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Un volume in-16, épuisé. + +LA VIE SECRÈTE. Prix de _La Vie Heureuse_, 1908. (13e édition). Un +volume in-16. + +LES CHOSES VOIENT (13e édition). Un volume in-16. + +SOLITUDES (7e édition). Un volume in-16. + +L’ASCENSION DE M. BASLÈVRE (14e édition). Un volume in-16. + + +CRITIQUE D’ART + +Impressions de Hollande: + +PETITS MAÎTRES. Un volume in-16 avec deux planches gravées. + + +E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY + + + + + Il a été tiré de cet ouvrage + 5 exemplaires sur papier des Manufactures impériales + du Japon, marqués A. B. C. D. E. + et 125 exemplaires sur papier vergé pur fil + des Papeteries Lafuma, numérotés 1 à 125. + + +Copyright by PERRIN et Cie, 1922. + + + + + Pour ANDRÉ BELLESSORT + Au maître écrivain, + A l’ami, + + son ami, + E. E. + + + + +L’APPEL DE LA ROUTE + + + + +TROIS AMIS + + +La vie courante est parsemée d’extraordinaires rencontres. Toutefois il +est rare qu’on s’en étonne. Pris entre l’alternative d’un hasard +inexplicable ou d’une volonté mystérieuse qui guide les hommes, on +détourne les yeux d’un problème devenu indifférent à force de se +présenter, et l’on se croit quitte de solution en décrétant que le monde +est très petit. + +Qu’un soir de 1918, au retour de la guerre, nous nous soyons ainsi +retrouvés, trois camarades d’enfance, à la terrasse du café de la Paix, +et que, pris du désir de mieux nous informer les uns des autres, nous +ayons décidé de dîner ensemble au cabaret, ceci, j’y consens, n’a rien +que de naturel. Mais qu’ayant suivi, à partir du collège, des carrières +parfaitement divergentes, qu’ayant vécu l’un à Versailles, l’autre à +Paris, le dernier dans une ville retirée de Bourgogne, nous ayons été +chacun témoin d’une des faces d’un drame unique; que de plus, sans nous +donner le mot ni d’ailleurs soupçonner où nous allions, nous ayons eu +l’idée, ce soir-là, de raconter ce que nous en avions vu, et découvert +de cette manière qu’au total nous avions assisté à _une même aventure_; +qu’enfin nous soyons aujourd’hui encore _les seuls à le savoir_ tandis +que _les acteurs eux-mêmes l’ignorent_, voilà en revanche de quoi +provoquer chez tout être qui réfléchit un «pourquoi» d’autant plus +anxieux que nulle réponse n’y peut être donnée. + +Quoi qu’il en soit, telle fut l’impression produite alors sur chacun de +nous que je me sens en mesure de rapporter ici non seulement les récits +dont s’illustra une soirée si singulière, mais les propos beaucoup plus +vagues qui leur servirent de prétexte ou de préface, comme on voudra. + +Ils commencèrent, si j’ai bonne mémoire, le repas terminé, à ce moment +où, les coudes sur la table, la cigarette allumée, et humant l’odeur +d’une tasse de café brûlant, on est tenté, suivant le mot d’un +humoriste, de souscrire à l’immortalité de l’âme. + +En réalité, nous ne nous étions guère entretenus auparavant que de +choses indifférentes. Comme ceux qui ont vraiment fait la guerre, nous +avions surtout le besoin de n’en plus parler. Donc, en réponse aux +questions sur nos destins divers, chacun s’était contenté d’esquisser à +larges traits sa vie d’_avant_. J’appris ainsi que mon ami Tinant, +devenu professeur libre et passablement vagabond, enseignait en dernier +lieu au collège R*** à Paris; que Pierre Duclos, au contraire, avait +sagement chaussé les souliers de son père, feu le docteur Duclos, +médecin-chef de l’hôpital de Semur; enfin aucun de nous n’était encore +marié. Que le rude effort d’une existence paraît peu de chose quand on +le résume de la sorte pour l’édification d’un labadens! + +Mais, à peine ces renseignements fournis, il avait semblé que l’intérêt +de la réunion fût épuisé et notre curiosité à bout de souffle. Très +rapidement la conversation prit un ton neutre, ce je ne sais quoi d’un +peu gêné, propre aux entretiens où l’on désire marquer n’être pas entre +indifférents, et où l’on ne saurait cependant livrer ses pensées +intimes. A l’élan des premières effusions succédait une fatigue +intérieure, peut-être la désillusion de nous retrouver en somme aussi +étrangers qu’avant nos confidences, si bien, je le répète, qu’une fois +le café servi, nous étions mûrs pour une parfaite mélancolie, ou, ce qui +revient au même, pour un débat métaphysique. + +Et ce fut alors, précisément pour couper court à un silence qui +menaçait, que Pierre Duclos, le premier et sans le vouloir, entra dans +le chemin où nous attendait la surprise des récits que je souhaite +évoquer. + +--Tout compte fait, déclara-t-il soudain, on a traversé quatre années +assez rudes; quels enseignements en avez-vous tirés? Pour ma part, +aucun... A peine une ou deux lumières sur des choses que je savais. Par +exemple, il est clair que la guerre n’est que souffrance, un grand +torrent de souffrance roulant à la même heure dans son flot imbécile une +portion d’humanité; mais c’est de la souffrance collective, de la +souffrance dans le bruit. Hé bien! je comprends maintenant très bien +pourquoi les charlatans opèrent au milieu de la foule et au son de la +caisse: ce n’est pas pour étouffer les cris du patient, c’est que la +sensibilité de chacun en devient beaucoup moindre. A parler franc, une +guerre nouvelle m’effrayerait moins que la paix qui guette chacun de +nous, car la paix est silencieuse et l’on y est solitaire... Autre +indication encore: je soupçonnais, j’étais même convaincu que la +souffrance tire son origine le plus souvent de sources irresponsables, +inconscientes de l’œuvre qu’elles font. Dans la vie normale, on va, on +vient, on parle, on n’a aucune intention mauvaise, et parce qu’on a +passé à droite plutôt qu’à gauche, prononcé un mot au lieu d’un autre, à +distance, quelqu’un est frappé auquel on ne songeait pas, dont on +ignorait même parfois l’existence. Toutefois, ce jeu de la bête humaine, +fabriquant le mal à la manière d’une sécrétion, ne m’était apparu que +par éclairs et dans des cas que je croyais exceptionnels. La guerre, au +contraire l’a illuminé. Un homme épaule, vise dans une direction donnée, +parce que telle est la consigne. Le coup part; un corps tombe; et le +meurtrier ne connaît pas la victime, il ne saura jamais ni pourquoi il a +tué, ni même parfois s’il a tué. Simplement, il a fait son métier +d’homme... Et voilà... Nous aussi allons continuer de le faire, plus ou +moins... Seulement, plus de coups de feu pour avertir, plus d’abris pour +se protéger, les balles viendront on ne sait d’où. La guerre encore, +mais cette fois contre l’insoupçonnable et où l’on tombe sans témoin... +tout à fait seul... + +Je me rappelle qu’en parlant, Pierre Duclos avait pris une cuiller et +scandait chaque début de phrase d’un heurt sur la soucoupe, comme pour +donner plus de force à ce qu’il disait. Il s’exprimait cependant avec +une certaine hésitation, à la manière d’un homme qui, après avoir +longtemps médité des pensées familières, s’efforce, sans y parvenir, de +leur trouver une traduction satisfaisante. + +Je répliquai avec un peu d’ironie: + +--Si c’est là toute la joie que te procure la vue des drapeaux aux +fenêtres, je la trouve mince. Pour fâcheuse que nous apparaisse +l’obligation de recommencer une carrière, la paix n’en a pas moins un +visage plaisant. Je ne me sens point non plus si féroce que tu dis: +surtout, j’ai garde de dédaigner une existence que tu es, autant que +moi, ravi de posséder encore. + +Tinant dit à son tour: + +--Sans dédaigner la vie, il est loisible d’en examiner le mécanisme. +Quant à en tirer une conclusion, autant rêver de la suppression des +catastrophes, une fois monté dans le train qui vous emporte vers elles! + +La cuiller de Duclos se remit à tinter avec violence: + +--Ai-je prétendu autre chose qu’établir un constat? Je répète que la +paix institue l’état de guerre individuel. Qu’il le veuille ou non, +l’homme crée de la souffrance pour quoi que ce soit qui l’approche. + +Je ripostai: + +--Et tout l’effort de l’homme n’a d’autre objet que de supprimer cette +souffrance: accorde cela qui pourra! + +--Accorder entre elles des contradictoires, souffla Tinant, est +également le propre des humains: témoin la Croix-Rouge et la bataille... + +Mais Pierre Duclos, tourné vers moi, reprenait déjà: + +--L’effort de l’homme est aussi tout entier dirigé vers le bonheur: en +sommes-nous moins malheureux? Entre nos vœux ou nos tentatives et la +réalité, se dresse toujours, infranchissable, l’obstacle des lois +physiologiques. De même qu’abandonné, un champ se couvre d’orties et de +chardons sans que jamais du blé s’y mêle, pareillement, livré à +lui-même, le monde ne produit que souffrance et ne supporte qu’elle. Oh! +je ne demande même pas pour quelles raisons on est frappé! Les faits +immédiats me suffisent. L’universalité de la souffrance et sa nécessité, +voilà au fond le mystère qui n’a cessé de me hanter durant la campagne, +et ce ne seront ni l’armistice, ni la victoire, ni la paix qui +l’empêcheront de nous guetter encore au tournant de l’heure! + +--D’où vient le mal? à quoi peut-il servir? soupira de nouveau Tinant. +Problèmes très anciens et dont aucune métaphysique ne s’avisa sans +trébucher. S’il y a un Dieu, comment tirer le mal de lui? Si tout est +hasard, pourquoi celui-ci tourne-t-il toujours du mauvais côté? A ces +questions, jamais de réponse. Toutefois, l’humanité résignée a cessé +d’en gémir: Duclos, tu retardes... + +Je le regardai. Bien qu’un sourire sceptique animât sa lèvre, +l’expression de son visage était devenue très grave. Après tout, +peut-être avait-il comme Duclos l’appréhension des temps qui allaient +venir. + +--Bah! m’écriai-je, laissons de côté les métaphysiques et ce +qu’inventèrent les philosophes. Je n’ai, pour ma part, jamais constaté +qu’une loi de nature fût sans bénéfice pour les vivants. Si donc la +souffrance est une nécessité, ce ne peut être qu’une nécessité +bienfaisante! + +Ils s’exclamèrent. + +Aussitôt, comme il arrive souvent, fouetté par la contradiction, +j’insistai: + +--N’est-il pas reconnu que la souffrance transforme les êtres en les +améliorant? Au physique, elle sert de garde-fou contre les excès +possibles. Au moral, elle martèle les âmes, en tire des accents +supérieurs, et, comme un creuset, purifie ceux qu’elle dévore! + +--Entendu, coupa Tinant, il paraît qu’elle aide les incroyants à se +convertir! + +--A moins qu’elle ne jette les croyants dans la révolte! poursuivit +Pierre Duclos en haussant les épaules. + +Et il conclut: + +--Car cela seul est évident que la souffrance est injuste! + +--Ou incompréhensible, précisa Tinant. + +--Incomprise plutôt! interrompis-je. + +--C’est pire! + +Dans l’ardeur de la discussion, nous nous étions levés. La passion que +nous apportions soudain était vraiment curieuse. Aucun de nous toutefois +ne songeait à s’en apercevoir. + +Et c’est alors que, poussé par je ne sais quelle obscure intuition, je +déclarai: + +--Assez parlé dans les ténèbres: un exemple concret vaudrait mieux +qu’une heure de théorie. Donnez-le-moi, et je me fais fort d’y découvrir +la justification de cette souffrance que vous nommez une injustice et +qui n’est peut-être que le ressort le plus efficace de la vie! + +--Des exemples! s’écria Pierre Duclos. En veux-tu un? + +--Certes! + +--Quels que soient les faits apportés par Duclos et la conclusion qu’on +en tirera, d’avance je m’engage à en apporter d’autres, montrant des +résultats inverses, s’exclama Tinant. + +--Soit, toi aussi, tu parleras! Et après... après, parions que nous +conclurons comme j’ai dit, ou, si l’on n’y parvient pas, c’est que, +ainsi qu’il arrive trop souvent, nous n’aurons eu devant nous que des +apparences, l’essentiel nous ayant échappé. + +--Sérieusement, reprit Pierre Duclos, tu demandes?... + +--Ton histoire, et celle de Tinant. Une condition, toutefois... + +--Laquelle? + +--Pas de récit de guerre. + +--Hé! mon cher, n’ai-je pas dit tout à l’heure que le vrai tragique se +rencontre surtout en temps de paix, là où personne ne le soupçonne? + +D’un commun accord, chacun retournait déjà vers sa place. Un instant, le +bruit du boulevard déferla seul dans la pièce, différent de jadis, plus +vulgaire et moins varié. Pierre Duclos, ayant avalé d’un trait son café +et repoussé la tasse, commença ensuite le récit annoncé. Tinant et moi, +nous nous attendions à une brève anecdote: mais de même que tous +ignoraient pourquoi la conversation avait pris ce tour inattendu, nous +ne pouvions prévoir quels sentiers nous allions suivre, ni la lumière +qui nous attendait au bout. + + + + +L’UN D’EUX COMMENCE + + + + +I + + +Il est superflu d’affirmer que je ne cacherai rien, sauf les noms. +Qu’importent ceux-ci? le fond seul est en cause. Je n’ai pas non plus +été témoin de tout: j’ai vu certaines choses, j’en ai deviné d’autres... +Qu’importe encore? on n’est jamais en somme le témoin complet d’une +pensée: cela empêche-t-il d’en inférer des conclusions que nous jugeons +certaines? En revanche, je ne ferai point mystère du lieu où l’aventure +se déroula. Une maison, une rue, une ville sont des éléments essentiels +à défaut desquels on n’explique pas des actes parfaitement clairs: et +tel dénouement, impossible à Paris, avenue de Messine, devient au +contraire seul acceptable à Semur. + +Mais j’oublie qu’en bons Dijonnais vous ne connaissez pas Semur ou ne +l’avez parcouru qu’en passant... + +Imaginez donc une falaise hérissée de donjons, cernée par une rivière de +toutes parts, sauf en un point qui est un isthme étroit par où la +falaise se rattache au plateau. Le plateau lui-même, pris entre les +pinces de la rivière, a peine à s’approcher et n’y parvient qu’en +s’effilant en pointe. + +Il va de soi que, dans les temps anciens, une forteresse couronnait la +falaise, tandis que la ville, collée de son mieux au réduit tutélaire, +tassait pêle-mêle à l’extrémité du plateau son beffroi, sa cathédrale et +ses maisons ventrues. Puis une époque vint où la forteresse parut moins +redoutable. Déjà, sous Louis XI, elle comptait peu. Henri IV fit mieux +et, pour se venger de quelques ligueurs retardataires, la démantela. +Aujourd’hui, seules, une ligne de murailles et quatre tours colossales +subsistent encore, témoignant de la vengeance du roi aux yeux d’un +peuple qui ne s’en soucie plus. + +Ne jugez pas inutile ma digression... Sans elle, vous n’auriez pas +compris la séparation de Semur en deux parties distinctes et devenues +rivales: celle du plateau ou vieille ville, fleurie de maisons du XIVe +et du XVe siècle; celle du château, bâtie à la fin du grand siècle, +composée de demeures solennelles à son image. Comme sous le bon duc +Philippe, la première uniquement s’obstine à vivre. L’autre qui a nom +_le Rempart_ dort dans sa grandeur sans témoins, et son pavé, quand on +le foule, rend le son d’une dalle de cloître. + +Au total, une cité qui agonise. Le pays alentour est délicieux, les +terres parmi les plus riches, mais le rucher se vide, insecte par +insecte, au fil des jours. Pourquoi? on ne sait pas... Dans les rues, +aucun bruit, sinon celui qui arrive des maisons. Ni passants, ni +voitures. On s’étonne qu’il y ait encore des marchandises aux étalages. +Un chat dort à la vitre du libraire, entre des cartes de visite jaunies +par le soleil, une photographie de l’hôpital et d’antiques +porte-monnaies. Tel quel, cependant, je trouve adorable mon coin natal. +Pas une pierre qui n’y parle d’histoire, une église pareille à un joyau, +des rues en labyrinthe à l’issue desquelles se découvre chaque fois un +horizon surprenant, enfin partout un air de discrétion, une manière +distinguée de vous envelopper dans du silence, sans que vous vous +sentiez tout à fait solitaire. Ce n’est que chez nous que se rencontrent +pareille ardeur à ne jamais paraître, et tant d’ingéniosité à tout +savoir, quitte ensuite à tirer de l’humble fait divers journalier une +leçon générale, voire des lois à appliquer à l’univers. + +Et maintenant, venons au fait. + +En 1907, de retour chez mon père, à Semur, je commençais à prendre sa +clientèle. Or, un soir, vers onze heures, un coup de marteau frappé à la +porte avec une vigueur inaccoutumée, nous fit tressaillir l’un et +l’autre. Les domestiques étaient couchés. Mon père, qui lisait près de +moi, dit: + +--Ouvre la fenêtre, et vois ce qu’on nous veut. + +J’obéis. A peine avais-je penché la tête au dehors qu’une voix de femme +s’éleva: + +--C’est pour avoir le docteur tout de suite. Madame Lormier s’est +trouvée mal; on croit qu’elle va passer. + +Je me retournai vers mon père: + +--Tu as entendu? + +Il répliqua: + +--Naturellement, il faut y aller. Je n’ai jamais soigné les Lormier, +mais puisqu’on vient à pareille heure, le cas doit être sérieux. + +En hâte, j’allai donc passer un vêtement convenable et, trois minutes +après, je trouvais en bas une servante qui, redevenue paisible une fois +sa commission faite, allait et venait sur le trottoir. On partit. + +Tout en marchant, je m’informai et démêlai, à travers des réponses assez +embrouillées, qu’il s’agissait probablement d’une attaque,--un de ces +cas, en effet, où la présence immédiate du médecin peut être utile, mais +où, hélas! la médecine est parfois, quoi qu’on tente, d’un bien pauvre +secours. + +Je ne connaissais pas de nom les Lormier: encore moins savais-je où ils +gîtaient. Très vite, je compris que ce devait être au Rempart. En effet, +quelques minutes plus tard, nous passions devant l’hôpital, et cinquante +mètres au delà, nous nous arrêtions devant une porte. La servante prit +une clé dans son trousseau, la serrure grinça, le battant s’ouvrit: nous +étions au but. + +Pour vous représenter ce qu’était la maison Lormier et l’étonnement +qu’elle me donna, rappelez-vous qu’au Rempart, la moindre bâtisse fait +figure de palais. Celle-ci était au contraire étroite et haut sur +pattes. Elle n’avait que deux fenêtres de façade; en revanche, trois +étages, dont le dernier mansardé, lui donnaient un air de gratte-ciel, +exagéré par la pénombre de la nuit. Pareillement on voit des plantes +privées de soleil allonger le cou démesurément, sans que les feuilles, +le long de la tige, parviennent à s’étaler. + +A l’intérieur, l’impression était pire: un corridor étroit qui tenait +lieu d’antichambre, un escalier juste large pour laisser passer une +personne, des plafonds bas à les toucher de la main, bref un arrangement +tel que, dans tout le Rempart, on n’en devait point trouver de pareil. + +--Attendez là, dit la servante, je vais prévenir. + +Elle indiquait une pièce éclairée vaguement par une bougie, dont on se +demandait si elle était atelier ou salon. A côté de meubles anciens y +voisinaient en effet un tour, une table à dessin et nombre d’outils de +mécanicien, le tout dans un parfait désordre et dans la poussière. + +Je songeai: «Suis-je chez de petites gens, un ouvrier arrivé ou un +bourgeois avare?» Je n’eus d’ailleurs pas le loisir de décider. Déjà, +une femme venait de paraître. + +--Ah! c’est vous qui venez? fit-elle d’une voix sourde.--Elle +s’attendait sans doute à voir mon père.--Je crains que vous n’arriviez +bien tard... allons... + +Et je suivis encore, guidé par la lueur vacillante de la bougie qu’elle +avait prise aussitôt. Nos pas firent crier les marches de l’escalier. En +vain avançais-je avec précaution, on aurait pu croire qu’une troupe de +gens montait. Puis, au premier, j’aperçus une chambre ouverte, un corps +étendu sur un lit défait... La malade était là: je cessai d’observer +l’extérieur, pour ne plus m’occuper que de la sauver, si l’on pouvait... + +Je ne m’étais pas trompé: au premier coup d’œil, je reconnus une attaque +qui, sans doute, ne pardonnerait pas. Toutefois j’avais besoin de +détails, et c’est à ce moment qu’il faut placer ma première vision des +acteurs du drame, vision à ce point inoubliable que le temps n’en a rien +effacé. + +Imaginez, je vous en prie, le décor où nous sommes, une pièce vaste, +très basse de plafond, où la nuit règne. Les meubles sont à peine +distincts, à peine la cheminée: sur une paroi seulement l’alcôve se +détache en lumière, et dans celle-ci, le lit, car à la tête de ce +dernier, la servante tient une lampe levée juste au-dessus de la malade +qui, de son regard fixe, semble vouloir dévorer la clarté +hallucinante... Moi, je n’interroge d’abord que ce visage: figure sèche +et longue, cheveux gris épars, regard terne et bleu. Mais voici qu’avant +de rien décider, je lève la tête pour demander comment la chose est +venue, et tout à coup je _les_ vois... Ils sont, tous deux, à l’autre +bout du lit. Ce n’est pas la mourante, c’est moi qu’ils surveillent avec +une telle acuité d’attention que je crois sentir une morsure. Légèrement +inclinés, eux aussi reçoivent en pleine face le choc de la lumière, +cependant qu’en arrière le noir reprend, les murs s’effacent. + +L’homme, lui, porte cinquante-cinq ou soixante ans. Il est en chemise de +nuit et gros veston de laine. Autant qu’on en peut juger encore, il a dû +jadis être assez beau, mais on ne s’en aperçoit pas, tant il n’y a place +sur ses traits que pour une discordance frappant jusqu’au malaise. D’une +part, le front, la courbe du nez, les contours de la bouche, tout le +modelé des chairs expriment la timidité ou peut-être la peur, et d’autre +part, les yeux ont un éclat insupportable. L’iris et la pupille y étant +rigoureusement du même noir, on dirait des yeux vernis; ce sont à la +fois des yeux où on ne lit rien, et des yeux volontaires: exactement le +contraire du reste du visage. + +A côté, la fille... Sans âge visible, et laide. Il est très difficile +d’expliquer à quoi tient la laideur d’une femme. Maintes fois depuis +lors, j’ai revu mademoiselle Lormier; pas plus aujourd’hui qu’hier je ne +saurais définir d’où venait sa disgrâce. Je répète que sa laideur +frappait... et pourtant, là encore comme pour le père, une discordance +éclatait entre l’âme et l’étui; derrière cet écran de muscles tirés +comme une chevelure de pensionnaire, jaunes comme des feuillets +d’incunable, on pressentait la flamme, je ne sais quoi de hardi, +peut-être des passions sans frein, de toutes manières une vie ardente +qui cache ses ardeurs sans tout à fait y parvenir. + +Soudain, lasse de tenir le bras levé, la servante déposa la lampe sur la +table de nuit: la vision disparut. + +--Qu’augurez-vous? dit en même temps M. Lormier. + +Je me contentai de hocher la tête. Aucun mot nouveau, aucun geste +n’accueillit ma réponse décourageante. Bien mieux, je crus sentir qu’un +autre verdict aurait déçu. La malade intéressait moins, peut-être, que +sa disparition. Que de drames muets j’aurai ainsi côtoyés, et qu’il faut +ignorer, après les avoir entrevus! + +Je passe sur la suite qui n’eut rien de particulier. Vainement je +pratiquai la saignée d’usage et le reste. A trois heures du matin, +madame Lormier expirait. Aucun de nous, cela va de soi, n’avait quitté +la chambre. + +A l’annonce de la fin, mademoiselle Lormier vint s’agenouiller aux pieds +de sa mère, mais ne l’embrassa point. M. Lormier abandonna la fenêtre où +il surveillait le jour naissant, contempla gravement les yeux qui ne +verraient plus jamais et s’incline en murmurant: + +--Que la paix soit avec elle! + +Après quoi, je m’éloignai. Le spectacle de la mort laisse toujours un +malaise. Mais cette nuit-là, avouerai-je que j’eus plus de peine que +d’ordinaire à le dissiper? C’est qu’aussi, en dépit des apparences, +j’avais assisté rarement à une fin plus solitaire... + +Le lendemain, j’interrogeai autour de moi. Qu’étaient ces Lormier? D’où +venaient-ils? Pourquoi ne les rencontrait-on jamais? + +En réalité, on en connaissait peu de chose. Établis depuis quelques +années à Semur, ils n’y avaient pas noué de relations. Madame, très +pieuse, passait pour conduire sa maison avec maîtrise, mais peu de +douceur. On tenait au contraire Monsieur pour un original sans +conséquence. Il s’occupait, paraît-il, de travaux scientifiques et eût +certainement fait partie de la _Société des Arts et des Sciences_, si +l’on n’avait craint de se heurter à un refus imposé par sa femme. +Mademoiselle, enfin, ne comptait pas. On se bornait à la plaindre de +n’être pas jolie. + +--Quelle fortune? + +--Aucune, probablement, ou fort mince. + +Ce que je vis au service funèbre de madame Lormier ne put que confirmer +ces dires sans y ajouter rien. Dans le cortège ne figuraient que des +ecclésiastiques et quelques voisins. On s’y contenta d’une messe basse. +A la minute des serrements de main, M. Lormier, qui ne pleurait pas, me +remercia en termes mesurés. Sa fille ne parut pas me reconnaître. Ni +l’un ni l’autre ne paraissaient souhaiter me revoir. Je n’avais aucune +raison non plus pour y tenir. Si bien que je les laissai, convaincu +d’avoir eu affaire à une clientèle de hasard, celle que nous nommons +sans grâce les profits et pertes de profession. + +J’avais mal compté puisque, deux mois plus tard, un matin cette fois, la +même servante vint de nouveau frapper à ma porte et me réclamer +d’urgence pour Mademoiselle: désormais les Lormier étaient devenus mes +clients. + +En arrivant devant leur maison, je ne sais si je ressentis plus la +satisfaction d’être ainsi rappelé, malgré les tristes souvenirs attachés +à ma première venue, ou celle de contenter une curiosité demeurée +entière, malgré les apparences. Toujours est-il que la servante n’eut +pas à me prier de presser le pas. Il n’y eut pas besoin non plus de +tirer des clés devant la porte; au bruit de notre approche, celle-ci +s’ouvrit d’elle-même et M. Lormier parut. + +Tout de suite, à un air tendu, au timbre de sa voix, à cette attente +même dès le seuil, je compris que l’impassibilité d’antan n’était plus +de saison. J’en fus même effrayé: allais-je me heurter à un nouveau +désastre? + +--Je tremblais que vous ne fussiez déjà sorti, murmura-t-il. + +Et m’entraînant aussitôt vers l’escalier, il m’expliqua brièvement +comment sa fille avait été prise une demi-heure auparavant d’une crise +de suffocations et de douleurs telles qu’il redoutait une angine de +poitrine. Par bonheur, depuis un instant, le mal venait de s’apaiser... +Tout cela exprimé en termes concis. J’admirais la netteté de l’analyse. +Mais en même temps, je sentais, derrière la façade des explications +spéculatives, la houle d’un immense émoi. Ah! nous étions loin du +premier soir! + +Heureusement pour tous, la supposition de M. Lormier était absurde. Je +trouvai sa fille étendue sur une chaise longue, dans la chambre du +dernier étage. Bien qu’assez lasse, elle m’expliqua à son tour ce +qu’elle avait éprouvé. Elle aussi s’exprimait clairement, comme son +père, et d’une manière encore plus nette. + +Après avoir écouté, j’eus plaisir à rassurer tout le monde. Rien de +sérieux, des névralgies passagères, il paraissait même inutile que je +revinsse. Je joignis à mon avis quelques propos d’usage, tout en +considérant la pièce,--juste le temps de découvrir que des fenêtres on +apercevait l’hôpital et les deux rues du Rempart,--et je m’empressai de +partir, d’autant plus décidé à me montrer discret que je me sentais +moins disposé à le rester. + +J’étais déjà dans le corridor d’entrée quand la voix de M. Lormier me +rappela. + +--Docteur! encore un mot... + +Étonné de le trouver derrière moi, je répondis: + +--De quoi s’agit-il? + +--Entrons d’abord dans mon cabinet que voici... + +Sans attendre mon acquiescement, il ouvrit la porte de la pièce bizarre +où j’avais attendu le premier soir, entre des outils de serrurier et des +sièges Louis XVI authentiques et m’obligea à passer le premier. + +De plus en plus surpris, je me laissai faire, acceptai le siège qu’il +m’offrait et attendis qu’il s’expliquât. + +Cependant, après avoir soigneusement vérifié que personne ne nous avait +suivis, il revenait devant moi et, silencieux, me considérait. J’ai déjà +dit quels yeux étaient les siens. A ce moment, je me sentis fouillé par +eux jusqu’à l’âme. + +--Qu’y a-t-il de vrai dans ce que vous nous avez dit? murmura-t-il +enfin. + +Si calme qu’il s’efforçât de paraître, un imperceptible tremblement +agitait sa voix. De même, ses mains qu’il tenait cachées dans les poches +du veston, devaient se crisper pour résister à l’assaut nerveux que +subissait son corps. + +--Ce qu’il y a de vrai?... répétai-je. Mais... tout... naturellement. + +Encore ses yeux s’appesantirent sur moi, mesurant la capacité de +mensonge professionnel dont j’étais capable. Il approcha ensuite d’un +pas. + +--Êtes-vous seulement capable de la sauver? Les médecins peuvent si +rarement quelque chose! + +Je haussai les épaules. + +--Si c’est là votre inquiétude, fis-je assez rudement, il était fort +inutile de me retenir et de perdre votre temps. Je répète qu’avant +quinze jours ce sera une affaire oubliée. + +Du coup, ses yeux m’abandonnèrent. + +--Quinze jours!... quel délai!... + +Puis il se mit à déambuler à travers la pièce. Il semblait avoir oublié +ma présence, absorbé tout entier par je ne sais quelle préoccupation qui +le dévorait. Quand il revint en face de moi, je m’aperçus avec +étonnement qu’il pleurait. + +--Excusez-moi, dit-il. Que voulez-vous? je n’ai plus que ma fille... + +--En effet, murmurai-je, je comprends qu’après le malheur qui vous a +déjà frappé... + +Il m’interrompit: + +--Vous n’y êtes pas... pas du tout... + +Et s’asseyant brusquement: + +--Quand j’affirme n’avoir plus que ma fille, j’entends par là que je +n’ai jamais eu qu’elle. Le reste... + +D’un geste nerveux, il sembla vouloir balayer à travers l’espace le +reste dont il parlait; sa main ensuite s’arrêta, désignant la table à +dessin: + +--Même cela ne compte plus! + +Il vit à mon air incertain que je comprenais de moins en moins. + +--Vous vous demandez ce qu’est cela?... Ma vie depuis vingt ans, +simplement... Oui, monsieur, pendant vingt ans, je n’ai pas quitté cette +table, choisie d’abord comme un refuge, et devenue peu à peu la +confidente de mes espoirs. Quand je m’y installai, je ne songeais +vraiment qu’à m’effacer. J’étais marié depuis six mois à peine. Il se +trouvait que j’avais rêvé d’un certain mariage, d’une certaine +tendresse, enfin de choses qui n’existent pas, puisque précisément on en +rêve. Par bonheur, la réalité est là qui vous redresse sans tarder, et +comprenant mon tort, j’avais décidé de me faire oublier et d’oublier +moi-même... Un homme qui s’enferme toute la journée dans une pièce, qui +n’ouvre la bouche que pour répondre: «Comme il vous plaira!» ou bien: +«Faites à votre gré», cet homme vous l’avouerez, peut bien passer pour +absent de chez lui? On finit même par ne plus s’apercevoir qu’il est en +vie. Donc, au début, je ne prétendais que m’effacer. Je perdais le +temps, sans but. Je ne travaillais pas, je flânais... J’ai flâné jusqu’à +l’heure où une pensée vint transformer le flâneur que j’étais en +chercheur obstiné. Cette pensée,--n’en souriez pas, vous auriez +tort,--cette pensée était la suivante: si l’on m’interdisait d’élever à +mon gré ma fille, si je passais à ses yeux pour un homme mort, ou +insignifiant, ce qui est pire, du moins avais-je le pouvoir de lui +procurer la fortune. Comment?... Mais avec cela, monsieur!... Avec cela, +vous dis-je, soulevé par la chimère, dans la fièvre, dans le désespoir, +dans l’ivresse, je n’ai plus cessé de poursuivre la découverte qui +devait doter ma fille! Et le plus extraordinaire n’est pas encore dit: +cette découverte, je l’ai réalisée!... Tenez, c’était quelques jours à +peine avant la nuit où vous fûtes appelé... Subitement la lumière s’est +faite. On tâtonne, on erre, on doute pendant un quart de vie: puis, tout +à coup, l’idée,--une toute petite idée qui semble insignifiante,--passe, +et c’est fini, on tient le miracle au bout du doigt. Je voulais la +fortune pour Geneviève: elle est là, sur la table!... Hé bien! monsieur, +croyez-m’en, si vous pouvez, depuis trois mois qu’elle y est, je l’y +laisse et je ne m’en soucie plus! Ah! c’est qu’aussi depuis trois mois, +j’ai repris possession de ma fille! Trois mois d’un rapprochement... +ineffable... Vous ne connaissez pas Geneviève, cela va de soi: une âme +de feu, un cerveau dont les éclairs me déconcertent, un cœur de +cristal... enfin elle m’aime! Elle m’avait plaint! Ah! trouver cela est +autre chose, je pense, qu’inventer une mécanique quelconque, dût-elle +rapporter des millions! Je vous demande un peu à quoi ils serviraient +aujourd’hui? On nous offrirait l’univers, qu’en ferions-nous, puisque +désormais nous sommes là, tous les deux, tout près?... Autant proposer +de traîner la jambe dans la plaine, à qui respire l’air sur un sommet! +Un sommet, voilà le mot qui exprime exactement où nous en sommes. +Seulement, il est de règle que le sommet attire la foudre. Ce matin, +elle est tombée. Comment rendre ce que j’ai senti? J’ai vu le sol +s’effondrer, j’ai roulé dans le vide, j’en tremble encore et c’est +pourquoi je vous demande, je vous conjure en grâce de ne pas me leurrer: +est-il vrai, absolument vrai, que j’ai le droit de me rassurer, et que +bientôt, dans quelques jours, mais en toute certitude, nous nous +retrouverons comme avant? + +Il s’arrêta enfin. Il avait joint les mains à la manière d’un suppliant. +Il ne se rendait probablement pas compte d’avoir parlé aussi longuement. +Et moi, je l’écoutais, abasourdi par ces confidences imprévues où +transparaissaient à la fois l’aveu d’une vie de ménage invraisemblable +et celui d’une passion paternelle telle que je n’en avais pas encore +rencontrée. Divaguait-il? D’un inventeur tout est possible, surtout +quand il prétend tenir des millions au bout de son compas; mais le reste +eût-il été un rêve que son angoisse, elle, demeurait certaine et +poignante. Touché de compassion, je répondis donc: + +--Je vous jure que vous n’avez rien à craindre. Si cela peut d’ailleurs +aider à vous rassurer, je reviendrai. + +Il eut un cri: + +--Oui, souvent... tous les jours... ne fût-ce que pour me le répéter! + +Puis je le vis rougir. La conscience du présent lui revenait. + +--Je vous demande pardon, poursuivit-il d’un air gêné, j’en ai peut-être +trop dit. + +--Bah! répliquai-je, un médecin peut tout entendre, puisqu’il se tait. + +Nous nous levâmes ensuite avec une hâte involontaire. Il me reconduisit +jusqu’à l’entrée. + +Sur le seuil, pris d’un doute, je demandai encore: + +--Y a-t-il indiscrétion à savoir sur quoi porte la découverte? + +Il haussa les épaules: + +--Peu de chose, une lampe électrique nouvelle qui, à prix égal, donne le +double de lumière. A demain, peut-être? + +--A demain, puisque vous y tenez. + + + + +II + + +Fidèle à ma promesse, je revins, durant quatre ou cinq jours, chaque +matin. S’il faut l’avouer, un si beau zèle n’avait pas pour objet unique +de calmer des inquiétudes reconnues illusoires dès le début, mais, après +avoir entrevu le père, j’étais devenu curieux de la fille. + +Hasard ou calcul réfléchi, M. Lormier, hélas! s’attachait à mes pas dès +l’arrivée, pour ne me lâcher qu’à la sortie. Quant à mademoiselle +Lormier, aussi calme que son père l’était peu, elle se montrait avare de +paroles et toujours désireuse de couper au plus court. A ce régime, je +pouvais revenir indéfiniment sans découvrir en elle autre chose qu’une +intelligence évidente et une froideur qui ne l’était guère moins. + +Tant de réserve, loin de me décourager, m’excita au jeu. Loin de me +tenir pour battu, quand le jour vint de signifier à ma malade que je lui +rendais sa liberté, je n’hésitai donc pas à annoncer que je reviendrais +encore m’assurer de la parfaite convalescence, mais je n’eus garde de +fixer une date. + +--Je profiterai, dis-je, de la première occasion qui me ramènera dans le +quartier. + +On acquiesça, et je laissai passer une semaine environ, jusqu’au jour +où, apercevant depuis ma fenêtre M. Lormier, canne en main et l’allure +preste, en train de se diriger vers la rue Bourg-Voisin qui est à +l’opposé du Rempart, je songeai: «Voici l’occasion de trouver la fille +seule.» Aussitôt je partis à mon tour. A supposer que mademoiselle +Lormier fût demeurée chez elle, j’étais bien sûr cette fois de rattraper +mon avance et d’éclairer la nuit qui m’intriguait. + +Non seulement mademoiselle Lormier n’était pas sortie, mais je fus +accueilli par un: «Je comptais vous voir paraître» qui, à défaut de +sourire, me donna tout de suite à penser. + +Je répliquai, de l’air le plus naturel du monde: + +--J’avais promis de profiter de la première course au Rempart pour +vérifier que votre guérison est complète. Me voici fidèle à la parole +donnée. Comment vous trouvez-vous? + +--Tout à fait bien. + +--Rien de particulier à signaler? + +--Absolument rien. + +--Allons! voilà de quoi enchanter votre père! + +Et parfaitement décidé à ne point lâcher la place, toutefois avec un air +de complète bonhomie, je pris le siège qu’on ne m’offrait pas. + +--Mais, repris-je, je n’entends pas M. Lormier; aurais-je la malchance +de ne pas le rencontrer? + +Mademoiselle Lormier me regarda fixement: + +--Ne le saviez-vous pas? + +Je fus surpris en même temps de constater combien son regard à ce moment +rappelait celui de la morte. + +--Comment l’aurais-je appris? + +--Je pensais que, demeurant sur la place, vous l’aviez vu passer. + +Une telle clairvoyance ne parvint pas à me déconcerter. + +--Tant pis, expliquai-je en affectant un entier détachement: il en sera +quitte pour se contenter du rapport que vous lui rendrez d’ailleurs avec +votre précision coutumière. + +Puis, achevant de m’installer sur ma chaise, paisiblement je commençai +de regarder autour de nous. + +Au fait, je n’ai pas encore dit où nous étions. Il s’agit toujours de la +chambre du troisième étage où je n’avais cessé de soigner mademoiselle +Lormier. Ayant cette fois le loisir de l’inspecter, je tentai d’analyser +les raisons de l’impression revêche qu’elle produisait. Ceci frappait à +première vue qu’on n’y apercevait, en guise d’ornements, aucune des +niaiseries chères aux jeunes personnes. Pas de vide-poches: point de +photographies encadrées avec des rubans, encore moins de filet brodé, +mais des meubles nus, qui manquaient de style: sur la cheminée, un +Christ entre deux torchères de bronze coulé; sur le sol, une simple +sparterie. Bref l’ensemble d’un garni de couvent, et sur toutes choses +l’air glacé de celle qui vivait là. + +Autre remarque: lorsque j’étais entré, mademoiselle Lormier ne +travaillait pas des doigts ainsi qu’il sied, en province, chaque fois +qu’une demoiselle reçoit. Installée à sa fenêtre comme à un +observatoire, elle tenait un livre à la main, et quand elle l’eut déposé +sur le guéridon qui nous séparait, me surprise fut grande à déchiffrer +son titre. C’était le _Discours sur les passions de l’amour_, +c’est-à-dire de beaucoup l’œuvre la plus inattendue chez une fille +vivant sans relations à Semur, tout au fond du Rempart. + +Je note ces détails au passage. Ils aideront, je pense, à vous orienter +à travers les sinuosités de l’entretien qui va suivre. Si décousu que +celui-ci paraisse, croyez aussi que j’en ai gardé un souvenir très +fidèle, tant il me parut révélateur. + +Quand mademoiselle Lormier eut reconnu que non seulement je +m’installais, mais prétendais en outre me taire et laisser venir, elle +haussa les épaules et reprit: + +--J’imagine, puisque vous ne dites rien, que vous avez une communication +à me faire. N’hésitez plus. J’aime aller au but sans détours inutiles. + +Il m’apparut, en l’écoutant, qu’elle savait prêcher d’exemple: mais il y +a des façons qui coupent court aux meilleures volontés d’entretien. + +--Oui et non, répliquai-je. + +--Puisque j’ai deviné l’essentiel, rassurez-vous et parlez. + +--Il est vrai, mademoiselle, et bien que vous ne paraissiez pas beaucoup +m’y encourager, que j’avais résolu de profiter de cette visite du +médecin,--la dernière d’ici longtemps, espérons-le,--pour vous faire +part de sentiments amicaux probablement déjà devinés. Au cours +d’épreuves récentes, je n’ai pas été sans m’attacher vraiment à votre +père. Ce que j’ai vu de lui me prouve qu’il vous aime... au delà des +mesures habituelles. J’imagine que vous le lui rendez. De tels +sentiments sont rares: ils peuvent, suivant les circonstances, devenir +une source de joies exceptionnelles et de douleurs sans égales. De +toutes manières, vous me trouverez prêt à les servir. Si donc vous avez +jamais à utiliser mon dévouement, pour votre père ou pour vous-même, je +vous serai obligé de n’y pas apporter de scrupules. + +Il va de soi que j’avançais assez péniblement dans mes phrases. Je n’ai +pas coutume d’improviser. De plus, je me sentais suivi sans indulgence. +Tournée vers moi, mademoiselle Lormier avait moins l’air d’écouter ce +que je disais, que de chercher quelle arrière-pensée me guidait. + +--Qu’entendez-vous par là? dit-elle enfin. + +--Mais... rien que ce que j’exprime: n’en ôtez rien, n’y ajoutez rien. + +Puis j’affectai de regarder, moi aussi, par la fenêtre et pour changer +de sujet: + +--Vous commandez ici, je le vois, toutes les rues d’accès. On ne saurait +approcher, sans être signalé du haut de votre tour! + +Mademoiselle Lormier redemanda, paisible: + +--Oui, que faut-il entendre par «amitié» et ces offres vagues +auxquelles, je l’avoue, le passé ne m’a pas préparée? + +Je m’efforçai de sourire. + +--Mon Dieu! mademoiselle, n’allons pas supposer plus qu’il n’y a: je +répète qu’un jour ou l’autre, vous pouvez avoir besoin soit d’une aide +amicale, soit d’une démarche, enfin d’un de ces riens, fréquemment à la +portée d’un habitant du pays, et au contraire, délicats si c’est une +jeune fille seule qui s’en occupe. Dans ce cas, rappelez-vous que +j’existe, usez de moi, vous et votre père... c’est tout. + +Un pli d’ironie tendit les lèvres de mademoiselle Lormier. + +--En cas de mariage, par exemple, vous vous chargeriez des enquêtes? + +Je répétai, sans relever la raillerie: + +--En cas de mariage ou en tout autre. + +Subitement, je vis les yeux traversés par une lueur: + +--Voyons, cher monsieur, n’êtes-vous plus sérieux? Je sais lire dans ma +glace. + +Et comme j’esquissais un geste de protestation: + +--Parfait; vous demeurez poli, mais n’en pensez pas moins. Qui songerait +à épouser le laideron que je suis? + +--Cependant, mademoiselle, sans accepter ce que vous dites, ne puis-je +rappeler qu’on n’épouse pas qu’un visage? + +--Alors une dot? La mienne est mince. + +--Qu’en savez-vous? + +--Vous croyez aux inventions de mon père? + +--Je vois que vous êtes au courant. + +--Mon père ne me cache rien, pas même ses illusions... Pauvre père! il +s’en fera jusqu’à la mort. + +--A mon tour, interrompis-je, me permettrez-vous de craindre que vous ne +vous en fassiez pas assez? + +Elle eut un mouvement de tête singulier. + +--Vous vous trompez. Les miennes sont assez grandes pour diriger ma vie. + +Et elle conclut: + +--Enfin, merci pour vos bonnes intentions: soyez certain qu’il vous en +sera tenu compte. + +Je me levai, croyant à un congé, mais il paraît qu’elle n’était plus +pressée de me renvoyer. + +--Pourquoi n’attendez-vous pas? Mon père sera ici dans cinq minutes et +vous seul parvenez à le rassurer. + +Je répliquai sans conviction: + +--C’est que... j’ai encore beaucoup à faire. + +--Tant que cela? Je ne m’en doutais pas... + +--Soit, encore un instant. + +Je revins à ma chaise. J’étais à la fois retenu et intrigué par +l’attitude de cette étrange fille, tour à tour accueillante et hostile. + +--Vous avez dû très mal me juger, fit-elle, voyant que j’hésitais à +renouer l’entretien. + +--Quand? + +--A la mort de ma mère. + +--Je ne me le serais pas permis. Je suis trop convaincu qu’il y a toutes +les formes de chagrin. Les silencieuses ne sont pas les moins vives. + +Ses yeux semblèrent soudain se perdre au loin. + +--Ma mère avait une manière à elle de nous aimer. On ne choisit pas +toujours celle que les autres souhaitent: cela n’empêche pas d’aimer +vraiment... + +--Il y a même des bonnes volontés qui font beaucoup souffrir, +murmurai-je. + +Mademoiselle Lormier haussa les épaules. + +--Elles valent mieux que rien. En somme, j’adore mon père, mais je +comprends aussi très bien ma mère. + +Pour le coup, c’est moi qui ne suivais plus. Elle dut le sentir, car +elle poursuivit: + +--Si jamais je m’avisais d’aimer, je crois que, moi non plus, je ne +regarderais pas aux moyens. + +--Le bonheur de l’autre vient ensuite, s’il peut, continuai-je, un peu +railleur. Votre père, par exemple... + +--Oh! je ne prétends juger personne, mais j’imagine que mon père, s’il +s’y était prêté, aurait pu être heureux. + +Je m’abstins de répondre. Elle-même, sans doute, ne tenait pas à +insister, car elle était revenue à sa croisée. + +Il se fit un silence. M. Lormier décidément ne rentrait pas. + +--Quoi! reprit mademoiselle Lormier, déjà quatre heures! Voici l’abbé +Valfour qui sort de l’hôpital. + +--Je vois que vous connaissez les habitudes de chacun. + +--C’est vous-même qui l’avez dit: j’observe, du haut de ma tour. + +--L’abbé Valfour était, je crois, aux obsèques de votre mère? + +--Nous le connaissons un peu et il la confessait. + +--Votre mère était très pieuse, n’est-ce pas? + +--Oui, plus que moi. + +--Ne le seriez-vous pas? + +--Vous avez envie d’être scandalisé? + +--En aucune manière. + +--Avant de répondre, qu’entendez-vous par être pieuse? + +Je ne pus retenir un sourire. + +--C’est difficile à préciser, en effet. J’imagine qu’être pieuse +consiste principalement à suivre avec conscience les prescriptions de +l’Église. + +--Et à faire maigre le vendredi? + +--Par exemple. + +Mademoiselle Lormier eut un nouveau coup d’œil ironique de mon côté. + +--Là encore, nous ne parlons pas de même. Si j’étais vraiment pieuse, +j’aimerais Dieu à la folie, c’est-à-dire jusqu’à l’extrême et sans +réserve. + +--Ce qui signifie que vous en mettez une pour le moment? + +--Il est possible. + +Mais en même temps, elle examinait le Christ qui décorait la cheminée. +Curieuse fille, décidément, tenant tour à tour des propos de vieillard +désabusé et d’amoureuse exaltée. + +--Qu’est-ce qu’aimer jusqu’à l’extrême et sans réserve? continuai-je, +songeur. + +Mais cette fois, elle m’arrêta vivement: + +--Vous n’êtes pas l’abbé Valfour; ne comptez pas le remplacer. Je +déteste d’ailleurs me confesser. + +--Vous avez raison: ce sont là matières secrètes. On en disserte, tant +qu’elles sont loin: on se tait, dès qu’elles paraissent. + +--Alors, soyez rassuré: vous êtes témoin que j’ose en parler. + +--Nous serons même deux à pouvoir témoigner, acheva M. Lormier derrière +moi. + +Je me retournai vivement: il avait poussé la porte sans bruit et nous +écoutait déjà depuis un instant. + +Il y a des choses qu’on ne dit point et qui s’entendent plus clairement +que si on les prononçait. L’accent de M. Lormier, son visage, son +maintien n’exprimaient rien de particulier: et cependant, avant qu’il +eût achevé sa phrase, j’avais déjà compris que, se méprenant au sens de +nos paroles, et convaincu d’interrompre une tentative de déclaration, il +avait envie de me jeter par la fenêtre. + +Résolu de faire tête à cette situation absurde, je montrai le livre +déposé sur le guéridon: + +--Votre fille, monsieur, me paraît s’adonner à des lectures bien +dangereuses, lui dis-je gaiement. Pascal a mal fini: prenez garde +qu’elle ne l’imite! + +M. Lormier tenta en vain d’esquisser un rire qui répondit au mien. + +--Craindriez-vous que le jansénisme ne lui monte à la tête? + +--Pis que cela: l’amour de Dieu! c’est elle qui vient de l’affirmer. +Soyons justes toutefois: il n’est plus question d’autre danger. J’ai +ainsi le plaisir de vous promettre que je ne reparaîtrai que sur +convocation spéciale. + +Soit pour couper court à l’incident, soit qu’elle n’eût point remarqué +que j’étais déjà levé, mademoiselle Lormier, de son côté, demanda sans +transition: + +--Hé bien! père, quelles nouvelles du notaire? Tu n’as pas l’air +content. + +M. Lormier se détourna vivement. + +--Si... si... absolument. + +Et je sentis encore qu’il aurait souhaité que la question ne fût pas +posée en ma présence. Il était écrit que nous manquerions tous +d’à-propos. + +--Adieu, dis-je, il s’agit d’affaires. Je ne veux pas être indiscret. + +Les serrements de main d’usage s’échangèrent; je m’esquivai. +Contrairement à son habitude, M. Lormier n’avait pas tenté de +m’accompagner. + +Dehors, la promenade du Rempart s’offrait toute proche; je ne sus pas +résister à son appel et, installé sur un banc, laissai courir ma +rêverie. + +Devant moi ne s’élevaient que des collines riantes. Deux enfants +demi-nus s’ébattaient à l’extrémité de la pelouse. En ce lieu plein de +silence, leurs rires éclataient comme une fleur rouge au centre d’un +parterre sombre. Partout ailleurs un calme doux et la sérénité poignante +des ombrages qui ont vu les générations disparaître l’une après l’autre, +sans cesser de reverdir. Devant cette magnifique indifférence de la +nature, qu’étaient les Lormier, les petites curiosités qui m’avaient +tourmenté à leur égard, et même l’imperceptible désillusion que je +ramenais de ma visite? Cependant je n’aurais pu songer à autre chose. + +Il est rare que se découvre tout de suite le mobile profond qui a guidé +nos actes. En voulant connaître mieux mademoiselle Lormier, j’avais cru +d’abord n’obéir qu’à un goût d’indiscrétion désintéressée que je +confesse, et qui s’irrite d’autant mieux qu’on affecte de le défier. La +vérité, autrement complexe, était, je le reconnaissais maintenant, que +j’espérais découvrir beaucoup plus que des précisions sur un caractère, +la nature même du lien unissant entre eux des êtres aussi dissemblables +que le père et la fille. Inconsciemment, j’avais pressenti que, +différents à ce degré, ils devaient vivre sous la perpétuelle menace de +conflits irrémédiables. Mademoiselle Lormier m’intéressait moins encore +que le drame souterrain minant peut-être deux vies, en apparence si +parfaitement unies. + +Vous souriez: je parle de drame, alors qu’il n’y a eu devant nous +jusqu’à présent qu’une maison, des personnages quelconques et +l’extérieur le plus paisible qui soit. Mais, en province, plus +l’extérieur est dépourvu de rides, plus les gens s’efforcent d’être +pareils à tout le monde, et moins on doit y croire. Ici d’ailleurs, +n’avais-je pas eu pour aiguiller mes soupçons l’aveu d’un passé +singulièrement troublé, auquel la mort seule avait mis fin? + +Bref, quels qu’aient pu être mes désirs secrets, un seul point +apparaissait désormais évident, et c’était, qu’ayant entrevu un instant +chacun des deux Lormier, j’avais de fortes chances pour ne plus jamais +les approcher. On voit de même une barque se détacher de la rive où elle +semblait amarrée, et fuir sans vous laisser le loisir de reconnaître qui +la monte. Après tout, si c’est une déception, il en existe de plus +cruelles. Résigné, je m’efforçai donc d’accueillir celle-ci avec bonne +humeur, et las de philosopher, je m’apprêtais à regagner la ville, quand +soudain j’aperçus de nouveau M. Lormier. Au rebours de mon attente, la +barque restait en vue: je devais encore longtemps suivre ses passagers. + +Il approcha de moi, rapidement, l’air gêné. + +--Hé quoi! m’écriai-je, aurais-je par hasard oublié de faire une +ordonnance? + +Je m’étais efforcé de prendre un accent jovial: par contraste, son +expression soucieuse n’en devint que plus visible. + +--Non, dit-il, mais vous ayant vu entrer ici et sachant que la promenade +n’a qu’une issue, j’espérais bien vous joindre. Au cas où vous ne seriez +pas trop pressé, j’aurais voulu aussi... enfin je tiendrais à vous +entretenir de choses... particulières... + +--Rien de plus simple: voici une place qui nous attend. + +En même temps, je montrai le banc sur lequel j’étais assis auparavant. + +--Merci, je préfère marcher. + +--A votre gré... De quoi s’agit-il encore? + +Et prenant son bras, je l’entraînai vers la terrasse. Il hésita, puis +avec un peu d’effort: + +--Je suis sans fausse honte, commença-t-il, et tiens d’abord à +m’excuser. + +--De quoi, grand Dieu? + +--Oh! vous le savez aussi bien que moi. En ne m’obligeant pas à +préciser, vous me prouverez que vous ne m’en voulez plus... A peine +étiez-vous parti que ma fille me contait votre entretien:--elle ne me +cache jamais rien, cela va de soi. Mis au courant des sentiments que +vous veniez de témoigner pour tous les deux, il m’a semblé désirable de +ne pas remettre mon remerciement. Elle et moi, croyez-le, sommes +touchés... extrêmement. + +Je me contentai d’acquiescer d’un signe de tête. Excuses et +remerciements ne me paraissaient ni si urgents ni même utiles. + +--... Le plus délicat enfin reste à dire... acheva-t-il avec un embarras +croissant. Consentiriez-vous à me laisser mettre à l’épreuve sur l’heure +le dévouement que vous nous offrez et dont je ne doutais pas, quoi qu’il +y parût?... + +Cette fois, du moins, le but véritable de son retour apparaissait. Je +répondis, intrigué: + +--Mais... certainement!... Que désirez-vous que je fasse? + +--Rien que répondre à ma question: qu’avez-vous appris chez le notaire? + +Je l’abandonnai stupéfait: + +--Quel notaire? + +--Le mien... cela va de soi. + +--En vérité, cher monsieur, vous me voyez tout à fait dérouté. J’ignore +qui est votre notaire. Personne ne m’a jamais parlé de vous. Si donc +vous désirez que je sache quelque chose, c’est à vous de me l’apprendre. + +Il parut réfléchir. + +--Soit... je vous crois... + +Son visage parut ensuite se détendre. A coup sûr, sans savoir de quelle +manière, je venais de dissiper en lui une prévention dernière, demeurée +en dépit des protestations qui avaient précédé. + +--A défaut du notaire, ce sera donc moi qui vous mettrai au courant, +reprit-il d’un ton plus libre. Je vous ai avoué, l’autre jour, que +j’avais jadis rêvé la fortune pour ma fille. Admirez l’ironie de la vie: +je viens d’apprendre que cette fortune existe et qu’il est inutile de la +conquérir. Grâce à ma femme, qui s’occupait de tout sans me rien dire, +nous sommes riches, trop riches, et non seulement je n’en éprouve aucune +satisfaction, mais je tremble... au point de vous supplier, si le bruit +en courait, de vouloir bien le démentir. Pour tout le monde, Geneviève +doit rester pauvre. + +Il n’exagérait pas: il tremblait, en effet. + +--Et pourquoi ce mensonge? murmurai-je interdit. + +--Pourquoi?... parce que si Geneviève se marie un jour,--ce qui est +possible et je ne songe pas à m’y opposer,--je ne veux pas ajouter, aux +risques courus normalement, celui d’un calcul intéressé chez l’homme qui +me la prendra. + +Il tremblait toujours, mais à travers les derniers mots avait passé je +ne sais quelle vibration de colère; j’eus la sensation que de toutes les +forces de son être il se dressait à l’avance contre le ravisseur inconnu +qu’il évoquait. + +--N’y a-t-il pas danger, pour le moins équivalent, à donner à votre +fille figure de parti sans dot? répondis-je froidement. + +Il haussa les épaules: + +--La préserver de la plus basse des duperies, d’abord! + +--Sans la consulter? + +--Ne suis-je pas le meilleur juge, ayant, hélas! une expérience qu’elle +n’a pas? Le notaire, bien entendu, a juré qu’il se tairait: mais, dans +une étude où tout le monde passe, quel secret voulez-vous qu’on garde? + +Il s’interrompit, hésita de nouveau, puis brusquement: + +--Et tenez, l’avouerai-je? si tout à l’heure j’ai paru troublé en vous +découvrant en tête-à-tête avec Geneviève, vous qui auparavant n’aviez +jamais cherché seulement à la mieux connaître, c’est que tout de suite +j’ai pensé: «Voilà! il sait et il commence!» Absurde, n’est-ce pas? Oui, +je m’en rends compte, et je vous demande encore pardon... Mais demain! +un autre paraîtra, et ce sera vrai! Que dis-je, demain?... Suis-je +assuré qu’il n’a pas pris les devants, qu’il n’est pas dès ce soir +installé dans l’âme de ma fille?... Pour me rendre un peu de sécurité, +il faut, je le répète, qu’aux propos qui vont courir, un homme comme +vous, autorisé, reconnu pour être au fait de la situation, puisse +répondre hardiment: «Les Lormier? Évidemment ils ont hérité, mais de +dettes! Le père est un vieux fou qui avait tout mangé d’avance; ils +n’ont rien... absolument rien!» Cet homme, voulez-vous l’être? Y +consentirez-vous? + +J’écoutais, moins attentif à ce qu’il demandait qu’au spectacle d’une +telle passion désordonnée et aux lumières qu’elle me livrait. N’y +avait-il pas déjà une contradiction tragique entre le cri qui venait de +lui échapper: «Sais-je s’il n’est pas dès ce soir installé dans l’âme de +ma fille?» et la certitude dont il se targuait, cinq minutes avant: +«Elle ne me cache rien, cela va de soi!» + +Effrayé peut-être de mon retard à lui répondre, il reprit: + +--Qu’y a-t-il? vous vous taisez... Serait-ce donc là ce dévouement... + +Je l’arrêtai: + +--Rassurez-vous, j’accepte le mandat, à condition toutefois de n’être, +ni de près, ni de loin, responsable de l’issue. + +--Ah! s’écria-t-il, vous êtes donc bien l’ami que j’espérais! + +Je hochai la tête et poursuivis: + +--Je voudrais aussi vous poser une simple question: qu’arrivera-t-il le +jour où se trouvera sur votre chemin le prétendant, officiel ou caché, +choisi par la destinée pour prendre votre place dans le cœur de votre +fille? + +Il recula, comme au reçu d’un choc: + +--On ne prend pas la place d’un père! + +--On ne prend pas _la même_, c’est entendu, mais vous croirez qu’elle +l’est. + +Je vis un flux de sang colorer ses joues. + +--Vous ne craignez pas, j’espère, que je devienne jaloux de ma fille? + +--Vous ne le deviendrez pas: vous l’êtes. + +--C’est fou! + +--Ce ne sont jamais les choses raisonnables qui arrivent. + +Il parut se recueillir. + +--Non, vraiment, assura-t-il d’une voix pesante, si j’étais sûr qu’un +être existât, capable de rendre ma fille heureuse, j’aurais le +courage... il me semble que je n’hésiterais pas à lui ouvrir notre +porte. + +--Alors, tout va bien, répliquai-je. + +Et en même temps, une phrase de mademoiselle Lormier me revint en +mémoire: «Si je m’avisais d’aimer, je crois que je ne regarderais pas +aux moyens.» Avais-je eu tort, tout à l’heure, quand, sur mon banc, +j’envisageais la possibilité d’un drame? J’étais sûr désormais qu’un +jour viendrait où, dressés passionnément l’un contre l’autre, le père et +la fille se porteraient des coups mortels. + +Cependant, côte à côte, nous cheminions le long de la terrasse, devant +le beau paysage indifférent; invisible et chuchotant, l’Armançon faisait +monter vers nous sa chanson paisible qui se mariait au bruit des +feuilles. Soudain, j’eus l’impression d’une solitude plus grande. Ayant +probablement tout dit, M. Lormier venait de me quitter. + +Je le regardai s’éloigner et murmurai: + +--Le malheureux! que deviendra-t-il plus tard?... + +Pauvre chose que l’imagination humaine! Je pensais à un avenir éloigné, +et le ver était dans le fruit! J’appréhendais un éclat terrifiant: pour +se torturer, ces deux êtres déjà avaient commencé de se taire! + + + + +III + + +Il faut ici faire un détour et en venir à des gens qui, en apparence, +sembleront étrangers à l’histoire. Qu’ils aient été au cœur de celle-ci, +c’est possible, et même probable: mais qu’ils y aient tenu au moins +d’une certaine manière et par des fils ténus, j’en suis certain. Au +surplus, puisqu’il s’agit de comparses dont les silhouettes seules se +profilèrent à l’horizon, je me contenterai de l’essentiel. Admettez +aussi que pour eux, plus encore que pour les Lormier, je laisse dans +l’ombre les noms véritables. + +A quelques pas de la maison Lormier, en bordure de la falaise et +dominant l’Armançon, s’élevait l’hôtel de Thil. + +Les touristes les moins avertis le remarquent au passage. C’est un +spécimen magnifique du style parlementaire bourguignon. Il comprend un +corps central, flanqué d’ailes en saillies, et reculé au fond d’une cour +d’honneur qu’achèvent de dessiner le porche monumental et des communs +reliés aux ailes. Du côté de la rivière, une longue façade, dans le goût +de Versailles, domine des terrasses en étages dont chacune tend, comme +une guirlande au-dessus du ravin, son parterre à la française. +L’ensemble est d’ordonnance sobre, grandiose, et un peu nu. + +Au temps dont je parle, l’hôtel de Thil était en propre aux Traversot +qui, en dépit du nom roturier, l’avaient recueilli par voie de +cousinage. Il faut aller au fond de la province française pour trouver +ainsi des propriétés maintenues dans une même tradition, à travers deux +siècles de convulsions sociales. Chez nous, on change de régime, mais il +est rare qu’on touche au fond. + +De mémoire d’homme, les Traversot ont toujours occupé à Semur une +situation considérable. Non du fait de leur fortune,--celle-ci, médiocre +et composée de biens fonciers, ne cesse de s’amoindrir,--mais parce +qu’étrangers aux dissensions locales, et gardant avec jalousie le culte +de leur passé, ils ornent la ville au même titre que la tour Lourdeau. +Et cela, également, est bien un phénomène de chez nous: on y clame +l’égalité, on ne vénère que ce qui s’en éloigne... + +Les Traversot étaient au nombre de quatre: monsieur, madame et deux +enfants dont un fils, officier de cavalerie, vivant on ne sait dans +quelle garnison, et une fille, Annette, alors âgée de dix-neuf ans ou à +peu près. + +Il va de soi qu’aucun rapport n’existait entre le train des Traversot et +le cadre où ils vivaient. Comme ils prétendaient garder intact leur +palais et y ajouter au besoin des embellissements nouveaux, on peut dire +qu’à la lettre, la demeure dévorait ses habitants. D’où la nécessité +impérieuse de rechercher pour Annette un établissement avantageux. Il +était à craindre, hélas! que l’occasion ne s’en présentât jamais. +Réduits au cercle étroit du Semurois, les Traversot avaient inutilement +fait le tour des partis acceptables. De plus, très entichés de noblesse, +ils désiraient un titre: avantage qui va rarement avec la fortune quand +il s’agit d’une fille pauvre. Jeune et assez jolie pour ne passer nulle +part inaperçue, Annette Traversot semblait donc destinée à vieillir +solitairement sous les lambris du palais auquel on la sacrifiait, ce +qui, après tout, est une façon de finir aussi grande que bien d’autres. + +Jugez maintenant de l’émoi dans Semur quand le bruit se répandit tout à +coup des fiançailles probables de mademoiselle Traversot avec un jeune +homme, nouveau venu dans la ville et répondant au nom de La Gilardière. + +Émoi est un terme qui rend mal ma pensée... + +Il y a, en effet, dans nos cités provinciales, quelque chose de plus +étonnant que l’apparence morne et l’indifférence affectée pour toute +forme de vie sociale: c’est le besoin exaspéré de connaître la vie +privée de chacun. Non content d’atteindre les faits et gestes quotidiens +et comme si le présent ne suffisait pas, il remonte aux origines, +fouille dans la famille, et de proche en proche, finit par joindre les +grands-oncles et les arrière-cousins. Comment des êtres qui ne se +rencontrent presque jamais, ne se communiquent rien, n’écrivent pas, +lisent encore moins, comment, dis-je, parviennent-ils à connaître ce que +des familiers ou des parents ne soupçonnent pas? Là est le mystère. + +Impossible pourtant de nier l’existence et le pouvoir de cette police +officieuse, qu’on ne saisit nulle part, que chacun ignore et que tout le +monde suit. Si loin qu’on prétende s’en tenir, si hostile qu’on lui +soit, à l’heure propice, elle surgit, souffle à l’oreille la nouvelle +importante ou niaise, tantôt éclaire une aventure inexpliquée, tantôt +d’une chiquenaude démolit l’œuvre de longues patiences, enfin toujours +affirme son droit de contrôle et de justice sans appel. + +Qui l’incarne? Où découvre-t-elle ses documents? Quels agents la +servent? Ne cherchez pas: c’est vous, moi, tout le monde... Il m’est +arrivé d’apprendre le même fait, et le même jour, par l’entremise d’un +cordonnier, du vicaire, de l’adjoint radical et d’une dame royaliste. +Elle est partout et elle s’occupe de tout, sans indulgence, avec +férocité. Mais s’agit-il de l’étranger, de celui-là surtout qui tente de +forcer la confiance de la communauté ou de prendre place parmi les +habitants, elle devient sans pitié. Pour un mot l’homme est compromis; +une démarche, le plus souvent innocente, l’achève; pris à la gorge par +l’opinion, il n’a plus qu’à partir, laissant derrière lui la ville +indemne, et délivrée. + +Que les fiançailles d’Annette Traversot eussent suffi par elles-mêmes à +émouvoir Semur, vous n’en doutez pas: mais la qualité du fiancé, l’ombre +dont il avait réussi à s’envelopper allaient faire bien autrement +bouillonner les cervelles. + +Qu’était, en somme, ce La Gilardière? + +Débarqué depuis cinq mois à peine, tout de suite introduit dans la +banque Chasseloup, il y figurait en qualité d’associé libre, +c’est-à-dire que, sans être rien en titre, il passait déjà pour futur +successeur. Ses références étaient diverses. Au mieux avec le +sous-préfet, il avait aussi pour lui le clergé de Notre-Dame et recevait +à dîner l’abbé Valfour. Élégant, il menait un train qui, modeste à +Paris, offusquait à Semur la parcimonie générale. On assurait qu’il +avait une mère, mais celle-ci n’avait jamais paru. Son nom enfin était +sonore. Toutefois, nul dans le pays ne connaissait des La Gilardière, si +bien que le titre, la famille et la fortune demeuraient sans gérants: un +aventurier en quête d’héritière n’eût pas semblé très différent. + +Chose curieuse, on n’en savait littéralement rien de plus. Interrogé, le +clergé se bornait à louer un jeune homme si bien élevé. Les Chasseloup +restaient muets. Quant au sous-préfet, les recommandations venues de +Paris lui paraissant des ordres, il se moquait du reste. + +L’annonce qu’un tel homme osait prétendre à la main d’une Traversot +provoque un déchaînement. Personne qui, à propos de rien et de n’importe +quoi, ne vous en entretînt. Les gamins dans la rue, l’épicier à son +comptoir, les dames en visite, tous en jasaient. Si bien que moi-même, +gagné par la contagion, mais désireux de remonter aux sources, je +décidai de faire visite aux Traversot. + +Quinze jours environ s’étaient écoulés depuis mon entretien avec les +Lormier, quand je me rendis ainsi à l’hôtel de Thil. + +Reçu fort aimablement par madame Traversot, et après un certain nombre +de détours préalables, je réussis à aborder le sujet délicat. N’ayant +nourri de son côté aucune illusion sur la raison de ma politesse, madame +Traversot s’empressa aussitôt de me décocher en plein visage un éloge de +M. de La Gilardière, où je fus libre d’admirer à volonté comme il était +fait avec ardeur et combien cette ardeur manquait de conviction. J’en +conclus sans effort que la situation de La Gilardière était moins solide +que le bruit n’en courait, mais qu’à défaut des parents, il avait dû +conquérir la fille. L’aventure est fréquente. + +En manière de péroraison, madame Traversot termina d’un air moitié +figue, moitié raisin: + +--Annette a la candeur des personnes de son âge: j’ai confiance +toutefois dans sa raison. Et puis... de tels projets ne sauraient se +préciser qu’avec l’aide d’une mère: madame de La Gilardière n’est pas +encore venue chez son fils, que je sache?... + +--Quel que soit l’heureux élu, répliquai-je poliment, le choix de +mademoiselle Annette sera toujours accueilli avec sympathie. Elle est de +celles à qui chacun souhaite le bonheur. + +Madame Traversot, qui m’avait accompagné jusqu’au perron, mit le doigt +sur sa bouche pour m’inviter une dernière fois à une discrétion qu’elle +estimait illusoire: + +--Nous ne sommes pas pressés, croyez-le bien. Annette non plus... Elle +est si jeune encore! + +Et nous nous quittâmes sur cet adieu dont la diplomatie résumait assez +bien le mélange d’espoirs et de craintes à travers lequel les Traversot +devaient s’égarer pour le moment. + +Je m’apprêtais à quitter le Rempart quand, machinalement, je levai les +yeux vers l’observatoire de mademoiselle Lormier. Je ne pouvais penser à +elle sans me la figurer là: il ne me venait pas à l’esprit qu’elle fût +libre de se trouver ailleurs, comme tout le monde. J’eus la déception de +n’apercevoir personne. + +Bien entendu, je ne m’y arrêtai pas autrement, et j’allais dépasser la +porte Lormier, quand celle-ci s’ouvrit pour livrer passage à une dame en +noir que j’hésitai un instant à reconnaître, tant son visage était caché +par une voilette épaisse. Tandis que je cherchais en haut mademoiselle +Lormier, c’était elle en personne qui paraissait au bas. + +Amusé par la coïncidence, je n’hésitai pas à m’approcher. + +--Admirez, mademoiselle, la puissance mystérieuse de nos désirs secrets: +je songeais à vous! + +Elle fit un geste de surprise et, négligeant de tirer la porte derrière +elle: + +--Singulière occupation! Quel prétexte vous y incitait? + +--La vue de votre tour... Mais vous sortiez; moi-même, je rentrais; me +permettrez-vous de faire route avec vous? + +Elle se mit à rire: + +--Vous souhaitez donc bien me compromettre? + +Elle demeurait devant sa porte ouverte: impossible ainsi de savoir si +elle acceptait. Elle poursuivit, toujours riant: + +--Et... qui est malade chez les Traversot? + +Je haussai les épaules. + +--A quel propos pareille demande? + +--Parce que je vous vois revenir de l’hôtel de Thil. + +--Allons, répondis-je égayé par ce contrôle, que vous soyez au pied de +la tour ou au sommet, je vois que rien ne vous échappe. Rassurez-vous, +les Traversot sont tous en bon état. + +--Même la fille? + +Ceci était parti si net que j’en fus d’abord interloqué. + +--Mademoiselle Annette, comme les autres. + +Mais déjà un nouveau sourire éclairait mademoiselle Lormier. + +--Alors, plus de mariage à l’horizon? + +--Quoi! vous vous intéressez aussi?... + +--J’en ai entendu parler, probablement moins que vous; et d’ailleurs, +cela m’est indifférent. + +--Vous êtes une sage! + +--Ce qui signifie que, ne l’étant pas au même degré, vous venez de vous +informer à la source. + +Je la regardai avec inquiétude. + +--Décidément, murmurai-je, je ne cesserai pas d’admirer votre +perspicacité. S’y mêlerait-il de la rancune? + +--Non, fit-elle d’une voix un peu moins claire, je ne suis que désœuvrée +et m’amuse quelquefois à plaider le faux pour découvrir le vrai. Voici +d’ailleurs qui vous donnera la mesure de mes ignorances: qu’est-ce au +juste que mademoiselle Traversot? + +--Ne l’avez-vous jamais aperçue? + +--Si. + +--Hé bien! vous en savez autant que moi. C’est une jeune fille, et elle +paraît charmante. + +--Dans ce cas, une girouette au vent? + +--N’en avez-vous jamais vu qui, une fois orientées, restaient calées? + +--Vous croyez que celle-ci?... + +--Mais, mademoiselle, je ne crois rien: pas même que le vent souffle! + +Elle ne répondit pas. Tout à coup, elle s’était mise à surveiller la +rue: encore le faisait-elle distraitement. + +Je repris: + +--Vous ne me demandez pas qui est l’autre? + +--Quel autre? + +--Le futur... conditionnel. + +--Un temps dont je n’use pas. + +--Sérieusement, que pensez-vous de ce La Gilardière, qui doit passer à +vos pieds chaque jour? Au surplus... + +Je n’achevai pas; celui dont nous parlions venait de paraître. + +Il arrivait, une badine à la main, l’allure allègre. Je ne vous le +décrirai pas. Il me suffira de vous dire qu’il était beau, d’une beauté +peut-être un peu efféminée, peut-être pas régulière, mais telle qu’elle +provoquait l’envie. Il était beau comme mademoiselle Lormier était +laide. Ni pour l’un, ni pour l’autre, on ne pouvait ignorer cela. + +Comme nous nous taisions, nous étions, aussi, bien obligés d’entendre +son pas. C’était, on n’en pouvait douter, le pas d’un homme qui aime et +qui se sait aimé. Pourquoi sent-on de la sorte l’amour autour d’un être? +Parce que les talons de La Gilardière frappaient avec une certaine +cadence les pavés du Rempart, je compris tout à coup que madame +Traversot se leurrait d’illusions et que sa fille ne lui appartenait +plus. + +Quand il passa, il nous jeta un bref regard; mais nous aperçut-il? Il +était clair qu’à ses yeux, nous comptions autant que deux cailloux sur +la route. Il remarquait l’obstacle matériel que nous pouvions être: rien +de plus, rien de moins. + +Et puis, arrivé à l’hôtel de Thil, il poussa la porte sans même sonner. +Il rentrait vraiment chez lui; on devinait que rien n’aurait pu +s’opposer à sa venue, et qu’une hâte pareille répondait à la sienne, +derrière les murs silencieux. Ensuite, on ne le vit plus. + +Je me tournai vers mademoiselle Lormier. Elle continuait de contempler +la rue redevenue déserte. + +--Qu’augurez-vous de cette marche en fanfare? demandai-je. + +Mademoiselle Lormier tressaillit, rappelée à elle-même. + +--Ah! fit-elle, excusez-moi; j’étais en train de songer à mon père qui +m’inquiète depuis quelque temps. Je le sens nerveux et il a cessé tout +travail. + +Je répliquai distraitement: + +--Ne vous tourmentez pas: je crois savoir pourquoi ses inventions ne +l’intéressent plus. + +Et revenant à mon idée: + +--Si j’en crois les apparences, avant huit jours, vous verrez passer +aussi la mère du beau fiancé. + +Au même instant, mademoiselle Lormier qui s’appuyait, sans y penser, à +la porte demeurée entre-bâillée, faillit tomber en arrière. Quand elle +eut repris son équilibre, elle parut hésiter, puis brusquement: + +--Vous appréciez beaucoup la jeune fille? + +--J’ai déjà répondu qu’elle me paraît charmante. + +--Tant pis! à sa place, j’aurais moins de confiance dans un inconnu. + +Frappé du ton qu’elle y avait mis, j’attendis qu’elle complétât sa +phrase; mais elle n’ajouta rien. + +--Si vous avez appris quelque chose de sérieux, repris-je enfin, +peut-être serait-il bon d’éclairer mieux la lanterne. + +--Non, dit-elle, je formulais une opinion que je croyais répandue à +Semur. Au surplus, cher docteur, j’aperçois mon père: fermons le +feuilleton. + +Et tout en répondant aux signes de reconnaissance que nous adressait M. +Lormier: + +--Aidez-moi à obtenir qu’il vous consulte: je vous assure que sa santé +me préoccupe. + +Puis s’adressant à celui qui nous rejoignait: + +--Cette fois, père, j’ai retenu le docteur: tu ne peux plus lui +échapper. + +M. Lormier balbutia: + +--Elle veut, en effet... je comptais... + +Je ne sais pourquoi, j’eus tout de suite l’impression qu’il n’irait pas +plus loin. + +--N’est-ce pas demain jour de consultation? reprit mademoiselle Lormier. + +--Certainement. + +--Hé bien! comptez que mon père ira vous voir. + +--Entendu, je l’attends. D’ailleurs, il n’a pas l’air souffrant. + +--Je ne le suis pas, interrompit M. Lormier. + +--Alors, visite d’ami: ce n’en sera que plus agréable. + +Je regardais en même temps M. Lormier avec plus d’attention. Qui avait +raison? sa fille, ou lui? Point changé évidemment: la même mine que +l’autre jour, au Rempart... Mais quand approchent les grandes crises de +l’organisme, n’est-ce pas à d’autres signes indéfinissables qu’on les +dépiste: une modulation nouvelle dans la voix, des modes de penser +inaccoutumés, parfois un changement de caractère? La fêlure commence +toujours par l’âme. Et je m’avisai soudain d’un symptôme grave: ce +jaloux semblait avoir perdu sa jalousie. Me retrouvant en tête-à-tête +avec sa fille, il n’en manifestait aucun souci. Résolu de vérifier si je +ne me trompais pas, et sous couleur de changer de conversation, je +poursuivis: + +--Savez-vous, cher monsieur, que nous étions en train, mademoiselle et +moi, de parler encore d’amour? + +Il ne broncha pas: + +--L’amour de Dieu ne m’inquiète pas. + +--Il s’agit bien de cela! M. de La Gilardière venait de passer. + +--Tant mieux pour mademoiselle Traversot! + +--Ah! m’écriai-je, je vous prends aussi à en parler, comme tout le +monde! + +Mais à ma grande surprise, il ne sourit pas: + +--Non, dit-il, je n’en parle pas _comme tout le monde_ et même, à ce +propos, peut-être demain vous demanderai-je... + +--Rentrons-nous? interrompit mademoiselle Lormier. Tu parais fatigué. + +Nous échangeâmes de rapides serrements de main. + +--Demain donc, vers deux heures... + +--Oui, répondit mademoiselle Lormier pour son père. + +Je me retrouvai seul. Je m’expliquais mal les dernières paroles de M. +Lormier. Y avait-il donc un lien entre La Gilardière et lui? et encore, +de quelle manière, sous quel prétexte, prétendait-il me mêler à +l’histoire? + +--Bah! murmurai-je, je verrai demain ce qu’il en retourne! + +Ensuite, à grands pas, je m’éloignai du Rempart. Cependant, parvenu à la +hauteur de l’isthme qui rejoint la ville, je me retournai de nouveau, +peut-être pour chercher une réponse anticipée aux questions que +j’agitais, et voici le spectacle que j’aperçus. + +Sur la chaussée passaient un monsieur, la badine à la main, et les dames +Traversot. En arrière, mademoiselle Lormier, oubliant qu’elle devait +sortir, et remontée à sa tour, avait ouvert ses fenêtres toutes grandes; +accoudée à l’une d’elles, elle regardait les promeneurs... + + + + +IV + + +M. Lormier ne parut pas le lendemain, malgré sa promesse. Une semaine +s’écoula. J’avais cessé de l’attendre et ne songeais plus à sa visite, +quand j’eus la surprise de l’entendre annoncer. En l’apercevant, je me +rappelle avoir éprouvé même un peu d’humeur, ayant, je ne sais pour +quelle raison, besoin de ma fin d’après-midi. Je ne me doutais guère en +revanche que, grâce à lui, j’allais découvrir un aspect de la vie, et me +heurter pour la première fois à des idées qui, depuis lors, n’ont plus +cessé de me hanter. + +Il entra, l’air résolu, et sans montrer l’hésitation habituelle. + +--Me voici, dit-il; me portant à merveille, je ne viens pas consulter, +mais remercier l’ami que vous avez été pour nous. Il y a longtemps déjà +que j’avais décidé de le faire. Si ma démarche est tardive, cela tient à +ce que personne n’est jamais tout à fait maître d’agir comme il le +voudrait. + +Je répondis: + +--J’espère que vous ne vous êtes pas dérangé pour si peu, et je compte +bien que vous satisferez, par-dessus le marché, ma curiosité. + +--Votre curiosité? + +--Ne deviez-vous pas me parler des Traversot? + +J’allais ainsi droit au but. J’ai toujours trouvé que la méthode est +bonne. Il prit, au contraire, un air évasif: + +--Ah! oui, j’oubliais... seulement cela n’a plus d’importance. + +--Que comptiez-vous m’en dire? + +--Rien en vérité. Je croyais l’autre jour avoir besoin d’un conseil. Il +se trouve qu’il arriverait trop tard, la décision étant prise et... +exécutée. + +--Et moi qui rêvais de révélations sensationnelles! m’écriai-je. + +--J’hésitais précisément à les porter à qui de droit. Partagé entre le +scrupule de me mêler de choses qui ne me concernent pas, et le désir de +ne pas laisser duper des gens honorables, je comptais vous soumettre mon +embarras. Mais hier, conversant avec mon notaire, j’eus l’idée de lui +sortir mon cas. Jugez de ma chance: il gère aussi les intérêts des +Traversot, chose que j’ignorais. Sans que je l’aie voulu, ma conscience +s’est donc trouvée libérée, et le cas qui me troublait a cessé +d’exister. + +Je répliquai, désireux d’en tirer au moins le peu que je pourrais: + +--Tant pis: cela prouve du moins que vous connaissez M. de La +Gilardière. + +--Moi?... pas du tout. + +--Alors comment étiez-vous renseigné sur lui... car il s’agissait de +lui, n’est-ce pas? + +--Oh! un hasard trop long à expliquer... Une compagne de couvent de ma +femme qui, devenue dame de compagnie chez la mère du jeune homme, a +voulu s’informer près de nous des Traversot et qui, du même coup... bref +des histoires; fort heureusement, elles ne m’intéressent plus. + +--Allons! fis-je déçu, il reste que vous aviez songé à moi pour vous +éclairer dans une circonstance délicate: je vous en remercie. + +Tout ceci, échangé sans qu’il prît seulement la peine de choisir un +siège. Je crus qu’il allait repartir aussitôt; mais non, après avoir +regardé l’heure, il reprenait: + +--Si je ne dérange pas, puis-je m’asseoir? Depuis quelque temps, je me +sens vite las. + +Sans attendre la réponse, il s’affala ensuite sur un fauteuil. Du même +coup, l’air du début fit place à un autre, accablé. Ainsi qu’il arrive +fréquemment aux nerveux, après avoir paru prêt à tout renverser sur son +passage, il ne semblait plus capable que de crier grâce, comme un +coureur à bout d’étape. + +--Est-il bien sûr, demandai-je, que votre fille ait tort quand elle vous +pousse à vous soigner? + +--Oh! murmura-t-il, ma fille ne s’inquiète pas de moi autant que vous le +croyez... + +Et sa main, qui avait tenté de se soulever, retomba lourdement sur +l’accoudoir. + +--Je suis témoin pourtant du souci que lui donne votre état. + +--On parle, les mots s’envolent, l’âme est ailleurs... + +--Vous n’allez pas prétendre que votre fille soit indifférente à ce qui +vous concerne? + +Il releva la tête, me considéra un instant: + +--Non, soupira-t-il, je crois qu’elle m’aime encore. + +--Vous n’en êtes pas sûr? + +Il ne répondit pas. Je n’osai insister: j’attendais qu’il lui plût de +reprendre la conversation, là où il voudrait. Et ce fut alors un silence +d’autant plus pesant qu’à Semur, et sur la place que j’habite, il n’y a +jamais de bruits au dehors: les seuls que je connaisse sont au moment +des offices ou quand l’heure sonne à Notre-Dame. + +En même temps que j’attendais, j’eus aussi l’étonnement de m’apercevoir +que le visage de M. Lormier avait repris exactement l’expression de la +première nuit, au chevet de la mourante. Même aspect de relâchement +total, souligné par la torpeur du regard fixe. Il faut croire que les +traits humains disposent de bien peu d’éléments pour extérioriser l’âme: +ils ne diffèrent pas, qu’il s’agisse d’escompter la fin d’une +catastrophe ou d’en appréhender la venue! + +Soudain, il parut prendre une résolution définitive. Le regard redevint +net, se fixant sur le mien. Je compris que le sujet véritable de la +visite, encore inexpliqué, allait paraître. + +--Docteur, recommença-t-il d’une voix qui s’efforçait d’être posée, y +a-t-il des cas où l’on soit fou, tout en gardant la conscience nette de +sa folie? + +--Ouais! m’écriai-je, à quel propos ces balivernes? + +--Parce qu’obsédé par une pensée que la raison des autres jugerait +démente et qui doit l’être par conséquent, je ne la discute plus et +l’accepte. + +--Et peut-on connaître de laquelle il s’agit? + +--Entre ma fille et moi, il y a quelqu’un. + +--Qui? + +--J’ai dit _quelqu’un_: si je savais qui, je ne serais pas ici. + +De nouveau, son visage changeait. J’y déchiffrai une telle angoisse que +brusquement une pensée m’étreignit. Le drame--que, l’autre jour, +candide, j’attendais seulement pour des temps à venir,--aurait-il déjà +paru? + +Ne sachant plus très bien si je voulais le confesser ou le consoler, je +pris ses mains dans les deux miennes, et m’efforçant de ne rien laisser +voir de mes appréhensions: + +--Vous êtes fou, en effet, cher monsieur, mais d’une folie sans fièvre +et dont je vous ai donné le nom, quand nous étions au Rempart: la +jalousie. + +Il secoua les épaules. + +--Je vous affirme que je ne me trompe pas. + +--Je vous affirme aussi que la jalousie est un état dans lequel on +s’épuise à interpréter le réel à la lueur d’une chimère. Qu’on écarte +celle-ci, tout redevient clair. Dès qu’on se sait jaloux, d’ailleurs, la +moitié de la cure est réalisée: la seule difficulté est de le +reconnaître. Essayez. + +Il avait paru m’écouter attentivement: cependant, à peine eus-je achevé +qu’arrachant ses mains prisonnières, il répéta: + +--Non, je ne me trompe pas... + +Puis martelant les mots, comme s’il prétendait les graver mieux dans mon +cerveau: + +--Aucune chimère ne me trouble; j’ai des yeux et ils voient. Ma fille +n’est plus à moi: quelqu’un me l’a prise. Nous avons l’air encore de +vivre en tête-à-tête: ce n’est pas vrai, entre elle et moi, il y a +_lui_! + +Convaincu que plus je garderais de ménagements et plus il s’entêterait +dans ses affirmations sans les éclairer d’aucune manière, je ripostai +alors rudement: + +--Pour prendre votre fille, il faudrait d’abord pouvoir en approcher! +Vous ne vous quittez pas. Elle sort si vous sortez, et rentre quand vous +rentrez. Et qui connaissez-vous ici? Quelques prêtres, des voisins, +personne... Nulle maison plus fermée que la vôtre! Songez que, lorsque +vous m’avez appelé, j’avais à peine entendu prononcer votre nom! Ma +venue a été un fait tellement extraordinaire que vous en avez conçu, un +instant, les pires craintes; celles-ci se sont dissipées, soit, mais +jugez des autres! Le voilà, le réel! Y ajouter quoi que ce soit est +inductions et sottises. Quant au traitement, il dépend de vous seul. La +jalousie n’est pas une maladie: elle est un vice. On ne s’en guérit pas +avec des drogues: on s’en corrige. A vous de la dompter, comme on y +arrive pour la morphine ou le vin. + +Il s’était remis à m’écouter avec l’avidité de l’enfant qui tente de se +rassurer auprès d’une grande personne. Peut-être aurait-il été déçu si +je ne lui avais pas dit ces choses qu’il s’était déjà dites, et +précisément de cette manière; mais, comme auparavant, je sentais aussi +que mes paroles glissaient sur lui sans l’atteindre, telle une averse +sur des ardoises. Quand il comprit que j’avais fini, ce fut cette fois +sur un ton rectiligne qu’il reprit: + +--Vous avez raison, le réel est cela: deux êtres qui _matériellement_ ne +se quittent pas, que jamais ou très rarement un tiers _visible_ ne +distrait; deux êtres encore qui mangent à la même table, sont abrités +par le même toit, échangent des _apparences_ de confidences avec une +_apparence_ d’abandon... Seulement, est-ce tout?... Quand ma fille ne +croit pas que je la surveille, avez-vous _vu_ ses yeux?... des yeux +d’absente!... Quand, après un long silence, je m’avise de lui parler, +avez-vous _vu_ l’effort de son visage pour revenir au présent? Quand +nous sommes à table, avez-vous _vu_ avec quelle attention elle surveille +le moindre bruit de rue, et, si par hasard quelqu’un passe, avec quel +art elle invente un prétexte pour approcher de la fenêtre et vérifier si +par bonheur ce serait _lui_? Pas de tiers visible, c’est exact: mais à +quel moment celui dont je parle consent-il à nous quitter? A lui, les +seuls vrais sourires de ma fille! Essaie-t-elle de livrer un peu +d’elle-même, comme elle s’adresse à lui! Pas une phrase qui ne passe +alors par-dessus moi, pour l’aller retrouver, je ne sais où! Il est là, +vous dis-je, sans répit, dans nos silences douloureux, nos causeries +importunes; non seulement il a violé la demeure, mais il s’étonne de m’y +trouver: avant longtemps, il tentera de m’en chasser! + +Il conclut: + +--Et puis, qu’ai-je besoin de _voir_? Si par hasard vous avez jamais +aimé, ce dont je vous plaindrais, fallait-il que vous _vissiez_ pour +apprendre quand on était las de votre présence? Vous le _sentiez_! Ce +que l’on sent est autrement certain que ce que l’on voit. Sentir, c’est +happer l’impondérable, tâter l’invisible, atteindre là où le regard ne +pénètre pas. Dans un doute poignant, je vous le demande, est-ce vos yeux +que vous consultez ou la perception intime, continue, que la raison +méprise et qui, heureusement, veille à sa place pour notre garde? + +Tandis qu’il parlait ainsi, j’avoue qu’une partie de son discours +m’échappait; j’étais trop à la découverte de l’homme nouveau qui se +révélait. Je ne savais pas encore que l’âme s’abrite toujours derrière +de fausses apparences, comme l’amande derrière une coque et qu’il faut +le marteau de la souffrance pour les briser. J’avais connu jusqu’alors +un Lormier un peu falot, un peu rêveur, et dont l’unique originalité +consistait dans une tendresse paternelle qui confinait à l’état maladif: +c’était un autre que j’écoutais, certainement le seul vrai, un autre, +maître de sa pensée et de sa parole, soulevé par la passion et +l’analysant comme si elle lui demeurait étrangère, tour à tour +s’exprimant avec la monotonie d’un greffier et plongeant brusquement +dans le détail subtil de sentiments inexprimés, mais toujours avec une +telle force logique que je commençais à subir l’entraînement de ses +raisons. Se trompait-il d’ailleurs? Sans aller jusqu’à le croire tout à +fait, je me sentais ébranlé. Déjà, je ne criais plus à l’impossible. +Après tout, qu’il fît erreur ou non, le fait de deux êtres amenés à +vivre ainsi l’un près de l’autre, en simulant une confiance qui n’existe +plus, n’était-il pas déjà par lui-même un drame certain? + +--Admettons, répondis-je enfin après une courte réflexion. Il est +entendu que le cœur de votre fille ne vous appartient plus, ou plutôt +qu’il se partage entre vous et un autre. Il existe, semble-t-il, un +moyen assuré d’obliger _l’autre_ à découvrir son visage et,--très +probablement,--de l’écarter. Votre fille a l’audace de la vérité: +interrogée, elle répondra. Ayez le courage d’aller droit à l’ennemi, +demandez le nom, et après..., après, suivant ce qu’il sera, vous +chasserez l’homme, ou, s’il est digne d’elle, donnez-le lui! + +--Inutile. J’ai posé la question: Geneviève s’est tue. + +--Ah! murmurai-je, voilà qui est plus grave; il y aurait donc un +obstacle qui vient d’elle ou de lui. Le soupçonnez-vous? + +--Il n’y en a pas. J’ai osé aussi tout dire à ma fille, même qu’elle +était riche, même que je pardonnais à cet homme! + +--Et s’il aimait ailleurs? + +--Allons donc! Croyez-vous ma fille de taille à se contenter des restes +d’une autre? + +--Dans ce cas, j’en suis fâché pour votre clairvoyance: le sentiment +vous trompe, votre fille n’aime pas, et je reviens au premier +diagnostic: des chimères! + +--Chimères étrangement réelles, puisque nous en serons bientôt à ne plus +nous connaître sous un même toit! + +--De grâce, pas de grands mots: vous n’en êtes pas là. + +--Croyez-vous? + +Il me considérait avec un air de défi. Je pensai qu’il allait entrer +dans de nouveaux détails, mais non: ses paupières s’abaissèrent, et +comme, pressentant la discussion sans issue, je ne répliquai rien, nous +eûmes la sensation que tout s’arrêterait à ce point. + +Quelques secondes s’écoulèrent dans une indécision pénible. Je +m’attendais à la voir tranchée par un départ. De fait, M. Lormier se +leva: seulement, ce fut pour se promener à travers mon cabinet. Nous +imaginions n’avoir plus rien à nous dire, et ce qui allait suivre devait +nous plonger au cœur même des questions que je vous ai posées tout à +l’heure... + +Oublieux de ma présence, M. Lormier, à ce moment, était en effet en +train de se replier sur sa propre vie, pour découvrir quelles lois la +conduisaient. + +L’homme est toujours ainsi, rebelle au cas particulier. Parce qu’il +place en lui-même le centre de l’univers, il prétend ne subir que des +lois universelles, et s’indigne de ne pouvoir conclure de son aventure +misérable à la destinée de tous. + +Quand il eut marché un assez long temps, M. Lormier s’arrêta brusquement +devant moi: + +--Si je savais au moins pourquoi je souffre! s’écria-t-il. Il y a des +gens pour croire en Dieu: sérieusement, que penseriez-vous d’un homme +apportant à ses rigueurs la dixième partie de l’incohérence qui préside +à nos vies et que ces gens taxent de providentielle? + +J’allais tenter de répondre; il m’arrêta d’un geste rude. + +--De grâce, ne m’interrompez pas! J’ai besoin de crier. Je ne suis même +venu que pour cela. Dans une heure d’abandon, j’ai commencé l’autre jour +de me livrer à vous: autant continuer jusqu’au bout. De cette façon, il +n’y en aura jamais qu’un à être informé!... Oui, qui décide du lot de +bonheur ou de malheur attribué à chacun? Au nom de quelle justice y +a-t-il des êtres comblés, et d’autres toujours broyés? Tenez, moi, par +exemple... + +Il jeta autour de nous un coup d’œil circulaire, comme s’il dominait une +foule suspendue à son récit: + +--Voulez-vous le compte de ce qui me fut octroyé? Dès mon enfance, gêne, +misère et maladie. Mes parents étaient de pauvres vanniers qui allaient +de village en village, gagnant au jour le jour de quoi manger. Encore, +si humble soit-elle, pareille origine pouvait-elle rester honorable? +Point: mon père, faussement accusé de grivèlerie, est mort en prison. +Quant à ma mère, j’ignore comment elle a fini: personne, cela va de soi, +n’a paru autour de moi pour entretenir son souvenir. Ainsi, un début de +gueux, et l’aurore d’une vie que je n’avais point sollicitée, tarée +avant même que j’aie pu m’en rendre compte. Où est mon délit jusque-là? +Pour quelle dette suis-je déjà recherché par le sort?... Mais +continuons... Donc, on me recueille dans une ferme pour garder les +bêtes; je vais à l’école; le curé fait de moi un enfant de chœur; +finalement, je suis expédié au petit séminaire, tant on me trouve +intelligent. L’intelligence! Ah! cette fois, vais-je me plaindre? Je +pouvais n’être qu’un berger idiot, et grâce à une cervelle que je n’ai +pas plus choisie que je n’avais désiré l’existence, je vais devenir +apprenti curé! Je suis honnête aussi,--le sort, vous le voyez, me +prodigue les dons de qualité supérieure,--et ne pouvant me résoudre à +vivre d’une vocation que je n’ai pas, je m’enfuis à Paris, honni par mes +bienfaiteurs, sans autre désir que de satisfaire une soif d’apprendre +qui m’a été injectée comme un venin, que je croyais exceptionnelle, et +qui était celle de tout le monde. Nouvelle chance, direz-vous: comptez +vite, nous arrivons au bout. Aussi bien, peu importe comment je devins, +non pas un savant, non pas même un ingénieur de talent, simplement un +bon ouvrier de laboratoire, honnête, ingénu grâce à la pauvreté, et dont +on disait que peut-être il ferait fortune. C’est à ce moment que j’ai +rencontré ma femme et que l’amour a paru dans ma vie... + +Il eut une sorte de hoquet convulsif. + +--L’amour... Regardez-moi: ce mot, dans ma bouche, a l’air d’une +gageure. Cependant toute l’humanité, belle ou laide, grande ou vulgaire, +tout ce qui pense et tout ce qui sent sur notre boule de terre, ne le +prononce-t-il pas de même et avec un égal frémissement? Si j’avouais +qu’en découvrant l’amour, j’ai trouvé l’existence un bienfait et cru +qu’elle a de quoi se faire pardonner le reste? Il était donc possible de +mettre contre son cœur un autre cœur battant à l’unisson, et, côte à +côte, des pensées qui, pareilles à une fonte en fusion, ne seraient plus +qu’un grand jet lumineux! Entrevoir une telle ivresse, soupçonner +seulement qu’on en approche, n’est-ce pas assez, je vous le demande, +pour rendre le présent ineffable, et le passé inconsistant? En revanche, +que j’aie attendu ce miracle, que j’aie cru le pouvoir vivre, de quel +nom nommerez-vous cette cruauté, vous qui savez que cela n’a pas été? +Paix à la morte! j’ai trouvé dans mon mariage les rations de confort que +beaucoup auraient souhaitées et je ne souhaite à personne la misère et +la soif qui m’y ont consumé... Paix à la morte, encore un coup! Mais +pourquoi la passion d’aimer qui m’a dévoré, et ce don fatal attaché à +l’être, comme une robe de Nessus, sinon pour mieux faire _souffrir_? +Souffrir!... enfin, voici le mot lâché; il n’explique rien mais commence +et conclut tout. La souffrance est injuste, bête, incompréhensible; elle +ne conduit nulle part, elle est inutile; et, pareille à une bête de +proie, elle ne guette que certains, s’en repaît, s’en amuse et va pour +prolonger son plaisir jusqu’à négliger tous autres gibiers à sa +portée... Ma femme n’est plus là pour me séparer de ma fille: Dieu +merci! c’en est fini des heures cruelles, je vais être libre d’adorer +mon enfant? Sottise! La bête m’ayant pris au début sous sa griffe ne me +lâchera point: non seulement ma fille m’échappe, mais j’en suis à +redouter qu’un inconnu ne la torture. Cependant, ailleurs, d’autres +s’obstinent à être heureux! vous, ce La Gilardière dont nous parlions, +ce boutiquier peut-être que j’aperçois là, au seuil de sa boutique... Je +connais des voleurs triomphants, des cœurs que l’amour comble, bien +qu’ils soient à soulever de dégoût... Alors je demande: au nom de quoi +ceux-ci plutôt que ceux-là? Quelle est la règle qui protège? On parle +d’un Dieu: où est-il? d’une justice: où la trouve-t-on? + +Je me suis efforcé de reproduire ce long discours tel que je l’entendis. +Ce que je ne puis rendre, c’est l’impression extraordinaire que +donnaient la mimique de cet homme, la variété du ton, les alternances +d’une voix tantôt basse comme pour confier un secret, tantôt éclatant +sous la révolte ou brisée par un sanglot mal contenu. Et quelle +sensibilité exaspérée dans ces aveux arrêtés à mi-route! car il était +évident que plus le récit approchait de l’intime de sa douleur, moins il +parvenait à s’exprimer. A peine quelques mots sur le naufrage de son +amour, rien sur le drame actuel. + +Au dernier cri, enfin, il passa la main sur son front, de l’air d’un +homme qui s’éveille. Peut-être ne se rendait-il pas compte de tout ce +qu’il avait dit. Puis, s’interrompant soudain: + +--Je vous demande pardon, balbutia-t-il, je crois que je me suis +égaré... + +Et de nouveau, nous demeurâmes silencieux. + +Que répondre en effet aux questions qu’il posait? Quelle justification +lui donner de la souffrance imméritée qui l’avait amené, pantelant, dans +mon cabinet habitué jusqu’alors à n’entendre que le cri de la chair +douloureuse? Cependant, si impuissant que je fusse à l’éclairer, +pouvais-je aussi continuer de me taire? A de certains moments, et quoi +qu’elle prononce, la parole humaine est source d’apaisement. Après avoir +hésité, j’approchai de lui, et prenant ses mains comme au début: + +--Cher monsieur, combien je vous plains! Les problèmes que vous soulevez +sont, hélas! sans solution. D’ailleurs, à quoi bon la chercher? Nous +vivons dans l’inexpliqué. Que la souffrance soit un don divin ou l’œuvre +d’un destin malfaisant, qu’elle perde ou non son mystère, elle pèse du +même poids. En revanche, je doute qu’un bilan, tel que vous tentiez tout +à l’heure de l’établir, puisse être exact: il y manque toujours quelque +chose, et parfois l’essentiel. On ne néglige aucune douleur, on ne +compte pas les joies. S’efforce-t-on de le faire, il n’est pas de +commune mesure entre les unes et les autres. J’ajoute que, s’il en +existait... + +Il m’interrompit: + +--Je devine que vous allez dire: tout se compense. Ce n’est pas vrai. + +--J’entends bien, repris-je à mon tour, vous croyez au voleur +triomphant: accepteriez-vous pourtant de prendre sa place? Pour changer +de sort, changeriez-vous d’âme avec lui? + +Il haussa les épaules. + +--Vous pensez que je refuserais?... La vérité est que je ne sais pas... +on ne sait jamais rien. + +--Si, on sait parfaitement qu’il existe, jusque dans la pire, un bien +qui le balance. Par exemple, imaginez une seconde que, d’une manière ou +d’une autre, votre fille cesse d’exister... + +Il eut un cri: + +--Taisez-vous! + +--Vous voyez bien! Même s’il n’était pas imaginaire, votre supplice +actuel se double encore de joies dont la seule pensée qu’elles +pourraient disparaître vous fait pâlir d’effroi. Alors, cessons de +discuter. Que votre cœur s’apaise! qu’il tue la chimère! et... + +Je le regardai avec une pitié sincère. Son accablement me touchait. + +--... Et quand vous aurez encore envie de crier, comme tout à l’heure, +n’hésitez pas à revenir. Vous trouverez ici, je vous l’affirme, une +compréhension affectueuse et le secours d’un ami. + +Ayant remercié d’un signe de tête, il prit son chapeau sans répliquer et +se dirigea vers la porte. + +Je compris qu’arrivé à ce point, il n’aurait pu poursuivre. Moi-même, +changeant d’attitude pour l’accompagner, m’efforçai de reprendre un ton +plaisant. + +--Admirez, dis-je tandis que nous descendions ensemble, combien c’est +toujours l’imprévu qui vient. J’avais compté apprendre grâce à vous des +merveilles sur La Gilardière, et je ne saurai rien, pas même s’il est +amoureux de votre fille! + +Un pâle sourire erra sur la face désolée de M. Lormier. + +--Oh! pour celui-là, je suis tranquille! Tout le fâcheux que j’en ai su +me venait par Geneviève. + +Sur le seuil, il dit encore: + +--Je reviendrai peut-être... probablement... + +Je songeais de mon côté: + +--Pauvre homme! je le reverrai avant huit jours. + +Or, non seulement il ne devait plus reparaître dans ce lieu, témoin de +notre amitié naissante, mais convaincu d’avoir atteint au sommet de son +calvaire, à peine commençait-il d’en gravir les premières marches. + + + + +V + + +J’ai toujours pensé que si une intelligence humaine était en mesure de +percevoir les millions d’aventures individuelles qui s’entrecroisent à +une heure donnée, la notion du hasard s’effacerait pour elle. +L’enchevêtrement de tant de faits, dus en apparence aux seules +fantaisies du sort, est en réalité le produit d’une logique implacable. +C’est pourquoi je demande à interrompre une seconde fois mon récit, au +profit d’une poussière de menus événements tous relatifs encore au +mariage de La Gilardière. Précisément parce qu’il est resté dans +l’aventure Lormier une part de mystère, je m’en voudrais de négliger +rien. A vous ensuite de juger du fond et de lier entre elles des parties +que vous jugeriez devoir l’être. + +Donc, après la visite que je viens de raconter, un temps s’écoula durant +lequel je m’attendais chaque jour à voir reparaître M. Lormier. Attente +parfaitement vaine. Il ne vint pas. Je cessai même d’en avoir des +nouvelles, n’allant pas du côté du Rempart, et ne l’ayant plus rencontré +dans Semur. En revanche, il sembla brusquement que l’aventure +Traversot-La Gilardière remplît l’horizon visible. + +Il y eut d’abord l’annonce de l’arrivée prochaine de madame de La +Gilardière. On donnait du même coup des précisions sur celle-ci. Elle +habitait Paris, mais possédait, assurait-on, un hôtel somptueux à +Orléans et des propriétés en Beauce que, pour des raisons inexpliquées, +elle ne visitait jamais. Ses sentiments religieux ne pouvaient faire +doute, car son fils aîné, seul frère de La Gilardière, entré fort jeune +dans les ordres, desservait actuellement, en qualité de vicaire, une +paroisse de Versailles. On affirmait enfin que, si excellente chrétienne +qu’elle parût, elle aimait l’argent, et exigerait certainement une dot +des Traversot. Comme il était douteux que ceux-ci pussent la fournir, on +en concluait que le projet sombrerait au cours du voyage. + +Puis, ce fut une autre histoire. Plus d’arrivée en perspective. Madame +de La Gilardière ne viendrait pas. Le mariage était rompu. La raison? Un +conte à dormir debout. La Gilardière n’était pas La Gilardière, mais +prosaïquement un sieur Manchon, frère de l’abbé Manchon fort lié avec +l’abbé Valfour, lequel, comme on sait, avait été des premiers à +patronner dans Semur le nouvel arrivant. + +Alors, pourquoi ce titre, et comment expliquer que l’abbé Valfour, si +honorablement connu, se fût prêté à une usurpation d’état civil, quitte +à compromettre la famille la plus notable du pays? Ici les explications +variaient. L’une d’elles, très répandue, consistait à affirmer la +naissance illégitime de La Gilardière. Faute de pouvoir le reconnaître, +sa mère l’avait fait inscrire sous un nom de fantaisie, peut-être celui +du lieu de naissance. Quant à concilier pareille aventure scandaleuse +avec ce qu’on affirmait de l’intransigeance de madame de La Gilardière, +c’était affaire aux habiles, et, de plus, sans importance. + +Bientôt, d’ailleurs, un fait donna tort à tout le monde. Si, en effet, +madame de La Gilardière ne paraissait toujours pas, si même les +Traversot avaient fait subitement une absence de quelques jours, l’hôtel +de Thil se rouvrit. La Gilardière continua d’y fréquenter comme avant. + +Ainsi groupés, de tels racontars prennent un aspect incohérent, j’en +conviens. Était-il assuré pourtant qu’il ne s’y trouvât que du roman? +Plus d’une fois, les recueillant, je me rappelai que M. Lormier avait +hésité à communiquer au notaire des Traversot un renseignement «à défaut +duquel des personnes honorables risquaient d’être dupées». +Inconsciemment, il s’établit de la sorte au fond de moi une sorte de +lien mal défini entre les deux histoires. Je m’habituai à les associer +comme si véritablement l’une eût conduit l’autre. Vous verrez plus loin +quelles inductions je me risquai même à en tirer... + +On en était là, c’est-à-dire qu’en dépit du tourbillon de médisances qui +emportait la ville, les intéressés suivaient paisiblement leur chemin, +quand une aventure mystérieuse bouleversa les cervelles et provoqua le +dénouement. + +Mais auparavant, que je mentionne encore une courte et fortuite +rencontre avec M. Lormier. Ce devait être la dernière d’ici longtemps, +et elle eut lieu précisément la veille du jour où le scandale éclata... + +Ce soir-là, je ne sais pourquoi, pris d’un irrésistible désir de +solitude et de flâne, je m’étais décidé à me rendre au Rempart. Il y a +des heures, où, fût-on libre d’inquiétudes et parfaitement heureux, on +éprouve ce que j’appellerais volontiers la nostalgie de la mélancolie. +N’importe qui a connu cela. Arrivé à la promenade, je m’installai sur un +banc, et face au paysage paisible, savourai la tristesse qui m’accablait +sans cause. Elle m’oppressait comme si ma misère eût été véritable, et +je n’aurais pu dire cependant à quoi elle tenait ni pourquoi elle était +venue. Las de rêver, je m’apprêtais à repartir, quand au bout du mail +surgit à son tour la silhouette de M. Lormier. Il avait l’air de se +diriger vers moi et je crus qu’il m’avait aperçu. En réalité, il +regardait bien devant lui, mais tout entier à ses pensées, ne voyait +rien. + +Mon premier instinct fut de m’enfuir, tant je souhaitais garder intacte +la tranquillité que j’étais venu chercher. Je réfléchis ensuite que je +risquais de me montrer impoli et que le mieux serait d’expédier +rapidement la corvée que le hasard m’imposait. + +Allant à sa rencontre, je l’abordai, le premier. + +--Voilà, dis-je, une heureuse coïncidence. Il faut venir ici pour avoir +de vos nouvelles. Êtes-vous mieux, au moins, et vos soucis se sont-ils +un peu dissipés? + +Tiré d’une rêverie profonde, M. Lormier ne put réprimer un léger +sursaut, puis, revenant à lui, non sans peine: + +--Ah! c’est vous, docteur? En effet, je suis bien... tout à fait bien... + +--Votre fille? + +--Ma fille aussi. + +--Toujours à sa tour? + +Il eut d’abord l’air de ne pas comprendre. + +--Vous voulez dire dans sa chambre?... Oui... c’est-à-dire, non... enfin +elle y est en ce moment. + +--J’entends bien qu’elle n’y saurait demeurer sans cesse! Rappelez-lui +de ma part que l’exercice est excellent pour son cas. + +--Inutile: elle ne vous obéit que trop. Depuis une semaine, elle est +toujours par voies et par chemins. + +--Parfait. L’accompagnez-vous? + +--Moi? + +Il hésita. Une ombre passa sur son visage. + +--Non, je n’ai plus le temps... Imaginez-vous que je me remets au +travail. + +--De mieux en mieux: rien ne peut être plus favorable. + +--Cela réussit aussi à Geneviève: je l’ai rarement vue si gaie. + +--Allons, m’écriai-je en guise de conclusion, j’avais donc raison! vous +voyez que tout s’arrange. + +Il me regarda encore, mais de l’air d’un homme qui n’y est pas. + +--En effet. + +Puis, comme las de l’effort d’avoir tant parlé: + +--Charmé de la rencontre... A une autre fois! + +Il inclina la tête et repartit. + +En dépit de ses assurances, il ne semblait pas, à le voir, qu’il fût +sorti de soucis. Je rentrai obsédé malgré moi par la pensée de +l’extraordinaire dissentiment qui torturait désormais ce père et cette +fille. J’avais en même temps l’espoir irraisonné qu’une chose +surviendrait bientôt qui me ramènerait au cœur de l’aventure, ou bien y +mettrait fin. Je ne me trompais qu’à demi: vingt-quatre heures plus +tard, on apprenait l’affaire du vol. + +Par qui fut-elle révélée? Comment en un après-midi une ville entière +s’en trouva-t-elle bouleversée? Je l’ignore, et ne tenterai pas de +l’expliquer. C’est à de pareils faits que se découvre la puissance de la +police anonyme dont je parlais tout à l’heure. + +Quoi qu’il en soit, le vol ayant eu lieu vers onze heures, dès midi +l’annonce en était donnée, heurtait une porte après l’autre, courait, +s’enflait de gloses décisives, si bien qu’à deux heures il était clair +déjà que l’étranger ne pourrait résister et n’avait plus qu’à partir: la +ville enfin avait vaincu! + +Résumés, les faits constatés étaient les suivants: + +Dans la matinée, le banquier Chasseloup avait déposé sur la table de son +cabinet de travail une liasse de dix billets de mille francs. Quand il +voulut la reprendre, elle avait disparu. Il cherche, bouleverse ses +papiers, interroge discrètement. L’évidence s’impose: sans doute +possible, il y a vol. Mais qui a pu le commettre? + +Ici l’inexplicable. Dans le bureau de Chasseloup, en effet, ne +pénétraient que Chasseloup,--cela va de soi,--La Gilardière, +éventuellement des clients notoires de la banque et enfin un garçon de +bureau nommé Broquant. Ce matin-là, on n’avait pas connaissance qu’aucun +client se fût présenté, et la pièce n’avait cessé d’être occupée tantôt +par Chasseloup, tantôt par La Gilardière, tantôt enfin par tous les +deux. S’il y avait eu détournement, force était de choisir entre trois +personnes: Chasseloup lui-même, ce qui était ridicule, La Gilardière, ce +qui ne l’était pas beaucoup moins, enfin Broquant, vieil homme d’une +honorabilité reconnue et qui, de plus, aurait dû opérer sous les yeux +mêmes des patrons, alors que tant d’autres occasions meilleures +s’étaient auparavant trouvées à sa portée. + +L’opinion populaire, elle, n’hésita pas. Pour tout Semur, La Gilardière +devint le coupable. On découvre toujours des raisons valables à +l’absurde. En somme, La Gilardière passait pour mener grand train: or, +que savait-on de ses ressources? Rien. Il y a d’ailleurs voleur et +voleur. La Gilardière, gêné par une échéance, n’aurait évidemment pas +songé à détrousser un passant: rien d’excessif en revanche à lui imputer +un emprunt momentané, auquel Chasseloup n’eût peut-être pas consenti de +plein gré, et qui, la passe difficile franchie, serait restitué de la +même manière mystérieuse. Autre chose: aucune plainte ne partit de la +banque; sans les recherches faites en première heure par Chasseloup, on +aurait même tout ignoré. Nouvelle charge contre La Gilardière. Dès lors +qu’on avait songé à lui céder l’entreprise, pouvait-on rendre public un +éclat qui eût prouvé avec quelle légèreté Chasseloup s’apprêtait à +traiter? Je vous fais grâce du reste. Vous avez le principal. + +Ce que je voudrais rendre, est la folie qui suivit. Je n’ai jamais senti +à ce degré combien _une opinion_, même stupidement orientée, peut +devenir un impondérable irrésistible. A Paris, où le regard ne pousse +jamais au delà d’une façade, on ne saurait le comprendre: on ne +rencontre les grandes lames qu’au milieu de l’océan et loin des côtes, +et pareillement, il faut la solitude de la province pour découvrir de +tels remous. Ce n’est aussi qu’en province que se trament les +machinations véritables, j’entends par là celles que non seulement la +justice ne peut atteindre, mais qui frappent leur homme sans que +celui-ci soupçonne d’où vient le coup. + +En apprenant ces sottises, je haussai d’abord les épaules. J’en vins +ensuite à me demander si l’on ne se trouvait pas précisément devant une +tentative savamment combinée pour prendre un adversaire contre lequel +les efforts précédents avaient échoué. Je me le demande encore. Mais +allez-y voir! Tout compte fait, je ne fus pas loin non plus de +considérer, avec la plupart, que La Gilardière avait au moins le tort de +beaucoup faire parler de lui. Je ne devais pas le penser longtemps. Deux +jours plus tard, en effet, on sut que les billets avaient été retrouvés +précisément dans son bureau. En revanche, l’essentiel était obtenu: La +Gilardière venait de partir sans crier gare. Il ne revint plus. Il était +écrit qu’Annette Traversot resterait fille. + +Autant la tempête avait soufflé violente, autant la victoire fut +accueillie avec calme. Subitement les langues s’arrêtèrent. Plus de +retours sur le passé. Il semblait positivement qu’aucun La Gilardière +n’eût existé, ou, si l’on veut, l’équipage l’ayant jeté par-dessus bord, +le navire continuait sa route, et rien dans le sillage ne décelait qu’un +homme eût disparu. + +Ah! cela encore est bien particulier à la province, qu’elle puisse ainsi +se passionner pour ou contre un étranger et que, celui-ci reparti, elle +oublie du jour au lendemain jusqu’à son nom! Les Traversot eux-mêmes +affectèrent d’ignorer que leurs espoirs avaient sombré. On mit cependant +un certain empressement à leur rendre visite, sans doute par manière de +condoléance, et je dus me résoudre à y aller, comme les autres, mais +j’attendis pour cela qu’une quinzaine se fût écoulée. + +Si maintenant vous me demandez quels liens rattachent ces faits à la vie +des Lormier, je vous répondrai bien entendu: «Aucun, si l’on s’en tient +aux vraisemblances». En revanche, peut-être serez-vous frappés comme moi +de la coïncidence qui va suivre. + +En me rendant chez les Traversot, je m’étonnai tout d’un coup de n’avoir +plus de nouvelles des Lormier. Passer devant leur maison, n’était pas un +détour. Mais voici qu’en approchant j’eus l’extrême surprise de voir les +volets clos, la porte barricadée. + +Alors, résolu d’en savoir plus, je m’informai près d’un voisin. + +--M. Lormier serait-il absent? + +--M. Lormier a dû partir mardi passé. + +--Savez-vous quand il sera de retour? + +--Mais, monsieur, puisque je vous dis qu’il est parti... tout à fait +parti... voire même que la maison est présentement à louer. + +--Alors sa fille? + +--Sa fille est avec lui. + +--Et ils n’ont point dit où ils allaient? + +--Ah! pour cela, monsieur, nous ne savons pas. + +Ainsi, comme La Gilardière, les Lormier eux aussi s’étaient envolés sans +prévenir! + +Abasourdi, je contemplai la demeure vide et me surpris à murmurer: + +--Il eût au moins été convenable de m’envoyer un avis de congé! + +En réalité j’éprouvais une violente déception. On a toujours quelque +peine à fermer un livre à mi-chemin du dénouement, surtout si l’on se +croit sûr de ne jamais le rouvrir. Pouvais-je me douter en effet qu’une +heure viendrait où j’en saurais autant que M. Lormier, où même, allant +plus loin, je me flatterais de soupçonner la vérité inconnue de lui?... + + + + +VI + + +Ce jour vint quatre ans plus tard. + +J’achevais à Paris mon voyage de vacances. La veille du départ, tenté +par un admirable après-midi d’automne, j’avais pris le train pour +Versailles et me promenais dans le grand Trianon. + +Je ne sais si vous avez le goût de Versailles? Le parc m’a toujours +semblé de dimensions forcées. Quelque chose comme un Saint-Pierre de +Rome devenu forêt... Au grand Trianon, en revanche, plus d’espaces +démesurés, des proportions humaines, et, parce que les passants n’y vont +pas, une solitude qui enchante. A peine de temps à autre un bruissement +d’ailes traverse-t-il le silence; des écureuils fuient, les branches +molles se balancent sans murmurer, et rien n’est beau comme ce lieu +désert où la nature et l’homme unirent leurs forces, pour la seule joie +des nuages qui passent par-dessus lui. + +J’arrivais à peine et commençais d’errer à ma fantaisie, quand, non loin +du buffet, un second promeneur se montra. + +Soit désœuvrement, soit déplorable manie provinciale, j’eus aussitôt le +désir de voir de près l’homme rare qui partageait mon goût. Revenant sur +mes pas, je me mis en mesure de le dévisager. + +Autant que j’en pouvais juger à distance, c’était un vieillard vêtu de +noir, coiffé d’un feutre à larges bords, et dont la figure, en partie +cachée, frappait par sa pâleur extrême. La coupe des vêtements, leur +usure, les taches que la grande lumière y révélait sans mystère, tout +marquait sinon la pauvreté, du moins une absence de soins, corollaire +fréquent de la personnalité qui s’abandonne. + +Cependant, à mesure que je me rapprochais, la tournure, l’ensemble de +l’être me donnaient la sensation du déjà vu. Je me demandais: «Où ai-je +rencontré cet homme, et quand? ou plutôt, à qui ressemble-t-il, puisqu’à +Versailles je n’ai point de relations?» + +Soudain, un nom jaillit dans ma mémoire: Lormier! + +Ce sont là, en vérité, des phénomènes déconcertants. Depuis que M. +Lormier avait quitté Semur, je ne m’en étais plus occupé. Après le +premier étonnement provoqué par son départ, et faute d’en rien +apprendre, très vite, j’avais cessé de penser à lui. Il semblait donc +que j’eusse oublié jusqu’à son existence: et simplement parce qu’une +silhouette présentait avec la sienne une vague ressemblance, voici que, +sans effort, je me remémorais son histoire comme d’hier, son visage +comme si je venais de le rencontrer!... Lormier d’ailleurs avait le +teint coloré, des cheveux noirs... Si j’avais pu apercevoir les yeux?... +Hélas! pourquoi l’ombre du feutre les cachait-elle? Il est vrai que rien +non plus n’était plus simple que d’éclaircir mon doute, si sot qu’il +fût. Arrivé à la hauteur de l’inconnu, sans hésiter, je demandai: + +--Pardon, monsieur, pourriez-vous m’indiquer dans quelle direction se +trouve la sortie? + +Le son de ma voix dut produire aussi sur mon interlocuteur un effet +singulier, car je le vis s’arrêter net avec une expression d’effroi, +puis, sans prononcer rien, tendre la main vers une allée. Mais, en même +temps, il avait levé la tête. J’eus peine à retenir un geste de stupeur. +Mon instinct ne m’avait pas trompé. + +--N’est-ce pas à M. Lormier que j’ai l’honneur de parler? m’écriai-je. + +Il balbutia: + +--En effet. + +Puis, après une courte incertitude,--peut-être balançait-il à passer +outre,--je le vis devenir plus blafard, s’il était possible: + +--Excusez-moi, docteur; moi non plus je n’osais pas vous reconnaître. + +--Si bien que sans l’heureuse idée de vous aborder... + +--Je vous aurais probablement laissé passer... + +Deux phrases qui occupèrent à peine une seconde. Mon Dieu! que de choses +dans ce qu’on dit en une seconde, et surtout dans ce qu’on ne dit pas! +J’avais envie de lui crier: «Qu’est-il donc arrivé, pour que je retrouve +seulement le spectre de vous-même?» Aussi vives que si nos quatre années +de séparation venaient de s’abolir, je retrouvais toutes mes curiosités +d’antan. Allais-je éclaircir le mystère de sa disparition? Qu’avait-il +fait de sa fille? Quel dénouement avait dissipé leurs silences ou +couronné leur rupture? J’étais surpris enfin qu’il ne m’eût pas tendu la +main. Une rencontre importune n’aurait pas reçu d’accueil plus +glacial... + +Et lui, probablement, devait songer: «Est-il là par hasard, ou parce +qu’il m’a cherché? Est-il la chance inattendue qui s’offre à moi, ou +vais-je inventer un prétexte pour le quitter?» + +Oui, durant que s’échangeaient deux pauvres phrases, brèves et +insignifiantes, nous pensions cela, et d’autres choses encore, +certainement; mais, surtout, comme nous étions accablés déjà par ce que +nos présences contenaient d’irrémédiable, comme déjà nous nous sentions +la proie de ce je ne sais quoi de fatal qui, à une heure donnée, saisit +l’homme malgré lui, et le jette à l’opposite de son désir! + +Pour cette raison, sans doute, je repris: + +--N’est-il pas surprenant de nous rejoindre ici, alors que, suivant +toute vraisemblance, ni vous ni moi n’y passons peut-être une fois l’an? + +Il murmura, en écho: + +--Surprenant... oui... + +Il avait d’ailleurs l’air de m’écouter d’une façon machinale. Si les +mots lui parvenaient matériellement, il devait s’abstenir de les +associer pour construire une pensée. + +Je poursuivis: + +--Que de temps depuis votre départ de Semur! + +L’écho répéta: + +--Que de temps... oui... + +--J’avais bien supposé d’ailleurs que Paris était votre nouvelle +résidence. + +--Paris... naturellement... + +Vous le voyez, c’était moi qui parlais. Je ne m’interrompais que pour +recevoir mes propres paroles renvoyées par un mur. Cependant, et si +étrange que cela soit, je n’en étais pas troublé. Je m’accoutumais à vue +d’œil à retrouver M. Lormier tel qu’il était désormais, c’est-à-dire ne +donnant pour réponses que mes demandes, et encore en deuil, toujours en +deuil, de la femme qu’il n’avait pas regrettée... + +Je n’avais non plus aucune intention particulière en débutant par des +niaiseries, au lieu de courir droit à la question qui seule +m’intéressait et par laquelle, au contraire, je terminai: + +--Et votre fille? Comment va-t-elle? + +Six mots ajoutés au reste, tels qu’on en déballe par politesse à chaque +rencontre avec une personne de connaissance... Mais à peine eus-je +entendu leur son qu’ils me firent peur. Cette fois, en effet, l’écho ne +me renvoya rien. M. Lormier tentait bien d’agiter ses lèvres; seul un +flot rouge parvint à envahir ses joues qui étaient blanches jusque-là. +Je balbutiai, interdit: + +--Aurais-je, sans le vouloir?... + +Ma question expira avant de s’achever: M. Lormier, maintenant, me +regardait. Se pouvait-il que je n’eusse pas vu encore le désespoir de +ses prunelles sans lueur? + +--Partie peut-être?... soupirai-je d’une voix éteinte. + +Les épaules de M. Lormier se soulevèrent, répondant à leur manière: «Si +ce n’était que cela!» + +--Grand Dieu! vous ne voulez pas dire?... + +Il approuva d’un signe de tête; un commentaire suivit, neutre, décoloré, +du même ton, je vous le jure, que les oui qui avaient précédé: car, +lorsqu’on a dépassé certaines limites dans la douleur, tout prend le +même accent: + +--N’aviez-vous pas remarqué que je suis en noir?... + +Et M. Lormier rentra dans son mutisme. Moi-même, j’étais incapable de +prononcer une syllabe. J’avais cru jadis apercevoir la souffrance: +quelle erreur! A ce moment, enfin, j’en découvrais le visage. + +Comprenez ce que ceci veut dire. + +A nos pieds, la lumière filtrée par les branches coulait en ruisseaux +d’or sur le sol. Un souffle tiède animait l’allée illuminée. Tout ce que +les yeux atteignaient était serein et beau... Cependant, une telle +certitude de douleur _définitive_ émanait de nous que la splendeur +n’existait plus: le silence d’un homme qui souffre suffit pour éteindre +la beauté de l’univers et l’univers lui-même. + +Quatre années auparavant, dans mon cabinet, M. Lormier avait prononcé +des plaintes, poussé des cris, clamé la révolte: ce n’était pas non plus +la souffrance. La vraie, la seule dont il convienne de s’occuper parce +que seule elle nous appartient en propre, se reconnaît aux faces +impassibles qu’elle modèle et à ce fait qu’on la _sait_ sans remède. + +Cette fois nous touchons le fond; le privilège effroyable de l’homme +vient de paraître. Tout, dans la nature, vit, subit, et meurt, mais +_sans savoir_. L’homme, lui, _sait_ et parce qu’il sait, ne peut être +consolé... + +La fille de M. Lormier était morte. Qu’est-ce que la mort, sinon une +absence qui ne finit pas? Des milliers de gens, par le monde, supportent +sans peine l’absence de vivants qui eux non plus ne reviendront pas: que +suffit-il pour cela? _ignorer_ que le voyage ne sera suivi d’aucun +retour. Du coup, on se nourrit d’espoir, on est libre d’attendre +l’absent. Mais M. Lormier, lui, _savait_ que nulle puissance n’était +capable de le ramener. Alors, quelle consolation lui offrir? De la +pitié? elle exaspère. Un appel à la croyance? Croire n’est point tenir, +et on ne se reprend à des possibles que s’ils ne vous sont pas +nécessaires. + +Pour calmer M. Lormier, il n’y aurait eu qu’un moyen: obliger la mort à +rendre ce qu’elle avait pris, et justement, je le répète, on _savait_ +que la mort ne rend jamais! + +Ainsi, toute parole impuissante, tout geste inutile: il n’y avait bien +qu’à ne plus bouger, à se taire... et je me tus, je ne bougeai plus: +pendant un long moment, on aurait pu nous confondre avec les arbres +d’alentour... + +Soudain, M. Lormier tira son mouchoir pour s’éponger le front. A quoi +tiennent les choses! il parut que ce mouvement produisait une rupture +dans la tension momentanée qui nous paralysait. Les liens que je sentais +me garrotter se relâchèrent. Je pus enfin m’efforcer de parler, et je +dis: + +--Je devine ce que ma rencontre inopinée a dû éveiller en vous de +souvenirs déchirants. Je ne veux pas les aggraver par l’expression des +sentiments qui m’oppressent: cependant, puisque le mal est fait, ne +puis-je vous être utile? De grâce, usez de moi, sans hésiter... + +Ce n’était pas là une offre vaine. J’éprouvais une telle pitié de cet +homme, que, pour l’alléger, j’étais prêt à tenter n’importe quelle +entreprise. Je ne m’attendais d’ailleurs à aucune acceptation. A mon +grand étonnement, M. Lormier, au contraire, leva la tête, et posant ses +yeux sur moi, eut l’air de supputer le secours que je lui proposais. La +conclusion fut également imprévue. + +--Venez, dit-il, sans s’expliquer plus. + +--Où souhaitez-vous me conduire? + +--Chez moi... + +--A merveille; le prochain train pour Paris... + +Il m’interrompit: + +--Inutile d’ouvrir l’indicateur: j’habite Versailles... + +--Quoi? c’est ici... + +--Ici qu’elle vivait... oui. + +--Et que vous-même?... + +--Mais venez donc! + +Je crus qu’il allait tomber. Vivement, je le pris à mon bras et nous +partîmes. + +Retour à l’entrée du jardin, sur le tapis des feuilles bruissantes. +Chaque foulée faisait voler une musique fluide qui expirait derrière +nous, sans que nous eussions le désir de tourner la tête pour l’écouter. + +Dans l’avenue de Trianon, généralement déserte, autre spectacle. Un +orphelinat prenait ses ébats sous la garde de deux religieuses. M. +Lormier eut une hésitation avant de traverser l’essaim, puis se laissa +entraîner. Mais, tout à coup, une fillette qui courait sans nous +apercevoir vint le heurter. D’un bond, il recula comme à un contact +odieux. Je l’entendis murmurer: + +--Elles n’ont plus de parents, et elles vivent!... + +Il n’acheva pas sa pensée, mais je la lus dans le regard qu’il jetait à +l’importune: pourquoi la vie à ces déshéritées qui n’avaient personne +pour les regretter? Quelle sottise dans les choix de la mort! + +Et nous passâmes, affectant de ne rien remarquer, pas même le salut des +religieuses qui se rangeaient pour nous laisser le chemin libre. + +Nous allions tout droit, sans hâte apparente. Nous allions, telles des +ombres, dans l’immense avenue qui, empourprée par le soleil déclinant, +semblait railler notre petitesse et notre misère. Qu’est-ce que deux +pauvres hommes, devant une futaie géante et l’embrasement d’un ciel +d’automne? Cependant, jamais--non jamais comme au cours de cette +marche--je n’ai perçu de quelle hauteur infinie nous dominions +l’univers. Entre nous et lui, il y avait ce mystère--la +souffrance--cette grandeur--la conscience du mal sans remède--ce pouvoir +atroce enfin réservé aux seuls humains--désespérer... + +Vingt minutes plus tard, M. Lormier s’arrêta devant une maison située, +je crois, à l’angle de la rue d’Angiviller et de la rue d’Angoulême. La +porte cochère franchie, il fallut traverser une cour au fond de laquelle +d’anciens communs avaient été aménagés en logements. Après avoir gravi +un escalier de bois ciré, M. Lormier introduisit une clé dans la +serrure, poussa la porte, et s’effaçant: + +--Nous y sommes, dit-il. + +Je passai le premier, comme il le désirait. + +L’étroitesse et la médiocrité du lieu m’étonnèrent. Une antichambre de +quelques pieds carrés et deux pièces exiguës le composaient tout entier. +Je n’aperçus pas non plus les meubles de Semur. C’était le garni +médiocre, avec des voiles au crochet, des tapis maculés et les +inévitables gravures que grignotent des champignons sous la vitre. La +pensée que M. Lormier avait abrité sa fille dans un tel campement, +qu’elle y était morte peut-être, me désorientait. + +Cependant, M. Lormier, après avoir jeté son chapeau sur le lit, prenait +un siège, m’en désignait un autre. + +--Permettez d’abord que je me repose, dit-il. + +Et sans plus se soucier de ma présence, il parut réfléchir. +Regrettait-il déjà de m’avoir amené? Résolu en tout cas à empêcher le +silence de s’installer, je demandai: + +--Comment se fait-il que je ne revoie pas votre ancien mobilier? Vous +aviez, je m’en souviens, des fauteuils Louis XVI délicieux... + +--Vendus. Je n’y tenais pas. Ils venaient de mes beaux-parents. + +--Depuis combien de temps habitez-vous ici? + +--Mais depuis que j’ai vécu seul... trois ans bientôt... Le garni a bien +des avantages: point de soucis de ménage, la possibilité de changer sans +que ce soit une révolution... + +Il parlait cette fois avec volubilité, et d’autant plus qu’il s’agissait +de futilités. Avez-vous remarqué quel dédoublement se produit chez les +gens, au seuil de paroles qu’ils redoutent de prononcer? Ils semblent +absorbés par l’inutile, s’épandent en bavardages: mais, en même temps, +ils ne cessent de penser à la chose qui seule importe, et préparent les +mots qui aideront à l’exprimer. + +--Trois ans! répétai-je surpris. J’avais cru votre malheur de date plus +récente. + +Il ne répondit pas, je doutai même qu’il eût entendu. Brusquement, il +venait d’appuyer ses coudes sur la table qui nous séparait et, de +nouveau, me regardait. Je crus encore lire en lui l’hésitation qui +m’avait frappé tout à l’heure et sans doute mesurait-il à ce moment si +l’évocation du passé dépasserait ou non ses forces. Puis, son visage, +déjà blafard, devint couleur de cendre; la résolution était prise. + +--Tel que vous me voyez, commença-t-il lourdement, je cherche la +solution d’un problème... auquel ce qui me reste de vie est suspendu... +Disposez-vous d’une demi-heure?... Oui? C’est bien. Vous n’aurez d’abord +qu’à m’écouter... Le temps d’exposer les données... et après, grâce à +vous... + +Je n’avais garde de l’interrompre. Je me contentais de suivre en +approuvant avec des signes de tête. Il poursuivit: + +--Naturellement, c’est un récit cruel: vous me ferez plaisir en ne +posant pas de questions; les éclaircissements, s’il en est besoin, +viendront après... Pour arriver au bout, j’ai besoin d’aller d’une +traite... même, faites mieux: détournez vos yeux... Que je ne les voie +pas, comme maintenant, s’inquiéter de ce que je puis ressentir ou +craindre. Admettez que ce n’est pas moi qui parle, mais un inconnu, dans +la pièce à côté, et que vous le suivez à travers une cloison. + +Il eut un sourire navrant. + +--... A travers la cloison!... Tout à fait exact. Vous serez d’un côté, +moi de l’autre. Surtout, je vous souhaite de ne jamais me rejoindre. + +Ainsi, dans un dessein que j’ignorais, il m’avait ramené pour me livrer +d’abord le mystère de sa vie douloureuse! Avouerai-je que devant ce +visage tragique qu’il me demandait de ne plus regarder, dans ce garni +désolé où régnait, en dépit de la fenêtre ouverte, un air oppressant et +lourd de drame, toute curiosité vaine m’avait déjà quitté? J’eus peur +seulement de profiter d’une confiance arrachée par un émoi accidentel. + +--Un dernier mot avant que vous ne commenciez, interrompis-je: êtes-vous +assuré de ne jamais regretter vos confidences? + +M. Lormier coupa d’une voix tranchante: + +--Je vous prie de penser qu’avant de vous conduire ici, j’avais pesé mon +acte. + +Alors, sans discuter, je fis ce qu’il souhaitait et détournai la tête. +Je n’avais désormais qu’à écouter. Quant à la cloison, dès lors que M. +Lormier décidait de parler, n’était-ce pas que nous allions l’abattre? + + + + +VII + + +Voici, rapporté autant que possible avec les couleurs diverses qui +l’animèrent, le récit de M. Lormier. Imaginez à votre gré la mimique et +l’accent. Je fus trop vite saisi par le fond pour m’arrêter à +l’accessoire. L’un a détruit l’autre dans ma mémoire. + +«Dois-je, commença-t-il, rappeler l’unique visite que je vous aie +rendue, et les aveux qui s’y mêlèrent?... Non?... Alors, laissons cela. +A tort ou à raison, j’accusais un inconnu de me séparer de ma fille. +«Folie ou jalousie, deux choses qui vont de pair», prétendiez-vous. Je +partis, répliquant: «Ni l’un ni l’autre». Vous n’aviez pu parvenir à me +convaincre: et pourtant de notre entretien devait sortir un résultat +inattendu. Certain de ne pas me tromper, je vous quittai, résolu à ne +plus discuter les moyens. Après m’être contenté si longtemps de +renseignements accidentels ou d’intuitions, je rentrais décidé à +espionner ma fille!... + +Le premier pas sur une telle route paraît toujours facile. On se dit: +«Je me contenterai d’une surveillance muette» et il semble que le fait +de regarder d’une manière continue ne changera rien au cours des choses. + +Dès qu’on passe à l’acte, la réalité se venge et les ruines commencent. +Ce même soir, j’étais à peine de retour que déjà je mentais. Il fallait +donner à Geneviève l’apparence de plus de liberté: j’annonçai qu’à +partir du lendemain, je reprendrais mes travaux. «J’ai la nostalgie de +l’étau», déclarai-je. Ma fille aurait dû s’étonner: elle ne parut que +joyeuse. «Allons, dit-elle, tu as eu raison d’aller chez ce médecin: il +t’a rendu l’équilibre». Ainsi, avant même que rien eût commencé, chacun +prenait le rôle. N’importe! je me refusai à reculer: à dater de là, +j’entrai dans l’allée sombre et j’espionnai... + +Pour la seconde fois, je prononce le mot. A le sortir dans sa hideur, je +me rends compte aujourd’hui qu’alors seulement débutait la folie dont +vous m’accusiez auparavant... Folie, en effet, d’employer de la sorte +des heures que je pleure maintenant avec des larmes de sang, et qui +étaient les dernières où j’aurais pu jouir de mon enfant! Quant au +résultat, nul. Je constatai que ma fille causait avec nombre de gens +dont aucun ne comptait. Elle allait à Notre-Dame se confesser à l’abbé +Valfour: mais quel rôle cet abbé aurait-il pu jouer? je ne le vois pas. +Ajoutez une ou deux courses de banques, car, devenue majeure, elle avait +désiré et obtenu de moi l’autorisation de gérer elle-même la fortune de +sa mère... et voilà le gain d’un mois de contraintes, de sorties à la +dérobée, de trahisons quotidiennes. En suivant comme jadis les seules +nuances du visage, j’aurais du moins vécu près de lui et,--qui +sait?