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| author | nfenwick <nfenwick@pglaf.org> | 2025-01-27 15:21:37 -0800 |
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Et qu’est-ce que vous arrosez donc comme ça, _bonne +Dame_? + +Le vieillard se mit à rire et acquiesça allègrement: + +--Oh! tu peux voir, tu peux voir,--tant que tu voudras. + +La servante se pencha sur le pot de fleurs et le considéra curieusement. + +--Qu’est-ce que c’est que cette pousse-là?--demanda-t-elle surprise. + +Le docteur Le Budinio se mit à se frotter gaiement les paumes, faisant +de temps à autre claquer les articulations de ses phalanges, ce qui +était chez lui un signe de grand contentement. + +La «pousse»,--ainsi que l’appelait Corentine,--était une plante grêle, +sans beaucoup d’éclat, aux feuilles assez semblables à celles du +laurier-thym, à la tige longue, peu fournie en verdure, se terminant par +deux ou trois grappes rigides, dont l’une commençait à se transformer en +une façon de thyrse figuré par de toutes petites fleurs violettes. + +--Alors,--questionna gaiement le docteur,--tu ne sais pas ce que c’est +que ça? + +--Dame, non, monsieur!--répliqua la servante sincèrement. + +Le vieillard se mit à rire, en proie à une très visible allégresse. + +--Voilà ce que c’est, Tina, que de ne pas savoir les choses! Cette +plante-là, c’est de la véronique. + +--Véronique?--répéta Corentine, dont les yeux trahirent l’ignorance. + +Le docteur se prit à rire de plus belle. + +--Allons, allons! Tu n’y es pas, décidément. Qui est-ce qui appelle +Véronique, dans la maison? + +--Sais pas,--fit encore la Bretonne. + +Alors, le vieux praticien posa sa main sur l’épaule de la servante. + +--Il faut pourtant que tu le saches, ma bonne. Véronique, c’est le nom +de baptême, le nom vrai, de quelqu’un que tu connais bien, que tu aimes +plus encore, et qui rentre aujourd’hui. + +La vieille femme jeta une exclamation de très réelle surprise. + +--De Maïna, de Mlle Maïna, peut-être? Ah! par exemple!--Comment ça se +fait-il que je n’en aie jamais rien su, moi? Je ne m’explique pas ça. + +--Parce que,--répliqua M. Le Budinio,--elle n’a jamais voulu te le dire, +parbleu! Maïna déteste son nom. Elle ne peut pas admettre qu’on +l’appelle comme ça. Et alors, tu comprends... + +Tina éclata d’un beau rire de paysanne goguenarde. + +--Oui, et alors je comprends que si vous avez voulu lui faire plaisir en +lui offrant ce pot de fleurs, vous avez joliment manqué l’occasion, +monsieur le docteur. + +Le médecin s’arrêta court, et regarda sa domestique d’une mine +absolument déconfite. + +C’était vrai! Il n’y avait pas pensé une seconde. Il avait fallu que +cette futée de Tina lui en fît la remarque pour qu’il s’en aperçût. Eh +bien! il s’y entendait à faire des cadeaux, pour le coup! + +Et avec une vivacité d’impression et d’humeur qui n’étaient pas de son +âge, il céda au dépit qui venait de le prendre. Saisissant le +malencontreux pot de fleurs des deux mains, il grommela: + +--Et dire que voilà dix jours que je l’arrose comme ça, soir et matin... + +Il n’acheva pas sa phrase. + +Le pied de véronique, contenu et contenant, passa comme un bolide à +travers la baie de la fenêtre et alla se fracasser sur les pavés de la +petite cour qui précédait le jardin. + +Cette fois, Corentine Kerbiel se mit en colère, une colère, d’ailleurs, +comique. + +--Je vous demande un peu, monsieur le docteur, si c’est permis qu’un +vieil homme de votre âge, il se mette à casser les choses comme un +enfant boudeur casse ses joujoux? Tout ça, parce que j’ai dit que, si +Mlle Maïna n’aime pas qu’on l’appelle Véronique, vous lui faisiez là un +fichu cadeau. + +Le docteur Le Budinio parut honteux de ce mouvement de vivacité. + +Il prit brusquement son chapeau de feutre à larges bords, tira sa canne +à pomme d’or d’un étui en fer appendu au pied de son lit et se disposa à +sortir, en disant: + +--J’aurais bien mieux fait de partir une heure plus tôt. Mes malades en +auraient profité, au moins. + +Sa gaieté de tout à l’heure devenait positivement de la mauvaise humeur. + +Seulement, chez l’excellent homme, ces mauvaises humeurs-là ne duraient +guère. + +Ses idées prirent bien vite un autre cours. + +Et, tout en se dirigeant vers l’escalier du premier étage, il +grommelait: + +--Véronique!... Véronique! Est-ce que ça la rend moins jolie, de +s’appeler Véronique, moins aimable? Est-ce que je lui ai demandé son nom +le jour où...? Ah! il est certain qu’elle a changé depuis, qu’elle a +grandi! La petite abandonnée est devenue femme. Tout de même, comme cela +est loin! comme le temps passe! Dix-huit ans déjà! + +Ses yeux s’éclairèrent d’une chaude lueur. Un bon sourire épanouit sa +face. + +--La voilà qui revient, pourtant, et pour toujours, cette fois! + +--Tina!--appela-t-il en se retournant. + +La servante accourut. + +--Qu’est-ce qu’il y a, monsieur?--demanda-t-elle. + +Elle se doutait bien de ce qu’il y avait; elle était trop bien faite aux +allures de son maître. + +Il parut hésiter un instant, puis, du ton dont on fait une confidence: + +--Écoute: voici. Je regrette maintenant d’avoir cassé le pot de fleurs. +Qu’elle s’appelle Véronique ou autrement, il n’importe. Ça lui aurait +toujours fait plaisir. + +Tina vit que c’était là un gros remords pour son vieux maître. Elle +hocha la tête et sourit. + +--Allez, allez, monsieur, vous pouvez sortir tranquille. Il n’y a que le +pot de cassé; la fleur n’a pas souffert. Je réparerai cela. + +Rassuré, M. Le Budinio tourna le loquet de sa porte. + +Mais alors il y eut un véritable coup de théâtre: Un double cri +retentit: + +--Mon oncle! + +--Joël! + +Un grand jeune homme mince et blond, au type fin et accusé de la race +léonarde, à la barbe blonde, claire et soyeuse, fit irruption dans le +corridor, se jetant au cou du vieillard. + +--Allons, bon!--grommela celui-ci--voilà qui me retarde encore! Ah çà! +d’où sors-tu, toi? + +--Du train, mon oncle. Je viens d’arriver. + +--Tu viens d’arriver? + +--Sans doute. J’ai soutenu ma thèse avant-hier; reçu tout boules +blanches. + +M. Le Budinio souleva son chapeau et le reposa sur le haut de sa tête. +Puis, tandis que deux larmes coulaient sur ses joues, il ouvrit ses +bras, sans quitter sa canne de la main droite. + +--Bravo, garçon! Avec ça, j’ai oublié de t’embrasser. Tiens! +Embrasse-moi deux fois. + +Et l’accolade des deux hommes fut d’une chaude et émouvante étreinte. + +Après quoi ce fut le tour de Corentine. Joël lui mit sur les joues deux +gros baisers retentissants, auxquels la bonne femme rendit la monnaie +avec usure. + +--A présent, je vais à mes malades,--conclut Le Budinio.--Tina, c’est +fête aujourd’hui. Tu mettras les petits plats dans les grands. Il faut +tuer le veau gras. + +Joël avait voulu retenir son oncle par la manche. + +--Mais, à propos, mon oncle, vous savez que je ne viens pas seul. + +--Comment, pas seul? + +--Oui, Maïna va arriver d’un instant à l’autre. + +--Maïna, je ne l’attends que ce soir. + +--Erreur, mon oncle. Nous avons fait le voyage ensemble. Présentement, +elle est chez Mme du Closquet avec laquelle elle est venue. On l’a +retenue à déjeuner. Elle nous arrivera vers une heure. Elle a tant de +hâte de vous revoir! + +Le vieillard s’essuya les yeux. + +Mais le sentiment de ses devoirs professionnels reprit le dessus. + +Il regarda sa montre, et d’un coup du plat de la main renfonça son +chapeau sur sa tête. + +Sans en entendre davantage, il s’élança au dehors. + +Il descendit l’escalier quatre à quatre, ouvrit la porte de la rue, +qu’il laissa retomber sur lui avec fracas, et se mit à marcher d’un pas +alerte sur les gros pavés de la chaussée. + +Le long du parcours, les gens le saluaient respectueusement, sans +s’offusquer de la négligence du bonhomme à répondre à ces saluts. + +On le savait si occupé, si absorbé, le vieux docteur, providence des +pauvres, soutien des malades de la bonne ville de Saint-Malo! + +Et il s’en alla ainsi, de son allure encore verte et jeune, malgré ses +soixante-cinq ans d’âge, qui étaient surtout soixante-cinq ans de labeur +opiniâtre et de dévouement dépensé sans compter. + +Or, ce jour-là, il allait loin,--non dans sa clientèle aisée de la rue +Saint-Vincent et du quai Duguay-Trouin,--mais par là-bas, hors des murs, +sur le Sillon et jusque dans le faubourg Rocabey. + +Car c’était là son milieu de prédilection. + +Il aimait à donner ses soins à cette population pauvre, à ces braves +gens dont une moitié de l’existence se passe à la mer, et dont le +dénûment robuste et vertueux n’a point d’envie à l’encontre des heureux +de la terre. + +Il les avait soignés quarante ans, n’ayant jamais d’ambition plus haute, +connaissant trop bien le peu qu’est l’homme pour attacher quelque +importance aux hochets de la vanité humaine. + +Au reste, fils et petit-fils de marines, Hugh Le Budinio n’estimait +guère que les marins en dehors de sa propre carrière. + +Encore n’était-il pas bien sûr qu’il n’eût pas suivi la carrière +ancestrale de préférence à toute autre, n’eût été une légère +claudication qui l’avait rendu impropre au service militaire. + +Personnellement, il n’était point un fils de Saint-Malo. + +Il était de l’autre côte, de celle du Morbihan, par son père, et +lui-même était né loin, bien loin de ces rives de Bretagne, dans l’Inde, +en des temps où la guerre entre Anglais et Français rendait les colonies +fort dures pour les expatriés des deux pays. + +Sa mère était morte lui laissant une maison, et, comme elle était +Malouine, force avait été au jeune Hugh de venir s’y installer le jour +où, après un séjour de cinq années sur les vaisseaux de l’État, il +s’était établi à demeure sur le vieux rocher. + +Aussi bien sa réputation était-elle universelle et «sa grandeur ne +l’attachait-elle point au rivage.» + +On venait de loin pour le consulter, d’Avranches, de Coutances, de Dol, +de Dinan. Lui-même poussait ses bienfaisantes visites jusqu’à Dinard et +Paramé, dans la saison, auprès des baigneurs et surtout des baigneuses, +foule bigarrée, cosmopolite, oiseaux de passage, venus à tire-d’aile des +horizons de l’Est et plus particulièrement de Paris. + +Oh! le brave, le saint homme que ce docteur Le Budinio! + +Avec quelle ferveur pieuse les pauvres gens prononçaient son nom qu’ils +couvraient de bénédictions! + +Quelle pure et abondante charité il semait, il répandait autour de lui, +ne faisant pas seulement l’aumône de la prescription, mais celle du +remède! + +Combien de fois, devant les mines désolées et abattues des malheureux, +regardant, hébétés, l’ordonnance, n’avait-il pas tiré de sa poche les +pièces blanches, rares, pourtant, dont il fallait payer la drogue au +pharmacien! + +Oui, on pouvait l’appeler un saint, celui-là, sans crainte de se +tromper! + +Et, avec cela, d’une patience et d’une douceur inaltérables! + +Chez lui la parole était rare, à l’habitude. Il lui arrivait pourtant de +devenir loquace, quelquefois, lorsqu’il s’agissait de décider quelque +vieux bronzé de l’Océan à se laisser soigner selon les exigences du mal. + +A ces moments, la faconde du docteur empruntait ses effets à tous les +vocabulaires. + +--Voyons! tonnerre! espèce d’entêté, est-ce que tu crois que je viens +ici pour mon plaisir? Si ta peau de requin ne me tenait au cœur que dans +la mesure de sa valeur, c’est moi qui te larguerais en grand à tous les +courants de la côte. Tu vois donc que c’est seulement pour te guérir que +je viens. Allons! tiens bon, mon gars, je vais te glisser ce bonbon-là +en douceur. + +Il va sans dire que le «bonbon» était toujours un de ces produits +abominables de la pharmacopée ancienne et moderne, qui provoquent des +nausées et tournent le cœur aux moins sensibles. Car le docteur Le +Budinio n’était pas pour les atténuations et les palliatifs. Un remède +est un remède; ce n’est pas une gourmandise. + +On comprend que, de la sorte, il n’eût recours ni aux pilules, ni aux +cachets, si couramment employés de nos jours. + +Ce matin-là, c’était donc uniquement chez les pauvres que le docteur Le +Budinio avait affaire. + +Du plus loin qu’on le vit paraître à la descente du Sillon, ses clients +ordinaires de Rocabey se portèrent au-devant de lui. + +Ces silencieux d’habitude, et c’était peut-être à leur contact que le +vieux praticien avait contracté son laconisme, se mettaient en frais. + +Le docteur fit rapidement ses visites, il avait hâte de rentrer. + +Et, par bonheur, le stock des malades n’était pas considérable. Il eut +promptement fait le tour des humbles demeures. + +Entre temps il allongea quelques tapes amicales sur des figures +joufflues de gamins et de fillettes, garnements saturés d’iode et +d’oxygène, futures compagnes et mères de matelots. + +Comme on lui trouvait une allure quelque peu pressée, un homme qu’il +avait remis sur pied d’une chute du haut des remparts, l’aubergiste +Cailleux, l’appela très respectueusement. + +--Monsieur le docteur, j’ai mis en bouteilles du cidre comme vous n’en +trouverez pas à dix lieues. Ça me serait un grand honneur si vous le +goûtiez. + +Le vieillard eut une hésitation. Le cidre était un de ses faibles. + +Puis, se décidant brusquement, il tendit la main à l’aubergiste: + +--Va pour un verre de cidre, Cailleux. Mais dépêchons, sur le pouce, je +suis pressé. + +--Qu’est-ce qu’il y a donc qui vous presse, monsieur le docteur? + +--Il y a, mon garçon, que ma filleule est arrivée à Saint-Malo et +qu’elle doit m’attendre présentement. Or, il y a un an que je ne l’ai +pas vue, la pauvre chatte. + +Cailleux se frotta gaiement les mains et repartit: + +--Parbleu! monsieur le docteur, vous ne vous retarderez guère. Ma +carriole est là tout attelée, et j’ai affaire à la ville. Je vas vous +rapporter sans façons. + +Il dit quelques mots à sa femme, tout en emplissant vivement les verres. + +Dix minutes plus tard, au moment où le médecin mettait le pied sur le +marchepied du véhicule, il ne fut pas peu surpris d’en trouver +l’arrière-train couvert de bouquets de toutes nuances. + +Des enfants, des jeunes filles, des femmes, quelques vieillards se +tenaient à l’entour pour jouir de l’heureuse surprise de leur vieux +bienfaiteur. + +Et, comme il se récriait devant ce luxe de floraison: + +--Ça, monsieur le docteur,--dit en riant une grande et belle +fille,--c’est pas pour vous, c’est pour la demoiselle, vous savez. + + + + +II + + +Une heure plus tard, le déjeuner de l’oncle et du neveu s’achevait. + +Pendant tout le repas, le vieillard avait été fort agité. + +--Parbleu!--ronchonnait-il entre ses dents,--je te demande un peu, mon +Joël, si Mme du Closquet n’aurait pas pu choisir un autre jour pour +garder Maïna à dîner? Est-ce que ce n’est pas moi qui ai droit aux +premières effusions de mon enfant? De cette façon, elle aura fait son +premier repas de bienvenue chez des étrangers. + +--Oh! des étrangers, mon oncle!--dit Joël en souriant.--Il me semble +que... + +--Que j’exagère peut-être?--Eh bien! oui, là, tu as raison. Chez Mme du +Closquet, elle est en famille, notre Maïna. Mais voyons, puisque cette +bonne amie l’avait eue avec elle pendant toute la durée du parcours, il +me semble qu’elle aurait bien pu me l’apporter tout droit à l’arrivée? + +--Sans doute, mon oncle, sans doute. Mais voilà. Mme du Closquet a pensé +que peut-être Maïna, qui mourait littéralement de faim, trouverait +plutôt chez elle le déjeuner qu’il lui fallait tout de suite. + +Ici Tina Kerbiel intervint, se sentant en cause. + +--Si l’on peut dire, monsieur Joël! Alors, vous croyez, comme ça, que la +mignonne n’aurait pas trouvé ici un morceau en arrivant? Alors, vous +croyez que la vieille Tina a tout à fait perdu l’esprit, qu’elle n’avait +pas pensé à la petite? Eh bien, tenez, pour vous humilier, je vas vous +montrer ce que je lui avais préparé pour son retour, à cette enfant-là. + +Joël protesta de toutes ses forces. + +--Ma bonne Tina, je te jure que je ne le crois pas. Ce n’est pas moi qui +ai cru cela; c’est Mme du Closquet, te dis-je. + +--Eh bien! Je l’attends, moi, Mme du Closquet, et je vais bien +l’arranger, je vous le jure. Mais non. Faut que vous voyiez tout de même +ce que je lui avais préparé. + +Elle courut à la cuisine et en rapporta un compotier soigneusement +couvert. + +Quand elle en eut soulevé le couvercle, Joël aperçut une vingtaine de +magnifiques crêpes à peine refroidies du feu de la matinée. + +Mais, tandis que le jeune homme et le vieillard s’oubliaient à +considérer les appétissants cornets de pâte, une main blanche passa +entre la tête de Joël et celle de Tina, absorbée dans sa démonstration, +prit au vol trois ou quatre crêpes en tas, pendant qu’une voix rieuse et +mutine s’écriait au-dessus des spectateurs ahuris: + +--Ça doit être joliment bon, ça; merci, Tina! + +Ce ne fut qu’un cri. + +Tout le monde s’était levé et Corentine avait eu juste assez de présence +d’esprit pour déposer le compotier sur la table au lieu de le laisser +tomber par terre. + +Et, pendant quelques minutes, ce fut un véritable duel entre la servante +et son vieux maître pour savoir lequel des deux donnerait le plus de +baisers à l’arrivante. + +Était-elle jolie cette Maïna! + +Des cheveux blond cendré, un teint de camélia, des yeux d’un bleu gris +qui rappelait les calmes d’été de la Manche, un buste de déesse, une +taille de guêpe, de beaux bras ronds, des mains et des pieds d’enfant, +voilà ce que possédait d’ensemble celle que le docteur Le Budinio +appelait sa filleule, qui, elle, le nommait «mon oncle», et dont la +vieille Tina ignorait, quelques heures plus tôt, le vocable agaçant de +Véronique. + +--Et d’où sors-tu?--demanda le docteur quand il eut recouvré le sens. + +La jeune fille, très disposée à la gaieté, répliqua: + +--Je sors de chez Mme du Closquet et j’entre chez mon excellent oncle. +Et si vous n’étiez pas tous stupéfaits comme vous l’êtes par mon +arrivée, vous auriez déjà remarqué que je n’étais point seule. + +Le docteur, Tina et Joël se retournèrent en même temps. + +Le chambranle de la porte encadrait une bonne et belle figure de vieille +femme dont la toilette, un peu antique, ne déparait en aucune façon les +traits nobles et marqués du cachet aristocratique de la race. + +C’est que Mme Catherine-Tiphaine du Closquet était la dernière +descendante de l’un des héros du combat des Trente. + +Elle tenait de ses aïeux une fortune assez médiocre, mais son mari, qui +possédait des terres à Paramé et à Dinard, avait gagné énormément +d’argent le jour où ces deux plages s’étaient créées. Elle jouissait +présentement d’un capital de deux millions, dont la rente, à trois et +demi pour cent, passait presque tout entière en bonnes œuvres. + +La vieille dame avait, en effet, coutume de dire en riant: + +--J’ai trois héritiers: le plus rapproché est un dissipateur;--je lui +fais une réserve pour ses vieux jours; le second est un officier de +marine qui aura besoin de moi pour se marier à sa guise; quant au +troisième, père de famille, économe et laborieux, il me croit pauvre. Ma +mort lui fera une surprise, mais il m’aura déjà rétribuée en vraies +larmes bien sincères. + +De fait, Mme Tiphaine, ainsi qu’on la nommait dans l’intimité, avouait +soixante ans et en portait gaillardement soixante-quinze, l’état civil +ne faisant pas grâce d’un jour à ceux qu’il dénomme. + +Il n’y avait aucune coquetterie dans le cas de la vieille dame. Mais +très caustique sous une apparence enjouée, elle disait encore: + +--Je retarde ainsi de quinze ans la cour intéressée que l’on pourrait me +faire, et j’avance de quinze années la mise au monde de mon testament. + +A sa vue, le docteur, qui, quelques minutes plus tôt, maugréait contre +elle de tout son cœur, s’empressa de lui tendre ses mains. + +--Allons, Cadet,--fit gaiement Mme du Closquet,--avant que je ne +m’assoie à votre table, récitez le _Confiteor_. + +--Vraiment?--réclama le docteur,--et pourquoi cela, je vous prie? + +--Parce que les oreilles m’ont tinté, tout à l’heure, et que sûrement +vous avez dû me donner à tous les diables, païen incorrigible que vous +êtes. + +Au lieu de protester, le docteur se frappa la poitrine. + +--_Meâ culpâ, meâ maximâ culpâ_,--confessa-t-il.--C’est un peu vrai que +je vous ai valu quelques mérites de plus au ciel. + +C’était l’habitude de Mme du Closquet de se prévaloir des dix ans +qu’elle avait de plus pour appeler le docteur «Cadet». + +Et cette appellation, toute d’amitié, elle ne l’employait guère que +depuis quelque dix ans. + +Elle lui rappelait de graves souvenirs, ceux du zèle et du dévouement +apportés par le docteur aux soins qu’il avait donnés à M. du Closquet +pendant sa dernière maladie. + +Elle poursuivit avec cette verve qui est la grande qualité des +vieillards aimables: + +--Ne poussez pas plus avant les excuses. Peut-être pourrais-je me +reprocher à moi-même d’avoir eu tort en gardant Maïna avant qu’elle ne +vous eût vus ici. Mais, je l’avoue, même devant elle, j’aime cette chère +petite tête d’écolière au point de la disputer à ses parents, à mes +meilleurs amis. + +Il va sans dire qu’il ne devait rien rester de l’incident que le +souvenir d’un sceau de plus mis sur une vieille et forte amitié. + +Mme du Closquet le vit bien à la sympathie qu’elle lut sur tous les +visages. + +Et, pour fêter avec ses amis le retour, non seulement de Maïna, mais +aussi de Joël, elle fit honneur aux crêpes de Tina avec des dents de +vingt ans. + +Après quoi tout le monde descendit au jardin. + +Là, ce fut une surprise nouvelle. + +Comme si le petit enclos n’eût pas contenu par lui-même assez de verdure +et de floraison, les indigènes de Rocabey qui avaient chargé de fleurs +la voiture de Cailleux venaient de dresser de leurs mains une sorte +d’arc de triomphe de feuillage, sous lequel, venus à pied du lointain +faubourg, ils saluèrent d’acclamations enthousiastes la gracieuse enfant +adoptée par le vieux médecin. + +Et la douairière, toujours en verve, de s’écrier à cette vue: + +--Parbleu! voilà qui est original! Faire tenir dans son propre jardin +les populations en délire. + +Oh! la belle et bonne journée que passèrent là, ensemble, avec leurs +amis de tous rangs, les divers acteurs de ce drame de famille! + +Dans la soirée, en guise de champagne, on but du cidre, de cet excellent +cidre que l’aubergiste avait voulu, le matin même, faire goûter au +docteur Le Budinio. + +La nuit vint enfin. A onze heures précises, on reconduisit en pompe Mme +du Closquet jusqu’en sa belle maison de la rue Saint-Vincent, et, minuit +sonnant, chacun se retrouva seul dans sa chambre. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +C’était une jolie petite chambre rose, tapissée avec goût, meublée avec +élégance, que la sollicitude affectueuse du vieillard avait réservée à +sa filleule. + +Le matin, en ouvrant ses deux fenêtres, Véronique pouvait embrasser +simultanément la mer et la plage par-dessus les remparts, l’isthme du +Sillon à la sortie de la ville et tous les jardins environnants. + +Un lit aux rideaux de mousseline immaculés, une armoire à glace en bois +blanc verni, une table de toilette et un gracieux secrétaire assortis +comme forme et comme couleurs, garnissaient ce virginal réduit. + +Et, en vérité, Maïna ne souhaitait rien au delà. + +Le luxe le plus princier n’aurait pu lui donner le calme et le repos que +lui assurait ce coin de demeure paisible, cet attachement constant et +fidèle des êtres qui l’habitaient. + +Aussi, dès qu’elle s’y retrouva, la jeune fille ouvrit-elle la fenêtre +donnant sur le port, et, la tête penchée sur sa main, accoudée au balcon +de fer, s’abandonna-t-elle aux rêveries que lui apportaient, fraîches et +caressantes, les haleines de la mer. + +Depuis six années, elle ne revoyait cette chambre que tous les ans à la +même époque et même un peu plus tard, puisqu’elle était en pension à +Paris et ne rentrait à Saint-Malo qu’au moment des grandes vacances. + +Cette fois, c’était pour toujours qu’elle y revenait,--ayant fini ses +études, couronnées, à douze mois de distance, par le double diplôme des +degrés simple et supérieur. + +«Pour toujours!» Il faut avoir été écolier ou écolière, captif loin de +cette patrie de l’enfance qui est la famille, pour savoir ce que ces +deux mots contiennent et résument de joies profondes et condensées!--Au +reste, ne sont-ils pas l’unique, la plus puissante expression des +sentiments intenses et durables? N’est-ce pas «pour toujours» que +s’aiment ceux qui, à la fleur de l’âge, unissent leurs cœurs dans une +mutuelle affection, leurs mains dans l’échange des anneaux symboliques +du mariage? + +Pour Maïna, il n’y avait encore ni perspective, ni lointaine espérance +d’une tombe fleurie. + +La jeunesse s’épanouissait en elle comme autour d’elle, et, en +prononçant ces mots «pour toujours», la jeune fille attachait au front +chauve de son «oncle» et aux cheveux blancs de Tina les mêmes fleurs de +printemps dont elle ceignait, en pensée, sa tête nimbée de boucles +blondes. + + + + +III + + +--Ça, Joël, mon ami, prends une chaise, et causons. + +--J’y suis tout disposé, mon oncle, répondit le lauréat frais émoulu de +la Faculté de Paris. + +M. Le Budinio s’était enfoncé dans un vieux fauteuil de cuir, autour +duquel gisaient des livres de toutes dimensions, voire d’énormes +in-folios poudreux, où le vieillard avait accoutumé de lire Hippocrate, +Aristote, Celse, Galien, Asclépiade, dans leurs textes divers de langues +mortes, lettré de premier ordre dans sa modestie de savant méconnu. + +Il avait relevé ses lunettes comme dans tous les cas graves, et fixait +sur son neveu le tranquille regard de ses yeux gris et perçants. Il +reprit: + +--Te voilà médecin,--et, morbleu! médecin comme moi, tout autant que +moi. Tu dois être même plus fort que moi, car nous vivons dans un temps +où les jeunes en savent beaucoup plus que les vieux, les fils que leurs +pères. + +--Oh! mon oncle!--protesta Joël qui connaissait cette habituelle ironie +de l’excellent homme. + +--Non, non, ne dis pas non. Je ne me plains pas, je ne raille pas. Je +reconnais la vérité, et la vérité c’est que vous avez le temps +aujourd’hui de faire des études beaucoup plus étendues qu’on n’en +faisait à notre époque. Je me plais à constater que vous avez des outils +et des instruments beaucoup plus perfectionnés et que, sur plusieurs +points, on a fait de très remarquables progrès. + +Tiens, par exemple, grâce à la spécialisation des aptitudes, les +maladies de l’œil, du larynx, de l’oreille, sont admirablement soignées +par des gens qui font cela mieux que personne. A vrai dire, ils ne +savent faire que cela, et s’il fallait tout préciser... Les dentistes, +tiens! eh bien! ils vous arrachent une dent de l’œil sans douleur, en +vous injectant dans la gencive une drogue nouvelle. Vous appelez ça de +la co... de la cocaïne, je crois. + +Pour le coup, Joël se sentit un peu désorienté. Son oncle se moquait-il +ou parlait-il sérieusement? + +Mais celui-ci eut tôt fait de dissiper les doutes de son neveu. + +--J’en veux venir à ceci, mon garçon, que tous ces progrès, qui ont fait +faire bien des pas à la chirurgie, sont de médiocres moyens d’avancement +pour la médecine proprement dite. Il n’y a encore qu’une chose pour le +médecin. + +Ce n’est pas de savoir toutes les théories plus ou moins neuves des +fanfarons de sciences, théories qui ne datent pas d’hier, après tout, +comme tu pourras t’en assurer par toi-même,--fit-il en tapant de la +paume sur les in-folios les plus voisins de sa main;--c’est de posséder +le diagnostic autant par la netteté du coup d’œil que par la pratique +assidue des maladies. Il faut, pour cela, que le praticien soit avant +tout l’ami de ses malades. + +Et, ouvrant brusquement l’un des gros volumes à une place où l’on voyait +bien que l’habitude du feuillettement quotidien avait dû rompre les +pages, il montra quelques lignes au jeune homme. + +--Tiens, vois ce que dit Celse à ce sujet. + +Il lut lui-même à haute voix: + +--_Asclepiades dixit hoc esse medici officium ut ad lectum ægrotantis +assidens..._ C’est clair, n’est-ce pas, et c’est le conseil d’Asclépiade +rapporté par Celse en personne: «Que le médecin s’assoie au chevet de +son malade pour surveiller les progrès de l’infection morbide.» +Qu’est-ce à dire, sinon que le premier devoir du praticien est de +surveiller étroitement l’état du client? + +Joël ne put se défendre d’un sourire quelque peu sceptique. + +--Mais, mon oncle,--réclama-t-il, à ce régime-là, que devient le médecin +lui-même? + +Le vieillard hocha la tête, et avec un fin sourire il riposta: + +--Toi, je te vois venir. Tu entends par là, n’est-il pas vrai, qu’à ce +régime, le médecin ne met pas beaucoup d’écus dans sa bourse. Mon +garçon, il faut bien mettre les points sur les _i_. + +Je n’ignore pas que nombre de médecins illustres tiennent notre art pour +un métier, je n’ose dire une industrie lucrative. Ils considèrent, +peut-être avec raison, que l’art ne fait pas vivre et que, pour s’être +dévoué à l’amélioration du sort de ses semblables, le médecin ne s’est +pas condamné au bagne à perpétuité. + +D’autres,--ce ne sont pas les plus nombreux, hélas!--estiment, au +contraire, que l’exercice de notre noble profession est, avant tout, +l’école du dévouement et du sacrifice, et que là où le devoir, accepté +par lui après mûre délibération sur le choix d’une carrière, l’appelle, +le médecin n’a point à consulter pour savoir s’il trouvera la légitime +rétribution de ses efforts. + +Ce disant, le docteur Le Budinio se leva de son fauteuil, et, mettant la +main sur l’épaule de Joël: + +--Mon enfant, voilà quarante ans que je m’efforce de remplir autant que +faire se peut les devoirs de ce que j’appelle, moi, une mission. Et +c’est pour cela que je te dis à cette heure: Joël, mon neveu, où plutôt +mon fils, tu es à l’âge des résolutions graves et décisives. Les temps +sont durs pour qui ne veut pas transiger avec sa conscience. + +Si tu prends la suite de ma clientèle, tu subiras plus de déboires et de +privations que tu ne récolteras de bénéfices ou d’éloges. Il te faudra +ceindre tes reins, te faire le serviteur des pauvres et des déshérités, +renoncer aux douceurs de l’existence, t’enfermer dans l’ordinaire +pratique d’une austérité qui, le plus souvent, ne sera pas volontaire, +et n’attendre que de Dieu et de toi-même, par le fier témoignage de ton +propre cœur, la récompense des mérites inutilement dépensés, selon le +jugement du monde. + +Mais rien ne t’oblige à ce sacrifice, à cette abnégation de toi-même. + +Tu viens de faire d’excellentes études. Tes maîtres ont encore l’œil +ouvert sur toi, et cet œil est encore plein de ton image. La capitale +avec ses gloires, ses succès, et aussi ses multiples satisfactions de +l’intelligence, peut t’offrir d’autres perspectives. + +Tu peux y devenir un homme célèbre, un oracle de la science, sans +démériter de ta propre estime, comme aussi sans t’astreindre au bonheur +infime, obscur, ignoré. + +Ici, tu ne seras jamais qu’un humble médecin de campagne, auquel les +bénédictions d’une clientèle de pêcheurs, de matelots et d’ouvriers, +même grossie de l’appoint de tous les riches de la ville, ne donneront +pas le moindre lustre. + +A toi de choisir. Veux-tu l’énorme ville avec ses loisirs qui reposent +et son labeur qui rétribue, ou préfères-tu le pain sec de chaque jour +durement gagné, mais que rend plus précieux le spectacle des larmes +essuyées et des douleurs changées en joies aux foyers des pauvres et des +souffrants? + +Joël avait penché le front. Il était profondément ému. + +C’est qu’en effet, il n’avait jamais connu, il n’avait jamais soupçonné +en son oncle, ce vieillard bienfaisant et modeste, une telle hauteur de +pensées, une telle sublimité de sentiments. + +Hugh Le Budinio apparut à son neveu dans une sorte de transfiguration. + +Pour la première fois de sa vie, le praticien «obscur et ignoré», comme +il se qualifiait lui-même, et sans amertume, revêtit aux yeux du jeune +homme les attributs d’une grandeur d’autant plus imposante que son +éloquence spontanée, partie du cœur, donnait à son caractère un relief +plus inattendu. + +Ce n’était plus le parent chéri et respecté, mais avec un peu de +condescendance pour ce que Joël s’était habitué à dénommer les travers +ou les manies qu’une science plus complète n’eût pas laissés subsister. + +C’était surtout l’aîné dans cette même science dans laquelle le jeune +médecin, pourvu depuis l’avant-veille de ses lettres patentes, allait +faire ses premiers pas en titubant d’essai en essai comme tout débutant +dans une carrière quelconque. + +Et, sous cet aspect, il s’entourait spontanément d’un prestige qui +faisait courber le front un peu orgueilleux de l’adolescent, fier de son +savoir et de ses cinq années d’études devant la première Faculté du +monde. + +Là-bas, dans les grands hôpitaux, Joël avait été l’interne des maîtres. + +Ici, il n’avait pas à rougir de se faire l’aide, le suppléant, au besoin +l’élève de ce vieux «médecin de campagne», selon l’expression du docteur +Hugh Le Budinio. + +Et la réponse d’adhésion qu’il cherchait pour se mettre à la hauteur du +vieillard ne lui venait pas, tant il eût voulu parler, lui aussi, cette +langue admirable de l’abnégation et de l’héroïsme. + +Une gracieuse intervention, en interrompant le colloque de l’oncle et du +neveu, vint tirer celui-ci de peine. + +La porte n’était qu’entre-bâillée; elle s’ouvrit sous une poussée du +dehors. + +Maïna entra simplement vêtue d’un long fourreau de toile bleue, serré à +la taille à la façon d’un peignoir, les bras émergeant, ronds et blancs, +des manches courtes, le cou se dégageant dans son exquise gracilité de +l’échancrure du corsage. + +Tous deux jetèrent un même cri d’admiration non dissimulée. + +L’enfant était si blanche en son âme, si peu faite aux compliments +révélateurs, qu’elle ne prit point garde aux intonations élogieuses de +ce double cri. + +Elle tendit son beau front pur au baiser paternel du vieillard et sa +main aux ongles roses à Joël. + +--Bonjour, mon oncle! Bonjour, cousin! Comment allez-vous ce matin? + +--C’est à toi qu’il faut demander cela, fillette?--répliqua le docteur, +qui détacha, pour parler, ses lèvres du front de sa filleule. + +--Pourquoi à moi, mon oncle? + +--Dame! Parce que, moi, je suis à mon quatorze mille soixante-dixième +matin de vie médicale, sans changement appréciable, tandis que, pour +toi, l’aube d’aujourd’hui a dû sensiblement différer de celle d’hier, si +mes évaluations sont justes. + +Véronique éclata d’un beau rire aux cascades argentines. + +--Oh! de l’aube, mon oncle, n’en parlons point, s’il vous plaît. Je ne +me suis couchée qu’à deux heures du matin, et il en est huit et demie. +Je n’ai pas vu lever le soleil. Hier, en effet, c’était tout autre +chose. Il m’avait ouvert les yeux de force du côté de Pontorson. + +--Deux heures du matin! se récria Hugh.--Est-ce à dire que tu ne pouvais +pas dormir? + +--Oh! non, mon oncle! J’ai dormi comme une bienheureuse, au contraire. + +Elle était adorable dans sa candeur dépourvue d’embarras et de fausse +honte. + +--Mon Dieu! Que l’on dort bien dans ma chambre! J’avais pourtant laissé +mes volets ouverts, afin que le jour vînt m’arracher au lit, comme +d’habitude. Eh bien! ça n’y a rien fait. Ah! oui, l’on dort bien, mon +cher oncle! Ces draps frais m’enveloppaient comme un tissu de brume; je +sentais tout mon corps s’y alanguir, et les couvertures de coton que m’a +laissées Tina m’ont paru aussi douces que la brise de mer au moment du +bain. Vous savez, moi qui, à Paris, me bordais jusqu’au cou, qui me +pelotonnais à la façon d’un petit enfant,--ici, j’ai dormi étendue comme +une planche, comme dans l’eau salée, quoi! Et puis, là-bas, c’était ce +lit de fer dans lequel on prend l’habitude de l’immobilité, parce que, +si l’on se retourne, tout de suite on heurte du nez le mur; ici, je +pouvais onduler à mon aise, prendre tous les morceaux de fraîcheur +enfouis çà et là sous les plis, plonger mes bras sous le traversin, +retourner mon oreiller... + +Joël l’interrompit en riant aux éclats. + +--Mais, cousine, si vous avez eu le temps de faire tout cela en +connaissance de cause et avec réflexion, je ne vois pas ce qu’il en est +resté pour le sommeil. + +Elle répliqua avec la même hilarité débordante et communicative: + +--Hé, cousin, est-ce qu’on sait, est-ce qu’on calcule, est-ce qu’on +étudie ces choses-là? Vous comprenez bien que je n’ai pas dormi de ce +sommeil bête et lourd qui fait perdre la sensation de toutes choses et +où il n’y a pas même place pour le rêve.--Ah! que non pas! Je me rends +très bien compte que mes nerfs se sont accordé tout juste assez +d’abandon pour s’alanguir sans renoncer à goûter la volupté de ce +bien-être délicieux.--Tenez! Je vais vous dire. Tout à l’heure, en +m’éveillant dans les brumes un peu épaisses du premier retour à la +lumière, savez-vous quelle bizarre conception je me formais de mon +existence? + +--Ma chère Maïna,--répondit Joël,--je ne sais si mon oncle le devine. +Quant à moi, vous savez qu’il y a beaux jours que j’ai renoncé à +interpréter vos fantaisies imaginatives. A plus forte raison, n’est-il +pas vrai, dès qu’il s’agit d’un songe matinal. + +--Oh! vous,--s’écria la jeune fille en faisant la moue,--vous êtes bien +l’être le plus prosaïque que j’aie jamais rencontré. Je parie que si +vous étiez seul, vous étrenneriez votre diplôme en m’ordonnant quelque +drogue pour me guérir de mes «fantaisies imaginatives», comme vous +dites. + +--Attrape, fistot!--plaisanta le vieux Le Budinio.--En voilà une qui ne +sera pas ta cliente.--Mais tout ça, petite, ne nous dit pas ce que tu +croyais être. + +Et comme il s’était replacé dans son fauteuil, Maïna vint, sans façon, +s’asseoir sur ses genoux. + +--A la bonne heure! Vous vous intéressez à quelque chose, au moins, +vous, mon oncle. Que Joël se bouche les oreilles, s’il veut. Je ne +raconterai mon rêve que pour vous. + +--Ma cousine,--fit galamment le jeune homme,--je les ouvre toutes +grandes, au contraire, car si je n’apprécie pas vos songes comme il +convient, du moins j’accorde à mon ouïe le plaisir de percevoir +l’enchanteresse harmonie de votre organe. + +Maïna tapa du pied. + +--Béotien, va! Peut-on commencer une phrase comme celle-là pour la finir +d’une façon aussi parfaitement ridicule! Mon «organe»,--je vous demande +un peu, mon organe! Ne dirait-on pas que je parle du nez? Je n’ai pas +d’organe, monsieur, j’ai une voix. + +--Disons alors l’enchanteresse harmonie de... + +Ce fut au tour du vieux docteur de frapper du talon sur le parquet. + +--En avez-vous bientôt fini avec votre littérature à la Victor +Ducange?--J’attends l’histoire, morbleu, et je ne me suis pas mis en +retard d’une heure pour écouter une critique de madrigaux. Çà, Maïna, +ton rêve, s’il te plaît. + +--Voilà, mon oncle. J’étais si bien dans mon lit qu’il m’a semblé que je +me transformais en un de ces anges que l’on voit dans les églises, avec +des ailes juste sous la tête, vous savez, et que, n’ayant plus ni bras, +ni jambes, ni rien du tout, je me roulais au milieu de nuages aussi +onctueux, aussi doux que de la crème fouettée. + +--Gourmandise et mysticisme mêlés!--fit Joël goguenard. + +--Fi! C’est bon pour vous d’être gourmand. Croyez-vous donc que j’aie +mangé mes oreillers? + +Et se retournant, câline, vers le vieux docteur: + +--Voyons, mon oncle. Que dites-vous de ce rêve? Vous semble-t-il +indiquer, ainsi que l’insinue monsieur votre neveu, un dérangement de +mes facultés intellectuelles? Qu’en augurez-vous? + +Hugh l’embrassa sur les deux joues. + +--Dame, ma fille, depuis le temps de Joseph, fils de Jacob, qui fut +ministre de Pharaon, l’interprétation des songes n’entre plus pour +grand’chose dans les études que font les médecins pour pronostiquer sur +l’état de santé des gens. Si j’avais à consulter un auteur sur ton cas, +je m’adresserais à Horace,--un poète. Il a fait, en effet, des vers où +il indique un état morbide assez analogue au tien: + + ... Velut ægri somnia vanæ + Fingentur species, ut nec pes, nec caput uni + Reddatur formæ... + +N’importe! Je sors de mes attributions pour te dire que j’augure très +bien de ce songe. Il m’annonce que ton sort en ce monde et dans l’autre +sera celui d’une personne très... comment dirais-je? très volage, et que +ta destinée sera la réalisation d’un paradis tout de sucre et de lait. A +présent, il faut que je parte. Là, es-tu contente de moi? + +--Non,--fit Véronique, en se pendant à son cou,--parce que vous suivez +l’exemple de Joël et que vous vous moquez de moi. + +Le docteur, qui avait déjà atteint la porte, se retourna. + +--Je me moque de toi, parce que je te cite des vers d’Horace? Mais, +petite, n’est-ce pas toi qui m’as raconté que, dans ton rêve, tu n’avais +ni bras ni jambes? Le poète ne fait que signaler le même cas de +bizarrerie. Et moi, je le rappelle. + +Et il s’enfuit, laissant Joël et Maïna en tête-en-tête. + +--Eh bien!--demanda le jeune médecin,--voulez-vous que je vous donne une +consultation sérieuse, moi? + +L’enfant le regarda de côté, avec une impertinence amicale qui lui était +habituelle. + +--Vous, Joël? Mais, au fait, c’est vrai que vous êtes médecin depuis +trois jours. + +--Il est heureux que vous vous en souveniez, cousine. + +--Bah! Ne vous fâchez pas. Ça me paraît si drôle, en voyant votre barbe +blonde, de me dire que tout le monde va vous appeler «monsieur le +docteur» gros comme le bras. + +--Tiens! Et pourquoi donc cela vous semble-t-il «drôle»? + +La rieuse créature se planta toute droite au milieu de la chambre. + +--Parce que, mon petit Joël, il n’y a pour moi qu’un seul médecin, +voyez-vous, et c’est mon oncle; parce que je ne conçois pas un médecin +autrement qu’avec une figure rasée, des lunettes d’écaille, un chapeau +plat à larges bords, une cravate blanche qui fait trois fois le tour du +col pour s’épanouir en pointes sur le jabot, et une canne en jonc à +pomme d’or. + +Elle avait fait cette déclaration sans se dérider. + +Brusquement, elle aperçut, accroché à un portemanteau, l’un des chapeaux +de rechange de son oncle. + +Par un oubli qui allait certainement lui occasionner des contrariétés, +celui-ci avait laissé ses besicles sur la table. + +D’un bond, Maïna saisit lunettes et chapeau. + +Planter ledit chapeau sur la tête de son cousin, assujettir les verres +sur ses yeux, lui nouer au cou un mouchoir artistement roulé en cravate, +fut pour elle l’affaire de vingt secondes. + +Après quoi, avec des éclats sonores du rire et de la voix, elle poussa +le jeune homme par les épaules hors de la pièce et appela à grands cris: + +--Tina, Tina, viens donc voir! + +Corentine Kerbiel accourut. Tout de suite, elle partagea l’hilarité de +la jeune fille encore accrue par la docile et gaie résignation de Joël, +qui se prêtait à ce caprice de folle. + +--Ah! ah! ah!