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| author | nfenwick <nfenwick@pglaf.org> | 2025-01-28 14:21:04 -0800 |
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Prix Née, 1919.</p> + + +<p class="c small b ssf">ROMANS</p> + +<ul><li><span class="sc">Un Simple.</span> Un volume in-16.</li> +<li><span class="sc">Bonne Dame.</span> (Nouvelle édition). Un volume in-16.</li> +<li><span class="sc">L’Empreinte.</span> <i>Couronné par l’Académie française.</i> (18<sup>e</sup> édition). +Un volume in-16.</li> +<li><span class="sc">Le Ferment</span> (5<sup>e</sup> édition). Un volume in-16.</li> +<li><span class="sc">L’Épave</span> (2<sup>e</sup> édition). Un volume in-16, épuisé.</li> +<li><span class="sc">La Vie secrète.</span> Prix de <i>La Vie Heureuse</i>, 1908. (13<sup>e</sup> édition). +Un volume in-16.</li> +<li><span class="sc">Les Choses voient</span> (13<sup>e</sup> édition). Un volume in-16.</li> +<li><span class="sc">Solitudes</span> (7<sup>e</sup> édition). Un volume in-16.</li> +<li><span class="sc">L’Ascension de M. Baslèvre</span> (14<sup>e</sup> édition). Un volume +in-16.</li></ul> + +<p class="c small b ssf">CRITIQUE D’ART</p> + +<p class="c i">Impressions de Hollande :</p> + +<ul><li><span class="sc">Petits Maîtres.</span> Un volume in-16 avec deux planches +gravées.</li></ul> + +<p class="c gap xsmall">E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY</p> + +<div class="chapter"></div> + + +<p class="c i top4em">Il a été tiré de cet ouvrage<br> +5 exemplaires sur papier des Manufactures impériales<br> +du Japon, marqués A. B. C. D. E.<br> +et 125 exemplaires sur papier vergé pur fil<br> +des Papeteries Lafuma, numérotés 1 à 125.</p> + + + +<p class="c gap">Copyright by <span class="sc">Perrin</span> et C<sup>ie</sup>, 1922.</p> + +<div class="chapter"></div> + + +<p class="c top4em"><span class="blkl">Pour ANDRÉ BELLESSORT<br> +Au maître écrivain,<br> +A l’ami,</span></p> + +<p class="sign i"><span class="blk">son ami,<br> +E. E.</span></p> + + +<div class="chapter"></div> + +<p class="c xlarge">L’APPEL DE LA ROUTE</p> + + + + +<h2 class="nobreak" id="c1">TROIS AMIS</h2> + + +<p>La vie courante est parsemée d’extraordinaires +rencontres. Toutefois il est rare qu’on s’en +étonne. Pris entre l’alternative d’un hasard inexplicable +ou d’une volonté mystérieuse qui guide +les hommes, on détourne les yeux d’un problème +devenu indifférent à force de se présenter, et l’on +se croit quitte de solution en décrétant que le +monde est très petit.</p> + +<p>Qu’un soir de 1918, au retour de la guerre, +nous nous soyons ainsi retrouvés, trois camarades +d’enfance, à la terrasse du café de la Paix, +et que, pris du désir de mieux nous informer les +uns des autres, nous ayons décidé de dîner +ensemble au cabaret, ceci, j’y consens, n’a rien +que de naturel. Mais qu’ayant suivi, à partir du +collège, des carrières parfaitement divergentes, +qu’ayant vécu l’un à Versailles, l’autre à Paris, le +dernier dans une ville retirée de Bourgogne, +nous ayons été chacun témoin d’une des faces +d’un drame unique ; que de plus, sans nous +donner le mot ni d’ailleurs soupçonner où nous +allions, nous ayons eu l’idée, ce soir-là, de +raconter ce que nous en avions vu, et découvert +de cette manière qu’au total nous avions assisté à +<i>une même aventure</i> ; qu’enfin nous soyons aujourd’hui +encore <i>les seuls à le savoir</i> tandis que <i>les +acteurs eux-mêmes l’ignorent</i>, voilà en revanche +de quoi provoquer chez tout être qui réfléchit un +« pourquoi » d’autant plus anxieux que nulle +réponse n’y peut être donnée.</p> + +<p>Quoi qu’il en soit, telle fut l’impression produite +alors sur chacun de nous que je me sens en +mesure de rapporter ici non seulement les récits +dont s’illustra une soirée si singulière, mais les +propos beaucoup plus vagues qui leur servirent +de prétexte ou de préface, comme on voudra.</p> + +<p>Ils commencèrent, si j’ai bonne mémoire, le +repas terminé, à ce moment où, les coudes sur +la table, la cigarette allumée, et humant l’odeur +d’une tasse de café brûlant, on est tenté, suivant +le mot d’un humoriste, de souscrire à l’immortalité +de l’âme.</p> + +<p>En réalité, nous ne nous étions guère entretenus +auparavant que de choses indifférentes. +Comme ceux qui ont vraiment fait la guerre, +nous avions surtout le besoin de n’en plus parler. +Donc, en réponse aux questions sur nos destins +divers, chacun s’était contenté d’esquisser à +larges traits sa vie d’<i>avant</i>. J’appris ainsi que mon +ami Tinant, devenu professeur libre et passablement +vagabond, enseignait en dernier lieu au collège +R*** à Paris ; que Pierre Duclos, au contraire, +avait sagement chaussé les souliers de son +père, feu le docteur Duclos, médecin-chef de +l’hôpital de Semur ; enfin aucun de nous n’était +encore marié. Que le rude effort d’une existence +paraît peu de chose quand on le résume de la +sorte pour l’édification d’un labadens !</p> + +<p>Mais, à peine ces renseignements fournis, il +avait semblé que l’intérêt de la réunion fût épuisé +et notre curiosité à bout de souffle. Très rapidement +la conversation prit un ton neutre, ce je ne +sais quoi d’un peu gêné, propre aux entretiens où +l’on désire marquer n’être pas entre indifférents, +et où l’on ne saurait cependant livrer ses pensées +intimes. A l’élan des premières effusions succédait +une fatigue intérieure, peut-être la désillusion de +nous retrouver en somme aussi étrangers qu’avant +nos confidences, si bien, je le répète, qu’une fois +le café servi, nous étions mûrs pour une parfaite +mélancolie, ou, ce qui revient au même, pour un +débat métaphysique.</p> + +<p>Et ce fut alors, précisément pour couper court +à un silence qui menaçait, que Pierre Duclos, le +premier et sans le vouloir, entra dans le chemin +où nous attendait la surprise des récits que je +souhaite évoquer.</p> + +<p>— Tout compte fait, déclara-t-il soudain, on a +traversé quatre années assez rudes ; quels enseignements +en avez-vous tirés ? Pour ma part, +aucun… A peine une ou deux lumières sur des +choses que je savais. Par exemple, il est clair que +la guerre n’est que souffrance, un grand torrent +de souffrance roulant à la même heure dans son +flot imbécile une portion d’humanité ; mais c’est +de la souffrance collective, de la souffrance dans +le bruit. Hé bien ! je comprends maintenant très +bien pourquoi les charlatans opèrent au milieu +de la foule et au son de la caisse : ce n’est pas +pour étouffer les cris du patient, c’est que la sensibilité +de chacun en devient beaucoup moindre. +A parler franc, une guerre nouvelle m’effrayerait +moins que la paix qui guette chacun de nous, car +la paix est silencieuse et l’on y est solitaire… +Autre indication encore : je soupçonnais, j’étais +même convaincu que la souffrance tire son origine +le plus souvent de sources irresponsables, +inconscientes de l’œuvre qu’elles font. Dans la +vie normale, on va, on vient, on parle, on n’a +aucune intention mauvaise, et parce qu’on a passé +à droite plutôt qu’à gauche, prononcé un mot au +lieu d’un autre, à distance, quelqu’un est frappé +auquel on ne songeait pas, dont on ignorait même +parfois l’existence. Toutefois, ce jeu de la bête +humaine, fabriquant le mal à la manière d’une +sécrétion, ne m’était apparu que par éclairs et +dans des cas que je croyais exceptionnels. La +guerre, au contraire l’a illuminé. Un homme +épaule, vise dans une direction donnée, parce que +telle est la consigne. Le coup part ; un corps +tombe ; et le meurtrier ne connaît pas la victime, +il ne saura jamais ni pourquoi il a tué, ni même +parfois s’il a tué. Simplement, il a fait son métier +d’homme… Et voilà… Nous aussi allons continuer +de le faire, plus ou moins… Seulement, +plus de coups de feu pour avertir, plus d’abris +pour se protéger, les balles viendront on ne sait +d’où. La guerre encore, mais cette fois contre +l’insoupçonnable et où l’on tombe sans témoin… +tout à fait seul…</p> + +<p>Je me rappelle qu’en parlant, Pierre Duclos +avait pris une cuiller et scandait chaque début de +phrase d’un heurt sur la soucoupe, comme pour +donner plus de force à ce qu’il disait. Il s’exprimait +cependant avec une certaine hésitation, à la +manière d’un homme qui, après avoir longtemps +médité des pensées familières, s’efforce, sans y +parvenir, de leur trouver une traduction satisfaisante.</p> + +<p>Je répliquai avec un peu d’ironie :</p> + +<p>— Si c’est là toute la joie que te procure la vue +des drapeaux aux fenêtres, je la trouve mince. +Pour fâcheuse que nous apparaisse l’obligation de +recommencer une carrière, la paix n’en a pas +moins un visage plaisant. Je ne me sens point +non plus si féroce que tu dis : surtout, j’ai garde +de dédaigner une existence que tu es, autant que +moi, ravi de posséder encore.</p> + +<p>Tinant dit à son tour :</p> + +<p>— Sans dédaigner la vie, il est loisible d’en +examiner le mécanisme. Quant à en tirer une +conclusion, autant rêver de la suppression des +catastrophes, une fois monté dans le train qui +vous emporte vers elles !</p> + +<p>La cuiller de Duclos se remit à tinter avec violence :</p> + +<p>— Ai-je prétendu autre chose qu’établir un +constat ? Je répète que la paix institue l’état de +guerre individuel. Qu’il le veuille ou non, +l’homme crée de la souffrance pour quoi que ce +soit qui l’approche.</p> + +<p>Je ripostai :</p> + +<p>— Et tout l’effort de l’homme n’a d’autre objet +que de supprimer cette souffrance : accorde cela +qui pourra !</p> + +<p>— Accorder entre elles des contradictoires, +souffla Tinant, est également le propre des +humains : témoin la Croix-Rouge et la bataille…</p> + +<p>Mais Pierre Duclos, tourné vers moi, reprenait +déjà :</p> + +<p>— L’effort de l’homme est aussi tout entier +dirigé vers le bonheur : en sommes-nous moins +malheureux ? Entre nos vœux ou nos tentatives +et la réalité, se dresse toujours, infranchissable, +l’obstacle des lois physiologiques. De même +qu’abandonné, un champ se couvre d’orties et de +chardons sans que jamais du blé s’y mêle, pareillement, +livré à lui-même, le monde ne produit +que souffrance et ne supporte qu’elle. Oh ! je ne +demande même pas pour quelles raisons on est +frappé ! Les faits immédiats me suffisent. L’universalité +de la souffrance et sa nécessité, voilà au +fond le mystère qui n’a cessé de me hanter durant +la campagne, et ce ne seront ni l’armistice, ni la +victoire, ni la paix qui l’empêcheront de nous +guetter encore au tournant de l’heure !</p> + +<p>— D’où vient le mal ? à quoi peut-il servir ? +soupira de nouveau Tinant. Problèmes très +anciens et dont aucune métaphysique ne s’avisa +sans trébucher. S’il y a un Dieu, comment tirer +le mal de lui ? Si tout est hasard, pourquoi celui-ci +tourne-t-il toujours du mauvais côté ? A ces questions, +jamais de réponse. Toutefois, l’humanité +résignée a cessé d’en gémir : Duclos, tu retardes…</p> + +<p>Je le regardai. Bien qu’un sourire sceptique +animât sa lèvre, l’expression de son visage était +devenue très grave. Après tout, peut-être avait-il +comme Duclos l’appréhension des temps qui +allaient venir.</p> + +<p>— Bah ! m’écriai-je, laissons de côté les métaphysiques +et ce qu’inventèrent les philosophes. +Je n’ai, pour ma part, jamais constaté qu’une +loi de nature fût sans bénéfice pour les vivants. +Si donc la souffrance est une nécessité, ce ne +peut être qu’une nécessité bienfaisante !</p> + +<p>Ils s’exclamèrent.</p> + +<p>Aussitôt, comme il arrive souvent, fouetté par +la contradiction, j’insistai :</p> + +<p>— N’est-il pas reconnu que la souffrance transforme +les êtres en les améliorant ? Au physique, +elle sert de garde-fou contre les excès possibles. +Au moral, elle martèle les âmes, en tire des +accents supérieurs, et, comme un creuset, purifie +ceux qu’elle dévore !</p> + +<p>— Entendu, coupa Tinant, il paraît qu’elle aide +les incroyants à se convertir !</p> + +<p>— A moins qu’elle ne jette les croyants dans la +révolte ! poursuivit Pierre Duclos en haussant les +épaules.</p> + +<p>Et il conclut :</p> + +<p>— Car cela seul est évident que la souffrance +est injuste !</p> + +<p>— Ou incompréhensible, précisa Tinant.</p> + +<p>— Incomprise plutôt ! interrompis-je.</p> + +<p>— C’est pire !</p> + +<p>Dans l’ardeur de la discussion, nous nous +étions levés. La passion que nous apportions +soudain était vraiment curieuse. Aucun de nous +toutefois ne songeait à s’en apercevoir.</p> + +<p>Et c’est alors que, poussé par je ne sais quelle +obscure intuition, je déclarai :</p> + +<p>— Assez parlé dans les ténèbres : un exemple +concret vaudrait mieux qu’une heure de théorie. +Donnez-le-moi, et je me fais fort d’y découvrir la +justification de cette souffrance que vous nommez +une injustice et qui n’est peut-être que le ressort +le plus efficace de la vie !</p> + +<p>— Des exemples ! s’écria Pierre Duclos. En +veux-tu un ?</p> + +<p>— Certes !</p> + +<p>— Quels que soient les faits apportés par Duclos +et la conclusion qu’on en tirera, d’avance je +m’engage à en apporter d’autres, montrant des +résultats inverses, s’exclama Tinant.</p> + +<p>— Soit, toi aussi, tu parleras ! Et après… après, +parions que nous conclurons comme j’ai dit, ou, +si l’on n’y parvient pas, c’est que, ainsi qu’il +arrive trop souvent, nous n’aurons eu devant +nous que des apparences, l’essentiel nous ayant +échappé.</p> + +<p>— Sérieusement, reprit Pierre Duclos, tu +demandes ?…</p> + +<p>— Ton histoire, et celle de Tinant. Une condition, +toutefois…</p> + +<p>— Laquelle ?</p> + +<p>— Pas de récit de guerre.</p> + +<p>— Hé ! mon cher, n’ai-je pas dit tout à l’heure +que le vrai tragique se rencontre surtout en temps +de paix, là où personne ne le soupçonne ?</p> + +<p>D’un commun accord, chacun retournait déjà +vers sa place. Un instant, le bruit du boulevard +déferla seul dans la pièce, différent de jadis, plus +vulgaire et moins varié. Pierre Duclos, ayant +avalé d’un trait son café et repoussé la tasse, +commença ensuite le récit annoncé. Tinant et +moi, nous nous attendions à une brève anecdote : +mais de même que tous ignoraient pourquoi la +conversation avait pris ce tour inattendu, nous +ne pouvions prévoir quels sentiers nous allions +suivre, ni la lumière qui nous attendait au bout.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c2">L’UN D’EUX COMMENCE</h2> + + + + +<h3>I</h3> + + +<p>Il est superflu d’affirmer que je ne cacherai rien, +sauf les noms. Qu’importent ceux-ci ? le fond seul +est en cause. Je n’ai pas non plus été témoin de +tout : j’ai vu certaines choses, j’en ai deviné +d’autres… Qu’importe encore ? on n’est jamais +en somme le témoin complet d’une pensée : cela +empêche-t-il d’en inférer des conclusions que +nous jugeons certaines ? En revanche, je ne ferai +point mystère du lieu où l’aventure se déroula. +Une maison, une rue, une ville sont des éléments +essentiels à défaut desquels on n’explique pas des +actes parfaitement clairs : et tel dénouement, +impossible à Paris, avenue de Messine, devient au +contraire seul acceptable à Semur.</p> + +<p>Mais j’oublie qu’en bons Dijonnais vous ne connaissez +pas Semur ou ne l’avez parcouru qu’en +passant…</p> + +<p>Imaginez donc une falaise hérissée de donjons, +cernée par une rivière de toutes parts, sauf en un +point qui est un isthme étroit par où la falaise se +rattache au plateau. Le plateau lui-même, pris +entre les pinces de la rivière, a peine à s’approcher +et n’y parvient qu’en s’effilant en pointe.</p> + +<p>Il va de soi que, dans les temps anciens, une +forteresse couronnait la falaise, tandis que la ville, +collée de son mieux au réduit tutélaire, tassait +pêle-mêle à l’extrémité du plateau son beffroi, sa +cathédrale et ses maisons ventrues. Puis une +époque vint où la forteresse parut moins redoutable. +Déjà, sous Louis XI, elle comptait peu. +Henri IV fit mieux et, pour se venger de quelques +ligueurs retardataires, la démantela. Aujourd’hui, +seules, une ligne de murailles et quatre tours +colossales subsistent encore, témoignant de la +vengeance du roi aux yeux d’un peuple qui ne s’en +soucie plus.</p> + +<p>Ne jugez pas inutile ma digression… Sans elle, +vous n’auriez pas compris la séparation de Semur +en deux parties distinctes et devenues rivales : +celle du plateau ou vieille ville, fleurie de maisons +du <small>XIV</small><sup>e</sup> et du <small>XV</small><sup>e</sup> siècle ; celle du château, bâtie +à la fin du grand siècle, composée de demeures +solennelles à son image. Comme sous le bon duc +Philippe, la première uniquement s’obstine à vivre. +L’autre qui a nom <i>le Rempart</i> dort dans sa grandeur +sans témoins, et son pavé, quand on le foule, +rend le son d’une dalle de cloître.</p> + +<p>Au total, une cité qui agonise. Le pays alentour +est délicieux, les terres parmi les plus riches, +mais le rucher se vide, insecte par insecte, au fil +des jours. Pourquoi ? on ne sait pas… Dans les +rues, aucun bruit, sinon celui qui arrive des maisons. +Ni passants, ni voitures. On s’étonne qu’il +y ait encore des marchandises aux étalages. Un +chat dort à la vitre du libraire, entre des cartes +de visite jaunies par le soleil, une photographie +de l’hôpital et d’antiques porte-monnaies. Tel +quel, cependant, je trouve adorable mon coin +natal. Pas une pierre qui n’y parle d’histoire, une +église pareille à un joyau, des rues en labyrinthe +à l’issue desquelles se découvre chaque fois un +horizon surprenant, enfin partout un air de discrétion, +une manière distinguée de vous envelopper +dans du silence, sans que vous vous sentiez +tout à fait solitaire. Ce n’est que chez nous +que se rencontrent pareille ardeur à ne jamais +paraître, et tant d’ingéniosité à tout savoir, quitte +ensuite à tirer de l’humble fait divers journalier +une leçon générale, voire des lois à appliquer à +l’univers.</p> + +<p>Et maintenant, venons au fait.</p> + +<p>En 1907, de retour chez mon père, à Semur, +je commençais à prendre sa clientèle. Or, un soir, +vers onze heures, un coup de marteau frappé à la +porte avec une vigueur inaccoutumée, nous fit +tressaillir l’un et l’autre. Les domestiques étaient +couchés. Mon père, qui lisait près de moi, dit :</p> + +<p>— Ouvre la fenêtre, et vois ce qu’on nous veut.</p> + +<p>J’obéis. A peine avais-je penché la tête au +dehors qu’une voix de femme s’éleva :</p> + +<p>— C’est pour avoir le docteur tout de suite. +Madame Lormier s’est trouvée mal ; on croit +qu’elle va passer.</p> + +<p>Je me retournai vers mon père :</p> + +<p>— Tu as entendu ?</p> + +<p>Il répliqua :</p> + +<p>— Naturellement, il faut y aller. Je n’ai jamais +soigné les Lormier, mais puisqu’on vient à +pareille heure, le cas doit être sérieux.</p> + +<p>En hâte, j’allai donc passer un vêtement convenable +et, trois minutes après, je trouvais en +bas une servante qui, redevenue paisible une fois +sa commission faite, allait et venait sur le trottoir. +On partit.</p> + +<p>Tout en marchant, je m’informai et démêlai, à +travers des réponses assez embrouillées, qu’il +s’agissait probablement d’une attaque, — un de +ces cas, en effet, où la présence immédiate du +médecin peut être utile, mais où, hélas ! la médecine +est parfois, quoi qu’on tente, d’un bien +pauvre secours.</p> + +<p>Je ne connaissais pas de nom les Lormier : +encore moins savais-je où ils gîtaient. Très vite, +je compris que ce devait être au Rempart. En +effet, quelques minutes plus tard, nous passions +devant l’hôpital, et cinquante mètres au delà, +nous nous arrêtions devant une porte. La servante +prit une clé dans son trousseau, la serrure +grinça, le battant s’ouvrit : nous étions au but.</p> + +<p>Pour vous représenter ce qu’était la maison +Lormier et l’étonnement qu’elle me donna, rappelez-vous +qu’au Rempart, la moindre bâtisse fait +figure de palais. Celle-ci était au contraire étroite +et haut sur pattes. Elle n’avait que deux fenêtres +de façade ; en revanche, trois étages, dont le dernier +mansardé, lui donnaient un air de gratte-ciel, +exagéré par la pénombre de la nuit. Pareillement +on voit des plantes privées de soleil +allonger le cou démesurément, sans que les +feuilles, le long de la tige, parviennent à s’étaler.</p> + +<p>A l’intérieur, l’impression était pire : un corridor +étroit qui tenait lieu d’antichambre, un escalier +juste large pour laisser passer une personne, +des plafonds bas à les toucher de la main, bref un +arrangement tel que, dans tout le Rempart, on +n’en devait point trouver de pareil.</p> + +<p>— Attendez là, dit la servante, je vais prévenir.</p> + +<p>Elle indiquait une pièce éclairée vaguement par +une bougie, dont on se demandait si elle était +atelier ou salon. A côté de meubles anciens y +voisinaient en effet un tour, une table à dessin et +nombre d’outils de mécanicien, le tout dans un +parfait désordre et dans la poussière.</p> + +<p>Je songeai : « Suis-je chez de petites gens, un +ouvrier arrivé ou un bourgeois avare ? » Je n’eus +d’ailleurs pas le loisir de décider. Déjà, une femme +venait de paraître.</p> + +<p>— Ah ! c’est vous qui venez ? fit-elle d’une voix +sourde. — Elle s’attendait sans doute à voir mon +père. — Je crains que vous n’arriviez bien tard… +allons…</p> + +<p>Et je suivis encore, guidé par la lueur vacillante +de la bougie qu’elle avait prise aussitôt. Nos +pas firent crier les marches de l’escalier. En vain +avançais-je avec précaution, on aurait pu croire +qu’une troupe de gens montait. Puis, au premier, +j’aperçus une chambre ouverte, un corps étendu +sur un lit défait… La malade était là : je cessai +d’observer l’extérieur, pour ne plus m’occuper +que de la sauver, si l’on pouvait…</p> + +<p>Je ne m’étais pas trompé : au premier coup +d’œil, je reconnus une attaque qui, sans doute, +ne pardonnerait pas. Toutefois j’avais besoin de +détails, et c’est à ce moment qu’il faut placer ma +première vision des acteurs du drame, vision à ce +point inoubliable que le temps n’en a rien effacé.</p> + +<p>Imaginez, je vous en prie, le décor où nous +sommes, une pièce vaste, très basse de plafond, +où la nuit règne. Les meubles sont à peine distincts, +à peine la cheminée : sur une paroi seulement +l’alcôve se détache en lumière, et dans celle-ci, +le lit, car à la tête de ce dernier, la servante +tient une lampe levée juste au-dessus de la malade +qui, de son regard fixe, semble vouloir dévorer +la clarté hallucinante… Moi, je n’interroge d’abord +que ce visage : figure sèche et longue, cheveux +gris épars, regard terne et bleu. Mais voici qu’avant +de rien décider, je lève la tête pour demander +comment la chose est venue, et tout à coup je <i>les</i> +vois… Ils sont, tous deux, à l’autre bout du lit. +Ce n’est pas la mourante, c’est moi qu’ils surveillent +avec une telle acuité d’attention que je +crois sentir une morsure. Légèrement inclinés, +eux aussi reçoivent en pleine face le choc de la +lumière, cependant qu’en arrière le noir reprend, +les murs s’effacent.</p> + +<p>L’homme, lui, porte cinquante-cinq ou soixante +ans. Il est en chemise de nuit et gros veston de +laine. Autant qu’on en peut juger encore, il a dû +jadis être assez beau, mais on ne s’en aperçoit +pas, tant il n’y a place sur ses traits que pour +une discordance frappant jusqu’au malaise. D’une +part, le front, la courbe du nez, les contours de +la bouche, tout le modelé des chairs expriment +la timidité ou peut-être la peur, et d’autre part, +les yeux ont un éclat insupportable. L’iris et la +pupille y étant rigoureusement du même noir, on +dirait des yeux vernis ; ce sont à la fois des yeux +où on ne lit rien, et des yeux volontaires : exactement +le contraire du reste du visage.</p> + +<p>A côté, la fille… Sans âge visible, et laide. Il +est très difficile d’expliquer à quoi tient la laideur +d’une femme. Maintes fois depuis lors, j’ai revu +mademoiselle Lormier ; pas plus aujourd’hui +qu’hier je ne saurais définir d’où venait sa disgrâce. +Je répète que sa laideur frappait… et +pourtant, là encore comme pour le père, une +discordance éclatait entre l’âme et l’étui ; derrière +cet écran de muscles tirés comme une chevelure +de pensionnaire, jaunes comme des feuillets +d’incunable, on pressentait la flamme, je ne +sais quoi de hardi, peut-être des passions sans +frein, de toutes manières une vie ardente qui +cache ses ardeurs sans tout à fait y parvenir.</p> + +<p>Soudain, lasse de tenir le bras levé, la servante +déposa la lampe sur la table de nuit : la vision +disparut.</p> + +<p>— Qu’augurez-vous ? dit en même temps +M. Lormier.</p> + +<p>Je me contentai de hocher la tête. Aucun mot +nouveau, aucun geste n’accueillit ma réponse +décourageante. Bien mieux, je crus sentir qu’un +autre verdict aurait déçu. La malade intéressait +moins, peut-être, que sa disparition. Que de +drames muets j’aurai ainsi côtoyés, et qu’il faut +ignorer, après les avoir entrevus !</p> + +<p>Je passe sur la suite qui n’eut rien de particulier. +Vainement je pratiquai la saignée d’usage et +le reste. A trois heures du matin, madame Lormier +expirait. Aucun de nous, cela va de soi, +n’avait quitté la chambre.</p> + +<p>A l’annonce de la fin, mademoiselle Lormier vint +s’agenouiller aux pieds de sa mère, mais ne l’embrassa +point. M. Lormier abandonna la fenêtre où +il surveillait le jour naissant, contempla gravement +les yeux qui ne verraient plus jamais et s’incline +en murmurant :</p> + +<p>— Que la paix soit avec elle !</p> + +<p>Après quoi, je m’éloignai. Le spectacle de la +mort laisse toujours un malaise. Mais cette nuit-là, +avouerai-je que j’eus plus de peine que d’ordinaire +à le dissiper ? C’est qu’aussi, en dépit des +apparences, j’avais assisté rarement à une fin plus +solitaire…</p> + +<p>Le lendemain, j’interrogeai autour de moi. +Qu’étaient ces Lormier ? D’où venaient-ils ? Pourquoi +ne les rencontrait-on jamais ?</p> + +<p>En réalité, on en connaissait peu de chose. +Établis depuis quelques années à Semur, ils n’y +avaient pas noué de relations. Madame, très +pieuse, passait pour conduire sa maison avec maîtrise, +mais peu de douceur. On tenait au contraire +Monsieur pour un original sans conséquence. Il +s’occupait, paraît-il, de travaux scientifiques et +eût certainement fait partie de la <i>Société des Arts +et des Sciences</i>, si l’on n’avait craint de se heurter +à un refus imposé par sa femme. Mademoiselle, +enfin, ne comptait pas. On se bornait à la plaindre +de n’être pas jolie.</p> + +<p>— Quelle fortune ?</p> + +<p>— Aucune, probablement, ou fort mince.</p> + +<p>Ce que je vis au service funèbre de madame +Lormier ne put que confirmer ces dires sans y +ajouter rien. Dans le cortège ne figuraient que des +ecclésiastiques et quelques voisins. On s’y contenta +d’une messe basse. A la minute des serrements +de main, M. Lormier, qui ne pleurait pas, me +remercia en termes mesurés. Sa fille ne parut pas +me reconnaître. Ni l’un ni l’autre ne paraissaient +souhaiter me revoir. Je n’avais aucune raison +non plus pour y tenir. Si bien que je les laissai, +convaincu d’avoir eu affaire à une clientèle de +hasard, celle que nous nommons sans grâce les +profits et pertes de profession.</p> + +<p>J’avais mal compté puisque, deux mois plus +tard, un matin cette fois, la même servante vint +de nouveau frapper à ma porte et me réclamer +d’urgence pour Mademoiselle : désormais les +Lormier étaient devenus mes clients.</p> + +<p>En arrivant devant leur maison, je ne sais si +je ressentis plus la satisfaction d’être ainsi rappelé, +malgré les tristes souvenirs attachés à ma première +venue, ou celle de contenter une curiosité +demeurée entière, malgré les apparences. Toujours +est-il que la servante n’eut pas à me prier +de presser le pas. Il n’y eut pas besoin non plus +de tirer des clés devant la porte ; au bruit de +notre approche, celle-ci s’ouvrit d’elle-même et +M. Lormier parut.</p> + +<p>Tout de suite, à un air tendu, au timbre de sa +voix, à cette attente même dès le seuil, je compris +que l’impassibilité d’antan n’était plus de +saison. J’en fus même effrayé : allais-je me heurter +à un nouveau désastre ?</p> + +<p>— Je tremblais que vous ne fussiez déjà sorti, +murmura-t-il.</p> + +<p>Et m’entraînant aussitôt vers l’escalier, il m’expliqua +brièvement comment sa fille avait été prise +une demi-heure auparavant d’une crise de suffocations +et de douleurs telles qu’il redoutait une +angine de poitrine. Par bonheur, depuis un instant, +le mal venait de s’apaiser… Tout cela +exprimé en termes concis. J’admirais la netteté +de l’analyse. Mais en même temps, je sentais, +derrière la façade des explications spéculatives, +la houle d’un immense émoi. Ah ! nous étions loin +du premier soir !</p> + +<p>Heureusement pour tous, la supposition de +M. Lormier était absurde. Je trouvai sa fille +étendue sur une chaise longue, dans la chambre +du dernier étage. Bien qu’assez lasse, elle m’expliqua +à son tour ce qu’elle avait éprouvé. Elle +aussi s’exprimait clairement, comme son père, +et d’une manière encore plus nette.</p> + +<p>Après avoir écouté, j’eus plaisir à rassurer tout +le monde. Rien de sérieux, des névralgies passagères, +il paraissait même inutile que je revinsse. +Je joignis à mon avis quelques propos d’usage, +tout en considérant la pièce, — juste le temps de +découvrir que des fenêtres on apercevait l’hôpital +et les deux rues du Rempart, — et je m’empressai +de partir, d’autant plus décidé à me montrer discret +que je me sentais moins disposé à le rester.</p> + +<p>J’étais déjà dans le corridor d’entrée quand la +voix de M. Lormier me rappela.</p> + +<p>— Docteur ! encore un mot…</p> + +<p>Étonné de le trouver derrière moi, je répondis :</p> + +<p>— De quoi s’agit-il ?</p> + +<p>— Entrons d’abord dans mon cabinet que +voici…</p> + +<p>Sans attendre mon acquiescement, il ouvrit la +porte de la pièce bizarre où j’avais attendu le +premier soir, entre des outils de serrurier et des +sièges Louis XVI authentiques et m’obligea à +passer le premier.</p> + +<p>De plus en plus surpris, je me laissai faire, +acceptai le siège qu’il m’offrait et attendis qu’il +s’expliquât.</p> + +<p>Cependant, après avoir soigneusement vérifié +que personne ne nous avait suivis, il revenait +devant moi et, silencieux, me considérait. J’ai +déjà dit quels yeux étaient les siens. A ce moment, +je me sentis fouillé par eux jusqu’à l’âme.</p> + +<p>— Qu’y a-t-il de vrai dans ce que vous nous avez +dit ? murmura-t-il enfin.</p> + +<p>Si calme qu’il s’efforçât de paraître, un imperceptible +tremblement agitait sa voix. De même, +ses mains qu’il tenait cachées dans les poches du +veston, devaient se crisper pour résister à l’assaut +nerveux que subissait son corps.</p> + +<p>— Ce qu’il y a de vrai ?… répétai-je. Mais… +tout… naturellement.</p> + +<p>Encore ses yeux s’appesantirent sur moi, mesurant +la capacité de mensonge professionnel dont +j’étais capable. Il approcha ensuite d’un pas.</p> + +<p>— Êtes-vous seulement capable de la sauver ? +Les médecins peuvent si rarement quelque chose !</p> + +<p>Je haussai les épaules.</p> + +<p>— Si c’est là votre inquiétude, fis-je assez +rudement, il était fort inutile de me retenir et de +perdre votre temps. Je répète qu’avant quinze +jours ce sera une affaire oubliée.</p> + +<p>Du coup, ses yeux m’abandonnèrent.</p> + +<p>— Quinze jours !… quel délai !…</p> + +<p>Puis il se mit à déambuler à travers la pièce. +Il semblait avoir oublié ma présence, absorbé tout +entier par je ne sais quelle préoccupation qui le +dévorait. Quand il revint en face de moi, je +m’aperçus avec étonnement qu’il pleurait.</p> + +<p>— Excusez-moi, dit-il. Que voulez-vous ? je +n’ai plus que ma fille…</p> + +<p>— En effet, murmurai-je, je comprends qu’après +le malheur qui vous a déjà frappé…</p> + +<p>Il m’interrompit :</p> + +<p>— Vous n’y êtes pas… pas du tout…</p> + +<p>Et s’asseyant brusquement :</p> + +<p>— Quand j’affirme n’avoir plus que ma fille, +j’entends par là que je n’ai jamais eu qu’elle. Le +reste…</p> + +<p>D’un geste nerveux, il sembla vouloir balayer +à travers l’espace le reste dont il parlait ; sa main +ensuite s’arrêta, désignant la table à dessin :</p> + +<p>— Même cela ne compte plus !</p> + +<p>Il vit à mon air incertain que je comprenais de +moins en moins.</p> + +<p>— Vous vous demandez ce qu’est cela ?… Ma +vie depuis vingt ans, simplement… Oui, monsieur, +pendant vingt ans, je n’ai pas quitté cette table, +choisie d’abord comme un refuge, et devenue peu +à peu la confidente de mes espoirs. Quand je m’y +installai, je ne songeais vraiment qu’à m’effacer. +J’étais marié depuis six mois à peine. Il se trouvait +que j’avais rêvé d’un certain mariage, d’une certaine +tendresse, enfin de choses qui n’existent pas, +puisque précisément on en rêve. Par bonheur, la +réalité est là qui vous redresse sans tarder, et +comprenant mon tort, j’avais décidé de me faire +oublier et d’oublier moi-même… Un homme qui +s’enferme toute la journée dans une pièce, qui +n’ouvre la bouche que pour répondre : « Comme +il vous plaira ! » ou bien : « Faites à votre gré », +cet homme vous l’avouerez, peut bien passer pour +absent de chez lui ? On finit même par ne plus +s’apercevoir qu’il est en vie. Donc, au début, je +ne prétendais que m’effacer. Je perdais le temps, +sans but. Je ne travaillais pas, je flânais… J’ai flâné +jusqu’à l’heure où une pensée vint transformer le +flâneur que j’étais en chercheur obstiné. Cette pensée, — n’en +souriez pas, vous auriez tort, — cette +pensée était la suivante : si l’on m’interdisait d’élever +à mon gré ma fille, si je passais à ses yeux pour +un homme mort, ou insignifiant, ce qui est pire, +du moins avais-je le pouvoir de lui procurer la +fortune. Comment ?… Mais avec cela, monsieur !… +Avec cela, vous dis-je, soulevé par la chimère, +dans la fièvre, dans le désespoir, dans l’ivresse, +je n’ai plus cessé de poursuivre la découverte qui +devait doter ma fille ! Et le plus extraordinaire +n’est pas encore dit : cette découverte, je l’ai +réalisée !… Tenez, c’était quelques jours à peine +avant la nuit où vous fûtes appelé… Subitement +la lumière s’est faite. On tâtonne, on erre, on +doute pendant un quart de vie : puis, tout à coup, +l’idée, — une toute petite idée qui semble insignifiante, — passe, +et c’est fini, on tient le miracle +au bout du doigt. Je voulais la fortune pour Geneviève : +elle est là, sur la table !… Hé bien ! monsieur, +croyez-m’en, si vous pouvez, depuis trois +mois qu’elle y est, je l’y laisse et je ne m’en soucie +plus ! Ah ! c’est qu’aussi depuis trois mois, j’ai +repris possession de ma fille ! Trois mois d’un +rapprochement… ineffable… Vous ne connaissez +pas Geneviève, cela va de soi : une âme de feu, +un cerveau dont les éclairs me déconcertent, un +cœur de cristal… enfin elle m’aime ! Elle m’avait +plaint ! Ah ! trouver cela est autre chose, je pense, +qu’inventer une mécanique quelconque, dût-elle +rapporter des millions ! Je vous demande un peu +à quoi ils serviraient aujourd’hui ? On nous offrirait +l’univers, qu’en ferions-nous, puisque désormais +nous sommes là, tous les deux, tout près ?… +Autant proposer de traîner la jambe dans la +plaine, à qui respire l’air sur un sommet ! Un +sommet, voilà le mot qui exprime exactement où +nous en sommes. Seulement, il est de règle que +le sommet attire la foudre. Ce matin, elle est +tombée. Comment rendre ce que j’ai senti ? J’ai vu +le sol s’effondrer, j’ai roulé dans le vide, j’en +tremble encore et c’est pourquoi je vous demande, +je vous conjure en grâce de ne pas me leurrer : +est-il vrai, absolument vrai, que j’ai le droit de +me rassurer, et que bientôt, dans quelques jours, +mais en toute certitude, nous nous retrouverons +comme avant ?</p> + +<p>Il s’arrêta enfin. Il avait joint les mains à la +manière d’un suppliant. Il ne se rendait probablement +pas compte d’avoir parlé aussi longuement. +Et moi, je l’écoutais, abasourdi par ces confidences +imprévues où transparaissaient à la fois +l’aveu d’une vie de ménage invraisemblable et +celui d’une passion paternelle telle que je n’en +avais pas encore rencontrée. Divaguait-il ? D’un +inventeur tout est possible, surtout quand il prétend +tenir des millions au bout de son compas ; +mais le reste eût-il été un rêve que son angoisse, +elle, demeurait certaine et poignante. Touché de +compassion, je répondis donc :</p> + +<p>— Je vous jure que vous n’avez rien à craindre. +Si cela peut d’ailleurs aider à vous rassurer, je +reviendrai.</p> + +<p>Il eut un cri :</p> + +<p>— Oui, souvent… tous les jours… ne fût-ce +que pour me le répéter !</p> + +<p>Puis je le vis rougir. La conscience du présent +lui revenait.</p> + +<p>— Je vous demande pardon, poursuivit-il d’un +air gêné, j’en ai peut-être trop dit.</p> + +<p>— Bah ! répliquai-je, un médecin peut tout +entendre, puisqu’il se tait.</p> + +<p>Nous nous levâmes ensuite avec une hâte involontaire. +Il me reconduisit jusqu’à l’entrée.</p> + +<p>Sur le seuil, pris d’un doute, je demandai +encore :</p> + +<p>— Y a-t-il indiscrétion à savoir sur quoi porte +la découverte ?</p> + +<p>Il haussa les épaules :</p> + +<p>— Peu de chose, une lampe électrique nouvelle +qui, à prix égal, donne le double de lumière. A +demain, peut-être ?</p> + +<p>— A demain, puisque vous y tenez.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>II</h3> + + +<p>Fidèle à ma promesse, je revins, durant quatre +ou cinq jours, chaque matin. S’il faut l’avouer, +un si beau zèle n’avait pas pour objet unique de +calmer des inquiétudes reconnues illusoires dès +le début, mais, après avoir entrevu le père, j’étais +devenu curieux de la fille.</p> + +<p>Hasard ou calcul réfléchi, M. Lormier, hélas ! +s’attachait à mes pas dès l’arrivée, pour ne me +lâcher qu’à la sortie. Quant à mademoiselle Lormier, +aussi calme que son père l’était peu, elle se +montrait avare de paroles et toujours désireuse +de couper au plus court. A ce régime, je pouvais +revenir indéfiniment sans découvrir en elle autre +chose qu’une intelligence évidente et une froideur +qui ne l’était guère moins.</p> + +<p>Tant de réserve, loin de me décourager, m’excita +au jeu. Loin de me tenir pour battu, quand le +jour vint de signifier à ma malade que je lui rendais +sa liberté, je n’hésitai donc pas à annoncer +que je reviendrais encore m’assurer de la parfaite +convalescence, mais je n’eus garde de fixer une +date.</p> + +<p>— Je profiterai, dis-je, de la première occasion +qui me ramènera dans le quartier.</p> + +<p>On acquiesça, et je laissai passer une semaine +environ, jusqu’au jour où, apercevant depuis ma +fenêtre M. Lormier, canne en main et l’allure +preste, en train de se diriger vers la rue Bourg-Voisin +qui est à l’opposé du Rempart, je songeai : +« Voici l’occasion de trouver la fille seule. » +Aussitôt je partis à mon tour. A supposer que +mademoiselle Lormier fût demeurée chez elle, +j’étais bien sûr cette fois de rattraper mon avance +et d’éclairer la nuit qui m’intriguait.</p> + +<p>Non seulement mademoiselle Lormier n’était +pas sortie, mais je fus accueilli par un : « Je comptais +vous voir paraître » qui, à défaut de sourire, +me donna tout de suite à penser.</p> + +<p>Je répliquai, de l’air le plus naturel du monde :</p> + +<p>— J’avais promis de profiter de la première +course au Rempart pour vérifier que votre guérison +est complète. Me voici fidèle à la parole +donnée. Comment vous trouvez-vous ?</p> + +<p>— Tout à fait bien.</p> + +<p>— Rien de particulier à signaler ?</p> + +<p>— Absolument rien.</p> + +<p>— Allons ! voilà de quoi enchanter votre père !</p> + +<p>Et parfaitement décidé à ne point lâcher la +place, toutefois avec un air de complète bonhomie, +je pris le siège qu’on ne m’offrait pas.</p> + +<p>— Mais, repris-je, je n’entends pas M. Lormier ; +aurais-je la malchance de ne pas le rencontrer ?</p> + +<p>Mademoiselle Lormier me regarda fixement :</p> + +<p>— Ne le saviez-vous pas ?</p> + +<p>Je fus surpris en même temps de constater +combien son regard à ce moment rappelait celui +de la morte.</p> + +<p>— Comment l’aurais-je appris ?</p> + +<p>— Je pensais que, demeurant sur la place, vous +l’aviez vu passer.</p> + +<p>Une telle clairvoyance ne parvint pas à me +déconcerter.</p> + +<p>— Tant pis, expliquai-je en affectant un entier +détachement : il en sera quitte pour se contenter +du rapport que vous lui rendrez d’ailleurs avec +votre précision coutumière.</p> + +<p>Puis, achevant de m’installer sur ma chaise, +paisiblement je commençai de regarder autour de +nous.</p> + +<p>Au fait, je n’ai pas encore dit où nous étions. +Il s’agit toujours de la chambre du troisième +étage où je n’avais cessé de soigner mademoiselle +Lormier. Ayant cette fois le loisir de l’inspecter, +je tentai d’analyser les raisons de l’impression +revêche qu’elle produisait. Ceci frappait à première +vue qu’on n’y apercevait, en guise d’ornements, +aucune des niaiseries chères aux jeunes +personnes. Pas de vide-poches : point de photographies +encadrées avec des rubans, encore moins +de filet brodé, mais des meubles nus, qui manquaient +de style : sur la cheminée, un Christ entre +deux torchères de bronze coulé ; sur le sol, une +simple sparterie. Bref l’ensemble d’un garni de +couvent, et sur toutes choses l’air glacé de celle +qui vivait là.</p> + +<p>Autre remarque : lorsque j’étais entré, mademoiselle +Lormier ne travaillait pas des doigts +ainsi qu’il sied, en province, chaque fois qu’une +demoiselle reçoit. Installée à sa fenêtre comme à +un observatoire, elle tenait un livre à la main, et +quand elle l’eut déposé sur le guéridon qui nous +séparait, me surprise fut grande à déchiffrer son +titre. C’était le <i>Discours sur les passions de l’amour</i>, +c’est-à-dire de beaucoup l’œuvre la plus inattendue +chez une fille vivant sans relations à Semur, +tout au fond du Rempart.</p> + +<p>Je note ces détails au passage. Ils aideront, je +pense, à vous orienter à travers les sinuosités de +l’entretien qui va suivre. Si décousu que celui-ci +paraisse, croyez aussi que j’en ai gardé un souvenir +très fidèle, tant il me parut révélateur.</p> + +<p>Quand mademoiselle Lormier eut reconnu que +non seulement je m’installais, mais prétendais en +outre me taire et laisser venir, elle haussa les +épaules et reprit :</p> + +<p>— J’imagine, puisque vous ne dites rien, que +vous avez une communication à me faire. N’hésitez +plus. J’aime aller au but sans détours inutiles.</p> + +<p>Il m’apparut, en l’écoutant, qu’elle savait +prêcher d’exemple : mais il y a des façons qui +coupent court aux meilleures volontés d’entretien.</p> + +<p>— Oui et non, répliquai-je.</p> + +<p>— Puisque j’ai deviné l’essentiel, rassurez-vous +et parlez.</p> + +<p>— Il est vrai, mademoiselle, et bien que vous +ne paraissiez pas beaucoup m’y encourager, que +j’avais résolu de profiter de cette visite du médecin, — la +dernière d’ici longtemps, espérons-le, — pour +vous faire part de sentiments amicaux +probablement déjà devinés. Au cours d’épreuves +récentes, je n’ai pas été sans m’attacher vraiment +à votre père. Ce que j’ai vu de lui me prouve qu’il +vous aime… au delà des mesures habituelles. +J’imagine que vous le lui rendez. De tels sentiments +sont rares : ils peuvent, suivant les circonstances, +devenir une source de joies exceptionnelles +et de douleurs sans égales. De toutes +manières, vous me trouverez prêt à les servir. Si +donc vous avez jamais à utiliser mon dévouement, +pour votre père ou pour vous-même, je vous serai +obligé de n’y pas apporter de scrupules.</p> + +<p>Il va de soi que j’avançais assez péniblement +dans mes phrases. Je n’ai pas coutume d’improviser. +De plus, je me sentais suivi sans indulgence. +Tournée vers moi, mademoiselle Lormier +avait moins l’air d’écouter ce que je disais, que +de chercher quelle arrière-pensée me guidait.</p> + +<p>— Qu’entendez-vous par là ? dit-elle enfin.</p> + +<p>— Mais… rien que ce que j’exprime : n’en +ôtez rien, n’y ajoutez rien.</p> + +<p>Puis j’affectai de regarder, moi aussi, par la +fenêtre et pour changer de sujet :</p> + +<p>— Vous commandez ici, je le vois, toutes les +rues d’accès. On ne saurait approcher, sans être +signalé du haut de votre tour !</p> + +<p>Mademoiselle Lormier redemanda, paisible :</p> + +<p>— Oui, que faut-il entendre par « amitié » et +ces offres vagues auxquelles, je l’avoue, le passé +ne m’a pas préparée ?</p> + +<p>Je m’efforçai de sourire.</p> + +<p>— Mon Dieu ! mademoiselle, n’allons pas supposer +plus qu’il n’y a : je répète qu’un jour ou +l’autre, vous pouvez avoir besoin soit d’une aide +amicale, soit d’une démarche, enfin d’un de ces +riens, fréquemment à la portée d’un habitant du +pays, et au contraire, délicats si c’est une jeune +fille seule qui s’en occupe. Dans ce cas, rappelez-vous +que j’existe, usez de moi, vous et votre +père… c’est tout.</p> + +<p>Un pli d’ironie tendit les lèvres de mademoiselle +Lormier.</p> + +<p>— En cas de mariage, par exemple, vous vous +chargeriez des enquêtes ?</p> + +<p>Je répétai, sans relever la raillerie :</p> + +<p>— En cas de mariage ou en tout autre.</p> + +<p>Subitement, je vis les yeux traversés par une +lueur :</p> + +<p>— Voyons, cher monsieur, n’êtes-vous plus +sérieux ? Je sais lire dans ma glace.</p> + +<p>Et comme j’esquissais un geste de protestation :</p> + +<p>— Parfait ; vous demeurez poli, mais n’en +pensez pas moins. Qui songerait à épouser le +laideron que je suis ?</p> + +<p>— Cependant, mademoiselle, sans accepter ce +que vous dites, ne puis-je rappeler qu’on n’épouse +pas qu’un visage ?</p> + +<p>— Alors une dot ? La mienne est mince.</p> + +<p>— Qu’en savez-vous ?</p> + +<p>— Vous croyez aux inventions de mon père ?</p> + +<p>— Je vois que vous êtes au courant.</p> + +<p>— Mon père ne me cache rien, pas même ses +illusions… Pauvre père ! il s’en fera jusqu’à la +mort.</p> + +<p>— A mon tour, interrompis-je, me permettrez-vous +de craindre que vous ne vous en fassiez pas +assez ?</p> + +<p>Elle eut un mouvement de tête singulier.</p> + +<p>— Vous vous trompez. Les miennes sont assez +grandes pour diriger ma vie.</p> + +<p>Et elle conclut :</p> + +<p>— Enfin, merci pour vos bonnes intentions : +soyez certain qu’il vous en sera tenu compte.</p> + +<p>Je me levai, croyant à un congé, mais il paraît +qu’elle n’était plus pressée de me renvoyer.</p> + +<p>— Pourquoi n’attendez-vous pas ? Mon père +sera ici dans cinq minutes et vous seul parvenez +à le rassurer.</p> + +<p>Je répliquai sans conviction :</p> + +<p>— C’est que… j’ai encore beaucoup à faire.</p> + +<p>— Tant que cela ? Je ne m’en doutais pas…</p> + +<p>— Soit, encore un instant.</p> + +<p>Je revins à ma chaise. J’étais à la fois retenu +et intrigué par l’attitude de cette étrange fille, +tour à tour accueillante et hostile.</p> + +<p>— Vous avez dû très mal me juger, fit-elle, +voyant que j’hésitais à renouer l’entretien.</p> + +<p>— Quand ?</p> + +<p>— A la mort de ma mère.</p> + +<p>— Je ne me le serais pas permis. Je suis trop +convaincu qu’il y a toutes les formes de chagrin. +Les silencieuses ne sont pas les moins vives.</p> + +<p>Ses yeux semblèrent soudain se perdre au +loin.</p> + +<p>— Ma mère avait une manière à elle de nous +aimer. On ne choisit pas toujours celle que les +autres souhaitent : cela n’empêche pas d’aimer +vraiment…</p> + +<p>— Il y a même des bonnes volontés qui font +beaucoup souffrir, murmurai-je.</p> + +<p>Mademoiselle Lormier haussa les épaules.</p> + +<p>— Elles valent mieux que rien. En somme, +j’adore mon père, mais je comprends aussi très +bien ma mère.</p> + +<p>Pour le coup, c’est moi qui ne suivais plus. +Elle dut le sentir, car elle poursuivit :</p> + +<p>— Si jamais je m’avisais d’aimer, je crois que, +moi non plus, je ne regarderais pas aux moyens.</p> + +<p>— Le bonheur de l’autre vient ensuite, s’il peut, +continuai-je, un peu railleur. Votre père, par +exemple…</p> + +<p>— Oh ! je ne prétends juger personne, mais +j’imagine que mon père, s’il s’y était prêté, aurait +pu être heureux.</p> + +<p>Je m’abstins de répondre. Elle-même, sans +doute, ne tenait pas à insister, car elle était +revenue à sa croisée.</p> + +<p>Il se fit un silence. M. Lormier décidément ne +rentrait pas.</p> + +<p>— Quoi ! reprit mademoiselle Lormier, déjà +quatre heures ! Voici l’abbé Valfour qui sort de +l’hôpital.</p> + +<p>— Je vois que vous connaissez les habitudes de +chacun.</p> + +<p>— C’est vous-même qui l’avez dit : j’observe, du +haut de ma tour.</p> + +<p>— L’abbé Valfour était, je crois, aux obsèques +de votre mère ?</p> + +<p>— Nous le connaissons un peu et il la confessait.</p> + +<p>— Votre mère était très pieuse, n’est-ce pas ?</p> + +<p>— Oui, plus que moi.</p> + +<p>— Ne le seriez-vous pas ?</p> + +<p>— Vous avez envie d’être scandalisé ?</p> + +<p>— En aucune manière.</p> + +<p>— Avant de répondre, qu’entendez-vous par +être pieuse ?</p> + +<p>Je ne pus retenir un sourire.</p> + +<p>— C’est difficile à préciser, en effet. J’imagine +qu’être pieuse consiste principalement à suivre +avec conscience les prescriptions de l’Église.</p> + +<p>— Et à faire maigre le vendredi ?</p> + +<p>— Par exemple.</p> + +<p>Mademoiselle Lormier eut un nouveau coup +d’œil ironique de mon côté.</p> + +<p>— Là encore, nous ne parlons pas de même. +Si j’étais vraiment pieuse, j’aimerais Dieu à la +folie, c’est-à-dire jusqu’à l’extrême et sans réserve.</p> + +<p>— Ce qui signifie que vous en mettez une pour +le moment ?</p> + +<p>— Il est possible.</p> + +<p>Mais en même temps, elle examinait le Christ +qui décorait la cheminée. Curieuse fille, décidément, +tenant tour à tour des propos de vieillard +désabusé et d’amoureuse exaltée.</p> + +<p>— Qu’est-ce qu’aimer jusqu’à l’extrême et sans +réserve ? continuai-je, songeur.</p> + +<p>Mais cette fois, elle m’arrêta vivement :</p> + +<p>— Vous n’êtes pas l’abbé Valfour ; ne comptez +pas le remplacer. Je déteste d’ailleurs me confesser.</p> + +<p>— Vous avez raison : ce sont là matières +secrètes. On en disserte, tant qu’elles sont loin : +on se tait, dès qu’elles paraissent.</p> + +<p>— Alors, soyez rassuré : vous êtes témoin que +j’ose en parler.</p> + +<p>— Nous serons même deux à pouvoir témoigner, +acheva M. Lormier derrière moi.</p> + +<p>Je me retournai vivement : il avait poussé la +porte sans bruit et nous écoutait déjà depuis un +instant.</p> + +<p>Il y a des choses qu’on ne dit point et qui +s’entendent plus clairement que si on les prononçait. +L’accent de M. Lormier, son visage, son +maintien n’exprimaient rien de particulier : et +cependant, avant qu’il eût achevé sa phrase, +j’avais déjà compris que, se méprenant au sens de +nos paroles, et convaincu d’interrompre une tentative +de déclaration, il avait envie de me jeter +par la fenêtre.</p> + +<p>Résolu de faire tête à cette situation absurde, +je montrai le livre déposé sur le guéridon :</p> + +<p>— Votre fille, monsieur, me paraît s’adonner +à des lectures bien dangereuses, lui dis-je gaiement. +Pascal a mal fini : prenez garde qu’elle ne +l’imite !</p> + +<p>M. Lormier tenta en vain d’esquisser un rire +qui répondit au mien.</p> + +<p>— Craindriez-vous que le jansénisme ne lui +monte à la tête ?</p> + +<p>— Pis que cela : l’amour de Dieu ! c’est elle qui +vient de l’affirmer. Soyons justes toutefois : il +n’est plus question d’autre danger. J’ai ainsi le +plaisir de vous promettre que je ne reparaîtrai +que sur convocation spéciale.</p> + +<p>Soit pour couper court à l’incident, soit qu’elle +n’eût point remarqué que j’étais déjà levé, mademoiselle +Lormier, de son côté, demanda sans transition :</p> + +<p>— Hé bien ! père, quelles nouvelles du notaire ? +Tu n’as pas l’air content.</p> + +<p>M. Lormier se détourna vivement.</p> + +<p>— Si… si… absolument.</p> + +<p>Et je sentis encore qu’il aurait souhaité que la +question ne fût pas posée en ma présence. Il était +écrit que nous manquerions tous d’à-propos.</p> + +<p>— Adieu, dis-je, il s’agit d’affaires. Je ne veux +pas être indiscret.</p> + +<p>Les serrements de main d’usage s’échangèrent ; +je m’esquivai. Contrairement à son habitude, +M. Lormier n’avait pas tenté de m’accompagner.</p> + +<p>Dehors, la promenade du Rempart s’offrait +toute proche ; je ne sus pas résister à son appel +et, installé sur un banc, laissai courir ma rêverie.</p> + +<p>Devant moi ne s’élevaient que des collines +riantes. Deux enfants demi-nus s’ébattaient à +l’extrémité de la pelouse. En ce lieu plein de +silence, leurs rires éclataient comme une fleur +rouge au centre d’un parterre sombre. Partout +ailleurs un calme doux et la sérénité poignante +des ombrages qui ont vu les générations disparaître +l’une après l’autre, sans cesser de reverdir. +Devant cette magnifique indifférence de la nature, +qu’étaient les Lormier, les petites curiosités qui +m’avaient tourmenté à leur égard, et même +l’imperceptible désillusion que je ramenais de +ma visite ? Cependant je n’aurais pu songer à +autre chose.</p> + +<p>Il est rare que se découvre tout de suite le +mobile profond qui a guidé nos actes. En voulant +connaître mieux mademoiselle Lormier, j’avais +cru d’abord n’obéir qu’à un goût d’indiscrétion +désintéressée que je confesse, et qui s’irrite +d’autant mieux qu’on affecte de le défier. La vérité, +autrement complexe, était, je le reconnaissais +maintenant, que j’espérais découvrir beaucoup +plus que des précisions sur un caractère, la nature +même du lien unissant entre eux des êtres aussi +dissemblables que le père et la fille. Inconsciemment, +j’avais pressenti que, différents à ce degré, +ils devaient vivre sous la perpétuelle menace de +conflits irrémédiables. Mademoiselle Lormier +m’intéressait moins encore que le drame souterrain +minant peut-être deux vies, en apparence si +parfaitement unies.</p> + +<p>Vous souriez : je parle de drame, alors qu’il n’y +a eu devant nous jusqu’à présent qu’une maison, +des personnages quelconques et l’extérieur le +plus paisible qui soit. Mais, en province, plus +l’extérieur est dépourvu de rides, plus les gens +s’efforcent d’être pareils à tout le monde, et moins +on doit y croire. Ici d’ailleurs, n’avais-je pas eu +pour aiguiller mes soupçons l’aveu d’un passé +singulièrement troublé, auquel la mort seule +avait mis fin ?</p> + +<p>Bref, quels qu’aient pu être mes désirs secrets, +un seul point apparaissait désormais évident, et +c’était, qu’ayant entrevu un instant chacun des +deux Lormier, j’avais de fortes chances pour ne +plus jamais les approcher. On voit de même une +barque se détacher de la rive où elle semblait +amarrée, et fuir sans vous laisser le loisir de +reconnaître qui la monte. Après tout, si c’est une +déception, il en existe de plus cruelles. Résigné, +je m’efforçai donc d’accueillir celle-ci avec bonne +humeur, et las de philosopher, je m’apprêtais à +regagner la ville, quand soudain j’aperçus de nouveau +M. Lormier. Au rebours de mon attente, la +barque restait en vue : je devais encore longtemps +suivre ses passagers.</p> + +<p>Il approcha de moi, rapidement, l’air gêné.</p> + +<p>— Hé quoi ! m’écriai-je, aurais-je par hasard +oublié de faire une ordonnance ?</p> + +<p>Je m’étais efforcé de prendre un accent jovial : +par contraste, son expression soucieuse n’en +devint que plus visible.</p> + +<p>— Non, dit-il, mais vous ayant vu entrer ici et +sachant que la promenade n’a qu’une issue, j’espérais +bien vous joindre. Au cas où vous ne seriez +pas trop pressé, j’aurais voulu aussi… enfin je +tiendrais à vous entretenir de choses… particulières…</p> + +<p>— Rien de plus simple : voici une place qui +nous attend.</p> + +<p>En même temps, je montrai le banc sur lequel +j’étais assis auparavant.</p> + +<p>— Merci, je préfère marcher.</p> + +<p>— A votre gré… De quoi s’agit-il encore ?</p> + +<p>Et prenant son bras, je l’entraînai vers la terrasse. +Il hésita, puis avec un peu d’effort :</p> + +<p>— Je suis sans fausse honte, commença-t-il, et +tiens d’abord à m’excuser.</p> + +<p>— De quoi, grand Dieu ?</p> + +<p>— Oh ! vous le savez aussi bien que moi. En ne +m’obligeant pas à préciser, vous me prouverez +que vous ne m’en voulez plus… A peine étiez-vous +parti que ma fille me contait votre entretien : — elle +ne me cache jamais rien, cela va de soi. +Mis au courant des sentiments que vous veniez de +témoigner pour tous les deux, il m’a semblé désirable +de ne pas remettre mon remerciement. Elle +et moi, croyez-le, sommes touchés… extrêmement.</p> + +<p>Je me contentai d’acquiescer d’un signe de +tête. Excuses et remerciements ne me paraissaient +ni si urgents ni même utiles.</p> + +<p>— … Le plus délicat enfin reste à dire… acheva-t-il +avec un embarras croissant. Consentiriez-vous +à me laisser mettre à l’épreuve sur l’heure le +dévouement que vous nous offrez et dont je ne +doutais pas, quoi qu’il y parût ?…</p> + +<p>Cette fois, du moins, le but véritable de son +retour apparaissait. Je répondis, intrigué :</p> + +<p>— Mais… certainement !… Que désirez-vous +que je fasse ?</p> + +<p>— Rien que répondre à ma question : qu’avez-vous +appris chez le notaire ?</p> + +<p>Je l’abandonnai stupéfait :</p> + +<p>— Quel notaire ?</p> + +<p>— Le mien… cela va de soi.</p> + +<p>— En vérité, cher monsieur, vous me voyez +tout à fait dérouté. J’ignore qui est votre notaire. +Personne ne m’a jamais parlé de vous. Si donc +vous désirez que je sache quelque chose, c’est à +vous de me l’apprendre.</p> + +<p>Il parut réfléchir.</p> + +<p>— Soit… je vous crois…</p> + +<p>Son visage parut ensuite se détendre. A coup +sûr, sans savoir de quelle manière, je venais de +dissiper en lui une prévention dernière, demeurée +en dépit des protestations qui avaient précédé.</p> + +<p>— A défaut du notaire, ce sera donc moi qui +vous mettrai au courant, reprit-il d’un ton plus +libre. Je vous ai avoué, l’autre jour, que j’avais +jadis rêvé la fortune pour ma fille. Admirez +l’ironie de la vie : je viens d’apprendre que cette +fortune existe et qu’il est inutile de la conquérir. +Grâce à ma femme, qui s’occupait de tout sans +me rien dire, nous sommes riches, trop riches, et +non seulement je n’en éprouve aucune satisfaction, +mais je tremble… au point de vous supplier, +si le bruit en courait, de vouloir bien le démentir. +Pour tout le monde, Geneviève doit rester pauvre.</p> + +<p>Il n’exagérait pas : il tremblait, en effet.</p> + +<p>— Et pourquoi ce mensonge ? murmurai-je +interdit.</p> + +<p>— Pourquoi ?… parce que si Geneviève se marie +un jour, — ce qui est possible et je ne songe pas +à m’y opposer, — je ne veux pas ajouter, aux +risques courus normalement, celui d’un calcul +intéressé chez l’homme qui me la prendra.</p> + +<p>Il tremblait toujours, mais à travers les derniers +mots avait passé je ne sais quelle vibration +de colère ; j’eus la sensation que de toutes les +forces de son être il se dressait à l’avance contre +le ravisseur inconnu qu’il évoquait.</p> + +<p>— N’y a-t-il pas danger, pour le moins équivalent, +à donner à votre fille figure de parti sans +dot ? répondis-je froidement.</p> + +<p>Il haussa les épaules :</p> + +<p>— La préserver de la plus basse des duperies, +d’abord !</p> + +<p>— Sans la consulter ?</p> + +<p>— Ne suis-je pas le meilleur juge, ayant, hélas ! +une expérience qu’elle n’a pas ? Le notaire, bien +entendu, a juré qu’il se tairait : mais, dans une +étude où tout le monde passe, quel secret voulez-vous +qu’on garde ?</p> + +<p>Il s’interrompit, hésita de nouveau, puis brusquement :</p> + +<p>— Et tenez, l’avouerai-je ? si tout à l’heure j’ai +paru troublé en vous découvrant en tête-à-tête +avec Geneviève, vous qui auparavant n’aviez +jamais cherché seulement à la mieux connaître, +c’est que tout de suite j’ai pensé : « Voilà ! il sait +et il commence ! » Absurde, n’est-ce pas ? Oui, je +m’en rends compte, et je vous demande encore +pardon… Mais demain ! un autre paraîtra, et ce +sera vrai ! Que dis-je, demain ?… Suis-je assuré +qu’il n’a pas pris les devants, qu’il n’est pas dès +ce soir installé dans l’âme de ma fille ?… Pour me +rendre un peu de sécurité, il faut, je le répète, +qu’aux propos qui vont courir, un homme comme +vous, autorisé, reconnu pour être au fait de la +situation, puisse répondre hardiment : « Les Lormier ? +Évidemment ils ont hérité, mais de dettes ! +Le père est un vieux fou qui avait tout mangé +d’avance ; ils n’ont rien… absolument rien ! » Cet +homme, voulez-vous l’être ? Y consentirez-vous ?</p> + +<p>J’écoutais, moins attentif à ce qu’il demandait +qu’au spectacle d’une telle passion désordonnée et +aux lumières qu’elle me livrait. N’y avait-il pas +déjà une contradiction tragique entre le cri qui +venait de lui échapper : « Sais-je s’il n’est pas +dès ce soir installé dans l’âme de ma fille ? » et la +certitude dont il se targuait, cinq minutes avant : +« Elle ne me cache rien, cela va de soi ! »</p> + +<p>Effrayé peut-être de mon retard à lui répondre, +il reprit :</p> + +<p>— Qu’y a-t-il ? vous vous taisez… Serait-ce +donc là ce dévouement…</p> + +<p>Je l’arrêtai :</p> + +<p>— Rassurez-vous, j’accepte le mandat, à condition +toutefois de n’être, ni de près, ni de loin, +responsable de l’issue.</p> + +<p>— Ah ! s’écria-t-il, vous êtes donc bien l’ami +que j’espérais !</p> + +<p>Je hochai la tête et poursuivis :</p> + +<p>— Je voudrais aussi vous poser une simple +question : qu’arrivera-t-il le jour où se trouvera +sur votre chemin le prétendant, officiel ou caché, +choisi par la destinée pour prendre votre place +dans le cœur de votre fille ?</p> + +<p>Il recula, comme au reçu d’un choc :</p> + +<p>— On ne prend pas la place d’un père !</p> + +<p>— On ne prend pas <i>la même</i>, c’est entendu, +mais vous croirez qu’elle l’est.</p> + +<p>Je vis un flux de sang colorer ses joues.</p> + +<p>— Vous ne craignez pas, j’espère, que je +devienne jaloux de ma fille ?</p> + +<p>— Vous ne le deviendrez pas : vous l’êtes.</p> + +<p>— C’est fou !</p> + +<p>— Ce ne sont jamais les choses raisonnables +qui arrivent.</p> + +<p>Il parut se recueillir.</p> + +<p>— Non, vraiment, assura-t-il d’une voix pesante, +si j’étais sûr qu’un être existât, capable de rendre +ma fille heureuse, j’aurais le courage… il me +semble que je n’hésiterais pas à lui ouvrir notre +porte.</p> + +<p>— Alors, tout va bien, répliquai-je.</p> + +<p>Et en même temps, une phrase de mademoiselle +Lormier me revint en mémoire : « Si je +m’avisais d’aimer, je crois que je ne regarderais +pas aux moyens. » Avais-je eu tort, tout à l’heure, +quand, sur mon banc, j’envisageais la possibilité +d’un drame ? J’étais sûr désormais qu’un jour +viendrait où, dressés passionnément l’un contre +l’autre, le père et la fille se porteraient des coups +mortels.</p> + +<p>Cependant, côte à côte, nous cheminions le +long de la terrasse, devant le beau paysage indifférent ; +invisible et chuchotant, l’Armançon faisait +monter vers nous sa chanson paisible qui se +mariait au bruit des feuilles. Soudain, j’eus l’impression +d’une solitude plus grande. Ayant probablement +tout dit, M. Lormier venait de me quitter.</p> + +<p>Je le regardai s’éloigner et murmurai :</p> + +<p>— Le malheureux ! que deviendra-t-il plus +tard ?…</p> + +<p>Pauvre chose que l’imagination humaine ! Je +pensais à un avenir éloigné, et le ver était dans +le fruit ! J’appréhendais un éclat terrifiant : pour +se torturer, ces deux êtres déjà avaient commencé +de se taire !</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>III</h3> + + +<p>Il faut ici faire un détour et en venir à des gens +qui, en apparence, sembleront étrangers à l’histoire. +Qu’ils aient été au cœur de celle-ci, c’est +possible, et même probable : mais qu’ils y aient +tenu au moins d’une certaine manière et par des +fils ténus, j’en suis certain. Au surplus, puisqu’il +s’agit de comparses dont les silhouettes seules se +profilèrent à l’horizon, je me contenterai de l’essentiel. +Admettez aussi que pour eux, plus encore +que pour les Lormier, je laisse dans l’ombre les +noms véritables.</p> + +<p>A quelques pas de la maison Lormier, en bordure +de la falaise et dominant l’Armançon, s’élevait +l’hôtel de Thil.</p> + +<p>Les touristes les moins avertis le remarquent +au passage. C’est un spécimen magnifique du style +parlementaire bourguignon. Il comprend un corps +central, flanqué d’ailes en saillies, et reculé au +fond d’une cour d’honneur qu’achèvent de dessiner +le porche monumental et des communs reliés +aux ailes. Du côté de la rivière, une longue façade, +dans le goût de Versailles, domine des terrasses en +étages dont chacune tend, comme une guirlande +au-dessus du ravin, son parterre à la française. +L’ensemble est d’ordonnance sobre, grandiose, et +un peu nu.</p> + +<p>Au temps dont je parle, l’hôtel de Thil était en +propre aux Traversot qui, en dépit du nom roturier, +l’avaient recueilli par voie de cousinage. Il +faut aller au fond de la province française pour +trouver ainsi des propriétés maintenues dans une +même tradition, à travers deux siècles de convulsions +sociales. Chez nous, on change de régime, +mais il est rare qu’on touche au fond.