--avec plus de résultats! + +Aussi bien, ces nuances mêmes ne servaient qu’à exaspérer mon inquiétude +par leur diversité désolante, tellement qu’un soir, n’y tenant plus, +j’osai demander: «A qui penses-tu?» + +Point de réponse... + +Ah! ce fut une scène étrange! Tour à tour commandant et suppliant, +j’exigeais le nom, j’offrais d’aller chercher l’homme, je consentais +d’avance à pardonner, à disparaître... Elle, cependant, se bornait à +secouer la tête: + +--Père, à quoi songes-tu? Quel délire t’a pris? + +Quand je me calmai, nous n’avions rien obtenu l’un de l’autre; +toutefois, nous étions assez émus pour croire à l’avènement de temps +nouveaux. Puis, le lendemain, chacun reprit son souci profond: une fois +de plus, des cœurs douloureux s’étaient heurtés, la situation restait +pareille... + +Ou plutôt non... Brusquement, la mélancolie de ma fille disparut. A la +tristesse accablée des jours anciens, succéda une gaieté fiévreuse qui +accrut mes appréhensions. Geneviève, maintenant, semblait soulevée par +une ivresse intérieure, un continuel bondissement de joie, une +impatience à dévorer les heures telle qu’en peut seule donner l’attente +victorieuse. Et celle-ci se prolongea une semaine, semaine interminable +durant laquelle j’attendais, moi aussi, mais autrement... Jamais, en +effet, je n’avais plus senti la chose planer sur nous. Je discernais le +battement sourd de ses ailes. J’étais sûr qu’elle venait, sûr qu’elle +nous emporterait... + +Je me rappelle vous avoir alors rencontré, et un mot de vous me reste, +tant j’en perçus la tragique ironie: «Vous voyez bien que tout +s’arrange.» Prophétie admirable! Quarante-huit heures plus tard, voici +comment elle se réalisait: + +J’étais dans mon laboratoire. C’était le soir. Soudain, la porte +s’ouvre, doucement, et j’aperçois ma fille, les traits décomposés, +méconnaissable... Aussitôt, je me jette vers elle: + +--Qu’as-tu? + +Elle tenta de sourire: + +--Rien... je voulais simplement... enfin, je me décide à te demander +peut-être un sacrifice, en tout cas une chose à laquelle je tiendrais... +passionnément. + +A ce mot, j’imaginai aussitôt qu’il s’agissait de l’_autre_. L’élan +coupé, j’eus à peine la force de balbutier: + +--Explique-toi. + +--Tiens-tu beaucoup à habiter Semur? + +Toujours obsédé par la pensée de l’_autre_, je balbutiai encore: + +--Avec toi, peu importe où je suis: pourquoi demander cela et que +veux-tu? + +Je la vis frissonner; cependant, ses yeux ne tentaient pas de me +tromper: + +--Je souhaiterais partir d’ici: j’ai un désir absurde de nous noyer dans +Paris... + +L’_autre_ était-il donc parti aussi? Voulait-elle le rejoindre? Certes! +il m’était bien indifférent de quitter la maison, ou d’y rester! J’ai +toujours été sans racines, moi... Mais songez qu’en acceptant, j’allais +peut-être renouer la chaîne, au moment même où le hasard la brisait! Et +je n’eus pas le courage de dire tout de suite: «Faisons ce qui te +plaît», mais, au contraire, je biaisai: + +--Pourquoi non? On peut y réfléchir... donnons-nous le temps. + +Elle joignit les mains, suppliant: + +--Justement, je voudrais qu’on ne réfléchît pas et partir... tout de +suite... après-demain, par exemple. + +Grand Dieu! Était-ce moi qui me trompais? Une telle peur dans sa +voix!... Si, au lieu de rejoindre l’_autre_, elle cherchait au contraire +à lui échapper?... Du coup, je cessai d’hésiter: + +--Après-demain, soit: à une seule condition. + +--Laquelle? + +--Dis-moi le motif de ton désir, le vrai... + +Son regard vacilla, éperdu. Nous étions au bord de l’aveu, je le jure! +Cela ne dura qu’un millième de seconde: déjà elle s’était ressaisie. + +--Père, murmura-t-elle, ne suffira-t-il pas de te le dire... à Paris? + +Je fis un geste farouche. + +--Le motif! je l’exige... il me le faut... sur l’heure! + +Je n’achevai pas. Les mains tendues comme pour repousser les mots qui +pourraient suivre, elle avançait vers moi: + +--Je t’en conjure!... là-bas seulement... Tu as ma parole... une parole +sacrée. En revanche, aujourd’hui épargne-moi... épargne-nous! Ne me +repousse pas, surtout, quand je ne demande qu’à me réfugier près de toi! + +Alors, désespéré de sentir qu’elle souffrait, je ne savais pour quoi ni +pour qui, mais ivre à la pensée qu’enfin elle revenait s’abriter dans +mes bras, je l’étreignis. + +Je ne me rappelle plus ce qui a suivi. Je criais: + +--Quand tu voudras! Où tu voudras! pourvu que tu sois heureuse! + +Et je connus la minute ineffable après laquelle on devrait mourir, car +la vie ne la donne qu’une fois, car son souvenir ne sert qu’à mesurer de +quel sommet l’on tombe, quand le désastre vient... + +Notre départ eut lieu le lendemain. Les meubles suivraient, aussitôt +l’appartement trouvé. + +Premières journées de Paris... Je suis en quête de logis et grimpe des +étages. Geneviève de son côté, et soi-disant pour aboutir plus vite, +fait de même. Nous ne nous retrouvions que le soir, harassés. La fatigue +m’anesthésiait. Sans elle, n’aurais-je pas senti que, déjà, sous des +formes différentes, le supplice recommençait? + +Enfin, je crois avoir trouvé. J’amène Geneviève, lui demande si mon +choix lui convient. + +--Oui, c’est parfait. + +--Dans ce cas, je vais presser l’installation. + +--Oui, cela vaut mieux. + +--Comment! cela vaut mieux?... N’est-ce donc plus ce que tu souhaites? + +--Oui, sans doute. + +A chaque oui, un geste vague, indifférent; mais soudain, elle se +ressaisit, m’embrasse: + +--Père! que tu es bon! + +Je répète de tels mots parce que, devant eux, tout s’efface... Ce +jour-là, ils suffirent encore pour m’aveugler. Mais l’emménagement +terminé, nos tête-à-tête repris, quelle illusion garder? Non seulement +_l’autre_ nous avait rejoints; à la lettre, il dévorait ma fille! + +Oui, jadis Geneviève me souriait encore de temps à autre: désormais +devenue sa proie, muet fantôme, elle demeurait accablée, immobile, +toujours absente. Je me disais: «Pourra-t-elle seulement continuer à +vivre?» A d’autres instants, soulevé de colère, j’avais envie de crier: +«Qu’attends-tu pour remplir ta promesse et m’éclairer?» Cependant ni +l’un ni l’autre n’ouvrait la bouche. C’était une contagion de silence. +En vérité, nous ne savions déjà plus qu’attendre encore, souffrir et +craindre! Oh! la folie d’escompter toujours l’avenir en méconnaissant le +présent! Que ne sommes-nous restés comme nous étions alors? Pourquoi ma +fille, fidèle à sa parole d’honnête homme, a-t-elle enfin parlé? + +Ici, arriverai-je à poursuivre? + +Elle parla... Depuis quatre mois bientôt, j’attendais cette heure... +Elle parla, et sa voix douloureuse m’arrivait du fond d’un abîme, +disant: + +--Père, le moment est venu... + +Le Christ, au jardin des Olives, a dû gémir de même: «Père! que votre +volonté s’accomplisse!» + +Moi, j’écoutais sans soupçonner ce qui approchait, certain déjà d’être +au Calvaire. J’avais envie d’ouvrir les bras en croix! + +Puis la massue qui s’abat: + +--Père, pardonne-moi: je ne t’aurais jamais quitté pour un homme, mais +l’époux que j’ai choisi ne tolère pas de partage. Obéissons à Dieu qui +me veut toute à lui. Je ne résiste plus, je subis sa grâce, j’entre au +Carmel... + +N’insistons pas. Que j’aie vécu cela sans être anéanti sur place me +confond. Saviez-vous seulement qu’on pût perdre son enfant sans qu’il +cessât d’être vivant! qu’à partir d’un jour donné, des pères sont +condamnés à se dire: «Ma fille vit dans une maison qui touche la mienne, +et je ne la reverrai jamais, fût-ce dans son cercueil!» Moi, je +l’ignorais... Je ne suis même pas sûr de l’avoir compris tout de suite. +Il faut du temps pour s’accoutumer à l’énormité du mal. Si on le +percevait en entier dès qu’il paraît, on cesserait de souffrir en +cessant de vivre, et l’on assure que la bonté de Dieu s’y oppose... Mais +je m’égare... Je ne veux que raconter des faits. Le reste, mon délire, +le conflit au cours duquel, trois semaines durant, nos misères se sont +heurtées, les larmes qui ont brûlé mes yeux,--car je pleurais, en ce +temps-là,--mes cheveux blanchis, tout cela n’est que l’accessoire. +Revenons à l’essentiel. + +Un matin, je me réveillai dans un appartement vide. Enfin, _l’autre_ +avait gagné la victoire. Geneviève était partie. Je n’avais plus +d’enfant... + +Ensuite, un temps vague, aboli dans mon souvenir... Geneviève était +entrée au Carmel de Versailles. Je vendis mes meubles, mes instruments, +mes livres,--pour fuir le passé, j’aurais vendu jusqu’à mes +vêtements!--et je vins ici. C’était il y a trois ans: c’est d’hier. + +Quand j’entrai dans ce garni, mon existence, ne pouvant être pire, +semblait aussi défier le sort. L’excès du désespoir a ceci de consolant +qu’on se croit à sa limite. + +Ah! si ma fille s’était faite carmélite, j’étais bien devenu, moi, un +religieux laïque, dépouillé de tout, même de l’espoir en Dieu. Nul +intérêt à rien, un détachement absolu, le dégoût du bien comme du mal, +de la journée qui passe et du lendemain qu’on souhaite ne point voir. +Une seule chose vivait encore au milieu de ces ruines: la pensée que ma +fille était là,--tenez, on aperçoit d’ici le couvent,--qu’elle était là, +presque à portée d’appel, et que, cependant, elle était morte! + +Au début, je tentai de la voir. Vous connaissez le rite. Les demandes +s’engouffrent dans un rideau qui double les barreaux; les réponses, +surveillées par une sœur écoute, ne répondent à rien. Pour savoir si +votre fille est heureuse, si elle est bien portante, si votre présence +lui est importune, rien d’autre qu’un son de voix. Encore celui-ci +n’est-il plus comme autrefois. Toutes les écritures de couvent sont +identiques, toutes les voix s’y ressemblent. A chaque visite, +j’assistais ainsi à l’effacement progressif de celle qui avait été ma +fille. L’ombre du cloître, comme celle de la nuit, dévorait par degrés +insensibles son apparence visible. Positivement, j’en arrivais à me +demander parfois si c’était encore elle qui répondait, ou une +remplaçante. Bientôt, découragé, je cessai de venir. Je n’assistai même +pas à la prise de voile. On m’assurait que ma fille était heureuse; que +demander de plus, et tous les pères ne devraient-ils pas renoncer à leur +enfant pour lui assurer pareille chance? + +Hélas! monsieur, il paraît que je n’en étais pas là, puisque, non +content de repousser d’un cœur révolté ce dénouement bienfaisant, je me +suis mis à haïr Dieu! + +Songez qu’un amant m’aurait du moins permis de voir ma fille! Tôt ou +tard, d’ailleurs, les hommes se lassent; un jour ou l’autre, ma fille +abandonnée me serait revenue! Tandis que Dieu!... un Dieu qu’on +n’aperçoit pas, qui n’existe pas, peut-être... un Dieu qui a pour festin +de choix la douleur humaine... ah! celui-là, quand lâcherait-il sa +proie? Il prend et garde tout. + +Que de fois, alors, me suis-je rendu, l’après-midi, à la chapelle du +Carmel. J’y arrivais à l’heure de l’office, avec l’espoir que, parmi les +chants, je distinguerais, qui sait! le seul qui m’importât: mais, à +peine assis, je n’étais plus frappé que par le symbole du spectacle: +derrière une toile noire, des femmes s’obstinant à prier devant un +tabernacle qu’elles ne voient pas, et vide comme la nef. «Voilà donc, +pensais-je, pourquoi je n’ai plus de fille: un rideau l’empêche de +voir!» Et pris de rage, je repartais, puisque jamais ce rideau ne devait +se relever, puisque rien non plus ne peut suspendre l’appel à un Dieu +qui ne répond pas!... + +Pardon... Je parle encore de moi. Quelque volonté qu’on en ait, on a +peine à faire abstraction de certains souvenirs. Et pourtant que sont +ceux-là, auprès du reste!... + +Deux ans passèrent. + +Le 10 juillet dernier, un mot de la Supérieure m’avisait que Geneviève +était tombée malade. On me mentait d’ailleurs: j’ai appris depuis lors +que, dès son entrée, la phtisie l’avait minée. + +Je ne sais si vous imaginez exactement ce qu’est la situation d’un père +auquel on fait part du danger grave couru par sa fille, et qui, en même +temps, n’a ni le droit, ni la possibilité d’approcher d’elle? Durant une +quinzaine, je dus me contenter d’aller au couvent solliciter des +nouvelles. Nanti d’un bulletin verbal et sommaire, la famille ainsi +satisfaite, je n’avais plus qu’à repartir, laissant à des indifférents +la charge de soigner mon enfant. Libre à moi d’ailleurs de participer à +la joie mystique des religieuses qui me renseignaient. Une fin rapide et +pieuse n’est-elle pas la récompense suprême à laquelle toutes aspirent? + +De retour ici, terré le reste du jour comme une bête touchée à mort, +libre encore à moi soit de me jeter par la fenêtre, soit de supplier la +divinité avec l’ardeur du sauvage qui conjure le tonnerre de ne plus +tonner. Ceci aurait de me rendre fou: même cette grâce m’a été refusée! + +Enfin le 27 juillet, arrivé à l’heure habituelle, je fus accueilli par +la Supérieure en personne. Grâce à Dieu! sœur Thérèse du Sacré-Cœur +s’était heureusement endormie dans le Seigneur, au jour levant. Une +sainte de plus venait d’entrer dans le ciel. Vous le voyez, la mort +prise de la sorte n’est qu’allégresse. On se demande même pourquoi la +Bible en fait un châtiment. + +Vous croyez aussi, peut-être, que j’ai tenté de rompre les barreaux qui +me séparaient du corps de ma fille? Je suis parti sans répondre, sans un +geste, sans une larme. Tout à coup j’étais devenu exactement pareil à ce +bois de fauteuil... insensible... je le suis encore. D’ailleurs, de quoi +me plaindre? Depuis si longtemps déjà, ma fille était morte pour moi! +Alors, n’est-ce pas, il n’y avait rien de nouveau, rien sinon que, +derrière le voile, les survivantes prieraient encore avec plus de +joie?... + +Hé bien! non... Tout est changé: avant, je ne la voyais plus, elle était +perdue pour moi, mais _je la sentais vivante!_ Avant, ce n’était qu’un +couvent qui me la prenait, c’est-à-dire d’autres êtres humains capables, +comme vous et moi, de changer d’idée, et même de lâcher leur proie; +tandis que cette fois, _le voleur ne rendra pas!_ Un vol, voilà le mot! +et dans quelles conditions!... + +Si rude que soit le jeu de la vie, il y a des conventions qui le +régissent. Les parents, par exemple, disparaissent avant les enfants. +L’inverse est une tricherie. Or, pour moi, la mort a biseauté les +cartes! Elle m’a volé, vous dis-je, contrairement aux règles, volé comme +on détrousse un provincial dans un tripot! Et il n’y a pas de police +pour interdire cela, pas de magistrat pour le punir!... Étonnez-vous, +maintenant, si des pensées atroces se lèvent dans mon cerveau! La vue +d’une mère avec son mioche me fait serrer les poings. Quand une jeune +fille passe, je me demande: «Pourquoi n’est-ce pas elle qui est morte?» +Je hais la jeunesse qui s’étale, les infirmes qui prennent au soleil la +place de ma fille: la lumière, la joie des autres me crucifient... Ce +n’est rien encore: retourné vers le passé, je prétends y traquer le +misérable que j’y pressens, et qui, sans se découvrir, nous a poussés, +elle et moi, sur le chemin où la mort attendait!... + +Mais vous hochez la tête... Attendez! je n’ai pas achevé... Sans ce qui +va suivre, aurais-je tenté l’incroyable effort de ce récit, et que +feriez-vous ici?... + +Trois jours après, je revenais du cimetière. Un homme se présente +ici,--un prêtre qui est, paraît-il, l’aumônier du couvent... + +A sa vue, je fus tenté de refermer la porte. Bien que je ne le connusse +pas, j’aurais juré que lui aussi arrivait de là-bas: il portait encore +dans sa soutane des relents d’encens, de terre mouillée et de cire +mortuaire. Cependant, il insiste, exige presque d’être reçu: enfin il +pénètre, et le voici, là, exactement à votre place. + +Il m’adresse d’abord de vagues consolations que je n’écoute pas, +s’excuse de me déranger dès les premières heures de mon deuil, puis +soudain s’interrompt: s’il est venu, c’est qu’il est chargé d’une +mission et a promis de s’en acquitter ce jour-là même. + +--Voici, acheva-t-il, le papier que sur l’ordre de madame la Supérieure, +et en conformité du désir exprimé par votre fille, je suis chargé de +vous remettre. Lisez-le. Sachant ce qu’il contient, je compte qu’il vous +aidera dans votre épreuve. Il est le dernier acte d’humilité d’une +carmélite dont je n’ai jamais cessé d’admirer les vertus et,--je +voudrais au moins l’espérer,--la preuve éclatante qu’après Dieu, vous +avez eu la part de choix dans l’âme d’une sainte. + +Il me tend l’enveloppe. Je la dépose sur cette table. + +--C’est bien, monsieur l’abbé, je vous remercie. + +Il attend un instant, croyant que je vais lire, mais je ne bouge point. +Après quoi, il se lève: + +--Je comprends, monsieur, que vous préfériez être seul pour en prendre +connaissance. Que Dieu vous aide! Si vous le permettez, je reviendrai +dans quelque temps. + +La porte bat: je me retrouve seul. Et je contemple l’enveloppe blanche +sur laquelle mon nom n’est même pas écrit, cette enveloppe qui, +paraît-il, vient de ma fille, où elle a mis peut-être sa vraie pensée, +où je trouverai, m’assure-t-on, ma première consolation. + +Près de quarante-huit heures s’écoulèrent, le croiriez-vous? durant +lesquelles je n’y touchai pas, tant j’avais l’effroi de ne trouver que +des phrases pieuses, l’espoir d’y découvrir que j’étais encore aimé, et +une crainte sourde de me heurter à de nouvelles douleurs. + +Enfin, vaincu par le désir d’approcher une dernière fois ma fille, je +sortis, en tremblant, le feuillet, et je lus. + +Que je dise tout de suite que je n’ai plus la possibilité de montrer +cette lettre, cette confession plutôt: je l’ai brûlée. Elle n’était pas +d’ailleurs de la main de Geneviève, trop faible déjà pour écrire +elle-même. Le contenu, cependant, en reste gravé là... Il y a des +phrases qu’on lit une fois et qui s’impriment au fer rouge. Ces phrases, +non plus, je ne les répéterai pas. Trop souvent, depuis lors, je me suis +demandé s’il n’eût pas été mieux de les ignorer!... En revanche, pour +vous éclairer, il est nécessaire de résumer l’essentiel... + +Et d’abord, ma fille me demandait pardon! oui,--pardon de m’avoir +quitté, pardon de s’être dérobée à l’immense tendresse qu’elle savait +lui être donnée, pardon de n’avoir pas dit comme elle me la rendait... + +Je sais bien qu’à la veille de sa vêture, elle m’avait écrit les mêmes +choses: mais alors, elle obéissait à une règle, tandis que maintenant +rien ne l’obligeait à rappeler ainsi notre passé, rien surtout ne +l’obligeait à le justifier. Or, monsieur, la suite n’avait pas d’autre +objet. + +Acte d’humilité, avait dit l’aumônier. Suprême élan de contrition? +possible encore... Avant tout, besoin de m’expliquer, à moi le père, +pourquoi j’avais été torturé et quelle fatalité supérieure dicte les +événements. + +Si ma fille, en effet, est morte carmélite, si vous me voyez là, +dépouillé, solitaire et révolté, c’est que ma fille, ayant cru tuer une +âme, n’a vu, pour la racheter devant Dieu, qu’un sacrifice possible: le +sien. Supposez une seconde qu’il n’y ait pas eu _l’autre_, ma fille +n’eût jamais été religieuse, je n’aurais pas souffert, et probablement +je bénirais la vie. Laissons de côté la phraséologie pieuse, les remords +de pécheresse accablée sous le fardeau d’une faute problématique, que +reste-t-il de la confession de ma fille? _L’autre_. Car, à Semur, mes +yeux avaient bien vu. De toutes les forces de son être, ma fille adorait +_l’autre_! A la suite de quel drame _l’autre_ a-t-il disparu en menaçant +de se tuer, comment ma fille a-t-elle perdu sa trace, cru la menace +réalisée, comment surtout en est-elle venue à se traiter en justicier? +je l’ignore; et à quoi bon d’ailleurs? Ah! si seulement elle m’avait +alors ouvert son cœur, ensemble, n’est-ce pas? nous aurions vu clair, +j’aurais dissipé ces folies: je lui aurais ramené _l’autre_, à coup sûr +demeuré bien vivant! tandis que maintenant... Maintenant, monsieur, ma +fille est morte, je voudrais être mort, et c’est _un autre_ qui a fait +cela, _un autre_ dont ma fille a probablement ignoré ce qu’il est +devenu, _un autre_ dont je ne connais toujours pas le nom... Auparavant +j’accusais Dieu: désormais, je dois accuser, haïr dans le vide! + +Ainsi, quelque part un homme existe, que ma fille a aimé, qui a dédaigné +ma fille, pour lequel ma fille a tout sacrifié, y compris moi: et cet +homme m’échapperait? Allons donc! dussé-je y consumer ce qui me reste de +fortune et de vie, je prétends, j’exige de l’atteindre! + +Comprenez-vous aussi pourquoi vous êtes là, pourquoi vous m’écoutez? + +Depuis deux mois, je fouille le passé, je scrute, je tâtonne... Ah! tous +les gens que nous avons pu connaître, comme je les ai déjà interrogés, +soupçonnés, jaugés!... Rien encore, pas même la pauvre lueur qui, sans +éclairer, marquerait au moins la voie! Et voici que, soudain, vous +reparaissez... vous qui avez dû savoir... qui savez peut-être... Du +coup, j’ai vu l’horizon se rouvrir. Il me semblait que ma fille +elle-même vous amenait pour mettre fin à ma dernière angoisse. Elle +était là, me commandant de ne rien omettre, assurée d’éclairer ainsi vos +soupçons, ou mieux, de justifier votre certitude. Alors, à votre tour! +Quand on a été mêlé comme vous à la vie quotidienne d’une ville, on +n’ignore rien de ce qui s’y passe. Je sens, je suis sûr que vous, du +moins, n’hésitez pas... Donc, répondez! qui est _l’autre_? A qui dois-je +l’enfer où je descends? Oh! ne détournez pas les yeux... Même si c’était +vous, par hasard, vous ne devez pas vous taire! parlez... j’ai tout +dit... j’attends...» + + + + +VIII + + +Arrêtons-nous un instant, avant de poursuivre la scène. + +Il est clair que n’importe quel auditeur eût senti son indifférence +fondre au rayonnement de douleur qui émanait de M. Lormier. Qu’était-ce, +quand on avait mesuré, comme moi, la passion jalouse dont ce père avait +vécu? + +Admirez aussi l’ingéniosité de la souffrance, une fois la blessure +faite, à se renouveler. Quelle gradation savante! Pour une indisposition +sans gravité, j’avais vu M. Lormier trembler d’épouvante à la pensée de +perdre sa fille: il l’avait maintenant perdue deux fois. A un autre, qui +eût aimé son enfant d’une manière ordinaire, cela ne serait pas arrivé; +mais au père exceptionnel, l’exceptionnelle aventure. Pour être choisi, +il suffit qu’on soit entre tous le plus apte à goûter l’amertume du +breuvage... + +Restait qu’au milieu de tant de ruines, un vague désir agitait le cœur +du malheureux. Que ce désir fût ou non déraisonnable, il était. A tort +ou à raison, M. Lormier voulait connaître _l’autre_. Allais-je lui +répondre, et m’abandonnant à mon tour à l’intuition qui, brusquement, +illuminait mon esprit, devais-je, pour l’apaiser, lui livrer celle-ci? + +Ici, en effet, se place pour moi une série de phénomènes mentaux que je +ne tenterai pas d’expliquer et dont il me suffit que je les aie subis. +Et d’abord, à peine M. Lormier achevait-il son récit, que, brusquement, +une image avait surgi devant mes yeux: La Gilardière. + +Pourquoi lui? quelles preuves en apporter? Un seul jour, il avait passé +devant nous, et mademoiselle Lormier avait semblé ne pas le voir. Une +autre fois, M. Lormier en avait parlé et c’était pour en dire du mal, +précisément sur la foi de sa fille. Enfin La Gilardière parti, les +Lormier étaient partis à leur tour: coïncidence, rien de plus. + +Cependant, aujourd’hui encore, j’ai la conviction de ne pas errer: La +Gilardière dut être _l’autre_. Si, comme l’imaginait M. Lormier, sa +fille m’avait conduit ici pour l’éclairer, elle faisait mieux encore: +elle me criait le nom! Je ne pouvais pas ne pas l’entendre! + +Mais il y a plus: à la minute même où ceci s’imposait à moi, alors que +j’allais ouvrir la bouche pour accorder à M. Lormier le pauvre +soulagement momentané qu’il mendiait à grands cris, aussi impérieuse que +la suggestion du nom, une force intérieure m’ordonna de me taire. + +Le comprenne qui voudra! il semblait positivement que la lumière ne +m’eût été révélée que pour mieux la préserver. Mademoiselle Lormier +serait apparue soudain pour me commander le silence, que j’eusse senti +la même impossibilité à livrer ce que je tenais désormais pour certain. +J’ignore si les morts parviennent à nous parler: s’ils le font, ce ne +peut être que de cette manière invisible et secrète, sous forme d’une +volonté à laquelle on désespère d’échapper... Et c’est ainsi que, +voulant de toute mon âme satisfaire M. Lormier, je tentai au contraire +de lui brouiller la piste; quand il eut jeté: «Parlez, j’ai tout dit, +j’attends!» ce ne fut pas non plus le nom de La Gilardière que je +prononçai, mais des paroles qui m’étonnèrent moi-même, tant elles +m’étaient étrangères. + +--Hélas! cher monsieur, il était écrit que je vous apporterais une +désillusion nouvelle. Après votre récit, et m’efforçant d’en tirer des +conclusions, je ne rencontre qu’une pensée, plus désespérante qu’utile. +Non, _l’autre_, comme vous le nommez, n’habitait pas Semur. Vivant à +Semur, pour habile qu’on l’imagine, il n’aurait pas esquivé les +curiosités d’alentour. Ouvertement ou non, on aurait parlé de lui. Or, +j’affirme que jamais je n’entendis prononcer un nom en même temps que le +vôtre. Bien mieux, j’ai toujours été surpris du silence total dans +lequel on vous laissait. La malignité des petites villes a des instincts +sûrs: il est probable que, dès le premier jour, on vous a sentis occupés +ailleurs... Ailleurs est le terme exact: croyez-moi, _l’autre_ vivait +ailleurs, probablement à Paris, ou plus loin encore... Ailleurs, ce peut +être la France, c’est partout... Mais qu’est-ce qu’une recherche +destinée à se perdre ainsi à travers le monde? Ne serait-il pas plus +sage d’envisager tout de suite la déception qu’elle doit donner et de +renoncer à poursuivre un mystère, que, sauf le cas d’une chance bien +improbable, on ne saurait atteindre? + +J’évitais en parlant de rencontrer le regard de M. Lormier. En revanche, +je pouvais suivre sur sa poitrine le rythme de ses impressions. Après +avoir été suspendu un instant, le souffle de M. Lormier recommença, +d’abord doucement, puis de plus en plus rapide. Quand j’achevai, j’eus +l’impression que le corps tout entier se ramassait pour un élan. Je +m’attendis à un bond. Il ne bougea pas. + +--Ainsi, vous estimez, vous, que _l’autre_ est à Paris? + +Je hochai la tête, et toujours sans regarder: + +--J’ai dit Paris... ou ailleurs. + +--C’est tout ce que vous trouvez? + +--Tout... je le regrette... + +Les épaules se levèrent; un sourire sardonique contracta la bouche: + +--Mon compliment! vous êtes discret. + +Je ne pus maîtriser un tressaillement: + +--Pourquoi discret?... ignorant suffit. + +Il fit quelques pas dans la pièce, l’air songeur. Revenu ensuite vers +moi, il s’arrêta. Je me sentis dépouillé par un examen aigu. + +--Et pourtant, reprit-il, je lis dans vos yeux que vous gardez quelque +chose que vous ne voulez pas dire! + +Effrayé par sa clairvoyance, je compris en même temps qu’il prétendait +passer outre à mes défaites. Je n’avais qu’à faire front. + +--En effet, répliquai-je résolument, il y a autre chose, mais je +m’abstiens de le formuler, crainte de vous blesser. + +Il secoua les épaules ironiquement: + +--En serais-je là que quoi que ce soit puisse encore me blesser? Je ne +le crois pas vraiment... Hé bien?... reprit-il, voyant que je tardais à +m’expliquer. + +--Supposons, dis-je, que vos recherches aient abouti, que vous +connaissiez _l’autre_... A quoi cela vous avancera-t-il? + +Ses joues devinrent pourpres: + +--Vous oubliez que cet homme a tué ma fille! + +--Mais s’il est mort lui-même, ou disparu? + +--Il ne l’est pas: les gens de sa sorte ne passent jamais à l’acte! + +--Cependant, c’est possible. + +--Non. + +--Soit: admettons-le vivant. Alors, que ferez-vous? + +Je vis, comme auparavant, son corps se ramasser pour un élan et toujours +sans bouger. + +--Ce que je ferai? J’irai à lui, où qu’il soit. Face à face, je le +confronterai avec son œuvre, puis... + +Les mots s’arrêtèrent dans sa gorge. Je ne le laissai pas achever. + +--Et puis, déclarai-je froidement, vous rappelant que votre fille l’aima +au point de vous sacrifier à lui, vous prendrez la fuite, avec le +remords d’en avoir trop dit et la pensée que mieux valait respecter le +dernier vœu de celle qui, jusqu’au bout, souhaita le laisser inconnu! + +Il m’écoutait peut-être. Il tentait surtout de découvrir sous mes +phrases la réticence qu’il était assuré d’avoir surprise tout d’abord. +Après que j’eus achevé, il attendit encore un peu afin de s’assurer que +je n’ajouterais rien, puis d’une voix coupante: + +--Non, répliqua-t-il, je ne fuirai pas. Je ne croirai pas non plus que +ma fille me désapprouve. Il faudrait pour cela que les morts ne fussent +pas morts, et ils le sont... tout à fait... Où serait la justice, si les +vivants renonçaient à l’établir eux-mêmes? Songez à l’_autre_ qui ne +sait rien, ou qui s’en moque, et qui est heureux! + +Et approchant de moi soudain: + +--... Car vous ne niez plus qu’il vive, n’est-ce pas? + +Je me redressai avec violence: + +--Je l’ignore absolument! + +--Il vit, et vous savez où! + +--J’affirme... + +--Ah! plus de faux-fuyants; je veux le nom, le lieu... + +--Faut-il jurer que je ne les soupçonne pas? + +--Allons donc! voici là, dans vos yeux, la lueur qui me renseigne. Mon +récit ne vous a rien appris: vous saviez tout! + +--Vous rêvez. + +--Je vois! + +Nous parlions désormais sans mesurer les mots. Je me demandais où nous +allions, quand le timbre retentit dans l’antichambre. + +--Quelqu’un! murmurai-je, le cœur bondissant à la pensée d’un arrêt dans +le duel qui s’engageait. + +M. Lormier regarda machinalement la pendule. + +--Ce n’est personne: c’est la femme de service; elle passe à cette +heure-ci. + +Et précisément parce qu’il s’agissait d’une chose habituelle, il trouva +naturel de s’interrompre pour aller ouvrir: tant, aux instants les plus +tragiques, nous demeurons serviteurs du geste coutumier. + +Laissé seul dans la pièce, j’aspirai l’air comme on boit un verre d’eau. +Si l’arrivée d’une femme de service n’était point la diversion espérée, +elle apportait du moins un répit. Quand, dans quelques instants, le +débat reprendrait, nous aurions eu le temps l’un et l’autre de nous +ressaisir. Les emportements soudains risquent seuls de déchirer les +voiles. + +Cependant M. Lormier, ayant passé dans l’antichambre, approchait de la +porte. Je perçus le gémissement de la serrure qui tournait sous sa main +irritée. J’attendis ensuite le renvoi de l’importune. Un dialogue bref, +au contraire, me parvint: + +--Vous, monsieur! + +--Au moins, ne suis-je pas indiscret? + +--Si... non... enfin, peu importe. Entrez. + +Puis des pas qui piétinent, s’emmêlent, semblent traîner comme la pensée +qui les dirige... Avez-vous noté avec quelle précision des pas, +s’agît-il de traverser un couloir, révèlent un accueil, l’embarras de +celui qui tombe mal, l’impatience de celui qu’on dérange? + +--Passez, monsieur. + +--Après vous. + +Et M. Lormier reparut. Un prêtre le suivait. + +Il entra, timide, petit, les épaules effacées, son corps maigre perdu +dans une soutane trop vaste, sans autre souci visible que celui d’éviter +les meubles et de trouver un coin obscur où s’abriter. Bien qu’il ait dû +m’apercevoir dès le seuil, il ne parut remarquer ma présence qu’une fois +arrivé à la place qu’il s’était choisie, et, alors, son embarras +redoubla. Tout en m’adressant une salutation suppliante, il balbutia: + +--Ah! voilà qui confirme mes craintes... je dérange... + +--Point du tout, répliqua M. Lormier; monsieur est un ami d’autrefois, +notre médecin, à Semur. + +Puis, me désignant le prêtre: + +--Je vous présente monsieur l’aumônier... Aumônier du Carmel, bien +entendu... + +Je repris ma chaise; l’abbé s’installa de l’autre côté de la table; M. +Lormier, lui, venu devant la cheminée, resta debout, et aucun n’ayant +envie de commencer, nous attendîmes... + +Brusquement l’irruption de ce tiers, si humble, modifiait tout. M. +Lormier, l’air absent comme au début de notre rencontre, semblait avoir +oublié ses projets. L’abbé souriait ingénument pour se donner une +contenance. Moi-même, je savourais l’imprévu d’une accalmie, qui, si +brève fût-elle, nous rendait au sang-froid. La pièce où nous étions +ressemblait à ces maisons où un malade agonise: les voix se taisent, les +pas se font discrets, et les cœurs battent affolés... + +Je profitai de l’arrêt pour examiner l’abbé plus à loisir. A y mieux +regarder, il me parut un personnage singulier: des yeux pâles, des joues +couperosées, un nez volontaire qui descendait en flèche vers une bouche +morne et encadrée de lèvres sereines, le tout faisant l’exacte +contre-épreuve de M. Lormier. Au repos, on oubliait l’incertitude du +geste pour l’ascétisme du visage; l’expression d’anxiété peureuse se +muait en immobilité réfléchie. + +M. Lormier et moi nous obstinant à ne rien dire, il fallut bien pourtant +que le troisième se décidât. + +Prenant donc son parti et roulant d’un air gêné son chapeau dans ses +mains, l’aumônier débuta: + +--Je tenais d’autant plus, monsieur, à vous rendre mes devoirs que ma +première visite ne comptait pas, étant uniquement consacrée à une +fonction de fidèle commissionnaire. + +Ainsi, il n’était pas revenu depuis le jour de l’enterrement. + +--Puis-je espérer, poursuivit-il avec effort, qu’aujourd’hui votre cœur +est un peu moins meurtri, sinon en voie d’apaisement? Le désespoir où je +vous ai trouvé, n’a pu qu’être adouci par la certitude que votre chère +fille est au ciel. Je compte beaucoup sur l’intercession de sœur +Thérèse. Priez-la souvent, comme je le fais moi-même... et vous +verrez... + +Le silence reprit, accablant. Les yeux du prêtre erraient avec angoisse +autour de la chambre, en quête d’une réponse qui ne venait pas. On le +sentait découragé de poursuivre. Il ne parlait que par devoir. + +--Qu’est-ce que je verrai? reprit enfin M. Lormier. + +Lui aussi contemplait les murailles: évidemment, il posait la question +sans se soucier d’une réponse. + +--Peu à peu, le fardeau s’allégera: Dieu aidant, vous vous résignerez. + +--Oh! pour cela, monsieur l’abbé, je n’ai besoin de personne. Comment ne +pas se résigner à ce que l’on _sait_ ne pouvoir changer? riposta M. +Lormier. + +Il s’était tourné vers le prêtre avec une sorte d’irritation. J’en avais +fait autant, comme pour m’associer à des paroles qui résumaient si bien +ma propre pensée: seule compte la douleur qui _se sait_ définitive. Sans +paraître remarquer notre mouvement, l’aumônier hocha la tête: + +--Je me fais mal comprendre. J’ai entendu par «se résigner» accepter +avec reconnaissance le don divin qui nous est accordé sous les espèces +de la souffrance. + +M. Lormier eut l’air de balancer entre l’étonnement d’un pareil propos +et le découragement de parvenir à être compris à son tour: + +--En ce cas, en effet, monsieur l’abbé, n’attendez pas de moi pareil +effort. + +--La foi, pourtant... + +--La foi est un don que je n’ai jamais eu beaucoup, mais qui m’échappe +entièrement aujourd’hui. + +--Votre chère fille m’avait dit cependant... j’avais cru... c’est un +malheur, monsieur... oui... le plus grand de tous! + +--J’en supporte tant d’autres, que, dans le nombre, celui-là ne compte +pas, dit encore M. Lormier. + +Et l’on eut la certitude qu’il n’ajouterait rien. Désormais, il avait +résolu d’ignorer cet homme qui, ayant renoncé à la paternité et ne +risquant pas d’être dépouillé, affichait sans grâce une intolérable +sécurité. Je ressentis au contraire une impression inverse. Il me +semblait que grâce à lui,--qui en avait parlé pourtant si peu,--le +souvenir de la morte tendait à s’installer au milieu de nous, d’une +manière concrète. Sans doute nous nous trompions l’un et l’autre; cela +suffisait pourtant à nous donner l’apparence absorbée de gens qui, +écoutant leurs pensées, se détachent de toute conversation. + +Un nouveau silence ayant suivi, dont rien ne permettait d’entrevoir la +fin, l’abbé, de plus en plus gêné, et toujours roulant son chapeau, se +pencha cette fois de mon côté: + +--Monsieur habite encore Semur? + +--En effet. + +--Bien agréable ville, dit-on. + +--Charmante. + +--Vous y étiez déjà, naturellement, du temps de M. Lormier? + +--J’étais même son médecin, comme il le rappelait tout à l’heure. + +--Alors, vous avez connu aussi sœur Thérèse du Sacré-Cœur, quand elle +était dans le monde? + +Vous suivez, n’est-ce pas? ces questions et ces réponses que nous +jetions dans le vide de la pièce. Rien de plus inoffensif, en apparence. +A moins de gémir sur le temps, quels autres propos tenir? Cependant, +grâce à eux, nous courions à l’abîme! + +L’abbé n’avait pas terminé sa phrase que déjà M. Lormier intervenait: + +--En effet, le docteur a connu ma fille, beaucoup plus que vous ne le +pensez: il sait même qui est l’_autre_! + +Incertain, l’abbé releva la tête pour considérer M. Lormier. Il +cherchait à comprendre. + +--C’est vrai, dis-je à mi-voix, j’oublie que vous ignorez... M. Lormier +désigne ainsi la personne à laquelle sœur Thérèse fait allusion dans ses +dernières confidences; mais, contrairement à ce qu’il suppose, je ne +pourrais lui fournir aucun renseignement à ce sujet. + +--Ah! répondit l’abbé, du moment que vous êtes au courant des +confidences de sœur Thérèse, je me permettrai de remarquer qu’il y faut +moins voir l’expression d’une réalité positive que celle d’une admirable +humilité et de touchants scrupules. + +Il s’adressait à moi; néanmoins, il s’exprimait comme si son conseil +devait aller ailleurs, et sa voix avait pris une assurance qui m’étonna. + +--Compris, dit M. Lormier; si bien que, venus l’un et l’autre m’offrir +des consolations dont je n’ai que faire, vous êtes résolus à ne point +répondre à la seule question qui m’intéresse! + +Une double exclamation suivit: + +--Quoi, monsieur! vous cherchez... + +--Allons-nous recommencer? + +--Si je ne prétendais pourtant connaître enfin la vérité, vous aurais-je +laissés entrer chez moi? s’écriait de son côté M. Lormier. + +Puis, tragique, tant son ironie demeurait glacée: + +--Avouez, poursuivit-il, que la situation est pour le moins piquante. +Nous sommes trois ici, dont deux étrangers. Un drame intime a ruiné la +vie de ma fille et la mienne. Qui devrait être au courant, sinon moi, le +père? Point! Seuls, les étrangers possèdent ce privilège. Le docteur, +j’en ai la conviction, sait tout. Quant à vous... + +--Moi? interrompit l’abbé. + +--Oui, vous... osez nier que vous ayez été le confident de ma fille! +Bien mieux, du jour où elle devint votre pénitente, ai-je rien connu +d’autre que ce qu’il vous a plu de l’autoriser à me dire? + +Durant une seconde ensuite, on n’entendit rien d’autre que le bruit +léger de nos souffles. A nous voir ainsi, muets et immobiles, il +semblait que nous attendissions l’arrivée d’un être chargé de dissiper +les ténèbres au sein desquelles nous étouffions. Et, tout à coup, je +crus en effet qu’il entrait! L’abbé enfin se levait. Une volonté +contenue redressait son corps peureux. Il commença d’une voix sourde, +bien que libérée déjà des incertitudes antérieures: + +--Avant tout, monsieur, permettez-moi de relever une erreur que votre +ignorance de nos règles suffit à excuser, mais qu’il importe de chasser +de votre esprit. Si j’ai bien saisi le sens de vos dernières paroles, +vous supposez que j’ai demandé à ma pénitente le nom de celui qui... +avait pu jadis l’intéresser. C’est là une assertion gratuite. C’est +aussi croire qu’un confesseur, digne de ce nom, s’intéresse à autre +chose qu’au seul pénitent dont il reçoit les aveux. Au risque de vous +surprendre, j’atteste devant Dieu que si votre fille avait été tentée de +prononcer un nom, je lui aurais imposé silence. Au tribunal de la +pénitence, chacun s’occupe de soi: la Providence s’avise du reste!... + +Dès le début, je le répète, si les mots marquaient encore une certaine +hésitation, l’accent, tour à tour âpre et mollissant, oscillait déjà +entre la timidité qui s’efface et une ardeur profonde qui brise son +lien. Mais à ce point, que dire de ce que nos yeux aperçurent? Rejetant +le masque, un homme nouveau, le véritable à coup sûr, venait de +paraître. Plus de mièvreries, plus de douceurs: un front altier, des +lèvres impérieuses, un regard dont le poids obligeait les nôtres à +baisser, un ton de maître... C’était une transformation telle qu’on +hésitait à en admettre la réalité, telle encore qu’il eût été impossible +d’interrompre ou de ne pas écouter. On se demandait: «Est-ce toujours +lui?» On ne pouvait y croire, et déjà on savait qu’on devrait obéir. + +Il poursuivit: + +--Au risque de vous surprendre une seconde fois, j’atteste aussi que si +l’idée de chercher à votre tour le nom de cet homme vous est venue, vous +y renoncerez aujourd’hui, demain peut-être, d’ici peu à coup sûr... Ceci +pour une raison bien simple, et qui, si elle ne vous touche aussitôt, +l’emportera quelque jour et malgré vous. Si je vous en priais au nom de +votre fille, dont je fus, c’est exact, le suprême confident, +oseriez-vous me résister? Hé bien! je vais plus loin: assuré de +remplacer ici une morte qui ne peut se défendre, et certain de rester +l’exécutant fidèle de sa volonté, je vous intime l’ordre de laisser +intact un mystère qui doit vous être sacré, comme la mémoire même de +celle qui l’a gardé! + +Entamée dans le silence, l’injonction s’éteignit de même. Prononcées par +un autre, je venais d’entendre précisément les raisons qui, auparavant +et dans l’intime de mon être, m’avaient obligé à me taire. Mais avec +quelle puissance elles avaient retenti! Après cela, qu’ajouter? M. +Lormier, lui-même, devait avoir compris que la lueur à laquelle il +tentait de raccrocher sa vie, allait s’éteindre et je le vis quitter sa +place pour errer indécis, un long moment. Toutefois, de tels désirs ne +meurent pas sans soubresauts. + +--Ainsi, murmura-t-il enfin, il vous paraît naturel, monsieur l’abbé, +que je sois devenu ce que je suis et que j’ignore, pour jamais, à qui je +le dois? + +Il y eut dans la réponse le même accent d’autorité: + +--Peu importe, monsieur, d’où vient la souffrance. Le plus souvent, +celui qui la provoque est irresponsable et ne soupçonne pas ce qu’il a +fait. Une seule chose compte: la souffrance en elle-même, et le mérite +qu’elle nous acquiert. + +Une dernière colère souleva M. Lormier contre la formule implacable. + +--Dites tout de suite que la souffrance est un bienfait! + +--Une semence divine, oui, monsieur. + +--Parce que vous croyez en Dieu! + +--Parce que j’ai toujours vu la vie naître, grandir, et ne subsister que +par la souffrance. + +--Il suffit, monsieur l’abbé: contemplez donc une fois au moins un homme +en qui la semence divine a fait germer le goût du néant et la haine de +la vie. Du sommet où je suis, on juge la réalité à sa mesure. Ma fille +s’est sacrifiée pour rien. Ma douleur ne sert à rien. Un temps de +douleurs entre deux riens, voilà l’histoire de tous, la mienne +aujourd’hui, la vôtre demain... + +L’abbé interrompit doucement: + +--Non, monsieur, puisque je crois à la vie éternelle. + +--Tant mieux pour vous! Chimère ou mensonge sont en effet les seuls +refuges de l’homme. Au surplus, et quoi que je décide au sujet de +_l’autre_, je vous supplie de ne plus revenir. Vous êtes ici... et je +suis là... (il montrait les angles opposés de la pièce). Alors, +n’essayons pas de nous rejoindre... et quittons-nous. + +M. Lormier se tourna vers moi: + +--Et vous aussi, docteur, allez-vous-en. Vous avez préféré mentir, ou +vous taire, ou peut-être tous les deux. Je ne vous en veux pas. Le rôle +normal des bêtes humaines est de se torturer, même par pitié. Je ne me +plains pas non plus; simplement, pareil au chien qui va mourir, je +demande à rendre le dernier souffle à l’abri des regards, et +solitaire... + +Après cela, il se tut. De nouveau, il y eut un grand silence. L’abbé, +immobile, semblait redevenu le pauvre homme du début, timide et +incertain. Moi, je m’étais levé, hésitant à obéir, et percevant avec +découragement l’inanité de nouvelles paroles. + +Je ne me rappelle plus ensuite quels furent nos adieux. Il est possible +que l’abbé ait dit: + +--N’importe! je reviendrai. + +A quoi M. Lormier dut répondre avec effroi: + +--Que m’apporteriez-vous? + +Puis, je me revois tenant la rampe de l’escalier. En avant de moi, +l’abbé, qui descend, balaye les marches avec sa soutane flottante. +Derrière, la porte de M. Lormier est demeurée entr’ouverte, probablement +pour permettre à la fille de service, quand elle viendra, d’entrer sans +déranger. On ne voit plus M. Lormier; mais ce qui paraît du garni devenu +son refuge, clame la détresse. J’ai l’impression de laisser derrière moi +la plus grande douleur humaine que j’aie encore connue, et je me +demande: «A quoi sert-elle?» + +Oui, à quoi bon tant de souffrance? Où mène-t-elle? Vous prétendiez en +commençant qu’elle épure et perfectionne: par elle M. Lormier n’a appris +que la révolte, l’envie et l’incrédulité. Singulière moisson, si la +semence est divine! Pourquoi d’ailleurs Lormier plutôt que vous, ou moi, +ou n’importe qui? Le dieu qui préside au choix est-il le hasard aveugle +ou un roi cruel qui s’ennuie? Maintenant que le temps est écoulé, comme +je comprends aussi qu’au naufrage d’une pareille existence une seule +pensée ait d’abord survécu: vérifier ce qu’était devenu _l’autre_. Le +bonheur de _l’autre_! voilà bien le corollaire attendu, qui eût complété +l’injustice universelle... Mais n’ai-je pas, moi-même, et le premier, +contribué à priver Lormier d’une satisfaction si dérisoire? Quand +j’affirmais que tous, spontanément et sans volonté de mal faire, nous +fabriquons de la douleur pour ce qui nous approche! + +Si maintenant vous souhaitez apprendre ce qu’est devenu M. Lormier, je +dois avouer que je l’ignore. Est-il mort comme il souhaitait «à l’abri +des regards et solitaire»? Peut-être. Vit-il toujours? Il est +possible... Et ceci aussi m’est un remords: des deux hommes qui le +quittèrent ce jour-là, n’étais-je pas celui qui devait dire: «Je +reviendrai», plutôt que l’abbé? + +Au fait, j’oublie que je n’en ai pas fini avec lui. + +Sur le trottoir, et au moment de nous séparer, je l’entendis murmurer de +sa voix tremblotante et gênée: + +--Croyez-moi: sa fille le gardera demain comme elle le fit aujourd’hui; +le dernier mot n’en est pas dit... + +--Quel dernier mot? + +Il ne répondit pas. Alors, cédant malgré moi à une curiosité absurde: + +--En tout cas, monsieur l’abbé, très intéressé par notre rencontre, +pourrais-je apprendre à qui j’ai eu l’honneur... + +Il m’interrompit précipitamment: + +--Abbé Manchon... aumônier du Carmel. + +Puis reprenant son idée interrompue: + +--Le dernier mot, le voici: le malade crie sous le bistouri, mais après, +longtemps après parfois, le mieux commence et la guérison suit. Au +revoir, monsieur. + +Je ne tentai pas de le rappeler pour l’interroger: tout à coup cette +idée venait de me clouer au sol que le confident de sœur Thérèse du +Sacré-Cœur, le prêtre résolu à sauver M. Lormier, était le frère de La +Gilardière! Calcul suprême d’une amoureuse devenue sainte? vaine +coïncidence, ou jeu encore d’un destin avide de préparer de nouvelles +souffrances? A vous de choisir: on ne saura jamais! + + + + +UN AUTRE RÉPOND + + +Bien que nous eussions suivi sans l’interrompre le long récit de Pierre +Duclos, je n’avais pas tardé à m’apercevoir d’un changement considérable +dans la curiosité de Tinant. Condescendante au début, elle était devenue +bientôt plus attentive, puis, à mesure qu’on avançait, véritablement +passionnée, comme si les faits racontés lui fournissaient un tribut +personnel. Je ne fus donc qu’à demi surpris quand, Pierre ayant achevé, +j’entendis Tinant demander: + +--Est-ce tout ce que tu sais? Tu en es vraiment resté là? + +--Sans doute: pourquoi aurais-je caché quelque chose? + +Un sourire de triomphe éclaira le visage de Tinant: + +--Hé bien! mon cher, tes curiosités ne resteront pas où elles en sont. +J’avais promis, quel que fût l’exemple que tu donnerais, d’en apporter +un second où la souffrance produirait des résultats inverses: preuve que +ce bienfait divin est pour le moins incohérent dans ses effets. Je ne me +doutais pas que l’occasion se présenterait si belle! C’est ton histoire +que je vais recommencer. + +--Mon histoire! s’écria Pierre, stupéfait. Il faudrait pour cela avoir +connu Lormier! + +--Pourquoi non? quand je dis recommencer, j’entends reprendre les mêmes +faits, mais vus de l’autre bord. Sur la rive où j’étais, on n’apercevait +pas mieux Lormier que sur la tienne on n’a vu La Gilardière: n’empêche +que, prise ainsi par les deux faces, la tapisserie s’éclaire. Grâce à +toi, bien des points qui m’étaient restés inexplicables, viennent de +devenir limpides comme une eau de source. Parions qu’après m’avoir +entendu à mon tour, sœur Thérèse en personne n’aura plus pour vous aucun +mystère! + +Il y eut parmi nous une hésitation étonnée. Je partageais l’incrédulité +de Pierre. Celui-ci reprit, après une courte réflexion: + +--Impossible! Tu es dupe d’analogies! + +--Il n’y a pas deux sœur Thérèse, ni deux La Gilardière! + +--Je me suis servi de noms supposés! + +--Rassure-toi, je les garderai: simples masques pour sauvegarder un +reste d’anonymat que j’ai percé. + +--Cependant tu vivais à Paris, ailleurs encore, mais toujours loin de +Semur. Si tu avais eu un ami dans ma ville, je l’aurais su! + +--Même s’il était La Gilardière? + +Alors, ébranlé, Pierre Duclos se tourna vers moi: + +--Que penser d’une telle rencontre? + +Je répondis, railleur, bien qu’à demi convaincu: + +--Je pense que, faute de lumière, on ne pouvait tirer du cas Lormier des +conclusions raisonnables. Tinant sans doute nous les apporte. Le hasard, +qui semble toujours cruel, se montre aussi parfois, bien que plus +rarement, assez avisé. + +--Permettez, reprit Tinant, que je remonte d’abord le cours du temps. Je +suis si étonné moi-même de me retrouver ce soir au milieu d’êtres dont +l’aventure m’a intrigué jadis et dont l’un, au moins, m’était très cher! + +--Hâte-toi, dit Pierre, car l’heure avance: et compte que je +t’arrêterai, si je m’aperçois que tu as fait fausse route. + +--Je suis donc très sûr d’arriver au bout; mais, encore une fois, quelle +étrange sensation que de se heurter à du passé que l’on croyait mort et +qui, soudain, se remet à vivre!... + +Son visage venait de prendre une gravité qu’il devait garder jusqu’à la +fin. Certains d’aller par les mêmes chemins, Pierre et moi avions aussi +l’air d’attendre le retour d’êtres familiers, après avoir craint leur +disparition sans retour... + + + + +I + + +Avant tout, débuta Tinant, et pour rassurer Duclos, apprenez comment +j’ai connu les acteurs. + +Au temps où j’achevais mon doctorat, un de mes parents me proposa +d’accompagner en Italie un jeune homme pour lequel on cherchait un +mentor. Au retour, et le voyage payé, une somme convenable devait +récompenser mon agréable labeur. + +--Il faut, m’écriai-je, que la compagnie soit bien mauvaise pour qu’elle +entraîne une indemnité de retour. + +--Point: elle est charmante, mais il importe que la mine revienne, +j’espère que tu plairas. + +Sur quoi, le lendemain, muni de l’adresse et du nom, je me présentai, +rue Monsieur, chez madame Manchon de La Gilardière. + +Vieil hôtel d’aspect triste et cossu; mobilier dépourvu de style, mais +en bois solides; tentures lourdes et fanées: au total, une grandeur +négligée, qui laissait indécis. Toutefois introduit dans la chambre même +de madame Manchon, je ne tardai pas à sortir d’incertitude. Je n’étais +pas assis qu’une grêle de questions tombait sur mes épaules: + +--Quels sont vos projets d’avenir? Comment bouclez-vous votre budget? +Quelles ont été jusqu’à présent vos distractions? La philosophie +est-elle pour vous une foi ou un gagne-pain? + +En dernier lieu seulement, madame Manchon daigna demander si je +connaissais l’Italie, et sur ma réponse négative: + +--Tant mieux: vous serez ainsi intéressé pour votre compte. + +D’où je conclus que ma tête avait plu. + +Cinq minutes après, un jeune homme qu’on avait fait appeler se présenta. + +--René, dit madame Manchon, voici M. Tinant qui est disposé à voyager +avec toi. Il doit être plein d’idées sur l’Italie puisqu’il s’occupe de +philosophie. Entendez-vous pour un départ dans la huitaine. M. Tinant +dîne avec nous ce soir, cela va de soi. + +Je m’inclinai, bien que l’invitation eût plutôt l’air d’un ordre. René +dit poliment: + +--Nous aurons, dans ce cas, tout loisir pour accorder nos convenances +après dîner. + +Il ajouta allègrement: + +--D’ailleurs, j’espère bien qu’on s’en remettra surtout à la fantaisie +du jour. J’ai l’horreur des itinéraires à heure fixe. + +Je m’esquivai ensuite, charmé par le sourire du fils, autant qu’étonné +des manières décidées de la mère, et j’admirais aussi comme, en trois +phrases, peut se manifester l’écart des caractères. + +Bien entendu, une fois dehors, je m’empressai d’aller remercier mon +parent. Sollicité de me fournir des précisions supplémentaires au sujet +des Manchon de La Gilardière, il m’apprit ce qui suit. + +Les Manchon, paraît-il, étaient papetiers de père en fils, aux environs +d’Orléans. Le dernier venu avait agrandi l’entreprise au point d’en +faire une rivale des usines d’Annonay, puis était mort jeune, dans des +circonstances mystérieuses, suicide ou accident, on ne savait. Demeurée +veuve à trente-huit ans, madame Manchon avait entrepris d’achever +l’œuvre commencée par son mari. On vit, non sans quelque étonnement, une +femme assumer la direction de nombreux ouvriers, apporter aux affaires +une ténacité réfléchie, et la réussite répondre à son effort. La +surprise ne fut pas moindre quand, après quelques années, on annonça +qu’une société anonyme achetait les établissements Manchon. Libérée, +riche, atteignant à peine la cinquantaine, madame Manchon, qu’on +commençait d’appeler madame Manchon de La Gilardière, venait de planter +là l’œuvre familiale et s’installait à Paris. Depuis lors, elle y +vivait, en apparence désœuvrée, en réalité ne s’occupant que de son fils +cadet qu’elle adorait. Par une gloriole assez inexplicable, celui-ci ne +portait plus que le nom de La Gilardière. + +La soirée acheva de m’éclairer sur le présent. + +Arrivé très exactement, je vis dans le salon un curé maigre, une vieille +demoiselle et René réunis en groupe autour de madame Manchon. Celle-ci +m’accueillit avec une satisfaction non déguisée: + +--Ravie de vous savoir ponctuel... Au moins, vous ne vous croyez pas +impoli en arrivant à l’heure. + +Puis, me désignant le prêtre: + +--L’abbé Manchon, mon fils aîné. + +Elle s’abstint de me présenter à la vieille demoiselle, mais se tournant +vers elle: + +--Lapirotte, allez secouer la cuisine qui est encore en retard. + +Par bonheur pour Lapirotte, on vint annoncer presque aussitôt que le +dîner était servi, et l’on passa dans la salle à manger. + +Je ne me rappelle pas, bien entendu, les propos qui animèrent le repas. +J’aurai en revanche et toujours, sous les yeux, le spectacle des +convives. + +Madame Manchon d’abord... Installé à sa droite, je ne l’apercevais guère +que de profil, sauf lorsqu’elle m’adressait la parole. Surveillant les +convives, elle n’intervenait que pour donner des ordres brefs. Ils +étaient, chaque fois, scandés par une crispation de la main qu’elle +avait jolie et prodigieusement volontaire. + +En face de nous, et côte à côte, les deux frères. On imaginait +difficilement deux êtres plus divers. René était bien tel que l’a +dessiné Duclos: élégant, nonchalant et beau. Son sourire avait une grâce +sûre d’elle-même. Le charme est un don qui enchante à la fois qui le +possède et qui en approche: René jouissait du sien, en homme qui connaît +son pouvoir et pourtant dépourvu de fatuité. Assuré de plaire, il se +donnait la peine de conquérir. Enfoncé dans son assiette, l’abbé +montrait au contraire une figure ingrate, dépourvue de lumière et plus +encore de grâce. Le geste gauche, la parole rare, il semblait toujours +sur le point d’éclater en reproches, comme si les mots ou la compagnie +ne cessaient de l’offusquer. En somme, l’air d’un voyageur à table +d’hôte, que gêne le voisinage, qui peste contre la lenteur du service et +compte les minutes le séparant de la liberté. + +Au bout de la table, enfin, la demoiselle de compagnie, Lapirotte. +Tremblante, effacée, suivant avec une égale anxiété la marche des plats +et les crispations de main du tyran, répondant au sourire de René et à +l’humeur de l’abbé par des acquiescements tour à tour satisfaits ou +navrés, puis s’échappant soudain au point de paraître oublier où elle +était, cependant que passait sur ses traits la lueur d’une rancune +indéfinissable. + +Un monde, ces quatre visages. Derrière leurs expressions variées +apparaissaient des âmes si dissemblables, qu’on se demandait par quel +miracle elles réussissaient à vivre sous le même toit. Il n’était pas +jusqu’aux noms qui ne traduisissent la différence profonde établie entre +ces êtres soi-disant unis familialement: et n’était-ce pas déjà un +symbole inquiétant que d’entendre nommer le prêtre: M. Manchon; René: M. +de La Gilardière, cependant que tous deux entouraient une Manchon de La +Gilardière, de concert avec une Lapirotte?... + +Mais revenons à ma soirée. + +A peine sortis de table, j’arrêtai le départ avec René. J’avais, cela va +sans dire, subi comme tout le monde la séduction: au cours de notre +rapide entente, j’eus aussi conscience de ne pas lui déplaire. Il nous +quitta ensuite sous un prétexte quelconque. Auparavant, l’abbé s’était +éclipsé sans bruit. Un signe du tyran congédia Lapirotte, et je me +retrouvai en tête-à-tête, de même que le matin, avec cette différence +toutefois que le repas excellent m’induisait à l’optimisme, et que +j’espérais bien interroger à mon tour. + +J’étais loin de compte: tout de suite, madame Manchon me remit au point: + +--Du moment que vous me convenez, cher monsieur, me dit-elle, il est +nécessaire que vous sachiez exactement ce que j’attends de vous. A tort +ou à raison, j’ai l’ambition de faire de René un homme utile. J’avais +compté jadis sur son aîné pour reprendre la conduite de l’usine +paternelle. Malheureusement, j’ai eu le chagrin de lui voir tourner +bride vers la prêtrise. Il restera toute sa vie curé, et même petit curé +de petite paroisse ou de couvent; c’est une désillusion à laquelle je me +suis résignée sans plaisir: elle demande à n’être suivie par aucune +autre. Pour René, il ne saurait être question d’industrie. Vous l’avez +vu. Il est chimérique et nerveux: défauts irrémédiables pour qui dirige +des ouvriers. D’autre part, sans être dépourvu d’esprit de volonté, il +s’abandonne aisément aux circonstances, quitte à leur échapper ensuite +par un coup de tête. Heureusement, je suis là pour reprendre la barre. +J’ai décidé qu’il serait banquier. Il y a dans la finance une part de +hasard et d’invention qui s’accorderont avec ses dons. Le métier, de +plus, est mondain, et mène haut, si l’on sait s’y prendre. Dans un an, +après apprentissage dans une maison sûre, René aura donc une commandite, +ou je l’établirai à neuf, suivant l’occasion. Le voyage que vous allez +entreprendre est une concession,--la dernière,--faite à son +dilettantisme. Je m’y suis ralliée avec peine, et à condition qu’au +retour nous passerions immédiatement aux réalisations d’avenir. Il +importe, dès lors, qu’en cours de route la fantaisie ne reprenne pas son +vol. Votre influence, à cet égard, doit être décisive. Je compte sur +vous pour ramener, si besoin est, l’imagination de René au point de vue +solide qui est le mien. Comment? affaire à vous: un philosophe en sait +plus que moi sur ce sujet et vous avez le champ libre. René m’écrivant à +peu près chaque jour, je me réserve d’apprécier votre action, et même, +s’il est utile, de vous faire part de mes remarques... + +Tout cela, net, jeté de haut, avec des nuances assez marquées pour ne +pas échapper: dédain évident du fils aîné, inflexion attendrie dès que +passait le nom de René. + +Je m’inclinai sans discuter. Je quittais la cour de l’hôtel quand René +me rejoignit. + +--Puisque vous vous en allez, dit-il, me permettez-vous de vous escorter +un peu, histoire de faire vraiment connaissance? + +Et ce que je prévoyais, suivit. Après la mère, le fils. + +--Amis ou ennemis? poursuivit-il. + +J’affectai de me méprendre: + +--De qui parlez-vous? + +--Mais de nous, bien entendu. + +Il prit mon bras d’un geste cordial, et gaiement: + +--Allons, j’abats mon jeu. Je n’ai aucune envie de m’ennuyer pendant le +voyage. Il dépend de vous que nous en jouissions sans arrière-pensée, +puisque vous représentez auprès de moi l’autorité, c’est-à-dire, maman. +(Il disait maman.) Or j’adore maman, elle m’adore, mais nous sommes aux +antipodes. Maman est un homme d’action. Jadis elle menait l’usine à la +baguette: aujourd’hui, à défaut de mieux, son empire s’exerce sur les +domestiques, sur la pauvre Lapirotte, surtout sur moi. Par malheur, je +représente le dernier lot d’ambitions réalisables. Dieu me pardonne! +maman rêve pour moi de grand monde, de fortune, enfin d’un tas de choses +qui me sont parfaitement indifférentes et même me semblent désagréables. +Jugez des désillusions que je procure! Est-ce ma faute si j’aime flâner, +si la paresse est mon fait, enfin si la moindre petite fleur bleue me +paraît plus enviable qu’une place de ministre? Oh! je me connais, allez! +Je sais aussi que je suis très faible, à preuve que, de guerre lasse, +j’ai juré d’aller au retour moisir dans une banque... Mais, de grâce, et +sous prétexte d’entretenir mes bonnes intentions, allez-vous, le long de +la route, m’accabler de sermons? Plutôt que de subir la morale que +j’entrevois, je préférerais renoncer à l’Italie! + +Je me mis à rire, conquis par un tel mélange de lucidité, de candeur et +de rouerie: + +--Jurez-moi qu’une fois de retour, vous obéirez aux désirs de votre +mère! + +Il tendit comiquement le bras: + +--Sur quelle tête faut-il prêter serment? + +--En ce cas, topons. Bouclez vos malles; on n’en parlera plus. + +Il eut une exclamation joyeuse: + +--Savez-vous que vous serez peut-être un compagnon aimable? + +--Certainement votre ami. + +--Je commence à le croire. + +--J’en suis sûr! + +Et je rentrai surpris que deux êtres capables de s’exprimer l’un sur +l’autre avec une telle clairvoyance et se sachant à ce point différents +ne doutassent pas cependant que l’avenir fût impuissant à les séparer. +J’avais compris, au surplus, que pour madame Manchon, il y avait d’un +côté René et de l’autre le reste de l’univers représenté par l’abbé, +mademoiselle Lapirotte, ou n’importe qui... + +Je n’ai plus qu’à courir pour achever ce qui me fut personnel dans cette +histoire. + +Trois jours plus tard, je partais avec René et notre amitié commençait. +D’elle je dirai seulement que j’éprouvai très vite les sentiments d’un +jeune père pour un grand fils et que cette affection m’était rendue. + +J’ai gardé aussi de notre commerce durant le voyage un souvenir +attendri. René n’était pas uniquement ce qu’il avait dit: il était +mieux. Cœur distrait, volontés fugitives, soit: en revanche, que d’élans +à l’approche de l’art et toujours le goût du plaisir d’autrui pour +arriver à mieux plaire! + +Je m’aperçus avec surprise qu’il connaissait peu la vie. L’éducation à +domicile, l’habitude prise de se laisser guider par sa mère dans les +moindres difficultés quotidiennes l’avaient en fait isolé du monde. Des +quelques aventures que lui avait attirées sa tournure, il n’avait +rapporté qu’un désir plus conscient de l’amour véritable. La froideur de +son frère le laissait sans rancune. «Maman laisse trop voir sa +préférence; il y a là de quoi vexer même un curé!» disait-il +plaisamment. L’écart des âges,--près de dix ans,--pouvait d’ailleurs +expliquer aussi cette attitude dont il avait pris son parti. Il +nourrissait enfin une admiration mêlée de soumission clairvoyante à +l’égard de madame Manchon: au contraire, il parlait rarement de son père +et toujours comme d’un être dont la mémoire est indifférente: la place +tenue par madame Manchon n’en était que plus grande. + +Un peu avant de rentrer, une lettre informa René des conditions de sa +vie prochaine. La banque Chasseloup, de Semur, consentait à l’accueillir +et à le traiter en associé. La province seule permet de trouver de ces +combinaisons heureuses qui unissent les avantages d’un apprentissage +rapide à la dispense de s’immobiliser dans les emplois inférieurs. +Madame Manchon n’avait donc pas hésité à accepter le sacrifice d’une +séparation momentanée. Au surplus, René, affirmait-elle, trouverait sur +place, dès l’arrivée, des relations agréables, car l’abbé Manchon avait +pour camarade de séminaire un prêtre de Semur fort répandu, l’abbé +Valfour. + +René, après sa lecture, jeta la lettre au fond d’une valise et, +maîtrisant son humeur, déclara: + +--N’y pensons plus: il sera temps d’y revenir une fois en route pour +Semur. + +Trois semaines nous séparaient à peine de l’échéance. Elles passèrent +comme un éclair. De retour à Paris, René venait me voir à peu près +chaque jour. J’étais le confident de sa mélancolie: elle cédait aisément +devant la moindre plaisanterie. Peut-être, au fond, découvrait-il déjà +l’attrait de la liberté. + +Enfin, la veille du départ, je fus convié à un dîner d’adieu, en tous +points semblable à celui que je viens de décrire. Mêmes convives, mêmes +contrastes dans les attitudes: l’abbé plus silencieux encore, madame +Manchon un peu nerveuse, Lapirotte assez souriante, René parfaitement +gai. + +Après le repas, madame Manchon me fit asseoir près d’elle et me remercia +d’un ton ému: + +--J’apprécie votre tact, me dit-elle; il est excellent que vous soyez +devenu l’ami de mon fils. Dans quelques années, je tâcherai de lui +trouver la compagne qui me remplacera près de lui et ma tâche sera +terminée. + +--Pourquoi vous remplacer? répliquai-je en riant: je vois très bien René +trouvant à Semur une femme charmante, et vous-même ravie de diriger deux +enfants au lieu d’un. + +--A Dieu ne plaise! s’écria-t-elle. René, seul, choisirait au rebours du +sens commun. Et puis... ce n’est pas pressé... + +A défaut du ton qui s’efforçait de rester plaisant, l’expression du +visage devenu fermé en disait long sur ce manque de hâte. + +--De quoi parlez-vous donc? dit René s’approchant de nous. + +--De votre prochain mariage. + +--Oh! fit-il à son tour, d’un air comiquement effrayé, n’envisageons pas +toutes les catastrophes: Chasseloup, par bonheur, n’a pas d’héritière. + +Madame Manchon répliqua: + +--Quelles que soient les héritières de Semur, aucune ne vaut qu’on s’y +arrête: n’oublie pas que, dans six mois, tu reviendras ici... + +Les derniers mots de René, en me quittant, furent: + +--Si je fais là-bas des sottises, j’aurai du moins la consolation de +vous en aviser. Comptez que j’écrirai souvent. + +Il a tenu parole. Presque tout ce qui va suivre est tiré de ses lettres. +Je n’ai pas eu, comme Duclos, à quêter jour à jour les éléments d’un +drame soigneusement célé par les auteurs: ils me sont venus sans effort, +dans ma chambre de Paris, envoyés par l’intéressé devenu historien de la +tempête qui devait l’emporter. Et vous ayant ainsi prouvé ma véracité, +je n’ai plus qu’à m’effacer pour laisser parler les faits; il est bien +inutile, n’est-ce pas, d’y ajouter l’exposé d’impressions personnelles, +demeurées par force lointaines et surtout impuissantes à rien modifier? + + + + +II + + +Quatre mois après son arrivée à Semur, René en était au point suivant: +installation confortable, vie monotone et chaste, relations clairsemées +et couleur de province, ennui de vivre distillé par le contact des +chiffres, mais contrebalancé par un optimisme imperturbable et un voyage +à Paris tous les huit jours. + +Dans son existence, il se trouvait beaucoup de choses indifférentes, une +seule insupportable et une dernière agréable. + +La chose insupportable était l’hostilité de l’habitant, dont il se +sentait enveloppé, hostilité latente et tenace qui lui infligeait +l’humiliation de ne pouvoir, pour la première fois de sa vie, désarmer +l’adversaire. La chose agréable était la découverte de la campagne de +chez nous. Il y trouvait en effet comme un reflet de sa propre image, je +veux dire un mélange de séduction et de joie. + +Au total, plus d’ennui que d’agrément; toutefois aucune humeur, et une +résignation d’autant plus aisée qu’elle ne cessait d’escompter +l’imprévu. + +Or, un après-midi de mars, si je ne me trompe, il arriva que séduit par +la lumière jeune et la tiédeur de l’air, René décida de partir en +promenade et fit une longue course. + +Comme il était sur le retour, vers quatre heures, à la nuit tombante, le +ciel devint d’abord maussade, puis chargé de nues, enfin commença de se +déverser en pluie rageuse. Imprévoyant à l’ordinaire, René avait pour +seule protection un manteau léger. Par bonheur, la gare se montrait +proche: il put l’atteindre, s’y abrita et, résigné, attendit une +accalmie qui ne vint pas. + +Il paraît qu’à Semur la gare est à vingt minutes de la ville. C’est +aussi une gare à peu près sans trains et sans voyageurs. Il n’est pas +question d’y trouver une voiture. + +Regardant l’averse qui se prolongeait, René décida: + +--Prenons patience; il est vrai que je dîne ce soir chez les Traversot, +mais le repas est pour sept heures: d’ici là, j’aurai revu le ciel à +sec. + +Et il songea aux Traversot. Il connaissait madame pour lui avoir rendu +une ou deux visites, monsieur pour l’avoir aperçu dans la rue, et la +fille point du tout. L’invitation reçue était donc la première. Il la +devait à l’abbé Valfour qui avait promis de le venir prendre, ayant à +cœur de l’introduire lui-même dans les salons de l’hôtel de Thil. + +«Invitation doublement précieuse, avait dit l’abbé, car les Traversot +reçoivent peu et seulement à bon escient.» + +Précieuse ou non, elle occuperait un soir. Il n’est jamais non plus +désagréable de se rendre en pays inconnu. Si par hasard on y trouve +mieux que son attente, la surprise enchante: sinon, la déception est +nulle. + +Une demi-heure avait passé sans que s’altérât la bonne humeur de René, +sans qu’aussi âme qui vive parût dans la gare, quand une femme entra, +vêtue de deuil et un paquet à la main. A grand-peine, elle découvrit un +employé, expédia le paquet, et s’apprêta à repartir. + +Bien qu’enveloppée dans un manteau de pluie, coiffée de crêpes et à peu +près invisible, cette femme avait une tournure jeune et la mise +avenante. + +La voyant ouvrir un parapluie, René, qui sentait l’ennui le gagner, eut +alors une idée plaisante et l’abordant: + +--Mademoiselle, dit-il, il est d’usage que, par un temps de déluge, les +hommes offrent aux femmes leur parapluie. Si vous rentrez dans Semur, +serait-il indiscret de vous prier d’inverser les rôles en m’accordant +une part d’abri sous le vôtre? + +Reconnaissez que de tels propos sont de ceux dont on serait le moins +tenté de se défier, et qui vraiment semblent, entre tous, sans +conséquence: après eux, cependant, l’avenir de deux familles était joué. +On croit ne pas avoir bougé, déjà on roule dans le gouffre. Ah! les +moyens du destin sont simples! S’ils ne l’étaient pas d’ailleurs, on les +reconnaîtrait tout de suite, et ce ne serait plus le destin. + +Étonnée qu’on lui parlât, la femme tourna la tête avec un air de +crainte. La vue de René la rassura. Nul doute qu’il n’eût été aperçu +maintes fois auparavant par celle dont il sollicitait les bons offices. +Qui sait même si la requête ne fut pas accueillie avec empressement? +Quoi qu’il en soit, la réponse vint aussitôt: + +--Volontiers, monsieur, à condition que vous accepterez de porter +vous-même cet objet encombrant que le vent, tout à l’heure, s’obstinait +à vouloir retourner. + +--Cela va de soi, fit René. Bien qu’il n’y ait personne, sauf nous, à se +hasarder dans pareille tempête, vous aurez ainsi l’air d’être mon +obligée et les convenances seront sauvegardées. + +Elle eut un petit haussement d’épaules: + +--Simplement, ce sera commode. Les convenances me sont indifférentes. + +Il prit le parapluie, le tendit à bout de bras pour protéger sa compagne +imprévue et, côte à côte, ils partirent... + +On n’avait pas avancé de vingt pas que, pour éviter de choir dans les +flaques, l’un dut aller à droite, l’autre à gauche. Il en résultait que +René était au sec et la femme à la pluie. + +--Je crois, dit-il, que la sagesse serait de rester à mon bras. + +La femme répondit encore avec la même décision: + +--En effet, je le crois plus pratique. + +Ayant fait comme il demandait, ils marchèrent désormais collés l’un à +l’autre pour mieux tenir tête à l’ondée. Le bras de l’inconnue pesait +sur celui de René juste assez pour laisser apercevoir son ferme contour, +mais sans abandon qui eût donné du plaisir. + +Résolu à ne pas remercier sa compagne par un silence gênant, et égayé +par l’aventure, René reprit: + +--Il est bien heureux que les convenances vous soient indifférentes. + +--Pourquoi? + +--Ce que vous m’accordez est fort compromettant. + +--Vous avez peur pour vous? + +--Pour tous les deux. + +--Hé bien! monsieur, si, à la réflexion, vous pensez avoir commis une +sottise en me demandant service, vous êtes libre de me quitter à +l’entrée du faubourg. Je ne voudrais à aucun prix que votre réputation +fût atteinte, parce qu’on vous aurait aperçu à mon bras. + +Raillerie ou aveu discret d’une profession douteuse? René brusquement se +demanda: «Qui est-ce?» L’aisance avec laquelle on avait accueilli son +escorte, la liberté qu’on offrait de lui rendre, indiquaient pour le +moins des allures inaccoutumées en province, dans la bonne société. +D’autre part, la distinction du ton, le tour aisé, marquaient l’usage du +monde. Pour décider, il eût suffi sans doute d’apercevoir le visage: +mais allez découvrir un visage sous des crêpes, et quand les becs de +gaz, espacés de loin en loin, servent à jalonner la route plutôt qu’à +l’éclairer! + +Il fallait cependant prendre parti: au risque de se tromper à fond, il +prit l’aveu pour bon. + +--Me lâcher au Bourg-Voisin, s’écria-t-il allégrement; voilà qui +tomberait mal, quand je compte au contraire vous prier de faire +peut-être un détour pour me ramener à ma porte! + +--Vraiment! vous souhaitez à ce point de n’être pas mouillé? + +--Je souhaite surtout profiter de votre compagnie. + +--Oh! la compagnie d’une inconnue!... + +--Il ne tient qu’à vous de ne plus l’être. Qui dois-je remercier de +m’abriter de la pluie en me procurant une heure charmante? + +La femme eut un rire discret: + +--Mille regrets: je sauve les messieurs qui se noient, mais ne leur dis +pas mon nom. + +--Même s’ils insistent pour le connaître? + +--Dans ce cas, de préférence. + +--Voilà qui est absurde! + +--Très sage au contraire. Le bien qu’on fait au prochain ne se pardonne +que s’il est anonyme. + +--Si je tenais pourtant à vous être reconnaissant? + +--Je ne goûte pas ce genre de sentiment. + +--Alors, restent les autres. + +--Quels autres? + +--Tous, y compris l’amour... + +--Voulez-vous avoir l’obligeance de me rendre mon parapluie? + +--Prétendez-vous me renvoyer sous l’averse? + +--Plutôt que d’aborder les sottises, je n’hésite pas. + +--Je me tairai donc. + +Imaginez ceci dans les bourrasques, les répliques ramassées au vol, pour +être renvoyées de même, comme avec des raquettes, un libertinage discret +se jouant sous les mots, la jeunesse irrésistible de deux voix qui ne +cachent pas leur amusement, et comprenez que, trompé au jeu, René se +soit laissé entraîner: quel autre à sa place n’aurait agi de même? + +Il reprit donc après un temps de silence affecté: + +--Est-il défendu aussi de parler de la ville, en général? + +--Autant vaudrait peut-être nous entretenir des giboulées de mars. + +--Puisque vous habitez ce lieu paisible, comment se fait-il que je ne +vous aie jamais rencontrée? + +--C’est probablement que vous regardez mal. + +--Je vous demande pardon: je ne manque jamais de regarder une femme. + +--Il paraît que non. + +--... A moins qu’elle ne soit tellement laide, évidemment!... + +--Ce doit être mon cas. + +--Vous vous calomniez. + +--Qu’en savez-vous? + +--Votre démarche suffit: parions que vous êtes ravissante. + +--Vous perdriez. + +--Parions toujours... et levez votre voilette. + +--Le Ciel m’en préserve! Pour une fois où je fais illusion, je tiens à +ne pas dissiper le charme. + +Dans l’ardeur du dialogue, ils avaient ralenti le pas et même oublié que +le ciel se répandait en cataractes. A ce moment, une rafale plus +violente les enveloppa de son humidité glacée. D’instinct, la femme se +serra contre René. + +--Vous ne prenez pas froid, j’espère, dit celui-ci anxieux. + +--Non. + +--Le parapluie à deux est une solution moyenne qui, selon la règle, ne +garantit personne. + +--Voilà un remords tardif. + +--Il n’en est que plus cuisant. En vérité, je suis confus de vous +protéger si mal et j’aimerais vous protéger tout à fait. + +--Comment l’entendez-vous? + +--A votre gré. + +--Ah! pour le coup, que deviendrait, dans la ville, votre réputation? + +Une nouvelle rafale, pire que la première, les enveloppa. Avant de céder +enfin, l’ondée prétendait balayer tout ce qui avait mine de la braver. +Ils durent s’arrêter, attendre un instant sans parler. Abrités sous le +parapluie, que secouaient de violents ressauts, ils mêlaient presque +leurs souffles. Des amants n’eussent pas été plus étroitement blottis. + +Soudain le vent expira, tel une bête hors d’haleine. Un calme de mort +s’abattit alentour. La tempête venait de s’enfuir, ne laissant après +elle qu’un peu de pluie fine à travers la brume redevenue tiède. + +Surpris par un changement si rapide, ils s’attardèrent dans la même +position, juste assez pour sentir leurs cœurs battre: puis la femme +tenta de dégager son bras. + +--Je crois, murmura-t-elle, que c’est terminé. + +--Où demeurez-vous? demanda brusquement René. + +--Que vous importe? + +--Puisque le temps est remis, n’est-ce pas le moins que je vous escorte +jusqu’à votre domicile? + +--Je vous en dispense. + +--Et si je vous suivais?... + +--Avisez-vous-en! + +--Alors, votre adresse? + +--Non. + +--J’enrage de ne savoir qui je dois remercier! + +--Je vous ai déjà dit que mes charités sont anonymes: mais voici qu’il +ne pleut plus, rendez-moi mon bien comme je vous rends la liberté. + +En même temps le bras de l’inconnue parvint à se détacher tout à fait, +mais René n’était pas disposé à obéir. Ils continuèrent de marcher, +cette fois séparés, cependant qu’on ne savait quoi de trouble semblait +se glisser entre eux. + +--C’est bien rue Saint-Jean que vous allez? reprit-elle quand elle +comprit que René avait résolu de persister dans son escorte. + +Il ne put réprimer un mouvement de dépit: + +--Ainsi, vous connaissez qui je suis, et vous prétendez garder pour vous +tout ce qui vous concerne, fût-ce votre prénom? Lequel est-ce? +Marcelle?... Yvonne?... + +Un nouveau rire railleur interrompit l’énumération. + +--... ou Colette, ou Thérèse... Choisissez. + +--Thérèse, en effet... + +--Pourquoi pas Colette? + +--Parce que, telle que vous êtes, vous ne pouvez que parler gaiement de +choses graves. + +--Vaudrait-il mieux parler gravement de choses gaies? + +--Soit: je me résigne. Je me contenterai d’une seule réponse à une +question... générale. + +--Gardez-la pour vous: elle doit être indiscrète. + +--Aimez-vous? + +--Ceci, en effet, passe la mesure! + +--Qui que vous soyez, pourtant, vous devez bien conjuguer le verbe, +comme tout le monde. Le temps seul diffère: passé, présent ou futur. On +aime, on a aimé, ou on aimera! + +La femme cette fois se tut. René s’enhardit: + +--Si vous avez besoin d’un professeur... + +Et se rapprochant d’elle: + +--Après tout, je ne suis pas très fort en grammaire, mais à deux, on +tournerait les pages et la leçon irait d’elle-même... + +La femme persistait à se taire. Il était possible que cette audace lui +plût. Sait-on jamais quelles émotions contradictoires traversent un +cœur? Les plus honnêtes, à une heure donnée, écoutent complaisamment la +voix de la folie, quitte à s’enfuir ensuite, et même à regretter d’avoir +fui. + +--Vous ne parlez pas?... De grâce, ne vous hâtez pas ainsi. J’aperçois +déjà Notre-Dame: que j’aie le temps de m’expliquer un peu... Vous +imaginez peut-être que je suis heureux? vous vous trompez. Si vous vous +doutiez seulement comme il est triste, chaque soir, de rentrer dans une +chambre déserte, et de contempler des chenêts, en tête-à-tête eux-mêmes +avec des bûches! Que de fois j’ai rêvé d’un hasard, tel que celui-ci, +qui mettrait sur ma route une amie... oh! pas n’importe laquelle!... +pareille à vous, dont le rire serait gai et l’âme profonde, tour à tour +jeune et réfléchie, ironique et pitoyable... Supposons qu’après l’avoir +longtemps attendue, je la rencontre enfin, et qu’elle soit là... Ce +n’est qu’une supposition... Avec quelle ardeur alors je la supplierais +de s’arrêter un instant, de rester silencieuse si cela lui plaît, et de +m’écouter! Ensuite?... ensuite, je reprendrais son bras, doucement je +l’attirerais vers moi pour qu’elle sentît mon cœur battre, je pencherais +sa tête et malgré le voile... + +Tout en parlant, il faisait comme il disait, ramenait à lui le visage de +l’inconnue, et celle-ci, devenue tout à coup passive, comme soustraite à +la réalité, ne résistait pas. Une seconde, elle ferma les yeux, eut +l’air d’appeler le baiser qui s’approchait: mais brusquement, René la +sentit se raidir. + +--De grâce, fit-elle d’une voix défaillante. + +--Il n’est plus temps! Veux-tu?... + +Victorieux, il venait d’atteindre la bouche convoitée, y appliquait la +sienne et même crut sentir qu’un abandon consentant et apaisé répondait +à sa prise imprévue... Soudain le réveil, un recul violent... D’un +effort désespéré, l’inconnue s’est soustraite à l’étreinte, se rejette à +l’arrière. A distance, ils se regardent, avec l’expression étrange +qu’ont les gens, réveillés subitement par un coup brutal frappé au +dehors, et René songe: «Me serais-je trompé? Ne serait-elle pas ce que +j’ai cru?» Elle, de son côté, après avoir à demi relevé sa voilette, +passe une main crispée sur sa bouche. Un intervalle suit, incertain... +Enfin, d’une voix sourde, où l’on ne saurait ce qui l’emporte de la +rancune, de la raillerie ou du mépris: + +--Compliments, cher monsieur! vous avez une manière bien à vous de +reconnaître les services qu’on vous rend! Il est possible que j’aie +profité d’une heure d’incognito pour laisser courir les mots sans me +soucier de leur valeur. Il n’y a pas tant de distractions dans +l’existence! Malheureusement, j’avais oublié que, dès qu’une femme est +près d’un homme, il se croit obligé d’offrir son amour, et lequel!... Ce +qui vient de se passer en fixe la qualité. Merci bien. + +Il tenta de l’interrompre: + +--Je vous conjure de croire que les sentiments que j’exprime... + +Mais à son tour, elle coupa la phrase et de plus en plus ironique: + +--Mon parapluie, je vous prie... Il est curieux de voir comme certaines +phrases paraissent tout à coup ridicules, quand on les accole à celles +de la vie réelle... Là... nous voilà quittes, ou plutôt, nous ne pouvons +plus l’être. La vie, décidément, est bien toujours pareille: quel que +soit l’agrément de la promenade, les uns reviennent trempés et les +autres au sec. + +--Quand vous reverrai-je? interrompit de nouveau René que ce persiflage +achevait d’exciter. + +Elle haussa les épaules et s’éloigna sans répondre. + +--Il ne sera pas dit... reprit René, se précipitant pour la rejoindre. + +--Un pas de plus et je sonne au hasard pour appeler du secours, fit-elle +encore se retournant. + +Cette fois, il n’y avait qu’à obéir. Immobile, déconcerté, il la suivit +des yeux, jusqu’à ce qu’il l’eût vue disparaître. Ensuite, il écouta le +bruit des ruisseaux qui achevaient de se déverser dans l’égout, ne vit +plus autour de lui que des pavés ruisselants, une solitude complice: + +--Singulière fille! murmura-t-il. Dommage d’en rester là... Mais qui +est-ce? Bah! je la retrouverai peut-être... et sinon, je lui devrai +toujours un retour distrayant. + +A ce moment, l’horloge de Notre-Dame commençait de sonner. + +--Quoi! Six heures et demie? Quel retard pour se présenter chez les +Traversot! + +Sa légèreté reprenant le dessus, il ne pensa plus qu’à regagner du +temps. A grands pas, il atteignit son domicile... + +Depuis un quart d’heure déjà, roulé dans un grand manteau de pluie, +pareil à un ballot d’étoffes que surmontait, en guise d’étiquette, une +boule ronde et rose qui était sa tête, l’abbé Valfour faisait les cent +pas devant la porte. A la vue de René, il eut un geste soulagé: + +--Je commençais à désespérer!... + +--Excusez-moi, dit celui-ci; bloqué par l’averse, j’ai laissé passer la +consigne: heureusement, je suis leste. Montons. + +Puis, parvenus au salon qui précédait la chambre: + +--Installez-vous là: le temps de changer de vêtements... dans dix +minutes, je suis à vous. Par-dessus le marché, la porte reste +entr’ouverte. Rien ne nous empêche de converser, tandis que je +m’habille... + +L’âme rassérénée, l’abbé Valfour retira son manteau, tendit sur son +abdomen sa belle ceinture de cérémonie que la marche sous la pluie avait +un peu froissée, enfin, planté devant la glace, remit dans l’axe son +rabat. Ceci fait, et parce qu’il était naturellement incapable de +retenir ses pensées, il entama un soliloque qui s’adressait aussi bien +aux murs d’alentour qu’à René, en train de procéder à sa toilette dans +la pièce voisine. + +--Vous avez beau vous prétendre leste, hâtez-vous... Je crois les +Traversot stricts sur l’heure: ne gâtez pas votre chance par une +première inexactitude que le temps excuse, mais qui marquerait à tort +des habitudes jugées fâcheuses... Ce que j’en dis est pour le père: +Madame n’est que charité et indulgence... Il le faut bien, d’ailleurs, +car entre nous, son mari ne lui a pas donné toujours, paraît-il, les +satisfactions de l’époux modèle. Quant à la fille, mademoiselle +Annette... une personne accomplie... toutes les grâces... toutes les +vertus... Ah! celui qui l’épousera pourra se vanter d’être béni par la +Providence! Si vous songiez à vous marier, je vous dirais... mais, +hélas! vous n’y songez pas... Les jeunes gens, maintenant, attendent +d’être mûrs avant de fonder une famille. Méthode déplorable, qui +explique d’ailleurs nombre de ménages mal assortis et tournant de +travers... + +Dans la chambre, la voix de René interrogea: + +--Mon cher abbé, m’expliquerez-vous aussi pourquoi les curés, qui ne se +marient pas, songent toujours à marier les autres? + +Le discours reprit: + +--C’est, mon enfant, que connaissant mieux que personne la qualité des +âmes, nous nous rendons un compte exact de leurs besoins. En ce qui vous +concerne, si je m’en rapporte par exemple à votre cher frère... + +--Allons donc! ce serait bien la première fois que mon cher frère, comme +vous le nommez, s’occuperait de moi! + +--Vous vous trompez, mais passons... Je racontais que mademoiselle +Annette... + +--De grâce, un renseignement: dites-moi d’abord si ce n’est point une +personne svelte, de taille moyenne, vêtue de noir, et circulant le soir +sans autre chaperon que son parapluie? + +--Vous raillez! Une Traversot sortir seule dans la rue!... Mais pourquoi +cette description? + +--Pour rien: une image qui s’obstine à me poursuivre. + +--Ah! mon enfant, je crains qu’il n’y ait encore là quelque imprudence +sous roche! Gardez-vous des imprudences! Toujours dangereuses, elles +peuvent le devenir ici plus qu’ailleurs. + +A ce point, il y eut un court silence. Brusquement, la voix de René +reprit: + +--Mon cher abbé, j’ai envie de vous confier une chose invraisemblable et +que vous ne comprendrez certainement pas. + +--Taisez-la donc, surtout si elle ne peut être utile ni à l’un, ni à +l’autre. + +--Est-ce la perspective du dîner que nous allons faire, la détente de +l’air après la giboulée, ou vos propos matrimoniaux, ce soir, j’ai envie +d’aimer à tort et à travers. + +--Oh! mon cher enfant, pourquoi pas tout droit? + +--Tout droit, si cela se trouve, mais sait-on jamais? L’amour est une +façon d’aérolithe qui tombe sur la tête à l’heure où l’on y songe le +moins: quelquefois dans la rue... + +--Pourquoi pas autour d’une table... tout à l’heure par exemple? + +--Vous m’effrayez: auriez-vous comploté?... + +--Rien du tout: je vous avertis seulement que ce serait sans +inconvénient... bien au contraire... à votre point de vue, s’entend... + +--Vous semblez croire en revanche qu’au point de vue Traversot... + +--De grâce, le temps presse: ne me faites point dire ce que j’ignore. + +--Je suis prêt. + +--Alors en route! + +Ayant vivement ramené son manteau, M. l’abbé Valfour descendit le +premier. René suivait, achevant de s’équiper. Ils s’engagèrent ensuite +dans la nuit claire, sous un ciel lavé. Ils avançaient d’une allure +allègre, comme si chacun d’eux eût nourri des pensées également claires. + + + + +III + + +Avez-vous remarqué que plus les idées sont claires et moins elles ont +chance d’être justes? La vérité n’est jamais simple, ni conforme à la +logique. + +En se rendant à l’hôtel de Thil, l’abbé Valfour songeait: + +«Puisque l’abbé Manchon souhaite que je marie son frère, puisque ce +jeune homme semble fort disposé à trouver toutes les femmes à son gré, +j’aurai, quoi qu’il arrive, l’approbation des Manchon. Si je parviens +tout à l’heure à convaincre madame Traversot, la partie est gagnée; +mais, arriverai-je à la convaincre?» + +Pareillement, René calculait: + +«J’aurais dû pressentir qu’un dîner à Semur cache toujours une +intention: celles de l’abbé ont au moins le mérite de se montrer sans +fard. Tout de même, si j’ai l’amour en tête ce soir, cela ne signifie +pas que je rêve d’avoir la corde au cou. La petite Traversot en sera +pour ses frais.» + +Tous deux se trompaient lourdement. Raison de plus pour se croire +raisonnables, et c’est pourquoi on les vit arriver, d’un pas également +preste, l’un et l’autre souriant à la soirée qui s’annonçait. + +Un extra, recruté pour la circonstance, aida «ces messieurs» à se +dépouiller de leurs manteaux dans le vestibule grandiose qui donne accès +à l’hôtel de Thil, puis ouvrit une porte à deux battants et jeta leurs +noms avec solennité. Ce fut ensuite comme une entrée dans un nouveau +monde, le grand monde de province, pompeux, suranné, mais qui garde +jusque sous la troisième République un reflet de l’honnêteté du grand +siècle. + +A l’apparition de l’abbé qui, naturellement, passa le premier, tous les +Traversot se levèrent. Vous vous rappelez qu’ils étaient trois. Depuis +un certain temps déjà, ils attendaient leurs invités, l’œil à la +pendule, assis sur des fauteuils de Beauvais qu’on avait dépouillés de +housses pour la circonstance, et incapables d’y trouver leurs aises, car +il faut pour cela avoir l’habitude d’un siège, et ceux-ci ne servaient +qu’aux jours de réception. + +Madame Traversot avança, les mains tendues. Petite, fort grasse, elle +mettait le principal de ses élégances dans l’ondulation de ses cheveux +blancs. M. Traversot saluait à l’arrière. Il était, à l’inverse de sa +femme, grand, maigre et chauve. + +Enfin se présenta Mademoiselle. + +--Ma fille, dit simplement madame Traversot, la désignant à René. + +Et l’on resta debout, dans le salon à demi éclairé: l’éclairage entier +était réservé pour le retour. + +Gravement s’échangèrent des propos inutiles sur le temps affreux. On +s’enquérait des santés. + +--Vous allez bien? + +--A merveille. + +On ne va jamais mieux que dans les circonstances solennelles, même si +l’on va mal. + +L’extra reparut presque aussitôt. + +--Madame la baronne est servie! + +Les Traversot, chez eux, portaient couronne: le contraire eût gêné dans +ce cadre. On se rendit à la salle à manger sans offrir le bras, madame +Traversot ne trouvant pas convenable d’imposer le sien à un +ecclésiastique. Elle distribua ensuite les places: l’abbé à sa droite, +René à sa gauche, en face d’elle M. Traversot, Annette entre son père et +M. Valfour. Ainsi René aurait toutes facilités pour regarder, mais sans +risque de conversations compromettantes. + +J’ai eu entre les mains une photographie d’Annette Traversot. Elle +aidait à comprendre les premières impressions de René... + +Jolie, évidemment: ou plutôt gracieuse, avec de la réserve, je ne sais +quoi de guindé qui marque l’excès des bonnes manières et, grâce au +dessin du front, une expression particulière de ténacité. On rencontre +fréquemment ce type à Saint-Thomas d’Aquin. Il est caractéristique d’une +éducation et d’un milieu. + +Ce soir-là, absorbée par le souci de surveiller directement le service, +ne répondant que si on l’interrogeait, elle semblait trouver normal +d’occuper le bout de table et de ne compter pour rien. Je ne sais +pourquoi René jugea aussitôt qu’elle n’aurait pu se nommer autrement +qu’Annette. Les noms de baptême ne sont pas indifférents autant qu’on le +suppose: j’imaginerais plutôt qu’ils attachent à qui les porte une part +de destinée. On ne concevait pas Annette Traversot en Célimène: on la +voyait d’instinct pénitente de M. Valfour et soumise avec résignation +aux règles d’une politesse inexorable. + +Quel contraste d’ailleurs avec les parents: M. Traversot distrait, +principalement occupé de faire valoir l’argenterie, la vaisselle, toutes +choses qui dévoraient sa vie; madame courant les lieux communs, ayant +opinion sur n’importe quel sujet comme d’autres ont pignon sur rue, et +si convaincue de penser juste qu’elle ne prenait cure des réponses... + +René conclut: + +--Pauvre fille... Ce doit être Cendrillon, sans pantoufles. + +Il ne se rendait pas compte que cette appréciation était déjà une +nouveauté. Jusqu’alors, il n’avait jugé les femmes qu’au seul point de +vue des sens. Annette, pour la première fois, lui suggérait la pensée +d’une âme. Il y avait loin encore de l’évocation de Cendrillon au désir +de jouer le rôle de Prince Charmant,--fût-ce pour un soir,--mais +beaucoup moins qu’on ne le suppose... + +Le repas achevé, on revint au salon. Une détente transformait les +visages. L’abbé Valfour, les mains glissées dans sa ceinture de soie, +semblait tout à la satisfaction d’une digestion aisée, qu’accompagnait +le souvenir de mets excellents. Madame Traversot, près de lui, savourait +de même le plaisir d’un dîner sans accroc et, le plus difficile +accompli, paraissait disposée à laisser filer une fin de soirée +dépouillée de soucis. M. Traversot, enfin, ayant pris le bras de René, +disait: + +--Puisque vous vous intéressez à l’art, je vais vous montrer des +bibelots de famille qui, je le crois, méritent d’être vus. + +Annette, elle, avait disparu, sans doute pour donner un ordre. + +Tandis que les deux hommes s’apprêtaient à rechercher les bibelots +annoncés, M. Valfour s’assit au coin de la cheminée où flambait un feu +réconfortant. + +--Quand croyez-vous utile de réunir les mères chrétiennes? demanda-t-il +à madame Traversot. + +Et bien que son sourire restât pareil, on l’aurait cru vraiment suspendu +à la réponse qui allait venir. + +--Si vous voulez bien me suivre, dit M. Traversot, les miniatures sont +dans le petit salon. + +Il entraîna René, laissant l’abbé et madame Traversot devenir soudain +deux points perdus dans l’immense pièce solennelle. Pour s’entretenir +des mères chrétiennes, même Notre-Dame eût offert un asile moins +propice. La cheminée, torchères allumées, flambait comme un autel. Aucun +gêneur ne risquait de troubler le recueillement. Madame Traversot prit +un air réfléchi; sans doute cherchait-elle la date souhaitée, choix +délicat, «car tant de personnes s’absentent en ce moment», quand, penché +vivement, l’abbé reprit: + +--Puisque nous sommes seuls, vite! votre opinion?... + +Madame Traversot, qui était debout, lança un coup d’œil rapide vers le +petit salon où les deux hommes stationnaient devant une vitrine, puis +revenue à son attitude primitive: + +--Je crois que le troisième dimanche de carême serait le meilleur, +répondit-elle d’un ton convaincu. + +Le front lisse de l’abbé perdit son poli marmoréen. Il ne s’était donc +pas trompé! Les difficultés viendraient de ce côté: elles +commençaient... + +Au même instant, une voix jeune dit près de lui: + +--Un peu de café, monsieur l’abbé? + +Annette venait d’approcher. Madame Traversot l’avait aperçue dans la +glace. Ainsi s’expliquait qu’elle s’en tînt aux mères chrétiennes. + +L’abbé prit la tasse qu’Annette tendait: + +--Volontiers, mon enfant; vous êtes charmante, ce soir. + +--Oh! des compliments!... + +--Je vous regardais à table... Un peu trop sérieuse toujours, mais +intéressée, n’est-il pas vrai?... La jeunesse a besoin de jeunesse. +Allez, mon enfant... Le café est brûlant... tout à fait à point... + +Déjà la jeune fille repartait, se dirigeant avec une autre tasse vers +son père et René. + +--... Tout à fait à point..., murmura de nouveau l’abbé, sans toutefois +se risquer à rencontrer les yeux de madame Traversot. + +Ce fut alors elle qui revint au sujet véritable. + +--Pourquoi, s’il est riche autant que vous l’affirmez, s’occupe-t-on de +le marier à tout prix? + +--Pas à tout prix, protesta M. Valfour entre deux gorgées. + +Du moment que madame Traversot avait spontanément recommencé, il +reprenait courage. + +--Annette aura peu de chose. + +--Elle a son nom, la famille, la situation... + +--Seraient-ce des choses qui manquent à ce jeune homme? + +--Non, certes! + +--Alors, je ne m’explique pas. + +--Je vais vous expliquer, au contraire... + +Inconsciemment, ils s’étaient mis à parler bas. De plus en plus, ils +pouvaient se croire à Notre-Dame. + +--Et d’abord, si l’abbé tient à marier son frère, c’est par une +délicatesse bien rare de notre temps et qui n’en est que plus touchante. +Pour mon compte, je l’admire... Imaginez un apôtre... un apôtre +s’efforçant que toutes les âmes, comme la sienne, conservent leur pureté +virginale. Celle de son frère l’inquiète. Il pare d’avance à des dangers +que, pour ma part, je trouve exagérés. + +--Voulez-vous dire que ce jeune homme..., interrompit madame Traversot. + +--Non, coupa l’abbé. Ce que j’en connais est parfait..., absolument. +Quant à la famille, parfaite aussi... Industrielle, évidemment..., mais +de souche honorable. Les papetiers, comme les verriers, passaient jadis +pour gentilshommes. + +--Ils l’affirment, soupira madame Traversot indécise. Savez-vous +seulement quel titre est attaché aux La Gilardière? + +M. Valfour ne répondit pas. + +--J’aimerais avoir des précisions, reprit madame Traversot après un +silence. + +--Oh! soupira M. Valfour, laissons d’abord agir la Providence. + +Il éprouvait un plaisir soudain à s’en remettre à Dieu, dès lors que, +malgré ses craintes, madame Traversot en était à demander des +précisions. + +--Voyez plutôt, reprit-il, n’est-ce pas elle déjà qui opère? + +Sans bouger, il désignait du regard sur la glace une double image qui +s’y reflétait: Annette et René. + +Tandis qu’au coin de la cheminée du grand salon s’échangeaient ces +propos solides, d’autres, en effet, commençaient là-bas, combien moins +raisonnables, combien plus décisifs! + +Tête-à-tête inattendu. Tout à l’heure, M. Traversot, à propos d’une +miniature, avait entamé un long récit des recherches faites pour +identifier le personnage. Sans la découverte d’un document +extraordinaire, probablement n’y serait-il jamais parvenu. Quant au +document... + +Il s’était interrompu: + +--Mais rien ne vaut de le voir, et si j’osais... + +--Osez, monsieur, avait répondu René. + +Annette, qui offrait à ce moment des liqueurs, avait protesté; mais, +tout à sa marotte, M. Traversot s’était empressé de courir à la +recherche du précieux papier. + +--Trois minutes... Je reviens... + +Si bien que, face à face, Annette et René demeuraient là maintenant, +embarrassés d’une chance qu’ils n’avaient point cherchée, ne trouvant +pour l’accueillir qu’un même sourire niais, qui immobilisait leurs +lèvres à l’image de leurs pensées. + +Ils se regardaient aussi. Pour s’apercevoir, on doit n’être séparés ni +par une table, ni par des témoins. + +--Votre père semble très attaché à ses souvenirs de famille, prononça +enfin René après avoir cherché avec angoisse la banalité qui couvrirait, +ne fût-ce qu’un instant, la timidité soudaine qu’il ressentait. + +--Mon père vit beaucoup avec le passé, dit-elle de même avec une légère +hésitation: par bonheur, ma mère est là pour s’occuper du présent. + +--Avec votre aide, cela va de soi. + +--Oh! je ne suis qu’une jeune fille, et les jeunes filles ne font jamais +grand’chose. + +Les yeux levés, elle continuait d’examiner René. Cendrillon découvrant +le Prince Charmant a-t-elle compris tout de suite qu’elle deviendrait +son esclave, ou seulement ressenti une grande inquiétude? + +Lui, de son côté, s’étonnait de n’oser rien lui dire; tout à l’heure, +quand il l’apercevait de loin, elle lui paraissait comme tout le monde. +De près, il découvrait à son visage des lignes ignorées, et une gravité +qui l’obligeait, lui d’habitude si entreprenant, à se réfugier derrière +des politesses vagues. + +Il y eut un petit silence gêné, à travers lequel toutefois s’insinuait +on ne sait quel plaisir inexprimé. On goûte le bien-être d’une présence +avant de soupçonner qu’elle deviendra chère. + +Et René reprit: + +--Vous devez beaucoup aimer cette maison? + +--J’y ai toujours vécu. + +--Pourtant, il faudra bien la quitter un jour... + +--Voilà une chose à laquelle j’avoue n’avoir jamais pensé. Je me sens +d’ailleurs capable d’être heureuse, où que je sois, pourvu que mon +bonheur existe. + +Puis, haussent les épaules après une courte réflexion: + +--Ce que je dis semble une sottise, bien que cela corresponde à quelque +chose... + +--Non, dit René, je le comprends, et ne saurais non plus le rendre +mieux. + +Comme leurs âmes, les mots qu’ils prononçaient avaient l’air enveloppés +de brume. Déjà, ils ne souhaitaient plus le retour de M. Traversot. + +--Votre père ne revient pas, reprit hypocritement René. + +--Il a souvent peine à se retrouver dans ses papiers. + +--Il paraît avoir pour vous une grande affection. Comme vous lui +manquerez, quand vous vous marierez! + +--... Si je me marie... + +--Pourquoi non? + +--Le mariage est chose effrayante. Je me demande comment on peut s’y +décider. + +--Beaucoup assurent que c’est facile. + +Annette sourit de nouveau: + +--Ils se vantent; je ne les crois pas. + +--Il suffit de s’aimer. + +--On le dit, mais à quoi reconnaître qu’on s’aime? + +--Oh! cela, c’est encore plus aisé... + +Cependant, au lieu de poursuivre, René baissa les yeux. Une pudeur, +qu’il ignorait en lui, venait de retenir la suite. On hésite parfois à +parler devant un miroir, crainte de le ternir de son haleine. + +--Oui, à quoi le reconnaître? redit Annette pensive. + +En même temps, ses yeux interrogeaient René. Il n’y passait aucune +coquetterie, mais une extraordinaire expression de confiance. + +--Le jour où cela sera, vous ne poserez sans doute plus la question, +répondit enfin René. + +--Cela vous est-il arrivé? + +--Non, certes! + +Et subitement, René comprit qu’en effet cela ne lui était jamais arrivé. +Il l’avait cru: il s’était trompé. Jusqu’à ce moment, où aurait-il +appris que l’amour,--le seul dont pût parler Annette,--est un sentiment +très pur, doux comme le miel, profond comme la mer, ivresse de l’âme +devant laquelle s’efface l’autre, fusion que le temps n’atteint pas, +car, dès le premier instant, elle s’est promis l’éternité? + +--Alors, reprit Annette, qu’en savez-vous? + +--On imagine... + +--On peut se tromper. + +--Pas dans ce cas-là... Seulement j’aurais peine à l’expliquer. Moi, par +exemple... + +Il n’acheva pas. Une chose nouvelle lui apparaissait encore. Autant ce +«Moi, par exemple...» était acceptable et même naturel dans certains +cas, en particulier quand on revient d’une gare sous le parapluie d’une +inconnue, autant il sonnait mal ici. Mais pourquoi le besoin d’écarter +d’ici pareils souvenirs, pourquoi surtout ce désir brusque d’un vent +salubre qui rafraîchirait ses phrases et rendrait à toutes ses pensées +une innocence enfantine? + +--Hé bien? fit Annette, désireuse qu’il poursuivît jusqu’au bout. + +--Hé bien! reprit-il, un peu hésitant, supposez que je vous aime... + +--Ne raillez pas. + +--Croyez-vous que je ne m’en apercevrais pas aussitôt? Ce serait en moi +le désir constant de ne plus vous quitter, de devenir la petite ombre +qui escorte sans bruit celle que le soleil vous fait... Et je serais +triste quand vous seriez loin, joyeux dès que vous paraîtriez, toujours +jaloux du temps qui vous prendrait à moi... Quelle attente passionnée, +avant de vous rejoindre! Quel élan dès que vous approcheriez! Surtout, +comment savoir si l’univers est beau ou laid, puisque, suivant que vous +seriez ou non présente, il s’illuminerait ou plongerait dans la nuit? + +--Allons, fit Annette pensive, je crains, si vous avez dit vrai, qu’il +ne faille beaucoup de temps pour découvrir en soi tant de belles choses. + +--N’en croyez rien, s’écria vivement René: une seconde parfois suffit. +Pendant des années on se posait des questions... tout à coup, on n’a +plus besoin d’interroger. + +A son tour il la regardait. En vérité, il ne savait plus très bien s’il +disait cela d’une manière générale ou si la tempête ne soufflait pas +déjà au fond de son cœur. On ignore aussi toujours pourquoi les choses +viennent. En commençant, il n’avait voulu qu’entretenir poliment une +petite fille de province qui ne l’intéressait guère: dix minutes à peine +de causerie, et déjà, par la puissance d’une grâce ingénue, Annette se +trouvait installée dans sa vie, comme après une longue amitié... + +Près de la cheminée du grand salon, les voix de l’abbé et de madame +Traversot gonflèrent soudain: + +--Le troisième dimanche de carême me paraît en effet le plus +convenable... + +--Mais, grand Dieu! monsieur l’abbé, on ne vous a pas offert de liqueur! +Annette est la coupable: où a-t-elle passé?... Annette!... + +--Je crois qu’on vous appelle, dit René. + +Elle ne répondit pas: peut-être se demandait-elle à son tour: «Quand il +sera parti tout à l’heure, aurai-je envie de penser à lui plutôt qu’à +d’autres?» + +René reprit vivement: + +--Toute leçon mérite salaire: le jour où l’élu aura paru, ne pourrai-je +apprendre si mes... suppositions étaient justes? + +--Annette! appela de nouveau madame Traversot, M. l’abbé Valfour qui est +sans liqueur! + +--Oh! dit la jeune fille à mi-voix, je pense que tout ce que vous avez +dit doit être exact... + +Quittant René, elle s’empressa auprès du prêtre. + +Demeuré seul dans le petit salon, sous prétexte d’attendre M. Traversot +qui ne revenait toujours pas, René ne quitta pas des yeux la jeune +fille. + +--Ce n’est rien, mademoiselle, disait M. Valfour, tandis qu’Annette lui +versait la chartreuse en balbutiant des excuses, je vous attendais sans +impatience en la compagnie de votre excellente mère... Ah! voilà qui est +un excès! presque un verre plein... Pour boire à la santé de madame +Traversot et à votre bonheur, ce ne sera jamais trop... Mais oui... à +votre bonheur, pourquoi pas? Le bon Dieu, qui n’est pas un méchant +homme, le mettra bien un jour ou l’autre sur votre route, n’en doutez +pas! + +--Je vous assure, monsieur l’abbé, répliquait Annette, que je ne doute +pas: le tout est de savoir quand il se présentera. + +--Enfin! je l’ai trouvé! + +Triomphant, M. Traversot reprit le bras de René qui tressaillit comme au +sortir d’un rêve. + +Puis ce fut une sorte de reprise automatique de la soirée. Les propos, +les attitudes, le genre même de plaisir ne différaient plus de ceux du +repas. Il en était des deux entretiens que je viens de raconter comme +des paysages fantastiques qui surgissent parfois en montagne dans une +déchirure de brouillard. Ils apparaissent, ils s’effacent, on se demande +s’ils sont vrais ou si c’est à l’éternelle brume qu’il faut croire: et +la brume n’est que fumée, eux seuls comptent... + +A dix heures, M. Valfour prit congé. Le cérémonial de sortie fut un peu +différent de celui d’arrivée, car à défaut de l’extra, déjà reparti, les +Traversot accompagnèrent leurs hôtes jusqu’à la cour d’honneur. + +La bourrasque passée, le ciel redevenu limpide, on avait envie de +s’attarder sur le perron, mais par convenance on s’en abstint. Annette +tendit à René la main: + +--Au revoir, monsieur. + +Il répliqua: + +--Savez-vous qu’«au revoir» signifie qu’on revient, et même bientôt? + +Elle répondit sans embarras: + +--Évidemment, je ne voulais pas dire autre chose. + +Ceci se perdit d’ailleurs dans le brouhaha des autres adieux. Ensuite +l’abbé Valfour prit le bras de René: + +--Allons, déclara-t-il, j’emmène coucher les enfants sages. + +Il paraissait enchanté. Sûr d’avoir pour lui les Manchon, il ne doutait +plus des Traversot. Quand on a mis les parents d’accord et vu le reste +dans une glace, il ne reste qu’à bénir les voies de la Providence. + +Trop préoccupé de ses propres impressions pour observer son compagnon, +René de son côté songeait. Il semblait qu’une brise du large eût passé +sur son âme, et balayé comme des feuilles mortes ses aventures de jeune +homme, les plaisirs qu’il avait pris pour de la passion, jusqu’au nom +des femmes qu’il avait cru aimer. Quelles raisons inconnues rendaient +donc Annette Traversot si différente des autres? Non seulement elle +s’éloignait de tous, mais elle entraînait à sa suite ceux qui +l’approchaient, puisqu’auprès d’elle il s’était découvert une âme et des +pensée insoupçonnées... + +Soudain l’abbé dit dans la nuit: + +--Hé bien?... à propos... que pensez-vous d’Annette? + +René tressaillit: puis jaloux de ne rien livrer de lui-même: + +--Mon Dieu! murmura-t-il, que pourrais-je en dire? C’est une jeune +fille... + +Il arrive ainsi qu’on trouve par hasard et sans la chercher, la réponse +à une question insoluble: René qui, de sa vie, n’avait approché une +jeune fille, venait d’en rencontrer une. Il ignorait encore s’il +l’aimerait; mais aurait-il été plus heureux, le sachant, et n’est-ce pas +à l’heure où naît la fleur bleue que l’on se sent le mieux monter vers +les étoiles? + + + + +IV + + +Il faut maintenant quitter l’oasis et revenir à Paris où le drame +commençait. Au cours de mon récit, d’ailleurs, je ne cesserai d’osciller +entre Paris et Semur, les événements, ici et là, tendant à se joindre et +n’y parvenant que lorsqu’il sera trop tard. + +Quand je dis que le drame commençait alors à Paris, j’exprime mal ma +pensée. Le début en remontait au départ de René pour Semur, mais ce +début avait été soigneusement masqué par les intéressés. + +Extérieurement, en effet, René parti, la vie avait repris rue Monsieur +un cours normal. Aucun changement, soit dans les habitudes, soit dans +les propos. Comme avant, l’abbé venait dîner chaque soir, Lapirotte +obéissait aux ordres du tyran, madame Manchon décidait et grondait... +Presque aussitôt, cependant, un œil averti eût déjà découvert certains +gestes mal surveillés, telle attitude momentanée et qu’on ne reverra +plus, toutes choses qui sont les craquements sourds par lesquels +s’annonce le bouleversement proche. + +En fait, madame Manchon était sans cesse à la limite d’impatiences sans +cause visible. On constatait qu’elle faisait tout avec la même +attention: elle ne se plaignait de personne, et l’on humait autour +d’elle une mauvaise humeur continue, une perpétuelle irritation contre +la vie et les gens qui l’approchaient. + +Pareillement, l’abbé ne paraissait pas moins taciturne que de coutume. +Sa parole demeurait rare, toujours marquée au coin d’une hostilité +latente. Toutefois, on lui voyait parfois un air interrogateur, comme +s’il avait espéré des nouvelles importantes qui ne venaient pas. + +En revanche, jamais Lapirotte n’avait montré résignation plus enjouée. + +Arrêtons-nous un instant sur cette fille. J’ai esquissé tout à l’heure +sa silhouette, telle qu’elle m’apparut d’abord. Plus tard, je l’ai revue +assez souvent, car, soit effet du hasard, soit calcul, on ne parvenait +guère auprès de madame Manchon qu’à travers elle et par son entremise. +Or, à chaque occasion, mes impressions premières se sont modifiées. +Après l’avoir supposée sotte, j’ai dû reconnaître qu’elle avait des +parties d’intelligence supérieure; après l’avoir crue neutre, j’ai +pressenti en elle des abîmes à faire trembler. D’une curiosité qui, +depuis son entrée dans la famille, n’avait jamais désarmé, elle avait +enfin tout vu et tout retenu ou tout compris. Ne doutez donc pas +qu’elle, au moins, dès l’origine, ait perçu la raison profonde de ce qui +commençait. + +Elle disait, par exemple: + +--Je me demande si M. René nous confie vraiment les aventures qui ne +manquent pas de lui arriver là-bas. + +Madame Manchon répliquait sèchement: + +--Mon fils m’a toujours fait part de tout, même de ses sottises. + +Ou bien, c’était un soliloque à mi-voix: + +--Ah! à votre place, il me semble que je n’aurais jamais eu le courage +de jeter un si beau garçon dans le tourbillon de l’existence, car il est +beau, madame! + +--Un tourbillon! s’exclamait madame Manchon: Semur est une mare. + +N’importe, chaque fois le trait portait: et satisfaite de ce que +l’accent lui avait révélé, Lapirotte se sentait assurée de rester un +témoin qui voit juste. + +Je viens de trouver le terme exact... Elle et l’abbé étaient devenus des +témoins,--les témoins de madame Manchon qui, sans en rien dire, ne +songeait, elle, qu’à une chose, ne souffrait que d’une chose: +l’absence... + +L’absence de René, telle est la cellule initiale, la nébuleuse au noyau +de laquelle vont peu à peu s’agglomérer les éléments du drame. + +Auparavant, René avait souvent quitté la maison, fait des voyages: ce +n’étaient pas des absences. Pour qu’il y ait absence réelle, il faut que +la vie s’établisse ailleurs, c’est-à-dire se détache de celle qui +précédait. Pour la première fois, René avait ainsi une maison à lui, des +occupations à lui, et la possibilité d’engager son existence sans +avertir: tout cela, madame Manchon l’avait voulu, désiré, préparé, mais +en aveugle et sans comprendre qu’elle préparait aussi son désastre. A +peine la maison vidée, ses yeux s’étaient ouverts; maintenant elle en +mourait d’angoisse. + +Avant l’absence, madame Manchon avait pu aussi se croire une mère comme +la plupart. Elle trouvait alors normal que René habitât près d’elle, lui +obéît, et, inconsciente de la tutelle qu’elle exerçait, ne l’était pas +moins de la passion maternelle qui la dévorait. René ne s’était pas +éloigné depuis une semaine qu’une lumière l’éblouissait: comprenant +l’impossibilité totale de vivre sans lui, elle n’apercevait plus à +travers le monde que des ennemis décidés à le lui voler. + +Tout à l’heure Duclos nous a montré la jalousie paternelle d’un Lormier: +celle de madame Manchon, aussi exclusive, aussi violente, était pire. +Non seulement, elle se refusait à un partage quel qu’il fût, mais elle +prétendait commander. Toutefois, jusqu’au départ de René, ces sentiments +avaient conduit madame Manchon sans qu’elle le sût: désormais, elle ne +les ignorait plus. L’absence, encore, en lui montrant ce qu’elle pouvait +perdre, du même coup, lui en avait révélé la valeur. + +Vous me direz: «Si madame Manchon en était là, quoi de plus simple que +de rappeler son fils? De même qu’elle avait décrété l’apprentissage à +Semur, ne pouvait-elle y renoncer?» + +D’accord: comptez cependant qu’avouer son erreur en une matière si +grave, la seule à vrai dire où la soumission de René eût manifesté des +résistances, était un risque redoutable. Quand on a pris le parti d’être +infaillible, on n’a plus le pouvoir de revenir sur ses arrêts, +c’est-à-dire de reconnaître qu’on se trompe autant qu’un autre. Cela, +madame Manchon le sentait à l’évidence: de là, son malaise et +l’irritation latente qui ne cessait de la dresser contre le présent. La +ponctualité même de René à revenir, chaque dimanche, ne parvenait pas à +les calmer. Parce qu’il était las de sa vie à Semur, il la racontait le +moins possible: on en pouvait conclure aussi qu’il en tenait à dessein +des parties cachées. D’une semaine à l’autre, madame Manchon en doutait +moins. Et, convaincue d’avoir de ses propres mains creusé l’abîme, elle +se sentait y courir, sans soupçonner par quels chemins, sans oser non +plus revenir en arrière. + +Trois jours après la réception Traversot, René, désireux de présenter +son remerciement à l’hôtel de Thil, apprit que le jour de madame +Traversot était précisément le dimanche et jugea nécessaire de renoncer +pour une fois au voyage coutumier. Déjà, et sans qu’il le soupçonnât, +Annette dominait sa vie. De plus, et par un scrupule explicable en +somme, avisant sa mère de ce grave changement dans une habitude prise, +il s’abstint d’en donner la raison véritable, car lui-même la trouvait +futile autant qu’impérieuse. + +Ceci suffit: le drame qui, jusqu’alors et comme une eau souterraine, +avait miné les âmes, rue Monsieur, était libre d’affleurer à la lumière: +désormais, rien n’allait plus en endiguer la marche. + +Au reçu de la nouvelle, madame Manchon blêmit, avertit la femme de +chambre qu’il était inutile de préparer la chambre de M. René et ne +souffla mot ni à Lapirotte ni à l’abbé. Simplement, quand l’abbé parut +le dimanche soir, et pour qu’il ne s’étonnât pas, madame Manchon dit: + +--J’ai prié René de ne pas venir aujourd’hui: je ne le trouvais pas +bien. Trop d’allées et venues fatiguent. + +Elle mentait hardiment, résolue de laisser aux choses l’aspect qu’elle +leur voulait. Lapirotte approuva, plus souriante que jamais. L’abbé fit +de même, et chacun s’enferma dans une indifférence affectée. Il n’était +pas jusqu’aux domestiques qui n’eussent l’air de trouver naturelle +l’explication donnée. + +Toute la semaine qui suivit, madame Manchon se demanda par quelles voies +confesser son fils, quand