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authornfenwick <nfenwick@pglaf.org>2025-01-28 14:21:04 -0800
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+++ b/75235-h/75235-h.htm
@@ -0,0 +1,14142 @@
+<!DOCTYPE html>
+<html lang="fr">
+<head>
+ <meta charset="UTF-8">
+ <title>L’appel de la route | Project Gutenberg</title>
+ <link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover">
+ <style>
+
+p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em;
+ margin: .3em 0;}
+
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+</head>
+<body>
+<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75235 ***</div>
+<div class="x-ebookmaker-drop c"><img src="images/cover.jpg" alt=""></div>
+<div class="x-ebookmaker-drop break"></div>
+<p class="c top2em large">ÉDOUARD ESTAUNIÉ</p>
+
+<h1>L’Appel<br>
+de la Route</h1>
+
+
+<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br>
+<span class="small ssf">LIBRAIRIE ACADÉMIQUE</span><br>
+PERRIN ET C<sup>ie</sup>, LIBRAIRES-ÉDITEURS<br>
+35, <span class="xsmall">QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS</span>, 35</p>
+
+<p class="c">1922<br>
+<span class="small">Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.</span></p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c">ŒUVRES D’ÉDOUARD ESTAUNIÉ</p>
+
+<p class="c i">Académie française. Prix Née, 1919.</p>
+
+
+<p class="c small b ssf">ROMANS</p>
+
+<ul><li><span class="sc">Un Simple.</span> Un volume in-16.</li>
+<li><span class="sc">Bonne Dame.</span> (Nouvelle édition). Un volume in-16.</li>
+<li><span class="sc">L’Empreinte.</span> <i>Couronné par l’Académie française.</i> (18<sup>e</sup> édition).
+Un volume in-16.</li>
+<li><span class="sc">Le Ferment</span> (5<sup>e</sup> édition). Un volume in-16.</li>
+<li><span class="sc">L’Épave</span> (2<sup>e</sup> édition). Un volume in-16, épuisé.</li>
+<li><span class="sc">La Vie secrète.</span> Prix de <i>La Vie Heureuse</i>, 1908. (13<sup>e</sup> édition).
+Un volume in-16.</li>
+<li><span class="sc">Les Choses voient</span> (13<sup>e</sup> édition). Un volume in-16.</li>
+<li><span class="sc">Solitudes</span> (7<sup>e</sup> édition). Un volume in-16.</li>
+<li><span class="sc">L’Ascension de M. Baslèvre</span> (14<sup>e</sup> édition). Un volume
+in-16.</li></ul>
+
+<p class="c small b ssf">CRITIQUE D’ART</p>
+
+<p class="c i">Impressions de Hollande :</p>
+
+<ul><li><span class="sc">Petits Maîtres.</span> Un volume in-16 avec deux planches
+gravées.</li></ul>
+
+<p class="c gap xsmall">E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+
+<p class="c i top4em">Il a été tiré de cet ouvrage<br>
+5 exemplaires sur papier des Manufactures impériales<br>
+du Japon, marqués A. B. C. D. E.<br>
+et 125 exemplaires sur papier vergé pur fil<br>
+des Papeteries Lafuma, numérotés 1 à 125.</p>
+
+
+
+<p class="c gap">Copyright by <span class="sc">Perrin</span> et C<sup>ie</sup>, 1922.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+
+<p class="c top4em"><span class="blkl">Pour ANDRÉ BELLESSORT<br>
+Au maître écrivain,<br>
+A l’ami,</span></p>
+
+<p class="sign i"><span class="blk">son ami,<br>
+E. E.</span></p>
+
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c xlarge">L’APPEL DE LA ROUTE</p>
+
+
+
+
+<h2 class="nobreak" id="c1">TROIS AMIS</h2>
+
+
+<p>La vie courante est parsemée d’extraordinaires
+rencontres. Toutefois il est rare qu’on s’en
+étonne. Pris entre l’alternative d’un hasard inexplicable
+ou d’une volonté mystérieuse qui guide
+les hommes, on détourne les yeux d’un problème
+devenu indifférent à force de se présenter, et l’on
+se croit quitte de solution en décrétant que le
+monde est très petit.</p>
+
+<p>Qu’un soir de 1918, au retour de la guerre,
+nous nous soyons ainsi retrouvés, trois camarades
+d’enfance, à la terrasse du café de la Paix,
+et que, pris du désir de mieux nous informer les
+uns des autres, nous ayons décidé de dîner
+ensemble au cabaret, ceci, j’y consens, n’a rien
+que de naturel. Mais qu’ayant suivi, à partir du
+collège, des carrières parfaitement divergentes,
+qu’ayant vécu l’un à Versailles, l’autre à Paris, le
+dernier dans une ville retirée de Bourgogne,
+nous ayons été chacun témoin d’une des faces
+d’un drame unique ; que de plus, sans nous
+donner le mot ni d’ailleurs soupçonner où nous
+allions, nous ayons eu l’idée, ce soir-là, de
+raconter ce que nous en avions vu, et découvert
+de cette manière qu’au total nous avions assisté à
+<i>une même aventure</i> ; qu’enfin nous soyons aujourd’hui
+encore <i>les seuls à le savoir</i> tandis que <i>les
+acteurs eux-mêmes l’ignorent</i>, voilà en revanche
+de quoi provoquer chez tout être qui réfléchit un
+« pourquoi » d’autant plus anxieux que nulle
+réponse n’y peut être donnée.</p>
+
+<p>Quoi qu’il en soit, telle fut l’impression produite
+alors sur chacun de nous que je me sens en
+mesure de rapporter ici non seulement les récits
+dont s’illustra une soirée si singulière, mais les
+propos beaucoup plus vagues qui leur servirent
+de prétexte ou de préface, comme on voudra.</p>
+
+<p>Ils commencèrent, si j’ai bonne mémoire, le
+repas terminé, à ce moment où, les coudes sur
+la table, la cigarette allumée, et humant l’odeur
+d’une tasse de café brûlant, on est tenté, suivant
+le mot d’un humoriste, de souscrire à l’immortalité
+de l’âme.</p>
+
+<p>En réalité, nous ne nous étions guère entretenus
+auparavant que de choses indifférentes.
+Comme ceux qui ont vraiment fait la guerre,
+nous avions surtout le besoin de n’en plus parler.
+Donc, en réponse aux questions sur nos destins
+divers, chacun s’était contenté d’esquisser à
+larges traits sa vie d’<i>avant</i>. J’appris ainsi que mon
+ami Tinant, devenu professeur libre et passablement
+vagabond, enseignait en dernier lieu au collège
+R*** à Paris ; que Pierre Duclos, au contraire,
+avait sagement chaussé les souliers de son
+père, feu le docteur Duclos, médecin-chef de
+l’hôpital de Semur ; enfin aucun de nous n’était
+encore marié. Que le rude effort d’une existence
+paraît peu de chose quand on le résume de la
+sorte pour l’édification d’un labadens !</p>
+
+<p>Mais, à peine ces renseignements fournis, il
+avait semblé que l’intérêt de la réunion fût épuisé
+et notre curiosité à bout de souffle. Très rapidement
+la conversation prit un ton neutre, ce je ne
+sais quoi d’un peu gêné, propre aux entretiens où
+l’on désire marquer n’être pas entre indifférents,
+et où l’on ne saurait cependant livrer ses pensées
+intimes. A l’élan des premières effusions succédait
+une fatigue intérieure, peut-être la désillusion de
+nous retrouver en somme aussi étrangers qu’avant
+nos confidences, si bien, je le répète, qu’une fois
+le café servi, nous étions mûrs pour une parfaite
+mélancolie, ou, ce qui revient au même, pour un
+débat métaphysique.</p>
+
+<p>Et ce fut alors, précisément pour couper court
+à un silence qui menaçait, que Pierre Duclos, le
+premier et sans le vouloir, entra dans le chemin
+où nous attendait la surprise des récits que je
+souhaite évoquer.</p>
+
+<p>— Tout compte fait, déclara-t-il soudain, on a
+traversé quatre années assez rudes ; quels enseignements
+en avez-vous tirés ? Pour ma part,
+aucun… A peine une ou deux lumières sur des
+choses que je savais. Par exemple, il est clair que
+la guerre n’est que souffrance, un grand torrent
+de souffrance roulant à la même heure dans son
+flot imbécile une portion d’humanité ; mais c’est
+de la souffrance collective, de la souffrance dans
+le bruit. Hé bien ! je comprends maintenant très
+bien pourquoi les charlatans opèrent au milieu
+de la foule et au son de la caisse : ce n’est pas
+pour étouffer les cris du patient, c’est que la sensibilité
+de chacun en devient beaucoup moindre.
+A parler franc, une guerre nouvelle m’effrayerait
+moins que la paix qui guette chacun de nous, car
+la paix est silencieuse et l’on y est solitaire…
+Autre indication encore : je soupçonnais, j’étais
+même convaincu que la souffrance tire son origine
+le plus souvent de sources irresponsables,
+inconscientes de l’œuvre qu’elles font. Dans la
+vie normale, on va, on vient, on parle, on n’a
+aucune intention mauvaise, et parce qu’on a passé
+à droite plutôt qu’à gauche, prononcé un mot au
+lieu d’un autre, à distance, quelqu’un est frappé
+auquel on ne songeait pas, dont on ignorait même
+parfois l’existence. Toutefois, ce jeu de la bête
+humaine, fabriquant le mal à la manière d’une
+sécrétion, ne m’était apparu que par éclairs et
+dans des cas que je croyais exceptionnels. La
+guerre, au contraire l’a illuminé. Un homme
+épaule, vise dans une direction donnée, parce que
+telle est la consigne. Le coup part ; un corps
+tombe ; et le meurtrier ne connaît pas la victime,
+il ne saura jamais ni pourquoi il a tué, ni même
+parfois s’il a tué. Simplement, il a fait son métier
+d’homme… Et voilà… Nous aussi allons continuer
+de le faire, plus ou moins… Seulement,
+plus de coups de feu pour avertir, plus d’abris
+pour se protéger, les balles viendront on ne sait
+d’où. La guerre encore, mais cette fois contre
+l’insoupçonnable et où l’on tombe sans témoin…
+tout à fait seul…</p>
+
+<p>Je me rappelle qu’en parlant, Pierre Duclos
+avait pris une cuiller et scandait chaque début de
+phrase d’un heurt sur la soucoupe, comme pour
+donner plus de force à ce qu’il disait. Il s’exprimait
+cependant avec une certaine hésitation, à la
+manière d’un homme qui, après avoir longtemps
+médité des pensées familières, s’efforce, sans y
+parvenir, de leur trouver une traduction satisfaisante.</p>
+
+<p>Je répliquai avec un peu d’ironie :</p>
+
+<p>— Si c’est là toute la joie que te procure la vue
+des drapeaux aux fenêtres, je la trouve mince.
+Pour fâcheuse que nous apparaisse l’obligation de
+recommencer une carrière, la paix n’en a pas
+moins un visage plaisant. Je ne me sens point
+non plus si féroce que tu dis : surtout, j’ai garde
+de dédaigner une existence que tu es, autant que
+moi, ravi de posséder encore.</p>
+
+<p>Tinant dit à son tour :</p>
+
+<p>— Sans dédaigner la vie, il est loisible d’en
+examiner le mécanisme. Quant à en tirer une
+conclusion, autant rêver de la suppression des
+catastrophes, une fois monté dans le train qui
+vous emporte vers elles !</p>
+
+<p>La cuiller de Duclos se remit à tinter avec violence :</p>
+
+<p>— Ai-je prétendu autre chose qu’établir un
+constat ? Je répète que la paix institue l’état de
+guerre individuel. Qu’il le veuille ou non,
+l’homme crée de la souffrance pour quoi que ce
+soit qui l’approche.</p>
+
+<p>Je ripostai :</p>
+
+<p>— Et tout l’effort de l’homme n’a d’autre objet
+que de supprimer cette souffrance : accorde cela
+qui pourra !</p>
+
+<p>— Accorder entre elles des contradictoires,
+souffla Tinant, est également le propre des
+humains : témoin la Croix-Rouge et la bataille…</p>
+
+<p>Mais Pierre Duclos, tourné vers moi, reprenait
+déjà :</p>
+
+<p>— L’effort de l’homme est aussi tout entier
+dirigé vers le bonheur : en sommes-nous moins
+malheureux ? Entre nos vœux ou nos tentatives
+et la réalité, se dresse toujours, infranchissable,
+l’obstacle des lois physiologiques. De même
+qu’abandonné, un champ se couvre d’orties et de
+chardons sans que jamais du blé s’y mêle, pareillement,
+livré à lui-même, le monde ne produit
+que souffrance et ne supporte qu’elle. Oh ! je ne
+demande même pas pour quelles raisons on est
+frappé ! Les faits immédiats me suffisent. L’universalité
+de la souffrance et sa nécessité, voilà au
+fond le mystère qui n’a cessé de me hanter durant
+la campagne, et ce ne seront ni l’armistice, ni la
+victoire, ni la paix qui l’empêcheront de nous
+guetter encore au tournant de l’heure !</p>
+
+<p>— D’où vient le mal ? à quoi peut-il servir ?
+soupira de nouveau Tinant. Problèmes très
+anciens et dont aucune métaphysique ne s’avisa
+sans trébucher. S’il y a un Dieu, comment tirer
+le mal de lui ? Si tout est hasard, pourquoi celui-ci
+tourne-t-il toujours du mauvais côté ? A ces questions,
+jamais de réponse. Toutefois, l’humanité
+résignée a cessé d’en gémir : Duclos, tu retardes…</p>
+
+<p>Je le regardai. Bien qu’un sourire sceptique
+animât sa lèvre, l’expression de son visage était
+devenue très grave. Après tout, peut-être avait-il
+comme Duclos l’appréhension des temps qui
+allaient venir.</p>
+
+<p>— Bah ! m’écriai-je, laissons de côté les métaphysiques
+et ce qu’inventèrent les philosophes.
+Je n’ai, pour ma part, jamais constaté qu’une
+loi de nature fût sans bénéfice pour les vivants.
+Si donc la souffrance est une nécessité, ce ne
+peut être qu’une nécessité bienfaisante !</p>
+
+<p>Ils s’exclamèrent.</p>
+
+<p>Aussitôt, comme il arrive souvent, fouetté par
+la contradiction, j’insistai :</p>
+
+<p>— N’est-il pas reconnu que la souffrance transforme
+les êtres en les améliorant ? Au physique,
+elle sert de garde-fou contre les excès possibles.
+Au moral, elle martèle les âmes, en tire des
+accents supérieurs, et, comme un creuset, purifie
+ceux qu’elle dévore !</p>
+
+<p>— Entendu, coupa Tinant, il paraît qu’elle aide
+les incroyants à se convertir !</p>
+
+<p>— A moins qu’elle ne jette les croyants dans la
+révolte ! poursuivit Pierre Duclos en haussant les
+épaules.</p>
+
+<p>Et il conclut :</p>
+
+<p>— Car cela seul est évident que la souffrance
+est injuste !</p>
+
+<p>— Ou incompréhensible, précisa Tinant.</p>
+
+<p>— Incomprise plutôt ! interrompis-je.</p>
+
+<p>— C’est pire !</p>
+
+<p>Dans l’ardeur de la discussion, nous nous
+étions levés. La passion que nous apportions
+soudain était vraiment curieuse. Aucun de nous
+toutefois ne songeait à s’en apercevoir.</p>
+
+<p>Et c’est alors que, poussé par je ne sais quelle
+obscure intuition, je déclarai :</p>
+
+<p>— Assez parlé dans les ténèbres : un exemple
+concret vaudrait mieux qu’une heure de théorie.
+Donnez-le-moi, et je me fais fort d’y découvrir la
+justification de cette souffrance que vous nommez
+une injustice et qui n’est peut-être que le ressort
+le plus efficace de la vie !</p>
+
+<p>— Des exemples ! s’écria Pierre Duclos. En
+veux-tu un ?</p>
+
+<p>— Certes !</p>
+
+<p>— Quels que soient les faits apportés par Duclos
+et la conclusion qu’on en tirera, d’avance je
+m’engage à en apporter d’autres, montrant des
+résultats inverses, s’exclama Tinant.</p>
+
+<p>— Soit, toi aussi, tu parleras ! Et après… après,
+parions que nous conclurons comme j’ai dit, ou,
+si l’on n’y parvient pas, c’est que, ainsi qu’il
+arrive trop souvent, nous n’aurons eu devant
+nous que des apparences, l’essentiel nous ayant
+échappé.</p>
+
+<p>— Sérieusement, reprit Pierre Duclos, tu
+demandes ?…</p>
+
+<p>— Ton histoire, et celle de Tinant. Une condition,
+toutefois…</p>
+
+<p>— Laquelle ?</p>
+
+<p>— Pas de récit de guerre.</p>
+
+<p>— Hé ! mon cher, n’ai-je pas dit tout à l’heure
+que le vrai tragique se rencontre surtout en temps
+de paix, là où personne ne le soupçonne ?</p>
+
+<p>D’un commun accord, chacun retournait déjà
+vers sa place. Un instant, le bruit du boulevard
+déferla seul dans la pièce, différent de jadis, plus
+vulgaire et moins varié. Pierre Duclos, ayant
+avalé d’un trait son café et repoussé la tasse,
+commença ensuite le récit annoncé. Tinant et
+moi, nous nous attendions à une brève anecdote :
+mais de même que tous ignoraient pourquoi la
+conversation avait pris ce tour inattendu, nous
+ne pouvions prévoir quels sentiers nous allions
+suivre, ni la lumière qui nous attendait au bout.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c2">L’UN D’EUX COMMENCE</h2>
+
+
+
+
+<h3>I</h3>
+
+
+<p>Il est superflu d’affirmer que je ne cacherai rien,
+sauf les noms. Qu’importent ceux-ci ? le fond seul
+est en cause. Je n’ai pas non plus été témoin de
+tout : j’ai vu certaines choses, j’en ai deviné
+d’autres… Qu’importe encore ? on n’est jamais
+en somme le témoin complet d’une pensée : cela
+empêche-t-il d’en inférer des conclusions que
+nous jugeons certaines ? En revanche, je ne ferai
+point mystère du lieu où l’aventure se déroula.
+Une maison, une rue, une ville sont des éléments
+essentiels à défaut desquels on n’explique pas des
+actes parfaitement clairs : et tel dénouement,
+impossible à Paris, avenue de Messine, devient au
+contraire seul acceptable à Semur.</p>
+
+<p>Mais j’oublie qu’en bons Dijonnais vous ne connaissez
+pas Semur ou ne l’avez parcouru qu’en
+passant…</p>
+
+<p>Imaginez donc une falaise hérissée de donjons,
+cernée par une rivière de toutes parts, sauf en un
+point qui est un isthme étroit par où la falaise se
+rattache au plateau. Le plateau lui-même, pris
+entre les pinces de la rivière, a peine à s’approcher
+et n’y parvient qu’en s’effilant en pointe.</p>
+
+<p>Il va de soi que, dans les temps anciens, une
+forteresse couronnait la falaise, tandis que la ville,
+collée de son mieux au réduit tutélaire, tassait
+pêle-mêle à l’extrémité du plateau son beffroi, sa
+cathédrale et ses maisons ventrues. Puis une
+époque vint où la forteresse parut moins redoutable.
+Déjà, sous Louis XI, elle comptait peu.
+Henri IV fit mieux et, pour se venger de quelques
+ligueurs retardataires, la démantela. Aujourd’hui,
+seules, une ligne de murailles et quatre tours
+colossales subsistent encore, témoignant de la
+vengeance du roi aux yeux d’un peuple qui ne s’en
+soucie plus.</p>
+
+<p>Ne jugez pas inutile ma digression… Sans elle,
+vous n’auriez pas compris la séparation de Semur
+en deux parties distinctes et devenues rivales :
+celle du plateau ou vieille ville, fleurie de maisons
+du <small>XIV</small><sup>e</sup> et du <small>XV</small><sup>e</sup> siècle ; celle du château, bâtie
+à la fin du grand siècle, composée de demeures
+solennelles à son image. Comme sous le bon duc
+Philippe, la première uniquement s’obstine à vivre.
+L’autre qui a nom <i>le Rempart</i> dort dans sa grandeur
+sans témoins, et son pavé, quand on le foule,
+rend le son d’une dalle de cloître.</p>
+
+<p>Au total, une cité qui agonise. Le pays alentour
+est délicieux, les terres parmi les plus riches,
+mais le rucher se vide, insecte par insecte, au fil
+des jours. Pourquoi ? on ne sait pas… Dans les
+rues, aucun bruit, sinon celui qui arrive des maisons.
+Ni passants, ni voitures. On s’étonne qu’il
+y ait encore des marchandises aux étalages. Un
+chat dort à la vitre du libraire, entre des cartes
+de visite jaunies par le soleil, une photographie
+de l’hôpital et d’antiques porte-monnaies. Tel
+quel, cependant, je trouve adorable mon coin
+natal. Pas une pierre qui n’y parle d’histoire, une
+église pareille à un joyau, des rues en labyrinthe
+à l’issue desquelles se découvre chaque fois un
+horizon surprenant, enfin partout un air de discrétion,
+une manière distinguée de vous envelopper
+dans du silence, sans que vous vous sentiez
+tout à fait solitaire. Ce n’est que chez nous
+que se rencontrent pareille ardeur à ne jamais
+paraître, et tant d’ingéniosité à tout savoir, quitte
+ensuite à tirer de l’humble fait divers journalier
+une leçon générale, voire des lois à appliquer à
+l’univers.</p>
+
+<p>Et maintenant, venons au fait.</p>
+
+<p>En 1907, de retour chez mon père, à Semur,
+je commençais à prendre sa clientèle. Or, un soir,
+vers onze heures, un coup de marteau frappé à la
+porte avec une vigueur inaccoutumée, nous fit
+tressaillir l’un et l’autre. Les domestiques étaient
+couchés. Mon père, qui lisait près de moi, dit :</p>
+
+<p>— Ouvre la fenêtre, et vois ce qu’on nous veut.</p>
+
+<p>J’obéis. A peine avais-je penché la tête au
+dehors qu’une voix de femme s’éleva :</p>
+
+<p>— C’est pour avoir le docteur tout de suite.
+Madame Lormier s’est trouvée mal ; on croit
+qu’elle va passer.</p>
+
+<p>Je me retournai vers mon père :</p>
+
+<p>— Tu as entendu ?</p>
+
+<p>Il répliqua :</p>
+
+<p>— Naturellement, il faut y aller. Je n’ai jamais
+soigné les Lormier, mais puisqu’on vient à
+pareille heure, le cas doit être sérieux.</p>
+
+<p>En hâte, j’allai donc passer un vêtement convenable
+et, trois minutes après, je trouvais en
+bas une servante qui, redevenue paisible une fois
+sa commission faite, allait et venait sur le trottoir.
+On partit.</p>
+
+<p>Tout en marchant, je m’informai et démêlai, à
+travers des réponses assez embrouillées, qu’il
+s’agissait probablement d’une attaque, — un de
+ces cas, en effet, où la présence immédiate du
+médecin peut être utile, mais où, hélas ! la médecine
+est parfois, quoi qu’on tente, d’un bien
+pauvre secours.</p>
+
+<p>Je ne connaissais pas de nom les Lormier :
+encore moins savais-je où ils gîtaient. Très vite,
+je compris que ce devait être au Rempart. En
+effet, quelques minutes plus tard, nous passions
+devant l’hôpital, et cinquante mètres au delà,
+nous nous arrêtions devant une porte. La servante
+prit une clé dans son trousseau, la serrure
+grinça, le battant s’ouvrit : nous étions au but.</p>
+
+<p>Pour vous représenter ce qu’était la maison
+Lormier et l’étonnement qu’elle me donna, rappelez-vous
+qu’au Rempart, la moindre bâtisse fait
+figure de palais. Celle-ci était au contraire étroite
+et haut sur pattes. Elle n’avait que deux fenêtres
+de façade ; en revanche, trois étages, dont le dernier
+mansardé, lui donnaient un air de gratte-ciel,
+exagéré par la pénombre de la nuit. Pareillement
+on voit des plantes privées de soleil
+allonger le cou démesurément, sans que les
+feuilles, le long de la tige, parviennent à s’étaler.</p>
+
+<p>A l’intérieur, l’impression était pire : un corridor
+étroit qui tenait lieu d’antichambre, un escalier
+juste large pour laisser passer une personne,
+des plafonds bas à les toucher de la main, bref un
+arrangement tel que, dans tout le Rempart, on
+n’en devait point trouver de pareil.</p>
+
+<p>— Attendez là, dit la servante, je vais prévenir.</p>
+
+<p>Elle indiquait une pièce éclairée vaguement par
+une bougie, dont on se demandait si elle était
+atelier ou salon. A côté de meubles anciens y
+voisinaient en effet un tour, une table à dessin et
+nombre d’outils de mécanicien, le tout dans un
+parfait désordre et dans la poussière.</p>
+
+<p>Je songeai : « Suis-je chez de petites gens, un
+ouvrier arrivé ou un bourgeois avare ? » Je n’eus
+d’ailleurs pas le loisir de décider. Déjà, une femme
+venait de paraître.</p>
+
+<p>— Ah ! c’est vous qui venez ? fit-elle d’une voix
+sourde. — Elle s’attendait sans doute à voir mon
+père. — Je crains que vous n’arriviez bien tard…
+allons…</p>
+
+<p>Et je suivis encore, guidé par la lueur vacillante
+de la bougie qu’elle avait prise aussitôt. Nos
+pas firent crier les marches de l’escalier. En vain
+avançais-je avec précaution, on aurait pu croire
+qu’une troupe de gens montait. Puis, au premier,
+j’aperçus une chambre ouverte, un corps étendu
+sur un lit défait… La malade était là : je cessai
+d’observer l’extérieur, pour ne plus m’occuper
+que de la sauver, si l’on pouvait…</p>
+
+<p>Je ne m’étais pas trompé : au premier coup
+d’œil, je reconnus une attaque qui, sans doute,
+ne pardonnerait pas. Toutefois j’avais besoin de
+détails, et c’est à ce moment qu’il faut placer ma
+première vision des acteurs du drame, vision à ce
+point inoubliable que le temps n’en a rien effacé.</p>
+
+<p>Imaginez, je vous en prie, le décor où nous
+sommes, une pièce vaste, très basse de plafond,
+où la nuit règne. Les meubles sont à peine distincts,
+à peine la cheminée : sur une paroi seulement
+l’alcôve se détache en lumière, et dans celle-ci,
+le lit, car à la tête de ce dernier, la servante
+tient une lampe levée juste au-dessus de la malade
+qui, de son regard fixe, semble vouloir dévorer
+la clarté hallucinante… Moi, je n’interroge d’abord
+que ce visage : figure sèche et longue, cheveux
+gris épars, regard terne et bleu. Mais voici qu’avant
+de rien décider, je lève la tête pour demander
+comment la chose est venue, et tout à coup je <i>les</i>
+vois… Ils sont, tous deux, à l’autre bout du lit.
+Ce n’est pas la mourante, c’est moi qu’ils surveillent
+avec une telle acuité d’attention que je
+crois sentir une morsure. Légèrement inclinés,
+eux aussi reçoivent en pleine face le choc de la
+lumière, cependant qu’en arrière le noir reprend,
+les murs s’effacent.</p>
+
+<p>L’homme, lui, porte cinquante-cinq ou soixante
+ans. Il est en chemise de nuit et gros veston de
+laine. Autant qu’on en peut juger encore, il a dû
+jadis être assez beau, mais on ne s’en aperçoit
+pas, tant il n’y a place sur ses traits que pour
+une discordance frappant jusqu’au malaise. D’une
+part, le front, la courbe du nez, les contours de
+la bouche, tout le modelé des chairs expriment
+la timidité ou peut-être la peur, et d’autre part,
+les yeux ont un éclat insupportable. L’iris et la
+pupille y étant rigoureusement du même noir, on
+dirait des yeux vernis ; ce sont à la fois des yeux
+où on ne lit rien, et des yeux volontaires : exactement
+le contraire du reste du visage.</p>
+
+<p>A côté, la fille… Sans âge visible, et laide. Il
+est très difficile d’expliquer à quoi tient la laideur
+d’une femme. Maintes fois depuis lors, j’ai revu
+mademoiselle Lormier ; pas plus aujourd’hui
+qu’hier je ne saurais définir d’où venait sa disgrâce.
+Je répète que sa laideur frappait… et
+pourtant, là encore comme pour le père, une
+discordance éclatait entre l’âme et l’étui ; derrière
+cet écran de muscles tirés comme une chevelure
+de pensionnaire, jaunes comme des feuillets
+d’incunable, on pressentait la flamme, je ne
+sais quoi de hardi, peut-être des passions sans
+frein, de toutes manières une vie ardente qui
+cache ses ardeurs sans tout à fait y parvenir.</p>
+
+<p>Soudain, lasse de tenir le bras levé, la servante
+déposa la lampe sur la table de nuit : la vision
+disparut.</p>
+
+<p>— Qu’augurez-vous ? dit en même temps
+M. Lormier.</p>
+
+<p>Je me contentai de hocher la tête. Aucun mot
+nouveau, aucun geste n’accueillit ma réponse
+décourageante. Bien mieux, je crus sentir qu’un
+autre verdict aurait déçu. La malade intéressait
+moins, peut-être, que sa disparition. Que de
+drames muets j’aurai ainsi côtoyés, et qu’il faut
+ignorer, après les avoir entrevus !</p>
+
+<p>Je passe sur la suite qui n’eut rien de particulier.
+Vainement je pratiquai la saignée d’usage et
+le reste. A trois heures du matin, madame Lormier
+expirait. Aucun de nous, cela va de soi,
+n’avait quitté la chambre.</p>
+
+<p>A l’annonce de la fin, mademoiselle Lormier vint
+s’agenouiller aux pieds de sa mère, mais ne l’embrassa
+point. M. Lormier abandonna la fenêtre où
+il surveillait le jour naissant, contempla gravement
+les yeux qui ne verraient plus jamais et s’incline
+en murmurant :</p>
+
+<p>— Que la paix soit avec elle !</p>
+
+<p>Après quoi, je m’éloignai. Le spectacle de la
+mort laisse toujours un malaise. Mais cette nuit-là,
+avouerai-je que j’eus plus de peine que d’ordinaire
+à le dissiper ? C’est qu’aussi, en dépit des
+apparences, j’avais assisté rarement à une fin plus
+solitaire…</p>
+
+<p>Le lendemain, j’interrogeai autour de moi.
+Qu’étaient ces Lormier ? D’où venaient-ils ? Pourquoi
+ne les rencontrait-on jamais ?</p>
+
+<p>En réalité, on en connaissait peu de chose.
+Établis depuis quelques années à Semur, ils n’y
+avaient pas noué de relations. Madame, très
+pieuse, passait pour conduire sa maison avec maîtrise,
+mais peu de douceur. On tenait au contraire
+Monsieur pour un original sans conséquence. Il
+s’occupait, paraît-il, de travaux scientifiques et
+eût certainement fait partie de la <i>Société des Arts
+et des Sciences</i>, si l’on n’avait craint de se heurter
+à un refus imposé par sa femme. Mademoiselle,
+enfin, ne comptait pas. On se bornait à la plaindre
+de n’être pas jolie.</p>
+
+<p>— Quelle fortune ?</p>
+
+<p>— Aucune, probablement, ou fort mince.</p>
+
+<p>Ce que je vis au service funèbre de madame
+Lormier ne put que confirmer ces dires sans y
+ajouter rien. Dans le cortège ne figuraient que des
+ecclésiastiques et quelques voisins. On s’y contenta
+d’une messe basse. A la minute des serrements
+de main, M. Lormier, qui ne pleurait pas, me
+remercia en termes mesurés. Sa fille ne parut pas
+me reconnaître. Ni l’un ni l’autre ne paraissaient
+souhaiter me revoir. Je n’avais aucune raison
+non plus pour y tenir. Si bien que je les laissai,
+convaincu d’avoir eu affaire à une clientèle de
+hasard, celle que nous nommons sans grâce les
+profits et pertes de profession.</p>
+
+<p>J’avais mal compté puisque, deux mois plus
+tard, un matin cette fois, la même servante vint
+de nouveau frapper à ma porte et me réclamer
+d’urgence pour Mademoiselle : désormais les
+Lormier étaient devenus mes clients.</p>
+
+<p>En arrivant devant leur maison, je ne sais si
+je ressentis plus la satisfaction d’être ainsi rappelé,
+malgré les tristes souvenirs attachés à ma première
+venue, ou celle de contenter une curiosité
+demeurée entière, malgré les apparences. Toujours
+est-il que la servante n’eut pas à me prier
+de presser le pas. Il n’y eut pas besoin non plus
+de tirer des clés devant la porte ; au bruit de
+notre approche, celle-ci s’ouvrit d’elle-même et
+M. Lormier parut.</p>
+
+<p>Tout de suite, à un air tendu, au timbre de sa
+voix, à cette attente même dès le seuil, je compris
+que l’impassibilité d’antan n’était plus de
+saison. J’en fus même effrayé : allais-je me heurter
+à un nouveau désastre ?</p>
+
+<p>— Je tremblais que vous ne fussiez déjà sorti,
+murmura-t-il.</p>
+
+<p>Et m’entraînant aussitôt vers l’escalier, il m’expliqua
+brièvement comment sa fille avait été prise
+une demi-heure auparavant d’une crise de suffocations
+et de douleurs telles qu’il redoutait une
+angine de poitrine. Par bonheur, depuis un instant,
+le mal venait de s’apaiser… Tout cela
+exprimé en termes concis. J’admirais la netteté
+de l’analyse. Mais en même temps, je sentais,
+derrière la façade des explications spéculatives,
+la houle d’un immense émoi. Ah ! nous étions loin
+du premier soir !</p>
+
+<p>Heureusement pour tous, la supposition de
+M. Lormier était absurde. Je trouvai sa fille
+étendue sur une chaise longue, dans la chambre
+du dernier étage. Bien qu’assez lasse, elle m’expliqua
+à son tour ce qu’elle avait éprouvé. Elle
+aussi s’exprimait clairement, comme son père,
+et d’une manière encore plus nette.</p>
+
+<p>Après avoir écouté, j’eus plaisir à rassurer tout
+le monde. Rien de sérieux, des névralgies passagères,
+il paraissait même inutile que je revinsse.
+Je joignis à mon avis quelques propos d’usage,
+tout en considérant la pièce, — juste le temps de
+découvrir que des fenêtres on apercevait l’hôpital
+et les deux rues du Rempart, — et je m’empressai
+de partir, d’autant plus décidé à me montrer discret
+que je me sentais moins disposé à le rester.</p>
+
+<p>J’étais déjà dans le corridor d’entrée quand la
+voix de M. Lormier me rappela.</p>
+
+<p>— Docteur ! encore un mot…</p>
+
+<p>Étonné de le trouver derrière moi, je répondis :</p>
+
+<p>— De quoi s’agit-il ?</p>
+
+<p>— Entrons d’abord dans mon cabinet que
+voici…</p>
+
+<p>Sans attendre mon acquiescement, il ouvrit la
+porte de la pièce bizarre où j’avais attendu le
+premier soir, entre des outils de serrurier et des
+sièges Louis XVI authentiques et m’obligea à
+passer le premier.</p>
+
+<p>De plus en plus surpris, je me laissai faire,
+acceptai le siège qu’il m’offrait et attendis qu’il
+s’expliquât.</p>
+
+<p>Cependant, après avoir soigneusement vérifié
+que personne ne nous avait suivis, il revenait
+devant moi et, silencieux, me considérait. J’ai
+déjà dit quels yeux étaient les siens. A ce moment,
+je me sentis fouillé par eux jusqu’à l’âme.</p>
+
+<p>— Qu’y a-t-il de vrai dans ce que vous nous avez
+dit ? murmura-t-il enfin.</p>
+
+<p>Si calme qu’il s’efforçât de paraître, un imperceptible
+tremblement agitait sa voix. De même,
+ses mains qu’il tenait cachées dans les poches du
+veston, devaient se crisper pour résister à l’assaut
+nerveux que subissait son corps.</p>
+
+<p>— Ce qu’il y a de vrai ?… répétai-je. Mais…
+tout… naturellement.</p>
+
+<p>Encore ses yeux s’appesantirent sur moi, mesurant
+la capacité de mensonge professionnel dont
+j’étais capable. Il approcha ensuite d’un pas.</p>
+
+<p>— Êtes-vous seulement capable de la sauver ?
+Les médecins peuvent si rarement quelque chose !</p>
+
+<p>Je haussai les épaules.</p>
+
+<p>— Si c’est là votre inquiétude, fis-je assez
+rudement, il était fort inutile de me retenir et de
+perdre votre temps. Je répète qu’avant quinze
+jours ce sera une affaire oubliée.</p>
+
+<p>Du coup, ses yeux m’abandonnèrent.</p>
+
+<p>— Quinze jours !… quel délai !…</p>
+
+<p>Puis il se mit à déambuler à travers la pièce.
+Il semblait avoir oublié ma présence, absorbé tout
+entier par je ne sais quelle préoccupation qui le
+dévorait. Quand il revint en face de moi, je
+m’aperçus avec étonnement qu’il pleurait.</p>
+
+<p>— Excusez-moi, dit-il. Que voulez-vous ? je
+n’ai plus que ma fille…</p>
+
+<p>— En effet, murmurai-je, je comprends qu’après
+le malheur qui vous a déjà frappé…</p>
+
+<p>Il m’interrompit :</p>
+
+<p>— Vous n’y êtes pas… pas du tout…</p>
+
+<p>Et s’asseyant brusquement :</p>
+
+<p>— Quand j’affirme n’avoir plus que ma fille,
+j’entends par là que je n’ai jamais eu qu’elle. Le
+reste…</p>
+
+<p>D’un geste nerveux, il sembla vouloir balayer
+à travers l’espace le reste dont il parlait ; sa main
+ensuite s’arrêta, désignant la table à dessin :</p>
+
+<p>— Même cela ne compte plus !</p>
+
+<p>Il vit à mon air incertain que je comprenais de
+moins en moins.</p>
+
+<p>— Vous vous demandez ce qu’est cela ?… Ma
+vie depuis vingt ans, simplement… Oui, monsieur,
+pendant vingt ans, je n’ai pas quitté cette table,
+choisie d’abord comme un refuge, et devenue peu
+à peu la confidente de mes espoirs. Quand je m’y
+installai, je ne songeais vraiment qu’à m’effacer.
+J’étais marié depuis six mois à peine. Il se trouvait
+que j’avais rêvé d’un certain mariage, d’une certaine
+tendresse, enfin de choses qui n’existent pas,
+puisque précisément on en rêve. Par bonheur, la
+réalité est là qui vous redresse sans tarder, et
+comprenant mon tort, j’avais décidé de me faire
+oublier et d’oublier moi-même… Un homme qui
+s’enferme toute la journée dans une pièce, qui
+n’ouvre la bouche que pour répondre : « Comme
+il vous plaira ! » ou bien : « Faites à votre gré »,
+cet homme vous l’avouerez, peut bien passer pour
+absent de chez lui ? On finit même par ne plus
+s’apercevoir qu’il est en vie. Donc, au début, je
+ne prétendais que m’effacer. Je perdais le temps,
+sans but. Je ne travaillais pas, je flânais… J’ai flâné
+jusqu’à l’heure où une pensée vint transformer le
+flâneur que j’étais en chercheur obstiné. Cette pensée, — n’en
+souriez pas, vous auriez tort, — cette
+pensée était la suivante : si l’on m’interdisait d’élever
+à mon gré ma fille, si je passais à ses yeux pour
+un homme mort, ou insignifiant, ce qui est pire,
+du moins avais-je le pouvoir de lui procurer la
+fortune. Comment ?… Mais avec cela, monsieur !…
+Avec cela, vous dis-je, soulevé par la chimère,
+dans la fièvre, dans le désespoir, dans l’ivresse,
+je n’ai plus cessé de poursuivre la découverte qui
+devait doter ma fille ! Et le plus extraordinaire
+n’est pas encore dit : cette découverte, je l’ai
+réalisée !… Tenez, c’était quelques jours à peine
+avant la nuit où vous fûtes appelé… Subitement
+la lumière s’est faite. On tâtonne, on erre, on
+doute pendant un quart de vie : puis, tout à coup,
+l’idée, — une toute petite idée qui semble insignifiante, — passe,
+et c’est fini, on tient le miracle
+au bout du doigt. Je voulais la fortune pour Geneviève :
+elle est là, sur la table !… Hé bien ! monsieur,
+croyez-m’en, si vous pouvez, depuis trois
+mois qu’elle y est, je l’y laisse et je ne m’en soucie
+plus ! Ah ! c’est qu’aussi depuis trois mois, j’ai
+repris possession de ma fille ! Trois mois d’un
+rapprochement… ineffable… Vous ne connaissez
+pas Geneviève, cela va de soi : une âme de feu,
+un cerveau dont les éclairs me déconcertent, un
+cœur de cristal… enfin elle m’aime ! Elle m’avait
+plaint ! Ah ! trouver cela est autre chose, je pense,
+qu’inventer une mécanique quelconque, dût-elle
+rapporter des millions ! Je vous demande un peu
+à quoi ils serviraient aujourd’hui ? On nous offrirait
+l’univers, qu’en ferions-nous, puisque désormais
+nous sommes là, tous les deux, tout près ?…
+Autant proposer de traîner la jambe dans la
+plaine, à qui respire l’air sur un sommet ! Un
+sommet, voilà le mot qui exprime exactement où
+nous en sommes. Seulement, il est de règle que
+le sommet attire la foudre. Ce matin, elle est
+tombée. Comment rendre ce que j’ai senti ? J’ai vu
+le sol s’effondrer, j’ai roulé dans le vide, j’en
+tremble encore et c’est pourquoi je vous demande,
+je vous conjure en grâce de ne pas me leurrer :
+est-il vrai, absolument vrai, que j’ai le droit de
+me rassurer, et que bientôt, dans quelques jours,
+mais en toute certitude, nous nous retrouverons
+comme avant ?</p>
+
+<p>Il s’arrêta enfin. Il avait joint les mains à la
+manière d’un suppliant. Il ne se rendait probablement
+pas compte d’avoir parlé aussi longuement.
+Et moi, je l’écoutais, abasourdi par ces confidences
+imprévues où transparaissaient à la fois
+l’aveu d’une vie de ménage invraisemblable et
+celui d’une passion paternelle telle que je n’en
+avais pas encore rencontrée. Divaguait-il ? D’un
+inventeur tout est possible, surtout quand il prétend
+tenir des millions au bout de son compas ;
+mais le reste eût-il été un rêve que son angoisse,
+elle, demeurait certaine et poignante. Touché de
+compassion, je répondis donc :</p>
+
+<p>— Je vous jure que vous n’avez rien à craindre.
+Si cela peut d’ailleurs aider à vous rassurer, je
+reviendrai.</p>
+
+<p>Il eut un cri :</p>
+
+<p>— Oui, souvent… tous les jours… ne fût-ce
+que pour me le répéter !</p>
+
+<p>Puis je le vis rougir. La conscience du présent
+lui revenait.</p>
+
+<p>— Je vous demande pardon, poursuivit-il d’un
+air gêné, j’en ai peut-être trop dit.</p>
+
+<p>— Bah ! répliquai-je, un médecin peut tout
+entendre, puisqu’il se tait.</p>
+
+<p>Nous nous levâmes ensuite avec une hâte involontaire.
+Il me reconduisit jusqu’à l’entrée.</p>
+
+<p>Sur le seuil, pris d’un doute, je demandai
+encore :</p>
+
+<p>— Y a-t-il indiscrétion à savoir sur quoi porte
+la découverte ?</p>
+
+<p>Il haussa les épaules :</p>
+
+<p>— Peu de chose, une lampe électrique nouvelle
+qui, à prix égal, donne le double de lumière. A
+demain, peut-être ?</p>
+
+<p>— A demain, puisque vous y tenez.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>II</h3>
+
+
+<p>Fidèle à ma promesse, je revins, durant quatre
+ou cinq jours, chaque matin. S’il faut l’avouer,
+un si beau zèle n’avait pas pour objet unique de
+calmer des inquiétudes reconnues illusoires dès
+le début, mais, après avoir entrevu le père, j’étais
+devenu curieux de la fille.</p>
+
+<p>Hasard ou calcul réfléchi, M. Lormier, hélas !
+s’attachait à mes pas dès l’arrivée, pour ne me
+lâcher qu’à la sortie. Quant à mademoiselle Lormier,
+aussi calme que son père l’était peu, elle se
+montrait avare de paroles et toujours désireuse
+de couper au plus court. A ce régime, je pouvais
+revenir indéfiniment sans découvrir en elle autre
+chose qu’une intelligence évidente et une froideur
+qui ne l’était guère moins.</p>
+
+<p>Tant de réserve, loin de me décourager, m’excita
+au jeu. Loin de me tenir pour battu, quand le
+jour vint de signifier à ma malade que je lui rendais
+sa liberté, je n’hésitai donc pas à annoncer
+que je reviendrais encore m’assurer de la parfaite
+convalescence, mais je n’eus garde de fixer une
+date.</p>
+
+<p>— Je profiterai, dis-je, de la première occasion
+qui me ramènera dans le quartier.</p>
+
+<p>On acquiesça, et je laissai passer une semaine
+environ, jusqu’au jour où, apercevant depuis ma
+fenêtre M. Lormier, canne en main et l’allure
+preste, en train de se diriger vers la rue Bourg-Voisin
+qui est à l’opposé du Rempart, je songeai :
+« Voici l’occasion de trouver la fille seule. »
+Aussitôt je partis à mon tour. A supposer que
+mademoiselle Lormier fût demeurée chez elle,
+j’étais bien sûr cette fois de rattraper mon avance
+et d’éclairer la nuit qui m’intriguait.</p>
+
+<p>Non seulement mademoiselle Lormier n’était
+pas sortie, mais je fus accueilli par un : « Je comptais
+vous voir paraître » qui, à défaut de sourire,
+me donna tout de suite à penser.</p>
+
+<p>Je répliquai, de l’air le plus naturel du monde :</p>
+
+<p>— J’avais promis de profiter de la première
+course au Rempart pour vérifier que votre guérison
+est complète. Me voici fidèle à la parole
+donnée. Comment vous trouvez-vous ?</p>
+
+<p>— Tout à fait bien.</p>
+
+<p>— Rien de particulier à signaler ?</p>
+
+<p>— Absolument rien.</p>
+
+<p>— Allons ! voilà de quoi enchanter votre père !</p>
+
+<p>Et parfaitement décidé à ne point lâcher la
+place, toutefois avec un air de complète bonhomie,
+je pris le siège qu’on ne m’offrait pas.</p>
+
+<p>— Mais, repris-je, je n’entends pas M. Lormier ;
+aurais-je la malchance de ne pas le rencontrer ?</p>
+
+<p>Mademoiselle Lormier me regarda fixement :</p>
+
+<p>— Ne le saviez-vous pas ?</p>
+
+<p>Je fus surpris en même temps de constater
+combien son regard à ce moment rappelait celui
+de la morte.</p>
+
+<p>— Comment l’aurais-je appris ?</p>
+
+<p>— Je pensais que, demeurant sur la place, vous
+l’aviez vu passer.</p>
+
+<p>Une telle clairvoyance ne parvint pas à me
+déconcerter.</p>
+
+<p>— Tant pis, expliquai-je en affectant un entier
+détachement : il en sera quitte pour se contenter
+du rapport que vous lui rendrez d’ailleurs avec
+votre précision coutumière.</p>
+
+<p>Puis, achevant de m’installer sur ma chaise,
+paisiblement je commençai de regarder autour de
+nous.</p>
+
+<p>Au fait, je n’ai pas encore dit où nous étions.
+Il s’agit toujours de la chambre du troisième
+étage où je n’avais cessé de soigner mademoiselle
+Lormier. Ayant cette fois le loisir de l’inspecter,
+je tentai d’analyser les raisons de l’impression
+revêche qu’elle produisait. Ceci frappait à première
+vue qu’on n’y apercevait, en guise d’ornements,
+aucune des niaiseries chères aux jeunes
+personnes. Pas de vide-poches : point de photographies
+encadrées avec des rubans, encore moins
+de filet brodé, mais des meubles nus, qui manquaient
+de style : sur la cheminée, un Christ entre
+deux torchères de bronze coulé ; sur le sol, une
+simple sparterie. Bref l’ensemble d’un garni de
+couvent, et sur toutes choses l’air glacé de celle
+qui vivait là.</p>
+
+<p>Autre remarque : lorsque j’étais entré, mademoiselle
+Lormier ne travaillait pas des doigts
+ainsi qu’il sied, en province, chaque fois qu’une
+demoiselle reçoit. Installée à sa fenêtre comme à
+un observatoire, elle tenait un livre à la main, et
+quand elle l’eut déposé sur le guéridon qui nous
+séparait, me surprise fut grande à déchiffrer son
+titre. C’était le <i>Discours sur les passions de l’amour</i>,
+c’est-à-dire de beaucoup l’œuvre la plus inattendue
+chez une fille vivant sans relations à Semur,
+tout au fond du Rempart.</p>
+
+<p>Je note ces détails au passage. Ils aideront, je
+pense, à vous orienter à travers les sinuosités de
+l’entretien qui va suivre. Si décousu que celui-ci
+paraisse, croyez aussi que j’en ai gardé un souvenir
+très fidèle, tant il me parut révélateur.</p>
+
+<p>Quand mademoiselle Lormier eut reconnu que
+non seulement je m’installais, mais prétendais en
+outre me taire et laisser venir, elle haussa les
+épaules et reprit :</p>
+
+<p>— J’imagine, puisque vous ne dites rien, que
+vous avez une communication à me faire. N’hésitez
+plus. J’aime aller au but sans détours inutiles.</p>
+
+<p>Il m’apparut, en l’écoutant, qu’elle savait
+prêcher d’exemple : mais il y a des façons qui
+coupent court aux meilleures volontés d’entretien.</p>
+
+<p>— Oui et non, répliquai-je.</p>
+
+<p>— Puisque j’ai deviné l’essentiel, rassurez-vous
+et parlez.</p>
+
+<p>— Il est vrai, mademoiselle, et bien que vous
+ne paraissiez pas beaucoup m’y encourager, que
+j’avais résolu de profiter de cette visite du médecin, — la
+dernière d’ici longtemps, espérons-le, — pour
+vous faire part de sentiments amicaux
+probablement déjà devinés. Au cours d’épreuves
+récentes, je n’ai pas été sans m’attacher vraiment
+à votre père. Ce que j’ai vu de lui me prouve qu’il
+vous aime… au delà des mesures habituelles.
+J’imagine que vous le lui rendez. De tels sentiments
+sont rares : ils peuvent, suivant les circonstances,
+devenir une source de joies exceptionnelles
+et de douleurs sans égales. De toutes
+manières, vous me trouverez prêt à les servir. Si
+donc vous avez jamais à utiliser mon dévouement,
+pour votre père ou pour vous-même, je vous serai
+obligé de n’y pas apporter de scrupules.</p>
+
+<p>Il va de soi que j’avançais assez péniblement
+dans mes phrases. Je n’ai pas coutume d’improviser.
+De plus, je me sentais suivi sans indulgence.
+Tournée vers moi, mademoiselle Lormier
+avait moins l’air d’écouter ce que je disais, que
+de chercher quelle arrière-pensée me guidait.</p>
+
+<p>— Qu’entendez-vous par là ? dit-elle enfin.</p>
+
+<p>— Mais… rien que ce que j’exprime : n’en
+ôtez rien, n’y ajoutez rien.</p>
+
+<p>Puis j’affectai de regarder, moi aussi, par la
+fenêtre et pour changer de sujet :</p>
+
+<p>— Vous commandez ici, je le vois, toutes les
+rues d’accès. On ne saurait approcher, sans être
+signalé du haut de votre tour !</p>
+
+<p>Mademoiselle Lormier redemanda, paisible :</p>
+
+<p>— Oui, que faut-il entendre par « amitié » et
+ces offres vagues auxquelles, je l’avoue, le passé
+ne m’a pas préparée ?</p>
+
+<p>Je m’efforçai de sourire.</p>
+
+<p>— Mon Dieu ! mademoiselle, n’allons pas supposer
+plus qu’il n’y a : je répète qu’un jour ou
+l’autre, vous pouvez avoir besoin soit d’une aide
+amicale, soit d’une démarche, enfin d’un de ces
+riens, fréquemment à la portée d’un habitant du
+pays, et au contraire, délicats si c’est une jeune
+fille seule qui s’en occupe. Dans ce cas, rappelez-vous
+que j’existe, usez de moi, vous et votre
+père… c’est tout.</p>
+
+<p>Un pli d’ironie tendit les lèvres de mademoiselle
+Lormier.</p>
+
+<p>— En cas de mariage, par exemple, vous vous
+chargeriez des enquêtes ?</p>
+
+<p>Je répétai, sans relever la raillerie :</p>
+
+<p>— En cas de mariage ou en tout autre.</p>
+
+<p>Subitement, je vis les yeux traversés par une
+lueur :</p>
+
+<p>— Voyons, cher monsieur, n’êtes-vous plus
+sérieux ? Je sais lire dans ma glace.</p>
+
+<p>Et comme j’esquissais un geste de protestation :</p>
+
+<p>— Parfait ; vous demeurez poli, mais n’en
+pensez pas moins. Qui songerait à épouser le
+laideron que je suis ?</p>
+
+<p>— Cependant, mademoiselle, sans accepter ce
+que vous dites, ne puis-je rappeler qu’on n’épouse
+pas qu’un visage ?</p>
+
+<p>— Alors une dot ? La mienne est mince.</p>
+
+<p>— Qu’en savez-vous ?</p>
+
+<p>— Vous croyez aux inventions de mon père ?</p>
+
+<p>— Je vois que vous êtes au courant.</p>
+
+<p>— Mon père ne me cache rien, pas même ses
+illusions… Pauvre père ! il s’en fera jusqu’à la
+mort.</p>
+
+<p>— A mon tour, interrompis-je, me permettrez-vous
+de craindre que vous ne vous en fassiez pas
+assez ?</p>
+
+<p>Elle eut un mouvement de tête singulier.</p>
+
+<p>— Vous vous trompez. Les miennes sont assez
+grandes pour diriger ma vie.</p>
+
+<p>Et elle conclut :</p>
+
+<p>— Enfin, merci pour vos bonnes intentions :
+soyez certain qu’il vous en sera tenu compte.</p>
+
+<p>Je me levai, croyant à un congé, mais il paraît
+qu’elle n’était plus pressée de me renvoyer.</p>
+
+<p>— Pourquoi n’attendez-vous pas ? Mon père
+sera ici dans cinq minutes et vous seul parvenez
+à le rassurer.</p>
+
+<p>Je répliquai sans conviction :</p>
+
+<p>— C’est que… j’ai encore beaucoup à faire.</p>
+
+<p>— Tant que cela ? Je ne m’en doutais pas…</p>
+
+<p>— Soit, encore un instant.</p>
+
+<p>Je revins à ma chaise. J’étais à la fois retenu
+et intrigué par l’attitude de cette étrange fille,
+tour à tour accueillante et hostile.</p>
+
+<p>— Vous avez dû très mal me juger, fit-elle,
+voyant que j’hésitais à renouer l’entretien.</p>
+
+<p>— Quand ?</p>
+
+<p>— A la mort de ma mère.</p>
+
+<p>— Je ne me le serais pas permis. Je suis trop
+convaincu qu’il y a toutes les formes de chagrin.
+Les silencieuses ne sont pas les moins vives.</p>
+
+<p>Ses yeux semblèrent soudain se perdre au
+loin.</p>
+
+<p>— Ma mère avait une manière à elle de nous
+aimer. On ne choisit pas toujours celle que les
+autres souhaitent : cela n’empêche pas d’aimer
+vraiment…</p>
+
+<p>— Il y a même des bonnes volontés qui font
+beaucoup souffrir, murmurai-je.</p>
+
+<p>Mademoiselle Lormier haussa les épaules.</p>
+
+<p>— Elles valent mieux que rien. En somme,
+j’adore mon père, mais je comprends aussi très
+bien ma mère.</p>
+
+<p>Pour le coup, c’est moi qui ne suivais plus.
+Elle dut le sentir, car elle poursuivit :</p>
+
+<p>— Si jamais je m’avisais d’aimer, je crois que,
+moi non plus, je ne regarderais pas aux moyens.</p>
+
+<p>— Le bonheur de l’autre vient ensuite, s’il peut,
+continuai-je, un peu railleur. Votre père, par
+exemple…</p>
+
+<p>— Oh ! je ne prétends juger personne, mais
+j’imagine que mon père, s’il s’y était prêté, aurait
+pu être heureux.</p>
+
+<p>Je m’abstins de répondre. Elle-même, sans
+doute, ne tenait pas à insister, car elle était
+revenue à sa croisée.</p>
+
+<p>Il se fit un silence. M. Lormier décidément ne
+rentrait pas.</p>
+
+<p>— Quoi ! reprit mademoiselle Lormier, déjà
+quatre heures ! Voici l’abbé Valfour qui sort de
+l’hôpital.</p>
+
+<p>— Je vois que vous connaissez les habitudes de
+chacun.</p>
+
+<p>— C’est vous-même qui l’avez dit : j’observe, du
+haut de ma tour.</p>
+
+<p>— L’abbé Valfour était, je crois, aux obsèques
+de votre mère ?</p>
+
+<p>— Nous le connaissons un peu et il la confessait.</p>
+
+<p>— Votre mère était très pieuse, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>— Oui, plus que moi.</p>
+
+<p>— Ne le seriez-vous pas ?</p>
+
+<p>— Vous avez envie d’être scandalisé ?</p>
+
+<p>— En aucune manière.</p>
+
+<p>— Avant de répondre, qu’entendez-vous par
+être pieuse ?</p>
+
+<p>Je ne pus retenir un sourire.</p>
+
+<p>— C’est difficile à préciser, en effet. J’imagine
+qu’être pieuse consiste principalement à suivre
+avec conscience les prescriptions de l’Église.</p>
+
+<p>— Et à faire maigre le vendredi ?</p>
+
+<p>— Par exemple.</p>
+
+<p>Mademoiselle Lormier eut un nouveau coup
+d’œil ironique de mon côté.</p>
+
+<p>— Là encore, nous ne parlons pas de même.
+Si j’étais vraiment pieuse, j’aimerais Dieu à la
+folie, c’est-à-dire jusqu’à l’extrême et sans réserve.</p>
+
+<p>— Ce qui signifie que vous en mettez une pour
+le moment ?</p>
+
+<p>— Il est possible.</p>
+
+<p>Mais en même temps, elle examinait le Christ
+qui décorait la cheminée. Curieuse fille, décidément,
+tenant tour à tour des propos de vieillard
+désabusé et d’amoureuse exaltée.</p>
+
+<p>— Qu’est-ce qu’aimer jusqu’à l’extrême et sans
+réserve ? continuai-je, songeur.</p>
+
+<p>Mais cette fois, elle m’arrêta vivement :</p>
+
+<p>— Vous n’êtes pas l’abbé Valfour ; ne comptez
+pas le remplacer. Je déteste d’ailleurs me confesser.</p>
+
+<p>— Vous avez raison : ce sont là matières
+secrètes. On en disserte, tant qu’elles sont loin :
+on se tait, dès qu’elles paraissent.</p>
+
+<p>— Alors, soyez rassuré : vous êtes témoin que
+j’ose en parler.</p>
+
+<p>— Nous serons même deux à pouvoir témoigner,
+acheva M. Lormier derrière moi.</p>
+
+<p>Je me retournai vivement : il avait poussé la
+porte sans bruit et nous écoutait déjà depuis un
+instant.</p>
+
+<p>Il y a des choses qu’on ne dit point et qui
+s’entendent plus clairement que si on les prononçait.
+L’accent de M. Lormier, son visage, son
+maintien n’exprimaient rien de particulier : et
+cependant, avant qu’il eût achevé sa phrase,
+j’avais déjà compris que, se méprenant au sens de
+nos paroles, et convaincu d’interrompre une tentative
+de déclaration, il avait envie de me jeter
+par la fenêtre.</p>
+
+<p>Résolu de faire tête à cette situation absurde,
+je montrai le livre déposé sur le guéridon :</p>
+
+<p>— Votre fille, monsieur, me paraît s’adonner
+à des lectures bien dangereuses, lui dis-je gaiement.
+Pascal a mal fini : prenez garde qu’elle ne
+l’imite !</p>
+
+<p>M. Lormier tenta en vain d’esquisser un rire
+qui répondit au mien.</p>
+
+<p>— Craindriez-vous que le jansénisme ne lui
+monte à la tête ?</p>
+
+<p>— Pis que cela : l’amour de Dieu ! c’est elle qui
+vient de l’affirmer. Soyons justes toutefois : il
+n’est plus question d’autre danger. J’ai ainsi le
+plaisir de vous promettre que je ne reparaîtrai
+que sur convocation spéciale.</p>
+
+<p>Soit pour couper court à l’incident, soit qu’elle
+n’eût point remarqué que j’étais déjà levé, mademoiselle
+Lormier, de son côté, demanda sans transition :</p>
+
+<p>— Hé bien ! père, quelles nouvelles du notaire ?
+Tu n’as pas l’air content.</p>
+
+<p>M. Lormier se détourna vivement.</p>
+
+<p>— Si… si… absolument.</p>
+
+<p>Et je sentis encore qu’il aurait souhaité que la
+question ne fût pas posée en ma présence. Il était
+écrit que nous manquerions tous d’à-propos.</p>
+
+<p>— Adieu, dis-je, il s’agit d’affaires. Je ne veux
+pas être indiscret.</p>
+
+<p>Les serrements de main d’usage s’échangèrent ;
+je m’esquivai. Contrairement à son habitude,
+M. Lormier n’avait pas tenté de m’accompagner.</p>
+
+<p>Dehors, la promenade du Rempart s’offrait
+toute proche ; je ne sus pas résister à son appel
+et, installé sur un banc, laissai courir ma rêverie.</p>
+
+<p>Devant moi ne s’élevaient que des collines
+riantes. Deux enfants demi-nus s’ébattaient à
+l’extrémité de la pelouse. En ce lieu plein de
+silence, leurs rires éclataient comme une fleur
+rouge au centre d’un parterre sombre. Partout
+ailleurs un calme doux et la sérénité poignante
+des ombrages qui ont vu les générations disparaître
+l’une après l’autre, sans cesser de reverdir.
+Devant cette magnifique indifférence de la nature,
+qu’étaient les Lormier, les petites curiosités qui
+m’avaient tourmenté à leur égard, et même
+l’imperceptible désillusion que je ramenais de
+ma visite ? Cependant je n’aurais pu songer à
+autre chose.</p>
+
+<p>Il est rare que se découvre tout de suite le
+mobile profond qui a guidé nos actes. En voulant
+connaître mieux mademoiselle Lormier, j’avais
+cru d’abord n’obéir qu’à un goût d’indiscrétion
+désintéressée que je confesse, et qui s’irrite
+d’autant mieux qu’on affecte de le défier. La vérité,
+autrement complexe, était, je le reconnaissais
+maintenant, que j’espérais découvrir beaucoup
+plus que des précisions sur un caractère, la nature
+même du lien unissant entre eux des êtres aussi
+dissemblables que le père et la fille. Inconsciemment,
+j’avais pressenti que, différents à ce degré,
+ils devaient vivre sous la perpétuelle menace de
+conflits irrémédiables. Mademoiselle Lormier
+m’intéressait moins encore que le drame souterrain
+minant peut-être deux vies, en apparence si
+parfaitement unies.</p>
+
+<p>Vous souriez : je parle de drame, alors qu’il n’y
+a eu devant nous jusqu’à présent qu’une maison,
+des personnages quelconques et l’extérieur le
+plus paisible qui soit. Mais, en province, plus
+l’extérieur est dépourvu de rides, plus les gens
+s’efforcent d’être pareils à tout le monde, et moins
+on doit y croire. Ici d’ailleurs, n’avais-je pas eu
+pour aiguiller mes soupçons l’aveu d’un passé
+singulièrement troublé, auquel la mort seule
+avait mis fin ?</p>
+
+<p>Bref, quels qu’aient pu être mes désirs secrets,
+un seul point apparaissait désormais évident, et
+c’était, qu’ayant entrevu un instant chacun des
+deux Lormier, j’avais de fortes chances pour ne
+plus jamais les approcher. On voit de même une
+barque se détacher de la rive où elle semblait
+amarrée, et fuir sans vous laisser le loisir de
+reconnaître qui la monte. Après tout, si c’est une
+déception, il en existe de plus cruelles. Résigné,
+je m’efforçai donc d’accueillir celle-ci avec bonne
+humeur, et las de philosopher, je m’apprêtais à
+regagner la ville, quand soudain j’aperçus de nouveau
+M. Lormier. Au rebours de mon attente, la
+barque restait en vue : je devais encore longtemps
+suivre ses passagers.</p>
+
+<p>Il approcha de moi, rapidement, l’air gêné.</p>
+
+<p>— Hé quoi ! m’écriai-je, aurais-je par hasard
+oublié de faire une ordonnance ?</p>
+
+<p>Je m’étais efforcé de prendre un accent jovial :
+par contraste, son expression soucieuse n’en
+devint que plus visible.</p>
+
+<p>— Non, dit-il, mais vous ayant vu entrer ici et
+sachant que la promenade n’a qu’une issue, j’espérais
+bien vous joindre. Au cas où vous ne seriez
+pas trop pressé, j’aurais voulu aussi… enfin je
+tiendrais à vous entretenir de choses… particulières…</p>
+
+<p>— Rien de plus simple : voici une place qui
+nous attend.</p>
+
+<p>En même temps, je montrai le banc sur lequel
+j’étais assis auparavant.</p>
+
+<p>— Merci, je préfère marcher.</p>
+
+<p>— A votre gré… De quoi s’agit-il encore ?</p>
+
+<p>Et prenant son bras, je l’entraînai vers la terrasse.
+Il hésita, puis avec un peu d’effort :</p>
+
+<p>— Je suis sans fausse honte, commença-t-il, et
+tiens d’abord à m’excuser.</p>
+
+<p>— De quoi, grand Dieu ?</p>
+
+<p>— Oh ! vous le savez aussi bien que moi. En ne
+m’obligeant pas à préciser, vous me prouverez
+que vous ne m’en voulez plus… A peine étiez-vous
+parti que ma fille me contait votre entretien : — elle
+ne me cache jamais rien, cela va de soi.
+Mis au courant des sentiments que vous veniez de
+témoigner pour tous les deux, il m’a semblé désirable
+de ne pas remettre mon remerciement. Elle
+et moi, croyez-le, sommes touchés… extrêmement.</p>
+
+<p>Je me contentai d’acquiescer d’un signe de
+tête. Excuses et remerciements ne me paraissaient
+ni si urgents ni même utiles.</p>
+
+<p>— … Le plus délicat enfin reste à dire… acheva-t-il
+avec un embarras croissant. Consentiriez-vous
+à me laisser mettre à l’épreuve sur l’heure le
+dévouement que vous nous offrez et dont je ne
+doutais pas, quoi qu’il y parût ?…</p>
+
+<p>Cette fois, du moins, le but véritable de son
+retour apparaissait. Je répondis, intrigué :</p>
+
+<p>— Mais… certainement !… Que désirez-vous
+que je fasse ?</p>
+
+<p>— Rien que répondre à ma question : qu’avez-vous
+appris chez le notaire ?</p>
+
+<p>Je l’abandonnai stupéfait :</p>
+
+<p>— Quel notaire ?</p>
+
+<p>— Le mien… cela va de soi.</p>
+
+<p>— En vérité, cher monsieur, vous me voyez
+tout à fait dérouté. J’ignore qui est votre notaire.
+Personne ne m’a jamais parlé de vous. Si donc
+vous désirez que je sache quelque chose, c’est à
+vous de me l’apprendre.</p>
+
+<p>Il parut réfléchir.</p>
+
+<p>— Soit… je vous crois…</p>
+
+<p>Son visage parut ensuite se détendre. A coup
+sûr, sans savoir de quelle manière, je venais de
+dissiper en lui une prévention dernière, demeurée
+en dépit des protestations qui avaient précédé.</p>
+
+<p>— A défaut du notaire, ce sera donc moi qui
+vous mettrai au courant, reprit-il d’un ton plus
+libre. Je vous ai avoué, l’autre jour, que j’avais
+jadis rêvé la fortune pour ma fille. Admirez
+l’ironie de la vie : je viens d’apprendre que cette
+fortune existe et qu’il est inutile de la conquérir.
+Grâce à ma femme, qui s’occupait de tout sans
+me rien dire, nous sommes riches, trop riches, et
+non seulement je n’en éprouve aucune satisfaction,
+mais je tremble… au point de vous supplier,
+si le bruit en courait, de vouloir bien le démentir.
+Pour tout le monde, Geneviève doit rester pauvre.</p>
+
+<p>Il n’exagérait pas : il tremblait, en effet.</p>
+
+<p>— Et pourquoi ce mensonge ? murmurai-je
+interdit.</p>
+
+<p>— Pourquoi ?… parce que si Geneviève se marie
+un jour, — ce qui est possible et je ne songe pas
+à m’y opposer, — je ne veux pas ajouter, aux
+risques courus normalement, celui d’un calcul
+intéressé chez l’homme qui me la prendra.</p>
+
+<p>Il tremblait toujours, mais à travers les derniers
+mots avait passé je ne sais quelle vibration
+de colère ; j’eus la sensation que de toutes les
+forces de son être il se dressait à l’avance contre
+le ravisseur inconnu qu’il évoquait.</p>
+
+<p>— N’y a-t-il pas danger, pour le moins équivalent,
+à donner à votre fille figure de parti sans
+dot ? répondis-je froidement.</p>
+
+<p>Il haussa les épaules :</p>
+
+<p>— La préserver de la plus basse des duperies,
+d’abord !</p>
+
+<p>— Sans la consulter ?</p>
+
+<p>— Ne suis-je pas le meilleur juge, ayant, hélas !
+une expérience qu’elle n’a pas ? Le notaire, bien
+entendu, a juré qu’il se tairait : mais, dans une
+étude où tout le monde passe, quel secret voulez-vous
+qu’on garde ?</p>
+
+<p>Il s’interrompit, hésita de nouveau, puis brusquement :</p>
+
+<p>— Et tenez, l’avouerai-je ? si tout à l’heure j’ai
+paru troublé en vous découvrant en tête-à-tête
+avec Geneviève, vous qui auparavant n’aviez
+jamais cherché seulement à la mieux connaître,
+c’est que tout de suite j’ai pensé : « Voilà ! il sait
+et il commence ! » Absurde, n’est-ce pas ? Oui, je
+m’en rends compte, et je vous demande encore
+pardon… Mais demain ! un autre paraîtra, et ce
+sera vrai ! Que dis-je, demain ?… Suis-je assuré
+qu’il n’a pas pris les devants, qu’il n’est pas dès
+ce soir installé dans l’âme de ma fille ?… Pour me
+rendre un peu de sécurité, il faut, je le répète,
+qu’aux propos qui vont courir, un homme comme
+vous, autorisé, reconnu pour être au fait de la
+situation, puisse répondre hardiment : « Les Lormier ?
+Évidemment ils ont hérité, mais de dettes !
+Le père est un vieux fou qui avait tout mangé
+d’avance ; ils n’ont rien… absolument rien ! » Cet
+homme, voulez-vous l’être ? Y consentirez-vous ?</p>
+
+<p>J’écoutais, moins attentif à ce qu’il demandait
+qu’au spectacle d’une telle passion désordonnée et
+aux lumières qu’elle me livrait. N’y avait-il pas
+déjà une contradiction tragique entre le cri qui
+venait de lui échapper : « Sais-je s’il n’est pas
+dès ce soir installé dans l’âme de ma fille ? » et la
+certitude dont il se targuait, cinq minutes avant :
+« Elle ne me cache rien, cela va de soi ! »</p>
+
+<p>Effrayé peut-être de mon retard à lui répondre,
+il reprit :</p>
+
+<p>— Qu’y a-t-il ? vous vous taisez… Serait-ce
+donc là ce dévouement…</p>
+
+<p>Je l’arrêtai :</p>
+
+<p>— Rassurez-vous, j’accepte le mandat, à condition
+toutefois de n’être, ni de près, ni de loin,
+responsable de l’issue.</p>
+
+<p>— Ah ! s’écria-t-il, vous êtes donc bien l’ami
+que j’espérais !</p>
+
+<p>Je hochai la tête et poursuivis :</p>
+
+<p>— Je voudrais aussi vous poser une simple
+question : qu’arrivera-t-il le jour où se trouvera
+sur votre chemin le prétendant, officiel ou caché,
+choisi par la destinée pour prendre votre place
+dans le cœur de votre fille ?</p>
+
+<p>Il recula, comme au reçu d’un choc :</p>
+
+<p>— On ne prend pas la place d’un père !</p>
+
+<p>— On ne prend pas <i>la même</i>, c’est entendu,
+mais vous croirez qu’elle l’est.</p>
+
+<p>Je vis un flux de sang colorer ses joues.</p>
+
+<p>— Vous ne craignez pas, j’espère, que je
+devienne jaloux de ma fille ?</p>
+
+<p>— Vous ne le deviendrez pas : vous l’êtes.</p>
+
+<p>— C’est fou !</p>
+
+<p>— Ce ne sont jamais les choses raisonnables
+qui arrivent.</p>
+
+<p>Il parut se recueillir.</p>
+
+<p>— Non, vraiment, assura-t-il d’une voix pesante,
+si j’étais sûr qu’un être existât, capable de rendre
+ma fille heureuse, j’aurais le courage… il me
+semble que je n’hésiterais pas à lui ouvrir notre
+porte.</p>
+
+<p>— Alors, tout va bien, répliquai-je.</p>
+
+<p>Et en même temps, une phrase de mademoiselle
+Lormier me revint en mémoire : « Si je
+m’avisais d’aimer, je crois que je ne regarderais
+pas aux moyens. » Avais-je eu tort, tout à l’heure,
+quand, sur mon banc, j’envisageais la possibilité
+d’un drame ? J’étais sûr désormais qu’un jour
+viendrait où, dressés passionnément l’un contre
+l’autre, le père et la fille se porteraient des coups
+mortels.</p>
+
+<p>Cependant, côte à côte, nous cheminions le
+long de la terrasse, devant le beau paysage indifférent ;
+invisible et chuchotant, l’Armançon faisait
+monter vers nous sa chanson paisible qui se
+mariait au bruit des feuilles. Soudain, j’eus l’impression
+d’une solitude plus grande. Ayant probablement
+tout dit, M. Lormier venait de me quitter.</p>
+
+<p>Je le regardai s’éloigner et murmurai :</p>
+
+<p>— Le malheureux ! que deviendra-t-il plus
+tard ?…</p>
+
+<p>Pauvre chose que l’imagination humaine ! Je
+pensais à un avenir éloigné, et le ver était dans
+le fruit ! J’appréhendais un éclat terrifiant : pour
+se torturer, ces deux êtres déjà avaient commencé
+de se taire !</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>III</h3>
+
+
+<p>Il faut ici faire un détour et en venir à des gens
+qui, en apparence, sembleront étrangers à l’histoire.
+Qu’ils aient été au cœur de celle-ci, c’est
+possible, et même probable : mais qu’ils y aient
+tenu au moins d’une certaine manière et par des
+fils ténus, j’en suis certain. Au surplus, puisqu’il
+s’agit de comparses dont les silhouettes seules se
+profilèrent à l’horizon, je me contenterai de l’essentiel.