--riait Véronique en battant des mains, est-il drôle! Tina, +je te présente Joël Premier, ou Le Budinio Deux, médecin de la Faculté +de Paris, deuxième prince de la science de l’illustre dynastie des Le +Budinio. + +Quand Joël estima qu’il s’était assez prêté à ce caprice, il fit sauter +d’un revers le couvre-chef, retira lunettes et mouchoir, et enlaçant +d’un bras robuste la taille de sa cousine qu’il souleva comme il eût +soulevé un enfant: + +--Allons! toquée, viens déjeuner! Pour n’avoir pas de corps tu me parais +joliment lourde. Et je meurs de faim! + +Ils avaient vécu comme frère et sœur, les deux cousins. + +Joël avait vingt-cinq ans, Maïna courait sur ses dix-neuf. + +Depuis dix-sept années leur vie était mêlée; depuis dix-sept années, +pensées et désirs, ils mettaient tout en commun, grandissant, sinon côte +à côte, du moins dans la même gradation de leur développement +progressif. + +Joël et Maïna étaient, l’un et l’autre, orphelins de père et de mère; +l’un et l’autre avaient trouvé abri et protection auprès du vieil oncle +qui les avait recueillis. + +Mais, tandis que le jeune homme était bel et bien le fils d’un cousin +germain du médecin, Maïna, elle, n’avait jamais dit, ni su, si son +origine se rattachait à un frère ou une sœur de quelque cousin ou +cousine plus ou moins éloignée. + +Au reste, elle ne s’en était jamais mise en peine, étant l’étourdie la +plus adorable que l’on pût imaginer. Ce qui ne l’empêchait point de +s’oublier parfois en de longues rêveries mélancoliques dans lesquelles +sa pensée alerte et mobile s’efforçait de retrouver des souvenirs. + +Comme une harpe dont les cordes n’ont point encore vibré, Maïna recélait +la poésie en elle. Il fallait le passage d’une brise printanière ou d’un +souffle d’automne pour faire jaillir de ce cœur tout ce qu’il contenait +de tendresse profonde et vive. + +Depuis qu’elle était revenue, deux jours s’étaient écoulés déjà. + +Un soir, cinq heures venant de sonner, Maïna, en descendant au jardin, +vit la vieille Corentine occupée à une besogne qu’elle ne comprit pas +d’abord. + +La servante s’appliquait à transvaser un pied de véronique des débris +d’un pot de terre en miettes, dans un autre récipient tout neuf. + +Maïna courut à elle, fort intriguée, et l’interrogea avidement. + +Corentine ne perdait aucune occasion de faire l’éloge de son maître. +Elle saisit donc celle qui s’offrait de raconter la touchante histoire +du malencontreux pot de fleurs. + +--Et je vous assure,--continua-t-elle en riant,--qu’il était vraiment +comique à voir, votre oncle, avec sa carafe d’une main et son pot de +l’autre. Il l’était encore bien plus en le jetant par la fenêtre. + +Maïna sourit à ce récit. Mais elle se sentit le cœur gros et, pendant un +moment, en voulut presque à la domestique des remarques qu’elle avait +faites au vieillard. + +--Mon nom,--s’écria-t-elle,--voilà qu’il me semble changé. Je vais +l’aimer comme ça. + +Elle prit la fleur des mains de Tina et courut la cacher dans une +charmille, dans cette partie du jardin plus embroussaillée que les +autres, et où elle s’était fait une véritable retraite. + +Là, chaque jour, elle vint la contempler, l’arroser elle-même. + +C’est qu’elle tenait à faire revivre la plante, à épanouir sa +reconnaissance sur les thyrses violets insignifiants qui en font le très +humble ornement. + +Car, sans qu’elle s’en rendît compte, la jeune fille venait d’éprouver +une première atteinte au cœur. + +Certes, elle l’avait toujours aimé, son oncle, aimé de toutes ses +forces, de toute cette tendresse spontanée d’enfant qui aime comme il +respire, sans raison et sans calcul. + +Mais, à cette heure, il lui semblait qu’elle trouvait pour la première +fois en elle un sentiment d’une suavité pénétrante qui, plus que les +élans spontanés de la nature, lui versait dans l’âme elle ne savait quel +attachement invincible, puissant, plein de respect en même temps que +d’intensité. + +Abritée sous le berceau de verdure, Maïna rêvait les yeux ouverts, cette +fois. + +Une fois la porte d’un cœur entrebâillée, il n’est plus possible d’en +rejeter le battant sur l’amour qui demande à entrer. La jeune fille +éprouvait comme une dilatation de son âme. + +Et puis, tout au fond de son esprit, vaguement, comme une survivance de +cauchemar, elle découvrait des impressions bizarres dont sa mémoire, qui +remontait bien haut pourtant, puisqu’elle la ramenait jusqu’à sa +quatrième année, ne lui fournissait pas d’explications précises, de +faits générateurs. + +Il lui semblait voir d’autres figures indécises, estompées par un +brouillard, une maison sombre, dans le noir de laquelle des êtres se +mouvaient confusément. Des silhouettes passaient devant ses yeux, à +l’instar de lointaines ombres découpées sur un fond de brume. + +Vingt fois, elle avait eu la tentation de questionner à ce sujet le +vieux docteur. Elle ne l’avait pas osé. + +Puis les souvenirs se précisaient. + +Elle se revoyait toute petite dans la riante demeure du quai +Saint-Michel, courant dans le jardin ou sur la plage, au pied des +remparts, donnant la main à son «oncle», ramassant des coquillages, se +complaisant à creuser dans le sable des entonnoirs que le flot venait +combler et niveler invariablement. + +Elle se retrouvait dans les bras et sous les caresses, parfois un peu +rudes, de Justine Kerbiel, débarbouillée, dressée, instruite dans la +prière et les assiduités à l’église par la vieille et fervente Bretonne. + +Le reste des événements se déroulait à la suite, comme les panneaux d’un +diorama mécanique. Elle croyait entendre encore les paroles du docteur +qui, six ans plus tôt, avait été pour elle la cause de sa première +grande douleur: + +--Décidément, cette enfant ne fait rien, n’apprend rien ici. La mère +Sainte-Régine des Dames de la Sagesse m’a offert de la faire entrer +comme pensionnaire dans un de leurs couvents de Paris, et... + +--Ah! monsieur,--s’était écriée Tina,--vous n’y pensez pas? La pauvre +mignonne vient tout juste de faire sa première communion cette année. + +--Tina, tu n’y entends rien. Il faut bien que cette petite enfant fasse +des études. Ce n’est pas moi qui peux lui enseigner ce qu’elle doit +savoir. Et toi, t’en charges-tu? + +Corentine s’était redressée très fière, les poings sur les hanches. + +--Dame, c’est pas pour dire. Mais qui est-ce qui lui a appris à lire, à +cette enfant? Et les sœurs d’ici, est-ce qu’elles ne pourraient pas +l’éduquer tout aussi bien que les autres? + +Le docteur était entêté. Il n’était pas de la roche dure pour rien. + +Selon lui, il n’y avait qu’une ville au monde pour s’instruire: Paris. +Mais, au lieu de discuter avec sa vieille gouvernante, il avait clos le +débat d’une parole brève et qui laissait toujours Tina sans réplique: + +--D’ailleurs, ma fille, madame du Closquet y tient. + +C’était en effet une raison absolument péremptoire. + +Et c’était ainsi que Maïna avait quitté Saint-Malo, un soir d’octobre, +en compagnie d’une jeune religieuse au visage séraphique, qui l’avait +consolée tout doucement le long du trajet et était devenue là-bas, à +Paris, sa confidente et son amie des bons comme des mauvais jours. + +Cependant elle n’avait point oublié le «Vieux Rocher», la tour +Qui-Qu’en-Grogne, la plage aux coquillages, les remparts, les promenades +sur le Sillon, les excursions à Dinard, à Paramé, à Saint-Servan. Et +chaque fois que le mois d’août béni arrivait, elle avait les mêmes +battements d’allégresse et d’impatience, la même ivresse, en remettant +le pied sur l’asphalte du trottoir de la gare. + +Soudain, les pensées de Maïna changeaient de cours. + +Une réflexion presque puérile dans sa naïve profondeur lui étreignait le +cœur. + +Il est une idée à laquelle la jeunesse répugne tout naturellement par +essence: c’est celle de la mort. + +Et, à la vue des cheveux blancs sur les fronts des vieillards qu’elle +chérissait, la jeune fille songeait à cette loi fatale, inéluctable, de +la fin. + +Un grand frisson la secouait quand elle voyait apparaître l’image de ce +deuil à venir. + +Ne prévoyant pas le trépas pour elle-même, elle le détournait, en +quelque sorte, de ces têtes sacrées. + +Car, que deviendrait-elle si un tel malheur la frappait? L’existence +ainsi vidée pour elle lui faisait l’effet d’un trou noir, sinistre, dont +elle n’apercevait point l’extrémité couverte de sombres nuages, dans une +de ces clartés douteuses telles qu’elle en avait vu s’épandre sur la mer +aux jours de grandes tempêtes. + +Alors, ramenée par le contraste même à de plus riantes idées, elle +reportait ses yeux sur le paysage ensoleillé qui l’entourait. + +Du fond de son berceau de feuilles, elle voyait des taches d’or se +plaquer sur le sable des petites allées, sur les massifs de verdure et +de fleurs, sur les volets verts et la façade blanche de la maison. + +Et alors aussi, dans l’encadrement des vignes vierges et des lierres qui +grimpaient à l’escalade des murs, elle se surprenait à chercher un +visage jeune enveloppé d’un fin collier de barbe. Elle était heureuse +quand à son rêve répondait une réalité et que, du haut des fenêtres à +petits carreaux de vitre, la voix entraînante de Joël lui criait: + +--Hé, cousine, êtes-vous là, au jardin? + +Souvent, d’instinct, pour se faire chercher, pour se faire réclamer, en +vraie fille d’Ève qu’elle était, elle gardait le silence, bien certaine +qu’il ne s’en tiendrait pas à ce premier appel. + +Son attente n’était pas déçue. Joël quittait la baie ouverte, descendait +à son tour au jardin et venait l’arracher de son nid, avec de joyeuses +exclamations, de gais reproches sur sa surdité volontaire. + +Il n’était vraiment pas mal ce Joël, son unique ami et confident +d’enfance. + +Les six ans qui séparaient leurs âges respectifs s’effaçaient +aujourd’hui sous la conformité de leurs goûts et de leurs sentiments, +malgré les apparentes contradictions de leurs caractères. Car Joël était +aussi calme qu’elle était vive, aussi paisible qu’elle était +batailleuse, aussi raisonnable qu’elle était folle. + +Cette nature tempérée, cet équilibre vigoureux des facultés physiques et +morales du jeune homme exaspéraient, d’apparence seulement, les nerfs +susceptibles de l’enfant exubérante, mais elle ne pouvait s’empêcher +d’admirer cette tranquille bonhomie, ce flegme à toute épreuve qui +caractérisaient le tempérament de son cher cousin. + +Elle ne s’en cachait à personne: elle l’aimait bien, son cousin Joël. + +A personne? Pardon. Il y avait quelqu’un qui n’en savait rien bien +positivement, bien qu’il s’en doutât quelque peu: c’était Joël lui-même. +Celui-là aussi c’était un naïf à sa façon, car il adorait sa cousine +Maïna, et lui, par exemple, n’avait fait à âme qui vive confidence de +ses sentiments. + +C’est qu’en Joël, ces sentiments, ou plutôt ce sentiment était complexe +autant que compliqué. + +Le brave garçon entrait dans la vie avec les salutaires ignorances de la +perversité humaine. + +Des faiblesses de l’espèce il ne connaissait que peu de chose en vérité. +Si bien que, très fort en matière d’études médicales, tout à fait apte à +soigner, voire à guérir le corps, il ignorait presque entièrement ces +recoins et ces pudeurs de l’âme que l’œil scrutateur d’un psychologue +met des années à pénétrer et à deviner. + +Chez lui l’amour allait droit son chemin, sans ambages, sans réticences. + +Aimant sa cousine Maïna, il en voulait faire sa femme. + +Ses études, il les avait faites avec cette pensée bien arrêtée, cette +conviction bien ancrée, qu’il succéderait à son oncle, qu’il hériterait +de lui une clientèle qui valait bien quelque chose et certainement aussi +un petit avoir qui, vu le long exercice de la médecine par le vieux +praticien et ses nombreuses relations dans le département, ne devait pas +être à dédaigner. + +Et, pour mieux unir toutes les chances de prospérité, il recueillerait +la seconde moitié de l’héritage en épousant celle à laquelle cette +moitié revenait de plein droit. + +Ainsi, c’était excessivement simple; sa carrière était toute tracée: une +jeune femme jolie, intelligente, douce et entendue, pas ambitieuse,--un +foyer déjà réchauffé par la tiède atmosphère de l’affection réciproque, +et l’égide du vieil oncle qui, le prenant par la main, le guiderait en +personne dans ses premiers pas à travers le monde du devoir et du +labeur. + +Assurément, le petit discours du docteur Hugh avait quelque peu ébranlé +la confiance du docteur Joël. Mais il connaissait si bien le bonhomme, +que, réflexions faites, il s’était dit que le vieillard avait simplement +voulu mettre sa constance à l’épreuve, en lui présentant le tableau si +chargé de teintes noires et peu encourageantes. + +Sur le moment, le jeune homme s’était senti fort ému; il avait cédé à +l’entraînement de son cœur, il s’était vu prêt à répondre qu’il +acceptait ces perspectives moroses. + +Puis, la raison avait fait entendre son langage tout différent, et Joël +s’était dit que son oncle était dans le vrai en lui signalant le peu de +ressources qu’offrait la vie de province. Puisque le vieillard lui-même +l’y encourageait, il retournerait à Paris; il tâcherait d’y faire son +petit trou, de s’y créer une situation indépendante, personnelle. + +Et maintenant, avec un deuxième retour de la réflexion, il voyait +derechef les choses sous l’aspect qu’elles avaient antérieurement. + +Bien sûr, son oncle avait exagéré, s’était ri de lui. Il avait mieux que +cela à lui offrir. Et, d’ailleurs, après tout, ne faut-il pas toujours +un peu souffrir en ce monde? On n’obtient rien qu’au prix de luttes ou +d’efforts. Il se rappelait la phrase du poète latin: _Nil sine magno +labore natura dedit mortalibus._ + +Sans être aussi ferré que le vieux docteur sur les classiques, il avait +fait de belles et bonnes études. Les prosateurs et les moralistes +l’encourageaient à essayer ses forces, et les poètes lui peignaient le +devoir et la vie sous de riants aspects. + +Et puis, encore, Maïna n’était-elle pas là, sa chère Maïna qu’il voulait +conquérir comme on gagne le paradis, au prix du labeur opiniâtre, du +renoncement volontaire aux superfluités de l’existence, au mirage +trompeur de l’ambition? + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +Quinze jours après leur retour à Saint-Malo, ni l’un ni l’autre +n’étaient encore fixés sur la détermination à prendre. + +En revanche Joël, déjà très disposé à donner accès à l’amour, avait +ouvert à deux battants les portes de son cœur à la pénétrante influence +des charmes de sa cousine. + +Il l’aimait ardemment à cette heure, et cette affection sincère et vraie +ne contribuait pas peu à lui donner les dehors d’austérité et de +régularité qui faisaient l’enthousiasme de son oncle. + +Ainsi préparés au choc, à l’étincelle finale qui allait allumer la même +flamme dans leurs deux cœurs, les jeunes gens suivaient les sentiers de +leurs âmes, parallèles à l’apparence, mais certainement terminés en un +angle que ni l’un ni l’autre ne prévoyaient, bien que les deux lignes se +rapprochassent insensiblement du but commun. + +Un soir, en cueillant à brassées des églantines et des pivoines dans le +jardin, Véronique fit à son cousin le récit de l’attention du vieux +docteur pour elle. Elle lui conta de l’histoire du pot de fleurs une +version selon Tina Kerbiel, version touchante et pleine de tendresse. + +Joël l’écouta avec une attention soutenue et une émotion qu’il ne +chercha pas à dissimuler. + +Quand elle eut fini, il lui demanda d’une voix qui tremblait un peu: + +--Et que comptez-vous faire en retour, cousine? + +Maïna le prit par la main et l’entraîna dans l’intérieur du petit +bosquet. + +--Tenez, voyez, dit-elle. Tina m’a remis la fleur. C’est moi qui la +soigne maintenant. Et comme sa fête se célèbre le 15 août, à +l’Assomption, ce jour-là, je lui porterai mon cadeau, et le docteur Hugh +Le Budinio, en rentrant dans sa chambre, y trouvera sa véronique tout en +fleurs. + +Elle rayonnait. Son adorable visage resplendissait sous l’allégresse de +son âme. + +Joël n’y put tenir. + +Il saisit spontanément les deux petites mains blanches et les serrant +avec ferveur: + +--Oh! vous dites vrai, car elle est déjà tout en fleurs, sa Véronique, +la Véronique que nous aimons tous. + +Maïna jeta un petit cri et voulut dégager ses doigts de l’étreinte. + +--Que faites-vous donc, cousin! + +--Ce que je fais, cousine?--répondit le jeune homme, emporté par la +soudaineté de son émotion, ce que je fais, je vais vous le dire. Voilà. +Je ne peux plus garder le secret que j’ai là, depuis des mois, sur le +cœur, et il faut que je vous le donne à conserver. + +--Un secret?--interrogea Maïna, devenue très rouge et devinant ce +qu’elle allait entendre. + +La voix de Joël se fit vibrante, comme mouillée de larmes. + +--Oui, un secret, Maïna, un de ceux qui vous gonflent le cœur jusqu’à le +faire éclater. Et, tenez, pour vous le dire, je ne peux même plus me +servir de cet odieux vous que l’âge nous a imposé. J’en reviens à notre +langage d’autrefois, en ce temps où tu venais, petite fille, demander à +jouer avec ton aîné de sept ans, presque ton frère, qui regrettait de ne +point l’être alors et qui te demanderait, s’il l’osait, de l’aimer +aujourd’hui mieux qu’un frère. + +Il n’avait laissé aller qu’une des mains de la charmante fille. + +Celle-ci se détourna à moitié et couvrit de la main restée libre son +visage empourpré. + +Son corsage se soulevait sous la tumultueuse agitation de son sein. + +Elle demeura ainsi quelques secondes sans trouver une parole. + +Le trouble la paralysait. + +Cet aveu spontané provoqué par la circonstance était pour elle aussi +inattendu que délicieux. + +A la fin, pourtant, elle put parler, mais non sans un pudique +tremblement. + +--C’est grave, Joël, ce que vous me dites là. Ce n’est pas de moi que +dépend la réponse... + +--Pas de toi, Maïna? Mais de qui donc, alors? + +--Mais,--balbutia la jeune fille,--de notre oncle, ce me semble. + +Joël avait prévu cette objection. Il murmura d’un ton plein de caresses: + +--Notre oncle? Tu as raison, Maïna. Mais lui, il n’a qu’un consentement +à donner, rien de plus. Ce que j’attends de toi, ce que je te demande, +c’est la réponse de ton propre cœur: un _oui_ ou un _non_ seulement. + +La jeune fille se taisait, le front penché, toujours palpitante +d’émotion. + +Joël insista doucement, pressant la petite main qu’il n’avait pas +quittée. + +--Voyons, Maïna, cela ne te coûte pas beaucoup. Nous sommes des +orphelins tous deux. Nos enfances ont grandi côte à côte. Ne veux-tu pas +que nos efforts demeurent unis pour faire le bonheur de cet homme de +bien, qui a veillé sur nous, pauvres abandonnés? Ne veux-tu plus du +concours du pauvre Joël, dont tu connais au moins le dévouement et +l’affection, pour rendre à notre vieil oncle tout ce qu’il a fait pour +nous? + +Elle se retourna vers lui, souriante. + +Il vit deux belles larmes, plus transparentes que des perles, étinceler +à ses longs cils. + +En même temps la petite main moite répondit doucement à la pression de +la sienne. + +--Oh! si, Joël, je le veux! Tu sais bien que rien ne peut être plus cher +à mon cœur que le bonheur de notre oncle. Tu sais que tu peux tout me +demander dès qu’il s’agit de lui. + +--Alors,--s’écriait-il, exultant, radieux,--c’est _oui_ que tu +prononces! + +Et, elle, secouée de sa rapide mélancolie, retrouvant la belle gaieté de +la jeunesse: + +--Ce n’est pas _non_, bien sûr!--fit-elle avec un éclat de rire +d’argent. + +Il se pencha sur la petite main et y appuya ses lèvres longuement, +enivré. + +Tout à coup Véronique tressaillit. + +Elle venait de s’apercevoir que le soleil avait déjà disparu de l’autre +côté de la vieille maison, par delà la ligne du chemin de ronde des +remparts. + +--Oh! mon Dieu!--s’écria-t-elle,--il est au moins six heures, n’est-ce +pas, Joël! + +Le jeune homme consulta sa montre. + +--Si tu disais sept heures moins un quart, tu serais dans la vérité. + +--Et l’oncle qui n’est pas rentré!--proféra la jeune fille anxieuse.--Il +se passe quelque chose de grave. + +Maïna avait raison. + +Il se passait quelque chose de grave, de très grave même. + +Le matin de ce jour-là, Tina Kerbiel avait arrêté le docteur au moment +où il allait sortir. + +--Monsieur, avait-elle dit,--c’est pour vous demander de l’argent. + +La question n’était pas pour surprendre le vieillard; il la connaissait +bien. + +C’est que l’argent n’affluait pas dans la paisible demeure. + +Les amis intimes du praticien n’en étaient plus à compter leurs +reproches de «prodigalités». Et quelles prodigalités! + +Ce médecin était un véritable phénomène. + +C’était chez lui, à coup sûr, que les riches payaient pour les pauvres, +puisque ce que ceux-ci versaient pour solder leur compte de visites, +Hugh Le Budinio le dépensait à secourir lui-même ses clients besogneux. + +Aussi, au lieu du bénéfice que supposait Joël, le vieil oncle n’avait-il +jamais connu que la modération la plus stricte. Il fallait le bon marché +de la vie à Saint-Malo, la longanimité des fournisseurs, habitués à se +voir payer à de lointaines échéances, pour que Tina Kerbiel pût allonger +elle-même la courroie et faire durer le crédit indispensable à +l’existence de son maître et à la sienne. + +Or, ce matin-là, à la question habituelle, normale, de la gouvernante, +Hugh Le Budinio n’avait pu donner de réponse. + +Mais, selon une formule que celle-ci connaissait bien, il avait conclu, +en branlant la tête: + +--C’est bon, je vais voir à faire rentrer quelques sous. + +C’était un pitoyable créancier que le vieux docteur. Il lui en coûtait +tant de se faire payer! + +Il s’était donc mis en route avec le ferme propos de réclamer son dû. + +Dure condition que celle du médecin. Quand il soigne des clients riches, +les nécessités de «la clientèle à faire» le contraignent à laisser +traîner la note toute une année pour ne blesser ou ne contrarier +personne. + +S’agit-il, au contraire, de pauvres hères? Aussi réduit que soit le prix +de la consultation ou de la visite, il est encore trop élevé pour la +«pratique». Et l’homme de l’art en devient le martyr par excellence. + +Le docteur méditait ces deux termes du dilemme en parcourant le chemin +ordinaire de ses visites. + +A quelle porte allait-il frapper? Auquel de ses habitués demanderait-il +l’aumône? + +Mais, à la première maison, il remarqua que la famille entière mangeait +du pain sec, ce jour-là. + +Alors, ce fut un autre sentiment qui étreignit le docteur, et il fut +obligé d’exercer une surveillance attentive sur ses mouvements pour ne +point porter intempestivement la main à sa poche. + +Elle était si plate, cette poche, que les doublures se touchaient. + +A la seconde maison, comme il allait en franchir le seuil, il rencontra +une voisine qui lui raconta une histoire navrante. + +Les Budik, c’était leur nom, avaient manqué de pain la veille; elle leur +en avait prêté, et le matin, bien qu’il eût encore la fièvre, le père +n’avait pas hésité à partir. Ce chômage coûtait trop cher, à la fin. + +Le docteur revenait tête basse, se demandant ce qu’il dirait à Tina au +retour. + +Car aujourd’hui ils n’étaient plus seuls, tous les deux, pour supporter +la privation: il y avait là Maïna et Joël. + +Revenir bredouille n’est que plaisant pour un chasseur; c’est lamentable +pour un père de famille. + +Au moment où il regagnait la ville, quelqu’un courut derrière lui. + +--Monsieur le docteur, hé! monsieur le docteur,--appelait une voix qu’il +connaissait bien. + +C’était l’aubergiste Cailleux qui le poursuivait. + +Que pouvait-il bien lui vouloir? + +Sa figure était hilare. Il apostropha sans façon le médecin: + +--Dites donc, monsieur Le Budinio, j’ai un vieux compte à vous régler. +Je n’y pensais plus. + +Un vieux compte à régler! C’était ça qui tombait à merveille! + +Mais si Cailleux n’y avait plus pensé, quelqu’un qui y avait +certainement moins pensé que lui, c’était le médecin lui-même. Il ne se +souvenait point d’avoir tant que cela hanté la gargote du faubourg. + +N’importe! C’était une aubaine. Il s’en réjouissait. + +Parbleu! L’hôte avait dit vrai. Il introduisit le docteur dans la grande +salle de l’auberge, l’y laissa tout seul quelques secondes, pendant +lesquelles il s’éclipsa, puis revint, tenant quarante-cinq francs dans +sa main gauche et dans la droite une note d’honoraires. + +Il prit sa figure la plus joviale pour bien montrer au médecin que ce +règlement lui causait un extrême plaisir. + +Quarante-cinq francs! + +Il n’y avait pas là de quoi «chanter matines», comme disent les gens du +Midi. N’importe. Ils étaient les bienvenus, ces deux louis flanqués de +leur écu de cinq francs. + +M. Le Budinio les prit en riant, serra la main à l’hôtelier, après avoir +trinqué au cidre avec lui, et reprit gaillardement le chemin de la +maison par le plus court. + +En route, le souci lui revint. + +Quarante-cinq francs, ça ne mène pas au bout du monde. Il fallait, dès à +présent, songer à leur lendemain. + +Et le vieillard, qui se rappelait avoir fait à plusieurs reprises +l’addition de ses notes, trouvait que le paiement ne se faisait pas tout +seul. + +Or, il fallait vivre en attendant, et, pour vivre, il faut manger, pour +manger, il faut de l’argent. + +A qui demander le secours indispensable, ce moyen de laisser courir le +temps? + +A cette question primordiale, pleine d’un intérêt vital, la réponse fut +longue à se faire. + +Rien ne répugne autant à un homme de cœur que la pensée de tendre la +main, ne fût-ce que pour un jour, ne fût-ce que pour une heure. + +Le vieux Hugh Le Budinio éprouvait cette insurmontable répulsion. + +Et, pourtant, il connaissait l’amitié, sous son véritable nom, dans sa +plus noble et plus touchante acception. + +Lui, l’ami des pauvres, il avait une amie dévouée. + +Providence invisible, mais sans cesse attentive, quoique son aînée de +dix ans, mais par là même remplissant, en quelque sorte, le rôle de +grande sœur, Mme du Closquet veillait depuis des années sur ce grand +enfant, car les êtres généreux et bons sont toujours des enfants par un +côté. + +Ce fut son image qui tout à coup se dessina, dans un rayonnement, aux +yeux du vieux médecin. + +Et, sans autre réflexion, il prit la route la plus directe de la +bienfaisante demeure. + +Il n’avait pas fait deux cents pas dans la rue Saint-Vincent, qu’il se +trouva face à face avec la vieille dame. + +Elle lui secoua énergiquement la main. + +--Bonjour, docteur. Je viens de chez vous. Puisque je vous trouve, +accompagnez-moi donc chez moi. + +--J’y allais,--répondit simplement le médecin, le front penché. + +Il ne se doutait guère, le pauvre brave homme, qu’il rééditait la parole +de sublime candeur prononcée par La Fontaine pauvre lorsqu’il rencontra +Mme d’Hervard. + +Et galamment il offrit son bras à la vieille dame. + +Sur le parcours, toutes les têtes se découvraient devant eux. + +Car ils les connaissaient, les Malouins, ces deux saints, ces deux +associés du dévouement et de la charité. + +Et ce qu’ils ne pouvaient payer à Mme du Closquet millionnaire, à M. Le +Budinio prodigue de soins, ils l’offraient pour leur bonheur en prières +et en bénédictions. + +Les deux vieillards répondaient aux coups de chapeau, le docteur par un +geste familier de la main, la vieille femme avec une inclinaison +gracieuse et un beau sourire de grande dame qui mettait des reflets de +jeunesse immortelle sur ses traits, à l’entour de ses cheveux blancs. + +Ils atteignirent ainsi l’hôtel du Closquet demeuré tel qu’il était sous +Louis XIV, et même tel qu’il avait dû être en partie au temps des +corsaires du moyen âge, avec sa cour aux dalles énormes, ses murs épais +de deux mètres, ses culs-de-lampe à créneaux et à mâchicoulis. + +Quand ils se furent assis en face l’un de l’autre dans le grand salon +vert et noir, Mme du Closquet commença: + +--Oui, je viens de chez vous, mon ami. A propos, dites-moi donc, je vous +trouve l’air préoccupé, aujourd’hui? + +--Préoccupé, moi?--essaya de bégayer le vieillard.--Allons donc! Vous +voulez me railler? + +--Oh! que non pas! Seriez-vous malade, par hasard? + +--De mieux en mieux? Moi, malade? C’est ça qui serait drôle! Et mes +clients? Qui les soignerait? + +--Dame! Votre neveu. Il compte vous succéder, n’est-ce pas? + +C’était un dérivatif, une préparation, une façon de précaution oratoire +qui allait peut-être permettre au vieux médecin de trouver le joint pour +révéler son souci de l’heure présente. Aussi bien, la douairière +ajouta-t-elle: + +--Et je suppose que vous n’êtes pas hostile à une telle vocation dans +Joël? + +--Hum! hum!--gronda Le Budinio qui toussa pour cacher son embarras. + +--Comment? Est-ce que l’hypothèse ne vous agréerait point, par hasard? + +Il se recueillit quelques secondes, puis répondit avec solennité: + +--Chère amie, ce serait le vœu de mon cœur, ce serait même ma joie la +plus profonde de tracer en personne le chemin à mon neveu, de l’initier +à ma vie, de le conduire par la main aux chevets de mes malades. Mais... + +--Comment, mais?--interrompit Mme du Closquet.--Qu’est-ce que c’est que +ce «mais» là? + +--Hélas! Il n’est que trop fondé, et j’ai dû, dès les premiers jours de +son arrivée, faire connaître «la vérité» à mon neveu. + +--Trêve de paraboles, docteur. Qu’entendez-vous par «la vérité» en cette +occurrence? + +Le vieillard dut s’expliquer. + +Et alors il exposa à la vieille dame, avec une sobriété de termes qui +contenait bien des réticences, les privations matérielles et morales, +les lentes, mais poignantes douleurs de l’impuissance à concilier les +exigences de la vie sociale avec la pratique du bien telle qu’il +l’entendait, lui. + +Certes, elle la connaissait aussi bien que lui, son histoire. + +Et, néanmoins, elle sentit son cœur se serrer, ses yeux se mouiller de +larmes à cette énonciation navrante et franche. + +L’ombre des grands rideaux retombant sur les baies des fenêtres empêcha +les regards déjà vieillis et fatigués du médecin d’apercevoir les perles +que l’émotion pendait aux paupières de la bienfaisante créature. + +--Vous comprenez, n’est-ce pas,--conclut-il,--que je n’ai fait que mon +devoir en montrant à Joël les deux aspects de l’existence qui s’ouvre +devant lui. A Paris, avec les notes qu’il a obtenues, de la conduite, du +travail et de l’intelligence,--elle ne lui manque pas,--il peut arriver +à se créer une situation exceptionnellement brillante. + +--Ta, ta, ta,--réclama Mme du Closquet, très émue, malgré tout.--Et +c’est vous, mon vieil ami, qui donnez de semblables conseils à un jeune +homme, qui voulez priver Saint-Malo d’un médecin de valeur? Je ne vous +comprends pas en vérité. Joël ne peut-il donc faire ce que vous avez +fait, devenir comme vous un modèle de... + +Il l’interrompit avec un geste qui exprimait autant le découragement que +la modestie. + +--Moi, chère amie, j’ai peut-être pris le mauvais chemin. Est-il bien +sûr que ce fût le devoir ce que j’ai pratiqué si longtemps, au point que +je touche aux bornes du repos sans avoir su m’assurer ce repos? N’ai-je +pas dépassé la mesure du bien à faire? N’ai-je pas exagéré ma part de +responsabilité? + +Et, quand je regarde ma vie sans fruit, quand je songe qu’elle peut, +qu’elle doit même devenir vide dans un délai assez rapproché, je ne puis +me permettre de conseiller à un enfant qui en est à ses premiers pas de +suivre un sentier qui aboutit peut-être au découragement final. Ai-je +tort? Prononcez. + +--Je juge que vous avez tort,--prononça presque tranquillement Mme du +Closquet. + +Le Budinio ne protesta pas contre l’arrêt. + +Il avait pris depuis longtemps l’habitude de tenir les paroles de sa +vieille amie pour des oracles. + +Elle reprit, recueillant un à un les mots du docteur et les retournant +contre lui: + +--Votre vie va devenir vide, dites-vous? Pourquoi? Allez, je vous +comprends bien. Vous faites allusion à votre foyer si plein, si +débordant de jeunesse en ce moment. Je viens de chez vous, je le répète, +et j’ai vu le tableau de ces deux adolescences, côte à côte, et je vous +dis, en ma qualité de vieille amie: «Docteur Le Budinio, si votre vie +devient vide, ce sera parce que vous l’aurez bien voulu.» + +Nul ne songe à vous quitter. Il me paraît, au contraire, que vous êtes +entouré par de jeunes arbrisseaux qui ne demandent qu’à grandir pour +unir leurs branches au-dessus de votre front et abriter vos cheveux +blancs de leur fraîche affection. + +Le docteur ne put se défendre d’un tressaillement. + +Avec une acuité de vision extraordinaire, Mme du Closquet venait de lire +en lui, de déchiffrer sa pensée, de pénétrer les recoins les plus +intimes de son cœur. Elle possédait son secret. + +--Voyons, mon ami, parlons sérieusement. Pourquoi renvoyer Joël à Paris? +Gardez-le près de vous, aidez-le de votre expérience. Il deviendra +l’homme de bien que vous avez été; il continuera vos traditions. + +Un cri qui trahissait ses préoccupations jaillit des lèvres du +vieillard. + +--Et Maïna?--demanda-t-il. + +--Maïna?--demanda à son tour Mme du Closquet, ouvrant de grands yeux. + +--Sans doute, Maïna, Véronique, si vous le préférez. Vous savez aussi +bien que moi son histoire. Si je garde Joël à Saint-Malo, près de moi, +que voulez-vous que je fasse de cette enfant,--une jeune fille? + +Pour le coup, la douairière ne put réprimer un éclat de rire. + +--Ah! Je vous reconnais bien là, homme de prévoyance!--Parbleu! Je +comprendrais votre souci s’il s’agissait pour vous de garder une «jeune +fille», comme vous dites, aux côtés d’un jeune homme. Mais il n’y a rien +de pareil dans votre cas, mon bon ami. + +Ce fut au tour de Le Budinio de s’étonner. Il ne voyait pas où son +interlocutrice en voulait venir. + +Mme du Closquet poursuivit, riant toujours: + +--Mais, non, vieil innocent, il n’y a rien de pareil dans votre cas. +Vous n’avez pas cette charge à redouter. Vous comptez bien, je suppose, +marier Maïna un jour ou l’autre? + +--Précisément,--riposta le médecin.--Et, s’il faut tout vous dire, j’ai +compté sur vous pour cela. + +--C’est beaucoup d’honneur. Voilà que vous allez me faire tenir un +emploi de marieuse, maintenant? + +--Mais non, mais non. Seulement, il est tout naturel que je m’adresse à +vous. Vous connaissez tant de monde, vous êtes en si bons termes avec +tous les curés et toutes les religieuses, que je me suis dit: «Parbleu! +Mme du Closquet trouvera bien un mari pour Véronique et une femme pour +Joël.» + +La vieille femme feignit un instant la gravité et répliqua: + +--D’abord, mon cher ami, sachez que je n’ai jamais fait ces choses-là +pendant mes soixante-quinze ans d’existence. J’estime que les gens se +suffisent amplement dès qu’il s’agit de faire une sottise et de +consommer leur malheur ou leur ruine. + +--Oh!--plaisanta le docteur,--c’est ainsi que vous appréciez le mariage? +Voilà que vous me donnez raison. + +--Comment? Je vous donne raison? + +--Sans doute, puisque je suis demeuré célibataire! Ha, ha, ha! + +Le coup était trop droit pour que la douairière, en femme d’esprit, +perdît son temps à le parer. + +--Laissons cette mauvaise plaisanterie de côté,--fit-elle.--J’achève ce +que j’avais à vous dire. Alors même qu’il serait en mon pouvoir de faire +ce que vous disiez tout à l’heure, je ne le ferais pas. + +--Hein?--questionna Le Budinio, désarçonné par une telle déclaration. + +--Sans doute. Je n’ai pas pour habitude de me jeter à la traverse de ce +que Dieu fait manifestement éclater à mes yeux. Et c’est pour ce motif +que je ne chercherai point, par un chassé-croisé d’unions disparates, à +rompre ce qui est le plan divin selon lequel Joël doit être tout +naturellement le mari de Maïna et Maïna la femme de Joël. J’ai dit. + +Le vieux docteur avait couvert son visage de ses deux mains. Des larmes +ruisselaient de ses paupières, coulant entre ses doigts. + +Mme du Closquet fut émue de ces pleurs. + +--Eh bien?--interrogea-t-elle.--Qu’avez-vous? Est-ce que vous trouvez +cette hypothèse déraisonnable? + +Il essuya ses yeux, et spontanément saisit les deux mains de son amie. + +--Vous venez de toucher aux fibres les plus secrètes de mon cœur. Ah! +oui, je vous le jure, c’est là un projet que je caresse depuis des +années. Rien ne me paraîtrait plus doux que d’unir ces deux existences +bien-aimées, de faire mes enfants par le cœur ceux qui ne le sont pas +par la nature. + +Il s’interrompit, l’œil brillant, emporté dans le domaine du songe par +ce doux mirage. + +--Quelle joie de me dire avant de mourir: Joël aura près de lui la plus +accomplie des compagnes; Maïna aura pour la soutenir un bras viril, une +âme sûre d’elle-même! Et j’aurais peut-être vu mes ans se doubler, se +tripler, sous le souffle du bonheur qui rajeunit! J’aurais peut-être +étendu mes mains sur des têtes blondes et bouclées! J’aurais vu grandir +sous mes yeux comme une dynastie d’hommes portant mon nom et exerçant ma +glorieuse profession! + +--Eh bien!--demanda Mme du Closquet, voyant qu’il +s’interrompait,--qu’est-ce qui s’oppose à la réalisation de cette +idylle, je vous prie? + +Il hésita, passa à plusieurs reprises sa main sur son front, et, +triomphant enfin de ses répugnances: + +--Ce qui s’y oppose, chère et bonne amie, ne le voyez-vous pas? Puis-je +encourager le mariage de deux enfants pauvres, dont l’une ne recevra +point de dot, et dont l’autre n’apportera que son intelligence et ses +bras? + +--Hé, combien ne s’accomplit-il pas d’unions de ce genre, qui ne sont +pas plus malheureuses que d’autres? + +Le vieux médecin hocha la tête. Il n’était point convaincu par cette +énonciation encourageante. + +--Vous m’avez dit, tout à l’heure, que nous parlions sérieusement. +J’appelle, moi, parler sérieusement écarter toute donnée imaginative, +laisser la poésie pour les jours heureux, et ne tenir compte que des +difficultés de l’existence. Or, ce n’est pas assez pour entrer en ménage +que de mettre en commun des... espérances. Il faut des choses plus +solides pour faire bouillir le pot. + +Mme du Closquet était littéralement abasourdie. Elle n’avait rien prévu +de semblable. + +--Ah! que vous voilà donc devenu positif!--s’écria-t-elle.--Qu’est-ce +que c’est que ces théories dont vous me paraissez faire la première +application de votre vie? Et encore n’est-ce pas sur vous-même que vous +voulez en tenter l’expérience; c’est sur ces deux enfants! + +Le docteur crut voir dans ces paroles une accusation d’égoïsme. + +--Oh! ma bonne amie!--réclama-t-il avec vivacité.--Pensez-vous donc ce +que vous dites? Croyez-vous réellement que je me laisse guider par +d’autres sentiments que celui de l’intérêt le plus immédiat de ces +enfants? + +Elle éclata, cette fois, sur le ton d’une impatience qui n’était point +feinte, pour le coup. + +--Eh non! vieux fou. Je ne le crois pas, je ne le pense pas! +Supposez-vous donc que je vous ignore à ce point que je ne vous sache +pas par cœur, comme si j’avais présidé, dans le conseil de Dieu, à la +confection de votre âme de brave homme imprévoyant? Non, ce n’est pas là +ce que j’ai voulu dire. Je me borne à critiquer aujourd’hui ce surcroît +de prévisions pessimistes, et je réponds à tous vos cris d’alarme: +Laissez donc faire. Les proverbes n’ont pas été faits seulement pour +être démentis. Ils ont quelquefois raison, et c’est ce qui leur a valu +d’être quelquefois traduits par des hommes de génie, en prose ou en +vers, témoins ceux-ci que je ne fabrique pas pour les besoins de ma +cause: + + Aux petits des oiseaux il donne la pâture + Et sa bonté s’étend sur toute la nature. + +Ne vous mettez donc pas martel en tête pour l’avenir des deux +tourtereaux auxquels la destinée a réservé l’amour en partage. + +Et, tenez, avez-vous le droit de vous plaindre pour eux? N’est-ce pas +une véritable faveur de la Providence qui les a placés tous les deux +sous votre toit, qui leur a assuré, de la sorte, le vivre et le couvert? +Maïna a dix-huit ans, Joël vingt-cinq. Si vous aviez tenu, il y a +dix-sept ans, ou il y a vingt-quatre ans, le langage que vous tenez +aujourd’hui, au lieu de les élever comme vous l’avez fait, avec le zèle +et l’affection d’un père, vous eussiez dû les abandonner dans la rue, ou +les jeter à l’eau comme les petits chats qui encombrent leur mère. + +De quoi donc vous souciez-vous aujourd’hui? Un garçon de vingt-cinq ans, +pourvu de diplômes qui le rendent apte à vous aider et, plus tard, à +vous succéder, une fille de dix-huit ans, qui peut, au besoin, se +suffire par son travail, ne fût-ce qu’en donnant des leçons, sont-ils +plus embarrassés de leurs personnes que le même garçon et la même fille +lorsqu’ils bégayaient encore dans leurs langes? + +Avez-vous hésité à les prendre dans vos bras, à votre charge, en ce +temps-là? Non, n’est-ce pas? Avez-vous lieu de vous en repentir? Non, +encore une fois. + +Donc, ni découragement, ni fausse sagesse. Allez votre chemin d’homme de +cœur, mon vieil ami. + +Répandez le bienfait autour de vous comme autrefois, comme tous les +jours, et mariez ces deux enfants, sans assombrir leurs jeunes fronts +par de mornes anticipations sur des craintes peut-être chimériques. +Dieu, qui a pourvu alors à leur lendemain, y pourvoira encore avec cet +avantage de plus qu’ils ont l’âge et les moyens voulus de s’aider +eux-mêmes, désormais. + +Le vieux docteur avait baissé le front. La réponse était péremptoire; +elle fermait la bouche aux objections. + +D’autant plus que Mme du Closquet, son argumentation générale donnée, +ajoutait la note de confiance matérielle. + +--Tenez, Le Budinio, souvenez-vous de ceci, une fois pour toutes: la +vertu reçoit sa récompense dès ce monde, mon ami, sans préjudice des +rémunérations que Dieu lui réserve dans l’autre. Il n’y aura pas de +nuages aux noces de nos deux enfants, c’est moi qui vous en réponds, et +vous me connaissez d’assez longue date pour savoir que je me trompe +rarement dans mes prévisions. + +Allez, allez, Joël sera heureux, Maïna sera heureuse, et tout me dit +que, sans déroger à vos traditions d’héroïsme, d’abnégation et de +charité, ils auront encore beaucoup de beurre à mettre sur leur pain. + +Elle se tut. Elle venait de voir le visage du vieillard complètement +rasséréné. + +--Bonne amie!--s’écria-t-il avec effusion,--quelle créature d’élite vous +êtes! Il suffit d’une parole de vous pour remonter le cœur, pour rendre +la confiance aux plus ébranlés. Merci pour la force que vous venez de me +donner. + +--Alors,--conclut-elle, ressaisissant son habituelle verve de femme +énergique et vaillante,--vous devez avoir plusieurs cœurs, en ce moment, +Le Budinio,--car j’ai prononcé assez de paroles pour en remonter une +centaine; qu’en pensez-vous? + +Et, comme il riait de la boutade, le soleil flambant dans sa poitrine +comme il flamboyait dans la cour, derrière les épais rideaux verts: + +--Allez-vous-en, maintenant, docteur, car j’ai quelque idée que cette +grande illumination des vitres est due aux rayons obliques du couchant. +Doublez le pas; on pourrait être inquiet chez vous. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +On l’était, en effet. + +Maïna avait laissé Joël sur leur double aveu pour courir à la fenêtre de +sa chambre et, de là, interroger anxieusement le coude de la rue qui +s’infléchissait vers le Sillon. + +Elle n’y était pas depuis trois minutes que, d’en bas, Joël et Tina +l’entendirent s’écrier: + +--Le voilà! le voilà! il vient! + +Il arrivait d’un pas ingambe, l’allégresse au cœur. + +Il fallut l’apparition de Corentine pour lui rappeler la recommandation +du matin. + +Il n’attendit pas à la deuxième demande pour exhiber les deux louis et +l’écu de Cailleux. + +Au lieu de les prendre, Tina ouvrit des prunelles grandes comme des +portes cochères. + +--Qu’est-ce que cela?--demanda-t-elle, ne se souvenant plus. + +--Mais l’argent que tu m’avais demandé. + +Elle éclata de rire: + +--Gardez ça pour plus tard, monsieur. Le bon ange est passé aujourd’hui, +et il a garni la huche pour longtemps. + +Elle étalait sous les yeux un peu hébétés du médecin un superbe billet +de banque de cinq cents francs. + +Il mit quelque temps à comprendre. A la fin, les prunelles obscurcies +par les larmes, il joignit les mains: + +--Ah! sainte femme!--murmura-t-il avec ferveur,--voilà donc pourquoi +elle me parlait de la Providence! + + + + +IV + + +Les plus longs jours, les plus chauds de l’année, prenaient fin petit à +petit. + +On arrivait à la mi-août, et c’était le 15, jour de l’Assomption, qu’on +célébrait la fête du docteur, car parmi ses prénoms bretons, il comptait +celui de Marie. + +C’était sa mère, morte aux Indes, qui le lui avait donné, celui-là. Elle +avait tenu à lui assurer une protection toute spéciale au Paradis et, +disait Mme du Closquet, raillant encore les prétentions du vieillard à +la prévoyance--«sa mère n’avait jamais été mieux avisée, parce que le +docteur en aurait grand besoin, le jour venu de sa comparution devant le +suprême tribunal». + +Il y avait complot dans la maison pour fêter dignement ce jour de +bénédiction. + +Le vieillard s’en doutait quelque peu, à voir les mines confites, à +surprendre, de temps à autre, des chuchotements que semblait effaroucher +son approche. + +Il va sans dire que ces précautions des conjurés étaient de trop bon +augure pour qu’il s’en formalisât. + +Mais il était curieux comme pas un, le bon docteur Le Budinio, et il +n’eût point été fâché de connaître, ne fût-ce qu’un peu, le programme +des réjouissances prochaines. + +Il advint que la veille du jour, après midi, trouvant la porte d’entrée +de la maison entre-bâillée, et des traces de terre fraîche dans le +corridor, il flaira en ces indices la piste de quelque surprise. + +Profitant de ce que personne ne l’avait vu rentrer, il monta sans bruit +dans sa chambre, s’y enferma à double tour et prêta une oreille fort +indiscrète aux rumeurs d’une conversation qui montait jusqu’à lui par +l’ouverture de la fenêtre. + +Joël était là, devisant avec Maïna de choses pas du tout indifférentes. + +--Alors,--demandait la jeune fille, sur un ton qui surprit beaucoup le +vieil indiscret,--elle a tenu à ce que ce fût toi, et non mon oncle, qui +lui donnasses tes soins? C’est drôle, Joël, tout de même. + +Qu’est-ce que c’était que cette histoire-là? Comment se faisait-il que +Maïna, toujours à cheval sur le _vous_ sacramentel des convenances, +tutoyait dans l’intimité son cousin avec tant de désinvolture? + +Cela intriguait considérablement le docteur. Il fut promptement +renseigné. + +--Hé! non, ce n’est pas... drôle, comme tu dis,--répondait Joël,--et tu +comprendras cela tout de suite. Cette dame habite Paris. + +Dernièrement, mon chef de clinique, le professeur Boutan, mon illustre +maître, fut appelé chez elle pour pratiquer sur un de ses enfants une +opération fort simple, la cautérisation des amygdales au thermo-cautère. + +Il m’emmena avec lui, et ce fut moi qui fus chargé par lui de continuer, +en son absence, les pointes de feu tous les huit jours. J’y allai +pendant cinq semaines, délai prescrit par Boutan, après quoi, je cessai +mes visites. + +Or, voilà que cette dame est venue passer la saison à Paramé avec ses +enfants. Il y a une semaine, l’un d’eux, pas le même,--un autre, a eu +une esquinancie très douloureuse. C’est la troisième fois en six mois +que les abcès lui reviennent. + +La mère a pris peur, s’est désolée, et allait prendre le parti de +rentrer à Paris, lorsque, il y a quatre jours, on prononça le nom de Le +Budinio devant elle. Vite, la voilà toute joyeuse: «Le Budinio, mais ce +doit être l’interne qui servait d’aide à monsieur Boutan.» On lui parle +de notre oncle. Ah! ouiche, c’est moi qu’elle voulait. + +La voilà qui se met en route pour venir. La chance nous sert tous deux. +Je la croise justement au débarcadère de Paramé. Elle venait ici me +supplier de faire sur son deuxième enfant ce qui avait si bien réussi +sur le premier. Je lui propose de s’adresser à mon oncle. Elle refuse; +elle ne veut que moi. Dame! Je m’explique un peu la chose, vu qu’à +Paramé, un médecin de Dinard, qui était là de passage, lui avait dit +qu’il allait employer le nitrate d’argent. + +Naturellement, elle a craint que l’oncle ne recourût à ce procédé-là, en +quoi elle ne se trompait guère. Elle a l’horreur du crayon de pierre +infernale, parce qu’on lui a raconté que ça se défaisait quelquefois et +que l’enfant l’avalant était perdu. + +Bref, elle tenait au thermo-cautère, et plutôt que de perdre l’occasion, +ma foi! j’ai accepté. Voici ma troisième application et tout a marché à +souhait. Pour moi, je suis simplement ravi, car la bonne dame, dans son +exubérance, a payé royalement. Vois donc un peu ce qu’elle m’a donné. + +Il fit sonner aux oreilles de la jeune fille cinq beaux louis d’or tout +neufs. + +--Voilà un début qui promet, Joël!