il paraîtrait, sur la cause véritable qui +l’avait retenu. Tour à tour, elle imaginait des questions captieuses, +une explication directe, une scène attendrie. Incapable de se résoudre, +mais guidée par un instinct sûr, elle demeurait persuadée que le danger +redouté venait de paraître, cherchait en vain à le concevoir, et s’en +désespérait. + +Le samedi, dépêche de René annonçant encore une remise de voyage; cette +fois, il donnait pour excuse un rhume violent. + +Ce fut Lapirotte qui reçut le télégramme des mains du facteur, elle qui +en donna lecture à madame Manchon. Probablement touchée par l’air de +celle-ci, elle jugea même nécessaire d’ajouter une remarque: + +--Les rhumes de M. René sont toujours sans gravité. Je doute qu’il soit +obligé de garder la chambre. + +--Si mon fils pouvait sortir, il serait ici, répartit madame Manchon. +D’ailleurs, je vais l’inviter à venir se reposer près de moi dès qu’il +sera mieux. C’est un retard de quarante-huit heures au plus... + +--Espérons-le, soupira Lapirotte. + +Il faut croire qu’elle voyait juste: quatre nouveaux jours s’écoulèrent +sans autres nouvelles de René, que des bulletins de santé, aussi brefs +que rassurants. Il s’agissait bien de santé! l’inquiétude de madame +Manchon était ailleurs. + +On atteignit ainsi le vendredi. Si René ne s’était pas décidé à avancer +son voyage, comme sa mère l’en avait prié, du moins s’était-il abstenu, +jusque-là, d’annoncer un nouveau délai. + +Ce même vendredi, l’abbé Manchon, venu dîner suivant l’usage, pénétra +dans le salon de la rue Monsieur, avec l’air interrogateur qui lui était +habituel depuis quelque temps. Une fois assis, il se tint coi en se +frottant les mains. + +--Avez-vous froid, Henri? demanda madame Manchon. + +Il répondit non, d’un signe de tête. Mais, et bien que ce ne fût pas sa +coutume, il s’informa le premier de René: + +--Mon frère vient-il enfin? + +Madame Manchon étouffa un soupir: + +--Vous savez bien que le courrier n’est pas encore passé: je n’aurai pas +de nouvelles avant huit heures. + +L’abbé répliqua: + +--En tout cas, rassurez-vous: il est tout à fait bien. + +--Vous aurait-il écrit? + +--Non. + +--Alors d’où le tenez-vous? + +--De mon ami, M. l’abbé Valfour. + +Madame Manchon haussa les épaules: + +--Les indifférents trouvent toujours excellent l’état du voisin. + +Apercevant ensuite Lapirotte à côté d’elle, elle lui fit signe de s’en +aller. Docile, Lapirotte obéit. + +--L’abbé Valfour ne vous communique-t-il rien d’autre? reprit madame +Manchon, dès que la porte se fut refermée. + +L’abbé Manchon continuait de se frotter les mains. + +--Non, fit-il encore d’un ton détaché; du moins rien de précis... + +--Rien de précis? Il dit donc quelque chose? + +--En effet... ou plutôt, pour être exact, il me fait part de certaines +pensées personnelles... qui d’ailleurs concordent avec les miennes. + +--Je goûte peu qu’un inconnu se mêle de nos affaires. + +--M. Valfour n’en est pas un pour moi. + +--Enfin, à quoi songe-t-il? + +--A marier René. + +Madame Manchon, qui mettait en ordre des livres sur une console, se +retourna violemment: + +--Votre ami est fou, je pense? + +--Pas plus que moi, puisque je partage son avis. + +--Et pourquoi, s’il vous plaît? + +--René est à l’âge où, sous peine de faire des sottises, un jeune homme +doit s’établir. Il est naturel que je préfère un nœud légitime à des... +expériences momentanées, aussi dangereuses pour le corps que pour +l’esprit. + +Madame Manchon eut un sourire dédaigneux, puis laissa tomber: + +--Je n’entends rien pour mon compte aux raisons théologiques: il me +suffira que René se marie quand je le jugerai utile, et avec une femme +que j’aurai choisie. J’en suis fâchée pour votre ami Valfour, +avertissez-le que, m’estimant le meilleur juge en la circonstance, je +l’invite à pratiquer désormais une réserve dont il n’aurait pas dû +sortir. + +--Cependant, répliqua l’abbé avec une nuance d’irritation, si René avait +trouvé à Semur une personne... + +--Je le saurais. + +--Vous serez, je le crains, la dernière informée. + +--Ne calomniez donc pas votre frère! + +Et madame Manchon, cette fois, couvrit d’un regard dur son fils aîné, +avant d’achever pour elle-même: + +--D’ailleurs, je suis sûre de mon fils. + +Une ride légère barra le front de l’abbé. Sans doute ne supportait-il +pas sans impatience la manière dont madame Manchon prononçait «mon +fils», en parlant de René. Ce sont le plus souvent de très petites +choses qui irritent, de préférence aux grandes. + +--Vos avis, ma mère... commença-t-il sur un ton singulièrement raffermi. + +Mais Lapirotte rentrait, annonçant le repas. + +--Tout à l’heure, s’interrompit l’abbé, nous reprendrons ce sujet. + +--Je ne le crois pas, répliqua madame Manchon. + +--J’en ai pourtant le désir. + +Madame Manchon affecta de ne pas entendre. Elle se dirigeait déjà vers +la salle à manger, suivie par Lapirotte. + +Dîner rapide, inquiet et silencieux. Depuis le départ de René, des ondes +n’avaient cessé de glisser dans la demeure, donnant le même frisson +qu’une approche d’orage. Fréquemment aussi, on y subissait une sorte +d’appréhension muette, telle qu’on avait envie de tourner la tête pour +voir si quelque malfaiteur n’avait point profité d’une porte ouverte. +Malgré cela, les apparences restaient paisibles. Ce soir-là, au +contraire, il eût été impossible de méconnaître la tension dont +souffraient les convives. Les gestes étaient saccadés, les visages clos, +les pensées absentes. + +On achevait le dessert quand enfin le courrier vint. + +--Dieu merci! déclara madame Manchon, apercevant de loin le plateau +qu’on apportait, je commençais à craindre que le facteur n’eût rien +laissé! + +--Il ne faudrait pas s’étonner pourtant si M. René n’avait pas écrit, +dit Lapirotte. Qui sait s’il n’hésite pas encore à se mettre en route +demain? + +Elle se trompait. Il y avait deux lettres, dont l’une de René, mise +soigneusement en évidence. Madame Manchon se saisit du tout. Elle +s’aperçut ensuite que la seconde était pour Lapirotte, mais avant de la +remettre, en examina par habitude la suscription et le timbre. + +--Tiens, dit-elle, vous avez aussi des correspondants à Semur? + +--Moi?... non... du moins je n’en connais pas, s’exclama Lapirotte. + +--Il paraît que si, puisque ce papier en vient. + +--En effet... voilà qui est curieux. + +--S’il s’agit d’une conquête imprévue, poursuivit madame Manchon +satisfaite de lâcher bride à son humeur, avisez-moi. Sans tenir à vos +secrets, je prétends ne pas vous perdre à l’improviste. + +Lapirotte ne répondit que par un de ces regards où madame Manchon était +libre de lire un reproche attendri pour ses rigueurs, mais où d’autres +auraient découvert peut-être une rancune effrayante. + +On entendit, après cela, le double bruit des papiers que déchiraient des +mains pareillement fiévreuses. Parties le même jour et de la même ville, +écrites par des êtres qui ne se soupçonnaient guère occupés des mêmes +choses, les deux missives venaient échouer simultanément sur cette +table, chacune apportant sa part au destin de tous qui commençait. Dès +les premières lignes, madame Manchon et Lapirotte semblèrent évadées du +présent. Le silence n’était pas plus grand qu’auparavant, mais le +froissement des feuillets tournés y ajoutait on ne sait quoi de +tragique, en même temps qu’il mesurait l’avidité avec laquelle on +lisait. + +Soudain madame Manchon rejeta la serviette sur la table, et se leva. +Elle avait terminé. La lettre adressée à Lapirotte devait être plus +courte que celle de René, ou avait été lue plus vite, ou encore n’avait +pas été lue tout entière: quoi qu’il en soit, elle avait disparu depuis +un instant dans la poche de son destinataire. + +A l’exemple de madame Manchon, Lapirotte et l’abbé s’apprêtaient à +retourner au salon, quand un ordre arrêta celle-ci: + +--Lapirotte, je n’ai plus besoin de vous et j’ai à m’entretenir avec +Henri. Ainsi, laissez-nous, bonne nuit, et à demain. + +Le ton était impérieux comme de coutume, mais une chose nouvelle y +paraissait: la colère,--une colère qui, pour la première fois, agitait +les syllabes, comme eût fait un grand vent fouettant les feuilles d’un +arbre. + +Lapirotte, la main dans une poche, pour bien s’assurer sans doute +qu’elle n’égarait pas le précieux écrit qu’elle venait d’y mettre, lança +sur madame Manchon un regard perçant. + +--J’espère que Madame n’est pas souffrante? + +--Nullement, dit l’abbé. Allez en repos, mademoiselle Éva. + +Il acheva, décidé à se montrer gracieux autant que sa mère avait été +sèche: + +--Surtout ne rêvez pas du tentateur! + +Elle rougit violemment: + +--Je ne saisis pas. + +--Auriez-vous déjà oublié votre conquête de Semur? + +--Quoi! vous aussi, monsieur l’abbé?... + +Les yeux de Lapirotte exprimaient cette fois une surprise douloureuse: + +--Ne puis-je avoir, comme tout le monde, une amie de passage à Semur?... + +--Je ne vous demande point de confidences! interrompit le prêtre, étonné +pourtant du trouble qu’avait provoqué sa plaisanterie. + +--Henri, j’attends! appela madame Manchon. + +Et le tête-à-tête qu’avait interrompu le dîner, recommença: toutefois, +tandis que l’abbé, plus effacé que jamais, reprenait sa place et le +frottement des mains d’auparavant, madame Manchon, la face contractée, +les yeux mi-clos, allait et venait à travers la pièce. Elle ne semblait +plus s’apercevoir que son fils était présent: absorbée par son étrange +promenade, elle paraissait résolue à ne rien dire, comme à ne rien +écouter. + +--C’est bien une lettre de René que vous avez reçue? dit enfin l’abbé, +las d’attendre. + +Sur un signe affirmatif de sa mère, il reprit: + +--Vous semblez mécontente. Auriez-vous de mauvaises nouvelles? + +Un certain temps s’écoula avant la réponse. Madame Manchon, prise de +crainte à la pensée de traiter René trop rudement, recueillait ses +forces pour mieux se maîtriser. + +--En effet, reconnut-elle d’une voix sourde: les racontars de votre abbé +n’étaient que trop vrais. On a eu le tort,--je dis _on_ ne sachant qui, +mais je compte bien l’apprendre,--on a eu le tort de mettre sur le +chemin de votre frère une fille, probablement à court d’épouseurs, et +désireuse de se conquérir un état sans regarder aux moyens. René, qui +est plein de candeur, se laisse prendre, parle mariage, et m’invite à me +rendre à Semur pour faire la demande... Oh! tout lui paraît simple! Elle +me plaît, je l’adore, tu l’aimeras, marions-nous... Heureusement pour +lui qu’à mon âge et avec mon expérience, on est moins romanesque. Quatre +mots suffiront pour ramener l’idylle aux proportions véritables, +c’est-à-dire une flambée sans lendemain. + +Visiblement, elle s’efforçait de réduire les événements à la dimension +d’une petite chose, à la fois ridicule et sans conséquences dignes qu’on +s’y arrêtât. Mais sentez-vous quel bouleversement d’âme se cachait sous +ces apparences détachées? Il y a un monde entre la peur d’un vol et le +vol lui-même. Jusqu’à hier, jusqu’à tout à l’heure, elle avait tremblé +qu’on ne lui prît René; mais elle tremblait dans le vide. Entre deux +hypothèses qui la faisaient blêmir, elle trouvait le temps de se dire: +«Peut-être qu’il n’y a rien», et du coup, un peu d’espoir rafraîchissait +son âme. Désormais l’incertain n’était plus: l’abîme était devant elle! + +--Serait-il indiscret de connaître le nom de cette... demoiselle, comme +vous dites? fit l’abbé sans quitter son air de parfaite tranquillité. + +--Traversin... non... Traversot... enfin un nom quelconque. + +--Hé bien! ma mère, ainsi que vous deviez le prévoir, je me permets de +n’être pas de votre avis, et même d’insister pour que vous reveniez sur +le vôtre. Il s’agit de l’avenir de mon frère, j’entends son avenir +moral, le seul qui compte à mes yeux: puisque l’occasion s’est +présentée, puisque lui-même s’y offre, il me paraît excellent qu’il +fasse une fin satisfaisante. + +L’abbé, je le répète, affectait de garder un calme parfait, ses mains ne +cessaient pas d’aller et venir l’une contre l’autre, son dos demeurait +courbé et pourtant les mots semblaient maintenant prendre +progressivement dans sa bouche une autorité dont l’origine ne +s’expliquait pas. Elle était due peut-être aux seules idées qu’il +exprimait, peut-être encore au ton devenu plus ferme. + +--Pour faire une fin, il serait bon qu’il y ait eu un commencement, +coupa rudement madame Manchon. + +L’abbé négligea de relever l’interruption et poursuivit: + +--J’ai eu de mon côté des renseignements excellents sur les Traversot. +La famille est honorable, la jeune fille est accomplie. Je ne +mentionnerai pas les sentiments des intéressés qui sont, m’assure-t-on, +fort vifs: cette question m’échappe. Mais du moment qu’ils existent, je +suis heureux de constater qu’ils peuvent concorder avec les vues de +parents chrétiens, et cela suffit pour me les faire approuver. + +--D’où savez-vous tant de choses? interrompit encore madame Manchon, +sans parvenir à cacher son étonnement. + +L’abbé eut un vague haussement d’épaules. + +--Vous croyez toujours que je ne m’intéresse pas à mon frère: +reconnaissez que vous êtes injuste, puisque me voici à prendre la +défense d’un projet qui lui est cher et que vous auriez tort de vouloir +entraver. + +--Tort? répéta madame Manchon, dont l’étonnement croissait. + +Elle fit deux ou trois pas, puis s’arrêtant devant l’abbé: + +--Voici un mot auquel vous ne m’avez pas habituée; j’aime à croire qu’il +a dépassé votre pensée. De toutes manières, Henri, vous allez +l’expliquer. + +L’abbé plongea dans son siège de l’air d’un homme qui quitte enfin les +sujets inutiles. + +--C’est en effet d’autant plus nécessaire, que, malgré tout mon respect, +je ne pourrais le retirer, répondit-il froidement. + +Une expression indéfinissable mit ensuite des lueurs inaccoutumées sur +son visage émacié. Il y paraissait à la fois le respect dont il parlait, +du dédain et une subite hauteur. + +--Excusez-moi, reprit-il, si, pour arriver au but, je dois faire d’abord +un bref retour sur le passé: il est nécessaire, ce soir... Je ne vous ai +jamais reproché, je pense, des préférences dont je ne veux pas apprécier +les raisons... + +Madame Manchon eut un sursaut: + +--Henri! je ne puis non plus accepter cela! + +L’abbé fit un geste évasif. + +--Mettons, si vous y tenez, que vous ne nous avez pas aimés de la même +manière et passons... Ce n’est pas d’ailleurs en fils que je me permets +de parler en ce moment. Le prêtre seul a le droit d’évoquer ce que le +fils ignore, et, puisqu’il s’agit d’âmes, pour ceci comme pour le reste, +acceptez que, prêtre, je continue de m’exprimer en prêtre. + +Un second sursaut secoua madame Manchon. + +--Henri, ne mêlez donc pas vos rancunes de famille à ce qui n’a rien à y +voir! + +--Je vous demande pardon, ma mère: je tiens beaucoup au contraire à +oublier que je fais partie de la famille. De grâce, ne m’obligez pas à +quitter un terrain que j’ai choisi: il est le seul possible... et le +meilleur... pour tout le monde. + +--Je ne comprends pas. + +--Préciser mes raisons serait inutile ou encore... déplacé, répartit +l’abbé d’un ton détaché. + +Toutefois, ses yeux s’étaient levés en même temps vers sa mère et la +regardaient fixement. Il y eut un choc silencieux, suivi d’un de ces +arrêts imperceptibles à l’oreille mais durant lesquels l’inexprimable +passe en trombe, laissant derrière lui l’épouvante d’une chose dont on +n’a point parlé, que l’un a crue cachée, que l’autre sait, peut-être!... +Et soudain madame Manchon, lasse de marcher, regagna son fauteuil, au +coin de la cheminée. Accoudée dans la même attitude que son fils, elle +inclina la tête et contempla le feu. + +--Je reprends... dit paisiblement l’abbé. En traitant René comme vous +fîtes, je ne doute pas que vous n’ayez désiré son bonheur. Sans le +vouloir pourtant, vous n’aviez cessé auparavant de favoriser en lui un +penchant à s’en remettre à des volontés étrangères qui, pour un homme, +est le pire des dangers. C’est avec regret que je vous voyais vous +obstiner à le garder près de vous. C’est avec joie que j’ai considéré la +première séparation temporaire dont vous souffrez. L’occasion se +présente aujourd’hui d’une... émancipation définitive. Épargnez-vous les +risques d’un avenir que le passé rendait problématique et puisque, pour +une fois, l’intéressé fait preuve de décision... que Dieu le bénisse et +qu’il épouse! + +La fin de la dernière phrase parut jetée avec violence, bien que la voix +n’eût pris aucun éclat. Madame Manchon s’aperçut qu’après avoir entendu +parler son fils, elle n’entendait plus que le tic-tac de la pendule. +Elle ne cessait point de considérer les flammes. + +--Et si j’ai, moi, le désir de ne pas laisser mon fils s’établir loin de +moi? dit-elle soudain, comme si elle s’éveillait d’un rêve. + +--Justement, ma mère, vous m’obligez à aller au fond d’une pensée que +j’espérais déjà comprise. En envoyant René à Semur, pour quelques mois, +vous avez accompli, je crois, le _commencement_ du devoir. Je vous +demande d’aller au bout et de rendre stable ce que vous aviez cru +passager. Non seulement vous rendrez à René la conscience de sa +destinée, mais le sacrifice,--si grand qu’il vous paraisse,--sera pour +vous un élément de salut... nécessaire... C’est tout ce que j’avais à +dire. + +Vers la fin, madame Manchon avait peu à peu tourné de nouveau la tête +pour examiner son fils. Une seconde fois, les yeux se rencontrèrent. +Après le choc, le duel: en silence, ces deux êtres également passionnés +et volontaires affrontaient leurs secrets. On n’évalue pas la durée de +tels instants: ils abolissent la réalité. + +L’abbé baissa le premier les paupières. Il tira sa montre. + +--Neuf heures: je dois partir, sous peine de manquer mon train. + +Madame Manchon parut, à son tour, revenir à elle: + +--Henri!... commença-t-elle. + +Mais elle n’ajouta rien. + +--Bonsoir, ma mère. + +Et ayant ramassé sur la cheminée son bréviaire qu’il y avait déposé +avant le dîner, l’abbé sortit. + +Immobile, madame Manchon se remit à surveiller les braises. Elle +revoyait des figures disparues. Une émotion inexprimable faisait battre +son cœur. Elle avait aussi la sensation qu’une dalle s’abattait sur ses +épaules, tandis qu’elle s’efforçait de se rappeler exactement une parole +de son fils: «Ce sera pour vous un élément de salut... nécessaire...»; +mais brusquement, la pensée de René balaya ces fantômes. + +--Bah! murmura-t-elle, des phrases de prêtre! + +Reprise ensuite par la conscience du seul péril immédiat qui survenait, +elle alla vers son bureau, et d’une écriture appuyée, débuta: + +«Mon cher enfant, je ne viendrai pas. Je ne te laisserai pas non plus +consommer une sottise...» + +La plume courait. On aurait dit qu’elle prétendait aller plus vite que +le cœur qui dictait. C’est qu’aussi, après s’être longtemps dissimulé, +le destin entamait au grand jour son œuvre. Des deux fils de madame +Manchon, l’un menaçait de lui être volé: l’autre... Au fait, +qu’arrivait-il avec l’autre, et pourquoi cette question suffisait-elle +pour troubler l’image même du premier? + + + + +V + + +Le lendemain, la réponse de madame Manchon partit pour Semur. Avec elle, +Lapirotte jeta dans la boîte une seconde enveloppe également adressée à +Semur, puis, au retour, s’enquit auprès du tyran si elle ne pourrait +exceptionnellement disposer de quarante-huit heures pour aller à la fin +de la semaine rendre service à une parente. Madame Manchon, qui était +dans ces moments de trouble profond où l’on consent à tout, ne fit point +d’opposition. + +Trois jours plus tard, à Semur, les Traversot disparaissaient, et le +principal acteur du drame,--quoique le plus caché,--entrait en scène. +Mais avant d’y venir, quelques mots sur ce qui précéda. + +L’abbé Valfour, dans sa lettre à son confrère, n’avait rien exagéré et +même était resté un peu en arrière. Dès leur seconde entrevue, Annette +et René, éblouis, avaient senti leurs vies fixées. + +En réalité, il y avait de l’un à l’autre la distance de la mer profonde +au clair bassin d’un beau parc. La première joue mal avec la lumière, +mais porte en elle une force latente et continue qui use le roc: le +second a la beauté d’un miroir, chauffe au moindre rayon et se refroidit +à la première gelée blanche. Toutefois, le propre de l’amour et de la +passion est d’obliger à marcher les yeux bandés. Aucun d’eux ne songea +donc à analyser les nuances qui les séparaient; et le torrent les +emporta... + +Du soir au lendemain, Annette Traversot cessa d’être une jeune fille, +c’est-à-dire une matière plastique qui attend du hasard sa forme +définitive de conscience. Auparavant, elle obéissait et, faute de mieux, +acceptait le présent sans s’y attacher ni s’en plaindre: subitement, +elle aperçut dans un éclair le seul bonheur qui lui convînt et, dressée +contre les siens, n’admit plus qu’un autre qu’elle-même en décidât: elle +aimait. + +René, de son côté, sentant passer sur lui l’émoi ineffable de la +première tendresse véritable, subit l’ivresse de la découverte, crut +sincèrement que ce qu’il éprouvait n’avait été éprouvé par aucun autre, +et convaincu d’obéir à des forces divines, n’admit pas un instant que sa +mère tentât de leur résister. Lui aussi, dressé d’avance contre les +siens, aimait ou plutôt croyait aimer. + +Peu importent maintenant les voies suivies pour en arriver aux aveux. +L’essentiel pour vous est de savoir que, le jeudi de la deuxième semaine +où René s’abstint d’aller à Paris, l’abbé Valfour parut en ambassade à +l’Hôtel de Thil. Sa démarche, toute personnelle, assurait-il, n’avait +d’autre objet que de s’informer si une demande de son protégé serait +accueillie. Or, en réalité, depuis la veille, Annette et René étaient +fiancés. L’amour se moque des barrières; s’il se plie à la comédie des +usages, c’est par-dessus le marché et parfaitement résolu à les compter +pour rien. + +Il n’est pas inutile de relater une partie de l’entretien de M. Valfour +avec madame Traversot; il projette en effet des lueurs sur la suite et +déjà eût permis, pour qui sait voir, d’augurer des incidents prochains. + +Soit par tenue mondaine, soit qu’elle fût réellement hésitante, madame +Traversot ne reçut qu’avec réserve les ouvertures de l’abbé. + +--Avant de consulter ma fille, déclara-t-elle, ne serait-il pas prudent +de savoir si madame de La Gilardière est consentante? + +--Avisée par lettre, soyez sûre qu’elle paraîtra aussitôt, s’écria +l’abbé. + +--Parfait. Du coup, bien des obscurités s’éclairciront. + +--Des obscurités! Lesquelles, grand Dieu!... Douteriez-vous de la +fortune? + +--Non. + +--De la famille? + +--Vous vous en êtes porté garant. + +--Alors? + +--Alors, attendons cette dame... + +En revanche, comme l’abbé sortait, Annette, qui avait dû faire le guet, +le rejoignit dans la cour d’honneur. + +--Monsieur l’abbé, dit-elle rapidement, je tenais à vous remercier +d’être venu. Il est bon que vous sachiez aussi que, quoi qu’il arrive, +ma décision est prise. Je ne m’en remettrai à personne du soin de +choisir mon bonheur. + +--Pas même à votre mère? répliqua l’abbé interloqué. + +--Pas plus à elle qu’à d’autres. + +A peine sur le Rempart, autre rencontre et même chanson. + +--Hé bien? demanda René qui accourait aux nouvelles. + +--Hé bien, avertissez votre mère: il importe qu’elle arrive bientôt. + +--Soit, elle débarquera dans la semaine. + +--Si elle tardait... + +--A quoi songez-vous, l’abbé? Oubliez-vous que je suis majeur? + +--Ainsi, vous aussi!... + +Et M. Valfour revint de son ambassade, assez rêveur. Après s’être étonné +que l’amour dressât si vite les enfants contre les parents, il +réfléchissait qu’on ne voit guère le moyen qu’il en soit autrement, +puisque sa fin naturelle est justement de séparer les uns des autres... + +Ce même soir, la lettre de René partait pour Paris. + +Vous voyez à quel point jusque-là tout avait été rapide et simple. Une +marche sous le ciel bleu, des cœurs qui rêvent, nulle appréhension. On +devrait frémir quand le bonheur est ainsi à portée du désir. N’est-ce +pas toujours aux approches de l’orage que nous goûtons le mieux +l’enchantement des jours d’été? + +La réponse de madame Manchon arriva en coup de foudre. Les sentiments de +René en la lisant furent un mélange de stupeur et de colère. La légèreté +avec laquelle sa mère traitait ce qu’il imaginait être la plus grande +aventure de sa vie lui parut sacrilège. Pour la première fois, il eut +une révolte d’homme et répliqua sur l’heure. Rappelant qu’il n’était +plus un enfant, il affirmait son droit de choisir à son gré la femme +qu’il épouserait, ne priait plus, mais exigeait. Mieux informée, madame +Manchon lui devait de venir; il l’attendait: il ne quitterait pas Semur +qu’elle ne se fût décidée à l’y rejoindre. + +De telles choses, écrites, prennent une valeur énorme, car on les relit +et elles subsistent. Il est probable que si René, au contraire, avait +pris le train, tout en prononçant les mêmes mots, il aurait obtenu gain +de cause. C’est le propre de certaines situations que, fausses dès le +début, elles ne cessent pas de s’alimenter à contre-temps. + +Sa réplique lancée, restait à René d’aviser l’hôtel de Thil du retard de +sa mère: mais il s’abstint d’en donner la raison véritable. + +--Une indisposition légère en est la cause, déclara-t-il. + +--Avant-hier, pourtant, vous ne sembliez pas inquiet? répondit madame +Traversot avec une défiance à peine dissimulée. + +--Avant-hier, je l’ignorais: ma mère tait souvent ce qui pourrait me +donner du souci. Je conclus d’ailleurs de son silence que ce ne doit pas +être grave. + +--Espérons-le, répliqua madame Traversot; quoi qu’il en soit, pour ne +pas prêter aux commérages, je vous serai obligée, d’ici l’arrivée de +madame de La Gilardière, d’espacer vos visites. Vous êtes-vous aperçu +que, depuis quelque temps, vous venez chaque jour? + +Il parut accepter la leçon, s’inclina... et se présenta le lendemain. +Seulement, le lendemain, en mère prudente, madame Traversot avait pris +le train du matin et emmené sa fille: par un heureux hasard, une cousine +de Dijon s’était trouvée assez malade pour que la présence de ces dames +fût exigée d’urgence... + +Ce même jour, à Paris, Lapirotte prenait aussi le train pour rendre +service à sa parente, et à Semur le chœur entrait en scène. + +Je dis: le chœur. Où découvrir, en effet, sinon dans la tragédie +antique, l’analogue de ce personnage insaisissable, omniscient et +malfaisant, qui discute, commente, au besoin souffle le conseil perfide +ou la nouvelle qui égare, tour à tour s’indigne, persifle, rit, et, +victorieux en fin de compte, reste seul debout au dénouement? Police +anonyme, affirmait Duclos: oui, sans doute, mais aussi beaucoup plus, +car dans le cas de René se manifestèrent une continuité d’effort, une +sûreté de direction telles que n’en comportent pas d’ordinaire des +groupements fortuits ou des voix dispersées. Quelqu’un, dans l’ombre, +marquait la mesure,--quelqu’un, renseigné mieux que les intéressés +eux-mêmes, sur le présent, qu’il se déroulât rue Monsieur ou à Semur, et +même sur le passé. Seulement, qui aurait eu l’idée de le chercher là où +il était, et comment supposer qu’en remontant plus loin encore on +trouverait une Lapirotte à la source? + +Bien entendu, je ne vais pas recommencer le récit de Duclos que je +rejoins ici; je voudrais cependant marquer ce qu’il semble n’avoir pas +suffisamment observé, et c’est la gradation savante, l’art souverain que +mit ainsi le chœur à détruire à l’avance les projets de René, dès qu’ils +furent soupçonnés au dehors. On ne mit en doute tout d’abord que la +fortune; puis on parla vaguement des noms différents portés par les deux +frères, et l’honorabilité passa au premier plan. Le titre usurpé +semblait ne pouvoir que couvrir une tare; la famille prit couleur +d’aventurière. Enfin, de proche en proche, l’opinion étant préparée +d’avance à tout admettre, on put en venir à l’essentiel qui, pensait-on, +allait arrêter les Traversot; et l’histoire courut de la naissance +illégitime de René... Tout cela, je le répète, mesuré, distillé avec une +méthode et une sûreté marquées au coin de l’intelligence supérieure. Au +départ des Traversot, il n’y avait rien encore contre René ou à peine +l’hostilité de rigueur dès qu’il s’agit d’un étranger; quand ils +revinrent, la partie était jouée sans que René en eût seulement le +soupçon, et les précautions si bien prises, qu’à peine débarquée, madame +Traversot courait chez son notaire où l’appelait une convocation +d’urgence. + +Saisissez-vous qu’un tel enchaînement ne pouvait être le produit +inconscient de quelques-uns, mais, au contraire, résultait d’une volonté +unique? Commencez-vous de soupçonner, derrière le chœur, et dirigeant sa +marche, l’acteur principal dont je parlais tout à l’heure? Plus tard, il +se découvrira de lui-même; pour le moment, contentons-nous d’admirer +l’œuvre et arrivons au résultat, imprévu de tous comme il convient. + +Madame Traversot, après s’être rendue en toute hâte chez son notaire, +rentra chez elle, le visage décomposé. Elle était de ces femmes qui ne +cessent d’envisager les difficultés, quand un projet leur tient au cœur, +car elles imaginent de la sorte et par avance désarmer la mauvaise +chance. Hélas! parmi les obstacles prévus, celui qu’on venait de lui +révéler n’avait point figuré: il n’en était que plus infranchissable. Le +mariage d’Annette était perdu: ajoutez que l’année s’annonçait avec des +récoltes mauvaises, que l’abandon d’Annette risquait de troubler la +confiance des créanciers: ainsi tout croulait, présent et avenir. + +A la vue de sa mère bouleversée, Annette tenta en vain de l’interroger. + +--Il n’y a rien, ou peu de chose, répondit celle-ci, évasive et +redoutant d’aborder tout de suite le conflit qu’elle pressentait +inévitable. + +En prétendant séparer Annette de celui qu’elle aimait, on n’était +parvenu en effet qu’à mieux l’attacher à lui. + +Une heure plus tard, René, qui ne cessait de surveiller l’hôtel de Thil, +informé du retour des Traversot, accourait. Annette parut aussitôt. + +--Enfin! vous voici! + +Mais elle ne put en dire plus. Madame Traversot s’était également +précipitée, et sans laisser à René le loisir de se reconnaître: + +--Votre visite, cher monsieur, tombe à merveille: j’avais hâte de +m’entretenir avec vous. + +Elle l’entraîna vers le salon. Annette voulut suivre. Un geste l’arrêta. + +--Non, pas toi. Ta présence ne pourrait que nous gêner. + +Alors, interdite, elle se pencha vers sa mère: + +--Quoi qu’il arrive, rappelle-toi que je serai sa femme. + +Elle ne s’était jamais expliquée avec pareille franchise. Madame +Traversot lui jeta un regard angoissé: + +--Qui peut répondre de ce que l’avenir réserve? + +--Quoi qu’il y ait, mon choix est fait. + +René, lui, s’étonnait qu’on le reçût au salon. Il n’y était plus entré +depuis le soir du premier dîner; quelle différence d’aspect et +d’accueil! Aujourd’hui les meubles gisaient sous des housses. Une partie +d’entre eux, groupés sous un drap, érigeait dans la pénombre un +catafalque; aucun feu ne brûlait dans la cheminée. + +--Quelles nouvelles de votre mère? demanda madame Traversot dès qu’elle +eut fermé la porte derrière elle. + +--Hélas! balbutia René, interdit par cette brusque entrée en matière. + +--Toujours souffrante? + +--Je le crains. Pour ne pas m’inquiéter, elle me laisse sans détails. Le +principal suffit, puisqu’elle n’est pas en état de se mettre en route. + +--Ah! c’est fâcheux... tout à fait fâcheux... + +Et le visage de madame Traversot acheva de se fermer. René rougit: + +--Bien que ce soit une affaire de quelques jours au plus, attendre ainsi +ne m’est pas moins pénible qu’à vous, mais voyez-vous autre chose à +tenter? + +Il comptait qu’on lui répondrait non; il n’en fut rien. + +--Autre chose?... En effet, à défaut du voyage, votre mère ne +pourrait-elle écrire? Nous entendre serait au plus l’affaire de trois +courriers. + +Posant ses yeux sur ceux de René, madame Traversot attendit ensuite la +réponse, comme assurée d’avance d’un refus. + +Il fallut à René un petit instant pour maîtriser l’embarras où le jetait +pareille proposition. + +--Vous n’y songez pas, fit-il; si grande que soit la confiance que +m’accorde ma mère, elle souhaite connaître Annette avant que +d’acquiescer à des projets qui lui paraissent engager un avenir dont +elle se tient,--bien à tort,--pour responsable. + +On ne sait pourquoi, cette phrase longue et mal tournée eut l’air de +tomber dans un air raréfié. Les mots en tintaient comme du bois sec. + +Madame Traversot parut se recueillir, bien qu’elle ne pût ignorer ce qui +devait suivre. + +--Alors, cher monsieur, reprit-elle d’un air incertain, je n’aperçois +plus très bien où nous allons. Dès lors que madame votre mère ne peut ni +venir, ni écrire... + +--Mais elle viendra! interrompit vivement René. + +--Quand? + +--Bientôt! + +Madame Traversot eut un hochement de tête entendu: + +--Et si je vous disais, moi, que je ne crois pas à ce voyage? + +René sursauta: aurait-elle appris l’opposition de sa mère et qu’il +mentait en parlant de maladie? + +--En vérité, madame, balbutia-t-il, je ne vois pas pour quelles +raisons... + +Madame Traversot, encore, l’interrompit nerveusement: + +--Pour quelles raisons?... Mon Dieu! je me ferais scrupule de vous les +communiquer, et même je m’en garderai: mais elles courent les rues, +semble-t-il: je n’étais pas de retour depuis une heure qu’on me les +donnait, comme à tout le monde. Vous n’aurez donc aucune peine à les +apprendre, à supposer que vous y teniez. Interrogez, renseignez-vous, et +si vous n’êtes point convaincu, attendez du moins, pour nous en +informer, que les faits donnent tort à mon sentiment présent. + +Elle s’était levée, le visage devenu de glace. René sentit passer le +souffle avant-coureur de la catastrophe. Il répliqua d’une voix +tremblante: + +--Je comprends, madame... il s’agit d’une mise en demeure. Sans +m’attacher outre mesure à ce qu’elle peut avoir de blessant, me +permettez-vous de demander si vous parlez ainsi au nom d’Annette? + +--Ceci, monsieur, est affaire entre ma fille et moi et ne vous concerne +pas. + +Il respira. + +--Ce qui revient à dire qu’elle, pas plus que moi, n’est au courant des +appréhensions que vous donne le retard de ma mère. Oserai-je aussi faire +remarquer que, si je n’étais pas entièrement d’accord avec les miens, +j’ai l’âge de passer outre à des volontés mal informées? + +Madame Traversot riposta sèchement: + +--Je n’ai point dit que madame votre mère s’opposait au mariage: je suis +même convaincue du contraire. J’estime simplement qu’elle ne se soucie +pas de venir s’entretenir avec moi de certaines choses... qui importent +entre familles honorables. Quant à votre liberté d’action vis-à-vis +d’elle, j’en doute aujourd’hui moins que jamais... + +René, cette fois, ne comprenait plus. Puisqu’on croyait toujours sa mère +d’accord avec lui, que signifiaient ces phrases énigmatiques? Plutôt que +de prononcer des paroles peut-être ineffaçables, il domina sa colère et +s’inclinant: + +--Il suffit, madame; avant demain, j’aurai percé le mystère auquel je me +heurte ici: je ne doute pas à mon tour que vous ne m’exprimiez alors des +regrets pour un traitement que je ne méritais pas. + +--C’est tout ce que je souhaite, conclut madame Traversot. + +Et elle l’accompagna jusqu’à la cour d’honneur, ne se souciant pas d’une +nouvelle rencontre avec Annette: mais celle-ci ne parut pas. Quant à +René, il ne songeait plus qu’à foncer sur l’obstacle inconnu inopinément +surgi sur sa route. Il n’avait encore aucune crainte et croyait bien, +ainsi qu’il l’avait annoncé, revenir le lendemain. + +Il est curieux de constater comme les événements avancent par +soubresauts. Durant des jours rien n’arrive, les heures traînent, on a +l’air d’attendre sur un banc la venue d’un passant qui ne passera +jamais: soudain, le tumulte succède au silence, la foule à la solitude; +on est happé, roulé, on n’a plus le loisir de se reconnaître et moins +encore celui de se défendre... + +En quittant l’hôtel du Thil, René se disait: «Je vais me renseigner.» +Mais où? Auprès de qui? Les raisons mystérieuses qui motivaient la mise +en demeure de madame Traversot couraient les rues, soit: encore +fallait-il s’adresser à quelqu’un pour les connaître. + +Or, c’était l’heure où, chaque après-midi, M. Valfour s’en retournait +par le Rempart après sa visite d’hôpital. René n’avait pas fait cent +mètres qu’il aperçut devant lui l’abbé en train de regagner la ville. La +rencontre de cet homme lui parut providentielle. Aussitôt, doublant +l’allure, il le rejoignit. + +--Hé quoi! monsieur l’abbé, s’écria-t-il en affectant la gaîté, vous ne +regardez même pas si des amis vous suivent? + +Tels mouvements imperceptibles se sentent, à défaut de les voir. Tout de +suite, avant que d’achever, René comprit ainsi qu’il tombait mal, ou +encore que sa compagnie, dans la rue et à cette heure, ne procurait pas +d’agrément. Raison de plus pour s’obstiner. + +L’abbé, pourtant, toujours poli, répondait déjà: + +--Je ne demande pas, mon cher enfant, d’où vous venez. Nous avons, +chacun, nos occupations dans ce quartier... pas les mêmes... +évidemment... Puisse Dieu les bénir avec une pareille indulgence!... +Toutefois les miennes m’ont mis en retard: vous m’excusez, n’est-ce pas, +de ne pas m’arrêter? On m’attend à Notre-Dame. + +Pour mieux marquer sa hâte, non seulement il ne ralentit pas, mais parut +prendre un élan supplémentaire. En même temps son calme visage avait +rougi et ses yeux trahissaient un désarroi. + +René, sans se démonter, lui prit le bras. + +--Pressé, je le veux bien, murmura-t-il: serait-ce au point de ne +pouvoir m’accorder audience? + +--Pas dans la rue, je pense? s’écria l’abbé visiblement effrayé. + +--Dans la rue, à Notre-Dame, où il vous plaira enfin, pourvu que ce soit +sur l’heure! + +--Impossible! D’ailleurs de quoi s’agit-il? + +--D’une chose importante à laquelle sont suspendus tous nos projets. + +--Vos projets, mon cher enfant: ce n’est qu’une nuance, toutefois bonne +à rappeler, fût-ce au passage. + +René le considéra, interdit: + +--Bigre! vous aussi?... + +Il n’acheva pas, mais serrant de plus près l’abbé pour bien marquer +qu’il se refuserait à lâcher prise: + +--Raison de plus: cela prouve que vous êtes au courant. + +--Vous me désolez. Je vous sens résolu d’obtenir satisfaction, et +pourtant... Enfin, soit... à la sacristie... rien qu’un instant... + +--Parfait. Du coup, pour vous témoigner ma reconnaissance, je cesse de +vous compromettre. + +René en même temps lâcha l’abbé: ceci encore le frappait que son dernier +mot n’attirait aucune protestation. + +A grands pas et en silence, ils poursuivirent leur route. M. Valfour +donnait vraiment l’idée qu’il ignorait son compagnon: il semblait, à +force de serrer les épaules, devenu une chose noire, toute ronde, sur +laquelle les yeux n’ont pas de prise. Dans Notre-Dame, il choisit pour +monter au chœur le bas-côté opposé à son confessionnal et, après une +courte révérence au maître-autel, gagna la sacristie. René ne cessait +pas de suivre. + +Une sacristie est un lieu propice aux entretiens rapides, car on s’y +tient debout. Nul doute que M. Valfour n’eût escompté cette incommodité +pour abréger des propos dont la perspective l’importunait. A peine +entré, il déposa son bréviaire sur l’armoire aux ornements et, adossé à +celle-ci, les deux mains dans ses manches, les yeux à terre: + +--Qu’y a-t-il? je vous écoute, reprit-il d’une voix terne. + +René, que l’attitude imprévue de l’abbé achevait d’irriter, lança son +chapeau près du bréviaire. + +--Il y a, déclara-t-il, que je reviens de l’hôtel de Thil. + +--Ah! fit l’abbé comme s’il apprenait une nouvelle extraordinaire, ces +dames sont de retour?... Mademoiselle Annette toujours satisfaite? + +--Je l’espère: je ne l’ai pas vue. + +--Ah!... répéta l’abbé, un demi-ton plus bas. + +--Madame Traversot seule a consenti à me recevoir: recevoir est +d’ailleurs une manière de s’exprimer, puisque je suis sommé de ne plus +reparaître tant que ma mère ne sera pas venue. + +--Oh! soupira l’abbé, continuant de descendre la gamme. + +Son visage cependant n’exprimait pas de surprise. + +--On dirait que vous le trouvez naturel? + +--Naturel, non... explicable plutôt... + +L’abbé Valfour poussa ensuite un nouveau soupir, sans cesser de +contempler le sol. Tout dans son attitude ajoutait: «Que voulez-vous que +j’y fasse?» + +René répéta d’un ton rude: + +--Explicable... c’est bien vous qui l’affirmez... donc il y a des +raisons, et vous les connaissez. Il ne reste plus qu’à me les dire: +après quoi, je vous tiendrai quitte et vous serez libre de retourner à +vos ouailles. + +Cette fois plus de réponse, mais un bruit de pas s’étant fait entendre +dans l’église, l’abbé Valfour jeta un regard vers la porte: il espérait +l’entrée d’un importun. Fausse alerte: personne ne parut. + +--Hé bien? reprit René, décidément exaspéré. + +--Eh bien, en vérité, je me demande... Il est possible que des sottises +aient couru... mais sont-ce les mêmes? et quel besoin avez-vous... + +--Quel besoin! + +--Plus bas, jeta vivement l’abbé, n’oubliez pas dans quel endroit nous +sommes! + +Et soudain il abandonna l’appui de l’armoire. Ses mains libérées des +manches esquissèrent ensuite un geste de retraite: + +--Je comprends d’ailleurs votre état, poursuivit-il: oui, je +comprends... Moi-même, vous l’avouerai-je, et vous l’avez dû voir, je me +sens troublé... extrêmement... par une lettre de madame Traversot reçue +ce matin. + +--Que dit-elle? + +--Oh! mon cher enfant, les femmes n’expliquent jamais à fond leur +pensée. + +--Dans ce cas, c’est à vous, l’abbé, de m’expliquer la vôtre! Après quoi +j’aviserai. + +--En effet... en effet... Notez avant tout que madame Traversot, pas +plus que moi, ne croit... Seulement, voilà: il est de certaines +questions qui ne devraient jamais être posées. Cela ne les empêche pas +d’exister, certes! et même les gens sont libres de s’en entretenir, +s’ils le veulent, pour l’agrément; mais enfin, tant qu’on ne s’est pas +avisé de demander officiellement: «Cela existe-t-il?» on est libre +d’agir comme si elles n’étaient pas. + +--Allez donc au fait! interrompit de nouveau René, impuissant à +maîtriser la colère que tant de précautions achevaient de déchaîner au +fond de lui. + +--J’y viens... j’y suis déjà! + +Puis, secouant les épaules, comme un homme décidé à brûler ses +vaisseaux, l’abbé reprit très vite: + +--Justement, dès le début de nos relations, madame Traversot m’avait +exprimé à diverses reprises son désir de mieux connaître votre famille. +Simple souhait d’elle à moi: satisfaction facile à obtenir et qui +n’intéressait que nous... Qui, hélas! à Dijon ou ailleurs, s’est avisé +ces jours derniers de lui dire... ou encore de lui suggérer?... bref, la +question qui n’existait pas, brusquement a pris corps et, du coup, +madame Traversot, devenue inquiète, a pensé... enfin elle se demande +dans quelle mesure vous avez droit au titre que vous portez. + +René abasourdi recula: + +--Quel titre? je n’en ai pas, que je sache! + +--Oh! poursuivait maintenant l’abbé définitivement lancé, je sais bien +qu’il s’agit là de puérilités! Qu’importe au bonheur de ma charmante +petite Annette, que vous soyez La Gilardière, tandis que votre frère +n’est que Manchon? Curiosités de province, scrupules de vieille +bourgeoisie: rien de plus. Il est probable d’ailleurs, je suis même +assuré que les deux noms appartiennent à chacun, et encore qu’ils +figurent l’un et l’autre sur le registre d’état civil... Au fait +avez-vous jamais eu seulement l’occasion de lire votre acte de +naissance? + +Enfin arrivés là, les yeux de l’abbé, qui jusqu’alors n’avaient cessé de +contempler le sol, s’étaient levés: tout ce qui précédait, tant +d’hésitations, de détours, simples manœuvres pour aboutir à poser,--et +de quel ton détaché!--cette unique question, la seule utile. + +Déconcerté par le jeu, mais incapable d’en soupçonner les dessous, René +ne put que répliquer: + +--Quelle est cette plaisanterie, et pourquoi n’aurais-je pas lu mon acte +de naissance? En souhaitez-vous un double? + +M. Valfour saisit les mains de René: + +--Ainsi vous l’avez lu... ce qui s’appelle lu... et vous n’y avez rien +remarqué de particulier? + +--Comptiez-vous par hasard sur la mention: père et mère inconnus? + +Alors, subitement changé, la face éclaircie, l’abbé acheva d’attirer à +lui René. Il soupirait, il riait, il retrouvait la bonté de la +Providence: + +--Ah! mon enfant!... mon cher enfant!... quel poids vous m’enlevez! Et +puisque vous avez cette pièce chez vous, de grâce courez la chercher. Je +me charge d’éclairer tout... Après cela, madame Traversot... + +Mais René se dégageant, coupa la phrase: + +--Je vous demande pardon, mon cher abbé: pourrai-je savoir auparavant +quel rapport imprévu existe entre mon acte de naissance, madame +Traversot, et le motif qui, au dire de celle-ci, interdirait à ma mère +de jamais paraître ici? + +Tout entier à sa joie de retrouver une situation correcte, là où il +avait redouté la pire aventure, M. Valfour rit encore: + +--Quant à cela, inutile de vous en battre les oreilles: l’essentiel +n’est-il pas que madame Traversot revienne sur son sentiment? et dès +lors que j’en fais mon affaire... + +Pour la seconde fois, René l’empêcha d’achever: + +--Non, l’abbé, j’exige d’être éclairé. + +--Des sottises! + +--Raison de plus pour n’en rien perdre. + +L’abbé riait toujours, bien qu’un peu du bout des lèvres. + +--Soit: admirez donc où peuvent en venir des gens inoccupés que +tourmente la soif d’aventures chez les autres. La différence de nom +entre votre frère et vous, avait frappé: de là à supposer que vous +n’étiez peut-être que le fils adoptif de votre mère... + +--Il n’y avait qu’un pas, conclut René d’une voix glacée. + +--Naturellement, on l’a franchi... + +--Vous le premier. + +--Ah! mon enfant, ne me calomniez pas: j’y ai cru si peu que j’ai tenu à +prévenir votre frère du bruit qui courait. + +--Et mon frère a répondu? + +--En ne m’en parlant pas, ce qui était la plus spirituelle des réponses. + +De nouveau, un bruit de marche sonna sur les dalles. Une dame en noir +parut sur le seuil. + +--A la minute... je suis à vous..., jeta l’abbé. + +Et revenant à René: + +--Vous le voyez, on s’impatiente, mais qu’importe? Tout à l’heure, +n’est-ce pas, apportez l’acte, et demain... + +--Oh! demain, dit René, impossible; je ne serai pas ici. + +--Vous partez pour Paris? J’espère bien que vous n’y conterez pas... + +--Que vous avez cru, au roman chez la portière? Rassurez-vous: toutefois +il est urgent de couper court à cette littérature. J’en connais un moyen +radical et prétends y recourir dès ce soir. + +Sans ajouter rien, René ensuite s’éloigna. Il avait la démarche un peu +saccadée. A mesure qu’il s’en allait, le sourire de l’abbé +s’évanouissait aussi. C’est qu’après avoir cru faire une lumière +complète, M. Valfour se demandait si les voies de la Providence ne sont +pas quelquefois beaucoup plus tortueuses qu’il n’y paraît. + + + + +VI + + +René sonna le même soir rue Monsieur. Il devait être minuit ou environ. +A ce moment, madame Manchon dormait. Il défendit qu’on la prévînt, et, +réfugié dans sa chambre, tenta de reposer. + +On rencontre chaque jour des gens qui vivent dans des conditions +extraordinaires et ne s’en aperçoivent pas, car l’extraordinaire ne +l’est jamais que par rapport à nos habitudes. Toutefois, qu’un hasard +insignifiant éveille leur défiance, sans être mieux éclairés qu’avant, +ces mêmes gens perdent soudain la sécurité dont ils étaient jusqu’alors +les bénéficiaires inconscients. Désormais, pour René, ce hasard était +venu. + +Insignifiant, évidemment, ou plutôt sans valeur: quel crédit en effet +accorder à des racontars de petite ville en mal de nuire? Que des bruits +aient couru dans Semur assez précis pour inquiéter M. Valfour ou +incliner madame Traversot à juger impossible un entretien direct avec +madame Manchon, voilà qui n’avait en soi-même aucune importance et +n’aurait pas dû retenir un instant la pensée de René. Cependant, parmi +tant de calomnies possibles, pourquoi celle-là, de préférence à +d’autres? Et René, malgré lui mal à l’aise, non seulement ne savait que +répondre, mais s’étonnait de questions nouvelles, surgies à la suite +comme d’elles-mêmes, et sans que Semur, cette fois, y fût pour rien. + +L’attitude de son frère, d’abord. Hostile, ou indifférente? impossible +d’en décider. A coup sûr réservée et suggérant l’idée d’une +arrière-pensée continue qui interdisait jusqu’à l’esquisse d’une +familiarité. + +Autre énigme: pourquoi René n’entendait-il jamais parler de son père? +Pas une image pour l’évoquer. On aurait voulu qu’il oubliât, qu’on +n’aurait pas agi d’autre manière. + +Bien singulier enfin, le désir de madame Manchon d’appeler un de ses +fils uniquement La Gilardière cependant qu’elle et l’abbé restaient +Manchon! Pareille vanité s’accordait mal avec le dédain des petits +sentiers et des petits moyens, souvent affiché et toujours pratiqué par +elle dans le courant de l’existence... + +J’expose cela d’une manière précise; gardez-vous de croire pourtant que +ce fût aussi net pour René. Des inquiétudes confuses, des lueurs +passagères perçant une brume dense, il ne percevait rien de plus: trop +déjà pour échapper à un irrésistible malaise, pas assez pour aborder la +vérité corps à corps. Au trouble de sa nuit d’attente, correspondaient +ainsi, dans des proportions diverses, le souci d’un passé incertain et +celui d’un avenir encore très cher: mais à la perspective du oui ou du +non que madame Manchon devrait prononcer au matin, qui sait si déjà il +ne s’épouvantait pas moins de perdre Annette que de se heurter à un +constat redouté? + +Une à une, les heures et les demies scandèrent ces rêveries. Quand, +épuisé par elles, il succomba enfin au sommeil, le jour commençait, les +premiers charrois retentissaient dans les rues voisines, et madame +Manchon s’éveillait... + +Depuis la réponse folle de René, elle s’éveillait ainsi tous les jours, +dès l’aube. Après avoir si longtemps envisagé le temps qui vient avec +une entière sérénité, elle ne renaissait plus au présent que l’âme +trouble et sous le coup d’appréhensions intolérables. + +--Aujourd’hui, songeait-elle, que va-t-il arriver? + +Mais il n’arrivait rien, ou du moins rien qui comptât. + +Un soir, vous l’avez vu, son fils aîné avait prononcé des paroles +singulières qui l’avaient fait trembler sur le moment: elle n’y pensait +plus, ou si parfois le souvenir lui en revenait, elle s’en détournait. +D’ailleurs l’abbé, depuis lors, était redevenu muet. Aucun indice +nouveau n’avait renouvelé des craintes probablement mal fondées. Et +puis, qu’importe devant le reste, c’est-à-dire la rupture avec René? +Depuis dix jours déjà, René avait cessé d’écrire: elle de son côté, +s’obstinait dans l’attente d’une soumission qui ne venait pas. Quand on +s’est accoutumé à ne vivre que pour un être, quand toute ambition, toute +tendresse n’ont cessé de graviter autour de lui, imaginez ce que +deviennent dix jours de silence! Hier, il n’y en avait que neuf: +aujourd’hui, un de plus, demain un autre... Ah! ne pouvoir dire si le +fossé cessera de s’élargir, ni quelles pensées, là-bas, répondent à +celles qui dévorent ici!... + +Machinalement madame Manchon consulta sa montre: six heures. Elle écouta +ensuite le trottis du rouage. Étrange machine, si compliquée, toujours +en mouvement; et que d’efforts pour mesurer l’insaisissable, en donnant +une réalité à ce qui peut-être n’en possède aucune! Dix minutes font +parfois la durée d’une existence; en d’autres cas, vingt années coulent +sans qu’on les voie. + +Madame Manchon ferma les yeux: les années mortes auxquelles elle +songeait, la séparaient d’autres dont le souvenir demeurait cher: hélas! +celles-là aussi lui échappaient; depuis son entretien avec l’abbé, elle +n’osait plus y revenir. + +Premier fracas d’omnibus, bavardage des gens de service sur le trottoir, +Paris qui, après l’accablement de la nuit, s’étire, bâille au soleil +levant et peu à peu se remet à gronder... Quelle solitude, quand on +écoute, au fond d’une chambre, rideaux tirés et rêves en dérive! + +Dans la pièce voisine, un réveil lâcha brusquement sa sonnerie. C’était +un crissement aigu qui n’épargnait personne. Sous prétexte d’aller à la +messe de sept heures, Lapirotte en remplissait la maison, chaque matin. +Madame Manchon fit un geste d’agacement. + +--Pourquoi gardai-je cette fille? + +Elle ne l’avait jamais que tolérée, et depuis quelque temps ne la +supportait plus. Elle méditait de s’en débarrasser. + +Le réveil persistant, madame Manchon frappa contre la cloison. + +--Cessez donc ce tapage! + +Mais Lapirotte affirmait ne se réveiller jamais qu’à la fin, tout à la +fin de la sonnerie, qui roula jusqu’au bout, avant de s’achever en +hoquets pareils aux halètements d’un asphyxié. + +Des minutes passèrent: puis un coup discret fit tressaillir madame +Manchon. + +--Qu’y a-t-il? + +De l’autre côté de la porte, Lapirotte jeta: + +--Je voulais annoncer tout de suite à madame... + +Ici un temps d’arrêt. Madame Manchon, n’ayant aucun désir de faire +entrer Lapirotte, restait sans souffler mot. Il fallut bien se décider à +poursuivre, puisqu’on avait commencé: + +--M. René est arrivé cette nuit!... + +Comme soulevée par une lame de fond, madame Manchon se dressa sur le +lit. + +--Il est dans sa chambre... il doit dormir encore..., continuait +Lapirotte, surprise de ne recevoir aucune réponse. + +Madame Manchon dit enfin: + +--Merci! j’étais au courant... surtout, qu’on le laisse reposer! + +Sans qu’on pût l’entendre, elle s’habillait déjà. Ses mains avaient +peine à retrouver les agrafes. Un tremblement de fièvre la secouait tout +entière. Puis, approchant de la porte, elle devina que Lapirotte n’avait +pas bougé, retint son souffle, attendit que, lasse d’épier des +événements qui ne venaient pas, celle-ci voulût bien s’éloigner. Le cœur +de madame Manchon, en ces instants, recouvrait tous les bruits, et +cependant aucun bruit ne lui échappait. Si légère qu’ait été la démarche +de Lapirotte abandonnant sa faction, elle sut ainsi tout de suite quand +le passage devint libre. Alors, enveloppée dans un peignoir, encore +coiffée de nuit, à son tour elle s’évada, pénétra chez René avec des +précautions infinies, et s’assit dans le fauteuil au pied du lit. +Accablé de fatigue, René dormait toujours... + +Elle le regarda dormir. Elle le contemplait avec avidité. Elle n’avait +même plus la pensée de lui en vouloir, dès lors qu’il était présent. +Jamais, non plus, il ne lui avait paru si beau. + +Puis, elle imagina que puisqu’il avait accepté de revenir, il lui +revenait tout à fait, et une joie sourde, inexprimable, la baigna toute. +Si, dès la première heure, elle s’était dressée si rudement contre le +projet de René, ce n’était pas qu’elle en voulût aux Traversot ni à +n’importe qui: simplement, elle ne consentait pas qu’on lui volât son +fils. Elle se refusait à le partager. Peut-être aurait-elle toléré une +maîtresse: mais une femme,--c’est-à-dire la vie de René loin d’elle, en +dehors d’elle, sans doute même tournée contre elle,--elle n’aurait pu. +Dieu merci! lui semblait-il, l’alerte était finie! il ne restait plus +qu’à attendre l’éveil, à se plaindre pour la forme et à pardonner. Oh! +comme elle pardonnerait tout à l’heure! + +Après cela, durant un long moment, il n’y eut dans la pièce que le +murmure de deux souffles réguliers, symbole d’une paix indicible. Enfin +un bruit léger déchira le silence. René, tel un plongeur qui revient à +la surface, aspirait l’air, détendait ses bras, et se redressait... + +A la vue de sa mère, il eut un tressaillement qui acheva de l’arracher +au sommeil. + +--Quoi! dit-il, déjà levée, maman? + +D’un geste de main apaisant, madame Manchon lui fit signe de ne pas +bouger. + +--Oui, il est très tôt... dors encore... tu es fatigué... j’ai le temps. + +Il ne répondit pas tout d’abord, en proie à l’effarement qui succède aux +fins de nuit écrasées. Une seconde auparavant, le repos de la mort; +subitement, la rentrée dans le réel; au fond de l’âme, les lourdeurs et +l’obscurité se retrouvent intactes, avivées par le contraste. + +--Bonjour, murmura-t-il, comment vas-tu? + +Madame Manchon renouvela le même signe apaisant. Bien qu’elle n’eût +aucune crainte, elle souhaitait retarder les explications qu’elle +sentait devoir suivre, et qui d’avance lui semblaient si inutiles! + +A demi soulevé sur l’oreiller, René cependant poursuivait: + +--Rien de changé dans la maison?... Lapirotte toujours en sucre? mon +frère toujours acide?... + +Et madame Manchon encore hocha la tête: non, rien n’était changé, pas +même son désir de se taire qui la tenait assise au bout du lit, sans se +pencher seulement pour embrasser son fils. + +Étonné, René fronça les sourcils: + +--M’en voudrais-tu au point de ne plus vouloir répondre? + +Alors se décidant enfin: + +--Trois semaines sans te voir, soupira-t-elle: bientôt dix jours sans +nouvelles!... + +Il riposta d’un ton léger, bien qu’en réalité dépourvu d’assurance: + +--Mais il me semble que toi aussi... + +--Ne continue pas! Laisse-moi d’abord reprendre possession de toi. Que +je te sente redevenu mon fils et point changé! + +--Oh! maman, répliqua-t-il en riant, tu vas me faire croire qu’on aurait +pu me voler en route: heureusement que, me tâtant, je me sens vraiment +le même. + +Elle sourit à ce mot qui le lui montrait, comme elle s’y attendait, +dégrisé, repentant, et répéta: + +--Le même?... pas tout à fait, j’espère? + +Une seconde s’écoula, encore joyeuse... et tout à coup la chimère qui +s’écroule, la vérité qui s’abat sur le rêve. + +--Pas tout à fait... tu l’as dit, maman, puisque je viens te chercher et +veux te ramener auprès de celle que j’aime, sûr que tu l’aimeras aussi +dès que tu la connaîtras. + +Anéantie, madame Manchon contemplait René, tandis que les syllabes +légères tombaient sur elle, pareilles à des gouttes de plomb, et que +René, de son côté, les prononçait d’un ton résolument détaché, ayant +l’air de supposer que les choses ne pourraient suivre un autre cours. + +Quand ce fut terminé, elle joignit les mains: + +--Ainsi, fit-elle d’une voix éteinte, ce n’est pas fini? + +--Pouvais-tu en douter? + +Elle ne répondit pas. Elle venait de baisser la tête. On aurait pu la +croire échappée ailleurs: et de fait, toute sa jalousie revenue, éperdue +devant l’imminence du péril, elle se demandait: «Au nom de quoi refuser +de nouveau mon consentement?--Quelles raisons lui donner, puisque la +vraie ne peut se dire et qu’il n’y a rien contre cette femme?» Elle se +le demandait, ne trouvait pas, et désespérée se taisait. + +Enhardi, René reprit: + +--Voyons, maman, il est temps de renoncer à des silences qui n’ont servi +qu’à nous faire souffrir l’un et l’autre. Dès lors que tu t’obstinais à +tenir ta plume au sec, le meilleur était de prendre le train: c’est ce +que j’ai fait. Maintenant, il n’y a plus qu’à tirer au plus court en +nous expliquant sans ambages... Tu m’as écrit que tu me désapprouvais: +mais tu as omis de m’en donner les motifs. Hé bien! reconnais ma bonne +foi: je ne demande qu’à les entendre, et même à m’incliner devant eux, +s’ils tiennent. Quels sont-ils? + +Toujours tête basse, madame Manchon continuait de se taire. René +poursuivit encore: + +--Est-ce la famille qui ne te plaît pas? elle vaut au moins la nôtre. La +fortune? médiocre, j’en conviens: combien de fois, cependant, ne m’as-tu +pas assuré que j’en avais pour deux? Annette? mais tu ne sais qui elle +est, et que te demandais-je, sinon précisément de venir la juger? + +--Tu prétends?... interrompit cette fois madame Manchon. + +--Je ne prétends pas: je suis sûr que mieux éclairée, et ravie d’aider à +mon bonheur, tu vas consentir à m’accompagner, aujourd’hui même, +là-bas... où tu es attendue, soit dit sans reproche, avec une patience +que d’autres peut-être n’auraient pas eue. Tu ne réponds toujours pas? +Faut-il m’expliquer mieux en... + +--Inutile, interrompit madame Manchon d’un ton bref. + +Puis, pensive: + +--Je croyais cependant m’être exprimée assez clairement dans ma lettre +pour que tu connusses d’avance l’accueil que je ferais à pareille +demande. + +--Tu refuses? + +--Évidemment. + +Chose curieuse, à mesure qu’ils précisaient leur dissentiment définitif, +leurs voix, au lieu de s’irriter, s’apaisaient, et leurs regards +s’éteignaient. Il semblait qu’au fond d’eux-mêmes d’autres sujets plus +importants se substituaient au premier. De toute son âme, en effet, +madame Manchon, au lieu d’écouter, continuait de chercher le prétexte +avouable, qui, arrêtant son fils, la sauverait du dépouillement dont +elle était menacée. René, de son côté, parlant de son avenir, ne +s’occupait déjà plus que du passé. Ainsi, chacun était ramené à son +instinct profond: ici, la passion maternelle résolue à toutes les ruses +plutôt que d’être dépossédée; là, le souvenir des gênes insaisissables +qui, tolérées hier, risquaient demain de ne pouvoir être supportées. + +Ni l’un ni l’autre ne s’aperçurent qu’ils avaient cessé de parler. + +Soudain, René parut obéir à une impulsion nouvelle, et avec l’expression +distraite de quelqu’un qui ouvre une parenthèse sans importance: + +--Au fait, maman, pendant que j’y songe, et avant de revenir à ce qui +nous occupe, voudrais-tu me donner la réponse à une question qui m’a été +posée, il y a quelques jours, et devant laquelle je suis demeuré +perplexe? + +--Quelle question? répéta madame Manchon qui, à mille lieues des pensées +de René, voyait avec bonheur dans ce détour une occasion de gagner du +temps pour réfléchir encore. + +--Pourquoi m’avoir imposé un nom que je suis seul à porter dans la +famille? + +Toujours ignorante du chemin qu’elle suivait, madame Manchon sourit: + +--Mais rien de plus simple, mon enfant... c’est ton frère qui m’en a +donné l’idée. + +--Ah! c’est mon frère... + +Et soudain, le visage de René se ferma. + +--Cela te surprend? + +--Un peu. + +--Tu as tort. Ton frère s’occupe de tes intérêts, à sa manière, il est +vrai, qui est assez froide, mais pleine de sens quelquefois. + +--Et sous quel prétexte a-t-il souhaité?... + +--Rien de plus simple encore. Il me voyait ambitieuse pour toi. Qu’il +eût ou non raison, il estimait qu’une apparence de titre fait bien en +république. Je me suis laissée convaincre. En fin de compte, tes +enfants, à défaut de mieux, en profiteront. + +Ceci d’une voix nette; le regard posé sur René semblait ajouter: «A quel +propos de l’inquiétude quand il s’agit de choses évidentes?» Cependant, +pourquoi madame Manchon s’apercevait-elle tout à coup que ces choses +évidentes le devenaient déjà moins? pourquoi surtout suffisait-il d’en +parler pour évoquer l’abbé et le cortège d’appréhensions dû à l’un de +ses entretiens? + +--Qui t’a interrogé à propos de cette sottise? reprit madame Manchon, +poussée malgré elle à aller au delà. + +--Oh! dit vivement René, quelqu’un... à la banque peut-être... je ne +sais plus. + +--Pas l’ami de ton frère, je pense? + +--L’abbé Valfour n’y est vraiment pour rien. + +En ce moment, l’apparition du nom de M. Valfour aurait pu paraître +puérile: mais tous deux suivaient une logique intérieure qui leur +interdisait de s’étonner. + +--C’est tout? conclut madame Manchon après une courte pause durant +laquelle il lui parut qu’un danger, dû à son fils aîné, venait de la +frôler. + +--Non, maman, dit René subitement dressé sur l’oreiller. + +Elle frémit: + +--Qu’y a-t-il encore? + +--Il y a que, puisqu’il en est ainsi, tu _dois_ m’accompagner là-bas. + +Elle ne comprit pas tout d’abord, ou plutôt elle se refusait à admettre +un lien quelconque entre la question posée par René et le conflit qui +recommençait: + +--Faut-il te répéter que ma décision est prise? + +--C’est que tu ignores les bruits qui courent! + +--A Semur, il court des bruits sur nous? + +--On dit... on ose dire que, quoi qu’il arrive, tu ne consentiras jamais +à revenir avec moi. + +--On ne se trompe pas. + +--Seulement, on en donne pour raison précisément cette différence de nom +entre mon frère et moi. C’est tout juste si l’on n’exige pas que je +sorte mon acte de naissance pour prouver que je suis vraiment ton fils! + +Madame Manchon, aux derniers mots, promena un regard épouvanté sur les +murs, comme si, aspirée par une trappe, elle voulait, avant de +disparaître, leur jeter un dernier adieu. Tout à coup elle venait +d’apercevoir un dépouillement devant lequel l’autre ne comptait plus. +Mais qui avait osé cela? De qui René tenait-il ses soupçons? + +Dans les instants de grand émoi, on ne saurait mesurer ni la vitesse ni +le nombre des pensées diverses fulgurant à travers un cerveau. En une +seconde, je le répète, madame Manchon, eut le temps de supputer la +douleur d’être jugée par le fils de son âme, de chercher à qui elle le +devait, et d’en accuser son autre fils. Elle eut le temps encore de +songer: «C’est bien un crime de prêtre: je ne pardonnerai jamais.» Puis +brusquement, une autre perspective s’ouvrit à elle, celle-là rayonnante. +Non seulement, René ne savait rien, puisqu’il interrogeait, mais grâce à +lui, la raison tant cherchée pour écarter définitivement les Traversot +venait de paraître! + +--Et c’est cela... cela... que ces gens ont pensé de ta mère! +murmura-t-elle presque à voix basse, tandis que de la main elle semblait +écarter une affreuse vision. + +--Maman! jeta René décontenancé par l’attaque, je n’ai pas dit... + +--Allons donc! + +De nouveau, la main de madame Manchon fendit l’air. Il semblait qu’elle +achevât de débarrasser l’espace des intrus qui depuis une heure volaient +ici l’air respirable. + +--Allons donc! si ce n’était venu par eux, aurais-tu retenu, fût-ce une +minute, ces ordures? Admirable, en vérité, la délicatesse d’une famille +qui, pour mieux t’accaparer, n’hésite pas à salir la tienne et, férue +d’honneur, offre pourtant de s’accommoder de nos restes! Ne caches-tu +plus rien au moins? S’en est-on bien tenu là pour te détacher de moi? Et +tu veux que j’accoure en pénitente, prouver que grâce au ciel... Ce +serait imbécile si ce n’était risible! + +Comment rendre l’accent de ces phrases? Il y passait même du triomphe! +Ce ne devait être, hélas! qu’une ivresse passagère. Désormais tout à son +angoisse, déjà René répondait: + +--Tu te trompes: ce n’est ni imbécile, ni risible. Il ne s’agit plus des +Traversot, ni d’Annette, mais de moi! En apprenant ces bruits, j’ai +ressenti un malaise que je ne parviens pas à exprimer. La pensée qu’ils +persistent me trouble plus encore. Crois-moi, je ne trouverai la paix +qu’en leur infligeant un démenti par ta venue, et c’est pourquoi tu +dois... je te supplie de repartir avec moi! + +Butée, elle répéta: + +--Non, c’est toi qui vas rester! + +--Maman! n’as-tu pas entendu? il est impossible de laisser affirmer que +tu ne _peux_ m’accompagner là-bas parce que tu ne _peux_ expliquer des +choses du passé. + +--Que t’importe, puisque tu sais que les autres se trompent! + +--Maman! les autres ne comptent plus: c’est moi maintenant que je te +demande de rassurer! + +--Te rassurer!... tu en es là?... + +Et cette fois, madame Manchon se renversa sur son fauteuil. En trombe, +le doute de son fils venait de passer sur elle et l’écrasait. Elle avait +redouté de voir le cœur de René pris par une passante: mais cela, ce +n’est que l’épreuve d’un Lormier! il s’agissait de bien autre chose! + +Le mot de René, d’ailleurs, avait été prononcé, comme il arrive souvent, +sans que fût mesurée sa portée réelle. Dans ces cas-là, est-ce encore +nous qui parlons, ou un autre enseveli au fond de nous-même et qui prend +place d’office parce qu’il voit mieux? A peine eut-il compris ce qu’il +venait de dire, que René aussi s’effraya autant que sa mère. Leurs deux +regards se croisèrent. Celui de madame Manchon était pesant, chargé de +stupeur: par-dessus tout, il y paraissait l’immense désarroi d’une âme; +celui de René mendiait de la lumière ou peut-être un pardon--comment le +savoir?--Puis on entendit un bruit à peine perceptible: madame Manchon +se levait. + +On n’est jamais plus proches que lorsqu’on a conscience de s’être fait +beaucoup de mal. + +A la vue de sa mère debout et qui sans doute allait partir, René tendit +les bras: + +--Maman! appela-t-il d’une voix défaillante. + +Elle se retourna, secouée jusqu’au plus intime de l’être, aperçut le +geste, et s’arrêta. + +--Maman, j’ai tant de chagrin! + +--Et moi donc! + +Le double cri de leurs effrois devant la douleur souveraine. Pourtant, +tout au plus en avaient-ils senti passer l’ombre sur eux. + +--Maman! tu ne vas pas m’abandonner ainsi? + +--T’abandonner! + +Encore un cri, mais combien différent du premier! Subitement projetée +vers René, redevenue tendresse vivante, enfin madame Manchon cédait à +l’appel des bras ouverts, se précipitait vers eux. Elle et lui +s’étreignirent. Ils ne se parlaient plus. Ils auraient eu peur de +troubler ce moment ineffable où, rapprochés, fondus, ils avaient +conscience d’échapper à la tourmente en oubliant ce qui n’était pas eux. +Ce fut un moment unique, l’ivresse sur la cime: mais on ne demeure +jamais longtemps sur la cime. Avant même que l’étreinte ne devînt plus +lâche, l’un et l’autre étaient déjà redescendus dans la plaine: René +pour sentir qu’un double désastre continuait d’emporter à la fois le +passé et l’avenir, madame Manchon pour ne découvrir autour d’elle que +des abîmes. Que se passa-t-il ensuite en celle-ci? Sans doute dut-elle +songer: «Avec ou sans moi, il partira; si je vais avec lui, non +seulement je le rassure, mais il me reste la chance de tout rompre sur +place.» Quand on en est à sentir trébucher l’effort entier d’une vie, on +cesse de vouloir tout sauver: régler la part du feu suffit. Quoi qu’il +en soit, elle reprit soudain très bas: + +--Maintenant lève-toi... Ce qui précède était pour t’éprouver... Tu +persistes: je ne résiste plus. Demain... ce soir... quand tu voudras!... + +Le miracle n’étonne pas, dès qu’il est conforme à nos désirs. Sans +desserrer l’étreinte, René répondit simplement: + +--Ah! maman! je savais bien que tu voudrais me rendre heureux! + + + + +VII + + +Il faut avoir cru son bonheur perdu pour le savourer dans sa plénitude. +Les heures qui suivirent furent pour René et madame Manchon la lueur +suprême d’une intimité que les événements s’apprêtaient à détruire. +Jamais René n’avait eu plus conscience d’être le fils d’élection de sa +mère: jamais madame Manchon, sacrifiant en apparence sa passion jalouse +aux désirs de son enfant, ne s’était crue aussi près de le posséder tout +entier. + +Toutes choses pesées, une demande officielle fut adressée sur l’heure à +madame Traversot. On convint de remettre le voyage décidé à la réception +de la réponse; René, lui, partirait seul, le lendemain. + +Quand l’abbé parut pour le repas du soir, il ne marqua d’étonnement ni +de la présence de son frère, ni de l’accueil glacé de madame Manchon. +Celle-ci, durant les intervalles de liberté que procurait la +conversation joyeuse de Lapirotte avec René, jetait de temps à autre sur +le prêtre un regard aigu. + +A la sortie de table, René crut bon de le remercier: + +--Il paraît, dit-il, que tu m’as approuvé dès le début. Je ne +l’oublierai pas. + +L’abbé répondit avec simplicité: + +--Dans cette occasion comme en toute autre, je m’efforce d’accomplir mon +devoir. Il ne faut pas me savoir gré de ce qui est d’obligation. + +A peine débarqué à Semur, René courut à l’hôtel de Thil. La lettre qui +le précédait et sans doute une visite de l’abbé Valfour y avaient tout +changé. René fut accueilli par le premier vrai sourire de madame +Traversot. On le retint à dîner. Annette seule avait pris un air grave. +Un dénouement si prompt l’effrayait: c’est maintenant qu’elle commençait +d’avoir peur. + +Deux jours plus tard, René aperçut à la devanture de l’unique bijoutier +de Semur une perle montée sur bague et qui était d’une eau rare. Il eut +la fantaisie de l’acheter et, dès qu’il fut avec Annette, lui offrit ce +bijou, se réservant de le remplacer plus tard par un autre plus digne. + +--Vous m’aviez accordé votre main, quoi qu’il arrive: que ceci soit de +même le gage de nos fiançailles pour nous seuls. + +Annette, inquiète des moindres signes, essaya l’anneau qui se trouva +trop large. + +--Qu’importe! dit René: j’aimerai vous le voir, quand nous serons en +tête-à-tête. + +--Mais je craindrai de le perdre... + +--Qu’importe encore, dès lors que je ne vous perdrai pas! + +Et ce fut, là aussi, une minute heureuse. Ils erraient sur la terrasse. +Alentour, les collines vertes tendaient vers eux les prémices d’un été +précoce. A leurs pieds, l’Armançon chuchotait son approbation rieuse. On +n’apercevait que lumière, on ne respirait que parfums; mais quelle +parure plus belle la terre eût-elle souhaitée, que ces deux êtres +frissonnant au souffle de l’amour? + +La nouvelle de la demande officielle, de l’arrivée certaine de madame +Manchon, et de l’acquisition chez le bijoutier d’une bague qu’on ne +voyait pas encore au doigt d’Annette, fusa à travers la ville avec une +rapidité qui tient du prodige. René s’en rendit compte aux compliments +que lui adressa, dès le lendemain de son achat, M. Chasseloup avant +d’entamer le travail du matin. Et ceci nous ramène à la banque, dont je +n’ai pas encore parlé... + +Le moment vient d’indiquer en quelques mots quelles y étaient les +attributions de René et d’en faire une description, telle du moins que +je m’en suis fait idée. Duclos rectifiera mes dires, s’il en est besoin. + +Située rue Buffon, la banque Chasseloup occupait une maison ancienne +dont on avait aménagé, tant bien que mal, le rez-de-chaussée et le +premier. Le rez-de-chaussée servait aux employés et au public, le +premier abritait la direction. Trois portes donnant sur le palier de +l’étage y desservaient l’une le cabinet de René, l’autre une pièce +banale réservée au gardien, et la dernière enfin, située entre les deux +précédentes, le bureau de M. Chasseloup. Au fond, à droite, une sortie +dérobée permettait de gagner le bas par un petit escalier intérieur. +Entre le bureau de Chasseloup et le cabinet de René existait en outre +une communication directe. Vous jugerez dans un instant combien ces +détails ont d’importance. + +Le travail de René se réduisait à étudier, chaque matin, de concert avec +M. Chasseloup, la cote du dernier marché, à suivre le mouvement des +fonds et à parler ensuite interminablement des menues affaires que les +spéculateurs en mal d’argent s’efforcent de passer à la province, quand +Paris a refusé de les suivre. + +La force de Chasseloup en ces matières était son extrême défiance. Il +traitait la banque avec des méthodes de paysan, sans audace mais sans +risques. Cela ne l’empêchait pas de jouer en imagination. Il se +procurait ainsi la satisfaction de dire: «Si j’avais voulu, j’aurais +gagné ceci...» ou bien: «Sans mon coup d’œil, j’aurais perdu cela...» +Plaisir sans danger, qui joint à des bénéfices réguliers, suffisait à le +rendre d’humeur joviale. + +L’espoir de vendre la banque, à un prix inespéré, et la séduction de +René avaient, comme il sied, mis très vite les relations des deux hommes +sur un pied de confiance réciproque. En l’absence de Chasseloup, le +personnel, qui en avait conscience, s’adressait donc à René. Des clients +prirent même l’habitude de frapper directement chez lui. En cas +d’hésitation, René passait chez Chasseloup par la porte de communication +et, de toutes manières, l’affaire était réglée. + +Un dernier détail, enfin: une maison telle que celle-ci est un +établissement régional dont le public se trouve repéré d’avance et +demeure à peu près invariable. Or, deux mois environ avant l’époque +qui nous occupe, la banque Chasseloup s’accrut d’un compte +important,--plusieurs centaines de mille francs,--déposé par une +demoiselle Lormier, inconnue de Chasseloup autant que de René. C’était +là une aubaine point négligeable; le nom de Lormier figura dès lors sur +la liste des personnes à traiter avec égards. + +Ceci dit, René venait à peine de recevoir les félicitations de +Chasseloup que survint l’abbé Valfour, monté à tout hasard pour +s’enquérir. + +--Est-il exact que vous ayez acheté déjà l’anneau de fiançailles? +demanda-t-il. + +René ne put cacher son agacement: + +--Je commence à craindre, répondit-il, qu’on ne puisse éternuer dans +cette ville sans qu’y réponde le tocsin. + +M. Valfour sourit avec indulgence. + +--Rançon des grandeurs: on les contrôle. Cela ne gêne pas, en somme, et +pourquoi vous en occuper? + +--Peste! s’écria René avec une nuance de rancune, vous ne teniez pas le +même langage lors de mon départ pour Paris! + +--C’est qu’aussi, que voulez-vous qu’il arrive? riposta l’abbé sans se +démonter. + +Au même instant, le gardien de bureau entra: mademoiselle Lormier +désirait parler à M. Chasseloup. + +--Hé bien, introduisez-la! + +--Mais M. Chasseloup vient de sortir, et il s’agit, paraît-il, d’un +renseignement urgent. + +--Soit: qu’elle attende! + +Et se tournant vers M. Valfour: + +--Connaissez-vous? + +Toujours prudent, l’abbé fit une moue incertaine. + +--Un bon prêtre doit connaître chacun de ses paroissiens, au moins de +vue. + +--Qui est-ce? + +--Une personne fort bien, je crois, intelligente, pieuse, et qui vit +avec son père. Toutefois que vient-elle faire ici? + +--J’en sais autant que vous. C’est une recrue nouvelle. M. Chasseloup +tient à la satisfaire. + +L’abbé prit un air entendu: + +--Je reconnais les procédés de la maison: les petits ruisseaux font... + +--Les gros, voulez-vous dire. + +--Pas possible! + +--C’est ainsi. + +L’abbé considéra René avec étonnement, puis ramassant son chapeau: + +--Au genre de vie des Lormier, je ne l’aurais pas cru... Par où puis-je +m’évader sans être vu? + +--Vous avez peur d’une rencontre? + +--Non: pourtant, quand c’est réalisable, je préfère n’être aperçu qu’aux +lieux convenant à mon ministère. + +--Parfait! Allez avec Broquant (René désignait en même temps le gardien +de bureau): il vous mènera au petit escalier. + +Laissé seul, René revint ensuite attendre à sa table la cliente +annoncée. Corvée de métier, dépouillée d’imprévu. Chasseloup serait +désolé de ne pas recevoir lui-même cette Lormier. Au fait, peut-être +celui-ci rentrerait-il sous peu? Alors, autant ouvrir la porte de +communication, de manière à ne point le manquer: et s’étant levé, René +fit comme il disait. Quand il revint sur ses pas, la visiteuse entrait. + +--Je vous en prie, mademoiselle, prenez place... + +Il avança un fauteuil, et s’installant lui-même, poursuivit: + +--Vous désiriez un conseil? A quel propos et en quoi pouvons-nous vous +être utiles? + +Déjà plié au métier, il s’exprimait avec le ton détaché d’un marchand +d’épices prêt à ouvrir ses tiroirs au gré de la demande. Il ne regardait +même pas celle à qui il s’adressait: toutefois, en terminant, il se +sentit brusquement retenu par un détail stupide. + +La personne qui était là, tenait dans une main un paquet de récépissés +et dans l’autre un parapluie, inutile par ce jour de beau temps, mais +dont le bec avait une forme que René croyait avoir aperçue déjà en +d’autres circonstances. + +--Avant de vendre quelques-unes de ces valeurs, j’aimerais avoir +l’opinion de la banque, répondit mademoiselle Lormier. + +Déposant ensuite les récépissés devant René, elle prit à deux mains le +parapluie, en promena l’extrémité sur le tapis et parut s’absorber dans +les dessins qu’elle traçait. Plus de doute: René reconnaissait aussi la +voix. L’inconnue de la gare et mademoiselle Lormier ne faisaient qu’un. + +Il est parfaitement désagréable de se rendre compte qu’on s’est mépris +en certaines occasions: il est aussi d’usage qu’on affecte alors +d’ignorer ce qui a pu se passer. René reprit donc: + +--De quelles valeurs s’agit-il? + +Il fit mine en même temps de parcourir les récépissés: puis, parce +qu’aucune réponse ne venait, il se tourna de nouveau vers la visiteuse. +Celle-ci continuait de jouer avec le parapluie. + +--C’est bien le même, dit-elle enfin, à l’instant où, entraîné par +l’exemple, René en regardait la pointe. + +Aucune ironie perceptible, d’ailleurs. Mademoiselle Lormier semblait +évoquer ce souvenir comme une chose indifférente de sa vie. + +Il balbutia, décontenancé: + +--Mon Dieu! mademoiselle, croyez bien que, de moi-même, je ne me serais +jamais permis... Aussi bien, je sens en ce moment quelles excuses... + +Elle l’interrompit: + +--Vous plaît-il de me rendre ceci? + +Elle désignait les papiers. Il crut que pour couper court à une +explication gênante, elle souhaitait y chercher tout de suite un +renseignement, et obéit. Mais elle en refit un paquet et de l’air le +plus naturel: + +--La vérité est que je n’ai besoin d’aucune indication financière. +J’avais envie tout simplement de revoir mon compagnon d’un soir et de +m’entretenir avec lui. Êtes-vous disposé à reprendre une conversation... +qui fut, je l’avoue, un peu vivement interrompue? + +Le plafond se serait écroulé aux pieds de René qu’il n’eût pas éprouvé +une moindre surprise. + +--Il est clair, mademoiselle, que je ne puis que m’incliner devant ce +désir... inattendu; les souvenirs que j’ai dû vous laisser rappellent +par trop une inconvenance dont je sollicite humblement le pardon, +balbutia-t-il. + +--Je conçois qu’ils vous gênent, surtout en ce moment, répartit +mademoiselle Lormier toujours paisible. C’est sans doute la raison pour +laquelle, passant tous les jours devant moi, vous ne m’avez jamais +aperçue. + +Il protesta du geste: + +--De cela, du moins, vous ne sauriez m’en vouloir, puisque je n’avais +pas entrevu votre visage! + +--Mettons que vous êtes surtout occupé par un autre. + +Et la pointe du parapluie sembla tenter de percer le tapis, cependant +que René s’inquiétait soudain. + +Mademoiselle Lormier poursuivit: + +--On annonce vos fiançailles: mes compliments... A quand la noce? + +René, de plus en plus gêné, secoua les épaules: + +--Mais... en vérité, rien n’est fixé... Cela dépendra. + +--Oui, de beaucoup de choses: avec vous, il est prudent de ne rien +arrêter d’avance, car vos sentiments changent assez vite, si je m’en +rapporte à ma propre expérience. + +Et mademoiselle Lormier, détournant la tête, sans doute pour ne point +voir l’accueil reçu par sa remarque cruelle, considéra la pièce voisine, +c’est-à-dire le bureau de M. Chasseloup. René trembla qu’elle ne voulût +fermer la porte; mais il n’en fut rien. Mademoiselle Lormier, +maintenant, était occupée à relever sa voilette. La chose faite, elle +revint à sa position primitive. + +Durant un court moment se déroula ensuite une scène muette et +singulière. Tandis que le regard de mademoiselle Lormier, planté droit +sur René, semblait commander qu’il daignât au moins examiner les traits +qu’on lui montrait, René, tout à l’inquiétude du présent, persistait à +ne pas les voir, et devenu on ne sait quoi de fuyant, ajoutait sans le +vouloir un grief cuisant à ceux contre lesquels il prétendait se +défendre. Mademoiselle Lormier parut la première se lasser du jeu: + +--Nous disions donc, reprit-elle, que la noce est retardée... + +--Non, rectifia René, que la date n’en est pas arrêtée. + +--Hé bien, je crois justement me rappeler qu’en entrant ici, je m’étais +proposé de vous inviter à l’ajourner tout à fait. + +René accueillit, impassible, la menace que ces mots recouvraient. + +--Me permettrez-vous, mademoiselle, de remarquer que, si réels que +soient mes torts à votre égard, vous n’avez aucun titre à me donner +pareil avis? + +Mademoiselle Lormier eut un léger haussement d’épaules: + +--Vous ferez bien pourtant de tenir compte de mon avertissement. + +--Ah!... ce n’est plus déjà qu’un avertissement? + +--Croyez-moi. Si vous ne vous résignez à la rupture, les Traversot en +prendront l’initiative. + +--J’ignorais que vous eussiez le don de prophétie. + +--Ce que je sais de vous me suffit. + +--Vraiment! vous savez de moi... + +--Beaucoup de choses... plus que vous n’en savez vous-même. + +--Vous m’étonnez. Peut-on savoir lesquelles? + +--Non. + +On entendit un bruit sec: René jetait sur la table le coupe-papier avec +lequel il jouait machinalement. + +--En tout cas, et si compromettant que puisse paraître l’abri momentané +offert par un parapluie, je doute que la divulgation en soit de nature à +me gêner! + +--Si je désirais autre chose que votre bonheur, il eût été bien simple +de ne pas vous avertir, répliqua mademoiselle Lormier d’un ton paisible. + +Et le jeu des yeux, les uns cherchant René, les autres fuyant devant un +appel qu’ils ne remarquaient pas, recommença silencieux. + +On peut trouver surprenant que parvenus à ce point, René n’ait pas tenté +de rompre ou mademoiselle Lormier se soit obstinée à poursuivre un but +qui, à l’évidence, prétendait se dérober: c’est qu’il y a, quoi qu’on +pense, d’autres modes que la parole ou le regard pour communiquer. Dans +les circonstances importantes, les âmes recourent au contact direct. Ils +savaient tous les deux que, loin d’être épuisé, l’entretien n’avait pas +encore abordé l’essentiel. + +Soudain, mademoiselle Lormier se raidit: enfin! René venait de +l’apercevoir. + +Une seconde s’écoula, puis douloureusement: + +--Vous n’aviez pas voulu me croire: suis-je assez laide? + +--Oh! répliqua-t-il sans parvenir à cacher que cela lui était +indifférent, une femme ne se prétend jamais laide que lorsqu’elle ne +l’est pas. + +--Vous êtes bien demeuré le même!... + +Et un sourire bizarre éclaira les lèvres de mademoiselle Lormier. On +n’aurait pu démêler quelles parts de satisfaction et d’ironie y +figuraient. + +--Le même? interrogea René. + +--Si j’étais tentée de vous croire, je n’aurais qu’à rassembler mes +souvenirs pour m’assurer, grâce à eux, qu’entre deux déclarations, vous +mettez au plus un intervalle d’une heure. Supposons que, pour mon +malheur, j’aie pris autrefois la vôtre au sérieux... + +--Mais vous ne l’a avez pas fait? + +--Que je l’aie fait ou non, en quoi cela excuserait-il votre façon de +jouer avec le cœur des autres? A vos yeux, révéler à une pauvre fille +les premiers troubles de l’amour, l’enivrer de perspectives qui la +détacheront des bonheurs qu’elle avait, quoi de plus simple et pourquoi +s’en soucier? Par contre, il se trouve que je suis de votre monde ou à +peu près; que ma fortune est suffisante pour me valoir l’accueil +empressé de Chasseloup et Cie: aussitôt votre conscience s’inquiète: +avec très peu d’effort, vous songeriez à réparer! + +--Êtes-vous donc si sûre qu’il n’y ait eu qu’un coupable? dit +brusquement René. + +--Rassurez-vous, je ne m’épargne pas non plus. + +--Alors, nous voilà quittes! + +--Qu’en savez-vous? On ignore toujours le retentissement de certains +actes dans une âme, acheva mademoiselle Lormier tandis que son regard +allait chercher le sol. + +L’accent et la phrase étaient si singuliers qu’aussitôt une pensée +effleura René. N’oubliez pas qu’il était accoutumé de conquérir et de +plaire. + +--Vous ne prétendez pas?... commença-t-il, baissant subitement la voix. + +Aucune réponse. Il était possible que mademoiselle Lormier se tût parce +qu’elle refusait de s’expliquer mieux, possible aussi qu’elle n’eût pas +écouté. + +--Allons donc! reprit René, votre éducation, votre intelligence, votre +fortune même, tout affirme... je ne puis admettre qu’un bavardage d’une +heure ait suffi pour faire de moi autre chose qu’un passant!... + +Mademoiselle Lormier releva brusquement la tête: + +--Le regretteriez-vous, si cela était? + +Il la contempla, à la fois désarçonné et satisfait. Il craignait aussi +d’être entraîné dans un piège. + +--A quoi bon vous le dire, puisque cela ne peut être? + +--Supposons pourtant... Il y a tant de gens dont la destinée s’oriente +en une minute; pourquoi pas la mienne? + +--Dans ce cas, vous auriez su me retrouver. Je ne vous connaissais pas, +mais vous me connaissiez, n’est-ce pas? Vous m’auriez vu, parlé... + +--Vous auriez même daigné me faire confidence de la dernière passion en +cours... + +Un rire nerveux ponctua la réplique. Puis, soudain, changeant de visage +et redevenue pensive: + +--Non, vraiment, surtout alors, je crois que je n’aurais pas reparu. De +loin, plutôt, sans me découvrir, je me serais d’abord attelée à vous +séparer de l’autre. La place nette, vous auriez accusé le hasard, maudit +les circonstances, jusqu’au jour où, me découvrant enfin, avec ou sans +votre consentement, je vous aurais conquis! + +--Permettez-moi d’en douter, murmura René presque malgré lui. + +--Parce que vous ignorez comment on aime! L’amour pour vous n’est que +caprice passager, dont la mémoire s’évapore avec le temps: pour moi, +c’est le monde où ceux qui se donnent ne se donnent qu’une fois. Ah! +comme je serai bien tout entière à celui que je choisirai! J’adore mon +père: il ne comptera plus. Je crois en Dieu: je ne saurai plus s’il +existe! Une seule volonté au fond de moi: vivre pour _lui_, avec +_lui_... Et ne croyez pas que je m’illusionnerai: à l’avance, j’aurai +mesuré tout ce qui nous sépare, et jusqu’à son cœur! Cependant, ayant +appris déjà à quel point il peut oublier, je n’aurais pas peur, tant je +serais assurée de faire toujours précisément ce qu’il souhaite. Je me +sens de taille à le rendre célèbre s’il en avait envie, et à vivre au +fond d’un bois, si cette ombre lui plaisait mieux. Pour le conquérir, +pour le garder, j’oserais... tout... + +--Même le lui dire! interrompit René effrayé par la violence que de tels +mots trahissaient. + +--Pourquoi pas? + +Dédaignant désormais les faux-fuyants, abattant le jeu sans honte, elle +s’était dressée, le couvrait d’un regard impérieux; mais il arrêta du +geste les paroles qu’elle allait dire: + +--Mademoiselle, n’estimez-vous pas que pour vous comme pour moi, il +convient d’interrompre ici un entretien qui ne peut être... qu’inutile? + +En même temps, il s’était levé. Les yeux de mademoiselle Lormier +s’éteignirent. + +--En effet, dit-elle, pour un peu, vous alliez prendre au sérieux mes... +suppositions, et moi oublier le reste... + +--Le reste? répéta René. + +A son tour, elle se leva sans répondre et abaissa sa voilette. Elle +faisait cela sans effort apparent: cependant, elle avait tant de peine à +se tenir debout, qu’elle dut prendre contre la table un appui momentané. + +--De grâce, interrompit René, se rassurant déjà, allons-nous ainsi nous +quitter sur des paroles amères? Oh! je comprendrais très bien que vous +m’eussiez haï: mais puisque vous êtes venue, puisque j’espère vous avoir +témoigné mon sincère repentir, ne pourrions-nous, avant de nous séparer, +nous tendre amicalement la main, et de nos deux brèves rencontres, +garder au moins le regret de ne pas nous être mieux connus? + +Il avait repris, sans y penser, les mêmes inflexions de voix caressantes +qu’au retour de la gare. Il était de ceux qui ne peuvent supporter de +n’être pas aimés, et qui, même sur le pas d’une porte, s’efforcent de +gagner quelqu’un qui ne reviendra plus. + +--Mais où prenez-vous que nous ne nous reverrons pas? répliqua +mademoiselle Lormier. + +--C’est peu probable. + +--Vous avez tort, puisque je voulais précisément vous donner rendez-vous +ici dans huit jours. + +--Pour quoi faire? + +--Pour m’annoncer que, tenant compte de mes avertissements, vous avez +renoncé à l’idylle. + +--Sinon?... + +--Je m’engage à la rompre d’office. + +René la contempla, se demandant s’il avait entendu. + +--Quelle comédie jouons-nous? interrogea-t-il, se refusant à prendre au +sérieux la menace. + +Mais les yeux de mademoiselle Lormier heurtèrent les siens: + +--Aucune. Je finis seulement par où je comptais commencer: oubliez le +détour... et suivez mon avis. + +--Quoi que vous pensiez de ma prétendue légèreté, imaginez-vous que mon +cœur va se déprendre dans la huitaine, parce qu’il vous plaît de vous +venger? riposta René, soulevé par une brusque colère. + +--Je n’imagine rien. Je vous défends contre vous-même: cela suffit. + +Elle continuait de le défier du regard. On la sentait implacable et +décidée à briser l’obstacle, quel qu’il fût, qui s’opposerait à ce +qu’elle avait résolu. + +--Alors, c’est la guerre? + +--Ou la paix... à votre choix. + +--Jusques à quand? + +Elle eut une brève hésitation et dut s’appuyer de nouveau contre la +table; puis, gravement: + +--Jusqu’au jour où, ayant découvert la vérité, vous découvrirez aussi +qu’un grand amour vaut bien le sacrifice d’un peu de souffrance et même +les risques de la haine! + +Une entrée bruyante l’empêcha de poursuivre: Chasseloup, revenu dans son +bureau, approchait brusquement et, pris de curiosité, dévisageait +l’inconnue. + +--Mademoiselle Lormier, dit René froidement, qui vous attendait pour +vous entretenir de ses titres. + +La haute taille de Chasseloup fit un plongeon: + +--Ah! mademoiselle, désolé... + +Ce fut ensuite l’entretien muet de trois visages. Celui de Chasseloup +s’offrait avec l’obséquiosité des grands jours; celui de René exprimait +le soulagement que donne l’arrêt, fût-il momentané, d’un entretien dont +on ignore s’il vaut mieux le poursuivre ou l’abandonner; mademoiselle +Lormier redevenue impassible toisait tour à tour les deux hommes. + +--Vous désiriez, mademoiselle?... reprit soudain Chasseloup. + +--Je ne souhaite plus rien, monsieur, puisque, grâce à M. de La +Gilardière, je pars aussi renseignée que je le pouvais souhaiter. + +Et s’adressant à René: + +--Il est donc entendu qu’à défaut de nouvelles, je serai fidèle au +rendez-vous. D’ici là, j’aurai pris mes mesures pour aider au résultat. + +--Vous oubliez les récépissés, fit René d’une voix sourde. + +--En effet... + +--Accompagnez donc mademoiselle! dit Chasseloup. + +--Inutile, je connais le chemin. Je ne l’oublierai pas. + +Et l’allure hautaine, elle atteignit le seuil. + +--Bigre! déclara Chasseloup, en voilà une qui me paraît savoir ce +qu’elle veut. De quoi s’agissait-il? + +--Rien de sérieux... des indications d’avenir... + +La voix de René était mal assurée. Tant que mademoiselle Lormier avait +été présente, elle ne lui avait pas fait peur: tout à coup, il +commençait de trembler pour Annette. + +--L’avenir!... grommela Chasseloup, comme si vous ou moi étions capables +de le prévoir! Qu’elle le fabrique elle-même, si elle tient à l’avoir à +son gré! + +René ne répliqua rien: n’était-ce pas cela précisément que mademoiselle +Lormier venait d’annoncer qu’elle ferait? + + + + +VIII + + +Et les huit jours commencèrent... + +Le soir même de la visite de mademoiselle Lormier, René m’écrivit pour +me communiquer son anxiété. Au vrai, il se demandait: «Que +cherche-t-elle? Est-ce une femme qui venge son orgueil blessé? Est-ce, +au contraire, une détraquée en quête de chantage?» + +Je répondis: «Un chantage m’effraierait moins; elle aime.» Et c’était +bien ma pensée: je ne doutais pas que mademoiselle Lormier aimât René. +J’allais plus loin: précisément parce qu’elle se manifestait de cette +manière, tardive, maladroite et violente, j’étais assuré qu’il +s’agissait là d’une passion sincère qui ne reculerait devant aucune +extrémité. + +Quoi! direz-vous, de la passion pour un homme qu’on approcha quelques +instants, qui n’a pas reparu, dont le peu qu’on apprit a seulement +révélé qu’il adorait ailleurs? Admettons un caprice de fille perverse, +un goût passager qui flambe ainsi qu’un papier mince, et dont le moindre +souffle dissipera ensuite la cendre légère: mais de l’amour! + +Erreur: seul l’amour, et, j’ose affirmer, le grand amour, est capable +d’agir de la sorte. Remontez aussi dans vos souvenirs, cherchez autour +de vous les vrais amants: à l’origine du bouleversement de leur +existence, vous trouverez toujours le même fait inexplicable et +souverain: on aperçoit un être, on ne sait pas quel il est, on ignore +parfois le son de sa voix, on ne soupçonne rien de son âme, et, +_instantanément_, on est sûr de _le retrouver_, sûr de ne pouvoir suivre +désormais que son sillage. Se heurterait-on ensuite à toutes les tares, +cela n’arrête pas. Une seconde, un regard ont fixé le destin. La langue +usuelle donne au phénomène un nom dont on abuse: le coup de foudre. Il +n’y a jamais de coup de foudre au départ d’une fantaisie ou des longues +tendresses; l’amour total, au contraire, ne débute que par lui. Presque +toujours encore le coup de foudre qui atteint l’un épargne l’autre. La +réciprocité immédiate existe rarement. La vie est faite ainsi de courses +d’aveugles, tragiques, où chacun, poursuivant sa propre chimère, est en +même temps la chimère vainement poursuivie par un autre qui suit: et +tels m’apparaissaient déjà mademoiselle Lormier et René. Inconscient, +René avait passé: éblouie par la terre promise, une âme courait après +lui, et, dût-elle expirer sur la route, tenterait tout pour le +joindre!... + +René, dans sa lettre, ajoutait: «Quand elle se vante d’en savoir sur moi +plus que moi-même, est-ce bravade ou moyen d’égarer ma défiance? Je +crains qu’Annette ne soit la seule visée.» + +Là encore, je répondis: «Parce qu’elle vous aime, c’est vous seul +qu’elle tentera d’atteindre; il est vrai qu’on ne peut soupçonner par +quelle voie.» Hélas! combien je voyais juste! + +Quoi qu’il en soit, René, qui avait songé d’abord à prévenir les +Traversot, y renonça. Une communication à l’abbé Valfour, intermédiaire +avisé et conseiller discret, lui parut de même inutile. D’ailleurs, à la +lettre suivante, et parce que la moitié du délai s’était passée sans +incident, il semblait déjà rasséréné: «Le plus sage, concluait-il, +n’est-il pas d’attendre les événements?» Bien que l’attente m’ait +toujours paru la ressource des tempéraments légers, c’était là peut-être +le plus raisonnable. + +Rarement, d’ailleurs, semaine s’écoula plus vide d’incidents. Autour +d’Annette et de René, la ville même avait fait trêve. Le chœur semblait +s’être évanoui. A Paris seulement, madame Manchon eut un accès de +grippe, qui retarda une fois de plus sa venue. La logique des choses +veut que, lorsqu’un premier mensonge a paru vrai, la vérité prenne à son +tour air de mensonge. Madame Traversot, qui avait cru à l’indisposition +imaginaire de madame Manchon, conçut de l’inquiétude à l’occasion de +celle qui était véritable; toutefois, comme la correspondance +continuait, ce contretemps perdit sa signification menaçante. + +Tant de calme endormait; à mesure que, pareilles au sable de la +clepsydre, les heures glissaient d’un cours égal et sûr, malgré lui René +se prenait à croire que l’apparition de mademoiselle Lormier aurait été +une alerte sans lendemain. Je ne ressentais pas, je l’avoue, la même +confiance; mais qu’importe? Pour nous départager, il aurait fallu +pénétrer auprès de l’intéressée, et qui de nous pouvait se vanter de +connaître les pensées de mademoiselle Lormier? + +On atteignit ainsi le huitième jour. + +Le récit que j’en ferai vous paraîtra sans doute plus obscur encore que +celui de Duclos; mais, rassurez-vous, il s’éclairera dans peu +d’instants. + +Ce huitième jour, donc, René se rendit à la banque, à l’heure du matin +habituelle et, à tout hasard, recourut dès l’arrivée à la précaution des +faibles, qui est de tenter de se dérober au danger. + +--Mademoiselle Lormier se présentera peut-être, dit-il au gardien de +bureau Broquant. Dans ce cas, conduisez-la chez M. Chasseloup; je ne +veux pas la recevoir et n’y suis pour personne. + +A onze heures, rien n’avait encore troublé le travail coutumier. +Chasseloup et René prolongeaient une conversation que la venue d’un +chargement interrompit à peine. + +D’ordinaire, quand Chasseloup recevait des billets,--fait assez +rare,--il s’empressait de les envoyer au caissier; mais, ce jour-là, +entraîné par ses propos, il mit machinalement à côté de lui la liasse de +dix coupures de mille francs retirée de l’enveloppe. + +Vers onze heures et quart, quelqu’un frappa à la porte. René crut que +Broquant venait annoncer mademoiselle Lormier. Il se trompait: c’était +le teneur de livres, amené par un incident d’écritures. + +--On ne peut s’en tirer sans les livres eux-mêmes, dit Chasseloup après +avoir suivi l’exposé des difficultés rencontrées; descendons. +Venez-vous, La Gilardière? + +Mais René qui ne se souciait pas d’errer au hasard dans la maison, +s’excusa: + +--Encore une lettre à finir: je vous rejoins dans une minute... + +--Soit: dépêchons, reprit Chasseloup. + +Et il sortit précédé par le teneur de livres. Il avait négligé de +ramasser les billets qui restèrent sur sa table, cependant que René +repassait lui-même dans son bureau, laissant ouverte par habitude la +porte de communication. + +Ici, j’aimerais à m’arrêter pour constater combien exacte est la +conception de Duclos quand il prétend toujours trouver, à l’origine de +la douleur, l’homme créateur inconscient d’une souffrance qu’il ignore. + +Si Chasseloup n’avait pas eu de distraction, et si le teneur de livres +n’avait pas réclamé sa présence, il est clair qu’aucun des événements +qui suivirent n’aurait été possible: il n’y aurait pas eu de drame, ou +en tous cas, le drame, uniquement dirigé par des volontés calculées, eût +perdu la majeure partie de sa cruauté. Au contraire, Chasseloup oublie +par mégarde un geste usuel, un employé l’entraîne, et ces actes +indifférents de gens, eux-mêmes indifférents, vont déchaîner sur tout un +groupe humain, totalement inconnu d’eux, une tragédie mortelle. + +J’entends bien qu’on répond: «Retardons de cinq minutes les événements, +la tragédie n’existait plus!» Il est probable: toutefois, ce qui se +passe compte seul et non ce qui _aurait pu_ se passer! Or ce qui se +passe est toujours dans le sens que je montre. Tant pis si l’explication +fait défaut: les lois inexplicables, et surtout insoupçonnées, ne +s’imposent-elles pas comme les autres, je dirai même plus que les +autres, puisque, les ignorant, nous ne pouvons essayer de nous défendre +contre elles? Mais revenons à René. + +Cinq minutes après la sortie de Chasseloup, Broquant enfin apparaissait: + +--Mademoiselle Lormier est repartie. En apprenant que vous n’y étiez pas +et que M. Chasseloup la recevrait, elle a préféré remettre sa visite à +un autre jour. + +--Ainsi, précise René, elle n’est plus là? + +--Non. + +--Parfait. + +Il attendit encore un peu, puis convaincu que les voies étaient libres, +rejoignit Chasseloup. Toutefois, par excès de prudence, il prit +l’escalier dérobé. Broquant, lui, avait déjà regagné sa case depuis +quelques instants. + +Arrivé au bas, René trouva l’affaire des livres réglée, et Chasseloup +qui s’apprêtait à remonter. + +--Si vous le voulez bien, fit-il, et comme nous n’avions plus rien +d’important à nous dire, je m’en irai tout de suite. Ne comptez pas non +plus sur moi, ce soir. + +--A votre gré. + +Les deux hommes échangèrent encore quelques vagues propos avant de se +séparer. René, qui tenait à fuir la banque, se glissa ensuite dans la +rue, non sans avoir au préalable scruté les alentours: Chasseloup, de +son côté se rappela qu’il avait laissé des billets sur sa table, et du +coup se hâta de reprendre l’escalier dérobé. + +Sept à huit minutes en tout avaient suffi pour ces allées et venues. +Quand Chasseloup rentra dans son bureau, les billets n’y étaient plus... + +Duclos, doutes-tu encore que ton récit et le mien soient les deux faces +de la même médaille? C’est ici la croisée des chemins. Pour un instant, +à l’heure du vol, nos héros piétineront si bien les mêmes sentiers, que +me voici contraint de répéter ce qui fut dit déjà,--toutefois en y +portant une première clarté. + +Donc, Chasseloup rentré s’aperçoit que la place des billets est vide, +procède à une recherche sommaire et, tout de suite persuadé qu’il y a eu +vol, sonne Broquant. + +--Qui a passé ici dans les dernières dix minutes? + +Seule mademoiselle Lormier s’était présentée à l’étage, mais sans entrer +nulle part. Broquant l’avait vue redescendre aussitôt; on ne pouvait +songer à elle. D’ailleurs l’idée de la soupçonner était inacceptable. La +même raison écartait René. + +Restait que Broquant fût le coupable: ses antécédents rendaient la chose +incertaine, mais possible. + +Une scène violente suivit. On perçut jusqu’en bas les éclats de +Broquant, ivre de fureur à la pensée d’être accusé. Chasseloup, obstiné, +ne sortait point du dilemme initial: + +--La Gilardière ou vous! + +Broquant finit par jeter: + +--Pourquoi pas La Gilardière? + +--Vous savez bien que c’est absurde! + +--Alors les billets sont ici, quelque part, dans un coin où on ne les +voit pas... Êtes-vous sûr seulement de ne pas les avoir égarés +vous-même? + +--J’ai cherché. + +--Il faut recommencer! + +--Soit. + +Et de nouveau Broquant bouleversa tout, mais, notez bien ceci: dans le +seul bureau de Chasseloup. + +Aucun résultat: les billets demeuraient introuvables. Pourtant l’heure +avançait. Décidé, à part lui, de faire surveiller les dépenses de +Broquant, Chasseloup dit: + +--Soit; nous reprendrons à deux heures. D’ici là, je vous interdis d’en +parler à personne. + +Il ferma lui-même les trois portes, mit les clés dans sa poche et +partit. + +Quand Broquant retrouva des employés dans la rue, il semblait à +demi-fou. Aussitôt on s’empresse, on l’interroge. Sans se soucier des +ordres de Chasseloup, il éclate en récits entrecoupés et conclut: «La +Gilardière ou moi, d’accord: mais puisque je sais que ce n’est pas moi, +il faut bien que ce soit lui... avec quoi paierait-il ses bagues en +perle?» Autour, on s’écriait: «Évidemment!» Broquant, d’ailleurs, de la +maison depuis sa fondation, jouissait des sympathies. On était sûr de +son innocence. + +Une heure après, grâce aux employés, Semur, mis au courant, et +contrairement à tout bon sens, prenait parti et accusait René... + +Personne en revanche n’apprit que dans l’après-midi, profitant de +l’absence de René, Broquant, toujours mené par son idée, s’avisa de +fouiller dans le bureau de celui-ci et en ramena triomphalement les +billets, découverts dans la corbeille à papier. + +Du coup, cependant, l’hypothèse du vol s’évanouissait. Il est vrai que +pour la remplacer, on avait le champ libre. Pourquoi les billets +avaient-ils été jetés là? Était-ce pour les y abriter provisoirement? ou +pour permettre, toute réflexion faite, de les retrouver? ou bien encore +à la suite d’une étourderie? Chasseloup reprit la somme sans insister, +se promettant d’interroger René le lendemain; quant à Broquant, il +demeura convaincu plus que jamais que René l’avait cachée lui-même, avec +l’intention de l’emporter dès que l’éclat, dû à la disparition, se +serait apaisé. + +René, pendant ce temps, ignorait tout, le vol supposé, les billets +égarés dans sa corbeille, la fureur de Broquant, et surtout la rentrée +du chœur dans l’aventure. Réfugié chez lui, il attendait... + +Par une inconséquence normale en pareil cas, après avoir tout fait le +matin pour éviter mademoiselle Lormier, il s’étonnait qu’elle ne reparût +pas. Pendant près d’une semaine, il s’était bercé de l’espoir qu’au +terme fixé, rien ne surviendrait: maintenant que son espoir semblait +réalisé, il s’en effrayait plus que d’un acte défini. Que signifiait +pareil silence? Il en était à ressasser sans trêve la question, quand, +vers le soir enfin, l’abbé Valfour se présenta, inquiet des propos qui +couraient. + +René fut stupéfait d’apprendre la disparition des billets, perçut +immédiatement qu’un lien devait exister entre elle et le passage de +mademoiselle Lormier, mais se garda d’en souffler mot. Quant à l’opinion +de Semur à son sujet, il la trouvait à juste raison bouffonne et +négligeable. + +L’abbé, cependant, avait repris l’air soucieux de la sacristie. + +--Je commence à me demander, dit-il, si quelqu’un n’a pas intérêt à +répandre en ville des bruits sur vous, dans l’espoir qu’il en restera +toujours quelque chose. + +--Dois-je entendre, l’abbé, que vous allez me soupçonner aussi? + +M. Valfour haussa les épaules: + +--A Dieu ne plaise! mais, croyez-moi, il y a contre vous je ne sais qui +ou je ne sais quoi, dont l’action est à rechercher et à supprimer au +plus tôt. + +--Peut-être avez-vous raison, répondit René sans s’expliquer plus. + +Je passe sur la soirée,--la dernière,--chez les Traversot. A l’hôtel de +Thil, rien n’avait encore pénétré et la paix régnait. + +Rentré chez lui, René voulut en vain dormir. On n’est jamais plus +clairvoyant qu’au sein de l’ombre et quand, les yeux fermés, on +s’efforce de ne point raisonner. Aiguillé par les propos de l’abbé +Valfour, il ne cessait de réfléchir à des choses qui auraient dû le +frapper dès le début, et qui, alors seulement, lui apparaissaient. + +Si mademoiselle Lormier n’avait pas renouvelé sa démarche du matin, +qu’en conclure sinon qu’elle avait achevé son œuvre? Dans quelle mesure +l’histoire des billets s’y trouvait liée, peu importe; les heures +prochaines sauraient bien le dire: mais ne fallait-il pas remonter plus +haut, et attribuer à la même origine les calomnies atroces sur la +naissance douteuse? + +A cette pensée, René ressentit un trouble extraordinaire, puis une +colère rétrospective, enfin le besoin de démasquer, coûte que coûte, +l’adversaire auquel il devait la première angoisse profonde de sa vie. +Assez de manœuvres obliques; le seul mode assuré de lutter contre elles, +n’était-il pas justement de briser l’anonymat de leur auteur? Ainsi vont +et viennent les volontés humaines; après avoir souhaité ardemment éviter +toute rencontre avec mademoiselle Lormier, René allait se lever, +souhaitant non moins ardemment de la rencontrer. D’ailleurs, si +contradictoires que soient les solutions successives adoptées, on ne +cesse point de marcher au destin. + +Mais où trouver mademoiselle Lormier? + +Ici, point de difficulté. Il suffirait de consulter son compte chez +Chasseloup, l’adresse y figurait. Et là encore, sans qu’on le sût, +c’était la marche au destin. + +Au matin, René quitta ainsi sa maison, avec deux décisions prises: +s’informer à la banque, forcer ensuite l’ennemi, où que soit son +domicile... A l’avance, la lutte lui donnait des ailes; il se sentait en +vue de la mer libre, et humait la brise qui apporte la victoire. + +Je vous demande pardon de courir à travers les événements: je les donne +aussi sans justifications, tels qu’ils parurent alors se présenter à un +simple témoin: dans quelques instants, une part au moins des mobiles +intérieurs se dévoilera, mais, en ce moment, que l’_extérieur_ suffise: +et comme les acteurs du drame, sans en savoir plus qu’eux, laissons-nous +rouler par le torrent... + +Un quart d’heure plus tard, René, muni de l’adresse désirée, quittait +son bureau quand il se heurta contre Chasseloup: + +--Quoi, vous repartez? + +--Oui, je reviens dans un instant. + +--J’aurais voulu auparavant... + +--Me raconter ce qui s’est passé hier? Nous avons le temps. D’ailleurs +on m’a mis au courant, dès l’arrivée. + +--Ainsi, vous savez que c’est dans votre panier... + +--Hé, cher monsieur, mon panier ou le vôtre, voilà qui est indifférent, +dès lors que les billets sont retournés à la caisse! + +--A moi, en revanche, il ne serait pas inutile de savoir par quelle +voie... + +--Vous ne comptez pas sur moi, je pense, pour vous la révéler? + +--Au contraire; je pensais être sûr qu’en rassemblant vos souvenirs, +vous éclairciriez tout. + +A tort ou à raison, René crut en même temps lire dans les yeux du +bonhomme que sa certitude n’était pas feinte. + +--Vous êtes fou! s’écria-t-il; mais pour le moment, j’ai autre chose à +faire. Bonsoir. + +Et il descendit exaspéré, se dirigeant vers le Rempart, non plus cette +fois pour gagner l’hôtel de Thil, mais pour joindre enfin celle qu’il +jugeait responsable de toutes les traverses qu’il venait de subir, y +compris ce dernier et ridicule incident. Si mademoiselle Lormier avait +jamais rêvé pareille venue, à coup sûr, ce n’était pas pour cette cause +ni avec de tels sentiments. Il était écrit aussi que la visite n’aurait +pas lieu, car à la même heure, les yeux lourds d’insomnie, la face +ravagée par un désespoir inexplicable, mademoiselle Lormier quittait +également sa tour, et soi-disant pour une course nécessaire, gagnait la +ville. + +A l’entrée du Rempart, il y eut alors deux ombres hâtives allant l’une +vers l’autre, cependant qu’alentour le reste était désert, silence, et +calme des matins provinciaux. Elles allaient, escortées chacune par +l’écho sonore de son pas, plus solitaires au sein de leurs pensées que +la rue même: et tout à coup, elles s’aperçurent! + +Chose inattendue, on aurait cru les rôles changés. Mademoiselle Lormier +parut décidée à fuir: René, au contraire, eut un élan pour la joindre. +Mademoiselle Lormier, qui occupait le centre du trottoir, voulut céder +la place et obliqua vers le mur: René agit de même, mais pour barrer le +chemin. Inversement, il ne s’aperçut pas qu’une détresse sans nom +paralysait les traits de mademoiselle Lormier, tandis qu’avant qu’il eût +rien dit, elle avait déjà lu dans son regard l’arrêt qu’il lui +apportait. + +--Je pense, commença-t-il aussitôt, que vous ne vous plaindrez pas de +mon exactitude: ayant manqué hier votre visite, je me rendais chez vous. + +L’accent qu’il avait pris était comme le regard: âpre au point que, sans +répondre et s’acculant au mur, elle joignit les mains. Quelle qu’en fût +la raison inconnue, l’orgueil de cette fille n’existait plus: loin de +menacer comme l’autre jour, elle implorait. Malheureusement, la colère +de René l’empêchait de rien voir. + +--Il est vrai, poursuivit-il ironique, que je vous trouve sur le chemin +de la banque... Si vous ne souhaitiez que savoir quelles traces y a +laissées votre passage, inutile d’aller plus loin, j’en viens. + +Elle pâlit sous se voilette noire, mais toujours sans répondre. + +--Allons, reprit-il, d’autant moins maître de ses mots qu’aucune +réplique ne l’arrêtait. Ayez le courage de vos actes: c’est vous, +n’est-ce pas? + +Ce qui suivit fut rapide comme toutes les catastrophes où sombrent des +vies humaines. Le récit que j’en donne ne peut qu’en atténuer l’allure +foudroyante. + +Subitement redressée, mademoiselle Lormier se décidait à parler enfin et +d’une voix nette: + +--Je ne renie jamais ce que j’ai fait: c’est moi. + +--Aviez-vous par hasard l’illusion que je serais pris pour un voleur? + +--Mes intentions m’appartiennent. + +--C’est vous aussi, n’est-ce pas, l’inventeur du bruit qui a couru sur +ma naissance?... + +De nouveau, un silence. + +--Ah! plus de faux-fuyants! J’ai juré, ce matin, que les masques +tomberaient. Ce roman vient de vous? + +--Non. + +--Par vous? + +--Il est possible. + +--Enfin! les aveux commencent! Ne vous arrêtez plus: pourquoi ce +mensonge? + +--Je n’ai non plus jamais menti! + +--Pourquoi ces inventions démentes? + +--Je n’ai rien inventé! + +--Vous osez... + +René s’interrompit. Tout à coup, il s’apercevait que, loin de nier, +chaque réplique affirmait. A travers chaque mot, ce qu’il avait cru +définitivement aboli, ressuscitait! + +Une riposte siffla: + +--Mais qu’ai-je à faire de vous écouter? Vous espérez naturellement que +je discuterai ces folies: elles ne me touchent pas. + +--Peu importe en effet, pourvu que vous gardiez l’argent avec le nom! + +Et défaillante, mademoiselle Lormier, les yeux baissés, attendit le coup +qui l’abattrait, qu’elle avait cherché peut-être. + +Un instant suivit si prodigieusement riche en mouvements intérieurs +qu’aucun temps ne l’aurait mesuré, et qu’à sa suite tout pouvait +paraître, même la folie. Puis les bras de René qui, tout d’abord, +s’étaient bien levés pour frapper, retombèrent: + +--Il suffit, dit-il. Vous êtes une misérable. Ayez soin que je ne vous +retrouve jamais sur ma route. Une autre fois, je vous tuerais! + +--Avant de me condamner, vous feriez mieux peut-être d’interroger votre +frère..., répliqua encore la voix désespérée de mademoiselle Lormier, +mais si bas qu’on avait peine à l’entendre. + +René, qui allait s’éloigner, s’arrêta net, cloué au sol. + +--Mon frère... pourquoi mon frère?... + +Si, à ce moment, mademoiselle Lormier avait relevé les paupières, elle +aurait vu sans doute ce qu’est l’invasion d’une lumière mortelle sur un +visage: de tous les mots possibles, un seul pouvait faire cela; il était +dit. Ah! croyez-m’en, le destin ne se trompe pas dans ses choix! Ne +prétendant sans doute que se justifier, mademoiselle Lormier venait de +tuer René et de se tuer elle-même. + +Tout à coup ébloui par la clarté que le mot lui apportait, René +rassembla ses forces et, oubliant jusqu’à l’existence de mademoiselle +Lormier, repartit pour la ville. + +Il allait, sans détourner la tête, uniquement occupé de suivre jusqu’au +bout l’effroyable route qui s’ouvrait. + +Quand, étonnée du silence persistant qui l’enveloppait, mademoiselle +Lormier, de son côté, rouvrit les yeux, elle s’aperçut qu’elle était +seule. + +Ensuite, il n’y eut plus qu’une chaussée déserte, paisible comme avant +et, contre le mur, la tache noire d’une femme immobilisée par la +stupeur. Deux âmes venaient ici de se frapper à mort: mais quelles +traces laisse un mot jeté dans l’air dansant au soleil de mai, et +vaut-il de s’émouvoir parce que, grâce à lui, la souffrance a pu +atteindre enfin les victimes de son choix? + + + + +IX + + +Les portes d’accès à la souffrance sont innombrables. René, quand par +hasard il y songeait, n’avait jamais redouté que les déceptions de +l’amour ou la fin d’un être cher. Or, tandis qu’il s’enfuyait ainsi, il +ne pensait plus à Annette, aucun des siens n’était menacé: cependant, il +sentait qu’endormi depuis de longues années au bord d’un gouffre, il +venait d’être happé par la pente et glissait, sans autre défense que des +cris d’appel inutiles. + +En une seconde, la gêne de son âme, les pensées louches qui, telles des +créanciers que rien ne lasse, n’avaient cessé de guetter son +assentiment, tout ce que madame Manchon et lui-même avaient cru dissiper +au cours de leur dernière rencontre, tout cela, dis-je, reparaissait, +mais triomphant. + +«Avant de m’accuser, interrogez donc votre frère!» Une phrase, rien de +plus... et l’indicible rejette ses voiles; ce qui échappait, éclate aux +yeux; là enfin où l’ombre régnait, il n’y a plus qu’évidences suivies de +volontés impérieuses. + +Acceptons un instant que mademoiselle Lormier n’ait point menti: +l’attitude de l’abbé Manchon à l’égard de René, la froideur qui ne le +quittait pas, l’hostilité sourde dont il s’enveloppait dès qu’il +paraissait rue Monsieur, non seulement devenaient justifiables, mais on +aurait eu peine à les concevoir différentes. Vu sous cet angle, ce qu’il +y avait d’obscur dans les relations des deux frères, ou des fils avec la +mère, devenait logique, limpide, nécessaire. Tout s’était passé +jusqu’alors comme si la chose était vraie: de là à conclure qu’elle +devait l’être, la distance n’est pas grande, et René la franchit. Il ne +se disait déjà plus: «C’est possible», mais, parce que l’âme au choc de +certaines révélations va toujours à l’extrême, il se demandait: +«N’est-ce pas certain?» et sans attendre la réponse, courait aux +conséquences. + +Une première convulsion égoïste suivit. Il se vit pauvre, dépouillé des +aisances dont le passé l’avait comblé, réduit aux médiocres ressources +de son effort et brusquement prit peur. + +Il y eut d’ailleurs dans cette faiblesse une probité supérieure qui ne +devait point se démentir. Remarquez en effet qu’en dépit de ce qu’avait +affirmé mademoiselle Lormier, rien n’empêchait la vie de René de +continuer comme avant. René demeurait libre en somme d’ignorer l’origine +d’une fortune que ne menaçait aucun risque légal; le code était pour +lui. Cependant une possibilité de ce genre ne le retint à aucun moment. +L’obligation d’abandonner ce qui en fait appartenait à son frère, lui +apparut dès l’abord comme un postulat. Le nom même qu’il portait lui +semblait impossible à garder. Ainsi les conséquences étaient claires; la +nuit ne subsistait qu’au départ: mademoiselle Lormier avait-elle parlé +au hasard, guidée par des apparences, ou possédait-elle une preuve? +Question sans issue: ah! pourquoi le seul être capable d’y répondre, +était-il aussi le seul que René n’oserait jamais interroger! En même +temps l’image de sa mère se dressa devant lui: le reste s’effaça, la +vraie douleur commençait... + +C’est un fait que, si convaincu soit-on de la faiblesse humaine, une +mère demeure à part et pour ainsi dire au-dessus des réalités de la +chair. Inviolée, inaccessible, elle plane dans un ciel qu’aucune tempête +n’a troublé ou obscurci. Il n’est pas de pire détresse que de renoncer à +ce sentiment auguste qui, au cours de l’existence et quelle que soit +celle-ci, permet toujours à l’homme de se retrouver enfant. + +A la pensée que sa mère avait peut-être disposé de son cœur comme il +l’eût trouvé naturel chez n’importe quelle autre femme, René ressentit +une telle révolte que, brusquement, une voix cria au fond de lui: + +--Impossible! ce n’est pas vrai! + +Puis, une stupeur embruma son cerveau. Il prenait conscience de +l’offense mortelle faite à celle qui, malgré tout, était la raison +magnifique de sa vie, sa tendresse, son guide. Pour avoir osé soupçonner +sa mère, il se sentait l’âme souillée. Un relent de sacrilège empoisonna +sa bouche. Il se désespéra de ne pouvoir tout de suite en demander +pardon. + +Soudain, devant lui, sa rue, sa maison... L’instinct venait de le +ramener au gîte ainsi qu’une bête pourchassée. Il monta, s’abattit sur +un siège et, épuisé par une souffrance qui n’était pas encore vieille de +dix minutes, murmura: + +--Essayons de n’y plus penser: il n’y a rien, ou plutôt, je suis fou... +tout le monde est fou, ce matin... + +Tout le monde, en effet: ce Chasseloup qui avait eu l’air de le +suspecter, cette Lormier dont on ne savait si elle prétendait encore +menacer ou si elle demandait grâce... Et de nouveau la phrase qui tinte, +suprême défense de l’âme: + +--Impossible, je n’y crois pas! + +Il la répéta. Il aurait voulu se créer par elle une conscience neuve, +assez haute pour qu’aucun doute ne pût l’atteindre: trop tard, le doute +était en lui... + +Telle est la règle: plus on se débat pour arracher le trait, mieux on +déchire la plaie. Discuter avec l’idée, condamne à ne trouver de repos +qu’on n’ait cru découvrir la vérité. Y a-t-il au monde un être qui, +doutant, se soit arrêté en route? + +René, dis-je, répétait: «Je n’y crois pas», et en même temps il +commençait de scruter ses souvenirs d’enfant! Oui, déjà il y cherchait +un visage étranger qui peut-être avait été le visage de son véritable +père! Effort inutile au surplus: si loin qu’il remontât, seuls +apparaissaient autour de lui son frère et sa mère... En revanche, la +vertu de celle-ci rayonnait. Jadis, à l’usine, avec quelle énergie +avait-elle, comme un homme, achevé l’œuvre que la mort menaçait +d’interrompre: se dévoue-t-on pareillement pour une mémoire devant +laquelle on rougit? Et quelle raison toujours, si continue que le poids +en semblait lourd parfois!... + +Il le croyait, l’affirmait... Cependant et à mesure, loin de s’apaiser, +il percevait avec épouvante qu’une certitude contraire s’installait en +lui. + +Pourquoi?... Soupçonne-t-on aussi pourquoi l’on _sent_, dans certains +cas, les choses avec une évidence supérieure à celle que donnerait la +vision même? C’est alors comme une invasion de l’être par une +réalité impalpable et souveraine. De toutes parts des voix +arrivent,--observations inconscientes, étonnements de trop courte durée +pour avoir paru valables, menus faits sans signification précise et +qu’on a dédaignés, faute d’y rien saisir. Éparses dans le temps, on ne +les avait pas entendues; réunies, elles assourdissent. L’âme humaine est +la seule grève où le flot passe sans effacer la trace du flot qui +précéda. Toujours le moment vient où, stupéfaits, nous lisons, d’un coup +d’œil sur le sable, ce que des années y tracèrent par petits points +indéchiffrables. Devant la certitude qui s’imposait ainsi, René pris +d’effroi se releva. Elle ou lui devait disparaître! Rapidement ensuite, +il jeta dans un sac un peu de linge, des instruments de toilette, puis +descendit, et de ce pas rythmé qui marque l’extrême désordre des nerfs, +gagna la gare. Sans hésiter, il allait tenter du moins ce qu’avait +recommandé mademoiselle Lormier, c’est-à-dire interroger son frère. Il y +allait, non comme on pourrait le croire pour éclaircir de simples +doutes, mais au contraire pour en tirer un démenti à sa propre +conviction: tant il est vrai que nous ne saurions étouffer nos +sentiments profonds et qu’il leur suffit d’affleurer au jour pour faire +de nous un jouet sans résistance. + +Une demi-heure plus tard, René montait dans un train qui passait. + +Bonnes ou mauvaises, les décisions sont le plus souvent suivies +d’anesthésie passagère. Entre l’instant où on les prend et celui de leur +exécution, le cours des événements paraît suspendu: et cela va de soi, +puisque rien de nouveau n’intervient dans la pensée. Une fois en route, +René mit la tête à la vitre et ne songea plus à rien. Les arbres aux +pousses verdissantes, les coteaux onduleux, les sillons tendus à leurs +flancs comme des cordes, toute la terre harmonieuse et calme qu’il avait +tant aimée, lui jetaient un adieu qu’il n’entendait pas. Un sourire figé +sur les lèvres, il se contentait de regarder la route fuir, cependant +qu’à chaque éclisse, les roues scandaient cette fuite de coups sourds et +cadencés. + +Semur est sur une ligne locale à voie unique. Le train qui dessert la +ville fait la navette, tour à tour déversant aux Laumes les voyageurs à +destination de Paris et ramenant ceux qui en viennent. + +Aux Laumes, René quitta son compartiment, prit l’express et, de nouveau, +contempla un paysage qui avait à peine changé, mais s’enfuyait plus +vite. + +Le train qui emportait René s’était à peine mis en branle qu’une dame +descendit d’un autre arrivé de Paris et, guidée par une sorte +d’instinct, alla prendre dans la navette la place qu’y avait occupée +René. C’était madame Manchon... + +Se sentant mieux le matin, dévorée de l’impatience d’agir, elle avait +jeté une dépêche au premier bureau rencontré et arrivait, le cœur tout +entier à l’ivresse de retrouver René. + +Dès l’entrée en gare, elle pencha la tête à la portière, espérant le +découvrir sur le quai. Il n’y était pas. + +--Voilà bien les règlements! songea-t-elle: il doit me guetter à la +sortie... + +Mais à la sortie, personne. Ce fut le premier coup. Elle ne crut +d’ailleurs qu’à un retard et, posant à terre ses paquets, scruta +l’avenue qui mène au Bourg-Voisin. + +A la vue d’une étrangère, le cocher de l’unique hôtel de Semur approcha +pour offrir ses services. + +--Merci, dit-elle sèchement, j’attends quelqu’un. + +L’omnibus vide démarra dans un cliquetis de ferraille. Puis, un à un, +les rares voyageurs s’égrenèrent vers la ville. Les bruits s’espaçaient. +On distinguait maintenant le rire d’un employé sur la voie, au loin des +abois de chien. Personne à l’horizon... + +Madame Manchon se vit tout à coup perdue dans une campagne hostile et +inconnue. Son cœur battit follement. René n’était pas venu! Il ne +viendrait pas... Se serait-il trompé d’heure?... Justement un nouvel +horaire avait paru, modifiant les arrivées... Mais non: pourquoi se +leurrer? l’oubli commençait. Alors, un désespoir muet s’abattit sur +elle. Elle croyait traverser un des pires moments de sa vie: elle se +trompait. Elle se croyait seule aussi, désespérément seule: elle se +trompait encore. A défaut de René, la douleur ne la quitterait plus. + +Raidie contre les perspectives qu’elle prévoyait, elle se résigna enfin +à déposer en consigne ses paquets et demanda son chemin: + +--La rue Saint-Jean? C’est difficile... Droit jusqu’à l’église: après, +vous vous ferez indiquer... + +--Bien, merci. + +Il n’y avait plus qu’à remonter l’avenue, et l’église passée, à +s’informer encore. Elle soufflait un peu à cause de l’âge. Quand elle +aperçut la porte qui abritait son fils, on n’aurait pu dire si elle +éprouvait de la joie ou de la détresse, mais tandis qu’elle sonnait, +comme son cœur palpitait au rythme de la cloche! + +Vous est-il arrivé jamais de faire un long voyage pour vous heurter à +une maison fermée? Madame Manchon tira la poignée une première fois, +puis une seconde... Elle se demandait si elle rêvait. En même temps, +elle avait envie de s’asseoir sur les marches du seuil, pareille à une +pauvresse... + +--Madame cherche?... + +Une voisine intriguée s’empressait à son secours. + +--Non, M. de La Gilardière n’y est pas. La domestique aussi est au +dehors, mais elle ne doit pas se trouver loin. Attendez! je vais vous la +chercher. + +--C’est cela, dit madame Manchon d’une voix éteinte. + +Ce jour-là, toute personne qui tenterait d’approcher René était assurée +d’aide, puisqu’elle présentait une chance d’apprendre du nouveau. + +La domestique bavardait chez l’épicier, au bout de la rue. Elle +accourut. + +--Monsieur, dit-elle, est bien rentré, mais reparti. + +--Peu importe: je l’attendrai chez lui, voilà tout, murmura madame +Manchon de la même voix blanche. + +Et comme la domestique hésitait: + +--Je suis sa mère. + +Le premier objet qui frappa madame Manchon une fois entrée fut un +télégramme intact déposé sur une table. Elle l’ouvrit sans hésiter. +C’était le sien. + +--Ah! murmura-t-elle, tout s’explique. + +Ce ne devait être qu’une lueur dans la souffrance qui commençait; en +effet la domestique reprenait: + +--Je ne comprends rien à ce qui se passe. Monsieur prévient toujours +quand il ne déjeune pas; ce matin, il n’a rien dit et Angèle, la voisine +qui était là tout à l’heure, prétend l’avoir vu sortir avec un sac, +comme pour un voyage. + +--Hé bien, ma fille, vérifiez: c’est facile. + +Et madame Manchon, assise devant la table, s’accouda, épuisée. Elle +s’efforçait de ne plus penser. Elle écoutait uniquement le va-et-vient +de la domestique en quête du sac. Les pas traînant ici et là avaient la +sonorité spéciale aux demeures vides. + +Soudain, la domestique reparut: + +--En effet, le sac n’y est plus. + +Madame Manchon frissonna: + +--Vous en êtes sûre?... S’il prévenait pour un repas, à plus forte +raison l’eût-il fait pour une absence. + +La domestique glissa d’un ton niais: + +--Peut-être s’en est-il allé, rapport à la banque... + +Puis, sans insister: + +--Madame veut-elle déjeuner? Le repas de monsieur est encore là. + +Madame Manchon répondit comme en rêve: + +--Soit, bien que je n’aie pas faim. + +Et elle s’installa dans la salle à manger, se laissa servir. L’absence +de René dressait devant elle une énigme insoluble. Elle ne parvenait pas +à y croire tout à fait. Au pis aller, René reviendrait le soir. Un +instant la vérité l’effleura. Qui sait si, inquiet d’elle, il ne s’était +pas décidé brusquement à retourner à Paris? En effet, c’était cela; +seulement pouvait-elle imaginer la raison du voyage? + +--Vous parliez de la banque, fit-elle enfin pour s’arracher à son +inquiétude; à quel propos? + +Mais déjà la domestique, à qui en imposait le grand air de madame +Manchon, avait réfléchi: + +--Oh! je ne sais pas, moi... des idées en l’air... Madame pourrait, en +tous cas, s’informer auprès de M. Chasseloup. + +--M’informer de quoi? + +--Si monsieur est parti. + +--Que voulez-vous qu’il en sache? + +--En effet. + +Il n’y avait rien autre à en tirer. Alors, son déjeuner achevé du bout +des lèvres, madame Manchon commença de rôder à travers l’appartement. +Malgré la probabilité d’un départ de René, elle avait résolu d’attendre +au moins jusqu’au lendemain. Le silence de la ville, cauteleux, ouaté, +se glissant partout, lui jetait un vague effroi. A Notre-Dame, trois +heures sonnèrent... + +Quoi! rien que trois heures? Que faire pour tuer le temps? Une lassitude +de vivre s’exhalait des meubles, des murailles, de la lumière même, +morne et grise. Revenue à la table de René, madame Manchon en inspecta +le désordre, remit en tas les papiers épars. Près du sous-main, une +photographie parut: Annette... Longuement madame Manchon interrogea ce +visage par lequel elle avait déjà tant souffert. Chose curieuse, c’était +l’ennemi, mais, à ce moment, elle ne s’en souvenait plus tant l’absence +de René posait d’autres problèmes. + +--Ah! madame regarde? + +Sans façon la domestique s’était aussi penchée vers l’image: + +--C’est la petite Traversot... + +Madame Manchon, que ces familiarités irritaient, déposa la photographie +et ne dit mot. Elle avait envie de fuir. + +--La banque est-elle loin d’ici? interrogea-t-elle ensuite. + +Ne pouvant se rendre à l’hôtel de Thil, l’idée lui venait d’aller chez +Chasseloup. Parler de René, fût-ce avec un inconnu, l’aiderait à +supporter mieux l’attente. + +--La banque? Justement, j’allais proposer à madame de l’y conduire. Elle +est à deux pas. + +--Vous alliez me proposer?... répéta madame Manchon, frappée cette fois +par l’insistance de cette fille. + +Aucune réponse ne suivit. Qu’y avait-il encore de ce côté? Les +Chasseloup menaçaient-ils de sauter? Raison de plus pour aller voir sur +place. Madame Manchon se fit indiquer la route et descendit. + +Dehors la nuit commençait. Projetant leur panse au-dessus du trottoir, +les vieilles maisons semblaient vouloir dévorer le peu de clarté qui +paraissait au ciel. Une bise aigre s’était levée et sifflait au coin des +rues. Madame Manchon, saisie par le froid, avait peine à marcher et ne +parvint à la banque que lorsque quatre heures allaient sonner, +c’est-à-dire quand celle-ci fermait. + +Ayant pénétré au rez-de-chaussée, elle fut accueillie par Broquant en +train de balayer devant des guichets vides, et demanda M. Chasseloup. +Chasseloup était sorti. Tout le monde aujourd’hui avait donc pris la +fuite? + +Elle insista: + +--Peut-on savoir au moins quand il sera visible? + +--Pas avant demain matin, bien sûr! + +--Et M. de La Gilardière? reprit-elle d’un air d’autant plus indifférent +qu’elle n’avait pas dit qui elle était. + +A ce nom, le visage de Broquant s’empourpra. + +--Oh! pour celui-là! fit-il entre ses dents, fasse qu’on ne le rencontre +plus! + +La voix de madame Manchon s’étrangla subitement: + +--Que racontez-vous? Aurait-il pris le train pour ne jamais revenir? + +Mais, au lieu de répondre, Broquant brandit son balai: + +--Pas possible! Vous dites qu’il a pris le train?... Quand j’affirmais +qu’il a fait le coup! + +Et sans laisser à madame Manchon le loisir d’interrompre: + +--Mais oui, madame, c’est comme cela! Dix billets de mille, hier, +volatilisés, soufflés sur la table même du patron... Pour un rien, +j’étais collé entre les gendarmes. J’avais beau jurer: «Puisque ce n’est +pas moi, c’est lui!» personne pour me croire. Et puis, patatras! qui +est-ce qui retrouve les billets dans sa corbeille? Ils y étaient, +madame, aussi vrai que je suis devant vous!... Je n’ai eu qu’à fouiller +un peu pour les ramener au jour... Ah! il est parti? Hé bien! bon +voyage! On ne le rappellera pas! Si riche soit-il, on ne m’ôtera pas de +la tête... + +--Taisez-vous! je suppose que vous êtes ivre!... parvint à dire enfin +madame Manchon et, plutôt que d’entendre plus, elle s’enfuit. + +Elle se retrouva dans la nuit. Rêvait-elle? On accusait René d’un vol... +Était-ce donc à cela que pensait la domestique, en s’obstinant à parler +de la banque? Passe qu’on calomnie: encore faut-il respecter les +vraisemblances! Imbéciles qui ne savaient pas qu’à un certain niveau le +vol est un acte qui ne se peut concevoir! + +Cependant, tout en marchant, elle apercevait derrière les comptoirs de +boutique, derrière chaque vitre éclairée, des silhouettes où ne vivait +qu’un regard. Après Broquant, la ville muette, hostile, la même qui, +parlant de vol aujourd’hui, avait auparavant affolé René en parlant de +sa naissance: on se sentait traqué par elle, dépouillé, chassé... Et +madame Manchon, saisie de panique, courut, rasant les murs, évitant les +lumières; elle courait sans savoir où ni pourquoi. Si, du moins, René +avait été là! Ah! ne pas même savoir où le retrouver! Il était possible +qu’à cet instant précis il fût déjà rentré chez lui, possible encore +que, révolté comme elle, il eût décidé brusquement de s’en aller sans +esprit de retour... + +Soudain, les maisons cessèrent, une avenue s’ouvrit au bout de laquelle +paraissaient des lumières. La gare! l’oasis! Elle, du moins, est faite +pour les passants: on ne doit pas vous y regarder avec des yeux aigus +dont la malveillance effraye; qui sait même si on ne s’y souvient pas +d’avoir vu partir René et dans quelle direction? L’élan de madame +Manchon s’accrut. Elle était hors d’haleine... + +Joie de retrouver l’unique escorte des arbres et cette campagne qui, le +matin pourtant, l’avait désespérée: joie d’atteindre enfin le hall +désert et d’y apercevoir, derrière son grillage, la femme aux billets en +train de tricoter... Et ce bref colloque suivit: + +--M. de La Gilardière?... Attendez... oui... je connais. En effet, il a +pris un billet pour Paris. + +--Oh! merci, madame. Quand aurai-je moi-même un départ pour la même +direction? + +--Pas avant minuit. + +--Pour arriver? + +--Vers neuf heures. + +--Ah! merci encore, madame. + +Anéantie, mais délivrée, puisqu’elle savait René retourné près d’elle, +madame Manchon recula jusqu’au banc de chêne qui était accolé au mur, et +s’y laissa tomber. Ses jambes ne parvenaient plus à la soutenir. + +Puisqu’il n’y avait pas d’autre train, c’était bien: elle resterait là +jusqu’à minuit. S’il eût fallu, plutôt que de rentrer dans la ville qui +calomniait son fils, elle serait restée jusqu’au lendemain. Hélas! +n’eût-il pas mieux valu y rester toujours, et ne jamais aller vers ce +qui l’attendait? A la même heure, en effet, René, sans passer rue +Monsieur, arrivait à Versailles et pénétrait chez son frère. + + + + +X + + +L’abbé Manchon occupait alors un petit appartement rue Saint-Louis. Une +gouvernante l’y servait, à demi impotente et d’autant plus autoritaire +qu’on exigeait moins d’elle. + +La vue de René lui fit lever les bras au ciel: + +--Grand Dieu! Monsieur viendrait-il pour dîner? + +René dit rapidement: + +--Rassurez-vous: je ne désire que voir mon frère. Je suppose que, s’il +est à Paris comme d’habitude, il ne rentrera pas plus tard que dix +heures. Dans ce cas, j’attendrai, voilà tout. + +--Quoi, monsieur ne sait pas? Madame est en voyage, et monsieur l’abbé +allait se mettre à table. + +--Alors je vais le rejoindre. + +Et René gagna le cabinet de l’abbé. Il avait escompté un répit avant +l’explication qu’il venait chercher. Ce répit lui était refusé: tant +pis. Il acceptait tout avec une égale indifférence: depuis son départ, +il était moins une volonté qu’un rouage. + +Au bruit de sa porte qu’on ouvrait, l’abbé, qui lisait devant une table, +tourna la tête. L’abat-jour de la lampe mettait en lumière le livre, +mais laissant le reste de la pièce dans l’obscurité, empêchait de +distinguer les arrivants. + +--Qu’est-ce? + +--C’est moi. + +En reconnaissant la voix de René, l’abbé, pas plus que sa servante +auparavant, ne put maîtriser sa surprise. + +--Quoi! pendant que notre mère est en route pour te rejoindre à Semur, +tu es ici? + +--Il paraît en effet que maman est partie. Je l’ignorais. Peu importe +d’ailleurs, puisque c’est toi seul que je désirais voir. + +--Ah! dit l’abbé, qui se leva ensuite sans hâte et vint poser la lampe +sur la cheminée. + +Du coup la pièce s’éclaira ainsi que les visages. La pièce était nue +comme une cellule. A part un grand Christ d’ivoire dressé à la place +qu’occupe d’ordinaire la pendule, on n’y apercevait que de pauvres +meubles, deux fauteuils à dossier de bois, des chaises de paille, +quelques livres et un prie-Dieu. Quant aux visages, à quoi bon rappeler +le contraste qu’ils faisaient? Toutefois une telle émotion creusait les +traits de René que l’abbé, l’ayant regardé, avança l’un des fauteuils. + +--Assieds-toi: tu n’as pas l’air bien. + +Puis il s’assit à son tour et, les yeux à terre, attendit. Ni l’accent +ni le geste ne décelaient en lui la moindre curiosité. Si anormale que +dût lui sembler la visite de son frère à pareille heure et en pareil +lieu, on était assuré d’avance qu’il ne poserait aucune question. + +--En effet, murmura René, le voyage m’a fatigué: c’est le moment qui +veut cela. + +A l’inverse de l’abbé, il s’exprimait d’une manière saccadée: bien qu’il +fût au repos, il avait le souffle coupé comme après une longue course. + +--Tu as laissé ta fiancée en bonne santé? reprit l’abbé. + +René ne répondit que par un signe évasif. Sa fiancée? Qu’elle était loin +déjà! Les pauvres cœurs humains sont trop petits pour contenir à la fois +deux grands émois. + +Voyant que René tardait à s’expliquer, l’abbé dit encore: + +--Je pense que Marguerite va servir. Bien que je fasse maigre chère, +veux-tu partager mon repas? + +Et il fit mine d’aller prévenir la domestique. + +--Attends, dit René, du coup ramené au présent; j’aurais auparavant une +question à te poser. + +--Eh bien, pose-la... + +Placide, l’abbé revint s’adosser à la cheminée. Le dos tourné à la +lampe, et le visage replongé dans l’ombre, tandis que celui de René +demeurait éclairé, il s’était mis à contempler le parquet. Il devait +avoir la même expression neutre et attentive quand il écoutait un +pénitent. + +--Pourquoi... commença René. + +Puis au moment de s’exprimer, la peur des mots le saisit et il recourut +à un détour: + +--Oui, pourquoi ne m’as-tu jamais traité comme un véritable frère? + +--Oh! dit l’abbé avec lenteur, tu te trompes: j’ai toujours agi à ton +égard du mieux que j’ai pu. + +--Alors ce que tu pouvais n’était pas grand’chose. + +--Affaire d’appréciation. Est-ce pour me communiquer la tienne que tu es +venu? + +--Je t’ai demandé pourquoi tu étais ainsi: tu n’as toujours pas répondu. + +--N’étant pas d’accord avec toi sur le fond, je ne vois pas comment +t’éclairer, dit de nouveau l’abbé, tandis qu’il croisait les bras et, +plus que jamais, fixait le sol à ses pieds. + +--Henri! reprit brusquement René, regarde-moi... + +L’abbé leva les yeux vers son frère, sans hâte, toujours avec la même +apparente tranquillité... + +--Henri! il n’est plus temps de nous rien cacher: je sais tout! + +Un léger frisson agita le prêtre: pourtant le timbre de sa voix ne fut +pas modifié. + +--Qu’est-ce que tu sais? + +--Le passé. + +--Le passé de qui? + +René inclina la tête. + +--Est-il nécessaire de m’obliger à le dire? murmura-t-il d’un air +accablé. + +--Je ne t’y oblige pas, affirma l’abbé sans témoigner aucun désir de +poursuivre. + +Et le silence s’abattit sur eux: un silence qui, pareil à un voile +épais, semblait séparer les temps révolus de celui qui s’amorçait. +Eux-mêmes avaient l’air attentif de carriers qui, le feu mis au cordeau, +attendent que la mine saute. + +--Henri! recommença René. + +L’abbé eut un geste nerveux. + +--N’insiste plus. + +--Impossible! Laisse de côté tes manières habituelles: à l’heure la plus +grave de ma vie, j’ai besoin de m’assurer que tu as compris. + +--Je ne puis faire que je ne sois pas un prêtre, interrompit l’abbé. + +--Je te supplie de me parler en frère! + +--Je m’y efforce: est-ce une raison pour ne pas nous en remettre l’un et +l’autre à la volonté de Dieu? + +René se redressa: + +--Encore des phrases de sermon! De grâce, reviens sur terre. J’ai parlé +d’un passé, de tout un passé que je prétendais connaître: c’est inexact, +ou plutôt, je soupçonne... j’interroge... je me perds dans les +ténèbres... enfin j’en suis là que tout à l’heure je n’aurais pu +repasser chez nous, et moins encore, aborder... + +Pour la seconde fois, l’abbé interrompit: + +--N’achève pas: j’avais très bien saisi. De telles pensées ne servent +qu’à troubler inutilement. Écartons-les: et que Dieu nous garde! + +Son impassibilité toutefois avait disparu. Les traits durcis, il +semblait défier un adversaire invisible, qui était peut-être lui-même. + +René, auquel ce changement n’avait pas échappé, haussa les épaules: + +--Non, dit-il, il n’est plus temps! Ne devines-tu pas que si je suis là, +c’est que je te sais instruit de ce que j’ignore et que j’ai besoin de +l’être à mon tour? Ainsi, plus de faux-fuyants! les yeux dans les yeux, +maintenant!... comme cela... et réponds: notre père... non... ton père +est-il le mien? Le nom que je porte est-il un nom qui m’appartienne?... + +L’abbé ne bougea plus. Avait-il écouté? Il était probable, puisqu’un +rictus tordait sa bouche. Cependant, qui sait si celui-ci n’était pas +encore un défi à l’adversaire? + +La voix de René alla en s’éteignant: + +--Henri! n’as-tu pas entendu?... un mot suffit pour la réponse: oui, ou +non... moins que cela: un signe de tête... Tu restes immobile?... tu te +tais?... Cela aussi est une manière de s’exprimer: j’ai compris... + +Et se cachant la tête dans les mains, René s’efforça d’accueillir enfin +la vérité. + +Ce ne fut d’abord qu’un immense regret du passé qui s’effondrait. +Entraîné dans une chute vertigineuse, il voyait, comme des éclairs, ses +bonheurs d’autrefois passer et s’évanouir. Avait-il rêvé auparavant? +Tout alors était facile, beau, joyeux. Il pouvait rire, parler, +regarder, sans qu’aucune arrière-pensée troublât ni la gaîté de la voix, +ni la lumière du regard, ni la joie d’exister. Rien pour l’empêcher de +parer d’insouciance des lendemains abrités au foyer. Soudain plus de +foyer, plus d’abri. Il faut se lever, partir et disparaître... + +Disparaître! un mot excessif, évidemment: mais n’oubliez pas que René +était un impulsif et un faible. Avec une telle nature, on se laisse +longtemps bercer par le flot, puis, brusquement, l’énergie se tend, +d’autant plus âpre qu’elle a été plus rare, et l’on saute à l’extrême. +Aurait-il pu d’ailleurs revenir auprès de sa mère? A la pensée de la +revoir, il blêmissait. Pourrait-il s’expliquer avec elle, sachant ce +qu’il savait? Plus tard, seulement,--oui, beaucoup plus tard--quand +l’apaisement serait venu et l’oubli, il aurait le courage de l’aborder, +ayant l’air d’ignorer: mais d’ici-là, où se réfugier? Quelle solitude +désormais! + +Ah! voici bien la vraie douleur qui paraissait! Devenir pauvre, n’est +presque rien: la torture est de se trouver seul tout à coup, si +effroyablement seul qu’une fois mort, personne ne saura peut-être quel +nom inscrire sur votre fosse. + +Jusque-là, René n’avait pas protesté contre la fatalité qui l’écrasait: +devant la solitude, l’injustice subie le révolta. En même temps, il +considérait son frère. Stupide ironie du sort: celui-là s’était par goût +détaché de la famille, n’aimait personne sous prétexte d’aimer Dieu: +cependant, il restait comblé de ces dons inutiles. Qu’avait-il fait pour +le mériter? Qu’avait fait René pour être frappé? Des rancunes, +accumulées depuis l’enfance, se réveillaient dans son cœur. Il eut +conscience de haïr son frère, puis la solitude effaça même cela, et ces +griefs allant rejoindre le passé, il cessa de les voir... + +L’abbé, lui, toujours debout devant la cheminée, n’avait pas l’air de +soupçonner quel torrent de pensées bouleversait René. Il semblait +ignorer qu’il avait répondu tout à l’heure par son silence: on l’aurait +cru aveugle et sourd. Soudain, il fit un mouvement léger: René s’était +levé, se promenait un instant dans la pièce, et enfin arrêté devant lui, +demandait: + +--Alors... qui est mon père? + +Question qu’on s’étonnait qu’il n’eût pas posée plus tôt. Dans la +débâcle d’existence que l’heure inaugurait, une chance en effet +subsistait d’échapper à la solitude totale. René, maintenant, se +tournait vers elle. + +Aucune réponse encore. Simplement le prêtre levait un peu les épaules, +en signe d’impuissance à fournir l’éclaircissement sollicité. Devant cet +aveu, René aurait dû désespérer: mais dès que l’homme tente d’échapper +au destin, la marche de sa pensée défie toute prévision. + +--Comment! tu te dérobes?... tu ignores?... Cependant, ne viens-tu pas +d’affirmer que tu connaissais la vérité? Alors, quelles raisons de te +croire?... Qui me prouve que tu n’as pas menti? + +--Je t’en conjure, soupira l’abbé d’une voix trouble, ne me contrains +pas à oublier l’habit que je porte! + +Ne voyant là qu’une défaite, ressaisi par ses anciennes défiances, René +cependant continuait: + +--Oublier qui tu es? Dieu m’en préserve! Je sais trop bien que tu m’as +toujours détesté. Oh! à ta façon... c’est-à-dire en te taisant!... Tout +à l’heure encore, tu me voyais désespéré et tu es resté muet, sans jeter +un regard de mon côté! ou plutôt, tu semblais satisfait... Quelle +chance, si me méprenant sur ton attitude, j’allais tenir pour assurée la +chimère qui me hantait! Par bonheur, ayant réfléchi, je réclame des +preuves... Alors seulement tu daignes enfin me faire un signe... «Des +preuves?... Voilà, il n’y en a pas!...» Tu avais espéré me voir mordre à +l’hameçon: cet espoir est déçu: quel dommage! Mais ne pourrai-je, au +moins une fois, entendre tes paroles? Ne serait-ce que pour apprendre +pourquoi tu as voulu me tromper et quel caprice te mène, te décideras-tu +à répondre? + +Il s’exaltait: il ne calculait plus les termes qu’il employait. Il était +devenu pareil au nageur épuisé qui brasse l’eau, sans s’occuper de la +distance à la rive et persuadé que la seule violence suffira pour le +sauver. A mesure, un espoir irraisonné s’insinuait aussi dans son âme. +Pourquoi ne pas admettre qu’il fût victime d’un atroce malentendu? Il +n’avait interprété que des silences. On ne bouleverse pas sa vie sur la +foi d’un homme qui, en fait, refuse de s’expliquer, qui, même en +s’expliquant, peut ne chercher qu’à se venger? + +Tout à coup, comme il allait poursuivre, une main rude s’abattit sur +lui. + +--Il suffit: plus un mot! Ne détruis pas en un instant l’effort de toute +ma vie. + +L’abbé cependant souriait: dédain pour ces injures, à moins que ce ne +fût la marque du triomphe sur l’adversaire que lui seul connaissait. +Ensuite son bras retomba, et un aveu suivit, prononcé très bas, ainsi +qu’il sied quand on reconnaît une faute dont on sollicite le pardon: + +--En effet... je t’ai détesté... il y a longtemps... très longtemps... A +prétendre remonter le passé, tu risques vraiment trop de raviver des +plaies anciennes: crois-moi, oublions un sentiment dont je m’accuse, me +repens, et que j’espère avoir détruit dans ses racines. + +--Oh! riposta René, toujours des mots de prêtre! + +L’abbé frémit. + +--Bénis le ciel que je me refuse à en prononcer d’autres. + +--J’ai demandé des preuves: tu n’en as pas! + +--J’en ai. + +--Je te défie de les donner! + +--A quoi bon si elles doivent anéantir le peu qui nous unit? + +--Prétexte facile! Il dispense de justifier des assertions auxquelles je +ne crois plus! + +--Encore?... Alors, écoute!... + +Subitement, le prêtre venait de quitter le refuge de la cheminée; une +tempête transfigurait le masque impassible. Duclos a connu ce spectacle +une fois, chez Lormier: mais alors, c’était le prêtre dictant des ordres +au nom d’un Dieu: ici se révélait l’homme, rien que l’homme, d’autant +plus redoutable qu’il demeurait maître de sa colère. + +--Alors, écoute!... Sais-tu seulement comment est mort _mon_ père? Non. +J’avais seize ans: tu en avais quatre. Naturellement, on ne t’a jamais +parlé de _cela_! _Cela_, d’ailleurs, est chose entre lui et moi. On l’a +ramené de la chasse, expirant... Tout le monde a déploré l’accident... +mais moi... oh! moi! pouvais-je ignorer que le matin, avant de partir, +il m’avait pris à part et fait jurer de t’arracher son nom et de te +chasser du foyer?... + +René à ce moment ayant reculé, d’un geste souverain le prêtre le ramena +vers lui: + +--Ah! il n’est plus temps! Tu as voulu m’entendre: désormais, nous irons +jusqu’au bout!... Dieu m’est témoin qu’à l’instant tragique dont je +parle, je n’hésitai pas à prononcer le serment qui m’était demandé: Dieu +m’est témoin aussi que je n’ai d’autres preuves que ce serment, et le +suicide de mon père, une heure après...! Qu’elles te satisfassent ou +non, elles ont suffi pour faire de l’adolescent que j’étais un vieillard +et ta victime! + +Abandonnant ensuite René qui alla tomber sur un siège, le prêtre +commença de marcher. + +--Je dis bien: ta victime! J’adorais mon père et tu l’as tué! Si je suis +devenu prêtre, c’est à toi que je le dois! Je ne supportais plus ta +présence dans ma maison: désespérant de t’en chasser, j’ai préféré m’en +chasser moi-même. Calcul vain: tu ne m’as pas quitté, je t’emportais en +moi!... Tant pis! j’avoue tout et il n’est pas mauvais qu’un jour au +moins, nous mesurions ensemble la souffrance que je te dois. Tu ne t’en +doutais pas, j’y consens: mais est-ce que les hommes ont besoin de +_vouloir_ pour faire souffrir: il leur suffit d’exister!... Donc, tu te +croyais loin, tu ne t’occupais pas de moi, et tu n’as cessé de me +torturer! car, prêtre, je me suis trouvé pris entre ma conscience et la +dette de mon serment. Désobéir à Dieu, ou renier mon père, voilà le +dilemme que ton existence a créé, et dont je n’ai pu sortir. Oh! je vois +clair en moi-même! j’ai louvoyé... J’avais la prétention d’être un vrai +prêtre, tout en ne pardonnant pas. Sur mes instances, tu es devenu La +Gilardière: à mon instigation, on a tenté de t’établir à Semur... +Demi-mesures qui ne satisfont ni le passé, ni Dieu. Je me flatte que tu +m’es devenu indifférent, et dès que j’évoque le cadavre de mon père, une +horreur me soulève, je ne puis plus te voir! C’est un duel au fond de +moi qui toujours recommence, que rien n’apaise... non, pas même ces +aveux que j’aurais dû retenir. Souffriras-tu moins pour les avoir reçus? +Qu’en rapporterai-je, sinon d’autres remords? Crois-moi, fût-ce en ce +moment, ne souhaite pas de changer avec moi: tu y perdrais. Il n’y a au +monde que douleur. Comme Abel paya pour Adam, nous payons, sans autre +raison qu’une volonté divine, contre laquelle notre raison se dresse... +ou plutôt, non, je blasphème, fermons les yeux, ne tentons pas de +comprendre et prions... si tu le peux... si je le puis moi-même... + +Hors d’haleine, il s’écroula ensuite, plutôt qu’il ne s’agenouilla sur +le prie-Dieu. René, lui, depuis longtemps, ne semblait plus entendre. On +se demandait s’il respirait encore. + +Admirez, en tout cas, le mensonge des apparences. Si, à ce moment +quelqu’un était entré, qu’aurait-il vu? Deux hommes, l’un agenouillé, +l’autre attendant la fin de l’oraison: entre les deux, un Christ, +symbole de paix. Si, plus curieux, il s’était enquis de la vie de ces +hommes, qu’aurait-il appris encore? qu’ils étaient frères, menaient des +existences séparées, et ne se témoignaient que peu d’intérêt. Or non +seulement chacun d’eux subissait alors une crise tragique, mais, amenés +à exprimer leurs souffrances, ils découvraient n’avoir jamais cessé +d’être leurs propres bourreaux. L’abbé, sans doute, venait de torturer +René, mais René, toute sa vie et sans le savoir, avait torturé l’abbé; +même René disparu, quelle absolution effacerait dans l’âme du prêtre le +remords d’avoir éclairé son frère? Ainsi, présents ou absents, ignorants +ou conscients, ils ne pouvaient que se faire du mal; et nous touchons +enfin au problème soulevé par Duclos. Je ne demande pas si René fut +grandi par la souffrance, si son frère y puisa les éléments d’une +sainteté nouvelle ou d’un désespoir sans consolation: la question que je +pose est autre. Pourquoi l’être humain ne saurait-il respirer sans créer +d’abominables conflits? Pourquoi l’essaimage automatique de la douleur +et la nécessité de toujours tuer pour vivre? + +L’abbé sur son prie-Dieu, René, la tête dans ses mains, ont-ils songé à +la loi farouche, dont ils étaient victimes? Plus probablement, et comme +nous tous, se jugeaient-ils une exception? L’un en appelait à Dieu qui +gardait le silence, l’autre à la justice, qui ne paraît jamais. Des deux +côtés, même désastre, et point de secours. + +Un long intervalle s’écoula avant que l’abbé ne se relevât. Quand il le +fit, le rictus de sa bouche avait disparu, la flamme du regard s’était +éteinte. Le prêtre était parvenu à reprendre la place que l’ennemi +intérieur un instant lui avait volée. + +--Et maintenant, demanda-t-il d’une voix sourde, que comptes-tu décider? + +René tressaillit. Il était écrit que ce jour-là, les moindres paroles de +son frère traqueraient sa souffrance. + +--Pour décider, murmura-t-il, il faudrait avoir eu le temps de +réfléchir. Naturellement, avant de venir, je n’avais pensé à rien... + +L’abbé se recueillit, puis, sans dissimuler le prodigieux effort qu’il +faisait: + +--En ce cas, voici mon conseil. Retourne à Semur. J’ignorerai que tu es +venu. + +René le considéra avec surprise. + +--Mais moi, pourrai-je ne pas le savoir? + +--Oh! fit l’abbé, si difficile que cela paraisse, la volonté parvient +toujours à dominer une pensée mauvaise. Pars donc: va rejoindre _notre_ +mère. Elle t’attend là-bas. + +Au nom de sa mère, il sembla que René découvrît de nouveau la réalité +que son frère s’efforçait d’effacer. + +--Non, dit-il, ce serait au-dessus de mes forces. + +Et quittant le fauteuil, il s’apprêta à sortir. + +La voix du prêtre devint suppliante: + +--Je te le demande... comme une grâce... + +Un sourire navré passa sur les lèvres de René. + +--Trop tard. D’ailleurs, si c’est le fruit de ta méditation, tu te fais +illusion. Avant une heure le passé te reprendra. Autant qu’il m’emporte +tout de suite! + +Chose curieuse, les instances mêmes du prêtre aidaient à le chasser. +Figé sur place, l’abbé le vit approcher de la porte. + +Il était devenu très pâle. + +--Ainsi, conclut-il d’un ton défaillant, tu refuses? + +René, au contraire, prenait une expression apaisée. + +--Oui. J’ai pu te rendre malheureux, mais que ceci te console: je ne le +suis pas moins et je me demande pourquoi... + +--On se demande toujours pourquoi: est-ce parce que nous sommes sourds, +l’explication ne vient pas, mais il semble chaque fois qu’on se penche +sur de l’éternité! + +L’abbé, pour répondre, avait fermé les yeux. Quand il les rouvrit, René +n’était plus là. + + + + +XI + + +Dans la même nuit, on sonna chez moi vers deux heures. Je me levai en +sursaut et, stupéfait, me trouvai devant René. + +--C’est moi, dit-il, qui viens dormir chez vous. L’hôtel m’a fait peur: +j’avais besoin d’un toit ami. + +Cinq minutes plus tard, il me racontait tout. J’écoutai son récit, +détaillé avec une simplicité parfaite et le calme tendu qui, chez les +nerveux, marque l’extrême limite de l’émotion. A l’inverse de ce que +vous devez supposer, le rôle de mademoiselle Lormier y paraissait réduit +à rien. Cette fille, aux yeux de René, n’avait été que l’occasion du +destin. Il ne lui en voulait pas: il l’ignorait. On ne s’occupe pas non +plus de la pierre qui a provoqué un déraillement. De mon côté, je ne +songeai que plus tard à ce qu’il y avait de singulier dans les attitudes +successives de l’auteur, volontaire ou non, de la catastrophe. J’avais à +ce moment, un bien autre souci! + +--En quittant mon frère, acheva René, j’ignorais à quoi me résoudre, +mais il y a des grâces d’état. J’ai réfléchi, j’ai vu, et j’arrive avec +une décision prise. Elle tient compte de tous, de ma mère que je ne puis +me décider à aborder en ce moment, de mon frère qui sera débarrassé de +ses scrupules pieux, enfin de moi-même qui tiens à laisser derrière moi +le souvenir d’un homme probe. + +Je tremblai: il s’en aperçut. + +--Oh! rassurez-vous: aucune tragédie en perspective. Si compliquée que +soit une situation, il existe toujours une solution pour la dénouer et +la plus simple est la meilleure. Dès ce matin, je gagne Marseille: après +quoi, départ pour le Maroc. La légion étrangère est, dit-on, un asile +parfait pour qui prétend se passer d’état civil. J’espère y trouver +l’anonymat auquel je tiens, l’oubli, à tout le moins le pouvoir de +vivre, bref ce que je cherche... + +C’était bien, comme il l’avait annoncé, une volonté définitive: mes +objections échouèrent devant elle. + +Il me demanda ensuite la permission d’écrire et fit trois lettres. A son +frère, il expliquait en détail son projet. A sa mère, il adressa un bref +adieu, sans donner d’autres motifs de son départ que la soudaine rupture +de son mariage et le besoin d’étourdir une déception cruelle. La +dernière, la plus longue, était pour Annette. J’ignore ce qu’elle +contenait: on peut l’imaginer. + +Quand il acheva, l’aube pointait. Nous échangeâmes ensuite des promesses +de revoir et de fréquentes correspondances. Nous avions l’air d’y +croire, sans parvenir à être dupes. Pareillement les grands malades se +livrent au jeu des projets avec d’autant plus d’ardeur qu’ils savent ne +devoir jamais les réaliser. + +A sept heures, enfin, René me quitta sans me permettre de l’accompagner. +Je revois son geste de main au bas de la rampe. J’entends encore son +adieu: + +--A bientôt des nouvelles! + +Il avait à la main le petit sac de voyage pris à Semur. C’est la seule +chose, je crois, qu’il emportait de sa vie passée. Le bruit de son pas +s’évanouit. Je le guettais encore qu’il n’était déjà plus. Et le rideau +tomba sur lui, sur madame Manchon, sur tout ce groupe d’êtres qui +avaient connu le bonheur, qui désormais ne connaîtraient plus que la +détresse. + +L’après-midi en effet, m’étant présenté rue Monsieur, je me heurtai à +une Lapirotte munie de la consigne de ne recevoir qui que ce fût. En +m’expliquant qu’à son retour madame Manchon avait eu un évanouissement +et que le docteur redoutait une congestion cérébrale, elle gardait son +sourire neutre, mais ses yeux luisaient de plaisir. Elle ne donnait +aucune explication et elle avait l’air de crier: «Voyez quel prophète je +suis: rien de ce qui arrive ne m’a surprise!» + +Au cours d’une seconde tentative, l’abbé m’accueillit en personne. +Madame Manchon était très malade: lui-même avait décidé de quitter +Versailles et renoncé au ministère paroissial afin de ne pas la quitter +durant une convalescence qui--si elle venait--serait fort longue. Comme +j’annonçais mon intention de repasser aux nouvelles, il m’arrêta: + +--Non, ne vous dérangez plus. Si l’état de ma mère s’aggravait, vous en +seriez averti. Sinon... je crois meilleur qu’elle ne vous revoie pas, du +moins pour un temps. Tous ceux qui ont beaucoup connu mon frère ne +peuvent que lui apporter des émotions inutiles. + +Devant ce congé en règle, il n’y avait qu’à s’incliner: je ne revins +plus. + +Que se passa-t-il ensuite durant trois mois? Je le répète, le rideau +était tiré: libre à moi d’imaginer, mais l’imagination, croyez-le, est +toujours, dans ce cas, inférieure à la réalité. J’étais devenu comme +Duclos après la disparition des Lormier: pas tout à fait pourtant, car +je suivais encore René. + +«Suivre», me semble aujourd’hui une expression étrange. Est-ce en effet +suivre quelqu’un que de percevoir chaque jour un peu plus sa disparition +progressive au fond de terres mystérieuses? Sans doute, il ne cesse pas +d’être vivant, on ne peut affirmer qu’on ne le reverra pas: cependant +chaque jour aussi le rend plus difficile à atteindre, plus impossible à +ramener et l’on sent bien qu’il ne reparaîtra jamais! + +Deux billets brefs comme des dépêches: voilà tout le lien me rattachant +à mon ami. Le premier parlait de hâte à quitter la vie du camp: le +second annonçait un départ en colonne, vers le Sud; les deux répétaient: +«Qu’on ne s’inquiète pas si la correspondance se fait plus difficile». +Pauvres courts billets! les derniers... Comment rendre l’extraordinaire +sensation d’effacement qu’ils m’apportèrent? Je me représentais le +désert, l’immensité mouvante des espaces couverts de sable, et à la +limite de l’horizon, la silhouette évanouissante de celui qui me +quittait. Vous connaissez cette impression: on se dit: «Le voilà +encore!» Les yeux se troublent, les plans se mêlent: «C’est lui: je ne +cesse pas de l’apercevoir!» Le point dès longtemps n’est plus visible: +on se flatte de le distinguer quand même. + +Que de fois, dans cette période, me suis-je reproché de n’avoir pas su +retenir René! Un autre, moins impulsif, aurait au moins pesé les +conséquences d’une disparition mille fois pire que la situation à +laquelle elle prétendait remédier. Après tout, l’aventure, jugée de +sang-froid, ne méritait pas d’être prise avec un tel emportement. La +plupart à la place de René s’en seraient à peine soucié. Hélas! de tels +regrets ne menaient qu’à me faire sentir mieux la fierté de mon ami. +Jugez, d’après ce que j’éprouvais, du supplice que dût être celui de +madame Manchon! + +Je vous ai dit que fidèle à la consigne reçue, je m’abstins de tenter de +la revoir: mais à diverses reprises, il m’arriva de passer devant son +hôtel. J’entrais alors chez la concierge: + +--Comment va madame? + +--Mieux, monsieur. + +--Monsieur l’abbé est toujours là? + +--Oui monsieur. + +--Et mademoiselle Lapirotte? + +--Toujours aussi. + +Rien d’autre. La façade avec son air habituel. Les volets arrêtés aux +crans de jadis. Et derrière les murailles, quelles agonies! quelle +frénésie peut-être! Car enfin, n’oublions pas que madame Manchon +ignorait pourquoi son fils était parti, que l’abbé ne pouvait douter +d’avoir condamné son frère, que le sourire de Lapirotte enfin, si stable +qu’on le suppose, devait bien refléter un peu de cette douleur et de ce +remords vivants... + +Mais à quoi bon insister, puisque je n’ai pas vu, puisque les murs +gardent le même visage, qu’ils abritent l’extase de deux amants ou +étouffent les cris tragiques d’une mère? Arrivons au dénouement, ou +plutôt à ce que je tiens pour tel, faute de terme meilleur. + + + + +XII + + +Il vint, brutal, rapide et, comme de coutume, échappant à mes +prévisions. + +Un matin, je lus dans les journaux l’annonce qu’une colonne française +venait d’être surprise et dispersée aux environs de N..., c’est-à-dire +précisément dans la région où devait opérer René. + +Saisi d’inquiétude, je courus au ministère. Mes craintes n’étaient que +trop réelles: René figurait parmi les disparus. + +Je dis bien: _disparu_. + +Depuis la guerre, la plupart des femmes et des mères ont savouré les +virtualités de souffrance qu’apporte cette solution, pire que n’importe +quelle certitude. S’agit-il désormais d’un mort ou d’un vivant? Faut-il +prendre le deuil ou se réjouir, chercher un cadavre sans sépulture ou +guetter un retour et fêter une délivrance? Mais, alors, madame Manchon +a-t-elle compris tout de suite? + +Disparu... Les bureaux ignorent le reste. Ils affirment seulement que du +coup de main tenté là-bas, des hommes sont revenus et d’autres pas. René +est de ceux qu’on n’a point revus et dont le corps ne fut pas retrouvé. +Prisonnier, peut-être, ou mis à mort après avoir été torturé, ou +fugitif... Tous les possibles subsistent, la pire douleur alternant avec +les confiances les plus chimériques. + +J’écoutai les explications qu’on me donnait, les paroles d’espoir que +l’on tentait d’y joindre, car on s’imaginait avoir affaire à un parent; +mais je n’eus aucun doute. Pour moi, René avait cherché la mort et +n’était plus. + +En revenant du ministère, je ne pleurai pas. Je me rappelle par contre +qu’une colère intérieure me soulevait contre cette conclusion stupide +d’une vie où n’avait passé, j’aurais pu le jurer, aucune pensée basse. +Jamais l’injustice souveraine du destin ne m’était apparue avec une +pareille évidence. En même temps, et par un jeu naturel de la pensée, +j’évoquais les causes du drame, les acteurs qui s’y étaient trouvés +mêlés et me demandais: «Que sauront-ils?... Annette Traversot va-t-elle +se consoler, ou veuve sans avoir eu d’époux, s’éteindra-t-elle, +silencieuse et fidèle, sous les lambris de l’hôtel de Thil? Et l’autre, +mademoiselle Lormier, cette énigme?...» Ah! celle-là, qu’avait-elle +vraiment cherché? N’était-ce qu’une fille qui s’ennuie et que le mal +distrait? ou victime d’une passion véritable, fallait-il voir en elle +une amante jalouse et maladroite? Ironie du sort: mariée et satisfaite, +peut-être ignorerait-elle toujours la mort de René: désastre ici, là-bas +oubli total, ou même bonheur instauré sur des ruines... Ainsi, au +spectacle de cette injustice supplémentaire, trop probable pour n’être +pas, ma peine s’exaltait. Pouvais-je supposer que le passé, si vainement +interrogé, m’attendait à l’arrivée, prêt à lever la plupart des +incertitudes dont il était chargé? + +Et je rentrai chez moi... + +Il faut ici me recueillir. Parviendrai-je, aussi bien que Duclos, à +évoquer la scène qui terminera mon récit, et à laquelle je dois d’avoir +pu, sans l’ombre d’une hésitation, identifier nos deux histoires? +Essayons cependant... + +Je rentrai donc. Aussitôt, la domestique, qui me guettait, vint à moi. + +--Il y a au salon une dame pour monsieur et qui attend depuis une heure. +J’ai eu beau répéter que monsieur peut-être ne reviendrait pas, elle +s’est contentée de répondre: «Je resterai le temps qu’il faut, pourvu +que je le voie.» + +--La connaissez-vous? + +--Non. + +Assez intrigué, bien que mal disposé aux aventures un pareil jour, je +dis: + +--Soit: débarrassons-nous-en. + +Et sans plus tarder, je me rendis dans la pièce où se trouvait +l’inconnue. A ma vue, elle se leva. Vêtue de noir et le visage caché par +une voilette épaisse, on ne pouvait lui donner d’âge. Toutefois, malgré +la simplicité de la mise, il apparaissait au premier coup d’œil que +j’avais affaire à une femme de bonne compagnie, et d’une distinction de +manières peu commune. + +--M. Tinant? demanda-t-elle. + +Puis, sur mon signe affirmatif: + +--Excusez-moi, monsieur, d’avoir insisté pour vous entretenir: je ne +vous retiendrai d’ailleurs que le temps d’obtenir un renseignement qu’il +est pour moi nécessaire de posséder sans délai, et que vous serez sans +aucun doute en mesure de me communiquer. + +Je m’apprêtais à répliquer par les politesses d’usage: elle ne m’en +laissa pas le loisir et poursuivit: + +--J’ai appris hier soir,--vous voyez combien mes informations sont +récentes,--que vous aviez été l’ami très intime de M. de La Gilardière: +vous serait-il possible de me donner son adresse? + +Le nom de René, prononcé à cette heure et d’une manière si imprévue, me +bouleversa. D’instinct, aussi, je me sentis pris de défiance, et +m’efforçant de garder un ton neutre: + +--Il est exact, répliquai-je, que j’ai été lié avec M. de La Gilardière +et que j’ai su son adresse: toutefois, en raison de circonstances qui +importent peu, jusqu’à ce matin, je ne me serais pas reconnu le droit de +livrer un secret qui ne m’appartenait pas. + +Je parlais: j’allais ajouter qu’aujourd’hui, hélas! ce secret n’avait +plus d’importance; mais à mesure, une autre pensée s’emparait de moi, +une de ces intuitions qui semblent à la fois jaillir du fond de l’être +et vous être soufflées par un étranger dont la voix sans timbre couvre +irrésistiblement les bruits humains. Et tout à coup m’interrompant: + +--D’ailleurs, vous ne vous êtes pas nommée, madame... bien que je +craigne de vous reconnaître... Mademoiselle Lormier, n’est-ce pas? + +Elle ne répondit pas, ce qui était un aveu. Je poussai un cri sourd: + +--Vous! et à un pareil moment! + +Cette fois, elle murmura: + +--Que voulez-vous dire? + +En même temps, à travers la voilette, je découvris ses yeux; une terreur +les agrandissait, non pas celle que vous pourriez croire, puisque le +fait de demander l’adresse de René prouvait qu’elle ne soupçonnait rien; +uniquement, elle songeait que l’ayant reconnue, et probablement au +courant, j’allais désormais refuser de répondre. + +--Ce que je veux dire? + +Je reculai malgré moi. Après avoir découvert les yeux, que n’aurais-je +pas donné pour apercevoir le visage. Voilà donc celle par qui René +venait de mourir! Qu’elle fût venue chez moi, et précisément ce jour-là, +me remplissait d’une frayeur religieuse. Il me semblait que la volonté +de mon ami avait seule commandé une telle rencontre, et que de même que +mademoiselle Lormier avait obéi, j’allais à mon tour prononcer des +paroles vengeresses qui me seraient dictées. + +--Mais, vous-même, repris-je avec une subite colère, que prétendiez-vous +tenter encore? Ignorez-vous donc que ce serait peine inutile, puisque +tout est fini? + +--Fini?... répéta mademoiselle Lormier d’une voix blanche. + +--Mort, il vous échappe! + +--Mort! + +Je jetai: + +--Songez que, sans vous, il serait là et que, pas plus que lui, je ne +soupçonne pourquoi vous avez commis ce crime! + +Aucune réponse, cette fois. En revanche, je vis le corps de mademoiselle +Lormier osciller comme un arbre au souffle de l’orage. Puis, tout à +coup, elle s’abattit: et stupéfait, je n’eus plus devant moi qu’une +loque humaine secouée par des sanglots. Était-ce le remords? Cependant, +pouvait-on ne pas être frappé par l’intensité de cette douleur +inattendue? J’avais vu pleurer souvent: jamais, je vous le jure, de +cette manière silencieuse et désespérée! Ce n’était pas de la révolte; +ce n’étaient pas non plus des plaintes: on percevait seulement qu’au +delà de la souffrance abattue sur l’être il n’y avait rien. La limite +était atteinte; après cela, impossible de descendre... + +Dans un éclair, j’entrevis que peut-être, elle aussi, mademoiselle +Lormier pouvait n’être qu’une victime: toutefois la colère, je vous l’ai +dit, m’aveuglait. + +Je continuai, impitoyable: + +--Vous pleurez! Trop tard! Du moins, il ne sera pas écrit que vous êtes +venue inutilement. J’exige... la lumière va se faire... qu’au moins je +sache pourquoi vous l’avez poussé à un pareil suicide! + +Le mot la fit se redresser frémissante: + +--Ce n’est pas vrai! Taisez-vous! vous me faites mal. + +--Nierez-vous que, sans vous, il eût toujours ignoré le secret de sa +naissance? Qui a rempli Semur de racontars ineptes? vous. Qui lui a +donné l’idée de consulter son frère? vous. A l’heure où son amour pour +Annette Traversot triomphait, qui s’est dressée devant lui, avec la +menace d’un scandale suprême? vous toujours... En vérité, quel rôle est +le vôtre et que vous fallait-il, à vous qui ne le connaissiez pas, que +vouliez-vous encore aujourd’hui, en venant ici, m’escroquer son adresse? +Ah! tant pis, je m’exprime sans y mettre les formes. Mais le temps est +passé où il pouvait se défendre, et c’est moi, son ami, moi qui +maintenant le venge de tout ce qu’il a souffert! + +Tandis que je m’exprimais ainsi, elle continuait de sangloter; à chacune +de mes affirmations, elle tendait simplement les mains en avant, comme +pour en éviter le choc douloureux. Elle ne niait pas: elle demandait +grâce. Toutefois, vers la fin, je vis ses yeux se sécher, son attitude +changer. Elle avait cessé d’être une suppliante pour devenir un auditeur +qui se détache. Elle écoutait toujours: elle ne comprenait plus. +Moi-même, parvenu à cet excès d’émoi, je chancelai et dus m’asseoir, +hors d’haleine. Je renonçais à poursuivre. Elle persistait à se taire. +On se demandait où nous allions; plus que des cris, le silence qui +s’établissait, qui menaçait de rester, et même de tout conclure, donnait +le vertige. + +--Que ne suis-je morte avec lui! dit soudain mademoiselle Lormier. + +Elle venait d’appuyer ses coudes sur ses genoux, sa tête sur ses mains, +et, dans cette attitude, regardait devant elle, très loin, peut-être le +passé, peut-être les lendemains qui l’attendaient. Elle me paraissait à +ce moment moins occupée de ma présence et de ce que je pourrais ajouter +que du spectacle se déroulant sous ses yeux. + +Elle répéta: + +--Morte... + +Puis, se rejetant brusquement en arrière: + +--Comme je l’aimais! + +Je ne pus retenir une exclamation: + +--Étrange façon d’aimer! où nous a-t-elle conduits! + +Mais elle n’entendit pas: elle continuait de ne suivre que ses pensées. +Je repris: + +--Est-ce là tout ce que vous avez à me dire? En ce cas... + +Ma phrase ne s’acheva pas, arrêtée par un geste violent: + +--De grâce, ne voyez-vous pas que je cherche... que j’ai besoin de me +recueillir? S’il m’entend, qu’une fois au moins il apprenne quel martyre +je lui dois! + +En même temps, elle se redressa: elle avait pris une expression +nouvelle: on n’y lisait pas comme auparavant le désespoir de la femme +qui s’abat sur le cadavre de son amant: c’était autre chose encore, plus +poignant,--un mélange d’horreur et de défi devant la destinée qu’on +évoque. Enfin, elle aussi, allait se libérer! J’avais cru, en exigeant +qu’elle parlât, venger mon ami; nous ne savons jamais où nous mène la +volonté des morts! Sans m’en douter, je venais d’offrir la seule minute +où, certaine de ne pas exposer ses secrets, mademoiselle Lormier +pourrait cependant les crier à voix haute, et goûter le soulagement +prodigieux de ne plus se taire! + +Il y eut un arrêt,--le dernier.--Je trouvais inutile désormais +d’interroger. Elle n’avait plus l’air d’ailleurs de songer à moi. Quand +elle commença, elle avait aussi changé de voix; son récit s’adressait +vraiment à un autre et, passant par-dessus moi, gagnait les régions +mystérieuses où doit planer l’invisible. Je ne me sentais plus qu’un +témoin; le juge était ailleurs. + +Ce ne furent d’abord que des phrases brèves, de simples mots de rappel, +sans détails, presque sans lien, tant il s’agissait là de choses +certainement connues, ou encore évidentes... Comme elle l’avait aimé! de +la seule manière qui pût être la sienne, c’est-à-dire sans mesure. + +--J’ignorais tout de lui, et à peine l’ai-je aperçu, j’ai compris que je +ne vivrais plus que pour lui... + +Puis, tout de suite, l’obstacle qui se dresse. René, assure-t-on, est +riche, de famille noble; elle, au contraire, se croit pauvre, et quelle +extraction que la sienne, puisque son grand-père est un vannier mort en +prison! De plus René est beau; elle s’exagère sa laideur. Cependant, +elle s’informe: elle a appris qu’une ancienne amie de sa mère est +demoiselle de compagnie chez une dame Manchon: qui sait s’il n’existe +pas une parenté entre cette dame et René? Elle écrit... La même semaine, +son père lui révèle qu’elle est riche, et Lapirotte répond... + +--Ah! cette fois le hasard m’arrivait les mains pleines: avec quelle +joie l’ai-je accueilli! Il fallait le maudire et j’ai vu le ciel +s’ouvrir! Non seulement la question de fortune n’existait plus, mais +devenue intarissable, Lapirotte me livrait tout le passé de René et +jusqu’au roman de sa naissance! Ainsi, rien ne nous séparait plus: la +route libre... Je rêvais... Rêve encore, quand un soir, dans la gare, +pour la première fois j’ai entendu sa voix, serré mon bras contre le +sien... Mais pourquoi me suis-je tue? Quelle absurde foi dans une chance +qui m’avait déjà trop servie, a retenu sur mes lèvres l’aveu dont le +désir me bouleversait?... Une heure après, le cœur de René se fixait +ailleurs: tout était perdu, ou plutôt non, tout commençait... + +Je ne rends jusqu’ici, bien entendu, que l’essentiel. Je me rappelle +qu’arrivée à ce point, mademoiselle Lormier eut une redoutable +hésitation. Je craignis qu’elle ne s’évanouît: mais au contraire, c’est +à partir de là qu’elle sembla saisir corps à corps le passé, convaincue +sans doute que plus elle y jetterait de lumière et mieux elle se +justifierait. + +--Et d’abord j’avoue! Quand on aime comme j’aimais, on ne renonce pas: +on se bat. Fiancé ailleurs? soit; hé bien! patiemment, de loin, sans +paraître, je dénouerais son lien. J’avoue tout, je le répète: oui, j’ai +voulu qu’abandonné par celle qu’il s’imaginait désirer, victime de +circonstances qu’il ne connaîtrait pas, il me retrouvât ensuite, lui +apportant pour le consoler la merveille d’une passion sans égale. Quant +au moyen, qu’importe! dès qu’on défend sa vie, qui donc y va regarder de +près? Ce moyen était là, devant moi: je l’ai pris. L’histoire de la +naissance, après m’avoir rapprochée de lui, allait chasser les +Traversot. Il suffisait de parler. Je n’ai pas hésité. Oh! ne croyez pas +que ç’ait été simple! Pour ne pas me découvrir, il a fallu prendre un +détour, cheminer obliquement, me faire sans qu’on le sût la voix d’une +ville... Je luttais, moi, à l’aide de l’impalpable; songez qu’il +s’agissait d’atteindre l’ennemie sans effleurer René! Je ne prétendais +que répandre un bruit, assez pour effrayer, trop peu pour une +certitude... Et voici la merveille, j’ai failli réussir!... Coup sur +coup, j’appris la rupture des fiançailles, le départ de René... madame +Manchon, qu’on attendait, se refusait à paraître... Une courte patience, +enfin mon tour venait!... Soudain, l’écroulement. Quelles explications +René avait-il reçues, données? je l’ignore; mais madame Manchon retirait +son refus, les Traversot rouvraient leurs bras. Avoir vécu ces heures, +quelle torture! J’ai souhaité mourir: surtout, j’étais devenue folle. +C’est qu’aussi tous les jours, il passait devant moi pour aller chez +l’autre! J’avais beau projeter vers lui mon être, implorer en silence +l’aumône d’un regard, il ne m’avait même jamais vue! Et je décidai +qu’une fois au moins, il me verrait, m’écouterait... J’allai chez lui: +je ne calculais plus mes mots, j’ordonnais, je menaçais... + +Ici, je ne pus m’empêcher d’interrompre: + +--Je sais, murmurai-je, il m’a tout raconté... + +Mademoiselle Lormier tourna son visage vers moi, comme stupéfaite +d’entendre près d’elle une voix humaine; puis, haussant les épaules: + +--Alors, vous croyez, vous aussi, qu’en le sommant de rompre, j’avais +calculé ce qui suivrait? Pas une seconde, dans les huit jours que je lui +laissai, je n’y ai seulement songé! J’étais folle, vous dis-je, puisque +je comptais qu’il aurait peur! folle puisque cela seul occupait ma +pensée que dans huit jours, je le reverrais encore! Pouvais-je +d’ailleurs me douter vers quoi j’allais? On va... on va... chaque +seconde qui tombe semble rapprocher de ce qu’on espère, mais on ne +soupçonne pas ce qui sera. Quand, le délai accompli, je revins à la +banque, Dieu m’est témoin que j’arrivais, ivre du seul bonheur de +l’approcher! Cela, c’était ce que _j’espérais_ et _voilà ce qui fut_. Je +me présente: on m’éconduit. Je fais mine de le croire, j’attends au bas +d’un escalier que les abords redeviennent muets; puis je remonte, vais +droit à son bureau et pousse la porte sans frapper... On ne m’avait pas +trompée: personne! Ainsi mes espoirs étaient vains et il s’est dérobé! +Que je me dérobe à mon tour, tout est fini... Ah! faire quelque chose... +mais quoi?... Comment décider sans délai, puisque je vous ai déjà dit +que je n’y avais jamais réfléchi? Comprenez-vous au moins où j’en étais? +Je restais là, titubant dans la pièce abandonnée, assurée, si je ne +tentais rien, de le perdre tout à fait, appelant à mon secours les murs, +les tables, toutes choses qui m’entouraient et qui restaient muettes, +alors que l’une d’elles peut-être détenait mon salut! Je restais là et +ma cervelle demeurait vide; mes mains fouillaient, agitaient des papiers +que je ne lisais pas, bouleversaient des feuillets, et pas une lueur +pour m’orienter, pas un projet viable! Non contente de chercher sur la +table de René, je passe à une autre qui, au delà d’une porte grande +ouverte, a l’air de m’appeler: mêmes gestes inutiles... Savais-je +seulement ce que je cherchais, et pourquoi?... Tout à coup, des pas dans +le corridor, quelqu’un vient: affolée, je quitte la table. Pour fuir, +machinalement, je repasse par le bureau de René. Au moment d’atteindre +la porte, j’ai le temps de m’apercevoir que je tiens encore une liasse +dans la main, je la jette au hasard... Il paraît que c’était de +l’argent, des billets... Je jure qu’à ce moment je ne m’en doutai pas! +Et éperdue, je m’évade, disparais. Je croyais n’avoir vécu qu’un instant +d’effroi; je tentais déjà de me dire: «Tout à l’heure, oui, tout à +l’heure, dès que je serai calme, je découvrirai la solution: on aborde +toujours, quand le port est en vue!» Je le répétais, je parvenais +presque à m’en convaincre, et sans le savoir je venais de creuser la +fosse où mon amour allait crouler! + +Je continue de reproduire le récit de mademoiselle Lormier comme je le +puis; à travers moi, il reparaît décoloré, telle une fleur séchée qu’on +retrouve entre deux feuillets de livre. L’attitude, l’accent, le +rendaient unique, et quelle lumière pour l’auditeur que j’étais! Grâce à +lui, non seulement les événements reprenaient leur véritable sens, mais +je commençais à comprendre que le drame qu’ils résumaient méritait +peut-être autant de pitié que celui sous lequel venait de succomber +René. + +Mademoiselle Lormier reprit: + +--Oui, j’avais fait cela... moi seule... sans le savoir... On s’imagine +que le passé n’existe plus, on croit que les actes, une fois commis, +cessent de vivre et vont rejoindre le tas mort des œuvres périmées: +duperie! une heure après ma fuite, la voix qui avait été ma servante +fidèle, que j’avais conduite, orientée, dirigée, et à laquelle je ne +songeais plus parce qu’elle m’était devenue inutile, s’élevait à +nouveau, mais sans moi, et malgré moi! Et savez-vous ce qu’elle +annonçait? qu’on avait volé la banque! que René était le voleur! + +Ici, mademoiselle Lormier eut un rire strident. + +--Je me demande si vous percevez le tragique de ce qui arrivait là? Je +déplace des papiers par hasard: un courant d’air entré par la fenêtre +aurait pu produire le même résultat: il ne s’est rien passé, et sans que +j’aie jamais deviné comment, ceux-là même dont je m’étais servie +jusqu’alors, s’emparent de ce _néant_, en font le scandale qui va nous +emporter tous. Le premier qui m’en parla, me parut fou: je ne compris +pas d’abord, puis je criai: «C’est imbécile! Vous savez bien qu’un homme +de son rang ne vole pas!» Mais un autre suit, encore un autre, chacun +riposte: «Vous-même, rappelez-vous ce que vous pensiez de lui! Il ne +change pas: c’est vous qui avez changé!» Ah! voilà l’abominable! pas un +qui ne dresse contre moi mon propre témoignage! Et le néant qui s’enfle, +grossit, devient peu à peu une telle réalité que René lui-même finit par +y croire, et m’accuse à son tour! Je l’avais menacé: j’étais revenue; +tout coïncidait. Si absurde que cela fût, je ne pouvais plus être à ses +yeux qu’une voleuse!... Après... après, en vérité, je perds le fil, je +ne parviens plus à préciser... J’ai souffert, comme au moment d’une +mort. Même si les Traversot l’avaient chassé, je savais que je +n’arriverais plus à le rejoindre. Je n’imaginais pas qu’un tel désastre +fût compatible avec le pouvoir d’exister, et je persistais à vivre! Je +n’imaginais pas non plus qu’on pût aller plus loin dans la douleur; +cependant, le lendemain matin, je l’ai rencontré. Je voulais fuir, il +m’a retenue. Je voulais me taire: cinglée par son mépris, je n’ai pas +retenu les seules paroles que je n’aurais jamais dû prononcer. Ce +n’était pas assez de le perdre: je le tuais! + +Après ces mots, l’accablement qui succède à de telles confidences, une +lassitude d’âme qui nous obligea, elle à rester immobile, comme si elle +voulait parler encore, et moi, à guetter une suite à ces aveux, bien +inutile en vérité, toute la lumière ayant paru. + +J’imagine que nous éprouvions aussi un égal soulagement. N’oubliez pas +que la disparition de René apprise le matin avait fait de nous des +cordes vibrant au moindre souffle. Certains accords nous auraient fait +crier. C’est un immense repos que de pouvoir se retourner alors vers le +passé, en n’ayant plus à lui demander: «Que contenais-tu?» + +--Je comprends, lui dis-je enfin, que vous soyez tentée de comparer +votre souffrance à la sienne: vous êtes très malheureuse... + +Au son de ma voix, elle tressaillit, puis sans répondre fit un effort +pour se lever. J’approchai, mais elle refusa d’un signe l’aide que +j’offrais et parvint à se mettre debout. Cependant, elle ne paraissait +pas décidée à partir, et au contraire, me regardait. + +--Vous ne me demandez plus pourquoi je tenais à son adresse? + +Je fis un geste las: + +--A quoi bon? + +Elle sembla recueillir de nouvelles forces avant de poursuivre: + +--Vous vous trompez: quand je me suis arrêtée, nous n’étions pas au +bout. + +J’eus une exclamation: + +--Que pourrait-il y avoir de pire? + +--Depuis hier, j’ai découvert... la femme dont j’ai parlé et qui me +renseignait... + +--Lapirotte! + +--Cette femme, poussée à bout de questions, a dû reconnaître qu’elle +avait menti pour se venger. Tous ses renseignements étaient faux! tous, +l’histoire de la naissance comme le reste! + +--Quoi? m’écriai-je, elle a osé... + +D’un geste tragique, mademoiselle Lormier m’empêcha d’achever: + +--Comprenez-vous maintenant pourquoi je suis ici? Ne fallait-il pas lui +écrire que, moi aussi, j’ai menti? Oh! toujours sans le savoir, mais +qu’importe! J’ai menti! J’accourais le sauver et j’apprends... + +Elle se tordit les mains: + +--Désormais comment vivre? + +Jusqu’alors, l’avouerai-je, j’étais demeuré partagé entre ma rancune et +l’étonnement de la trouver si différente de ce que j’avais imaginé. A ce +moment, j’entrevis tout ce que l’âme de la malheureuse renfermait de +sincérité passionnée et de réelle grandeur. Je fus saisi de pitié. + +--Lapirotte est une misérable; c’est aujourd’hui seulement qu’elle vous +trompe, dis-je doucement: car aujourd’hui, craignant de votre part un +éclat, elle a trouvé le moyen bon pour se débarrasser de vous. + +Mademoiselle Lormier me considéra incertaine. + +--Ah! murmura-t-elle, où trouver la vérité? + +--Ici, répondis-je encore. + +Elle hésita, puis tristement: + +--Quoi qu’il y ait eu, vivant, je voulais le rendre à l’existence dont +je l’avais dépouillé; mort, je n’ai plus qu’à lui sacrifier la mienne. + +--Se tuer n’est pas une solution. + +--N’ai-je pas dit que ma vie n’est plus à moi? Je n’en dispose pas. + +Elle s’approcha ensuite de la porte. Je ne tentai pas de la retenir. +Près du seuil, elle fit un dernier geste découragé. + +--Quand je pense, murmura-t-elle, que, si je n’avais pas été une fille +abandonnée à ses rêves, isolée au milieu des siens, et croyant à la +toute-puissance d’une immense passion, je n’en serais pas à pleurer avec +des larmes de sang celui que j’avais choisi! Dieu n’est pas bon; +espérons qu’il sera juste! + +Elle disparut sur cette phrase, qui résumait à la fois son désastre et +son attente. + +Je ne devais plus la revoir, ni madame Manchon, ni l’abbé, ni personne. +Le tragique de la vie réside en cela qu’on surprend de loin en loin les +circonstances qui conduisent à la souffrance, mais qu’aussitôt après les +êtres s’effacent. On perçoit un cri bref quand surgit la lame de fond; +ensuite on a beau regarder, on ne découvre plus qu’une grève déserte et +la mer garde son secret. + +Donc jusqu’à ce soir j’avais ignoré le sort de mademoiselle Lormier. +J’ignore de même ce qu’il est advenu rue Monsieur, car là on n’a jamais +cherché à me rejoindre, et je me suis abstenu de forcer une réserve qui +dut avoir des raisons dont, après tout, les intéressés étaient les +meilleurs juges. Je me contente d’imaginer l’effrayante réunion de ces +trois êtres, vivant d’une existence _en apparence_ sans rides, dans une +maison où personne ne vient plus, mais en tête-à-tête avec une angoisse +dont ils ne parleront jamais, et toujours la présence mystérieuse du +disparu. + +Madame Manchon est là, sur le fauteuil où je l’ai aperçue maintes fois. +Immobile, prostrée, elle n’a pas encore compris comment s’étant éloignée +pour vingt-quatre heures, elle a pu retrouver au retour sa maison vidée, +son fils parti sans adieu. Inlassable, elle scrute l’énigme et se +demande: «Pourquoi?» + +Devant elle, l’abbé. A quoi pense-t-il, lui qui a tout créé de la +douleur qu’il ne peut consoler? Tente-t-il de convertir sa mère à une +religion qui ne parvient pas à l’apaiser lui-même? Ah! le temps doit +être passé où, du haut du sacerdoce, il préconisait l’expiation; et, +s’il voulait demander un pardon, oserait-il en même temps révéler ce qui +le rend nécessaire? + +Entre les deux, enfin, Lapirotte, souriant toujours, et peut-être +dévorée d’ennui, car une vengeance trop longue est un plaisir qui lasse. + +L’heureux homme, en vérité, qu’un Lormier! Lui, du moins, savait qu’il y +avait eu _l’autre_! Ici, tous souffrent dans la nuit, ne supposant même +pas que les coups ont pu partir d’ailleurs que d’eux-mêmes! Supprimez +Lormier et sa fille: René vivrait, madame Manchon vieillirait radieuse, +l’abbé--qui le sait?--aurait désarmé peut-être; Lapirotte, certainement, +aurait été chassée. Mais il y avait, là-bas, des inconnus, et le cyclone +a passé. + +On peut donc s’ignorer totalement, et, par le jeu inéluctable de la vie, +se torturer jusqu’à la mort! Justifie cela qui voudra! Quant au +résultat, jugez-en: Lormier révolté, sa fille religieuse, madame Manchon +devenue probablement une automate, l’abbé doutant de son salut... +Prétendez, après cela, que la souffrance est loi de grâce! Une loi, +évidemment. Seulement qui l’a édictée et que veut-elle? + +J’entends qu’on va répondre: «Et Lapirotte?» + +En effet, voici l’exception incontestable et monstrueuse. Que Lapirotte +ait paru triompher est certain; mais, à sa place, j’aurais tremblé. Il +faut toujours trembler devant la bête qui nous dévorera, en fin de +compte, aujourd’hui ou demain. Le cri de Job résumait moins le passé des +humains que leur avenir: «Rassasiés d’angoisse jusqu’au matin, tous sont +coupés en leur temps, comme la tête de l’épi mûr.» + + + + +LE TROISIÈME CONCLUT + + +Tinant cessa de parler et, cette fois, aucun commentaire ne vint. Nous +n’étions pas seulement troublés par la rencontre qui avait permis, +aussitôt le récit de Pierre achevé, d’en évoquer l’envers. A notre tour +gagnés par l’angoisse de la douleur, nous sentions celle-ci inéluctable +et vaine. Quel déchaînement de catastrophes inutiles sur des êtres dont +les survivants ne se connaissaient pas de nom, et pour quelles +futilités! Jamais non plus, je crois, nous n’avions perçu avec une telle +netteté que la souffrance nous guettait, nous aussi, et qu’au jour +prochain nous deviendrions sa proie. + +Cependant, à mesure que je réfléchissais, deux souvenirs remontant au +début de la guerre se levaient au fond de moi, encore imprécis, mais +obstinés: une rencontre de personnages qui présentaient avec madame +Manchon et M. Lormier de surprenantes analogies, des propos sur une +route, dont alors je n’avais pas saisi la portée et qui, aujourd’hui, +prenaient une signification singulière. + +Le mécanisme de la mémoire est déroutant. Durant des années, on porte en +soi des visages, des idées, que l’on a cru ne pas remarquer, ne pas +comprendre; soudain, au gré d’une circonstance fortuite, ils revivent, +s’éclairent, et, s’échappant du coffre clos où ils semblaient ensevelis, +deviennent l’élément décisif du présent. + +--Hé bien? demanda enfin Duclos, quelles conclusions tirer maintenant de +la double aventure? + +Et tourné vers Tinant: + +--Car je t’accorde volontiers que, pour inattendu que cela soit, c’est +bien la même dont le hasard nous a rendus témoins. + +Tinant alluma une cigarette, puis haussant les épaules: + +--Quelles conclusions? aucune. Personne ici, je pense, n’avait la +prétention de trouver un but à la souffrance ou de justifier son +origine. Elle est, cela suffit. Elle vient aussi d’une certaine manière, +qui n’est pas celle que le commun pense; mais en quoi cette assurance +pourrait-elle soulager? + +Duclos me regarda d’un air las: + +--Tu te tais?... La cause est entendue. + +--Non, répondis-je presque malgré moi. + +Ce qui n’était auparavant qu’images incertaines achevait, en effet, de +se préciser. J’en ressentais un allègement, comme lorsqu’on retrouve +enfin un nom propre qui, toujours au bord des lèvres, n’a cessé +d’échapper. Plus je réfléchissais, moins je doutais de tomber juste dans +mes suppositions. + +Décidé à en avoir le cœur net, je risquai le tout pour le tout: + +--Et d’abord, déclarai-je, vous avez eu jusqu’à présent recours à des +noms de fantaisie. Abattons les masques. J’ai cru reconnaître madame +Manchon, et M. Lormier: ils se nomment en réalité, madame Z... et M. +X... Est-ce une erreur? + +Tinant et Duclos eurent la même exclamation: + +--Quoi! toi aussi... + +La preuve était faite. + +--Inutile d’insister. Reprenons donc la convention qui a prétendu cacher +les personnalités véritables; et puisque vous réclamiez une conclusion, +écoutez celle-ci, qui ne sera pas la mienne, mais bien la leur, telle du +moins qu’ils l’ont tirée en ma présence, il y a quelque trois ans. + +--Impossible! + +--Jugez-en... + + + + + * * * * * + + +En décembre 1914, je dus revenir à Versailles pour un long congé de +convalescence. Incapable de supporter une complète inaction, je me mis à +la disposition d’une œuvre locale dite «La Recherche du Soldat» et qui +avait pour objet de fournir aux familles des renseignements sur les +soldats disparus. + +Les bureaux de l’œuvre étaient installés rue Notre-Dame: toutefois, +l’âme en était ailleurs, chez une femme dont chacun s’accordait à +reconnaître l’énergie, l’extrême générosité et qui, sans quitter jamais +sa chambre, trouvait pourtant le moyen de galvaniser les volontés. + +Appelé auprès d’elle, je ne sais plus à quel propos, j’eus la chance de +lui plaire et devins une sorte d’agent de liaison entre elle et l’office +qu’elle dirigeait de loin. Durant les quatre mois de mon séjour à +Versailles, j’ai donc vu, à peu près tous les jours, celle que nous +continuerons d’appeler madame Manchon, et travaillé pour elle. + +L’impression qu’elle fit sur moi est difficile à définir, tant il s’y +mêle de sentiments divers. + +Le premier abord éloignait. D’une politesse froide et mesurée, elle +avait des manières brusques, un regard glacé, et ne marquait d’intérêt +pour rien, pas même pour l’entreprise à laquelle elle consacrait son +temps. Par contre, un sens pratique, une méthode, une clarté de jugement +qui s’imposaient, et maintes fois nous firent trouver la voie dans les +cas épineux. Bref, une individualité supérieure qu’on n’avait pas envie +d’aimer, faute peut-être de sentir qu’elle ne désirât l’affection de +personne. + +En d’autres temps, sans doute aurais-je été curieux du passé de madame +Manchon: mais alors, la tragédie était trop le lot commun. Les heures +manquaient pour s’occuper d’événements rétrospectifs que la guerre +reculait vers un lointain de préhistoire. Si j’admirais la lucidité de +madame Manchon, et l’emploi qu’elle donnait à sa fortune, je ne me +souciai donc jamais de l’interroger sur sa vie personnelle. Elle +n’encourageait pas d’ailleurs aux confidences. Évidemment, j’aurais dû +songer que pour en arriver au point où elle était, il est nécessaire de +venir de très loin: je n’en fis rien, et je n’aurais même jamais +soupçonné que tant de calme extérieur recouvrît un drame encore +saignant, si, un jour et par hasard, un rais de lumière n’avait filtré +devant moi, à travers l’entre-bâillement de cette âme jusqu’alors +toujours fermée. + +De ce jour, à dire vrai, je n’avais conservé jusqu’à ce soir que des +impressions confuses. Tout à l’heure, seulement, en vous écoutant, j’ai +compris ce qu’il me donna. Si je m’efforce à mon tour de le ressusciter +devant vous, ce ne sera pas uniquement pour la satisfaction d’ajouter à +vos récits un autre qui leur est lié: en réalité, je crois vous apporter +avec lui le dénouement: mieux que cela, une réponse à nos tourments... + +Cela se passa un certain après-midi de dimanche, en janvier 1915, si ma +mémoire est fidèle. + +Suivant l’habitude, j’étais arrivé avec mes dossiers et, installés dans +la chambre de madame Manchon, nous en commencions l’examen, quand un +coup de timbre retentit à l’entrée. + +Il devait être environ trois heures. Comme il y avait ordre de ne pas +nous déranger, nous ne songeâmes pas à interrompre le travail: mais +presque aussitôt, la domestique parut: + +--C’est, dit-elle, le nouveau locataire du second qui voudrait faire +visite à madame. + +Versailles est déjà la province. On n’y a pas le droit de s’ignorer, +quand on habite la même maison. + +La première idée de madame Manchon fut de se dérober: puis, à la +réflexion, elle jugea sans doute qu’il n’y aurait que partie remise, +que, de plus, ma présence couperait court aux politesses. + +--Soit: ayez soin auparavant de prévenir ce monsieur que je suis fort +occupée. + +Elle me demanda ensuite: + +--Avez-vous le loisir d’attendre un peu? + +Je répliquai: + +--Tout le loisir qu’il vous plaira. + +Et je m’apprêtais à déménager par discrétion, quand elle me retint: + +--Non, restez au contraire, vous me rendrez service en montrant par +votre présence que je n’ai pas de temps à perdre en bavardages. + +Déjà la porte se rouvrait. La domestique annonça: + +--Monsieur Lormier. + +Parfaitement. Vous êtes tentés de crier à l’invraisemblance, mais les +rencontres du sort sont inépuisables et déconcertantes dans leur +simplicité. Pour des motifs que j’ignore, M. Lormier qui jusqu’alors +demeurait ailleurs, venait de s’installer dans la maison de madame +Manchon. Tant que M. Lormier et madame Manchon s’étaient mutuellement +torturés, ils ne s’étaient jamais approchés. Maintenant que leurs +désastres étaient définitifs, ils se rejoignaient. Il va de soi +d’ailleurs que chargés d’un effroyable passé commun, ils s’estimaient +totalement étrangers l’un à l’autre. Le nom de Lormier ne produisit +ainsi aucun émoi. On aurait annoncé de même M. Durand ou M. Nicolas. Le +nouveau locataire était catalogué Lormier: soit, l’étiquette importait +peu. + +L’homme qui entra était un vieillard, ou du moins me parut tel. Il avait +des cheveux blancs, le dos voûté, l’allure inquiète. Tout de suite, je +remarquai ses yeux qui n’exprimaient rien, sans cesser d’être perçants. +La fusion de l’iris et de la prunelle est un fait assez rare. Il m’a +permis de m’orienter aux premiers traits qu’en a dessinés Pierre: on ne +rencontre pas deux fois dans sa vie les yeux d’un M. Lormier... + +Dès le pas de la porte, il commença de balbutier des excuses en les +coupant de salutations où se voyait autant de timidité que de gaucherie. +Madame Manchon, de son côté, après l’accueil d’usage, l’invita à prendre +place, et je nous revois, elle et lui aux deux angles de la cheminée où +flambait un feu maigre, moi un peu de côté, près de la table où les +dossiers s’étalaient. + +Je nous revois... mais idéalement, pour ainsi dire. Je serais incapable +en effet de décrire la disposition de la pièce ou ses meubles: je +respire au contraire l’atmosphère qui s’établit aussitôt du fait de la +présence de cet inconnu, et qui, peu à peu, allait nous oppresser +jusqu’au malaise. Les meubles devaient être confortables, la pièce +vaste, et j’évoque un décor pauvre, des murs bas, deux interlocuteurs +que le froid recroqueville sur eux-mêmes, des gestes de fantôme, une +pénombre de caveau. + +Il y a plus: à peine M. Lormier fut-il assis, à peine madame Manchon +eut-elle pris l’attitude correcte de la dame qui reçoit, qu’une +désolation s’abattit sur nos épaules. Elle tombait comme une pluie +froide. On en avait l’âme glacée. Certains êtres apportent avec eux de +la chaleur: devant M. Lormier on ne souhaitait que se taire; l’entretien +n’était pas amorcé que déjà nous avions l’air d’étrangers, penchés à la +margelle d’un puits profond, et qui, pour se distraire, attendent le +floc sourd et l’inutile disparition d’une pierre qu’on va jeter. + +Cependant madame Manchon, qui avait du monde, ne pouvait en rester là. +Mettant donc dans son accent la dose d’intérêt convenable: + +--Ainsi, demanda-t-elle, vous êtes devenu, monsieur, mon voisin? + +M. Lormier acquiesça: + +--En effet, madame, et pour ce motif désireux de vous présenter mes +devoirs en même temps que mes vœux de nouvel an. + +Avant de poursuivre, je voudrais traduire encore l’effet produit sur moi +par ces premières phrases, si banales pourtant. Les deux voix +s’accordaient, l’une s’efforçant d’imiter l’autre, et chacune sourde, +chargée d’un poids d’ennui en même temps que _distraite_. On eut dit +qu’un dessous mystérieux se dissimulait sous la futilité des mots. +Malgré moi, je devins très attentif. A certains moments, la parole cesse +de compter: on n’est plus sensible qu’au peuplement de l’air par +l’invisible émanation des âmes. + +Sans relever autrement que par un geste aimable les vœux tardifs de +nouvel an qui s’abattaient sur sa tête, madame Manchon reprit: + +--Vous habitiez sans doute Paris avant de vous installer ici? + +--Non, dit M. Lormier, avec l’expression hésitante d’un homme qui ne se +rappelle pas au juste d’où il vient. + +--Alors, Versailles? + +--Versailles, oui... + +Et M. Lormier me sourit. Il semblait m’inviter à poursuivre à sa place +une conversation trop pénible, étant donnée sa fatigue. Je répliquai par +un sourire équivalent et qui certifiait mon absence de droit à me mêler +de choses qui ne me concernaient pas. + +--Naturellement, poursuivit madame Manchon, vous demeurez en famille? + +--Non, madame, dit encore M. Lormier; vous ne risquez pas d’entendre du +bruit sur votre tête. + +--Oh! soupira madame Manchon, le bruit des grandes personnes ne me gêne +pas: je ne redoute que celui des enfants. + +--Je n’en ai plus. + +--Mais vous en avez eu? répartit madame Manchon qui, probablement +excitée par un tel laconisme, se résolvait à lancer des questions comme +on laisse tomber du sable sous une roue en train de patiner. + +--En effet. + +--Plusieurs? + +--Une fille. + +--Probablement mariée? + +--Religieuse. + +Quelle que soit la réserve que l’on prétend garder, on se retient +rarement de comparer les autres avec soi-même. Madame Manchon fit un +signe approbateur. + +--Je connais cela. Moi aussi, j’ai un fils prêtre. Il exerce à +Versailles. + +La nouvelle, en revanche, ne provoqua chez M. Lormier aucune sympathie +particulière. Il eut un léger vacillement de paupières et cessa de +parler. Découragée par l’indigence de son interlocuteur, madame Manchon +consulta la pendule. Il est difficile de ne pas accorder dix minutes à +une visite de politesse: nous étions loin du compte. + +Il me parut bon d’intervenir: + +--Le couvent de mademoiselle votre fille, demandai-je, est-il resté au +moins à l’abri de l’invasion? + +M. Lormier me considéra avec surprise, et continuant de s’adresser à +madame Manchon: + +--Je croyais avoir mentionné déjà que cela n’a plus d’importance. Ma +fille est morte. + +A cette annonce, madame Manchon fit un nouveau signe d’approbation, plus +prolongé, puis rencoignée contre le dossier du fauteuil, elle ramena sur +les genoux ses mains qui tenaient auparavant les accoudoirs. + +--Il arrive parfois que les enfants meurent et que les parents +survivent, laissa de nouveau tomber M. Lormier, bien que cela me semble +inexplicable. + +--Inexplicable... répéta madame Manchon comme un écho. + +M. Lormier releva la tête. On pouvait croire que, sans cet +encouragement, il ne se serait pas cru autorisé à poursuivre. + +--S’il n’y avait plus tard autre chose, fit-il d’un ton tranchant, ce ne +serait pas seulement inexplicable, mais monstrueux. + +--Qu’est-ce qui serait monstrueux? demanda madame Manchon, l’air +subitement intéressé. + +--La vie. + +--Oh! murmura madame Manchon avec un involontaire dédain, la vie diffère +suivant les gens. + +--Voilà justement l’injustice que je n’accepte pas! riposta M. Lormier. + +--Nous n’avons pas voix au chapitre. + +--Il faudrait pourtant se demander par où certains ont passé. Si l’on +savait!... + +--Mais on ne sait pas... + +Les voix qui n’avaient cessé de baisser, comme des lampes auxquelles +l’huile manque, s’éteignirent tout à fait. Après cela, le silence... + +Il en est de toutes sortes: des silences où l’on se borne à ne rien +dire, d’autres qui reposent, d’autres qui font haleter... Celui qui +commençait, extérieurement, ne présentait rien de remarquable. +Immobiles, madame Manchon regardait M. Lormier et M. Lormier regardait +madame Manchon. Entre eux, un feu de pauvre, dont les bûches bavaient en +sifflant. Alentour, l’ombre, du soir à son début, qui, voleuse experte +et sans qu’on y prît garde, s’apprêtait à dépouiller la pièce. Rien de +remarquable, je le répète... et pourtant n’importe qui, à ma place, +aurait compris qu’à ce moment seulement débutait l’entretien véritable. +De même n’importe qui se serait mis à étudier madame Manchon avec des +yeux nouveaux. + +C’est qu’aussi ce que prononcent les hommes est peu de chose. Le son des +mots n’est qu’un signe. Le véritable échange s’opère sans bruit, grâce à +l’étreinte de nos êtres profonds. Pour reconnaître qu’il y a en nous +plus qu’une mécanique pensante liée à des organes, il suffit d’avoir +ainsi assisté, une fois dans sa vie, à la pénétration de deux cœurs, +tandis que les bouches s’obstinent à rester muettes... + +Je viens de dire que madame Manchon et M. Lormier se regardaient: ce +n’est pas tout, leurs visages changeaient. Ce changement bien entendu +s’opéra progressivement, avec des transformations comme on en voit +parfois le matin, quand le soleil commence à percer le brouillard. Le +sourire de M. Lormier se figeait: madame Manchon, par contre, +d’ordinaire si impassible, exprimait une anxiété douloureuse telle que +les rôles semblaient inversés. On pouvait croire que ce n’était plus M. +Lormier, mais elle, qui avait perdu son enfant!... + +Puis je m’aperçus que leurs yeux s’étaient quittés. Maintenant, madame +Manchon considérait le plafond; M. Lormier de son côté, tête basse, +contemplait le tapis... + +Puis j’eus la sensation étrange que la pièce se vidait... N’en doutez +pas: évadé du présent, chacun venait de partir sur les chemins +d’autrefois, ces chemins dont ils avaient affirmé: «Si l’on savait!» +Joies, douleurs, catastrophes, chacun revoyait son martyre, et par +manière de conclusion le jugeait bien à lui, inconnu de l’autre, +inégalable. Qu’auraient-ils ressenti si on leur eût découvert leur +illusion et que, convaincus de ne s’être pas approchés, ils n’avaient +jamais cessé de se faire souffrir? Si l’on savait!... Mais, comme avait +répondu madame Manchon, on ne sait pas. + +Soudain, les paupières de M. Lormier eurent un battement, ses doigts +crispés autour du chapeau imprimèrent à celui-ci une faible secousse: du +coup, madame Manchon abaissa son regard, M. Lormier leva le sien, la +chaîne était renouée. + +--Qu’entendiez-vous tout à l’heure par _autre chose_? reprit madame +Manchon, avec l’air d’une personne que rien ne sépare des phrases +précédentes. + +--Il est difficile de préciser, balbutia M. Lormier. + +J’écoutais, surpris de trouver leurs voix modifiées; moins décidées et +plus cordiales, on y découvrait désormais le tâtonnement de pensées qui +tendent à se libérer de contraintes devenues des habitudes, et une +sympathie ou plutôt un désir de compréhension mutuelle tel qu’en doit +seule créer une longue amitié. + +Madame Manchon soupira, découragée: + +--Vous croyez au Ciel, peut-être? Mon fils en parle fréquemment, et je +m’efforce de l’admettre, puisque je suis chrétienne. Cependant je ne +souhaite pas retrouver Dieu. Je ressens à son égard le même détachement +que pour le reste de l’univers. + +--Non, dit M. Lormier, il ne s’agit pas du ciel, car je doute qu’il +existe. + +--Et moi, je n’y tiens pas... pas du tout!... + +Nouvelle cause de surprise: Madame Manchon n’aurait pas autrement parlé +si elle avait subi le sort de M. Lormier. La lumière ainsi commençait de +filtrer. + +--Pour rendre ce que je sens, poursuivit M. Lormier, je cherche en vain +des mots... Je ne suis pas un savant. J’ai de la peine à finir une +phrase... Hier, par exemple, j’errais dans Trianon--j’y vais souvent--et +je regardais un peuplier isolé sur la pelouse. Ses branches nues, +dressées en suppliantes, avaient l’air de crier: «Pourquoi nous a-t-on +dépouillées?» Et je songeais: «Avant deux mois, toutes auront verdi: +suis-je donc le seul auquel on ne rendra rien?» + +--Espérons que votre peuplier vivait encore, cher monsieur: car il y a +aussi des arbres morts... définitivement morts... + +--Mais la mort elle-même... qu’est-ce que peut bien cacher la mort? +Puisqu’il faut une compensation... + +Les yeux de madame Manchon s’animèrent brusquement: + +--Pour compenser, interrompit-elle, il faudrait le recommencement de ce +qui a été: sinon, inutile d’en parler. + +--C’est exactement ce que je voulais dire, insista M. Lormier: pour +compenser, on doit me rendre _tout_ ce que j’ai perdu. + +--On doit!... L’au-delà payerait-il plus qu’il ne parle? Je ne l’ai +jamais entendu... + +--Ici-bas, on entend rarement quelque chose, du moins de ce qui importe. +J’ignorerai toujours pour qui ma fille est morte, conclut M. Lormier. + +--Et moi, pourquoi mon fils est mort... répliqua madame Manchon d’une +voix défaillante. + +La lumière qui achève de paraître!... + +Je me tournai, stupéfait, vers madame Manchon. Elle avait donc perdu un +fils! Certains accents trahissent, en s’échappant, le secret d’une vie. +Au sien je compris de quelles apparences impassibles j’avais été dupe: à +l’abri des curiosités, madame Manchon se consumait en révoltes +inapaisables. Chose étrange, c’est à un passant qu’elle en avait réservé +la confidence! + +--Ah! dit simplement M. Lormier, vous aussi, madame... + +Rien dans le ton ne marquait l’étonnement. Il devait trouver naturel que +d’autres fussent atteints de la même manière que lui-même. + +Madame Manchon reprit très bas: + +--On ne s’habitue pas à souffrir dans les ténèbres: on s’habitue moins +encore à ne pouvoir découvrir pourquoi l’on souffre. Que de fois ai-je +cherché une explication? Je me débats dans une nuit que le temps +épaissit... + +--Et pourtant, répliqua M. Lormier, de plus en plus hésitant, +sentirait-on qu’on est dans les ténèbres s’il n’y avait quelque part de +la lumière?... + +Il se leva sur ces mots. + +--Excusez-moi, madame: j’ai oublié que je dérangeais. Je m’oublie +souvent, à parler de certaines choses... + +--Je ne sors jamais, monsieur, et ne reçois pas: mais vous pouvez +revenir, répondit madame Manchon avec un air bienveillant qui me parut +une nouveauté. + +M. Lormier bredouilla une phrase de remerciement que je ne distinguai +pas et après s’être incliné, allait gagner la porte, quand je le vis +reculer avec une expression d’effroi: depuis un instant, l’abbé Manchon, +entré sans bruit, nous écoutait. Personne ne s’en était aperçu, tant +nous étions tous réellement projetés hors de nous-même! + +Il y eut ensuite un échange de paroles brèves; elles étaient tout à fait +quelconques et cependant il était impossible de ne pas les remarquer. + +--Pardon, monsieur; ne vous voyant pas, j’ai failli vous heurter. + +--Du tout... passez donc!... Je ne me trompe pas... Monsieur Lormier? + +--En effet. + +--J’ai eu l’honneur jadis... + +--Je me souviens... Croyez, monsieur l’abbé, à ma reconnaissance... +toute ma reconnaissance... Madame... Messieurs... + +Comme saisi de panique, M. Lormier jetait à nouveau des saluts et se +précipitait vers le seuil. Sa sortie fut moins un départ qu’une fuite. + +Nous nous regardâmes, interdits. Pourquoi cette déroute soudaine? +J’éprouvais pour ma part la sensation d’une rupture d’équilibre, d’une +rentrée imprévue dans une nouvelle aventure pénible. L’abbé avait pris +un air soucieux. Quant à madame Manchon, déjà revenue à son expression +glacée, elle semblait attendre que son fils expliquât la raison d’une +présence qui avait eu le tort, à ses yeux, de ne pas se manifester +aussitôt. + +--Vous aviez déjà rencontré ce monsieur? interrogea-t-elle enfin, +impatiente d’une justification qu’elle jugeait nécessaire. + +L’abbé fit un geste évasif. + +--Une ou deux fois... J’ai surtout approché sa fille, morte ici, au +Carmel. Mais, vous-même, ma mère, d’où le connaissez-vous? + +--C’est le nouveau locataire. + +--Ah!... + +Et silencieux, l’abbé fit plusieurs tours dans la chambre. Une pénible +hésitation se lisait sur son visage. Lorsqu’il s’arrêta, je devinai +qu’il allait passer outre à des scrupules de nature délicate. + +--Vous a-t-il raconté qu’il a jadis habité Semur? reprit-il résolument. + +Madame Manchon poussa une exclamation étouffée: + +--Du temps de René? + +--Peut-être... probablement... + +Les mains jointes de madame Manchon se crispèrent. + +--Croyez-vous qu’il l’ait connu? + +--Non... je suis même persuadé du contraire. + +Il y eut un silence. + +--N’importe, reprit madame Manchon, vous faites bien de m’avertir. On a +toujours tort d’ouvrir sa porte à des inconnus. Je ne recevrai plus. + +Ses yeux en même temps errèrent alentour, à la recherche peut-être d’un +soutien qui fût stable: et alors seulement, elle s’aperçut que j’étais +encore là. + +--Au fait, cher monsieur, assez de besogne pour aujourd’hui! Allez +prendre l’air; il est excellent de se donner parfois du repos à +l’improviste. Aviez-vous autre chose à me dire, Henri? Non? en ce cas, +vous aussi, laissez-moi... J’ai besoin d’être seule... Sortir de ses +habitudes ne vaut jamais grand’chose; on revient très fatigué... + +L’avis était net et clair. J’obéis, ainsi que l’abbé. C’est à peine si +elle s’aperçut que nous la quittions. Laissant retomber sa tête, à mille +lieues du présent, elle était retournée sans doute dans le monde +lointain, découvert un instant pour M. Lormier, et dont je ne devais +plus rien apprendre, avant ce soir... + +L’abbé et moi, descendîmes de concert. + +Il est utile de vous dire que je le pratiquais peu. A peine nous +étions-nous rencontrés auparavant et sans jamais lier conversation. +N’escomptant chez lui ni imprévu ni flamme, je le croyais un peu sot, +n’éprouvais aucun désir de sa compagnie pieuse et me gardais de lui +imposer la mienne. + +Ce fut donc avec un léger ennui qu’arrivé en bas, je l’entendis me +demander: + +--Si vous allez réellement vous promener, serait-il indiscret de me +joindre à vous? + +Que répondre, sinon que je m’estimerais enchanté de la compagnie? +J’étais en train de le certifier quand le concierge de son côté +m’appela. + +--Voici une lettre que je dois vous remettre dès votre sortie: elle est +du nouveau locataire. + +Je vis passer sur le visage de l’abbé un intérêt subit. J’affectai de ne +pas m’en apercevoir. + +--Donnez... merci. + +Je n’ouvris l’enveloppe que dans la rue et ne pus dissimuler ma +surprise. + +--Voyez, dis-je à l’abbé; il est donc bien riche? + +C’était un chèque de 50.000 francs pour la «Recherche du Soldat». + +--Riche?... J’ai entendu dire en effet qu’il avait vendu une invention +intéressante. Détaché de la richesse, à coup sûr... Où souhaitez-vous +aller? + +--Où il vous plaira. + +--Alors, sur une route... j’aime les routes... les routes ordinaires... + +--Voulez-vous celle de Saint-Germain? + +--Celle-là ou une autre: je n’ai point de préférence. + +Je glissai le chèque dans mon portefeuille, et nous voilà gagnant la +porte Saint-Antoine, moi tout à l’effort d’alimenter l’entretien, l’abbé +pensif et à peu près bouche close. Entre temps, je remarquais la +nervosité de sa démarche. Elle s’accordait si mal avec l’attitude +habituelle de l’homme, que je me demandai soudain quelle part de volonté +entrait dans cette dernière. + +Lorsqu’on atteignit la route «ordinaire», comme disait l’abbé, à bout +d’éloquence, je cessai de parler et résolus d’attendre qu’à son tour mon +compagnon voulut bien se mettre en frais. + +Le route de Saint-Germain est le type du grand chemin, monotone et bête. +Elle monte droit la colline, après avoir lâché une première escorte de +maisons sans importance. On y a tout de suite l’impression d’abandonner +la ville, mais pour une campagne qui refuse d’être agreste. Des champs +tristes comme des terrains à bâtir, une côte rude, l’horizon arrêté par +elle et dépourvu d’attraits. Il va de soi qu’on ne rencontre pas de +promeneurs. Seules deux formes humaines tachaient devant nous la +chaussée: encore n’avançaient-elles pas ensemble; un large intervalle +les séparait. + +Notre silence durait déjà depuis quelques instants quand brusquement +l’abbé commença: + +--Pourrais-je solliciter une grâce? + +--Il va de soi, si elle est à ma portée, répondis-je, trouvant à ce +début un air de cérémonie qui m’inquiétait. + +--Le hasard a fait qu’ignorant que ma mère eût du monde, j’aie pénétré +chez elle et constaté--sans le vouloir, croyez-le bien--que l’entretien +venait de prendre un tour... particulier. Je vous serais obligé, quand +vous retournerez à votre travail, d’oublier ce que vous avez pu +entendre, et de vous exprimer, par exemple, comme si M. Lormier n’était +pas venu. + +--Je vous le promets bien volontiers. + +--Merci. + +Et j’eus aussitôt, à la manière dont le merci était prononcé, la +certitude que l’abbé n’avait souhaité m’accompagner que pour me dire ces +quelques mots. + +J’attendis un peu, espérant qu’il ajouterait autre chose: le voyant +revenu à son air neutre, et légèrement agacé, je repris ensuite: + +--Je conçois que vous souhaitiez d’éviter à madame votre mère l’occasion +de s’appesantir sur un passé pénible. Je ne saurais d’ailleurs trop +admirer la sérénité de madame Manchon. Sans la visite en question, je +n’eusse jamais soupçonné quelle douleur poignante se cache derrière son +ardente charité. + +--On a tort toujours de ne pas soupçonner la souffrance; elle est +partout, fit l’abbé simplement. + +Je le regardai; mais il continuait d’avancer, comme seul avec ses +pensées. + +--Il est vrai, insinuai-je, que ce Lormier, lui aussi... + +--M. Lormier, j’en suis persuadé, n’a pas été plus épargné qu’un autre. + +--N’en savez-vous rien de plus? + +--Non. + +--J’avais cru deviner, cependant, à la manière dont il a parlé de +reconnaissance... + +--Vous vous êtes trompé. + +--Votre mère, en tous cas, a trouvé en lui une âme qu’un malheur à peu +près identique rendait apte à la comprendre. + +L’abbé, cette fois, parut importuné de mon insistance, et pour souper +court: + +--Quoi qu’il en soit, M. Lormier et mon frère ont habité quelque temps +la même ville. Cela me suffit pour ne pas tenir au maintien de relations +qui menaceraient de troubler l’œuvre d’apaisement commencée chez ma +mère. + +--Oh! murmurai-je, jugez-vous vraiment cette œuvre commencée? A entendre +votre mère parler de sa douleur, j’aurais moins de confiance. + +--Apaisé ne signifie pas consolé, dit sèchement l’abbé. + +Avouerai-je que sa manière péremptoire de régler ainsi la question des +sentiments les plus graves qui puissent importer à un être me choqua? En +dépit de l’impatience que je lui voyais, je poursuivis donc: + +--Je crains, monsieur l’abbé, qu’il n’existe aucune commune mesure entre +votre appréciation de la souffrance et celle d’un laïque tel que moi. +Aux yeux d’un prêtre, tout concourt à l’ordre providentiel; le malheur, +dût-il nous accabler, rentre dans un plan divin qu’il ne nous appartient +pas de connaître, et l’effort pour se résigner a été mis à notre portée, +comme l’acquisition de n’importe quelle vertu. Par contre, en écoutant +votre mère et M. Lormier, j’avais conscience que pour en arriver là, une +grâce est nécessaire... rarement accordée. + +L’abbé s’arrêta net: + +--Et qui vous assure, monsieur, qu’un prêtre reçoive sûrement cette +grâce? D’où tenez-vous que la souffrance ne soit jamais une énigme pour +lui? + +Il avait changé de stature, tout à coup, et redressé, fixait sur moi des +yeux aussi chargés d’angoisse que ceux de M. Lormier ou de madame +Manchon. Une seconde, l’homme extraordinaire aperçu par Duclos, +m’apparut. Tant de passion contenue, une telle ardeur impérieuse +émanaient de lui que, revenu au sentiment de la réserve nécessaire, je +m’inclinai: + +--Pardonnez-moi, balbutiai-je, j’ignorais que je risquais aussi, près de +vous, de toucher à une blessure. + +Il haussa les épaules, et se remit en marche. Je l’imitai. + +Quelques minutes s’écoulèrent. La côte, devenue plus raide, obligeait à +ralentir l’allure. Le jour baissait, maussade, et j’éprouvais un réel +embarras. Il n’était plus question de reprendre un thème qui, seul, +m’aurait intéressé; j’hésitais d’autre part à proposer de rebrousser +chemin. + +Soudain, j’eus la surprise de sentir qu’on me prenait le bras. + +--Vous allez repartir au front où la souffrance vous attend, vous aussi: +puisqu’aujourd’hui, vous avez entrevu les questions redoutables qu’elle +pose, vous plaît-il d’apprendre ce que j’en sais? demandait l’abbé d’une +voix grave. + +Il commença, tenant mon silence pour un acquiescement, et j’ai +conscience de ne pas changer un mot au discours qu’il me tint: + +--Rassurez-vous d’abord: je ne parlerai pas en prêtre. Je veux m’en +tenir aux seuls arguments de raison qui sont de nature à vous toucher. +Remarquez pourtant que, par métier, je me heurte à la souffrance plus +souvent qu’un autre; ajoutez qu’elle est installée chez les miens; +oserai-je enfin avouer qu’elle ne m’a pas oublié? Que de motifs pour +méditer sur elle, et trouver auprès de vous un titre de créance!... + +«J’ai affirmé tout à l’heure que la souffrance n’épargnait personne. +Sans doute, ses moyens varient. Il en est de violents, il en est +d’insinuants et de cauteleux; il en est des lents et des rapides, de +toutes les sortes et de toutes les qualités. La victime, elle, est +toujours atteinte. Tel dont vous enviez la fortune heureuse, se ronge en +secret et appelle la mort: tel autre dont le bonheur est évident, ignore +que l’existence le détroussera demain, avec la dextérité d’un bandit de +grand chemin. L’universalité de la souffrance sous des formes diverses +est un fait. + +«Son apparente inégalité en est un second... Gardons-nous cependant de +croire trop à celui-là. Le plus souvent, en effet, on est tenté de +mettre sa souffrance au-dessus de celle du prochain. D’autre part, nous +ne nous attachons guère à observer que les douleurs se rapprochant de la +nôtre. On risque ainsi de ne pas tout voir et même de ne rien voir. + +«Quoi qu’il en soit, voilà un phénomène de la vie, le plus considérable, +le plus constant, le plus redoutable aussi, dont on se demande: «A quoi +sert-il?» Car rien ici-bas n’est inutile; lui seul, en s’en tenant au +point de vue humain, ne semble que nuire. Encore s’il nuisait partout de +la même manière! Mais non: quoi de plus divers que l’œuvre de la +souffrance? Ici, résignation, ailleurs, révolte; autre part, élans vers +Dieu, renoncement, mysticisme; à côté, fureurs, incrédulité, blasphèmes; +tantôt la charité, tantôt l’ordure, pour s’étourdir. Ah! croyez-moi, le +problème n’est pas seulement dans l’_existence_ de la souffrance. C’est +devant le _résultat_ de la souffrance que j’ai le plus tremblé... +jusqu’au jour où, grâce à Dieu, j’ai compris et me suis incliné devant +ce moyen cruel, et merveilleux!... + +Ici, l’abbé abandonne mon bras. Après avoir débuté, comme je l’indique, +d’une voix posée, lentement il avait suivi la progression de ses pensées +et laissé transparaître une part de la fièvre intérieure qui, j’en suis +convaincu maintenant, le dévorait. Désormais, il allait poursuivre +autant pour lui que pour moi. On ne met tant d’ardeur à établir un bilan +que lorsqu’on est en jeu. J’écoutais, mais le véritable auditeur de +l’abbé Manchon était sa conscience. + +--Cruel et merveilleux, reprit-il, répétant ces mots avec complaisance, +mais combien sûr! Parmi tant d’effets impossibles à classer et plus +encore à juger, j’en vois deux en effet, toujours pareils, qui, tôt ou +tard, paraissent comme le fruit sur l’arbre: et tous les deux ne sont à +dire vrai que la même conquête imposée à l’homme ou plutôt à l’élu +choisi par la souffrance. + +«Le premier est le _détachement_: un détachement du devenir, de ce qui +entoure, de soi-même, enfin de tout ce qu’on est convenu de nommer la +vie. L’homme qui a vraiment souffert peut avoir l’air consolé: il ne +retrouve jamais le goût de vivre. Détaché de la réalité, c’est déjà un +mort qui erre. Vous avez été surpris du don Lormier? moi pas. Je ne +m’étonne pas non plus des générosités de ma mère. Son ardeur à diminuer +la douleur des familles ne sollicite d’ailleurs aucun remerciement et ne +se préoccupe d’aucun nom. Elle aussi, autant que Lormier, est détachée +non seulement de la fortune, mais du bien qu’elle tente. Ma mère ne +tient plus à elle, ni à moi, ni à rien. La douleur en a fait une plante +arrachée brutalement de terre et qui, racines en l’air, achève d’expirer +au soleil. + +«Mais au-dessus du détachement, et par delà, il est un second effet dont +j’estime qu’il est la raison suprême de la souffrance, et qui, rarement +formulé, ou mal, ou parfois pas du tout, devient pourtant un élément de +la pensée aussi dominateur que salutaire. + +«Parce que la souffrance dépouille, parce qu’elle paraît injuste, parce +que rien surtout n’est capable ici-bas de réparer ce qu’elle engendre, +fatalement, l’être détaché de lui-même en appelle au delà. Sans la +souffrance, l’homme n’aurait jamais songé à l’immortalité. Par la +souffrance, il en acquiert le besoin et brisant les limites d’un présent +qui ne compte plus, projette son existence véritable dans les régions de +l’infini. + +«Sous quelle forme, pareille induction souveraine? Ah! peu importe! +c’est affaire aux métaphysiques et aux religions, de tenter une +précision si elles peuvent. Le principal, monsieur, n’est pas qu’on +sache ce qu’il y aura: c’est que le regard mental ose enfin dépasser le +visible; c’est qu’à la notion d’un stupide divertissement de quelques +années, se substitue celle d’une chaîne prodigieuse et riche, nous +prolongeant à travers les réparations et l’agrandissement de l’avenir. + +«Quand je suis entré chez ma mère, M. Lormier parlait de ténèbres qui +supposent la lumière: c’est bien, il est sauvé! Ma mère répondait: «Je +cherche l’explication, mais la nuit reste...» Elle se trompait: +puisqu’elle cherche, elle aussi est sauvée! Pour tous deux, la +souffrance a clos son œuvre... + +«Œuvre tragique: soit. La mort aussi en est une autre. Mais on n’aborde +l’inconnu, mentalement ou réellement, qu’à travers des cris et des +sanglots, c’est-à-dire par la souffrance! La Vie, la Mort, même chose! +rien de plus qu’un chemin, le grand chemin qui mène à l’inconnu!... + +D’un geste large, l’abbé montra la perspective de la chaussée que nous +ne cessions de suivre. + +--On marche... on va devant soi... comme ces gens, là-bas, qui nous +précèdent: on avance à pas toujours plus lourds, sans se connaître, sans +regarder autour de soi, uniquement à la fatigue de la côte et à la +rudesse du fardeau... et c’est la Vie! On approche ensuite du sommet... +Ah! justement! l’un de ces gens y arrive... La silhouette se détache sur +le fond net du ciel... Voyez! ce n’est plus, ainsi qu’auparavant, une +forme confuse: maintenant, on distingue les vêtements... la coiffure... +une femme... Comme elle paraît grande, malgré la distance! Mais les +pieds disparaissent... les jambes... le buste est mordu... +Apercevez-vous encore la tête?... Plus rien et c’est la Mort! + +«Oui, cette femme vient bien de disparaître, ainsi que disparaissent les +morts. Cependant, vous êtes sûr, n’est-il pas vrai, _absolument sûr_ que +sa disparition n’a pas arrêté le voyage et qu’elle va quelque part? Vous +en êtes sûr, parce qu’on ne suit jamais une route sans un but à +atteindre, parce que vous savez d’expérience la toute-puissance de +l’appel de la route. Ah! cet appel magnifique vers le gîte d’étape, la +demeure ancestrale, ou le paysage dont on rêve! cet appel, sans lequel +on ne saurait où orienter son pas et qui, en ce moment, fait que +nous-mêmes ne souhaitons d’aller ni à droite ni à gauche, mais préférons +gravir la côte, pour découvrir un horizon dont nous ne mettons pas +l’existence en doute, bien que nous ignorions quel il peut être! + +«Vous souhaitiez apprendre, monsieur, la raison dernière de la +souffrance dans le voyage qui nous emporte à travers le temps: cette +femme vient de parler pour moi. La souffrance est l’appel de la route. +Si pénible que soit l’effort, marchons, guidé par lui, vers le pays où +j’espère que la Justice de Dieu perdra son obscurité, parce qu’il y fait +toujours clair... + +«Ainsi soit-il! + +Après ceci, l’abbé se tut. + +Ne pensez-vous pas, mes camarades, qu’il avait répondu à vos questions +et que le plus simple est d’arrêter là nos récits? + + + + + * * * * * + + +Duclos et Tinant approuvèrent d’un signe. Nous nous sommes quittés +ensuite. Chacun, depuis lors, gravit sans doute aussi la côte: mais où +sont-ils?... + + + + +TABLE DES MATIÈRES + + + Trois amis 1 + L’un d’eux commence 11 + Un autre répond 133 + Le troisième conclut 327 + + +E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY + + + + +LIBRAIRIE ACADÉMIQUE PERRIN ET Cie + +Collection de Romans + + + HENRY ASSELIN + Rapetisse ton Cœur. 2e édition. 1 vol. in-16. + + AVESNES + Contes pour lire au Crépuscule (Académie française, Grand prix du + roman). 10e édition. 1 vol. in-16. + + ÉMILE BAUMANN + Le Fer sur lEnclume. 1 vol. in-16. + + JACQUES BOMPARD + L’Étrangère. Récit. 1 vol. in-16. + + ÉDOUARD DEMEUSE + L’Engrenage. 2e édition. 1 vol. in-16. + + ÉDOUARD ESTAUNIÉ + L’Empreinte (ouvrage couronné par l’Académie française). 17e édition. + 1 vol. in-16. + Le Ferment. 3e édition. 1 vol. in-16. + La Vie secrète (Prix de la _Vie Heureuse_ 1908). 14e édition. + 1 vol. in-16. + Les Choses voient. 13e édition. 1 vol. in-16. + Solitudes. 5e édition. 1 vol. in-16. + L’Ascension de M. Baslèvre. 14e édition. 1 vol. in-16. + L’Appel de la route. 1 vol. in-16. + + GUILLAUME GAULÈNE + Maman et Claude. 1 vol. in-16. + + COMTE DE GOBINEAU + Nouvelles asiatiques. Nouvelle édition. 1 vol. in-16. + Ternove. Nouvelle édition, avant-propos de Tancrède de Visan. + 1 vol. in-16. + + J. P. HEUZEY + Le Chemin sans but. 1 vol. in-16. + + ANDRÉ LAFON + L’Élève Gilles (Grand prix de l’Académie française 1912). 34e édition. + 1 vol. in-16. + La Maison sur la Rive. 3e édition. 1 vol. in-16. + + SELMA LAGERLÖF + Les Liens invisibles. Nouvelles traduites du suédois avec + l’autorisation de l’auteur, par M. André Bellessort. 23e édition. + 1 vol. in-16. Prix Nobel. + Le Livre des Légendes. Nouvelles traduites du suédois avec + l’autorisation de l’auteur, par Fritiof Palmer. 14e édit. + 1 vol. in-16 avec portrait. + Le vieux Manoir. Nouvelles traduites du suédois avec l’autorisation de + l’auteur, par Marc Hélys. 11e édition. 1 vol. in-16. + Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, traduit + du suédois avec l’autorisation de l’auteur, par T. Hammar. + 26e édition. 1 vol. in-16. + Le Charretier de la Mort, traduit du suédois par T. Hammar. + 1 vol. in-16 avec un portrait de l’auteur. + + DMITRI MEREJKOWSKY + La Résurrection des Dieux (Léonard de Vinci) traduit du russe avec une + préface de S. M. Persky. 7e mille. 1 vol. in-16. + + ALBERT REGGIO + Les Conclusions de Prodrome Zécas, roman de mœurs grecques + contemporaines. 1 vol. in-16. + + LÉON THÉVENIN + Le Retour d’Ariel. 1 vol. in-16. + + COMTE LÉON TOLSTOÏ + Résurrection. Traduit du russe par T. de Wyzewa. 53e mille. + 1 vol. in-16. (Édition complète en un volume.) + Contes et Romans posthumes. Hadji Mourad, traduit du russe avec une + introduction et des notes biographiques, par T. de Wyzewa. + 1 vol. in-16. + + PIERRE DE VALROSE + Une Ame d’Amante pendant la Guerre. 9e édition. 1 vol. in-16. + Le Droit à la Vie. 6e édition. 1 volume in-16. + Passion. 11e édition. 1 vol. in-16. + La Téméraire. 10e édition. 1 vol. in-16. + + A. DE VILLÈLE + Allemand d’Amérique. Roman de la vie contemporaine. 1 vol. in-16. + Mirage d’Amour. 1 vol. in-16. + + +Paris.--Imp. HENRI DIÉVAL, rue de Seine, 57. + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75235 *** diff --git a/75235-h/75235-h.htm b/75235-h/75235-h.htm new file mode 100644 index 0000000..5844f3a --- /dev/null +++ b/75235-h/75235-h.htm @@ -0,0 +1,14142 @@ +<!DOCTYPE html> +<html lang="fr"> +<head> + <meta charset="UTF-8"> + <title>L’appel de la route | Project Gutenberg</title> + <link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover"> + <style> + +p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em; + margin: .3em 0;} + +h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; } +h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; } +h3 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 3em 0 1.5em 0; } + +div.c, p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0; + margin: 1em 0; } + +.large { font-size: 130%; } +.xlarge {font-size: 150%; } +.small { font-size: 90%; } +.xsmall, small { font-size: 80%; letter-spacing: .05em; } + +.b { font-weight: bold; } +.i { font-style: italic; } +.i i, .i em { font-style: normal; } + +.sc { font-variant: small-caps; } +.ssf { font-family: sans-serif; } + +span.blkl { display: inline-block; text-indent: 0; text-align: left; } +span.blk { display: inline-block; text-indent: 0; text-align: center; } + +.sign { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; } + +hr { width: 20%; margin: 1em 40%; } +.asterism { text-align: center; margin: 1em 0; line-height: .6em; font-size: 90%; } + +sup { font-size: smaller; vertical-align: 30%; line-height: 1em; } + +li { list-style: none; text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; } + +div.flex { display: flex; justify-content: center; } +table { margin: 1em auto; } +td { vertical-align: top; } +td.bot { vertical-align: bottom; padding-left: 1em; } +td.c div { text-align: center; } +td.r div { text-align: right; } +td.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; text-align: left; } + +p.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; } + +a { text-decoration: none; } + +div.gap, p.gap { margin-top: 2.5em; } +.break, .chapter { margin-top: 4em; } + +img { max-width: 100%; } + +@media screen { + body { max-width: 40em; width: 80%; margin: 0 auto; } + img { max-height: 700px; } +} + +.x-ebookmaker .break, .x-ebookmaker .chapter { page-break-before: always; } +.top2em { padding-top: 2em; } +.top4em { padding-top: 4em; } +.nobreak { page-break-before: avoid; } + + </style> +</head> +<body> +<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75235 ***</div> +<div class="x-ebookmaker-drop c"><img src="images/cover.jpg" alt=""></div> +<div class="x-ebookmaker-drop break"></div> +<p class="c top2em large">ÉDOUARD ESTAUNIÉ</p> + +<h1>L’Appel<br> +de la Route</h1> + + +<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br> +<span class="small ssf">LIBRAIRIE ACADÉMIQUE</span><br> +PERRIN ET C<sup>ie</sup>, LIBRAIRES-ÉDITEURS<br> +35, <span class="xsmall">QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS</span>, 35</p> + +<p class="c">1922<br> +<span class="small">Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.</span></p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="c">ŒUVRES D’ÉDOUARD ESTAUNIÉ</p> + +<p class="c i">Académie française. Prix Née, 1919.</p> + + +<p class="c small b ssf">ROMANS</p> + +<ul><li><span class="sc">Un Simple.</span> Un volume in-16.</li> +<li><span class="sc">Bonne Dame.</span> (Nouvelle édition). Un volume in-16.</li> +<li><span class="sc">L’Empreinte.</span> <i>Couronné par l’Académie française.</i> (18<sup>e</sup> édition). +Un volume in-16.</li> +<li><span class="sc">Le Ferment</span> (5<sup>e</sup> édition). Un volume in-16.</li> +<li><span class="sc">L’Épave</span> (2<sup>e</sup> édition). Un volume in-16, épuisé.</li> +<li><span class="sc">La Vie secrète.</span> Prix de <i>La Vie Heureuse</i>, 1908. (13<sup>e</sup> édition). +Un volume in-16.</li> +<li><span class="sc">Les Choses voient</span> (13<sup>e</sup> édition). Un volume in-16.</li> +<li><span class="sc">Solitudes</span> (7<sup>e</sup> édition). Un volume in-16.</li> +<li><span class="sc">L’Ascension de M. Baslèvre</span> (14<sup>e</sup> édition). Un volume +in-16.</li></ul> + +<p class="c small b ssf">CRITIQUE D’ART</p> + +<p class="c i">Impressions de Hollande :</p> + +<ul><li><span class="sc">Petits Maîtres.</span> Un volume in-16 avec deux planches +gravées.</li></ul> + +<p class="c gap xsmall">E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY</p> + +<div class="chapter"></div> + + +<p class="c i top4em">Il a été tiré de cet ouvrage<br> +5 exemplaires sur papier des Manufactures impériales<br> +du Japon, marqués A. B. C. D. E.<br> +et 125 exemplaires sur papier vergé pur fil<br> +des Papeteries Lafuma, numérotés 1 à 125.</p> + + + +<p class="c gap">Copyright by <span class="sc">Perrin</span> et C<sup>ie</sup>, 1922.</p> + +<div class="chapter"></div> + + +<p class="c top4em"><span class="blkl">Pour ANDRÉ BELLESSORT<br> +Au maître écrivain,<br> +A l’ami,</span></p> + +<p class="sign i"><span class="blk">son ami,<br> +E. E.</span></p> + + +<div class="chapter"></div> + +<p class="c xlarge">L’APPEL DE LA ROUTE</p> + + + + +<h2 class="nobreak" id="c1">TROIS AMIS</h2> + + +<p>La vie courante est parsemée d’extraordinaires +rencontres. Toutefois il est rare qu’on s’en +étonne. Pris entre l’alternative d’un hasard inexplicable +ou d’une volonté mystérieuse qui guide +les hommes, on détourne les yeux d’un problème +devenu indifférent à force de se présenter, et l’on +se croit quitte de solution en décrétant que le +monde est très petit.</p> + +<p>Qu’un soir de 1918, au retour de la guerre, +nous nous soyons ainsi retrouvés, trois camarades +d’enfance, à la terrasse du café de la Paix, +et que, pris du désir de mieux nous informer les +uns des autres, nous ayons décidé de dîner +ensemble au cabaret, ceci, j’y consens, n’a rien +que de naturel. Mais qu’ayant suivi, à partir du +collège, des carrières parfaitement divergentes, +qu’ayant vécu l’un à Versailles, l’autre à Paris, le +dernier dans une ville retirée de Bourgogne, +nous ayons été chacun témoin d’une des faces +d’un drame unique ; que de plus, sans nous +donner le mot ni d’ailleurs soupçonner où nous +allions, nous ayons eu l’idée, ce soir-là, de +raconter ce que nous en avions vu, et découvert +de cette manière qu’au total nous avions assisté à +<i>une même aventure</i> ; qu’enfin nous soyons aujourd’hui +encore <i>les seuls à le savoir</i> tandis que <i>les +acteurs eux-mêmes l’ignorent</i>, voilà en revanche +de quoi provoquer chez tout être qui réfléchit un +« pourquoi » d’autant plus anxieux que nulle +réponse n’y peut être donnée.</p> + +<p>Quoi qu’il en soit, telle fut l’impression produite +alors sur chacun de nous que je me sens en +mesure de rapporter ici non seulement les récits +dont s’illustra une soirée si singulière, mais les +propos beaucoup plus vagues qui leur servirent +de prétexte ou de préface, comme on voudra.</p> + +<p>Ils commencèrent, si j’ai bonne mémoire, le +repas terminé, à ce moment où, les coudes sur +la table, la cigarette allumée, et humant l’odeur +d’une tasse de café brûlant, on est tenté, suivant +le mot d’un humoriste, de souscrire à l’immortalité +de l’âme.</p> + +<p>En réalité, nous ne nous étions guère entretenus +auparavant que de choses indifférentes. +Comme ceux qui ont vraiment fait la guerre, +nous avions surtout le besoin de n’en plus parler. +Donc, en réponse aux questions sur nos destins +divers, chacun s’était contenté d’esquisser à +larges traits sa vie d’<i>avant</i>. J’appris ainsi que mon +ami Tinant, devenu professeur libre et passablement +vagabond, enseignait en dernier lieu au collège +R*** à Paris ; que Pierre Duclos, au contraire, +avait sagement chaussé les souliers de son +père, feu le docteur Duclos, médecin-chef de +l’hôpital de Semur ; enfin aucun de nous n’était +encore marié. Que le rude effort d’une existence +paraît peu de chose quand on le résume de la +sorte pour l’édification d’un labadens !</p> + +<p>Mais, à peine ces renseignements fournis, il +avait semblé que l’intérêt de la réunion fût épuisé +et notre curiosité à bout de souffle. Très rapidement +la conversation prit un ton neutre, ce je ne +sais quoi d’un peu gêné, propre aux entretiens où +l’on désire marquer n’être pas entre indifférents, +et où l’on ne saurait cependant livrer ses pensées +intimes. A l’élan des premières effusions succédait +une fatigue intérieure, peut-être la désillusion de +nous retrouver en somme aussi étrangers qu’avant +nos confidences, si bien, je le répète, qu’une fois +le café servi, nous étions mûrs pour une parfaite +mélancolie, ou, ce qui revient au même, pour un +débat métaphysique.</p> + +<p>Et ce fut alors, précisément pour couper court +à un silence qui menaçait, que Pierre Duclos, le +premier et sans le vouloir, entra dans le chemin +où nous attendait la surprise des récits que je +souhaite évoquer.</p> + +<p>— Tout compte fait, déclara-t-il soudain, on a +traversé quatre années assez rudes ; quels enseignements +en avez-vous tirés ? Pour ma part, +aucun… A peine une ou deux lumières sur des +choses que je savais. Par exemple, il est clair que +la guerre n’est que souffrance, un grand torrent +de souffrance roulant à la même heure dans son +flot imbécile une portion d’humanité ; mais c’est +de la souffrance collective, de la souffrance dans +le bruit. Hé bien ! je comprends maintenant très +bien pourquoi les charlatans opèrent au milieu +de la foule et au son de la caisse : ce n’est pas +pour étouffer les cris du patient, c’est que la sensibilité +de chacun en devient beaucoup moindre. +A parler franc, une guerre nouvelle m’effrayerait +moins que la paix qui guette chacun de nous, car +la paix est silencieuse et l’on y est solitaire… +Autre indication encore : je soupçonnais, j’étais +même convaincu que la souffrance tire son origine +le plus souvent de sources irresponsables, +inconscientes de l’œuvre qu’elles font. Dans la +vie normale, on va, on vient, on parle, on n’a +aucune intention mauvaise, et parce qu’on a passé +à droite plutôt qu’à gauche, prononcé un mot au +lieu d’un autre, à distance, quelqu’un est frappé +auquel on ne songeait pas, dont on ignorait même +parfois l’existence. Toutefois, ce jeu de la bête +humaine, fabriquant le mal à la manière d’une +sécrétion, ne m’était apparu que par éclairs et +dans des cas que je croyais exceptionnels. La +guerre, au contraire l’a illuminé. Un homme +épaule, vise dans une direction donnée, parce que +telle est la consigne. Le coup part ; un corps +tombe ; et le meurtrier ne connaît pas la victime, +il ne saura jamais ni pourquoi il a tué, ni même +parfois s’il a tué. Simplement, il a fait son métier +d’homme… Et voilà… Nous aussi allons continuer +de le faire, plus ou moins… Seulement, +plus de coups de feu pour avertir, plus d’abris +pour se protéger, les balles viendront on ne sait +d’où. La guerre encore, mais cette fois contre +l’insoupçonnable et où l’on tombe sans témoin… +tout à fait seul…</p> + +<p>Je me rappelle qu’en parlant, Pierre Duclos +avait pris une cuiller et scandait chaque début de +phrase d’un heurt sur la soucoupe, comme pour +donner plus de force à ce qu’il disait. Il s’exprimait +cependant avec une certaine hésitation, à la +manière d’un homme qui, après avoir longtemps +médité des pensées familières, s’efforce, sans y +parvenir, de leur trouver une traduction satisfaisante.</p> + +<p>Je répliquai avec un peu d’ironie :</p> + +<p>— Si c’est là toute la joie que te procure la vue +des drapeaux aux fenêtres, je la trouve mince. +Pour fâcheuse que nous apparaisse l’obligation de +recommencer une carrière, la paix n’en a pas +moins un visage plaisant. Je ne me sens point +non plus si féroce que tu dis : surtout, j’ai garde +de dédaigner une existence que tu es, autant que +moi, ravi de posséder encore.</p> + +<p>Tinant dit à son tour :</p> + +<p>— Sans dédaigner la vie, il est loisible d’en +examiner le mécanisme. Quant à en tirer une +conclusion, autant rêver de la suppression des +catastrophes, une fois monté dans le train qui +vous emporte vers elles !</p> + +<p>La cuiller de Duclos se remit à tinter avec violence :</p> + +<p>— Ai-je prétendu autre chose qu’établir un +constat ? Je répète que la paix institue l’état de +guerre individuel. Qu’il le veuille ou non, +l’homme crée de la souffrance pour quoi que ce +soit qui l’approche.</p> + +<p>Je ripostai :</p> + +<p>— Et tout l’effort de l’homme n’a d’autre objet +que de supprimer cette souffrance : accorde cela +qui pourra !</p> + +<p>— Accorder entre elles des contradictoires, +souffla Tinant, est également le propre des +humains : témoin la Croix-Rouge et la bataille…</p> + +<p>Mais Pierre Duclos, tourné vers moi, reprenait +déjà :</p> + +<p>— L’effort de l’homme est aussi tout entier +dirigé vers le bonheur : en sommes-nous moins +malheureux ? Entre nos vœux ou nos tentatives +et la réalité, se dresse toujours, infranchissable, +l’obstacle des lois physiologiques. De même +qu’abandonné, un champ se couvre d’orties et de +chardons sans que jamais du blé s’y mêle, pareillement, +livré à lui-même, le monde ne produit +que souffrance et ne supporte qu’elle. Oh ! je ne +demande même pas pour quelles raisons on est +frappé ! Les faits immédiats me suffisent. L’universalité +de la souffrance et sa nécessité, voilà au +fond le mystère qui n’a cessé de me hanter durant +la campagne, et ce ne seront ni l’armistice, ni la +victoire, ni la paix qui l’empêcheront de nous +guetter encore au tournant de l’heure !</p> + +<p>— D’où vient le mal ? à quoi peut-il servir ? +soupira de nouveau Tinant. Problèmes très +anciens et dont aucune métaphysique ne s’avisa +sans trébucher. S’il y a un Dieu, comment tirer +le mal de lui ? Si tout est hasard, pourquoi celui-ci +tourne-t-il toujours du mauvais côté ? A ces questions, +jamais de réponse. Toutefois, l’humanité +résignée a cessé d’en gémir : Duclos, tu retardes…</p> + +<p>Je le regardai. Bien qu’un sourire sceptique +animât sa lèvre, l’expression de son visage était +devenue très grave. Après tout, peut-être avait-il +comme Duclos l’appréhension des temps qui +allaient venir.</p> + +<p>— Bah ! m’écriai-je, laissons de côté les métaphysiques +et ce qu’inventèrent les philosophes. +Je n’ai, pour ma part, jamais constaté qu’une +loi de nature fût sans bénéfice pour les vivants. +Si donc la souffrance est une nécessité, ce ne +peut être qu’une nécessité bienfaisante !</p> + +<p>Ils s’exclamèrent.</p> + +<p>Aussitôt, comme il arrive souvent, fouetté par +la contradiction, j’insistai :</p> + +<p>— N’est-il pas reconnu que la souffrance transforme +les êtres en les améliorant ? Au physique, +elle sert de garde-fou contre les excès possibles. +Au moral, elle martèle les âmes, en tire des +accents supérieurs, et, comme un creuset, purifie +ceux qu’elle dévore !</p> + +<p>— Entendu, coupa Tinant, il paraît qu’elle aide +les incroyants à se convertir !</p> + +<p>— A moins qu’elle ne jette les croyants dans la +révolte ! poursuivit Pierre Duclos en haussant les +épaules.</p> + +<p>Et il conclut :</p> + +<p>— Car cela seul est évident que la souffrance +est injuste !</p> + +<p>— Ou incompréhensible, précisa Tinant.</p> + +<p>— Incomprise plutôt ! interrompis-je.</p> + +<p>— C’est pire !</p> + +<p>Dans l’ardeur de la discussion, nous nous +étions levés. La passion que nous apportions +soudain était vraiment curieuse. Aucun de nous +toutefois ne songeait à s’en apercevoir.</p> + +<p>Et c’est alors que, poussé par je ne sais quelle +obscure intuition, je déclarai :</p> + +<p>— Assez parlé dans les ténèbres : un exemple +concret vaudrait mieux qu’une heure de théorie. +Donnez-le-moi, et je me fais fort d’y découvrir la +justification de cette souffrance que vous nommez +une injustice et qui n’est peut-être que le ressort +le plus efficace de la vie !</p> + +<p>— Des exemples ! s’écria Pierre Duclos. En +veux-tu un ?</p> + +<p>— Certes !</p> + +<p>— Quels que soient les faits apportés par Duclos +et la conclusion qu’on en tirera, d’avance je +m’engage à en apporter d’autres, montrant des +résultats inverses, s’exclama Tinant.</p> + +<p>— Soit, toi aussi, tu parleras ! Et après… après, +parions que nous conclurons comme j’ai dit, ou, +si l’on n’y parvient pas, c’est que, ainsi qu’il +arrive trop souvent, nous n’aurons eu devant +nous que des apparences, l’essentiel nous ayant +échappé.</p> + +<p>— Sérieusement, reprit Pierre Duclos, tu +demandes ?…</p> + +<p>— Ton histoire, et celle de Tinant. Une condition, +toutefois…</p> + +<p>— Laquelle ?