui échappait. Si légère qu’ait été la
+démarche de Lapirotte abandonnant sa faction,
+elle sut ainsi tout de suite quand le passage devint
+libre. Alors, enveloppée dans un peignoir, encore
+coiffée de nuit, à son tour elle s’évada, pénétra
+chez René avec des précautions infinies, et s’assit
+dans le fauteuil au pied du lit. Accablé de
+fatigue, René dormait toujours…</p>
+
+<p>Elle le regarda dormir. Elle le contemplait
+avec avidité. Elle n’avait même plus la pensée de
+lui en vouloir, dès lors qu’il était présent. Jamais,
+non plus, il ne lui avait paru si beau.</p>
+
+<p>Puis, elle imagina que puisqu’il avait accepté
+de revenir, il lui revenait tout à fait, et une joie
+sourde, inexprimable, la baigna toute. Si, dès la
+première heure, elle s’était dressée si rudement
+contre le projet de René, ce n’était pas qu’elle en
+voulût aux Traversot ni à n’importe qui : simplement,
+elle ne consentait pas qu’on lui volât son
+fils. Elle se refusait à le partager. Peut-être
+aurait-elle toléré une maîtresse : mais une femme, — c’est-à-dire
+la vie de René loin d’elle, en dehors
+d’elle, sans doute même tournée contre elle, — elle
+n’aurait pu. Dieu merci ! lui semblait-il, l’alerte
+était finie ! il ne restait plus qu’à attendre l’éveil,
+à se plaindre pour la forme et à pardonner. Oh !
+comme elle pardonnerait tout à l’heure !</p>
+
+<p>Après cela, durant un long moment, il n’y eut
+dans la pièce que le murmure de deux souffles
+réguliers, symbole d’une paix indicible. Enfin
+un bruit léger déchira le silence. René, tel un
+plongeur qui revient à la surface, aspirait l’air,
+détendait ses bras, et se redressait…</p>
+
+<p>A la vue de sa mère, il eut un tressaillement
+qui acheva de l’arracher au sommeil.</p>
+
+<p>— Quoi ! dit-il, déjà levée, maman ?</p>
+
+<p>D’un geste de main apaisant, madame Manchon
+lui fit signe de ne pas bouger.</p>
+
+<p>— Oui, il est très tôt… dors encore… tu es
+fatigué… j’ai le temps.</p>
+
+<p>Il ne répondit pas tout d’abord, en proie à l’effarement
+qui succède aux fins de nuit écrasées.
+Une seconde auparavant, le repos de la mort ;
+subitement, la rentrée dans le réel ; au fond de
+l’âme, les lourdeurs et l’obscurité se retrouvent
+intactes, avivées par le contraste.</p>
+
+<p>— Bonjour, murmura-t-il, comment vas-tu ?</p>
+
+<p>Madame Manchon renouvela le même signe
+apaisant. Bien qu’elle n’eût aucune crainte, elle
+souhaitait retarder les explications qu’elle sentait
+devoir suivre, et qui d’avance lui semblaient si
+inutiles !</p>
+
+<p>A demi soulevé sur l’oreiller, René cependant
+poursuivait :</p>
+
+<p>— Rien de changé dans la maison ?… Lapirotte
+toujours en sucre ? mon frère toujours acide ?…</p>
+
+<p>Et madame Manchon encore hocha la tête :
+non, rien n’était changé, pas même son désir de
+se taire qui la tenait assise au bout du lit, sans
+se pencher seulement pour embrasser son fils.</p>
+
+<p>Étonné, René fronça les sourcils :</p>
+
+<p>— M’en voudrais-tu au point de ne plus vouloir
+répondre ?</p>
+
+<p>Alors se décidant enfin :</p>
+
+<p>— Trois semaines sans te voir, soupira-t-elle :
+bientôt dix jours sans nouvelles !…</p>
+
+<p>Il riposta d’un ton léger, bien qu’en réalité
+dépourvu d’assurance :</p>
+
+<p>— Mais il me semble que toi aussi…</p>
+
+<p>— Ne continue pas ! Laisse-moi d’abord reprendre
+possession de toi. Que je te sente redevenu
+mon fils et point changé !</p>
+
+<p>— Oh ! maman, répliqua-t-il en riant, tu vas
+me faire croire qu’on aurait pu me voler en
+route : heureusement que, me tâtant, je me sens
+vraiment le même.</p>
+
+<p>Elle sourit à ce mot qui le lui montrait,
+comme elle s’y attendait, dégrisé, repentant, et
+répéta :</p>
+
+<p>— Le même ?… pas tout à fait, j’espère ?</p>
+
+<p>Une seconde s’écoula, encore joyeuse… et tout
+à coup la chimère qui s’écroule, la vérité qui
+s’abat sur le rêve.</p>
+
+<p>— Pas tout à fait… tu l’as dit, maman, puisque
+je viens te chercher et veux te ramener auprès
+de celle que j’aime, sûr que tu l’aimeras aussi
+dès que tu la connaîtras.</p>
+
+<p>Anéantie, madame Manchon contemplait René,
+tandis que les syllabes légères tombaient sur elle,
+pareilles à des gouttes de plomb, et que René, de
+son côté, les prononçait d’un ton résolument détaché,
+ayant l’air de supposer que les choses ne
+pourraient suivre un autre cours.</p>
+
+<p>Quand ce fut terminé, elle joignit les mains :</p>
+
+<p>— Ainsi, fit-elle d’une voix éteinte, ce n’est pas
+fini ?</p>
+
+<p>— Pouvais-tu en douter ?</p>
+
+<p>Elle ne répondit pas. Elle venait de baisser la
+tête. On aurait pu la croire échappée ailleurs :
+et de fait, toute sa jalousie revenue, éperdue
+devant l’imminence du péril, elle se demandait :
+« Au nom de quoi refuser de nouveau mon consentement ? — Quelles
+raisons lui donner, puisque
+la vraie ne peut se dire et qu’il n’y a rien contre
+cette femme ? » Elle se le demandait, ne trouvait
+pas, et désespérée se taisait.</p>
+
+<p>Enhardi, René reprit :</p>
+
+<p>— Voyons, maman, il est temps de renoncer à
+des silences qui n’ont servi qu’à nous faire souffrir
+l’un et l’autre. Dès lors que tu t’obstinais à
+tenir ta plume au sec, le meilleur était de prendre
+le train : c’est ce que j’ai fait. Maintenant, il n’y a
+plus qu’à tirer au plus court en nous expliquant
+sans ambages… Tu m’as écrit que tu me désapprouvais :
+mais tu as omis de m’en donner les
+motifs. Hé bien ! reconnais ma bonne foi : je ne
+demande qu’à les entendre, et même à m’incliner
+devant eux, s’ils tiennent. Quels sont-ils ?</p>
+
+<p>Toujours tête basse, madame Manchon continuait
+de se taire. René poursuivit encore :</p>
+
+<p>— Est-ce la famille qui ne te plaît pas ? elle vaut
+au moins la nôtre. La fortune ? médiocre, j’en conviens :
+combien de fois, cependant, ne m’as-tu pas
+assuré que j’en avais pour deux ? Annette ? mais
+tu ne sais qui elle est, et que te demandais-je,
+sinon précisément de venir la juger ?</p>
+
+<p>— Tu prétends ?… interrompit cette fois madame
+Manchon.</p>
+
+<p>— Je ne prétends pas : je suis sûr que mieux
+éclairée, et ravie d’aider à mon bonheur, tu vas
+consentir à m’accompagner, aujourd’hui même,
+là-bas… où tu es attendue, soit dit sans reproche,
+avec une patience que d’autres peut-être n’auraient
+pas eue. Tu ne réponds toujours pas ? Faut-il
+m’expliquer mieux en…</p>
+
+<p>— Inutile, interrompit madame Manchon d’un
+ton bref.</p>
+
+<p>Puis, pensive :</p>
+
+<p>— Je croyais cependant m’être exprimée assez
+clairement dans ma lettre pour que tu connusses
+d’avance l’accueil que je ferais à pareille demande.</p>
+
+<p>— Tu refuses ?</p>
+
+<p>— Évidemment.</p>
+
+<p>Chose curieuse, à mesure qu’ils précisaient
+leur dissentiment définitif, leurs voix, au lieu de
+s’irriter, s’apaisaient, et leurs regards s’éteignaient.
+Il semblait qu’au fond d’eux-mêmes
+d’autres sujets plus importants se substituaient au
+premier. De toute son âme, en effet, madame
+Manchon, au lieu d’écouter, continuait de chercher
+le prétexte avouable, qui, arrêtant son fils,
+la sauverait du dépouillement dont elle était
+menacée. René, de son côté, parlant de son avenir,
+ne s’occupait déjà plus que du passé. Ainsi, chacun
+était ramené à son instinct profond : ici, la
+passion maternelle résolue à toutes les ruses
+plutôt que d’être dépossédée ; là, le souvenir des
+gênes insaisissables qui, tolérées hier, risquaient
+demain de ne pouvoir être supportées.</p>
+
+<p>Ni l’un ni l’autre ne s’aperçurent qu’ils avaient
+cessé de parler.</p>
+
+<p>Soudain, René parut obéir à une impulsion
+nouvelle, et avec l’expression distraite de quelqu’un
+qui ouvre une parenthèse sans importance :</p>
+
+<p>— Au fait, maman, pendant que j’y songe, et
+avant de revenir à ce qui nous occupe, voudrais-tu
+me donner la réponse à une question qui m’a
+été posée, il y a quelques jours, et devant laquelle
+je suis demeuré perplexe ?</p>
+
+<p>— Quelle question ? répéta madame Manchon
+qui, à mille lieues des pensées de René, voyait
+avec bonheur dans ce détour une occasion de
+gagner du temps pour réfléchir encore.</p>
+
+<p>— Pourquoi m’avoir imposé un nom que je
+suis seul à porter dans la famille ?</p>
+
+<p>Toujours ignorante du chemin qu’elle suivait,
+madame Manchon sourit :</p>
+
+<p>— Mais rien de plus simple, mon enfant… c’est
+ton frère qui m’en a donné l’idée.</p>
+
+<p>— Ah ! c’est mon frère…</p>
+
+<p>Et soudain, le visage de René se ferma.</p>
+
+<p>— Cela te surprend ?</p>
+
+<p>— Un peu.</p>
+
+<p>— Tu as tort. Ton frère s’occupe de tes intérêts,
+à sa manière, il est vrai, qui est assez froide, mais
+pleine de sens quelquefois.</p>
+
+<p>— Et sous quel prétexte a-t-il souhaité ?…</p>
+
+<p>— Rien de plus simple encore. Il me voyait
+ambitieuse pour toi. Qu’il eût ou non raison, il
+estimait qu’une apparence de titre fait bien en
+république. Je me suis laissée convaincre. En fin
+de compte, tes enfants, à défaut de mieux, en
+profiteront.</p>
+
+<p>Ceci d’une voix nette ; le regard posé sur René
+semblait ajouter : « A quel propos de l’inquiétude
+quand il s’agit de choses évidentes ? » Cependant,
+pourquoi madame Manchon s’apercevait-elle
+tout à coup que ces choses évidentes le devenaient
+déjà moins ? pourquoi surtout suffisait-il d’en
+parler pour évoquer l’abbé et le cortège d’appréhensions
+dû à l’un de ses entretiens ?</p>
+
+<p>— Qui t’a interrogé à propos de cette sottise ?
+reprit madame Manchon, poussée malgré elle à
+aller au delà.</p>
+
+<p>— Oh ! dit vivement René, quelqu’un… à la
+banque peut-être… je ne sais plus.</p>
+
+<p>— Pas l’ami de ton frère, je pense ?</p>
+
+<p>— L’abbé Valfour n’y est vraiment pour rien.</p>
+
+<p>En ce moment, l’apparition du nom de M. Valfour
+aurait pu paraître puérile : mais tous deux
+suivaient une logique intérieure qui leur interdisait
+de s’étonner.</p>
+
+<p>— C’est tout ? conclut madame Manchon après
+une courte pause durant laquelle il lui parut
+qu’un danger, dû à son fils aîné, venait de la
+frôler.</p>
+
+<p>— Non, maman, dit René subitement dressé
+sur l’oreiller.</p>
+
+<p>Elle frémit :</p>
+
+<p>— Qu’y a-t-il encore ?</p>
+
+<p>— Il y a que, puisqu’il en est ainsi, tu <i>dois</i>
+m’accompagner là-bas.</p>
+
+<p>Elle ne comprit pas tout d’abord, ou plutôt elle
+se refusait à admettre un lien quelconque entre
+la question posée par René et le conflit qui recommençait :</p>
+
+<p>— Faut-il te répéter que ma décision est prise ?</p>
+
+<p>— C’est que tu ignores les bruits qui courent !</p>
+
+<p>— A Semur, il court des bruits sur nous ?</p>
+
+<p>— On dit… on ose dire que, quoi qu’il arrive,
+tu ne consentiras jamais à revenir avec moi.</p>
+
+<p>— On ne se trompe pas.</p>
+
+<p>— Seulement, on en donne pour raison précisément
+cette différence de nom entre mon frère et
+moi. C’est tout juste si l’on n’exige pas que je sorte
+mon acte de naissance pour prouver que je suis
+vraiment ton fils !</p>
+
+<p>Madame Manchon, aux derniers mots, promena
+un regard épouvanté sur les murs, comme si,
+aspirée par une trappe, elle voulait, avant de
+disparaître, leur jeter un dernier adieu. Tout
+à coup elle venait d’apercevoir un dépouillement
+devant lequel l’autre ne comptait plus. Mais qui
+avait osé cela ? De qui René tenait-il ses soupçons ?</p>
+
+<p>Dans les instants de grand émoi, on ne saurait
+mesurer ni la vitesse ni le nombre des pensées
+diverses fulgurant à travers un cerveau. En une
+seconde, je le répète, madame Manchon, eut le
+temps de supputer la douleur d’être jugée par le
+fils de son âme, de chercher à qui elle le devait,
+et d’en accuser son autre fils. Elle eut le temps
+encore de songer : « C’est bien un crime de
+prêtre : je ne pardonnerai jamais. » Puis brusquement,
+une autre perspective s’ouvrit à elle, celle-là
+rayonnante. Non seulement, René ne savait
+rien, puisqu’il interrogeait, mais grâce à lui, la
+raison tant cherchée pour écarter définitivement
+les Traversot venait de paraître !</p>
+
+<p>— Et c’est cela… cela… que ces gens ont pensé
+de ta mère ! murmura-t-elle presque à voix basse,
+tandis que de la main elle semblait écarter une
+affreuse vision.</p>
+
+<p>— Maman ! jeta René décontenancé par l’attaque,
+je n’ai pas dit…</p>
+
+<p>— Allons donc !</p>
+
+<p>De nouveau, la main de madame Manchon
+fendit l’air. Il semblait qu’elle achevât de débarrasser
+l’espace des intrus qui depuis une heure
+volaient ici l’air respirable.</p>
+
+<p>— Allons donc ! si ce n’était venu par eux,
+aurais-tu retenu, fût-ce une minute, ces ordures ?
+Admirable, en vérité, la délicatesse d’une famille
+qui, pour mieux t’accaparer, n’hésite pas à salir la
+tienne et, férue d’honneur, offre pourtant de s’accommoder
+de nos restes ! Ne caches-tu plus rien
+au moins ? S’en est-on bien tenu là pour te détacher
+de moi ? Et tu veux que j’accoure en pénitente,
+prouver que grâce au ciel… Ce serait
+imbécile si ce n’était risible !</p>
+
+<p>Comment rendre l’accent de ces phrases ? Il y
+passait même du triomphe ! Ce ne devait être,
+hélas ! qu’une ivresse passagère. Désormais tout
+à son angoisse, déjà René répondait :</p>
+
+<p>— Tu te trompes : ce n’est ni imbécile, ni
+risible. Il ne s’agit plus des Traversot, ni d’Annette,
+mais de moi ! En apprenant ces bruits, j’ai
+ressenti un malaise que je ne parviens pas à exprimer.
+La pensée qu’ils persistent me trouble plus
+encore. Crois-moi, je ne trouverai la paix qu’en leur
+infligeant un démenti par ta venue, et c’est pourquoi
+tu dois… je te supplie de repartir avec moi !</p>
+
+<p>Butée, elle répéta :</p>
+
+<p>— Non, c’est toi qui vas rester !</p>
+
+<p>— Maman ! n’as-tu pas entendu ? il est impossible
+de laisser affirmer que tu ne <i>peux</i> m’accompagner
+là-bas parce que tu ne <i>peux</i> expliquer des
+choses du passé.</p>
+
+<p>— Que t’importe, puisque tu sais que les autres
+se trompent !</p>
+
+<p>— Maman ! les autres ne comptent plus : c’est
+moi maintenant que je te demande de rassurer !</p>
+
+<p>— Te rassurer !… tu en es là ?…</p>
+
+<p>Et cette fois, madame Manchon se renversa sur
+son fauteuil. En trombe, le doute de son fils
+venait de passer sur elle et l’écrasait. Elle avait
+redouté de voir le cœur de René pris par une
+passante : mais cela, ce n’est que l’épreuve d’un
+Lormier ! il s’agissait de bien autre chose !</p>
+
+<p>Le mot de René, d’ailleurs, avait été prononcé,
+comme il arrive souvent, sans que fût mesurée
+sa portée réelle. Dans ces cas-là, est-ce encore
+nous qui parlons, ou un autre enseveli au fond
+de nous-même et qui prend place d’office parce
+qu’il voit mieux ? A peine eut-il compris ce qu’il
+venait de dire, que René aussi s’effraya autant
+que sa mère. Leurs deux regards se croisèrent.
+Celui de madame Manchon était pesant, chargé
+de stupeur : par-dessus tout, il y paraissait l’immense
+désarroi d’une âme ; celui de René mendiait
+de la lumière ou peut-être un pardon — comment
+le savoir ? — Puis on entendit un bruit
+à peine perceptible : madame Manchon se levait.</p>
+
+<p>On n’est jamais plus proches que lorsqu’on a
+conscience de s’être fait beaucoup de mal.</p>
+
+<p>A la vue de sa mère debout et qui sans doute
+allait partir, René tendit les bras :</p>
+
+<p>— Maman ! appela-t-il d’une voix défaillante.</p>
+
+<p>Elle se retourna, secouée jusqu’au plus intime
+de l’être, aperçut le geste, et s’arrêta.</p>
+
+<p>— Maman, j’ai tant de chagrin !</p>
+
+<p>— Et moi donc !</p>
+
+<p>Le double cri de leurs effrois devant la douleur
+souveraine. Pourtant, tout au plus en avaient-ils
+senti passer l’ombre sur eux.</p>
+
+<p>— Maman ! tu ne vas pas m’abandonner ainsi ?</p>
+
+<p>— T’abandonner !</p>
+
+<p>Encore un cri, mais combien différent du premier !
+Subitement projetée vers René, redevenue
+tendresse vivante, enfin madame Manchon cédait
+à l’appel des bras ouverts, se précipitait vers eux.
+Elle et lui s’étreignirent. Ils ne se parlaient plus.
+Ils auraient eu peur de troubler ce moment ineffable
+où, rapprochés, fondus, ils avaient conscience
+d’échapper à la tourmente en oubliant ce
+qui n’était pas eux. Ce fut un moment unique,
+l’ivresse sur la cime : mais on ne demeure jamais
+longtemps sur la cime. Avant même que l’étreinte
+ne devînt plus lâche, l’un et l’autre étaient déjà
+redescendus dans la plaine : René pour sentir
+qu’un double désastre continuait d’emporter à la
+fois le passé et l’avenir, madame Manchon pour
+ne découvrir autour d’elle que des abîmes. Que
+se passa-t-il ensuite en celle-ci ? Sans doute dut-elle
+songer : « Avec ou sans moi, il partira ; si je
+vais avec lui, non seulement je le rassure, mais
+il me reste la chance de tout rompre sur place. »
+Quand on en est à sentir trébucher l’effort entier
+d’une vie, on cesse de vouloir tout sauver :
+régler la part du feu suffit. Quoi qu’il en soit,
+elle reprit soudain très bas :</p>
+
+<p>— Maintenant lève-toi… Ce qui précède était
+pour t’éprouver… Tu persistes : je ne résiste
+plus. Demain… ce soir… quand tu voudras !…</p>
+
+<p>Le miracle n’étonne pas, dès qu’il est conforme
+à nos désirs. Sans desserrer l’étreinte, René
+répondit simplement :</p>
+
+<p>— Ah ! maman ! je savais bien que tu voudrais
+me rendre heureux !</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>VII</h3>
+
+
+<p>Il faut avoir cru son bonheur perdu pour le
+savourer dans sa plénitude. Les heures qui suivirent
+furent pour René et madame Manchon la
+lueur suprême d’une intimité que les événements
+s’apprêtaient à détruire. Jamais René n’avait eu
+plus conscience d’être le fils d’élection de sa
+mère : jamais madame Manchon, sacrifiant en
+apparence sa passion jalouse aux désirs de son
+enfant, ne s’était crue aussi près de le posséder
+tout entier.</p>
+
+<p>Toutes choses pesées, une demande officielle
+fut adressée sur l’heure à madame Traversot. On
+convint de remettre le voyage décidé à la réception
+de la réponse ; René, lui, partirait seul, le
+lendemain.</p>
+
+<p>Quand l’abbé parut pour le repas du soir, il ne
+marqua d’étonnement ni de la présence de son
+frère, ni de l’accueil glacé de madame Manchon.
+Celle-ci, durant les intervalles de liberté que procurait
+la conversation joyeuse de Lapirotte avec
+René, jetait de temps à autre sur le prêtre un
+regard aigu.</p>
+
+<p>A la sortie de table, René crut bon de le
+remercier :</p>
+
+<p>— Il paraît, dit-il, que tu m’as approuvé dès
+le début. Je ne l’oublierai pas.</p>
+
+<p>L’abbé répondit avec simplicité :</p>
+
+<p>— Dans cette occasion comme en toute autre,
+je m’efforce d’accomplir mon devoir. Il ne faut
+pas me savoir gré de ce qui est d’obligation.</p>
+
+<p>A peine débarqué à Semur, René courut à
+l’hôtel de Thil. La lettre qui le précédait et sans
+doute une visite de l’abbé Valfour y avaient tout
+changé. René fut accueilli par le premier vrai
+sourire de madame Traversot. On le retint à
+dîner. Annette seule avait pris un air grave. Un
+dénouement si prompt l’effrayait : c’est maintenant
+qu’elle commençait d’avoir peur.</p>
+
+<p>Deux jours plus tard, René aperçut à la devanture
+de l’unique bijoutier de Semur une perle
+montée sur bague et qui était d’une eau rare. Il
+eut la fantaisie de l’acheter et, dès qu’il fut avec
+Annette, lui offrit ce bijou, se réservant de le
+remplacer plus tard par un autre plus digne.</p>
+
+<p>— Vous m’aviez accordé votre main, quoi qu’il
+arrive : que ceci soit de même le gage de nos
+fiançailles pour nous seuls.</p>
+
+<p>Annette, inquiète des moindres signes, essaya
+l’anneau qui se trouva trop large.</p>
+
+<p>— Qu’importe ! dit René : j’aimerai vous le
+voir, quand nous serons en tête-à-tête.</p>
+
+<p>— Mais je craindrai de le perdre…</p>
+
+<p>— Qu’importe encore, dès lors que je ne vous
+perdrai pas !</p>
+
+<p>Et ce fut, là aussi, une minute heureuse. Ils
+erraient sur la terrasse. Alentour, les collines
+vertes tendaient vers eux les prémices d’un été
+précoce. A leurs pieds, l’Armançon chuchotait
+son approbation rieuse. On n’apercevait que
+lumière, on ne respirait que parfums ; mais quelle
+parure plus belle la terre eût-elle souhaitée, que
+ces deux êtres frissonnant au souffle de l’amour ?</p>
+
+<p>La nouvelle de la demande officielle, de l’arrivée
+certaine de madame Manchon, et de l’acquisition
+chez le bijoutier d’une bague qu’on ne
+voyait pas encore au doigt d’Annette, fusa à travers
+la ville avec une rapidité qui tient du prodige.
+René s’en rendit compte aux compliments
+que lui adressa, dès le lendemain de son achat,
+M. Chasseloup avant d’entamer le travail du
+matin. Et ceci nous ramène à la banque, dont je
+n’ai pas encore parlé…</p>
+
+<p>Le moment vient d’indiquer en quelques mots
+quelles y étaient les attributions de René et d’en
+faire une description, telle du moins que je m’en
+suis fait idée. Duclos rectifiera mes dires, s’il en
+est besoin.</p>
+
+<p>Située rue Buffon, la banque Chasseloup occupait
+une maison ancienne dont on avait aménagé,
+tant bien que mal, le rez-de-chaussée et le premier.
+Le rez-de-chaussée servait aux employés et
+au public, le premier abritait la direction. Trois
+portes donnant sur le palier de l’étage y desservaient
+l’une le cabinet de René, l’autre une pièce
+banale réservée au gardien, et la dernière enfin,
+située entre les deux précédentes, le bureau de
+M. Chasseloup. Au fond, à droite, une sortie
+dérobée permettait de gagner le bas par un petit
+escalier intérieur. Entre le bureau de Chasseloup
+et le cabinet de René existait en outre une communication
+directe. Vous jugerez dans un instant
+combien ces détails ont d’importance.</p>
+
+<p>Le travail de René se réduisait à étudier,
+chaque matin, de concert avec M. Chasseloup, la
+cote du dernier marché, à suivre le mouvement
+des fonds et à parler ensuite interminablement
+des menues affaires que les spéculateurs en mal
+d’argent s’efforcent de passer à la province, quand
+Paris a refusé de les suivre.</p>
+
+<p>La force de Chasseloup en ces matières était son
+extrême défiance. Il traitait la banque avec des
+méthodes de paysan, sans audace mais sans
+risques. Cela ne l’empêchait pas de jouer en imagination.
+Il se procurait ainsi la satisfaction de
+dire : « Si j’avais voulu, j’aurais gagné ceci… »
+ou bien : « Sans mon coup d’œil, j’aurais perdu
+cela… » Plaisir sans danger, qui joint à des bénéfices
+réguliers, suffisait à le rendre d’humeur joviale.</p>
+
+<p>L’espoir de vendre la banque, à un prix inespéré,
+et la séduction de René avaient, comme il
+sied, mis très vite les relations des deux hommes
+sur un pied de confiance réciproque. En l’absence
+de Chasseloup, le personnel, qui en avait conscience,
+s’adressait donc à René. Des clients prirent
+même l’habitude de frapper directement chez lui.
+En cas d’hésitation, René passait chez Chasseloup
+par la porte de communication et, de toutes
+manières, l’affaire était réglée.</p>
+
+<p>Un dernier détail, enfin : une maison telle que
+celle-ci est un établissement régional dont le
+public se trouve repéré d’avance et demeure à
+peu près invariable. Or, deux mois environ avant
+l’époque qui nous occupe, la banque Chasseloup
+s’accrut d’un compte important, — plusieurs centaines
+de mille francs, — déposé par une demoiselle
+Lormier, inconnue de Chasseloup autant
+que de René. C’était là une aubaine point négligeable ;
+le nom de Lormier figura dès lors sur la
+liste des personnes à traiter avec égards.</p>
+
+<p>Ceci dit, René venait à peine de recevoir les
+félicitations de Chasseloup que survint l’abbé Valfour,
+monté à tout hasard pour s’enquérir.</p>
+
+<p>— Est-il exact que vous ayez acheté déjà l’anneau
+de fiançailles ? demanda-t-il.</p>
+
+<p>René ne put cacher son agacement :</p>
+
+<p>— Je commence à craindre, répondit-il, qu’on
+ne puisse éternuer dans cette ville sans qu’y
+réponde le tocsin.</p>
+
+<p>M. Valfour sourit avec indulgence.</p>
+
+<p>— Rançon des grandeurs : on les contrôle.
+Cela ne gêne pas, en somme, et pourquoi vous
+en occuper ?</p>
+
+<p>— Peste ! s’écria René avec une nuance de rancune,
+vous ne teniez pas le même langage lors de
+mon départ pour Paris !</p>
+
+<p>— C’est qu’aussi, que voulez-vous qu’il arrive ?