+Admettez aussi que pour eux, plus encore
+que pour les Lormier, je laisse dans l’ombre les
+noms véritables.</p>
+
+<p>A quelques pas de la maison Lormier, en bordure
+de la falaise et dominant l’Armançon, s’élevait
+l’hôtel de Thil.</p>
+
+<p>Les touristes les moins avertis le remarquent
+au passage. C’est un spécimen magnifique du style
+parlementaire bourguignon. Il comprend un corps
+central, flanqué d’ailes en saillies, et reculé au
+fond d’une cour d’honneur qu’achèvent de dessiner
+le porche monumental et des communs reliés
+aux ailes. Du côté de la rivière, une longue façade,
+dans le goût de Versailles, domine des terrasses en
+étages dont chacune tend, comme une guirlande
+au-dessus du ravin, son parterre à la française.
+L’ensemble est d’ordonnance sobre, grandiose, et
+un peu nu.</p>
+
+<p>Au temps dont je parle, l’hôtel de Thil était en
+propre aux Traversot qui, en dépit du nom roturier,
+l’avaient recueilli par voie de cousinage. Il
+faut aller au fond de la province française pour
+trouver ainsi des propriétés maintenues dans une
+même tradition, à travers deux siècles de convulsions
+sociales. Chez nous, on change de régime,
+mais il est rare qu’on touche au fond.</p>
+
+<p>De mémoire d’homme, les Traversot ont toujours
+occupé à Semur une situation considérable.
+Non du fait de leur fortune, — celle-ci, médiocre
+et composée de biens fonciers, ne cesse de
+s’amoindrir, — mais parce qu’étrangers aux dissensions
+locales, et gardant avec jalousie le culte
+de leur passé, ils ornent la ville au même titre
+que la tour Lourdeau. Et cela, également, est
+bien un phénomène de chez nous : on y clame
+l’égalité, on ne vénère que ce qui s’en éloigne…</p>
+
+<p>Les Traversot étaient au nombre de quatre :
+monsieur, madame et deux enfants dont un fils,
+officier de cavalerie, vivant on ne sait dans quelle
+garnison, et une fille, Annette, alors âgée de
+dix-neuf ans ou à peu près.</p>
+
+<p>Il va de soi qu’aucun rapport n’existait entre le
+train des Traversot et le cadre où ils vivaient.
+Comme ils prétendaient garder intact leur palais
+et y ajouter au besoin des embellissements nouveaux,
+on peut dire qu’à la lettre, la demeure
+dévorait ses habitants. D’où la nécessité impérieuse
+de rechercher pour Annette un établissement
+avantageux. Il était à craindre, hélas ! que
+l’occasion ne s’en présentât jamais. Réduits au
+cercle étroit du Semurois, les Traversot avaient
+inutilement fait le tour des partis acceptables. De
+plus, très entichés de noblesse, ils désiraient un
+titre : avantage qui va rarement avec la fortune
+quand il s’agit d’une fille pauvre. Jeune et assez
+jolie pour ne passer nulle part inaperçue, Annette
+Traversot semblait donc destinée à vieillir solitairement
+sous les lambris du palais auquel on la
+sacrifiait, ce qui, après tout, est une façon de
+finir aussi grande que bien d’autres.</p>
+
+<p>Jugez maintenant de l’émoi dans Semur quand
+le bruit se répandit tout à coup des fiançailles probables
+de mademoiselle Traversot avec un jeune
+homme, nouveau venu dans la ville et répondant
+au nom de La Gilardière.</p>
+
+<p>Émoi est un terme qui rend mal ma pensée…</p>
+
+<p>Il y a, en effet, dans nos cités provinciales,
+quelque chose de plus étonnant que l’apparence
+morne et l’indifférence affectée pour toute forme
+de vie sociale : c’est le besoin exaspéré de connaître
+la vie privée de chacun. Non content
+d’atteindre les faits et gestes quotidiens et comme
+si le présent ne suffisait pas, il remonte aux
+origines, fouille dans la famille, et de proche en
+proche, finit par joindre les grands-oncles et les
+arrière-cousins. Comment des êtres qui ne se
+rencontrent presque jamais, ne se communiquent
+rien, n’écrivent pas, lisent encore moins, comment,
+dis-je, parviennent-ils à connaître ce que
+des familiers ou des parents ne soupçonnent pas ?
+Là est le mystère.</p>
+
+<p>Impossible pourtant de nier l’existence et le
+pouvoir de cette police officieuse, qu’on ne saisit
+nulle part, que chacun ignore et que tout le
+monde suit. Si loin qu’on prétende s’en tenir, si
+hostile qu’on lui soit, à l’heure propice, elle surgit,
+souffle à l’oreille la nouvelle importante ou
+niaise, tantôt éclaire une aventure inexpliquée,
+tantôt d’une chiquenaude démolit l’œuvre de
+longues patiences, enfin toujours affirme son
+droit de contrôle et de justice sans appel.</p>
+
+<p>Qui l’incarne ? Où découvre-t-elle ses documents ?
+Quels agents la servent ? Ne cherchez pas :
+c’est vous, moi, tout le monde… Il m’est arrivé
+d’apprendre le même fait, et le même jour, par
+l’entremise d’un cordonnier, du vicaire, de l’adjoint
+radical et d’une dame royaliste. Elle est
+partout et elle s’occupe de tout, sans indulgence,
+avec férocité. Mais s’agit-il de l’étranger, de celui-là
+surtout qui tente de forcer la confiance de la
+communauté ou de prendre place parmi les habitants,
+elle devient sans pitié. Pour un mot
+l’homme est compromis ; une démarche, le plus
+souvent innocente, l’achève ; pris à la gorge par
+l’opinion, il n’a plus qu’à partir, laissant derrière
+lui la ville indemne, et délivrée.</p>
+
+<p>Que les fiançailles d’Annette Traversot eussent
+suffi par elles-mêmes à émouvoir Semur, vous
+n’en doutez pas : mais la qualité du fiancé,
+l’ombre dont il avait réussi à s’envelopper allaient
+faire bien autrement bouillonner les cervelles.</p>
+
+<p>Qu’était, en somme, ce La Gilardière ?</p>
+
+<p>Débarqué depuis cinq mois à peine, tout de
+suite introduit dans la banque Chasseloup, il y
+figurait en qualité d’associé libre, c’est-à-dire
+que, sans être rien en titre, il passait déjà pour
+futur successeur. Ses références étaient diverses.
+Au mieux avec le sous-préfet, il avait aussi pour
+lui le clergé de Notre-Dame et recevait à dîner
+l’abbé Valfour. Élégant, il menait un train qui,
+modeste à Paris, offusquait à Semur la parcimonie
+générale. On assurait qu’il avait une mère,
+mais celle-ci n’avait jamais paru. Son nom enfin
+était sonore. Toutefois, nul dans le pays ne connaissait
+des La Gilardière, si bien que le titre, la
+famille et la fortune demeuraient sans gérants :
+un aventurier en quête d’héritière n’eût pas
+semblé très différent.</p>
+
+<p>Chose curieuse, on n’en savait littéralement
+rien de plus. Interrogé, le clergé se bornait à
+louer un jeune homme si bien élevé. Les Chasseloup
+restaient muets. Quant au sous-préfet, les
+recommandations venues de Paris lui paraissant
+des ordres, il se moquait du reste.</p>
+
+<p>L’annonce qu’un tel homme osait prétendre à
+la main d’une Traversot provoque un déchaînement.
+Personne qui, à propos de rien et de n’importe
+quoi, ne vous en entretînt. Les gamins dans
+la rue, l’épicier à son comptoir, les dames en visite,
+tous en jasaient. Si bien que moi-même, gagné
+par la contagion, mais désireux de remonter aux
+sources, je décidai de faire visite aux Traversot.</p>
+
+<p>Quinze jours environ s’étaient écoulés depuis
+mon entretien avec les Lormier, quand je me
+rendis ainsi à l’hôtel de Thil.</p>
+
+<p>Reçu fort aimablement par madame Traversot,
+et après un certain nombre de détours préalables,
+je réussis à aborder le sujet délicat. N’ayant
+nourri de son côté aucune illusion sur la raison
+de ma politesse, madame Traversot s’empressa
+aussitôt de me décocher en plein visage un éloge
+de M. de La Gilardière, où je fus libre d’admirer
+à volonté comme il était fait avec ardeur et combien
+cette ardeur manquait de conviction. J’en
+conclus sans effort que la situation de La Gilardière
+était moins solide que le bruit n’en courait,
+mais qu’à défaut des parents, il avait dû conquérir
+la fille. L’aventure est fréquente.</p>
+
+<p>En manière de péroraison, madame Traversot
+termina d’un air moitié figue, moitié raisin :</p>
+
+<p>— Annette a la candeur des personnes de son
+âge : j’ai confiance toutefois dans sa raison. Et
+puis… de tels projets ne sauraient se préciser
+qu’avec l’aide d’une mère : madame de La Gilardière
+n’est pas encore venue chez son fils, que je
+sache ?…</p>
+
+<p>— Quel que soit l’heureux élu, répliquai-je
+poliment, le choix de mademoiselle Annette sera
+toujours accueilli avec sympathie. Elle est de
+celles à qui chacun souhaite le bonheur.</p>
+
+<p>Madame Traversot, qui m’avait accompagné
+jusqu’au perron, mit le doigt sur sa bouche pour
+m’inviter une dernière fois à une discrétion qu’elle
+estimait illusoire :</p>
+
+<p>— Nous ne sommes pas pressés, croyez-le bien.
+Annette non plus… Elle est si jeune encore !</p>
+
+<p>Et nous nous quittâmes sur cet adieu dont la
+diplomatie résumait assez bien le mélange d’espoirs
+et de craintes à travers lequel les Traversot
+devaient s’égarer pour le moment.</p>
+
+<p>Je m’apprêtais à quitter le Rempart quand,
+machinalement, je levai les yeux vers l’observatoire
+de mademoiselle Lormier. Je ne pouvais
+penser à elle sans me la figurer là : il ne me
+venait pas à l’esprit qu’elle fût libre de se trouver
+ailleurs, comme tout le monde. J’eus la déception
+de n’apercevoir personne.</p>
+
+<p>Bien entendu, je ne m’y arrêtai pas autrement,
+et j’allais dépasser la porte Lormier, quand celle-ci
+s’ouvrit pour livrer passage à une dame en noir
+que j’hésitai un instant à reconnaître, tant son
+visage était caché par une voilette épaisse. Tandis
+que je cherchais en haut mademoiselle Lormier,
+c’était elle en personne qui paraissait au bas.</p>
+
+<p>Amusé par la coïncidence, je n’hésitai pas à
+m’approcher.</p>
+
+<p>— Admirez, mademoiselle, la puissance mystérieuse
+de nos désirs secrets : je songeais à
+vous !</p>
+
+<p>Elle fit un geste de surprise et, négligeant de
+tirer la porte derrière elle :</p>
+
+<p>— Singulière occupation ! Quel prétexte vous y
+incitait ?</p>
+
+<p>— La vue de votre tour… Mais vous sortiez ;
+moi-même, je rentrais ; me permettrez-vous de
+faire route avec vous ?</p>
+
+<p>Elle se mit à rire :</p>
+
+<p>— Vous souhaitez donc bien me compromettre ?</p>
+
+<p>Elle demeurait devant sa porte ouverte : impossible
+ainsi de savoir si elle acceptait. Elle poursuivit,
+toujours riant :</p>
+
+<p>— Et… qui est malade chez les Traversot ?</p>
+
+<p>Je haussai les épaules.</p>
+
+<p>— A quel propos pareille demande ?</p>
+
+<p>— Parce que je vous vois revenir de l’hôtel de
+Thil.</p>
+
+<p>— Allons, répondis-je égayé par ce contrôle,
+que vous soyez au pied de la tour ou au sommet,
+je vois que rien ne vous échappe. Rassurez-vous,
+les Traversot sont tous en bon état.</p>
+
+<p>— Même la fille ?</p>
+
+<p>Ceci était parti si net que j’en fus d’abord
+interloqué.</p>
+
+<p>— Mademoiselle Annette, comme les autres.</p>
+
+<p>Mais déjà un nouveau sourire éclairait mademoiselle
+Lormier.</p>
+
+<p>— Alors, plus de mariage à l’horizon ?</p>
+
+<p>— Quoi ! vous vous intéressez aussi ?…</p>
+
+<p>— J’en ai entendu parler, probablement moins
+que vous ; et d’ailleurs, cela m’est indifférent.</p>
+
+<p>— Vous êtes une sage !</p>
+
+<p>— Ce qui signifie que, ne l’étant pas au même
+degré, vous venez de vous informer à la source.</p>
+
+<p>Je la regardai avec inquiétude.</p>
+
+<p>— Décidément, murmurai-je, je ne cesserai
+pas d’admirer votre perspicacité. S’y mêlerait-il
+de la rancune ?</p>
+
+<p>— Non, fit-elle d’une voix un peu moins
+claire, je ne suis que désœuvrée et m’amuse
+quelquefois à plaider le faux pour découvrir le
+vrai. Voici d’ailleurs qui vous donnera la mesure
+de mes ignorances : qu’est-ce au juste que mademoiselle
+Traversot ?</p>
+
+<p>— Ne l’avez-vous jamais aperçue ?</p>
+
+<p>— Si.</p>
+
+<p>— Hé bien ! vous en savez autant que moi.
+C’est une jeune fille, et elle paraît charmante.</p>
+
+<p>— Dans ce cas, une girouette au vent ?</p>
+
+<p>— N’en avez-vous jamais vu qui, une fois
+orientées, restaient calées ?</p>
+
+<p>— Vous croyez que celle-ci ?…</p>
+
+<p>— Mais, mademoiselle, je ne crois rien : pas
+même que le vent souffle !</p>
+
+<p>Elle ne répondit pas. Tout à coup, elle s’était
+mise à surveiller la rue : encore le faisait-elle
+distraitement.</p>
+
+<p>Je repris :</p>
+
+<p>— Vous ne me demandez pas qui est l’autre ?</p>
+
+<p>— Quel autre ?</p>
+
+<p>— Le futur… conditionnel.</p>
+
+<p>— Un temps dont je n’use pas.</p>
+
+<p>— Sérieusement, que pensez-vous de ce La
+Gilardière, qui doit passer à vos pieds chaque
+jour ? Au surplus…</p>
+
+<p>Je n’achevai pas ; celui dont nous parlions
+venait de paraître.</p>
+
+<p>Il arrivait, une badine à la main, l’allure
+allègre. Je ne vous le décrirai pas. Il me suffira de
+vous dire qu’il était beau, d’une beauté peut-être
+un peu efféminée, peut-être pas régulière, mais
+telle qu’elle provoquait l’envie. Il était beau
+comme mademoiselle Lormier était laide. Ni pour
+l’un, ni pour l’autre, on ne pouvait ignorer cela.</p>
+
+<p>Comme nous nous taisions, nous étions, aussi,
+bien obligés d’entendre son pas. C’était, on n’en
+pouvait douter, le pas d’un homme qui aime et
+qui se sait aimé. Pourquoi sent-on de la sorte
+l’amour autour d’un être ? Parce que les talons
+de La Gilardière frappaient avec une certaine
+cadence les pavés du Rempart, je compris tout à
+coup que madame Traversot se leurrait d’illusions
+et que sa fille ne lui appartenait plus.</p>
+
+<p>Quand il passa, il nous jeta un bref regard ;
+mais nous aperçut-il ? Il était clair qu’à ses yeux,
+nous comptions autant que deux cailloux sur la
+route. Il remarquait l’obstacle matériel que nous
+pouvions être : rien de plus, rien de moins.</p>
+
+<p>Et puis, arrivé à l’hôtel de Thil, il poussa la
+porte sans même sonner. Il rentrait vraiment chez
+lui ; on devinait que rien n’aurait pu s’opposer à
+sa venue, et qu’une hâte pareille répondait à la
+sienne, derrière les murs silencieux. Ensuite, on
+ne le vit plus.</p>
+
+<p>Je me tournai vers mademoiselle Lormier. Elle
+continuait de contempler la rue redevenue
+déserte.</p>
+
+<p>— Qu’augurez-vous de cette marche en fanfare ?
+demandai-je.</p>
+
+<p>Mademoiselle Lormier tressaillit, rappelée à
+elle-même.</p>
+
+<p>— Ah ! fit-elle, excusez-moi ; j’étais en train de
+songer à mon père qui m’inquiète depuis quelque
+temps. Je le sens nerveux et il a cessé tout travail.</p>
+
+<p>Je répliquai distraitement :</p>
+
+<p>— Ne vous tourmentez pas : je crois savoir
+pourquoi ses inventions ne l’intéressent plus.</p>
+
+<p>Et revenant à mon idée :</p>
+
+<p>— Si j’en crois les apparences, avant huit
+jours, vous verrez passer aussi la mère du beau
+fiancé.</p>
+
+<p>Au même instant, mademoiselle Lormier qui
+s’appuyait, sans y penser, à la porte demeurée
+entre-bâillée, faillit tomber en arrière. Quand elle
+eut repris son équilibre, elle parut hésiter, puis
+brusquement :</p>
+
+<p>— Vous appréciez beaucoup la jeune fille ?</p>
+
+<p>— J’ai déjà répondu qu’elle me paraît charmante.</p>
+
+<p>— Tant pis ! à sa place, j’aurais moins de confiance
+dans un inconnu.</p>
+
+<p>Frappé du ton qu’elle y avait mis, j’attendis
+qu’elle complétât sa phrase ; mais elle n’ajouta
+rien.</p>
+
+<p>— Si vous avez appris quelque chose de
+sérieux, repris-je enfin, peut-être serait-il bon
+d’éclairer mieux la lanterne.</p>
+
+<p>— Non, dit-elle, je formulais une opinion que
+je croyais répandue à Semur. Au surplus, cher
+docteur, j’aperçois mon père : fermons le feuilleton.</p>
+
+<p>Et tout en répondant aux signes de reconnaissance
+que nous adressait M. Lormier :</p>
+
+<p>— Aidez-moi à obtenir qu’il vous consulte : je
+vous assure que sa santé me préoccupe.</p>
+
+<p>Puis s’adressant à celui qui nous rejoignait :</p>
+
+<p>— Cette fois, père, j’ai retenu le docteur : tu
+ne peux plus lui échapper.</p>
+
+<p>M. Lormier balbutia :</p>
+
+<p>— Elle veut, en effet… je comptais…</p>
+
+<p>Je ne sais pourquoi, j’eus tout de suite l’impression
+qu’il n’irait pas plus loin.</p>
+
+<p>— N’est-ce pas demain jour de consultation ?
+reprit mademoiselle Lormier.</p>
+
+<p>— Certainement.</p>
+
+<p>— Hé bien ! comptez que mon père ira vous voir.</p>
+
+<p>— Entendu, je l’attends. D’ailleurs, il n’a pas
+l’air souffrant.</p>
+
+<p>— Je ne le suis pas, interrompit M. Lormier.</p>
+
+<p>— Alors, visite d’ami : ce n’en sera que plus
+agréable.</p>
+
+<p>Je regardais en même temps M. Lormier avec
+plus d’attention. Qui avait raison ? sa fille, ou lui ?
+Point changé évidemment : la même mine que
+l’autre jour, au Rempart… Mais quand approchent
+les grandes crises de l’organisme, n’est-ce pas à
+d’autres signes indéfinissables qu’on les dépiste :
+une modulation nouvelle dans la voix, des modes
+de penser inaccoutumés, parfois un changement
+de caractère ? La fêlure commence toujours par
+l’âme. Et je m’avisai soudain d’un symptôme
+grave : ce jaloux semblait avoir perdu sa jalousie.
+Me retrouvant en tête-à-tête avec sa fille, il n’en
+manifestait aucun souci. Résolu de vérifier si je
+ne me trompais pas, et sous couleur de changer
+de conversation, je poursuivis :</p>
+
+<p>— Savez-vous, cher monsieur, que nous étions
+en train, mademoiselle et moi, de parler encore
+d’amour ?</p>
+
+<p>Il ne broncha pas :</p>
+
+<p>— L’amour de Dieu ne m’inquiète pas.</p>
+
+<p>— Il s’agit bien de cela ! M. de La Gilardière
+venait de passer.</p>
+
+<p>— Tant mieux pour mademoiselle Traversot !</p>
+
+<p>— Ah ! m’écriai-je, je vous prends aussi à en
+parler, comme tout le monde !</p>
+
+<p>Mais à ma grande surprise, il ne sourit pas :</p>
+
+<p>— Non, dit-il, je n’en parle pas <i>comme tout le
+monde</i> et même, à ce propos, peut-être demain
+vous demanderai-je…</p>
+
+<p>— Rentrons-nous ? interrompit mademoiselle
+Lormier. Tu parais fatigué.</p>
+
+<p>Nous échangeâmes de rapides serrements de
+main.</p>
+
+<p>— Demain donc, vers deux heures…</p>
+
+<p>— Oui, répondit mademoiselle Lormier pour
+son père.</p>
+
+<p>Je me retrouvai seul. Je m’expliquais mal les
+dernières paroles de M. Lormier. Y avait-il donc
+un lien entre La Gilardière et lui ? et encore, de
+quelle manière, sous quel prétexte, prétendait-il
+me mêler à l’histoire ?</p>
+
+<p>— Bah ! murmurai-je, je verrai demain ce qu’il
+en retourne !</p>
+
+<p>Ensuite, à grands pas, je m’éloignai du Rempart.
+Cependant, parvenu à la hauteur de l’isthme
+qui rejoint la ville, je me retournai de nouveau,
+peut-être pour chercher une réponse anticipée aux
+questions que j’agitais, et voici le spectacle que
+j’aperçus.</p>
+
+<p>Sur la chaussée passaient un monsieur, la
+badine à la main, et les dames Traversot. En
+arrière, mademoiselle Lormier, oubliant qu’elle
+devait sortir, et remontée à sa tour, avait ouvert
+ses fenêtres toutes grandes ; accoudée à l’une
+d’elles, elle regardait les promeneurs…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>IV</h3>
+
+
+<p>M. Lormier ne parut pas le lendemain, malgré
+sa promesse. Une semaine s’écoula. J’avais cessé
+de l’attendre et ne songeais plus à sa visite,
+quand j’eus la surprise de l’entendre annoncer.
+En l’apercevant, je me rappelle avoir éprouvé
+même un peu d’humeur, ayant, je ne sais pour
+quelle raison, besoin de ma fin d’après-midi. Je
+ne me doutais guère en revanche que, grâce à
+lui, j’allais découvrir un aspect de la vie, et me
+heurter pour la première fois à des idées qui,
+depuis lors, n’ont plus cessé de me hanter.</p>
+
+<p>Il entra, l’air résolu, et sans montrer l’hésitation
+habituelle.</p>
+
+<p>— Me voici, dit-il ; me portant à merveille, je
+ne viens pas consulter, mais remercier l’ami que
+vous avez été pour nous. Il y a longtemps déjà
+que j’avais décidé de le faire. Si ma démarche est
+tardive, cela tient à ce que personne n’est jamais
+tout à fait maître d’agir comme il le voudrait.</p>
+
+<p>Je répondis :</p>
+
+<p>— J’espère que vous ne vous êtes pas dérangé
+pour si peu, et je compte bien que vous satisferez,
+par-dessus le marché, ma curiosité.</p>
+
+<p>— Votre curiosité ?</p>
+
+<p>— Ne deviez-vous pas me parler des Traversot ?</p>
+
+<p>J’allais ainsi droit au but. J’ai toujours trouvé
+que la méthode est bonne. Il prit, au contraire,
+un air évasif :</p>
+
+<p>— Ah ! oui, j’oubliais… seulement cela n’a plus
+d’importance.</p>
+
+<p>— Que comptiez-vous m’en dire ?</p>
+
+<p>— Rien en vérité. Je croyais l’autre jour avoir
+besoin d’un conseil. Il se trouve qu’il arriverait
+trop tard, la décision étant prise et… exécutée.</p>
+
+<p>— Et moi qui rêvais de révélations sensationnelles !
+m’écriai-je.</p>
+
+<p>— J’hésitais précisément à les porter à qui de
+droit. Partagé entre le scrupule de me mêler de
+choses qui ne me concernent pas, et le désir de
+ne pas laisser duper des gens honorables, je
+comptais vous soumettre mon embarras. Mais
+hier, conversant avec mon notaire, j’eus l’idée
+de lui sortir mon cas. Jugez de ma chance : il
+gère aussi les intérêts des Traversot, chose que
+j’ignorais. Sans que je l’aie voulu, ma conscience
+s’est donc trouvée libérée, et le cas qui me troublait
+a cessé d’exister.</p>
+
+<p>Je répliquai, désireux d’en tirer au moins le peu
+que je pourrais :</p>
+
+<p>— Tant pis : cela prouve du moins que vous
+connaissez M. de La Gilardière.</p>
+
+<p>— Moi ?… pas du tout.</p>
+
+<p>— Alors comment étiez-vous renseigné sur
+lui… car il s’agissait de lui, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>— Oh ! un hasard trop long à expliquer… Une
+compagne de couvent de ma femme qui, devenue
+dame de compagnie chez la mère du jeune
+homme, a voulu s’informer près de nous des
+Traversot et qui, du même coup… bref des
+histoires ; fort heureusement, elles ne m’intéressent
+plus.</p>
+
+<p>— Allons ! fis-je déçu, il reste que vous aviez
+songé à moi pour vous éclairer dans une circonstance
+délicate : je vous en remercie.</p>
+
+<p>Tout ceci, échangé sans qu’il prît seulement la
+peine de choisir un siège. Je crus qu’il allait
+repartir aussitôt ; mais non, après avoir regardé
+l’heure, il reprenait :</p>
+
+<p>— Si je ne dérange pas, puis-je m’asseoir ?
+Depuis quelque temps, je me sens vite las.</p>
+
+<p>Sans attendre la réponse, il s’affala ensuite sur
+un fauteuil. Du même coup, l’air du début fit
+place à un autre, accablé. Ainsi qu’il arrive fréquemment
+aux nerveux, après avoir paru prêt à
+tout renverser sur son passage, il ne semblait
+plus capable que de crier grâce, comme un coureur
+à bout d’étape.</p>
+
+<p>— Est-il bien sûr, demandai-je, que votre fille
+ait tort quand elle vous pousse à vous soigner ?</p>
+
+<p>— Oh ! murmura-t-il, ma fille ne s’inquiète pas
+de moi autant que vous le croyez…</p>
+
+<p>Et sa main, qui avait tenté de se soulever,
+retomba lourdement sur l’accoudoir.</p>
+
+<p>— Je suis témoin pourtant du souci que lui
+donne votre état.</p>
+
+<p>— On parle, les mots s’envolent, l’âme est
+ailleurs…</p>
+
+<p>— Vous n’allez pas prétendre que votre fille
+soit indifférente à ce qui vous concerne ?</p>
+
+<p>Il releva la tête, me considéra un instant :</p>
+
+<p>— Non, soupira-t-il, je crois qu’elle m’aime
+encore.</p>
+
+<p>— Vous n’en êtes pas sûr ?</p>
+
+<p>Il ne répondit pas. Je n’osai insister : j’attendais
+qu’il lui plût de reprendre la conversation, là
+où il voudrait. Et ce fut alors un silence d’autant
+plus pesant qu’à Semur, et sur la place que
+j’habite, il n’y a jamais de bruits au dehors : les
+seuls que je connaisse sont au moment des offices
+ou quand l’heure sonne à Notre-Dame.</p>
+
+<p>En même temps que j’attendais, j’eus aussi
+l’étonnement de m’apercevoir que le visage de
+M. Lormier avait repris exactement l’expression
+de la première nuit, au chevet de la mourante.
+Même aspect de relâchement total, souligné par la
+torpeur du regard fixe. Il faut croire que les traits
+humains disposent de bien peu d’éléments pour
+extérioriser l’âme : ils ne diffèrent pas, qu’il
+s’agisse d’escompter la fin d’une catastrophe ou
+d’en appréhender la venue !</p>
+
+<p>Soudain, il parut prendre une résolution définitive.
+Le regard redevint net, se fixant sur le
+mien. Je compris que le sujet véritable de la
+visite, encore inexpliqué, allait paraître.</p>
+
+<p>— Docteur, recommença-t-il d’une voix qui
+s’efforçait d’être posée, y a-t-il des cas où l’on
+soit fou, tout en gardant la conscience nette de sa
+folie ?</p>
+
+<p>— Ouais ! m’écriai-je, à quel propos ces balivernes ?</p>
+
+<p>— Parce qu’obsédé par une pensée que la raison
+des autres jugerait démente et qui doit l’être par
+conséquent, je ne la discute plus et l’accepte.</p>
+
+<p>— Et peut-on connaître de laquelle il s’agit ?</p>
+
+<p>— Entre ma fille et moi, il y a quelqu’un.</p>
+
+<p>— Qui ?</p>
+
+<p>— J’ai dit <i>quelqu’un</i> : si je savais qui, je ne
+serais pas ici.</p>
+
+<p>De nouveau, son visage changeait. J’y déchiffrai
+une telle angoisse que brusquement une pensée
+m’étreignit. Le drame — que, l’autre jour, candide,
+j’attendais seulement pour des temps à venir, — aurait-il
+déjà paru ?</p>
+
+<p>Ne sachant plus très bien si je voulais le
+confesser ou le consoler, je pris ses mains dans
+les deux miennes, et m’efforçant de ne rien laisser
+voir de mes appréhensions :</p>
+
+<p>— Vous êtes fou, en effet, cher monsieur, mais
+d’une folie sans fièvre et dont je vous ai donné le
+nom, quand nous étions au Rempart : la jalousie.</p>
+
+<p>Il secoua les épaules.</p>
+
+<p>— Je vous affirme que je ne me trompe pas.</p>
+
+<p>— Je vous affirme aussi que la jalousie est un
+état dans lequel on s’épuise à interpréter le réel
+à la lueur d’une chimère. Qu’on écarte celle-ci,
+tout redevient clair. Dès qu’on se sait jaloux,
+d’ailleurs, la moitié de la cure est réalisée : la
+seule difficulté est de le reconnaître. Essayez.</p>
+
+<p>Il avait paru m’écouter attentivement : cependant,
+à peine eus-je achevé qu’arrachant ses
+mains prisonnières, il répéta :</p>
+
+<p>— Non, je ne me trompe pas…</p>
+
+<p>Puis martelant les mots, comme s’il prétendait
+les graver mieux dans mon cerveau :</p>
+
+<p>— Aucune chimère ne me trouble ; j’ai des
+yeux et ils voient. Ma fille n’est plus à moi :
+quelqu’un me l’a prise. Nous avons l’air encore
+de vivre en tête-à-tête : ce n’est pas vrai, entre
+elle et moi, il y a <i>lui</i> !</p>
+
+<p>Convaincu que plus je garderais de ménagements
+et plus il s’entêterait dans ses affirmations
+sans les éclairer d’aucune manière, je ripostai
+alors rudement :</p>
+
+<p>— Pour prendre votre fille, il faudrait d’abord
+pouvoir en approcher ! Vous ne vous quittez pas.
+Elle sort si vous sortez, et rentre quand vous
+rentrez. Et qui connaissez-vous ici ? Quelques
+prêtres, des voisins, personne… Nulle maison
+plus fermée que la vôtre ! Songez que, lorsque
+vous m’avez appelé, j’avais à peine entendu prononcer
+votre nom ! Ma venue a été un fait tellement
+extraordinaire que vous en avez conçu, un
+instant, les pires craintes ; celles-ci se sont dissipées,
+soit, mais jugez des autres ! Le voilà, le
+réel ! Y ajouter quoi que ce soit est inductions et
+sottises. Quant au traitement, il dépend de vous
+seul. La jalousie n’est pas une maladie : elle est
+un vice. On ne s’en guérit pas avec des drogues :
+on s’en corrige. A vous de la dompter, comme
+on y arrive pour la morphine ou le vin.</p>
+
+<p>Il s’était remis à m’écouter avec l’avidité de
+l’enfant qui tente de se rassurer auprès d’une
+grande personne. Peut-être aurait-il été déçu si je
+ne lui avais pas dit ces choses qu’il s’était déjà
+dites, et précisément de cette manière ; mais,
+comme auparavant, je sentais aussi que mes
+paroles glissaient sur lui sans l’atteindre, telle
+une averse sur des ardoises. Quand il comprit que
+j’avais fini, ce fut cette fois sur un ton rectiligne
+qu’il reprit :</p>
+
+<p>— Vous avez raison, le réel est cela : deux
+êtres qui <i>matériellement</i> ne se quittent pas, que
+jamais ou très rarement un tiers <i>visible</i> ne distrait ;
+deux êtres encore qui mangent à la même
+table, sont abrités par le même toit, échangent
+des <i>apparences</i> de confidences avec une <i>apparence</i>
+d’abandon… Seulement, est-ce tout ?… Quand
+ma fille ne croit pas que je la surveille, avez-vous
+<i>vu</i> ses yeux ?… des yeux d’absente !… Quand,
+après un long silence, je m’avise de lui
+parler, avez-vous <i>vu</i> l’effort de son visage pour
+revenir au présent ? Quand nous sommes à table,
+avez-vous <i>vu</i> avec quelle attention elle surveille
+le moindre bruit de rue, et, si par hasard quelqu’un
+passe, avec quel art elle invente un prétexte
+pour approcher de la fenêtre et vérifier si par
+bonheur ce serait <i>lui</i> ? Pas de tiers visible, c’est
+exact : mais à quel moment celui dont je parle
+consent-il à nous quitter ? A lui, les seuls vrais
+sourires de ma fille ! Essaie-t-elle de livrer un
+peu d’elle-même, comme elle s’adresse à lui ! Pas
+une phrase qui ne passe alors par-dessus moi,
+pour l’aller retrouver, je ne sais où ! Il est là, vous
+dis-je, sans répit, dans nos silences douloureux,
+nos causeries importunes ; non seulement il a
+violé la demeure, mais il s’étonne de m’y trouver :
+avant longtemps, il tentera de m’en chasser !</p>
+
+<p>Il conclut :</p>
+
+<p>— Et puis, qu’ai-je besoin de <i>voir</i> ? Si par
+hasard vous avez jamais aimé, ce dont je vous
+plaindrais, fallait-il que vous <i>vissiez</i> pour apprendre
+quand on était las de votre présence ?
+Vous le <i>sentiez</i> ! Ce que l’on sent est autrement
+certain que ce que l’on voit. Sentir, c’est happer
+l’impondérable, tâter l’invisible, atteindre là où
+le regard ne pénètre pas. Dans un doute poignant,
+je vous le demande, est-ce vos yeux que
+vous consultez ou la perception intime, continue,
+que la raison méprise et qui, heureusement, veille
+à sa place pour notre garde ?</p>
+
+<p>Tandis qu’il parlait ainsi, j’avoue qu’une partie
+de son discours m’échappait ; j’étais trop à la
+découverte de l’homme nouveau qui se révélait.
+Je ne savais pas encore que l’âme s’abrite toujours
+derrière de fausses apparences, comme l’amande
+derrière une coque et qu’il faut le marteau de
+la souffrance pour les briser. J’avais connu jusqu’alors
+un Lormier un peu falot, un peu rêveur,
+et dont l’unique originalité consistait dans une
+tendresse paternelle qui confinait à l’état maladif :
+c’était un autre que j’écoutais, certainement
+le seul vrai, un autre, maître de sa pensée et de
+sa parole, soulevé par la passion et l’analysant
+comme si elle lui demeurait étrangère, tour à
+tour s’exprimant avec la monotonie d’un greffier
+et plongeant brusquement dans le détail subtil de
+sentiments inexprimés, mais toujours avec une
+telle force logique que je commençais à subir
+l’entraînement de ses raisons. Se trompait-il
+d’ailleurs ? Sans aller jusqu’à le croire tout à fait,
+je me sentais ébranlé. Déjà, je ne criais plus à
+l’impossible. Après tout, qu’il fît erreur ou non,
+le fait de deux êtres amenés à vivre ainsi l’un
+près de l’autre, en simulant une confiance qui
+n’existe plus, n’était-il pas déjà par lui-même un
+drame certain ?</p>
+
+<p>— Admettons, répondis-je enfin après une
+courte réflexion. Il est entendu que le cœur de
+votre fille ne vous appartient plus, ou plutôt qu’il
+se partage entre vous et un autre. Il existe,
+semble-t-il, un moyen assuré d’obliger <i>l’autre</i> à
+découvrir son visage et, — très probablement, — de
+l’écarter. Votre fille a l’audace de la
+vérité : interrogée, elle répondra. Ayez le courage
+d’aller droit à l’ennemi, demandez le nom, et
+après…, après, suivant ce qu’il sera, vous chasserez
+l’homme, ou, s’il est digne d’elle, donnez-le
+lui !</p>
+
+<p>— Inutile. J’ai posé la question : Geneviève
+s’est tue.</p>
+
+<p>— Ah ! murmurai-je, voilà qui est plus grave ;
+il y aurait donc un obstacle qui vient d’elle ou
+de lui. Le soupçonnez-vous ?</p>
+
+<p>— Il n’y en a pas. J’ai osé aussi tout dire à
+ma fille, même qu’elle était riche, même que je
+pardonnais à cet homme !</p>
+
+<p>— Et s’il aimait ailleurs ?</p>
+
+<p>— Allons donc ! Croyez-vous ma fille de taille
+à se contenter des restes d’une autre ?</p>
+
+<p>— Dans ce cas, j’en suis fâché pour votre clairvoyance :
+le sentiment vous trompe, votre fille
+n’aime pas, et je reviens au premier diagnostic :
+des chimères !</p>
+
+<p>— Chimères étrangement réelles, puisque
+nous en serons bientôt à ne plus nous connaître
+sous un même toit !</p>
+
+<p>— De grâce, pas de grands mots : vous n’en
+êtes pas là.</p>
+
+<p>— Croyez-vous ?</p>
+
+<p>Il me considérait avec un air de défi. Je pensai
+qu’il allait entrer dans de nouveaux détails, mais
+non : ses paupières s’abaissèrent, et comme, pressentant
+la discussion sans issue, je ne répliquai
+rien, nous eûmes la sensation que tout s’arrêterait
+à ce point.</p>
+
+<p>Quelques secondes s’écoulèrent dans une indécision
+pénible. Je m’attendais à la voir tranchée
+par un départ. De fait, M. Lormier se leva : seulement,
+ce fut pour se promener à travers mon
+cabinet. Nous imaginions n’avoir plus rien à nous
+dire, et ce qui allait suivre devait nous plonger au
+cœur même des questions que je vous ai posées
+tout à l’heure…</p>
+
+<p>Oublieux de ma présence, M. Lormier, à ce
+moment, était en effet en train de se replier sur
+sa propre vie, pour découvrir quelles lois la conduisaient.</p>
+
+<p>L’homme est toujours ainsi, rebelle au cas particulier.
+Parce qu’il place en lui-même le centre
+de l’univers, il prétend ne subir que des lois universelles,
+et s’indigne de ne pouvoir conclure de
+son aventure misérable à la destinée de tous.</p>
+
+<p>Quand il eut marché un assez long temps,
+M. Lormier s’arrêta brusquement devant moi :</p>
+
+<p>— Si je savais au moins pourquoi je souffre !
+s’écria-t-il. Il y a des gens pour croire en Dieu :
+sérieusement, que penseriez-vous d’un homme
+apportant à ses rigueurs la dixième partie de
+l’incohérence qui préside à nos vies et que ces
+gens taxent de providentielle ?</p>
+
+<p>J’allais tenter de répondre ; il m’arrêta d’un
+geste rude.</p>
+
+<p>— De grâce, ne m’interrompez pas ! J’ai besoin
+de crier. Je ne suis même venu que pour cela.
+Dans une heure d’abandon, j’ai commencé l’autre
+jour de me livrer à vous : autant continuer jusqu’au
+bout. De cette façon, il n’y en aura jamais
+qu’un à être informé !… Oui, qui décide du lot
+de bonheur ou de malheur attribué à chacun ? Au
+nom de quelle justice y a-t-il des êtres comblés,
+et d’autres toujours broyés ? Tenez, moi, par
+exemple…</p>
+
+<p>Il jeta autour de nous un coup d’œil circulaire,
+comme s’il dominait une foule suspendue à son
+récit :</p>
+
+<p>— Voulez-vous le compte de ce qui me fut
+octroyé ? Dès mon enfance, gêne, misère et maladie.
+Mes parents étaient de pauvres vanniers qui
+allaient de village en village, gagnant au jour le
+jour de quoi manger. Encore, si humble soit-elle,
+pareille origine pouvait-elle rester honorable ?
+Point : mon père, faussement accusé de grivèlerie,
+est mort en prison. Quant à ma mère,
+j’ignore comment elle a fini : personne, cela va
+de soi, n’a paru autour de moi pour entretenir son
+souvenir. Ainsi, un début de gueux, et l’aurore
+d’une vie que je n’avais point sollicitée, tarée
+avant même que j’aie pu m’en rendre compte.
+Où est mon délit jusque-là ? Pour quelle dette
+suis-je déjà recherché par le sort ?… Mais continuons…
+Donc, on me recueille dans une ferme
+pour garder les bêtes ; je vais à l’école ; le curé
+fait de moi un enfant de chœur ; finalement, je
+suis expédié au petit séminaire, tant on me trouve
+intelligent. L’intelligence ! Ah ! cette fois, vais-je
+me plaindre ? Je pouvais n’être qu’un berger
+idiot, et grâce à une cervelle que je n’ai pas plus
+choisie que je n’avais désiré l’existence, je vais
+devenir apprenti curé ! Je suis honnête aussi, — le
+sort, vous le voyez, me prodigue les dons de
+qualité supérieure, — et ne pouvant me résoudre
+à vivre d’une vocation que je n’ai pas, je m’enfuis
+à Paris, honni par mes bienfaiteurs, sans autre
+désir que de satisfaire une soif d’apprendre qui
+m’a été injectée comme un venin, que je croyais
+exceptionnelle, et qui était celle de tout le
+monde. Nouvelle chance, direz-vous : comptez
+vite, nous arrivons au bout. Aussi bien, peu
+importe comment je devins, non pas un savant,
+non pas même un ingénieur de talent, simplement
+un bon ouvrier de laboratoire, honnête, ingénu
+grâce à la pauvreté, et dont on disait que peut-être
+il ferait fortune. C’est à ce moment que j’ai
+rencontré ma femme et que l’amour a paru dans
+ma vie…</p>
+
+<p>Il eut une sorte de hoquet convulsif.</p>
+
+<p>— L’amour… Regardez-moi : ce mot, dans
+ma bouche, a l’air d’une gageure. Cependant
+toute l’humanité, belle ou laide, grande ou vulgaire,
+tout ce qui pense et tout ce qui sent sur
+notre boule de terre, ne le prononce-t-il pas de
+même et avec un égal frémissement ? Si j’avouais
+qu’en découvrant l’amour, j’ai trouvé l’existence
+un bienfait et cru qu’elle a de quoi se faire pardonner
+le reste ? Il était donc possible de mettre
+contre son cœur un autre cœur battant à l’unisson,
+et, côte à côte, des pensées qui, pareilles à
+une fonte en fusion, ne seraient plus qu’un grand
+jet lumineux ! Entrevoir une telle ivresse, soupçonner
+seulement qu’on en approche, n’est-ce
+pas assez, je vous le demande, pour rendre le
+présent ineffable, et le passé inconsistant ? En
+revanche, que j’aie attendu ce miracle, que j’aie cru
+le pouvoir vivre, de quel nom nommerez-vous
+cette cruauté, vous qui savez que cela n’a pas
+été ? Paix à la morte ! j’ai trouvé dans mon
+mariage les rations de confort que beaucoup
+auraient souhaitées et je ne souhaite à personne
+la misère et la soif qui m’y ont consumé… Paix
+à la morte, encore un coup ! Mais pourquoi la
+passion d’aimer qui m’a dévoré, et ce don fatal
+attaché à l’être, comme une robe de Nessus,
+sinon pour mieux faire <i>souffrir</i> ? Souffrir !…
+enfin, voici le mot lâché ; il n’explique rien mais
+commence et conclut tout. La souffrance est
+injuste, bête, incompréhensible ; elle ne conduit
+nulle part, elle est inutile ; et, pareille à une bête
+de proie, elle ne guette que certains, s’en repaît,
+s’en amuse et va pour prolonger son plaisir jusqu’à
+négliger tous autres gibiers à sa portée…
+Ma femme n’est plus là pour me séparer de ma
+fille : Dieu merci ! c’en est fini des heures cruelles,
+je vais être libre d’adorer mon enfant ? Sottise !
+La bête m’ayant pris au début sous sa griffe ne
+me lâchera point : non seulement ma fille
+m’échappe, mais j’en suis à redouter qu’un inconnu
+ne la torture. Cependant, ailleurs, d’autres s’obstinent
+à être heureux ! vous, ce La Gilardière
+dont nous parlions, ce boutiquier peut-être que
+j’aperçois là, au seuil de sa boutique… Je connais
+des voleurs triomphants, des cœurs que
+l’amour comble, bien qu’ils soient à soulever de
+dégoût… Alors je demande : au nom de quoi
+ceux-ci plutôt que ceux-là ? Quelle est la règle
+qui protège ? On parle d’un Dieu : où est-il ? d’une
+justice : où la trouve-t-on ?</p>
+
+<p>Je me suis efforcé de reproduire ce long discours
+tel que je l’entendis. Ce que je ne puis
+rendre, c’est l’impression extraordinaire que donnaient
+la mimique de cet homme, la variété du
+ton, les alternances d’une voix tantôt basse comme
+pour confier un secret, tantôt éclatant sous la
+révolte ou brisée par un sanglot mal contenu.
+Et quelle sensibilité exaspérée dans ces aveux
+arrêtés à mi-route ! car il était évident que plus
+le récit approchait de l’intime de sa douleur, moins
+il parvenait à s’exprimer. A peine quelques mots
+sur le naufrage de son amour, rien sur le drame
+actuel.</p>
+
+<p>Au dernier cri, enfin, il passa la main sur son
+front, de l’air d’un homme qui s’éveille. Peut-être
+ne se rendait-il pas compte de tout ce qu’il
+avait dit. Puis, s’interrompant soudain :</p>
+
+<p>— Je vous demande pardon, balbutia-t-il, je
+crois que je me suis égaré…</p>
+
+<p>Et de nouveau, nous demeurâmes silencieux.</p>
+
+<p>Que répondre en effet aux questions qu’il
+posait ? Quelle justification lui donner de la souffrance
+imméritée qui l’avait amené, pantelant,
+dans mon cabinet habitué jusqu’alors à n’entendre
+que le cri de la chair douloureuse ? Cependant,
+si impuissant que je fusse à l’éclairer, pouvais-je
+aussi continuer de me taire ? A de certains
+moments, et quoi qu’elle prononce, la parole
+humaine est source d’apaisement. Après avoir
+hésité, j’approchai de lui, et prenant ses mains
+comme au début :</p>
+
+<p>— Cher monsieur, combien je vous plains ! Les
+problèmes que vous soulevez sont, hélas ! sans
+solution. D’ailleurs, à quoi bon la chercher ?
+Nous vivons dans l’inexpliqué. Que la souffrance
+soit un don divin ou l’œuvre d’un destin malfaisant,
+qu’elle perde ou non son mystère, elle pèse
+du même poids. En revanche, je doute qu’un
+bilan, tel que vous tentiez tout à l’heure de l’établir,
+puisse être exact : il y manque toujours
+quelque chose, et parfois l’essentiel. On ne néglige
+aucune douleur, on ne compte pas les joies. S’efforce-t-on
+de le faire, il n’est pas de commune
+mesure entre les unes et les autres. J’ajoute que,
+s’il en existait…</p>
+
+<p>Il m’interrompit :</p>
+
+<p>— Je devine que vous allez dire : tout se compense.
+Ce n’est pas vrai.</p>
+
+<p>— J’entends bien, repris-je à mon tour, vous
+croyez au voleur triomphant : accepteriez-vous
+pourtant de prendre sa place ? Pour changer de
+sort, changeriez-vous d’âme avec lui ?</p>
+
+<p>Il haussa les épaules.</p>
+
+<p>— Vous pensez que je refuserais ?… La vérité
+est que je ne sais pas… on ne sait jamais rien.</p>
+
+<p>— Si, on sait parfaitement qu’il existe, jusque
+dans la pire, un bien qui le balance. Par exemple,
+imaginez une seconde que, d’une manière ou
+d’une autre, votre fille cesse d’exister…</p>
+
+<p>Il eut un cri :</p>
+
+<p>— Taisez-vous !</p>
+
+<p>— Vous voyez bien ! Même s’il n’était pas
+imaginaire, votre supplice actuel se double encore
+de joies dont la seule pensée qu’elles pourraient
+disparaître vous fait pâlir d’effroi. Alors, cessons
+de discuter. Que votre cœur s’apaise ! qu’il tue la
+chimère ! et…</p>
+
+<p>Je le regardai avec une pitié sincère. Son accablement
+me touchait.</p>
+
+<p>— … Et quand vous aurez encore envie de
+crier, comme tout à l’heure, n’hésitez pas à revenir.
+Vous trouverez ici, je vous l’affirme, une
+compréhension affectueuse et le secours d’un
+ami.</p>
+
+<p>Ayant remercié d’un signe de tête, il prit son
+chapeau sans répliquer et se dirigea vers la porte.</p>
+
+<p>Je compris qu’arrivé à ce point, il n’aurait pu
+poursuivre. Moi-même, changeant d’attitude pour
+l’accompagner, m’efforçai de reprendre un ton
+plaisant.</p>
+
+<p>— Admirez, dis-je tandis que nous descendions
+ensemble, combien c’est toujours l’imprévu qui
+vient. J’avais compté apprendre grâce à vous des
+merveilles sur La Gilardière, et je ne saurai rien,
+pas même s’il est amoureux de votre fille !</p>
+
+<p>Un pâle sourire erra sur la face désolée de
+M. Lormier.</p>
+
+<p>— Oh ! pour celui-là, je suis tranquille ! Tout
+le fâcheux que j’en ai su me venait par Geneviève.</p>
+
+<p>Sur le seuil, il dit encore :</p>
+
+<p>— Je reviendrai peut-être… probablement…</p>
+
+<p>Je songeais de mon côté :</p>
+
+<p>— Pauvre homme ! je le reverrai avant huit
+jours.</p>
+
+<p>Or, non seulement il ne devait plus reparaître
+dans ce lieu, témoin de notre amitié naissante,
+mais convaincu d’avoir atteint au sommet de son
+calvaire, à peine commençait-il d’en gravir les
+premières marches.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>V</h3>
+
+
+<p>J’ai toujours pensé que si une intelligence
+humaine était en mesure de percevoir les millions
+d’aventures individuelles qui s’entrecroisent à une
+heure donnée, la notion du hasard s’effacerait
+pour elle. L’enchevêtrement de tant de faits, dus
+en apparence aux seules fantaisies du sort, est
+en réalité le produit d’une logique implacable.
+C’est pourquoi je demande à interrompre une
+seconde fois mon récit, au profit d’une poussière
+de menus événements tous relatifs encore au
+mariage de La Gilardière. Précisément parce
+qu’il est resté dans l’aventure Lormier une part
+de mystère, je m’en voudrais de négliger rien. A
+vous ensuite de juger du fond et de lier entre
+elles des parties que vous jugeriez devoir l’être.</p>
+
+<p>Donc, après la visite que je viens de raconter,
+un temps s’écoula durant lequel je m’attendais
+chaque jour à voir reparaître M. Lormier. Attente
+parfaitement vaine. Il ne vint pas. Je cessai même
+d’en avoir des nouvelles, n’allant pas du côté du
+Rempart, et ne l’ayant plus rencontré dans
+Semur. En revanche, il sembla brusquement que
+l’aventure Traversot-La Gilardière remplît l’horizon
+visible.</p>
+
+<p>Il y eut d’abord l’annonce de l’arrivée prochaine
+de madame de La Gilardière. On donnait du même
+coup des précisions sur celle-ci. Elle habitait
+Paris, mais possédait, assurait-on, un hôtel
+somptueux à Orléans et des propriétés en Beauce
+que, pour des raisons inexpliquées, elle ne visitait
+jamais. Ses sentiments religieux ne pouvaient
+faire doute, car son fils aîné, seul frère de La
+Gilardière, entré fort jeune dans les ordres, desservait
+actuellement, en qualité de vicaire, une
+paroisse de Versailles. On affirmait enfin que, si
+excellente chrétienne qu’elle parût, elle aimait
+l’argent, et exigerait certainement une dot des
+Traversot. Comme il était douteux que ceux-ci
+pussent la fournir, on en concluait que le projet
+sombrerait au cours du voyage.</p>
+
+<p>Puis, ce fut une autre histoire. Plus d’arrivée en
+perspective. Madame de La Gilardière ne viendrait
+pas. Le mariage était rompu. La raison ? Un conte
+à dormir debout. La Gilardière n’était pas La
+Gilardière, mais prosaïquement un sieur Manchon,
+frère de l’abbé Manchon fort lié avec l’abbé Valfour,
+lequel, comme on sait, avait été des premiers
+à patronner dans Semur le nouvel arrivant.</p>
+
+<p>Alors, pourquoi ce titre, et comment expliquer
+que l’abbé Valfour, si honorablement connu, se
+fût prêté à une usurpation d’état civil, quitte à
+compromettre la famille la plus notable du pays ?
+Ici les explications variaient. L’une d’elles, très
+répandue, consistait à affirmer la naissance illégitime
+de La Gilardière. Faute de pouvoir le
+reconnaître, sa mère l’avait fait inscrire sous un
+nom de fantaisie, peut-être celui du lieu de naissance.
+Quant à concilier pareille aventure scandaleuse
+avec ce qu’on affirmait de l’intransigeance
+de madame de La Gilardière, c’était affaire aux
+habiles, et, de plus, sans importance.</p>
+
+<p>Bientôt, d’ailleurs, un fait donna tort à tout le
+monde. Si, en effet, madame de La Gilardière ne
+paraissait toujours pas, si même les Traversot
+avaient fait subitement une absence de quelques
+jours, l’hôtel de Thil se rouvrit. La Gilardière continua
+d’y fréquenter comme avant.</p>
+
+<p>Ainsi groupés, de tels racontars prennent un
+aspect incohérent, j’en conviens. Était-il assuré
+pourtant qu’il ne s’y trouvât que du roman ? Plus
+d’une fois, les recueillant, je me rappelai que
+M. Lormier avait hésité à communiquer au notaire
+des Traversot un renseignement « à défaut duquel
+des personnes honorables risquaient d’être dupées ».
+Inconsciemment, il s’établit de la sorte au fond de
+moi une sorte de lien mal défini entre les deux
+histoires. Je m’habituai à les associer comme si
+véritablement l’une eût conduit l’autre. Vous
+verrez plus loin quelles inductions je me risquai
+même à en tirer…</p>
+
+<p>On en était là, c’est-à-dire qu’en dépit du tourbillon
+de médisances qui emportait la ville, les
+intéressés suivaient paisiblement leur chemin,
+quand une aventure mystérieuse bouleversa les
+cervelles et provoqua le dénouement.</p>
+
+<p>Mais auparavant, que je mentionne encore une
+courte et fortuite rencontre avec M. Lormier. Ce
+devait être la dernière d’ici longtemps, et elle eut
+lieu précisément la veille du jour où le scandale
+éclata…</p>
+
+<p>Ce soir-là, je ne sais pourquoi, pris d’un irrésistible
+désir de solitude et de flâne, je m’étais
+décidé à me rendre au Rempart. Il y a des heures,
+où, fût-on libre d’inquiétudes et parfaitement
+heureux, on éprouve ce que j’appellerais volontiers
+la nostalgie de la mélancolie. N’importe qui
+a connu cela. Arrivé à la promenade, je m’installai
+sur un banc, et face au paysage paisible,
+savourai la tristesse qui m’accablait sans cause.
+Elle m’oppressait comme si ma misère eût été
+véritable, et je n’aurais pu dire cependant à quoi
+elle tenait ni pourquoi elle était venue. Las de
+rêver, je m’apprêtais à repartir, quand au bout du
+mail surgit à son tour la silhouette de M. Lormier.
+Il avait l’air de se diriger vers moi et je crus qu’il
+m’avait aperçu. En réalité, il regardait bien devant
+lui, mais tout entier à ses pensées, ne voyait rien.</p>
+
+<p>Mon premier instinct fut de m’enfuir, tant je
+souhaitais garder intacte la tranquillité que j’étais
+venu chercher. Je réfléchis ensuite que je risquais
+de me montrer impoli et que le mieux serait d’expédier
+rapidement la corvée que le hasard m’imposait.</p>
+
+<p>Allant à sa rencontre, je l’abordai, le premier.</p>
+
+<p>— Voilà, dis-je, une heureuse coïncidence. Il
+faut venir ici pour avoir de vos nouvelles. Êtes-vous
+mieux, au moins, et vos soucis se sont-ils
+un peu dissipés ?</p>
+
+<p>Tiré d’une rêverie profonde, M. Lormier ne put
+réprimer un léger sursaut, puis, revenant à lui,
+non sans peine :</p>
+
+<p>— Ah ! c’est vous, docteur ? En effet, je suis
+bien… tout à fait bien…</p>
+
+<p>— Votre fille ?</p>
+
+<p>— Ma fille aussi.</p>
+
+<p>— Toujours à sa tour ?</p>
+
+<p>Il eut d’abord l’air de ne pas comprendre.</p>
+
+<p>— Vous voulez dire dans sa chambre ?… Oui…
+c’est-à-dire, non… enfin elle y est en ce moment.</p>
+
+<p>— J’entends bien qu’elle n’y saurait demeurer
+sans cesse ! Rappelez-lui de ma part que l’exercice
+est excellent pour son cas.</p>
+
+<p>— Inutile : elle ne vous obéit que trop. Depuis
+une semaine, elle est toujours par voies et par
+chemins.</p>
+
+<p>— Parfait. L’accompagnez-vous ?</p>
+
+<p>— Moi ?</p>
+
+<p>Il hésita. Une ombre passa sur son visage.</p>
+
+<p>— Non, je n’ai plus le temps… Imaginez-vous
+que je me remets au travail.</p>
+
+<p>— De mieux en mieux : rien ne peut être plus
+favorable.</p>
+
+<p>— Cela réussit aussi à Geneviève : je l’ai rarement
+vue si gaie.</p>
+
+<p>— Allons, m’écriai-je en guise de conclusion,
+j’avais donc raison ! vous voyez que tout s’arrange.</p>
+
+<p>Il me regarda encore, mais de l’air d’un homme
+qui n’y est pas.</p>
+
+<p>— En effet.</p>
+
+<p>Puis, comme las de l’effort d’avoir tant parlé :</p>
+
+<p>— Charmé de la rencontre… A une autre fois !</p>
+
+<p>Il inclina la tête et repartit.</p>
+
+<p>En dépit de ses assurances, il ne semblait pas, à
+le voir, qu’il fût sorti de soucis. Je rentrai obsédé
+malgré moi par la pensée de l’extraordinaire dissentiment
+qui torturait désormais ce père et cette
+fille. J’avais en même temps l’espoir irraisonné
+qu’une chose surviendrait bientôt qui me ramènerait
+au cœur de l’aventure, ou bien y mettrait
+fin. Je ne me trompais qu’à demi : vingt-quatre
+heures plus tard, on apprenait l’affaire du vol.</p>
+
+<p>Par qui fut-elle révélée ? Comment en un après-midi
+une ville entière s’en trouva-t-elle bouleversée ?
+Je l’ignore, et ne tenterai pas de l’expliquer.
+C’est à de pareils faits que se découvre
+la puissance de la police anonyme dont je parlais
+tout à l’heure.</p>
+
+<p>Quoi qu’il en soit, le vol ayant eu lieu vers
+onze heures, dès midi l’annonce en était donnée,
+heurtait une porte après l’autre, courait, s’enflait
+de gloses décisives, si bien qu’à deux heures il
+était clair déjà que l’étranger ne pourrait résister
+et n’avait plus qu’à partir : la ville enfin avait
+vaincu !</p>
+
+<p>Résumés, les faits constatés étaient les suivants :</p>
+
+<p>Dans la matinée, le banquier Chasseloup avait
+déposé sur la table de son cabinet de travail une
+liasse de dix billets de mille francs. Quand il
+voulut la reprendre, elle avait disparu. Il cherche,
+bouleverse ses papiers, interroge discrètement.
+L’évidence s’impose : sans doute possible, il y a
+vol. Mais qui a pu le commettre ?</p>
+
+<p>Ici l’inexplicable. Dans le bureau de Chasseloup,
+en effet, ne pénétraient que Chasseloup, — cela
+va de soi, — La Gilardière, éventuellement
+des clients notoires de la banque et enfin un
+garçon de bureau nommé Broquant. Ce matin-là,
+on n’avait pas connaissance qu’aucun client se fût
+présenté, et la pièce n’avait cessé d’être occupée
+tantôt par Chasseloup, tantôt par La Gilardière,
+tantôt enfin par tous les deux. S’il y avait eu
+détournement, force était de choisir entre trois
+personnes : Chasseloup lui-même, ce qui était
+ridicule, La Gilardière, ce qui ne l’était pas beaucoup
+moins, enfin Broquant, vieil homme d’une
+honorabilité reconnue et qui, de plus, aurait dû
+opérer sous les yeux mêmes des patrons, alors
+que tant d’autres occasions meilleures s’étaient
+auparavant trouvées à sa portée.</p>
+
+<p>L’opinion populaire, elle, n’hésita pas. Pour
+tout Semur, La Gilardière devint le coupable. On
+découvre toujours des raisons valables à l’absurde.
+En somme, La Gilardière passait pour mener
+grand train : or, que savait-on de ses ressources ?
+Rien. Il y a d’ailleurs voleur et voleur. La Gilardière,
+gêné par une échéance, n’aurait évidemment
+pas songé à détrousser un passant : rien d’excessif
+en revanche à lui imputer un emprunt momentané,
+auquel Chasseloup n’eût peut-être pas consenti
+de plein gré, et qui, la passe difficile franchie,
+serait restitué de la même manière mystérieuse.
+Autre chose : aucune plainte ne partit de la banque ;
+sans les recherches faites en première heure par
+Chasseloup, on aurait même tout ignoré. Nouvelle
+charge contre La Gilardière. Dès lors qu’on avait
+songé à lui céder l’entreprise, pouvait-on rendre
+public un éclat qui eût prouvé avec quelle légèreté
+Chasseloup s’apprêtait à traiter ? Je vous fais grâce
+du reste. Vous avez le principal.</p>
+
+<p>Ce que je voudrais rendre, est la folie qui suivit.
+Je n’ai jamais senti à ce degré combien <i>une
+opinion</i>, même stupidement orientée, peut devenir
+un impondérable irrésistible. A Paris, où le regard
+ne pousse jamais au delà d’une façade, on ne saurait
+le comprendre : on ne rencontre les grandes
+lames qu’au milieu de l’océan et loin des côtes,
+et pareillement, il faut la solitude de la province
+pour découvrir de tels remous. Ce n’est aussi
+qu’en province que se trament les machinations
+véritables, j’entends par là celles que non seulement
+la justice ne peut atteindre, mais qui frappent
+leur homme sans que celui-ci soupçonne d’où
+vient le coup.</p>
+
+<p>En apprenant ces sottises, je haussai d’abord
+les épaules. J’en vins ensuite à me demander si
+l’on ne se trouvait pas précisément devant une
+tentative savamment combinée pour prendre un
+adversaire contre lequel les efforts précédents
+avaient échoué. Je me le demande encore. Mais
+allez-y voir ! Tout compte fait, je ne fus pas loin
+non plus de considérer, avec la plupart, que La
+Gilardière avait au moins le tort de beaucoup faire
+parler de lui. Je ne devais pas le penser longtemps.
+Deux jours plus tard, en effet, on sut que
+les billets avaient été retrouvés précisément dans
+son bureau. En revanche, l’essentiel était obtenu :
+La Gilardière venait de partir sans crier gare. Il
+ne revint plus. Il était écrit qu’Annette Traversot
+resterait fille.</p>
+
+<p>Autant la tempête avait soufflé violente, autant
+la victoire fut accueillie avec calme. Subitement
+les langues s’arrêtèrent. Plus de retours sur le
+passé. Il semblait positivement qu’aucun La Gilardière
+n’eût existé, ou, si l’on veut, l’équipage
+l’ayant jeté par-dessus bord, le navire continuait
+sa route, et rien dans le sillage ne décelait qu’un
+homme eût disparu.</p>
+
+<p>Ah ! cela encore est bien particulier à la province,
+qu’elle puisse ainsi se passionner pour ou
+contre un étranger et que, celui-ci reparti, elle
+oublie du jour au lendemain jusqu’à son nom !
+Les Traversot eux-mêmes affectèrent d’ignorer
+que leurs espoirs avaient sombré. On mit cependant
+un certain empressement à leur rendre
+visite, sans doute par manière de condoléance, et
+je dus me résoudre à y aller, comme les autres,
+mais j’attendis pour cela qu’une quinzaine se fût
+écoulée.</p>
+
+<p>Si maintenant vous me demandez quels liens
+rattachent ces faits à la vie des Lormier, je vous
+répondrai bien entendu : « Aucun, si l’on s’en
+tient aux vraisemblances ». En revanche, peut-être
+serez-vous frappés comme moi de la coïncidence
+qui va suivre.</p>
+
+<p>En me rendant chez les Traversot, je m’étonnai
+tout d’un coup de n’avoir plus de nouvelles des
+Lormier. Passer devant leur maison, n’était pas
+un détour. Mais voici qu’en approchant j’eus
+l’extrême surprise de voir les volets clos, la porte
+barricadée.</p>
+
+<p>Alors, résolu d’en savoir plus, je m’informai
+près d’un voisin.</p>
+
+<p>— M. Lormier serait-il absent ?</p>
+
+<p>— M. Lormier a dû partir mardi passé.</p>
+
+<p>— Savez-vous quand il sera de retour ?</p>
+
+<p>— Mais, monsieur, puisque je vous dis qu’il est
+parti… tout à fait parti… voire même que la maison
+est présentement à louer.</p>
+
+<p>— Alors sa fille ?</p>
+
+<p>— Sa fille est avec lui.</p>
+
+<p>— Et ils n’ont point dit où ils allaient ?</p>
+
+<p>— Ah ! pour cela, monsieur, nous ne savons
+pas.</p>
+
+<p>Ainsi, comme La Gilardière, les Lormier eux
+aussi s’étaient envolés sans prévenir !</p>
+
+<p>Abasourdi, je contemplai la demeure vide et
+me surpris à murmurer :</p>
+
+<p>— Il eût au moins été convenable de m’envoyer
+un avis de congé !</p>
+
+<p>En réalité j’éprouvais une violente déception.
+On a toujours quelque peine à fermer un livre à
+mi-chemin du dénouement, surtout si l’on se croit
+sûr de ne jamais le rouvrir. Pouvais-je me douter
+en effet qu’une heure viendrait où j’en saurais
+autant que M. Lormier, où même, allant plus loin,
+je me flatterais de soupçonner la vérité inconnue
+de lui ?…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>VI</h3>
+
+
+<p>Ce jour vint quatre ans plus tard.</p>
+
+<p>J’achevais à Paris mon voyage de vacances. La
+veille du départ, tenté par un admirable après-midi
+d’automne, j’avais pris le train pour Versailles
+et me promenais dans le grand Trianon.</p>
+
+<p>Je ne sais si vous avez le goût de Versailles ? Le
+parc m’a toujours semblé de dimensions forcées.
+Quelque chose comme un Saint-Pierre de Rome
+devenu forêt… Au grand Trianon, en revanche, plus
+d’espaces démesurés, des proportions humaines,
+et, parce que les passants n’y vont pas, une solitude
+qui enchante. A peine de temps à autre un
+bruissement d’ailes traverse-t-il le silence ; des
+écureuils fuient, les branches molles se balancent
+sans murmurer, et rien n’est beau comme ce lieu
+désert où la nature et l’homme unirent leurs
+forces, pour la seule joie des nuages qui passent
+par-dessus lui.</p>
+
+<p>J’arrivais à peine et commençais d’errer à ma
+fantaisie, quand, non loin du buffet, un second
+promeneur se montra.</p>
+
+<p>Soit désœuvrement, soit déplorable manie provinciale,
+j’eus aussitôt le désir de voir de près
+l’homme rare qui partageait mon goût. Revenant
+sur mes pas, je me mis en mesure de le dévisager.</p>
+
+<p>Autant que j’en pouvais juger à distance, c’était
+un vieillard vêtu de noir, coiffé d’un feutre à
+larges bords, et dont la figure, en partie cachée,
+frappait par sa pâleur extrême. La coupe des
+vêtements, leur usure, les taches que la grande
+lumière y révélait sans mystère, tout marquait
+sinon la pauvreté, du moins une absence de soins,
+corollaire fréquent de la personnalité qui s’abandonne.</p>
+
+<p>Cependant, à mesure que je me rapprochais, la
+tournure, l’ensemble de l’être me donnaient la
+sensation du déjà vu. Je me demandais : « Où ai-je
+rencontré cet homme, et quand ? ou plutôt,
+à qui ressemble-t-il, puisqu’à Versailles je n’ai
+point de relations ? »</p>
+
+<p>Soudain, un nom jaillit dans ma mémoire :
+Lormier !</p>
+
+<p>Ce sont là, en vérité, des phénomènes déconcertants.
+Depuis que M. Lormier avait quitté
+Semur, je ne m’en étais plus occupé. Après le
+premier étonnement provoqué par son départ, et
+faute d’en rien apprendre, très vite, j’avais cessé
+de penser à lui. Il semblait donc que j’eusse oublié
+jusqu’à son existence : et simplement parce qu’une
+silhouette présentait avec la sienne une vague
+ressemblance, voici que, sans effort, je me remémorais
+son histoire comme d’hier, son visage
+comme si je venais de le rencontrer !… Lormier
+d’ailleurs avait le teint coloré, des cheveux noirs…
+Si j’avais pu apercevoir les yeux ?… Hélas ! pourquoi
+l’ombre du feutre les cachait-elle ? Il est vrai
+que rien non plus n’était plus simple que d’éclaircir
+mon doute, si sot qu’il fût. Arrivé à la hauteur de
+l’inconnu, sans hésiter, je demandai :</p>
+
+<p>— Pardon, monsieur, pourriez-vous m’indiquer
+dans quelle direction se trouve la sortie ?</p>
+
+<p>Le son de ma voix dut produire aussi sur mon
+interlocuteur un effet singulier, car je le vis
+s’arrêter net avec une expression d’effroi, puis,
+sans prononcer rien, tendre la main vers une
+allée. Mais, en même temps, il avait levé la tête.
+J’eus peine à retenir un geste de stupeur. Mon
+instinct ne m’avait pas trompé.</p>
+
+<p>— N’est-ce pas à M. Lormier que j’ai l’honneur
+de parler ? m’écriai-je.</p>
+
+<p>Il balbutia :</p>
+
+<p>— En effet.</p>
+
+<p>Puis, après une courte incertitude, — peut-être
+balançait-il à passer outre, — je le vis devenir
+plus blafard, s’il était possible :</p>
+
+<p>— Excusez-moi, docteur ; moi non plus je
+n’osais pas vous reconnaître.</p>
+
+<p>— Si bien que sans l’heureuse idée de vous
+aborder…</p>
+
+<p>— Je vous aurais probablement laissé passer…</p>
+
+<p>Deux phrases qui occupèrent à peine une
+seconde. Mon Dieu ! que de choses dans ce qu’on
+dit en une seconde, et surtout dans ce qu’on ne
+dit pas ! J’avais envie de lui crier : « Qu’est-il
+donc arrivé, pour que je retrouve seulement le
+spectre de vous-même ? » Aussi vives que si nos
+quatre années de séparation venaient de s’abolir,
+je retrouvais toutes mes curiosités d’antan. Allais-je
+éclaircir le mystère de sa disparition ? Qu’avait-il
+fait de sa fille ? Quel dénouement avait dissipé
+leurs silences ou couronné leur rupture ? J’étais
+surpris enfin qu’il ne m’eût pas tendu la main.
+Une rencontre importune n’aurait pas reçu d’accueil
+plus glacial…</p>
+
+<p>Et lui, probablement, devait songer : « Est-il
+là par hasard, ou parce qu’il m’a cherché ? Est-il
+la chance inattendue qui s’offre à moi, ou vais-je
+inventer un prétexte pour le quitter ? »</p>
+
+<p>Oui, durant que s’échangeaient deux pauvres
+phrases, brèves et insignifiantes, nous pensions
+cela, et d’autres choses encore, certainement ;
+mais, surtout, comme nous étions accablés déjà
+par ce que nos présences contenaient d’irrémédiable,
+comme déjà nous nous sentions la proie
+de ce je ne sais quoi de fatal qui, à une heure
+donnée, saisit l’homme malgré lui, et le jette à
+l’opposite de son désir !</p>
+
+<p>Pour cette raison, sans doute, je repris :</p>
+
+<p>— N’est-il pas surprenant de nous rejoindre
+ici, alors que, suivant toute vraisemblance, ni
+vous ni moi n’y passons peut-être une fois l’an ?</p>
+
+<p>Il murmura, en écho :</p>
+
+<p>— Surprenant… oui…</p>
+
+<p>Il avait d’ailleurs l’air de m’écouter d’une façon
+machinale. Si les mots lui parvenaient matériellement,
+il devait s’abstenir de les associer pour
+construire une pensée.</p>
+
+<p>Je poursuivis :</p>
+
+<p>— Que de temps depuis votre départ de Semur !</p>
+
+<p>L’écho répéta :</p>
+
+<p>— Que de temps… oui…</p>
+
+<p>— J’avais bien supposé d’ailleurs que Paris
+était votre nouvelle résidence.</p>
+
+<p>— Paris… naturellement…</p>
+
+<p>Vous le voyez, c’était moi qui parlais. Je ne
+m’interrompais que pour recevoir mes propres
+paroles renvoyées par un mur. Cependant, et si
+étrange que cela soit, je n’en étais pas troublé.
+Je m’accoutumais à vue d’œil à retrouver M. Lormier
+tel qu’il était désormais, c’est-à-dire ne donnant
+pour réponses que mes demandes, et encore
+en deuil, toujours en deuil, de la femme qu’il
+n’avait pas regrettée…</p>
+
+<p>Je n’avais non plus aucune intention particulière
+en débutant par des niaiseries, au lieu de courir
+droit à la question qui seule m’intéressait et par
+laquelle, au contraire, je terminai :</p>
+
+<p>— Et votre fille ? Comment va-t-elle ?</p>
+
+<p>Six mots ajoutés au reste, tels qu’on en déballe
+par politesse à chaque rencontre avec une personne
+de connaissance… Mais à peine eus-je
+entendu leur son qu’ils me firent peur. Cette fois,
+en effet, l’écho ne me renvoya rien. M. Lormier
+tentait bien d’agiter ses lèvres ; seul un flot rouge
+parvint à envahir ses joues qui étaient blanches
+jusque-là. Je balbutiai, interdit :</p>
+
+<p>— Aurais-je, sans le vouloir ?…</p>
+
+<p>Ma question expira avant de s’achever : M. Lormier,
+maintenant, me regardait. Se pouvait-il
+que je n’eusse pas vu encore le désespoir de ses
+prunelles sans lueur ?</p>
+
+<p>— Partie peut-être ?… soupirai-je d’une voix
+éteinte.</p>
+
+<p>Les épaules de M. Lormier se soulevèrent,
+répondant à leur manière : « Si ce n’était que
+cela ! »</p>
+
+<p>— Grand Dieu ! vous ne voulez pas dire ?…</p>
+
+<p>Il approuva d’un signe de tête ; un commentaire
+suivit, neutre, décoloré, du même ton, je vous le
+jure, que les oui qui avaient précédé : car, lorsqu’on
+a dépassé certaines limites dans la douleur,
+tout prend le même accent :</p>
+
+<p>— N’aviez-vous pas remarqué que je suis en
+noir ?…</p>
+
+<p>Et M. Lormier rentra dans son mutisme. Moi-même,
+j’étais incapable de prononcer une syllabe.