</p> + +<p>— Pas de récit de guerre.</p> + +<p>— Hé ! mon cher, n’ai-je pas dit tout à l’heure +que le vrai tragique se rencontre surtout en temps +de paix, là où personne ne le soupçonne ?</p> + +<p>D’un commun accord, chacun retournait déjà +vers sa place. Un instant, le bruit du boulevard +déferla seul dans la pièce, différent de jadis, plus +vulgaire et moins varié. Pierre Duclos, ayant +avalé d’un trait son café et repoussé la tasse, +commença ensuite le récit annoncé. Tinant et +moi, nous nous attendions à une brève anecdote : +mais de même que tous ignoraient pourquoi la +conversation avait pris ce tour inattendu, nous +ne pouvions prévoir quels sentiers nous allions +suivre, ni la lumière qui nous attendait au bout.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c2">L’UN D’EUX COMMENCE</h2> + + + + +<h3>I</h3> + + +<p>Il est superflu d’affirmer que je ne cacherai rien, +sauf les noms. Qu’importent ceux-ci ? le fond seul +est en cause. Je n’ai pas non plus été témoin de +tout : j’ai vu certaines choses, j’en ai deviné +d’autres… Qu’importe encore ? on n’est jamais +en somme le témoin complet d’une pensée : cela +empêche-t-il d’en inférer des conclusions que +nous jugeons certaines ? En revanche, je ne ferai +point mystère du lieu où l’aventure se déroula. +Une maison, une rue, une ville sont des éléments +essentiels à défaut desquels on n’explique pas des +actes parfaitement clairs : et tel dénouement, +impossible à Paris, avenue de Messine, devient au +contraire seul acceptable à Semur.</p> + +<p>Mais j’oublie qu’en bons Dijonnais vous ne connaissez +pas Semur ou ne l’avez parcouru qu’en +passant…</p> + +<p>Imaginez donc une falaise hérissée de donjons, +cernée par une rivière de toutes parts, sauf en un +point qui est un isthme étroit par où la falaise se +rattache au plateau. Le plateau lui-même, pris +entre les pinces de la rivière, a peine à s’approcher +et n’y parvient qu’en s’effilant en pointe.</p> + +<p>Il va de soi que, dans les temps anciens, une +forteresse couronnait la falaise, tandis que la ville, +collée de son mieux au réduit tutélaire, tassait +pêle-mêle à l’extrémité du plateau son beffroi, sa +cathédrale et ses maisons ventrues. Puis une +époque vint où la forteresse parut moins redoutable. +Déjà, sous Louis XI, elle comptait peu. +Henri IV fit mieux et, pour se venger de quelques +ligueurs retardataires, la démantela. Aujourd’hui, +seules, une ligne de murailles et quatre tours +colossales subsistent encore, témoignant de la +vengeance du roi aux yeux d’un peuple qui ne s’en +soucie plus.</p> + +<p>Ne jugez pas inutile ma digression… Sans elle, +vous n’auriez pas compris la séparation de Semur +en deux parties distinctes et devenues rivales : +celle du plateau ou vieille ville, fleurie de maisons +du <small>XIV</small><sup>e</sup> et du <small>XV</small><sup>e</sup> siècle ; celle du château, bâtie +à la fin du grand siècle, composée de demeures +solennelles à son image. Comme sous le bon duc +Philippe, la première uniquement s’obstine à vivre. +L’autre qui a nom <i>le Rempart</i> dort dans sa grandeur +sans témoins, et son pavé, quand on le foule, +rend le son d’une dalle de cloître.</p> + +<p>Au total, une cité qui agonise. Le pays alentour +est délicieux, les terres parmi les plus riches, +mais le rucher se vide, insecte par insecte, au fil +des jours. Pourquoi ? on ne sait pas… Dans les +rues, aucun bruit, sinon celui qui arrive des maisons. +Ni passants, ni voitures. On s’étonne qu’il +y ait encore des marchandises aux étalages. Un +chat dort à la vitre du libraire, entre des cartes +de visite jaunies par le soleil, une photographie +de l’hôpital et d’antiques porte-monnaies. Tel +quel, cependant, je trouve adorable mon coin +natal. Pas une pierre qui n’y parle d’histoire, une +église pareille à un joyau, des rues en labyrinthe +à l’issue desquelles se découvre chaque fois un +horizon surprenant, enfin partout un air de discrétion, +une manière distinguée de vous envelopper +dans du silence, sans que vous vous sentiez +tout à fait solitaire. Ce n’est que chez nous +que se rencontrent pareille ardeur à ne jamais +paraître, et tant d’ingéniosité à tout savoir, quitte +ensuite à tirer de l’humble fait divers journalier +une leçon générale, voire des lois à appliquer à +l’univers.</p> + +<p>Et maintenant, venons au fait.</p> + +<p>En 1907, de retour chez mon père, à Semur, +je commençais à prendre sa clientèle. Or, un soir, +vers onze heures, un coup de marteau frappé à la +porte avec une vigueur inaccoutumée, nous fit +tressaillir l’un et l’autre. Les domestiques étaient +couchés. Mon père, qui lisait près de moi, dit :</p> + +<p>— Ouvre la fenêtre, et vois ce qu’on nous veut.</p> + +<p>J’obéis. A peine avais-je penché la tête au +dehors qu’une voix de femme s’éleva :</p> + +<p>— C’est pour avoir le docteur tout de suite. +Madame Lormier s’est trouvée mal ; on croit +qu’elle va passer.</p> + +<p>Je me retournai vers mon père :</p> + +<p>— Tu as entendu ?</p> + +<p>Il répliqua :</p> + +<p>— Naturellement, il faut y aller. Je n’ai jamais +soigné les Lormier, mais puisqu’on vient à +pareille heure, le cas doit être sérieux.</p> + +<p>En hâte, j’allai donc passer un vêtement convenable +et, trois minutes après, je trouvais en +bas une servante qui, redevenue paisible une fois +sa commission faite, allait et venait sur le trottoir. +On partit.</p> + +<p>Tout en marchant, je m’informai et démêlai, à +travers des réponses assez embrouillées, qu’il +s’agissait probablement d’une attaque, — un de +ces cas, en effet, où la présence immédiate du +médecin peut être utile, mais où, hélas ! la médecine +est parfois, quoi qu’on tente, d’un bien +pauvre secours.</p> + +<p>Je ne connaissais pas de nom les Lormier : +encore moins savais-je où ils gîtaient. Très vite, +je compris que ce devait être au Rempart. En +effet, quelques minutes plus tard, nous passions +devant l’hôpital, et cinquante mètres au delà, +nous nous arrêtions devant une porte. La servante +prit une clé dans son trousseau, la serrure +grinça, le battant s’ouvrit : nous étions au but.</p> + +<p>Pour vous représenter ce qu’était la maison +Lormier et l’étonnement qu’elle me donna, rappelez-vous +qu’au Rempart, la moindre bâtisse fait +figure de palais. Celle-ci était au contraire étroite +et haut sur pattes. Elle n’avait que deux fenêtres +de façade ; en revanche, trois étages, dont le dernier +mansardé, lui donnaient un air de gratte-ciel, +exagéré par la pénombre de la nuit. Pareillement +on voit des plantes privées de soleil +allonger le cou démesurément, sans que les +feuilles, le long de la tige, parviennent à s’étaler.</p> + +<p>A l’intérieur, l’impression était pire : un corridor +étroit qui tenait lieu d’antichambre, un escalier +juste large pour laisser passer une personne, +des plafonds bas à les toucher de la main, bref un +arrangement tel que, dans tout le Rempart, on +n’en devait point trouver de pareil.</p> + +<p>— Attendez là, dit la servante, je vais prévenir.</p> + +<p>Elle indiquait une pièce éclairée vaguement par +une bougie, dont on se demandait si elle était +atelier ou salon. A côté de meubles anciens y +voisinaient en effet un tour, une table à dessin et +nombre d’outils de mécanicien, le tout dans un +parfait désordre et dans la poussière.</p> + +<p>Je songeai : « Suis-je chez de petites gens, un +ouvrier arrivé ou un bourgeois avare ? » Je n’eus +d’ailleurs pas le loisir de décider. Déjà, une femme +venait de paraître.</p> + +<p>— Ah ! c’est vous qui venez ? fit-elle d’une voix +sourde. — Elle s’attendait sans doute à voir mon +père. — Je crains que vous n’arriviez bien tard… +allons…</p> + +<p>Et je suivis encore, guidé par la lueur vacillante +de la bougie qu’elle avait prise aussitôt. Nos +pas firent crier les marches de l’escalier. En vain +avançais-je avec précaution, on aurait pu croire +qu’une troupe de gens montait. Puis, au premier, +j’aperçus une chambre ouverte, un corps étendu +sur un lit défait… La malade était là : je cessai +d’observer l’extérieur, pour ne plus m’occuper +que de la sauver, si l’on pouvait…</p> + +<p>Je ne m’étais pas trompé : au premier coup +d’œil, je reconnus une attaque qui, sans doute, +ne pardonnerait pas. Toutefois j’avais besoin de +détails, et c’est à ce moment qu’il faut placer ma +première vision des acteurs du drame, vision à ce +point inoubliable que le temps n’en a rien effacé.</p> + +<p>Imaginez, je vous en prie, le décor où nous +sommes, une pièce vaste, très basse de plafond, +où la nuit règne. Les meubles sont à peine distincts, +à peine la cheminée : sur une paroi seulement +l’alcôve se détache en lumière, et dans celle-ci, +le lit, car à la tête de ce dernier, la servante +tient une lampe levée juste au-dessus de la malade +qui, de son regard fixe, semble vouloir dévorer +la clarté hallucinante… Moi, je n’interroge d’abord +que ce visage : figure sèche et longue, cheveux +gris épars, regard terne et bleu. Mais voici qu’avant +de rien décider, je lève la tête pour demander +comment la chose est venue, et tout à coup je <i>les</i> +vois… Ils sont, tous deux, à l’autre bout du lit. +Ce n’est pas la mourante, c’est moi qu’ils surveillent +avec une telle acuité d’attention que je +crois sentir une morsure. Légèrement inclinés, +eux aussi reçoivent en pleine face le choc de la +lumière, cependant qu’en arrière le noir reprend, +les murs s’effacent.</p> + +<p>L’homme, lui, porte cinquante-cinq ou soixante +ans. Il est en chemise de nuit et gros veston de +laine. Autant qu’on en peut juger encore, il a dû +jadis être assez beau, mais on ne s’en aperçoit +pas, tant il n’y a place sur ses traits que pour +une discordance frappant jusqu’au malaise. D’une +part, le front, la courbe du nez, les contours de +la bouche, tout le modelé des chairs expriment +la timidité ou peut-être la peur, et d’autre part, +les yeux ont un éclat insupportable. L’iris et la +pupille y étant rigoureusement du même noir, on +dirait des yeux vernis ; ce sont à la fois des yeux +où on ne lit rien, et des yeux volontaires : exactement +le contraire du reste du visage.</p> + +<p>A côté, la fille… Sans âge visible, et laide. Il +est très difficile d’expliquer à quoi tient la laideur +d’une femme. Maintes fois depuis lors, j’ai revu +mademoiselle Lormier ; pas plus aujourd’hui +qu’hier je ne saurais définir d’où venait sa disgrâce. +Je répète que sa laideur frappait… et +pourtant, là encore comme pour le père, une +discordance éclatait entre l’âme et l’étui ; derrière +cet écran de muscles tirés comme une chevelure +de pensionnaire, jaunes comme des feuillets +d’incunable, on pressentait la flamme, je ne +sais quoi de hardi, peut-être des passions sans +frein, de toutes manières une vie ardente qui +cache ses ardeurs sans tout à fait y parvenir.</p> + +<p>Soudain, lasse de tenir le bras levé, la servante +déposa la lampe sur la table de nuit : la vision +disparut.</p> + +<p>— Qu’augurez-vous ? dit en même temps +M. Lormier.</p> + +<p>Je me contentai de hocher la tête. Aucun mot +nouveau, aucun geste n’accueillit ma réponse +décourageante. Bien mieux, je crus sentir qu’un +autre verdict aurait déçu. La malade intéressait +moins, peut-être, que sa disparition. Que de +drames muets j’aurai ainsi côtoyés, et qu’il faut +ignorer, après les avoir entrevus !</p> + +<p>Je passe sur la suite qui n’eut rien de particulier. +Vainement je pratiquai la saignée d’usage et +le reste. A trois heures du matin, madame Lormier +expirait. Aucun de nous, cela va de soi, +n’avait quitté la chambre.</p> + +<p>A l’annonce de la fin, mademoiselle Lormier vint +s’agenouiller aux pieds de sa mère, mais ne l’embrassa +point. M. Lormier abandonna la fenêtre où +il surveillait le jour naissant, contempla gravement +les yeux qui ne verraient plus jamais et s’incline +en murmurant :</p> + +<p>— Que la paix soit avec elle !</p> + +<p>Après quoi, je m’éloignai. Le spectacle de la +mort laisse toujours un malaise. Mais cette nuit-là, +avouerai-je que j’eus plus de peine que d’ordinaire +à le dissiper ? C’est qu’aussi, en dépit des +apparences, j’avais assisté rarement à une fin plus +solitaire…</p> + +<p>Le lendemain, j’interrogeai autour de moi. +Qu’étaient ces Lormier ? D’où venaient-ils ? Pourquoi +ne les rencontrait-on jamais ?</p> + +<p>En réalité, on en connaissait peu de chose. +Établis depuis quelques années à Semur, ils n’y +avaient pas noué de relations. Madame, très +pieuse, passait pour conduire sa maison avec maîtrise, +mais peu de douceur. On tenait au contraire +Monsieur pour un original sans conséquence. Il +s’occupait, paraît-il, de travaux scientifiques et +eût certainement fait partie de la <i>Société des Arts +et des Sciences</i>, si l’on n’avait craint de se heurter +à un refus imposé par sa femme. Mademoiselle, +enfin, ne comptait pas. On se bornait à la plaindre +de n’être pas jolie.</p> + +<p>— Quelle fortune ?</p> + +<p>— Aucune, probablement, ou fort mince.</p> + +<p>Ce que je vis au service funèbre de madame +Lormier ne put que confirmer ces dires sans y +ajouter rien. Dans le cortège ne figuraient que des +ecclésiastiques et quelques voisins. On s’y contenta +d’une messe basse. A la minute des serrements +de main, M. Lormier, qui ne pleurait pas, me +remercia en termes mesurés. Sa fille ne parut pas +me reconnaître. Ni l’un ni l’autre ne paraissaient +souhaiter me revoir. Je n’avais aucune raison +non plus pour y tenir. Si bien que je les laissai, +convaincu d’avoir eu affaire à une clientèle de +hasard, celle que nous nommons sans grâce les +profits et pertes de profession.</p> + +<p>J’avais mal compté puisque, deux mois plus +tard, un matin cette fois, la même servante vint +de nouveau frapper à ma porte et me réclamer +d’urgence pour Mademoiselle : désormais les +Lormier étaient devenus mes clients.</p> + +<p>En arrivant devant leur maison, je ne sais si +je ressentis plus la satisfaction d’être ainsi rappelé, +malgré les tristes souvenirs attachés à ma première +venue, ou celle de contenter une curiosité +demeurée entière, malgré les apparences. Toujours +est-il que la servante n’eut pas à me prier +de presser le pas. Il n’y eut pas besoin non plus +de tirer des clés devant la porte ; au bruit de +notre approche, celle-ci s’ouvrit d’elle-même et +M. Lormier parut.</p> + +<p>Tout de suite, à un air tendu, au timbre de sa +voix, à cette attente même dès le seuil, je compris +que l’impassibilité d’antan n’était plus de +saison. J’en fus même effrayé : allais-je me heurter +à un nouveau désastre ?</p> + +<p>— Je tremblais que vous ne fussiez déjà sorti, +murmura-t-il.</p> + +<p>Et m’entraînant aussitôt vers l’escalier, il m’expliqua +brièvement comment sa fille avait été prise +une demi-heure auparavant d’une crise de suffocations +et de douleurs telles qu’il redoutait une +angine de poitrine. Par bonheur, depuis un instant, +le mal venait de s’apaiser… Tout cela +exprimé en termes concis. J’admirais la netteté +de l’analyse. Mais en même temps, je sentais, +derrière la façade des explications spéculatives, +la houle d’un immense émoi. Ah ! nous étions loin +du premier soir !</p> + +<p>Heureusement pour tous, la supposition de +M. Lormier était absurde. Je trouvai sa fille +étendue sur une chaise longue, dans la chambre +du dernier étage. Bien qu’assez lasse, elle m’expliqua +à son tour ce qu’elle avait éprouvé. Elle +aussi s’exprimait clairement, comme son père, +et d’une manière encore plus nette.</p> + +<p>Après avoir écouté, j’eus plaisir à rassurer tout +le monde. Rien de sérieux, des névralgies passagères, +il paraissait même inutile que je revinsse. +Je joignis à mon avis quelques propos d’usage, +tout en considérant la pièce, — juste le temps de +découvrir que des fenêtres on apercevait l’hôpital +et les deux rues du Rempart, — et je m’empressai +de partir, d’autant plus décidé à me montrer discret +que je me sentais moins disposé à le rester.</p> + +<p>J’étais déjà dans le corridor d’entrée quand la +voix de M. Lormier me rappela.</p> + +<p>— Docteur ! encore un mot…</p> + +<p>Étonné de le trouver derrière moi, je répondis :</p> + +<p>— De quoi s’agit-il ?</p> + +<p>— Entrons d’abord dans mon cabinet que +voici…</p> + +<p>Sans attendre mon acquiescement, il ouvrit la +porte de la pièce bizarre où j’avais attendu le +premier soir, entre des outils de serrurier et des +sièges Louis XVI authentiques et m’obligea à +passer le premier.</p> + +<p>De plus en plus surpris, je me laissai faire, +acceptai le siège qu’il m’offrait et attendis qu’il +s’expliquât.</p> + +<p>Cependant, après avoir soigneusement vérifié +que personne ne nous avait suivis, il revenait +devant moi et, silencieux, me considérait. J’ai +déjà dit quels yeux étaient les siens. A ce moment, +je me sentis fouillé par eux jusqu’à l’âme.</p> + +<p>— Qu’y a-t-il de vrai dans ce que vous nous avez +dit ? murmura-t-il enfin.</p> + +<p>Si calme qu’il s’efforçât de paraître, un imperceptible +tremblement agitait sa voix. De même, +ses mains qu’il tenait cachées dans les poches du +veston, devaient se crisper pour résister à l’assaut +nerveux que subissait son corps.</p> + +<p>— Ce qu’il y a de vrai ?… répétai-je. Mais… +tout… naturellement.</p> + +<p>Encore ses yeux s’appesantirent sur moi, mesurant +la capacité de mensonge professionnel dont +j’étais capable. Il approcha ensuite d’un pas.</p> + +<p>— Êtes-vous seulement capable de la sauver ? +Les médecins peuvent si rarement quelque chose !</p> + +<p>Je haussai les épaules.</p> + +<p>— Si c’est là votre inquiétude, fis-je assez +rudement, il était fort inutile de me retenir et de +perdre votre temps. Je répète qu’avant quinze +jours ce sera une affaire oubliée.</p> + +<p>Du coup, ses yeux m’abandonnèrent.</p> + +<p>— Quinze jours !… quel délai !…</p> + +<p>Puis il se mit à déambuler à travers la pièce. +Il semblait avoir oublié ma présence, absorbé tout +entier par je ne sais quelle préoccupation qui le +dévorait. Quand il revint en face de moi, je +m’aperçus avec étonnement qu’il pleurait.</p> + +<p>— Excusez-moi, dit-il. Que voulez-vous ? je +n’ai plus que ma fille…</p> + +<p>— En effet, murmurai-je, je comprends qu’après +le malheur qui vous a déjà frappé…</p> + +<p>Il m’interrompit :</p> + +<p>— Vous n’y êtes pas… pas du tout…</p> + +<p>Et s’asseyant brusquement :</p> + +<p>— Quand j’affirme n’avoir plus que ma fille, +j’entends par là que je n’ai jamais eu qu’elle. Le +reste…</p> + +<p>D’un geste nerveux, il sembla vouloir balayer +à travers l’espace le reste dont il parlait ; sa main +ensuite s’arrêta, désignant la table à dessin :</p> + +<p>— Même cela ne compte plus !</p> + +<p>Il vit à mon air incertain que je comprenais de +moins en moins.</p> + +<p>— Vous vous demandez ce qu’est cela ?… Ma +vie depuis vingt ans, simplement… Oui, monsieur, +pendant vingt ans, je n’ai pas quitté cette table, +choisie d’abord comme un refuge, et devenue peu +à peu la confidente de mes espoirs. Quand je m’y +installai, je ne songeais vraiment qu’à m’effacer. +J’étais marié depuis six mois à peine. Il se trouvait +que j’avais rêvé d’un certain mariage, d’une certaine +tendresse, enfin de choses qui n’existent pas, +puisque précisément on en rêve. Par bonheur, la +réalité est là qui vous redresse sans tarder, et +comprenant mon tort, j’avais décidé de me faire +oublier et d’oublier moi-même… Un homme qui +s’enferme toute la journée dans une pièce, qui +n’ouvre la bouche que pour répondre : « Comme +il vous plaira ! » ou bien : « Faites à votre gré », +cet homme vous l’avouerez, peut bien passer pour +absent de chez lui ? On finit même par ne plus +s’apercevoir qu’il est en vie. Donc, au début, je +ne prétendais que m’effacer. Je perdais le temps, +sans but. Je ne travaillais pas, je flânais… J’ai flâné +jusqu’à l’heure où une pensée vint transformer le +flâneur que j’étais en chercheur obstiné. Cette pensée, — n’en +souriez pas, vous auriez tort, — cette +pensée était la suivante : si l’on m’interdisait d’élever +à mon gré ma fille, si je passais à ses yeux pour +un homme mort, ou insignifiant, ce qui est pire, +du moins avais-je le pouvoir de lui procurer la +fortune. Comment ?… Mais avec cela, monsieur !… +Avec cela, vous dis-je, soulevé par la chimère, +dans la fièvre, dans le désespoir, dans l’ivresse, +je n’ai plus cessé de poursuivre la découverte qui +devait doter ma fille ! Et le plus extraordinaire +n’est pas encore dit : cette découverte, je l’ai +réalisée !… Tenez, c’était quelques jours à peine +avant la nuit où vous fûtes appelé… Subitement +la lumière s’est faite. On tâtonne, on erre, on +doute pendant un quart de vie : puis, tout à coup, +l’idée, — une toute petite idée qui semble insignifiante, — passe, +et c’est fini, on tient le miracle +au bout du doigt. Je voulais la fortune pour Geneviève : +elle est là, sur la table !… Hé bien ! monsieur, +croyez-m’en, si vous pouvez, depuis trois +mois qu’elle y est, je l’y laisse et je ne m’en soucie +plus ! Ah ! c’est qu’aussi depuis trois mois, j’ai +repris possession de ma fille ! Trois mois d’un +rapprochement… ineffable… Vous ne connaissez +pas Geneviève, cela va de soi : une âme de feu, +un cerveau dont les éclairs me déconcertent, un +cœur de cristal… enfin elle m’aime ! Elle m’avait +plaint ! Ah ! trouver cela est autre chose, je pense, +qu’inventer une mécanique quelconque, dût-elle +rapporter des millions ! Je vous demande un peu +à quoi ils serviraient aujourd’hui ? On nous offrirait +l’univers, qu’en ferions-nous, puisque désormais +nous sommes là, tous les deux, tout près ?… +Autant proposer de traîner la jambe dans la +plaine, à qui respire l’air sur un sommet ! Un +sommet, voilà le mot qui exprime exactement où +nous en sommes. Seulement, il est de règle que +le sommet attire la foudre. Ce matin, elle est +tombée. Comment rendre ce que j’ai senti ? J’ai vu +le sol s’effondrer, j’ai roulé dans le vide, j’en +tremble encore et c’est pourquoi je vous demande, +je vous conjure en grâce de ne pas me leurrer : +est-il vrai, absolument vrai, que j’ai le droit de +me rassurer, et que bientôt, dans quelques jours, +mais en toute certitude, nous nous retrouverons +comme avant ?</p> + +<p>Il s’arrêta enfin. Il avait joint les mains à la +manière d’un suppliant. Il ne se rendait probablement +pas compte d’avoir parlé aussi longuement. +Et moi, je l’écoutais, abasourdi par ces confidences +imprévues où transparaissaient à la fois +l’aveu d’une vie de ménage invraisemblable et +celui d’une passion paternelle telle que je n’en +avais pas encore rencontrée. Divaguait-il ? D’un +inventeur tout est possible, surtout quand il prétend +tenir des millions au bout de son compas ; +mais le reste eût-il été un rêve que son angoisse, +elle, demeurait certaine et poignante. Touché de +compassion, je répondis donc :</p> + +<p>— Je vous jure que vous n’avez rien à craindre. +Si cela peut d’ailleurs aider à vous rassurer, je +reviendrai.</p> + +<p>Il eut un cri :</p> + +<p>— Oui, souvent… tous les jours… ne fût-ce +que pour me le répéter !</p> + +<p>Puis je le vis rougir. La conscience du présent +lui revenait.</p> + +<p>— Je vous demande pardon, poursuivit-il d’un +air gêné, j’en ai peut-être trop dit.</p> + +<p>— Bah ! répliquai-je, un médecin peut tout +entendre, puisqu’il se tait.</p> + +<p>Nous nous levâmes ensuite avec une hâte involontaire. +Il me reconduisit jusqu’à l’entrée.</p> + +<p>Sur le seuil, pris d’un doute, je demandai +encore :</p> + +<p>— Y a-t-il indiscrétion à savoir sur quoi porte +la découverte ?</p> + +<p>Il haussa les épaules :</p> + +<p>— Peu de chose, une lampe électrique nouvelle +qui, à prix égal, donne le double de lumière. A +demain, peut-être ?</p> + +<p>— A demain, puisque vous y tenez.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>II</h3> + + +<p>Fidèle à ma promesse, je revins, durant quatre +ou cinq jours, chaque matin. S’il faut l’avouer, +un si beau zèle n’avait pas pour objet unique de +calmer des inquiétudes reconnues illusoires dès +le début, mais, après avoir entrevu le père, j’étais +devenu curieux de la fille.</p> + +<p>Hasard ou calcul réfléchi, M. Lormier, hélas ! +s’attachait à mes pas dès l’arrivée, pour ne me +lâcher qu’à la sortie. Quant à mademoiselle Lormier, +aussi calme que son père l’était peu, elle se +montrait avare de paroles et toujours désireuse +de couper au plus court. A ce régime, je pouvais +revenir indéfiniment sans découvrir en elle autre +chose qu’une intelligence évidente et une froideur +qui ne l’était guère moins.</p> + +<p>Tant de réserve, loin de me décourager, m’excita +au jeu. Loin de me tenir pour battu, quand le +jour vint de signifier à ma malade que je lui rendais +sa liberté, je n’hésitai donc pas à annoncer +que je reviendrais encore m’assurer de la parfaite +convalescence, mais je n’eus garde de fixer une +date.</p> + +<p>— Je profiterai, dis-je, de la première occasion +qui me ramènera dans le quartier.</p> + +<p>On acquiesça, et je laissai passer une semaine +environ, jusqu’au jour où, apercevant depuis ma +fenêtre M. Lormier, canne en main et l’allure +preste, en train de se diriger vers la rue Bourg-Voisin +qui est à l’opposé du Rempart, je songeai : +« Voici l’occasion de trouver la fille seule. » +Aussitôt je partis à mon tour. A supposer que +mademoiselle Lormier fût demeurée chez elle, +j’étais bien sûr cette fois de rattraper mon avance +et d’éclairer la nuit qui m’intriguait.</p> + +<p>Non seulement mademoiselle Lormier n’était +pas sortie, mais je fus accueilli par un : « Je comptais +vous voir paraître » qui, à défaut de sourire, +me donna tout de suite à penser.</p> + +<p>Je répliquai, de l’air le plus naturel du monde :</p> + +<p>— J’avais promis de profiter de la première +course au Rempart pour vérifier que votre guérison +est complète. Me voici fidèle à la parole +donnée. Comment vous trouvez-vous ?</p> + +<p>— Tout à fait bien.</p> + +<p>— Rien de particulier à signaler ?</p> + +<p>— Absolument rien.</p> + +<p>— Allons ! voilà de quoi enchanter votre père !</p> + +<p>Et parfaitement décidé à ne point lâcher la +place, toutefois avec un air de complète bonhomie, +je pris le siège qu’on ne m’offrait pas.</p> + +<p>— Mais, repris-je, je n’entends pas M. Lormier ; +aurais-je la malchance de ne pas le rencontrer ?</p> + +<p>Mademoiselle Lormier me regarda fixement :</p> + +<p>— Ne le saviez-vous pas ?</p> + +<p>Je fus surpris en même temps de constater +combien son regard à ce moment rappelait celui +de la morte.</p> + +<p>— Comment l’aurais-je appris ?</p> + +<p>— Je pensais que, demeurant sur la place, vous +l’aviez vu passer.</p> + +<p>Une telle clairvoyance ne parvint pas à me +déconcerter.</p> + +<p>— Tant pis, expliquai-je en affectant un entier +détachement : il en sera quitte pour se contenter +du rapport que vous lui rendrez d’ailleurs avec +votre précision coutumière.</p> + +<p>Puis, achevant de m’installer sur ma chaise, +paisiblement je commençai de regarder autour de +nous.</p> + +<p>Au fait, je n’ai pas encore dit où nous étions. +Il s’agit toujours de la chambre du troisième +étage où je n’avais cessé de soigner mademoiselle +Lormier. Ayant cette fois le loisir de l’inspecter, +je tentai d’analyser les raisons de l’impression +revêche qu’elle produisait. Ceci frappait à première +vue qu’on n’y apercevait, en guise d’ornements, +aucune des niaiseries chères aux jeunes +personnes. Pas de vide-poches : point de photographies +encadrées avec des rubans, encore moins +de filet brodé, mais des meubles nus, qui manquaient +de style : sur la cheminée, un Christ entre +deux torchères de bronze coulé ; sur le sol, une +simple sparterie. Bref l’ensemble d’un garni de +couvent, et sur toutes choses l’air glacé de celle +qui vivait là.</p> + +<p>Autre remarque : lorsque j’étais entré, mademoiselle +Lormier ne travaillait pas des doigts +ainsi qu’il sied, en province, chaque fois qu’une +demoiselle reçoit. Installée à sa fenêtre comme à +un observatoire, elle tenait un livre à la main, et +quand elle l’eut déposé sur le guéridon qui nous +séparait, me surprise fut grande à déchiffrer son +titre. C’était le <i>Discours sur les passions de l’amour</i>, +c’est-à-dire de beaucoup l’œuvre la plus inattendue +chez une fille vivant sans relations à Semur, +tout au fond du Rempart.</p> + +<p>Je note ces détails au passage. Ils aideront, je +pense, à vous orienter à travers les sinuosités de +l’entretien qui va suivre. Si décousu que celui-ci +paraisse, croyez aussi que j’en ai gardé un souvenir +très fidèle, tant il me parut révélateur.</p> + +<p>Quand mademoiselle Lormier eut reconnu que +non seulement je m’installais, mais prétendais en +outre me taire et laisser venir, elle haussa les +épaules et reprit :</p> + +<p>— J’imagine, puisque vous ne dites rien, que +vous avez une communication à me faire. N’hésitez +plus. J’aime aller au but sans détours inutiles.</p> + +<p>Il m’apparut, en l’écoutant, qu’elle savait +prêcher d’exemple : mais il y a des façons qui +coupent court aux meilleures volontés d’entretien.</p> + +<p>— Oui et non, répliquai-je.</p> + +<p>— Puisque j’ai deviné l’essentiel, rassurez-vous +et parlez.</p> + +<p>— Il est vrai, mademoiselle, et bien que vous +ne paraissiez pas beaucoup m’y encourager, que +j’avais résolu de profiter de cette visite du médecin, — la +dernière d’ici longtemps, espérons-le, — pour +vous faire part de sentiments amicaux +probablement déjà devinés. Au cours d’épreuves +récentes, je n’ai pas été sans m’attacher vraiment +à votre père. Ce que j’ai vu de lui me prouve qu’il +vous aime… au delà des mesures habituelles. +J’imagine que vous le lui rendez. De tels sentiments +sont rares : ils peuvent, suivant les circonstances, +devenir une source de joies exceptionnelles +et de douleurs sans égales. De toutes +manières, vous me trouverez prêt à les servir. Si +donc vous avez jamais à utiliser mon dévouement, +pour votre père ou pour vous-même, je vous serai +obligé de n’y pas apporter de scrupules.</p> + +<p>Il va de soi que j’avançais assez péniblement +dans mes phrases. Je n’ai pas coutume d’improviser. +De plus, je me sentais suivi sans indulgence. +Tournée vers moi, mademoiselle Lormier +avait moins l’air d’écouter ce que je disais, que +de chercher quelle arrière-pensée me guidait.</p> + +<p>— Qu’entendez-vous par là ? dit-elle enfin.</p> + +<p>— Mais… rien que ce que j’exprime : n’en +ôtez rien, n’y ajoutez rien.</p> + +<p>Puis j’affectai de regarder, moi aussi, par la +fenêtre et pour changer de sujet :</p> + +<p>— Vous commandez ici, je le vois, toutes les +rues d’accès. On ne saurait approcher, sans être +signalé du haut de votre tour !</p> + +<p>Mademoiselle Lormier redemanda, paisible :</p> + +<p>— Oui, que faut-il entendre par « amitié » et +ces offres vagues auxquelles, je l’avoue, le passé +ne m’a pas préparée ?</p> + +<p>Je m’efforçai de sourire.</p> + +<p>— Mon Dieu ! mademoiselle, n’allons pas supposer +plus qu’il n’y a : je répète qu’un jour ou +l’autre, vous pouvez avoir besoin soit d’une aide +amicale, soit d’une démarche, enfin d’un de ces +riens, fréquemment à la portée d’un habitant du +pays, et au contraire, délicats si c’est une jeune +fille seule qui s’en occupe. Dans ce cas, rappelez-vous +que j’existe, usez de moi, vous et votre +père… c’est tout.</p> + +<p>Un pli d’ironie tendit les lèvres de mademoiselle +Lormier.</p> + +<p>— En cas de mariage, par exemple, vous vous +chargeriez des enquêtes ?</p> + +<p>Je répétai, sans relever la raillerie :</p> + +<p>— En cas de mariage ou en tout autre.</p> + +<p>Subitement, je vis les yeux traversés par une +lueur :</p> + +<p>— Voyons, cher monsieur, n’êtes-vous plus +sérieux ? Je sais lire dans ma glace.</p> + +<p>Et comme j’esquissais un geste de protestation :</p> + +<p>— Parfait ; vous demeurez poli, mais n’en +pensez pas moins. Qui songerait à épouser le +laideron que je suis ?</p> + +<p>— Cependant, mademoiselle, sans accepter ce +que vous dites, ne puis-je rappeler qu’on n’épouse +pas qu’un visage ?</p> + +<p>— Alors une dot ? La mienne est mince.</p> + +<p>— Qu’en savez-vous ?</p> + +<p>— Vous croyez aux inventions de mon père ?</p> + +<p>— Je vois que vous êtes au courant.</p> + +<p>— Mon père ne me cache rien, pas même ses +illusions… Pauvre père ! il s’en fera jusqu’à la +mort.</p> + +<p>— A mon tour, interrompis-je, me permettrez-vous +de craindre que vous ne vous en fassiez pas +assez ?</p> + +<p>Elle eut un mouvement de tête singulier.</p> + +<p>— Vous vous trompez. Les miennes sont assez +grandes pour diriger ma vie.</p> + +<p>Et elle conclut :</p> + +<p>— Enfin, merci pour vos bonnes intentions : +soyez certain qu’il vous en sera tenu compte.</p> + +<p>Je me levai, croyant à un congé, mais il paraît +qu’elle n’était plus pressée de me renvoyer.</p> + +<p>— Pourquoi n’attendez-vous pas ? Mon père +sera ici dans cinq minutes et vous seul parvenez +à le rassurer.</p> + +<p>Je répliquai sans conviction :</p> + +<p>— C’est que… j’ai encore beaucoup à faire.</p> + +<p>— Tant que cela ? Je ne m’en doutais pas…</p> + +<p>— Soit, encore un instant.</p> + +<p>Je revins à ma chaise. J’étais à la fois retenu +et intrigué par l’attitude de cette étrange fille, +tour à tour accueillante et hostile.</p> + +<p>— Vous avez dû très mal me juger, fit-elle, +voyant que j’hésitais à renouer l’entretien.</p> + +<p>— Quand ?</p> + +<p>— A la mort de ma mère.</p> + +<p>— Je ne me le serais pas permis. Je suis trop +convaincu qu’il y a toutes les formes de chagrin. +Les silencieuses ne sont pas les moins vives.</p> + +<p>Ses yeux semblèrent soudain se perdre au +loin.</p> + +<p>— Ma mère avait une manière à elle de nous +aimer. On ne choisit pas toujours celle que les +autres souhaitent : cela n’empêche pas d’aimer +vraiment…</p> + +<p>— Il y a même des bonnes volontés qui font +beaucoup souffrir, murmurai-je.</p> + +<p>Mademoiselle Lormier haussa les épaules.</p> + +<p>— Elles valent mieux que rien. En somme, +j’adore mon père, mais je comprends aussi très +bien ma mère.</p> + +<p>Pour le coup, c’est moi qui ne suivais plus. +Elle dut le sentir, car elle poursuivit :</p> + +<p>— Si jamais je m’avisais d’aimer, je crois que, +moi non plus, je ne regarderais pas aux moyens.</p> + +<p>— Le bonheur de l’autre vient ensuite, s’il peut, +continuai-je, un peu railleur. Votre père, par +exemple…</p> + +<p>— Oh ! je ne prétends juger personne, mais +j’imagine que mon père, s’il s’y était prêté, aurait +pu être heureux.</p> + +<p>Je m’abstins de répondre. Elle-même, sans +doute, ne tenait pas à insister, car elle était +revenue à sa croisée.</p> + +<p>Il se fit un silence. M. Lormier décidément ne +rentrait pas.</p> + +<p>— Quoi ! reprit mademoiselle Lormier, déjà +quatre heures ! Voici l’abbé Valfour qui sort de +l’hôpital.</p> + +<p>— Je vois que vous connaissez les habitudes de +chacun.</p> + +<p>— C’est vous-même qui l’avez dit : j’observe, du +haut de ma tour.</p> + +<p>— L’abbé Valfour était, je crois, aux obsèques +de votre mère ?</p> + +<p>— Nous le connaissons un peu et il la confessait.</p> + +<p>— Votre mère était très pieuse, n’est-ce pas ?</p> + +<p>— Oui, plus que moi.</p> + +<p>— Ne le seriez-vous pas ?</p> + +<p>— Vous avez envie d’être scandalisé ?</p> + +<p>— En aucune manière.</p> + +<p>— Avant de répondre, qu’entendez-vous par +être pieuse ?</p> + +<p>Je ne pus retenir un sourire.</p> + +<p>— C’est difficile à préciser, en effet. J’imagine +qu’être pieuse consiste principalement à suivre +avec conscience les prescriptions de l’Église.</p> + +<p>— Et à faire maigre le vendredi ?</p> + +<p>— Par exemple.</p> + +<p>Mademoiselle Lormier eut un nouveau coup +d’œil ironique de mon côté.</p> + +<p>— Là encore, nous ne parlons pas de même. +Si j’étais vraiment pieuse, j’aimerais Dieu à la +folie, c’est-à-dire jusqu’à l’extrême et sans réserve.</p> + +<p>— Ce qui signifie que vous en mettez une pour +le moment ?</p> + +<p>— Il est possible.</p> + +<p>Mais en même temps, elle examinait le Christ +qui décorait la cheminée. Curieuse fille, décidément, +tenant tour à tour des propos de vieillard +désabusé et d’amoureuse exaltée.</p> + +<p>— Qu’est-ce qu’aimer jusqu’à l’extrême et sans +réserve ? continuai-je, songeur.</p> + +<p>Mais cette fois, elle m’arrêta vivement :</p> + +<p>— Vous n’êtes pas l’abbé Valfour ; ne comptez +pas le remplacer. Je déteste d’ailleurs me confesser.</p> + +<p>— Vous avez raison : ce sont là matières +secrètes. On en disserte, tant qu’elles sont loin : +on se tait, dès qu’elles paraissent.</p> + +<p>— Alors, soyez rassuré : vous êtes témoin que +j’ose en parler.</p> + +<p>— Nous serons même deux à pouvoir témoigner, +acheva M. Lormier derrière moi.</p> + +<p>Je me retournai vivement : il avait poussé la +porte sans bruit et nous écoutait déjà depuis un +instant.</p> + +<p>Il y a des choses qu’on ne dit point et qui +s’entendent plus clairement que si on les prononçait. +L’accent de M. Lormier, son visage, son +maintien n’exprimaient rien de particulier : et +cependant, avant qu’il eût achevé sa phrase, +j’avais déjà compris que, se méprenant au sens de +nos paroles, et convaincu d’interrompre une tentative +de déclaration, il avait envie de me jeter +par la fenêtre.</p> + +<p>Résolu de faire tête à cette situation absurde, +je montrai le livre déposé sur le guéridon :</p> + +<p>— Votre fille, monsieur, me paraît s’adonner +à des lectures bien dangereuses, lui dis-je gaiement. +Pascal a mal fini : prenez garde qu’elle ne +l’imite !</p> + +<p>M. Lormier tenta en vain d’esquisser un rire +qui répondit au mien.</p> + +<p>— Craindriez-vous que le jansénisme ne lui +monte à la tête ?</p> + +<p>— Pis que cela : l’amour de Dieu ! c’est elle qui +vient de l’affirmer. Soyons justes toutefois : il +n’est plus question d’autre danger. J’ai ainsi le +plaisir de vous promettre que je ne reparaîtrai +que sur convocation spéciale.</p> + +<p>Soit pour couper court à l’incident, soit qu’elle +n’eût point remarqué que j’étais déjà levé, mademoiselle +Lormier, de son côté, demanda sans transition :</p> + +<p>— Hé bien ! père, quelles nouvelles du notaire ? +Tu n’as pas l’air content.</p> + +<p>M. Lormier se détourna vivement.</p> + +<p>— Si… si… absolument.</p> + +<p>Et je sentis encore qu’il aurait souhaité que la +question ne fût pas posée en ma présence. Il était +écrit que nous manquerions tous d’à-propos.</p> + +<p>— Adieu, dis-je, il s’agit d’affaires. Je ne veux +pas être indiscret.</p> + +<p>Les serrements de main d’usage s’échangèrent ; +je m’esquivai. Contrairement à son habitude, +M. Lormier n’avait pas tenté de m’accompagner.</p> + +<p>Dehors, la promenade du Rempart s’offrait +toute proche ; je ne sus pas résister à son appel +et, installé sur un banc, laissai courir ma rêverie.</p> + +<p>Devant moi ne s’élevaient que des collines +riantes. Deux enfants demi-nus s’ébattaient à +l’extrémité de la pelouse. En ce lieu plein de +silence, leurs rires éclataient comme une fleur +rouge au centre d’un parterre sombre. Partout +ailleurs un calme doux et la sérénité poignante +des ombrages qui ont vu les générations disparaître +l’une après l’autre, sans cesser de reverdir. +Devant cette magnifique indifférence de la nature, +qu’étaient les Lormier, les petites curiosités qui +m’avaient tourmenté à leur égard, et même +l’imperceptible désillusion que je ramenais de +ma visite ? Cependant je n’aurais pu songer à +autre chose.</p> + +<p>Il est rare que se découvre tout de suite le +mobile profond qui a guidé nos actes. En voulant +connaître mieux mademoiselle Lormier, j’avais +cru d’abord n’obéir qu’à un goût d’indiscrétion +désintéressée que je confesse, et qui s’irrite +d’autant mieux qu’on affecte de le défier. La vérité, +autrement complexe, était, je le reconnaissais +maintenant, que j’espérais découvrir beaucoup +plus que des précisions sur un caractère, la nature +même du lien unissant entre eux des êtres aussi +dissemblables que le père et la fille. Inconsciemment, +j’avais pressenti que, différents à ce degré, +ils devaient vivre sous la perpétuelle menace de +conflits irrémédiables. Mademoiselle Lormier +m’intéressait moins encore que le drame souterrain +minant peut-être deux vies, en apparence si +parfaitement unies.</p> + +<p>Vous souriez : je parle de drame, alors qu’il n’y +a eu devant nous jusqu’à présent qu’une maison, +des personnages quelconques et l’extérieur le +plus paisible qui soit. Mais, en province, plus +l’extérieur est dépourvu de rides, plus les gens +s’efforcent d’être pareils à tout le monde, et moins +on doit y croire. Ici d’ailleurs, n’avais-je pas eu +pour aiguiller mes soupçons l’aveu d’un passé +singulièrement troublé, auquel la mort seule +avait mis fin ?</p> + +<p>Bref, quels qu’aient pu être mes désirs secrets, +un seul point apparaissait désormais évident, et +c’était, qu’ayant entrevu un instant chacun des +deux Lormier, j’avais de fortes chances pour ne +plus jamais les approcher. On voit de même une +barque se détacher de la rive où elle semblait +amarrée, et fuir sans vous laisser le loisir de +reconnaître qui la monte. Après tout, si c’est une +déception, il en existe de plus cruelles. Résigné, +je m’efforçai donc d’accueillir celle-ci avec bonne +humeur, et las de philosopher, je m’apprêtais à +regagner la ville, quand soudain j’aperçus de nouveau +M. Lormier. Au rebours de mon attente, la +barque restait en vue : je devais encore longtemps +suivre ses passagers.</p> + +<p>Il approcha de moi, rapidement, l’air gêné.</p> + +<p>— Hé quoi ! m’écriai-je, aurais-je par hasard +oublié de faire une ordonnance ?</p> + +<p>Je m’étais efforcé de prendre un accent jovial : +par contraste, son expression soucieuse n’en +devint que plus visible.</p> + +<p>— Non, dit-il, mais vous ayant vu entrer ici et +sachant que la promenade n’a qu’une issue, j’espérais +bien vous joindre. Au cas où vous ne seriez +pas trop pressé, j’aurais voulu aussi… enfin je +tiendrais à vous entretenir de choses… particulières…</p> + +<p>— Rien de plus simple : voici une place qui +nous attend.</p> + +<p>En même temps, je montrai le banc sur lequel +j’étais assis auparavant.</p> + +<p>— Merci, je préfère marcher.</p> + +<p>— A votre gré… De quoi s’agit-il encore ?</p> + +<p>Et prenant son bras, je l’entraînai vers la terrasse. +Il hésita, puis avec un peu d’effort :</p> + +<p>— Je suis sans fausse honte, commença-t-il, et +tiens d’abord à m’excuser.</p> + +<p>— De quoi, grand Dieu ?</p> + +<p>— Oh ! vous le savez aussi bien que moi. En ne +m’obligeant pas à préciser, vous me prouverez +que vous ne m’en voulez plus… A peine étiez-vous +parti que ma fille me contait votre entretien : — elle +ne me cache jamais rien, cela va de soi. +Mis au courant des sentiments que vous veniez de +témoigner pour tous les deux, il m’a semblé désirable +de ne pas remettre mon remerciement. Elle +et moi, croyez-le, sommes touchés… extrêmement.</p> + +<p>Je me contentai d’acquiescer d’un signe de +tête. Excuses et remerciements ne me paraissaient +ni si urgents ni même utiles.</p> + +<p>— … Le plus délicat enfin reste à dire… acheva-t-il +avec un embarras croissant. Consentiriez-vous +à me laisser mettre à l’épreuve sur l’heure le +dévouement que vous nous offrez et dont je ne +doutais pas, quoi qu’il y parût ?…</p> + +<p>Cette fois, du moins, le but véritable de son +retour apparaissait. Je répondis, intrigué :</p> + +<p>— Mais… certainement !… Que désirez-vous +que je fasse ?</p> + +<p>— Rien que répondre à ma question : qu’avez-vous +appris chez le notaire ?</p> + +<p>Je l’abandonnai stupéfait :</p> + +<p>— Quel notaire ?</p> + +<p>— Le mien… cela va de soi.</p> + +<p>— En vérité, cher monsieur, vous me voyez +tout à fait dérouté. J’ignore qui est votre notaire. +Personne ne m’a jamais parlé de vous. Si donc +vous désirez que je sache quelque chose, c’est à +vous de me l’apprendre.</p> + +<p>Il parut réfléchir.</p> + +<p>— Soit… je vous crois…</p> + +<p>Son visage parut ensuite se détendre. A coup +sûr, sans savoir de quelle manière, je venais de +dissiper en lui une prévention dernière, demeurée +en dépit des protestations qui avaient précédé.</p> + +<p>— A défaut du notaire, ce sera donc moi qui +vous mettrai au courant, reprit-il d’un ton plus +libre. Je vous ai avoué, l’autre jour, que j’avais +jadis rêvé la fortune pour ma fille. Admirez +l’ironie de la vie : je viens d’apprendre que cette +fortune existe et qu’il est inutile de la conquérir. +Grâce à ma femme, qui s’occupait de tout sans +me rien dire, nous sommes riches, trop riches, et +non seulement je n’en éprouve aucune satisfaction, +mais je tremble… au point de vous supplier, +si le bruit en courait, de vouloir bien le démentir. +Pour tout le monde, Geneviève doit rester pauvre.</p> + +<p>Il n’exagérait pas : il tremblait, en effet.</p> + +<p>— Et pourquoi ce mensonge ? murmurai-je +interdit.</p> + +<p>— Pourquoi ?… parce que si Geneviève se marie +un jour, — ce qui est possible et je ne songe pas +à m’y opposer, — je ne veux pas ajouter, aux +risques courus normalement, celui d’un calcul +intéressé chez l’homme qui me la prendra.</p> + +<p>Il tremblait toujours, mais à travers les derniers +mots avait passé je ne sais quelle vibration +de colère ; j’eus la sensation que de toutes les +forces de son être il se dressait à l’avance contre +le ravisseur inconnu qu’il évoquait.</p> + +<p>— N’y a-t-il pas danger, pour le moins équivalent, +à donner à votre fille figure de parti sans +dot ? répondis-je froidement.</p> + +<p>Il haussa les épaules :</p> + +<p>— La préserver de la plus basse des duperies, +d’abord !</p> + +<p>— Sans la consulter ?</p> + +<p>— Ne suis-je pas le meilleur juge, ayant, hélas ! +une expérience qu’elle n’a pas ? Le notaire, bien +entendu, a juré qu’il se tairait : mais, dans une +étude où tout le monde passe, quel secret voulez-vous +qu’on garde ?</p> + +<p>Il s’interrompit, hésita de nouveau, puis brusquement :</p> + +<p>— Et tenez, l’avouerai-je ? si tout à l’heure j’ai +paru troublé en vous découvrant en tête-à-tête +avec Geneviève, vous qui auparavant n’aviez +jamais cherché seulement à la mieux connaître, +c’est que tout de suite j’ai pensé : « Voilà ! il sait +et il commence ! » Absurde, n’est-ce pas ? Oui, je +m’en rends compte, et je vous demande encore +pardon… Mais demain ! un autre paraîtra, et ce +sera vrai ! Que dis-je, demain ?… Suis-je assuré +qu’il n’a pas pris les devants, qu’il n’est pas dès +ce soir installé dans l’âme de ma fille ?… Pour me +rendre un peu de sécurité, il faut, je le répète, +qu’aux propos qui vont courir, un homme comme +vous, autorisé, reconnu pour être au fait de la +situation, puisse répondre hardiment : « Les Lormier ? +Évidemment ils ont hérité, mais de dettes ! +Le père est un vieux fou qui avait tout mangé +d’avance ; ils n’ont rien… absolument rien ! » Cet +homme, voulez-vous l’être ? Y consentirez-vous ?</p> + +<p>J’écoutais, moins attentif à ce qu’il demandait +qu’au spectacle d’une telle passion désordonnée et +aux lumières qu’elle me livrait. N’y avait-il pas +déjà une contradiction tragique entre le cri qui +venait de lui échapper : « Sais-je s’il n’est pas +dès ce soir installé dans l’âme de ma fille ? » et la +certitude dont il se targuait, cinq minutes avant : +« Elle ne me cache rien, cela va de soi ! »</p> + +<p>Effrayé peut-être de mon retard à lui répondre, +il reprit :</p> + +<p>— Qu’y a-t-il ? vous vous taisez… Serait-ce +donc là ce dévouement…</p> + +<p>Je l’arrêtai :</p> + +<p>— Rassurez-vous, j’accepte le mandat, à condition +toutefois de n’être, ni de près, ni de loin, +responsable de l’issue.</p> + +<p>— Ah ! s’écria-t-il, vous êtes donc bien l’ami +que j’espérais !</p> + +<p>Je hochai la tête et poursuivis :</p> + +<p>— Je voudrais aussi vous poser une simple +question : qu’arrivera-t-il le jour où se trouvera +sur votre chemin le prétendant, officiel ou caché, +choisi par la destinée pour prendre votre place +dans le cœur de votre fille ?</p> + +<p>Il recula, comme au reçu d’un choc :</p> + +<p>— On ne prend pas la place d’un père !</p> + +<p>— On ne prend pas <i>la même</i>, c’est entendu, +mais vous croirez qu’elle l’est.</p> + +<p>Je vis un flux de sang colorer ses joues.</p> + +<p>— Vous ne craignez pas, j’espère, que je +devienne jaloux de ma fille ?</p> + +<p>— Vous ne le deviendrez pas : vous l’êtes.</p> + +<p>— C’est fou !</p> + +<p>— Ce ne sont jamais les choses raisonnables +qui arrivent.</p> + +<p>Il parut se recueillir.</p> + +<p>— Non, vraiment, assura-t-il d’une voix pesante, +si j’étais sûr qu’un être existât, capable de rendre +ma fille heureuse, j’aurais le courage… il me +semble que je n’hésiterais pas à lui ouvrir notre +porte.</p> + +<p>— Alors, tout va bien, répliquai-je.</p> + +<p>Et en même temps, une phrase de mademoiselle +Lormier me revint en mémoire : « Si je +m’avisais d’aimer, je crois que je ne regarderais +pas aux moyens. » Avais-je eu tort, tout à l’heure, +quand, sur mon banc, j’envisageais la possibilité +d’un drame ? J’étais sûr désormais qu’un jour +viendrait où, dressés passionnément l’un contre +l’autre, le père et la fille se porteraient des coups +mortels.</p> + +<p>Cependant, côte à côte, nous cheminions le +long de la terrasse, devant le beau paysage indifférent ; +invisible et chuchotant, l’Armançon faisait +monter vers nous sa chanson paisible qui se +mariait au bruit des feuilles. Soudain, j’eus l’impression +d’une solitude plus grande. Ayant probablement +tout dit, M. Lormier venait de me quitter.</p> + +<p>Je le regardai s’éloigner et murmurai :</p> + +<p>— Le malheureux ! que deviendra-t-il plus +tard ?…</p> + +<p>Pauvre chose que l’imagination humaine ! Je +pensais à un avenir éloigné, et le ver était dans +le fruit ! J’appréhendais un éclat terrifiant : pour +se torturer, ces deux êtres déjà avaient commencé +de se taire !</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>III</h3> + + +<p>Il faut ici faire un détour et en venir à des gens +qui, en apparence, sembleront étrangers à l’histoire. +Qu’ils aient été au cœur de celle-ci, c’est +possible, et même probable : mais qu’ils y aient +tenu au moins d’une certaine manière et par des +fils ténus, j’en suis certain. Au surplus, puisqu’il +s’agit de comparses dont les silhouettes seules se +profilèrent à l’horizon, je me contenterai de l’essentiel. +Admettez aussi que pour eux, plus encore +que pour les Lormier, je laisse dans l’ombre les +noms véritables.</p> + +<p>A quelques pas de la maison Lormier, en bordure +de la falaise et dominant l’Armançon, s’élevait +l’hôtel de Thil.</p> + +<p>Les touristes les moins avertis le remarquent +au passage. C’est un spécimen magnifique du style +parlementaire bourguignon. Il comprend un corps +central, flanqué d’ailes en saillies, et reculé au +fond d’une cour d’honneur qu’achèvent de dessiner +le porche monumental et des communs reliés +aux ailes. Du côté de la rivière, une longue façade, +dans le goût de Versailles, domine des terrasses en +étages dont chacune tend, comme une guirlande +au-dessus du ravin, son parterre à la française. +L’ensemble est d’ordonnance sobre, grandiose, et +un peu nu.</p> + +<p>Au temps dont je parle, l’hôtel de Thil était en +propre aux Traversot qui, en dépit du nom roturier, +l’avaient recueilli par voie de cousinage. Il +faut aller au fond de la province française pour +trouver ainsi des propriétés maintenues dans une +même tradition, à travers deux siècles de convulsions +sociales. Chez nous, on change de régime, +mais il est rare qu’on touche au fond.</p> + +<p>De mémoire d’homme, les Traversot ont toujours +occupé à Semur une situation considérable. +Non du fait de leur fortune, — celle-ci, médiocre +et composée de biens fonciers, ne cesse de +s’amoindrir, — mais parce qu’étrangers aux dissensions +locales, et gardant avec jalousie le culte +de leur passé, ils ornent la ville au même titre +que la tour Lourdeau. Et cela, également, est +bien un phénomène de chez nous : on y clame +l’égalité, on ne vénère que ce qui s’en éloigne…</p> + +<p>Les Traversot étaient au nombre de quatre : +monsieur, madame et deux enfants dont un fils, +officier de cavalerie, vivant on ne sait dans quelle +garnison, et une fille, Annette, alors âgée de +dix-neuf ans ou à peu près.</p> + +<p>Il va de soi qu’aucun rapport n’existait entre le +train des Traversot et le cadre où ils vivaient. +Comme ils prétendaient garder intact leur palais +et y ajouter au besoin des embellissements nouveaux, +on peut dire qu’à la lettre, la demeure +dévorait ses habitants. D’où la nécessité impérieuse +de rechercher pour Annette un établissement +avantageux. Il était à craindre, hélas ! que +l’occasion ne s’en présentât jamais. Réduits au +cercle étroit du Semurois, les Traversot avaient +inutilement fait le tour des partis acceptables. De +plus, très entichés de noblesse, ils désiraient un +titre : avantage qui va rarement avec la fortune +quand il s’agit d’une fille pauvre. Jeune et assez +jolie pour ne passer nulle part inaperçue, Annette +Traversot semblait donc destinée à vieillir solitairement +sous les lambris du palais auquel on la +sacrifiait, ce qui, après tout, est une façon de +finir aussi grande que bien d’autres.</p> + +<p>Jugez maintenant de l’émoi dans Semur quand +le bruit se répandit tout à coup des fiançailles probables +de mademoiselle Traversot avec un jeune +homme, nouveau venu dans la ville et répondant +au nom de La Gilardière.</p> + +<p>Émoi est un terme qui rend mal ma pensée…</p> + +<p>Il y a, en effet, dans nos cités provinciales, +quelque chose de plus étonnant que l’apparence +morne et l’indifférence affectée pour toute forme +de vie sociale : c’est le besoin exaspéré de connaître +la vie privée de chacun. Non content +d’atteindre les faits et gestes quotidiens et comme +si le présent ne suffisait pas, il remonte aux +origines, fouille dans la famille, et de proche en +proche, finit par joindre les grands-oncles et les +arrière-cousins. Comment des êtres qui ne se +rencontrent presque jamais, ne se communiquent +rien, n’écrivent pas, lisent encore moins, comment, +dis-je, parviennent-ils à connaître ce que +des familiers ou des parents ne soupçonnent pas ? +Là est le mystère.</p> + +<p>Impossible pourtant de nier l’existence et le +pouvoir de cette police officieuse, qu’on ne saisit +nulle part, que chacun ignore et que tout le +monde suit. Si loin qu’on prétende s’en tenir, si +hostile qu’on lui soit, à l’heure propice, elle surgit, +souffle à l’oreille la nouvelle importante ou +niaise, tantôt éclaire une aventure inexpliquée, +tantôt d’une chiquenaude démolit l’œuvre de +longues patiences, enfin toujours affirme son +droit de contrôle et de justice sans appel.</p> + +<p>Qui l’incarne ? Où découvre-t-elle ses documents ? +Quels agents la servent ? Ne cherchez pas : +c’est vous, moi, tout le monde… Il m’est arrivé +d’apprendre le même fait, et le même jour, par +l’entremise d’un cordonnier, du vicaire, de l’adjoint +radical et d’une dame royaliste. Elle est +partout et elle s’occupe de tout, sans indulgence, +avec férocité. Mais s’agit-il de l’étranger, de celui-là +surtout qui tente de forcer la confiance de la +communauté ou de prendre place parmi les habitants, +elle devient sans pitié. Pour un mot +l’homme est compromis ; une démarche, le plus +souvent innocente, l’achève ; pris à la gorge par +l’opinion, il n’a plus qu’à partir, laissant derrière +lui la ville indemne, et délivrée.</p> + +<p>Que les fiançailles d’Annette Traversot eussent +suffi par elles-mêmes à émouvoir Semur, vous +n’en doutez pas : mais la qualité du fiancé, +l’ombre dont il avait réussi à s’envelopper allaient +faire bien autrement bouillonner les cervelles.</p> + +<p>Qu’était, en somme, ce La Gilardière ?</p> + +<p>Débarqué depuis cinq mois à peine, tout de +suite introduit dans la banque Chasseloup, il y +figurait en qualité d’associé libre, c’est-à-dire +que, sans être rien en titre, il passait déjà pour +futur successeur. Ses références étaient diverses. +Au mieux avec le sous-préfet, il avait aussi pour +lui le clergé de Notre-Dame et recevait à dîner +l’abbé Valfour. Élégant, il menait un train qui, +modeste à Paris, offusquait à Semur la parcimonie +générale. On assurait qu’il avait une mère, +mais celle-ci n’avait jamais paru. Son nom enfin +était sonore. Toutefois, nul dans le pays ne connaissait +des La Gilardière, si bien que le titre, la +famille et la fortune demeuraient sans gérants : +un aventurier en quête d’héritière n’eût pas +semblé très différent.</p> + +<p>Chose curieuse, on n’en savait littéralement +rien de plus. Interrogé, le clergé se bornait à +louer un jeune homme si bien élevé. Les Chasseloup +restaient muets. Quant au sous-préfet, les +recommandations venues de Paris lui paraissant +des ordres, il se moquait du reste.</p> + +<p>L’annonce qu’un tel homme osait prétendre à +la main d’une Traversot provoque un déchaînement. +Personne qui, à propos de rien et de n’importe +quoi, ne vous en entretînt. Les gamins dans +la rue, l’épicier à son comptoir, les dames en visite, +tous en jasaient. Si bien que moi-même, gagné +par la contagion, mais désireux de remonter aux +sources, je décidai de faire visite aux Traversot.</p> + +<p>Quinze jours environ s’étaient écoulés depuis +mon entretien avec les Lormier, quand je me +rendis ainsi à l’hôtel de Thil.</p> + +<p>Reçu fort aimablement par madame Traversot, +et après un certain nombre de détours préalables, +je réussis à aborder le sujet délicat. N’ayant +nourri de son côté aucune illusion sur la raison +de ma politesse, madame Traversot s’empressa +aussitôt de me décocher en plein visage un éloge +de M. de La Gilardière, où je fus libre d’admirer +à volonté comme il était fait avec ardeur et combien +cette ardeur manquait de conviction. J’en +conclus sans effort que la situation de La Gilardière +était moins solide que le bruit n’en courait, +mais qu’à défaut des parents, il avait dû conquérir +la fille. L’aventure est fréquente.</p> + +<p>En manière de péroraison, madame Traversot +termina d’un air moitié figue, moitié raisin :</p> + +<p>— Annette a la candeur des personnes de son +âge : j’ai confiance toutefois dans sa raison. Et +puis… de tels projets ne sauraient se préciser +qu’avec l’aide d’une mère : madame de La Gilardière +n’est pas encore venue chez son fils, que je +sache ?…</p> + +<p>— Quel que soit l’heureux élu, répliquai-je +poliment, le choix de mademoiselle Annette sera +toujours accueilli avec sympathie. Elle est de +celles à qui chacun souhaite le bonheur.</p> + +<p>Madame Traversot, qui m’avait accompagné +jusqu’au perron, mit le doigt sur sa bouche pour +m’inviter une dernière fois à une discrétion qu’elle +estimait illusoire :</p> + +<p>— Nous ne sommes pas pressés, croyez-le bien. +Annette non plus… Elle est si jeune encore !</p> + +<p>Et nous nous quittâmes sur cet adieu dont la +diplomatie résumait assez bien le mélange d’espoirs +et de craintes à travers lequel les Traversot +devaient s’égarer pour le moment.</p> + +<p>Je m’apprêtais à quitter le Rempart quand, +machinalement, je levai les yeux vers l’observatoire +de mademoiselle Lormier. Je ne pouvais +penser à elle sans me la figurer là : il ne me +venait pas à l’esprit qu’elle fût libre de se trouver +ailleurs, comme tout le monde. J’eus la déception +de n’apercevoir personne.</p> + +<p>Bien entendu, je ne m’y arrêtai pas autrement, +et j’allais dépasser la porte Lormier, quand celle-ci +s’ouvrit pour livrer passage à une dame en noir +que j’hésitai un instant à reconnaître, tant son +visage était caché par une voilette épaisse. Tandis +que je cherchais en haut mademoiselle Lormier, +c’était elle en personne qui paraissait au bas.</p> + +<p>Amusé par la coïncidence, je n’hésitai pas à +m’approcher.</p> + +<p>— Admirez, mademoiselle, la puissance mystérieuse +de nos désirs secrets : je songeais à +vous !</p> + +<p>Elle fit un geste de surprise et, négligeant de +tirer la porte derrière elle :</p> + +<p>— Singulière occupation ! Quel prétexte vous y +incitait ?</p> + +<p>— La vue de votre tour… Mais vous sortiez ; +moi-même, je rentrais ; me permettrez-vous de +faire route avec vous ?</p> + +<p>Elle se mit à rire :</p> + +<p>— Vous souhaitez donc bien me compromettre ?</p> + +<p>Elle demeurait devant sa porte ouverte : impossible +ainsi de savoir si elle acceptait. Elle poursuivit, +toujours riant :</p> + +<p>— Et… qui est malade chez les Traversot ?</p> + +<p>Je haussai les épaules.</p> + +<p>— A quel propos pareille demande ?</p> + +<p>— Parce que je vous vois revenir de l’hôtel de +Thil.</p> + +<p>— Allons, répondis-je égayé par ce contrôle, +que vous soyez au pied de la tour ou au sommet, +je vois que rien ne vous échappe. Rassurez-vous, +les Traversot sont tous en bon état.</p> + +<p>— Même la fille ?</p> + +<p>Ceci était parti si net que j’en fus d’abord +interloqué.</p> + +<p>— Mademoiselle Annette, comme les autres.</p> + +<p>Mais déjà un nouveau sourire éclairait mademoiselle +Lormier.</p> + +<p>— Alors, plus de mariage à l’horizon ?</p> + +<p>— Quoi ! vous vous intéressez aussi ?…</p> + +<p>— J’en ai entendu parler, probablement moins +que vous ; et d’ailleurs, cela m’est indifférent.</p> + +<p>— Vous êtes une sage !</p> + +<p>— Ce qui signifie que, ne l’étant pas au même +degré, vous venez de vous informer à la source.</p> + +<p>Je la regardai avec inquiétude.</p> + +<p>— Décidément, murmurai-je, je ne cesserai +pas d’admirer votre perspicacité. S’y mêlerait-il +de la rancune ?</p> + +<p>— Non, fit-elle d’une voix un peu moins +claire, je ne suis que désœuvrée et m’amuse +quelquefois à plaider le faux pour découvrir le +vrai. Voici d’ailleurs qui vous donnera la mesure +de mes ignorances : qu’est-ce au juste que mademoiselle +Traversot ?</p> + +<p>— Ne l’avez-vous jamais aperçue ?</p> + +<p>— Si.</p> + +<p>— Hé bien ! vous en savez autant que moi. +C’est une jeune fille, et elle paraît charmante.</p> + +<p>— Dans ce cas, une girouette au vent ?</p> + +<p>— N’en avez-vous jamais vu qui, une fois +orientées, restaient calées ?</p> + +<p>— Vous croyez que celle-ci ?…</p> + +<p>— Mais, mademoiselle, je ne crois rien : pas +même que le vent souffle !</p> + +<p>Elle ne répondit pas. Tout à coup, elle s’était +mise à surveiller la rue : encore le faisait-elle +distraitement.</p> + +<p>Je repris :</p> + +<p>— Vous ne me demandez pas qui est l’autre ?</p> + +<p>— Quel autre ?</p> + +<p>— Le futur… conditionnel.</p> + +<p>— Un temps dont je n’use pas.</p> + +<p>— Sérieusement, que pensez-vous de ce La +Gilardière, qui doit passer à vos pieds chaque +jour ? Au surplus…</p> + +<p>Je n’achevai pas ; celui dont nous parlions +venait de paraître.</p> + +<p>Il arrivait, une badine à la main, l’allure +allègre. Je ne vous le décrirai pas. Il me suffira de +vous dire qu’il était beau, d’une beauté peut-être +un peu efféminée, peut-être pas régulière, mais +telle qu’elle provoquait l’envie. Il était beau +comme mademoiselle Lormier était laide. Ni pour +l’un, ni pour l’autre, on ne pouvait ignorer cela.</p> + +<p>Comme nous nous taisions, nous étions, aussi, +bien obligés d’entendre son pas. C’était, on n’en +pouvait douter, le pas d’un homme qui aime et +qui se sait aimé. Pourquoi sent-on de la sorte +l’amour autour d’un être ? Parce que les talons +de La Gilardière frappaient avec une certaine +cadence les pavés du Rempart, je compris tout à +coup que madame Traversot se leurrait d’illusions +et que sa fille ne lui appartenait plus.</p> + +<p>Quand il passa, il nous jeta un bref regard ; +mais nous aperçut-il ? Il était clair qu’à ses yeux, +nous comptions autant que deux cailloux sur la +route. Il remarquait l’obstacle matériel que nous +pouvions être : rien de plus, rien de moins.</p> + +<p>Et puis, arrivé à l’hôtel de Thil, il poussa la +porte sans même sonner. Il rentrait vraiment chez +lui ; on devinait que rien n’aurait pu s’opposer à +sa venue, et qu’une hâte pareille répondait à la +sienne, derrière les murs silencieux. Ensuite, on +ne le vit plus.</p> + +<p>Je me tournai vers mademoiselle Lormier. Elle +continuait de contempler la rue redevenue +déserte.</p> + +<p>— Qu’augurez-vous de cette marche en fanfare ? +demandai-je.</p> + +<p>Mademoiselle Lormier tressaillit, rappelée à +elle-même.</p> + +<p>— Ah ! fit-elle, excusez-moi ; j’étais en train de +songer à mon père qui m’inquiète depuis quelque +temps. Je le sens nerveux et il a cessé tout travail.</p> + +<p>Je répliquai distraitement :</p> + +<p>— Ne vous tourmentez pas : je crois savoir +pourquoi ses inventions ne l’intéressent plus.</p> + +<p>Et revenant à mon idée :</p> + +<p>— Si j’en crois les apparences, avant huit +jours, vous verrez passer aussi la mère du beau +fiancé.</p> + +<p>Au même instant, mademoiselle Lormier qui +s’appuyait, sans y penser, à la porte demeurée +entre-bâillée, faillit tomber en arrière. Quand elle +eut repris son équilibre, elle parut hésiter, puis +brusquement :</p> + +<p>— Vous appréciez beaucoup la jeune fille ?</p> + +<p>— J’ai déjà répondu qu’elle me paraît charmante.</p> + +<p>— Tant pis ! à sa place, j’aurais moins de confiance +dans un inconnu.</p> + +<p>Frappé du ton qu’elle y avait mis, j’attendis +qu’elle complétât sa phrase ; mais elle n’ajouta +rien.</p> + +<p>— Si vous avez appris quelque chose de +sérieux, repris-je enfin, peut-être serait-il bon +d’éclairer mieux la lanterne.</p> + +<p>— Non, dit-elle, je formulais une opinion que +je croyais répandue à Semur. Au surplus, cher +docteur, j’aperçois mon père : fermons le feuilleton.</p> + +<p>Et tout en répondant aux signes de reconnaissance +que nous adressait M. Lormier :</p> + +<p>— Aidez-moi à obtenir qu’il vous consulte : je +vous assure que sa santé me préoccupe.</p> + +<p>Puis s’adressant à celui qui nous rejoignait :</p> + +<p>— Cette fois, père, j’ai retenu le docteur : tu +ne peux plus lui échapper.</p> + +<p>M. Lormier balbutia :</p> + +<p>— Elle veut, en effet… je comptais…</p> + +<p>Je ne sais pourquoi, j’eus tout de suite l’impression +qu’il n’irait pas plus loin.</p> + +<p>— N’est-ce pas demain jour de consultation ? +reprit mademoiselle Lormier.</p> + +<p>— Certainement.</p> + +<p>— Hé bien ! comptez que mon père ira vous voir.</p> + +<p>— Entendu, je l’attends. D’ailleurs, il n’a pas +l’air souffrant.</p> + +<p>— Je ne le suis pas, interrompit M. Lormier.</p> + +<p>— Alors, visite d’ami : ce n’en sera que plus +agréable.</p> + +<p>Je regardais en même temps M. Lormier avec +plus d’attention. Qui avait raison ? sa fille, ou lui ? +Point changé évidemment : la même mine que +l’autre jour, au Rempart… Mais quand approchent +les grandes crises de l’organisme, n’est-ce pas à +d’autres signes indéfinissables qu’on les dépiste : +une modulation nouvelle dans la voix, des modes +de penser inaccoutumés, parfois un changement +de caractère ? La fêlure commence toujours par +l’âme. Et je m’avisai soudain d’un symptôme +grave : ce jaloux semblait avoir perdu sa jalousie. +Me retrouvant en tête-à-tête avec sa fille, il n’en +manifestait aucun souci. Résolu de vérifier si je +ne me trompais pas, et sous couleur de changer +de conversation, je poursuivis :</p> + +<p>— Savez-vous, cher monsieur, que nous étions +en train, mademoiselle et moi, de parler encore +d’amour ?</p> + +<p>Il ne broncha pas :</p> + +<p>— L’amour de Dieu ne m’inquiète pas.</p> + +<p>— Il s’agit bien de cela ! M. de La Gilardière +venait de passer.</p> + +<p>— Tant mieux pour mademoiselle Traversot !</p> + +<p>— Ah ! m’écriai-je, je vous prends aussi à en +parler, comme tout le monde !</p> + +<p>Mais à ma grande surprise, il ne sourit pas :</p> + +<p>— Non, dit-il, je n’en parle pas <i>comme tout le +monde</i> et même, à ce propos, peut-être demain +vous demanderai-je…</p> + +<p>— Rentrons-nous ? interrompit mademoiselle +Lormier. Tu parais fatigué.</p> + +<p>Nous échangeâmes de rapides serrements de +main.</p> + +<p>— Demain donc, vers deux heures…</p> + +<p>— Oui, répondit mademoiselle Lormier pour +son père.</p> + +<p>Je me retrouvai seul. Je m’expliquais mal les +dernières paroles de M. Lormier. Y avait-il donc +un lien entre La Gilardière et lui ? et encore, de +quelle manière, sous quel prétexte, prétendait-il +me mêler à l’histoire ?</p> + +<p>— Bah ! murmurai-je, je verrai demain ce qu’il +en retourne !</p> + +<p>Ensuite, à grands pas, je m’éloignai du Rempart. +Cependant, parvenu à la hauteur de l’isthme +qui rejoint la ville, je me retournai de nouveau, +peut-être pour chercher une réponse anticipée aux +questions que j’agitais, et voici le spectacle que +j’aperçus.</p> + +<p>Sur la chaussée passaient un monsieur, la +badine à la main, et les dames Traversot. En +arrière, mademoiselle Lormier, oubliant qu’elle +devait sortir, et remontée à sa tour, avait ouvert +ses fenêtres toutes grandes ; accoudée à l’une +d’elles, elle regardait les promeneurs…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>IV</h3> + + +<p>M. Lormier ne parut pas le lendemain, malgré +sa promesse. Une semaine s’écoula. J’avais cessé +de l’attendre et ne songeais plus à sa visite, +quand j’eus la surprise de l’entendre annoncer. +En l’apercevant, je me rappelle avoir éprouvé +même un peu d’humeur, ayant, je ne sais pour +quelle raison, besoin de ma fin d’après-midi. Je +ne me doutais guère en revanche que, grâce à +lui, j’allais découvrir un aspect de la vie, et me +heurter pour la première fois à des idées qui, +depuis lors, n’ont plus cessé de me hanter.</p> + +<p>Il entra, l’air résolu, et sans montrer l’hésitation +habituelle.</p> + +<p>— Me voici, dit-il ; me portant à merveille, je +ne viens pas consulter, mais remercier l’ami que +vous avez été pour nous. Il y a longtemps déjà +que j’avais décidé de le faire. Si ma démarche est +tardive, cela tient à ce que personne n’est jamais +tout à fait maître d’agir comme il le voudrait.</p> + +<p>Je répondis :</p> + +<p>— J’espère que vous ne vous êtes pas dérangé +pour si peu, et je compte bien que vous satisferez, +par-dessus le marché, ma curiosité.</p> + +<p>— Votre curiosité ?</p> + +<p>— Ne deviez-vous pas me parler des Traversot ?</p> + +<p>J’allais ainsi droit au but. J’ai toujours trouvé +que la méthode est bonne. Il prit, au contraire, +un air évasif :</p> + +<p>— Ah ! oui, j’oubliais… seulement cela n’a plus +d’importance.</p> + +<p>— Que comptiez-vous m’en dire ?</p> + +<p>— Rien en vérité. Je croyais l’autre jour avoir +besoin d’un conseil. Il se trouve qu’il arriverait +trop tard, la décision étant prise et… exécutée.</p> + +<p>— Et moi qui rêvais de révélations sensationnelles ! +m’écriai-je.</p> + +<p>— J’hésitais précisément à les porter à qui de +droit. Partagé entre le scrupule de me mêler de +choses qui ne me concernent pas, et le désir de +ne pas laisser duper des gens honorables, je +comptais vous soumettre mon embarras. Mais +hier, conversant avec mon notaire, j’eus l’idée +de lui sortir mon cas. Jugez de ma chance : il +gère aussi les intérêts des Traversot, chose que +j’ignorais. Sans que je l’aie voulu, ma conscience +s’est donc trouvée libérée, et le cas qui me troublait +a cessé d’exister.</p> + +<p>Je répliquai, désireux d’en tirer au moins le peu +que je pourrais :</p> + +<p>— Tant pis : cela prouve du moins que vous +connaissez M. de La Gilardière.</p> + +<p>— Moi ?… pas du tout.</p> + +<p>— Alors comment étiez-vous renseigné sur +lui… car il s’agissait de lui, n’est-ce pas ?</p> + +<p>— Oh ! un hasard trop long à expliquer… Une +compagne de couvent de ma femme qui, devenue +dame de compagnie chez la mère du jeune +homme, a voulu s’informer près de nous des +Traversot et qui, du même coup… bref des +histoires ; fort heureusement, elles ne m’intéressent +plus.</p> + +<p>— Allons ! fis-je déçu, il reste que vous aviez +songé à moi pour vous éclairer dans une circonstance +délicate : je vous en remercie.</p> + +<p>Tout ceci, échangé sans qu’il prît seulement la +peine de choisir un siège. Je crus qu’il allait +repartir aussitôt ; mais non, après avoir regardé +l’heure, il reprenait :</p> + +<p>— Si je ne dérange pas, puis-je m’asseoir ? +Depuis quelque temps, je me sens vite las.</p> + +<p>Sans attendre la réponse, il s’affala ensuite sur +un fauteuil. Du même coup, l’air du début fit +place à un autre, accablé. Ainsi qu’il arrive fréquemment +aux nerveux, après avoir paru prêt à +tout renverser sur son passage, il ne semblait +plus capable que de crier grâce, comme un coureur +à bout d’étape.</p> + +<p>— Est-il bien sûr, demandai-je, que votre fille +ait tort quand elle vous pousse à vous soigner ?</p> + +<p>— Oh ! murmura-t-il, ma fille ne s’inquiète pas +de moi autant que vous le croyez…</p> + +<p>Et sa main, qui avait tenté de se soulever, +retomba lourdement sur l’accoudoir.</p> + +<p>— Je suis témoin pourtant du souci que lui +donne votre état.</p> + +<p>— On parle, les mots s’envolent, l’âme est +ailleurs…</p> + +<p>— Vous n’allez pas prétendre que votre fille +soit indifférente à ce qui vous concerne ?</p> + +<p>Il releva la tête, me considéra un instant :</p> + +<p>— Non, soupira-t-il, je crois qu’elle m’aime +encore.</p> + +<p>— Vous n’en êtes pas sûr ?</p> + +<p>Il ne répondit pas. Je n’osai insister : j’attendais +qu’il lui plût de reprendre la conversation, là +où il voudrait. Et ce fut alors un silence d’autant +plus pesant qu’à Semur, et sur la place que +j’habite, il n’y a jamais de bruits au dehors : les +seuls que je connaisse sont au moment des offices +ou quand l’heure sonne à Notre-Dame.</p> + +<p>En même temps que j’attendais, j’eus aussi +l’étonnement de m’apercevoir que le visage de +M. Lormier avait repris exactement l’expression +de la première nuit, au chevet de la mourante. +Même aspect de relâchement total, souligné par la +torpeur du regard fixe. Il faut croire que les traits +humains disposent de bien peu d’éléments pour +extérioriser l’âme : ils ne diffèrent pas, qu’il +s’agisse d’escompter la fin d’une catastrophe ou +d’en appréhender la venue !</p> + +<p>Soudain, il parut prendre une résolution définitive. +Le regard redevint net, se fixant sur le +mien. Je compris que le sujet véritable de la +visite, encore inexpliqué, allait paraître.</p> + +<p>— Docteur, recommença-t-il d’une voix qui +s’efforçait d’être posée, y a-t-il des cas où l’on +soit fou, tout en gardant la conscience nette de sa +folie ?</p> + +<p>— Ouais ! m’écriai-je, à quel propos ces balivernes ?</p> + +<p>— Parce qu’obsédé par une pensée que la raison +des autres jugerait démente et qui doit l’être par +conséquent, je ne la discute plus et l’accepte.</p> + +<p>— Et peut-on connaître de laquelle il s’agit ?</p> + +<p>— Entre ma fille et moi, il y a quelqu’un.</p> + +<p>— Qui ?</p> + +<p>— J’ai dit <i>quelqu’un</i> : si je savais qui, je ne +serais pas ici.</p> + +<p>De nouveau, son visage changeait. J’y déchiffrai +une telle angoisse que brusquement une pensée +m’étreignit. Le drame — que, l’autre jour, candide, +j’attendais seulement pour des temps à venir, — aurait-il +déjà paru ?</p> + +<p>Ne sachant plus très bien si je voulais le +confesser ou le consoler, je pris ses mains dans +les deux miennes, et m’efforçant de ne rien laisser +voir de mes appréhensions :</p> + +<p>— Vous êtes fou, en effet, cher monsieur, mais +d’une folie sans fièvre et dont je vous ai donné le +nom, quand nous étions au Rempart : la jalousie.</p> + +<p>Il secoua les épaules.</p> + +<p>— Je vous affirme que je ne me trompe pas.</p> + +<p>— Je vous affirme aussi que la jalousie est un +état dans lequel on s’épuise à interpréter le réel +à la lueur d’une chimère. Qu’on écarte celle-ci, +tout redevient clair. Dès qu’on se sait jaloux, +d’ailleurs, la moitié de la cure est réalisée : la +seule difficulté est de le reconnaître. Essayez.</p> + +<p>Il avait paru m’écouter attentivement : cependant, +à peine eus-je achevé qu’arrachant ses +mains prisonnières, il répéta :</p> + +<p>— Non, je ne me trompe pas…</p> + +<p>Puis martelant les mots, comme s’il prétendait +les graver mieux dans mon cerveau :</p> + +<p>— Aucune chimère ne me trouble ; j’ai des +yeux et ils voient. Ma fille n’est plus à moi : +quelqu’un me l’a prise. Nous avons l’air encore +de vivre en tête-à-tête : ce n’est pas vrai, entre +elle et moi, il y a <i>lui</i> !</p> + +<p>Convaincu que plus je garderais de ménagements +et plus il s’entêterait dans ses affirmations +sans les éclairer d’aucune manière, je ripostai +alors rudement :</p> + +<p>— Pour prendre votre fille, il faudrait d’abord +pouvoir en approcher ! Vous ne vous quittez pas. +Elle sort si vous sortez, et rentre quand vous +rentrez. Et qui connaissez-vous ici ? Quelques +prêtres, des voisins, personne… Nulle maison +plus fermée que la vôtre ! Songez que, lorsque +vous m’avez appelé, j’avais à peine entendu prononcer +votre nom ! Ma venue a été un fait tellement +extraordinaire que vous en avez conçu, un +instant, les pires craintes ; celles-ci se sont dissipées, +soit, mais jugez des autres ! Le voilà, le +réel ! Y ajouter quoi que ce soit est inductions et +sottises. Quant au traitement, il dépend de vous +seul. La jalousie n’est pas une maladie : elle est +un vice. On ne s’en guérit pas avec des drogues : +on s’en corrige. A vous de la dompter, comme +on y arrive pour la morphine ou le vin.</p> + +<p>Il s’était remis à m’écouter avec l’avidité de +l’enfant qui tente de se rassurer auprès d’une +grande personne. Peut-être aurait-il été déçu si je +ne lui avais pas dit ces choses qu’il s’était déjà +dites, et précisément de cette manière ; mais, +comme auparavant, je sentais aussi que mes +paroles glissaient sur lui sans l’atteindre, telle +une averse sur des ardoises. Quand il comprit que +j’avais fini, ce fut cette fois sur un ton rectiligne +qu’il reprit :</p> + +<p>— Vous avez raison, le réel est cela : deux +êtres qui <i>matériellement</i> ne se quittent pas, que +jamais ou très rarement un tiers <i>visible</i> ne distrait ; +deux êtres encore qui mangent à la même +table, sont abrités par le même toit, échangent +des <i>apparences</i> de confidences avec une <i>apparence</i> +d’abandon… Seulement, est-ce tout ?… Quand +ma fille ne croit pas que je la surveille, avez-vous +<i>vu</i> ses yeux ?… des yeux d’absente !… Quand, +après un long silence, je m’avise de lui +parler, avez-vous <i>vu</i> l’effort de son visage pour +revenir au présent ? Quand nous sommes à table, +avez-vous <i>vu</i> avec quelle attention elle surveille +le moindre bruit de rue, et, si par hasard quelqu’un +passe, avec quel art elle invente un prétexte +pour approcher de la fenêtre et vérifier si par +bonheur ce serait <i>lui</i> ? Pas de tiers visible, c’est +exact : mais à quel moment celui dont je parle +consent-il à nous quitter ? A lui, les seuls vrais +sourires de ma fille ! Essaie-t-elle de livrer un +peu d’elle-même, comme elle s’adresse à lui ! Pas +une phrase qui ne passe alors par-dessus moi, +pour l’aller retrouver, je ne sais où ! Il est là, vous +dis-je, sans répit, dans nos silences douloureux, +nos causeries importunes ; non seulement il a +violé la demeure, mais il s’étonne de m’y trouver : +avant longtemps, il tentera de m’en chasser !</p> + +<p>Il conclut :</p> + +<p>— Et puis, qu’ai-je besoin de <i>voir</i> ? Si par +hasard vous avez jamais aimé, ce dont je vous +plaindrais, fallait-il que vous <i>vissiez</i> pour apprendre +quand on était las de votre présence ? +Vous le <i>sentiez</i> ! Ce que l’on sent est autrement +certain que ce que l’on voit. Sentir, c’est happer +l’impondérable, tâter l’invisible, atteindre là où +le regard ne pénètre pas. Dans un doute poignant, +je vous le demande, est-ce vos yeux que +vous consultez ou la perception intime, continue, +que la raison méprise et qui, heureusement, veille +à sa place pour notre garde ?</p> + +<p>Tandis qu’il parlait ainsi, j’avoue qu’une partie +de son discours m’échappait ; j’étais trop à la +découverte de l’homme nouveau qui se révélait. +Je ne savais pas encore que l’âme s’abrite toujours +derrière de fausses apparences, comme l’amande +derrière une coque et qu’il faut le marteau de +la souffrance pour les briser. J’avais connu jusqu’alors +un Lormier un peu falot, un peu rêveur, +et dont l’unique originalité consistait dans une +tendresse paternelle qui confinait à l’état maladif : +c’était un autre que j’écoutais, certainement +le seul vrai, un autre, maître de sa pensée et de +sa parole, soulevé par la passion et l’analysant +comme si elle lui demeurait étrangère, tour à +tour s’exprimant avec la monotonie d’un greffier +et plongeant brusquement dans le détail subtil de +sentiments inexprimés, mais toujours avec une +telle force logique que je commençais à subir +l’entraînement de ses raisons. Se trompait-il +d’ailleurs ? Sans aller jusqu’à le croire tout à fait, +je me sentais ébranlé. Déjà, je ne criais plus à +l’impossible. Après tout, qu’il fît erreur ou non, +le fait de deux êtres amenés à vivre ainsi l’un +près de l’autre, en simulant une confiance qui +n’existe plus, n’était-il pas déjà par lui-même un +drame certain ?</p> + +<p>— Admettons, répondis-je enfin après une +courte réflexion. Il est entendu que le cœur de +votre fille ne vous appartient plus, ou plutôt qu’il +se partage entre vous et un autre. Il existe, +semble-t-il, un moyen assuré d’obliger <i>l’autre</i> à +découvrir son visage et, — très probablement, — de +l’écarter. Votre fille a l’audace de la +vérité : interrogée, elle répondra. Ayez le courage +d’aller droit à l’ennemi, demandez le nom, et +après…, après, suivant ce qu’il sera, vous chasserez +l’homme, ou, s’il est digne d’elle, donnez-le +lui !</p> + +<p>— Inutile. J’ai posé la question : Geneviève +s’est tue.</p> + +<p>— Ah ! murmurai-je, voilà qui est plus grave ; +il y aurait donc un obstacle qui vient d’elle ou +de lui. Le soupçonnez-vous ?</p> + +<p>— Il n’y en a pas. J’ai osé aussi tout dire à +ma fille, même qu’elle était riche, même que je +pardonnais à cet homme !</p> + +<p>— Et s’il aimait ailleurs ?</p> + +<p>— Allons donc ! Croyez-vous ma fille de taille +à se contenter des restes d’une autre ?</p> + +<p>— Dans ce cas, j’en suis fâché pour votre clairvoyance : +le sentiment vous trompe, votre fille +n’aime pas, et je reviens au premier diagnostic : +des chimères !</p> + +<p>— Chimères étrangement réelles, puisque +nous en serons bientôt à ne plus nous connaître +sous un même toit !</p> + +<p>— De grâce, pas de grands mots : vous n’en +êtes pas là.</p> + +<p>— Croyez-vous ?</p> + +<p>Il me considérait avec un air de défi. Je pensai +qu’il allait entrer dans de nouveaux détails, mais +non : ses paupières s’abaissèrent, et comme, pressentant +la discussion sans issue, je ne répliquai +rien, nous eûmes la sensation que tout s’arrêterait +à ce point.</p> + +<p>Quelques secondes s’écoulèrent dans une indécision +pénible. Je m’attendais à la voir tranchée +par un départ. De fait, M. Lormier se leva : seulement, +ce fut pour se promener à travers mon +cabinet. Nous imaginions n’avoir plus rien à nous +dire, et ce qui allait suivre devait nous plonger au +cœur même des questions que je vous ai posées +tout à l’heure…</p> + +<p>Oublieux de ma présence, M. Lormier, à ce +moment, était en effet en train de se replier sur +sa propre vie, pour découvrir quelles lois la conduisaient.</p> + +<p>L’homme est toujours ainsi, rebelle au cas particulier. +Parce qu’il place en lui-même le centre +de l’univers, il prétend ne subir que des lois universelles, +et s’indigne de ne pouvoir conclure de +son aventure misérable à la destinée de tous.</p> + +<p>Quand il eut marché un assez long temps, +M. Lormier s’arrêta brusquement devant moi :</p> + +<p>— Si je savais au moins pourquoi je souffre ! +s’écria-t-il. Il y a des gens pour croire en Dieu : +sérieusement, que penseriez-vous d’un homme +apportant à ses rigueurs la dixième partie de +l’incohérence qui préside à nos vies et que ces +gens taxent de providentielle ?</p> + +<p>J’allais tenter de répondre ; il m’arrêta d’un +geste rude.</p> + +<p>— De grâce, ne m’interrompez pas ! J’ai besoin +de crier. Je ne suis même venu que pour cela. +Dans une heure d’abandon, j’ai commencé l’autre +jour de me livrer à vous : autant continuer jusqu’au +bout. De cette façon, il n’y en aura jamais +qu’un à être informé !… Oui, qui décide du lot +de bonheur ou de malheur attribué à chacun ? Au +nom de quelle justice y a-t-il des êtres comblés, +et d’autres toujours broyés ? Tenez, moi, par +exemple…</p> + +<p>Il jeta autour de nous un coup d’œil circulaire, +comme s’il dominait une foule suspendue à son +récit :</p> + +<p>— Voulez-vous le compte de ce qui me fut +octroyé ? Dès mon enfance, gêne, misère et maladie. +Mes parents étaient de pauvres vanniers qui +allaient de village en village, gagnant au jour le +jour de quoi manger. Encore, si humble soit-elle, +pareille origine pouvait-elle rester honorable ? +Point : mon père, faussement accusé de grivèlerie, +est mort en prison. Quant à ma mère, +j’ignore comment elle a fini : personne, cela va +de soi, n’a paru autour de moi pour entretenir son +souvenir. Ainsi, un début de gueux, et l’aurore +d’une vie que je n’avais point sollicitée, tarée +avant même que j’aie pu m’en rendre compte. +Où est mon délit jusque-là ? Pour quelle dette +suis-je déjà recherché par le sort ?… Mais continuons… +Donc, on me recueille dans une ferme +pour garder les bêtes ; je vais à l’école ; le curé +fait de moi un enfant de chœur ; finalement, je +suis expédié au petit séminaire, tant on me trouve +intelligent. L’intelligence ! Ah ! cette fois, vais-je +me plaindre ? Je pouvais n’être qu’un berger +idiot, et grâce à une cervelle que je n’ai pas plus +choisie que je n’avais désiré l’existence, je vais +devenir apprenti curé ! Je suis honnête aussi, — le +sort, vous le voyez, me prodigue les dons de +qualité supérieure, — et ne pouvant me résoudre +à vivre d’une vocation que je n’ai pas, je m’enfuis +à Paris, honni par mes bienfaiteurs, sans autre +désir que de satisfaire une soif d’apprendre qui +m’a été injectée comme un venin, que je croyais +exceptionnelle, et qui était celle de tout le +monde. Nouvelle chance, direz-vous : comptez +vite, nous arrivons au bout. Aussi bien, peu +importe comment je devins, non pas un savant, +non pas même un ingénieur de talent, simplement +un bon ouvrier de laboratoire, honnête, ingénu +grâce à la pauvreté, et dont on disait que peut-être +il ferait fortune. C’est à ce moment que j’ai +rencontré ma femme et que l’amour a paru dans +ma vie…</p> + +<p>Il eut une sorte de hoquet convulsif.</p> + +<p>— L’amour… Regardez-moi : ce mot, dans +ma bouche, a l’air d’une gageure. Cependant +toute l’humanité, belle ou laide, grande ou vulgaire, +tout ce qui pense et tout ce qui sent sur +notre boule de terre, ne le prononce-t-il pas de +même et avec un égal frémissement ? Si j’avouais +qu’en découvrant l’amour, j’ai trouvé l’existence +un bienfait et cru qu’elle a de quoi se faire pardonner +le reste ? Il était donc possible de mettre +contre son cœur un autre cœur battant à l’unisson, +et, côte à côte, des pensées qui, pareilles à +une fonte en fusion, ne seraient plus qu’un grand +jet lumineux ! Entrevoir une telle ivresse, soupçonner +seulement qu’on en approche, n’est-ce +pas assez, je vous le demande, pour rendre le +présent ineffable, et le passé inconsistant ? En +revanche, que j’aie attendu ce miracle, que j’aie cru +le pouvoir vivre, de quel nom nommerez-vous +cette cruauté, vous qui savez que cela n’a pas +été ? Paix à la morte ! j’ai trouvé dans mon +mariage les rations de confort que beaucoup +auraient souhaitées et je ne souhaite à personne +la misère et la soif qui m’y ont consumé… Paix +à la morte, encore un coup ! Mais pourquoi la +passion d’aimer qui m’a dévoré, et ce don fatal +attaché à l’être, comme une robe de Nessus, +sinon pour mieux faire <i>souffrir</i> ? Souffrir !… +enfin, voici le mot lâché ; il n’explique rien mais +commence et conclut tout. La souffrance est +injuste, bête, incompréhensible ; elle ne conduit +nulle part, elle est inutile ; et, pareille à une bête +de proie, elle ne guette que certains, s’en repaît, +s’en amuse et va pour prolonger son plaisir jusqu’à +négliger tous autres gibiers à sa portée… +Ma femme n’est plus là pour me séparer de ma +fille : Dieu merci ! c’en est fini des heures cruelles, +je vais être libre d’adorer mon enfant ? Sottise ! +La bête m’ayant pris au début sous sa griffe ne +me lâchera point : non seulement ma fille +m’échappe, mais j’en suis à redouter qu’un inconnu +ne la torture. Cependant, ailleurs, d’autres s’obstinent +à être heureux ! vous, ce La Gilardière +dont nous parlions, ce boutiquier peut-être que +j’aperçois là, au seuil de sa boutique… Je connais +des voleurs triomphants, des cœurs que +l’amour comble, bien qu’ils soient à soulever de +dégoût… Alors je demande : au nom de quoi +ceux-ci plutôt que ceux-là ? Quelle est la règle +qui protège ? On parle d’un Dieu : où est-il ? d’une +justice : où la trouve-t-on ?</p> + +<p>Je me suis efforcé de reproduire ce long discours +tel que je l’entendis. Ce que je ne puis +rendre, c’est l’impression extraordinaire que donnaient +la mimique de cet homme, la variété du +ton, les alternances d’une voix tantôt basse comme +pour confier un secret, tantôt éclatant sous la +révolte ou brisée par un sanglot mal contenu. +Et quelle sensibilité exaspérée dans ces aveux +arrêtés à mi-route ! car il était évident que plus +le récit approchait de l’intime de sa douleur, moins +il parvenait à s’exprimer. A peine quelques mots +sur le naufrage de son amour, rien sur le drame +actuel.</p> + +<p>Au dernier cri, enfin, il passa la main sur son +front, de l’air d’un homme qui s’éveille. Peut-être +ne se rendait-il pas compte de tout ce qu’il +avait dit. Puis, s’interrompant soudain :</p> + +<p>— Je vous demande pardon, balbutia-t-il, je +crois que je me suis égaré…</p> + +<p>Et de nouveau, nous demeurâmes silencieux.</p> + +<p>Que répondre en effet aux questions qu’il +posait ? Quelle justification lui donner de la souffrance +imméritée qui l’avait amené, pantelant, +dans mon cabinet habitué jusqu’alors à n’entendre +que le cri de la chair douloureuse ? Cependant, +si impuissant que je fusse à l’éclairer, pouvais-je +aussi continuer de me taire ? A de certains +moments, et quoi qu’elle prononce, la parole +humaine est source d’apaisement. Après avoir +hésité, j’approchai de lui, et prenant ses mains +comme au début :</p> + +<p>— Cher monsieur, combien je vous plains ! Les +problèmes que vous soulevez sont, hélas ! sans +solution. D’ailleurs, à quoi bon la chercher ? +Nous vivons dans l’inexpliqué. Que la souffrance +soit un don divin ou l’œuvre d’un destin malfaisant, +qu’elle perde ou non son mystère, elle pèse +du même poids. En revanche, je doute qu’un +bilan, tel que vous tentiez tout à l’heure de l’établir, +puisse être exact : il y manque toujours +quelque chose, et parfois l’essentiel. On ne néglige +aucune douleur, on ne compte pas les joies. S’efforce-t-on +de le faire, il n’est pas de commune +mesure entre les unes et les autres. J’ajoute que, +s’il en existait…</p> + +<p>Il m’interrompit :</p> + +<p>— Je devine que vous allez dire : tout se compense. +Ce n’est pas vrai.</p> + +<p>— J’entends bien, repris-je à mon tour, vous +croyez au voleur triomphant : accepteriez-vous +pourtant de prendre sa place ? Pour changer de +sort, changeriez-vous d’âme avec lui ?</p> + +<p>Il haussa les épaules.</p> + +<p>— Vous pensez que je refuserais ?… La vérité +est que je ne sais pas… on ne sait jamais rien.</p> + +<p>— Si, on sait parfaitement qu’il existe, jusque +dans la pire, un bien qui le balance. Par exemple, +imaginez une seconde que, d’une manière ou +d’une autre, votre fille cesse d’exister…</p> + +<p>Il eut un cri :</p> + +<p>— Taisez-vous !</p> + +<p>— Vous voyez bien ! Même s’il n’était pas +imaginaire, votre supplice actuel se double encore +de joies dont la seule pensée qu’elles pourraient +disparaître vous fait pâlir d’effroi. Alors, cessons +de discuter. Que votre cœur s’apaise ! qu’il tue la +chimère ! et…</p> + +<p>Je le regardai avec une pitié sincère. Son accablement +me touchait.</p> + +<p>— … Et quand vous aurez encore envie de +crier, comme tout à l’heure, n’hésitez pas à revenir. +Vous trouverez ici, je vous l’affirme, une +compréhension affectueuse et le secours d’un +ami.</p> + +<p>Ayant remercié d’un signe de tête, il prit son +chapeau sans répliquer et se dirigea vers la porte.</p> + +<p>Je compris qu’arrivé à ce point, il n’aurait pu +poursuivre. Moi-même, changeant d’attitude pour +l’accompagner, m’efforçai de reprendre un ton +plaisant.</p> + +<p>— Admirez, dis-je tandis que nous descendions +ensemble, combien c’est toujours l’imprévu qui +vient. J’avais compté apprendre grâce à vous des +merveilles sur La Gilardière, et je ne saurai rien, +pas même s’il est amoureux de votre fille !</p> + +<p>Un pâle sourire erra sur la face désolée de +M. Lormier.</p> + +<p>— Oh ! pour celui-là, je suis tranquille ! Tout +le fâcheux que j’en ai su me venait par Geneviève.</p> + +<p>Sur le seuil, il dit encore :</p> + +<p>— Je reviendrai peut-être… probablement…</p> + +<p>Je songeais de mon côté :</p> + +<p>— Pauvre homme ! je le reverrai avant huit +jours.</p> + +<p>Or, non seulement il ne devait plus reparaître +dans ce lieu, témoin de notre amitié naissante, +mais convaincu d’avoir atteint au sommet de son +calvaire, à peine commençait-il d’en gravir les +premières marches.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>V</h3> + + +<p>J’ai toujours pensé que si une intelligence +humaine était en mesure de percevoir les millions +d’aventures individuelles qui s’entrecroisent à une +heure donnée, la notion du hasard s’effacerait +pour elle. L’enchevêtrement de tant de faits, dus +en apparence aux seules fantaisies du sort, est +en réalité le produit d’une logique implacable. +C’est pourquoi je demande à interrompre une +seconde fois mon récit, au profit d’une poussière +de menus événements tous relatifs encore au +mariage de La Gilardière. Précisément parce +qu’il est resté dans l’aventure Lormier une part +de mystère, je m’en voudrais de négliger rien. A +vous ensuite de juger du fond et de lier entre +elles des parties que vous jugeriez devoir l’être.</p> + +<p>Donc, après la visite que je viens de raconter, +un temps s’écoula durant lequel je m’attendais +chaque jour à voir reparaître M. Lormier. Attente +parfaitement vaine. Il ne vint pas. Je cessai même +d’en avoir des nouvelles, n’allant pas du côté du +Rempart, et ne l’ayant plus rencontré dans +Semur. En revanche, il sembla brusquement que +l’aventure Traversot-La Gilardière remplît l’horizon +visible.</p> + +<p>Il y eut d’abord l’annonce de l’arrivée prochaine +de madame de La Gilardière. On donnait du même +coup des précisions sur celle-ci. Elle habitait +Paris, mais possédait, assurait-on, un hôtel +somptueux à Orléans et des propriétés en Beauce +que, pour des raisons inexpliquées, elle ne visitait +jamais. Ses sentiments religieux ne pouvaient +faire doute, car son fils aîné, seul frère de La +Gilardière, entré fort jeune dans les ordres, desservait +actuellement, en qualité de vicaire, une +paroisse de Versailles. On affirmait enfin que, si +excellente chrétienne qu’elle parût, elle aimait +l’argent, et exigerait certainement une dot des +Traversot. Comme il était douteux que ceux-ci +pussent la fournir, on en concluait que le projet +sombrerait au cours du voyage.</p> + +<p>Puis, ce fut une autre histoire. Plus d’arrivée en +perspective. Madame de La Gilardière ne viendrait +pas. Le mariage était rompu. La raison ? Un conte +à dormir debout. La Gilardière n’était pas La +Gilardière, mais prosaïquement un sieur Manchon, +frère de l’abbé Manchon fort lié avec l’abbé Valfour, +lequel, comme on sait, avait été des premiers +à patronner dans Semur le nouvel arrivant.</p> + +<p>Alors, pourquoi ce titre, et comment expliquer +que l’abbé Valfour, si honorablement connu, se +fût prêté à une usurpation d’état civil, quitte à +compromettre la famille la plus notable du pays ? +Ici les explications variaient. L’une d’elles, très +répandue, consistait à affirmer la naissance illégitime +de La Gilardière. Faute de pouvoir le +reconnaître, sa mère l’avait fait inscrire sous un +nom de fantaisie, peut-être celui du lieu de naissance. +Quant à concilier pareille aventure scandaleuse +avec ce qu’on affirmait de l’intransigeance +de madame de La Gilardière, c’était affaire aux +habiles, et, de plus, sans importance.</p> + +<p>Bientôt, d’ailleurs, un fait donna tort à tout le +monde. Si, en effet, madame de La Gilardière ne +paraissait toujours pas, si même les Traversot +avaient fait subitement une absence de quelques +jours, l’hôtel de Thil se rouvrit. La Gilardière continua +d’y fréquenter comme avant.</p> + +<p>Ainsi groupés, de tels racontars prennent un +aspect incohérent, j’en conviens. Était-il assuré +pourtant qu’il ne s’y trouvât que du roman ? Plus +d’une fois, les recueillant, je me rappelai que +M. Lormier avait hésité à communiquer au notaire +des Traversot un renseignement « à défaut duquel +des personnes honorables risquaient d’être dupées ». +Inconsciemment, il s’établit de la sorte au fond de +moi une sorte de lien mal défini entre les deux +histoires. Je m’habituai à les associer comme si +véritablement l’une eût conduit l’autre. Vous +verrez plus loin quelles inductions je me risquai +même à en tirer…</p> + +<p>On en était là, c’est-à-dire qu’en dépit du tourbillon +de médisances qui emportait la ville, les +intéressés suivaient paisiblement leur chemin, +quand une aventure mystérieuse bouleversa les +cervelles et provoqua le dénouement.</p> + +<p>Mais auparavant, que je mentionne encore une +courte et fortuite rencontre avec M. Lormier. Ce +devait être la dernière d’ici longtemps, et elle eut +lieu précisément la veille du jour où le scandale +éclata…</p> + +<p>Ce soir-là, je ne sais pourquoi, pris d’un irrésistible +désir de solitude et de flâne, je m’étais +décidé à me rendre au Rempart. Il y a des heures, +où, fût-on libre d’inquiétudes et parfaitement +heureux, on éprouve ce que j’appellerais volontiers +la nostalgie de la mélancolie. N’importe qui +a connu cela. Arrivé à la promenade, je m’installai +sur un banc, et face au paysage paisible, +savourai la tristesse qui m’accablait sans cause. +Elle m’oppressait comme si ma misère eût été +véritable, et je n’aurais pu dire cependant à quoi +elle tenait ni pourquoi elle était venue. Las de +rêver, je m’apprêtais à repartir, quand au bout du +mail surgit à son tour la silhouette de M. Lormier. +Il avait l’air de se diriger vers moi et je crus qu’il +m’avait aperçu. En réalité, il regardait bien devant +lui, mais tout entier à ses pensées, ne voyait rien.</p> + +<p>Mon premier instinct fut de m’enfuir, tant je +souhaitais garder intacte la tranquillité que j’étais +venu chercher. Je réfléchis ensuite que je risquais +de me montrer impoli et que le mieux serait d’expédier +rapidement la corvée que le hasard m’imposait.</p> + +<p>Allant à sa rencontre, je l’abordai, le premier.</p> + +<p>— Voilà, dis-je, une heureuse coïncidence. Il +faut venir ici pour avoir de vos nouvelles. Êtes-vous +mieux, au moins, et vos soucis se sont-ils +un peu dissipés ?</p> + +<p>Tiré d’une rêverie profonde, M. Lormier ne put +réprimer un léger sursaut, puis, revenant à lui, +non sans peine :</p> + +<p>— Ah ! c’est vous, docteur ? En effet, je suis +bien… tout à fait bien…</p> + +<p>— Votre fille ?</p> + +<p>— Ma fille aussi.</p> + +<p>— Toujours à sa tour ?</p> + +<p>Il eut d’abord l’air de ne pas comprendre.</p> + +<p>— Vous voulez dire dans sa chambre ?… Oui… +c’est-à-dire, non… enfin elle y est en ce moment.</p> + +<p>— J’entends bien qu’elle n’y saurait demeurer +sans cesse ! Rappelez-lui de ma part que l’exercice +est excellent pour son cas.</p> + +<p>— Inutile : elle ne vous obéit que trop. Depuis +une semaine, elle est toujours par voies et par +chemins.</p> + +<p>— Parfait. L’accompagnez-vous ?</p> + +<p>— Moi ?</p> + +<p>Il hésita. Une ombre passa sur son visage.</p> + +<p>— Non, je n’ai plus le temps… Imaginez-vous +que je me remets au travail.</p> + +<p>— De mieux en mieux : rien ne peut être plus +favorable.</p> + +<p>— Cela réussit aussi à Geneviève : je l’ai rarement +vue si gaie.</p> + +<p>— Allons, m’écriai-je en guise de conclusion, +j’avais donc raison ! vous voyez que tout s’arrange.</p> + +<p>Il me regarda encore, mais de l’air d’un homme +qui n’y est pas.</p> + +<p>— En effet.</p> + +<p>Puis, comme las de l’effort d’avoir tant parlé :</p> + +<p>— Charmé de la rencontre… A une autre fois !</p> + +<p>Il inclina la tête et repartit.</p> + +<p>En dépit de ses assurances, il ne semblait pas, à +le voir, qu’il fût sorti de soucis. Je rentrai obsédé +malgré moi par la pensée de l’extraordinaire dissentiment +qui torturait désormais ce père et cette +fille. J’avais en même temps l’espoir irraisonné +qu’une chose surviendrait bientôt qui me ramènerait +au cœur de l’aventure, ou bien y mettrait +fin. Je ne me trompais qu’à demi : vingt-quatre +heures plus tard, on apprenait l’affaire du vol.</p> + +<p>Par qui fut-elle révélée ? Comment en un après-midi +une ville entière s’en trouva-t-elle bouleversée ? +Je l’ignore, et ne tenterai pas de l’expliquer. +C’est à de pareils faits que se découvre +la puissance de la police anonyme dont je parlais +tout à l’heure.</p> + +<p>Quoi qu’il en soit, le vol ayant eu lieu vers +onze heures, dès midi l’annonce en était donnée, +heurtait une porte après l’autre, courait, s’enflait +de gloses décisives, si bien qu’à deux heures il +était clair déjà que l’étranger ne pourrait résister +et n’avait plus qu’à partir : la ville enfin avait +vaincu !</p> + +<p>Résumés, les faits constatés étaient les suivants :</p> + +<p>Dans la matinée, le banquier Chasseloup avait +déposé sur la table de son cabinet de travail une +liasse de dix billets de mille francs. Quand il +voulut la reprendre, elle avait disparu. Il cherche, +bouleverse ses papiers, interroge discrètement. +L’évidence s’impose : sans doute possible, il y a +vol. Mais qui a pu le commettre ?</p> + +<p>Ici l’inexplicable. Dans le bureau de Chasseloup, +en effet, ne pénétraient que Chasseloup, — cela +va de soi, — La Gilardière, éventuellement +des clients notoires de la banque et enfin un +garçon de bureau nommé Broquant. Ce matin-là, +on n’avait pas connaissance qu’aucun client se fût +présenté, et la pièce n’avait cessé d’être occupée +tantôt par Chasseloup, tantôt par La Gilardière, +tantôt enfin par tous les deux. S’il y avait eu +détournement, force était de choisir entre trois +personnes : Chasseloup lui-même, ce qui était +ridicule, La Gilardière, ce qui ne l’était pas beaucoup +moins, enfin Broquant, vieil homme d’une +honorabilité reconnue et qui, de plus, aurait dû +opérer sous les yeux mêmes des patrons, alors +que tant d’autres occasions meilleures s’étaient +auparavant trouvées à sa portée.</p> + +<p>L’opinion populaire, elle, n’hésita pas. Pour +tout Semur, La Gilardière devint le coupable. On +découvre toujours des raisons valables à l’absurde. +En somme, La Gilardière passait pour mener +grand train : or, que savait-on de ses ressources ? +Rien. Il y a d’ailleurs voleur et voleur. La Gilardière, +gêné par une échéance, n’aurait évidemment +pas songé à détrousser un passant : rien d’excessif +en revanche à lui imputer un emprunt momentané, +auquel Chasseloup n’eût peut-être pas consenti +de plein gré, et qui, la passe difficile franchie, +serait restitué de la même manière mystérieuse. +Autre chose : aucune plainte ne partit de la banque ; +sans les recherches faites en première heure par +Chasseloup, on aurait même tout ignoré. Nouvelle +charge contre La Gilardière. Dès lors qu’on avait +songé à lui céder l’entreprise, pouvait-on rendre +public un éclat qui eût prouvé avec quelle légèreté +Chasseloup s’apprêtait à traiter ? Je vous fais grâce +du reste. Vous avez le principal.</p> + +<p>Ce que je voudrais rendre, est la folie qui suivit. +Je n’ai jamais senti à ce degré combien <i>une +opinion</i>, même stupidement orientée, peut devenir +un impondérable irrésistible. A Paris, où le regard +ne pousse jamais au delà d’une façade, on ne saurait +le comprendre : on ne rencontre les grandes +lames qu’au milieu de l’océan et loin des côtes, +et pareillement, il faut la solitude de la province +pour découvrir de tels remous. Ce n’est aussi +qu’en province que se trament les machinations +véritables, j’entends par là celles que non seulement +la justice ne peut atteindre, mais qui frappent +leur homme sans que celui-ci soupçonne d’où +vient le coup.</p> + +<p>En apprenant ces sottises, je haussai d’abord +les épaules. J’en vins ensuite à me demander si +l’on ne se trouvait pas précisément devant une +tentative savamment combinée pour prendre un +adversaire contre lequel les efforts précédents +avaient échoué. Je me le demande encore. Mais +allez-y voir ! Tout compte fait, je ne fus pas loin +non plus de considérer, avec la plupart, que La +Gilardière avait au moins le tort de beaucoup faire +parler de lui. Je ne devais pas le penser longtemps. +Deux jours plus tard, en effet, on sut que +les billets avaient été retrouvés précisément dans +son bureau. En revanche, l’essentiel était obtenu : +La Gilardière venait de partir sans crier gare. Il +ne revint plus. Il était écrit qu’Annette Traversot +resterait fille.</p> + +<p>Autant la tempête avait soufflé violente, autant +la victoire fut accueillie avec calme. Subitement +les langues s’arrêtèrent. Plus de retours sur le +passé. Il semblait positivement qu’aucun La Gilardière +n’eût existé, ou, si l’on veut, l’équipage +l’ayant jeté par-dessus bord, le navire continuait +sa route, et rien dans le sillage ne décelait qu’un +homme eût disparu.</p> + +<p>Ah ! cela encore est bien particulier à la province, +qu’elle puisse ainsi se passionner pour ou +contre un étranger et que, celui-ci reparti, elle +oublie du jour au lendemain jusqu’à son nom ! +Les Traversot eux-mêmes affectèrent d’ignorer +que leurs espoirs avaient sombré. On mit cependant +un certain empressement à leur rendre +visite, sans doute par manière de condoléance, et +je dus me résoudre à y aller, comme les autres, +mais j’attendis pour cela qu’une quinzaine se fût +écoulée.</p> + +<p>Si maintenant vous me demandez quels liens +rattachent ces faits à la vie des Lormier, je vous +répondrai bien entendu : « Aucun, si l’on s’en +tient aux vraisemblances ». En revanche, peut-être +serez-vous frappés comme moi de la coïncidence +qui va suivre.</p> + +<p>En me rendant chez les Traversot, je m’étonnai +tout d’un coup de n’avoir plus de nouvelles des +Lormier. Passer devant leur maison, n’était pas +un détour. Mais voici qu’en approchant j’eus +l’extrême surprise de voir les volets clos, la porte +barricadée.</p> + +<p>Alors, résolu d’en savoir plus, je m’informai +près d’un voisin.</p> + +<p>— M. Lormier serait-il absent ?</p> + +<p>— M. Lormier a dû partir mardi passé.</p> + +<p>— Savez-vous quand il sera de retour ?</p> + +<p>— Mais, monsieur, puisque je vous dis qu’il est +parti… tout à fait parti… voire même que la maison +est présentement à louer.</p> + +<p>— Alors sa fille ?</p> + +<p>— Sa fille est avec lui.</p> + +<p>— Et ils n’ont point dit où ils allaient ?</p> + +<p>— Ah ! pour cela, monsieur, nous ne savons +pas.</p> + +<p>Ainsi, comme La Gilardière, les Lormier eux +aussi s’étaient envolés sans prévenir !</p> + +<p>Abasourdi, je contemplai la demeure vide et +me surpris à murmurer :</p> + +<p>— Il eût au moins été convenable de m’envoyer +un avis de congé !</p> + +<p>En réalité j’éprouvais une violente déception. +On a toujours quelque peine à fermer un livre à +mi-chemin du dénouement, surtout si l’on se croit +sûr de ne jamais le rouvrir. Pouvais-je me douter +en effet qu’une heure viendrait où j’en saurais +autant que M. Lormier, où même, allant plus loin, +je me flatterais de soupçonner la vérité inconnue +de lui ?…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>VI</h3> + + +<p>Ce jour vint quatre ans plus tard.</p> + +<p>J’achevais à Paris mon voyage de vacances. La +veille du départ, tenté par un admirable après-midi +d’automne, j’avais pris le train pour Versailles +et me promenais dans le grand Trianon.</p> + +<p>Je ne sais si vous avez le goût de Versailles ? Le +parc m’a toujours semblé de dimensions forcées. +Quelque chose comme un Saint-Pierre de Rome +devenu forêt… Au grand Trianon, en revanche, plus +d’espaces démesurés, des proportions humaines, +et, parce que les passants n’y vont pas, une solitude +qui enchante. A peine de temps à autre un +bruissement d’ailes traverse-t-il le silence ; des +écureuils fuient, les branches molles se balancent +sans murmurer, et rien n’est beau comme ce lieu +désert où la nature et l’homme unirent leurs +forces, pour la seule joie des nuages qui passent +par-dessus lui.</p> + +<p>J’arrivais à peine et commençais d’errer à ma +fantaisie, quand, non loin du buffet, un second +promeneur se montra.</p> + +<p>Soit désœuvrement, soit déplorable manie provinciale, +j’eus aussitôt le désir de voir de près +l’homme rare qui partageait mon goût. Revenant +sur mes pas, je me mis en mesure de le dévisager.</p> + +<p>Autant que j’en pouvais juger à distance, c’était +un vieillard vêtu de noir, coiffé d’un feutre à +larges bords, et dont la figure, en partie cachée, +frappait par sa pâleur extrême. La coupe des +vêtements, leur usure, les taches que la grande +lumière y révélait sans mystère, tout marquait +sinon la pauvreté, du moins une absence de soins, +corollaire fréquent de la personnalité qui s’abandonne.</p> + +<p>Cependant, à mesure que je me rapprochais, la +tournure, l’ensemble de l’être me donnaient la +sensation du déjà vu. Je me demandais : « Où ai-je +rencontré cet homme, et quand ? ou plutôt, +à qui ressemble-t-il, puisqu’à Versailles je n’ai +point de relations ? »</p> + +<p>Soudain, un nom jaillit dans ma mémoire : +Lormier !</p> + +<p>Ce sont là, en vérité, des phénomènes déconcertants. +Depuis que M. Lormier avait quitté +Semur, je ne m’en étais plus occupé. Après le +premier étonnement provoqué par son départ, et +faute d’en rien apprendre, très vite, j’avais cessé +de penser à lui. Il semblait donc que j’eusse oublié +jusqu’à son existence : et simplement parce qu’une +silhouette présentait avec la sienne une vague +ressemblance, voici que, sans effort, je me remémorais +son histoire comme d’hier, son visage +comme si je venais de le rencontrer !… Lormier +d’ailleurs avait le teint coloré, des cheveux noirs… +Si j’avais pu apercevoir les yeux ?… Hélas ! pourquoi +l’ombre du feutre les cachait-elle ? Il est vrai +que rien non plus n’était plus simple que d’éclaircir +mon doute, si sot qu’il fût. Arrivé à la hauteur de +l’inconnu, sans hésiter, je demandai :</p> + +<p>— Pardon, monsieur, pourriez-vous m’indiquer +dans quelle direction se trouve la sortie ?</p> + +<p>Le son de ma voix dut produire aussi sur mon +interlocuteur un effet singulier, car je le vis +s’arrêter net avec une expression d’effroi, puis, +sans prononcer rien, tendre la main vers une +allée. Mais, en même temps, il avait levé la tête. +J’eus peine à retenir un geste de stupeur. Mon +instinct ne m’avait pas trompé.</p> + +<p>— N’est-ce pas à M. Lormier que j’ai l’honneur +de parler ? m’écriai-je.</p> + +<p>Il balbutia :</p> + +<p>— En effet.</p> + +<p>Puis, après une courte incertitude, — peut-être +balançait-il à passer outre, — je le vis devenir +plus blafard, s’il était possible :</p> + +<p>— Excusez-moi, docteur ; moi non plus je +n’osais pas vous reconnaître.</p> + +<p>— Si bien que sans l’heureuse idée de vous +aborder…</p> + +<p>— Je vous aurais probablement laissé passer…</p> + +<p>Deux phrases qui occupèrent à peine une +seconde. Mon Dieu ! que de choses dans ce qu’on +dit en une seconde, et surtout dans ce qu’on ne +dit pas ! J’avais envie de lui crier : « Qu’est-il +donc arrivé, pour que je retrouve seulement le +spectre de vous-même ? » Aussi vives que si nos +quatre années de séparation venaient de s’abolir, +je retrouvais toutes mes curiosités d’antan. Allais-je +éclaircir le mystère de sa disparition ? Qu’avait-il +fait de sa fille ? Quel dénouement avait dissipé +leurs silences ou couronné leur rupture ? J’étais +surpris enfin qu’il ne m’eût pas tendu la main. +Une rencontre importune n’aurait pas reçu d’accueil +plus glacial…</p> + +<p>Et lui, probablement, devait songer : « Est-il +là par hasard, ou parce qu’il m’a cherché ? Est-il +la chance inattendue qui s’offre à moi, ou vais-je +inventer un prétexte pour le quitter ? »</p> + +<p>Oui, durant que s’échangeaient deux pauvres +phrases, brèves et insignifiantes, nous pensions +cela, et d’autres choses encore, certainement ; +mais, surtout, comme nous étions accablés déjà +par ce que nos présences contenaient d’irrémédiable, +comme déjà nous nous sentions la proie +de ce je ne sais quoi de fatal qui, à une heure +donnée, saisit l’homme malgré lui, et le jette à +l’opposite de son désir !</p> + +<p>Pour cette raison, sans doute, je repris :</p> + +<p>— N’est-il pas surprenant de nous rejoindre +ici, alors que, suivant toute vraisemblance, ni +vous ni moi n’y passons peut-être une fois l’an ?</p> + +<p>Il murmura, en écho :</p> + +<p>— Surprenant… oui…</p> + +<p>Il avait d’ailleurs l’air de m’écouter d’une façon +machinale. Si les mots lui parvenaient matériellement, +il devait s’abstenir de les associer pour +construire une pensée.</p> + +<p>Je poursuivis :</p> + +<p>— Que de temps depuis votre départ de Semur !</p> + +<p>L’écho répéta :</p> + +<p>— Que de temps… oui…</p> + +<p>— J’avais bien supposé d’ailleurs que Paris +était votre nouvelle résidence.</p> + +<p>— Paris… naturellement…</p> + +<p>Vous le voyez, c’était moi qui parlais. Je ne +m’interrompais que pour recevoir mes propres +paroles renvoyées par un mur. Cependant, et si +étrange que cela soit, je n’en étais pas troublé. +Je m’accoutumais à vue d’œil à retrouver M. Lormier +tel qu’il était désormais, c’est-à-dire ne donnant +pour réponses que mes demandes, et encore +en deuil, toujours en deuil, de la femme qu’il +n’avait pas regrettée…</p> + +<p>Je n’avais non plus aucune intention particulière +en débutant par des niaiseries, au lieu de courir +droit à la question qui seule m’intéressait et par +laquelle, au contraire, je terminai :</p> + +<p>— Et votre fille ? Comment va-t-elle ?</p> + +<p>Six mots ajoutés au reste, tels qu’on en déballe +par politesse à chaque rencontre avec une personne +de connaissance… Mais à peine eus-je +entendu leur son qu’ils me firent peur. Cette fois, +en effet, l’écho ne me renvoya rien. M. Lormier +tentait bien d’agiter ses lèvres ; seul un flot rouge +parvint à envahir ses joues qui étaient blanches +jusque-là. Je balbutiai, interdit :</p> + +<p>— Aurais-je, sans le vouloir ?…</p> + +<p>Ma question expira avant de s’achever : M. Lormier, +maintenant, me regardait. Se pouvait-il +que je n’eusse pas vu encore le désespoir de ses +prunelles sans lueur ?</p> + +<p>— Partie peut-être ?… soupirai-je d’une voix +éteinte.</p> + +<p>Les épaules de M. Lormier se soulevèrent, +répondant à leur manière : « Si ce n’était que +cela ! »</p> + +<p>— Grand Dieu ! vous ne voulez pas dire ?…</p> + +<p>Il approuva d’un signe de tête ; un commentaire +suivit, neutre, décoloré, du même ton, je vous le +jure, que les oui qui avaient précédé : car, lorsqu’on +a dépassé certaines limites dans la douleur, +tout prend le même accent :</p> + +<p>— N’aviez-vous pas remarqué que je suis en +noir ?…</p> + +<p>Et M. Lormier rentra dans son mutisme. Moi-même, +j’étais incapable de prononcer une syllabe. +J’avais cru jadis apercevoir la souffrance : quelle +erreur ! A ce moment, enfin, j’en découvrais le +visage.</p> + +<p>Comprenez ce que ceci veut dire.</p> + +<p>A nos pieds, la lumière filtrée par les branches +coulait en ruisseaux d’or sur le sol. Un souffle +tiède animait l’allée illuminée. Tout ce que les +yeux atteignaient était serein et beau… Cependant, +une telle certitude de douleur <i>définitive</i> +émanait de nous que la splendeur n’existait plus : +le silence d’un homme qui souffre suffit pour +éteindre la beauté de l’univers et l’univers lui-même.</p> + +<p>Quatre années auparavant, dans mon cabinet, +M. Lormier avait prononcé des plaintes, poussé +des cris, clamé la révolte : ce n’était pas non plus +la souffrance. La vraie, la seule dont il convienne +de s’occuper parce que seule elle nous +appartient en propre, se reconnaît aux faces +impassibles qu’elle modèle et à ce fait qu’on la +<i>sait</i> sans remède.</p> + +<p>Cette fois nous touchons le fond ; le privilège +effroyable de l’homme vient de paraître. Tout, +dans la nature, vit, subit, et meurt, mais <i>sans +savoir</i>. L’homme, lui, <i>sait</i> et parce qu’il sait, ne +peut être consolé…</p> + +<p>La fille de M. Lormier était morte. Qu’est-ce +que la mort, sinon une absence qui ne finit pas ? +Des milliers de gens, par le monde, supportent +sans peine l’absence de vivants qui eux non plus +ne reviendront pas : que suffit-il pour cela ? +<i>ignorer</i> que le voyage ne sera suivi d’aucun +retour. Du coup, on se nourrit d’espoir, on est +libre d’attendre l’absent. Mais M. Lormier, lui, +<i>savait</i> que nulle puissance n’était capable de le +ramener. Alors, quelle consolation lui offrir ? De +la pitié ? elle exaspère. Un appel à la croyance ? +Croire n’est point tenir, et on ne se reprend à des +possibles que s’ils ne vous sont pas nécessaires.</p> + +<p>Pour calmer M. Lormier, il n’y aurait eu qu’un +moyen : obliger la mort à rendre ce qu’elle avait +pris, et justement, je le répète, on <i>savait</i> que la +mort ne rend jamais !</p> + +<p>Ainsi, toute parole impuissante, tout geste inutile : +il n’y avait bien qu’à ne plus bouger, à se +taire… et je me tus, je ne bougeai plus : pendant +un long moment, on aurait pu nous confondre +avec les arbres d’alentour…</p> + +<p>Soudain, M. Lormier tira son mouchoir pour +s’éponger le front. A quoi tiennent les choses ! il +parut que ce mouvement produisait une rupture +dans la tension momentanée qui nous paralysait. +Les liens que je sentais me garrotter se relâchèrent. +Je pus enfin m’efforcer de parler, et je +dis :</p> + +<p>— Je devine ce que ma rencontre inopinée a +dû éveiller en vous de souvenirs déchirants. Je +ne veux pas les aggraver par l’expression des +sentiments qui m’oppressent : cependant, puisque +le mal est fait, ne puis-je vous être utile ? De +grâce, usez de moi, sans hésiter…</p> + +<p>Ce n’était pas là une offre vaine. J’éprouvais une +telle pitié de cet homme, que, pour l’alléger, +j’étais prêt à tenter n’importe quelle entreprise. +Je ne m’attendais d’ailleurs à aucune acceptation. +A mon grand étonnement, M. Lormier, au +contraire, leva la tête, et posant ses yeux sur +moi, eut l’air de supputer le secours que je lui +proposais. La conclusion fut également imprévue.</p> + +<p>— Venez, dit-il, sans s’expliquer plus.</p> + +<p>— Où souhaitez-vous me conduire ?</p> + +<p>— Chez moi…</p> + +<p>— A merveille ; le prochain train pour Paris…</p> + +<p>Il m’interrompit :</p> + +<p>— Inutile d’ouvrir l’indicateur : j’habite Versailles…</p> + +<p>— Quoi ? c’est ici…</p> + +<p>— Ici qu’elle vivait… oui.</p> + +<p>— Et que vous-même ?…</p> + +<p>— Mais venez donc !</p> + +<p>Je crus qu’il allait tomber. Vivement, je le pris +à mon bras et nous partîmes.</p> + +<p>Retour à l’entrée du jardin, sur le tapis des +feuilles bruissantes. Chaque foulée faisait voler +une musique fluide qui expirait derrière nous, +sans que nous eussions le désir de tourner la tête +pour l’écouter.</p> + +<p>Dans l’avenue de Trianon, généralement déserte, +autre spectacle. Un orphelinat prenait ses ébats +sous la garde de deux religieuses. M. Lormier eut +une hésitation avant de traverser l’essaim, puis se +laissa entraîner. Mais, tout à coup, une fillette +qui courait sans nous apercevoir vint le heurter. +D’un bond, il recula comme à un contact odieux. +Je l’entendis murmurer :</p> + +<p>— Elles n’ont plus de parents, et elles vivent !…</p> + +<p>Il n’acheva pas sa pensée, mais je la lus dans +le regard qu’il jetait à l’importune : pourquoi la +vie à ces déshéritées qui n’avaient personne pour +les regretter ? Quelle sottise dans les choix de la +mort !</p> + +<p>Et nous passâmes, affectant de ne rien remarquer, +pas même le salut des religieuses qui se +rangeaient pour nous laisser le chemin libre.</p> + +<p>Nous allions tout droit, sans hâte apparente. +Nous allions, telles des ombres, dans l’immense +avenue qui, empourprée par le soleil déclinant, +semblait railler notre petitesse et notre misère. +Qu’est-ce que deux pauvres hommes, devant une +futaie géante et l’embrasement d’un ciel d’automne ? +Cependant, jamais — non jamais comme +au cours de cette marche — je n’ai perçu de quelle +hauteur infinie nous dominions l’univers. Entre +nous et lui, il y avait ce mystère — la souffrance — cette +grandeur — la conscience du mal sans +remède — ce pouvoir atroce enfin réservé aux +seuls humains — désespérer…</p> + +<p>Vingt minutes plus tard, M. Lormier s’arrêta +devant une maison située, je crois, à l’angle de la +rue d’Angiviller et de la rue d’Angoulême. La +porte cochère franchie, il fallut traverser une cour +au fond de laquelle d’anciens communs avaient +été aménagés en logements. Après avoir gravi un +escalier de bois ciré, M. Lormier introduisit une +clé dans la serrure, poussa la porte, et s’effaçant :</p> + +<p>— Nous y sommes, dit-il.</p> + +<p>Je passai le premier, comme il le désirait.</p> + +<p>L’étroitesse et la médiocrité du lieu m’étonnèrent. +Une antichambre de quelques pieds carrés +et deux pièces exiguës le composaient tout entier. +Je n’aperçus pas non plus les meubles de Semur. +C’était le garni médiocre, avec des voiles au crochet, +des tapis maculés et les inévitables gravures +que grignotent des champignons sous la vitre. +La pensée que M. Lormier avait abrité sa fille dans +un tel campement, qu’elle y était morte peut-être, +me désorientait.</p> + +<p>Cependant, M. Lormier, après avoir jeté son +chapeau sur le lit, prenait un siège, m’en désignait +un autre.</p> + +<p>— Permettez d’abord que je me repose, dit-il.</p> + +<p>Et sans plus se soucier de ma présence, il parut +réfléchir. Regrettait-il déjà de m’avoir amené ? +Résolu en tout cas à empêcher le silence de s’installer, +je demandai :</p> + +<p>— Comment se fait-il que je ne revoie pas votre +ancien mobilier ? Vous aviez, je m’en souviens, +des fauteuils Louis XVI délicieux…</p> + +<p>— Vendus. Je n’y tenais pas. Ils venaient de +mes beaux-parents.</p> + +<p>— Depuis combien de temps habitez-vous ici ?</p> + +<p>— Mais depuis que j’ai vécu seul… trois ans +bientôt… Le garni a bien des avantages : point +de soucis de ménage, la possibilité de changer +sans que ce soit une révolution…</p> + +<p>Il parlait cette fois avec volubilité, et d’autant +plus qu’il s’agissait de futilités. Avez-vous remarqué +quel dédoublement se produit chez les gens, +au seuil de paroles qu’ils redoutent de prononcer ? +Ils semblent absorbés par l’inutile, s’épandent en +bavardages : mais, en même temps, ils ne cessent +de penser à la chose qui seule importe, et préparent +les mots qui aideront à l’exprimer.</p> + +<p>— Trois ans ! répétai-je surpris. J’avais cru +votre malheur de date plus récente.</p> + +<p>Il ne répondit pas, je doutai même qu’il eût +entendu. Brusquement, il venait d’appuyer ses +coudes sur la table qui nous séparait et, de nouveau, +me regardait. Je crus encore lire en lui +l’hésitation qui m’avait frappé tout à l’heure et +sans doute mesurait-il à ce moment si l’évocation +du passé dépasserait ou non ses forces. Puis, son +visage, déjà blafard, devint couleur de cendre ; la +résolution était prise.</p> + +<p>— Tel que vous me voyez, commença-t-il lourdement, +je cherche la solution d’un problème… +auquel ce qui me reste de vie est suspendu… Disposez-vous +d’une demi-heure ?… Oui ? C’est bien. +Vous n’aurez d’abord qu’à m’écouter… Le temps +d’exposer les données… et après, grâce à vous…</p> + +<p>Je n’avais garde de l’interrompre. Je me contentais +de suivre en approuvant avec des signes +de tête. Il poursuivit :</p> + +<p>— Naturellement, c’est un récit cruel : vous +me ferez plaisir en ne posant pas de questions ; les +éclaircissements, s’il en est besoin, viendront +après… Pour arriver au bout, j’ai besoin d’aller +d’une traite… même, faites mieux : détournez vos +yeux… Que je ne les voie pas, comme maintenant, +s’inquiéter de ce que je puis ressentir ou craindre. +Admettez que ce n’est pas moi qui parle, mais un +inconnu, dans la pièce à côté, et que vous le suivez +à travers une cloison.</p> + +<p>Il eut un sourire navrant.</p> + +<p>— … A travers la cloison !… Tout à fait exact. +Vous serez d’un côté, moi de l’autre. Surtout, je +vous souhaite de ne jamais me rejoindre.</p> + +<p>Ainsi, dans un dessein que j’ignorais, il m’avait +ramené pour me livrer d’abord le mystère de sa +vie douloureuse ! Avouerai-je que devant ce visage +tragique qu’il me demandait de ne plus regarder, +dans ce garni désolé où régnait, en dépit de la +fenêtre ouverte, un air oppressant et lourd de +drame, toute curiosité vaine m’avait déjà quitté ? +J’eus peur seulement de profiter d’une confiance +arrachée par un émoi accidentel.</p> + +<p>— Un dernier mot avant que vous ne commenciez, +interrompis-je : êtes-vous assuré de ne +jamais regretter vos confidences ?</p> + +<p>M. Lormier coupa d’une voix tranchante :</p> + +<p>— Je vous prie de penser qu’avant de vous +conduire ici, j’avais pesé mon acte.</p> + +<p>Alors, sans discuter, je fis ce qu’il souhaitait et +détournai la tête. Je n’avais désormais qu’à écouter. +Quant à la cloison, dès lors que M. Lormier décidait +de parler, n’était-ce pas que nous allions l’abattre ?</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>VII</h3> + + +<p>Voici, rapporté autant que possible avec les +couleurs diverses qui l’animèrent, le récit de +M. Lormier. Imaginez à votre gré la mimique et +l’accent. Je fus trop vite saisi par le fond pour +m’arrêter à l’accessoire. L’un a détruit l’autre +dans ma mémoire.