</p> + +<p>De mémoire d’homme, les Traversot ont toujours +occupé à Semur une situation considérable. +Non du fait de leur fortune, — celle-ci, médiocre +et composée de biens fonciers, ne cesse de +s’amoindrir, — mais parce qu’étrangers aux dissensions +locales, et gardant avec jalousie le culte +de leur passé, ils ornent la ville au même titre +que la tour Lourdeau. Et cela, également, est +bien un phénomène de chez nous : on y clame +l’égalité, on ne vénère que ce qui s’en éloigne…</p> + +<p>Les Traversot étaient au nombre de quatre : +monsieur, madame et deux enfants dont un fils, +officier de cavalerie, vivant on ne sait dans quelle +garnison, et une fille, Annette, alors âgée de +dix-neuf ans ou à peu près.</p> + +<p>Il va de soi qu’aucun rapport n’existait entre le +train des Traversot et le cadre où ils vivaient. +Comme ils prétendaient garder intact leur palais +et y ajouter au besoin des embellissements nouveaux, +on peut dire qu’à la lettre, la demeure +dévorait ses habitants. D’où la nécessité impérieuse +de rechercher pour Annette un établissement +avantageux. Il était à craindre, hélas ! que +l’occasion ne s’en présentât jamais. Réduits au +cercle étroit du Semurois, les Traversot avaient +inutilement fait le tour des partis acceptables. De +plus, très entichés de noblesse, ils désiraient un +titre : avantage qui va rarement avec la fortune +quand il s’agit d’une fille pauvre. Jeune et assez +jolie pour ne passer nulle part inaperçue, Annette +Traversot semblait donc destinée à vieillir solitairement +sous les lambris du palais auquel on la +sacrifiait, ce qui, après tout, est une façon de +finir aussi grande que bien d’autres.</p> + +<p>Jugez maintenant de l’émoi dans Semur quand +le bruit se répandit tout à coup des fiançailles probables +de mademoiselle Traversot avec un jeune +homme, nouveau venu dans la ville et répondant +au nom de La Gilardière.</p> + +<p>Émoi est un terme qui rend mal ma pensée…</p> + +<p>Il y a, en effet, dans nos cités provinciales, +quelque chose de plus étonnant que l’apparence +morne et l’indifférence affectée pour toute forme +de vie sociale : c’est le besoin exaspéré de connaître +la vie privée de chacun. Non content +d’atteindre les faits et gestes quotidiens et comme +si le présent ne suffisait pas, il remonte aux +origines, fouille dans la famille, et de proche en +proche, finit par joindre les grands-oncles et les +arrière-cousins. Comment des êtres qui ne se +rencontrent presque jamais, ne se communiquent +rien, n’écrivent pas, lisent encore moins, comment, +dis-je, parviennent-ils à connaître ce que +des familiers ou des parents ne soupçonnent pas ? +Là est le mystère.</p> + +<p>Impossible pourtant de nier l’existence et le +pouvoir de cette police officieuse, qu’on ne saisit +nulle part, que chacun ignore et que tout le +monde suit. Si loin qu’on prétende s’en tenir, si +hostile qu’on lui soit, à l’heure propice, elle surgit, +souffle à l’oreille la nouvelle importante ou +niaise, tantôt éclaire une aventure inexpliquée, +tantôt d’une chiquenaude démolit l’œuvre de +longues patiences, enfin toujours affirme son +droit de contrôle et de justice sans appel.</p> + +<p>Qui l’incarne ? Où découvre-t-elle ses documents ? +Quels agents la servent ? Ne cherchez pas : +c’est vous, moi, tout le monde… Il m’est arrivé +d’apprendre le même fait, et le même jour, par +l’entremise d’un cordonnier, du vicaire, de l’adjoint +radical et d’une dame royaliste. Elle est +partout et elle s’occupe de tout, sans indulgence, +avec férocité. Mais s’agit-il de l’étranger, de celui-là +surtout qui tente de forcer la confiance de la +communauté ou de prendre place parmi les habitants, +elle devient sans pitié. Pour un mot +l’homme est compromis ; une démarche, le plus +souvent innocente, l’achève ; pris à la gorge par +l’opinion, il n’a plus qu’à partir, laissant derrière +lui la ville indemne, et délivrée.</p> + +<p>Que les fiançailles d’Annette Traversot eussent +suffi par elles-mêmes à émouvoir Semur, vous +n’en doutez pas : mais la qualité du fiancé, +l’ombre dont il avait réussi à s’envelopper allaient +faire bien autrement bouillonner les cervelles.</p> + +<p>Qu’était, en somme, ce La Gilardière ?</p> + +<p>Débarqué depuis cinq mois à peine, tout de +suite introduit dans la banque Chasseloup, il y +figurait en qualité d’associé libre, c’est-à-dire +que, sans être rien en titre, il passait déjà pour +futur successeur. Ses références étaient diverses. +Au mieux avec le sous-préfet, il avait aussi pour +lui le clergé de Notre-Dame et recevait à dîner +l’abbé Valfour. Élégant, il menait un train qui, +modeste à Paris, offusquait à Semur la parcimonie +générale. On assurait qu’il avait une mère, +mais celle-ci n’avait jamais paru. Son nom enfin +était sonore. Toutefois, nul dans le pays ne connaissait +des La Gilardière, si bien que le titre, la +famille et la fortune demeuraient sans gérants : +un aventurier en quête d’héritière n’eût pas +semblé très différent.</p> + +<p>Chose curieuse, on n’en savait littéralement +rien de plus. Interrogé, le clergé se bornait à +louer un jeune homme si bien élevé. Les Chasseloup +restaient muets. Quant au sous-préfet, les +recommandations venues de Paris lui paraissant +des ordres, il se moquait du reste.</p> + +<p>L’annonce qu’un tel homme osait prétendre à +la main d’une Traversot provoque un déchaînement. +Personne qui, à propos de rien et de n’importe +quoi, ne vous en entretînt. Les gamins dans +la rue, l’épicier à son comptoir, les dames en visite, +tous en jasaient. Si bien que moi-même, gagné +par la contagion, mais désireux de remonter aux +sources, je décidai de faire visite aux Traversot.</p> + +<p>Quinze jours environ s’étaient écoulés depuis +mon entretien avec les Lormier, quand je me +rendis ainsi à l’hôtel de Thil.</p> + +<p>Reçu fort aimablement par madame Traversot, +et après un certain nombre de détours préalables, +je réussis à aborder le sujet délicat. N’ayant +nourri de son côté aucune illusion sur la raison +de ma politesse, madame Traversot s’empressa +aussitôt de me décocher en plein visage un éloge +de M. de La Gilardière, où je fus libre d’admirer +à volonté comme il était fait avec ardeur et combien +cette ardeur manquait de conviction. J’en +conclus sans effort que la situation de La Gilardière +était moins solide que le bruit n’en courait, +mais qu’à défaut des parents, il avait dû conquérir +la fille. L’aventure est fréquente.</p> + +<p>En manière de péroraison, madame Traversot +termina d’un air moitié figue, moitié raisin :</p> + +<p>— Annette a la candeur des personnes de son +âge : j’ai confiance toutefois dans sa raison. Et +puis… de tels projets ne sauraient se préciser +qu’avec l’aide d’une mère : madame de La Gilardière +n’est pas encore venue chez son fils, que je +sache ?…</p> + +<p>— Quel que soit l’heureux élu, répliquai-je +poliment, le choix de mademoiselle Annette sera +toujours accueilli avec sympathie. Elle est de +celles à qui chacun souhaite le bonheur.</p> + +<p>Madame Traversot, qui m’avait accompagné +jusqu’au perron, mit le doigt sur sa bouche pour +m’inviter une dernière fois à une discrétion qu’elle +estimait illusoire :</p> + +<p>— Nous ne sommes pas pressés, croyez-le bien. +Annette non plus… Elle est si jeune encore !</p> + +<p>Et nous nous quittâmes sur cet adieu dont la +diplomatie résumait assez bien le mélange d’espoirs +et de craintes à travers lequel les Traversot +devaient s’égarer pour le moment.</p> + +<p>Je m’apprêtais à quitter le Rempart quand, +machinalement, je levai les yeux vers l’observatoire +de mademoiselle Lormier. Je ne pouvais +penser à elle sans me la figurer là : il ne me +venait pas à l’esprit qu’elle fût libre de se trouver +ailleurs, comme tout le monde. J’eus la déception +de n’apercevoir personne.</p> + +<p>Bien entendu, je ne m’y arrêtai pas autrement, +et j’allais dépasser la porte Lormier, quand celle-ci +s’ouvrit pour livrer passage à une dame en noir +que j’hésitai un instant à reconnaître, tant son +visage était caché par une voilette épaisse. Tandis +que je cherchais en haut mademoiselle Lormier, +c’était elle en personne qui paraissait au bas.</p> + +<p>Amusé par la coïncidence, je n’hésitai pas à +m’approcher.</p> + +<p>— Admirez, mademoiselle, la puissance mystérieuse +de nos désirs secrets : je songeais à +vous !</p> + +<p>Elle fit un geste de surprise et, négligeant de +tirer la porte derrière elle :</p> + +<p>— Singulière occupation ! Quel prétexte vous y +incitait ?</p> + +<p>— La vue de votre tour… Mais vous sortiez ; +moi-même, je rentrais ; me permettrez-vous de +faire route avec vous ?</p> + +<p>Elle se mit à rire :</p> + +<p>— Vous souhaitez donc bien me compromettre ?</p> + +<p>Elle demeurait devant sa porte ouverte : impossible +ainsi de savoir si elle acceptait. Elle poursuivit, +toujours riant :</p> + +<p>— Et… qui est malade chez les Traversot ?</p> + +<p>Je haussai les épaules.</p> + +<p>— A quel propos pareille demande ?</p> + +<p>— Parce que je vous vois revenir de l’hôtel de +Thil.</p> + +<p>— Allons, répondis-je égayé par ce contrôle, +que vous soyez au pied de la tour ou au sommet, +je vois que rien ne vous échappe. Rassurez-vous, +les Traversot sont tous en bon état.</p> + +<p>— Même la fille ?</p> + +<p>Ceci était parti si net que j’en fus d’abord +interloqué.</p> + +<p>— Mademoiselle Annette, comme les autres.</p> + +<p>Mais déjà un nouveau sourire éclairait mademoiselle +Lormier.</p> + +<p>— Alors, plus de mariage à l’horizon ?</p> + +<p>— Quoi ! vous vous intéressez aussi ?…</p> + +<p>— J’en ai entendu parler, probablement moins +que vous ; et d’ailleurs, cela m’est indifférent.</p> + +<p>— Vous êtes une sage !</p> + +<p>— Ce qui signifie que, ne l’étant pas au même +degré, vous venez de vous informer à la source.</p> + +<p>Je la regardai avec inquiétude.</p> + +<p>— Décidément, murmurai-je, je ne cesserai +pas d’admirer votre perspicacité. S’y mêlerait-il +de la rancune ?</p> + +<p>— Non, fit-elle d’une voix un peu moins +claire, je ne suis que désœuvrée et m’amuse +quelquefois à plaider le faux pour découvrir le +vrai. Voici d’ailleurs qui vous donnera la mesure +de mes ignorances : qu’est-ce au juste que mademoiselle +Traversot ?</p> + +<p>— Ne l’avez-vous jamais aperçue ?</p> + +<p>— Si.</p> + +<p>— Hé bien ! vous en savez autant que moi. +C’est une jeune fille, et elle paraît charmante.</p> + +<p>— Dans ce cas, une girouette au vent ?</p> + +<p>— N’en avez-vous jamais vu qui, une fois +orientées, restaient calées ?</p> + +<p>— Vous croyez que celle-ci ?…</p> + +<p>— Mais, mademoiselle, je ne crois rien : pas +même que le vent souffle !</p> + +<p>Elle ne répondit pas. Tout à coup, elle s’était +mise à surveiller la rue : encore le faisait-elle +distraitement.</p> + +<p>Je repris :</p> + +<p>— Vous ne me demandez pas qui est l’autre ?</p> + +<p>— Quel autre ?</p> + +<p>— Le futur… conditionnel.</p> + +<p>— Un temps dont je n’use pas.</p> + +<p>— Sérieusement, que pensez-vous de ce La +Gilardière, qui doit passer à vos pieds chaque +jour ? Au surplus…</p> + +<p>Je n’achevai pas ; celui dont nous parlions +venait de paraître.</p> + +<p>Il arrivait, une badine à la main, l’allure +allègre. Je ne vous le décrirai pas. Il me suffira de +vous dire qu’il était beau, d’une beauté peut-être +un peu efféminée, peut-être pas régulière, mais +telle qu’elle provoquait l’envie. Il était beau +comme mademoiselle Lormier était laide. Ni pour +l’un, ni pour l’autre, on ne pouvait ignorer cela.</p> + +<p>Comme nous nous taisions, nous étions, aussi, +bien obligés d’entendre son pas. C’était, on n’en +pouvait douter, le pas d’un homme qui aime et +qui se sait aimé. Pourquoi sent-on de la sorte +l’amour autour d’un être ? Parce que les talons +de La Gilardière frappaient avec une certaine +cadence les pavés du Rempart, je compris tout à +coup que madame Traversot se leurrait d’illusions +et que sa fille ne lui appartenait plus.</p> + +<p>Quand il passa, il nous jeta un bref regard ; +mais nous aperçut-il ? Il était clair qu’à ses yeux, +nous comptions autant que deux cailloux sur la +route. Il remarquait l’obstacle matériel que nous +pouvions être : rien de plus, rien de moins.</p> + +<p>Et puis, arrivé à l’hôtel de Thil, il poussa la +porte sans même sonner. Il rentrait vraiment chez +lui ; on devinait que rien n’aurait pu s’opposer à +sa venue, et qu’une hâte pareille répondait à la +sienne, derrière les murs silencieux. Ensuite, on +ne le vit plus.</p> + +<p>Je me tournai vers mademoiselle Lormier. Elle +continuait de contempler la rue redevenue +déserte.</p> + +<p>— Qu’augurez-vous de cette marche en fanfare ? +demandai-je.</p> + +<p>Mademoiselle Lormier tressaillit, rappelée à +elle-même.</p> + +<p>— Ah ! fit-elle, excusez-moi ; j’étais en train de +songer à mon père qui m’inquiète depuis quelque +temps. Je le sens nerveux et il a cessé tout travail.</p> + +<p>Je répliquai distraitement :</p> + +<p>— Ne vous tourmentez pas : je crois savoir +pourquoi ses inventions ne l’intéressent plus.</p> + +<p>Et revenant à mon idée :</p> + +<p>— Si j’en crois les apparences, avant huit +jours, vous verrez passer aussi la mère du beau +fiancé.</p> + +<p>Au même instant, mademoiselle Lormier qui +s’appuyait, sans y penser, à la porte demeurée +entre-bâillée, faillit tomber en arrière. Quand elle +eut repris son équilibre, elle parut hésiter, puis +brusquement :</p> + +<p>— Vous appréciez beaucoup la jeune fille ?</p> + +<p>— J’ai déjà répondu qu’elle me paraît charmante.</p> + +<p>— Tant pis ! à sa place, j’aurais moins de confiance +dans un inconnu.</p> + +<p>Frappé du ton qu’elle y avait mis, j’attendis +qu’elle complétât sa phrase ; mais elle n’ajouta +rien.</p> + +<p>— Si vous avez appris quelque chose de +sérieux, repris-je enfin, peut-être serait-il bon +d’éclairer mieux la lanterne.</p> + +<p>— Non, dit-elle, je formulais une opinion que +je croyais répandue à Semur. Au surplus, cher +docteur, j’aperçois mon père : fermons le feuilleton.</p> + +<p>Et tout en répondant aux signes de reconnaissance +que nous adressait M. Lormier :</p> + +<p>— Aidez-moi à obtenir qu’il vous consulte : je +vous assure que sa santé me préoccupe.</p> + +<p>Puis s’adressant à celui qui nous rejoignait :</p> + +<p>— Cette fois, père, j’ai retenu le docteur : tu +ne peux plus lui échapper.</p> + +<p>M. Lormier balbutia :</p> + +<p>— Elle veut, en effet… je comptais…</p> + +<p>Je ne sais pourquoi, j’eus tout de suite l’impression +qu’il n’irait pas plus loin.</p> + +<p>— N’est-ce pas demain jour de consultation ? +reprit mademoiselle Lormier.</p> + +<p>— Certainement.</p> + +<p>— Hé bien ! comptez que mon père ira vous voir.</p> + +<p>— Entendu, je l’attends. D’ailleurs, il n’a pas +l’air souffrant.</p> + +<p>— Je ne le suis pas, interrompit M. Lormier.</p> + +<p>— Alors, visite d’ami : ce n’en sera que plus +agréable.</p> + +<p>Je regardais en même temps M. Lormier avec +plus d’attention. Qui avait raison ? sa fille, ou lui ? +Point changé évidemment : la même mine que +l’autre jour, au Rempart… Mais quand approchent +les grandes crises de l’organisme, n’est-ce pas à +d’autres signes indéfinissables qu’on les dépiste : +une modulation nouvelle dans la voix, des modes +de penser inaccoutumés, parfois un changement +de caractère ? La fêlure commence toujours par +l’âme. Et je m’avisai soudain d’un symptôme +grave : ce jaloux semblait avoir perdu sa jalousie. +Me retrouvant en tête-à-tête avec sa fille, il n’en +manifestait aucun souci. Résolu de vérifier si je +ne me trompais pas, et sous couleur de changer +de conversation, je poursuivis :</p> + +<p>— Savez-vous, cher monsieur, que nous étions +en train, mademoiselle et moi, de parler encore +d’amour ?</p> + +<p>Il ne broncha pas :</p> + +<p>— L’amour de Dieu ne m’inquiète pas.</p> + +<p>— Il s’agit bien de cela ! M. de La Gilardière +venait de passer.</p> + +<p>— Tant mieux pour mademoiselle Traversot !</p> + +<p>— Ah ! m’écriai-je, je vous prends aussi à en +parler, comme tout le monde !</p> + +<p>Mais à ma grande surprise, il ne sourit pas :</p> + +<p>— Non, dit-il, je n’en parle pas <i>comme tout le +monde</i> et même, à ce propos, peut-être demain +vous demanderai-je…</p> + +<p>— Rentrons-nous ? interrompit mademoiselle +Lormier. Tu parais fatigué.</p> + +<p>Nous échangeâmes de rapides serrements de +main.</p> + +<p>— Demain donc, vers deux heures…</p> + +<p>— Oui, répondit mademoiselle Lormier pour +son père.</p> + +<p>Je me retrouvai seul. Je m’expliquais mal les +dernières paroles de M. Lormier. Y avait-il donc +un lien entre La Gilardière et lui ? et encore, de +quelle manière, sous quel prétexte, prétendait-il +me mêler à l’histoire ?</p> + +<p>— Bah ! murmurai-je, je verrai demain ce qu’il +en retourne !</p> + +<p>Ensuite, à grands pas, je m’éloignai du Rempart. +Cependant, parvenu à la hauteur de l’isthme +qui rejoint la ville, je me retournai de nouveau, +peut-être pour chercher une réponse anticipée aux +questions que j’agitais, et voici le spectacle que +j’aperçus.</p> + +<p>Sur la chaussée passaient un monsieur, la +badine à la main, et les dames Traversot. En +arrière, mademoiselle Lormier, oubliant qu’elle +devait sortir, et remontée à sa tour, avait ouvert +ses fenêtres toutes grandes ; accoudée à l’une +d’elles, elle regardait les promeneurs…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>IV</h3> + + +<p>M. Lormier ne parut pas le lendemain, malgré +sa promesse. Une semaine s’écoula. J’avais cessé +de l’attendre et ne songeais plus à sa visite, +quand j’eus la surprise de l’entendre annoncer. +En l’apercevant, je me rappelle avoir éprouvé +même un peu d’humeur, ayant, je ne sais pour +quelle raison, besoin de ma fin d’après-midi. Je +ne me doutais guère en revanche que, grâce à +lui, j’allais découvrir un aspect de la vie, et me +heurter pour la première fois à des idées qui, +depuis lors, n’ont plus cessé de me hanter.</p> + +<p>Il entra, l’air résolu, et sans montrer l’hésitation +habituelle.</p> + +<p>— Me voici, dit-il ; me portant à merveille, je +ne viens pas consulter, mais remercier l’ami que +vous avez été pour nous. Il y a longtemps déjà +que j’avais décidé de le faire. Si ma démarche est +tardive, cela tient à ce que personne n’est jamais +tout à fait maître d’agir comme il le voudrait.</p> + +<p>Je répondis :</p> + +<p>— J’espère que vous ne vous êtes pas dérangé +pour si peu, et je compte bien que vous satisferez, +par-dessus le marché, ma curiosité.</p> + +<p>— Votre curiosité ?</p> + +<p>— Ne deviez-vous pas me parler des Traversot ?</p> + +<p>J’allais ainsi droit au but. J’ai toujours trouvé +que la méthode est bonne. Il prit, au contraire, +un air évasif :</p> + +<p>— Ah ! oui, j’oubliais… seulement cela n’a plus +d’importance.</p> + +<p>— Que comptiez-vous m’en dire ?</p> + +<p>— Rien en vérité. Je croyais l’autre jour avoir +besoin d’un conseil. Il se trouve qu’il arriverait +trop tard, la décision étant prise et… exécutée.</p> + +<p>— Et moi qui rêvais de révélations sensationnelles ! +m’écriai-je.</p> + +<p>— J’hésitais précisément à les porter à qui de +droit. Partagé entre le scrupule de me mêler de +choses qui ne me concernent pas, et le désir de +ne pas laisser duper des gens honorables, je +comptais vous soumettre mon embarras. Mais +hier, conversant avec mon notaire, j’eus l’idée +de lui sortir mon cas. Jugez de ma chance : il +gère aussi les intérêts des Traversot, chose que +j’ignorais. Sans que je l’aie voulu, ma conscience +s’est donc trouvée libérée, et le cas qui me troublait +a cessé d’exister.</p> + +<p>Je répliquai, désireux d’en tirer au moins le peu +que je pourrais :</p> + +<p>— Tant pis : cela prouve du moins que vous +connaissez M. de La Gilardière.</p> + +<p>— Moi ?… pas du tout.</p> + +<p>— Alors comment étiez-vous renseigné sur +lui… car il s’agissait de lui, n’est-ce pas ?</p> + +<p>— Oh ! un hasard trop long à expliquer… Une +compagne de couvent de ma femme qui, devenue +dame de compagnie chez la mère du jeune +homme, a voulu s’informer près de nous des +Traversot et qui, du même coup… bref des +histoires ; fort heureusement, elles ne m’intéressent +plus.</p> + +<p>— Allons ! fis-je déçu, il reste que vous aviez +songé à moi pour vous éclairer dans une circonstance +délicate : je vous en remercie.</p> + +<p>Tout ceci, échangé sans qu’il prît seulement la +peine de choisir un siège. Je crus qu’il allait +repartir aussitôt ; mais non, après avoir regardé +l’heure, il reprenait :</p> + +<p>— Si je ne dérange pas, puis-je m’asseoir ? +Depuis quelque temps, je me sens vite las.</p> + +<p>Sans attendre la réponse, il s’affala ensuite sur +un fauteuil. Du même coup, l’air du début fit +place à un autre, accablé. Ainsi qu’il arrive fréquemment +aux nerveux, après avoir paru prêt à +tout renverser sur son passage, il ne semblait +plus capable que de crier grâce, comme un coureur +à bout d’étape.</p> + +<p>— Est-il bien sûr, demandai-je, que votre fille +ait tort quand elle vous pousse à vous soigner ?</p> + +<p>— Oh ! murmura-t-il, ma fille ne s’inquiète pas +de moi autant que vous le croyez…</p> + +<p>Et sa main, qui avait tenté de se soulever, +retomba lourdement sur l’accoudoir.</p> + +<p>— Je suis témoin pourtant du souci que lui +donne votre état.</p> + +<p>— On parle, les mots s’envolent, l’âme est +ailleurs…</p> + +<p>— Vous n’allez pas prétendre que votre fille +soit indifférente à ce qui vous concerne ?</p> + +<p>Il releva la tête, me considéra un instant :</p> + +<p>— Non, soupira-t-il, je crois qu’elle m’aime +encore.</p> + +<p>— Vous n’en êtes pas sûr ?</p> + +<p>Il ne répondit pas. Je n’osai insister : j’attendais +qu’il lui plût de reprendre la conversation, là +où il voudrait. Et ce fut alors un silence d’autant +plus pesant qu’à Semur, et sur la place que +j’habite, il n’y a jamais de bruits au dehors : les +seuls que je connaisse sont au moment des offices +ou quand l’heure sonne à Notre-Dame.</p> + +<p>En même temps que j’attendais, j’eus aussi +l’étonnement de m’apercevoir que le visage de +M. Lormier avait repris exactement l’expression +de la première nuit, au chevet de la mourante. +Même aspect de relâchement total, souligné par la +torpeur du regard fixe. Il faut croire que les traits +humains disposent de bien peu d’éléments pour +extérioriser l’âme : ils ne diffèrent pas, qu’il +s’agisse d’escompter la fin d’une catastrophe ou +d’en appréhender la venue !</p> + +<p>Soudain, il parut prendre une résolution définitive. +Le regard redevint net, se fixant sur le +mien. Je compris que le sujet véritable de la +visite, encore inexpliqué, allait paraître.</p> + +<p>— Docteur, recommença-t-il d’une voix qui +s’efforçait d’être posée, y a-t-il des cas où l’on +soit fou, tout en gardant la conscience nette de sa +folie ?</p> + +<p>— Ouais ! m’écriai-je, à quel propos ces balivernes ?</p> + +<p>— Parce qu’obsédé par une pensée que la raison +des autres jugerait démente et qui doit l’être par +conséquent, je ne la discute plus et l’accepte.</p> + +<p>— Et peut-on connaître de laquelle il s’agit ?</p> + +<p>— Entre ma fille et moi, il y a quelqu’un.</p> + +<p>— Qui ?</p> + +<p>— J’ai dit <i>quelqu’un</i> : si je savais qui, je ne +serais pas ici.</p> + +<p>De nouveau, son visage changeait. J’y déchiffrai +une telle angoisse que brusquement une pensée +m’étreignit. Le drame — que, l’autre jour, candide, +j’attendais seulement pour des temps à venir, — aurait-il +déjà paru ?</p> + +<p>Ne sachant plus très bien si je voulais le +confesser ou le consoler, je pris ses mains dans +les deux miennes, et m’efforçant de ne rien laisser +voir de mes appréhensions :</p> + +<p>— Vous êtes fou, en effet, cher monsieur, mais +d’une folie sans fièvre et dont je vous ai donné le +nom, quand nous étions au Rempart : la jalousie.</p> + +<p>Il secoua les épaules.</p> + +<p>— Je vous affirme que je ne me trompe pas.</p> + +<p>— Je vous affirme aussi que la jalousie est un +état dans lequel on s’épuise à interpréter le réel +à la lueur d’une chimère. Qu’on écarte celle-ci, +tout redevient clair. Dès qu’on se sait jaloux, +d’ailleurs, la moitié de la cure est réalisée : la +seule difficulté est de le reconnaître. Essayez.</p> + +<p>Il avait paru m’écouter attentivement : cependant, +à peine eus-je achevé qu’arrachant ses +mains prisonnières, il répéta :</p> + +<p>— Non, je ne me trompe pas…</p> + +<p>Puis martelant les mots, comme s’il prétendait +les graver mieux dans mon cerveau :</p> + +<p>— Aucune chimère ne me trouble ; j’ai des +yeux et ils voient. Ma fille n’est plus à moi : +quelqu’un me l’a prise. Nous avons l’air encore +de vivre en tête-à-tête : ce n’est pas vrai, entre +elle et moi, il y a <i>lui</i> !</p> + +<p>Convaincu que plus je garderais de ménagements +et plus il s’entêterait dans ses affirmations +sans les éclairer d’aucune manière, je ripostai +alors rudement :</p> + +<p>— Pour prendre votre fille, il faudrait d’abord +pouvoir en approcher ! Vous ne vous quittez pas. +Elle sort si vous sortez, et rentre quand vous +rentrez. Et qui connaissez-vous ici ? Quelques +prêtres, des voisins, personne… Nulle maison +plus fermée que la vôtre ! Songez que, lorsque +vous m’avez appelé, j’avais à peine entendu prononcer +votre nom ! Ma venue a été un fait tellement +extraordinaire que vous en avez conçu, un +instant, les pires craintes ; celles-ci se sont dissipées, +soit, mais jugez des autres ! Le voilà, le +réel ! Y ajouter quoi que ce soit est inductions et +sottises. Quant au traitement, il dépend de vous +seul. La jalousie n’est pas une maladie : elle est +un vice. On ne s’en guérit pas avec des drogues : +on s’en corrige. A vous de la dompter, comme +on y arrive pour la morphine ou le vin.</p> + +<p>Il s’était remis à m’écouter avec l’avidité de +l’enfant qui tente de se rassurer auprès d’une +grande personne. Peut-être aurait-il été déçu si je +ne lui avais pas dit ces choses qu’il s’était déjà +dites, et précisément de cette manière ; mais, +comme auparavant, je sentais aussi que mes +paroles glissaient sur lui sans l’atteindre, telle +une averse sur des ardoises. Quand il comprit que +j’avais fini, ce fut cette fois sur un ton rectiligne +qu’il reprit :</p> + +<p>— Vous avez raison, le réel est cela : deux +êtres qui <i>matériellement</i> ne se quittent pas, que +jamais ou très rarement un tiers <i>visible</i> ne distrait ; +deux êtres encore qui mangent à la même +table, sont abrités par le même toit, échangent +des <i>apparences</i> de confidences avec une <i>apparence</i> +d’abandon… Seulement, est-ce tout ?… Quand +ma fille ne croit pas que je la surveille, avez-vous +<i>vu</i> ses yeux ?… des yeux d’absente !… Quand, +après un long silence, je m’avise de lui +parler, avez-vous <i>vu</i> l’effort de son visage pour +revenir au présent ? Quand nous sommes à table, +avez-vous <i>vu</i> avec quelle attention elle surveille +le moindre bruit de rue, et, si par hasard quelqu’un +passe, avec quel art elle invente un prétexte +pour approcher de la fenêtre et vérifier si par +bonheur ce serait <i>lui</i> ? Pas de tiers visible, c’est +exact : mais à quel moment celui dont je parle +consent-il à nous quitter ? A lui, les seuls vrais +sourires de ma fille ! Essaie-t-elle de livrer un +peu d’elle-même, comme elle s’adresse à lui ! Pas +une phrase qui ne passe alors par-dessus moi, +pour l’aller retrouver, je ne sais où ! Il est là, vous +dis-je, sans répit, dans nos silences douloureux, +nos causeries importunes ; non seulement il a +violé la demeure, mais il s’étonne de m’y trouver : +avant longtemps, il tentera de m’en chasser !</p> + +<p>Il conclut :</p> + +<p>— Et puis, qu’ai-je besoin de <i>voir</i> ? Si par +hasard vous avez jamais aimé, ce dont je vous +plaindrais, fallait-il que vous <i>vissiez</i> pour apprendre +quand on était las de votre présence ? +Vous le <i>sentiez</i> ! Ce que l’on sent est autrement +certain que ce que l’on voit. Sentir, c’est happer +l’impondérable, tâter l’invisible, atteindre là où +le regard ne pénètre pas. Dans un doute poignant, +je vous le demande, est-ce vos yeux que +vous consultez ou la perception intime, continue, +que la raison méprise et qui, heureusement, veille +à sa place pour notre garde ?</p> + +<p>Tandis qu’il parlait ainsi, j’avoue qu’une partie +de son discours m’échappait ; j’étais trop à la +découverte de l’homme nouveau qui se révélait. +Je ne savais pas encore que l’âme s’abrite toujours +derrière de fausses apparences, comme l’amande +derrière une coque et qu’il faut le marteau de +la souffrance pour les briser. J’avais connu jusqu’alors +un Lormier un peu falot, un peu rêveur, +et dont l’unique originalité consistait dans une +tendresse paternelle qui confinait à l’état maladif : +c’était un autre que j’écoutais, certainement +le seul vrai, un autre, maître de sa pensée et de +sa parole, soulevé par la passion et l’analysant +comme si elle lui demeurait étrangère, tour à +tour s’exprimant avec la monotonie d’un greffier +et plongeant brusquement dans le détail subtil de +sentiments inexprimés, mais toujours avec une +telle force logique que je commençais à subir +l’entraînement de ses raisons. Se trompait-il +d’ailleurs ? Sans aller jusqu’à le croire tout à fait, +je me sentais ébranlé. Déjà, je ne criais plus à +l’impossible. Après tout, qu’il fît erreur ou non, +le fait de deux êtres amenés à vivre ainsi l’un +près de l’autre, en simulant une confiance qui +n’existe plus, n’était-il pas déjà par lui-même un +drame certain ?</p> + +<p>— Admettons, répondis-je enfin après une +courte réflexion. Il est entendu que le cœur de +votre fille ne vous appartient plus, ou plutôt qu’il +se partage entre vous et un autre. Il existe, +semble-t-il, un moyen assuré d’obliger <i>l’autre</i> à +découvrir son visage et, — très probablement, — de +l’écarter. Votre fille a l’audace de la +vérité : interrogée, elle répondra. Ayez le courage +d’aller droit à l’ennemi, demandez le nom, et +après…, après, suivant ce qu’il sera, vous chasserez +l’homme, ou, s’il est digne d’elle, donnez-le +lui !</p> + +<p>— Inutile. J’ai posé la question : Geneviève +s’est tue.</p> + +<p>— Ah ! murmurai-je, voilà qui est plus grave ; +il y aurait donc un obstacle qui vient d’elle ou +de lui. Le soupçonnez-vous ?</p> + +<p>— Il n’y en a pas. J’ai osé aussi tout dire à +ma fille, même qu’elle était riche, même que je +pardonnais à cet homme !</p> + +<p>— Et s’il aimait ailleurs ?</p> + +<p>— Allons donc ! Croyez-vous ma fille de taille +à se contenter des restes d’une autre ?</p> + +<p>— Dans ce cas, j’en suis fâché pour votre clairvoyance : +le sentiment vous trompe, votre fille +n’aime pas, et je reviens au premier diagnostic : +des chimères !</p> + +<p>— Chimères étrangement réelles, puisque +nous en serons bientôt à ne plus nous connaître +sous un même toit !</p> + +<p>— De grâce, pas de grands mots : vous n’en +êtes pas là.</p> + +<p>— Croyez-vous ?</p> + +<p>Il me considérait avec un air de défi. Je pensai +qu’il allait entrer dans de nouveaux détails, mais +non : ses paupières s’abaissèrent, et comme, pressentant +la discussion sans issue, je ne répliquai +rien, nous eûmes la sensation que tout s’arrêterait +à ce point.</p> + +<p>Quelques secondes s’écoulèrent dans une indécision +pénible. Je m’attendais à la voir tranchée +par un départ. De fait, M. Lormier se leva : seulement, +ce fut pour se promener à travers mon +cabinet. Nous imaginions n’avoir plus rien à nous +dire, et ce qui allait suivre devait nous plonger au +cœur même des questions que je vous ai posées +tout à l’heure…</p> + +<p>Oublieux de ma présence, M. Lormier, à ce +moment, était en effet en train de se replier sur +sa propre vie, pour découvrir quelles lois la conduisaient.</p> + +<p>L’homme est toujours ainsi, rebelle au cas particulier. +Parce qu’il place en lui-même le centre +de l’univers, il prétend ne subir que des lois universelles, +et s’indigne de ne pouvoir conclure de +son aventure misérable à la destinée de tous.</p> + +<p>Quand il eut marché un assez long temps, +M. Lormier s’arrêta brusquement devant moi :</p> + +<p>— Si je savais au moins pourquoi je souffre ! +s’écria-t-il. Il y a des gens pour croire en Dieu : +sérieusement, que penseriez-vous d’un homme +apportant à ses rigueurs la dixième partie de +l’incohérence qui préside à nos vies et que ces +gens taxent de providentielle ?</p> + +<p>J’allais tenter de répondre ; il m’arrêta d’un +geste rude.</p> + +<p>— De grâce, ne m’interrompez pas ! J’ai besoin +de crier. Je ne suis même venu que pour cela. +Dans une heure d’abandon, j’ai commencé l’autre +jour de me livrer à vous : autant continuer jusqu’au +bout. De cette façon, il n’y en aura jamais +qu’un à être informé !… Oui, qui décide du lot +de bonheur ou de malheur attribué à chacun ? Au +nom de quelle justice y a-t-il des êtres comblés, +et d’autres toujours broyés ? Tenez, moi, par +exemple…</p> + +<p>Il jeta autour de nous un coup d’œil circulaire, +comme s’il dominait une foule suspendue à son +récit :</p> + +<p>— Voulez-vous le compte de ce qui me fut +octroyé ? Dès mon enfance, gêne, misère et maladie. +Mes parents étaient de pauvres vanniers qui +allaient de village en village, gagnant au jour le +jour de quoi manger. Encore, si humble soit-elle, +pareille origine pouvait-elle rester honorable ? +Point : mon père, faussement accusé de grivèlerie, +est mort en prison. Quant à ma mère, +j’ignore comment elle a fini : personne, cela va +de soi, n’a paru autour de moi pour entretenir son +souvenir. Ainsi, un début de gueux, et l’aurore +d’une vie que je n’avais point sollicitée, tarée +avant même que j’aie pu m’en rendre compte. +Où est mon délit jusque-là ? Pour quelle dette +suis-je déjà recherché par le sort ?… Mais continuons… +Donc, on me recueille dans une ferme +pour garder les bêtes ; je vais à l’école ; le curé +fait de moi un enfant de chœur ; finalement, je +suis expédié au petit séminaire, tant on me trouve +intelligent. L’intelligence ! Ah ! cette fois, vais-je +me plaindre ? Je pouvais n’être qu’un berger +idiot, et grâce à une cervelle que je n’ai pas plus +choisie que je n’avais désiré l’existence, je vais +devenir apprenti curé ! Je suis honnête aussi, — le +sort, vous le voyez, me prodigue les dons de +qualité supérieure, — et ne pouvant me résoudre +à vivre d’une vocation que je n’ai pas, je m’enfuis +à Paris, honni par mes bienfaiteurs, sans autre +désir que de satisfaire une soif d’apprendre qui +m’a été injectée comme un venin, que je croyais +exceptionnelle, et qui était celle de tout le +monde. Nouvelle chance, direz-vous : comptez +vite, nous arrivons au bout. Aussi bien, peu +importe comment je devins, non pas un savant, +non pas même un ingénieur de talent, simplement +un bon ouvrier de laboratoire, honnête, ingénu +grâce à la pauvreté, et dont on disait que peut-être +il ferait fortune. C’est à ce moment que j’ai +rencontré ma femme et que l’amour a paru dans +ma vie…</p> + +<p>Il eut une sorte de hoquet convulsif.</p> + +<p>— L’amour… Regardez-moi : ce mot, dans +ma bouche, a l’air d’une gageure. Cependant +toute l’humanité, belle ou laide, grande ou vulgaire, +tout ce qui pense et tout ce qui sent sur +notre boule de terre, ne le prononce-t-il pas de +même et avec un égal frémissement ? Si j’avouais +qu’en découvrant l’amour, j’ai trouvé l’existence +un bienfait et cru qu’elle a de quoi se faire pardonner +le reste ? Il était donc possible de mettre +contre son cœur un autre cœur battant à l’unisson, +et, côte à côte, des pensées qui, pareilles à +une fonte en fusion, ne seraient plus qu’un grand +jet lumineux ! Entrevoir une telle ivresse, soupçonner +seulement qu’on en approche, n’est-ce +pas assez, je vous le demande, pour rendre le +présent ineffable, et le passé inconsistant ? En +revanche, que j’aie attendu ce miracle, que j’aie cru +le pouvoir vivre, de quel nom nommerez-vous +cette cruauté, vous qui savez que cela n’a pas +été ? Paix à la morte ! j’ai trouvé dans mon +mariage les rations de confort que beaucoup +auraient souhaitées et je ne souhaite à personne +la misère et la soif qui m’y ont consumé… Paix +à la morte, encore un coup ! Mais pourquoi la +passion d’aimer qui m’a dévoré, et ce don fatal +attaché à l’être, comme une robe de Nessus, +sinon pour mieux faire <i>souffrir</i> ? Souffrir !… +enfin, voici le mot lâché ; il n’explique rien mais +commence et conclut tout. La souffrance est +injuste, bête, incompréhensible ; elle ne conduit +nulle part, elle est inutile ; et, pareille à une bête +de proie, elle ne guette que certains, s’en repaît, +s’en amuse et va pour prolonger son plaisir jusqu’à +négliger tous autres gibiers à sa portée… +Ma femme n’est plus là pour me séparer de ma +fille : Dieu merci ! c’en est fini des heures cruelles, +je vais être libre d’adorer mon enfant ? Sottise ! +La bête m’ayant pris au début sous sa griffe ne +me lâchera point : non seulement ma fille +m’échappe, mais j’en suis à redouter qu’un inconnu +ne la torture. Cependant, ailleurs, d’autres s’obstinent +à être heureux ! vous, ce La Gilardière +dont nous parlions, ce boutiquier peut-être que +j’aperçois là, au seuil de sa boutique… Je connais +des voleurs triomphants, des cœurs que +l’amour comble, bien qu’ils soient à soulever de +dégoût… Alors je demande : au nom de quoi +ceux-ci plutôt que ceux-là ? Quelle est la règle +qui protège ? On parle d’un Dieu : où est-il ? d’une +justice : où la trouve-t-on ?</p> + +<p>Je me suis efforcé de reproduire ce long discours +tel que je l’entendis. Ce que je ne puis +rendre, c’est l’impression extraordinaire que donnaient +la mimique de cet homme, la variété du +ton, les alternances d’une voix tantôt basse comme +pour confier un secret, tantôt éclatant sous la +révolte ou brisée par un sanglot mal contenu. +Et quelle sensibilité exaspérée dans ces aveux +arrêtés à mi-route ! car il était évident que plus +le récit approchait de l’intime de sa douleur, moins +il parvenait à s’exprimer. A peine quelques mots +sur le naufrage de son amour, rien sur le drame +actuel.</p> + +<p>Au dernier cri, enfin, il passa la main sur son +front, de l’air d’un homme qui s’éveille. Peut-être +ne se rendait-il pas compte de tout ce qu’il +avait dit. Puis, s’interrompant soudain :</p> + +<p>— Je vous demande pardon, balbutia-t-il, je +crois que je me suis égaré…</p> + +<p>Et de nouveau, nous demeurâmes silencieux.</p> + +<p>Que répondre en effet aux questions qu’il +posait ? Quelle justification lui donner de la souffrance +imméritée qui l’avait amené, pantelant, +dans mon cabinet habitué jusqu’alors à n’entendre +que le cri de la chair douloureuse ? Cependant, +si impuissant que je fusse à l’éclairer, pouvais-je +aussi continuer de me taire ? A de certains +moments, et quoi qu’elle prononce, la parole +humaine est source d’apaisement. Après avoir +hésité, j’approchai de lui, et prenant ses mains +comme au début :</p> + +<p>— Cher monsieur, combien je vous plains ! Les +problèmes que vous soulevez sont, hélas ! sans +solution. D’ailleurs, à quoi bon la chercher ? +Nous vivons dans l’inexpliqué. Que la souffrance +soit un don divin ou l’œuvre d’un destin malfaisant, +qu’elle perde ou non son mystère, elle pèse +du même poids. En revanche, je doute qu’un +bilan, tel que vous tentiez tout à l’heure de l’établir, +puisse être exact : il y manque toujours +quelque chose, et parfois l’essentiel. On ne néglige +aucune douleur, on ne compte pas les joies. S’efforce-t-on +de le faire, il n’est pas de commune +mesure entre les unes et les autres. J’ajoute que, +s’il en existait…</p> + +<p>Il m’interrompit :</p> + +<p>— Je devine que vous allez dire : tout se compense. +Ce n’est pas vrai.</p> + +<p>— J’entends bien, repris-je à mon tour, vous +croyez au voleur triomphant : accepteriez-vous +pourtant de prendre sa place ? Pour changer de +sort, changeriez-vous d’âme avec lui ?</p> + +<p>Il haussa les épaules.</p> + +<p>— Vous pensez que je refuserais ?… La vérité +est que je ne sais pas… on ne sait jamais rien.</p> + +<p>— Si, on sait parfaitement qu’il existe, jusque +dans la pire, un bien qui le balance. Par exemple, +imaginez une seconde que, d’une manière ou +d’une autre, votre fille cesse d’exister…</p> + +<p>Il eut un cri :</p> + +<p>— Taisez-vous !</p> + +<p>— Vous voyez bien ! Même s’il n’était pas +imaginaire, votre supplice actuel se double encore +de joies dont la seule pensée qu’elles pourraient +disparaître vous fait pâlir d’effroi. Alors, cessons +de discuter. Que votre cœur s’apaise ! qu’il tue la +chimère ! et…</p> + +<p>Je le regardai avec une pitié sincère. Son accablement +me touchait.</p> + +<p>— … Et quand vous aurez encore envie de +crier, comme tout à l’heure, n’hésitez pas à revenir. +Vous trouverez ici, je vous l’affirme, une +compréhension affectueuse et le secours d’un +ami.</p> + +<p>Ayant remercié d’un signe de tête, il prit son +chapeau sans répliquer et se dirigea vers la porte.</p> + +<p>Je compris qu’arrivé à ce point, il n’aurait pu +poursuivre. Moi-même, changeant d’attitude pour +l’accompagner, m’efforçai de reprendre un ton +plaisant.</p> + +<p>— Admirez, dis-je tandis que nous descendions +ensemble, combien c’est toujours l’imprévu qui +vient. J’avais compté apprendre grâce à vous des +merveilles sur La Gilardière, et je ne saurai rien, +pas même s’il est amoureux de votre fille !</p> + +<p>Un pâle sourire erra sur la face désolée de +M. Lormier.</p> + +<p>— Oh ! pour celui-là, je suis tranquille ! Tout +le fâcheux que j’en ai su me venait par Geneviève.</p> + +<p>Sur le seuil, il dit encore :</p> + +<p>— Je reviendrai peut-être… probablement…</p> + +<p>Je songeais de mon côté :</p> + +<p>— Pauvre homme ! je le reverrai avant huit +jours.</p> + +<p>Or, non seulement il ne devait plus reparaître +dans ce lieu, témoin de notre amitié naissante, +mais convaincu d’avoir atteint au sommet de son +calvaire, à peine commençait-il d’en gravir les +premières marches.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>V</h3> + + +<p>J’ai toujours pensé que si une intelligence +humaine était en mesure de percevoir les millions +d’aventures individuelles qui s’entrecroisent à une +heure donnée, la notion du hasard s’effacerait +pour elle. L’enchevêtrement de tant de faits, dus +en apparence aux seules fantaisies du sort, est +en réalité le produit d’une logique implacable. +C’est pourquoi je demande à interrompre une +seconde fois mon récit, au profit d’une poussière +de menus événements tous relatifs encore au +mariage de La Gilardière. Précisément parce +qu’il est resté dans l’aventure Lormier une part +de mystère, je m’en voudrais de négliger rien. A +vous ensuite de juger du fond et de lier entre +elles des parties que vous jugeriez devoir l’être.</p> + +<p>Donc, après la visite que je viens de raconter, +un temps s’écoula durant lequel je m’attendais +chaque jour à voir reparaître M. Lormier. Attente +parfaitement vaine. Il ne vint pas. Je cessai même +d’en avoir des nouvelles, n’allant pas du côté du +Rempart, et ne l’ayant plus rencontré dans +Semur. En revanche, il sembla brusquement que +l’aventure Traversot-La Gilardière remplît l’horizon +visible.</p> + +<p>Il y eut d’abord l’annonce de l’arrivée prochaine +de madame de La Gilardière. On donnait du même +coup des précisions sur celle-ci. Elle habitait +Paris, mais possédait, assurait-on, un hôtel +somptueux à Orléans et des propriétés en Beauce +que, pour des raisons inexpliquées, elle ne visitait +jamais. Ses sentiments religieux ne pouvaient +faire doute, car son fils aîné, seul frère de La +Gilardière, entré fort jeune dans les ordres, desservait +actuellement, en qualité de vicaire, une +paroisse de Versailles. On affirmait enfin que, si +excellente chrétienne qu’elle parût, elle aimait +l’argent, et exigerait certainement une dot des +Traversot. Comme il était douteux que ceux-ci +pussent la fournir, on en concluait que le projet +sombrerait au cours du voyage.</p> + +<p>Puis, ce fut une autre histoire. Plus d’arrivée en +perspective. Madame de La Gilardière ne viendrait +pas. Le mariage était rompu. La raison ? Un conte +à dormir debout. La Gilardière n’était pas La +Gilardière, mais prosaïquement un sieur Manchon, +frère de l’abbé Manchon fort lié avec l’abbé Valfour, +lequel, comme on sait, avait été des premiers +à patronner dans Semur le nouvel arrivant.</p> + +<p>Alors, pourquoi ce titre, et comment expliquer +que l’abbé Valfour, si honorablement connu, se +fût prêté à une usurpation d’état civil, quitte à +compromettre la famille la plus notable du pays ? +Ici les explications variaient. L’une d’elles, très +répandue, consistait à affirmer la naissance illégitime +de La Gilardière. Faute de pouvoir le +reconnaître, sa mère l’avait fait inscrire sous un +nom de fantaisie, peut-être celui du lieu de naissance. +Quant à concilier pareille aventure scandaleuse +avec ce qu’on affirmait de l’intransigeance +de madame de La Gilardière, c’était affaire aux +habiles, et, de plus, sans importance.</p> + +<p>Bientôt, d’ailleurs, un fait donna tort à tout le +monde. Si, en effet, madame de La Gilardière ne +paraissait toujours pas, si même les Traversot +avaient fait subitement une absence de quelques +jours, l’hôtel de Thil se rouvrit. La Gilardière continua +d’y fréquenter comme avant.</p> + +<p>Ainsi groupés, de tels racontars prennent un +aspect incohérent, j’en conviens. Était-il assuré +pourtant qu’il ne s’y trouvât que du roman ? Plus +d’une fois, les recueillant, je me rappelai que +M. Lormier avait hésité à communiquer au notaire +des Traversot un renseignement « à défaut duquel +des personnes honorables risquaient d’être dupées ». +Inconsciemment, il s’établit de la sorte au fond de +moi une sorte de lien mal défini entre les deux +histoires. Je m’habituai à les associer comme si +véritablement l’une eût conduit l’autre. Vous +verrez plus loin quelles inductions je me risquai +même à en tirer…</p> + +<p>On en était là, c’est-à-dire qu’en dépit du tourbillon +de médisances qui emportait la ville, les +intéressés suivaient paisiblement leur chemin, +quand une aventure mystérieuse bouleversa les +cervelles et provoqua le dénouement.</p> + +<p>Mais auparavant, que je mentionne encore une +courte et fortuite rencontre avec M. Lormier. Ce +devait être la dernière d’ici longtemps, et elle eut +lieu précisément la veille du jour où le scandale +éclata…</p> + +<p>Ce soir-là, je ne sais pourquoi, pris d’un irrésistible +désir de solitude et de flâne, je m’étais +décidé à me rendre au Rempart. Il y a des heures, +où, fût-on libre d’inquiétudes et parfaitement +heureux, on éprouve ce que j’appellerais volontiers +la nostalgie de la mélancolie. N’importe qui +a connu cela. Arrivé à la promenade, je m’installai +sur un banc, et face au paysage paisible, +savourai la tristesse qui m’accablait sans cause. +Elle m’oppressait comme si ma misère eût été +véritable, et je n’aurais pu dire cependant à quoi +elle tenait ni pourquoi elle était venue. Las de +rêver, je m’apprêtais à repartir, quand au bout du +mail surgit à son tour la silhouette de M. Lormier. +Il avait l’air de se diriger vers moi et je crus qu’il +m’avait aperçu. En réalité, il regardait bien devant +lui, mais tout entier à ses pensées, ne voyait rien.</p> + +<p>Mon premier instinct fut de m’enfuir, tant je +souhaitais garder intacte la tranquillité que j’étais +venu chercher. Je réfléchis ensuite que je risquais +de me montrer impoli et que le mieux serait d’expédier +rapidement la corvée que le hasard m’imposait.</p> + +<p>Allant à sa rencontre, je l’abordai, le premier.</p> + +<p>— Voilà, dis-je, une heureuse coïncidence. Il +faut venir ici pour avoir de vos nouvelles. Êtes-vous +mieux, au moins, et vos soucis se sont-ils +un peu dissipés ?</p> + +<p>Tiré d’une rêverie profonde, M. Lormier ne put +réprimer un léger sursaut, puis, revenant à lui, +non sans peine :</p> + +<p>— Ah ! c’est vous, docteur ? En effet, je suis +bien… tout à fait bien…</p> + +<p>— Votre fille ?</p> + +<p>— Ma fille aussi.</p> + +<p>— Toujours à sa tour ?</p> + +<p>Il eut d’abord l’air de ne pas comprendre.</p> + +<p>— Vous voulez dire dans sa chambre ?… Oui… +c’est-à-dire, non… enfin elle y est en ce moment.</p> + +<p>— J’entends bien qu’elle n’y saurait demeurer +sans cesse ! Rappelez-lui de ma part que l’exercice +est excellent pour son cas.</p> + +<p>— Inutile : elle ne vous obéit que trop. Depuis +une semaine, elle est toujours par voies et par +chemins.</p> + +<p>— Parfait. L’accompagnez-vous ?</p> + +<p>— Moi ?</p> + +<p>Il hésita. Une ombre passa sur son visage.</p> + +<p>— Non, je n’ai plus le temps… Imaginez-vous +que je me remets au travail.</p> + +<p>— De mieux en mieux : rien ne peut être plus +favorable.</p> + +<p>— Cela réussit aussi à Geneviève : je l’ai rarement +vue si gaie.</p> + +<p>— Allons, m’écriai-je en guise de conclusion, +j’avais donc raison ! vous voyez que tout s’arrange.</p> + +<p>Il me regarda encore, mais de l’air d’un homme +qui n’y est pas.</p> + +<p>— En effet.</p> + +<p>Puis, comme las de l’effort d’avoir tant parlé :</p> + +<p>— Charmé de la rencontre… A une autre fois !</p> + +<p>Il inclina la tête et repartit.</p> + +<p>En dépit de ses assurances, il ne semblait pas, à +le voir, qu’il fût sorti de soucis. Je rentrai obsédé +malgré moi par la pensée de l’extraordinaire dissentiment +qui torturait désormais ce père et cette +fille. J’avais en même temps l’espoir irraisonné +qu’une chose surviendrait bientôt qui me ramènerait +au cœur de l’aventure, ou bien y mettrait +fin. Je ne me trompais qu’à demi : vingt-quatre +heures plus tard, on apprenait l’affaire du vol.</p> + +<p>Par qui fut-elle révélée ? Comment en un après-midi +une ville entière s’en trouva-t-elle bouleversée ? +Je l’ignore, et ne tenterai pas de l’expliquer. +C’est à de pareils faits que se découvre +la puissance de la police anonyme dont je parlais +tout à l’heure.</p> + +<p>Quoi qu’il en soit, le vol ayant eu lieu vers +onze heures, dès midi l’annonce en était donnée, +heurtait une porte après l’autre, courait, s’enflait +de gloses décisives, si bien qu’à deux heures il +était clair déjà que l’étranger ne pourrait résister +et n’avait plus qu’à partir : la ville enfin avait +vaincu !</p> + +<p>Résumés, les faits constatés étaient les suivants :</p> + +<p>Dans la matinée, le banquier Chasseloup avait +déposé sur la table de son cabinet de travail une +liasse de dix billets de mille francs. Quand il +voulut la reprendre, elle avait disparu. Il cherche, +bouleverse ses papiers, interroge discrètement. +L’évidence s’impose : sans doute possible, il y a +vol. Mais qui a pu le commettre ?</p> + +<p>Ici l’inexplicable. Dans le bureau de Chasseloup, +en effet, ne pénétraient que Chasseloup, — cela +va de soi, — La Gilardière, éventuellement +des clients notoires de la banque et enfin un +garçon de bureau nommé Broquant. Ce matin-là, +on n’avait pas connaissance qu’aucun client se fût +présenté, et la pièce n’avait cessé d’être occupée +tantôt par Chasseloup, tantôt par La Gilardière, +tantôt enfin par tous les deux. S’il y avait eu +détournement, force était de choisir entre trois +personnes : Chasseloup lui-même, ce qui était +ridicule, La Gilardière, ce qui ne l’était pas beaucoup +moins, enfin Broquant, vieil homme d’une +honorabilité reconnue et qui, de plus, aurait dû +opérer sous les yeux mêmes des patrons, alors +que tant d’autres occasions meilleures s’étaient +auparavant trouvées à sa portée.</p> + +<p>L’opinion populaire, elle, n’hésita pas. Pour +tout Semur, La Gilardière devint le coupable. On +découvre toujours des raisons valables à l’absurde. +En somme, La Gilardière passait pour mener +grand train : or, que savait-on de ses ressources ? +Rien. Il y a d’ailleurs voleur et voleur. La Gilardière, +gêné par une échéance, n’aurait évidemment +pas songé à détrousser un passant : rien d’excessif +en revanche à lui imputer un emprunt momentané, +auquel Chasseloup n’eût peut-être pas consenti +de plein gré, et qui, la passe difficile franchie, +serait restitué de la même manière mystérieuse. +Autre chose : aucune plainte ne partit de la banque ; +sans les recherches faites en première heure par +Chasseloup, on aurait même tout ignoré. Nouvelle +charge contre La Gilardière. Dès lors qu’on avait +songé à lui céder l’entreprise, pouvait-on rendre +public un éclat qui eût prouvé avec quelle légèreté +Chasseloup s’apprêtait à traiter ? Je vous fais grâce +du reste. Vous avez le principal.</p> + +<p>Ce que je voudrais rendre, est la folie qui suivit. +Je n’ai jamais senti à ce degré combien <i>une +opinion</i>, même stupidement orientée, peut devenir +un impondérable irrésistible. A Paris, où le regard +ne pousse jamais au delà d’une façade, on ne saurait +le comprendre : on ne rencontre les grandes +lames qu’au milieu de l’océan et loin des côtes, +et pareillement, il faut la solitude de la province +pour découvrir de tels remous. Ce n’est aussi +qu’en province que se trament les machinations +véritables, j’entends par là celles que non seulement +la justice ne peut atteindre, mais qui frappent +leur homme sans que celui-ci soupçonne d’où +vient le coup.</p> + +<p>En apprenant ces sottises, je haussai d’abord +les épaules. J’en vins ensuite à me demander si +l’on ne se trouvait pas précisément devant une +tentative savamment combinée pour prendre un +adversaire contre lequel les efforts précédents +avaient échoué. Je me le demande encore. Mais +allez-y voir ! Tout compte fait, je ne fus pas loin +non plus de considérer, avec la plupart, que La +Gilardière avait au moins le tort de beaucoup faire +parler de lui. Je ne devais pas le penser longtemps. +Deux jours plus tard, en effet, on sut que +les billets avaient été retrouvés précisément dans +son bureau. En revanche, l’essentiel était obtenu : +La Gilardière venait de partir sans crier gare. Il +ne revint plus. Il était écrit qu’Annette Traversot +resterait fille.</p> + +<p>Autant la tempête avait soufflé violente, autant +la victoire fut accueillie avec calme. Subitement +les langues s’arrêtèrent. Plus de retours sur le +passé. Il semblait positivement qu’aucun La Gilardière +n’eût existé, ou, si l’on veut, l’équipage +l’ayant jeté par-dessus bord, le navire continuait +sa route, et rien dans le sillage ne décelait qu’un +homme eût disparu.</p> + +<p>Ah ! cela encore est bien particulier à la province, +qu’elle puisse ainsi se passionner pour ou +contre un étranger et que, celui-ci reparti, elle +oublie du jour au lendemain jusqu’à son nom ! +Les Traversot eux-mêmes affectèrent d’ignorer +que leurs espoirs avaient sombré. On mit cependant +un certain empressement à leur rendre +visite, sans doute par manière de condoléance, et +je dus me résoudre à y aller, comme les autres, +mais j’attendis pour cela qu’une quinzaine se fût +écoulée.</p> + +<p>Si maintenant vous me demandez quels liens +rattachent ces faits à la vie des Lormier, je vous +répondrai bien entendu : « Aucun, si l’on s’en +tient aux vraisemblances ». En revanche, peut-être +serez-vous frappés comme moi de la coïncidence +qui va suivre.</p> + +<p>En me rendant chez les Traversot, je m’étonnai +tout d’un coup de n’avoir plus de nouvelles des +Lormier. Passer devant leur maison, n’était pas +un détour. Mais voici qu’en approchant j’eus +l’extrême surprise de voir les volets clos, la porte +barricadée.</p> + +<p>Alors, résolu d’en savoir plus, je m’informai +près d’un voisin.</p> + +<p>— M. Lormier serait-il absent ?</p> + +<p>— M. Lormier a dû partir mardi passé.</p> + +<p>— Savez-vous quand il sera de retour ?</p> + +<p>— Mais, monsieur, puisque je vous dis qu’il est +parti… tout à fait parti… voire même que la maison +est présentement à louer.</p> + +<p>— Alors sa fille ?</p> + +<p>— Sa fille est avec lui.</p> + +<p>— Et ils n’ont point dit où ils allaient ?</p> + +<p>— Ah ! pour cela, monsieur, nous ne savons +pas.</p> + +<p>Ainsi, comme La Gilardière, les Lormier eux +aussi s’étaient envolés sans prévenir !</p> + +<p>Abasourdi, je contemplai la demeure vide et +me surpris à murmurer :</p> + +<p>— Il eût au moins été convenable de m’envoyer +un avis de congé !</p> + +<p>En réalité j’éprouvais une violente déception. +On a toujours quelque peine à fermer un livre à +mi-chemin du dénouement, surtout si l’on se croit +sûr de ne jamais le rouvrir. Pouvais-je me douter +en effet qu’une heure viendrait où j’en saurais +autant que M. Lormier, où même, allant plus loin, +je me flatterais de soupçonner la vérité inconnue +de lui ?…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>VI</h3> + + +<p>Ce jour vint quatre ans plus tard.</p> + +<p>J’achevais à Paris mon voyage de vacances. La +veille du départ, tenté par un admirable après-midi +d’automne, j’avais pris le train pour Versailles +et me promenais dans le grand Trianon.</p> + +<p>Je ne sais si vous avez le goût de Versailles ? Le +parc m’a toujours semblé de dimensions forcées. +Quelque chose comme un Saint-Pierre de Rome +devenu forêt… Au grand Trianon, en revanche, plus +d’espaces démesurés, des proportions humaines, +et, parce que les passants n’y vont pas, une solitude +qui enchante. A peine de temps à autre un +bruissement d’ailes traverse-t-il le silence ; des +écureuils fuient, les branches molles se balancent +sans murmurer, et rien n’est beau comme ce lieu +désert où la nature et l’homme unirent leurs +forces, pour la seule joie des nuages qui passent +par-dessus lui.</p> + +<p>J’arrivais à peine et commençais d’errer à ma +fantaisie, quand, non loin du buffet, un second +promeneur se montra.</p> + +<p>Soit désœuvrement, soit déplorable manie provinciale, +j’eus aussitôt le désir de voir de près +l’homme rare qui partageait mon goût. Revenant +sur mes pas, je me mis en mesure de le dévisager.</p> + +<p>Autant que j’en pouvais juger à distance, c’était +un vieillard vêtu de noir, coiffé d’un feutre à +larges bords, et dont la figure, en partie cachée, +frappait par sa pâleur extrême. La coupe des +vêtements, leur usure, les taches que la grande +lumière y révélait sans mystère, tout marquait +sinon la pauvreté, du moins une absence de soins, +corollaire fréquent de la personnalité qui s’abandonne.</p> + +<p>Cependant, à mesure que je me rapprochais, la +tournure, l’ensemble de l’être me donnaient la +sensation du déjà vu. Je me demandais : « Où ai-je +rencontré cet homme, et quand ? ou plutôt, +à qui ressemble-t-il, puisqu’à Versailles je n’ai +point de relations ? »</p> + +<p>Soudain, un nom jaillit dans ma mémoire : +Lormier !</p> + +<p>Ce sont là, en vérité, des phénomènes déconcertants. +Depuis que M. Lormier avait quitté +Semur, je ne m’en étais plus occupé. Après le +premier étonnement provoqué par son départ, et +faute d’en rien apprendre, très vite, j’avais cessé +de penser à lui. Il semblait donc que j’eusse oublié +jusqu’à son existence : et simplement parce qu’une +silhouette présentait avec la sienne une vague +ressemblance, voici que, sans effort, je me remémorais +son histoire comme d’hier, son visage +comme si je venais de le rencontrer !… Lormier +d’ailleurs avait le teint coloré, des cheveux noirs… +Si j’avais pu apercevoir les yeux ?… Hélas ! pourquoi +l’ombre du feutre les cachait-elle ? Il est vrai +que rien non plus n’était plus simple que d’éclaircir +mon doute, si sot qu’il fût. Arrivé à la hauteur de +l’inconnu, sans hésiter, je demandai :</p> + +<p>— Pardon, monsieur, pourriez-vous m’indiquer +dans quelle direction se trouve la sortie ?</p> + +<p>Le son de ma voix dut produire aussi sur mon +interlocuteur un effet singulier, car je le vis +s’arrêter net avec une expression d’effroi, puis, +sans prononcer rien, tendre la main vers une +allée. Mais, en même temps, il avait levé la tête. +J’eus peine à retenir un geste de stupeur. Mon +instinct ne m’avait pas trompé.</p> + +<p>— N’est-ce pas à M. Lormier que j’ai l’honneur +de parler ? m’écriai-je.</p> + +<p>Il balbutia :</p> + +<p>— En effet.</p> + +<p>Puis, après une courte incertitude, — peut-être +balançait-il à passer outre, — je le vis devenir +plus blafard, s’il était possible :</p> + +<p>— Excusez-moi, docteur ; moi non plus je +n’osais pas vous reconnaître.</p> + +<p>— Si bien que sans l’heureuse idée de vous +aborder…</p> + +<p>— Je vous aurais probablement laissé passer…</p> + +<p>Deux phrases qui occupèrent à peine une +seconde. Mon Dieu ! que de choses dans ce qu’on +dit en une seconde, et surtout dans ce qu’on ne +dit pas ! J’avais envie de lui crier : « Qu’est-il +donc arrivé, pour que je retrouve seulement le +spectre de vous-même ? » Aussi vives que si nos +quatre années de séparation venaient de s’abolir, +je retrouvais toutes mes curiosités d’antan. Allais-je +éclaircir le mystère de sa disparition ? Qu’avait-il +fait de sa fille ? Quel dénouement avait dissipé +leurs silences ou couronné leur rupture ? J’étais +surpris enfin qu’il ne m’eût pas tendu la main. +Une rencontre importune n’aurait pas reçu d’accueil +plus glacial…</p> + +<p>Et lui, probablement, devait songer : « Est-il +là par hasard, ou parce qu’il m’a cherché ? Est-il +la chance inattendue qui s’offre à moi, ou vais-je +inventer un prétexte pour le quitter ? »</p> + +<p>Oui, durant que s’échangeaient deux pauvres +phrases, brèves et insignifiantes, nous pensions +cela, et d’autres choses encore, certainement ; +mais, surtout, comme nous étions accablés déjà +par ce que nos présences contenaient d’irrémédiable, +comme déjà nous nous sentions la proie +de ce je ne sais quoi de fatal qui, à une heure +donnée, saisit l’homme malgré lui, et le jette à +l’opposite de son désir !</p> + +<p>Pour cette raison, sans doute, je repris :</p> + +<p>— N’est-il pas surprenant de nous rejoindre +ici, alors que, suivant toute vraisemblance, ni +vous ni moi n’y passons peut-être une fois l’an ?</p> + +<p>Il murmura, en écho :</p> + +<p>— Surprenant… oui…</p> + +<p>Il avait d’ailleurs l’air de m’écouter d’une façon +machinale. Si les mots lui parvenaient matériellement, +il devait s’abstenir de les associer pour +construire une pensée.</p> + +<p>Je poursuivis :</p> + +<p>— Que de temps depuis votre départ de Semur !</p> + +<p>L’écho répéta :</p> + +<p>— Que de temps… oui…</p> + +<p>— J’avais bien supposé d’ailleurs que Paris +était votre nouvelle résidence.</p> + +<p>— Paris… naturellement…</p> + +<p>Vous le voyez, c’était moi qui parlais. Je ne +m’interrompais que pour recevoir mes propres +paroles renvoyées par un mur. Cependant, et si +étrange que cela soit, je n’en étais pas troublé. +Je m’accoutumais à vue d’œil à retrouver M. Lormier +tel qu’il était désormais, c’est-à-dire ne donnant +pour réponses que mes demandes, et encore +en deuil, toujours en deuil, de la femme qu’il +n’avait pas regrettée…</p> + +<p>Je n’avais non plus aucune intention particulière +en débutant par des niaiseries, au lieu de courir +droit à la question qui seule m’intéressait et par +laquelle, au contraire, je terminai :</p> + +<p>— Et votre fille ? Comment va-t-elle ?</p> + +<p>Six mots ajoutés au reste, tels qu’on en déballe +par politesse à chaque rencontre avec une personne +de connaissance… Mais à peine eus-je +entendu leur son qu’ils me firent peur. Cette fois, +en effet, l’écho ne me renvoya rien. M. Lormier +tentait bien d’agiter ses lèvres ; seul un flot rouge +parvint à envahir ses joues qui étaient blanches +jusque-là. Je balbutiai, interdit :</p> + +<p>— Aurais-je, sans le vouloir ?…</p> + +<p>Ma question expira avant de s’achever : M. Lormier, +maintenant, me regardait. Se pouvait-il +que je n’eusse pas vu encore le désespoir de ses +prunelles sans lueur ?</p> + +<p>— Partie peut-être ?… soupirai-je d’une voix +éteinte.</p> + +<p>Les épaules de M. Lormier se soulevèrent, +répondant à leur manière : « Si ce n’était que +cela ! »</p> + +<p>— Grand Dieu ! vous ne voulez pas dire ?…</p> + +<p>Il approuva d’un signe de tête ; un commentaire +suivit, neutre, décoloré, du même ton, je vous le +jure, que les oui qui avaient précédé : car, lorsqu’on +a dépassé certaines limites dans la douleur, +tout prend le même accent :</p> + +<p>— N’aviez-vous pas remarqué que je suis en +noir ?…</p> + +<p>Et M. Lormier rentra dans son mutisme. Moi-même, +j’étais incapable de prononcer une syllabe. +J’avais cru jadis apercevoir la souffrance : quelle +erreur ! A ce moment, enfin, j’en découvrais le +visage.</p> + +<p>Comprenez ce que ceci veut dire.</p> + +<p>A nos pieds, la lumière filtrée par les branches +coulait en ruisseaux d’or sur le sol. Un souffle +tiède animait l’allée illuminée. Tout ce que les +yeux atteignaient était serein et beau… Cependant, +une telle certitude de douleur <i>définitive</i> +émanait de nous que la splendeur n’existait plus : +le silence d’un homme qui souffre suffit pour +éteindre la beauté de l’univers et l’univers lui-même.