--fit la jeune fille en battant des +mains. + +--Parbleu! la chance m’a servi. Seulement, tu comprends, cette opération +revenait de plein droit à mon oncle, et je n’ai pas le droit de «faire +la clientèle» sans sa permission. Je vais donc te remettre ces cent +francs. J’entends qu’ils soient dépensés jusqu’au dernier centime. Fais +ce que tu voudras, des choux et des raves, à la condition que tout soit +employé pour fêter notre 15 août. + +Sans doute, il y a eu confusion de noms au début, mais comme, en somme, +c’était moi que l’on cherchait, comme c’est moi qui ai fait l’opération, +j’estime l’argent honnêtement gagné et j’ai le droit de le donner à mon +oncle sous telle forme qu’il me plaira. C’est donc cent francs de plus +dans la caisse des réjouissances publiques. A toi de voir à quel +chapitre des dépenses tu dois l’imputer. + +Il se fit un silence entre les deux interlocuteurs. + +Hugh Le Budinio sentait sa gorge serrée par l’émotion. Cette surprise, +il ne l’avait point prévue. + +Maïna répondait maintenant à son compagnon. Sa douce voix était calme et +posée. + +--C’est ton droit, Joël, et je ferai ce que tu voudras. Mais, si tu m’en +crois, cent francs ne sont pas nécessaires, tant s’en faut. Ce serait +presque du gaspillage, et l’oncle, s’il le savait, n’en serait pas +content. + +--Bah! Il n’en saura rien. Et puis, est-ce qu’il ne vaut pas cent +francs, l’oncle? + +--Ne raille pas, ami. Tu sais bien que ce n’est pas à ce prix-là qu’on +peut évaluer les mérites d’un homme comme notre oncle. A ce compte, des +millions n’y suffiraient pas.--Mais il y a une autre raison,--une raison +sérieuse, puisque je te parle comme je le fais. + +--Une raison sérieuse? Voyons, Maïna, que veux-tu dire, réponds? + +Elle parla plus bas, comme si elle avait peur que les murs eussent des +oreilles. + +--Écoute, Joël, tu n’es pas sans t’être aperçu que, bien souvent, le +front de l’oncle se ride, et que Tina reste silencieuse. + +--Sans doute. Mais c’est précisément les dérider et les rendre loquaces +que je cherche. + +La voix de Maïna prit une expression de tendresse infinie. + +--Joël, ce n’est pas à ce moyen-là qu’il faut recourir. Tu peux m’en +croire, mon ami. + +--Et lequel, alors? Dis vite, car tu me fais mourir d’impatience avec +tes réticences. + +--Eh bien! il faut réserver en cachette la plus grosse partie de la +somme. Nous la donnerons à Tina, à l’insu de notre oncle. De cette façon +le ménage aura un peu plus de répit pour attendre les rentrées des +clients, qui se font continuellement tirer l’oreille pour payer. + +En haut, dans sa chambre, le vieux docteur avait tressailli. + +Ainsi, son secret, le secret de son dénuement qu’il croyait si bien +gardé, cette petite fille, elle aussi, le possédait. + +Maïna continua, avec le même accent de délicate attention: + +--Tu comprends bien, Joël, n’est-ce pas? que Tina ne m’a parlé de rien. +Elle se ferait hacher, la pauvre femme, avant de révéler la détresse de +son maître. Elle ressemble au Caleb du roman de Walter Scott que tu m’as +fait lire, quand j’étais toute petite.--Seulement, moi, je vois clair +et, à tout instant, je trouve les indices de cette gêne. + +--Chère enfant!--murmura là-haut le docteur avec émotion. + +Joël reprenait la parole, à cette heure. Il était aisé de voir, au +tremblement de sa voix, qu’il était attendri. + +--Bonne Tina!--Tu as raison, Maïna. Ce serait folie que de dépenser +cette somme en bagatelles. Tu as raison. Mets de côté, mais tiens! il y +a un cadeau que je puis faire. Je t’en charge absolument. + +--Lequel, Joël? Quel cadeau? + +--Attends. Je vais te le dire à l’oreille. + +--Oh! tu peux bien le dire de ta place, ce me semble. + +--Non pas, non pas. Je ne sais pourquoi, mais je me défie toujours des +murailles. Et toi? + +--Oh! moi, ce n’est pas des murailles que je me défie,--répliqua Maïna +rieuse.--N’importe! Dis toujours. + +Il y eut un très court silence. + +Et soudain, du jardin monta aux oreilles du docteur une onomatopée sur +le caractère de laquelle il n’y avait pas à se méprendre. + +C’était un baiser bien appliqué, sonore, suivi d’un plus sonore éclat de +rire. + +La gaieté de Joël fusait avec des explosions de notes de trompette. +Toute sa jeunesse exultait. + +Dans les intervalles, on entendait la voix doucement grondeuse de +Véronique qui disait: + +--Tu sais, je ne te laisserai plus me parler à l’oreille.--C’est égal! +Tu as une excellente idée. Tout à l’heure, j’irai moi-même faire +l’emplette.--A propos! j’achèterai aussi une tirelire. + +--Une tirelire? Et pour quoi faire, justes cieux? + +--Dame! Pour conserver nos économies. Elles débutent par cinquante +francs au moins. + +--Et tu vas mettre cinquante francs dans une tirelire? + +--Où veux-tu que je les mette? Un coffre-fort, c’est bien prétentieux, +et un bas de laine, c’est bien commun. + +--Tu as raison, toujours raison! Tiens! tu es un ange, Maïna! + +Elle se fit railleuse. + +--Rien que ça! Tu sais, Joël, ça commence à devenir un peu monotone, tes +compliments. Toujours la même chose! Ange, c’est bientôt dit, et c’est +si banal! Si tu variais un brin tes comparaisons? + +--Ah! par exemple! Et qu’est-ce que tu voudrais, pour voir? + +--Ma foi, je ne sais pas. Dans le même ordre, il y a séraphin, trône, +domination, vertu céleste... + +L’hilarité de Joël reprit de plus belle. + +--Oh! non! Oh! non! Je ne vois pas bien ça. «Maïna, tu es un trône; +Maïna, tu es une domination!» + +Ce bavardage aurait pu durer des heures, si Véronique, beaucoup plus +pratique que son compagnon, n’y avait mis un terme en lui rappelant +l’heure. + +Il était temps, en effet, de courir aux emplettes. + +--Et ta plante?--demanda Joël en manière de conclusion. + +--Ma plante?--La voilà, s’écria triomphalement la jeune fille. + +Elle avait pris dans un coin du bosquet le pied de véronique et le +levait à bout de bras sous les yeux charmés de son cousin. + +La plante, rajeunie par les soins, était superbe de santé et +d’épanouissement. + +Une grappe fleurie se balançait à l’extrémité de chacune de ses +ramilles. + +Et, de sa fenêtre, le docteur Le Budinio put reconnaître le pied que, +quelques jours plus tôt, il avait si brutalement expulsé de sa chambre. +Seulement, depuis cette époque, sous la tendre incubation de Maïna, elle +s’était transformée. + +--C’est ce soir,--fit la jeune fille, toute joyeuse,--que mon oncle +retrouvera sa Véronique. + +Cher nom! comme il résonna au plus profond du cœur du vieux médecin! + +Quelle douceur suave il versa dans son oreille, ainsi qu’un chant, un +murmure de l’infini et de la béatitude que lui aurait apportée la brise +venue du large! + +L’âme oppressée frémissait; il attendit quelques minutes encore. + +Les deux jeunes gens se séparèrent, et Maïna prit en courant le chemin +de la maison. + +--La voilà qui monte,--se dit Hugh Le Budinio,--cachons-nous. + +Il se trompait. L’idylle du jardin n’avait pas encore eu son épilogue. + +Tout à coup, Joël se lança à la poursuite de sa cousine. + +Il la rejoignit dans la cour pavée, sous la fenêtre même du vieil oncle. + +--Qu’est-ce qu’il y a encore?--demanda Véronique, se retournant au +bruit. + +--Il y a,--fit le jeune homme,--que tu as oublié quelque chose. + +--Bah! Et quoi donc? + +Il lui avait pris la main sur les doigts de laquelle il appuya doucement +ses lèvres. + +--Tu as oublié de me dire que tu m’aimes. + +--N’est-ce que cela, grand fou?--Et elle riait.--Eh bien, laisse-moi +partir, je suis pressée et... je t’aime. + +--Et moi je t’adore!--cria le jeune médecin. + +Cette fois l’oncle ne vit pas la scène, il n’entendit que les paroles. + +Il ne put voir ce tableau charmant de la jeune fille pivotant sur ses +talons en fuyant, pour envoyer, du bout de ses ongles roses, une caresse +mimée à l’amoureux. + +Il n’eut pas le loisir d’intervenir. C’eût été avouer qu’il écoutait aux +portes, et déjà Maïna était dans l’escalier. + +Pendant quelques instants, il dut se résigner à l’immobilité complète. + +A peine arrivée sur le palier, la jeune fille avait couru à la chambre +de son oncle. + +Il l’entendit s’arrêter devant la porte, tendre l’oreille contre la +serrure, puis faire toc-toc. + +Il ne bougea pas et retint son souffle. + +Renseignée, apparemment, la chère créature cria à Tina, par la cage de +l’escalier: + +--Tu sais, il n’est pas encore rentré. Dépêchons-nous, si nous voulons +faire les derniers préparatifs. + +--Je suis prête, répondit d’en bas Corentine Kerbiel. + +Maïna revint encore sur ses pas jusqu’à la chambre du vieillard. + +Cette fois, elle tourna le loquet, et trouvant la résistance du pêne, +elle ne put contenir une exclamation: + +--Allons! bon! Voilà qu’il l’a fermée, maintenant! Ça ne lui arrive +jamais! Comment vais-je faire? + +Pendant ce temps, Hugh Le Budinio, riant dans sa cravate, se disait: + +--Imprudent que je suis! J’ai laissé la clef à la serrure! + +Par bonheur, l’enfant ne remarqua pas ce détail caractéristique. + +A peine eut-elle tourné les talons, que le vieillard, sur la pointe des +pieds, alla retirer la clef. + +Il attendit encore. + +Bientôt les rumeurs diminuèrent autour de lui dans l’appartement. Il +entendit le pas léger et sautillant de la jeune fille, la démarche plus +pesante de Tina se confondre en une cadence décroissante. + +Les deux femmes redescendaient en commun l’escalier. + +L’instant d’après, la porte de la rue retombait avec fracas. + +Le Budinio soupira d’aise. Il était délivré. + +Un regard qu’il jeta par la fenêtre lui montra Joël debout dans l’allée +centrale du jardin. Il avait les mains dans les poches, et ses yeux +s’attachaient comme fascinés sur l’une des fenêtres de la chambre de +Maïna. + +--Brave garçon! murmura le docteur,--et il ajouta tout aussitôt: + +--Heureux âge! De l’amour et de l’eau claire, voilà un régime +substantiel pour les jeunes gens. + +Alors, fort tranquille, il rouvrit sa porte, redescendit l’escalier et +vint lentement rejoindre son neveu sous les charmilles. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +La fin de cette journée fut digne de son commencement. + +Le docteur joua l’ignorance et la surprise avec une duplicité d’emprunt +qui eût fait honneur au plus parfait diplomate. + +Lorsqu’il eut, par son absence de la chambre, accordé à Maïna tout le +loisir voulu pour qu’elle pût y installer ses cadeaux et plus +spécialement le pot de fleurs, qui était la vraie pièce montée de la +fête, il se laissa docilement conduire par sa nièce dans la salle à +manger étincelante du feu des bougies et des reflets du cristal. + +Mme du Closquet était arrivée quelques minutes plus tôt. + +Elle apportait à la solennité l’entrain, la verve, l’inépuisable gaîté +dont ses soixante-quinze hivers avaient conservé le précieux dépôt. Elle +ne fut pas la moins joyeuse de la soirée. + +Et quand Hugh Le Budinio présenta à la vieille dame la véronique +recueillie, ranimée, ressuscitée par Maïna, en lui racontant la +touchante anecdote, Mme du Closquet s’écria allègrement: + +--Cela vous montre, docteur, qu’il ne faut jamais désespérer. Là où vos +mains de soixante-cinq ans n’avaient pu porter que la mort, les doigts +de dix-huit ans ont versé la vie et le printemps. Et puis, il a suffi +d’une complaisance de la nature pour l’épanouir sur votre table, comme +une leçon fleurie sur un remords. + +Le docteur lui aussi était en verve. + +--Bah!--fit-il dans un sourire énigmatique dont Mme du Closquet et Tina +Kerbiel perçurent seules le sens,--ce n’est que la seconde Véronique +dont Dieu m’accorde la résurrection. J’aime encore mieux la réalité que +l’emblème. + +Maïna, les yeux pleins de larmes, s’était laissée tomber sur son cœur, +entre ses bras. + + + + +V + + +A peu de jours de là, Joël et Maïna furent appelés à jouer un rôle +actif. + +Et, par rôle actif, il faut entendre celui qu’impose à tout homme de +cœur, à toute femme vaillante, le sentiment de la charité, du devoir à +remplir envers le prochain. + +Ce fut l’oncle lui-même qui vint les appeler pour faire cette besogne. + +--Enfants--dit-il à Maïna,--c’est une vieille habitude qu’ont les gens +d’ici de frapper à ma porte à toute heure de nuit et de jour. + +Quand la tempête jette ses victimes sur la plage, au pied des remparts, +on n’a rien de plus pressé que d’apporter celles qui vivent encore chez +le docteur Le Budinio. Jusqu’ici, Tina, avec l’aide de quelques femmes, +suffisait à la besogne des pansements que j’ordonnais. Mais, puisque tu +es là, je ne crois pas te demander trop en te priant d’aider à cette +besogne de secours. + +Elle répondit en levant sur lui ses grands yeux humides: + +--Mon oncle, je vous remercie de ces paroles. Elles me témoignent votre +confiance. Si vous ne m’aviez point appelée, je serais venue vous +demander moi-même la faveur d’être acceptée pour une telle mission. + +--Bien, Maïna, très bien.--Espérons toutefois que nous n’aurons pas ce +souci à subir, bien qu’il n’existe pas d’exemple de tempête qui se soit +déchaînée sur nos côtes sans traîner la mort à sa suite. + +--Il y a donc des imprudents parmi nos pêcheurs, mon oncle? + +--Hélas! enfant! N’y en a-t-il pas partout? Et ceux-ci n’ont que trop +d’excuses pour leur imprudence. N’est-ce pas pour la vie de leurs +enfants qu’ils risquent journellement la leur? + +Ce qui provoquait cette conversation douloureuse, c’était le spectacle +d’un ouragan tel que les Malouins, si bien faits aux violences de la +mer, n’en avaient jamais vu de plus violent. + +Et quel spectacle incomparable, unique! Car la mer seule a le secret de +varier à l’infini l’aspect de ses colères. + +De Dinard à Paramé, du cap Fréhel et de la pointe du Grouin jusqu’aux +rochers de Cancale, la mer n’était plus qu’une chaudière en ébullition. + +La Manche tout entière, comme un cours d’eau qui a forcé ses digues, se +ruait, implacable et terrible, à l’assaut de la côte. + +Le «Vieux Rocher», tel qu’une inébranlable sentinelle, tenait tête à +l’orage, debout au plus fort du bouleversement titanique des cieux et +des flots. + +Il était en ce moment quatre heures du soir, et l’on était au 6 +septembre. + +Les pêcheurs disaient en branlant la tête que cette tourmente-là était +une traîtrise de l’onde grise, qu’elle anticipait sur l’équinoxe, et +qu’elle avait surpris tout le monde. Les pauvres gens ne voulaient point +confesser leur incurie qui les avait fait négliger les avis réitérés +transmis par les observateurs du ciel. + +Et, comme le disait le docteur, les imprudents payaient, à cette heure, +leur imprévoyance. + +Ainsi qu’une main tendue d’avance aux naufragés, la jetée allongeait sa +courbe élégante au travers de cette ébullition. Mais c’était à peine si +l’on en pouvait distinguer le môle à l’extrémité. + +Lancées avec la vitesse d’un cheval au galop, les vagues se rejoignaient +par-dessus sa chaussée étroite. Quelques-unes, des géantes, accouraient +jusqu’au pied du phare et, soudain, prises de folie, bondissaient à des +hauteurs formidables, comme pour briser d’un choc cette lanterne de +verre dans laquelle allait s’allumer, tout à l’heure, l’étincelle +d’espérance et de soutien pour les malheureux en perdition sur l’horizon +lointain. + +Au firmament, le vent se donnait carrière. Il passait avec des +sifflements ou des hurlements sur toutes ces crêtes hérissées, tantôt +les nivelant sous une pression incalculable, tantôt s’enfonçant, tel +qu’un soc, au plus profond des entrailles de la mer pour les +bouleverser, y creusant des abîmes sinistres entre de noires murailles +d’eau soulevées jusqu’aux nues. + +La terre exhalait sa terreur en plaintes sourdes, en gémissements +lamentables. + +Le «Vieux Rocher» s’agitait sur sa base ébranlée par les coups de bélier +des lames, comme effrayé de ce redoublement de fureur. Mais après chaque +assaut il redressait fièrement sa tête de granit, sur laquelle les +gouttes salées ruisselaient. Il repoussait l’étreinte de l’humide +élément, se dégageait de sa prise et défiait de nouveau la Manche avec +une stridente clameur. + +Sur le Grand-Bey, la tombe du chantre d’Atala disparaissait parfois sous +l’écume. Une attaque en trahison avait emporté une rangée entière de +cabines de bain sous les remparts. + +Des toitures saisies par les vortex du vent faisaient pleuvoir leurs +tuiles à l’entour. + +Les rues étaient désertes. + +Des enseignes, arrachées à leurs crochets rouillés, volaient, pareilles +à des bolides, crevant les devantures, brisant des vitres, écorchant des +façades et des encoignures. + +C’était l’image du chaos renouvelé, dans sa plus splendide horreur. + +Du haut de leurs fenêtres, les hôtes de la petite maison du docteur +étaient aux premières places pour tout voir. + +Mais ils ne s’arrêtaient point à considérer ce tableau diluvien. + +M. Hugh Le Budinio était habitué à le voir. + +En prévision du dernier acte du drame, il avait fait vider de tous ses +meubles la pièce carrelée du rez-de-chaussée qui précédait la cuisine. + +Par ses ordres, mais sans les attendre, tant elle les savait par cœur, +la servante avait étendu sur le carreau une couche assez épaisse de +cendre. + +Sur ce premier lit, on en verserait un second de cendre très chaude, sur +lequel on coucherait les noyés. + +Dans un coin, quatre matelas de varech étaient disposés, prêts à +recevoir les victimes, au fur et à mesure que des frictions énergiques +sur les côtes et le thorax leur auraient rendu la respiration. + +Plus loin, Maïna se multipliait pour dresser sur une table des verres, +des cuillers, des flacons de toutes dimensions, contenant toute une +pharmacie de circonstance: ammoniaque, laudanum, émétique et ipécacuana, +révulsifs violents, pommades dermiques, en un mot tout ce qu’il faut +pour rappeler un homme à la vie. + +C’était Joël qui, plus spécialement, avait été commis par son oncle à la +préparation des ingrédients. + +Quant au docteur lui-même, il donnait, entre temps, à sa nièce, une +leçon de friction. + +Et Maïna en faisait immédiatement son profit, montrant des dispositions +merveilleuses à son rôle d’infirmière improvisée, taillant des bandes et +des compresses, préparant même de la charpie, en prévision de +l’éventualité de blessures toujours possibles par suite de chocs +violents sur les pierres, le fer ou les fonds rocheux. + +L’occasion ne se fit pas attendre de recourir à ces ressources toutes +prêtes. + +Une clameur faite de mille cris les ramena violemment aux fenêtres. + +Le drame des éléments se compliquait, à cette heure, d’un élément +nouveau. + +Déjà le canot de sauvetage était sorti du port et, doublant la jetée, +était allé se placer entre le Grand et le Petit-Bey. + +Ce ne fut pourtant pas une barque qui réclama son intervention. + +On vit tout à coup surgir du milieu des vagues une embarcation pontée, +un cotre que la double poussée du flot et du vent enleva comme un fétu +et lança dans l’avant-port avec une indicible violence. + +On put voir distinctement cinq hommes accrochés au bordage du bateau en +perdition. + +Celui-ci ne gouvernait plus. Son mât, rompu par la moitié, soutenait un +lambeau de foc qui cliquetait avec un bruit sinistre au milieu des +hurlements de la tempête, et, par moments, ce haillon balayait la +teugue, à la façon d’un linceul qui se serait déployé spontanément sur +un cadavre. + +Arrivé en face de la jetée, le cotre fut rejeté par le ressac. Il eut +comme une chance de salut. On eût dit qu’il hésitait devant cette masse +de pierre, qu’un infaillible instinct le prévenait du suprême danger. + +Du bord, un appel désespéré monta, auquel on répondit du canot par +l’envoi d’une flèche pourvue de son amarre. + +Mais qui donc pouvait, en pareil moment, nourrir l’espoir d’arracher +cette épave à sa destinée? + +La flèche tomba à trois ou quatre mètres en deçà, et le vent ressaisit +sa proie. + +Une lame monstrueuse souleva l’embarcation comme une paume sous la +raquette qui la pousse. + +Elle fut lancée irrésistiblement contre la masse pierreuse du môle. + +On entendit un épouvantable craquement. + +Pauvres gens! A peine avaient-ils eu le temps de recevoir l’absolution +finale des mains du prêtre debout, en surplis et en étole, sur les +premières assises de la jetée! + +Puis la vague reflua, énorme, rugissante, mais rassasiée. + +Cependant l’holocauste ne l’avait point satisfaite. + +Elle revint à la charge et s’acharna sur la carcasse qui se laissa voir, +un instant, broyée, le flanc ouvert par l’épouvantable choc qui l’avait +fracassée. + +L’eau se mit à déchiqueter cet amas de bois, de fer et de cordes, et, en +quelques minutes, d’informes débris jonchèrent la plage au pied des +remparts, roulés par l’écume, lâchés, puis ressaisis, dans un jeu +infernal, par l’invisible main qui venait de rompre leur cohésion. + +De nouveaux cris retentirent du sein de la foule haletante. + +Aux fragments du bateau, trois corps étaient mêlés. + +De toutes parts on s’élança pour les recueillir. L’eau jouait avec ces +dépouilles comme un chat avec une souris. + +Il fallut encore quelques minutes pour les lui reprendre. Et +naturellement, ainsi que l’avait prévu le docteur, ce fut chez lui que +l’on transporta les infortunés. + +Hélas, l’un d’eux avait cessé de vivre. Ce n’était point la submersion +qui l’avait tué. + +On trouva dans sa poitrine un fer de gaffe dont la lame avait brisé le +bois. Celui-là n’avait point souffert. Il était mort sur le coup. + +Les deux autres, bien que dans un état pitoyable, laissaient encore des +espérances. + +L’un portait à la tête une large blessure par laquelle le sang +s’écoulait; l’autre avait subi les premiers phénomènes de l’asphyxie. + +En les voyant, le docteur hocha la tête. + +--Toi, Joël,--dit-il à son neveu,--charge-toi du noyé. Tina s’entend +fort bien à la chose. Moi, je me réserve le blessé, et ta cousine +suffira à m’aider dans cette besogne. + +Il fallut une demi-heure pour ranimer le premier. + +Quant au second, bien qu’il eût absorbé moins d’eau, la fracture du +crâne le mettait dans une situation plus inquiétante. Par bonheur, le +sang répandu l’avait préservé d’une congestion immédiate. + +Aussi, lorsque, au bout d’une heure, le vieux médecin, secondé par sa +nièce, eut terminé les premiers pansements, il put dire, avec une +satisfaction joyeuse: + +--Allons! s’il plaît à Dieu de leur épargner des secousses ultérieures, +ils en réchapperont tous les deux. + +Et il permit aux familles des deux naufragés, deux douaniers marins, +d’emporter leurs proches à leurs domiciles respectifs. + +Telle fut la première épreuve de Maïna. + +Elle put se féliciter de n’avoir pas à la renouveler le même jour. + +La tourmente ne fit pas d’autres victimes pendant les heures +consécutives de la soirée et de la nuit. Elle s’apaisa insensiblement, +et un retour libérateur du vent d’est, vers minuit, fit rétrograder la +bourrasque que le nord-ouest avait déchaînée. + +A une heure du matin, harassés, tous les habitants de la petite maison +regagnèrent leurs chambres. + +Le lendemain, le docteur fut sur pied à l’heure habituelle. En outre de +ses malades ordinaires, n’avait-il pas à prendre des nouvelles des deux +clients inattendus que lui avait jetés l’ouragan? + +Il trouva Maïna debout, elle aussi. La jeune fille était matineuse, par +goût. + +--Hé bien! fillette,--demanda Hugh, en l’embrassant paternellement sur +le front,--les émotions de cette nuit ne t’ont donc pas alourdi les +paupières, que tu te lèves pour voir l’aurore? + +--Mon oncle,--répondit-elle en souriant,--alors même que je n’en aurais +pas l’habitude, ma sollicitude pour nos pauvres blessés d’hier soir +aurait suffi à m’arracher au sommeil. Je venais vous demander de +m’emmener avec vous pour les voir. + +Le Budinio hésita quelques secondes, puis, enfonçant son chapeau sur sa +tête: + +--Soit!--fit il,--on ne peut pas savoir! Tu es peut-être destinée à +devenir la femme d’un médecin! Et puis, tu as trop vaillamment payé de +ta personne pour n’avoir pas droit à une récompense. Je n’en connais pas +de meilleure pour une fille de ta trempe que celle de recevoir les +remerciements de la bouche même des pauvres gens que tu as secourus. + +Elle voulut rectifier cette parole élogieuse, dont sa modestie +s’alarmait: + +--Oh! mon oncle! Vous oubliez que je n’ai rempli qu’un rôle +d’auxiliaire. C’est à vous que doit aller la reconnaissance. + +Il l’embrassa pour la seconde fois, avec une chaude effusion. + +--Bah! bah! Ne perdons pas de temps à l’admiration mutuelle. Viens vite +cueillir les compliments. Nous partagerons après. + +Et il lui donna le bras pour l’entraîner avec lui. + +S’il est un sentiment qui honore l’humanité, c’est, à coup sûr, la +reconnaissance. + +Rien n’est plus doux à l’oreille, rien n’est plus caressant au cœur que +les paroles de gratitude. Et le bienfaiteur désintéressé n’en éprouve +pas moins, à les entendre, un plaisir à nul autre comparable. + +Ce fut le cas de Véronique. Elle goûta ce plaisir dans toute sa pureté, +et d’autant plus intense que les deux malades avaient pu joindre leurs +remerciements chaleureux à ceux de leurs familles. + +Tous deux, en effet, étaient en voie de guérison. Le premier pansement +du médecin pour celui qui était blessé avait à peu près suffi; la plaie +était, par bonheur, tout à fait superficielle. + +--Allons!--dit gravement M. Le Budinio, pour couper court aux +exubérances gênantes,--encore trois jours de repos, et il n’y paraîtra +plus. + +Trois jours de repos, c’est beaucoup pour de pauvres gens. + +Heureusement, en la circonstance, les victimes appartenaient à une +administration de l’État. Il n’y avait point à craindre d’interruption +dans leurs appointements comme dans leur service. + +Les deux visiteurs laissèrent donc les visages épanouis, et se +retirèrent, comblés de bénédictions. + +Une fois rentrée à Saint-Malo, Maïna courut tout de suite raconter ses +impressions à Joël. + +--Vois-tu,--lui dit-elle,--en lui serrant les mains,--cette aventure m’a +fait connaître ma voie. Je ne serai jamais que la femme d’un médecin. De +cela, je puis te répondre. + +Le jeune homme mit un double baiser sur chacune de ces mains qui avaient +versé le baume aux souffrants. + +Puis, relevant la tête, et considérant sa cousine avec un malicieux +regard: + +--Hein!--fit-il, tu me dis cela comme si tu ne devais pas être ma femme, +à moi! + +--Quelle idée!--s’exclama Véronique.--Il me semble que j’ai dit tout le +contraire. + +--Mais c’est que tu m’as parlé, tu m’as signifié ta décision comme si +j’étais un avocat ou un receveur d’enregistrement. + +Elle se mit à rire de tout son cœur, avec ces sonorités entraînantes +qu’on ne rencontre que dans les gorges des tout petits enfants; elle le +menaça amicalement de son index dressé: + +--Voilà ce que c’est que de vouloir faire plaisir aux gens. N’est-ce pas +précisément parce que tu es médecin que j’ai tenu ce langage-là? Sois +tranquille, je n’y reviendrai plus. + +Peu à peu la conversation, sans cesser d’être fort tendre, devint plus +sérieuse. + +Alors Véronique raconta à son cousin comment la vue des souffrances +d’autrui n’avait point produit sur elle l’effet de répulsion invincible +qu’elle redoutait avant de subir cette vue. + +Tout au contraire, ce spectacle de l’infirmité humaine l’avait +bouleversée en un sens de pitié tendre à l’égard des déshérités et des +humbles. + +Elle conclut même, avec une nuance de mélancolie dans la voix: + +--C’est à ce point, vois-tu, Joël, que si je ne devais pas être ta +femme, je me ferais religieuse. Et même... + +Le jeune médecin bondit à l’énonce de cette réticence: + +--Allons, bon! Qu’est-ce que c’est que cette lubie-là? Je vais dire à +l’oncle de nous marier vite, pour rendre tes velléités de renoncement au +monde absolument platoniques. + +Cette exclamation ramenait le dialogue au ton de gaîté dont la jeunesse +ne peut jamais se départir. + +Et, cependant, trois jours plus tard, la jeune fille aborda son cousin +avec un air de gravité qu’il ne lui avait jamais connu. Si bien que Joël +se sentit un peu inquiet sous le regard doux et triste qu’elle attacha +sur lui, comme si elle eût voulu lui faire deviner ses angoisses sans +recourir à la parole. + +Il voulut en avoir le cœur net sur-le-champ. + +--Ça, cousine,--commença-t-il en l’abordant,--je n’y vais pas par +trente-six chemins, moi. Tu as quelque chose qui te tourmente, et je +vois, à tes yeux, que tu n’oses pas me le confier. Allons, +débarrasse-toi de ce souci. + +Elle l’emmena au plus ombreux du jardin, et là, avec des hésitations, +lui confia ses craintes. + +--Écoute, Joël, c’est bien vrai, n’est-ce pas, que nous devons nous +marier? + +--En voilà une question! Qu’est-ce qui te fait parler ainsi, Maïna? + +--Je vais te dire: hier soir, en m’endormant, j’ai beaucoup réfléchi, +et... + +--Et...--interrompit le jeune homme, voulant plaisanter,--ça ne t’a pas +empêchée de dormir, je suppose? + +Maïna poursuivit, sans tenir compte de l’interruption: + +--J’ai réfléchi qu’on ne peut pas se marier, comme ça, sans argent. + +--Hé! qui dit que nous nous marions sans argent, cousine? + +--Dame! Ça en a tout l’air. Est-ce que tu as de la fortune, toi, Joël? + +--J’ai mon diplôme, répliqua crânement le jeune homme,--et je ne crois +pas être un sot. + +Elle sourit, et, déjà à moitié rassurée, n’objecta plus qu’avec +indécision: + +--C’est bien, je le sais. Mais, enfin, dans les premiers temps...? nous +ne pouvons pourtant pas mettre notre ménage à la charge de notre oncle? +Il nous faut nous suffire par nous-mêmes. + +--Eh! nous nous suffirons, parbleu! Je travaillerai, et j’espère bien +que ce ne sera pas pour le roi de Prusse. + +Il ne crut pas devoir lui dire qu’il comptait bien qu’elle aurait une +dot. + +Maïna allait répliquer sans doute, quand l’arrivée inopinée de Tina fit +dévier le cours de leurs pensées. + +La figure de la vieille servante était bouleversée. De grosses larmes +coulaient sur ses joues. + +Aux questions empressées que lui adressèrent les deux jeunes gens, elle +ne fit que cette réponse d’une effroyable concision: + +--Madame du Closquet se meurt! Madame du Closquet se meurt! + + + + +VI + + +Oui, l’heure de la récompense avait sonné pour la vieille femme de bien. + +Elle mourait, parce que tout être né dans la condition terrestre doit +mourir. Mais ce mot «mort», qui revêt de si lugubres couleurs, qui prend +de si mornes acceptions, n’avait plus auprès d’elle ce sens sinistre, +cet aspect de deuil que lui attribuent les survivants désespérés. + +Le spectacle de ce chevet n’était que celui d’une libération. + +Une âme pure et belle, fière, et désormais lavée des souillures de la +terre, s’échappait du cloaque, et dépouillait l’enveloppe de matière à +laquelle l’avait liée la mystérieuse combinaison préordonnée de toute +éternité par la Sagesse créatrice. + +Elle s’en allait sans secousse, presque sans souffrance. + +Quand elle s’était sentie malade, elle avait fait appeler son vieil ami +le docteur Le Budinio. + +Et, paisiblement, elle lui avait dit, de cette voix qui ne tremblait +jamais: + +--Mon bon ami, je vois bien que la machine est désormais enrayée, qu’il +n’y a rien plus rien à faire. Si je vous ai fait appeler, c’est +uniquement par acquit de conscience, parce que c’est un devoir pour +l’homme de disputer sa vie jusqu’au dernier moment. Mais je sais bien +que je suis vaincue d’avance, que la vitalité est épuisée. Venez donc à +moi en ami, mais si l’amitié peut encore faire illusion à la science, je +ne vous défends pas de tenter l’impossible pour m’ajouter quelques +années de plus à vivre. + +Tout cela fut dit posément. + +L’intelligence demeurait maîtresse d’elle et la volonté s’affirmait dans +le soin qu’apportait la mourante à disposer ses derniers moments, à +mettre tout en ordre dans ce but. + +Elle ajouta, avec le malicieux sourire dont elle ne se départait jamais: + +--Figurez-vous que l’un de mes héritiers me fait faux bond,--précisément +le prodigue, celui qui aurait eu le plus grand besoin de ma mort. Il m’a +précédée, et cela m’oblige à modifier mon testament. Enfin, il sera dit +que j’aurai eu de la besogne jusqu’à la dernière seconde. + +Pauvre vaillante femme! + +Elle savait bien que la besogne était toute faite déjà, et qu’elle avait +arrêté son choix sur ceux qu’elle substituait à l’héritier défaillant. + +Mais, modeste jusqu’à la fin, dédaigneuse des manifestations extérieures +du pharisaïsme, interdisant à la main gauche de connaître ce qu’avait pu +faire la droite, elle laissait au notaire le soin de faire savoir aux +intéressés ses dernières volontés. + +Dès le premier instant de maladie, le docteur Le Budinio ne s’y était +pas trompé. + +La vieille dame était depuis longtemps menacée d’une poussée vers le +cœur. + +Or, quand le mal fit son entrée en scène, avec les apparences +relativement bénignes d’une pneumonie franche contre laquelle le robuste +tempérament de la septuagénaire paraissait offrir des ressources, le +médecin comprit bien vite que ce n’était là que le masque trompeur dont +s’affublait la bronchite capillaire, ce terrible catarrhe suffocant qui +emporte les vieillards et les enfants. + +Il voulut pourtant engager la lutte avec toute son énergie contre le +mal. + +Par une recrudescence d’attention, il établit Joël et Maïna en +permanence à ce chevet. + +Aussi, Mme du Closquet put-elle lui dire, le troisième jour après +l’invasion de la maladie: + +--Deux médecins, rien que ça! Excusez du peu! Et pourtant, mon pauvre Le +Budinio, toute votre science combinée ne me tirera pas de là. Je vais +vous glisser entre les doigts sans que vous puissiez l’empêcher. + +Elle disait vrai. La sereine conscience de son état lui permettait un +infaillible diagnostic. + +Au bout de six fois vingt-quatre heures elle ne conserva plus même +l’apparence d’illusion que ses deux médecins croyaient avoir entretenue +en elle. Appelant tout doucement Véronique, elle lui recommanda de se +rendre à l’église pour prévenir l’abbé Dagorn, son confesseur habituel. + +La jeune fille se récria. + +Elle croyait à la sentence de son oncle et de son cousin, et ne jugeait +pas la situation aussi désespérée. + +Ce que voyant, Mme du Closquet vainquit d’un seul mot ses résistances: + +--Chère petite, pourquoi hésiter? Si je dois guérir, le saint viatique y +aidera plus que personne. Dans le cas contraire, j’aurai eu la +satisfaction d’être prête longtemps à l’avance. + +Elle souriait, et Maïna, qui n’avait jamais vu mourir, s’émerveillait de +ce calme stupéfiant. + +Elle s’empressa donc de condescendre au désir de la mourante. + +Ce fut elle-même qui alla chercher le prêtre, qui disposa la chambre en +vue de la simple et grandiose cérémonie dont elle allait être le +théâtre. + +Il advint que le docteur Le Budinio voulut la blâmer de cet +empressement. + +Mais Mme du Closquet le reprit lui-même de cette intervention en des +matières qui ne le concernaient point: + +--Mon cher ami, ce n’est point votre affaire. J’ai le droit de sortir de +ce monde par la bonne porte, et vous me connaissez assez pour savoir que +je ne suis pas une femmelette qui recule devant le fait. A +soixante-quinze ans, la mort est une terminaison normale de la vie. +Voilà quarante ans pour le moins que je m’y prépare, et je fais en sorte +de n’être pas trop maussade en m’en allant. + +Le lendemain du jour où le prêtre eut franchi le seuil de cette chambre, +les forces de la malade se mirent à décroître avec rapidité. + +La fièvre ne s’interrompit plus. + +Le pouls se mit à battre avec une indicible violence; la respiration +haletante décela l’effrayante dyspnée qui progressait d’heure en heure. + +Renversée sur le double oreiller que Maïna avait placé sous sa tête, la +mourante, en dépit des suffocations progressivement croissantes, ne +perdait ni sa présence d’esprit ni son imperturbable sérénité. + +Jusqu’à la dernière minute, elle entendait conserver la possession +d’elle-même. + +Ces maladies inflammatoires des organes de la respiration laissent +toujours intactes les facultés intellectuelles. C’est pour ce motif que +certaines fins de poitrinaires sont si déchirantes pour les assistants. +Car si la victime est jeune, si elle a la conscience de son état, il +arrive fréquemment qu’elle ne peut se résigner à la mort. Et si elle +ignore qu’elle touche aux portes du trépas, elle ne parle que de sa +guérison, de son prompt rétablissement, des joies que lui réserve encore +cette vie qui la fuit et dont le mirage, pourtant, séduit encore son +regard déjà embrumé par l’ombre éternelle. + +Avec Mme du Closquet, l’adieu n’eut point ces poignantes tristesses. + +Ce fut elle-même qui s’attacha à consoler ses amis, à les distraire de +leurs préoccupations. + +Avec une sublime abnégation de sa souffrance personnelle, elle parut ne +prendre soin que du bonheur de ceux qu’elle laissait derrière elle. + +Elle savait qu’aucun des parents qui allaient profiter de ses largesses +posthumes n’avait pu accourir à ses derniers moments, et ne leur en +voulant pas pour les impossibilités matérielles qui les retenaient loin +d’elle, elle put se donner tout entière aux amis dont la présence à son +lit de mort lui parut une faveur spéciale de Dieu. + +La veille du dernier jour, comme Joël et Maïna se relayaient dans leur +rôle de garde-malades, elle profita d’un moment où les deux jeunes gens +se trouvaient seuls avec elle pour leur faire une confidence. + +Elle prit elle-même la main du jeune docteur et la plaça dans celle de +Véronique. + +Elle en avait le droit, les ayant vus naître tous les deux, les ayant +suivis de sa sollicitude pendant les années de leur croissance +parallèle. + +Et comme elle les tutoyait du ton d’une grand’mère parlant à ses +petits-enfants, elle put leur dire: + +--Joël, je sais le fond de ton cœur. Tu as déjà choisi la compagne de +ton existence, et Maïna a confirmé ce choix. Laissez-moi vous voir +renouveler vos serments sous mes yeux, et si quelque crainte importune +vous paraît mettre des ombres à vos perspectives de bonheur, comptez sur +la protection d’En-Haut pour aplanir les obstacles. N’opposez pas les +vains calculs de la raison au consentement spontané de vos âmes. On +n’est jeune qu’une fois. Consacrez donc votre jeunesse à l’amour +légitime. Soyez-vous tout l’un à l’autre, et gardez par devers vous la +promesse de félicité que vous fait en ce moment votre vieille amie +expirante. + +Les deux jeunes gens, trop émus, avaient les yeux pleins de larmes. + +Ils s’étaient agenouillés côte à côte au pied de cette couche. + +Sanctifiée par son renoncement à la vie, par toutes les pratiques +pieuses que lui suggérait sa foi de Bretonne, la vieille femme étendit +sur leurs fronts ses mains défaillantes, et leur versa une suprême +bénédiction. + +Puis, désormais terrassée par le mal, elle n’eut plus d’autre reste de +la vie que dans l’ineffable sourire de sa bouche décolorée, dans le doux +et profond regard de ses prunelles ternes. + +Le huitième jour, dès l’aurore, elle entra en agonie. + +Non en cette agonie douloureuse au sein de laquelle la vie ne se détache +que par secousses, par convulsions défigurantes, mais en cette sortie +progressive de l’âme qui, de temps à autre, à chaque étape de la voie +ténébreuse qui mène à la lumière, s’arrête, fait halte en quelque sorte, +et embrasse d’un dernier regard le monde fini et sombre qu’elle quitte, +retenue à chaque seconde par les lois de la matière qu’elle dépouille. + +La parole s’éteignit la première. La voix était devenue si faible, si +sourde, qu’on ne pouvait plus l’entendre. + +Une lente paralysie des cordes vocales lui ôtait toutes les vibrations. + +Mais les yeux gardaient leur langage expressif, et, par un effet assez +rare de l’énergie, la mourante pouvait encore mouvoir ses bras, agiter +ses doigts. + +Ce fut ainsi qu’elle fit signe à Maïna de rapprocher d’elle le crucifix +qu’elle ne pouvait atteindre, et, lorsque la jeune fille l’eut placé +entre ses mains, elle le porta d’elle-même, pieusement, à ses lèvres. + +Puis, les mains elles-mêmes s’immobilisèrent, et, alors, autre +bizarrerie de la nature, la parole revint. + +Comme elle voyait des larmes dans les yeux de ceux qui l’entouraient, +elle s’efforça de les sécher d’un mot. + +--Ne pleurez pas. Qu’est-ce donc qui m’arrive dont vous ayez lieu de +vous troubler? Je sors de la vie, voilà tout, et je passe. Vous devriez, +au contraire, vous réjouir. J’entre dans l’immortalité. + +Soudain, elle eut comme la prescience du moment final. Elle dit +doucement à l’abbé: + +--Récitez les prières des agonisants, je vous prie. Cela me rendra la +mort plus facile. + +Et avant de se recueillir dans ce dernier acte, elle interpella encore +le docteur: + +--Le Budinio, souvenez-vous! Ayez confiance en Dieu, mon ami. + +Elle n’ajouta point d’autre parole. + +Ses lèvres ne remuèrent plus que pour prononcer les formules des +oraisons jaculatoires. Et, tout à coup, le prêtre, qui s’était un +instant interrompu, demeura frappé de stupeur. + +La mourante restait immobile, les mains jointes sur le crucifix, les +yeux fixes, ouverts sur l’éternité. + +Sa face avait revêtu ce caractère auguste qu’imprime la suprême rupture +du lien: le souffle s’était envolé; elle avait passé sans qu’on s’en +aperçût; morte sans effort, saintement. + +Tout le monde était tombé à genoux. + +La prière reprit à l’unisson, mais il y manquait une voix, celle que la +mort venait d’interrompre. + +Maïna et Corentine se relevèrent tout en pleurs. + +Il leur restait un pieux devoir à remplir, plus particulièrement pour se +conformer aux derniers vœux de la morte. Ne fallait-il pas apprêter +cette chère dépouille pour l’exposition funèbre qui allait suivre? + +Une heure plus tard, lorsque Maïna, rompue de fatigue à la suite de ses +veilles et de ses soins, voulut quitter la maison mortuaire pour aller +prendre quelque repos, elle chercha son oncle qui avait disparu. Ne le +trouvant nulle part, elle revint tout naturellement au lit de mort. + +Le docteur était là. + +Et Maïna, qui venait le chercher, s’arrêta court, tandis que l’appel +qu’elle allait faire entendre mourait sur ses lèvres. + +Jamais elle n’avait vu pareille expression sur les traits de son oncle. + +Certes, elle avait pour lui un profond respect, mais un respect d’enfant +gâtée, mitigé par beaucoup de familiarité tendre, qu’encourageait, +d’ailleurs, la condescendance facile du vieillard. + +Mais, en ce moment, Hugh Le Budinio lui parut démesurément grandi. + +Elle éprouva à sa vue un saisissement qui l’immobilisa, comme si la +majesté de la morte se fût brusquement épanchée sur le vivant, comme si +ce visage immobile, aux traits rajeunis par le sceau de l’immortalité, +eût été un foyer duquel émanait une flamme transfigurant le front penché +du vieil ami demeuré sur la terre. + +Le docteur s’était assis sur un fauteuil au pied de la couche. + +Il avait croisé ses bras, mais sa main droite relevée soutenait son +menton. + +Il était plongé dans une méditation grave, de celles auxquelles ne +s’arrêtent que les intelligences d’élite. + +Maïna n’osa l’interrompre. Bien plus: elle retint son souffle pour ne +point le troubler. + +Elle arrivait sans doute à la fin de cette contemplation muette, car il +ne la fit pas attendre. + +Il se leva, et, pas à pas, à reculons, comme s’il n’eût pu détacher ses +yeux du visage de la morte, il gagna la porte de la chambre, où, +brusquement, il rencontra sa pupille. + +Il ne parut nullement surpris de son attente. + +Seulement, avec un geste qui ne lui était point habituel, s’appuyant de +la main gauche à l’épaule de la jeune fille, et, de la droite, lui +désignant la pâle figure qui se détachait rigide sur la blancheur +éblouissante des draps, il ne prononça que ces mots: + +--Ça, ça donne à réfléchir! + +Que signifiaient ces paroles du vieux praticien, de l’homme qui avait +passé la meilleure partie de sa vie dans la lutte contre «l’ombre»? + +Saluait-il la majesté de la tombe seulement, ou hésitait-il devant une +question surgissant inattendue devant ses yeux? + +Maïna n’osa l’interroger. Elle sentait trop bien ce que ce laconisme +contenait de mystères insondables. + +De tout le jour, le vieillard n’ajouta pas un mot. + +Il s’était confiné dans le domaine des méditations profondes. Et tout le +monde en put suivre la trace sur son visage, au recueillement avec +lequel, le surlendemain, il suivit, à l’église et au cimetière, les +détails de la funèbre cérémonie. + +Lorsque le caveau des du Closquet s’ouvrit pour recevoir la dépouille de +la sainte femme qu’on allait laisser dormir son dernier sommeil sous ces +voûtes de pierre, Hugh Le Budinio, marchant à la suite des +représentants, d’ailleurs rares, de la famille, demeura longtemps les +yeux fixés, le front penché sur la grille qui bordait le petit monument +de granit. + +Quelque chose, en effet, venait de se briser dans sa propre existence. +Une longue et inaltérable amitié venait de se clore, au bord de cette +fosse qui dévorait toute une existence d’honneur et de charité. + +Ah! oui, il avait raison de le dire. De tels spectacles, «ça donne à +réfléchir.» + +A partir de ce moment, le caractère du médecin changea presque +entièrement. + +Sans se départir complètement de la gaieté qui avait fait jusque-là le +fond de ce caractère, il prit une nuance très accusée de mélancolie. + +Ses idées revêtirent comme un crêpe qu’il s’attacha à dissimuler du +mieux qu’il put, sans parvenir toutefois à dérober totalement le voile +noir aux yeux de ceux qui l’entouraient. + +Un phénomène analogue modifia les allures de la rieuse Maïna. + +On n’entendit plus les éclats de sa voix fraîche résonner dans tous les +coins de la maison. + +Joël, toujours empressé autour de sa cousine, lui fit la remarque +qu’elle avait de trop fréquents nuages sur le front. + +A quoi Maïna répondit que le temps effacerait sans doute ces teintes +grises, dissiperait ces brumes flottant sur sa jeunesse. + +Elle le dit de bonne foi, n’étant pas de celles qui se complaisent dans +les pensers mornes et tristes. Et, ce faisant, elle avait raison de +compter sur la bienfaisante influence des années. + +Il est vrai que cet événement contribua à faire de la jeune fille +charmante une femme accomplie. + +Les soins donnés aux douaniers pendant la terrible nuit de la tempête, +son assiduité au chevet de Mme du Closquet avaient accoutumé ce jeune +esprit aux graves réflexions. + +Comme le vieillard auprès duquel elle avait grandi en beauté, en grâce +et en vertu, elle se mit à aimer les pauvres et les déshérités de ce +monde. Ce fut aux malheureux qu’allèrent spontanément ses prédilections, +et, tout de suite, elle prit l’habitude du bienfait. + +Alors, chaque jour, elle réserva ses heures pour les visites à faire aux +plus humbles foyers. + +Accompagnée de Tina Kerbiel le plus souvent, parfois seule, selon que la +circonstance pressait plus ou moins, elle commença des courses qui, en +peu de jours, lui firent une notoriété d’ange consolateur. + +Elle se montra les mains pleines de soins pieux, les lèvres ouvertes aux +douces paroles. On la rencontra aussi bien près des berceaux qu’au +chevet des infortunes moins attrayantes. + +Elle se fit toute à tous, et son cœur s’élargit de toute cette affection +désintéressée, en même temps que son esprit s’ouvrait plus vaste aux +autres conceptions du devoir social. + +Et sans qu’elle pût s’en rendre compte, sans qu’elle soupçonnât sa +renommée croissante, Maïna ne marcha plus que le front ceint d’une +auréole, pendant que le bruit de ses bienfaits préparait d’avance sa +route et jonchait de fleurs le chemin sous ses pas. + +La «nièce du docteur», ainsi qu’on la nommait sur la côte, devint la +créature idéale, adorée de tous les pauvres gens. + +Sa beauté séraphique, le délicieux sourire de ses lèvres roses +permettaient, d’ailleurs, encourageaient même ces exaltations populaires +qui la comparaient sans exagération aux anges. + +Ce fut au milieu de ces changements à leur précédente existence, au +moment où les brumes d’automne commencèrent à épandre leur voile gris +au-dessus de la mer, des rochers et des falaises, que Joël se décida à +tenter auprès de son oncle la démarche décisive de laquelle allait +dépendre son bonheur et celui de Maïna. + +On était en octobre. + +Les premières pluies avaient déjà barbouillé le ciel, et des nuées +floconneuses se traînaient en haillons sur les flots devenus subitement +gris, de ce gris de deuil que les mers du Nord revêtent en guise de +toilette hivernale, et dont on ne peut dire cependant qu’il leur enlève +leur poésie. + +Ce fut une grave journée et un solennel entretien. + + + + +VII + + +Ce jour-là, les deux médecins rentraient ensemble d’une visite faite en +commun à une riche cliente habitant Dinard, et qui, autant par goût que +par souci de sa santé, prolongeait son séjour dans la ville d’eaux au +delà de la saison. + +Ils descendaient du bateau et venaient de prendre pied sur le Grand-Bey, +la mer étant haute, lorsque Joël, prenant son courage à deux mains, dit +brusquement au vieux docteur, d’une voix dont l’hésitation était +manifeste: + +--Mon oncle, puisque nous voici seuls, je voudrais vous entretenir de... + +--De... quoi?