</p> + +<p>« Dois-je, commença-t-il, rappeler l’unique +visite que je vous aie rendue, et les aveux qui +s’y mêlèrent ?… Non ?… Alors, laissons cela. +A tort ou à raison, j’accusais un inconnu de me +séparer de ma fille. « Folie ou jalousie, deux choses +qui vont de pair », prétendiez-vous. Je partis, +répliquant : « Ni l’un ni l’autre ». Vous n’aviez pu +parvenir à me convaincre : et pourtant de notre +entretien devait sortir un résultat inattendu. Certain +de ne pas me tromper, je vous quittai, résolu +à ne plus discuter les moyens. Après m’être contenté +si longtemps de renseignements accidentels +ou d’intuitions, je rentrais décidé à espionner ma +fille !…</p> + +<p>Le premier pas sur une telle route paraît toujours +facile. On se dit : « Je me contenterai d’une +surveillance muette » et il semble que le fait de +regarder d’une manière continue ne changera rien +au cours des choses.</p> + +<p>Dès qu’on passe à l’acte, la réalité se venge et +les ruines commencent. Ce même soir, j’étais à +peine de retour que déjà je mentais. Il fallait +donner à Geneviève l’apparence de plus de liberté : +j’annonçai qu’à partir du lendemain, je reprendrais +mes travaux. « J’ai la nostalgie de l’étau », déclarai-je. +Ma fille aurait dû s’étonner : elle ne parut +que joyeuse. « Allons, dit-elle, tu as eu raison +d’aller chez ce médecin : il t’a rendu l’équilibre ». +Ainsi, avant même que rien eût commencé, chacun +prenait le rôle. N’importe ! je me refusai +à reculer : à dater de là, j’entrai dans l’allée +sombre et j’espionnai…</p> + +<p>Pour la seconde fois, je prononce le mot. A le +sortir dans sa hideur, je me rends compte aujourd’hui +qu’alors seulement débutait la folie dont +vous m’accusiez auparavant… Folie, en effet, +d’employer de la sorte des heures que je pleure +maintenant avec des larmes de sang, et qui étaient +les dernières où j’aurais pu jouir de mon enfant ! +Quant au résultat, nul. Je constatai que ma fille +causait avec nombre de gens dont aucun ne comptait. +Elle allait à Notre-Dame se confesser à +l’abbé Valfour : mais quel rôle cet abbé aurait-il +pu jouer ? je ne le vois pas. Ajoutez une ou deux +courses de banques, car, devenue majeure, elle +avait désiré et obtenu de moi l’autorisation de +gérer elle-même la fortune de sa mère… et voilà +le gain d’un mois de contraintes, de sorties à la +dérobée, de trahisons quotidiennes. En suivant +comme jadis les seules nuances du visage, j’aurais +du moins vécu près de lui et, — qui sait ? — avec +plus de résultats !</p> + +<p>Aussi bien, ces nuances mêmes ne servaient +qu’à exaspérer mon inquiétude par leur diversité +désolante, tellement qu’un soir, n’y tenant plus, +j’osai demander : « A qui penses-tu ? »</p> + +<p>Point de réponse…</p> + +<p>Ah ! ce fut une scène étrange ! Tour à tour commandant +et suppliant, j’exigeais le nom, j’offrais +d’aller chercher l’homme, je consentais d’avance +à pardonner, à disparaître… Elle, cependant, se +bornait à secouer la tête :</p> + +<p>— Père, à quoi songes-tu ? Quel délire t’a pris ?</p> + +<p>Quand je me calmai, nous n’avions rien obtenu +l’un de l’autre ; toutefois, nous étions assez émus +pour croire à l’avènement de temps nouveaux. +Puis, le lendemain, chacun reprit son souci profond : +une fois de plus, des cœurs douloureux +s’étaient heurtés, la situation restait pareille…</p> + +<p>Ou plutôt non… Brusquement, la mélancolie +de ma fille disparut. A la tristesse accablée des +jours anciens, succéda une gaieté fiévreuse qui +accrut mes appréhensions. Geneviève, maintenant, +semblait soulevée par une ivresse intérieure, un +continuel bondissement de joie, une impatience +à dévorer les heures telle qu’en peut seule donner +l’attente victorieuse. Et celle-ci se prolongea une +semaine, semaine interminable durant laquelle +j’attendais, moi aussi, mais autrement… Jamais, +en effet, je n’avais plus senti la chose planer sur +nous. Je discernais le battement sourd de ses +ailes. J’étais sûr qu’elle venait, sûr qu’elle nous +emporterait…</p> + +<p>Je me rappelle vous avoir alors rencontré, et un +mot de vous me reste, tant j’en perçus la tragique +ironie : « Vous voyez bien que tout s’arrange. » +Prophétie admirable ! Quarante-huit heures plus +tard, voici comment elle se réalisait :</p> + +<p>J’étais dans mon laboratoire. C’était le soir. +Soudain, la porte s’ouvre, doucement, et j’aperçois +ma fille, les traits décomposés, méconnaissable… +Aussitôt, je me jette vers elle :</p> + +<p>— Qu’as-tu ?</p> + +<p>Elle tenta de sourire :</p> + +<p>— Rien… je voulais simplement… enfin, je me +décide à te demander peut-être un sacrifice, en +tout cas une chose à laquelle je tiendrais… passionnément.</p> + +<p>A ce mot, j’imaginai aussitôt qu’il s’agissait de +l’<i>autre</i>. L’élan coupé, j’eus à peine la force de +balbutier :</p> + +<p>— Explique-toi.</p> + +<p>— Tiens-tu beaucoup à habiter Semur ?</p> + +<p>Toujours obsédé par la pensée de l’<i>autre</i>, je +balbutiai encore :</p> + +<p>— Avec toi, peu importe où je suis : pourquoi +demander cela et que veux-tu ?</p> + +<p>Je la vis frissonner ; cependant, ses yeux ne +tentaient pas de me tromper :</p> + +<p>— Je souhaiterais partir d’ici : j’ai un désir +absurde de nous noyer dans Paris…</p> + +<p>L’<i>autre</i> était-il donc parti aussi ? Voulait-elle le +rejoindre ? Certes ! il m’était bien indifférent de +quitter la maison, ou d’y rester ! J’ai toujours été +sans racines, moi… Mais songez qu’en acceptant, +j’allais peut-être renouer la chaîne, au moment +même où le hasard la brisait ! Et je n’eus pas le +courage de dire tout de suite : « Faisons ce qui +te plaît », mais, au contraire, je biaisai :</p> + +<p>— Pourquoi non ? On peut y réfléchir… donnons-nous +le temps.</p> + +<p>Elle joignit les mains, suppliant :</p> + +<p>— Justement, je voudrais qu’on ne réfléchît +pas et partir… tout de suite… après-demain, par +exemple.</p> + +<p>Grand Dieu ! Était-ce moi qui me trompais ? Une +telle peur dans sa voix !… Si, au lieu de rejoindre +l’<i>autre</i>, elle cherchait au contraire à lui échapper ?… +Du coup, je cessai d’hésiter :</p> + +<p>— Après-demain, soit : à une seule condition.</p> + +<p>— Laquelle ?</p> + +<p>— Dis-moi le motif de ton désir, le vrai…</p> + +<p>Son regard vacilla, éperdu. Nous étions au +bord de l’aveu, je le jure ! Cela ne dura qu’un +millième de seconde : déjà elle s’était ressaisie.</p> + +<p>— Père, murmura-t-elle, ne suffira-t-il pas de +te le dire… à Paris ?</p> + +<p>Je fis un geste farouche.</p> + +<p>— Le motif ! je l’exige… il me le faut… sur +l’heure !</p> + +<p>Je n’achevai pas. Les mains tendues comme +pour repousser les mots qui pourraient suivre, +elle avançait vers moi :</p> + +<p>— Je t’en conjure !… là-bas seulement… Tu as +ma parole… une parole sacrée. En revanche, +aujourd’hui épargne-moi… épargne-nous ! Ne me +repousse pas, surtout, quand je ne demande qu’à +me réfugier près de toi !</p> + +<p>Alors, désespéré de sentir qu’elle souffrait, je +ne savais pour quoi ni pour qui, mais ivre à la +pensée qu’enfin elle revenait s’abriter dans mes +bras, je l’étreignis.</p> + +<p>Je ne me rappelle plus ce qui a suivi. Je +criais :</p> + +<p>— Quand tu voudras ! Où tu voudras ! pourvu +que tu sois heureuse !</p> + +<p>Et je connus la minute ineffable après laquelle +on devrait mourir, car la vie ne la donne qu’une +fois, car son souvenir ne sert qu’à mesurer de +quel sommet l’on tombe, quand le désastre vient…</p> + +<p>Notre départ eut lieu le lendemain. Les meubles +suivraient, aussitôt l’appartement trouvé.</p> + +<p>Premières journées de Paris… Je suis en quête +de logis et grimpe des étages. Geneviève de son +côté, et soi-disant pour aboutir plus vite, fait de +même. Nous ne nous retrouvions que le soir, +harassés. La fatigue m’anesthésiait. Sans elle, +n’aurais-je pas senti que, déjà, sous des formes +différentes, le supplice recommençait ?</p> + +<p>Enfin, je crois avoir trouvé. J’amène Geneviève, +lui demande si mon choix lui convient.</p> + +<p>— Oui, c’est parfait.</p> + +<p>— Dans ce cas, je vais presser l’installation.</p> + +<p>— Oui, cela vaut mieux.</p> + +<p>— Comment ! cela vaut mieux ?… N’est-ce donc +plus ce que tu souhaites ?</p> + +<p>— Oui, sans doute.</p> + +<p>A chaque oui, un geste vague, indifférent ; mais +soudain, elle se ressaisit, m’embrasse :</p> + +<p>— Père ! que tu es bon !</p> + +<p>Je répète de tels mots parce que, devant eux, +tout s’efface… Ce jour-là, ils suffirent encore pour +m’aveugler. Mais l’emménagement terminé, nos +tête-à-tête repris, quelle illusion garder ? Non seulement +<i>l’autre</i> nous avait rejoints ; à la lettre, il +dévorait ma fille !</p> + +<p>Oui, jadis Geneviève me souriait encore de +temps à autre : désormais devenue sa proie, muet +fantôme, elle demeurait accablée, immobile, toujours +absente. Je me disais : « Pourra-t-elle seulement +continuer à vivre ? » A d’autres instants, +soulevé de colère, j’avais envie de crier : « Qu’attends-tu +pour remplir ta promesse et m’éclairer ? » +Cependant ni l’un ni l’autre n’ouvrait la bouche. +C’était une contagion de silence. En vérité, nous +ne savions déjà plus qu’attendre encore, souffrir +et craindre ! Oh ! la folie d’escompter toujours +l’avenir en méconnaissant le présent ! Que ne +sommes-nous restés comme nous étions alors ? +Pourquoi ma fille, fidèle à sa parole d’honnête +homme, a-t-elle enfin parlé ?</p> + +<p>Ici, arriverai-je à poursuivre ?</p> + +<p>Elle parla… Depuis quatre mois bientôt, j’attendais +cette heure… Elle parla, et sa voix douloureuse +m’arrivait du fond d’un abîme, disant :</p> + +<p>— Père, le moment est venu…</p> + +<p>Le Christ, au jardin des Olives, a dû gémir de +même : « Père ! que votre volonté s’accomplisse ! »</p> + +<p>Moi, j’écoutais sans soupçonner ce qui approchait, +certain déjà d’être au Calvaire. J’avais envie +d’ouvrir les bras en croix !</p> + +<p>Puis la massue qui s’abat :</p> + +<p>— Père, pardonne-moi : je ne t’aurais jamais +quitté pour un homme, mais l’époux que j’ai +choisi ne tolère pas de partage. Obéissons à Dieu +qui me veut toute à lui. Je ne résiste plus, je +subis sa grâce, j’entre au Carmel…</p> + +<p>N’insistons pas. Que j’aie vécu cela sans être +anéanti sur place me confond. Saviez-vous seulement +qu’on pût perdre son enfant sans qu’il +cessât d’être vivant ! qu’à partir d’un jour donné, +des pères sont condamnés à se dire : « Ma fille +vit dans une maison qui touche la mienne, et je +ne la reverrai jamais, fût-ce dans son cercueil ! » +Moi, je l’ignorais… Je ne suis même pas sûr de +l’avoir compris tout de suite. Il faut du temps +pour s’accoutumer à l’énormité du mal. Si on le +percevait en entier dès qu’il paraît, on cesserait +de souffrir en cessant de vivre, et l’on assure que +la bonté de Dieu s’y oppose… Mais je m’égare… +Je ne veux que raconter des faits. Le reste, mon +délire, le conflit au cours duquel, trois semaines +durant, nos misères se sont heurtées, les larmes +qui ont brûlé mes yeux, — car je pleurais, en ce +temps-là, — mes cheveux blanchis, tout cela n’est +que l’accessoire. Revenons à l’essentiel.</p> + +<p>Un matin, je me réveillai dans un appartement +vide. Enfin, <i>l’autre</i> avait gagné la victoire. Geneviève +était partie. Je n’avais plus d’enfant…</p> + +<p>Ensuite, un temps vague, aboli dans mon souvenir… +Geneviève était entrée au Carmel de Versailles. +Je vendis mes meubles, mes instruments, +mes livres, — pour fuir le passé, j’aurais vendu +jusqu’à mes vêtements ! — et je vins ici. C’était il +y a trois ans : c’est d’hier.</p> + +<p>Quand j’entrai dans ce garni, mon existence, ne +pouvant être pire, semblait aussi défier le sort. +L’excès du désespoir a ceci de consolant qu’on se +croit à sa limite.</p> + +<p>Ah ! si ma fille s’était faite carmélite, j’étais +bien devenu, moi, un religieux laïque, dépouillé +de tout, même de l’espoir en Dieu. Nul intérêt à +rien, un détachement absolu, le dégoût du bien +comme du mal, de la journée qui passe et du lendemain +qu’on souhaite ne point voir. Une seule +chose vivait encore au milieu de ces ruines : la +pensée que ma fille était là, — tenez, on aperçoit +d’ici le couvent, — qu’elle était là, presque à +portée d’appel, et que, cependant, elle était +morte !</p> + +<p>Au début, je tentai de la voir. Vous connaissez le +rite. Les demandes s’engouffrent dans un rideau +qui double les barreaux ; les réponses, surveillées +par une sœur écoute, ne répondent à rien. Pour +savoir si votre fille est heureuse, si elle est bien +portante, si votre présence lui est importune, rien +d’autre qu’un son de voix. Encore celui-ci n’est-il +plus comme autrefois. Toutes les écritures de +couvent sont identiques, toutes les voix s’y ressemblent. +A chaque visite, j’assistais ainsi à l’effacement +progressif de celle qui avait été ma fille. +L’ombre du cloître, comme celle de la nuit, dévorait +par degrés insensibles son apparence visible. +Positivement, j’en arrivais à me demander parfois +si c’était encore elle qui répondait, ou une remplaçante. +Bientôt, découragé, je cessai de venir. +Je n’assistai même pas à la prise de voile. On +m’assurait que ma fille était heureuse ; que +demander de plus, et tous les pères ne devraient-ils +pas renoncer à leur enfant pour lui assurer +pareille chance ?</p> + +<p>Hélas ! monsieur, il paraît que je n’en étais pas +là, puisque, non content de repousser d’un cœur +révolté ce dénouement bienfaisant, je me suis mis +à haïr Dieu !</p> + +<p>Songez qu’un amant m’aurait du moins permis +de voir ma fille ! Tôt ou tard, d’ailleurs, les +hommes se lassent ; un jour ou l’autre, ma fille +abandonnée me serait revenue ! Tandis que Dieu !… +un Dieu qu’on n’aperçoit pas, qui n’existe pas, +peut-être… un Dieu qui a pour festin de choix la +douleur humaine… ah ! celui-là, quand lâcherait-il +sa proie ? Il prend et garde tout.</p> + +<p>Que de fois, alors, me suis-je rendu, l’après-midi, +à la chapelle du Carmel. J’y arrivais à l’heure +de l’office, avec l’espoir que, parmi les chants, je +distinguerais, qui sait ! le seul qui m’importât : +mais, à peine assis, je n’étais plus frappé que par +le symbole du spectacle : derrière une toile noire, +des femmes s’obstinant à prier devant un tabernacle +qu’elles ne voient pas, et vide comme la +nef. « Voilà donc, pensais-je, pourquoi je n’ai +plus de fille : un rideau l’empêche de voir ! » Et +pris de rage, je repartais, puisque jamais ce rideau +ne devait se relever, puisque rien non plus ne peut +suspendre l’appel à un Dieu qui ne répond pas !…</p> + +<p>Pardon… Je parle encore de moi. Quelque +volonté qu’on en ait, on a peine à faire abstraction +de certains souvenirs. Et pourtant que sont ceux-là, +auprès du reste !…</p> + +<p>Deux ans passèrent.</p> + +<p>Le 10 juillet dernier, un mot de la Supérieure +m’avisait que Geneviève était tombée malade. On +me mentait d’ailleurs : j’ai appris depuis lors que, +dès son entrée, la phtisie l’avait minée.</p> + +<p>Je ne sais si vous imaginez exactement ce qu’est +la situation d’un père auquel on fait part du danger +grave couru par sa fille, et qui, en même +temps, n’a ni le droit, ni la possibilité d’approcher +d’elle ? Durant une quinzaine, je dus me contenter +d’aller au couvent solliciter des nouvelles. Nanti +d’un bulletin verbal et sommaire, la famille ainsi +satisfaite, je n’avais plus qu’à repartir, laissant à +des indifférents la charge de soigner mon enfant. +Libre à moi d’ailleurs de participer à la joie mystique +des religieuses qui me renseignaient. Une +fin rapide et pieuse n’est-elle pas la récompense +suprême à laquelle toutes aspirent ?</p> + +<p>De retour ici, terré le reste du jour comme une +bête touchée à mort, libre encore à moi soit de +me jeter par la fenêtre, soit de supplier la divinité +avec l’ardeur du sauvage qui conjure le tonnerre +de ne plus tonner. Ceci aurait de me rendre fou : +même cette grâce m’a été refusée !</p> + +<p>Enfin le 27 juillet, arrivé à l’heure habituelle, +je fus accueilli par la Supérieure en personne. +Grâce à Dieu ! sœur Thérèse du Sacré-Cœur +s’était heureusement endormie dans le Seigneur, +au jour levant. Une sainte de plus venait d’entrer +dans le ciel. Vous le voyez, la mort prise de la +sorte n’est qu’allégresse. On se demande même +pourquoi la Bible en fait un châtiment.</p> + +<p>Vous croyez aussi, peut-être, que j’ai tenté de +rompre les barreaux qui me séparaient du corps de +ma fille ? Je suis parti sans répondre, sans un geste, +sans une larme. Tout à coup j’étais devenu exactement +pareil à ce bois de fauteuil… insensible… +je le suis encore. D’ailleurs, de quoi me plaindre ? +Depuis si longtemps déjà, ma fille était morte +pour moi ! Alors, n’est-ce pas, il n’y avait rien de +nouveau, rien sinon que, derrière le voile, les +survivantes prieraient encore avec plus de joie ?…</p> + +<p>Hé bien ! non… Tout est changé : avant, je ne +la voyais plus, elle était perdue pour moi, mais +<i>je la sentais vivante !</i> Avant, ce n’était qu’un couvent +qui me la prenait, c’est-à-dire d’autres êtres +humains capables, comme vous et moi, de changer +d’idée, et même de lâcher leur proie ; tandis que +cette fois, <i>le voleur ne rendra pas !</i> Un vol, voilà +le mot ! et dans quelles conditions !…</p> + +<p>Si rude que soit le jeu de la vie, il y a des conventions +qui le régissent. Les parents, par +exemple, disparaissent avant les enfants. L’inverse +est une tricherie. Or, pour moi, la mort a +biseauté les cartes ! Elle m’a volé, vous dis-je, +contrairement aux règles, volé comme on +détrousse un provincial dans un tripot ! Et il n’y +a pas de police pour interdire cela, pas de magistrat +pour le punir !… Étonnez-vous, maintenant, +si des pensées atroces se lèvent dans mon cerveau ! +La vue d’une mère avec son mioche me +fait serrer les poings. Quand une jeune fille passe, +je me demande : « Pourquoi n’est-ce pas elle qui +est morte ? » Je hais la jeunesse qui s’étale, les +infirmes qui prennent au soleil la place de ma +fille : la lumière, la joie des autres me crucifient… +Ce n’est rien encore : retourné vers le passé, je +prétends y traquer le misérable que j’y pressens, +et qui, sans se découvrir, nous a poussés, elle et +moi, sur le chemin où la mort attendait !…</p> + +<p>Mais vous hochez la tête… Attendez ! je n’ai pas +achevé… Sans ce qui va suivre, aurais-je tenté +l’incroyable effort de ce récit, et que feriez-vous +ici ?…</p> + +<p>Trois jours après, je revenais du cimetière. Un +homme se présente ici, — un prêtre qui est, +paraît-il, l’aumônier du couvent…</p> + +<p>A sa vue, je fus tenté de refermer la porte. +Bien que je ne le connusse pas, j’aurais juré que +lui aussi arrivait de là-bas : il portait encore +dans sa soutane des relents d’encens, de terre +mouillée et de cire mortuaire. Cependant, il +insiste, exige presque d’être reçu : enfin il pénètre, +et le voici, là, exactement à votre place.</p> + +<p>Il m’adresse d’abord de vagues consolations que +je n’écoute pas, s’excuse de me déranger dès les +premières heures de mon deuil, puis soudain s’interrompt : +s’il est venu, c’est qu’il est chargé +d’une mission et a promis de s’en acquitter ce +jour-là même.</p> + +<p>— Voici, acheva-t-il, le papier que sur l’ordre de +madame la Supérieure, et en conformité du désir +exprimé par votre fille, je suis chargé de vous +remettre. Lisez-le. Sachant ce qu’il contient, je +compte qu’il vous aidera dans votre épreuve. Il +est le dernier acte d’humilité d’une carmélite dont +je n’ai jamais cessé d’admirer les vertus et, — je +voudrais au moins l’espérer, — la preuve éclatante +qu’après Dieu, vous avez eu la part de choix +dans l’âme d’une sainte.</p> + +<p>Il me tend l’enveloppe. Je la dépose sur cette +table.</p> + +<p>— C’est bien, monsieur l’abbé, je vous +remercie.</p> + +<p>Il attend un instant, croyant que je vais lire, +mais je ne bouge point. Après quoi, il se lève :</p> + +<p>— Je comprends, monsieur, que vous préfériez +être seul pour en prendre connaissance. Que Dieu +vous aide ! Si vous le permettez, je reviendrai +dans quelque temps.</p> + +<p>La porte bat : je me retrouve seul. Et je contemple +l’enveloppe blanche sur laquelle mon nom +n’est même pas écrit, cette enveloppe qui, paraît-il, +vient de ma fille, où elle a mis peut-être sa +vraie pensée, où je trouverai, m’assure-t-on, ma +première consolation.</p> + +<p>Près de quarante-huit heures s’écoulèrent, le +croiriez-vous ? durant lesquelles je n’y touchai +pas, tant j’avais l’effroi de ne trouver que des +phrases pieuses, l’espoir d’y découvrir que j’étais +encore aimé, et une crainte sourde de me heurter +à de nouvelles douleurs.</p> + +<p>Enfin, vaincu par le désir d’approcher une dernière +fois ma fille, je sortis, en tremblant, le +feuillet, et je lus.</p> + +<p>Que je dise tout de suite que je n’ai plus la possibilité +de montrer cette lettre, cette confession +plutôt : je l’ai brûlée. Elle n’était pas d’ailleurs de +la main de Geneviève, trop faible déjà pour écrire +elle-même. Le contenu, cependant, en reste gravé +là… Il y a des phrases qu’on lit une fois et qui +s’impriment au fer rouge. Ces phrases, non plus, +je ne les répéterai pas. Trop souvent, depuis lors, +je me suis demandé s’il n’eût pas été mieux de les +ignorer !… En revanche, pour vous éclairer, il est +nécessaire de résumer l’essentiel…</p> + +<p>Et d’abord, ma fille me demandait pardon ! oui, — pardon +de m’avoir quitté, pardon de s’être +dérobée à l’immense tendresse qu’elle savait lui +être donnée, pardon de n’avoir pas dit comme elle +me la rendait…</p> + +<p>Je sais bien qu’à la veille de sa vêture, elle +m’avait écrit les mêmes choses : mais alors, elle +obéissait à une règle, tandis que maintenant rien +ne l’obligeait à rappeler ainsi notre passé, rien +surtout ne l’obligeait à le justifier. Or, monsieur, +la suite n’avait pas d’autre objet.</p> + +<p>Acte d’humilité, avait dit l’aumônier. Suprême +élan de contrition ? possible encore… Avant tout, +besoin de m’expliquer, à moi le père, pourquoi +j’avais été torturé et quelle fatalité supérieure +dicte les événements.</p> + +<p>Si ma fille, en effet, est morte carmélite, si +vous me voyez là, dépouillé, solitaire et révolté, +c’est que ma fille, ayant cru tuer une âme, n’a vu, +pour la racheter devant Dieu, qu’un sacrifice possible : +le sien. Supposez une seconde qu’il n’y ait +pas eu <i>l’autre</i>, ma fille n’eût jamais été religieuse, +je n’aurais pas souffert, et probablement je bénirais +la vie. Laissons de côté la phraséologie pieuse, +les remords de pécheresse accablée sous le fardeau +d’une faute problématique, que reste-t-il de +la confession de ma fille ? <i>L’autre</i>. Car, à Semur, +mes yeux avaient bien vu. De toutes les forces de +son être, ma fille adorait <i>l’autre</i> ! A la suite de +quel drame <i>l’autre</i> a-t-il disparu en menaçant de +se tuer, comment ma fille a-t-elle perdu sa trace, +cru la menace réalisée, comment surtout en est-elle +venue à se traiter en justicier ? je l’ignore ; et +à quoi bon d’ailleurs ? Ah ! si seulement elle +m’avait alors ouvert son cœur, ensemble, n’est-ce +pas ? nous aurions vu clair, j’aurais dissipé ces +folies : je lui aurais ramené <i>l’autre</i>, à coup sûr +demeuré bien vivant ! tandis que maintenant… +Maintenant, monsieur, ma fille est morte, je voudrais +être mort, et c’est <i>un autre</i> qui a fait cela, +<i>un autre</i> dont ma fille a probablement ignoré ce +qu’il est devenu, <i>un autre</i> dont je ne connais toujours +pas le nom… Auparavant j’accusais Dieu : +désormais, je dois accuser, haïr dans le vide !</p> + +<p>Ainsi, quelque part un homme existe, que ma +fille a aimé, qui a dédaigné ma fille, pour lequel +ma fille a tout sacrifié, y compris moi : et cet +homme m’échapperait ? Allons donc ! dussé-je y +consumer ce qui me reste de fortune et de vie, je +prétends, j’exige de l’atteindre !</p> + +<p>Comprenez-vous aussi pourquoi vous êtes là, +pourquoi vous m’écoutez ?</p> + +<p>Depuis deux mois, je fouille le passé, je scrute, +je tâtonne… Ah ! tous les gens que nous avons pu +connaître, comme je les ai déjà interrogés, soupçonnés, +jaugés !… Rien encore, pas même la +pauvre lueur qui, sans éclairer, marquerait au +moins la voie ! Et voici que, soudain, vous reparaissez… +vous qui avez dû savoir… qui savez +peut-être… Du coup, j’ai vu l’horizon se rouvrir. +Il me semblait que ma fille elle-même vous amenait +pour mettre fin à ma dernière angoisse. Elle +était là, me commandant de ne rien omettre, +assurée d’éclairer ainsi vos soupçons, ou mieux, +de justifier votre certitude. Alors, à votre tour ! +Quand on a été mêlé comme vous à la vie quotidienne +d’une ville, on n’ignore rien de ce qui s’y +passe. Je sens, je suis sûr que vous, du moins, +n’hésitez pas… Donc, répondez ! qui est <i>l’autre</i> ? +A qui dois-je l’enfer où je descends ? Oh ! ne +détournez pas les yeux… Même si c’était vous, +par hasard, vous ne devez pas vous taire ! parlez… +j’ai tout dit… j’attends… »</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>VIII</h3> + + +<p>Arrêtons-nous un instant, avant de poursuivre +la scène.</p> + +<p>Il est clair que n’importe quel auditeur eût +senti son indifférence fondre au rayonnement de +douleur qui émanait de M. Lormier. Qu’était-ce, +quand on avait mesuré, comme moi, la passion +jalouse dont ce père avait vécu ?</p> + +<p>Admirez aussi l’ingéniosité de la souffrance, +une fois la blessure faite, à se renouveler. Quelle +gradation savante ! Pour une indisposition sans +gravité, j’avais vu M. Lormier trembler d’épouvante +à la pensée de perdre sa fille : il l’avait +maintenant perdue deux fois. A un autre, qui eût +aimé son enfant d’une manière ordinaire, cela ne +serait pas arrivé ; mais au père exceptionnel, +l’exceptionnelle aventure. Pour être choisi, il +suffit qu’on soit entre tous le plus apte à goûter +l’amertume du breuvage…</p> + +<p>Restait qu’au milieu de tant de ruines, un +vague désir agitait le cœur du malheureux. Que +ce désir fût ou non déraisonnable, il était. A tort +ou à raison, M. Lormier voulait connaître <i>l’autre</i>. +Allais-je lui répondre, et m’abandonnant à mon +tour à l’intuition qui, brusquement, illuminait mon +esprit, devais-je, pour l’apaiser, lui livrer celle-ci ?</p> + +<p>Ici, en effet, se place pour moi une série de +phénomènes mentaux que je ne tenterai pas +d’expliquer et dont il me suffit que je les aie subis. +Et d’abord, à peine M. Lormier achevait-il son +récit, que, brusquement, une image avait surgi +devant mes yeux : La Gilardière.</p> + +<p>Pourquoi lui ? quelles preuves en apporter ? Un +seul jour, il avait passé devant nous, et mademoiselle +Lormier avait semblé ne pas le voir. Une +autre fois, M. Lormier en avait parlé et c’était +pour en dire du mal, précisément sur la foi de sa +fille. Enfin La Gilardière parti, les Lormier +étaient partis à leur tour : coïncidence, rien de +plus.</p> + +<p>Cependant, aujourd’hui encore, j’ai la conviction +de ne pas errer : La Gilardière dut être +<i>l’autre</i>. Si, comme l’imaginait M. Lormier, sa +fille m’avait conduit ici pour l’éclairer, elle faisait +mieux encore : elle me criait le nom ! Je ne pouvais +pas ne pas l’entendre !</p> + +<p>Mais il y a plus : à la minute même où ceci +s’imposait à moi, alors que j’allais ouvrir la +bouche pour accorder à M. Lormier le pauvre +soulagement momentané qu’il mendiait à grands +cris, aussi impérieuse que la suggestion du nom, +une force intérieure m’ordonna de me taire.</p> + +<p>Le comprenne qui voudra ! il semblait positivement +que la lumière ne m’eût été révélée que +pour mieux la préserver. Mademoiselle Lormier +serait apparue soudain pour me commander le +silence, que j’eusse senti la même impossibilité à +livrer ce que je tenais désormais pour certain. +J’ignore si les morts parviennent à nous parler : +s’ils le font, ce ne peut être que de cette manière +invisible et secrète, sous forme d’une volonté à +laquelle on désespère d’échapper… Et c’est ainsi +que, voulant de toute mon âme satisfaire M. Lormier, +je tentai au contraire de lui brouiller la +piste ; quand il eut jeté : « Parlez, j’ai tout dit, +j’attends ! » ce ne fut pas non plus le nom de La +Gilardière que je prononçai, mais des paroles qui +m’étonnèrent moi-même, tant elles m’étaient +étrangères.</p> + +<p>— Hélas ! cher monsieur, il était écrit que je +vous apporterais une désillusion nouvelle. Après +votre récit, et m’efforçant d’en tirer des conclusions, +je ne rencontre qu’une pensée, plus désespérante +qu’utile. Non, <i>l’autre</i>, comme vous le +nommez, n’habitait pas Semur. Vivant à Semur, +pour habile qu’on l’imagine, il n’aurait pas esquivé +les curiosités d’alentour. Ouvertement ou non, on +aurait parlé de lui. Or, j’affirme que jamais je +n’entendis prononcer un nom en même temps que +le vôtre. Bien mieux, j’ai toujours été surpris du +silence total dans lequel on vous laissait. La +malignité des petites villes a des instincts sûrs : +il est probable que, dès le premier jour, on vous +a sentis occupés ailleurs… Ailleurs est le terme +exact : croyez-moi, <i>l’autre</i> vivait ailleurs, probablement +à Paris, ou plus loin encore… Ailleurs, +ce peut être la France, c’est partout… Mais qu’est-ce +qu’une recherche destinée à se perdre ainsi à +travers le monde ? Ne serait-il pas plus sage d’envisager +tout de suite la déception qu’elle doit +donner et de renoncer à poursuivre un mystère, +que, sauf le cas d’une chance bien improbable, +on ne saurait atteindre ?</p> + +<p>J’évitais en parlant de rencontrer le regard de +M. Lormier. En revanche, je pouvais suivre sur +sa poitrine le rythme de ses impressions. Après +avoir été suspendu un instant, le souffle de +M. Lormier recommença, d’abord doucement, +puis de plus en plus rapide. Quand j’achevai, +j’eus l’impression que le corps tout entier se +ramassait pour un élan. Je m’attendis à un bond. +Il ne bougea pas.</p> + +<p>— Ainsi, vous estimez, vous, que <i>l’autre</i> est à +Paris ?</p> + +<p>Je hochai la tête, et toujours sans regarder :</p> + +<p>— J’ai dit Paris… ou ailleurs.</p> + +<p>— C’est tout ce que vous trouvez ?</p> + +<p>— Tout… je le regrette…</p> + +<p>Les épaules se levèrent ; un sourire sardonique +contracta la bouche :</p> + +<p>— Mon compliment ! vous êtes discret.</p> + +<p>Je ne pus maîtriser un tressaillement :</p> + +<p>— Pourquoi discret ?… ignorant suffit.</p> + +<p>Il fit quelques pas dans la pièce, l’air songeur. +Revenu ensuite vers moi, il s’arrêta. Je me sentis +dépouillé par un examen aigu.</p> + +<p>— Et pourtant, reprit-il, je lis dans vos yeux +que vous gardez quelque chose que vous ne voulez +pas dire !</p> + +<p>Effrayé par sa clairvoyance, je compris en +même temps qu’il prétendait passer outre à mes +défaites. Je n’avais qu’à faire front.</p> + +<p>— En effet, répliquai-je résolument, il y a +autre chose, mais je m’abstiens de le formuler, +crainte de vous blesser.</p> + +<p>Il secoua les épaules ironiquement :</p> + +<p>— En serais-je là que quoi que ce soit puisse +encore me blesser ? Je ne le crois pas vraiment… +Hé bien ?… reprit-il, voyant que je tardais à +m’expliquer.</p> + +<p>— Supposons, dis-je, que vos recherches aient +abouti, que vous connaissiez <i>l’autre</i>… A quoi +cela vous avancera-t-il ?</p> + +<p>Ses joues devinrent pourpres :</p> + +<p>— Vous oubliez que cet homme a tué ma fille !</p> + +<p>— Mais s’il est mort lui-même, ou disparu ?</p> + +<p>— Il ne l’est pas : les gens de sa sorte ne +passent jamais à l’acte !</p> + +<p>— Cependant, c’est possible.</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>— Soit : admettons-le vivant. Alors, que ferez-vous ?</p> + +<p>Je vis, comme auparavant, son corps se ramasser +pour un élan et toujours sans bouger.</p> + +<p>— Ce que je ferai ? J’irai à lui, où qu’il soit. +Face à face, je le confronterai avec son œuvre, +puis…</p> + +<p>Les mots s’arrêtèrent dans sa gorge. Je ne le +laissai pas achever.</p> + +<p>— Et puis, déclarai-je froidement, vous rappelant +que votre fille l’aima au point de vous +sacrifier à lui, vous prendrez la fuite, avec le +remords d’en avoir trop dit et la pensée que +mieux valait respecter le dernier vœu de celle +qui, jusqu’au bout, souhaita le laisser inconnu !</p> + +<p>Il m’écoutait peut-être. Il tentait surtout de +découvrir sous mes phrases la réticence qu’il était +assuré d’avoir surprise tout d’abord. Après que +j’eus achevé, il attendit encore un peu afin de +s’assurer que je n’ajouterais rien, puis d’une voix +coupante :</p> + +<p>— Non, répliqua-t-il, je ne fuirai pas. Je ne +croirai pas non plus que ma fille me désapprouve. +Il faudrait pour cela que les morts ne fussent pas +morts, et ils le sont… tout à fait… Où serait la +justice, si les vivants renonçaient à l’établir eux-mêmes ? +Songez à l’<i>autre</i> qui ne sait rien, ou qui +s’en moque, et qui est heureux !</p> + +<p>Et approchant de moi soudain :</p> + +<p>— … Car vous ne niez plus qu’il vive, n’est-ce +pas ?</p> + +<p>Je me redressai avec violence :</p> + +<p>— Je l’ignore absolument !</p> + +<p>— Il vit, et vous savez où !</p> + +<p>— J’affirme…</p> + +<p>— Ah ! plus de faux-fuyants ; je veux le nom, +le lieu…</p> + +<p>— Faut-il jurer que je ne les soupçonne +pas ?</p> + +<p>— Allons donc ! voici là, dans vos yeux, la +lueur qui me renseigne. Mon récit ne vous a rien +appris : vous saviez tout !</p> + +<p>— Vous rêvez.</p> + +<p>— Je vois !</p> + +<p>Nous parlions désormais sans mesurer les mots. +Je me demandais où nous allions, quand le timbre +retentit dans l’antichambre.</p> + +<p>— Quelqu’un ! murmurai-je, le cœur bondissant +à la pensée d’un arrêt dans le duel qui s’engageait.</p> + +<p>M. Lormier regarda machinalement la pendule.</p> + +<p>— Ce n’est personne : c’est la femme de service ; +elle passe à cette heure-ci.</p> + +<p>Et précisément parce qu’il s’agissait d’une chose +habituelle, il trouva naturel de s’interrompre +pour aller ouvrir : tant, aux instants les plus tragiques, +nous demeurons serviteurs du geste coutumier.</p> + +<p>Laissé seul dans la pièce, j’aspirai l’air comme +on boit un verre d’eau. Si l’arrivée d’une femme +de service n’était point la diversion espérée, elle +apportait du moins un répit. Quand, dans quelques +instants, le débat reprendrait, nous aurions +eu le temps l’un et l’autre de nous ressaisir. Les +emportements soudains risquent seuls de déchirer +les voiles.</p> + +<p>Cependant M. Lormier, ayant passé dans l’antichambre, +approchait de la porte. Je perçus le +gémissement de la serrure qui tournait sous sa +main irritée. J’attendis ensuite le renvoi de l’importune. +Un dialogue bref, au contraire, me parvint :</p> + +<p>— Vous, monsieur !</p> + +<p>— Au moins, ne suis-je pas indiscret ?</p> + +<p>— Si… non… enfin, peu importe. Entrez.</p> + +<p>Puis des pas qui piétinent, s’emmêlent, semblent +traîner comme la pensée qui les dirige… Avez-vous +noté avec quelle précision des pas, s’agît-il +de traverser un couloir, révèlent un accueil, +l’embarras de celui qui tombe mal, l’impatience +de celui qu’on dérange ?</p> + +<p>— Passez, monsieur.</p> + +<p>— Après vous.</p> + +<p>Et M. Lormier reparut. Un prêtre le suivait.</p> + +<p>Il entra, timide, petit, les épaules effacées, son +corps maigre perdu dans une soutane trop vaste, +sans autre souci visible que celui d’éviter les +meubles et de trouver un coin obscur où s’abriter. +Bien qu’il ait dû m’apercevoir dès le seuil, il ne +parut remarquer ma présence qu’une fois arrivé +à la place qu’il s’était choisie, et, alors, son +embarras redoubla. Tout en m’adressant une +salutation suppliante, il balbutia :</p> + +<p>— Ah ! voilà qui confirme mes craintes… je +dérange…</p> + +<p>— Point du tout, répliqua M. Lormier ; monsieur +est un ami d’autrefois, notre médecin, à +Semur.</p> + +<p>Puis, me désignant le prêtre :</p> + +<p>— Je vous présente monsieur l’aumônier… +Aumônier du Carmel, bien entendu…</p> + +<p>Je repris ma chaise ; l’abbé s’installa de l’autre +côté de la table ; M. Lormier, lui, venu devant la +cheminée, resta debout, et aucun n’ayant envie +de commencer, nous attendîmes…</p> + +<p>Brusquement l’irruption de ce tiers, si humble, +modifiait tout. M. Lormier, l’air absent comme au +début de notre rencontre, semblait avoir oublié +ses projets. L’abbé souriait ingénument pour se +donner une contenance. Moi-même, je savourais +l’imprévu d’une accalmie, qui, si brève fût-elle, +nous rendait au sang-froid. La pièce où nous +étions ressemblait à ces maisons où un malade +agonise : les voix se taisent, les pas se font discrets, +et les cœurs battent affolés…</p> + +<p>Je profitai de l’arrêt pour examiner l’abbé plus +à loisir. A y mieux regarder, il me parut un personnage +singulier : des yeux pâles, des joues +couperosées, un nez volontaire qui descendait en +flèche vers une bouche morne et encadrée de +lèvres sereines, le tout faisant l’exacte contre-épreuve +de M. Lormier. Au repos, on oubliait +l’incertitude du geste pour l’ascétisme du visage ; +l’expression d’anxiété peureuse se muait en immobilité +réfléchie.</p> + +<p>M. Lormier et moi nous obstinant à ne rien +dire, il fallut bien pourtant que le troisième se +décidât.</p> + +<p>Prenant donc son parti et roulant d’un air gêné +son chapeau dans ses mains, l’aumônier débuta :</p> + +<p>— Je tenais d’autant plus, monsieur, à vous +rendre mes devoirs que ma première visite ne +comptait pas, étant uniquement consacrée à une +fonction de fidèle commissionnaire.</p> + +<p>Ainsi, il n’était pas revenu depuis le jour de +l’enterrement.</p> + +<p>— Puis-je espérer, poursuivit-il avec effort, +qu’aujourd’hui votre cœur est un peu moins meurtri, +sinon en voie d’apaisement ? Le désespoir où +je vous ai trouvé, n’a pu qu’être adouci par la +certitude que votre chère fille est au ciel. Je +compte beaucoup sur l’intercession de sœur Thérèse. +Priez-la souvent, comme je le fais moi-même… +et vous verrez…</p> + +<p>Le silence reprit, accablant. Les yeux du prêtre +erraient avec angoisse autour de la chambre, en +quête d’une réponse qui ne venait pas. On le sentait +découragé de poursuivre. Il ne parlait que +par devoir.</p> + +<p>— Qu’est-ce que je verrai ? reprit enfin M. Lormier.</p> + +<p>Lui aussi contemplait les murailles : évidemment, +il posait la question sans se soucier d’une +réponse.</p> + +<p>— Peu à peu, le fardeau s’allégera : Dieu +aidant, vous vous résignerez.</p> + +<p>— Oh ! pour cela, monsieur l’abbé, je n’ai +besoin de personne. Comment ne pas se résigner +à ce que l’on <i>sait</i> ne pouvoir changer ? riposta +M. Lormier.</p> + +<p>Il s’était tourné vers le prêtre avec une sorte +d’irritation. J’en avais fait autant, comme pour +m’associer à des paroles qui résumaient si bien +ma propre pensée : seule compte la douleur qui +<i>se sait</i> définitive. Sans paraître remarquer notre +mouvement, l’aumônier hocha la tête :</p> + +<p>— Je me fais mal comprendre. J’ai entendu +par « se résigner » accepter avec reconnaissance +le don divin qui nous est accordé sous les espèces +de la souffrance.</p> + +<p>M. Lormier eut l’air de balancer entre l’étonnement +d’un pareil propos et le découragement +de parvenir à être compris à son tour :</p> + +<p>— En ce cas, en effet, monsieur l’abbé, n’attendez +pas de moi pareil effort.</p> + +<p>— La foi, pourtant…</p> + +<p>— La foi est un don que je n’ai jamais +eu beaucoup, mais qui m’échappe entièrement +aujourd’hui.</p> + +<p>— Votre chère fille m’avait dit cependant… +j’avais cru… c’est un malheur, monsieur… oui… +le plus grand de tous !</p> + +<p>— J’en supporte tant d’autres, que, dans le +nombre, celui-là ne compte pas, dit encore +M. Lormier.</p> + +<p>Et l’on eut la certitude qu’il n’ajouterait rien. +Désormais, il avait résolu d’ignorer cet homme +qui, ayant renoncé à la paternité et ne risquant pas +d’être dépouillé, affichait sans grâce une intolérable +sécurité. Je ressentis au contraire une +impression inverse. Il me semblait que grâce à +lui, — qui en avait parlé pourtant si peu, — le +souvenir de la morte tendait à s’installer au +milieu de nous, d’une manière concrète. Sans +doute nous nous trompions l’un et l’autre ; cela +suffisait pourtant à nous donner l’apparence +absorbée de gens qui, écoutant leurs pensées, se +détachent de toute conversation.</p> + +<p>Un nouveau silence ayant suivi, dont rien ne +permettait d’entrevoir la fin, l’abbé, de plus en +plus gêné, et toujours roulant son chapeau, se +pencha cette fois de mon côté :</p> + +<p>— Monsieur habite encore Semur ?</p> + +<p>— En effet.</p> + +<p>— Bien agréable ville, dit-on.</p> + +<p>— Charmante.</p> + +<p>— Vous y étiez déjà, naturellement, du temps +de M. Lormier ?</p> + +<p>— J’étais même son médecin, comme il le rappelait +tout à l’heure.</p> + +<p>— Alors, vous avez connu aussi sœur Thérèse +du Sacré-Cœur, quand elle était dans le monde ?</p> + +<p>Vous suivez, n’est-ce pas ? ces questions et ces +réponses que nous jetions dans le vide de la pièce. +Rien de plus inoffensif, en apparence. A moins de +gémir sur le temps, quels autres propos tenir ? +Cependant, grâce à eux, nous courions à l’abîme !</p> + +<p>L’abbé n’avait pas terminé sa phrase que déjà +M. Lormier intervenait :</p> + +<p>— En effet, le docteur a connu ma fille, beaucoup +plus que vous ne le pensez : il sait même +qui est l’<i>autre</i> !</p> + +<p>Incertain, l’abbé releva la tête pour considérer +M. Lormier. Il cherchait à comprendre.</p> + +<p>— C’est vrai, dis-je à mi-voix, j’oublie que +vous ignorez… M. Lormier désigne ainsi la personne +à laquelle sœur Thérèse fait allusion dans +ses dernières confidences ; mais, contrairement à +ce qu’il suppose, je ne pourrais lui fournir aucun +renseignement à ce sujet.</p> + +<p>— Ah ! répondit l’abbé, du moment que vous +êtes au courant des confidences de sœur Thérèse, +je me permettrai de remarquer qu’il y faut moins +voir l’expression d’une réalité positive que celle +d’une admirable humilité et de touchants scrupules.</p> + +<p>Il s’adressait à moi ; néanmoins, il s’exprimait +comme si son conseil devait aller ailleurs, et sa +voix avait pris une assurance qui m’étonna.</p> + +<p>— Compris, dit M. Lormier ; si bien que, venus +l’un et l’autre m’offrir des consolations dont je +n’ai que faire, vous êtes résolus à ne point +répondre à la seule question qui m’intéresse !</p> + +<p>Une double exclamation suivit :</p> + +<p>— Quoi, monsieur ! vous cherchez…</p> + +<p>— Allons-nous recommencer ?</p> + +<p>— Si je ne prétendais pourtant connaître enfin +la vérité, vous aurais-je laissés entrer chez moi ? +s’écriait de son côté M. Lormier.</p> + +<p>Puis, tragique, tant son ironie demeurait +glacée :</p> + +<p>— Avouez, poursuivit-il, que la situation est +pour le moins piquante. Nous sommes trois ici, +dont deux étrangers. Un drame intime a ruiné la +vie de ma fille et la mienne. Qui devrait être au +courant, sinon moi, le père ? Point ! Seuls, les +étrangers possèdent ce privilège. Le docteur, j’en +ai la conviction, sait tout. Quant à vous…</p> + +<p>— Moi ? interrompit l’abbé.</p> + +<p>— Oui, vous… osez nier que vous ayez été +le confident de ma fille ! Bien mieux, du jour où +elle devint votre pénitente, ai-je rien connu d’autre +que ce qu’il vous a plu de l’autoriser à me dire ?</p> + +<p>Durant une seconde ensuite, on n’entendit +rien d’autre que le bruit léger de nos souffles. A +nous voir ainsi, muets et immobiles, il semblait +que nous attendissions l’arrivée d’un être chargé +de dissiper les ténèbres au sein desquelles nous +étouffions. Et, tout à coup, je crus en effet qu’il +entrait ! L’abbé enfin se levait. Une volonté contenue +redressait son corps peureux. Il commença +d’une voix sourde, bien que libérée déjà des incertitudes +antérieures :</p> + +<p>— Avant tout, monsieur, permettez-moi de +relever une erreur que votre ignorance de nos +règles suffit à excuser, mais qu’il importe de +chasser de votre esprit. Si j’ai bien saisi le sens de +vos dernières paroles, vous supposez que j’ai +demandé à ma pénitente le nom de celui qui… +avait pu jadis l’intéresser. C’est là une assertion +gratuite. C’est aussi croire qu’un confesseur, +digne de ce nom, s’intéresse à autre chose qu’au +seul pénitent dont il reçoit les aveux. Au risque +de vous surprendre, j’atteste devant Dieu que si +votre fille avait été tentée de prononcer un nom, +je lui aurais imposé silence. Au tribunal de la +pénitence, chacun s’occupe de soi : la Providence +s’avise du reste !…</p> + +<p>Dès le début, je le répète, si les mots marquaient +encore une certaine hésitation, l’accent, tour à +tour âpre et mollissant, oscillait déjà entre la timidité +qui s’efface et une ardeur profonde qui brise +son lien. Mais à ce point, que dire de ce que nos +yeux aperçurent ? Rejetant le masque, un homme +nouveau, le véritable à coup sûr, venait de paraître. +Plus de mièvreries, plus de douceurs : un front +altier, des lèvres impérieuses, un regard dont le +poids obligeait les nôtres à baisser, un ton de +maître… C’était une transformation telle qu’on +hésitait à en admettre la réalité, telle encore qu’il +eût été impossible d’interrompre ou de ne pas +écouter. On se demandait : « Est-ce toujours lui ? » +On ne pouvait y croire, et déjà on savait qu’on +devrait obéir.</p> + +<p>Il poursuivit :</p> + +<p>— Au risque de vous surprendre une seconde +fois, j’atteste aussi que si l’idée de chercher à +votre tour le nom de cet homme vous est venue, +vous y renoncerez aujourd’hui, demain peut-être, +d’ici peu à coup sûr… Ceci pour une raison bien +simple, et qui, si elle ne vous touche aussitôt, +l’emportera quelque jour et malgré vous. Si je +vous en priais au nom de votre fille, dont je fus, +c’est exact, le suprême confident, oseriez-vous me +résister ? Hé bien ! je vais plus loin : assuré de +remplacer ici une morte qui ne peut se défendre, +et certain de rester l’exécutant fidèle de sa volonté, +je vous intime l’ordre de laisser intact un mystère +qui doit vous être sacré, comme la mémoire même +de celle qui l’a gardé !</p> + +<p>Entamée dans le silence, l’injonction s’éteignit +de même. Prononcées par un autre, je venais +d’entendre précisément les raisons qui, auparavant +et dans l’intime de mon être, m’avaient obligé +à me taire. Mais avec quelle puissance elles avaient +retenti ! Après cela, qu’ajouter ? M. Lormier, lui-même, +devait avoir compris que la lueur à laquelle +il tentait de raccrocher sa vie, allait s’éteindre et +je le vis quitter sa place pour errer indécis, un +long moment. Toutefois, de tels désirs ne meurent +pas sans soubresauts.</p> + +<p>— Ainsi, murmura-t-il enfin, il vous paraît +naturel, monsieur l’abbé, que je sois devenu ce +que je suis et que j’ignore, pour jamais, à qui je +le dois ?</p> + +<p>Il y eut dans la réponse le même accent d’autorité :</p> + +<p>— Peu importe, monsieur, d’où vient la souffrance. +Le plus souvent, celui qui la provoque +est irresponsable et ne soupçonne pas ce qu’il a +fait. Une seule chose compte : la souffrance en +elle-même, et le mérite qu’elle nous acquiert.</p> + +<p>Une dernière colère souleva M. Lormier contre +la formule implacable.</p> + +<p>— Dites tout de suite que la souffrance est un +bienfait !</p> + +<p>— Une semence divine, oui, monsieur.</p> + +<p>— Parce que vous croyez en Dieu !</p> + +<p>— Parce que j’ai toujours vu la vie naître, grandir, +et ne subsister que par la souffrance.</p> + +<p>— Il suffit, monsieur l’abbé : contemplez donc +une fois au moins un homme en qui la semence +divine a fait germer le goût du néant et la haine +de la vie. Du sommet où je suis, on juge la réalité +à sa mesure. Ma fille s’est sacrifiée pour rien. Ma +douleur ne sert à rien. Un temps de douleurs entre +deux riens, voilà l’histoire de tous, la mienne +aujourd’hui, la vôtre demain…</p> + +<p>L’abbé interrompit doucement :</p> + +<p>— Non, monsieur, puisque je crois à la vie éternelle.</p> + +<p>— Tant mieux pour vous ! Chimère ou mensonge +sont en effet les seuls refuges de l’homme. +Au surplus, et quoi que je décide au sujet de +<i>l’autre</i>, je vous supplie de ne plus revenir. Vous +êtes ici… et je suis là… (il montrait les angles +opposés de la pièce). Alors, n’essayons pas de +nous rejoindre… et quittons-nous.</p> + +<p>M. Lormier se tourna vers moi :</p> + +<p>— Et vous aussi, docteur, allez-vous-en. Vous +avez préféré mentir, ou vous taire, ou peut-être tous +les deux. Je ne vous en veux pas. Le rôle normal +des bêtes humaines est de se torturer, même par +pitié. Je ne me plains pas non plus ; simplement, +pareil au chien qui va mourir, je demande à rendre +le dernier souffle à l’abri des regards, et solitaire…</p> + +<p>Après cela, il se tut. De nouveau, il y eut un +grand silence. L’abbé, immobile, semblait redevenu +le pauvre homme du début, timide et incertain. +Moi, je m’étais levé, hésitant à obéir, et +percevant avec découragement l’inanité de nouvelles +paroles.</p> + +<p>Je ne me rappelle plus ensuite quels furent nos +adieux. Il est possible que l’abbé ait dit :</p> + +<p>— N’importe ! je reviendrai.</p> + +<p>A quoi M. Lormier dut répondre avec effroi :</p> + +<p>— Que m’apporteriez-vous ?</p> + +<p>Puis, je me revois tenant la rampe de l’escalier. +En avant de moi, l’abbé, qui descend, balaye les +marches avec sa soutane flottante. Derrière, la +porte de M. Lormier est demeurée entr’ouverte, +probablement pour permettre à la fille de service, +quand elle viendra, d’entrer sans déranger. On +ne voit plus M. Lormier ; mais ce qui paraît du +garni devenu son refuge, clame la détresse. J’ai +l’impression de laisser derrière moi la plus grande +douleur humaine que j’aie encore connue, et je +me demande : « A quoi sert-elle ? »</p> + +<p>Oui, à quoi bon tant de souffrance ? Où mène-t-elle ? +Vous prétendiez en commençant qu’elle +épure et perfectionne : par elle M. Lormier n’a +appris que la révolte, l’envie et l’incrédulité. Singulière +moisson, si la semence est divine ! Pourquoi +d’ailleurs Lormier plutôt que vous, ou moi, +ou n’importe qui ? Le dieu qui préside au choix +est-il le hasard aveugle ou un roi cruel qui s’ennuie ? +Maintenant que le temps est écoulé, comme je +comprends aussi qu’au naufrage d’une pareille +existence une seule pensée ait d’abord survécu : +vérifier ce qu’était devenu <i>l’autre</i>. Le bonheur de +<i>l’autre</i> ! voilà bien le corollaire attendu, qui eût +complété l’injustice universelle… Mais n’ai-je pas, +moi-même, et le premier, contribué à priver Lormier +d’une satisfaction si dérisoire ? Quand j’affirmais +que tous, spontanément et sans volonté de +mal faire, nous fabriquons de la douleur pour ce +qui nous approche !</p> + +<p>Si maintenant vous souhaitez apprendre ce +qu’est devenu M. Lormier, je dois avouer que je +l’ignore. Est-il mort comme il souhaitait « à l’abri +des regards et solitaire » ? Peut-être. Vit-il toujours ? +Il est possible… Et ceci aussi m’est un +remords : des deux hommes qui le quittèrent ce +jour-là, n’étais-je pas celui qui devait dire : « Je +reviendrai », plutôt que l’abbé ?</p> + +<p>Au fait, j’oublie que je n’en ai pas fini avec lui.</p> + +<p>Sur le trottoir, et au moment de nous séparer, +je l’entendis murmurer de sa voix tremblotante et +gênée :</p> + +<p>— Croyez-moi : sa fille le gardera demain +comme elle le fit aujourd’hui ; le dernier mot +n’en est pas dit…</p> + +<p>— Quel dernier mot ?</p> + +<p>Il ne répondit pas. Alors, cédant malgré moi à +une curiosité absurde :</p> + +<p>— En tout cas, monsieur l’abbé, très intéressé +par notre rencontre, pourrais-je apprendre à qui +j’ai eu l’honneur…</p> + +<p>Il m’interrompit précipitamment :</p> + +<p>— Abbé Manchon… aumônier du Carmel.</p> + +<p>Puis reprenant son idée interrompue :</p> + +<p>— Le dernier mot, le voici : le malade crie +sous le bistouri, mais après, longtemps après parfois, +le mieux commence et la guérison suit. Au +revoir, monsieur.</p> + +<p>Je ne tentai pas de le rappeler pour l’interroger : +tout à coup cette idée venait de me clouer au sol +que le confident de sœur Thérèse du Sacré-Cœur, +le prêtre résolu à sauver M. Lormier, était le +frère de La Gilardière ! Calcul suprême d’une +amoureuse devenue sainte ? vaine coïncidence, +ou jeu encore d’un destin avide de préparer de +nouvelles souffrances ? A vous de choisir : on ne +saura jamais !</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c3">UN AUTRE RÉPOND</h2> + + +<p>Bien que nous eussions suivi sans l’interrompre +le long récit de Pierre Duclos, je n’avais pas +tardé à m’apercevoir d’un changement considérable +dans la curiosité de Tinant. Condescendante +au début, elle était devenue bientôt plus attentive, +puis, à mesure qu’on avançait, véritablement passionnée, +comme si les faits racontés lui fournissaient +un tribut personnel. Je ne fus donc qu’à +demi surpris quand, Pierre ayant achevé, j’entendis +Tinant demander :</p> + +<p>— Est-ce tout ce que tu sais ? Tu en es vraiment +resté là ?</p> + +<p>— Sans doute : pourquoi aurais-je caché +quelque chose ?</p> + +<p>Un sourire de triomphe éclaira le visage de +Tinant :</p> + +<p>— Hé bien ! mon cher, tes curiosités ne resteront +pas où elles en sont. J’avais promis, quel que fût +l’exemple que tu donnerais, d’en apporter un +second où la souffrance produirait des résultats +inverses : preuve que ce bienfait divin est pour le +moins incohérent dans ses effets. Je ne me doutais +pas que l’occasion se présenterait si belle ! +C’est ton histoire que je vais recommencer.</p> + +<p>— Mon histoire ! s’écria Pierre, stupéfait. Il +faudrait pour cela avoir connu Lormier !</p> + +<p>— Pourquoi non ? quand je dis recommencer, +j’entends reprendre les mêmes faits, mais vus de +l’autre bord. Sur la rive où j’étais, on n’apercevait +pas mieux Lormier que sur la tienne on n’a vu +La Gilardière : n’empêche que, prise ainsi par les +deux faces, la tapisserie s’éclaire. Grâce à toi, +bien des points qui m’étaient restés inexplicables, +viennent de devenir limpides comme une eau de +source. Parions qu’après m’avoir entendu à mon +tour, sœur Thérèse en personne n’aura plus pour +vous aucun mystère !</p> + +<p>Il y eut parmi nous une hésitation étonnée. Je +partageais l’incrédulité de Pierre. Celui-ci reprit, +après une courte réflexion :</p> + +<p>— Impossible ! Tu es dupe d’analogies !</p> + +<p>— Il n’y a pas deux sœur Thérèse, ni deux La +Gilardière !</p> + +<p>— Je me suis servi de noms supposés !</p> + +<p>— Rassure-toi, je les garderai : simples masques +pour sauvegarder un reste d’anonymat que j’ai +percé.</p> + +<p>— Cependant tu vivais à Paris, ailleurs encore, +mais toujours loin de Semur. Si tu avais eu un +ami dans ma ville, je l’aurais su !</p> + +<p>— Même s’il était La Gilardière ?</p> + +<p>Alors, ébranlé, Pierre Duclos se tourna vers +moi :</p> + +<p>— Que penser d’une telle rencontre ?</p> + +<p>Je répondis, railleur, bien qu’à demi convaincu :</p> + +<p>— Je pense que, faute de lumière, on ne pouvait +tirer du cas Lormier des conclusions raisonnables. +Tinant sans doute nous les apporte. Le +hasard, qui semble toujours cruel, se montre aussi +parfois, bien que plus rarement, assez avisé.</p> + +<p>— Permettez, reprit Tinant, que je remonte +d’abord le cours du temps. Je suis si étonné moi-même +de me retrouver ce soir au milieu d’êtres +dont l’aventure m’a intrigué jadis et dont l’un, au +moins, m’était très cher !</p> + +<p>— Hâte-toi, dit Pierre, car l’heure avance : et +compte que je t’arrêterai, si je m’aperçois que tu +as fait fausse route.</p> + +<p>— Je suis donc très sûr d’arriver au bout ; mais, +encore une fois, quelle étrange sensation que de +se heurter à du passé que l’on croyait mort et qui, +soudain, se remet à vivre !…</p> + +<p>Son visage venait de prendre une gravité qu’il +devait garder jusqu’à la fin. Certains d’aller par +les mêmes chemins, Pierre et moi avions aussi +l’air d’attendre le retour d’êtres familiers, après +avoir craint leur disparition sans retour…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>I</h3> + + +<p>Avant tout, débuta Tinant, et pour rassurer +Duclos, apprenez comment j’ai connu les acteurs.</p> + +<p>Au temps où j’achevais mon doctorat, un de +mes parents me proposa d’accompagner en Italie +un jeune homme pour lequel on cherchait un +mentor. Au retour, et le voyage payé, une somme +convenable devait récompenser mon agréable +labeur.</p> + +<p>— Il faut, m’écriai-je, que la compagnie soit +bien mauvaise pour qu’elle entraîne une indemnité +de retour.</p> + +<p>— Point : elle est charmante, mais il importe +que la mine revienne, j’espère que tu plairas.</p> + +<p>Sur quoi, le lendemain, muni de l’adresse et du +nom, je me présentai, rue Monsieur, chez madame +Manchon de La Gilardière.</p> + +<p>Vieil hôtel d’aspect triste et cossu ; mobilier +dépourvu de style, mais en bois solides ; tentures +lourdes et fanées : au total, une grandeur négligée, +qui laissait indécis. Toutefois introduit dans la +chambre même de madame Manchon, je ne +tardai pas à sortir d’incertitude. Je n’étais pas +assis qu’une grêle de questions tombait sur mes +épaules :</p> + +<p>— Quels sont vos projets d’avenir ? Comment +bouclez-vous votre budget ? Quelles ont été jusqu’à +présent vos distractions ? La philosophie est-elle +pour vous une foi ou un gagne-pain ?</p> + +<p>En dernier lieu seulement, madame Manchon +daigna demander si je connaissais l’Italie, et sur +ma réponse négative :</p> + +<p>— Tant mieux : vous serez ainsi intéressé pour +votre compte.</p> + +<p>D’où je conclus que ma tête avait plu.</p> + +<p>Cinq minutes après, un jeune homme qu’on +avait fait appeler se présenta.</p> + +<p>— René, dit madame Manchon, voici M. Tinant +qui est disposé à voyager avec toi. Il doit être +plein d’idées sur l’Italie puisqu’il s’occupe de +philosophie. Entendez-vous pour un départ dans +la huitaine. M. Tinant dîne avec nous ce soir, cela +va de soi.</p> + +<p>Je m’inclinai, bien que l’invitation eût plutôt +l’air d’un ordre. René dit poliment :</p> + +<p>— Nous aurons, dans ce cas, tout loisir pour +accorder nos convenances après dîner.</p> + +<p>Il ajouta allègrement :</p> + +<p>— D’ailleurs, j’espère bien qu’on s’en remettra +surtout à la fantaisie du jour. J’ai l’horreur des +itinéraires à heure fixe.</p> + +<p>Je m’esquivai ensuite, charmé par le sourire du +fils, autant qu’étonné des manières décidées de la +mère, et j’admirais aussi comme, en trois phrases, +peut se manifester l’écart des caractères.</p> + +<p>Bien entendu, une fois dehors, je m’empressai +d’aller remercier mon parent. Sollicité de me +fournir des précisions supplémentaires au sujet +des Manchon de La Gilardière, il m’apprit ce qui +suit.</p> + +<p>Les Manchon, paraît-il, étaient papetiers de +père en fils, aux environs d’Orléans. Le dernier +venu avait agrandi l’entreprise au point d’en faire +une rivale des usines d’Annonay, puis était mort +jeune, dans des circonstances mystérieuses, suicide +ou accident, on ne savait. Demeurée veuve à +trente-huit ans, madame Manchon avait entrepris +d’achever l’œuvre commencée par son mari. On +vit, non sans quelque étonnement, une femme +assumer la direction de nombreux ouvriers, apporter +aux affaires une ténacité réfléchie, et la réussite +répondre à son effort. La surprise ne fut +pas moindre quand, après quelques années, on +annonça qu’une société anonyme achetait les établissements +Manchon. Libérée, riche, atteignant à +peine la cinquantaine, madame Manchon, qu’on +commençait d’appeler madame Manchon de La +Gilardière, venait de planter là l’œuvre familiale +et s’installait à Paris. Depuis lors, elle y vivait, +en apparence désœuvrée, en réalité ne s’occupant +que de son fils cadet qu’elle adorait. Par une +gloriole assez inexplicable, celui-ci ne portait plus +que le nom de La Gilardière.</p> + +<p>La soirée acheva de m’éclairer sur le présent.</p> + +<p>Arrivé très exactement, je vis dans le salon un +curé maigre, une vieille demoiselle et René +réunis en groupe autour de madame Manchon. +Celle-ci m’accueillit avec une satisfaction +non déguisée :</p> + +<p>— Ravie de vous savoir ponctuel… Au moins, +vous ne vous croyez pas impoli en arrivant à +l’heure.</p> + +<p>Puis, me désignant le prêtre :</p> + +<p>— L’abbé Manchon, mon fils aîné.</p> + +<p>Elle s’abstint de me présenter à la vieille demoiselle, +mais se tournant vers elle :</p> + +<p>— Lapirotte, allez secouer la cuisine qui est +encore en retard.</p> + +<p>Par bonheur pour Lapirotte, on vint annoncer +presque aussitôt que le dîner était servi, et l’on +passa dans la salle à manger.</p> + +<p>Je ne me rappelle pas, bien entendu, les propos +qui animèrent le repas. J’aurai en revanche +et toujours, sous les yeux, le spectacle des +convives.</p> + +<p>Madame Manchon d’abord… Installé à sa droite, +je ne l’apercevais guère que de profil, sauf lorsqu’elle +m’adressait la parole. Surveillant les convives, +elle n’intervenait que pour donner des +ordres brefs. Ils étaient, chaque fois, scandés par +une crispation de la main qu’elle avait jolie et +prodigieusement volontaire.</p> + +<p>En face de nous, et côte à côte, les deux frères. +On imaginait difficilement deux êtres plus divers. +René était bien tel que l’a dessiné Duclos : élégant, +nonchalant et beau. Son sourire avait une +grâce sûre d’elle-même. Le charme est un don +qui enchante à la fois qui le possède et qui en +approche : René jouissait du sien, en homme qui +connaît son pouvoir et pourtant dépourvu de +fatuité. Assuré de plaire, il se donnait la peine +de conquérir. Enfoncé dans son assiette, l’abbé +montrait au contraire une figure ingrate, dépourvue +de lumière et plus encore de grâce. Le geste +gauche, la parole rare, il semblait toujours sur +le point d’éclater en reproches, comme si les mots +ou la compagnie ne cessaient de l’offusquer. En +somme, l’air d’un voyageur à table d’hôte, que +gêne le voisinage, qui peste contre la lenteur du +service et compte les minutes le séparant de la +liberté.</p> + +<p>Au bout de la table, enfin, la demoiselle de +compagnie, Lapirotte. Tremblante, effacée, suivant +avec une égale anxiété la marche des plats +et les crispations de main du tyran, répondant au +sourire de René et à l’humeur de l’abbé par des +acquiescements tour à tour satisfaits ou navrés, +puis s’échappant soudain au point de paraître +oublier où elle était, cependant que passait sur +ses traits la lueur d’une rancune indéfinissable.</p> + +<p>Un monde, ces quatre visages. Derrière leurs +expressions variées apparaissaient des âmes si dissemblables, +qu’on se demandait par quel miracle +elles réussissaient à vivre sous le même toit. Il +n’était pas jusqu’aux noms qui ne traduisissent la +différence profonde établie entre ces êtres soi-disant +unis familialement : et n’était-ce pas déjà +un symbole inquiétant que d’entendre nommer +le prêtre : M. Manchon ; René : M. de La Gilardière, +cependant que tous deux entouraient une +Manchon de La Gilardière, de concert avec une +Lapirotte ?…</p> + +<p>Mais revenons à ma soirée.</p> + +<p>A peine sortis de table, j’arrêtai le départ avec +René. J’avais, cela va sans dire, subi comme +tout le monde la séduction : au cours de notre +rapide entente, j’eus aussi conscience de ne pas +lui déplaire. Il nous quitta ensuite sous un prétexte +quelconque. Auparavant, l’abbé s’était +éclipsé sans bruit. Un signe du tyran congédia +Lapirotte, et je me retrouvai en tête-à-tête, de +même que le matin, avec cette différence toutefois +que le repas excellent m’induisait à l’optimisme, +et que j’espérais bien interroger à mon tour.</p> + +<p>J’étais loin de compte : tout de suite, madame +Manchon me remit au point :</p> + +<p>— Du moment que vous me convenez, cher +monsieur, me dit-elle, il est nécessaire que vous +sachiez exactement ce que j’attends de vous. A +tort ou à raison, j’ai l’ambition de faire de René +un homme utile. J’avais compté jadis sur son +aîné pour reprendre la conduite de l’usine paternelle. +Malheureusement, j’ai eu le chagrin de lui +voir tourner bride vers la prêtrise. Il restera +toute sa vie curé, et même petit curé de petite +paroisse ou de couvent ; c’est une désillusion à +laquelle je me suis résignée sans plaisir : elle +demande à n’être suivie par aucune autre. Pour +René, il ne saurait être question d’industrie. +Vous l’avez vu. Il est chimérique et nerveux : +défauts irrémédiables pour qui dirige des ouvriers. +D’autre part, sans être dépourvu d’esprit de +volonté, il s’abandonne aisément aux circonstances, +quitte à leur échapper ensuite par un +coup de tête. Heureusement, je suis là pour +reprendre la barre. J’ai décidé qu’il serait banquier. +Il y a dans la finance une part de hasard +et d’invention qui s’accorderont avec ses dons. +Le métier, de plus, est mondain, et mène haut, +si l’on sait s’y prendre. Dans un an, après apprentissage +dans une maison sûre, René aura donc +une commandite, ou je l’établirai à neuf, suivant +l’occasion. Le voyage que vous allez entreprendre +est une concession, — la dernière, — faite à son +dilettantisme. Je m’y suis ralliée avec peine, et à +condition qu’au retour nous passerions immédiatement +aux réalisations d’avenir. Il importe, dès +lors, qu’en cours de route la fantaisie ne reprenne +pas son vol. Votre influence, à cet égard, doit être +décisive. Je compte sur vous pour ramener, si +besoin est, l’imagination de René au point de vue +solide qui est le mien. Comment ? affaire à vous : +un philosophe en sait plus que moi sur ce sujet +et vous avez le champ libre. René m’écrivant à +peu près chaque jour, je me réserve d’apprécier +votre action, et même, s’il est utile, de vous faire +part de mes remarques…</p> + +<p>Tout cela, net, jeté de haut, avec des nuances +assez marquées pour ne pas échapper : dédain +évident du fils aîné, inflexion attendrie dès que +passait le nom de René.</p> + +<p>Je m’inclinai sans discuter. Je quittais la cour +de l’hôtel quand René me rejoignit.</p> + +<p>— Puisque vous vous en allez, dit-il, me permettez-vous +de vous escorter un peu, histoire +de faire vraiment connaissance ?</p> + +<p>Et ce que je prévoyais, suivit. Après la mère, +le fils.</p> + +<p>— Amis ou ennemis ? poursuivit-il.</p> + +<p>J’affectai de me méprendre :</p> + +<p>— De qui parlez-vous ?</p> + +<p>— Mais de nous, bien entendu.</p> + +<p>Il prit mon bras d’un geste cordial, et +gaiement :</p> + +<p>— Allons, j’abats mon jeu. Je n’ai aucune +envie de m’ennuyer pendant le voyage. Il dépend +de vous que nous en jouissions sans arrière-pensée, +puisque vous représentez auprès de moi +l’autorité, c’est-à-dire, maman. (Il disait maman.) +Or j’adore maman, elle m’adore, mais nous +sommes aux antipodes. Maman est un homme +d’action. Jadis elle menait l’usine à la baguette : +aujourd’hui, à défaut de mieux, son empire +s’exerce sur les domestiques, sur la pauvre Lapirotte, +surtout sur moi. Par malheur, je représente +le dernier lot d’ambitions réalisables. Dieu me +pardonne ! maman rêve pour moi de grand +monde, de fortune, enfin d’un tas de choses qui +me sont parfaitement indifférentes et même me +semblent désagréables. Jugez des désillusions que +je procure ! Est-ce ma faute si j’aime flâner, si la +paresse est mon fait, enfin si la moindre petite +fleur bleue me paraît plus enviable qu’une place +de ministre ? Oh ! je me connais, allez ! Je sais +aussi que je suis très faible, à preuve que, de +guerre lasse, j’ai juré d’aller au retour moisir +dans une banque… Mais, de grâce, et sous prétexte +d’entretenir mes bonnes intentions, allez-vous, +le long de la route, m’accabler de sermons ? +Plutôt que de subir la morale que j’entrevois, je +préférerais renoncer à l’Italie !</p> + +<p>Je me mis à rire, conquis par un tel mélange +de lucidité, de candeur et de rouerie :</p> + +<p>— Jurez-moi qu’une fois de retour, vous obéirez +aux désirs de votre mère !</p> + +<p>Il tendit comiquement le bras :</p> + +<p>— Sur quelle tête faut-il prêter serment ?</p> + +<p>— En ce cas, topons. Bouclez vos malles ; on +n’en parlera plus.</p> + +<p>Il eut une exclamation joyeuse :</p> + +<p>— Savez-vous que vous serez peut-être un compagnon +aimable ?</p> + +<p>— Certainement votre ami.</p> + +<p>— Je commence à le croire.</p> + +<p>— J’en suis sûr !</p> + +<p>Et je rentrai surpris que deux êtres capables de +s’exprimer l’un sur l’autre avec une telle clairvoyance +et se sachant à ce point différents ne doutassent +pas cependant que l’avenir fût impuissant +à les séparer. J’avais compris, au surplus, que +pour madame Manchon, il y avait d’un côté René +et de l’autre le reste de l’univers représenté par +l’abbé, mademoiselle Lapirotte, ou n’importe +qui…</p> + +<p>Je n’ai plus qu’à courir pour achever ce qui +me fut personnel dans cette histoire.</p> + +<p>Trois jours plus tard, je partais avec René et +notre amitié commençait. D’elle je dirai seulement +que j’éprouvai très vite les sentiments d’un +jeune père pour un grand fils et que cette affection +m’était rendue.</p> + +<p>J’ai gardé aussi de notre commerce durant le +voyage un souvenir attendri. René n’était pas uniquement +ce qu’il avait dit : il était mieux. Cœur +distrait, volontés fugitives, soit : en revanche, que +d’élans à l’approche de l’art et toujours le goût +du plaisir d’autrui pour arriver à mieux plaire !</p> + +<p>Je m’aperçus avec surprise qu’il connaissait +peu la vie. L’éducation à domicile, l’habitude prise +de se laisser guider par sa mère dans les moindres +difficultés quotidiennes l’avaient en fait isolé du +monde. Des quelques aventures que lui avait +attirées sa tournure, il n’avait rapporté qu’un +désir plus conscient de l’amour véritable. La +froideur de son frère le laissait sans rancune. +« Maman laisse trop voir sa préférence ; il y a là +de quoi vexer même un curé ! » disait-il plaisamment. +L’écart des âges, — près de dix ans, — pouvait +d’ailleurs expliquer aussi cette attitude +dont il avait pris son parti. Il nourrissait enfin une +admiration mêlée de soumission clairvoyante à +l’égard de madame Manchon : au contraire, il +parlait rarement de son père et toujours comme +d’un être dont la mémoire est indifférente : la +place tenue par madame Manchon n’en était que +plus grande.</p> + +<p>Un peu avant de rentrer, une lettre informa +René des conditions de sa vie prochaine. La banque +Chasseloup, de Semur, consentait à l’accueillir +et à le traiter en associé. La province seule permet +de trouver de ces combinaisons heureuses qui +unissent les avantages d’un apprentissage rapide +à la dispense de s’immobiliser dans les emplois +inférieurs. Madame Manchon n’avait donc pas +hésité à accepter le sacrifice d’une séparation +momentanée. Au surplus, René, affirmait-elle, +trouverait sur place, dès l’arrivée, des relations +agréables, car l’abbé Manchon avait pour camarade +de séminaire un prêtre de Semur fort +répandu, l’abbé Valfour.</p> + +<p>René, après sa lecture, jeta la lettre au fond +d’une valise et, maîtrisant son humeur, déclara :</p> + +<p>— N’y pensons plus : il sera temps d’y revenir +une fois en route pour Semur.</p> + +<p>Trois semaines nous séparaient à peine de +l’échéance. Elles passèrent comme un éclair. De +retour à Paris, René venait me voir à peu près +chaque jour. J’étais le confident de sa mélancolie : +elle cédait aisément devant la moindre plaisanterie. +Peut-être, au fond, découvrait-il déjà l’attrait +de la liberté.</p> + +<p>Enfin, la veille du départ, je fus convié à un +dîner d’adieu, en tous points semblable à celui +que je viens de décrire. Mêmes convives, mêmes +contrastes dans les attitudes : l’abbé plus silencieux +encore, madame Manchon un peu nerveuse, +Lapirotte assez souriante, René parfaitement +gai.</p> + +<p>Après le repas, madame Manchon me fit +asseoir près d’elle et me remercia d’un ton ému :</p> + +<p>— J’apprécie votre tact, me dit-elle ; il est +excellent que vous soyez devenu l’ami de mon fils. +Dans quelques années, je tâcherai de lui trouver +la compagne qui me remplacera près de lui et +ma tâche sera terminée.</p> + +<p>— Pourquoi vous remplacer ? répliquai-je en +riant : je vois très bien René trouvant à Semur +une femme charmante, et vous-même ravie de +diriger deux enfants au lieu d’un.</p> + +<p>— A Dieu ne plaise ! s’écria-t-elle. René, seul, +choisirait au rebours du sens commun. Et puis… +ce n’est pas pressé…</p> + +<p>A défaut du ton qui s’efforçait de rester plaisant, +l’expression du visage devenu fermé en +disait long sur ce manque de hâte.</p> + +<p>— De quoi parlez-vous donc ? dit René s’approchant +de nous.</p> + +<p>— De votre prochain mariage.</p> + +<p>— Oh ! fit-il à son tour, d’un air comiquement +effrayé, n’envisageons pas toutes les catastrophes : +Chasseloup, par bonheur, n’a pas d’héritière.</p> + +<p>Madame Manchon répliqua :</p> + +<p>— Quelles que soient les héritières de Semur, +aucune ne vaut qu’on s’y arrête : n’oublie pas +que, dans six mois, tu reviendras ici…</p> + +<p>Les derniers mots de René, en me quittant, +furent :</p> + +<p>— Si je fais là-bas des sottises, j’aurai du moins +la consolation de vous en aviser. Comptez que +j’écrirai souvent.</p> + +<p>Il a tenu parole. Presque tout ce qui va suivre +est tiré de ses lettres. Je n’ai pas eu, comme +Duclos, à quêter jour à jour les éléments d’un +drame soigneusement célé par les auteurs : ils +me sont venus sans effort, dans ma chambre de +Paris, envoyés par l’intéressé devenu historien +de la tempête qui devait l’emporter. Et vous +ayant ainsi prouvé ma véracité, je n’ai plus +qu’à m’effacer pour laisser parler les faits ; il est +bien inutile, n’est-ce pas, d’y ajouter l’exposé +d’impressions personnelles, demeurées par force +lointaines et surtout impuissantes à rien modifier ?</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>II</h3> + + +<p>Quatre mois après son arrivée à Semur, René +en était au point suivant : installation confortable, +vie monotone et chaste, relations clairsemées et +couleur de province, ennui de vivre distillé par +le contact des chiffres, mais contrebalancé par un +optimisme imperturbable et un voyage à Paris +tous les huit jours.</p> + +<p>Dans son existence, il se trouvait beaucoup de +choses indifférentes, une seule insupportable et +une dernière agréable.</p> + +<p>La chose insupportable était l’hostilité de l’habitant, +dont il se sentait enveloppé, hostilité latente +et tenace qui lui infligeait l’humiliation de ne +pouvoir, pour la première fois de sa vie, désarmer +l’adversaire. La chose agréable était la découverte +de la campagne de chez nous. Il y trouvait +en effet comme un reflet de sa propre image, je +veux dire un mélange de séduction et de joie.</p> + +<p>Au total, plus d’ennui que d’agrément ; toutefois +aucune humeur, et une résignation d’autant +plus aisée qu’elle ne cessait d’escompter l’imprévu.</p> + +<p>Or, un après-midi de mars, si je ne me trompe, +il arriva que séduit par la lumière jeune et la +tiédeur de l’air, René décida de partir en promenade +et fit une longue course.</p> + +<p>Comme il était sur le retour, vers quatre heures, +à la nuit tombante, le ciel devint d’abord maussade, +puis chargé de nues, enfin commença de se +déverser en pluie rageuse. Imprévoyant à l’ordinaire, +René avait pour seule protection un manteau +léger. Par bonheur, la gare se montrait +proche : il put l’atteindre, s’y abrita et, résigné, +attendit une accalmie qui ne vint pas.</p> + +<p>Il paraît qu’à Semur la gare est à vingt minutes +de la ville. C’est aussi une gare à peu près sans +trains et sans voyageurs. Il n’est pas question d’y +trouver une voiture.</p> + +<p>Regardant l’averse qui se prolongeait, René +décida :</p> + +<p>— Prenons patience ; il est vrai que je dîne ce +soir chez les Traversot, mais le repas est pour +sept heures : d’ici là, j’aurai revu le ciel à sec.</p> + +<p>Et il songea aux Traversot. Il connaissait +madame pour lui avoir rendu une ou deux visites, +monsieur pour l’avoir aperçu dans la rue, et la +fille point du tout. L’invitation reçue était donc la +première. Il la devait à l’abbé Valfour qui avait +promis de le venir prendre, ayant à cœur de l’introduire +lui-même dans les salons de l’hôtel de +Thil.</p> + +<p>« Invitation doublement précieuse, avait dit +l’abbé, car les Traversot reçoivent peu et seulement +à bon escient. »</p> + +<p>Précieuse ou non, elle occuperait un soir. Il +n’est jamais non plus désagréable de se rendre en +pays inconnu. Si par hasard on y trouve mieux +que son attente, la surprise enchante : sinon, la +déception est nulle.</p> + +<p>Une demi-heure avait passé sans que s’altérât +la bonne humeur de René, sans qu’aussi âme qui +vive parût dans la gare, quand une femme entra, +vêtue de deuil et un paquet à la main. A grand-peine, +elle découvrit un employé, expédia le +paquet, et s’apprêta à repartir.</p> + +<p>Bien qu’enveloppée dans un manteau de pluie, +coiffée de crêpes et à peu près invisible, cette +femme avait une tournure jeune et la mise avenante.</p> + +<p>La voyant ouvrir un parapluie, René, qui +sentait l’ennui le gagner, eut alors une idée plaisante +et l’abordant :</p> + +<p>— Mademoiselle, dit-il, il est d’usage que, par +un temps de déluge, les hommes offrent aux +femmes leur parapluie. Si vous rentrez dans +Semur, serait-il indiscret de vous prier d’inverser +les rôles en m’accordant une part d’abri sous le +vôtre ?</p> + +<p>Reconnaissez que de tels propos sont de ceux +dont on serait le moins tenté de se défier, et qui +vraiment semblent, entre tous, sans conséquence : +après eux, cependant, l’avenir de deux familles +était joué. On croit ne pas avoir bougé, déjà on +roule dans le gouffre. Ah ! les moyens du destin +sont simples ! S’ils ne l’étaient pas d’ailleurs, on +les reconnaîtrait tout de suite, et ce ne serait +plus le destin.</p> + +<p>Étonnée qu’on lui parlât, la femme tourna la +tête avec un air de crainte. La vue de René la +rassura. Nul doute qu’il n’eût été aperçu maintes +fois auparavant par celle dont il sollicitait les +bons offices. Qui sait même si la requête ne fut +pas accueillie avec empressement ? Quoi qu’il en +soit, la réponse vint aussitôt :</p> + +<p>— Volontiers, monsieur, à condition que vous +accepterez de porter vous-même cet objet encombrant +que le vent, tout à l’heure, s’obstinait à +vouloir retourner.</p> + +<p>— Cela va de soi, fit René. Bien qu’il n’y ait +personne, sauf nous, à se hasarder dans pareille +tempête, vous aurez ainsi l’air d’être mon obligée +et les convenances seront sauvegardées.</p> + +<p>Elle eut un petit haussement d’épaules :</p> + +<p>— Simplement, ce sera commode. Les convenances +me sont indifférentes.</p> + +<p>Il prit le parapluie, le tendit à bout de bras +pour protéger sa compagne imprévue et, côte à +côte, ils partirent…</p> + +<p>On n’avait pas avancé de vingt pas que, pour +éviter de choir dans les flaques, l’un dut aller à +droite, l’autre à gauche. Il en résultait que René +était au sec et la femme à la pluie.</p> + +<p>— Je crois, dit-il, que la sagesse serait de +rester à mon bras.</p> + +<p>La femme répondit encore avec la même décision :</p> + +<p>— En effet, je le crois plus pratique.</p> + +<p>Ayant fait comme il demandait, ils marchèrent +désormais collés l’un à l’autre pour mieux tenir +tête à l’ondée. Le bras de l’inconnue pesait sur +celui de René juste assez pour laisser apercevoir +son ferme contour, mais sans abandon qui eût +donné du plaisir.</p> + +<p>Résolu à ne pas remercier sa compagne par un +silence gênant, et égayé par l’aventure, René +reprit :</p> + +<p>— Il est bien heureux que les convenances +vous soient indifférentes.</p> + +<p>— Pourquoi ?</p> + +<p>— Ce que vous m’accordez est fort compromettant.</p> + +<p>— Vous avez peur pour vous ?</p> + +<p>— Pour tous les deux.</p> + +<p>— Hé bien ! monsieur, si, à la réflexion, vous +pensez avoir commis une sottise en me demandant +service, vous êtes libre de me quitter à l’entrée du +faubourg. Je ne voudrais à aucun prix que votre +réputation fût atteinte, parce qu’on vous aurait +aperçu à mon bras.</p> + +<p>Raillerie ou aveu discret d’une profession douteuse ? +René brusquement se demanda : « Qui +est-ce ? » L’aisance avec laquelle on avait accueilli +son escorte, la liberté qu’on offrait de lui rendre, +indiquaient pour le moins des allures inaccoutumées +en province, dans la bonne société. +D’autre part, la distinction du ton, le tour aisé, +marquaient l’usage du monde. Pour décider, il +eût suffi sans doute d’apercevoir le visage : mais +allez découvrir un visage sous des crêpes, et +quand les becs de gaz, espacés de loin en loin, +servent à jalonner la route plutôt qu’à l’éclairer !</p> + +<p>Il fallait cependant prendre parti : au risque +de se tromper à fond, il prit l’aveu pour bon.</p> + +<p>— Me lâcher au Bourg-Voisin, s’écria-t-il allégrement ; +voilà qui tomberait mal, quand je +compte au contraire vous prier de faire peut-être +un détour pour me ramener à ma porte !</p> + +<p>— Vraiment ! vous souhaitez à ce point de +n’être pas mouillé ?</p> + +<p>— Je souhaite surtout profiter de votre compagnie.</p> + +<p>— Oh ! la compagnie d’une inconnue !…</p> + +<p>— Il ne tient qu’à vous de ne plus l’être. Qui +dois-je remercier de m’abriter de la pluie en me +procurant une heure charmante ?</p> + +<p>La femme eut un rire discret :</p> + +<p>— Mille regrets : je sauve les messieurs qui se +noient, mais ne leur dis pas mon nom.</p> + +<p>— Même s’ils insistent pour le connaître ?</p> + +<p>— Dans ce cas, de préférence.</p> + +<p>— Voilà qui est absurde !</p> + +<p>— Très sage au contraire. Le bien qu’on fait +au prochain ne se pardonne que s’il est anonyme.</p> + +<p>— Si je tenais pourtant à vous être reconnaissant ?</p> + +<p>— Je ne goûte pas ce genre de sentiment.</p> + +<p>— Alors, restent les autres.</p> + +<p>— Quels autres ?</p> + +<p>— Tous, y compris l’amour…</p> + +<p>— Voulez-vous avoir l’obligeance de me rendre +mon parapluie ?</p> + +<p>— Prétendez-vous me renvoyer sous l’averse ?</p> + +<p>— Plutôt que d’aborder les sottises, je n’hésite +pas.</p> + +<p>— Je me tairai donc.</p> + +<p>Imaginez ceci dans les bourrasques, les +répliques ramassées au vol, pour être renvoyées +de même, comme avec des raquettes, un libertinage +discret se jouant sous les mots, la jeunesse +irrésistible de deux voix qui ne cachent pas leur +amusement, et comprenez que, trompé au jeu, +René se soit laissé entraîner : quel autre à sa +place n’aurait agi de même ?</p> + +<p>Il reprit donc après un temps de silence affecté :</p> + +<p>— Est-il défendu aussi de parler de la ville, en +général ?</p> + +<p>— Autant vaudrait peut-être nous entretenir +des giboulées de mars.</p> + +<p>— Puisque vous habitez ce lieu paisible, comment +se fait-il que je ne vous aie jamais rencontrée ?</p> + +<p>— C’est probablement que vous regardez mal.</p> + +<p>— Je vous demande pardon : je ne manque +jamais de regarder une femme.</p> + +<p>— Il paraît que non.</p> + +<p>— … A moins qu’elle ne soit tellement laide, +évidemment !…</p> + +<p>— Ce doit être mon cas.</p> + +<p>— Vous vous calomniez.</p> + +<p>— Qu’en savez-vous ?</p> + +<p>— Votre démarche suffit : parions que vous +êtes ravissante.</p> + +<p>— Vous perdriez.</p> + +<p>— Parions toujours… et levez votre voilette.</p> + +<p>— Le Ciel m’en préserve ! Pour une fois où je +fais illusion, je tiens à ne pas dissiper le charme.</p> + +<p>Dans l’ardeur du dialogue, ils avaient ralenti le +pas et même oublié que le ciel se répandait en +cataractes. A ce moment, une rafale plus violente +les enveloppa de son humidité glacée. D’instinct, +la femme se serra contre René.</p> + +<p>— Vous ne prenez pas froid, j’espère, dit celui-ci +anxieux.</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>— Le parapluie à deux est une solution +moyenne qui, selon la règle, ne garantit personne.</p> + +<p>— Voilà un remords tardif.</p> + +<p>— Il n’en est que plus cuisant. En vérité, je +suis confus de vous protéger si mal et j’aimerais +vous protéger tout à fait.</p> + +<p>— Comment l’entendez-vous ?</p> + +<p>— A votre gré.</p> + +<p>— Ah ! pour le coup, que deviendrait, dans la +ville, votre réputation ?</p> + +<p>Une nouvelle rafale, pire que la première, les +enveloppa. Avant de céder enfin, l’ondée prétendait +balayer tout ce qui avait mine de la +braver. Ils durent s’arrêter, attendre un instant +sans parler. Abrités sous le parapluie, que +secouaient de violents ressauts, ils mêlaient +presque leurs souffles. Des amants n’eussent pas +été plus étroitement blottis.</p> + +<p>Soudain le vent expira, tel une bête hors +d’haleine. Un calme de mort s’abattit alentour. +La tempête venait de s’enfuir, ne laissant après +elle qu’un peu de pluie fine à travers la brume +redevenue tiède.</p> + +<p>Surpris par un changement si rapide, ils s’attardèrent +dans la même position, juste assez pour +sentir leurs cœurs battre : puis la femme tenta +de dégager son bras.</p> + +<p>— Je crois, murmura-t-elle, que c’est terminé.</p> + +<p>— Où demeurez-vous ? demanda brusquement +René.</p> + +<p>— Que vous importe ?</p> + +<p>— Puisque le temps est remis, n’est-ce pas le +moins que je vous escorte jusqu’à votre domicile ?</p> + +<p>— Je vous en dispense.</p> + +<p>— Et si je vous suivais ?…</p> + +<p>— Avisez-vous-en !</p> + +<p>— Alors, votre adresse ?</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>— J’enrage de ne savoir qui je dois remercier !</p> + +<p>— Je vous ai déjà dit que mes charités sont +anonymes : mais voici qu’il ne pleut plus, rendez-moi +mon bien comme je vous rends la liberté.</p> + +<p>En même temps le bras de l’inconnue parvint à +se détacher tout à fait, mais René n’était pas disposé +à obéir. Ils continuèrent de marcher, cette +fois séparés, cependant qu’on ne savait quoi de +trouble semblait se glisser entre eux.</p> + +<p>— C’est bien rue Saint-Jean que vous allez ? +reprit-elle quand elle comprit que René avait +résolu de persister dans son escorte.</p> + +<p>Il ne put réprimer un mouvement de dépit :</p> + +<p>— Ainsi, vous connaissez qui je suis, et vous +prétendez garder pour vous tout ce qui vous +concerne, fût-ce votre prénom ? Lequel est-ce ? +Marcelle ?… Yvonne ?…</p> + +<p>Un nouveau rire railleur interrompit l’énumération.</p> + +<p>— … ou Colette, ou Thérèse… Choisissez.</p> + +<p>— Thérèse, en effet…</p> + +<p>— Pourquoi pas Colette ?</p> + +<p>— Parce que, telle que vous êtes, vous ne pouvez +que parler gaiement de choses graves.</p> + +<p>— Vaudrait-il mieux parler gravement de +choses gaies ?</p> + +<p>— Soit : je me résigne. Je me contenterai +d’une seule réponse à une question… générale.</p> + +<p>— Gardez-la pour vous : elle doit être indiscrète.</p> + +<p>— Aimez-vous ?</p> + +<p>— Ceci, en effet, passe la mesure !</p> + +<p>— Qui que vous soyez, pourtant, vous devez +bien conjuguer le verbe, comme tout le monde. +Le temps seul diffère : passé, présent ou futur. +On aime, on a aimé, ou on aimera !</p> + +<p>La femme cette fois se tut. René s’enhardit :</p> + +<p>— Si vous avez besoin d’un professeur…</p> + +<p>Et se rapprochant d’elle :</p> + +<p>— Après tout, je ne suis pas très fort en grammaire, +mais à deux, on tournerait les pages et +la leçon irait d’elle-même…</p> + +<p>La femme persistait à se taire. Il était possible +que cette audace lui plût. Sait-on jamais quelles +émotions contradictoires traversent un cœur ? Les +plus honnêtes, à une heure donnée, écoutent +complaisamment la voix de la folie, quitte à s’enfuir +ensuite, et même à regretter d’avoir fui.</p> + +<p>— Vous ne parlez pas ?… De grâce, ne vous +hâtez pas ainsi. J’aperçois déjà Notre-Dame : que +j’aie le temps de m’expliquer un peu… Vous imaginez +peut-être que je suis heureux ? vous vous +trompez. Si vous vous doutiez seulement comme +il est triste, chaque soir, de rentrer dans une +chambre déserte, et de contempler des chenêts, +en tête-à-tête eux-mêmes avec des bûches ! Que +de fois j’ai rêvé d’un hasard, tel que celui-ci, qui +mettrait sur ma route une amie… oh ! pas n’importe +laquelle !… pareille à vous, dont le rire +serait gai et l’âme profonde, tour à tour jeune et +réfléchie, ironique et pitoyable… Supposons +qu’après l’avoir longtemps attendue, je la rencontre +enfin, et qu’elle soit là… Ce n’est qu’une +supposition… Avec quelle ardeur alors je la supplierais +de s’arrêter un instant, de rester silencieuse +si cela lui plaît, et de m’écouter ! Ensuite ?… +ensuite, je reprendrais son bras, doucement je +l’attirerais vers moi pour qu’elle sentît mon cœur +battre, je pencherais sa tête et malgré le voile…</p> + +<p>Tout en parlant, il faisait comme il disait, +ramenait à lui le visage de l’inconnue, et celle-ci, +devenue tout à coup passive, comme soustraite à +la réalité, ne résistait pas. Une seconde, elle +ferma les yeux, eut l’air d’appeler le baiser qui +s’approchait : mais brusquement, René la sentit +se raidir.</p> + +<p>— De grâce, fit-elle d’une voix défaillante.</p> + +<p>— Il n’est plus temps ! Veux-tu ?…</p> + +<p>Victorieux, il venait d’atteindre la bouche convoitée, +y appliquait la sienne et même crut sentir +qu’un abandon consentant et apaisé répondait à +sa prise imprévue… Soudain le réveil, un recul +violent… D’un effort désespéré, l’inconnue s’est +soustraite à l’étreinte, se rejette à l’arrière. A distance, +ils se regardent, avec l’expression étrange +qu’ont les gens, réveillés subitement par un coup +brutal frappé au dehors, et René songe : « Me +serais-je trompé ? Ne serait-elle pas ce que j’ai +cru ? » Elle, de son côté, après avoir à demi +relevé sa voilette, passe une main crispée sur sa +bouche. Un intervalle suit, incertain… Enfin, +d’une voix sourde, où l’on ne saurait ce qui l’emporte +de la rancune, de la raillerie ou du mépris :</p> + +<p>— Compliments, cher monsieur ! vous avez +une manière bien à vous de reconnaître les services +qu’on vous rend ! Il est possible que j’aie +profité d’une heure d’incognito pour laisser courir +les mots sans me soucier de leur valeur. Il n’y +a pas tant de distractions dans l’existence ! Malheureusement, +j’avais oublié que, dès qu’une +femme est près d’un homme, il se croit obligé +d’offrir son amour, et lequel !… Ce qui vient de +se passer en fixe la qualité. Merci bien.</p> + +<p>Il tenta de l’interrompre :</p> + +<p>— Je vous conjure de croire que les sentiments +que j’exprime…</p> + +<p>Mais à son tour, elle coupa la phrase et de plus +en plus ironique :</p> + +<p>— Mon parapluie, je vous prie… Il est curieux +de voir comme certaines phrases paraissent tout +à coup ridicules, quand on les accole à celles de +la vie réelle… Là… nous voilà quittes, ou plutôt, +nous ne pouvons plus l’être. La vie, décidément, +est bien toujours pareille : quel que soit l’agrément +de la promenade, les uns reviennent trempés +et les autres au sec.</p> + +<p>— Quand vous reverrai-je ? interrompit de nouveau +René que ce persiflage achevait d’exciter.</p> + +<p>Elle haussa les épaules et s’éloigna sans répondre.</p> + +<p>— Il ne sera pas dit… reprit René, se précipitant +pour la rejoindre.</p> + +<p>— Un pas de plus et je sonne au hasard pour +appeler du secours, fit-elle encore se retournant.</p> + +<p>Cette fois, il n’y avait qu’à obéir. Immobile, +déconcerté, il la suivit des yeux, jusqu’à ce qu’il +l’eût vue disparaître. Ensuite, il écouta le bruit +des ruisseaux qui achevaient de se déverser dans +l’égout, ne vit plus autour de lui que des pavés +ruisselants, une solitude complice :</p> + +<p>— Singulière fille ! murmura-t-il. Dommage +d’en rester là… Mais qui est-ce ? Bah ! je la +retrouverai peut-être… et sinon, je lui devrai +toujours un retour distrayant.</p> + +<p>A ce moment, l’horloge de Notre-Dame commençait +de sonner.</p> + +<p>— Quoi ! Six heures et demie ? Quel retard +pour se présenter chez les Traversot !</p> + +<p>Sa légèreté reprenant le dessus, il ne pensa +plus qu’à regagner du temps. A grands pas, il +atteignit son domicile…</p> + +<p>Depuis un quart d’heure déjà, roulé dans un +grand manteau de pluie, pareil à un ballot d’étoffes +que surmontait, en guise d’étiquette, une boule +ronde et rose qui était sa tête, l’abbé Valfour +faisait les cent pas devant la porte. A la vue de +René, il eut un geste soulagé :</p> + +<p>— Je commençais à désespérer !…</p> + +<p>— Excusez-moi, dit celui-ci ; bloqué par l’averse, +j’ai laissé passer la consigne : heureusement, je +suis leste. Montons.</p> + +<p>Puis, parvenus au salon qui précédait la +chambre :</p> + +<p>— Installez-vous là : le temps de changer de +vêtements… dans dix minutes, je suis à vous. +Par-dessus le marché, la porte reste entr’ouverte. +Rien ne nous empêche de converser, tandis que +je m’habille…</p> + +<p>L’âme rassérénée, l’abbé Valfour retira son +manteau, tendit sur son abdomen sa belle ceinture +de cérémonie que la marche sous la pluie +avait un peu froissée, enfin, planté devant la +glace, remit dans l’axe son rabat. Ceci fait, et +parce qu’il était naturellement incapable de retenir +ses pensées, il entama un soliloque qui s’adressait +aussi bien aux murs d’alentour qu’à René, en train +de procéder à sa toilette dans la pièce voisine.</p> + +<p>— Vous avez beau vous prétendre leste, hâtez-vous… +Je crois les Traversot stricts sur l’heure : +ne gâtez pas votre chance par une première +inexactitude que le temps excuse, mais qui marquerait +à tort des habitudes jugées fâcheuses… Ce +que j’en dis est pour le père : Madame n’est que +charité et indulgence… Il le faut bien, d’ailleurs, +car entre nous, son mari ne lui a pas donné toujours, +paraît-il, les satisfactions de l’époux modèle. +Quant à la fille, mademoiselle Annette… une +personne accomplie… toutes les grâces… toutes +les vertus… Ah ! celui qui l’épousera pourra se +vanter d’être béni par la Providence ! Si vous songiez +à vous marier, je vous dirais… mais, hélas ! +vous n’y songez pas… Les jeunes gens, maintenant, +attendent d’être mûrs avant de fonder une +famille. Méthode déplorable, qui explique d’ailleurs +nombre de ménages mal assortis et tournant +de travers…</p> + +<p>Dans la chambre, la voix de René interrogea :</p> + +<p>— Mon cher abbé, m’expliquerez-vous aussi +pourquoi les curés, qui ne se marient pas, songent +toujours à marier les autres ?</p> + +<p>Le discours reprit :</p> + +<p>— C’est, mon enfant, que connaissant mieux +que personne la qualité des âmes, nous nous rendons +un compte exact de leurs besoins. En ce +qui vous concerne, si je m’en rapporte par exemple +à votre cher frère…</p> + +<p>— Allons donc ! ce serait bien la première fois +que mon cher frère, comme vous le nommez, +s’occuperait de moi !</p> + +<p>— Vous vous trompez, mais passons… Je +racontais que mademoiselle Annette…</p> + +<p>— De grâce, un renseignement : dites-moi +d’abord si ce n’est point une personne svelte, de +taille moyenne, vêtue de noir, et circulant le soir +sans autre chaperon que son parapluie ?</p> + +<p>— Vous raillez ! Une Traversot sortir seule +dans la rue !… Mais pourquoi cette description ?</p> + +<p>— Pour rien : une image qui s’obstine à me +poursuivre.</p> + +<p>— Ah ! mon enfant, je crains qu’il n’y ait +encore là quelque imprudence sous roche ! Gardez-vous +des imprudences ! Toujours dangereuses, +elles peuvent le devenir ici plus qu’ailleurs.</p> + +<p>A ce point, il y eut un court silence. Brusquement, +la voix de René reprit :</p> + +<p>— Mon cher abbé, j’ai envie de vous confier +une chose invraisemblable et que vous ne comprendrez +certainement pas.</p> + +<p>— Taisez-la donc, surtout si elle ne peut être +utile ni à l’un, ni à l’autre.</p> + +<p>— Est-ce la perspective du dîner que nous +allons faire, la détente de l’air après la giboulée, +ou vos propos matrimoniaux, ce soir, j’ai envie +d’aimer à tort et à travers.</p> + +<p>— Oh ! mon cher enfant, pourquoi pas tout +droit ?</p> + +<p>— Tout droit, si cela se trouve, mais sait-on +jamais ? L’amour est une façon d’aérolithe qui +tombe sur la tête à l’heure où l’on y songe le +moins : quelquefois dans la rue…</p> + +<p>— Pourquoi pas autour d’une table… tout à +l’heure par exemple ?</p> + +<p>— Vous m’effrayez : auriez-vous comploté ?…</p> + +<p>— Rien du tout : je vous avertis seulement que +ce serait sans inconvénient… bien au contraire… +à votre point de vue, s’entend…</p> + +<p>— Vous semblez croire en revanche qu’au point +de vue Traversot…</p> + +<p>— De grâce, le temps presse : ne me faites +point dire ce que j’ignore.</p> + +<p>— Je suis prêt.</p> + +<p>— Alors en route !</p> + +<p>Ayant vivement ramené son manteau, M. l’abbé +Valfour descendit le premier. René suivait, achevant +de s’équiper. Ils s’engagèrent ensuite dans +la nuit claire, sous un ciel lavé. Ils avançaient +d’une allure allègre, comme si chacun d’eux eût +nourri des pensées également claires.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>III</h3> + + +<p>Avez-vous remarqué que plus les idées sont +claires et moins elles ont chance d’être justes ? La +vérité n’est jamais simple, ni conforme à la +logique.</p> + +<p>En se rendant à l’hôtel de Thil, l’abbé Valfour +songeait :</p> + +<p>« Puisque l’abbé Manchon souhaite que je marie +son frère, puisque ce jeune homme semble fort +disposé à trouver toutes les femmes à son gré, +j’aurai, quoi qu’il arrive, l’approbation des Manchon. +Si je parviens tout à l’heure à convaincre +madame Traversot, la partie est gagnée ; mais, +arriverai-je à la convaincre ? »</p> + +<p>Pareillement, René calculait :</p> + +<p>« J’aurais dû pressentir qu’un dîner à Semur +cache toujours une intention : celles de l’abbé +ont au moins le mérite de se montrer sans fard. +Tout de même, si j’ai l’amour en tête ce soir, +cela ne signifie pas que je rêve d’avoir la corde au +cou. La petite Traversot en sera pour ses frais. »</p> + +<p>Tous deux se trompaient lourdement. Raison +de plus pour se croire raisonnables, et c’est pourquoi +on les vit arriver, d’un pas également preste, +l’un et l’autre souriant à la soirée qui s’annonçait.</p> + +<p>Un extra, recruté pour la circonstance, aida +« ces messieurs » à se dépouiller de leurs manteaux +dans le vestibule grandiose qui donne accès +à l’hôtel de Thil, puis ouvrit une porte à deux +battants et jeta leurs noms avec solennité. Ce fut +ensuite comme une entrée dans un nouveau +monde, le grand monde de province, pompeux, +suranné, mais qui garde jusque sous la troisième +République un reflet de l’honnêteté du grand +siècle.</p> + +<p>A l’apparition de l’abbé qui, naturellement, +passa le premier, tous les Traversot se levèrent. +Vous vous rappelez qu’ils étaient trois. Depuis un +certain temps déjà, ils attendaient leurs invités, +l’œil à la pendule, assis sur des fauteuils de Beauvais +qu’on avait dépouillés de housses pour la +circonstance, et incapables d’y trouver leurs aises, +car il faut pour cela avoir l’habitude d’un siège, et +ceux-ci ne servaient qu’aux jours de réception.</p> + +<p>Madame Traversot avança, les mains tendues. +Petite, fort grasse, elle mettait le principal de ses +élégances dans l’ondulation de ses cheveux blancs. +M. Traversot saluait à l’arrière. Il était, à l’inverse +de sa femme, grand, maigre et chauve.</p> + +<p>Enfin se présenta Mademoiselle.</p> + +<p>— Ma fille, dit simplement madame Traversot, +la désignant à René.</p> + +<p>Et l’on resta debout, dans le salon à demi +éclairé : l’éclairage entier était réservé pour le +retour.</p> + +<p>Gravement s’échangèrent des propos inutiles +sur le temps affreux. On s’enquérait des santés.</p> + +<p>— Vous allez bien ?</p> + +<p>— A merveille.</p> + +<p>On ne va jamais mieux que dans les circonstances +solennelles, même si l’on va mal.</p> + +<p>L’extra reparut presque aussitôt.</p> + +<p>— Madame la baronne est servie !</p> + +<p>Les Traversot, chez eux, portaient couronne : +le contraire eût gêné dans ce cadre. On se rendit +à la salle à manger sans offrir le bras, madame +Traversot ne trouvant pas convenable d’imposer +le sien à un ecclésiastique. Elle distribua ensuite +les places : l’abbé à sa droite, René à sa gauche, +en face d’elle M. Traversot, Annette entre son père +et M. Valfour. Ainsi René aurait toutes facilités +pour regarder, mais sans risque de conversations +compromettantes.</p> + +<p>J’ai eu entre les mains une photographie d’Annette +Traversot. Elle aidait à comprendre les premières +impressions de René…</p> + +<p>Jolie, évidemment : ou plutôt gracieuse, avec +de la réserve, je ne sais quoi de guindé qui +marque l’excès des bonnes manières et, grâce au +dessin du front, une expression particulière de +ténacité. On rencontre fréquemment ce type à +Saint-Thomas d’Aquin. Il est caractéristique d’une +éducation et d’un milieu.</p> + +<p>Ce soir-là, absorbée par le souci de surveiller +directement le service, ne répondant que si on +l’interrogeait, elle semblait trouver normal d’occuper +le bout de table et de ne compter pour rien. +Je ne sais pourquoi René jugea aussitôt qu’elle +n’aurait pu se nommer autrement qu’Annette. +Les noms de baptême ne sont pas indifférents +autant qu’on le suppose : j’imaginerais plutôt +qu’ils attachent à qui les porte une part de destinée. +On ne concevait pas Annette Traversot en +Célimène : on la voyait d’instinct pénitente de +M. Valfour et soumise avec résignation aux règles +d’une politesse inexorable.</p> + +<p>Quel contraste d’ailleurs avec les parents : +M. Traversot distrait, principalement occupé de +faire valoir l’argenterie, la vaisselle, toutes choses +qui dévoraient sa vie ; madame courant les lieux +communs, ayant opinion sur n’importe quel sujet +comme d’autres ont pignon sur rue, et si convaincue +de penser juste qu’elle ne prenait cure +des réponses…</p> + +<p>René conclut :</p> + +<p>— Pauvre fille… Ce doit être Cendrillon, sans +pantoufles.</p> + +<p>Il ne se rendait pas compte que cette appréciation +était déjà une nouveauté. Jusqu’alors, il +n’avait jugé les femmes qu’au seul point de vue +des sens. Annette, pour la première fois, lui suggérait +la pensée d’une âme. Il y avait loin encore +de l’évocation de Cendrillon au désir de jouer le +rôle de Prince Charmant, — fût-ce pour un soir, — mais +beaucoup moins qu’on ne le suppose…</p> + +<p>Le repas achevé, on revint au salon. Une détente +transformait les visages. L’abbé Valfour, les mains +glissées dans sa ceinture de soie, semblait tout à +la satisfaction d’une digestion aisée, qu’accompagnait +le souvenir de mets excellents. Madame Traversot, +près de lui, savourait de même le plaisir +d’un dîner sans accroc et, le plus difficile accompli, +paraissait disposée à laisser filer une fin de soirée +dépouillée de soucis. M. Traversot, enfin, ayant +pris le bras de René, disait :</p> + +<p>— Puisque vous vous intéressez à l’art, je vais +vous montrer des bibelots de famille qui, je le +crois, méritent d’être vus.</p> + +<p>Annette, elle, avait disparu, sans doute pour +donner un ordre.</p> + +<p>Tandis que les deux hommes s’apprêtaient à +rechercher les bibelots annoncés, M. Valfour +s’assit au coin de la cheminée où flambait un feu +réconfortant.</p> + +<p>— Quand croyez-vous utile de réunir les mères +chrétiennes ? demanda-t-il à madame Traversot.</p> + +<p>Et bien que son sourire restât pareil, on l’aurait +cru vraiment suspendu à la réponse qui allait +venir.</p> + +<p>— Si vous voulez bien me suivre, dit M. Traversot, +les miniatures sont dans le petit salon.</p> + +<p>Il entraîna René, laissant l’abbé et madame +Traversot devenir soudain deux points perdus +dans l’immense pièce solennelle. Pour s’entretenir +des mères chrétiennes, même Notre-Dame +eût offert un asile moins propice. La cheminée, +torchères allumées, flambait comme un autel. +Aucun gêneur ne risquait de troubler le recueillement. +Madame Traversot prit un air réfléchi ; +sans doute cherchait-elle la date souhaitée, choix +délicat, « car tant de personnes s’absentent en ce +moment », quand, penché vivement, l’abbé reprit :</p> + +<p>— Puisque nous sommes seuls, vite ! votre +opinion ?…</p> + +<p>Madame Traversot, qui était debout, lança un +coup d’œil rapide vers le petit salon où les deux +hommes stationnaient devant une vitrine, puis +revenue à son attitude primitive :</p> + +<p>— Je crois que le troisième dimanche de carême +serait le meilleur, répondit-elle d’un ton convaincu.</p> + +<p>Le front lisse de l’abbé perdit son poli marmoréen. +Il ne s’était donc pas trompé ! Les difficultés +viendraient de ce côté : elles commençaient…</p> + +<p>Au même instant, une voix jeune dit près de lui :</p> + +<p>— Un peu de café, monsieur l’abbé ?</p> + +<p>Annette venait d’approcher. Madame Traversot +l’avait aperçue dans la glace. Ainsi s’expliquait +qu’elle s’en tînt aux mères chrétiennes.</p> + +<p>L’abbé prit la tasse qu’Annette tendait :</p> + +<p>— Volontiers, mon enfant ; vous êtes charmante, +ce soir.</p> + +<p>— Oh ! des compliments !…</p> + +<p>— Je vous regardais à table… Un peu trop +sérieuse toujours, mais intéressée, n’est-il pas +vrai ?… La jeunesse a besoin de jeunesse. Allez, +mon enfant… Le café est brûlant… tout à fait à +point…</p> + +<p>Déjà la jeune fille repartait, se dirigeant avec +une autre tasse vers son père et René.</p> + +<p>— … Tout à fait à point…, murmura de nouveau +l’abbé, sans toutefois se risquer à rencontrer +les yeux de madame Traversot.</p> + +<p>Ce fut alors elle qui revint au sujet véritable.</p> + +<p>— Pourquoi, s’il est riche autant que vous +l’affirmez, s’occupe-t-on de le marier à tout prix ?</p> + +<p>— Pas à tout prix, protesta M. Valfour entre +deux gorgées.</p> + +<p>Du moment que madame Traversot avait spontanément +recommencé, il reprenait courage.</p> + +<p>— Annette aura peu de chose.</p> + +<p>— Elle a son nom, la famille, la situation…</p> + +<p>— Seraient-ce des choses qui manquent à ce +jeune homme ?</p> + +<p>— Non, certes !</p> + +<p>— Alors, je ne m’explique pas.</p> + +<p>— Je vais vous expliquer, au contraire…</p> + +<p>Inconsciemment, ils s’étaient mis à parler bas. +De plus en plus, ils pouvaient se croire à Notre-Dame.</p> + +<p>— Et d’abord, si l’abbé tient à marier son frère, +c’est par une délicatesse bien rare de notre temps +et qui n’en est que plus touchante. Pour mon +compte, je l’admire… Imaginez un apôtre… un +apôtre s’efforçant que toutes les âmes, comme la +sienne, conservent leur pureté virginale. Celle de +son frère l’inquiète. Il pare d’avance à des dangers +que, pour ma part, je trouve exagérés.</p> + +<p>— Voulez-vous dire que ce jeune homme…, +interrompit madame Traversot.</p> + +<p>— Non, coupa l’abbé. Ce que j’en connais est +parfait…, absolument. Quant à la famille, parfaite +aussi… Industrielle, évidemment…, mais de +souche honorable. Les papetiers, comme les verriers, +passaient jadis pour gentilshommes.</p> + +<p>— Ils l’affirment, soupira madame Traversot +indécise. Savez-vous seulement quel titre est +attaché aux La Gilardière ?</p> + +<p>M. Valfour ne répondit pas.</p> + +<p>— J’aimerais avoir des précisions, reprit madame +Traversot après un silence.</p> + +<p>— Oh ! soupira M. Valfour, laissons d’abord +agir la Providence.</p> + +<p>Il éprouvait un plaisir soudain à s’en remettre +à Dieu, dès lors que, malgré ses craintes, madame +Traversot en était à demander des précisions.</p> + +<p>— Voyez plutôt, reprit-il, n’est-ce pas elle déjà +qui opère ?</p> + +<p>Sans bouger, il désignait du regard sur la glace +une double image qui s’y reflétait : Annette et +René.</p> + +<p>Tandis qu’au coin de la cheminée du grand +salon s’échangeaient ces propos solides, d’autres, +en effet, commençaient là-bas, combien moins +raisonnables, combien plus décisifs !</p> + +<p>Tête-à-tête inattendu. Tout à l’heure, M. Traversot, +à propos d’une miniature, avait entamé +un long récit des recherches faites pour identifier +le personnage. Sans la découverte d’un document +extraordinaire, probablement n’y serait-il jamais +parvenu. Quant au document…</p> + +<p>Il s’était interrompu :</p> + +<p>— Mais rien ne vaut de le voir, et si j’osais…</p> + +<p>— Osez, monsieur, avait répondu René.</p> + +<p>Annette, qui offrait à ce moment des liqueurs, +avait protesté ; mais, tout à sa marotte, M. Traversot +s’était empressé de courir à la recherche +du précieux papier.</p> + +<p>— Trois minutes… Je reviens…</p> + +<p>Si bien que, face à face, Annette et René +demeuraient là maintenant, embarrassés d’une +chance qu’ils n’avaient point cherchée, ne trouvant +pour l’accueillir qu’un même sourire niais, +qui immobilisait leurs lèvres à l’image de leurs +pensées.</p> + +<p>Ils se regardaient aussi. Pour s’apercevoir, on +doit n’être séparés ni par une table, ni par des +témoins.</p> + +<p>— Votre père semble très attaché à ses souvenirs +de famille, prononça enfin René après avoir +cherché avec angoisse la banalité qui couvrirait, +ne fût-ce qu’un instant, la timidité soudaine qu’il +ressentait.</p> + +<p>— Mon père vit beaucoup avec le passé, dit-elle +de même avec une légère hésitation : par +bonheur, ma mère est là pour s’occuper du +présent.</p> + +<p>— Avec votre aide, cela va de soi.</p> + +<p>— Oh ! je ne suis qu’une jeune fille, et les +jeunes filles ne font jamais grand’chose.</p> + +<p>Les yeux levés, elle continuait d’examiner +René. Cendrillon découvrant le Prince Charmant +a-t-elle compris tout de suite qu’elle deviendrait +son esclave, ou seulement ressenti une grande +inquiétude ?</p> + +<p>Lui, de son côté, s’étonnait de n’oser rien lui +dire ; tout à l’heure, quand il l’apercevait de loin, +elle lui paraissait comme tout le monde. De près, +il découvrait à son visage des lignes ignorées, et +une gravité qui l’obligeait, lui d’habitude si entreprenant, +à se réfugier derrière des politesses +vagues.</p> + +<p>Il y eut un petit silence gêné, à travers lequel +toutefois s’insinuait on ne sait quel plaisir inexprimé. +On goûte le bien-être d’une présence avant +de soupçonner qu’elle deviendra chère.</p> + +<p>Et René reprit :</p> + +<p>— Vous devez beaucoup aimer cette maison ?</p> + +<p>— J’y ai toujours vécu.</p> + +<p>— Pourtant, il faudra bien la quitter un jour…</p> + +<p>— Voilà une chose à laquelle j’avoue n’avoir +jamais pensé. Je me sens d’ailleurs capable d’être +heureuse, où que je sois, pourvu que mon bonheur +existe.</p> + +<p>Puis, haussent les épaules après une courte +réflexion :</p> + +<p>— Ce que je dis semble une sottise, bien que +cela corresponde à quelque chose…</p> + +<p>— Non, dit René, je le comprends, et ne saurais +non plus le rendre mieux.</p> + +<p>Comme leurs âmes, les mots qu’ils prononçaient +avaient l’air enveloppés de brume. Déjà, +ils ne souhaitaient plus le retour de M. Traversot.</p> + +<p>— Votre père ne revient pas, reprit hypocritement +René.</p> + +<p>— Il a souvent peine à se retrouver dans ses +papiers.</p> + +<p>— Il paraît avoir pour vous une grande affection. +Comme vous lui manquerez, quand vous +vous marierez !</p> + +<p>— … Si je me marie…</p> + +<p>— Pourquoi non ?</p> + +<p>— Le mariage est chose effrayante. Je me +demande comment on peut s’y décider.</p> + +<p>— Beaucoup assurent que c’est facile.</p> + +<p>Annette sourit de nouveau :</p> + +<p>— Ils se vantent ; je ne les crois pas.</p> + +<p>— Il suffit de s’aimer.</p> + +<p>— On le dit, mais à quoi reconnaître qu’on +s’aime ?</p> + +<p>— Oh ! cela, c’est encore plus aisé…</p> + +<p>Cependant, au lieu de poursuivre, René baissa +les yeux. Une pudeur, qu’il ignorait en lui, venait +de retenir la suite. On hésite parfois à parler +devant un miroir, crainte de le ternir de son +haleine.</p> + +<p>— Oui, à quoi le reconnaître ? redit Annette +pensive.</p> + +<p>En même temps, ses yeux interrogeaient René. +Il n’y passait aucune coquetterie, mais une extraordinaire +expression de confiance.</p> + +<p>— Le jour où cela sera, vous ne poserez sans +doute plus la question, répondit enfin René.</p> + +<p>— Cela vous est-il arrivé ?</p> + +<p>— Non, certes !</p> + +<p>Et subitement, René comprit qu’en effet cela ne +lui était jamais arrivé. Il l’avait cru : il s’était +trompé. Jusqu’à ce moment, où aurait-il appris +que l’amour, — le seul dont pût parler Annette, — est +un sentiment très pur, doux comme le miel, +profond comme la mer, ivresse de l’âme devant +laquelle s’efface l’autre, fusion que le temps +n’atteint pas, car, dès le premier instant, elle +s’est promis l’éternité ?</p> + +<p>— Alors, reprit Annette, qu’en savez-vous ?</p> + +<p>— On imagine…</p> + +<p>— On peut se tromper.</p> + +<p>— Pas dans ce cas-là… Seulement j’aurais +peine à l’expliquer. Moi, par exemple…</p> + +<p>Il n’acheva pas. Une chose nouvelle lui apparaissait +encore. Autant ce « Moi, par exemple… » +était acceptable et même naturel dans certains +cas, en particulier quand on revient d’une gare +sous le parapluie d’une inconnue, autant il sonnait +mal ici. Mais pourquoi le besoin d’écarter d’ici +pareils souvenirs, pourquoi surtout ce désir +brusque d’un vent salubre qui rafraîchirait ses +phrases et rendrait à toutes ses pensées une innocence +enfantine ?</p> + +<p>— Hé bien ? fit Annette, désireuse qu’il poursuivît +jusqu’au bout.</p> + +<p>— Hé bien ! reprit-il, un peu hésitant, supposez +que je vous aime…</p> + +<p>— Ne raillez pas.</p> + +<p>— Croyez-vous que je ne m’en apercevrais pas +aussitôt ? Ce serait en moi le désir constant de ne +plus vous quitter, de devenir la petite ombre qui +escorte sans bruit celle que le soleil vous fait… +Et je serais triste quand vous seriez loin, joyeux +dès que vous paraîtriez, toujours jaloux du temps +qui vous prendrait à moi… Quelle attente passionnée, +avant de vous rejoindre ! Quel élan dès +que vous approcheriez ! Surtout, comment savoir +si l’univers est beau ou laid, puisque, suivant que +vous seriez ou non présente, il s’illuminerait ou +plongerait dans la nuit ?</p> + +<p>— Allons, fit Annette pensive, je crains, si vous +avez dit vrai, qu’il ne faille beaucoup de temps +pour découvrir en soi tant de belles choses.</p> + +<p>— N’en croyez rien, s’écria vivement René : +une seconde parfois suffit. Pendant des années on +se posait des questions… tout à coup, on n’a plus +besoin d’interroger.</p> + +<p>A son tour il la regardait. En vérité, il ne +savait plus très bien s’il disait cela d’une manière +générale ou si la tempête ne soufflait pas déjà au +fond de son cœur. On ignore aussi toujours pourquoi +les choses viennent. En commençant, il +n’avait voulu qu’entretenir poliment une petite +fille de province qui ne l’intéressait guère : dix +minutes à peine de causerie, et déjà, par la puissance +d’une grâce ingénue, Annette se trouvait +installée dans sa vie, comme après une longue +amitié…</p> + +<p>Près de la cheminée du grand salon, les voix +de l’abbé et de madame Traversot gonflèrent soudain :</p> + +<p>— Le troisième dimanche de carême me paraît +en effet le plus convenable…</p> + +<p>— Mais, grand Dieu ! monsieur l’abbé, on ne +vous a pas offert de liqueur ! Annette est la coupable : +où a-t-elle passé ?… Annette !…</p> + +<p>— Je crois qu’on vous appelle, dit René.</p> + +<p>Elle ne répondit pas : peut-être se demandait-elle +à son tour : « Quand il sera parti tout à +l’heure, aurai-je envie de penser à lui plutôt qu’à +d’autres ? »</p> + +<p>René reprit vivement :</p> + +<p>— Toute leçon mérite salaire : le jour où l’élu +aura paru, ne pourrai-je apprendre si mes… suppositions +étaient justes ?</p> + +<p>— Annette ! appela de nouveau madame Traversot, +M. l’abbé Valfour qui est sans liqueur !</p> + +<p>— Oh ! dit la jeune fille à mi-voix, je pense que +tout ce que vous avez dit doit être exact…</p> + +<p>Quittant René, elle s’empressa auprès du prêtre.</p> + +<p>Demeuré seul dans le petit salon, sous prétexte +d’attendre M. Traversot qui ne revenait toujours +pas, René ne quitta pas des yeux la jeune +fille.</p> + +<p>— Ce n’est rien, mademoiselle, disait M. Valfour, +tandis qu’Annette lui versait la chartreuse +en balbutiant des excuses, je vous attendais sans +impatience en la compagnie de votre excellente +mère… Ah ! voilà qui est un excès ! presque un +verre plein… Pour boire à la santé de madame +Traversot et à votre bonheur, ce ne sera jamais +trop… Mais oui… à votre bonheur, pourquoi pas ? +Le bon Dieu, qui n’est pas un méchant homme, le +mettra bien un jour ou l’autre sur votre route, +n’en doutez pas !</p> + +<p>— Je vous assure, monsieur l’abbé, répliquait +Annette, que je ne doute pas : le tout est de savoir +quand il se présentera.</p> + +<p>— Enfin ! je l’ai trouvé !</p> + +<p>Triomphant, M. Traversot reprit le bras de +René qui tressaillit comme au sortir d’un rêve.</p> + +<p>Puis ce fut une sorte de reprise automatique +de la soirée. Les propos, les attitudes, le genre +même de plaisir ne différaient plus de ceux du +repas. Il en était des deux entretiens que je viens +de raconter comme des paysages fantastiques qui +surgissent parfois en montagne dans une déchirure +de brouillard. Ils apparaissent, ils s’effacent, +on se demande s’ils sont vrais ou si c’est à l’éternelle +brume qu’il faut croire : et la brume n’est +que fumée, eux seuls comptent…</p> + +<p>A dix heures, M. Valfour prit congé. Le cérémonial +de sortie fut un peu différent de celui +d’arrivée, car à défaut de l’extra, déjà reparti, les +Traversot accompagnèrent leurs hôtes jusqu’à la +cour d’honneur.</p> + +<p>La bourrasque passée, le ciel redevenu limpide, +on avait envie de s’attarder sur le perron, mais +par convenance on s’en abstint. Annette tendit à +René la main :</p> + +<p>— Au revoir, monsieur.</p> + +<p>Il répliqua :</p> + +<p>— Savez-vous qu’« au revoir » signifie qu’on +revient, et même bientôt ?</p> + +<p>Elle répondit sans embarras :</p> + +<p>— Évidemment, je ne voulais pas dire autre +chose.</p> + +<p>Ceci se perdit d’ailleurs dans le brouhaha des +autres adieux. Ensuite l’abbé Valfour prit le bras +de René :</p> + +<p>— Allons, déclara-t-il, j’emmène coucher les +enfants sages.</p> + +<p>Il paraissait enchanté. Sûr d’avoir pour lui les +Manchon, il ne doutait plus des Traversot. Quand +on a mis les parents d’accord et vu le reste dans +une glace, il ne reste qu’à bénir les voies de la +Providence.</p> + +<p>Trop préoccupé de ses propres impressions +pour observer son compagnon, René de son côté +songeait. Il semblait qu’une brise du large eût +passé sur son âme, et balayé comme des feuilles +mortes ses aventures de jeune homme, les plaisirs +qu’il avait pris pour de la passion, jusqu’au nom +des femmes qu’il avait cru aimer. Quelles raisons +inconnues rendaient donc Annette Traversot si +différente des autres ? Non seulement elle s’éloignait +de tous, mais elle entraînait à sa suite ceux +qui l’approchaient, puisqu’auprès d’elle il s’était +découvert une âme et des pensée insoupçonnées…</p> + +<p>Soudain l’abbé dit dans la nuit :</p> + +<p>— Hé bien ?… à propos… que pensez-vous +d’Annette ?</p> + +<p>René tressaillit : puis jaloux de ne rien livrer de +lui-même :</p> + +<p>— Mon Dieu ! murmura-t-il, que pourrais-je en +dire ? C’est une jeune fille…</p> + +<p>Il arrive ainsi qu’on trouve par hasard et sans +la chercher, la réponse à une question insoluble : +René qui, de sa vie, n’avait approché une jeune +fille, venait d’en rencontrer une. Il ignorait +encore s’il l’aimerait ; mais aurait-il été plus heureux, +le sachant, et n’est-ce pas à l’heure où naît +la fleur bleue que l’on se sent le mieux monter +vers les étoiles ?</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>IV</h3> + + +<p>Il faut maintenant quitter l’oasis et revenir à +Paris où le drame commençait. Au cours de mon +récit, d’ailleurs, je ne cesserai d’osciller entre +Paris et Semur, les événements, ici et là, tendant +à se joindre et n’y parvenant que lorsqu’il sera +trop tard.</p> + +<p>Quand je dis que le drame commençait alors +à Paris, j’exprime mal ma pensée. Le début en +remontait au départ de René pour Semur, mais +ce début avait été soigneusement masqué par les +intéressés.</p> + +<p>Extérieurement, en effet, René parti, la vie +avait repris rue Monsieur un cours normal. Aucun +changement, soit dans les habitudes, soit dans +les propos. Comme avant, l’abbé venait dîner +chaque soir, Lapirotte obéissait aux ordres du +tyran, madame Manchon décidait et grondait… +Presque aussitôt, cependant, un œil averti eût +déjà découvert certains gestes mal surveillés, telle +attitude momentanée et qu’on ne reverra plus, +toutes choses qui sont les craquements sourds +par lesquels s’annonce le bouleversement proche.</p> + +<p>En fait, madame Manchon était sans cesse à la +limite d’impatiences sans cause visible. On constatait +qu’elle faisait tout avec la même attention : +elle ne se plaignait de personne, et l’on humait +autour d’elle une mauvaise humeur continue, une +perpétuelle irritation contre la vie et les gens qui +l’approchaient.</p> + +<p>Pareillement, l’abbé ne paraissait pas moins +taciturne que de coutume. Sa parole demeurait +rare, toujours marquée au coin d’une hostilité +latente. Toutefois, on lui voyait parfois un air +interrogateur, comme s’il avait espéré des nouvelles +importantes qui ne venaient pas.</p> + +<p>En revanche, jamais Lapirotte n’avait montré +résignation plus enjouée.</p> + +<p>Arrêtons-nous un instant sur cette fille. J’ai +esquissé tout à l’heure sa silhouette, telle qu’elle +m’apparut d’abord. Plus tard, je l’ai revue assez +souvent, car, soit effet du hasard, soit calcul, on +ne parvenait guère auprès de madame Manchon +qu’à travers elle et par son entremise. Or, à +chaque occasion, mes impressions premières se +sont modifiées. Après l’avoir supposée sotte, j’ai +dû reconnaître qu’elle avait des parties d’intelligence +supérieure ; après l’avoir crue neutre, j’ai +pressenti en elle des abîmes à faire trembler. +D’une curiosité qui, depuis son entrée dans la +famille, n’avait jamais désarmé, elle avait enfin +tout vu et tout retenu ou tout compris. Ne doutez +donc pas qu’elle, au moins, dès l’origine, ait +perçu la raison profonde de ce qui commençait.</p> + +<p>Elle disait, par exemple :</p> + +<p>— Je me demande si M. René nous confie vraiment +les aventures qui ne manquent pas de lui +arriver là-bas.</p> + +<p>Madame Manchon répliquait sèchement :</p> + +<p>— Mon fils m’a toujours fait part de tout, +même de ses sottises.</p> + +<p>Ou bien, c’était un soliloque à mi-voix :</p> + +<p>— Ah ! à votre place, il me semble que je n’aurais +jamais eu le courage de jeter un si beau +garçon dans le tourbillon de l’existence, car il est +beau, madame !</p> + +<p>— Un tourbillon ! s’exclamait madame Manchon : +Semur est une mare.</p> + +<p>N’importe, chaque fois le trait portait : et satisfaite +de ce que l’accent lui avait révélé, Lapirotte +se sentait assurée de rester un témoin qui voit +juste.</p> + +<p>Je viens de trouver le terme exact… Elle et +l’abbé étaient devenus des témoins, — les témoins +de madame Manchon qui, sans en rien dire, ne +songeait, elle, qu’à une chose, ne souffrait que +d’une chose : l’absence…</p> + +<p>L’absence de René, telle est la cellule initiale, +la nébuleuse au noyau de laquelle vont peu à peu +s’agglomérer les éléments du drame.</p> + +<p>Auparavant, René avait souvent quitté la maison, +fait des voyages : ce n’étaient pas des +absences. Pour qu’il y ait absence réelle, il faut que +la vie s’établisse ailleurs, c’est-à-dire se détache +de celle qui précédait. Pour la première fois, +René avait ainsi une maison à lui, des occupations +à lui, et la possibilité d’engager son existence +sans avertir : tout cela, madame Manchon l’avait +voulu, désiré, préparé, mais en aveugle et sans +comprendre qu’elle préparait aussi son désastre. +A peine la maison vidée, ses yeux s’étaient +ouverts ; maintenant elle en mourait d’angoisse.</p> + +<p>Avant l’absence, madame Manchon avait pu +aussi se croire une mère comme la plupart. Elle +trouvait alors normal que René habitât près d’elle, +lui obéît, et, inconsciente de la tutelle qu’elle +exerçait, ne l’était pas moins de la passion maternelle +qui la dévorait. René ne s’était pas éloigné +depuis une semaine qu’une lumière l’éblouissait : +comprenant l’impossibilité totale de vivre sans +lui, elle n’apercevait plus à travers le monde que +des ennemis décidés à le lui voler.</p> + +<p>Tout à l’heure Duclos nous a montré la jalousie +paternelle d’un Lormier : celle de madame Manchon, +aussi exclusive, aussi violente, était pire. +Non seulement, elle se refusait à un partage quel +qu’il fût, mais elle prétendait commander. Toutefois, +jusqu’au départ de René, ces sentiments +avaient conduit madame Manchon sans qu’elle le +sût : désormais, elle ne les ignorait plus. +L’absence, encore, en lui montrant ce qu’elle +pouvait perdre, du même coup, lui en avait +révélé la valeur.</p> + +<p>Vous me direz : « Si madame Manchon en était +là, quoi de plus simple que de rappeler son fils ? +De même qu’elle avait décrété l’apprentissage à +Semur, ne pouvait-elle y renoncer ? »</p> + +<p>D’accord : comptez cependant qu’avouer son +erreur en une matière si grave, la seule à vrai +dire où la soumission de René eût manifesté des +résistances, était un risque redoutable. Quand on +a pris le parti d’être infaillible, on n’a plus le pouvoir +de revenir sur ses arrêts, c’est-à-dire de +reconnaître qu’on se trompe autant qu’un autre. +Cela, madame Manchon le sentait à l’évidence : +de là, son malaise et l’irritation latente qui ne +cessait de la dresser contre le présent. La ponctualité +même de René à revenir, chaque dimanche, +ne parvenait pas à les calmer. Parce qu’il était las +de sa vie à Semur, il la racontait le moins possible : +on en pouvait conclure aussi qu’il en tenait +à dessein des parties cachées. D’une semaine à +l’autre, madame Manchon en doutait moins. Et, +convaincue d’avoir de ses propres mains creusé +l’abîme, elle se sentait y courir, sans soupçonner +par quels chemins, sans oser non plus revenir en +arrière.</p> + +<p>Trois jours après la réception Traversot, René, +désireux de présenter son remerciement à l’hôtel +de Thil, apprit que le jour de madame Traversot +était précisément le dimanche et jugea nécessaire +de renoncer pour une fois au voyage coutumier. +Déjà, et sans qu’il le soupçonnât, Annette dominait +sa vie. De plus, et par un scrupule explicable +en somme, avisant sa mère de ce grave changement +dans une habitude prise, il s’abstint d’en +donner la raison véritable, car lui-même la trouvait +futile autant qu’impérieuse.</p> + +<p>Ceci suffit : le drame qui, jusqu’alors et comme +une eau souterraine, avait miné les âmes, rue Monsieur, +était libre d’affleurer à la lumière : désormais, +rien n’allait plus en endiguer la marche.