</p> + +<p>Quatre années auparavant, dans mon cabinet, +M. Lormier avait prononcé des plaintes, poussé +des cris, clamé la révolte : ce n’était pas non plus +la souffrance. La vraie, la seule dont il convienne +de s’occuper parce que seule elle nous +appartient en propre, se reconnaît aux faces +impassibles qu’elle modèle et à ce fait qu’on la +<i>sait</i> sans remède.</p> + +<p>Cette fois nous touchons le fond ; le privilège +effroyable de l’homme vient de paraître. Tout, +dans la nature, vit, subit, et meurt, mais <i>sans +savoir</i>. L’homme, lui, <i>sait</i> et parce qu’il sait, ne +peut être consolé…</p> + +<p>La fille de M. Lormier était morte. Qu’est-ce +que la mort, sinon une absence qui ne finit pas ? +Des milliers de gens, par le monde, supportent +sans peine l’absence de vivants qui eux non plus +ne reviendront pas : que suffit-il pour cela ? +<i>ignorer</i> que le voyage ne sera suivi d’aucun +retour. Du coup, on se nourrit d’espoir, on est +libre d’attendre l’absent. Mais M. Lormier, lui, +<i>savait</i> que nulle puissance n’était capable de le +ramener. Alors, quelle consolation lui offrir ? De +la pitié ? elle exaspère. Un appel à la croyance ? +Croire n’est point tenir, et on ne se reprend à des +possibles que s’ils ne vous sont pas nécessaires.</p> + +<p>Pour calmer M. Lormier, il n’y aurait eu qu’un +moyen : obliger la mort à rendre ce qu’elle avait +pris, et justement, je le répète, on <i>savait</i> que la +mort ne rend jamais !</p> + +<p>Ainsi, toute parole impuissante, tout geste inutile : +il n’y avait bien qu’à ne plus bouger, à se +taire… et je me tus, je ne bougeai plus : pendant +un long moment, on aurait pu nous confondre +avec les arbres d’alentour…</p> + +<p>Soudain, M. Lormier tira son mouchoir pour +s’éponger le front. A quoi tiennent les choses ! il +parut que ce mouvement produisait une rupture +dans la tension momentanée qui nous paralysait. +Les liens que je sentais me garrotter se relâchèrent. +Je pus enfin m’efforcer de parler, et je +dis :</p> + +<p>— Je devine ce que ma rencontre inopinée a +dû éveiller en vous de souvenirs déchirants. Je +ne veux pas les aggraver par l’expression des +sentiments qui m’oppressent : cependant, puisque +le mal est fait, ne puis-je vous être utile ? De +grâce, usez de moi, sans hésiter…</p> + +<p>Ce n’était pas là une offre vaine. J’éprouvais une +telle pitié de cet homme, que, pour l’alléger, +j’étais prêt à tenter n’importe quelle entreprise. +Je ne m’attendais d’ailleurs à aucune acceptation. +A mon grand étonnement, M. Lormier, au +contraire, leva la tête, et posant ses yeux sur +moi, eut l’air de supputer le secours que je lui +proposais. La conclusion fut également imprévue.</p> + +<p>— Venez, dit-il, sans s’expliquer plus.</p> + +<p>— Où souhaitez-vous me conduire ?</p> + +<p>— Chez moi…</p> + +<p>— A merveille ; le prochain train pour Paris…</p> + +<p>Il m’interrompit :</p> + +<p>— Inutile d’ouvrir l’indicateur : j’habite Versailles…</p> + +<p>— Quoi ? c’est ici…</p> + +<p>— Ici qu’elle vivait… oui.</p> + +<p>— Et que vous-même ?…</p> + +<p>— Mais venez donc !</p> + +<p>Je crus qu’il allait tomber. Vivement, je le pris +à mon bras et nous partîmes.</p> + +<p>Retour à l’entrée du jardin, sur le tapis des +feuilles bruissantes. Chaque foulée faisait voler +une musique fluide qui expirait derrière nous, +sans que nous eussions le désir de tourner la tête +pour l’écouter.</p> + +<p>Dans l’avenue de Trianon, généralement déserte, +autre spectacle. Un orphelinat prenait ses ébats +sous la garde de deux religieuses. M. Lormier eut +une hésitation avant de traverser l’essaim, puis se +laissa entraîner. Mais, tout à coup, une fillette +qui courait sans nous apercevoir vint le heurter. +D’un bond, il recula comme à un contact odieux. +Je l’entendis murmurer :</p> + +<p>— Elles n’ont plus de parents, et elles vivent !…</p> + +<p>Il n’acheva pas sa pensée, mais je la lus dans +le regard qu’il jetait à l’importune : pourquoi la +vie à ces déshéritées qui n’avaient personne pour +les regretter ? Quelle sottise dans les choix de la +mort !</p> + +<p>Et nous passâmes, affectant de ne rien remarquer, +pas même le salut des religieuses qui se +rangeaient pour nous laisser le chemin libre.</p> + +<p>Nous allions tout droit, sans hâte apparente. +Nous allions, telles des ombres, dans l’immense +avenue qui, empourprée par le soleil déclinant, +semblait railler notre petitesse et notre misère. +Qu’est-ce que deux pauvres hommes, devant une +futaie géante et l’embrasement d’un ciel d’automne ? +Cependant, jamais — non jamais comme +au cours de cette marche — je n’ai perçu de quelle +hauteur infinie nous dominions l’univers. Entre +nous et lui, il y avait ce mystère — la souffrance — cette +grandeur — la conscience du mal sans +remède — ce pouvoir atroce enfin réservé aux +seuls humains — désespérer…</p> + +<p>Vingt minutes plus tard, M. Lormier s’arrêta +devant une maison située, je crois, à l’angle de la +rue d’Angiviller et de la rue d’Angoulême. La +porte cochère franchie, il fallut traverser une cour +au fond de laquelle d’anciens communs avaient +été aménagés en logements. Après avoir gravi un +escalier de bois ciré, M. Lormier introduisit une +clé dans la serrure, poussa la porte, et s’effaçant :</p> + +<p>— Nous y sommes, dit-il.</p> + +<p>Je passai le premier, comme il le désirait.</p> + +<p>L’étroitesse et la médiocrité du lieu m’étonnèrent. +Une antichambre de quelques pieds carrés +et deux pièces exiguës le composaient tout entier. +Je n’aperçus pas non plus les meubles de Semur. +C’était le garni médiocre, avec des voiles au crochet, +des tapis maculés et les inévitables gravures +que grignotent des champignons sous la vitre. +La pensée que M. Lormier avait abrité sa fille dans +un tel campement, qu’elle y était morte peut-être, +me désorientait.</p> + +<p>Cependant, M. Lormier, après avoir jeté son +chapeau sur le lit, prenait un siège, m’en désignait +un autre.</p> + +<p>— Permettez d’abord que je me repose, dit-il.</p> + +<p>Et sans plus se soucier de ma présence, il parut +réfléchir. Regrettait-il déjà de m’avoir amené ? +Résolu en tout cas à empêcher le silence de s’installer, +je demandai :</p> + +<p>— Comment se fait-il que je ne revoie pas votre +ancien mobilier ? Vous aviez, je m’en souviens, +des fauteuils Louis XVI délicieux…</p> + +<p>— Vendus. Je n’y tenais pas. Ils venaient de +mes beaux-parents.</p> + +<p>— Depuis combien de temps habitez-vous ici ?</p> + +<p>— Mais depuis que j’ai vécu seul… trois ans +bientôt… Le garni a bien des avantages : point +de soucis de ménage, la possibilité de changer +sans que ce soit une révolution…</p> + +<p>Il parlait cette fois avec volubilité, et d’autant +plus qu’il s’agissait de futilités. Avez-vous remarqué +quel dédoublement se produit chez les gens, +au seuil de paroles qu’ils redoutent de prononcer ? +Ils semblent absorbés par l’inutile, s’épandent en +bavardages : mais, en même temps, ils ne cessent +de penser à la chose qui seule importe, et préparent +les mots qui aideront à l’exprimer.</p> + +<p>— Trois ans ! répétai-je surpris. J’avais cru +votre malheur de date plus récente.</p> + +<p>Il ne répondit pas, je doutai même qu’il eût +entendu. Brusquement, il venait d’appuyer ses +coudes sur la table qui nous séparait et, de nouveau, +me regardait. Je crus encore lire en lui +l’hésitation qui m’avait frappé tout à l’heure et +sans doute mesurait-il à ce moment si l’évocation +du passé dépasserait ou non ses forces. Puis, son +visage, déjà blafard, devint couleur de cendre ; la +résolution était prise.</p> + +<p>— Tel que vous me voyez, commença-t-il lourdement, +je cherche la solution d’un problème… +auquel ce qui me reste de vie est suspendu… Disposez-vous +d’une demi-heure ?… Oui ? C’est bien. +Vous n’aurez d’abord qu’à m’écouter… Le temps +d’exposer les données… et après, grâce à vous…</p> + +<p>Je n’avais garde de l’interrompre. Je me contentais +de suivre en approuvant avec des signes +de tête. Il poursuivit :</p> + +<p>— Naturellement, c’est un récit cruel : vous +me ferez plaisir en ne posant pas de questions ; les +éclaircissements, s’il en est besoin, viendront +après… Pour arriver au bout, j’ai besoin d’aller +d’une traite… même, faites mieux : détournez vos +yeux… Que je ne les voie pas, comme maintenant, +s’inquiéter de ce que je puis ressentir ou craindre. +Admettez que ce n’est pas moi qui parle, mais un +inconnu, dans la pièce à côté, et que vous le suivez +à travers une cloison.</p> + +<p>Il eut un sourire navrant.</p> + +<p>— … A travers la cloison !… Tout à fait exact. +Vous serez d’un côté, moi de l’autre. Surtout, je +vous souhaite de ne jamais me rejoindre.</p> + +<p>Ainsi, dans un dessein que j’ignorais, il m’avait +ramené pour me livrer d’abord le mystère de sa +vie douloureuse ! Avouerai-je que devant ce visage +tragique qu’il me demandait de ne plus regarder, +dans ce garni désolé où régnait, en dépit de la +fenêtre ouverte, un air oppressant et lourd de +drame, toute curiosité vaine m’avait déjà quitté ? +J’eus peur seulement de profiter d’une confiance +arrachée par un émoi accidentel.</p> + +<p>— Un dernier mot avant que vous ne commenciez, +interrompis-je : êtes-vous assuré de ne +jamais regretter vos confidences ?</p> + +<p>M. Lormier coupa d’une voix tranchante :</p> + +<p>— Je vous prie de penser qu’avant de vous +conduire ici, j’avais pesé mon acte.</p> + +<p>Alors, sans discuter, je fis ce qu’il souhaitait et +détournai la tête. Je n’avais désormais qu’à écouter. +Quant à la cloison, dès lors que M. Lormier décidait +de parler, n’était-ce pas que nous allions l’abattre ?</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>VII</h3> + + +<p>Voici, rapporté autant que possible avec les +couleurs diverses qui l’animèrent, le récit de +M. Lormier. Imaginez à votre gré la mimique et +l’accent. Je fus trop vite saisi par le fond pour +m’arrêter à l’accessoire. L’un a détruit l’autre +dans ma mémoire.</p> + +<p>« Dois-je, commença-t-il, rappeler l’unique +visite que je vous aie rendue, et les aveux qui +s’y mêlèrent ?… Non ?… Alors, laissons cela. +A tort ou à raison, j’accusais un inconnu de me +séparer de ma fille. « Folie ou jalousie, deux choses +qui vont de pair », prétendiez-vous. Je partis, +répliquant : « Ni l’un ni l’autre ». Vous n’aviez pu +parvenir à me convaincre : et pourtant de notre +entretien devait sortir un résultat inattendu. Certain +de ne pas me tromper, je vous quittai, résolu +à ne plus discuter les moyens. Après m’être contenté +si longtemps de renseignements accidentels +ou d’intuitions, je rentrais décidé à espionner ma +fille !…</p> + +<p>Le premier pas sur une telle route paraît toujours +facile. On se dit : « Je me contenterai d’une +surveillance muette » et il semble que le fait de +regarder d’une manière continue ne changera rien +au cours des choses.</p> + +<p>Dès qu’on passe à l’acte, la réalité se venge et +les ruines commencent. Ce même soir, j’étais à +peine de retour que déjà je mentais. Il fallait +donner à Geneviève l’apparence de plus de liberté : +j’annonçai qu’à partir du lendemain, je reprendrais +mes travaux. « J’ai la nostalgie de l’étau », déclarai-je. +Ma fille aurait dû s’étonner : elle ne parut +que joyeuse. « Allons, dit-elle, tu as eu raison +d’aller chez ce médecin : il t’a rendu l’équilibre ». +Ainsi, avant même que rien eût commencé, chacun +prenait le rôle. N’importe ! je me refusai +à reculer : à dater de là, j’entrai dans l’allée +sombre et j’espionnai…</p> + +<p>Pour la seconde fois, je prononce le mot. A le +sortir dans sa hideur, je me rends compte aujourd’hui +qu’alors seulement débutait la folie dont +vous m’accusiez auparavant… Folie, en effet, +d’employer de la sorte des heures que je pleure +maintenant avec des larmes de sang, et qui étaient +les dernières où j’aurais pu jouir de mon enfant ! +Quant au résultat, nul. Je constatai que ma fille +causait avec nombre de gens dont aucun ne comptait. +Elle allait à Notre-Dame se confesser à +l’abbé Valfour : mais quel rôle cet abbé aurait-il +pu jouer ? je ne le vois pas. Ajoutez une ou deux +courses de banques, car, devenue majeure, elle +avait désiré et obtenu de moi l’autorisation de +gérer elle-même la fortune de sa mère… et voilà +le gain d’un mois de contraintes, de sorties à la +dérobée, de trahisons quotidiennes. En suivant +comme jadis les seules nuances du visage, j’aurais +du moins vécu près de lui et, — qui sait ? — avec +plus de résultats !</p> + +<p>Aussi bien, ces nuances mêmes ne servaient +qu’à exaspérer mon inquiétude par leur diversité +désolante, tellement qu’un soir, n’y tenant plus, +j’osai demander : « A qui penses-tu ? »</p> + +<p>Point de réponse…</p> + +<p>Ah ! ce fut une scène étrange ! Tour à tour commandant +et suppliant, j’exigeais le nom, j’offrais +d’aller chercher l’homme, je consentais d’avance +à pardonner, à disparaître… Elle, cependant, se +bornait à secouer la tête :</p> + +<p>— Père, à quoi songes-tu ? Quel délire t’a pris ?</p> + +<p>Quand je me calmai, nous n’avions rien obtenu +l’un de l’autre ; toutefois, nous étions assez émus +pour croire à l’avènement de temps nouveaux. +Puis, le lendemain, chacun reprit son souci profond : +une fois de plus, des cœurs douloureux +s’étaient heurtés, la situation restait pareille…</p> + +<p>Ou plutôt non… Brusquement, la mélancolie +de ma fille disparut. A la tristesse accablée des +jours anciens, succéda une gaieté fiévreuse qui +accrut mes appréhensions. Geneviève, maintenant, +semblait soulevée par une ivresse intérieure, un +continuel bondissement de joie, une impatience +à dévorer les heures telle qu’en peut seule donner +l’attente victorieuse. Et celle-ci se prolongea une +semaine, semaine interminable durant laquelle +j’attendais, moi aussi, mais autrement… Jamais, +en effet, je n’avais plus senti la chose planer sur +nous. Je discernais le battement sourd de ses +ailes. J’étais sûr qu’elle venait, sûr qu’elle nous +emporterait…</p> + +<p>Je me rappelle vous avoir alors rencontré, et un +mot de vous me reste, tant j’en perçus la tragique +ironie : « Vous voyez bien que tout s’arrange. » +Prophétie admirable ! Quarante-huit heures plus +tard, voici comment elle se réalisait :</p> + +<p>J’étais dans mon laboratoire. C’était le soir. +Soudain, la porte s’ouvre, doucement, et j’aperçois +ma fille, les traits décomposés, méconnaissable… +Aussitôt, je me jette vers elle :</p> + +<p>— Qu’as-tu ?</p> + +<p>Elle tenta de sourire :</p> + +<p>— Rien… je voulais simplement… enfin, je me +décide à te demander peut-être un sacrifice, en +tout cas une chose à laquelle je tiendrais… passionnément.</p> + +<p>A ce mot, j’imaginai aussitôt qu’il s’agissait de +l’<i>autre</i>. L’élan coupé, j’eus à peine la force de +balbutier :</p> + +<p>— Explique-toi.</p> + +<p>— Tiens-tu beaucoup à habiter Semur ?</p> + +<p>Toujours obsédé par la pensée de l’<i>autre</i>, je +balbutiai encore :</p> + +<p>— Avec toi, peu importe où je suis : pourquoi +demander cela et que veux-tu ?</p> + +<p>Je la vis frissonner ; cependant, ses yeux ne +tentaient pas de me tromper :</p> + +<p>— Je souhaiterais partir d’ici : j’ai un désir +absurde de nous noyer dans Paris…</p> + +<p>L’<i>autre</i> était-il donc parti aussi ? Voulait-elle le +rejoindre ? Certes ! il m’était bien indifférent de +quitter la maison, ou d’y rester ! J’ai toujours été +sans racines, moi… Mais songez qu’en acceptant, +j’allais peut-être renouer la chaîne, au moment +même où le hasard la brisait ! Et je n’eus pas le +courage de dire tout de suite : « Faisons ce qui +te plaît », mais, au contraire, je biaisai :</p> + +<p>— Pourquoi non ? On peut y réfléchir… donnons-nous +le temps.</p> + +<p>Elle joignit les mains, suppliant :</p> + +<p>— Justement, je voudrais qu’on ne réfléchît +pas et partir… tout de suite… après-demain, par +exemple.</p> + +<p>Grand Dieu ! Était-ce moi qui me trompais ? Une +telle peur dans sa voix !… Si, au lieu de rejoindre +l’<i>autre</i>, elle cherchait au contraire à lui échapper ?… +Du coup, je cessai d’hésiter :</p> + +<p>— Après-demain, soit : à une seule condition.</p> + +<p>— Laquelle ?</p> + +<p>— Dis-moi le motif de ton désir, le vrai…</p> + +<p>Son regard vacilla, éperdu. Nous étions au +bord de l’aveu, je le jure ! Cela ne dura qu’un +millième de seconde : déjà elle s’était ressaisie.</p> + +<p>— Père, murmura-t-elle, ne suffira-t-il pas de +te le dire… à Paris ?</p> + +<p>Je fis un geste farouche.</p> + +<p>— Le motif ! je l’exige… il me le faut… sur +l’heure !</p> + +<p>Je n’achevai pas. Les mains tendues comme +pour repousser les mots qui pourraient suivre, +elle avançait vers moi :</p> + +<p>— Je t’en conjure !… là-bas seulement… Tu as +ma parole… une parole sacrée. En revanche, +aujourd’hui épargne-moi… épargne-nous ! Ne me +repousse pas, surtout, quand je ne demande qu’à +me réfugier près de toi !</p> + +<p>Alors, désespéré de sentir qu’elle souffrait, je +ne savais pour quoi ni pour qui, mais ivre à la +pensée qu’enfin elle revenait s’abriter dans mes +bras, je l’étreignis.</p> + +<p>Je ne me rappelle plus ce qui a suivi. Je +criais :</p> + +<p>— Quand tu voudras ! Où tu voudras ! pourvu +que tu sois heureuse !</p> + +<p>Et je connus la minute ineffable après laquelle +on devrait mourir, car la vie ne la donne qu’une +fois, car son souvenir ne sert qu’à mesurer de +quel sommet l’on tombe, quand le désastre vient…</p> + +<p>Notre départ eut lieu le lendemain. Les meubles +suivraient, aussitôt l’appartement trouvé.</p> + +<p>Premières journées de Paris… Je suis en quête +de logis et grimpe des étages. Geneviève de son +côté, et soi-disant pour aboutir plus vite, fait de +même. Nous ne nous retrouvions que le soir, +harassés. La fatigue m’anesthésiait. Sans elle, +n’aurais-je pas senti que, déjà, sous des formes +différentes, le supplice recommençait ?</p> + +<p>Enfin, je crois avoir trouvé. J’amène Geneviève, +lui demande si mon choix lui convient.</p> + +<p>— Oui, c’est parfait.</p> + +<p>— Dans ce cas, je vais presser l’installation.</p> + +<p>— Oui, cela vaut mieux.</p> + +<p>— Comment ! cela vaut mieux ?… N’est-ce donc +plus ce que tu souhaites ?</p> + +<p>— Oui, sans doute.</p> + +<p>A chaque oui, un geste vague, indifférent ; mais +soudain, elle se ressaisit, m’embrasse :</p> + +<p>— Père ! que tu es bon !</p> + +<p>Je répète de tels mots parce que, devant eux, +tout s’efface… Ce jour-là, ils suffirent encore pour +m’aveugler. Mais l’emménagement terminé, nos +tête-à-tête repris, quelle illusion garder ? Non seulement +<i>l’autre</i> nous avait rejoints ; à la lettre, il +dévorait ma fille !</p> + +<p>Oui, jadis Geneviève me souriait encore de +temps à autre : désormais devenue sa proie, muet +fantôme, elle demeurait accablée, immobile, toujours +absente. Je me disais : « Pourra-t-elle seulement +continuer à vivre ? » A d’autres instants, +soulevé de colère, j’avais envie de crier : « Qu’attends-tu +pour remplir ta promesse et m’éclairer ? » +Cependant ni l’un ni l’autre n’ouvrait la bouche. +C’était une contagion de silence. En vérité, nous +ne savions déjà plus qu’attendre encore, souffrir +et craindre ! Oh ! la folie d’escompter toujours +l’avenir en méconnaissant le présent ! Que ne +sommes-nous restés comme nous étions alors ? +Pourquoi ma fille, fidèle à sa parole d’honnête +homme, a-t-elle enfin parlé ?</p> + +<p>Ici, arriverai-je à poursuivre ?</p> + +<p>Elle parla… Depuis quatre mois bientôt, j’attendais +cette heure… Elle parla, et sa voix douloureuse +m’arrivait du fond d’un abîme, disant :</p> + +<p>— Père, le moment est venu…</p> + +<p>Le Christ, au jardin des Olives, a dû gémir de +même : « Père ! que votre volonté s’accomplisse ! »</p> + +<p>Moi, j’écoutais sans soupçonner ce qui approchait, +certain déjà d’être au Calvaire. J’avais envie +d’ouvrir les bras en croix !</p> + +<p>Puis la massue qui s’abat :</p> + +<p>— Père, pardonne-moi : je ne t’aurais jamais +quitté pour un homme, mais l’époux que j’ai +choisi ne tolère pas de partage. Obéissons à Dieu +qui me veut toute à lui. Je ne résiste plus, je +subis sa grâce, j’entre au Carmel…</p> + +<p>N’insistons pas. Que j’aie vécu cela sans être +anéanti sur place me confond. Saviez-vous seulement +qu’on pût perdre son enfant sans qu’il +cessât d’être vivant ! qu’à partir d’un jour donné, +des pères sont condamnés à se dire : « Ma fille +vit dans une maison qui touche la mienne, et je +ne la reverrai jamais, fût-ce dans son cercueil ! » +Moi, je l’ignorais… Je ne suis même pas sûr de +l’avoir compris tout de suite. Il faut du temps +pour s’accoutumer à l’énormité du mal. Si on le +percevait en entier dès qu’il paraît, on cesserait +de souffrir en cessant de vivre, et l’on assure que +la bonté de Dieu s’y oppose… Mais je m’égare… +Je ne veux que raconter des faits. Le reste, mon +délire, le conflit au cours duquel, trois semaines +durant, nos misères se sont heurtées, les larmes +qui ont brûlé mes yeux, — car je pleurais, en ce +temps-là, — mes cheveux blanchis, tout cela n’est +que l’accessoire. Revenons à l’essentiel.</p> + +<p>Un matin, je me réveillai dans un appartement +vide. Enfin, <i>l’autre</i> avait gagné la victoire. Geneviève +était partie. Je n’avais plus d’enfant…</p> + +<p>Ensuite, un temps vague, aboli dans mon souvenir… +Geneviève était entrée au Carmel de Versailles. +Je vendis mes meubles, mes instruments, +mes livres, — pour fuir le passé, j’aurais vendu +jusqu’à mes vêtements ! — et je vins ici. C’était il +y a trois ans : c’est d’hier.</p> + +<p>Quand j’entrai dans ce garni, mon existence, ne +pouvant être pire, semblait aussi défier le sort. +L’excès du désespoir a ceci de consolant qu’on se +croit à sa limite.</p> + +<p>Ah ! si ma fille s’était faite carmélite, j’étais +bien devenu, moi, un religieux laïque, dépouillé +de tout, même de l’espoir en Dieu. Nul intérêt à +rien, un détachement absolu, le dégoût du bien +comme du mal, de la journée qui passe et du lendemain +qu’on souhaite ne point voir. Une seule +chose vivait encore au milieu de ces ruines : la +pensée que ma fille était là, — tenez, on aperçoit +d’ici le couvent, — qu’elle était là, presque à +portée d’appel, et que, cependant, elle était +morte !</p> + +<p>Au début, je tentai de la voir. Vous connaissez le +rite. Les demandes s’engouffrent dans un rideau +qui double les barreaux ; les réponses, surveillées +par une sœur écoute, ne répondent à rien. Pour +savoir si votre fille est heureuse, si elle est bien +portante, si votre présence lui est importune, rien +d’autre qu’un son de voix. Encore celui-ci n’est-il +plus comme autrefois. Toutes les écritures de +couvent sont identiques, toutes les voix s’y ressemblent. +A chaque visite, j’assistais ainsi à l’effacement +progressif de celle qui avait été ma fille. +L’ombre du cloître, comme celle de la nuit, dévorait +par degrés insensibles son apparence visible. +Positivement, j’en arrivais à me demander parfois +si c’était encore elle qui répondait, ou une remplaçante. +Bientôt, découragé, je cessai de venir. +Je n’assistai même pas à la prise de voile. On +m’assurait que ma fille était heureuse ; que +demander de plus, et tous les pères ne devraient-ils +pas renoncer à leur enfant pour lui assurer +pareille chance ?</p> + +<p>Hélas ! monsieur, il paraît que je n’en étais pas +là, puisque, non content de repousser d’un cœur +révolté ce dénouement bienfaisant, je me suis mis +à haïr Dieu !</p> + +<p>Songez qu’un amant m’aurait du moins permis +de voir ma fille ! Tôt ou tard, d’ailleurs, les +hommes se lassent ; un jour ou l’autre, ma fille +abandonnée me serait revenue ! Tandis que Dieu !… +un Dieu qu’on n’aperçoit pas, qui n’existe pas, +peut-être… un Dieu qui a pour festin de choix la +douleur humaine… ah ! celui-là, quand lâcherait-il +sa proie ? Il prend et garde tout.</p> + +<p>Que de fois, alors, me suis-je rendu, l’après-midi, +à la chapelle du Carmel. J’y arrivais à l’heure +de l’office, avec l’espoir que, parmi les chants, je +distinguerais, qui sait ! le seul qui m’importât : +mais, à peine assis, je n’étais plus frappé que par +le symbole du spectacle : derrière une toile noire, +des femmes s’obstinant à prier devant un tabernacle +qu’elles ne voient pas, et vide comme la +nef. « Voilà donc, pensais-je, pourquoi je n’ai +plus de fille : un rideau l’empêche de voir ! » Et +pris de rage, je repartais, puisque jamais ce rideau +ne devait se relever, puisque rien non plus ne peut +suspendre l’appel à un Dieu qui ne répond pas !…</p> + +<p>Pardon… Je parle encore de moi. Quelque +volonté qu’on en ait, on a peine à faire abstraction +de certains souvenirs. Et pourtant que sont ceux-là, +auprès du reste !…</p> + +<p>Deux ans passèrent.</p> + +<p>Le 10 juillet dernier, un mot de la Supérieure +m’avisait que Geneviève était tombée malade. On +me mentait d’ailleurs : j’ai appris depuis lors que, +dès son entrée, la phtisie l’avait minée.</p> + +<p>Je ne sais si vous imaginez exactement ce qu’est +la situation d’un père auquel on fait part du danger +grave couru par sa fille, et qui, en même +temps, n’a ni le droit, ni la possibilité d’approcher +d’elle ? Durant une quinzaine, je dus me contenter +d’aller au couvent solliciter des nouvelles. Nanti +d’un bulletin verbal et sommaire, la famille ainsi +satisfaite, je n’avais plus qu’à repartir, laissant à +des indifférents la charge de soigner mon enfant. +Libre à moi d’ailleurs de participer à la joie mystique +des religieuses qui me renseignaient. Une +fin rapide et pieuse n’est-elle pas la récompense +suprême à laquelle toutes aspirent ?</p> + +<p>De retour ici, terré le reste du jour comme une +bête touchée à mort, libre encore à moi soit de +me jeter par la fenêtre, soit de supplier la divinité +avec l’ardeur du sauvage qui conjure le tonnerre +de ne plus tonner. Ceci aurait de me rendre fou : +même cette grâce m’a été refusée !</p> + +<p>Enfin le 27 juillet, arrivé à l’heure habituelle, +je fus accueilli par la Supérieure en personne. +Grâce à Dieu ! sœur Thérèse du Sacré-Cœur +s’était heureusement endormie dans le Seigneur, +au jour levant. Une sainte de plus venait d’entrer +dans le ciel. Vous le voyez, la mort prise de la +sorte n’est qu’allégresse. On se demande même +pourquoi la Bible en fait un châtiment.</p> + +<p>Vous croyez aussi, peut-être, que j’ai tenté de +rompre les barreaux qui me séparaient du corps de +ma fille ? Je suis parti sans répondre, sans un geste, +sans une larme. Tout à coup j’étais devenu exactement +pareil à ce bois de fauteuil… insensible… +je le suis encore. D’ailleurs, de quoi me plaindre ? +Depuis si longtemps déjà, ma fille était morte +pour moi ! Alors, n’est-ce pas, il n’y avait rien de +nouveau, rien sinon que, derrière le voile, les +survivantes prieraient encore avec plus de joie ?…</p> + +<p>Hé bien ! non… Tout est changé : avant, je ne +la voyais plus, elle était perdue pour moi, mais +<i>je la sentais vivante !</i> Avant, ce n’était qu’un couvent +qui me la prenait, c’est-à-dire d’autres êtres +humains capables, comme vous et moi, de changer +d’idée, et même de lâcher leur proie ; tandis que +cette fois, <i>le voleur ne rendra pas !</i> Un vol, voilà +le mot ! et dans quelles conditions !…</p> + +<p>Si rude que soit le jeu de la vie, il y a des conventions +qui le régissent. Les parents, par +exemple, disparaissent avant les enfants. L’inverse +est une tricherie. Or, pour moi, la mort a +biseauté les cartes ! Elle m’a volé, vous dis-je, +contrairement aux règles, volé comme on +détrousse un provincial dans un tripot ! Et il n’y +a pas de police pour interdire cela, pas de magistrat +pour le punir !… Étonnez-vous, maintenant, +si des pensées atroces se lèvent dans mon cerveau ! +La vue d’une mère avec son mioche me +fait serrer les poings. Quand une jeune fille passe, +je me demande : « Pourquoi n’est-ce pas elle qui +est morte ? » Je hais la jeunesse qui s’étale, les +infirmes qui prennent au soleil la place de ma +fille : la lumière, la joie des autres me crucifient… +Ce n’est rien encore : retourné vers le passé, je +prétends y traquer le misérable que j’y pressens, +et qui, sans se découvrir, nous a poussés, elle et +moi, sur le chemin où la mort attendait !…</p> + +<p>Mais vous hochez la tête… Attendez ! je n’ai pas +achevé… Sans ce qui va suivre, aurais-je tenté +l’incroyable effort de ce récit, et que feriez-vous +ici ?…</p> + +<p>Trois jours après, je revenais du cimetière. Un +homme se présente ici, — un prêtre qui est, +paraît-il, l’aumônier du couvent…</p> + +<p>A sa vue, je fus tenté de refermer la porte. +Bien que je ne le connusse pas, j’aurais juré que +lui aussi arrivait de là-bas : il portait encore +dans sa soutane des relents d’encens, de terre +mouillée et de cire mortuaire. Cependant, il +insiste, exige presque d’être reçu : enfin il pénètre, +et le voici, là, exactement à votre place.</p> + +<p>Il m’adresse d’abord de vagues consolations que +je n’écoute pas, s’excuse de me déranger dès les +premières heures de mon deuil, puis soudain s’interrompt : +s’il est venu, c’est qu’il est chargé +d’une mission et a promis de s’en acquitter ce +jour-là même.</p> + +<p>— Voici, acheva-t-il, le papier que sur l’ordre de +madame la Supérieure, et en conformité du désir +exprimé par votre fille, je suis chargé de vous +remettre. Lisez-le. Sachant ce qu’il contient, je +compte qu’il vous aidera dans votre épreuve. Il +est le dernier acte d’humilité d’une carmélite dont +je n’ai jamais cessé d’admirer les vertus et, — je +voudrais au moins l’espérer, — la preuve éclatante +qu’après Dieu, vous avez eu la part de choix +dans l’âme d’une sainte.</p> + +<p>Il me tend l’enveloppe. Je la dépose sur cette +table.</p> + +<p>— C’est bien, monsieur l’abbé, je vous +remercie.</p> + +<p>Il attend un instant, croyant que je vais lire, +mais je ne bouge point. Après quoi, il se lève :</p> + +<p>— Je comprends, monsieur, que vous préfériez +être seul pour en prendre connaissance. Que Dieu +vous aide ! Si vous le permettez, je reviendrai +dans quelque temps.</p> + +<p>La porte bat : je me retrouve seul. Et je contemple +l’enveloppe blanche sur laquelle mon nom +n’est même pas écrit, cette enveloppe qui, paraît-il, +vient de ma fille, où elle a mis peut-être sa +vraie pensée, où je trouverai, m’assure-t-on, ma +première consolation.</p> + +<p>Près de quarante-huit heures s’écoulèrent, le +croiriez-vous ? durant lesquelles je n’y touchai +pas, tant j’avais l’effroi de ne trouver que des +phrases pieuses, l’espoir d’y découvrir que j’étais +encore aimé, et une crainte sourde de me heurter +à de nouvelles douleurs.</p> + +<p>Enfin, vaincu par le désir d’approcher une dernière +fois ma fille, je sortis, en tremblant, le +feuillet, et je lus.</p> + +<p>Que je dise tout de suite que je n’ai plus la possibilité +de montrer cette lettre, cette confession +plutôt : je l’ai brûlée. Elle n’était pas d’ailleurs de +la main de Geneviève, trop faible déjà pour écrire +elle-même. Le contenu, cependant, en reste gravé +là… Il y a des phrases qu’on lit une fois et qui +s’impriment au fer rouge. Ces phrases, non plus, +je ne les répéterai pas. Trop souvent, depuis lors, +je me suis demandé s’il n’eût pas été mieux de les +ignorer !… En revanche, pour vous éclairer, il est +nécessaire de résumer l’essentiel…</p> + +<p>Et d’abord, ma fille me demandait pardon ! oui, — pardon +de m’avoir quitté, pardon de s’être +dérobée à l’immense tendresse qu’elle savait lui +être donnée, pardon de n’avoir pas dit comme elle +me la rendait…</p> + +<p>Je sais bien qu’à la veille de sa vêture, elle +m’avait écrit les mêmes choses : mais alors, elle +obéissait à une règle, tandis que maintenant rien +ne l’obligeait à rappeler ainsi notre passé, rien +surtout ne l’obligeait à le justifier. Or, monsieur, +la suite n’avait pas d’autre objet.</p> + +<p>Acte d’humilité, avait dit l’aumônier. Suprême +élan de contrition ? possible encore… Avant tout, +besoin de m’expliquer, à moi le père, pourquoi +j’avais été torturé et quelle fatalité supérieure +dicte les événements.</p> + +<p>Si ma fille, en effet, est morte carmélite, si +vous me voyez là, dépouillé, solitaire et révolté, +c’est que ma fille, ayant cru tuer une âme, n’a vu, +pour la racheter devant Dieu, qu’un sacrifice possible : +le sien. Supposez une seconde qu’il n’y ait +pas eu <i>l’autre</i>, ma fille n’eût jamais été religieuse, +je n’aurais pas souffert, et probablement je bénirais +la vie. Laissons de côté la phraséologie pieuse, +les remords de pécheresse accablée sous le fardeau +d’une faute problématique, que reste-t-il de +la confession de ma fille ? <i>L’autre</i>. Car, à Semur, +mes yeux avaient bien vu. De toutes les forces de +son être, ma fille adorait <i>l’autre</i> ! A la suite de +quel drame <i>l’autre</i> a-t-il disparu en menaçant de +se tuer, comment ma fille a-t-elle perdu sa trace, +cru la menace réalisée, comment surtout en est-elle +venue à se traiter en justicier ? je l’ignore ; et +à quoi bon d’ailleurs ? Ah ! si seulement elle +m’avait alors ouvert son cœur, ensemble, n’est-ce +pas ? nous aurions vu clair, j’aurais dissipé ces +folies : je lui aurais ramené <i>l’autre</i>, à coup sûr +demeuré bien vivant ! tandis que maintenant… +Maintenant, monsieur, ma fille est morte, je voudrais +être mort, et c’est <i>un autre</i> qui a fait cela, +<i>un autre</i> dont ma fille a probablement ignoré ce +qu’il est devenu, <i>un autre</i> dont je ne connais toujours +pas le nom… Auparavant j’accusais Dieu : +désormais, je dois accuser, haïr dans le vide !</p> + +<p>Ainsi, quelque part un homme existe, que ma +fille a aimé, qui a dédaigné ma fille, pour lequel +ma fille a tout sacrifié, y compris moi : et cet +homme m’échapperait ? Allons donc ! dussé-je y +consumer ce qui me reste de fortune et de vie, je +prétends, j’exige de l’atteindre !</p> + +<p>Comprenez-vous aussi pourquoi vous êtes là, +pourquoi vous m’écoutez ?</p> + +<p>Depuis deux mois, je fouille le passé, je scrute, +je tâtonne… Ah ! tous les gens que nous avons pu +connaître, comme je les ai déjà interrogés, soupçonnés, +jaugés !… Rien encore, pas même la +pauvre lueur qui, sans éclairer, marquerait au +moins la voie ! Et voici que, soudain, vous reparaissez… +vous qui avez dû savoir… qui savez +peut-être… Du coup, j’ai vu l’horizon se rouvrir. +Il me semblait que ma fille elle-même vous amenait +pour mettre fin à ma dernière angoisse. Elle +était là, me commandant de ne rien omettre, +assurée d’éclairer ainsi vos soupçons, ou mieux, +de justifier votre certitude. Alors, à votre tour ! +Quand on a été mêlé comme vous à la vie quotidienne +d’une ville, on n’ignore rien de ce qui s’y +passe. Je sens, je suis sûr que vous, du moins, +n’hésitez pas… Donc, répondez ! qui est <i>l’autre</i> ? +A qui dois-je l’enfer où je descends ? Oh ! ne +détournez pas les yeux… Même si c’était vous, +par hasard, vous ne devez pas vous taire ! parlez… +j’ai tout dit… j’attends… »</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>VIII</h3> + + +<p>Arrêtons-nous un instant, avant de poursuivre +la scène.</p> + +<p>Il est clair que n’importe quel auditeur eût +senti son indifférence fondre au rayonnement de +douleur qui émanait de M. Lormier. Qu’était-ce, +quand on avait mesuré, comme moi, la passion +jalouse dont ce père avait vécu ?</p> + +<p>Admirez aussi l’ingéniosité de la souffrance, +une fois la blessure faite, à se renouveler. Quelle +gradation savante ! Pour une indisposition sans +gravité, j’avais vu M. Lormier trembler d’épouvante +à la pensée de perdre sa fille : il l’avait +maintenant perdue deux fois. A un autre, qui eût +aimé son enfant d’une manière ordinaire, cela ne +serait pas arrivé ; mais au père exceptionnel, +l’exceptionnelle aventure. Pour être choisi, il +suffit qu’on soit entre tous le plus apte à goûter +l’amertume du breuvage…</p> + +<p>Restait qu’au milieu de tant de ruines, un +vague désir agitait le cœur du malheureux. Que +ce désir fût ou non déraisonnable, il était. A tort +ou à raison, M. Lormier voulait connaître <i>l’autre</i>. +Allais-je lui répondre, et m’abandonnant à mon +tour à l’intuition qui, brusquement, illuminait mon +esprit, devais-je, pour l’apaiser, lui livrer celle-ci ?</p> + +<p>Ici, en effet, se place pour moi une série de +phénomènes mentaux que je ne tenterai pas +d’expliquer et dont il me suffit que je les aie subis. +Et d’abord, à peine M. Lormier achevait-il son +récit, que, brusquement, une image avait surgi +devant mes yeux : La Gilardière.</p> + +<p>Pourquoi lui ? quelles preuves en apporter ? Un +seul jour, il avait passé devant nous, et mademoiselle +Lormier avait semblé ne pas le voir. Une +autre fois, M. Lormier en avait parlé et c’était +pour en dire du mal, précisément sur la foi de sa +fille. Enfin La Gilardière parti, les Lormier +étaient partis à leur tour : coïncidence, rien de +plus.</p> + +<p>Cependant, aujourd’hui encore, j’ai la conviction +de ne pas errer : La Gilardière dut être +<i>l’autre</i>. Si, comme l’imaginait M. Lormier, sa +fille m’avait conduit ici pour l’éclairer, elle faisait +mieux encore : elle me criait le nom ! Je ne pouvais +pas ne pas l’entendre !</p> + +<p>Mais il y a plus : à la minute même où ceci +s’imposait à moi, alors que j’allais ouvrir la +bouche pour accorder à M. Lormier le pauvre +soulagement momentané qu’il mendiait à grands +cris, aussi impérieuse que la suggestion du nom, +une force intérieure m’ordonna de me taire.</p> + +<p>Le comprenne qui voudra ! il semblait positivement +que la lumière ne m’eût été révélée que +pour mieux la préserver. Mademoiselle Lormier +serait apparue soudain pour me commander le +silence, que j’eusse senti la même impossibilité à +livrer ce que je tenais désormais pour certain. +J’ignore si les morts parviennent à nous parler : +s’ils le font, ce ne peut être que de cette manière +invisible et secrète, sous forme d’une volonté à +laquelle on désespère d’échapper… Et c’est ainsi +que, voulant de toute mon âme satisfaire M. Lormier, +je tentai au contraire de lui brouiller la +piste ; quand il eut jeté : « Parlez, j’ai tout dit, +j’attends ! » ce ne fut pas non plus le nom de La +Gilardière que je prononçai, mais des paroles qui +m’étonnèrent moi-même, tant elles m’étaient +étrangères.</p> + +<p>— Hélas ! cher monsieur, il était écrit que je +vous apporterais une désillusion nouvelle. Après +votre récit, et m’efforçant d’en tirer des conclusions, +je ne rencontre qu’une pensée, plus désespérante +qu’utile. Non, <i>l’autre</i>, comme vous le +nommez, n’habitait pas Semur. Vivant à Semur, +pour habile qu’on l’imagine, il n’aurait pas esquivé +les curiosités d’alentour. Ouvertement ou non, on +aurait parlé de lui. Or, j’affirme que jamais je +n’entendis prononcer un nom en même temps que +le vôtre. Bien mieux, j’ai toujours été surpris du +silence total dans lequel on vous laissait. La +malignité des petites villes a des instincts sûrs : +il est probable que, dès le premier jour, on vous +a sentis occupés ailleurs… Ailleurs est le terme +exact : croyez-moi, <i>l’autre</i> vivait ailleurs, probablement +à Paris, ou plus loin encore… Ailleurs, +ce peut être la France, c’est partout… Mais qu’est-ce +qu’une recherche destinée à se perdre ainsi à +travers le monde ? Ne serait-il pas plus sage d’envisager +tout de suite la déception qu’elle doit +donner et de renoncer à poursuivre un mystère, +que, sauf le cas d’une chance bien improbable, +on ne saurait atteindre ?</p> + +<p>J’évitais en parlant de rencontrer le regard de +M. Lormier. En revanche, je pouvais suivre sur +sa poitrine le rythme de ses impressions. Après +avoir été suspendu un instant, le souffle de +M. Lormier recommença, d’abord doucement, +puis de plus en plus rapide. Quand j’achevai, +j’eus l’impression que le corps tout entier se +ramassait pour un élan. Je m’attendis à un bond. +Il ne bougea pas.</p> + +<p>— Ainsi, vous estimez, vous, que <i>l’autre</i> est à +Paris ?</p> + +<p>Je hochai la tête, et toujours sans regarder :</p> + +<p>— J’ai dit Paris… ou ailleurs.</p> + +<p>— C’est tout ce que vous trouvez ?</p> + +<p>— Tout… je le regrette…</p> + +<p>Les épaules se levèrent ; un sourire sardonique +contracta la bouche :</p> + +<p>— Mon compliment ! vous êtes discret.</p> + +<p>Je ne pus maîtriser un tressaillement :</p> + +<p>— Pourquoi discret ?… ignorant suffit.</p> + +<p>Il fit quelques pas dans la pièce, l’air songeur. +Revenu ensuite vers moi, il s’arrêta. Je me sentis +dépouillé par un examen aigu.</p> + +<p>— Et pourtant, reprit-il, je lis dans vos yeux +que vous gardez quelque chose que vous ne voulez +pas dire !</p> + +<p>Effrayé par sa clairvoyance, je compris en +même temps qu’il prétendait passer outre à mes +défaites. Je n’avais qu’à faire front.</p> + +<p>— En effet, répliquai-je résolument, il y a +autre chose, mais je m’abstiens de le formuler, +crainte de vous blesser.</p> + +<p>Il secoua les épaules ironiquement :</p> + +<p>— En serais-je là que quoi que ce soit puisse +encore me blesser ? Je ne le crois pas vraiment… +Hé bien ?… reprit-il, voyant que je tardais à +m’expliquer.</p> + +<p>— Supposons, dis-je, que vos recherches aient +abouti, que vous connaissiez <i>l’autre</i>… A quoi +cela vous avancera-t-il ?</p> + +<p>Ses joues devinrent pourpres :</p> + +<p>— Vous oubliez que cet homme a tué ma fille !</p> + +<p>— Mais s’il est mort lui-même, ou disparu ?</p> + +<p>— Il ne l’est pas : les gens de sa sorte ne +passent jamais à l’acte !</p> + +<p>— Cependant, c’est possible.</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>— Soit : admettons-le vivant. Alors, que ferez-vous ?</p> + +<p>Je vis, comme auparavant, son corps se ramasser +pour un élan et toujours sans bouger.</p> + +<p>— Ce que je ferai ? J’irai à lui, où qu’il soit. +Face à face, je le confronterai avec son œuvre, +puis…</p> + +<p>Les mots s’arrêtèrent dans sa gorge. Je ne le +laissai pas achever.</p> + +<p>— Et puis, déclarai-je froidement, vous rappelant +que votre fille l’aima au point de vous +sacrifier à lui, vous prendrez la fuite, avec le +remords d’en avoir trop dit et la pensée que +mieux valait respecter le dernier vœu de celle +qui, jusqu’au bout, souhaita le laisser inconnu !</p> + +<p>Il m’écoutait peut-être. Il tentait surtout de +découvrir sous mes phrases la réticence qu’il était +assuré d’avoir surprise tout d’abord. Après que +j’eus achevé, il attendit encore un peu afin de +s’assurer que je n’ajouterais rien, puis d’une voix +coupante :</p> + +<p>— Non, répliqua-t-il, je ne fuirai pas. Je ne +croirai pas non plus que ma fille me désapprouve. +Il faudrait pour cela que les morts ne fussent pas +morts, et ils le sont… tout à fait… Où serait la +justice, si les vivants renonçaient à l’établir eux-mêmes ? +Songez à l’<i>autre</i> qui ne sait rien, ou qui +s’en moque, et qui est heureux !</p> + +<p>Et approchant de moi soudain :</p> + +<p>— … Car vous ne niez plus qu’il vive, n’est-ce +pas ?</p> + +<p>Je me redressai avec violence :</p> + +<p>— Je l’ignore absolument !</p> + +<p>— Il vit, et vous savez où !</p> + +<p>— J’affirme…</p> + +<p>— Ah ! plus de faux-fuyants ; je veux le nom, +le lieu…</p> + +<p>— Faut-il jurer que je ne les soupçonne +pas ?</p> + +<p>— Allons donc ! voici là, dans vos yeux, la +lueur qui me renseigne. Mon récit ne vous a rien +appris : vous saviez tout !</p> + +<p>— Vous rêvez.</p> + +<p>— Je vois !</p> + +<p>Nous parlions désormais sans mesurer les mots. +Je me demandais où nous allions, quand le timbre +retentit dans l’antichambre.</p> + +<p>— Quelqu’un ! murmurai-je, le cœur bondissant +à la pensée d’un arrêt dans le duel qui s’engageait.</p> + +<p>M. Lormier regarda machinalement la pendule.</p> + +<p>— Ce n’est personne : c’est la femme de service ; +elle passe à cette heure-ci.</p> + +<p>Et précisément parce qu’il s’agissait d’une chose +habituelle, il trouva naturel de s’interrompre +pour aller ouvrir : tant, aux instants les plus tragiques, +nous demeurons serviteurs du geste coutumier.</p> + +<p>Laissé seul dans la pièce, j’aspirai l’air comme +on boit un verre d’eau. Si l’arrivée d’une femme +de service n’était point la diversion espérée, elle +apportait du moins un répit. Quand, dans quelques +instants, le débat reprendrait, nous aurions +eu le temps l’un et l’autre de nous ressaisir. Les +emportements soudains risquent seuls de déchirer +les voiles.</p> + +<p>Cependant M. Lormier, ayant passé dans l’antichambre, +approchait de la porte. Je perçus le +gémissement de la serrure qui tournait sous sa +main irritée. J’attendis ensuite le renvoi de l’importune. +Un dialogue bref, au contraire, me parvint :</p> + +<p>— Vous, monsieur !</p> + +<p>— Au moins, ne suis-je pas indiscret ?</p> + +<p>— Si… non… enfin, peu importe. Entrez.</p> + +<p>Puis des pas qui piétinent, s’emmêlent, semblent +traîner comme la pensée qui les dirige… Avez-vous +noté avec quelle précision des pas, s’agît-il +de traverser un couloir, révèlent un accueil, +l’embarras de celui qui tombe mal, l’impatience +de celui qu’on dérange ?</p> + +<p>— Passez, monsieur.</p> + +<p>— Après vous.</p> + +<p>Et M. Lormier reparut. Un prêtre le suivait.</p> + +<p>Il entra, timide, petit, les épaules effacées, son +corps maigre perdu dans une soutane trop vaste, +sans autre souci visible que celui d’éviter les +meubles et de trouver un coin obscur où s’abriter. +Bien qu’il ait dû m’apercevoir dès le seuil, il ne +parut remarquer ma présence qu’une fois arrivé +à la place qu’il s’était choisie, et, alors, son +embarras redoubla. Tout en m’adressant une +salutation suppliante, il balbutia :</p> + +<p>— Ah ! voilà qui confirme mes craintes… je +dérange…</p> + +<p>— Point du tout, répliqua M. Lormier ; monsieur +est un ami d’autrefois, notre médecin, à +Semur.</p> + +<p>Puis, me désignant le prêtre :</p> + +<p>— Je vous présente monsieur l’aumônier… +Aumônier du Carmel, bien entendu…</p> + +<p>Je repris ma chaise ; l’abbé s’installa de l’autre +côté de la table ; M. Lormier, lui, venu devant la +cheminée, resta debout, et aucun n’ayant envie +de commencer, nous attendîmes…</p> + +<p>Brusquement l’irruption de ce tiers, si humble, +modifiait tout. M. Lormier, l’air absent comme au +début de notre rencontre, semblait avoir oublié +ses projets. L’abbé souriait ingénument pour se +donner une contenance. Moi-même, je savourais +l’imprévu d’une accalmie, qui, si brève fût-elle, +nous rendait au sang-froid. La pièce où nous +étions ressemblait à ces maisons où un malade +agonise : les voix se taisent, les pas se font discrets, +et les cœurs battent affolés…</p> + +<p>Je profitai de l’arrêt pour examiner l’abbé plus +à loisir. A y mieux regarder, il me parut un personnage +singulier : des yeux pâles, des joues +couperosées, un nez volontaire qui descendait en +flèche vers une bouche morne et encadrée de +lèvres sereines, le tout faisant l’exacte contre-épreuve +de M. Lormier. Au repos, on oubliait +l’incertitude du geste pour l’ascétisme du visage ; +l’expression d’anxiété peureuse se muait en immobilité +réfléchie.</p> + +<p>M. Lormier et moi nous obstinant à ne rien +dire, il fallut bien pourtant que le troisième se +décidât.</p> + +<p>Prenant donc son parti et roulant d’un air gêné +son chapeau dans ses mains, l’aumônier débuta :</p> + +<p>— Je tenais d’autant plus, monsieur, à vous +rendre mes devoirs que ma première visite ne +comptait pas, étant uniquement consacrée à une +fonction de fidèle commissionnaire.</p> + +<p>Ainsi, il n’était pas revenu depuis le jour de +l’enterrement.</p> + +<p>— Puis-je espérer, poursuivit-il avec effort, +qu’aujourd’hui votre cœur est un peu moins meurtri, +sinon en voie d’apaisement ? Le désespoir où +je vous ai trouvé, n’a pu qu’être adouci par la +certitude que votre chère fille est au ciel. Je +compte beaucoup sur l’intercession de sœur Thérèse. +Priez-la souvent, comme je le fais moi-même… +et vous verrez…</p> + +<p>Le silence reprit, accablant. Les yeux du prêtre +erraient avec angoisse autour de la chambre, en +quête d’une réponse qui ne venait pas. On le sentait +découragé de poursuivre. Il ne parlait que +par devoir.</p> + +<p>— Qu’est-ce que je verrai ? reprit enfin M. Lormier.</p> + +<p>Lui aussi contemplait les murailles : évidemment, +il posait la question sans se soucier d’une +réponse.</p> + +<p>— Peu à peu, le fardeau s’allégera : Dieu +aidant, vous vous résignerez.</p> + +<p>— Oh ! pour cela, monsieur l’abbé, je n’ai +besoin de personne. Comment ne pas se résigner +à ce que l’on <i>sait</i> ne pouvoir changer ? riposta +M. Lormier.</p> + +<p>Il s’était tourné vers le prêtre avec une sorte +d’irritation. J’en avais fait autant, comme pour +m’associer à des paroles qui résumaient si bien +ma propre pensée : seule compte la douleur qui +<i>se sait</i> définitive. Sans paraître remarquer notre +mouvement, l’aumônier hocha la tête :</p> + +<p>— Je me fais mal comprendre. J’ai entendu +par « se résigner » accepter avec reconnaissance +le don divin qui nous est accordé sous les espèces +de la souffrance.</p> + +<p>M. Lormier eut l’air de balancer entre l’étonnement +d’un pareil propos et le découragement +de parvenir à être compris à son tour :</p> + +<p>— En ce cas, en effet, monsieur l’abbé, n’attendez +pas de moi pareil effort.</p> + +<p>— La foi, pourtant…</p> + +<p>— La foi est un don que je n’ai jamais +eu beaucoup, mais qui m’échappe entièrement +aujourd’hui.</p> + +<p>— Votre chère fille m’avait dit cependant… +j’avais cru… c’est un malheur, monsieur… oui… +le plus grand de tous !</p> + +<p>— J’en supporte tant d’autres, que, dans le +nombre, celui-là ne compte pas, dit encore +M. Lormier.</p> + +<p>Et l’on eut la certitude qu’il n’ajouterait rien. +Désormais, il avait résolu d’ignorer cet homme +qui, ayant renoncé à la paternité et ne risquant pas +d’être dépouillé, affichait sans grâce une intolérable +sécurité. Je ressentis au contraire une +impression inverse. Il me semblait que grâce à +lui, — qui en avait parlé pourtant si peu, — le +souvenir de la morte tendait à s’installer au +milieu de nous, d’une manière concrète. Sans +doute nous nous trompions l’un et l’autre ; cela +suffisait pourtant à nous donner l’apparence +absorbée de gens qui, écoutant leurs pensées, se +détachent de toute conversation.</p> + +<p>Un nouveau silence ayant suivi, dont rien ne +permettait d’entrevoir la fin, l’abbé, de plus en +plus gêné, et toujours roulant son chapeau, se +pencha cette fois de mon côté :</p> + +<p>— Monsieur habite encore Semur ?</p> + +<p>— En effet.</p> + +<p>— Bien agréable ville, dit-on.</p> + +<p>— Charmante.</p> + +<p>— Vous y étiez déjà, naturellement, du temps +de M. Lormier ?</p> + +<p>— J’étais même son médecin, comme il le rappelait +tout à l’heure.</p> + +<p>— Alors, vous avez connu aussi sœur Thérèse +du Sacré-Cœur, quand elle était dans le monde ?</p> + +<p>Vous suivez, n’est-ce pas ? ces questions et ces +réponses que nous jetions dans le vide de la pièce. +Rien de plus inoffensif, en apparence. A moins de +gémir sur le temps, quels autres propos tenir ? +Cependant, grâce à eux, nous courions à l’abîme !</p> + +<p>L’abbé n’avait pas terminé sa phrase que déjà +M. Lormier intervenait :</p> + +<p>— En effet, le docteur a connu ma fille, beaucoup +plus que vous ne le pensez : il sait même +qui est l’<i>autre</i> !</p> + +<p>Incertain, l’abbé releva la tête pour considérer +M. Lormier. Il cherchait à comprendre.</p> + +<p>— C’est vrai, dis-je à mi-voix, j’oublie que +vous ignorez… M. Lormier désigne ainsi la personne +à laquelle sœur Thérèse fait allusion dans +ses dernières confidences ; mais, contrairement à +ce qu’il suppose, je ne pourrais lui fournir aucun +renseignement à ce sujet.</p> + +<p>— Ah ! répondit l’abbé, du moment que vous +êtes au courant des confidences de sœur Thérèse, +je me permettrai de remarquer qu’il y faut moins +voir l’expression d’une réalité positive que celle +d’une admirable humilité et de touchants scrupules.</p> + +<p>Il s’adressait à moi ; néanmoins, il s’exprimait +comme si son conseil devait aller ailleurs, et sa +voix avait pris une assurance qui m’étonna.</p> + +<p>— Compris, dit M. Lormier ; si bien que, venus +l’un et l’autre m’offrir des consolations dont je +n’ai que faire, vous êtes résolus à ne point +répondre à la seule question qui m’intéresse !</p> + +<p>Une double exclamation suivit :</p> + +<p>— Quoi, monsieur ! vous cherchez…</p> + +<p>— Allons-nous recommencer ?</p> + +<p>— Si je ne prétendais pourtant connaître enfin +la vérité, vous aurais-je laissés entrer chez moi ? +s’écriait de son côté M. Lormier.</p> + +<p>Puis, tragique, tant son ironie demeurait +glacée :</p> + +<p>— Avouez, poursuivit-il, que la situation est +pour le moins piquante. Nous sommes trois ici, +dont deux étrangers. Un drame intime a ruiné la +vie de ma fille et la mienne. Qui devrait être au +courant, sinon moi, le père ? Point ! Seuls, les +étrangers possèdent ce privilège. Le docteur, j’en +ai la conviction, sait tout. Quant à vous…</p> + +<p>— Moi ? interrompit l’abbé.</p> + +<p>— Oui, vous… osez nier que vous ayez été +le confident de ma fille ! Bien mieux, du jour où +elle devint votre pénitente, ai-je rien connu d’autre +que ce qu’il vous a plu de l’autoriser à me dire ?</p> + +<p>Durant une seconde ensuite, on n’entendit +rien d’autre que le bruit léger de nos souffles. A +nous voir ainsi, muets et immobiles, il semblait +que nous attendissions l’arrivée d’un être chargé +de dissiper les ténèbres au sein desquelles nous +étouffions. Et, tout à coup, je crus en effet qu’il +entrait ! L’abbé enfin se levait. Une volonté contenue +redressait son corps peureux. Il commença +d’une voix sourde, bien que libérée déjà des incertitudes +antérieures :</p> + +<p>— Avant tout, monsieur, permettez-moi de +relever une erreur que votre ignorance de nos +règles suffit à excuser, mais qu’il importe de +chasser de votre esprit. Si j’ai bien saisi le sens de +vos dernières paroles, vous supposez que j’ai +demandé à ma pénitente le nom de celui qui… +avait pu jadis l’intéresser. C’est là une assertion +gratuite. C’est aussi croire qu’un confesseur, +digne de ce nom, s’intéresse à autre chose qu’au +seul pénitent dont il reçoit les aveux. Au risque +de vous surprendre, j’atteste devant Dieu que si +votre fille avait été tentée de prononcer un nom, +je lui aurais imposé silence. Au tribunal de la +pénitence, chacun s’occupe de soi : la Providence +s’avise du reste !…</p> + +<p>Dès le début, je le répète, si les mots marquaient +encore une certaine hésitation, l’accent, tour à +tour âpre et mollissant, oscillait déjà entre la timidité +qui s’efface et une ardeur profonde qui brise +son lien. Mais à ce point, que dire de ce que nos +yeux aperçurent ? Rejetant le masque, un homme +nouveau, le véritable à coup sûr, venait de paraître. +Plus de mièvreries, plus de douceurs : un front +altier, des lèvres impérieuses, un regard dont le +poids obligeait les nôtres à baisser, un ton de +maître… C’était une transformation telle qu’on +hésitait à en admettre la réalité, telle encore qu’il +eût été impossible d’interrompre ou de ne pas +écouter. On se demandait : « Est-ce toujours lui ? » +On ne pouvait y croire, et déjà on savait qu’on +devrait obéir.</p> + +<p>Il poursuivit :</p> + +<p>— Au risque de vous surprendre une seconde +fois, j’atteste aussi que si l’idée de chercher à +votre tour le nom de cet homme vous est venue, +vous y renoncerez aujourd’hui, demain peut-être, +d’ici peu à coup sûr… Ceci pour une raison bien +simple, et qui, si elle ne vous touche aussitôt, +l’emportera quelque jour et malgré vous. Si je +vous en priais au nom de votre fille, dont je fus, +c’est exact, le suprême confident, oseriez-vous me +résister ? Hé bien ! je vais plus loin : assuré de +remplacer ici une morte qui ne peut se défendre, +et certain de rester l’exécutant fidèle de sa volonté, +je vous intime l’ordre de laisser intact un mystère +qui doit vous être sacré, comme la mémoire même +de celle qui l’a gardé !</p> + +<p>Entamée dans le silence, l’injonction s’éteignit +de même. Prononcées par un autre, je venais +d’entendre précisément les raisons qui, auparavant +et dans l’intime de mon être, m’avaient obligé +à me taire. Mais avec quelle puissance elles avaient +retenti ! Après cela, qu’ajouter ? M. Lormier, lui-même, +devait avoir compris que la lueur à laquelle +il tentait de raccrocher sa vie, allait s’éteindre et +je le vis quitter sa place pour errer indécis, un +long moment. Toutefois, de tels désirs ne meurent +pas sans soubresauts.</p> + +<p>— Ainsi, murmura-t-il enfin, il vous paraît +naturel, monsieur l’abbé, que je sois devenu ce +que je suis et que j’ignore, pour jamais, à qui je +le dois ?</p> + +<p>Il y eut dans la réponse le même accent d’autorité :</p> + +<p>— Peu importe, monsieur, d’où vient la souffrance. +Le plus souvent, celui qui la provoque +est irresponsable et ne soupçonne pas ce qu’il a +fait. Une seule chose compte : la souffrance en +elle-même, et le mérite qu’elle nous acquiert.</p> + +<p>Une dernière colère souleva M. Lormier contre +la formule implacable.</p> + +<p>— Dites tout de suite que la souffrance est un +bienfait !</p> + +<p>— Une semence divine, oui, monsieur.</p> + +<p>— Parce que vous croyez en Dieu !</p> + +<p>— Parce que j’ai toujours vu la vie naître, grandir, +et ne subsister que par la souffrance.</p> + +<p>— Il suffit, monsieur l’abbé : contemplez donc +une fois au moins un homme en qui la semence +divine a fait germer le goût du néant et la haine +de la vie. Du sommet où je suis, on juge la réalité +à sa mesure. Ma fille s’est sacrifiée pour rien. Ma +douleur ne sert à rien. Un temps de douleurs entre +deux riens, voilà l’histoire de tous, la mienne +aujourd’hui, la vôtre demain…</p> + +<p>L’abbé interrompit doucement :</p> + +<p>— Non, monsieur, puisque je crois à la vie éternelle.</p> + +<p>— Tant mieux pour vous ! Chimère ou mensonge +sont en effet les seuls refuges de l’homme. +Au surplus, et quoi que je décide au sujet de +<i>l’autre</i>, je vous supplie de ne plus revenir. Vous +êtes ici… et je suis là… (il montrait les angles +opposés de la pièce). Alors, n’essayons pas de +nous rejoindre… et quittons-nous.</p> + +<p>M. Lormier se tourna vers moi :</p> + +<p>— Et vous aussi, docteur, allez-vous-en. Vous +avez préféré mentir, ou vous taire, ou peut-être tous +les deux. Je ne vous en veux pas. Le rôle normal +des bêtes humaines est de se torturer, même par +pitié. Je ne me plains pas non plus ; simplement, +pareil au chien qui va mourir, je demande à rendre +le dernier souffle à l’abri des regards, et solitaire…</p> + +<p>Après cela, il se tut. De nouveau, il y eut un +grand silence. L’abbé, immobile, semblait redevenu +le pauvre homme du début, timide et incertain. +Moi, je m’étais levé, hésitant à obéir, et +percevant avec découragement l’inanité de nouvelles +paroles.</p> + +<p>Je ne me rappelle plus ensuite quels furent nos +adieux. Il est possible que l’abbé ait dit :</p> + +<p>— N’importe ! je reviendrai.</p> + +<p>A quoi M. Lormier dut répondre avec effroi :</p> + +<p>— Que m’apporteriez-vous ?</p> + +<p>Puis, je me revois tenant la rampe de l’escalier. +En avant de moi, l’abbé, qui descend, balaye les +marches avec sa soutane flottante. Derrière, la +porte de M. Lormier est demeurée entr’ouverte, +probablement pour permettre à la fille de service, +quand elle viendra, d’entrer sans déranger. On +ne voit plus M. Lormier ; mais ce qui paraît du +garni devenu son refuge, clame la détresse. J’ai +l’impression de laisser derrière moi la plus grande +douleur humaine que j’aie encore connue, et je +me demande : « A quoi sert-elle ? »</p> + +<p>Oui, à quoi bon tant de souffrance ? Où mène-t-elle ? +Vous prétendiez en commençant qu’elle +épure et perfectionne : par elle M. Lormier n’a +appris que la révolte, l’envie et l’incrédulité. Singulière +moisson, si la semence est divine ! Pourquoi +d’ailleurs Lormier plutôt que vous, ou moi, +ou n’importe qui ? Le dieu qui préside au choix +est-il le hasard aveugle ou un roi cruel qui s’ennuie ? +Maintenant que le temps est écoulé, comme je +comprends aussi qu’au naufrage d’une pareille +existence une seule pensée ait d’abord survécu : +vérifier ce qu’était devenu <i>l’autre</i>. Le bonheur de +<i>l’autre</i> ! voilà bien le corollaire attendu, qui eût +complété l’injustice universelle… Mais n’ai-je pas, +moi-même, et le premier, contribué à priver Lormier +d’une satisfaction si dérisoire ? Quand j’affirmais +que tous, spontanément et sans volonté de +mal faire, nous fabriquons de la douleur pour ce +qui nous approche !</p> + +<p>Si maintenant vous souhaitez apprendre ce +qu’est devenu M. Lormier, je dois avouer que je +l’ignore. Est-il mort comme il souhaitait « à l’abri +des regards et solitaire » ? Peut-être. Vit-il toujours ? +Il est possible… Et ceci aussi m’est un +remords : des deux hommes qui le quittèrent ce +jour-là, n’étais-je pas celui qui devait dire : « Je +reviendrai », plutôt que l’abbé ?</p> + +<p>Au fait, j’oublie que je n’en ai pas fini avec lui.</p> + +<p>Sur le trottoir, et au moment de nous séparer, +je l’entendis murmurer de sa voix tremblotante et +gênée :</p> + +<p>— Croyez-moi : sa fille le gardera demain +comme elle le fit aujourd’hui ; le dernier mot +n’en est pas dit…</p> + +<p>— Quel dernier mot ?</p> + +<p>Il ne répondit pas. Alors, cédant malgré moi à +une curiosité absurde :</p> + +<p>— En tout cas, monsieur l’abbé, très intéressé +par notre rencontre, pourrais-je apprendre à qui +j’ai eu l’honneur…</p> + +<p>Il m’interrompit précipitamment :</p> + +<p>— Abbé Manchon… aumônier du Carmel.</p> + +<p>Puis reprenant son idée interrompue :</p> + +<p>— Le dernier mot, le voici : le malade crie +sous le bistouri, mais après, longtemps après parfois, +le mieux commence et la guérison suit. Au +revoir, monsieur.</p> + +<p>Je ne tentai pas de le rappeler pour l’interroger : +tout à coup cette idée venait de me clouer au sol +que le confident de sœur Thérèse du Sacré-Cœur, +le prêtre résolu à sauver M. Lormier, était le +frère de La Gilardière ! Calcul suprême d’une +amoureuse devenue sainte ? vaine coïncidence, +ou jeu encore d’un destin avide de préparer de +nouvelles souffrances ? A vous de choisir : on ne +saura jamais !</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c3">UN AUTRE RÉPOND</h2> + + +<p>Bien que nous eussions suivi sans l’interrompre +le long récit de Pierre Duclos, je n’avais pas +tardé à m’apercevoir d’un changement considérable +dans la curiosité de Tinant. Condescendante +au début, elle était devenue bientôt plus attentive, +puis, à mesure qu’on avançait, véritablement passionnée, +comme si les faits racontés lui fournissaient +un tribut personnel. Je ne fus donc qu’à +demi surpris quand, Pierre ayant achevé, j’entendis +Tinant demander :</p> + +<p>— Est-ce tout ce que tu sais ? Tu en es vraiment +resté là ?</p> + +<p>— Sans doute : pourquoi aurais-je caché +quelque chose ?</p> + +<p>Un sourire de triomphe éclaira le visage de +Tinant :</p> + +<p>— Hé bien ! mon cher, tes curiosités ne resteront +pas où elles en sont. J’avais promis, quel que fût +l’exemple que tu donnerais, d’en apporter un +second où la souffrance produirait des résultats +inverses : preuve que ce bienfait divin est pour le +moins incohérent dans ses effets. Je ne me doutais +pas que l’occasion se présenterait si belle ! +C’est ton histoire que je vais recommencer.</p> + +<p>— Mon histoire ! s’écria Pierre, stupéfait. Il +faudrait pour cela avoir connu Lormier !</p> + +<p>— Pourquoi non ? quand je dis recommencer, +j’entends reprendre les mêmes faits, mais vus de +l’autre bord. Sur la rive où j’étais, on n’apercevait +pas mieux Lormier que sur la tienne on n’a vu +La Gilardière : n’empêche que, prise ainsi par les +deux faces, la tapisserie s’éclaire. Grâce à toi, +bien des points qui m’étaient restés inexplicables, +viennent de devenir limpides comme une eau de +source. Parions qu’après m’avoir entendu à mon +tour, sœur Thérèse en personne n’aura plus pour +vous aucun mystère !</p> + +<p>Il y eut parmi nous une hésitation étonnée. Je +partageais l’incrédulité de Pierre. Celui-ci reprit, +après une courte réflexion :</p> + +<p>— Impossible ! Tu es dupe d’analogies !</p> + +<p>— Il n’y a pas deux sœur Thérèse, ni deux La +Gilardière !</p> + +<p>— Je me suis servi de noms supposés !</p> + +<p>— Rassure-toi, je les garderai : simples masques +pour sauvegarder un reste d’anonymat que j’ai +percé.</p> + +<p>— Cependant tu vivais à Paris, ailleurs encore, +mais toujours loin de Semur. Si tu avais eu un +ami dans ma ville, je l’aurais su !</p> + +<p>— Même s’il était La Gilardière ?