--interrompit M. Le Budinio, qui cessa de marcher pour +prêter attention à la communication de son neveu. + +--D’un projet que je nourris depuis fort longtemps, et qui intéresse +tout mon avenir. + +Le vieillard s’était arrêté. Il posa sa main sur le bras du jeune homme. + +--Tu n’as pas besoin d’aller plus loin. Je sais d’avance ce que tu vas +me dire. + +--Mais, mon oncle... + +--Je t’assure que c’est inutile,--fit Hugh en souriant.--Et je te le +prouverai tout à l’heure. + +Il lui montra du doigt le rocher sur lequel ils se trouvaient, et avec +ce ton de mélancolie qu’il avait pris depuis la mort de Mme du Closquet, +l’invita à s’asseoir sur les quartiers de roche, au pied de la tombe +illustre qui leur faisait face. + +--Restons ici un moment, Joël. La place est toute choisie. Les importuns +ne nous troubleront pas. + +A quoi songeait-il, présentement, le vieux maître? Nul n’aurait pu le +dire. + +Par une de ces échappées naïves de l’imagination dont les vieillards +sont coutumiers, surtout lorsqu’une laborieuse existence a rendu plus +lourdes les années qui pèsent sur leurs fronts, l’oncle de Joël et de +Maïna laissa d’abord sa pensée prendre du champ. + +C’était l’heure mystique par excellence, celle où l’astre à son déclin +touche au terme de sa course. + +Un caprice de l’atmosphère avait apaisé les haleines du large. La +coupole du firmament s’était éclaircie, et les nuages, se repliant à la +manière de rideaux sombres, s’entassaient à l’horizon, aux quatre points +cardinaux, en paquets d’ouate épais et ronds, disposés ainsi qu’une +garniture capitonnée. + +A l’extrême bordure de l’Occident, l’astre s’enfonçait derrière un +portant de pourpre, et les rayons relevés mettaient à ses arêtes une +frange d’or en fusion. + +Au-dessous, la mer reflétait ce couchant de féerie, se teignant +successivement de toutes les splendeurs du prisme épanchées sur son +miroir sans rides. + +A l’entour du rocher, piédestal d’un sépulcre, des oiseaux blancs et +gris, mouettes et goélands, voletaient, faisant claquer leurs ailes. + +Quelque chose montait sur la mer, comme un bruissement d’ombres qui +surgirait du fond de l’abîme, assombrissant lentement les profondeurs, +éteignant progressivement les rides lumineuses des lames et envahissant +l’atmosphère elle-même, qu’elles saturaient de vapeurs, à l’instar d’une +trame invisible et palpitante, dont les plissements enserraient toutes +choses et les voilaient insensiblement. + +--Que dis-tu de cela?--demanda le vieux docteur, en étendant la main +vers l’horizon. + +--Je dis,--répondit Joël, très sincère,--que c’est là un spectacle +merveilleux sur lequel nous avons le grand tort de nous blaser. + +Hugh Le Budinio releva vivement cette juste et précise remarque. + +--De nous blaser, dis-tu? Parle pour toi, garçon. Moi, voilà plus de +trente-cinq ans que je regarde ces choses sans m’en lasser. Je dirai +même plus. Je leur trouve, chaque fois, un aspect nouveau, une séduction +plus puissante. Et si Dieu m’accordait le repos auquel je crois avoir +droit, il me semble que je passerais mes derniers jours dans la +contemplation de ces merveilles sans égales. + +Il parlait sur le ton de l’enthousiasme, et Joël se demandait à quoi +allait aboutir cet exorde. + +--Vois-tu, garçon,--reprit Hugh,--j’ai beaucoup réfléchi, dans ma vie, +mais je ne l’ai jamais tant fait que depuis la mort de cette sainte +créature que nous pleurons tous. Ça va te paraître un peu incohérent, +peut-être, ce que je te dis là, et, qui sait? peut-être te dis-tu que le +vieil oncle n’a plus la tête bien solide, n’est-ce pas? + +Il se tourna, et regarda en riant le digne homme qui protestait avec +énergie. + +--Très bien. Ce qu’il y a de bien certain, c’est que tu te dis: «Tout +cela n’a aucun rapport avec ce que j’ai à dire à mon oncle, et, pour peu +qu’il continue, nous passerons la nuit sur le Grand-Bey sans avoir +touché seulement au sujet de la conversation.» Patience, mon fils, nous +allons y revenir, sois tranquille. + +Où en étais-je? Ah! bien! Je te rappelais que j’ai beaucoup réfléchi +depuis la mort de cette bonne madame du Closquet. Eh bien! mes +réflexions valent que je t’en fasse part. Elles ont au moins le mérite +de l’âge et sont le fruit de l’expérience. Et si, comme tu vas me le +dire tout à l’heure, tu as fermement l’intention de continuer ici même +ma besogne, de me succéder, en un mot, elles pourront t’être de quelque +profit. + +Maintenant, écoute-moi, sans te fatiguer. + +Le jeune homme acquiesça respectueusement au désir du vieillard. + +--Écoute, Joël,--reprit celui-ci,--tu es médecin comme moi, par +conséquent, comme moi, mieux que moi peut-être, tu sais tout ce que tout +homme de notre art doit savoir. + +Tu connais l’être humain à fond, ou, du moins, tu crois le connaître, +parce que, le scalpel à la main, tu as disséqué la pauvre carcasse +animale dans laquelle loge cet inconnu qu’on nomme l’âme. + +Tu sais qu’il existe une charpente osseuse chez les vertébrés, qu’à +cette charpente douée de vie elle-même viennent s’adapter les tendons et +les muscles, les cartilages et les viscères, qu’au travers de ces +parties circule le sang et rayonnent les nerfs, les nerfs, double +système d’expansion et de contradiction qui donne naissance à la +nutrition et à la sensation, conséquemment à la vie. + +--Oui, mon oncle,--fit Joël,--je sais tout cela. + +Et un vague sourire courut sur ses lèvres, sourire dû autant à l’ironie +devant cette leçon d’anatomie qu’à l’admiration éprouvée en face de +cette facilité du vieil homme de synthétiser aussi clairement l’objet de +ses études physiologiques. + +Hugh Le Budinio poursuivit: + +--Tu sais tout cela, et, sans doute aussi, bien d’autres choses, et, en +l’espèce, tu n’en sais pas plus que les vieux maîtres de l’humanité, les +pères de la médecine.--Mais, il est une chose qu’on a dû oublier de +t’apprendre, ainsi qu’on l’oubliait déjà de mon temps, et cette chose, +l’expérience, la pratique de la cure t’en révéleront la lacune. + +On a oublié de t’enseigner la méthode selon laquelle tu dois faire +mouvoir ta pensée à la recherche des causes. + +Il s’interrompit, et, cette fois, Joël eut honte de son sourire. Ce +vieillard entrait avec une souveraine majesté dans le domaine abstrait +de la science. Il frappait à la porte du temple, et sans respect des +initiés vrais ou faux, il portait une main audacieusement profanatrice +sur le voile qui couvre les arcanes de la création. + +--Tiens!--continua Hugh,--regarde ce soleil qui se couche. Nous ne +savons pas au juste ce qu’il est, de quelle matière en ignition +procèdent sa chaleur et sa lumière. Mais, du moins, nous ne sommes point +assez fous pour refuser crédit à nos yeux qui nous attestent sa présence +et qui ne nous livrent la connaissance des corps qu’à la faveur de sa +clarté. + +Eh bien! pour les choses de la science qui font l’objet de la vision +intellectuelle, le premier emploi que nous faisons de notre raison est +précisément de contester l’existence d’un foyer de lumière analogue, et +même infiniment plus certain, puisque, s’il n’existait pas, nous ne nous +connaîtrions pas nous-mêmes, et que notre conscience n’est que la +première prise de possession de notre réalité par notre pouvoir de +connaître. + +--C’est vrai, confessa le jeune homme, devenu sérieux à son tour. + +--Tu te demandes peut-être à quoi tend cette digression bizarre? Je vais +te le dire en abrégeant: + +Oui, l’on ne nous a jamais enseigné «l’art de conduire notre pensée», +ainsi que l’a si bien dit le grand Descartes. On nous a faits les +esclaves de la règle générale, alors que toute la suite de la vie et la +pratique de notre art te montreront qu’il n’existe point de «règle +générale», mais simplement des catégories de faits dans lesquelles +s’emboîtent les diverses manifestations du mal. Autant de cas dans la +maladie, autant d’observations et d’études spéciales obligeant le +médecin à conformer le traitement au diagnostic différentiel qu’il +porte. Remarque-le bien: il n’y a qu’une impossibilité pour l’esprit +humain à vaincre la mort, c’est son impuissance à fixer les cas +individuels qui se présentent. Et c’est pour cela qu’obligé d’inférer +sans cesse du particulier au général, il se trompe presque toujours; +c’est pour cela également, qu’absorbé, distrait plutôt par la +multiplicité des exemples nés sous ses yeux, il finit par perdre de vue +la réalité absolue, la seule vérité palpable, en quelque sorte, à savoir +que la substance qui motive par sa personnalité la différenciation de +ces innombrables cas, ce n’est point ce corps misérable sur lequel nous +tenons obstinément fixés nos yeux de myopes volontaires, c’est... + +--L’âme,--prononça Joël avec une gravité sereine qui fit tressaillir +l’oncle. + +--Oui, l’âme, Joël, l’âme qui fait de chacun de nous ce qu’il est en ce +monde et ce qu’il doit continuer d’être dans un autre monde que nous ne +voyons pas, mais dont l’existence est pour nous aussi certaine que celle +d’un autre hémisphère auquel le soleil porte la lumière en ce moment +même où il la retire du nôtre. + +Alors seulement Joël comprit la pensée du vieillard emporté par +l’inspiration: + +--C’est là ce que nous sommes, mon fils, c’est là ce qu’était cette +créature sainte qui vient de sortir de notre terre misérable. Et depuis +que cette vérité suprême est entrée dans mon esprit, je ne puis me +défendre de trouver notre science bien courte, nos efforts bien puérils, +puisque, en aucun cas, nous ne travaillons à faire plus belle la part de +cette âme notre unique personnalité. + +La nuit était venue. Une bordure rouge, sanglante, limitait la +séparation de la mer et du ciel. + +--Là,--fit en riant le vieux docteur,--allons-nous-en. Bien qu’habituée +à mes retards, Tina pourrait concevoir de l’inquiétude et Maïna en a +certainement déjà conçu. Or, je tiens à ce que nous la rassérénions tout +de suite, car c’est d’elle, n’est-ce pas vrai, que tu as l’intention de +me parler? + +--Oui, mon oncle,--avoua Joël en riant. + +--Voyons. J’ai vidé mon sac et le tien te pèse encore. Je vais t’aider à +t’en soulager le plus tôt possible. Ce dont il s’agit, si je ne me +trompe, c’est de vous marier au plus vite, attendu que vous vous aimez, +et que vous ne demandez, l’un et l’autre, qu’à vous passer mutuellement +la chaîne au cou. + +--C’est cela même,--confirma le jeune homme, dont l’hilarité redoublait. + +--Tu vois que je ne me trompais pas. Maintenant que ta confession est +faite, je vais te faire plaisir en te déclarant que je t’absous tant et +si bien que si j’étais à ton âge, heureux garçon, je ne penserais pas +autrement que toi en la circonstance. + +--Alors, mon oncle, vous m’approuvez? Vous comprenez, n’est-ce pas, que +je l’aime? + +--C’est-à-dire, mon gars, que je ne comprendrais pas le contraire. + +Joël saisit les deux mains de son oncle et les serra avec une allégresse +qui fit sourire celui-ci: + +--Morbleu! quelle poigne, mon garçon! Tu y tenais donc tant que ça, à +mon approbation? + +--C’est-à-dire, mon oncle, que je n’eusse rien osé dire sans votre +consentement. + +--Cela te fait honneur, Joël. Mais, s’il en est ainsi, tu ne sais rien +du cœur de Maïna. Et si elle allait dire non, elle? + +Et le vieillard avait un malicieux sourire aux lèvres. + +Joël, en véritable étourneau, ne s’arrêta point à la contradiction. + +--Oh!--s’écria-t-il,--de ce côté-là, je suis bien tranquille. Il y a +longtemps que nous sommes d’accord là-dessus. + +--Longtemps?--plaisanta encore le docteur.--Tu avais donc prévu mon +autorisation? C’est «prévenu» que je dois dire. + +Et comme son neveu ne répondait rien, n’ayant rien à répondre, le +vieillard passa son bras sous le sien et l’entraîna. + +--Écoute: Ce n’est point de cela qu’il s’agit, mais bien du fait +accompli. Vous vous aimez; vous vous l’êtes dit; vous êtes dignes l’un +de l’autre; par conséquent, ce mariage offre toutes les garanties de +succès et de bonheur. Mais... + +--Il y a un _mais_?--interrogea Joël, devenu subitement inquiet. + +--Oui, mon enfant, il y a un _mais_, et j’aime mieux te le faire +connaître sans ambage. + +C’est charmant, le mariage, et cela mérite toutes sortes +d’encouragements. Certes, tu aurais le droit de me reprocher de n’avoir +point mis ma conduite d’accord avec mon opinion.--Mais, encore une fois, +ce n’est point de cela qu’il s’agit, mais de votre mariage éventuel. Eh +bien! voici ce que j’ai à te dire: + +Pour se marier, c’est-à-dire pour entrer en ménage, pour fonder une +famille, il faut avoir quelques ressources par devers soi, car il faut +vivre, et c’est là la première des obligations. + +As-tu ces ressources, mon bon Joël? + +Le jeune homme secoua la tête. Mais il avait prévu l’objection. Il y +répondit donc en homme résolu: + +--Non, mon oncle, je ne les ai pas présentement, mais, Dieu aidant, je +saurai me les créer. + +--C’est hasardeux, mon garçon, et c’est toujours pénible, tu peux m’en +croire. + +--N’y êtes-vous point parvenu vous-même, mon oncle? Ce que vous avez +fait... + +--Tu le feras? Oui, je connais cette riposte. C’est une parole brave. +Seulement, moi, je n’étais point marié et je débutais en un tout autre +temps. On admettait alors certains sacrifices, certaines abnégations que +le changement des conditions de l’existence rend impossibles +aujourd’hui. Tu ne peux obliger ta femme à vivre de pain sec et de +fromage à tes côtés. + +Joël risqua le tout pour le tout, faisant revivre ses précédentes +espérances: + +--Mais, mon oncle, n’êtes-vous pas là? Nous ne songeons pas à vous +quitter, et l’apport de mon travail contribuera à faire la part commune +meilleure. D’ailleurs, Maïna possède bien quelque chose pour défrayer +notre entrée de jeu? + +Le vieux docteur fit halte, et, avec un effort visiblement pénible, +répondit: + +--Maïna ne possède rien, absolument rien, mon pauvre enfant. Pour rien +au monde je ne t’eusse fait une pareille confidence, mais les +circonstances l’exigent. Mme du Closquet, dont nous parlions tout à +l’heure, a été souvent pour nous plus qu’une amie, et, pour Maïna, elle +a été une mère. Si ta... cousine,--il hésita en prononçant ce mot,--a pu +achever ses études et recevoir une magnifique éducation, c’est à Mme du +Closquet qu’elle le doit. Quant à moi, je suis le plus pauvre des +hommes. Ma clientèle est rarement riche, et je n’ai jamais su me faire +payer, mon bon Joël. + +Il fit une nouvelle pause, et, se reprenant: + +--Voyons! ce sont là sujets trop graves pour qu’il soit permis de les +traiter de la sorte, au pied levé. Je serais coupable de te décourager +presque autant que si je te célais les périls d’un entraînement +irréfléchi. Rentrons donc. J’ai, d’ailleurs, à te faire, et à Maïna +également, une confidence que j’eusse peut-être dû vous faire plus tôt. + +Il n’ajouta pas un mot de plus, et tous deux doublèrent le pas pour +rentrer. + +Le docteur avait eu raison de craindre que l’on ne se fût inquiété de +leur retard. + +En rentrant, ils trouvèrent Maïna très pâle et Corentine Kerbiel fort +nerveuse,--on peut même dire agacée. + +Les deux femmes n’accueillirent qu’à moitié les excuses dont on usa à +leur intention. Si bien que Joël, n’y tenant plus, s’écria dans un accès +de franchise un peu brusque: + +--Eh bien, là, c’est vrai! nous avons pris le chemin des écoliers. En +débarquant au Grand-Bey, le coucher du soleil nous a incités à deviser +de questions d’ordre abstrait qui nous ont fait perdre un peu de vue la +question concrète et immédiate du dîner. + +--Puisque nous voici rentrés dans la terre, tâchons d’y faire +honneur,--ajouta gaiement le docteur.--Toi, Joël, tu as un appétit de +vingt ans, et moi-même, dont les dents commencent à refuser le service, +je me sens de force à avaler des noix sans ôter leurs coquilles. Donc, à +table!--conclut-il en faisant claquer ses doigts. + +On alla s’asseoir en commun, mais sous l’influence d’un mutisme gênant, +autour du repas du soir. + +Le docteur voulut, sans plus tarder, réagir contre cette atmosphère de +glace. + +Il prit directement Maïna à partie. Celle-ci ne s’y attendait pas. + +--Sais-tu, petite, quelle bizarre proposition m’a faite ton noble et +brillant paladin, Joël Le Budinio, mon neveu? + +--Non, mon oncle,--répliqua la charmante fille, qui mentait pour +atténuer le rouge lui montant au visage. + +--Tu ne devines pas? Je t’aurais crue plus sagace,--ajouta-t-il en +riant. + +Et, sans attendre la réponse de Maïna, il lui servit cette phrase, à +brûle-pourpoint: + +--Ton cousin est pressé de se marier. Il a même fait choix d’une +compagne qui, à ce qu’il assure, est prête à dire _amen_. + +Toi qui reçois toutes les confidences de Joël, tu dois savoir de quelle +jeune personne il est question? + +Du coup, Véronique s’était déridée. Elle donna la riposte avec entrain. + +--Mais certainement, mon oncle, je suis au courant de ses projets +matrimoniaux. + +--Et... tu les approuves? + +--Sans réserves. Joël ne me paraît pas avoir fait un mauvais choix. + +--Je sais que tu es une fille de sens, et que, par conséquent, je puis +me fier à ton jugement. + +Ils eussent évidemment continué à marivauder de la sorte, si un éclat de +rire de Maïna n’eût terminé cet échange de plaisanteries et rappelé au +vieux médecin qu’il était temps d’aborder sérieusement la question. + +Alors Hugh Le Budinio parut prendre une grave résolution. + +On le vit passer à plusieurs reprises la main sur son front, comme pour +en chasser un souci. Finalement, s’adressant aux deux jeunes gens, il +les invita à le suivre dans sa chambre pour y débattre avec lui ce qui +faisait l’objet de leurs mutuelles préoccupations. + +Quand tous trois se retrouvèrent assis dans la chambre, en face les uns +des autres, Joël et Maïna comprirent, à la solennité de l’attitude et du +ton pris par le vieil oncle, que le moment décisif de leur existence +était venu. + +--Mes enfants,--commença le docteur,--je ne m’attarderai pas aux +préambules et je ne vous ferai point un discours. Je connais cette +commune affection, je m’en réjouirais de toute mon âme si la réalisation +de votre rêve ne me paraissait entraîner avec elle une longue suite de +soucis. + +--Que voulez-vous dire, mon oncle?--s’écria Véronique dont les traits +révélèrent une alarme soudaine. + +Joël, lui, n’éleva point la voix. Il connaissait les objections pour les +avoir entendues quelques moments plus tôt. + +Le Budinio reprit, avec des efforts douloureux, de véritables spasmes +qui lui coupaient la parole: + +--Je veux dire, ma petite Maïna, que je vais vous faire réciproquement +juges de vos situations et que c’est à votre propre sentence que je m’en +remets du soin d’assurer votre bonheur, si ce bonheur dépend de l’union +par vous rêvée. + +Joël, la femme que tu désires épouser est pourvue de toutes les grâces +de la jeunesse et de toutes les vertus de l’âge mûr. + +Mariée à un homme dans une situation aisée, elle peut passer une +existence heureuse, voir fleurir ses jours en bouquets de tendresse, +ignorer la privation et la souffrance. + +L’aimes-tu pour elle? + +Je ne te demande pas de renoncer dès à présent à la pensée d’en faire ta +compagne, mais simplement de remettre l’accomplissement de ce rêve au +jour où, pourvu toi-même d’une situation indépendante, tu pourras lui +éviter les déceptions et les déboires, lui assurer le rang et la +félicité dont elle est digne à tant de titres. + +En t’adressant un tel conseil, je parle en père, non seulement pour toi, +que j’ai quelque peu le droit de traiter en fils, mais aussi pour elle, +l’enfant de mes vieux jours, la vraie fille de mon cœur, sur laquelle, +depuis de longues années, je n’ai arrêté mes regards que pour mieux +chercher quelle couronne serait assez belle pour son front, quelle joie +assez élevée pour son âme. + +Et toi, Maïna, chère enfant, qui m’as payé de tant d’affection que tu +n’as pas même songé à t’enquérir de l’origine de nos liens, toi qui m’as +comblé de tes caresses d’enfant, de tes caresses les plus +reconnaissantes, réponds franchement à la question que je vais te poser. + +Tu aimes Joël, et je te connais assez pour savoir que tu serais prête à +tout sacrifice pour son bonheur. Eh bien! Il n’y a pour Joël aucun +avenir à Saint-Malo, aucun avenir autre que celui du vieux médecin +ignoré, obscur, qui ne peut même lui assurer une clientèle. En +l’épousant, tu lies ton existence à celle d’un homme forcément condamné +à l’oubli et auquel les devoirs de père de famille créeraient de +nouvelles et plus lourdes charges.--Au contraire, si, au travers +d’épreuves noblement supportées, à force de courage et d’énergie, sur un +plus vaste et plus brillant théâtre, à Paris, par exemple, Joël parvient +à se créer une de ces situations qui sont l’honneur de la volonté tenace +et persévérante, ne penses-tu pas que ton abnégation sans recours ou, +tout au moins, ta passagère résignation lui faciliteraient les moyens +d’atteindre plus tôt au but proposé? + +Encore une fois, je vous fais juges, l’un et l’autre, de la situation, +et je cède la parole à vos consciences. Ce que vous aurez décidé sera +bien décidé. + +Il se fit un cruel silence, pendant lequel les trois interlocuteurs en +présence purent compter, à la fréquence de leurs soupirs, les pulsations +désordonnées et violentes de leur sang dans leurs artères. + +A la fin, Maïna releva la tête et demanda, fort troublée, au vieillard: + +--Mon oncle, vous avez parlé tout à l’heure de l’origine de nos liens. +N’ai-je pas aussi, moi, le droit de vous demander de me faire connaître +cette origine qui m’est inconnue et sacrée? + + + + +VIII + + +--C’est précisément pour te la faire connaître, ma chère enfant, que je +t’ai conduite ici en même temps que Joël. Et, dans ce que je vais +t’apprendre, je te prie de ne voir que mon désir d’éclairer ta +conscience, de rendre ton libre arbitre plus apte à prononcer le +jugement que j’attends de toi. + +Il s’interrompit, puis, tout d’une voix, comme craignant de s’entendre +lui-même, il dit: + +--Maïna, tu n’es point ma nièce. + +Les deux jeunes gens se redressèrent en même temps, très pâles. Une même +secousse les avait ébranlés, et cette phrase, simple en elle-même, +sonnait à leurs oreilles comme une révélation de malheur. + +La jeune fille fit lamentablement écho à cette déclaration: + +--Pas votre nièce, mon oncle?... + +Et, tout aussitôt, elle reprit: + +--Mais, alors, que suis-je donc pour vous? + +Une même pensée venait, tel qu’un éclair sinistre, de jeter une morne +lueur dans leurs esprits. + +Si Véronique n’était point la nièce du docteur Le Budinio, comment +fallait-il donc nommer le lien qui l’unissait au vieillard? + +Y avait-il, dans le passé de cet homme vénéré de tous, quelque page +inconnue, sur laquelle s’était inscrit un souvenir pénible? + +Avait-il donc attendu cette circonstance solennelle pour révéler à +l’intéressée le véritable droit qu’elle avait sur son cœur? + +Mais non! toute la vie de Hugh Le Budinio protestait contre un tel +soupçon, dont le front de Joël rougissait à présent, dont le remords +oppressait la poitrine de Maïna. + +Et même, en ce moment précis, le beau visage du vieux médecin se +revêtait d’une majesté qui parut le grandir et l’ennoblir encore aux +yeux des deux jeunes gens. + +Il reprit, la voix plus sûre, maintenant que le coup était porté: + +--Je n’ai jamais eu qu’un frère: c’était le père de Joël. Je n’ai donc +pas de nièce, mais un neveu, et c’est Joël. Si je vous fais part de ces +détails, c’est pour que vous n’ignoriez rien, pour que vous sachiez bien +tous les deux que Joël seul est mon héritier, que Maïna ne pourrait être +qu’une légataire, si, ce qui n’existe point, hélas! il pouvait être +question de succession ou d’héritage, quand on parle du vieux Hugh Le +Budinio. + +Cette fois, le cri qui jaillit de la poitrine de Maïna ne révéla que le +chagrin. + +--Et alors, je ne vous suis rien, moi, mon oncle? + +Ces mots «mon oncle» avaient traduit l’habitude de son pauvre cœur +endolori. + +Elle courut à lui et, haletante, se laissant tomber à genoux, elle +couvrit de baisers sa main droite qu’elle avait saisie, murmurant, à +travers ses sanglots: + +--Vous savez bien que je ne m’inquiète pas d’héritage; que je ne tiens +qu’à une chose, moi, c’est à être le plus près qu’il soit possible de +vous, pour vous rendre en affection tout ce que vous m’avez fait de +bien, jusqu’ici. Vous savez que ce titre de nièce est la seule joie que +j’aie eue depuis mon enfance, et que je ne renoncerais pour rien au +monde à ce nom. + +Le vieillard s’était penché. + +Il enlaça de ses deux bras l’enfant, la releva et la tint étroitement +serrée sur son cœur, appuyant ses lèvres sur les boucles soyeuses de ce +front virginal. + +--Allons!--prononça-t-il doucement,--ce nom n’est pas le plus doux +qu’une bouche humaine puisse prononcer. Si tu n’es point ma nièce, +n’es-tu point ma fille, la vraie fille de mon cœur, et moi qui ne devais +point connaître les joies de la paternité, n’ai-je pas trouvé en toi, ma +Maïna, la plus douce, la plus aimante et la plus aimée des enfants? + +Peu à peu, les larmes de la jeune fille s’étaient arrêtées. Les +dernières perles coulaient encore sur ses joues roses, que la joie +s’allumait déjà dans ses beaux yeux et sur sa bouche mutine. + +--Alors,--fit-elle avec allégresse,--il n’y a que le nom de changé, et +au lieu de vous nommer «mon oncle», je puis vous appeler «mon père»?--Eh +bien! je vous demande, les mains jointes, de me dire quelles furent les +circonstances qui ont fait de moi votre fille. + +Il lui montra la chaise qu’elle venait de quitter, et reprit doucement: + +--Assieds-toi là. Je vais te conter cette histoire. Comme cela tu +n’auras rien à me reprocher. + +Maïna se rassit. + +Un silence absolu régna dans la chambre. Et les deux jeunes gens purent +écouter avec recueillement le touchant récit que leur fit le vieux +médecin. + +--Il y a dix-huit ans, ma petite Maïna, le choléra visita nos côtes. + +Il fit des ravages à Saint-Malo; il les étendit plus loin encore. Tout +le rivage lui paya son tribut funèbre. Il frappa du bord de la mer +jusque dans l’intérieur des terres. Dinard, Saint-Enogat, Saint-Lunaire, +Saint-Jacut, Dol, Pontorson, Dinan virent le fléau moissonner des +victimes. + +Ce fut même à Dinan qu’il se montra le plus féroce. + +Tous mes confrères de la région furent en peu de jours sur les dents. + +Deux d’entre eux, d’obscurs héros, payèrent de leur vie leur dévouement. + +Ma besogne, déjà écrasante ici, fut quadruplée par les appels des +environs. Ces appels-là, ce sont des ordres pour le médecin vraiment +digne de sa mission. + +Moi, je m’efforçai de l’être, et je courus au danger. + +Il semblait que ce récit fatiguait visiblement le vieux docteur, car sa +tête s’inclinait, son buste avait des tressaillements, et son organe, +très clair à l’ordinaire, se voilait maintenant et prenait de sourdes +résonances. + +--Ah! oui,--continua-t-il,--le mal asiatique frappait de terribles +coups! Les statistiques officielles ne disent jamais ces choses-là, car +il s’agit de ne point effrayer les populations. A Dinan, le chiffre des +morts fut considérable. Moi, j’échappai sans trop de peine. Mon heure +n’était pas venue. + +Un soir, comme je me disposais à rentrer par le bateau, je m’entendis +héler par une paysanne. + +Je suivais le chemin de halage, le long de la Rance, en attendant le +départ. Celle qui m’appelait était une femme encore jeune, qui fuyait, +portant un enfant dans ses bras, et en traînant deux autres accrochés à +ses jupes. + +--Monsieur le docteur!--m’appela-t-elle,--monsieur le docteur! + +Je prévoyais ce qu’elle allait me dire: une demande de consultation en +plein vent. Ça ne coûte rien et le paysan n’était pas riche en ce +temps-là. Je me mis donc en devoir de la lui donner. + +Je me trompais. Il n’était point question de cela. + +La femme était brave; elle était bonne aussi, faisant le bien à sa +façon. + +Elle me montra du doigt une maisonnette, une cabane située tout au bord +du chemin, sur la berge. + +--Monsieur le docteur,--fit-elle,--là, dans la maison, il y a de pauvres +gens qui ont besoin de vos secours. Tout le monde est malade et on les +fuit comme la peste. Si vous y passiez, vous feriez une bonne action. + +En Bretagne, un pareil abandon des malheureux était fait pour me +surprendre. + +Mais, que voulez-vous? On était au fort de l’épidémie; les atteints +mouraient par centaines; et la panique régnait en souveraine, faisant le +vide autour des infortunés. Je vous assure, mes enfants, que le tableau +n’était point de ceux qui réconfortent ni qui donnent une meilleure +opinion de la vilaine espèce que nous sommes. + +Maïna suivait la narration avec une sollicitude facile à comprendre. + +--Et, dans la maison?--demanda-t-elle, palpitante de curiosité. + +Le docteur Le Budinio sourit. + +Il adressa un geste de remerciement à la jeune fille, et, avant de +continuer: + +--Laisse-moi te remercier, d’abord, pour la bonne opinion que tu as de +moi. Car je crois que tu as supposé tout de suite que j’étais entré dans +la maison.--En effet,--peut-être était-ce parce que la maladie ne me +faisait point peur,--je franchis le seuil sur-le-champ. + +Et alors, mes enfants, quel spectacle! Quel inoubliable spectacle! + +Là, dans cette demeure de chaume, où régnait une aisance relative, la +destruction s’en était donné à cœur joie. + +Il y avait dans les trois chambres que je parcourus cinq lits et un +berceau. + +Dans deux des lits, il y avait déjà deux morts. Pour ceux-là, je ne +pouvais leur délivrer que le permis d’inhumer. + +Dans les trois autres gisaient une femme encore jeune et deux enfants. + +Les deux enfants précédèrent leur mère de vingt-quatre heures, et si +jamais j’ai contemplé un tableau étrangement sublime, ç’a été celui de +la joie de cette mère à la pensée qu’elle ne survivrait point à ses +petits, et que les deux pauvres anges ne faisaient que prendre les +devants, sans doute pour lui retenir, au Paradis, une place à laquelle +elle n’avait point autant de droits qu’eux. + +Le vieillard fit une nouvelle pause. Mais, après ce deuxième temps +d’arrêt, il parut à ses auditeurs que sa voix s’était éclaircie, qu’il +parlait avec moins de gêne et de contrainte. + +--Dès que je la vis, cette mère eut un cri d’honnête femme. Elle se +redressa sur son oreiller. + +«Monsieur le docteur,--supplia-t-elle--là, dans ce berceau, il y a un +autre enfant, une petite fille, dont je ne suis que la nourrice. Je +viens de la sevrer, précisément. Elle n’a rien encore. Emportez-la +d’ici, la pauvre mignonne. Ça ne demande qu’à vivre. Après ça, s’il en +est temps encore, vous reviendrez pour nous. Moi, je trouverai encore la +force de soigner mes pauvres petits, et si Dieu veut que nous vivions, +il nous sauvera. + +Dieu ne les a point laissés sur la terre. + +Il fut encore obligé de s’interrompre. L’émotion l’étranglait. Du revers +de sa main ridée il s’essuya les yeux. + +Joël et Maïna pleuraient aussi de leur côté. + +Maintenant, ils voyaient bien ce qu’allait être la fin du récit. + +Pourtant, ils écoutèrent religieusement l’épilogue du vieux docteur. + +--Je pris la petite fille au berceau. Elle dormait. Et je te jure, +Maïna, quoi qu’en puisse penser Joël à l’heure présente, que tu n’as +jamais été plus jolie qu’en ce moment-là. + +La nourrice me donna ton nom, le lendemain, quand je revins pour la +voir. Tu te nommes Marie-Anne-Véronique... et rien de plus. De +Marie-Anne, elle avait fait Marianna, ou plutôt _Maïna_, ce nom gaélique +que nous t’avons continué et qui te rend plus chère.--Déjà, tu étais aux +bras de Tina, et tu remplissais notre pauvre demeure de ton +gazouillement d’oiseau sans plumes. + +Que te dirais-je de plus?--Tu n’avais ni père ni mère. La noble et +pauvre créature qui venait d’en suppléer le rôle auprès de toi, s’était, +elle aussi, enfuie de la terre. Il ne te restait que l’appui et la +protection du docteur Le Budinio. Tu devins ma fille. La loi exige vingt +années de soins pour donner droit à l’adoption. Dans deux ans d’ici, si +je suis encore de ce monde et que tu y tiennes, la loi consacrera +officiellement cette filiation. + +La jeune fille s’était levée. Elle courut se jeter d’un bond dans les +bras du vieillard. + +--Oh! mon père, mon père! Je puis bien vous donner ce nom, car qui plus +que vous y aurait droit? Mais je vous remercie doublement de m’avoir +raconté cette histoire. Elle ne m’apprend pas seulement mon origine. +Elle me dicte mon devoir, un devoir que mon cœur m’avait déjà tracé. + +--Et quel est ce devoir, selon ton cœur, mon enfant? prononça Hugh Le +Budinio avec une tendresse infinie. + +--Celui de ne vous quitter jamais,--mon père, jamais, vous entendez +bien. C’est Dieu qui m’a donnée à vous; c’est Dieu seul qui a le droit +de me reprendre. Mais,--ajouta-t-elle, avec un délicieux sourire,--je +vous tiens trop bien, je vous aime trop pour qu’il veuille rompre +aujourd’hui ce qu’il a lié, il y a dix-huit ans. + +Joël n’avait point élevé la voix au cours de cette déclaration. + +Il s’était tenu debout, le front légèrement penché, en proie à de graves +méditations. + +--Et lui?--demanda le vieillard à la jeune fille, en désignant son +neveu. + +Elle se retourna tout d’une pièce; elle le vit muet et pensif. + +--Lui?--s’écria-t-elle avec élan. + +Mais soudain la parole mourut sur ses lèvres comme si elle eût craint +d’en trop dire. + +Le jeune homme l’encouragea du geste, et, parlant à son tour: + +--Tu peux tout dire, Maïna. J’attends avec confiance ton arrêt. + +Les yeux de la charmante fille brillèrent sous un humide voile. + +--Lui, reprit-elle avec émotion,--vous l’avez déjà nommé votre fils. Il +ne dépend que de lui de le devenir en réalité. A quelque parti qu’il se +résolve, il sait qu’il peut compter sur moi. Je l’attendrai. + +Alors Joël, s’inclinant sur la petite main aux ongles roses, la baisa +respectueusement: + +--Merci, Maïna,--murmura-t-il.--Et vous, mon oncle, écoutez bien ma +résolution irrévocable: Je ne suis point un ambitieux vulgaire. Je ne +demanderai point à Paris la gloire. Celle que je rêve est de poursuivre +votre noble labeur, d’en faire l’apprentissage à vos côtés, de devenir, +sous votre égide et votre direction, le médecin,--plus que le +médecin,--l’ami des pauvres. Et le jour où vous et Maïna jugerez +l’épreuve suffisante, quand vous croirez que j’ai conquis mes grades, +que j’ai mérité ma récompense, vous me direz l’un et l’autre: + +«Joël, tu as coupé ton cœur en deux morceaux. Réunis-les en assemblant +les deux amours qui le partagent.» + +Il se tut. + +Le docteur Le Budinio le regardait, le visage inondé de larmes. + +--Joël, mon fils!--articula-t-il avec effort,--en ouvrant ses deux bras +au jeune homme. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +Ils s’étaient promis de s’attendre, les deux fiancés... Ils ne +s’attendirent pas longtemps. + +Un mois plus tard, le notaire Berquier avisa le docteur Le Budinio qu’il +avait une communication importante à lui faire, ainsi qu’à sa nièce et à +son neveu. + +Quand les trois visiteurs se furent assis dans les fauteuils en cuir de +ses clients, le tabellion, riant sous cape, déploya une riche serviette +de cuir, de laquelle il retira un dossier, ou plutôt une minute. + +Et, alors, avec une lenteur calculée, il se mit à lire le dispositif +suivant: + + «Ceci est mon testament. + + »L’an 188... le ..., du mois de septembre, moi ..., de la + Roche-Bernard, baronne du Closquet, saine d’esprit et prête à paraître + devant Dieu, ai décidé ce qui suit: + + »Article X.--Je donne et lègue à mon vieil ami le docteur Hugh Le + Budinio un titre de rente 4 1/2 pour cent représentant une somme de + 4,500 francs, _incessible et insaisissable_, pour lui être servie sa + vie durant. + + »Article XI.--Je donne et lègue à mademoiselle Marie-Anne-Véronique + _Le Budinio_, en famille _Maïna_, le capital de cette rente, soit cent + dix mille francs en espèces, plus mon hôtel de la rue Saint-Vincent et + une somme supplémentaire de cent mille francs, représentant la part de + l’héritage qui aurait dû revenir à mon neveu, Robert Hélian, comte du + Closquet. + + »A charge pour la dite demoiselle Marie-Anne-Véronique _Le Budinio_: + + »1º De demeurer auprès de son oncle toute la durée de son existence; + + »2º D’épouser M. Joël Le Budinio, neveu dudit Hugh Le Budinio, dans + les six mois qui suivront l’ouverture de mon testament.» + +Il y a des surprises qui ne s’analysent point. + +Maître Berquier put en observer toutes les nuances sur les traits de ses +auditeurs. + +Puis, quand il estima qu’il avait largement donné au trouble le temps de +se dissiper, il demanda: + +--Mademoiselle Véronique Le Budinio, en famille _Maïna_, monsieur le +docteur Hugh Le Budinio, avez-vous quelque objection à élever contre ces +dispositions testamentaires? Le reste de la famille de la défunte y a +souscrit sans restriction; je dirai même avec reconnaissance. + +Le vieillard, dont la vue n’était pas très claire en ce moment, murmura: + +--Je ne sais vraiment si je puis... + +--Attendez,--reprit le notaire,--j’allais commettre une sottise. La +mourante a laissé pour vous une lettre personnelle qui va, peut-être, +faire tomber vos hésitations. + +Ce fut avec des larmes que le docteur prit cette missive tracée d’une +main défaillante, dernier souvenir de la morte, suprême relique de la +bienfaitrice absente. Il lut en se reprenant: + + «Mon cher et vieil ami, + + »Ceci est la dernière épître que j’écris. Elle est pour vous. Acceptez + le legs. Il n’est qu’une réparation. + + »L’enfant que vous avez recueillie, il y a dix-huit ans, que vous avez + élevée et qui doit être la femme de votre neveu, notre bien-aimée + Maïna, est la fille de mon pauvre neveu Robert du Closquet, mort avant + moi, il y a quelques jours.--Elle succède donc à son père. + + »Adieu, ou plutôt au revoir aux pieds de Dieu. + + »Du Closquet.» + +Derechef, quand le docteur eut terminé la lecture, le notaire +interrogea: + +--Mademoiselle Le Budinio étant mineure, vous devez approuver son +consentement, docteur. Acceptez-vous? + +--Donnez la plume,--fit le vieillard, sans autre formule. + +Et comme ils quittaient la maison aux panonceaux, le vieux docteur dit +aux deux jeunes gens: + +--Demain, nous ferons les démarches nécessaires pour vos publications. +Présentement, nous avons une visite à rendre. + +--Oui,--prononça religieusement Maïna,--une visite de reconnaissance. + +Et tous les trois prirent ensemble le chemin qui mène au vieux cimetière +de Saint-Malo. + + +FIN + + +ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75228 *** diff --git a/75228-h/75228-h.htm b/75228-h/75228-h.htm new file mode 100644 index 0000000..16651a7 --- /dev/null +++ b/75228-h/75228-h.htm @@ -0,0 +1,6329 @@ +<!DOCTYPE html> +<html lang="fr"> +<head> + <meta charset="UTF-8"> + <title>Le roman de Joël | Project Gutenberg</title> + <link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover"> + <style> + +p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em; + margin: .3em 0;} + +h1 { text-align: center; 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Et qu’est-ce que vous +arrosez donc comme ça, <i>bonne Dame</i> ?