</p> + +<p>Au reçu de la nouvelle, madame Manchon +blêmit, avertit la femme de chambre qu’il était +inutile de préparer la chambre de M. René et ne +souffla mot ni à Lapirotte ni à l’abbé. Simplement, +quand l’abbé parut le dimanche soir, et pour qu’il +ne s’étonnât pas, madame Manchon dit :</p> + +<p>— J’ai prié René de ne pas venir aujourd’hui : +je ne le trouvais pas bien. Trop d’allées et venues +fatiguent.</p> + +<p>Elle mentait hardiment, résolue de laisser aux +choses l’aspect qu’elle leur voulait. Lapirotte +approuva, plus souriante que jamais. L’abbé fit +de même, et chacun s’enferma dans une indifférence +affectée. Il n’était pas jusqu’aux domestiques +qui n’eussent l’air de trouver naturelle l’explication +donnée.</p> + +<p>Toute la semaine qui suivit, madame Manchon +se demanda par quelles voies confesser son fils, +quand il paraîtrait, sur la cause véritable qui +l’avait retenu. Tour à tour, elle imaginait des +questions captieuses, une explication directe, une +scène attendrie. Incapable de se résoudre, mais +guidée par un instinct sûr, elle demeurait persuadée +que le danger redouté venait de paraître, +cherchait en vain à le concevoir, et s’en désespérait.</p> + +<p>Le samedi, dépêche de René annonçant encore +une remise de voyage ; cette fois, il donnait pour +excuse un rhume violent.</p> + +<p>Ce fut Lapirotte qui reçut le télégramme des +mains du facteur, elle qui en donna lecture à +madame Manchon. Probablement touchée par +l’air de celle-ci, elle jugea même nécessaire +d’ajouter une remarque :</p> + +<p>— Les rhumes de M. René sont toujours sans +gravité. Je doute qu’il soit obligé de garder la +chambre.</p> + +<p>— Si mon fils pouvait sortir, il serait ici, répartit +madame Manchon. D’ailleurs, je vais l’inviter à +venir se reposer près de moi dès qu’il sera mieux. +C’est un retard de quarante-huit heures au plus…</p> + +<p>— Espérons-le, soupira Lapirotte.</p> + +<p>Il faut croire qu’elle voyait juste : quatre nouveaux +jours s’écoulèrent sans autres nouvelles de +René, que des bulletins de santé, aussi brefs que +rassurants. Il s’agissait bien de santé ! l’inquiétude +de madame Manchon était ailleurs.</p> + +<p>On atteignit ainsi le vendredi. Si René ne s’était +pas décidé à avancer son voyage, comme sa mère +l’en avait prié, du moins s’était-il abstenu, jusque-là, +d’annoncer un nouveau délai.</p> + +<p>Ce même vendredi, l’abbé Manchon, venu +dîner suivant l’usage, pénétra dans le salon de la +rue Monsieur, avec l’air interrogateur qui lui était +habituel depuis quelque temps. Une fois assis, il +se tint coi en se frottant les mains.</p> + +<p>— Avez-vous froid, Henri ? demanda madame +Manchon.</p> + +<p>Il répondit non, d’un signe de tête. Mais, et +bien que ce ne fût pas sa coutume, il s’informa le +premier de René :</p> + +<p>— Mon frère vient-il enfin ?</p> + +<p>Madame Manchon étouffa un soupir :</p> + +<p>— Vous savez bien que le courrier n’est pas +encore passé : je n’aurai pas de nouvelles avant +huit heures.</p> + +<p>L’abbé répliqua :</p> + +<p>— En tout cas, rassurez-vous : il est tout à fait +bien.</p> + +<p>— Vous aurait-il écrit ?</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>— Alors d’où le tenez-vous ?</p> + +<p>— De mon ami, M. l’abbé Valfour.</p> + +<p>Madame Manchon haussa les épaules :</p> + +<p>— Les indifférents trouvent toujours excellent +l’état du voisin.</p> + +<p>Apercevant ensuite Lapirotte à côté d’elle, elle +lui fit signe de s’en aller. Docile, Lapirotte obéit.</p> + +<p>— L’abbé Valfour ne vous communique-t-il +rien d’autre ? reprit madame Manchon, dès que la +porte se fut refermée.</p> + +<p>L’abbé Manchon continuait de se frotter les +mains.</p> + +<p>— Non, fit-il encore d’un ton détaché ; du +moins rien de précis…</p> + +<p>— Rien de précis ? Il dit donc quelque chose ?</p> + +<p>— En effet… ou plutôt, pour être exact, il me +fait part de certaines pensées personnelles… qui +d’ailleurs concordent avec les miennes.</p> + +<p>— Je goûte peu qu’un inconnu se mêle de nos +affaires.</p> + +<p>— M. Valfour n’en est pas un pour moi.</p> + +<p>— Enfin, à quoi songe-t-il ?</p> + +<p>— A marier René.</p> + +<p>Madame Manchon, qui mettait en ordre des +livres sur une console, se retourna violemment :</p> + +<p>— Votre ami est fou, je pense ?</p> + +<p>— Pas plus que moi, puisque je partage son avis.</p> + +<p>— Et pourquoi, s’il vous plaît ?</p> + +<p>— René est à l’âge où, sous peine de faire des +sottises, un jeune homme doit s’établir. Il est +naturel que je préfère un nœud légitime à des… +expériences momentanées, aussi dangereuses pour +le corps que pour l’esprit.</p> + +<p>Madame Manchon eut un sourire dédaigneux, +puis laissa tomber :</p> + +<p>— Je n’entends rien pour mon compte aux +raisons théologiques : il me suffira que René se +marie quand je le jugerai utile, et avec une femme +que j’aurai choisie. J’en suis fâchée pour votre +ami Valfour, avertissez-le que, m’estimant le +meilleur juge en la circonstance, je l’invite à +pratiquer désormais une réserve dont il n’aurait +pas dû sortir.</p> + +<p>— Cependant, répliqua l’abbé avec une nuance +d’irritation, si René avait trouvé à Semur une +personne…</p> + +<p>— Je le saurais.</p> + +<p>— Vous serez, je le crains, la dernière informée.</p> + +<p>— Ne calomniez donc pas votre frère !</p> + +<p>Et madame Manchon, cette fois, couvrit d’un +regard dur son fils aîné, avant d’achever pour +elle-même :</p> + +<p>— D’ailleurs, je suis sûre de mon fils.</p> + +<p>Une ride légère barra le front de l’abbé. Sans +doute ne supportait-il pas sans impatience la +manière dont madame Manchon prononçait « mon +fils », en parlant de René. Ce sont le plus souvent +de très petites choses qui irritent, de préférence +aux grandes.</p> + +<p>— Vos avis, ma mère… commença-t-il sur un +ton singulièrement raffermi.</p> + +<p>Mais Lapirotte rentrait, annonçant le repas.</p> + +<p>— Tout à l’heure, s’interrompit l’abbé, nous +reprendrons ce sujet.</p> + +<p>— Je ne le crois pas, répliqua madame Manchon.</p> + +<p>— J’en ai pourtant le désir.</p> + +<p>Madame Manchon affecta de ne pas entendre. +Elle se dirigeait déjà vers la salle à manger, +suivie par Lapirotte.</p> + +<p>Dîner rapide, inquiet et silencieux. Depuis le +départ de René, des ondes n’avaient cessé de +glisser dans la demeure, donnant le même frisson +qu’une approche d’orage. Fréquemment aussi, on +y subissait une sorte d’appréhension muette, telle +qu’on avait envie de tourner la tête pour voir si +quelque malfaiteur n’avait point profité d’une +porte ouverte. Malgré cela, les apparences restaient +paisibles. Ce soir-là, au contraire, il eût +été impossible de méconnaître la tension dont +souffraient les convives. Les gestes étaient saccadés, +les visages clos, les pensées absentes.</p> + +<p>On achevait le dessert quand enfin le courrier +vint.</p> + +<p>— Dieu merci ! déclara madame Manchon, +apercevant de loin le plateau qu’on apportait, je +commençais à craindre que le facteur n’eût rien +laissé !</p> + +<p>— Il ne faudrait pas s’étonner pourtant si +M. René n’avait pas écrit, dit Lapirotte. Qui sait +s’il n’hésite pas encore à se mettre en route +demain ?</p> + +<p>Elle se trompait. Il y avait deux lettres, dont +l’une de René, mise soigneusement en évidence. +Madame Manchon se saisit du tout. Elle s’aperçut +ensuite que la seconde était pour Lapirotte, mais +avant de la remettre, en examina par habitude la +suscription et le timbre.</p> + +<p>— Tiens, dit-elle, vous avez aussi des correspondants +à Semur ?</p> + +<p>— Moi ?… non… du moins je n’en connais pas, +s’exclama Lapirotte.</p> + +<p>— Il paraît que si, puisque ce papier en vient.</p> + +<p>— En effet… voilà qui est curieux.</p> + +<p>— S’il s’agit d’une conquête imprévue, poursuivit +madame Manchon satisfaite de lâcher bride +à son humeur, avisez-moi. Sans tenir à vos secrets, +je prétends ne pas vous perdre à l’improviste.</p> + +<p>Lapirotte ne répondit que par un de ces +regards où madame Manchon était libre de lire un +reproche attendri pour ses rigueurs, mais où +d’autres auraient découvert peut-être une rancune +effrayante.</p> + +<p>On entendit, après cela, le double bruit des +papiers que déchiraient des mains pareillement +fiévreuses. Parties le même jour et de la même +ville, écrites par des êtres qui ne se soupçonnaient +guère occupés des mêmes choses, les deux +missives venaient échouer simultanément sur +cette table, chacune apportant sa part au destin +de tous qui commençait. Dès les premières lignes, +madame Manchon et Lapirotte semblèrent évadées +du présent. Le silence n’était pas plus grand +qu’auparavant, mais le froissement des feuillets +tournés y ajoutait on ne sait quoi de tragique, en +même temps qu’il mesurait l’avidité avec laquelle +on lisait.</p> + +<p>Soudain madame Manchon rejeta la serviette +sur la table, et se leva. Elle avait terminé. La lettre +adressée à Lapirotte devait être plus courte que +celle de René, ou avait été lue plus vite, ou encore +n’avait pas été lue tout entière : quoi qu’il en soit, +elle avait disparu depuis un instant dans la poche +de son destinataire.</p> + +<p>A l’exemple de madame Manchon, Lapirotte et +l’abbé s’apprêtaient à retourner au salon, quand +un ordre arrêta celle-ci :</p> + +<p>— Lapirotte, je n’ai plus besoin de vous et j’ai +à m’entretenir avec Henri. Ainsi, laissez-nous, +bonne nuit, et à demain.</p> + +<p>Le ton était impérieux comme de coutume, mais +une chose nouvelle y paraissait : la colère, — une +colère qui, pour la première fois, agitait les syllabes, +comme eût fait un grand vent fouettant les +feuilles d’un arbre.</p> + +<p>Lapirotte, la main dans une poche, pour bien +s’assurer sans doute qu’elle n’égarait pas le précieux +écrit qu’elle venait d’y mettre, lança sur +madame Manchon un regard perçant.</p> + +<p>— J’espère que Madame n’est pas souffrante ?</p> + +<p>— Nullement, dit l’abbé. Allez en repos, mademoiselle +Éva.</p> + +<p>Il acheva, décidé à se montrer gracieux autant +que sa mère avait été sèche :</p> + +<p>— Surtout ne rêvez pas du tentateur !</p> + +<p>Elle rougit violemment :</p> + +<p>— Je ne saisis pas.</p> + +<p>— Auriez-vous déjà oublié votre conquête de +Semur ?</p> + +<p>— Quoi ! vous aussi, monsieur l’abbé ?…</p> + +<p>Les yeux de Lapirotte exprimaient cette fois +une surprise douloureuse :</p> + +<p>— Ne puis-je avoir, comme tout le monde, une +amie de passage à Semur ?…</p> + +<p>— Je ne vous demande point de confidences ! +interrompit le prêtre, étonné pourtant du trouble +qu’avait provoqué sa plaisanterie.</p> + +<p>— Henri, j’attends ! appela madame Manchon.</p> + +<p>Et le tête-à-tête qu’avait interrompu le dîner, +recommença : toutefois, tandis que l’abbé, plus +effacé que jamais, reprenait sa place et le frottement +des mains d’auparavant, madame Manchon, +la face contractée, les yeux mi-clos, allait et +venait à travers la pièce. Elle ne semblait plus +s’apercevoir que son fils était présent : absorbée +par son étrange promenade, elle paraissait résolue +à ne rien dire, comme à ne rien écouter.</p> + +<p>— C’est bien une lettre de René que vous avez +reçue ? dit enfin l’abbé, las d’attendre.</p> + +<p>Sur un signe affirmatif de sa mère, il reprit :</p> + +<p>— Vous semblez mécontente. Auriez-vous de +mauvaises nouvelles ?</p> + +<p>Un certain temps s’écoula avant la réponse. +Madame Manchon, prise de crainte à la pensée de +traiter René trop rudement, recueillait ses forces +pour mieux se maîtriser.</p> + +<p>— En effet, reconnut-elle d’une voix sourde : +les racontars de votre abbé n’étaient que trop +vrais. On a eu le tort, — je dis <i>on</i> ne sachant qui, +mais je compte bien l’apprendre, — on a eu le +tort de mettre sur le chemin de votre frère une +fille, probablement à court d’épouseurs, et désireuse +de se conquérir un état sans regarder aux +moyens. René, qui est plein de candeur, se laisse +prendre, parle mariage, et m’invite à me rendre à +Semur pour faire la demande… Oh ! tout lui paraît +simple ! Elle me plaît, je l’adore, tu l’aimeras, +marions-nous… Heureusement pour lui qu’à mon +âge et avec mon expérience, on est moins romanesque. +Quatre mots suffiront pour ramener +l’idylle aux proportions véritables, c’est-à-dire +une flambée sans lendemain.</p> + +<p>Visiblement, elle s’efforçait de réduire les événements +à la dimension d’une petite chose, à la +fois ridicule et sans conséquences dignes qu’on s’y +arrêtât. Mais sentez-vous quel bouleversement +d’âme se cachait sous ces apparences détachées ? +Il y a un monde entre la peur d’un vol et le vol +lui-même. Jusqu’à hier, jusqu’à tout à l’heure, +elle avait tremblé qu’on ne lui prît René ; mais +elle tremblait dans le vide. Entre deux hypothèses +qui la faisaient blêmir, elle trouvait le temps de se +dire : « Peut-être qu’il n’y a rien », et du coup, +un peu d’espoir rafraîchissait son âme. Désormais +l’incertain n’était plus : l’abîme était devant elle !</p> + +<p>— Serait-il indiscret de connaître le nom de +cette… demoiselle, comme vous dites ? fit l’abbé +sans quitter son air de parfaite tranquillité.</p> + +<p>— Traversin… non… Traversot… enfin un nom +quelconque.</p> + +<p>— Hé bien ! ma mère, ainsi que vous deviez le +prévoir, je me permets de n’être pas de votre avis, +et même d’insister pour que vous reveniez sur le +vôtre. Il s’agit de l’avenir de mon frère, j’entends +son avenir moral, le seul qui compte à mes yeux : +puisque l’occasion s’est présentée, puisque lui-même +s’y offre, il me paraît excellent qu’il fasse +une fin satisfaisante.</p> + +<p>L’abbé, je le répète, affectait de garder un calme +parfait, ses mains ne cessaient pas d’aller et venir +l’une contre l’autre, son dos demeurait courbé et +pourtant les mots semblaient maintenant prendre +progressivement dans sa bouche une autorité +dont l’origine ne s’expliquait pas. Elle était due +peut-être aux seules idées qu’il exprimait, peut-être +encore au ton devenu plus ferme.</p> + +<p>— Pour faire une fin, il serait bon qu’il y ait +eu un commencement, coupa rudement madame +Manchon.</p> + +<p>L’abbé négligea de relever l’interruption et +poursuivit :</p> + +<p>— J’ai eu de mon côté des renseignements +excellents sur les Traversot. La famille est honorable, +la jeune fille est accomplie. Je ne mentionnerai +pas les sentiments des intéressés qui sont, +m’assure-t-on, fort vifs : cette question m’échappe. +Mais du moment qu’ils existent, je suis heureux +de constater qu’ils peuvent concorder avec les +vues de parents chrétiens, et cela suffit pour me +les faire approuver.</p> + +<p>— D’où savez-vous tant de choses ? interrompit +encore madame Manchon, sans parvenir à cacher +son étonnement.</p> + +<p>L’abbé eut un vague haussement d’épaules.</p> + +<p>— Vous croyez toujours que je ne m’intéresse +pas à mon frère : reconnaissez que vous êtes +injuste, puisque me voici à prendre la défense +d’un projet qui lui est cher et que vous auriez +tort de vouloir entraver.</p> + +<p>— Tort ? répéta madame Manchon, dont l’étonnement +croissait.</p> + +<p>Elle fit deux ou trois pas, puis s’arrêtant devant +l’abbé :</p> + +<p>— Voici un mot auquel vous ne m’avez pas +habituée ; j’aime à croire qu’il a dépassé votre +pensée. De toutes manières, Henri, vous allez +l’expliquer.</p> + +<p>L’abbé plongea dans son siège de l’air d’un +homme qui quitte enfin les sujets inutiles.</p> + +<p>— C’est en effet d’autant plus nécessaire, que, +malgré tout mon respect, je ne pourrais le retirer, +répondit-il froidement.</p> + +<p>Une expression indéfinissable mit ensuite des +lueurs inaccoutumées sur son visage émacié. Il y +paraissait à la fois le respect dont il parlait, du +dédain et une subite hauteur.</p> + +<p>— Excusez-moi, reprit-il, si, pour arriver au +but, je dois faire d’abord un bref retour sur le +passé : il est nécessaire, ce soir… Je ne vous ai +jamais reproché, je pense, des préférences dont je +ne veux pas apprécier les raisons…</p> + +<p>Madame Manchon eut un sursaut :</p> + +<p>— Henri ! je ne puis non plus accepter cela !</p> + +<p>L’abbé fit un geste évasif.</p> + +<p>— Mettons, si vous y tenez, que vous ne nous +avez pas aimés de la même manière et passons… +Ce n’est pas d’ailleurs en fils que je me permets +de parler en ce moment. Le prêtre seul a le droit +d’évoquer ce que le fils ignore, et, puisqu’il s’agit +d’âmes, pour ceci comme pour le reste, acceptez +que, prêtre, je continue de m’exprimer en prêtre.</p> + +<p>Un second sursaut secoua madame Manchon.</p> + +<p>— Henri, ne mêlez donc pas vos rancunes de +famille à ce qui n’a rien à y voir !</p> + +<p>— Je vous demande pardon, ma mère : je tiens +beaucoup au contraire à oublier que je fais partie +de la famille. De grâce, ne m’obligez pas à quitter +un terrain que j’ai choisi : il est le seul possible… +et le meilleur… pour tout le monde.</p> + +<p>— Je ne comprends pas.</p> + +<p>— Préciser mes raisons serait inutile ou encore… +déplacé, répartit l’abbé d’un ton détaché.</p> + +<p>Toutefois, ses yeux s’étaient levés en même +temps vers sa mère et la regardaient fixement. Il y +eut un choc silencieux, suivi d’un de ces arrêts +imperceptibles à l’oreille mais durant lesquels +l’inexprimable passe en trombe, laissant derrière +lui l’épouvante d’une chose dont on n’a point parlé, +que l’un a crue cachée, que l’autre sait, peut-être !… +Et soudain madame Manchon, lasse de +marcher, regagna son fauteuil, au coin de la cheminée. +Accoudée dans la même attitude que son +fils, elle inclina la tête et contempla le feu.</p> + +<p>— Je reprends… dit paisiblement l’abbé. En +traitant René comme vous fîtes, je ne doute pas +que vous n’ayez désiré son bonheur. Sans le vouloir +pourtant, vous n’aviez cessé auparavant de +favoriser en lui un penchant à s’en remettre à des +volontés étrangères qui, pour un homme, est le +pire des dangers. C’est avec regret que je vous +voyais vous obstiner à le garder près de vous. +C’est avec joie que j’ai considéré la première séparation +temporaire dont vous souffrez. L’occasion +se présente aujourd’hui d’une… émancipation +définitive. Épargnez-vous les risques d’un avenir +que le passé rendait problématique et puisque, +pour une fois, l’intéressé fait preuve de décision… +que Dieu le bénisse et qu’il épouse !</p> + +<p>La fin de la dernière phrase parut jetée avec +violence, bien que la voix n’eût pris aucun éclat. +Madame Manchon s’aperçut qu’après avoir entendu +parler son fils, elle n’entendait plus que le tic-tac +de la pendule. Elle ne cessait point de considérer +les flammes.</p> + +<p>— Et si j’ai, moi, le désir de ne pas laisser mon +fils s’établir loin de moi ? dit-elle soudain, comme +si elle s’éveillait d’un rêve.</p> + +<p>— Justement, ma mère, vous m’obligez à aller +au fond d’une pensée que j’espérais déjà comprise. +En envoyant René à Semur, pour quelques mois, +vous avez accompli, je crois, le <i>commencement</i> du +devoir. Je vous demande d’aller au bout et de +rendre stable ce que vous aviez cru passager. Non +seulement vous rendrez à René la conscience de +sa destinée, mais le sacrifice, — si grand qu’il vous +paraisse, — sera pour vous un élément de salut… +nécessaire… C’est tout ce que j’avais à dire.</p> + +<p>Vers la fin, madame Manchon avait peu à peu +tourné de nouveau la tête pour examiner son fils. +Une seconde fois, les yeux se rencontrèrent. Après +le choc, le duel : en silence, ces deux êtres également +passionnés et volontaires affrontaient leurs +secrets. On n’évalue pas la durée de tels instants : +ils abolissent la réalité.</p> + +<p>L’abbé baissa le premier les paupières. Il tira +sa montre.</p> + +<p>— Neuf heures : je dois partir, sous peine de +manquer mon train.</p> + +<p>Madame Manchon parut, à son tour, revenir à +elle :</p> + +<p>— Henri !… commença-t-elle.</p> + +<p>Mais elle n’ajouta rien.</p> + +<p>— Bonsoir, ma mère.</p> + +<p>Et ayant ramassé sur la cheminée son bréviaire +qu’il y avait déposé avant le dîner, l’abbé sortit.</p> + +<p>Immobile, madame Manchon se remit à surveiller +les braises. Elle revoyait des figures disparues. +Une émotion inexprimable faisait battre +son cœur. Elle avait aussi la sensation qu’une +dalle s’abattait sur ses épaules, tandis qu’elle s’efforçait +de se rappeler exactement une parole de +son fils : « Ce sera pour vous un élément de +salut… nécessaire… » ; mais brusquement, la +pensée de René balaya ces fantômes.</p> + +<p>— Bah ! murmura-t-elle, des phrases de prêtre !</p> + +<p>Reprise ensuite par la conscience du seul péril +immédiat qui survenait, elle alla vers son bureau, +et d’une écriture appuyée, débuta :</p> + +<p>« Mon cher enfant, je ne viendrai pas. Je ne te +laisserai pas non plus consommer une sottise… »</p> + +<p>La plume courait. On aurait dit qu’elle prétendait +aller plus vite que le cœur qui dictait. C’est +qu’aussi, après s’être longtemps dissimulé, le +destin entamait au grand jour son œuvre. Des +deux fils de madame Manchon, l’un menaçait de +lui être volé : l’autre… Au fait, qu’arrivait-il avec +l’autre, et pourquoi cette question suffisait-elle +pour troubler l’image même du premier ?</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>V</h3> + + +<p>Le lendemain, la réponse de madame Manchon +partit pour Semur. Avec elle, Lapirotte jeta dans +la boîte une seconde enveloppe également adressée +à Semur, puis, au retour, s’enquit auprès du +tyran si elle ne pourrait exceptionnellement disposer +de quarante-huit heures pour aller à la fin +de la semaine rendre service à une parente. Madame +Manchon, qui était dans ces moments de +trouble profond où l’on consent à tout, ne fit point +d’opposition.</p> + +<p>Trois jours plus tard, à Semur, les Traversot +disparaissaient, et le principal acteur du drame, — quoique +le plus caché, — entrait en scène. +Mais avant d’y venir, quelques mots sur ce qui +précéda.</p> + +<p>L’abbé Valfour, dans sa lettre à son confrère, +n’avait rien exagéré et même était resté un peu +en arrière. Dès leur seconde entrevue, Annette +et René, éblouis, avaient senti leurs vies fixées.</p> + +<p>En réalité, il y avait de l’un à l’autre la distance +de la mer profonde au clair bassin d’un +beau parc. La première joue mal avec la lumière, +mais porte en elle une force latente et continue +qui use le roc : le second a la beauté d’un miroir, +chauffe au moindre rayon et se refroidit à la première +gelée blanche. Toutefois, le propre de +l’amour et de la passion est d’obliger à marcher +les yeux bandés. Aucun d’eux ne songea donc à +analyser les nuances qui les séparaient ; et le torrent +les emporta…</p> + +<p>Du soir au lendemain, Annette Traversot cessa +d’être une jeune fille, c’est-à-dire une matière +plastique qui attend du hasard sa forme définitive +de conscience. Auparavant, elle obéissait et, +faute de mieux, acceptait le présent sans s’y attacher +ni s’en plaindre : subitement, elle aperçut +dans un éclair le seul bonheur qui lui convînt et, +dressée contre les siens, n’admit plus qu’un +autre qu’elle-même en décidât : elle aimait.</p> + +<p>René, de son côté, sentant passer sur lui l’émoi +ineffable de la première tendresse véritable, subit +l’ivresse de la découverte, crut sincèrement que +ce qu’il éprouvait n’avait été éprouvé par aucun +autre, et convaincu d’obéir à des forces divines, +n’admit pas un instant que sa mère tentât de leur +résister. Lui aussi, dressé d’avance contre les +siens, aimait ou plutôt croyait aimer.</p> + +<p>Peu importent maintenant les voies suivies pour +en arriver aux aveux. L’essentiel pour vous +est de savoir que, le jeudi de la deuxième semaine +où René s’abstint d’aller à Paris, l’abbé Valfour +parut en ambassade à l’Hôtel de Thil. Sa +démarche, toute personnelle, assurait-il, n’avait +d’autre objet que de s’informer si une demande +de son protégé serait accueillie. Or, en réalité, +depuis la veille, Annette et René étaient fiancés. +L’amour se moque des barrières ; s’il se plie à la +comédie des usages, c’est par-dessus le marché et +parfaitement résolu à les compter pour rien.</p> + +<p>Il n’est pas inutile de relater une partie de l’entretien +de M. Valfour avec madame Traversot ; +il projette en effet des lueurs sur la suite et déjà +eût permis, pour qui sait voir, d’augurer des +incidents prochains.</p> + +<p>Soit par tenue mondaine, soit qu’elle fût réellement +hésitante, madame Traversot ne reçut +qu’avec réserve les ouvertures de l’abbé.</p> + +<p>— Avant de consulter ma fille, déclara-t-elle, +ne serait-il pas prudent de savoir si madame de +La Gilardière est consentante ?</p> + +<p>— Avisée par lettre, soyez sûre qu’elle paraîtra +aussitôt, s’écria l’abbé.</p> + +<p>— Parfait. Du coup, bien des obscurités s’éclairciront.</p> + +<p>— Des obscurités ! Lesquelles, grand Dieu !… +Douteriez-vous de la fortune ?</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>— De la famille ?</p> + +<p>— Vous vous en êtes porté garant.</p> + +<p>— Alors ?</p> + +<p>— Alors, attendons cette dame…</p> + +<p>En revanche, comme l’abbé sortait, Annette, +qui avait dû faire le guet, le rejoignit dans la +cour d’honneur.</p> + +<p>— Monsieur l’abbé, dit-elle rapidement, je tenais +à vous remercier d’être venu. Il est bon que vous +sachiez aussi que, quoi qu’il arrive, ma décision +est prise. Je ne m’en remettrai à personne du soin +de choisir mon bonheur.</p> + +<p>— Pas même à votre mère ? répliqua l’abbé +interloqué.</p> + +<p>— Pas plus à elle qu’à d’autres.</p> + +<p>A peine sur le Rempart, autre rencontre et +même chanson.</p> + +<p>— Hé bien ? demanda René qui accourait aux +nouvelles.</p> + +<p>— Hé bien, avertissez votre mère : il importe +qu’elle arrive bientôt.</p> + +<p>— Soit, elle débarquera dans la semaine.</p> + +<p>— Si elle tardait…</p> + +<p>— A quoi songez-vous, l’abbé ? Oubliez-vous +que je suis majeur ?</p> + +<p>— Ainsi, vous aussi !…</p> + +<p>Et M. Valfour revint de son ambassade, assez +rêveur. Après s’être étonné que l’amour dressât +si vite les enfants contre les parents, il réfléchissait +qu’on ne voit guère le moyen qu’il en soit +autrement, puisque sa fin naturelle est justement +de séparer les uns des autres…</p> + +<p>Ce même soir, la lettre de René partait pour +Paris.</p> + +<p>Vous voyez à quel point jusque-là tout avait été +rapide et simple. Une marche sous le ciel bleu, +des cœurs qui rêvent, nulle appréhension. On +devrait frémir quand le bonheur est ainsi à portée +du désir. N’est-ce pas toujours aux approches de +l’orage que nous goûtons le mieux l’enchantement +des jours d’été ?</p> + +<p>La réponse de madame Manchon arriva en +coup de foudre. Les sentiments de René en la +lisant furent un mélange de stupeur et de colère. +La légèreté avec laquelle sa mère traitait ce qu’il +imaginait être la plus grande aventure de sa vie +lui parut sacrilège. Pour la première fois, il eut +une révolte d’homme et répliqua sur l’heure. +Rappelant qu’il n’était plus un enfant, il affirmait +son droit de choisir à son gré la femme qu’il +épouserait, ne priait plus, mais exigeait. Mieux +informée, madame Manchon lui devait de venir ; +il l’attendait : il ne quitterait pas Semur qu’elle +ne se fût décidée à l’y rejoindre.</p> + +<p>De telles choses, écrites, prennent une valeur +énorme, car on les relit et elles subsistent. Il est +probable que si René, au contraire, avait pris le +train, tout en prononçant les mêmes mots, il +aurait obtenu gain de cause. C’est le propre de +certaines situations que, fausses dès le début, +elles ne cessent pas de s’alimenter à contre-temps.</p> + +<p>Sa réplique lancée, restait à René d’aviser l’hôtel +de Thil du retard de sa mère : mais il s’abstint +d’en donner la raison véritable.</p> + +<p>— Une indisposition légère en est la cause, +déclara-t-il.</p> + +<p>— Avant-hier, pourtant, vous ne sembliez pas +inquiet ? répondit madame Traversot avec une +défiance à peine dissimulée.</p> + +<p>— Avant-hier, je l’ignorais : ma mère tait souvent +ce qui pourrait me donner du souci. Je conclus +d’ailleurs de son silence que ce ne doit pas +être grave.</p> + +<p>— Espérons-le, répliqua madame Traversot ; +quoi qu’il en soit, pour ne pas prêter aux commérages, +je vous serai obligée, d’ici l’arrivée de +madame de La Gilardière, d’espacer vos visites. +Vous êtes-vous aperçu que, depuis quelque +temps, vous venez chaque jour ?</p> + +<p>Il parut accepter la leçon, s’inclina… et se présenta +le lendemain. Seulement, le lendemain, en +mère prudente, madame Traversot avait pris le +train du matin et emmené sa fille : par un heureux +hasard, une cousine de Dijon s’était trouvée +assez malade pour que la présence de ces dames +fût exigée d’urgence…</p> + +<p>Ce même jour, à Paris, Lapirotte prenait aussi +le train pour rendre service à sa parente, et à +Semur le chœur entrait en scène.</p> + +<p>Je dis : le chœur. Où découvrir, en effet, sinon +dans la tragédie antique, l’analogue de ce personnage +insaisissable, omniscient et malfaisant, qui +discute, commente, au besoin souffle le conseil +perfide ou la nouvelle qui égare, tour à tour s’indigne, +persifle, rit, et, victorieux en fin de compte, +reste seul debout au dénouement ? Police anonyme, +affirmait Duclos : oui, sans doute, mais +aussi beaucoup plus, car dans le cas de René se +manifestèrent une continuité d’effort, une sûreté +de direction telles que n’en comportent pas d’ordinaire +des groupements fortuits ou des voix dispersées. +Quelqu’un, dans l’ombre, marquait la +mesure, — quelqu’un, renseigné mieux que les +intéressés eux-mêmes, sur le présent, qu’il se +déroulât rue Monsieur ou à Semur, et même sur +le passé. Seulement, qui aurait eu l’idée de le +chercher là où il était, et comment supposer qu’en +remontant plus loin encore on trouverait une +Lapirotte à la source ?</p> + +<p>Bien entendu, je ne vais pas recommencer le +récit de Duclos que je rejoins ici ; je voudrais +cependant marquer ce qu’il semble n’avoir pas +suffisamment observé, et c’est la gradation +savante, l’art souverain que mit ainsi le chœur à +détruire à l’avance les projets de René, dès qu’ils +furent soupçonnés au dehors. On ne mit en doute +tout d’abord que la fortune ; puis on parla vaguement +des noms différents portés par les deux +frères, et l’honorabilité passa au premier plan. +Le titre usurpé semblait ne pouvoir que couvrir +une tare ; la famille prit couleur d’aventurière. +Enfin, de proche en proche, l’opinion étant préparée +d’avance à tout admettre, on put en venir +à l’essentiel qui, pensait-on, allait arrêter les Traversot ; +et l’histoire courut de la naissance illégitime +de René… Tout cela, je le répète, mesuré, +distillé avec une méthode et une sûreté marquées +au coin de l’intelligence supérieure. Au départ +des Traversot, il n’y avait rien encore contre +René ou à peine l’hostilité de rigueur dès qu’il +s’agit d’un étranger ; quand ils revinrent, la partie +était jouée sans que René en eût seulement le soupçon, +et les précautions si bien prises, qu’à peine +débarquée, madame Traversot courait chez son +notaire où l’appelait une convocation d’urgence.</p> + +<p>Saisissez-vous qu’un tel enchaînement ne pouvait +être le produit inconscient de quelques-uns, +mais, au contraire, résultait d’une volonté +unique ? Commencez-vous de soupçonner, derrière +le chœur, et dirigeant sa marche, l’acteur +principal dont je parlais tout à l’heure ? Plus tard, +il se découvrira de lui-même ; pour le moment, +contentons-nous d’admirer l’œuvre et arrivons +au résultat, imprévu de tous comme il convient.</p> + +<p>Madame Traversot, après s’être rendue en toute +hâte chez son notaire, rentra chez elle, le visage +décomposé. Elle était de ces femmes qui ne +cessent d’envisager les difficultés, quand un projet +leur tient au cœur, car elles imaginent de la +sorte et par avance désarmer la mauvaise chance. +Hélas ! parmi les obstacles prévus, celui qu’on +venait de lui révéler n’avait point figuré : il n’en +était que plus infranchissable. Le mariage d’Annette +était perdu : ajoutez que l’année s’annonçait +avec des récoltes mauvaises, que l’abandon d’Annette +risquait de troubler la confiance des créanciers : +ainsi tout croulait, présent et avenir.</p> + +<p>A la vue de sa mère bouleversée, Annette tenta +en vain de l’interroger.</p> + +<p>— Il n’y a rien, ou peu de chose, répondit +celle-ci, évasive et redoutant d’aborder tout de +suite le conflit qu’elle pressentait inévitable.</p> + +<p>En prétendant séparer Annette de celui qu’elle +aimait, on n’était parvenu en effet qu’à mieux +l’attacher à lui.</p> + +<p>Une heure plus tard, René, qui ne cessait de +surveiller l’hôtel de Thil, informé du retour des +Traversot, accourait. Annette parut aussitôt.</p> + +<p>— Enfin ! vous voici !</p> + +<p>Mais elle ne put en dire plus. Madame Traversot +s’était également précipitée, et sans laisser à +René le loisir de se reconnaître :</p> + +<p>— Votre visite, cher monsieur, tombe à merveille : +j’avais hâte de m’entretenir avec vous.</p> + +<p>Elle l’entraîna vers le salon. Annette voulut +suivre. Un geste l’arrêta.</p> + +<p>— Non, pas toi. Ta présence ne pourrait que +nous gêner.</p> + +<p>Alors, interdite, elle se pencha vers sa mère :</p> + +<p>— Quoi qu’il arrive, rappelle-toi que je serai +sa femme.</p> + +<p>Elle ne s’était jamais expliquée avec pareille +franchise. Madame Traversot lui jeta un regard +angoissé :</p> + +<p>— Qui peut répondre de ce que l’avenir +réserve ?</p> + +<p>— Quoi qu’il y ait, mon choix est fait.</p> + +<p>René, lui, s’étonnait qu’on le reçût au salon. Il +n’y était plus entré depuis le soir du premier +dîner ; quelle différence d’aspect et d’accueil ! +Aujourd’hui les meubles gisaient sous des housses. +Une partie d’entre eux, groupés sous un drap, +érigeait dans la pénombre un catafalque ; aucun +feu ne brûlait dans la cheminée.</p> + +<p>— Quelles nouvelles de votre mère ? demanda +madame Traversot dès qu’elle eut fermé la porte +derrière elle.</p> + +<p>— Hélas ! balbutia René, interdit par cette +brusque entrée en matière.</p> + +<p>— Toujours souffrante ?</p> + +<p>— Je le crains. Pour ne pas m’inquiéter, elle +me laisse sans détails. Le principal suffit, puisqu’elle +n’est pas en état de se mettre en route.</p> + +<p>— Ah ! c’est fâcheux… tout à fait fâcheux…</p> + +<p>Et le visage de madame Traversot acheva de se +fermer. René rougit :</p> + +<p>— Bien que ce soit une affaire de quelques +jours au plus, attendre ainsi ne m’est pas moins +pénible qu’à vous, mais voyez-vous autre chose +à tenter ?</p> + +<p>Il comptait qu’on lui répondrait non ; il n’en +fut rien.</p> + +<p>— Autre chose ?… En effet, à défaut du voyage, +votre mère ne pourrait-elle écrire ? Nous entendre +serait au plus l’affaire de trois courriers.</p> + +<p>Posant ses yeux sur ceux de René, madame +Traversot attendit ensuite la réponse, comme +assurée d’avance d’un refus.</p> + +<p>Il fallut à René un petit instant pour maîtriser +l’embarras où le jetait pareille proposition.</p> + +<p>— Vous n’y songez pas, fit-il ; si grande que +soit la confiance que m’accorde ma mère, elle +souhaite connaître Annette avant que d’acquiescer +à des projets qui lui paraissent engager un avenir +dont elle se tient, — bien à tort, — pour responsable.</p> + +<p>On ne sait pourquoi, cette phrase longue et +mal tournée eut l’air de tomber dans un air raréfié. +Les mots en tintaient comme du bois sec.</p> + +<p>Madame Traversot parut se recueillir, bien +qu’elle ne pût ignorer ce qui devait suivre.</p> + +<p>— Alors, cher monsieur, reprit-elle d’un air +incertain, je n’aperçois plus très bien où nous +allons. Dès lors que madame votre mère ne peut +ni venir, ni écrire…</p> + +<p>— Mais elle viendra ! interrompit vivement +René.</p> + +<p>— Quand ?</p> + +<p>— Bientôt !</p> + +<p>Madame Traversot eut un hochement de tête +entendu :</p> + +<p>— Et si je vous disais, moi, que je ne crois pas +à ce voyage ?</p> + +<p>René sursauta : aurait-elle appris l’opposition +de sa mère et qu’il mentait en parlant de maladie ?</p> + +<p>— En vérité, madame, balbutia-t-il, je ne vois +pas pour quelles raisons…</p> + +<p>Madame Traversot, encore, l’interrompit nerveusement :</p> + +<p>— Pour quelles raisons ?… Mon Dieu ! je me +ferais scrupule de vous les communiquer, et +même je m’en garderai : mais elles courent les +rues, semble-t-il : je n’étais pas de retour depuis +une heure qu’on me les donnait, comme à tout le +monde. Vous n’aurez donc aucune peine à les +apprendre, à supposer que vous y teniez. Interrogez, +renseignez-vous, et si vous n’êtes point +convaincu, attendez du moins, pour nous en +informer, que les faits donnent tort à mon sentiment +présent.</p> + +<p>Elle s’était levée, le visage devenu de glace. +René sentit passer le souffle avant-coureur de la +catastrophe. Il répliqua d’une voix tremblante :</p> + +<p>— Je comprends, madame… il s’agit d’une +mise en demeure. Sans m’attacher outre mesure +à ce qu’elle peut avoir de blessant, me permettez-vous +de demander si vous parlez ainsi au nom +d’Annette ?</p> + +<p>— Ceci, monsieur, est affaire entre ma fille et +moi et ne vous concerne pas.</p> + +<p>Il respira.</p> + +<p>— Ce qui revient à dire qu’elle, pas plus que +moi, n’est au courant des appréhensions que vous +donne le retard de ma mère. Oserai-je aussi faire +remarquer que, si je n’étais pas entièrement d’accord +avec les miens, j’ai l’âge de passer outre à +des volontés mal informées ?</p> + +<p>Madame Traversot riposta sèchement :</p> + +<p>— Je n’ai point dit que madame votre mère +s’opposait au mariage : je suis même convaincue +du contraire. J’estime simplement qu’elle ne se +soucie pas de venir s’entretenir avec moi de certaines +choses… qui importent entre familles honorables. +Quant à votre liberté d’action vis-à-vis +d’elle, j’en doute aujourd’hui moins que jamais…</p> + +<p>René, cette fois, ne comprenait plus. Puisqu’on +croyait toujours sa mère d’accord avec lui, que +signifiaient ces phrases énigmatiques ? Plutôt que +de prononcer des paroles peut-être ineffaçables, +il domina sa colère et s’inclinant :</p> + +<p>— Il suffit, madame ; avant demain, j’aurai +percé le mystère auquel je me heurte ici : je ne +doute pas à mon tour que vous ne m’exprimiez +alors des regrets pour un traitement que je ne +méritais pas.</p> + +<p>— C’est tout ce que je souhaite, conclut +madame Traversot.</p> + +<p>Et elle l’accompagna jusqu’à la cour d’honneur, +ne se souciant pas d’une nouvelle rencontre avec +Annette : mais celle-ci ne parut pas. Quant à +René, il ne songeait plus qu’à foncer sur l’obstacle +inconnu inopinément surgi sur sa route. Il +n’avait encore aucune crainte et croyait bien, ainsi +qu’il l’avait annoncé, revenir le lendemain.</p> + +<p>Il est curieux de constater comme les événements +avancent par soubresauts. Durant des jours +rien n’arrive, les heures traînent, on a l’air d’attendre +sur un banc la venue d’un passant qui ne +passera jamais : soudain, le tumulte succède au +silence, la foule à la solitude ; on est happé, roulé, +on n’a plus le loisir de se reconnaître et moins +encore celui de se défendre…</p> + +<p>En quittant l’hôtel du Thil, René se disait : « Je +vais me renseigner. » Mais où ? Auprès de qui ? +Les raisons mystérieuses qui motivaient la mise +en demeure de madame Traversot couraient les +rues, soit : encore fallait-il s’adresser à quelqu’un +pour les connaître.</p> + +<p>Or, c’était l’heure où, chaque après-midi, M. Valfour +s’en retournait par le Rempart après sa visite +d’hôpital. René n’avait pas fait cent mètres qu’il +aperçut devant lui l’abbé en train de regagner +la ville. La rencontre de cet homme lui parut providentielle. +Aussitôt, doublant l’allure, il le rejoignit.</p> + +<p>— Hé quoi ! monsieur l’abbé, s’écria-t-il en +affectant la gaîté, vous ne regardez même pas si +des amis vous suivent ?</p> + +<p>Tels mouvements imperceptibles se sentent, à +défaut de les voir. Tout de suite, avant que +d’achever, René comprit ainsi qu’il tombait mal, +ou encore que sa compagnie, dans la rue et à cette +heure, ne procurait pas d’agrément. Raison de +plus pour s’obstiner.</p> + +<p>L’abbé, pourtant, toujours poli, répondait déjà :</p> + +<p>— Je ne demande pas, mon cher enfant, d’où +vous venez. Nous avons, chacun, nos occupations +dans ce quartier… pas les mêmes… évidemment… +Puisse Dieu les bénir avec une pareille +indulgence !… Toutefois les miennes m’ont mis +en retard : vous m’excusez, n’est-ce pas, de ne +pas m’arrêter ? On m’attend à Notre-Dame.</p> + +<p>Pour mieux marquer sa hâte, non seulement il +ne ralentit pas, mais parut prendre un élan supplémentaire. +En même temps son calme visage +avait rougi et ses yeux trahissaient un désarroi.</p> + +<p>René, sans se démonter, lui prit le bras.</p> + +<p>— Pressé, je le veux bien, murmura-t-il : +serait-ce au point de ne pouvoir m’accorder +audience ?</p> + +<p>— Pas dans la rue, je pense ? s’écria l’abbé visiblement +effrayé.</p> + +<p>— Dans la rue, à Notre-Dame, où il vous plaira +enfin, pourvu que ce soit sur l’heure !</p> + +<p>— Impossible ! D’ailleurs de quoi s’agit-il ?</p> + +<p>— D’une chose importante à laquelle sont suspendus +tous nos projets.</p> + +<p>— Vos projets, mon cher enfant : ce n’est +qu’une nuance, toutefois bonne à rappeler, fût-ce +au passage.</p> + +<p>René le considéra, interdit :</p> + +<p>— Bigre ! vous aussi ?…</p> + +<p>Il n’acheva pas, mais serrant de plus près l’abbé +pour bien marquer qu’il se refuserait à lâcher +prise :</p> + +<p>— Raison de plus : cela prouve que vous êtes +au courant.</p> + +<p>— Vous me désolez. Je vous sens résolu +d’obtenir satisfaction, et pourtant… Enfin, soit… +à la sacristie… rien qu’un instant…</p> + +<p>— Parfait. Du coup, pour vous témoigner ma +reconnaissance, je cesse de vous compromettre.</p> + +<p>René en même temps lâcha l’abbé : ceci encore +le frappait que son dernier mot n’attirait aucune +protestation.</p> + +<p>A grands pas et en silence, ils poursuivirent +leur route. M. Valfour donnait vraiment l’idée +qu’il ignorait son compagnon : il semblait, à +force de serrer les épaules, devenu une chose +noire, toute ronde, sur laquelle les yeux n’ont pas +de prise. Dans Notre-Dame, il choisit pour monter +au chœur le bas-côté opposé à son confessionnal +et, après une courte révérence au maître-autel, +gagna la sacristie. René ne cessait pas de +suivre.</p> + +<p>Une sacristie est un lieu propice aux entretiens +rapides, car on s’y tient debout. Nul doute que +M. Valfour n’eût escompté cette incommodité +pour abréger des propos dont la perspective l’importunait. +A peine entré, il déposa son bréviaire +sur l’armoire aux ornements et, adossé à celle-ci, +les deux mains dans ses manches, les yeux à +terre :</p> + +<p>— Qu’y a-t-il ? je vous écoute, reprit-il d’une +voix terne.</p> + +<p>René, que l’attitude imprévue de l’abbé achevait +d’irriter, lança son chapeau près du bréviaire.</p> + +<p>— Il y a, déclara-t-il, que je reviens de l’hôtel +de Thil.</p> + +<p>— Ah ! fit l’abbé comme s’il apprenait une +nouvelle extraordinaire, ces dames sont de retour ?… +Mademoiselle Annette toujours satisfaite ?</p> + +<p>— Je l’espère : je ne l’ai pas vue.</p> + +<p>— Ah !… répéta l’abbé, un demi-ton plus bas.</p> + +<p>— Madame Traversot seule a consenti à me +recevoir : recevoir est d’ailleurs une manière de +s’exprimer, puisque je suis sommé de ne plus +reparaître tant que ma mère ne sera pas venue.</p> + +<p>— Oh ! soupira l’abbé, continuant de descendre +la gamme.</p> + +<p>Son visage cependant n’exprimait pas de surprise.</p> + +<p>— On dirait que vous le trouvez naturel ?</p> + +<p>— Naturel, non… explicable plutôt…</p> + +<p>L’abbé Valfour poussa ensuite un nouveau +soupir, sans cesser de contempler le sol. Tout +dans son attitude ajoutait : « Que voulez-vous que +j’y fasse ? »</p> + +<p>René répéta d’un ton rude :</p> + +<p>— Explicable… c’est bien vous qui l’affirmez… +donc il y a des raisons, et vous les connaissez. Il +ne reste plus qu’à me les dire : après quoi, je +vous tiendrai quitte et vous serez libre de retourner +à vos ouailles.</p> + +<p>Cette fois plus de réponse, mais un bruit de +pas s’étant fait entendre dans l’église, l’abbé Valfour +jeta un regard vers la porte : il espérait +l’entrée d’un importun. Fausse alerte : personne +ne parut.</p> + +<p>— Hé bien ? reprit René, décidément exaspéré.</p> + +<p>— Eh bien, en vérité, je me demande… Il est +possible que des sottises aient couru… mais +sont-ce les mêmes ? et quel besoin avez-vous…</p> + +<p>— Quel besoin !</p> + +<p>— Plus bas, jeta vivement l’abbé, n’oubliez +pas dans quel endroit nous sommes !</p> + +<p>Et soudain il abandonna l’appui de l’armoire. +Ses mains libérées des manches esquissèrent +ensuite un geste de retraite :</p> + +<p>— Je comprends d’ailleurs votre état, poursuivit-il : +oui, je comprends… Moi-même, vous +l’avouerai-je, et vous l’avez dû voir, je me sens +troublé… extrêmement… par une lettre de madame +Traversot reçue ce matin.</p> + +<p>— Que dit-elle ?</p> + +<p>— Oh ! mon cher enfant, les femmes n’expliquent +jamais à fond leur pensée.</p> + +<p>— Dans ce cas, c’est à vous, l’abbé, de m’expliquer +la vôtre ! Après quoi j’aviserai.</p> + +<p>— En effet… en effet… Notez avant tout que +madame Traversot, pas plus que moi, ne croit… +Seulement, voilà : il est de certaines questions +qui ne devraient jamais être posées. Cela ne les +empêche pas d’exister, certes ! et même les gens +sont libres de s’en entretenir, s’ils le veulent, +pour l’agrément ; mais enfin, tant qu’on ne s’est +pas avisé de demander officiellement : « Cela +existe-t-il ? » on est libre d’agir comme si elles +n’étaient pas.</p> + +<p>— Allez donc au fait ! interrompit de nouveau +René, impuissant à maîtriser la colère que tant +de précautions achevaient de déchaîner au fond +de lui.</p> + +<p>— J’y viens… j’y suis déjà !</p> + +<p>Puis, secouant les épaules, comme un homme +décidé à brûler ses vaisseaux, l’abbé reprit très +vite :</p> + +<p>— Justement, dès le début de nos relations, +madame Traversot m’avait exprimé à diverses +reprises son désir de mieux connaître votre +famille. Simple souhait d’elle à moi : satisfaction +facile à obtenir et qui n’intéressait que nous… +Qui, hélas ! à Dijon ou ailleurs, s’est avisé ces +jours derniers de lui dire… ou encore de lui suggérer ?… +bref, la question qui n’existait pas, brusquement +a pris corps et, du coup, madame Traversot, +devenue inquiète, a pensé… enfin elle se +demande dans quelle mesure vous avez droit au +titre que vous portez.</p> + +<p>René abasourdi recula :</p> + +<p>— Quel titre ? je n’en ai pas, que je sache !</p> + +<p>— Oh ! poursuivait maintenant l’abbé définitivement +lancé, je sais bien qu’il s’agit là de puérilités ! +Qu’importe au bonheur de ma charmante +petite Annette, que vous soyez La Gilardière, +tandis que votre frère n’est que Manchon ? Curiosités +de province, scrupules de vieille bourgeoisie : +rien de plus. Il est probable d’ailleurs, je +suis même assuré que les deux noms appartiennent +à chacun, et encore qu’ils figurent l’un +et l’autre sur le registre d’état civil… Au fait +avez-vous jamais eu seulement l’occasion de lire +votre acte de naissance ?</p> + +<p>Enfin arrivés là, les yeux de l’abbé, qui jusqu’alors +n’avaient cessé de contempler le sol, +s’étaient levés : tout ce qui précédait, tant d’hésitations, +de détours, simples manœuvres pour +aboutir à poser, — et de quel ton détaché ! — cette +unique question, la seule utile.</p> + +<p>Déconcerté par le jeu, mais incapable d’en +soupçonner les dessous, René ne put que répliquer :</p> + +<p>— Quelle est cette plaisanterie, et pourquoi +n’aurais-je pas lu mon acte de naissance ? En +souhaitez-vous un double ?</p> + +<p>M. Valfour saisit les mains de René :</p> + +<p>— Ainsi vous l’avez lu… ce qui s’appelle lu… +et vous n’y avez rien remarqué de particulier ?</p> + +<p>— Comptiez-vous par hasard sur la mention : +père et mère inconnus ?</p> + +<p>Alors, subitement changé, la face éclaircie, +l’abbé acheva d’attirer à lui René. Il soupirait, il +riait, il retrouvait la bonté de la Providence :</p> + +<p>— Ah ! mon enfant !… mon cher enfant !… quel +poids vous m’enlevez ! Et puisque vous avez cette +pièce chez vous, de grâce courez la chercher. Je +me charge d’éclairer tout… Après cela, madame +Traversot…</p> + +<p>Mais René se dégageant, coupa la phrase :</p> + +<p>— Je vous demande pardon, mon cher abbé : +pourrai-je savoir auparavant quel rapport imprévu +existe entre mon acte de naissance, madame Traversot, +et le motif qui, au dire de celle-ci, interdirait +à ma mère de jamais paraître ici ?</p> + +<p>Tout entier à sa joie de retrouver une situation +correcte, là où il avait redouté la pire aventure, +M. Valfour rit encore :</p> + +<p>— Quant à cela, inutile de vous en battre les +oreilles : l’essentiel n’est-il pas que madame Traversot +revienne sur son sentiment ? et dès lors +que j’en fais mon affaire…</p> + +<p>Pour la seconde fois, René l’empêcha d’achever :</p> + +<p>— Non, l’abbé, j’exige d’être éclairé.</p> + +<p>— Des sottises !</p> + +<p>— Raison de plus pour n’en rien perdre.</p> + +<p>L’abbé riait toujours, bien qu’un peu du bout +des lèvres.</p> + +<p>— Soit : admirez donc où peuvent en venir des +gens inoccupés que tourmente la soif d’aventures +chez les autres. La différence de nom entre votre +frère et vous, avait frappé : de là à supposer que +vous n’étiez peut-être que le fils adoptif de votre +mère…</p> + +<p>— Il n’y avait qu’un pas, conclut René d’une +voix glacée.</p> + +<p>— Naturellement, on l’a franchi…</p> + +<p>— Vous le premier.</p> + +<p>— Ah ! mon enfant, ne me calomniez pas : +j’y ai cru si peu que j’ai tenu à prévenir votre +frère du bruit qui courait.</p> + +<p>— Et mon frère a répondu ?</p> + +<p>— En ne m’en parlant pas, ce qui était la plus +spirituelle des réponses.</p> + +<p>De nouveau, un bruit de marche sonna sur les +dalles. Une dame en noir parut sur le seuil.</p> + +<p>— A la minute… je suis à vous…, jeta l’abbé.</p> + +<p>Et revenant à René :</p> + +<p>— Vous le voyez, on s’impatiente, mais qu’importe ? +Tout à l’heure, n’est-ce pas, apportez l’acte, +et demain…</p> + +<p>— Oh ! demain, dit René, impossible ; je ne +serai pas ici.</p> + +<p>— Vous partez pour Paris ? J’espère bien que +vous n’y conterez pas…</p> + +<p>— Que vous avez cru, au roman chez la portière ? +Rassurez-vous : toutefois il est urgent de +couper court à cette littérature. J’en connais un +moyen radical et prétends y recourir dès ce soir.</p> + +<p>Sans ajouter rien, René ensuite s’éloigna. Il +avait la démarche un peu saccadée. A mesure +qu’il s’en allait, le sourire de l’abbé s’évanouissait +aussi. C’est qu’après avoir cru faire une lumière +complète, M. Valfour se demandait si les +voies de la Providence ne sont pas quelquefois +beaucoup plus tortueuses qu’il n’y paraît.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>VI</h3> + + +<p>René sonna le même soir rue Monsieur. Il +devait être minuit ou environ. A ce moment, +madame Manchon dormait. Il défendit qu’on la +prévînt, et, réfugié dans sa chambre, tenta de +reposer.</p> + +<p>On rencontre chaque jour des gens qui vivent +dans des conditions extraordinaires et ne s’en +aperçoivent pas, car l’extraordinaire ne l’est +jamais que par rapport à nos habitudes. Toutefois, +qu’un hasard insignifiant éveille leur défiance, +sans être mieux éclairés qu’avant, ces mêmes gens +perdent soudain la sécurité dont ils étaient jusqu’alors +les bénéficiaires inconscients. Désormais, +pour René, ce hasard était venu.</p> + +<p>Insignifiant, évidemment, ou plutôt sans valeur : +quel crédit en effet accorder à des racontars +de petite ville en mal de nuire ? Que des bruits +aient couru dans Semur assez précis pour inquiéter +M. Valfour ou incliner madame Traversot à +juger impossible un entretien direct avec madame +Manchon, voilà qui n’avait en soi-même aucune +importance et n’aurait pas dû retenir un instant +la pensée de René. Cependant, parmi tant de +calomnies possibles, pourquoi celle-là, de préférence +à d’autres ? Et René, malgré lui mal à l’aise, +non seulement ne savait que répondre, mais +s’étonnait de questions nouvelles, surgies à la +suite comme d’elles-mêmes, et sans que Semur, +cette fois, y fût pour rien.</p> + +<p>L’attitude de son frère, d’abord. Hostile, ou +indifférente ? impossible d’en décider. A coup sûr +réservée et suggérant l’idée d’une arrière-pensée +continue qui interdisait jusqu’à l’esquisse d’une +familiarité.</p> + +<p>Autre énigme : pourquoi René n’entendait-il +jamais parler de son père ? Pas une image pour +l’évoquer. On aurait voulu qu’il oubliât, qu’on +n’aurait pas agi d’autre manière.</p> + +<p>Bien singulier enfin, le désir de madame Manchon +d’appeler un de ses fils uniquement La Gilardière +cependant qu’elle et l’abbé restaient Manchon ! +Pareille vanité s’accordait mal avec le +dédain des petits sentiers et des petits moyens, +souvent affiché et toujours pratiqué par elle dans +le courant de l’existence…</p> + +<p>J’expose cela d’une manière précise ; gardez-vous +de croire pourtant que ce fût aussi net pour +René. Des inquiétudes confuses, des lueurs passagères +perçant une brume dense, il ne percevait +rien de plus : trop déjà pour échapper à un irrésistible +malaise, pas assez pour aborder la vérité +corps à corps. Au trouble de sa nuit d’attente, +correspondaient ainsi, dans des proportions +diverses, le souci d’un passé incertain et celui +d’un avenir encore très cher : mais à la perspective +du oui ou du non que madame Manchon +devrait prononcer au matin, qui sait si déjà il ne +s’épouvantait pas moins de perdre Annette que de +se heurter à un constat redouté ?</p> + +<p>Une à une, les heures et les demies scandèrent +ces rêveries. Quand, épuisé par elles, il succomba +enfin au sommeil, le jour commençait, les premiers +charrois retentissaient dans les rues voisines, +et madame Manchon s’éveillait…</p> + +<p>Depuis la réponse folle de René, elle s’éveillait +ainsi tous les jours, dès l’aube. Après avoir si +longtemps envisagé le temps qui vient avec une +entière sérénité, elle ne renaissait plus au présent +que l’âme trouble et sous le coup d’appréhensions +intolérables.</p> + +<p>— Aujourd’hui, songeait-elle, que va-t-il arriver ?</p> + +<p>Mais il n’arrivait rien, ou du moins rien qui +comptât.</p> + +<p>Un soir, vous l’avez vu, son fils aîné avait prononcé +des paroles singulières qui l’avaient fait +trembler sur le moment : elle n’y pensait plus, +ou si parfois le souvenir lui en revenait, elle s’en +détournait. D’ailleurs l’abbé, depuis lors, était +redevenu muet. Aucun indice nouveau n’avait +renouvelé des craintes probablement mal fondées. +Et puis, qu’importe devant le reste, c’est-à-dire la +rupture avec René ? Depuis dix jours déjà, René +avait cessé d’écrire : elle de son côté, s’obstinait +dans l’attente d’une soumission qui ne venait pas. +Quand on s’est accoutumé à ne vivre que pour un +être, quand toute ambition, toute tendresse n’ont +cessé de graviter autour de lui, imaginez ce que +deviennent dix jours de silence ! Hier, il n’y en +avait que neuf : aujourd’hui, un de plus, demain +un autre… Ah ! ne pouvoir dire si le fossé cessera +de s’élargir, ni quelles pensées, là-bas, répondent +à celles qui dévorent ici !…</p> + +<p>Machinalement madame Manchon consulta sa +montre : six heures. Elle écouta ensuite le trottis +du rouage. Étrange machine, si compliquée, toujours +en mouvement ; et que d’efforts pour mesurer +l’insaisissable, en donnant une réalité à ce qui +peut-être n’en possède aucune ! Dix minutes font +parfois la durée d’une existence ; en d’autres cas, +vingt années coulent sans qu’on les voie.</p> + +<p>Madame Manchon ferma les yeux : les années +mortes auxquelles elle songeait, la séparaient +d’autres dont le souvenir demeurait cher : hélas ! +celles-là aussi lui échappaient ; depuis son entretien +avec l’abbé, elle n’osait plus y revenir.</p> + +<p>Premier fracas d’omnibus, bavardage des gens +de service sur le trottoir, Paris qui, après l’accablement +de la nuit, s’étire, bâille au soleil levant +et peu à peu se remet à gronder… Quelle solitude, +quand on écoute, au fond d’une chambre, +rideaux tirés et rêves en dérive !</p> + +<p>Dans la pièce voisine, un réveil lâcha brusquement +sa sonnerie. C’était un crissement aigu qui +n’épargnait personne. Sous prétexte d’aller à la +messe de sept heures, Lapirotte en remplissait la +maison, chaque matin. Madame Manchon fit un +geste d’agacement.</p> + +<p>— Pourquoi gardai-je cette fille ?</p> + +<p>Elle ne l’avait jamais que tolérée, et depuis +quelque temps ne la supportait plus. Elle méditait +de s’en débarrasser.</p> + +<p>Le réveil persistant, madame Manchon frappa +contre la cloison.</p> + +<p>— Cessez donc ce tapage !</p> + +<p>Mais Lapirotte affirmait ne se réveiller jamais +qu’à la fin, tout à la fin de la sonnerie, qui roula +jusqu’au bout, avant de s’achever en hoquets +pareils aux halètements d’un asphyxié.</p> + +<p>Des minutes passèrent : puis un coup discret +fit tressaillir madame Manchon.</p> + +<p>— Qu’y a-t-il ?</p> + +<p>De l’autre côté de la porte, Lapirotte jeta :</p> + +<p>— Je voulais annoncer tout de suite à madame…</p> + +<p>Ici un temps d’arrêt. Madame Manchon, n’ayant +aucun désir de faire entrer Lapirotte, restait +sans souffler mot. Il fallut bien se décider à poursuivre, +puisqu’on avait commencé :</p> + +<p>— M. René est arrivé cette nuit !…</p> + +<p>Comme soulevée par une lame de fond, madame +Manchon se dressa sur le lit.</p> + +<p>— Il est dans sa chambre… il doit dormir +encore…, continuait Lapirotte, surprise de ne +recevoir aucune réponse.</p> + +<p>Madame Manchon dit enfin :</p> + +<p>— Merci ! j’étais au courant… surtout, qu’on +le laisse reposer !</p> + +<p>Sans qu’on pût l’entendre, elle s’habillait déjà. +Ses mains avaient peine à retrouver les agrafes. +Un tremblement de fièvre la secouait tout entière. +Puis, approchant de la porte, elle devina que +Lapirotte n’avait pas bougé, retint son souffle, +attendit que, lasse d’épier des événements qui ne +venaient pas, celle-ci voulût bien s’éloigner. Le +cœur de madame Manchon, en ces instants, +recouvrait tous les bruits, et cependant aucun +bruit ne lui échappait. Si légère qu’ait été la +démarche de Lapirotte abandonnant sa faction, +elle sut ainsi tout de suite quand le passage devint +libre. Alors, enveloppée dans un peignoir, encore +coiffée de nuit, à son tour elle s’évada, pénétra +chez René avec des précautions infinies, et s’assit +dans le fauteuil au pied du lit. Accablé de +fatigue, René dormait toujours…</p> + +<p>Elle le regarda dormir. Elle le contemplait +avec avidité. Elle n’avait même plus la pensée de +lui en vouloir, dès lors qu’il était présent. Jamais, +non plus, il ne lui avait paru si beau.</p> + +<p>Puis, elle imagina que puisqu’il avait accepté +de revenir, il lui revenait tout à fait, et une joie +sourde, inexprimable, la baigna toute. Si, dès la +première heure, elle s’était dressée si rudement +contre le projet de René, ce n’était pas qu’elle en +voulût aux Traversot ni à n’importe qui : simplement, +elle ne consentait pas qu’on lui volât son +fils. Elle se refusait à le partager. Peut-être +aurait-elle toléré une maîtresse : mais une femme, — c’est-à-dire +la vie de René loin d’elle, en dehors +d’elle, sans doute même tournée contre elle, — elle +n’aurait pu. Dieu merci ! lui semblait-il, l’alerte +était finie ! il ne restait plus qu’à attendre l’éveil, +à se plaindre pour la forme et à pardonner. Oh ! +comme elle pardonnerait tout à l’heure !</p> + +<p>Après cela, durant un long moment, il n’y eut +dans la pièce que le murmure de deux souffles +réguliers, symbole d’une paix indicible. Enfin +un bruit léger déchira le silence. René, tel un +plongeur qui revient à la surface, aspirait l’air, +détendait ses bras, et se redressait…</p> + +<p>A la vue de sa mère, il eut un tressaillement +qui acheva de l’arracher au sommeil.</p> + +<p>— Quoi ! dit-il, déjà levée, maman ?</p> + +<p>D’un geste de main apaisant, madame Manchon +lui fit signe de ne pas bouger.</p> + +<p>— Oui, il est très tôt… dors encore… tu es +fatigué… j’ai le temps.</p> + +<p>Il ne répondit pas tout d’abord, en proie à l’effarement +qui succède aux fins de nuit écrasées. +Une seconde auparavant, le repos de la mort ; +subitement, la rentrée dans le réel ; au fond de +l’âme, les lourdeurs et l’obscurité se retrouvent +intactes, avivées par le contraste.</p> + +<p>— Bonjour, murmura-t-il, comment vas-tu ?</p> + +<p>Madame Manchon renouvela le même signe +apaisant. Bien qu’elle n’eût aucune crainte, elle +souhaitait retarder les explications qu’elle sentait +devoir suivre, et qui d’avance lui semblaient si +inutiles !</p> + +<p>A demi soulevé sur l’oreiller, René cependant +poursuivait :</p> + +<p>— Rien de changé dans la maison ?… Lapirotte +toujours en sucre ? mon frère toujours acide ?…</p> + +<p>Et madame Manchon encore hocha la tête : +non, rien n’était changé, pas même son désir de +se taire qui la tenait assise au bout du lit, sans +se pencher seulement pour embrasser son fils.</p> + +<p>Étonné, René fronça les sourcils :</p> + +<p>— M’en voudrais-tu au point de ne plus vouloir +répondre ?</p> + +<p>Alors se décidant enfin :</p> + +<p>— Trois semaines sans te voir, soupira-t-elle : +bientôt dix jours sans nouvelles !…</p> + +<p>Il riposta d’un ton léger, bien qu’en réalité +dépourvu d’assurance :</p> + +<p>— Mais il me semble que toi aussi…</p> + +<p>— Ne continue pas ! Laisse-moi d’abord reprendre +possession de toi. Que je te sente redevenu +mon fils et point changé !</p> + +<p>— Oh ! maman, répliqua-t-il en riant, tu vas +me faire croire qu’on aurait pu me voler en +route : heureusement que, me tâtant, je me sens +vraiment le même.</p> + +<p>Elle sourit à ce mot qui le lui montrait, +comme elle s’y attendait, dégrisé, repentant, et +répéta :</p> + +<p>— Le même ?… pas tout à fait, j’espère ?</p> + +<p>Une seconde s’écoula, encore joyeuse… et tout +à coup la chimère qui s’écroule, la vérité qui +s’abat sur le rêve.</p> + +<p>— Pas tout à fait… tu l’as dit, maman, puisque +je viens te chercher et veux te ramener auprès +de celle que j’aime, sûr que tu l’aimeras aussi +dès que tu la connaîtras.</p> + +<p>Anéantie, madame Manchon contemplait René, +tandis que les syllabes légères tombaient sur elle, +pareilles à des gouttes de plomb, et que René, de +son côté, les prononçait d’un ton résolument détaché, +ayant l’air de supposer que les choses ne +pourraient suivre un autre cours.</p> + +<p>Quand ce fut terminé, elle joignit les mains :</p> + +<p>— Ainsi, fit-elle d’une voix éteinte, ce n’est pas +fini ?</p> + +<p>— Pouvais-tu en douter ?</p> + +<p>Elle ne répondit pas. Elle venait de baisser la +tête. On aurait pu la croire échappée ailleurs : +et de fait, toute sa jalousie revenue, éperdue +devant l’imminence du péril, elle se demandait : +« Au nom de quoi refuser de nouveau mon consentement ? — Quelles +raisons lui donner, puisque +la vraie ne peut se dire et qu’il n’y a rien contre +cette femme ? » Elle se le demandait, ne trouvait +pas, et désespérée se taisait.</p> + +<p>Enhardi, René reprit :</p> + +<p>— Voyons, maman, il est temps de renoncer à +des silences qui n’ont servi qu’à nous faire souffrir +l’un et l’autre. Dès lors que tu t’obstinais à +tenir ta plume au sec, le meilleur était de prendre +le train : c’est ce que j’ai fait. Maintenant, il n’y a +plus qu’à tirer au plus court en nous expliquant +sans ambages… Tu m’as écrit que tu me désapprouvais : +mais tu as omis de m’en donner les +motifs. Hé bien ! reconnais ma bonne foi : je ne +demande qu’à les entendre, et même à m’incliner +devant eux, s’ils tiennent. Quels sont-ils ?</p> + +<p>Toujours tête basse, madame Manchon continuait +de se taire. René poursuivit encore :</p> + +<p>— Est-ce la famille qui ne te plaît pas ? elle vaut +au moins la nôtre. La fortune ? médiocre, j’en conviens : +combien de fois, cependant, ne m’as-tu pas +assuré que j’en avais pour deux ? Annette ? mais +tu ne sais qui elle est, et que te demandais-je, +sinon précisément de venir la juger ?</p> + +<p>— Tu prétends ?… interrompit cette fois madame +Manchon.</p> + +<p>— Je ne prétends pas : je suis sûr que mieux +éclairée, et ravie d’aider à mon bonheur, tu vas +consentir à m’accompagner, aujourd’hui même, +là-bas… où tu es attendue, soit dit sans reproche, +avec une patience que d’autres peut-être n’auraient +pas eue. Tu ne réponds toujours pas ? Faut-il +m’expliquer mieux en…</p> + +<p>— Inutile, interrompit madame Manchon d’un +ton bref.</p> + +<p>Puis, pensive :</p> + +<p>— Je croyais cependant m’être exprimée assez +clairement dans ma lettre pour que tu connusses +d’avance l’accueil que je ferais à pareille demande.</p> + +<p>— Tu refuses ?</p> + +<p>— Évidemment.</p> + +<p>Chose curieuse, à mesure qu’ils précisaient +leur dissentiment définitif, leurs voix, au lieu de +s’irriter, s’apaisaient, et leurs regards s’éteignaient. +Il semblait qu’au fond d’eux-mêmes +d’autres sujets plus importants se substituaient au +premier. De toute son âme, en effet, madame +Manchon, au lieu d’écouter, continuait de chercher +le prétexte avouable, qui, arrêtant son fils, +la sauverait du dépouillement dont elle était +menacée. René, de son côté, parlant de son avenir, +ne s’occupait déjà plus que du passé. Ainsi, chacun +était ramené à son instinct profond : ici, la +passion maternelle résolue à toutes les ruses +plutôt que d’être dépossédée ; là, le souvenir des +gênes insaisissables qui, tolérées hier, risquaient +demain de ne pouvoir être supportées.</p> + +<p>Ni l’un ni l’autre ne s’aperçurent qu’ils avaient +cessé de parler.</p> + +<p>Soudain, René parut obéir à une impulsion +nouvelle, et avec l’expression distraite de quelqu’un +qui ouvre une parenthèse sans importance :</p> + +<p>— Au fait, maman, pendant que j’y songe, et +avant de revenir à ce qui nous occupe, voudrais-tu +me donner la réponse à une question qui m’a +été posée, il y a quelques jours, et devant laquelle +je suis demeuré perplexe ?</p> + +<p>— Quelle question ? répéta madame Manchon +qui, à mille lieues des pensées de René, voyait +avec bonheur dans ce détour une occasion de +gagner du temps pour réfléchir encore.</p> + +<p>— Pourquoi m’avoir imposé un nom que je +suis seul à porter dans la famille ?</p> + +<p>Toujours ignorante du chemin qu’elle suivait, +madame Manchon sourit :</p> + +<p>— Mais rien de plus simple, mon enfant… c’est +ton frère qui m’en a donné l’idée.</p> + +<p>— Ah ! c’est mon frère…</p> + +<p>Et soudain, le visage de René se ferma.</p> + +<p>— Cela te surprend ?</p> + +<p>— Un peu.</p> + +<p>— Tu as tort. Ton frère s’occupe de tes intérêts, +à sa manière, il est vrai, qui est assez froide, mais +pleine de sens quelquefois.</p> + +<p>— Et sous quel prétexte a-t-il souhaité ?…</p> + +<p>— Rien de plus simple encore. Il me voyait +ambitieuse pour toi. Qu’il eût ou non raison, il +estimait qu’une apparence de titre fait bien en +république. Je me suis laissée convaincre. En fin +de compte, tes enfants, à défaut de mieux, en +profiteront.</p> + +<p>Ceci d’une voix nette ; le regard posé sur René +semblait ajouter : « A quel propos de l’inquiétude +quand il s’agit de choses évidentes ? » Cependant, +pourquoi madame Manchon s’apercevait-elle +tout à coup que ces choses évidentes le devenaient +déjà moins ? pourquoi surtout suffisait-il d’en +parler pour évoquer l’abbé et le cortège d’appréhensions +dû à l’un de ses entretiens ?</p> + +<p>— Qui t’a interrogé à propos de cette sottise ? +reprit madame Manchon, poussée malgré elle à +aller au delà.</p> + +<p>— Oh ! dit vivement René, quelqu’un… à la +banque peut-être… je ne sais plus.</p> + +<p>— Pas l’ami de ton frère, je pense ?</p> + +<p>— L’abbé Valfour n’y est vraiment pour rien.</p> + +<p>En ce moment, l’apparition du nom de M. Valfour +aurait pu paraître puérile : mais tous deux +suivaient une logique intérieure qui leur interdisait +de s’étonner.</p> + +<p>— C’est tout ? conclut madame Manchon après +une courte pause durant laquelle il lui parut +qu’un danger, dû à son fils aîné, venait de la +frôler.</p> + +<p>— Non, maman, dit René subitement dressé +sur l’oreiller.</p> + +<p>Elle frémit :</p> + +<p>— Qu’y a-t-il encore ?</p> + +<p>— Il y a que, puisqu’il en est ainsi, tu <i>dois</i> +m’accompagner là-bas.</p> + +<p>Elle ne comprit pas tout d’abord, ou plutôt elle +se refusait à admettre un lien quelconque entre +la question posée par René et le conflit qui recommençait :</p> + +<p>— Faut-il te répéter que ma décision est prise ?</p> + +<p>— C’est que tu ignores les bruits qui courent !</p> + +<p>— A Semur, il court des bruits sur nous ?</p> + +<p>— On dit… on ose dire que, quoi qu’il arrive, +tu ne consentiras jamais à revenir avec moi.</p> + +<p>— On ne se trompe pas.</p> + +<p>— Seulement, on en donne pour raison précisément +cette différence de nom entre mon frère et +moi. C’est tout juste si l’on n’exige pas que je sorte +mon acte de naissance pour prouver que je suis +vraiment ton fils !</p> + +<p>Madame Manchon, aux derniers mots, promena +un regard épouvanté sur les murs, comme si, +aspirée par une trappe, elle voulait, avant de +disparaître, leur jeter un dernier adieu. Tout +à coup elle venait d’apercevoir un dépouillement +devant lequel l’autre ne comptait plus. Mais qui +avait osé cela ? De qui René tenait-il ses soupçons ?</p> + +<p>Dans les instants de grand émoi, on ne saurait +mesurer ni la vitesse ni le nombre des pensées +diverses fulgurant à travers un cerveau. En une +seconde, je le répète, madame Manchon, eut le +temps de supputer la douleur d’être jugée par le +fils de son âme, de chercher à qui elle le devait, +et d’en accuser son autre fils. Elle eut le temps +encore de songer : « C’est bien un crime de +prêtre : je ne pardonnerai jamais. » Puis brusquement, +une autre perspective s’ouvrit à elle, celle-là +rayonnante. Non seulement, René ne savait +rien, puisqu’il interrogeait, mais grâce à lui, la +raison tant cherchée pour écarter définitivement +les Traversot venait de paraître !</p> + +<p>— Et c’est cela… cela… que ces gens ont pensé +de ta mère ! murmura-t-elle presque à voix basse, +tandis que de la main elle semblait écarter une +affreuse vision.</p> + +<p>— Maman ! jeta René décontenancé par l’attaque, +je n’ai pas dit…</p> + +<p>— Allons donc !</p> + +<p>De nouveau, la main de madame Manchon +fendit l’air. Il semblait qu’elle achevât de débarrasser +l’espace des intrus qui depuis une heure +volaient ici l’air respirable.</p> + +<p>— Allons donc ! si ce n’était venu par eux, +aurais-tu retenu, fût-ce une minute, ces ordures ? +Admirable, en vérité, la délicatesse d’une famille +qui, pour mieux t’accaparer, n’hésite pas à salir la +tienne et, férue d’honneur, offre pourtant de s’accommoder +de nos restes ! Ne caches-tu plus rien +au moins ? S’en est-on bien tenu là pour te détacher +de moi ? Et tu veux que j’accoure en pénitente, +prouver que grâce au ciel… Ce serait +imbécile si ce n’était risible !</p> + +<p>Comment rendre l’accent de ces phrases ? Il y +passait même du triomphe ! Ce ne devait être, +hélas ! qu’une ivresse passagère. Désormais tout +à son angoisse, déjà René répondait :</p> + +<p>— Tu te trompes : ce n’est ni imbécile, ni +risible. Il ne s’agit plus des Traversot, ni d’Annette, +mais de moi ! En apprenant ces bruits, j’ai +ressenti un malaise que je ne parviens pas à exprimer. +La pensée qu’ils persistent me trouble plus +encore. Crois-moi, je ne trouverai la paix qu’en leur +infligeant un démenti par ta venue, et c’est pourquoi +tu dois… je te supplie de repartir avec moi !</p> + +<p>Butée, elle répéta :</p> + +<p>— Non, c’est toi qui vas rester !</p> + +<p>— Maman ! n’as-tu pas entendu ? il est impossible +de laisser affirmer que tu ne <i>peux</i> m’accompagner +là-bas parce que tu ne <i>peux</i> expliquer des +choses du passé.</p> + +<p>— Que t’importe, puisque tu sais que les autres +se trompent !</p> + +<p>— Maman ! les autres ne comptent plus : c’est +moi maintenant que je te demande de rassurer !</p> + +<p>— Te rassurer !… tu en es là ?…</p> + +<p>Et cette fois, madame Manchon se renversa sur +son fauteuil. En trombe, le doute de son fils +venait de passer sur elle et l’écrasait. Elle avait +redouté de voir le cœur de René pris par une +passante : mais cela, ce n’est que l’épreuve d’un +Lormier ! il s’agissait de bien autre chose !</p> + +<p>Le mot de René, d’ailleurs, avait été prononcé, +comme il arrive souvent, sans que fût mesurée +sa portée réelle. Dans ces cas-là, est-ce encore +nous qui parlons, ou un autre enseveli au fond +de nous-même et qui prend place d’office parce +qu’il voit mieux ? A peine eut-il compris ce qu’il +venait de dire, que René aussi s’effraya autant +que sa mère. Leurs deux regards se croisèrent. +Celui de madame Manchon était pesant, chargé +de stupeur : par-dessus tout, il y paraissait l’immense +désarroi d’une âme ; celui de René mendiait +de la lumière ou peut-être un pardon — comment +le savoir ? — Puis on entendit un bruit +à peine perceptible : madame Manchon se levait.</p> + +<p>On n’est jamais plus proches que lorsqu’on a +conscience de s’être fait beaucoup de mal.</p> + +<p>A la vue de sa mère debout et qui sans doute +allait partir, René tendit les bras :</p> + +<p>— Maman ! appela-t-il d’une voix défaillante.</p> + +<p>Elle se retourna, secouée jusqu’au plus intime +de l’être, aperçut le geste, et s’arrêta.</p> + +<p>— Maman, j’ai tant de chagrin !</p> + +<p>— Et moi donc !</p> + +<p>Le double cri de leurs effrois devant la douleur +souveraine. Pourtant, tout au plus en avaient-ils +senti passer l’ombre sur eux.</p> + +<p>— Maman ! tu ne vas pas m’abandonner ainsi ?</p> + +<p>— T’abandonner !</p> + +<p>Encore un cri, mais combien différent du premier ! +Subitement projetée vers René, redevenue +tendresse vivante, enfin madame Manchon cédait +à l’appel des bras ouverts, se précipitait vers eux. +Elle et lui s’étreignirent. Ils ne se parlaient plus. +Ils auraient eu peur de troubler ce moment ineffable +où, rapprochés, fondus, ils avaient conscience +d’échapper à la tourmente en oubliant ce +qui n’était pas eux. Ce fut un moment unique, +l’ivresse sur la cime : mais on ne demeure jamais +longtemps sur la cime. Avant même que l’étreinte +ne devînt plus lâche, l’un et l’autre étaient déjà +redescendus dans la plaine : René pour sentir +qu’un double désastre continuait d’emporter à la +fois le passé et l’avenir, madame Manchon pour +ne découvrir autour d’elle que des abîmes. Que +se passa-t-il ensuite en celle-ci ? Sans doute dut-elle +songer : « Avec ou sans moi, il partira ; si je +vais avec lui, non seulement je le rassure, mais +il me reste la chance de tout rompre sur place. » +Quand on en est à sentir trébucher l’effort entier +d’une vie, on cesse de vouloir tout sauver : +régler la part du feu suffit. Quoi qu’il en soit, +elle reprit soudain très bas :</p> + +<p>— Maintenant lève-toi… Ce qui précède était +pour t’éprouver… Tu persistes : je ne résiste +plus. Demain… ce soir… quand tu voudras !…</p> + +<p>Le miracle n’étonne pas, dès qu’il est conforme +à nos désirs. Sans desserrer l’étreinte, René +répondit simplement :</p> + +<p>— Ah ! maman ! je savais bien que tu voudrais +me rendre heureux !</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>VII</h3> + + +<p>Il faut avoir cru son bonheur perdu pour le +savourer dans sa plénitude. Les heures qui suivirent +furent pour René et madame Manchon la +lueur suprême d’une intimité que les événements +s’apprêtaient à détruire. Jamais René n’avait eu +plus conscience d’être le fils d’élection de sa +mère : jamais madame Manchon, sacrifiant en +apparence sa passion jalouse aux désirs de son +enfant, ne s’était crue aussi près de le posséder +tout entier.</p> + +<p>Toutes choses pesées, une demande officielle +fut adressée sur l’heure à madame Traversot. On +convint de remettre le voyage décidé à la réception +de la réponse ; René, lui, partirait seul, le +lendemain.</p> + +<p>Quand l’abbé parut pour le repas du soir, il ne +marqua d’étonnement ni de la présence de son +frère, ni de l’accueil glacé de madame Manchon. +Celle-ci, durant les intervalles de liberté que procurait +la conversation joyeuse de Lapirotte avec +René, jetait de temps à autre sur le prêtre un +regard aigu.</p> + +<p>A la sortie de table, René crut bon de le +remercier :</p> + +<p>— Il paraît, dit-il, que tu m’as approuvé dès +le début. Je ne l’oublierai pas.</p> + +<p>L’abbé répondit avec simplicité :</p> + +<p>— Dans cette occasion comme en toute autre, +je m’efforce d’accomplir mon devoir. Il ne faut +pas me savoir gré de ce qui est d’obligation.</p> + +<p>A peine débarqué à Semur, René courut à +l’hôtel de Thil. La lettre qui le précédait et sans +doute une visite de l’abbé Valfour y avaient tout +changé. René fut accueilli par le premier vrai +sourire de madame Traversot. On le retint à +dîner. Annette seule avait pris un air grave. Un +dénouement si prompt l’effrayait : c’est maintenant +qu’elle commençait d’avoir peur.</p> + +<p>Deux jours plus tard, René aperçut à la devanture +de l’unique bijoutier de Semur une perle +montée sur bague et qui était d’une eau rare. Il +eut la fantaisie de l’acheter et, dès qu’il fut avec +Annette, lui offrit ce bijou, se réservant de le +remplacer plus tard par un autre plus digne.</p> + +<p>— Vous m’aviez accordé votre main, quoi qu’il +arrive : que ceci soit de même le gage de nos +fiançailles pour nous seuls.</p> + +<p>Annette, inquiète des moindres signes, essaya +l’anneau qui se trouva trop large.</p> + +<p>— Qu’importe ! dit René : j’aimerai vous le +voir, quand nous serons en tête-à-tête.</p> + +<p>— Mais je craindrai de le perdre…</p> + +<p>— Qu’importe encore, dès lors que je ne vous +perdrai pas !</p> + +<p>Et ce fut, là aussi, une minute heureuse. Ils +erraient sur la terrasse. Alentour, les collines +vertes tendaient vers eux les prémices d’un été +précoce. A leurs pieds, l’Armançon chuchotait +son approbation rieuse. On n’apercevait que +lumière, on ne respirait que parfums ; mais quelle +parure plus belle la terre eût-elle souhaitée, que +ces deux êtres frissonnant au souffle de l’amour ?</p> + +<p>La nouvelle de la demande officielle, de l’arrivée +certaine de madame Manchon, et de l’acquisition +chez le bijoutier d’une bague qu’on ne +voyait pas encore au doigt d’Annette, fusa à travers +la ville avec une rapidité qui tient du prodige. +René s’en rendit compte aux compliments +que lui adressa, dès le lendemain de son achat, +M. Chasseloup avant d’entamer le travail du +matin. Et ceci nous ramène à la banque, dont je +n’ai pas encore parlé…</p> + +<p>Le moment vient d’indiquer en quelques mots +quelles y étaient les attributions de René et d’en +faire une description, telle du moins que je m’en +suis fait idée. Duclos rectifiera mes dires, s’il en +est besoin.</p> + +<p>Située rue Buffon, la banque Chasseloup occupait +une maison ancienne dont on avait aménagé, +tant bien que mal, le rez-de-chaussée et le premier. +Le rez-de-chaussée servait aux employés et +au public, le premier abritait la direction. Trois +portes donnant sur le palier de l’étage y desservaient +l’une le cabinet de René, l’autre une pièce +banale réservée au gardien, et la dernière enfin, +située entre les deux précédentes, le bureau de +M. Chasseloup. Au fond, à droite, une sortie +dérobée permettait de gagner le bas par un petit +escalier intérieur. Entre le bureau de Chasseloup +et le cabinet de René existait en outre une communication +directe. Vous jugerez dans un instant +combien ces détails ont d’importance.</p> + +<p>Le travail de René se réduisait à étudier, +chaque matin, de concert avec M. Chasseloup, la +cote du dernier marché, à suivre le mouvement +des fonds et à parler ensuite interminablement +des menues affaires que les spéculateurs en mal +d’argent s’efforcent de passer à la province, quand +Paris a refusé de les suivre.</p> + +<p>La force de Chasseloup en ces matières était son +extrême défiance. Il traitait la banque avec des +méthodes de paysan, sans audace mais sans +risques. Cela ne l’empêchait pas de jouer en imagination. +Il se procurait ainsi la satisfaction de +dire : « Si j’avais voulu, j’aurais gagné ceci… » +ou bien : « Sans mon coup d’œil, j’aurais perdu +cela… » Plaisir sans danger, qui joint à des bénéfices +réguliers, suffisait à le rendre d’humeur joviale.</p> + +<p>L’espoir de vendre la banque, à un prix inespéré, +et la séduction de René avaient, comme il +sied, mis très vite les relations des deux hommes +sur un pied de confiance réciproque. En l’absence +de Chasseloup, le personnel, qui en avait conscience, +s’adressait donc à René. Des clients prirent +même l’habitude de frapper directement chez lui. +En cas d’hésitation, René passait chez Chasseloup +par la porte de communication et, de toutes +manières, l’affaire était réglée.</p> + +<p>Un dernier détail, enfin : une maison telle que +celle-ci est un établissement régional dont le +public se trouve repéré d’avance et demeure à +peu près invariable. Or, deux mois environ avant +l’époque qui nous occupe, la banque Chasseloup +s’accrut d’un compte important, — plusieurs centaines +de mille francs, — déposé par une demoiselle +Lormier, inconnue de Chasseloup autant +que de René. C’était là une aubaine point négligeable ; +le nom de Lormier figura dès lors sur la +liste des personnes à traiter avec égards.</p> + +<p>Ceci dit, René venait à peine de recevoir les +félicitations de Chasseloup que survint l’abbé Valfour, +monté à tout hasard pour s’enquérir.</p> + +<p>— Est-il exact que vous ayez acheté déjà l’anneau +de fiançailles ? demanda-t-il.</p> + +<p>René ne put cacher son agacement :</p> + +<p>— Je commence à craindre, répondit-il, qu’on +ne puisse éternuer dans cette ville sans qu’y +réponde le tocsin.</p> + +<p>M. Valfour sourit avec indulgence.</p> + +<p>— Rançon des grandeurs : on les contrôle. +Cela ne gêne pas, en somme, et pourquoi vous +en occuper ?</p> + +<p>— Peste ! s’écria René avec une nuance de rancune, +vous ne teniez pas le même langage lors de +mon départ pour Paris !</p> + +<p>— C’est qu’aussi, que voulez-vous qu’il arrive ? +riposta l’abbé sans se démonter.</p> + +<p>Au même instant, le gardien de bureau entra : +mademoiselle Lormier désirait parler à M. Chasseloup.</p> + +<p>— Hé bien, introduisez-la !</p> + +<p>— Mais M. Chasseloup vient de sortir, et il +s’agit, paraît-il, d’un renseignement urgent.</p> + +<p>— Soit : qu’elle attende !</p> + +<p>Et se tournant vers M. Valfour :</p> + +<p>— Connaissez-vous ?</p> + +<p>Toujours prudent, l’abbé fit une moue incertaine.</p> + +<p>— Un bon prêtre doit connaître chacun de ses +paroissiens, au moins de vue.</p> + +<p>— Qui est-ce ?</p> + +<p>— Une personne fort bien, je crois, intelligente, +pieuse, et qui vit avec son père. Toutefois +que vient-elle faire ici ?</p> + +<p>— J’en sais autant que vous. C’est une recrue +nouvelle. M. Chasseloup tient à la satisfaire.</p> + +<p>L’abbé prit un air entendu :</p> + +<p>— Je reconnais les procédés de la maison : les +petits ruisseaux font…</p> + +<p>— Les gros, voulez-vous dire.</p> + +<p>— Pas possible !</p> + +<p>— C’est ainsi.</p> + +<p>L’abbé considéra René avec étonnement, puis +ramassant son chapeau :</p> + +<p>— Au genre de vie des Lormier, je ne l’aurais +pas cru… Par où puis-je m’évader sans être vu ?</p> + +<p>— Vous avez peur d’une rencontre ?</p> + +<p>— Non : pourtant, quand c’est réalisable, je +préfère n’être aperçu qu’aux lieux convenant à +mon ministère.</p> + +<p>— Parfait ! Allez avec Broquant (René désignait +en même temps le gardien de bureau) : il vous +mènera au petit escalier.</p> + +<p>Laissé seul, René revint ensuite attendre à sa +table la cliente annoncée. Corvée de métier, +dépouillée d’imprévu. Chasseloup serait désolé de +ne pas recevoir lui-même cette Lormier. Au fait, +peut-être celui-ci rentrerait-il sous peu ? Alors, +autant ouvrir la porte de communication, de +manière à ne point le manquer : et s’étant levé, +René fit comme il disait. Quand il revint sur ses +pas, la visiteuse entrait.</p> + +<p>— Je vous en prie, mademoiselle, prenez +place…</p> + +<p>Il avança un fauteuil, et s’installant lui-même, +poursuivit :</p> + +<p>— Vous désiriez un conseil ? A quel propos et +en quoi pouvons-nous vous être utiles ?</p> + +<p>Déjà plié au métier, il s’exprimait avec le ton +détaché d’un marchand d’épices prêt à ouvrir ses +tiroirs au gré de la demande. Il ne regardait +même pas celle à qui il s’adressait : toutefois, en +terminant, il se sentit brusquement retenu par +un détail stupide.</p> + +<p>La personne qui était là, tenait dans une main +un paquet de récépissés et dans l’autre un parapluie, +inutile par ce jour de beau temps, mais +dont le bec avait une forme que René croyait +avoir aperçue déjà en d’autres circonstances.</p> + +<p>— Avant de vendre quelques-unes de ces valeurs, +j’aimerais avoir l’opinion de la banque, +répondit mademoiselle Lormier.</p> + +<p>Déposant ensuite les récépissés devant René, +elle prit à deux mains le parapluie, en promena +l’extrémité sur le tapis et parut s’absorber dans +les dessins qu’elle traçait. Plus de doute : René +reconnaissait aussi la voix. L’inconnue de la +gare et mademoiselle Lormier ne faisaient qu’un.</p> + +<p>Il est parfaitement désagréable de se rendre +compte qu’on s’est mépris en certaines occasions : +il est aussi d’usage qu’on affecte alors d’ignorer +ce qui a pu se passer. René reprit donc :</p> + +<p>— De quelles valeurs s’agit-il ?</p> + +<p>Il fit mine en même temps de parcourir les +récépissés : puis, parce qu’aucune réponse ne +venait, il se tourna de nouveau vers la visiteuse. +Celle-ci continuait de jouer avec le parapluie.</p> + +<p>— C’est bien le même, dit-elle enfin, à l’instant +où, entraîné par l’exemple, René en regardait la +pointe.</p> + +<p>Aucune ironie perceptible, d’ailleurs. Mademoiselle +Lormier semblait évoquer ce souvenir comme +une chose indifférente de sa vie.</p> + +<p>Il balbutia, décontenancé :</p> + +<p>— Mon Dieu ! mademoiselle, croyez bien que, +de moi-même, je ne me serais jamais permis… +Aussi bien, je sens en ce moment quelles excuses…</p> + +<p>Elle l’interrompit :</p> + +<p>— Vous plaît-il de me rendre ceci ?</p> + +<p>Elle désignait les papiers. Il crut que pour couper +court à une explication gênante, elle souhaitait +y chercher tout de suite un renseignement, et +obéit. Mais elle en refit un paquet et de l’air le +plus naturel :</p> + +<p>— La vérité est que je n’ai besoin d’aucune +indication financière. J’avais envie tout simplement +de revoir mon compagnon d’un soir et +de m’entretenir avec lui. Êtes-vous disposé à +reprendre une conversation… qui fut, je l’avoue, +un peu vivement interrompue ?</p> + +<p>Le plafond se serait écroulé aux pieds de René +qu’il n’eût pas éprouvé une moindre surprise.</p> + +<p>— Il est clair, mademoiselle, que je ne puis que +m’incliner devant ce désir… inattendu ; les souvenirs +que j’ai dû vous laisser rappellent par trop +une inconvenance dont je sollicite humblement le +pardon, balbutia-t-il.</p> + +<p>— Je conçois qu’ils vous gênent, surtout en ce +moment, répartit mademoiselle Lormier toujours +paisible. C’est sans doute la raison pour +laquelle, passant tous les jours devant moi, vous +ne m’avez jamais aperçue.</p> + +<p>Il protesta du geste :</p> + +<p>— De cela, du moins, vous ne sauriez m’en +vouloir, puisque je n’avais pas entrevu votre +visage !</p> + +<p>— Mettons que vous êtes surtout occupé par +un autre.</p> + +<p>Et la pointe du parapluie sembla tenter de +percer le tapis, cependant que René s’inquiétait +soudain.</p> + +<p>Mademoiselle Lormier poursuivit :</p> + +<p>— On annonce vos fiançailles : mes compliments… +A quand la noce ?</p> + +<p>René, de plus en plus gêné, secoua les épaules :</p> + +<p>— Mais… en vérité, rien n’est fixé… Cela +dépendra.</p> + +<p>— Oui, de beaucoup de choses : avec vous, il +est prudent de ne rien arrêter d’avance, car vos +sentiments changent assez vite, si je m’en rapporte +à ma propre expérience.</p> + +<p>Et mademoiselle Lormier, détournant la tête, +sans doute pour ne point voir l’accueil reçu par +sa remarque cruelle, considéra la pièce voisine, +c’est-à-dire le bureau de M. Chasseloup. René +trembla qu’elle ne voulût fermer la porte ; mais +il n’en fut rien. Mademoiselle Lormier, maintenant, +était occupée à relever sa voilette. La chose +faite, elle revint à sa position primitive.</p> + +<p>Durant un court moment se déroula ensuite +une scène muette et singulière. Tandis que le +regard de mademoiselle Lormier, planté droit sur +René, semblait commander qu’il daignât au moins +examiner les traits qu’on lui montrait, René, tout +à l’inquiétude du présent, persistait à ne pas les +voir, et devenu on ne sait quoi de fuyant, ajoutait +sans le vouloir un grief cuisant à ceux contre lesquels +il prétendait se défendre. Mademoiselle Lormier +parut la première se lasser du jeu :</p> + +<p>— Nous disions donc, reprit-elle, que la noce +est retardée…</p> + +<p>— Non, rectifia René, que la date n’en est pas +arrêtée.</p> + +<p>— Hé bien, je crois justement me rappeler +qu’en entrant ici, je m’étais proposé de vous +inviter à l’ajourner tout à fait.</p> + +<p>René accueillit, impassible, la menace que ces +mots recouvraient.</p> + +<p>— Me permettrez-vous, mademoiselle, de +remarquer que, si réels que soient mes torts à +votre égard, vous n’avez aucun titre à me donner +pareil avis ?</p> + +<p>Mademoiselle Lormier eut un léger haussement +d’épaules :</p> + +<p>— Vous ferez bien pourtant de tenir compte de +mon avertissement.</p> + +<p>— Ah !… ce n’est plus déjà qu’un avertissement ?</p> + +<p>— Croyez-moi. Si vous ne vous résignez à la +rupture, les Traversot en prendront l’initiative.</p> + +<p>— J’ignorais que vous eussiez le don de prophétie.</p> + +<p>— Ce que je sais de vous me suffit.</p> + +<p>— Vraiment ! vous savez de moi…</p> + +<p>— Beaucoup de choses… plus que vous n’en +savez vous-même.</p> + +<p>— Vous m’étonnez. Peut-on savoir lesquelles ?</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>On entendit un bruit sec : René jetait sur la +table le coupe-papier avec lequel il jouait machinalement.</p> + +<p>— En tout cas, et si compromettant que puisse +paraître l’abri momentané offert par un parapluie, +je doute que la divulgation en soit de nature à me +gêner !</p> + +<p>— Si je désirais autre chose que votre bonheur, +il eût été bien simple de ne pas vous avertir, +répliqua mademoiselle Lormier d’un ton paisible.</p> + +<p>Et le jeu des yeux, les uns cherchant René, les +autres fuyant devant un appel qu’ils ne remarquaient +pas, recommença silencieux.</p> + +<p>On peut trouver surprenant que parvenus à ce +point, René n’ait pas tenté de rompre ou mademoiselle +Lormier se soit obstinée à poursuivre un +but qui, à l’évidence, prétendait se dérober : c’est +qu’il y a, quoi qu’on pense, d’autres modes que +la parole ou le regard pour communiquer. Dans +les circonstances importantes, les âmes recourent +au contact direct. Ils savaient tous les deux que, +loin d’être épuisé, l’entretien n’avait pas encore +abordé l’essentiel.</p> + +<p>Soudain, mademoiselle Lormier se raidit : +enfin ! René venait de l’apercevoir.</p> + +<p>Une seconde s’écoula, puis douloureusement :</p> + +<p>— Vous n’aviez pas voulu me croire : suis-je +assez laide ?</p> + +<p>— Oh ! répliqua-t-il sans parvenir à cacher que +cela lui était indifférent, une femme ne se prétend +jamais laide que lorsqu’elle ne l’est pas.</p> + +<p>— Vous êtes bien demeuré le même !…</p> + +<p>Et un sourire bizarre éclaira les lèvres de mademoiselle +Lormier. On n’aurait pu démêler quelles +parts de satisfaction et d’ironie y figuraient.</p> + +<p>— Le même ? interrogea René.</p> + +<p>— Si j’étais tentée de vous croire, je n’aurais +qu’à rassembler mes souvenirs pour m’assurer, +grâce à eux, qu’entre deux déclarations, vous +mettez au plus un intervalle d’une heure. Supposons +que, pour mon malheur, j’aie pris autrefois +la vôtre au sérieux…</p> + +<p>— Mais vous ne l’a avez pas fait ?</p> + +<p>— Que je l’aie fait ou non, en quoi cela excuserait-il +votre façon de jouer avec le cœur des +autres ? A vos yeux, révéler à une pauvre fille les +premiers troubles de l’amour, l’enivrer de perspectives +qui la détacheront des bonheurs qu’elle +avait, quoi de plus simple et pourquoi s’en soucier ? +Par contre, il se trouve que je suis de votre +monde ou à peu près ; que ma fortune est suffisante +pour me valoir l’accueil empressé de Chasseloup +et C<sup>ie</sup> : aussitôt votre conscience s’inquiète : +avec très peu d’effort, vous songeriez à réparer !</p> + +<p>— Êtes-vous donc si sûre qu’il n’y ait eu qu’un +coupable ? dit brusquement René.</p> + +<p>— Rassurez-vous, je ne m’épargne pas non plus.</p> + +<p>— Alors, nous voilà quittes !</p> + +<p>— Qu’en savez-vous ? On ignore toujours le +retentissement de certains actes dans une âme, +acheva mademoiselle Lormier tandis que son +regard allait chercher le sol.</p> + +<p>L’accent et la phrase étaient si singuliers +qu’aussitôt une pensée effleura René. N’oubliez +pas qu’il était accoutumé de conquérir et de +plaire.</p> + +<p>— Vous ne prétendez pas ?… commença-t-il, +baissant subitement la voix.</p> + +<p>Aucune réponse. Il était possible que mademoiselle +Lormier se tût parce qu’elle refusait de +s’expliquer mieux, possible aussi qu’elle n’eût pas +écouté.</p> + +<p>— Allons donc ! reprit René, votre éducation, +votre intelligence, votre fortune même, tout +affirme… je ne puis admettre qu’un bavardage +d’une heure ait suffi pour faire de moi autre +chose qu’un passant !…</p> + +<p>Mademoiselle Lormier releva brusquement la +tête :</p> + +<p>— Le regretteriez-vous, si cela était ?</p> + +<p>Il la contempla, à la fois désarçonné et satisfait. +Il craignait aussi d’être entraîné dans un piège.</p> + +<p>— A quoi bon vous le dire, puisque cela ne +peut être ?</p> + +<p>— Supposons pourtant… Il y a tant de gens +dont la destinée s’oriente en une minute ; pourquoi +pas la mienne ?</p> + +<p>— Dans ce cas, vous auriez su me retrouver. +Je ne vous connaissais pas, mais vous me connaissiez, +n’est-ce pas ? Vous m’auriez vu, parlé…</p> + +<p>— Vous auriez même daigné me faire confidence +de la dernière passion en cours…</p> + +<p>Un rire nerveux ponctua la réplique. Puis, soudain, +changeant de visage et redevenue pensive :</p> + +<p>— Non, vraiment, surtout alors, je crois que je +n’aurais pas reparu. De loin, plutôt, sans me +découvrir, je me serais d’abord attelée à vous +séparer de l’autre. La place nette, vous auriez +accusé le hasard, maudit les circonstances, jusqu’au +jour où, me découvrant enfin, avec ou sans +votre consentement, je vous aurais conquis !</p> + +<p>— Permettez-moi d’en douter, murmura René +presque malgré lui.</p> + +<p>— Parce que vous ignorez comment on aime ! +L’amour pour vous n’est que caprice passager, +dont la mémoire s’évapore avec le temps : pour +moi, c’est le monde où ceux qui se donnent ne +se donnent qu’une fois. Ah ! comme je serai bien +tout entière à celui que je choisirai ! J’adore mon +père : il ne comptera plus. Je crois en Dieu : je +ne saurai plus s’il existe ! Une seule volonté au +fond de moi : vivre pour <i>lui</i>, avec <i>lui</i>… Et ne +croyez pas que je m’illusionnerai : à l’avance, +j’aurai mesuré tout ce qui nous sépare, et jusqu’à +son cœur ! Cependant, ayant appris déjà à quel +point il peut oublier, je n’aurais pas peur, tant +je serais assurée de faire toujours précisément ce +qu’il souhaite. Je me sens de taille à le rendre +célèbre s’il en avait envie, et à vivre au fond +d’un bois, si cette ombre lui plaisait mieux. Pour +le conquérir, pour le garder, j’oserais… tout…</p> + +<p>— Même le lui dire ! interrompit René effrayé +par la violence que de tels mots trahissaient.</p> + +<p>— Pourquoi pas ?</p> + +<p>Dédaignant désormais les faux-fuyants, abattant +le jeu sans honte, elle s’était dressée, le couvrait +d’un regard impérieux ; mais il arrêta du geste +les paroles qu’elle allait dire :</p> + +<p>— Mademoiselle, n’estimez-vous pas que pour +vous comme pour moi, il convient d’interrompre +ici un entretien qui ne peut être… qu’inutile ?</p> + +<p>En même temps, il s’était levé. Les yeux de +mademoiselle Lormier s’éteignirent.</p> + +<p>— En effet, dit-elle, pour un peu, vous alliez +prendre au sérieux mes… suppositions, et moi +oublier le reste…</p> + +<p>— Le reste ? répéta René.</p> + +<p>A son tour, elle se leva sans répondre et abaissa +sa voilette. Elle faisait cela sans effort apparent : +cependant, elle avait tant de peine à se tenir +debout, qu’elle dut prendre contre la table un +appui momentané.</p> + +<p>— De grâce, interrompit René, se rassurant +déjà, allons-nous ainsi nous quitter sur des +paroles amères ? Oh ! je comprendrais très bien +que vous m’eussiez haï : mais puisque vous êtes +venue, puisque j’espère vous avoir témoigné mon +sincère repentir, ne pourrions-nous, avant de +nous séparer, nous tendre amicalement la main, +et de nos deux brèves rencontres, garder au +moins le regret de ne pas nous être mieux connus ?</p> + +<p>Il avait repris, sans y penser, les mêmes +inflexions de voix caressantes qu’au retour de la +gare. Il était de ceux qui ne peuvent supporter +de n’être pas aimés, et qui, même sur le pas d’une +porte, s’efforcent de gagner quelqu’un qui ne +reviendra plus.</p> + +<p>— Mais où prenez-vous que nous ne nous +reverrons pas ? répliqua mademoiselle Lormier.</p> + +<p>— C’est peu probable.</p> + +<p>— Vous avez tort, puisque je voulais précisément +vous donner rendez-vous ici dans huit jours.</p> + +<p>— Pour quoi faire ?</p> + +<p>— Pour m’annoncer que, tenant compte de +mes avertissements, vous avez renoncé à l’idylle.</p> + +<p>— Sinon ?…</p> + +<p>— Je m’engage à la rompre d’office.</p> + +<p>René la contempla, se demandant s’il avait +entendu.</p> + +<p>— Quelle comédie jouons-nous ? interrogea-t-il, +se refusant à prendre au sérieux la menace.</p> + +<p>Mais les yeux de mademoiselle Lormier heurtèrent +les siens :</p> + +<p>— Aucune. Je finis seulement par où je comptais +commencer : oubliez le détour… et suivez +mon avis.</p> + +<p>— Quoi que vous pensiez de ma prétendue +légèreté, imaginez-vous que mon cœur va se +déprendre dans la huitaine, parce qu’il vous plaît +de vous venger ? riposta René, soulevé par une +brusque colère.</p> + +<p>— Je n’imagine rien. Je vous défends contre +vous-même : cela suffit.</p> + +<p>Elle continuait de le défier du regard. On la +sentait implacable et décidée à briser l’obstacle, +quel qu’il fût, qui s’opposerait à ce qu’elle avait +résolu.</p> + +<p>— Alors, c’est la guerre ?</p> + +<p>— Ou la paix… à votre choix.</p> + +<p>— Jusques à quand ?</p> + +<p>Elle eut une brève hésitation et dut s’appuyer +de nouveau contre la table ; puis, gravement :</p> + +<p>— Jusqu’au jour où, ayant découvert la vérité, +vous découvrirez aussi qu’un grand amour vaut +bien le sacrifice d’un peu de souffrance et même +les risques de la haine !</p> + +<p>Une entrée bruyante l’empêcha de poursuivre : +Chasseloup, revenu dans son bureau, approchait +brusquement et, pris de curiosité, dévisageait +l’inconnue.</p> + +<p>— Mademoiselle Lormier, dit René froidement, +qui vous attendait pour vous entretenir de ses +titres.</p> + +<p>La haute taille de Chasseloup fit un plongeon :</p> + +<p>— Ah ! mademoiselle, désolé…</p> + +<p>Ce fut ensuite l’entretien muet de trois visages. +Celui de Chasseloup s’offrait avec l’obséquiosité +des grands jours ; celui de René exprimait le soulagement +que donne l’arrêt, fût-il momentané, +d’un entretien dont on ignore s’il vaut mieux le +poursuivre ou l’abandonner ; mademoiselle Lormier +redevenue impassible toisait tour à tour les +deux hommes.</p> + +<p>— Vous désiriez, mademoiselle ?… reprit soudain +Chasseloup.</p> + +<p>— Je ne souhaite plus rien, monsieur, puisque, +grâce à M. de La Gilardière, je pars aussi renseignée +que je le pouvais souhaiter.</p> + +<p>Et s’adressant à René :</p> + +<p>— Il est donc entendu qu’à défaut de nouvelles, +je serai fidèle au rendez-vous. D’ici là, j’aurai pris +mes mesures pour aider au résultat.</p> + +<p>— Vous oubliez les récépissés, fit René d’une +voix sourde.</p> + +<p>— En effet…</p> + +<p>— Accompagnez donc mademoiselle ! dit Chasseloup.</p> + +<p>— Inutile, je connais le chemin. Je ne l’oublierai +pas.</p> + +<p>Et l’allure hautaine, elle atteignit le seuil.</p> + +<p>— Bigre ! déclara Chasseloup, en voilà une qui +me paraît savoir ce qu’elle veut. De quoi s’agissait-il ?</p> + +<p>— Rien de sérieux… des indications d’avenir…</p> + +<p>La voix de René était mal assurée. Tant que +mademoiselle Lormier avait été présente, elle ne +lui avait pas fait peur : tout à coup, il commençait +de trembler pour Annette.</p> + +<p>— L’avenir !… grommela Chasseloup, comme +si vous ou moi étions capables de le prévoir ! +Qu’elle le fabrique elle-même, si elle tient à +l’avoir à son gré !</p> + +<p>René ne répliqua rien : n’était-ce pas cela précisément +que mademoiselle Lormier venait d’annoncer +qu’elle ferait ?</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>VIII</h3> + + +<p>Et les huit jours commencèrent…</p> + +<p>Le soir même de la visite de mademoiselle Lormier, +René m’écrivit pour me communiquer son +anxiété. Au vrai, il se demandait : « Que cherche-t-elle ? +Est-ce une femme qui venge son orgueil +blessé ? Est-ce, au contraire, une détraquée en +quête de chantage ? »</p> + +<p>Je répondis : « Un chantage m’effraierait moins ; +elle aime. » Et c’était bien ma pensée : je ne +doutais pas que mademoiselle Lormier aimât +René. J’allais plus loin : précisément parce qu’elle +se manifestait de cette manière, tardive, maladroite +et violente, j’étais assuré qu’il s’agissait là +d’une passion sincère qui ne reculerait devant +aucune extrémité.</p> + +<p>Quoi ! direz-vous, de la passion pour un homme +qu’on approcha quelques instants, qui n’a pas +reparu, dont le peu qu’on apprit a seulement +révélé qu’il adorait ailleurs ? Admettons un +caprice de fille perverse, un goût passager qui +flambe ainsi qu’un papier mince, et dont le +moindre souffle dissipera ensuite la cendre +légère : mais de l’amour !</p> + +<p>Erreur : seul l’amour, et, j’ose affirmer, le +grand amour, est capable d’agir de la sorte. +Remontez aussi dans vos souvenirs, cherchez +autour de vous les vrais amants : à l’origine du +bouleversement de leur existence, vous trouverez +toujours le même fait inexplicable et souverain : +on aperçoit un être, on ne sait pas quel il est, on +ignore parfois le son de sa voix, on ne soupçonne +rien de son âme, et, <i>instantanément</i>, on est sûr +de <i>le retrouver</i>, sûr de ne pouvoir suivre désormais +que son sillage. Se heurterait-on ensuite à +toutes les tares, cela n’arrête pas. Une seconde, +un regard ont fixé le destin. La langue usuelle +donne au phénomène un nom dont on abuse : +le coup de foudre. Il n’y a jamais de coup de +foudre au départ d’une fantaisie ou des longues +tendresses ; l’amour total, au contraire, ne débute +que par lui. Presque toujours encore le coup de +foudre qui atteint l’un épargne l’autre. La réciprocité +immédiate existe rarement. La vie est +faite ainsi de courses d’aveugles, tragiques, où +chacun, poursuivant sa propre chimère, est en +même temps la chimère vainement poursuivie par +un autre qui suit : et tels m’apparaissaient déjà +mademoiselle Lormier et René. Inconscient, René +avait passé : éblouie par la terre promise, une +âme courait après lui, et, dût-elle expirer sur la +route, tenterait tout pour le joindre !…</p> + +<p>René, dans sa lettre, ajoutait : « Quand elle se +vante d’en savoir sur moi plus que moi-même, +est-ce bravade ou moyen d’égarer ma défiance ? +Je crains qu’Annette ne soit la seule visée. »</p> + +<p>Là encore, je répondis : « Parce qu’elle vous +aime, c’est vous seul qu’elle tentera d’atteindre ; +il est vrai qu’on ne peut soupçonner par quelle +voie. » Hélas ! combien je voyais juste !</p> + +<p>Quoi qu’il en soit, René, qui avait songé d’abord +à prévenir les Traversot, y renonça. Une communication +à l’abbé Valfour, intermédiaire avisé et +conseiller discret, lui parut de même inutile. +D’ailleurs, à la lettre suivante, et parce que la +moitié du délai s’était passée sans incident, il +semblait déjà rasséréné : « Le plus sage, concluait-il, +n’est-il pas d’attendre les événements ? » Bien +que l’attente m’ait toujours paru la ressource des +tempéraments légers, c’était là peut-être le plus +raisonnable.</p> + +<p>Rarement, d’ailleurs, semaine s’écoula plus vide +d’incidents. Autour d’Annette et de René, la ville +même avait fait trêve. Le chœur semblait s’être +évanoui. A Paris seulement, madame Manchon +eut un accès de grippe, qui retarda une fois de +plus sa venue. La logique des choses veut que, +lorsqu’un premier mensonge a paru vrai, la vérité +prenne à son tour air de mensonge. Madame +Traversot, qui avait cru à l’indisposition imaginaire +de madame Manchon, conçut de l’inquiétude +à l’occasion de celle qui était véritable ; toutefois, +comme la correspondance continuait, ce contretemps +perdit sa signification menaçante.</p> + +<p>Tant de calme endormait ; à mesure que, +pareilles au sable de la clepsydre, les heures +glissaient d’un cours égal et sûr, malgré lui René +se prenait à croire que l’apparition de mademoiselle +Lormier aurait été une alerte sans lendemain. +Je ne ressentais pas, je l’avoue, la même confiance ; +mais qu’importe ? Pour nous départager, il aurait +fallu pénétrer auprès de l’intéressée, et qui de +nous pouvait se vanter de connaître les pensées +de mademoiselle Lormier ?</p> + +<p>On atteignit ainsi le huitième jour.</p> + +<p>Le récit que j’en ferai vous paraîtra sans doute +plus obscur encore que celui de Duclos ; mais, +rassurez-vous, il s’éclairera dans peu d’instants.</p> + +<p>Ce huitième jour, donc, René se rendit à la +banque, à l’heure du matin habituelle et, à tout +hasard, recourut dès l’arrivée à la précaution des +faibles, qui est de tenter de se dérober au danger.</p> + +<p>— Mademoiselle Lormier se présentera peut-être, +dit-il au gardien de bureau Broquant. Dans +ce cas, conduisez-la chez M. Chasseloup ; je ne +veux pas la recevoir et n’y suis pour personne.</p> + +<p>A onze heures, rien n’avait encore troublé le +travail coutumier. Chasseloup et René prolongeaient +une conversation que la venue d’un +chargement interrompit à peine.</p> + +<p>D’ordinaire, quand Chasseloup recevait des +billets, — fait assez rare, — il s’empressait de les +envoyer au caissier ; mais, ce jour-là, entraîné +par ses propos, il mit machinalement à côté de +lui la liasse de dix coupures de mille francs +retirée de l’enveloppe.</p> + +<p>Vers onze heures et quart, quelqu’un frappa à +la porte. René crut que Broquant venait annoncer +mademoiselle Lormier. Il se trompait : c’était le +teneur de livres, amené par un incident d’écritures.</p> + +<p>— On ne peut s’en tirer sans les livres eux-mêmes, +dit Chasseloup après avoir suivi l’exposé +des difficultés rencontrées ; descendons. Venez-vous, +La Gilardière ?</p> + +<p>Mais René qui ne se souciait pas d’errer au +hasard dans la maison, s’excusa :</p> + +<p>— Encore une lettre à finir : je vous rejoins +dans une minute…</p> + +<p>— Soit : dépêchons, reprit Chasseloup.</p> + +<p>Et il sortit précédé par le teneur de livres. Il +avait négligé de ramasser les billets qui restèrent +sur sa table, cependant que René repassait lui-même +dans son bureau, laissant ouverte par +habitude la porte de communication.</p> + +<p>Ici, j’aimerais à m’arrêter pour constater combien +exacte est la conception de Duclos quand il +prétend toujours trouver, à l’origine de la douleur, +l’homme créateur inconscient d’une souffrance +qu’il ignore.</p> + +<p>Si Chasseloup n’avait pas eu de distraction, et +si le teneur de livres n’avait pas réclamé sa présence, +il est clair qu’aucun des événements qui +suivirent n’aurait été possible : il n’y aurait pas +eu de drame, ou en tous cas, le drame, uniquement +dirigé par des volontés calculées, eût perdu +la majeure partie de sa cruauté. Au contraire, +Chasseloup oublie par mégarde un geste usuel, +un employé l’entraîne, et ces actes indifférents +de gens, eux-mêmes indifférents, vont déchaîner +sur tout un groupe humain, totalement inconnu +d’eux, une tragédie mortelle.</p> + +<p>J’entends bien qu’on répond : « Retardons de +cinq minutes les événements, la tragédie n’existait +plus ! » Il est probable : toutefois, ce qui se passe +compte seul et non ce qui <i>aurait pu</i> se passer ! +Or ce qui se passe est toujours dans le sens que +je montre. Tant pis si l’explication fait défaut : +les lois inexplicables, et surtout insoupçonnées, +ne s’imposent-elles pas comme les autres, je dirai +même plus que les autres, puisque, les ignorant, +nous ne pouvons essayer de nous défendre contre +elles ? Mais revenons à René.</p> + +<p>Cinq minutes après la sortie de Chasseloup, +Broquant enfin apparaissait :</p> + +<p>— Mademoiselle Lormier est repartie. En apprenant +que vous n’y étiez pas et que M. Chasseloup +la recevrait, elle a préféré remettre sa visite à +un autre jour.</p> + +<p>— Ainsi, précise René, elle n’est plus là ?</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>— Parfait.</p> + +<p>Il attendit encore un peu, puis convaincu que +les voies étaient libres, rejoignit Chasseloup. Toutefois, +par excès de prudence, il prit l’escalier +dérobé. Broquant, lui, avait déjà regagné sa case +depuis quelques instants.</p> + +<p>Arrivé au bas, René trouva l’affaire des livres +réglée, et Chasseloup qui s’apprêtait à remonter.</p> + +<p>— Si vous le voulez bien, fit-il, et comme nous +n’avions plus rien d’important à nous dire, je +m’en irai tout de suite. Ne comptez pas non plus +sur moi, ce soir.</p> + +<p>— A votre gré.</p> + +<p>Les deux hommes échangèrent encore quelques +vagues propos avant de se séparer. René, +qui tenait à fuir la banque, se glissa ensuite dans +la rue, non sans avoir au préalable scruté les +alentours : Chasseloup, de son côté se rappela +qu’il avait laissé des billets sur sa table, et du +coup se hâta de reprendre l’escalier dérobé.</p> + +<p>Sept à huit minutes en tout avaient suffi pour +ces allées et venues. Quand Chasseloup rentra +dans son bureau, les billets n’y étaient plus…</p> + +<p>Duclos, doutes-tu encore que ton récit et le +mien soient les deux faces de la même médaille ? +C’est ici la croisée des chemins. Pour un instant, +à l’heure du vol, nos héros piétineront si bien les +mêmes sentiers, que me voici contraint de répéter +ce qui fut dit déjà, — toutefois en y portant une +première clarté.</p> + +<p>Donc, Chasseloup rentré s’aperçoit que la place +des billets est vide, procède à une recherche sommaire +et, tout de suite persuadé qu’il y a eu vol, +sonne Broquant.</p> + +<p>— Qui a passé ici dans les dernières dix +minutes ?</p> + +<p>Seule mademoiselle Lormier s’était présentée +à l’étage, mais sans entrer nulle part. Broquant +l’avait vue redescendre aussitôt ; on ne pouvait +songer à elle. D’ailleurs l’idée de la soupçonner +était inacceptable. La même raison écartait René.</p> + +<p>Restait que Broquant fût le coupable : ses antécédents +rendaient la chose incertaine, mais possible.</p> + +<p>Une scène violente suivit. On perçut jusqu’en +bas les éclats de Broquant, ivre de fureur à la +pensée d’être accusé. Chasseloup, obstiné, ne +sortait point du dilemme initial :</p> + +<p>— La Gilardière ou vous !</p> + +<p>Broquant finit par jeter :</p> + +<p>— Pourquoi pas La Gilardière ?</p> + +<p>— Vous savez bien que c’est absurde !</p> + +<p>— Alors les billets sont ici, quelque part, dans +un coin où on ne les voit pas… Êtes-vous sûr +seulement de ne pas les avoir égarés vous-même ?</p> + +<p>— J’ai cherché.</p> + +<p>— Il faut recommencer !</p> + +<p>— Soit.</p> + +<p>Et de nouveau Broquant bouleversa tout, mais, +notez bien ceci : dans le seul bureau de Chasseloup.</p> + +<p>Aucun résultat : les billets demeuraient introuvables. +Pourtant l’heure avançait. Décidé, à part +lui, de faire surveiller les dépenses de Broquant, +Chasseloup dit :</p> + +<p>— Soit ; nous reprendrons à deux heures. +D’ici là, je vous interdis d’en parler à personne.</p> + +<p>Il ferma lui-même les trois portes, mit les clés +dans sa poche et partit.</p> + +<p>Quand Broquant retrouva des employés dans la +rue, il semblait à demi-fou. Aussitôt on s’empresse, +on l’interroge. Sans se soucier des ordres +de Chasseloup, il éclate en récits entrecoupés et +conclut : « La Gilardière ou moi, d’accord : mais +puisque je sais que ce n’est pas moi, il faut bien +que ce soit lui… avec quoi paierait-il ses bagues +en perle ? » Autour, on s’écriait : « Évidemment ! » +Broquant, d’ailleurs, de la maison depuis sa +fondation, jouissait des sympathies. On était sûr +de son innocence.</p> + +<p>Une heure après, grâce aux employés, Semur, +mis au courant, et contrairement à tout bon sens, +prenait parti et accusait René…</p> + +<p>Personne en revanche n’apprit que dans l’après-midi, +profitant de l’absence de René, Broquant, +toujours mené par son idée, s’avisa de fouiller +dans le bureau de celui-ci et en ramena triomphalement +les billets, découverts dans la corbeille à +papier.</p> + +<p>Du coup, cependant, l’hypothèse du vol s’évanouissait. +Il est vrai que pour la remplacer, on +avait le champ libre. Pourquoi les billets avaient-ils +été jetés là ? Était-ce pour les y abriter provisoirement ? +ou pour permettre, toute réflexion +faite, de les retrouver ? ou bien encore à la suite +d’une étourderie ? Chasseloup reprit la somme sans +insister, se promettant d’interroger René le lendemain ; +quant à Broquant, il demeura convaincu +plus que jamais que René l’avait cachée lui-même, +avec l’intention de l’emporter dès que l’éclat, dû +à la disparition, se serait apaisé.</p> + +<p>René, pendant ce temps, ignorait tout, le vol +supposé, les billets égarés dans sa corbeille, la +fureur de Broquant, et surtout la rentrée du chœur +dans l’aventure. Réfugié chez lui, il attendait…</p> + +<p>Par une inconséquence normale en pareil cas, +après avoir tout fait le matin pour éviter mademoiselle +Lormier, il s’étonnait qu’elle ne reparût +pas. Pendant près d’une semaine, il s’était bercé +de l’espoir qu’au terme fixé, rien ne surviendrait : +maintenant que son espoir semblait réalisé, il s’en +effrayait plus que d’un acte défini. Que signifiait +pareil silence ? Il en était à ressasser sans trêve la +question, quand, vers le soir enfin, l’abbé Valfour +se présenta, inquiet des propos qui couraient.</p> + +<p>René fut stupéfait d’apprendre la disparition +des billets, perçut immédiatement qu’un lien +devait exister entre elle et le passage de mademoiselle +Lormier, mais se garda d’en souffler +mot. Quant à l’opinion de Semur à son sujet, il +la trouvait à juste raison bouffonne et négligeable.</p> + +<p>L’abbé, cependant, avait repris l’air soucieux +de la sacristie.</p> + +<p>— Je commence à me demander, dit-il, si +quelqu’un n’a pas intérêt à répandre en ville des +bruits sur vous, dans l’espoir qu’il en restera toujours +quelque chose.</p> + +<p>— Dois-je entendre, l’abbé, que vous allez me +soupçonner aussi ?</p> + +<p>M. Valfour haussa les épaules :</p> + +<p>— A Dieu ne plaise ! mais, croyez-moi, il y a +contre vous je ne sais qui ou je ne sais quoi, dont +l’action est à rechercher et à supprimer au plus +tôt.</p> + +<p>— Peut-être avez-vous raison, répondit René +sans s’expliquer plus.</p> + +<p>Je passe sur la soirée, — la dernière, — chez +les Traversot. A l’hôtel de Thil, rien n’avait +encore pénétré et la paix régnait.</p> + +<p>Rentré chez lui, René voulut en vain dormir. +On n’est jamais plus clairvoyant qu’au sein de +l’ombre et quand, les yeux fermés, on s’efforce +de ne point raisonner. Aiguillé par les propos de +l’abbé Valfour, il ne cessait de réfléchir à des +choses qui auraient dû le frapper dès le début, et +qui, alors seulement, lui apparaissaient.</p> + +<p>Si mademoiselle Lormier n’avait pas renouvelé +sa démarche du matin, qu’en conclure sinon +qu’elle avait achevé son œuvre ? Dans quelle mesure +l’histoire des billets s’y trouvait liée, peu +importe ; les heures prochaines sauraient bien le +dire : mais ne fallait-il pas remonter plus haut, +et attribuer à la même origine les calomnies +atroces sur la naissance douteuse ?</p> + +<p>A cette pensée, René ressentit un trouble +extraordinaire, puis une colère rétrospective, +enfin le besoin de démasquer, coûte que coûte, +l’adversaire auquel il devait la première angoisse +profonde de sa vie. Assez de manœuvres obliques ; +le seul mode assuré de lutter contre elles, n’était-il +pas justement de briser l’anonymat de leur +auteur ? Ainsi vont et viennent les volontés +humaines ; après avoir souhaité ardemment éviter +toute rencontre avec mademoiselle Lormier, René +allait se lever, souhaitant non moins ardemment +de la rencontrer. D’ailleurs, si contradictoires +que soient les solutions successives adoptées, on +ne cesse point de marcher au destin.</p> + +<p>Mais où trouver mademoiselle Lormier ?</p> + +<p>Ici, point de difficulté. Il suffirait de consulter +son compte chez Chasseloup, l’adresse y figurait. +Et là encore, sans qu’on le sût, c’était la marche +au destin.</p> + +<p>Au matin, René quitta ainsi sa maison, avec +deux décisions prises : s’informer à la banque, +forcer ensuite l’ennemi, où que soit son domicile… +A l’avance, la lutte lui donnait des ailes ; il se +sentait en vue de la mer libre, et humait la brise +qui apporte la victoire.</p> + +<p>Je vous demande pardon de courir à travers +les événements : je les donne aussi sans justifications, +tels qu’ils parurent alors se présenter à un +simple témoin : dans quelques instants, une part +au moins des mobiles intérieurs se dévoilera, +mais, en ce moment, que l’<i>extérieur</i> suffise : et +comme les acteurs du drame, sans en savoir plus +qu’eux, laissons-nous rouler par le torrent…</p> + +<p>Un quart d’heure plus tard, René, muni de +l’adresse désirée, quittait son bureau quand il se +heurta contre Chasseloup :</p> + +<p>— Quoi, vous repartez ?</p> + +<p>— Oui, je reviens dans un instant.</p> + +<p>— J’aurais voulu auparavant…</p> + +<p>— Me raconter ce qui s’est passé hier ? Nous +avons le temps. D’ailleurs on m’a mis au courant, +dès l’arrivée.</p> + +<p>— Ainsi, vous savez que c’est dans votre +panier…</p> + +<p>— Hé, cher monsieur, mon panier ou le vôtre, +voilà qui est indifférent, dès lors que les billets +sont retournés à la caisse !</p> + +<p>— A moi, en revanche, il ne serait pas inutile +de savoir par quelle voie…</p> + +<p>— Vous ne comptez pas sur moi, je pense, +pour vous la révéler ?</p> + +<p>— Au contraire ; je pensais être sûr qu’en rassemblant +vos souvenirs, vous éclairciriez tout.</p> + +<p>A tort ou à raison, René crut en même temps +lire dans les yeux du bonhomme que sa certitude +n’était pas feinte.</p> + +<p>— Vous êtes fou ! s’écria-t-il ; mais pour le +moment, j’ai autre chose à faire. Bonsoir.</p> + +<p>Et il descendit exaspéré, se dirigeant vers le +Rempart, non plus cette fois pour gagner l’hôtel +de Thil, mais pour joindre enfin celle qu’il jugeait +responsable de toutes les traverses qu’il venait de +subir, y compris ce dernier et ridicule incident. +Si mademoiselle Lormier avait jamais rêvé pareille +venue, à coup sûr, ce n’était pas pour cette cause +ni avec de tels sentiments. Il était écrit aussi que +la visite n’aurait pas lieu, car à la même heure, +les yeux lourds d’insomnie, la face ravagée par +un désespoir inexplicable, mademoiselle Lormier +quittait également sa tour, et soi-disant pour une +course nécessaire, gagnait la ville.</p> + +<p>A l’entrée du Rempart, il y eut alors deux +ombres hâtives allant l’une vers l’autre, cependant +qu’alentour le reste était désert, silence, et +calme des matins provinciaux. Elles allaient, +escortées chacune par l’écho sonore de son pas, +plus solitaires au sein de leurs pensées que la rue +même : et tout à coup, elles s’aperçurent !</p> + +<p>Chose inattendue, on aurait cru les rôles changés. +Mademoiselle Lormier parut décidée à fuir : +René, au contraire, eut un élan pour la joindre. +Mademoiselle Lormier, qui occupait le centre du +trottoir, voulut céder la place et obliqua vers le +mur : René agit de même, mais pour barrer le +chemin. Inversement, il ne s’aperçut pas qu’une +détresse sans nom paralysait les traits de mademoiselle +Lormier, tandis qu’avant qu’il eût rien +dit, elle avait déjà lu dans son regard l’arrêt qu’il +lui apportait.</p> + +<p>— Je pense, commença-t-il aussitôt, que vous +ne vous plaindrez pas de mon exactitude : ayant +manqué hier votre visite, je me rendais chez vous.</p> + +<p>L’accent qu’il avait pris était comme le regard : +âpre au point que, sans répondre et s’acculant au +mur, elle joignit les mains. Quelle qu’en fût la +raison inconnue, l’orgueil de cette fille n’existait +plus : loin de menacer comme l’autre jour, elle +implorait. Malheureusement, la colère de René +l’empêchait de rien voir.</p> + +<p>— Il est vrai, poursuivit-il ironique, que je +vous trouve sur le chemin de la banque… Si vous +ne souhaitiez que savoir quelles traces y a laissées +votre passage, inutile d’aller plus loin, j’en +viens.</p> + +<p>Elle pâlit sous se voilette noire, mais toujours +sans répondre.</p> + +<p>— Allons, reprit-il, d’autant moins maître de +ses mots qu’aucune réplique ne l’arrêtait. Ayez le +courage de vos actes : c’est vous, n’est-ce pas ?</p> + +<p>Ce qui suivit fut rapide comme toutes les catastrophes +où sombrent des vies humaines. Le récit +que j’en donne ne peut qu’en atténuer l’allure +foudroyante.</p> + +<p>Subitement redressée, mademoiselle Lormier +se décidait à parler enfin et d’une voix nette :</p> + +<p>— Je ne renie jamais ce que j’ai fait : c’est moi.</p> + +<p>— Aviez-vous par hasard l’illusion que je serais +pris pour un voleur ?</p> + +<p>— Mes intentions m’appartiennent.</p> + +<p>— C’est vous aussi, n’est-ce pas, l’inventeur +du bruit qui a couru sur ma naissance ?…</p> + +<p>De nouveau, un silence.</p> + +<p>— Ah ! plus de faux-fuyants ! J’ai juré, ce matin, +que les masques tomberaient. Ce roman vient de +vous ?</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>— Par vous ?</p> + +<p>— Il est possible.</p> + +<p>— Enfin ! les aveux commencent ! Ne vous arrêtez +plus : pourquoi ce mensonge ?</p> + +<p>— Je n’ai non plus jamais menti !</p> + +<p>— Pourquoi ces inventions démentes ?</p> + +<p>— Je n’ai rien inventé !</p> + +<p>— Vous osez…</p> + +<p>René s’interrompit. Tout à coup, il s’apercevait +que, loin de nier, chaque réplique affirmait. A +travers chaque mot, ce qu’il avait cru définitivement +aboli, ressuscitait !</p> + +<p>Une riposte siffla :</p> + +<p>— Mais qu’ai-je à faire de vous écouter ? Vous +espérez naturellement que je discuterai ces folies : +elles ne me touchent pas.</p> + +<p>— Peu importe en effet, pourvu que vous gardiez +l’argent avec le nom !</p> + +<p>Et défaillante, mademoiselle Lormier, les yeux +baissés, attendit le coup qui l’abattrait, qu’elle +avait cherché peut-être.</p> + +<p>Un instant suivit si prodigieusement riche en +mouvements intérieurs qu’aucun temps ne l’aurait +mesuré, et qu’à sa suite tout pouvait paraître, +même la folie. Puis les bras de René qui, tout +d’abord, s’étaient bien levés pour frapper, retombèrent :</p> + +<p>— Il suffit, dit-il. Vous êtes une misérable. +Ayez soin que je ne vous retrouve jamais sur ma +route. Une autre fois, je vous tuerais !</p> + +<p>— Avant de me condamner, vous feriez mieux +peut-être d’interroger votre frère…, répliqua +encore la voix désespérée de mademoiselle Lormier, +mais si bas qu’on avait peine à l’entendre.</p> + +<p>René, qui allait s’éloigner, s’arrêta net, cloué +au sol.</p> + +<p>— Mon frère… pourquoi mon frère ?…</p> + +<p>Si, à ce moment, mademoiselle Lormier avait +relevé les paupières, elle aurait vu sans doute ce +qu’est l’invasion d’une lumière mortelle sur un +visage : de tous les mots possibles, un seul pouvait +faire cela ; il était dit. Ah ! croyez-m’en, le +destin ne se trompe pas dans ses choix ! Ne prétendant +sans doute que se justifier, mademoiselle +Lormier venait de tuer René et de se tuer elle-même.</p> + +<p>Tout à coup ébloui par la clarté que le mot lui +apportait, René rassembla ses forces et, oubliant +jusqu’à l’existence de mademoiselle Lormier, +repartit pour la ville.</p> + +<p>Il allait, sans détourner la tête, uniquement +occupé de suivre jusqu’au bout l’effroyable route +qui s’ouvrait.</p> + +<p>Quand, étonnée du silence persistant qui l’enveloppait, +mademoiselle Lormier, de son côté, +rouvrit les yeux, elle s’aperçut qu’elle était seule.</p> + +<p>Ensuite, il n’y eut plus qu’une chaussée déserte, +paisible comme avant et, contre le mur, la tache +noire d’une femme immobilisée par la stupeur. +Deux âmes venaient ici de se frapper à mort : +mais quelles traces laisse un mot jeté dans l’air +dansant au soleil de mai, et vaut-il de s’émouvoir +parce que, grâce à lui, la souffrance a pu atteindre +enfin les victimes de son choix ?</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>IX</h3> + + +<p>Les portes d’accès à la souffrance sont innombrables. +René, quand par hasard il y songeait, +n’avait jamais redouté que les déceptions de +l’amour ou la fin d’un être cher. Or, tandis qu’il +s’enfuyait ainsi, il ne pensait plus à Annette, +aucun des siens n’était menacé : cependant, il +sentait qu’endormi depuis de longues années au +bord d’un gouffre, il venait d’être happé par la +pente et glissait, sans autre défense que des cris +d’appel inutiles.</p> + +<p>En une seconde, la gêne de son âme, les pensées +louches qui, telles des créanciers que rien ne +lasse, n’avaient cessé de guetter son assentiment, +tout ce que madame Manchon et lui-même avaient +cru dissiper au cours de leur dernière rencontre, +tout cela, dis-je, reparaissait, mais triomphant.