</p> + +<p>Alors, ébranlé, Pierre Duclos se tourna vers +moi :</p> + +<p>— Que penser d’une telle rencontre ?</p> + +<p>Je répondis, railleur, bien qu’à demi convaincu :</p> + +<p>— Je pense que, faute de lumière, on ne pouvait +tirer du cas Lormier des conclusions raisonnables. +Tinant sans doute nous les apporte. Le +hasard, qui semble toujours cruel, se montre aussi +parfois, bien que plus rarement, assez avisé.</p> + +<p>— Permettez, reprit Tinant, que je remonte +d’abord le cours du temps. Je suis si étonné moi-même +de me retrouver ce soir au milieu d’êtres +dont l’aventure m’a intrigué jadis et dont l’un, au +moins, m’était très cher !</p> + +<p>— Hâte-toi, dit Pierre, car l’heure avance : et +compte que je t’arrêterai, si je m’aperçois que tu +as fait fausse route.</p> + +<p>— Je suis donc très sûr d’arriver au bout ; mais, +encore une fois, quelle étrange sensation que de +se heurter à du passé que l’on croyait mort et qui, +soudain, se remet à vivre !…</p> + +<p>Son visage venait de prendre une gravité qu’il +devait garder jusqu’à la fin. Certains d’aller par +les mêmes chemins, Pierre et moi avions aussi +l’air d’attendre le retour d’êtres familiers, après +avoir craint leur disparition sans retour…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>I</h3> + + +<p>Avant tout, débuta Tinant, et pour rassurer +Duclos, apprenez comment j’ai connu les acteurs.</p> + +<p>Au temps où j’achevais mon doctorat, un de +mes parents me proposa d’accompagner en Italie +un jeune homme pour lequel on cherchait un +mentor. Au retour, et le voyage payé, une somme +convenable devait récompenser mon agréable +labeur.</p> + +<p>— Il faut, m’écriai-je, que la compagnie soit +bien mauvaise pour qu’elle entraîne une indemnité +de retour.</p> + +<p>— Point : elle est charmante, mais il importe +que la mine revienne, j’espère que tu plairas.</p> + +<p>Sur quoi, le lendemain, muni de l’adresse et du +nom, je me présentai, rue Monsieur, chez madame +Manchon de La Gilardière.</p> + +<p>Vieil hôtel d’aspect triste et cossu ; mobilier +dépourvu de style, mais en bois solides ; tentures +lourdes et fanées : au total, une grandeur négligée, +qui laissait indécis. Toutefois introduit dans la +chambre même de madame Manchon, je ne +tardai pas à sortir d’incertitude. Je n’étais pas +assis qu’une grêle de questions tombait sur mes +épaules :</p> + +<p>— Quels sont vos projets d’avenir ? Comment +bouclez-vous votre budget ? Quelles ont été jusqu’à +présent vos distractions ? La philosophie est-elle +pour vous une foi ou un gagne-pain ?</p> + +<p>En dernier lieu seulement, madame Manchon +daigna demander si je connaissais l’Italie, et sur +ma réponse négative :</p> + +<p>— Tant mieux : vous serez ainsi intéressé pour +votre compte.</p> + +<p>D’où je conclus que ma tête avait plu.</p> + +<p>Cinq minutes après, un jeune homme qu’on +avait fait appeler se présenta.</p> + +<p>— René, dit madame Manchon, voici M. Tinant +qui est disposé à voyager avec toi. Il doit être +plein d’idées sur l’Italie puisqu’il s’occupe de +philosophie. Entendez-vous pour un départ dans +la huitaine. M. Tinant dîne avec nous ce soir, cela +va de soi.</p> + +<p>Je m’inclinai, bien que l’invitation eût plutôt +l’air d’un ordre. René dit poliment :</p> + +<p>— Nous aurons, dans ce cas, tout loisir pour +accorder nos convenances après dîner.</p> + +<p>Il ajouta allègrement :</p> + +<p>— D’ailleurs, j’espère bien qu’on s’en remettra +surtout à la fantaisie du jour. J’ai l’horreur des +itinéraires à heure fixe.</p> + +<p>Je m’esquivai ensuite, charmé par le sourire du +fils, autant qu’étonné des manières décidées de la +mère, et j’admirais aussi comme, en trois phrases, +peut se manifester l’écart des caractères.</p> + +<p>Bien entendu, une fois dehors, je m’empressai +d’aller remercier mon parent. Sollicité de me +fournir des précisions supplémentaires au sujet +des Manchon de La Gilardière, il m’apprit ce qui +suit.</p> + +<p>Les Manchon, paraît-il, étaient papetiers de +père en fils, aux environs d’Orléans. Le dernier +venu avait agrandi l’entreprise au point d’en faire +une rivale des usines d’Annonay, puis était mort +jeune, dans des circonstances mystérieuses, suicide +ou accident, on ne savait. Demeurée veuve à +trente-huit ans, madame Manchon avait entrepris +d’achever l’œuvre commencée par son mari. On +vit, non sans quelque étonnement, une femme +assumer la direction de nombreux ouvriers, apporter +aux affaires une ténacité réfléchie, et la réussite +répondre à son effort. La surprise ne fut +pas moindre quand, après quelques années, on +annonça qu’une société anonyme achetait les établissements +Manchon. Libérée, riche, atteignant à +peine la cinquantaine, madame Manchon, qu’on +commençait d’appeler madame Manchon de La +Gilardière, venait de planter là l’œuvre familiale +et s’installait à Paris. Depuis lors, elle y vivait, +en apparence désœuvrée, en réalité ne s’occupant +que de son fils cadet qu’elle adorait. Par une +gloriole assez inexplicable, celui-ci ne portait plus +que le nom de La Gilardière.</p> + +<p>La soirée acheva de m’éclairer sur le présent.</p> + +<p>Arrivé très exactement, je vis dans le salon un +curé maigre, une vieille demoiselle et René +réunis en groupe autour de madame Manchon. +Celle-ci m’accueillit avec une satisfaction +non déguisée :</p> + +<p>— Ravie de vous savoir ponctuel… Au moins, +vous ne vous croyez pas impoli en arrivant à +l’heure.</p> + +<p>Puis, me désignant le prêtre :</p> + +<p>— L’abbé Manchon, mon fils aîné.</p> + +<p>Elle s’abstint de me présenter à la vieille demoiselle, +mais se tournant vers elle :</p> + +<p>— Lapirotte, allez secouer la cuisine qui est +encore en retard.</p> + +<p>Par bonheur pour Lapirotte, on vint annoncer +presque aussitôt que le dîner était servi, et l’on +passa dans la salle à manger.</p> + +<p>Je ne me rappelle pas, bien entendu, les propos +qui animèrent le repas. J’aurai en revanche +et toujours, sous les yeux, le spectacle des +convives.</p> + +<p>Madame Manchon d’abord… Installé à sa droite, +je ne l’apercevais guère que de profil, sauf lorsqu’elle +m’adressait la parole. Surveillant les convives, +elle n’intervenait que pour donner des +ordres brefs. Ils étaient, chaque fois, scandés par +une crispation de la main qu’elle avait jolie et +prodigieusement volontaire.</p> + +<p>En face de nous, et côte à côte, les deux frères. +On imaginait difficilement deux êtres plus divers. +René était bien tel que l’a dessiné Duclos : élégant, +nonchalant et beau. Son sourire avait une +grâce sûre d’elle-même. Le charme est un don +qui enchante à la fois qui le possède et qui en +approche : René jouissait du sien, en homme qui +connaît son pouvoir et pourtant dépourvu de +fatuité. Assuré de plaire, il se donnait la peine +de conquérir. Enfoncé dans son assiette, l’abbé +montrait au contraire une figure ingrate, dépourvue +de lumière et plus encore de grâce. Le geste +gauche, la parole rare, il semblait toujours sur +le point d’éclater en reproches, comme si les mots +ou la compagnie ne cessaient de l’offusquer. En +somme, l’air d’un voyageur à table d’hôte, que +gêne le voisinage, qui peste contre la lenteur du +service et compte les minutes le séparant de la +liberté.</p> + +<p>Au bout de la table, enfin, la demoiselle de +compagnie, Lapirotte. Tremblante, effacée, suivant +avec une égale anxiété la marche des plats +et les crispations de main du tyran, répondant au +sourire de René et à l’humeur de l’abbé par des +acquiescements tour à tour satisfaits ou navrés, +puis s’échappant soudain au point de paraître +oublier où elle était, cependant que passait sur +ses traits la lueur d’une rancune indéfinissable.</p> + +<p>Un monde, ces quatre visages. Derrière leurs +expressions variées apparaissaient des âmes si dissemblables, +qu’on se demandait par quel miracle +elles réussissaient à vivre sous le même toit. Il +n’était pas jusqu’aux noms qui ne traduisissent la +différence profonde établie entre ces êtres soi-disant +unis familialement : et n’était-ce pas déjà +un symbole inquiétant que d’entendre nommer +le prêtre : M. Manchon ; René : M. de La Gilardière, +cependant que tous deux entouraient une +Manchon de La Gilardière, de concert avec une +Lapirotte ?…</p> + +<p>Mais revenons à ma soirée.</p> + +<p>A peine sortis de table, j’arrêtai le départ avec +René. J’avais, cela va sans dire, subi comme +tout le monde la séduction : au cours de notre +rapide entente, j’eus aussi conscience de ne pas +lui déplaire. Il nous quitta ensuite sous un prétexte +quelconque. Auparavant, l’abbé s’était +éclipsé sans bruit. Un signe du tyran congédia +Lapirotte, et je me retrouvai en tête-à-tête, de +même que le matin, avec cette différence toutefois +que le repas excellent m’induisait à l’optimisme, +et que j’espérais bien interroger à mon tour.</p> + +<p>J’étais loin de compte : tout de suite, madame +Manchon me remit au point :</p> + +<p>— Du moment que vous me convenez, cher +monsieur, me dit-elle, il est nécessaire que vous +sachiez exactement ce que j’attends de vous. A +tort ou à raison, j’ai l’ambition de faire de René +un homme utile. J’avais compté jadis sur son +aîné pour reprendre la conduite de l’usine paternelle. +Malheureusement, j’ai eu le chagrin de lui +voir tourner bride vers la prêtrise. Il restera +toute sa vie curé, et même petit curé de petite +paroisse ou de couvent ; c’est une désillusion à +laquelle je me suis résignée sans plaisir : elle +demande à n’être suivie par aucune autre. Pour +René, il ne saurait être question d’industrie. +Vous l’avez vu. Il est chimérique et nerveux : +défauts irrémédiables pour qui dirige des ouvriers. +D’autre part, sans être dépourvu d’esprit de +volonté, il s’abandonne aisément aux circonstances, +quitte à leur échapper ensuite par un +coup de tête. Heureusement, je suis là pour +reprendre la barre. J’ai décidé qu’il serait banquier. +Il y a dans la finance une part de hasard +et d’invention qui s’accorderont avec ses dons. +Le métier, de plus, est mondain, et mène haut, +si l’on sait s’y prendre. Dans un an, après apprentissage +dans une maison sûre, René aura donc +une commandite, ou je l’établirai à neuf, suivant +l’occasion. Le voyage que vous allez entreprendre +est une concession, — la dernière, — faite à son +dilettantisme. Je m’y suis ralliée avec peine, et à +condition qu’au retour nous passerions immédiatement +aux réalisations d’avenir. Il importe, dès +lors, qu’en cours de route la fantaisie ne reprenne +pas son vol. Votre influence, à cet égard, doit être +décisive. Je compte sur vous pour ramener, si +besoin est, l’imagination de René au point de vue +solide qui est le mien. Comment ? affaire à vous : +un philosophe en sait plus que moi sur ce sujet +et vous avez le champ libre. René m’écrivant à +peu près chaque jour, je me réserve d’apprécier +votre action, et même, s’il est utile, de vous faire +part de mes remarques…</p> + +<p>Tout cela, net, jeté de haut, avec des nuances +assez marquées pour ne pas échapper : dédain +évident du fils aîné, inflexion attendrie dès que +passait le nom de René.</p> + +<p>Je m’inclinai sans discuter. Je quittais la cour +de l’hôtel quand René me rejoignit.</p> + +<p>— Puisque vous vous en allez, dit-il, me permettez-vous +de vous escorter un peu, histoire +de faire vraiment connaissance ?</p> + +<p>Et ce que je prévoyais, suivit. Après la mère, +le fils.</p> + +<p>— Amis ou ennemis ? poursuivit-il.</p> + +<p>J’affectai de me méprendre :</p> + +<p>— De qui parlez-vous ?</p> + +<p>— Mais de nous, bien entendu.</p> + +<p>Il prit mon bras d’un geste cordial, et +gaiement :</p> + +<p>— Allons, j’abats mon jeu. Je n’ai aucune +envie de m’ennuyer pendant le voyage. Il dépend +de vous que nous en jouissions sans arrière-pensée, +puisque vous représentez auprès de moi +l’autorité, c’est-à-dire, maman. (Il disait maman.) +Or j’adore maman, elle m’adore, mais nous +sommes aux antipodes. Maman est un homme +d’action. Jadis elle menait l’usine à la baguette : +aujourd’hui, à défaut de mieux, son empire +s’exerce sur les domestiques, sur la pauvre Lapirotte, +surtout sur moi. Par malheur, je représente +le dernier lot d’ambitions réalisables. Dieu me +pardonne ! maman rêve pour moi de grand +monde, de fortune, enfin d’un tas de choses qui +me sont parfaitement indifférentes et même me +semblent désagréables. Jugez des désillusions que +je procure ! Est-ce ma faute si j’aime flâner, si la +paresse est mon fait, enfin si la moindre petite +fleur bleue me paraît plus enviable qu’une place +de ministre ? Oh ! je me connais, allez ! Je sais +aussi que je suis très faible, à preuve que, de +guerre lasse, j’ai juré d’aller au retour moisir +dans une banque… Mais, de grâce, et sous prétexte +d’entretenir mes bonnes intentions, allez-vous, +le long de la route, m’accabler de sermons ? +Plutôt que de subir la morale que j’entrevois, je +préférerais renoncer à l’Italie !</p> + +<p>Je me mis à rire, conquis par un tel mélange +de lucidité, de candeur et de rouerie :</p> + +<p>— Jurez-moi qu’une fois de retour, vous obéirez +aux désirs de votre mère !</p> + +<p>Il tendit comiquement le bras :</p> + +<p>— Sur quelle tête faut-il prêter serment ?</p> + +<p>— En ce cas, topons. Bouclez vos malles ; on +n’en parlera plus.</p> + +<p>Il eut une exclamation joyeuse :</p> + +<p>— Savez-vous que vous serez peut-être un compagnon +aimable ?</p> + +<p>— Certainement votre ami.</p> + +<p>— Je commence à le croire.</p> + +<p>— J’en suis sûr !</p> + +<p>Et je rentrai surpris que deux êtres capables de +s’exprimer l’un sur l’autre avec une telle clairvoyance +et se sachant à ce point différents ne doutassent +pas cependant que l’avenir fût impuissant +à les séparer. J’avais compris, au surplus, que +pour madame Manchon, il y avait d’un côté René +et de l’autre le reste de l’univers représenté par +l’abbé, mademoiselle Lapirotte, ou n’importe +qui…</p> + +<p>Je n’ai plus qu’à courir pour achever ce qui +me fut personnel dans cette histoire.</p> + +<p>Trois jours plus tard, je partais avec René et +notre amitié commençait. D’elle je dirai seulement +que j’éprouvai très vite les sentiments d’un +jeune père pour un grand fils et que cette affection +m’était rendue.</p> + +<p>J’ai gardé aussi de notre commerce durant le +voyage un souvenir attendri. René n’était pas uniquement +ce qu’il avait dit : il était mieux. Cœur +distrait, volontés fugitives, soit : en revanche, que +d’élans à l’approche de l’art et toujours le goût +du plaisir d’autrui pour arriver à mieux plaire !</p> + +<p>Je m’aperçus avec surprise qu’il connaissait +peu la vie. L’éducation à domicile, l’habitude prise +de se laisser guider par sa mère dans les moindres +difficultés quotidiennes l’avaient en fait isolé du +monde. Des quelques aventures que lui avait +attirées sa tournure, il n’avait rapporté qu’un +désir plus conscient de l’amour véritable. La +froideur de son frère le laissait sans rancune. +« Maman laisse trop voir sa préférence ; il y a là +de quoi vexer même un curé ! » disait-il plaisamment. +L’écart des âges, — près de dix ans, — pouvait +d’ailleurs expliquer aussi cette attitude +dont il avait pris son parti. Il nourrissait enfin une +admiration mêlée de soumission clairvoyante à +l’égard de madame Manchon : au contraire, il +parlait rarement de son père et toujours comme +d’un être dont la mémoire est indifférente : la +place tenue par madame Manchon n’en était que +plus grande.</p> + +<p>Un peu avant de rentrer, une lettre informa +René des conditions de sa vie prochaine. La banque +Chasseloup, de Semur, consentait à l’accueillir +et à le traiter en associé. La province seule permet +de trouver de ces combinaisons heureuses qui +unissent les avantages d’un apprentissage rapide +à la dispense de s’immobiliser dans les emplois +inférieurs. Madame Manchon n’avait donc pas +hésité à accepter le sacrifice d’une séparation +momentanée. Au surplus, René, affirmait-elle, +trouverait sur place, dès l’arrivée, des relations +agréables, car l’abbé Manchon avait pour camarade +de séminaire un prêtre de Semur fort +répandu, l’abbé Valfour.</p> + +<p>René, après sa lecture, jeta la lettre au fond +d’une valise et, maîtrisant son humeur, déclara :</p> + +<p>— N’y pensons plus : il sera temps d’y revenir +une fois en route pour Semur.</p> + +<p>Trois semaines nous séparaient à peine de +l’échéance. Elles passèrent comme un éclair. De +retour à Paris, René venait me voir à peu près +chaque jour. J’étais le confident de sa mélancolie : +elle cédait aisément devant la moindre plaisanterie. +Peut-être, au fond, découvrait-il déjà l’attrait +de la liberté.</p> + +<p>Enfin, la veille du départ, je fus convié à un +dîner d’adieu, en tous points semblable à celui +que je viens de décrire. Mêmes convives, mêmes +contrastes dans les attitudes : l’abbé plus silencieux +encore, madame Manchon un peu nerveuse, +Lapirotte assez souriante, René parfaitement +gai.</p> + +<p>Après le repas, madame Manchon me fit +asseoir près d’elle et me remercia d’un ton ému :</p> + +<p>— J’apprécie votre tact, me dit-elle ; il est +excellent que vous soyez devenu l’ami de mon fils. +Dans quelques années, je tâcherai de lui trouver +la compagne qui me remplacera près de lui et +ma tâche sera terminée.</p> + +<p>— Pourquoi vous remplacer ? répliquai-je en +riant : je vois très bien René trouvant à Semur +une femme charmante, et vous-même ravie de +diriger deux enfants au lieu d’un.</p> + +<p>— A Dieu ne plaise ! s’écria-t-elle. René, seul, +choisirait au rebours du sens commun. Et puis… +ce n’est pas pressé…</p> + +<p>A défaut du ton qui s’efforçait de rester plaisant, +l’expression du visage devenu fermé en +disait long sur ce manque de hâte.</p> + +<p>— De quoi parlez-vous donc ? dit René s’approchant +de nous.</p> + +<p>— De votre prochain mariage.</p> + +<p>— Oh ! fit-il à son tour, d’un air comiquement +effrayé, n’envisageons pas toutes les catastrophes : +Chasseloup, par bonheur, n’a pas d’héritière.</p> + +<p>Madame Manchon répliqua :</p> + +<p>— Quelles que soient les héritières de Semur, +aucune ne vaut qu’on s’y arrête : n’oublie pas +que, dans six mois, tu reviendras ici…</p> + +<p>Les derniers mots de René, en me quittant, +furent :</p> + +<p>— Si je fais là-bas des sottises, j’aurai du moins +la consolation de vous en aviser. Comptez que +j’écrirai souvent.</p> + +<p>Il a tenu parole. Presque tout ce qui va suivre +est tiré de ses lettres. Je n’ai pas eu, comme +Duclos, à quêter jour à jour les éléments d’un +drame soigneusement célé par les auteurs : ils +me sont venus sans effort, dans ma chambre de +Paris, envoyés par l’intéressé devenu historien +de la tempête qui devait l’emporter. Et vous +ayant ainsi prouvé ma véracité, je n’ai plus +qu’à m’effacer pour laisser parler les faits ; il est +bien inutile, n’est-ce pas, d’y ajouter l’exposé +d’impressions personnelles, demeurées par force +lointaines et surtout impuissantes à rien modifier ?</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>II</h3> + + +<p>Quatre mois après son arrivée à Semur, René +en était au point suivant : installation confortable, +vie monotone et chaste, relations clairsemées et +couleur de province, ennui de vivre distillé par +le contact des chiffres, mais contrebalancé par un +optimisme imperturbable et un voyage à Paris +tous les huit jours.</p> + +<p>Dans son existence, il se trouvait beaucoup de +choses indifférentes, une seule insupportable et +une dernière agréable.</p> + +<p>La chose insupportable était l’hostilité de l’habitant, +dont il se sentait enveloppé, hostilité latente +et tenace qui lui infligeait l’humiliation de ne +pouvoir, pour la première fois de sa vie, désarmer +l’adversaire. La chose agréable était la découverte +de la campagne de chez nous. Il y trouvait +en effet comme un reflet de sa propre image, je +veux dire un mélange de séduction et de joie.</p> + +<p>Au total, plus d’ennui que d’agrément ; toutefois +aucune humeur, et une résignation d’autant +plus aisée qu’elle ne cessait d’escompter l’imprévu.</p> + +<p>Or, un après-midi de mars, si je ne me trompe, +il arriva que séduit par la lumière jeune et la +tiédeur de l’air, René décida de partir en promenade +et fit une longue course.</p> + +<p>Comme il était sur le retour, vers quatre heures, +à la nuit tombante, le ciel devint d’abord maussade, +puis chargé de nues, enfin commença de se +déverser en pluie rageuse. Imprévoyant à l’ordinaire, +René avait pour seule protection un manteau +léger. Par bonheur, la gare se montrait +proche : il put l’atteindre, s’y abrita et, résigné, +attendit une accalmie qui ne vint pas.</p> + +<p>Il paraît qu’à Semur la gare est à vingt minutes +de la ville. C’est aussi une gare à peu près sans +trains et sans voyageurs. Il n’est pas question d’y +trouver une voiture.</p> + +<p>Regardant l’averse qui se prolongeait, René +décida :</p> + +<p>— Prenons patience ; il est vrai que je dîne ce +soir chez les Traversot, mais le repas est pour +sept heures : d’ici là, j’aurai revu le ciel à sec.</p> + +<p>Et il songea aux Traversot. Il connaissait +madame pour lui avoir rendu une ou deux visites, +monsieur pour l’avoir aperçu dans la rue, et la +fille point du tout. L’invitation reçue était donc la +première. Il la devait à l’abbé Valfour qui avait +promis de le venir prendre, ayant à cœur de l’introduire +lui-même dans les salons de l’hôtel de +Thil.</p> + +<p>« Invitation doublement précieuse, avait dit +l’abbé, car les Traversot reçoivent peu et seulement +à bon escient. »</p> + +<p>Précieuse ou non, elle occuperait un soir. Il +n’est jamais non plus désagréable de se rendre en +pays inconnu. Si par hasard on y trouve mieux +que son attente, la surprise enchante : sinon, la +déception est nulle.</p> + +<p>Une demi-heure avait passé sans que s’altérât +la bonne humeur de René, sans qu’aussi âme qui +vive parût dans la gare, quand une femme entra, +vêtue de deuil et un paquet à la main. A grand-peine, +elle découvrit un employé, expédia le +paquet, et s’apprêta à repartir.</p> + +<p>Bien qu’enveloppée dans un manteau de pluie, +coiffée de crêpes et à peu près invisible, cette +femme avait une tournure jeune et la mise avenante.</p> + +<p>La voyant ouvrir un parapluie, René, qui +sentait l’ennui le gagner, eut alors une idée plaisante +et l’abordant :</p> + +<p>— Mademoiselle, dit-il, il est d’usage que, par +un temps de déluge, les hommes offrent aux +femmes leur parapluie. Si vous rentrez dans +Semur, serait-il indiscret de vous prier d’inverser +les rôles en m’accordant une part d’abri sous le +vôtre ?</p> + +<p>Reconnaissez que de tels propos sont de ceux +dont on serait le moins tenté de se défier, et qui +vraiment semblent, entre tous, sans conséquence : +après eux, cependant, l’avenir de deux familles +était joué. On croit ne pas avoir bougé, déjà on +roule dans le gouffre. Ah ! les moyens du destin +sont simples ! S’ils ne l’étaient pas d’ailleurs, on +les reconnaîtrait tout de suite, et ce ne serait +plus le destin.</p> + +<p>Étonnée qu’on lui parlât, la femme tourna la +tête avec un air de crainte. La vue de René la +rassura. Nul doute qu’il n’eût été aperçu maintes +fois auparavant par celle dont il sollicitait les +bons offices. Qui sait même si la requête ne fut +pas accueillie avec empressement ? Quoi qu’il en +soit, la réponse vint aussitôt :</p> + +<p>— Volontiers, monsieur, à condition que vous +accepterez de porter vous-même cet objet encombrant +que le vent, tout à l’heure, s’obstinait à +vouloir retourner.</p> + +<p>— Cela va de soi, fit René. Bien qu’il n’y ait +personne, sauf nous, à se hasarder dans pareille +tempête, vous aurez ainsi l’air d’être mon obligée +et les convenances seront sauvegardées.</p> + +<p>Elle eut un petit haussement d’épaules :</p> + +<p>— Simplement, ce sera commode. Les convenances +me sont indifférentes.</p> + +<p>Il prit le parapluie, le tendit à bout de bras +pour protéger sa compagne imprévue et, côte à +côte, ils partirent…</p> + +<p>On n’avait pas avancé de vingt pas que, pour +éviter de choir dans les flaques, l’un dut aller à +droite, l’autre à gauche. Il en résultait que René +était au sec et la femme à la pluie.</p> + +<p>— Je crois, dit-il, que la sagesse serait de +rester à mon bras.</p> + +<p>La femme répondit encore avec la même décision :</p> + +<p>— En effet, je le crois plus pratique.</p> + +<p>Ayant fait comme il demandait, ils marchèrent +désormais collés l’un à l’autre pour mieux tenir +tête à l’ondée. Le bras de l’inconnue pesait sur +celui de René juste assez pour laisser apercevoir +son ferme contour, mais sans abandon qui eût +donné du plaisir.</p> + +<p>Résolu à ne pas remercier sa compagne par un +silence gênant, et égayé par l’aventure, René +reprit :</p> + +<p>— Il est bien heureux que les convenances +vous soient indifférentes.</p> + +<p>— Pourquoi ?</p> + +<p>— Ce que vous m’accordez est fort compromettant.</p> + +<p>— Vous avez peur pour vous ?</p> + +<p>— Pour tous les deux.</p> + +<p>— Hé bien ! monsieur, si, à la réflexion, vous +pensez avoir commis une sottise en me demandant +service, vous êtes libre de me quitter à l’entrée du +faubourg. Je ne voudrais à aucun prix que votre +réputation fût atteinte, parce qu’on vous aurait +aperçu à mon bras.</p> + +<p>Raillerie ou aveu discret d’une profession douteuse ? +René brusquement se demanda : « Qui +est-ce ? » L’aisance avec laquelle on avait accueilli +son escorte, la liberté qu’on offrait de lui rendre, +indiquaient pour le moins des allures inaccoutumées +en province, dans la bonne société. +D’autre part, la distinction du ton, le tour aisé, +marquaient l’usage du monde. Pour décider, il +eût suffi sans doute d’apercevoir le visage : mais +allez découvrir un visage sous des crêpes, et +quand les becs de gaz, espacés de loin en loin, +servent à jalonner la route plutôt qu’à l’éclairer !</p> + +<p>Il fallait cependant prendre parti : au risque +de se tromper à fond, il prit l’aveu pour bon.</p> + +<p>— Me lâcher au Bourg-Voisin, s’écria-t-il allégrement ; +voilà qui tomberait mal, quand je +compte au contraire vous prier de faire peut-être +un détour pour me ramener à ma porte !</p> + +<p>— Vraiment ! vous souhaitez à ce point de +n’être pas mouillé ?</p> + +<p>— Je souhaite surtout profiter de votre compagnie.</p> + +<p>— Oh ! la compagnie d’une inconnue !…</p> + +<p>— Il ne tient qu’à vous de ne plus l’être. Qui +dois-je remercier de m’abriter de la pluie en me +procurant une heure charmante ?</p> + +<p>La femme eut un rire discret :</p> + +<p>— Mille regrets : je sauve les messieurs qui se +noient, mais ne leur dis pas mon nom.</p> + +<p>— Même s’ils insistent pour le connaître ?</p> + +<p>— Dans ce cas, de préférence.</p> + +<p>— Voilà qui est absurde !</p> + +<p>— Très sage au contraire. Le bien qu’on fait +au prochain ne se pardonne que s’il est anonyme.</p> + +<p>— Si je tenais pourtant à vous être reconnaissant ?</p> + +<p>— Je ne goûte pas ce genre de sentiment.</p> + +<p>— Alors, restent les autres.</p> + +<p>— Quels autres ?</p> + +<p>— Tous, y compris l’amour…</p> + +<p>— Voulez-vous avoir l’obligeance de me rendre +mon parapluie ?</p> + +<p>— Prétendez-vous me renvoyer sous l’averse ?</p> + +<p>— Plutôt que d’aborder les sottises, je n’hésite +pas.</p> + +<p>— Je me tairai donc.</p> + +<p>Imaginez ceci dans les bourrasques, les +répliques ramassées au vol, pour être renvoyées +de même, comme avec des raquettes, un libertinage +discret se jouant sous les mots, la jeunesse +irrésistible de deux voix qui ne cachent pas leur +amusement, et comprenez que, trompé au jeu, +René se soit laissé entraîner : quel autre à sa +place n’aurait agi de même ?</p> + +<p>Il reprit donc après un temps de silence affecté :</p> + +<p>— Est-il défendu aussi de parler de la ville, en +général ?</p> + +<p>— Autant vaudrait peut-être nous entretenir +des giboulées de mars.</p> + +<p>— Puisque vous habitez ce lieu paisible, comment +se fait-il que je ne vous aie jamais rencontrée ?</p> + +<p>— C’est probablement que vous regardez mal.</p> + +<p>— Je vous demande pardon : je ne manque +jamais de regarder une femme.</p> + +<p>— Il paraît que non.</p> + +<p>— … A moins qu’elle ne soit tellement laide, +évidemment !…</p> + +<p>— Ce doit être mon cas.</p> + +<p>— Vous vous calomniez.</p> + +<p>— Qu’en savez-vous ?</p> + +<p>— Votre démarche suffit : parions que vous +êtes ravissante.</p> + +<p>— Vous perdriez.</p> + +<p>— Parions toujours… et levez votre voilette.</p> + +<p>— Le Ciel m’en préserve ! Pour une fois où je +fais illusion, je tiens à ne pas dissiper le charme.</p> + +<p>Dans l’ardeur du dialogue, ils avaient ralenti le +pas et même oublié que le ciel se répandait en +cataractes. A ce moment, une rafale plus violente +les enveloppa de son humidité glacée. D’instinct, +la femme se serra contre René.</p> + +<p>— Vous ne prenez pas froid, j’espère, dit celui-ci +anxieux.</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>— Le parapluie à deux est une solution +moyenne qui, selon la règle, ne garantit personne.</p> + +<p>— Voilà un remords tardif.</p> + +<p>— Il n’en est que plus cuisant. En vérité, je +suis confus de vous protéger si mal et j’aimerais +vous protéger tout à fait.</p> + +<p>— Comment l’entendez-vous ?</p> + +<p>— A votre gré.</p> + +<p>— Ah ! pour le coup, que deviendrait, dans la +ville, votre réputation ?</p> + +<p>Une nouvelle rafale, pire que la première, les +enveloppa. Avant de céder enfin, l’ondée prétendait +balayer tout ce qui avait mine de la +braver. Ils durent s’arrêter, attendre un instant +sans parler. Abrités sous le parapluie, que +secouaient de violents ressauts, ils mêlaient +presque leurs souffles. Des amants n’eussent pas +été plus étroitement blottis.</p> + +<p>Soudain le vent expira, tel une bête hors +d’haleine. Un calme de mort s’abattit alentour. +La tempête venait de s’enfuir, ne laissant après +elle qu’un peu de pluie fine à travers la brume +redevenue tiède.</p> + +<p>Surpris par un changement si rapide, ils s’attardèrent +dans la même position, juste assez pour +sentir leurs cœurs battre : puis la femme tenta +de dégager son bras.</p> + +<p>— Je crois, murmura-t-elle, que c’est terminé.</p> + +<p>— Où demeurez-vous ? demanda brusquement +René.</p> + +<p>— Que vous importe ?</p> + +<p>— Puisque le temps est remis, n’est-ce pas le +moins que je vous escorte jusqu’à votre domicile ?</p> + +<p>— Je vous en dispense.</p> + +<p>— Et si je vous suivais ?…</p> + +<p>— Avisez-vous-en !</p> + +<p>— Alors, votre adresse ?</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>— J’enrage de ne savoir qui je dois remercier !</p> + +<p>— Je vous ai déjà dit que mes charités sont +anonymes : mais voici qu’il ne pleut plus, rendez-moi +mon bien comme je vous rends la liberté.</p> + +<p>En même temps le bras de l’inconnue parvint à +se détacher tout à fait, mais René n’était pas disposé +à obéir. Ils continuèrent de marcher, cette +fois séparés, cependant qu’on ne savait quoi de +trouble semblait se glisser entre eux.</p> + +<p>— C’est bien rue Saint-Jean que vous allez ? +reprit-elle quand elle comprit que René avait +résolu de persister dans son escorte.</p> + +<p>Il ne put réprimer un mouvement de dépit :</p> + +<p>— Ainsi, vous connaissez qui je suis, et vous +prétendez garder pour vous tout ce qui vous +concerne, fût-ce votre prénom ? Lequel est-ce ? +Marcelle ?… Yvonne ?…</p> + +<p>Un nouveau rire railleur interrompit l’énumération.</p> + +<p>— … ou Colette, ou Thérèse… Choisissez.</p> + +<p>— Thérèse, en effet…</p> + +<p>— Pourquoi pas Colette ?</p> + +<p>— Parce que, telle que vous êtes, vous ne pouvez +que parler gaiement de choses graves.</p> + +<p>— Vaudrait-il mieux parler gravement de +choses gaies ?</p> + +<p>— Soit : je me résigne. Je me contenterai +d’une seule réponse à une question… générale.</p> + +<p>— Gardez-la pour vous : elle doit être indiscrète.</p> + +<p>— Aimez-vous ?</p> + +<p>— Ceci, en effet, passe la mesure !</p> + +<p>— Qui que vous soyez, pourtant, vous devez +bien conjuguer le verbe, comme tout le monde. +Le temps seul diffère : passé, présent ou futur. +On aime, on a aimé, ou on aimera !</p> + +<p>La femme cette fois se tut. René s’enhardit :</p> + +<p>— Si vous avez besoin d’un professeur…</p> + +<p>Et se rapprochant d’elle :</p> + +<p>— Après tout, je ne suis pas très fort en grammaire, +mais à deux, on tournerait les pages et +la leçon irait d’elle-même…</p> + +<p>La femme persistait à se taire. Il était possible +que cette audace lui plût. Sait-on jamais quelles +émotions contradictoires traversent un cœur ? Les +plus honnêtes, à une heure donnée, écoutent +complaisamment la voix de la folie, quitte à s’enfuir +ensuite, et même à regretter d’avoir fui.</p> + +<p>— Vous ne parlez pas ?… De grâce, ne vous +hâtez pas ainsi. J’aperçois déjà Notre-Dame : que +j’aie le temps de m’expliquer un peu… Vous imaginez +peut-être que je suis heureux ? vous vous +trompez. Si vous vous doutiez seulement comme +il est triste, chaque soir, de rentrer dans une +chambre déserte, et de contempler des chenêts, +en tête-à-tête eux-mêmes avec des bûches ! Que +de fois j’ai rêvé d’un hasard, tel que celui-ci, qui +mettrait sur ma route une amie… oh ! pas n’importe +laquelle !… pareille à vous, dont le rire +serait gai et l’âme profonde, tour à tour jeune et +réfléchie, ironique et pitoyable… Supposons +qu’après l’avoir longtemps attendue, je la rencontre +enfin, et qu’elle soit là… Ce n’est qu’une +supposition… Avec quelle ardeur alors je la supplierais +de s’arrêter un instant, de rester silencieuse +si cela lui plaît, et de m’écouter ! Ensuite ?… +ensuite, je reprendrais son bras, doucement je +l’attirerais vers moi pour qu’elle sentît mon cœur +battre, je pencherais sa tête et malgré le voile…</p> + +<p>Tout en parlant, il faisait comme il disait, +ramenait à lui le visage de l’inconnue, et celle-ci, +devenue tout à coup passive, comme soustraite à +la réalité, ne résistait pas. Une seconde, elle +ferma les yeux, eut l’air d’appeler le baiser qui +s’approchait : mais brusquement, René la sentit +se raidir.</p> + +<p>— De grâce, fit-elle d’une voix défaillante.</p> + +<p>— Il n’est plus temps ! Veux-tu ?…</p> + +<p>Victorieux, il venait d’atteindre la bouche convoitée, +y appliquait la sienne et même crut sentir +qu’un abandon consentant et apaisé répondait à +sa prise imprévue… Soudain le réveil, un recul +violent… D’un effort désespéré, l’inconnue s’est +soustraite à l’étreinte, se rejette à l’arrière. A distance, +ils se regardent, avec l’expression étrange +qu’ont les gens, réveillés subitement par un coup +brutal frappé au dehors, et René songe : « Me +serais-je trompé ? Ne serait-elle pas ce que j’ai +cru ? » Elle, de son côté, après avoir à demi +relevé sa voilette, passe une main crispée sur sa +bouche. Un intervalle suit, incertain… Enfin, +d’une voix sourde, où l’on ne saurait ce qui l’emporte +de la rancune, de la raillerie ou du mépris :</p> + +<p>— Compliments, cher monsieur ! vous avez +une manière bien à vous de reconnaître les services +qu’on vous rend ! Il est possible que j’aie +profité d’une heure d’incognito pour laisser courir +les mots sans me soucier de leur valeur. Il n’y +a pas tant de distractions dans l’existence ! Malheureusement, +j’avais oublié que, dès qu’une +femme est près d’un homme, il se croit obligé +d’offrir son amour, et lequel !… Ce qui vient de +se passer en fixe la qualité. Merci bien.</p> + +<p>Il tenta de l’interrompre :</p> + +<p>— Je vous conjure de croire que les sentiments +que j’exprime…</p> + +<p>Mais à son tour, elle coupa la phrase et de plus +en plus ironique :</p> + +<p>— Mon parapluie, je vous prie… Il est curieux +de voir comme certaines phrases paraissent tout +à coup ridicules, quand on les accole à celles de +la vie réelle… Là… nous voilà quittes, ou plutôt, +nous ne pouvons plus l’être. La vie, décidément, +est bien toujours pareille : quel que soit l’agrément +de la promenade, les uns reviennent trempés +et les autres au sec.</p> + +<p>— Quand vous reverrai-je ? interrompit de nouveau +René que ce persiflage achevait d’exciter.</p> + +<p>Elle haussa les épaules et s’éloigna sans répondre.</p> + +<p>— Il ne sera pas dit… reprit René, se précipitant +pour la rejoindre.</p> + +<p>— Un pas de plus et je sonne au hasard pour +appeler du secours, fit-elle encore se retournant.</p> + +<p>Cette fois, il n’y avait qu’à obéir. Immobile, +déconcerté, il la suivit des yeux, jusqu’à ce qu’il +l’eût vue disparaître. Ensuite, il écouta le bruit +des ruisseaux qui achevaient de se déverser dans +l’égout, ne vit plus autour de lui que des pavés +ruisselants, une solitude complice :</p> + +<p>— Singulière fille ! murmura-t-il. Dommage +d’en rester là… Mais qui est-ce ? Bah ! je la +retrouverai peut-être… et sinon, je lui devrai +toujours un retour distrayant.</p> + +<p>A ce moment, l’horloge de Notre-Dame commençait +de sonner.</p> + +<p>— Quoi ! Six heures et demie ? Quel retard +pour se présenter chez les Traversot !</p> + +<p>Sa légèreté reprenant le dessus, il ne pensa +plus qu’à regagner du temps. A grands pas, il +atteignit son domicile…</p> + +<p>Depuis un quart d’heure déjà, roulé dans un +grand manteau de pluie, pareil à un ballot d’étoffes +que surmontait, en guise d’étiquette, une boule +ronde et rose qui était sa tête, l’abbé Valfour +faisait les cent pas devant la porte. A la vue de +René, il eut un geste soulagé :</p> + +<p>— Je commençais à désespérer !…</p> + +<p>— Excusez-moi, dit celui-ci ; bloqué par l’averse, +j’ai laissé passer la consigne : heureusement, je +suis leste. Montons.</p> + +<p>Puis, parvenus au salon qui précédait la +chambre :</p> + +<p>— Installez-vous là : le temps de changer de +vêtements… dans dix minutes, je suis à vous. +Par-dessus le marché, la porte reste entr’ouverte. +Rien ne nous empêche de converser, tandis que +je m’habille…</p> + +<p>L’âme rassérénée, l’abbé Valfour retira son +manteau, tendit sur son abdomen sa belle ceinture +de cérémonie que la marche sous la pluie +avait un peu froissée, enfin, planté devant la +glace, remit dans l’axe son rabat. Ceci fait, et +parce qu’il était naturellement incapable de retenir +ses pensées, il entama un soliloque qui s’adressait +aussi bien aux murs d’alentour qu’à René, en train +de procéder à sa toilette dans la pièce voisine.</p> + +<p>— Vous avez beau vous prétendre leste, hâtez-vous… +Je crois les Traversot stricts sur l’heure : +ne gâtez pas votre chance par une première +inexactitude que le temps excuse, mais qui marquerait +à tort des habitudes jugées fâcheuses… Ce +que j’en dis est pour le père : Madame n’est que +charité et indulgence… Il le faut bien, d’ailleurs, +car entre nous, son mari ne lui a pas donné toujours, +paraît-il, les satisfactions de l’époux modèle. +Quant à la fille, mademoiselle Annette… une +personne accomplie… toutes les grâces… toutes +les vertus… Ah ! celui qui l’épousera pourra se +vanter d’être béni par la Providence ! Si vous songiez +à vous marier, je vous dirais… mais, hélas ! +vous n’y songez pas… Les jeunes gens, maintenant, +attendent d’être mûrs avant de fonder une +famille. Méthode déplorable, qui explique d’ailleurs +nombre de ménages mal assortis et tournant +de travers…</p> + +<p>Dans la chambre, la voix de René interrogea :</p> + +<p>— Mon cher abbé, m’expliquerez-vous aussi +pourquoi les curés, qui ne se marient pas, songent +toujours à marier les autres ?</p> + +<p>Le discours reprit :</p> + +<p>— C’est, mon enfant, que connaissant mieux +que personne la qualité des âmes, nous nous rendons +un compte exact de leurs besoins. En ce +qui vous concerne, si je m’en rapporte par exemple +à votre cher frère…</p> + +<p>— Allons donc ! ce serait bien la première fois +que mon cher frère, comme vous le nommez, +s’occuperait de moi !</p> + +<p>— Vous vous trompez, mais passons… Je +racontais que mademoiselle Annette…</p> + +<p>— De grâce, un renseignement : dites-moi +d’abord si ce n’est point une personne svelte, de +taille moyenne, vêtue de noir, et circulant le soir +sans autre chaperon que son parapluie ?</p> + +<p>— Vous raillez ! Une Traversot sortir seule +dans la rue !… Mais pourquoi cette description ?</p> + +<p>— Pour rien : une image qui s’obstine à me +poursuivre.</p> + +<p>— Ah ! mon enfant, je crains qu’il n’y ait +encore là quelque imprudence sous roche ! Gardez-vous +des imprudences ! Toujours dangereuses, +elles peuvent le devenir ici plus qu’ailleurs.</p> + +<p>A ce point, il y eut un court silence. Brusquement, +la voix de René reprit :</p> + +<p>— Mon cher abbé, j’ai envie de vous confier +une chose invraisemblable et que vous ne comprendrez +certainement pas.</p> + +<p>— Taisez-la donc, surtout si elle ne peut être +utile ni à l’un, ni à l’autre.</p> + +<p>— Est-ce la perspective du dîner que nous +allons faire, la détente de l’air après la giboulée, +ou vos propos matrimoniaux, ce soir, j’ai envie +d’aimer à tort et à travers.</p> + +<p>— Oh ! mon cher enfant, pourquoi pas tout +droit ?</p> + +<p>— Tout droit, si cela se trouve, mais sait-on +jamais ? L’amour est une façon d’aérolithe qui +tombe sur la tête à l’heure où l’on y songe le +moins : quelquefois dans la rue…</p> + +<p>— Pourquoi pas autour d’une table… tout à +l’heure par exemple ?</p> + +<p>— Vous m’effrayez : auriez-vous comploté ?…</p> + +<p>— Rien du tout : je vous avertis seulement que +ce serait sans inconvénient… bien au contraire… +à votre point de vue, s’entend…</p> + +<p>— Vous semblez croire en revanche qu’au point +de vue Traversot…</p> + +<p>— De grâce, le temps presse : ne me faites +point dire ce que j’ignore.</p> + +<p>— Je suis prêt.</p> + +<p>— Alors en route !</p> + +<p>Ayant vivement ramené son manteau, M. l’abbé +Valfour descendit le premier. René suivait, achevant +de s’équiper. Ils s’engagèrent ensuite dans +la nuit claire, sous un ciel lavé. Ils avançaient +d’une allure allègre, comme si chacun d’eux eût +nourri des pensées également claires.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>III</h3> + + +<p>Avez-vous remarqué que plus les idées sont +claires et moins elles ont chance d’être justes ? La +vérité n’est jamais simple, ni conforme à la +logique.</p> + +<p>En se rendant à l’hôtel de Thil, l’abbé Valfour +songeait :</p> + +<p>« Puisque l’abbé Manchon souhaite que je marie +son frère, puisque ce jeune homme semble fort +disposé à trouver toutes les femmes à son gré, +j’aurai, quoi qu’il arrive, l’approbation des Manchon. +Si je parviens tout à l’heure à convaincre +madame Traversot, la partie est gagnée ; mais, +arriverai-je à la convaincre ? »</p> + +<p>Pareillement, René calculait :</p> + +<p>« J’aurais dû pressentir qu’un dîner à Semur +cache toujours une intention : celles de l’abbé +ont au moins le mérite de se montrer sans fard. +Tout de même, si j’ai l’amour en tête ce soir, +cela ne signifie pas que je rêve d’avoir la corde au +cou. La petite Traversot en sera pour ses frais. »</p> + +<p>Tous deux se trompaient lourdement. Raison +de plus pour se croire raisonnables, et c’est pourquoi +on les vit arriver, d’un pas également preste, +l’un et l’autre souriant à la soirée qui s’annonçait.</p> + +<p>Un extra, recruté pour la circonstance, aida +« ces messieurs » à se dépouiller de leurs manteaux +dans le vestibule grandiose qui donne accès +à l’hôtel de Thil, puis ouvrit une porte à deux +battants et jeta leurs noms avec solennité. Ce fut +ensuite comme une entrée dans un nouveau +monde, le grand monde de province, pompeux, +suranné, mais qui garde jusque sous la troisième +République un reflet de l’honnêteté du grand +siècle.</p> + +<p>A l’apparition de l’abbé qui, naturellement, +passa le premier, tous les Traversot se levèrent. +Vous vous rappelez qu’ils étaient trois. Depuis un +certain temps déjà, ils attendaient leurs invités, +l’œil à la pendule, assis sur des fauteuils de Beauvais +qu’on avait dépouillés de housses pour la +circonstance, et incapables d’y trouver leurs aises, +car il faut pour cela avoir l’habitude d’un siège, et +ceux-ci ne servaient qu’aux jours de réception.</p> + +<p>Madame Traversot avança, les mains tendues. +Petite, fort grasse, elle mettait le principal de ses +élégances dans l’ondulation de ses cheveux blancs. +M. Traversot saluait à l’arrière. Il était, à l’inverse +de sa femme, grand, maigre et chauve.</p> + +<p>Enfin se présenta Mademoiselle.</p> + +<p>— Ma fille, dit simplement madame Traversot, +la désignant à René.</p> + +<p>Et l’on resta debout, dans le salon à demi +éclairé : l’éclairage entier était réservé pour le +retour.</p> + +<p>Gravement s’échangèrent des propos inutiles +sur le temps affreux. On s’enquérait des santés.</p> + +<p>— Vous allez bien ?</p> + +<p>— A merveille.</p> + +<p>On ne va jamais mieux que dans les circonstances +solennelles, même si l’on va mal.</p> + +<p>L’extra reparut presque aussitôt.</p> + +<p>— Madame la baronne est servie !</p> + +<p>Les Traversot, chez eux, portaient couronne : +le contraire eût gêné dans ce cadre. On se rendit +à la salle à manger sans offrir le bras, madame +Traversot ne trouvant pas convenable d’imposer +le sien à un ecclésiastique. Elle distribua ensuite +les places : l’abbé à sa droite, René à sa gauche, +en face d’elle M. Traversot, Annette entre son père +et M. Valfour. Ainsi René aurait toutes facilités +pour regarder, mais sans risque de conversations +compromettantes.</p> + +<p>J’ai eu entre les mains une photographie d’Annette +Traversot. Elle aidait à comprendre les premières +impressions de René…</p> + +<p>Jolie, évidemment : ou plutôt gracieuse, avec +de la réserve, je ne sais quoi de guindé qui +marque l’excès des bonnes manières et, grâce au +dessin du front, une expression particulière de +ténacité. On rencontre fréquemment ce type à +Saint-Thomas d’Aquin. Il est caractéristique d’une +éducation et d’un milieu.</p> + +<p>Ce soir-là, absorbée par le souci de surveiller +directement le service, ne répondant que si on +l’interrogeait, elle semblait trouver normal d’occuper +le bout de table et de ne compter pour rien. +Je ne sais pourquoi René jugea aussitôt qu’elle +n’aurait pu se nommer autrement qu’Annette. +Les noms de baptême ne sont pas indifférents +autant qu’on le suppose : j’imaginerais plutôt +qu’ils attachent à qui les porte une part de destinée. +On ne concevait pas Annette Traversot en +Célimène : on la voyait d’instinct pénitente de +M. Valfour et soumise avec résignation aux règles +d’une politesse inexorable.</p> + +<p>Quel contraste d’ailleurs avec les parents : +M. Traversot distrait, principalement occupé de +faire valoir l’argenterie, la vaisselle, toutes choses +qui dévoraient sa vie ; madame courant les lieux +communs, ayant opinion sur n’importe quel sujet +comme d’autres ont pignon sur rue, et si convaincue +de penser juste qu’elle ne prenait cure +des réponses…</p> + +<p>René conclut :</p> + +<p>— Pauvre fille… Ce doit être Cendrillon, sans +pantoufles.</p> + +<p>Il ne se rendait pas compte que cette appréciation +était déjà une nouveauté. Jusqu’alors, il +n’avait jugé les femmes qu’au seul point de vue +des sens. Annette, pour la première fois, lui suggérait +la pensée d’une âme. Il y avait loin encore +de l’évocation de Cendrillon au désir de jouer le +rôle de Prince Charmant, — fût-ce pour un soir, — mais +beaucoup moins qu’on ne le suppose…</p> + +<p>Le repas achevé, on revint au salon. Une détente +transformait les visages. L’abbé Valfour, les mains +glissées dans sa ceinture de soie, semblait tout à +la satisfaction d’une digestion aisée, qu’accompagnait +le souvenir de mets excellents. Madame Traversot, +près de lui, savourait de même le plaisir +d’un dîner sans accroc et, le plus difficile accompli, +paraissait disposée à laisser filer une fin de soirée +dépouillée de soucis. M. Traversot, enfin, ayant +pris le bras de René, disait :</p> + +<p>— Puisque vous vous intéressez à l’art, je vais +vous montrer des bibelots de famille qui, je le +crois, méritent d’être vus.</p> + +<p>Annette, elle, avait disparu, sans doute pour +donner un ordre.</p> + +<p>Tandis que les deux hommes s’apprêtaient à +rechercher les bibelots annoncés, M. Valfour +s’assit au coin de la cheminée où flambait un feu +réconfortant.</p> + +<p>— Quand croyez-vous utile de réunir les mères +chrétiennes ? demanda-t-il à madame Traversot.</p> + +<p>Et bien que son sourire restât pareil, on l’aurait +cru vraiment suspendu à la réponse qui allait +venir.</p> + +<p>— Si vous voulez bien me suivre, dit M. Traversot, +les miniatures sont dans le petit salon.</p> + +<p>Il entraîna René, laissant l’abbé et madame +Traversot devenir soudain deux points perdus +dans l’immense pièce solennelle. Pour s’entretenir +des mères chrétiennes, même Notre-Dame +eût offert un asile moins propice. La cheminée, +torchères allumées, flambait comme un autel. +Aucun gêneur ne risquait de troubler le recueillement. +Madame Traversot prit un air réfléchi ; +sans doute cherchait-elle la date souhaitée, choix +délicat, « car tant de personnes s’absentent en ce +moment », quand, penché vivement, l’abbé reprit :</p> + +<p>— Puisque nous sommes seuls, vite ! votre +opinion ?…</p> + +<p>Madame Traversot, qui était debout, lança un +coup d’œil rapide vers le petit salon où les deux +hommes stationnaient devant une vitrine, puis +revenue à son attitude primitive :</p> + +<p>— Je crois que le troisième dimanche de carême +serait le meilleur, répondit-elle d’un ton convaincu.</p> + +<p>Le front lisse de l’abbé perdit son poli marmoréen. +Il ne s’était donc pas trompé ! Les difficultés +viendraient de ce côté : elles commençaient…</p> + +<p>Au même instant, une voix jeune dit près de lui :</p> + +<p>— Un peu de café, monsieur l’abbé ?</p> + +<p>Annette venait d’approcher. Madame Traversot +l’avait aperçue dans la glace. Ainsi s’expliquait +qu’elle s’en tînt aux mères chrétiennes.</p> + +<p>L’abbé prit la tasse qu’Annette tendait :</p> + +<p>— Volontiers, mon enfant ; vous êtes charmante, +ce soir.</p> + +<p>— Oh ! des compliments !…</p> + +<p>— Je vous regardais à table… Un peu trop +sérieuse toujours, mais intéressée, n’est-il pas +vrai ?… La jeunesse a besoin de jeunesse. Allez, +mon enfant… Le café est brûlant… tout à fait à +point…</p> + +<p>Déjà la jeune fille repartait, se dirigeant avec +une autre tasse vers son père et René.</p> + +<p>— … Tout à fait à point…, murmura de nouveau +l’abbé, sans toutefois se risquer à rencontrer +les yeux de madame Traversot.</p> + +<p>Ce fut alors elle qui revint au sujet véritable.</p> + +<p>— Pourquoi, s’il est riche autant que vous +l’affirmez, s’occupe-t-on de le marier à tout prix ?</p> + +<p>— Pas à tout prix, protesta M. Valfour entre +deux gorgées.</p> + +<p>Du moment que madame Traversot avait spontanément +recommencé, il reprenait courage.</p> + +<p>— Annette aura peu de chose.</p> + +<p>— Elle a son nom, la famille, la situation…</p> + +<p>— Seraient-ce des choses qui manquent à ce +jeune homme ?</p> + +<p>— Non, certes !</p> + +<p>— Alors, je ne m’explique pas.</p> + +<p>— Je vais vous expliquer, au contraire…</p> + +<p>Inconsciemment, ils s’étaient mis à parler bas. +De plus en plus, ils pouvaient se croire à Notre-Dame.</p> + +<p>— Et d’abord, si l’abbé tient à marier son frère, +c’est par une délicatesse bien rare de notre temps +et qui n’en est que plus touchante. Pour mon +compte, je l’admire… Imaginez un apôtre… un +apôtre s’efforçant que toutes les âmes, comme la +sienne, conservent leur pureté virginale. Celle de +son frère l’inquiète. Il pare d’avance à des dangers +que, pour ma part, je trouve exagérés.</p> + +<p>— Voulez-vous dire que ce jeune homme…, +interrompit madame Traversot.</p> + +<p>— Non, coupa l’abbé. Ce que j’en connais est +parfait…, absolument. Quant à la famille, parfaite +aussi… Industrielle, évidemment…, mais de +souche honorable. Les papetiers, comme les verriers, +passaient jadis pour gentilshommes.</p> + +<p>— Ils l’affirment, soupira madame Traversot +indécise. Savez-vous seulement quel titre est +attaché aux La Gilardière ?</p> + +<p>M. Valfour ne répondit pas.</p> + +<p>— J’aimerais avoir des précisions, reprit madame +Traversot après un silence.</p> + +<p>— Oh ! soupira M. Valfour, laissons d’abord +agir la Providence.</p> + +<p>Il éprouvait un plaisir soudain à s’en remettre +à Dieu, dès lors que, malgré ses craintes, madame +Traversot en était à demander des précisions.</p> + +<p>— Voyez plutôt, reprit-il, n’est-ce pas elle déjà +qui opère ?</p> + +<p>Sans bouger, il désignait du regard sur la glace +une double image qui s’y reflétait : Annette et +René.</p> + +<p>Tandis qu’au coin de la cheminée du grand +salon s’échangeaient ces propos solides, d’autres, +en effet, commençaient là-bas, combien moins +raisonnables, combien plus décisifs !</p> + +<p>Tête-à-tête inattendu. Tout à l’heure, M. Traversot, +à propos d’une miniature, avait entamé +un long récit des recherches faites pour identifier +le personnage. Sans la découverte d’un document +extraordinaire, probablement n’y serait-il jamais +parvenu. Quant au document…</p> + +<p>Il s’était interrompu :</p> + +<p>— Mais rien ne vaut de le voir, et si j’osais…</p> + +<p>— Osez, monsieur, avait répondu René.</p> + +<p>Annette, qui offrait à ce moment des liqueurs, +avait protesté ; mais, tout à sa marotte, M. Traversot +s’était empressé de courir à la recherche +du précieux papier.</p> + +<p>— Trois minutes… Je reviens…</p> + +<p>Si bien que, face à face, Annette et René +demeuraient là maintenant, embarrassés d’une +chance qu’ils n’avaient point cherchée, ne trouvant +pour l’accueillir qu’un même sourire niais, +qui immobilisait leurs lèvres à l’image de leurs +pensées.</p> + +<p>Ils se regardaient aussi. Pour s’apercevoir, on +doit n’être séparés ni par une table, ni par des +témoins.</p> + +<p>— Votre père semble très attaché à ses souvenirs +de famille, prononça enfin René après avoir +cherché avec angoisse la banalité qui couvrirait, +ne fût-ce qu’un instant, la timidité soudaine qu’il +ressentait.</p> + +<p>— Mon père vit beaucoup avec le passé, dit-elle +de même avec une légère hésitation : par +bonheur, ma mère est là pour s’occuper du +présent.</p> + +<p>— Avec votre aide, cela va de soi.</p> + +<p>— Oh ! je ne suis qu’une jeune fille, et les +jeunes filles ne font jamais grand’chose.</p> + +<p>Les yeux levés, elle continuait d’examiner +René. Cendrillon découvrant le Prince Charmant +a-t-elle compris tout de suite qu’elle deviendrait +son esclave, ou seulement ressenti une grande +inquiétude ?</p> + +<p>Lui, de son côté, s’étonnait de n’oser rien lui +dire ; tout à l’heure, quand il l’apercevait de loin, +elle lui paraissait comme tout le monde. De près, +il découvrait à son visage des lignes ignorées, et +une gravité qui l’obligeait, lui d’habitude si entreprenant, +à se réfugier derrière des politesses +vagues.</p> + +<p>Il y eut un petit silence gêné, à travers lequel +toutefois s’insinuait on ne sait quel plaisir inexprimé. +On goûte le bien-être d’une présence avant +de soupçonner qu’elle deviendra chère.</p> + +<p>Et René reprit :</p> + +<p>— Vous devez beaucoup aimer cette maison ?</p> + +<p>— J’y ai toujours vécu.</p> + +<p>— Pourtant, il faudra bien la quitter un jour…</p> + +<p>— Voilà une chose à laquelle j’avoue n’avoir +jamais pensé. Je me sens d’ailleurs capable d’être +heureuse, où que je sois, pourvu que mon bonheur +existe.</p> + +<p>Puis, haussent les épaules après une courte +réflexion :</p> + +<p>— Ce que je dis semble une sottise, bien que +cela corresponde à quelque chose…</p> + +<p>— Non, dit René, je le comprends, et ne saurais +non plus le rendre mieux.</p> + +<p>Comme leurs âmes, les mots qu’ils prononçaient +avaient l’air enveloppés de brume. Déjà, +ils ne souhaitaient plus le retour de M. Traversot.</p> + +<p>— Votre père ne revient pas, reprit hypocritement +René.</p> + +<p>— Il a souvent peine à se retrouver dans ses +papiers.</p> + +<p>— Il paraît avoir pour vous une grande affection. +Comme vous lui manquerez, quand vous +vous marierez !</p> + +<p>— … Si je me marie…</p> + +<p>— Pourquoi non ?</p> + +<p>— Le mariage est chose effrayante. Je me +demande comment on peut s’y décider.</p> + +<p>— Beaucoup assurent que c’est facile.</p> + +<p>Annette sourit de nouveau :</p> + +<p>— Ils se vantent ; je ne les crois pas.</p> + +<p>— Il suffit de s’aimer.</p> + +<p>— On le dit, mais à quoi reconnaître qu’on +s’aime ?</p> + +<p>— Oh ! cela, c’est encore plus aisé…</p> + +<p>Cependant, au lieu de poursuivre, René baissa +les yeux. Une pudeur, qu’il ignorait en lui, venait +de retenir la suite. On hésite parfois à parler +devant un miroir, crainte de le ternir de son +haleine.</p> + +<p>— Oui, à quoi le reconnaître ? redit Annette +pensive.</p> + +<p>En même temps, ses yeux interrogeaient René. +Il n’y passait aucune coquetterie, mais une extraordinaire +expression de confiance.</p> + +<p>— Le jour où cela sera, vous ne poserez sans +doute plus la question, répondit enfin René.</p> + +<p>— Cela vous est-il arrivé ?</p> + +<p>— Non, certes !</p> + +<p>Et subitement, René comprit qu’en effet cela ne +lui était jamais arrivé. Il l’avait cru : il s’était +trompé. Jusqu’à ce moment, où aurait-il appris +que l’amour, — le seul dont pût parler Annette, — est +un sentiment très pur, doux comme le miel, +profond comme la mer, ivresse de l’âme devant +laquelle s’efface l’autre, fusion que le temps +n’atteint pas, car, dès le premier instant, elle +s’est promis l’éternité ?</p> + +<p>— Alors, reprit Annette, qu’en savez-vous ?</p> + +<p>— On imagine…</p> + +<p>— On peut se tromper.</p> + +<p>— Pas dans ce cas-là… Seulement j’aurais +peine à l’expliquer. Moi, par exemple…</p> + +<p>Il n’acheva pas. Une chose nouvelle lui apparaissait +encore. Autant ce « Moi, par exemple… » +était acceptable et même naturel dans certains +cas, en particulier quand on revient d’une gare +sous le parapluie d’une inconnue, autant il sonnait +mal ici. Mais pourquoi le besoin d’écarter d’ici +pareils souvenirs, pourquoi surtout ce désir +brusque d’un vent salubre qui rafraîchirait ses +phrases et rendrait à toutes ses pensées une innocence +enfantine ?</p> + +<p>— Hé bien ? fit Annette, désireuse qu’il poursuivît +jusqu’au bout.</p> + +<p>— Hé bien ! reprit-il, un peu hésitant, supposez +que je vous aime…</p> + +<p>— Ne raillez pas.</p> + +<p>— Croyez-vous que je ne m’en apercevrais pas +aussitôt ? Ce serait en moi le désir constant de ne +plus vous quitter, de devenir la petite ombre qui +escorte sans bruit celle que le soleil vous fait… +Et je serais triste quand vous seriez loin, joyeux +dès que vous paraîtriez, toujours jaloux du temps +qui vous prendrait à moi… Quelle attente passionnée, +avant de vous rejoindre ! Quel élan dès +que vous approcheriez ! Surtout, comment savoir +si l’univers est beau ou laid, puisque, suivant que +vous seriez ou non présente, il s’illuminerait ou +plongerait dans la nuit ?</p> + +<p>— Allons, fit Annette pensive, je crains, si vous +avez dit vrai, qu’il ne faille beaucoup de temps +pour découvrir en soi tant de belles choses.</p> + +<p>— N’en croyez rien, s’écria vivement René : +une seconde parfois suffit. Pendant des années on +se posait des questions… tout à coup, on n’a plus +besoin d’interroger.</p> + +<p>A son tour il la regardait. En vérité, il ne +savait plus très bien s’il disait cela d’une manière +générale ou si la tempête ne soufflait pas déjà au +fond de son cœur. On ignore aussi toujours pourquoi +les choses viennent. En commençant, il +n’avait voulu qu’entretenir poliment une petite +fille de province qui ne l’intéressait guère : dix +minutes à peine de causerie, et déjà, par la puissance +d’une grâce ingénue, Annette se trouvait +installée dans sa vie, comme après une longue +amitié…</p> + +<p>Près de la cheminée du grand salon, les voix +de l’abbé et de madame Traversot gonflèrent soudain :</p> + +<p>— Le troisième dimanche de carême me paraît +en effet le plus convenable…</p> + +<p>— Mais, grand Dieu ! monsieur l’abbé, on ne +vous a pas offert de liqueur ! Annette est la coupable : +où a-t-elle passé ?… Annette !…</p> + +<p>— Je crois qu’on vous appelle, dit René.</p> + +<p>Elle ne répondit pas : peut-être se demandait-elle +à son tour : « Quand il sera parti tout à +l’heure, aurai-je envie de penser à lui plutôt qu’à +d’autres ? »</p> + +<p>René reprit vivement :</p> + +<p>— Toute leçon mérite salaire : le jour où l’élu +aura paru, ne pourrai-je apprendre si mes… suppositions +étaient justes ?</p> + +<p>— Annette ! appela de nouveau madame Traversot, +M. l’abbé Valfour qui est sans liqueur !</p> + +<p>— Oh ! dit la jeune fille à mi-voix, je pense que +tout ce que vous avez dit doit être exact…</p> + +<p>Quittant René, elle s’empressa auprès du prêtre.</p> + +<p>Demeuré seul dans le petit salon, sous prétexte +d’attendre M. Traversot qui ne revenait toujours +pas, René ne quitta pas des yeux la jeune +fille.</p> + +<p>— Ce n’est rien, mademoiselle, disait M. Valfour, +tandis qu’Annette lui versait la chartreuse +en balbutiant des excuses, je vous attendais sans +impatience en la compagnie de votre excellente +mère… Ah ! voilà qui est un excès ! presque un +verre plein… Pour boire à la santé de madame +Traversot et à votre bonheur, ce ne sera jamais +trop… Mais oui… à votre bonheur, pourquoi pas ? +Le bon Dieu, qui n’est pas un méchant homme, le +mettra bien un jour ou l’autre sur votre route, +n’en doutez pas !</p> + +<p>— Je vous assure, monsieur l’abbé, répliquait +Annette, que je ne doute pas : le tout est de savoir +quand il se présentera.</p> + +<p>— Enfin ! je l’ai trouvé !</p> + +<p>Triomphant, M. Traversot reprit le bras de +René qui tressaillit comme au sortir d’un rêve.</p> + +<p>Puis ce fut une sorte de reprise automatique +de la soirée. Les propos, les attitudes, le genre +même de plaisir ne différaient plus de ceux du +repas. Il en était des deux entretiens que je viens +de raconter comme des paysages fantastiques qui +surgissent parfois en montagne dans une déchirure +de brouillard. Ils apparaissent, ils s’effacent, +on se demande s’ils sont vrais ou si c’est à l’éternelle +brume qu’il faut croire : et la brume n’est +que fumée, eux seuls comptent…</p> + +<p>A dix heures, M. Valfour prit congé. Le cérémonial +de sortie fut un peu différent de celui +d’arrivée, car à défaut de l’extra, déjà reparti, les +Traversot accompagnèrent leurs hôtes jusqu’à la +cour d’honneur.</p> + +<p>La bourrasque passée, le ciel redevenu limpide, +on avait envie de s’attarder sur le perron, mais +par convenance on s’en abstint. Annette tendit à +René la main :</p> + +<p>— Au revoir, monsieur.</p> + +<p>Il répliqua :</p> + +<p>— Savez-vous qu’« au revoir » signifie qu’on +revient, et même bientôt ?</p> + +<p>Elle répondit sans embarras :</p> + +<p>— Évidemment, je ne voulais pas dire autre +chose.</p> + +<p>Ceci se perdit d’ailleurs dans le brouhaha des +autres adieux. Ensuite l’abbé Valfour prit le bras +de René :</p> + +<p>— Allons, déclara-t-il, j’emmène coucher les +enfants sages.</p> + +<p>Il paraissait enchanté. Sûr d’avoir pour lui les +Manchon, il ne doutait plus des Traversot. Quand +on a mis les parents d’accord et vu le reste dans +une glace, il ne reste qu’à bénir les voies de la +Providence.</p> + +<p>Trop préoccupé de ses propres impressions +pour observer son compagnon, René de son côté +songeait. Il semblait qu’une brise du large eût +passé sur son âme, et balayé comme des feuilles +mortes ses aventures de jeune homme, les plaisirs +qu’il avait pris pour de la passion, jusqu’au nom +des femmes qu’il avait cru aimer. Quelles raisons +inconnues rendaient donc Annette Traversot si +différente des autres ? Non seulement elle s’éloignait +de tous, mais elle entraînait à sa suite ceux +qui l’approchaient, puisqu’auprès d’elle il s’était +découvert une âme et des pensée insoupçonnées…</p> + +<p>Soudain l’abbé dit dans la nuit :</p> + +<p>— Hé bien ?… à propos… que pensez-vous +d’Annette ?</p> + +<p>René tressaillit : puis jaloux de ne rien livrer de +lui-même :</p> + +<p>— Mon Dieu ! murmura-t-il, que pourrais-je en +dire ? C’est une jeune fille…</p> + +<p>Il arrive ainsi qu’on trouve par hasard et sans +la chercher, la réponse à une question insoluble : +René qui, de sa vie, n’avait approché une jeune +fille, venait d’en rencontrer une. Il ignorait +encore s’il l’aimerait ; mais aurait-il été plus heureux, +le sachant, et n’est-ce pas à l’heure où naît +la fleur bleue que l’on se sent le mieux monter +vers les étoiles ?</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>IV</h3> + + +<p>Il faut maintenant quitter l’oasis et revenir à +Paris où le drame commençait. Au cours de mon +récit, d’ailleurs, je ne cesserai d’osciller entre +Paris et Semur, les événements, ici et là, tendant +à se joindre et n’y parvenant que lorsqu’il sera +trop tard.