+riposta l’abbé sans se démonter.</p>
+
+<p>Au même instant, le gardien de bureau entra :
+mademoiselle Lormier désirait parler à M. Chasseloup.</p>
+
+<p>— Hé bien, introduisez-la !</p>
+
+<p>— Mais M. Chasseloup vient de sortir, et il
+s’agit, paraît-il, d’un renseignement urgent.</p>
+
+<p>— Soit : qu’elle attende !</p>
+
+<p>Et se tournant vers M. Valfour :</p>
+
+<p>— Connaissez-vous ?</p>
+
+<p>Toujours prudent, l’abbé fit une moue incertaine.</p>
+
+<p>— Un bon prêtre doit connaître chacun de ses
+paroissiens, au moins de vue.</p>
+
+<p>— Qui est-ce ?</p>
+
+<p>— Une personne fort bien, je crois, intelligente,
+pieuse, et qui vit avec son père. Toutefois
+que vient-elle faire ici ?</p>
+
+<p>— J’en sais autant que vous. C’est une recrue
+nouvelle. M. Chasseloup tient à la satisfaire.</p>
+
+<p>L’abbé prit un air entendu :</p>
+
+<p>— Je reconnais les procédés de la maison : les
+petits ruisseaux font…</p>
+
+<p>— Les gros, voulez-vous dire.</p>
+
+<p>— Pas possible !</p>
+
+<p>— C’est ainsi.</p>
+
+<p>L’abbé considéra René avec étonnement, puis
+ramassant son chapeau :</p>
+
+<p>— Au genre de vie des Lormier, je ne l’aurais
+pas cru… Par où puis-je m’évader sans être vu ?</p>
+
+<p>— Vous avez peur d’une rencontre ?</p>
+
+<p>— Non : pourtant, quand c’est réalisable, je
+préfère n’être aperçu qu’aux lieux convenant à
+mon ministère.</p>
+
+<p>— Parfait ! Allez avec Broquant (René désignait
+en même temps le gardien de bureau) : il vous
+mènera au petit escalier.</p>
+
+<p>Laissé seul, René revint ensuite attendre à sa
+table la cliente annoncée. Corvée de métier,
+dépouillée d’imprévu. Chasseloup serait désolé de
+ne pas recevoir lui-même cette Lormier. Au fait,
+peut-être celui-ci rentrerait-il sous peu ? Alors,
+autant ouvrir la porte de communication, de
+manière à ne point le manquer : et s’étant levé,
+René fit comme il disait. Quand il revint sur ses
+pas, la visiteuse entrait.</p>
+
+<p>— Je vous en prie, mademoiselle, prenez
+place…</p>
+
+<p>Il avança un fauteuil, et s’installant lui-même,
+poursuivit :</p>
+
+<p>— Vous désiriez un conseil ? A quel propos et
+en quoi pouvons-nous vous être utiles ?</p>
+
+<p>Déjà plié au métier, il s’exprimait avec le ton
+détaché d’un marchand d’épices prêt à ouvrir ses
+tiroirs au gré de la demande. Il ne regardait
+même pas celle à qui il s’adressait : toutefois, en
+terminant, il se sentit brusquement retenu par
+un détail stupide.</p>
+
+<p>La personne qui était là, tenait dans une main
+un paquet de récépissés et dans l’autre un parapluie,
+inutile par ce jour de beau temps, mais
+dont le bec avait une forme que René croyait
+avoir aperçue déjà en d’autres circonstances.</p>
+
+<p>— Avant de vendre quelques-unes de ces valeurs,
+j’aimerais avoir l’opinion de la banque,
+répondit mademoiselle Lormier.</p>
+
+<p>Déposant ensuite les récépissés devant René,
+elle prit à deux mains le parapluie, en promena
+l’extrémité sur le tapis et parut s’absorber dans
+les dessins qu’elle traçait. Plus de doute : René
+reconnaissait aussi la voix. L’inconnue de la
+gare et mademoiselle Lormier ne faisaient qu’un.</p>
+
+<p>Il est parfaitement désagréable de se rendre
+compte qu’on s’est mépris en certaines occasions :
+il est aussi d’usage qu’on affecte alors d’ignorer
+ce qui a pu se passer. René reprit donc :</p>
+
+<p>— De quelles valeurs s’agit-il ?</p>
+
+<p>Il fit mine en même temps de parcourir les
+récépissés : puis, parce qu’aucune réponse ne
+venait, il se tourna de nouveau vers la visiteuse.
+Celle-ci continuait de jouer avec le parapluie.</p>
+
+<p>— C’est bien le même, dit-elle enfin, à l’instant
+où, entraîné par l’exemple, René en regardait la
+pointe.</p>
+
+<p>Aucune ironie perceptible, d’ailleurs. Mademoiselle
+Lormier semblait évoquer ce souvenir comme
+une chose indifférente de sa vie.</p>
+
+<p>Il balbutia, décontenancé :</p>
+
+<p>— Mon Dieu ! mademoiselle, croyez bien que,
+de moi-même, je ne me serais jamais permis…
+Aussi bien, je sens en ce moment quelles excuses…</p>
+
+<p>Elle l’interrompit :</p>
+
+<p>— Vous plaît-il de me rendre ceci ?</p>
+
+<p>Elle désignait les papiers. Il crut que pour couper
+court à une explication gênante, elle souhaitait
+y chercher tout de suite un renseignement, et
+obéit. Mais elle en refit un paquet et de l’air le
+plus naturel :</p>
+
+<p>— La vérité est que je n’ai besoin d’aucune
+indication financière. J’avais envie tout simplement
+de revoir mon compagnon d’un soir et
+de m’entretenir avec lui. Êtes-vous disposé à
+reprendre une conversation… qui fut, je l’avoue,
+un peu vivement interrompue ?</p>
+
+<p>Le plafond se serait écroulé aux pieds de René
+qu’il n’eût pas éprouvé une moindre surprise.</p>
+
+<p>— Il est clair, mademoiselle, que je ne puis que
+m’incliner devant ce désir… inattendu ; les souvenirs
+que j’ai dû vous laisser rappellent par trop
+une inconvenance dont je sollicite humblement le
+pardon, balbutia-t-il.</p>
+
+<p>— Je conçois qu’ils vous gênent, surtout en ce
+moment, répartit mademoiselle Lormier toujours
+paisible. C’est sans doute la raison pour
+laquelle, passant tous les jours devant moi, vous
+ne m’avez jamais aperçue.</p>
+
+<p>Il protesta du geste :</p>
+
+<p>— De cela, du moins, vous ne sauriez m’en
+vouloir, puisque je n’avais pas entrevu votre
+visage !</p>
+
+<p>— Mettons que vous êtes surtout occupé par
+un autre.</p>
+
+<p>Et la pointe du parapluie sembla tenter de
+percer le tapis, cependant que René s’inquiétait
+soudain.</p>
+
+<p>Mademoiselle Lormier poursuivit :</p>
+
+<p>— On annonce vos fiançailles : mes compliments…
+A quand la noce ?</p>
+
+<p>René, de plus en plus gêné, secoua les épaules :</p>
+
+<p>— Mais… en vérité, rien n’est fixé… Cela
+dépendra.</p>
+
+<p>— Oui, de beaucoup de choses : avec vous, il
+est prudent de ne rien arrêter d’avance, car vos
+sentiments changent assez vite, si je m’en rapporte
+à ma propre expérience.</p>
+
+<p>Et mademoiselle Lormier, détournant la tête,
+sans doute pour ne point voir l’accueil reçu par
+sa remarque cruelle, considéra la pièce voisine,
+c’est-à-dire le bureau de M. Chasseloup. René
+trembla qu’elle ne voulût fermer la porte ; mais
+il n’en fut rien. Mademoiselle Lormier, maintenant,
+était occupée à relever sa voilette. La chose
+faite, elle revint à sa position primitive.</p>
+
+<p>Durant un court moment se déroula ensuite
+une scène muette et singulière. Tandis que le
+regard de mademoiselle Lormier, planté droit sur
+René, semblait commander qu’il daignât au moins
+examiner les traits qu’on lui montrait, René, tout
+à l’inquiétude du présent, persistait à ne pas les
+voir, et devenu on ne sait quoi de fuyant, ajoutait
+sans le vouloir un grief cuisant à ceux contre lesquels
+il prétendait se défendre. Mademoiselle Lormier
+parut la première se lasser du jeu :</p>
+
+<p>— Nous disions donc, reprit-elle, que la noce
+est retardée…</p>
+
+<p>— Non, rectifia René, que la date n’en est pas
+arrêtée.</p>
+
+<p>— Hé bien, je crois justement me rappeler
+qu’en entrant ici, je m’étais proposé de vous
+inviter à l’ajourner tout à fait.</p>
+
+<p>René accueillit, impassible, la menace que ces
+mots recouvraient.</p>
+
+<p>— Me permettrez-vous, mademoiselle, de
+remarquer que, si réels que soient mes torts à
+votre égard, vous n’avez aucun titre à me donner
+pareil avis ?</p>
+
+<p>Mademoiselle Lormier eut un léger haussement
+d’épaules :</p>
+
+<p>— Vous ferez bien pourtant de tenir compte de
+mon avertissement.</p>
+
+<p>— Ah !… ce n’est plus déjà qu’un avertissement ?</p>
+
+<p>— Croyez-moi. Si vous ne vous résignez à la
+rupture, les Traversot en prendront l’initiative.</p>
+
+<p>— J’ignorais que vous eussiez le don de prophétie.</p>
+
+<p>— Ce que je sais de vous me suffit.</p>
+
+<p>— Vraiment ! vous savez de moi…</p>
+
+<p>— Beaucoup de choses… plus que vous n’en
+savez vous-même.</p>
+
+<p>— Vous m’étonnez. Peut-on savoir lesquelles ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>On entendit un bruit sec : René jetait sur la
+table le coupe-papier avec lequel il jouait machinalement.</p>
+
+<p>— En tout cas, et si compromettant que puisse
+paraître l’abri momentané offert par un parapluie,
+je doute que la divulgation en soit de nature à me
+gêner !</p>
+
+<p>— Si je désirais autre chose que votre bonheur,
+il eût été bien simple de ne pas vous avertir,
+répliqua mademoiselle Lormier d’un ton paisible.</p>
+
+<p>Et le jeu des yeux, les uns cherchant René, les
+autres fuyant devant un appel qu’ils ne remarquaient
+pas, recommença silencieux.</p>
+
+<p>On peut trouver surprenant que parvenus à ce
+point, René n’ait pas tenté de rompre ou mademoiselle
+Lormier se soit obstinée à poursuivre un
+but qui, à l’évidence, prétendait se dérober : c’est
+qu’il y a, quoi qu’on pense, d’autres modes que
+la parole ou le regard pour communiquer. Dans
+les circonstances importantes, les âmes recourent
+au contact direct. Ils savaient tous les deux que,
+loin d’être épuisé, l’entretien n’avait pas encore
+abordé l’essentiel.</p>
+
+<p>Soudain, mademoiselle Lormier se raidit :
+enfin ! René venait de l’apercevoir.</p>
+
+<p>Une seconde s’écoula, puis douloureusement :</p>
+
+<p>— Vous n’aviez pas voulu me croire : suis-je
+assez laide ?</p>
+
+<p>— Oh ! répliqua-t-il sans parvenir à cacher que
+cela lui était indifférent, une femme ne se prétend
+jamais laide que lorsqu’elle ne l’est pas.</p>
+
+<p>— Vous êtes bien demeuré le même !…</p>
+
+<p>Et un sourire bizarre éclaira les lèvres de mademoiselle
+Lormier. On n’aurait pu démêler quelles
+parts de satisfaction et d’ironie y figuraient.</p>
+
+<p>— Le même ? interrogea René.</p>
+
+<p>— Si j’étais tentée de vous croire, je n’aurais
+qu’à rassembler mes souvenirs pour m’assurer,
+grâce à eux, qu’entre deux déclarations, vous
+mettez au plus un intervalle d’une heure. Supposons
+que, pour mon malheur, j’aie pris autrefois
+la vôtre au sérieux…</p>
+
+<p>— Mais vous ne l’a avez pas fait ?</p>
+
+<p>— Que je l’aie fait ou non, en quoi cela excuserait-il
+votre façon de jouer avec le cœur des
+autres ? A vos yeux, révéler à une pauvre fille les
+premiers troubles de l’amour, l’enivrer de perspectives
+qui la détacheront des bonheurs qu’elle
+avait, quoi de plus simple et pourquoi s’en soucier ?
+Par contre, il se trouve que je suis de votre
+monde ou à peu près ; que ma fortune est suffisante
+pour me valoir l’accueil empressé de Chasseloup
+et C<sup>ie</sup> : aussitôt votre conscience s’inquiète :
+avec très peu d’effort, vous songeriez à réparer !</p>
+
+<p>— Êtes-vous donc si sûre qu’il n’y ait eu qu’un
+coupable ? dit brusquement René.</p>
+
+<p>— Rassurez-vous, je ne m’épargne pas non plus.</p>
+
+<p>— Alors, nous voilà quittes !</p>
+
+<p>— Qu’en savez-vous ? On ignore toujours le
+retentissement de certains actes dans une âme,
+acheva mademoiselle Lormier tandis que son
+regard allait chercher le sol.</p>
+
+<p>L’accent et la phrase étaient si singuliers
+qu’aussitôt une pensée effleura René. N’oubliez
+pas qu’il était accoutumé de conquérir et de
+plaire.</p>
+
+<p>— Vous ne prétendez pas ?… commença-t-il,
+baissant subitement la voix.</p>
+
+<p>Aucune réponse. Il était possible que mademoiselle
+Lormier se tût parce qu’elle refusait de
+s’expliquer mieux, possible aussi qu’elle n’eût pas
+écouté.</p>
+
+<p>— Allons donc ! reprit René, votre éducation,
+votre intelligence, votre fortune même, tout
+affirme… je ne puis admettre qu’un bavardage
+d’une heure ait suffi pour faire de moi autre
+chose qu’un passant !…</p>
+
+<p>Mademoiselle Lormier releva brusquement la
+tête :</p>
+
+<p>— Le regretteriez-vous, si cela était ?</p>
+
+<p>Il la contempla, à la fois désarçonné et satisfait.
+Il craignait aussi d’être entraîné dans un piège.</p>
+
+<p>— A quoi bon vous le dire, puisque cela ne
+peut être ?</p>
+
+<p>— Supposons pourtant… Il y a tant de gens
+dont la destinée s’oriente en une minute ; pourquoi
+pas la mienne ?</p>
+
+<p>— Dans ce cas, vous auriez su me retrouver.
+Je ne vous connaissais pas, mais vous me connaissiez,
+n’est-ce pas ? Vous m’auriez vu, parlé…</p>
+
+<p>— Vous auriez même daigné me faire confidence
+de la dernière passion en cours…</p>
+
+<p>Un rire nerveux ponctua la réplique. Puis, soudain,
+changeant de visage et redevenue pensive :</p>
+
+<p>— Non, vraiment, surtout alors, je crois que je
+n’aurais pas reparu. De loin, plutôt, sans me
+découvrir, je me serais d’abord attelée à vous
+séparer de l’autre. La place nette, vous auriez
+accusé le hasard, maudit les circonstances, jusqu’au
+jour où, me découvrant enfin, avec ou sans
+votre consentement, je vous aurais conquis !</p>
+
+<p>— Permettez-moi d’en douter, murmura René
+presque malgré lui.</p>
+
+<p>— Parce que vous ignorez comment on aime !
+L’amour pour vous n’est que caprice passager,
+dont la mémoire s’évapore avec le temps : pour
+moi, c’est le monde où ceux qui se donnent ne
+se donnent qu’une fois. Ah ! comme je serai bien
+tout entière à celui que je choisirai ! J’adore mon
+père : il ne comptera plus. Je crois en Dieu : je
+ne saurai plus s’il existe ! Une seule volonté au
+fond de moi : vivre pour <i>lui</i>, avec <i>lui</i>… Et ne
+croyez pas que je m’illusionnerai : à l’avance,
+j’aurai mesuré tout ce qui nous sépare, et jusqu’à
+son cœur ! Cependant, ayant appris déjà à quel
+point il peut oublier, je n’aurais pas peur, tant
+je serais assurée de faire toujours précisément ce
+qu’il souhaite. Je me sens de taille à le rendre
+célèbre s’il en avait envie, et à vivre au fond
+d’un bois, si cette ombre lui plaisait mieux. Pour
+le conquérir, pour le garder, j’oserais… tout…</p>
+
+<p>— Même le lui dire ! interrompit René effrayé
+par la violence que de tels mots trahissaient.</p>
+
+<p>— Pourquoi pas ?</p>
+
+<p>Dédaignant désormais les faux-fuyants, abattant
+le jeu sans honte, elle s’était dressée, le couvrait
+d’un regard impérieux ; mais il arrêta du geste
+les paroles qu’elle allait dire :</p>
+
+<p>— Mademoiselle, n’estimez-vous pas que pour
+vous comme pour moi, il convient d’interrompre
+ici un entretien qui ne peut être… qu’inutile ?</p>
+
+<p>En même temps, il s’était levé. Les yeux de
+mademoiselle Lormier s’éteignirent.</p>
+
+<p>— En effet, dit-elle, pour un peu, vous alliez
+prendre au sérieux mes… suppositions, et moi
+oublier le reste…</p>
+
+<p>— Le reste ? répéta René.</p>
+
+<p>A son tour, elle se leva sans répondre et abaissa
+sa voilette. Elle faisait cela sans effort apparent :
+cependant, elle avait tant de peine à se tenir
+debout, qu’elle dut prendre contre la table un
+appui momentané.</p>
+
+<p>— De grâce, interrompit René, se rassurant
+déjà, allons-nous ainsi nous quitter sur des
+paroles amères ? Oh ! je comprendrais très bien
+que vous m’eussiez haï : mais puisque vous êtes
+venue, puisque j’espère vous avoir témoigné mon
+sincère repentir, ne pourrions-nous, avant de
+nous séparer, nous tendre amicalement la main,
+et de nos deux brèves rencontres, garder au
+moins le regret de ne pas nous être mieux connus ?</p>
+
+<p>Il avait repris, sans y penser, les mêmes
+inflexions de voix caressantes qu’au retour de la
+gare. Il était de ceux qui ne peuvent supporter
+de n’être pas aimés, et qui, même sur le pas d’une
+porte, s’efforcent de gagner quelqu’un qui ne
+reviendra plus.</p>
+
+<p>— Mais où prenez-vous que nous ne nous
+reverrons pas ? répliqua mademoiselle Lormier.</p>
+
+<p>— C’est peu probable.</p>
+
+<p>— Vous avez tort, puisque je voulais précisément
+vous donner rendez-vous ici dans huit jours.</p>
+
+<p>— Pour quoi faire ?</p>
+
+<p>— Pour m’annoncer que, tenant compte de
+mes avertissements, vous avez renoncé à l’idylle.</p>
+
+<p>— Sinon ?…</p>
+
+<p>— Je m’engage à la rompre d’office.</p>
+
+<p>René la contempla, se demandant s’il avait
+entendu.</p>
+
+<p>— Quelle comédie jouons-nous ? interrogea-t-il,
+se refusant à prendre au sérieux la menace.</p>
+
+<p>Mais les yeux de mademoiselle Lormier heurtèrent
+les siens :</p>
+
+<p>— Aucune. Je finis seulement par où je comptais
+commencer : oubliez le détour… et suivez
+mon avis.</p>
+
+<p>— Quoi que vous pensiez de ma prétendue
+légèreté, imaginez-vous que mon cœur va se
+déprendre dans la huitaine, parce qu’il vous plaît
+de vous venger ? riposta René, soulevé par une
+brusque colère.</p>
+
+<p>— Je n’imagine rien. Je vous défends contre
+vous-même : cela suffit.</p>
+
+<p>Elle continuait de le défier du regard. On la
+sentait implacable et décidée à briser l’obstacle,
+quel qu’il fût, qui s’opposerait à ce qu’elle avait
+résolu.</p>
+
+<p>— Alors, c’est la guerre ?</p>
+
+<p>— Ou la paix… à votre choix.</p>
+
+<p>— Jusques à quand ?</p>
+
+<p>Elle eut une brève hésitation et dut s’appuyer
+de nouveau contre la table ; puis, gravement :</p>
+
+<p>— Jusqu’au jour où, ayant découvert la vérité,
+vous découvrirez aussi qu’un grand amour vaut
+bien le sacrifice d’un peu de souffrance et même
+les risques de la haine !</p>
+
+<p>Une entrée bruyante l’empêcha de poursuivre :
+Chasseloup, revenu dans son bureau, approchait
+brusquement et, pris de curiosité, dévisageait
+l’inconnue.</p>
+
+<p>— Mademoiselle Lormier, dit René froidement,
+qui vous attendait pour vous entretenir de ses
+titres.</p>
+
+<p>La haute taille de Chasseloup fit un plongeon :</p>
+
+<p>— Ah ! mademoiselle, désolé…</p>
+
+<p>Ce fut ensuite l’entretien muet de trois visages.
+Celui de Chasseloup s’offrait avec l’obséquiosité
+des grands jours ; celui de René exprimait le soulagement
+que donne l’arrêt, fût-il momentané,
+d’un entretien dont on ignore s’il vaut mieux le
+poursuivre ou l’abandonner ; mademoiselle Lormier
+redevenue impassible toisait tour à tour les
+deux hommes.</p>
+
+<p>— Vous désiriez, mademoiselle ?… reprit soudain
+Chasseloup.</p>
+
+<p>— Je ne souhaite plus rien, monsieur, puisque,
+grâce à M. de La Gilardière, je pars aussi renseignée
+que je le pouvais souhaiter.</p>
+
+<p>Et s’adressant à René :</p>
+
+<p>— Il est donc entendu qu’à défaut de nouvelles,
+je serai fidèle au rendez-vous. D’ici là, j’aurai pris
+mes mesures pour aider au résultat.</p>
+
+<p>— Vous oubliez les récépissés, fit René d’une
+voix sourde.</p>
+
+<p>— En effet…</p>
+
+<p>— Accompagnez donc mademoiselle ! dit Chasseloup.</p>
+
+<p>— Inutile, je connais le chemin. Je ne l’oublierai
+pas.</p>
+
+<p>Et l’allure hautaine, elle atteignit le seuil.</p>
+
+<p>— Bigre ! déclara Chasseloup, en voilà une qui
+me paraît savoir ce qu’elle veut. De quoi s’agissait-il ?</p>
+
+<p>— Rien de sérieux… des indications d’avenir…</p>
+
+<p>La voix de René était mal assurée. Tant que
+mademoiselle Lormier avait été présente, elle ne
+lui avait pas fait peur : tout à coup, il commençait
+de trembler pour Annette.</p>
+
+<p>— L’avenir !… grommela Chasseloup, comme
+si vous ou moi étions capables de le prévoir !
+Qu’elle le fabrique elle-même, si elle tient à
+l’avoir à son gré !</p>
+
+<p>René ne répliqua rien : n’était-ce pas cela précisément
+que mademoiselle Lormier venait d’annoncer
+qu’elle ferait ?</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>VIII</h3>
+
+
+<p>Et les huit jours commencèrent…</p>
+
+<p>Le soir même de la visite de mademoiselle Lormier,
+René m’écrivit pour me communiquer son
+anxiété. Au vrai, il se demandait : « Que cherche-t-elle ?
+Est-ce une femme qui venge son orgueil
+blessé ? Est-ce, au contraire, une détraquée en
+quête de chantage ? »</p>
+
+<p>Je répondis : « Un chantage m’effraierait moins ;
+elle aime. » Et c’était bien ma pensée : je ne
+doutais pas que mademoiselle Lormier aimât
+René. J’allais plus loin : précisément parce qu’elle
+se manifestait de cette manière, tardive, maladroite
+et violente, j’étais assuré qu’il s’agissait là
+d’une passion sincère qui ne reculerait devant
+aucune extrémité.</p>
+
+<p>Quoi ! direz-vous, de la passion pour un homme
+qu’on approcha quelques instants, qui n’a pas
+reparu, dont le peu qu’on apprit a seulement
+révélé qu’il adorait ailleurs ? Admettons un
+caprice de fille perverse, un goût passager qui
+flambe ainsi qu’un papier mince, et dont le
+moindre souffle dissipera ensuite la cendre
+légère : mais de l’amour !</p>
+
+<p>Erreur : seul l’amour, et, j’ose affirmer, le
+grand amour, est capable d’agir de la sorte.
+Remontez aussi dans vos souvenirs, cherchez
+autour de vous les vrais amants : à l’origine du
+bouleversement de leur existence, vous trouverez
+toujours le même fait inexplicable et souverain :
+on aperçoit un être, on ne sait pas quel il est, on
+ignore parfois le son de sa voix, on ne soupçonne
+rien de son âme, et, <i>instantanément</i>, on est sûr
+de <i>le retrouver</i>, sûr de ne pouvoir suivre désormais
+que son sillage. Se heurterait-on ensuite à
+toutes les tares, cela n’arrête pas. Une seconde,
+un regard ont fixé le destin. La langue usuelle
+donne au phénomène un nom dont on abuse :
+le coup de foudre. Il n’y a jamais de coup de
+foudre au départ d’une fantaisie ou des longues
+tendresses ; l’amour total, au contraire, ne débute
+que par lui. Presque toujours encore le coup de
+foudre qui atteint l’un épargne l’autre. La réciprocité
+immédiate existe rarement. La vie est
+faite ainsi de courses d’aveugles, tragiques, où
+chacun, poursuivant sa propre chimère, est en
+même temps la chimère vainement poursuivie par
+un autre qui suit : et tels m’apparaissaient déjà
+mademoiselle Lormier et René. Inconscient, René
+avait passé : éblouie par la terre promise, une
+âme courait après lui, et, dût-elle expirer sur la
+route, tenterait tout pour le joindre !…</p>
+
+<p>René, dans sa lettre, ajoutait : « Quand elle se
+vante d’en savoir sur moi plus que moi-même,
+est-ce bravade ou moyen d’égarer ma défiance ?
+Je crains qu’Annette ne soit la seule visée. »</p>
+
+<p>Là encore, je répondis : « Parce qu’elle vous
+aime, c’est vous seul qu’elle tentera d’atteindre ;
+il est vrai qu’on ne peut soupçonner par quelle
+voie. » Hélas ! combien je voyais juste !</p>
+
+<p>Quoi qu’il en soit, René, qui avait songé d’abord
+à prévenir les Traversot, y renonça. Une communication
+à l’abbé Valfour, intermédiaire avisé et
+conseiller discret, lui parut de même inutile.
+D’ailleurs, à la lettre suivante, et parce que la
+moitié du délai s’était passée sans incident, il
+semblait déjà rasséréné : « Le plus sage, concluait-il,
+n’est-il pas d’attendre les événements ? » Bien
+que l’attente m’ait toujours paru la ressource des
+tempéraments légers, c’était là peut-être le plus
+raisonnable.</p>
+
+<p>Rarement, d’ailleurs, semaine s’écoula plus vide
+d’incidents. Autour d’Annette et de René, la ville
+même avait fait trêve. Le chœur semblait s’être
+évanoui. A Paris seulement, madame Manchon
+eut un accès de grippe, qui retarda une fois de
+plus sa venue. La logique des choses veut que,
+lorsqu’un premier mensonge a paru vrai, la vérité
+prenne à son tour air de mensonge. Madame
+Traversot, qui avait cru à l’indisposition imaginaire
+de madame Manchon, conçut de l’inquiétude
+à l’occasion de celle qui était véritable ; toutefois,
+comme la correspondance continuait, ce contretemps
+perdit sa signification menaçante.</p>
+
+<p>Tant de calme endormait ; à mesure que,
+pareilles au sable de la clepsydre, les heures
+glissaient d’un cours égal et sûr, malgré lui René
+se prenait à croire que l’apparition de mademoiselle
+Lormier aurait été une alerte sans lendemain.