</p> + +<p>« Avant de m’accuser, interrogez donc votre +frère ! » Une phrase, rien de plus… et l’indicible +rejette ses voiles ; ce qui échappait, éclate aux +yeux ; là enfin où l’ombre régnait, il n’y a plus +qu’évidences suivies de volontés impérieuses.</p> + +<p>Acceptons un instant que mademoiselle Lormier +n’ait point menti : l’attitude de l’abbé Manchon +à l’égard de René, la froideur qui ne le +quittait pas, l’hostilité sourde dont il s’enveloppait +dès qu’il paraissait rue Monsieur, non seulement +devenaient justifiables, mais on aurait eu peine à +les concevoir différentes. Vu sous cet angle, ce +qu’il y avait d’obscur dans les relations des deux +frères, ou des fils avec la mère, devenait logique, +limpide, nécessaire. Tout s’était passé jusqu’alors +comme si la chose était vraie : de là à conclure +qu’elle devait l’être, la distance n’est pas grande, +et René la franchit. Il ne se disait déjà plus : +« C’est possible », mais, parce que l’âme au choc +de certaines révélations va toujours à l’extrême, +il se demandait : « N’est-ce pas certain ? » et sans +attendre la réponse, courait aux conséquences.</p> + +<p>Une première convulsion égoïste suivit. Il se +vit pauvre, dépouillé des aisances dont le passé +l’avait comblé, réduit aux médiocres ressources +de son effort et brusquement prit peur.</p> + +<p>Il y eut d’ailleurs dans cette faiblesse une probité +supérieure qui ne devait point se démentir. +Remarquez en effet qu’en dépit de ce qu’avait +affirmé mademoiselle Lormier, rien n’empêchait +la vie de René de continuer comme avant. René +demeurait libre en somme d’ignorer l’origine +d’une fortune que ne menaçait aucun risque +légal ; le code était pour lui. Cependant une possibilité +de ce genre ne le retint à aucun moment. +L’obligation d’abandonner ce qui en fait appartenait +à son frère, lui apparut dès l’abord comme +un postulat. Le nom même qu’il portait lui semblait +impossible à garder. Ainsi les conséquences +étaient claires ; la nuit ne subsistait qu’au départ : +mademoiselle Lormier avait-elle parlé au hasard, +guidée par des apparences, ou possédait-elle une +preuve ? Question sans issue : ah ! pourquoi le +seul être capable d’y répondre, était-il aussi le +seul que René n’oserait jamais interroger ! En +même temps l’image de sa mère se dressa devant +lui : le reste s’effaça, la vraie douleur commençait…</p> + +<p>C’est un fait que, si convaincu soit-on de la faiblesse +humaine, une mère demeure à part et pour +ainsi dire au-dessus des réalités de la chair. +Inviolée, inaccessible, elle plane dans un ciel +qu’aucune tempête n’a troublé ou obscurci. Il +n’est pas de pire détresse que de renoncer à ce +sentiment auguste qui, au cours de l’existence et +quelle que soit celle-ci, permet toujours à l’homme +de se retrouver enfant.</p> + +<p>A la pensée que sa mère avait peut-être disposé +de son cœur comme il l’eût trouvé naturel chez +n’importe quelle autre femme, René ressentit une +telle révolte que, brusquement, une voix cria au +fond de lui :</p> + +<p>— Impossible ! ce n’est pas vrai !</p> + +<p>Puis, une stupeur embruma son cerveau. Il +prenait conscience de l’offense mortelle faite à +celle qui, malgré tout, était la raison magnifique +de sa vie, sa tendresse, son guide. Pour avoir osé +soupçonner sa mère, il se sentait l’âme souillée. +Un relent de sacrilège empoisonna sa bouche. Il +se désespéra de ne pouvoir tout de suite en +demander pardon.</p> + +<p>Soudain, devant lui, sa rue, sa maison… L’instinct +venait de le ramener au gîte ainsi qu’une +bête pourchassée. Il monta, s’abattit sur un siège +et, épuisé par une souffrance qui n’était pas +encore vieille de dix minutes, murmura :</p> + +<p>— Essayons de n’y plus penser : il n’y a rien, +ou plutôt, je suis fou… tout le monde est fou, ce +matin…</p> + +<p>Tout le monde, en effet : ce Chasseloup qui +avait eu l’air de le suspecter, cette Lormier dont +on ne savait si elle prétendait encore menacer ou +si elle demandait grâce… Et de nouveau la phrase +qui tinte, suprême défense de l’âme :</p> + +<p>— Impossible, je n’y crois pas !</p> + +<p>Il la répéta. Il aurait voulu se créer par elle +une conscience neuve, assez haute pour qu’aucun +doute ne pût l’atteindre : trop tard, le doute +était en lui…</p> + +<p>Telle est la règle : plus on se débat pour arracher +le trait, mieux on déchire la plaie. Discuter +avec l’idée, condamne à ne trouver de repos +qu’on n’ait cru découvrir la vérité. Y a-t-il au +monde un être qui, doutant, se soit arrêté en +route ?</p> + +<p>René, dis-je, répétait : « Je n’y crois pas », et +en même temps il commençait de scruter ses souvenirs +d’enfant ! Oui, déjà il y cherchait un visage +étranger qui peut-être avait été le visage de son +véritable père ! Effort inutile au surplus : si loin +qu’il remontât, seuls apparaissaient autour de lui +son frère et sa mère… En revanche, la vertu de +celle-ci rayonnait. Jadis, à l’usine, avec quelle +énergie avait-elle, comme un homme, achevé +l’œuvre que la mort menaçait d’interrompre : se +dévoue-t-on pareillement pour une mémoire +devant laquelle on rougit ? Et quelle raison toujours, +si continue que le poids en semblait lourd +parfois !…</p> + +<p>Il le croyait, l’affirmait… Cependant et à mesure, +loin de s’apaiser, il percevait avec épouvante +qu’une certitude contraire s’installait en lui.</p> + +<p>Pourquoi ?… Soupçonne-t-on aussi pourquoi +l’on <i>sent</i>, dans certains cas, les choses avec une +évidence supérieure à celle que donnerait la vision +même ? C’est alors comme une invasion de l’être +par une réalité impalpable et souveraine. De +toutes parts des voix arrivent, — observations +inconscientes, étonnements de trop courte durée +pour avoir paru valables, menus faits sans signification +précise et qu’on a dédaignés, faute d’y +rien saisir. Éparses dans le temps, on ne les avait +pas entendues ; réunies, elles assourdissent. L’âme +humaine est la seule grève où le flot passe sans +effacer la trace du flot qui précéda. Toujours le +moment vient où, stupéfaits, nous lisons, d’un +coup d’œil sur le sable, ce que des années y tracèrent +par petits points indéchiffrables. Devant la +certitude qui s’imposait ainsi, René pris d’effroi +se releva. Elle ou lui devait disparaître ! Rapidement +ensuite, il jeta dans un sac un peu de linge, +des instruments de toilette, puis descendit, et de +ce pas rythmé qui marque l’extrême désordre des +nerfs, gagna la gare. Sans hésiter, il allait tenter +du moins ce qu’avait recommandé mademoiselle +Lormier, c’est-à-dire interroger son frère. Il y +allait, non comme on pourrait le croire pour +éclaircir de simples doutes, mais au contraire +pour en tirer un démenti à sa propre conviction : +tant il est vrai que nous ne saurions étouffer nos +sentiments profonds et qu’il leur suffit d’affleurer +au jour pour faire de nous un jouet sans résistance.</p> + +<p>Une demi-heure plus tard, René montait dans +un train qui passait.</p> + +<p>Bonnes ou mauvaises, les décisions sont le plus +souvent suivies d’anesthésie passagère. Entre +l’instant où on les prend et celui de leur exécution, +le cours des événements paraît suspendu : +et cela va de soi, puisque rien de nouveau n’intervient +dans la pensée. Une fois en route, René mit +la tête à la vitre et ne songea plus à rien. Les +arbres aux pousses verdissantes, les coteaux +onduleux, les sillons tendus à leurs flancs comme +des cordes, toute la terre harmonieuse et calme +qu’il avait tant aimée, lui jetaient un adieu qu’il +n’entendait pas. Un sourire figé sur les lèvres, il +se contentait de regarder la route fuir, cependant +qu’à chaque éclisse, les roues scandaient cette +fuite de coups sourds et cadencés.</p> + +<p>Semur est sur une ligne locale à voie unique. +Le train qui dessert la ville fait la navette, tour à +tour déversant aux Laumes les voyageurs à destination +de Paris et ramenant ceux qui en viennent.</p> + +<p>Aux Laumes, René quitta son compartiment, +prit l’express et, de nouveau, contempla un +paysage qui avait à peine changé, mais s’enfuyait +plus vite.</p> + +<p>Le train qui emportait René s’était à peine mis +en branle qu’une dame descendit d’un autre arrivé +de Paris et, guidée par une sorte d’instinct, alla +prendre dans la navette la place qu’y avait occupée +René. C’était madame Manchon…</p> + +<p>Se sentant mieux le matin, dévorée de l’impatience +d’agir, elle avait jeté une dépêche au premier +bureau rencontré et arrivait, le cœur tout +entier à l’ivresse de retrouver René.</p> + +<p>Dès l’entrée en gare, elle pencha la tête à la +portière, espérant le découvrir sur le quai. Il n’y +était pas.</p> + +<p>— Voilà bien les règlements ! songea-t-elle : il +doit me guetter à la sortie…</p> + +<p>Mais à la sortie, personne. Ce fut le premier +coup. Elle ne crut d’ailleurs qu’à un retard et, +posant à terre ses paquets, scruta l’avenue qui +mène au Bourg-Voisin.</p> + +<p>A la vue d’une étrangère, le cocher de l’unique +hôtel de Semur approcha pour offrir ses services.</p> + +<p>— Merci, dit-elle sèchement, j’attends quelqu’un.</p> + +<p>L’omnibus vide démarra dans un cliquetis de +ferraille. Puis, un à un, les rares voyageurs +s’égrenèrent vers la ville. Les bruits s’espaçaient. +On distinguait maintenant le rire d’un employé +sur la voie, au loin des abois de chien. Personne +à l’horizon…</p> + +<p>Madame Manchon se vit tout à coup perdue +dans une campagne hostile et inconnue. Son +cœur battit follement. René n’était pas venu ! Il +ne viendrait pas… Se serait-il trompé d’heure ?… +Justement un nouvel horaire avait paru, modifiant +les arrivées… Mais non : pourquoi se leurrer ? +l’oubli commençait. Alors, un désespoir muet +s’abattit sur elle. Elle croyait traverser un des +pires moments de sa vie : elle se trompait. Elle +se croyait seule aussi, désespérément seule : elle +se trompait encore. A défaut de René, la douleur +ne la quitterait plus.</p> + +<p>Raidie contre les perspectives qu’elle prévoyait, +elle se résigna enfin à déposer en consigne ses +paquets et demanda son chemin :</p> + +<p>— La rue Saint-Jean ? C’est difficile… Droit +jusqu’à l’église : après, vous vous ferez indiquer…</p> + +<p>— Bien, merci.</p> + +<p>Il n’y avait plus qu’à remonter l’avenue, et +l’église passée, à s’informer encore. Elle soufflait +un peu à cause de l’âge. Quand elle aperçut la +porte qui abritait son fils, on n’aurait pu dire si +elle éprouvait de la joie ou de la détresse, mais +tandis qu’elle sonnait, comme son cœur palpitait +au rythme de la cloche !</p> + +<p>Vous est-il arrivé jamais de faire un long +voyage pour vous heurter à une maison fermée ? +Madame Manchon tira la poignée une première +fois, puis une seconde… Elle se demandait si elle +rêvait. En même temps, elle avait envie de s’asseoir +sur les marches du seuil, pareille à une pauvresse…</p> + +<p>— Madame cherche ?…</p> + +<p>Une voisine intriguée s’empressait à son +secours.</p> + +<p>— Non, M. de La Gilardière n’y est pas. La +domestique aussi est au dehors, mais elle ne doit +pas se trouver loin. Attendez ! je vais vous la +chercher.</p> + +<p>— C’est cela, dit madame Manchon d’une voix +éteinte.</p> + +<p>Ce jour-là, toute personne qui tenterait d’approcher +René était assurée d’aide, puisqu’elle présentait +une chance d’apprendre du nouveau.</p> + +<p>La domestique bavardait chez l’épicier, au bout +de la rue. Elle accourut.</p> + +<p>— Monsieur, dit-elle, est bien rentré, mais +reparti.</p> + +<p>— Peu importe : je l’attendrai chez lui, voilà +tout, murmura madame Manchon de la même +voix blanche.</p> + +<p>Et comme la domestique hésitait :</p> + +<p>— Je suis sa mère.</p> + +<p>Le premier objet qui frappa madame Manchon +une fois entrée fut un télégramme intact déposé +sur une table. Elle l’ouvrit sans hésiter. C’était le +sien.</p> + +<p>— Ah ! murmura-t-elle, tout s’explique.</p> + +<p>Ce ne devait être qu’une lueur dans la souffrance +qui commençait ; en effet la domestique +reprenait :</p> + +<p>— Je ne comprends rien à ce qui se passe. Monsieur +prévient toujours quand il ne déjeune pas ; +ce matin, il n’a rien dit et Angèle, la voisine qui +était là tout à l’heure, prétend l’avoir vu sortir +avec un sac, comme pour un voyage.</p> + +<p>— Hé bien, ma fille, vérifiez : c’est facile.</p> + +<p>Et madame Manchon, assise devant la table, +s’accouda, épuisée. Elle s’efforçait de ne plus +penser. Elle écoutait uniquement le va-et-vient +de la domestique en quête du sac. Les pas traînant +ici et là avaient la sonorité spéciale aux +demeures vides.</p> + +<p>Soudain, la domestique reparut :</p> + +<p>— En effet, le sac n’y est plus.</p> + +<p>Madame Manchon frissonna :</p> + +<p>— Vous en êtes sûre ?… S’il prévenait pour un +repas, à plus forte raison l’eût-il fait pour une +absence.</p> + +<p>La domestique glissa d’un ton niais :</p> + +<p>— Peut-être s’en est-il allé, rapport à la +banque…</p> + +<p>Puis, sans insister :</p> + +<p>— Madame veut-elle déjeuner ? Le repas de +monsieur est encore là.</p> + +<p>Madame Manchon répondit comme en rêve :</p> + +<p>— Soit, bien que je n’aie pas faim.</p> + +<p>Et elle s’installa dans la salle à manger, se +laissa servir. L’absence de René dressait devant +elle une énigme insoluble. Elle ne parvenait pas +à y croire tout à fait. Au pis aller, René reviendrait +le soir. Un instant la vérité l’effleura. Qui +sait si, inquiet d’elle, il ne s’était pas décidé brusquement +à retourner à Paris ? En effet, c’était +cela ; seulement pouvait-elle imaginer la raison +du voyage ?</p> + +<p>— Vous parliez de la banque, fit-elle enfin pour +s’arracher à son inquiétude ; à quel propos ?</p> + +<p>Mais déjà la domestique, à qui en imposait le +grand air de madame Manchon, avait réfléchi :</p> + +<p>— Oh ! je ne sais pas, moi… des idées en l’air… +Madame pourrait, en tous cas, s’informer auprès +de M. Chasseloup.</p> + +<p>— M’informer de quoi ?</p> + +<p>— Si monsieur est parti.</p> + +<p>— Que voulez-vous qu’il en sache ?</p> + +<p>— En effet.</p> + +<p>Il n’y avait rien autre à en tirer. Alors, son +déjeuner achevé du bout des lèvres, madame Manchon +commença de rôder à travers l’appartement. +Malgré la probabilité d’un départ de René, elle +avait résolu d’attendre au moins jusqu’au lendemain. +Le silence de la ville, cauteleux, ouaté, se +glissant partout, lui jetait un vague effroi. A +Notre-Dame, trois heures sonnèrent…</p> + +<p>Quoi ! rien que trois heures ? Que faire pour +tuer le temps ? Une lassitude de vivre s’exhalait +des meubles, des murailles, de la lumière même, +morne et grise. Revenue à la table de René, +madame Manchon en inspecta le désordre, remit +en tas les papiers épars. Près du sous-main, une +photographie parut : Annette… Longuement madame +Manchon interrogea ce visage par lequel +elle avait déjà tant souffert. Chose curieuse, c’était +l’ennemi, mais, à ce moment, elle ne s’en souvenait +plus tant l’absence de René posait d’autres +problèmes.</p> + +<p>— Ah ! madame regarde ?</p> + +<p>Sans façon la domestique s’était aussi penchée +vers l’image :</p> + +<p>— C’est la petite Traversot…</p> + +<p>Madame Manchon, que ces familiarités irritaient, +déposa la photographie et ne dit mot. +Elle avait envie de fuir.</p> + +<p>— La banque est-elle loin d’ici ? interrogea-t-elle +ensuite.</p> + +<p>Ne pouvant se rendre à l’hôtel de Thil, l’idée +lui venait d’aller chez Chasseloup. Parler de René, +fût-ce avec un inconnu, l’aiderait à supporter +mieux l’attente.</p> + +<p>— La banque ? Justement, j’allais proposer à +madame de l’y conduire. Elle est à deux pas.</p> + +<p>— Vous alliez me proposer ?… répéta madame +Manchon, frappée cette fois par l’insistance de +cette fille.</p> + +<p>Aucune réponse ne suivit. Qu’y avait-il encore +de ce côté ? Les Chasseloup menaçaient-ils de +sauter ? Raison de plus pour aller voir sur place. +Madame Manchon se fit indiquer la route et descendit.</p> + +<p>Dehors la nuit commençait. Projetant leur +panse au-dessus du trottoir, les vieilles maisons +semblaient vouloir dévorer le peu de clarté qui +paraissait au ciel. Une bise aigre s’était levée et +sifflait au coin des rues. Madame Manchon, saisie +par le froid, avait peine à marcher et ne parvint +à la banque que lorsque quatre heures +allaient sonner, c’est-à-dire quand celle-ci fermait.</p> + +<p>Ayant pénétré au rez-de-chaussée, elle fut +accueillie par Broquant en train de balayer devant +des guichets vides, et demanda M. Chasseloup. +Chasseloup était sorti. Tout le monde aujourd’hui +avait donc pris la fuite ?</p> + +<p>Elle insista :</p> + +<p>— Peut-on savoir au moins quand il sera +visible ?</p> + +<p>— Pas avant demain matin, bien sûr !</p> + +<p>— Et M. de La Gilardière ? reprit-elle d’un air +d’autant plus indifférent qu’elle n’avait pas dit +qui elle était.</p> + +<p>A ce nom, le visage de Broquant s’empourpra.</p> + +<p>— Oh ! pour celui-là ! fit-il entre ses dents, fasse +qu’on ne le rencontre plus !</p> + +<p>La voix de madame Manchon s’étrangla subitement :</p> + +<p>— Que racontez-vous ? Aurait-il pris le train +pour ne jamais revenir ?</p> + +<p>Mais, au lieu de répondre, Broquant brandit +son balai :</p> + +<p>— Pas possible ! Vous dites qu’il a pris le +train ?… Quand j’affirmais qu’il a fait le coup !</p> + +<p>Et sans laisser à madame Manchon le loisir +d’interrompre :</p> + +<p>— Mais oui, madame, c’est comme cela ! Dix +billets de mille, hier, volatilisés, soufflés sur la +table même du patron… Pour un rien, j’étais +collé entre les gendarmes. J’avais beau jurer : +« Puisque ce n’est pas moi, c’est lui ! » personne +pour me croire. Et puis, patatras ! qui est-ce qui +retrouve les billets dans sa corbeille ? Ils y étaient, +madame, aussi vrai que je suis devant vous !… +Je n’ai eu qu’à fouiller un peu pour les ramener +au jour… Ah ! il est parti ? Hé bien ! bon voyage ! +On ne le rappellera pas ! Si riche soit-il, on ne +m’ôtera pas de la tête…</p> + +<p>— Taisez-vous ! je suppose que vous êtes +ivre !… parvint à dire enfin madame Manchon +et, plutôt que d’entendre plus, elle s’enfuit.</p> + +<p>Elle se retrouva dans la nuit. Rêvait-elle ? On +accusait René d’un vol… Était-ce donc à cela que +pensait la domestique, en s’obstinant à parler de +la banque ? Passe qu’on calomnie : encore faut-il +respecter les vraisemblances ! Imbéciles qui ne +savaient pas qu’à un certain niveau le vol est un +acte qui ne se peut concevoir !</p> + +<p>Cependant, tout en marchant, elle apercevait +derrière les comptoirs de boutique, derrière +chaque vitre éclairée, des silhouettes où ne +vivait qu’un regard. Après Broquant, la ville +muette, hostile, la même qui, parlant de vol +aujourd’hui, avait auparavant affolé René en parlant +de sa naissance : on se sentait traqué par +elle, dépouillé, chassé… Et madame Manchon, +saisie de panique, courut, rasant les murs, évitant +les lumières ; elle courait sans savoir où ni +pourquoi. Si, du moins, René avait été là ! Ah ! ne +pas même savoir où le retrouver ! Il était possible +qu’à cet instant précis il fût déjà rentré chez lui, +possible encore que, révolté comme elle, il eût +décidé brusquement de s’en aller sans esprit de +retour…</p> + +<p>Soudain, les maisons cessèrent, une avenue +s’ouvrit au bout de laquelle paraissaient des +lumières. La gare ! l’oasis ! Elle, du moins, est +faite pour les passants : on ne doit pas vous y +regarder avec des yeux aigus dont la malveillance +effraye ; qui sait même si on ne s’y souvient +pas d’avoir vu partir René et dans quelle direction ? +L’élan de madame Manchon s’accrut. Elle +était hors d’haleine…</p> + +<p>Joie de retrouver l’unique escorte des arbres +et cette campagne qui, le matin pourtant, l’avait +désespérée : joie d’atteindre enfin le hall désert +et d’y apercevoir, derrière son grillage, la femme +aux billets en train de tricoter… Et ce bref colloque +suivit :</p> + +<p>— M. de La Gilardière ?… Attendez… oui… je +connais. En effet, il a pris un billet pour Paris.</p> + +<p>— Oh ! merci, madame. Quand aurai-je moi-même +un départ pour la même direction ?</p> + +<p>— Pas avant minuit.</p> + +<p>— Pour arriver ?</p> + +<p>— Vers neuf heures.</p> + +<p>— Ah ! merci encore, madame.</p> + +<p>Anéantie, mais délivrée, puisqu’elle savait +René retourné près d’elle, madame Manchon +recula jusqu’au banc de chêne qui était accolé au +mur, et s’y laissa tomber. Ses jambes ne parvenaient +plus à la soutenir.</p> + +<p>Puisqu’il n’y avait pas d’autre train, c’était +bien : elle resterait là jusqu’à minuit. S’il eût +fallu, plutôt que de rentrer dans la ville qui +calomniait son fils, elle serait restée jusqu’au +lendemain. Hélas ! n’eût-il pas mieux valu y +rester toujours, et ne jamais aller vers ce qui +l’attendait ? A la même heure, en effet, René, sans +passer rue Monsieur, arrivait à Versailles et pénétrait +chez son frère.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>X</h3> + + +<p>L’abbé Manchon occupait alors un petit appartement +rue Saint-Louis. Une gouvernante l’y +servait, à demi impotente et d’autant plus autoritaire +qu’on exigeait moins d’elle.</p> + +<p>La vue de René lui fit lever les bras au ciel :</p> + +<p>— Grand Dieu ! Monsieur viendrait-il pour +dîner ?</p> + +<p>René dit rapidement :</p> + +<p>— Rassurez-vous : je ne désire que voir mon +frère. Je suppose que, s’il est à Paris comme d’habitude, +il ne rentrera pas plus tard que dix +heures. Dans ce cas, j’attendrai, voilà tout.</p> + +<p>— Quoi, monsieur ne sait pas ? Madame est en +voyage, et monsieur l’abbé allait se mettre à +table.</p> + +<p>— Alors je vais le rejoindre.</p> + +<p>Et René gagna le cabinet de l’abbé. Il avait +escompté un répit avant l’explication qu’il venait +chercher. Ce répit lui était refusé : tant pis. Il +acceptait tout avec une égale indifférence : depuis +son départ, il était moins une volonté qu’un +rouage.</p> + +<p>Au bruit de sa porte qu’on ouvrait, l’abbé, qui +lisait devant une table, tourna la tête. L’abat-jour +de la lampe mettait en lumière le livre, +mais laissant le reste de la pièce dans l’obscurité, +empêchait de distinguer les arrivants.</p> + +<p>— Qu’est-ce ?</p> + +<p>— C’est moi.</p> + +<p>En reconnaissant la voix de René, l’abbé, pas +plus que sa servante auparavant, ne put maîtriser +sa surprise.</p> + +<p>— Quoi ! pendant que notre mère est en route +pour te rejoindre à Semur, tu es ici ?</p> + +<p>— Il paraît en effet que maman est partie. Je +l’ignorais. Peu importe d’ailleurs, puisque c’est +toi seul que je désirais voir.</p> + +<p>— Ah ! dit l’abbé, qui se leva ensuite sans hâte +et vint poser la lampe sur la cheminée.</p> + +<p>Du coup la pièce s’éclaira ainsi que les visages. +La pièce était nue comme une cellule. A part un +grand Christ d’ivoire dressé à la place qu’occupe +d’ordinaire la pendule, on n’y apercevait que de +pauvres meubles, deux fauteuils à dossier de bois, +des chaises de paille, quelques livres et un prie-Dieu. +Quant aux visages, à quoi bon rappeler +le contraste qu’ils faisaient ? Toutefois une telle +émotion creusait les traits de René que l’abbé, +l’ayant regardé, avança l’un des fauteuils.</p> + +<p>— Assieds-toi : tu n’as pas l’air bien.</p> + +<p>Puis il s’assit à son tour et, les yeux à terre, +attendit. Ni l’accent ni le geste ne décelaient en +lui la moindre curiosité. Si anormale que dût +lui sembler la visite de son frère à pareille heure +et en pareil lieu, on était assuré d’avance qu’il +ne poserait aucune question.</p> + +<p>— En effet, murmura René, le voyage m’a +fatigué : c’est le moment qui veut cela.</p> + +<p>A l’inverse de l’abbé, il s’exprimait d’une +manière saccadée : bien qu’il fût au repos, il +avait le souffle coupé comme après une longue +course.</p> + +<p>— Tu as laissé ta fiancée en bonne santé ? reprit +l’abbé.</p> + +<p>René ne répondit que par un signe évasif. Sa +fiancée ? Qu’elle était loin déjà ! Les pauvres +cœurs humains sont trop petits pour contenir à +la fois deux grands émois.</p> + +<p>Voyant que René tardait à s’expliquer, l’abbé +dit encore :</p> + +<p>— Je pense que Marguerite va servir. Bien que +je fasse maigre chère, veux-tu partager mon repas ?</p> + +<p>Et il fit mine d’aller prévenir la domestique.</p> + +<p>— Attends, dit René, du coup ramené au présent ; +j’aurais auparavant une question à te poser.</p> + +<p>— Eh bien, pose-la…</p> + +<p>Placide, l’abbé revint s’adosser à la cheminée. +Le dos tourné à la lampe, et le visage replongé +dans l’ombre, tandis que celui de René demeurait +éclairé, il s’était mis à contempler le parquet. Il +devait avoir la même expression neutre et attentive +quand il écoutait un pénitent.</p> + +<p>— Pourquoi… commença René.</p> + +<p>Puis au moment de s’exprimer, la peur des +mots le saisit et il recourut à un détour :</p> + +<p>— Oui, pourquoi ne m’as-tu jamais traité +comme un véritable frère ?</p> + +<p>— Oh ! dit l’abbé avec lenteur, tu te trompes : +j’ai toujours agi à ton égard du mieux que j’ai pu.</p> + +<p>— Alors ce que tu pouvais n’était pas grand’chose.</p> + +<p>— Affaire d’appréciation. Est-ce pour me communiquer +la tienne que tu es venu ?</p> + +<p>— Je t’ai demandé pourquoi tu étais ainsi : tu +n’as toujours pas répondu.</p> + +<p>— N’étant pas d’accord avec toi sur le fond, +je ne vois pas comment t’éclairer, dit de nouveau +l’abbé, tandis qu’il croisait les bras et, plus que +jamais, fixait le sol à ses pieds.</p> + +<p>— Henri ! reprit brusquement René, regarde-moi…</p> + +<p>L’abbé leva les yeux vers son frère, sans +hâte, toujours avec la même apparente tranquillité…</p> + +<p>— Henri ! il n’est plus temps de nous rien +cacher : je sais tout !</p> + +<p>Un léger frisson agita le prêtre : pourtant le +timbre de sa voix ne fut pas modifié.</p> + +<p>— Qu’est-ce que tu sais ?</p> + +<p>— Le passé.</p> + +<p>— Le passé de qui ?</p> + +<p>René inclina la tête.</p> + +<p>— Est-il nécessaire de m’obliger à le dire ? +murmura-t-il d’un air accablé.</p> + +<p>— Je ne t’y oblige pas, affirma l’abbé sans +témoigner aucun désir de poursuivre.</p> + +<p>Et le silence s’abattit sur eux : un silence qui, +pareil à un voile épais, semblait séparer les temps +révolus de celui qui s’amorçait. Eux-mêmes +avaient l’air attentif de carriers qui, le feu mis au +cordeau, attendent que la mine saute.</p> + +<p>— Henri ! recommença René.</p> + +<p>L’abbé eut un geste nerveux.</p> + +<p>— N’insiste plus.</p> + +<p>— Impossible ! Laisse de côté tes manières +habituelles : à l’heure la plus grave de ma vie, j’ai +besoin de m’assurer que tu as compris.</p> + +<p>— Je ne puis faire que je ne sois pas un prêtre, +interrompit l’abbé.</p> + +<p>— Je te supplie de me parler en frère !</p> + +<p>— Je m’y efforce : est-ce une raison pour ne +pas nous en remettre l’un et l’autre à la volonté de +Dieu ?</p> + +<p>René se redressa :</p> + +<p>— Encore des phrases de sermon ! De grâce, +reviens sur terre. J’ai parlé d’un passé, de tout +un passé que je prétendais connaître : c’est inexact, +ou plutôt, je soupçonne… j’interroge… je me +perds dans les ténèbres… enfin j’en suis là que +tout à l’heure je n’aurais pu repasser chez nous, +et moins encore, aborder…</p> + +<p>Pour la seconde fois, l’abbé interrompit :</p> + +<p>— N’achève pas : j’avais très bien saisi. De telles +pensées ne servent qu’à troubler inutilement. +Écartons-les : et que Dieu nous garde !</p> + +<p>Son impassibilité toutefois avait disparu. Les +traits durcis, il semblait défier un adversaire +invisible, qui était peut-être lui-même.</p> + +<p>René, auquel ce changement n’avait pas +échappé, haussa les épaules :</p> + +<p>— Non, dit-il, il n’est plus temps ! Ne devines-tu +pas que si je suis là, c’est que je te sais instruit de +ce que j’ignore et que j’ai besoin de l’être à mon +tour ? Ainsi, plus de faux-fuyants ! les yeux dans +les yeux, maintenant !… comme cela… et +réponds : notre père… non… ton père est-il le +mien ? Le nom que je porte est-il un nom qui +m’appartienne ?…</p> + +<p>L’abbé ne bougea plus. Avait-il écouté ? Il +était probable, puisqu’un rictus tordait sa bouche. +Cependant, qui sait si celui-ci n’était pas encore +un défi à l’adversaire ?</p> + +<p>La voix de René alla en s’éteignant :</p> + +<p>— Henri ! n’as-tu pas entendu ?… un mot suffit +pour la réponse : oui, ou non… moins que +cela : un signe de tête… Tu restes immobile ?… +tu te tais ?… Cela aussi est une manière de s’exprimer : +j’ai compris…</p> + +<p>Et se cachant la tête dans les mains, René s’efforça +d’accueillir enfin la vérité.</p> + +<p>Ce ne fut d’abord qu’un immense regret du +passé qui s’effondrait. Entraîné dans une chute +vertigineuse, il voyait, comme des éclairs, ses +bonheurs d’autrefois passer et s’évanouir. Avait-il +rêvé auparavant ? Tout alors était facile, beau, +joyeux. Il pouvait rire, parler, regarder, sans +qu’aucune arrière-pensée troublât ni la gaîté de +la voix, ni la lumière du regard, ni la joie d’exister. +Rien pour l’empêcher de parer d’insouciance +des lendemains abrités au foyer. Soudain plus de +foyer, plus d’abri. Il faut se lever, partir et disparaître…</p> + +<p>Disparaître ! un mot excessif, évidemment : +mais n’oubliez pas que René était un impulsif et +un faible. Avec une telle nature, on se laisse +longtemps bercer par le flot, puis, brusquement, +l’énergie se tend, d’autant plus âpre qu’elle a été +plus rare, et l’on saute à l’extrême. Aurait-il pu +d’ailleurs revenir auprès de sa mère ? A la pensée +de la revoir, il blêmissait. Pourrait-il s’expliquer +avec elle, sachant ce qu’il savait ? Plus tard, +seulement, — oui, beaucoup plus tard — quand +l’apaisement serait venu et l’oubli, il aurait le +courage de l’aborder, ayant l’air d’ignorer : mais +d’ici-là, où se réfugier ? Quelle solitude désormais !</p> + +<p>Ah ! voici bien la vraie douleur qui paraissait ! +Devenir pauvre, n’est presque rien : la torture +est de se trouver seul tout à coup, si effroyablement +seul qu’une fois mort, personne ne saura +peut-être quel nom inscrire sur votre fosse.</p> + +<p>Jusque-là, René n’avait pas protesté contre la +fatalité qui l’écrasait : devant la solitude, l’injustice +subie le révolta. En même temps, il considérait +son frère. Stupide ironie du sort : celui-là +s’était par goût détaché de la famille, n’aimait +personne sous prétexte d’aimer Dieu : cependant, +il restait comblé de ces dons inutiles. Qu’avait-il +fait pour le mériter ? Qu’avait fait René pour être +frappé ? Des rancunes, accumulées depuis l’enfance, +se réveillaient dans son cœur. Il eut conscience +de haïr son frère, puis la solitude effaça +même cela, et ces griefs allant rejoindre le passé, +il cessa de les voir…</p> + +<p>L’abbé, lui, toujours debout devant la cheminée, +n’avait pas l’air de soupçonner quel torrent +de pensées bouleversait René. Il semblait ignorer +qu’il avait répondu tout à l’heure par son silence : +on l’aurait cru aveugle et sourd. Soudain, il fit +un mouvement léger : René s’était levé, se promenait +un instant dans la pièce, et enfin arrêté +devant lui, demandait :</p> + +<p>— Alors… qui est mon père ?</p> + +<p>Question qu’on s’étonnait qu’il n’eût pas posée +plus tôt. Dans la débâcle d’existence que l’heure +inaugurait, une chance en effet subsistait d’échapper +à la solitude totale. René, maintenant, se +tournait vers elle.</p> + +<p>Aucune réponse encore. Simplement le prêtre +levait un peu les épaules, en signe d’impuissance +à fournir l’éclaircissement sollicité. Devant cet +aveu, René aurait dû désespérer : mais dès que +l’homme tente d’échapper au destin, la marche de +sa pensée défie toute prévision.</p> + +<p>— Comment ! tu te dérobes ?… tu ignores ?… +Cependant, ne viens-tu pas d’affirmer que tu connaissais +la vérité ? Alors, quelles raisons de te +croire ?… Qui me prouve que tu n’as pas menti ?</p> + +<p>— Je t’en conjure, soupira l’abbé d’une voix +trouble, ne me contrains pas à oublier l’habit que +je porte !</p> + +<p>Ne voyant là qu’une défaite, ressaisi par ses +anciennes défiances, René cependant continuait :</p> + +<p>— Oublier qui tu es ? Dieu m’en préserve ! Je +sais trop bien que tu m’as toujours détesté. Oh ! +à ta façon… c’est-à-dire en te taisant !… Tout à +l’heure encore, tu me voyais désespéré et tu es +resté muet, sans jeter un regard de mon côté ! ou +plutôt, tu semblais satisfait… Quelle chance, si me +méprenant sur ton attitude, j’allais tenir pour assurée +la chimère qui me hantait ! Par bonheur, ayant +réfléchi, je réclame des preuves… Alors seulement +tu daignes enfin me faire un signe… « Des +preuves ?… Voilà, il n’y en a pas !… » Tu avais +espéré me voir mordre à l’hameçon : cet espoir +est déçu : quel dommage ! Mais ne pourrai-je, au +moins une fois, entendre tes paroles ? Ne serait-ce +que pour apprendre pourquoi tu as voulu me +tromper et quel caprice te mène, te décideras-tu +à répondre ?</p> + +<p>Il s’exaltait : il ne calculait plus les termes qu’il +employait. Il était devenu pareil au nageur épuisé +qui brasse l’eau, sans s’occuper de la distance à +la rive et persuadé que la seule violence suffira +pour le sauver. A mesure, un espoir irraisonné +s’insinuait aussi dans son âme. Pourquoi ne pas +admettre qu’il fût victime d’un atroce malentendu ? +Il n’avait interprété que des silences. On ne bouleverse +pas sa vie sur la foi d’un homme qui, en +fait, refuse de s’expliquer, qui, même en s’expliquant, +peut ne chercher qu’à se venger ?</p> + +<p>Tout à coup, comme il allait poursuivre, une +main rude s’abattit sur lui.</p> + +<p>— Il suffit : plus un mot ! Ne détruis pas en un +instant l’effort de toute ma vie.</p> + +<p>L’abbé cependant souriait : dédain pour ces +injures, à moins que ce ne fût la marque du +triomphe sur l’adversaire que lui seul connaissait. +Ensuite son bras retomba, et un aveu suivit, prononcé +très bas, ainsi qu’il sied quand on reconnaît +une faute dont on sollicite le pardon :</p> + +<p>— En effet… je t’ai détesté… il y a longtemps… +très longtemps… A prétendre remonter le passé, +tu risques vraiment trop de raviver des plaies +anciennes : crois-moi, oublions un sentiment +dont je m’accuse, me repens, et que j’espère avoir +détruit dans ses racines.</p> + +<p>— Oh ! riposta René, toujours des mots de +prêtre !</p> + +<p>L’abbé frémit.</p> + +<p>— Bénis le ciel que je me refuse à en prononcer +d’autres.</p> + +<p>— J’ai demandé des preuves : tu n’en as pas !</p> + +<p>— J’en ai.</p> + +<p>— Je te défie de les donner !</p> + +<p>— A quoi bon si elles doivent anéantir le peu +qui nous unit ?</p> + +<p>— Prétexte facile ! Il dispense de justifier des +assertions auxquelles je ne crois plus !</p> + +<p>— Encore ?… Alors, écoute !…</p> + +<p>Subitement, le prêtre venait de quitter le refuge +de la cheminée ; une tempête transfigurait le +masque impassible. Duclos a connu ce spectacle +une fois, chez Lormier : mais alors, c’était le +prêtre dictant des ordres au nom d’un Dieu : ici +se révélait l’homme, rien que l’homme, d’autant +plus redoutable qu’il demeurait maître de sa +colère.</p> + +<p>— Alors, écoute !… Sais-tu seulement comment +est mort <i>mon</i> père ? Non. J’avais seize ans : tu en +avais quatre. Naturellement, on ne t’a jamais +parlé de <i>cela</i> ! <i>Cela</i>, d’ailleurs, est chose entre lui +et moi. On l’a ramené de la chasse, expirant… +Tout le monde a déploré l’accident… mais moi… +oh ! moi ! pouvais-je ignorer que le matin, avant +de partir, il m’avait pris à part et fait jurer de +t’arracher son nom et de te chasser du foyer ?…</p> + +<p>René à ce moment ayant reculé, d’un geste souverain +le prêtre le ramena vers lui :</p> + +<p>— Ah ! il n’est plus temps ! Tu as voulu m’entendre : +désormais, nous irons jusqu’au bout !… +Dieu m’est témoin qu’à l’instant tragique dont je +parle, je n’hésitai pas à prononcer le serment +qui m’était demandé : Dieu m’est témoin aussi +que je n’ai d’autres preuves que ce serment, et le +suicide de mon père, une heure après…! Qu’elles +te satisfassent ou non, elles ont suffi pour faire +de l’adolescent que j’étais un vieillard et ta victime !</p> + +<p>Abandonnant ensuite René qui alla tomber sur +un siège, le prêtre commença de marcher.</p> + +<p>— Je dis bien : ta victime ! J’adorais mon père et +tu l’as tué ! Si je suis devenu prêtre, c’est à toi que +je le dois ! Je ne supportais plus ta présence dans +ma maison : désespérant de t’en chasser, j’ai préféré +m’en chasser moi-même. Calcul vain : tu ne m’as +pas quitté, je t’emportais en moi !… Tant pis ! +j’avoue tout et il n’est pas mauvais qu’un jour au +moins, nous mesurions ensemble la souffrance +que je te dois. Tu ne t’en doutais pas, j’y consens : +mais est-ce que les hommes ont besoin de <i>vouloir</i> +pour faire souffrir : il leur suffit d’exister !… +Donc, tu te croyais loin, tu ne t’occupais pas de +moi, et tu n’as cessé de me torturer ! car, prêtre, +je me suis trouvé pris entre ma conscience et la +dette de mon serment. Désobéir à Dieu, ou renier +mon père, voilà le dilemme que ton existence a +créé, et dont je n’ai pu sortir. Oh ! je vois clair en +moi-même ! j’ai louvoyé… J’avais la prétention +d’être un vrai prêtre, tout en ne pardonnant pas. +Sur mes instances, tu es devenu La Gilardière : +à mon instigation, on a tenté de t’établir à +Semur… Demi-mesures qui ne satisfont ni le +passé, ni Dieu. Je me flatte que tu m’es devenu +indifférent, et dès que j’évoque le cadavre de mon +père, une horreur me soulève, je ne puis plus te +voir ! C’est un duel au fond de moi qui toujours +recommence, que rien n’apaise… non, pas même +ces aveux que j’aurais dû retenir. Souffriras-tu +moins pour les avoir reçus ? Qu’en rapporterai-je, +sinon d’autres remords ? Crois-moi, fût-ce en ce +moment, ne souhaite pas de changer avec moi : +tu y perdrais. Il n’y a au monde que douleur. +Comme Abel paya pour Adam, nous payons, sans +autre raison qu’une volonté divine, contre laquelle +notre raison se dresse… ou plutôt, non, je blasphème, +fermons les yeux, ne tentons pas de comprendre +et prions… si tu le peux… si je le puis +moi-même…</p> + +<p>Hors d’haleine, il s’écroula ensuite, plutôt qu’il +ne s’agenouilla sur le prie-Dieu. René, lui, depuis +longtemps, ne semblait plus entendre. On se +demandait s’il respirait encore.</p> + +<p>Admirez, en tout cas, le mensonge des apparences. +Si, à ce moment quelqu’un était entré, +qu’aurait-il vu ? Deux hommes, l’un agenouillé, +l’autre attendant la fin de l’oraison : entre les +deux, un Christ, symbole de paix. Si, plus curieux, +il s’était enquis de la vie de ces hommes, qu’aurait-il +appris encore ? qu’ils étaient frères, menaient +des existences séparées, et ne se témoignaient que +peu d’intérêt. Or non seulement chacun d’eux +subissait alors une crise tragique, mais, amenés +à exprimer leurs souffrances, ils découvraient +n’avoir jamais cessé d’être leurs propres bourreaux. +L’abbé, sans doute, venait de torturer +René, mais René, toute sa vie et sans le savoir, +avait torturé l’abbé ; même René disparu, quelle +absolution effacerait dans l’âme du prêtre le +remords d’avoir éclairé son frère ? Ainsi, présents +ou absents, ignorants ou conscients, ils ne pouvaient +que se faire du mal ; et nous touchons enfin +au problème soulevé par Duclos. Je ne demande +pas si René fut grandi par la souffrance, si son +frère y puisa les éléments d’une sainteté nouvelle +ou d’un désespoir sans consolation : la question +que je pose est autre. Pourquoi l’être humain ne +saurait-il respirer sans créer d’abominables conflits ? +Pourquoi l’essaimage automatique de la +douleur et la nécessité de toujours tuer pour vivre ?</p> + +<p>L’abbé sur son prie-Dieu, René, la tête dans +ses mains, ont-ils songé à la loi farouche, dont +ils étaient victimes ? Plus probablement, et comme +nous tous, se jugeaient-ils une exception ? L’un +en appelait à Dieu qui gardait le silence, l’autre à +la justice, qui ne paraît jamais. Des deux côtés, +même désastre, et point de secours.</p> + +<p>Un long intervalle s’écoula avant que l’abbé ne +se relevât. Quand il le fit, le rictus de sa bouche +avait disparu, la flamme du regard s’était éteinte. +Le prêtre était parvenu à reprendre la place que +l’ennemi intérieur un instant lui avait volée.</p> + +<p>— Et maintenant, demanda-t-il d’une voix +sourde, que comptes-tu décider ?</p> + +<p>René tressaillit. Il était écrit que ce jour-là, les +moindres paroles de son frère traqueraient sa +souffrance.</p> + +<p>— Pour décider, murmura-t-il, il faudrait avoir +eu le temps de réfléchir. Naturellement, avant de +venir, je n’avais pensé à rien…</p> + +<p>L’abbé se recueillit, puis, sans dissimuler le +prodigieux effort qu’il faisait :</p> + +<p>— En ce cas, voici mon conseil. Retourne à +Semur. J’ignorerai que tu es venu.</p> + +<p>René le considéra avec surprise.</p> + +<p>— Mais moi, pourrai-je ne pas le savoir ?</p> + +<p>— Oh ! fit l’abbé, si difficile que cela paraisse, +la volonté parvient toujours à dominer une pensée +mauvaise. Pars donc : va rejoindre <i>notre</i> mère. +Elle t’attend là-bas.</p> + +<p>Au nom de sa mère, il sembla que René découvrît +de nouveau la réalité que son frère s’efforçait +d’effacer.</p> + +<p>— Non, dit-il, ce serait au-dessus de mes forces.</p> + +<p>Et quittant le fauteuil, il s’apprêta à sortir.</p> + +<p>La voix du prêtre devint suppliante :</p> + +<p>— Je te le demande… comme une grâce…</p> + +<p>Un sourire navré passa sur les lèvres de René.</p> + +<p>— Trop tard. D’ailleurs, si c’est le fruit de ta +méditation, tu te fais illusion. Avant une heure le +passé te reprendra. Autant qu’il m’emporte tout +de suite !</p> + +<p>Chose curieuse, les instances mêmes du prêtre +aidaient à le chasser. Figé sur place, l’abbé le vit +approcher de la porte.</p> + +<p>Il était devenu très pâle.</p> + +<p>— Ainsi, conclut-il d’un ton défaillant, tu +refuses ?</p> + +<p>René, au contraire, prenait une expression +apaisée.</p> + +<p>— Oui. J’ai pu te rendre malheureux, mais que +ceci te console : je ne le suis pas moins et je me +demande pourquoi…</p> + +<p>— On se demande toujours pourquoi : est-ce +parce que nous sommes sourds, l’explication ne +vient pas, mais il semble chaque fois qu’on se +penche sur de l’éternité !</p> + +<p>L’abbé, pour répondre, avait fermé les yeux. +Quand il les rouvrit, René n’était plus là.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>XI</h3> + + +<p>Dans la même nuit, on sonna chez moi vers +deux heures. Je me levai en sursaut et, stupéfait, +me trouvai devant René.</p> + +<p>— C’est moi, dit-il, qui viens dormir chez vous. +L’hôtel m’a fait peur : j’avais besoin d’un toit +ami.</p> + +<p>Cinq minutes plus tard, il me racontait tout. +J’écoutai son récit, détaillé avec une simplicité +parfaite et le calme tendu qui, chez les nerveux, +marque l’extrême limite de l’émotion. A l’inverse +de ce que vous devez supposer, le rôle de mademoiselle +Lormier y paraissait réduit à rien. Cette +fille, aux yeux de René, n’avait été que l’occasion +du destin. Il ne lui en voulait pas : il l’ignorait. +On ne s’occupe pas non plus de la pierre qui a +provoqué un déraillement. De mon côté, je ne +songeai que plus tard à ce qu’il y avait de singulier +dans les attitudes successives de l’auteur, +volontaire ou non, de la catastrophe. J’avais à ce +moment, un bien autre souci !</p> + +<p>— En quittant mon frère, acheva René, j’ignorais +à quoi me résoudre, mais il y a des grâces +d’état. J’ai réfléchi, j’ai vu, et j’arrive avec une +décision prise. Elle tient compte de tous, de ma +mère que je ne puis me décider à aborder en ce +moment, de mon frère qui sera débarrassé de ses +scrupules pieux, enfin de moi-même qui tiens à +laisser derrière moi le souvenir d’un homme +probe.</p> + +<p>Je tremblai : il s’en aperçut.</p> + +<p>— Oh ! rassurez-vous : aucune tragédie en perspective. +Si compliquée que soit une situation, il +existe toujours une solution pour la dénouer et la +plus simple est la meilleure. Dès ce matin, je +gagne Marseille : après quoi, départ pour le Maroc. +La légion étrangère est, dit-on, un asile parfait +pour qui prétend se passer d’état civil. J’espère y +trouver l’anonymat auquel je tiens, l’oubli, à tout +le moins le pouvoir de vivre, bref ce que je +cherche…</p> + +<p>C’était bien, comme il l’avait annoncé, une +volonté définitive : mes objections échouèrent +devant elle.</p> + +<p>Il me demanda ensuite la permission d’écrire et +fit trois lettres. A son frère, il expliquait en détail +son projet. A sa mère, il adressa un bref adieu, +sans donner d’autres motifs de son départ que la +soudaine rupture de son mariage et le besoin +d’étourdir une déception cruelle. La dernière, la +plus longue, était pour Annette. J’ignore ce qu’elle +contenait : on peut l’imaginer.</p> + +<p>Quand il acheva, l’aube pointait. Nous échangeâmes +ensuite des promesses de revoir et de fréquentes +correspondances. Nous avions l’air d’y +croire, sans parvenir à être dupes. Pareillement +les grands malades se livrent au jeu des projets +avec d’autant plus d’ardeur qu’ils savent ne devoir +jamais les réaliser.</p> + +<p>A sept heures, enfin, René me quitta sans me +permettre de l’accompagner. Je revois son geste +de main au bas de la rampe. J’entends encore son +adieu :</p> + +<p>— A bientôt des nouvelles !</p> + +<p>Il avait à la main le petit sac de voyage pris à +Semur. C’est la seule chose, je crois, qu’il emportait +de sa vie passée. Le bruit de son pas s’évanouit. +Je le guettais encore qu’il n’était déjà plus. Et le rideau +tomba sur lui, sur madame Manchon, sur tout +ce groupe d’êtres qui avaient connu le bonheur, +qui désormais ne connaîtraient plus que la détresse.</p> + +<p>L’après-midi en effet, m’étant présenté rue +Monsieur, je me heurtai à une Lapirotte munie +de la consigne de ne recevoir qui que ce fût. En +m’expliquant qu’à son retour madame Manchon +avait eu un évanouissement et que le docteur +redoutait une congestion cérébrale, elle gardait +son sourire neutre, mais ses yeux luisaient de +plaisir. Elle ne donnait aucune explication et elle +avait l’air de crier : « Voyez quel prophète je +suis : rien de ce qui arrive ne m’a surprise ! »</p> + +<p>Au cours d’une seconde tentative, l’abbé m’accueillit +en personne. Madame Manchon était très +malade : lui-même avait décidé de quitter Versailles +et renoncé au ministère paroissial afin de +ne pas la quitter durant une convalescence qui — si +elle venait — serait fort longue. Comme j’annonçais +mon intention de repasser aux nouvelles, +il m’arrêta :</p> + +<p>— Non, ne vous dérangez plus. Si l’état de ma +mère s’aggravait, vous en seriez averti. Sinon… je +crois meilleur qu’elle ne vous revoie pas, du +moins pour un temps. Tous ceux qui ont beaucoup +connu mon frère ne peuvent que lui apporter +des émotions inutiles.</p> + +<p>Devant ce congé en règle, il n’y avait qu’à s’incliner : +je ne revins plus.</p> + +<p>Que se passa-t-il ensuite durant trois mois ? Je +le répète, le rideau était tiré : libre à moi d’imaginer, +mais l’imagination, croyez-le, est toujours, +dans ce cas, inférieure à la réalité. J’étais devenu +comme Duclos après la disparition des Lormier : +pas tout à fait pourtant, car je suivais encore +René.</p> + +<p>« Suivre », me semble aujourd’hui une expression +étrange. Est-ce en effet suivre quelqu’un que +de percevoir chaque jour un peu plus sa disparition +progressive au fond de terres mystérieuses ? +Sans doute, il ne cesse pas d’être vivant, on ne +peut affirmer qu’on ne le reverra pas : cependant +chaque jour aussi le rend plus difficile à atteindre, +plus impossible à ramener et l’on sent bien qu’il +ne reparaîtra jamais !</p> + +<p>Deux billets brefs comme des dépêches : voilà +tout le lien me rattachant à mon ami. Le premier +parlait de hâte à quitter la vie du camp : le second +annonçait un départ en colonne, vers le Sud ; les +deux répétaient : « Qu’on ne s’inquiète pas si la +correspondance se fait plus difficile ». Pauvres +courts billets ! les derniers… Comment rendre l’extraordinaire +sensation d’effacement qu’ils m’apportèrent ? +Je me représentais le désert, l’immensité +mouvante des espaces couverts de sable, et à la +limite de l’horizon, la silhouette évanouissante de +celui qui me quittait. Vous connaissez cette impression : +on se dit : « Le voilà encore ! » Les yeux +se troublent, les plans se mêlent : « C’est lui : je +ne cesse pas de l’apercevoir ! » Le point dès longtemps +n’est plus visible : on se flatte de le distinguer +quand même.</p> + +<p>Que de fois, dans cette période, me suis-je +reproché de n’avoir pas su retenir René ! Un +autre, moins impulsif, aurait au moins pesé les +conséquences d’une disparition mille fois pire que +la situation à laquelle elle prétendait remédier. +Après tout, l’aventure, jugée de sang-froid, ne +méritait pas d’être prise avec un tel emportement. +La plupart à la place de René s’en seraient à peine +soucié. Hélas ! de tels regrets ne menaient qu’à +me faire sentir mieux la fierté de mon ami. Jugez, +d’après ce que j’éprouvais, du supplice que dût +être celui de madame Manchon !</p> + +<p>Je vous ai dit que fidèle à la consigne reçue, je +m’abstins de tenter de la revoir : mais à diverses +reprises, il m’arriva de passer devant son hôtel. +J’entrais alors chez la concierge :</p> + +<p>— Comment va madame ?</p> + +<p>— Mieux, monsieur.</p> + +<p>— Monsieur l’abbé est toujours là ?</p> + +<p>— Oui monsieur.</p> + +<p>— Et mademoiselle Lapirotte ?</p> + +<p>— Toujours aussi.</p> + +<p>Rien d’autre. La façade avec son air habituel. +Les volets arrêtés aux crans de jadis. Et derrière +les murailles, quelles agonies ! quelle frénésie +peut-être ! Car enfin, n’oublions pas que madame +Manchon ignorait pourquoi son fils était parti, +que l’abbé ne pouvait douter d’avoir condamné +son frère, que le sourire de Lapirotte enfin, si +stable qu’on le suppose, devait bien refléter un +peu de cette douleur et de ce remords vivants…</p> + +<p>Mais à quoi bon insister, puisque je n’ai pas vu, +puisque les murs gardent le même visage, qu’ils +abritent l’extase de deux amants ou étouffent les +cris tragiques d’une mère ? Arrivons au dénouement, +ou plutôt à ce que je tiens pour tel, faute +de terme meilleur.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>XII</h3> + + +<p>Il vint, brutal, rapide et, comme de coutume, +échappant à mes prévisions.</p> + +<p>Un matin, je lus dans les journaux l’annonce +qu’une colonne française venait d’être surprise et +dispersée aux environs de N…, c’est-à-dire précisément +dans la région où devait opérer René.</p> + +<p>Saisi d’inquiétude, je courus au ministère. Mes +craintes n’étaient que trop réelles : René figurait +parmi les disparus.</p> + +<p>Je dis bien : <i>disparu</i>.</p> + +<p>Depuis la guerre, la plupart des femmes et des +mères ont savouré les virtualités de souffrance +qu’apporte cette solution, pire que n’importe +quelle certitude. S’agit-il désormais d’un mort ou +d’un vivant ? Faut-il prendre le deuil ou se réjouir, +chercher un cadavre sans sépulture ou guetter un +retour et fêter une délivrance ? Mais, alors, madame +Manchon a-t-elle compris tout de suite ?</p> + +<p>Disparu… Les bureaux ignorent le reste. Ils +affirment seulement que du coup de main tenté là-bas, +des hommes sont revenus et d’autres pas. René +est de ceux qu’on n’a point revus et dont le corps +ne fut pas retrouvé. Prisonnier, peut-être, ou mis +à mort après avoir été torturé, ou fugitif… Tous les +possibles subsistent, la pire douleur alternant avec +les confiances les plus chimériques.</p> + +<p>J’écoutai les explications qu’on me donnait, les +paroles d’espoir que l’on tentait d’y joindre, car +on s’imaginait avoir affaire à un parent ; mais je +n’eus aucun doute. Pour moi, René avait cherché +la mort et n’était plus.</p> + +<p>En revenant du ministère, je ne pleurai pas. Je +me rappelle par contre qu’une colère intérieure me +soulevait contre cette conclusion stupide d’une vie +où n’avait passé, j’aurais pu le jurer, aucune pensée +basse. Jamais l’injustice souveraine du destin +ne m’était apparue avec une pareille évidence. En +même temps, et par un jeu naturel de la pensée, +j’évoquais les causes du drame, les acteurs qui s’y +étaient trouvés mêlés et me demandais : « Que +sauront-ils ?… Annette Traversot va-t-elle se consoler, +ou veuve sans avoir eu d’époux, s’éteindra-t-elle, +silencieuse et fidèle, sous les lambris de +l’hôtel de Thil ? Et l’autre, mademoiselle Lormier, +cette énigme ?… » Ah ! celle-là, qu’avait-elle vraiment +cherché ? N’était-ce qu’une fille qui s’ennuie +et que le mal distrait ? ou victime d’une passion +véritable, fallait-il voir en elle une amante jalouse +et maladroite ? Ironie du sort : mariée et satisfaite, +peut-être ignorerait-elle toujours la mort de René : +désastre ici, là-bas oubli total, ou même bonheur +instauré sur des ruines… Ainsi, au spectacle de +cette injustice supplémentaire, trop probable pour +n’être pas, ma peine s’exaltait. Pouvais-je supposer +que le passé, si vainement interrogé, m’attendait +à l’arrivée, prêt à lever la plupart des incertitudes +dont il était chargé ?</p> + +<p>Et je rentrai chez moi…</p> + +<p>Il faut ici me recueillir. Parviendrai-je, aussi +bien que Duclos, à évoquer la scène qui terminera +mon récit, et à laquelle je dois d’avoir pu, sans +l’ombre d’une hésitation, identifier nos deux histoires ? +Essayons cependant…</p> + +<p>Je rentrai donc. Aussitôt, la domestique, qui +me guettait, vint à moi.</p> + +<p>— Il y a au salon une dame pour monsieur et +qui attend depuis une heure. J’ai eu beau répéter +que monsieur peut-être ne reviendrait pas, elle +s’est contentée de répondre : « Je resterai le temps +qu’il faut, pourvu que je le voie. »</p> + +<p>— La connaissez-vous ?</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>Assez intrigué, bien que mal disposé aux aventures +un pareil jour, je dis :</p> + +<p>— Soit : débarrassons-nous-en.</p> + +<p>Et sans plus tarder, je me rendis dans la pièce +où se trouvait l’inconnue. A ma vue, elle se leva. +Vêtue de noir et le visage caché par une voilette +épaisse, on ne pouvait lui donner d’âge. Toutefois, +malgré la simplicité de la mise, il apparaissait au +premier coup d’œil que j’avais affaire à une femme +de bonne compagnie, et d’une distinction de +manières peu commune.</p> + +<p>— M. Tinant ? demanda-t-elle.</p> + +<p>Puis, sur mon signe affirmatif :</p> + +<p>— Excusez-moi, monsieur, d’avoir insisté pour +vous entretenir : je ne vous retiendrai d’ailleurs +que le temps d’obtenir un renseignement qu’il est +pour moi nécessaire de posséder sans délai, et que +vous serez sans aucun doute en mesure de me +communiquer.</p> + +<p>Je m’apprêtais à répliquer par les politesses +d’usage : elle ne m’en laissa pas le loisir et poursuivit :</p> + +<p>— J’ai appris hier soir, — vous voyez combien +mes informations sont récentes, — que vous aviez +été l’ami très intime de M. de La Gilardière : vous +serait-il possible de me donner son adresse ?</p> + +<p>Le nom de René, prononcé à cette heure et d’une +manière si imprévue, me bouleversa. D’instinct, +aussi, je me sentis pris de défiance, et m’efforçant +de garder un ton neutre :</p> + +<p>— Il est exact, répliquai-je, que j’ai été lié avec +M. de La Gilardière et que j’ai su son adresse : +toutefois, en raison de circonstances qui importent +peu, jusqu’à ce matin, je ne me serais pas reconnu +le droit de livrer un secret qui ne m’appartenait +pas.</p> + +<p>Je parlais : j’allais ajouter qu’aujourd’hui, hélas ! +ce secret n’avait plus d’importance ; mais à mesure, +une autre pensée s’emparait de moi, une de +ces intuitions qui semblent à la fois jaillir du fond +de l’être et vous être soufflées par un étranger dont +la voix sans timbre couvre irrésistiblement les +bruits humains. Et tout à coup m’interrompant :</p> + +<p>— D’ailleurs, vous ne vous êtes pas nommée, +madame… bien que je craigne de vous reconnaître… +Mademoiselle Lormier, n’est-ce pas ?</p> + +<p>Elle ne répondit pas, ce qui était un aveu. Je +poussai un cri sourd :</p> + +<p>— Vous ! et à un pareil moment !</p> + +<p>Cette fois, elle murmura :</p> + +<p>— Que voulez-vous dire ?</p> + +<p>En même temps, à travers la voilette, je découvris +ses yeux ; une terreur les agrandissait, non +pas celle que vous pourriez croire, puisque le fait +de demander l’adresse de René prouvait qu’elle ne +soupçonnait rien ; uniquement, elle songeait que +l’ayant reconnue, et probablement au courant, +j’allais désormais refuser de répondre.</p> + +<p>— Ce que je veux dire ?</p> + +<p>Je reculai malgré moi. Après avoir découvert +les yeux, que n’aurais-je pas donné pour apercevoir +le visage. Voilà donc celle par qui René +venait de mourir ! Qu’elle fût venue chez moi, et +précisément ce jour-là, me remplissait d’une +frayeur religieuse. Il me semblait que la volonté +de mon ami avait seule commandé une telle rencontre, +et que de même que mademoiselle Lormier +avait obéi, j’allais à mon tour prononcer des +paroles vengeresses qui me seraient dictées.</p> + +<p>— Mais, vous-même, repris-je avec une subite +colère, que prétendiez-vous tenter encore ? Ignorez-vous +donc que ce serait peine inutile, puisque +tout est fini ?</p> + +<p>— Fini ?… répéta mademoiselle Lormier d’une +voix blanche.</p> + +<p>— Mort, il vous échappe !</p> + +<p>— Mort !</p> + +<p>Je jetai :</p> + +<p>— Songez que, sans vous, il serait là et que, +pas plus que lui, je ne soupçonne pourquoi vous +avez commis ce crime !</p> + +<p>Aucune réponse, cette fois. En revanche, je vis +le corps de mademoiselle Lormier osciller comme +un arbre au souffle de l’orage. Puis, tout à coup, +elle s’abattit : et stupéfait, je n’eus plus devant moi +qu’une loque humaine secouée par des sanglots. +Était-ce le remords ? Cependant, pouvait-on ne +pas être frappé par l’intensité de cette douleur inattendue ? +J’avais vu pleurer souvent : jamais, je +vous le jure, de cette manière silencieuse et désespérée ! +Ce n’était pas de la révolte ; ce n’étaient +pas non plus des plaintes : on percevait seulement +qu’au delà de la souffrance abattue sur l’être il n’y +avait rien. La limite était atteinte ; après cela, +impossible de descendre…</p> + +<p>Dans un éclair, j’entrevis que peut-être, elle +aussi, mademoiselle Lormier pouvait n’être qu’une +victime : toutefois la colère, je vous l’ai dit, +m’aveuglait.</p> + +<p>Je continuai, impitoyable :</p> + +<p>— Vous pleurez ! Trop tard ! Du moins, il ne +sera pas écrit que vous êtes venue inutilement. +J’exige… la lumière va se faire… qu’au moins je +sache pourquoi vous l’avez poussé à un pareil +suicide !</p> + +<p>Le mot la fit se redresser frémissante :</p> + +<p>— Ce n’est pas vrai ! Taisez-vous ! vous me +faites mal.</p> + +<p>— Nierez-vous que, sans vous, il eût toujours +ignoré le secret de sa naissance ? Qui a rempli +Semur de racontars ineptes ? vous. Qui lui a +donné l’idée de consulter son frère ? vous. A +l’heure où son amour pour Annette Traversot +triomphait, qui s’est dressée devant lui, avec la +menace d’un scandale suprême ? vous toujours… +En vérité, quel rôle est le vôtre et que vous +fallait-il, à vous qui ne le connaissiez pas, que +vouliez-vous encore aujourd’hui, en venant ici, +m’escroquer son adresse ? Ah ! tant pis, je m’exprime +sans y mettre les formes. Mais le temps est +passé où il pouvait se défendre, et c’est moi, son +ami, moi qui maintenant le venge de tout ce qu’il +a souffert !</p> + +<p>Tandis que je m’exprimais ainsi, elle continuait +de sangloter ; à chacune de mes affirmations, elle +tendait simplement les mains en avant, comme +pour en éviter le choc douloureux. Elle ne niait +pas : elle demandait grâce. Toutefois, vers la fin, +je vis ses yeux se sécher, son attitude changer. +Elle avait cessé d’être une suppliante pour devenir +un auditeur qui se détache. Elle écoutait +toujours : elle ne comprenait plus. Moi-même, +parvenu à cet excès d’émoi, je chancelai et dus +m’asseoir, hors d’haleine. Je renonçais à poursuivre. +Elle persistait à se taire. On se demandait +où nous allions ; plus que des cris, le silence qui +s’établissait, qui menaçait de rester, et même de +tout conclure, donnait le vertige.</p> + +<p>— Que ne suis-je morte avec lui ! dit soudain +mademoiselle Lormier.</p> + +<p>Elle venait d’appuyer ses coudes sur ses genoux, +sa tête sur ses mains, et, dans cette attitude, +regardait devant elle, très loin, peut-être le passé, +peut-être les lendemains qui l’attendaient. Elle +me paraissait à ce moment moins occupée de ma +présence et de ce que je pourrais ajouter que du +spectacle se déroulant sous ses yeux.</p> + +<p>Elle répéta :</p> + +<p>— Morte…</p> + +<p>Puis, se rejetant brusquement en arrière :</p> + +<p>— Comme je l’aimais !</p> + +<p>Je ne pus retenir une exclamation :</p> + +<p>— Étrange façon d’aimer ! où nous a-t-elle +conduits !</p> + +<p>Mais elle n’entendit pas : elle continuait de ne +suivre que ses pensées. Je repris :</p> + +<p>— Est-ce là tout ce que vous avez à me dire ? +En ce cas…</p> + +<p>Ma phrase ne s’acheva pas, arrêtée par un geste +violent :</p> + +<p>— De grâce, ne voyez-vous pas que je cherche… +que j’ai besoin de me recueillir ? S’il m’entend, +qu’une fois au moins il apprenne quel martyre je +lui dois !</p> + +<p>En même temps, elle se redressa : elle avait +pris une expression nouvelle : on n’y lisait pas +comme auparavant le désespoir de la femme qui +s’abat sur le cadavre de son amant : c’était autre +chose encore, plus poignant, — un mélange +d’horreur et de défi devant la destinée qu’on +évoque. Enfin, elle aussi, allait se libérer ! J’avais +cru, en exigeant qu’elle parlât, venger mon ami ; +nous ne savons jamais où nous mène la volonté +des morts ! Sans m’en douter, je venais d’offrir la +seule minute où, certaine de ne pas exposer ses +secrets, mademoiselle Lormier pourrait cependant +les crier à voix haute, et goûter le soulagement +prodigieux de ne plus se taire !</p> + +<p>Il y eut un arrêt, — le dernier. — Je trouvais +inutile désormais d’interroger. Elle n’avait plus +l’air d’ailleurs de songer à moi. Quand elle commença, +elle avait aussi changé de voix ; son récit +s’adressait vraiment à un autre et, passant par-dessus +moi, gagnait les régions mystérieuses où +doit planer l’invisible. Je ne me sentais plus +qu’un témoin ; le juge était ailleurs.</p> + +<p>Ce ne furent d’abord que des phrases brèves, de +simples mots de rappel, sans détails, presque sans +lien, tant il s’agissait là de choses certainement +connues, ou encore évidentes… Comme elle +l’avait aimé ! de la seule manière qui pût être la +sienne, c’est-à-dire sans mesure.</p> + +<p>— J’ignorais tout de lui, et à peine l’ai-je +aperçu, j’ai compris que je ne vivrais plus que +pour lui…</p> + +<p>Puis, tout de suite, l’obstacle qui se dresse. +René, assure-t-on, est riche, de famille noble ; +elle, au contraire, se croit pauvre, et quelle extraction +que la sienne, puisque son grand-père est un +vannier mort en prison ! De plus René est beau ; +elle s’exagère sa laideur. Cependant, elle s’informe : +elle a appris qu’une ancienne amie de sa +mère est demoiselle de compagnie chez une dame +Manchon : qui sait s’il n’existe pas une parenté +entre cette dame et René ? Elle écrit… La même +semaine, son père lui révèle qu’elle est riche, et +Lapirotte répond…</p> + +<p>— Ah ! cette fois le hasard m’arrivait les mains +pleines : avec quelle joie l’ai-je accueilli ! Il fallait +le maudire et j’ai vu le ciel s’ouvrir ! Non seulement +la question de fortune n’existait plus, mais +devenue intarissable, Lapirotte me livrait tout le +passé de René et jusqu’au roman de sa naissance ! +Ainsi, rien ne nous séparait plus : la route libre… +Je rêvais… Rêve encore, quand un soir, dans la +gare, pour la première fois j’ai entendu sa voix, +serré mon bras contre le sien… Mais pourquoi +me suis-je tue ? Quelle absurde foi dans une +chance qui m’avait déjà trop servie, a retenu sur +mes lèvres l’aveu dont le désir me bouleversait ?… +Une heure après, le cœur de René se fixait +ailleurs : tout était perdu, ou plutôt non, tout +commençait…</p> + +<p>Je ne rends jusqu’ici, bien entendu, que l’essentiel. +Je me rappelle qu’arrivée à ce point, +mademoiselle Lormier eut une redoutable hésitation. +Je craignis qu’elle ne s’évanouît : mais au +contraire, c’est à partir de là qu’elle sembla saisir +corps à corps le passé, convaincue sans doute +que plus elle y jetterait de lumière et mieux elle +se justifierait.</p> + +<p>— Et d’abord j’avoue ! Quand on aime comme +j’aimais, on ne renonce pas : on se bat. Fiancé +ailleurs ? soit ; hé bien ! patiemment, de loin, sans +paraître, je dénouerais son lien. J’avoue tout, je +le répète : oui, j’ai voulu qu’abandonné par celle +qu’il s’imaginait désirer, victime de circonstances +qu’il ne connaîtrait pas, il me retrouvât ensuite, +lui apportant pour le consoler la merveille d’une +passion sans égale. Quant au moyen, qu’importe ! +dès qu’on défend sa vie, qui donc y va regarder +de près ? Ce moyen était là, devant moi : je l’ai +pris. L’histoire de la naissance, après m’avoir +rapprochée de lui, allait chasser les Traversot. Il +suffisait de parler. Je n’ai pas hésité. Oh ! ne +croyez pas que ç’ait été simple ! Pour ne pas +me découvrir, il a fallu prendre un détour, +cheminer obliquement, me faire sans qu’on le sût +la voix d’une ville… Je luttais, moi, à l’aide de +l’impalpable ; songez qu’il s’agissait d’atteindre +l’ennemie sans effleurer René ! Je ne prétendais +que répandre un bruit, assez pour effrayer, trop +peu pour une certitude… Et voici la merveille, +j’ai failli réussir !… Coup sur coup, j’appris la +rupture des fiançailles, le départ de René… +madame Manchon, qu’on attendait, se refusait à +paraître… Une courte patience, enfin mon tour +venait !… Soudain, l’écroulement. Quelles explications +René avait-il reçues, données ? je l’ignore ; +mais madame Manchon retirait son refus, les +Traversot rouvraient leurs bras. Avoir vécu ces +heures, quelle torture ! J’ai souhaité mourir : +surtout, j’étais devenue folle. C’est qu’aussi tous +les jours, il passait devant moi pour aller chez +l’autre ! J’avais beau projeter vers lui mon être, +implorer en silence l’aumône d’un regard, il ne +m’avait même jamais vue ! Et je décidai qu’une +fois au moins, il me verrait, m’écouterait… J’allai +chez lui : je ne calculais plus mes mots, j’ordonnais, +je menaçais…</p> + +<p>Ici, je ne pus m’empêcher d’interrompre :</p> + +<p>— Je sais, murmurai-je, il m’a tout raconté…</p> + +<p>Mademoiselle Lormier tourna son visage vers +moi, comme stupéfaite d’entendre près d’elle une +voix humaine ; puis, haussant les épaules :</p> + +<p>— Alors, vous croyez, vous aussi, qu’en le +sommant de rompre, j’avais calculé ce qui suivrait ? +Pas une seconde, dans les huit jours que +je lui laissai, je n’y ai seulement songé ! J’étais +folle, vous dis-je, puisque je comptais qu’il aurait +peur ! folle puisque cela seul occupait ma pensée +que dans huit jours, je le reverrais encore ! Pouvais-je +d’ailleurs me douter vers quoi j’allais ? On +va… on va… chaque seconde qui tombe semble +rapprocher de ce qu’on espère, mais on ne soupçonne +pas ce qui sera. Quand, le délai accompli, +je revins à la banque, Dieu m’est témoin que j’arrivais, +ivre du seul bonheur de l’approcher ! Cela, +c’était ce que <i>j’espérais</i> et <i>voilà ce qui fut</i>. Je +me présente : on m’éconduit. Je fais mine de le +croire, j’attends au bas d’un escalier que les abords +redeviennent muets ; puis je remonte, vais droit +à son bureau et pousse la porte sans frapper… On +ne m’avait pas trompée : personne ! Ainsi mes +espoirs étaient vains et il s’est dérobé ! Que je me +dérobe à mon tour, tout est fini… Ah ! faire +quelque chose… mais quoi ?… Comment décider +sans délai, puisque je vous ai déjà dit que je +n’y avais jamais réfléchi ? Comprenez-vous au +moins où j’en étais ? Je restais là, titubant dans +la pièce abandonnée, assurée, si je ne tentais +rien, de le perdre tout à fait, appelant à mon +secours les murs, les tables, toutes choses qui +m’entouraient et qui restaient muettes, alors que +l’une d’elles peut-être détenait mon salut ! Je +restais là et ma cervelle demeurait vide ; mes +mains fouillaient, agitaient des papiers que je ne +lisais pas, bouleversaient des feuillets, et pas +une lueur pour m’orienter, pas un projet viable ! +Non contente de chercher sur la table de René, +je passe à une autre qui, au delà d’une porte +grande ouverte, a l’air de m’appeler : mêmes +gestes inutiles… Savais-je seulement ce que je +cherchais, et pourquoi ?… Tout à coup, des pas +dans le corridor, quelqu’un vient : affolée, je +quitte la table. Pour fuir, machinalement, je +repasse par le bureau de René. Au moment +d’atteindre la porte, j’ai le temps de m’apercevoir +que je tiens encore une liasse dans la main, +je la jette au hasard… Il paraît que c’était de +l’argent, des billets… Je jure qu’à ce moment je +ne m’en doutai pas ! Et éperdue, je m’évade, disparais. +Je croyais n’avoir vécu qu’un instant +d’effroi ; je tentais déjà de me dire : « Tout à +l’heure, oui, tout à l’heure, dès que je serai +calme, je découvrirai la solution : on aborde toujours, +quand le port est en vue ! » Je le répétais, +je parvenais presque à m’en convaincre, et sans +le savoir je venais de creuser la fosse où mon +amour allait crouler !</p> + +<p>Je continue de reproduire le récit de mademoiselle +Lormier comme je le puis ; à travers +moi, il reparaît décoloré, telle une fleur séchée +qu’on retrouve entre deux feuillets de livre. +L’attitude, l’accent, le rendaient unique, et quelle +lumière pour l’auditeur que j’étais ! Grâce à lui, +non seulement les événements reprenaient leur +véritable sens, mais je commençais à comprendre +que le drame qu’ils résumaient méritait peut-être +autant de pitié que celui sous lequel venait de +succomber René.</p> + +<p>Mademoiselle Lormier reprit :</p> + +<p>— Oui, j’avais fait cela… moi seule… sans le +savoir… On s’imagine que le passé n’existe plus, +on croit que les actes, une fois commis, cessent +de vivre et vont rejoindre le tas mort des œuvres +périmées : duperie ! une heure après ma fuite, +la voix qui avait été ma servante fidèle, que +j’avais conduite, orientée, dirigée, et à laquelle je +ne songeais plus parce qu’elle m’était devenue +inutile, s’élevait à nouveau, mais sans moi, et +malgré moi ! Et savez-vous ce qu’elle annonçait ? +qu’on avait volé la banque ! que René était le +voleur !</p> + +<p>Ici, mademoiselle Lormier eut un rire strident.</p> + +<p>— Je me demande si vous percevez le tragique +de ce qui arrivait là ? Je déplace des papiers +par hasard : un courant d’air entré par la fenêtre +aurait pu produire le même résultat : il ne s’est +rien passé, et sans que j’aie jamais deviné comment, +ceux-là même dont je m’étais servie jusqu’alors, +s’emparent de ce <i>néant</i>, en font le scandale +qui va nous emporter tous. Le premier qui +m’en parla, me parut fou : je ne compris pas +d’abord, puis je criai : « C’est imbécile ! Vous +savez bien qu’un homme de son rang ne vole pas ! » +Mais un autre suit, encore un autre, chacun +riposte : « Vous-même, rappelez-vous ce que +vous pensiez de lui ! Il ne change pas : c’est vous +qui avez changé ! » Ah ! voilà l’abominable ! pas +un qui ne dresse contre moi mon propre témoignage ! +Et le néant qui s’enfle, grossit, devient +peu à peu une telle réalité que René lui-même +finit par y croire, et m’accuse à son tour ! Je l’avais +menacé : j’étais revenue ; tout coïncidait. Si +absurde que cela fût, je ne pouvais plus être à ses +yeux qu’une voleuse !… Après… après, en vérité, +je perds le fil, je ne parviens plus à préciser… +J’ai souffert, comme au moment d’une mort. +Même si les Traversot l’avaient chassé, je savais +que je n’arriverais plus à le rejoindre. Je n’imaginais +pas qu’un tel désastre fût compatible avec +le pouvoir d’exister, et je persistais à vivre ! Je +n’imaginais pas non plus qu’on pût aller plus +loin dans la douleur ; cependant, le lendemain +matin, je l’ai rencontré. Je voulais fuir, il m’a +retenue. Je voulais me taire : cinglée par son +mépris, je n’ai pas retenu les seules paroles que +je n’aurais jamais dû prononcer. Ce n’était pas +assez de le perdre : je le tuais !</p> + +<p>Après ces mots, l’accablement qui succède à +de telles confidences, une lassitude d’âme qui +nous obligea, elle à rester immobile, comme si +elle voulait parler encore, et moi, à guetter une +suite à ces aveux, bien inutile en vérité, toute la +lumière ayant paru.</p> + +<p>J’imagine que nous éprouvions aussi un égal +soulagement. N’oubliez pas que la disparition de +René apprise le matin avait fait de nous des +cordes vibrant au moindre souffle. Certains +accords nous auraient fait crier. C’est un immense +repos que de pouvoir se retourner alors vers le +passé, en n’ayant plus à lui demander : « Que +contenais-tu ? »</p> + +<p>— Je comprends, lui dis-je enfin, que vous +soyez tentée de comparer votre souffrance à la +sienne : vous êtes très malheureuse…</p> + +<p>Au son de ma voix, elle tressaillit, puis sans +répondre fit un effort pour se lever. J’approchai, +mais elle refusa d’un signe l’aide que j’offrais et +parvint à se mettre debout. Cependant, elle ne +paraissait pas décidée à partir, et au contraire, me +regardait.</p> + +<p>— Vous ne me demandez plus pourquoi je +tenais à son adresse ?</p> + +<p>Je fis un geste las :</p> + +<p>— A quoi bon ?</p> + +<p>Elle sembla recueillir de nouvelles forces avant +de poursuivre :</p> + +<p>— Vous vous trompez : quand je me suis +arrêtée, nous n’étions pas au bout.</p> + +<p>J’eus une exclamation :</p> + +<p>— Que pourrait-il y avoir de pire ?</p> + +<p>— Depuis hier, j’ai découvert… la femme dont +j’ai parlé et qui me renseignait…</p> + +<p>— Lapirotte !</p> + +<p>— Cette femme, poussée à bout de questions, a +dû reconnaître qu’elle avait menti pour se venger. +Tous ses renseignements étaient faux ! tous, l’histoire +de la naissance comme le reste !</p> + +<p>— Quoi ? m’écriai-je, elle a osé…</p> + +<p>D’un geste tragique, mademoiselle Lormier +m’empêcha d’achever :</p> + +<p>— Comprenez-vous maintenant pourquoi je +suis ici ? Ne fallait-il pas lui écrire que, moi aussi, +j’ai menti ? Oh ! toujours sans le savoir, mais +qu’importe ! J’ai menti ! J’accourais le sauver et +j’apprends…</p> + +<p>Elle se tordit les mains :</p> + +<p>— Désormais comment vivre ?</p> + +<p>Jusqu’alors, l’avouerai-je, j’étais demeuré partagé +entre ma rancune et l’étonnement de la +trouver si différente de ce que j’avais imaginé. A +ce moment, j’entrevis tout ce que l’âme de la +malheureuse renfermait de sincérité passionnée +et de réelle grandeur. Je fus saisi de pitié.</p> + +<p>— Lapirotte est une misérable ; c’est aujourd’hui +seulement qu’elle vous trompe, dis-je doucement : +car aujourd’hui, craignant de votre +part un éclat, elle a trouvé le moyen bon pour se +débarrasser de vous.</p> + +<p>Mademoiselle Lormier me considéra incertaine.</p> + +<p>— Ah ! murmura-t-elle, où trouver la vérité ?</p> + +<p>— Ici, répondis-je encore.</p> + +<p>Elle hésita, puis tristement :</p> + +<p>— Quoi qu’il y ait eu, vivant, je voulais le +rendre à l’existence dont je l’avais dépouillé ; +mort, je n’ai plus qu’à lui sacrifier la mienne.</p> + +<p>— Se tuer n’est pas une solution.</p> + +<p>— N’ai-je pas dit que ma vie n’est plus à moi ? +Je n’en dispose pas.</p> + +<p>Elle s’approcha ensuite de la porte. Je ne tentai +pas de la retenir. Près du seuil, elle fit un dernier +geste découragé.</p> + +<p>— Quand je pense, murmura-t-elle, que, si je +n’avais pas été une fille abandonnée à ses rêves, +isolée au milieu des siens, et croyant à la toute-puissance +d’une immense passion, je n’en serais +pas à pleurer avec des larmes de sang celui que +j’avais choisi ! Dieu n’est pas bon ; espérons qu’il +sera juste !</p> + +<p>Elle disparut sur cette phrase, qui résumait à +la fois son désastre et son attente.</p> + +<p>Je ne devais plus la revoir, ni madame Manchon, +ni l’abbé, ni personne. Le tragique de la +vie réside en cela qu’on surprend de loin en loin +les circonstances qui conduisent à la souffrance, +mais qu’aussitôt après les êtres s’effacent. On +perçoit un cri bref quand surgit la lame de fond ; +ensuite on a beau regarder, on ne découvre plus +qu’une grève déserte et la mer garde son secret.</p> + +<p>Donc jusqu’à ce soir j’avais ignoré le sort de +mademoiselle Lormier. J’ignore de même ce qu’il +est advenu rue Monsieur, car là on n’a jamais cherché +à me rejoindre, et je me suis abstenu de forcer +une réserve qui dut avoir des raisons dont, après +tout, les intéressés étaient les meilleurs juges. Je +me contente d’imaginer l’effrayante réunion de +ces trois êtres, vivant d’une existence <i>en apparence</i> +sans rides, dans une maison où personne ne +vient plus, mais en tête-à-tête avec une angoisse +dont ils ne parleront jamais, et toujours la présence +mystérieuse du disparu.</p> + +<p>Madame Manchon est là, sur le fauteuil où je +l’ai aperçue maintes fois. Immobile, prostrée, elle +n’a pas encore compris comment s’étant éloignée +pour vingt-quatre heures, elle a pu retrouver au +retour sa maison vidée, son fils parti sans adieu. +Inlassable, elle scrute l’énigme et se demande : +« Pourquoi ? »</p> + +<p>Devant elle, l’abbé. A quoi pense-t-il, lui qui a +tout créé de la douleur qu’il ne peut consoler ? +Tente-t-il de convertir sa mère à une religion qui +ne parvient pas à l’apaiser lui-même ? Ah ! le temps +doit être passé où, du haut du sacerdoce, il préconisait +l’expiation ; et, s’il voulait demander un +pardon, oserait-il en même temps révéler ce qui +le rend nécessaire ?</p> + +<p>Entre les deux, enfin, Lapirotte, souriant toujours, +et peut-être dévorée d’ennui, car une vengeance +trop longue est un plaisir qui lasse.</p> + +<p>L’heureux homme, en vérité, qu’un Lormier ! +Lui, du moins, savait qu’il y avait eu <i>l’autre</i> ! Ici, +tous souffrent dans la nuit, ne supposant même +pas que les coups ont pu partir d’ailleurs que +d’eux-mêmes ! Supprimez Lormier et sa fille : +René vivrait, madame Manchon vieillirait radieuse, +l’abbé — qui le sait ? — aurait désarmé +peut-être ; Lapirotte, certainement, aurait été +chassée. Mais il y avait, là-bas, des inconnus, et +le cyclone a passé.</p> + +<p>On peut donc s’ignorer totalement, et, par le +jeu inéluctable de la vie, se torturer jusqu’à la +mort ! Justifie cela qui voudra ! Quant au résultat, +jugez-en : Lormier révolté, sa fille religieuse, +madame Manchon devenue probablement une +automate, l’abbé doutant de son salut… Prétendez, +après cela, que la souffrance est loi de grâce ! +Une loi, évidemment. Seulement qui l’a édictée +et que veut-elle ?</p> + +<p>J’entends qu’on va répondre : « Et Lapirotte ? »</p> + +<p>En effet, voici l’exception incontestable et +monstrueuse. Que Lapirotte ait paru triompher +est certain ; mais, à sa place, j’aurais tremblé. Il +faut toujours trembler devant la bête qui nous +dévorera, en fin de compte, aujourd’hui ou +demain. Le cri de Job résumait moins le passé +des humains que leur avenir : « Rassasiés d’angoisse +jusqu’au matin, tous sont coupés en leur +temps, comme la tête de l’épi mûr. »</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c4">LE TROISIÈME CONCLUT</h2> + + +<p>Tinant cessa de parler et, cette fois, aucun +commentaire ne vint. Nous n’étions pas seulement +troublés par la rencontre qui avait permis, aussitôt +le récit de Pierre achevé, d’en évoquer l’envers. +A notre tour gagnés par l’angoisse de la +douleur, nous sentions celle-ci inéluctable et +vaine. Quel déchaînement de catastrophes inutiles +sur des êtres dont les survivants ne se connaissaient +pas de nom, et pour quelles futilités ! +Jamais non plus, je crois, nous n’avions perçu +avec une telle netteté que la souffrance nous +guettait, nous aussi, et qu’au jour prochain nous +deviendrions sa proie.</p> + +<p>Cependant, à mesure que je réfléchissais, deux +souvenirs remontant au début de la guerre se +levaient au fond de moi, encore imprécis, mais +obstinés : une rencontre de personnages qui présentaient +avec madame Manchon et M. Lormier +de surprenantes analogies, des propos sur une +route, dont alors je n’avais pas saisi la portée et +qui, aujourd’hui, prenaient une signification singulière.</p> + +<p>Le mécanisme de la mémoire est déroutant. +Durant des années, on porte en soi des visages, +des idées, que l’on a cru ne pas remarquer, ne pas +comprendre ; soudain, au gré d’une circonstance +fortuite, ils revivent, s’éclairent, et, s’échappant +du coffre clos où ils semblaient ensevelis, deviennent +l’élément décisif du présent.</p> + +<p>— Hé bien ? demanda enfin Duclos, quelles +conclusions tirer maintenant de la double aventure ?</p> + +<p>Et tourné vers Tinant :</p> + +<p>— Car je t’accorde volontiers que, pour inattendu +que cela soit, c’est bien la même dont le +hasard nous a rendus témoins.</p> + +<p>Tinant alluma une cigarette, puis haussant les +épaules :</p> + +<p>— Quelles conclusions ? aucune. Personne ici, +je pense, n’avait la prétention de trouver un but +à la souffrance ou de justifier son origine. Elle +est, cela suffit. Elle vient aussi d’une certaine +manière, qui n’est pas celle que le commun +pense ; mais en quoi cette assurance pourrait-elle +soulager ?</p> + +<p>Duclos me regarda d’un air las :</p> + +<p>— Tu te tais ?… La cause est entendue.</p> + +<p>— Non, répondis-je presque malgré moi.</p> + +<p>Ce qui n’était auparavant qu’images incertaines +achevait, en effet, de se préciser. J’en ressentais +un allègement, comme lorsqu’on retrouve +enfin un nom propre qui, toujours au bord des +lèvres, n’a cessé d’échapper. Plus je réfléchissais, +moins je doutais de tomber juste dans mes suppositions.</p> + +<p>Décidé à en avoir le cœur net, je risquai le tout +pour le tout :</p> + +<p>— Et d’abord, déclarai-je, vous avez eu jusqu’à +présent recours à des noms de fantaisie. +Abattons les masques. J’ai cru reconnaître madame +Manchon, et M. Lormier : ils se nomment +en réalité, madame Z… et M. X… Est-ce une +erreur ?</p> + +<p>Tinant et Duclos eurent la même exclamation :</p> + +<p>— Quoi ! toi aussi…</p> + +<p>La preuve était faite.</p> + +<p>— Inutile d’insister. Reprenons donc la convention +qui a prétendu cacher les personnalités véritables ; +et puisque vous réclamiez une conclusion, +écoutez celle-ci, qui ne sera pas la mienne, mais +bien la leur, telle du moins qu’ils l’ont tirée en +ma présence, il y a quelque trois ans.</p> + +<p>— Impossible !</p> + +<p>— Jugez-en…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> + +<p>En décembre 1914, je dus revenir à Versailles +pour un long congé de convalescence. Incapable +de supporter une complète inaction, je me mis +à la disposition d’une œuvre locale dite « La Recherche +du Soldat » et qui avait pour objet de +fournir aux familles des renseignements sur les +soldats disparus.</p> + +<p>Les bureaux de l’œuvre étaient installés rue +Notre-Dame : toutefois, l’âme en était ailleurs, +chez une femme dont chacun s’accordait à reconnaître +l’énergie, l’extrême générosité et qui, sans +quitter jamais sa chambre, trouvait pourtant le +moyen de galvaniser les volontés.</p> + +<p>Appelé auprès d’elle, je ne sais plus à quel propos, +j’eus la chance de lui plaire et devins une +sorte d’agent de liaison entre elle et l’office +qu’elle dirigeait de loin. Durant les quatre mois +de mon séjour à Versailles, j’ai donc vu, à peu +près tous les jours, celle que nous continuerons +d’appeler madame Manchon, et travaillé pour elle.</p> + +<p>L’impression qu’elle fit sur moi est difficile +à définir, tant il s’y mêle de sentiments divers.</p> + +<p>Le premier abord éloignait. D’une politesse +froide et mesurée, elle avait des manières +brusques, un regard glacé, et ne marquait d’intérêt +pour rien, pas même pour l’entreprise à +laquelle elle consacrait son temps. Par contre, +un sens pratique, une méthode, une clarté de +jugement qui s’imposaient, et maintes fois nous +firent trouver la voie dans les cas épineux. Bref, +une individualité supérieure qu’on n’avait pas +envie d’aimer, faute peut-être de sentir qu’elle +ne désirât l’affection de personne.</p> + +<p>En d’autres temps, sans doute aurais-je été +curieux du passé de madame Manchon : mais +alors, la tragédie était trop le lot commun. Les +heures manquaient pour s’occuper d’événements +rétrospectifs que la guerre reculait vers un lointain +de préhistoire. Si j’admirais la lucidité de +madame Manchon, et l’emploi qu’elle donnait +à sa fortune, je ne me souciai donc jamais de +l’interroger sur sa vie personnelle. Elle n’encourageait +pas d’ailleurs aux confidences. Évidemment, +j’aurais dû songer que pour en arriver au +point où elle était, il est nécessaire de venir de +très loin : je n’en fis rien, et je n’aurais même +jamais soupçonné que tant de calme extérieur +recouvrît un drame encore saignant, si, un jour +et par hasard, un rais de lumière n’avait filtré +devant moi, à travers l’entre-bâillement de cette +âme jusqu’alors toujours fermée.</p> + +<p>De ce jour, à dire vrai, je n’avais conservé +jusqu’à ce soir que des impressions confuses. +Tout à l’heure, seulement, en vous écoutant, j’ai +compris ce qu’il me donna. Si je m’efforce à mon +tour de le ressusciter devant vous, ce ne sera pas +uniquement pour la satisfaction d’ajouter à vos +récits un autre qui leur est lié : en réalité, je crois +vous apporter avec lui le dénouement : mieux +que cela, une réponse à nos tourments…</p> + +<p>Cela se passa un certain après-midi de dimanche, +en janvier 1915, si ma mémoire est fidèle.</p> + +<p>Suivant l’habitude, j’étais arrivé avec mes dossiers +et, installés dans la chambre de madame +Manchon, nous en commencions l’examen, quand +un coup de timbre retentit à l’entrée.</p> + +<p>Il devait être environ trois heures. Comme il y +avait ordre de ne pas nous déranger, nous ne songeâmes +pas à interrompre le travail : mais +presque aussitôt, la domestique parut :</p> + +<p>— C’est, dit-elle, le nouveau locataire du +second qui voudrait faire visite à madame.</p> + +<p>Versailles est déjà la province. On n’y a pas le +droit de s’ignorer, quand on habite la même +maison.</p> + +<p>La première idée de madame Manchon fut de +se dérober : puis, à la réflexion, elle jugea sans +doute qu’il n’y aurait que partie remise, que, de +plus, ma présence couperait court aux politesses.</p> + +<p>— Soit : ayez soin auparavant de prévenir ce +monsieur que je suis fort occupée.</p> + +<p>Elle me demanda ensuite :</p> + +<p>— Avez-vous le loisir d’attendre un peu ?</p> + +<p>Je répliquai :</p> + +<p>— Tout le loisir qu’il vous plaira.</p> + +<p>Et je m’apprêtais à déménager par discrétion, +quand elle me retint :</p> + +<p>— Non, restez au contraire, vous me rendrez +service en montrant par votre présence que je +n’ai pas de temps à perdre en bavardages.</p> + +<p>Déjà la porte se rouvrait. La domestique +annonça :</p> + +<p>— Monsieur Lormier.</p> + +<p>Parfaitement. Vous êtes tentés de crier à l’invraisemblance, +mais les rencontres du sort sont +inépuisables et déconcertantes dans leur simplicité. +Pour des motifs que j’ignore, M. Lormier qui +jusqu’alors demeurait ailleurs, venait de s’installer +dans la maison de madame Manchon. Tant +que M. Lormier et madame Manchon s’étaient +mutuellement torturés, ils ne s’étaient jamais +approchés. Maintenant que leurs désastres étaient +définitifs, ils se rejoignaient. Il va de soi d’ailleurs +que chargés d’un effroyable passé commun, +ils s’estimaient totalement étrangers l’un à l’autre. +Le nom de Lormier ne produisit ainsi aucun +émoi. On aurait annoncé de même M. Durand +ou M. Nicolas. Le nouveau locataire était catalogué +Lormier : soit, l’étiquette importait peu.</p> + +<p>L’homme qui entra était un vieillard, ou du +moins me parut tel. Il avait des cheveux blancs, +le dos voûté, l’allure inquiète. Tout de suite, je +remarquai ses yeux qui n’exprimaient rien, sans +cesser d’être perçants. La fusion de l’iris et de +la prunelle est un fait assez rare. Il m’a permis de +m’orienter aux premiers traits qu’en a dessinés +Pierre : on ne rencontre pas deux fois dans sa +vie les yeux d’un M. Lormier…</p> + +<p>Dès le pas de la porte, il commença de balbutier +des excuses en les coupant de salutations où +se voyait autant de timidité que de gaucherie. +Madame Manchon, de son côté, après l’accueil +d’usage, l’invita à prendre place, et je nous +revois, elle et lui aux deux angles de la cheminée +où flambait un feu maigre, moi un peu de côté, +près de la table où les dossiers s’étalaient.</p> + +<p>Je nous revois… mais idéalement, pour ainsi +dire. Je serais incapable en effet de décrire la +disposition de la pièce ou ses meubles : je respire +au contraire l’atmosphère qui s’établit aussitôt du +fait de la présence de cet inconnu, et qui, peu à +peu, allait nous oppresser jusqu’au malaise. Les +meubles devaient être confortables, la pièce +vaste, et j’évoque un décor pauvre, des murs bas, +deux interlocuteurs que le froid recroqueville +sur eux-mêmes, des gestes de fantôme, une +pénombre de caveau.</p> + +<p>Il y a plus : à peine M. Lormier fut-il assis, à +peine madame Manchon eut-elle pris l’attitude +correcte de la dame qui reçoit, qu’une désolation +s’abattit sur nos épaules. Elle tombait comme +une pluie froide. On en avait l’âme glacée. Certains +êtres apportent avec eux de la chaleur : +devant M. Lormier on ne souhaitait que se taire ; +l’entretien n’était pas amorcé que déjà nous +avions l’air d’étrangers, penchés à la margelle +d’un puits profond, et qui, pour se distraire, +attendent le floc sourd et l’inutile disparition +d’une pierre qu’on va jeter.</p> + +<p>Cependant madame Manchon, qui avait du +monde, ne pouvait en rester là. Mettant donc +dans son accent la dose d’intérêt convenable :</p> + +<p>— Ainsi, demanda-t-elle, vous êtes devenu, +monsieur, mon voisin ?</p> + +<p>M. Lormier acquiesça :</p> + +<p>— En effet, madame, et pour ce motif désireux +de vous présenter mes devoirs en même +temps que mes vœux de nouvel an.</p> + +<p>Avant de poursuivre, je voudrais traduire encore +l’effet produit sur moi par ces premières phrases, +si banales pourtant. Les deux voix s’accordaient, +l’une s’efforçant d’imiter l’autre, et chacune +sourde, chargée d’un poids d’ennui en même +temps que <i>distraite</i>. On eut dit qu’un dessous +mystérieux se dissimulait sous la futilité des mots. +Malgré moi, je devins très attentif. A certains +moments, la parole cesse de compter : on n’est +plus sensible qu’au peuplement de l’air par l’invisible +émanation des âmes.</p> + +<p>Sans relever autrement que par un geste +aimable les vœux tardifs de nouvel an qui s’abattaient +sur sa tête, madame Manchon reprit :</p> + +<p>— Vous habitiez sans doute Paris avant de +vous installer ici ?</p> + +<p>— Non, dit M. Lormier, avec l’expression hésitante +d’un homme qui ne se rappelle pas au +juste d’où il vient.</p> + +<p>— Alors, Versailles ?</p> + +<p>— Versailles, oui…</p> + +<p>Et M. Lormier me sourit. Il semblait m’inviter +à poursuivre à sa place une conversation trop +pénible, étant donnée sa fatigue. Je répliquai par +un sourire équivalent et qui certifiait mon absence +de droit à me mêler de choses qui ne me +concernaient pas.</p> + +<p>— Naturellement, poursuivit madame Manchon, +vous demeurez en famille ?</p> + +<p>— Non, madame, dit encore M. Lormier ; vous +ne risquez pas d’entendre du bruit sur votre +tête.</p> + +<p>— Oh ! soupira madame Manchon, le bruit des +grandes personnes ne me gêne pas : je ne redoute +que celui des enfants.</p> + +<p>— Je n’en ai plus.</p> + +<p>— Mais vous en avez eu ? répartit madame +Manchon qui, probablement excitée par un tel +laconisme, se résolvait à lancer des questions +comme on laisse tomber du sable sous une roue +en train de patiner.</p> + +<p>— En effet.</p> + +<p>— Plusieurs ?</p> + +<p>— Une fille.</p> + +<p>— Probablement mariée ?</p> + +<p>— Religieuse.</p> + +<p>Quelle que soit la réserve que l’on prétend +garder, on se retient rarement de comparer les +autres avec soi-même. Madame Manchon fit un +signe approbateur.</p> + +<p>— Je connais cela. Moi aussi, j’ai un fils prêtre. +Il exerce à Versailles.</p> + +<p>La nouvelle, en revanche, ne provoqua chez +M. Lormier aucune sympathie particulière. Il +eut un léger vacillement de paupières et cessa de +parler. Découragée par l’indigence de son interlocuteur, +madame Manchon consulta la pendule. +Il est difficile de ne pas accorder dix minutes à +une visite de politesse : nous étions loin du +compte.</p> + +<p>Il me parut bon d’intervenir :</p> + +<p>— Le couvent de mademoiselle votre fille, +demandai-je, est-il resté au moins à l’abri de +l’invasion ?</p> + +<p>M. Lormier me considéra avec surprise, et continuant +de s’adresser à madame Manchon :</p> + +<p>— Je croyais avoir mentionné déjà que cela n’a +plus d’importance. Ma fille est morte.</p> + +<p>A cette annonce, madame Manchon fit un nouveau +signe d’approbation, plus prolongé, puis +rencoignée contre le dossier du fauteuil, elle +ramena sur les genoux ses mains qui tenaient +auparavant les accoudoirs.</p> + +<p>— Il arrive parfois que les enfants meurent et +que les parents survivent, laissa de nouveau tomber +M. Lormier, bien que cela me semble inexplicable.</p> + +<p>— Inexplicable… répéta madame Manchon +comme un écho.</p> + +<p>M. Lormier releva la tête. On pouvait croire +que, sans cet encouragement, il ne se serait pas +cru autorisé à poursuivre.</p> + +<p>— S’il n’y avait plus tard autre chose, fit-il +d’un ton tranchant, ce ne serait pas seulement +inexplicable, mais monstrueux.</p> + +<p>— Qu’est-ce qui serait monstrueux ? demanda +madame Manchon, l’air subitement intéressé.</p> + +<p>— La vie.</p> + +<p>— Oh ! murmura madame Manchon avec un +involontaire dédain, la vie diffère suivant les gens.</p> + +<p>— Voilà justement l’injustice que je n’accepte +pas ! riposta M. Lormier.</p> + +<p>— Nous n’avons pas voix au chapitre.</p> + +<p>— Il faudrait pourtant se demander par où +certains ont passé. Si l’on savait !…</p> + +<p>— Mais on ne sait pas…</p> + +<p>Les voix qui n’avaient cessé de baisser, comme +des lampes auxquelles l’huile manque, s’éteignirent +tout à fait. Après cela, le silence…</p> + +<p>Il en est de toutes sortes : des silences où l’on +se borne à ne rien dire, d’autres qui reposent, +d’autres qui font haleter… Celui qui commençait, +extérieurement, ne présentait rien de remarquable. +Immobiles, madame Manchon regardait +M. Lormier et M. Lormier regardait madame +Manchon. Entre eux, un feu de pauvre, dont les +bûches bavaient en sifflant. Alentour, l’ombre, +du soir à son début, qui, voleuse experte et sans +qu’on y prît garde, s’apprêtait à dépouiller la +pièce. Rien de remarquable, je le répète… et +pourtant n’importe qui, à ma place, aurait compris +qu’à ce moment seulement débutait l’entretien +véritable. De même n’importe qui se serait +mis à étudier madame Manchon avec des yeux +nouveaux.</p> + +<p>C’est qu’aussi ce que prononcent les hommes +est peu de chose. Le son des mots n’est qu’un +signe. Le véritable échange s’opère sans bruit, +grâce à l’étreinte de nos êtres profonds. Pour +reconnaître qu’il y a en nous plus qu’une mécanique +pensante liée à des organes, il suffit d’avoir +ainsi assisté, une fois dans sa vie, à la pénétration +de deux cœurs, tandis que les bouches s’obstinent +à rester muettes…</p> + +<p>Je viens de dire que madame Manchon et +M. Lormier se regardaient : ce n’est pas tout, +leurs visages changeaient. Ce changement bien +entendu s’opéra progressivement, avec des transformations +comme on en voit parfois le matin, +quand le soleil commence à percer le brouillard. +Le sourire de M. Lormier se figeait : madame +Manchon, par contre, d’ordinaire si impassible, +exprimait une anxiété douloureuse telle que les +rôles semblaient inversés. On pouvait croire que +ce n’était plus M. Lormier, mais elle, qui avait +perdu son enfant !…</p> + +<p>Puis je m’aperçus que leurs yeux s’étaient +quittés. Maintenant, madame Manchon considérait +le plafond ; M. Lormier de son côté, tête +basse, contemplait le tapis…</p> + +<p>Puis j’eus la sensation étrange que la pièce se +vidait… N’en doutez pas : évadé du présent, chacun +venait de partir sur les chemins d’autrefois, +ces chemins dont ils avaient affirmé : « Si l’on +savait ! » Joies, douleurs, catastrophes, chacun +revoyait son martyre, et par manière de conclusion +le jugeait bien à lui, inconnu de l’autre, inégalable. +Qu’auraient-ils ressenti si on leur eût +découvert leur illusion et que, convaincus de ne +s’être pas approchés, ils n’avaient jamais cessé de +se faire souffrir ? Si l’on savait !… Mais, comme +avait répondu madame Manchon, on ne sait pas.</p> + +<p>Soudain, les paupières de M. Lormier eurent +un battement, ses doigts crispés autour du chapeau +imprimèrent à celui-ci une faible secousse : +du coup, madame Manchon abaissa son regard, +M. Lormier leva le sien, la chaîne était renouée.</p> + +<p>— Qu’entendiez-vous tout à l’heure par <i>autre +chose</i> ? reprit madame Manchon, avec l’air d’une +personne que rien ne sépare des phrases précédentes.</p> + +<p>— Il est difficile de préciser, balbutia M. Lormier.</p> + +<p>J’écoutais, surpris de trouver leurs voix modifiées ; +moins décidées et plus cordiales, on y +découvrait désormais le tâtonnement de pensées +qui tendent à se libérer de contraintes devenues +des habitudes, et une sympathie ou plutôt un +désir de compréhension mutuelle tel qu’en doit +seule créer une longue amitié.</p> + +<p>Madame Manchon soupira, découragée :</p> + +<p>— Vous croyez au Ciel, peut-être ? Mon fils en +parle fréquemment, et je m’efforce de l’admettre, +puisque je suis chrétienne. Cependant je ne +souhaite pas retrouver Dieu. Je ressens à son +égard le même détachement que pour le reste de +l’univers.</p> + +<p>— Non, dit M. Lormier, il ne s’agit pas du ciel, +car je doute qu’il existe.</p> + +<p>— Et moi, je n’y tiens pas… pas du tout !…</p> + +<p>Nouvelle cause de surprise : Madame Manchon +n’aurait pas autrement parlé si elle avait subi le +sort de M. Lormier. La lumière ainsi commençait +de filtrer.</p> + +<p>— Pour rendre ce que je sens, poursuivit M. Lormier, +je cherche en vain des mots… Je ne suis pas +un savant. J’ai de la peine à finir une phrase… Hier, +par exemple, j’errais dans Trianon — j’y vais souvent — et +je regardais un peuplier isolé sur la +pelouse. Ses branches nues, dressées en suppliantes, +avaient l’air de crier : « Pourquoi nous +a-t-on dépouillées ? » Et je songeais : « Avant +deux mois, toutes auront verdi : suis-je donc le +seul auquel on ne rendra rien ? »</p> + +<p>— Espérons que votre peuplier vivait encore, +cher monsieur : car il y a aussi des arbres morts… +définitivement morts…</p> + +<p>— Mais la mort elle-même… qu’est-ce que peut +bien cacher la mort ? Puisqu’il faut une compensation…</p> + +<p>Les yeux de madame Manchon s’animèrent +brusquement :</p> + +<p>— Pour compenser, interrompit-elle, il faudrait +le recommencement de ce qui a été : sinon, inutile +d’en parler.</p> + +<p>— C’est exactement ce que je voulais dire, +insista M. Lormier : pour compenser, on doit me +rendre <i>tout</i> ce que j’ai perdu.</p> + +<p>— On doit !… L’au-delà payerait-il plus qu’il +ne parle ? Je ne l’ai jamais entendu…</p> + +<p>— Ici-bas, on entend rarement quelque chose, +du moins de ce qui importe. J’ignorerai toujours +pour qui ma fille est morte, conclut M. Lormier.</p> + +<p>— Et moi, pourquoi mon fils est mort… répliqua +madame Manchon d’une voix défaillante.</p> + +<p>La lumière qui achève de paraître !…</p> + +<p>Je me tournai, stupéfait, vers madame Manchon. +Elle avait donc perdu un fils ! Certains accents +trahissent, en s’échappant, le secret d’une vie. Au +sien je compris de quelles apparences impassibles +j’avais été dupe : à l’abri des curiosités, madame +Manchon se consumait en révoltes inapaisables. +Chose étrange, c’est à un passant qu’elle en avait +réservé la confidence !</p> + +<p>— Ah ! dit simplement M. Lormier, vous aussi, +madame…</p> + +<p>Rien dans le ton ne marquait l’étonnement. Il +devait trouver naturel que d’autres fussent atteints +de la même manière que lui-même.</p> + +<p>Madame Manchon reprit très bas :</p> + +<p>— On ne s’habitue pas à souffrir dans les +ténèbres : on s’habitue moins encore à ne pouvoir +découvrir pourquoi l’on souffre. Que de fois ai-je +cherché une explication ? Je me débats dans une +nuit que le temps épaissit…</p> + +<p>— Et pourtant, répliqua M. Lormier, de plus +en plus hésitant, sentirait-on qu’on est dans les +ténèbres s’il n’y avait quelque part de la +lumière ?…</p> + +<p>Il se leva sur ces mots.</p> + +<p>— Excusez-moi, madame : j’ai oublié que je +dérangeais. Je m’oublie souvent, à parler de certaines +choses…</p> + +<p>— Je ne sors jamais, monsieur, et ne reçois +pas : mais vous pouvez revenir, répondit madame +Manchon avec un air bienveillant qui me parut +une nouveauté.</p> + +<p>M. Lormier bredouilla une phrase de remerciement +que je ne distinguai pas et après s’être +incliné, allait gagner la porte, quand je le vis +reculer avec une expression d’effroi : depuis un +instant, l’abbé Manchon, entré sans bruit, nous +écoutait. Personne ne s’en était aperçu, tant nous +étions tous réellement projetés hors de nous-même !</p> + +<p>Il y eut ensuite un échange de paroles brèves ; +elles étaient tout à fait quelconques et cependant +il était impossible de ne pas les remarquer.</p> + +<p>— Pardon, monsieur ; ne vous voyant pas, j’ai +failli vous heurter.</p> + +<p>— Du tout… passez donc !… Je ne me trompe +pas… Monsieur Lormier ?</p> + +<p>— En effet.</p> + +<p>— J’ai eu l’honneur jadis…</p> + +<p>— Je me souviens… Croyez, monsieur l’abbé, +à ma reconnaissance… toute ma reconnaissance… +Madame… Messieurs…</p> + +<p>Comme saisi de panique, M. Lormier jetait à +nouveau des saluts et se précipitait vers le seuil. +Sa sortie fut moins un départ qu’une fuite.</p> + +<p>Nous nous regardâmes, interdits. Pourquoi +cette déroute soudaine ? J’éprouvais pour ma part +la sensation d’une rupture d’équilibre, d’une +rentrée imprévue dans une nouvelle aventure +pénible. L’abbé avait pris un air soucieux. Quant +à madame Manchon, déjà revenue à son expression +glacée, elle semblait attendre que son fils +expliquât la raison d’une présence qui avait +eu le tort, à ses yeux, de ne pas se manifester +aussitôt.</p> + +<p>— Vous aviez déjà rencontré ce monsieur ? +interrogea-t-elle enfin, impatiente d’une justification +qu’elle jugeait nécessaire.</p> + +<p>L’abbé fit un geste évasif.</p> + +<p>— Une ou deux fois… J’ai surtout approché sa +fille, morte ici, au Carmel. Mais, vous-même, ma +mère, d’où le connaissez-vous ?</p> + +<p>— C’est le nouveau locataire.</p> + +<p>— Ah !…</p> + +<p>Et silencieux, l’abbé fit plusieurs tours dans la +chambre. Une pénible hésitation se lisait sur son +visage. Lorsqu’il s’arrêta, je devinai qu’il allait +passer outre à des scrupules de nature délicate.</p> + +<p>— Vous a-t-il raconté qu’il a jadis habité +Semur ? reprit-il résolument.</p> + +<p>Madame Manchon poussa une exclamation +étouffée :</p> + +<p>— Du temps de René ?</p> + +<p>— Peut-être… probablement…</p> + +<p>Les mains jointes de madame Manchon se crispèrent.</p> + +<p>— Croyez-vous qu’il l’ait connu ?</p> + +<p>— Non… je suis même persuadé du contraire.</p> + +<p>Il y eut un silence.</p> + +<p>— N’importe, reprit madame Manchon, vous +faites bien de m’avertir. On a toujours tort d’ouvrir +sa porte à des inconnus. Je ne recevrai plus.</p> + +<p>Ses yeux en même temps errèrent alentour, à +la recherche peut-être d’un soutien qui fût stable : +et alors seulement, elle s’aperçut que j’étais +encore là.</p> + +<p>— Au fait, cher monsieur, assez de besogne +pour aujourd’hui ! Allez prendre l’air ; il est excellent +de se donner parfois du repos à l’improviste. +Aviez-vous autre chose à me dire, Henri ? Non ? +en ce cas, vous aussi, laissez-moi… J’ai besoin +d’être seule… Sortir de ses habitudes ne vaut +jamais grand’chose ; on revient très fatigué…</p> + +<p>L’avis était net et clair. J’obéis, ainsi que l’abbé. +C’est à peine si elle s’aperçut que nous la quittions. +Laissant retomber sa tête, à mille lieues du +présent, elle était retournée sans doute dans le +monde lointain, découvert un instant pour +M. Lormier, et dont je ne devais plus rien +apprendre, avant ce soir…</p> + +<p>L’abbé et moi, descendîmes de concert.</p> + +<p>Il est utile de vous dire que je le pratiquais peu. +A peine nous étions-nous rencontrés auparavant +et sans jamais lier conversation. N’escomptant +chez lui ni imprévu ni flamme, je le croyais un +peu sot, n’éprouvais aucun désir de sa compagnie +pieuse et me gardais de lui imposer la mienne.</p> + +<p>Ce fut donc avec un léger ennui qu’arrivé en +bas, je l’entendis me demander :</p> + +<p>— Si vous allez réellement vous promener, +serait-il indiscret de me joindre à vous ?</p> + +<p>Que répondre, sinon que je m’estimerais +enchanté de la compagnie ? J’étais en train de le +certifier quand le concierge de son côté m’appela.</p> + +<p>— Voici une lettre que je dois vous remettre +dès votre sortie : elle est du nouveau locataire.</p> + +<p>Je vis passer sur le visage de l’abbé un intérêt +subit. J’affectai de ne pas m’en apercevoir.</p> + +<p>— Donnez… merci.</p> + +<p>Je n’ouvris l’enveloppe que dans la rue et ne +pus dissimuler ma surprise.</p> + +<p>— Voyez, dis-je à l’abbé ; il est donc bien riche ?</p> + +<p>C’était un chèque de 50.000 francs pour la +« Recherche du Soldat ».</p> + +<p>— Riche ?… J’ai entendu dire en effet qu’il +avait vendu une invention intéressante. Détaché +de la richesse, à coup sûr… Où souhaitez-vous +aller ?</p> + +<p>— Où il vous plaira.</p> + +<p>— Alors, sur une route… j’aime les routes… +les routes ordinaires…</p> + +<p>— Voulez-vous celle de Saint-Germain ?</p> + +<p>— Celle-là ou une autre : je n’ai point de préférence.</p> + +<p>Je glissai le chèque dans mon portefeuille, et +nous voilà gagnant la porte Saint-Antoine, moi +tout à l’effort d’alimenter l’entretien, l’abbé pensif +et à peu près bouche close. Entre temps, je remarquais +la nervosité de sa démarche. Elle s’accordait +si mal avec l’attitude habituelle de l’homme, que +je me demandai soudain quelle part de volonté +entrait dans cette dernière.</p> + +<p>Lorsqu’on atteignit la route « ordinaire », +comme disait l’abbé, à bout d’éloquence, je cessai +de parler et résolus d’attendre qu’à son tour mon +compagnon voulut bien se mettre en frais.</p> + +<p>Le route de Saint-Germain est le type du grand +chemin, monotone et bête. Elle monte droit la +colline, après avoir lâché une première escorte de +maisons sans importance. On y a tout de suite +l’impression d’abandonner la ville, mais pour une +campagne qui refuse d’être agreste. Des champs +tristes comme des terrains à bâtir, une côte rude, +l’horizon arrêté par elle et dépourvu d’attraits. Il +va de soi qu’on ne rencontre pas de promeneurs. +Seules deux formes humaines tachaient devant +nous la chaussée : encore n’avançaient-elles pas +ensemble ; un large intervalle les séparait.</p> + +<p>Notre silence durait déjà depuis quelques instants +quand brusquement l’abbé commença :</p> + +<p>— Pourrais-je solliciter une grâce ?</p> + +<p>— Il va de soi, si elle est à ma portée, répondis-je, +trouvant à ce début un air de cérémonie qui +m’inquiétait.</p> + +<p>— Le hasard a fait qu’ignorant que ma mère +eût du monde, j’aie pénétré chez elle et constaté — sans +le vouloir, croyez-le bien — que l’entretien +venait de prendre un tour… particulier. Je +vous serais obligé, quand vous retournerez à +votre travail, d’oublier ce que vous avez pu +entendre, et de vous exprimer, par exemple, +comme si M. Lormier n’était pas venu.</p> + +<p>— Je vous le promets bien volontiers.</p> + +<p>— Merci.</p> + +<p>Et j’eus aussitôt, à la manière dont le merci +était prononcé, la certitude que l’abbé n’avait +souhaité m’accompagner que pour me dire ces +quelques mots.</p> + +<p>J’attendis un peu, espérant qu’il ajouterait autre +chose : le voyant revenu à son air neutre, et +légèrement agacé, je repris ensuite :</p> + +<p>— Je conçois que vous souhaitiez d’éviter à +madame votre mère l’occasion de s’appesantir sur +un passé pénible. Je ne saurais d’ailleurs trop +admirer la sérénité de madame Manchon. Sans la +visite en question, je n’eusse jamais soupçonné +quelle douleur poignante se cache derrière son +ardente charité.</p> + +<p>— On a tort toujours de ne pas soupçonner la +souffrance ; elle est partout, fit l’abbé simplement.</p> + +<p>Je le regardai ; mais il continuait d’avancer, +comme seul avec ses pensées.</p> + +<p>— Il est vrai, insinuai-je, que ce Lormier, lui +aussi…</p> + +<p>— M. Lormier, j’en suis persuadé, n’a pas été +plus épargné qu’un autre.</p> + +<p>— N’en savez-vous rien de plus ?</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>— J’avais cru deviner, cependant, à la manière +dont il a parlé de reconnaissance…</p> + +<p>— Vous vous êtes trompé.</p> + +<p>— Votre mère, en tous cas, a trouvé en lui une +âme qu’un malheur à peu près identique rendait +apte à la comprendre.</p> + +<p>L’abbé, cette fois, parut importuné de mon +insistance, et pour souper court :</p> + +<p>— Quoi qu’il en soit, M. Lormier et mon frère +ont habité quelque temps la même ville. Cela me +suffit pour ne pas tenir au maintien de relations +qui menaceraient de troubler l’œuvre d’apaisement +commencée chez ma mère.</p> + +<p>— Oh ! murmurai-je, jugez-vous vraiment cette +œuvre commencée ? A entendre votre mère parler +de sa douleur, j’aurais moins de confiance.</p> + +<p>— Apaisé ne signifie pas consolé, dit sèchement +l’abbé.</p> + +<p>Avouerai-je que sa manière péremptoire de +régler ainsi la question des sentiments les plus +graves qui puissent importer à un être me choqua ? +En dépit de l’impatience que je lui voyais, je +poursuivis donc :</p> + +<p>— Je crains, monsieur l’abbé, qu’il n’existe +aucune commune mesure entre votre appréciation +de la souffrance et celle d’un laïque tel que +moi. Aux yeux d’un prêtre, tout concourt à l’ordre +providentiel ; le malheur, dût-il nous accabler, +rentre dans un plan divin qu’il ne nous appartient +pas de connaître, et l’effort pour se résigner a été +mis à notre portée, comme l’acquisition de n’importe +quelle vertu. Par contre, en écoutant votre +mère et M. Lormier, j’avais conscience que pour +en arriver là, une grâce est nécessaire… rarement +accordée.</p> + +<p>L’abbé s’arrêta net :</p> + +<p>— Et qui vous assure, monsieur, qu’un prêtre +reçoive sûrement cette grâce ? D’où tenez-vous que +la souffrance ne soit jamais une énigme pour lui ?</p> + +<p>Il avait changé de stature, tout à coup, et +redressé, fixait sur moi des yeux aussi chargés +d’angoisse que ceux de M. Lormier ou de madame +Manchon. Une seconde, l’homme extraordinaire +aperçu par Duclos, m’apparut. Tant de passion +contenue, une telle ardeur impérieuse émanaient +de lui que, revenu au sentiment de la réserve +nécessaire, je m’inclinai :</p> + +<p>— Pardonnez-moi, balbutiai-je, j’ignorais que +je risquais aussi, près de vous, de toucher à une +blessure.</p> + +<p>Il haussa les épaules, et se remit en marche. Je +l’imitai.</p> + +<p>Quelques minutes s’écoulèrent. La côte, devenue +plus raide, obligeait à ralentir l’allure. Le +jour baissait, maussade, et j’éprouvais un réel +embarras. Il n’était plus question de reprendre un +thème qui, seul, m’aurait intéressé ; j’hésitais +d’autre part à proposer de rebrousser chemin.</p> + +<p>Soudain, j’eus la surprise de sentir qu’on me +prenait le bras.</p> + +<p>— Vous allez repartir au front où la souffrance +vous attend, vous aussi : puisqu’aujourd’hui, +vous avez entrevu les questions redoutables +qu’elle pose, vous plaît-il d’apprendre ce que j’en +sais ? demandait l’abbé d’une voix grave.</p> + +<p>Il commença, tenant mon silence pour un +acquiescement, et j’ai conscience de ne pas changer +un mot au discours qu’il me tint :</p> + +<p>— Rassurez-vous d’abord : je ne parlerai pas +en prêtre. Je veux m’en tenir aux seuls arguments +de raison qui sont de nature à vous toucher. +Remarquez pourtant que, par métier, je me +heurte à la souffrance plus souvent qu’un autre ; +ajoutez qu’elle est installée chez les miens ; oserai-je +enfin avouer qu’elle ne m’a pas oublié ? Que de +motifs pour méditer sur elle, et trouver auprès +de vous un titre de créance !…</p> + +<p>« J’ai affirmé tout à l’heure que la souffrance +n’épargnait personne. Sans doute, ses moyens +varient. Il en est de violents, il en est d’insinuants +et de cauteleux ; il en est des lents et des rapides, +de toutes les sortes et de toutes les qualités. La victime, +elle, est toujours atteinte. Tel dont vous +enviez la fortune heureuse, se ronge en secret et +appelle la mort : tel autre dont le bonheur est +évident, ignore que l’existence le détroussera +demain, avec la dextérité d’un bandit de grand +chemin. L’universalité de la souffrance sous des +formes diverses est un fait.</p> + +<p>« Son apparente inégalité en est un second… +Gardons-nous cependant de croire trop à celui-là. +Le plus souvent, en effet, on est tenté de mettre sa +souffrance au-dessus de celle du prochain. D’autre +part, nous ne nous attachons guère à observer que +les douleurs se rapprochant de la nôtre. On risque +ainsi de ne pas tout voir et même de ne rien voir.</p> + +<p>« Quoi qu’il en soit, voilà un phénomène de la +vie, le plus considérable, le plus constant, le plus +redoutable aussi, dont on se demande : « A quoi +sert-il ? » Car rien ici-bas n’est inutile ; lui seul, en +s’en tenant au point de vue humain, ne semble +que nuire. Encore s’il nuisait partout de la même +manière ! Mais non : quoi de plus divers que l’œuvre +de la souffrance ? Ici, résignation, ailleurs, révolte ; +autre part, élans vers Dieu, renoncement, +mysticisme ; à côté, fureurs, incrédulité, blasphèmes ; +tantôt la charité, tantôt l’ordure, pour +s’étourdir. Ah ! croyez-moi, le problème n’est pas +seulement dans l’<i>existence</i> de la souffrance. C’est +devant le <i>résultat</i> de la souffrance que j’ai le plus +tremblé… jusqu’au jour où, grâce à Dieu, j’ai +compris et me suis incliné devant ce moyen +cruel, et merveilleux !…</p> + +<p>Ici, l’abbé abandonne mon bras. Après avoir +débuté, comme je l’indique, d’une voix posée, +lentement il avait suivi la progression de ses pensées +et laissé transparaître une part de la fièvre +intérieure qui, j’en suis convaincu maintenant, le +dévorait. Désormais, il allait poursuivre autant +pour lui que pour moi. On ne met tant d’ardeur à +établir un bilan que lorsqu’on est en jeu. J’écoutais, +mais le véritable auditeur de l’abbé Manchon +était sa conscience.</p> + +<p>— Cruel et merveilleux, reprit-il, répétant ces +mots avec complaisance, mais combien sûr ! Parmi +tant d’effets impossibles à classer et plus encore à +juger, j’en vois deux en effet, toujours pareils, qui, +tôt ou tard, paraissent comme le fruit sur l’arbre : +et tous les deux ne sont à dire vrai que la même +conquête imposée à l’homme ou plutôt à l’élu +choisi par la souffrance.</p> + +<p>« Le premier est le <i>détachement</i> : un détachement +du devenir, de ce qui entoure, de soi-même, +enfin de tout ce qu’on est convenu de nommer la +vie. L’homme qui a vraiment souffert peut avoir +l’air consolé : il ne retrouve jamais le goût de +vivre. Détaché de la réalité, c’est déjà un mort qui +erre. Vous avez été surpris du don Lormier ? +moi pas. Je ne m’étonne pas non plus des générosités +de ma mère. Son ardeur à diminuer la douleur +des familles ne sollicite d’ailleurs aucun remerciement +et ne se préoccupe d’aucun nom. Elle +aussi, autant que Lormier, est détachée non seulement +de la fortune, mais du bien qu’elle tente. Ma +mère ne tient plus à elle, ni à moi, ni à rien. La +douleur en a fait une plante arrachée brutalement +de terre et qui, racines en l’air, achève d’expirer +au soleil.</p> + +<p>« Mais au-dessus du détachement, et par delà, +il est un second effet dont j’estime qu’il est la raison +suprême de la souffrance, et qui, rarement +formulé, ou mal, ou parfois pas du tout, devient +pourtant un élément de la pensée aussi dominateur +que salutaire.</p> + +<p>« Parce que la souffrance dépouille, parce qu’elle +paraît injuste, parce que rien surtout n’est capable +ici-bas de réparer ce qu’elle engendre, fatalement, +l’être détaché de lui-même en appelle au delà. +Sans la souffrance, l’homme n’aurait jamais songé +à l’immortalité. Par la souffrance, il en acquiert +le besoin et brisant les limites d’un présent qui ne +compte plus, projette son existence véritable dans +les régions de l’infini.</p> + +<p>« Sous quelle forme, pareille induction souveraine ? +Ah ! peu importe ! c’est affaire aux métaphysiques +et aux religions, de tenter une précision +si elles peuvent. Le principal, monsieur, n’est pas +qu’on sache ce qu’il y aura : c’est que le regard +mental ose enfin dépasser le visible ; c’est qu’à la +notion d’un stupide divertissement de quelques +années, se substitue celle d’une chaîne prodigieuse +et riche, nous prolongeant à travers les réparations +et l’agrandissement de l’avenir.</p> + +<p>« Quand je suis entré chez ma mère, M. Lormier +parlait de ténèbres qui supposent la lumière : +c’est bien, il est sauvé ! Ma mère répondait : « Je +cherche l’explication, mais la nuit reste… » Elle +se trompait : puisqu’elle cherche, elle aussi est +sauvée ! Pour tous deux, la souffrance a clos son +œuvre…</p> + +<p>« Œuvre tragique : soit. La mort aussi en est +une autre. Mais on n’aborde l’inconnu, mentalement +ou réellement, qu’à travers des cris et des +sanglots, c’est-à-dire par la souffrance ! La Vie, +la Mort, même chose ! rien de plus qu’un chemin, +le grand chemin qui mène à l’inconnu !…</p> + +<p>D’un geste large, l’abbé montra la perspective +de la chaussée que nous ne cessions de +suivre.</p> + +<p>— On marche… on va devant soi… comme ces +gens, là-bas, qui nous précèdent : on avance à +pas toujours plus lourds, sans se connaître, sans +regarder autour de soi, uniquement à la fatigue +de la côte et à la rudesse du fardeau… et c’est la +Vie ! On approche ensuite du sommet… Ah ! justement ! +l’un de ces gens y arrive… La silhouette +se détache sur le fond net du ciel… Voyez ! ce +n’est plus, ainsi qu’auparavant, une forme confuse : +maintenant, on distingue les vêtements… +la coiffure… une femme… Comme elle paraît +grande, malgré la distance ! Mais les pieds disparaissent… +les jambes… le buste est mordu… +Apercevez-vous encore la tête ?… Plus rien et +c’est la Mort !</p> + +<p>« Oui, cette femme vient bien de disparaître, +ainsi que disparaissent les morts. Cependant, vous +êtes sûr, n’est-il pas vrai, <i>absolument sûr</i> que sa +disparition n’a pas arrêté le voyage et qu’elle va +quelque part ? Vous en êtes sûr, parce qu’on ne +suit jamais une route sans un but à atteindre, +parce que vous savez d’expérience la toute-puissance +de l’appel de la route. Ah ! cet appel magnifique +vers le gîte d’étape, la demeure ancestrale, +ou le paysage dont on rêve ! cet appel, sans lequel +on ne saurait où orienter son pas et qui, en ce +moment, fait que nous-mêmes ne souhaitons +d’aller ni à droite ni à gauche, mais préférons +gravir la côte, pour découvrir un horizon dont +nous ne mettons pas l’existence en doute, bien +que nous ignorions quel il peut être !</p> + +<p>« Vous souhaitiez apprendre, monsieur, la raison +dernière de la souffrance dans le voyage qui +nous emporte à travers le temps : cette femme +vient de parler pour moi. La souffrance est l’appel +de la route. Si pénible que soit l’effort, marchons, +guidé par lui, vers le pays où j’espère que +la Justice de Dieu perdra son obscurité, parce +qu’il y fait toujours clair…</p> + +<p>« Ainsi soit-il !</p> + +<p>Après ceci, l’abbé se tut.</p> + +<p>Ne pensez-vous pas, mes camarades, qu’il avait +répondu à vos questions et que le plus simple est +d’arrêter là nos récits ?</p> + +<div class="chapter"></div> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> + +<p>Duclos et Tinant approuvèrent d’un signe. +Nous nous sommes quittés ensuite. Chacun, +depuis lors, gravit sans doute aussi la côte : mais +où sont-ils ?…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2> + + +<div class="flex"> +<table> +<tr><td class="drap">Trois amis</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c1">1</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">L’un d’eux commence</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c2">11</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">Un autre répond</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c3">133</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">Le troisième conclut</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c4">327</a></div></td></tr> +</table> +</div> + +<p class="c gap xsmall">E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY</p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c top2em"><span class="ssf">LIBRAIRIE ACADÉMIQUE PERRIN ET C<sup>ie</sup></span><br> +<span class="large b">Collection de Romans</span></p> + + +<p class="c b small ssf">HENRY ASSELIN</p> + +<p class="drap"><b>Rapetisse ton Cœur</b>. 2<sup>e</sup> édition. 1 vol. +in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">AVESNES</p> + +<p class="drap"><b>Contes pour lire au Crépuscule</b> +(Académie française, Grand prix du +roman). 10<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">ÉMILE BAUMANN</p> + +<p class="drap"><b>Le Fer sur l’Enclume.</b> 1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">JACQUES BOMPARD</p> + +<p class="drap"><b>L’Étrangère.</b> Récit. 1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">ÉDOUARD DEMEUSE</p> + +<p class="drap"><b>L’Engrenage.</b> 2<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">ÉDOUARD ESTAUNIÉ</p> + +<p class="drap"><b>L’Empreinte</b> (ouvrage couronné par +l’Académie française). 17<sup>e</sup> édition. 1 vol. +in-16.</p> + +<p class="drap"><b>Le Ferment.</b> 3<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p> + +<p class="drap"><b>La Vie secrète</b> (Prix de la <i>Vie Heureuse</i> +1908). 14<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p> + +<p class="drap"><b>Les Choses voient.</b> 13<sup>e</sup> édition. 1 vol. +in-16.</p> + +<p class="drap"><b>Solitudes.</b> 5<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p> + +<p class="drap"><b>L’Ascension de M. Baslèvre.</b> 14<sup>e</sup> édition. +1 vol. in-16.</p> + +<p class="drap"><b>L’Appel de la route.</b> 1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">GUILLAUME GAULÈNE</p> + +<p class="drap"><b>Maman et Claude.</b> 1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">COMTE DE GOBINEAU</p> + +<p class="drap"><b>Nouvelles asiatiques.</b> Nouvelle édition. +1 vol. in-16.</p> + +<p class="drap"><b>Ternove.</b> Nouvelle édition, avant-propos +de Tancrède de Visan. 1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">J. P. HEUZEY</p> + +<p class="drap"><b>Le Chemin sans but.</b> 1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">ANDRÉ LAFON</p> + +<p class="drap"><b>L’Élève Gilles</b> (Grand prix de l’Académie +française 1912). 34<sup>e</sup> édition. +1 vol. in-16.</p> + +<p class="drap"><b>La Maison sur la Rive.</b> 3<sup>e</sup> édition. +1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">SELMA LAGERLÖF</p> + +<p class="drap"><b>Les Liens invisibles.</b> Nouvelles traduites +du suédois avec l’autorisation +de l’auteur, par M. André Bellessort. +23<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16. Prix Nobel.</p> + +<p class="drap"><b>Le Livre des Légendes.</b> Nouvelles traduites +du suédois avec l’autorisation +de l’auteur, par Fritiof Palmer. 14<sup>e</sup> édit. +1 vol. in-16 avec portrait.</p> + +<p class="drap"><b>Le vieux Manoir.</b> Nouvelles traduites +du suédois avec l’autorisation de l’auteur, +par Marc Hélys. 11<sup>e</sup> édition. 1 vol. +in-16.</p> + +<p class="drap"><b>Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson +à travers la Suède</b>, traduit +du suédois avec l’autorisation de l’auteur, +par T. Hammar. 26<sup>e</sup> édition. 1 vol. +in-16.</p> + +<p class="drap"><b>Le Charretier de la Mort</b>, traduit du +suédois par T. Hammar. 1 vol. in-16 +avec un portrait de l’auteur.</p> + + +<p class="c b small ssf">DMITRI MEREJKOWSKY</p> + +<p class="drap"><b>La Résurrection des Dieux</b> (Léonard +de Vinci) traduit du russe avec une +préface de S. M. Persky. 7<sup>e</sup> mille. 1 vol. +in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">ALBERT REGGIO</p> + +<p class="drap"><b>Les Conclusions de Prodrome Zécas</b>, +roman de mœurs grecques contemporaines. +1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">LÉON THÉVENIN</p> + +<p class="drap"><b>Le Retour d’Ariel.</b> 1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">COMTE LÉON TOLSTOÏ</p> + +<p class="drap"><b>Résurrection.</b> Traduit du russe par +T. de Wyzewa. 53<sup>e</sup> mille. 1 vol. in-16. +(Édition complète en un volume.)</p> + +<p class="drap"><b>Contes et Romans posthumes.</b> Hadji +Mourad, traduit du russe avec une +introduction et des notes biographiques, +par T. de Wyzewa. 1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">PIERRE DE VALROSE</p> + +<p class="drap"><b>Une Ame d’Amante pendant la +Guerre.</b> 9<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p> + +<p class="drap"><b>Le Droit à la Vie.</b> 6<sup>e</sup> édition. 1 volume +in-16.</p> + +<p class="drap"><b>Passion.</b> 11<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p> + +<p class="drap"><b>La Téméraire</b>. 10<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">A. DE VILLÈLE</p> + +<p class="drap"><b>Allemand d’Amérique.</b> Roman de la +vie contemporaine. 1 vol. in-16.</p> + +<p class="drap"><b>Mirage d’Amour.</b> 1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c gap xsmall">Paris. — Imp. <span class="sc">Henri Diéval</span>, rue de Seine, 57.</p> + + +<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75235 ***</div> +</body> +</html> + diff --git a/75235-h/images/cover.jpg b/75235-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..8df9964 --- /dev/null +++ b/75235-h/images/cover.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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