</p> + +<p>Quand je dis que le drame commençait alors +à Paris, j’exprime mal ma pensée. Le début en +remontait au départ de René pour Semur, mais +ce début avait été soigneusement masqué par les +intéressés.</p> + +<p>Extérieurement, en effet, René parti, la vie +avait repris rue Monsieur un cours normal. Aucun +changement, soit dans les habitudes, soit dans +les propos. Comme avant, l’abbé venait dîner +chaque soir, Lapirotte obéissait aux ordres du +tyran, madame Manchon décidait et grondait… +Presque aussitôt, cependant, un œil averti eût +déjà découvert certains gestes mal surveillés, telle +attitude momentanée et qu’on ne reverra plus, +toutes choses qui sont les craquements sourds +par lesquels s’annonce le bouleversement proche.</p> + +<p>En fait, madame Manchon était sans cesse à la +limite d’impatiences sans cause visible. On constatait +qu’elle faisait tout avec la même attention : +elle ne se plaignait de personne, et l’on humait +autour d’elle une mauvaise humeur continue, une +perpétuelle irritation contre la vie et les gens qui +l’approchaient.</p> + +<p>Pareillement, l’abbé ne paraissait pas moins +taciturne que de coutume. Sa parole demeurait +rare, toujours marquée au coin d’une hostilité +latente. Toutefois, on lui voyait parfois un air +interrogateur, comme s’il avait espéré des nouvelles +importantes qui ne venaient pas.</p> + +<p>En revanche, jamais Lapirotte n’avait montré +résignation plus enjouée.</p> + +<p>Arrêtons-nous un instant sur cette fille. J’ai +esquissé tout à l’heure sa silhouette, telle qu’elle +m’apparut d’abord. Plus tard, je l’ai revue assez +souvent, car, soit effet du hasard, soit calcul, on +ne parvenait guère auprès de madame Manchon +qu’à travers elle et par son entremise. Or, à +chaque occasion, mes impressions premières se +sont modifiées. Après l’avoir supposée sotte, j’ai +dû reconnaître qu’elle avait des parties d’intelligence +supérieure ; après l’avoir crue neutre, j’ai +pressenti en elle des abîmes à faire trembler. +D’une curiosité qui, depuis son entrée dans la +famille, n’avait jamais désarmé, elle avait enfin +tout vu et tout retenu ou tout compris. Ne doutez +donc pas qu’elle, au moins, dès l’origine, ait +perçu la raison profonde de ce qui commençait.</p> + +<p>Elle disait, par exemple :</p> + +<p>— Je me demande si M. René nous confie vraiment +les aventures qui ne manquent pas de lui +arriver là-bas.</p> + +<p>Madame Manchon répliquait sèchement :</p> + +<p>— Mon fils m’a toujours fait part de tout, +même de ses sottises.</p> + +<p>Ou bien, c’était un soliloque à mi-voix :</p> + +<p>— Ah ! à votre place, il me semble que je n’aurais +jamais eu le courage de jeter un si beau +garçon dans le tourbillon de l’existence, car il est +beau, madame !</p> + +<p>— Un tourbillon ! s’exclamait madame Manchon : +Semur est une mare.</p> + +<p>N’importe, chaque fois le trait portait : et satisfaite +de ce que l’accent lui avait révélé, Lapirotte +se sentait assurée de rester un témoin qui voit +juste.</p> + +<p>Je viens de trouver le terme exact… Elle et +l’abbé étaient devenus des témoins, — les témoins +de madame Manchon qui, sans en rien dire, ne +songeait, elle, qu’à une chose, ne souffrait que +d’une chose : l’absence…</p> + +<p>L’absence de René, telle est la cellule initiale, +la nébuleuse au noyau de laquelle vont peu à peu +s’agglomérer les éléments du drame.</p> + +<p>Auparavant, René avait souvent quitté la maison, +fait des voyages : ce n’étaient pas des +absences. Pour qu’il y ait absence réelle, il faut que +la vie s’établisse ailleurs, c’est-à-dire se détache +de celle qui précédait. Pour la première fois, +René avait ainsi une maison à lui, des occupations +à lui, et la possibilité d’engager son existence +sans avertir : tout cela, madame Manchon l’avait +voulu, désiré, préparé, mais en aveugle et sans +comprendre qu’elle préparait aussi son désastre. +A peine la maison vidée, ses yeux s’étaient +ouverts ; maintenant elle en mourait d’angoisse.</p> + +<p>Avant l’absence, madame Manchon avait pu +aussi se croire une mère comme la plupart. Elle +trouvait alors normal que René habitât près d’elle, +lui obéît, et, inconsciente de la tutelle qu’elle +exerçait, ne l’était pas moins de la passion maternelle +qui la dévorait. René ne s’était pas éloigné +depuis une semaine qu’une lumière l’éblouissait : +comprenant l’impossibilité totale de vivre sans +lui, elle n’apercevait plus à travers le monde que +des ennemis décidés à le lui voler.</p> + +<p>Tout à l’heure Duclos nous a montré la jalousie +paternelle d’un Lormier : celle de madame Manchon, +aussi exclusive, aussi violente, était pire. +Non seulement, elle se refusait à un partage quel +qu’il fût, mais elle prétendait commander. Toutefois, +jusqu’au départ de René, ces sentiments +avaient conduit madame Manchon sans qu’elle le +sût : désormais, elle ne les ignorait plus. +L’absence, encore, en lui montrant ce qu’elle +pouvait perdre, du même coup, lui en avait +révélé la valeur.</p> + +<p>Vous me direz : « Si madame Manchon en était +là, quoi de plus simple que de rappeler son fils ? +De même qu’elle avait décrété l’apprentissage à +Semur, ne pouvait-elle y renoncer ? »</p> + +<p>D’accord : comptez cependant qu’avouer son +erreur en une matière si grave, la seule à vrai +dire où la soumission de René eût manifesté des +résistances, était un risque redoutable. Quand on +a pris le parti d’être infaillible, on n’a plus le pouvoir +de revenir sur ses arrêts, c’est-à-dire de +reconnaître qu’on se trompe autant qu’un autre. +Cela, madame Manchon le sentait à l’évidence : +de là, son malaise et l’irritation latente qui ne +cessait de la dresser contre le présent. La ponctualité +même de René à revenir, chaque dimanche, +ne parvenait pas à les calmer. Parce qu’il était las +de sa vie à Semur, il la racontait le moins possible : +on en pouvait conclure aussi qu’il en tenait +à dessein des parties cachées. D’une semaine à +l’autre, madame Manchon en doutait moins. Et, +convaincue d’avoir de ses propres mains creusé +l’abîme, elle se sentait y courir, sans soupçonner +par quels chemins, sans oser non plus revenir en +arrière.</p> + +<p>Trois jours après la réception Traversot, René, +désireux de présenter son remerciement à l’hôtel +de Thil, apprit que le jour de madame Traversot +était précisément le dimanche et jugea nécessaire +de renoncer pour une fois au voyage coutumier. +Déjà, et sans qu’il le soupçonnât, Annette dominait +sa vie. De plus, et par un scrupule explicable +en somme, avisant sa mère de ce grave changement +dans une habitude prise, il s’abstint d’en +donner la raison véritable, car lui-même la trouvait +futile autant qu’impérieuse.</p> + +<p>Ceci suffit : le drame qui, jusqu’alors et comme +une eau souterraine, avait miné les âmes, rue Monsieur, +était libre d’affleurer à la lumière : désormais, +rien n’allait plus en endiguer la marche.</p> + +<p>Au reçu de la nouvelle, madame Manchon +blêmit, avertit la femme de chambre qu’il était +inutile de préparer la chambre de M. René et ne +souffla mot ni à Lapirotte ni à l’abbé. Simplement, +quand l’abbé parut le dimanche soir, et pour qu’il +ne s’étonnât pas, madame Manchon dit :</p> + +<p>— J’ai prié René de ne pas venir aujourd’hui : +je ne le trouvais pas bien. Trop d’allées et venues +fatiguent.</p> + +<p>Elle mentait hardiment, résolue de laisser aux +choses l’aspect qu’elle leur voulait. Lapirotte +approuva, plus souriante que jamais. L’abbé fit +de même, et chacun s’enferma dans une indifférence +affectée. Il n’était pas jusqu’aux domestiques +qui n’eussent l’air de trouver naturelle l’explication +donnée.</p> + +<p>Toute la semaine qui suivit, madame Manchon +se demanda par quelles voies confesser son fils, +quand il paraîtrait, sur la cause véritable qui +l’avait retenu. Tour à tour, elle imaginait des +questions captieuses, une explication directe, une +scène attendrie. Incapable de se résoudre, mais +guidée par un instinct sûr, elle demeurait persuadée +que le danger redouté venait de paraître, +cherchait en vain à le concevoir, et s’en désespérait.</p> + +<p>Le samedi, dépêche de René annonçant encore +une remise de voyage ; cette fois, il donnait pour +excuse un rhume violent.</p> + +<p>Ce fut Lapirotte qui reçut le télégramme des +mains du facteur, elle qui en donna lecture à +madame Manchon. Probablement touchée par +l’air de celle-ci, elle jugea même nécessaire +d’ajouter une remarque :</p> + +<p>— Les rhumes de M. René sont toujours sans +gravité. Je doute qu’il soit obligé de garder la +chambre.</p> + +<p>— Si mon fils pouvait sortir, il serait ici, répartit +madame Manchon. D’ailleurs, je vais l’inviter à +venir se reposer près de moi dès qu’il sera mieux. +C’est un retard de quarante-huit heures au plus…</p> + +<p>— Espérons-le, soupira Lapirotte.</p> + +<p>Il faut croire qu’elle voyait juste : quatre nouveaux +jours s’écoulèrent sans autres nouvelles de +René, que des bulletins de santé, aussi brefs que +rassurants. Il s’agissait bien de santé ! l’inquiétude +de madame Manchon était ailleurs.</p> + +<p>On atteignit ainsi le vendredi. Si René ne s’était +pas décidé à avancer son voyage, comme sa mère +l’en avait prié, du moins s’était-il abstenu, jusque-là, +d’annoncer un nouveau délai.</p> + +<p>Ce même vendredi, l’abbé Manchon, venu +dîner suivant l’usage, pénétra dans le salon de la +rue Monsieur, avec l’air interrogateur qui lui était +habituel depuis quelque temps. Une fois assis, il +se tint coi en se frottant les mains.</p> + +<p>— Avez-vous froid, Henri ? demanda madame +Manchon.</p> + +<p>Il répondit non, d’un signe de tête. Mais, et +bien que ce ne fût pas sa coutume, il s’informa le +premier de René :</p> + +<p>— Mon frère vient-il enfin ?</p> + +<p>Madame Manchon étouffa un soupir :</p> + +<p>— Vous savez bien que le courrier n’est pas +encore passé : je n’aurai pas de nouvelles avant +huit heures.</p> + +<p>L’abbé répliqua :</p> + +<p>— En tout cas, rassurez-vous : il est tout à fait +bien.</p> + +<p>— Vous aurait-il écrit ?</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>— Alors d’où le tenez-vous ?</p> + +<p>— De mon ami, M. l’abbé Valfour.</p> + +<p>Madame Manchon haussa les épaules :</p> + +<p>— Les indifférents trouvent toujours excellent +l’état du voisin.</p> + +<p>Apercevant ensuite Lapirotte à côté d’elle, elle +lui fit signe de s’en aller. Docile, Lapirotte obéit.</p> + +<p>— L’abbé Valfour ne vous communique-t-il +rien d’autre ? reprit madame Manchon, dès que la +porte se fut refermée.</p> + +<p>L’abbé Manchon continuait de se frotter les +mains.</p> + +<p>— Non, fit-il encore d’un ton détaché ; du +moins rien de précis…</p> + +<p>— Rien de précis ? Il dit donc quelque chose ?</p> + +<p>— En effet… ou plutôt, pour être exact, il me +fait part de certaines pensées personnelles… qui +d’ailleurs concordent avec les miennes.</p> + +<p>— Je goûte peu qu’un inconnu se mêle de nos +affaires.</p> + +<p>— M. Valfour n’en est pas un pour moi.</p> + +<p>— Enfin, à quoi songe-t-il ?</p> + +<p>— A marier René.</p> + +<p>Madame Manchon, qui mettait en ordre des +livres sur une console, se retourna violemment :</p> + +<p>— Votre ami est fou, je pense ?</p> + +<p>— Pas plus que moi, puisque je partage son avis.</p> + +<p>— Et pourquoi, s’il vous plaît ?</p> + +<p>— René est à l’âge où, sous peine de faire des +sottises, un jeune homme doit s’établir. Il est +naturel que je préfère un nœud légitime à des… +expériences momentanées, aussi dangereuses pour +le corps que pour l’esprit.</p> + +<p>Madame Manchon eut un sourire dédaigneux, +puis laissa tomber :</p> + +<p>— Je n’entends rien pour mon compte aux +raisons théologiques : il me suffira que René se +marie quand je le jugerai utile, et avec une femme +que j’aurai choisie. J’en suis fâchée pour votre +ami Valfour, avertissez-le que, m’estimant le +meilleur juge en la circonstance, je l’invite à +pratiquer désormais une réserve dont il n’aurait +pas dû sortir.</p> + +<p>— Cependant, répliqua l’abbé avec une nuance +d’irritation, si René avait trouvé à Semur une +personne…</p> + +<p>— Je le saurais.</p> + +<p>— Vous serez, je le crains, la dernière informée.</p> + +<p>— Ne calomniez donc pas votre frère !</p> + +<p>Et madame Manchon, cette fois, couvrit d’un +regard dur son fils aîné, avant d’achever pour +elle-même :</p> + +<p>— D’ailleurs, je suis sûre de mon fils.</p> + +<p>Une ride légère barra le front de l’abbé. Sans +doute ne supportait-il pas sans impatience la +manière dont madame Manchon prononçait « mon +fils », en parlant de René. Ce sont le plus souvent +de très petites choses qui irritent, de préférence +aux grandes.</p> + +<p>— Vos avis, ma mère… commença-t-il sur un +ton singulièrement raffermi.</p> + +<p>Mais Lapirotte rentrait, annonçant le repas.</p> + +<p>— Tout à l’heure, s’interrompit l’abbé, nous +reprendrons ce sujet.</p> + +<p>— Je ne le crois pas, répliqua madame Manchon.</p> + +<p>— J’en ai pourtant le désir.</p> + +<p>Madame Manchon affecta de ne pas entendre. +Elle se dirigeait déjà vers la salle à manger, +suivie par Lapirotte.</p> + +<p>Dîner rapide, inquiet et silencieux. Depuis le +départ de René, des ondes n’avaient cessé de +glisser dans la demeure, donnant le même frisson +qu’une approche d’orage. Fréquemment aussi, on +y subissait une sorte d’appréhension muette, telle +qu’on avait envie de tourner la tête pour voir si +quelque malfaiteur n’avait point profité d’une +porte ouverte. Malgré cela, les apparences restaient +paisibles. Ce soir-là, au contraire, il eût +été impossible de méconnaître la tension dont +souffraient les convives. Les gestes étaient saccadés, +les visages clos, les pensées absentes.</p> + +<p>On achevait le dessert quand enfin le courrier +vint.</p> + +<p>— Dieu merci ! déclara madame Manchon, +apercevant de loin le plateau qu’on apportait, je +commençais à craindre que le facteur n’eût rien +laissé !</p> + +<p>— Il ne faudrait pas s’étonner pourtant si +M. René n’avait pas écrit, dit Lapirotte. Qui sait +s’il n’hésite pas encore à se mettre en route +demain ?</p> + +<p>Elle se trompait. Il y avait deux lettres, dont +l’une de René, mise soigneusement en évidence. +Madame Manchon se saisit du tout. Elle s’aperçut +ensuite que la seconde était pour Lapirotte, mais +avant de la remettre, en examina par habitude la +suscription et le timbre.</p> + +<p>— Tiens, dit-elle, vous avez aussi des correspondants +à Semur ?</p> + +<p>— Moi ?… non… du moins je n’en connais pas, +s’exclama Lapirotte.</p> + +<p>— Il paraît que si, puisque ce papier en vient.</p> + +<p>— En effet… voilà qui est curieux.</p> + +<p>— S’il s’agit d’une conquête imprévue, poursuivit +madame Manchon satisfaite de lâcher bride +à son humeur, avisez-moi. Sans tenir à vos secrets, +je prétends ne pas vous perdre à l’improviste.</p> + +<p>Lapirotte ne répondit que par un de ces +regards où madame Manchon était libre de lire un +reproche attendri pour ses rigueurs, mais où +d’autres auraient découvert peut-être une rancune +effrayante.</p> + +<p>On entendit, après cela, le double bruit des +papiers que déchiraient des mains pareillement +fiévreuses. Parties le même jour et de la même +ville, écrites par des êtres qui ne se soupçonnaient +guère occupés des mêmes choses, les deux +missives venaient échouer simultanément sur +cette table, chacune apportant sa part au destin +de tous qui commençait. Dès les premières lignes, +madame Manchon et Lapirotte semblèrent évadées +du présent. Le silence n’était pas plus grand +qu’auparavant, mais le froissement des feuillets +tournés y ajoutait on ne sait quoi de tragique, en +même temps qu’il mesurait l’avidité avec laquelle +on lisait.</p> + +<p>Soudain madame Manchon rejeta la serviette +sur la table, et se leva. Elle avait terminé. La lettre +adressée à Lapirotte devait être plus courte que +celle de René, ou avait été lue plus vite, ou encore +n’avait pas été lue tout entière : quoi qu’il en soit, +elle avait disparu depuis un instant dans la poche +de son destinataire.</p> + +<p>A l’exemple de madame Manchon, Lapirotte et +l’abbé s’apprêtaient à retourner au salon, quand +un ordre arrêta celle-ci :</p> + +<p>— Lapirotte, je n’ai plus besoin de vous et j’ai +à m’entretenir avec Henri. Ainsi, laissez-nous, +bonne nuit, et à demain.</p> + +<p>Le ton était impérieux comme de coutume, mais +une chose nouvelle y paraissait : la colère, — une +colère qui, pour la première fois, agitait les syllabes, +comme eût fait un grand vent fouettant les +feuilles d’un arbre.</p> + +<p>Lapirotte, la main dans une poche, pour bien +s’assurer sans doute qu’elle n’égarait pas le précieux +écrit qu’elle venait d’y mettre, lança sur +madame Manchon un regard perçant.</p> + +<p>— J’espère que Madame n’est pas souffrante ?</p> + +<p>— Nullement, dit l’abbé. Allez en repos, mademoiselle +Éva.</p> + +<p>Il acheva, décidé à se montrer gracieux autant +que sa mère avait été sèche :</p> + +<p>— Surtout ne rêvez pas du tentateur !</p> + +<p>Elle rougit violemment :</p> + +<p>— Je ne saisis pas.</p> + +<p>— Auriez-vous déjà oublié votre conquête de +Semur ?</p> + +<p>— Quoi ! vous aussi, monsieur l’abbé ?…</p> + +<p>Les yeux de Lapirotte exprimaient cette fois +une surprise douloureuse :</p> + +<p>— Ne puis-je avoir, comme tout le monde, une +amie de passage à Semur ?…</p> + +<p>— Je ne vous demande point de confidences ! +interrompit le prêtre, étonné pourtant du trouble +qu’avait provoqué sa plaisanterie.</p> + +<p>— Henri, j’attends ! appela madame Manchon.</p> + +<p>Et le tête-à-tête qu’avait interrompu le dîner, +recommença : toutefois, tandis que l’abbé, plus +effacé que jamais, reprenait sa place et le frottement +des mains d’auparavant, madame Manchon, +la face contractée, les yeux mi-clos, allait et +venait à travers la pièce. Elle ne semblait plus +s’apercevoir que son fils était présent : absorbée +par son étrange promenade, elle paraissait résolue +à ne rien dire, comme à ne rien écouter.</p> + +<p>— C’est bien une lettre de René que vous avez +reçue ? dit enfin l’abbé, las d’attendre.</p> + +<p>Sur un signe affirmatif de sa mère, il reprit :</p> + +<p>— Vous semblez mécontente. Auriez-vous de +mauvaises nouvelles ?</p> + +<p>Un certain temps s’écoula avant la réponse. +Madame Manchon, prise de crainte à la pensée de +traiter René trop rudement, recueillait ses forces +pour mieux se maîtriser.</p> + +<p>— En effet, reconnut-elle d’une voix sourde : +les racontars de votre abbé n’étaient que trop +vrais. On a eu le tort, — je dis <i>on</i> ne sachant qui, +mais je compte bien l’apprendre, — on a eu le +tort de mettre sur le chemin de votre frère une +fille, probablement à court d’épouseurs, et désireuse +de se conquérir un état sans regarder aux +moyens. René, qui est plein de candeur, se laisse +prendre, parle mariage, et m’invite à me rendre à +Semur pour faire la demande… Oh ! tout lui paraît +simple ! Elle me plaît, je l’adore, tu l’aimeras, +marions-nous… Heureusement pour lui qu’à mon +âge et avec mon expérience, on est moins romanesque. +Quatre mots suffiront pour ramener +l’idylle aux proportions véritables, c’est-à-dire +une flambée sans lendemain.</p> + +<p>Visiblement, elle s’efforçait de réduire les événements +à la dimension d’une petite chose, à la +fois ridicule et sans conséquences dignes qu’on s’y +arrêtât. Mais sentez-vous quel bouleversement +d’âme se cachait sous ces apparences détachées ? +Il y a un monde entre la peur d’un vol et le vol +lui-même. Jusqu’à hier, jusqu’à tout à l’heure, +elle avait tremblé qu’on ne lui prît René ; mais +elle tremblait dans le vide. Entre deux hypothèses +qui la faisaient blêmir, elle trouvait le temps de se +dire : « Peut-être qu’il n’y a rien », et du coup, +un peu d’espoir rafraîchissait son âme. Désormais +l’incertain n’était plus : l’abîme était devant elle !</p> + +<p>— Serait-il indiscret de connaître le nom de +cette… demoiselle, comme vous dites ? fit l’abbé +sans quitter son air de parfaite tranquillité.</p> + +<p>— Traversin… non… Traversot… enfin un nom +quelconque.</p> + +<p>— Hé bien ! ma mère, ainsi que vous deviez le +prévoir, je me permets de n’être pas de votre avis, +et même d’insister pour que vous reveniez sur le +vôtre. Il s’agit de l’avenir de mon frère, j’entends +son avenir moral, le seul qui compte à mes yeux : +puisque l’occasion s’est présentée, puisque lui-même +s’y offre, il me paraît excellent qu’il fasse +une fin satisfaisante.</p> + +<p>L’abbé, je le répète, affectait de garder un calme +parfait, ses mains ne cessaient pas d’aller et venir +l’une contre l’autre, son dos demeurait courbé et +pourtant les mots semblaient maintenant prendre +progressivement dans sa bouche une autorité +dont l’origine ne s’expliquait pas. Elle était due +peut-être aux seules idées qu’il exprimait, peut-être +encore au ton devenu plus ferme.</p> + +<p>— Pour faire une fin, il serait bon qu’il y ait +eu un commencement, coupa rudement madame +Manchon.</p> + +<p>L’abbé négligea de relever l’interruption et +poursuivit :</p> + +<p>— J’ai eu de mon côté des renseignements +excellents sur les Traversot. La famille est honorable, +la jeune fille est accomplie. Je ne mentionnerai +pas les sentiments des intéressés qui sont, +m’assure-t-on, fort vifs : cette question m’échappe. +Mais du moment qu’ils existent, je suis heureux +de constater qu’ils peuvent concorder avec les +vues de parents chrétiens, et cela suffit pour me +les faire approuver.</p> + +<p>— D’où savez-vous tant de choses ? interrompit +encore madame Manchon, sans parvenir à cacher +son étonnement.</p> + +<p>L’abbé eut un vague haussement d’épaules.</p> + +<p>— Vous croyez toujours que je ne m’intéresse +pas à mon frère : reconnaissez que vous êtes +injuste, puisque me voici à prendre la défense +d’un projet qui lui est cher et que vous auriez +tort de vouloir entraver.</p> + +<p>— Tort ? répéta madame Manchon, dont l’étonnement +croissait.</p> + +<p>Elle fit deux ou trois pas, puis s’arrêtant devant +l’abbé :</p> + +<p>— Voici un mot auquel vous ne m’avez pas +habituée ; j’aime à croire qu’il a dépassé votre +pensée. De toutes manières, Henri, vous allez +l’expliquer.</p> + +<p>L’abbé plongea dans son siège de l’air d’un +homme qui quitte enfin les sujets inutiles.</p> + +<p>— C’est en effet d’autant plus nécessaire, que, +malgré tout mon respect, je ne pourrais le retirer, +répondit-il froidement.</p> + +<p>Une expression indéfinissable mit ensuite des +lueurs inaccoutumées sur son visage émacié. Il y +paraissait à la fois le respect dont il parlait, du +dédain et une subite hauteur.</p> + +<p>— Excusez-moi, reprit-il, si, pour arriver au +but, je dois faire d’abord un bref retour sur le +passé : il est nécessaire, ce soir… Je ne vous ai +jamais reproché, je pense, des préférences dont je +ne veux pas apprécier les raisons…</p> + +<p>Madame Manchon eut un sursaut :</p> + +<p>— Henri ! je ne puis non plus accepter cela !</p> + +<p>L’abbé fit un geste évasif.</p> + +<p>— Mettons, si vous y tenez, que vous ne nous +avez pas aimés de la même manière et passons… +Ce n’est pas d’ailleurs en fils que je me permets +de parler en ce moment. Le prêtre seul a le droit +d’évoquer ce que le fils ignore, et, puisqu’il s’agit +d’âmes, pour ceci comme pour le reste, acceptez +que, prêtre, je continue de m’exprimer en prêtre.</p> + +<p>Un second sursaut secoua madame Manchon.</p> + +<p>— Henri, ne mêlez donc pas vos rancunes de +famille à ce qui n’a rien à y voir !</p> + +<p>— Je vous demande pardon, ma mère : je tiens +beaucoup au contraire à oublier que je fais partie +de la famille. De grâce, ne m’obligez pas à quitter +un terrain que j’ai choisi : il est le seul possible… +et le meilleur… pour tout le monde.</p> + +<p>— Je ne comprends pas.</p> + +<p>— Préciser mes raisons serait inutile ou encore… +déplacé, répartit l’abbé d’un ton détaché.</p> + +<p>Toutefois, ses yeux s’étaient levés en même +temps vers sa mère et la regardaient fixement. Il y +eut un choc silencieux, suivi d’un de ces arrêts +imperceptibles à l’oreille mais durant lesquels +l’inexprimable passe en trombe, laissant derrière +lui l’épouvante d’une chose dont on n’a point parlé, +que l’un a crue cachée, que l’autre sait, peut-être !… +Et soudain madame Manchon, lasse de +marcher, regagna son fauteuil, au coin de la cheminée. +Accoudée dans la même attitude que son +fils, elle inclina la tête et contempla le feu.</p> + +<p>— Je reprends… dit paisiblement l’abbé. En +traitant René comme vous fîtes, je ne doute pas +que vous n’ayez désiré son bonheur. Sans le vouloir +pourtant, vous n’aviez cessé auparavant de +favoriser en lui un penchant à s’en remettre à des +volontés étrangères qui, pour un homme, est le +pire des dangers. C’est avec regret que je vous +voyais vous obstiner à le garder près de vous. +C’est avec joie que j’ai considéré la première séparation +temporaire dont vous souffrez. L’occasion +se présente aujourd’hui d’une… émancipation +définitive. Épargnez-vous les risques d’un avenir +que le passé rendait problématique et puisque, +pour une fois, l’intéressé fait preuve de décision… +que Dieu le bénisse et qu’il épouse !</p> + +<p>La fin de la dernière phrase parut jetée avec +violence, bien que la voix n’eût pris aucun éclat. +Madame Manchon s’aperçut qu’après avoir entendu +parler son fils, elle n’entendait plus que le tic-tac +de la pendule. Elle ne cessait point de considérer +les flammes.</p> + +<p>— Et si j’ai, moi, le désir de ne pas laisser mon +fils s’établir loin de moi ? dit-elle soudain, comme +si elle s’éveillait d’un rêve.</p> + +<p>— Justement, ma mère, vous m’obligez à aller +au fond d’une pensée que j’espérais déjà comprise. +En envoyant René à Semur, pour quelques mois, +vous avez accompli, je crois, le <i>commencement</i> du +devoir. Je vous demande d’aller au bout et de +rendre stable ce que vous aviez cru passager. Non +seulement vous rendrez à René la conscience de +sa destinée, mais le sacrifice, — si grand qu’il vous +paraisse, — sera pour vous un élément de salut… +nécessaire… C’est tout ce que j’avais à dire.</p> + +<p>Vers la fin, madame Manchon avait peu à peu +tourné de nouveau la tête pour examiner son fils. +Une seconde fois, les yeux se rencontrèrent. Après +le choc, le duel : en silence, ces deux êtres également +passionnés et volontaires affrontaient leurs +secrets. On n’évalue pas la durée de tels instants : +ils abolissent la réalité.</p> + +<p>L’abbé baissa le premier les paupières. Il tira +sa montre.</p> + +<p>— Neuf heures : je dois partir, sous peine de +manquer mon train.</p> + +<p>Madame Manchon parut, à son tour, revenir à +elle :</p> + +<p>— Henri !… commença-t-elle.</p> + +<p>Mais elle n’ajouta rien.</p> + +<p>— Bonsoir, ma mère.</p> + +<p>Et ayant ramassé sur la cheminée son bréviaire +qu’il y avait déposé avant le dîner, l’abbé sortit.</p> + +<p>Immobile, madame Manchon se remit à surveiller +les braises. Elle revoyait des figures disparues. +Une émotion inexprimable faisait battre +son cœur. Elle avait aussi la sensation qu’une +dalle s’abattait sur ses épaules, tandis qu’elle s’efforçait +de se rappeler exactement une parole de +son fils : « Ce sera pour vous un élément de +salut… nécessaire… » ; mais brusquement, la +pensée de René balaya ces fantômes.</p> + +<p>— Bah ! murmura-t-elle, des phrases de prêtre !</p> + +<p>Reprise ensuite par la conscience du seul péril +immédiat qui survenait, elle alla vers son bureau, +et d’une écriture appuyée, débuta :</p> + +<p>« Mon cher enfant, je ne viendrai pas. Je ne te +laisserai pas non plus consommer une sottise… »</p> + +<p>La plume courait. On aurait dit qu’elle prétendait +aller plus vite que le cœur qui dictait. C’est +qu’aussi, après s’être longtemps dissimulé, le +destin entamait au grand jour son œuvre. Des +deux fils de madame Manchon, l’un menaçait de +lui être volé : l’autre… Au fait, qu’arrivait-il avec +l’autre, et pourquoi cette question suffisait-elle +pour troubler l’image même du premier ?</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>V</h3> + + +<p>Le lendemain, la réponse de madame Manchon +partit pour Semur. Avec elle, Lapirotte jeta dans +la boîte une seconde enveloppe également adressée +à Semur, puis, au retour, s’enquit auprès du +tyran si elle ne pourrait exceptionnellement disposer +de quarante-huit heures pour aller à la fin +de la semaine rendre service à une parente. Madame +Manchon, qui était dans ces moments de +trouble profond où l’on consent à tout, ne fit point +d’opposition.</p> + +<p>Trois jours plus tard, à Semur, les Traversot +disparaissaient, et le principal acteur du drame, — quoique +le plus caché, — entrait en scène. +Mais avant d’y venir, quelques mots sur ce qui +précéda.</p> + +<p>L’abbé Valfour, dans sa lettre à son confrère, +n’avait rien exagéré et même était resté un peu +en arrière. Dès leur seconde entrevue, Annette +et René, éblouis, avaient senti leurs vies fixées.</p> + +<p>En réalité, il y avait de l’un à l’autre la distance +de la mer profonde au clair bassin d’un +beau parc. La première joue mal avec la lumière, +mais porte en elle une force latente et continue +qui use le roc : le second a la beauté d’un miroir, +chauffe au moindre rayon et se refroidit à la première +gelée blanche. Toutefois, le propre de +l’amour et de la passion est d’obliger à marcher +les yeux bandés. Aucun d’eux ne songea donc à +analyser les nuances qui les séparaient ; et le torrent +les emporta…</p> + +<p>Du soir au lendemain, Annette Traversot cessa +d’être une jeune fille, c’est-à-dire une matière +plastique qui attend du hasard sa forme définitive +de conscience. Auparavant, elle obéissait et, +faute de mieux, acceptait le présent sans s’y attacher +ni s’en plaindre : subitement, elle aperçut +dans un éclair le seul bonheur qui lui convînt et, +dressée contre les siens, n’admit plus qu’un +autre qu’elle-même en décidât : elle aimait.</p> + +<p>René, de son côté, sentant passer sur lui l’émoi +ineffable de la première tendresse véritable, subit +l’ivresse de la découverte, crut sincèrement que +ce qu’il éprouvait n’avait été éprouvé par aucun +autre, et convaincu d’obéir à des forces divines, +n’admit pas un instant que sa mère tentât de leur +résister. Lui aussi, dressé d’avance contre les +siens, aimait ou plutôt croyait aimer.</p> + +<p>Peu importent maintenant les voies suivies pour +en arriver aux aveux. L’essentiel pour vous +est de savoir que, le jeudi de la deuxième semaine +où René s’abstint d’aller à Paris, l’abbé Valfour +parut en ambassade à l’Hôtel de Thil. Sa +démarche, toute personnelle, assurait-il, n’avait +d’autre objet que de s’informer si une demande +de son protégé serait accueillie. Or, en réalité, +depuis la veille, Annette et René étaient fiancés. +L’amour se moque des barrières ; s’il se plie à la +comédie des usages, c’est par-dessus le marché et +parfaitement résolu à les compter pour rien.</p> + +<p>Il n’est pas inutile de relater une partie de l’entretien +de M. Valfour avec madame Traversot ; +il projette en effet des lueurs sur la suite et déjà +eût permis, pour qui sait voir, d’augurer des +incidents prochains.</p> + +<p>Soit par tenue mondaine, soit qu’elle fût réellement +hésitante, madame Traversot ne reçut +qu’avec réserve les ouvertures de l’abbé.</p> + +<p>— Avant de consulter ma fille, déclara-t-elle, +ne serait-il pas prudent de savoir si madame de +La Gilardière est consentante ?</p> + +<p>— Avisée par lettre, soyez sûre qu’elle paraîtra +aussitôt, s’écria l’abbé.</p> + +<p>— Parfait. Du coup, bien des obscurités s’éclairciront.</p> + +<p>— Des obscurités ! Lesquelles, grand Dieu !… +Douteriez-vous de la fortune ?</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>— De la famille ?</p> + +<p>— Vous vous en êtes porté garant.</p> + +<p>— Alors ?</p> + +<p>— Alors, attendons cette dame…</p> + +<p>En revanche, comme l’abbé sortait, Annette, +qui avait dû faire le guet, le rejoignit dans la +cour d’honneur.</p> + +<p>— Monsieur l’abbé, dit-elle rapidement, je tenais +à vous remercier d’être venu. Il est bon que vous +sachiez aussi que, quoi qu’il arrive, ma décision +est prise. Je ne m’en remettrai à personne du soin +de choisir mon bonheur.</p> + +<p>— Pas même à votre mère ? répliqua l’abbé +interloqué.</p> + +<p>— Pas plus à elle qu’à d’autres.</p> + +<p>A peine sur le Rempart, autre rencontre et +même chanson.</p> + +<p>— Hé bien ? demanda René qui accourait aux +nouvelles.</p> + +<p>— Hé bien, avertissez votre mère : il importe +qu’elle arrive bientôt.</p> + +<p>— Soit, elle débarquera dans la semaine.</p> + +<p>— Si elle tardait…</p> + +<p>— A quoi songez-vous, l’abbé ? Oubliez-vous +que je suis majeur ?</p> + +<p>— Ainsi, vous aussi !…</p> + +<p>Et M. Valfour revint de son ambassade, assez +rêveur. Après s’être étonné que l’amour dressât +si vite les enfants contre les parents, il réfléchissait +qu’on ne voit guère le moyen qu’il en soit +autrement, puisque sa fin naturelle est justement +de séparer les uns des autres…</p> + +<p>Ce même soir, la lettre de René partait pour +Paris.</p> + +<p>Vous voyez à quel point jusque-là tout avait été +rapide et simple. Une marche sous le ciel bleu, +des cœurs qui rêvent, nulle appréhension. On +devrait frémir quand le bonheur est ainsi à portée +du désir. N’est-ce pas toujours aux approches de +l’orage que nous goûtons le mieux l’enchantement +des jours d’été ?</p> + +<p>La réponse de madame Manchon arriva en +coup de foudre. Les sentiments de René en la +lisant furent un mélange de stupeur et de colère. +La légèreté avec laquelle sa mère traitait ce qu’il +imaginait être la plus grande aventure de sa vie +lui parut sacrilège. Pour la première fois, il eut +une révolte d’homme et répliqua sur l’heure. +Rappelant qu’il n’était plus un enfant, il affirmait +son droit de choisir à son gré la femme qu’il +épouserait, ne priait plus, mais exigeait. Mieux +informée, madame Manchon lui devait de venir ; +il l’attendait : il ne quitterait pas Semur qu’elle +ne se fût décidée à l’y rejoindre.</p> + +<p>De telles choses, écrites, prennent une valeur +énorme, car on les relit et elles subsistent. Il est +probable que si René, au contraire, avait pris le +train, tout en prononçant les mêmes mots, il +aurait obtenu gain de cause. C’est le propre de +certaines situations que, fausses dès le début, +elles ne cessent pas de s’alimenter à contre-temps.</p> + +<p>Sa réplique lancée, restait à René d’aviser l’hôtel +de Thil du retard de sa mère : mais il s’abstint +d’en donner la raison véritable.</p> + +<p>— Une indisposition légère en est la cause, +déclara-t-il.</p> + +<p>— Avant-hier, pourtant, vous ne sembliez pas +inquiet ? répondit madame Traversot avec une +défiance à peine dissimulée.</p> + +<p>— Avant-hier, je l’ignorais : ma mère tait souvent +ce qui pourrait me donner du souci. Je conclus +d’ailleurs de son silence que ce ne doit pas +être grave.</p> + +<p>— Espérons-le, répliqua madame Traversot ; +quoi qu’il en soit, pour ne pas prêter aux commérages, +je vous serai obligée, d’ici l’arrivée de +madame de La Gilardière, d’espacer vos visites. +Vous êtes-vous aperçu que, depuis quelque +temps, vous venez chaque jour ?</p> + +<p>Il parut accepter la leçon, s’inclina… et se présenta +le lendemain. Seulement, le lendemain, en +mère prudente, madame Traversot avait pris le +train du matin et emmené sa fille : par un heureux +hasard, une cousine de Dijon s’était trouvée +assez malade pour que la présence de ces dames +fût exigée d’urgence…</p> + +<p>Ce même jour, à Paris, Lapirotte prenait aussi +le train pour rendre service à sa parente, et à +Semur le chœur entrait en scène.</p> + +<p>Je dis : le chœur. Où découvrir, en effet, sinon +dans la tragédie antique, l’analogue de ce personnage +insaisissable, omniscient et malfaisant, qui +discute, commente, au besoin souffle le conseil +perfide ou la nouvelle qui égare, tour à tour s’indigne, +persifle, rit, et, victorieux en fin de compte, +reste seul debout au dénouement ? Police anonyme, +affirmait Duclos : oui, sans doute, mais +aussi beaucoup plus, car dans le cas de René se +manifestèrent une continuité d’effort, une sûreté +de direction telles que n’en comportent pas d’ordinaire +des groupements fortuits ou des voix dispersées. +Quelqu’un, dans l’ombre, marquait la +mesure, — quelqu’un, renseigné mieux que les +intéressés eux-mêmes, sur le présent, qu’il se +déroulât rue Monsieur ou à Semur, et même sur +le passé. Seulement, qui aurait eu l’idée de le +chercher là où il était, et comment supposer qu’en +remontant plus loin encore on trouverait une +Lapirotte à la source ?</p> + +<p>Bien entendu, je ne vais pas recommencer le +récit de Duclos que je rejoins ici ; je voudrais +cependant marquer ce qu’il semble n’avoir pas +suffisamment observé, et c’est la gradation +savante, l’art souverain que mit ainsi le chœur à +détruire à l’avance les projets de René, dès qu’ils +furent soupçonnés au dehors. On ne mit en doute +tout d’abord que la fortune ; puis on parla vaguement +des noms différents portés par les deux +frères, et l’honorabilité passa au premier plan. +Le titre usurpé semblait ne pouvoir que couvrir +une tare ; la famille prit couleur d’aventurière. +Enfin, de proche en proche, l’opinion étant préparée +d’avance à tout admettre, on put en venir +à l’essentiel qui, pensait-on, allait arrêter les Traversot ; +et l’histoire courut de la naissance illégitime +de René… Tout cela, je le répète, mesuré, +distillé avec une méthode et une sûreté marquées +au coin de l’intelligence supérieure. Au départ +des Traversot, il n’y avait rien encore contre +René ou à peine l’hostilité de rigueur dès qu’il +s’agit d’un étranger ; quand ils revinrent, la partie +était jouée sans que René en eût seulement le soupçon, +et les précautions si bien prises, qu’à peine +débarquée, madame Traversot courait chez son +notaire où l’appelait une convocation d’urgence.</p> + +<p>Saisissez-vous qu’un tel enchaînement ne pouvait +être le produit inconscient de quelques-uns, +mais, au contraire, résultait d’une volonté +unique ? Commencez-vous de soupçonner, derrière +le chœur, et dirigeant sa marche, l’acteur +principal dont je parlais tout à l’heure ? Plus tard, +il se découvrira de lui-même ; pour le moment, +contentons-nous d’admirer l’œuvre et arrivons +au résultat, imprévu de tous comme il convient.</p> + +<p>Madame Traversot, après s’être rendue en toute +hâte chez son notaire, rentra chez elle, le visage +décomposé. Elle était de ces femmes qui ne +cessent d’envisager les difficultés, quand un projet +leur tient au cœur, car elles imaginent de la +sorte et par avance désarmer la mauvaise chance. +Hélas ! parmi les obstacles prévus, celui qu’on +venait de lui révéler n’avait point figuré : il n’en +était que plus infranchissable. Le mariage d’Annette +était perdu : ajoutez que l’année s’annonçait +avec des récoltes mauvaises, que l’abandon d’Annette +risquait de troubler la confiance des créanciers : +ainsi tout croulait, présent et avenir.</p> + +<p>A la vue de sa mère bouleversée, Annette tenta +en vain de l’interroger.</p> + +<p>— Il n’y a rien, ou peu de chose, répondit +celle-ci, évasive et redoutant d’aborder tout de +suite le conflit qu’elle pressentait inévitable.</p> + +<p>En prétendant séparer Annette de celui qu’elle +aimait, on n’était parvenu en effet qu’à mieux +l’attacher à lui.</p> + +<p>Une heure plus tard, René, qui ne cessait de +surveiller l’hôtel de Thil, informé du retour des +Traversot, accourait. Annette parut aussitôt.</p> + +<p>— Enfin ! vous voici !</p> + +<p>Mais elle ne put en dire plus. Madame Traversot +s’était également précipitée, et sans laisser à +René le loisir de se reconnaître :</p> + +<p>— Votre visite, cher monsieur, tombe à merveille : +j’avais hâte de m’entretenir avec vous.</p> + +<p>Elle l’entraîna vers le salon. Annette voulut +suivre. Un geste l’arrêta.</p> + +<p>— Non, pas toi. Ta présence ne pourrait que +nous gêner.</p> + +<p>Alors, interdite, elle se pencha vers sa mère :</p> + +<p>— Quoi qu’il arrive, rappelle-toi que je serai +sa femme.</p> + +<p>Elle ne s’était jamais expliquée avec pareille +franchise. Madame Traversot lui jeta un regard +angoissé :</p> + +<p>— Qui peut répondre de ce que l’avenir +réserve ?</p> + +<p>— Quoi qu’il y ait, mon choix est fait.</p> + +<p>René, lui, s’étonnait qu’on le reçût au salon. Il +n’y était plus entré depuis le soir du premier +dîner ; quelle différence d’aspect et d’accueil ! +Aujourd’hui les meubles gisaient sous des housses. +Une partie d’entre eux, groupés sous un drap, +érigeait dans la pénombre un catafalque ; aucun +feu ne brûlait dans la cheminée.</p> + +<p>— Quelles nouvelles de votre mère ? demanda +madame Traversot dès qu’elle eut fermé la porte +derrière elle.</p> + +<p>— Hélas ! balbutia René, interdit par cette +brusque entrée en matière.</p> + +<p>— Toujours souffrante ?</p> + +<p>— Je le crains. Pour ne pas m’inquiéter, elle +me laisse sans détails. Le principal suffit, puisqu’elle +n’est pas en état de se mettre en route.</p> + +<p>— Ah ! c’est fâcheux… tout à fait fâcheux…</p> + +<p>Et le visage de madame Traversot acheva de se +fermer. René rougit :</p> + +<p>— Bien que ce soit une affaire de quelques +jours au plus, attendre ainsi ne m’est pas moins +pénible qu’à vous, mais voyez-vous autre chose +à tenter ?</p> + +<p>Il comptait qu’on lui répondrait non ; il n’en +fut rien.</p> + +<p>— Autre chose ?… En effet, à défaut du voyage, +votre mère ne pourrait-elle écrire ? Nous entendre +serait au plus l’affaire de trois courriers.</p> + +<p>Posant ses yeux sur ceux de René, madame +Traversot attendit ensuite la réponse, comme +assurée d’avance d’un refus.</p> + +<p>Il fallut à René un petit instant pour maîtriser +l’embarras où le jetait pareille proposition.</p> + +<p>— Vous n’y songez pas, fit-il ; si grande que +soit la confiance que m’accorde ma mère, elle +souhaite connaître Annette avant que d’acquiescer +à des projets qui lui paraissent engager un avenir +dont elle se tient, — bien à tort, — pour responsable.</p> + +<p>On ne sait pourquoi, cette phrase longue et +mal tournée eut l’air de tomber dans un air raréfié. +Les mots en tintaient comme du bois sec.</p> + +<p>Madame Traversot parut se recueillir, bien +qu’elle ne pût ignorer ce qui devait suivre.</p> + +<p>— Alors, cher monsieur, reprit-elle d’un air +incertain, je n’aperçois plus très bien où nous +allons. Dès lors que madame votre mère ne peut +ni venir, ni écrire…</p> + +<p>— Mais elle viendra ! interrompit vivement +René.</p> + +<p>— Quand ?</p> + +<p>— Bientôt !</p> + +<p>Madame Traversot eut un hochement de tête +entendu :</p> + +<p>— Et si je vous disais, moi, que je ne crois pas +à ce voyage ?</p> + +<p>René sursauta : aurait-elle appris l’opposition +de sa mère et qu’il mentait en parlant de maladie ?</p> + +<p>— En vérité, madame, balbutia-t-il, je ne vois +pas pour quelles raisons…</p> + +<p>Madame Traversot, encore, l’interrompit nerveusement :</p> + +<p>— Pour quelles raisons ?… Mon Dieu ! je me +ferais scrupule de vous les communiquer, et +même je m’en garderai : mais elles courent les +rues, semble-t-il : je n’étais pas de retour depuis +une heure qu’on me les donnait, comme à tout le +monde. Vous n’aurez donc aucune peine à les +apprendre, à supposer que vous y teniez. Interrogez, +renseignez-vous, et si vous n’êtes point +convaincu, attendez du moins, pour nous en +informer, que les faits donnent tort à mon sentiment +présent.</p> + +<p>Elle s’était levée, le visage devenu de glace. +René sentit passer le souffle avant-coureur de la +catastrophe. Il répliqua d’une voix tremblante :</p> + +<p>— Je comprends, madame… il s’agit d’une +mise en demeure. Sans m’attacher outre mesure +à ce qu’elle peut avoir de blessant, me permettez-vous +de demander si vous parlez ainsi au nom +d’Annette ?</p> + +<p>— Ceci, monsieur, est affaire entre ma fille et +moi et ne vous concerne pas.</p> + +<p>Il respira.</p> + +<p>— Ce qui revient à dire qu’elle, pas plus que +moi, n’est au courant des appréhensions que vous +donne le retard de ma mère. Oserai-je aussi faire +remarquer que, si je n’étais pas entièrement d’accord +avec les miens, j’ai l’âge de passer outre à +des volontés mal informées ?</p> + +<p>Madame Traversot riposta sèchement :</p> + +<p>— Je n’ai point dit que madame votre mère +s’opposait au mariage : je suis même convaincue +du contraire. J’estime simplement qu’elle ne se +soucie pas de venir s’entretenir avec moi de certaines +choses… qui importent entre familles honorables. +Quant à votre liberté d’action vis-à-vis +d’elle, j’en doute aujourd’hui moins que jamais…</p> + +<p>René, cette fois, ne comprenait plus. Puisqu’on +croyait toujours sa mère d’accord avec lui, que +signifiaient ces phrases énigmatiques ? Plutôt que +de prononcer des paroles peut-être ineffaçables, +il domina sa colère et s’inclinant :</p> + +<p>— Il suffit, madame ; avant demain, j’aurai +percé le mystère auquel je me heurte ici : je ne +doute pas à mon tour que vous ne m’exprimiez +alors des regrets pour un traitement que je ne +méritais pas.</p> + +<p>— C’est tout ce que je souhaite, conclut +madame Traversot.</p> + +<p>Et elle l’accompagna jusqu’à la cour d’honneur, +ne se souciant pas d’une nouvelle rencontre avec +Annette : mais celle-ci ne parut pas. Quant à +René, il ne songeait plus qu’à foncer sur l’obstacle +inconnu inopinément surgi sur sa route. Il +n’avait encore aucune crainte et croyait bien, ainsi +qu’il l’avait annoncé, revenir le lendemain.</p> + +<p>Il est curieux de constater comme les événements +avancent par soubresauts. Durant des jours +rien n’arrive, les heures traînent, on a l’air d’attendre +sur un banc la venue d’un passant qui ne +passera jamais : soudain, le tumulte succède au +silence, la foule à la solitude ; on est happé, roulé, +on n’a plus le loisir de se reconnaître et moins +encore celui de se défendre…</p> + +<p>En quittant l’hôtel du Thil, René se disait : « Je +vais me renseigner. » Mais où ? Auprès de qui ? +Les raisons mystérieuses qui motivaient la mise +en demeure de madame Traversot couraient les +rues, soit : encore fallait-il s’adresser à quelqu’un +pour les connaître.</p> + +<p>Or, c’était l’heure où, chaque après-midi, M. Valfour +s’en retournait par le Rempart après sa visite +d’hôpital. René n’avait pas fait cent mètres qu’il +aperçut devant lui l’abbé en train de regagner +la ville. La rencontre de cet homme lui parut providentielle. +Aussitôt, doublant l’allure, il le rejoignit.</p> + +<p>— Hé quoi ! monsieur l’abbé, s’écria-t-il en +affectant la gaîté, vous ne regardez même pas si +des amis vous suivent ?</p> + +<p>Tels mouvements imperceptibles se sentent, à +défaut de les voir. Tout de suite, avant que +d’achever, René comprit ainsi qu’il tombait mal, +ou encore que sa compagnie, dans la rue et à cette +heure, ne procurait pas d’agrément. Raison de +plus pour s’obstiner.</p> + +<p>L’abbé, pourtant, toujours poli, répondait déjà :</p> + +<p>— Je ne demande pas, mon cher enfant, d’où +vous venez. Nous avons, chacun, nos occupations +dans ce quartier… pas les mêmes… évidemment… +Puisse Dieu les bénir avec une pareille +indulgence !… Toutefois les miennes m’ont mis +en retard : vous m’excusez, n’est-ce pas, de ne +pas m’arrêter ? On m’attend à Notre-Dame.</p> + +<p>Pour mieux marquer sa hâte, non seulement il +ne ralentit pas, mais parut prendre un élan supplémentaire. +En même temps son calme visage +avait rougi et ses yeux trahissaient un désarroi.</p> + +<p>René, sans se démonter, lui prit le bras.</p> + +<p>— Pressé, je le veux bien, murmura-t-il : +serait-ce au point de ne pouvoir m’accorder +audience ?</p> + +<p>— Pas dans la rue, je pense ? s’écria l’abbé visiblement +effrayé.</p> + +<p>— Dans la rue, à Notre-Dame, où il vous plaira +enfin, pourvu que ce soit sur l’heure !</p> + +<p>— Impossible ! D’ailleurs de quoi s’agit-il ?</p> + +<p>— D’une chose importante à laquelle sont suspendus +tous nos projets.</p> + +<p>— Vos projets, mon cher enfant : ce n’est +qu’une nuance, toutefois bonne à rappeler, fût-ce +au passage.</p> + +<p>René le considéra, interdit :</p> + +<p>— Bigre ! vous aussi ?…</p> + +<p>Il n’acheva pas, mais serrant de plus près l’abbé +pour bien marquer qu’il se refuserait à lâcher +prise :</p> + +<p>— Raison de plus : cela prouve que vous êtes +au courant.</p> + +<p>— Vous me désolez. Je vous sens résolu +d’obtenir satisfaction, et pourtant… Enfin, soit… +à la sacristie… rien qu’un instant…</p> + +<p>— Parfait. Du coup, pour vous témoigner ma +reconnaissance, je cesse de vous compromettre.</p> + +<p>René en même temps lâcha l’abbé : ceci encore +le frappait que son dernier mot n’attirait aucune +protestation.</p> + +<p>A grands pas et en silence, ils poursuivirent +leur route. M. Valfour donnait vraiment l’idée +qu’il ignorait son compagnon : il semblait, à +force de serrer les épaules, devenu une chose +noire, toute ronde, sur laquelle les yeux n’ont pas +de prise. Dans Notre-Dame, il choisit pour monter +au chœur le bas-côté opposé à son confessionnal +et, après une courte révérence au maître-autel, +gagna la sacristie. René ne cessait pas de +suivre.</p> + +<p>Une sacristie est un lieu propice aux entretiens +rapides, car on s’y tient debout. Nul doute que +M. Valfour n’eût escompté cette incommodité +pour abréger des propos dont la perspective l’importunait. +A peine entré, il déposa son bréviaire +sur l’armoire aux ornements et, adossé à celle-ci, +les deux mains dans ses manches, les yeux à +terre :</p> + +<p>— Qu’y a-t-il ? je vous écoute, reprit-il d’une +voix terne.</p> + +<p>René, que l’attitude imprévue de l’abbé achevait +d’irriter, lança son chapeau près du bréviaire.</p> + +<p>— Il y a, déclara-t-il, que je reviens de l’hôtel +de Thil.</p> + +<p>— Ah ! fit l’abbé comme s’il apprenait une +nouvelle extraordinaire, ces dames sont de retour ?… +Mademoiselle Annette toujours satisfaite ?</p> + +<p>— Je l’espère : je ne l’ai pas vue.</p> + +<p>— Ah !… répéta l’abbé, un demi-ton plus bas.</p> + +<p>— Madame Traversot seule a consenti à me +recevoir : recevoir est d’ailleurs une manière de +s’exprimer, puisque je suis sommé de ne plus +reparaître tant que ma mère ne sera pas venue.</p> + +<p>— Oh ! soupira l’abbé, continuant de descendre +la gamme.</p> + +<p>Son visage cependant n’exprimait pas de surprise.</p> + +<p>— On dirait que vous le trouvez naturel ?</p> + +<p>— Naturel, non… explicable plutôt…</p> + +<p>L’abbé Valfour poussa ensuite un nouveau +soupir, sans cesser de contempler le sol. Tout +dans son attitude ajoutait : « Que voulez-vous que +j’y fasse ? »</p> + +<p>René répéta d’un ton rude :</p> + +<p>— Explicable… c’est bien vous qui l’affirmez… +donc il y a des raisons, et vous les connaissez. Il +ne reste plus qu’à me les dire : après quoi, je +vous tiendrai quitte et vous serez libre de retourner +à vos ouailles.</p> + +<p>Cette fois plus de réponse, mais un bruit de +pas s’étant fait entendre dans l’église, l’abbé Valfour +jeta un regard vers la porte : il espérait +l’entrée d’un importun. Fausse alerte : personne +ne parut.</p> + +<p>— Hé bien ? reprit René, décidément exaspéré.</p> + +<p>— Eh bien, en vérité, je me demande… Il est +possible que des sottises aient couru… mais +sont-ce les mêmes ? et quel besoin avez-vous…</p> + +<p>— Quel besoin !</p> + +<p>— Plus bas, jeta vivement l’abbé, n’oubliez +pas dans quel endroit nous sommes !</p> + +<p>Et soudain il abandonna l’appui de l’armoire. +Ses mains libérées des manches esquissèrent +ensuite un geste de retraite :</p> + +<p>— Je comprends d’ailleurs votre état, poursuivit-il : +oui, je comprends… Moi-même, vous +l’avouerai-je, et vous l’avez dû voir, je me sens +troublé… extrêmement… par une lettre de madame +Traversot reçue ce matin.</p> + +<p>— Que dit-elle ?</p> + +<p>— Oh ! mon cher enfant, les femmes n’expliquent +jamais à fond leur pensée.</p> + +<p>— Dans ce cas, c’est à vous, l’abbé, de m’expliquer +la vôtre ! Après quoi j’aviserai.</p> + +<p>— En effet… en effet… Notez avant tout que +madame Traversot, pas plus que moi, ne croit… +Seulement, voilà : il est de certaines questions +qui ne devraient jamais être posées. Cela ne les +empêche pas d’exister, certes ! et même les gens +sont libres de s’en entretenir, s’ils le veulent, +pour l’agrément ; mais enfin, tant qu’on ne s’est +pas avisé de demander officiellement : « Cela +existe-t-il ? » on est libre d’agir comme si elles +n’étaient pas.</p> + +<p>— Allez donc au fait ! interrompit de nouveau +René, impuissant à maîtriser la colère que tant +de précautions achevaient de déchaîner au fond +de lui.</p> + +<p>— J’y viens… j’y suis déjà !</p> + +<p>Puis, secouant les épaules, comme un homme +décidé à brûler ses vaisseaux, l’abbé reprit très +vite :</p> + +<p>— Justement, dès le début de nos relations, +madame Traversot m’avait exprimé à diverses +reprises son désir de mieux connaître votre +famille. Simple souhait d’elle à moi : satisfaction +facile à obtenir et qui n’intéressait que nous… +Qui, hélas ! à Dijon ou ailleurs, s’est avisé ces +jours derniers de lui dire… ou encore de lui suggérer ?… +bref, la question qui n’existait pas, brusquement +a pris corps et, du coup, madame Traversot, +devenue inquiète, a pensé… enfin elle se +demande dans quelle mesure vous avez droit au +titre que vous portez.</p> + +<p>René abasourdi recula :</p> + +<p>— Quel titre ? je n’en ai pas, que je sache !</p> + +<p>— Oh ! poursuivait maintenant l’abbé définitivement +lancé, je sais bien qu’il s’agit là de puérilités ! +Qu’importe au bonheur de ma charmante +petite Annette, que vous soyez La Gilardière, +tandis que votre frère n’est que Manchon ? Curiosités +de province, scrupules de vieille bourgeoisie : +rien de plus. Il est probable d’ailleurs, je +suis même assuré que les deux noms appartiennent +à chacun, et encore qu’ils figurent l’un +et l’autre sur le registre d’état civil… Au fait +avez-vous jamais eu seulement l’occasion de lire +votre acte de naissance ?</p> + +<p>Enfin arrivés là, les yeux de l’abbé, qui jusqu’alors +n’avaient cessé de contempler le sol, +s’étaient levés : tout ce qui précédait, tant d’hésitations, +de détours, simples manœuvres pour +aboutir à poser, — et de quel ton détaché ! — cette +unique question, la seule utile.</p> + +<p>Déconcerté par le jeu, mais incapable d’en +soupçonner les dessous, René ne put que répliquer :</p> + +<p>— Quelle est cette plaisanterie, et pourquoi +n’aurais-je pas lu mon acte de naissance ? En +souhaitez-vous un double ?</p> + +<p>M. Valfour saisit les mains de René :</p> + +<p>— Ainsi vous l’avez lu… ce qui s’appelle lu… +et vous n’y avez rien remarqué de particulier ?</p> + +<p>— Comptiez-vous par hasard sur la mention : +père et mère inconnus ?</p> + +<p>Alors, subitement changé, la face éclaircie, +l’abbé acheva d’attirer à lui René. Il soupirait, il +riait, il retrouvait la bonté de la Providence :</p> + +<p>— Ah ! mon enfant !… mon cher enfant !… quel +poids vous m’enlevez ! Et puisque vous avez cette +pièce chez vous, de grâce courez la chercher. Je +me charge d’éclairer tout… Après cela, madame +Traversot…</p> + +<p>Mais René se dégageant, coupa la phrase :</p> + +<p>— Je vous demande pardon, mon cher abbé : +pourrai-je savoir auparavant quel rapport imprévu +existe entre mon acte de naissance, madame Traversot, +et le motif qui, au dire de celle-ci, interdirait +à ma mère de jamais paraître ici ?</p> + +<p>Tout entier à sa joie de retrouver une situation +correcte, là où il avait redouté la pire aventure, +M. Valfour rit encore :</p> + +<p>— Quant à cela, inutile de vous en battre les +oreilles : l’essentiel n’est-il pas que madame Traversot +revienne sur son sentiment ? et dès lors +que j’en fais mon affaire…</p> + +<p>Pour la seconde fois, René l’empêcha d’achever :</p> + +<p>— Non, l’abbé, j’exige d’être éclairé.</p> + +<p>— Des sottises !</p> + +<p>— Raison de plus pour n’en rien perdre.</p> + +<p>L’abbé riait toujours, bien qu’un peu du bout +des lèvres.</p> + +<p>— Soit : admirez donc où peuvent en venir des +gens inoccupés que tourmente la soif d’aventures +chez les autres. La différence de nom entre votre +frère et vous, avait frappé : de là à supposer que +vous n’étiez peut-être que le fils adoptif de votre +mère…</p> + +<p>— Il n’y avait qu’un pas, conclut René d’une +voix glacée.</p> + +<p>— Naturellement, on l’a franchi…</p> + +<p>— Vous le premier.</p> + +<p>— Ah ! mon enfant, ne me calomniez pas : +j’y ai cru si peu que j’ai tenu à prévenir votre +frère du bruit qui courait.</p> + +<p>— Et mon frère a répondu ?</p> + +<p>— En ne m’en parlant pas, ce qui était la plus +spirituelle des réponses.</p> + +<p>De nouveau, un bruit de marche sonna sur les +dalles. Une dame en noir parut sur le seuil.</p> + +<p>— A la minute… je suis à vous…, jeta l’abbé.</p> + +<p>Et revenant à René :</p> + +<p>— Vous le voyez, on s’impatiente, mais qu’importe ? +Tout à l’heure, n’est-ce pas, apportez l’acte, +et demain…</p> + +<p>— Oh ! demain, dit René, impossible ; je ne +serai pas ici.</p> + +<p>— Vous partez pour Paris ? J’espère bien que +vous n’y conterez pas…</p> + +<p>— Que vous avez cru, au roman chez la portière ? +Rassurez-vous : toutefois il est urgent de +couper court à cette littérature. J’en connais un +moyen radical et prétends y recourir dès ce soir.</p> + +<p>Sans ajouter rien, René ensuite s’éloigna. Il +avait la démarche un peu saccadée. A mesure +qu’il s’en allait, le sourire de l’abbé s’évanouissait +aussi. C’est qu’après avoir cru faire une lumière +complète, M. Valfour se demandait si les +voies de la Providence ne sont pas quelquefois +beaucoup plus tortueuses qu’il n’y paraît.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>VI</h3> + + +<p>René sonna le même soir rue Monsieur. Il +devait être minuit ou environ. A ce moment, +madame Manchon dormait. Il défendit qu’on la +prévînt, et, réfugié dans sa chambre, tenta de +reposer.</p> + +<p>On rencontre chaque jour des gens qui vivent +dans des conditions extraordinaires et ne s’en +aperçoivent pas, car l’extraordinaire ne l’est +jamais que par rapport à nos habitudes. Toutefois, +qu’un hasard insignifiant éveille leur défiance, +sans être mieux éclairés qu’avant, ces mêmes gens +perdent soudain la sécurité dont ils étaient jusqu’alors +les bénéficiaires inconscients. Désormais, +pour René, ce hasard était venu.</p> + +<p>Insignifiant, évidemment, ou plutôt sans valeur : +quel crédit en effet accorder à des racontars +de petite ville en mal de nuire ? Que des bruits +aient couru dans Semur assez précis pour inquiéter +M. Valfour ou incliner madame Traversot à +juger impossible un entretien direct avec madame +Manchon, voilà qui n’avait en soi-même aucune +importance et n’aurait pas dû retenir un instant +la pensée de René. Cependant, parmi tant de +calomnies possibles, pourquoi celle-là, de préférence +à d’autres ? Et René, malgré lui mal à l’aise, +non seulement ne savait que répondre, mais +s’étonnait de questions nouvelles, surgies à la +suite comme d’elles-mêmes, et sans que Semur, +cette fois, y fût pour rien.</p> + +<p>L’attitude de son frère, d’abord. Hostile, ou +indifférente ? impossible d’en décider. A coup sûr +réservée et suggérant l’idée d’une arrière-pensée +continue qui interdisait jusqu’à l’esquisse d’une +familiarité.</p> + +<p>Autre énigme : pourquoi René n’entendait-il +jamais parler de son père ? Pas une image pour +l’évoquer. On aurait voulu qu’il oubliât, qu’on +n’aurait pas agi d’autre manière.</p> + +<p>Bien singulier enfin, le désir de madame Manchon +d’appeler un de ses fils uniquement La Gilardière +cependant qu’elle et l’abbé restaient Manchon ! +Pareille vanité s’accordait mal avec le +dédain des petits sentiers et des petits moyens, +souvent affiché et toujours pratiqué par elle dans +le courant de l’existence…</p> + +<p>J’expose cela d’une manière précise ; gardez-vous +de croire pourtant que ce fût aussi net pour +René. Des inquiétudes confuses, des lueurs passagères +perçant une brume dense, il ne percevait +rien de plus : trop déjà pour échapper à un irrésistible +malaise, pas assez pour aborder la vérité +corps à corps. Au trouble de sa nuit d’attente, +correspondaient ainsi, dans des proportions +diverses, le souci d’un passé incertain et celui +d’un avenir encore très cher : mais à la perspective +du oui ou du non que madame Manchon +devrait prononcer au matin, qui sait si déjà il ne +s’épouvantait pas moins de perdre Annette que de +se heurter à un constat redouté ?</p> + +<p>Une à une, les heures et les demies scandèrent +ces rêveries. Quand, épuisé par elles, il succomba +enfin au sommeil, le jour commençait, les premiers +charrois retentissaient dans les rues voisines, +et madame Manchon s’éveillait…</p> + +<p>Depuis la réponse folle de René, elle s’éveillait +ainsi tous les jours, dès l’aube. Après avoir si +longtemps envisagé le temps qui vient avec une +entière sérénité, elle ne renaissait plus au présent +que l’âme trouble et sous le coup d’appréhensions +intolérables.</p> + +<p>— Aujourd’hui, songeait-elle, que va-t-il arriver ?</p> + +<p>Mais il n’arrivait rien, ou du moins rien qui +comptât.</p> + +<p>Un soir, vous l’avez vu, son fils aîné avait prononcé +des paroles singulières qui l’avaient fait +trembler sur le moment : elle n’y pensait plus, +ou si parfois le souvenir lui en revenait, elle s’en +détournait. D’ailleurs l’abbé, depuis lors, était +redevenu muet. Aucun indice nouveau n’avait +renouvelé des craintes probablement mal fondées. +Et puis, qu’importe devant le reste, c’est-à-dire la +rupture avec René ? Depuis dix jours déjà, René +avait cessé d’écrire : elle de son côté, s’obstinait +dans l’attente d’une soumission qui ne venait pas. +Quand on s’est accoutumé à ne vivre que pour un +être, quand toute ambition, toute tendresse n’ont +cessé de graviter autour de lui, imaginez ce que +deviennent dix jours de silence ! Hier, il n’y en +avait que neuf : aujourd’hui, un de plus, demain +un autre… Ah ! ne pouvoir dire si le fossé cessera +de s’élargir, ni quelles pensées, là-bas, répondent +à celles qui dévorent ici !…</p> + +<p>Machinalement madame Manchon consulta sa +montre : six heures. Elle écouta ensuite le trottis +du rouage. Étrange machine, si compliquée, toujours +en mouvement ; et que d’efforts pour mesurer +l’insaisissable, en donnant une réalité à ce qui +peut-être n’en possède aucune ! Dix minutes font +parfois la durée d’une existence ; en d’autres cas, +vingt années coulent sans qu’on les voie.</p> + +<p>Madame Manchon ferma les yeux : les années +mortes auxquelles elle songeait, la séparaient +d’autres dont le souvenir demeurait cher : hélas ! +celles-là aussi lui échappaient ; depuis son entretien +avec l’abbé, elle n’osait plus y revenir.</p> + +<p>Premier fracas d’omnibus, bavardage des gens +de service sur le trottoir, Paris qui, après l’accablement +de la nuit, s’étire, bâille au soleil levant +et peu à peu se remet à gronder… Quelle solitude, +quand on écoute, au fond d’une chambre, +rideaux tirés et rêves en dérive !</p> + +<p>Dans la pièce voisine, un réveil lâcha brusquement +sa sonnerie. C’était un crissement aigu qui +n’épargnait personne. Sous prétexte d’aller à la +messe de sept heures, Lapirotte en remplissait la +maison, chaque matin. Madame Manchon fit un +geste d’agacement.</p> + +<p>— Pourquoi gardai-je cette fille ?</p> + +<p>Elle ne l’avait jamais que tolérée, et depuis +quelque temps ne la supportait plus. Elle méditait +de s’en débarrasser.</p> + +<p>Le réveil persistant, madame Manchon frappa +contre la cloison.</p> + +<p>— Cessez donc ce tapage !</p> + +<p>Mais Lapirotte affirmait ne se réveiller jamais +qu’à la fin, tout à la fin de la sonnerie, qui roula +jusqu’au bout, avant de s’achever en hoquets +pareils aux halètements d’un asphyxié.</p> + +<p>Des minutes passèrent : puis un coup discret +fit tressaillir madame Manchon.</p> + +<p>— Qu’y a-t-il ?</p> + +<p>De l’autre côté de la porte, Lapirotte jeta :</p> + +<p>— Je voulais annoncer tout de suite à madame…</p> + +<p>Ici un temps d’arrêt. Madame Manchon, n’ayant +aucun désir de faire entrer Lapirotte, restait +sans souffler mot. Il fallut bien se décider à poursuivre, +puisqu’on avait commencé :</p> + +<p>— M. René est arrivé cette nuit !…</p> + +<p>Comme soulevée par une lame de fond, madame +Manchon se dressa sur le lit.</p> + +<p>— Il est dans sa chambre… il doit dormir +encore…, continuait Lapirotte, surprise de ne +recevoir aucune réponse.</p> + +<p>Madame Manchon dit enfin :</p> + +<p>— Merci ! j’étais au courant… surtout, qu’on +le laisse reposer !