+Je ne ressentais pas, je l’avoue, la même confiance ;
+mais qu’importe ? Pour nous départager, il aurait
+fallu pénétrer auprès de l’intéressée, et qui de
+nous pouvait se vanter de connaître les pensées
+de mademoiselle Lormier ?</p>
+
+<p>On atteignit ainsi le huitième jour.</p>
+
+<p>Le récit que j’en ferai vous paraîtra sans doute
+plus obscur encore que celui de Duclos ; mais,
+rassurez-vous, il s’éclairera dans peu d’instants.</p>
+
+<p>Ce huitième jour, donc, René se rendit à la
+banque, à l’heure du matin habituelle et, à tout
+hasard, recourut dès l’arrivée à la précaution des
+faibles, qui est de tenter de se dérober au danger.</p>
+
+<p>— Mademoiselle Lormier se présentera peut-être,
+dit-il au gardien de bureau Broquant. Dans
+ce cas, conduisez-la chez M. Chasseloup ; je ne
+veux pas la recevoir et n’y suis pour personne.</p>
+
+<p>A onze heures, rien n’avait encore troublé le
+travail coutumier. Chasseloup et René prolongeaient
+une conversation que la venue d’un
+chargement interrompit à peine.</p>
+
+<p>D’ordinaire, quand Chasseloup recevait des
+billets, — fait assez rare, — il s’empressait de les
+envoyer au caissier ; mais, ce jour-là, entraîné
+par ses propos, il mit machinalement à côté de
+lui la liasse de dix coupures de mille francs
+retirée de l’enveloppe.</p>
+
+<p>Vers onze heures et quart, quelqu’un frappa à
+la porte. René crut que Broquant venait annoncer
+mademoiselle Lormier. Il se trompait : c’était le
+teneur de livres, amené par un incident d’écritures.</p>
+
+<p>— On ne peut s’en tirer sans les livres eux-mêmes,
+dit Chasseloup après avoir suivi l’exposé
+des difficultés rencontrées ; descendons. Venez-vous,
+La Gilardière ?</p>
+
+<p>Mais René qui ne se souciait pas d’errer au
+hasard dans la maison, s’excusa :</p>
+
+<p>— Encore une lettre à finir : je vous rejoins
+dans une minute…</p>
+
+<p>— Soit : dépêchons, reprit Chasseloup.</p>
+
+<p>Et il sortit précédé par le teneur de livres. Il
+avait négligé de ramasser les billets qui restèrent
+sur sa table, cependant que René repassait lui-même
+dans son bureau, laissant ouverte par
+habitude la porte de communication.</p>
+
+<p>Ici, j’aimerais à m’arrêter pour constater combien
+exacte est la conception de Duclos quand il
+prétend toujours trouver, à l’origine de la douleur,
+l’homme créateur inconscient d’une souffrance
+qu’il ignore.</p>
+
+<p>Si Chasseloup n’avait pas eu de distraction, et
+si le teneur de livres n’avait pas réclamé sa présence,
+il est clair qu’aucun des événements qui
+suivirent n’aurait été possible : il n’y aurait pas
+eu de drame, ou en tous cas, le drame, uniquement
+dirigé par des volontés calculées, eût perdu
+la majeure partie de sa cruauté. Au contraire,
+Chasseloup oublie par mégarde un geste usuel,
+un employé l’entraîne, et ces actes indifférents
+de gens, eux-mêmes indifférents, vont déchaîner
+sur tout un groupe humain, totalement inconnu
+d’eux, une tragédie mortelle.</p>
+
+<p>J’entends bien qu’on répond : « Retardons de
+cinq minutes les événements, la tragédie n’existait
+plus ! » Il est probable : toutefois, ce qui se passe
+compte seul et non ce qui <i>aurait pu</i> se passer !
+Or ce qui se passe est toujours dans le sens que
+je montre. Tant pis si l’explication fait défaut :
+les lois inexplicables, et surtout insoupçonnées,
+ne s’imposent-elles pas comme les autres, je dirai
+même plus que les autres, puisque, les ignorant,
+nous ne pouvons essayer de nous défendre contre
+elles ? Mais revenons à René.</p>
+
+<p>Cinq minutes après la sortie de Chasseloup,
+Broquant enfin apparaissait :</p>
+
+<p>— Mademoiselle Lormier est repartie. En apprenant
+que vous n’y étiez pas et que M. Chasseloup
+la recevrait, elle a préféré remettre sa visite à
+un autre jour.</p>
+
+<p>— Ainsi, précise René, elle n’est plus là ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— Parfait.</p>
+
+<p>Il attendit encore un peu, puis convaincu que
+les voies étaient libres, rejoignit Chasseloup. Toutefois,
+par excès de prudence, il prit l’escalier
+dérobé. Broquant, lui, avait déjà regagné sa case
+depuis quelques instants.</p>
+
+<p>Arrivé au bas, René trouva l’affaire des livres
+réglée, et Chasseloup qui s’apprêtait à remonter.</p>
+
+<p>— Si vous le voulez bien, fit-il, et comme nous
+n’avions plus rien d’important à nous dire, je
+m’en irai tout de suite. Ne comptez pas non plus
+sur moi, ce soir.</p>
+
+<p>— A votre gré.</p>
+
+<p>Les deux hommes échangèrent encore quelques
+vagues propos avant de se séparer. René,
+qui tenait à fuir la banque, se glissa ensuite dans
+la rue, non sans avoir au préalable scruté les
+alentours : Chasseloup, de son côté se rappela
+qu’il avait laissé des billets sur sa table, et du
+coup se hâta de reprendre l’escalier dérobé.</p>
+
+<p>Sept à huit minutes en tout avaient suffi pour
+ces allées et venues. Quand Chasseloup rentra
+dans son bureau, les billets n’y étaient plus…</p>
+
+<p>Duclos, doutes-tu encore que ton récit et le
+mien soient les deux faces de la même médaille ?
+C’est ici la croisée des chemins. Pour un instant,
+à l’heure du vol, nos héros piétineront si bien les
+mêmes sentiers, que me voici contraint de répéter
+ce qui fut dit déjà, — toutefois en y portant une
+première clarté.</p>
+
+<p>Donc, Chasseloup rentré s’aperçoit que la place
+des billets est vide, procède à une recherche sommaire
+et, tout de suite persuadé qu’il y a eu vol,
+sonne Broquant.</p>
+
+<p>— Qui a passé ici dans les dernières dix
+minutes ?</p>
+
+<p>Seule mademoiselle Lormier s’était présentée
+à l’étage, mais sans entrer nulle part. Broquant
+l’avait vue redescendre aussitôt ; on ne pouvait
+songer à elle. D’ailleurs l’idée de la soupçonner
+était inacceptable. La même raison écartait René.</p>
+
+<p>Restait que Broquant fût le coupable : ses antécédents
+rendaient la chose incertaine, mais possible.</p>
+
+<p>Une scène violente suivit. On perçut jusqu’en
+bas les éclats de Broquant, ivre de fureur à la
+pensée d’être accusé. Chasseloup, obstiné, ne
+sortait point du dilemme initial :</p>
+
+<p>— La Gilardière ou vous !</p>
+
+<p>Broquant finit par jeter :</p>
+
+<p>— Pourquoi pas La Gilardière ?</p>
+
+<p>— Vous savez bien que c’est absurde !</p>
+
+<p>— Alors les billets sont ici, quelque part, dans
+un coin où on ne les voit pas… Êtes-vous sûr
+seulement de ne pas les avoir égarés vous-même ?</p>
+
+<p>— J’ai cherché.</p>
+
+<p>— Il faut recommencer !</p>
+
+<p>— Soit.</p>
+
+<p>Et de nouveau Broquant bouleversa tout, mais,
+notez bien ceci : dans le seul bureau de Chasseloup.</p>
+
+<p>Aucun résultat : les billets demeuraient introuvables.
+Pourtant l’heure avançait. Décidé, à part
+lui, de faire surveiller les dépenses de Broquant,
+Chasseloup dit :</p>
+
+<p>— Soit ; nous reprendrons à deux heures.
+D’ici là, je vous interdis d’en parler à personne.</p>
+
+<p>Il ferma lui-même les trois portes, mit les clés
+dans sa poche et partit.</p>
+
+<p>Quand Broquant retrouva des employés dans la
+rue, il semblait à demi-fou. Aussitôt on s’empresse,
+on l’interroge. Sans se soucier des ordres
+de Chasseloup, il éclate en récits entrecoupés et
+conclut : « La Gilardière ou moi, d’accord : mais
+puisque je sais que ce n’est pas moi, il faut bien
+que ce soit lui… avec quoi paierait-il ses bagues
+en perle ? » Autour, on s’écriait : « Évidemment ! »
+Broquant, d’ailleurs, de la maison depuis sa
+fondation, jouissait des sympathies. On était sûr
+de son innocence.</p>
+
+<p>Une heure après, grâce aux employés, Semur,
+mis au courant, et contrairement à tout bon sens,
+prenait parti et accusait René…</p>
+
+<p>Personne en revanche n’apprit que dans l’après-midi,
+profitant de l’absence de René, Broquant,
+toujours mené par son idée, s’avisa de fouiller
+dans le bureau de celui-ci et en ramena triomphalement
+les billets, découverts dans la corbeille à
+papier.</p>
+
+<p>Du coup, cependant, l’hypothèse du vol s’évanouissait.
+Il est vrai que pour la remplacer, on
+avait le champ libre. Pourquoi les billets avaient-ils
+été jetés là ? Était-ce pour les y abriter provisoirement ?
+ou pour permettre, toute réflexion
+faite, de les retrouver ? ou bien encore à la suite
+d’une étourderie ? Chasseloup reprit la somme sans
+insister, se promettant d’interroger René le lendemain ;
+quant à Broquant, il demeura convaincu
+plus que jamais que René l’avait cachée lui-même,
+avec l’intention de l’emporter dès que l’éclat, dû
+à la disparition, se serait apaisé.</p>
+
+<p>René, pendant ce temps, ignorait tout, le vol
+supposé, les billets égarés dans sa corbeille, la
+fureur de Broquant, et surtout la rentrée du chœur
+dans l’aventure. Réfugié chez lui, il attendait…</p>
+
+<p>Par une inconséquence normale en pareil cas,
+après avoir tout fait le matin pour éviter mademoiselle
+Lormier, il s’étonnait qu’elle ne reparût
+pas. Pendant près d’une semaine, il s’était bercé
+de l’espoir qu’au terme fixé, rien ne surviendrait :
+maintenant que son espoir semblait réalisé, il s’en
+effrayait plus que d’un acte défini. Que signifiait
+pareil silence ? Il en était à ressasser sans trêve la
+question, quand, vers le soir enfin, l’abbé Valfour
+se présenta, inquiet des propos qui couraient.</p>
+
+<p>René fut stupéfait d’apprendre la disparition
+des billets, perçut immédiatement qu’un lien
+devait exister entre elle et le passage de mademoiselle
+Lormier, mais se garda d’en souffler
+mot. Quant à l’opinion de Semur à son sujet, il
+la trouvait à juste raison bouffonne et négligeable.</p>
+
+<p>L’abbé, cependant, avait repris l’air soucieux
+de la sacristie.</p>
+
+<p>— Je commence à me demander, dit-il, si
+quelqu’un n’a pas intérêt à répandre en ville des
+bruits sur vous, dans l’espoir qu’il en restera toujours
+quelque chose.</p>
+
+<p>— Dois-je entendre, l’abbé, que vous allez me
+soupçonner aussi ?</p>
+
+<p>M. Valfour haussa les épaules :</p>
+
+<p>— A Dieu ne plaise ! mais, croyez-moi, il y a
+contre vous je ne sais qui ou je ne sais quoi, dont
+l’action est à rechercher et à supprimer au plus
+tôt.</p>
+
+<p>— Peut-être avez-vous raison, répondit René
+sans s’expliquer plus.</p>
+
+<p>Je passe sur la soirée, — la dernière, — chez
+les Traversot. A l’hôtel de Thil, rien n’avait
+encore pénétré et la paix régnait.</p>
+
+<p>Rentré chez lui, René voulut en vain dormir.
+On n’est jamais plus clairvoyant qu’au sein de
+l’ombre et quand, les yeux fermés, on s’efforce
+de ne point raisonner. Aiguillé par les propos de
+l’abbé Valfour, il ne cessait de réfléchir à des
+choses qui auraient dû le frapper dès le début, et
+qui, alors seulement, lui apparaissaient.</p>
+
+<p>Si mademoiselle Lormier n’avait pas renouvelé
+sa démarche du matin, qu’en conclure sinon
+qu’elle avait achevé son œuvre ? Dans quelle mesure
+l’histoire des billets s’y trouvait liée, peu
+importe ; les heures prochaines sauraient bien le
+dire : mais ne fallait-il pas remonter plus haut,
+et attribuer à la même origine les calomnies
+atroces sur la naissance douteuse ?</p>
+
+<p>A cette pensée, René ressentit un trouble
+extraordinaire, puis une colère rétrospective,
+enfin le besoin de démasquer, coûte que coûte,
+l’adversaire auquel il devait la première angoisse
+profonde de sa vie. Assez de manœuvres obliques ;
+le seul mode assuré de lutter contre elles, n’était-il
+pas justement de briser l’anonymat de leur
+auteur ? Ainsi vont et viennent les volontés
+humaines ; après avoir souhaité ardemment éviter
+toute rencontre avec mademoiselle Lormier, René
+allait se lever, souhaitant non moins ardemment
+de la rencontrer. D’ailleurs, si contradictoires
+que soient les solutions successives adoptées, on
+ne cesse point de marcher au destin.</p>
+
+<p>Mais où trouver mademoiselle Lormier ?</p>
+
+<p>Ici, point de difficulté. Il suffirait de consulter
+son compte chez Chasseloup, l’adresse y figurait.
+Et là encore, sans qu’on le sût, c’était la marche
+au destin.</p>
+
+<p>Au matin, René quitta ainsi sa maison, avec
+deux décisions prises : s’informer à la banque,
+forcer ensuite l’ennemi, où que soit son domicile…
+A l’avance, la lutte lui donnait des ailes ; il se
+sentait en vue de la mer libre, et humait la brise
+qui apporte la victoire.</p>
+
+<p>Je vous demande pardon de courir à travers
+les événements : je les donne aussi sans justifications,
+tels qu’ils parurent alors se présenter à un
+simple témoin : dans quelques instants, une part
+au moins des mobiles intérieurs se dévoilera,
+mais, en ce moment, que l’<i>extérieur</i> suffise : et
+comme les acteurs du drame, sans en savoir plus
+qu’eux, laissons-nous rouler par le torrent…</p>
+
+<p>Un quart d’heure plus tard, René, muni de
+l’adresse désirée, quittait son bureau quand il se
+heurta contre Chasseloup :</p>
+
+<p>— Quoi, vous repartez ?</p>
+
+<p>— Oui, je reviens dans un instant.</p>
+
+<p>— J’aurais voulu auparavant…</p>
+
+<p>— Me raconter ce qui s’est passé hier ? Nous
+avons le temps. D’ailleurs on m’a mis au courant,
+dès l’arrivée.</p>
+
+<p>— Ainsi, vous savez que c’est dans votre
+panier…</p>
+
+<p>— Hé, cher monsieur, mon panier ou le vôtre,
+voilà qui est indifférent, dès lors que les billets
+sont retournés à la caisse !</p>
+
+<p>— A moi, en revanche, il ne serait pas inutile
+de savoir par quelle voie…</p>
+
+<p>— Vous ne comptez pas sur moi, je pense,
+pour vous la révéler ?</p>
+
+<p>— Au contraire ; je pensais être sûr qu’en rassemblant
+vos souvenirs, vous éclairciriez tout.</p>
+
+<p>A tort ou à raison, René crut en même temps
+lire dans les yeux du bonhomme que sa certitude
+n’était pas feinte.</p>
+
+<p>— Vous êtes fou ! s’écria-t-il ; mais pour le
+moment, j’ai autre chose à faire. Bonsoir.</p>
+
+<p>Et il descendit exaspéré, se dirigeant vers le
+Rempart, non plus cette fois pour gagner l’hôtel
+de Thil, mais pour joindre enfin celle qu’il jugeait
+responsable de toutes les traverses qu’il venait de
+subir, y compris ce dernier et ridicule incident.
+Si mademoiselle Lormier avait jamais rêvé pareille
+venue, à coup sûr, ce n’était pas pour cette cause
+ni avec de tels sentiments. Il était écrit aussi que
+la visite n’aurait pas lieu, car à la même heure,
+les yeux lourds d’insomnie, la face ravagée par
+un désespoir inexplicable, mademoiselle Lormier
+quittait également sa tour, et soi-disant pour une
+course nécessaire, gagnait la ville.</p>
+
+<p>A l’entrée du Rempart, il y eut alors deux
+ombres hâtives allant l’une vers l’autre, cependant
+qu’alentour le reste était désert, silence, et
+calme des matins provinciaux. Elles allaient,
+escortées chacune par l’écho sonore de son pas,
+plus solitaires au sein de leurs pensées que la rue
+même : et tout à coup, elles s’aperçurent !</p>
+
+<p>Chose inattendue, on aurait cru les rôles changés.
+Mademoiselle Lormier parut décidée à fuir :
+René, au contraire, eut un élan pour la joindre.
+Mademoiselle Lormier, qui occupait le centre du
+trottoir, voulut céder la place et obliqua vers le
+mur : René agit de même, mais pour barrer le
+chemin. Inversement, il ne s’aperçut pas qu’une
+détresse sans nom paralysait les traits de mademoiselle
+Lormier, tandis qu’avant qu’il eût rien
+dit, elle avait déjà lu dans son regard l’arrêt qu’il
+lui apportait.</p>
+
+<p>— Je pense, commença-t-il aussitôt, que vous
+ne vous plaindrez pas de mon exactitude : ayant
+manqué hier votre visite, je me rendais chez vous.</p>
+
+<p>L’accent qu’il avait pris était comme le regard :
+âpre au point que, sans répondre et s’acculant au
+mur, elle joignit les mains. Quelle qu’en fût la
+raison inconnue, l’orgueil de cette fille n’existait
+plus : loin de menacer comme l’autre jour, elle
+implorait. Malheureusement, la colère de René
+l’empêchait de rien voir.</p>
+
+<p>— Il est vrai, poursuivit-il ironique, que je
+vous trouve sur le chemin de la banque… Si vous
+ne souhaitiez que savoir quelles traces y a laissées
+votre passage, inutile d’aller plus loin, j’en
+viens.</p>
+
+<p>Elle pâlit sous se voilette noire, mais toujours
+sans répondre.</p>
+
+<p>— Allons, reprit-il, d’autant moins maître de
+ses mots qu’aucune réplique ne l’arrêtait. Ayez le
+courage de vos actes : c’est vous, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>Ce qui suivit fut rapide comme toutes les catastrophes
+où sombrent des vies humaines. Le récit
+que j’en donne ne peut qu’en atténuer l’allure
+foudroyante.</p>
+
+<p>Subitement redressée, mademoiselle Lormier
+se décidait à parler enfin et d’une voix nette :</p>
+
+<p>— Je ne renie jamais ce que j’ai fait : c’est moi.</p>
+
+<p>— Aviez-vous par hasard l’illusion que je serais
+pris pour un voleur ?</p>
+
+<p>— Mes intentions m’appartiennent.</p>
+
+<p>— C’est vous aussi, n’est-ce pas, l’inventeur
+du bruit qui a couru sur ma naissance ?…</p>
+
+<p>De nouveau, un silence.</p>
+
+<p>— Ah ! plus de faux-fuyants ! J’ai juré, ce matin,
+que les masques tomberaient. Ce roman vient de
+vous ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— Par vous ?</p>
+
+<p>— Il est possible.</p>
+
+<p>— Enfin ! les aveux commencent ! Ne vous arrêtez
+plus : pourquoi ce mensonge ?</p>
+
+<p>— Je n’ai non plus jamais menti !</p>
+
+<p>— Pourquoi ces inventions démentes ?</p>
+
+<p>— Je n’ai rien inventé !</p>
+
+<p>— Vous osez…</p>
+
+<p>René s’interrompit. Tout à coup, il s’apercevait
+que, loin de nier, chaque réplique affirmait. A
+travers chaque mot, ce qu’il avait cru définitivement
+aboli, ressuscitait !</p>
+
+<p>Une riposte siffla :</p>
+
+<p>— Mais qu’ai-je à faire de vous écouter ? Vous
+espérez naturellement que je discuterai ces folies :
+elles ne me touchent pas.</p>
+
+<p>— Peu importe en effet, pourvu que vous gardiez
+l’argent avec le nom !</p>
+
+<p>Et défaillante, mademoiselle Lormier, les yeux
+baissés, attendit le coup qui l’abattrait, qu’elle
+avait cherché peut-être.</p>
+
+<p>Un instant suivit si prodigieusement riche en
+mouvements intérieurs qu’aucun temps ne l’aurait
+mesuré, et qu’à sa suite tout pouvait paraître,
+même la folie. Puis les bras de René qui, tout
+d’abord, s’étaient bien levés pour frapper, retombèrent :</p>
+
+<p>— Il suffit, dit-il. Vous êtes une misérable.
+Ayez soin que je ne vous retrouve jamais sur ma
+route. Une autre fois, je vous tuerais !</p>
+
+<p>— Avant de me condamner, vous feriez mieux
+peut-être d’interroger votre frère…, répliqua
+encore la voix désespérée de mademoiselle Lormier,
+mais si bas qu’on avait peine à l’entendre.</p>
+
+<p>René, qui allait s’éloigner, s’arrêta net, cloué
+au sol.</p>
+
+<p>— Mon frère… pourquoi mon frère ?…</p>
+
+<p>Si, à ce moment, mademoiselle Lormier avait
+relevé les paupières, elle aurait vu sans doute ce
+qu’est l’invasion d’une lumière mortelle sur un
+visage : de tous les mots possibles, un seul pouvait
+faire cela ; il était dit. Ah ! croyez-m’en, le
+destin ne se trompe pas dans ses choix ! Ne prétendant
+sans doute que se justifier, mademoiselle
+Lormier venait de tuer René et de se tuer elle-même.</p>
+
+<p>Tout à coup ébloui par la clarté que le mot lui
+apportait, René rassembla ses forces et, oubliant
+jusqu’à l’existence de mademoiselle Lormier,
+repartit pour la ville.</p>
+
+<p>Il allait, sans détourner la tête, uniquement
+occupé de suivre jusqu’au bout l’effroyable route
+qui s’ouvrait.</p>
+
+<p>Quand, étonnée du silence persistant qui l’enveloppait,
+mademoiselle Lormier, de son côté,
+rouvrit les yeux, elle s’aperçut qu’elle était seule.</p>
+
+<p>Ensuite, il n’y eut plus qu’une chaussée déserte,
+paisible comme avant et, contre le mur, la tache
+noire d’une femme immobilisée par la stupeur.
+Deux âmes venaient ici de se frapper à mort :
+mais quelles traces laisse un mot jeté dans l’air
+dansant au soleil de mai, et vaut-il de s’émouvoir
+parce que, grâce à lui, la souffrance a pu atteindre
+enfin les victimes de son choix ?</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>IX</h3>
+
+
+<p>Les portes d’accès à la souffrance sont innombrables.
+René, quand par hasard il y songeait,
+n’avait jamais redouté que les déceptions de
+l’amour ou la fin d’un être cher. Or, tandis qu’il
+s’enfuyait ainsi, il ne pensait plus à Annette,
+aucun des siens n’était menacé : cependant, il
+sentait qu’endormi depuis de longues années au
+bord d’un gouffre, il venait d’être happé par la
+pente et glissait, sans autre défense que des cris
+d’appel inutiles.</p>
+
+<p>En une seconde, la gêne de son âme, les pensées
+louches qui, telles des créanciers que rien ne
+lasse, n’avaient cessé de guetter son assentiment,
+tout ce que madame Manchon et lui-même avaient
+cru dissiper au cours de leur dernière rencontre,
+tout cela, dis-je, reparaissait, mais triomphant.</p>
+
+<p>« Avant de m’accuser, interrogez donc votre
+frère ! » Une phrase, rien de plus… et l’indicible
+rejette ses voiles ; ce qui échappait, éclate aux
+yeux ; là enfin où l’ombre régnait, il n’y a plus
+qu’évidences suivies de volontés impérieuses.</p>
+
+<p>Acceptons un instant que mademoiselle Lormier
+n’ait point menti : l’attitude de l’abbé Manchon
+à l’égard de René, la froideur qui ne le
+quittait pas, l’hostilité sourde dont il s’enveloppait
+dès qu’il paraissait rue Monsieur, non seulement
+devenaient justifiables, mais on aurait eu peine à
+les concevoir différentes. Vu sous cet angle, ce
+qu’il y avait d’obscur dans les relations des deux
+frères, ou des fils avec la mère, devenait logique,
+limpide, nécessaire. Tout s’était passé jusqu’alors
+comme si la chose était vraie : de là à conclure
+qu’elle devait l’être, la distance n’est pas grande,
+et René la franchit. Il ne se disait déjà plus :
+« C’est possible », mais, parce que l’âme au choc
+de certaines révélations va toujours à l’extrême,
+il se demandait : « N’est-ce pas certain ? » et sans
+attendre la réponse, courait aux conséquences.</p>
+
+<p>Une première convulsion égoïste suivit. Il se
+vit pauvre, dépouillé des aisances dont le passé
+l’avait comblé, réduit aux médiocres ressources
+de son effort et brusquement prit peur.</p>
+
+<p>Il y eut d’ailleurs dans cette faiblesse une probité
+supérieure qui ne devait point se démentir.
+Remarquez en effet qu’en dépit de ce qu’avait
+affirmé mademoiselle Lormier, rien n’empêchait
+la vie de René de continuer comme avant. René
+demeurait libre en somme d’ignorer l’origine
+d’une fortune que ne menaçait aucun risque
+légal ; le code était pour lui. Cependant une possibilité
+de ce genre ne le retint à aucun moment.
+L’obligation d’abandonner ce qui en fait appartenait
+à son frère, lui apparut dès l’abord comme
+un postulat. Le nom même qu’il portait lui semblait
+impossible à garder. Ainsi les conséquences
+étaient claires ; la nuit ne subsistait qu’au départ :
+mademoiselle Lormier avait-elle parlé au hasard,
+guidée par des apparences, ou possédait-elle une
+preuve ? Question sans issue : ah ! pourquoi le
+seul être capable d’y répondre, était-il aussi le
+seul que René n’oserait jamais interroger ! En
+même temps l’image de sa mère se dressa devant
+lui : le reste s’effaça, la vraie douleur commençait…</p>
+
+<p>C’est un fait que, si convaincu soit-on de la faiblesse
+humaine, une mère demeure à part et pour
+ainsi dire au-dessus des réalités de la chair.
+Inviolée, inaccessible, elle plane dans un ciel
+qu’aucune tempête n’a troublé ou obscurci. Il
+n’est pas de pire détresse que de renoncer à ce
+sentiment auguste qui, au cours de l’existence et
+quelle que soit celle-ci, permet toujours à l’homme
+de se retrouver enfant.</p>
+
+<p>A la pensée que sa mère avait peut-être disposé
+de son cœur comme il l’eût trouvé naturel chez
+n’importe quelle autre femme, René ressentit une
+telle révolte que, brusquement, une voix cria au
+fond de lui :</p>
+
+<p>— Impossible ! ce n’est pas vrai !</p>
+
+<p>Puis, une stupeur embruma son cerveau. Il
+prenait conscience de l’offense mortelle faite à
+celle qui, malgré tout, était la raison magnifique
+de sa vie, sa tendresse, son guide. Pour avoir osé
+soupçonner sa mère, il se sentait l’âme souillée.