+J’avais cru jadis apercevoir la souffrance : quelle
+erreur ! A ce moment, enfin, j’en découvrais le
+visage.</p>
+
+<p>Comprenez ce que ceci veut dire.</p>
+
+<p>A nos pieds, la lumière filtrée par les branches
+coulait en ruisseaux d’or sur le sol. Un souffle
+tiède animait l’allée illuminée. Tout ce que les
+yeux atteignaient était serein et beau… Cependant,
+une telle certitude de douleur <i>définitive</i>
+émanait de nous que la splendeur n’existait plus :
+le silence d’un homme qui souffre suffit pour
+éteindre la beauté de l’univers et l’univers lui-même.</p>
+
+<p>Quatre années auparavant, dans mon cabinet,
+M. Lormier avait prononcé des plaintes, poussé
+des cris, clamé la révolte : ce n’était pas non plus
+la souffrance. La vraie, la seule dont il convienne
+de s’occuper parce que seule elle nous
+appartient en propre, se reconnaît aux faces
+impassibles qu’elle modèle et à ce fait qu’on la
+<i>sait</i> sans remède.</p>
+
+<p>Cette fois nous touchons le fond ; le privilège
+effroyable de l’homme vient de paraître. Tout,
+dans la nature, vit, subit, et meurt, mais <i>sans
+savoir</i>. L’homme, lui, <i>sait</i> et parce qu’il sait, ne
+peut être consolé…</p>
+
+<p>La fille de M. Lormier était morte. Qu’est-ce
+que la mort, sinon une absence qui ne finit pas ?
+Des milliers de gens, par le monde, supportent
+sans peine l’absence de vivants qui eux non plus
+ne reviendront pas : que suffit-il pour cela ?
+<i>ignorer</i> que le voyage ne sera suivi d’aucun
+retour. Du coup, on se nourrit d’espoir, on est
+libre d’attendre l’absent. Mais M. Lormier, lui,
+<i>savait</i> que nulle puissance n’était capable de le
+ramener. Alors, quelle consolation lui offrir ? De
+la pitié ? elle exaspère. Un appel à la croyance ?
+Croire n’est point tenir, et on ne se reprend à des
+possibles que s’ils ne vous sont pas nécessaires.</p>
+
+<p>Pour calmer M. Lormier, il n’y aurait eu qu’un
+moyen : obliger la mort à rendre ce qu’elle avait
+pris, et justement, je le répète, on <i>savait</i> que la
+mort ne rend jamais !</p>
+
+<p>Ainsi, toute parole impuissante, tout geste inutile :
+il n’y avait bien qu’à ne plus bouger, à se
+taire… et je me tus, je ne bougeai plus : pendant
+un long moment, on aurait pu nous confondre
+avec les arbres d’alentour…</p>
+
+<p>Soudain, M. Lormier tira son mouchoir pour
+s’éponger le front. A quoi tiennent les choses ! il
+parut que ce mouvement produisait une rupture
+dans la tension momentanée qui nous paralysait.
+Les liens que je sentais me garrotter se relâchèrent.
+Je pus enfin m’efforcer de parler, et je
+dis :</p>
+
+<p>— Je devine ce que ma rencontre inopinée a
+dû éveiller en vous de souvenirs déchirants. Je
+ne veux pas les aggraver par l’expression des
+sentiments qui m’oppressent : cependant, puisque
+le mal est fait, ne puis-je vous être utile ? De
+grâce, usez de moi, sans hésiter…</p>
+
+<p>Ce n’était pas là une offre vaine. J’éprouvais une
+telle pitié de cet homme, que, pour l’alléger,
+j’étais prêt à tenter n’importe quelle entreprise.
+Je ne m’attendais d’ailleurs à aucune acceptation.
+A mon grand étonnement, M. Lormier, au
+contraire, leva la tête, et posant ses yeux sur
+moi, eut l’air de supputer le secours que je lui
+proposais. La conclusion fut également imprévue.</p>
+
+<p>— Venez, dit-il, sans s’expliquer plus.</p>
+
+<p>— Où souhaitez-vous me conduire ?</p>
+
+<p>— Chez moi…</p>
+
+<p>— A merveille ; le prochain train pour Paris…</p>
+
+<p>Il m’interrompit :</p>
+
+<p>— Inutile d’ouvrir l’indicateur : j’habite Versailles…</p>
+
+<p>— Quoi ? c’est ici…</p>
+
+<p>— Ici qu’elle vivait… oui.</p>
+
+<p>— Et que vous-même ?…</p>
+
+<p>— Mais venez donc !</p>
+
+<p>Je crus qu’il allait tomber. Vivement, je le pris
+à mon bras et nous partîmes.</p>
+
+<p>Retour à l’entrée du jardin, sur le tapis des
+feuilles bruissantes. Chaque foulée faisait voler
+une musique fluide qui expirait derrière nous,
+sans que nous eussions le désir de tourner la tête
+pour l’écouter.</p>
+
+<p>Dans l’avenue de Trianon, généralement déserte,
+autre spectacle. Un orphelinat prenait ses ébats
+sous la garde de deux religieuses. M. Lormier eut
+une hésitation avant de traverser l’essaim, puis se
+laissa entraîner. Mais, tout à coup, une fillette
+qui courait sans nous apercevoir vint le heurter.
+D’un bond, il recula comme à un contact odieux.
+Je l’entendis murmurer :</p>
+
+<p>— Elles n’ont plus de parents, et elles vivent !…</p>
+
+<p>Il n’acheva pas sa pensée, mais je la lus dans
+le regard qu’il jetait à l’importune : pourquoi la
+vie à ces déshéritées qui n’avaient personne pour
+les regretter ? Quelle sottise dans les choix de la
+mort !</p>
+
+<p>Et nous passâmes, affectant de ne rien remarquer,
+pas même le salut des religieuses qui se
+rangeaient pour nous laisser le chemin libre.</p>
+
+<p>Nous allions tout droit, sans hâte apparente.
+Nous allions, telles des ombres, dans l’immense
+avenue qui, empourprée par le soleil déclinant,
+semblait railler notre petitesse et notre misère.
+Qu’est-ce que deux pauvres hommes, devant une
+futaie géante et l’embrasement d’un ciel d’automne ?
+Cependant, jamais — non jamais comme
+au cours de cette marche — je n’ai perçu de quelle
+hauteur infinie nous dominions l’univers. Entre
+nous et lui, il y avait ce mystère — la souffrance — cette
+grandeur — la conscience du mal sans
+remède — ce pouvoir atroce enfin réservé aux
+seuls humains — désespérer…</p>
+
+<p>Vingt minutes plus tard, M. Lormier s’arrêta
+devant une maison située, je crois, à l’angle de la
+rue d’Angiviller et de la rue d’Angoulême. La
+porte cochère franchie, il fallut traverser une cour
+au fond de laquelle d’anciens communs avaient
+été aménagés en logements. Après avoir gravi un
+escalier de bois ciré, M. Lormier introduisit une
+clé dans la serrure, poussa la porte, et s’effaçant :</p>
+
+<p>— Nous y sommes, dit-il.</p>
+
+<p>Je passai le premier, comme il le désirait.</p>
+
+<p>L’étroitesse et la médiocrité du lieu m’étonnèrent.
+Une antichambre de quelques pieds carrés
+et deux pièces exiguës le composaient tout entier.
+Je n’aperçus pas non plus les meubles de Semur.
+C’était le garni médiocre, avec des voiles au crochet,
+des tapis maculés et les inévitables gravures
+que grignotent des champignons sous la vitre.
+La pensée que M. Lormier avait abrité sa fille dans
+un tel campement, qu’elle y était morte peut-être,
+me désorientait.</p>
+
+<p>Cependant, M. Lormier, après avoir jeté son
+chapeau sur le lit, prenait un siège, m’en désignait
+un autre.</p>
+
+<p>— Permettez d’abord que je me repose, dit-il.</p>
+
+<p>Et sans plus se soucier de ma présence, il parut
+réfléchir. Regrettait-il déjà de m’avoir amené ?
+Résolu en tout cas à empêcher le silence de s’installer,
+je demandai :</p>
+
+<p>— Comment se fait-il que je ne revoie pas votre
+ancien mobilier ? Vous aviez, je m’en souviens,
+des fauteuils Louis XVI délicieux…</p>
+
+<p>— Vendus. Je n’y tenais pas. Ils venaient de
+mes beaux-parents.</p>
+
+<p>— Depuis combien de temps habitez-vous ici ?</p>
+
+<p>— Mais depuis que j’ai vécu seul… trois ans
+bientôt… Le garni a bien des avantages : point
+de soucis de ménage, la possibilité de changer
+sans que ce soit une révolution…</p>
+
+<p>Il parlait cette fois avec volubilité, et d’autant
+plus qu’il s’agissait de futilités. Avez-vous remarqué
+quel dédoublement se produit chez les gens,
+au seuil de paroles qu’ils redoutent de prononcer ?
+Ils semblent absorbés par l’inutile, s’épandent en
+bavardages : mais, en même temps, ils ne cessent
+de penser à la chose qui seule importe, et préparent
+les mots qui aideront à l’exprimer.</p>
+
+<p>— Trois ans ! répétai-je surpris. J’avais cru
+votre malheur de date plus récente.</p>
+
+<p>Il ne répondit pas, je doutai même qu’il eût
+entendu. Brusquement, il venait d’appuyer ses
+coudes sur la table qui nous séparait et, de nouveau,
+me regardait. Je crus encore lire en lui
+l’hésitation qui m’avait frappé tout à l’heure et
+sans doute mesurait-il à ce moment si l’évocation
+du passé dépasserait ou non ses forces. Puis, son
+visage, déjà blafard, devint couleur de cendre ; la
+résolution était prise.</p>
+
+<p>— Tel que vous me voyez, commença-t-il lourdement,
+je cherche la solution d’un problème…
+auquel ce qui me reste de vie est suspendu… Disposez-vous
+d’une demi-heure ?… Oui ? C’est bien.
+Vous n’aurez d’abord qu’à m’écouter… Le temps
+d’exposer les données… et après, grâce à vous…</p>
+
+<p>Je n’avais garde de l’interrompre. Je me contentais
+de suivre en approuvant avec des signes
+de tête. Il poursuivit :</p>
+
+<p>— Naturellement, c’est un récit cruel : vous
+me ferez plaisir en ne posant pas de questions ; les
+éclaircissements, s’il en est besoin, viendront
+après… Pour arriver au bout, j’ai besoin d’aller
+d’une traite… même, faites mieux : détournez vos
+yeux… Que je ne les voie pas, comme maintenant,
+s’inquiéter de ce que je puis ressentir ou craindre.
+Admettez que ce n’est pas moi qui parle, mais un
+inconnu, dans la pièce à côté, et que vous le suivez
+à travers une cloison.</p>
+
+<p>Il eut un sourire navrant.</p>
+
+<p>— … A travers la cloison !… Tout à fait exact.
+Vous serez d’un côté, moi de l’autre. Surtout, je
+vous souhaite de ne jamais me rejoindre.</p>
+
+<p>Ainsi, dans un dessein que j’ignorais, il m’avait
+ramené pour me livrer d’abord le mystère de sa
+vie douloureuse ! Avouerai-je que devant ce visage
+tragique qu’il me demandait de ne plus regarder,
+dans ce garni désolé où régnait, en dépit de la
+fenêtre ouverte, un air oppressant et lourd de
+drame, toute curiosité vaine m’avait déjà quitté ?
+J’eus peur seulement de profiter d’une confiance
+arrachée par un émoi accidentel.</p>
+
+<p>— Un dernier mot avant que vous ne commenciez,
+interrompis-je : êtes-vous assuré de ne
+jamais regretter vos confidences ?</p>
+
+<p>M. Lormier coupa d’une voix tranchante :</p>
+
+<p>— Je vous prie de penser qu’avant de vous
+conduire ici, j’avais pesé mon acte.</p>
+
+<p>Alors, sans discuter, je fis ce qu’il souhaitait et
+détournai la tête. Je n’avais désormais qu’à écouter.
+Quant à la cloison, dès lors que M. Lormier décidait
+de parler, n’était-ce pas que nous allions l’abattre ?</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>VII</h3>
+
+
+<p>Voici, rapporté autant que possible avec les
+couleurs diverses qui l’animèrent, le récit de
+M. Lormier. Imaginez à votre gré la mimique et
+l’accent. Je fus trop vite saisi par le fond pour
+m’arrêter à l’accessoire. L’un a détruit l’autre
+dans ma mémoire.</p>
+
+<p>« Dois-je, commença-t-il, rappeler l’unique
+visite que je vous aie rendue, et les aveux qui
+s’y mêlèrent ?… Non ?… Alors, laissons cela.
+A tort ou à raison, j’accusais un inconnu de me
+séparer de ma fille. « Folie ou jalousie, deux choses
+qui vont de pair », prétendiez-vous. Je partis,
+répliquant : « Ni l’un ni l’autre ». Vous n’aviez pu
+parvenir à me convaincre : et pourtant de notre
+entretien devait sortir un résultat inattendu. Certain
+de ne pas me tromper, je vous quittai, résolu
+à ne plus discuter les moyens. Après m’être contenté
+si longtemps de renseignements accidentels
+ou d’intuitions, je rentrais décidé à espionner ma
+fille !…</p>
+
+<p>Le premier pas sur une telle route paraît toujours
+facile. On se dit : « Je me contenterai d’une
+surveillance muette » et il semble que le fait de
+regarder d’une manière continue ne changera rien
+au cours des choses.</p>
+
+<p>Dès qu’on passe à l’acte, la réalité se venge et
+les ruines commencent. Ce même soir, j’étais à
+peine de retour que déjà je mentais. Il fallait
+donner à Geneviève l’apparence de plus de liberté :
+j’annonçai qu’à partir du lendemain, je reprendrais
+mes travaux. « J’ai la nostalgie de l’étau », déclarai-je.
+Ma fille aurait dû s’étonner : elle ne parut
+que joyeuse. « Allons, dit-elle, tu as eu raison
+d’aller chez ce médecin : il t’a rendu l’équilibre ».
+Ainsi, avant même que rien eût commencé, chacun
+prenait le rôle. N’importe ! je me refusai
+à reculer : à dater de là, j’entrai dans l’allée
+sombre et j’espionnai…</p>
+
+<p>Pour la seconde fois, je prononce le mot. A le
+sortir dans sa hideur, je me rends compte aujourd’hui
+qu’alors seulement débutait la folie dont
+vous m’accusiez auparavant… Folie, en effet,
+d’employer de la sorte des heures que je pleure
+maintenant avec des larmes de sang, et qui étaient
+les dernières où j’aurais pu jouir de mon enfant !
+Quant au résultat, nul. Je constatai que ma fille
+causait avec nombre de gens dont aucun ne comptait.
+Elle allait à Notre-Dame se confesser à
+l’abbé Valfour : mais quel rôle cet abbé aurait-il
+pu jouer ? je ne le vois pas. Ajoutez une ou deux
+courses de banques, car, devenue majeure, elle
+avait désiré et obtenu de moi l’autorisation de
+gérer elle-même la fortune de sa mère… et voilà
+le gain d’un mois de contraintes, de sorties à la
+dérobée, de trahisons quotidiennes. En suivant
+comme jadis les seules nuances du visage, j’aurais
+du moins vécu près de lui et, — qui sait ? — avec
+plus de résultats !</p>
+
+<p>Aussi bien, ces nuances mêmes ne servaient
+qu’à exaspérer mon inquiétude par leur diversité
+désolante, tellement qu’un soir, n’y tenant plus,
+j’osai demander : « A qui penses-tu ? »</p>
+
+<p>Point de réponse…</p>
+
+<p>Ah ! ce fut une scène étrange ! Tour à tour commandant
+et suppliant, j’exigeais le nom, j’offrais
+d’aller chercher l’homme, je consentais d’avance
+à pardonner, à disparaître… Elle, cependant, se
+bornait à secouer la tête :</p>
+
+<p>— Père, à quoi songes-tu ? Quel délire t’a pris ?</p>
+
+<p>Quand je me calmai, nous n’avions rien obtenu
+l’un de l’autre ; toutefois, nous étions assez émus
+pour croire à l’avènement de temps nouveaux.
+Puis, le lendemain, chacun reprit son souci profond :
+une fois de plus, des cœurs douloureux
+s’étaient heurtés, la situation restait pareille…</p>
+
+<p>Ou plutôt non… Brusquement, la mélancolie
+de ma fille disparut. A la tristesse accablée des
+jours anciens, succéda une gaieté fiévreuse qui
+accrut mes appréhensions. Geneviève, maintenant,
+semblait soulevée par une ivresse intérieure, un
+continuel bondissement de joie, une impatience
+à dévorer les heures telle qu’en peut seule donner
+l’attente victorieuse. Et celle-ci se prolongea une
+semaine, semaine interminable durant laquelle
+j’attendais, moi aussi, mais autrement… Jamais,
+en effet, je n’avais plus senti la chose planer sur
+nous. Je discernais le battement sourd de ses
+ailes. J’étais sûr qu’elle venait, sûr qu’elle nous
+emporterait…</p>
+
+<p>Je me rappelle vous avoir alors rencontré, et un
+mot de vous me reste, tant j’en perçus la tragique
+ironie : « Vous voyez bien que tout s’arrange. »
+Prophétie admirable ! Quarante-huit heures plus
+tard, voici comment elle se réalisait :</p>
+
+<p>J’étais dans mon laboratoire. C’était le soir.
+Soudain, la porte s’ouvre, doucement, et j’aperçois
+ma fille, les traits décomposés, méconnaissable…
+Aussitôt, je me jette vers elle :</p>
+
+<p>— Qu’as-tu ?</p>
+
+<p>Elle tenta de sourire :</p>
+
+<p>— Rien… je voulais simplement… enfin, je me
+décide à te demander peut-être un sacrifice, en
+tout cas une chose à laquelle je tiendrais… passionnément.</p>
+
+<p>A ce mot, j’imaginai aussitôt qu’il s’agissait de
+l’<i>autre</i>. L’élan coupé, j’eus à peine la force de
+balbutier :</p>
+
+<p>— Explique-toi.</p>
+
+<p>— Tiens-tu beaucoup à habiter Semur ?</p>
+
+<p>Toujours obsédé par la pensée de l’<i>autre</i>, je
+balbutiai encore :</p>
+
+<p>— Avec toi, peu importe où je suis : pourquoi
+demander cela et que veux-tu ?</p>
+
+<p>Je la vis frissonner ; cependant, ses yeux ne
+tentaient pas de me tromper :</p>
+
+<p>— Je souhaiterais partir d’ici : j’ai un désir
+absurde de nous noyer dans Paris…</p>
+
+<p>L’<i>autre</i> était-il donc parti aussi ? Voulait-elle le
+rejoindre ? Certes ! il m’était bien indifférent de
+quitter la maison, ou d’y rester ! J’ai toujours été
+sans racines, moi… Mais songez qu’en acceptant,
+j’allais peut-être renouer la chaîne, au moment
+même où le hasard la brisait ! Et je n’eus pas le
+courage de dire tout de suite : « Faisons ce qui
+te plaît », mais, au contraire, je biaisai :</p>
+
+<p>— Pourquoi non ? On peut y réfléchir… donnons-nous
+le temps.</p>
+
+<p>Elle joignit les mains, suppliant :</p>
+
+<p>— Justement, je voudrais qu’on ne réfléchît
+pas et partir… tout de suite… après-demain, par
+exemple.</p>
+
+<p>Grand Dieu ! Était-ce moi qui me trompais ? Une
+telle peur dans sa voix !… Si, au lieu de rejoindre
+l’<i>autre</i>, elle cherchait au contraire à lui échapper ?…
+Du coup, je cessai d’hésiter :</p>
+
+<p>— Après-demain, soit : à une seule condition.</p>
+
+<p>— Laquelle ?</p>
+
+<p>— Dis-moi le motif de ton désir, le vrai…</p>
+
+<p>Son regard vacilla, éperdu. Nous étions au
+bord de l’aveu, je le jure ! Cela ne dura qu’un
+millième de seconde : déjà elle s’était ressaisie.</p>
+
+<p>— Père, murmura-t-elle, ne suffira-t-il pas de
+te le dire… à Paris ?</p>
+
+<p>Je fis un geste farouche.</p>
+
+<p>— Le motif ! je l’exige… il me le faut… sur
+l’heure !</p>
+
+<p>Je n’achevai pas. Les mains tendues comme
+pour repousser les mots qui pourraient suivre,
+elle avançait vers moi :</p>
+
+<p>— Je t’en conjure !… là-bas seulement… Tu as
+ma parole… une parole sacrée. En revanche,
+aujourd’hui épargne-moi… épargne-nous ! Ne me
+repousse pas, surtout, quand je ne demande qu’à
+me réfugier près de toi !</p>
+
+<p>Alors, désespéré de sentir qu’elle souffrait, je
+ne savais pour quoi ni pour qui, mais ivre à la
+pensée qu’enfin elle revenait s’abriter dans mes
+bras, je l’étreignis.</p>
+
+<p>Je ne me rappelle plus ce qui a suivi. Je
+criais :</p>
+
+<p>— Quand tu voudras ! Où tu voudras ! pourvu
+que tu sois heureuse !</p>
+
+<p>Et je connus la minute ineffable après laquelle
+on devrait mourir, car la vie ne la donne qu’une
+fois, car son souvenir ne sert qu’à mesurer de
+quel sommet l’on tombe, quand le désastre vient…</p>
+
+<p>Notre départ eut lieu le lendemain. Les meubles
+suivraient, aussitôt l’appartement trouvé.</p>
+
+<p>Premières journées de Paris… Je suis en quête
+de logis et grimpe des étages. Geneviève de son
+côté, et soi-disant pour aboutir plus vite, fait de
+même. Nous ne nous retrouvions que le soir,
+harassés. La fatigue m’anesthésiait. Sans elle,
+n’aurais-je pas senti que, déjà, sous des formes
+différentes, le supplice recommençait ?</p>
+
+<p>Enfin, je crois avoir trouvé. J’amène Geneviève,
+lui demande si mon choix lui convient.</p>
+
+<p>— Oui, c’est parfait.</p>
+
+<p>— Dans ce cas, je vais presser l’installation.</p>
+
+<p>— Oui, cela vaut mieux.</p>
+
+<p>— Comment ! cela vaut mieux ?… N’est-ce donc
+plus ce que tu souhaites ?</p>
+
+<p>— Oui, sans doute.</p>
+
+<p>A chaque oui, un geste vague, indifférent ; mais
+soudain, elle se ressaisit, m’embrasse :</p>
+
+<p>— Père ! que tu es bon !</p>
+
+<p>Je répète de tels mots parce que, devant eux,
+tout s’efface… Ce jour-là, ils suffirent encore pour
+m’aveugler. Mais l’emménagement terminé, nos
+tête-à-tête repris, quelle illusion garder ? Non seulement
+<i>l’autre</i> nous avait rejoints ; à la lettre, il
+dévorait ma fille !</p>
+
+<p>Oui, jadis Geneviève me souriait encore de
+temps à autre : désormais devenue sa proie, muet
+fantôme, elle demeurait accablée, immobile, toujours
+absente. Je me disais : « Pourra-t-elle seulement
+continuer à vivre ? » A d’autres instants,
+soulevé de colère, j’avais envie de crier : « Qu’attends-tu
+pour remplir ta promesse et m’éclairer ? »
+Cependant ni l’un ni l’autre n’ouvrait la bouche.
+C’était une contagion de silence. En vérité, nous
+ne savions déjà plus qu’attendre encore, souffrir
+et craindre ! Oh ! la folie d’escompter toujours
+l’avenir en méconnaissant le présent ! Que ne
+sommes-nous restés comme nous étions alors ?
+Pourquoi ma fille, fidèle à sa parole d’honnête
+homme, a-t-elle enfin parlé ?</p>
+
+<p>Ici, arriverai-je à poursuivre ?</p>
+
+<p>Elle parla… Depuis quatre mois bientôt, j’attendais
+cette heure… Elle parla, et sa voix douloureuse
+m’arrivait du fond d’un abîme, disant :</p>
+
+<p>— Père, le moment est venu…</p>
+
+<p>Le Christ, au jardin des Olives, a dû gémir de
+même : « Père ! que votre volonté s’accomplisse ! »</p>
+
+<p>Moi, j’écoutais sans soupçonner ce qui approchait,
+certain déjà d’être au Calvaire. J’avais envie
+d’ouvrir les bras en croix !</p>
+
+<p>Puis la massue qui s’abat :</p>
+
+<p>— Père, pardonne-moi : je ne t’aurais jamais
+quitté pour un homme, mais l’époux que j’ai
+choisi ne tolère pas de partage. Obéissons à Dieu
+qui me veut toute à lui. Je ne résiste plus, je
+subis sa grâce, j’entre au Carmel…</p>
+
+<p>N’insistons pas. Que j’aie vécu cela sans être
+anéanti sur place me confond. Saviez-vous seulement
+qu’on pût perdre son enfant sans qu’il
+cessât d’être vivant ! qu’à partir d’un jour donné,
+des pères sont condamnés à se dire : « Ma fille
+vit dans une maison qui touche la mienne, et je
+ne la reverrai jamais, fût-ce dans son cercueil ! »
+Moi, je l’ignorais… Je ne suis même pas sûr de
+l’avoir compris tout de suite. Il faut du temps
+pour s’accoutumer à l’énormité du mal. Si on le
+percevait en entier dès qu’il paraît, on cesserait
+de souffrir en cessant de vivre, et l’on assure que
+la bonté de Dieu s’y oppose… Mais je m’égare…
+Je ne veux que raconter des faits. Le reste, mon
+délire, le conflit au cours duquel, trois semaines
+durant, nos misères se sont heurtées, les larmes
+qui ont brûlé mes yeux, — car je pleurais, en ce
+temps-là, — mes cheveux blanchis, tout cela n’est
+que l’accessoire. Revenons à l’essentiel.</p>
+
+<p>Un matin, je me réveillai dans un appartement
+vide. Enfin, <i>l’autre</i> avait gagné la victoire. Geneviève
+était partie. Je n’avais plus d’enfant…</p>
+
+<p>Ensuite, un temps vague, aboli dans mon souvenir…
+Geneviève était entrée au Carmel de Versailles.
+Je vendis mes meubles, mes instruments,
+mes livres, — pour fuir le passé, j’aurais vendu
+jusqu’à mes vêtements ! — et je vins ici. C’était il
+y a trois ans : c’est d’hier.</p>
+
+<p>Quand j’entrai dans ce garni, mon existence, ne
+pouvant être pire, semblait aussi défier le sort.
+L’excès du désespoir a ceci de consolant qu’on se
+croit à sa limite.</p>
+
+<p>Ah ! si ma fille s’était faite carmélite, j’étais
+bien devenu, moi, un religieux laïque, dépouillé
+de tout, même de l’espoir en Dieu. Nul intérêt à
+rien, un détachement absolu, le dégoût du bien
+comme du mal, de la journée qui passe et du lendemain
+qu’on souhaite ne point voir. Une seule
+chose vivait encore au milieu de ces ruines : la
+pensée que ma fille était là, — tenez, on aperçoit
+d’ici le couvent, — qu’elle était là, presque à
+portée d’appel, et que, cependant, elle était
+morte !</p>
+
+<p>Au début, je tentai de la voir. Vous connaissez le
+rite. Les demandes s’engouffrent dans un rideau
+qui double les barreaux ; les réponses, surveillées
+par une sœur écoute, ne répondent à rien. Pour
+savoir si votre fille est heureuse, si elle est bien
+portante, si votre présence lui est importune, rien
+d’autre qu’un son de voix. Encore celui-ci n’est-il
+plus comme autrefois. Toutes les écritures de
+couvent sont identiques, toutes les voix s’y ressemblent.
+A chaque visite, j’assistais ainsi à l’effacement
+progressif de celle qui avait été ma fille.
+L’ombre du cloître, comme celle de la nuit, dévorait
+par degrés insensibles son apparence visible.
+Positivement, j’en arrivais à me demander parfois
+si c’était encore elle qui répondait, ou une remplaçante.
+Bientôt, découragé, je cessai de venir.
+Je n’assistai même pas à la prise de voile. On
+m’assurait que ma fille était heureuse ; que
+demander de plus, et tous les pères ne devraient-ils
+pas renoncer à leur enfant pour lui assurer
+pareille chance ?</p>
+
+<p>Hélas ! monsieur, il paraît que je n’en étais pas
+là, puisque, non content de repousser d’un cœur
+révolté ce dénouement bienfaisant, je me suis mis
+à haïr Dieu !</p>
+
+<p>Songez qu’un amant m’aurait du moins permis
+de voir ma fille ! Tôt ou tard, d’ailleurs, les
+hommes se lassent ; un jour ou l’autre, ma fille
+abandonnée me serait revenue ! Tandis que Dieu !…
+un Dieu qu’on n’aperçoit pas, qui n’existe pas,
+peut-être… un Dieu qui a pour festin de choix la
+douleur humaine… ah ! celui-là, quand lâcherait-il
+sa proie ? Il prend et garde tout.</p>
+
+<p>Que de fois, alors, me suis-je rendu, l’après-midi,
+à la chapelle du Carmel. J’y arrivais à l’heure
+de l’office, avec l’espoir que, parmi les chants, je
+distinguerais, qui sait ! le seul qui m’importât :
+mais, à peine assis, je n’étais plus frappé que par
+le symbole du spectacle : derrière une toile noire,
+des femmes s’obstinant à prier devant un tabernacle
+qu’elles ne voient pas, et vide comme la
+nef. « Voilà donc, pensais-je, pourquoi je n’ai
+plus de fille : un rideau l’empêche de voir ! » Et
+pris de rage, je repartais, puisque jamais ce rideau
+ne devait se relever, puisque rien non plus ne peut
+suspendre l’appel à un Dieu qui ne répond pas !…</p>
+
+<p>Pardon… Je parle encore de moi. Quelque
+volonté qu’on en ait, on a peine à faire abstraction
+de certains souvenirs. Et pourtant que sont ceux-là,
+auprès du reste !…</p>
+
+<p>Deux ans passèrent.</p>
+
+<p>Le 10 juillet dernier, un mot de la Supérieure
+m’avisait que Geneviève était tombée malade. On
+me mentait d’ailleurs : j’ai appris depuis lors que,
+dès son entrée, la phtisie l’avait minée.</p>
+
+<p>Je ne sais si vous imaginez exactement ce qu’est
+la situation d’un père auquel on fait part du danger
+grave couru par sa fille, et qui, en même
+temps, n’a ni le droit, ni la possibilité d’approcher
+d’elle ? Durant une quinzaine, je dus me contenter
+d’aller au couvent solliciter des nouvelles. Nanti
+d’un bulletin verbal et sommaire, la famille ainsi
+satisfaite, je n’avais plus qu’à repartir, laissant à
+des indifférents la charge de soigner mon enfant.
+Libre à moi d’ailleurs de participer à la joie mystique
+des religieuses qui me renseignaient. Une
+fin rapide et pieuse n’est-elle pas la récompense
+suprême à laquelle toutes aspirent ?</p>
+
+<p>De retour ici, terré le reste du jour comme une
+bête touchée à mort, libre encore à moi soit de
+me jeter par la fenêtre, soit de supplier la divinité
+avec l’ardeur du sauvage qui conjure le tonnerre
+de ne plus tonner. Ceci aurait de me rendre fou :
+même cette grâce m’a été refusée !</p>
+
+<p>Enfin le 27 juillet, arrivé à l’heure habituelle,
+je fus accueilli par la Supérieure en personne.
+Grâce à Dieu ! sœur Thérèse du Sacré-Cœur
+s’était heureusement endormie dans le Seigneur,
+au jour levant. Une sainte de plus venait d’entrer
+dans le ciel. Vous le voyez, la mort prise de la
+sorte n’est qu’allégresse. On se demande même
+pourquoi la Bible en fait un châtiment.</p>
+
+<p>Vous croyez aussi, peut-être, que j’ai tenté de
+rompre les barreaux qui me séparaient du corps de
+ma fille ? Je suis parti sans répondre, sans un geste,
+sans une larme. Tout à coup j’étais devenu exactement
+pareil à ce bois de fauteuil… insensible…
+je le suis encore. D’ailleurs, de quoi me plaindre ?
+Depuis si longtemps déjà, ma fille était morte
+pour moi ! Alors, n’est-ce pas, il n’y avait rien de
+nouveau, rien sinon que, derrière le voile, les
+survivantes prieraient encore avec plus de joie ?…</p>
+
+<p>Hé bien ! non… Tout est changé : avant, je ne
+la voyais plus, elle était perdue pour moi, mais
+<i>je la sentais vivante !</i> Avant, ce n’était qu’un couvent
+qui me la prenait, c’est-à-dire d’autres êtres
+humains capables, comme vous et moi, de changer
+d’idée, et même de lâcher leur proie ; tandis que
+cette fois, <i>le voleur ne rendra pas !</i> Un vol, voilà
+le mot ! et dans quelles conditions !…</p>
+
+<p>Si rude que soit le jeu de la vie, il y a des conventions
+qui le régissent. Les parents, par
+exemple, disparaissent avant les enfants. L’inverse
+est une tricherie. Or, pour moi, la mort a
+biseauté les cartes ! Elle m’a volé, vous dis-je,
+contrairement aux règles, volé comme on
+détrousse un provincial dans un tripot ! Et il n’y
+a pas de police pour interdire cela, pas de magistrat
+pour le punir !… Étonnez-vous, maintenant,
+si des pensées atroces se lèvent dans mon cerveau !
+La vue d’une mère avec son mioche me
+fait serrer les poings. Quand une jeune fille passe,
+je me demande : « Pourquoi n’est-ce pas elle qui
+est morte ? » Je hais la jeunesse qui s’étale, les
+infirmes qui prennent au soleil la place de ma
+fille : la lumière, la joie des autres me crucifient…
+Ce n’est rien encore : retourné vers le passé, je
+prétends y traquer le misérable que j’y pressens,
+et qui, sans se découvrir, nous a poussés, elle et
+moi, sur le chemin où la mort attendait !…</p>
+
+<p>Mais vous hochez la tête… Attendez ! je n’ai pas
+achevé… Sans ce qui va suivre, aurais-je tenté
+l’incroyable effort de ce récit, et que feriez-vous
+ici ?…</p>
+
+<p>Trois jours après, je revenais du cimetière. Un
+homme se présente ici, — un prêtre qui est,
+paraît-il, l’aumônier du couvent…</p>
+
+<p>A sa vue, je fus tenté de refermer la porte.
+Bien que je ne le connusse pas, j’aurais juré que
+lui aussi arrivait de là-bas : il portait encore
+dans sa soutane des relents d’encens, de terre
+mouillée et de cire mortuaire. Cependant, il
+insiste, exige presque d’être reçu : enfin il pénètre,
+et le voici, là, exactement à votre place.</p>
+
+<p>Il m’adresse d’abord de vagues consolations que
+je n’écoute pas, s’excuse de me déranger dès les
+premières heures de mon deuil, puis soudain s’interrompt :
+s’il est venu, c’est qu’il est chargé
+d’une mission et a promis de s’en acquitter ce
+jour-là même.</p>
+
+<p>— Voici, acheva-t-il, le papier que sur l’ordre de
+madame la Supérieure, et en conformité du désir
+exprimé par votre fille, je suis chargé de vous
+remettre. Lisez-le. Sachant ce qu’il contient, je
+compte qu’il vous aidera dans votre épreuve. Il
+est le dernier acte d’humilité d’une carmélite dont
+je n’ai jamais cessé d’admirer les vertus et, — je
+voudrais au moins l’espérer, — la preuve éclatante
+qu’après Dieu, vous avez eu la part de choix
+dans l’âme d’une sainte.</p>
+
+<p>Il me tend l’enveloppe. Je la dépose sur cette
+table.</p>
+
+<p>— C’est bien, monsieur l’abbé, je vous
+remercie.</p>
+
+<p>Il attend un instant, croyant que je vais lire,
+mais je ne bouge point. Après quoi, il se lève :</p>
+
+<p>— Je comprends, monsieur, que vous préfériez
+être seul pour en prendre connaissance. Que Dieu
+vous aide ! Si vous le permettez, je reviendrai
+dans quelque temps.</p>
+
+<p>La porte bat : je me retrouve seul. Et je contemple
+l’enveloppe blanche sur laquelle mon nom
+n’est même pas écrit, cette enveloppe qui, paraît-il,
+vient de ma fille, où elle a mis peut-être sa
+vraie pensée, où je trouverai, m’assure-t-on, ma
+première consolation.</p>
+
+<p>Près de quarante-huit heures s’écoulèrent, le
+croiriez-vous ? durant lesquelles je n’y touchai
+pas, tant j’avais l’effroi de ne trouver que des
+phrases pieuses, l’espoir d’y découvrir que j’étais
+encore aimé, et une crainte sourde de me heurter
+à de nouvelles douleurs.</p>
+
+<p>Enfin, vaincu par le désir d’approcher une dernière
+fois ma fille, je sortis, en tremblant, le
+feuillet, et je lus.</p>
+
+<p>Que je dise tout de suite que je n’ai plus la possibilité
+de montrer cette lettre, cette confession
+plutôt : je l’ai brûlée. Elle n’était pas d’ailleurs de
+la main de Geneviève, trop faible déjà pour écrire
+elle-même. Le contenu, cependant, en reste gravé
+là… Il y a des phrases qu’on lit une fois et qui
+s’impriment au fer rouge. Ces phrases, non plus,
+je ne les répéterai pas. Trop souvent, depuis lors,
+je me suis demandé s’il n’eût pas été mieux de les
+ignorer !… En revanche, pour vous éclairer, il est
+nécessaire de résumer l’essentiel…</p>
+
+<p>Et d’abord, ma fille me demandait pardon ! oui, — pardon
+de m’avoir quitté, pardon de s’être
+dérobée à l’immense tendresse qu’elle savait lui
+être donnée, pardon de n’avoir pas dit comme elle
+me la rendait…</p>
+
+<p>Je sais bien qu’à la veille de sa vêture, elle
+m’avait écrit les mêmes choses : mais alors, elle
+obéissait à une règle, tandis que maintenant rien
+ne l’obligeait à rappeler ainsi notre passé, rien
+surtout ne l’obligeait à le justifier. Or, monsieur,
+la suite n’avait pas d’autre objet.</p>
+
+<p>Acte d’humilité, avait dit l’aumônier. Suprême
+élan de contrition ? possible encore… Avant tout,
+besoin de m’expliquer, à moi le père, pourquoi
+j’avais été torturé et quelle fatalité supérieure
+dicte les événements.</p>
+
+<p>Si ma fille, en effet, est morte carmélite, si
+vous me voyez là, dépouillé, solitaire et révolté,
+c’est que ma fille, ayant cru tuer une âme, n’a vu,
+pour la racheter devant Dieu, qu’un sacrifice possible :
+le sien. Supposez une seconde qu’il n’y ait
+pas eu <i>l’autre</i>, ma fille n’eût jamais été religieuse,
+je n’aurais pas souffert, et probablement je bénirais
+la vie. Laissons de côté la phraséologie pieuse,
+les remords de pécheresse accablée sous le fardeau
+d’une faute problématique, que reste-t-il de
+la confession de ma fille ? <i>L’autre</i>. Car, à Semur,
+mes yeux avaient bien vu. De toutes les forces de
+son être, ma fille adorait <i>l’autre</i> ! A la suite de
+quel drame <i>l’autre</i> a-t-il disparu en menaçant de
+se tuer, comment ma fille a-t-elle perdu sa trace,
+cru la menace réalisée, comment surtout en est-elle
+venue à se traiter en justicier ? je l’ignore ; et
+à quoi bon d’ailleurs ? Ah ! si seulement elle
+m’avait alors ouvert son cœur, ensemble, n’est-ce
+pas ? nous aurions vu clair, j’aurais dissipé ces
+folies : je lui aurais ramené <i>l’autre</i>, à coup sûr
+demeuré bien vivant ! tandis que maintenant…
+Maintenant, monsieur, ma fille est morte, je voudrais
+être mort, et c’est <i>un autre</i> qui a fait cela,
+<i>un autre</i> dont ma fille a probablement ignoré ce
+qu’il est devenu, <i>un autre</i> dont je ne connais toujours
+pas le nom… Auparavant j’accusais Dieu :
+désormais, je dois accuser, haïr dans le vide !</p>
+
+<p>Ainsi, quelque part un homme existe, que ma
+fille a aimé, qui a dédaigné ma fille, pour lequel
+ma fille a tout sacrifié, y compris moi : et cet
+homme m’échapperait ? Allons donc ! dussé-je y
+consumer ce qui me reste de fortune et de vie, je
+prétends, j’exige de l’atteindre !</p>
+
+<p>Comprenez-vous aussi pourquoi vous êtes là,
+pourquoi vous m’écoutez ?</p>
+
+<p>Depuis deux mois, je fouille le passé, je scrute,
+je tâtonne… Ah ! tous les gens que nous avons pu
+connaître, comme je les ai déjà interrogés, soupçonnés,
+jaugés !… Rien encore, pas même la
+pauvre lueur qui, sans éclairer, marquerait au
+moins la voie ! Et voici que, soudain, vous reparaissez…
+vous qui avez dû savoir… qui savez
+peut-être… Du coup, j’ai vu l’horizon se rouvrir.
+Il me semblait que ma fille elle-même vous amenait
+pour mettre fin à ma dernière angoisse. Elle
+était là, me commandant de ne rien omettre,
+assurée d’éclairer ainsi vos soupçons, ou mieux,
+de justifier votre certitude. Alors, à votre tour !
+Quand on a été mêlé comme vous à la vie quotidienne
+d’une ville, on n’ignore rien de ce qui s’y
+passe. Je sens, je suis sûr que vous, du moins,
+n’hésitez pas… Donc, répondez ! qui est <i>l’autre</i> ?
+A qui dois-je l’enfer où je descends ? Oh ! ne
+détournez pas les yeux… Même si c’était vous,
+par hasard, vous ne devez pas vous taire ! parlez…
+j’ai tout dit… j’attends… »</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>VIII</h3>
+
+
+<p>Arrêtons-nous un instant, avant de poursuivre
+la scène.</p>
+
+<p>Il est clair que n’importe quel auditeur eût
+senti son indifférence fondre au rayonnement de
+douleur qui émanait de M. Lormier. Qu’était-ce,
+quand on avait mesuré, comme moi, la passion
+jalouse dont ce père avait vécu ?</p>
+
+<p>Admirez aussi l’ingéniosité de la souffrance,
+une fois la blessure faite, à se renouveler. Quelle
+gradation savante ! Pour une indisposition sans
+gravité, j’avais vu M. Lormier trembler d’épouvante
+à la pensée de perdre sa fille : il l’avait
+maintenant perdue deux fois. A un autre, qui eût
+aimé son enfant d’une manière ordinaire, cela ne
+serait pas arrivé ; mais au père exceptionnel,
+l’exceptionnelle aventure. Pour être choisi, il
+suffit qu’on soit entre tous le plus apte à goûter
+l’amertume du breuvage…</p>
+
+<p>Restait qu’au milieu de tant de ruines, un
+vague désir agitait le cœur du malheureux. Que
+ce désir fût ou non déraisonnable, il était. A tort
+ou à raison, M. Lormier voulait connaître <i>l’autre</i>.
+Allais-je lui répondre, et m’abandonnant à mon
+tour à l’intuition qui, brusquement, illuminait mon
+esprit, devais-je, pour l’apaiser, lui livrer celle-ci ?</p>
+
+<p>Ici, en effet, se place pour moi une série de
+phénomènes mentaux que je ne tenterai pas
+d’expliquer et dont il me suffit que je les aie subis.
+Et d’abord, à peine M. Lormier achevait-il son
+récit, que, brusquement, une image avait surgi
+devant mes yeux : La Gilardière.</p>
+
+<p>Pourquoi lui ? quelles preuves en apporter ? Un
+seul jour, il avait passé devant nous, et mademoiselle
+Lormier avait semblé ne pas le voir. Une
+autre fois, M. Lormier en avait parlé et c’était
+pour en dire du mal, précisément sur la foi de sa
+fille. Enfin La Gilardière parti, les Lormier
+étaient partis à leur tour : coïncidence, rien de
+plus.</p>
+
+<p>Cependant, aujourd’hui encore, j’ai la conviction
+de ne pas errer : La Gilardière dut être
+<i>l’autre</i>. Si, comme l’imaginait M. Lormier, sa
+fille m’avait conduit ici pour l’éclairer, elle faisait
+mieux encore : elle me criait le nom ! Je ne pouvais
+pas ne pas l’entendre !</p>
+
+<p>Mais il y a plus : à la minute même où ceci
+s’imposait à moi, alors que j’allais ouvrir la
+bouche pour accorder à M. Lormier le pauvre
+soulagement momentané qu’il mendiait à grands
+cris, aussi impérieuse que la suggestion du nom,
+une force intérieure m’ordonna de me taire.</p>
+
+<p>Le comprenne qui voudra ! il semblait positivement
+que la lumière ne m’eût été révélée que
+pour mieux la préserver. Mademoiselle Lormier
+serait apparue soudain pour me commander le
+silence, que j’eusse senti la même impossibilité à
+livrer ce que je tenais désormais pour certain.
+J’ignore si les morts parviennent à nous parler :
+s’ils le font, ce ne peut être que de cette manière
+invisible et secrète, sous forme d’une volonté à
+laquelle on désespère d’échapper… Et c’est ainsi
+que, voulant de toute mon âme satisfaire M. Lormier,
+je tentai au contraire de lui brouiller la
+piste ; quand il eut jeté : « Parlez, j’ai tout dit,
+j’attends ! » ce ne fut pas non plus le nom de La
+Gilardière que je prononçai, mais des paroles qui
+m’étonnèrent moi-même, tant elles m’étaient
+étrangères.</p>
+
+<p>— Hélas ! cher monsieur, il était écrit que je
+vous apporterais une désillusion nouvelle. Après
+votre récit, et m’efforçant d’en tirer des conclusions,
+je ne rencontre qu’une pensée, plus désespérante
+qu’utile. Non, <i>l’autre</i>, comme vous le
+nommez, n’habitait pas Semur. Vivant à Semur,
+pour habile qu’on l’imagine, il n’aurait pas esquivé
+les curiosités d’alentour. Ouvertement ou non, on
+aurait parlé de lui. Or, j’affirme que jamais je
+n’entendis prononcer un nom en même temps que
+le vôtre. Bien mieux, j’ai toujours été surpris du
+silence total dans lequel on vous laissait. La
+malignité des petites villes a des instincts sûrs :
+il est probable que, dès le premier jour, on vous
+a sentis occupés ailleurs… Ailleurs est le terme
+exact : croyez-moi, <i>l’autre</i> vivait ailleurs, probablement
+à Paris, ou plus loin encore… Ailleurs,
+ce peut être la France, c’est partout… Mais qu’est-ce
+qu’une recherche destinée à se perdre ainsi à
+travers le monde ? Ne serait-il pas plus sage d’envisager
+tout de suite la déception qu’elle doit
+donner et de renoncer à poursuivre un mystère,
+que, sauf le cas d’une chance bien improbable,
+on ne saurait atteindre ?</p>
+
+<p>J’évitais en parlant de rencontrer le regard de
+M. Lormier. En revanche, je pouvais suivre sur
+sa poitrine le rythme de ses impressions. Après
+avoir été suspendu un instant, le souffle de
+M. Lormier recommença, d’abord doucement,
+puis de plus en plus rapide. Quand j’achevai,
+j’eus l’impression que le corps tout entier se
+ramassait pour un élan. Je m’attendis à un bond.
+Il ne bougea pas.</p>
+
+<p>— Ainsi, vous estimez, vous, que <i>l’autre</i> est à
+Paris ?</p>
+
+<p>Je hochai la tête, et toujours sans regarder :</p>
+
+<p>— J’ai dit Paris… ou ailleurs.</p>
+
+<p>— C’est tout ce que vous trouvez ?</p>
+
+<p>— Tout… je le regrette…</p>
+
+<p>Les épaules se levèrent ; un sourire sardonique
+contracta la bouche :</p>
+
+<p>— Mon compliment ! vous êtes discret.</p>
+
+<p>Je ne pus maîtriser un tressaillement :</p>
+
+<p>— Pourquoi discret ?… ignorant suffit.</p>
+
+<p>Il fit quelques pas dans la pièce, l’air songeur.
+Revenu ensuite vers moi, il s’arrêta. Je me sentis
+dépouillé par un examen aigu.</p>
+
+<p>— Et pourtant, reprit-il, je lis dans vos yeux
+que vous gardez quelque chose que vous ne voulez
+pas dire !</p>
+
+<p>Effrayé par sa clairvoyance, je compris en
+même temps qu’il prétendait passer outre à mes
+défaites. Je n’avais qu’à faire front.</p>
+
+<p>— En effet, répliquai-je résolument, il y a
+autre chose, mais je m’abstiens de le formuler,
+crainte de vous blesser.</p>
+
+<p>Il secoua les épaules ironiquement :</p>
+
+<p>— En serais-je là que quoi que ce soit puisse
+encore me blesser ? Je ne le crois pas vraiment…
+Hé bien ?… reprit-il, voyant que je tardais à
+m’expliquer.</p>
+
+<p>— Supposons, dis-je, que vos recherches aient
+abouti, que vous connaissiez <i>l’autre</i>… A quoi
+cela vous avancera-t-il ?</p>
+
+<p>Ses joues devinrent pourpres :</p>
+
+<p>— Vous oubliez que cet homme a tué ma fille !</p>
+
+<p>— Mais s’il est mort lui-même, ou disparu ?</p>
+
+<p>— Il ne l’est pas : les gens de sa sorte ne
+passent jamais à l’acte !</p>
+
+<p>— Cependant, c’est possible.</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— Soit : admettons-le vivant. Alors, que ferez-vous ?</p>
+
+<p>Je vis, comme auparavant, son corps se ramasser
+pour un élan et toujours sans bouger.</p>
+
+<p>— Ce que je ferai ? J’irai à lui, où qu’il soit.
+Face à face, je le confronterai avec son œuvre,
+puis…</p>
+
+<p>Les mots s’arrêtèrent dans sa gorge. Je ne le
+laissai pas achever.</p>
+
+<p>— Et puis, déclarai-je froidement, vous rappelant
+que votre fille l’aima au point de vous
+sacrifier à lui, vous prendrez la fuite, avec le
+remords d’en avoir trop dit et la pensée que
+mieux valait respecter le dernier vœu de celle
+qui, jusqu’au bout, souhaita le laisser inconnu !</p>
+
+<p>Il m’écoutait peut-être. Il tentait surtout de
+découvrir sous mes phrases la réticence qu’il était
+assuré d’avoir surprise tout d’abord. Après que
+j’eus achevé, il attendit encore un peu afin de
+s’assurer que je n’ajouterais rien, puis d’une voix
+coupante :</p>
+
+<p>— Non, répliqua-t-il, je ne fuirai pas. Je ne
+croirai pas non plus que ma fille me désapprouve.
+Il faudrait pour cela que les morts ne fussent pas
+morts, et ils le sont… tout à fait… Où serait la
+justice, si les vivants renonçaient à l’établir eux-mêmes ?
+Songez à l’<i>autre</i> qui ne sait rien, ou qui
+s’en moque, et qui est heureux !</p>
+
+<p>Et approchant de moi soudain :</p>
+
+<p>— … Car vous ne niez plus qu’il vive, n’est-ce
+pas ?</p>
+
+<p>Je me redressai avec violence :</p>
+
+<p>— Je l’ignore absolument !</p>
+
+<p>— Il vit, et vous savez où !</p>
+
+<p>— J’affirme…</p>
+
+<p>— Ah ! plus de faux-fuyants ; je veux le nom,
+le lieu…</p>
+
+<p>— Faut-il jurer que je ne les soupçonne
+pas ?</p>
+
+<p>— Allons donc ! voici là, dans vos yeux, la
+lueur qui me renseigne. Mon récit ne vous a rien
+appris : vous saviez tout !</p>
+
+<p>— Vous rêvez.</p>
+
+<p>— Je vois !</p>
+
+<p>Nous parlions désormais sans mesurer les mots.
+Je me demandais où nous allions, quand le timbre
+retentit dans l’antichambre.</p>
+
+<p>— Quelqu’un ! murmurai-je, le cœur bondissant
+à la pensée d’un arrêt dans le duel qui s’engageait.</p>
+
+<p>M. Lormier regarda machinalement la pendule.</p>
+
+<p>— Ce n’est personne : c’est la femme de service ;
+elle passe à cette heure-ci.</p>
+
+<p>Et précisément parce qu’il s’agissait d’une chose
+habituelle, il trouva naturel de s’interrompre
+pour aller ouvrir : tant, aux instants les plus tragiques,
+nous demeurons serviteurs du geste coutumier.</p>
+
+<p>Laissé seul dans la pièce, j’aspirai l’air comme
+on boit un verre d’eau. Si l’arrivée d’une femme
+de service n’était point la diversion espérée, elle
+apportait du moins un répit. Quand, dans quelques
+instants, le débat reprendrait, nous aurions
+eu le temps l’un et l’autre de nous ressaisir. Les
+emportements soudains risquent seuls de déchirer
+les voiles.</p>
+
+<p>Cependant M. Lormier, ayant passé dans l’antichambre,
+approchait de la porte. Je perçus le
+gémissement de la serrure qui tournait sous sa
+main irritée. J’attendis ensuite le renvoi de l’importune.
+Un dialogue bref, au contraire, me parvint :</p>
+
+<p>— Vous, monsieur !</p>
+
+<p>— Au moins, ne suis-je pas indiscret ?</p>
+
+<p>— Si… non… enfin, peu importe. Entrez.</p>
+
+<p>Puis des pas qui piétinent, s’emmêlent, semblent
+traîner comme la pensée qui les dirige… Avez-vous
+noté avec quelle précision des pas, s’agît-il
+de traverser un couloir, révèlent un accueil,
+l’embarras de celui qui tombe mal, l’impatience
+de celui qu’on dérange ?</p>
+
+<p>— Passez, monsieur.</p>
+
+<p>— Après vous.</p>
+
+<p>Et M. Lormier reparut. Un prêtre le suivait.</p>
+
+<p>Il entra, timide, petit, les épaules effacées, son
+corps maigre perdu dans une soutane trop vaste,
+sans autre souci visible que celui d’éviter les
+meubles et de trouver un coin obscur où s’abriter.
+Bien qu’il ait dû m’apercevoir dès le seuil, il ne
+parut remarquer ma présence qu’une fois arrivé
+à la place qu’il s’était choisie, et, alors, son
+embarras redoubla. Tout en m’adressant une
+salutation suppliante, il balbutia :</p>
+
+<p>— Ah ! voilà qui confirme mes craintes… je
+dérange…</p>
+
+<p>— Point du tout, répliqua M. Lormier ; monsieur
+est un ami d’autrefois, notre médecin, à
+Semur.</p>
+
+<p>Puis, me désignant le prêtre :</p>
+
+<p>— Je vous présente monsieur l’aumônier…
+Aumônier du Carmel, bien entendu…</p>
+
+<p>Je repris ma chaise ; l’abbé s’installa de l’autre
+côté de la table ; M. Lormier, lui, venu devant la
+cheminée, resta debout, et aucun n’ayant envie
+de commencer, nous attendîmes…</p>
+
+<p>Brusquement l’irruption de ce tiers, si humble,
+modifiait tout. M. Lormier, l’air absent comme au
+début de notre rencontre, semblait avoir oublié
+ses projets. L’abbé souriait ingénument pour se
+donner une contenance. Moi-même, je savourais
+l’imprévu d’une accalmie, qui, si brève fût-elle,
+nous rendait au sang-froid. La pièce où nous
+étions ressemblait à ces maisons où un malade
+agonise : les voix se taisent, les pas se font discrets,
+et les cœurs battent affolés…</p>
+
+<p>Je profitai de l’arrêt pour examiner l’abbé plus
+à loisir. A y mieux regarder, il me parut un personnage
+singulier : des yeux pâles, des joues
+couperosées, un nez volontaire qui descendait en
+flèche vers une bouche morne et encadrée de
+lèvres sereines, le tout faisant l’exacte contre-épreuve
+de M. Lormier. Au repos, on oubliait
+l’incertitude du geste pour l’ascétisme du visage ;
+l’expression d’anxiété peureuse se muait en immobilité
+réfléchie.</p>
+
+<p>M. Lormier et moi nous obstinant à ne rien
+dire, il fallut bien pourtant que le troisième se
+décidât.</p>
+
+<p>Prenant donc son parti et roulant d’un air gêné
+son chapeau dans ses mains, l’aumônier débuta :</p>
+
+<p>— Je tenais d’autant plus, monsieur, à vous
+rendre mes devoirs que ma première visite ne
+comptait pas, étant uniquement consacrée à une
+fonction de fidèle commissionnaire.</p>
+
+<p>Ainsi, il n’était pas revenu depuis le jour de
+l’enterrement.</p>
+
+<p>— Puis-je espérer, poursuivit-il avec effort,
+qu’aujourd’hui votre cœur est un peu moins meurtri,
+sinon en voie d’apaisement ? Le désespoir où
+je vous ai trouvé, n’a pu qu’être adouci par la
+certitude que votre chère fille est au ciel. Je
+compte beaucoup sur l’intercession de sœur Thérèse.
+Priez-la souvent, comme je le fais moi-même…
+et vous verrez…</p>
+
+<p>Le silence reprit, accablant. Les yeux du prêtre
+erraient avec angoisse autour de la chambre, en
+quête d’une réponse qui ne venait pas. On le sentait
+découragé de poursuivre. Il ne parlait que
+par devoir.</p>
+
+<p>— Qu’est-ce que je verrai ? reprit enfin M. Lormier.</p>
+
+<p>Lui aussi contemplait les murailles : évidemment,
+il posait la question sans se soucier d’une
+réponse.</p>
+
+<p>— Peu à peu, le fardeau s’allégera : Dieu
+aidant, vous vous résignerez.</p>
+
+<p>— Oh ! pour cela, monsieur l’abbé, je n’ai
+besoin de personne. Comment ne pas se résigner
+à ce que l’on <i>sait</i> ne pouvoir changer ? riposta
+M. Lormier.</p>
+
+<p>Il s’était tourné vers le prêtre avec une sorte
+d’irritation. J’en avais fait autant, comme pour
+m’associer à des paroles qui résumaient si bien
+ma propre pensée : seule compte la douleur qui
+<i>se sait</i> définitive. Sans paraître remarquer notre
+mouvement, l’aumônier hocha la tête :</p>
+
+<p>— Je me fais mal comprendre. J’ai entendu
+par « se résigner » accepter avec reconnaissance
+le don divin qui nous est accordé sous les espèces
+de la souffrance.</p>
+
+<p>M. Lormier eut l’air de balancer entre l’étonnement
+d’un pareil propos et le découragement
+de parvenir à être compris à son tour :</p>
+
+<p>— En ce cas, en effet, monsieur l’abbé, n’attendez
+pas de moi pareil effort.</p>
+
+<p>— La foi, pourtant…</p>
+
+<p>— La foi est un don que je n’ai jamais
+eu beaucoup, mais qui m’échappe entièrement
+aujourd’hui.</p>
+
+<p>— Votre chère fille m’avait dit cependant…
+j’avais cru… c’est un malheur, monsieur… oui…
+le plus grand de tous !</p>
+
+<p>— J’en supporte tant d’autres, que, dans le
+nombre, celui-là ne compte pas, dit encore
+M. Lormier.</p>
+
+<p>Et l’on eut la certitude qu’il n’ajouterait rien.
+Désormais, il avait résolu d’ignorer cet homme
+qui, ayant renoncé à la paternité et ne risquant pas
+d’être dépouillé, affichait sans grâce une intolérable
+sécurité. Je ressentis au contraire une
+impression inverse. Il me semblait que grâce à
+lui, — qui en avait parlé pourtant si peu, — le
+souvenir de la morte tendait à s’installer au
+milieu de nous, d’une manière concrète. Sans
+doute nous nous trompions l’un et l’autre ; cela
+suffisait pourtant à nous donner l’apparence
+absorbée de gens qui, écoutant leurs pensées, se
+détachent de toute conversation.</p>
+
+<p>Un nouveau silence ayant suivi, dont rien ne
+permettait d’entrevoir la fin, l’abbé, de plus en
+plus gêné, et toujours roulant son chapeau, se
+pencha cette fois de mon côté :</p>
+
+<p>— Monsieur habite encore Semur ?</p>
+
+<p>— En effet.</p>
+
+<p>— Bien agréable ville, dit-on.</p>
+
+<p>— Charmante.</p>
+
+<p>— Vous y étiez déjà, naturellement, du temps
+de M. Lormier ?</p>
+
+<p>— J’étais même son médecin, comme il le rappelait
+tout à l’heure.</p>
+
+<p>— Alors, vous avez connu aussi sœur Thérèse
+du Sacré-Cœur, quand elle était dans le monde ?</p>
+
+<p>Vous suivez, n’est-ce pas ? ces questions et ces
+réponses que nous jetions dans le vide de la pièce.
+Rien de plus inoffensif, en apparence. A moins de
+gémir sur le temps, quels autres propos tenir ?
+Cependant, grâce à eux, nous courions à l’abîme !</p>
+
+<p>L’abbé n’avait pas terminé sa phrase que déjà
+M. Lormier intervenait :</p>
+
+<p>— En effet, le docteur a connu ma fille, beaucoup
+plus que vous ne le pensez : il sait même
+qui est l’<i>autre</i> !</p>
+
+<p>Incertain, l’abbé releva la tête pour considérer
+M. Lormier. Il cherchait à comprendre.</p>
+
+<p>— C’est vrai, dis-je à mi-voix, j’oublie que
+vous ignorez… M. Lormier désigne ainsi la personne
+à laquelle sœur Thérèse fait allusion dans
+ses dernières confidences ; mais, contrairement à
+ce qu’il suppose, je ne pourrais lui fournir aucun
+renseignement à ce sujet.</p>
+
+<p>— Ah ! répondit l’abbé, du moment que vous
+êtes au courant des confidences de sœur Thérèse,
+je me permettrai de remarquer qu’il y faut moins
+voir l’expression d’une réalité positive que celle
+d’une admirable humilité et de touchants scrupules.</p>
+
+<p>Il s’adressait à moi ; néanmoins, il s’exprimait
+comme si son conseil devait aller ailleurs, et sa
+voix avait pris une assurance qui m’étonna.</p>
+
+<p>— Compris, dit M. Lormier ; si bien que, venus
+l’un et l’autre m’offrir des consolations dont je
+n’ai que faire, vous êtes résolus à ne point
+répondre à la seule question qui m’intéresse !</p>
+
+<p>Une double exclamation suivit :</p>
+
+<p>— Quoi, monsieur ! vous cherchez…</p>
+
+<p>— Allons-nous recommencer ?</p>
+
+<p>— Si je ne prétendais pourtant connaître enfin
+la vérité, vous aurais-je laissés entrer chez moi ?
+s’écriait de son côté M. Lormier.</p>
+
+<p>Puis, tragique, tant son ironie demeurait
+glacée :</p>
+
+<p>— Avouez, poursuivit-il, que la situation est
+pour le moins piquante. Nous sommes trois ici,
+dont deux étrangers. Un drame intime a ruiné la
+vie de ma fille et la mienne. Qui devrait être au
+courant, sinon moi, le père ? Point ! Seuls, les
+étrangers possèdent ce privilège. Le docteur, j’en
+ai la conviction, sait tout. Quant à vous…</p>
+
+<p>— Moi ? interrompit l’abbé.</p>
+
+<p>— Oui, vous… osez nier que vous ayez été
+le confident de ma fille ! Bien mieux, du jour où
+elle devint votre pénitente, ai-je rien connu d’autre
+que ce qu’il vous a plu de l’autoriser à me dire ?</p>
+
+<p>Durant une seconde ensuite, on n’entendit
+rien d’autre que le bruit léger de nos souffles. A
+nous voir ainsi, muets et immobiles, il semblait
+que nous attendissions l’arrivée d’un être chargé
+de dissiper les ténèbres au sein desquelles nous
+étouffions. Et, tout à coup, je crus en effet qu’il
+entrait ! L’abbé enfin se levait. Une volonté contenue
+redressait son corps peureux. Il commença
+d’une voix sourde, bien que libérée déjà des incertitudes
+antérieures :</p>
+
+<p>— Avant tout, monsieur, permettez-moi de
+relever une erreur que votre ignorance de nos
+règles suffit à excuser, mais qu’il importe de
+chasser de votre esprit. Si j’ai bien saisi le sens de
+vos dernières paroles, vous supposez que j’ai
+demandé à ma pénitente le nom de celui qui…
+avait pu jadis l’intéresser. C’est là une assertion
+gratuite. C’est aussi croire qu’un confesseur,
+digne de ce nom, s’intéresse à autre chose qu’au
+seul pénitent dont il reçoit les aveux. Au risque
+de vous surprendre, j’atteste devant Dieu que si
+votre fille avait été tentée de prononcer un nom,
+je lui aurais imposé silence. Au tribunal de la
+pénitence, chacun s’occupe de soi : la Providence
+s’avise du reste !…</p>
+
+<p>Dès le début, je le répète, si les mots marquaient
+encore une certaine hésitation, l’accent, tour à
+tour âpre et mollissant, oscillait déjà entre la timidité
+qui s’efface et une ardeur profonde qui brise
+son lien. Mais à ce point, que dire de ce que nos
+yeux aperçurent ? Rejetant le masque, un homme
+nouveau, le véritable à coup sûr, venait de paraître.
+Plus de mièvreries, plus de douceurs : un front
+altier, des lèvres impérieuses, un regard dont le
+poids obligeait les nôtres à baisser, un ton de
+maître… C’était une transformation telle qu’on
+hésitait à en admettre la réalité, telle encore qu’il
+eût été impossible d’interrompre ou de ne pas
+écouter. On se demandait : « Est-ce toujours lui ? »
+On ne pouvait y croire, et déjà on savait qu’on
+devrait obéir.</p>
+
+<p>Il poursuivit :</p>
+
+<p>— Au risque de vous surprendre une seconde
+fois, j’atteste aussi que si l’idée de chercher à
+votre tour le nom de cet homme vous est venue,
+vous y renoncerez aujourd’hui, demain peut-être,
+d’ici peu à coup sûr… Ceci pour une raison bien
+simple, et qui, si elle ne vous touche aussitôt,
+l’emportera quelque jour et malgré vous. Si je
+vous en priais au nom de votre fille, dont je fus,
+c’est exact, le suprême confident, oseriez-vous me
+résister ? Hé bien ! je vais plus loin : assuré de
+remplacer ici une morte qui ne peut se défendre,
+et certain de rester l’exécutant fidèle de sa volonté,
+je vous intime l’ordre de laisser intact un mystère
+qui doit vous être sacré, comme la mémoire même
+de celle qui l’a gardé !</p>
+
+<p>Entamée dans le silence, l’injonction s’éteignit
+de même. Prononcées par un autre, je venais
+d’entendre précisément les raisons qui, auparavant
+et dans l’intime de mon être, m’avaient obligé
+à me taire. Mais avec quelle puissance elles avaient
+retenti ! Après cela, qu’ajouter ? M. Lormier, lui-même,
+devait avoir compris que la lueur à laquelle
+il tentait de raccrocher sa vie, allait s’éteindre et
+je le vis quitter sa place pour errer indécis, un
+long moment. Toutefois, de tels désirs ne meurent
+pas sans soubresauts.</p>
+
+<p>— Ainsi, murmura-t-il enfin, il vous paraît
+naturel, monsieur l’abbé, que je sois devenu ce
+que je suis et que j’ignore, pour jamais, à qui je
+le dois ?</p>
+
+<p>Il y eut dans la réponse le même accent d’autorité :</p>
+
+<p>— Peu importe, monsieur, d’où vient la souffrance.
+Le plus souvent, celui qui la provoque
+est irresponsable et ne soupçonne pas ce qu’il a
+fait. Une seule chose compte : la souffrance en
+elle-même, et le mérite qu’elle nous acquiert.</p>
+
+<p>Une dernière colère souleva M. Lormier contre
+la formule implacable.</p>
+
+<p>— Dites tout de suite que la souffrance est un
+bienfait !</p>
+
+<p>— Une semence divine, oui, monsieur.</p>
+
+<p>— Parce que vous croyez en Dieu !</p>
+
+<p>— Parce que j’ai toujours vu la vie naître, grandir,
+et ne subsister que par la souffrance.</p>
+
+<p>— Il suffit, monsieur l’abbé : contemplez donc
+une fois au moins un homme en qui la semence
+divine a fait germer le goût du néant et la haine
+de la vie. Du sommet où je suis, on juge la réalité
+à sa mesure. Ma fille s’est sacrifiée pour rien. Ma
+douleur ne sert à rien. Un temps de douleurs entre
+deux riens, voilà l’histoire de tous, la mienne
+aujourd’hui, la vôtre demain…</p>
+
+<p>L’abbé interrompit doucement :</p>
+
+<p>— Non, monsieur, puisque je crois à la vie éternelle.</p>
+
+<p>— Tant mieux pour vous ! Chimère ou mensonge
+sont en effet les seuls refuges de l’homme.
+Au surplus, et quoi que je décide au sujet de
+<i>l’autre</i>, je vous supplie de ne plus revenir. Vous
+êtes ici… et je suis là… (il montrait les angles
+opposés de la pièce). Alors, n’essayons pas de
+nous rejoindre… et quittons-nous.</p>
+
+<p>M. Lormier se tourna vers moi :</p>
+
+<p>— Et vous aussi, docteur, allez-vous-en. Vous
+avez préféré mentir, ou vous taire, ou peut-être tous
+les deux. Je ne vous en veux pas. Le rôle normal
+des bêtes humaines est de se torturer, même par
+pitié. Je ne me plains pas non plus ; simplement,
+pareil au chien qui va mourir, je demande à rendre
+le dernier souffle à l’abri des regards, et solitaire…</p>
+
+<p>Après cela, il se tut. De nouveau, il y eut un
+grand silence. L’abbé, immobile, semblait redevenu
+le pauvre homme du début, timide et incertain.
+Moi, je m’étais levé, hésitant à obéir, et
+percevant avec découragement l’inanité de nouvelles
+paroles.</p>
+
+<p>Je ne me rappelle plus ensuite quels furent nos
+adieux. Il est possible que l’abbé ait dit :</p>
+
+<p>— N’importe ! je reviendrai.</p>
+
+<p>A quoi M. Lormier dut répondre avec effroi :</p>
+
+<p>— Que m’apporteriez-vous ?</p>
+
+<p>Puis, je me revois tenant la rampe de l’escalier.
+En avant de moi, l’abbé, qui descend, balaye les
+marches avec sa soutane flottante. Derrière, la
+porte de M. Lormier est demeurée entr’ouverte,
+probablement pour permettre à la fille de service,
+quand elle viendra, d’entrer sans déranger. On
+ne voit plus M. Lormier ; mais ce qui paraît du
+garni devenu son refuge, clame la détresse. J’ai
+l’impression de laisser derrière moi la plus grande
+douleur humaine que j’aie encore connue, et je
+me demande : « A quoi sert-elle ? »</p>
+
+<p>Oui, à quoi bon tant de souffrance ? Où mène-t-elle ?
+Vous prétendiez en commençant qu’elle
+épure et perfectionne : par elle M. Lormier n’a
+appris que la révolte, l’envie et l’incrédulité. Singulière
+moisson, si la semence est divine ! Pourquoi
+d’ailleurs Lormier plutôt que vous, ou moi,
+ou n’importe qui ? Le dieu qui préside au choix
+est-il le hasard aveugle ou un roi cruel qui s’ennuie ?
+Maintenant que le temps est écoulé, comme je
+comprends aussi qu’au naufrage d’une pareille
+existence une seule pensée ait d’abord survécu :
+vérifier ce qu’était devenu <i>l’autre</i>. Le bonheur de
+<i>l’autre</i> ! voilà bien le corollaire attendu, qui eût
+complété l’injustice universelle… Mais n’ai-je pas,
+moi-même, et le premier, contribué à priver Lormier
+d’une satisfaction si dérisoire ? Quand j’affirmais
+que tous, spontanément et sans volonté de
+mal faire, nous fabriquons de la douleur pour ce
+qui nous approche !</p>
+
+<p>Si maintenant vous souhaitez apprendre ce
+qu’est devenu M. Lormier, je dois avouer que je
+l’ignore. Est-il mort comme il souhaitait « à l’abri
+des regards et solitaire » ? Peut-être. Vit-il toujours ?
+Il est possible… Et ceci aussi m’est un
+remords : des deux hommes qui le quittèrent ce
+jour-là, n’étais-je pas celui qui devait dire : « Je
+reviendrai », plutôt que l’abbé ?</p>
+
+<p>Au fait, j’oublie que je n’en ai pas fini avec lui.</p>
+
+<p>Sur le trottoir, et au moment de nous séparer,
+je l’entendis murmurer de sa voix tremblotante et
+gênée :</p>
+
+<p>— Croyez-moi : sa fille le gardera demain
+comme elle le fit aujourd’hui ; le dernier mot
+n’en est pas dit…</p>
+
+<p>— Quel dernier mot ?</p>
+
+<p>Il ne répondit pas. Alors, cédant malgré moi à
+une curiosité absurde :</p>
+
+<p>— En tout cas, monsieur l’abbé, très intéressé
+par notre rencontre, pourrais-je apprendre à qui
+j’ai eu l’honneur…</p>
+
+<p>Il m’interrompit précipitamment :</p>
+
+<p>— Abbé Manchon… aumônier du Carmel.</p>
+
+<p>Puis reprenant son idée interrompue :</p>
+
+<p>— Le dernier mot, le voici : le malade crie
+sous le bistouri, mais après, longtemps après parfois,
+le mieux commence et la guérison suit. Au
+revoir, monsieur.</p>
+
+<p>Je ne tentai pas de le rappeler pour l’interroger :
+tout à coup cette idée venait de me clouer au sol
+que le confident de sœur Thérèse du Sacré-Cœur,
+le prêtre résolu à sauver M. Lormier, était le
+frère de La Gilardière ! Calcul suprême d’une
+amoureuse devenue sainte ? vaine coïncidence,
+ou jeu encore d’un destin avide de préparer de
+nouvelles souffrances ? A vous de choisir : on ne
+saura jamais !</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c3">UN AUTRE RÉPOND</h2>
+
+
+<p>Bien que nous eussions suivi sans l’interrompre
+le long récit de Pierre Duclos, je n’avais pas
+tardé à m’apercevoir d’un changement considérable
+dans la curiosité de Tinant. Condescendante
+au début, elle était devenue bientôt plus attentive,
+puis, à mesure qu’on avançait, véritablement passionnée,
+comme si les faits racontés lui fournissaient
+un tribut personnel. Je ne fus donc qu’à
+demi surpris quand, Pierre ayant achevé, j’entendis
+Tinant demander :</p>
+
+<p>— Est-ce tout ce que tu sais ? Tu en es vraiment
+resté là ?</p>
+
+<p>— Sans doute : pourquoi aurais-je caché
+quelque chose ?</p>
+
+<p>Un sourire de triomphe éclaira le visage de
+Tinant :</p>
+
+<p>— Hé bien ! mon cher, tes curiosités ne resteront
+pas où elles en sont. J’avais promis, quel que fût
+l’exemple que tu donnerais, d’en apporter un
+second où la souffrance produirait des résultats
+inverses : preuve que ce bienfait divin est pour le
+moins incohérent dans ses effets. Je ne me doutais
+pas que l’occasion se présenterait si belle !