</p> + +<p>Le vieillard se mit à rire et acquiesça +allègrement :</p> + +<p>— Oh ! tu peux voir, tu peux voir, — tant +que tu voudras.</p> + +<p>La servante se pencha sur le pot de +fleurs et le considéra curieusement.</p> + +<p>— Qu’est-ce que c’est que cette pousse-là ? — demanda-t-elle +surprise.</p> + +<p>Le docteur Le Budinio se mit à se frotter +gaiement les paumes, faisant de +temps à autre claquer les articulations +de ses phalanges, ce qui était chez lui un +signe de grand contentement.</p> + +<p>La « pousse », — ainsi que l’appelait +Corentine, — était une plante grêle, sans +beaucoup d’éclat, aux feuilles assez semblables +à celles du laurier-thym, à la tige +longue, peu fournie en verdure, se terminant +par deux ou trois grappes rigides, +dont l’une commençait à se transformer +en une façon de thyrse figuré par de +toutes petites fleurs violettes.</p> + +<p>— Alors, — questionna gaiement le +docteur, — tu ne sais pas ce que c’est +que ça ?</p> + +<p>— Dame, non, monsieur ! — répliqua +la servante sincèrement.</p> + +<p>Le vieillard se mit à rire, en proie à +une très visible allégresse.</p> + +<p>— Voilà ce que c’est, Tina, que de ne +pas savoir les choses ! Cette plante-là, +c’est de la véronique.</p> + +<p>— Véronique ? — répéta Corentine, +dont les yeux trahirent l’ignorance.</p> + +<p>Le docteur se prit à rire de plus belle.</p> + +<p>— Allons, allons ! Tu n’y es pas, décidément. +Qui est-ce qui appelle Véronique, +dans la maison ?</p> + +<p>— Sais pas, — fit encore la Bretonne.</p> + +<p>Alors, le vieux praticien posa sa main +sur l’épaule de la servante.</p> + +<p>— Il faut pourtant que tu le saches, +ma bonne. Véronique, c’est le nom de +baptême, le nom vrai, de quelqu’un que +tu connais bien, que tu aimes plus encore, +et qui rentre aujourd’hui.</p> + +<p>La vieille femme jeta une exclamation +de très réelle surprise.</p> + +<p>— De Maïna, de M<sup>lle</sup> Maïna, peut-être ? +Ah ! par exemple ! — Comment ça se fait-il +que je n’en aie jamais rien su, moi ? Je +ne m’explique pas ça.</p> + +<p>— Parce que, — répliqua M. Le Budinio, — elle +n’a jamais voulu te le dire, +parbleu ! Maïna déteste son nom. Elle ne +peut pas admettre qu’on l’appelle comme +ça. Et alors, tu comprends…</p> + +<p>Tina éclata d’un beau rire de paysanne +goguenarde.</p> + +<p>— Oui, et alors je comprends que si +vous avez voulu lui faire plaisir en lui +offrant ce pot de fleurs, vous avez joliment +manqué l’occasion, monsieur le +docteur.</p> + +<p>Le médecin s’arrêta court, et regarda +sa domestique d’une mine absolument +déconfite.</p> + +<p>C’était vrai ! Il n’y avait pas pensé une +seconde. Il avait fallu que cette futée de +Tina lui en fît la remarque pour qu’il +s’en aperçût. Eh bien ! il s’y entendait à +faire des cadeaux, pour le coup !</p> + +<p>Et avec une vivacité d’impression et +d’humeur qui n’étaient pas de son âge, +il céda au dépit qui venait de le prendre. +Saisissant le malencontreux pot de fleurs +des deux mains, il grommela :</p> + +<p>— Et dire que voilà dix jours que je +l’arrose comme ça, soir et matin…</p> + +<p>Il n’acheva pas sa phrase.</p> + +<p>Le pied de véronique, contenu et contenant, +passa comme un bolide à travers +la baie de la fenêtre et alla se fracasser +sur les pavés de la petite cour qui précédait +le jardin.</p> + +<p>Cette fois, Corentine Kerbiel se mit en +colère, une colère, d’ailleurs, comique.</p> + +<p>— Je vous demande un peu, monsieur +le docteur, si c’est permis qu’un vieil +homme de votre âge, il se mette à casser +les choses comme un enfant boudeur +casse ses joujoux ? Tout ça, parce que +j’ai dit que, si M<sup>lle</sup> Maïna n’aime pas +qu’on l’appelle Véronique, vous lui faisiez +là un fichu cadeau.</p> + +<p>Le docteur Le Budinio parut honteux +de ce mouvement de vivacité.</p> + +<p>Il prit brusquement son chapeau de +feutre à larges bords, tira sa canne à +pomme d’or d’un étui en fer appendu au +pied de son lit et se disposa à sortir, en +disant :</p> + +<p>— J’aurais bien mieux fait de partir +une heure plus tôt. Mes malades en auraient +profité, au moins.</p> + +<p>Sa gaieté de tout à l’heure devenait +positivement de la mauvaise humeur.</p> + +<p>Seulement, chez l’excellent homme, +ces mauvaises humeurs-là ne duraient +guère.</p> + +<p>Ses idées prirent bien vite un autre +cours.</p> + +<p>Et, tout en se dirigeant vers l’escalier +du premier étage, il grommelait :</p> + +<p>— Véronique !… Véronique ! Est-ce +que ça la rend moins jolie, de s’appeler +Véronique, moins aimable ? Est-ce que je +lui ai demandé son nom le jour où…? +Ah ! il est certain qu’elle a changé depuis, +qu’elle a grandi ! La petite abandonnée +est devenue femme. Tout de +même, comme cela est loin ! comme le +temps passe ! Dix-huit ans déjà !</p> + +<p>Ses yeux s’éclairèrent d’une chaude +lueur. Un bon sourire épanouit sa +face.</p> + +<p>— La voilà qui revient, pourtant, et +pour toujours, cette fois !</p> + +<p>— Tina ! — appela-t-il en se retournant.</p> + +<p>La servante accourut.</p> + +<p>— Qu’est-ce qu’il y a, monsieur ? — demanda-t-elle.</p> + +<p>Elle se doutait bien de ce qu’il y avait ; +elle était trop bien faite aux allures de +son maître.</p> + +<p>Il parut hésiter un instant, puis, du ton +dont on fait une confidence :</p> + +<p>— Écoute : voici. Je regrette maintenant +d’avoir cassé le pot de fleurs. Qu’elle +s’appelle Véronique ou autrement, il +n’importe. Ça lui aurait toujours fait +plaisir.</p> + +<p>Tina vit que c’était là un gros remords +pour son vieux maître. Elle hocha la tête +et sourit.</p> + +<p>— Allez, allez, monsieur, vous pouvez +sortir tranquille. Il n’y a que le pot de +cassé ; la fleur n’a pas souffert. Je réparerai +cela.</p> + +<p>Rassuré, M. Le Budinio tourna le loquet +de sa porte.</p> + +<p>Mais alors il y eut un véritable coup +de théâtre : Un double cri retentit :</p> + +<p>— Mon oncle !</p> + +<p>— Joël !</p> + +<p>Un grand jeune homme mince et +blond, au type fin et accusé de la race +léonarde, à la barbe blonde, claire et +soyeuse, fit irruption dans le corridor, se +jetant au cou du vieillard.</p> + +<p>— Allons, bon ! — grommela celui-ci — voilà +qui me retarde encore ! Ah çà ! +d’où sors-tu, toi ?</p> + +<p>— Du train, mon oncle. Je viens d’arriver.</p> + +<p>— Tu viens d’arriver ?</p> + +<p>— Sans doute. J’ai soutenu ma thèse +avant-hier ; reçu tout boules blanches.</p> + +<p>M. Le Budinio souleva son chapeau et +le reposa sur le haut de sa tête. Puis, +tandis que deux larmes coulaient sur ses +joues, il ouvrit ses bras, sans quitter sa +canne de la main droite.</p> + +<p>— Bravo, garçon ! Avec ça, j’ai oublié +de t’embrasser. Tiens ! Embrasse-moi +deux fois.</p> + +<p>Et l’accolade des deux hommes fut +d’une chaude et émouvante étreinte.</p> + +<p>Après quoi ce fut le tour de Corentine. +Joël lui mit sur les joues deux +gros baisers retentissants, auxquels la +bonne femme rendit la monnaie avec +usure.</p> + +<p>— A présent, je vais à mes malades, — conclut +Le Budinio. — Tina, c’est fête +aujourd’hui. Tu mettras les petits plats +dans les grands. Il faut tuer le veau gras.</p> + +<p>Joël avait voulu retenir son oncle par +la manche.</p> + +<p>— Mais, à propos, mon oncle, vous +savez que je ne viens pas seul.</p> + +<p>— Comment, pas seul ?</p> + +<p>— Oui, Maïna va arriver d’un instant +à l’autre.</p> + +<p>— Maïna, je ne l’attends que ce soir.</p> + +<p>— Erreur, mon oncle. Nous avons fait +le voyage ensemble. Présentement, elle +est chez M<sup>me</sup> du Closquet avec laquelle +elle est venue. On l’a retenue à déjeuner. +Elle nous arrivera vers une heure. +Elle a tant de hâte de vous revoir !</p> + +<p>Le vieillard s’essuya les yeux.</p> + +<p>Mais le sentiment de ses devoirs professionnels +reprit le dessus.</p> + +<p>Il regarda sa montre, et d’un coup du +plat de la main renfonça son chapeau +sur sa tête.</p> + +<p>Sans en entendre davantage, il s’élança +au dehors.</p> + +<p>Il descendit l’escalier quatre à quatre, +ouvrit la porte de la rue, qu’il laissa +retomber sur lui avec fracas, et se mit à +marcher d’un pas alerte sur les gros pavés +de la chaussée.</p> + +<p>Le long du parcours, les gens le saluaient +respectueusement, sans s’offusquer +de la négligence du bonhomme à +répondre à ces saluts.</p> + +<p>On le savait si occupé, si absorbé, le +vieux docteur, providence des pauvres, +soutien des malades de la bonne ville de +Saint-Malo !</p> + +<p>Et il s’en alla ainsi, de son allure encore +verte et jeune, malgré ses soixante-cinq +ans d’âge, qui étaient surtout +soixante-cinq ans de labeur opiniâtre et +de dévouement dépensé sans compter.</p> + +<p>Or, ce jour-là, il allait loin, — non +dans sa clientèle aisée de la rue Saint-Vincent +et du quai Duguay-Trouin, — mais +par là-bas, hors des murs, sur le +Sillon et jusque dans le faubourg Rocabey.</p> + +<p>Car c’était là son milieu de prédilection.</p> + +<p>Il aimait à donner ses soins à cette +population pauvre, à ces braves gens +dont une moitié de l’existence se passe +à la mer, et dont le dénûment robuste et +vertueux n’a point d’envie à l’encontre +des heureux de la terre.</p> + +<p>Il les avait soignés quarante ans, +n’ayant jamais d’ambition plus haute, +connaissant trop bien le peu qu’est +l’homme pour attacher quelque importance +aux hochets de la vanité humaine.</p> + +<p>Au reste, fils et petit-fils de marines, +Hugh Le Budinio n’estimait guère que les +marins en dehors de sa propre carrière.</p> + +<p>Encore n’était-il pas bien sûr qu’il +n’eût pas suivi la carrière ancestrale de +préférence à toute autre, n’eût été une +légère claudication qui l’avait rendu impropre +au service militaire.</p> + +<p>Personnellement, il n’était point un +fils de Saint-Malo.</p> + +<p>Il était de l’autre côte, de celle du +Morbihan, par son père, et lui-même +était né loin, bien loin de ces rives de +Bretagne, dans l’Inde, en des temps où +la guerre entre Anglais et Français rendait +les colonies fort dures pour les +expatriés des deux pays.</p> + +<p>Sa mère était morte lui laissant une +maison, et, comme elle était Malouine, +force avait été au jeune Hugh de venir +s’y installer le jour où, après un séjour +de cinq années sur les vaisseaux de +l’État, il s’était établi à demeure sur le +vieux rocher.</p> + +<p>Aussi bien sa réputation était-elle +universelle et « sa grandeur ne l’attachait-elle +point au rivage. »</p> + +<p>On venait de loin pour le consulter, +d’Avranches, de Coutances, de Dol, de +Dinan. Lui-même poussait ses bienfaisantes +visites jusqu’à Dinard et Paramé, +dans la saison, auprès des baigneurs et +surtout des baigneuses, foule bigarrée, +cosmopolite, oiseaux de passage, venus +à tire-d’aile des horizons de l’Est et plus +particulièrement de Paris.</p> + +<p>Oh ! le brave, le saint homme que ce +docteur Le Budinio !</p> + +<p>Avec quelle ferveur pieuse les pauvres +gens prononçaient son nom qu’ils couvraient +de bénédictions !</p> + +<p>Quelle pure et abondante charité il +semait, il répandait autour de lui, ne +faisant pas seulement l’aumône de la +prescription, mais celle du remède !</p> + +<p>Combien de fois, devant les mines +désolées et abattues des malheureux, +regardant, hébétés, l’ordonnance, n’avait-il +pas tiré de sa poche les pièces +blanches, rares, pourtant, dont il fallait +payer la drogue au pharmacien !</p> + +<p>Oui, on pouvait l’appeler un saint, +celui-là, sans crainte de se tromper !</p> + +<p>Et, avec cela, d’une patience et d’une +douceur inaltérables !</p> + +<p>Chez lui la parole était rare, à l’habitude. +Il lui arrivait pourtant de devenir +loquace, quelquefois, lorsqu’il s’agissait +de décider quelque vieux bronzé de +l’Océan à se laisser soigner selon les +exigences du mal.</p> + +<p>A ces moments, la faconde du docteur +empruntait ses effets à tous les vocabulaires.</p> + +<p>— Voyons ! tonnerre ! espèce d’entêté, +est-ce que tu crois que je viens ici pour +mon plaisir ? Si ta peau de requin ne me +tenait au cœur que dans la mesure de sa +valeur, c’est moi qui te larguerais en +grand à tous les courants de la côte. Tu +vois donc que c’est seulement pour te +guérir que je viens. Allons ! tiens bon, +mon gars, je vais te glisser ce bonbon-là +en douceur.</p> + +<p>Il va sans dire que le « bonbon » était +toujours un de ces produits abominables +de la pharmacopée ancienne et moderne, +qui provoquent des nausées et tournent +le cœur aux moins sensibles. Car le docteur +Le Budinio n’était pas pour les atténuations +et les palliatifs. Un remède est +un remède ; ce n’est pas une gourmandise.</p> + +<p>On comprend que, de la sorte, il n’eût +recours ni aux pilules, ni aux cachets, si +couramment employés de nos jours.</p> + +<p>Ce matin-là, c’était donc uniquement +chez les pauvres que le docteur Le Budinio +avait affaire.</p> + +<p>Du plus loin qu’on le vit paraître à la +descente du Sillon, ses clients ordinaires +de Rocabey se portèrent au-devant de lui.</p> + +<p>Ces silencieux d’habitude, et c’était +peut-être à leur contact que le vieux praticien +avait contracté son laconisme, se +mettaient en frais.</p> + +<p>Le docteur fit rapidement ses visites, +il avait hâte de rentrer.</p> + +<p>Et, par bonheur, le stock des malades +n’était pas considérable. Il eut promptement +fait le tour des humbles demeures.</p> + +<p>Entre temps il allongea quelques tapes +amicales sur des figures joufflues de gamins +et de fillettes, garnements saturés +d’iode et d’oxygène, futures compagnes +et mères de matelots.</p> + +<p>Comme on lui trouvait une allure +quelque peu pressée, un homme qu’il +avait remis sur pied d’une chute du haut +des remparts, l’aubergiste Cailleux, l’appela +très respectueusement.</p> + +<p>— Monsieur le docteur, j’ai mis en +bouteilles du cidre comme vous n’en +trouverez pas à dix lieues. Ça me serait +un grand honneur si vous le goûtiez.</p> + +<p>Le vieillard eut une hésitation. Le +cidre était un de ses faibles.</p> + +<p>Puis, se décidant brusquement, il +tendit la main à l’aubergiste :</p> + +<p>— Va pour un verre de cidre, Cailleux. +Mais dépêchons, sur le pouce, je suis +pressé.</p> + +<p>— Qu’est-ce qu’il y a donc qui vous +presse, monsieur le docteur ?</p> + +<p>— Il y a, mon garçon, que ma filleule +est arrivée à Saint-Malo et qu’elle doit +m’attendre présentement. Or, il y a un +an que je ne l’ai pas vue, la pauvre +chatte.</p> + +<p>Cailleux se frotta gaiement les mains +et repartit :</p> + +<p>— Parbleu ! monsieur le docteur, vous +ne vous retarderez guère. Ma carriole +est là tout attelée, et j’ai affaire à la +ville. Je vas vous rapporter sans façons.</p> + +<p>Il dit quelques mots à sa femme, tout +en emplissant vivement les verres.</p> + +<p>Dix minutes plus tard, au moment où +le médecin mettait le pied sur le marchepied +du véhicule, il ne fut pas peu surpris +d’en trouver l’arrière-train couvert +de bouquets de toutes nuances.</p> + +<p>Des enfants, des jeunes filles, des femmes, +quelques vieillards se tenaient à +l’entour pour jouir de l’heureuse surprise +de leur vieux bienfaiteur.</p> + +<p>Et, comme il se récriait devant ce luxe +de floraison :</p> + +<p>— Ça, monsieur le docteur, — dit en +riant une grande et belle fille, — c’est +pas pour vous, c’est pour la demoiselle, +vous savez.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">II</h2> + + +<p>Une heure plus tard, le déjeuner de +l’oncle et du neveu s’achevait.</p> + +<p>Pendant tout le repas, le vieillard avait +été fort agité.</p> + +<p>— Parbleu ! — ronchonnait-il entre +ses dents, — je te demande un peu, +mon Joël, si M<sup>me</sup> du Closquet n’aurait +pas pu choisir un autre jour pour garder +Maïna à dîner ? Est-ce que ce n’est pas +moi qui ai droit aux premières effusions +de mon enfant ? De cette façon, elle aura +fait son premier repas de bienvenue +chez des étrangers.</p> + +<p>— Oh ! des étrangers, mon oncle ! — dit +Joël en souriant. — Il me semble +que…</p> + +<p>— Que j’exagère peut-être ? — Eh bien ! +oui, là, tu as raison. Chez M<sup>me</sup> du Closquet, +elle est en famille, notre Maïna. +Mais voyons, puisque cette bonne amie +l’avait eue avec elle pendant toute la durée +du parcours, il me semble qu’elle +aurait bien pu me l’apporter tout droit +à l’arrivée ?</p> + +<p>— Sans doute, mon oncle, sans doute. +Mais voilà. M<sup>me</sup> du Closquet a pensé que +peut-être Maïna, qui mourait littéralement +de faim, trouverait plutôt chez elle +le déjeuner qu’il lui fallait tout de +suite.</p> + +<p>Ici Tina Kerbiel intervint, se sentant +en cause.</p> + +<p>— Si l’on peut dire, monsieur Joël ! +Alors, vous croyez, comme ça, que la mignonne +n’aurait pas trouvé ici un morceau +en arrivant ? Alors, vous croyez que +la vieille Tina a tout à fait perdu l’esprit, +qu’elle n’avait pas pensé à la petite ? Eh +bien, tenez, pour vous humilier, je vas +vous montrer ce que je lui avais préparé +pour son retour, à cette enfant-là.</p> + +<p>Joël protesta de toutes ses forces.</p> + +<p>— Ma bonne Tina, je te jure que je ne +le crois pas. Ce n’est pas moi qui ai cru +cela ; c’est M<sup>me</sup> du Closquet, te dis-je.</p> + +<p>— Eh bien ! Je l’attends, moi, M<sup>me</sup> du +Closquet, et je vais bien l’arranger, je +vous le jure. Mais non. Faut que vous +voyiez tout de même ce que je lui avais +préparé.</p> + +<p>Elle courut à la cuisine et en rapporta +un compotier soigneusement couvert.</p> + +<p>Quand elle en eut soulevé le couvercle, +Joël aperçut une vingtaine de magnifiques +crêpes à peine refroidies du feu de +la matinée.</p> + +<p>Mais, tandis que le jeune homme et le +vieillard s’oubliaient à considérer les appétissants +cornets de pâte, une main +blanche passa entre la tête de Joël et +celle de Tina, absorbée dans sa démonstration, +prit au vol trois ou quatre crêpes +en tas, pendant qu’une voix rieuse et +mutine s’écriait au-dessus des spectateurs +ahuris :</p> + +<p>— Ça doit être joliment bon, ça ; merci, +Tina !</p> + +<p>Ce ne fut qu’un cri.</p> + +<p>Tout le monde s’était levé et Corentine +avait eu juste assez de présence d’esprit +pour déposer le compotier sur la +table au lieu de le laisser tomber par +terre.</p> + +<p>Et, pendant quelques minutes, ce fut +un véritable duel entre la servante et +son vieux maître pour savoir lequel des +deux donnerait le plus de baisers à l’arrivante.</p> + +<p>Était-elle jolie cette Maïna !</p> + +<p>Des cheveux blond cendré, un teint de +camélia, des yeux d’un bleu gris qui rappelait +les calmes d’été de la Manche, un +buste de déesse, une taille de guêpe, de +beaux bras ronds, des mains et des pieds +d’enfant, voilà ce que possédait d’ensemble +celle que le docteur Le Budinio +appelait sa filleule, qui, elle, le nommait +« mon oncle », et dont la vieille Tina +ignorait, quelques heures plus tôt, le vocable +agaçant de Véronique.</p> + +<p>— Et d’où sors-tu ? — demanda le docteur +quand il eut recouvré le sens.</p> + +<p>La jeune fille, très disposée à la gaieté, +répliqua :</p> + +<p>— Je sors de chez M<sup>me</sup> du Closquet et +j’entre chez mon excellent oncle. Et si +vous n’étiez pas tous stupéfaits comme +vous l’êtes par mon arrivée, vous auriez +déjà remarqué que je n’étais point seule.</p> + +<p>Le docteur, Tina et Joël se retournèrent +en même temps.</p> + +<p>Le chambranle de la porte encadrait +une bonne et belle figure de vieille femme +dont la toilette, un peu antique, ne déparait +en aucune façon les traits nobles +et marqués du cachet aristocratique de +la race.</p> + +<p>C’est que M<sup>me</sup> Catherine-Tiphaine du +Closquet était la dernière descendante +de l’un des héros du combat des Trente.</p> + +<p>Elle tenait de ses aïeux une fortune +assez médiocre, mais son mari, qui possédait +des terres à Paramé et à Dinard, +avait gagné énormément d’argent le jour +où ces deux plages s’étaient créées. Elle +jouissait présentement d’un capital de +deux millions, dont la rente, à trois et +demi pour cent, passait presque tout entière +en bonnes œuvres.</p> + +<p>La vieille dame avait, en effet, coutume +de dire en riant :</p> + +<p>— J’ai trois héritiers : le plus rapproché +est un dissipateur ; — je lui fais une +réserve pour ses vieux jours ; le second +est un officier de marine qui aura besoin +de moi pour se marier à sa guise ; quant +au troisième, père de famille, économe et +laborieux, il me croit pauvre. Ma mort +lui fera une surprise, mais il m’aura déjà +rétribuée en vraies larmes bien sincères.</p> + +<p>De fait, M<sup>me</sup> Tiphaine, ainsi qu’on +la nommait dans l’intimité, avouait +soixante ans et en portait gaillardement +soixante-quinze, l’état civil ne faisant +pas grâce d’un jour à ceux qu’il dénomme.</p> + +<p>Il n’y avait aucune coquetterie dans le +cas de la vieille dame. Mais très caustique +sous une apparence enjouée, elle +disait encore :</p> + +<p>— Je retarde ainsi de quinze ans la +cour intéressée que l’on pourrait me +faire, et j’avance de quinze années la +mise au monde de mon testament.</p> + +<p>A sa vue, le docteur, qui, quelques +minutes plus tôt, maugréait contre elle +de tout son cœur, s’empressa de lui tendre +ses mains.</p> + +<p>— Allons, Cadet, — fit gaiement +M<sup>me</sup> du Closquet, — avant que je ne +m’assoie à votre table, récitez le <i lang="la" xml:lang="la">Confiteor</i>.</p> + +<p>— Vraiment ? — réclama le docteur, — et +pourquoi cela, je vous prie ?</p> + +<p>— Parce que les oreilles m’ont tinté, +tout à l’heure, et que sûrement vous +avez dû me donner à tous les diables, +païen incorrigible que vous êtes.</p> + +<p>Au lieu de protester, le docteur se +frappa la poitrine.</p> + +<p>— <i lang="la" xml:lang="la">Meâ culpâ, meâ maximâ culpâ</i>, — confessa-t-il. — C’est +un peu vrai que je +vous ai valu quelques mérites de plus au +ciel.</p> + +<p>C’était l’habitude de M<sup>me</sup> du Closquet +de se prévaloir des dix ans qu’elle avait +de plus pour appeler le docteur « Cadet ».</p> + +<p>Et cette appellation, toute d’amitié, +elle ne l’employait guère que depuis +quelque dix ans.</p> + +<p>Elle lui rappelait de graves souvenirs, +ceux du zèle et du dévouement apportés +par le docteur aux soins qu’il avait +donnés à M. du Closquet pendant sa dernière +maladie.</p> + +<p>Elle poursuivit avec cette verve qui +est la grande qualité des vieillards aimables :</p> + +<p>— Ne poussez pas plus avant les +excuses. Peut-être pourrais-je me reprocher +à moi-même d’avoir eu tort en gardant +Maïna avant qu’elle ne vous eût vus +ici. Mais, je l’avoue, même devant elle, +j’aime cette chère petite tête d’écolière +au point de la disputer à ses parents, à +mes meilleurs amis.</p> + +<p>Il va sans dire qu’il ne devait rien rester +de l’incident que le souvenir d’un +sceau de plus mis sur une vieille et +forte amitié.</p> + +<p>M<sup>me</sup> du Closquet le vit bien à la sympathie +qu’elle lut sur tous les visages.</p> + +<p>Et, pour fêter avec ses amis le retour, +non seulement de Maïna, mais aussi de +Joël, elle fit honneur aux crêpes de Tina +avec des dents de vingt ans.</p> + +<p>Après quoi tout le monde descendit au +jardin.</p> + +<p>Là, ce fut une surprise nouvelle.</p> + +<p>Comme si le petit enclos n’eût pas contenu +par lui-même assez de verdure et +de floraison, les indigènes de Rocabey +qui avaient chargé de fleurs la voiture +de Cailleux venaient de dresser de leurs +mains une sorte d’arc de triomphe de +feuillage, sous lequel, venus à pied du +lointain faubourg, ils saluèrent d’acclamations +enthousiastes la gracieuse enfant +adoptée par le vieux médecin.</p> + +<p>Et la douairière, toujours en verve, de +s’écrier à cette vue :</p> + +<p>— Parbleu ! voilà qui est original ! +Faire tenir dans son propre jardin les +populations en délire.</p> + +<p>Oh ! la belle et bonne journée que passèrent +là, ensemble, avec leurs amis de +tous rangs, les divers acteurs de ce +drame de famille !</p> + +<p>Dans la soirée, en guise de champagne, +on but du cidre, de cet excellent +cidre que l’aubergiste avait voulu, le +matin même, faire goûter au docteur +Le Budinio.</p> + +<p>La nuit vint enfin. A onze heures précises, +on reconduisit en pompe M<sup>me</sup> du +Closquet jusqu’en sa belle maison de la +rue Saint-Vincent, et, minuit sonnant, +chacun se retrouva seul dans sa chambre.</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>C’était une jolie petite chambre rose, +tapissée avec goût, meublée avec élégance, +que la sollicitude affectueuse du +vieillard avait réservée à sa filleule.</p> + +<p>Le matin, en ouvrant ses deux fenêtres, +Véronique pouvait embrasser simultanément +la mer et la plage par-dessus +les remparts, l’isthme du Sillon à +la sortie de la ville et tous les jardins +environnants.</p> + +<p>Un lit aux rideaux de mousseline immaculés, +une armoire à glace en bois +blanc verni, une table de toilette et un +gracieux secrétaire assortis comme forme +et comme couleurs, garnissaient ce virginal +réduit.</p> + +<p>Et, en vérité, Maïna ne souhaitait rien +au delà.</p> + +<p>Le luxe le plus princier n’aurait pu +lui donner le calme et le repos que lui +assurait ce coin de demeure paisible, cet +attachement constant et fidèle des êtres +qui l’habitaient.</p> + +<p>Aussi, dès qu’elle s’y retrouva, la jeune +fille ouvrit-elle la fenêtre donnant sur le +port, et, la tête penchée sur sa main, +accoudée au balcon de fer, s’abandonna-t-elle +aux rêveries que lui apportaient, +fraîches et caressantes, les haleines de la +mer.</p> + +<p>Depuis six années, elle ne revoyait +cette chambre que tous les ans à la +même époque et même un peu plus tard, +puisqu’elle était en pension à Paris et ne +rentrait à Saint-Malo qu’au moment des +grandes vacances.</p> + +<p>Cette fois, c’était pour toujours qu’elle +y revenait, — ayant fini ses études, couronnées, +à douze mois de distance, par le +double diplôme des degrés simple et supérieur.</p> + +<p>« Pour toujours ! » Il faut avoir été +écolier ou écolière, captif loin de cette +patrie de l’enfance qui est la famille, +pour savoir ce que ces deux mots contiennent +et résument de joies profondes +et condensées ! — Au reste, ne sont-ils +pas l’unique, la plus puissante expression +des sentiments intenses et durables ? +N’est-ce pas « pour toujours » que s’aiment +ceux qui, à la fleur de l’âge, unissent +leurs cœurs dans une mutuelle +affection, leurs mains dans l’échange des +anneaux symboliques du mariage ?</p> + +<p>Pour Maïna, il n’y avait encore ni +perspective, ni lointaine espérance d’une +tombe fleurie.</p> + +<p>La jeunesse s’épanouissait en elle +comme autour d’elle, et, en prononçant +ces mots « pour toujours », la jeune fille +attachait au front chauve de son « oncle » +et aux cheveux blancs de Tina les mêmes +fleurs de printemps dont elle ceignait, +en pensée, sa tête nimbée de boucles +blondes.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">III</h2> + + +<p>— Ça, Joël, mon ami, prends une +chaise, et causons.</p> + +<p>— J’y suis tout disposé, mon oncle, +répondit le lauréat frais émoulu de la +Faculté de Paris.</p> + +<p>M. Le Budinio s’était enfoncé dans un +vieux fauteuil de cuir, autour duquel gisaient +des livres de toutes dimensions, +voire d’énormes in-folios poudreux, où +le vieillard avait accoutumé de lire Hippocrate, +Aristote, Celse, Galien, Asclépiade, +dans leurs textes divers de langues +mortes, lettré de premier ordre dans sa +modestie de savant méconnu.</p> + +<p>Il avait relevé ses lunettes comme dans +tous les cas graves, et fixait sur son +neveu le tranquille regard de ses yeux +gris et perçants. Il reprit :</p> + +<p>— Te voilà médecin, — et, morbleu ! +médecin comme moi, tout autant que +moi. Tu dois être même plus fort que +moi, car nous vivons dans un temps où +les jeunes en savent beaucoup plus que +les vieux, les fils que leurs pères.</p> + +<p>— Oh ! mon oncle ! — protesta Joël +qui connaissait cette habituelle ironie de +l’excellent homme.</p> + +<p>— Non, non, ne dis pas non. Je ne me +plains pas, je ne raille pas. Je reconnais +la vérité, et la vérité c’est que vous avez +le temps aujourd’hui de faire des études +beaucoup plus étendues qu’on n’en faisait +à notre époque. Je me plais à constater +que vous avez des outils et des instruments +beaucoup plus perfectionnés et +que, sur plusieurs points, on a fait de +très remarquables progrès.</p> + +<p>Tiens, par exemple, grâce à la spécialisation +des aptitudes, les maladies de +l’œil, du larynx, de l’oreille, sont admirablement +soignées par des gens qui font cela +mieux que personne. A vrai dire, ils ne +savent faire que cela, et s’il fallait tout +préciser… Les dentistes, tiens ! eh bien ! +ils vous arrachent une dent de l’œil sans +douleur, en vous injectant dans la gencive +une drogue nouvelle. Vous appelez +ça de la co… de la cocaïne, je crois.</p> + +<p>Pour le coup, Joël se sentit un peu désorienté. +Son oncle se moquait-il ou parlait-il +sérieusement ?</p> + +<p>Mais celui-ci eut tôt fait de dissiper +les doutes de son neveu.</p> + +<p>— J’en veux venir à ceci, mon garçon, +que tous ces progrès, qui ont fait +faire bien des pas à la chirurgie, sont de +médiocres moyens d’avancement pour la +médecine proprement dite. Il n’y a encore +qu’une chose pour le médecin.</p> + +<p>Ce n’est pas de savoir toutes les théories +plus ou moins neuves des fanfarons +de sciences, théories qui ne datent pas +d’hier, après tout, comme tu pourras +t’en assurer par toi-même, — fit-il en +tapant de la paume sur les in-folios les +plus voisins de sa main ; — c’est de posséder +le diagnostic autant par la netteté +du coup d’œil que par la pratique assidue +des maladies. Il faut, pour cela, +que le praticien soit avant tout l’ami de +ses malades.</p> + +<p>Et, ouvrant brusquement l’un des gros +volumes à une place où l’on voyait +bien que l’habitude du feuillettement +quotidien avait dû rompre les pages, il +montra quelques lignes au jeune homme.</p> + +<p>— Tiens, vois ce que dit Celse à ce +sujet.</p> + +<p>Il lut lui-même à haute voix :</p> + +<p>— <i lang="la" xml:lang="la">Asclepiades dixit hoc esse medici +officium ut ad lectum ægrotantis assidens…</i> +C’est clair, n’est-ce pas, et c’est +le conseil d’Asclépiade rapporté par +Celse en personne : « Que le médecin +s’assoie au chevet de son malade pour +surveiller les progrès de l’infection morbide. » +Qu’est-ce à dire, sinon que le +premier devoir du praticien est de surveiller +étroitement l’état du client ?</p> + +<p>Joël ne put se défendre d’un sourire +quelque peu sceptique.</p> + +<p>— Mais, mon oncle, — réclama-t-il, à +ce régime-là, que devient le médecin +lui-même ?</p> + +<p>Le vieillard hocha la tête, et avec un +fin sourire il riposta :</p> + +<p>— Toi, je te vois venir. Tu entends +par là, n’est-il pas vrai, qu’à ce régime, +le médecin ne met pas beaucoup d’écus +dans sa bourse. Mon garçon, il faut bien +mettre les points sur les <i>i</i>.</p> + +<p>Je n’ignore pas que nombre de médecins +illustres tiennent notre art pour un +métier, je n’ose dire une industrie lucrative. +Ils considèrent, peut-être avec raison, +que l’art ne fait pas vivre et que, pour +s’être dévoué à l’amélioration du sort +de ses semblables, le médecin ne s’est +pas condamné au bagne à perpétuité.</p> + +<p>D’autres, — ce ne sont pas les plus +nombreux, hélas ! — estiment, au contraire, +que l’exercice de notre noble +profession est, avant tout, l’école du +dévouement et du sacrifice, et que là +où le devoir, accepté par lui après mûre +délibération sur le choix d’une carrière, +l’appelle, le médecin n’a point à consulter +pour savoir s’il trouvera la légitime +rétribution de ses efforts.</p> + +<p>Ce disant, le docteur Le Budinio se +leva de son fauteuil, et, mettant la main +sur l’épaule de Joël :</p> + +<p>— Mon enfant, voilà quarante ans que +je m’efforce de remplir autant que faire +se peut les devoirs de ce que j’appelle, +moi, une mission. Et c’est pour cela que +je te dis à cette heure : Joël, mon neveu, +où plutôt mon fils, tu es à l’âge des +résolutions graves et décisives. Les temps +sont durs pour qui ne veut pas transiger +avec sa conscience.</p> + +<p>Si tu prends la suite de ma clientèle, +tu subiras plus de déboires et de privations +que tu ne récolteras de bénéfices +ou d’éloges. Il te faudra ceindre tes +reins, te faire le serviteur des pauvres et +des déshérités, renoncer aux douceurs +de l’existence, t’enfermer dans l’ordinaire +pratique d’une austérité qui, le +plus souvent, ne sera pas volontaire, et +n’attendre que de Dieu et de toi-même, +par le fier témoignage de ton propre +cœur, la récompense des mérites inutilement +dépensés, selon le jugement du +monde.</p> + +<p>Mais rien ne t’oblige à ce sacrifice, à +cette abnégation de toi-même.</p> + +<p>Tu viens de faire d’excellentes études. +Tes maîtres ont encore l’œil ouvert sur +toi, et cet œil est encore plein de ton +image. La capitale avec ses gloires, ses +succès, et aussi ses multiples satisfactions +de l’intelligence, peut t’offrir d’autres +perspectives.</p> + +<p>Tu peux y devenir un homme célèbre, +un oracle de la science, sans démériter +de ta propre estime, comme aussi sans +t’astreindre au bonheur infime, obscur, +ignoré.</p> + +<p>Ici, tu ne seras jamais qu’un humble +médecin de campagne, auquel les bénédictions +d’une clientèle de pêcheurs, de +matelots et d’ouvriers, même grossie de +l’appoint de tous les riches de la ville, +ne donneront pas le moindre lustre.</p> + +<p>A toi de choisir. Veux-tu l’énorme +ville avec ses loisirs qui reposent et son +labeur qui rétribue, ou préfères-tu le +pain sec de chaque jour durement gagné, +mais que rend plus précieux le spectacle +des larmes essuyées et des douleurs +changées en joies aux foyers des +pauvres et des souffrants ?</p> + +<p>Joël avait penché le front. Il était profondément +ému.</p> + +<p>C’est qu’en effet, il n’avait jamais +connu, il n’avait jamais soupçonné en +son oncle, ce vieillard bienfaisant et modeste, +une telle hauteur de pensées, une +telle sublimité de sentiments.</p> + +<p>Hugh Le Budinio apparut à son neveu +dans une sorte de transfiguration.</p> + +<p>Pour la première fois de sa vie, le praticien +« obscur et ignoré », comme il se +qualifiait lui-même, et sans amertume, +revêtit aux yeux du jeune homme les +attributs d’une grandeur d’autant plus +imposante que son éloquence spontanée, +partie du cœur, donnait à son caractère +un relief plus inattendu.</p> + +<p>Ce n’était plus le parent chéri et respecté, +mais avec un peu de condescendance +pour ce que Joël s’était habitué à +dénommer les travers ou les manies +qu’une science plus complète n’eût pas +laissés subsister.</p> + +<p>C’était surtout l’aîné dans cette même +science dans laquelle le jeune médecin, +pourvu depuis l’avant-veille de ses +lettres patentes, allait faire ses premiers +pas en titubant d’essai en essai comme +tout débutant dans une carrière quelconque.</p> + +<p>Et, sous cet aspect, il s’entourait +spontanément d’un prestige qui faisait +courber le front un peu orgueilleux de +l’adolescent, fier de son savoir et de ses +cinq années d’études devant la première +Faculté du monde.</p> + +<p>Là-bas, dans les grands hôpitaux, +Joël avait été l’interne des maîtres.</p> + +<p>Ici, il n’avait pas à rougir de se faire +l’aide, le suppléant, au besoin l’élève de +ce vieux « médecin de campagne », selon +l’expression du docteur Hugh Le +Budinio.</p> + +<p>Et la réponse d’adhésion qu’il cherchait +pour se mettre à la hauteur du +vieillard ne lui venait pas, tant il eût +voulu parler, lui aussi, cette langue +admirable de l’abnégation et de l’héroïsme.</p> + +<p>Une gracieuse intervention, en interrompant +le colloque de l’oncle et du +neveu, vint tirer celui-ci de peine.</p> + +<p>La porte n’était qu’entre-bâillée ; elle +s’ouvrit sous une poussée du dehors.</p> + +<p>Maïna entra simplement vêtue d’un +long fourreau de toile bleue, serré à la +taille à la façon d’un peignoir, les bras +émergeant, ronds et blancs, des manches +courtes, le cou se dégageant dans son +exquise gracilité de l’échancrure du corsage.</p> + +<p>Tous deux jetèrent un même cri d’admiration +non dissimulée.</p> + +<p>L’enfant était si blanche en son âme, +si peu faite aux compliments révélateurs, +qu’elle ne prit point garde aux intonations +élogieuses de ce double cri.</p> + +<p>Elle tendit son beau front pur au baiser +paternel du vieillard et sa main aux +ongles roses à Joël.</p> + +<p>— Bonjour, mon oncle ! Bonjour, cousin ! +Comment allez-vous ce matin ?</p> + +<p>— C’est à toi qu’il faut demander cela, +fillette ? — répliqua le docteur, qui détacha, +pour parler, ses lèvres du front de +sa filleule.</p> + +<p>— Pourquoi à moi, mon oncle ?</p> + +<p>— Dame ! Parce que, moi, je suis à mon +quatorze mille soixante-dixième matin +de vie médicale, sans changement appréciable, +tandis que, pour toi, l’aube d’aujourd’hui +a dû sensiblement différer de +celle d’hier, si mes évaluations sont +justes.</p> + +<p>Véronique éclata d’un beau rire aux +cascades argentines.</p> + +<p>— Oh ! de l’aube, mon oncle, n’en parlons +point, s’il vous plaît. Je ne me suis +couchée qu’à deux heures du matin, et +il en est huit et demie. Je n’ai pas vu +lever le soleil. Hier, en effet, c’était tout +autre chose. Il m’avait ouvert les yeux +de force du côté de Pontorson.</p> + +<p>— Deux heures du matin ! se récria +Hugh. — Est-ce à dire que tu ne pouvais +pas dormir ?</p> + +<p>— Oh ! non, mon oncle ! J’ai dormi +comme une bienheureuse, au contraire.</p> + +<p>Elle était adorable dans sa candeur +dépourvue d’embarras et de fausse honte.</p> + +<p>— Mon Dieu ! Que l’on dort bien dans +ma chambre ! J’avais pourtant laissé mes +volets ouverts, afin que le jour vînt m’arracher +au lit, comme d’habitude. Eh +bien ! ça n’y a rien fait. Ah ! oui, l’on dort +bien, mon cher oncle ! Ces draps frais +m’enveloppaient comme un tissu de +brume ; je sentais tout mon corps s’y +alanguir, et les couvertures de coton que +m’a laissées Tina m’ont paru aussi douces +que la brise de mer au moment du bain. +Vous savez, moi qui, à Paris, me bordais +jusqu’au cou, qui me pelotonnais à la +façon d’un petit enfant, — ici, j’ai dormi +étendue comme une planche, comme +dans l’eau salée, quoi ! Et puis, là-bas, +c’était ce lit de fer dans lequel on prend +l’habitude de l’immobilité, parce que, si +l’on se retourne, tout de suite on heurte +du nez le mur ; ici, je pouvais onduler à +mon aise, prendre tous les morceaux de +fraîcheur enfouis çà et là sous les plis, +plonger mes bras sous le traversin, retourner +mon oreiller…</p> + +<p>Joël l’interrompit en riant aux éclats.</p> + +<p>— Mais, cousine, si vous avez eu le +temps de faire tout cela en connaissance +de cause et avec réflexion, je ne vois pas +ce qu’il en est resté pour le sommeil.</p> + +<p>Elle répliqua avec la même hilarité +débordante et communicative :</p> + +<p>— Hé, cousin, est-ce qu’on sait, est-ce +qu’on calcule, est-ce qu’on étudie ces +choses-là ? Vous comprenez bien que je +n’ai pas dormi de ce sommeil bête et +lourd qui fait perdre la sensation de +toutes choses et où il n’y a pas même +place pour le rêve. — Ah ! que non pas ! +Je me rends très bien compte que mes +nerfs se sont accordé tout juste assez +d’abandon pour s’alanguir sans renoncer +à goûter la volupté de ce bien-être délicieux. — Tenez ! +Je vais vous dire. Tout +à l’heure, en m’éveillant dans les brumes +un peu épaisses du premier retour à la +lumière, savez-vous quelle bizarre conception +je me formais de mon existence ?</p> + +<p>— Ma chère Maïna, — répondit Joël, — je +ne sais si mon oncle le devine. +Quant à moi, vous savez qu’il y a beaux +jours que j’ai renoncé à interpréter vos +fantaisies imaginatives. A plus forte raison, +n’est-il pas vrai, dès qu’il s’agit d’un +songe matinal.</p> + +<p>— Oh ! vous, — s’écria la jeune fille +en faisant la moue, — vous êtes bien +l’être le plus prosaïque que j’aie jamais +rencontré. Je parie que si vous étiez seul, +vous étrenneriez votre diplôme en m’ordonnant +quelque drogue pour me guérir +de mes « fantaisies imaginatives », +comme vous dites.</p> + +<p>— Attrape, fistot ! — plaisanta le vieux +Le Budinio. — En voilà une qui ne sera +pas ta cliente. — Mais tout ça, petite, ne +nous dit pas ce que tu croyais être.</p> + +<p>Et comme il s’était replacé dans son +fauteuil, Maïna vint, sans façon, s’asseoir +sur ses genoux.</p> + +<p>— A la bonne heure ! Vous vous intéressez +à quelque chose, au moins, vous, +mon oncle. Que Joël se bouche les +oreilles, s’il veut. Je ne raconterai mon +rêve que pour vous.</p> + +<p>— Ma cousine, — fit galamment le +jeune homme, — je les ouvre toutes +grandes, au contraire, car si je n’apprécie +pas vos songes comme il convient, du +moins j’accorde à mon ouïe le plaisir de +percevoir l’enchanteresse harmonie de +votre organe.</p> + +<p>Maïna tapa du pied.</p> + +<p>— Béotien, va ! Peut-on commencer +une phrase comme celle-là pour la finir +d’une façon aussi parfaitement ridicule ! +Mon « organe », — je vous demande un +peu, mon organe ! Ne dirait-on pas que +je parle du nez ? Je n’ai pas d’organe, +monsieur, j’ai une voix.</p> + +<p>— Disons alors l’enchanteresse harmonie +de…</p> + +<p>Ce fut au tour du vieux docteur de +frapper du talon sur le parquet.</p> + +<p>— En avez-vous bientôt fini avec votre +littérature à la Victor Ducange ? — J’attends +l’histoire, morbleu, et je ne me +suis pas mis en retard d’une heure pour +écouter une critique de madrigaux. Çà, +Maïna, ton rêve, s’il te plaît.</p> + +<p>— Voilà, mon oncle. J’étais si bien +dans mon lit qu’il m’a semblé que je me +transformais en un de ces anges que l’on +voit dans les églises, avec des ailes juste +sous la tête, vous savez, et que, n’ayant +plus ni bras, ni jambes, ni rien du tout, +je me roulais au milieu de nuages aussi +onctueux, aussi doux que de la crème +fouettée.</p> + +<p>— Gourmandise et mysticisme mêlés ! — fit +Joël goguenard.</p> + +<p>— Fi ! C’est bon pour vous d’être gourmand. +Croyez-vous donc que j’aie mangé +mes oreillers ?</p> + +<p>Et se retournant, câline, vers le vieux +docteur :</p> + +<p>— Voyons, mon oncle. Que dites-vous +de ce rêve ? Vous semble-t-il indiquer, +ainsi que l’insinue monsieur votre neveu, +un dérangement de mes facultés +intellectuelles ? Qu’en augurez-vous ?</p> + +<p>Hugh l’embrassa sur les deux joues.</p> + +<p>— Dame, ma fille, depuis le temps de +Joseph, fils de Jacob, qui fut ministre de +Pharaon, l’interprétation des songes +n’entre plus pour grand’chose dans les +études que font les médecins pour pronostiquer +sur l’état de santé des gens. +Si j’avais à consulter un auteur sur ton +cas, je m’adresserais à Horace, — un +poète. Il a fait, en effet, des vers où il +indique un état morbide assez analogue +au tien :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse i9" lang="la" xml:lang="la">… Velut ægri somnia vanæ</div> +<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Fingentur species, ut nec pes, nec caput uni</div> +<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Reddatur formæ…</div> +</div> + +</div> +<p>N’importe ! Je sors de mes attributions +pour te dire que j’augure très bien de ce +songe. Il m’annonce que ton sort en ce +monde et dans l’autre sera celui d’une +personne très… comment dirais-je ? très +volage, et que ta destinée sera la réalisation +d’un paradis tout de sucre et de lait. +A présent, il faut que je parte. Là, es-tu +contente de moi ?</p> + +<p>— Non, — fit Véronique, en se pendant +à son cou, — parce que vous suivez +l’exemple de Joël et que vous vous moquez +de moi.</p> + +<p>Le docteur, qui avait déjà atteint la +porte, se retourna.</p> + +<p>— Je me moque de toi, parce que je +te cite des vers d’Horace ? Mais, petite, +n’est-ce pas toi qui m’as raconté que, +dans ton rêve, tu n’avais ni bras ni +jambes ? Le poète ne fait que signaler le +même cas de bizarrerie. Et moi, je le +rappelle.</p> + +<p>Et il s’enfuit, laissant Joël et Maïna en +tête-en-tête.</p> + +<p>— Eh bien ! — demanda le jeune médecin, — voulez-vous +que je vous donne +une consultation sérieuse, moi ?</p> + +<p>L’enfant le regarda de côté, avec une +impertinence amicale qui lui était habituelle.</p> + +<p>— Vous, Joël ? Mais, au fait, c’est vrai +que vous êtes médecin depuis trois jours.</p> + +<p>— Il est heureux que vous vous en +souveniez, cousine.</p> + +<p>— Bah ! Ne vous fâchez pas. Ça me +paraît si drôle, en voyant votre barbe +blonde, de me dire que tout le monde va +vous appeler « monsieur le docteur » +gros comme le bras.</p> + +<p>— Tiens ! Et pourquoi donc cela vous +semble-t-il « drôle » ?</p> + +<p>La rieuse créature se planta toute +droite au milieu de la chambre.