+Un relent de sacrilège empoisonna sa bouche. Il
+se désespéra de ne pouvoir tout de suite en
+demander pardon.</p>
+
+<p>Soudain, devant lui, sa rue, sa maison… L’instinct
+venait de le ramener au gîte ainsi qu’une
+bête pourchassée. Il monta, s’abattit sur un siège
+et, épuisé par une souffrance qui n’était pas
+encore vieille de dix minutes, murmura :</p>
+
+<p>— Essayons de n’y plus penser : il n’y a rien,
+ou plutôt, je suis fou… tout le monde est fou, ce
+matin…</p>
+
+<p>Tout le monde, en effet : ce Chasseloup qui
+avait eu l’air de le suspecter, cette Lormier dont
+on ne savait si elle prétendait encore menacer ou
+si elle demandait grâce… Et de nouveau la phrase
+qui tinte, suprême défense de l’âme :</p>
+
+<p>— Impossible, je n’y crois pas !</p>
+
+<p>Il la répéta. Il aurait voulu se créer par elle
+une conscience neuve, assez haute pour qu’aucun
+doute ne pût l’atteindre : trop tard, le doute
+était en lui…</p>
+
+<p>Telle est la règle : plus on se débat pour arracher
+le trait, mieux on déchire la plaie. Discuter
+avec l’idée, condamne à ne trouver de repos
+qu’on n’ait cru découvrir la vérité. Y a-t-il au
+monde un être qui, doutant, se soit arrêté en
+route ?</p>
+
+<p>René, dis-je, répétait : « Je n’y crois pas », et
+en même temps il commençait de scruter ses souvenirs
+d’enfant ! Oui, déjà il y cherchait un visage
+étranger qui peut-être avait été le visage de son
+véritable père ! Effort inutile au surplus : si loin
+qu’il remontât, seuls apparaissaient autour de lui
+son frère et sa mère… En revanche, la vertu de
+celle-ci rayonnait. Jadis, à l’usine, avec quelle
+énergie avait-elle, comme un homme, achevé
+l’œuvre que la mort menaçait d’interrompre : se
+dévoue-t-on pareillement pour une mémoire
+devant laquelle on rougit ? Et quelle raison toujours,
+si continue que le poids en semblait lourd
+parfois !…</p>
+
+<p>Il le croyait, l’affirmait… Cependant et à mesure,
+loin de s’apaiser, il percevait avec épouvante
+qu’une certitude contraire s’installait en lui.</p>
+
+<p>Pourquoi ?… Soupçonne-t-on aussi pourquoi
+l’on <i>sent</i>, dans certains cas, les choses avec une
+évidence supérieure à celle que donnerait la vision
+même ? C’est alors comme une invasion de l’être
+par une réalité impalpable et souveraine. De
+toutes parts des voix arrivent, — observations
+inconscientes, étonnements de trop courte durée
+pour avoir paru valables, menus faits sans signification
+précise et qu’on a dédaignés, faute d’y
+rien saisir. Éparses dans le temps, on ne les avait
+pas entendues ; réunies, elles assourdissent. L’âme
+humaine est la seule grève où le flot passe sans
+effacer la trace du flot qui précéda. Toujours le
+moment vient où, stupéfaits, nous lisons, d’un
+coup d’œil sur le sable, ce que des années y tracèrent
+par petits points indéchiffrables. Devant la
+certitude qui s’imposait ainsi, René pris d’effroi
+se releva. Elle ou lui devait disparaître ! Rapidement
+ensuite, il jeta dans un sac un peu de linge,
+des instruments de toilette, puis descendit, et de
+ce pas rythmé qui marque l’extrême désordre des
+nerfs, gagna la gare. Sans hésiter, il allait tenter
+du moins ce qu’avait recommandé mademoiselle
+Lormier, c’est-à-dire interroger son frère. Il y
+allait, non comme on pourrait le croire pour
+éclaircir de simples doutes, mais au contraire
+pour en tirer un démenti à sa propre conviction :
+tant il est vrai que nous ne saurions étouffer nos
+sentiments profonds et qu’il leur suffit d’affleurer
+au jour pour faire de nous un jouet sans résistance.</p>
+
+<p>Une demi-heure plus tard, René montait dans
+un train qui passait.</p>
+
+<p>Bonnes ou mauvaises, les décisions sont le plus
+souvent suivies d’anesthésie passagère. Entre
+l’instant où on les prend et celui de leur exécution,
+le cours des événements paraît suspendu :
+et cela va de soi, puisque rien de nouveau n’intervient
+dans la pensée. Une fois en route, René mit
+la tête à la vitre et ne songea plus à rien. Les
+arbres aux pousses verdissantes, les coteaux
+onduleux, les sillons tendus à leurs flancs comme
+des cordes, toute la terre harmonieuse et calme
+qu’il avait tant aimée, lui jetaient un adieu qu’il
+n’entendait pas. Un sourire figé sur les lèvres, il
+se contentait de regarder la route fuir, cependant
+qu’à chaque éclisse, les roues scandaient cette
+fuite de coups sourds et cadencés.</p>
+
+<p>Semur est sur une ligne locale à voie unique.
+Le train qui dessert la ville fait la navette, tour à
+tour déversant aux Laumes les voyageurs à destination
+de Paris et ramenant ceux qui en viennent.</p>
+
+<p>Aux Laumes, René quitta son compartiment,
+prit l’express et, de nouveau, contempla un
+paysage qui avait à peine changé, mais s’enfuyait
+plus vite.</p>
+
+<p>Le train qui emportait René s’était à peine mis
+en branle qu’une dame descendit d’un autre arrivé
+de Paris et, guidée par une sorte d’instinct, alla
+prendre dans la navette la place qu’y avait occupée
+René. C’était madame Manchon…</p>
+
+<p>Se sentant mieux le matin, dévorée de l’impatience
+d’agir, elle avait jeté une dépêche au premier
+bureau rencontré et arrivait, le cœur tout
+entier à l’ivresse de retrouver René.</p>
+
+<p>Dès l’entrée en gare, elle pencha la tête à la
+portière, espérant le découvrir sur le quai. Il n’y
+était pas.</p>
+
+<p>— Voilà bien les règlements ! songea-t-elle : il
+doit me guetter à la sortie…</p>
+
+<p>Mais à la sortie, personne. Ce fut le premier
+coup. Elle ne crut d’ailleurs qu’à un retard et,
+posant à terre ses paquets, scruta l’avenue qui
+mène au Bourg-Voisin.</p>
+
+<p>A la vue d’une étrangère, le cocher de l’unique
+hôtel de Semur approcha pour offrir ses services.</p>
+
+<p>— Merci, dit-elle sèchement, j’attends quelqu’un.</p>
+
+<p>L’omnibus vide démarra dans un cliquetis de
+ferraille. Puis, un à un, les rares voyageurs
+s’égrenèrent vers la ville. Les bruits s’espaçaient.
+On distinguait maintenant le rire d’un employé
+sur la voie, au loin des abois de chien. Personne
+à l’horizon…</p>
+
+<p>Madame Manchon se vit tout à coup perdue
+dans une campagne hostile et inconnue. Son
+cœur battit follement. René n’était pas venu ! Il
+ne viendrait pas… Se serait-il trompé d’heure ?…
+Justement un nouvel horaire avait paru, modifiant
+les arrivées… Mais non : pourquoi se leurrer ?
+l’oubli commençait. Alors, un désespoir muet
+s’abattit sur elle. Elle croyait traverser un des
+pires moments de sa vie : elle se trompait. Elle
+se croyait seule aussi, désespérément seule : elle
+se trompait encore. A défaut de René, la douleur
+ne la quitterait plus.</p>
+
+<p>Raidie contre les perspectives qu’elle prévoyait,
+elle se résigna enfin à déposer en consigne ses
+paquets et demanda son chemin :</p>
+
+<p>— La rue Saint-Jean ? C’est difficile… Droit
+jusqu’à l’église : après, vous vous ferez indiquer…</p>
+
+<p>— Bien, merci.</p>
+
+<p>Il n’y avait plus qu’à remonter l’avenue, et
+l’église passée, à s’informer encore. Elle soufflait
+un peu à cause de l’âge. Quand elle aperçut la
+porte qui abritait son fils, on n’aurait pu dire si
+elle éprouvait de la joie ou de la détresse, mais
+tandis qu’elle sonnait, comme son cœur palpitait
+au rythme de la cloche !</p>
+
+<p>Vous est-il arrivé jamais de faire un long
+voyage pour vous heurter à une maison fermée ?
+Madame Manchon tira la poignée une première
+fois, puis une seconde… Elle se demandait si elle
+rêvait. En même temps, elle avait envie de s’asseoir
+sur les marches du seuil, pareille à une pauvresse…</p>
+
+<p>— Madame cherche ?…</p>
+
+<p>Une voisine intriguée s’empressait à son
+secours.</p>
+
+<p>— Non, M. de La Gilardière n’y est pas. La
+domestique aussi est au dehors, mais elle ne doit
+pas se trouver loin. Attendez ! je vais vous la
+chercher.</p>
+
+<p>— C’est cela, dit madame Manchon d’une voix
+éteinte.</p>
+
+<p>Ce jour-là, toute personne qui tenterait d’approcher
+René était assurée d’aide, puisqu’elle présentait
+une chance d’apprendre du nouveau.</p>
+
+<p>La domestique bavardait chez l’épicier, au bout
+de la rue. Elle accourut.</p>
+
+<p>— Monsieur, dit-elle, est bien rentré, mais
+reparti.</p>
+
+<p>— Peu importe : je l’attendrai chez lui, voilà
+tout, murmura madame Manchon de la même
+voix blanche.</p>
+
+<p>Et comme la domestique hésitait :</p>
+
+<p>— Je suis sa mère.</p>
+
+<p>Le premier objet qui frappa madame Manchon
+une fois entrée fut un télégramme intact déposé
+sur une table. Elle l’ouvrit sans hésiter. C’était le
+sien.</p>
+
+<p>— Ah ! murmura-t-elle, tout s’explique.</p>
+
+<p>Ce ne devait être qu’une lueur dans la souffrance
+qui commençait ; en effet la domestique
+reprenait :</p>
+
+<p>— Je ne comprends rien à ce qui se passe. Monsieur
+prévient toujours quand il ne déjeune pas ;
+ce matin, il n’a rien dit et Angèle, la voisine qui
+était là tout à l’heure, prétend l’avoir vu sortir
+avec un sac, comme pour un voyage.</p>
+
+<p>— Hé bien, ma fille, vérifiez : c’est facile.</p>
+
+<p>Et madame Manchon, assise devant la table,
+s’accouda, épuisée. Elle s’efforçait de ne plus
+penser. Elle écoutait uniquement le va-et-vient
+de la domestique en quête du sac. Les pas traînant
+ici et là avaient la sonorité spéciale aux
+demeures vides.</p>
+
+<p>Soudain, la domestique reparut :</p>
+
+<p>— En effet, le sac n’y est plus.</p>
+
+<p>Madame Manchon frissonna :</p>
+
+<p>— Vous en êtes sûre ?… S’il prévenait pour un
+repas, à plus forte raison l’eût-il fait pour une
+absence.</p>
+
+<p>La domestique glissa d’un ton niais :</p>
+
+<p>— Peut-être s’en est-il allé, rapport à la
+banque…</p>
+
+<p>Puis, sans insister :</p>
+
+<p>— Madame veut-elle déjeuner ? Le repas de
+monsieur est encore là.</p>
+
+<p>Madame Manchon répondit comme en rêve :</p>
+
+<p>— Soit, bien que je n’aie pas faim.</p>
+
+<p>Et elle s’installa dans la salle à manger, se
+laissa servir. L’absence de René dressait devant
+elle une énigme insoluble. Elle ne parvenait pas
+à y croire tout à fait. Au pis aller, René reviendrait
+le soir. Un instant la vérité l’effleura. Qui
+sait si, inquiet d’elle, il ne s’était pas décidé brusquement
+à retourner à Paris ? En effet, c’était
+cela ; seulement pouvait-elle imaginer la raison
+du voyage ?</p>
+
+<p>— Vous parliez de la banque, fit-elle enfin pour
+s’arracher à son inquiétude ; à quel propos ?</p>
+
+<p>Mais déjà la domestique, à qui en imposait le
+grand air de madame Manchon, avait réfléchi :</p>
+
+<p>— Oh ! je ne sais pas, moi… des idées en l’air…
+Madame pourrait, en tous cas, s’informer auprès
+de M. Chasseloup.</p>
+
+<p>— M’informer de quoi ?</p>
+
+<p>— Si monsieur est parti.</p>
+
+<p>— Que voulez-vous qu’il en sache ?</p>
+
+<p>— En effet.</p>
+
+<p>Il n’y avait rien autre à en tirer. Alors, son
+déjeuner achevé du bout des lèvres, madame Manchon
+commença de rôder à travers l’appartement.
+Malgré la probabilité d’un départ de René, elle
+avait résolu d’attendre au moins jusqu’au lendemain.
+Le silence de la ville, cauteleux, ouaté, se
+glissant partout, lui jetait un vague effroi. A
+Notre-Dame, trois heures sonnèrent…</p>
+
+<p>Quoi ! rien que trois heures ? Que faire pour
+tuer le temps ? Une lassitude de vivre s’exhalait
+des meubles, des murailles, de la lumière même,
+morne et grise. Revenue à la table de René,
+madame Manchon en inspecta le désordre, remit
+en tas les papiers épars. Près du sous-main, une
+photographie parut : Annette… Longuement madame
+Manchon interrogea ce visage par lequel
+elle avait déjà tant souffert. Chose curieuse, c’était
+l’ennemi, mais, à ce moment, elle ne s’en souvenait
+plus tant l’absence de René posait d’autres
+problèmes.</p>
+
+<p>— Ah ! madame regarde ?</p>
+
+<p>Sans façon la domestique s’était aussi penchée
+vers l’image :</p>
+
+<p>— C’est la petite Traversot…</p>
+
+<p>Madame Manchon, que ces familiarités irritaient,
+déposa la photographie et ne dit mot.
+Elle avait envie de fuir.</p>
+
+<p>— La banque est-elle loin d’ici ? interrogea-t-elle
+ensuite.</p>
+
+<p>Ne pouvant se rendre à l’hôtel de Thil, l’idée
+lui venait d’aller chez Chasseloup. Parler de René,
+fût-ce avec un inconnu, l’aiderait à supporter
+mieux l’attente.</p>
+
+<p>— La banque ? Justement, j’allais proposer à
+madame de l’y conduire. Elle est à deux pas.</p>
+
+<p>— Vous alliez me proposer ?… répéta madame
+Manchon, frappée cette fois par l’insistance de
+cette fille.</p>
+
+<p>Aucune réponse ne suivit. Qu’y avait-il encore
+de ce côté ? Les Chasseloup menaçaient-ils de
+sauter ? Raison de plus pour aller voir sur place.
+Madame Manchon se fit indiquer la route et descendit.</p>
+
+<p>Dehors la nuit commençait. Projetant leur
+panse au-dessus du trottoir, les vieilles maisons
+semblaient vouloir dévorer le peu de clarté qui
+paraissait au ciel. Une bise aigre s’était levée et
+sifflait au coin des rues. Madame Manchon, saisie
+par le froid, avait peine à marcher et ne parvint
+à la banque que lorsque quatre heures
+allaient sonner, c’est-à-dire quand celle-ci fermait.</p>
+
+<p>Ayant pénétré au rez-de-chaussée, elle fut
+accueillie par Broquant en train de balayer devant
+des guichets vides, et demanda M. Chasseloup.
+Chasseloup était sorti. Tout le monde aujourd’hui
+avait donc pris la fuite ?</p>
+
+<p>Elle insista :</p>
+
+<p>— Peut-on savoir au moins quand il sera
+visible ?</p>
+
+<p>— Pas avant demain matin, bien sûr !</p>
+
+<p>— Et M. de La Gilardière ? reprit-elle d’un air
+d’autant plus indifférent qu’elle n’avait pas dit
+qui elle était.</p>
+
+<p>A ce nom, le visage de Broquant s’empourpra.</p>
+
+<p>— Oh ! pour celui-là ! fit-il entre ses dents, fasse
+qu’on ne le rencontre plus !</p>
+
+<p>La voix de madame Manchon s’étrangla subitement :</p>
+
+<p>— Que racontez-vous ? Aurait-il pris le train
+pour ne jamais revenir ?</p>
+
+<p>Mais, au lieu de répondre, Broquant brandit
+son balai :</p>
+
+<p>— Pas possible ! Vous dites qu’il a pris le
+train ?… Quand j’affirmais qu’il a fait le coup !</p>
+
+<p>Et sans laisser à madame Manchon le loisir
+d’interrompre :</p>
+
+<p>— Mais oui, madame, c’est comme cela ! Dix
+billets de mille, hier, volatilisés, soufflés sur la
+table même du patron… Pour un rien, j’étais
+collé entre les gendarmes. J’avais beau jurer :
+« Puisque ce n’est pas moi, c’est lui ! » personne
+pour me croire. Et puis, patatras ! qui est-ce qui
+retrouve les billets dans sa corbeille ? Ils y étaient,
+madame, aussi vrai que je suis devant vous !…
+Je n’ai eu qu’à fouiller un peu pour les ramener
+au jour… Ah ! il est parti ? Hé bien ! bon voyage !
+On ne le rappellera pas ! Si riche soit-il, on ne
+m’ôtera pas de la tête…</p>
+
+<p>— Taisez-vous ! je suppose que vous êtes
+ivre !… parvint à dire enfin madame Manchon
+et, plutôt que d’entendre plus, elle s’enfuit.</p>
+
+<p>Elle se retrouva dans la nuit. Rêvait-elle ? On
+accusait René d’un vol… Était-ce donc à cela que
+pensait la domestique, en s’obstinant à parler de
+la banque ? Passe qu’on calomnie : encore faut-il
+respecter les vraisemblances ! Imbéciles qui ne
+savaient pas qu’à un certain niveau le vol est un
+acte qui ne se peut concevoir !</p>
+
+<p>Cependant, tout en marchant, elle apercevait
+derrière les comptoirs de boutique, derrière
+chaque vitre éclairée, des silhouettes où ne
+vivait qu’un regard. Après Broquant, la ville
+muette, hostile, la même qui, parlant de vol
+aujourd’hui, avait auparavant affolé René en parlant
+de sa naissance : on se sentait traqué par
+elle, dépouillé, chassé… Et madame Manchon,
+saisie de panique, courut, rasant les murs, évitant
+les lumières ; elle courait sans savoir où ni
+pourquoi. Si, du moins, René avait été là ! Ah ! ne
+pas même savoir où le retrouver ! Il était possible
+qu’à cet instant précis il fût déjà rentré chez lui,
+possible encore que, révolté comme elle, il eût
+décidé brusquement de s’en aller sans esprit de
+retour…</p>
+
+<p>Soudain, les maisons cessèrent, une avenue
+s’ouvrit au bout de laquelle paraissaient des
+lumières. La gare ! l’oasis ! Elle, du moins, est
+faite pour les passants : on ne doit pas vous y
+regarder avec des yeux aigus dont la malveillance
+effraye ; qui sait même si on ne s’y souvient
+pas d’avoir vu partir René et dans quelle direction ?
+L’élan de madame Manchon s’accrut. Elle
+était hors d’haleine…</p>
+
+<p>Joie de retrouver l’unique escorte des arbres
+et cette campagne qui, le matin pourtant, l’avait
+désespérée : joie d’atteindre enfin le hall désert
+et d’y apercevoir, derrière son grillage, la femme
+aux billets en train de tricoter… Et ce bref colloque
+suivit :</p>
+
+<p>— M. de La Gilardière ?… Attendez… oui… je
+connais. En effet, il a pris un billet pour Paris.</p>
+
+<p>— Oh ! merci, madame. Quand aurai-je moi-même
+un départ pour la même direction ?</p>
+
+<p>— Pas avant minuit.</p>
+
+<p>— Pour arriver ?</p>
+
+<p>— Vers neuf heures.</p>
+
+<p>— Ah ! merci encore, madame.</p>
+
+<p>Anéantie, mais délivrée, puisqu’elle savait
+René retourné près d’elle, madame Manchon
+recula jusqu’au banc de chêne qui était accolé au
+mur, et s’y laissa tomber. Ses jambes ne parvenaient
+plus à la soutenir.</p>
+
+<p>Puisqu’il n’y avait pas d’autre train, c’était
+bien : elle resterait là jusqu’à minuit. S’il eût
+fallu, plutôt que de rentrer dans la ville qui
+calomniait son fils, elle serait restée jusqu’au
+lendemain. Hélas ! n’eût-il pas mieux valu y
+rester toujours, et ne jamais aller vers ce qui
+l’attendait ? A la même heure, en effet, René, sans
+passer rue Monsieur, arrivait à Versailles et pénétrait
+chez son frère.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>X</h3>
+
+
+<p>L’abbé Manchon occupait alors un petit appartement
+rue Saint-Louis. Une gouvernante l’y
+servait, à demi impotente et d’autant plus autoritaire
+qu’on exigeait moins d’elle.</p>
+
+<p>La vue de René lui fit lever les bras au ciel :</p>
+
+<p>— Grand Dieu ! Monsieur viendrait-il pour
+dîner ?</p>
+
+<p>René dit rapidement :</p>
+
+<p>— Rassurez-vous : je ne désire que voir mon
+frère. Je suppose que, s’il est à Paris comme d’habitude,
+il ne rentrera pas plus tard que dix
+heures. Dans ce cas, j’attendrai, voilà tout.</p>
+
+<p>— Quoi, monsieur ne sait pas ? Madame est en
+voyage, et monsieur l’abbé allait se mettre à
+table.</p>
+
+<p>— Alors je vais le rejoindre.</p>
+
+<p>Et René gagna le cabinet de l’abbé. Il avait
+escompté un répit avant l’explication qu’il venait
+chercher. Ce répit lui était refusé : tant pis. Il
+acceptait tout avec une égale indifférence : depuis
+son départ, il était moins une volonté qu’un
+rouage.</p>
+
+<p>Au bruit de sa porte qu’on ouvrait, l’abbé, qui
+lisait devant une table, tourna la tête. L’abat-jour
+de la lampe mettait en lumière le livre,
+mais laissant le reste de la pièce dans l’obscurité,
+empêchait de distinguer les arrivants.</p>
+
+<p>— Qu’est-ce ?</p>
+
+<p>— C’est moi.</p>
+
+<p>En reconnaissant la voix de René, l’abbé, pas
+plus que sa servante auparavant, ne put maîtriser
+sa surprise.</p>
+
+<p>— Quoi ! pendant que notre mère est en route
+pour te rejoindre à Semur, tu es ici ?</p>
+
+<p>— Il paraît en effet que maman est partie. Je
+l’ignorais. Peu importe d’ailleurs, puisque c’est
+toi seul que je désirais voir.</p>
+
+<p>— Ah ! dit l’abbé, qui se leva ensuite sans hâte
+et vint poser la lampe sur la cheminée.</p>
+
+<p>Du coup la pièce s’éclaira ainsi que les visages.
+La pièce était nue comme une cellule. A part un
+grand Christ d’ivoire dressé à la place qu’occupe
+d’ordinaire la pendule, on n’y apercevait que de
+pauvres meubles, deux fauteuils à dossier de bois,
+des chaises de paille, quelques livres et un prie-Dieu.
+Quant aux visages, à quoi bon rappeler
+le contraste qu’ils faisaient ? Toutefois une telle
+émotion creusait les traits de René que l’abbé,
+l’ayant regardé, avança l’un des fauteuils.</p>
+
+<p>— Assieds-toi : tu n’as pas l’air bien.</p>
+
+<p>Puis il s’assit à son tour et, les yeux à terre,
+attendit. Ni l’accent ni le geste ne décelaient en
+lui la moindre curiosité. Si anormale que dût
+lui sembler la visite de son frère à pareille heure
+et en pareil lieu, on était assuré d’avance qu’il
+ne poserait aucune question.</p>
+
+<p>— En effet, murmura René, le voyage m’a
+fatigué : c’est le moment qui veut cela.</p>
+
+<p>A l’inverse de l’abbé, il s’exprimait d’une
+manière saccadée : bien qu’il fût au repos, il
+avait le souffle coupé comme après une longue
+course.</p>
+
+<p>— Tu as laissé ta fiancée en bonne santé ? reprit
+l’abbé.</p>
+
+<p>René ne répondit que par un signe évasif. Sa
+fiancée ? Qu’elle était loin déjà ! Les pauvres
+cœurs humains sont trop petits pour contenir à
+la fois deux grands émois.</p>
+
+<p>Voyant que René tardait à s’expliquer, l’abbé
+dit encore :</p>
+
+<p>— Je pense que Marguerite va servir. Bien que
+je fasse maigre chère, veux-tu partager mon repas ?</p>
+
+<p>Et il fit mine d’aller prévenir la domestique.</p>
+
+<p>— Attends, dit René, du coup ramené au présent ;
+j’aurais auparavant une question à te poser.</p>
+
+<p>— Eh bien, pose-la…</p>
+
+<p>Placide, l’abbé revint s’adosser à la cheminée.
+Le dos tourné à la lampe, et le visage replongé
+dans l’ombre, tandis que celui de René demeurait
+éclairé, il s’était mis à contempler le parquet. Il
+devait avoir la même expression neutre et attentive
+quand il écoutait un pénitent.</p>
+
+<p>— Pourquoi… commença René.</p>
+
+<p>Puis au moment de s’exprimer, la peur des
+mots le saisit et il recourut à un détour :</p>
+
+<p>— Oui, pourquoi ne m’as-tu jamais traité
+comme un véritable frère ?</p>
+
+<p>— Oh ! dit l’abbé avec lenteur, tu te trompes :
+j’ai toujours agi à ton égard du mieux que j’ai pu.</p>
+
+<p>— Alors ce que tu pouvais n’était pas grand’chose.</p>
+
+<p>— Affaire d’appréciation. Est-ce pour me communiquer
+la tienne que tu es venu ?</p>
+
+<p>— Je t’ai demandé pourquoi tu étais ainsi : tu
+n’as toujours pas répondu.</p>
+
+<p>— N’étant pas d’accord avec toi sur le fond,
+je ne vois pas comment t’éclairer, dit de nouveau
+l’abbé, tandis qu’il croisait les bras et, plus que
+jamais, fixait le sol à ses pieds.</p>
+
+<p>— Henri ! reprit brusquement René, regarde-moi…</p>
+
+<p>L’abbé leva les yeux vers son frère, sans
+hâte, toujours avec la même apparente tranquillité…</p>
+
+<p>— Henri ! il n’est plus temps de nous rien
+cacher : je sais tout !</p>
+
+<p>Un léger frisson agita le prêtre : pourtant le
+timbre de sa voix ne fut pas modifié.</p>
+
+<p>— Qu’est-ce que tu sais ?</p>
+
+<p>— Le passé.</p>
+
+<p>— Le passé de qui ?</p>
+
+<p>René inclina la tête.</p>
+
+<p>— Est-il nécessaire de m’obliger à le dire ?
+murmura-t-il d’un air accablé.</p>
+
+<p>— Je ne t’y oblige pas, affirma l’abbé sans
+témoigner aucun désir de poursuivre.</p>
+
+<p>Et le silence s’abattit sur eux : un silence qui,
+pareil à un voile épais, semblait séparer les temps
+révolus de celui qui s’amorçait. Eux-mêmes
+avaient l’air attentif de carriers qui, le feu mis au
+cordeau, attendent que la mine saute.</p>
+
+<p>— Henri ! recommença René.</p>
+
+<p>L’abbé eut un geste nerveux.</p>
+
+<p>— N’insiste plus.</p>
+
+<p>— Impossible ! Laisse de côté tes manières
+habituelles : à l’heure la plus grave de ma vie, j’ai
+besoin de m’assurer que tu as compris.</p>
+
+<p>— Je ne puis faire que je ne sois pas un prêtre,
+interrompit l’abbé.</p>
+
+<p>— Je te supplie de me parler en frère !</p>
+
+<p>— Je m’y efforce : est-ce une raison pour ne
+pas nous en remettre l’un et l’autre à la volonté de
+Dieu ?</p>
+
+<p>René se redressa :</p>
+
+<p>— Encore des phrases de sermon ! De grâce,
+reviens sur terre. J’ai parlé d’un passé, de tout
+un passé que je prétendais connaître : c’est inexact,
+ou plutôt, je soupçonne… j’interroge… je me
+perds dans les ténèbres… enfin j’en suis là que
+tout à l’heure je n’aurais pu repasser chez nous,
+et moins encore, aborder…</p>
+
+<p>Pour la seconde fois, l’abbé interrompit :</p>
+
+<p>— N’achève pas : j’avais très bien saisi. De telles
+pensées ne servent qu’à troubler inutilement.
+Écartons-les : et que Dieu nous garde !</p>
+
+<p>Son impassibilité toutefois avait disparu. Les
+traits durcis, il semblait défier un adversaire
+invisible, qui était peut-être lui-même.</p>
+
+<p>René, auquel ce changement n’avait pas
+échappé, haussa les épaules :</p>
+
+<p>— Non, dit-il, il n’est plus temps ! Ne devines-tu
+pas que si je suis là, c’est que je te sais instruit de
+ce que j’ignore et que j’ai besoin de l’être à mon
+tour ? Ainsi, plus de faux-fuyants ! les yeux dans
+les yeux, maintenant !… comme cela… et
+réponds : notre père… non… ton père est-il le
+mien ? Le nom que je porte est-il un nom qui
+m’appartienne ?…</p>
+
+<p>L’abbé ne bougea plus. Avait-il écouté ? Il
+était probable, puisqu’un rictus tordait sa bouche.