+C’est ton histoire que je vais recommencer.</p>
+
+<p>— Mon histoire ! s’écria Pierre, stupéfait. Il
+faudrait pour cela avoir connu Lormier !</p>
+
+<p>— Pourquoi non ? quand je dis recommencer,
+j’entends reprendre les mêmes faits, mais vus de
+l’autre bord. Sur la rive où j’étais, on n’apercevait
+pas mieux Lormier que sur la tienne on n’a vu
+La Gilardière : n’empêche que, prise ainsi par les
+deux faces, la tapisserie s’éclaire. Grâce à toi,
+bien des points qui m’étaient restés inexplicables,
+viennent de devenir limpides comme une eau de
+source. Parions qu’après m’avoir entendu à mon
+tour, sœur Thérèse en personne n’aura plus pour
+vous aucun mystère !</p>
+
+<p>Il y eut parmi nous une hésitation étonnée. Je
+partageais l’incrédulité de Pierre. Celui-ci reprit,
+après une courte réflexion :</p>
+
+<p>— Impossible ! Tu es dupe d’analogies !</p>
+
+<p>— Il n’y a pas deux sœur Thérèse, ni deux La
+Gilardière !</p>
+
+<p>— Je me suis servi de noms supposés !</p>
+
+<p>— Rassure-toi, je les garderai : simples masques
+pour sauvegarder un reste d’anonymat que j’ai
+percé.</p>
+
+<p>— Cependant tu vivais à Paris, ailleurs encore,
+mais toujours loin de Semur. Si tu avais eu un
+ami dans ma ville, je l’aurais su !</p>
+
+<p>— Même s’il était La Gilardière ?</p>
+
+<p>Alors, ébranlé, Pierre Duclos se tourna vers
+moi :</p>
+
+<p>— Que penser d’une telle rencontre ?</p>
+
+<p>Je répondis, railleur, bien qu’à demi convaincu :</p>
+
+<p>— Je pense que, faute de lumière, on ne pouvait
+tirer du cas Lormier des conclusions raisonnables.
+Tinant sans doute nous les apporte. Le
+hasard, qui semble toujours cruel, se montre aussi
+parfois, bien que plus rarement, assez avisé.</p>
+
+<p>— Permettez, reprit Tinant, que je remonte
+d’abord le cours du temps. Je suis si étonné moi-même
+de me retrouver ce soir au milieu d’êtres
+dont l’aventure m’a intrigué jadis et dont l’un, au
+moins, m’était très cher !</p>
+
+<p>— Hâte-toi, dit Pierre, car l’heure avance : et
+compte que je t’arrêterai, si je m’aperçois que tu
+as fait fausse route.</p>
+
+<p>— Je suis donc très sûr d’arriver au bout ; mais,
+encore une fois, quelle étrange sensation que de
+se heurter à du passé que l’on croyait mort et qui,
+soudain, se remet à vivre !…</p>
+
+<p>Son visage venait de prendre une gravité qu’il
+devait garder jusqu’à la fin. Certains d’aller par
+les mêmes chemins, Pierre et moi avions aussi
+l’air d’attendre le retour d’êtres familiers, après
+avoir craint leur disparition sans retour…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>I</h3>
+
+
+<p>Avant tout, débuta Tinant, et pour rassurer
+Duclos, apprenez comment j’ai connu les acteurs.</p>
+
+<p>Au temps où j’achevais mon doctorat, un de
+mes parents me proposa d’accompagner en Italie
+un jeune homme pour lequel on cherchait un
+mentor. Au retour, et le voyage payé, une somme
+convenable devait récompenser mon agréable
+labeur.</p>
+
+<p>— Il faut, m’écriai-je, que la compagnie soit
+bien mauvaise pour qu’elle entraîne une indemnité
+de retour.</p>
+
+<p>— Point : elle est charmante, mais il importe
+que la mine revienne, j’espère que tu plairas.</p>
+
+<p>Sur quoi, le lendemain, muni de l’adresse et du
+nom, je me présentai, rue Monsieur, chez madame
+Manchon de La Gilardière.</p>
+
+<p>Vieil hôtel d’aspect triste et cossu ; mobilier
+dépourvu de style, mais en bois solides ; tentures
+lourdes et fanées : au total, une grandeur négligée,
+qui laissait indécis. Toutefois introduit dans la
+chambre même de madame Manchon, je ne
+tardai pas à sortir d’incertitude. Je n’étais pas
+assis qu’une grêle de questions tombait sur mes
+épaules :</p>
+
+<p>— Quels sont vos projets d’avenir ? Comment
+bouclez-vous votre budget ? Quelles ont été jusqu’à
+présent vos distractions ? La philosophie est-elle
+pour vous une foi ou un gagne-pain ?</p>
+
+<p>En dernier lieu seulement, madame Manchon
+daigna demander si je connaissais l’Italie, et sur
+ma réponse négative :</p>
+
+<p>— Tant mieux : vous serez ainsi intéressé pour
+votre compte.</p>
+
+<p>D’où je conclus que ma tête avait plu.</p>
+
+<p>Cinq minutes après, un jeune homme qu’on
+avait fait appeler se présenta.</p>
+
+<p>— René, dit madame Manchon, voici M. Tinant
+qui est disposé à voyager avec toi. Il doit être
+plein d’idées sur l’Italie puisqu’il s’occupe de
+philosophie. Entendez-vous pour un départ dans
+la huitaine. M. Tinant dîne avec nous ce soir, cela
+va de soi.</p>
+
+<p>Je m’inclinai, bien que l’invitation eût plutôt
+l’air d’un ordre. René dit poliment :</p>
+
+<p>— Nous aurons, dans ce cas, tout loisir pour
+accorder nos convenances après dîner.</p>
+
+<p>Il ajouta allègrement :</p>
+
+<p>— D’ailleurs, j’espère bien qu’on s’en remettra
+surtout à la fantaisie du jour. J’ai l’horreur des
+itinéraires à heure fixe.</p>
+
+<p>Je m’esquivai ensuite, charmé par le sourire du
+fils, autant qu’étonné des manières décidées de la
+mère, et j’admirais aussi comme, en trois phrases,
+peut se manifester l’écart des caractères.</p>
+
+<p>Bien entendu, une fois dehors, je m’empressai
+d’aller remercier mon parent. Sollicité de me
+fournir des précisions supplémentaires au sujet
+des Manchon de La Gilardière, il m’apprit ce qui
+suit.</p>
+
+<p>Les Manchon, paraît-il, étaient papetiers de
+père en fils, aux environs d’Orléans. Le dernier
+venu avait agrandi l’entreprise au point d’en faire
+une rivale des usines d’Annonay, puis était mort
+jeune, dans des circonstances mystérieuses, suicide
+ou accident, on ne savait. Demeurée veuve à
+trente-huit ans, madame Manchon avait entrepris
+d’achever l’œuvre commencée par son mari. On
+vit, non sans quelque étonnement, une femme
+assumer la direction de nombreux ouvriers, apporter
+aux affaires une ténacité réfléchie, et la réussite
+répondre à son effort. La surprise ne fut
+pas moindre quand, après quelques années, on
+annonça qu’une société anonyme achetait les établissements
+Manchon. Libérée, riche, atteignant à
+peine la cinquantaine, madame Manchon, qu’on
+commençait d’appeler madame Manchon de La
+Gilardière, venait de planter là l’œuvre familiale
+et s’installait à Paris. Depuis lors, elle y vivait,
+en apparence désœuvrée, en réalité ne s’occupant
+que de son fils cadet qu’elle adorait. Par une
+gloriole assez inexplicable, celui-ci ne portait plus
+que le nom de La Gilardière.</p>
+
+<p>La soirée acheva de m’éclairer sur le présent.</p>
+
+<p>Arrivé très exactement, je vis dans le salon un
+curé maigre, une vieille demoiselle et René
+réunis en groupe autour de madame Manchon.
+Celle-ci m’accueillit avec une satisfaction
+non déguisée :</p>
+
+<p>— Ravie de vous savoir ponctuel… Au moins,
+vous ne vous croyez pas impoli en arrivant à
+l’heure.</p>
+
+<p>Puis, me désignant le prêtre :</p>
+
+<p>— L’abbé Manchon, mon fils aîné.</p>
+
+<p>Elle s’abstint de me présenter à la vieille demoiselle,
+mais se tournant vers elle :</p>
+
+<p>— Lapirotte, allez secouer la cuisine qui est
+encore en retard.</p>
+
+<p>Par bonheur pour Lapirotte, on vint annoncer
+presque aussitôt que le dîner était servi, et l’on
+passa dans la salle à manger.</p>
+
+<p>Je ne me rappelle pas, bien entendu, les propos
+qui animèrent le repas. J’aurai en revanche
+et toujours, sous les yeux, le spectacle des
+convives.</p>
+
+<p>Madame Manchon d’abord… Installé à sa droite,
+je ne l’apercevais guère que de profil, sauf lorsqu’elle
+m’adressait la parole. Surveillant les convives,
+elle n’intervenait que pour donner des
+ordres brefs. Ils étaient, chaque fois, scandés par
+une crispation de la main qu’elle avait jolie et
+prodigieusement volontaire.</p>
+
+<p>En face de nous, et côte à côte, les deux frères.
+On imaginait difficilement deux êtres plus divers.
+René était bien tel que l’a dessiné Duclos : élégant,
+nonchalant et beau. Son sourire avait une
+grâce sûre d’elle-même. Le charme est un don
+qui enchante à la fois qui le possède et qui en
+approche : René jouissait du sien, en homme qui
+connaît son pouvoir et pourtant dépourvu de
+fatuité. Assuré de plaire, il se donnait la peine
+de conquérir. Enfoncé dans son assiette, l’abbé
+montrait au contraire une figure ingrate, dépourvue
+de lumière et plus encore de grâce. Le geste
+gauche, la parole rare, il semblait toujours sur
+le point d’éclater en reproches, comme si les mots
+ou la compagnie ne cessaient de l’offusquer. En
+somme, l’air d’un voyageur à table d’hôte, que
+gêne le voisinage, qui peste contre la lenteur du
+service et compte les minutes le séparant de la
+liberté.</p>
+
+<p>Au bout de la table, enfin, la demoiselle de
+compagnie, Lapirotte. Tremblante, effacée, suivant
+avec une égale anxiété la marche des plats
+et les crispations de main du tyran, répondant au
+sourire de René et à l’humeur de l’abbé par des
+acquiescements tour à tour satisfaits ou navrés,
+puis s’échappant soudain au point de paraître
+oublier où elle était, cependant que passait sur
+ses traits la lueur d’une rancune indéfinissable.</p>
+
+<p>Un monde, ces quatre visages. Derrière leurs
+expressions variées apparaissaient des âmes si dissemblables,
+qu’on se demandait par quel miracle
+elles réussissaient à vivre sous le même toit. Il
+n’était pas jusqu’aux noms qui ne traduisissent la
+différence profonde établie entre ces êtres soi-disant
+unis familialement : et n’était-ce pas déjà
+un symbole inquiétant que d’entendre nommer
+le prêtre : M. Manchon ; René : M. de La Gilardière,
+cependant que tous deux entouraient une
+Manchon de La Gilardière, de concert avec une
+Lapirotte ?…</p>
+
+<p>Mais revenons à ma soirée.</p>
+
+<p>A peine sortis de table, j’arrêtai le départ avec
+René. J’avais, cela va sans dire, subi comme
+tout le monde la séduction : au cours de notre
+rapide entente, j’eus aussi conscience de ne pas
+lui déplaire. Il nous quitta ensuite sous un prétexte
+quelconque. Auparavant, l’abbé s’était
+éclipsé sans bruit. Un signe du tyran congédia
+Lapirotte, et je me retrouvai en tête-à-tête, de
+même que le matin, avec cette différence toutefois
+que le repas excellent m’induisait à l’optimisme,
+et que j’espérais bien interroger à mon tour.</p>
+
+<p>J’étais loin de compte : tout de suite, madame
+Manchon me remit au point :</p>
+
+<p>— Du moment que vous me convenez, cher
+monsieur, me dit-elle, il est nécessaire que vous
+sachiez exactement ce que j’attends de vous. A
+tort ou à raison, j’ai l’ambition de faire de René
+un homme utile. J’avais compté jadis sur son
+aîné pour reprendre la conduite de l’usine paternelle.
+Malheureusement, j’ai eu le chagrin de lui
+voir tourner bride vers la prêtrise. Il restera
+toute sa vie curé, et même petit curé de petite
+paroisse ou de couvent ; c’est une désillusion à
+laquelle je me suis résignée sans plaisir : elle
+demande à n’être suivie par aucune autre. Pour
+René, il ne saurait être question d’industrie.
+Vous l’avez vu. Il est chimérique et nerveux :
+défauts irrémédiables pour qui dirige des ouvriers.
+D’autre part, sans être dépourvu d’esprit de
+volonté, il s’abandonne aisément aux circonstances,
+quitte à leur échapper ensuite par un
+coup de tête. Heureusement, je suis là pour
+reprendre la barre. J’ai décidé qu’il serait banquier.
+Il y a dans la finance une part de hasard
+et d’invention qui s’accorderont avec ses dons.
+Le métier, de plus, est mondain, et mène haut,
+si l’on sait s’y prendre. Dans un an, après apprentissage
+dans une maison sûre, René aura donc
+une commandite, ou je l’établirai à neuf, suivant
+l’occasion. Le voyage que vous allez entreprendre
+est une concession, — la dernière, — faite à son
+dilettantisme. Je m’y suis ralliée avec peine, et à
+condition qu’au retour nous passerions immédiatement
+aux réalisations d’avenir. Il importe, dès
+lors, qu’en cours de route la fantaisie ne reprenne
+pas son vol. Votre influence, à cet égard, doit être
+décisive. Je compte sur vous pour ramener, si
+besoin est, l’imagination de René au point de vue
+solide qui est le mien. Comment ? affaire à vous :
+un philosophe en sait plus que moi sur ce sujet
+et vous avez le champ libre. René m’écrivant à
+peu près chaque jour, je me réserve d’apprécier
+votre action, et même, s’il est utile, de vous faire
+part de mes remarques…</p>
+
+<p>Tout cela, net, jeté de haut, avec des nuances
+assez marquées pour ne pas échapper : dédain
+évident du fils aîné, inflexion attendrie dès que
+passait le nom de René.</p>
+
+<p>Je m’inclinai sans discuter. Je quittais la cour
+de l’hôtel quand René me rejoignit.</p>
+
+<p>— Puisque vous vous en allez, dit-il, me permettez-vous
+de vous escorter un peu, histoire
+de faire vraiment connaissance ?</p>
+
+<p>Et ce que je prévoyais, suivit. Après la mère,
+le fils.</p>
+
+<p>— Amis ou ennemis ? poursuivit-il.</p>
+
+<p>J’affectai de me méprendre :</p>
+
+<p>— De qui parlez-vous ?</p>
+
+<p>— Mais de nous, bien entendu.</p>
+
+<p>Il prit mon bras d’un geste cordial, et
+gaiement :</p>
+
+<p>— Allons, j’abats mon jeu. Je n’ai aucune
+envie de m’ennuyer pendant le voyage. Il dépend
+de vous que nous en jouissions sans arrière-pensée,
+puisque vous représentez auprès de moi
+l’autorité, c’est-à-dire, maman. (Il disait maman.)
+Or j’adore maman, elle m’adore, mais nous
+sommes aux antipodes. Maman est un homme
+d’action. Jadis elle menait l’usine à la baguette :
+aujourd’hui, à défaut de mieux, son empire
+s’exerce sur les domestiques, sur la pauvre Lapirotte,
+surtout sur moi. Par malheur, je représente
+le dernier lot d’ambitions réalisables. Dieu me
+pardonne ! maman rêve pour moi de grand
+monde, de fortune, enfin d’un tas de choses qui
+me sont parfaitement indifférentes et même me
+semblent désagréables. Jugez des désillusions que
+je procure ! Est-ce ma faute si j’aime flâner, si la
+paresse est mon fait, enfin si la moindre petite
+fleur bleue me paraît plus enviable qu’une place
+de ministre ? Oh ! je me connais, allez ! Je sais
+aussi que je suis très faible, à preuve que, de
+guerre lasse, j’ai juré d’aller au retour moisir
+dans une banque… Mais, de grâce, et sous prétexte
+d’entretenir mes bonnes intentions, allez-vous,
+le long de la route, m’accabler de sermons ?
+Plutôt que de subir la morale que j’entrevois, je
+préférerais renoncer à l’Italie !</p>
+
+<p>Je me mis à rire, conquis par un tel mélange
+de lucidité, de candeur et de rouerie :</p>
+
+<p>— Jurez-moi qu’une fois de retour, vous obéirez
+aux désirs de votre mère !</p>
+
+<p>Il tendit comiquement le bras :</p>
+
+<p>— Sur quelle tête faut-il prêter serment ?</p>
+
+<p>— En ce cas, topons. Bouclez vos malles ; on
+n’en parlera plus.</p>
+
+<p>Il eut une exclamation joyeuse :</p>
+
+<p>— Savez-vous que vous serez peut-être un compagnon
+aimable ?</p>
+
+<p>— Certainement votre ami.</p>
+
+<p>— Je commence à le croire.</p>
+
+<p>— J’en suis sûr !</p>
+
+<p>Et je rentrai surpris que deux êtres capables de
+s’exprimer l’un sur l’autre avec une telle clairvoyance
+et se sachant à ce point différents ne doutassent
+pas cependant que l’avenir fût impuissant
+à les séparer. J’avais compris, au surplus, que
+pour madame Manchon, il y avait d’un côté René
+et de l’autre le reste de l’univers représenté par
+l’abbé, mademoiselle Lapirotte, ou n’importe
+qui…</p>
+
+<p>Je n’ai plus qu’à courir pour achever ce qui
+me fut personnel dans cette histoire.</p>
+
+<p>Trois jours plus tard, je partais avec René et
+notre amitié commençait. D’elle je dirai seulement
+que j’éprouvai très vite les sentiments d’un
+jeune père pour un grand fils et que cette affection
+m’était rendue.</p>
+
+<p>J’ai gardé aussi de notre commerce durant le
+voyage un souvenir attendri. René n’était pas uniquement
+ce qu’il avait dit : il était mieux. Cœur
+distrait, volontés fugitives, soit : en revanche, que
+d’élans à l’approche de l’art et toujours le goût
+du plaisir d’autrui pour arriver à mieux plaire !</p>
+
+<p>Je m’aperçus avec surprise qu’il connaissait
+peu la vie. L’éducation à domicile, l’habitude prise
+de se laisser guider par sa mère dans les moindres
+difficultés quotidiennes l’avaient en fait isolé du
+monde. Des quelques aventures que lui avait
+attirées sa tournure, il n’avait rapporté qu’un
+désir plus conscient de l’amour véritable. La
+froideur de son frère le laissait sans rancune.
+« Maman laisse trop voir sa préférence ; il y a là
+de quoi vexer même un curé ! » disait-il plaisamment.
+L’écart des âges, — près de dix ans, — pouvait
+d’ailleurs expliquer aussi cette attitude
+dont il avait pris son parti. Il nourrissait enfin une
+admiration mêlée de soumission clairvoyante à
+l’égard de madame Manchon : au contraire, il
+parlait rarement de son père et toujours comme
+d’un être dont la mémoire est indifférente : la
+place tenue par madame Manchon n’en était que
+plus grande.</p>
+
+<p>Un peu avant de rentrer, une lettre informa
+René des conditions de sa vie prochaine. La banque
+Chasseloup, de Semur, consentait à l’accueillir
+et à le traiter en associé. La province seule permet
+de trouver de ces combinaisons heureuses qui
+unissent les avantages d’un apprentissage rapide
+à la dispense de s’immobiliser dans les emplois
+inférieurs. Madame Manchon n’avait donc pas
+hésité à accepter le sacrifice d’une séparation
+momentanée. Au surplus, René, affirmait-elle,
+trouverait sur place, dès l’arrivée, des relations
+agréables, car l’abbé Manchon avait pour camarade
+de séminaire un prêtre de Semur fort
+répandu, l’abbé Valfour.</p>
+
+<p>René, après sa lecture, jeta la lettre au fond
+d’une valise et, maîtrisant son humeur, déclara :</p>
+
+<p>— N’y pensons plus : il sera temps d’y revenir
+une fois en route pour Semur.</p>
+
+<p>Trois semaines nous séparaient à peine de
+l’échéance. Elles passèrent comme un éclair. De
+retour à Paris, René venait me voir à peu près
+chaque jour. J’étais le confident de sa mélancolie :
+elle cédait aisément devant la moindre plaisanterie.
+Peut-être, au fond, découvrait-il déjà l’attrait
+de la liberté.</p>
+
+<p>Enfin, la veille du départ, je fus convié à un
+dîner d’adieu, en tous points semblable à celui
+que je viens de décrire. Mêmes convives, mêmes
+contrastes dans les attitudes : l’abbé plus silencieux
+encore, madame Manchon un peu nerveuse,
+Lapirotte assez souriante, René parfaitement
+gai.</p>
+
+<p>Après le repas, madame Manchon me fit
+asseoir près d’elle et me remercia d’un ton ému :</p>
+
+<p>— J’apprécie votre tact, me dit-elle ; il est
+excellent que vous soyez devenu l’ami de mon fils.
+Dans quelques années, je tâcherai de lui trouver
+la compagne qui me remplacera près de lui et
+ma tâche sera terminée.</p>
+
+<p>— Pourquoi vous remplacer ? répliquai-je en
+riant : je vois très bien René trouvant à Semur
+une femme charmante, et vous-même ravie de
+diriger deux enfants au lieu d’un.</p>
+
+<p>— A Dieu ne plaise ! s’écria-t-elle. René, seul,
+choisirait au rebours du sens commun. Et puis…
+ce n’est pas pressé…</p>
+
+<p>A défaut du ton qui s’efforçait de rester plaisant,
+l’expression du visage devenu fermé en
+disait long sur ce manque de hâte.</p>
+
+<p>— De quoi parlez-vous donc ? dit René s’approchant
+de nous.</p>
+
+<p>— De votre prochain mariage.</p>
+
+<p>— Oh ! fit-il à son tour, d’un air comiquement
+effrayé, n’envisageons pas toutes les catastrophes :
+Chasseloup, par bonheur, n’a pas d’héritière.</p>
+
+<p>Madame Manchon répliqua :</p>
+
+<p>— Quelles que soient les héritières de Semur,
+aucune ne vaut qu’on s’y arrête : n’oublie pas
+que, dans six mois, tu reviendras ici…</p>
+
+<p>Les derniers mots de René, en me quittant,
+furent :</p>
+
+<p>— Si je fais là-bas des sottises, j’aurai du moins
+la consolation de vous en aviser. Comptez que
+j’écrirai souvent.</p>
+
+<p>Il a tenu parole. Presque tout ce qui va suivre
+est tiré de ses lettres. Je n’ai pas eu, comme
+Duclos, à quêter jour à jour les éléments d’un
+drame soigneusement célé par les auteurs : ils
+me sont venus sans effort, dans ma chambre de
+Paris, envoyés par l’intéressé devenu historien
+de la tempête qui devait l’emporter. Et vous
+ayant ainsi prouvé ma véracité, je n’ai plus
+qu’à m’effacer pour laisser parler les faits ; il est
+bien inutile, n’est-ce pas, d’y ajouter l’exposé
+d’impressions personnelles, demeurées par force
+lointaines et surtout impuissantes à rien modifier ?</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>II</h3>
+
+
+<p>Quatre mois après son arrivée à Semur, René
+en était au point suivant : installation confortable,
+vie monotone et chaste, relations clairsemées et
+couleur de province, ennui de vivre distillé par
+le contact des chiffres, mais contrebalancé par un
+optimisme imperturbable et un voyage à Paris
+tous les huit jours.</p>
+
+<p>Dans son existence, il se trouvait beaucoup de
+choses indifférentes, une seule insupportable et
+une dernière agréable.</p>
+
+<p>La chose insupportable était l’hostilité de l’habitant,
+dont il se sentait enveloppé, hostilité latente
+et tenace qui lui infligeait l’humiliation de ne
+pouvoir, pour la première fois de sa vie, désarmer
+l’adversaire. La chose agréable était la découverte
+de la campagne de chez nous. Il y trouvait
+en effet comme un reflet de sa propre image, je
+veux dire un mélange de séduction et de joie.</p>
+
+<p>Au total, plus d’ennui que d’agrément ; toutefois
+aucune humeur, et une résignation d’autant
+plus aisée qu’elle ne cessait d’escompter l’imprévu.</p>
+
+<p>Or, un après-midi de mars, si je ne me trompe,
+il arriva que séduit par la lumière jeune et la
+tiédeur de l’air, René décida de partir en promenade
+et fit une longue course.</p>
+
+<p>Comme il était sur le retour, vers quatre heures,
+à la nuit tombante, le ciel devint d’abord maussade,
+puis chargé de nues, enfin commença de se
+déverser en pluie rageuse. Imprévoyant à l’ordinaire,
+René avait pour seule protection un manteau
+léger. Par bonheur, la gare se montrait
+proche : il put l’atteindre, s’y abrita et, résigné,
+attendit une accalmie qui ne vint pas.</p>
+
+<p>Il paraît qu’à Semur la gare est à vingt minutes
+de la ville. C’est aussi une gare à peu près sans
+trains et sans voyageurs. Il n’est pas question d’y
+trouver une voiture.</p>
+
+<p>Regardant l’averse qui se prolongeait, René
+décida :</p>
+
+<p>— Prenons patience ; il est vrai que je dîne ce
+soir chez les Traversot, mais le repas est pour
+sept heures : d’ici là, j’aurai revu le ciel à sec.</p>
+
+<p>Et il songea aux Traversot. Il connaissait
+madame pour lui avoir rendu une ou deux visites,
+monsieur pour l’avoir aperçu dans la rue, et la
+fille point du tout. L’invitation reçue était donc la
+première. Il la devait à l’abbé Valfour qui avait
+promis de le venir prendre, ayant à cœur de l’introduire
+lui-même dans les salons de l’hôtel de
+Thil.</p>
+
+<p>« Invitation doublement précieuse, avait dit
+l’abbé, car les Traversot reçoivent peu et seulement
+à bon escient. »</p>
+
+<p>Précieuse ou non, elle occuperait un soir. Il
+n’est jamais non plus désagréable de se rendre en
+pays inconnu. Si par hasard on y trouve mieux
+que son attente, la surprise enchante : sinon, la
+déception est nulle.</p>
+
+<p>Une demi-heure avait passé sans que s’altérât
+la bonne humeur de René, sans qu’aussi âme qui
+vive parût dans la gare, quand une femme entra,
+vêtue de deuil et un paquet à la main. A grand-peine,
+elle découvrit un employé, expédia le
+paquet, et s’apprêta à repartir.</p>
+
+<p>Bien qu’enveloppée dans un manteau de pluie,
+coiffée de crêpes et à peu près invisible, cette
+femme avait une tournure jeune et la mise avenante.</p>
+
+<p>La voyant ouvrir un parapluie, René, qui
+sentait l’ennui le gagner, eut alors une idée plaisante
+et l’abordant :</p>
+
+<p>— Mademoiselle, dit-il, il est d’usage que, par
+un temps de déluge, les hommes offrent aux
+femmes leur parapluie. Si vous rentrez dans
+Semur, serait-il indiscret de vous prier d’inverser
+les rôles en m’accordant une part d’abri sous le
+vôtre ?</p>
+
+<p>Reconnaissez que de tels propos sont de ceux
+dont on serait le moins tenté de se défier, et qui
+vraiment semblent, entre tous, sans conséquence :
+après eux, cependant, l’avenir de deux familles
+était joué. On croit ne pas avoir bougé, déjà on
+roule dans le gouffre. Ah ! les moyens du destin
+sont simples ! S’ils ne l’étaient pas d’ailleurs, on
+les reconnaîtrait tout de suite, et ce ne serait
+plus le destin.</p>
+
+<p>Étonnée qu’on lui parlât, la femme tourna la
+tête avec un air de crainte. La vue de René la
+rassura. Nul doute qu’il n’eût été aperçu maintes
+fois auparavant par celle dont il sollicitait les
+bons offices. Qui sait même si la requête ne fut
+pas accueillie avec empressement ? Quoi qu’il en
+soit, la réponse vint aussitôt :</p>
+
+<p>— Volontiers, monsieur, à condition que vous
+accepterez de porter vous-même cet objet encombrant
+que le vent, tout à l’heure, s’obstinait à
+vouloir retourner.</p>
+
+<p>— Cela va de soi, fit René. Bien qu’il n’y ait
+personne, sauf nous, à se hasarder dans pareille
+tempête, vous aurez ainsi l’air d’être mon obligée
+et les convenances seront sauvegardées.</p>
+
+<p>Elle eut un petit haussement d’épaules :</p>
+
+<p>— Simplement, ce sera commode. Les convenances
+me sont indifférentes.</p>
+
+<p>Il prit le parapluie, le tendit à bout de bras
+pour protéger sa compagne imprévue et, côte à
+côte, ils partirent…</p>
+
+<p>On n’avait pas avancé de vingt pas que, pour
+éviter de choir dans les flaques, l’un dut aller à
+droite, l’autre à gauche. Il en résultait que René
+était au sec et la femme à la pluie.</p>
+
+<p>— Je crois, dit-il, que la sagesse serait de
+rester à mon bras.</p>
+
+<p>La femme répondit encore avec la même décision :</p>
+
+<p>— En effet, je le crois plus pratique.</p>
+
+<p>Ayant fait comme il demandait, ils marchèrent
+désormais collés l’un à l’autre pour mieux tenir
+tête à l’ondée. Le bras de l’inconnue pesait sur
+celui de René juste assez pour laisser apercevoir
+son ferme contour, mais sans abandon qui eût
+donné du plaisir.</p>
+
+<p>Résolu à ne pas remercier sa compagne par un
+silence gênant, et égayé par l’aventure, René
+reprit :</p>
+
+<p>— Il est bien heureux que les convenances
+vous soient indifférentes.</p>
+
+<p>— Pourquoi ?</p>
+
+<p>— Ce que vous m’accordez est fort compromettant.</p>
+
+<p>— Vous avez peur pour vous ?</p>
+
+<p>— Pour tous les deux.</p>
+
+<p>— Hé bien ! monsieur, si, à la réflexion, vous
+pensez avoir commis une sottise en me demandant
+service, vous êtes libre de me quitter à l’entrée du
+faubourg. Je ne voudrais à aucun prix que votre
+réputation fût atteinte, parce qu’on vous aurait
+aperçu à mon bras.</p>
+
+<p>Raillerie ou aveu discret d’une profession douteuse ?
+René brusquement se demanda : « Qui
+est-ce ? » L’aisance avec laquelle on avait accueilli
+son escorte, la liberté qu’on offrait de lui rendre,
+indiquaient pour le moins des allures inaccoutumées
+en province, dans la bonne société.
+D’autre part, la distinction du ton, le tour aisé,
+marquaient l’usage du monde. Pour décider, il
+eût suffi sans doute d’apercevoir le visage : mais
+allez découvrir un visage sous des crêpes, et
+quand les becs de gaz, espacés de loin en loin,
+servent à jalonner la route plutôt qu’à l’éclairer !</p>
+
+<p>Il fallait cependant prendre parti : au risque
+de se tromper à fond, il prit l’aveu pour bon.</p>
+
+<p>— Me lâcher au Bourg-Voisin, s’écria-t-il allégrement ;
+voilà qui tomberait mal, quand je
+compte au contraire vous prier de faire peut-être
+un détour pour me ramener à ma porte !</p>
+
+<p>— Vraiment ! vous souhaitez à ce point de
+n’être pas mouillé ?</p>
+
+<p>— Je souhaite surtout profiter de votre compagnie.</p>
+
+<p>— Oh ! la compagnie d’une inconnue !…</p>
+
+<p>— Il ne tient qu’à vous de ne plus l’être. Qui
+dois-je remercier de m’abriter de la pluie en me
+procurant une heure charmante ?</p>
+
+<p>La femme eut un rire discret :</p>
+
+<p>— Mille regrets : je sauve les messieurs qui se
+noient, mais ne leur dis pas mon nom.</p>
+
+<p>— Même s’ils insistent pour le connaître ?</p>
+
+<p>— Dans ce cas, de préférence.</p>
+
+<p>— Voilà qui est absurde !</p>
+
+<p>— Très sage au contraire. Le bien qu’on fait
+au prochain ne se pardonne que s’il est anonyme.</p>
+
+<p>— Si je tenais pourtant à vous être reconnaissant ?</p>
+
+<p>— Je ne goûte pas ce genre de sentiment.</p>
+
+<p>— Alors, restent les autres.</p>
+
+<p>— Quels autres ?</p>
+
+<p>— Tous, y compris l’amour…</p>
+
+<p>— Voulez-vous avoir l’obligeance de me rendre
+mon parapluie ?</p>
+
+<p>— Prétendez-vous me renvoyer sous l’averse ?</p>
+
+<p>— Plutôt que d’aborder les sottises, je n’hésite
+pas.</p>
+
+<p>— Je me tairai donc.</p>
+
+<p>Imaginez ceci dans les bourrasques, les
+répliques ramassées au vol, pour être renvoyées
+de même, comme avec des raquettes, un libertinage
+discret se jouant sous les mots, la jeunesse
+irrésistible de deux voix qui ne cachent pas leur
+amusement, et comprenez que, trompé au jeu,
+René se soit laissé entraîner : quel autre à sa
+place n’aurait agi de même ?</p>
+
+<p>Il reprit donc après un temps de silence affecté :</p>
+
+<p>— Est-il défendu aussi de parler de la ville, en
+général ?</p>
+
+<p>— Autant vaudrait peut-être nous entretenir
+des giboulées de mars.</p>
+
+<p>— Puisque vous habitez ce lieu paisible, comment
+se fait-il que je ne vous aie jamais rencontrée ?</p>
+
+<p>— C’est probablement que vous regardez mal.</p>
+
+<p>— Je vous demande pardon : je ne manque
+jamais de regarder une femme.</p>
+
+<p>— Il paraît que non.</p>
+
+<p>— … A moins qu’elle ne soit tellement laide,
+évidemment !…</p>
+
+<p>— Ce doit être mon cas.</p>
+
+<p>— Vous vous calomniez.</p>
+
+<p>— Qu’en savez-vous ?</p>
+
+<p>— Votre démarche suffit : parions que vous
+êtes ravissante.</p>
+
+<p>— Vous perdriez.</p>
+
+<p>— Parions toujours… et levez votre voilette.</p>
+
+<p>— Le Ciel m’en préserve ! Pour une fois où je
+fais illusion, je tiens à ne pas dissiper le charme.</p>
+
+<p>Dans l’ardeur du dialogue, ils avaient ralenti le
+pas et même oublié que le ciel se répandait en
+cataractes. A ce moment, une rafale plus violente
+les enveloppa de son humidité glacée. D’instinct,
+la femme se serra contre René.</p>
+
+<p>— Vous ne prenez pas froid, j’espère, dit celui-ci
+anxieux.</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— Le parapluie à deux est une solution
+moyenne qui, selon la règle, ne garantit personne.</p>
+
+<p>— Voilà un remords tardif.</p>
+
+<p>— Il n’en est que plus cuisant. En vérité, je
+suis confus de vous protéger si mal et j’aimerais
+vous protéger tout à fait.</p>
+
+<p>— Comment l’entendez-vous ?</p>
+
+<p>— A votre gré.</p>
+
+<p>— Ah ! pour le coup, que deviendrait, dans la
+ville, votre réputation ?</p>
+
+<p>Une nouvelle rafale, pire que la première, les
+enveloppa. Avant de céder enfin, l’ondée prétendait
+balayer tout ce qui avait mine de la
+braver. Ils durent s’arrêter, attendre un instant
+sans parler. Abrités sous le parapluie, que
+secouaient de violents ressauts, ils mêlaient
+presque leurs souffles. Des amants n’eussent pas
+été plus étroitement blottis.</p>
+
+<p>Soudain le vent expira, tel une bête hors
+d’haleine. Un calme de mort s’abattit alentour.
+La tempête venait de s’enfuir, ne laissant après
+elle qu’un peu de pluie fine à travers la brume
+redevenue tiède.</p>
+
+<p>Surpris par un changement si rapide, ils s’attardèrent
+dans la même position, juste assez pour
+sentir leurs cœurs battre : puis la femme tenta
+de dégager son bras.</p>
+
+<p>— Je crois, murmura-t-elle, que c’est terminé.</p>
+
+<p>— Où demeurez-vous ? demanda brusquement
+René.</p>
+
+<p>— Que vous importe ?</p>
+
+<p>— Puisque le temps est remis, n’est-ce pas le
+moins que je vous escorte jusqu’à votre domicile ?</p>
+
+<p>— Je vous en dispense.</p>
+
+<p>— Et si je vous suivais ?…</p>
+
+<p>— Avisez-vous-en !</p>
+
+<p>— Alors, votre adresse ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— J’enrage de ne savoir qui je dois remercier !</p>
+
+<p>— Je vous ai déjà dit que mes charités sont
+anonymes : mais voici qu’il ne pleut plus, rendez-moi
+mon bien comme je vous rends la liberté.</p>
+
+<p>En même temps le bras de l’inconnue parvint à
+se détacher tout à fait, mais René n’était pas disposé
+à obéir. Ils continuèrent de marcher, cette
+fois séparés, cependant qu’on ne savait quoi de
+trouble semblait se glisser entre eux.</p>
+
+<p>— C’est bien rue Saint-Jean que vous allez ?
+reprit-elle quand elle comprit que René avait
+résolu de persister dans son escorte.</p>
+
+<p>Il ne put réprimer un mouvement de dépit :</p>
+
+<p>— Ainsi, vous connaissez qui je suis, et vous
+prétendez garder pour vous tout ce qui vous
+concerne, fût-ce votre prénom ? Lequel est-ce ?
+Marcelle ?… Yvonne ?…</p>
+
+<p>Un nouveau rire railleur interrompit l’énumération.</p>
+
+<p>— … ou Colette, ou Thérèse… Choisissez.</p>
+
+<p>— Thérèse, en effet…</p>
+
+<p>— Pourquoi pas Colette ?</p>
+
+<p>— Parce que, telle que vous êtes, vous ne pouvez
+que parler gaiement de choses graves.</p>
+
+<p>— Vaudrait-il mieux parler gravement de
+choses gaies ?</p>
+
+<p>— Soit : je me résigne. Je me contenterai
+d’une seule réponse à une question… générale.</p>
+
+<p>— Gardez-la pour vous : elle doit être indiscrète.</p>
+
+<p>— Aimez-vous ?</p>
+
+<p>— Ceci, en effet, passe la mesure !</p>
+
+<p>— Qui que vous soyez, pourtant, vous devez
+bien conjuguer le verbe, comme tout le monde.
+Le temps seul diffère : passé, présent ou futur.
+On aime, on a aimé, ou on aimera !</p>
+
+<p>La femme cette fois se tut. René s’enhardit :</p>
+
+<p>— Si vous avez besoin d’un professeur…</p>
+
+<p>Et se rapprochant d’elle :</p>
+
+<p>— Après tout, je ne suis pas très fort en grammaire,
+mais à deux, on tournerait les pages et
+la leçon irait d’elle-même…</p>
+
+<p>La femme persistait à se taire. Il était possible
+que cette audace lui plût. Sait-on jamais quelles
+émotions contradictoires traversent un cœur ? Les
+plus honnêtes, à une heure donnée, écoutent
+complaisamment la voix de la folie, quitte à s’enfuir
+ensuite, et même à regretter d’avoir fui.</p>
+
+<p>— Vous ne parlez pas ?… De grâce, ne vous
+hâtez pas ainsi. J’aperçois déjà Notre-Dame : que
+j’aie le temps de m’expliquer un peu… Vous imaginez
+peut-être que je suis heureux ? vous vous
+trompez. Si vous vous doutiez seulement comme
+il est triste, chaque soir, de rentrer dans une
+chambre déserte, et de contempler des chenêts,
+en tête-à-tête eux-mêmes avec des bûches ! Que
+de fois j’ai rêvé d’un hasard, tel que celui-ci, qui
+mettrait sur ma route une amie… oh ! pas n’importe
+laquelle !… pareille à vous, dont le rire
+serait gai et l’âme profonde, tour à tour jeune et
+réfléchie, ironique et pitoyable… Supposons
+qu’après l’avoir longtemps attendue, je la rencontre
+enfin, et qu’elle soit là… Ce n’est qu’une
+supposition… Avec quelle ardeur alors je la supplierais
+de s’arrêter un instant, de rester silencieuse
+si cela lui plaît, et de m’écouter ! Ensuite ?…
+ensuite, je reprendrais son bras, doucement je
+l’attirerais vers moi pour qu’elle sentît mon cœur
+battre, je pencherais sa tête et malgré le voile…</p>
+
+<p>Tout en parlant, il faisait comme il disait,
+ramenait à lui le visage de l’inconnue, et celle-ci,
+devenue tout à coup passive, comme soustraite à
+la réalité, ne résistait pas. Une seconde, elle
+ferma les yeux, eut l’air d’appeler le baiser qui
+s’approchait : mais brusquement, René la sentit
+se raidir.</p>
+
+<p>— De grâce, fit-elle d’une voix défaillante.</p>
+
+<p>— Il n’est plus temps ! Veux-tu ?…</p>
+
+<p>Victorieux, il venait d’atteindre la bouche convoitée,
+y appliquait la sienne et même crut sentir
+qu’un abandon consentant et apaisé répondait à
+sa prise imprévue… Soudain le réveil, un recul
+violent… D’un effort désespéré, l’inconnue s’est
+soustraite à l’étreinte, se rejette à l’arrière. A distance,
+ils se regardent, avec l’expression étrange
+qu’ont les gens, réveillés subitement par un coup
+brutal frappé au dehors, et René songe : « Me
+serais-je trompé ? Ne serait-elle pas ce que j’ai
+cru ? » Elle, de son côté, après avoir à demi
+relevé sa voilette, passe une main crispée sur sa
+bouche. Un intervalle suit, incertain… Enfin,
+d’une voix sourde, où l’on ne saurait ce qui l’emporte
+de la rancune, de la raillerie ou du mépris :</p>
+
+<p>— Compliments, cher monsieur ! vous avez
+une manière bien à vous de reconnaître les services
+qu’on vous rend ! Il est possible que j’aie
+profité d’une heure d’incognito pour laisser courir
+les mots sans me soucier de leur valeur. Il n’y
+a pas tant de distractions dans l’existence ! Malheureusement,
+j’avais oublié que, dès qu’une
+femme est près d’un homme, il se croit obligé
+d’offrir son amour, et lequel !… Ce qui vient de
+se passer en fixe la qualité. Merci bien.</p>
+
+<p>Il tenta de l’interrompre :</p>
+
+<p>— Je vous conjure de croire que les sentiments
+que j’exprime…</p>
+
+<p>Mais à son tour, elle coupa la phrase et de plus
+en plus ironique :</p>
+
+<p>— Mon parapluie, je vous prie… Il est curieux
+de voir comme certaines phrases paraissent tout
+à coup ridicules, quand on les accole à celles de
+la vie réelle… Là… nous voilà quittes, ou plutôt,
+nous ne pouvons plus l’être. La vie, décidément,
+est bien toujours pareille : quel que soit l’agrément
+de la promenade, les uns reviennent trempés
+et les autres au sec.</p>
+
+<p>— Quand vous reverrai-je ? interrompit de nouveau
+René que ce persiflage achevait d’exciter.</p>
+
+<p>Elle haussa les épaules et s’éloigna sans répondre.</p>
+
+<p>— Il ne sera pas dit… reprit René, se précipitant
+pour la rejoindre.</p>
+
+<p>— Un pas de plus et je sonne au hasard pour
+appeler du secours, fit-elle encore se retournant.</p>
+
+<p>Cette fois, il n’y avait qu’à obéir. Immobile,
+déconcerté, il la suivit des yeux, jusqu’à ce qu’il
+l’eût vue disparaître. Ensuite, il écouta le bruit
+des ruisseaux qui achevaient de se déverser dans
+l’égout, ne vit plus autour de lui que des pavés
+ruisselants, une solitude complice :</p>
+
+<p>— Singulière fille ! murmura-t-il. Dommage
+d’en rester là… Mais qui est-ce ? Bah ! je la
+retrouverai peut-être… et sinon, je lui devrai
+toujours un retour distrayant.</p>
+
+<p>A ce moment, l’horloge de Notre-Dame commençait
+de sonner.</p>
+
+<p>— Quoi ! Six heures et demie ? Quel retard
+pour se présenter chez les Traversot !</p>
+
+<p>Sa légèreté reprenant le dessus, il ne pensa
+plus qu’à regagner du temps. A grands pas, il
+atteignit son domicile…</p>
+
+<p>Depuis un quart d’heure déjà, roulé dans un
+grand manteau de pluie, pareil à un ballot d’étoffes
+que surmontait, en guise d’étiquette, une boule
+ronde et rose qui était sa tête, l’abbé Valfour
+faisait les cent pas devant la porte. A la vue de
+René, il eut un geste soulagé :</p>
+
+<p>— Je commençais à désespérer !…</p>
+
+<p>— Excusez-moi, dit celui-ci ; bloqué par l’averse,
+j’ai laissé passer la consigne : heureusement, je
+suis leste. Montons.</p>
+
+<p>Puis, parvenus au salon qui précédait la
+chambre :</p>
+
+<p>— Installez-vous là : le temps de changer de
+vêtements… dans dix minutes, je suis à vous.
+Par-dessus le marché, la porte reste entr’ouverte.
+Rien ne nous empêche de converser, tandis que
+je m’habille…</p>
+
+<p>L’âme rassérénée, l’abbé Valfour retira son
+manteau, tendit sur son abdomen sa belle ceinture
+de cérémonie que la marche sous la pluie
+avait un peu froissée, enfin, planté devant la
+glace, remit dans l’axe son rabat. Ceci fait, et
+parce qu’il était naturellement incapable de retenir
+ses pensées, il entama un soliloque qui s’adressait
+aussi bien aux murs d’alentour qu’à René, en train
+de procéder à sa toilette dans la pièce voisine.</p>
+
+<p>— Vous avez beau vous prétendre leste, hâtez-vous…
+Je crois les Traversot stricts sur l’heure :
+ne gâtez pas votre chance par une première
+inexactitude que le temps excuse, mais qui marquerait
+à tort des habitudes jugées fâcheuses… Ce
+que j’en dis est pour le père : Madame n’est que
+charité et indulgence… Il le faut bien, d’ailleurs,
+car entre nous, son mari ne lui a pas donné toujours,
+paraît-il, les satisfactions de l’époux modèle.
+Quant à la fille, mademoiselle Annette… une
+personne accomplie… toutes les grâces… toutes
+les vertus… Ah ! celui qui l’épousera pourra se
+vanter d’être béni par la Providence ! Si vous songiez
+à vous marier, je vous dirais… mais, hélas !
+vous n’y songez pas… Les jeunes gens, maintenant,
+attendent d’être mûrs avant de fonder une
+famille. Méthode déplorable, qui explique d’ailleurs
+nombre de ménages mal assortis et tournant
+de travers…</p>
+
+<p>Dans la chambre, la voix de René interrogea :</p>
+
+<p>— Mon cher abbé, m’expliquerez-vous aussi
+pourquoi les curés, qui ne se marient pas, songent
+toujours à marier les autres ?</p>
+
+<p>Le discours reprit :</p>
+
+<p>— C’est, mon enfant, que connaissant mieux
+que personne la qualité des âmes, nous nous rendons
+un compte exact de leurs besoins. En ce
+qui vous concerne, si je m’en rapporte par exemple
+à votre cher frère…</p>
+
+<p>— Allons donc ! ce serait bien la première fois
+que mon cher frère, comme vous le nommez,
+s’occuperait de moi !</p>
+
+<p>— Vous vous trompez, mais passons… Je
+racontais que mademoiselle Annette…</p>
+
+<p>— De grâce, un renseignement : dites-moi
+d’abord si ce n’est point une personne svelte, de
+taille moyenne, vêtue de noir, et circulant le soir
+sans autre chaperon que son parapluie ?</p>
+
+<p>— Vous raillez ! Une Traversot sortir seule
+dans la rue !… Mais pourquoi cette description ?</p>
+
+<p>— Pour rien : une image qui s’obstine à me
+poursuivre.</p>
+
+<p>— Ah ! mon enfant, je crains qu’il n’y ait
+encore là quelque imprudence sous roche ! Gardez-vous
+des imprudences ! Toujours dangereuses,
+elles peuvent le devenir ici plus qu’ailleurs.</p>
+
+<p>A ce point, il y eut un court silence. Brusquement,
+la voix de René reprit :</p>
+
+<p>— Mon cher abbé, j’ai envie de vous confier
+une chose invraisemblable et que vous ne comprendrez
+certainement pas.</p>
+
+<p>— Taisez-la donc, surtout si elle ne peut être
+utile ni à l’un, ni à l’autre.</p>
+
+<p>— Est-ce la perspective du dîner que nous
+allons faire, la détente de l’air après la giboulée,
+ou vos propos matrimoniaux, ce soir, j’ai envie
+d’aimer à tort et à travers.</p>
+
+<p>— Oh ! mon cher enfant, pourquoi pas tout
+droit ?</p>
+
+<p>— Tout droit, si cela se trouve, mais sait-on
+jamais ? L’amour est une façon d’aérolithe qui
+tombe sur la tête à l’heure où l’on y songe le
+moins : quelquefois dans la rue…</p>
+
+<p>— Pourquoi pas autour d’une table… tout à
+l’heure par exemple ?</p>
+
+<p>— Vous m’effrayez : auriez-vous comploté ?…</p>
+
+<p>— Rien du tout : je vous avertis seulement que
+ce serait sans inconvénient… bien au contraire…
+à votre point de vue, s’entend…</p>
+
+<p>— Vous semblez croire en revanche qu’au point
+de vue Traversot…</p>
+
+<p>— De grâce, le temps presse : ne me faites
+point dire ce que j’ignore.</p>
+
+<p>— Je suis prêt.</p>
+
+<p>— Alors en route !</p>
+
+<p>Ayant vivement ramené son manteau, M. l’abbé
+Valfour descendit le premier. René suivait, achevant
+de s’équiper. Ils s’engagèrent ensuite dans
+la nuit claire, sous un ciel lavé. Ils avançaient
+d’une allure allègre, comme si chacun d’eux eût
+nourri des pensées également claires.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>III</h3>
+
+
+<p>Avez-vous remarqué que plus les idées sont
+claires et moins elles ont chance d’être justes ? La
+vérité n’est jamais simple, ni conforme à la
+logique.</p>
+
+<p>En se rendant à l’hôtel de Thil, l’abbé Valfour
+songeait :</p>
+
+<p>« Puisque l’abbé Manchon souhaite que je marie
+son frère, puisque ce jeune homme semble fort
+disposé à trouver toutes les femmes à son gré,
+j’aurai, quoi qu’il arrive, l’approbation des Manchon.
+Si je parviens tout à l’heure à convaincre
+madame Traversot, la partie est gagnée ; mais,
+arriverai-je à la convaincre ? »</p>
+
+<p>Pareillement, René calculait :</p>
+
+<p>« J’aurais dû pressentir qu’un dîner à Semur
+cache toujours une intention : celles de l’abbé
+ont au moins le mérite de se montrer sans fard.
+Tout de même, si j’ai l’amour en tête ce soir,
+cela ne signifie pas que je rêve d’avoir la corde au
+cou. La petite Traversot en sera pour ses frais. »</p>
+
+<p>Tous deux se trompaient lourdement. Raison
+de plus pour se croire raisonnables, et c’est pourquoi
+on les vit arriver, d’un pas également preste,
+l’un et l’autre souriant à la soirée qui s’annonçait.</p>
+
+<p>Un extra, recruté pour la circonstance, aida
+« ces messieurs » à se dépouiller de leurs manteaux
+dans le vestibule grandiose qui donne accès
+à l’hôtel de Thil, puis ouvrit une porte à deux
+battants et jeta leurs noms avec solennité. Ce fut
+ensuite comme une entrée dans un nouveau
+monde, le grand monde de province, pompeux,
+suranné, mais qui garde jusque sous la troisième
+République un reflet de l’honnêteté du grand
+siècle.</p>
+
+<p>A l’apparition de l’abbé qui, naturellement,
+passa le premier, tous les Traversot se levèrent.
+Vous vous rappelez qu’ils étaient trois. Depuis un
+certain temps déjà, ils attendaient leurs invités,
+l’œil à la pendule, assis sur des fauteuils de Beauvais
+qu’on avait dépouillés de housses pour la
+circonstance, et incapables d’y trouver leurs aises,
+car il faut pour cela avoir l’habitude d’un siège, et
+ceux-ci ne servaient qu’aux jours de réception.</p>
+
+<p>Madame Traversot avança, les mains tendues.
+Petite, fort grasse, elle mettait le principal de ses
+élégances dans l’ondulation de ses cheveux blancs.
+M. Traversot saluait à l’arrière. Il était, à l’inverse
+de sa femme, grand, maigre et chauve.</p>
+
+<p>Enfin se présenta Mademoiselle.</p>
+
+<p>— Ma fille, dit simplement madame Traversot,
+la désignant à René.</p>
+
+<p>Et l’on resta debout, dans le salon à demi
+éclairé : l’éclairage entier était réservé pour le
+retour.</p>
+
+<p>Gravement s’échangèrent des propos inutiles
+sur le temps affreux. On s’enquérait des santés.</p>
+
+<p>— Vous allez bien ?</p>
+
+<p>— A merveille.</p>
+
+<p>On ne va jamais mieux que dans les circonstances
+solennelles, même si l’on va mal.</p>
+
+<p>L’extra reparut presque aussitôt.</p>
+
+<p>— Madame la baronne est servie !</p>
+
+<p>Les Traversot, chez eux, portaient couronne :
+le contraire eût gêné dans ce cadre. On se rendit
+à la salle à manger sans offrir le bras, madame
+Traversot ne trouvant pas convenable d’imposer
+le sien à un ecclésiastique. Elle distribua ensuite
+les places : l’abbé à sa droite, René à sa gauche,
+en face d’elle M. Traversot, Annette entre son père
+et M. Valfour. Ainsi René aurait toutes facilités
+pour regarder, mais sans risque de conversations
+compromettantes.</p>
+
+<p>J’ai eu entre les mains une photographie d’Annette
+Traversot. Elle aidait à comprendre les premières
+impressions de René…</p>
+
+<p>Jolie, évidemment : ou plutôt gracieuse, avec
+de la réserve, je ne sais quoi de guindé qui
+marque l’excès des bonnes manières et, grâce au
+dessin du front, une expression particulière de
+ténacité. On rencontre fréquemment ce type à
+Saint-Thomas d’Aquin. Il est caractéristique d’une
+éducation et d’un milieu.</p>
+
+<p>Ce soir-là, absorbée par le souci de surveiller
+directement le service, ne répondant que si on
+l’interrogeait, elle semblait trouver normal d’occuper
+le bout de table et de ne compter pour rien.
+Je ne sais pourquoi René jugea aussitôt qu’elle
+n’aurait pu se nommer autrement qu’Annette.
+Les noms de baptême ne sont pas indifférents
+autant qu’on le suppose : j’imaginerais plutôt
+qu’ils attachent à qui les porte une part de destinée.
+On ne concevait pas Annette Traversot en
+Célimène : on la voyait d’instinct pénitente de
+M. Valfour et soumise avec résignation aux règles
+d’une politesse inexorable.</p>
+
+<p>Quel contraste d’ailleurs avec les parents :
+M. Traversot distrait, principalement occupé de
+faire valoir l’argenterie, la vaisselle, toutes choses
+qui dévoraient sa vie ; madame courant les lieux
+communs, ayant opinion sur n’importe quel sujet
+comme d’autres ont pignon sur rue, et si convaincue
+de penser juste qu’elle ne prenait cure
+des réponses…</p>
+
+<p>René conclut :</p>
+
+<p>— Pauvre fille… Ce doit être Cendrillon, sans
+pantoufles.</p>
+
+<p>Il ne se rendait pas compte que cette appréciation
+était déjà une nouveauté. Jusqu’alors, il
+n’avait jugé les femmes qu’au seul point de vue
+des sens. Annette, pour la première fois, lui suggérait
+la pensée d’une âme. Il y avait loin encore
+de l’évocation de Cendrillon au désir de jouer le
+rôle de Prince Charmant, — fût-ce pour un soir, — mais
+beaucoup moins qu’on ne le suppose…</p>
+
+<p>Le repas achevé, on revint au salon. Une détente
+transformait les visages. L’abbé Valfour, les mains
+glissées dans sa ceinture de soie, semblait tout à
+la satisfaction d’une digestion aisée, qu’accompagnait
+le souvenir de mets excellents. Madame Traversot,
+près de lui, savourait de même le plaisir
+d’un dîner sans accroc et, le plus difficile accompli,
+paraissait disposée à laisser filer une fin de soirée
+dépouillée de soucis. M. Traversot, enfin, ayant
+pris le bras de René, disait :</p>
+
+<p>— Puisque vous vous intéressez à l’art, je vais
+vous montrer des bibelots de famille qui, je le
+crois, méritent d’être vus.</p>
+
+<p>Annette, elle, avait disparu, sans doute pour
+donner un ordre.</p>
+
+<p>Tandis que les deux hommes s’apprêtaient à
+rechercher les bibelots annoncés, M. Valfour
+s’assit au coin de la cheminée où flambait un feu
+réconfortant.</p>
+
+<p>— Quand croyez-vous utile de réunir les mères
+chrétiennes ? demanda-t-il à madame Traversot.</p>
+
+<p>Et bien que son sourire restât pareil, on l’aurait
+cru vraiment suspendu à la réponse qui allait
+venir.</p>
+
+<p>— Si vous voulez bien me suivre, dit M. Traversot,
+les miniatures sont dans le petit salon.</p>
+
+<p>Il entraîna René, laissant l’abbé et madame
+Traversot devenir soudain deux points perdus
+dans l’immense pièce solennelle. Pour s’entretenir
+des mères chrétiennes, même Notre-Dame
+eût offert un asile moins propice. La cheminée,
+torchères allumées, flambait comme un autel.
+Aucun gêneur ne risquait de troubler le recueillement.
+Madame Traversot prit un air réfléchi ;
+sans doute cherchait-elle la date souhaitée, choix
+délicat, « car tant de personnes s’absentent en ce
+moment », quand, penché vivement, l’abbé reprit :</p>
+
+<p>— Puisque nous sommes seuls, vite ! votre
+opinion ?…</p>
+
+<p>Madame Traversot, qui était debout, lança un
+coup d’œil rapide vers le petit salon où les deux
+hommes stationnaient devant une vitrine, puis
+revenue à son attitude primitive :</p>
+
+<p>— Je crois que le troisième dimanche de carême
+serait le meilleur, répondit-elle d’un ton convaincu.</p>
+
+<p>Le front lisse de l’abbé perdit son poli marmoréen.
+Il ne s’était donc pas trompé ! Les difficultés
+viendraient de ce côté : elles commençaient…</p>
+
+<p>Au même instant, une voix jeune dit près de lui :</p>
+
+<p>— Un peu de café, monsieur l’abbé ?</p>
+
+<p>Annette venait d’approcher. Madame Traversot
+l’avait aperçue dans la glace. Ainsi s’expliquait
+qu’elle s’en tînt aux mères chrétiennes.</p>
+
+<p>L’abbé prit la tasse qu’Annette tendait :</p>
+
+<p>— Volontiers, mon enfant ; vous êtes charmante,
+ce soir.</p>
+
+<p>— Oh ! des compliments !…</p>
+
+<p>— Je vous regardais à table… Un peu trop
+sérieuse toujours, mais intéressée, n’est-il pas
+vrai ?… La jeunesse a besoin de jeunesse. Allez,
+mon enfant… Le café est brûlant… tout à fait à
+point…</p>
+
+<p>Déjà la jeune fille repartait, se dirigeant avec
+une autre tasse vers son père et René.</p>
+
+<p>— … Tout à fait à point…, murmura de nouveau
+l’abbé, sans toutefois se risquer à rencontrer
+les yeux de madame Traversot.</p>
+
+<p>Ce fut alors elle qui revint au sujet véritable.</p>
+
+<p>— Pourquoi, s’il est riche autant que vous
+l’affirmez, s’occupe-t-on de le marier à tout prix ?</p>
+
+<p>— Pas à tout prix, protesta M. Valfour entre
+deux gorgées.</p>
+
+<p>Du moment que madame Traversot avait spontanément
+recommencé, il reprenait courage.</p>
+
+<p>— Annette aura peu de chose.</p>
+
+<p>— Elle a son nom, la famille, la situation…</p>
+
+<p>— Seraient-ce des choses qui manquent à ce
+jeune homme ?</p>
+
+<p>— Non, certes !</p>
+
+<p>— Alors, je ne m’explique pas.</p>
+
+<p>— Je vais vous expliquer, au contraire…</p>
+
+<p>Inconsciemment, ils s’étaient mis à parler bas.
+De plus en plus, ils pouvaient se croire à Notre-Dame.</p>
+
+<p>— Et d’abord, si l’abbé tient à marier son frère,
+c’est par une délicatesse bien rare de notre temps
+et qui n’en est que plus touchante. Pour mon
+compte, je l’admire… Imaginez un apôtre… un
+apôtre s’efforçant que toutes les âmes, comme la
+sienne, conservent leur pureté virginale. Celle de
+son frère l’inquiète. Il pare d’avance à des dangers
+que, pour ma part, je trouve exagérés.</p>
+
+<p>— Voulez-vous dire que ce jeune homme…,
+interrompit madame Traversot.</p>
+
+<p>— Non, coupa l’abbé. Ce que j’en connais est
+parfait…, absolument. Quant à la famille, parfaite
+aussi… Industrielle, évidemment…, mais de
+souche honorable. Les papetiers, comme les verriers,
+passaient jadis pour gentilshommes.</p>
+
+<p>— Ils l’affirment, soupira madame Traversot
+indécise. Savez-vous seulement quel titre est
+attaché aux La Gilardière ?</p>
+
+<p>M. Valfour ne répondit pas.</p>
+
+<p>— J’aimerais avoir des précisions, reprit madame
+Traversot après un silence.</p>
+
+<p>— Oh ! soupira M. Valfour, laissons d’abord
+agir la Providence.</p>
+
+<p>Il éprouvait un plaisir soudain à s’en remettre
+à Dieu, dès lors que, malgré ses craintes, madame
+Traversot en était à demander des précisions.</p>
+
+<p>— Voyez plutôt, reprit-il, n’est-ce pas elle déjà
+qui opère ?</p>
+
+<p>Sans bouger, il désignait du regard sur la glace
+une double image qui s’y reflétait : Annette et
+René.</p>
+
+<p>Tandis qu’au coin de la cheminée du grand
+salon s’échangeaient ces propos solides, d’autres,
+en effet, commençaient là-bas, combien moins
+raisonnables, combien plus décisifs !</p>
+
+<p>Tête-à-tête inattendu. Tout à l’heure, M. Traversot,
+à propos d’une miniature, avait entamé
+un long récit des recherches faites pour identifier
+le personnage. Sans la découverte d’un document
+extraordinaire, probablement n’y serait-il jamais
+parvenu. Quant au document…</p>
+
+<p>Il s’était interrompu :</p>
+
+<p>— Mais rien ne vaut de le voir, et si j’osais…</p>
+
+<p>— Osez, monsieur, avait répondu René.</p>
+
+<p>Annette, qui offrait à ce moment des liqueurs,
+avait protesté ; mais, tout à sa marotte, M. Traversot
+s’était empressé de courir à la recherche
+du précieux papier.</p>
+
+<p>— Trois minutes… Je reviens…</p>
+
+<p>Si bien que, face à face, Annette et René
+demeuraient là maintenant, embarrassés d’une
+chance qu’ils n’avaient point cherchée, ne trouvant
+pour l’accueillir qu’un même sourire niais,
+qui immobilisait leurs lèvres à l’image de leurs
+pensées.</p>
+
+<p>Ils se regardaient aussi. Pour s’apercevoir, on
+doit n’être séparés ni par une table, ni par des
+témoins.</p>
+
+<p>— Votre père semble très attaché à ses souvenirs
+de famille, prononça enfin René après avoir
+cherché avec angoisse la banalité qui couvrirait,
+ne fût-ce qu’un instant, la timidité soudaine qu’il
+ressentait.</p>
+
+<p>— Mon père vit beaucoup avec le passé, dit-elle
+de même avec une légère hésitation : par
+bonheur, ma mère est là pour s’occuper du
+présent.</p>
+
+<p>— Avec votre aide, cela va de soi.</p>
+
+<p>— Oh ! je ne suis qu’une jeune fille, et les
+jeunes filles ne font jamais grand’chose.</p>
+
+<p>Les yeux levés, elle continuait d’examiner
+René. Cendrillon découvrant le Prince Charmant
+a-t-elle compris tout de suite qu’elle deviendrait
+son esclave, ou seulement ressenti une grande
+inquiétude ?</p>
+
+<p>Lui, de son côté, s’étonnait de n’oser rien lui
+dire ; tout à l’heure, quand il l’apercevait de loin,
+elle lui paraissait comme tout le monde. De près,
+il découvrait à son visage des lignes ignorées, et
+une gravité qui l’obligeait, lui d’habitude si entreprenant,
+à se réfugier derrière des politesses
+vagues.</p>
+
+<p>Il y eut un petit silence gêné, à travers lequel
+toutefois s’insinuait on ne sait quel plaisir inexprimé.
+On goûte le bien-être d’une présence avant
+de soupçonner qu’elle deviendra chère.</p>
+
+<p>Et René reprit :</p>
+
+<p>— Vous devez beaucoup aimer cette maison ?</p>
+
+<p>— J’y ai toujours vécu.</p>
+
+<p>— Pourtant, il faudra bien la quitter un jour…</p>
+
+<p>— Voilà une chose à laquelle j’avoue n’avoir
+jamais pensé. Je me sens d’ailleurs capable d’être
+heureuse, où que je sois, pourvu que mon bonheur
+existe.</p>
+
+<p>Puis, haussent les épaules après une courte
+réflexion :</p>
+
+<p>— Ce que je dis semble une sottise, bien que
+cela corresponde à quelque chose…</p>
+
+<p>— Non, dit René, je le comprends, et ne saurais
+non plus le rendre mieux.</p>
+
+<p>Comme leurs âmes, les mots qu’ils prononçaient
+avaient l’air enveloppés de brume. Déjà,
+ils ne souhaitaient plus le retour de M. Traversot.</p>
+
+<p>— Votre père ne revient pas, reprit hypocritement
+René.</p>
+
+<p>— Il a souvent peine à se retrouver dans ses
+papiers.</p>
+
+<p>— Il paraît avoir pour vous une grande affection.
+Comme vous lui manquerez, quand vous
+vous marierez !</p>
+
+<p>— … Si je me marie…</p>
+
+<p>— Pourquoi non ?</p>
+
+<p>— Le mariage est chose effrayante. Je me
+demande comment on peut s’y décider.</p>
+
+<p>— Beaucoup assurent que c’est facile.</p>
+
+<p>Annette sourit de nouveau :</p>
+
+<p>— Ils se vantent ; je ne les crois pas.</p>
+
+<p>— Il suffit de s’aimer.</p>
+
+<p>— On le dit, mais à quoi reconnaître qu’on
+s’aime ?</p>
+
+<p>— Oh ! cela, c’est encore plus aisé…</p>
+
+<p>Cependant, au lieu de poursuivre, René baissa
+les yeux. Une pudeur, qu’il ignorait en lui, venait
+de retenir la suite. On hésite parfois à parler
+devant un miroir, crainte de le ternir de son
+haleine.</p>
+
+<p>— Oui, à quoi le reconnaître ? redit Annette
+pensive.</p>
+
+<p>En même temps, ses yeux interrogeaient René.
+Il n’y passait aucune coquetterie, mais une extraordinaire
+expression de confiance.</p>
+
+<p>— Le jour où cela sera, vous ne poserez sans
+doute plus la question, répondit enfin René.</p>
+
+<p>— Cela vous est-il arrivé ?</p>
+
+<p>— Non, certes !</p>
+
+<p>Et subitement, René comprit qu’en effet cela ne
+lui était jamais arrivé. Il l’avait cru : il s’était
+trompé. Jusqu’à ce moment, où aurait-il appris
+que l’amour, — le seul dont pût parler Annette, — est
+un sentiment très pur, doux comme le miel,
+profond comme la mer, ivresse de l’âme devant
+laquelle s’efface l’autre, fusion que le temps
+n’atteint pas, car, dès le premier instant, elle
+s’est promis l’éternité ?</p>
+
+<p>— Alors, reprit Annette, qu’en savez-vous ?</p>
+
+<p>— On imagine…</p>
+
+<p>— On peut se tromper.</p>
+
+<p>— Pas dans ce cas-là… Seulement j’aurais
+peine à l’expliquer. Moi, par exemple…</p>
+
+<p>Il n’acheva pas. Une chose nouvelle lui apparaissait
+encore. Autant ce « Moi, par exemple… »
+était acceptable et même naturel dans certains
+cas, en particulier quand on revient d’une gare
+sous le parapluie d’une inconnue, autant il sonnait
+mal ici. Mais pourquoi le besoin d’écarter d’ici
+pareils souvenirs, pourquoi surtout ce désir
+brusque d’un vent salubre qui rafraîchirait ses
+phrases et rendrait à toutes ses pensées une innocence
+enfantine ?</p>
+
+<p>— Hé bien ? fit Annette, désireuse qu’il poursuivît
+jusqu’au bout.</p>
+
+<p>— Hé bien ! reprit-il, un peu hésitant, supposez
+que je vous aime…</p>
+
+<p>— Ne raillez pas.</p>
+
+<p>— Croyez-vous que je ne m’en apercevrais pas
+aussitôt ? Ce serait en moi le désir constant de ne
+plus vous quitter, de devenir la petite ombre qui
+escorte sans bruit celle que le soleil vous fait…
+Et je serais triste quand vous seriez loin, joyeux
+dès que vous paraîtriez, toujours jaloux du temps
+qui vous prendrait à moi… Quelle attente passionnée,
+avant de vous rejoindre ! Quel élan dès
+que vous approcheriez ! Surtout, comment savoir
+si l’univers est beau ou laid, puisque, suivant que
+vous seriez ou non présente, il s’illuminerait ou
+plongerait dans la nuit ?</p>
+
+<p>— Allons, fit Annette pensive, je crains, si vous
+avez dit vrai, qu’il ne faille beaucoup de temps
+pour découvrir en soi tant de belles choses.</p>
+
+<p>— N’en croyez rien, s’écria vivement René :
+une seconde parfois suffit. Pendant des années on
+se posait des questions… tout à coup, on n’a plus
+besoin d’interroger.</p>
+
+<p>A son tour il la regardait. En vérité, il ne
+savait plus très bien s’il disait cela d’une manière
+générale ou si la tempête ne soufflait pas déjà au
+fond de son cœur. On ignore aussi toujours pourquoi
+les choses viennent. En commençant, il
+n’avait voulu qu’entretenir poliment une petite
+fille de province qui ne l’intéressait guère : dix
+minutes à peine de causerie, et déjà, par la puissance
+d’une grâce ingénue, Annette se trouvait
+installée dans sa vie, comme après une longue
+amitié…</p>
+
+<p>Près de la cheminée du grand salon, les voix
+de l’abbé et de madame Traversot gonflèrent soudain :</p>
+
+<p>— Le troisième dimanche de carême me paraît
+en effet le plus convenable…</p>
+
+<p>— Mais, grand Dieu ! monsieur l’abbé, on ne
+vous a pas offert de liqueur ! Annette est la coupable :
+où a-t-elle passé ?… Annette !…</p>
+
+<p>— Je crois qu’on vous appelle, dit René.</p>
+
+<p>Elle ne répondit pas : peut-être se demandait-elle
+à son tour : « Quand il sera parti tout à
+l’heure, aurai-je envie de penser à lui plutôt qu’à
+d’autres ? »</p>
+
+<p>René reprit vivement :</p>
+
+<p>— Toute leçon mérite salaire : le jour où l’élu
+aura paru, ne pourrai-je apprendre si mes… suppositions
+étaient justes ?</p>
+
+<p>— Annette ! appela de nouveau madame Traversot,
+M. l’abbé Valfour qui est sans liqueur !</p>
+
+<p>— Oh ! dit la jeune fille à mi-voix, je pense que
+tout ce que vous avez dit doit être exact…</p>
+
+<p>Quittant René, elle s’empressa auprès du prêtre.</p>
+
+<p>Demeuré seul dans le petit salon, sous prétexte
+d’attendre M. Traversot qui ne revenait toujours
+pas, René ne quitta pas des yeux la jeune
+fille.</p>
+
+<p>— Ce n’est rien, mademoiselle, disait M. Valfour,
+tandis qu’Annette lui versait la chartreuse
+en balbutiant des excuses, je vous attendais sans
+impatience en la compagnie de votre excellente
+mère… Ah ! voilà qui est un excès ! presque un
+verre plein… Pour boire à la santé de madame
+Traversot et à votre bonheur, ce ne sera jamais
+trop… Mais oui… à votre bonheur, pourquoi pas ?