</p> + +<p>— Parce que, mon petit Joël, il n’y a +pour moi qu’un seul médecin, voyez-vous, +et c’est mon oncle ; parce que je +ne conçois pas un médecin autrement +qu’avec une figure rasée, des lunettes +d’écaille, un chapeau plat à larges bords, +une cravate blanche qui fait trois fois le +tour du col pour s’épanouir en pointes +sur le jabot, et une canne en jonc à +pomme d’or.</p> + +<p>Elle avait fait cette déclaration sans se +dérider.</p> + +<p>Brusquement, elle aperçut, accroché à +un portemanteau, l’un des chapeaux de +rechange de son oncle.</p> + +<p>Par un oubli qui allait certainement +lui occasionner des contrariétés, celui-ci +avait laissé ses besicles sur la table.</p> + +<p>D’un bond, Maïna saisit lunettes et +chapeau.</p> + +<p>Planter ledit chapeau sur la tête de +son cousin, assujettir les verres sur ses +yeux, lui nouer au cou un mouchoir +artistement roulé en cravate, fut pour +elle l’affaire de vingt secondes.</p> + +<p>Après quoi, avec des éclats sonores du +rire et de la voix, elle poussa le jeune +homme par les épaules hors de la pièce +et appela à grands cris :</p> + +<p>— Tina, Tina, viens donc voir !</p> + +<p>Corentine Kerbiel accourut. Tout de +suite, elle partagea l’hilarité de la jeune +fille encore accrue par la docile et gaie +résignation de Joël, qui se prêtait à ce +caprice de folle.</p> + +<p>— Ah ! ah ! ah ! — riait Véronique en +battant des mains, est-il drôle ! Tina, je +te présente Joël Premier, ou Le Budinio +Deux, médecin de la Faculté de Paris, +deuxième prince de la science de l’illustre +dynastie des Le Budinio.</p> + +<p>Quand Joël estima qu’il s’était assez +prêté à ce caprice, il fit sauter d’un revers +le couvre-chef, retira lunettes et mouchoir, +et enlaçant d’un bras robuste la +taille de sa cousine qu’il souleva comme +il eût soulevé un enfant :</p> + +<p>— Allons ! toquée, viens déjeuner ! +Pour n’avoir pas de corps tu me parais +joliment lourde. Et je meurs de faim !</p> + +<p>Ils avaient vécu comme frère et sœur, +les deux cousins.</p> + +<p>Joël avait vingt-cinq ans, Maïna courait +sur ses dix-neuf.</p> + +<p>Depuis dix-sept années leur vie était +mêlée ; depuis dix-sept années, pensées +et désirs, ils mettaient tout en commun, +grandissant, sinon côte à côte, du moins +dans la même gradation de leur développement +progressif.</p> + +<p>Joël et Maïna étaient, l’un et l’autre, +orphelins de père et de mère ; l’un et +l’autre avaient trouvé abri et protection +auprès du vieil oncle qui les avait recueillis.</p> + +<p>Mais, tandis que le jeune homme était +bel et bien le fils d’un cousin germain du +médecin, Maïna, elle, n’avait jamais dit, +ni su, si son origine se rattachait à un +frère ou une sœur de quelque cousin ou +cousine plus ou moins éloignée.</p> + +<p>Au reste, elle ne s’en était jamais mise +en peine, étant l’étourdie la plus adorable +que l’on pût imaginer. Ce qui ne +l’empêchait point de s’oublier parfois en +de longues rêveries mélancoliques dans +lesquelles sa pensée alerte et mobile +s’efforçait de retrouver des souvenirs.</p> + +<p>Comme une harpe dont les cordes +n’ont point encore vibré, Maïna recélait +la poésie en elle. Il fallait le passage +d’une brise printanière ou d’un souffle +d’automne pour faire jaillir de ce cœur +tout ce qu’il contenait de tendresse profonde +et vive.</p> + +<p>Depuis qu’elle était revenue, deux +jours s’étaient écoulés déjà.</p> + +<p>Un soir, cinq heures venant de sonner, +Maïna, en descendant au jardin, vit la +vieille Corentine occupée à une besogne +qu’elle ne comprit pas d’abord.</p> + +<p>La servante s’appliquait à transvaser +un pied de véronique des débris d’un +pot de terre en miettes, dans un autre +récipient tout neuf.</p> + +<p>Maïna courut à elle, fort intriguée, et +l’interrogea avidement.</p> + +<p>Corentine ne perdait aucune occasion +de faire l’éloge de son maître. Elle saisit +donc celle qui s’offrait de raconter la +touchante histoire du malencontreux pot +de fleurs.</p> + +<p>— Et je vous assure, — continua-t-elle +en riant, — qu’il était vraiment comique +à voir, votre oncle, avec sa carafe d’une +main et son pot de l’autre. Il l’était +encore bien plus en le jetant par la +fenêtre.</p> + +<p>Maïna sourit à ce récit. Mais elle se +sentit le cœur gros et, pendant un moment, +en voulut presque à la domestique +des remarques qu’elle avait faites au +vieillard.</p> + +<p>— Mon nom, — s’écria-t-elle, — voilà +qu’il me semble changé. Je vais l’aimer +comme ça.</p> + +<p>Elle prit la fleur des mains de Tina et +courut la cacher dans une charmille, +dans cette partie du jardin plus embroussaillée +que les autres, et où elle s’était +fait une véritable retraite.</p> + +<p>Là, chaque jour, elle vint la contempler, +l’arroser elle-même.</p> + +<p>C’est qu’elle tenait à faire revivre la +plante, à épanouir sa reconnaissance sur +les thyrses violets insignifiants qui en +font le très humble ornement.</p> + +<p>Car, sans qu’elle s’en rendît compte, la +jeune fille venait d’éprouver une première +atteinte au cœur.</p> + +<p>Certes, elle l’avait toujours aimé, son +oncle, aimé de toutes ses forces, de toute +cette tendresse spontanée d’enfant qui +aime comme il respire, sans raison et +sans calcul.</p> + +<p>Mais, à cette heure, il lui semblait +qu’elle trouvait pour la première fois en +elle un sentiment d’une suavité pénétrante +qui, plus que les élans spontanés +de la nature, lui versait dans l’âme elle +ne savait quel attachement invincible, +puissant, plein de respect en même +temps que d’intensité.</p> + +<p>Abritée sous le berceau de verdure, +Maïna rêvait les yeux ouverts, cette fois.</p> + +<p>Une fois la porte d’un cœur entrebâillée, +il n’est plus possible d’en rejeter +le battant sur l’amour qui demande à +entrer. La jeune fille éprouvait comme +une dilatation de son âme.</p> + +<p>Et puis, tout au fond de son esprit, +vaguement, comme une survivance de +cauchemar, elle découvrait des impressions +bizarres dont sa mémoire, qui remontait +bien haut pourtant, puisqu’elle +la ramenait jusqu’à sa quatrième année, +ne lui fournissait pas d’explications précises, +de faits générateurs.</p> + +<p>Il lui semblait voir d’autres figures +indécises, estompées par un brouillard, +une maison sombre, dans le noir de +laquelle des êtres se mouvaient confusément. +Des silhouettes passaient devant +ses yeux, à l’instar de lointaines ombres +découpées sur un fond de brume.</p> + +<p>Vingt fois, elle avait eu la tentation de +questionner à ce sujet le vieux docteur. +Elle ne l’avait pas osé.</p> + +<p>Puis les souvenirs se précisaient.</p> + +<p>Elle se revoyait toute petite dans la +riante demeure du quai Saint-Michel, +courant dans le jardin ou sur la plage, +au pied des remparts, donnant la main à +son « oncle », ramassant des coquillages, +se complaisant à creuser dans le sable +des entonnoirs que le flot venait combler +et niveler invariablement.</p> + +<p>Elle se retrouvait dans les bras et sous +les caresses, parfois un peu rudes, de +Justine Kerbiel, débarbouillée, dressée, +instruite dans la prière et les assiduités +à l’église par la vieille et fervente Bretonne.</p> + +<p>Le reste des événements se déroulait à +la suite, comme les panneaux d’un diorama +mécanique. Elle croyait entendre +encore les paroles du docteur qui, six ans +plus tôt, avait été pour elle la cause de +sa première grande douleur :</p> + +<p>— Décidément, cette enfant ne fait +rien, n’apprend rien ici. La mère Sainte-Régine +des Dames de la Sagesse m’a +offert de la faire entrer comme pensionnaire +dans un de leurs couvents de +Paris, et…</p> + +<p>— Ah ! monsieur, — s’était écriée +Tina, — vous n’y pensez pas ? La pauvre +mignonne vient tout juste de faire sa +première communion cette année.</p> + +<p>— Tina, tu n’y entends rien. Il faut +bien que cette petite enfant fasse des +études. Ce n’est pas moi qui peux lui +enseigner ce qu’elle doit savoir. Et toi, +t’en charges-tu ?</p> + +<p>Corentine s’était redressée très fière, +les poings sur les hanches.</p> + +<p>— Dame, c’est pas pour dire. Mais qui +est-ce qui lui a appris à lire, à cette enfant ? +Et les sœurs d’ici, est-ce qu’elles ne +pourraient pas l’éduquer tout aussi bien +que les autres ?</p> + +<p>Le docteur était entêté. Il n’était pas +de la roche dure pour rien.</p> + +<p>Selon lui, il n’y avait qu’une ville au +monde pour s’instruire : Paris. Mais, au +lieu de discuter avec sa vieille gouvernante, +il avait clos le débat d’une parole +brève et qui laissait toujours Tina sans +réplique :</p> + +<p>— D’ailleurs, ma fille, madame du +Closquet y tient.</p> + +<p>C’était en effet une raison absolument +péremptoire.</p> + +<p>Et c’était ainsi que Maïna avait quitté +Saint-Malo, un soir d’octobre, en compagnie +d’une jeune religieuse au visage +séraphique, qui l’avait consolée tout +doucement le long du trajet et était devenue +là-bas, à Paris, sa confidente et son +amie des bons comme des mauvais +jours.</p> + +<p>Cependant elle n’avait point oublié le +« Vieux Rocher », la tour Qui-Qu’en-Grogne, +la plage aux coquillages, les +remparts, les promenades sur le Sillon, +les excursions à Dinard, à Paramé, à +Saint-Servan. Et chaque fois que le mois +d’août béni arrivait, elle avait les mêmes +battements d’allégresse et d’impatience, +la même ivresse, en remettant le pied +sur l’asphalte du trottoir de la gare.</p> + +<p>Soudain, les pensées de Maïna changeaient +de cours.</p> + +<p>Une réflexion presque puérile dans sa +naïve profondeur lui étreignait le cœur.</p> + +<p>Il est une idée à laquelle la jeunesse +répugne tout naturellement par essence : +c’est celle de la mort.</p> + +<p>Et, à la vue des cheveux blancs sur les +fronts des vieillards qu’elle chérissait, la +jeune fille songeait à cette loi fatale, inéluctable, +de la fin.</p> + +<p>Un grand frisson la secouait quand +elle voyait apparaître l’image de ce deuil +à venir.</p> + +<p>Ne prévoyant pas le trépas pour elle-même, +elle le détournait, en quelque +sorte, de ces têtes sacrées.</p> + +<p>Car, que deviendrait-elle si un tel +malheur la frappait ? L’existence ainsi +vidée pour elle lui faisait l’effet d’un +trou noir, sinistre, dont elle n’apercevait +point l’extrémité couverte de +sombres nuages, dans une de ces clartés +douteuses telles qu’elle en avait vu +s’épandre sur la mer aux jours de grandes +tempêtes.</p> + +<p>Alors, ramenée par le contraste même +à de plus riantes idées, elle reportait ses +yeux sur le paysage ensoleillé qui l’entourait.</p> + +<p>Du fond de son berceau de feuilles, +elle voyait des taches d’or se plaquer sur +le sable des petites allées, sur les massifs +de verdure et de fleurs, sur les volets +verts et la façade blanche de la maison.</p> + +<p>Et alors aussi, dans l’encadrement des +vignes vierges et des lierres qui grimpaient +à l’escalade des murs, elle se surprenait +à chercher un visage jeune enveloppé +d’un fin collier de barbe. Elle +était heureuse quand à son rêve répondait +une réalité et que, du haut des fenêtres +à petits carreaux de vitre, la voix +entraînante de Joël lui criait :</p> + +<p>— Hé, cousine, êtes-vous là, au jardin ?</p> + +<p>Souvent, d’instinct, pour se faire chercher, +pour se faire réclamer, en vraie +fille d’Ève qu’elle était, elle gardait le +silence, bien certaine qu’il ne s’en tiendrait +pas à ce premier appel.</p> + +<p>Son attente n’était pas déçue. Joël +quittait la baie ouverte, descendait à son +tour au jardin et venait l’arracher de son +nid, avec de joyeuses exclamations, de +gais reproches sur sa surdité volontaire.</p> + +<p>Il n’était vraiment pas mal ce Joël, son +unique ami et confident d’enfance.</p> + +<p>Les six ans qui séparaient leurs âges +respectifs s’effaçaient aujourd’hui sous +la conformité de leurs goûts et de leurs +sentiments, malgré les apparentes contradictions +de leurs caractères. Car Joël +était aussi calme qu’elle était vive, +aussi paisible qu’elle était batailleuse, +aussi raisonnable qu’elle était folle.</p> + +<p>Cette nature tempérée, cet équilibre +vigoureux des facultés physiques et morales +du jeune homme exaspéraient, +d’apparence seulement, les nerfs susceptibles +de l’enfant exubérante, mais elle +ne pouvait s’empêcher d’admirer cette +tranquille bonhomie, ce flegme à toute +épreuve qui caractérisaient le tempérament +de son cher cousin.</p> + +<p>Elle ne s’en cachait à personne : elle +l’aimait bien, son cousin Joël.</p> + +<p>A personne ? Pardon. Il y avait quelqu’un +qui n’en savait rien bien positivement, +bien qu’il s’en doutât quelque +peu : c’était Joël lui-même. Celui-là +aussi c’était un naïf à sa façon, car il +adorait sa cousine Maïna, et lui, par +exemple, n’avait fait à âme qui vive confidence +de ses sentiments.</p> + +<p>C’est qu’en Joël, ces sentiments, ou +plutôt ce sentiment était complexe autant +que compliqué.</p> + +<p>Le brave garçon entrait dans la vie +avec les salutaires ignorances de la perversité +humaine.</p> + +<p>Des faiblesses de l’espèce il ne connaissait +que peu de chose en vérité. Si +bien que, très fort en matière d’études +médicales, tout à fait apte à soigner, +voire à guérir le corps, il ignorait presque +entièrement ces recoins et ces pudeurs +de l’âme que l’œil scrutateur d’un +psychologue met des années à pénétrer +et à deviner.</p> + +<p>Chez lui l’amour allait droit son chemin, +sans ambages, sans réticences.</p> + +<p>Aimant sa cousine Maïna, il en voulait +faire sa femme.</p> + +<p>Ses études, il les avait faites avec cette +pensée bien arrêtée, cette conviction +bien ancrée, qu’il succéderait à son oncle, +qu’il hériterait de lui une clientèle qui +valait bien quelque chose et certainement +aussi un petit avoir qui, vu le long +exercice de la médecine par le vieux +praticien et ses nombreuses relations +dans le département, ne devait pas être +à dédaigner.</p> + +<p>Et, pour mieux unir toutes les chances +de prospérité, il recueillerait la seconde +moitié de l’héritage en épousant celle +à laquelle cette moitié revenait de plein +droit.</p> + +<p>Ainsi, c’était excessivement simple ; +sa carrière était toute tracée : une jeune +femme jolie, intelligente, douce et entendue, +pas ambitieuse, — un foyer +déjà réchauffé par la tiède atmosphère +de l’affection réciproque, et l’égide +du vieil oncle qui, le prenant par la +main, le guiderait en personne dans ses +premiers pas à travers le monde du devoir +et du labeur.</p> + +<p>Assurément, le petit discours du docteur +Hugh avait quelque peu ébranlé la +confiance du docteur Joël. Mais il connaissait +si bien le bonhomme, que, réflexions +faites, il s’était dit que le vieillard +avait simplement voulu mettre sa +constance à l’épreuve, en lui présentant +le tableau si chargé de teintes noires et +peu encourageantes.</p> + +<p>Sur le moment, le jeune homme s’était +senti fort ému ; il avait cédé à l’entraînement +de son cœur, il s’était vu prêt à +répondre qu’il acceptait ces perspectives +moroses.</p> + +<p>Puis, la raison avait fait entendre son +langage tout différent, et Joël s’était dit +que son oncle était dans le vrai en lui +signalant le peu de ressources qu’offrait +la vie de province. Puisque le vieillard +lui-même l’y encourageait, il retournerait +à Paris ; il tâcherait d’y faire son petit +trou, de s’y créer une situation indépendante, +personnelle.</p> + +<p>Et maintenant, avec un deuxième retour +de la réflexion, il voyait derechef +les choses sous l’aspect qu’elles avaient +antérieurement.</p> + +<p>Bien sûr, son oncle avait exagéré, +s’était ri de lui. Il avait mieux que cela à +lui offrir. Et, d’ailleurs, après tout, ne +faut-il pas toujours un peu souffrir en +ce monde ? On n’obtient rien qu’au prix +de luttes ou d’efforts. Il se rappelait la +phrase du poète latin : <i lang="la" xml:lang="la">Nil sine magno +labore natura dedit mortalibus.</i></p> + +<p>Sans être aussi ferré que le vieux docteur +sur les classiques, il avait fait de +belles et bonnes études. Les prosateurs +et les moralistes l’encourageaient à essayer +ses forces, et les poètes lui peignaient +le devoir et la vie sous de riants +aspects.</p> + +<p>Et puis, encore, Maïna n’était-elle pas +là, sa chère Maïna qu’il voulait conquérir +comme on gagne le paradis, au prix +du labeur opiniâtre, du renoncement volontaire +aux superfluités de l’existence, +au mirage trompeur de l’ambition ?</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>Quinze jours après leur retour à Saint-Malo, +ni l’un ni l’autre n’étaient encore +fixés sur la détermination à prendre.</p> + +<p>En revanche Joël, déjà très disposé à +donner accès à l’amour, avait ouvert à +deux battants les portes de son cœur à +la pénétrante influence des charmes de +sa cousine.</p> + +<p>Il l’aimait ardemment à cette heure, +et cette affection sincère et vraie ne contribuait +pas peu à lui donner les dehors +d’austérité et de régularité qui faisaient +l’enthousiasme de son oncle.</p> + +<p>Ainsi préparés au choc, à l’étincelle +finale qui allait allumer la même flamme +dans leurs deux cœurs, les jeunes gens +suivaient les sentiers de leurs âmes, +parallèles à l’apparence, mais certainement +terminés en un angle que ni l’un +ni l’autre ne prévoyaient, bien que les +deux lignes se rapprochassent insensiblement +du but commun.</p> + +<p>Un soir, en cueillant à brassées des +églantines et des pivoines dans le jardin, +Véronique fit à son cousin le récit de +l’attention du vieux docteur pour elle. +Elle lui conta de l’histoire du pot de +fleurs une version selon Tina Kerbiel, +version touchante et pleine de tendresse.</p> + +<p>Joël l’écouta avec une attention soutenue +et une émotion qu’il ne chercha pas +à dissimuler.</p> + +<p>Quand elle eut fini, il lui demanda +d’une voix qui tremblait un peu :</p> + +<p>— Et que comptez-vous faire en retour, +cousine ?</p> + +<p>Maïna le prit par la main et l’entraîna +dans l’intérieur du petit bosquet.</p> + +<p>— Tenez, voyez, dit-elle. Tina m’a remis +la fleur. C’est moi qui la soigne +maintenant. Et comme sa fête se célèbre +le 15 août, à l’Assomption, ce jour-là, je +lui porterai mon cadeau, et le docteur +Hugh Le Budinio, en rentrant dans sa +chambre, y trouvera sa véronique tout +en fleurs.</p> + +<p>Elle rayonnait. Son adorable visage +resplendissait sous l’allégresse de son +âme.</p> + +<p>Joël n’y put tenir.</p> + +<p>Il saisit spontanément les deux petites +mains blanches et les serrant avec ferveur :</p> + +<p>— Oh ! vous dites vrai, car elle est +déjà tout en fleurs, sa Véronique, la Véronique +que nous aimons tous.</p> + +<p>Maïna jeta un petit cri et voulut dégager +ses doigts de l’étreinte.</p> + +<p>— Que faites-vous donc, cousin !</p> + +<p>— Ce que je fais, cousine ? — répondit +le jeune homme, emporté par la soudaineté +de son émotion, ce que je fais, je +vais vous le dire. Voilà. Je ne peux plus +garder le secret que j’ai là, depuis des +mois, sur le cœur, et il faut que je vous +le donne à conserver.</p> + +<p>— Un secret ? — interrogea Maïna, devenue +très rouge et devinant ce qu’elle +allait entendre.</p> + +<p>La voix de Joël se fit vibrante, comme +mouillée de larmes.</p> + +<p>— Oui, un secret, Maïna, un de ceux +qui vous gonflent le cœur jusqu’à le faire +éclater. Et, tenez, pour vous le dire, je +ne peux même plus me servir de cet +odieux vous que l’âge nous a imposé. +J’en reviens à notre langage d’autrefois, +en ce temps où tu venais, petite fille, demander +à jouer avec ton aîné de sept ans, +presque ton frère, qui regrettait de ne +point l’être alors et qui te demanderait, +s’il l’osait, de l’aimer aujourd’hui mieux +qu’un frère.</p> + +<p>Il n’avait laissé aller qu’une des mains +de la charmante fille.</p> + +<p>Celle-ci se détourna à moitié et couvrit +de la main restée libre son visage empourpré.</p> + +<p>Son corsage se soulevait sous la tumultueuse +agitation de son sein.</p> + +<p>Elle demeura ainsi quelques secondes +sans trouver une parole.</p> + +<p>Le trouble la paralysait.</p> + +<p>Cet aveu spontané provoqué par la +circonstance était pour elle aussi inattendu +que délicieux.</p> + +<p>A la fin, pourtant, elle put parler, mais +non sans un pudique tremblement.</p> + +<p>— C’est grave, Joël, ce que vous me +dites là. Ce n’est pas de moi que dépend +la réponse…</p> + +<p>— Pas de toi, Maïna ? Mais de qui donc, +alors ?</p> + +<p>— Mais, — balbutia la jeune fille, — de +notre oncle, ce me semble.</p> + +<p>Joël avait prévu cette objection. Il +murmura d’un ton plein de caresses :</p> + +<p>— Notre oncle ? Tu as raison, Maïna. +Mais lui, il n’a qu’un consentement à +donner, rien de plus. Ce que j’attends de +toi, ce que je te demande, c’est la réponse +de ton propre cœur : un <i>oui</i> ou un +<i>non</i> seulement.</p> + +<p>La jeune fille se taisait, le front penché, +toujours palpitante d’émotion.</p> + +<p>Joël insista doucement, pressant la petite +main qu’il n’avait pas quittée.</p> + +<p>— Voyons, Maïna, cela ne te coûte pas +beaucoup. Nous sommes des orphelins +tous deux. Nos enfances ont grandi côte +à côte. Ne veux-tu pas que nos efforts +demeurent unis pour faire le bonheur +de cet homme de bien, qui a veillé sur +nous, pauvres abandonnés ? Ne veux-tu +plus du concours du pauvre Joël, dont +tu connais au moins le dévouement et +l’affection, pour rendre à notre vieil +oncle tout ce qu’il a fait pour nous ?</p> + +<p>Elle se retourna vers lui, souriante.</p> + +<p>Il vit deux belles larmes, plus transparentes +que des perles, étinceler à ses +longs cils.</p> + +<p>En même temps la petite main moite +répondit doucement à la pression de la +sienne.</p> + +<p>— Oh ! si, Joël, je le veux ! Tu sais +bien que rien ne peut être plus cher à +mon cœur que le bonheur de notre oncle. +Tu sais que tu peux tout me demander +dès qu’il s’agit de lui.</p> + +<p>— Alors, — s’écriait-il, exultant, radieux, — c’est +<i>oui</i> que tu prononces !</p> + +<p>Et, elle, secouée de sa rapide mélancolie, +retrouvant la belle gaieté de la +jeunesse :</p> + +<p>— Ce n’est pas <i>non</i>, bien sûr ! — fit-elle +avec un éclat de rire d’argent.</p> + +<p>Il se pencha sur la petite main et y +appuya ses lèvres longuement, enivré.</p> + +<p>Tout à coup Véronique tressaillit.</p> + +<p>Elle venait de s’apercevoir que le soleil +avait déjà disparu de l’autre côté de +la vieille maison, par delà la ligne du +chemin de ronde des remparts.</p> + +<p>— Oh ! mon Dieu ! — s’écria-t-elle, — il +est au moins six heures, n’est-ce pas, +Joël !</p> + +<p>Le jeune homme consulta sa montre.</p> + +<p>— Si tu disais sept heures moins un +quart, tu serais dans la vérité.</p> + +<p>— Et l’oncle qui n’est pas rentré ! — proféra +la jeune fille anxieuse. — Il se +passe quelque chose de grave.</p> + +<p>Maïna avait raison.</p> + +<p>Il se passait quelque chose de grave, +de très grave même.</p> + +<p>Le matin de ce jour-là, Tina Kerbiel +avait arrêté le docteur au moment où il +allait sortir.</p> + +<p>— Monsieur, avait-elle dit, — c’est +pour vous demander de l’argent.</p> + +<p>La question n’était pas pour surprendre +le vieillard ; il la connaissait +bien.</p> + +<p>C’est que l’argent n’affluait pas dans la +paisible demeure.</p> + +<p>Les amis intimes du praticien n’en +étaient plus à compter leurs reproches +de « prodigalités ». Et quelles prodigalités !</p> + +<p>Ce médecin était un véritable phénomène.</p> + +<p>C’était chez lui, à coup sûr, que les +riches payaient pour les pauvres, puisque +ce que ceux-ci versaient pour solder +leur compte de visites, Hugh Le Budinio +le dépensait à secourir lui-même +ses clients besogneux.</p> + +<p>Aussi, au lieu du bénéfice que supposait +Joël, le vieil oncle n’avait-il jamais +connu que la modération la plus +stricte. Il fallait le bon marché de la vie +à Saint-Malo, la longanimité des fournisseurs, +habitués à se voir payer à de +lointaines échéances, pour que Tina Kerbiel +pût allonger elle-même la courroie +et faire durer le crédit indispensable à +l’existence de son maître et à la sienne.</p> + +<p>Or, ce matin-là, à la question habituelle, +normale, de la gouvernante, Hugh +Le Budinio n’avait pu donner de réponse.</p> + +<p>Mais, selon une formule que celle-ci +connaissait bien, il avait conclu, en +branlant la tête :</p> + +<p>— C’est bon, je vais voir à faire rentrer +quelques sous.</p> + +<p>C’était un pitoyable créancier que le +vieux docteur. Il lui en coûtait tant de +se faire payer !</p> + +<p>Il s’était donc mis en route avec le +ferme propos de réclamer son dû.</p> + +<p>Dure condition que celle du médecin. +Quand il soigne des clients riches, les +nécessités de « la clientèle à faire » le +contraignent à laisser traîner la note +toute une année pour ne blesser ou ne +contrarier personne.</p> + +<p>S’agit-il, au contraire, de pauvres +hères ? Aussi réduit que soit le prix de +la consultation ou de la visite, il est encore +trop élevé pour la « pratique ». Et +l’homme de l’art en devient le martyr +par excellence.</p> + +<p>Le docteur méditait ces deux termes +du dilemme en parcourant le chemin +ordinaire de ses visites.</p> + +<p>A quelle porte allait-il frapper ? Auquel +de ses habitués demanderait-il l’aumône ?</p> + +<p>Mais, à la première maison, il remarqua +que la famille entière mangeait du +pain sec, ce jour-là.</p> + +<p>Alors, ce fut un autre sentiment qui +étreignit le docteur, et il fut obligé +d’exercer une surveillance attentive sur +ses mouvements pour ne point porter +intempestivement la main à sa poche.</p> + +<p>Elle était si plate, cette poche, que les +doublures se touchaient.</p> + +<p>A la seconde maison, comme il allait +en franchir le seuil, il rencontra une +voisine qui lui raconta une histoire navrante.</p> + +<p>Les Budik, c’était leur nom, avaient +manqué de pain la veille ; elle leur en +avait prêté, et le matin, bien qu’il eût +encore la fièvre, le père n’avait pas +hésité à partir. Ce chômage coûtait trop +cher, à la fin.</p> + +<p>Le docteur revenait tête basse, se demandant +ce qu’il dirait à Tina au retour.</p> + +<p>Car aujourd’hui ils n’étaient plus seuls, +tous les deux, pour supporter la privation : +il y avait là Maïna et Joël.</p> + +<p>Revenir bredouille n’est que plaisant +pour un chasseur ; c’est lamentable pour +un père de famille.</p> + +<p>Au moment où il regagnait la ville, +quelqu’un courut derrière lui.</p> + +<p>— Monsieur le docteur, hé ! monsieur +le docteur, — appelait une voix qu’il +connaissait bien.</p> + +<p>C’était l’aubergiste Cailleux qui le +poursuivait.</p> + +<p>Que pouvait-il bien lui vouloir ?</p> + +<p>Sa figure était hilare. Il apostropha +sans façon le médecin :</p> + +<p>— Dites donc, monsieur Le Budinio, +j’ai un vieux compte à vous régler. Je +n’y pensais plus.</p> + +<p>Un vieux compte à régler ! C’était ça +qui tombait à merveille !</p> + +<p>Mais si Cailleux n’y avait plus pensé, +quelqu’un qui y avait certainement +moins pensé que lui, c’était le médecin +lui-même. Il ne se souvenait point d’avoir +tant que cela hanté la gargote du faubourg.</p> + +<p>N’importe ! C’était une aubaine. Il s’en +réjouissait.</p> + +<p>Parbleu ! L’hôte avait dit vrai. Il introduisit +le docteur dans la grande salle +de l’auberge, l’y laissa tout seul quelques +secondes, pendant lesquelles il +s’éclipsa, puis revint, tenant quarante-cinq +francs dans sa main gauche et dans +la droite une note d’honoraires.</p> + +<p>Il prit sa figure la plus joviale pour +bien montrer au médecin que ce règlement +lui causait un extrême plaisir.</p> + +<p>Quarante-cinq francs !</p> + +<p>Il n’y avait pas là de quoi « chanter +matines », comme disent les gens du +Midi. N’importe. Ils étaient les bienvenus, +ces deux louis flanqués de leur écu +de cinq francs.</p> + +<p>M. Le Budinio les prit en riant, serra +la main à l’hôtelier, après avoir trinqué +au cidre avec lui, et reprit gaillardement +le chemin de la maison par le plus court.</p> + +<p>En route, le souci lui revint.</p> + +<p>Quarante-cinq francs, ça ne mène pas +au bout du monde. Il fallait, dès à présent, +songer à leur lendemain.</p> + +<p>Et le vieillard, qui se rappelait avoir +fait à plusieurs reprises l’addition de +ses notes, trouvait que le paiement ne +se faisait pas tout seul.</p> + +<p>Or, il fallait vivre en attendant, et, +pour vivre, il faut manger, pour manger, +il faut de l’argent.</p> + +<p>A qui demander le secours indispensable, +ce moyen de laisser courir le +temps ?</p> + +<p>A cette question primordiale, pleine +d’un intérêt vital, la réponse fut longue +à se faire.</p> + +<p>Rien ne répugne autant à un homme +de cœur que la pensée de tendre la main, +ne fût-ce que pour un jour, ne fût-ce +que pour une heure.</p> + +<p>Le vieux Hugh Le Budinio éprouvait +cette insurmontable répulsion.</p> + +<p>Et, pourtant, il connaissait l’amitié, +sous son véritable nom, dans sa plus +noble et plus touchante acception.</p> + +<p>Lui, l’ami des pauvres, il avait une +amie dévouée.</p> + +<p>Providence invisible, mais sans cesse +attentive, quoique son aînée de dix ans, +mais par là même remplissant, en quelque +sorte, le rôle de grande sœur, M<sup>me</sup> du +Closquet veillait depuis des années sur +ce grand enfant, car les êtres généreux +et bons sont toujours des enfants par un +côté.</p> + +<p>Ce fut son image qui tout à coup se +dessina, dans un rayonnement, aux yeux +du vieux médecin.</p> + +<p>Et, sans autre réflexion, il prit la +route la plus directe de la bienfaisante +demeure.</p> + +<p>Il n’avait pas fait deux cents pas dans +la rue Saint-Vincent, qu’il se trouva face +à face avec la vieille dame.</p> + +<p>Elle lui secoua énergiquement la +main.</p> + +<p>— Bonjour, docteur. Je viens de chez +vous. Puisque je vous trouve, accompagnez-moi +donc chez moi.</p> + +<p>— J’y allais, — répondit simplement +le médecin, le front penché.</p> + +<p>Il ne se doutait guère, le pauvre brave +homme, qu’il rééditait la parole de +sublime candeur prononcée par La +Fontaine pauvre lorsqu’il rencontra +M<sup>me</sup> d’Hervard.</p> + +<p>Et galamment il offrit son bras à la +vieille dame.</p> + +<p>Sur le parcours, toutes les têtes se découvraient +devant eux.</p> + +<p>Car ils les connaissaient, les Malouins, +ces deux saints, ces deux associés du +dévouement et de la charité.</p> + +<p>Et ce qu’ils ne pouvaient payer à +M<sup>me</sup> du Closquet millionnaire, à M. Le +Budinio prodigue de soins, ils l’offraient +pour leur bonheur en prières et en bénédictions.</p> + +<p>Les deux vieillards répondaient aux +coups de chapeau, le docteur par un +geste familier de la main, la vieille +femme avec une inclinaison gracieuse et +un beau sourire de grande dame qui +mettait des reflets de jeunesse immortelle +sur ses traits, à l’entour de ses cheveux +blancs.</p> + +<p>Ils atteignirent ainsi l’hôtel du Closquet +demeuré tel qu’il était sous +Louis XIV, et même tel qu’il avait dû +être en partie au temps des corsaires du +moyen âge, avec sa cour aux dalles +énormes, ses murs épais de deux mètres, +ses culs-de-lampe à créneaux et à mâchicoulis.</p> + +<p>Quand ils se furent assis en face l’un +de l’autre dans le grand salon vert et +noir, M<sup>me</sup> du Closquet commença :</p> + +<p>— Oui, je viens de chez vous, mon +ami. A propos, dites-moi donc, je vous +trouve l’air préoccupé, aujourd’hui ?</p> + +<p>— Préoccupé, moi ? — essaya de bégayer +le vieillard. — Allons donc ! Vous +voulez me railler ?</p> + +<p>— Oh ! que non pas ! Seriez-vous malade, +par hasard ?</p> + +<p>— De mieux en mieux ? Moi, malade ? +C’est ça qui serait drôle ! Et mes clients ? +Qui les soignerait ?</p> + +<p>— Dame ! Votre neveu. Il compte vous +succéder, n’est-ce pas ?</p> + +<p>C’était un dérivatif, une préparation, +une façon de précaution oratoire qui +allait peut-être permettre au vieux médecin +de trouver le joint pour révéler +son souci de l’heure présente. Aussi +bien, la douairière ajouta-t-elle :</p> + +<p>— Et je suppose que vous n’êtes +pas hostile à une telle vocation dans +Joël ?</p> + +<p>— Hum ! hum ! — gronda Le Budinio +qui toussa pour cacher son embarras.</p> + +<p>— Comment ? Est-ce que l’hypothèse +ne vous agréerait point, par hasard ?</p> + +<p>Il se recueillit quelques secondes, puis +répondit avec solennité :</p> + +<p>— Chère amie, ce serait le vœu de mon +cœur, ce serait même ma joie la plus +profonde de tracer en personne le chemin +à mon neveu, de l’initier à ma vie, +de le conduire par la main aux chevets +de mes malades. Mais…</p> + +<p>— Comment, mais ? — interrompit +M<sup>me</sup> du Closquet. — Qu’est-ce que c’est +que ce « mais » là ?</p> + +<p>— Hélas ! Il n’est que trop fondé, et +j’ai dû, dès les premiers jours de son +arrivée, faire connaître « la vérité » à +mon neveu.</p> + +<p>— Trêve de paraboles, docteur. Qu’entendez-vous +par « la vérité » en cette +occurrence ?</p> + +<p>Le vieillard dut s’expliquer.</p> + +<p>Et alors il exposa à la vieille dame, +avec une sobriété de termes qui contenait +bien des réticences, les privations +matérielles et morales, les lentes, mais +poignantes douleurs de l’impuissance à +concilier les exigences de la vie sociale +avec la pratique du bien telle qu’il l’entendait, +lui.</p> + +<p>Certes, elle la connaissait aussi bien +que lui, son histoire.</p> + +<p>Et, néanmoins, elle sentit son cœur se +serrer, ses yeux se mouiller de larmes à +cette énonciation navrante et franche.</p> + +<p>L’ombre des grands rideaux retombant +sur les baies des fenêtres empêcha les +regards déjà vieillis et fatigués du médecin +d’apercevoir les perles que l’émotion +pendait aux paupières de la bienfaisante +créature.</p> + +<p>— Vous comprenez, n’est-ce pas, — conclut-il, — que +je n’ai fait que mon +devoir en montrant à Joël les deux +aspects de l’existence qui s’ouvre devant +lui. A Paris, avec les notes qu’il a obtenues, +de la conduite, du travail et de +l’intelligence, — elle ne lui manque pas, — il +peut arriver à se créer une situation +exceptionnellement brillante.</p> + +<p>— Ta, ta, ta, — réclama M<sup>me</sup> du Closquet, +très émue, malgré tout. — Et c’est +vous, mon vieil ami, qui donnez de +semblables conseils à un jeune homme, +qui voulez priver Saint-Malo d’un médecin +de valeur ? Je ne vous comprends pas +en vérité. Joël ne peut-il donc faire ce +que vous avez fait, devenir comme vous +un modèle de…</p> + +<p>Il l’interrompit avec un geste qui exprimait +autant le découragement que la +modestie.</p> + +<p>— Moi, chère amie, j’ai peut-être pris +le mauvais chemin. Est-il bien sûr que +ce fût le devoir ce que j’ai pratiqué si +longtemps, au point que je touche aux +bornes du repos sans avoir su m’assurer +ce repos ? N’ai-je pas dépassé la mesure +du bien à faire ? N’ai-je pas exagéré ma +part de responsabilité ?</p> + +<p>Et, quand je regarde ma vie sans fruit, +quand je songe qu’elle peut, qu’elle doit +même devenir vide dans un délai assez +rapproché, je ne puis me permettre de +conseiller à un enfant qui en est à ses +premiers pas de suivre un sentier qui +aboutit peut-être au découragement final. +Ai-je tort ? Prononcez.</p> + +<p>— Je juge que vous avez tort, — prononça +presque tranquillement M<sup>me</sup> du +Closquet.</p> + +<p>Le Budinio ne protesta pas contre +l’arrêt.</p> + +<p>Il avait pris depuis longtemps l’habitude +de tenir les paroles de sa vieille +amie pour des oracles.</p> + +<p>Elle reprit, recueillant un à un les +mots du docteur et les retournant contre +lui :</p> + +<p>— Votre vie va devenir vide, dites-vous ? +Pourquoi ? Allez, je vous comprends +bien. Vous faites allusion à votre +foyer si plein, si débordant de jeunesse +en ce moment. Je viens de chez vous, je +le répète, et j’ai vu le tableau de ces +deux adolescences, côte à côte, et je vous +dis, en ma qualité de vieille amie : +« Docteur Le Budinio, si votre vie devient +vide, ce sera parce que vous l’aurez +bien voulu. »</p> + +<p>Nul ne songe à vous quitter. Il me paraît, +au contraire, que vous êtes entouré +par de jeunes arbrisseaux qui ne demandent +qu’à grandir pour unir leurs +branches au-dessus de votre front et +abriter vos cheveux blancs de leur fraîche +affection.</p> + +<p>Le docteur ne put se défendre d’un +tressaillement.</p> + +<p>Avec une acuité de vision extraordinaire, +M<sup>me</sup> du Closquet venait de lire en +lui, de déchiffrer sa pensée, de pénétrer +les recoins les plus intimes de son +cœur. Elle possédait son secret.</p> + +<p>— Voyons, mon ami, parlons sérieusement. +Pourquoi renvoyer Joël à Paris ? +Gardez-le près de vous, aidez-le de +votre expérience. Il deviendra l’homme +de bien que vous avez été ; il continuera +vos traditions.</p> + +<p>Un cri qui trahissait ses préoccupations +jaillit des lèvres du vieillard.</p> + +<p>— Et Maïna ? — demanda-t-il.</p> + +<p>— Maïna ? — demanda à son tour +M<sup>me</sup> du Closquet, ouvrant de grands yeux.</p> + +<p>— Sans doute, Maïna, Véronique, si +vous le préférez. Vous savez aussi bien +que moi son histoire. Si je garde Joël à +Saint-Malo, près de moi, que voulez-vous +que je fasse de cette enfant, — une +jeune fille ?</p> + +<p>Pour le coup, la douairière ne put réprimer +un éclat de rire.</p> + +<p>— Ah ! Je vous reconnais bien là, +homme de prévoyance ! — Parbleu ! Je +comprendrais votre souci s’il s’agissait +pour vous de garder une « jeune fille », +comme vous dites, aux côtés d’un jeune +homme. Mais il n’y a rien de pareil dans +votre cas, mon bon ami.</p> + +<p>Ce fut au tour de Le Budinio de +s’étonner. Il ne voyait pas où son interlocutrice +en voulait venir.</p> + +<p>M<sup>me</sup> du Closquet poursuivit, riant toujours :</p> + +<p>— Mais, non, vieil innocent, il n’y a +rien de pareil dans votre cas. Vous n’avez +pas cette charge à redouter. Vous +comptez bien, je suppose, marier Maïna +un jour ou l’autre ?</p> + +<p>— Précisément, — riposta le médecin. — Et, +s’il faut tout vous dire, j’ai compté +sur vous pour cela.</p> + +<p>— C’est beaucoup d’honneur. Voilà +que vous allez me faire tenir un emploi +de marieuse, maintenant ?</p> + +<p>— Mais non, mais non. Seulement, il +est tout naturel que je m’adresse à vous. +Vous connaissez tant de monde, vous +êtes en si bons termes avec tous les curés +et toutes les religieuses, que je me +suis dit : « Parbleu ! M<sup>me</sup> du Closquet +trouvera bien un mari pour Véronique et +une femme pour Joël. »</p> + +<p>La vieille femme feignit un instant la +gravité et répliqua :</p> + +<p>— D’abord, mon cher ami, sachez que +je n’ai jamais fait ces choses-là pendant +mes soixante-quinze ans d’existence. +J’estime que les gens se suffisent amplement +dès qu’il s’agit de faire une sottise +et de consommer leur malheur ou leur +ruine.</p> + +<p>— Oh ! — plaisanta le docteur, — c’est +ainsi que vous appréciez le mariage ? +Voilà que vous me donnez raison.</p> + +<p>— Comment ? Je vous donne raison ?</p> + +<p>— Sans doute, puisque je suis demeuré +célibataire ! Ha, ha, ha !</p> + +<p>Le coup était trop droit pour que la +douairière, en femme d’esprit, perdît son +temps à le parer.</p> + +<p>— Laissons cette mauvaise plaisanterie +de côté, — fit-elle. — J’achève ce que +j’avais à vous dire. Alors même qu’il serait +en mon pouvoir de faire ce que vous +disiez tout à l’heure, je ne le ferais pas.</p> + +<p>— Hein ? — questionna Le Budinio, +désarçonné par une telle déclaration.</p> + +<p>— Sans doute. Je n’ai pas pour habitude +de me jeter à la traverse de ce que +Dieu fait manifestement éclater à mes +yeux. Et c’est pour ce motif que je ne +chercherai point, par un chassé-croisé +d’unions disparates, à rompre ce qui est +le plan divin selon lequel Joël doit être +tout naturellement le mari de Maïna et +Maïna la femme de Joël. J’ai dit.</p> + +<p>Le vieux docteur avait couvert son visage +de ses deux mains. Des larmes +ruisselaient de ses paupières, coulant +entre ses doigts.</p> + +<p>M<sup>me</sup> du Closquet fut émue de ces pleurs.</p> + +<p>— Eh bien ? — interrogea-t-elle. — Qu’avez-vous ? +Est-ce que vous trouvez +cette hypothèse déraisonnable ?</p> + +<p>Il essuya ses yeux, et spontanément +saisit les deux mains de son amie.</p> + +<p>— Vous venez de toucher aux fibres +les plus secrètes de mon cœur. Ah ! oui, +je vous le jure, c’est là un projet que je +caresse depuis des années. Rien ne me +paraîtrait plus doux que d’unir ces deux +existences bien-aimées, de faire mes +enfants par le cœur ceux qui ne le sont +pas par la nature.</p> + +<p>Il s’interrompit, l’œil brillant, emporté +dans le domaine du songe par ce doux +mirage.</p> + +<p>— Quelle joie de me dire avant de +mourir : Joël aura près de lui la plus +accomplie des compagnes ; Maïna aura +pour la soutenir un bras viril, une âme +sûre d’elle-même ! Et j’aurais peut-être +vu mes ans se doubler, se tripler, sous +le souffle du bonheur qui rajeunit ! J’aurais +peut-être étendu mes mains sur des +têtes blondes et bouclées ! J’aurais vu +grandir sous mes yeux comme une dynastie +d’hommes portant mon nom et +exerçant ma glorieuse profession !</p> + +<p>— Eh bien ! — demanda M<sup>me</sup> du Closquet, +voyant qu’il s’interrompait, — qu’est-ce +qui s’oppose à la réalisation de +cette idylle, je vous prie ?</p> + +<p>Il hésita, passa à plusieurs reprises sa +main sur son front, et, triomphant enfin +de ses répugnances :</p> + +<p>— Ce qui s’y oppose, chère et bonne +amie, ne le voyez-vous pas ? Puis-je encourager +le mariage de deux enfants +pauvres, dont l’une ne recevra point de +dot, et dont l’autre n’apportera que son +intelligence et ses bras ?</p> + +<p>— Hé, combien ne s’accomplit-il pas +d’unions de ce genre, qui ne sont pas +plus malheureuses que d’autres ?</p> + +<p>Le vieux médecin hocha la tête. Il +n’était point convaincu par cette énonciation +encourageante.</p> + +<p>— Vous m’avez dit, tout à l’heure, que +nous parlions sérieusement. J’appelle, +moi, parler sérieusement écarter toute +donnée imaginative, laisser la poésie +pour les jours heureux, et ne tenir +compte que des difficultés de l’existence. +Or, ce n’est pas assez pour entrer en ménage +que de mettre en commun des… +espérances. Il faut des choses plus solides +pour faire bouillir le pot.</p> + +<p>M<sup>me</sup> du Closquet était littéralement +abasourdie. Elle n’avait rien prévu de +semblable.</p> + +<p>— Ah ! que vous voilà donc devenu +positif ! — s’écria-t-elle. — Qu’est-ce que +c’est que ces théories dont vous me +paraissez faire la première application +de votre vie ? Et encore n’est-ce pas sur +vous-même que vous voulez en tenter +l’expérience ; c’est sur ces deux enfants !</p> + +<p>Le docteur crut voir dans ces paroles +une accusation d’égoïsme.</p> + +<p>— Oh ! ma bonne amie ! — réclama-t-il +avec vivacité. — Pensez-vous donc ce +que vous dites ? Croyez-vous réellement +que je me laisse guider par d’autres sentiments +que celui de l’intérêt le plus immédiat +de ces enfants ?</p> + +<p>Elle éclata, cette fois, sur le ton d’une +impatience qui n’était point feinte, pour +le coup.</p> + +<p>— Eh non ! vieux fou. Je ne le crois +pas, je ne le pense pas ! Supposez-vous +donc que je vous ignore à ce point que +je ne vous sache pas par cœur, comme +si j’avais présidé, dans le conseil de +Dieu, à la confection de votre âme de +brave homme imprévoyant ? Non, ce n’est +pas là ce que j’ai voulu dire. Je me +borne à critiquer aujourd’hui ce surcroît +de prévisions pessimistes, et je réponds +à tous vos cris d’alarme : Laissez donc +faire. Les proverbes n’ont pas été faits +seulement pour être démentis. Ils ont +quelquefois raison, et c’est ce qui leur +a valu d’être quelquefois traduits par des +hommes de génie, en prose ou en vers, +témoins ceux-ci que je ne fabrique pas +pour les besoins de ma cause :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Aux petits des oiseaux il donne la pâture</div> +<div class="verse">Et sa bonté s’étend sur toute la nature.</div> +</div> + +</div> +<p>Ne vous mettez donc pas martel en +tête pour l’avenir des deux tourtereaux +auxquels la destinée a réservé l’amour +en partage.</p> + +<p>Et, tenez, avez-vous le droit de vous +plaindre pour eux ? N’est-ce pas une +véritable faveur de la Providence qui les +a placés tous les deux sous votre toit, +qui leur a assuré, de la sorte, le vivre et +le couvert ? Maïna a dix-huit ans, Joël +vingt-cinq. Si vous aviez tenu, il y a +dix-sept ans, ou il y a vingt-quatre ans, +le langage que vous tenez aujourd’hui, +au lieu de les élever comme vous l’avez +fait, avec le zèle et l’affection d’un père, +vous eussiez dû les abandonner dans la +rue, ou les jeter à l’eau comme les petits +chats qui encombrent leur mère.</p> + +<p>De quoi donc vous souciez-vous aujourd’hui ? +Un garçon de vingt-cinq ans, +pourvu de diplômes qui le rendent apte +à vous aider et, plus tard, à vous succéder, +une fille de dix-huit ans, qui +peut, au besoin, se suffire par son travail, +ne fût-ce qu’en donnant des leçons, +sont-ils plus embarrassés de leurs personnes +que le même garçon et la même +fille lorsqu’ils bégayaient encore dans +leurs langes ?</p> + +<p>Avez-vous hésité à les prendre dans +vos bras, à votre charge, en ce temps-là ? +Non, n’est-ce pas ? Avez-vous lieu de +vous en repentir ? Non, encore une fois.