+Cependant, qui sait si celui-ci n’était pas encore
+un défi à l’adversaire ?</p>
+
+<p>La voix de René alla en s’éteignant :</p>
+
+<p>— Henri ! n’as-tu pas entendu ?… un mot suffit
+pour la réponse : oui, ou non… moins que
+cela : un signe de tête… Tu restes immobile ?…
+tu te tais ?… Cela aussi est une manière de s’exprimer :
+j’ai compris…</p>
+
+<p>Et se cachant la tête dans les mains, René s’efforça
+d’accueillir enfin la vérité.</p>
+
+<p>Ce ne fut d’abord qu’un immense regret du
+passé qui s’effondrait. Entraîné dans une chute
+vertigineuse, il voyait, comme des éclairs, ses
+bonheurs d’autrefois passer et s’évanouir. Avait-il
+rêvé auparavant ? Tout alors était facile, beau,
+joyeux. Il pouvait rire, parler, regarder, sans
+qu’aucune arrière-pensée troublât ni la gaîté de
+la voix, ni la lumière du regard, ni la joie d’exister.
+Rien pour l’empêcher de parer d’insouciance
+des lendemains abrités au foyer. Soudain plus de
+foyer, plus d’abri. Il faut se lever, partir et disparaître…</p>
+
+<p>Disparaître ! un mot excessif, évidemment :
+mais n’oubliez pas que René était un impulsif et
+un faible. Avec une telle nature, on se laisse
+longtemps bercer par le flot, puis, brusquement,
+l’énergie se tend, d’autant plus âpre qu’elle a été
+plus rare, et l’on saute à l’extrême. Aurait-il pu
+d’ailleurs revenir auprès de sa mère ? A la pensée
+de la revoir, il blêmissait. Pourrait-il s’expliquer
+avec elle, sachant ce qu’il savait ? Plus tard,
+seulement, — oui, beaucoup plus tard — quand
+l’apaisement serait venu et l’oubli, il aurait le
+courage de l’aborder, ayant l’air d’ignorer : mais
+d’ici-là, où se réfugier ? Quelle solitude désormais !</p>
+
+<p>Ah ! voici bien la vraie douleur qui paraissait !
+Devenir pauvre, n’est presque rien : la torture
+est de se trouver seul tout à coup, si effroyablement
+seul qu’une fois mort, personne ne saura
+peut-être quel nom inscrire sur votre fosse.</p>
+
+<p>Jusque-là, René n’avait pas protesté contre la
+fatalité qui l’écrasait : devant la solitude, l’injustice
+subie le révolta. En même temps, il considérait
+son frère. Stupide ironie du sort : celui-là
+s’était par goût détaché de la famille, n’aimait
+personne sous prétexte d’aimer Dieu : cependant,
+il restait comblé de ces dons inutiles. Qu’avait-il
+fait pour le mériter ? Qu’avait fait René pour être
+frappé ? Des rancunes, accumulées depuis l’enfance,
+se réveillaient dans son cœur. Il eut conscience
+de haïr son frère, puis la solitude effaça
+même cela, et ces griefs allant rejoindre le passé,
+il cessa de les voir…</p>
+
+<p>L’abbé, lui, toujours debout devant la cheminée,
+n’avait pas l’air de soupçonner quel torrent
+de pensées bouleversait René. Il semblait ignorer
+qu’il avait répondu tout à l’heure par son silence :
+on l’aurait cru aveugle et sourd. Soudain, il fit
+un mouvement léger : René s’était levé, se promenait
+un instant dans la pièce, et enfin arrêté
+devant lui, demandait :</p>
+
+<p>— Alors… qui est mon père ?</p>
+
+<p>Question qu’on s’étonnait qu’il n’eût pas posée
+plus tôt. Dans la débâcle d’existence que l’heure
+inaugurait, une chance en effet subsistait d’échapper
+à la solitude totale. René, maintenant, se
+tournait vers elle.</p>
+
+<p>Aucune réponse encore. Simplement le prêtre
+levait un peu les épaules, en signe d’impuissance
+à fournir l’éclaircissement sollicité. Devant cet
+aveu, René aurait dû désespérer : mais dès que
+l’homme tente d’échapper au destin, la marche de
+sa pensée défie toute prévision.</p>
+
+<p>— Comment ! tu te dérobes ?… tu ignores ?…
+Cependant, ne viens-tu pas d’affirmer que tu connaissais
+la vérité ? Alors, quelles raisons de te
+croire ?… Qui me prouve que tu n’as pas menti ?</p>
+
+<p>— Je t’en conjure, soupira l’abbé d’une voix
+trouble, ne me contrains pas à oublier l’habit que
+je porte !</p>
+
+<p>Ne voyant là qu’une défaite, ressaisi par ses
+anciennes défiances, René cependant continuait :</p>
+
+<p>— Oublier qui tu es ? Dieu m’en préserve ! Je
+sais trop bien que tu m’as toujours détesté. Oh !
+à ta façon… c’est-à-dire en te taisant !… Tout à
+l’heure encore, tu me voyais désespéré et tu es
+resté muet, sans jeter un regard de mon côté ! ou
+plutôt, tu semblais satisfait… Quelle chance, si me
+méprenant sur ton attitude, j’allais tenir pour assurée
+la chimère qui me hantait ! Par bonheur, ayant
+réfléchi, je réclame des preuves… Alors seulement
+tu daignes enfin me faire un signe… « Des
+preuves ?… Voilà, il n’y en a pas !… » Tu avais
+espéré me voir mordre à l’hameçon : cet espoir
+est déçu : quel dommage ! Mais ne pourrai-je, au
+moins une fois, entendre tes paroles ? Ne serait-ce
+que pour apprendre pourquoi tu as voulu me
+tromper et quel caprice te mène, te décideras-tu
+à répondre ?</p>
+
+<p>Il s’exaltait : il ne calculait plus les termes qu’il
+employait. Il était devenu pareil au nageur épuisé
+qui brasse l’eau, sans s’occuper de la distance à
+la rive et persuadé que la seule violence suffira
+pour le sauver. A mesure, un espoir irraisonné
+s’insinuait aussi dans son âme. Pourquoi ne pas
+admettre qu’il fût victime d’un atroce malentendu ?
+Il n’avait interprété que des silences. On ne bouleverse
+pas sa vie sur la foi d’un homme qui, en
+fait, refuse de s’expliquer, qui, même en s’expliquant,
+peut ne chercher qu’à se venger ?</p>
+
+<p>Tout à coup, comme il allait poursuivre, une
+main rude s’abattit sur lui.</p>
+
+<p>— Il suffit : plus un mot ! Ne détruis pas en un
+instant l’effort de toute ma vie.</p>
+
+<p>L’abbé cependant souriait : dédain pour ces
+injures, à moins que ce ne fût la marque du
+triomphe sur l’adversaire que lui seul connaissait.
+Ensuite son bras retomba, et un aveu suivit, prononcé
+très bas, ainsi qu’il sied quand on reconnaît
+une faute dont on sollicite le pardon :</p>
+
+<p>— En effet… je t’ai détesté… il y a longtemps…
+très longtemps… A prétendre remonter le passé,
+tu risques vraiment trop de raviver des plaies
+anciennes : crois-moi, oublions un sentiment
+dont je m’accuse, me repens, et que j’espère avoir
+détruit dans ses racines.</p>
+
+<p>— Oh ! riposta René, toujours des mots de
+prêtre !</p>
+
+<p>L’abbé frémit.</p>
+
+<p>— Bénis le ciel que je me refuse à en prononcer
+d’autres.</p>
+
+<p>— J’ai demandé des preuves : tu n’en as pas !</p>
+
+<p>— J’en ai.</p>
+
+<p>— Je te défie de les donner !</p>
+
+<p>— A quoi bon si elles doivent anéantir le peu
+qui nous unit ?</p>
+
+<p>— Prétexte facile ! Il dispense de justifier des
+assertions auxquelles je ne crois plus !</p>
+
+<p>— Encore ?… Alors, écoute !…</p>
+
+<p>Subitement, le prêtre venait de quitter le refuge
+de la cheminée ; une tempête transfigurait le
+masque impassible. Duclos a connu ce spectacle
+une fois, chez Lormier : mais alors, c’était le
+prêtre dictant des ordres au nom d’un Dieu : ici
+se révélait l’homme, rien que l’homme, d’autant
+plus redoutable qu’il demeurait maître de sa
+colère.</p>
+
+<p>— Alors, écoute !… Sais-tu seulement comment
+est mort <i>mon</i> père ? Non. J’avais seize ans : tu en
+avais quatre. Naturellement, on ne t’a jamais
+parlé de <i>cela</i> ! <i>Cela</i>, d’ailleurs, est chose entre lui
+et moi. On l’a ramené de la chasse, expirant…
+Tout le monde a déploré l’accident… mais moi…
+oh ! moi ! pouvais-je ignorer que le matin, avant
+de partir, il m’avait pris à part et fait jurer de
+t’arracher son nom et de te chasser du foyer ?…</p>
+
+<p>René à ce moment ayant reculé, d’un geste souverain
+le prêtre le ramena vers lui :</p>
+
+<p>— Ah ! il n’est plus temps ! Tu as voulu m’entendre :
+désormais, nous irons jusqu’au bout !…
+Dieu m’est témoin qu’à l’instant tragique dont je
+parle, je n’hésitai pas à prononcer le serment
+qui m’était demandé : Dieu m’est témoin aussi
+que je n’ai d’autres preuves que ce serment, et le
+suicide de mon père, une heure après…! Qu’elles
+te satisfassent ou non, elles ont suffi pour faire
+de l’adolescent que j’étais un vieillard et ta victime !</p>
+
+<p>Abandonnant ensuite René qui alla tomber sur
+un siège, le prêtre commença de marcher.</p>
+
+<p>— Je dis bien : ta victime ! J’adorais mon père et
+tu l’as tué ! Si je suis devenu prêtre, c’est à toi que
+je le dois ! Je ne supportais plus ta présence dans
+ma maison : désespérant de t’en chasser, j’ai préféré
+m’en chasser moi-même. Calcul vain : tu ne m’as
+pas quitté, je t’emportais en moi !… Tant pis !
+j’avoue tout et il n’est pas mauvais qu’un jour au
+moins, nous mesurions ensemble la souffrance
+que je te dois. Tu ne t’en doutais pas, j’y consens :
+mais est-ce que les hommes ont besoin de <i>vouloir</i>
+pour faire souffrir : il leur suffit d’exister !…
+Donc, tu te croyais loin, tu ne t’occupais pas de
+moi, et tu n’as cessé de me torturer ! car, prêtre,
+je me suis trouvé pris entre ma conscience et la
+dette de mon serment. Désobéir à Dieu, ou renier
+mon père, voilà le dilemme que ton existence a
+créé, et dont je n’ai pu sortir. Oh ! je vois clair en
+moi-même ! j’ai louvoyé… J’avais la prétention
+d’être un vrai prêtre, tout en ne pardonnant pas.
+Sur mes instances, tu es devenu La Gilardière :
+à mon instigation, on a tenté de t’établir à
+Semur… Demi-mesures qui ne satisfont ni le
+passé, ni Dieu. Je me flatte que tu m’es devenu
+indifférent, et dès que j’évoque le cadavre de mon
+père, une horreur me soulève, je ne puis plus te
+voir ! C’est un duel au fond de moi qui toujours
+recommence, que rien n’apaise… non, pas même
+ces aveux que j’aurais dû retenir. Souffriras-tu
+moins pour les avoir reçus ? Qu’en rapporterai-je,
+sinon d’autres remords ? Crois-moi, fût-ce en ce
+moment, ne souhaite pas de changer avec moi :
+tu y perdrais. Il n’y a au monde que douleur.
+Comme Abel paya pour Adam, nous payons, sans
+autre raison qu’une volonté divine, contre laquelle
+notre raison se dresse… ou plutôt, non, je blasphème,
+fermons les yeux, ne tentons pas de comprendre
+et prions… si tu le peux… si je le puis
+moi-même…</p>
+
+<p>Hors d’haleine, il s’écroula ensuite, plutôt qu’il
+ne s’agenouilla sur le prie-Dieu. René, lui, depuis
+longtemps, ne semblait plus entendre. On se
+demandait s’il respirait encore.</p>
+
+<p>Admirez, en tout cas, le mensonge des apparences.
+Si, à ce moment quelqu’un était entré,
+qu’aurait-il vu ? Deux hommes, l’un agenouillé,
+l’autre attendant la fin de l’oraison : entre les
+deux, un Christ, symbole de paix. Si, plus curieux,
+il s’était enquis de la vie de ces hommes, qu’aurait-il
+appris encore ? qu’ils étaient frères, menaient
+des existences séparées, et ne se témoignaient que
+peu d’intérêt. Or non seulement chacun d’eux
+subissait alors une crise tragique, mais, amenés
+à exprimer leurs souffrances, ils découvraient
+n’avoir jamais cessé d’être leurs propres bourreaux.
+L’abbé, sans doute, venait de torturer
+René, mais René, toute sa vie et sans le savoir,
+avait torturé l’abbé ; même René disparu, quelle
+absolution effacerait dans l’âme du prêtre le
+remords d’avoir éclairé son frère ? Ainsi, présents
+ou absents, ignorants ou conscients, ils ne pouvaient
+que se faire du mal ; et nous touchons enfin
+au problème soulevé par Duclos. Je ne demande
+pas si René fut grandi par la souffrance, si son
+frère y puisa les éléments d’une sainteté nouvelle
+ou d’un désespoir sans consolation : la question
+que je pose est autre. Pourquoi l’être humain ne
+saurait-il respirer sans créer d’abominables conflits ?
+Pourquoi l’essaimage automatique de la
+douleur et la nécessité de toujours tuer pour vivre ?</p>
+
+<p>L’abbé sur son prie-Dieu, René, la tête dans
+ses mains, ont-ils songé à la loi farouche, dont
+ils étaient victimes ? Plus probablement, et comme
+nous tous, se jugeaient-ils une exception ? L’un
+en appelait à Dieu qui gardait le silence, l’autre à
+la justice, qui ne paraît jamais. Des deux côtés,
+même désastre, et point de secours.</p>
+
+<p>Un long intervalle s’écoula avant que l’abbé ne
+se relevât. Quand il le fit, le rictus de sa bouche
+avait disparu, la flamme du regard s’était éteinte.
+Le prêtre était parvenu à reprendre la place que
+l’ennemi intérieur un instant lui avait volée.</p>
+
+<p>— Et maintenant, demanda-t-il d’une voix
+sourde, que comptes-tu décider ?</p>
+
+<p>René tressaillit. Il était écrit que ce jour-là, les
+moindres paroles de son frère traqueraient sa
+souffrance.</p>
+
+<p>— Pour décider, murmura-t-il, il faudrait avoir
+eu le temps de réfléchir. Naturellement, avant de
+venir, je n’avais pensé à rien…</p>
+
+<p>L’abbé se recueillit, puis, sans dissimuler le
+prodigieux effort qu’il faisait :</p>
+
+<p>— En ce cas, voici mon conseil. Retourne à
+Semur. J’ignorerai que tu es venu.</p>
+
+<p>René le considéra avec surprise.</p>
+
+<p>— Mais moi, pourrai-je ne pas le savoir ?</p>
+
+<p>— Oh ! fit l’abbé, si difficile que cela paraisse,
+la volonté parvient toujours à dominer une pensée
+mauvaise. Pars donc : va rejoindre <i>notre</i> mère.
+Elle t’attend là-bas.</p>
+
+<p>Au nom de sa mère, il sembla que René découvrît
+de nouveau la réalité que son frère s’efforçait
+d’effacer.</p>
+
+<p>— Non, dit-il, ce serait au-dessus de mes forces.</p>
+
+<p>Et quittant le fauteuil, il s’apprêta à sortir.</p>
+
+<p>La voix du prêtre devint suppliante :</p>
+
+<p>— Je te le demande… comme une grâce…</p>
+
+<p>Un sourire navré passa sur les lèvres de René.</p>
+
+<p>— Trop tard. D’ailleurs, si c’est le fruit de ta
+méditation, tu te fais illusion. Avant une heure le
+passé te reprendra. Autant qu’il m’emporte tout
+de suite !</p>
+
+<p>Chose curieuse, les instances mêmes du prêtre
+aidaient à le chasser. Figé sur place, l’abbé le vit
+approcher de la porte.</p>
+
+<p>Il était devenu très pâle.</p>
+
+<p>— Ainsi, conclut-il d’un ton défaillant, tu
+refuses ?</p>
+
+<p>René, au contraire, prenait une expression
+apaisée.</p>
+
+<p>— Oui. J’ai pu te rendre malheureux, mais que
+ceci te console : je ne le suis pas moins et je me
+demande pourquoi…</p>
+
+<p>— On se demande toujours pourquoi : est-ce
+parce que nous sommes sourds, l’explication ne
+vient pas, mais il semble chaque fois qu’on se
+penche sur de l’éternité !</p>
+
+<p>L’abbé, pour répondre, avait fermé les yeux.
+Quand il les rouvrit, René n’était plus là.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>XI</h3>
+
+
+<p>Dans la même nuit, on sonna chez moi vers
+deux heures. Je me levai en sursaut et, stupéfait,
+me trouvai devant René.</p>
+
+<p>— C’est moi, dit-il, qui viens dormir chez vous.
+L’hôtel m’a fait peur : j’avais besoin d’un toit
+ami.</p>
+
+<p>Cinq minutes plus tard, il me racontait tout.
+J’écoutai son récit, détaillé avec une simplicité
+parfaite et le calme tendu qui, chez les nerveux,
+marque l’extrême limite de l’émotion. A l’inverse
+de ce que vous devez supposer, le rôle de mademoiselle
+Lormier y paraissait réduit à rien. Cette
+fille, aux yeux de René, n’avait été que l’occasion
+du destin. Il ne lui en voulait pas : il l’ignorait.
+On ne s’occupe pas non plus de la pierre qui a
+provoqué un déraillement. De mon côté, je ne
+songeai que plus tard à ce qu’il y avait de singulier
+dans les attitudes successives de l’auteur,
+volontaire ou non, de la catastrophe. J’avais à ce
+moment, un bien autre souci !</p>
+
+<p>— En quittant mon frère, acheva René, j’ignorais
+à quoi me résoudre, mais il y a des grâces
+d’état. J’ai réfléchi, j’ai vu, et j’arrive avec une
+décision prise. Elle tient compte de tous, de ma
+mère que je ne puis me décider à aborder en ce
+moment, de mon frère qui sera débarrassé de ses
+scrupules pieux, enfin de moi-même qui tiens à
+laisser derrière moi le souvenir d’un homme
+probe.</p>
+
+<p>Je tremblai : il s’en aperçut.</p>
+
+<p>— Oh ! rassurez-vous : aucune tragédie en perspective.
+Si compliquée que soit une situation, il
+existe toujours une solution pour la dénouer et la
+plus simple est la meilleure. Dès ce matin, je
+gagne Marseille : après quoi, départ pour le Maroc.
+La légion étrangère est, dit-on, un asile parfait
+pour qui prétend se passer d’état civil. J’espère y
+trouver l’anonymat auquel je tiens, l’oubli, à tout
+le moins le pouvoir de vivre, bref ce que je
+cherche…</p>
+
+<p>C’était bien, comme il l’avait annoncé, une
+volonté définitive : mes objections échouèrent
+devant elle.</p>
+
+<p>Il me demanda ensuite la permission d’écrire et
+fit trois lettres. A son frère, il expliquait en détail
+son projet. A sa mère, il adressa un bref adieu,
+sans donner d’autres motifs de son départ que la
+soudaine rupture de son mariage et le besoin
+d’étourdir une déception cruelle. La dernière, la
+plus longue, était pour Annette. J’ignore ce qu’elle
+contenait : on peut l’imaginer.</p>
+
+<p>Quand il acheva, l’aube pointait. Nous échangeâmes
+ensuite des promesses de revoir et de fréquentes
+correspondances. Nous avions l’air d’y
+croire, sans parvenir à être dupes. Pareillement
+les grands malades se livrent au jeu des projets
+avec d’autant plus d’ardeur qu’ils savent ne devoir
+jamais les réaliser.</p>
+
+<p>A sept heures, enfin, René me quitta sans me
+permettre de l’accompagner. Je revois son geste
+de main au bas de la rampe. J’entends encore son
+adieu :</p>
+
+<p>— A bientôt des nouvelles !</p>
+
+<p>Il avait à la main le petit sac de voyage pris à
+Semur. C’est la seule chose, je crois, qu’il emportait
+de sa vie passée. Le bruit de son pas s’évanouit.
+Je le guettais encore qu’il n’était déjà plus. Et le rideau
+tomba sur lui, sur madame Manchon, sur tout
+ce groupe d’êtres qui avaient connu le bonheur,
+qui désormais ne connaîtraient plus que la détresse.</p>
+
+<p>L’après-midi en effet, m’étant présenté rue
+Monsieur, je me heurtai à une Lapirotte munie
+de la consigne de ne recevoir qui que ce fût. En
+m’expliquant qu’à son retour madame Manchon
+avait eu un évanouissement et que le docteur
+redoutait une congestion cérébrale, elle gardait
+son sourire neutre, mais ses yeux luisaient de
+plaisir. Elle ne donnait aucune explication et elle
+avait l’air de crier : « Voyez quel prophète je
+suis : rien de ce qui arrive ne m’a surprise ! »</p>
+
+<p>Au cours d’une seconde tentative, l’abbé m’accueillit
+en personne. Madame Manchon était très
+malade : lui-même avait décidé de quitter Versailles
+et renoncé au ministère paroissial afin de
+ne pas la quitter durant une convalescence qui — si
+elle venait — serait fort longue. Comme j’annonçais
+mon intention de repasser aux nouvelles,
+il m’arrêta :</p>
+
+<p>— Non, ne vous dérangez plus. Si l’état de ma
+mère s’aggravait, vous en seriez averti. Sinon… je
+crois meilleur qu’elle ne vous revoie pas, du
+moins pour un temps. Tous ceux qui ont beaucoup
+connu mon frère ne peuvent que lui apporter
+des émotions inutiles.</p>
+
+<p>Devant ce congé en règle, il n’y avait qu’à s’incliner :
+je ne revins plus.</p>
+
+<p>Que se passa-t-il ensuite durant trois mois ? Je
+le répète, le rideau était tiré : libre à moi d’imaginer,
+mais l’imagination, croyez-le, est toujours,
+dans ce cas, inférieure à la réalité. J’étais devenu
+comme Duclos après la disparition des Lormier :
+pas tout à fait pourtant, car je suivais encore
+René.</p>
+
+<p>« Suivre », me semble aujourd’hui une expression
+étrange. Est-ce en effet suivre quelqu’un que
+de percevoir chaque jour un peu plus sa disparition
+progressive au fond de terres mystérieuses ?
+Sans doute, il ne cesse pas d’être vivant, on ne
+peut affirmer qu’on ne le reverra pas : cependant
+chaque jour aussi le rend plus difficile à atteindre,
+plus impossible à ramener et l’on sent bien qu’il
+ne reparaîtra jamais !</p>
+
+<p>Deux billets brefs comme des dépêches : voilà
+tout le lien me rattachant à mon ami. Le premier
+parlait de hâte à quitter la vie du camp : le second
+annonçait un départ en colonne, vers le Sud ; les
+deux répétaient : « Qu’on ne s’inquiète pas si la
+correspondance se fait plus difficile ». Pauvres
+courts billets ! les derniers… Comment rendre l’extraordinaire
+sensation d’effacement qu’ils m’apportèrent ?
+Je me représentais le désert, l’immensité
+mouvante des espaces couverts de sable, et à la
+limite de l’horizon, la silhouette évanouissante de
+celui qui me quittait. Vous connaissez cette impression :
+on se dit : « Le voilà encore ! » Les yeux
+se troublent, les plans se mêlent : « C’est lui : je
+ne cesse pas de l’apercevoir ! » Le point dès longtemps
+n’est plus visible : on se flatte de le distinguer
+quand même.</p>
+
+<p>Que de fois, dans cette période, me suis-je
+reproché de n’avoir pas su retenir René ! Un
+autre, moins impulsif, aurait au moins pesé les
+conséquences d’une disparition mille fois pire que
+la situation à laquelle elle prétendait remédier.
+Après tout, l’aventure, jugée de sang-froid, ne
+méritait pas d’être prise avec un tel emportement.
+La plupart à la place de René s’en seraient à peine
+soucié. Hélas ! de tels regrets ne menaient qu’à
+me faire sentir mieux la fierté de mon ami. Jugez,
+d’après ce que j’éprouvais, du supplice que dût
+être celui de madame Manchon !</p>
+
+<p>Je vous ai dit que fidèle à la consigne reçue, je
+m’abstins de tenter de la revoir : mais à diverses
+reprises, il m’arriva de passer devant son hôtel.
+J’entrais alors chez la concierge :</p>
+
+<p>— Comment va madame ?</p>
+
+<p>— Mieux, monsieur.</p>
+
+<p>— Monsieur l’abbé est toujours là ?</p>
+
+<p>— Oui monsieur.</p>
+
+<p>— Et mademoiselle Lapirotte ?</p>
+
+<p>— Toujours aussi.</p>
+
+<p>Rien d’autre. La façade avec son air habituel.
+Les volets arrêtés aux crans de jadis. Et derrière
+les murailles, quelles agonies ! quelle frénésie
+peut-être ! Car enfin, n’oublions pas que madame
+Manchon ignorait pourquoi son fils était parti,
+que l’abbé ne pouvait douter d’avoir condamné
+son frère, que le sourire de Lapirotte enfin, si
+stable qu’on le suppose, devait bien refléter un
+peu de cette douleur et de ce remords vivants…</p>
+
+<p>Mais à quoi bon insister, puisque je n’ai pas vu,
+puisque les murs gardent le même visage, qu’ils
+abritent l’extase de deux amants ou étouffent les
+cris tragiques d’une mère ? Arrivons au dénouement,
+ou plutôt à ce que je tiens pour tel, faute
+de terme meilleur.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>XII</h3>
+
+
+<p>Il vint, brutal, rapide et, comme de coutume,
+échappant à mes prévisions.</p>
+
+<p>Un matin, je lus dans les journaux l’annonce
+qu’une colonne française venait d’être surprise et
+dispersée aux environs de N…, c’est-à-dire précisément
+dans la région où devait opérer René.</p>
+
+<p>Saisi d’inquiétude, je courus au ministère. Mes
+craintes n’étaient que trop réelles : René figurait
+parmi les disparus.</p>
+
+<p>Je dis bien : <i>disparu</i>.</p>
+
+<p>Depuis la guerre, la plupart des femmes et des
+mères ont savouré les virtualités de souffrance
+qu’apporte cette solution, pire que n’importe
+quelle certitude. S’agit-il désormais d’un mort ou
+d’un vivant ? Faut-il prendre le deuil ou se réjouir,
+chercher un cadavre sans sépulture ou guetter un
+retour et fêter une délivrance ? Mais, alors, madame
+Manchon a-t-elle compris tout de suite ?</p>
+
+<p>Disparu… Les bureaux ignorent le reste. Ils
+affirment seulement que du coup de main tenté là-bas,
+des hommes sont revenus et d’autres pas. René
+est de ceux qu’on n’a point revus et dont le corps
+ne fut pas retrouvé. Prisonnier, peut-être, ou mis
+à mort après avoir été torturé, ou fugitif… Tous les
+possibles subsistent, la pire douleur alternant avec
+les confiances les plus chimériques.</p>
+
+<p>J’écoutai les explications qu’on me donnait, les
+paroles d’espoir que l’on tentait d’y joindre, car
+on s’imaginait avoir affaire à un parent ; mais je
+n’eus aucun doute. Pour moi, René avait cherché
+la mort et n’était plus.</p>
+
+<p>En revenant du ministère, je ne pleurai pas. Je
+me rappelle par contre qu’une colère intérieure me
+soulevait contre cette conclusion stupide d’une vie
+où n’avait passé, j’aurais pu le jurer, aucune pensée
+basse. Jamais l’injustice souveraine du destin
+ne m’était apparue avec une pareille évidence. En
+même temps, et par un jeu naturel de la pensée,
+j’évoquais les causes du drame, les acteurs qui s’y
+étaient trouvés mêlés et me demandais : « Que
+sauront-ils ?… Annette Traversot va-t-elle se consoler,
+ou veuve sans avoir eu d’époux, s’éteindra-t-elle,
+silencieuse et fidèle, sous les lambris de
+l’hôtel de Thil ? Et l’autre, mademoiselle Lormier,
+cette énigme ?… » Ah ! celle-là, qu’avait-elle vraiment
+cherché ? N’était-ce qu’une fille qui s’ennuie
+et que le mal distrait ? ou victime d’une passion
+véritable, fallait-il voir en elle une amante jalouse
+et maladroite ? Ironie du sort : mariée et satisfaite,
+peut-être ignorerait-elle toujours la mort de René :
+désastre ici, là-bas oubli total, ou même bonheur
+instauré sur des ruines… Ainsi, au spectacle de
+cette injustice supplémentaire, trop probable pour
+n’être pas, ma peine s’exaltait. Pouvais-je supposer
+que le passé, si vainement interrogé, m’attendait
+à l’arrivée, prêt à lever la plupart des incertitudes
+dont il était chargé ?</p>
+
+<p>Et je rentrai chez moi…</p>
+
+<p>Il faut ici me recueillir. Parviendrai-je, aussi
+bien que Duclos, à évoquer la scène qui terminera
+mon récit, et à laquelle je dois d’avoir pu, sans
+l’ombre d’une hésitation, identifier nos deux histoires ?