+Le bon Dieu, qui n’est pas un méchant homme, le
+mettra bien un jour ou l’autre sur votre route,
+n’en doutez pas !</p>
+
+<p>— Je vous assure, monsieur l’abbé, répliquait
+Annette, que je ne doute pas : le tout est de savoir
+quand il se présentera.</p>
+
+<p>— Enfin ! je l’ai trouvé !</p>
+
+<p>Triomphant, M. Traversot reprit le bras de
+René qui tressaillit comme au sortir d’un rêve.</p>
+
+<p>Puis ce fut une sorte de reprise automatique
+de la soirée. Les propos, les attitudes, le genre
+même de plaisir ne différaient plus de ceux du
+repas. Il en était des deux entretiens que je viens
+de raconter comme des paysages fantastiques qui
+surgissent parfois en montagne dans une déchirure
+de brouillard. Ils apparaissent, ils s’effacent,
+on se demande s’ils sont vrais ou si c’est à l’éternelle
+brume qu’il faut croire : et la brume n’est
+que fumée, eux seuls comptent…</p>
+
+<p>A dix heures, M. Valfour prit congé. Le cérémonial
+de sortie fut un peu différent de celui
+d’arrivée, car à défaut de l’extra, déjà reparti, les
+Traversot accompagnèrent leurs hôtes jusqu’à la
+cour d’honneur.</p>
+
+<p>La bourrasque passée, le ciel redevenu limpide,
+on avait envie de s’attarder sur le perron, mais
+par convenance on s’en abstint. Annette tendit à
+René la main :</p>
+
+<p>— Au revoir, monsieur.</p>
+
+<p>Il répliqua :</p>
+
+<p>— Savez-vous qu’« au revoir » signifie qu’on
+revient, et même bientôt ?</p>
+
+<p>Elle répondit sans embarras :</p>
+
+<p>— Évidemment, je ne voulais pas dire autre
+chose.</p>
+
+<p>Ceci se perdit d’ailleurs dans le brouhaha des
+autres adieux. Ensuite l’abbé Valfour prit le bras
+de René :</p>
+
+<p>— Allons, déclara-t-il, j’emmène coucher les
+enfants sages.</p>
+
+<p>Il paraissait enchanté. Sûr d’avoir pour lui les
+Manchon, il ne doutait plus des Traversot. Quand
+on a mis les parents d’accord et vu le reste dans
+une glace, il ne reste qu’à bénir les voies de la
+Providence.</p>
+
+<p>Trop préoccupé de ses propres impressions
+pour observer son compagnon, René de son côté
+songeait. Il semblait qu’une brise du large eût
+passé sur son âme, et balayé comme des feuilles
+mortes ses aventures de jeune homme, les plaisirs
+qu’il avait pris pour de la passion, jusqu’au nom
+des femmes qu’il avait cru aimer. Quelles raisons
+inconnues rendaient donc Annette Traversot si
+différente des autres ? Non seulement elle s’éloignait
+de tous, mais elle entraînait à sa suite ceux
+qui l’approchaient, puisqu’auprès d’elle il s’était
+découvert une âme et des pensée insoupçonnées…</p>
+
+<p>Soudain l’abbé dit dans la nuit :</p>
+
+<p>— Hé bien ?… à propos… que pensez-vous
+d’Annette ?</p>
+
+<p>René tressaillit : puis jaloux de ne rien livrer de
+lui-même :</p>
+
+<p>— Mon Dieu ! murmura-t-il, que pourrais-je en
+dire ? C’est une jeune fille…</p>
+
+<p>Il arrive ainsi qu’on trouve par hasard et sans
+la chercher, la réponse à une question insoluble :
+René qui, de sa vie, n’avait approché une jeune
+fille, venait d’en rencontrer une. Il ignorait
+encore s’il l’aimerait ; mais aurait-il été plus heureux,
+le sachant, et n’est-ce pas à l’heure où naît
+la fleur bleue que l’on se sent le mieux monter
+vers les étoiles ?</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>IV</h3>
+
+
+<p>Il faut maintenant quitter l’oasis et revenir à
+Paris où le drame commençait. Au cours de mon
+récit, d’ailleurs, je ne cesserai d’osciller entre
+Paris et Semur, les événements, ici et là, tendant
+à se joindre et n’y parvenant que lorsqu’il sera
+trop tard.</p>
+
+<p>Quand je dis que le drame commençait alors
+à Paris, j’exprime mal ma pensée. Le début en
+remontait au départ de René pour Semur, mais
+ce début avait été soigneusement masqué par les
+intéressés.</p>
+
+<p>Extérieurement, en effet, René parti, la vie
+avait repris rue Monsieur un cours normal. Aucun
+changement, soit dans les habitudes, soit dans
+les propos. Comme avant, l’abbé venait dîner
+chaque soir, Lapirotte obéissait aux ordres du
+tyran, madame Manchon décidait et grondait…
+Presque aussitôt, cependant, un œil averti eût
+déjà découvert certains gestes mal surveillés, telle
+attitude momentanée et qu’on ne reverra plus,
+toutes choses qui sont les craquements sourds
+par lesquels s’annonce le bouleversement proche.</p>
+
+<p>En fait, madame Manchon était sans cesse à la
+limite d’impatiences sans cause visible. On constatait
+qu’elle faisait tout avec la même attention :
+elle ne se plaignait de personne, et l’on humait
+autour d’elle une mauvaise humeur continue, une
+perpétuelle irritation contre la vie et les gens qui
+l’approchaient.</p>
+
+<p>Pareillement, l’abbé ne paraissait pas moins
+taciturne que de coutume. Sa parole demeurait
+rare, toujours marquée au coin d’une hostilité
+latente. Toutefois, on lui voyait parfois un air
+interrogateur, comme s’il avait espéré des nouvelles
+importantes qui ne venaient pas.</p>
+
+<p>En revanche, jamais Lapirotte n’avait montré
+résignation plus enjouée.</p>
+
+<p>Arrêtons-nous un instant sur cette fille. J’ai
+esquissé tout à l’heure sa silhouette, telle qu’elle
+m’apparut d’abord. Plus tard, je l’ai revue assez
+souvent, car, soit effet du hasard, soit calcul, on
+ne parvenait guère auprès de madame Manchon
+qu’à travers elle et par son entremise. Or, à
+chaque occasion, mes impressions premières se
+sont modifiées. Après l’avoir supposée sotte, j’ai
+dû reconnaître qu’elle avait des parties d’intelligence
+supérieure ; après l’avoir crue neutre, j’ai
+pressenti en elle des abîmes à faire trembler.
+D’une curiosité qui, depuis son entrée dans la
+famille, n’avait jamais désarmé, elle avait enfin
+tout vu et tout retenu ou tout compris. Ne doutez
+donc pas qu’elle, au moins, dès l’origine, ait
+perçu la raison profonde de ce qui commençait.</p>
+
+<p>Elle disait, par exemple :</p>
+
+<p>— Je me demande si M. René nous confie vraiment
+les aventures qui ne manquent pas de lui
+arriver là-bas.</p>
+
+<p>Madame Manchon répliquait sèchement :</p>
+
+<p>— Mon fils m’a toujours fait part de tout,
+même de ses sottises.</p>
+
+<p>Ou bien, c’était un soliloque à mi-voix :</p>
+
+<p>— Ah ! à votre place, il me semble que je n’aurais
+jamais eu le courage de jeter un si beau
+garçon dans le tourbillon de l’existence, car il est
+beau, madame !</p>
+
+<p>— Un tourbillon ! s’exclamait madame Manchon :
+Semur est une mare.</p>
+
+<p>N’importe, chaque fois le trait portait : et satisfaite
+de ce que l’accent lui avait révélé, Lapirotte
+se sentait assurée de rester un témoin qui voit
+juste.</p>
+
+<p>Je viens de trouver le terme exact… Elle et
+l’abbé étaient devenus des témoins, — les témoins
+de madame Manchon qui, sans en rien dire, ne
+songeait, elle, qu’à une chose, ne souffrait que
+d’une chose : l’absence…</p>
+
+<p>L’absence de René, telle est la cellule initiale,
+la nébuleuse au noyau de laquelle vont peu à peu
+s’agglomérer les éléments du drame.</p>
+
+<p>Auparavant, René avait souvent quitté la maison,
+fait des voyages : ce n’étaient pas des
+absences. Pour qu’il y ait absence réelle, il faut que
+la vie s’établisse ailleurs, c’est-à-dire se détache
+de celle qui précédait. Pour la première fois,
+René avait ainsi une maison à lui, des occupations
+à lui, et la possibilité d’engager son existence
+sans avertir : tout cela, madame Manchon l’avait
+voulu, désiré, préparé, mais en aveugle et sans
+comprendre qu’elle préparait aussi son désastre.
+A peine la maison vidée, ses yeux s’étaient
+ouverts ; maintenant elle en mourait d’angoisse.</p>
+
+<p>Avant l’absence, madame Manchon avait pu
+aussi se croire une mère comme la plupart. Elle
+trouvait alors normal que René habitât près d’elle,
+lui obéît, et, inconsciente de la tutelle qu’elle
+exerçait, ne l’était pas moins de la passion maternelle
+qui la dévorait. René ne s’était pas éloigné
+depuis une semaine qu’une lumière l’éblouissait :
+comprenant l’impossibilité totale de vivre sans
+lui, elle n’apercevait plus à travers le monde que
+des ennemis décidés à le lui voler.</p>
+
+<p>Tout à l’heure Duclos nous a montré la jalousie
+paternelle d’un Lormier : celle de madame Manchon,
+aussi exclusive, aussi violente, était pire.
+Non seulement, elle se refusait à un partage quel
+qu’il fût, mais elle prétendait commander. Toutefois,
+jusqu’au départ de René, ces sentiments
+avaient conduit madame Manchon sans qu’elle le
+sût : désormais, elle ne les ignorait plus.
+L’absence, encore, en lui montrant ce qu’elle
+pouvait perdre, du même coup, lui en avait
+révélé la valeur.</p>
+
+<p>Vous me direz : « Si madame Manchon en était
+là, quoi de plus simple que de rappeler son fils ?
+De même qu’elle avait décrété l’apprentissage à
+Semur, ne pouvait-elle y renoncer ? »</p>
+
+<p>D’accord : comptez cependant qu’avouer son
+erreur en une matière si grave, la seule à vrai
+dire où la soumission de René eût manifesté des
+résistances, était un risque redoutable. Quand on
+a pris le parti d’être infaillible, on n’a plus le pouvoir
+de revenir sur ses arrêts, c’est-à-dire de
+reconnaître qu’on se trompe autant qu’un autre.
+Cela, madame Manchon le sentait à l’évidence :
+de là, son malaise et l’irritation latente qui ne
+cessait de la dresser contre le présent. La ponctualité
+même de René à revenir, chaque dimanche,
+ne parvenait pas à les calmer. Parce qu’il était las
+de sa vie à Semur, il la racontait le moins possible :
+on en pouvait conclure aussi qu’il en tenait
+à dessein des parties cachées. D’une semaine à
+l’autre, madame Manchon en doutait moins. Et,
+convaincue d’avoir de ses propres mains creusé
+l’abîme, elle se sentait y courir, sans soupçonner
+par quels chemins, sans oser non plus revenir en
+arrière.</p>
+
+<p>Trois jours après la réception Traversot, René,
+désireux de présenter son remerciement à l’hôtel
+de Thil, apprit que le jour de madame Traversot
+était précisément le dimanche et jugea nécessaire
+de renoncer pour une fois au voyage coutumier.
+Déjà, et sans qu’il le soupçonnât, Annette dominait
+sa vie. De plus, et par un scrupule explicable
+en somme, avisant sa mère de ce grave changement
+dans une habitude prise, il s’abstint d’en
+donner la raison véritable, car lui-même la trouvait
+futile autant qu’impérieuse.</p>
+
+<p>Ceci suffit : le drame qui, jusqu’alors et comme
+une eau souterraine, avait miné les âmes, rue Monsieur,
+était libre d’affleurer à la lumière : désormais,
+rien n’allait plus en endiguer la marche.</p>
+
+<p>Au reçu de la nouvelle, madame Manchon
+blêmit, avertit la femme de chambre qu’il était
+inutile de préparer la chambre de M. René et ne
+souffla mot ni à Lapirotte ni à l’abbé. Simplement,
+quand l’abbé parut le dimanche soir, et pour qu’il
+ne s’étonnât pas, madame Manchon dit :</p>
+
+<p>— J’ai prié René de ne pas venir aujourd’hui :
+je ne le trouvais pas bien. Trop d’allées et venues
+fatiguent.</p>
+
+<p>Elle mentait hardiment, résolue de laisser aux
+choses l’aspect qu’elle leur voulait. Lapirotte
+approuva, plus souriante que jamais. L’abbé fit
+de même, et chacun s’enferma dans une indifférence
+affectée. Il n’était pas jusqu’aux domestiques
+qui n’eussent l’air de trouver naturelle l’explication
+donnée.</p>
+
+<p>Toute la semaine qui suivit, madame Manchon
+se demanda par quelles voies confesser son fils,
+quand il paraîtrait, sur la cause véritable qui
+l’avait retenu. Tour à tour, elle imaginait des
+questions captieuses, une explication directe, une
+scène attendrie. Incapable de se résoudre, mais
+guidée par un instinct sûr, elle demeurait persuadée
+que le danger redouté venait de paraître,
+cherchait en vain à le concevoir, et s’en désespérait.</p>
+
+<p>Le samedi, dépêche de René annonçant encore
+une remise de voyage ; cette fois, il donnait pour
+excuse un rhume violent.</p>
+
+<p>Ce fut Lapirotte qui reçut le télégramme des
+mains du facteur, elle qui en donna lecture à
+madame Manchon. Probablement touchée par
+l’air de celle-ci, elle jugea même nécessaire
+d’ajouter une remarque :</p>
+
+<p>— Les rhumes de M. René sont toujours sans
+gravité. Je doute qu’il soit obligé de garder la
+chambre.</p>
+
+<p>— Si mon fils pouvait sortir, il serait ici, répartit
+madame Manchon. D’ailleurs, je vais l’inviter à
+venir se reposer près de moi dès qu’il sera mieux.
+C’est un retard de quarante-huit heures au plus…</p>
+
+<p>— Espérons-le, soupira Lapirotte.</p>
+
+<p>Il faut croire qu’elle voyait juste : quatre nouveaux
+jours s’écoulèrent sans autres nouvelles de
+René, que des bulletins de santé, aussi brefs que
+rassurants. Il s’agissait bien de santé ! l’inquiétude
+de madame Manchon était ailleurs.</p>
+
+<p>On atteignit ainsi le vendredi. Si René ne s’était
+pas décidé à avancer son voyage, comme sa mère
+l’en avait prié, du moins s’était-il abstenu, jusque-là,
+d’annoncer un nouveau délai.</p>
+
+<p>Ce même vendredi, l’abbé Manchon, venu
+dîner suivant l’usage, pénétra dans le salon de la
+rue Monsieur, avec l’air interrogateur qui lui était
+habituel depuis quelque temps. Une fois assis, il
+se tint coi en se frottant les mains.</p>
+
+<p>— Avez-vous froid, Henri ? demanda madame
+Manchon.</p>
+
+<p>Il répondit non, d’un signe de tête. Mais, et
+bien que ce ne fût pas sa coutume, il s’informa le
+premier de René :</p>
+
+<p>— Mon frère vient-il enfin ?</p>
+
+<p>Madame Manchon étouffa un soupir :</p>
+
+<p>— Vous savez bien que le courrier n’est pas
+encore passé : je n’aurai pas de nouvelles avant
+huit heures.</p>
+
+<p>L’abbé répliqua :</p>
+
+<p>— En tout cas, rassurez-vous : il est tout à fait
+bien.</p>
+
+<p>— Vous aurait-il écrit ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— Alors d’où le tenez-vous ?</p>
+
+<p>— De mon ami, M. l’abbé Valfour.</p>
+
+<p>Madame Manchon haussa les épaules :</p>
+
+<p>— Les indifférents trouvent toujours excellent
+l’état du voisin.</p>
+
+<p>Apercevant ensuite Lapirotte à côté d’elle, elle
+lui fit signe de s’en aller. Docile, Lapirotte obéit.</p>
+
+<p>— L’abbé Valfour ne vous communique-t-il
+rien d’autre ? reprit madame Manchon, dès que la
+porte se fut refermée.</p>
+
+<p>L’abbé Manchon continuait de se frotter les
+mains.</p>
+
+<p>— Non, fit-il encore d’un ton détaché ; du
+moins rien de précis…</p>
+
+<p>— Rien de précis ? Il dit donc quelque chose ?</p>
+
+<p>— En effet… ou plutôt, pour être exact, il me
+fait part de certaines pensées personnelles… qui
+d’ailleurs concordent avec les miennes.</p>
+
+<p>— Je goûte peu qu’un inconnu se mêle de nos
+affaires.</p>
+
+<p>— M. Valfour n’en est pas un pour moi.</p>
+
+<p>— Enfin, à quoi songe-t-il ?</p>
+
+<p>— A marier René.</p>
+
+<p>Madame Manchon, qui mettait en ordre des
+livres sur une console, se retourna violemment :</p>
+
+<p>— Votre ami est fou, je pense ?</p>
+
+<p>— Pas plus que moi, puisque je partage son avis.</p>
+
+<p>— Et pourquoi, s’il vous plaît ?</p>
+
+<p>— René est à l’âge où, sous peine de faire des
+sottises, un jeune homme doit s’établir. Il est
+naturel que je préfère un nœud légitime à des…
+expériences momentanées, aussi dangereuses pour
+le corps que pour l’esprit.</p>
+
+<p>Madame Manchon eut un sourire dédaigneux,
+puis laissa tomber :</p>
+
+<p>— Je n’entends rien pour mon compte aux
+raisons théologiques : il me suffira que René se
+marie quand je le jugerai utile, et avec une femme
+que j’aurai choisie. J’en suis fâchée pour votre
+ami Valfour, avertissez-le que, m’estimant le
+meilleur juge en la circonstance, je l’invite à
+pratiquer désormais une réserve dont il n’aurait
+pas dû sortir.</p>
+
+<p>— Cependant, répliqua l’abbé avec une nuance
+d’irritation, si René avait trouvé à Semur une
+personne…</p>
+
+<p>— Je le saurais.</p>
+
+<p>— Vous serez, je le crains, la dernière informée.</p>
+
+<p>— Ne calomniez donc pas votre frère !</p>
+
+<p>Et madame Manchon, cette fois, couvrit d’un
+regard dur son fils aîné, avant d’achever pour
+elle-même :</p>
+
+<p>— D’ailleurs, je suis sûre de mon fils.</p>
+
+<p>Une ride légère barra le front de l’abbé. Sans
+doute ne supportait-il pas sans impatience la
+manière dont madame Manchon prononçait « mon
+fils », en parlant de René. Ce sont le plus souvent
+de très petites choses qui irritent, de préférence
+aux grandes.</p>
+
+<p>— Vos avis, ma mère… commença-t-il sur un
+ton singulièrement raffermi.</p>
+
+<p>Mais Lapirotte rentrait, annonçant le repas.</p>
+
+<p>— Tout à l’heure, s’interrompit l’abbé, nous
+reprendrons ce sujet.</p>
+
+<p>— Je ne le crois pas, répliqua madame Manchon.</p>
+
+<p>— J’en ai pourtant le désir.</p>
+
+<p>Madame Manchon affecta de ne pas entendre.
+Elle se dirigeait déjà vers la salle à manger,
+suivie par Lapirotte.</p>
+
+<p>Dîner rapide, inquiet et silencieux. Depuis le
+départ de René, des ondes n’avaient cessé de
+glisser dans la demeure, donnant le même frisson
+qu’une approche d’orage. Fréquemment aussi, on
+y subissait une sorte d’appréhension muette, telle
+qu’on avait envie de tourner la tête pour voir si
+quelque malfaiteur n’avait point profité d’une
+porte ouverte. Malgré cela, les apparences restaient
+paisibles. Ce soir-là, au contraire, il eût
+été impossible de méconnaître la tension dont
+souffraient les convives. Les gestes étaient saccadés,
+les visages clos, les pensées absentes.</p>
+
+<p>On achevait le dessert quand enfin le courrier
+vint.</p>
+
+<p>— Dieu merci ! déclara madame Manchon,
+apercevant de loin le plateau qu’on apportait, je
+commençais à craindre que le facteur n’eût rien
+laissé !</p>
+
+<p>— Il ne faudrait pas s’étonner pourtant si
+M. René n’avait pas écrit, dit Lapirotte. Qui sait
+s’il n’hésite pas encore à se mettre en route
+demain ?</p>
+
+<p>Elle se trompait. Il y avait deux lettres, dont
+l’une de René, mise soigneusement en évidence.
+Madame Manchon se saisit du tout. Elle s’aperçut
+ensuite que la seconde était pour Lapirotte, mais
+avant de la remettre, en examina par habitude la
+suscription et le timbre.</p>
+
+<p>— Tiens, dit-elle, vous avez aussi des correspondants
+à Semur ?</p>
+
+<p>— Moi ?… non… du moins je n’en connais pas,
+s’exclama Lapirotte.</p>
+
+<p>— Il paraît que si, puisque ce papier en vient.</p>
+
+<p>— En effet… voilà qui est curieux.</p>
+
+<p>— S’il s’agit d’une conquête imprévue, poursuivit
+madame Manchon satisfaite de lâcher bride
+à son humeur, avisez-moi. Sans tenir à vos secrets,
+je prétends ne pas vous perdre à l’improviste.</p>
+
+<p>Lapirotte ne répondit que par un de ces
+regards où madame Manchon était libre de lire un
+reproche attendri pour ses rigueurs, mais où
+d’autres auraient découvert peut-être une rancune
+effrayante.</p>
+
+<p>On entendit, après cela, le double bruit des
+papiers que déchiraient des mains pareillement
+fiévreuses. Parties le même jour et de la même
+ville, écrites par des êtres qui ne se soupçonnaient
+guère occupés des mêmes choses, les deux
+missives venaient échouer simultanément sur
+cette table, chacune apportant sa part au destin
+de tous qui commençait. Dès les premières lignes,
+madame Manchon et Lapirotte semblèrent évadées
+du présent. Le silence n’était pas plus grand
+qu’auparavant, mais le froissement des feuillets
+tournés y ajoutait on ne sait quoi de tragique, en
+même temps qu’il mesurait l’avidité avec laquelle
+on lisait.</p>
+
+<p>Soudain madame Manchon rejeta la serviette
+sur la table, et se leva. Elle avait terminé. La lettre
+adressée à Lapirotte devait être plus courte que
+celle de René, ou avait été lue plus vite, ou encore
+n’avait pas été lue tout entière : quoi qu’il en soit,
+elle avait disparu depuis un instant dans la poche
+de son destinataire.</p>
+
+<p>A l’exemple de madame Manchon, Lapirotte et
+l’abbé s’apprêtaient à retourner au salon, quand
+un ordre arrêta celle-ci :</p>
+
+<p>— Lapirotte, je n’ai plus besoin de vous et j’ai
+à m’entretenir avec Henri. Ainsi, laissez-nous,
+bonne nuit, et à demain.</p>
+
+<p>Le ton était impérieux comme de coutume, mais
+une chose nouvelle y paraissait : la colère, — une
+colère qui, pour la première fois, agitait les syllabes,
+comme eût fait un grand vent fouettant les
+feuilles d’un arbre.</p>
+
+<p>Lapirotte, la main dans une poche, pour bien
+s’assurer sans doute qu’elle n’égarait pas le précieux
+écrit qu’elle venait d’y mettre, lança sur
+madame Manchon un regard perçant.</p>
+
+<p>— J’espère que Madame n’est pas souffrante ?</p>
+
+<p>— Nullement, dit l’abbé. Allez en repos, mademoiselle
+Éva.</p>
+
+<p>Il acheva, décidé à se montrer gracieux autant
+que sa mère avait été sèche :</p>
+
+<p>— Surtout ne rêvez pas du tentateur !</p>
+
+<p>Elle rougit violemment :</p>
+
+<p>— Je ne saisis pas.</p>
+
+<p>— Auriez-vous déjà oublié votre conquête de
+Semur ?</p>
+
+<p>— Quoi ! vous aussi, monsieur l’abbé ?…</p>
+
+<p>Les yeux de Lapirotte exprimaient cette fois
+une surprise douloureuse :</p>
+
+<p>— Ne puis-je avoir, comme tout le monde, une
+amie de passage à Semur ?…</p>
+
+<p>— Je ne vous demande point de confidences !
+interrompit le prêtre, étonné pourtant du trouble
+qu’avait provoqué sa plaisanterie.</p>
+
+<p>— Henri, j’attends ! appela madame Manchon.</p>
+
+<p>Et le tête-à-tête qu’avait interrompu le dîner,
+recommença : toutefois, tandis que l’abbé, plus
+effacé que jamais, reprenait sa place et le frottement
+des mains d’auparavant, madame Manchon,
+la face contractée, les yeux mi-clos, allait et
+venait à travers la pièce. Elle ne semblait plus
+s’apercevoir que son fils était présent : absorbée
+par son étrange promenade, elle paraissait résolue
+à ne rien dire, comme à ne rien écouter.</p>
+
+<p>— C’est bien une lettre de René que vous avez
+reçue ? dit enfin l’abbé, las d’attendre.</p>
+
+<p>Sur un signe affirmatif de sa mère, il reprit :</p>
+
+<p>— Vous semblez mécontente. Auriez-vous de
+mauvaises nouvelles ?</p>
+
+<p>Un certain temps s’écoula avant la réponse.
+Madame Manchon, prise de crainte à la pensée de
+traiter René trop rudement, recueillait ses forces
+pour mieux se maîtriser.</p>
+
+<p>— En effet, reconnut-elle d’une voix sourde :
+les racontars de votre abbé n’étaient que trop
+vrais. On a eu le tort, — je dis <i>on</i> ne sachant qui,
+mais je compte bien l’apprendre, — on a eu le
+tort de mettre sur le chemin de votre frère une
+fille, probablement à court d’épouseurs, et désireuse
+de se conquérir un état sans regarder aux
+moyens. René, qui est plein de candeur, se laisse
+prendre, parle mariage, et m’invite à me rendre à
+Semur pour faire la demande… Oh ! tout lui paraît
+simple ! Elle me plaît, je l’adore, tu l’aimeras,
+marions-nous… Heureusement pour lui qu’à mon
+âge et avec mon expérience, on est moins romanesque.
+Quatre mots suffiront pour ramener
+l’idylle aux proportions véritables, c’est-à-dire
+une flambée sans lendemain.</p>
+
+<p>Visiblement, elle s’efforçait de réduire les événements
+à la dimension d’une petite chose, à la
+fois ridicule et sans conséquences dignes qu’on s’y
+arrêtât. Mais sentez-vous quel bouleversement
+d’âme se cachait sous ces apparences détachées ?
+Il y a un monde entre la peur d’un vol et le vol
+lui-même. Jusqu’à hier, jusqu’à tout à l’heure,
+elle avait tremblé qu’on ne lui prît René ; mais
+elle tremblait dans le vide. Entre deux hypothèses
+qui la faisaient blêmir, elle trouvait le temps de se
+dire : « Peut-être qu’il n’y a rien », et du coup,
+un peu d’espoir rafraîchissait son âme. Désormais
+l’incertain n’était plus : l’abîme était devant elle !</p>
+
+<p>— Serait-il indiscret de connaître le nom de
+cette… demoiselle, comme vous dites ? fit l’abbé
+sans quitter son air de parfaite tranquillité.</p>
+
+<p>— Traversin… non… Traversot… enfin un nom
+quelconque.</p>
+
+<p>— Hé bien ! ma mère, ainsi que vous deviez le
+prévoir, je me permets de n’être pas de votre avis,
+et même d’insister pour que vous reveniez sur le
+vôtre. Il s’agit de l’avenir de mon frère, j’entends
+son avenir moral, le seul qui compte à mes yeux :
+puisque l’occasion s’est présentée, puisque lui-même
+s’y offre, il me paraît excellent qu’il fasse
+une fin satisfaisante.</p>
+
+<p>L’abbé, je le répète, affectait de garder un calme
+parfait, ses mains ne cessaient pas d’aller et venir
+l’une contre l’autre, son dos demeurait courbé et
+pourtant les mots semblaient maintenant prendre
+progressivement dans sa bouche une autorité
+dont l’origine ne s’expliquait pas. Elle était due
+peut-être aux seules idées qu’il exprimait, peut-être
+encore au ton devenu plus ferme.</p>
+
+<p>— Pour faire une fin, il serait bon qu’il y ait
+eu un commencement, coupa rudement madame
+Manchon.</p>
+
+<p>L’abbé négligea de relever l’interruption et
+poursuivit :</p>
+
+<p>— J’ai eu de mon côté des renseignements
+excellents sur les Traversot. La famille est honorable,
+la jeune fille est accomplie. Je ne mentionnerai
+pas les sentiments des intéressés qui sont,
+m’assure-t-on, fort vifs : cette question m’échappe.
+Mais du moment qu’ils existent, je suis heureux
+de constater qu’ils peuvent concorder avec les
+vues de parents chrétiens, et cela suffit pour me
+les faire approuver.</p>
+
+<p>— D’où savez-vous tant de choses ? interrompit
+encore madame Manchon, sans parvenir à cacher
+son étonnement.</p>
+
+<p>L’abbé eut un vague haussement d’épaules.</p>
+
+<p>— Vous croyez toujours que je ne m’intéresse
+pas à mon frère : reconnaissez que vous êtes
+injuste, puisque me voici à prendre la défense
+d’un projet qui lui est cher et que vous auriez
+tort de vouloir entraver.</p>
+
+<p>— Tort ? répéta madame Manchon, dont l’étonnement
+croissait.</p>
+
+<p>Elle fit deux ou trois pas, puis s’arrêtant devant
+l’abbé :</p>
+
+<p>— Voici un mot auquel vous ne m’avez pas
+habituée ; j’aime à croire qu’il a dépassé votre
+pensée. De toutes manières, Henri, vous allez
+l’expliquer.</p>
+
+<p>L’abbé plongea dans son siège de l’air d’un
+homme qui quitte enfin les sujets inutiles.</p>
+
+<p>— C’est en effet d’autant plus nécessaire, que,
+malgré tout mon respect, je ne pourrais le retirer,
+répondit-il froidement.</p>
+
+<p>Une expression indéfinissable mit ensuite des
+lueurs inaccoutumées sur son visage émacié. Il y
+paraissait à la fois le respect dont il parlait, du
+dédain et une subite hauteur.</p>
+
+<p>— Excusez-moi, reprit-il, si, pour arriver au
+but, je dois faire d’abord un bref retour sur le
+passé : il est nécessaire, ce soir… Je ne vous ai
+jamais reproché, je pense, des préférences dont je
+ne veux pas apprécier les raisons…</p>
+
+<p>Madame Manchon eut un sursaut :</p>
+
+<p>— Henri ! je ne puis non plus accepter cela !</p>
+
+<p>L’abbé fit un geste évasif.</p>
+
+<p>— Mettons, si vous y tenez, que vous ne nous
+avez pas aimés de la même manière et passons…
+Ce n’est pas d’ailleurs en fils que je me permets
+de parler en ce moment. Le prêtre seul a le droit
+d’évoquer ce que le fils ignore, et, puisqu’il s’agit
+d’âmes, pour ceci comme pour le reste, acceptez
+que, prêtre, je continue de m’exprimer en prêtre.</p>
+
+<p>Un second sursaut secoua madame Manchon.</p>
+
+<p>— Henri, ne mêlez donc pas vos rancunes de
+famille à ce qui n’a rien à y voir !</p>
+
+<p>— Je vous demande pardon, ma mère : je tiens
+beaucoup au contraire à oublier que je fais partie
+de la famille. De grâce, ne m’obligez pas à quitter
+un terrain que j’ai choisi : il est le seul possible…
+et le meilleur… pour tout le monde.</p>
+
+<p>— Je ne comprends pas.</p>
+
+<p>— Préciser mes raisons serait inutile ou encore…
+déplacé, répartit l’abbé d’un ton détaché.</p>
+
+<p>Toutefois, ses yeux s’étaient levés en même
+temps vers sa mère et la regardaient fixement. Il y
+eut un choc silencieux, suivi d’un de ces arrêts
+imperceptibles à l’oreille mais durant lesquels
+l’inexprimable passe en trombe, laissant derrière
+lui l’épouvante d’une chose dont on n’a point parlé,
+que l’un a crue cachée, que l’autre sait, peut-être !…
+Et soudain madame Manchon, lasse de
+marcher, regagna son fauteuil, au coin de la cheminée.
+Accoudée dans la même attitude que son
+fils, elle inclina la tête et contempla le feu.</p>
+
+<p>— Je reprends… dit paisiblement l’abbé. En
+traitant René comme vous fîtes, je ne doute pas
+que vous n’ayez désiré son bonheur. Sans le vouloir
+pourtant, vous n’aviez cessé auparavant de
+favoriser en lui un penchant à s’en remettre à des
+volontés étrangères qui, pour un homme, est le
+pire des dangers. C’est avec regret que je vous
+voyais vous obstiner à le garder près de vous.
+C’est avec joie que j’ai considéré la première séparation
+temporaire dont vous souffrez. L’occasion
+se présente aujourd’hui d’une… émancipation
+définitive. Épargnez-vous les risques d’un avenir
+que le passé rendait problématique et puisque,
+pour une fois, l’intéressé fait preuve de décision…
+que Dieu le bénisse et qu’il épouse !</p>
+
+<p>La fin de la dernière phrase parut jetée avec
+violence, bien que la voix n’eût pris aucun éclat.
+Madame Manchon s’aperçut qu’après avoir entendu
+parler son fils, elle n’entendait plus que le tic-tac
+de la pendule. Elle ne cessait point de considérer
+les flammes.</p>
+
+<p>— Et si j’ai, moi, le désir de ne pas laisser mon
+fils s’établir loin de moi ? dit-elle soudain, comme
+si elle s’éveillait d’un rêve.</p>
+
+<p>— Justement, ma mère, vous m’obligez à aller
+au fond d’une pensée que j’espérais déjà comprise.
+En envoyant René à Semur, pour quelques mois,
+vous avez accompli, je crois, le <i>commencement</i> du
+devoir. Je vous demande d’aller au bout et de
+rendre stable ce que vous aviez cru passager. Non
+seulement vous rendrez à René la conscience de
+sa destinée, mais le sacrifice, — si grand qu’il vous
+paraisse, — sera pour vous un élément de salut…
+nécessaire… C’est tout ce que j’avais à dire.</p>
+
+<p>Vers la fin, madame Manchon avait peu à peu
+tourné de nouveau la tête pour examiner son fils.
+Une seconde fois, les yeux se rencontrèrent. Après
+le choc, le duel : en silence, ces deux êtres également
+passionnés et volontaires affrontaient leurs
+secrets. On n’évalue pas la durée de tels instants :
+ils abolissent la réalité.</p>
+
+<p>L’abbé baissa le premier les paupières. Il tira
+sa montre.</p>
+
+<p>— Neuf heures : je dois partir, sous peine de
+manquer mon train.</p>
+
+<p>Madame Manchon parut, à son tour, revenir à
+elle :</p>
+
+<p>— Henri !… commença-t-elle.</p>
+
+<p>Mais elle n’ajouta rien.</p>
+
+<p>— Bonsoir, ma mère.</p>
+
+<p>Et ayant ramassé sur la cheminée son bréviaire
+qu’il y avait déposé avant le dîner, l’abbé sortit.</p>
+
+<p>Immobile, madame Manchon se remit à surveiller
+les braises. Elle revoyait des figures disparues.
+Une émotion inexprimable faisait battre
+son cœur. Elle avait aussi la sensation qu’une
+dalle s’abattait sur ses épaules, tandis qu’elle s’efforçait
+de se rappeler exactement une parole de
+son fils : « Ce sera pour vous un élément de
+salut… nécessaire… » ; mais brusquement, la
+pensée de René balaya ces fantômes.</p>
+
+<p>— Bah ! murmura-t-elle, des phrases de prêtre !</p>
+
+<p>Reprise ensuite par la conscience du seul péril
+immédiat qui survenait, elle alla vers son bureau,
+et d’une écriture appuyée, débuta :</p>
+
+<p>« Mon cher enfant, je ne viendrai pas. Je ne te
+laisserai pas non plus consommer une sottise… »</p>
+
+<p>La plume courait. On aurait dit qu’elle prétendait
+aller plus vite que le cœur qui dictait. C’est
+qu’aussi, après s’être longtemps dissimulé, le
+destin entamait au grand jour son œuvre. Des
+deux fils de madame Manchon, l’un menaçait de
+lui être volé : l’autre… Au fait, qu’arrivait-il avec
+l’autre, et pourquoi cette question suffisait-elle
+pour troubler l’image même du premier ?</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>V</h3>
+
+
+<p>Le lendemain, la réponse de madame Manchon
+partit pour Semur. Avec elle, Lapirotte jeta dans
+la boîte une seconde enveloppe également adressée
+à Semur, puis, au retour, s’enquit auprès du
+tyran si elle ne pourrait exceptionnellement disposer
+de quarante-huit heures pour aller à la fin
+de la semaine rendre service à une parente. Madame
+Manchon, qui était dans ces moments de
+trouble profond où l’on consent à tout, ne fit point
+d’opposition.</p>
+
+<p>Trois jours plus tard, à Semur, les Traversot
+disparaissaient, et le principal acteur du drame, — quoique
+le plus caché, — entrait en scène.
+Mais avant d’y venir, quelques mots sur ce qui
+précéda.</p>
+
+<p>L’abbé Valfour, dans sa lettre à son confrère,
+n’avait rien exagéré et même était resté un peu
+en arrière. Dès leur seconde entrevue, Annette
+et René, éblouis, avaient senti leurs vies fixées.</p>
+
+<p>En réalité, il y avait de l’un à l’autre la distance
+de la mer profonde au clair bassin d’un
+beau parc. La première joue mal avec la lumière,
+mais porte en elle une force latente et continue
+qui use le roc : le second a la beauté d’un miroir,
+chauffe au moindre rayon et se refroidit à la première
+gelée blanche. Toutefois, le propre de
+l’amour et de la passion est d’obliger à marcher
+les yeux bandés. Aucun d’eux ne songea donc à
+analyser les nuances qui les séparaient ; et le torrent
+les emporta…</p>
+
+<p>Du soir au lendemain, Annette Traversot cessa
+d’être une jeune fille, c’est-à-dire une matière
+plastique qui attend du hasard sa forme définitive
+de conscience. Auparavant, elle obéissait et,
+faute de mieux, acceptait le présent sans s’y attacher
+ni s’en plaindre : subitement, elle aperçut
+dans un éclair le seul bonheur qui lui convînt et,
+dressée contre les siens, n’admit plus qu’un
+autre qu’elle-même en décidât : elle aimait.</p>
+
+<p>René, de son côté, sentant passer sur lui l’émoi
+ineffable de la première tendresse véritable, subit
+l’ivresse de la découverte, crut sincèrement que
+ce qu’il éprouvait n’avait été éprouvé par aucun
+autre, et convaincu d’obéir à des forces divines,
+n’admit pas un instant que sa mère tentât de leur
+résister. Lui aussi, dressé d’avance contre les
+siens, aimait ou plutôt croyait aimer.</p>
+
+<p>Peu importent maintenant les voies suivies pour
+en arriver aux aveux. L’essentiel pour vous
+est de savoir que, le jeudi de la deuxième semaine
+où René s’abstint d’aller à Paris, l’abbé Valfour
+parut en ambassade à l’Hôtel de Thil. Sa
+démarche, toute personnelle, assurait-il, n’avait
+d’autre objet que de s’informer si une demande
+de son protégé serait accueillie. Or, en réalité,
+depuis la veille, Annette et René étaient fiancés.
+L’amour se moque des barrières ; s’il se plie à la
+comédie des usages, c’est par-dessus le marché et
+parfaitement résolu à les compter pour rien.</p>
+
+<p>Il n’est pas inutile de relater une partie de l’entretien
+de M. Valfour avec madame Traversot ;
+il projette en effet des lueurs sur la suite et déjà
+eût permis, pour qui sait voir, d’augurer des
+incidents prochains.</p>
+
+<p>Soit par tenue mondaine, soit qu’elle fût réellement
+hésitante, madame Traversot ne reçut
+qu’avec réserve les ouvertures de l’abbé.</p>
+
+<p>— Avant de consulter ma fille, déclara-t-elle,
+ne serait-il pas prudent de savoir si madame de
+La Gilardière est consentante ?</p>
+
+<p>— Avisée par lettre, soyez sûre qu’elle paraîtra
+aussitôt, s’écria l’abbé.</p>
+
+<p>— Parfait. Du coup, bien des obscurités s’éclairciront.</p>
+
+<p>— Des obscurités ! Lesquelles, grand Dieu !…
+Douteriez-vous de la fortune ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— De la famille ?</p>
+
+<p>— Vous vous en êtes porté garant.</p>
+
+<p>— Alors ?</p>
+
+<p>— Alors, attendons cette dame…</p>
+
+<p>En revanche, comme l’abbé sortait, Annette,
+qui avait dû faire le guet, le rejoignit dans la
+cour d’honneur.</p>
+
+<p>— Monsieur l’abbé, dit-elle rapidement, je tenais
+à vous remercier d’être venu. Il est bon que vous
+sachiez aussi que, quoi qu’il arrive, ma décision
+est prise. Je ne m’en remettrai à personne du soin
+de choisir mon bonheur.</p>
+
+<p>— Pas même à votre mère ? répliqua l’abbé
+interloqué.</p>
+
+<p>— Pas plus à elle qu’à d’autres.</p>
+
+<p>A peine sur le Rempart, autre rencontre et
+même chanson.</p>
+
+<p>— Hé bien ? demanda René qui accourait aux
+nouvelles.</p>
+
+<p>— Hé bien, avertissez votre mère : il importe
+qu’elle arrive bientôt.</p>
+
+<p>— Soit, elle débarquera dans la semaine.</p>
+
+<p>— Si elle tardait…</p>
+
+<p>— A quoi songez-vous, l’abbé ? Oubliez-vous
+que je suis majeur ?</p>
+
+<p>— Ainsi, vous aussi !…</p>
+
+<p>Et M. Valfour revint de son ambassade, assez
+rêveur. Après s’être étonné que l’amour dressât
+si vite les enfants contre les parents, il réfléchissait
+qu’on ne voit guère le moyen qu’il en soit
+autrement, puisque sa fin naturelle est justement
+de séparer les uns des autres…</p>
+
+<p>Ce même soir, la lettre de René partait pour
+Paris.</p>
+
+<p>Vous voyez à quel point jusque-là tout avait été
+rapide et simple. Une marche sous le ciel bleu,
+des cœurs qui rêvent, nulle appréhension. On
+devrait frémir quand le bonheur est ainsi à portée
+du désir. N’est-ce pas toujours aux approches de
+l’orage que nous goûtons le mieux l’enchantement
+des jours d’été ?</p>
+
+<p>La réponse de madame Manchon arriva en
+coup de foudre. Les sentiments de René en la
+lisant furent un mélange de stupeur et de colère.
+La légèreté avec laquelle sa mère traitait ce qu’il
+imaginait être la plus grande aventure de sa vie
+lui parut sacrilège. Pour la première fois, il eut
+une révolte d’homme et répliqua sur l’heure.
+Rappelant qu’il n’était plus un enfant, il affirmait
+son droit de choisir à son gré la femme qu’il
+épouserait, ne priait plus, mais exigeait. Mieux
+informée, madame Manchon lui devait de venir ;
+il l’attendait : il ne quitterait pas Semur qu’elle
+ne se fût décidée à l’y rejoindre.</p>
+
+<p>De telles choses, écrites, prennent une valeur
+énorme, car on les relit et elles subsistent. Il est
+probable que si René, au contraire, avait pris le
+train, tout en prononçant les mêmes mots, il
+aurait obtenu gain de cause. C’est le propre de
+certaines situations que, fausses dès le début,
+elles ne cessent pas de s’alimenter à contre-temps.</p>
+
+<p>Sa réplique lancée, restait à René d’aviser l’hôtel
+de Thil du retard de sa mère : mais il s’abstint
+d’en donner la raison véritable.</p>
+
+<p>— Une indisposition légère en est la cause,
+déclara-t-il.</p>
+
+<p>— Avant-hier, pourtant, vous ne sembliez pas
+inquiet ? répondit madame Traversot avec une
+défiance à peine dissimulée.</p>
+
+<p>— Avant-hier, je l’ignorais : ma mère tait souvent
+ce qui pourrait me donner du souci. Je conclus
+d’ailleurs de son silence que ce ne doit pas
+être grave.</p>
+
+<p>— Espérons-le, répliqua madame Traversot ;
+quoi qu’il en soit, pour ne pas prêter aux commérages,
+je vous serai obligée, d’ici l’arrivée de
+madame de La Gilardière, d’espacer vos visites.
+Vous êtes-vous aperçu que, depuis quelque
+temps, vous venez chaque jour ?</p>
+
+<p>Il parut accepter la leçon, s’inclina… et se présenta
+le lendemain. Seulement, le lendemain, en
+mère prudente, madame Traversot avait pris le
+train du matin et emmené sa fille : par un heureux
+hasard, une cousine de Dijon s’était trouvée
+assez malade pour que la présence de ces dames
+fût exigée d’urgence…</p>
+
+<p>Ce même jour, à Paris, Lapirotte prenait aussi
+le train pour rendre service à sa parente, et à
+Semur le chœur entrait en scène.</p>
+
+<p>Je dis : le chœur. Où découvrir, en effet, sinon
+dans la tragédie antique, l’analogue de ce personnage
+insaisissable, omniscient et malfaisant, qui
+discute, commente, au besoin souffle le conseil
+perfide ou la nouvelle qui égare, tour à tour s’indigne,
+persifle, rit, et, victorieux en fin de compte,
+reste seul debout au dénouement ? Police anonyme,
+affirmait Duclos : oui, sans doute, mais
+aussi beaucoup plus, car dans le cas de René se
+manifestèrent une continuité d’effort, une sûreté
+de direction telles que n’en comportent pas d’ordinaire
+des groupements fortuits ou des voix dispersées.
+Quelqu’un, dans l’ombre, marquait la
+mesure, — quelqu’un, renseigné mieux que les
+intéressés eux-mêmes, sur le présent, qu’il se
+déroulât rue Monsieur ou à Semur, et même sur
+le passé. Seulement, qui aurait eu l’idée de le
+chercher là où il était, et comment supposer qu’en
+remontant plus loin encore on trouverait une
+Lapirotte à la source ?</p>
+
+<p>Bien entendu, je ne vais pas recommencer le
+récit de Duclos que je rejoins ici ; je voudrais
+cependant marquer ce qu’il semble n’avoir pas
+suffisamment observé, et c’est la gradation
+savante, l’art souverain que mit ainsi le chœur à
+détruire à l’avance les projets de René, dès qu’ils
+furent soupçonnés au dehors. On ne mit en doute
+tout d’abord que la fortune ; puis on parla vaguement
+des noms différents portés par les deux
+frères, et l’honorabilité passa au premier plan.
+Le titre usurpé semblait ne pouvoir que couvrir
+une tare ; la famille prit couleur d’aventurière.
+Enfin, de proche en proche, l’opinion étant préparée
+d’avance à tout admettre, on put en venir
+à l’essentiel qui, pensait-on, allait arrêter les Traversot ;
+et l’histoire courut de la naissance illégitime
+de René… Tout cela, je le répète, mesuré,
+distillé avec une méthode et une sûreté marquées
+au coin de l’intelligence supérieure. Au départ
+des Traversot, il n’y avait rien encore contre
+René ou à peine l’hostilité de rigueur dès qu’il
+s’agit d’un étranger ; quand ils revinrent, la partie
+était jouée sans que René en eût seulement le soupçon,
+et les précautions si bien prises, qu’à peine
+débarquée, madame Traversot courait chez son
+notaire où l’appelait une convocation d’urgence.</p>
+
+<p>Saisissez-vous qu’un tel enchaînement ne pouvait
+être le produit inconscient de quelques-uns,
+mais, au contraire, résultait d’une volonté
+unique ? Commencez-vous de soupçonner, derrière
+le chœur, et dirigeant sa marche, l’acteur
+principal dont je parlais tout à l’heure ? Plus tard,
+il se découvrira de lui-même ; pour le moment,
+contentons-nous d’admirer l’œuvre et arrivons
+au résultat, imprévu de tous comme il convient.</p>
+
+<p>Madame Traversot, après s’être rendue en toute
+hâte chez son notaire, rentra chez elle, le visage
+décomposé. Elle était de ces femmes qui ne
+cessent d’envisager les difficultés, quand un projet
+leur tient au cœur, car elles imaginent de la
+sorte et par avance désarmer la mauvaise chance.
+Hélas ! parmi les obstacles prévus, celui qu’on
+venait de lui révéler n’avait point figuré : il n’en
+était que plus infranchissable. Le mariage d’Annette
+était perdu : ajoutez que l’année s’annonçait
+avec des récoltes mauvaises, que l’abandon d’Annette
+risquait de troubler la confiance des créanciers :
+ainsi tout croulait, présent et avenir.</p>
+
+<p>A la vue de sa mère bouleversée, Annette tenta
+en vain de l’interroger.</p>
+
+<p>— Il n’y a rien, ou peu de chose, répondit
+celle-ci, évasive et redoutant d’aborder tout de
+suite le conflit qu’elle pressentait inévitable.</p>
+
+<p>En prétendant séparer Annette de celui qu’elle
+aimait, on n’était parvenu en effet qu’à mieux
+l’attacher à lui.</p>
+
+<p>Une heure plus tard, René, qui ne cessait de
+surveiller l’hôtel de Thil, informé du retour des
+Traversot, accourait. Annette parut aussitôt.</p>
+
+<p>— Enfin ! vous voici !</p>
+
+<p>Mais elle ne put en dire plus. Madame Traversot
+s’était également précipitée, et sans laisser à
+René le loisir de se reconnaître :</p>
+
+<p>— Votre visite, cher monsieur, tombe à merveille :
+j’avais hâte de m’entretenir avec vous.</p>
+
+<p>Elle l’entraîna vers le salon. Annette voulut
+suivre. Un geste l’arrêta.</p>
+
+<p>— Non, pas toi. Ta présence ne pourrait que
+nous gêner.</p>
+
+<p>Alors, interdite, elle se pencha vers sa mère :</p>
+
+<p>— Quoi qu’il arrive, rappelle-toi que je serai
+sa femme.</p>
+
+<p>Elle ne s’était jamais expliquée avec pareille
+franchise. Madame Traversot lui jeta un regard
+angoissé :</p>
+
+<p>— Qui peut répondre de ce que l’avenir
+réserve ?</p>
+
+<p>— Quoi qu’il y ait, mon choix est fait.</p>
+
+<p>René, lui, s’étonnait qu’on le reçût au salon. Il
+n’y était plus entré depuis le soir du premier
+dîner ; quelle différence d’aspect et d’accueil !
+Aujourd’hui les meubles gisaient sous des housses.
+Une partie d’entre eux, groupés sous un drap,
+érigeait dans la pénombre un catafalque ; aucun
+feu ne brûlait dans la cheminée.</p>
+
+<p>— Quelles nouvelles de votre mère ? demanda
+madame Traversot dès qu’elle eut fermé la porte
+derrière elle.</p>
+
+<p>— Hélas ! balbutia René, interdit par cette
+brusque entrée en matière.</p>
+
+<p>— Toujours souffrante ?</p>
+
+<p>— Je le crains. Pour ne pas m’inquiéter, elle
+me laisse sans détails. Le principal suffit, puisqu’elle
+n’est pas en état de se mettre en route.</p>
+
+<p>— Ah ! c’est fâcheux… tout à fait fâcheux…</p>
+
+<p>Et le visage de madame Traversot acheva de se
+fermer. René rougit :</p>
+
+<p>— Bien que ce soit une affaire de quelques
+jours au plus, attendre ainsi ne m’est pas moins
+pénible qu’à vous, mais voyez-vous autre chose
+à tenter ?</p>
+
+<p>Il comptait qu’on lui répondrait non ; il n’en
+fut rien.</p>
+
+<p>— Autre chose ?… En effet, à défaut du voyage,
+votre mère ne pourrait-elle écrire ? Nous entendre
+serait au plus l’affaire de trois courriers.</p>
+
+<p>Posant ses yeux sur ceux de René, madame
+Traversot attendit ensuite la réponse, comme
+assurée d’avance d’un refus.</p>
+
+<p>Il fallut à René un petit instant pour maîtriser
+l’embarras où le jetait pareille proposition.</p>
+
+<p>— Vous n’y songez pas, fit-il ; si grande que
+soit la confiance que m’accorde ma mère, elle
+souhaite connaître Annette avant que d’acquiescer
+à des projets qui lui paraissent engager un avenir
+dont elle se tient, — bien à tort, — pour responsable.</p>
+
+<p>On ne sait pourquoi, cette phrase longue et
+mal tournée eut l’air de tomber dans un air raréfié.
+Les mots en tintaient comme du bois sec.</p>
+
+<p>Madame Traversot parut se recueillir, bien
+qu’elle ne pût ignorer ce qui devait suivre.</p>
+
+<p>— Alors, cher monsieur, reprit-elle d’un air
+incertain, je n’aperçois plus très bien où nous
+allons. Dès lors que madame votre mère ne peut
+ni venir, ni écrire…</p>
+
+<p>— Mais elle viendra ! interrompit vivement
+René.</p>
+
+<p>— Quand ?</p>
+
+<p>— Bientôt !</p>
+
+<p>Madame Traversot eut un hochement de tête
+entendu :</p>
+
+<p>— Et si je vous disais, moi, que je ne crois pas
+à ce voyage ?</p>
+
+<p>René sursauta : aurait-elle appris l’opposition
+de sa mère et qu’il mentait en parlant de maladie ?</p>
+
+<p>— En vérité, madame, balbutia-t-il, je ne vois
+pas pour quelles raisons…</p>
+
+<p>Madame Traversot, encore, l’interrompit nerveusement :</p>
+
+<p>— Pour quelles raisons ?… Mon Dieu ! je me
+ferais scrupule de vous les communiquer, et
+même je m’en garderai : mais elles courent les
+rues, semble-t-il : je n’étais pas de retour depuis
+une heure qu’on me les donnait, comme à tout le
+monde. Vous n’aurez donc aucune peine à les
+apprendre, à supposer que vous y teniez. Interrogez,
+renseignez-vous, et si vous n’êtes point
+convaincu, attendez du moins, pour nous en
+informer, que les faits donnent tort à mon sentiment
+présent.</p>
+
+<p>Elle s’était levée, le visage devenu de glace.
+René sentit passer le souffle avant-coureur de la
+catastrophe. Il répliqua d’une voix tremblante :</p>
+
+<p>— Je comprends, madame… il s’agit d’une
+mise en demeure. Sans m’attacher outre mesure
+à ce qu’elle peut avoir de blessant, me permettez-vous
+de demander si vous parlez ainsi au nom
+d’Annette ?</p>
+
+<p>— Ceci, monsieur, est affaire entre ma fille et
+moi et ne vous concerne pas.</p>
+
+<p>Il respira.</p>
+
+<p>— Ce qui revient à dire qu’elle, pas plus que
+moi, n’est au courant des appréhensions que vous
+donne le retard de ma mère. Oserai-je aussi faire
+remarquer que, si je n’étais pas entièrement d’accord
+avec les miens, j’ai l’âge de passer outre à
+des volontés mal informées ?</p>
+
+<p>Madame Traversot riposta sèchement :</p>
+
+<p>— Je n’ai point dit que madame votre mère
+s’opposait au mariage : je suis même convaincue
+du contraire. J’estime simplement qu’elle ne se
+soucie pas de venir s’entretenir avec moi de certaines
+choses… qui importent entre familles honorables.
+Quant à votre liberté d’action vis-à-vis
+d’elle, j’en doute aujourd’hui moins que jamais…</p>
+
+<p>René, cette fois, ne comprenait plus. Puisqu’on
+croyait toujours sa mère d’accord avec lui, que
+signifiaient ces phrases énigmatiques ? Plutôt que
+de prononcer des paroles peut-être ineffaçables,
+il domina sa colère et s’inclinant :</p>
+
+<p>— Il suffit, madame ; avant demain, j’aurai
+percé le mystère auquel je me heurte ici : je ne
+doute pas à mon tour que vous ne m’exprimiez
+alors des regrets pour un traitement que je ne
+méritais pas.</p>
+
+<p>— C’est tout ce que je souhaite, conclut
+madame Traversot.</p>
+
+<p>Et elle l’accompagna jusqu’à la cour d’honneur,
+ne se souciant pas d’une nouvelle rencontre avec
+Annette : mais celle-ci ne parut pas. Quant à
+René, il ne songeait plus qu’à foncer sur l’obstacle
+inconnu inopinément surgi sur sa route. Il
+n’avait encore aucune crainte et croyait bien, ainsi
+qu’il l’avait annoncé, revenir le lendemain.</p>
+
+<p>Il est curieux de constater comme les événements
+avancent par soubresauts. Durant des jours
+rien n’arrive, les heures traînent, on a l’air d’attendre
+sur un banc la venue d’un passant qui ne
+passera jamais : soudain, le tumulte succède au
+silence, la foule à la solitude ; on est happé, roulé,
+on n’a plus le loisir de se reconnaître et moins
+encore celui de se défendre…</p>
+
+<p>En quittant l’hôtel du Thil, René se disait : « Je
+vais me renseigner. » Mais où ? Auprès de qui ?
+Les raisons mystérieuses qui motivaient la mise
+en demeure de madame Traversot couraient les
+rues, soit : encore fallait-il s’adresser à quelqu’un
+pour les connaître.</p>
+
+<p>Or, c’était l’heure où, chaque après-midi, M. Valfour
+s’en retournait par le Rempart après sa visite
+d’hôpital. René n’avait pas fait cent mètres qu’il
+aperçut devant lui l’abbé en train de regagner
+la ville. La rencontre de cet homme lui parut providentielle.
+Aussitôt, doublant l’allure, il le rejoignit.</p>
+
+<p>— Hé quoi ! monsieur l’abbé, s’écria-t-il en
+affectant la gaîté, vous ne regardez même pas si
+des amis vous suivent ?</p>
+
+<p>Tels mouvements imperceptibles se sentent, à
+défaut de les voir. Tout de suite, avant que
+d’achever, René comprit ainsi qu’il tombait mal,
+ou encore que sa compagnie, dans la rue et à cette
+heure, ne procurait pas d’agrément. Raison de
+plus pour s’obstiner.</p>
+
+<p>L’abbé, pourtant, toujours poli, répondait déjà :</p>
+
+<p>— Je ne demande pas, mon cher enfant, d’où
+vous venez. Nous avons, chacun, nos occupations
+dans ce quartier… pas les mêmes… évidemment…
+Puisse Dieu les bénir avec une pareille
+indulgence !… Toutefois les miennes m’ont mis
+en retard : vous m’excusez, n’est-ce pas, de ne
+pas m’arrêter ? On m’attend à Notre-Dame.</p>
+
+<p>Pour mieux marquer sa hâte, non seulement il
+ne ralentit pas, mais parut prendre un élan supplémentaire.
+En même temps son calme visage
+avait rougi et ses yeux trahissaient un désarroi.</p>
+
+<p>René, sans se démonter, lui prit le bras.</p>
+
+<p>— Pressé, je le veux bien, murmura-t-il :
+serait-ce au point de ne pouvoir m’accorder
+audience ?</p>
+
+<p>— Pas dans la rue, je pense ? s’écria l’abbé visiblement
+effrayé.</p>
+
+<p>— Dans la rue, à Notre-Dame, où il vous plaira
+enfin, pourvu que ce soit sur l’heure !</p>
+
+<p>— Impossible ! D’ailleurs de quoi s’agit-il ?</p>
+
+<p>— D’une chose importante à laquelle sont suspendus
+tous nos projets.</p>
+
+<p>— Vos projets, mon cher enfant : ce n’est
+qu’une nuance, toutefois bonne à rappeler, fût-ce
+au passage.</p>
+
+<p>René le considéra, interdit :</p>
+
+<p>— Bigre ! vous aussi ?…</p>
+
+<p>Il n’acheva pas, mais serrant de plus près l’abbé
+pour bien marquer qu’il se refuserait à lâcher
+prise :</p>
+
+<p>— Raison de plus : cela prouve que vous êtes
+au courant.</p>
+
+<p>— Vous me désolez. Je vous sens résolu
+d’obtenir satisfaction, et pourtant… Enfin, soit…
+à la sacristie… rien qu’un instant…</p>
+
+<p>— Parfait. Du coup, pour vous témoigner ma
+reconnaissance, je cesse de vous compromettre.</p>
+
+<p>René en même temps lâcha l’abbé : ceci encore
+le frappait que son dernier mot n’attirait aucune
+protestation.</p>
+
+<p>A grands pas et en silence, ils poursuivirent
+leur route. M. Valfour donnait vraiment l’idée
+qu’il ignorait son compagnon : il semblait, à
+force de serrer les épaules, devenu une chose
+noire, toute ronde, sur laquelle les yeux n’ont pas
+de prise. Dans Notre-Dame, il choisit pour monter
+au chœur le bas-côté opposé à son confessionnal
+et, après une courte révérence au maître-autel,
+gagna la sacristie. René ne cessait pas de
+suivre.</p>
+
+<p>Une sacristie est un lieu propice aux entretiens
+rapides, car on s’y tient debout. Nul doute que
+M. Valfour n’eût escompté cette incommodité
+pour abréger des propos dont la perspective l’importunait.
+A peine entré, il déposa son bréviaire
+sur l’armoire aux ornements et, adossé à celle-ci,
+les deux mains dans ses manches, les yeux à
+terre :</p>
+
+<p>— Qu’y a-t-il ? je vous écoute, reprit-il d’une
+voix terne.</p>
+
+<p>René, que l’attitude imprévue de l’abbé achevait
+d’irriter, lança son chapeau près du bréviaire.</p>
+
+<p>— Il y a, déclara-t-il, que je reviens de l’hôtel
+de Thil.</p>
+
+<p>— Ah ! fit l’abbé comme s’il apprenait une
+nouvelle extraordinaire, ces dames sont de retour ?…
+Mademoiselle Annette toujours satisfaite ?</p>
+
+<p>— Je l’espère : je ne l’ai pas vue.</p>
+
+<p>— Ah !… répéta l’abbé, un demi-ton plus bas.</p>
+
+<p>— Madame Traversot seule a consenti à me
+recevoir : recevoir est d’ailleurs une manière de
+s’exprimer, puisque je suis sommé de ne plus
+reparaître tant que ma mère ne sera pas venue.</p>
+
+<p>— Oh ! soupira l’abbé, continuant de descendre
+la gamme.</p>
+
+<p>Son visage cependant n’exprimait pas de surprise.</p>
+
+<p>— On dirait que vous le trouvez naturel ?</p>
+
+<p>— Naturel, non… explicable plutôt…</p>
+
+<p>L’abbé Valfour poussa ensuite un nouveau
+soupir, sans cesser de contempler le sol. Tout
+dans son attitude ajoutait : « Que voulez-vous que
+j’y fasse ? »</p>
+
+<p>René répéta d’un ton rude :</p>
+
+<p>— Explicable… c’est bien vous qui l’affirmez…
+donc il y a des raisons, et vous les connaissez. Il
+ne reste plus qu’à me les dire : après quoi, je
+vous tiendrai quitte et vous serez libre de retourner
+à vos ouailles.</p>
+
+<p>Cette fois plus de réponse, mais un bruit de
+pas s’étant fait entendre dans l’église, l’abbé Valfour
+jeta un regard vers la porte : il espérait
+l’entrée d’un importun. Fausse alerte : personne
+ne parut.</p>
+
+<p>— Hé bien ? reprit René, décidément exaspéré.</p>
+
+<p>— Eh bien, en vérité, je me demande… Il est
+possible que des sottises aient couru… mais
+sont-ce les mêmes ? et quel besoin avez-vous…</p>
+
+<p>— Quel besoin !</p>
+
+<p>— Plus bas, jeta vivement l’abbé, n’oubliez
+pas dans quel endroit nous sommes !</p>
+
+<p>Et soudain il abandonna l’appui de l’armoire.
+Ses mains libérées des manches esquissèrent
+ensuite un geste de retraite :</p>
+
+<p>— Je comprends d’ailleurs votre état, poursuivit-il :
+oui, je comprends… Moi-même, vous
+l’avouerai-je, et vous l’avez dû voir, je me sens
+troublé… extrêmement… par une lettre de madame
+Traversot reçue ce matin.</p>
+
+<p>— Que dit-elle ?</p>
+
+<p>— Oh ! mon cher enfant, les femmes n’expliquent
+jamais à fond leur pensée.</p>
+
+<p>— Dans ce cas, c’est à vous, l’abbé, de m’expliquer
+la vôtre ! Après quoi j’aviserai.</p>
+
+<p>— En effet… en effet… Notez avant tout que
+madame Traversot, pas plus que moi, ne croit…
+Seulement, voilà : il est de certaines questions
+qui ne devraient jamais être posées. Cela ne les
+empêche pas d’exister, certes ! et même les gens
+sont libres de s’en entretenir, s’ils le veulent,
+pour l’agrément ; mais enfin, tant qu’on ne s’est
+pas avisé de demander officiellement : « Cela
+existe-t-il ? » on est libre d’agir comme si elles
+n’étaient pas.</p>
+
+<p>— Allez donc au fait ! interrompit de nouveau
+René, impuissant à maîtriser la colère que tant
+de précautions achevaient de déchaîner au fond
+de lui.</p>
+
+<p>— J’y viens… j’y suis déjà !</p>
+
+<p>Puis, secouant les épaules, comme un homme
+décidé à brûler ses vaisseaux, l’abbé reprit très
+vite :</p>
+
+<p>— Justement, dès le début de nos relations,
+madame Traversot m’avait exprimé à diverses
+reprises son désir de mieux connaître votre
+famille. Simple souhait d’elle à moi : satisfaction
+facile à obtenir et qui n’intéressait que nous…
+Qui, hélas ! à Dijon ou ailleurs, s’est avisé ces
+jours derniers de lui dire… ou encore de lui suggérer ?…
+bref, la question qui n’existait pas, brusquement
+a pris corps et, du coup, madame Traversot,
+devenue inquiète, a pensé… enfin elle se
+demande dans quelle mesure vous avez droit au
+titre que vous portez.</p>
+
+<p>René abasourdi recula :</p>
+
+<p>— Quel titre ? je n’en ai pas, que je sache !</p>
+
+<p>— Oh ! poursuivait maintenant l’abbé définitivement
+lancé, je sais bien qu’il s’agit là de puérilités !
+Qu’importe au bonheur de ma charmante
+petite Annette, que vous soyez La Gilardière,
+tandis que votre frère n’est que Manchon ? Curiosités
+de province, scrupules de vieille bourgeoisie :
+rien de plus. Il est probable d’ailleurs, je
+suis même assuré que les deux noms appartiennent
+à chacun, et encore qu’ils figurent l’un
+et l’autre sur le registre d’état civil… Au fait
+avez-vous jamais eu seulement l’occasion de lire
+votre acte de naissance ?</p>
+
+<p>Enfin arrivés là, les yeux de l’abbé, qui jusqu’alors
+n’avaient cessé de contempler le sol,
+s’étaient levés : tout ce qui précédait, tant d’hésitations,
+de détours, simples manœuvres pour
+aboutir à poser, — et de quel ton détaché ! — cette
+unique question, la seule utile.</p>
+
+<p>Déconcerté par le jeu, mais incapable d’en
+soupçonner les dessous, René ne put que répliquer :</p>
+
+<p>— Quelle est cette plaisanterie, et pourquoi
+n’aurais-je pas lu mon acte de naissance ? En
+souhaitez-vous un double ?</p>
+
+<p>M. Valfour saisit les mains de René :</p>
+
+<p>— Ainsi vous l’avez lu… ce qui s’appelle lu…
+et vous n’y avez rien remarqué de particulier ?</p>
+
+<p>— Comptiez-vous par hasard sur la mention :
+père et mère inconnus ?</p>
+
+<p>Alors, subitement changé, la face éclaircie,
+l’abbé acheva d’attirer à lui René. Il soupirait, il
+riait, il retrouvait la bonté de la Providence :</p>
+
+<p>— Ah ! mon enfant !… mon cher enfant !… quel
+poids vous m’enlevez ! Et puisque vous avez cette
+pièce chez vous, de grâce courez la chercher. Je
+me charge d’éclairer tout… Après cela, madame
+Traversot…</p>
+
+<p>Mais René se dégageant, coupa la phrase :</p>
+
+<p>— Je vous demande pardon, mon cher abbé :
+pourrai-je savoir auparavant quel rapport imprévu
+existe entre mon acte de naissance, madame Traversot,
+et le motif qui, au dire de celle-ci, interdirait
+à ma mère de jamais paraître ici ?</p>
+
+<p>Tout entier à sa joie de retrouver une situation
+correcte, là où il avait redouté la pire aventure,
+M. Valfour rit encore :</p>
+
+<p>— Quant à cela, inutile de vous en battre les
+oreilles : l’essentiel n’est-il pas que madame Traversot
+revienne sur son sentiment ? et dès lors
+que j’en fais mon affaire…</p>
+
+<p>Pour la seconde fois, René l’empêcha d’achever :</p>
+
+<p>— Non, l’abbé, j’exige d’être éclairé.</p>
+
+<p>— Des sottises !</p>
+
+<p>— Raison de plus pour n’en rien perdre.</p>
+
+<p>L’abbé riait toujours, bien qu’un peu du bout
+des lèvres.</p>
+
+<p>— Soit : admirez donc où peuvent en venir des
+gens inoccupés que tourmente la soif d’aventures
+chez les autres. La différence de nom entre votre
+frère et vous, avait frappé : de là à supposer que
+vous n’étiez peut-être que le fils adoptif de votre
+mère…</p>
+
+<p>— Il n’y avait qu’un pas, conclut René d’une
+voix glacée.</p>
+
+<p>— Naturellement, on l’a franchi…</p>
+
+<p>— Vous le premier.</p>
+
+<p>— Ah ! mon enfant, ne me calomniez pas :
+j’y ai cru si peu que j’ai tenu à prévenir votre
+frère du bruit qui courait.</p>
+
+<p>— Et mon frère a répondu ?</p>
+
+<p>— En ne m’en parlant pas, ce qui était la plus
+spirituelle des réponses.</p>
+
+<p>De nouveau, un bruit de marche sonna sur les
+dalles. Une dame en noir parut sur le seuil.</p>
+
+<p>— A la minute… je suis à vous…, jeta l’abbé.</p>
+
+<p>Et revenant à René :</p>
+
+<p>— Vous le voyez, on s’impatiente, mais qu’importe ?
+Tout à l’heure, n’est-ce pas, apportez l’acte,
+et demain…</p>
+
+<p>— Oh ! demain, dit René, impossible ; je ne
+serai pas ici.</p>
+
+<p>— Vous partez pour Paris ? J’espère bien que
+vous n’y conterez pas…</p>
+
+<p>— Que vous avez cru, au roman chez la portière ?
+Rassurez-vous : toutefois il est urgent de
+couper court à cette littérature. J’en connais un
+moyen radical et prétends y recourir dès ce soir.</p>
+
+<p>Sans ajouter rien, René ensuite s’éloigna. Il
+avait la démarche un peu saccadée. A mesure
+qu’il s’en allait, le sourire de l’abbé s’évanouissait
+aussi. C’est qu’après avoir cru faire une lumière
+complète, M. Valfour se demandait si les
+voies de la Providence ne sont pas quelquefois
+beaucoup plus tortueuses qu’il n’y paraît.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>VI</h3>
+
+
+<p>René sonna le même soir rue Monsieur. Il
+devait être minuit ou environ. A ce moment,
+madame Manchon dormait. Il défendit qu’on la
+prévînt, et, réfugié dans sa chambre, tenta de
+reposer.</p>
+
+<p>On rencontre chaque jour des gens qui vivent
+dans des conditions extraordinaires et ne s’en
+aperçoivent pas, car l’extraordinaire ne l’est
+jamais que par rapport à nos habitudes. Toutefois,
+qu’un hasard insignifiant éveille leur défiance,
+sans être mieux éclairés qu’avant, ces mêmes gens
+perdent soudain la sécurité dont ils étaient jusqu’alors
+les bénéficiaires inconscients. Désormais,
+pour René, ce hasard était venu.</p>
+
+<p>Insignifiant, évidemment, ou plutôt sans valeur :
+quel crédit en effet accorder à des racontars
+de petite ville en mal de nuire ? Que des bruits
+aient couru dans Semur assez précis pour inquiéter
+M. Valfour ou incliner madame Traversot à
+juger impossible un entretien direct avec madame
+Manchon, voilà qui n’avait en soi-même aucune
+importance et n’aurait pas dû retenir un instant
+la pensée de René. Cependant, parmi tant de
+calomnies possibles, pourquoi celle-là, de préférence
+à d’autres ? Et René, malgré lui mal à l’aise,
+non seulement ne savait que répondre, mais
+s’étonnait de questions nouvelles, surgies à la
+suite comme d’elles-mêmes, et sans que Semur,
+cette fois, y fût pour rien.</p>
+
+<p>L’attitude de son frère, d’abord. Hostile, ou
+indifférente ? impossible d’en décider. A coup sûr
+réservée et suggérant l’idée d’une arrière-pensée
+continue qui interdisait jusqu’à l’esquisse d’une
+familiarité.</p>
+
+<p>Autre énigme : pourquoi René n’entendait-il
+jamais parler de son père ? Pas une image pour
+l’évoquer. On aurait voulu qu’il oubliât, qu’on
+n’aurait pas agi d’autre manière.</p>
+
+<p>Bien singulier enfin, le désir de madame Manchon
+d’appeler un de ses fils uniquement La Gilardière
+cependant qu’elle et l’abbé restaient Manchon !
+Pareille vanité s’accordait mal avec le
+dédain des petits sentiers et des petits moyens,
+souvent affiché et toujours pratiqué par elle dans
+le courant de l’existence…</p>
+
+<p>J’expose cela d’une manière précise ; gardez-vous
+de croire pourtant que ce fût aussi net pour
+René. Des inquiétudes confuses, des lueurs passagères
+perçant une brume dense, il ne percevait
+rien de plus : trop déjà pour échapper à un irrésistible
+malaise, pas assez pour aborder la vérité
+corps à corps. Au trouble de sa nuit d’attente,
+correspondaient ainsi, dans des proportions
+diverses, le souci d’un passé incertain et celui
+d’un avenir encore très cher : mais à la perspective
+du oui ou du non que madame Manchon
+devrait prononcer au matin, qui sait si déjà il ne
+s’épouvantait pas moins de perdre Annette que de
+se heurter à un constat redouté ?</p>
+
+<p>Une à une, les heures et les demies scandèrent
+ces rêveries. Quand, épuisé par elles, il succomba
+enfin au sommeil, le jour commençait, les premiers
+charrois retentissaient dans les rues voisines,
+et madame Manchon s’éveillait…</p>
+
+<p>Depuis la réponse folle de René, elle s’éveillait
+ainsi tous les jours, dès l’aube. Après avoir si
+longtemps envisagé le temps qui vient avec une
+entière sérénité, elle ne renaissait plus au présent
+que l’âme trouble et sous le coup d’appréhensions
+intolérables.</p>
+
+<p>— Aujourd’hui, songeait-elle, que va-t-il arriver ?</p>
+
+<p>Mais il n’arrivait rien, ou du moins rien qui
+comptât.</p>
+
+<p>Un soir, vous l’avez vu, son fils aîné avait prononcé
+des paroles singulières qui l’avaient fait
+trembler sur le moment : elle n’y pensait plus,
+ou si parfois le souvenir lui en revenait, elle s’en
+détournait. D’ailleurs l’abbé, depuis lors, était
+redevenu muet. Aucun indice nouveau n’avait
+renouvelé des craintes probablement mal fondées.
+Et puis, qu’importe devant le reste, c’est-à-dire la
+rupture avec René ? Depuis dix jours déjà, René
+avait cessé d’écrire : elle de son côté, s’obstinait
+dans l’attente d’une soumission qui ne venait pas.
+Quand on s’est accoutumé à ne vivre que pour un
+être, quand toute ambition, toute tendresse n’ont
+cessé de graviter autour de lui, imaginez ce que
+deviennent dix jours de silence ! Hier, il n’y en
+avait que neuf : aujourd’hui, un de plus, demain
+un autre… Ah ! ne pouvoir dire si le fossé cessera
+de s’élargir, ni quelles pensées, là-bas, répondent
+à celles qui dévorent ici !…</p>
+
+<p>Machinalement madame Manchon consulta sa
+montre : six heures. Elle écouta ensuite le trottis
+du rouage. Étrange machine, si compliquée, toujours
+en mouvement ; et que d’efforts pour mesurer
+l’insaisissable, en donnant une réalité à ce qui
+peut-être n’en possède aucune ! Dix minutes font
+parfois la durée d’une existence ; en d’autres cas,
+vingt années coulent sans qu’on les voie.</p>
+
+<p>Madame Manchon ferma les yeux : les années
+mortes auxquelles elle songeait, la séparaient
+d’autres dont le souvenir demeurait cher : hélas !
+celles-là aussi lui échappaient ; depuis son entretien
+avec l’abbé, elle n’osait plus y revenir.</p>
+
+<p>Premier fracas d’omnibus, bavardage des gens
+de service sur le trottoir, Paris qui, après l’accablement
+de la nuit, s’étire, bâille au soleil levant
+et peu à peu se remet à gronder… Quelle solitude,
+quand on écoute, au fond d’une chambre,
+rideaux tirés et rêves en dérive !</p>
+
+<p>Dans la pièce voisine, un réveil lâcha brusquement
+sa sonnerie. C’était un crissement aigu qui
+n’épargnait personne. Sous prétexte d’aller à la
+messe de sept heures, Lapirotte en remplissait la
+maison, chaque matin. Madame Manchon fit un
+geste d’agacement.</p>
+
+<p>— Pourquoi gardai-je cette fille ?</p>
+
+<p>Elle ne l’avait jamais que tolérée, et depuis
+quelque temps ne la supportait plus. Elle méditait
+de s’en débarrasser.</p>
+
+<p>Le réveil persistant, madame Manchon frappa
+contre la cloison.</p>
+
+<p>— Cessez donc ce tapage !</p>
+
+<p>Mais Lapirotte affirmait ne se réveiller jamais
+qu’à la fin, tout à la fin de la sonnerie, qui roula
+jusqu’au bout, avant de s’achever en hoquets
+pareils aux halètements d’un asphyxié.</p>
+
+<p>Des minutes passèrent : puis un coup discret
+fit tressaillir madame Manchon.</p>
+
+<p>— Qu’y a-t-il ?</p>
+
+<p>De l’autre côté de la porte, Lapirotte jeta :</p>
+
+<p>— Je voulais annoncer tout de suite à madame…</p>
+
+<p>Ici un temps d’arrêt. Madame Manchon, n’ayant
+aucun désir de faire entrer Lapirotte, restait
+sans souffler mot. Il fallut bien se décider à poursuivre,
+puisqu’on avait commencé :</p>
+
+<p>— M. René est arrivé cette nuit !…</p>
+
+<p>Comme soulevée par une lame de fond, madame
+Manchon se dressa sur le lit.</p>
+
+<p>— Il est dans sa chambre… il doit dormir
+encore…, continuait Lapirotte, surprise de ne
+recevoir aucune réponse.</p>
+
+<p>Madame Manchon dit enfin :</p>
+
+<p>— Merci ! j’étais au courant… surtout, qu’on
+le laisse reposer !</p>
+
+<p>Sans qu’on pût l’entendre, elle s’habillait déjà.