</p> + +<p>Sans qu’on pût l’entendre, elle s’habillait déjà. +Ses mains avaient peine à retrouver les agrafes. +Un tremblement de fièvre la secouait tout entière. +Puis, approchant de la porte, elle devina que +Lapirotte n’avait pas bougé, retint son souffle, +attendit que, lasse d’épier des événements qui ne +venaient pas, celle-ci voulût bien s’éloigner. Le +cœur de madame Manchon, en ces instants, +recouvrait tous les bruits, et cependant aucun +bruit ne lui échappait. Si légère qu’ait été la +démarche de Lapirotte abandonnant sa faction, +elle sut ainsi tout de suite quand le passage devint +libre. Alors, enveloppée dans un peignoir, encore +coiffée de nuit, à son tour elle s’évada, pénétra +chez René avec des précautions infinies, et s’assit +dans le fauteuil au pied du lit. Accablé de +fatigue, René dormait toujours…</p> + +<p>Elle le regarda dormir. Elle le contemplait +avec avidité. Elle n’avait même plus la pensée de +lui en vouloir, dès lors qu’il était présent. Jamais, +non plus, il ne lui avait paru si beau.</p> + +<p>Puis, elle imagina que puisqu’il avait accepté +de revenir, il lui revenait tout à fait, et une joie +sourde, inexprimable, la baigna toute. Si, dès la +première heure, elle s’était dressée si rudement +contre le projet de René, ce n’était pas qu’elle en +voulût aux Traversot ni à n’importe qui : simplement, +elle ne consentait pas qu’on lui volât son +fils. Elle se refusait à le partager. Peut-être +aurait-elle toléré une maîtresse : mais une femme, — c’est-à-dire +la vie de René loin d’elle, en dehors +d’elle, sans doute même tournée contre elle, — elle +n’aurait pu. Dieu merci ! lui semblait-il, l’alerte +était finie ! il ne restait plus qu’à attendre l’éveil, +à se plaindre pour la forme et à pardonner. Oh ! +comme elle pardonnerait tout à l’heure !</p> + +<p>Après cela, durant un long moment, il n’y eut +dans la pièce que le murmure de deux souffles +réguliers, symbole d’une paix indicible. Enfin +un bruit léger déchira le silence. René, tel un +plongeur qui revient à la surface, aspirait l’air, +détendait ses bras, et se redressait…</p> + +<p>A la vue de sa mère, il eut un tressaillement +qui acheva de l’arracher au sommeil.</p> + +<p>— Quoi ! dit-il, déjà levée, maman ?</p> + +<p>D’un geste de main apaisant, madame Manchon +lui fit signe de ne pas bouger.</p> + +<p>— Oui, il est très tôt… dors encore… tu es +fatigué… j’ai le temps.</p> + +<p>Il ne répondit pas tout d’abord, en proie à l’effarement +qui succède aux fins de nuit écrasées. +Une seconde auparavant, le repos de la mort ; +subitement, la rentrée dans le réel ; au fond de +l’âme, les lourdeurs et l’obscurité se retrouvent +intactes, avivées par le contraste.</p> + +<p>— Bonjour, murmura-t-il, comment vas-tu ?</p> + +<p>Madame Manchon renouvela le même signe +apaisant. Bien qu’elle n’eût aucune crainte, elle +souhaitait retarder les explications qu’elle sentait +devoir suivre, et qui d’avance lui semblaient si +inutiles !</p> + +<p>A demi soulevé sur l’oreiller, René cependant +poursuivait :</p> + +<p>— Rien de changé dans la maison ?… Lapirotte +toujours en sucre ? mon frère toujours acide ?…</p> + +<p>Et madame Manchon encore hocha la tête : +non, rien n’était changé, pas même son désir de +se taire qui la tenait assise au bout du lit, sans +se pencher seulement pour embrasser son fils.</p> + +<p>Étonné, René fronça les sourcils :</p> + +<p>— M’en voudrais-tu au point de ne plus vouloir +répondre ?</p> + +<p>Alors se décidant enfin :</p> + +<p>— Trois semaines sans te voir, soupira-t-elle : +bientôt dix jours sans nouvelles !…</p> + +<p>Il riposta d’un ton léger, bien qu’en réalité +dépourvu d’assurance :</p> + +<p>— Mais il me semble que toi aussi…</p> + +<p>— Ne continue pas ! Laisse-moi d’abord reprendre +possession de toi. Que je te sente redevenu +mon fils et point changé !</p> + +<p>— Oh ! maman, répliqua-t-il en riant, tu vas +me faire croire qu’on aurait pu me voler en +route : heureusement que, me tâtant, je me sens +vraiment le même.</p> + +<p>Elle sourit à ce mot qui le lui montrait, +comme elle s’y attendait, dégrisé, repentant, et +répéta :</p> + +<p>— Le même ?… pas tout à fait, j’espère ?</p> + +<p>Une seconde s’écoula, encore joyeuse… et tout +à coup la chimère qui s’écroule, la vérité qui +s’abat sur le rêve.</p> + +<p>— Pas tout à fait… tu l’as dit, maman, puisque +je viens te chercher et veux te ramener auprès +de celle que j’aime, sûr que tu l’aimeras aussi +dès que tu la connaîtras.</p> + +<p>Anéantie, madame Manchon contemplait René, +tandis que les syllabes légères tombaient sur elle, +pareilles à des gouttes de plomb, et que René, de +son côté, les prononçait d’un ton résolument détaché, +ayant l’air de supposer que les choses ne +pourraient suivre un autre cours.</p> + +<p>Quand ce fut terminé, elle joignit les mains :</p> + +<p>— Ainsi, fit-elle d’une voix éteinte, ce n’est pas +fini ?</p> + +<p>— Pouvais-tu en douter ?</p> + +<p>Elle ne répondit pas. Elle venait de baisser la +tête. On aurait pu la croire échappée ailleurs : +et de fait, toute sa jalousie revenue, éperdue +devant l’imminence du péril, elle se demandait : +« Au nom de quoi refuser de nouveau mon consentement ? — Quelles +raisons lui donner, puisque +la vraie ne peut se dire et qu’il n’y a rien contre +cette femme ? » Elle se le demandait, ne trouvait +pas, et désespérée se taisait.</p> + +<p>Enhardi, René reprit :</p> + +<p>— Voyons, maman, il est temps de renoncer à +des silences qui n’ont servi qu’à nous faire souffrir +l’un et l’autre. Dès lors que tu t’obstinais à +tenir ta plume au sec, le meilleur était de prendre +le train : c’est ce que j’ai fait. Maintenant, il n’y a +plus qu’à tirer au plus court en nous expliquant +sans ambages… Tu m’as écrit que tu me désapprouvais : +mais tu as omis de m’en donner les +motifs. Hé bien ! reconnais ma bonne foi : je ne +demande qu’à les entendre, et même à m’incliner +devant eux, s’ils tiennent. Quels sont-ils ?</p> + +<p>Toujours tête basse, madame Manchon continuait +de se taire. René poursuivit encore :</p> + +<p>— Est-ce la famille qui ne te plaît pas ? elle vaut +au moins la nôtre. La fortune ? médiocre, j’en conviens : +combien de fois, cependant, ne m’as-tu pas +assuré que j’en avais pour deux ? Annette ? mais +tu ne sais qui elle est, et que te demandais-je, +sinon précisément de venir la juger ?</p> + +<p>— Tu prétends ?… interrompit cette fois madame +Manchon.</p> + +<p>— Je ne prétends pas : je suis sûr que mieux +éclairée, et ravie d’aider à mon bonheur, tu vas +consentir à m’accompagner, aujourd’hui même, +là-bas… où tu es attendue, soit dit sans reproche, +avec une patience que d’autres peut-être n’auraient +pas eue. Tu ne réponds toujours pas ? Faut-il +m’expliquer mieux en…</p> + +<p>— Inutile, interrompit madame Manchon d’un +ton bref.</p> + +<p>Puis, pensive :</p> + +<p>— Je croyais cependant m’être exprimée assez +clairement dans ma lettre pour que tu connusses +d’avance l’accueil que je ferais à pareille demande.</p> + +<p>— Tu refuses ?</p> + +<p>— Évidemment.</p> + +<p>Chose curieuse, à mesure qu’ils précisaient +leur dissentiment définitif, leurs voix, au lieu de +s’irriter, s’apaisaient, et leurs regards s’éteignaient. +Il semblait qu’au fond d’eux-mêmes +d’autres sujets plus importants se substituaient au +premier. De toute son âme, en effet, madame +Manchon, au lieu d’écouter, continuait de chercher +le prétexte avouable, qui, arrêtant son fils, +la sauverait du dépouillement dont elle était +menacée. René, de son côté, parlant de son avenir, +ne s’occupait déjà plus que du passé. Ainsi, chacun +était ramené à son instinct profond : ici, la +passion maternelle résolue à toutes les ruses +plutôt que d’être dépossédée ; là, le souvenir des +gênes insaisissables qui, tolérées hier, risquaient +demain de ne pouvoir être supportées.</p> + +<p>Ni l’un ni l’autre ne s’aperçurent qu’ils avaient +cessé de parler.</p> + +<p>Soudain, René parut obéir à une impulsion +nouvelle, et avec l’expression distraite de quelqu’un +qui ouvre une parenthèse sans importance :</p> + +<p>— Au fait, maman, pendant que j’y songe, et +avant de revenir à ce qui nous occupe, voudrais-tu +me donner la réponse à une question qui m’a +été posée, il y a quelques jours, et devant laquelle +je suis demeuré perplexe ?</p> + +<p>— Quelle question ? répéta madame Manchon +qui, à mille lieues des pensées de René, voyait +avec bonheur dans ce détour une occasion de +gagner du temps pour réfléchir encore.</p> + +<p>— Pourquoi m’avoir imposé un nom que je +suis seul à porter dans la famille ?</p> + +<p>Toujours ignorante du chemin qu’elle suivait, +madame Manchon sourit :</p> + +<p>— Mais rien de plus simple, mon enfant… c’est +ton frère qui m’en a donné l’idée.</p> + +<p>— Ah ! c’est mon frère…</p> + +<p>Et soudain, le visage de René se ferma.</p> + +<p>— Cela te surprend ?</p> + +<p>— Un peu.</p> + +<p>— Tu as tort. Ton frère s’occupe de tes intérêts, +à sa manière, il est vrai, qui est assez froide, mais +pleine de sens quelquefois.</p> + +<p>— Et sous quel prétexte a-t-il souhaité ?…</p> + +<p>— Rien de plus simple encore. Il me voyait +ambitieuse pour toi. Qu’il eût ou non raison, il +estimait qu’une apparence de titre fait bien en +république. Je me suis laissée convaincre. En fin +de compte, tes enfants, à défaut de mieux, en +profiteront.</p> + +<p>Ceci d’une voix nette ; le regard posé sur René +semblait ajouter : « A quel propos de l’inquiétude +quand il s’agit de choses évidentes ? » Cependant, +pourquoi madame Manchon s’apercevait-elle +tout à coup que ces choses évidentes le devenaient +déjà moins ? pourquoi surtout suffisait-il d’en +parler pour évoquer l’abbé et le cortège d’appréhensions +dû à l’un de ses entretiens ?</p> + +<p>— Qui t’a interrogé à propos de cette sottise ? +reprit madame Manchon, poussée malgré elle à +aller au delà.</p> + +<p>— Oh ! dit vivement René, quelqu’un… à la +banque peut-être… je ne sais plus.</p> + +<p>— Pas l’ami de ton frère, je pense ?</p> + +<p>— L’abbé Valfour n’y est vraiment pour rien.</p> + +<p>En ce moment, l’apparition du nom de M. Valfour +aurait pu paraître puérile : mais tous deux +suivaient une logique intérieure qui leur interdisait +de s’étonner.</p> + +<p>— C’est tout ? conclut madame Manchon après +une courte pause durant laquelle il lui parut +qu’un danger, dû à son fils aîné, venait de la +frôler.</p> + +<p>— Non, maman, dit René subitement dressé +sur l’oreiller.</p> + +<p>Elle frémit :</p> + +<p>— Qu’y a-t-il encore ?</p> + +<p>— Il y a que, puisqu’il en est ainsi, tu <i>dois</i> +m’accompagner là-bas.</p> + +<p>Elle ne comprit pas tout d’abord, ou plutôt elle +se refusait à admettre un lien quelconque entre +la question posée par René et le conflit qui recommençait :</p> + +<p>— Faut-il te répéter que ma décision est prise ?</p> + +<p>— C’est que tu ignores les bruits qui courent !</p> + +<p>— A Semur, il court des bruits sur nous ?</p> + +<p>— On dit… on ose dire que, quoi qu’il arrive, +tu ne consentiras jamais à revenir avec moi.</p> + +<p>— On ne se trompe pas.</p> + +<p>— Seulement, on en donne pour raison précisément +cette différence de nom entre mon frère et +moi. C’est tout juste si l’on n’exige pas que je sorte +mon acte de naissance pour prouver que je suis +vraiment ton fils !</p> + +<p>Madame Manchon, aux derniers mots, promena +un regard épouvanté sur les murs, comme si, +aspirée par une trappe, elle voulait, avant de +disparaître, leur jeter un dernier adieu. Tout +à coup elle venait d’apercevoir un dépouillement +devant lequel l’autre ne comptait plus. Mais qui +avait osé cela ? De qui René tenait-il ses soupçons ?</p> + +<p>Dans les instants de grand émoi, on ne saurait +mesurer ni la vitesse ni le nombre des pensées +diverses fulgurant à travers un cerveau. En une +seconde, je le répète, madame Manchon, eut le +temps de supputer la douleur d’être jugée par le +fils de son âme, de chercher à qui elle le devait, +et d’en accuser son autre fils. Elle eut le temps +encore de songer : « C’est bien un crime de +prêtre : je ne pardonnerai jamais. » Puis brusquement, +une autre perspective s’ouvrit à elle, celle-là +rayonnante. Non seulement, René ne savait +rien, puisqu’il interrogeait, mais grâce à lui, la +raison tant cherchée pour écarter définitivement +les Traversot venait de paraître !</p> + +<p>— Et c’est cela… cela… que ces gens ont pensé +de ta mère ! murmura-t-elle presque à voix basse, +tandis que de la main elle semblait écarter une +affreuse vision.</p> + +<p>— Maman ! jeta René décontenancé par l’attaque, +je n’ai pas dit…</p> + +<p>— Allons donc !</p> + +<p>De nouveau, la main de madame Manchon +fendit l’air. Il semblait qu’elle achevât de débarrasser +l’espace des intrus qui depuis une heure +volaient ici l’air respirable.</p> + +<p>— Allons donc ! si ce n’était venu par eux, +aurais-tu retenu, fût-ce une minute, ces ordures ? +Admirable, en vérité, la délicatesse d’une famille +qui, pour mieux t’accaparer, n’hésite pas à salir la +tienne et, férue d’honneur, offre pourtant de s’accommoder +de nos restes ! Ne caches-tu plus rien +au moins ? S’en est-on bien tenu là pour te détacher +de moi ? Et tu veux que j’accoure en pénitente, +prouver que grâce au ciel… Ce serait +imbécile si ce n’était risible !</p> + +<p>Comment rendre l’accent de ces phrases ? Il y +passait même du triomphe ! Ce ne devait être, +hélas ! qu’une ivresse passagère. Désormais tout +à son angoisse, déjà René répondait :</p> + +<p>— Tu te trompes : ce n’est ni imbécile, ni +risible. Il ne s’agit plus des Traversot, ni d’Annette, +mais de moi ! En apprenant ces bruits, j’ai +ressenti un malaise que je ne parviens pas à exprimer. +La pensée qu’ils persistent me trouble plus +encore. Crois-moi, je ne trouverai la paix qu’en leur +infligeant un démenti par ta venue, et c’est pourquoi +tu dois… je te supplie de repartir avec moi !</p> + +<p>Butée, elle répéta :</p> + +<p>— Non, c’est toi qui vas rester !</p> + +<p>— Maman ! n’as-tu pas entendu ? il est impossible +de laisser affirmer que tu ne <i>peux</i> m’accompagner +là-bas parce que tu ne <i>peux</i> expliquer des +choses du passé.</p> + +<p>— Que t’importe, puisque tu sais que les autres +se trompent !</p> + +<p>— Maman ! les autres ne comptent plus : c’est +moi maintenant que je te demande de rassurer !</p> + +<p>— Te rassurer !… tu en es là ?…</p> + +<p>Et cette fois, madame Manchon se renversa sur +son fauteuil. En trombe, le doute de son fils +venait de passer sur elle et l’écrasait. Elle avait +redouté de voir le cœur de René pris par une +passante : mais cela, ce n’est que l’épreuve d’un +Lormier ! il s’agissait de bien autre chose !</p> + +<p>Le mot de René, d’ailleurs, avait été prononcé, +comme il arrive souvent, sans que fût mesurée +sa portée réelle. Dans ces cas-là, est-ce encore +nous qui parlons, ou un autre enseveli au fond +de nous-même et qui prend place d’office parce +qu’il voit mieux ? A peine eut-il compris ce qu’il +venait de dire, que René aussi s’effraya autant +que sa mère. Leurs deux regards se croisèrent. +Celui de madame Manchon était pesant, chargé +de stupeur : par-dessus tout, il y paraissait l’immense +désarroi d’une âme ; celui de René mendiait +de la lumière ou peut-être un pardon — comment +le savoir ? — Puis on entendit un bruit +à peine perceptible : madame Manchon se levait.</p> + +<p>On n’est jamais plus proches que lorsqu’on a +conscience de s’être fait beaucoup de mal.</p> + +<p>A la vue de sa mère debout et qui sans doute +allait partir, René tendit les bras :</p> + +<p>— Maman ! appela-t-il d’une voix défaillante.</p> + +<p>Elle se retourna, secouée jusqu’au plus intime +de l’être, aperçut le geste, et s’arrêta.</p> + +<p>— Maman, j’ai tant de chagrin !</p> + +<p>— Et moi donc !</p> + +<p>Le double cri de leurs effrois devant la douleur +souveraine. Pourtant, tout au plus en avaient-ils +senti passer l’ombre sur eux.</p> + +<p>— Maman ! tu ne vas pas m’abandonner ainsi ?</p> + +<p>— T’abandonner !</p> + +<p>Encore un cri, mais combien différent du premier ! +Subitement projetée vers René, redevenue +tendresse vivante, enfin madame Manchon cédait +à l’appel des bras ouverts, se précipitait vers eux. +Elle et lui s’étreignirent. Ils ne se parlaient plus. +Ils auraient eu peur de troubler ce moment ineffable +où, rapprochés, fondus, ils avaient conscience +d’échapper à la tourmente en oubliant ce +qui n’était pas eux. Ce fut un moment unique, +l’ivresse sur la cime : mais on ne demeure jamais +longtemps sur la cime. Avant même que l’étreinte +ne devînt plus lâche, l’un et l’autre étaient déjà +redescendus dans la plaine : René pour sentir +qu’un double désastre continuait d’emporter à la +fois le passé et l’avenir, madame Manchon pour +ne découvrir autour d’elle que des abîmes. Que +se passa-t-il ensuite en celle-ci ? Sans doute dut-elle +songer : « Avec ou sans moi, il partira ; si je +vais avec lui, non seulement je le rassure, mais +il me reste la chance de tout rompre sur place. » +Quand on en est à sentir trébucher l’effort entier +d’une vie, on cesse de vouloir tout sauver : +régler la part du feu suffit. Quoi qu’il en soit, +elle reprit soudain très bas :</p> + +<p>— Maintenant lève-toi… Ce qui précède était +pour t’éprouver… Tu persistes : je ne résiste +plus. Demain… ce soir… quand tu voudras !…</p> + +<p>Le miracle n’étonne pas, dès qu’il est conforme +à nos désirs. Sans desserrer l’étreinte, René +répondit simplement :</p> + +<p>— Ah ! maman ! je savais bien que tu voudrais +me rendre heureux !</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>VII</h3> + + +<p>Il faut avoir cru son bonheur perdu pour le +savourer dans sa plénitude. Les heures qui suivirent +furent pour René et madame Manchon la +lueur suprême d’une intimité que les événements +s’apprêtaient à détruire. Jamais René n’avait eu +plus conscience d’être le fils d’élection de sa +mère : jamais madame Manchon, sacrifiant en +apparence sa passion jalouse aux désirs de son +enfant, ne s’était crue aussi près de le posséder +tout entier.</p> + +<p>Toutes choses pesées, une demande officielle +fut adressée sur l’heure à madame Traversot. On +convint de remettre le voyage décidé à la réception +de la réponse ; René, lui, partirait seul, le +lendemain.</p> + +<p>Quand l’abbé parut pour le repas du soir, il ne +marqua d’étonnement ni de la présence de son +frère, ni de l’accueil glacé de madame Manchon. +Celle-ci, durant les intervalles de liberté que procurait +la conversation joyeuse de Lapirotte avec +René, jetait de temps à autre sur le prêtre un +regard aigu.</p> + +<p>A la sortie de table, René crut bon de le +remercier :</p> + +<p>— Il paraît, dit-il, que tu m’as approuvé dès +le début. Je ne l’oublierai pas.</p> + +<p>L’abbé répondit avec simplicité :</p> + +<p>— Dans cette occasion comme en toute autre, +je m’efforce d’accomplir mon devoir. Il ne faut +pas me savoir gré de ce qui est d’obligation.</p> + +<p>A peine débarqué à Semur, René courut à +l’hôtel de Thil. La lettre qui le précédait et sans +doute une visite de l’abbé Valfour y avaient tout +changé. René fut accueilli par le premier vrai +sourire de madame Traversot. On le retint à +dîner. Annette seule avait pris un air grave. Un +dénouement si prompt l’effrayait : c’est maintenant +qu’elle commençait d’avoir peur.</p> + +<p>Deux jours plus tard, René aperçut à la devanture +de l’unique bijoutier de Semur une perle +montée sur bague et qui était d’une eau rare. Il +eut la fantaisie de l’acheter et, dès qu’il fut avec +Annette, lui offrit ce bijou, se réservant de le +remplacer plus tard par un autre plus digne.</p> + +<p>— Vous m’aviez accordé votre main, quoi qu’il +arrive : que ceci soit de même le gage de nos +fiançailles pour nous seuls.</p> + +<p>Annette, inquiète des moindres signes, essaya +l’anneau qui se trouva trop large.</p> + +<p>— Qu’importe ! dit René : j’aimerai vous le +voir, quand nous serons en tête-à-tête.</p> + +<p>— Mais je craindrai de le perdre…</p> + +<p>— Qu’importe encore, dès lors que je ne vous +perdrai pas !</p> + +<p>Et ce fut, là aussi, une minute heureuse. Ils +erraient sur la terrasse. Alentour, les collines +vertes tendaient vers eux les prémices d’un été +précoce. A leurs pieds, l’Armançon chuchotait +son approbation rieuse. On n’apercevait que +lumière, on ne respirait que parfums ; mais quelle +parure plus belle la terre eût-elle souhaitée, que +ces deux êtres frissonnant au souffle de l’amour ?</p> + +<p>La nouvelle de la demande officielle, de l’arrivée +certaine de madame Manchon, et de l’acquisition +chez le bijoutier d’une bague qu’on ne +voyait pas encore au doigt d’Annette, fusa à travers +la ville avec une rapidité qui tient du prodige. +René s’en rendit compte aux compliments +que lui adressa, dès le lendemain de son achat, +M. Chasseloup avant d’entamer le travail du +matin. Et ceci nous ramène à la banque, dont je +n’ai pas encore parlé…</p> + +<p>Le moment vient d’indiquer en quelques mots +quelles y étaient les attributions de René et d’en +faire une description, telle du moins que je m’en +suis fait idée. Duclos rectifiera mes dires, s’il en +est besoin.</p> + +<p>Située rue Buffon, la banque Chasseloup occupait +une maison ancienne dont on avait aménagé, +tant bien que mal, le rez-de-chaussée et le premier. +Le rez-de-chaussée servait aux employés et +au public, le premier abritait la direction. Trois +portes donnant sur le palier de l’étage y desservaient +l’une le cabinet de René, l’autre une pièce +banale réservée au gardien, et la dernière enfin, +située entre les deux précédentes, le bureau de +M. Chasseloup. Au fond, à droite, une sortie +dérobée permettait de gagner le bas par un petit +escalier intérieur. Entre le bureau de Chasseloup +et le cabinet de René existait en outre une communication +directe. Vous jugerez dans un instant +combien ces détails ont d’importance.</p> + +<p>Le travail de René se réduisait à étudier, +chaque matin, de concert avec M. Chasseloup, la +cote du dernier marché, à suivre le mouvement +des fonds et à parler ensuite interminablement +des menues affaires que les spéculateurs en mal +d’argent s’efforcent de passer à la province, quand +Paris a refusé de les suivre.</p> + +<p>La force de Chasseloup en ces matières était son +extrême défiance. Il traitait la banque avec des +méthodes de paysan, sans audace mais sans +risques. Cela ne l’empêchait pas de jouer en imagination. +Il se procurait ainsi la satisfaction de +dire : « Si j’avais voulu, j’aurais gagné ceci… » +ou bien : « Sans mon coup d’œil, j’aurais perdu +cela… » Plaisir sans danger, qui joint à des bénéfices +réguliers, suffisait à le rendre d’humeur joviale.</p> + +<p>L’espoir de vendre la banque, à un prix inespéré, +et la séduction de René avaient, comme il +sied, mis très vite les relations des deux hommes +sur un pied de confiance réciproque. En l’absence +de Chasseloup, le personnel, qui en avait conscience, +s’adressait donc à René. Des clients prirent +même l’habitude de frapper directement chez lui. +En cas d’hésitation, René passait chez Chasseloup +par la porte de communication et, de toutes +manières, l’affaire était réglée.</p> + +<p>Un dernier détail, enfin : une maison telle que +celle-ci est un établissement régional dont le +public se trouve repéré d’avance et demeure à +peu près invariable. Or, deux mois environ avant +l’époque qui nous occupe, la banque Chasseloup +s’accrut d’un compte important, — plusieurs centaines +de mille francs, — déposé par une demoiselle +Lormier, inconnue de Chasseloup autant +que de René. C’était là une aubaine point négligeable ; +le nom de Lormier figura dès lors sur la +liste des personnes à traiter avec égards.</p> + +<p>Ceci dit, René venait à peine de recevoir les +félicitations de Chasseloup que survint l’abbé Valfour, +monté à tout hasard pour s’enquérir.</p> + +<p>— Est-il exact que vous ayez acheté déjà l’anneau +de fiançailles ? demanda-t-il.</p> + +<p>René ne put cacher son agacement :</p> + +<p>— Je commence à craindre, répondit-il, qu’on +ne puisse éternuer dans cette ville sans qu’y +réponde le tocsin.</p> + +<p>M. Valfour sourit avec indulgence.</p> + +<p>— Rançon des grandeurs : on les contrôle. +Cela ne gêne pas, en somme, et pourquoi vous +en occuper ?</p> + +<p>— Peste ! s’écria René avec une nuance de rancune, +vous ne teniez pas le même langage lors de +mon départ pour Paris !</p> + +<p>— C’est qu’aussi, que voulez-vous qu’il arrive ? +riposta l’abbé sans se démonter.</p> + +<p>Au même instant, le gardien de bureau entra : +mademoiselle Lormier désirait parler à M. Chasseloup.</p> + +<p>— Hé bien, introduisez-la !</p> + +<p>— Mais M. Chasseloup vient de sortir, et il +s’agit, paraît-il, d’un renseignement urgent.</p> + +<p>— Soit : qu’elle attende !</p> + +<p>Et se tournant vers M. Valfour :</p> + +<p>— Connaissez-vous ?</p> + +<p>Toujours prudent, l’abbé fit une moue incertaine.</p> + +<p>— Un bon prêtre doit connaître chacun de ses +paroissiens, au moins de vue.</p> + +<p>— Qui est-ce ?</p> + +<p>— Une personne fort bien, je crois, intelligente, +pieuse, et qui vit avec son père. Toutefois +que vient-elle faire ici ?</p> + +<p>— J’en sais autant que vous. C’est une recrue +nouvelle. M. Chasseloup tient à la satisfaire.</p> + +<p>L’abbé prit un air entendu :</p> + +<p>— Je reconnais les procédés de la maison : les +petits ruisseaux font…</p> + +<p>— Les gros, voulez-vous dire.</p> + +<p>— Pas possible !</p> + +<p>— C’est ainsi.</p> + +<p>L’abbé considéra René avec étonnement, puis +ramassant son chapeau :</p> + +<p>— Au genre de vie des Lormier, je ne l’aurais +pas cru… Par où puis-je m’évader sans être vu ?</p> + +<p>— Vous avez peur d’une rencontre ?</p> + +<p>— Non : pourtant, quand c’est réalisable, je +préfère n’être aperçu qu’aux lieux convenant à +mon ministère.</p> + +<p>— Parfait ! Allez avec Broquant (René désignait +en même temps le gardien de bureau) : il vous +mènera au petit escalier.</p> + +<p>Laissé seul, René revint ensuite attendre à sa +table la cliente annoncée. Corvée de métier, +dépouillée d’imprévu. Chasseloup serait désolé de +ne pas recevoir lui-même cette Lormier. Au fait, +peut-être celui-ci rentrerait-il sous peu ? Alors, +autant ouvrir la porte de communication, de +manière à ne point le manquer : et s’étant levé, +René fit comme il disait. Quand il revint sur ses +pas, la visiteuse entrait.</p> + +<p>— Je vous en prie, mademoiselle, prenez +place…</p> + +<p>Il avança un fauteuil, et s’installant lui-même, +poursuivit :</p> + +<p>— Vous désiriez un conseil ? A quel propos et +en quoi pouvons-nous vous être utiles ?</p> + +<p>Déjà plié au métier, il s’exprimait avec le ton +détaché d’un marchand d’épices prêt à ouvrir ses +tiroirs au gré de la demande. Il ne regardait +même pas celle à qui il s’adressait : toutefois, en +terminant, il se sentit brusquement retenu par +un détail stupide.</p> + +<p>La personne qui était là, tenait dans une main +un paquet de récépissés et dans l’autre un parapluie, +inutile par ce jour de beau temps, mais +dont le bec avait une forme que René croyait +avoir aperçue déjà en d’autres circonstances.</p> + +<p>— Avant de vendre quelques-unes de ces valeurs, +j’aimerais avoir l’opinion de la banque, +répondit mademoiselle Lormier.</p> + +<p>Déposant ensuite les récépissés devant René, +elle prit à deux mains le parapluie, en promena +l’extrémité sur le tapis et parut s’absorber dans +les dessins qu’elle traçait. Plus de doute : René +reconnaissait aussi la voix. L’inconnue de la +gare et mademoiselle Lormier ne faisaient qu’un.</p> + +<p>Il est parfaitement désagréable de se rendre +compte qu’on s’est mépris en certaines occasions : +il est aussi d’usage qu’on affecte alors d’ignorer +ce qui a pu se passer. René reprit donc :</p> + +<p>— De quelles valeurs s’agit-il ?</p> + +<p>Il fit mine en même temps de parcourir les +récépissés : puis, parce qu’aucune réponse ne +venait, il se tourna de nouveau vers la visiteuse. +Celle-ci continuait de jouer avec le parapluie.</p> + +<p>— C’est bien le même, dit-elle enfin, à l’instant +où, entraîné par l’exemple, René en regardait la +pointe.</p> + +<p>Aucune ironie perceptible, d’ailleurs. Mademoiselle +Lormier semblait évoquer ce souvenir comme +une chose indifférente de sa vie.</p> + +<p>Il balbutia, décontenancé :</p> + +<p>— Mon Dieu ! mademoiselle, croyez bien que, +de moi-même, je ne me serais jamais permis… +Aussi bien, je sens en ce moment quelles excuses…</p> + +<p>Elle l’interrompit :</p> + +<p>— Vous plaît-il de me rendre ceci ?</p> + +<p>Elle désignait les papiers. Il crut que pour couper +court à une explication gênante, elle souhaitait +y chercher tout de suite un renseignement, et +obéit. Mais elle en refit un paquet et de l’air le +plus naturel :</p> + +<p>— La vérité est que je n’ai besoin d’aucune +indication financière. J’avais envie tout simplement +de revoir mon compagnon d’un soir et +de m’entretenir avec lui. Êtes-vous disposé à +reprendre une conversation… qui fut, je l’avoue, +un peu vivement interrompue ?</p> + +<p>Le plafond se serait écroulé aux pieds de René +qu’il n’eût pas éprouvé une moindre surprise.</p> + +<p>— Il est clair, mademoiselle, que je ne puis que +m’incliner devant ce désir… inattendu ; les souvenirs +que j’ai dû vous laisser rappellent par trop +une inconvenance dont je sollicite humblement le +pardon, balbutia-t-il.</p> + +<p>— Je conçois qu’ils vous gênent, surtout en ce +moment, répartit mademoiselle Lormier toujours +paisible. C’est sans doute la raison pour +laquelle, passant tous les jours devant moi, vous +ne m’avez jamais aperçue.</p> + +<p>Il protesta du geste :</p> + +<p>— De cela, du moins, vous ne sauriez m’en +vouloir, puisque je n’avais pas entrevu votre +visage !</p> + +<p>— Mettons que vous êtes surtout occupé par +un autre.</p> + +<p>Et la pointe du parapluie sembla tenter de +percer le tapis, cependant que René s’inquiétait +soudain.</p> + +<p>Mademoiselle Lormier poursuivit :</p> + +<p>— On annonce vos fiançailles : mes compliments… +A quand la noce ?</p> + +<p>René, de plus en plus gêné, secoua les épaules :</p> + +<p>— Mais… en vérité, rien n’est fixé… Cela +dépendra.</p> + +<p>— Oui, de beaucoup de choses : avec vous, il +est prudent de ne rien arrêter d’avance, car vos +sentiments changent assez vite, si je m’en rapporte +à ma propre expérience.</p> + +<p>Et mademoiselle Lormier, détournant la tête, +sans doute pour ne point voir l’accueil reçu par +sa remarque cruelle, considéra la pièce voisine, +c’est-à-dire le bureau de M. Chasseloup. René +trembla qu’elle ne voulût fermer la porte ; mais +il n’en fut rien. Mademoiselle Lormier, maintenant, +était occupée à relever sa voilette. La chose +faite, elle revint à sa position primitive.</p> + +<p>Durant un court moment se déroula ensuite +une scène muette et singulière. Tandis que le +regard de mademoiselle Lormier, planté droit sur +René, semblait commander qu’il daignât au moins +examiner les traits qu’on lui montrait, René, tout +à l’inquiétude du présent, persistait à ne pas les +voir, et devenu on ne sait quoi de fuyant, ajoutait +sans le vouloir un grief cuisant à ceux contre lesquels +il prétendait se défendre. Mademoiselle Lormier +parut la première se lasser du jeu :</p> + +<p>— Nous disions donc, reprit-elle, que la noce +est retardée…</p> + +<p>— Non, rectifia René, que la date n’en est pas +arrêtée.</p> + +<p>— Hé bien, je crois justement me rappeler +qu’en entrant ici, je m’étais proposé de vous +inviter à l’ajourner tout à fait.</p> + +<p>René accueillit, impassible, la menace que ces +mots recouvraient.</p> + +<p>— Me permettrez-vous, mademoiselle, de +remarquer que, si réels que soient mes torts à +votre égard, vous n’avez aucun titre à me donner +pareil avis ?</p> + +<p>Mademoiselle Lormier eut un léger haussement +d’épaules :</p> + +<p>— Vous ferez bien pourtant de tenir compte de +mon avertissement.</p> + +<p>— Ah !… ce n’est plus déjà qu’un avertissement ?</p> + +<p>— Croyez-moi. Si vous ne vous résignez à la +rupture, les Traversot en prendront l’initiative.</p> + +<p>— J’ignorais que vous eussiez le don de prophétie.</p> + +<p>— Ce que je sais de vous me suffit.</p> + +<p>— Vraiment ! vous savez de moi…</p> + +<p>— Beaucoup de choses… plus que vous n’en +savez vous-même.</p> + +<p>— Vous m’étonnez. Peut-on savoir lesquelles ?</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>On entendit un bruit sec : René jetait sur la +table le coupe-papier avec lequel il jouait machinalement.</p> + +<p>— En tout cas, et si compromettant que puisse +paraître l’abri momentané offert par un parapluie, +je doute que la divulgation en soit de nature à me +gêner !</p> + +<p>— Si je désirais autre chose que votre bonheur, +il eût été bien simple de ne pas vous avertir, +répliqua mademoiselle Lormier d’un ton paisible.</p> + +<p>Et le jeu des yeux, les uns cherchant René, les +autres fuyant devant un appel qu’ils ne remarquaient +pas, recommença silencieux.</p> + +<p>On peut trouver surprenant que parvenus à ce +point, René n’ait pas tenté de rompre ou mademoiselle +Lormier se soit obstinée à poursuivre un +but qui, à l’évidence, prétendait se dérober : c’est +qu’il y a, quoi qu’on pense, d’autres modes que +la parole ou le regard pour communiquer. Dans +les circonstances importantes, les âmes recourent +au contact direct. Ils savaient tous les deux que, +loin d’être épuisé, l’entretien n’avait pas encore +abordé l’essentiel.</p> + +<p>Soudain, mademoiselle Lormier se raidit : +enfin ! René venait de l’apercevoir.</p> + +<p>Une seconde s’écoula, puis douloureusement :</p> + +<p>— Vous n’aviez pas voulu me croire : suis-je +assez laide ?</p> + +<p>— Oh ! répliqua-t-il sans parvenir à cacher que +cela lui était indifférent, une femme ne se prétend +jamais laide que lorsqu’elle ne l’est pas.</p> + +<p>— Vous êtes bien demeuré le même !…</p> + +<p>Et un sourire bizarre éclaira les lèvres de mademoiselle +Lormier. On n’aurait pu démêler quelles +parts de satisfaction et d’ironie y figuraient.</p> + +<p>— Le même ? interrogea René.</p> + +<p>— Si j’étais tentée de vous croire, je n’aurais +qu’à rassembler mes souvenirs pour m’assurer, +grâce à eux, qu’entre deux déclarations, vous +mettez au plus un intervalle d’une heure. Supposons +que, pour mon malheur, j’aie pris autrefois +la vôtre au sérieux…</p> + +<p>— Mais vous ne l’a avez pas fait ?</p> + +<p>— Que je l’aie fait ou non, en quoi cela excuserait-il +votre façon de jouer avec le cœur des +autres ? A vos yeux, révéler à une pauvre fille les +premiers troubles de l’amour, l’enivrer de perspectives +qui la détacheront des bonheurs qu’elle +avait, quoi de plus simple et pourquoi s’en soucier ? +Par contre, il se trouve que je suis de votre +monde ou à peu près ; que ma fortune est suffisante +pour me valoir l’accueil empressé de Chasseloup +et C<sup>ie</sup> : aussitôt votre conscience s’inquiète : +avec très peu d’effort, vous songeriez à réparer !</p> + +<p>— Êtes-vous donc si sûre qu’il n’y ait eu qu’un +coupable ? dit brusquement René.</p> + +<p>— Rassurez-vous, je ne m’épargne pas non plus.</p> + +<p>— Alors, nous voilà quittes !</p> + +<p>— Qu’en savez-vous ? On ignore toujours le +retentissement de certains actes dans une âme, +acheva mademoiselle Lormier tandis que son +regard allait chercher le sol.</p> + +<p>L’accent et la phrase étaient si singuliers +qu’aussitôt une pensée effleura René. N’oubliez +pas qu’il était accoutumé de conquérir et de +plaire.</p> + +<p>— Vous ne prétendez pas ?… commença-t-il, +baissant subitement la voix.</p> + +<p>Aucune réponse. Il était possible que mademoiselle +Lormier se tût parce qu’elle refusait de +s’expliquer mieux, possible aussi qu’elle n’eût pas +écouté.</p> + +<p>— Allons donc ! reprit René, votre éducation, +votre intelligence, votre fortune même, tout +affirme… je ne puis admettre qu’un bavardage +d’une heure ait suffi pour faire de moi autre +chose qu’un passant !…</p> + +<p>Mademoiselle Lormier releva brusquement la +tête :</p> + +<p>— Le regretteriez-vous, si cela était ?</p> + +<p>Il la contempla, à la fois désarçonné et satisfait. +Il craignait aussi d’être entraîné dans un piège.</p> + +<p>— A quoi bon vous le dire, puisque cela ne +peut être ?</p> + +<p>— Supposons pourtant… Il y a tant de gens +dont la destinée s’oriente en une minute ; pourquoi +pas la mienne ?</p> + +<p>— Dans ce cas, vous auriez su me retrouver. +Je ne vous connaissais pas, mais vous me connaissiez, +n’est-ce pas ? Vous m’auriez vu, parlé…</p> + +<p>— Vous auriez même daigné me faire confidence +de la dernière passion en cours…</p> + +<p>Un rire nerveux ponctua la réplique. Puis, soudain, +changeant de visage et redevenue pensive :</p> + +<p>— Non, vraiment, surtout alors, je crois que je +n’aurais pas reparu. De loin, plutôt, sans me +découvrir, je me serais d’abord attelée à vous +séparer de l’autre. La place nette, vous auriez +accusé le hasard, maudit les circonstances, jusqu’au +jour où, me découvrant enfin, avec ou sans +votre consentement, je vous aurais conquis !</p> + +<p>— Permettez-moi d’en douter, murmura René +presque malgré lui.</p> + +<p>— Parce que vous ignorez comment on aime ! +L’amour pour vous n’est que caprice passager, +dont la mémoire s’évapore avec le temps : pour +moi, c’est le monde où ceux qui se donnent ne +se donnent qu’une fois. Ah ! comme je serai bien +tout entière à celui que je choisirai ! J’adore mon +père : il ne comptera plus. Je crois en Dieu : je +ne saurai plus s’il existe ! Une seule volonté au +fond de moi : vivre pour <i>lui</i>, avec <i>lui</i>… Et ne +croyez pas que je m’illusionnerai : à l’avance, +j’aurai mesuré tout ce qui nous sépare, et jusqu’à +son cœur ! Cependant, ayant appris déjà à quel +point il peut oublier, je n’aurais pas peur, tant +je serais assurée de faire toujours précisément ce +qu’il souhaite. Je me sens de taille à le rendre +célèbre s’il en avait envie, et à vivre au fond +d’un bois, si cette ombre lui plaisait mieux. Pour +le conquérir, pour le garder, j’oserais… tout…</p> + +<p>— Même le lui dire ! interrompit René effrayé +par la violence que de tels mots trahissaient.</p> + +<p>— Pourquoi pas ?</p> + +<p>Dédaignant désormais les faux-fuyants, abattant +le jeu sans honte, elle s’était dressée, le couvrait +d’un regard impérieux ; mais il arrêta du geste +les paroles qu’elle allait dire :</p> + +<p>— Mademoiselle, n’estimez-vous pas que pour +vous comme pour moi, il convient d’interrompre +ici un entretien qui ne peut être… qu’inutile ?</p> + +<p>En même temps, il s’était levé. Les yeux de +mademoiselle Lormier s’éteignirent.</p> + +<p>— En effet, dit-elle, pour un peu, vous alliez +prendre au sérieux mes… suppositions, et moi +oublier le reste…</p> + +<p>— Le reste ? répéta René.</p> + +<p>A son tour, elle se leva sans répondre et abaissa +sa voilette. Elle faisait cela sans effort apparent : +cependant, elle avait tant de peine à se tenir +debout, qu’elle dut prendre contre la table un +appui momentané.</p> + +<p>— De grâce, interrompit René, se rassurant +déjà, allons-nous ainsi nous quitter sur des +paroles amères ? Oh ! je comprendrais très bien +que vous m’eussiez haï : mais puisque vous êtes +venue, puisque j’espère vous avoir témoigné mon +sincère repentir, ne pourrions-nous, avant de +nous séparer, nous tendre amicalement la main, +et de nos deux brèves rencontres, garder au +moins le regret de ne pas nous être mieux connus ?</p> + +<p>Il avait repris, sans y penser, les mêmes +inflexions de voix caressantes qu’au retour de la +gare. Il était de ceux qui ne peuvent supporter +de n’être pas aimés, et qui, même sur le pas d’une +porte, s’efforcent de gagner quelqu’un qui ne +reviendra plus.</p> + +<p>— Mais où prenez-vous que nous ne nous +reverrons pas ? répliqua mademoiselle Lormier.</p> + +<p>— C’est peu probable.</p> + +<p>— Vous avez tort, puisque je voulais précisément +vous donner rendez-vous ici dans huit jours.</p> + +<p>— Pour quoi faire ?</p> + +<p>— Pour m’annoncer que, tenant compte de +mes avertissements, vous avez renoncé à l’idylle.</p> + +<p>— Sinon ?…</p> + +<p>— Je m’engage à la rompre d’office.</p> + +<p>René la contempla, se demandant s’il avait +entendu.</p> + +<p>— Quelle comédie jouons-nous ? interrogea-t-il, +se refusant à prendre au sérieux la menace.</p> + +<p>Mais les yeux de mademoiselle Lormier heurtèrent +les siens :</p> + +<p>— Aucune. Je finis seulement par où je comptais +commencer : oubliez le détour… et suivez +mon avis.</p> + +<p>— Quoi que vous pensiez de ma prétendue +légèreté, imaginez-vous que mon cœur va se +déprendre dans la huitaine, parce qu’il vous plaît +de vous venger ? riposta René, soulevé par une +brusque colère.</p> + +<p>— Je n’imagine rien. Je vous défends contre +vous-même : cela suffit.</p> + +<p>Elle continuait de le défier du regard. On la +sentait implacable et décidée à briser l’obstacle, +quel qu’il fût, qui s’opposerait à ce qu’elle avait +résolu.</p> + +<p>— Alors, c’est la guerre ?</p> + +<p>— Ou la paix… à votre choix.</p> + +<p>— Jusques à quand ?</p> + +<p>Elle eut une brève hésitation et dut s’appuyer +de nouveau contre la table ; puis, gravement :</p> + +<p>— Jusqu’au jour où, ayant découvert la vérité, +vous découvrirez aussi qu’un grand amour vaut +bien le sacrifice d’un peu de souffrance et même +les risques de la haine !</p> + +<p>Une entrée bruyante l’empêcha de poursuivre : +Chasseloup, revenu dans son bureau, approchait +brusquement et, pris de curiosité, dévisageait +l’inconnue.</p> + +<p>— Mademoiselle Lormier, dit René froidement, +qui vous attendait pour vous entretenir de ses +titres.</p> + +<p>La haute taille de Chasseloup fit un plongeon :</p> + +<p>— Ah ! mademoiselle, désolé…</p> + +<p>Ce fut ensuite l’entretien muet de trois visages. +Celui de Chasseloup s’offrait avec l’obséquiosité +des grands jours ; celui de René exprimait le soulagement +que donne l’arrêt, fût-il momentané, +d’un entretien dont on ignore s’il vaut mieux le +poursuivre ou l’abandonner ; mademoiselle Lormier +redevenue impassible toisait tour à tour les +deux hommes.</p> + +<p>— Vous désiriez, mademoiselle ?… reprit soudain +Chasseloup.</p> + +<p>— Je ne souhaite plus rien, monsieur, puisque, +grâce à M. de La Gilardière, je pars aussi renseignée +que je le pouvais souhaiter.</p> + +<p>Et s’adressant à René :</p> + +<p>— Il est donc entendu qu’à défaut de nouvelles, +je serai fidèle au rendez-vous. D’ici là, j’aurai pris +mes mesures pour aider au résultat.</p> + +<p>— Vous oubliez les récépissés, fit René d’une +voix sourde.</p> + +<p>— En effet…</p> + +<p>— Accompagnez donc mademoiselle ! dit Chasseloup.</p> + +<p>— Inutile, je connais le chemin. Je ne l’oublierai +pas.</p> + +<p>Et l’allure hautaine, elle atteignit le seuil.</p> + +<p>— Bigre ! déclara Chasseloup, en voilà une qui +me paraît savoir ce qu’elle veut. De quoi s’agissait-il ?</p> + +<p>— Rien de sérieux… des indications d’avenir…</p> + +<p>La voix de René était mal assurée. Tant que +mademoiselle Lormier avait été présente, elle ne +lui avait pas fait peur : tout à coup, il commençait +de trembler pour Annette.</p> + +<p>— L’avenir !… grommela Chasseloup, comme +si vous ou moi étions capables de le prévoir ! +Qu’elle le fabrique elle-même, si elle tient à +l’avoir à son gré !</p> + +<p>René ne répliqua rien : n’était-ce pas cela précisément +que mademoiselle Lormier venait d’annoncer +qu’elle ferait ?</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>VIII</h3> + + +<p>Et les huit jours commencèrent…</p> + +<p>Le soir même de la visite de mademoiselle Lormier, +René m’écrivit pour me communiquer son +anxiété. Au vrai, il se demandait : « Que cherche-t-elle ? +Est-ce une femme qui venge son orgueil +blessé ? Est-ce, au contraire, une détraquée en +quête de chantage ? »</p> + +<p>Je répondis : « Un chantage m’effraierait moins ; +elle aime. » Et c’était bien ma pensée : je ne +doutais pas que mademoiselle Lormier aimât +René. J’allais plus loin : précisément parce qu’elle +se manifestait de cette manière, tardive, maladroite +et violente, j’étais assuré qu’il s’agissait là +d’une passion sincère qui ne reculerait devant +aucune extrémité.</p> + +<p>Quoi ! direz-vous, de la passion pour un homme +qu’on approcha quelques instants, qui n’a pas +reparu, dont le peu qu’on apprit a seulement +révélé qu’il adorait ailleurs ? Admettons un +caprice de fille perverse, un goût passager qui +flambe ainsi qu’un papier mince, et dont le +moindre souffle dissipera ensuite la cendre +légère : mais de l’amour !</p> + +<p>Erreur : seul l’amour, et, j’ose affirmer, le +grand amour, est capable d’agir de la sorte. +Remontez aussi dans vos souvenirs, cherchez +autour de vous les vrais amants : à l’origine du +bouleversement de leur existence, vous trouverez +toujours le même fait inexplicable et souverain : +on aperçoit un être, on ne sait pas quel il est, on +ignore parfois le son de sa voix, on ne soupçonne +rien de son âme, et, <i>instantanément</i>, on est sûr +de <i>le retrouver</i>, sûr de ne pouvoir suivre désormais +que son sillage. Se heurterait-on ensuite à +toutes les tares, cela n’arrête pas. Une seconde, +un regard ont fixé le destin. La langue usuelle +donne au phénomène un nom dont on abuse : +le coup de foudre. Il n’y a jamais de coup de +foudre au départ d’une fantaisie ou des longues +tendresses ; l’amour total, au contraire, ne débute +que par lui. Presque toujours encore le coup de +foudre qui atteint l’un épargne l’autre. La réciprocité +immédiate existe rarement. La vie est +faite ainsi de courses d’aveugles, tragiques, où +chacun, poursuivant sa propre chimère, est en +même temps la chimère vainement poursuivie par +un autre qui suit : et tels m’apparaissaient déjà +mademoiselle Lormier et René. Inconscient, René +avait passé : éblouie par la terre promise, une +âme courait après lui, et, dût-elle expirer sur la +route, tenterait tout pour le joindre !…</p> + +<p>René, dans sa lettre, ajoutait : « Quand elle se +vante d’en savoir sur moi plus que moi-même, +est-ce bravade ou moyen d’égarer ma défiance ? +Je crains qu’Annette ne soit la seule visée. »</p> + +<p>Là encore, je répondis : « Parce qu’elle vous +aime, c’est vous seul qu’elle tentera d’atteindre ; +il est vrai qu’on ne peut soupçonner par quelle +voie. » Hélas ! combien je voyais juste !</p> + +<p>Quoi qu’il en soit, René, qui avait songé d’abord +à prévenir les Traversot, y renonça. Une communication +à l’abbé Valfour, intermédiaire avisé et +conseiller discret, lui parut de même inutile. +D’ailleurs, à la lettre suivante, et parce que la +moitié du délai s’était passée sans incident, il +semblait déjà rasséréné : « Le plus sage, concluait-il, +n’est-il pas d’attendre les événements ? » Bien +que l’attente m’ait toujours paru la ressource des +tempéraments légers, c’était là peut-être le plus +raisonnable.</p> + +<p>Rarement, d’ailleurs, semaine s’écoula plus vide +d’incidents. Autour d’Annette et de René, la ville +même avait fait trêve. Le chœur semblait s’être +évanoui. A Paris seulement, madame Manchon +eut un accès de grippe, qui retarda une fois de +plus sa venue. La logique des choses veut que, +lorsqu’un premier mensonge a paru vrai, la vérité +prenne à son tour air de mensonge. Madame +Traversot, qui avait cru à l’indisposition imaginaire +de madame Manchon, conçut de l’inquiétude +à l’occasion de celle qui était véritable ; toutefois, +comme la correspondance continuait, ce contretemps +perdit sa signification menaçante.</p> + +<p>Tant de calme endormait ; à mesure que, +pareilles au sable de la clepsydre, les heures +glissaient d’un cours égal et sûr, malgré lui René +se prenait à croire que l’apparition de mademoiselle +Lormier aurait été une alerte sans lendemain. +Je ne ressentais pas, je l’avoue, la même confiance ; +mais qu’importe ? Pour nous départager, il aurait +fallu pénétrer auprès de l’intéressée, et qui de +nous pouvait se vanter de connaître les pensées +de mademoiselle Lormier ?</p> + +<p>On atteignit ainsi le huitième jour.</p> + +<p>Le récit que j’en ferai vous paraîtra sans doute +plus obscur encore que celui de Duclos ; mais, +rassurez-vous, il s’éclairera dans peu d’instants.</p> + +<p>Ce huitième jour, donc, René se rendit à la +banque, à l’heure du matin habituelle et, à tout +hasard, recourut dès l’arrivée à la précaution des +faibles, qui est de tenter de se dérober au danger.</p> + +<p>— Mademoiselle Lormier se présentera peut-être, +dit-il au gardien de bureau Broquant. Dans +ce cas, conduisez-la chez M. Chasseloup ; je ne +veux pas la recevoir et n’y suis pour personne.</p> + +<p>A onze heures, rien n’avait encore troublé le +travail coutumier. Chasseloup et René prolongeaient +une conversation que la venue d’un +chargement interrompit à peine.</p> + +<p>D’ordinaire, quand Chasseloup recevait des +billets, — fait assez rare, — il s’empressait de les +envoyer au caissier ; mais, ce jour-là, entraîné +par ses propos, il mit machinalement à côté de +lui la liasse de dix coupures de mille francs +retirée de l’enveloppe.</p> + +<p>Vers onze heures et quart, quelqu’un frappa à +la porte. René crut que Broquant venait annoncer +mademoiselle Lormier. Il se trompait : c’était le +teneur de livres, amené par un incident d’écritures.</p> + +<p>— On ne peut s’en tirer sans les livres eux-mêmes, +dit Chasseloup après avoir suivi l’exposé +des difficultés rencontrées ; descendons. Venez-vous, +La Gilardière ?</p> + +<p>Mais René qui ne se souciait pas d’errer au +hasard dans la maison, s’excusa :</p> + +<p>— Encore une lettre à finir : je vous rejoins +dans une minute…</p> + +<p>— Soit : dépêchons, reprit Chasseloup.</p> + +<p>Et il sortit précédé par le teneur de livres. Il +avait négligé de ramasser les billets qui restèrent +sur sa table, cependant que René repassait lui-même +dans son bureau, laissant ouverte par +habitude la porte de communication.</p> + +<p>Ici, j’aimerais à m’arrêter pour constater combien +exacte est la conception de Duclos quand il +prétend toujours trouver, à l’origine de la douleur, +l’homme créateur inconscient d’une souffrance +qu’il ignore.</p> + +<p>Si Chasseloup n’avait pas eu de distraction, et +si le teneur de livres n’avait pas réclamé sa présence, +il est clair qu’aucun des événements qui +suivirent n’aurait été possible : il n’y aurait pas +eu de drame, ou en tous cas, le drame, uniquement +dirigé par des volontés calculées, eût perdu +la majeure partie de sa cruauté. Au contraire, +Chasseloup oublie par mégarde un geste usuel, +un employé l’entraîne, et ces actes indifférents +de gens, eux-mêmes indifférents, vont déchaîner +sur tout un groupe humain, totalement inconnu +d’eux, une tragédie mortelle.</p> + +<p>J’entends bien qu’on répond : « Retardons de +cinq minutes les événements, la tragédie n’existait +plus ! » Il est probable : toutefois, ce qui se passe +compte seul et non ce qui <i>aurait pu</i> se passer ! +Or ce qui se passe est toujours dans le sens que +je montre. Tant pis si l’explication fait défaut : +les lois inexplicables, et surtout insoupçonnées, +ne s’imposent-elles pas comme les autres, je dirai +même plus que les autres, puisque, les ignorant, +nous ne pouvons essayer de nous défendre contre +elles ? Mais revenons à René.</p> + +<p>Cinq minutes après la sortie de Chasseloup, +Broquant enfin apparaissait :</p> + +<p>— Mademoiselle Lormier est repartie. En apprenant +que vous n’y étiez pas et que M. Chasseloup +la recevrait, elle a préféré remettre sa visite à +un autre jour.</p> + +<p>— Ainsi, précise René, elle n’est plus là ?</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>— Parfait.</p> + +<p>Il attendit encore un peu, puis convaincu que +les voies étaient libres, rejoignit Chasseloup. Toutefois, +par excès de prudence, il prit l’escalier +dérobé. Broquant, lui, avait déjà regagné sa case +depuis quelques instants.</p> + +<p>Arrivé au bas, René trouva l’affaire des livres +réglée, et Chasseloup qui s’apprêtait à remonter.</p> + +<p>— Si vous le voulez bien, fit-il, et comme nous +n’avions plus rien d’important à nous dire, je +m’en irai tout de suite. Ne comptez pas non plus +sur moi, ce soir.</p> + +<p>— A votre gré.</p> + +<p>Les deux hommes échangèrent encore quelques +vagues propos avant de se séparer. René, +qui tenait à fuir la banque, se glissa ensuite dans +la rue, non sans avoir au préalable scruté les +alentours : Chasseloup, de son côté se rappela +qu’il avait laissé des billets sur sa table, et du +coup se hâta de reprendre l’escalier dérobé.</p> + +<p>Sept à huit minutes en tout avaient suffi pour +ces allées et venues. Quand Chasseloup rentra +dans son bureau, les billets n’y étaient plus…</p> + +<p>Duclos, doutes-tu encore que ton récit et le +mien soient les deux faces de la même médaille ? +C’est ici la croisée des chemins. Pour un instant, +à l’heure du vol, nos héros piétineront si bien les +mêmes sentiers, que me voici contraint de répéter +ce qui fut dit déjà, — toutefois en y portant une +première clarté.</p> + +<p>Donc, Chasseloup rentré s’aperçoit que la place +des billets est vide, procède à une recherche sommaire +et, tout de suite persuadé qu’il y a eu vol, +sonne Broquant.</p> + +<p>— Qui a passé ici dans les dernières dix +minutes ?</p> + +<p>Seule mademoiselle Lormier s’était présentée +à l’étage, mais sans entrer nulle part. Broquant +l’avait vue redescendre aussitôt ; on ne pouvait +songer à elle. D’ailleurs l’idée de la soupçonner +était inacceptable. La même raison écartait René.</p> + +<p>Restait que Broquant fût le coupable : ses antécédents +rendaient la chose incertaine, mais possible.</p> + +<p>Une scène violente suivit. On perçut jusqu’en +bas les éclats de Broquant, ivre de fureur à la +pensée d’être accusé. Chasseloup, obstiné, ne +sortait point du dilemme initial :</p> + +<p>— La Gilardière ou vous !</p> + +<p>Broquant finit par jeter :</p> + +<p>— Pourquoi pas La Gilardière ?</p> + +<p>— Vous savez bien que c’est absurde !</p> + +<p>— Alors les billets sont ici, quelque part, dans +un coin où on ne les voit pas… Êtes-vous sûr +seulement de ne pas les avoir égarés vous-même ?</p> + +<p>— J’ai cherché.</p> + +<p>— Il faut recommencer !</p> + +<p>— Soit.</p> + +<p>Et de nouveau Broquant bouleversa tout, mais, +notez bien ceci : dans le seul bureau de Chasseloup.</p> + +<p>Aucun résultat : les billets demeuraient introuvables. +Pourtant l’heure avançait. Décidé, à part +lui, de faire surveiller les dépenses de Broquant, +Chasseloup dit :</p> + +<p>— Soit ; nous reprendrons à deux heures. +D’ici là, je vous interdis d’en parler à personne.</p> + +<p>Il ferma lui-même les trois portes, mit les clés +dans sa poche et partit.</p> + +<p>Quand Broquant retrouva des employés dans la +rue, il semblait à demi-fou. Aussitôt on s’empresse, +on l’interroge. Sans se soucier des ordres +de Chasseloup, il éclate en récits entrecoupés et +conclut : « La Gilardière ou moi, d’accord : mais +puisque je sais que ce n’est pas moi, il faut bien +que ce soit lui… avec quoi paierait-il ses bagues +en perle ? » Autour, on s’écriait : « Évidemment ! » +Broquant, d’ailleurs, de la maison depuis sa +fondation, jouissait des sympathies. On était sûr +de son innocence.</p> + +<p>Une heure après, grâce aux employés, Semur, +mis au courant, et contrairement à tout bon sens, +prenait parti et accusait René…</p> + +<p>Personne en revanche n’apprit que dans l’après-midi, +profitant de l’absence de René, Broquant, +toujours mené par son idée, s’avisa de fouiller +dans le bureau de celui-ci et en ramena triomphalement +les billets, découverts dans la corbeille à +papier.</p> + +<p>Du coup, cependant, l’hypothèse du vol s’évanouissait. +Il est vrai que pour la remplacer, on +avait le champ libre. Pourquoi les billets avaient-ils +été jetés là ? Était-ce pour les y abriter provisoirement ? +ou pour permettre, toute réflexion +faite, de les retrouver ? ou bien encore à la suite +d’une étourderie ? Chasseloup reprit la somme sans +insister, se promettant d’interroger René le lendemain ; +quant à Broquant, il demeura convaincu +plus que jamais que René l’avait cachée lui-même, +avec l’intention de l’emporter dès que l’éclat, dû +à la disparition, se serait apaisé.</p> + +<p>René, pendant ce temps, ignorait tout, le vol +supposé, les billets égarés dans sa corbeille, la +fureur de Broquant, et surtout la rentrée du chœur +dans l’aventure. Réfugié chez lui, il attendait…</p> + +<p>Par une inconséquence normale en pareil cas, +après avoir tout fait le matin pour éviter mademoiselle +Lormier, il s’étonnait qu’elle ne reparût +pas. Pendant près d’une semaine, il s’était bercé +de l’espoir qu’au terme fixé, rien ne surviendrait : +maintenant que son espoir semblait réalisé, il s’en +effrayait plus que d’un acte défini. Que signifiait +pareil silence ? Il en était à ressasser sans trêve la +question, quand, vers le soir enfin, l’abbé Valfour +se présenta, inquiet des propos qui couraient.</p> + +<p>René fut stupéfait d’apprendre la disparition +des billets, perçut immédiatement qu’un lien +devait exister entre elle et le passage de mademoiselle +Lormier, mais se garda d’en souffler +mot. Quant à l’opinion de Semur à son sujet, il +la trouvait à juste raison bouffonne et négligeable.</p> + +<p>L’abbé, cependant, avait repris l’air soucieux +de la sacristie.</p> + +<p>— Je commence à me demander, dit-il, si +quelqu’un n’a pas intérêt à répandre en ville des +bruits sur vous, dans l’espoir qu’il en restera toujours +quelque chose.</p> + +<p>— Dois-je entendre, l’abbé, que vous allez me +soupçonner aussi ?</p> + +<p>M. Valfour haussa les épaules :</p> + +<p>— A Dieu ne plaise ! mais, croyez-moi, il y a +contre vous je ne sais qui ou je ne sais quoi, dont +l’action est à rechercher et à supprimer au plus +tôt.</p> + +<p>— Peut-être avez-vous raison, répondit René +sans s’expliquer plus.</p> + +<p>Je passe sur la soirée, — la dernière, — chez +les Traversot. A l’hôtel de Thil, rien n’avait +encore pénétré et la paix régnait.</p> + +<p>Rentré chez lui, René voulut en vain dormir. +On n’est jamais plus clairvoyant qu’au sein de +l’ombre et quand, les yeux fermés, on s’efforce +de ne point raisonner. Aiguillé par les propos de +l’abbé Valfour, il ne cessait de réfléchir à des +choses qui auraient dû le frapper dès le début, et +qui, alors seulement, lui apparaissaient.</p> + +<p>Si mademoiselle Lormier n’avait pas renouvelé +sa démarche du matin, qu’en conclure sinon +qu’elle avait achevé son œuvre ? Dans quelle mesure +l’histoire des billets s’y trouvait liée, peu +importe ; les heures prochaines sauraient bien le +dire : mais ne fallait-il pas remonter plus haut, +et attribuer à la même origine les calomnies +atroces sur la naissance douteuse ?</p> + +<p>A cette pensée, René ressentit un trouble +extraordinaire, puis une colère rétrospective, +enfin le besoin de démasquer, coûte que coûte, +l’adversaire auquel il devait la première angoisse +profonde de sa vie. Assez de manœuvres obliques ; +le seul mode assuré de lutter contre elles, n’était-il +pas justement de briser l’anonymat de leur +auteur ? Ainsi vont et viennent les volontés +humaines ; après avoir souhaité ardemment éviter +toute rencontre avec mademoiselle Lormier, René +allait se lever, souhaitant non moins ardemment +de la rencontrer. D’ailleurs, si contradictoires +que soient les solutions successives adoptées, on +ne cesse point de marcher au destin.</p> + +<p>Mais où trouver mademoiselle Lormier ?</p> + +<p>Ici, point de difficulté. Il suffirait de consulter +son compte chez Chasseloup, l’adresse y figurait. +Et là encore, sans qu’on le sût, c’était la marche +au destin.</p> + +<p>Au matin, René quitta ainsi sa maison, avec +deux décisions prises : s’informer à la banque, +forcer ensuite l’ennemi, où que soit son domicile… +A l’avance, la lutte lui donnait des ailes ; il se +sentait en vue de la mer libre, et humait la brise +qui apporte la victoire.</p> + +<p>Je vous demande pardon de courir à travers +les événements : je les donne aussi sans justifications, +tels qu’ils parurent alors se présenter à un +simple témoin : dans quelques instants, une part +au moins des mobiles intérieurs se dévoilera, +mais, en ce moment, que l’<i>extérieur</i> suffise : et +comme les acteurs du drame, sans en savoir plus +qu’eux, laissons-nous rouler par le torrent…</p> + +<p>Un quart d’heure plus tard, René, muni de +l’adresse désirée, quittait son bureau quand il se +heurta contre Chasseloup :</p> + +<p>— Quoi, vous repartez ?</p> + +<p>— Oui, je reviens dans un instant.</p> + +<p>— J’aurais voulu auparavant…</p> + +<p>— Me raconter ce qui s’est passé hier ? Nous +avons le temps. D’ailleurs on m’a mis au courant, +dès l’arrivée.</p> + +<p>— Ainsi, vous savez que c’est dans votre +panier…</p> + +<p>— Hé, cher monsieur, mon panier ou le vôtre, +voilà qui est indifférent, dès lors que les billets +sont retournés à la caisse !</p> + +<p>— A moi, en revanche, il ne serait pas inutile +de savoir par quelle voie…</p> + +<p>— Vous ne comptez pas sur moi, je pense, +pour vous la révéler ?</p> + +<p>— Au contraire ; je pensais être sûr qu’en rassemblant +vos souvenirs, vous éclairciriez tout.</p> + +<p>A tort ou à raison, René crut en même temps +lire dans les yeux du bonhomme que sa certitude +n’était pas feinte.</p> + +<p>— Vous êtes fou ! s’écria-t-il ; mais pour le +moment, j’ai autre chose à faire. Bonsoir.</p> + +<p>Et il descendit exaspéré, se dirigeant vers le +Rempart, non plus cette fois pour gagner l’hôtel +de Thil, mais pour joindre enfin celle qu’il jugeait +responsable de toutes les traverses qu’il venait de +subir, y compris ce dernier et ridicule incident. +Si mademoiselle Lormier avait jamais rêvé pareille +venue, à coup sûr, ce n’était pas pour cette cause +ni avec de tels sentiments. Il était écrit aussi que +la visite n’aurait pas lieu, car à la même heure, +les yeux lourds d’insomnie, la face ravagée par +un désespoir inexplicable, mademoiselle Lormier +quittait également sa tour, et soi-disant pour une +course nécessaire, gagnait la ville.</p> + +<p>A l’entrée du Rempart, il y eut alors deux +ombres hâtives allant l’une vers l’autre, cependant +qu’alentour le reste était désert, silence, et +calme des matins provinciaux. Elles allaient, +escortées chacune par l’écho sonore de son pas, +plus solitaires au sein de leurs pensées que la rue +même : et tout à coup, elles s’aperçurent !</p> + +<p>Chose inattendue, on aurait cru les rôles changés. +Mademoiselle Lormier parut décidée à fuir : +René, au contraire, eut un élan pour la joindre. +Mademoiselle Lormier, qui occupait le centre du +trottoir, voulut céder la place et obliqua vers le +mur : René agit de même, mais pour barrer le +chemin. Inversement, il ne s’aperçut pas qu’une +détresse sans nom paralysait les traits de mademoiselle +Lormier, tandis qu’avant qu’il eût rien +dit, elle avait déjà lu dans son regard l’arrêt qu’il +lui apportait.</p> + +<p>— Je pense, commença-t-il aussitôt, que vous +ne vous plaindrez pas de mon exactitude : ayant +manqué hier votre visite, je me rendais chez vous.</p> + +<p>L’accent qu’il avait pris était comme le regard : +âpre au point que, sans répondre et s’acculant au +mur, elle joignit les mains. Quelle qu’en fût la +raison inconnue, l’orgueil de cette fille n’existait +plus : loin de menacer comme l’autre jour, elle +implorait. Malheureusement, la colère de René +l’empêchait de rien voir.</p> + +<p>— Il est vrai, poursuivit-il ironique, que je +vous trouve sur le chemin de la banque… Si vous +ne souhaitiez que savoir quelles traces y a laissées +votre passage, inutile d’aller plus loin, j’en +viens.</p> + +<p>Elle pâlit sous se voilette noire, mais toujours +sans répondre.</p> + +<p>— Allons, reprit-il, d’autant moins maître de +ses mots qu’aucune réplique ne l’arrêtait. Ayez le +courage de vos actes : c’est vous, n’est-ce pas ?</p> + +<p>Ce qui suivit fut rapide comme toutes les catastrophes +où sombrent des vies humaines. Le récit +que j’en donne ne peut qu’en atténuer l’allure +foudroyante.</p> + +<p>Subitement redressée, mademoiselle Lormier +se décidait à parler enfin et d’une voix nette :</p> + +<p>— Je ne renie jamais ce que j’ai fait : c’est moi.</p> + +<p>— Aviez-vous par hasard l’illusion que je serais +pris pour un voleur ?</p> + +<p>— Mes intentions m’appartiennent.</p> + +<p>— C’est vous aussi, n’est-ce pas, l’inventeur +du bruit qui a couru sur ma naissance ?…</p> + +<p>De nouveau, un silence.</p> + +<p>— Ah ! plus de faux-fuyants ! J’ai juré, ce matin, +que les masques tomberaient. Ce roman vient de +vous ?</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>— Par vous ?</p> + +<p>— Il est possible.</p> + +<p>— Enfin ! les aveux commencent ! Ne vous arrêtez +plus : pourquoi ce mensonge ?</p> + +<p>— Je n’ai non plus jamais menti !</p> + +<p>— Pourquoi ces inventions démentes ?</p> + +<p>— Je n’ai rien inventé !