+Essayons cependant…</p>
+
+<p>Je rentrai donc. Aussitôt, la domestique, qui
+me guettait, vint à moi.</p>
+
+<p>— Il y a au salon une dame pour monsieur et
+qui attend depuis une heure. J’ai eu beau répéter
+que monsieur peut-être ne reviendrait pas, elle
+s’est contentée de répondre : « Je resterai le temps
+qu’il faut, pourvu que je le voie. »</p>
+
+<p>— La connaissez-vous ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>Assez intrigué, bien que mal disposé aux aventures
+un pareil jour, je dis :</p>
+
+<p>— Soit : débarrassons-nous-en.</p>
+
+<p>Et sans plus tarder, je me rendis dans la pièce
+où se trouvait l’inconnue. A ma vue, elle se leva.
+Vêtue de noir et le visage caché par une voilette
+épaisse, on ne pouvait lui donner d’âge. Toutefois,
+malgré la simplicité de la mise, il apparaissait au
+premier coup d’œil que j’avais affaire à une femme
+de bonne compagnie, et d’une distinction de
+manières peu commune.</p>
+
+<p>— M. Tinant ? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>Puis, sur mon signe affirmatif :</p>
+
+<p>— Excusez-moi, monsieur, d’avoir insisté pour
+vous entretenir : je ne vous retiendrai d’ailleurs
+que le temps d’obtenir un renseignement qu’il est
+pour moi nécessaire de posséder sans délai, et que
+vous serez sans aucun doute en mesure de me
+communiquer.</p>
+
+<p>Je m’apprêtais à répliquer par les politesses
+d’usage : elle ne m’en laissa pas le loisir et poursuivit :</p>
+
+<p>— J’ai appris hier soir, — vous voyez combien
+mes informations sont récentes, — que vous aviez
+été l’ami très intime de M. de La Gilardière : vous
+serait-il possible de me donner son adresse ?</p>
+
+<p>Le nom de René, prononcé à cette heure et d’une
+manière si imprévue, me bouleversa. D’instinct,
+aussi, je me sentis pris de défiance, et m’efforçant
+de garder un ton neutre :</p>
+
+<p>— Il est exact, répliquai-je, que j’ai été lié avec
+M. de La Gilardière et que j’ai su son adresse :
+toutefois, en raison de circonstances qui importent
+peu, jusqu’à ce matin, je ne me serais pas reconnu
+le droit de livrer un secret qui ne m’appartenait
+pas.</p>
+
+<p>Je parlais : j’allais ajouter qu’aujourd’hui, hélas !
+ce secret n’avait plus d’importance ; mais à mesure,
+une autre pensée s’emparait de moi, une de
+ces intuitions qui semblent à la fois jaillir du fond
+de l’être et vous être soufflées par un étranger dont
+la voix sans timbre couvre irrésistiblement les
+bruits humains. Et tout à coup m’interrompant :</p>
+
+<p>— D’ailleurs, vous ne vous êtes pas nommée,
+madame… bien que je craigne de vous reconnaître…
+Mademoiselle Lormier, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>Elle ne répondit pas, ce qui était un aveu. Je
+poussai un cri sourd :</p>
+
+<p>— Vous ! et à un pareil moment !</p>
+
+<p>Cette fois, elle murmura :</p>
+
+<p>— Que voulez-vous dire ?</p>
+
+<p>En même temps, à travers la voilette, je découvris
+ses yeux ; une terreur les agrandissait, non
+pas celle que vous pourriez croire, puisque le fait
+de demander l’adresse de René prouvait qu’elle ne
+soupçonnait rien ; uniquement, elle songeait que
+l’ayant reconnue, et probablement au courant,
+j’allais désormais refuser de répondre.</p>
+
+<p>— Ce que je veux dire ?</p>
+
+<p>Je reculai malgré moi. Après avoir découvert
+les yeux, que n’aurais-je pas donné pour apercevoir
+le visage. Voilà donc celle par qui René
+venait de mourir ! Qu’elle fût venue chez moi, et
+précisément ce jour-là, me remplissait d’une
+frayeur religieuse. Il me semblait que la volonté
+de mon ami avait seule commandé une telle rencontre,
+et que de même que mademoiselle Lormier
+avait obéi, j’allais à mon tour prononcer des
+paroles vengeresses qui me seraient dictées.</p>
+
+<p>— Mais, vous-même, repris-je avec une subite
+colère, que prétendiez-vous tenter encore ? Ignorez-vous
+donc que ce serait peine inutile, puisque
+tout est fini ?</p>
+
+<p>— Fini ?… répéta mademoiselle Lormier d’une
+voix blanche.</p>
+
+<p>— Mort, il vous échappe !</p>
+
+<p>— Mort !</p>
+
+<p>Je jetai :</p>
+
+<p>— Songez que, sans vous, il serait là et que,
+pas plus que lui, je ne soupçonne pourquoi vous
+avez commis ce crime !</p>
+
+<p>Aucune réponse, cette fois. En revanche, je vis
+le corps de mademoiselle Lormier osciller comme
+un arbre au souffle de l’orage. Puis, tout à coup,
+elle s’abattit : et stupéfait, je n’eus plus devant moi
+qu’une loque humaine secouée par des sanglots.
+Était-ce le remords ? Cependant, pouvait-on ne
+pas être frappé par l’intensité de cette douleur inattendue ?
+J’avais vu pleurer souvent : jamais, je
+vous le jure, de cette manière silencieuse et désespérée !
+Ce n’était pas de la révolte ; ce n’étaient
+pas non plus des plaintes : on percevait seulement
+qu’au delà de la souffrance abattue sur l’être il n’y
+avait rien. La limite était atteinte ; après cela,
+impossible de descendre…</p>
+
+<p>Dans un éclair, j’entrevis que peut-être, elle
+aussi, mademoiselle Lormier pouvait n’être qu’une
+victime : toutefois la colère, je vous l’ai dit,
+m’aveuglait.</p>
+
+<p>Je continuai, impitoyable :</p>
+
+<p>— Vous pleurez ! Trop tard ! Du moins, il ne
+sera pas écrit que vous êtes venue inutilement.
+J’exige… la lumière va se faire… qu’au moins je
+sache pourquoi vous l’avez poussé à un pareil
+suicide !</p>
+
+<p>Le mot la fit se redresser frémissante :</p>
+
+<p>— Ce n’est pas vrai ! Taisez-vous ! vous me
+faites mal.</p>
+
+<p>— Nierez-vous que, sans vous, il eût toujours
+ignoré le secret de sa naissance ? Qui a rempli
+Semur de racontars ineptes ? vous. Qui lui a
+donné l’idée de consulter son frère ? vous. A
+l’heure où son amour pour Annette Traversot
+triomphait, qui s’est dressée devant lui, avec la
+menace d’un scandale suprême ? vous toujours…
+En vérité, quel rôle est le vôtre et que vous
+fallait-il, à vous qui ne le connaissiez pas, que
+vouliez-vous encore aujourd’hui, en venant ici,
+m’escroquer son adresse ? Ah ! tant pis, je m’exprime
+sans y mettre les formes. Mais le temps est
+passé où il pouvait se défendre, et c’est moi, son
+ami, moi qui maintenant le venge de tout ce qu’il
+a souffert !</p>
+
+<p>Tandis que je m’exprimais ainsi, elle continuait
+de sangloter ; à chacune de mes affirmations, elle
+tendait simplement les mains en avant, comme
+pour en éviter le choc douloureux. Elle ne niait
+pas : elle demandait grâce. Toutefois, vers la fin,
+je vis ses yeux se sécher, son attitude changer.
+Elle avait cessé d’être une suppliante pour devenir
+un auditeur qui se détache. Elle écoutait
+toujours : elle ne comprenait plus. Moi-même,
+parvenu à cet excès d’émoi, je chancelai et dus
+m’asseoir, hors d’haleine. Je renonçais à poursuivre.
+Elle persistait à se taire. On se demandait
+où nous allions ; plus que des cris, le silence qui
+s’établissait, qui menaçait de rester, et même de
+tout conclure, donnait le vertige.</p>
+
+<p>— Que ne suis-je morte avec lui ! dit soudain
+mademoiselle Lormier.</p>
+
+<p>Elle venait d’appuyer ses coudes sur ses genoux,
+sa tête sur ses mains, et, dans cette attitude,
+regardait devant elle, très loin, peut-être le passé,
+peut-être les lendemains qui l’attendaient. Elle
+me paraissait à ce moment moins occupée de ma
+présence et de ce que je pourrais ajouter que du
+spectacle se déroulant sous ses yeux.</p>
+
+<p>Elle répéta :</p>
+
+<p>— Morte…</p>
+
+<p>Puis, se rejetant brusquement en arrière :</p>
+
+<p>— Comme je l’aimais !</p>
+
+<p>Je ne pus retenir une exclamation :</p>
+
+<p>— Étrange façon d’aimer ! où nous a-t-elle
+conduits !</p>
+
+<p>Mais elle n’entendit pas : elle continuait de ne
+suivre que ses pensées. Je repris :</p>
+
+<p>— Est-ce là tout ce que vous avez à me dire ?
+En ce cas…</p>
+
+<p>Ma phrase ne s’acheva pas, arrêtée par un geste
+violent :</p>
+
+<p>— De grâce, ne voyez-vous pas que je cherche…
+que j’ai besoin de me recueillir ? S’il m’entend,
+qu’une fois au moins il apprenne quel martyre je
+lui dois !</p>
+
+<p>En même temps, elle se redressa : elle avait
+pris une expression nouvelle : on n’y lisait pas
+comme auparavant le désespoir de la femme qui
+s’abat sur le cadavre de son amant : c’était autre
+chose encore, plus poignant, — un mélange
+d’horreur et de défi devant la destinée qu’on
+évoque. Enfin, elle aussi, allait se libérer ! J’avais
+cru, en exigeant qu’elle parlât, venger mon ami ;
+nous ne savons jamais où nous mène la volonté
+des morts ! Sans m’en douter, je venais d’offrir la
+seule minute où, certaine de ne pas exposer ses
+secrets, mademoiselle Lormier pourrait cependant
+les crier à voix haute, et goûter le soulagement
+prodigieux de ne plus se taire !</p>
+
+<p>Il y eut un arrêt, — le dernier. — Je trouvais
+inutile désormais d’interroger. Elle n’avait plus
+l’air d’ailleurs de songer à moi. Quand elle commença,
+elle avait aussi changé de voix ; son récit
+s’adressait vraiment à un autre et, passant par-dessus
+moi, gagnait les régions mystérieuses où
+doit planer l’invisible. Je ne me sentais plus
+qu’un témoin ; le juge était ailleurs.</p>
+
+<p>Ce ne furent d’abord que des phrases brèves, de
+simples mots de rappel, sans détails, presque sans
+lien, tant il s’agissait là de choses certainement
+connues, ou encore évidentes… Comme elle
+l’avait aimé ! de la seule manière qui pût être la
+sienne, c’est-à-dire sans mesure.</p>
+
+<p>— J’ignorais tout de lui, et à peine l’ai-je
+aperçu, j’ai compris que je ne vivrais plus que
+pour lui…</p>
+
+<p>Puis, tout de suite, l’obstacle qui se dresse.
+René, assure-t-on, est riche, de famille noble ;
+elle, au contraire, se croit pauvre, et quelle extraction
+que la sienne, puisque son grand-père est un
+vannier mort en prison ! De plus René est beau ;
+elle s’exagère sa laideur. Cependant, elle s’informe :
+elle a appris qu’une ancienne amie de sa
+mère est demoiselle de compagnie chez une dame
+Manchon : qui sait s’il n’existe pas une parenté
+entre cette dame et René ? Elle écrit… La même
+semaine, son père lui révèle qu’elle est riche, et
+Lapirotte répond…</p>
+
+<p>— Ah ! cette fois le hasard m’arrivait les mains
+pleines : avec quelle joie l’ai-je accueilli ! Il fallait
+le maudire et j’ai vu le ciel s’ouvrir ! Non seulement
+la question de fortune n’existait plus, mais
+devenue intarissable, Lapirotte me livrait tout le
+passé de René et jusqu’au roman de sa naissance !
+Ainsi, rien ne nous séparait plus : la route libre…
+Je rêvais… Rêve encore, quand un soir, dans la
+gare, pour la première fois j’ai entendu sa voix,
+serré mon bras contre le sien… Mais pourquoi
+me suis-je tue ? Quelle absurde foi dans une
+chance qui m’avait déjà trop servie, a retenu sur
+mes lèvres l’aveu dont le désir me bouleversait ?…
+Une heure après, le cœur de René se fixait
+ailleurs : tout était perdu, ou plutôt non, tout
+commençait…</p>
+
+<p>Je ne rends jusqu’ici, bien entendu, que l’essentiel.
+Je me rappelle qu’arrivée à ce point,
+mademoiselle Lormier eut une redoutable hésitation.
+Je craignis qu’elle ne s’évanouît : mais au
+contraire, c’est à partir de là qu’elle sembla saisir
+corps à corps le passé, convaincue sans doute
+que plus elle y jetterait de lumière et mieux elle
+se justifierait.</p>
+
+<p>— Et d’abord j’avoue ! Quand on aime comme
+j’aimais, on ne renonce pas : on se bat. Fiancé
+ailleurs ? soit ; hé bien ! patiemment, de loin, sans
+paraître, je dénouerais son lien. J’avoue tout, je
+le répète : oui, j’ai voulu qu’abandonné par celle
+qu’il s’imaginait désirer, victime de circonstances
+qu’il ne connaîtrait pas, il me retrouvât ensuite,
+lui apportant pour le consoler la merveille d’une
+passion sans égale. Quant au moyen, qu’importe !
+dès qu’on défend sa vie, qui donc y va regarder
+de près ? Ce moyen était là, devant moi : je l’ai
+pris. L’histoire de la naissance, après m’avoir
+rapprochée de lui, allait chasser les Traversot. Il
+suffisait de parler. Je n’ai pas hésité. Oh ! ne
+croyez pas que ç’ait été simple ! Pour ne pas
+me découvrir, il a fallu prendre un détour,
+cheminer obliquement, me faire sans qu’on le sût
+la voix d’une ville… Je luttais, moi, à l’aide de
+l’impalpable ; songez qu’il s’agissait d’atteindre
+l’ennemie sans effleurer René ! Je ne prétendais
+que répandre un bruit, assez pour effrayer, trop
+peu pour une certitude… Et voici la merveille,
+j’ai failli réussir !… Coup sur coup, j’appris la
+rupture des fiançailles, le départ de René…
+madame Manchon, qu’on attendait, se refusait à
+paraître… Une courte patience, enfin mon tour
+venait !… Soudain, l’écroulement. Quelles explications
+René avait-il reçues, données ? je l’ignore ;
+mais madame Manchon retirait son refus, les
+Traversot rouvraient leurs bras. Avoir vécu ces
+heures, quelle torture ! J’ai souhaité mourir :
+surtout, j’étais devenue folle. C’est qu’aussi tous
+les jours, il passait devant moi pour aller chez
+l’autre ! J’avais beau projeter vers lui mon être,
+implorer en silence l’aumône d’un regard, il ne
+m’avait même jamais vue ! Et je décidai qu’une
+fois au moins, il me verrait, m’écouterait… J’allai
+chez lui : je ne calculais plus mes mots, j’ordonnais,
+je menaçais…</p>
+
+<p>Ici, je ne pus m’empêcher d’interrompre :</p>
+
+<p>— Je sais, murmurai-je, il m’a tout raconté…</p>
+
+<p>Mademoiselle Lormier tourna son visage vers
+moi, comme stupéfaite d’entendre près d’elle une
+voix humaine ; puis, haussant les épaules :</p>
+
+<p>— Alors, vous croyez, vous aussi, qu’en le
+sommant de rompre, j’avais calculé ce qui suivrait ?
+Pas une seconde, dans les huit jours que
+je lui laissai, je n’y ai seulement songé ! J’étais
+folle, vous dis-je, puisque je comptais qu’il aurait
+peur ! folle puisque cela seul occupait ma pensée
+que dans huit jours, je le reverrais encore ! Pouvais-je
+d’ailleurs me douter vers quoi j’allais ? On
+va… on va… chaque seconde qui tombe semble
+rapprocher de ce qu’on espère, mais on ne soupçonne
+pas ce qui sera. Quand, le délai accompli,
+je revins à la banque, Dieu m’est témoin que j’arrivais,
+ivre du seul bonheur de l’approcher ! Cela,
+c’était ce que <i>j’espérais</i> et <i>voilà ce qui fut</i>. Je
+me présente : on m’éconduit. Je fais mine de le
+croire, j’attends au bas d’un escalier que les abords
+redeviennent muets ; puis je remonte, vais droit
+à son bureau et pousse la porte sans frapper… On
+ne m’avait pas trompée : personne ! Ainsi mes
+espoirs étaient vains et il s’est dérobé ! Que je me
+dérobe à mon tour, tout est fini… Ah ! faire
+quelque chose… mais quoi ?… Comment décider
+sans délai, puisque je vous ai déjà dit que je
+n’y avais jamais réfléchi ? Comprenez-vous au
+moins où j’en étais ? Je restais là, titubant dans
+la pièce abandonnée, assurée, si je ne tentais
+rien, de le perdre tout à fait, appelant à mon
+secours les murs, les tables, toutes choses qui
+m’entouraient et qui restaient muettes, alors que
+l’une d’elles peut-être détenait mon salut ! Je
+restais là et ma cervelle demeurait vide ; mes
+mains fouillaient, agitaient des papiers que je ne
+lisais pas, bouleversaient des feuillets, et pas
+une lueur pour m’orienter, pas un projet viable !
+Non contente de chercher sur la table de René,
+je passe à une autre qui, au delà d’une porte
+grande ouverte, a l’air de m’appeler : mêmes
+gestes inutiles… Savais-je seulement ce que je
+cherchais, et pourquoi ?… Tout à coup, des pas
+dans le corridor, quelqu’un vient : affolée, je
+quitte la table. Pour fuir, machinalement, je
+repasse par le bureau de René. Au moment
+d’atteindre la porte, j’ai le temps de m’apercevoir
+que je tiens encore une liasse dans la main,
+je la jette au hasard… Il paraît que c’était de
+l’argent, des billets… Je jure qu’à ce moment je
+ne m’en doutai pas ! Et éperdue, je m’évade, disparais.
+Je croyais n’avoir vécu qu’un instant
+d’effroi ; je tentais déjà de me dire : « Tout à
+l’heure, oui, tout à l’heure, dès que je serai
+calme, je découvrirai la solution : on aborde toujours,
+quand le port est en vue ! » Je le répétais,
+je parvenais presque à m’en convaincre, et sans
+le savoir je venais de creuser la fosse où mon
+amour allait crouler !</p>
+
+<p>Je continue de reproduire le récit de mademoiselle
+Lormier comme je le puis ; à travers
+moi, il reparaît décoloré, telle une fleur séchée
+qu’on retrouve entre deux feuillets de livre.
+L’attitude, l’accent, le rendaient unique, et quelle
+lumière pour l’auditeur que j’étais ! Grâce à lui,
+non seulement les événements reprenaient leur
+véritable sens, mais je commençais à comprendre
+que le drame qu’ils résumaient méritait peut-être
+autant de pitié que celui sous lequel venait de
+succomber René.</p>
+
+<p>Mademoiselle Lormier reprit :</p>
+
+<p>— Oui, j’avais fait cela… moi seule… sans le
+savoir… On s’imagine que le passé n’existe plus,
+on croit que les actes, une fois commis, cessent
+de vivre et vont rejoindre le tas mort des œuvres
+périmées : duperie ! une heure après ma fuite,
+la voix qui avait été ma servante fidèle, que
+j’avais conduite, orientée, dirigée, et à laquelle je
+ne songeais plus parce qu’elle m’était devenue
+inutile, s’élevait à nouveau, mais sans moi, et
+malgré moi ! Et savez-vous ce qu’elle annonçait ?
+qu’on avait volé la banque ! que René était le
+voleur !</p>
+
+<p>Ici, mademoiselle Lormier eut un rire strident.</p>
+
+<p>— Je me demande si vous percevez le tragique
+de ce qui arrivait là ? Je déplace des papiers
+par hasard : un courant d’air entré par la fenêtre
+aurait pu produire le même résultat : il ne s’est
+rien passé, et sans que j’aie jamais deviné comment,
+ceux-là même dont je m’étais servie jusqu’alors,
+s’emparent de ce <i>néant</i>, en font le scandale
+qui va nous emporter tous. Le premier qui
+m’en parla, me parut fou : je ne compris pas
+d’abord, puis je criai : « C’est imbécile ! Vous
+savez bien qu’un homme de son rang ne vole pas ! »
+Mais un autre suit, encore un autre, chacun
+riposte : « Vous-même, rappelez-vous ce que
+vous pensiez de lui ! Il ne change pas : c’est vous
+qui avez changé ! » Ah ! voilà l’abominable ! pas
+un qui ne dresse contre moi mon propre témoignage !
+Et le néant qui s’enfle, grossit, devient
+peu à peu une telle réalité que René lui-même
+finit par y croire, et m’accuse à son tour ! Je l’avais
+menacé : j’étais revenue ; tout coïncidait. Si
+absurde que cela fût, je ne pouvais plus être à ses
+yeux qu’une voleuse !… Après… après, en vérité,
+je perds le fil, je ne parviens plus à préciser…
+J’ai souffert, comme au moment d’une mort.
+Même si les Traversot l’avaient chassé, je savais
+que je n’arriverais plus à le rejoindre. Je n’imaginais
+pas qu’un tel désastre fût compatible avec
+le pouvoir d’exister, et je persistais à vivre ! Je
+n’imaginais pas non plus qu’on pût aller plus
+loin dans la douleur ; cependant, le lendemain
+matin, je l’ai rencontré. Je voulais fuir, il m’a
+retenue. Je voulais me taire : cinglée par son
+mépris, je n’ai pas retenu les seules paroles que
+je n’aurais jamais dû prononcer. Ce n’était pas
+assez de le perdre : je le tuais !</p>
+
+<p>Après ces mots, l’accablement qui succède à
+de telles confidences, une lassitude d’âme qui
+nous obligea, elle à rester immobile, comme si
+elle voulait parler encore, et moi, à guetter une
+suite à ces aveux, bien inutile en vérité, toute la
+lumière ayant paru.</p>
+
+<p>J’imagine que nous éprouvions aussi un égal
+soulagement. N’oubliez pas que la disparition de
+René apprise le matin avait fait de nous des
+cordes vibrant au moindre souffle. Certains
+accords nous auraient fait crier. C’est un immense
+repos que de pouvoir se retourner alors vers le
+passé, en n’ayant plus à lui demander : « Que
+contenais-tu ? »</p>
+
+<p>— Je comprends, lui dis-je enfin, que vous
+soyez tentée de comparer votre souffrance à la
+sienne : vous êtes très malheureuse…</p>
+
+<p>Au son de ma voix, elle tressaillit, puis sans
+répondre fit un effort pour se lever. J’approchai,
+mais elle refusa d’un signe l’aide que j’offrais et
+parvint à se mettre debout. Cependant, elle ne
+paraissait pas décidée à partir, et au contraire, me
+regardait.</p>
+
+<p>— Vous ne me demandez plus pourquoi je
+tenais à son adresse ?</p>
+
+<p>Je fis un geste las :</p>
+
+<p>— A quoi bon ?</p>
+
+<p>Elle sembla recueillir de nouvelles forces avant
+de poursuivre :</p>
+
+<p>— Vous vous trompez : quand je me suis
+arrêtée, nous n’étions pas au bout.</p>
+
+<p>J’eus une exclamation :</p>
+
+<p>— Que pourrait-il y avoir de pire ?</p>
+
+<p>— Depuis hier, j’ai découvert… la femme dont
+j’ai parlé et qui me renseignait…</p>
+
+<p>— Lapirotte !</p>
+
+<p>— Cette femme, poussée à bout de questions, a
+dû reconnaître qu’elle avait menti pour se venger.
+Tous ses renseignements étaient faux ! tous, l’histoire
+de la naissance comme le reste !</p>
+
+<p>— Quoi ? m’écriai-je, elle a osé…</p>
+
+<p>D’un geste tragique, mademoiselle Lormier
+m’empêcha d’achever :</p>
+
+<p>— Comprenez-vous maintenant pourquoi je
+suis ici ? Ne fallait-il pas lui écrire que, moi aussi,
+j’ai menti ? Oh ! toujours sans le savoir, mais
+qu’importe ! J’ai menti ! J’accourais le sauver et
+j’apprends…</p>
+
+<p>Elle se tordit les mains :</p>
+
+<p>— Désormais comment vivre ?</p>
+
+<p>Jusqu’alors, l’avouerai-je, j’étais demeuré partagé
+entre ma rancune et l’étonnement de la
+trouver si différente de ce que j’avais imaginé. A
+ce moment, j’entrevis tout ce que l’âme de la
+malheureuse renfermait de sincérité passionnée
+et de réelle grandeur. Je fus saisi de pitié.</p>
+
+<p>— Lapirotte est une misérable ; c’est aujourd’hui
+seulement qu’elle vous trompe, dis-je doucement :
+car aujourd’hui, craignant de votre
+part un éclat, elle a trouvé le moyen bon pour se
+débarrasser de vous.</p>
+
+<p>Mademoiselle Lormier me considéra incertaine.</p>
+
+<p>— Ah ! murmura-t-elle, où trouver la vérité ?</p>
+
+<p>— Ici, répondis-je encore.</p>
+
+<p>Elle hésita, puis tristement :</p>
+
+<p>— Quoi qu’il y ait eu, vivant, je voulais le
+rendre à l’existence dont je l’avais dépouillé ;
+mort, je n’ai plus qu’à lui sacrifier la mienne.</p>
+
+<p>— Se tuer n’est pas une solution.</p>
+
+<p>— N’ai-je pas dit que ma vie n’est plus à moi ?
+Je n’en dispose pas.</p>
+
+<p>Elle s’approcha ensuite de la porte. Je ne tentai
+pas de la retenir. Près du seuil, elle fit un dernier
+geste découragé.</p>
+
+<p>— Quand je pense, murmura-t-elle, que, si je
+n’avais pas été une fille abandonnée à ses rêves,
+isolée au milieu des siens, et croyant à la toute-puissance
+d’une immense passion, je n’en serais
+pas à pleurer avec des larmes de sang celui que
+j’avais choisi ! Dieu n’est pas bon ; espérons qu’il
+sera juste !</p>
+
+<p>Elle disparut sur cette phrase, qui résumait à
+la fois son désastre et son attente.</p>
+
+<p>Je ne devais plus la revoir, ni madame Manchon,
+ni l’abbé, ni personne. Le tragique de la
+vie réside en cela qu’on surprend de loin en loin
+les circonstances qui conduisent à la souffrance,
+mais qu’aussitôt après les êtres s’effacent. On
+perçoit un cri bref quand surgit la lame de fond ;
+ensuite on a beau regarder, on ne découvre plus
+qu’une grève déserte et la mer garde son secret.</p>
+
+<p>Donc jusqu’à ce soir j’avais ignoré le sort de
+mademoiselle Lormier. J’ignore de même ce qu’il
+est advenu rue Monsieur, car là on n’a jamais cherché
+à me rejoindre, et je me suis abstenu de forcer
+une réserve qui dut avoir des raisons dont, après
+tout, les intéressés étaient les meilleurs juges. Je
+me contente d’imaginer l’effrayante réunion de
+ces trois êtres, vivant d’une existence <i>en apparence</i>
+sans rides, dans une maison où personne ne
+vient plus, mais en tête-à-tête avec une angoisse
+dont ils ne parleront jamais, et toujours la présence
+mystérieuse du disparu.</p>
+
+<p>Madame Manchon est là, sur le fauteuil où je
+l’ai aperçue maintes fois. Immobile, prostrée, elle
+n’a pas encore compris comment s’étant éloignée
+pour vingt-quatre heures, elle a pu retrouver au
+retour sa maison vidée, son fils parti sans adieu.