+Ses mains avaient peine à retrouver les agrafes.
+Un tremblement de fièvre la secouait tout entière.
+Puis, approchant de la porte, elle devina que
+Lapirotte n’avait pas bougé, retint son souffle,
+attendit que, lasse d’épier des événements qui ne
+venaient pas, celle-ci voulût bien s’éloigner. Le
+cœur de madame Manchon, en ces instants,
+recouvrait tous les bruits, et cependant aucun
+bruit ne lui échappait. Si légère qu’ait été la
+démarche de Lapirotte abandonnant sa faction,
+elle sut ainsi tout de suite quand le passage devint
+libre. Alors, enveloppée dans un peignoir, encore
+coiffée de nuit, à son tour elle s’évada, pénétra
+chez René avec des précautions infinies, et s’assit
+dans le fauteuil au pied du lit. Accablé de
+fatigue, René dormait toujours…</p>
+
+<p>Elle le regarda dormir. Elle le contemplait
+avec avidité. Elle n’avait même plus la pensée de
+lui en vouloir, dès lors qu’il était présent. Jamais,
+non plus, il ne lui avait paru si beau.</p>
+
+<p>Puis, elle imagina que puisqu’il avait accepté
+de revenir, il lui revenait tout à fait, et une joie
+sourde, inexprimable, la baigna toute. Si, dès la
+première heure, elle s’était dressée si rudement
+contre le projet de René, ce n’était pas qu’elle en
+voulût aux Traversot ni à n’importe qui : simplement,
+elle ne consentait pas qu’on lui volât son
+fils. Elle se refusait à le partager. Peut-être
+aurait-elle toléré une maîtresse : mais une femme, — c’est-à-dire
+la vie de René loin d’elle, en dehors
+d’elle, sans doute même tournée contre elle, — elle
+n’aurait pu. Dieu merci ! lui semblait-il, l’alerte
+était finie ! il ne restait plus qu’à attendre l’éveil,
+à se plaindre pour la forme et à pardonner. Oh !
+comme elle pardonnerait tout à l’heure !</p>
+
+<p>Après cela, durant un long moment, il n’y eut
+dans la pièce que le murmure de deux souffles
+réguliers, symbole d’une paix indicible. Enfin
+un bruit léger déchira le silence. René, tel un
+plongeur qui revient à la surface, aspirait l’air,
+détendait ses bras, et se redressait…</p>
+
+<p>A la vue de sa mère, il eut un tressaillement
+qui acheva de l’arracher au sommeil.</p>
+
+<p>— Quoi ! dit-il, déjà levée, maman ?</p>
+
+<p>D’un geste de main apaisant, madame Manchon
+lui fit signe de ne pas bouger.</p>
+
+<p>— Oui, il est très tôt… dors encore… tu es
+fatigué… j’ai le temps.</p>
+
+<p>Il ne répondit pas tout d’abord, en proie à l’effarement
+qui succède aux fins de nuit écrasées.
+Une seconde auparavant, le repos de la mort ;
+subitement, la rentrée dans le réel ; au fond de
+l’âme, les lourdeurs et l’obscurité se retrouvent
+intactes, avivées par le contraste.</p>
+
+<p>— Bonjour, murmura-t-il, comment vas-tu ?</p>
+
+<p>Madame Manchon renouvela le même signe
+apaisant. Bien qu’elle n’eût aucune crainte, elle
+souhaitait retarder les explications qu’elle sentait
+devoir suivre, et qui d’avance lui semblaient si
+inutiles !</p>
+
+<p>A demi soulevé sur l’oreiller, René cependant
+poursuivait :</p>
+
+<p>— Rien de changé dans la maison ?… Lapirotte
+toujours en sucre ? mon frère toujours acide ?…</p>
+
+<p>Et madame Manchon encore hocha la tête :
+non, rien n’était changé, pas même son désir de
+se taire qui la tenait assise au bout du lit, sans
+se pencher seulement pour embrasser son fils.</p>
+
+<p>Étonné, René fronça les sourcils :</p>
+
+<p>— M’en voudrais-tu au point de ne plus vouloir
+répondre ?</p>
+
+<p>Alors se décidant enfin :</p>
+
+<p>— Trois semaines sans te voir, soupira-t-elle :
+bientôt dix jours sans nouvelles !…</p>
+
+<p>Il riposta d’un ton léger, bien qu’en réalité
+dépourvu d’assurance :</p>
+
+<p>— Mais il me semble que toi aussi…</p>
+
+<p>— Ne continue pas ! Laisse-moi d’abord reprendre
+possession de toi. Que je te sente redevenu
+mon fils et point changé !</p>
+
+<p>— Oh ! maman, répliqua-t-il en riant, tu vas
+me faire croire qu’on aurait pu me voler en
+route : heureusement que, me tâtant, je me sens
+vraiment le même.</p>
+
+<p>Elle sourit à ce mot qui le lui montrait,
+comme elle s’y attendait, dégrisé, repentant, et
+répéta :</p>
+
+<p>— Le même ?… pas tout à fait, j’espère ?</p>
+
+<p>Une seconde s’écoula, encore joyeuse… et tout
+à coup la chimère qui s’écroule, la vérité qui
+s’abat sur le rêve.</p>
+
+<p>— Pas tout à fait… tu l’as dit, maman, puisque
+je viens te chercher et veux te ramener auprès
+de celle que j’aime, sûr que tu l’aimeras aussi
+dès que tu la connaîtras.</p>
+
+<p>Anéantie, madame Manchon contemplait René,
+tandis que les syllabes légères tombaient sur elle,
+pareilles à des gouttes de plomb, et que René, de
+son côté, les prononçait d’un ton résolument détaché,
+ayant l’air de supposer que les choses ne
+pourraient suivre un autre cours.</p>
+
+<p>Quand ce fut terminé, elle joignit les mains :</p>
+
+<p>— Ainsi, fit-elle d’une voix éteinte, ce n’est pas
+fini ?</p>
+
+<p>— Pouvais-tu en douter ?</p>
+
+<p>Elle ne répondit pas. Elle venait de baisser la
+tête. On aurait pu la croire échappée ailleurs :
+et de fait, toute sa jalousie revenue, éperdue
+devant l’imminence du péril, elle se demandait :
+« Au nom de quoi refuser de nouveau mon consentement ? — Quelles
+raisons lui donner, puisque
+la vraie ne peut se dire et qu’il n’y a rien contre
+cette femme ? » Elle se le demandait, ne trouvait
+pas, et désespérée se taisait.</p>
+
+<p>Enhardi, René reprit :</p>
+
+<p>— Voyons, maman, il est temps de renoncer à
+des silences qui n’ont servi qu’à nous faire souffrir
+l’un et l’autre. Dès lors que tu t’obstinais à
+tenir ta plume au sec, le meilleur était de prendre
+le train : c’est ce que j’ai fait. Maintenant, il n’y a
+plus qu’à tirer au plus court en nous expliquant
+sans ambages… Tu m’as écrit que tu me désapprouvais :
+mais tu as omis de m’en donner les
+motifs. Hé bien ! reconnais ma bonne foi : je ne
+demande qu’à les entendre, et même à m’incliner
+devant eux, s’ils tiennent. Quels sont-ils ?</p>
+
+<p>Toujours tête basse, madame Manchon continuait
+de se taire. René poursuivit encore :</p>
+
+<p>— Est-ce la famille qui ne te plaît pas ? elle vaut
+au moins la nôtre. La fortune ? médiocre, j’en conviens :
+combien de fois, cependant, ne m’as-tu pas
+assuré que j’en avais pour deux ? Annette ? mais
+tu ne sais qui elle est, et que te demandais-je,
+sinon précisément de venir la juger ?</p>
+
+<p>— Tu prétends ?… interrompit cette fois madame
+Manchon.</p>
+
+<p>— Je ne prétends pas : je suis sûr que mieux
+éclairée, et ravie d’aider à mon bonheur, tu vas
+consentir à m’accompagner, aujourd’hui même,
+là-bas… où tu es attendue, soit dit sans reproche,
+avec une patience que d’autres peut-être n’auraient
+pas eue. Tu ne réponds toujours pas ? Faut-il
+m’expliquer mieux en…</p>
+
+<p>— Inutile, interrompit madame Manchon d’un
+ton bref.</p>
+
+<p>Puis, pensive :</p>
+
+<p>— Je croyais cependant m’être exprimée assez
+clairement dans ma lettre pour que tu connusses
+d’avance l’accueil que je ferais à pareille demande.</p>
+
+<p>— Tu refuses ?</p>
+
+<p>— Évidemment.</p>
+
+<p>Chose curieuse, à mesure qu’ils précisaient
+leur dissentiment définitif, leurs voix, au lieu de
+s’irriter, s’apaisaient, et leurs regards s’éteignaient.
+Il semblait qu’au fond d’eux-mêmes
+d’autres sujets plus importants se substituaient au
+premier. De toute son âme, en effet, madame
+Manchon, au lieu d’écouter, continuait de chercher
+le prétexte avouable, qui, arrêtant son fils,
+la sauverait du dépouillement dont elle était
+menacée. René, de son côté, parlant de son avenir,
+ne s’occupait déjà plus que du passé. Ainsi, chacun
+était ramené à son instinct profond : ici, la
+passion maternelle résolue à toutes les ruses
+plutôt que d’être dépossédée ; là, le souvenir des
+gênes insaisissables qui, tolérées hier, risquaient
+demain de ne pouvoir être supportées.</p>
+
+<p>Ni l’un ni l’autre ne s’aperçurent qu’ils avaient
+cessé de parler.</p>
+
+<p>Soudain, René parut obéir à une impulsion
+nouvelle, et avec l’expression distraite de quelqu’un
+qui ouvre une parenthèse sans importance :</p>
+
+<p>— Au fait, maman, pendant que j’y songe, et
+avant de revenir à ce qui nous occupe, voudrais-tu
+me donner la réponse à une question qui m’a
+été posée, il y a quelques jours, et devant laquelle
+je suis demeuré perplexe ?</p>
+
+<p>— Quelle question ? répéta madame Manchon
+qui, à mille lieues des pensées de René, voyait
+avec bonheur dans ce détour une occasion de
+gagner du temps pour réfléchir encore.</p>
+
+<p>— Pourquoi m’avoir imposé un nom que je
+suis seul à porter dans la famille ?</p>
+
+<p>Toujours ignorante du chemin qu’elle suivait,
+madame Manchon sourit :</p>
+
+<p>— Mais rien de plus simple, mon enfant… c’est
+ton frère qui m’en a donné l’idée.</p>
+
+<p>— Ah ! c’est mon frère…</p>
+
+<p>Et soudain, le visage de René se ferma.</p>
+
+<p>— Cela te surprend ?</p>
+
+<p>— Un peu.</p>
+
+<p>— Tu as tort. Ton frère s’occupe de tes intérêts,
+à sa manière, il est vrai, qui est assez froide, mais
+pleine de sens quelquefois.</p>
+
+<p>— Et sous quel prétexte a-t-il souhaité ?…</p>
+
+<p>— Rien de plus simple encore. Il me voyait
+ambitieuse pour toi. Qu’il eût ou non raison, il
+estimait qu’une apparence de titre fait bien en
+république. Je me suis laissée convaincre. En fin
+de compte, tes enfants, à défaut de mieux, en
+profiteront.</p>
+
+<p>Ceci d’une voix nette ; le regard posé sur René
+semblait ajouter : « A quel propos de l’inquiétude
+quand il s’agit de choses évidentes ? » Cependant,
+pourquoi madame Manchon s’apercevait-elle
+tout à coup que ces choses évidentes le devenaient
+déjà moins ? pourquoi surtout suffisait-il d’en
+parler pour évoquer l’abbé et le cortège d’appréhensions
+dû à l’un de ses entretiens ?</p>
+
+<p>— Qui t’a interrogé à propos de cette sottise ?
+reprit madame Manchon, poussée malgré elle à
+aller au delà.</p>
+
+<p>— Oh ! dit vivement René, quelqu’un… à la
+banque peut-être… je ne sais plus.</p>
+
+<p>— Pas l’ami de ton frère, je pense ?</p>
+
+<p>— L’abbé Valfour n’y est vraiment pour rien.</p>
+
+<p>En ce moment, l’apparition du nom de M. Valfour
+aurait pu paraître puérile : mais tous deux
+suivaient une logique intérieure qui leur interdisait
+de s’étonner.</p>
+
+<p>— C’est tout ? conclut madame Manchon après
+une courte pause durant laquelle il lui parut
+qu’un danger, dû à son fils aîné, venait de la
+frôler.</p>
+
+<p>— Non, maman, dit René subitement dressé
+sur l’oreiller.</p>
+
+<p>Elle frémit :</p>
+
+<p>— Qu’y a-t-il encore ?</p>
+
+<p>— Il y a que, puisqu’il en est ainsi, tu <i>dois</i>
+m’accompagner là-bas.</p>
+
+<p>Elle ne comprit pas tout d’abord, ou plutôt elle
+se refusait à admettre un lien quelconque entre
+la question posée par René et le conflit qui recommençait :</p>
+
+<p>— Faut-il te répéter que ma décision est prise ?</p>
+
+<p>— C’est que tu ignores les bruits qui courent !</p>
+
+<p>— A Semur, il court des bruits sur nous ?</p>
+
+<p>— On dit… on ose dire que, quoi qu’il arrive,
+tu ne consentiras jamais à revenir avec moi.</p>
+
+<p>— On ne se trompe pas.</p>
+
+<p>— Seulement, on en donne pour raison précisément
+cette différence de nom entre mon frère et
+moi. C’est tout juste si l’on n’exige pas que je sorte
+mon acte de naissance pour prouver que je suis
+vraiment ton fils !</p>
+
+<p>Madame Manchon, aux derniers mots, promena
+un regard épouvanté sur les murs, comme si,
+aspirée par une trappe, elle voulait, avant de
+disparaître, leur jeter un dernier adieu. Tout
+à coup elle venait d’apercevoir un dépouillement
+devant lequel l’autre ne comptait plus. Mais qui
+avait osé cela ? De qui René tenait-il ses soupçons ?</p>
+
+<p>Dans les instants de grand émoi, on ne saurait
+mesurer ni la vitesse ni le nombre des pensées
+diverses fulgurant à travers un cerveau. En une
+seconde, je le répète, madame Manchon, eut le
+temps de supputer la douleur d’être jugée par le
+fils de son âme, de chercher à qui elle le devait,
+et d’en accuser son autre fils. Elle eut le temps
+encore de songer : « C’est bien un crime de
+prêtre : je ne pardonnerai jamais. » Puis brusquement,
+une autre perspective s’ouvrit à elle, celle-là
+rayonnante. Non seulement, René ne savait
+rien, puisqu’il interrogeait, mais grâce à lui, la
+raison tant cherchée pour écarter définitivement
+les Traversot venait de paraître !</p>
+
+<p>— Et c’est cela… cela… que ces gens ont pensé
+de ta mère ! murmura-t-elle presque à voix basse,
+tandis que de la main elle semblait écarter une
+affreuse vision.</p>
+
+<p>— Maman ! jeta René décontenancé par l’attaque,
+je n’ai pas dit…</p>
+
+<p>— Allons donc !</p>
+
+<p>De nouveau, la main de madame Manchon
+fendit l’air. Il semblait qu’elle achevât de débarrasser
+l’espace des intrus qui depuis une heure
+volaient ici l’air respirable.</p>
+
+<p>— Allons donc ! si ce n’était venu par eux,
+aurais-tu retenu, fût-ce une minute, ces ordures ?
+Admirable, en vérité, la délicatesse d’une famille
+qui, pour mieux t’accaparer, n’hésite pas à salir la
+tienne et, férue d’honneur, offre pourtant de s’accommoder
+de nos restes ! Ne caches-tu plus rien
+au moins ? S’en est-on bien tenu là pour te détacher
+de moi ? Et tu veux que j’accoure en pénitente,
+prouver que grâce au ciel… Ce serait
+imbécile si ce n’était risible !</p>
+
+<p>Comment rendre l’accent de ces phrases ? Il y
+passait même du triomphe ! Ce ne devait être,
+hélas ! qu’une ivresse passagère. Désormais tout
+à son angoisse, déjà René répondait :</p>
+
+<p>— Tu te trompes : ce n’est ni imbécile, ni
+risible. Il ne s’agit plus des Traversot, ni d’Annette,
+mais de moi ! En apprenant ces bruits, j’ai
+ressenti un malaise que je ne parviens pas à exprimer.
+La pensée qu’ils persistent me trouble plus
+encore. Crois-moi, je ne trouverai la paix qu’en leur
+infligeant un démenti par ta venue, et c’est pourquoi
+tu dois… je te supplie de repartir avec moi !</p>
+
+<p>Butée, elle répéta :</p>
+
+<p>— Non, c’est toi qui vas rester !</p>
+
+<p>— Maman ! n’as-tu pas entendu ? il est impossible
+de laisser affirmer que tu ne <i>peux</i> m’accompagner
+là-bas parce que tu ne <i>peux</i> expliquer des
+choses du passé.</p>
+
+<p>— Que t’importe, puisque tu sais que les autres
+se trompent !</p>
+
+<p>— Maman ! les autres ne comptent plus : c’est
+moi maintenant que je te demande de rassurer !</p>
+
+<p>— Te rassurer !… tu en es là ?…</p>
+
+<p>Et cette fois, madame Manchon se renversa sur
+son fauteuil. En trombe, le doute de son fils
+venait de passer sur elle et l’écrasait. Elle avait
+redouté de voir le cœur de René pris par une
+passante : mais cela, ce n’est que l’épreuve d’un
+Lormier ! il s’agissait de bien autre chose !</p>
+
+<p>Le mot de René, d’ailleurs, avait été prononcé,
+comme il arrive souvent, sans que fût mesurée
+sa portée réelle. Dans ces cas-là, est-ce encore
+nous qui parlons, ou un autre enseveli au fond
+de nous-même et qui prend place d’office parce
+qu’il voit mieux ? A peine eut-il compris ce qu’il
+venait de dire, que René aussi s’effraya autant
+que sa mère. Leurs deux regards se croisèrent.
+Celui de madame Manchon était pesant, chargé
+de stupeur : par-dessus tout, il y paraissait l’immense
+désarroi d’une âme ; celui de René mendiait
+de la lumière ou peut-être un pardon — comment
+le savoir ? — Puis on entendit un bruit
+à peine perceptible : madame Manchon se levait.</p>
+
+<p>On n’est jamais plus proches que lorsqu’on a
+conscience de s’être fait beaucoup de mal.</p>
+
+<p>A la vue de sa mère debout et qui sans doute
+allait partir, René tendit les bras :</p>
+
+<p>— Maman ! appela-t-il d’une voix défaillante.</p>
+
+<p>Elle se retourna, secouée jusqu’au plus intime
+de l’être, aperçut le geste, et s’arrêta.</p>
+
+<p>— Maman, j’ai tant de chagrin !</p>
+
+<p>— Et moi donc !</p>
+
+<p>Le double cri de leurs effrois devant la douleur
+souveraine. Pourtant, tout au plus en avaient-ils
+senti passer l’ombre sur eux.</p>
+
+<p>— Maman ! tu ne vas pas m’abandonner ainsi ?</p>
+
+<p>— T’abandonner !</p>
+
+<p>Encore un cri, mais combien différent du premier !
+Subitement projetée vers René, redevenue
+tendresse vivante, enfin madame Manchon cédait
+à l’appel des bras ouverts, se précipitait vers eux.
+Elle et lui s’étreignirent. Ils ne se parlaient plus.
+Ils auraient eu peur de troubler ce moment ineffable
+où, rapprochés, fondus, ils avaient conscience
+d’échapper à la tourmente en oubliant ce
+qui n’était pas eux. Ce fut un moment unique,
+l’ivresse sur la cime : mais on ne demeure jamais
+longtemps sur la cime. Avant même que l’étreinte
+ne devînt plus lâche, l’un et l’autre étaient déjà
+redescendus dans la plaine : René pour sentir
+qu’un double désastre continuait d’emporter à la
+fois le passé et l’avenir, madame Manchon pour
+ne découvrir autour d’elle que des abîmes. Que
+se passa-t-il ensuite en celle-ci ? Sans doute dut-elle
+songer : « Avec ou sans moi, il partira ; si je
+vais avec lui, non seulement je le rassure, mais
+il me reste la chance de tout rompre sur place. »
+Quand on en est à sentir trébucher l’effort entier
+d’une vie, on cesse de vouloir tout sauver :
+régler la part du feu suffit. Quoi qu’il en soit,
+elle reprit soudain très bas :</p>
+
+<p>— Maintenant lève-toi… Ce qui précède était
+pour t’éprouver… Tu persistes : je ne résiste
+plus. Demain… ce soir… quand tu voudras !…</p>
+
+<p>Le miracle n’étonne pas, dès qu’il est conforme
+à nos désirs. Sans desserrer l’étreinte, René
+répondit simplement :</p>
+
+<p>— Ah ! maman ! je savais bien que tu voudrais
+me rendre heureux !</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>VII</h3>
+
+
+<p>Il faut avoir cru son bonheur perdu pour le
+savourer dans sa plénitude. Les heures qui suivirent
+furent pour René et madame Manchon la
+lueur suprême d’une intimité que les événements
+s’apprêtaient à détruire. Jamais René n’avait eu
+plus conscience d’être le fils d’élection de sa
+mère : jamais madame Manchon, sacrifiant en
+apparence sa passion jalouse aux désirs de son
+enfant, ne s’était crue aussi près de le posséder
+tout entier.</p>
+
+<p>Toutes choses pesées, une demande officielle
+fut adressée sur l’heure à madame Traversot. On
+convint de remettre le voyage décidé à la réception
+de la réponse ; René, lui, partirait seul, le
+lendemain.</p>
+
+<p>Quand l’abbé parut pour le repas du soir, il ne
+marqua d’étonnement ni de la présence de son
+frère, ni de l’accueil glacé de madame Manchon.
+Celle-ci, durant les intervalles de liberté que procurait
+la conversation joyeuse de Lapirotte avec
+René, jetait de temps à autre sur le prêtre un
+regard aigu.</p>
+
+<p>A la sortie de table, René crut bon de le
+remercier :</p>
+
+<p>— Il paraît, dit-il, que tu m’as approuvé dès
+le début. Je ne l’oublierai pas.</p>
+
+<p>L’abbé répondit avec simplicité :</p>
+
+<p>— Dans cette occasion comme en toute autre,
+je m’efforce d’accomplir mon devoir. Il ne faut
+pas me savoir gré de ce qui est d’obligation.</p>
+
+<p>A peine débarqué à Semur, René courut à
+l’hôtel de Thil. La lettre qui le précédait et sans
+doute une visite de l’abbé Valfour y avaient tout
+changé. René fut accueilli par le premier vrai
+sourire de madame Traversot. On le retint à
+dîner. Annette seule avait pris un air grave. Un
+dénouement si prompt l’effrayait : c’est maintenant
+qu’elle commençait d’avoir peur.</p>
+
+<p>Deux jours plus tard, René aperçut à la devanture
+de l’unique bijoutier de Semur une perle
+montée sur bague et qui était d’une eau rare. Il
+eut la fantaisie de l’acheter et, dès qu’il fut avec
+Annette, lui offrit ce bijou, se réservant de le
+remplacer plus tard par un autre plus digne.</p>
+
+<p>— Vous m’aviez accordé votre main, quoi qu’il
+arrive : que ceci soit de même le gage de nos
+fiançailles pour nous seuls.</p>
+
+<p>Annette, inquiète des moindres signes, essaya
+l’anneau qui se trouva trop large.</p>
+
+<p>— Qu’importe ! dit René : j’aimerai vous le
+voir, quand nous serons en tête-à-tête.</p>
+
+<p>— Mais je craindrai de le perdre…</p>
+
+<p>— Qu’importe encore, dès lors que je ne vous
+perdrai pas !</p>
+
+<p>Et ce fut, là aussi, une minute heureuse. Ils
+erraient sur la terrasse. Alentour, les collines
+vertes tendaient vers eux les prémices d’un été
+précoce. A leurs pieds, l’Armançon chuchotait
+son approbation rieuse. On n’apercevait que
+lumière, on ne respirait que parfums ; mais quelle
+parure plus belle la terre eût-elle souhaitée, que
+ces deux êtres frissonnant au souffle de l’amour ?</p>
+
+<p>La nouvelle de la demande officielle, de l’arrivée
+certaine de madame Manchon, et de l’acquisition
+chez le bijoutier d’une bague qu’on ne
+voyait pas encore au doigt d’Annette, fusa à travers
+la ville avec une rapidité qui tient du prodige.
+René s’en rendit compte aux compliments
+que lui adressa, dès le lendemain de son achat,
+M. Chasseloup avant d’entamer le travail du
+matin. Et ceci nous ramène à la banque, dont je
+n’ai pas encore parlé…</p>
+
+<p>Le moment vient d’indiquer en quelques mots
+quelles y étaient les attributions de René et d’en
+faire une description, telle du moins que je m’en
+suis fait idée. Duclos rectifiera mes dires, s’il en
+est besoin.</p>
+
+<p>Située rue Buffon, la banque Chasseloup occupait
+une maison ancienne dont on avait aménagé,
+tant bien que mal, le rez-de-chaussée et le premier.
+Le rez-de-chaussée servait aux employés et
+au public, le premier abritait la direction. Trois
+portes donnant sur le palier de l’étage y desservaient
+l’une le cabinet de René, l’autre une pièce
+banale réservée au gardien, et la dernière enfin,
+située entre les deux précédentes, le bureau de
+M. Chasseloup. Au fond, à droite, une sortie
+dérobée permettait de gagner le bas par un petit
+escalier intérieur. Entre le bureau de Chasseloup
+et le cabinet de René existait en outre une communication
+directe. Vous jugerez dans un instant
+combien ces détails ont d’importance.</p>
+
+<p>Le travail de René se réduisait à étudier,
+chaque matin, de concert avec M. Chasseloup, la
+cote du dernier marché, à suivre le mouvement
+des fonds et à parler ensuite interminablement
+des menues affaires que les spéculateurs en mal
+d’argent s’efforcent de passer à la province, quand
+Paris a refusé de les suivre.</p>
+
+<p>La force de Chasseloup en ces matières était son
+extrême défiance. Il traitait la banque avec des
+méthodes de paysan, sans audace mais sans
+risques. Cela ne l’empêchait pas de jouer en imagination.
+Il se procurait ainsi la satisfaction de
+dire : « Si j’avais voulu, j’aurais gagné ceci… »
+ou bien : « Sans mon coup d’œil, j’aurais perdu
+cela… » Plaisir sans danger, qui joint à des bénéfices
+réguliers, suffisait à le rendre d’humeur joviale.</p>
+
+<p>L’espoir de vendre la banque, à un prix inespéré,
+et la séduction de René avaient, comme il
+sied, mis très vite les relations des deux hommes
+sur un pied de confiance réciproque. En l’absence
+de Chasseloup, le personnel, qui en avait conscience,
+s’adressait donc à René. Des clients prirent
+même l’habitude de frapper directement chez lui.
+En cas d’hésitation, René passait chez Chasseloup
+par la porte de communication et, de toutes
+manières, l’affaire était réglée.</p>
+
+<p>Un dernier détail, enfin : une maison telle que
+celle-ci est un établissement régional dont le
+public se trouve repéré d’avance et demeure à
+peu près invariable. Or, deux mois environ avant
+l’époque qui nous occupe, la banque Chasseloup
+s’accrut d’un compte important, — plusieurs centaines
+de mille francs, — déposé par une demoiselle
+Lormier, inconnue de Chasseloup autant
+que de René. C’était là une aubaine point négligeable ;
+le nom de Lormier figura dès lors sur la
+liste des personnes à traiter avec égards.</p>
+
+<p>Ceci dit, René venait à peine de recevoir les
+félicitations de Chasseloup que survint l’abbé Valfour,
+monté à tout hasard pour s’enquérir.</p>
+
+<p>— Est-il exact que vous ayez acheté déjà l’anneau
+de fiançailles ? demanda-t-il.</p>
+
+<p>René ne put cacher son agacement :</p>
+
+<p>— Je commence à craindre, répondit-il, qu’on
+ne puisse éternuer dans cette ville sans qu’y
+réponde le tocsin.</p>
+
+<p>M. Valfour sourit avec indulgence.</p>
+
+<p>— Rançon des grandeurs : on les contrôle.
+Cela ne gêne pas, en somme, et pourquoi vous
+en occuper ?</p>
+
+<p>— Peste ! s’écria René avec une nuance de rancune,
+vous ne teniez pas le même langage lors de
+mon départ pour Paris !</p>
+
+<p>— C’est qu’aussi, que voulez-vous qu’il arrive ?
+riposta l’abbé sans se démonter.</p>
+
+<p>Au même instant, le gardien de bureau entra :
+mademoiselle Lormier désirait parler à M. Chasseloup.</p>
+
+<p>— Hé bien, introduisez-la !</p>
+
+<p>— Mais M. Chasseloup vient de sortir, et il
+s’agit, paraît-il, d’un renseignement urgent.</p>
+
+<p>— Soit : qu’elle attende !</p>
+
+<p>Et se tournant vers M. Valfour :</p>
+
+<p>— Connaissez-vous ?</p>
+
+<p>Toujours prudent, l’abbé fit une moue incertaine.</p>
+
+<p>— Un bon prêtre doit connaître chacun de ses
+paroissiens, au moins de vue.</p>
+
+<p>— Qui est-ce ?</p>
+
+<p>— Une personne fort bien, je crois, intelligente,
+pieuse, et qui vit avec son père. Toutefois
+que vient-elle faire ici ?</p>
+
+<p>— J’en sais autant que vous. C’est une recrue
+nouvelle. M. Chasseloup tient à la satisfaire.</p>
+
+<p>L’abbé prit un air entendu :</p>
+
+<p>— Je reconnais les procédés de la maison : les
+petits ruisseaux font…</p>
+
+<p>— Les gros, voulez-vous dire.</p>
+
+<p>— Pas possible !</p>
+
+<p>— C’est ainsi.</p>
+
+<p>L’abbé considéra René avec étonnement, puis
+ramassant son chapeau :</p>
+
+<p>— Au genre de vie des Lormier, je ne l’aurais
+pas cru… Par où puis-je m’évader sans être vu ?</p>
+
+<p>— Vous avez peur d’une rencontre ?</p>
+
+<p>— Non : pourtant, quand c’est réalisable, je
+préfère n’être aperçu qu’aux lieux convenant à
+mon ministère.</p>
+
+<p>— Parfait ! Allez avec Broquant (René désignait
+en même temps le gardien de bureau) : il vous
+mènera au petit escalier.</p>
+
+<p>Laissé seul, René revint ensuite attendre à sa
+table la cliente annoncée. Corvée de métier,
+dépouillée d’imprévu. Chasseloup serait désolé de
+ne pas recevoir lui-même cette Lormier. Au fait,
+peut-être celui-ci rentrerait-il sous peu ? Alors,
+autant ouvrir la porte de communication, de
+manière à ne point le manquer : et s’étant levé,
+René fit comme il disait. Quand il revint sur ses
+pas, la visiteuse entrait.</p>
+
+<p>— Je vous en prie, mademoiselle, prenez
+place…</p>
+
+<p>Il avança un fauteuil, et s’installant lui-même,
+poursuivit :</p>
+
+<p>— Vous désiriez un conseil ? A quel propos et
+en quoi pouvons-nous vous être utiles ?</p>
+
+<p>Déjà plié au métier, il s’exprimait avec le ton
+détaché d’un marchand d’épices prêt à ouvrir ses
+tiroirs au gré de la demande. Il ne regardait
+même pas celle à qui il s’adressait : toutefois, en
+terminant, il se sentit brusquement retenu par
+un détail stupide.</p>
+
+<p>La personne qui était là, tenait dans une main
+un paquet de récépissés et dans l’autre un parapluie,
+inutile par ce jour de beau temps, mais
+dont le bec avait une forme que René croyait
+avoir aperçue déjà en d’autres circonstances.</p>
+
+<p>— Avant de vendre quelques-unes de ces valeurs,
+j’aimerais avoir l’opinion de la banque,
+répondit mademoiselle Lormier.</p>
+
+<p>Déposant ensuite les récépissés devant René,
+elle prit à deux mains le parapluie, en promena
+l’extrémité sur le tapis et parut s’absorber dans
+les dessins qu’elle traçait. Plus de doute : René
+reconnaissait aussi la voix. L’inconnue de la
+gare et mademoiselle Lormier ne faisaient qu’un.</p>
+
+<p>Il est parfaitement désagréable de se rendre
+compte qu’on s’est mépris en certaines occasions :
+il est aussi d’usage qu’on affecte alors d’ignorer
+ce qui a pu se passer. René reprit donc :</p>
+
+<p>— De quelles valeurs s’agit-il ?</p>
+
+<p>Il fit mine en même temps de parcourir les
+récépissés : puis, parce qu’aucune réponse ne
+venait, il se tourna de nouveau vers la visiteuse.
+Celle-ci continuait de jouer avec le parapluie.</p>
+
+<p>— C’est bien le même, dit-elle enfin, à l’instant
+où, entraîné par l’exemple, René en regardait la
+pointe.</p>
+
+<p>Aucune ironie perceptible, d’ailleurs. Mademoiselle
+Lormier semblait évoquer ce souvenir comme
+une chose indifférente de sa vie.</p>
+
+<p>Il balbutia, décontenancé :</p>
+
+<p>— Mon Dieu ! mademoiselle, croyez bien que,
+de moi-même, je ne me serais jamais permis…
+Aussi bien, je sens en ce moment quelles excuses…</p>
+
+<p>Elle l’interrompit :</p>
+
+<p>— Vous plaît-il de me rendre ceci ?</p>
+
+<p>Elle désignait les papiers. Il crut que pour couper
+court à une explication gênante, elle souhaitait
+y chercher tout de suite un renseignement, et
+obéit. Mais elle en refit un paquet et de l’air le
+plus naturel :</p>
+
+<p>— La vérité est que je n’ai besoin d’aucune
+indication financière. J’avais envie tout simplement
+de revoir mon compagnon d’un soir et
+de m’entretenir avec lui. Êtes-vous disposé à
+reprendre une conversation… qui fut, je l’avoue,
+un peu vivement interrompue ?</p>
+
+<p>Le plafond se serait écroulé aux pieds de René
+qu’il n’eût pas éprouvé une moindre surprise.</p>
+
+<p>— Il est clair, mademoiselle, que je ne puis que
+m’incliner devant ce désir… inattendu ; les souvenirs
+que j’ai dû vous laisser rappellent par trop
+une inconvenance dont je sollicite humblement le
+pardon, balbutia-t-il.</p>
+
+<p>— Je conçois qu’ils vous gênent, surtout en ce
+moment, répartit mademoiselle Lormier toujours
+paisible. C’est sans doute la raison pour
+laquelle, passant tous les jours devant moi, vous
+ne m’avez jamais aperçue.</p>
+
+<p>Il protesta du geste :</p>
+
+<p>— De cela, du moins, vous ne sauriez m’en
+vouloir, puisque je n’avais pas entrevu votre
+visage !</p>
+
+<p>— Mettons que vous êtes surtout occupé par
+un autre.</p>
+
+<p>Et la pointe du parapluie sembla tenter de
+percer le tapis, cependant que René s’inquiétait
+soudain.</p>
+
+<p>Mademoiselle Lormier poursuivit :</p>
+
+<p>— On annonce vos fiançailles : mes compliments…
+A quand la noce ?</p>
+
+<p>René, de plus en plus gêné, secoua les épaules :</p>
+
+<p>— Mais… en vérité, rien n’est fixé… Cela
+dépendra.</p>
+
+<p>— Oui, de beaucoup de choses : avec vous, il
+est prudent de ne rien arrêter d’avance, car vos
+sentiments changent assez vite, si je m’en rapporte
+à ma propre expérience.</p>
+
+<p>Et mademoiselle Lormier, détournant la tête,
+sans doute pour ne point voir l’accueil reçu par
+sa remarque cruelle, considéra la pièce voisine,
+c’est-à-dire le bureau de M. Chasseloup. René
+trembla qu’elle ne voulût fermer la porte ; mais
+il n’en fut rien. Mademoiselle Lormier, maintenant,
+était occupée à relever sa voilette. La chose
+faite, elle revint à sa position primitive.</p>
+
+<p>Durant un court moment se déroula ensuite
+une scène muette et singulière. Tandis que le
+regard de mademoiselle Lormier, planté droit sur
+René, semblait commander qu’il daignât au moins
+examiner les traits qu’on lui montrait, René, tout
+à l’inquiétude du présent, persistait à ne pas les
+voir, et devenu on ne sait quoi de fuyant, ajoutait
+sans le vouloir un grief cuisant à ceux contre lesquels
+il prétendait se défendre. Mademoiselle Lormier
+parut la première se lasser du jeu :</p>
+
+<p>— Nous disions donc, reprit-elle, que la noce
+est retardée…</p>
+
+<p>— Non, rectifia René, que la date n’en est pas
+arrêtée.</p>
+
+<p>— Hé bien, je crois justement me rappeler
+qu’en entrant ici, je m’étais proposé de vous
+inviter à l’ajourner tout à fait.</p>
+
+<p>René accueillit, impassible, la menace que ces
+mots recouvraient.</p>
+
+<p>— Me permettrez-vous, mademoiselle, de
+remarquer que, si réels que soient mes torts à
+votre égard, vous n’avez aucun titre à me donner
+pareil avis ?</p>
+
+<p>Mademoiselle Lormier eut un léger haussement
+d’épaules :</p>
+
+<p>— Vous ferez bien pourtant de tenir compte de
+mon avertissement.</p>
+
+<p>— Ah !… ce n’est plus déjà qu’un avertissement ?</p>
+
+<p>— Croyez-moi. Si vous ne vous résignez à la
+rupture, les Traversot en prendront l’initiative.</p>
+
+<p>— J’ignorais que vous eussiez le don de prophétie.</p>
+
+<p>— Ce que je sais de vous me suffit.</p>
+
+<p>— Vraiment ! vous savez de moi…</p>
+
+<p>— Beaucoup de choses… plus que vous n’en
+savez vous-même.</p>
+
+<p>— Vous m’étonnez. Peut-on savoir lesquelles ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>On entendit un bruit sec : René jetait sur la
+table le coupe-papier avec lequel il jouait machinalement.</p>
+
+<p>— En tout cas, et si compromettant que puisse
+paraître l’abri momentané offert par un parapluie,
+je doute que la divulgation en soit de nature à me
+gêner !</p>
+
+<p>— Si je désirais autre chose que votre bonheur,
+il eût été bien simple de ne pas vous avertir,
+répliqua mademoiselle Lormier d’un ton paisible.</p>
+
+<p>Et le jeu des yeux, les uns cherchant René, les
+autres fuyant devant un appel qu’ils ne remarquaient
+pas, recommença silencieux.</p>
+
+<p>On peut trouver surprenant que parvenus à ce
+point, René n’ait pas tenté de rompre ou mademoiselle
+Lormier se soit obstinée à poursuivre un
+but qui, à l’évidence, prétendait se dérober : c’est
+qu’il y a, quoi qu’on pense, d’autres modes que
+la parole ou le regard pour communiquer. Dans
+les circonstances importantes, les âmes recourent
+au contact direct. Ils savaient tous les deux que,
+loin d’être épuisé, l’entretien n’avait pas encore
+abordé l’essentiel.</p>
+
+<p>Soudain, mademoiselle Lormier se raidit :
+enfin ! René venait de l’apercevoir.</p>
+
+<p>Une seconde s’écoula, puis douloureusement :</p>
+
+<p>— Vous n’aviez pas voulu me croire : suis-je
+assez laide ?</p>
+
+<p>— Oh ! répliqua-t-il sans parvenir à cacher que
+cela lui était indifférent, une femme ne se prétend
+jamais laide que lorsqu’elle ne l’est pas.</p>
+
+<p>— Vous êtes bien demeuré le même !…</p>
+
+<p>Et un sourire bizarre éclaira les lèvres de mademoiselle
+Lormier. On n’aurait pu démêler quelles
+parts de satisfaction et d’ironie y figuraient.</p>
+
+<p>— Le même ? interrogea René.</p>
+
+<p>— Si j’étais tentée de vous croire, je n’aurais
+qu’à rassembler mes souvenirs pour m’assurer,
+grâce à eux, qu’entre deux déclarations, vous
+mettez au plus un intervalle d’une heure. Supposons
+que, pour mon malheur, j’aie pris autrefois
+la vôtre au sérieux…</p>
+
+<p>— Mais vous ne l’a avez pas fait ?</p>
+
+<p>— Que je l’aie fait ou non, en quoi cela excuserait-il
+votre façon de jouer avec le cœur des
+autres ? A vos yeux, révéler à une pauvre fille les
+premiers troubles de l’amour, l’enivrer de perspectives
+qui la détacheront des bonheurs qu’elle
+avait, quoi de plus simple et pourquoi s’en soucier ?
+Par contre, il se trouve que je suis de votre
+monde ou à peu près ; que ma fortune est suffisante
+pour me valoir l’accueil empressé de Chasseloup
+et C<sup>ie</sup> : aussitôt votre conscience s’inquiète :
+avec très peu d’effort, vous songeriez à réparer !</p>
+
+<p>— Êtes-vous donc si sûre qu’il n’y ait eu qu’un
+coupable ? dit brusquement René.</p>
+
+<p>— Rassurez-vous, je ne m’épargne pas non plus.</p>
+
+<p>— Alors, nous voilà quittes !</p>
+
+<p>— Qu’en savez-vous ? On ignore toujours le
+retentissement de certains actes dans une âme,
+acheva mademoiselle Lormier tandis que son
+regard allait chercher le sol.</p>
+
+<p>L’accent et la phrase étaient si singuliers
+qu’aussitôt une pensée effleura René. N’oubliez
+pas qu’il était accoutumé de conquérir et de
+plaire.</p>
+
+<p>— Vous ne prétendez pas ?… commença-t-il,
+baissant subitement la voix.</p>
+
+<p>Aucune réponse. Il était possible que mademoiselle
+Lormier se tût parce qu’elle refusait de
+s’expliquer mieux, possible aussi qu’elle n’eût pas
+écouté.</p>
+
+<p>— Allons donc ! reprit René, votre éducation,
+votre intelligence, votre fortune même, tout
+affirme… je ne puis admettre qu’un bavardage
+d’une heure ait suffi pour faire de moi autre
+chose qu’un passant !…</p>
+
+<p>Mademoiselle Lormier releva brusquement la
+tête :</p>
+
+<p>— Le regretteriez-vous, si cela était ?</p>
+
+<p>Il la contempla, à la fois désarçonné et satisfait.
+Il craignait aussi d’être entraîné dans un piège.</p>
+
+<p>— A quoi bon vous le dire, puisque cela ne
+peut être ?</p>
+
+<p>— Supposons pourtant… Il y a tant de gens
+dont la destinée s’oriente en une minute ; pourquoi
+pas la mienne ?</p>
+
+<p>— Dans ce cas, vous auriez su me retrouver.
+Je ne vous connaissais pas, mais vous me connaissiez,
+n’est-ce pas ? Vous m’auriez vu, parlé…</p>
+
+<p>— Vous auriez même daigné me faire confidence
+de la dernière passion en cours…</p>
+
+<p>Un rire nerveux ponctua la réplique. Puis, soudain,
+changeant de visage et redevenue pensive :</p>
+
+<p>— Non, vraiment, surtout alors, je crois que je
+n’aurais pas reparu. De loin, plutôt, sans me
+découvrir, je me serais d’abord attelée à vous
+séparer de l’autre. La place nette, vous auriez
+accusé le hasard, maudit les circonstances, jusqu’au
+jour où, me découvrant enfin, avec ou sans
+votre consentement, je vous aurais conquis !</p>
+
+<p>— Permettez-moi d’en douter, murmura René
+presque malgré lui.</p>
+
+<p>— Parce que vous ignorez comment on aime !
+L’amour pour vous n’est que caprice passager,
+dont la mémoire s’évapore avec le temps : pour
+moi, c’est le monde où ceux qui se donnent ne
+se donnent qu’une fois. Ah ! comme je serai bien
+tout entière à celui que je choisirai ! J’adore mon
+père : il ne comptera plus. Je crois en Dieu : je
+ne saurai plus s’il existe ! Une seule volonté au
+fond de moi : vivre pour <i>lui</i>, avec <i>lui</i>… Et ne
+croyez pas que je m’illusionnerai : à l’avance,
+j’aurai mesuré tout ce qui nous sépare, et jusqu’à
+son cœur ! Cependant, ayant appris déjà à quel
+point il peut oublier, je n’aurais pas peur, tant
+je serais assurée de faire toujours précisément ce
+qu’il souhaite. Je me sens de taille à le rendre
+célèbre s’il en avait envie, et à vivre au fond
+d’un bois, si cette ombre lui plaisait mieux. Pour
+le conquérir, pour le garder, j’oserais… tout…</p>
+
+<p>— Même le lui dire ! interrompit René effrayé
+par la violence que de tels mots trahissaient.</p>
+
+<p>— Pourquoi pas ?</p>
+
+<p>Dédaignant désormais les faux-fuyants, abattant
+le jeu sans honte, elle s’était dressée, le couvrait
+d’un regard impérieux ; mais il arrêta du geste
+les paroles qu’elle allait dire :</p>
+
+<p>— Mademoiselle, n’estimez-vous pas que pour
+vous comme pour moi, il convient d’interrompre
+ici un entretien qui ne peut être… qu’inutile ?</p>
+
+<p>En même temps, il s’était levé. Les yeux de
+mademoiselle Lormier s’éteignirent.</p>
+
+<p>— En effet, dit-elle, pour un peu, vous alliez
+prendre au sérieux mes… suppositions, et moi
+oublier le reste…</p>
+
+<p>— Le reste ? répéta René.</p>
+
+<p>A son tour, elle se leva sans répondre et abaissa
+sa voilette. Elle faisait cela sans effort apparent :
+cependant, elle avait tant de peine à se tenir
+debout, qu’elle dut prendre contre la table un
+appui momentané.</p>
+
+<p>— De grâce, interrompit René, se rassurant
+déjà, allons-nous ainsi nous quitter sur des
+paroles amères ? Oh ! je comprendrais très bien
+que vous m’eussiez haï : mais puisque vous êtes
+venue, puisque j’espère vous avoir témoigné mon
+sincère repentir, ne pourrions-nous, avant de
+nous séparer, nous tendre amicalement la main,
+et de nos deux brèves rencontres, garder au
+moins le regret de ne pas nous être mieux connus ?</p>
+
+<p>Il avait repris, sans y penser, les mêmes
+inflexions de voix caressantes qu’au retour de la
+gare. Il était de ceux qui ne peuvent supporter
+de n’être pas aimés, et qui, même sur le pas d’une
+porte, s’efforcent de gagner quelqu’un qui ne
+reviendra plus.</p>
+
+<p>— Mais où prenez-vous que nous ne nous
+reverrons pas ? répliqua mademoiselle Lormier.</p>
+
+<p>— C’est peu probable.</p>
+
+<p>— Vous avez tort, puisque je voulais précisément
+vous donner rendez-vous ici dans huit jours.</p>
+
+<p>— Pour quoi faire ?</p>
+
+<p>— Pour m’annoncer que, tenant compte de
+mes avertissements, vous avez renoncé à l’idylle.</p>
+
+<p>— Sinon ?…</p>
+
+<p>— Je m’engage à la rompre d’office.</p>
+
+<p>René la contempla, se demandant s’il avait
+entendu.</p>
+
+<p>— Quelle comédie jouons-nous ? interrogea-t-il,
+se refusant à prendre au sérieux la menace.</p>
+
+<p>Mais les yeux de mademoiselle Lormier heurtèrent
+les siens :</p>
+
+<p>— Aucune. Je finis seulement par où je comptais
+commencer : oubliez le détour… et suivez
+mon avis.</p>
+
+<p>— Quoi que vous pensiez de ma prétendue
+légèreté, imaginez-vous que mon cœur va se
+déprendre dans la huitaine, parce qu’il vous plaît
+de vous venger ? riposta René, soulevé par une
+brusque colère.</p>
+
+<p>— Je n’imagine rien. Je vous défends contre
+vous-même : cela suffit.</p>
+
+<p>Elle continuait de le défier du regard. On la
+sentait implacable et décidée à briser l’obstacle,
+quel qu’il fût, qui s’opposerait à ce qu’elle avait
+résolu.</p>
+
+<p>— Alors, c’est la guerre ?</p>
+
+<p>— Ou la paix… à votre choix.</p>
+
+<p>— Jusques à quand ?</p>
+
+<p>Elle eut une brève hésitation et dut s’appuyer
+de nouveau contre la table ; puis, gravement :</p>
+
+<p>— Jusqu’au jour où, ayant découvert la vérité,
+vous découvrirez aussi qu’un grand amour vaut
+bien le sacrifice d’un peu de souffrance et même
+les risques de la haine !</p>
+
+<p>Une entrée bruyante l’empêcha de poursuivre :
+Chasseloup, revenu dans son bureau, approchait
+brusquement et, pris de curiosité, dévisageait
+l’inconnue.</p>
+
+<p>— Mademoiselle Lormier, dit René froidement,
+qui vous attendait pour vous entretenir de ses
+titres.</p>
+
+<p>La haute taille de Chasseloup fit un plongeon :</p>
+
+<p>— Ah ! mademoiselle, désolé…</p>
+
+<p>Ce fut ensuite l’entretien muet de trois visages.
+Celui de Chasseloup s’offrait avec l’obséquiosité
+des grands jours ; celui de René exprimait le soulagement
+que donne l’arrêt, fût-il momentané,
+d’un entretien dont on ignore s’il vaut mieux le
+poursuivre ou l’abandonner ; mademoiselle Lormier
+redevenue impassible toisait tour à tour les
+deux hommes.</p>
+
+<p>— Vous désiriez, mademoiselle ?… reprit soudain
+Chasseloup.</p>
+
+<p>— Je ne souhaite plus rien, monsieur, puisque,
+grâce à M. de La Gilardière, je pars aussi renseignée
+que je le pouvais souhaiter.</p>
+
+<p>Et s’adressant à René :</p>
+
+<p>— Il est donc entendu qu’à défaut de nouvelles,
+je serai fidèle au rendez-vous. D’ici là, j’aurai pris
+mes mesures pour aider au résultat.</p>
+
+<p>— Vous oubliez les récépissés, fit René d’une
+voix sourde.</p>
+
+<p>— En effet…</p>
+
+<p>— Accompagnez donc mademoiselle ! dit Chasseloup.</p>
+
+<p>— Inutile, je connais le chemin. Je ne l’oublierai
+pas.</p>
+
+<p>Et l’allure hautaine, elle atteignit le seuil.</p>
+
+<p>— Bigre ! déclara Chasseloup, en voilà une qui
+me paraît savoir ce qu’elle veut. De quoi s’agissait-il ?</p>
+
+<p>— Rien de sérieux… des indications d’avenir…</p>
+
+<p>La voix de René était mal assurée. Tant que
+mademoiselle Lormier avait été présente, elle ne
+lui avait pas fait peur : tout à coup, il commençait
+de trembler pour Annette.</p>
+
+<p>— L’avenir !… grommela Chasseloup, comme
+si vous ou moi étions capables de le prévoir !
+Qu’elle le fabrique elle-même, si elle tient à
+l’avoir à son gré !</p>
+
+<p>René ne répliqua rien : n’était-ce pas cela précisément
+que mademoiselle Lormier venait d’annoncer
+qu’elle ferait ?</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>VIII</h3>
+
+
+<p>Et les huit jours commencèrent…</p>
+
+<p>Le soir même de la visite de mademoiselle Lormier,
+René m’écrivit pour me communiquer son
+anxiété. Au vrai, il se demandait : « Que cherche-t-elle ?
+Est-ce une femme qui venge son orgueil
+blessé ? Est-ce, au contraire, une détraquée en
+quête de chantage ? »</p>
+
+<p>Je répondis : « Un chantage m’effraierait moins ;
+elle aime. » Et c’était bien ma pensée : je ne
+doutais pas que mademoiselle Lormier aimât
+René. J’allais plus loin : précisément parce qu’elle
+se manifestait de cette manière, tardive, maladroite
+et violente, j’étais assuré qu’il s’agissait là
+d’une passion sincère qui ne reculerait devant
+aucune extrémité.</p>
+
+<p>Quoi ! direz-vous, de la passion pour un homme
+qu’on approcha quelques instants, qui n’a pas
+reparu, dont le peu qu’on apprit a seulement
+révélé qu’il adorait ailleurs ? Admettons un
+caprice de fille perverse, un goût passager qui
+flambe ainsi qu’un papier mince, et dont le
+moindre souffle dissipera ensuite la cendre
+légère : mais de l’amour !</p>
+
+<p>Erreur : seul l’amour, et, j’ose affirmer, le
+grand amour, est capable d’agir de la sorte.
+Remontez aussi dans vos souvenirs, cherchez
+autour de vous les vrais amants : à l’origine du
+bouleversement de leur existence, vous trouverez
+toujours le même fait inexplicable et souverain :
+on aperçoit un être, on ne sait pas quel il est, on
+ignore parfois le son de sa voix, on ne soupçonne
+rien de son âme, et, <i>instantanément</i>, on est sûr
+de <i>le retrouver</i>, sûr de ne pouvoir suivre désormais
+que son sillage. Se heurterait-on ensuite à
+toutes les tares, cela n’arrête pas. Une seconde,
+un regard ont fixé le destin. La langue usuelle
+donne au phénomène un nom dont on abuse :
+le coup de foudre. Il n’y a jamais de coup de
+foudre au départ d’une fantaisie ou des longues
+tendresses ; l’amour total, au contraire, ne débute
+que par lui. Presque toujours encore le coup de
+foudre qui atteint l’un épargne l’autre. La réciprocité
+immédiate existe rarement. La vie est
+faite ainsi de courses d’aveugles, tragiques, où
+chacun, poursuivant sa propre chimère, est en
+même temps la chimère vainement poursuivie par
+un autre qui suit : et tels m’apparaissaient déjà
+mademoiselle Lormier et René. Inconscient, René
+avait passé : éblouie par la terre promise, une
+âme courait après lui, et, dût-elle expirer sur la
+route, tenterait tout pour le joindre !…</p>
+
+<p>René, dans sa lettre, ajoutait : « Quand elle se
+vante d’en savoir sur moi plus que moi-même,
+est-ce bravade ou moyen d’égarer ma défiance ?
+Je crains qu’Annette ne soit la seule visée. »</p>
+
+<p>Là encore, je répondis : « Parce qu’elle vous
+aime, c’est vous seul qu’elle tentera d’atteindre ;
+il est vrai qu’on ne peut soupçonner par quelle
+voie. » Hélas ! combien je voyais juste !</p>
+
+<p>Quoi qu’il en soit, René, qui avait songé d’abord
+à prévenir les Traversot, y renonça. Une communication
+à l’abbé Valfour, intermédiaire avisé et
+conseiller discret, lui parut de même inutile.
+D’ailleurs, à la lettre suivante, et parce que la
+moitié du délai s’était passée sans incident, il
+semblait déjà rasséréné : « Le plus sage, concluait-il,
+n’est-il pas d’attendre les événements ? » Bien
+que l’attente m’ait toujours paru la ressource des
+tempéraments légers, c’était là peut-être le plus
+raisonnable.</p>
+
+<p>Rarement, d’ailleurs, semaine s’écoula plus vide
+d’incidents. Autour d’Annette et de René, la ville
+même avait fait trêve. Le chœur semblait s’être
+évanoui. A Paris seulement, madame Manchon
+eut un accès de grippe, qui retarda une fois de
+plus sa venue. La logique des choses veut que,
+lorsqu’un premier mensonge a paru vrai, la vérité
+prenne à son tour air de mensonge. Madame
+Traversot, qui avait cru à l’indisposition imaginaire
+de madame Manchon, conçut de l’inquiétude
+à l’occasion de celle qui était véritable ; toutefois,
+comme la correspondance continuait, ce contretemps
+perdit sa signification menaçante.</p>
+
+<p>Tant de calme endormait ; à mesure que,
+pareilles au sable de la clepsydre, les heures
+glissaient d’un cours égal et sûr, malgré lui René
+se prenait à croire que l’apparition de mademoiselle
+Lormier aurait été une alerte sans lendemain.
+Je ne ressentais pas, je l’avoue, la même confiance ;
+mais qu’importe ? Pour nous départager, il aurait
+fallu pénétrer auprès de l’intéressée, et qui de
+nous pouvait se vanter de connaître les pensées
+de mademoiselle Lormier ?</p>
+
+<p>On atteignit ainsi le huitième jour.</p>
+
+<p>Le récit que j’en ferai vous paraîtra sans doute
+plus obscur encore que celui de Duclos ; mais,
+rassurez-vous, il s’éclairera dans peu d’instants.</p>
+
+<p>Ce huitième jour, donc, René se rendit à la
+banque, à l’heure du matin habituelle et, à tout
+hasard, recourut dès l’arrivée à la précaution des
+faibles, qui est de tenter de se dérober au danger.</p>
+
+<p>— Mademoiselle Lormier se présentera peut-être,
+dit-il au gardien de bureau Broquant. Dans
+ce cas, conduisez-la chez M. Chasseloup ; je ne
+veux pas la recevoir et n’y suis pour personne.</p>
+
+<p>A onze heures, rien n’avait encore troublé le
+travail coutumier. Chasseloup et René prolongeaient
+une conversation que la venue d’un
+chargement interrompit à peine.</p>
+
+<p>D’ordinaire, quand Chasseloup recevait des
+billets, — fait assez rare, — il s’empressait de les
+envoyer au caissier ; mais, ce jour-là, entraîné
+par ses propos, il mit machinalement à côté de
+lui la liasse de dix coupures de mille francs
+retirée de l’enveloppe.</p>
+
+<p>Vers onze heures et quart, quelqu’un frappa à
+la porte. René crut que Broquant venait annoncer
+mademoiselle Lormier. Il se trompait : c’était le
+teneur de livres, amené par un incident d’écritures.</p>
+
+<p>— On ne peut s’en tirer sans les livres eux-mêmes,
+dit Chasseloup après avoir suivi l’exposé
+des difficultés rencontrées ; descendons. Venez-vous,
+La Gilardière ?</p>
+
+<p>Mais René qui ne se souciait pas d’errer au
+hasard dans la maison, s’excusa :</p>
+
+<p>— Encore une lettre à finir : je vous rejoins
+dans une minute…</p>
+
+<p>— Soit : dépêchons, reprit Chasseloup.</p>
+
+<p>Et il sortit précédé par le teneur de livres. Il
+avait négligé de ramasser les billets qui restèrent
+sur sa table, cependant que René repassait lui-même
+dans son bureau, laissant ouverte par
+habitude la porte de communication.</p>
+
+<p>Ici, j’aimerais à m’arrêter pour constater combien
+exacte est la conception de Duclos quand il
+prétend toujours trouver, à l’origine de la douleur,
+l’homme créateur inconscient d’une souffrance
+qu’il ignore.</p>
+
+<p>Si Chasseloup n’avait pas eu de distraction, et
+si le teneur de livres n’avait pas réclamé sa présence,
+il est clair qu’aucun des événements qui
+suivirent n’aurait été possible : il n’y aurait pas
+eu de drame, ou en tous cas, le drame, uniquement
+dirigé par des volontés calculées, eût perdu
+la majeure partie de sa cruauté. Au contraire,
+Chasseloup oublie par mégarde un geste usuel,
+un employé l’entraîne, et ces actes indifférents
+de gens, eux-mêmes indifférents, vont déchaîner
+sur tout un groupe humain, totalement inconnu
+d’eux, une tragédie mortelle.</p>
+
+<p>J’entends bien qu’on répond : « Retardons de
+cinq minutes les événements, la tragédie n’existait
+plus ! » Il est probable : toutefois, ce qui se passe
+compte seul et non ce qui <i>aurait pu</i> se passer !
+Or ce qui se passe est toujours dans le sens que
+je montre. Tant pis si l’explication fait défaut :
+les lois inexplicables, et surtout insoupçonnées,
+ne s’imposent-elles pas comme les autres, je dirai
+même plus que les autres, puisque, les ignorant,
+nous ne pouvons essayer de nous défendre contre
+elles ? Mais revenons à René.</p>
+
+<p>Cinq minutes après la sortie de Chasseloup,
+Broquant enfin apparaissait :</p>
+
+<p>— Mademoiselle Lormier est repartie. En apprenant
+que vous n’y étiez pas et que M. Chasseloup
+la recevrait, elle a préféré remettre sa visite à
+un autre jour.</p>
+
+<p>— Ainsi, précise René, elle n’est plus là ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— Parfait.</p>
+
+<p>Il attendit encore un peu, puis convaincu que
+les voies étaient libres, rejoignit Chasseloup. Toutefois,
+par excès de prudence, il prit l’escalier
+dérobé. Broquant, lui, avait déjà regagné sa case
+depuis quelques instants.</p>
+
+<p>Arrivé au bas, René trouva l’affaire des livres
+réglée, et Chasseloup qui s’apprêtait à remonter.</p>
+
+<p>— Si vous le voulez bien, fit-il, et comme nous
+n’avions plus rien d’important à nous dire, je
+m’en irai tout de suite. Ne comptez pas non plus
+sur moi, ce soir.</p>
+
+<p>— A votre gré.</p>
+
+<p>Les deux hommes échangèrent encore quelques
+vagues propos avant de se séparer. René,
+qui tenait à fuir la banque, se glissa ensuite dans
+la rue, non sans avoir au préalable scruté les
+alentours : Chasseloup, de son côté se rappela
+qu’il avait laissé des billets sur sa table, et du
+coup se hâta de reprendre l’escalier dérobé.</p>
+
+<p>Sept à huit minutes en tout avaient suffi pour
+ces allées et venues. Quand Chasseloup rentra
+dans son bureau, les billets n’y étaient plus…</p>
+
+<p>Duclos, doutes-tu encore que ton récit et le
+mien soient les deux faces de la même médaille ?
+C’est ici la croisée des chemins. Pour un instant,
+à l’heure du vol, nos héros piétineront si bien les
+mêmes sentiers, que me voici contraint de répéter
+ce qui fut dit déjà, — toutefois en y portant une
+première clarté.</p>
+
+<p>Donc, Chasseloup rentré s’aperçoit que la place
+des billets est vide, procède à une recherche sommaire
+et, tout de suite persuadé qu’il y a eu vol,
+sonne Broquant.</p>
+
+<p>— Qui a passé ici dans les dernières dix
+minutes ?</p>
+
+<p>Seule mademoiselle Lormier s’était présentée
+à l’étage, mais sans entrer nulle part. Broquant
+l’avait vue redescendre aussitôt ; on ne pouvait
+songer à elle. D’ailleurs l’idée de la soupçonner
+était inacceptable. La même raison écartait René.</p>
+
+<p>Restait que Broquant fût le coupable : ses antécédents
+rendaient la chose incertaine, mais possible.</p>
+
+<p>Une scène violente suivit. On perçut jusqu’en
+bas les éclats de Broquant, ivre de fureur à la
+pensée d’être accusé. Chasseloup, obstiné, ne
+sortait point du dilemme initial :</p>
+
+<p>— La Gilardière ou vous !</p>
+
+<p>Broquant finit par jeter :</p>
+
+<p>— Pourquoi pas La Gilardière ?</p>
+
+<p>— Vous savez bien que c’est absurde !</p>
+
+<p>— Alors les billets sont ici, quelque part, dans
+un coin où on ne les voit pas… Êtes-vous sûr
+seulement de ne pas les avoir égarés vous-même ?</p>
+
+<p>— J’ai cherché.</p>
+
+<p>— Il faut recommencer !</p>
+
+<p>— Soit.</p>
+
+<p>Et de nouveau Broquant bouleversa tout, mais,
+notez bien ceci : dans le seul bureau de Chasseloup.</p>
+
+<p>Aucun résultat : les billets demeuraient introuvables.
+Pourtant l’heure avançait. Décidé, à part
+lui, de faire surveiller les dépenses de Broquant,
+Chasseloup dit :</p>
+
+<p>— Soit ; nous reprendrons à deux heures.
+D’ici là, je vous interdis d’en parler à personne.</p>
+
+<p>Il ferma lui-même les trois portes, mit les clés
+dans sa poche et partit.</p>
+
+<p>Quand Broquant retrouva des employés dans la
+rue, il semblait à demi-fou. Aussitôt on s’empresse,
+on l’interroge. Sans se soucier des ordres
+de Chasseloup, il éclate en récits entrecoupés et
+conclut : « La Gilardière ou moi, d’accord : mais
+puisque je sais que ce n’est pas moi, il faut bien
+que ce soit lui… avec quoi paierait-il ses bagues
+en perle ? » Autour, on s’écriait : « Évidemment ! »
+Broquant, d’ailleurs, de la maison depuis sa
+fondation, jouissait des sympathies. On était sûr
+de son innocence.</p>
+
+<p>Une heure après, grâce aux employés, Semur,
+mis au courant, et contrairement à tout bon sens,
+prenait parti et accusait René…</p>
+
+<p>Personne en revanche n’apprit que dans l’après-midi,
+profitant de l’absence de René, Broquant,
+toujours mené par son idée, s’avisa de fouiller
+dans le bureau de celui-ci et en ramena triomphalement
+les billets, découverts dans la corbeille à
+papier.</p>
+
+<p>Du coup, cependant, l’hypothèse du vol s’évanouissait.
+Il est vrai que pour la remplacer, on
+avait le champ libre. Pourquoi les billets avaient-ils
+été jetés là ? Était-ce pour les y abriter provisoirement ?
+ou pour permettre, toute réflexion
+faite, de les retrouver ? ou bien encore à la suite
+d’une étourderie ? Chasseloup reprit la somme sans
+insister, se promettant d’interroger René le lendemain ;
+quant à Broquant, il demeura convaincu
+plus que jamais que René l’avait cachée lui-même,
+avec l’intention de l’emporter dès que l’éclat, dû
+à la disparition, se serait apaisé.</p>
+
+<p>René, pendant ce temps, ignorait tout, le vol
+supposé, les billets égarés dans sa corbeille, la
+fureur de Broquant, et surtout la rentrée du chœur
+dans l’aventure. Réfugié chez lui, il attendait…</p>
+
+<p>Par une inconséquence normale en pareil cas,
+après avoir tout fait le matin pour éviter mademoiselle
+Lormier, il s’étonnait qu’elle ne reparût
+pas. Pendant près d’une semaine, il s’était bercé
+de l’espoir qu’au terme fixé, rien ne surviendrait :
+maintenant que son espoir semblait réalisé, il s’en
+effrayait plus que d’un acte défini. Que signifiait
+pareil silence ? Il en était à ressasser sans trêve la
+question, quand, vers le soir enfin, l’abbé Valfour
+se présenta, inquiet des propos qui couraient.</p>
+
+<p>René fut stupéfait d’apprendre la disparition
+des billets, perçut immédiatement qu’un lien
+devait exister entre elle et le passage de mademoiselle
+Lormier, mais se garda d’en souffler
+mot. Quant à l’opinion de Semur à son sujet, il
+la trouvait à juste raison bouffonne et négligeable.</p>
+
+<p>L’abbé, cependant, avait repris l’air soucieux
+de la sacristie.</p>
+
+<p>— Je commence à me demander, dit-il, si
+quelqu’un n’a pas intérêt à répandre en ville des
+bruits sur vous, dans l’espoir qu’il en restera toujours
+quelque chose.</p>
+
+<p>— Dois-je entendre, l’abbé, que vous allez me
+soupçonner aussi ?</p>
+
+<p>M. Valfour haussa les épaules :</p>
+
+<p>— A Dieu ne plaise ! mais, croyez-moi, il y a
+contre vous je ne sais qui ou je ne sais quoi, dont
+l’action est à rechercher et à supprimer au plus
+tôt.</p>
+
+<p>— Peut-être avez-vous raison, répondit René
+sans s’expliquer plus.</p>
+
+<p>Je passe sur la soirée, — la dernière, — chez
+les Traversot. A l’hôtel de Thil, rien n’avait
+encore pénétré et la paix régnait.</p>
+
+<p>Rentré chez lui, René voulut en vain dormir.
+On n’est jamais plus clairvoyant qu’au sein de
+l’ombre et quand, les yeux fermés, on s’efforce
+de ne point raisonner. Aiguillé par les propos de
+l’abbé Valfour, il ne cessait de réfléchir à des
+choses qui auraient dû le frapper dès le début, et
+qui, alors seulement, lui apparaissaient.</p>
+
+<p>Si mademoiselle Lormier n’avait pas renouvelé
+sa démarche du matin, qu’en conclure sinon
+qu’elle avait achevé son œuvre ? Dans quelle mesure
+l’histoire des billets s’y trouvait liée, peu
+importe ; les heures prochaines sauraient bien le
+dire : mais ne fallait-il pas remonter plus haut,
+et attribuer à la même origine les calomnies
+atroces sur la naissance douteuse ?</p>
+
+<p>A cette pensée, René ressentit un trouble
+extraordinaire, puis une colère rétrospective,
+enfin le besoin de démasquer, coûte que coûte,
+l’adversaire auquel il devait la première angoisse
+profonde de sa vie. Assez de manœuvres obliques ;
+le seul mode assuré de lutter contre elles, n’était-il
+pas justement de briser l’anonymat de leur
+auteur ? Ainsi vont et viennent les volontés
+humaines ; après avoir souhaité ardemment éviter
+toute rencontre avec mademoiselle Lormier, René
+allait se lever, souhaitant non moins ardemment
+de la rencontrer. D’ailleurs, si contradictoires
+que soient les solutions successives adoptées, on
+ne cesse point de marcher au destin.</p>
+
+<p>Mais où trouver mademoiselle Lormier ?</p>
+
+<p>Ici, point de difficulté. Il suffirait de consulter
+son compte chez Chasseloup, l’adresse y figurait.
+Et là encore, sans qu’on le sût, c’était la marche
+au destin.</p>
+
+<p>Au matin, René quitta ainsi sa maison, avec
+deux décisions prises : s’informer à la banque,
+forcer ensuite l’ennemi, où que soit son domicile…
+A l’avance, la lutte lui donnait des ailes ; il se
+sentait en vue de la mer libre, et humait la brise
+qui apporte la victoire.</p>
+
+<p>Je vous demande pardon de courir à travers
+les événements : je les donne aussi sans justifications,
+tels qu’ils parurent alors se présenter à un
+simple témoin : dans quelques instants, une part
+au moins des mobiles intérieurs se dévoilera,
+mais, en ce moment, que l’<i>extérieur</i> suffise : et
+comme les acteurs du drame, sans en savoir plus
+qu’eux, laissons-nous rouler par le torrent…</p>
+
+<p>Un quart d’heure plus tard, René, muni de
+l’adresse désirée, quittait son bureau quand il se
+heurta contre Chasseloup :</p>
+
+<p>— Quoi, vous repartez ?</p>
+
+<p>— Oui, je reviens dans un instant.</p>
+
+<p>— J’aurais voulu auparavant…</p>
+
+<p>— Me raconter ce qui s’est passé hier ? Nous
+avons le temps. D’ailleurs on m’a mis au courant,
+dès l’arrivée.</p>
+
+<p>— Ainsi, vous savez que c’est dans votre
+panier…</p>
+
+<p>— Hé, cher monsieur, mon panier ou le vôtre,
+voilà qui est indifférent, dès lors que les billets
+sont retournés à la caisse !</p>
+
+<p>— A moi, en revanche, il ne serait pas inutile
+de savoir par quelle voie…</p>
+
+<p>— Vous ne comptez pas sur moi, je pense,
+pour vous la révéler ?</p>
+
+<p>— Au contraire ; je pensais être sûr qu’en rassemblant
+vos souvenirs, vous éclairciriez tout.</p>
+
+<p>A tort ou à raison, René crut en même temps
+lire dans les yeux du bonhomme que sa certitude
+n’était pas feinte.</p>
+
+<p>— Vous êtes fou ! s’écria-t-il ; mais pour le
+moment, j’ai autre chose à faire. Bonsoir.</p>
+
+<p>Et il descendit exaspéré, se dirigeant vers le
+Rempart, non plus cette fois pour gagner l’hôtel
+de Thil, mais pour joindre enfin celle qu’il jugeait
+responsable de toutes les traverses qu’il venait de
+subir, y compris ce dernier et ridicule incident.
+Si mademoiselle Lormier avait jamais rêvé pareille
+venue, à coup sûr, ce n’était pas pour cette cause
+ni avec de tels sentiments. Il était écrit aussi que
+la visite n’aurait pas lieu, car à la même heure,
+les yeux lourds d’insomnie, la face ravagée par
+un désespoir inexplicable, mademoiselle Lormier
+quittait également sa tour, et soi-disant pour une
+course nécessaire, gagnait la ville.</p>
+
+<p>A l’entrée du Rempart, il y eut alors deux
+ombres hâtives allant l’une vers l’autre, cependant
+qu’alentour le reste était désert, silence, et
+calme des matins provinciaux. Elles allaient,
+escortées chacune par l’écho sonore de son pas,
+plus solitaires au sein de leurs pensées que la rue
+même : et tout à coup, elles s’aperçurent !</p>
+
+<p>Chose inattendue, on aurait cru les rôles changés.
+Mademoiselle Lormier parut décidée à fuir :
+René, au contraire, eut un élan pour la joindre.