</p> + +<p>Donc, ni découragement, ni fausse +sagesse. Allez votre chemin d’homme de +cœur, mon vieil ami.</p> + +<p>Répandez le bienfait autour de vous +comme autrefois, comme tous les jours, +et mariez ces deux enfants, sans assombrir +leurs jeunes fronts par de mornes +anticipations sur des craintes peut-être +chimériques. Dieu, qui a pourvu alors à +leur lendemain, y pourvoira encore avec +cet avantage de plus qu’ils ont l’âge et les +moyens voulus de s’aider eux-mêmes, +désormais.</p> + +<p>Le vieux docteur avait baissé le front. +La réponse était péremptoire ; elle fermait +la bouche aux objections.</p> + +<p>D’autant plus que M<sup>me</sup> du Closquet, +son argumentation générale donnée, +ajoutait la note de confiance matérielle.</p> + +<p>— Tenez, Le Budinio, souvenez-vous +de ceci, une fois pour toutes : la vertu +reçoit sa récompense dès ce monde, mon +ami, sans préjudice des rémunérations +que Dieu lui réserve dans l’autre. Il n’y +aura pas de nuages aux noces de nos +deux enfants, c’est moi qui vous en réponds, +et vous me connaissez d’assez +longue date pour savoir que je me trompe +rarement dans mes prévisions.</p> + +<p>Allez, allez, Joël sera heureux, Maïna +sera heureuse, et tout me dit que, sans +déroger à vos traditions d’héroïsme, +d’abnégation et de charité, ils auront +encore beaucoup de beurre à mettre sur +leur pain.</p> + +<p>Elle se tut. Elle venait de voir le visage +du vieillard complètement rasséréné.</p> + +<p>— Bonne amie ! — s’écria-t-il avec +effusion, — quelle créature d’élite vous +êtes ! Il suffit d’une parole de vous pour +remonter le cœur, pour rendre la confiance +aux plus ébranlés. Merci pour la +force que vous venez de me donner.</p> + +<p>— Alors, — conclut-elle, ressaisissant +son habituelle verve de femme énergique +et vaillante, — vous devez avoir +plusieurs cœurs, en ce moment, Le Budinio, — car +j’ai prononcé assez de paroles +pour en remonter une centaine ; +qu’en pensez-vous ?</p> + +<p>Et, comme il riait de la boutade, le +soleil flambant dans sa poitrine comme +il flamboyait dans la cour, derrière les +épais rideaux verts :</p> + +<p>— Allez-vous-en, maintenant, docteur, +car j’ai quelque idée que cette +grande illumination des vitres est due +aux rayons obliques du couchant. Doublez +le pas ; on pourrait être inquiet chez +vous.</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>On l’était, en effet.</p> + +<p>Maïna avait laissé Joël sur leur double +aveu pour courir à la fenêtre de sa +chambre et, de là, interroger anxieusement +le coude de la rue qui s’infléchissait +vers le Sillon.</p> + +<p>Elle n’y était pas depuis trois minutes +que, d’en bas, Joël et Tina l’entendirent +s’écrier :</p> + +<p>— Le voilà ! le voilà ! il vient !</p> + +<p>Il arrivait d’un pas ingambe, l’allégresse +au cœur.</p> + +<p>Il fallut l’apparition de Corentine pour +lui rappeler la recommandation du matin.</p> + +<p>Il n’attendit pas à la deuxième demande +pour exhiber les deux louis et +l’écu de Cailleux.</p> + +<p>Au lieu de les prendre, Tina ouvrit +des prunelles grandes comme des portes +cochères.</p> + +<p>— Qu’est-ce que cela ? — demanda-t-elle, +ne se souvenant plus.</p> + +<p>— Mais l’argent que tu m’avais demandé.</p> + +<p>Elle éclata de rire :</p> + +<p>— Gardez ça pour plus tard, monsieur. +Le bon ange est passé aujourd’hui, et il +a garni la huche pour longtemps.</p> + +<p>Elle étalait sous les yeux un peu hébétés +du médecin un superbe billet de +banque de cinq cents francs.</p> + +<p>Il mit quelque temps à comprendre. +A la fin, les prunelles obscurcies par les +larmes, il joignit les mains :</p> + +<p>— Ah ! sainte femme ! — murmura-t-il +avec ferveur, — voilà donc pourquoi +elle me parlait de la Providence !</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">IV</h2> + + +<p>Les plus longs jours, les plus chauds +de l’année, prenaient fin petit à petit.</p> + +<p>On arrivait à la mi-août, et c’était +le 15, jour de l’Assomption, qu’on célébrait +la fête du docteur, car parmi ses +prénoms bretons, il comptait celui de +Marie.</p> + +<p>C’était sa mère, morte aux Indes, qui +le lui avait donné, celui-là. Elle avait +tenu à lui assurer une protection toute +spéciale au Paradis et, disait M<sup>me</sup> du +Closquet, raillant encore les prétentions +du vieillard à la prévoyance — « sa mère +n’avait jamais été mieux avisée, parce +que le docteur en aurait grand besoin, le +jour venu de sa comparution devant le +suprême tribunal ».</p> + +<p>Il y avait complot dans la maison pour +fêter dignement ce jour de bénédiction.</p> + +<p>Le vieillard s’en doutait quelque peu, +à voir les mines confites, à surprendre, +de temps à autre, des chuchotements +que semblait effaroucher son approche.</p> + +<p>Il va sans dire que ces précautions des +conjurés étaient de trop bon augure pour +qu’il s’en formalisât.</p> + +<p>Mais il était curieux comme pas un, +le bon docteur Le Budinio, et il n’eût +point été fâché de connaître, ne fût-ce +qu’un peu, le programme des réjouissances +prochaines.</p> + +<p>Il advint que la veille du jour, après +midi, trouvant la porte d’entrée de la +maison entre-bâillée, et des traces de +terre fraîche dans le corridor, il flaira +en ces indices la piste de quelque surprise.</p> + +<p>Profitant de ce que personne ne +l’avait vu rentrer, il monta sans bruit +dans sa chambre, s’y enferma à double +tour et prêta une oreille fort indiscrète +aux rumeurs d’une conversation qui +montait jusqu’à lui par l’ouverture de la +fenêtre.</p> + +<p>Joël était là, devisant avec Maïna de +choses pas du tout indifférentes.</p> + +<p>— Alors, — demandait la jeune fille, +sur un ton qui surprit beaucoup le vieil +indiscret, — elle a tenu à ce que ce fût +toi, et non mon oncle, qui lui donnasses +tes soins ? C’est drôle, Joël, tout de +même.</p> + +<p>Qu’est-ce que c’était que cette histoire-là ? +Comment se faisait-il que +Maïna, toujours à cheval sur le <i>vous</i> sacramentel +des convenances, tutoyait dans +l’intimité son cousin avec tant de désinvolture ?</p> + +<p>Cela intriguait considérablement le +docteur. Il fut promptement renseigné.</p> + +<p>— Hé ! non, ce n’est pas… drôle, +comme tu dis, — répondait Joël, — et +tu comprendras cela tout de suite. Cette +dame habite Paris.</p> + +<p>Dernièrement, mon chef de clinique, +le professeur Boutan, mon illustre +maître, fut appelé chez elle pour pratiquer +sur un de ses enfants une opération +fort simple, la cautérisation des +amygdales au thermo-cautère.</p> + +<p>Il m’emmena avec lui, et ce fut moi +qui fus chargé par lui de continuer, en +son absence, les pointes de feu tous les +huit jours. J’y allai pendant cinq semaines, +délai prescrit par Boutan, après +quoi, je cessai mes visites.</p> + +<p>Or, voilà que cette dame est venue +passer la saison à Paramé avec ses enfants. +Il y a une semaine, l’un d’eux, pas +le même, — un autre, a eu une esquinancie +très douloureuse. C’est la troisième +fois en six mois que les abcès lui +reviennent.</p> + +<p>La mère a pris peur, s’est désolée, et +allait prendre le parti de rentrer à Paris, +lorsque, il y a quatre jours, on prononça +le nom de Le Budinio devant elle. Vite, +la voilà toute joyeuse : « Le Budinio, +mais ce doit être l’interne qui servait +d’aide à monsieur Boutan. » On lui parle +de notre oncle. Ah ! ouiche, c’est moi +qu’elle voulait.</p> + +<p>La voilà qui se met en route pour venir. +La chance nous sert tous deux. Je la +croise justement au débarcadère de Paramé. +Elle venait ici me supplier de faire +sur son deuxième enfant ce qui avait si +bien réussi sur le premier. Je lui propose +de s’adresser à mon oncle. Elle refuse ; +elle ne veut que moi. Dame ! Je +m’explique un peu la chose, vu qu’à Paramé, +un médecin de Dinard, qui était là +de passage, lui avait dit qu’il allait employer +le nitrate d’argent.</p> + +<p>Naturellement, elle a craint que l’oncle +ne recourût à ce procédé-là, en quoi elle +ne se trompait guère. Elle a l’horreur +du crayon de pierre infernale, parce +qu’on lui a raconté que ça se défaisait +quelquefois et que l’enfant l’avalant était +perdu.</p> + +<p>Bref, elle tenait au thermo-cautère, et +plutôt que de perdre l’occasion, ma foi ! +j’ai accepté. Voici ma troisième application +et tout a marché à souhait. Pour +moi, je suis simplement ravi, car la +bonne dame, dans son exubérance, a +payé royalement. Vois donc un peu ce +qu’elle m’a donné.</p> + +<p>Il fit sonner aux oreilles de la jeune +fille cinq beaux louis d’or tout neufs.</p> + +<p>— Voilà un début qui promet, Joël ! — fit +la jeune fille en battant des mains.</p> + +<p>— Parbleu ! la chance m’a servi. Seulement, +tu comprends, cette opération +revenait de plein droit à mon oncle, et +je n’ai pas le droit de « faire la clientèle » +sans sa permission. Je vais donc +te remettre ces cent francs. J’entends +qu’ils soient dépensés jusqu’au dernier +centime. Fais ce que tu voudras, des +choux et des raves, à la condition que +tout soit employé pour fêter notre +15 août.</p> + +<p>Sans doute, il y a eu confusion de +noms au début, mais comme, en somme, +c’était moi que l’on cherchait, comme +c’est moi qui ai fait l’opération, j’estime +l’argent honnêtement gagné et j’ai le +droit de le donner à mon oncle sous +telle forme qu’il me plaira. C’est donc +cent francs de plus dans la caisse des réjouissances +publiques. A toi de voir à quel +chapitre des dépenses tu dois l’imputer.</p> + +<p>Il se fit un silence entre les deux interlocuteurs.</p> + +<p>Hugh Le Budinio sentait sa gorge serrée +par l’émotion. Cette surprise, il ne +l’avait point prévue.</p> + +<p>Maïna répondait maintenant à son +compagnon. Sa douce voix était calme et +posée.</p> + +<p>— C’est ton droit, Joël, et je ferai ce +que tu voudras. Mais, si tu m’en crois, +cent francs ne sont pas nécessaires, tant +s’en faut. Ce serait presque du gaspillage, +et l’oncle, s’il le savait, n’en serait +pas content.</p> + +<p>— Bah ! Il n’en saura rien. Et puis, +est-ce qu’il ne vaut pas cent francs, +l’oncle ?</p> + +<p>— Ne raille pas, ami. Tu sais bien que +ce n’est pas à ce prix-là qu’on peut évaluer +les mérites d’un homme comme +notre oncle. A ce compte, des millions +n’y suffiraient pas. — Mais il y a une +autre raison, — une raison sérieuse, +puisque je te parle comme je le fais.</p> + +<p>— Une raison sérieuse ? Voyons, +Maïna, que veux-tu dire, réponds ?</p> + +<p>Elle parla plus bas, comme si elle avait +peur que les murs eussent des oreilles.</p> + +<p>— Écoute, Joël, tu n’es pas sans t’être +aperçu que, bien souvent, le front de +l’oncle se ride, et que Tina reste silencieuse.</p> + +<p>— Sans doute. Mais c’est précisément +les dérider et les rendre loquaces que je +cherche.</p> + +<p>La voix de Maïna prit une expression +de tendresse infinie.</p> + +<p>— Joël, ce n’est pas à ce moyen-là +qu’il faut recourir. Tu peux m’en croire, +mon ami.</p> + +<p>— Et lequel, alors ? Dis vite, car tu me +fais mourir d’impatience avec tes réticences.</p> + +<p>— Eh bien ! il faut réserver en cachette +la plus grosse partie de la somme. Nous +la donnerons à Tina, à l’insu de notre +oncle. De cette façon le ménage aura un +peu plus de répit pour attendre les rentrées +des clients, qui se font continuellement +tirer l’oreille pour payer.</p> + +<p>En haut, dans sa chambre, le vieux +docteur avait tressailli.</p> + +<p>Ainsi, son secret, le secret de son dénuement +qu’il croyait si bien gardé, +cette petite fille, elle aussi, le possédait.</p> + +<p>Maïna continua, avec le même accent +de délicate attention :</p> + +<p>— Tu comprends bien, Joël, n’est-ce +pas ? que Tina ne m’a parlé de rien. +Elle se ferait hacher, la pauvre femme, +avant de révéler la détresse de son +maître. Elle ressemble au Caleb du roman +de Walter Scott que tu m’as fait lire, +quand j’étais toute petite. — Seulement, +moi, je vois clair et, à tout instant, je +trouve les indices de cette gêne.</p> + +<p>— Chère enfant ! — murmura là-haut +le docteur avec émotion.</p> + +<p>Joël reprenait la parole, à cette heure. +Il était aisé de voir, au tremblement de +sa voix, qu’il était attendri.</p> + +<p>— Bonne Tina ! — Tu as raison, Maïna. +Ce serait folie que de dépenser cette +somme en bagatelles. Tu as raison. Mets +de côté, mais tiens ! il y a un cadeau que +je puis faire. Je t’en charge absolument.</p> + +<p>— Lequel, Joël ? Quel cadeau ?</p> + +<p>— Attends. Je vais te le dire à l’oreille.</p> + +<p>— Oh ! tu peux bien le dire de ta place, +ce me semble.</p> + +<p>— Non pas, non pas. Je ne sais pourquoi, +mais je me défie toujours des murailles. +Et toi ?</p> + +<p>— Oh ! moi, ce n’est pas des murailles +que je me défie, — répliqua Maïna rieuse. — N’importe ! +Dis toujours.</p> + +<p>Il y eut un très court silence.</p> + +<p>Et soudain, du jardin monta aux +oreilles du docteur une onomatopée sur +le caractère de laquelle il n’y avait pas à +se méprendre.</p> + +<p>C’était un baiser bien appliqué, sonore, +suivi d’un plus sonore éclat de +rire.</p> + +<p>La gaieté de Joël fusait avec des explosions +de notes de trompette. Toute sa jeunesse +exultait.</p> + +<p>Dans les intervalles, on entendait la +voix doucement grondeuse de Véronique +qui disait :</p> + +<p>— Tu sais, je ne te laisserai plus me +parler à l’oreille. — C’est égal ! Tu as une +excellente idée. Tout à l’heure, j’irai +moi-même faire l’emplette. — A propos ! +j’achèterai aussi une tirelire.</p> + +<p>— Une tirelire ? Et pour quoi faire, +justes cieux ?</p> + +<p>— Dame ! Pour conserver nos économies. +Elles débutent par cinquante francs +au moins.</p> + +<p>— Et tu vas mettre cinquante francs +dans une tirelire ?</p> + +<p>— Où veux-tu que je les mette ? Un +coffre-fort, c’est bien prétentieux, et un +bas de laine, c’est bien commun.</p> + +<p>— Tu as raison, toujours raison ! +Tiens ! tu es un ange, Maïna !</p> + +<p>Elle se fit railleuse.</p> + +<p>— Rien que ça ! Tu sais, Joël, ça commence +à devenir un peu monotone, tes +compliments. Toujours la même chose ! +Ange, c’est bientôt dit, et c’est si banal ! +Si tu variais un brin tes comparaisons ?</p> + +<p>— Ah ! par exemple ! Et qu’est-ce que +tu voudrais, pour voir ?</p> + +<p>— Ma foi, je ne sais pas. Dans le même +ordre, il y a séraphin, trône, domination, +vertu céleste…</p> + +<p>L’hilarité de Joël reprit de plus belle.</p> + +<p>— Oh ! non ! Oh ! non ! Je ne vois pas +bien ça. « Maïna, tu es un trône ; Maïna, +tu es une domination ! »</p> + +<p>Ce bavardage aurait pu durer des +heures, si Véronique, beaucoup plus +pratique que son compagnon, n’y avait +mis un terme en lui rappelant l’heure.</p> + +<p>Il était temps, en effet, de courir aux +emplettes.</p> + +<p>— Et ta plante ? — demanda Joël en +manière de conclusion.</p> + +<p>— Ma plante ? — La voilà, s’écria +triomphalement la jeune fille.</p> + +<p>Elle avait pris dans un coin du bosquet +le pied de véronique et le levait à +bout de bras sous les yeux charmés de +son cousin.</p> + +<p>La plante, rajeunie par les soins, était +superbe de santé et d’épanouissement.</p> + +<p>Une grappe fleurie se balançait à +l’extrémité de chacune de ses ramilles.</p> + +<p>Et, de sa fenêtre, le docteur Le Budinio +put reconnaître le pied que, quelques +jours plus tôt, il avait si brutalement +expulsé de sa chambre. Seulement, depuis +cette époque, sous la tendre incubation +de Maïna, elle s’était transformée.</p> + +<p>— C’est ce soir, — fit la jeune fille, +toute joyeuse, — que mon oncle retrouvera +sa Véronique.</p> + +<p>Cher nom ! comme il résonna au plus +profond du cœur du vieux médecin !</p> + +<p>Quelle douceur suave il versa dans +son oreille, ainsi qu’un chant, un murmure +de l’infini et de la béatitude que +lui aurait apportée la brise venue du +large !</p> + +<p>L’âme oppressée frémissait ; il attendit +quelques minutes encore.</p> + +<p>Les deux jeunes gens se séparèrent, et +Maïna prit en courant le chemin de la +maison.</p> + +<p>— La voilà qui monte, — se dit Hugh +Le Budinio, — cachons-nous.</p> + +<p>Il se trompait. L’idylle du jardin n’avait +pas encore eu son épilogue.</p> + +<p>Tout à coup, Joël se lança à la poursuite +de sa cousine.</p> + +<p>Il la rejoignit dans la cour pavée, sous +la fenêtre même du vieil oncle.</p> + +<p>— Qu’est-ce qu’il y a encore ? — demanda +Véronique, se retournant au +bruit.</p> + +<p>— Il y a, — fit le jeune homme, — que +tu as oublié quelque chose.</p> + +<p>— Bah ! Et quoi donc ?</p> + +<p>Il lui avait pris la main sur les doigts de +laquelle il appuya doucement ses lèvres.</p> + +<p>— Tu as oublié de me dire que tu +m’aimes.</p> + +<p>— N’est-ce que cela, grand fou ? — Et +elle riait. — Eh bien, laisse-moi partir, +je suis pressée et… je t’aime.</p> + +<p>— Et moi je t’adore ! — cria le jeune +médecin.</p> + +<p>Cette fois l’oncle ne vit pas la scène, il +n’entendit que les paroles.</p> + +<p>Il ne put voir ce tableau charmant +de la jeune fille pivotant sur ses talons en +fuyant, pour envoyer, du bout de ses +ongles roses, une caresse mimée à l’amoureux.</p> + +<p>Il n’eut pas le loisir d’intervenir. C’eût +été avouer qu’il écoutait aux portes, et +déjà Maïna était dans l’escalier.</p> + +<p>Pendant quelques instants, il dut se +résigner à l’immobilité complète.</p> + +<p>A peine arrivée sur le palier, la jeune +fille avait couru à la chambre de son oncle.</p> + +<p>Il l’entendit s’arrêter devant la porte, +tendre l’oreille contre la serrure, puis +faire toc-toc.</p> + +<p>Il ne bougea pas et retint son souffle.</p> + +<p>Renseignée, apparemment, la chère +créature cria à Tina, par la cage de l’escalier :</p> + +<p>— Tu sais, il n’est pas encore rentré. +Dépêchons-nous, si nous voulons faire +les derniers préparatifs.</p> + +<p>— Je suis prête, répondit d’en bas +Corentine Kerbiel.</p> + +<p>Maïna revint encore sur ses pas jusqu’à +la chambre du vieillard.</p> + +<p>Cette fois, elle tourna le loquet, et +trouvant la résistance du pêne, elle ne +put contenir une exclamation :</p> + +<p>— Allons ! bon ! Voilà qu’il l’a fermée, +maintenant ! Ça ne lui arrive jamais ! +Comment vais-je faire ?</p> + +<p>Pendant ce temps, Hugh Le Budinio, +riant dans sa cravate, se disait :</p> + +<p>— Imprudent que je suis ! J’ai laissé la +clef à la serrure !</p> + +<p>Par bonheur, l’enfant ne remarqua pas +ce détail caractéristique.</p> + +<p>A peine eut-elle tourné les talons, que +le vieillard, sur la pointe des pieds, alla +retirer la clef.</p> + +<p>Il attendit encore.</p> + +<p>Bientôt les rumeurs diminuèrent autour +de lui dans l’appartement. Il entendit +le pas léger et sautillant de la jeune +fille, la démarche plus pesante de Tina se +confondre en une cadence décroissante.</p> + +<p>Les deux femmes redescendaient en +commun l’escalier.</p> + +<p>L’instant d’après, la porte de la rue retombait +avec fracas.</p> + +<p>Le Budinio soupira d’aise. Il était délivré.</p> + +<p>Un regard qu’il jeta par la fenêtre lui +montra Joël debout dans l’allée centrale +du jardin. Il avait les mains dans les poches, +et ses yeux s’attachaient comme +fascinés sur l’une des fenêtres de la +chambre de Maïna.</p> + +<p>— Brave garçon ! murmura le docteur, — et +il ajouta tout aussitôt :</p> + +<p>— Heureux âge ! De l’amour et de +l’eau claire, voilà un régime substantiel +pour les jeunes gens.</p> + +<p>Alors, fort tranquille, il rouvrit sa +porte, redescendit l’escalier et vint lentement +rejoindre son neveu sous les +charmilles.</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>La fin de cette journée fut digne de +son commencement.</p> + +<p>Le docteur joua l’ignorance et la surprise +avec une duplicité d’emprunt qui +eût fait honneur au plus parfait diplomate.</p> + +<p>Lorsqu’il eut, par son absence de la +chambre, accordé à Maïna tout le loisir +voulu pour qu’elle pût y installer ses +cadeaux et plus spécialement le pot de +fleurs, qui était la vraie pièce montée de +la fête, il se laissa docilement conduire +par sa nièce dans la salle à manger étincelante +du feu des bougies et des reflets +du cristal.</p> + +<p>M<sup>me</sup> du Closquet était arrivée quelques +minutes plus tôt.</p> + +<p>Elle apportait à la solennité l’entrain, +la verve, l’inépuisable gaîté dont ses +soixante-quinze hivers avaient conservé +le précieux dépôt. Elle ne fut pas la +moins joyeuse de la soirée.</p> + +<p>Et quand Hugh Le Budinio présenta +à la vieille dame la véronique recueillie, +ranimée, ressuscitée par Maïna, en +lui racontant la touchante anecdote, +M<sup>me</sup> du Closquet s’écria allègrement :</p> + +<p>— Cela vous montre, docteur, qu’il ne +faut jamais désespérer. Là où vos mains +de soixante-cinq ans n’avaient pu porter +que la mort, les doigts de dix-huit ans +ont versé la vie et le printemps. Et puis, +il a suffi d’une complaisance de la nature +pour l’épanouir sur votre table, +comme une leçon fleurie sur un remords.</p> + +<p>Le docteur lui aussi était en verve.</p> + +<p>— Bah ! — fit-il dans un sourire énigmatique +dont M<sup>me</sup> du Closquet et Tina +Kerbiel perçurent seules le sens, — ce +n’est que la seconde Véronique dont Dieu +m’accorde la résurrection. J’aime encore +mieux la réalité que l’emblème.</p> + +<p>Maïna, les yeux pleins de larmes, s’était +laissée tomber sur son cœur, entre +ses bras.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">V</h2> + + +<p>A peu de jours de là, Joël et Maïna +furent appelés à jouer un rôle actif.</p> + +<p>Et, par rôle actif, il faut entendre celui +qu’impose à tout homme de cœur, +à toute femme vaillante, le sentiment de +la charité, du devoir à remplir envers le +prochain.</p> + +<p>Ce fut l’oncle lui-même qui vint les +appeler pour faire cette besogne.</p> + +<p>— Enfants — dit-il à Maïna, — c’est +une vieille habitude qu’ont les gens +d’ici de frapper à ma porte à toute heure +de nuit et de jour.</p> + +<p>Quand la tempête jette ses victimes +sur la plage, au pied des remparts, on +n’a rien de plus pressé que d’apporter +celles qui vivent encore chez le docteur +Le Budinio. Jusqu’ici, Tina, avec l’aide +de quelques femmes, suffisait à la besogne +des pansements que j’ordonnais. +Mais, puisque tu es là, je ne crois pas te +demander trop en te priant d’aider à +cette besogne de secours.</p> + +<p>Elle répondit en levant sur lui ses +grands yeux humides :</p> + +<p>— Mon oncle, je vous remercie de ces +paroles. Elles me témoignent votre confiance. +Si vous ne m’aviez point appelée, +je serais venue vous demander moi-même +la faveur d’être acceptée pour +une telle mission.</p> + +<p>— Bien, Maïna, très bien. — Espérons +toutefois que nous n’aurons pas ce souci +à subir, bien qu’il n’existe pas d’exemple +de tempête qui se soit déchaînée sur nos +côtes sans traîner la mort à sa suite.</p> + +<p>— Il y a donc des imprudents parmi +nos pêcheurs, mon oncle ?</p> + +<p>— Hélas ! enfant ! N’y en a-t-il pas partout ? +Et ceux-ci n’ont que trop d’excuses +pour leur imprudence. N’est-ce pas pour +la vie de leurs enfants qu’ils risquent +journellement la leur ?</p> + +<p>Ce qui provoquait cette conversation +douloureuse, c’était le spectacle d’un +ouragan tel que les Malouins, si bien +faits aux violences de la mer, n’en +avaient jamais vu de plus violent.</p> + +<p>Et quel spectacle incomparable, unique ! +Car la mer seule a le secret de varier +à l’infini l’aspect de ses colères.</p> + +<p>De Dinard à Paramé, du cap Fréhel et +de la pointe du Grouin jusqu’aux rochers +de Cancale, la mer n’était plus +qu’une chaudière en ébullition.</p> + +<p>La Manche tout entière, comme un +cours d’eau qui a forcé ses digues, se +ruait, implacable et terrible, à l’assaut +de la côte.</p> + +<p>Le « Vieux Rocher », tel qu’une inébranlable +sentinelle, tenait tête à l’orage, +debout au plus fort du bouleversement +titanique des cieux et des flots.</p> + +<p>Il était en ce moment quatre heures +du soir, et l’on était au 6 septembre.</p> + +<p>Les pêcheurs disaient en branlant la +tête que cette tourmente-là était une +traîtrise de l’onde grise, qu’elle anticipait +sur l’équinoxe, et qu’elle avait surpris +tout le monde. Les pauvres gens ne +voulaient point confesser leur incurie +qui les avait fait négliger les avis réitérés +transmis par les observateurs du +ciel.</p> + +<p>Et, comme le disait le docteur, les +imprudents payaient, à cette heure, leur +imprévoyance.</p> + +<p>Ainsi qu’une main tendue d’avance +aux naufragés, la jetée allongeait sa +courbe élégante au travers de cette ébullition. +Mais c’était à peine si l’on en +pouvait distinguer le môle à l’extrémité.</p> + +<p>Lancées avec la vitesse d’un cheval au +galop, les vagues se rejoignaient par-dessus +sa chaussée étroite. Quelques-unes, +des géantes, accouraient jusqu’au +pied du phare et, soudain, prises de +folie, bondissaient à des hauteurs formidables, +comme pour briser d’un choc +cette lanterne de verre dans laquelle +allait s’allumer, tout à l’heure, l’étincelle +d’espérance et de soutien pour les malheureux +en perdition sur l’horizon lointain.</p> + +<p>Au firmament, le vent se donnait carrière. +Il passait avec des sifflements ou +des hurlements sur toutes ces crêtes +hérissées, tantôt les nivelant sous une +pression incalculable, tantôt s’enfonçant, +tel qu’un soc, au plus profond des entrailles +de la mer pour les bouleverser, +y creusant des abîmes sinistres entre de +noires murailles d’eau soulevées jusqu’aux +nues.</p> + +<p>La terre exhalait sa terreur en plaintes +sourdes, en gémissements lamentables.</p> + +<p>Le « Vieux Rocher » s’agitait sur sa +base ébranlée par les coups de bélier des +lames, comme effrayé de ce redoublement +de fureur. Mais après chaque +assaut il redressait fièrement sa tête de +granit, sur laquelle les gouttes salées +ruisselaient. Il repoussait l’étreinte de +l’humide élément, se dégageait de sa +prise et défiait de nouveau la Manche +avec une stridente clameur.</p> + +<p>Sur le Grand-Bey, la tombe du chantre +d’Atala disparaissait parfois sous l’écume. +Une attaque en trahison avait emporté +une rangée entière de cabines de bain +sous les remparts.</p> + +<p>Des toitures saisies par les vortex du +vent faisaient pleuvoir leurs tuiles à +l’entour.</p> + +<p>Les rues étaient désertes.</p> + +<p>Des enseignes, arrachées à leurs crochets +rouillés, volaient, pareilles à des +bolides, crevant les devantures, brisant +des vitres, écorchant des façades et des +encoignures.</p> + +<p>C’était l’image du chaos renouvelé, +dans sa plus splendide horreur.</p> + +<p>Du haut de leurs fenêtres, les hôtes de +la petite maison du docteur étaient aux +premières places pour tout voir.</p> + +<p>Mais ils ne s’arrêtaient point à considérer +ce tableau diluvien.</p> + +<p>M. Hugh Le Budinio était habitué à le +voir.</p> + +<p>En prévision du dernier acte du drame, +il avait fait vider de tous ses meubles la +pièce carrelée du rez-de-chaussée qui +précédait la cuisine.</p> + +<p>Par ses ordres, mais sans les attendre, +tant elle les savait par cœur, la servante +avait étendu sur le carreau une couche +assez épaisse de cendre.</p> + +<p>Sur ce premier lit, on en verserait un +second de cendre très chaude, sur lequel +on coucherait les noyés.</p> + +<p>Dans un coin, quatre matelas de varech +étaient disposés, prêts à recevoir les +victimes, au fur et à mesure que des +frictions énergiques sur les côtes et le +thorax leur auraient rendu la respiration.</p> + +<p>Plus loin, Maïna se multipliait pour +dresser sur une table des verres, des +cuillers, des flacons de toutes dimensions, +contenant toute une pharmacie +de circonstance : ammoniaque, laudanum, +émétique et ipécacuana, révulsifs +violents, pommades dermiques, en un +mot tout ce qu’il faut pour rappeler un +homme à la vie.</p> + +<p>C’était Joël qui, plus spécialement, +avait été commis par son oncle à la préparation +des ingrédients.</p> + +<p>Quant au docteur lui-même, il donnait, +entre temps, à sa nièce, une leçon +de friction.</p> + +<p>Et Maïna en faisait immédiatement son +profit, montrant des dispositions merveilleuses +à son rôle d’infirmière improvisée, +taillant des bandes et des compresses, +préparant même de la charpie, +en prévision de l’éventualité de blessures +toujours possibles par suite de chocs violents +sur les pierres, le fer ou les fonds +rocheux.</p> + +<p>L’occasion ne se fit pas attendre de recourir +à ces ressources toutes prêtes.</p> + +<p>Une clameur faite de mille cris les ramena +violemment aux fenêtres.</p> + +<p>Le drame des éléments se compliquait, +à cette heure, d’un élément nouveau.</p> + +<p>Déjà le canot de sauvetage était sorti +du port et, doublant la jetée, était allé se +placer entre le Grand et le Petit-Bey.</p> + +<p>Ce ne fut pourtant pas une barque qui +réclama son intervention.</p> + +<p>On vit tout à coup surgir du milieu +des vagues une embarcation pontée, un +cotre que la double poussée du flot et +du vent enleva comme un fétu et lança +dans l’avant-port avec une indicible violence.</p> + +<p>On put voir distinctement cinq hommes +accrochés au bordage du bateau en perdition.</p> + +<p>Celui-ci ne gouvernait plus. Son mât, +rompu par la moitié, soutenait un lambeau +de foc qui cliquetait avec un bruit +sinistre au milieu des hurlements de la +tempête, et, par moments, ce haillon +balayait la teugue, à la façon d’un linceul +qui se serait déployé spontanément sur +un cadavre.</p> + +<p>Arrivé en face de la jetée, le cotre fut +rejeté par le ressac. Il eut comme une +chance de salut. On eût dit qu’il hésitait +devant cette masse de pierre, qu’un infaillible +instinct le prévenait du suprême +danger.</p> + +<p>Du bord, un appel désespéré monta, +auquel on répondit du canot par l’envoi +d’une flèche pourvue de son amarre.</p> + +<p>Mais qui donc pouvait, en pareil moment, +nourrir l’espoir d’arracher cette +épave à sa destinée ?</p> + +<p>La flèche tomba à trois ou quatre +mètres en deçà, et le vent ressaisit sa +proie.</p> + +<p>Une lame monstrueuse souleva l’embarcation +comme une paume sous la raquette +qui la pousse.</p> + +<p>Elle fut lancée irrésistiblement contre +la masse pierreuse du môle.</p> + +<p>On entendit un épouvantable craquement.</p> + +<p>Pauvres gens ! A peine avaient-ils eu le +temps de recevoir l’absolution finale des +mains du prêtre debout, en surplis et en +étole, sur les premières assises de la jetée !</p> + +<p>Puis la vague reflua, énorme, rugissante, +mais rassasiée.</p> + +<p>Cependant l’holocauste ne l’avait point +satisfaite.</p> + +<p>Elle revint à la charge et s’acharna sur +la carcasse qui se laissa voir, un instant, +broyée, le flanc ouvert par l’épouvantable +choc qui l’avait fracassée.</p> + +<p>L’eau se mit à déchiqueter cet amas +de bois, de fer et de cordes, et, en +quelques minutes, d’informes débris +jonchèrent la plage au pied des remparts, +roulés par l’écume, lâchés, puis ressaisis, +dans un jeu infernal, par l’invisible +main qui venait de rompre leur cohésion.</p> + +<p>De nouveaux cris retentirent du sein +de la foule haletante.</p> + +<p>Aux fragments du bateau, trois corps +étaient mêlés.</p> + +<p>De toutes parts on s’élança pour les recueillir. +L’eau jouait avec ces dépouilles +comme un chat avec une souris.</p> + +<p>Il fallut encore quelques minutes pour +les lui reprendre. Et naturellement, +ainsi que l’avait prévu le docteur, ce fut +chez lui que l’on transporta les infortunés.</p> + +<p>Hélas, l’un d’eux avait cessé de vivre. +Ce n’était point la submersion qui l’avait +tué.</p> + +<p>On trouva dans sa poitrine un fer de +gaffe dont la lame avait brisé le bois. +Celui-là n’avait point souffert. Il était +mort sur le coup.</p> + +<p>Les deux autres, bien que dans un +état pitoyable, laissaient encore des espérances.</p> + +<p>L’un portait à la tête une large blessure +par laquelle le sang s’écoulait ; l’autre +avait subi les premiers phénomènes de +l’asphyxie.</p> + +<p>En les voyant, le docteur hocha la tête.</p> + +<p>— Toi, Joël, — dit-il à son neveu, — charge-toi +du noyé. Tina s’entend fort +bien à la chose. Moi, je me réserve le +blessé, et ta cousine suffira à m’aider +dans cette besogne.</p> + +<p>Il fallut une demi-heure pour ranimer +le premier.</p> + +<p>Quant au second, bien qu’il eût absorbé +moins d’eau, la fracture du crâne +le mettait dans une situation plus inquiétante. +Par bonheur, le sang répandu +l’avait préservé d’une congestion immédiate.</p> + +<p>Aussi, lorsque, au bout d’une heure, +le vieux médecin, secondé par sa nièce, +eut terminé les premiers pansements, il +put dire, avec une satisfaction joyeuse :</p> + +<p>— Allons ! s’il plaît à Dieu de leur +épargner des secousses ultérieures, ils +en réchapperont tous les deux.</p> + +<p>Et il permit aux familles des deux +naufragés, deux douaniers marins, d’emporter +leurs proches à leurs domiciles +respectifs.</p> + +<p>Telle fut la première épreuve de Maïna.</p> + +<p>Elle put se féliciter de n’avoir pas à la +renouveler le même jour.</p> + +<p>La tourmente ne fit pas d’autres victimes +pendant les heures consécutives +de la soirée et de la nuit. Elle s’apaisa +insensiblement, et un retour libérateur +du vent d’est, vers minuit, fit rétrograder +la bourrasque que le nord-ouest +avait déchaînée.</p> + +<p>A une heure du matin, harassés, tous +les habitants de la petite maison regagnèrent +leurs chambres.</p> + +<p>Le lendemain, le docteur fut sur pied +à l’heure habituelle. En outre de ses +malades ordinaires, n’avait-il pas à +prendre des nouvelles des deux clients +inattendus que lui avait jetés l’ouragan ?</p> + +<p>Il trouva Maïna debout, elle aussi. La +jeune fille était matineuse, par goût.</p> + +<p>— Hé bien ! fillette, — demanda Hugh, +en l’embrassant paternellement sur le +front, — les émotions de cette nuit ne +t’ont donc pas alourdi les paupières, que +tu te lèves pour voir l’aurore ?</p> + +<p>— Mon oncle, — répondit-elle en souriant, — alors +même que je n’en aurais +pas l’habitude, ma sollicitude pour nos +pauvres blessés d’hier soir aurait suffi à +m’arracher au sommeil. Je venais vous +demander de m’emmener avec vous +pour les voir.</p> + +<p>Le Budinio hésita quelques secondes, +puis, enfonçant son chapeau sur sa tête :</p> + +<p>— Soit ! — fit il, — on ne peut pas savoir ! +Tu es peut-être destinée à devenir +la femme d’un médecin ! Et puis, tu as +trop vaillamment payé de ta personne +pour n’avoir pas droit à une récompense. +Je n’en connais pas de meilleure +pour une fille de ta trempe que celle +de recevoir les remerciements de la +bouche même des pauvres gens que tu +as secourus.</p> + +<p>Elle voulut rectifier cette parole élogieuse, +dont sa modestie s’alarmait :</p> + +<p>— Oh ! mon oncle ! Vous oubliez que +je n’ai rempli qu’un rôle d’auxiliaire. +C’est à vous que doit aller la reconnaissance.</p> + +<p>Il l’embrassa pour la seconde fois, +avec une chaude effusion.</p> + +<p>— Bah ! bah ! Ne perdons pas de temps +à l’admiration mutuelle. Viens vite cueillir +les compliments. Nous partagerons +après.</p> + +<p>Et il lui donna le bras pour l’entraîner +avec lui.</p> + +<p>S’il est un sentiment qui honore l’humanité, +c’est, à coup sûr, la reconnaissance.</p> + +<p>Rien n’est plus doux à l’oreille, rien +n’est plus caressant au cœur que les paroles +de gratitude. Et le bienfaiteur +désintéressé n’en éprouve pas moins, à +les entendre, un plaisir à nul autre comparable.</p> + +<p>Ce fut le cas de Véronique. Elle +goûta ce plaisir dans toute sa pureté, et +d’autant plus intense que les deux malades +avaient pu joindre leurs remerciements +chaleureux à ceux de leurs familles.</p> + +<p>Tous deux, en effet, étaient en voie de +guérison. Le premier pansement du médecin +pour celui qui était blessé avait à +peu près suffi ; la plaie était, par bonheur, +tout à fait superficielle.</p> + +<p>— Allons ! — dit gravement M. Le Budinio, +pour couper court aux exubérances +gênantes, — encore trois jours de +repos, et il n’y paraîtra plus.</p> + +<p>Trois jours de repos, c’est beaucoup +pour de pauvres gens.</p> + +<p>Heureusement, en la circonstance, les +victimes appartenaient à une administration +de l’État. Il n’y avait point à +craindre d’interruption dans leurs appointements +comme dans leur service.</p> + +<p>Les deux visiteurs laissèrent donc les +visages épanouis, et se retirèrent, comblés +de bénédictions.</p> + +<p>Une fois rentrée à Saint-Malo, Maïna +courut tout de suite raconter ses impressions +à Joël.</p> + +<p>— Vois-tu, — lui dit-elle, — en lui +serrant les mains, — cette aventure m’a +fait connaître ma voie. Je ne serai jamais +que la femme d’un médecin. De +cela, je puis te répondre.</p> + +<p>Le jeune homme mit un double baiser +sur chacune de ces mains qui avaient +versé le baume aux souffrants.</p> + +<p>Puis, relevant la tête, et considérant +sa cousine avec un malicieux regard :</p> + +<p>— Hein ! — fit-il, tu me dis cela comme +si tu ne devais pas être ma femme, à +moi !</p> + +<p>— Quelle idée ! — s’exclama Véronique. — Il +me semble que j’ai dit tout +le contraire.</p> + +<p>— Mais c’est que tu m’as parlé, tu +m’as signifié ta décision comme si j’étais +un avocat ou un receveur d’enregistrement.</p> + +<p>Elle se mit à rire de tout son cœur, +avec ces sonorités entraînantes qu’on ne +rencontre que dans les gorges des tout +petits enfants ; elle le menaça amicalement +de son index dressé :</p> + +<p>— Voilà ce que c’est que de vouloir +faire plaisir aux gens. N’est-ce pas précisément +parce que tu es médecin que j’ai +tenu ce langage-là ? Sois tranquille, je n’y +reviendrai plus.</p> + +<p>Peu à peu la conversation, sans cesser +d’être fort tendre, devint plus sérieuse.</p> + +<p>Alors Véronique raconta à son cousin +comment la vue des souffrances d’autrui +n’avait point produit sur elle l’effet de +répulsion invincible qu’elle redoutait +avant de subir cette vue.</p> + +<p>Tout au contraire, ce spectacle de l’infirmité +humaine l’avait bouleversée en +un sens de pitié tendre à l’égard des déshérités +et des humbles.</p> + +<p>Elle conclut même, avec une nuance +de mélancolie dans la voix :</p> + +<p>— C’est à ce point, vois-tu, Joël, que +si je ne devais pas être ta femme, je me +ferais religieuse. Et même…</p> + +<p>Le jeune médecin bondit à l’énonce de +cette réticence :</p> + +<p>— Allons, bon ! Qu’est-ce que c’est +que cette lubie-là ? Je vais dire à l’oncle +de nous marier vite, pour rendre tes +velléités de renoncement au monde absolument +platoniques.</p> + +<p>Cette exclamation ramenait le dialogue +au ton de gaîté dont la jeunesse ne peut +jamais se départir.</p> + +<p>Et, cependant, trois jours plus tard, +la jeune fille aborda son cousin avec un +air de gravité qu’il ne lui avait jamais +connu. Si bien que Joël se sentit un peu +inquiet sous le regard doux et triste +qu’elle attacha sur lui, comme si elle eût +voulu lui faire deviner ses angoisses sans +recourir à la parole.</p> + +<p>Il voulut en avoir le cœur net sur-le-champ.</p> + +<p>— Ça, cousine, — commença-t-il en +l’abordant, — je n’y vais pas par trente-six +chemins, moi. Tu as quelque chose +qui te tourmente, et je vois, à tes yeux, +que tu n’oses pas me le confier. Allons, +débarrasse-toi de ce souci.</p> + +<p>Elle l’emmena au plus ombreux du +jardin, et là, avec des hésitations, lui +confia ses craintes.</p> + +<p>— Écoute, Joël, c’est bien vrai, +n’est-ce pas, que nous devons nous marier ?</p> + +<p>— En voilà une question ! Qu’est-ce qui +te fait parler ainsi, Maïna ?</p> + +<p>— Je vais te dire : hier soir, en m’endormant, +j’ai beaucoup réfléchi, et…</p> + +<p>— Et… — interrompit le jeune +homme, voulant plaisanter, — ça ne +t’a pas empêchée de dormir, je suppose ?</p> + +<p>Maïna poursuivit, sans tenir compte +de l’interruption :</p> + +<p>— J’ai réfléchi qu’on ne peut pas se +marier, comme ça, sans argent.</p> + +<p>— Hé ! qui dit que nous nous marions +sans argent, cousine ?</p> + +<p>— Dame ! Ça en a tout l’air. Est-ce +que tu as de la fortune, toi, Joël ?</p> + +<p>— J’ai mon diplôme, répliqua crânement +le jeune homme, — et je ne crois +pas être un sot.</p> + +<p>Elle sourit, et, déjà à moitié rassurée, +n’objecta plus qu’avec indécision :</p> + +<p>— C’est bien, je le sais. Mais, enfin, +dans les premiers temps…? nous ne +pouvons pourtant pas mettre notre +ménage à la charge de notre oncle ? +Il nous faut nous suffire par nous-mêmes.</p> + +<p>— Eh ! nous nous suffirons, parbleu ! +Je travaillerai, et j’espère bien que ce ne +sera pas pour le roi de Prusse.</p> + +<p>Il ne crut pas devoir lui dire qu’il +comptait bien qu’elle aurait une dot.</p> + +<p>Maïna allait répliquer sans doute, +quand l’arrivée inopinée de Tina fit dévier +le cours de leurs pensées.</p> + +<p>La figure de la vieille servante était +bouleversée. De grosses larmes coulaient +sur ses joues.</p> + +<p>Aux questions empressées que lui +adressèrent les deux jeunes gens, elle ne +fit que cette réponse d’une effroyable +concision :</p> + +<p>— Madame du Closquet se meurt ! +Madame du Closquet se meurt !</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">VI</h2> + + +<p>Oui, l’heure de la récompense avait +sonné pour la vieille femme de bien.</p> + +<p>Elle mourait, parce que tout être né +dans la condition terrestre doit mourir. +Mais ce mot « mort », qui revêt de si +lugubres couleurs, qui prend de si mornes +acceptions, n’avait plus auprès d’elle +ce sens sinistre, cet aspect de deuil que +lui attribuent les survivants désespérés.</p> + +<p>Le spectacle de ce chevet n’était que +celui d’une libération.</p> + +<p>Une âme pure et belle, fière, et désormais +lavée des souillures de la terre, +s’échappait du cloaque, et dépouillait +l’enveloppe de matière à laquelle l’avait +liée la mystérieuse combinaison préordonnée +de toute éternité par la Sagesse +créatrice.</p> + +<p>Elle s’en allait sans secousse, presque +sans souffrance.</p> + +<p>Quand elle s’était sentie malade, elle +avait fait appeler son vieil ami le docteur +Le Budinio.</p> + +<p>Et, paisiblement, elle lui avait dit, de +cette voix qui ne tremblait jamais :</p> + +<p>— Mon bon ami, je vois bien que la +machine est désormais enrayée, qu’il +n’y a rien plus rien à faire. Si je vous ai +fait appeler, c’est uniquement par acquit +de conscience, parce que c’est un devoir +pour l’homme de disputer sa vie jusqu’au +dernier moment. Mais je sais bien +que je suis vaincue d’avance, que la vitalité +est épuisée. Venez donc à moi en +ami, mais si l’amitié peut encore faire +illusion à la science, je ne vous défends +pas de tenter l’impossible pour m’ajouter +quelques années de plus à vivre.</p> + +<p>Tout cela fut dit posément.</p> + +<p>L’intelligence demeurait maîtresse +d’elle et la volonté s’affirmait dans le +soin qu’apportait la mourante à disposer +ses derniers moments, à mettre tout en +ordre dans ce but.</p> + +<p>Elle ajouta, avec le malicieux sourire +dont elle ne se départait jamais :</p> + +<p>— Figurez-vous que l’un de mes héritiers +me fait faux bond, — précisément +le prodigue, celui qui aurait eu le +plus grand besoin de ma mort. Il m’a +précédée, et cela m’oblige à modifier mon +testament. Enfin, il sera dit que j’aurai +eu de la besogne jusqu’à la dernière seconde.</p> + +<p>Pauvre vaillante femme !</p> + +<p>Elle savait bien que la besogne était +toute faite déjà, et qu’elle avait arrêté +son choix sur ceux qu’elle substituait à +l’héritier défaillant.</p> + +<p>Mais, modeste jusqu’à la fin, dédaigneuse +des manifestations extérieures +du pharisaïsme, interdisant à la main +gauche de connaître ce qu’avait pu faire +la droite, elle laissait au notaire le soin +de faire savoir aux intéressés ses dernières +volontés.</p> + +<p>Dès le premier instant de maladie, le +docteur Le Budinio ne s’y était pas +trompé.</p> + +<p>La vieille dame était depuis longtemps +menacée d’une poussée vers le cœur.</p> + +<p>Or, quand le mal fit son entrée en +scène, avec les apparences relativement +bénignes d’une pneumonie franche +contre laquelle le robuste tempérament +de la septuagénaire paraissait offrir des +ressources, le médecin comprit bien vite +que ce n’était là que le masque trompeur +dont s’affublait la bronchite capillaire, +ce terrible catarrhe suffocant qui +emporte les vieillards et les enfants.</p> + +<p>Il voulut pourtant engager la lutte avec +toute son énergie contre le mal.</p> + +<p>Par une recrudescence d’attention, il +établit Joël et Maïna en permanence à ce +chevet.</p> + +<p>Aussi, M<sup>me</sup> du Closquet put-elle lui +dire, le troisième jour après l’invasion +de la maladie :</p> + +<p>— Deux médecins, rien que ça ! Excusez +du peu ! Et pourtant, mon pauvre Le +Budinio, toute votre science combinée ne +me tirera pas de là. Je vais vous glisser +entre les doigts sans que vous puissiez +l’empêcher.</p> + +<p>Elle disait vrai. La sereine conscience +de son état lui permettait un infaillible +diagnostic.</p> + +<p>Au bout de six fois vingt-quatre heures +elle ne conserva plus même l’apparence +d’illusion que ses deux médecins +croyaient avoir entretenue en elle. Appelant +tout doucement Véronique, elle lui +recommanda de se rendre à l’église pour +prévenir l’abbé Dagorn, son confesseur +habituel.