+Inlassable, elle scrute l’énigme et se demande :
+« Pourquoi ? »</p>
+
+<p>Devant elle, l’abbé. A quoi pense-t-il, lui qui a
+tout créé de la douleur qu’il ne peut consoler ?
+Tente-t-il de convertir sa mère à une religion qui
+ne parvient pas à l’apaiser lui-même ? Ah ! le temps
+doit être passé où, du haut du sacerdoce, il préconisait
+l’expiation ; et, s’il voulait demander un
+pardon, oserait-il en même temps révéler ce qui
+le rend nécessaire ?</p>
+
+<p>Entre les deux, enfin, Lapirotte, souriant toujours,
+et peut-être dévorée d’ennui, car une vengeance
+trop longue est un plaisir qui lasse.</p>
+
+<p>L’heureux homme, en vérité, qu’un Lormier !
+Lui, du moins, savait qu’il y avait eu <i>l’autre</i> ! Ici,
+tous souffrent dans la nuit, ne supposant même
+pas que les coups ont pu partir d’ailleurs que
+d’eux-mêmes ! Supprimez Lormier et sa fille :
+René vivrait, madame Manchon vieillirait radieuse,
+l’abbé — qui le sait ? — aurait désarmé
+peut-être ; Lapirotte, certainement, aurait été
+chassée. Mais il y avait, là-bas, des inconnus, et
+le cyclone a passé.</p>
+
+<p>On peut donc s’ignorer totalement, et, par le
+jeu inéluctable de la vie, se torturer jusqu’à la
+mort ! Justifie cela qui voudra ! Quant au résultat,
+jugez-en : Lormier révolté, sa fille religieuse,
+madame Manchon devenue probablement une
+automate, l’abbé doutant de son salut… Prétendez,
+après cela, que la souffrance est loi de grâce !
+Une loi, évidemment. Seulement qui l’a édictée
+et que veut-elle ?</p>
+
+<p>J’entends qu’on va répondre : « Et Lapirotte ? »</p>
+
+<p>En effet, voici l’exception incontestable et
+monstrueuse. Que Lapirotte ait paru triompher
+est certain ; mais, à sa place, j’aurais tremblé. Il
+faut toujours trembler devant la bête qui nous
+dévorera, en fin de compte, aujourd’hui ou
+demain. Le cri de Job résumait moins le passé
+des humains que leur avenir : « Rassasiés d’angoisse
+jusqu’au matin, tous sont coupés en leur
+temps, comme la tête de l’épi mûr. »</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c4">LE TROISIÈME CONCLUT</h2>
+
+
+<p>Tinant cessa de parler et, cette fois, aucun
+commentaire ne vint. Nous n’étions pas seulement
+troublés par la rencontre qui avait permis, aussitôt
+le récit de Pierre achevé, d’en évoquer l’envers.
+A notre tour gagnés par l’angoisse de la
+douleur, nous sentions celle-ci inéluctable et
+vaine. Quel déchaînement de catastrophes inutiles
+sur des êtres dont les survivants ne se connaissaient
+pas de nom, et pour quelles futilités !
+Jamais non plus, je crois, nous n’avions perçu
+avec une telle netteté que la souffrance nous
+guettait, nous aussi, et qu’au jour prochain nous
+deviendrions sa proie.</p>
+
+<p>Cependant, à mesure que je réfléchissais, deux
+souvenirs remontant au début de la guerre se
+levaient au fond de moi, encore imprécis, mais
+obstinés : une rencontre de personnages qui présentaient
+avec madame Manchon et M. Lormier
+de surprenantes analogies, des propos sur une
+route, dont alors je n’avais pas saisi la portée et
+qui, aujourd’hui, prenaient une signification singulière.</p>
+
+<p>Le mécanisme de la mémoire est déroutant.
+Durant des années, on porte en soi des visages,
+des idées, que l’on a cru ne pas remarquer, ne pas
+comprendre ; soudain, au gré d’une circonstance
+fortuite, ils revivent, s’éclairent, et, s’échappant
+du coffre clos où ils semblaient ensevelis, deviennent
+l’élément décisif du présent.</p>
+
+<p>— Hé bien ? demanda enfin Duclos, quelles
+conclusions tirer maintenant de la double aventure ?</p>
+
+<p>Et tourné vers Tinant :</p>
+
+<p>— Car je t’accorde volontiers que, pour inattendu
+que cela soit, c’est bien la même dont le
+hasard nous a rendus témoins.</p>
+
+<p>Tinant alluma une cigarette, puis haussant les
+épaules :</p>
+
+<p>— Quelles conclusions ? aucune. Personne ici,
+je pense, n’avait la prétention de trouver un but
+à la souffrance ou de justifier son origine. Elle
+est, cela suffit. Elle vient aussi d’une certaine
+manière, qui n’est pas celle que le commun
+pense ; mais en quoi cette assurance pourrait-elle
+soulager ?</p>
+
+<p>Duclos me regarda d’un air las :</p>
+
+<p>— Tu te tais ?… La cause est entendue.</p>
+
+<p>— Non, répondis-je presque malgré moi.</p>
+
+<p>Ce qui n’était auparavant qu’images incertaines
+achevait, en effet, de se préciser. J’en ressentais
+un allègement, comme lorsqu’on retrouve
+enfin un nom propre qui, toujours au bord des
+lèvres, n’a cessé d’échapper. Plus je réfléchissais,
+moins je doutais de tomber juste dans mes suppositions.</p>
+
+<p>Décidé à en avoir le cœur net, je risquai le tout
+pour le tout :</p>
+
+<p>— Et d’abord, déclarai-je, vous avez eu jusqu’à
+présent recours à des noms de fantaisie.
+Abattons les masques. J’ai cru reconnaître madame
+Manchon, et M. Lormier : ils se nomment
+en réalité, madame Z… et M. X… Est-ce une
+erreur ?</p>
+
+<p>Tinant et Duclos eurent la même exclamation :</p>
+
+<p>— Quoi ! toi aussi…</p>
+
+<p>La preuve était faite.</p>
+
+<p>— Inutile d’insister. Reprenons donc la convention
+qui a prétendu cacher les personnalités véritables ;
+et puisque vous réclamiez une conclusion,
+écoutez celle-ci, qui ne sera pas la mienne, mais
+bien la leur, telle du moins qu’ils l’ont tirée en
+ma présence, il y a quelque trois ans.</p>
+
+<p>— Impossible !</p>
+
+<p>— Jugez-en…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+
+<p>En décembre 1914, je dus revenir à Versailles
+pour un long congé de convalescence. Incapable
+de supporter une complète inaction, je me mis
+à la disposition d’une œuvre locale dite « La Recherche
+du Soldat » et qui avait pour objet de
+fournir aux familles des renseignements sur les
+soldats disparus.</p>
+
+<p>Les bureaux de l’œuvre étaient installés rue
+Notre-Dame : toutefois, l’âme en était ailleurs,
+chez une femme dont chacun s’accordait à reconnaître
+l’énergie, l’extrême générosité et qui, sans
+quitter jamais sa chambre, trouvait pourtant le
+moyen de galvaniser les volontés.</p>
+
+<p>Appelé auprès d’elle, je ne sais plus à quel propos,
+j’eus la chance de lui plaire et devins une
+sorte d’agent de liaison entre elle et l’office
+qu’elle dirigeait de loin. Durant les quatre mois
+de mon séjour à Versailles, j’ai donc vu, à peu
+près tous les jours, celle que nous continuerons
+d’appeler madame Manchon, et travaillé pour elle.</p>
+
+<p>L’impression qu’elle fit sur moi est difficile
+à définir, tant il s’y mêle de sentiments divers.</p>
+
+<p>Le premier abord éloignait. D’une politesse
+froide et mesurée, elle avait des manières
+brusques, un regard glacé, et ne marquait d’intérêt
+pour rien, pas même pour l’entreprise à
+laquelle elle consacrait son temps. Par contre,
+un sens pratique, une méthode, une clarté de
+jugement qui s’imposaient, et maintes fois nous
+firent trouver la voie dans les cas épineux. Bref,
+une individualité supérieure qu’on n’avait pas
+envie d’aimer, faute peut-être de sentir qu’elle
+ne désirât l’affection de personne.</p>
+
+<p>En d’autres temps, sans doute aurais-je été
+curieux du passé de madame Manchon : mais
+alors, la tragédie était trop le lot commun. Les
+heures manquaient pour s’occuper d’événements
+rétrospectifs que la guerre reculait vers un lointain
+de préhistoire. Si j’admirais la lucidité de
+madame Manchon, et l’emploi qu’elle donnait
+à sa fortune, je ne me souciai donc jamais de
+l’interroger sur sa vie personnelle. Elle n’encourageait
+pas d’ailleurs aux confidences. Évidemment,
+j’aurais dû songer que pour en arriver au
+point où elle était, il est nécessaire de venir de
+très loin : je n’en fis rien, et je n’aurais même
+jamais soupçonné que tant de calme extérieur
+recouvrît un drame encore saignant, si, un jour
+et par hasard, un rais de lumière n’avait filtré
+devant moi, à travers l’entre-bâillement de cette
+âme jusqu’alors toujours fermée.</p>
+
+<p>De ce jour, à dire vrai, je n’avais conservé
+jusqu’à ce soir que des impressions confuses.
+Tout à l’heure, seulement, en vous écoutant, j’ai
+compris ce qu’il me donna. Si je m’efforce à mon
+tour de le ressusciter devant vous, ce ne sera pas
+uniquement pour la satisfaction d’ajouter à vos
+récits un autre qui leur est lié : en réalité, je crois
+vous apporter avec lui le dénouement : mieux
+que cela, une réponse à nos tourments…</p>
+
+<p>Cela se passa un certain après-midi de dimanche,
+en janvier 1915, si ma mémoire est fidèle.</p>
+
+<p>Suivant l’habitude, j’étais arrivé avec mes dossiers
+et, installés dans la chambre de madame
+Manchon, nous en commencions l’examen, quand
+un coup de timbre retentit à l’entrée.</p>
+
+<p>Il devait être environ trois heures. Comme il y
+avait ordre de ne pas nous déranger, nous ne songeâmes
+pas à interrompre le travail : mais
+presque aussitôt, la domestique parut :</p>
+
+<p>— C’est, dit-elle, le nouveau locataire du
+second qui voudrait faire visite à madame.</p>
+
+<p>Versailles est déjà la province. On n’y a pas le
+droit de s’ignorer, quand on habite la même
+maison.</p>
+
+<p>La première idée de madame Manchon fut de
+se dérober : puis, à la réflexion, elle jugea sans
+doute qu’il n’y aurait que partie remise, que, de
+plus, ma présence couperait court aux politesses.</p>
+
+<p>— Soit : ayez soin auparavant de prévenir ce
+monsieur que je suis fort occupée.</p>
+
+<p>Elle me demanda ensuite :</p>
+
+<p>— Avez-vous le loisir d’attendre un peu ?</p>
+
+<p>Je répliquai :</p>
+
+<p>— Tout le loisir qu’il vous plaira.</p>
+
+<p>Et je m’apprêtais à déménager par discrétion,
+quand elle me retint :</p>
+
+<p>— Non, restez au contraire, vous me rendrez
+service en montrant par votre présence que je
+n’ai pas de temps à perdre en bavardages.</p>
+
+<p>Déjà la porte se rouvrait. La domestique
+annonça :</p>
+
+<p>— Monsieur Lormier.</p>
+
+<p>Parfaitement. Vous êtes tentés de crier à l’invraisemblance,
+mais les rencontres du sort sont
+inépuisables et déconcertantes dans leur simplicité.
+Pour des motifs que j’ignore, M. Lormier qui
+jusqu’alors demeurait ailleurs, venait de s’installer
+dans la maison de madame Manchon. Tant
+que M. Lormier et madame Manchon s’étaient
+mutuellement torturés, ils ne s’étaient jamais
+approchés. Maintenant que leurs désastres étaient
+définitifs, ils se rejoignaient. Il va de soi d’ailleurs
+que chargés d’un effroyable passé commun,
+ils s’estimaient totalement étrangers l’un à l’autre.
+Le nom de Lormier ne produisit ainsi aucun
+émoi. On aurait annoncé de même M. Durand
+ou M. Nicolas. Le nouveau locataire était catalogué
+Lormier : soit, l’étiquette importait peu.</p>
+
+<p>L’homme qui entra était un vieillard, ou du
+moins me parut tel. Il avait des cheveux blancs,
+le dos voûté, l’allure inquiète. Tout de suite, je
+remarquai ses yeux qui n’exprimaient rien, sans
+cesser d’être perçants. La fusion de l’iris et de
+la prunelle est un fait assez rare. Il m’a permis de
+m’orienter aux premiers traits qu’en a dessinés
+Pierre : on ne rencontre pas deux fois dans sa
+vie les yeux d’un M. Lormier…</p>
+
+<p>Dès le pas de la porte, il commença de balbutier
+des excuses en les coupant de salutations où
+se voyait autant de timidité que de gaucherie.
+Madame Manchon, de son côté, après l’accueil
+d’usage, l’invita à prendre place, et je nous
+revois, elle et lui aux deux angles de la cheminée
+où flambait un feu maigre, moi un peu de côté,
+près de la table où les dossiers s’étalaient.</p>
+
+<p>Je nous revois… mais idéalement, pour ainsi
+dire. Je serais incapable en effet de décrire la
+disposition de la pièce ou ses meubles : je respire
+au contraire l’atmosphère qui s’établit aussitôt du
+fait de la présence de cet inconnu, et qui, peu à
+peu, allait nous oppresser jusqu’au malaise. Les
+meubles devaient être confortables, la pièce
+vaste, et j’évoque un décor pauvre, des murs bas,
+deux interlocuteurs que le froid recroqueville
+sur eux-mêmes, des gestes de fantôme, une
+pénombre de caveau.</p>
+
+<p>Il y a plus : à peine M. Lormier fut-il assis, à
+peine madame Manchon eut-elle pris l’attitude
+correcte de la dame qui reçoit, qu’une désolation
+s’abattit sur nos épaules. Elle tombait comme
+une pluie froide. On en avait l’âme glacée. Certains
+êtres apportent avec eux de la chaleur :
+devant M. Lormier on ne souhaitait que se taire ;
+l’entretien n’était pas amorcé que déjà nous
+avions l’air d’étrangers, penchés à la margelle
+d’un puits profond, et qui, pour se distraire,
+attendent le floc sourd et l’inutile disparition
+d’une pierre qu’on va jeter.</p>
+
+<p>Cependant madame Manchon, qui avait du
+monde, ne pouvait en rester là. Mettant donc
+dans son accent la dose d’intérêt convenable :</p>
+
+<p>— Ainsi, demanda-t-elle, vous êtes devenu,
+monsieur, mon voisin ?</p>
+
+<p>M. Lormier acquiesça :</p>
+
+<p>— En effet, madame, et pour ce motif désireux
+de vous présenter mes devoirs en même
+temps que mes vœux de nouvel an.</p>
+
+<p>Avant de poursuivre, je voudrais traduire encore
+l’effet produit sur moi par ces premières phrases,
+si banales pourtant. Les deux voix s’accordaient,
+l’une s’efforçant d’imiter l’autre, et chacune
+sourde, chargée d’un poids d’ennui en même
+temps que <i>distraite</i>. On eut dit qu’un dessous
+mystérieux se dissimulait sous la futilité des mots.
+Malgré moi, je devins très attentif. A certains
+moments, la parole cesse de compter : on n’est
+plus sensible qu’au peuplement de l’air par l’invisible
+émanation des âmes.</p>
+
+<p>Sans relever autrement que par un geste
+aimable les vœux tardifs de nouvel an qui s’abattaient
+sur sa tête, madame Manchon reprit :</p>
+
+<p>— Vous habitiez sans doute Paris avant de
+vous installer ici ?</p>
+
+<p>— Non, dit M. Lormier, avec l’expression hésitante
+d’un homme qui ne se rappelle pas au
+juste d’où il vient.</p>
+
+<p>— Alors, Versailles ?</p>
+
+<p>— Versailles, oui…</p>
+
+<p>Et M. Lormier me sourit. Il semblait m’inviter
+à poursuivre à sa place une conversation trop
+pénible, étant donnée sa fatigue. Je répliquai par
+un sourire équivalent et qui certifiait mon absence
+de droit à me mêler de choses qui ne me
+concernaient pas.</p>
+
+<p>— Naturellement, poursuivit madame Manchon,
+vous demeurez en famille ?</p>
+
+<p>— Non, madame, dit encore M. Lormier ; vous
+ne risquez pas d’entendre du bruit sur votre
+tête.</p>
+
+<p>— Oh ! soupira madame Manchon, le bruit des
+grandes personnes ne me gêne pas : je ne redoute
+que celui des enfants.</p>
+
+<p>— Je n’en ai plus.</p>
+
+<p>— Mais vous en avez eu ? répartit madame
+Manchon qui, probablement excitée par un tel
+laconisme, se résolvait à lancer des questions
+comme on laisse tomber du sable sous une roue
+en train de patiner.</p>
+
+<p>— En effet.</p>
+
+<p>— Plusieurs ?</p>
+
+<p>— Une fille.</p>
+
+<p>— Probablement mariée ?</p>
+
+<p>— Religieuse.</p>
+
+<p>Quelle que soit la réserve que l’on prétend
+garder, on se retient rarement de comparer les
+autres avec soi-même. Madame Manchon fit un
+signe approbateur.</p>
+
+<p>— Je connais cela. Moi aussi, j’ai un fils prêtre.
+Il exerce à Versailles.</p>
+
+<p>La nouvelle, en revanche, ne provoqua chez
+M. Lormier aucune sympathie particulière. Il
+eut un léger vacillement de paupières et cessa de
+parler. Découragée par l’indigence de son interlocuteur,
+madame Manchon consulta la pendule.
+Il est difficile de ne pas accorder dix minutes à
+une visite de politesse : nous étions loin du
+compte.</p>
+
+<p>Il me parut bon d’intervenir :</p>
+
+<p>— Le couvent de mademoiselle votre fille,
+demandai-je, est-il resté au moins à l’abri de
+l’invasion ?</p>
+
+<p>M. Lormier me considéra avec surprise, et continuant
+de s’adresser à madame Manchon :</p>
+
+<p>— Je croyais avoir mentionné déjà que cela n’a
+plus d’importance. Ma fille est morte.</p>
+
+<p>A cette annonce, madame Manchon fit un nouveau
+signe d’approbation, plus prolongé, puis
+rencoignée contre le dossier du fauteuil, elle
+ramena sur les genoux ses mains qui tenaient
+auparavant les accoudoirs.</p>
+
+<p>— Il arrive parfois que les enfants meurent et
+que les parents survivent, laissa de nouveau tomber
+M. Lormier, bien que cela me semble inexplicable.</p>
+
+<p>— Inexplicable… répéta madame Manchon
+comme un écho.</p>
+
+<p>M. Lormier releva la tête. On pouvait croire
+que, sans cet encouragement, il ne se serait pas
+cru autorisé à poursuivre.</p>
+
+<p>— S’il n’y avait plus tard autre chose, fit-il
+d’un ton tranchant, ce ne serait pas seulement
+inexplicable, mais monstrueux.</p>
+
+<p>— Qu’est-ce qui serait monstrueux ? demanda
+madame Manchon, l’air subitement intéressé.</p>
+
+<p>— La vie.</p>
+
+<p>— Oh ! murmura madame Manchon avec un
+involontaire dédain, la vie diffère suivant les gens.</p>
+
+<p>— Voilà justement l’injustice que je n’accepte
+pas ! riposta M. Lormier.</p>
+
+<p>— Nous n’avons pas voix au chapitre.</p>
+
+<p>— Il faudrait pourtant se demander par où
+certains ont passé. Si l’on savait !…</p>
+
+<p>— Mais on ne sait pas…</p>
+
+<p>Les voix qui n’avaient cessé de baisser, comme
+des lampes auxquelles l’huile manque, s’éteignirent
+tout à fait. Après cela, le silence…</p>
+
+<p>Il en est de toutes sortes : des silences où l’on
+se borne à ne rien dire, d’autres qui reposent,
+d’autres qui font haleter… Celui qui commençait,
+extérieurement, ne présentait rien de remarquable.
+Immobiles, madame Manchon regardait
+M. Lormier et M. Lormier regardait madame
+Manchon. Entre eux, un feu de pauvre, dont les
+bûches bavaient en sifflant. Alentour, l’ombre,
+du soir à son début, qui, voleuse experte et sans
+qu’on y prît garde, s’apprêtait à dépouiller la
+pièce. Rien de remarquable, je le répète… et
+pourtant n’importe qui, à ma place, aurait compris
+qu’à ce moment seulement débutait l’entretien
+véritable. De même n’importe qui se serait
+mis à étudier madame Manchon avec des yeux
+nouveaux.</p>
+
+<p>C’est qu’aussi ce que prononcent les hommes
+est peu de chose. Le son des mots n’est qu’un
+signe. Le véritable échange s’opère sans bruit,
+grâce à l’étreinte de nos êtres profonds. Pour
+reconnaître qu’il y a en nous plus qu’une mécanique
+pensante liée à des organes, il suffit d’avoir
+ainsi assisté, une fois dans sa vie, à la pénétration
+de deux cœurs, tandis que les bouches s’obstinent
+à rester muettes…</p>
+
+<p>Je viens de dire que madame Manchon et
+M. Lormier se regardaient : ce n’est pas tout,
+leurs visages changeaient. Ce changement bien
+entendu s’opéra progressivement, avec des transformations
+comme on en voit parfois le matin,
+quand le soleil commence à percer le brouillard.
+Le sourire de M. Lormier se figeait : madame
+Manchon, par contre, d’ordinaire si impassible,
+exprimait une anxiété douloureuse telle que les
+rôles semblaient inversés. On pouvait croire que
+ce n’était plus M. Lormier, mais elle, qui avait
+perdu son enfant !…</p>
+
+<p>Puis je m’aperçus que leurs yeux s’étaient
+quittés. Maintenant, madame Manchon considérait
+le plafond ; M. Lormier de son côté, tête
+basse, contemplait le tapis…</p>
+
+<p>Puis j’eus la sensation étrange que la pièce se
+vidait… N’en doutez pas : évadé du présent, chacun
+venait de partir sur les chemins d’autrefois,
+ces chemins dont ils avaient affirmé : « Si l’on
+savait ! » Joies, douleurs, catastrophes, chacun
+revoyait son martyre, et par manière de conclusion
+le jugeait bien à lui, inconnu de l’autre, inégalable.
+Qu’auraient-ils ressenti si on leur eût
+découvert leur illusion et que, convaincus de ne
+s’être pas approchés, ils n’avaient jamais cessé de
+se faire souffrir ? Si l’on savait !… Mais, comme
+avait répondu madame Manchon, on ne sait pas.</p>
+
+<p>Soudain, les paupières de M. Lormier eurent
+un battement, ses doigts crispés autour du chapeau
+imprimèrent à celui-ci une faible secousse :
+du coup, madame Manchon abaissa son regard,
+M. Lormier leva le sien, la chaîne était renouée.</p>
+
+<p>— Qu’entendiez-vous tout à l’heure par <i>autre
+chose</i> ? reprit madame Manchon, avec l’air d’une
+personne que rien ne sépare des phrases précédentes.</p>
+
+<p>— Il est difficile de préciser, balbutia M. Lormier.</p>
+
+<p>J’écoutais, surpris de trouver leurs voix modifiées ;
+moins décidées et plus cordiales, on y
+découvrait désormais le tâtonnement de pensées
+qui tendent à se libérer de contraintes devenues
+des habitudes, et une sympathie ou plutôt un
+désir de compréhension mutuelle tel qu’en doit
+seule créer une longue amitié.</p>
+
+<p>Madame Manchon soupira, découragée :</p>
+
+<p>— Vous croyez au Ciel, peut-être ? Mon fils en
+parle fréquemment, et je m’efforce de l’admettre,
+puisque je suis chrétienne. Cependant je ne
+souhaite pas retrouver Dieu. Je ressens à son
+égard le même détachement que pour le reste de
+l’univers.</p>
+
+<p>— Non, dit M. Lormier, il ne s’agit pas du ciel,
+car je doute qu’il existe.</p>
+
+<p>— Et moi, je n’y tiens pas… pas du tout !…</p>
+
+<p>Nouvelle cause de surprise : Madame Manchon
+n’aurait pas autrement parlé si elle avait subi le
+sort de M. Lormier. La lumière ainsi commençait
+de filtrer.</p>
+
+<p>— Pour rendre ce que je sens, poursuivit M. Lormier,
+je cherche en vain des mots… Je ne suis pas
+un savant. J’ai de la peine à finir une phrase… Hier,
+par exemple, j’errais dans Trianon — j’y vais souvent — et
+je regardais un peuplier isolé sur la
+pelouse. Ses branches nues, dressées en suppliantes,
+avaient l’air de crier : « Pourquoi nous
+a-t-on dépouillées ? » Et je songeais : « Avant
+deux mois, toutes auront verdi : suis-je donc le
+seul auquel on ne rendra rien ? »</p>
+
+<p>— Espérons que votre peuplier vivait encore,
+cher monsieur : car il y a aussi des arbres morts…
+définitivement morts…</p>
+
+<p>— Mais la mort elle-même… qu’est-ce que peut
+bien cacher la mort ? Puisqu’il faut une compensation…</p>
+
+<p>Les yeux de madame Manchon s’animèrent
+brusquement :</p>
+
+<p>— Pour compenser, interrompit-elle, il faudrait
+le recommencement de ce qui a été : sinon, inutile
+d’en parler.</p>
+
+<p>— C’est exactement ce que je voulais dire,
+insista M. Lormier : pour compenser, on doit me
+rendre <i>tout</i> ce que j’ai perdu.</p>
+
+<p>— On doit !… L’au-delà payerait-il plus qu’il
+ne parle ? Je ne l’ai jamais entendu…</p>
+
+<p>— Ici-bas, on entend rarement quelque chose,
+du moins de ce qui importe. J’ignorerai toujours
+pour qui ma fille est morte, conclut M. Lormier.</p>
+
+<p>— Et moi, pourquoi mon fils est mort… répliqua
+madame Manchon d’une voix défaillante.</p>
+
+<p>La lumière qui achève de paraître !…</p>
+
+<p>Je me tournai, stupéfait, vers madame Manchon.
+Elle avait donc perdu un fils ! Certains accents
+trahissent, en s’échappant, le secret d’une vie. Au
+sien je compris de quelles apparences impassibles
+j’avais été dupe : à l’abri des curiosités, madame
+Manchon se consumait en révoltes inapaisables.