+Mademoiselle Lormier, qui occupait le centre du
+trottoir, voulut céder la place et obliqua vers le
+mur : René agit de même, mais pour barrer le
+chemin. Inversement, il ne s’aperçut pas qu’une
+détresse sans nom paralysait les traits de mademoiselle
+Lormier, tandis qu’avant qu’il eût rien
+dit, elle avait déjà lu dans son regard l’arrêt qu’il
+lui apportait.</p>
+
+<p>— Je pense, commença-t-il aussitôt, que vous
+ne vous plaindrez pas de mon exactitude : ayant
+manqué hier votre visite, je me rendais chez vous.</p>
+
+<p>L’accent qu’il avait pris était comme le regard :
+âpre au point que, sans répondre et s’acculant au
+mur, elle joignit les mains. Quelle qu’en fût la
+raison inconnue, l’orgueil de cette fille n’existait
+plus : loin de menacer comme l’autre jour, elle
+implorait. Malheureusement, la colère de René
+l’empêchait de rien voir.</p>
+
+<p>— Il est vrai, poursuivit-il ironique, que je
+vous trouve sur le chemin de la banque… Si vous
+ne souhaitiez que savoir quelles traces y a laissées
+votre passage, inutile d’aller plus loin, j’en
+viens.</p>
+
+<p>Elle pâlit sous se voilette noire, mais toujours
+sans répondre.</p>
+
+<p>— Allons, reprit-il, d’autant moins maître de
+ses mots qu’aucune réplique ne l’arrêtait. Ayez le
+courage de vos actes : c’est vous, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>Ce qui suivit fut rapide comme toutes les catastrophes
+où sombrent des vies humaines. Le récit
+que j’en donne ne peut qu’en atténuer l’allure
+foudroyante.</p>
+
+<p>Subitement redressée, mademoiselle Lormier
+se décidait à parler enfin et d’une voix nette :</p>
+
+<p>— Je ne renie jamais ce que j’ai fait : c’est moi.</p>
+
+<p>— Aviez-vous par hasard l’illusion que je serais
+pris pour un voleur ?</p>
+
+<p>— Mes intentions m’appartiennent.</p>
+
+<p>— C’est vous aussi, n’est-ce pas, l’inventeur
+du bruit qui a couru sur ma naissance ?…</p>
+
+<p>De nouveau, un silence.</p>
+
+<p>— Ah ! plus de faux-fuyants ! J’ai juré, ce matin,
+que les masques tomberaient. Ce roman vient de
+vous ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— Par vous ?</p>
+
+<p>— Il est possible.</p>
+
+<p>— Enfin ! les aveux commencent ! Ne vous arrêtez
+plus : pourquoi ce mensonge ?</p>
+
+<p>— Je n’ai non plus jamais menti !</p>
+
+<p>— Pourquoi ces inventions démentes ?</p>
+
+<p>— Je n’ai rien inventé !</p>
+
+<p>— Vous osez…</p>
+
+<p>René s’interrompit. Tout à coup, il s’apercevait
+que, loin de nier, chaque réplique affirmait. A
+travers chaque mot, ce qu’il avait cru définitivement
+aboli, ressuscitait !</p>
+
+<p>Une riposte siffla :</p>
+
+<p>— Mais qu’ai-je à faire de vous écouter ? Vous
+espérez naturellement que je discuterai ces folies :
+elles ne me touchent pas.</p>
+
+<p>— Peu importe en effet, pourvu que vous gardiez
+l’argent avec le nom !</p>
+
+<p>Et défaillante, mademoiselle Lormier, les yeux
+baissés, attendit le coup qui l’abattrait, qu’elle
+avait cherché peut-être.</p>
+
+<p>Un instant suivit si prodigieusement riche en
+mouvements intérieurs qu’aucun temps ne l’aurait
+mesuré, et qu’à sa suite tout pouvait paraître,
+même la folie. Puis les bras de René qui, tout
+d’abord, s’étaient bien levés pour frapper, retombèrent :</p>
+
+<p>— Il suffit, dit-il. Vous êtes une misérable.
+Ayez soin que je ne vous retrouve jamais sur ma
+route. Une autre fois, je vous tuerais !</p>
+
+<p>— Avant de me condamner, vous feriez mieux
+peut-être d’interroger votre frère…, répliqua
+encore la voix désespérée de mademoiselle Lormier,
+mais si bas qu’on avait peine à l’entendre.</p>
+
+<p>René, qui allait s’éloigner, s’arrêta net, cloué
+au sol.</p>
+
+<p>— Mon frère… pourquoi mon frère ?…</p>
+
+<p>Si, à ce moment, mademoiselle Lormier avait
+relevé les paupières, elle aurait vu sans doute ce
+qu’est l’invasion d’une lumière mortelle sur un
+visage : de tous les mots possibles, un seul pouvait
+faire cela ; il était dit. Ah ! croyez-m’en, le
+destin ne se trompe pas dans ses choix ! Ne prétendant
+sans doute que se justifier, mademoiselle
+Lormier venait de tuer René et de se tuer elle-même.</p>
+
+<p>Tout à coup ébloui par la clarté que le mot lui
+apportait, René rassembla ses forces et, oubliant
+jusqu’à l’existence de mademoiselle Lormier,
+repartit pour la ville.</p>
+
+<p>Il allait, sans détourner la tête, uniquement
+occupé de suivre jusqu’au bout l’effroyable route
+qui s’ouvrait.</p>
+
+<p>Quand, étonnée du silence persistant qui l’enveloppait,
+mademoiselle Lormier, de son côté,
+rouvrit les yeux, elle s’aperçut qu’elle était seule.</p>
+
+<p>Ensuite, il n’y eut plus qu’une chaussée déserte,
+paisible comme avant et, contre le mur, la tache
+noire d’une femme immobilisée par la stupeur.
+Deux âmes venaient ici de se frapper à mort :
+mais quelles traces laisse un mot jeté dans l’air
+dansant au soleil de mai, et vaut-il de s’émouvoir
+parce que, grâce à lui, la souffrance a pu atteindre
+enfin les victimes de son choix ?</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>IX</h3>
+
+
+<p>Les portes d’accès à la souffrance sont innombrables.
+René, quand par hasard il y songeait,
+n’avait jamais redouté que les déceptions de
+l’amour ou la fin d’un être cher. Or, tandis qu’il
+s’enfuyait ainsi, il ne pensait plus à Annette,
+aucun des siens n’était menacé : cependant, il
+sentait qu’endormi depuis de longues années au
+bord d’un gouffre, il venait d’être happé par la
+pente et glissait, sans autre défense que des cris
+d’appel inutiles.</p>
+
+<p>En une seconde, la gêne de son âme, les pensées
+louches qui, telles des créanciers que rien ne
+lasse, n’avaient cessé de guetter son assentiment,
+tout ce que madame Manchon et lui-même avaient
+cru dissiper au cours de leur dernière rencontre,
+tout cela, dis-je, reparaissait, mais triomphant.</p>
+
+<p>« Avant de m’accuser, interrogez donc votre
+frère ! » Une phrase, rien de plus… et l’indicible
+rejette ses voiles ; ce qui échappait, éclate aux
+yeux ; là enfin où l’ombre régnait, il n’y a plus
+qu’évidences suivies de volontés impérieuses.</p>
+
+<p>Acceptons un instant que mademoiselle Lormier
+n’ait point menti : l’attitude de l’abbé Manchon
+à l’égard de René, la froideur qui ne le
+quittait pas, l’hostilité sourde dont il s’enveloppait
+dès qu’il paraissait rue Monsieur, non seulement
+devenaient justifiables, mais on aurait eu peine à
+les concevoir différentes. Vu sous cet angle, ce
+qu’il y avait d’obscur dans les relations des deux
+frères, ou des fils avec la mère, devenait logique,
+limpide, nécessaire. Tout s’était passé jusqu’alors
+comme si la chose était vraie : de là à conclure
+qu’elle devait l’être, la distance n’est pas grande,
+et René la franchit. Il ne se disait déjà plus :
+« C’est possible », mais, parce que l’âme au choc
+de certaines révélations va toujours à l’extrême,
+il se demandait : « N’est-ce pas certain ? » et sans
+attendre la réponse, courait aux conséquences.</p>
+
+<p>Une première convulsion égoïste suivit. Il se
+vit pauvre, dépouillé des aisances dont le passé
+l’avait comblé, réduit aux médiocres ressources
+de son effort et brusquement prit peur.</p>
+
+<p>Il y eut d’ailleurs dans cette faiblesse une probité
+supérieure qui ne devait point se démentir.
+Remarquez en effet qu’en dépit de ce qu’avait
+affirmé mademoiselle Lormier, rien n’empêchait
+la vie de René de continuer comme avant. René
+demeurait libre en somme d’ignorer l’origine
+d’une fortune que ne menaçait aucun risque
+légal ; le code était pour lui. Cependant une possibilité
+de ce genre ne le retint à aucun moment.
+L’obligation d’abandonner ce qui en fait appartenait
+à son frère, lui apparut dès l’abord comme
+un postulat. Le nom même qu’il portait lui semblait
+impossible à garder. Ainsi les conséquences
+étaient claires ; la nuit ne subsistait qu’au départ :
+mademoiselle Lormier avait-elle parlé au hasard,
+guidée par des apparences, ou possédait-elle une
+preuve ? Question sans issue : ah ! pourquoi le
+seul être capable d’y répondre, était-il aussi le
+seul que René n’oserait jamais interroger ! En
+même temps l’image de sa mère se dressa devant
+lui : le reste s’effaça, la vraie douleur commençait…</p>
+
+<p>C’est un fait que, si convaincu soit-on de la faiblesse
+humaine, une mère demeure à part et pour
+ainsi dire au-dessus des réalités de la chair.
+Inviolée, inaccessible, elle plane dans un ciel
+qu’aucune tempête n’a troublé ou obscurci. Il
+n’est pas de pire détresse que de renoncer à ce
+sentiment auguste qui, au cours de l’existence et
+quelle que soit celle-ci, permet toujours à l’homme
+de se retrouver enfant.</p>
+
+<p>A la pensée que sa mère avait peut-être disposé
+de son cœur comme il l’eût trouvé naturel chez
+n’importe quelle autre femme, René ressentit une
+telle révolte que, brusquement, une voix cria au
+fond de lui :</p>
+
+<p>— Impossible ! ce n’est pas vrai !</p>
+
+<p>Puis, une stupeur embruma son cerveau. Il
+prenait conscience de l’offense mortelle faite à
+celle qui, malgré tout, était la raison magnifique
+de sa vie, sa tendresse, son guide. Pour avoir osé
+soupçonner sa mère, il se sentait l’âme souillée.
+Un relent de sacrilège empoisonna sa bouche. Il
+se désespéra de ne pouvoir tout de suite en
+demander pardon.</p>
+
+<p>Soudain, devant lui, sa rue, sa maison… L’instinct
+venait de le ramener au gîte ainsi qu’une
+bête pourchassée. Il monta, s’abattit sur un siège
+et, épuisé par une souffrance qui n’était pas
+encore vieille de dix minutes, murmura :</p>
+
+<p>— Essayons de n’y plus penser : il n’y a rien,
+ou plutôt, je suis fou… tout le monde est fou, ce
+matin…</p>
+
+<p>Tout le monde, en effet : ce Chasseloup qui
+avait eu l’air de le suspecter, cette Lormier dont
+on ne savait si elle prétendait encore menacer ou
+si elle demandait grâce… Et de nouveau la phrase
+qui tinte, suprême défense de l’âme :</p>
+
+<p>— Impossible, je n’y crois pas !</p>
+
+<p>Il la répéta. Il aurait voulu se créer par elle
+une conscience neuve, assez haute pour qu’aucun
+doute ne pût l’atteindre : trop tard, le doute
+était en lui…</p>
+
+<p>Telle est la règle : plus on se débat pour arracher
+le trait, mieux on déchire la plaie. Discuter
+avec l’idée, condamne à ne trouver de repos
+qu’on n’ait cru découvrir la vérité. Y a-t-il au
+monde un être qui, doutant, se soit arrêté en
+route ?</p>
+
+<p>René, dis-je, répétait : « Je n’y crois pas », et
+en même temps il commençait de scruter ses souvenirs
+d’enfant ! Oui, déjà il y cherchait un visage
+étranger qui peut-être avait été le visage de son
+véritable père ! Effort inutile au surplus : si loin
+qu’il remontât, seuls apparaissaient autour de lui
+son frère et sa mère… En revanche, la vertu de
+celle-ci rayonnait. Jadis, à l’usine, avec quelle
+énergie avait-elle, comme un homme, achevé
+l’œuvre que la mort menaçait d’interrompre : se
+dévoue-t-on pareillement pour une mémoire
+devant laquelle on rougit ? Et quelle raison toujours,
+si continue que le poids en semblait lourd
+parfois !…</p>
+
+<p>Il le croyait, l’affirmait… Cependant et à mesure,
+loin de s’apaiser, il percevait avec épouvante
+qu’une certitude contraire s’installait en lui.</p>
+
+<p>Pourquoi ?… Soupçonne-t-on aussi pourquoi
+l’on <i>sent</i>, dans certains cas, les choses avec une
+évidence supérieure à celle que donnerait la vision
+même ? C’est alors comme une invasion de l’être
+par une réalité impalpable et souveraine. De
+toutes parts des voix arrivent, — observations
+inconscientes, étonnements de trop courte durée
+pour avoir paru valables, menus faits sans signification
+précise et qu’on a dédaignés, faute d’y
+rien saisir. Éparses dans le temps, on ne les avait
+pas entendues ; réunies, elles assourdissent. L’âme
+humaine est la seule grève où le flot passe sans
+effacer la trace du flot qui précéda. Toujours le
+moment vient où, stupéfaits, nous lisons, d’un
+coup d’œil sur le sable, ce que des années y tracèrent
+par petits points indéchiffrables. Devant la
+certitude qui s’imposait ainsi, René pris d’effroi
+se releva. Elle ou lui devait disparaître ! Rapidement
+ensuite, il jeta dans un sac un peu de linge,
+des instruments de toilette, puis descendit, et de
+ce pas rythmé qui marque l’extrême désordre des
+nerfs, gagna la gare. Sans hésiter, il allait tenter
+du moins ce qu’avait recommandé mademoiselle
+Lormier, c’est-à-dire interroger son frère. Il y
+allait, non comme on pourrait le croire pour
+éclaircir de simples doutes, mais au contraire
+pour en tirer un démenti à sa propre conviction :
+tant il est vrai que nous ne saurions étouffer nos
+sentiments profonds et qu’il leur suffit d’affleurer
+au jour pour faire de nous un jouet sans résistance.</p>
+
+<p>Une demi-heure plus tard, René montait dans
+un train qui passait.</p>
+
+<p>Bonnes ou mauvaises, les décisions sont le plus
+souvent suivies d’anesthésie passagère. Entre
+l’instant où on les prend et celui de leur exécution,
+le cours des événements paraît suspendu :
+et cela va de soi, puisque rien de nouveau n’intervient
+dans la pensée. Une fois en route, René mit
+la tête à la vitre et ne songea plus à rien. Les
+arbres aux pousses verdissantes, les coteaux
+onduleux, les sillons tendus à leurs flancs comme
+des cordes, toute la terre harmonieuse et calme
+qu’il avait tant aimée, lui jetaient un adieu qu’il
+n’entendait pas. Un sourire figé sur les lèvres, il
+se contentait de regarder la route fuir, cependant
+qu’à chaque éclisse, les roues scandaient cette
+fuite de coups sourds et cadencés.</p>
+
+<p>Semur est sur une ligne locale à voie unique.
+Le train qui dessert la ville fait la navette, tour à
+tour déversant aux Laumes les voyageurs à destination
+de Paris et ramenant ceux qui en viennent.</p>
+
+<p>Aux Laumes, René quitta son compartiment,
+prit l’express et, de nouveau, contempla un
+paysage qui avait à peine changé, mais s’enfuyait
+plus vite.</p>
+
+<p>Le train qui emportait René s’était à peine mis
+en branle qu’une dame descendit d’un autre arrivé
+de Paris et, guidée par une sorte d’instinct, alla
+prendre dans la navette la place qu’y avait occupée
+René. C’était madame Manchon…</p>
+
+<p>Se sentant mieux le matin, dévorée de l’impatience
+d’agir, elle avait jeté une dépêche au premier
+bureau rencontré et arrivait, le cœur tout
+entier à l’ivresse de retrouver René.</p>
+
+<p>Dès l’entrée en gare, elle pencha la tête à la
+portière, espérant le découvrir sur le quai. Il n’y
+était pas.</p>
+
+<p>— Voilà bien les règlements ! songea-t-elle : il
+doit me guetter à la sortie…</p>
+
+<p>Mais à la sortie, personne. Ce fut le premier
+coup. Elle ne crut d’ailleurs qu’à un retard et,
+posant à terre ses paquets, scruta l’avenue qui
+mène au Bourg-Voisin.</p>
+
+<p>A la vue d’une étrangère, le cocher de l’unique
+hôtel de Semur approcha pour offrir ses services.</p>
+
+<p>— Merci, dit-elle sèchement, j’attends quelqu’un.</p>
+
+<p>L’omnibus vide démarra dans un cliquetis de
+ferraille. Puis, un à un, les rares voyageurs
+s’égrenèrent vers la ville. Les bruits s’espaçaient.
+On distinguait maintenant le rire d’un employé
+sur la voie, au loin des abois de chien. Personne
+à l’horizon…</p>
+
+<p>Madame Manchon se vit tout à coup perdue
+dans une campagne hostile et inconnue. Son
+cœur battit follement. René n’était pas venu ! Il
+ne viendrait pas… Se serait-il trompé d’heure ?…
+Justement un nouvel horaire avait paru, modifiant
+les arrivées… Mais non : pourquoi se leurrer ?
+l’oubli commençait. Alors, un désespoir muet
+s’abattit sur elle. Elle croyait traverser un des
+pires moments de sa vie : elle se trompait. Elle
+se croyait seule aussi, désespérément seule : elle
+se trompait encore. A défaut de René, la douleur
+ne la quitterait plus.</p>
+
+<p>Raidie contre les perspectives qu’elle prévoyait,
+elle se résigna enfin à déposer en consigne ses
+paquets et demanda son chemin :</p>
+
+<p>— La rue Saint-Jean ? C’est difficile… Droit
+jusqu’à l’église : après, vous vous ferez indiquer…</p>
+
+<p>— Bien, merci.</p>
+
+<p>Il n’y avait plus qu’à remonter l’avenue, et
+l’église passée, à s’informer encore. Elle soufflait
+un peu à cause de l’âge. Quand elle aperçut la
+porte qui abritait son fils, on n’aurait pu dire si
+elle éprouvait de la joie ou de la détresse, mais
+tandis qu’elle sonnait, comme son cœur palpitait
+au rythme de la cloche !</p>
+
+<p>Vous est-il arrivé jamais de faire un long
+voyage pour vous heurter à une maison fermée ?
+Madame Manchon tira la poignée une première
+fois, puis une seconde… Elle se demandait si elle
+rêvait. En même temps, elle avait envie de s’asseoir
+sur les marches du seuil, pareille à une pauvresse…</p>
+
+<p>— Madame cherche ?…</p>
+
+<p>Une voisine intriguée s’empressait à son
+secours.</p>
+
+<p>— Non, M. de La Gilardière n’y est pas. La
+domestique aussi est au dehors, mais elle ne doit
+pas se trouver loin. Attendez ! je vais vous la
+chercher.</p>
+
+<p>— C’est cela, dit madame Manchon d’une voix
+éteinte.</p>
+
+<p>Ce jour-là, toute personne qui tenterait d’approcher
+René était assurée d’aide, puisqu’elle présentait
+une chance d’apprendre du nouveau.</p>
+
+<p>La domestique bavardait chez l’épicier, au bout
+de la rue. Elle accourut.</p>
+
+<p>— Monsieur, dit-elle, est bien rentré, mais
+reparti.</p>
+
+<p>— Peu importe : je l’attendrai chez lui, voilà
+tout, murmura madame Manchon de la même
+voix blanche.</p>
+
+<p>Et comme la domestique hésitait :</p>
+
+<p>— Je suis sa mère.</p>
+
+<p>Le premier objet qui frappa madame Manchon
+une fois entrée fut un télégramme intact déposé
+sur une table. Elle l’ouvrit sans hésiter. C’était le
+sien.</p>
+
+<p>— Ah ! murmura-t-elle, tout s’explique.</p>
+
+<p>Ce ne devait être qu’une lueur dans la souffrance
+qui commençait ; en effet la domestique
+reprenait :</p>
+
+<p>— Je ne comprends rien à ce qui se passe. Monsieur
+prévient toujours quand il ne déjeune pas ;
+ce matin, il n’a rien dit et Angèle, la voisine qui
+était là tout à l’heure, prétend l’avoir vu sortir
+avec un sac, comme pour un voyage.</p>
+
+<p>— Hé bien, ma fille, vérifiez : c’est facile.</p>
+
+<p>Et madame Manchon, assise devant la table,
+s’accouda, épuisée. Elle s’efforçait de ne plus
+penser. Elle écoutait uniquement le va-et-vient
+de la domestique en quête du sac. Les pas traînant
+ici et là avaient la sonorité spéciale aux
+demeures vides.</p>
+
+<p>Soudain, la domestique reparut :</p>
+
+<p>— En effet, le sac n’y est plus.</p>
+
+<p>Madame Manchon frissonna :</p>
+
+<p>— Vous en êtes sûre ?… S’il prévenait pour un
+repas, à plus forte raison l’eût-il fait pour une
+absence.</p>
+
+<p>La domestique glissa d’un ton niais :</p>
+
+<p>— Peut-être s’en est-il allé, rapport à la
+banque…</p>
+
+<p>Puis, sans insister :</p>
+
+<p>— Madame veut-elle déjeuner ? Le repas de
+monsieur est encore là.</p>
+
+<p>Madame Manchon répondit comme en rêve :</p>
+
+<p>— Soit, bien que je n’aie pas faim.</p>
+
+<p>Et elle s’installa dans la salle à manger, se
+laissa servir. L’absence de René dressait devant
+elle une énigme insoluble. Elle ne parvenait pas
+à y croire tout à fait. Au pis aller, René reviendrait
+le soir. Un instant la vérité l’effleura. Qui
+sait si, inquiet d’elle, il ne s’était pas décidé brusquement
+à retourner à Paris ? En effet, c’était
+cela ; seulement pouvait-elle imaginer la raison
+du voyage ?</p>
+
+<p>— Vous parliez de la banque, fit-elle enfin pour
+s’arracher à son inquiétude ; à quel propos ?</p>
+
+<p>Mais déjà la domestique, à qui en imposait le
+grand air de madame Manchon, avait réfléchi :</p>
+
+<p>— Oh ! je ne sais pas, moi… des idées en l’air…
+Madame pourrait, en tous cas, s’informer auprès
+de M. Chasseloup.</p>
+
+<p>— M’informer de quoi ?</p>
+
+<p>— Si monsieur est parti.</p>
+
+<p>— Que voulez-vous qu’il en sache ?</p>
+
+<p>— En effet.</p>
+
+<p>Il n’y avait rien autre à en tirer. Alors, son
+déjeuner achevé du bout des lèvres, madame Manchon
+commença de rôder à travers l’appartement.
+Malgré la probabilité d’un départ de René, elle
+avait résolu d’attendre au moins jusqu’au lendemain.
+Le silence de la ville, cauteleux, ouaté, se
+glissant partout, lui jetait un vague effroi. A
+Notre-Dame, trois heures sonnèrent…</p>
+
+<p>Quoi ! rien que trois heures ? Que faire pour
+tuer le temps ? Une lassitude de vivre s’exhalait
+des meubles, des murailles, de la lumière même,
+morne et grise. Revenue à la table de René,
+madame Manchon en inspecta le désordre, remit
+en tas les papiers épars. Près du sous-main, une
+photographie parut : Annette… Longuement madame
+Manchon interrogea ce visage par lequel
+elle avait déjà tant souffert. Chose curieuse, c’était
+l’ennemi, mais, à ce moment, elle ne s’en souvenait
+plus tant l’absence de René posait d’autres
+problèmes.</p>
+
+<p>— Ah ! madame regarde ?</p>
+
+<p>Sans façon la domestique s’était aussi penchée
+vers l’image :</p>
+
+<p>— C’est la petite Traversot…</p>
+
+<p>Madame Manchon, que ces familiarités irritaient,
+déposa la photographie et ne dit mot.
+Elle avait envie de fuir.</p>
+
+<p>— La banque est-elle loin d’ici ? interrogea-t-elle
+ensuite.</p>
+
+<p>Ne pouvant se rendre à l’hôtel de Thil, l’idée
+lui venait d’aller chez Chasseloup. Parler de René,
+fût-ce avec un inconnu, l’aiderait à supporter
+mieux l’attente.</p>
+
+<p>— La banque ? Justement, j’allais proposer à
+madame de l’y conduire. Elle est à deux pas.</p>
+
+<p>— Vous alliez me proposer ?… répéta madame
+Manchon, frappée cette fois par l’insistance de
+cette fille.</p>
+
+<p>Aucune réponse ne suivit. Qu’y avait-il encore
+de ce côté ? Les Chasseloup menaçaient-ils de
+sauter ? Raison de plus pour aller voir sur place.
+Madame Manchon se fit indiquer la route et descendit.</p>
+
+<p>Dehors la nuit commençait. Projetant leur
+panse au-dessus du trottoir, les vieilles maisons
+semblaient vouloir dévorer le peu de clarté qui
+paraissait au ciel. Une bise aigre s’était levée et
+sifflait au coin des rues. Madame Manchon, saisie
+par le froid, avait peine à marcher et ne parvint
+à la banque que lorsque quatre heures
+allaient sonner, c’est-à-dire quand celle-ci fermait.</p>
+
+<p>Ayant pénétré au rez-de-chaussée, elle fut
+accueillie par Broquant en train de balayer devant
+des guichets vides, et demanda M. Chasseloup.
+Chasseloup était sorti. Tout le monde aujourd’hui
+avait donc pris la fuite ?</p>
+
+<p>Elle insista :</p>
+
+<p>— Peut-on savoir au moins quand il sera
+visible ?</p>
+
+<p>— Pas avant demain matin, bien sûr !</p>
+
+<p>— Et M. de La Gilardière ? reprit-elle d’un air
+d’autant plus indifférent qu’elle n’avait pas dit
+qui elle était.</p>
+
+<p>A ce nom, le visage de Broquant s’empourpra.</p>
+
+<p>— Oh ! pour celui-là ! fit-il entre ses dents, fasse
+qu’on ne le rencontre plus !</p>
+
+<p>La voix de madame Manchon s’étrangla subitement :</p>
+
+<p>— Que racontez-vous ? Aurait-il pris le train
+pour ne jamais revenir ?</p>
+
+<p>Mais, au lieu de répondre, Broquant brandit
+son balai :</p>
+
+<p>— Pas possible ! Vous dites qu’il a pris le
+train ?… Quand j’affirmais qu’il a fait le coup !</p>
+
+<p>Et sans laisser à madame Manchon le loisir
+d’interrompre :</p>
+
+<p>— Mais oui, madame, c’est comme cela ! Dix
+billets de mille, hier, volatilisés, soufflés sur la
+table même du patron… Pour un rien, j’étais
+collé entre les gendarmes. J’avais beau jurer :
+« Puisque ce n’est pas moi, c’est lui ! » personne
+pour me croire. Et puis, patatras ! qui est-ce qui
+retrouve les billets dans sa corbeille ? Ils y étaient,
+madame, aussi vrai que je suis devant vous !…
+Je n’ai eu qu’à fouiller un peu pour les ramener
+au jour… Ah ! il est parti ? Hé bien ! bon voyage !
+On ne le rappellera pas ! Si riche soit-il, on ne
+m’ôtera pas de la tête…</p>
+
+<p>— Taisez-vous ! je suppose que vous êtes
+ivre !… parvint à dire enfin madame Manchon
+et, plutôt que d’entendre plus, elle s’enfuit.</p>
+
+<p>Elle se retrouva dans la nuit. Rêvait-elle ? On
+accusait René d’un vol… Était-ce donc à cela que
+pensait la domestique, en s’obstinant à parler de
+la banque ? Passe qu’on calomnie : encore faut-il
+respecter les vraisemblances ! Imbéciles qui ne
+savaient pas qu’à un certain niveau le vol est un
+acte qui ne se peut concevoir !</p>
+
+<p>Cependant, tout en marchant, elle apercevait
+derrière les comptoirs de boutique, derrière
+chaque vitre éclairée, des silhouettes où ne
+vivait qu’un regard. Après Broquant, la ville
+muette, hostile, la même qui, parlant de vol
+aujourd’hui, avait auparavant affolé René en parlant
+de sa naissance : on se sentait traqué par
+elle, dépouillé, chassé… Et madame Manchon,
+saisie de panique, courut, rasant les murs, évitant
+les lumières ; elle courait sans savoir où ni
+pourquoi. Si, du moins, René avait été là ! Ah ! ne
+pas même savoir où le retrouver ! Il était possible
+qu’à cet instant précis il fût déjà rentré chez lui,
+possible encore que, révolté comme elle, il eût
+décidé brusquement de s’en aller sans esprit de
+retour…</p>
+
+<p>Soudain, les maisons cessèrent, une avenue
+s’ouvrit au bout de laquelle paraissaient des
+lumières. La gare ! l’oasis ! Elle, du moins, est
+faite pour les passants : on ne doit pas vous y
+regarder avec des yeux aigus dont la malveillance
+effraye ; qui sait même si on ne s’y souvient
+pas d’avoir vu partir René et dans quelle direction ?
+L’élan de madame Manchon s’accrut. Elle
+était hors d’haleine…</p>
+
+<p>Joie de retrouver l’unique escorte des arbres
+et cette campagne qui, le matin pourtant, l’avait
+désespérée : joie d’atteindre enfin le hall désert
+et d’y apercevoir, derrière son grillage, la femme
+aux billets en train de tricoter… Et ce bref colloque
+suivit :</p>
+
+<p>— M. de La Gilardière ?… Attendez… oui… je
+connais. En effet, il a pris un billet pour Paris.</p>
+
+<p>— Oh ! merci, madame. Quand aurai-je moi-même
+un départ pour la même direction ?</p>
+
+<p>— Pas avant minuit.</p>
+
+<p>— Pour arriver ?</p>
+
+<p>— Vers neuf heures.</p>
+
+<p>— Ah ! merci encore, madame.</p>
+
+<p>Anéantie, mais délivrée, puisqu’elle savait
+René retourné près d’elle, madame Manchon
+recula jusqu’au banc de chêne qui était accolé au
+mur, et s’y laissa tomber. Ses jambes ne parvenaient
+plus à la soutenir.</p>
+
+<p>Puisqu’il n’y avait pas d’autre train, c’était
+bien : elle resterait là jusqu’à minuit. S’il eût
+fallu, plutôt que de rentrer dans la ville qui
+calomniait son fils, elle serait restée jusqu’au
+lendemain. Hélas ! n’eût-il pas mieux valu y
+rester toujours, et ne jamais aller vers ce qui
+l’attendait ? A la même heure, en effet, René, sans
+passer rue Monsieur, arrivait à Versailles et pénétrait
+chez son frère.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>X</h3>
+
+
+<p>L’abbé Manchon occupait alors un petit appartement
+rue Saint-Louis. Une gouvernante l’y
+servait, à demi impotente et d’autant plus autoritaire
+qu’on exigeait moins d’elle.</p>
+
+<p>La vue de René lui fit lever les bras au ciel :</p>
+
+<p>— Grand Dieu ! Monsieur viendrait-il pour
+dîner ?</p>
+
+<p>René dit rapidement :</p>
+
+<p>— Rassurez-vous : je ne désire que voir mon
+frère. Je suppose que, s’il est à Paris comme d’habitude,
+il ne rentrera pas plus tard que dix
+heures. Dans ce cas, j’attendrai, voilà tout.</p>
+
+<p>— Quoi, monsieur ne sait pas ? Madame est en
+voyage, et monsieur l’abbé allait se mettre à
+table.</p>
+
+<p>— Alors je vais le rejoindre.</p>
+
+<p>Et René gagna le cabinet de l’abbé. Il avait
+escompté un répit avant l’explication qu’il venait
+chercher. Ce répit lui était refusé : tant pis. Il
+acceptait tout avec une égale indifférence : depuis
+son départ, il était moins une volonté qu’un
+rouage.</p>
+
+<p>Au bruit de sa porte qu’on ouvrait, l’abbé, qui
+lisait devant une table, tourna la tête. L’abat-jour
+de la lampe mettait en lumière le livre,
+mais laissant le reste de la pièce dans l’obscurité,
+empêchait de distinguer les arrivants.</p>
+
+<p>— Qu’est-ce ?</p>
+
+<p>— C’est moi.</p>
+
+<p>En reconnaissant la voix de René, l’abbé, pas
+plus que sa servante auparavant, ne put maîtriser
+sa surprise.</p>
+
+<p>— Quoi ! pendant que notre mère est en route
+pour te rejoindre à Semur, tu es ici ?</p>
+
+<p>— Il paraît en effet que maman est partie. Je
+l’ignorais. Peu importe d’ailleurs, puisque c’est
+toi seul que je désirais voir.</p>
+
+<p>— Ah ! dit l’abbé, qui se leva ensuite sans hâte
+et vint poser la lampe sur la cheminée.</p>
+
+<p>Du coup la pièce s’éclaira ainsi que les visages.
+La pièce était nue comme une cellule. A part un
+grand Christ d’ivoire dressé à la place qu’occupe
+d’ordinaire la pendule, on n’y apercevait que de
+pauvres meubles, deux fauteuils à dossier de bois,
+des chaises de paille, quelques livres et un prie-Dieu.
+Quant aux visages, à quoi bon rappeler
+le contraste qu’ils faisaient ? Toutefois une telle
+émotion creusait les traits de René que l’abbé,
+l’ayant regardé, avança l’un des fauteuils.</p>
+
+<p>— Assieds-toi : tu n’as pas l’air bien.</p>
+
+<p>Puis il s’assit à son tour et, les yeux à terre,
+attendit. Ni l’accent ni le geste ne décelaient en
+lui la moindre curiosité. Si anormale que dût
+lui sembler la visite de son frère à pareille heure
+et en pareil lieu, on était assuré d’avance qu’il
+ne poserait aucune question.</p>
+
+<p>— En effet, murmura René, le voyage m’a
+fatigué : c’est le moment qui veut cela.</p>
+
+<p>A l’inverse de l’abbé, il s’exprimait d’une
+manière saccadée : bien qu’il fût au repos, il
+avait le souffle coupé comme après une longue
+course.</p>
+
+<p>— Tu as laissé ta fiancée en bonne santé ? reprit
+l’abbé.</p>
+
+<p>René ne répondit que par un signe évasif. Sa
+fiancée ? Qu’elle était loin déjà ! Les pauvres
+cœurs humains sont trop petits pour contenir à
+la fois deux grands émois.</p>
+
+<p>Voyant que René tardait à s’expliquer, l’abbé
+dit encore :</p>
+
+<p>— Je pense que Marguerite va servir. Bien que
+je fasse maigre chère, veux-tu partager mon repas ?</p>
+
+<p>Et il fit mine d’aller prévenir la domestique.</p>
+
+<p>— Attends, dit René, du coup ramené au présent ;
+j’aurais auparavant une question à te poser.</p>
+
+<p>— Eh bien, pose-la…</p>
+
+<p>Placide, l’abbé revint s’adosser à la cheminée.
+Le dos tourné à la lampe, et le visage replongé
+dans l’ombre, tandis que celui de René demeurait
+éclairé, il s’était mis à contempler le parquet. Il
+devait avoir la même expression neutre et attentive
+quand il écoutait un pénitent.</p>
+
+<p>— Pourquoi… commença René.</p>
+
+<p>Puis au moment de s’exprimer, la peur des
+mots le saisit et il recourut à un détour :</p>
+
+<p>— Oui, pourquoi ne m’as-tu jamais traité
+comme un véritable frère ?</p>
+
+<p>— Oh ! dit l’abbé avec lenteur, tu te trompes :
+j’ai toujours agi à ton égard du mieux que j’ai pu.</p>
+
+<p>— Alors ce que tu pouvais n’était pas grand’chose.</p>
+
+<p>— Affaire d’appréciation. Est-ce pour me communiquer
+la tienne que tu es venu ?</p>
+
+<p>— Je t’ai demandé pourquoi tu étais ainsi : tu
+n’as toujours pas répondu.</p>
+
+<p>— N’étant pas d’accord avec toi sur le fond,
+je ne vois pas comment t’éclairer, dit de nouveau
+l’abbé, tandis qu’il croisait les bras et, plus que
+jamais, fixait le sol à ses pieds.</p>
+
+<p>— Henri ! reprit brusquement René, regarde-moi…</p>
+
+<p>L’abbé leva les yeux vers son frère, sans
+hâte, toujours avec la même apparente tranquillité…</p>
+
+<p>— Henri ! il n’est plus temps de nous rien
+cacher : je sais tout !</p>
+
+<p>Un léger frisson agita le prêtre : pourtant le
+timbre de sa voix ne fut pas modifié.</p>
+
+<p>— Qu’est-ce que tu sais ?</p>
+
+<p>— Le passé.</p>
+
+<p>— Le passé de qui ?</p>
+
+<p>René inclina la tête.</p>
+
+<p>— Est-il nécessaire de m’obliger à le dire ?
+murmura-t-il d’un air accablé.</p>
+
+<p>— Je ne t’y oblige pas, affirma l’abbé sans
+témoigner aucun désir de poursuivre.</p>
+
+<p>Et le silence s’abattit sur eux : un silence qui,
+pareil à un voile épais, semblait séparer les temps
+révolus de celui qui s’amorçait. Eux-mêmes
+avaient l’air attentif de carriers qui, le feu mis au
+cordeau, attendent que la mine saute.</p>
+
+<p>— Henri ! recommença René.</p>
+
+<p>L’abbé eut un geste nerveux.</p>
+
+<p>— N’insiste plus.</p>
+
+<p>— Impossible ! Laisse de côté tes manières
+habituelles : à l’heure la plus grave de ma vie, j’ai
+besoin de m’assurer que tu as compris.</p>
+
+<p>— Je ne puis faire que je ne sois pas un prêtre,
+interrompit l’abbé.</p>
+
+<p>— Je te supplie de me parler en frère !</p>
+
+<p>— Je m’y efforce : est-ce une raison pour ne
+pas nous en remettre l’un et l’autre à la volonté de
+Dieu ?</p>
+
+<p>René se redressa :</p>
+
+<p>— Encore des phrases de sermon ! De grâce,
+reviens sur terre. J’ai parlé d’un passé, de tout
+un passé que je prétendais connaître : c’est inexact,
+ou plutôt, je soupçonne… j’interroge… je me
+perds dans les ténèbres… enfin j’en suis là que
+tout à l’heure je n’aurais pu repasser chez nous,
+et moins encore, aborder…</p>
+
+<p>Pour la seconde fois, l’abbé interrompit :</p>
+
+<p>— N’achève pas : j’avais très bien saisi. De telles
+pensées ne servent qu’à troubler inutilement.
+Écartons-les : et que Dieu nous garde !</p>
+
+<p>Son impassibilité toutefois avait disparu. Les
+traits durcis, il semblait défier un adversaire
+invisible, qui était peut-être lui-même.</p>
+
+<p>René, auquel ce changement n’avait pas
+échappé, haussa les épaules :</p>
+
+<p>— Non, dit-il, il n’est plus temps ! Ne devines-tu
+pas que si je suis là, c’est que je te sais instruit de
+ce que j’ignore et que j’ai besoin de l’être à mon
+tour ? Ainsi, plus de faux-fuyants ! les yeux dans
+les yeux, maintenant !… comme cela… et
+réponds : notre père… non… ton père est-il le
+mien ? Le nom que je porte est-il un nom qui
+m’appartienne ?…</p>
+
+<p>L’abbé ne bougea plus. Avait-il écouté ? Il
+était probable, puisqu’un rictus tordait sa bouche.
+Cependant, qui sait si celui-ci n’était pas encore
+un défi à l’adversaire ?</p>
+
+<p>La voix de René alla en s’éteignant :</p>
+
+<p>— Henri ! n’as-tu pas entendu ?… un mot suffit
+pour la réponse : oui, ou non… moins que
+cela : un signe de tête… Tu restes immobile ?…
+tu te tais ?… Cela aussi est une manière de s’exprimer :
+j’ai compris…</p>
+
+<p>Et se cachant la tête dans les mains, René s’efforça
+d’accueillir enfin la vérité.</p>
+
+<p>Ce ne fut d’abord qu’un immense regret du
+passé qui s’effondrait. Entraîné dans une chute
+vertigineuse, il voyait, comme des éclairs, ses
+bonheurs d’autrefois passer et s’évanouir. Avait-il
+rêvé auparavant ? Tout alors était facile, beau,
+joyeux. Il pouvait rire, parler, regarder, sans
+qu’aucune arrière-pensée troublât ni la gaîté de
+la voix, ni la lumière du regard, ni la joie d’exister.
+Rien pour l’empêcher de parer d’insouciance
+des lendemains abrités au foyer. Soudain plus de
+foyer, plus d’abri. Il faut se lever, partir et disparaître…</p>
+
+<p>Disparaître ! un mot excessif, évidemment :
+mais n’oubliez pas que René était un impulsif et
+un faible. Avec une telle nature, on se laisse
+longtemps bercer par le flot, puis, brusquement,
+l’énergie se tend, d’autant plus âpre qu’elle a été
+plus rare, et l’on saute à l’extrême. Aurait-il pu
+d’ailleurs revenir auprès de sa mère ? A la pensée
+de la revoir, il blêmissait. Pourrait-il s’expliquer
+avec elle, sachant ce qu’il savait ? Plus tard,
+seulement, — oui, beaucoup plus tard — quand
+l’apaisement serait venu et l’oubli, il aurait le
+courage de l’aborder, ayant l’air d’ignorer : mais
+d’ici-là, où se réfugier ? Quelle solitude désormais !</p>
+
+<p>Ah ! voici bien la vraie douleur qui paraissait !
+Devenir pauvre, n’est presque rien : la torture
+est de se trouver seul tout à coup, si effroyablement
+seul qu’une fois mort, personne ne saura
+peut-être quel nom inscrire sur votre fosse.</p>
+
+<p>Jusque-là, René n’avait pas protesté contre la
+fatalité qui l’écrasait : devant la solitude, l’injustice
+subie le révolta. En même temps, il considérait
+son frère. Stupide ironie du sort : celui-là
+s’était par goût détaché de la famille, n’aimait
+personne sous prétexte d’aimer Dieu : cependant,
+il restait comblé de ces dons inutiles. Qu’avait-il
+fait pour le mériter ? Qu’avait fait René pour être
+frappé ? Des rancunes, accumulées depuis l’enfance,
+se réveillaient dans son cœur. Il eut conscience
+de haïr son frère, puis la solitude effaça
+même cela, et ces griefs allant rejoindre le passé,
+il cessa de les voir…</p>
+
+<p>L’abbé, lui, toujours debout devant la cheminée,
+n’avait pas l’air de soupçonner quel torrent
+de pensées bouleversait René. Il semblait ignorer
+qu’il avait répondu tout à l’heure par son silence :
+on l’aurait cru aveugle et sourd. Soudain, il fit
+un mouvement léger : René s’était levé, se promenait
+un instant dans la pièce, et enfin arrêté
+devant lui, demandait :</p>
+
+<p>— Alors… qui est mon père ?</p>
+
+<p>Question qu’on s’étonnait qu’il n’eût pas posée
+plus tôt. Dans la débâcle d’existence que l’heure
+inaugurait, une chance en effet subsistait d’échapper
+à la solitude totale. René, maintenant, se
+tournait vers elle.</p>
+
+<p>Aucune réponse encore. Simplement le prêtre
+levait un peu les épaules, en signe d’impuissance
+à fournir l’éclaircissement sollicité. Devant cet
+aveu, René aurait dû désespérer : mais dès que
+l’homme tente d’échapper au destin, la marche de
+sa pensée défie toute prévision.</p>
+
+<p>— Comment ! tu te dérobes ?… tu ignores ?…
+Cependant, ne viens-tu pas d’affirmer que tu connaissais
+la vérité ? Alors, quelles raisons de te
+croire ?… Qui me prouve que tu n’as pas menti ?</p>
+
+<p>— Je t’en conjure, soupira l’abbé d’une voix
+trouble, ne me contrains pas à oublier l’habit que
+je porte !</p>
+
+<p>Ne voyant là qu’une défaite, ressaisi par ses
+anciennes défiances, René cependant continuait :</p>
+
+<p>— Oublier qui tu es ? Dieu m’en préserve ! Je
+sais trop bien que tu m’as toujours détesté. Oh !
+à ta façon… c’est-à-dire en te taisant !… Tout à
+l’heure encore, tu me voyais désespéré et tu es
+resté muet, sans jeter un regard de mon côté ! ou
+plutôt, tu semblais satisfait… Quelle chance, si me
+méprenant sur ton attitude, j’allais tenir pour assurée
+la chimère qui me hantait ! Par bonheur, ayant
+réfléchi, je réclame des preuves… Alors seulement
+tu daignes enfin me faire un signe… « Des
+preuves ?… Voilà, il n’y en a pas !… » Tu avais
+espéré me voir mordre à l’hameçon : cet espoir
+est déçu : quel dommage ! Mais ne pourrai-je, au
+moins une fois, entendre tes paroles ? Ne serait-ce
+que pour apprendre pourquoi tu as voulu me
+tromper et quel caprice te mène, te décideras-tu
+à répondre ?</p>
+
+<p>Il s’exaltait : il ne calculait plus les termes qu’il
+employait. Il était devenu pareil au nageur épuisé
+qui brasse l’eau, sans s’occuper de la distance à
+la rive et persuadé que la seule violence suffira
+pour le sauver. A mesure, un espoir irraisonné
+s’insinuait aussi dans son âme. Pourquoi ne pas
+admettre qu’il fût victime d’un atroce malentendu ?
+Il n’avait interprété que des silences. On ne bouleverse
+pas sa vie sur la foi d’un homme qui, en
+fait, refuse de s’expliquer, qui, même en s’expliquant,
+peut ne chercher qu’à se venger ?</p>
+
+<p>Tout à coup, comme il allait poursuivre, une
+main rude s’abattit sur lui.</p>
+
+<p>— Il suffit : plus un mot ! Ne détruis pas en un
+instant l’effort de toute ma vie.</p>
+
+<p>L’abbé cependant souriait : dédain pour ces
+injures, à moins que ce ne fût la marque du
+triomphe sur l’adversaire que lui seul connaissait.
+Ensuite son bras retomba, et un aveu suivit, prononcé
+très bas, ainsi qu’il sied quand on reconnaît
+une faute dont on sollicite le pardon :</p>
+
+<p>— En effet… je t’ai détesté… il y a longtemps…
+très longtemps… A prétendre remonter le passé,
+tu risques vraiment trop de raviver des plaies
+anciennes : crois-moi, oublions un sentiment
+dont je m’accuse, me repens, et que j’espère avoir
+détruit dans ses racines.</p>
+
+<p>— Oh ! riposta René, toujours des mots de
+prêtre !</p>
+
+<p>L’abbé frémit.</p>
+
+<p>— Bénis le ciel que je me refuse à en prononcer
+d’autres.</p>
+
+<p>— J’ai demandé des preuves : tu n’en as pas !</p>
+
+<p>— J’en ai.</p>
+
+<p>— Je te défie de les donner !</p>
+
+<p>— A quoi bon si elles doivent anéantir le peu
+qui nous unit ?</p>
+
+<p>— Prétexte facile ! Il dispense de justifier des
+assertions auxquelles je ne crois plus !</p>
+
+<p>— Encore ?… Alors, écoute !…</p>
+
+<p>Subitement, le prêtre venait de quitter le refuge
+de la cheminée ; une tempête transfigurait le
+masque impassible. Duclos a connu ce spectacle
+une fois, chez Lormier : mais alors, c’était le
+prêtre dictant des ordres au nom d’un Dieu : ici
+se révélait l’homme, rien que l’homme, d’autant
+plus redoutable qu’il demeurait maître de sa
+colère.</p>
+
+<p>— Alors, écoute !… Sais-tu seulement comment
+est mort <i>mon</i> père ? Non. J’avais seize ans : tu en
+avais quatre. Naturellement, on ne t’a jamais
+parlé de <i>cela</i> ! <i>Cela</i>, d’ailleurs, est chose entre lui
+et moi. On l’a ramené de la chasse, expirant…
+Tout le monde a déploré l’accident… mais moi…
+oh ! moi ! pouvais-je ignorer que le matin, avant
+de partir, il m’avait pris à part et fait jurer de
+t’arracher son nom et de te chasser du foyer ?…</p>
+
+<p>René à ce moment ayant reculé, d’un geste souverain
+le prêtre le ramena vers lui :</p>
+
+<p>— Ah ! il n’est plus temps ! Tu as voulu m’entendre :
+désormais, nous irons jusqu’au bout !…
+Dieu m’est témoin qu’à l’instant tragique dont je
+parle, je n’hésitai pas à prononcer le serment
+qui m’était demandé : Dieu m’est témoin aussi
+que je n’ai d’autres preuves que ce serment, et le
+suicide de mon père, une heure après…! Qu’elles
+te satisfassent ou non, elles ont suffi pour faire
+de l’adolescent que j’étais un vieillard et ta victime !</p>
+
+<p>Abandonnant ensuite René qui alla tomber sur
+un siège, le prêtre commença de marcher.</p>
+
+<p>— Je dis bien : ta victime ! J’adorais mon père et
+tu l’as tué ! Si je suis devenu prêtre, c’est à toi que
+je le dois ! Je ne supportais plus ta présence dans
+ma maison : désespérant de t’en chasser, j’ai préféré
+m’en chasser moi-même. Calcul vain : tu ne m’as
+pas quitté, je t’emportais en moi !… Tant pis !
+j’avoue tout et il n’est pas mauvais qu’un jour au
+moins, nous mesurions ensemble la souffrance
+que je te dois. Tu ne t’en doutais pas, j’y consens :
+mais est-ce que les hommes ont besoin de <i>vouloir</i>
+pour faire souffrir : il leur suffit d’exister !…
+Donc, tu te croyais loin, tu ne t’occupais pas de
+moi, et tu n’as cessé de me torturer ! car, prêtre,
+je me suis trouvé pris entre ma conscience et la
+dette de mon serment. Désobéir à Dieu, ou renier
+mon père, voilà le dilemme que ton existence a
+créé, et dont je n’ai pu sortir. Oh ! je vois clair en
+moi-même ! j’ai louvoyé… J’avais la prétention
+d’être un vrai prêtre, tout en ne pardonnant pas.
+Sur mes instances, tu es devenu La Gilardière :
+à mon instigation, on a tenté de t’établir à
+Semur… Demi-mesures qui ne satisfont ni le
+passé, ni Dieu. Je me flatte que tu m’es devenu
+indifférent, et dès que j’évoque le cadavre de mon
+père, une horreur me soulève, je ne puis plus te
+voir ! C’est un duel au fond de moi qui toujours
+recommence, que rien n’apaise… non, pas même
+ces aveux que j’aurais dû retenir. Souffriras-tu
+moins pour les avoir reçus ? Qu’en rapporterai-je,
+sinon d’autres remords ? Crois-moi, fût-ce en ce
+moment, ne souhaite pas de changer avec moi :
+tu y perdrais. Il n’y a au monde que douleur.
+Comme Abel paya pour Adam, nous payons, sans
+autre raison qu’une volonté divine, contre laquelle
+notre raison se dresse… ou plutôt, non, je blasphème,
+fermons les yeux, ne tentons pas de comprendre
+et prions… si tu le peux… si je le puis
+moi-même…</p>
+
+<p>Hors d’haleine, il s’écroula ensuite, plutôt qu’il
+ne s’agenouilla sur le prie-Dieu. René, lui, depuis
+longtemps, ne semblait plus entendre. On se
+demandait s’il respirait encore.</p>
+
+<p>Admirez, en tout cas, le mensonge des apparences.
+Si, à ce moment quelqu’un était entré,
+qu’aurait-il vu ? Deux hommes, l’un agenouillé,
+l’autre attendant la fin de l’oraison : entre les
+deux, un Christ, symbole de paix. Si, plus curieux,
+il s’était enquis de la vie de ces hommes, qu’aurait-il
+appris encore ? qu’ils étaient frères, menaient
+des existences séparées, et ne se témoignaient que
+peu d’intérêt. Or non seulement chacun d’eux
+subissait alors une crise tragique, mais, amenés
+à exprimer leurs souffrances, ils découvraient
+n’avoir jamais cessé d’être leurs propres bourreaux.
+L’abbé, sans doute, venait de torturer
+René, mais René, toute sa vie et sans le savoir,
+avait torturé l’abbé ; même René disparu, quelle
+absolution effacerait dans l’âme du prêtre le
+remords d’avoir éclairé son frère ? Ainsi, présents
+ou absents, ignorants ou conscients, ils ne pouvaient
+que se faire du mal ; et nous touchons enfin
+au problème soulevé par Duclos. Je ne demande
+pas si René fut grandi par la souffrance, si son
+frère y puisa les éléments d’une sainteté nouvelle
+ou d’un désespoir sans consolation : la question
+que je pose est autre. Pourquoi l’être humain ne
+saurait-il respirer sans créer d’abominables conflits ?
+Pourquoi l’essaimage automatique de la
+douleur et la nécessité de toujours tuer pour vivre ?</p>
+
+<p>L’abbé sur son prie-Dieu, René, la tête dans
+ses mains, ont-ils songé à la loi farouche, dont
+ils étaient victimes ? Plus probablement, et comme
+nous tous, se jugeaient-ils une exception ? L’un
+en appelait à Dieu qui gardait le silence, l’autre à
+la justice, qui ne paraît jamais. Des deux côtés,
+même désastre, et point de secours.</p>
+
+<p>Un long intervalle s’écoula avant que l’abbé ne
+se relevât. Quand il le fit, le rictus de sa bouche
+avait disparu, la flamme du regard s’était éteinte.
+Le prêtre était parvenu à reprendre la place que
+l’ennemi intérieur un instant lui avait volée.</p>
+
+<p>— Et maintenant, demanda-t-il d’une voix
+sourde, que comptes-tu décider ?</p>
+
+<p>René tressaillit. Il était écrit que ce jour-là, les
+moindres paroles de son frère traqueraient sa
+souffrance.</p>
+
+<p>— Pour décider, murmura-t-il, il faudrait avoir
+eu le temps de réfléchir. Naturellement, avant de
+venir, je n’avais pensé à rien…</p>
+
+<p>L’abbé se recueillit, puis, sans dissimuler le
+prodigieux effort qu’il faisait :</p>
+
+<p>— En ce cas, voici mon conseil. Retourne à
+Semur. J’ignorerai que tu es venu.</p>
+
+<p>René le considéra avec surprise.</p>
+
+<p>— Mais moi, pourrai-je ne pas le savoir ?</p>
+
+<p>— Oh ! fit l’abbé, si difficile que cela paraisse,
+la volonté parvient toujours à dominer une pensée
+mauvaise. Pars donc : va rejoindre <i>notre</i> mère.
+Elle t’attend là-bas.</p>
+
+<p>Au nom de sa mère, il sembla que René découvrît
+de nouveau la réalité que son frère s’efforçait
+d’effacer.</p>
+
+<p>— Non, dit-il, ce serait au-dessus de mes forces.</p>
+
+<p>Et quittant le fauteuil, il s’apprêta à sortir.</p>
+
+<p>La voix du prêtre devint suppliante :</p>
+
+<p>— Je te le demande… comme une grâce…</p>
+
+<p>Un sourire navré passa sur les lèvres de René.</p>
+
+<p>— Trop tard. D’ailleurs, si c’est le fruit de ta
+méditation, tu te fais illusion. Avant une heure le
+passé te reprendra. Autant qu’il m’emporte tout
+de suite !</p>
+
+<p>Chose curieuse, les instances mêmes du prêtre
+aidaient à le chasser. Figé sur place, l’abbé le vit
+approcher de la porte.</p>
+
+<p>Il était devenu très pâle.</p>
+
+<p>— Ainsi, conclut-il d’un ton défaillant, tu
+refuses ?</p>
+
+<p>René, au contraire, prenait une expression
+apaisée.</p>
+
+<p>— Oui. J’ai pu te rendre malheureux, mais que
+ceci te console : je ne le suis pas moins et je me
+demande pourquoi…</p>
+
+<p>— On se demande toujours pourquoi : est-ce
+parce que nous sommes sourds, l’explication ne
+vient pas, mais il semble chaque fois qu’on se
+penche sur de l’éternité !</p>
+
+<p>L’abbé, pour répondre, avait fermé les yeux.
+Quand il les rouvrit, René n’était plus là.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>XI</h3>
+
+
+<p>Dans la même nuit, on sonna chez moi vers
+deux heures. Je me levai en sursaut et, stupéfait,
+me trouvai devant René.</p>
+
+<p>— C’est moi, dit-il, qui viens dormir chez vous.
+L’hôtel m’a fait peur : j’avais besoin d’un toit
+ami.</p>
+
+<p>Cinq minutes plus tard, il me racontait tout.
+J’écoutai son récit, détaillé avec une simplicité
+parfaite et le calme tendu qui, chez les nerveux,
+marque l’extrême limite de l’émotion. A l’inverse
+de ce que vous devez supposer, le rôle de mademoiselle
+Lormier y paraissait réduit à rien. Cette
+fille, aux yeux de René, n’avait été que l’occasion
+du destin. Il ne lui en voulait pas : il l’ignorait.
+On ne s’occupe pas non plus de la pierre qui a
+provoqué un déraillement. De mon côté, je ne
+songeai que plus tard à ce qu’il y avait de singulier
+dans les attitudes successives de l’auteur,
+volontaire ou non, de la catastrophe. J’avais à ce
+moment, un bien autre souci !</p>
+
+<p>— En quittant mon frère, acheva René, j’ignorais
+à quoi me résoudre, mais il y a des grâces
+d’état. J’ai réfléchi, j’ai vu, et j’arrive avec une
+décision prise. Elle tient compte de tous, de ma
+mère que je ne puis me décider à aborder en ce
+moment, de mon frère qui sera débarrassé de ses
+scrupules pieux, enfin de moi-même qui tiens à
+laisser derrière moi le souvenir d’un homme
+probe.</p>
+
+<p>Je tremblai : il s’en aperçut.</p>
+
+<p>— Oh ! rassurez-vous : aucune tragédie en perspective.
+Si compliquée que soit une situation, il
+existe toujours une solution pour la dénouer et la
+plus simple est la meilleure. Dès ce matin, je
+gagne Marseille : après quoi, départ pour le Maroc.
+La légion étrangère est, dit-on, un asile parfait
+pour qui prétend se passer d’état civil. J’espère y
+trouver l’anonymat auquel je tiens, l’oubli, à tout
+le moins le pouvoir de vivre, bref ce que je
+cherche…</p>
+
+<p>C’était bien, comme il l’avait annoncé, une
+volonté définitive : mes objections échouèrent
+devant elle.</p>
+
+<p>Il me demanda ensuite la permission d’écrire et
+fit trois lettres. A son frère, il expliquait en détail
+son projet. A sa mère, il adressa un bref adieu,
+sans donner d’autres motifs de son départ que la
+soudaine rupture de son mariage et le besoin
+d’étourdir une déception cruelle. La dernière, la
+plus longue, était pour Annette. J’ignore ce qu’elle
+contenait : on peut l’imaginer.</p>
+
+<p>Quand il acheva, l’aube pointait. Nous échangeâmes
+ensuite des promesses de revoir et de fréquentes
+correspondances. Nous avions l’air d’y
+croire, sans parvenir à être dupes. Pareillement
+les grands malades se livrent au jeu des projets
+avec d’autant plus d’ardeur qu’ils savent ne devoir
+jamais les réaliser.</p>
+
+<p>A sept heures, enfin, René me quitta sans me
+permettre de l’accompagner. Je revois son geste
+de main au bas de la rampe. J’entends encore son
+adieu :</p>
+
+<p>— A bientôt des nouvelles !</p>
+
+<p>Il avait à la main le petit sac de voyage pris à
+Semur. C’est la seule chose, je crois, qu’il emportait
+de sa vie passée. Le bruit de son pas s’évanouit.
+Je le guettais encore qu’il n’était déjà plus. Et le rideau
+tomba sur lui, sur madame Manchon, sur tout
+ce groupe d’êtres qui avaient connu le bonheur,
+qui désormais ne connaîtraient plus que la détresse.</p>
+
+<p>L’après-midi en effet, m’étant présenté rue
+Monsieur, je me heurtai à une Lapirotte munie
+de la consigne de ne recevoir qui que ce fût. En
+m’expliquant qu’à son retour madame Manchon
+avait eu un évanouissement et que le docteur
+redoutait une congestion cérébrale, elle gardait
+son sourire neutre, mais ses yeux luisaient de
+plaisir. Elle ne donnait aucune explication et elle
+avait l’air de crier : « Voyez quel prophète je
+suis : rien de ce qui arrive ne m’a surprise ! »</p>
+
+<p>Au cours d’une seconde tentative, l’abbé m’accueillit
+en personne. Madame Manchon était très
+malade : lui-même avait décidé de quitter Versailles
+et renoncé au ministère paroissial afin de
+ne pas la quitter durant une convalescence qui — si
+elle venait — serait fort longue. Comme j’annonçais
+mon intention de repasser aux nouvelles,
+il m’arrêta :</p>
+
+<p>— Non, ne vous dérangez plus. Si l’état de ma
+mère s’aggravait, vous en seriez averti. Sinon… je
+crois meilleur qu’elle ne vous revoie pas, du
+moins pour un temps. Tous ceux qui ont beaucoup
+connu mon frère ne peuvent que lui apporter
+des émotions inutiles.</p>
+
+<p>Devant ce congé en règle, il n’y avait qu’à s’incliner :
+je ne revins plus.</p>
+
+<p>Que se passa-t-il ensuite durant trois mois ? Je
+le répète, le rideau était tiré : libre à moi d’imaginer,
+mais l’imagination, croyez-le, est toujours,
+dans ce cas, inférieure à la réalité. J’étais devenu
+comme Duclos après la disparition des Lormier :
+pas tout à fait pourtant, car je suivais encore
+René.</p>
+
+<p>« Suivre », me semble aujourd’hui une expression
+étrange. Est-ce en effet suivre quelqu’un que
+de percevoir chaque jour un peu plus sa disparition
+progressive au fond de terres mystérieuses ?
+Sans doute, il ne cesse pas d’être vivant, on ne
+peut affirmer qu’on ne le reverra pas : cependant
+chaque jour aussi le rend plus difficile à atteindre,
+plus impossible à ramener et l’on sent bien qu’il
+ne reparaîtra jamais !</p>
+
+<p>Deux billets brefs comme des dépêches : voilà
+tout le lien me rattachant à mon ami. Le premier
+parlait de hâte à quitter la vie du camp : le second
+annonçait un départ en colonne, vers le Sud ; les
+deux répétaient : « Qu’on ne s’inquiète pas si la
+correspondance se fait plus difficile ». Pauvres
+courts billets ! les derniers… Comment rendre l’extraordinaire
+sensation d’effacement qu’ils m’apportèrent ?
+Je me représentais le désert, l’immensité
+mouvante des espaces couverts de sable, et à la
+limite de l’horizon, la silhouette évanouissante de
+celui qui me quittait. Vous connaissez cette impression :
+on se dit : « Le voilà encore ! » Les yeux
+se troublent, les plans se mêlent : « C’est lui : je
+ne cesse pas de l’apercevoir ! » Le point dès longtemps
+n’est plus visible : on se flatte de le distinguer
+quand même.</p>
+
+<p>Que de fois, dans cette période, me suis-je
+reproché de n’avoir pas su retenir René ! Un
+autre, moins impulsif, aurait au moins pesé les
+conséquences d’une disparition mille fois pire que
+la situation à laquelle elle prétendait remédier.
+Après tout, l’aventure, jugée de sang-froid, ne
+méritait pas d’être prise avec un tel emportement.
+La plupart à la place de René s’en seraient à peine
+soucié. Hélas ! de tels regrets ne menaient qu’à
+me faire sentir mieux la fierté de mon ami. Jugez,
+d’après ce que j’éprouvais, du supplice que dût
+être celui de madame Manchon !</p>
+
+<p>Je vous ai dit que fidèle à la consigne reçue, je
+m’abstins de tenter de la revoir : mais à diverses
+reprises, il m’arriva de passer devant son hôtel.
+J’entrais alors chez la concierge :</p>
+
+<p>— Comment va madame ?</p>
+
+<p>— Mieux, monsieur.</p>
+
+<p>— Monsieur l’abbé est toujours là ?</p>
+
+<p>— Oui monsieur.</p>
+
+<p>— Et mademoiselle Lapirotte ?</p>
+
+<p>— Toujours aussi.</p>
+
+<p>Rien d’autre. La façade avec son air habituel.
+Les volets arrêtés aux crans de jadis. Et derrière
+les murailles, quelles agonies ! quelle frénésie
+peut-être ! Car enfin, n’oublions pas que madame
+Manchon ignorait pourquoi son fils était parti,
+que l’abbé ne pouvait douter d’avoir condamné
+son frère, que le sourire de Lapirotte enfin, si
+stable qu’on le suppose, devait bien refléter un
+peu de cette douleur et de ce remords vivants…</p>
+
+<p>Mais à quoi bon insister, puisque je n’ai pas vu,
+puisque les murs gardent le même visage, qu’ils
+abritent l’extase de deux amants ou étouffent les
+cris tragiques d’une mère ? Arrivons au dénouement,
+ou plutôt à ce que je tiens pour tel, faute
+de terme meilleur.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h3>XII</h3>
+
+
+<p>Il vint, brutal, rapide et, comme de coutume,
+échappant à mes prévisions.</p>
+
+<p>Un matin, je lus dans les journaux l’annonce
+qu’une colonne française venait d’être surprise et
+dispersée aux environs de N…, c’est-à-dire précisément
+dans la région où devait opérer René.</p>
+
+<p>Saisi d’inquiétude, je courus au ministère. Mes
+craintes n’étaient que trop réelles : René figurait
+parmi les disparus.</p>
+
+<p>Je dis bien : <i>disparu</i>.</p>
+
+<p>Depuis la guerre, la plupart des femmes et des
+mères ont savouré les virtualités de souffrance
+qu’apporte cette solution, pire que n’importe
+quelle certitude. S’agit-il désormais d’un mort ou
+d’un vivant ? Faut-il prendre le deuil ou se réjouir,
+chercher un cadavre sans sépulture ou guetter un
+retour et fêter une délivrance ? Mais, alors, madame
+Manchon a-t-elle compris tout de suite ?</p>
+
+<p>Disparu… Les bureaux ignorent le reste. Ils
+affirment seulement que du coup de main tenté là-bas,
+des hommes sont revenus et d’autres pas. René
+est de ceux qu’on n’a point revus et dont le corps
+ne fut pas retrouvé. Prisonnier, peut-être, ou mis
+à mort après avoir été torturé, ou fugitif… Tous les
+possibles subsistent, la pire douleur alternant avec
+les confiances les plus chimériques.</p>
+
+<p>J’écoutai les explications qu’on me donnait, les
+paroles d’espoir que l’on tentait d’y joindre, car
+on s’imaginait avoir affaire à un parent ; mais je
+n’eus aucun doute. Pour moi, René avait cherché
+la mort et n’était plus.</p>
+
+<p>En revenant du ministère, je ne pleurai pas. Je
+me rappelle par contre qu’une colère intérieure me
+soulevait contre cette conclusion stupide d’une vie
+où n’avait passé, j’aurais pu le jurer, aucune pensée
+basse. Jamais l’injustice souveraine du destin
+ne m’était apparue avec une pareille évidence. En
+même temps, et par un jeu naturel de la pensée,
+j’évoquais les causes du drame, les acteurs qui s’y
+étaient trouvés mêlés et me demandais : « Que
+sauront-ils ?… Annette Traversot va-t-elle se consoler,
+ou veuve sans avoir eu d’époux, s’éteindra-t-elle,
+silencieuse et fidèle, sous les lambris de
+l’hôtel de Thil ? Et l’autre, mademoiselle Lormier,
+cette énigme ?… » Ah ! celle-là, qu’avait-elle vraiment
+cherché ? N’était-ce qu’une fille qui s’ennuie
+et que le mal distrait ? ou victime d’une passion
+véritable, fallait-il voir en elle une amante jalouse
+et maladroite ? Ironie du sort : mariée et satisfaite,
+peut-être ignorerait-elle toujours la mort de René :
+désastre ici, là-bas oubli total, ou même bonheur
+instauré sur des ruines… Ainsi, au spectacle de
+cette injustice supplémentaire, trop probable pour
+n’être pas, ma peine s’exaltait. Pouvais-je supposer
+que le passé, si vainement interrogé, m’attendait
+à l’arrivée, prêt à lever la plupart des incertitudes
+dont il était chargé ?</p>
+
+<p>Et je rentrai chez moi…</p>
+
+<p>Il faut ici me recueillir. Parviendrai-je, aussi
+bien que Duclos, à évoquer la scène qui terminera
+mon récit, et à laquelle je dois d’avoir pu, sans
+l’ombre d’une hésitation, identifier nos deux histoires ?
+Essayons cependant…</p>
+
+<p>Je rentrai donc. Aussitôt, la domestique, qui
+me guettait, vint à moi.</p>
+
+<p>— Il y a au salon une dame pour monsieur et
+qui attend depuis une heure. J’ai eu beau répéter
+que monsieur peut-être ne reviendrait pas, elle
+s’est contentée de répondre : « Je resterai le temps
+qu’il faut, pourvu que je le voie. »</p>
+
+<p>— La connaissez-vous ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>Assez intrigué, bien que mal disposé aux aventures
+un pareil jour, je dis :</p>
+
+<p>— Soit : débarrassons-nous-en.</p>
+
+<p>Et sans plus tarder, je me rendis dans la pièce
+où se trouvait l’inconnue. A ma vue, elle se leva.
+Vêtue de noir et le visage caché par une voilette
+épaisse, on ne pouvait lui donner d’âge. Toutefois,
+malgré la simplicité de la mise, il apparaissait au
+premier coup d’œil que j’avais affaire à une femme
+de bonne compagnie, et d’une distinction de
+manières peu commune.</p>
+
+<p>— M. Tinant ? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>Puis, sur mon signe affirmatif :</p>
+
+<p>— Excusez-moi, monsieur, d’avoir insisté pour
+vous entretenir : je ne vous retiendrai d’ailleurs
+que le temps d’obtenir un renseignement qu’il est
+pour moi nécessaire de posséder sans délai, et que
+vous serez sans aucun doute en mesure de me
+communiquer.</p>
+
+<p>Je m’apprêtais à répliquer par les politesses
+d’usage : elle ne m’en laissa pas le loisir et poursuivit :</p>
+
+<p>— J’ai appris hier soir, — vous voyez combien
+mes informations sont récentes, — que vous aviez
+été l’ami très intime de M. de La Gilardière : vous
+serait-il possible de me donner son adresse ?</p>
+
+<p>Le nom de René, prononcé à cette heure et d’une
+manière si imprévue, me bouleversa. D’instinct,
+aussi, je me sentis pris de défiance, et m’efforçant
+de garder un ton neutre :</p>
+
+<p>— Il est exact, répliquai-je, que j’ai été lié avec
+M. de La Gilardière et que j’ai su son adresse :
+toutefois, en raison de circonstances qui importent
+peu, jusqu’à ce matin, je ne me serais pas reconnu
+le droit de livrer un secret qui ne m’appartenait
+pas.</p>
+
+<p>Je parlais : j’allais ajouter qu’aujourd’hui, hélas !
+ce secret n’avait plus d’importance ; mais à mesure,
+une autre pensée s’emparait de moi, une de
+ces intuitions qui semblent à la fois jaillir du fond
+de l’être et vous être soufflées par un étranger dont
+la voix sans timbre couvre irrésistiblement les
+bruits humains. Et tout à coup m’interrompant :</p>
+
+<p>— D’ailleurs, vous ne vous êtes pas nommée,
+madame… bien que je craigne de vous reconnaître…
+Mademoiselle Lormier, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>Elle ne répondit pas, ce qui était un aveu. Je
+poussai un cri sourd :</p>
+
+<p>— Vous ! et à un pareil moment !</p>
+
+<p>Cette fois, elle murmura :</p>
+
+<p>— Que voulez-vous dire ?</p>
+
+<p>En même temps, à travers la voilette, je découvris
+ses yeux ; une terreur les agrandissait, non
+pas celle que vous pourriez croire, puisque le fait
+de demander l’adresse de René prouvait qu’elle ne
+soupçonnait rien ; uniquement, elle songeait que
+l’ayant reconnue, et probablement au courant,
+j’allais désormais refuser de répondre.</p>
+
+<p>— Ce que je veux dire ?</p>
+
+<p>Je reculai malgré moi. Après avoir découvert
+les yeux, que n’aurais-je pas donné pour apercevoir
+le visage. Voilà donc celle par qui René
+venait de mourir ! Qu’elle fût venue chez moi, et
+précisément ce jour-là, me remplissait d’une
+frayeur religieuse. Il me semblait que la volonté
+de mon ami avait seule commandé une telle rencontre,
+et que de même que mademoiselle Lormier
+avait obéi, j’allais à mon tour prononcer des
+paroles vengeresses qui me seraient dictées.</p>
+
+<p>— Mais, vous-même, repris-je avec une subite
+colère, que prétendiez-vous tenter encore ? Ignorez-vous
+donc que ce serait peine inutile, puisque
+tout est fini ?</p>
+
+<p>— Fini ?… répéta mademoiselle Lormier d’une
+voix blanche.</p>
+
+<p>— Mort, il vous échappe !</p>
+
+<p>— Mort !</p>
+
+<p>Je jetai :</p>
+
+<p>— Songez que, sans vous, il serait là et que,
+pas plus que lui, je ne soupçonne pourquoi vous
+avez commis ce crime !</p>
+
+<p>Aucune réponse, cette fois. En revanche, je vis
+le corps de mademoiselle Lormier osciller comme
+un arbre au souffle de l’orage. Puis, tout à coup,
+elle s’abattit : et stupéfait, je n’eus plus devant moi
+qu’une loque humaine secouée par des sanglots.
+Était-ce le remords ? Cependant, pouvait-on ne
+pas être frappé par l’intensité de cette douleur inattendue ?
+J’avais vu pleurer souvent : jamais, je
+vous le jure, de cette manière silencieuse et désespérée !
+Ce n’était pas de la révolte ; ce n’étaient
+pas non plus des plaintes : on percevait seulement
+qu’au delà de la souffrance abattue sur l’être il n’y
+avait rien. La limite était atteinte ; après cela,
+impossible de descendre…</p>
+
+<p>Dans un éclair, j’entrevis que peut-être, elle
+aussi, mademoiselle Lormier pouvait n’être qu’une
+victime : toutefois la colère, je vous l’ai dit,
+m’aveuglait.</p>
+
+<p>Je continuai, impitoyable :</p>
+
+<p>— Vous pleurez ! Trop tard ! Du moins, il ne
+sera pas écrit que vous êtes venue inutilement.
+J’exige… la lumière va se faire… qu’au moins je
+sache pourquoi vous l’avez poussé à un pareil
+suicide !</p>
+
+<p>Le mot la fit se redresser frémissante :</p>
+
+<p>— Ce n’est pas vrai ! Taisez-vous ! vous me
+faites mal.</p>
+
+<p>— Nierez-vous que, sans vous, il eût toujours
+ignoré le secret de sa naissance ? Qui a rempli
+Semur de racontars ineptes ? vous. Qui lui a
+donné l’idée de consulter son frère ? vous. A
+l’heure où son amour pour Annette Traversot
+triomphait, qui s’est dressée devant lui, avec la
+menace d’un scandale suprême ? vous toujours…
+En vérité, quel rôle est le vôtre et que vous
+fallait-il, à vous qui ne le connaissiez pas, que
+vouliez-vous encore aujourd’hui, en venant ici,
+m’escroquer son adresse ? Ah ! tant pis, je m’exprime
+sans y mettre les formes. Mais le temps est
+passé où il pouvait se défendre, et c’est moi, son
+ami, moi qui maintenant le venge de tout ce qu’il
+a souffert !</p>
+
+<p>Tandis que je m’exprimais ainsi, elle continuait
+de sangloter ; à chacune de mes affirmations, elle
+tendait simplement les mains en avant, comme
+pour en éviter le choc douloureux. Elle ne niait
+pas : elle demandait grâce. Toutefois, vers la fin,
+je vis ses yeux se sécher, son attitude changer.
+Elle avait cessé d’être une suppliante pour devenir
+un auditeur qui se détache. Elle écoutait
+toujours : elle ne comprenait plus. Moi-même,
+parvenu à cet excès d’émoi, je chancelai et dus
+m’asseoir, hors d’haleine. Je renonçais à poursuivre.