</p> + +<p>— Vous osez…</p> + +<p>René s’interrompit. Tout à coup, il s’apercevait +que, loin de nier, chaque réplique affirmait. A +travers chaque mot, ce qu’il avait cru définitivement +aboli, ressuscitait !</p> + +<p>Une riposte siffla :</p> + +<p>— Mais qu’ai-je à faire de vous écouter ? Vous +espérez naturellement que je discuterai ces folies : +elles ne me touchent pas.</p> + +<p>— Peu importe en effet, pourvu que vous gardiez +l’argent avec le nom !</p> + +<p>Et défaillante, mademoiselle Lormier, les yeux +baissés, attendit le coup qui l’abattrait, qu’elle +avait cherché peut-être.</p> + +<p>Un instant suivit si prodigieusement riche en +mouvements intérieurs qu’aucun temps ne l’aurait +mesuré, et qu’à sa suite tout pouvait paraître, +même la folie. Puis les bras de René qui, tout +d’abord, s’étaient bien levés pour frapper, retombèrent :</p> + +<p>— Il suffit, dit-il. Vous êtes une misérable. +Ayez soin que je ne vous retrouve jamais sur ma +route. Une autre fois, je vous tuerais !</p> + +<p>— Avant de me condamner, vous feriez mieux +peut-être d’interroger votre frère…, répliqua +encore la voix désespérée de mademoiselle Lormier, +mais si bas qu’on avait peine à l’entendre.</p> + +<p>René, qui allait s’éloigner, s’arrêta net, cloué +au sol.</p> + +<p>— Mon frère… pourquoi mon frère ?…</p> + +<p>Si, à ce moment, mademoiselle Lormier avait +relevé les paupières, elle aurait vu sans doute ce +qu’est l’invasion d’une lumière mortelle sur un +visage : de tous les mots possibles, un seul pouvait +faire cela ; il était dit. Ah ! croyez-m’en, le +destin ne se trompe pas dans ses choix ! Ne prétendant +sans doute que se justifier, mademoiselle +Lormier venait de tuer René et de se tuer elle-même.</p> + +<p>Tout à coup ébloui par la clarté que le mot lui +apportait, René rassembla ses forces et, oubliant +jusqu’à l’existence de mademoiselle Lormier, +repartit pour la ville.</p> + +<p>Il allait, sans détourner la tête, uniquement +occupé de suivre jusqu’au bout l’effroyable route +qui s’ouvrait.</p> + +<p>Quand, étonnée du silence persistant qui l’enveloppait, +mademoiselle Lormier, de son côté, +rouvrit les yeux, elle s’aperçut qu’elle était seule.</p> + +<p>Ensuite, il n’y eut plus qu’une chaussée déserte, +paisible comme avant et, contre le mur, la tache +noire d’une femme immobilisée par la stupeur. +Deux âmes venaient ici de se frapper à mort : +mais quelles traces laisse un mot jeté dans l’air +dansant au soleil de mai, et vaut-il de s’émouvoir +parce que, grâce à lui, la souffrance a pu atteindre +enfin les victimes de son choix ?</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>IX</h3> + + +<p>Les portes d’accès à la souffrance sont innombrables. +René, quand par hasard il y songeait, +n’avait jamais redouté que les déceptions de +l’amour ou la fin d’un être cher. Or, tandis qu’il +s’enfuyait ainsi, il ne pensait plus à Annette, +aucun des siens n’était menacé : cependant, il +sentait qu’endormi depuis de longues années au +bord d’un gouffre, il venait d’être happé par la +pente et glissait, sans autre défense que des cris +d’appel inutiles.</p> + +<p>En une seconde, la gêne de son âme, les pensées +louches qui, telles des créanciers que rien ne +lasse, n’avaient cessé de guetter son assentiment, +tout ce que madame Manchon et lui-même avaient +cru dissiper au cours de leur dernière rencontre, +tout cela, dis-je, reparaissait, mais triomphant.</p> + +<p>« Avant de m’accuser, interrogez donc votre +frère ! » Une phrase, rien de plus… et l’indicible +rejette ses voiles ; ce qui échappait, éclate aux +yeux ; là enfin où l’ombre régnait, il n’y a plus +qu’évidences suivies de volontés impérieuses.</p> + +<p>Acceptons un instant que mademoiselle Lormier +n’ait point menti : l’attitude de l’abbé Manchon +à l’égard de René, la froideur qui ne le +quittait pas, l’hostilité sourde dont il s’enveloppait +dès qu’il paraissait rue Monsieur, non seulement +devenaient justifiables, mais on aurait eu peine à +les concevoir différentes. Vu sous cet angle, ce +qu’il y avait d’obscur dans les relations des deux +frères, ou des fils avec la mère, devenait logique, +limpide, nécessaire. Tout s’était passé jusqu’alors +comme si la chose était vraie : de là à conclure +qu’elle devait l’être, la distance n’est pas grande, +et René la franchit. Il ne se disait déjà plus : +« C’est possible », mais, parce que l’âme au choc +de certaines révélations va toujours à l’extrême, +il se demandait : « N’est-ce pas certain ? » et sans +attendre la réponse, courait aux conséquences.</p> + +<p>Une première convulsion égoïste suivit. Il se +vit pauvre, dépouillé des aisances dont le passé +l’avait comblé, réduit aux médiocres ressources +de son effort et brusquement prit peur.</p> + +<p>Il y eut d’ailleurs dans cette faiblesse une probité +supérieure qui ne devait point se démentir. +Remarquez en effet qu’en dépit de ce qu’avait +affirmé mademoiselle Lormier, rien n’empêchait +la vie de René de continuer comme avant. René +demeurait libre en somme d’ignorer l’origine +d’une fortune que ne menaçait aucun risque +légal ; le code était pour lui. Cependant une possibilité +de ce genre ne le retint à aucun moment. +L’obligation d’abandonner ce qui en fait appartenait +à son frère, lui apparut dès l’abord comme +un postulat. Le nom même qu’il portait lui semblait +impossible à garder. Ainsi les conséquences +étaient claires ; la nuit ne subsistait qu’au départ : +mademoiselle Lormier avait-elle parlé au hasard, +guidée par des apparences, ou possédait-elle une +preuve ? Question sans issue : ah ! pourquoi le +seul être capable d’y répondre, était-il aussi le +seul que René n’oserait jamais interroger ! En +même temps l’image de sa mère se dressa devant +lui : le reste s’effaça, la vraie douleur commençait…</p> + +<p>C’est un fait que, si convaincu soit-on de la faiblesse +humaine, une mère demeure à part et pour +ainsi dire au-dessus des réalités de la chair. +Inviolée, inaccessible, elle plane dans un ciel +qu’aucune tempête n’a troublé ou obscurci. Il +n’est pas de pire détresse que de renoncer à ce +sentiment auguste qui, au cours de l’existence et +quelle que soit celle-ci, permet toujours à l’homme +de se retrouver enfant.</p> + +<p>A la pensée que sa mère avait peut-être disposé +de son cœur comme il l’eût trouvé naturel chez +n’importe quelle autre femme, René ressentit une +telle révolte que, brusquement, une voix cria au +fond de lui :</p> + +<p>— Impossible ! ce n’est pas vrai !</p> + +<p>Puis, une stupeur embruma son cerveau. Il +prenait conscience de l’offense mortelle faite à +celle qui, malgré tout, était la raison magnifique +de sa vie, sa tendresse, son guide. Pour avoir osé +soupçonner sa mère, il se sentait l’âme souillée. +Un relent de sacrilège empoisonna sa bouche. Il +se désespéra de ne pouvoir tout de suite en +demander pardon.</p> + +<p>Soudain, devant lui, sa rue, sa maison… L’instinct +venait de le ramener au gîte ainsi qu’une +bête pourchassée. Il monta, s’abattit sur un siège +et, épuisé par une souffrance qui n’était pas +encore vieille de dix minutes, murmura :</p> + +<p>— Essayons de n’y plus penser : il n’y a rien, +ou plutôt, je suis fou… tout le monde est fou, ce +matin…</p> + +<p>Tout le monde, en effet : ce Chasseloup qui +avait eu l’air de le suspecter, cette Lormier dont +on ne savait si elle prétendait encore menacer ou +si elle demandait grâce… Et de nouveau la phrase +qui tinte, suprême défense de l’âme :</p> + +<p>— Impossible, je n’y crois pas !</p> + +<p>Il la répéta. Il aurait voulu se créer par elle +une conscience neuve, assez haute pour qu’aucun +doute ne pût l’atteindre : trop tard, le doute +était en lui…</p> + +<p>Telle est la règle : plus on se débat pour arracher +le trait, mieux on déchire la plaie. Discuter +avec l’idée, condamne à ne trouver de repos +qu’on n’ait cru découvrir la vérité. Y a-t-il au +monde un être qui, doutant, se soit arrêté en +route ?</p> + +<p>René, dis-je, répétait : « Je n’y crois pas », et +en même temps il commençait de scruter ses souvenirs +d’enfant ! Oui, déjà il y cherchait un visage +étranger qui peut-être avait été le visage de son +véritable père ! Effort inutile au surplus : si loin +qu’il remontât, seuls apparaissaient autour de lui +son frère et sa mère… En revanche, la vertu de +celle-ci rayonnait. Jadis, à l’usine, avec quelle +énergie avait-elle, comme un homme, achevé +l’œuvre que la mort menaçait d’interrompre : se +dévoue-t-on pareillement pour une mémoire +devant laquelle on rougit ? Et quelle raison toujours, +si continue que le poids en semblait lourd +parfois !…</p> + +<p>Il le croyait, l’affirmait… Cependant et à mesure, +loin de s’apaiser, il percevait avec épouvante +qu’une certitude contraire s’installait en lui.</p> + +<p>Pourquoi ?… Soupçonne-t-on aussi pourquoi +l’on <i>sent</i>, dans certains cas, les choses avec une +évidence supérieure à celle que donnerait la vision +même ? C’est alors comme une invasion de l’être +par une réalité impalpable et souveraine. De +toutes parts des voix arrivent, — observations +inconscientes, étonnements de trop courte durée +pour avoir paru valables, menus faits sans signification +précise et qu’on a dédaignés, faute d’y +rien saisir. Éparses dans le temps, on ne les avait +pas entendues ; réunies, elles assourdissent. L’âme +humaine est la seule grève où le flot passe sans +effacer la trace du flot qui précéda. Toujours le +moment vient où, stupéfaits, nous lisons, d’un +coup d’œil sur le sable, ce que des années y tracèrent +par petits points indéchiffrables. Devant la +certitude qui s’imposait ainsi, René pris d’effroi +se releva. Elle ou lui devait disparaître ! Rapidement +ensuite, il jeta dans un sac un peu de linge, +des instruments de toilette, puis descendit, et de +ce pas rythmé qui marque l’extrême désordre des +nerfs, gagna la gare. Sans hésiter, il allait tenter +du moins ce qu’avait recommandé mademoiselle +Lormier, c’est-à-dire interroger son frère. Il y +allait, non comme on pourrait le croire pour +éclaircir de simples doutes, mais au contraire +pour en tirer un démenti à sa propre conviction : +tant il est vrai que nous ne saurions étouffer nos +sentiments profonds et qu’il leur suffit d’affleurer +au jour pour faire de nous un jouet sans résistance.</p> + +<p>Une demi-heure plus tard, René montait dans +un train qui passait.</p> + +<p>Bonnes ou mauvaises, les décisions sont le plus +souvent suivies d’anesthésie passagère. Entre +l’instant où on les prend et celui de leur exécution, +le cours des événements paraît suspendu : +et cela va de soi, puisque rien de nouveau n’intervient +dans la pensée. Une fois en route, René mit +la tête à la vitre et ne songea plus à rien. Les +arbres aux pousses verdissantes, les coteaux +onduleux, les sillons tendus à leurs flancs comme +des cordes, toute la terre harmonieuse et calme +qu’il avait tant aimée, lui jetaient un adieu qu’il +n’entendait pas. Un sourire figé sur les lèvres, il +se contentait de regarder la route fuir, cependant +qu’à chaque éclisse, les roues scandaient cette +fuite de coups sourds et cadencés.</p> + +<p>Semur est sur une ligne locale à voie unique. +Le train qui dessert la ville fait la navette, tour à +tour déversant aux Laumes les voyageurs à destination +de Paris et ramenant ceux qui en viennent.</p> + +<p>Aux Laumes, René quitta son compartiment, +prit l’express et, de nouveau, contempla un +paysage qui avait à peine changé, mais s’enfuyait +plus vite.</p> + +<p>Le train qui emportait René s’était à peine mis +en branle qu’une dame descendit d’un autre arrivé +de Paris et, guidée par une sorte d’instinct, alla +prendre dans la navette la place qu’y avait occupée +René. C’était madame Manchon…</p> + +<p>Se sentant mieux le matin, dévorée de l’impatience +d’agir, elle avait jeté une dépêche au premier +bureau rencontré et arrivait, le cœur tout +entier à l’ivresse de retrouver René.</p> + +<p>Dès l’entrée en gare, elle pencha la tête à la +portière, espérant le découvrir sur le quai. Il n’y +était pas.</p> + +<p>— Voilà bien les règlements ! songea-t-elle : il +doit me guetter à la sortie…</p> + +<p>Mais à la sortie, personne. Ce fut le premier +coup. Elle ne crut d’ailleurs qu’à un retard et, +posant à terre ses paquets, scruta l’avenue qui +mène au Bourg-Voisin.</p> + +<p>A la vue d’une étrangère, le cocher de l’unique +hôtel de Semur approcha pour offrir ses services.</p> + +<p>— Merci, dit-elle sèchement, j’attends quelqu’un.</p> + +<p>L’omnibus vide démarra dans un cliquetis de +ferraille. Puis, un à un, les rares voyageurs +s’égrenèrent vers la ville. Les bruits s’espaçaient. +On distinguait maintenant le rire d’un employé +sur la voie, au loin des abois de chien. Personne +à l’horizon…</p> + +<p>Madame Manchon se vit tout à coup perdue +dans une campagne hostile et inconnue. Son +cœur battit follement. René n’était pas venu ! Il +ne viendrait pas… Se serait-il trompé d’heure ?… +Justement un nouvel horaire avait paru, modifiant +les arrivées… Mais non : pourquoi se leurrer ? +l’oubli commençait. Alors, un désespoir muet +s’abattit sur elle. Elle croyait traverser un des +pires moments de sa vie : elle se trompait. Elle +se croyait seule aussi, désespérément seule : elle +se trompait encore. A défaut de René, la douleur +ne la quitterait plus.</p> + +<p>Raidie contre les perspectives qu’elle prévoyait, +elle se résigna enfin à déposer en consigne ses +paquets et demanda son chemin :</p> + +<p>— La rue Saint-Jean ? C’est difficile… Droit +jusqu’à l’église : après, vous vous ferez indiquer…</p> + +<p>— Bien, merci.</p> + +<p>Il n’y avait plus qu’à remonter l’avenue, et +l’église passée, à s’informer encore. Elle soufflait +un peu à cause de l’âge. Quand elle aperçut la +porte qui abritait son fils, on n’aurait pu dire si +elle éprouvait de la joie ou de la détresse, mais +tandis qu’elle sonnait, comme son cœur palpitait +au rythme de la cloche !</p> + +<p>Vous est-il arrivé jamais de faire un long +voyage pour vous heurter à une maison fermée ? +Madame Manchon tira la poignée une première +fois, puis une seconde… Elle se demandait si elle +rêvait. En même temps, elle avait envie de s’asseoir +sur les marches du seuil, pareille à une pauvresse…</p> + +<p>— Madame cherche ?…</p> + +<p>Une voisine intriguée s’empressait à son +secours.</p> + +<p>— Non, M. de La Gilardière n’y est pas. La +domestique aussi est au dehors, mais elle ne doit +pas se trouver loin. Attendez ! je vais vous la +chercher.</p> + +<p>— C’est cela, dit madame Manchon d’une voix +éteinte.</p> + +<p>Ce jour-là, toute personne qui tenterait d’approcher +René était assurée d’aide, puisqu’elle présentait +une chance d’apprendre du nouveau.</p> + +<p>La domestique bavardait chez l’épicier, au bout +de la rue. Elle accourut.</p> + +<p>— Monsieur, dit-elle, est bien rentré, mais +reparti.</p> + +<p>— Peu importe : je l’attendrai chez lui, voilà +tout, murmura madame Manchon de la même +voix blanche.</p> + +<p>Et comme la domestique hésitait :</p> + +<p>— Je suis sa mère.</p> + +<p>Le premier objet qui frappa madame Manchon +une fois entrée fut un télégramme intact déposé +sur une table. Elle l’ouvrit sans hésiter. C’était le +sien.</p> + +<p>— Ah ! murmura-t-elle, tout s’explique.</p> + +<p>Ce ne devait être qu’une lueur dans la souffrance +qui commençait ; en effet la domestique +reprenait :</p> + +<p>— Je ne comprends rien à ce qui se passe. Monsieur +prévient toujours quand il ne déjeune pas ; +ce matin, il n’a rien dit et Angèle, la voisine qui +était là tout à l’heure, prétend l’avoir vu sortir +avec un sac, comme pour un voyage.</p> + +<p>— Hé bien, ma fille, vérifiez : c’est facile.</p> + +<p>Et madame Manchon, assise devant la table, +s’accouda, épuisée. Elle s’efforçait de ne plus +penser. Elle écoutait uniquement le va-et-vient +de la domestique en quête du sac. Les pas traînant +ici et là avaient la sonorité spéciale aux +demeures vides.</p> + +<p>Soudain, la domestique reparut :</p> + +<p>— En effet, le sac n’y est plus.</p> + +<p>Madame Manchon frissonna :</p> + +<p>— Vous en êtes sûre ?… S’il prévenait pour un +repas, à plus forte raison l’eût-il fait pour une +absence.</p> + +<p>La domestique glissa d’un ton niais :</p> + +<p>— Peut-être s’en est-il allé, rapport à la +banque…</p> + +<p>Puis, sans insister :</p> + +<p>— Madame veut-elle déjeuner ? Le repas de +monsieur est encore là.</p> + +<p>Madame Manchon répondit comme en rêve :</p> + +<p>— Soit, bien que je n’aie pas faim.</p> + +<p>Et elle s’installa dans la salle à manger, se +laissa servir. L’absence de René dressait devant +elle une énigme insoluble. Elle ne parvenait pas +à y croire tout à fait. Au pis aller, René reviendrait +le soir. Un instant la vérité l’effleura. Qui +sait si, inquiet d’elle, il ne s’était pas décidé brusquement +à retourner à Paris ? En effet, c’était +cela ; seulement pouvait-elle imaginer la raison +du voyage ?</p> + +<p>— Vous parliez de la banque, fit-elle enfin pour +s’arracher à son inquiétude ; à quel propos ?</p> + +<p>Mais déjà la domestique, à qui en imposait le +grand air de madame Manchon, avait réfléchi :</p> + +<p>— Oh ! je ne sais pas, moi… des idées en l’air… +Madame pourrait, en tous cas, s’informer auprès +de M. Chasseloup.</p> + +<p>— M’informer de quoi ?</p> + +<p>— Si monsieur est parti.</p> + +<p>— Que voulez-vous qu’il en sache ?</p> + +<p>— En effet.</p> + +<p>Il n’y avait rien autre à en tirer. Alors, son +déjeuner achevé du bout des lèvres, madame Manchon +commença de rôder à travers l’appartement. +Malgré la probabilité d’un départ de René, elle +avait résolu d’attendre au moins jusqu’au lendemain. +Le silence de la ville, cauteleux, ouaté, se +glissant partout, lui jetait un vague effroi. A +Notre-Dame, trois heures sonnèrent…</p> + +<p>Quoi ! rien que trois heures ? Que faire pour +tuer le temps ? Une lassitude de vivre s’exhalait +des meubles, des murailles, de la lumière même, +morne et grise. Revenue à la table de René, +madame Manchon en inspecta le désordre, remit +en tas les papiers épars. Près du sous-main, une +photographie parut : Annette… Longuement madame +Manchon interrogea ce visage par lequel +elle avait déjà tant souffert. Chose curieuse, c’était +l’ennemi, mais, à ce moment, elle ne s’en souvenait +plus tant l’absence de René posait d’autres +problèmes.</p> + +<p>— Ah ! madame regarde ?</p> + +<p>Sans façon la domestique s’était aussi penchée +vers l’image :</p> + +<p>— C’est la petite Traversot…</p> + +<p>Madame Manchon, que ces familiarités irritaient, +déposa la photographie et ne dit mot. +Elle avait envie de fuir.</p> + +<p>— La banque est-elle loin d’ici ? interrogea-t-elle +ensuite.</p> + +<p>Ne pouvant se rendre à l’hôtel de Thil, l’idée +lui venait d’aller chez Chasseloup. Parler de René, +fût-ce avec un inconnu, l’aiderait à supporter +mieux l’attente.</p> + +<p>— La banque ? Justement, j’allais proposer à +madame de l’y conduire. Elle est à deux pas.</p> + +<p>— Vous alliez me proposer ?… répéta madame +Manchon, frappée cette fois par l’insistance de +cette fille.</p> + +<p>Aucune réponse ne suivit. Qu’y avait-il encore +de ce côté ? Les Chasseloup menaçaient-ils de +sauter ? Raison de plus pour aller voir sur place. +Madame Manchon se fit indiquer la route et descendit.</p> + +<p>Dehors la nuit commençait. Projetant leur +panse au-dessus du trottoir, les vieilles maisons +semblaient vouloir dévorer le peu de clarté qui +paraissait au ciel. Une bise aigre s’était levée et +sifflait au coin des rues. Madame Manchon, saisie +par le froid, avait peine à marcher et ne parvint +à la banque que lorsque quatre heures +allaient sonner, c’est-à-dire quand celle-ci fermait.</p> + +<p>Ayant pénétré au rez-de-chaussée, elle fut +accueillie par Broquant en train de balayer devant +des guichets vides, et demanda M. Chasseloup. +Chasseloup était sorti. Tout le monde aujourd’hui +avait donc pris la fuite ?</p> + +<p>Elle insista :</p> + +<p>— Peut-on savoir au moins quand il sera +visible ?</p> + +<p>— Pas avant demain matin, bien sûr !</p> + +<p>— Et M. de La Gilardière ? reprit-elle d’un air +d’autant plus indifférent qu’elle n’avait pas dit +qui elle était.</p> + +<p>A ce nom, le visage de Broquant s’empourpra.</p> + +<p>— Oh ! pour celui-là ! fit-il entre ses dents, fasse +qu’on ne le rencontre plus !</p> + +<p>La voix de madame Manchon s’étrangla subitement :</p> + +<p>— Que racontez-vous ? Aurait-il pris le train +pour ne jamais revenir ?</p> + +<p>Mais, au lieu de répondre, Broquant brandit +son balai :</p> + +<p>— Pas possible ! Vous dites qu’il a pris le +train ?… Quand j’affirmais qu’il a fait le coup !</p> + +<p>Et sans laisser à madame Manchon le loisir +d’interrompre :</p> + +<p>— Mais oui, madame, c’est comme cela ! Dix +billets de mille, hier, volatilisés, soufflés sur la +table même du patron… Pour un rien, j’étais +collé entre les gendarmes. J’avais beau jurer : +« Puisque ce n’est pas moi, c’est lui ! » personne +pour me croire. Et puis, patatras ! qui est-ce qui +retrouve les billets dans sa corbeille ? Ils y étaient, +madame, aussi vrai que je suis devant vous !… +Je n’ai eu qu’à fouiller un peu pour les ramener +au jour… Ah ! il est parti ? Hé bien ! bon voyage ! +On ne le rappellera pas ! Si riche soit-il, on ne +m’ôtera pas de la tête…</p> + +<p>— Taisez-vous ! je suppose que vous êtes +ivre !… parvint à dire enfin madame Manchon +et, plutôt que d’entendre plus, elle s’enfuit.</p> + +<p>Elle se retrouva dans la nuit. Rêvait-elle ? On +accusait René d’un vol… Était-ce donc à cela que +pensait la domestique, en s’obstinant à parler de +la banque ? Passe qu’on calomnie : encore faut-il +respecter les vraisemblances ! Imbéciles qui ne +savaient pas qu’à un certain niveau le vol est un +acte qui ne se peut concevoir !</p> + +<p>Cependant, tout en marchant, elle apercevait +derrière les comptoirs de boutique, derrière +chaque vitre éclairée, des silhouettes où ne +vivait qu’un regard. Après Broquant, la ville +muette, hostile, la même qui, parlant de vol +aujourd’hui, avait auparavant affolé René en parlant +de sa naissance : on se sentait traqué par +elle, dépouillé, chassé… Et madame Manchon, +saisie de panique, courut, rasant les murs, évitant +les lumières ; elle courait sans savoir où ni +pourquoi. Si, du moins, René avait été là ! Ah ! ne +pas même savoir où le retrouver ! Il était possible +qu’à cet instant précis il fût déjà rentré chez lui, +possible encore que, révolté comme elle, il eût +décidé brusquement de s’en aller sans esprit de +retour…</p> + +<p>Soudain, les maisons cessèrent, une avenue +s’ouvrit au bout de laquelle paraissaient des +lumières. La gare ! l’oasis ! Elle, du moins, est +faite pour les passants : on ne doit pas vous y +regarder avec des yeux aigus dont la malveillance +effraye ; qui sait même si on ne s’y souvient +pas d’avoir vu partir René et dans quelle direction ? +L’élan de madame Manchon s’accrut. Elle +était hors d’haleine…</p> + +<p>Joie de retrouver l’unique escorte des arbres +et cette campagne qui, le matin pourtant, l’avait +désespérée : joie d’atteindre enfin le hall désert +et d’y apercevoir, derrière son grillage, la femme +aux billets en train de tricoter… Et ce bref colloque +suivit :</p> + +<p>— M. de La Gilardière ?… Attendez… oui… je +connais. En effet, il a pris un billet pour Paris.</p> + +<p>— Oh ! merci, madame. Quand aurai-je moi-même +un départ pour la même direction ?</p> + +<p>— Pas avant minuit.</p> + +<p>— Pour arriver ?</p> + +<p>— Vers neuf heures.</p> + +<p>— Ah ! merci encore, madame.</p> + +<p>Anéantie, mais délivrée, puisqu’elle savait +René retourné près d’elle, madame Manchon +recula jusqu’au banc de chêne qui était accolé au +mur, et s’y laissa tomber. Ses jambes ne parvenaient +plus à la soutenir.</p> + +<p>Puisqu’il n’y avait pas d’autre train, c’était +bien : elle resterait là jusqu’à minuit. S’il eût +fallu, plutôt que de rentrer dans la ville qui +calomniait son fils, elle serait restée jusqu’au +lendemain. Hélas ! n’eût-il pas mieux valu y +rester toujours, et ne jamais aller vers ce qui +l’attendait ? A la même heure, en effet, René, sans +passer rue Monsieur, arrivait à Versailles et pénétrait +chez son frère.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>X</h3> + + +<p>L’abbé Manchon occupait alors un petit appartement +rue Saint-Louis. Une gouvernante l’y +servait, à demi impotente et d’autant plus autoritaire +qu’on exigeait moins d’elle.</p> + +<p>La vue de René lui fit lever les bras au ciel :</p> + +<p>— Grand Dieu ! Monsieur viendrait-il pour +dîner ?</p> + +<p>René dit rapidement :</p> + +<p>— Rassurez-vous : je ne désire que voir mon +frère. Je suppose que, s’il est à Paris comme d’habitude, +il ne rentrera pas plus tard que dix +heures. Dans ce cas, j’attendrai, voilà tout.</p> + +<p>— Quoi, monsieur ne sait pas ? Madame est en +voyage, et monsieur l’abbé allait se mettre à +table.</p> + +<p>— Alors je vais le rejoindre.</p> + +<p>Et René gagna le cabinet de l’abbé. Il avait +escompté un répit avant l’explication qu’il venait +chercher. Ce répit lui était refusé : tant pis. Il +acceptait tout avec une égale indifférence : depuis +son départ, il était moins une volonté qu’un +rouage.</p> + +<p>Au bruit de sa porte qu’on ouvrait, l’abbé, qui +lisait devant une table, tourna la tête. L’abat-jour +de la lampe mettait en lumière le livre, +mais laissant le reste de la pièce dans l’obscurité, +empêchait de distinguer les arrivants.</p> + +<p>— Qu’est-ce ?</p> + +<p>— C’est moi.</p> + +<p>En reconnaissant la voix de René, l’abbé, pas +plus que sa servante auparavant, ne put maîtriser +sa surprise.</p> + +<p>— Quoi ! pendant que notre mère est en route +pour te rejoindre à Semur, tu es ici ?</p> + +<p>— Il paraît en effet que maman est partie. Je +l’ignorais. Peu importe d’ailleurs, puisque c’est +toi seul que je désirais voir.</p> + +<p>— Ah ! dit l’abbé, qui se leva ensuite sans hâte +et vint poser la lampe sur la cheminée.</p> + +<p>Du coup la pièce s’éclaira ainsi que les visages. +La pièce était nue comme une cellule. A part un +grand Christ d’ivoire dressé à la place qu’occupe +d’ordinaire la pendule, on n’y apercevait que de +pauvres meubles, deux fauteuils à dossier de bois, +des chaises de paille, quelques livres et un prie-Dieu. +Quant aux visages, à quoi bon rappeler +le contraste qu’ils faisaient ? Toutefois une telle +émotion creusait les traits de René que l’abbé, +l’ayant regardé, avança l’un des fauteuils.</p> + +<p>— Assieds-toi : tu n’as pas l’air bien.</p> + +<p>Puis il s’assit à son tour et, les yeux à terre, +attendit. Ni l’accent ni le geste ne décelaient en +lui la moindre curiosité. Si anormale que dût +lui sembler la visite de son frère à pareille heure +et en pareil lieu, on était assuré d’avance qu’il +ne poserait aucune question.</p> + +<p>— En effet, murmura René, le voyage m’a +fatigué : c’est le moment qui veut cela.</p> + +<p>A l’inverse de l’abbé, il s’exprimait d’une +manière saccadée : bien qu’il fût au repos, il +avait le souffle coupé comme après une longue +course.</p> + +<p>— Tu as laissé ta fiancée en bonne santé ? reprit +l’abbé.</p> + +<p>René ne répondit que par un signe évasif. Sa +fiancée ? Qu’elle était loin déjà ! Les pauvres +cœurs humains sont trop petits pour contenir à +la fois deux grands émois.</p> + +<p>Voyant que René tardait à s’expliquer, l’abbé +dit encore :</p> + +<p>— Je pense que Marguerite va servir. Bien que +je fasse maigre chère, veux-tu partager mon repas ?</p> + +<p>Et il fit mine d’aller prévenir la domestique.</p> + +<p>— Attends, dit René, du coup ramené au présent ; +j’aurais auparavant une question à te poser.</p> + +<p>— Eh bien, pose-la…</p> + +<p>Placide, l’abbé revint s’adosser à la cheminée. +Le dos tourné à la lampe, et le visage replongé +dans l’ombre, tandis que celui de René demeurait +éclairé, il s’était mis à contempler le parquet. Il +devait avoir la même expression neutre et attentive +quand il écoutait un pénitent.</p> + +<p>— Pourquoi… commença René.</p> + +<p>Puis au moment de s’exprimer, la peur des +mots le saisit et il recourut à un détour :</p> + +<p>— Oui, pourquoi ne m’as-tu jamais traité +comme un véritable frère ?</p> + +<p>— Oh ! dit l’abbé avec lenteur, tu te trompes : +j’ai toujours agi à ton égard du mieux que j’ai pu.</p> + +<p>— Alors ce que tu pouvais n’était pas grand’chose.</p> + +<p>— Affaire d’appréciation. Est-ce pour me communiquer +la tienne que tu es venu ?</p> + +<p>— Je t’ai demandé pourquoi tu étais ainsi : tu +n’as toujours pas répondu.</p> + +<p>— N’étant pas d’accord avec toi sur le fond, +je ne vois pas comment t’éclairer, dit de nouveau +l’abbé, tandis qu’il croisait les bras et, plus que +jamais, fixait le sol à ses pieds.</p> + +<p>— Henri ! reprit brusquement René, regarde-moi…</p> + +<p>L’abbé leva les yeux vers son frère, sans +hâte, toujours avec la même apparente tranquillité…</p> + +<p>— Henri ! il n’est plus temps de nous rien +cacher : je sais tout !</p> + +<p>Un léger frisson agita le prêtre : pourtant le +timbre de sa voix ne fut pas modifié.</p> + +<p>— Qu’est-ce que tu sais ?</p> + +<p>— Le passé.</p> + +<p>— Le passé de qui ?</p> + +<p>René inclina la tête.</p> + +<p>— Est-il nécessaire de m’obliger à le dire ? +murmura-t-il d’un air accablé.</p> + +<p>— Je ne t’y oblige pas, affirma l’abbé sans +témoigner aucun désir de poursuivre.</p> + +<p>Et le silence s’abattit sur eux : un silence qui, +pareil à un voile épais, semblait séparer les temps +révolus de celui qui s’amorçait. Eux-mêmes +avaient l’air attentif de carriers qui, le feu mis au +cordeau, attendent que la mine saute.</p> + +<p>— Henri ! recommença René.</p> + +<p>L’abbé eut un geste nerveux.</p> + +<p>— N’insiste plus.</p> + +<p>— Impossible ! Laisse de côté tes manières +habituelles : à l’heure la plus grave de ma vie, j’ai +besoin de m’assurer que tu as compris.</p> + +<p>— Je ne puis faire que je ne sois pas un prêtre, +interrompit l’abbé.</p> + +<p>— Je te supplie de me parler en frère !</p> + +<p>— Je m’y efforce : est-ce une raison pour ne +pas nous en remettre l’un et l’autre à la volonté de +Dieu ?</p> + +<p>René se redressa :</p> + +<p>— Encore des phrases de sermon ! De grâce, +reviens sur terre. J’ai parlé d’un passé, de tout +un passé que je prétendais connaître : c’est inexact, +ou plutôt, je soupçonne… j’interroge… je me +perds dans les ténèbres… enfin j’en suis là que +tout à l’heure je n’aurais pu repasser chez nous, +et moins encore, aborder…</p> + +<p>Pour la seconde fois, l’abbé interrompit :</p> + +<p>— N’achève pas : j’avais très bien saisi. De telles +pensées ne servent qu’à troubler inutilement. +Écartons-les : et que Dieu nous garde !</p> + +<p>Son impassibilité toutefois avait disparu. Les +traits durcis, il semblait défier un adversaire +invisible, qui était peut-être lui-même.</p> + +<p>René, auquel ce changement n’avait pas +échappé, haussa les épaules :</p> + +<p>— Non, dit-il, il n’est plus temps ! Ne devines-tu +pas que si je suis là, c’est que je te sais instruit de +ce que j’ignore et que j’ai besoin de l’être à mon +tour ? Ainsi, plus de faux-fuyants ! les yeux dans +les yeux, maintenant !… comme cela… et +réponds : notre père… non… ton père est-il le +mien ? Le nom que je porte est-il un nom qui +m’appartienne ?…</p> + +<p>L’abbé ne bougea plus. Avait-il écouté ? Il +était probable, puisqu’un rictus tordait sa bouche. +Cependant, qui sait si celui-ci n’était pas encore +un défi à l’adversaire ?</p> + +<p>La voix de René alla en s’éteignant :</p> + +<p>— Henri ! n’as-tu pas entendu ?… un mot suffit +pour la réponse : oui, ou non… moins que +cela : un signe de tête… Tu restes immobile ?… +tu te tais ?… Cela aussi est une manière de s’exprimer : +j’ai compris…</p> + +<p>Et se cachant la tête dans les mains, René s’efforça +d’accueillir enfin la vérité.</p> + +<p>Ce ne fut d’abord qu’un immense regret du +passé qui s’effondrait. Entraîné dans une chute +vertigineuse, il voyait, comme des éclairs, ses +bonheurs d’autrefois passer et s’évanouir. Avait-il +rêvé auparavant ? Tout alors était facile, beau, +joyeux. Il pouvait rire, parler, regarder, sans +qu’aucune arrière-pensée troublât ni la gaîté de +la voix, ni la lumière du regard, ni la joie d’exister. +Rien pour l’empêcher de parer d’insouciance +des lendemains abrités au foyer. Soudain plus de +foyer, plus d’abri. Il faut se lever, partir et disparaître…</p> + +<p>Disparaître ! un mot excessif, évidemment : +mais n’oubliez pas que René était un impulsif et +un faible. Avec une telle nature, on se laisse +longtemps bercer par le flot, puis, brusquement, +l’énergie se tend, d’autant plus âpre qu’elle a été +plus rare, et l’on saute à l’extrême. Aurait-il pu +d’ailleurs revenir auprès de sa mère ? A la pensée +de la revoir, il blêmissait. Pourrait-il s’expliquer +avec elle, sachant ce qu’il savait ? Plus tard, +seulement, — oui, beaucoup plus tard — quand +l’apaisement serait venu et l’oubli, il aurait le +courage de l’aborder, ayant l’air d’ignorer : mais +d’ici-là, où se réfugier ? Quelle solitude désormais !</p> + +<p>Ah ! voici bien la vraie douleur qui paraissait ! +Devenir pauvre, n’est presque rien : la torture +est de se trouver seul tout à coup, si effroyablement +seul qu’une fois mort, personne ne saura +peut-être quel nom inscrire sur votre fosse.</p> + +<p>Jusque-là, René n’avait pas protesté contre la +fatalité qui l’écrasait : devant la solitude, l’injustice +subie le révolta. En même temps, il considérait +son frère. Stupide ironie du sort : celui-là +s’était par goût détaché de la famille, n’aimait +personne sous prétexte d’aimer Dieu : cependant, +il restait comblé de ces dons inutiles. Qu’avait-il +fait pour le mériter ? Qu’avait fait René pour être +frappé ? Des rancunes, accumulées depuis l’enfance, +se réveillaient dans son cœur. Il eut conscience +de haïr son frère, puis la solitude effaça +même cela, et ces griefs allant rejoindre le passé, +il cessa de les voir…</p> + +<p>L’abbé, lui, toujours debout devant la cheminée, +n’avait pas l’air de soupçonner quel torrent +de pensées bouleversait René. Il semblait ignorer +qu’il avait répondu tout à l’heure par son silence : +on l’aurait cru aveugle et sourd. Soudain, il fit +un mouvement léger : René s’était levé, se promenait +un instant dans la pièce, et enfin arrêté +devant lui, demandait :</p> + +<p>— Alors… qui est mon père ?</p> + +<p>Question qu’on s’étonnait qu’il n’eût pas posée +plus tôt. Dans la débâcle d’existence que l’heure +inaugurait, une chance en effet subsistait d’échapper +à la solitude totale. René, maintenant, se +tournait vers elle.</p> + +<p>Aucune réponse encore. Simplement le prêtre +levait un peu les épaules, en signe d’impuissance +à fournir l’éclaircissement sollicité. Devant cet +aveu, René aurait dû désespérer : mais dès que +l’homme tente d’échapper au destin, la marche de +sa pensée défie toute prévision.</p> + +<p>— Comment ! tu te dérobes ?… tu ignores ?… +Cependant, ne viens-tu pas d’affirmer que tu connaissais +la vérité ? Alors, quelles raisons de te +croire ?… Qui me prouve que tu n’as pas menti ?</p> + +<p>— Je t’en conjure, soupira l’abbé d’une voix +trouble, ne me contrains pas à oublier l’habit que +je porte !</p> + +<p>Ne voyant là qu’une défaite, ressaisi par ses +anciennes défiances, René cependant continuait :</p> + +<p>— Oublier qui tu es ? Dieu m’en préserve ! Je +sais trop bien que tu m’as toujours détesté. Oh ! +à ta façon… c’est-à-dire en te taisant !… Tout à +l’heure encore, tu me voyais désespéré et tu es +resté muet, sans jeter un regard de mon côté ! ou +plutôt, tu semblais satisfait… Quelle chance, si me +méprenant sur ton attitude, j’allais tenir pour assurée +la chimère qui me hantait ! Par bonheur, ayant +réfléchi, je réclame des preuves… Alors seulement +tu daignes enfin me faire un signe… « Des +preuves ?… Voilà, il n’y en a pas !… » Tu avais +espéré me voir mordre à l’hameçon : cet espoir +est déçu : quel dommage ! Mais ne pourrai-je, au +moins une fois, entendre tes paroles ? Ne serait-ce +que pour apprendre pourquoi tu as voulu me +tromper et quel caprice te mène, te décideras-tu +à répondre ?</p> + +<p>Il s’exaltait : il ne calculait plus les termes qu’il +employait. Il était devenu pareil au nageur épuisé +qui brasse l’eau, sans s’occuper de la distance à +la rive et persuadé que la seule violence suffira +pour le sauver. A mesure, un espoir irraisonné +s’insinuait aussi dans son âme. Pourquoi ne pas +admettre qu’il fût victime d’un atroce malentendu ? +Il n’avait interprété que des silences. On ne bouleverse +pas sa vie sur la foi d’un homme qui, en +fait, refuse de s’expliquer, qui, même en s’expliquant, +peut ne chercher qu’à se venger ?</p> + +<p>Tout à coup, comme il allait poursuivre, une +main rude s’abattit sur lui.</p> + +<p>— Il suffit : plus un mot ! Ne détruis pas en un +instant l’effort de toute ma vie.</p> + +<p>L’abbé cependant souriait : dédain pour ces +injures, à moins que ce ne fût la marque du +triomphe sur l’adversaire que lui seul connaissait. +Ensuite son bras retomba, et un aveu suivit, prononcé +très bas, ainsi qu’il sied quand on reconnaît +une faute dont on sollicite le pardon :</p> + +<p>— En effet… je t’ai détesté… il y a longtemps… +très longtemps… A prétendre remonter le passé, +tu risques vraiment trop de raviver des plaies +anciennes : crois-moi, oublions un sentiment +dont je m’accuse, me repens, et que j’espère avoir +détruit dans ses racines.</p> + +<p>— Oh ! riposta René, toujours des mots de +prêtre !</p> + +<p>L’abbé frémit.</p> + +<p>— Bénis le ciel que je me refuse à en prononcer +d’autres.</p> + +<p>— J’ai demandé des preuves : tu n’en as pas !</p> + +<p>— J’en ai.</p> + +<p>— Je te défie de les donner !</p> + +<p>— A quoi bon si elles doivent anéantir le peu +qui nous unit ?</p> + +<p>— Prétexte facile ! Il dispense de justifier des +assertions auxquelles je ne crois plus !</p> + +<p>— Encore ?… Alors, écoute !…</p> + +<p>Subitement, le prêtre venait de quitter le refuge +de la cheminée ; une tempête transfigurait le +masque impassible. Duclos a connu ce spectacle +une fois, chez Lormier : mais alors, c’était le +prêtre dictant des ordres au nom d’un Dieu : ici +se révélait l’homme, rien que l’homme, d’autant +plus redoutable qu’il demeurait maître de sa +colère.</p> + +<p>— Alors, écoute !… Sais-tu seulement comment +est mort <i>mon</i> père ? Non. J’avais seize ans : tu en +avais quatre. Naturellement, on ne t’a jamais +parlé de <i>cela</i> ! <i>Cela</i>, d’ailleurs, est chose entre lui +et moi. On l’a ramené de la chasse, expirant… +Tout le monde a déploré l’accident… mais moi… +oh ! moi ! pouvais-je ignorer que le matin, avant +de partir, il m’avait pris à part et fait jurer de +t’arracher son nom et de te chasser du foyer ?…</p> + +<p>René à ce moment ayant reculé, d’un geste souverain +le prêtre le ramena vers lui :</p> + +<p>— Ah ! il n’est plus temps ! Tu as voulu m’entendre : +désormais, nous irons jusqu’au bout !… +Dieu m’est témoin qu’à l’instant tragique dont je +parle, je n’hésitai pas à prononcer le serment +qui m’était demandé : Dieu m’est témoin aussi +que je n’ai d’autres preuves que ce serment, et le +suicide de mon père, une heure après…! Qu’elles +te satisfassent ou non, elles ont suffi pour faire +de l’adolescent que j’étais un vieillard et ta victime !</p> + +<p>Abandonnant ensuite René qui alla tomber sur +un siège, le prêtre commença de marcher.</p> + +<p>— Je dis bien : ta victime ! J’adorais mon père et +tu l’as tué ! Si je suis devenu prêtre, c’est à toi que +je le dois ! Je ne supportais plus ta présence dans +ma maison : désespérant de t’en chasser, j’ai préféré +m’en chasser moi-même. Calcul vain : tu ne m’as +pas quitté, je t’emportais en moi !… Tant pis ! +j’avoue tout et il n’est pas mauvais qu’un jour au +moins, nous mesurions ensemble la souffrance +que je te dois. Tu ne t’en doutais pas, j’y consens : +mais est-ce que les hommes ont besoin de <i>vouloir</i> +pour faire souffrir : il leur suffit d’exister !… +Donc, tu te croyais loin, tu ne t’occupais pas de +moi, et tu n’as cessé de me torturer ! car, prêtre, +je me suis trouvé pris entre ma conscience et la +dette de mon serment. Désobéir à Dieu, ou renier +mon père, voilà le dilemme que ton existence a +créé, et dont je n’ai pu sortir. Oh ! je vois clair en +moi-même ! j’ai louvoyé… J’avais la prétention +d’être un vrai prêtre, tout en ne pardonnant pas. +Sur mes instances, tu es devenu La Gilardière : +à mon instigation, on a tenté de t’établir à +Semur… Demi-mesures qui ne satisfont ni le +passé, ni Dieu. Je me flatte que tu m’es devenu +indifférent, et dès que j’évoque le cadavre de mon +père, une horreur me soulève, je ne puis plus te +voir ! C’est un duel au fond de moi qui toujours +recommence, que rien n’apaise… non, pas même +ces aveux que j’aurais dû retenir. Souffriras-tu +moins pour les avoir reçus ? Qu’en rapporterai-je, +sinon d’autres remords ? Crois-moi, fût-ce en ce +moment, ne souhaite pas de changer avec moi : +tu y perdrais. Il n’y a au monde que douleur. +Comme Abel paya pour Adam, nous payons, sans +autre raison qu’une volonté divine, contre laquelle +notre raison se dresse… ou plutôt, non, je blasphème, +fermons les yeux, ne tentons pas de comprendre +et prions… si tu le peux… si je le puis +moi-même…</p> + +<p>Hors d’haleine, il s’écroula ensuite, plutôt qu’il +ne s’agenouilla sur le prie-Dieu. René, lui, depuis +longtemps, ne semblait plus entendre. On se +demandait s’il respirait encore.</p> + +<p>Admirez, en tout cas, le mensonge des apparences. +Si, à ce moment quelqu’un était entré, +qu’aurait-il vu ? Deux hommes, l’un agenouillé, +l’autre attendant la fin de l’oraison : entre les +deux, un Christ, symbole de paix. Si, plus curieux, +il s’était enquis de la vie de ces hommes, qu’aurait-il +appris encore ? qu’ils étaient frères, menaient +des existences séparées, et ne se témoignaient que +peu d’intérêt. Or non seulement chacun d’eux +subissait alors une crise tragique, mais, amenés +à exprimer leurs souffrances, ils découvraient +n’avoir jamais cessé d’être leurs propres bourreaux. +L’abbé, sans doute, venait de torturer +René, mais René, toute sa vie et sans le savoir, +avait torturé l’abbé ; même René disparu, quelle +absolution effacerait dans l’âme du prêtre le +remords d’avoir éclairé son frère ? Ainsi, présents +ou absents, ignorants ou conscients, ils ne pouvaient +que se faire du mal ; et nous touchons enfin +au problème soulevé par Duclos. Je ne demande +pas si René fut grandi par la souffrance, si son +frère y puisa les éléments d’une sainteté nouvelle +ou d’un désespoir sans consolation : la question +que je pose est autre. Pourquoi l’être humain ne +saurait-il respirer sans créer d’abominables conflits ? +Pourquoi l’essaimage automatique de la +douleur et la nécessité de toujours tuer pour vivre ?</p> + +<p>L’abbé sur son prie-Dieu, René, la tête dans +ses mains, ont-ils songé à la loi farouche, dont +ils étaient victimes ? Plus probablement, et comme +nous tous, se jugeaient-ils une exception ? L’un +en appelait à Dieu qui gardait le silence, l’autre à +la justice, qui ne paraît jamais. Des deux côtés, +même désastre, et point de secours.</p> + +<p>Un long intervalle s’écoula avant que l’abbé ne +se relevât. Quand il le fit, le rictus de sa bouche +avait disparu, la flamme du regard s’était éteinte. +Le prêtre était parvenu à reprendre la place que +l’ennemi intérieur un instant lui avait volée.</p> + +<p>— Et maintenant, demanda-t-il d’une voix +sourde, que comptes-tu décider ?</p> + +<p>René tressaillit. Il était écrit que ce jour-là, les +moindres paroles de son frère traqueraient sa +souffrance.</p> + +<p>— Pour décider, murmura-t-il, il faudrait avoir +eu le temps de réfléchir. Naturellement, avant de +venir, je n’avais pensé à rien…</p> + +<p>L’abbé se recueillit, puis, sans dissimuler le +prodigieux effort qu’il faisait :</p> + +<p>— En ce cas, voici mon conseil. Retourne à +Semur. J’ignorerai que tu es venu.</p> + +<p>René le considéra avec surprise.</p> + +<p>— Mais moi, pourrai-je ne pas le savoir ?</p> + +<p>— Oh ! fit l’abbé, si difficile que cela paraisse, +la volonté parvient toujours à dominer une pensée +mauvaise. Pars donc : va rejoindre <i>notre</i> mère. +Elle t’attend là-bas.</p> + +<p>Au nom de sa mère, il sembla que René découvrît +de nouveau la réalité que son frère s’efforçait +d’effacer.</p> + +<p>— Non, dit-il, ce serait au-dessus de mes forces.</p> + +<p>Et quittant le fauteuil, il s’apprêta à sortir.</p> + +<p>La voix du prêtre devint suppliante :</p> + +<p>— Je te le demande… comme une grâce…</p> + +<p>Un sourire navré passa sur les lèvres de René.</p> + +<p>— Trop tard. D’ailleurs, si c’est le fruit de ta +méditation, tu te fais illusion. Avant une heure le +passé te reprendra. Autant qu’il m’emporte tout +de suite !</p> + +<p>Chose curieuse, les instances mêmes du prêtre +aidaient à le chasser. Figé sur place, l’abbé le vit +approcher de la porte.</p> + +<p>Il était devenu très pâle.</p> + +<p>— Ainsi, conclut-il d’un ton défaillant, tu +refuses ?</p> + +<p>René, au contraire, prenait une expression +apaisée.</p> + +<p>— Oui. J’ai pu te rendre malheureux, mais que +ceci te console : je ne le suis pas moins et je me +demande pourquoi…</p> + +<p>— On se demande toujours pourquoi : est-ce +parce que nous sommes sourds, l’explication ne +vient pas, mais il semble chaque fois qu’on se +penche sur de l’éternité !</p> + +<p>L’abbé, pour répondre, avait fermé les yeux. +Quand il les rouvrit, René n’était plus là.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>XI</h3> + + +<p>Dans la même nuit, on sonna chez moi vers +deux heures. Je me levai en sursaut et, stupéfait, +me trouvai devant René.</p> + +<p>— C’est moi, dit-il, qui viens dormir chez vous. +L’hôtel m’a fait peur : j’avais besoin d’un toit +ami.</p> + +<p>Cinq minutes plus tard, il me racontait tout. +J’écoutai son récit, détaillé avec une simplicité +parfaite et le calme tendu qui, chez les nerveux, +marque l’extrême limite de l’émotion. A l’inverse +de ce que vous devez supposer, le rôle de mademoiselle +Lormier y paraissait réduit à rien. Cette +fille, aux yeux de René, n’avait été que l’occasion +du destin. Il ne lui en voulait pas : il l’ignorait. +On ne s’occupe pas non plus de la pierre qui a +provoqué un déraillement. De mon côté, je ne +songeai que plus tard à ce qu’il y avait de singulier +dans les attitudes successives de l’auteur, +volontaire ou non, de la catastrophe. J’avais à ce +moment, un bien autre souci !</p> + +<p>— En quittant mon frère, acheva René, j’ignorais +à quoi me résoudre, mais il y a des grâces +d’état. J’ai réfléchi, j’ai vu, et j’arrive avec une +décision prise. Elle tient compte de tous, de ma +mère que je ne puis me décider à aborder en ce +moment, de mon frère qui sera débarrassé de ses +scrupules pieux, enfin de moi-même qui tiens à +laisser derrière moi le souvenir d’un homme +probe.</p> + +<p>Je tremblai : il s’en aperçut.</p> + +<p>— Oh ! rassurez-vous : aucune tragédie en perspective. +Si compliquée que soit une situation, il +existe toujours une solution pour la dénouer et la +plus simple est la meilleure. Dès ce matin, je +gagne Marseille : après quoi, départ pour le Maroc. +La légion étrangère est, dit-on, un asile parfait +pour qui prétend se passer d’état civil. J’espère y +trouver l’anonymat auquel je tiens, l’oubli, à tout +le moins le pouvoir de vivre, bref ce que je +cherche…</p> + +<p>C’était bien, comme il l’avait annoncé, une +volonté définitive : mes objections échouèrent +devant elle.</p> + +<p>Il me demanda ensuite la permission d’écrire et +fit trois lettres. A son frère, il expliquait en détail +son projet. A sa mère, il adressa un bref adieu, +sans donner d’autres motifs de son départ que la +soudaine rupture de son mariage et le besoin +d’étourdir une déception cruelle. La dernière, la +plus longue, était pour Annette. J’ignore ce qu’elle +contenait : on peut l’imaginer.</p> + +<p>Quand il acheva, l’aube pointait. Nous échangeâmes +ensuite des promesses de revoir et de fréquentes +correspondances. Nous avions l’air d’y +croire, sans parvenir à être dupes. Pareillement +les grands malades se livrent au jeu des projets +avec d’autant plus d’ardeur qu’ils savent ne devoir +jamais les réaliser.</p> + +<p>A sept heures, enfin, René me quitta sans me +permettre de l’accompagner. Je revois son geste +de main au bas de la rampe. J’entends encore son +adieu :</p> + +<p>— A bientôt des nouvelles !</p> + +<p>Il avait à la main le petit sac de voyage pris à +Semur. C’est la seule chose, je crois, qu’il emportait +de sa vie passée. Le bruit de son pas s’évanouit. +Je le guettais encore qu’il n’était déjà plus. Et le rideau +tomba sur lui, sur madame Manchon, sur tout +ce groupe d’êtres qui avaient connu le bonheur, +qui désormais ne connaîtraient plus que la détresse.</p> + +<p>L’après-midi en effet, m’étant présenté rue +Monsieur, je me heurtai à une Lapirotte munie +de la consigne de ne recevoir qui que ce fût. En +m’expliquant qu’à son retour madame Manchon +avait eu un évanouissement et que le docteur +redoutait une congestion cérébrale, elle gardait +son sourire neutre, mais ses yeux luisaient de +plaisir. Elle ne donnait aucune explication et elle +avait l’air de crier : « Voyez quel prophète je +suis : rien de ce qui arrive ne m’a surprise ! »</p> + +<p>Au cours d’une seconde tentative, l’abbé m’accueillit +en personne. Madame Manchon était très +malade : lui-même avait décidé de quitter Versailles +et renoncé au ministère paroissial afin de +ne pas la quitter durant une convalescence qui — si +elle venait — serait fort longue. Comme j’annonçais +mon intention de repasser aux nouvelles, +il m’arrêta :</p> + +<p>— Non, ne vous dérangez plus. Si l’état de ma +mère s’aggravait, vous en seriez averti. Sinon… je +crois meilleur qu’elle ne vous revoie pas, du +moins pour un temps. Tous ceux qui ont beaucoup +connu mon frère ne peuvent que lui apporter +des émotions inutiles.</p> + +<p>Devant ce congé en règle, il n’y avait qu’à s’incliner : +je ne revins plus.</p> + +<p>Que se passa-t-il ensuite durant trois mois ? Je +le répète, le rideau était tiré : libre à moi d’imaginer, +mais l’imagination, croyez-le, est toujours, +dans ce cas, inférieure à la réalité. J’étais devenu +comme Duclos après la disparition des Lormier : +pas tout à fait pourtant, car je suivais encore +René.</p> + +<p>« Suivre », me semble aujourd’hui une expression +étrange. Est-ce en effet suivre quelqu’un que +de percevoir chaque jour un peu plus sa disparition +progressive au fond de terres mystérieuses ? +Sans doute, il ne cesse pas d’être vivant, on ne +peut affirmer qu’on ne le reverra pas : cependant +chaque jour aussi le rend plus difficile à atteindre, +plus impossible à ramener et l’on sent bien qu’il +ne reparaîtra jamais !</p> + +<p>Deux billets brefs comme des dépêches : voilà +tout le lien me rattachant à mon ami. Le premier +parlait de hâte à quitter la vie du camp : le second +annonçait un départ en colonne, vers le Sud ; les +deux répétaient : « Qu’on ne s’inquiète pas si la +correspondance se fait plus difficile ». Pauvres +courts billets ! les derniers… Comment rendre l’extraordinaire +sensation d’effacement qu’ils m’apportèrent ? +Je me représentais le désert, l’immensité +mouvante des espaces couverts de sable, et à la +limite de l’horizon, la silhouette évanouissante de +celui qui me quittait. Vous connaissez cette impression : +on se dit : « Le voilà encore ! » Les yeux +se troublent, les plans se mêlent : « C’est lui : je +ne cesse pas de l’apercevoir ! » Le point dès longtemps +n’est plus visible : on se flatte de le distinguer +quand même.</p> + +<p>Que de fois, dans cette période, me suis-je +reproché de n’avoir pas su retenir René ! Un +autre, moins impulsif, aurait au moins pesé les +conséquences d’une disparition mille fois pire que +la situation à laquelle elle prétendait remédier. +Après tout, l’aventure, jugée de sang-froid, ne +méritait pas d’être prise avec un tel emportement. +La plupart à la place de René s’en seraient à peine +soucié. Hélas ! de tels regrets ne menaient qu’à +me faire sentir mieux la fierté de mon ami. Jugez, +d’après ce que j’éprouvais, du supplice que dût +être celui de madame Manchon !</p> + +<p>Je vous ai dit que fidèle à la consigne reçue, je +m’abstins de tenter de la revoir : mais à diverses +reprises, il m’arriva de passer devant son hôtel. +J’entrais alors chez la concierge :</p> + +<p>— Comment va madame ?</p> + +<p>— Mieux, monsieur.</p> + +<p>— Monsieur l’abbé est toujours là ?</p> + +<p>— Oui monsieur.</p> + +<p>— Et mademoiselle Lapirotte ?</p> + +<p>— Toujours aussi.</p> + +<p>Rien d’autre. La façade avec son air habituel. +Les volets arrêtés aux crans de jadis. Et derrière +les murailles, quelles agonies ! quelle frénésie +peut-être ! Car enfin, n’oublions pas que madame +Manchon ignorait pourquoi son fils était parti, +que l’abbé ne pouvait douter d’avoir condamné +son frère, que le sourire de Lapirotte enfin, si +stable qu’on le suppose, devait bien refléter un +peu de cette douleur et de ce remords vivants…</p> + +<p>Mais à quoi bon insister, puisque je n’ai pas vu, +puisque les murs gardent le même visage, qu’ils +abritent l’extase de deux amants ou étouffent les +cris tragiques d’une mère ? Arrivons au dénouement, +ou plutôt à ce que je tiens pour tel, faute +de terme meilleur.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h3>XII</h3> + + +<p>Il vint, brutal, rapide et, comme de coutume, +échappant à mes prévisions.</p> + +<p>Un matin, je lus dans les journaux l’annonce +qu’une colonne française venait d’être surprise et +dispersée aux environs de N…, c’est-à-dire précisément +dans la région où devait opérer René.</p> + +<p>Saisi d’inquiétude, je courus au ministère. Mes +craintes n’étaient que trop réelles : René figurait +parmi les disparus.</p> + +<p>Je dis bien : <i>disparu</i>.</p> + +<p>Depuis la guerre, la plupart des femmes et des +mères ont savouré les virtualités de souffrance +qu’apporte cette solution, pire que n’importe +quelle certitude. S’agit-il désormais d’un mort ou +d’un vivant ? Faut-il prendre le deuil ou se réjouir, +chercher un cadavre sans sépulture ou guetter un +retour et fêter une délivrance ? Mais, alors, madame +Manchon a-t-elle compris tout de suite ?</p> + +<p>Disparu… Les bureaux ignorent le reste. Ils +affirment seulement que du coup de main tenté là-bas, +des hommes sont revenus et d’autres pas. René +est de ceux qu’on n’a point revus et dont le corps +ne fut pas retrouvé. Prisonnier, peut-être, ou mis +à mort après avoir été torturé, ou fugitif… Tous les +possibles subsistent, la pire douleur alternant avec +les confiances les plus chimériques.</p> + +<p>J’écoutai les explications qu’on me donnait, les +paroles d’espoir que l’on tentait d’y joindre, car +on s’imaginait avoir affaire à un parent ; mais je +n’eus aucun doute. Pour moi, René avait cherché +la mort et n’était plus.</p> + +<p>En revenant du ministère, je ne pleurai pas. Je +me rappelle par contre qu’une colère intérieure me +soulevait contre cette conclusion stupide d’une vie +où n’avait passé, j’aurais pu le jurer, aucune pensée +basse. Jamais l’injustice souveraine du destin +ne m’était apparue avec une pareille évidence. En +même temps, et par un jeu naturel de la pensée, +j’évoquais les causes du drame, les acteurs qui s’y +étaient trouvés mêlés et me demandais : « Que +sauront-ils ?… Annette Traversot va-t-elle se consoler, +ou veuve sans avoir eu d’époux, s’éteindra-t-elle, +silencieuse et fidèle, sous les lambris de +l’hôtel de Thil ? Et l’autre, mademoiselle Lormier, +cette énigme ?… » Ah ! celle-là, qu’avait-elle vraiment +cherché ? N’était-ce qu’une fille qui s’ennuie +et que le mal distrait ? ou victime d’une passion +véritable, fallait-il voir en elle une amante jalouse +et maladroite ? Ironie du sort : mariée et satisfaite, +peut-être ignorerait-elle toujours la mort de René : +désastre ici, là-bas oubli total, ou même bonheur +instauré sur des ruines… Ainsi, au spectacle de +cette injustice supplémentaire, trop probable pour +n’être pas, ma peine s’exaltait. Pouvais-je supposer +que le passé, si vainement interrogé, m’attendait +à l’arrivée, prêt à lever la plupart des incertitudes +dont il était chargé ?</p> + +<p>Et je rentrai chez moi…</p> + +<p>Il faut ici me recueillir. Parviendrai-je, aussi +bien que Duclos, à évoquer la scène qui terminera +mon récit, et à laquelle je dois d’avoir pu, sans +l’ombre d’une hésitation, identifier nos deux histoires ? +Essayons cependant…</p> + +<p>Je rentrai donc. Aussitôt, la domestique, qui +me guettait, vint à moi.</p> + +<p>— Il y a au salon une dame pour monsieur et +qui attend depuis une heure. J’ai eu beau répéter +que monsieur peut-être ne reviendrait pas, elle +s’est contentée de répondre : « Je resterai le temps +qu’il faut, pourvu que je le voie. »</p> + +<p>— La connaissez-vous ?</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>Assez intrigué, bien que mal disposé aux aventures +un pareil jour, je dis :</p> + +<p>— Soit : débarrassons-nous-en.</p> + +<p>Et sans plus tarder, je me rendis dans la pièce +où se trouvait l’inconnue. A ma vue, elle se leva. +Vêtue de noir et le visage caché par une voilette +épaisse, on ne pouvait lui donner d’âge. Toutefois, +malgré la simplicité de la mise, il apparaissait au +premier coup d’œil que j’avais affaire à une femme +de bonne compagnie, et d’une distinction de +manières peu commune.</p> + +<p>— M. Tinant ? demanda-t-elle.</p> + +<p>Puis, sur mon signe affirmatif :</p> + +<p>— Excusez-moi, monsieur, d’avoir insisté pour +vous entretenir : je ne vous retiendrai d’ailleurs +que le temps d’obtenir un renseignement qu’il est +pour moi nécessaire de posséder sans délai, et que +vous serez sans aucun doute en mesure de me +communiquer.</p> + +<p>Je m’apprêtais à répliquer par les politesses +d’usage : elle ne m’en laissa pas le loisir et poursuivit :</p> + +<p>— J’ai appris hier soir, — vous voyez combien +mes informations sont récentes, — que vous aviez +été l’ami très intime de M. de La Gilardière : vous +serait-il possible de me donner son adresse ?</p> + +<p>Le nom de René, prononcé à cette heure et d’une +manière si imprévue, me bouleversa. D’instinct, +aussi, je me sentis pris de défiance, et m’efforçant +de garder un ton neutre :</p> + +<p>— Il est exact, répliquai-je, que j’ai été lié avec +M. de La Gilardière et que j’ai su son adresse : +toutefois, en raison de circonstances qui importent +peu, jusqu’à ce matin, je ne me serais pas reconnu +le droit de livrer un secret qui ne m’appartenait +pas.</p> + +<p>Je parlais : j’allais ajouter qu’aujourd’hui, hélas ! +ce secret n’avait plus d’importance ; mais à mesure, +une autre pensée s’emparait de moi, une de +ces intuitions qui semblent à la fois jaillir du fond +de l’être et vous être soufflées par un étranger dont +la voix sans timbre couvre irrésistiblement les +bruits humains. Et tout à coup m’interrompant :</p> + +<p>— D’ailleurs, vous ne vous êtes pas nommée, +madame… bien que je craigne de vous reconnaître… +Mademoiselle Lormier, n’est-ce pas ?</p> + +<p>Elle ne répondit pas, ce qui était un aveu. Je +poussai un cri sourd :</p> + +<p>— Vous ! et à un pareil moment !</p> + +<p>Cette fois, elle murmura :</p> + +<p>— Que voulez-vous dire ?</p> + +<p>En même temps, à travers la voilette, je découvris +ses yeux ; une terreur les agrandissait, non +pas celle que vous pourriez croire, puisque le fait +de demander l’adresse de René prouvait qu’elle ne +soupçonnait rien ; uniquement, elle songeait que +l’ayant reconnue, et probablement au courant, +j’allais désormais refuser de répondre.</p> + +<p>— Ce que je veux dire ?</p> + +<p>Je reculai malgré moi. Après avoir découvert +les yeux, que n’aurais-je pas donné pour apercevoir +le visage. Voilà donc celle par qui René +venait de mourir ! Qu’elle fût venue chez moi, et +précisément ce jour-là, me remplissait d’une +frayeur religieuse. Il me semblait que la volonté +de mon ami avait seule commandé une telle rencontre, +et que de même que mademoiselle Lormier +avait obéi, j’allais à mon tour prononcer des +paroles vengeresses qui me seraient dictées.</p> + +<p>— Mais, vous-même, repris-je avec une subite +colère, que prétendiez-vous tenter encore ? Ignorez-vous +donc que ce serait peine inutile, puisque +tout est fini ?</p> + +<p>— Fini ?… répéta mademoiselle Lormier d’une +voix blanche.</p> + +<p>— Mort, il vous échappe !</p> + +<p>— Mort !</p> + +<p>Je jetai :</p> + +<p>— Songez que, sans vous, il serait là et que, +pas plus que lui, je ne soupçonne pourquoi vous +avez commis ce crime !</p> + +<p>Aucune réponse, cette fois. En revanche, je vis +le corps de mademoiselle Lormier osciller comme +un arbre au souffle de l’orage. Puis, tout à coup, +elle s’abattit : et stupéfait, je n’eus plus devant moi +qu’une loque humaine secouée par des sanglots. +Était-ce le remords ? Cependant, pouvait-on ne +pas être frappé par l’intensité de cette douleur inattendue ? +J’avais vu pleurer souvent : jamais, je +vous le jure, de cette manière silencieuse et désespérée ! +Ce n’était pas de la révolte ; ce n’étaient +pas non plus des plaintes : on percevait seulement +qu’au delà de la souffrance abattue sur l’être il n’y +avait rien. La limite était atteinte ; après cela, +impossible de descendre…</p> + +<p>Dans un éclair, j’entrevis que peut-être, elle +aussi, mademoiselle Lormier pouvait n’être qu’une +victime : toutefois la colère, je vous l’ai dit, +m’aveuglait.</p> + +<p>Je continuai, impitoyable :</p> + +<p>— Vous pleurez ! Trop tard ! Du moins, il ne +sera pas écrit que vous êtes venue inutilement. +J’exige… la lumière va se faire… qu’au moins je +sache pourquoi vous l’avez poussé à un pareil +suicide !</p> + +<p>Le mot la fit se redresser frémissante :</p> + +<p>— Ce n’est pas vrai ! Taisez-vous ! vous me +faites mal.</p> + +<p>— Nierez-vous que, sans vous, il eût toujours +ignoré le secret de sa naissance ? Qui a rempli +Semur de racontars ineptes ? vous. Qui lui a +donné l’idée de consulter son frère ? vous. A +l’heure où son amour pour Annette Traversot +triomphait, qui s’est dressée devant lui, avec la +menace d’un scandale suprême ? vous toujours… +En vérité, quel rôle est le vôtre et que vous +fallait-il, à vous qui ne le connaissiez pas, que +vouliez-vous encore aujourd’hui, en venant ici, +m’escroquer son adresse ? Ah ! tant pis, je m’exprime +sans y mettre les formes. Mais le temps est +passé où il pouvait se défendre, et c’est moi, son +ami, moi qui maintenant le venge de tout ce qu’il +a souffert !</p> + +<p>Tandis que je m’exprimais ainsi, elle continuait +de sangloter ; à chacune de mes affirmations, elle +tendait simplement les mains en avant, comme +pour en éviter le choc douloureux. Elle ne niait +pas : elle demandait grâce. Toutefois, vers la fin, +je vis ses yeux se sécher, son attitude changer. +Elle avait cessé d’être une suppliante pour devenir +un auditeur qui se détache. Elle écoutait +toujours : elle ne comprenait plus. Moi-même, +parvenu à cet excès d’émoi, je chancelai et dus +m’asseoir, hors d’haleine. Je renonçais à poursuivre. +Elle persistait à se taire. On se demandait +où nous allions ; plus que des cris, le silence qui +s’établissait, qui menaçait de rester, et même de +tout conclure, donnait le vertige.</p> + +<p>— Que ne suis-je morte avec lui ! dit soudain +mademoiselle Lormier.</p> + +<p>Elle venait d’appuyer ses coudes sur ses genoux, +sa tête sur ses mains, et, dans cette attitude, +regardait devant elle, très loin, peut-être le passé, +peut-être les lendemains qui l’attendaient. Elle +me paraissait à ce moment moins occupée de ma +présence et de ce que je pourrais ajouter que du +spectacle se déroulant sous ses yeux.</p> + +<p>Elle répéta :</p> + +<p>— Morte…</p> + +<p>Puis, se rejetant brusquement en arrière :</p> + +<p>— Comme je l’aimais !</p> + +<p>Je ne pus retenir une exclamation :</p> + +<p>— Étrange façon d’aimer ! où nous a-t-elle +conduits !</p> + +<p>Mais elle n’entendit pas : elle continuait de ne +suivre que ses pensées. Je repris :</p> + +<p>— Est-ce là tout ce que vous avez à me dire ? +En ce cas…</p> + +<p>Ma phrase ne s’acheva pas, arrêtée par un geste +violent :</p> + +<p>— De grâce, ne voyez-vous pas que je cherche… +que j’ai besoin de me recueillir ? S’il m’entend, +qu’une fois au moins il apprenne quel martyre je +lui dois !