+Chose étrange, c’est à un passant qu’elle en avait
+réservé la confidence !</p>
+
+<p>— Ah ! dit simplement M. Lormier, vous aussi,
+madame…</p>
+
+<p>Rien dans le ton ne marquait l’étonnement. Il
+devait trouver naturel que d’autres fussent atteints
+de la même manière que lui-même.</p>
+
+<p>Madame Manchon reprit très bas :</p>
+
+<p>— On ne s’habitue pas à souffrir dans les
+ténèbres : on s’habitue moins encore à ne pouvoir
+découvrir pourquoi l’on souffre. Que de fois ai-je
+cherché une explication ? Je me débats dans une
+nuit que le temps épaissit…</p>
+
+<p>— Et pourtant, répliqua M. Lormier, de plus
+en plus hésitant, sentirait-on qu’on est dans les
+ténèbres s’il n’y avait quelque part de la
+lumière ?…</p>
+
+<p>Il se leva sur ces mots.</p>
+
+<p>— Excusez-moi, madame : j’ai oublié que je
+dérangeais. Je m’oublie souvent, à parler de certaines
+choses…</p>
+
+<p>— Je ne sors jamais, monsieur, et ne reçois
+pas : mais vous pouvez revenir, répondit madame
+Manchon avec un air bienveillant qui me parut
+une nouveauté.</p>
+
+<p>M. Lormier bredouilla une phrase de remerciement
+que je ne distinguai pas et après s’être
+incliné, allait gagner la porte, quand je le vis
+reculer avec une expression d’effroi : depuis un
+instant, l’abbé Manchon, entré sans bruit, nous
+écoutait. Personne ne s’en était aperçu, tant nous
+étions tous réellement projetés hors de nous-même !</p>
+
+<p>Il y eut ensuite un échange de paroles brèves ;
+elles étaient tout à fait quelconques et cependant
+il était impossible de ne pas les remarquer.</p>
+
+<p>— Pardon, monsieur ; ne vous voyant pas, j’ai
+failli vous heurter.</p>
+
+<p>— Du tout… passez donc !… Je ne me trompe
+pas… Monsieur Lormier ?</p>
+
+<p>— En effet.</p>
+
+<p>— J’ai eu l’honneur jadis…</p>
+
+<p>— Je me souviens… Croyez, monsieur l’abbé,
+à ma reconnaissance… toute ma reconnaissance…
+Madame… Messieurs…</p>
+
+<p>Comme saisi de panique, M. Lormier jetait à
+nouveau des saluts et se précipitait vers le seuil.
+Sa sortie fut moins un départ qu’une fuite.</p>
+
+<p>Nous nous regardâmes, interdits. Pourquoi
+cette déroute soudaine ? J’éprouvais pour ma part
+la sensation d’une rupture d’équilibre, d’une
+rentrée imprévue dans une nouvelle aventure
+pénible. L’abbé avait pris un air soucieux. Quant
+à madame Manchon, déjà revenue à son expression
+glacée, elle semblait attendre que son fils
+expliquât la raison d’une présence qui avait
+eu le tort, à ses yeux, de ne pas se manifester
+aussitôt.</p>
+
+<p>— Vous aviez déjà rencontré ce monsieur ?
+interrogea-t-elle enfin, impatiente d’une justification
+qu’elle jugeait nécessaire.</p>
+
+<p>L’abbé fit un geste évasif.</p>
+
+<p>— Une ou deux fois… J’ai surtout approché sa
+fille, morte ici, au Carmel. Mais, vous-même, ma
+mère, d’où le connaissez-vous ?</p>
+
+<p>— C’est le nouveau locataire.</p>
+
+<p>— Ah !…</p>
+
+<p>Et silencieux, l’abbé fit plusieurs tours dans la
+chambre. Une pénible hésitation se lisait sur son
+visage. Lorsqu’il s’arrêta, je devinai qu’il allait
+passer outre à des scrupules de nature délicate.</p>
+
+<p>— Vous a-t-il raconté qu’il a jadis habité
+Semur ? reprit-il résolument.</p>
+
+<p>Madame Manchon poussa une exclamation
+étouffée :</p>
+
+<p>— Du temps de René ?</p>
+
+<p>— Peut-être… probablement…</p>
+
+<p>Les mains jointes de madame Manchon se crispèrent.</p>
+
+<p>— Croyez-vous qu’il l’ait connu ?</p>
+
+<p>— Non… je suis même persuadé du contraire.</p>
+
+<p>Il y eut un silence.</p>
+
+<p>— N’importe, reprit madame Manchon, vous
+faites bien de m’avertir. On a toujours tort d’ouvrir
+sa porte à des inconnus. Je ne recevrai plus.</p>
+
+<p>Ses yeux en même temps errèrent alentour, à
+la recherche peut-être d’un soutien qui fût stable :
+et alors seulement, elle s’aperçut que j’étais
+encore là.</p>
+
+<p>— Au fait, cher monsieur, assez de besogne
+pour aujourd’hui ! Allez prendre l’air ; il est excellent
+de se donner parfois du repos à l’improviste.
+Aviez-vous autre chose à me dire, Henri ? Non ?
+en ce cas, vous aussi, laissez-moi… J’ai besoin
+d’être seule… Sortir de ses habitudes ne vaut
+jamais grand’chose ; on revient très fatigué…</p>
+
+<p>L’avis était net et clair. J’obéis, ainsi que l’abbé.
+C’est à peine si elle s’aperçut que nous la quittions.
+Laissant retomber sa tête, à mille lieues du
+présent, elle était retournée sans doute dans le
+monde lointain, découvert un instant pour
+M. Lormier, et dont je ne devais plus rien
+apprendre, avant ce soir…</p>
+
+<p>L’abbé et moi, descendîmes de concert.</p>
+
+<p>Il est utile de vous dire que je le pratiquais peu.
+A peine nous étions-nous rencontrés auparavant
+et sans jamais lier conversation. N’escomptant
+chez lui ni imprévu ni flamme, je le croyais un
+peu sot, n’éprouvais aucun désir de sa compagnie
+pieuse et me gardais de lui imposer la mienne.</p>
+
+<p>Ce fut donc avec un léger ennui qu’arrivé en
+bas, je l’entendis me demander :</p>
+
+<p>— Si vous allez réellement vous promener,
+serait-il indiscret de me joindre à vous ?</p>
+
+<p>Que répondre, sinon que je m’estimerais
+enchanté de la compagnie ? J’étais en train de le
+certifier quand le concierge de son côté m’appela.</p>
+
+<p>— Voici une lettre que je dois vous remettre
+dès votre sortie : elle est du nouveau locataire.</p>
+
+<p>Je vis passer sur le visage de l’abbé un intérêt
+subit. J’affectai de ne pas m’en apercevoir.</p>
+
+<p>— Donnez… merci.</p>
+
+<p>Je n’ouvris l’enveloppe que dans la rue et ne
+pus dissimuler ma surprise.</p>
+
+<p>— Voyez, dis-je à l’abbé ; il est donc bien riche ?</p>
+
+<p>C’était un chèque de 50.000 francs pour la
+« Recherche du Soldat ».</p>
+
+<p>— Riche ?… J’ai entendu dire en effet qu’il
+avait vendu une invention intéressante. Détaché
+de la richesse, à coup sûr… Où souhaitez-vous
+aller ?</p>
+
+<p>— Où il vous plaira.</p>
+
+<p>— Alors, sur une route… j’aime les routes…
+les routes ordinaires…</p>
+
+<p>— Voulez-vous celle de Saint-Germain ?</p>
+
+<p>— Celle-là ou une autre : je n’ai point de préférence.</p>
+
+<p>Je glissai le chèque dans mon portefeuille, et
+nous voilà gagnant la porte Saint-Antoine, moi
+tout à l’effort d’alimenter l’entretien, l’abbé pensif
+et à peu près bouche close. Entre temps, je remarquais
+la nervosité de sa démarche. Elle s’accordait
+si mal avec l’attitude habituelle de l’homme, que
+je me demandai soudain quelle part de volonté
+entrait dans cette dernière.</p>
+
+<p>Lorsqu’on atteignit la route « ordinaire »,
+comme disait l’abbé, à bout d’éloquence, je cessai
+de parler et résolus d’attendre qu’à son tour mon
+compagnon voulut bien se mettre en frais.</p>
+
+<p>Le route de Saint-Germain est le type du grand
+chemin, monotone et bête. Elle monte droit la
+colline, après avoir lâché une première escorte de
+maisons sans importance. On y a tout de suite
+l’impression d’abandonner la ville, mais pour une
+campagne qui refuse d’être agreste. Des champs
+tristes comme des terrains à bâtir, une côte rude,
+l’horizon arrêté par elle et dépourvu d’attraits. Il
+va de soi qu’on ne rencontre pas de promeneurs.
+Seules deux formes humaines tachaient devant
+nous la chaussée : encore n’avançaient-elles pas
+ensemble ; un large intervalle les séparait.</p>
+
+<p>Notre silence durait déjà depuis quelques instants
+quand brusquement l’abbé commença :</p>
+
+<p>— Pourrais-je solliciter une grâce ?</p>
+
+<p>— Il va de soi, si elle est à ma portée, répondis-je,
+trouvant à ce début un air de cérémonie qui
+m’inquiétait.</p>
+
+<p>— Le hasard a fait qu’ignorant que ma mère
+eût du monde, j’aie pénétré chez elle et constaté — sans
+le vouloir, croyez-le bien — que l’entretien
+venait de prendre un tour… particulier. Je
+vous serais obligé, quand vous retournerez à
+votre travail, d’oublier ce que vous avez pu
+entendre, et de vous exprimer, par exemple,
+comme si M. Lormier n’était pas venu.</p>
+
+<p>— Je vous le promets bien volontiers.</p>
+
+<p>— Merci.</p>
+
+<p>Et j’eus aussitôt, à la manière dont le merci
+était prononcé, la certitude que l’abbé n’avait
+souhaité m’accompagner que pour me dire ces
+quelques mots.</p>
+
+<p>J’attendis un peu, espérant qu’il ajouterait autre
+chose : le voyant revenu à son air neutre, et
+légèrement agacé, je repris ensuite :</p>
+
+<p>— Je conçois que vous souhaitiez d’éviter à
+madame votre mère l’occasion de s’appesantir sur
+un passé pénible. Je ne saurais d’ailleurs trop
+admirer la sérénité de madame Manchon. Sans la
+visite en question, je n’eusse jamais soupçonné
+quelle douleur poignante se cache derrière son
+ardente charité.</p>
+
+<p>— On a tort toujours de ne pas soupçonner la
+souffrance ; elle est partout, fit l’abbé simplement.</p>
+
+<p>Je le regardai ; mais il continuait d’avancer,
+comme seul avec ses pensées.</p>
+
+<p>— Il est vrai, insinuai-je, que ce Lormier, lui
+aussi…</p>
+
+<p>— M. Lormier, j’en suis persuadé, n’a pas été
+plus épargné qu’un autre.</p>
+
+<p>— N’en savez-vous rien de plus ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— J’avais cru deviner, cependant, à la manière
+dont il a parlé de reconnaissance…</p>
+
+<p>— Vous vous êtes trompé.</p>
+
+<p>— Votre mère, en tous cas, a trouvé en lui une
+âme qu’un malheur à peu près identique rendait
+apte à la comprendre.</p>
+
+<p>L’abbé, cette fois, parut importuné de mon
+insistance, et pour souper court :</p>
+
+<p>— Quoi qu’il en soit, M. Lormier et mon frère
+ont habité quelque temps la même ville. Cela me
+suffit pour ne pas tenir au maintien de relations
+qui menaceraient de troubler l’œuvre d’apaisement
+commencée chez ma mère.</p>
+
+<p>— Oh ! murmurai-je, jugez-vous vraiment cette
+œuvre commencée ? A entendre votre mère parler
+de sa douleur, j’aurais moins de confiance.</p>
+
+<p>— Apaisé ne signifie pas consolé, dit sèchement
+l’abbé.</p>
+
+<p>Avouerai-je que sa manière péremptoire de
+régler ainsi la question des sentiments les plus
+graves qui puissent importer à un être me choqua ?
+En dépit de l’impatience que je lui voyais, je
+poursuivis donc :</p>
+
+<p>— Je crains, monsieur l’abbé, qu’il n’existe
+aucune commune mesure entre votre appréciation
+de la souffrance et celle d’un laïque tel que
+moi. Aux yeux d’un prêtre, tout concourt à l’ordre
+providentiel ; le malheur, dût-il nous accabler,
+rentre dans un plan divin qu’il ne nous appartient
+pas de connaître, et l’effort pour se résigner a été
+mis à notre portée, comme l’acquisition de n’importe
+quelle vertu. Par contre, en écoutant votre
+mère et M. Lormier, j’avais conscience que pour
+en arriver là, une grâce est nécessaire… rarement
+accordée.</p>
+
+<p>L’abbé s’arrêta net :</p>
+
+<p>— Et qui vous assure, monsieur, qu’un prêtre
+reçoive sûrement cette grâce ? D’où tenez-vous que
+la souffrance ne soit jamais une énigme pour lui ?</p>
+
+<p>Il avait changé de stature, tout à coup, et
+redressé, fixait sur moi des yeux aussi chargés
+d’angoisse que ceux de M. Lormier ou de madame
+Manchon. Une seconde, l’homme extraordinaire
+aperçu par Duclos, m’apparut. Tant de passion
+contenue, une telle ardeur impérieuse émanaient
+de lui que, revenu au sentiment de la réserve
+nécessaire, je m’inclinai :</p>
+
+<p>— Pardonnez-moi, balbutiai-je, j’ignorais que
+je risquais aussi, près de vous, de toucher à une
+blessure.</p>
+
+<p>Il haussa les épaules, et se remit en marche. Je
+l’imitai.</p>
+
+<p>Quelques minutes s’écoulèrent. La côte, devenue
+plus raide, obligeait à ralentir l’allure. Le
+jour baissait, maussade, et j’éprouvais un réel
+embarras. Il n’était plus question de reprendre un
+thème qui, seul, m’aurait intéressé ; j’hésitais
+d’autre part à proposer de rebrousser chemin.</p>
+
+<p>Soudain, j’eus la surprise de sentir qu’on me
+prenait le bras.</p>
+
+<p>— Vous allez repartir au front où la souffrance
+vous attend, vous aussi : puisqu’aujourd’hui,
+vous avez entrevu les questions redoutables
+qu’elle pose, vous plaît-il d’apprendre ce que j’en
+sais ? demandait l’abbé d’une voix grave.</p>
+
+<p>Il commença, tenant mon silence pour un
+acquiescement, et j’ai conscience de ne pas changer
+un mot au discours qu’il me tint :</p>
+
+<p>— Rassurez-vous d’abord : je ne parlerai pas
+en prêtre. Je veux m’en tenir aux seuls arguments
+de raison qui sont de nature à vous toucher.
+Remarquez pourtant que, par métier, je me
+heurte à la souffrance plus souvent qu’un autre ;
+ajoutez qu’elle est installée chez les miens ; oserai-je
+enfin avouer qu’elle ne m’a pas oublié ? Que de
+motifs pour méditer sur elle, et trouver auprès
+de vous un titre de créance !…</p>
+
+<p>« J’ai affirmé tout à l’heure que la souffrance
+n’épargnait personne. Sans doute, ses moyens
+varient. Il en est de violents, il en est d’insinuants
+et de cauteleux ; il en est des lents et des rapides,
+de toutes les sortes et de toutes les qualités. La victime,
+elle, est toujours atteinte. Tel dont vous
+enviez la fortune heureuse, se ronge en secret et
+appelle la mort : tel autre dont le bonheur est
+évident, ignore que l’existence le détroussera
+demain, avec la dextérité d’un bandit de grand
+chemin. L’universalité de la souffrance sous des
+formes diverses est un fait.</p>
+
+<p>« Son apparente inégalité en est un second…
+Gardons-nous cependant de croire trop à celui-là.
+Le plus souvent, en effet, on est tenté de mettre sa
+souffrance au-dessus de celle du prochain. D’autre
+part, nous ne nous attachons guère à observer que
+les douleurs se rapprochant de la nôtre. On risque
+ainsi de ne pas tout voir et même de ne rien voir.</p>
+
+<p>« Quoi qu’il en soit, voilà un phénomène de la
+vie, le plus considérable, le plus constant, le plus
+redoutable aussi, dont on se demande : « A quoi
+sert-il ? » Car rien ici-bas n’est inutile ; lui seul, en
+s’en tenant au point de vue humain, ne semble
+que nuire. Encore s’il nuisait partout de la même
+manière ! Mais non : quoi de plus divers que l’œuvre
+de la souffrance ? Ici, résignation, ailleurs, révolte ;
+autre part, élans vers Dieu, renoncement,
+mysticisme ; à côté, fureurs, incrédulité, blasphèmes ;
+tantôt la charité, tantôt l’ordure, pour
+s’étourdir. Ah ! croyez-moi, le problème n’est pas
+seulement dans l’<i>existence</i> de la souffrance. C’est
+devant le <i>résultat</i> de la souffrance que j’ai le plus
+tremblé… jusqu’au jour où, grâce à Dieu, j’ai
+compris et me suis incliné devant ce moyen
+cruel, et merveilleux !…</p>
+
+<p>Ici, l’abbé abandonne mon bras. Après avoir
+débuté, comme je l’indique, d’une voix posée,
+lentement il avait suivi la progression de ses pensées
+et laissé transparaître une part de la fièvre
+intérieure qui, j’en suis convaincu maintenant, le
+dévorait. Désormais, il allait poursuivre autant
+pour lui que pour moi. On ne met tant d’ardeur à
+établir un bilan que lorsqu’on est en jeu. J’écoutais,
+mais le véritable auditeur de l’abbé Manchon
+était sa conscience.</p>
+
+<p>— Cruel et merveilleux, reprit-il, répétant ces
+mots avec complaisance, mais combien sûr ! Parmi
+tant d’effets impossibles à classer et plus encore à
+juger, j’en vois deux en effet, toujours pareils, qui,
+tôt ou tard, paraissent comme le fruit sur l’arbre :
+et tous les deux ne sont à dire vrai que la même
+conquête imposée à l’homme ou plutôt à l’élu
+choisi par la souffrance.</p>
+
+<p>« Le premier est le <i>détachement</i> : un détachement
+du devenir, de ce qui entoure, de soi-même,
+enfin de tout ce qu’on est convenu de nommer la
+vie. L’homme qui a vraiment souffert peut avoir
+l’air consolé : il ne retrouve jamais le goût de
+vivre. Détaché de la réalité, c’est déjà un mort qui
+erre. Vous avez été surpris du don Lormier ?
+moi pas. Je ne m’étonne pas non plus des générosités
+de ma mère. Son ardeur à diminuer la douleur
+des familles ne sollicite d’ailleurs aucun remerciement
+et ne se préoccupe d’aucun nom. Elle
+aussi, autant que Lormier, est détachée non seulement
+de la fortune, mais du bien qu’elle tente. Ma
+mère ne tient plus à elle, ni à moi, ni à rien. La
+douleur en a fait une plante arrachée brutalement
+de terre et qui, racines en l’air, achève d’expirer
+au soleil.</p>
+
+<p>« Mais au-dessus du détachement, et par delà,
+il est un second effet dont j’estime qu’il est la raison
+suprême de la souffrance, et qui, rarement
+formulé, ou mal, ou parfois pas du tout, devient
+pourtant un élément de la pensée aussi dominateur
+que salutaire.</p>
+
+<p>« Parce que la souffrance dépouille, parce qu’elle
+paraît injuste, parce que rien surtout n’est capable
+ici-bas de réparer ce qu’elle engendre, fatalement,
+l’être détaché de lui-même en appelle au delà.
+Sans la souffrance, l’homme n’aurait jamais songé
+à l’immortalité. Par la souffrance, il en acquiert
+le besoin et brisant les limites d’un présent qui ne
+compte plus, projette son existence véritable dans
+les régions de l’infini.</p>
+
+<p>« Sous quelle forme, pareille induction souveraine ?
+Ah ! peu importe ! c’est affaire aux métaphysiques
+et aux religions, de tenter une précision
+si elles peuvent. Le principal, monsieur, n’est pas
+qu’on sache ce qu’il y aura : c’est que le regard
+mental ose enfin dépasser le visible ; c’est qu’à la
+notion d’un stupide divertissement de quelques
+années, se substitue celle d’une chaîne prodigieuse
+et riche, nous prolongeant à travers les réparations
+et l’agrandissement de l’avenir.</p>
+
+<p>« Quand je suis entré chez ma mère, M. Lormier
+parlait de ténèbres qui supposent la lumière :
+c’est bien, il est sauvé ! Ma mère répondait : « Je
+cherche l’explication, mais la nuit reste… » Elle
+se trompait : puisqu’elle cherche, elle aussi est
+sauvée ! Pour tous deux, la souffrance a clos son
+œuvre…</p>
+
+<p>« Œuvre tragique : soit. La mort aussi en est
+une autre. Mais on n’aborde l’inconnu, mentalement
+ou réellement, qu’à travers des cris et des
+sanglots, c’est-à-dire par la souffrance ! La Vie,
+la Mort, même chose ! rien de plus qu’un chemin,
+le grand chemin qui mène à l’inconnu !…</p>
+
+<p>D’un geste large, l’abbé montra la perspective
+de la chaussée que nous ne cessions de
+suivre.</p>
+
+<p>— On marche… on va devant soi… comme ces
+gens, là-bas, qui nous précèdent : on avance à
+pas toujours plus lourds, sans se connaître, sans
+regarder autour de soi, uniquement à la fatigue
+de la côte et à la rudesse du fardeau… et c’est la
+Vie ! On approche ensuite du sommet… Ah ! justement !
+l’un de ces gens y arrive… La silhouette
+se détache sur le fond net du ciel… Voyez ! ce
+n’est plus, ainsi qu’auparavant, une forme confuse :
+maintenant, on distingue les vêtements…
+la coiffure… une femme… Comme elle paraît
+grande, malgré la distance ! Mais les pieds disparaissent…
+les jambes… le buste est mordu…
+Apercevez-vous encore la tête ?… Plus rien et
+c’est la Mort !</p>
+
+<p>« Oui, cette femme vient bien de disparaître,
+ainsi que disparaissent les morts. Cependant, vous
+êtes sûr, n’est-il pas vrai, <i>absolument sûr</i> que sa
+disparition n’a pas arrêté le voyage et qu’elle va
+quelque part ? Vous en êtes sûr, parce qu’on ne
+suit jamais une route sans un but à atteindre,
+parce que vous savez d’expérience la toute-puissance
+de l’appel de la route. Ah ! cet appel magnifique
+vers le gîte d’étape, la demeure ancestrale,
+ou le paysage dont on rêve ! cet appel, sans lequel
+on ne saurait où orienter son pas et qui, en ce
+moment, fait que nous-mêmes ne souhaitons
+d’aller ni à droite ni à gauche, mais préférons
+gravir la côte, pour découvrir un horizon dont
+nous ne mettons pas l’existence en doute, bien
+que nous ignorions quel il peut être !</p>
+
+<p>« Vous souhaitiez apprendre, monsieur, la raison
+dernière de la souffrance dans le voyage qui
+nous emporte à travers le temps : cette femme
+vient de parler pour moi. La souffrance est l’appel
+de la route. Si pénible que soit l’effort, marchons,
+guidé par lui, vers le pays où j’espère que
+la Justice de Dieu perdra son obscurité, parce
+qu’il y fait toujours clair…</p>
+
+<p>« Ainsi soit-il !</p>
+
+<p>Après ceci, l’abbé se tut.</p>
+
+<p>Ne pensez-vous pas, mes camarades, qu’il avait
+répondu à vos questions et que le plus simple est
+d’arrêter là nos récits ?</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+
+<p>Duclos et Tinant approuvèrent d’un signe.
+Nous nous sommes quittés ensuite. Chacun,
+depuis lors, gravit sans doute aussi la côte : mais
+où sont-ils ?…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2>
+
+
+<div class="flex">
+<table>
+<tr><td class="drap">Trois amis</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c1">1</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">L’un d’eux commence</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c2">11</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Un autre répond</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c3">133</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Le troisième conclut</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c4">327</a></div></td></tr>
+</table>
+</div>
+
+<p class="c gap xsmall">E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top2em"><span class="ssf">LIBRAIRIE ACADÉMIQUE PERRIN ET C<sup>ie</sup></span><br>
+<span class="large b">Collection de Romans</span></p>
+
+
+<p class="c b small ssf">HENRY ASSELIN</p>
+
+<p class="drap"><b>Rapetisse ton Cœur</b>. 2<sup>e</sup> édition. 1 vol.
+in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">AVESNES</p>
+
+<p class="drap"><b>Contes pour lire au Crépuscule</b>
+(Académie française, Grand prix du
+roman). 10<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">ÉMILE BAUMANN</p>
+
+<p class="drap"><b>Le Fer sur l’Enclume.</b> 1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">JACQUES BOMPARD</p>
+
+<p class="drap"><b>L’Étrangère.</b> Récit. 1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">ÉDOUARD DEMEUSE</p>
+
+<p class="drap"><b>L’Engrenage.</b> 2<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">ÉDOUARD ESTAUNIÉ</p>
+
+<p class="drap"><b>L’Empreinte</b> (ouvrage couronné par
+l’Académie française). 17<sup>e</sup> édition. 1 vol.
+in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>Le Ferment.</b> 3<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>La Vie secrète</b> (Prix de la <i>Vie Heureuse</i>
+1908). 14<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>Les Choses voient.</b> 13<sup>e</sup> édition. 1 vol.
+in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>Solitudes.</b> 5<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>L’Ascension de M. Baslèvre.</b> 14<sup>e</sup> édition.
+1 vol. in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>L’Appel de la route.</b> 1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">GUILLAUME GAULÈNE</p>
+
+<p class="drap"><b>Maman et Claude.</b> 1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">COMTE DE GOBINEAU</p>
+
+<p class="drap"><b>Nouvelles asiatiques.</b> Nouvelle édition.
+1 vol. in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>Ternove.</b> Nouvelle édition, avant-propos
+de Tancrède de Visan. 1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">J. P. HEUZEY</p>
+
+<p class="drap"><b>Le Chemin sans but.</b> 1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">ANDRÉ LAFON</p>
+
+<p class="drap"><b>L’Élève Gilles</b> (Grand prix de l’Académie
+française 1912). 34<sup>e</sup> édition.
+1 vol. in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>La Maison sur la Rive.</b> 3<sup>e</sup> édition.
+1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">SELMA LAGERLÖF</p>
+
+<p class="drap"><b>Les Liens invisibles.</b> Nouvelles traduites
+du suédois avec l’autorisation
+de l’auteur, par M. André Bellessort.
+23<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16. Prix Nobel.</p>
+
+<p class="drap"><b>Le Livre des Légendes.</b> Nouvelles traduites
+du suédois avec l’autorisation
+de l’auteur, par Fritiof Palmer. 14<sup>e</sup> édit.
+1 vol. in-16 avec portrait.</p>
+
+<p class="drap"><b>Le vieux Manoir.</b> Nouvelles traduites
+du suédois avec l’autorisation de l’auteur,
+par Marc Hélys. 11<sup>e</sup> édition. 1 vol.
+in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson
+à travers la Suède</b>, traduit
+du suédois avec l’autorisation de l’auteur,
+par T. Hammar. 26<sup>e</sup> édition. 1 vol.
+in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>Le Charretier de la Mort</b>, traduit du
+suédois par T. Hammar. 1 vol. in-16
+avec un portrait de l’auteur.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">DMITRI MEREJKOWSKY</p>
+
+<p class="drap"><b>La Résurrection des Dieux</b> (Léonard
+de Vinci) traduit du russe avec une
+préface de S. M. Persky. 7<sup>e</sup> mille. 1 vol.
+in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">ALBERT REGGIO</p>
+
+<p class="drap"><b>Les Conclusions de Prodrome Zécas</b>,
+roman de mœurs grecques contemporaines.
+1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">LÉON THÉVENIN</p>
+
+<p class="drap"><b>Le Retour d’Ariel.</b> 1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">COMTE LÉON TOLSTOÏ</p>
+
+<p class="drap"><b>Résurrection.</b> Traduit du russe par
+T. de Wyzewa. 53<sup>e</sup> mille. 1 vol. in-16.
+(Édition complète en un volume.)</p>
+
+<p class="drap"><b>Contes et Romans posthumes.</b> Hadji
+Mourad, traduit du russe avec une
+introduction et des notes biographiques,
+par T. de Wyzewa. 1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">PIERRE DE VALROSE</p>
+
+<p class="drap"><b>Une Ame d’Amante pendant la
+Guerre.</b> 9<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>Le Droit à la Vie.</b> 6<sup>e</sup> édition. 1 volume
+in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>Passion.</b> 11<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>La Téméraire</b>. 10<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">A. DE VILLÈLE</p>
+
+<p class="drap"><b>Allemand d’Amérique.</b> Roman de la
+vie contemporaine. 1 vol. in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>Mirage d’Amour.</b> 1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c gap xsmall">Paris. — Imp. <span class="sc">Henri Diéval</span>, rue de Seine, 57.</p>
+
+
+<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75235 ***</div>
+</body>
+</html>
+
diff --git a/75235-h/images/cover.jpg b/75235-h/images/cover.jpg
new file mode 100644
index 0000000..8df9964
--- /dev/null
+++ b/75235-h/images/cover.jpg
Binary files differ
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..bd3f0bc
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #75235 (https://www.gutenberg.org/ebooks/75235)