+Elle persistait à se taire. On se demandait
+où nous allions ; plus que des cris, le silence qui
+s’établissait, qui menaçait de rester, et même de
+tout conclure, donnait le vertige.</p>
+
+<p>— Que ne suis-je morte avec lui ! dit soudain
+mademoiselle Lormier.</p>
+
+<p>Elle venait d’appuyer ses coudes sur ses genoux,
+sa tête sur ses mains, et, dans cette attitude,
+regardait devant elle, très loin, peut-être le passé,
+peut-être les lendemains qui l’attendaient. Elle
+me paraissait à ce moment moins occupée de ma
+présence et de ce que je pourrais ajouter que du
+spectacle se déroulant sous ses yeux.</p>
+
+<p>Elle répéta :</p>
+
+<p>— Morte…</p>
+
+<p>Puis, se rejetant brusquement en arrière :</p>
+
+<p>— Comme je l’aimais !</p>
+
+<p>Je ne pus retenir une exclamation :</p>
+
+<p>— Étrange façon d’aimer ! où nous a-t-elle
+conduits !</p>
+
+<p>Mais elle n’entendit pas : elle continuait de ne
+suivre que ses pensées. Je repris :</p>
+
+<p>— Est-ce là tout ce que vous avez à me dire ?
+En ce cas…</p>
+
+<p>Ma phrase ne s’acheva pas, arrêtée par un geste
+violent :</p>
+
+<p>— De grâce, ne voyez-vous pas que je cherche…
+que j’ai besoin de me recueillir ? S’il m’entend,
+qu’une fois au moins il apprenne quel martyre je
+lui dois !</p>
+
+<p>En même temps, elle se redressa : elle avait
+pris une expression nouvelle : on n’y lisait pas
+comme auparavant le désespoir de la femme qui
+s’abat sur le cadavre de son amant : c’était autre
+chose encore, plus poignant, — un mélange
+d’horreur et de défi devant la destinée qu’on
+évoque. Enfin, elle aussi, allait se libérer ! J’avais
+cru, en exigeant qu’elle parlât, venger mon ami ;
+nous ne savons jamais où nous mène la volonté
+des morts ! Sans m’en douter, je venais d’offrir la
+seule minute où, certaine de ne pas exposer ses
+secrets, mademoiselle Lormier pourrait cependant
+les crier à voix haute, et goûter le soulagement
+prodigieux de ne plus se taire !</p>
+
+<p>Il y eut un arrêt, — le dernier. — Je trouvais
+inutile désormais d’interroger. Elle n’avait plus
+l’air d’ailleurs de songer à moi. Quand elle commença,
+elle avait aussi changé de voix ; son récit
+s’adressait vraiment à un autre et, passant par-dessus
+moi, gagnait les régions mystérieuses où
+doit planer l’invisible. Je ne me sentais plus
+qu’un témoin ; le juge était ailleurs.</p>
+
+<p>Ce ne furent d’abord que des phrases brèves, de
+simples mots de rappel, sans détails, presque sans
+lien, tant il s’agissait là de choses certainement
+connues, ou encore évidentes… Comme elle
+l’avait aimé ! de la seule manière qui pût être la
+sienne, c’est-à-dire sans mesure.</p>
+
+<p>— J’ignorais tout de lui, et à peine l’ai-je
+aperçu, j’ai compris que je ne vivrais plus que
+pour lui…</p>
+
+<p>Puis, tout de suite, l’obstacle qui se dresse.
+René, assure-t-on, est riche, de famille noble ;
+elle, au contraire, se croit pauvre, et quelle extraction
+que la sienne, puisque son grand-père est un
+vannier mort en prison ! De plus René est beau ;
+elle s’exagère sa laideur. Cependant, elle s’informe :
+elle a appris qu’une ancienne amie de sa
+mère est demoiselle de compagnie chez une dame
+Manchon : qui sait s’il n’existe pas une parenté
+entre cette dame et René ? Elle écrit… La même
+semaine, son père lui révèle qu’elle est riche, et
+Lapirotte répond…</p>
+
+<p>— Ah ! cette fois le hasard m’arrivait les mains
+pleines : avec quelle joie l’ai-je accueilli ! Il fallait
+le maudire et j’ai vu le ciel s’ouvrir ! Non seulement
+la question de fortune n’existait plus, mais
+devenue intarissable, Lapirotte me livrait tout le
+passé de René et jusqu’au roman de sa naissance !
+Ainsi, rien ne nous séparait plus : la route libre…
+Je rêvais… Rêve encore, quand un soir, dans la
+gare, pour la première fois j’ai entendu sa voix,
+serré mon bras contre le sien… Mais pourquoi
+me suis-je tue ? Quelle absurde foi dans une
+chance qui m’avait déjà trop servie, a retenu sur
+mes lèvres l’aveu dont le désir me bouleversait ?…
+Une heure après, le cœur de René se fixait
+ailleurs : tout était perdu, ou plutôt non, tout
+commençait…</p>
+
+<p>Je ne rends jusqu’ici, bien entendu, que l’essentiel.
+Je me rappelle qu’arrivée à ce point,
+mademoiselle Lormier eut une redoutable hésitation.
+Je craignis qu’elle ne s’évanouît : mais au
+contraire, c’est à partir de là qu’elle sembla saisir
+corps à corps le passé, convaincue sans doute
+que plus elle y jetterait de lumière et mieux elle
+se justifierait.</p>
+
+<p>— Et d’abord j’avoue ! Quand on aime comme
+j’aimais, on ne renonce pas : on se bat. Fiancé
+ailleurs ? soit ; hé bien ! patiemment, de loin, sans
+paraître, je dénouerais son lien. J’avoue tout, je
+le répète : oui, j’ai voulu qu’abandonné par celle
+qu’il s’imaginait désirer, victime de circonstances
+qu’il ne connaîtrait pas, il me retrouvât ensuite,
+lui apportant pour le consoler la merveille d’une
+passion sans égale. Quant au moyen, qu’importe !
+dès qu’on défend sa vie, qui donc y va regarder
+de près ? Ce moyen était là, devant moi : je l’ai
+pris. L’histoire de la naissance, après m’avoir
+rapprochée de lui, allait chasser les Traversot. Il
+suffisait de parler. Je n’ai pas hésité. Oh ! ne
+croyez pas que ç’ait été simple ! Pour ne pas
+me découvrir, il a fallu prendre un détour,
+cheminer obliquement, me faire sans qu’on le sût
+la voix d’une ville… Je luttais, moi, à l’aide de
+l’impalpable ; songez qu’il s’agissait d’atteindre
+l’ennemie sans effleurer René ! Je ne prétendais
+que répandre un bruit, assez pour effrayer, trop
+peu pour une certitude… Et voici la merveille,
+j’ai failli réussir !… Coup sur coup, j’appris la
+rupture des fiançailles, le départ de René…
+madame Manchon, qu’on attendait, se refusait à
+paraître… Une courte patience, enfin mon tour
+venait !… Soudain, l’écroulement. Quelles explications
+René avait-il reçues, données ? je l’ignore ;
+mais madame Manchon retirait son refus, les
+Traversot rouvraient leurs bras. Avoir vécu ces
+heures, quelle torture ! J’ai souhaité mourir :
+surtout, j’étais devenue folle. C’est qu’aussi tous
+les jours, il passait devant moi pour aller chez
+l’autre ! J’avais beau projeter vers lui mon être,
+implorer en silence l’aumône d’un regard, il ne
+m’avait même jamais vue ! Et je décidai qu’une
+fois au moins, il me verrait, m’écouterait… J’allai
+chez lui : je ne calculais plus mes mots, j’ordonnais,
+je menaçais…</p>
+
+<p>Ici, je ne pus m’empêcher d’interrompre :</p>
+
+<p>— Je sais, murmurai-je, il m’a tout raconté…</p>
+
+<p>Mademoiselle Lormier tourna son visage vers
+moi, comme stupéfaite d’entendre près d’elle une
+voix humaine ; puis, haussant les épaules :</p>
+
+<p>— Alors, vous croyez, vous aussi, qu’en le
+sommant de rompre, j’avais calculé ce qui suivrait ?
+Pas une seconde, dans les huit jours que
+je lui laissai, je n’y ai seulement songé ! J’étais
+folle, vous dis-je, puisque je comptais qu’il aurait
+peur ! folle puisque cela seul occupait ma pensée
+que dans huit jours, je le reverrais encore ! Pouvais-je
+d’ailleurs me douter vers quoi j’allais ? On
+va… on va… chaque seconde qui tombe semble
+rapprocher de ce qu’on espère, mais on ne soupçonne
+pas ce qui sera. Quand, le délai accompli,
+je revins à la banque, Dieu m’est témoin que j’arrivais,
+ivre du seul bonheur de l’approcher ! Cela,
+c’était ce que <i>j’espérais</i> et <i>voilà ce qui fut</i>. Je
+me présente : on m’éconduit. Je fais mine de le
+croire, j’attends au bas d’un escalier que les abords
+redeviennent muets ; puis je remonte, vais droit
+à son bureau et pousse la porte sans frapper… On
+ne m’avait pas trompée : personne ! Ainsi mes
+espoirs étaient vains et il s’est dérobé ! Que je me
+dérobe à mon tour, tout est fini… Ah ! faire
+quelque chose… mais quoi ?… Comment décider
+sans délai, puisque je vous ai déjà dit que je
+n’y avais jamais réfléchi ? Comprenez-vous au
+moins où j’en étais ? Je restais là, titubant dans
+la pièce abandonnée, assurée, si je ne tentais
+rien, de le perdre tout à fait, appelant à mon
+secours les murs, les tables, toutes choses qui
+m’entouraient et qui restaient muettes, alors que
+l’une d’elles peut-être détenait mon salut ! Je
+restais là et ma cervelle demeurait vide ; mes
+mains fouillaient, agitaient des papiers que je ne
+lisais pas, bouleversaient des feuillets, et pas
+une lueur pour m’orienter, pas un projet viable !
+Non contente de chercher sur la table de René,
+je passe à une autre qui, au delà d’une porte
+grande ouverte, a l’air de m’appeler : mêmes
+gestes inutiles… Savais-je seulement ce que je
+cherchais, et pourquoi ?… Tout à coup, des pas
+dans le corridor, quelqu’un vient : affolée, je
+quitte la table. Pour fuir, machinalement, je
+repasse par le bureau de René. Au moment
+d’atteindre la porte, j’ai le temps de m’apercevoir
+que je tiens encore une liasse dans la main,
+je la jette au hasard… Il paraît que c’était de
+l’argent, des billets… Je jure qu’à ce moment je
+ne m’en doutai pas ! Et éperdue, je m’évade, disparais.
+Je croyais n’avoir vécu qu’un instant
+d’effroi ; je tentais déjà de me dire : « Tout à
+l’heure, oui, tout à l’heure, dès que je serai
+calme, je découvrirai la solution : on aborde toujours,
+quand le port est en vue ! » Je le répétais,
+je parvenais presque à m’en convaincre, et sans
+le savoir je venais de creuser la fosse où mon
+amour allait crouler !</p>
+
+<p>Je continue de reproduire le récit de mademoiselle
+Lormier comme je le puis ; à travers
+moi, il reparaît décoloré, telle une fleur séchée
+qu’on retrouve entre deux feuillets de livre.
+L’attitude, l’accent, le rendaient unique, et quelle
+lumière pour l’auditeur que j’étais ! Grâce à lui,
+non seulement les événements reprenaient leur
+véritable sens, mais je commençais à comprendre
+que le drame qu’ils résumaient méritait peut-être
+autant de pitié que celui sous lequel venait de
+succomber René.</p>
+
+<p>Mademoiselle Lormier reprit :</p>
+
+<p>— Oui, j’avais fait cela… moi seule… sans le
+savoir… On s’imagine que le passé n’existe plus,
+on croit que les actes, une fois commis, cessent
+de vivre et vont rejoindre le tas mort des œuvres
+périmées : duperie ! une heure après ma fuite,
+la voix qui avait été ma servante fidèle, que
+j’avais conduite, orientée, dirigée, et à laquelle je
+ne songeais plus parce qu’elle m’était devenue
+inutile, s’élevait à nouveau, mais sans moi, et
+malgré moi ! Et savez-vous ce qu’elle annonçait ?
+qu’on avait volé la banque ! que René était le
+voleur !</p>
+
+<p>Ici, mademoiselle Lormier eut un rire strident.</p>
+
+<p>— Je me demande si vous percevez le tragique
+de ce qui arrivait là ? Je déplace des papiers
+par hasard : un courant d’air entré par la fenêtre
+aurait pu produire le même résultat : il ne s’est
+rien passé, et sans que j’aie jamais deviné comment,
+ceux-là même dont je m’étais servie jusqu’alors,
+s’emparent de ce <i>néant</i>, en font le scandale
+qui va nous emporter tous. Le premier qui
+m’en parla, me parut fou : je ne compris pas
+d’abord, puis je criai : « C’est imbécile ! Vous
+savez bien qu’un homme de son rang ne vole pas ! »
+Mais un autre suit, encore un autre, chacun
+riposte : « Vous-même, rappelez-vous ce que
+vous pensiez de lui ! Il ne change pas : c’est vous
+qui avez changé ! » Ah ! voilà l’abominable ! pas
+un qui ne dresse contre moi mon propre témoignage !
+Et le néant qui s’enfle, grossit, devient
+peu à peu une telle réalité que René lui-même
+finit par y croire, et m’accuse à son tour ! Je l’avais
+menacé : j’étais revenue ; tout coïncidait. Si
+absurde que cela fût, je ne pouvais plus être à ses
+yeux qu’une voleuse !… Après… après, en vérité,
+je perds le fil, je ne parviens plus à préciser…
+J’ai souffert, comme au moment d’une mort.
+Même si les Traversot l’avaient chassé, je savais
+que je n’arriverais plus à le rejoindre. Je n’imaginais
+pas qu’un tel désastre fût compatible avec
+le pouvoir d’exister, et je persistais à vivre ! Je
+n’imaginais pas non plus qu’on pût aller plus
+loin dans la douleur ; cependant, le lendemain
+matin, je l’ai rencontré. Je voulais fuir, il m’a
+retenue. Je voulais me taire : cinglée par son
+mépris, je n’ai pas retenu les seules paroles que
+je n’aurais jamais dû prononcer. Ce n’était pas
+assez de le perdre : je le tuais !</p>
+
+<p>Après ces mots, l’accablement qui succède à
+de telles confidences, une lassitude d’âme qui
+nous obligea, elle à rester immobile, comme si
+elle voulait parler encore, et moi, à guetter une
+suite à ces aveux, bien inutile en vérité, toute la
+lumière ayant paru.</p>
+
+<p>J’imagine que nous éprouvions aussi un égal
+soulagement. N’oubliez pas que la disparition de
+René apprise le matin avait fait de nous des
+cordes vibrant au moindre souffle. Certains
+accords nous auraient fait crier. C’est un immense
+repos que de pouvoir se retourner alors vers le
+passé, en n’ayant plus à lui demander : « Que
+contenais-tu ? »</p>
+
+<p>— Je comprends, lui dis-je enfin, que vous
+soyez tentée de comparer votre souffrance à la
+sienne : vous êtes très malheureuse…</p>
+
+<p>Au son de ma voix, elle tressaillit, puis sans
+répondre fit un effort pour se lever. J’approchai,
+mais elle refusa d’un signe l’aide que j’offrais et
+parvint à se mettre debout. Cependant, elle ne
+paraissait pas décidée à partir, et au contraire, me
+regardait.</p>
+
+<p>— Vous ne me demandez plus pourquoi je
+tenais à son adresse ?</p>
+
+<p>Je fis un geste las :</p>
+
+<p>— A quoi bon ?</p>
+
+<p>Elle sembla recueillir de nouvelles forces avant
+de poursuivre :</p>
+
+<p>— Vous vous trompez : quand je me suis
+arrêtée, nous n’étions pas au bout.</p>
+
+<p>J’eus une exclamation :</p>
+
+<p>— Que pourrait-il y avoir de pire ?</p>
+
+<p>— Depuis hier, j’ai découvert… la femme dont
+j’ai parlé et qui me renseignait…</p>
+
+<p>— Lapirotte !</p>
+
+<p>— Cette femme, poussée à bout de questions, a
+dû reconnaître qu’elle avait menti pour se venger.
+Tous ses renseignements étaient faux ! tous, l’histoire
+de la naissance comme le reste !</p>
+
+<p>— Quoi ? m’écriai-je, elle a osé…</p>
+
+<p>D’un geste tragique, mademoiselle Lormier
+m’empêcha d’achever :</p>
+
+<p>— Comprenez-vous maintenant pourquoi je
+suis ici ? Ne fallait-il pas lui écrire que, moi aussi,
+j’ai menti ? Oh ! toujours sans le savoir, mais
+qu’importe ! J’ai menti ! J’accourais le sauver et
+j’apprends…</p>
+
+<p>Elle se tordit les mains :</p>
+
+<p>— Désormais comment vivre ?</p>
+
+<p>Jusqu’alors, l’avouerai-je, j’étais demeuré partagé
+entre ma rancune et l’étonnement de la
+trouver si différente de ce que j’avais imaginé. A
+ce moment, j’entrevis tout ce que l’âme de la
+malheureuse renfermait de sincérité passionnée
+et de réelle grandeur. Je fus saisi de pitié.</p>
+
+<p>— Lapirotte est une misérable ; c’est aujourd’hui
+seulement qu’elle vous trompe, dis-je doucement :
+car aujourd’hui, craignant de votre
+part un éclat, elle a trouvé le moyen bon pour se
+débarrasser de vous.</p>
+
+<p>Mademoiselle Lormier me considéra incertaine.</p>
+
+<p>— Ah ! murmura-t-elle, où trouver la vérité ?</p>
+
+<p>— Ici, répondis-je encore.</p>
+
+<p>Elle hésita, puis tristement :</p>
+
+<p>— Quoi qu’il y ait eu, vivant, je voulais le
+rendre à l’existence dont je l’avais dépouillé ;
+mort, je n’ai plus qu’à lui sacrifier la mienne.</p>
+
+<p>— Se tuer n’est pas une solution.</p>
+
+<p>— N’ai-je pas dit que ma vie n’est plus à moi ?
+Je n’en dispose pas.</p>
+
+<p>Elle s’approcha ensuite de la porte. Je ne tentai
+pas de la retenir. Près du seuil, elle fit un dernier
+geste découragé.</p>
+
+<p>— Quand je pense, murmura-t-elle, que, si je
+n’avais pas été une fille abandonnée à ses rêves,
+isolée au milieu des siens, et croyant à la toute-puissance
+d’une immense passion, je n’en serais
+pas à pleurer avec des larmes de sang celui que
+j’avais choisi ! Dieu n’est pas bon ; espérons qu’il
+sera juste !</p>
+
+<p>Elle disparut sur cette phrase, qui résumait à
+la fois son désastre et son attente.</p>
+
+<p>Je ne devais plus la revoir, ni madame Manchon,
+ni l’abbé, ni personne. Le tragique de la
+vie réside en cela qu’on surprend de loin en loin
+les circonstances qui conduisent à la souffrance,
+mais qu’aussitôt après les êtres s’effacent. On
+perçoit un cri bref quand surgit la lame de fond ;
+ensuite on a beau regarder, on ne découvre plus
+qu’une grève déserte et la mer garde son secret.</p>
+
+<p>Donc jusqu’à ce soir j’avais ignoré le sort de
+mademoiselle Lormier. J’ignore de même ce qu’il
+est advenu rue Monsieur, car là on n’a jamais cherché
+à me rejoindre, et je me suis abstenu de forcer
+une réserve qui dut avoir des raisons dont, après
+tout, les intéressés étaient les meilleurs juges. Je
+me contente d’imaginer l’effrayante réunion de
+ces trois êtres, vivant d’une existence <i>en apparence</i>
+sans rides, dans une maison où personne ne
+vient plus, mais en tête-à-tête avec une angoisse
+dont ils ne parleront jamais, et toujours la présence
+mystérieuse du disparu.</p>
+
+<p>Madame Manchon est là, sur le fauteuil où je
+l’ai aperçue maintes fois. Immobile, prostrée, elle
+n’a pas encore compris comment s’étant éloignée
+pour vingt-quatre heures, elle a pu retrouver au
+retour sa maison vidée, son fils parti sans adieu.
+Inlassable, elle scrute l’énigme et se demande :
+« Pourquoi ? »</p>
+
+<p>Devant elle, l’abbé. A quoi pense-t-il, lui qui a
+tout créé de la douleur qu’il ne peut consoler ?
+Tente-t-il de convertir sa mère à une religion qui
+ne parvient pas à l’apaiser lui-même ? Ah ! le temps
+doit être passé où, du haut du sacerdoce, il préconisait
+l’expiation ; et, s’il voulait demander un
+pardon, oserait-il en même temps révéler ce qui
+le rend nécessaire ?</p>
+
+<p>Entre les deux, enfin, Lapirotte, souriant toujours,
+et peut-être dévorée d’ennui, car une vengeance
+trop longue est un plaisir qui lasse.</p>
+
+<p>L’heureux homme, en vérité, qu’un Lormier !
+Lui, du moins, savait qu’il y avait eu <i>l’autre</i> ! Ici,
+tous souffrent dans la nuit, ne supposant même
+pas que les coups ont pu partir d’ailleurs que
+d’eux-mêmes ! Supprimez Lormier et sa fille :
+René vivrait, madame Manchon vieillirait radieuse,
+l’abbé — qui le sait ? — aurait désarmé
+peut-être ; Lapirotte, certainement, aurait été
+chassée. Mais il y avait, là-bas, des inconnus, et
+le cyclone a passé.</p>
+
+<p>On peut donc s’ignorer totalement, et, par le
+jeu inéluctable de la vie, se torturer jusqu’à la
+mort ! Justifie cela qui voudra ! Quant au résultat,
+jugez-en : Lormier révolté, sa fille religieuse,
+madame Manchon devenue probablement une
+automate, l’abbé doutant de son salut… Prétendez,
+après cela, que la souffrance est loi de grâce !
+Une loi, évidemment. Seulement qui l’a édictée
+et que veut-elle ?</p>
+
+<p>J’entends qu’on va répondre : « Et Lapirotte ? »</p>
+
+<p>En effet, voici l’exception incontestable et
+monstrueuse. Que Lapirotte ait paru triompher
+est certain ; mais, à sa place, j’aurais tremblé. Il
+faut toujours trembler devant la bête qui nous
+dévorera, en fin de compte, aujourd’hui ou
+demain. Le cri de Job résumait moins le passé
+des humains que leur avenir : « Rassasiés d’angoisse
+jusqu’au matin, tous sont coupés en leur
+temps, comme la tête de l’épi mûr. »</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c4">LE TROISIÈME CONCLUT</h2>
+
+
+<p>Tinant cessa de parler et, cette fois, aucun
+commentaire ne vint. Nous n’étions pas seulement
+troublés par la rencontre qui avait permis, aussitôt
+le récit de Pierre achevé, d’en évoquer l’envers.
+A notre tour gagnés par l’angoisse de la
+douleur, nous sentions celle-ci inéluctable et
+vaine. Quel déchaînement de catastrophes inutiles
+sur des êtres dont les survivants ne se connaissaient
+pas de nom, et pour quelles futilités !
+Jamais non plus, je crois, nous n’avions perçu
+avec une telle netteté que la souffrance nous
+guettait, nous aussi, et qu’au jour prochain nous
+deviendrions sa proie.</p>
+
+<p>Cependant, à mesure que je réfléchissais, deux
+souvenirs remontant au début de la guerre se
+levaient au fond de moi, encore imprécis, mais
+obstinés : une rencontre de personnages qui présentaient
+avec madame Manchon et M. Lormier
+de surprenantes analogies, des propos sur une
+route, dont alors je n’avais pas saisi la portée et
+qui, aujourd’hui, prenaient une signification singulière.</p>
+
+<p>Le mécanisme de la mémoire est déroutant.
+Durant des années, on porte en soi des visages,
+des idées, que l’on a cru ne pas remarquer, ne pas
+comprendre ; soudain, au gré d’une circonstance
+fortuite, ils revivent, s’éclairent, et, s’échappant
+du coffre clos où ils semblaient ensevelis, deviennent
+l’élément décisif du présent.</p>
+
+<p>— Hé bien ? demanda enfin Duclos, quelles
+conclusions tirer maintenant de la double aventure ?</p>
+
+<p>Et tourné vers Tinant :</p>
+
+<p>— Car je t’accorde volontiers que, pour inattendu
+que cela soit, c’est bien la même dont le
+hasard nous a rendus témoins.</p>
+
+<p>Tinant alluma une cigarette, puis haussant les
+épaules :</p>
+
+<p>— Quelles conclusions ? aucune. Personne ici,
+je pense, n’avait la prétention de trouver un but
+à la souffrance ou de justifier son origine. Elle
+est, cela suffit. Elle vient aussi d’une certaine
+manière, qui n’est pas celle que le commun
+pense ; mais en quoi cette assurance pourrait-elle
+soulager ?</p>
+
+<p>Duclos me regarda d’un air las :</p>
+
+<p>— Tu te tais ?… La cause est entendue.</p>
+
+<p>— Non, répondis-je presque malgré moi.</p>
+
+<p>Ce qui n’était auparavant qu’images incertaines
+achevait, en effet, de se préciser. J’en ressentais
+un allègement, comme lorsqu’on retrouve
+enfin un nom propre qui, toujours au bord des
+lèvres, n’a cessé d’échapper. Plus je réfléchissais,
+moins je doutais de tomber juste dans mes suppositions.</p>
+
+<p>Décidé à en avoir le cœur net, je risquai le tout
+pour le tout :</p>
+
+<p>— Et d’abord, déclarai-je, vous avez eu jusqu’à
+présent recours à des noms de fantaisie.
+Abattons les masques. J’ai cru reconnaître madame
+Manchon, et M. Lormier : ils se nomment
+en réalité, madame Z… et M. X… Est-ce une
+erreur ?</p>
+
+<p>Tinant et Duclos eurent la même exclamation :</p>
+
+<p>— Quoi ! toi aussi…</p>
+
+<p>La preuve était faite.</p>
+
+<p>— Inutile d’insister. Reprenons donc la convention
+qui a prétendu cacher les personnalités véritables ;
+et puisque vous réclamiez une conclusion,
+écoutez celle-ci, qui ne sera pas la mienne, mais
+bien la leur, telle du moins qu’ils l’ont tirée en
+ma présence, il y a quelque trois ans.</p>
+
+<p>— Impossible !</p>
+
+<p>— Jugez-en…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+
+<p>En décembre 1914, je dus revenir à Versailles
+pour un long congé de convalescence. Incapable
+de supporter une complète inaction, je me mis
+à la disposition d’une œuvre locale dite « La Recherche
+du Soldat » et qui avait pour objet de
+fournir aux familles des renseignements sur les
+soldats disparus.</p>
+
+<p>Les bureaux de l’œuvre étaient installés rue
+Notre-Dame : toutefois, l’âme en était ailleurs,
+chez une femme dont chacun s’accordait à reconnaître
+l’énergie, l’extrême générosité et qui, sans
+quitter jamais sa chambre, trouvait pourtant le
+moyen de galvaniser les volontés.</p>
+
+<p>Appelé auprès d’elle, je ne sais plus à quel propos,
+j’eus la chance de lui plaire et devins une
+sorte d’agent de liaison entre elle et l’office
+qu’elle dirigeait de loin. Durant les quatre mois
+de mon séjour à Versailles, j’ai donc vu, à peu
+près tous les jours, celle que nous continuerons
+d’appeler madame Manchon, et travaillé pour elle.</p>
+
+<p>L’impression qu’elle fit sur moi est difficile
+à définir, tant il s’y mêle de sentiments divers.</p>
+
+<p>Le premier abord éloignait. D’une politesse
+froide et mesurée, elle avait des manières
+brusques, un regard glacé, et ne marquait d’intérêt
+pour rien, pas même pour l’entreprise à
+laquelle elle consacrait son temps. Par contre,
+un sens pratique, une méthode, une clarté de
+jugement qui s’imposaient, et maintes fois nous
+firent trouver la voie dans les cas épineux. Bref,
+une individualité supérieure qu’on n’avait pas
+envie d’aimer, faute peut-être de sentir qu’elle
+ne désirât l’affection de personne.</p>
+
+<p>En d’autres temps, sans doute aurais-je été
+curieux du passé de madame Manchon : mais
+alors, la tragédie était trop le lot commun. Les
+heures manquaient pour s’occuper d’événements
+rétrospectifs que la guerre reculait vers un lointain
+de préhistoire. Si j’admirais la lucidité de
+madame Manchon, et l’emploi qu’elle donnait
+à sa fortune, je ne me souciai donc jamais de
+l’interroger sur sa vie personnelle. Elle n’encourageait
+pas d’ailleurs aux confidences. Évidemment,
+j’aurais dû songer que pour en arriver au
+point où elle était, il est nécessaire de venir de
+très loin : je n’en fis rien, et je n’aurais même
+jamais soupçonné que tant de calme extérieur
+recouvrît un drame encore saignant, si, un jour
+et par hasard, un rais de lumière n’avait filtré
+devant moi, à travers l’entre-bâillement de cette
+âme jusqu’alors toujours fermée.</p>
+
+<p>De ce jour, à dire vrai, je n’avais conservé
+jusqu’à ce soir que des impressions confuses.
+Tout à l’heure, seulement, en vous écoutant, j’ai
+compris ce qu’il me donna. Si je m’efforce à mon
+tour de le ressusciter devant vous, ce ne sera pas
+uniquement pour la satisfaction d’ajouter à vos
+récits un autre qui leur est lié : en réalité, je crois
+vous apporter avec lui le dénouement : mieux
+que cela, une réponse à nos tourments…</p>
+
+<p>Cela se passa un certain après-midi de dimanche,
+en janvier 1915, si ma mémoire est fidèle.</p>
+
+<p>Suivant l’habitude, j’étais arrivé avec mes dossiers
+et, installés dans la chambre de madame
+Manchon, nous en commencions l’examen, quand
+un coup de timbre retentit à l’entrée.</p>
+
+<p>Il devait être environ trois heures. Comme il y
+avait ordre de ne pas nous déranger, nous ne songeâmes
+pas à interrompre le travail : mais
+presque aussitôt, la domestique parut :</p>
+
+<p>— C’est, dit-elle, le nouveau locataire du
+second qui voudrait faire visite à madame.</p>
+
+<p>Versailles est déjà la province. On n’y a pas le
+droit de s’ignorer, quand on habite la même
+maison.</p>
+
+<p>La première idée de madame Manchon fut de
+se dérober : puis, à la réflexion, elle jugea sans
+doute qu’il n’y aurait que partie remise, que, de
+plus, ma présence couperait court aux politesses.</p>
+
+<p>— Soit : ayez soin auparavant de prévenir ce
+monsieur que je suis fort occupée.</p>
+
+<p>Elle me demanda ensuite :</p>
+
+<p>— Avez-vous le loisir d’attendre un peu ?</p>
+
+<p>Je répliquai :</p>
+
+<p>— Tout le loisir qu’il vous plaira.</p>
+
+<p>Et je m’apprêtais à déménager par discrétion,
+quand elle me retint :</p>
+
+<p>— Non, restez au contraire, vous me rendrez
+service en montrant par votre présence que je
+n’ai pas de temps à perdre en bavardages.</p>
+
+<p>Déjà la porte se rouvrait. La domestique
+annonça :</p>
+
+<p>— Monsieur Lormier.</p>
+
+<p>Parfaitement. Vous êtes tentés de crier à l’invraisemblance,
+mais les rencontres du sort sont
+inépuisables et déconcertantes dans leur simplicité.
+Pour des motifs que j’ignore, M. Lormier qui
+jusqu’alors demeurait ailleurs, venait de s’installer
+dans la maison de madame Manchon. Tant
+que M. Lormier et madame Manchon s’étaient
+mutuellement torturés, ils ne s’étaient jamais
+approchés. Maintenant que leurs désastres étaient
+définitifs, ils se rejoignaient. Il va de soi d’ailleurs
+que chargés d’un effroyable passé commun,
+ils s’estimaient totalement étrangers l’un à l’autre.
+Le nom de Lormier ne produisit ainsi aucun
+émoi. On aurait annoncé de même M. Durand
+ou M. Nicolas. Le nouveau locataire était catalogué
+Lormier : soit, l’étiquette importait peu.</p>
+
+<p>L’homme qui entra était un vieillard, ou du
+moins me parut tel. Il avait des cheveux blancs,
+le dos voûté, l’allure inquiète. Tout de suite, je
+remarquai ses yeux qui n’exprimaient rien, sans
+cesser d’être perçants. La fusion de l’iris et de
+la prunelle est un fait assez rare. Il m’a permis de
+m’orienter aux premiers traits qu’en a dessinés
+Pierre : on ne rencontre pas deux fois dans sa
+vie les yeux d’un M. Lormier…</p>
+
+<p>Dès le pas de la porte, il commença de balbutier
+des excuses en les coupant de salutations où
+se voyait autant de timidité que de gaucherie.
+Madame Manchon, de son côté, après l’accueil
+d’usage, l’invita à prendre place, et je nous
+revois, elle et lui aux deux angles de la cheminée
+où flambait un feu maigre, moi un peu de côté,
+près de la table où les dossiers s’étalaient.</p>
+
+<p>Je nous revois… mais idéalement, pour ainsi
+dire. Je serais incapable en effet de décrire la
+disposition de la pièce ou ses meubles : je respire
+au contraire l’atmosphère qui s’établit aussitôt du
+fait de la présence de cet inconnu, et qui, peu à
+peu, allait nous oppresser jusqu’au malaise. Les
+meubles devaient être confortables, la pièce
+vaste, et j’évoque un décor pauvre, des murs bas,
+deux interlocuteurs que le froid recroqueville
+sur eux-mêmes, des gestes de fantôme, une
+pénombre de caveau.</p>
+
+<p>Il y a plus : à peine M. Lormier fut-il assis, à
+peine madame Manchon eut-elle pris l’attitude
+correcte de la dame qui reçoit, qu’une désolation
+s’abattit sur nos épaules. Elle tombait comme
+une pluie froide. On en avait l’âme glacée. Certains
+êtres apportent avec eux de la chaleur :
+devant M. Lormier on ne souhaitait que se taire ;
+l’entretien n’était pas amorcé que déjà nous
+avions l’air d’étrangers, penchés à la margelle
+d’un puits profond, et qui, pour se distraire,
+attendent le floc sourd et l’inutile disparition
+d’une pierre qu’on va jeter.</p>
+
+<p>Cependant madame Manchon, qui avait du
+monde, ne pouvait en rester là. Mettant donc
+dans son accent la dose d’intérêt convenable :</p>
+
+<p>— Ainsi, demanda-t-elle, vous êtes devenu,
+monsieur, mon voisin ?</p>
+
+<p>M. Lormier acquiesça :</p>
+
+<p>— En effet, madame, et pour ce motif désireux
+de vous présenter mes devoirs en même
+temps que mes vœux de nouvel an.</p>
+
+<p>Avant de poursuivre, je voudrais traduire encore
+l’effet produit sur moi par ces premières phrases,
+si banales pourtant. Les deux voix s’accordaient,
+l’une s’efforçant d’imiter l’autre, et chacune
+sourde, chargée d’un poids d’ennui en même
+temps que <i>distraite</i>. On eut dit qu’un dessous
+mystérieux se dissimulait sous la futilité des mots.
+Malgré moi, je devins très attentif. A certains
+moments, la parole cesse de compter : on n’est
+plus sensible qu’au peuplement de l’air par l’invisible
+émanation des âmes.</p>
+
+<p>Sans relever autrement que par un geste
+aimable les vœux tardifs de nouvel an qui s’abattaient
+sur sa tête, madame Manchon reprit :</p>
+
+<p>— Vous habitiez sans doute Paris avant de
+vous installer ici ?</p>
+
+<p>— Non, dit M. Lormier, avec l’expression hésitante
+d’un homme qui ne se rappelle pas au
+juste d’où il vient.</p>
+
+<p>— Alors, Versailles ?</p>
+
+<p>— Versailles, oui…</p>
+
+<p>Et M. Lormier me sourit. Il semblait m’inviter
+à poursuivre à sa place une conversation trop
+pénible, étant donnée sa fatigue. Je répliquai par
+un sourire équivalent et qui certifiait mon absence
+de droit à me mêler de choses qui ne me
+concernaient pas.</p>
+
+<p>— Naturellement, poursuivit madame Manchon,
+vous demeurez en famille ?</p>
+
+<p>— Non, madame, dit encore M. Lormier ; vous
+ne risquez pas d’entendre du bruit sur votre
+tête.</p>
+
+<p>— Oh ! soupira madame Manchon, le bruit des
+grandes personnes ne me gêne pas : je ne redoute
+que celui des enfants.</p>
+
+<p>— Je n’en ai plus.</p>
+
+<p>— Mais vous en avez eu ? répartit madame
+Manchon qui, probablement excitée par un tel
+laconisme, se résolvait à lancer des questions
+comme on laisse tomber du sable sous une roue
+en train de patiner.</p>
+
+<p>— En effet.</p>
+
+<p>— Plusieurs ?</p>
+
+<p>— Une fille.</p>
+
+<p>— Probablement mariée ?</p>
+
+<p>— Religieuse.</p>
+
+<p>Quelle que soit la réserve que l’on prétend
+garder, on se retient rarement de comparer les
+autres avec soi-même. Madame Manchon fit un
+signe approbateur.</p>
+
+<p>— Je connais cela. Moi aussi, j’ai un fils prêtre.
+Il exerce à Versailles.</p>
+
+<p>La nouvelle, en revanche, ne provoqua chez
+M. Lormier aucune sympathie particulière. Il
+eut un léger vacillement de paupières et cessa de
+parler. Découragée par l’indigence de son interlocuteur,
+madame Manchon consulta la pendule.
+Il est difficile de ne pas accorder dix minutes à
+une visite de politesse : nous étions loin du
+compte.</p>
+
+<p>Il me parut bon d’intervenir :</p>
+
+<p>— Le couvent de mademoiselle votre fille,
+demandai-je, est-il resté au moins à l’abri de
+l’invasion ?</p>
+
+<p>M. Lormier me considéra avec surprise, et continuant
+de s’adresser à madame Manchon :</p>
+
+<p>— Je croyais avoir mentionné déjà que cela n’a
+plus d’importance. Ma fille est morte.</p>
+
+<p>A cette annonce, madame Manchon fit un nouveau
+signe d’approbation, plus prolongé, puis
+rencoignée contre le dossier du fauteuil, elle
+ramena sur les genoux ses mains qui tenaient
+auparavant les accoudoirs.</p>
+
+<p>— Il arrive parfois que les enfants meurent et
+que les parents survivent, laissa de nouveau tomber
+M. Lormier, bien que cela me semble inexplicable.</p>
+
+<p>— Inexplicable… répéta madame Manchon
+comme un écho.</p>
+
+<p>M. Lormier releva la tête. On pouvait croire
+que, sans cet encouragement, il ne se serait pas
+cru autorisé à poursuivre.</p>
+
+<p>— S’il n’y avait plus tard autre chose, fit-il
+d’un ton tranchant, ce ne serait pas seulement
+inexplicable, mais monstrueux.</p>
+
+<p>— Qu’est-ce qui serait monstrueux ? demanda
+madame Manchon, l’air subitement intéressé.</p>
+
+<p>— La vie.</p>
+
+<p>— Oh ! murmura madame Manchon avec un
+involontaire dédain, la vie diffère suivant les gens.</p>
+
+<p>— Voilà justement l’injustice que je n’accepte
+pas ! riposta M. Lormier.</p>
+
+<p>— Nous n’avons pas voix au chapitre.</p>
+
+<p>— Il faudrait pourtant se demander par où
+certains ont passé. Si l’on savait !…</p>
+
+<p>— Mais on ne sait pas…</p>
+
+<p>Les voix qui n’avaient cessé de baisser, comme
+des lampes auxquelles l’huile manque, s’éteignirent
+tout à fait. Après cela, le silence…</p>
+
+<p>Il en est de toutes sortes : des silences où l’on
+se borne à ne rien dire, d’autres qui reposent,
+d’autres qui font haleter… Celui qui commençait,
+extérieurement, ne présentait rien de remarquable.
+Immobiles, madame Manchon regardait
+M. Lormier et M. Lormier regardait madame
+Manchon. Entre eux, un feu de pauvre, dont les
+bûches bavaient en sifflant. Alentour, l’ombre,
+du soir à son début, qui, voleuse experte et sans
+qu’on y prît garde, s’apprêtait à dépouiller la
+pièce. Rien de remarquable, je le répète… et
+pourtant n’importe qui, à ma place, aurait compris
+qu’à ce moment seulement débutait l’entretien
+véritable. De même n’importe qui se serait
+mis à étudier madame Manchon avec des yeux
+nouveaux.</p>
+
+<p>C’est qu’aussi ce que prononcent les hommes
+est peu de chose. Le son des mots n’est qu’un
+signe. Le véritable échange s’opère sans bruit,
+grâce à l’étreinte de nos êtres profonds. Pour
+reconnaître qu’il y a en nous plus qu’une mécanique
+pensante liée à des organes, il suffit d’avoir
+ainsi assisté, une fois dans sa vie, à la pénétration
+de deux cœurs, tandis que les bouches s’obstinent
+à rester muettes…</p>
+
+<p>Je viens de dire que madame Manchon et
+M. Lormier se regardaient : ce n’est pas tout,
+leurs visages changeaient. Ce changement bien
+entendu s’opéra progressivement, avec des transformations
+comme on en voit parfois le matin,
+quand le soleil commence à percer le brouillard.
+Le sourire de M. Lormier se figeait : madame
+Manchon, par contre, d’ordinaire si impassible,
+exprimait une anxiété douloureuse telle que les
+rôles semblaient inversés. On pouvait croire que
+ce n’était plus M. Lormier, mais elle, qui avait
+perdu son enfant !…</p>
+
+<p>Puis je m’aperçus que leurs yeux s’étaient
+quittés. Maintenant, madame Manchon considérait
+le plafond ; M. Lormier de son côté, tête
+basse, contemplait le tapis…</p>
+
+<p>Puis j’eus la sensation étrange que la pièce se
+vidait… N’en doutez pas : évadé du présent, chacun
+venait de partir sur les chemins d’autrefois,
+ces chemins dont ils avaient affirmé : « Si l’on
+savait ! » Joies, douleurs, catastrophes, chacun
+revoyait son martyre, et par manière de conclusion
+le jugeait bien à lui, inconnu de l’autre, inégalable.
+Qu’auraient-ils ressenti si on leur eût
+découvert leur illusion et que, convaincus de ne
+s’être pas approchés, ils n’avaient jamais cessé de
+se faire souffrir ? Si l’on savait !… Mais, comme
+avait répondu madame Manchon, on ne sait pas.</p>
+
+<p>Soudain, les paupières de M. Lormier eurent
+un battement, ses doigts crispés autour du chapeau
+imprimèrent à celui-ci une faible secousse :
+du coup, madame Manchon abaissa son regard,
+M. Lormier leva le sien, la chaîne était renouée.</p>
+
+<p>— Qu’entendiez-vous tout à l’heure par <i>autre
+chose</i> ? reprit madame Manchon, avec l’air d’une
+personne que rien ne sépare des phrases précédentes.</p>
+
+<p>— Il est difficile de préciser, balbutia M. Lormier.</p>
+
+<p>J’écoutais, surpris de trouver leurs voix modifiées ;
+moins décidées et plus cordiales, on y
+découvrait désormais le tâtonnement de pensées
+qui tendent à se libérer de contraintes devenues
+des habitudes, et une sympathie ou plutôt un
+désir de compréhension mutuelle tel qu’en doit
+seule créer une longue amitié.</p>
+
+<p>Madame Manchon soupira, découragée :</p>
+
+<p>— Vous croyez au Ciel, peut-être ? Mon fils en
+parle fréquemment, et je m’efforce de l’admettre,
+puisque je suis chrétienne. Cependant je ne
+souhaite pas retrouver Dieu. Je ressens à son
+égard le même détachement que pour le reste de
+l’univers.</p>
+
+<p>— Non, dit M. Lormier, il ne s’agit pas du ciel,
+car je doute qu’il existe.</p>
+
+<p>— Et moi, je n’y tiens pas… pas du tout !…</p>
+
+<p>Nouvelle cause de surprise : Madame Manchon
+n’aurait pas autrement parlé si elle avait subi le
+sort de M. Lormier. La lumière ainsi commençait
+de filtrer.</p>
+
+<p>— Pour rendre ce que je sens, poursuivit M. Lormier,
+je cherche en vain des mots… Je ne suis pas
+un savant. J’ai de la peine à finir une phrase… Hier,
+par exemple, j’errais dans Trianon — j’y vais souvent — et
+je regardais un peuplier isolé sur la
+pelouse. Ses branches nues, dressées en suppliantes,
+avaient l’air de crier : « Pourquoi nous
+a-t-on dépouillées ? » Et je songeais : « Avant
+deux mois, toutes auront verdi : suis-je donc le
+seul auquel on ne rendra rien ? »</p>
+
+<p>— Espérons que votre peuplier vivait encore,
+cher monsieur : car il y a aussi des arbres morts…
+définitivement morts…</p>
+
+<p>— Mais la mort elle-même… qu’est-ce que peut
+bien cacher la mort ? Puisqu’il faut une compensation…</p>
+
+<p>Les yeux de madame Manchon s’animèrent
+brusquement :</p>
+
+<p>— Pour compenser, interrompit-elle, il faudrait
+le recommencement de ce qui a été : sinon, inutile
+d’en parler.</p>
+
+<p>— C’est exactement ce que je voulais dire,
+insista M. Lormier : pour compenser, on doit me
+rendre <i>tout</i> ce que j’ai perdu.</p>
+
+<p>— On doit !… L’au-delà payerait-il plus qu’il
+ne parle ? Je ne l’ai jamais entendu…</p>
+
+<p>— Ici-bas, on entend rarement quelque chose,
+du moins de ce qui importe. J’ignorerai toujours
+pour qui ma fille est morte, conclut M. Lormier.</p>
+
+<p>— Et moi, pourquoi mon fils est mort… répliqua
+madame Manchon d’une voix défaillante.</p>
+
+<p>La lumière qui achève de paraître !…</p>
+
+<p>Je me tournai, stupéfait, vers madame Manchon.
+Elle avait donc perdu un fils ! Certains accents
+trahissent, en s’échappant, le secret d’une vie. Au
+sien je compris de quelles apparences impassibles
+j’avais été dupe : à l’abri des curiosités, madame
+Manchon se consumait en révoltes inapaisables.
+Chose étrange, c’est à un passant qu’elle en avait
+réservé la confidence !</p>
+
+<p>— Ah ! dit simplement M. Lormier, vous aussi,
+madame…</p>
+
+<p>Rien dans le ton ne marquait l’étonnement. Il
+devait trouver naturel que d’autres fussent atteints
+de la même manière que lui-même.</p>
+
+<p>Madame Manchon reprit très bas :</p>
+
+<p>— On ne s’habitue pas à souffrir dans les
+ténèbres : on s’habitue moins encore à ne pouvoir
+découvrir pourquoi l’on souffre. Que de fois ai-je
+cherché une explication ? Je me débats dans une
+nuit que le temps épaissit…</p>
+
+<p>— Et pourtant, répliqua M. Lormier, de plus
+en plus hésitant, sentirait-on qu’on est dans les
+ténèbres s’il n’y avait quelque part de la
+lumière ?…</p>
+
+<p>Il se leva sur ces mots.</p>
+
+<p>— Excusez-moi, madame : j’ai oublié que je
+dérangeais. Je m’oublie souvent, à parler de certaines
+choses…</p>
+
+<p>— Je ne sors jamais, monsieur, et ne reçois
+pas : mais vous pouvez revenir, répondit madame
+Manchon avec un air bienveillant qui me parut
+une nouveauté.</p>
+
+<p>M. Lormier bredouilla une phrase de remerciement
+que je ne distinguai pas et après s’être
+incliné, allait gagner la porte, quand je le vis
+reculer avec une expression d’effroi : depuis un
+instant, l’abbé Manchon, entré sans bruit, nous
+écoutait. Personne ne s’en était aperçu, tant nous
+étions tous réellement projetés hors de nous-même !</p>
+
+<p>Il y eut ensuite un échange de paroles brèves ;
+elles étaient tout à fait quelconques et cependant
+il était impossible de ne pas les remarquer.</p>
+
+<p>— Pardon, monsieur ; ne vous voyant pas, j’ai
+failli vous heurter.</p>
+
+<p>— Du tout… passez donc !… Je ne me trompe
+pas… Monsieur Lormier ?</p>
+
+<p>— En effet.</p>
+
+<p>— J’ai eu l’honneur jadis…</p>
+
+<p>— Je me souviens… Croyez, monsieur l’abbé,
+à ma reconnaissance… toute ma reconnaissance…
+Madame… Messieurs…</p>
+
+<p>Comme saisi de panique, M. Lormier jetait à
+nouveau des saluts et se précipitait vers le seuil.
+Sa sortie fut moins un départ qu’une fuite.</p>
+
+<p>Nous nous regardâmes, interdits. Pourquoi
+cette déroute soudaine ? J’éprouvais pour ma part
+la sensation d’une rupture d’équilibre, d’une
+rentrée imprévue dans une nouvelle aventure
+pénible. L’abbé avait pris un air soucieux. Quant
+à madame Manchon, déjà revenue à son expression
+glacée, elle semblait attendre que son fils
+expliquât la raison d’une présence qui avait
+eu le tort, à ses yeux, de ne pas se manifester
+aussitôt.</p>
+
+<p>— Vous aviez déjà rencontré ce monsieur ?
+interrogea-t-elle enfin, impatiente d’une justification
+qu’elle jugeait nécessaire.</p>
+
+<p>L’abbé fit un geste évasif.</p>
+
+<p>— Une ou deux fois… J’ai surtout approché sa
+fille, morte ici, au Carmel. Mais, vous-même, ma
+mère, d’où le connaissez-vous ?</p>
+
+<p>— C’est le nouveau locataire.</p>
+
+<p>— Ah !…</p>
+
+<p>Et silencieux, l’abbé fit plusieurs tours dans la
+chambre. Une pénible hésitation se lisait sur son
+visage. Lorsqu’il s’arrêta, je devinai qu’il allait
+passer outre à des scrupules de nature délicate.</p>
+
+<p>— Vous a-t-il raconté qu’il a jadis habité
+Semur ? reprit-il résolument.</p>
+
+<p>Madame Manchon poussa une exclamation
+étouffée :</p>
+
+<p>— Du temps de René ?</p>
+
+<p>— Peut-être… probablement…</p>
+
+<p>Les mains jointes de madame Manchon se crispèrent.</p>
+
+<p>— Croyez-vous qu’il l’ait connu ?</p>
+
+<p>— Non… je suis même persuadé du contraire.</p>
+
+<p>Il y eut un silence.</p>
+
+<p>— N’importe, reprit madame Manchon, vous
+faites bien de m’avertir. On a toujours tort d’ouvrir
+sa porte à des inconnus. Je ne recevrai plus.</p>
+
+<p>Ses yeux en même temps errèrent alentour, à
+la recherche peut-être d’un soutien qui fût stable :
+et alors seulement, elle s’aperçut que j’étais
+encore là.</p>
+
+<p>— Au fait, cher monsieur, assez de besogne
+pour aujourd’hui ! Allez prendre l’air ; il est excellent
+de se donner parfois du repos à l’improviste.
+Aviez-vous autre chose à me dire, Henri ? Non ?
+en ce cas, vous aussi, laissez-moi… J’ai besoin
+d’être seule… Sortir de ses habitudes ne vaut
+jamais grand’chose ; on revient très fatigué…</p>
+
+<p>L’avis était net et clair. J’obéis, ainsi que l’abbé.
+C’est à peine si elle s’aperçut que nous la quittions.
+Laissant retomber sa tête, à mille lieues du
+présent, elle était retournée sans doute dans le
+monde lointain, découvert un instant pour
+M. Lormier, et dont je ne devais plus rien
+apprendre, avant ce soir…</p>
+
+<p>L’abbé et moi, descendîmes de concert.</p>
+
+<p>Il est utile de vous dire que je le pratiquais peu.
+A peine nous étions-nous rencontrés auparavant
+et sans jamais lier conversation. N’escomptant
+chez lui ni imprévu ni flamme, je le croyais un
+peu sot, n’éprouvais aucun désir de sa compagnie
+pieuse et me gardais de lui imposer la mienne.</p>
+
+<p>Ce fut donc avec un léger ennui qu’arrivé en
+bas, je l’entendis me demander :</p>
+
+<p>— Si vous allez réellement vous promener,
+serait-il indiscret de me joindre à vous ?</p>
+
+<p>Que répondre, sinon que je m’estimerais
+enchanté de la compagnie ? J’étais en train de le
+certifier quand le concierge de son côté m’appela.</p>
+
+<p>— Voici une lettre que je dois vous remettre
+dès votre sortie : elle est du nouveau locataire.</p>
+
+<p>Je vis passer sur le visage de l’abbé un intérêt
+subit. J’affectai de ne pas m’en apercevoir.</p>
+
+<p>— Donnez… merci.</p>
+
+<p>Je n’ouvris l’enveloppe que dans la rue et ne
+pus dissimuler ma surprise.</p>
+
+<p>— Voyez, dis-je à l’abbé ; il est donc bien riche ?</p>
+
+<p>C’était un chèque de 50.000 francs pour la
+« Recherche du Soldat ».</p>
+
+<p>— Riche ?… J’ai entendu dire en effet qu’il
+avait vendu une invention intéressante. Détaché
+de la richesse, à coup sûr… Où souhaitez-vous
+aller ?</p>
+
+<p>— Où il vous plaira.</p>
+
+<p>— Alors, sur une route… j’aime les routes…
+les routes ordinaires…</p>
+
+<p>— Voulez-vous celle de Saint-Germain ?</p>
+
+<p>— Celle-là ou une autre : je n’ai point de préférence.</p>
+
+<p>Je glissai le chèque dans mon portefeuille, et
+nous voilà gagnant la porte Saint-Antoine, moi
+tout à l’effort d’alimenter l’entretien, l’abbé pensif
+et à peu près bouche close. Entre temps, je remarquais
+la nervosité de sa démarche. Elle s’accordait
+si mal avec l’attitude habituelle de l’homme, que
+je me demandai soudain quelle part de volonté
+entrait dans cette dernière.</p>
+
+<p>Lorsqu’on atteignit la route « ordinaire »,
+comme disait l’abbé, à bout d’éloquence, je cessai
+de parler et résolus d’attendre qu’à son tour mon
+compagnon voulut bien se mettre en frais.</p>
+
+<p>Le route de Saint-Germain est le type du grand
+chemin, monotone et bête. Elle monte droit la
+colline, après avoir lâché une première escorte de
+maisons sans importance. On y a tout de suite
+l’impression d’abandonner la ville, mais pour une
+campagne qui refuse d’être agreste. Des champs
+tristes comme des terrains à bâtir, une côte rude,
+l’horizon arrêté par elle et dépourvu d’attraits. Il
+va de soi qu’on ne rencontre pas de promeneurs.
+Seules deux formes humaines tachaient devant
+nous la chaussée : encore n’avançaient-elles pas
+ensemble ; un large intervalle les séparait.</p>
+
+<p>Notre silence durait déjà depuis quelques instants
+quand brusquement l’abbé commença :</p>
+
+<p>— Pourrais-je solliciter une grâce ?</p>
+
+<p>— Il va de soi, si elle est à ma portée, répondis-je,
+trouvant à ce début un air de cérémonie qui
+m’inquiétait.</p>
+
+<p>— Le hasard a fait qu’ignorant que ma mère
+eût du monde, j’aie pénétré chez elle et constaté — sans
+le vouloir, croyez-le bien — que l’entretien
+venait de prendre un tour… particulier. Je
+vous serais obligé, quand vous retournerez à
+votre travail, d’oublier ce que vous avez pu
+entendre, et de vous exprimer, par exemple,
+comme si M. Lormier n’était pas venu.</p>
+
+<p>— Je vous le promets bien volontiers.</p>
+
+<p>— Merci.</p>
+
+<p>Et j’eus aussitôt, à la manière dont le merci
+était prononcé, la certitude que l’abbé n’avait
+souhaité m’accompagner que pour me dire ces
+quelques mots.</p>
+
+<p>J’attendis un peu, espérant qu’il ajouterait autre
+chose : le voyant revenu à son air neutre, et
+légèrement agacé, je repris ensuite :</p>
+
+<p>— Je conçois que vous souhaitiez d’éviter à
+madame votre mère l’occasion de s’appesantir sur
+un passé pénible. Je ne saurais d’ailleurs trop
+admirer la sérénité de madame Manchon. Sans la
+visite en question, je n’eusse jamais soupçonné
+quelle douleur poignante se cache derrière son
+ardente charité.</p>
+
+<p>— On a tort toujours de ne pas soupçonner la
+souffrance ; elle est partout, fit l’abbé simplement.</p>
+
+<p>Je le regardai ; mais il continuait d’avancer,
+comme seul avec ses pensées.</p>
+
+<p>— Il est vrai, insinuai-je, que ce Lormier, lui
+aussi…</p>
+
+<p>— M. Lormier, j’en suis persuadé, n’a pas été
+plus épargné qu’un autre.</p>
+
+<p>— N’en savez-vous rien de plus ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— J’avais cru deviner, cependant, à la manière
+dont il a parlé de reconnaissance…</p>
+
+<p>— Vous vous êtes trompé.</p>
+
+<p>— Votre mère, en tous cas, a trouvé en lui une
+âme qu’un malheur à peu près identique rendait
+apte à la comprendre.</p>
+
+<p>L’abbé, cette fois, parut importuné de mon
+insistance, et pour souper court :</p>
+
+<p>— Quoi qu’il en soit, M. Lormier et mon frère
+ont habité quelque temps la même ville. Cela me
+suffit pour ne pas tenir au maintien de relations
+qui menaceraient de troubler l’œuvre d’apaisement
+commencée chez ma mère.</p>
+
+<p>— Oh ! murmurai-je, jugez-vous vraiment cette
+œuvre commencée ? A entendre votre mère parler
+de sa douleur, j’aurais moins de confiance.</p>
+
+<p>— Apaisé ne signifie pas consolé, dit sèchement
+l’abbé.</p>
+
+<p>Avouerai-je que sa manière péremptoire de
+régler ainsi la question des sentiments les plus
+graves qui puissent importer à un être me choqua ?
+En dépit de l’impatience que je lui voyais, je
+poursuivis donc :</p>
+
+<p>— Je crains, monsieur l’abbé, qu’il n’existe
+aucune commune mesure entre votre appréciation
+de la souffrance et celle d’un laïque tel que
+moi. Aux yeux d’un prêtre, tout concourt à l’ordre
+providentiel ; le malheur, dût-il nous accabler,
+rentre dans un plan divin qu’il ne nous appartient
+pas de connaître, et l’effort pour se résigner a été
+mis à notre portée, comme l’acquisition de n’importe
+quelle vertu. Par contre, en écoutant votre
+mère et M. Lormier, j’avais conscience que pour
+en arriver là, une grâce est nécessaire… rarement
+accordée.</p>
+
+<p>L’abbé s’arrêta net :</p>
+
+<p>— Et qui vous assure, monsieur, qu’un prêtre
+reçoive sûrement cette grâce ? D’où tenez-vous que
+la souffrance ne soit jamais une énigme pour lui ?</p>
+
+<p>Il avait changé de stature, tout à coup, et
+redressé, fixait sur moi des yeux aussi chargés
+d’angoisse que ceux de M. Lormier ou de madame
+Manchon. Une seconde, l’homme extraordinaire
+aperçu par Duclos, m’apparut. Tant de passion
+contenue, une telle ardeur impérieuse émanaient
+de lui que, revenu au sentiment de la réserve
+nécessaire, je m’inclinai :</p>
+
+<p>— Pardonnez-moi, balbutiai-je, j’ignorais que
+je risquais aussi, près de vous, de toucher à une
+blessure.</p>
+
+<p>Il haussa les épaules, et se remit en marche. Je
+l’imitai.</p>
+
+<p>Quelques minutes s’écoulèrent. La côte, devenue
+plus raide, obligeait à ralentir l’allure. Le
+jour baissait, maussade, et j’éprouvais un réel
+embarras. Il n’était plus question de reprendre un
+thème qui, seul, m’aurait intéressé ; j’hésitais
+d’autre part à proposer de rebrousser chemin.</p>
+
+<p>Soudain, j’eus la surprise de sentir qu’on me
+prenait le bras.</p>
+
+<p>— Vous allez repartir au front où la souffrance
+vous attend, vous aussi : puisqu’aujourd’hui,
+vous avez entrevu les questions redoutables
+qu’elle pose, vous plaît-il d’apprendre ce que j’en
+sais ? demandait l’abbé d’une voix grave.</p>
+
+<p>Il commença, tenant mon silence pour un
+acquiescement, et j’ai conscience de ne pas changer
+un mot au discours qu’il me tint :</p>
+
+<p>— Rassurez-vous d’abord : je ne parlerai pas
+en prêtre. Je veux m’en tenir aux seuls arguments
+de raison qui sont de nature à vous toucher.
+Remarquez pourtant que, par métier, je me
+heurte à la souffrance plus souvent qu’un autre ;
+ajoutez qu’elle est installée chez les miens ; oserai-je
+enfin avouer qu’elle ne m’a pas oublié ? Que de
+motifs pour méditer sur elle, et trouver auprès
+de vous un titre de créance !…</p>
+
+<p>« J’ai affirmé tout à l’heure que la souffrance
+n’épargnait personne. Sans doute, ses moyens
+varient. Il en est de violents, il en est d’insinuants
+et de cauteleux ; il en est des lents et des rapides,
+de toutes les sortes et de toutes les qualités. La victime,
+elle, est toujours atteinte. Tel dont vous
+enviez la fortune heureuse, se ronge en secret et
+appelle la mort : tel autre dont le bonheur est
+évident, ignore que l’existence le détroussera
+demain, avec la dextérité d’un bandit de grand
+chemin. L’universalité de la souffrance sous des
+formes diverses est un fait.</p>
+
+<p>« Son apparente inégalité en est un second…
+Gardons-nous cependant de croire trop à celui-là.
+Le plus souvent, en effet, on est tenté de mettre sa
+souffrance au-dessus de celle du prochain. D’autre
+part, nous ne nous attachons guère à observer que
+les douleurs se rapprochant de la nôtre. On risque
+ainsi de ne pas tout voir et même de ne rien voir.</p>
+
+<p>« Quoi qu’il en soit, voilà un phénomène de la
+vie, le plus considérable, le plus constant, le plus
+redoutable aussi, dont on se demande : « A quoi
+sert-il ? » Car rien ici-bas n’est inutile ; lui seul, en
+s’en tenant au point de vue humain, ne semble
+que nuire. Encore s’il nuisait partout de la même
+manière ! Mais non : quoi de plus divers que l’œuvre
+de la souffrance ? Ici, résignation, ailleurs, révolte ;
+autre part, élans vers Dieu, renoncement,
+mysticisme ; à côté, fureurs, incrédulité, blasphèmes ;
+tantôt la charité, tantôt l’ordure, pour
+s’étourdir. Ah ! croyez-moi, le problème n’est pas
+seulement dans l’<i>existence</i> de la souffrance. C’est
+devant le <i>résultat</i> de la souffrance que j’ai le plus
+tremblé… jusqu’au jour où, grâce à Dieu, j’ai
+compris et me suis incliné devant ce moyen
+cruel, et merveilleux !…</p>
+
+<p>Ici, l’abbé abandonne mon bras. Après avoir
+débuté, comme je l’indique, d’une voix posée,
+lentement il avait suivi la progression de ses pensées
+et laissé transparaître une part de la fièvre
+intérieure qui, j’en suis convaincu maintenant, le
+dévorait. Désormais, il allait poursuivre autant
+pour lui que pour moi. On ne met tant d’ardeur à
+établir un bilan que lorsqu’on est en jeu. J’écoutais,
+mais le véritable auditeur de l’abbé Manchon
+était sa conscience.</p>
+
+<p>— Cruel et merveilleux, reprit-il, répétant ces
+mots avec complaisance, mais combien sûr ! Parmi
+tant d’effets impossibles à classer et plus encore à
+juger, j’en vois deux en effet, toujours pareils, qui,
+tôt ou tard, paraissent comme le fruit sur l’arbre :
+et tous les deux ne sont à dire vrai que la même
+conquête imposée à l’homme ou plutôt à l’élu
+choisi par la souffrance.</p>
+
+<p>« Le premier est le <i>détachement</i> : un détachement
+du devenir, de ce qui entoure, de soi-même,
+enfin de tout ce qu’on est convenu de nommer la
+vie. L’homme qui a vraiment souffert peut avoir
+l’air consolé : il ne retrouve jamais le goût de
+vivre. Détaché de la réalité, c’est déjà un mort qui
+erre. Vous avez été surpris du don Lormier ?
+moi pas. Je ne m’étonne pas non plus des générosités
+de ma mère. Son ardeur à diminuer la douleur
+des familles ne sollicite d’ailleurs aucun remerciement
+et ne se préoccupe d’aucun nom. Elle
+aussi, autant que Lormier, est détachée non seulement
+de la fortune, mais du bien qu’elle tente. Ma
+mère ne tient plus à elle, ni à moi, ni à rien. La
+douleur en a fait une plante arrachée brutalement
+de terre et qui, racines en l’air, achève d’expirer
+au soleil.</p>
+
+<p>« Mais au-dessus du détachement, et par delà,
+il est un second effet dont j’estime qu’il est la raison
+suprême de la souffrance, et qui, rarement
+formulé, ou mal, ou parfois pas du tout, devient
+pourtant un élément de la pensée aussi dominateur
+que salutaire.</p>
+
+<p>« Parce que la souffrance dépouille, parce qu’elle
+paraît injuste, parce que rien surtout n’est capable
+ici-bas de réparer ce qu’elle engendre, fatalement,
+l’être détaché de lui-même en appelle au delà.
+Sans la souffrance, l’homme n’aurait jamais songé
+à l’immortalité. Par la souffrance, il en acquiert
+le besoin et brisant les limites d’un présent qui ne
+compte plus, projette son existence véritable dans
+les régions de l’infini.</p>
+
+<p>« Sous quelle forme, pareille induction souveraine ?
+Ah ! peu importe ! c’est affaire aux métaphysiques
+et aux religions, de tenter une précision
+si elles peuvent. Le principal, monsieur, n’est pas
+qu’on sache ce qu’il y aura : c’est que le regard
+mental ose enfin dépasser le visible ; c’est qu’à la
+notion d’un stupide divertissement de quelques
+années, se substitue celle d’une chaîne prodigieuse
+et riche, nous prolongeant à travers les réparations
+et l’agrandissement de l’avenir.</p>
+
+<p>« Quand je suis entré chez ma mère, M. Lormier
+parlait de ténèbres qui supposent la lumière :
+c’est bien, il est sauvé ! Ma mère répondait : « Je
+cherche l’explication, mais la nuit reste… » Elle
+se trompait : puisqu’elle cherche, elle aussi est
+sauvée ! Pour tous deux, la souffrance a clos son
+œuvre…</p>
+
+<p>« Œuvre tragique : soit. La mort aussi en est
+une autre. Mais on n’aborde l’inconnu, mentalement
+ou réellement, qu’à travers des cris et des
+sanglots, c’est-à-dire par la souffrance ! La Vie,
+la Mort, même chose ! rien de plus qu’un chemin,
+le grand chemin qui mène à l’inconnu !…</p>
+
+<p>D’un geste large, l’abbé montra la perspective
+de la chaussée que nous ne cessions de
+suivre.</p>
+
+<p>— On marche… on va devant soi… comme ces
+gens, là-bas, qui nous précèdent : on avance à
+pas toujours plus lourds, sans se connaître, sans
+regarder autour de soi, uniquement à la fatigue
+de la côte et à la rudesse du fardeau… et c’est la
+Vie ! On approche ensuite du sommet… Ah ! justement !
+l’un de ces gens y arrive… La silhouette
+se détache sur le fond net du ciel… Voyez ! ce
+n’est plus, ainsi qu’auparavant, une forme confuse :
+maintenant, on distingue les vêtements…
+la coiffure… une femme… Comme elle paraît
+grande, malgré la distance ! Mais les pieds disparaissent…
+les jambes… le buste est mordu…
+Apercevez-vous encore la tête ?… Plus rien et
+c’est la Mort !</p>
+
+<p>« Oui, cette femme vient bien de disparaître,
+ainsi que disparaissent les morts. Cependant, vous
+êtes sûr, n’est-il pas vrai, <i>absolument sûr</i> que sa
+disparition n’a pas arrêté le voyage et qu’elle va
+quelque part ? Vous en êtes sûr, parce qu’on ne
+suit jamais une route sans un but à atteindre,
+parce que vous savez d’expérience la toute-puissance
+de l’appel de la route. Ah ! cet appel magnifique
+vers le gîte d’étape, la demeure ancestrale,
+ou le paysage dont on rêve ! cet appel, sans lequel
+on ne saurait où orienter son pas et qui, en ce
+moment, fait que nous-mêmes ne souhaitons
+d’aller ni à droite ni à gauche, mais préférons
+gravir la côte, pour découvrir un horizon dont
+nous ne mettons pas l’existence en doute, bien
+que nous ignorions quel il peut être !</p>
+
+<p>« Vous souhaitiez apprendre, monsieur, la raison
+dernière de la souffrance dans le voyage qui
+nous emporte à travers le temps : cette femme
+vient de parler pour moi. La souffrance est l’appel
+de la route. Si pénible que soit l’effort, marchons,
+guidé par lui, vers le pays où j’espère que
+la Justice de Dieu perdra son obscurité, parce
+qu’il y fait toujours clair…</p>
+
+<p>« Ainsi soit-il !</p>
+
+<p>Après ceci, l’abbé se tut.</p>
+
+<p>Ne pensez-vous pas, mes camarades, qu’il avait
+répondu à vos questions et que le plus simple est
+d’arrêter là nos récits ?</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<div class="asterism">*<br>* &nbsp;*</div>
+
+<p>Duclos et Tinant approuvèrent d’un signe.
+Nous nous sommes quittés ensuite. Chacun,
+depuis lors, gravit sans doute aussi la côte : mais
+où sont-ils ?…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2>
+
+
+<div class="flex">
+<table>
+<tr><td class="drap">Trois amis</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c1">1</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">L’un d’eux commence</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c2">11</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Un autre répond</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c3">133</a></div></td></tr>
+<tr><td class="drap">Le troisième conclut</td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c4">327</a></div></td></tr>
+</table>
+</div>
+
+<p class="c gap xsmall">E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top2em"><span class="ssf">LIBRAIRIE ACADÉMIQUE PERRIN ET C<sup>ie</sup></span><br>
+<span class="large b">Collection de Romans</span></p>
+
+
+<p class="c b small ssf">HENRY ASSELIN</p>
+
+<p class="drap"><b>Rapetisse ton Cœur</b>. 2<sup>e</sup> édition. 1 vol.
+in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">AVESNES</p>
+
+<p class="drap"><b>Contes pour lire au Crépuscule</b>
+(Académie française, Grand prix du
+roman). 10<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">ÉMILE BAUMANN</p>
+
+<p class="drap"><b>Le Fer sur l’Enclume.</b> 1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">JACQUES BOMPARD</p>
+
+<p class="drap"><b>L’Étrangère.</b> Récit. 1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">ÉDOUARD DEMEUSE</p>
+
+<p class="drap"><b>L’Engrenage.</b> 2<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">ÉDOUARD ESTAUNIÉ</p>
+
+<p class="drap"><b>L’Empreinte</b> (ouvrage couronné par
+l’Académie française). 17<sup>e</sup> édition. 1 vol.
+in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>Le Ferment.</b> 3<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>La Vie secrète</b> (Prix de la <i>Vie Heureuse</i>
+1908). 14<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>Les Choses voient.</b> 13<sup>e</sup> édition. 1 vol.
+in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>Solitudes.</b> 5<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>L’Ascension de M. Baslèvre.</b> 14<sup>e</sup> édition.
+1 vol. in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>L’Appel de la route.</b> 1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">GUILLAUME GAULÈNE</p>
+
+<p class="drap"><b>Maman et Claude.</b> 1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">COMTE DE GOBINEAU</p>
+
+<p class="drap"><b>Nouvelles asiatiques.</b> Nouvelle édition.
+1 vol. in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>Ternove.</b> Nouvelle édition, avant-propos
+de Tancrède de Visan. 1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">J. P. HEUZEY</p>
+
+<p class="drap"><b>Le Chemin sans but.</b> 1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">ANDRÉ LAFON</p>
+
+<p class="drap"><b>L’Élève Gilles</b> (Grand prix de l’Académie
+française 1912). 34<sup>e</sup> édition.
+1 vol. in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>La Maison sur la Rive.</b> 3<sup>e</sup> édition.
+1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">SELMA LAGERLÖF</p>
+
+<p class="drap"><b>Les Liens invisibles.</b> Nouvelles traduites
+du suédois avec l’autorisation
+de l’auteur, par M. André Bellessort.
+23<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16. Prix Nobel.</p>
+
+<p class="drap"><b>Le Livre des Légendes.</b> Nouvelles traduites
+du suédois avec l’autorisation
+de l’auteur, par Fritiof Palmer. 14<sup>e</sup> édit.
+1 vol. in-16 avec portrait.</p>
+
+<p class="drap"><b>Le vieux Manoir.</b> Nouvelles traduites
+du suédois avec l’autorisation de l’auteur,
+par Marc Hélys. 11<sup>e</sup> édition. 1 vol.
+in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson
+à travers la Suède</b>, traduit
+du suédois avec l’autorisation de l’auteur,
+par T. Hammar. 26<sup>e</sup> édition. 1 vol.
+in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>Le Charretier de la Mort</b>, traduit du
+suédois par T. Hammar. 1 vol. in-16
+avec un portrait de l’auteur.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">DMITRI MEREJKOWSKY</p>
+
+<p class="drap"><b>La Résurrection des Dieux</b> (Léonard
+de Vinci) traduit du russe avec une
+préface de S. M. Persky. 7<sup>e</sup> mille. 1 vol.
+in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">ALBERT REGGIO</p>
+
+<p class="drap"><b>Les Conclusions de Prodrome Zécas</b>,
+roman de mœurs grecques contemporaines.
+1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">LÉON THÉVENIN</p>
+
+<p class="drap"><b>Le Retour d’Ariel.</b> 1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">COMTE LÉON TOLSTOÏ</p>
+
+<p class="drap"><b>Résurrection.</b> Traduit du russe par
+T. de Wyzewa. 53<sup>e</sup> mille. 1 vol. in-16.
+(Édition complète en un volume.)</p>
+
+<p class="drap"><b>Contes et Romans posthumes.</b> Hadji
+Mourad, traduit du russe avec une
+introduction et des notes biographiques,
+par T. de Wyzewa. 1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">PIERRE DE VALROSE</p>
+
+<p class="drap"><b>Une Ame d’Amante pendant la
+Guerre.</b> 9<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>Le Droit à la Vie.</b> 6<sup>e</sup> édition. 1 volume
+in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>Passion.</b> 11<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>La Téméraire</b>. 10<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c b small ssf">A. DE VILLÈLE</p>
+
+<p class="drap"><b>Allemand d’Amérique.</b> Roman de la
+vie contemporaine. 1 vol. in-16.</p>
+
+<p class="drap"><b>Mirage d’Amour.</b> 1 vol. in-16.</p>
+
+
+<p class="c gap xsmall">Paris. — Imp. <span class="sc">Henri Diéval</span>, rue de Seine, 57.</p>
+
+
+<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75235 ***</div>
+</body>
+</html>
+
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