</p> + +<p>En même temps, elle se redressa : elle avait +pris une expression nouvelle : on n’y lisait pas +comme auparavant le désespoir de la femme qui +s’abat sur le cadavre de son amant : c’était autre +chose encore, plus poignant, — un mélange +d’horreur et de défi devant la destinée qu’on +évoque. Enfin, elle aussi, allait se libérer ! J’avais +cru, en exigeant qu’elle parlât, venger mon ami ; +nous ne savons jamais où nous mène la volonté +des morts ! Sans m’en douter, je venais d’offrir la +seule minute où, certaine de ne pas exposer ses +secrets, mademoiselle Lormier pourrait cependant +les crier à voix haute, et goûter le soulagement +prodigieux de ne plus se taire !</p> + +<p>Il y eut un arrêt, — le dernier. — Je trouvais +inutile désormais d’interroger. Elle n’avait plus +l’air d’ailleurs de songer à moi. Quand elle commença, +elle avait aussi changé de voix ; son récit +s’adressait vraiment à un autre et, passant par-dessus +moi, gagnait les régions mystérieuses où +doit planer l’invisible. Je ne me sentais plus +qu’un témoin ; le juge était ailleurs.</p> + +<p>Ce ne furent d’abord que des phrases brèves, de +simples mots de rappel, sans détails, presque sans +lien, tant il s’agissait là de choses certainement +connues, ou encore évidentes… Comme elle +l’avait aimé ! de la seule manière qui pût être la +sienne, c’est-à-dire sans mesure.</p> + +<p>— J’ignorais tout de lui, et à peine l’ai-je +aperçu, j’ai compris que je ne vivrais plus que +pour lui…</p> + +<p>Puis, tout de suite, l’obstacle qui se dresse. +René, assure-t-on, est riche, de famille noble ; +elle, au contraire, se croit pauvre, et quelle extraction +que la sienne, puisque son grand-père est un +vannier mort en prison ! De plus René est beau ; +elle s’exagère sa laideur. Cependant, elle s’informe : +elle a appris qu’une ancienne amie de sa +mère est demoiselle de compagnie chez une dame +Manchon : qui sait s’il n’existe pas une parenté +entre cette dame et René ? Elle écrit… La même +semaine, son père lui révèle qu’elle est riche, et +Lapirotte répond…</p> + +<p>— Ah ! cette fois le hasard m’arrivait les mains +pleines : avec quelle joie l’ai-je accueilli ! Il fallait +le maudire et j’ai vu le ciel s’ouvrir ! Non seulement +la question de fortune n’existait plus, mais +devenue intarissable, Lapirotte me livrait tout le +passé de René et jusqu’au roman de sa naissance ! +Ainsi, rien ne nous séparait plus : la route libre… +Je rêvais… Rêve encore, quand un soir, dans la +gare, pour la première fois j’ai entendu sa voix, +serré mon bras contre le sien… Mais pourquoi +me suis-je tue ? Quelle absurde foi dans une +chance qui m’avait déjà trop servie, a retenu sur +mes lèvres l’aveu dont le désir me bouleversait ?… +Une heure après, le cœur de René se fixait +ailleurs : tout était perdu, ou plutôt non, tout +commençait…</p> + +<p>Je ne rends jusqu’ici, bien entendu, que l’essentiel. +Je me rappelle qu’arrivée à ce point, +mademoiselle Lormier eut une redoutable hésitation. +Je craignis qu’elle ne s’évanouît : mais au +contraire, c’est à partir de là qu’elle sembla saisir +corps à corps le passé, convaincue sans doute +que plus elle y jetterait de lumière et mieux elle +se justifierait.</p> + +<p>— Et d’abord j’avoue ! Quand on aime comme +j’aimais, on ne renonce pas : on se bat. Fiancé +ailleurs ? soit ; hé bien ! patiemment, de loin, sans +paraître, je dénouerais son lien. J’avoue tout, je +le répète : oui, j’ai voulu qu’abandonné par celle +qu’il s’imaginait désirer, victime de circonstances +qu’il ne connaîtrait pas, il me retrouvât ensuite, +lui apportant pour le consoler la merveille d’une +passion sans égale. Quant au moyen, qu’importe ! +dès qu’on défend sa vie, qui donc y va regarder +de près ? Ce moyen était là, devant moi : je l’ai +pris. L’histoire de la naissance, après m’avoir +rapprochée de lui, allait chasser les Traversot. Il +suffisait de parler. Je n’ai pas hésité. Oh ! ne +croyez pas que ç’ait été simple ! Pour ne pas +me découvrir, il a fallu prendre un détour, +cheminer obliquement, me faire sans qu’on le sût +la voix d’une ville… Je luttais, moi, à l’aide de +l’impalpable ; songez qu’il s’agissait d’atteindre +l’ennemie sans effleurer René ! Je ne prétendais +que répandre un bruit, assez pour effrayer, trop +peu pour une certitude… Et voici la merveille, +j’ai failli réussir !… Coup sur coup, j’appris la +rupture des fiançailles, le départ de René… +madame Manchon, qu’on attendait, se refusait à +paraître… Une courte patience, enfin mon tour +venait !… Soudain, l’écroulement. Quelles explications +René avait-il reçues, données ? je l’ignore ; +mais madame Manchon retirait son refus, les +Traversot rouvraient leurs bras. Avoir vécu ces +heures, quelle torture ! J’ai souhaité mourir : +surtout, j’étais devenue folle. C’est qu’aussi tous +les jours, il passait devant moi pour aller chez +l’autre ! J’avais beau projeter vers lui mon être, +implorer en silence l’aumône d’un regard, il ne +m’avait même jamais vue ! Et je décidai qu’une +fois au moins, il me verrait, m’écouterait… J’allai +chez lui : je ne calculais plus mes mots, j’ordonnais, +je menaçais…</p> + +<p>Ici, je ne pus m’empêcher d’interrompre :</p> + +<p>— Je sais, murmurai-je, il m’a tout raconté…</p> + +<p>Mademoiselle Lormier tourna son visage vers +moi, comme stupéfaite d’entendre près d’elle une +voix humaine ; puis, haussant les épaules :</p> + +<p>— Alors, vous croyez, vous aussi, qu’en le +sommant de rompre, j’avais calculé ce qui suivrait ? +Pas une seconde, dans les huit jours que +je lui laissai, je n’y ai seulement songé ! J’étais +folle, vous dis-je, puisque je comptais qu’il aurait +peur ! folle puisque cela seul occupait ma pensée +que dans huit jours, je le reverrais encore ! Pouvais-je +d’ailleurs me douter vers quoi j’allais ? On +va… on va… chaque seconde qui tombe semble +rapprocher de ce qu’on espère, mais on ne soupçonne +pas ce qui sera. Quand, le délai accompli, +je revins à la banque, Dieu m’est témoin que j’arrivais, +ivre du seul bonheur de l’approcher ! Cela, +c’était ce que <i>j’espérais</i> et <i>voilà ce qui fut</i>. Je +me présente : on m’éconduit. Je fais mine de le +croire, j’attends au bas d’un escalier que les abords +redeviennent muets ; puis je remonte, vais droit +à son bureau et pousse la porte sans frapper… On +ne m’avait pas trompée : personne ! Ainsi mes +espoirs étaient vains et il s’est dérobé ! Que je me +dérobe à mon tour, tout est fini… Ah ! faire +quelque chose… mais quoi ?… Comment décider +sans délai, puisque je vous ai déjà dit que je +n’y avais jamais réfléchi ? Comprenez-vous au +moins où j’en étais ? Je restais là, titubant dans +la pièce abandonnée, assurée, si je ne tentais +rien, de le perdre tout à fait, appelant à mon +secours les murs, les tables, toutes choses qui +m’entouraient et qui restaient muettes, alors que +l’une d’elles peut-être détenait mon salut ! Je +restais là et ma cervelle demeurait vide ; mes +mains fouillaient, agitaient des papiers que je ne +lisais pas, bouleversaient des feuillets, et pas +une lueur pour m’orienter, pas un projet viable ! +Non contente de chercher sur la table de René, +je passe à une autre qui, au delà d’une porte +grande ouverte, a l’air de m’appeler : mêmes +gestes inutiles… Savais-je seulement ce que je +cherchais, et pourquoi ?… Tout à coup, des pas +dans le corridor, quelqu’un vient : affolée, je +quitte la table. Pour fuir, machinalement, je +repasse par le bureau de René. Au moment +d’atteindre la porte, j’ai le temps de m’apercevoir +que je tiens encore une liasse dans la main, +je la jette au hasard… Il paraît que c’était de +l’argent, des billets… Je jure qu’à ce moment je +ne m’en doutai pas ! Et éperdue, je m’évade, disparais. +Je croyais n’avoir vécu qu’un instant +d’effroi ; je tentais déjà de me dire : « Tout à +l’heure, oui, tout à l’heure, dès que je serai +calme, je découvrirai la solution : on aborde toujours, +quand le port est en vue ! » Je le répétais, +je parvenais presque à m’en convaincre, et sans +le savoir je venais de creuser la fosse où mon +amour allait crouler !</p> + +<p>Je continue de reproduire le récit de mademoiselle +Lormier comme je le puis ; à travers +moi, il reparaît décoloré, telle une fleur séchée +qu’on retrouve entre deux feuillets de livre. +L’attitude, l’accent, le rendaient unique, et quelle +lumière pour l’auditeur que j’étais ! Grâce à lui, +non seulement les événements reprenaient leur +véritable sens, mais je commençais à comprendre +que le drame qu’ils résumaient méritait peut-être +autant de pitié que celui sous lequel venait de +succomber René.</p> + +<p>Mademoiselle Lormier reprit :</p> + +<p>— Oui, j’avais fait cela… moi seule… sans le +savoir… On s’imagine que le passé n’existe plus, +on croit que les actes, une fois commis, cessent +de vivre et vont rejoindre le tas mort des œuvres +périmées : duperie ! une heure après ma fuite, +la voix qui avait été ma servante fidèle, que +j’avais conduite, orientée, dirigée, et à laquelle je +ne songeais plus parce qu’elle m’était devenue +inutile, s’élevait à nouveau, mais sans moi, et +malgré moi ! Et savez-vous ce qu’elle annonçait ? +qu’on avait volé la banque ! que René était le +voleur !</p> + +<p>Ici, mademoiselle Lormier eut un rire strident.</p> + +<p>— Je me demande si vous percevez le tragique +de ce qui arrivait là ? Je déplace des papiers +par hasard : un courant d’air entré par la fenêtre +aurait pu produire le même résultat : il ne s’est +rien passé, et sans que j’aie jamais deviné comment, +ceux-là même dont je m’étais servie jusqu’alors, +s’emparent de ce <i>néant</i>, en font le scandale +qui va nous emporter tous. Le premier qui +m’en parla, me parut fou : je ne compris pas +d’abord, puis je criai : « C’est imbécile ! Vous +savez bien qu’un homme de son rang ne vole pas ! » +Mais un autre suit, encore un autre, chacun +riposte : « Vous-même, rappelez-vous ce que +vous pensiez de lui ! Il ne change pas : c’est vous +qui avez changé ! » Ah ! voilà l’abominable ! pas +un qui ne dresse contre moi mon propre témoignage ! +Et le néant qui s’enfle, grossit, devient +peu à peu une telle réalité que René lui-même +finit par y croire, et m’accuse à son tour ! Je l’avais +menacé : j’étais revenue ; tout coïncidait. Si +absurde que cela fût, je ne pouvais plus être à ses +yeux qu’une voleuse !… Après… après, en vérité, +je perds le fil, je ne parviens plus à préciser… +J’ai souffert, comme au moment d’une mort. +Même si les Traversot l’avaient chassé, je savais +que je n’arriverais plus à le rejoindre. Je n’imaginais +pas qu’un tel désastre fût compatible avec +le pouvoir d’exister, et je persistais à vivre ! Je +n’imaginais pas non plus qu’on pût aller plus +loin dans la douleur ; cependant, le lendemain +matin, je l’ai rencontré. Je voulais fuir, il m’a +retenue. Je voulais me taire : cinglée par son +mépris, je n’ai pas retenu les seules paroles que +je n’aurais jamais dû prononcer. Ce n’était pas +assez de le perdre : je le tuais !</p> + +<p>Après ces mots, l’accablement qui succède à +de telles confidences, une lassitude d’âme qui +nous obligea, elle à rester immobile, comme si +elle voulait parler encore, et moi, à guetter une +suite à ces aveux, bien inutile en vérité, toute la +lumière ayant paru.</p> + +<p>J’imagine que nous éprouvions aussi un égal +soulagement. N’oubliez pas que la disparition de +René apprise le matin avait fait de nous des +cordes vibrant au moindre souffle. Certains +accords nous auraient fait crier. C’est un immense +repos que de pouvoir se retourner alors vers le +passé, en n’ayant plus à lui demander : « Que +contenais-tu ? »</p> + +<p>— Je comprends, lui dis-je enfin, que vous +soyez tentée de comparer votre souffrance à la +sienne : vous êtes très malheureuse…</p> + +<p>Au son de ma voix, elle tressaillit, puis sans +répondre fit un effort pour se lever. J’approchai, +mais elle refusa d’un signe l’aide que j’offrais et +parvint à se mettre debout. Cependant, elle ne +paraissait pas décidée à partir, et au contraire, me +regardait.</p> + +<p>— Vous ne me demandez plus pourquoi je +tenais à son adresse ?</p> + +<p>Je fis un geste las :</p> + +<p>— A quoi bon ?</p> + +<p>Elle sembla recueillir de nouvelles forces avant +de poursuivre :</p> + +<p>— Vous vous trompez : quand je me suis +arrêtée, nous n’étions pas au bout.</p> + +<p>J’eus une exclamation :</p> + +<p>— Que pourrait-il y avoir de pire ?</p> + +<p>— Depuis hier, j’ai découvert… la femme dont +j’ai parlé et qui me renseignait…</p> + +<p>— Lapirotte !</p> + +<p>— Cette femme, poussée à bout de questions, a +dû reconnaître qu’elle avait menti pour se venger. +Tous ses renseignements étaient faux ! tous, l’histoire +de la naissance comme le reste !</p> + +<p>— Quoi ? m’écriai-je, elle a osé…</p> + +<p>D’un geste tragique, mademoiselle Lormier +m’empêcha d’achever :</p> + +<p>— Comprenez-vous maintenant pourquoi je +suis ici ? Ne fallait-il pas lui écrire que, moi aussi, +j’ai menti ? Oh ! toujours sans le savoir, mais +qu’importe ! J’ai menti ! J’accourais le sauver et +j’apprends…</p> + +<p>Elle se tordit les mains :</p> + +<p>— Désormais comment vivre ?</p> + +<p>Jusqu’alors, l’avouerai-je, j’étais demeuré partagé +entre ma rancune et l’étonnement de la +trouver si différente de ce que j’avais imaginé. A +ce moment, j’entrevis tout ce que l’âme de la +malheureuse renfermait de sincérité passionnée +et de réelle grandeur. Je fus saisi de pitié.</p> + +<p>— Lapirotte est une misérable ; c’est aujourd’hui +seulement qu’elle vous trompe, dis-je doucement : +car aujourd’hui, craignant de votre +part un éclat, elle a trouvé le moyen bon pour se +débarrasser de vous.</p> + +<p>Mademoiselle Lormier me considéra incertaine.</p> + +<p>— Ah ! murmura-t-elle, où trouver la vérité ?</p> + +<p>— Ici, répondis-je encore.</p> + +<p>Elle hésita, puis tristement :</p> + +<p>— Quoi qu’il y ait eu, vivant, je voulais le +rendre à l’existence dont je l’avais dépouillé ; +mort, je n’ai plus qu’à lui sacrifier la mienne.</p> + +<p>— Se tuer n’est pas une solution.</p> + +<p>— N’ai-je pas dit que ma vie n’est plus à moi ? +Je n’en dispose pas.</p> + +<p>Elle s’approcha ensuite de la porte. Je ne tentai +pas de la retenir. Près du seuil, elle fit un dernier +geste découragé.</p> + +<p>— Quand je pense, murmura-t-elle, que, si je +n’avais pas été une fille abandonnée à ses rêves, +isolée au milieu des siens, et croyant à la toute-puissance +d’une immense passion, je n’en serais +pas à pleurer avec des larmes de sang celui que +j’avais choisi ! Dieu n’est pas bon ; espérons qu’il +sera juste !</p> + +<p>Elle disparut sur cette phrase, qui résumait à +la fois son désastre et son attente.</p> + +<p>Je ne devais plus la revoir, ni madame Manchon, +ni l’abbé, ni personne. Le tragique de la +vie réside en cela qu’on surprend de loin en loin +les circonstances qui conduisent à la souffrance, +mais qu’aussitôt après les êtres s’effacent. On +perçoit un cri bref quand surgit la lame de fond ; +ensuite on a beau regarder, on ne découvre plus +qu’une grève déserte et la mer garde son secret.</p> + +<p>Donc jusqu’à ce soir j’avais ignoré le sort de +mademoiselle Lormier. J’ignore de même ce qu’il +est advenu rue Monsieur, car là on n’a jamais cherché +à me rejoindre, et je me suis abstenu de forcer +une réserve qui dut avoir des raisons dont, après +tout, les intéressés étaient les meilleurs juges. Je +me contente d’imaginer l’effrayante réunion de +ces trois êtres, vivant d’une existence <i>en apparence</i> +sans rides, dans une maison où personne ne +vient plus, mais en tête-à-tête avec une angoisse +dont ils ne parleront jamais, et toujours la présence +mystérieuse du disparu.</p> + +<p>Madame Manchon est là, sur le fauteuil où je +l’ai aperçue maintes fois. Immobile, prostrée, elle +n’a pas encore compris comment s’étant éloignée +pour vingt-quatre heures, elle a pu retrouver au +retour sa maison vidée, son fils parti sans adieu. +Inlassable, elle scrute l’énigme et se demande : +« Pourquoi ? »</p> + +<p>Devant elle, l’abbé. A quoi pense-t-il, lui qui a +tout créé de la douleur qu’il ne peut consoler ? +Tente-t-il de convertir sa mère à une religion qui +ne parvient pas à l’apaiser lui-même ? Ah ! le temps +doit être passé où, du haut du sacerdoce, il préconisait +l’expiation ; et, s’il voulait demander un +pardon, oserait-il en même temps révéler ce qui +le rend nécessaire ?</p> + +<p>Entre les deux, enfin, Lapirotte, souriant toujours, +et peut-être dévorée d’ennui, car une vengeance +trop longue est un plaisir qui lasse.</p> + +<p>L’heureux homme, en vérité, qu’un Lormier ! +Lui, du moins, savait qu’il y avait eu <i>l’autre</i> ! Ici, +tous souffrent dans la nuit, ne supposant même +pas que les coups ont pu partir d’ailleurs que +d’eux-mêmes ! Supprimez Lormier et sa fille : +René vivrait, madame Manchon vieillirait radieuse, +l’abbé — qui le sait ? — aurait désarmé +peut-être ; Lapirotte, certainement, aurait été +chassée. Mais il y avait, là-bas, des inconnus, et +le cyclone a passé.</p> + +<p>On peut donc s’ignorer totalement, et, par le +jeu inéluctable de la vie, se torturer jusqu’à la +mort ! Justifie cela qui voudra ! Quant au résultat, +jugez-en : Lormier révolté, sa fille religieuse, +madame Manchon devenue probablement une +automate, l’abbé doutant de son salut… Prétendez, +après cela, que la souffrance est loi de grâce ! +Une loi, évidemment. Seulement qui l’a édictée +et que veut-elle ?</p> + +<p>J’entends qu’on va répondre : « Et Lapirotte ? »</p> + +<p>En effet, voici l’exception incontestable et +monstrueuse. Que Lapirotte ait paru triompher +est certain ; mais, à sa place, j’aurais tremblé. Il +faut toujours trembler devant la bête qui nous +dévorera, en fin de compte, aujourd’hui ou +demain. Le cri de Job résumait moins le passé +des humains que leur avenir : « Rassasiés d’angoisse +jusqu’au matin, tous sont coupés en leur +temps, comme la tête de l’épi mûr. »</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c4">LE TROISIÈME CONCLUT</h2> + + +<p>Tinant cessa de parler et, cette fois, aucun +commentaire ne vint. Nous n’étions pas seulement +troublés par la rencontre qui avait permis, aussitôt +le récit de Pierre achevé, d’en évoquer l’envers. +A notre tour gagnés par l’angoisse de la +douleur, nous sentions celle-ci inéluctable et +vaine. Quel déchaînement de catastrophes inutiles +sur des êtres dont les survivants ne se connaissaient +pas de nom, et pour quelles futilités ! +Jamais non plus, je crois, nous n’avions perçu +avec une telle netteté que la souffrance nous +guettait, nous aussi, et qu’au jour prochain nous +deviendrions sa proie.</p> + +<p>Cependant, à mesure que je réfléchissais, deux +souvenirs remontant au début de la guerre se +levaient au fond de moi, encore imprécis, mais +obstinés : une rencontre de personnages qui présentaient +avec madame Manchon et M. Lormier +de surprenantes analogies, des propos sur une +route, dont alors je n’avais pas saisi la portée et +qui, aujourd’hui, prenaient une signification singulière.</p> + +<p>Le mécanisme de la mémoire est déroutant. +Durant des années, on porte en soi des visages, +des idées, que l’on a cru ne pas remarquer, ne pas +comprendre ; soudain, au gré d’une circonstance +fortuite, ils revivent, s’éclairent, et, s’échappant +du coffre clos où ils semblaient ensevelis, deviennent +l’élément décisif du présent.</p> + +<p>— Hé bien ? demanda enfin Duclos, quelles +conclusions tirer maintenant de la double aventure ?</p> + +<p>Et tourné vers Tinant :</p> + +<p>— Car je t’accorde volontiers que, pour inattendu +que cela soit, c’est bien la même dont le +hasard nous a rendus témoins.</p> + +<p>Tinant alluma une cigarette, puis haussant les +épaules :</p> + +<p>— Quelles conclusions ? aucune. Personne ici, +je pense, n’avait la prétention de trouver un but +à la souffrance ou de justifier son origine. Elle +est, cela suffit. Elle vient aussi d’une certaine +manière, qui n’est pas celle que le commun +pense ; mais en quoi cette assurance pourrait-elle +soulager ?</p> + +<p>Duclos me regarda d’un air las :</p> + +<p>— Tu te tais ?… La cause est entendue.</p> + +<p>— Non, répondis-je presque malgré moi.</p> + +<p>Ce qui n’était auparavant qu’images incertaines +achevait, en effet, de se préciser. J’en ressentais +un allègement, comme lorsqu’on retrouve +enfin un nom propre qui, toujours au bord des +lèvres, n’a cessé d’échapper. Plus je réfléchissais, +moins je doutais de tomber juste dans mes suppositions.</p> + +<p>Décidé à en avoir le cœur net, je risquai le tout +pour le tout :</p> + +<p>— Et d’abord, déclarai-je, vous avez eu jusqu’à +présent recours à des noms de fantaisie. +Abattons les masques. J’ai cru reconnaître madame +Manchon, et M. Lormier : ils se nomment +en réalité, madame Z… et M. X… Est-ce une +erreur ?</p> + +<p>Tinant et Duclos eurent la même exclamation :</p> + +<p>— Quoi ! toi aussi…</p> + +<p>La preuve était faite.</p> + +<p>— Inutile d’insister. Reprenons donc la convention +qui a prétendu cacher les personnalités véritables ; +et puisque vous réclamiez une conclusion, +écoutez celle-ci, qui ne sera pas la mienne, mais +bien la leur, telle du moins qu’ils l’ont tirée en +ma présence, il y a quelque trois ans.</p> + +<p>— Impossible !</p> + +<p>— Jugez-en…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> + +<p>En décembre 1914, je dus revenir à Versailles +pour un long congé de convalescence. Incapable +de supporter une complète inaction, je me mis +à la disposition d’une œuvre locale dite « La Recherche +du Soldat » et qui avait pour objet de +fournir aux familles des renseignements sur les +soldats disparus.</p> + +<p>Les bureaux de l’œuvre étaient installés rue +Notre-Dame : toutefois, l’âme en était ailleurs, +chez une femme dont chacun s’accordait à reconnaître +l’énergie, l’extrême générosité et qui, sans +quitter jamais sa chambre, trouvait pourtant le +moyen de galvaniser les volontés.</p> + +<p>Appelé auprès d’elle, je ne sais plus à quel propos, +j’eus la chance de lui plaire et devins une +sorte d’agent de liaison entre elle et l’office +qu’elle dirigeait de loin. Durant les quatre mois +de mon séjour à Versailles, j’ai donc vu, à peu +près tous les jours, celle que nous continuerons +d’appeler madame Manchon, et travaillé pour elle.</p> + +<p>L’impression qu’elle fit sur moi est difficile +à définir, tant il s’y mêle de sentiments divers.</p> + +<p>Le premier abord éloignait. D’une politesse +froide et mesurée, elle avait des manières +brusques, un regard glacé, et ne marquait d’intérêt +pour rien, pas même pour l’entreprise à +laquelle elle consacrait son temps. Par contre, +un sens pratique, une méthode, une clarté de +jugement qui s’imposaient, et maintes fois nous +firent trouver la voie dans les cas épineux. Bref, +une individualité supérieure qu’on n’avait pas +envie d’aimer, faute peut-être de sentir qu’elle +ne désirât l’affection de personne.</p> + +<p>En d’autres temps, sans doute aurais-je été +curieux du passé de madame Manchon : mais +alors, la tragédie était trop le lot commun. Les +heures manquaient pour s’occuper d’événements +rétrospectifs que la guerre reculait vers un lointain +de préhistoire. Si j’admirais la lucidité de +madame Manchon, et l’emploi qu’elle donnait +à sa fortune, je ne me souciai donc jamais de +l’interroger sur sa vie personnelle. Elle n’encourageait +pas d’ailleurs aux confidences. Évidemment, +j’aurais dû songer que pour en arriver au +point où elle était, il est nécessaire de venir de +très loin : je n’en fis rien, et je n’aurais même +jamais soupçonné que tant de calme extérieur +recouvrît un drame encore saignant, si, un jour +et par hasard, un rais de lumière n’avait filtré +devant moi, à travers l’entre-bâillement de cette +âme jusqu’alors toujours fermée.</p> + +<p>De ce jour, à dire vrai, je n’avais conservé +jusqu’à ce soir que des impressions confuses. +Tout à l’heure, seulement, en vous écoutant, j’ai +compris ce qu’il me donna. Si je m’efforce à mon +tour de le ressusciter devant vous, ce ne sera pas +uniquement pour la satisfaction d’ajouter à vos +récits un autre qui leur est lié : en réalité, je crois +vous apporter avec lui le dénouement : mieux +que cela, une réponse à nos tourments…</p> + +<p>Cela se passa un certain après-midi de dimanche, +en janvier 1915, si ma mémoire est fidèle.</p> + +<p>Suivant l’habitude, j’étais arrivé avec mes dossiers +et, installés dans la chambre de madame +Manchon, nous en commencions l’examen, quand +un coup de timbre retentit à l’entrée.</p> + +<p>Il devait être environ trois heures. Comme il y +avait ordre de ne pas nous déranger, nous ne songeâmes +pas à interrompre le travail : mais +presque aussitôt, la domestique parut :</p> + +<p>— C’est, dit-elle, le nouveau locataire du +second qui voudrait faire visite à madame.</p> + +<p>Versailles est déjà la province. On n’y a pas le +droit de s’ignorer, quand on habite la même +maison.</p> + +<p>La première idée de madame Manchon fut de +se dérober : puis, à la réflexion, elle jugea sans +doute qu’il n’y aurait que partie remise, que, de +plus, ma présence couperait court aux politesses.</p> + +<p>— Soit : ayez soin auparavant de prévenir ce +monsieur que je suis fort occupée.</p> + +<p>Elle me demanda ensuite :</p> + +<p>— Avez-vous le loisir d’attendre un peu ?</p> + +<p>Je répliquai :</p> + +<p>— Tout le loisir qu’il vous plaira.</p> + +<p>Et je m’apprêtais à déménager par discrétion, +quand elle me retint :</p> + +<p>— Non, restez au contraire, vous me rendrez +service en montrant par votre présence que je +n’ai pas de temps à perdre en bavardages.</p> + +<p>Déjà la porte se rouvrait. La domestique +annonça :</p> + +<p>— Monsieur Lormier.</p> + +<p>Parfaitement. Vous êtes tentés de crier à l’invraisemblance, +mais les rencontres du sort sont +inépuisables et déconcertantes dans leur simplicité. +Pour des motifs que j’ignore, M. Lormier qui +jusqu’alors demeurait ailleurs, venait de s’installer +dans la maison de madame Manchon. Tant +que M. Lormier et madame Manchon s’étaient +mutuellement torturés, ils ne s’étaient jamais +approchés. Maintenant que leurs désastres étaient +définitifs, ils se rejoignaient. Il va de soi d’ailleurs +que chargés d’un effroyable passé commun, +ils s’estimaient totalement étrangers l’un à l’autre. +Le nom de Lormier ne produisit ainsi aucun +émoi. On aurait annoncé de même M. Durand +ou M. Nicolas. Le nouveau locataire était catalogué +Lormier : soit, l’étiquette importait peu.</p> + +<p>L’homme qui entra était un vieillard, ou du +moins me parut tel. Il avait des cheveux blancs, +le dos voûté, l’allure inquiète. Tout de suite, je +remarquai ses yeux qui n’exprimaient rien, sans +cesser d’être perçants. La fusion de l’iris et de +la prunelle est un fait assez rare. Il m’a permis de +m’orienter aux premiers traits qu’en a dessinés +Pierre : on ne rencontre pas deux fois dans sa +vie les yeux d’un M. Lormier…</p> + +<p>Dès le pas de la porte, il commença de balbutier +des excuses en les coupant de salutations où +se voyait autant de timidité que de gaucherie. +Madame Manchon, de son côté, après l’accueil +d’usage, l’invita à prendre place, et je nous +revois, elle et lui aux deux angles de la cheminée +où flambait un feu maigre, moi un peu de côté, +près de la table où les dossiers s’étalaient.</p> + +<p>Je nous revois… mais idéalement, pour ainsi +dire. Je serais incapable en effet de décrire la +disposition de la pièce ou ses meubles : je respire +au contraire l’atmosphère qui s’établit aussitôt du +fait de la présence de cet inconnu, et qui, peu à +peu, allait nous oppresser jusqu’au malaise. Les +meubles devaient être confortables, la pièce +vaste, et j’évoque un décor pauvre, des murs bas, +deux interlocuteurs que le froid recroqueville +sur eux-mêmes, des gestes de fantôme, une +pénombre de caveau.</p> + +<p>Il y a plus : à peine M. Lormier fut-il assis, à +peine madame Manchon eut-elle pris l’attitude +correcte de la dame qui reçoit, qu’une désolation +s’abattit sur nos épaules. Elle tombait comme +une pluie froide. On en avait l’âme glacée. Certains +êtres apportent avec eux de la chaleur : +devant M. Lormier on ne souhaitait que se taire ; +l’entretien n’était pas amorcé que déjà nous +avions l’air d’étrangers, penchés à la margelle +d’un puits profond, et qui, pour se distraire, +attendent le floc sourd et l’inutile disparition +d’une pierre qu’on va jeter.</p> + +<p>Cependant madame Manchon, qui avait du +monde, ne pouvait en rester là. Mettant donc +dans son accent la dose d’intérêt convenable :</p> + +<p>— Ainsi, demanda-t-elle, vous êtes devenu, +monsieur, mon voisin ?</p> + +<p>M. Lormier acquiesça :</p> + +<p>— En effet, madame, et pour ce motif désireux +de vous présenter mes devoirs en même +temps que mes vœux de nouvel an.</p> + +<p>Avant de poursuivre, je voudrais traduire encore +l’effet produit sur moi par ces premières phrases, +si banales pourtant. Les deux voix s’accordaient, +l’une s’efforçant d’imiter l’autre, et chacune +sourde, chargée d’un poids d’ennui en même +temps que <i>distraite</i>. On eut dit qu’un dessous +mystérieux se dissimulait sous la futilité des mots. +Malgré moi, je devins très attentif. A certains +moments, la parole cesse de compter : on n’est +plus sensible qu’au peuplement de l’air par l’invisible +émanation des âmes.</p> + +<p>Sans relever autrement que par un geste +aimable les vœux tardifs de nouvel an qui s’abattaient +sur sa tête, madame Manchon reprit :</p> + +<p>— Vous habitiez sans doute Paris avant de +vous installer ici ?</p> + +<p>— Non, dit M. Lormier, avec l’expression hésitante +d’un homme qui ne se rappelle pas au +juste d’où il vient.</p> + +<p>— Alors, Versailles ?</p> + +<p>— Versailles, oui…</p> + +<p>Et M. Lormier me sourit. Il semblait m’inviter +à poursuivre à sa place une conversation trop +pénible, étant donnée sa fatigue. Je répliquai par +un sourire équivalent et qui certifiait mon absence +de droit à me mêler de choses qui ne me +concernaient pas.</p> + +<p>— Naturellement, poursuivit madame Manchon, +vous demeurez en famille ?</p> + +<p>— Non, madame, dit encore M. Lormier ; vous +ne risquez pas d’entendre du bruit sur votre +tête.</p> + +<p>— Oh ! soupira madame Manchon, le bruit des +grandes personnes ne me gêne pas : je ne redoute +que celui des enfants.</p> + +<p>— Je n’en ai plus.</p> + +<p>— Mais vous en avez eu ? répartit madame +Manchon qui, probablement excitée par un tel +laconisme, se résolvait à lancer des questions +comme on laisse tomber du sable sous une roue +en train de patiner.</p> + +<p>— En effet.</p> + +<p>— Plusieurs ?</p> + +<p>— Une fille.</p> + +<p>— Probablement mariée ?</p> + +<p>— Religieuse.</p> + +<p>Quelle que soit la réserve que l’on prétend +garder, on se retient rarement de comparer les +autres avec soi-même. Madame Manchon fit un +signe approbateur.</p> + +<p>— Je connais cela. Moi aussi, j’ai un fils prêtre. +Il exerce à Versailles.</p> + +<p>La nouvelle, en revanche, ne provoqua chez +M. Lormier aucune sympathie particulière. Il +eut un léger vacillement de paupières et cessa de +parler. Découragée par l’indigence de son interlocuteur, +madame Manchon consulta la pendule. +Il est difficile de ne pas accorder dix minutes à +une visite de politesse : nous étions loin du +compte.</p> + +<p>Il me parut bon d’intervenir :</p> + +<p>— Le couvent de mademoiselle votre fille, +demandai-je, est-il resté au moins à l’abri de +l’invasion ?</p> + +<p>M. Lormier me considéra avec surprise, et continuant +de s’adresser à madame Manchon :</p> + +<p>— Je croyais avoir mentionné déjà que cela n’a +plus d’importance. Ma fille est morte.</p> + +<p>A cette annonce, madame Manchon fit un nouveau +signe d’approbation, plus prolongé, puis +rencoignée contre le dossier du fauteuil, elle +ramena sur les genoux ses mains qui tenaient +auparavant les accoudoirs.</p> + +<p>— Il arrive parfois que les enfants meurent et +que les parents survivent, laissa de nouveau tomber +M. Lormier, bien que cela me semble inexplicable.</p> + +<p>— Inexplicable… répéta madame Manchon +comme un écho.</p> + +<p>M. Lormier releva la tête. On pouvait croire +que, sans cet encouragement, il ne se serait pas +cru autorisé à poursuivre.</p> + +<p>— S’il n’y avait plus tard autre chose, fit-il +d’un ton tranchant, ce ne serait pas seulement +inexplicable, mais monstrueux.</p> + +<p>— Qu’est-ce qui serait monstrueux ? demanda +madame Manchon, l’air subitement intéressé.</p> + +<p>— La vie.</p> + +<p>— Oh ! murmura madame Manchon avec un +involontaire dédain, la vie diffère suivant les gens.</p> + +<p>— Voilà justement l’injustice que je n’accepte +pas ! riposta M. Lormier.</p> + +<p>— Nous n’avons pas voix au chapitre.</p> + +<p>— Il faudrait pourtant se demander par où +certains ont passé. Si l’on savait !…</p> + +<p>— Mais on ne sait pas…</p> + +<p>Les voix qui n’avaient cessé de baisser, comme +des lampes auxquelles l’huile manque, s’éteignirent +tout à fait. Après cela, le silence…</p> + +<p>Il en est de toutes sortes : des silences où l’on +se borne à ne rien dire, d’autres qui reposent, +d’autres qui font haleter… Celui qui commençait, +extérieurement, ne présentait rien de remarquable. +Immobiles, madame Manchon regardait +M. Lormier et M. Lormier regardait madame +Manchon. Entre eux, un feu de pauvre, dont les +bûches bavaient en sifflant. Alentour, l’ombre, +du soir à son début, qui, voleuse experte et sans +qu’on y prît garde, s’apprêtait à dépouiller la +pièce. Rien de remarquable, je le répète… et +pourtant n’importe qui, à ma place, aurait compris +qu’à ce moment seulement débutait l’entretien +véritable. De même n’importe qui se serait +mis à étudier madame Manchon avec des yeux +nouveaux.</p> + +<p>C’est qu’aussi ce que prononcent les hommes +est peu de chose. Le son des mots n’est qu’un +signe. Le véritable échange s’opère sans bruit, +grâce à l’étreinte de nos êtres profonds. Pour +reconnaître qu’il y a en nous plus qu’une mécanique +pensante liée à des organes, il suffit d’avoir +ainsi assisté, une fois dans sa vie, à la pénétration +de deux cœurs, tandis que les bouches s’obstinent +à rester muettes…</p> + +<p>Je viens de dire que madame Manchon et +M. Lormier se regardaient : ce n’est pas tout, +leurs visages changeaient. Ce changement bien +entendu s’opéra progressivement, avec des transformations +comme on en voit parfois le matin, +quand le soleil commence à percer le brouillard. +Le sourire de M. Lormier se figeait : madame +Manchon, par contre, d’ordinaire si impassible, +exprimait une anxiété douloureuse telle que les +rôles semblaient inversés. On pouvait croire que +ce n’était plus M. Lormier, mais elle, qui avait +perdu son enfant !…</p> + +<p>Puis je m’aperçus que leurs yeux s’étaient +quittés. Maintenant, madame Manchon considérait +le plafond ; M. Lormier de son côté, tête +basse, contemplait le tapis…</p> + +<p>Puis j’eus la sensation étrange que la pièce se +vidait… N’en doutez pas : évadé du présent, chacun +venait de partir sur les chemins d’autrefois, +ces chemins dont ils avaient affirmé : « Si l’on +savait ! » Joies, douleurs, catastrophes, chacun +revoyait son martyre, et par manière de conclusion +le jugeait bien à lui, inconnu de l’autre, inégalable. +Qu’auraient-ils ressenti si on leur eût +découvert leur illusion et que, convaincus de ne +s’être pas approchés, ils n’avaient jamais cessé de +se faire souffrir ? Si l’on savait !… Mais, comme +avait répondu madame Manchon, on ne sait pas.</p> + +<p>Soudain, les paupières de M. Lormier eurent +un battement, ses doigts crispés autour du chapeau +imprimèrent à celui-ci une faible secousse : +du coup, madame Manchon abaissa son regard, +M. Lormier leva le sien, la chaîne était renouée.</p> + +<p>— Qu’entendiez-vous tout à l’heure par <i>autre +chose</i> ? reprit madame Manchon, avec l’air d’une +personne que rien ne sépare des phrases précédentes.</p> + +<p>— Il est difficile de préciser, balbutia M. Lormier.</p> + +<p>J’écoutais, surpris de trouver leurs voix modifiées ; +moins décidées et plus cordiales, on y +découvrait désormais le tâtonnement de pensées +qui tendent à se libérer de contraintes devenues +des habitudes, et une sympathie ou plutôt un +désir de compréhension mutuelle tel qu’en doit +seule créer une longue amitié.</p> + +<p>Madame Manchon soupira, découragée :</p> + +<p>— Vous croyez au Ciel, peut-être ? Mon fils en +parle fréquemment, et je m’efforce de l’admettre, +puisque je suis chrétienne. Cependant je ne +souhaite pas retrouver Dieu. Je ressens à son +égard le même détachement que pour le reste de +l’univers.</p> + +<p>— Non, dit M. Lormier, il ne s’agit pas du ciel, +car je doute qu’il existe.</p> + +<p>— Et moi, je n’y tiens pas… pas du tout !…</p> + +<p>Nouvelle cause de surprise : Madame Manchon +n’aurait pas autrement parlé si elle avait subi le +sort de M. Lormier. La lumière ainsi commençait +de filtrer.</p> + +<p>— Pour rendre ce que je sens, poursuivit M. Lormier, +je cherche en vain des mots… Je ne suis pas +un savant. J’ai de la peine à finir une phrase… Hier, +par exemple, j’errais dans Trianon — j’y vais souvent — et +je regardais un peuplier isolé sur la +pelouse. Ses branches nues, dressées en suppliantes, +avaient l’air de crier : « Pourquoi nous +a-t-on dépouillées ? » Et je songeais : « Avant +deux mois, toutes auront verdi : suis-je donc le +seul auquel on ne rendra rien ? »</p> + +<p>— Espérons que votre peuplier vivait encore, +cher monsieur : car il y a aussi des arbres morts… +définitivement morts…</p> + +<p>— Mais la mort elle-même… qu’est-ce que peut +bien cacher la mort ? Puisqu’il faut une compensation…</p> + +<p>Les yeux de madame Manchon s’animèrent +brusquement :</p> + +<p>— Pour compenser, interrompit-elle, il faudrait +le recommencement de ce qui a été : sinon, inutile +d’en parler.</p> + +<p>— C’est exactement ce que je voulais dire, +insista M. Lormier : pour compenser, on doit me +rendre <i>tout</i> ce que j’ai perdu.</p> + +<p>— On doit !… L’au-delà payerait-il plus qu’il +ne parle ? Je ne l’ai jamais entendu…</p> + +<p>— Ici-bas, on entend rarement quelque chose, +du moins de ce qui importe. J’ignorerai toujours +pour qui ma fille est morte, conclut M. Lormier.</p> + +<p>— Et moi, pourquoi mon fils est mort… répliqua +madame Manchon d’une voix défaillante.</p> + +<p>La lumière qui achève de paraître !…</p> + +<p>Je me tournai, stupéfait, vers madame Manchon. +Elle avait donc perdu un fils ! Certains accents +trahissent, en s’échappant, le secret d’une vie. Au +sien je compris de quelles apparences impassibles +j’avais été dupe : à l’abri des curiosités, madame +Manchon se consumait en révoltes inapaisables. +Chose étrange, c’est à un passant qu’elle en avait +réservé la confidence !</p> + +<p>— Ah ! dit simplement M. Lormier, vous aussi, +madame…</p> + +<p>Rien dans le ton ne marquait l’étonnement. Il +devait trouver naturel que d’autres fussent atteints +de la même manière que lui-même.</p> + +<p>Madame Manchon reprit très bas :</p> + +<p>— On ne s’habitue pas à souffrir dans les +ténèbres : on s’habitue moins encore à ne pouvoir +découvrir pourquoi l’on souffre. Que de fois ai-je +cherché une explication ? Je me débats dans une +nuit que le temps épaissit…</p> + +<p>— Et pourtant, répliqua M. Lormier, de plus +en plus hésitant, sentirait-on qu’on est dans les +ténèbres s’il n’y avait quelque part de la +lumière ?…</p> + +<p>Il se leva sur ces mots.</p> + +<p>— Excusez-moi, madame : j’ai oublié que je +dérangeais. Je m’oublie souvent, à parler de certaines +choses…</p> + +<p>— Je ne sors jamais, monsieur, et ne reçois +pas : mais vous pouvez revenir, répondit madame +Manchon avec un air bienveillant qui me parut +une nouveauté.</p> + +<p>M. Lormier bredouilla une phrase de remerciement +que je ne distinguai pas et après s’être +incliné, allait gagner la porte, quand je le vis +reculer avec une expression d’effroi : depuis un +instant, l’abbé Manchon, entré sans bruit, nous +écoutait. Personne ne s’en était aperçu, tant nous +étions tous réellement projetés hors de nous-même !</p> + +<p>Il y eut ensuite un échange de paroles brèves ; +elles étaient tout à fait quelconques et cependant +il était impossible de ne pas les remarquer.</p> + +<p>— Pardon, monsieur ; ne vous voyant pas, j’ai +failli vous heurter.</p> + +<p>— Du tout… passez donc !… Je ne me trompe +pas… Monsieur Lormier ?</p> + +<p>— En effet.</p> + +<p>— J’ai eu l’honneur jadis…</p> + +<p>— Je me souviens… Croyez, monsieur l’abbé, +à ma reconnaissance… toute ma reconnaissance… +Madame… Messieurs…</p> + +<p>Comme saisi de panique, M. Lormier jetait à +nouveau des saluts et se précipitait vers le seuil. +Sa sortie fut moins un départ qu’une fuite.</p> + +<p>Nous nous regardâmes, interdits. Pourquoi +cette déroute soudaine ? J’éprouvais pour ma part +la sensation d’une rupture d’équilibre, d’une +rentrée imprévue dans une nouvelle aventure +pénible. L’abbé avait pris un air soucieux. Quant +à madame Manchon, déjà revenue à son expression +glacée, elle semblait attendre que son fils +expliquât la raison d’une présence qui avait +eu le tort, à ses yeux, de ne pas se manifester +aussitôt.</p> + +<p>— Vous aviez déjà rencontré ce monsieur ? +interrogea-t-elle enfin, impatiente d’une justification +qu’elle jugeait nécessaire.</p> + +<p>L’abbé fit un geste évasif.</p> + +<p>— Une ou deux fois… J’ai surtout approché sa +fille, morte ici, au Carmel. Mais, vous-même, ma +mère, d’où le connaissez-vous ?</p> + +<p>— C’est le nouveau locataire.</p> + +<p>— Ah !…</p> + +<p>Et silencieux, l’abbé fit plusieurs tours dans la +chambre. Une pénible hésitation se lisait sur son +visage. Lorsqu’il s’arrêta, je devinai qu’il allait +passer outre à des scrupules de nature délicate.</p> + +<p>— Vous a-t-il raconté qu’il a jadis habité +Semur ? reprit-il résolument.</p> + +<p>Madame Manchon poussa une exclamation +étouffée :</p> + +<p>— Du temps de René ?</p> + +<p>— Peut-être… probablement…</p> + +<p>Les mains jointes de madame Manchon se crispèrent.</p> + +<p>— Croyez-vous qu’il l’ait connu ?</p> + +<p>— Non… je suis même persuadé du contraire.</p> + +<p>Il y eut un silence.</p> + +<p>— N’importe, reprit madame Manchon, vous +faites bien de m’avertir. On a toujours tort d’ouvrir +sa porte à des inconnus. Je ne recevrai plus.</p> + +<p>Ses yeux en même temps errèrent alentour, à +la recherche peut-être d’un soutien qui fût stable : +et alors seulement, elle s’aperçut que j’étais +encore là.</p> + +<p>— Au fait, cher monsieur, assez de besogne +pour aujourd’hui ! Allez prendre l’air ; il est excellent +de se donner parfois du repos à l’improviste. +Aviez-vous autre chose à me dire, Henri ? Non ? +en ce cas, vous aussi, laissez-moi… J’ai besoin +d’être seule… Sortir de ses habitudes ne vaut +jamais grand’chose ; on revient très fatigué…</p> + +<p>L’avis était net et clair. J’obéis, ainsi que l’abbé. +C’est à peine si elle s’aperçut que nous la quittions. +Laissant retomber sa tête, à mille lieues du +présent, elle était retournée sans doute dans le +monde lointain, découvert un instant pour +M. Lormier, et dont je ne devais plus rien +apprendre, avant ce soir…</p> + +<p>L’abbé et moi, descendîmes de concert.</p> + +<p>Il est utile de vous dire que je le pratiquais peu. +A peine nous étions-nous rencontrés auparavant +et sans jamais lier conversation. N’escomptant +chez lui ni imprévu ni flamme, je le croyais un +peu sot, n’éprouvais aucun désir de sa compagnie +pieuse et me gardais de lui imposer la mienne.</p> + +<p>Ce fut donc avec un léger ennui qu’arrivé en +bas, je l’entendis me demander :</p> + +<p>— Si vous allez réellement vous promener, +serait-il indiscret de me joindre à vous ?</p> + +<p>Que répondre, sinon que je m’estimerais +enchanté de la compagnie ? J’étais en train de le +certifier quand le concierge de son côté m’appela.</p> + +<p>— Voici une lettre que je dois vous remettre +dès votre sortie : elle est du nouveau locataire.</p> + +<p>Je vis passer sur le visage de l’abbé un intérêt +subit. J’affectai de ne pas m’en apercevoir.</p> + +<p>— Donnez… merci.</p> + +<p>Je n’ouvris l’enveloppe que dans la rue et ne +pus dissimuler ma surprise.</p> + +<p>— Voyez, dis-je à l’abbé ; il est donc bien riche ?</p> + +<p>C’était un chèque de 50.000 francs pour la +« Recherche du Soldat ».</p> + +<p>— Riche ?… J’ai entendu dire en effet qu’il +avait vendu une invention intéressante. Détaché +de la richesse, à coup sûr… Où souhaitez-vous +aller ?</p> + +<p>— Où il vous plaira.</p> + +<p>— Alors, sur une route… j’aime les routes… +les routes ordinaires…</p> + +<p>— Voulez-vous celle de Saint-Germain ?</p> + +<p>— Celle-là ou une autre : je n’ai point de préférence.</p> + +<p>Je glissai le chèque dans mon portefeuille, et +nous voilà gagnant la porte Saint-Antoine, moi +tout à l’effort d’alimenter l’entretien, l’abbé pensif +et à peu près bouche close. Entre temps, je remarquais +la nervosité de sa démarche. Elle s’accordait +si mal avec l’attitude habituelle de l’homme, que +je me demandai soudain quelle part de volonté +entrait dans cette dernière.</p> + +<p>Lorsqu’on atteignit la route « ordinaire », +comme disait l’abbé, à bout d’éloquence, je cessai +de parler et résolus d’attendre qu’à son tour mon +compagnon voulut bien se mettre en frais.</p> + +<p>Le route de Saint-Germain est le type du grand +chemin, monotone et bête. Elle monte droit la +colline, après avoir lâché une première escorte de +maisons sans importance. On y a tout de suite +l’impression d’abandonner la ville, mais pour une +campagne qui refuse d’être agreste. Des champs +tristes comme des terrains à bâtir, une côte rude, +l’horizon arrêté par elle et dépourvu d’attraits. Il +va de soi qu’on ne rencontre pas de promeneurs. +Seules deux formes humaines tachaient devant +nous la chaussée : encore n’avançaient-elles pas +ensemble ; un large intervalle les séparait.</p> + +<p>Notre silence durait déjà depuis quelques instants +quand brusquement l’abbé commença :</p> + +<p>— Pourrais-je solliciter une grâce ?</p> + +<p>— Il va de soi, si elle est à ma portée, répondis-je, +trouvant à ce début un air de cérémonie qui +m’inquiétait.</p> + +<p>— Le hasard a fait qu’ignorant que ma mère +eût du monde, j’aie pénétré chez elle et constaté — sans +le vouloir, croyez-le bien — que l’entretien +venait de prendre un tour… particulier. Je +vous serais obligé, quand vous retournerez à +votre travail, d’oublier ce que vous avez pu +entendre, et de vous exprimer, par exemple, +comme si M. Lormier n’était pas venu.</p> + +<p>— Je vous le promets bien volontiers.</p> + +<p>— Merci.</p> + +<p>Et j’eus aussitôt, à la manière dont le merci +était prononcé, la certitude que l’abbé n’avait +souhaité m’accompagner que pour me dire ces +quelques mots.</p> + +<p>J’attendis un peu, espérant qu’il ajouterait autre +chose : le voyant revenu à son air neutre, et +légèrement agacé, je repris ensuite :</p> + +<p>— Je conçois que vous souhaitiez d’éviter à +madame votre mère l’occasion de s’appesantir sur +un passé pénible. Je ne saurais d’ailleurs trop +admirer la sérénité de madame Manchon. Sans la +visite en question, je n’eusse jamais soupçonné +quelle douleur poignante se cache derrière son +ardente charité.</p> + +<p>— On a tort toujours de ne pas soupçonner la +souffrance ; elle est partout, fit l’abbé simplement.</p> + +<p>Je le regardai ; mais il continuait d’avancer, +comme seul avec ses pensées.</p> + +<p>— Il est vrai, insinuai-je, que ce Lormier, lui +aussi…</p> + +<p>— M. Lormier, j’en suis persuadé, n’a pas été +plus épargné qu’un autre.</p> + +<p>— N’en savez-vous rien de plus ?</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>— J’avais cru deviner, cependant, à la manière +dont il a parlé de reconnaissance…</p> + +<p>— Vous vous êtes trompé.</p> + +<p>— Votre mère, en tous cas, a trouvé en lui une +âme qu’un malheur à peu près identique rendait +apte à la comprendre.</p> + +<p>L’abbé, cette fois, parut importuné de mon +insistance, et pour souper court :</p> + +<p>— Quoi qu’il en soit, M. Lormier et mon frère +ont habité quelque temps la même ville. Cela me +suffit pour ne pas tenir au maintien de relations +qui menaceraient de troubler l’œuvre d’apaisement +commencée chez ma mère.</p> + +<p>— Oh ! murmurai-je, jugez-vous vraiment cette +œuvre commencée ? A entendre votre mère parler +de sa douleur, j’aurais moins de confiance.</p> + +<p>— Apaisé ne signifie pas consolé, dit sèchement +l’abbé.</p> + +<p>Avouerai-je que sa manière péremptoire de +régler ainsi la question des sentiments les plus +graves qui puissent importer à un être me choqua ? +En dépit de l’impatience que je lui voyais, je +poursuivis donc :</p> + +<p>— Je crains, monsieur l’abbé, qu’il n’existe +aucune commune mesure entre votre appréciation +de la souffrance et celle d’un laïque tel que +moi. Aux yeux d’un prêtre, tout concourt à l’ordre +providentiel ; le malheur, dût-il nous accabler, +rentre dans un plan divin qu’il ne nous appartient +pas de connaître, et l’effort pour se résigner a été +mis à notre portée, comme l’acquisition de n’importe +quelle vertu. Par contre, en écoutant votre +mère et M. Lormier, j’avais conscience que pour +en arriver là, une grâce est nécessaire… rarement +accordée.</p> + +<p>L’abbé s’arrêta net :</p> + +<p>— Et qui vous assure, monsieur, qu’un prêtre +reçoive sûrement cette grâce ? D’où tenez-vous que +la souffrance ne soit jamais une énigme pour lui ?</p> + +<p>Il avait changé de stature, tout à coup, et +redressé, fixait sur moi des yeux aussi chargés +d’angoisse que ceux de M. Lormier ou de madame +Manchon. Une seconde, l’homme extraordinaire +aperçu par Duclos, m’apparut. Tant de passion +contenue, une telle ardeur impérieuse émanaient +de lui que, revenu au sentiment de la réserve +nécessaire, je m’inclinai :</p> + +<p>— Pardonnez-moi, balbutiai-je, j’ignorais que +je risquais aussi, près de vous, de toucher à une +blessure.</p> + +<p>Il haussa les épaules, et se remit en marche. Je +l’imitai.</p> + +<p>Quelques minutes s’écoulèrent. La côte, devenue +plus raide, obligeait à ralentir l’allure. Le +jour baissait, maussade, et j’éprouvais un réel +embarras. Il n’était plus question de reprendre un +thème qui, seul, m’aurait intéressé ; j’hésitais +d’autre part à proposer de rebrousser chemin.</p> + +<p>Soudain, j’eus la surprise de sentir qu’on me +prenait le bras.</p> + +<p>— Vous allez repartir au front où la souffrance +vous attend, vous aussi : puisqu’aujourd’hui, +vous avez entrevu les questions redoutables +qu’elle pose, vous plaît-il d’apprendre ce que j’en +sais ? demandait l’abbé d’une voix grave.</p> + +<p>Il commença, tenant mon silence pour un +acquiescement, et j’ai conscience de ne pas changer +un mot au discours qu’il me tint :</p> + +<p>— Rassurez-vous d’abord : je ne parlerai pas +en prêtre. Je veux m’en tenir aux seuls arguments +de raison qui sont de nature à vous toucher. +Remarquez pourtant que, par métier, je me +heurte à la souffrance plus souvent qu’un autre ; +ajoutez qu’elle est installée chez les miens ; oserai-je +enfin avouer qu’elle ne m’a pas oublié ? Que de +motifs pour méditer sur elle, et trouver auprès +de vous un titre de créance !…</p> + +<p>« J’ai affirmé tout à l’heure que la souffrance +n’épargnait personne. Sans doute, ses moyens +varient. Il en est de violents, il en est d’insinuants +et de cauteleux ; il en est des lents et des rapides, +de toutes les sortes et de toutes les qualités. La victime, +elle, est toujours atteinte. Tel dont vous +enviez la fortune heureuse, se ronge en secret et +appelle la mort : tel autre dont le bonheur est +évident, ignore que l’existence le détroussera +demain, avec la dextérité d’un bandit de grand +chemin. L’universalité de la souffrance sous des +formes diverses est un fait.</p> + +<p>« Son apparente inégalité en est un second… +Gardons-nous cependant de croire trop à celui-là. +Le plus souvent, en effet, on est tenté de mettre sa +souffrance au-dessus de celle du prochain. D’autre +part, nous ne nous attachons guère à observer que +les douleurs se rapprochant de la nôtre. On risque +ainsi de ne pas tout voir et même de ne rien voir.</p> + +<p>« Quoi qu’il en soit, voilà un phénomène de la +vie, le plus considérable, le plus constant, le plus +redoutable aussi, dont on se demande : « A quoi +sert-il ? » Car rien ici-bas n’est inutile ; lui seul, en +s’en tenant au point de vue humain, ne semble +que nuire. Encore s’il nuisait partout de la même +manière ! Mais non : quoi de plus divers que l’œuvre +de la souffrance ? Ici, résignation, ailleurs, révolte ; +autre part, élans vers Dieu, renoncement, +mysticisme ; à côté, fureurs, incrédulité, blasphèmes ; +tantôt la charité, tantôt l’ordure, pour +s’étourdir. Ah ! croyez-moi, le problème n’est pas +seulement dans l’<i>existence</i> de la souffrance. C’est +devant le <i>résultat</i> de la souffrance que j’ai le plus +tremblé… jusqu’au jour où, grâce à Dieu, j’ai +compris et me suis incliné devant ce moyen +cruel, et merveilleux !…</p> + +<p>Ici, l’abbé abandonne mon bras. Après avoir +débuté, comme je l’indique, d’une voix posée, +lentement il avait suivi la progression de ses pensées +et laissé transparaître une part de la fièvre +intérieure qui, j’en suis convaincu maintenant, le +dévorait. Désormais, il allait poursuivre autant +pour lui que pour moi. On ne met tant d’ardeur à +établir un bilan que lorsqu’on est en jeu. J’écoutais, +mais le véritable auditeur de l’abbé Manchon +était sa conscience.</p> + +<p>— Cruel et merveilleux, reprit-il, répétant ces +mots avec complaisance, mais combien sûr ! Parmi +tant d’effets impossibles à classer et plus encore à +juger, j’en vois deux en effet, toujours pareils, qui, +tôt ou tard, paraissent comme le fruit sur l’arbre : +et tous les deux ne sont à dire vrai que la même +conquête imposée à l’homme ou plutôt à l’élu +choisi par la souffrance.</p> + +<p>« Le premier est le <i>détachement</i> : un détachement +du devenir, de ce qui entoure, de soi-même, +enfin de tout ce qu’on est convenu de nommer la +vie. L’homme qui a vraiment souffert peut avoir +l’air consolé : il ne retrouve jamais le goût de +vivre. Détaché de la réalité, c’est déjà un mort qui +erre. Vous avez été surpris du don Lormier ? +moi pas. Je ne m’étonne pas non plus des générosités +de ma mère. Son ardeur à diminuer la douleur +des familles ne sollicite d’ailleurs aucun remerciement +et ne se préoccupe d’aucun nom. Elle +aussi, autant que Lormier, est détachée non seulement +de la fortune, mais du bien qu’elle tente. Ma +mère ne tient plus à elle, ni à moi, ni à rien. La +douleur en a fait une plante arrachée brutalement +de terre et qui, racines en l’air, achève d’expirer +au soleil.</p> + +<p>« Mais au-dessus du détachement, et par delà, +il est un second effet dont j’estime qu’il est la raison +suprême de la souffrance, et qui, rarement +formulé, ou mal, ou parfois pas du tout, devient +pourtant un élément de la pensée aussi dominateur +que salutaire.</p> + +<p>« Parce que la souffrance dépouille, parce qu’elle +paraît injuste, parce que rien surtout n’est capable +ici-bas de réparer ce qu’elle engendre, fatalement, +l’être détaché de lui-même en appelle au delà. +Sans la souffrance, l’homme n’aurait jamais songé +à l’immortalité. Par la souffrance, il en acquiert +le besoin et brisant les limites d’un présent qui ne +compte plus, projette son existence véritable dans +les régions de l’infini.</p> + +<p>« Sous quelle forme, pareille induction souveraine ? +Ah ! peu importe ! c’est affaire aux métaphysiques +et aux religions, de tenter une précision +si elles peuvent. Le principal, monsieur, n’est pas +qu’on sache ce qu’il y aura : c’est que le regard +mental ose enfin dépasser le visible ; c’est qu’à la +notion d’un stupide divertissement de quelques +années, se substitue celle d’une chaîne prodigieuse +et riche, nous prolongeant à travers les réparations +et l’agrandissement de l’avenir.</p> + +<p>« Quand je suis entré chez ma mère, M. Lormier +parlait de ténèbres qui supposent la lumière : +c’est bien, il est sauvé ! Ma mère répondait : « Je +cherche l’explication, mais la nuit reste… » Elle +se trompait : puisqu’elle cherche, elle aussi est +sauvée ! Pour tous deux, la souffrance a clos son +œuvre…</p> + +<p>« Œuvre tragique : soit. La mort aussi en est +une autre. Mais on n’aborde l’inconnu, mentalement +ou réellement, qu’à travers des cris et des +sanglots, c’est-à-dire par la souffrance ! La Vie, +la Mort, même chose ! rien de plus qu’un chemin, +le grand chemin qui mène à l’inconnu !…</p> + +<p>D’un geste large, l’abbé montra la perspective +de la chaussée que nous ne cessions de +suivre.</p> + +<p>— On marche… on va devant soi… comme ces +gens, là-bas, qui nous précèdent : on avance à +pas toujours plus lourds, sans se connaître, sans +regarder autour de soi, uniquement à la fatigue +de la côte et à la rudesse du fardeau… et c’est la +Vie ! On approche ensuite du sommet… Ah ! justement ! +l’un de ces gens y arrive… La silhouette +se détache sur le fond net du ciel… Voyez ! ce +n’est plus, ainsi qu’auparavant, une forme confuse : +maintenant, on distingue les vêtements… +la coiffure… une femme… Comme elle paraît +grande, malgré la distance ! Mais les pieds disparaissent… +les jambes… le buste est mordu… +Apercevez-vous encore la tête ?… Plus rien et +c’est la Mort !</p> + +<p>« Oui, cette femme vient bien de disparaître, +ainsi que disparaissent les morts. Cependant, vous +êtes sûr, n’est-il pas vrai, <i>absolument sûr</i> que sa +disparition n’a pas arrêté le voyage et qu’elle va +quelque part ? Vous en êtes sûr, parce qu’on ne +suit jamais une route sans un but à atteindre, +parce que vous savez d’expérience la toute-puissance +de l’appel de la route. Ah ! cet appel magnifique +vers le gîte d’étape, la demeure ancestrale, +ou le paysage dont on rêve ! cet appel, sans lequel +on ne saurait où orienter son pas et qui, en ce +moment, fait que nous-mêmes ne souhaitons +d’aller ni à droite ni à gauche, mais préférons +gravir la côte, pour découvrir un horizon dont +nous ne mettons pas l’existence en doute, bien +que nous ignorions quel il peut être !</p> + +<p>« Vous souhaitiez apprendre, monsieur, la raison +dernière de la souffrance dans le voyage qui +nous emporte à travers le temps : cette femme +vient de parler pour moi. La souffrance est l’appel +de la route. Si pénible que soit l’effort, marchons, +guidé par lui, vers le pays où j’espère que +la Justice de Dieu perdra son obscurité, parce +qu’il y fait toujours clair…</p> + +<p>« Ainsi soit-il !</p> + +<p>Après ceci, l’abbé se tut.</p> + +<p>Ne pensez-vous pas, mes camarades, qu’il avait +répondu à vos questions et que le plus simple est +d’arrêter là nos récits ?</p> + +<div class="chapter"></div> + +<div class="asterism">*<br>* *</div> + +<p>Duclos et Tinant approuvèrent d’un signe. +Nous nous sommes quittés ensuite. Chacun, +depuis lors, gravit sans doute aussi la côte : mais +où sont-ils ?…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2> + + +<div class="flex"> +<table> +<tr><td class="drap">Trois amis</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c1">1</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">L’un d’eux commence</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c2">11</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">Un autre répond</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c3">133</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap">Le troisième conclut</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c4">327</a></div></td></tr> +</table> +</div> + +<p class="c gap xsmall">E. GREVIN — IMPRIMERIE DE LAGNY</p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c top2em"><span class="ssf">LIBRAIRIE ACADÉMIQUE PERRIN ET C<sup>ie</sup></span><br> +<span class="large b">Collection de Romans</span></p> + + +<p class="c b small ssf">HENRY ASSELIN</p> + +<p class="drap"><b>Rapetisse ton Cœur</b>. 2<sup>e</sup> édition. 1 vol. +in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">AVESNES</p> + +<p class="drap"><b>Contes pour lire au Crépuscule</b> +(Académie française, Grand prix du +roman). 10<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">ÉMILE BAUMANN</p> + +<p class="drap"><b>Le Fer sur l’Enclume.</b> 1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">JACQUES BOMPARD</p> + +<p class="drap"><b>L’Étrangère.</b> Récit. 1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">ÉDOUARD DEMEUSE</p> + +<p class="drap"><b>L’Engrenage.</b> 2<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">ÉDOUARD ESTAUNIÉ</p> + +<p class="drap"><b>L’Empreinte</b> (ouvrage couronné par +l’Académie française). 17<sup>e</sup> édition. 1 vol. +in-16.</p> + +<p class="drap"><b>Le Ferment.</b> 3<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p> + +<p class="drap"><b>La Vie secrète</b> (Prix de la <i>Vie Heureuse</i> +1908). 14<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p> + +<p class="drap"><b>Les Choses voient.</b> 13<sup>e</sup> édition. 1 vol. +in-16.</p> + +<p class="drap"><b>Solitudes.</b> 5<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p> + +<p class="drap"><b>L’Ascension de M. Baslèvre.</b> 14<sup>e</sup> édition. +1 vol. in-16.</p> + +<p class="drap"><b>L’Appel de la route.</b> 1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">GUILLAUME GAULÈNE</p> + +<p class="drap"><b>Maman et Claude.</b> 1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">COMTE DE GOBINEAU</p> + +<p class="drap"><b>Nouvelles asiatiques.</b> Nouvelle édition. +1 vol. in-16.</p> + +<p class="drap"><b>Ternove.</b> Nouvelle édition, avant-propos +de Tancrède de Visan. 1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">J. P. HEUZEY</p> + +<p class="drap"><b>Le Chemin sans but.</b> 1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">ANDRÉ LAFON</p> + +<p class="drap"><b>L’Élève Gilles</b> (Grand prix de l’Académie +française 1912). 34<sup>e</sup> édition. +1 vol. in-16.</p> + +<p class="drap"><b>La Maison sur la Rive.</b> 3<sup>e</sup> édition. +1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">SELMA LAGERLÖF</p> + +<p class="drap"><b>Les Liens invisibles.</b> Nouvelles traduites +du suédois avec l’autorisation +de l’auteur, par M. André Bellessort. +23<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16. Prix Nobel.</p> + +<p class="drap"><b>Le Livre des Légendes.</b> Nouvelles traduites +du suédois avec l’autorisation +de l’auteur, par Fritiof Palmer. 14<sup>e</sup> édit. +1 vol. in-16 avec portrait.</p> + +<p class="drap"><b>Le vieux Manoir.</b> Nouvelles traduites +du suédois avec l’autorisation de l’auteur, +par Marc Hélys. 11<sup>e</sup> édition. 1 vol. +in-16.</p> + +<p class="drap"><b>Le Merveilleux Voyage de Nils Holgersson +à travers la Suède</b>, traduit +du suédois avec l’autorisation de l’auteur, +par T. Hammar. 26<sup>e</sup> édition. 1 vol. +in-16.</p> + +<p class="drap"><b>Le Charretier de la Mort</b>, traduit du +suédois par T. Hammar. 1 vol. in-16 +avec un portrait de l’auteur.</p> + + +<p class="c b small ssf">DMITRI MEREJKOWSKY</p> + +<p class="drap"><b>La Résurrection des Dieux</b> (Léonard +de Vinci) traduit du russe avec une +préface de S. M. Persky. 7<sup>e</sup> mille. 1 vol. +in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">ALBERT REGGIO</p> + +<p class="drap"><b>Les Conclusions de Prodrome Zécas</b>, +roman de mœurs grecques contemporaines. +1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">LÉON THÉVENIN</p> + +<p class="drap"><b>Le Retour d’Ariel.</b> 1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">COMTE LÉON TOLSTOÏ</p> + +<p class="drap"><b>Résurrection.</b> Traduit du russe par +T. de Wyzewa. 53<sup>e</sup> mille. 1 vol. in-16. +(Édition complète en un volume.)</p> + +<p class="drap"><b>Contes et Romans posthumes.</b> Hadji +Mourad, traduit du russe avec une +introduction et des notes biographiques, +par T. de Wyzewa. 1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">PIERRE DE VALROSE</p> + +<p class="drap"><b>Une Ame d’Amante pendant la +Guerre.</b> 9<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p> + +<p class="drap"><b>Le Droit à la Vie.</b> 6<sup>e</sup> édition. 1 volume +in-16.</p> + +<p class="drap"><b>Passion.</b> 11<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p> + +<p class="drap"><b>La Téméraire</b>. 10<sup>e</sup> édition. 1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c b small ssf">A. DE VILLÈLE</p> + +<p class="drap"><b>Allemand d’Amérique.</b> Roman de la +vie contemporaine. 1 vol. in-16.</p> + +<p class="drap"><b>Mirage d’Amour.</b> 1 vol. in-16.</p> + + +<p class="c gap xsmall">Paris. — Imp. <span class="sc">Henri Diéval</span>, rue de Seine, 57.</p> + + +<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75235 ***</div> +</body> +</html> + diff --git a/75235-h/images/cover.jpg b/75235-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..8df9964 --- /dev/null +++ b/75235-h/images/cover.jpg |