</p> + +<p>La jeune fille se récria.</p> + +<p>Elle croyait à la sentence de son oncle +et de son cousin, et ne jugeait pas la situation +aussi désespérée.</p> + +<p>Ce que voyant, M<sup>me</sup> du Closquet vainquit +d’un seul mot ses résistances :</p> + +<p>— Chère petite, pourquoi hésiter ? Si +je dois guérir, le saint viatique y aidera +plus que personne. Dans le cas contraire, +j’aurai eu la satisfaction d’être +prête longtemps à l’avance.</p> + +<p>Elle souriait, et Maïna, qui n’avait +jamais vu mourir, s’émerveillait de ce +calme stupéfiant.</p> + +<p>Elle s’empressa donc de condescendre +au désir de la mourante.</p> + +<p>Ce fut elle-même qui alla chercher le +prêtre, qui disposa la chambre en vue de +la simple et grandiose cérémonie dont +elle allait être le théâtre.</p> + +<p>Il advint que le docteur Le Budinio +voulut la blâmer de cet empressement.</p> + +<p>Mais M<sup>me</sup> du Closquet le reprit lui-même +de cette intervention en des matières +qui ne le concernaient point :</p> + +<p>— Mon cher ami, ce n’est point votre +affaire. J’ai le droit de sortir de ce monde +par la bonne porte, et vous me connaissez +assez pour savoir que je ne suis pas +une femmelette qui recule devant le fait. +A soixante-quinze ans, la mort est une +terminaison normale de la vie. Voilà +quarante ans pour le moins que je m’y +prépare, et je fais en sorte de n’être pas +trop maussade en m’en allant.</p> + +<p>Le lendemain du jour où le prêtre eut +franchi le seuil de cette chambre, les +forces de la malade se mirent à décroître +avec rapidité.</p> + +<p>La fièvre ne s’interrompit plus.</p> + +<p>Le pouls se mit à battre avec une indicible +violence ; la respiration haletante +décela l’effrayante dyspnée qui progressait +d’heure en heure.</p> + +<p>Renversée sur le double oreiller que +Maïna avait placé sous sa tête, la mourante, +en dépit des suffocations progressivement +croissantes, ne perdait ni sa +présence d’esprit ni son imperturbable +sérénité.</p> + +<p>Jusqu’à la dernière minute, elle entendait +conserver la possession d’elle-même.</p> + +<p>Ces maladies inflammatoires des organes +de la respiration laissent toujours +intactes les facultés intellectuelles. C’est +pour ce motif que certaines fins de poitrinaires +sont si déchirantes pour les +assistants. Car si la victime est jeune, si +elle a la conscience de son état, il arrive +fréquemment qu’elle ne peut se résigner +à la mort. Et si elle ignore qu’elle touche +aux portes du trépas, elle ne parle que de +sa guérison, de son prompt rétablissement, +des joies que lui réserve encore +cette vie qui la fuit et dont le mirage, +pourtant, séduit encore son regard déjà +embrumé par l’ombre éternelle.</p> + +<p>Avec M<sup>me</sup> du Closquet, l’adieu n’eut +point ces poignantes tristesses.</p> + +<p>Ce fut elle-même qui s’attacha à consoler +ses amis, à les distraire de leurs +préoccupations.</p> + +<p>Avec une sublime abnégation de sa +souffrance personnelle, elle parut ne +prendre soin que du bonheur de ceux +qu’elle laissait derrière elle.</p> + +<p>Elle savait qu’aucun des parents qui +allaient profiter de ses largesses posthumes +n’avait pu accourir à ses derniers +moments, et ne leur en voulant pas +pour les impossibilités matérielles qui +les retenaient loin d’elle, elle put se donner +tout entière aux amis dont la présence +à son lit de mort lui parut une faveur +spéciale de Dieu.</p> + +<p>La veille du dernier jour, comme Joël +et Maïna se relayaient dans leur rôle de +garde-malades, elle profita d’un moment +où les deux jeunes gens se trouvaient +seuls avec elle pour leur faire une confidence.</p> + +<p>Elle prit elle-même la main du jeune +docteur et la plaça dans celle de Véronique.</p> + +<p>Elle en avait le droit, les ayant vus +naître tous les deux, les ayant suivis de +sa sollicitude pendant les années de leur +croissance parallèle.</p> + +<p>Et comme elle les tutoyait du ton d’une +grand’mère parlant à ses petits-enfants, +elle put leur dire :</p> + +<p>— Joël, je sais le fond de ton cœur. Tu +as déjà choisi la compagne de ton existence, +et Maïna a confirmé ce choix. +Laissez-moi vous voir renouveler vos +serments sous mes yeux, et si quelque +crainte importune vous paraît mettre des +ombres à vos perspectives de bonheur, +comptez sur la protection d’En-Haut pour +aplanir les obstacles. N’opposez pas les +vains calculs de la raison au consentement +spontané de vos âmes. On n’est +jeune qu’une fois. Consacrez donc votre +jeunesse à l’amour légitime. Soyez-vous +tout l’un à l’autre, et gardez par +devers vous la promesse de félicité que +vous fait en ce moment votre vieille amie +expirante.</p> + +<p>Les deux jeunes gens, trop émus, +avaient les yeux pleins de larmes.</p> + +<p>Ils s’étaient agenouillés côte à côte au +pied de cette couche.</p> + +<p>Sanctifiée par son renoncement à la vie, +par toutes les pratiques pieuses que lui +suggérait sa foi de Bretonne, la vieille +femme étendit sur leurs fronts ses mains +défaillantes, et leur versa une suprême +bénédiction.</p> + +<p>Puis, désormais terrassée par le mal, +elle n’eut plus d’autre reste de la vie que +dans l’ineffable sourire de sa bouche décolorée, +dans le doux et profond regard +de ses prunelles ternes.</p> + +<p>Le huitième jour, dès l’aurore, elle entra +en agonie.</p> + +<p>Non en cette agonie douloureuse au +sein de laquelle la vie ne se détache que +par secousses, par convulsions défigurantes, +mais en cette sortie progressive +de l’âme qui, de temps à autre, à chaque +étape de la voie ténébreuse qui mène à +la lumière, s’arrête, fait halte en quelque +sorte, et embrasse d’un dernier regard le +monde fini et sombre qu’elle quitte, retenue +à chaque seconde par les lois de la +matière qu’elle dépouille.</p> + +<p>La parole s’éteignit la première. La +voix était devenue si faible, si sourde, +qu’on ne pouvait plus l’entendre.</p> + +<p>Une lente paralysie des cordes vocales +lui ôtait toutes les vibrations.</p> + +<p>Mais les yeux gardaient leur langage +expressif, et, par un effet assez +rare de l’énergie, la mourante pouvait +encore mouvoir ses bras, agiter ses +doigts.</p> + +<p>Ce fut ainsi qu’elle fit signe à Maïna +de rapprocher d’elle le crucifix qu’elle +ne pouvait atteindre, et, lorsque la +jeune fille l’eut placé entre ses mains, +elle le porta d’elle-même, pieusement, à +ses lèvres.</p> + +<p>Puis, les mains elles-mêmes s’immobilisèrent, +et, alors, autre bizarrerie de la +nature, la parole revint.</p> + +<p>Comme elle voyait des larmes dans les +yeux de ceux qui l’entouraient, elle s’efforça +de les sécher d’un mot.</p> + +<p>— Ne pleurez pas. Qu’est-ce donc qui +m’arrive dont vous ayez lieu de vous +troubler ? Je sors de la vie, voilà tout, +et je passe. Vous devriez, au contraire, +vous réjouir. J’entre dans l’immortalité.</p> + +<p>Soudain, elle eut comme la prescience +du moment final. Elle dit doucement à +l’abbé :</p> + +<p>— Récitez les prières des agonisants, je +vous prie. Cela me rendra la mort plus +facile.</p> + +<p>Et avant de se recueillir dans ce dernier +acte, elle interpella encore le docteur :</p> + +<p>— Le Budinio, souvenez-vous ! Ayez +confiance en Dieu, mon ami.</p> + +<p>Elle n’ajouta point d’autre parole.</p> + +<p>Ses lèvres ne remuèrent plus que pour +prononcer les formules des oraisons jaculatoires. +Et, tout à coup, le prêtre, qui +s’était un instant interrompu, demeura +frappé de stupeur.</p> + +<p>La mourante restait immobile, les +mains jointes sur le crucifix, les yeux +fixes, ouverts sur l’éternité.</p> + +<p>Sa face avait revêtu ce caractère auguste +qu’imprime la suprême rupture du +lien : le souffle s’était envolé ; elle avait +passé sans qu’on s’en aperçût ; morte +sans effort, saintement.</p> + +<p>Tout le monde était tombé à genoux.</p> + +<p>La prière reprit à l’unisson, mais il y +manquait une voix, celle que la mort venait +d’interrompre.</p> + +<p>Maïna et Corentine se relevèrent tout +en pleurs.</p> + +<p>Il leur restait un pieux devoir à remplir, +plus particulièrement pour se conformer +aux derniers vœux de la morte. +Ne fallait-il pas apprêter cette chère dépouille +pour l’exposition funèbre qui allait +suivre ?</p> + +<p>Une heure plus tard, lorsque Maïna, +rompue de fatigue à la suite de ses +veilles et de ses soins, voulut quitter la +maison mortuaire pour aller prendre +quelque repos, elle chercha son oncle +qui avait disparu. Ne le trouvant nulle +part, elle revint tout naturellement au +lit de mort.</p> + +<p>Le docteur était là.</p> + +<p>Et Maïna, qui venait le chercher, s’arrêta +court, tandis que l’appel qu’elle allait +faire entendre mourait sur ses lèvres.</p> + +<p>Jamais elle n’avait vu pareille expression +sur les traits de son oncle.</p> + +<p>Certes, elle avait pour lui un profond +respect, mais un respect d’enfant gâtée, +mitigé par beaucoup de familiarité +tendre, qu’encourageait, d’ailleurs, la +condescendance facile du vieillard.</p> + +<p>Mais, en ce moment, Hugh Le Budinio +lui parut démesurément grandi.</p> + +<p>Elle éprouva à sa vue un saisissement +qui l’immobilisa, comme si la majesté +de la morte se fût brusquement épanchée +sur le vivant, comme si ce visage immobile, +aux traits rajeunis par le sceau de +l’immortalité, eût été un foyer duquel +émanait une flamme transfigurant le +front penché du vieil ami demeuré sur la +terre.</p> + +<p>Le docteur s’était assis sur un fauteuil +au pied de la couche.</p> + +<p>Il avait croisé ses bras, mais sa main +droite relevée soutenait son menton.</p> + +<p>Il était plongé dans une méditation +grave, de celles auxquelles ne s’arrêtent +que les intelligences d’élite.</p> + +<p>Maïna n’osa l’interrompre. Bien plus : +elle retint son souffle pour ne point le +troubler.</p> + +<p>Elle arrivait sans doute à la fin de cette +contemplation muette, car il ne la fit pas +attendre.</p> + +<p>Il se leva, et, pas à pas, à reculons, +comme s’il n’eût pu détacher ses yeux +du visage de la morte, il gagna la porte +de la chambre, où, brusquement, il rencontra +sa pupille.</p> + +<p>Il ne parut nullement surpris de son +attente.</p> + +<p>Seulement, avec un geste qui ne lui +était point habituel, s’appuyant de la +main gauche à l’épaule de la jeune fille, +et, de la droite, lui désignant la pâle +figure qui se détachait rigide sur la blancheur +éblouissante des draps, il ne prononça +que ces mots :</p> + +<p>— Ça, ça donne à réfléchir !</p> + +<p>Que signifiaient ces paroles du vieux +praticien, de l’homme qui avait passé la +meilleure partie de sa vie dans la lutte +contre « l’ombre » ?</p> + +<p>Saluait-il la majesté de la tombe seulement, +ou hésitait-il devant une question +surgissant inattendue devant ses +yeux ?</p> + +<p>Maïna n’osa l’interroger. Elle sentait +trop bien ce que ce laconisme contenait +de mystères insondables.</p> + +<p>De tout le jour, le vieillard n’ajouta +pas un mot.</p> + +<p>Il s’était confiné dans le domaine des +méditations profondes. Et tout le monde +en put suivre la trace sur son visage, au +recueillement avec lequel, le surlendemain, +il suivit, à l’église et au cimetière, +les détails de la funèbre cérémonie.</p> + +<p>Lorsque le caveau des du Closquet +s’ouvrit pour recevoir la dépouille de la +sainte femme qu’on allait laisser dormir +son dernier sommeil sous ces voûtes de +pierre, Hugh Le Budinio, marchant à la +suite des représentants, d’ailleurs rares, +de la famille, demeura longtemps les +yeux fixés, le front penché sur la grille +qui bordait le petit monument de granit.</p> + +<p>Quelque chose, en effet, venait de se +briser dans sa propre existence. Une +longue et inaltérable amitié venait de se +clore, au bord de cette fosse qui dévorait +toute une existence d’honneur et de charité.</p> + +<p>Ah ! oui, il avait raison de le dire. De +tels spectacles, « ça donne à réfléchir. »</p> + +<p>A partir de ce moment, le caractère +du médecin changea presque entièrement.</p> + +<p>Sans se départir complètement de la +gaieté qui avait fait jusque-là le fond de +ce caractère, il prit une nuance très accusée +de mélancolie.</p> + +<p>Ses idées revêtirent comme un crêpe +qu’il s’attacha à dissimuler du mieux +qu’il put, sans parvenir toutefois à dérober +totalement le voile noir aux yeux +de ceux qui l’entouraient.</p> + +<p>Un phénomène analogue modifia les +allures de la rieuse Maïna.</p> + +<p>On n’entendit plus les éclats de sa +voix fraîche résonner dans tous les coins +de la maison.</p> + +<p>Joël, toujours empressé autour de sa +cousine, lui fit la remarque qu’elle avait +de trop fréquents nuages sur le front.</p> + +<p>A quoi Maïna répondit que le temps +effacerait sans doute ces teintes grises, +dissiperait ces brumes flottant sur sa +jeunesse.</p> + +<p>Elle le dit de bonne foi, n’étant pas de +celles qui se complaisent dans les pensers +mornes et tristes. Et, ce faisant, elle +avait raison de compter sur la bienfaisante +influence des années.</p> + +<p>Il est vrai que cet événement contribua +à faire de la jeune fille charmante une +femme accomplie.</p> + +<p>Les soins donnés aux douaniers pendant +la terrible nuit de la tempête, son +assiduité au chevet de M<sup>me</sup> du Closquet +avaient accoutumé ce jeune esprit aux +graves réflexions.</p> + +<p>Comme le vieillard auprès duquel elle +avait grandi en beauté, en grâce et en +vertu, elle se mit à aimer les pauvres et +les déshérités de ce monde. Ce fut aux +malheureux qu’allèrent spontanément +ses prédilections, et, tout de suite, elle +prit l’habitude du bienfait.</p> + +<p>Alors, chaque jour, elle réserva ses +heures pour les visites à faire aux plus +humbles foyers.</p> + +<p>Accompagnée de Tina Kerbiel le plus +souvent, parfois seule, selon que la circonstance +pressait plus ou moins, elle +commença des courses qui, en peu de +jours, lui firent une notoriété d’ange +consolateur.</p> + +<p>Elle se montra les mains pleines de +soins pieux, les lèvres ouvertes aux +douces paroles. On la rencontra aussi +bien près des berceaux qu’au chevet des +infortunes moins attrayantes.</p> + +<p>Elle se fit toute à tous, et son cœur +s’élargit de toute cette affection désintéressée, +en même temps que son esprit +s’ouvrait plus vaste aux autres conceptions +du devoir social.</p> + +<p>Et sans qu’elle pût s’en rendre compte, +sans qu’elle soupçonnât sa renommée +croissante, Maïna ne marcha plus que le +front ceint d’une auréole, pendant que +le bruit de ses bienfaits préparait +d’avance sa route et jonchait de fleurs le +chemin sous ses pas.</p> + +<p>La « nièce du docteur », ainsi qu’on la +nommait sur la côte, devint la créature +idéale, adorée de tous les pauvres gens.</p> + +<p>Sa beauté séraphique, le délicieux sourire +de ses lèvres roses permettaient, +d’ailleurs, encourageaient même ces +exaltations populaires qui la comparaient +sans exagération aux anges.</p> + +<p>Ce fut au milieu de ces changements à +leur précédente existence, au moment +où les brumes d’automne commencèrent +à épandre leur voile gris au-dessus de la +mer, des rochers et des falaises, que Joël +se décida à tenter auprès de son oncle la +démarche décisive de laquelle allait dépendre +son bonheur et celui de Maïna.</p> + +<p>On était en octobre.</p> + +<p>Les premières pluies avaient déjà barbouillé +le ciel, et des nuées floconneuses +se traînaient en haillons sur les flots devenus +subitement gris, de ce gris de +deuil que les mers du Nord revêtent en +guise de toilette hivernale, et dont on ne +peut dire cependant qu’il leur enlève leur +poésie.</p> + +<p>Ce fut une grave journée et un solennel +entretien.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">VII</h2> + + +<p>Ce jour-là, les deux médecins rentraient +ensemble d’une visite faite en +commun à une riche cliente habitant +Dinard, et qui, autant par goût que par +souci de sa santé, prolongeait son séjour +dans la ville d’eaux au delà de la saison.</p> + +<p>Ils descendaient du bateau et venaient +de prendre pied sur le Grand-Bey, la mer +étant haute, lorsque Joël, prenant son +courage à deux mains, dit brusquement +au vieux docteur, d’une voix dont l’hésitation +était manifeste :</p> + +<p>— Mon oncle, puisque nous voici +seuls, je voudrais vous entretenir de…</p> + +<p>— De… quoi ? — interrompit M. Le +Budinio, qui cessa de marcher pour prêter +attention à la communication de son +neveu.</p> + +<p>— D’un projet que je nourris depuis +fort longtemps, et qui intéresse tout mon +avenir.</p> + +<p>Le vieillard s’était arrêté. Il posa sa +main sur le bras du jeune homme.</p> + +<p>— Tu n’as pas besoin d’aller plus loin. +Je sais d’avance ce que tu vas me dire.</p> + +<p>— Mais, mon oncle…</p> + +<p>— Je t’assure que c’est inutile, — fit +Hugh en souriant. — Et je te le prouverai +tout à l’heure.</p> + +<p>Il lui montra du doigt le rocher sur +lequel ils se trouvaient, et avec ce ton de +mélancolie qu’il avait pris depuis la +mort de M<sup>me</sup> du Closquet, l’invita à s’asseoir +sur les quartiers de roche, au pied +de la tombe illustre qui leur faisait face.</p> + +<p>— Restons ici un moment, Joël. La +place est toute choisie. Les importuns ne +nous troubleront pas.</p> + +<p>A quoi songeait-il, présentement, le +vieux maître ? Nul n’aurait pu le dire.</p> + +<p>Par une de ces échappées naïves de +l’imagination dont les vieillards sont +coutumiers, surtout lorsqu’une laborieuse +existence a rendu plus lourdes les +années qui pèsent sur leurs fronts, l’oncle +de Joël et de Maïna laissa d’abord sa +pensée prendre du champ.</p> + +<p>C’était l’heure mystique par excellence, +celle où l’astre à son déclin touche au +terme de sa course.</p> + +<p>Un caprice de l’atmosphère avait +apaisé les haleines du large. La coupole +du firmament s’était éclaircie, et les +nuages, se repliant à la manière de rideaux +sombres, s’entassaient à l’horizon, +aux quatre points cardinaux, en paquets +d’ouate épais et ronds, disposés ainsi +qu’une garniture capitonnée.</p> + +<p>A l’extrême bordure de l’Occident, +l’astre s’enfonçait derrière un portant de +pourpre, et les rayons relevés mettaient +à ses arêtes une frange d’or en fusion.</p> + +<p>Au-dessous, la mer reflétait ce couchant +de féerie, se teignant successivement +de toutes les splendeurs du prisme +épanchées sur son miroir sans rides.</p> + +<p>A l’entour du rocher, piédestal d’un +sépulcre, des oiseaux blancs et gris, +mouettes et goélands, voletaient, faisant +claquer leurs ailes.</p> + +<p>Quelque chose montait sur la mer, +comme un bruissement d’ombres qui +surgirait du fond de l’abîme, assombrissant +lentement les profondeurs, éteignant +progressivement les rides lumineuses des +lames et envahissant l’atmosphère elle-même, +qu’elles saturaient de vapeurs, +à l’instar d’une trame invisible et palpitante, +dont les plissements enserraient +toutes choses et les voilaient insensiblement.</p> + +<p>— Que dis-tu de cela ? — demanda le +vieux docteur, en étendant la main vers +l’horizon.</p> + +<p>— Je dis, — répondit Joël, très sincère, — que +c’est là un spectacle merveilleux +sur lequel nous avons le grand +tort de nous blaser.</p> + +<p>Hugh Le Budinio releva vivement cette +juste et précise remarque.</p> + +<p>— De nous blaser, dis-tu ? Parle pour +toi, garçon. Moi, voilà plus de trente-cinq +ans que je regarde ces choses sans +m’en lasser. Je dirai même plus. Je leur +trouve, chaque fois, un aspect nouveau, +une séduction plus puissante. Et si Dieu +m’accordait le repos auquel je crois avoir +droit, il me semble que je passerais mes +derniers jours dans la contemplation de +ces merveilles sans égales.</p> + +<p>Il parlait sur le ton de l’enthousiasme, +et Joël se demandait à quoi allait aboutir +cet exorde.</p> + +<p>— Vois-tu, garçon, — reprit Hugh, — j’ai +beaucoup réfléchi, dans ma vie, mais +je ne l’ai jamais tant fait que depuis la +mort de cette sainte créature que nous +pleurons tous. Ça va te paraître un peu +incohérent, peut-être, ce que je te dis là, +et, qui sait ? peut-être te dis-tu que le +vieil oncle n’a plus la tête bien solide, +n’est-ce pas ?</p> + +<p>Il se tourna, et regarda en riant le +digne homme qui protestait avec énergie.</p> + +<p>— Très bien. Ce qu’il y a de bien certain, +c’est que tu te dis : « Tout cela n’a +aucun rapport avec ce que j’ai à dire à +mon oncle, et, pour peu qu’il continue, +nous passerons la nuit sur le Grand-Bey +sans avoir touché seulement au sujet de +la conversation. » Patience, mon fils, +nous allons y revenir, sois tranquille.</p> + +<p>Où en étais-je ? Ah ! bien ! Je te rappelais +que j’ai beaucoup réfléchi depuis +la mort de cette bonne madame du Closquet. +Eh bien ! mes réflexions valent que +je t’en fasse part. Elles ont au moins le +mérite de l’âge et sont le fruit de l’expérience. +Et si, comme tu vas me le dire +tout à l’heure, tu as fermement l’intention +de continuer ici même ma besogne, +de me succéder, en un mot, elles pourront +t’être de quelque profit.</p> + +<p>Maintenant, écoute-moi, sans te fatiguer.</p> + +<p>Le jeune homme acquiesça respectueusement +au désir du vieillard.</p> + +<p>— Écoute, Joël, — reprit celui-ci, — tu +es médecin comme moi, par conséquent, +comme moi, mieux que moi peut-être, +tu sais tout ce que tout homme de +notre art doit savoir.</p> + +<p>Tu connais l’être humain à fond, ou, +du moins, tu crois le connaître, parce +que, le scalpel à la main, tu as disséqué +la pauvre carcasse animale dans laquelle +loge cet inconnu qu’on nomme l’âme.</p> + +<p>Tu sais qu’il existe une charpente osseuse +chez les vertébrés, qu’à cette charpente +douée de vie elle-même viennent +s’adapter les tendons et les muscles, les +cartilages et les viscères, qu’au travers +de ces parties circule le sang et rayonnent +les nerfs, les nerfs, double système +d’expansion et de contradiction qui +donne naissance à la nutrition et à la +sensation, conséquemment à la vie.</p> + +<p>— Oui, mon oncle, — fit Joël, — je +sais tout cela.</p> + +<p>Et un vague sourire courut sur ses +lèvres, sourire dû autant à l’ironie devant +cette leçon d’anatomie qu’à l’admiration +éprouvée en face de cette facilité +du vieil homme de synthétiser aussi +clairement l’objet de ses études physiologiques.</p> + +<p>Hugh Le Budinio poursuivit :</p> + +<p>— Tu sais tout cela, et, sans doute +aussi, bien d’autres choses, et, en l’espèce, +tu n’en sais pas plus que les vieux +maîtres de l’humanité, les pères de la +médecine. — Mais, il est une chose qu’on +a dû oublier de t’apprendre, ainsi qu’on +l’oubliait déjà de mon temps, et cette +chose, l’expérience, la pratique de la cure +t’en révéleront la lacune.</p> + +<p>On a oublié de t’enseigner la méthode +selon laquelle tu dois faire mouvoir ta +pensée à la recherche des causes.</p> + +<p>Il s’interrompit, et, cette fois, Joël eut +honte de son sourire. Ce vieillard entrait +avec une souveraine majesté dans le +domaine abstrait de la science. Il frappait +à la porte du temple, et sans respect +des initiés vrais ou faux, il portait une +main audacieusement profanatrice +sur le voile qui couvre les arcanes de la +création.</p> + +<p>— Tiens ! — continua Hugh, — regarde +ce soleil qui se couche. Nous ne +savons pas au juste ce qu’il est, de quelle +matière en ignition procèdent sa chaleur +et sa lumière. Mais, du moins, nous ne +sommes point assez fous pour refuser +crédit à nos yeux qui nous attestent sa +présence et qui ne nous livrent la connaissance +des corps qu’à la faveur de sa +clarté.</p> + +<p>Eh bien ! pour les choses de la science +qui font l’objet de la vision intellectuelle, +le premier emploi que nous faisons de +notre raison est précisément de contester +l’existence d’un foyer de lumière analogue, +et même infiniment plus certain, +puisque, s’il n’existait pas, nous ne nous +connaîtrions pas nous-mêmes, et que +notre conscience n’est que la première +prise de possession de notre réalité par +notre pouvoir de connaître.</p> + +<p>— C’est vrai, confessa le jeune homme, +devenu sérieux à son tour.</p> + +<p>— Tu te demandes peut-être à quoi +tend cette digression bizarre ? Je vais te +le dire en abrégeant :</p> + +<p>Oui, l’on ne nous a jamais enseigné +« l’art de conduire notre pensée », ainsi +que l’a si bien dit le grand Descartes. On +nous a faits les esclaves de la règle générale, +alors que toute la suite de la vie et +la pratique de notre art te montreront +qu’il n’existe point de « règle générale », +mais simplement des catégories de faits +dans lesquelles s’emboîtent les diverses +manifestations du mal. Autant de cas +dans la maladie, autant d’observations +et d’études spéciales obligeant le médecin +à conformer le traitement au diagnostic +différentiel qu’il porte. Remarque-le +bien : il n’y a qu’une impossibilité +pour l’esprit humain à vaincre la +mort, c’est son impuissance à fixer les +cas individuels qui se présentent. Et +c’est pour cela qu’obligé d’inférer sans +cesse du particulier au général, il se +trompe presque toujours ; c’est pour +cela également, qu’absorbé, distrait +plutôt par la multiplicité des exemples +nés sous ses yeux, il finit par perdre +de vue la réalité absolue, la seule vérité +palpable, en quelque sorte, à savoir que +la substance qui motive par sa personnalité +la différenciation de ces innombrables +cas, ce n’est point ce corps misérable +sur lequel nous tenons obstinément +fixés nos yeux de myopes volontaires, +c’est…</p> + +<p>— L’âme, — prononça Joël avec une +gravité sereine qui fit tressaillir l’oncle.</p> + +<p>— Oui, l’âme, Joël, l’âme qui fait de +chacun de nous ce qu’il est en ce monde +et ce qu’il doit continuer d’être dans un +autre monde que nous ne voyons pas, +mais dont l’existence est pour nous +aussi certaine que celle d’un autre hémisphère +auquel le soleil porte la lumière +en ce moment même où il la retire du +nôtre.</p> + +<p>Alors seulement Joël comprit la pensée +du vieillard emporté par l’inspiration :</p> + +<p>— C’est là ce que nous sommes, mon +fils, c’est là ce qu’était cette créature +sainte qui vient de sortir de notre terre +misérable. Et depuis que cette vérité suprême +est entrée dans mon esprit, je ne +puis me défendre de trouver notre +science bien courte, nos efforts bien puérils, +puisque, en aucun cas, nous ne travaillons +à faire plus belle la part de cette +âme notre unique personnalité.</p> + +<p>La nuit était venue. Une bordure +rouge, sanglante, limitait la séparation +de la mer et du ciel.</p> + +<p>— Là, — fit en riant le vieux docteur, — allons-nous-en. +Bien qu’habituée à +mes retards, Tina pourrait concevoir de +l’inquiétude et Maïna en a certainement +déjà conçu. Or, je tiens à ce que nous la +rassérénions tout de suite, car c’est +d’elle, n’est-ce pas vrai, que tu as l’intention +de me parler ?</p> + +<p>— Oui, mon oncle, — avoua Joël en +riant.</p> + +<p>— Voyons. J’ai vidé mon sac et le tien +te pèse encore. Je vais t’aider à t’en soulager +le plus tôt possible. Ce dont il +s’agit, si je ne me trompe, c’est de vous +marier au plus vite, attendu que vous +vous aimez, et que vous ne demandez, +l’un et l’autre, qu’à vous passer mutuellement +la chaîne au cou.</p> + +<p>— C’est cela même, — confirma le +jeune homme, dont l’hilarité redoublait.</p> + +<p>— Tu vois que je ne me trompais pas. +Maintenant que ta confession est faite, +je vais te faire plaisir en te déclarant +que je t’absous tant et si bien que si +j’étais à ton âge, heureux garçon, je ne +penserais pas autrement que toi en la +circonstance.</p> + +<p>— Alors, mon oncle, vous m’approuvez ? +Vous comprenez, n’est-ce pas, que +je l’aime ?</p> + +<p>— C’est-à-dire, mon gars, que je ne +comprendrais pas le contraire.</p> + +<p>Joël saisit les deux mains de son oncle +et les serra avec une allégresse qui fit +sourire celui-ci :</p> + +<p>— Morbleu ! quelle poigne, mon garçon ! +Tu y tenais donc tant que ça, à mon +approbation ?</p> + +<p>— C’est-à-dire, mon oncle, que je +n’eusse rien osé dire sans votre consentement.</p> + +<p>— Cela te fait honneur, Joël. Mais, +s’il en est ainsi, tu ne sais rien du cœur +de Maïna. Et si elle allait dire non, elle ?</p> + +<p>Et le vieillard avait un malicieux sourire +aux lèvres.</p> + +<p>Joël, en véritable étourneau, ne s’arrêta +point à la contradiction.</p> + +<p>— Oh ! — s’écria-t-il, — de ce côté-là, +je suis bien tranquille. Il y a longtemps +que nous sommes d’accord là-dessus.</p> + +<p>— Longtemps ? — plaisanta encore le +docteur. — Tu avais donc prévu mon +autorisation ? C’est « prévenu » que je +dois dire.</p> + +<p>Et comme son neveu ne répondait +rien, n’ayant rien à répondre, le vieillard +passa son bras sous le sien et l’entraîna.</p> + +<p>— Écoute : Ce n’est point de cela qu’il +s’agit, mais bien du fait accompli. +Vous vous aimez ; vous vous l’êtes dit ; +vous êtes dignes l’un de l’autre ; par +conséquent, ce mariage offre toutes les +garanties de succès et de bonheur. +Mais…</p> + +<p>— Il y a un <i>mais</i> ? — interrogea Joël, +devenu subitement inquiet.</p> + +<p>— Oui, mon enfant, il y a un <i>mais</i>, et +j’aime mieux te le faire connaître sans +ambage.</p> + +<p>C’est charmant, le mariage, et cela +mérite toutes sortes d’encouragements. +Certes, tu aurais le droit de me reprocher +de n’avoir point mis ma conduite +d’accord avec mon opinion. — Mais, +encore une fois, ce n’est point de cela +qu’il s’agit, mais de votre mariage éventuel. +Eh bien ! voici ce que j’ai à te +dire :</p> + +<p>Pour se marier, c’est-à-dire pour entrer +en ménage, pour fonder une famille, +il faut avoir quelques ressources par devers +soi, car il faut vivre, et c’est là la +première des obligations.</p> + +<p>As-tu ces ressources, mon bon Joël ?</p> + +<p>Le jeune homme secoua la tête. Mais +il avait prévu l’objection. Il y répondit +donc en homme résolu :</p> + +<p>— Non, mon oncle, je ne les ai pas +présentement, mais, Dieu aidant, je saurai +me les créer.</p> + +<p>— C’est hasardeux, mon garçon, et +c’est toujours pénible, tu peux m’en +croire.</p> + +<p>— N’y êtes-vous point parvenu vous-même, +mon oncle ? Ce que vous avez +fait…</p> + +<p>— Tu le feras ? Oui, je connais cette +riposte. C’est une parole brave. Seulement, +moi, je n’étais point marié et je +débutais en un tout autre temps. On +admettait alors certains sacrifices, certaines +abnégations que le changement +des conditions de l’existence rend impossibles +aujourd’hui. Tu ne peux obliger +ta femme à vivre de pain sec et de +fromage à tes côtés.</p> + +<p>Joël risqua le tout pour le tout, faisant +revivre ses précédentes espérances :</p> + +<p>— Mais, mon oncle, n’êtes-vous pas là ? +Nous ne songeons pas à vous quitter, et +l’apport de mon travail contribuera à +faire la part commune meilleure. D’ailleurs, +Maïna possède bien quelque chose +pour défrayer notre entrée de jeu ?</p> + +<p>Le vieux docteur fit halte, et, avec un +effort visiblement pénible, répondit :</p> + +<p>— Maïna ne possède rien, absolument +rien, mon pauvre enfant. Pour rien au +monde je ne t’eusse fait une pareille confidence, +mais les circonstances l’exigent. +M<sup>me</sup> du Closquet, dont nous parlions tout +à l’heure, a été souvent pour nous plus +qu’une amie, et, pour Maïna, elle a été +une mère. Si ta… cousine, — il hésita +en prononçant ce mot, — a pu achever +ses études et recevoir une magnifique +éducation, c’est à M<sup>me</sup> du Closquet +qu’elle le doit. Quant à moi, je suis le +plus pauvre des hommes. Ma clientèle est +rarement riche, et je n’ai jamais su me +faire payer, mon bon Joël.</p> + +<p>Il fit une nouvelle pause, et, se reprenant :</p> + +<p>— Voyons ! ce sont là sujets trop +graves pour qu’il soit permis de les traiter +de la sorte, au pied levé. Je serais +coupable de te décourager presque autant +que si je te célais les périls d’un +entraînement irréfléchi. Rentrons donc. +J’ai, d’ailleurs, à te faire, et à Maïna également, +une confidence que j’eusse peut-être +dû vous faire plus tôt.</p> + +<p>Il n’ajouta pas un mot de plus, et tous +deux doublèrent le pas pour rentrer.</p> + +<p>Le docteur avait eu raison de craindre +que l’on ne se fût inquiété de leur retard.</p> + +<p>En rentrant, ils trouvèrent Maïna très +pâle et Corentine Kerbiel fort nerveuse, — on +peut même dire agacée.</p> + +<p>Les deux femmes n’accueillirent qu’à +moitié les excuses dont on usa à leur intention. +Si bien que Joël, n’y tenant plus, +s’écria dans un accès de franchise un +peu brusque :</p> + +<p>— Eh bien, là, c’est vrai ! nous avons +pris le chemin des écoliers. En débarquant +au Grand-Bey, le coucher du +soleil nous a incités à deviser de questions +d’ordre abstrait qui nous ont fait +perdre un peu de vue la question concrète +et immédiate du dîner.</p> + +<p>— Puisque nous voici rentrés dans la +terre, tâchons d’y faire honneur, — ajouta +gaiement le docteur. — Toi, Joël, +tu as un appétit de vingt ans, et moi-même, +dont les dents commencent à refuser +le service, je me sens de force à +avaler des noix sans ôter leurs coquilles. +Donc, à table ! — conclut-il en faisant +claquer ses doigts.</p> + +<p>On alla s’asseoir en commun, mais +sous l’influence d’un mutisme gênant, +autour du repas du soir.</p> + +<p>Le docteur voulut, sans plus tarder, +réagir contre cette atmosphère de glace.</p> + +<p>Il prit directement Maïna à partie. +Celle-ci ne s’y attendait pas.</p> + +<p>— Sais-tu, petite, quelle bizarre proposition +m’a faite ton noble et brillant paladin, +Joël Le Budinio, mon neveu ?</p> + +<p>— Non, mon oncle, — répliqua la +charmante fille, qui mentait pour atténuer +le rouge lui montant au visage.</p> + +<p>— Tu ne devines pas ? Je t’aurais crue +plus sagace, — ajouta-t-il en riant.</p> + +<p>Et, sans attendre la réponse de Maïna, +il lui servit cette phrase, à brûle-pourpoint :</p> + +<p>— Ton cousin est pressé de se marier. +Il a même fait choix d’une compagne +qui, à ce qu’il assure, est prête à dire +<i>amen</i>.</p> + +<p>Toi qui reçois toutes les confidences +de Joël, tu dois savoir de quelle jeune +personne il est question ?</p> + +<p>Du coup, Véronique s’était déridée. +Elle donna la riposte avec entrain.</p> + +<p>— Mais certainement, mon oncle, je +suis au courant de ses projets matrimoniaux.</p> + +<p>— Et… tu les approuves ?</p> + +<p>— Sans réserves. Joël ne me paraît +pas avoir fait un mauvais choix.</p> + +<p>— Je sais que tu es une fille de sens, +et que, par conséquent, je puis me fier à +ton jugement.</p> + +<p>Ils eussent évidemment continué à +marivauder de la sorte, si un éclat de rire +de Maïna n’eût terminé cet échange de +plaisanteries et rappelé au vieux médecin +qu’il était temps d’aborder sérieusement +la question.</p> + +<p>Alors Hugh Le Budinio parut prendre +une grave résolution.</p> + +<p>On le vit passer à plusieurs reprises +la main sur son front, comme pour en +chasser un souci. Finalement, s’adressant +aux deux jeunes gens, il les invita +à le suivre dans sa chambre pour y débattre +avec lui ce qui faisait l’objet de +leurs mutuelles préoccupations.</p> + +<p>Quand tous trois se retrouvèrent assis +dans la chambre, en face les uns des +autres, Joël et Maïna comprirent, à la +solennité de l’attitude et du ton pris par +le vieil oncle, que le moment décisif de +leur existence était venu.</p> + +<p>— Mes enfants, — commença le docteur, — je +ne m’attarderai pas aux +préambules et je ne vous ferai point un +discours. Je connais cette commune +affection, je m’en réjouirais de toute mon +âme si la réalisation de votre rêve ne me +paraissait entraîner avec elle une longue +suite de soucis.</p> + +<p>— Que voulez-vous dire, mon oncle ? — s’écria +Véronique dont les traits révélèrent +une alarme soudaine.</p> + +<p>Joël, lui, n’éleva point la voix. Il connaissait +les objections pour les avoir +entendues quelques moments plus tôt.</p> + +<p>Le Budinio reprit, avec des efforts douloureux, +de véritables spasmes qui lui +coupaient la parole :</p> + +<p>— Je veux dire, ma petite Maïna, que +je vais vous faire réciproquement juges +de vos situations et que c’est à votre +propre sentence que je m’en remets +du soin d’assurer votre bonheur, si ce +bonheur dépend de l’union par vous +rêvée.</p> + +<p>Joël, la femme que tu désires épouser +est pourvue de toutes les grâces de la +jeunesse et de toutes les vertus de l’âge +mûr.</p> + +<p>Mariée à un homme dans une situation +aisée, elle peut passer une existence +heureuse, voir fleurir ses jours en bouquets +de tendresse, ignorer la privation +et la souffrance.</p> + +<p>L’aimes-tu pour elle ?</p> + +<p>Je ne te demande pas de renoncer dès +à présent à la pensée d’en faire ta compagne, +mais simplement de remettre +l’accomplissement de ce rêve au jour où, +pourvu toi-même d’une situation indépendante, +tu pourras lui éviter les déceptions +et les déboires, lui assurer le +rang et la félicité dont elle est digne à +tant de titres.</p> + +<p>En t’adressant un tel conseil, je parle +en père, non seulement pour toi, que j’ai +quelque peu le droit de traiter en fils, +mais aussi pour elle, l’enfant de mes +vieux jours, la vraie fille de mon cœur, +sur laquelle, depuis de longues années, +je n’ai arrêté mes regards que pour mieux +chercher quelle couronne serait assez +belle pour son front, quelle joie assez +élevée pour son âme.</p> + +<p>Et toi, Maïna, chère enfant, qui m’as +payé de tant d’affection que tu n’as pas +même songé à t’enquérir de l’origine +de nos liens, toi qui m’as comblé de +tes caresses d’enfant, de tes caresses +les plus reconnaissantes, réponds franchement +à la question que je vais te +poser.</p> + +<p>Tu aimes Joël, et je te connais assez +pour savoir que tu serais prête à tout +sacrifice pour son bonheur. Eh bien ! Il +n’y a pour Joël aucun avenir à Saint-Malo, +aucun avenir autre que celui du +vieux médecin ignoré, obscur, qui ne +peut même lui assurer une clientèle. En +l’épousant, tu lies ton existence à celle +d’un homme forcément condamné à l’oubli +et auquel les devoirs de père de famille +créeraient de nouvelles et plus +lourdes charges. — Au contraire, si, au +travers d’épreuves noblement supportées, +à force de courage et d’énergie, sur +un plus vaste et plus brillant théâtre, à +Paris, par exemple, Joël parvient à se +créer une de ces situations qui sont +l’honneur de la volonté tenace et persévérante, +ne penses-tu pas que ton abnégation +sans recours ou, tout au moins, +ta passagère résignation lui faciliteraient +les moyens d’atteindre plus tôt au but +proposé ?</p> + +<p>Encore une fois, je vous fais juges, +l’un et l’autre, de la situation, et je cède +la parole à vos consciences. Ce que vous +aurez décidé sera bien décidé.</p> + +<p>Il se fit un cruel silence, pendant +lequel les trois interlocuteurs en présence +purent compter, à la fréquence de +leurs soupirs, les pulsations désordonnées +et violentes de leur sang dans leurs +artères.</p> + +<p>A la fin, Maïna releva la tête et demanda, +fort troublée, au vieillard :</p> + +<p>— Mon oncle, vous avez parlé tout à +l’heure de l’origine de nos liens. N’ai-je +pas aussi, moi, le droit de vous demander +de me faire connaître cette origine +qui m’est inconnue et sacrée ?</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">VIII</h2> + + +<p>— C’est précisément pour te la faire +connaître, ma chère enfant, que je t’ai +conduite ici en même temps que Joël. +Et, dans ce que je vais t’apprendre, je te +prie de ne voir que mon désir d’éclairer +ta conscience, de rendre ton libre arbitre +plus apte à prononcer le jugement que +j’attends de toi.</p> + +<p>Il s’interrompit, puis, tout d’une voix, +comme craignant de s’entendre lui-même, +il dit :</p> + +<p>— Maïna, tu n’es point ma nièce.</p> + +<p>Les deux jeunes gens se redressèrent +en même temps, très pâles. Une même +secousse les avait ébranlés, et cette +phrase, simple en elle-même, sonnait à +leurs oreilles comme une révélation de +malheur.</p> + +<p>La jeune fille fit lamentablement écho +à cette déclaration :</p> + +<p>— Pas votre nièce, mon oncle ?…</p> + +<p>Et, tout aussitôt, elle reprit :</p> + +<p>— Mais, alors, que suis-je donc pour +vous ?</p> + +<p>Une même pensée venait, tel qu’un +éclair sinistre, de jeter une morne lueur +dans leurs esprits.</p> + +<p>Si Véronique n’était point la nièce du +docteur Le Budinio, comment fallait-il +donc nommer le lien qui l’unissait au +vieillard ?</p> + +<p>Y avait-il, dans le passé de cet homme +vénéré de tous, quelque page inconnue, +sur laquelle s’était inscrit un souvenir +pénible ?</p> + +<p>Avait-il donc attendu cette circonstance +solennelle pour révéler à l’intéressée +le véritable droit qu’elle avait sur +son cœur ?</p> + +<p>Mais non ! toute la vie de Hugh Le +Budinio protestait contre un tel soupçon, +dont le front de Joël rougissait à +présent, dont le remords oppressait la +poitrine de Maïna.</p> + +<p>Et même, en ce moment précis, le +beau visage du vieux médecin se revêtait +d’une majesté qui parut le grandir +et l’ennoblir encore aux yeux des deux +jeunes gens.</p> + +<p>Il reprit, la voix plus sûre, maintenant +que le coup était porté :</p> + +<p>— Je n’ai jamais eu qu’un frère : +c’était le père de Joël. Je n’ai donc pas +de nièce, mais un neveu, et c’est Joël. +Si je vous fais part de ces détails, c’est +pour que vous n’ignoriez rien, pour que +vous sachiez bien tous les deux que Joël +seul est mon héritier, que Maïna ne +pourrait être qu’une légataire, si, ce qui +n’existe point, hélas ! il pouvait être +question de succession ou d’héritage, +quand on parle du vieux Hugh Le Budinio.</p> + +<p>Cette fois, le cri qui jaillit de la poitrine +de Maïna ne révéla que le chagrin.</p> + +<p>— Et alors, je ne vous suis rien, moi, +mon oncle ?</p> + +<p>Ces mots « mon oncle » avaient traduit +l’habitude de son pauvre cœur endolori.</p> + +<p>Elle courut à lui et, haletante, se laissant +tomber à genoux, elle couvrit de +baisers sa main droite qu’elle avait saisie, +murmurant, à travers ses sanglots :</p> + +<p>— Vous savez bien que je ne m’inquiète +pas d’héritage ; que je ne tiens +qu’à une chose, moi, c’est à être le plus +près qu’il soit possible de vous, pour +vous rendre en affection tout ce que +vous m’avez fait de bien, jusqu’ici. Vous +savez que ce titre de nièce est la seule +joie que j’aie eue depuis mon enfance, et +que je ne renoncerais pour rien au monde +à ce nom.</p> + +<p>Le vieillard s’était penché.</p> + +<p>Il enlaça de ses deux bras l’enfant, la +releva et la tint étroitement serrée sur +son cœur, appuyant ses lèvres sur les +boucles soyeuses de ce front virginal.</p> + +<p>— Allons ! — prononça-t-il doucement, — ce +nom n’est pas le plus doux qu’une +bouche humaine puisse prononcer. Si tu +n’es point ma nièce, n’es-tu point ma +fille, la vraie fille de mon cœur, et moi +qui ne devais point connaître les joies de +la paternité, n’ai-je pas trouvé en toi, ma +Maïna, la plus douce, la plus aimante et +la plus aimée des enfants ?</p> + +<p>Peu à peu, les larmes de la jeune fille +s’étaient arrêtées. Les dernières perles +coulaient encore sur ses joues roses, que +la joie s’allumait déjà dans ses beaux +yeux et sur sa bouche mutine.</p> + +<p>— Alors, — fit-elle avec allégresse, — il +n’y a que le nom de changé, et au lieu +de vous nommer « mon oncle », je puis +vous appeler « mon père » ? — Eh bien ! +je vous demande, les mains jointes, de +me dire quelles furent les circonstances +qui ont fait de moi votre fille.</p> + +<p>Il lui montra la chaise qu’elle venait +de quitter, et reprit doucement :</p> + +<p>— Assieds-toi là. Je vais te conter +cette histoire. Comme cela tu n’auras +rien à me reprocher.</p> + +<p>Maïna se rassit.</p> + +<p>Un silence absolu régna dans la chambre. +Et les deux jeunes gens purent +écouter avec recueillement le touchant +récit que leur fit le vieux médecin.</p> + +<p>— Il y a dix-huit ans, ma petite Maïna, +le choléra visita nos côtes.</p> + +<p>Il fit des ravages à Saint-Malo ; il les +étendit plus loin encore. Tout le rivage +lui paya son tribut funèbre. Il frappa du +bord de la mer jusque dans l’intérieur +des terres. Dinard, Saint-Enogat, Saint-Lunaire, +Saint-Jacut, Dol, Pontorson, +Dinan virent le fléau moissonner des victimes.</p> + +<p>Ce fut même à Dinan qu’il se montra le +plus féroce.</p> + +<p>Tous mes confrères de la région furent +en peu de jours sur les dents.</p> + +<p>Deux d’entre eux, d’obscurs héros, +payèrent de leur vie leur dévouement.</p> + +<p>Ma besogne, déjà écrasante ici, fut +quadruplée par les appels des environs. +Ces appels-là, ce sont des ordres pour le +médecin vraiment digne de sa mission.</p> + +<p>Moi, je m’efforçai de l’être, et je courus +au danger.</p> + +<p>Il semblait que ce récit fatiguait visiblement +le vieux docteur, car sa tête s’inclinait, +son buste avait des tressaillements, +et son organe, très clair à l’ordinaire, +se voilait maintenant et prenait de +sourdes résonances.</p> + +<p>— Ah ! oui, — continua-t-il, — le mal +asiatique frappait de terribles coups ! Les +statistiques officielles ne disent jamais +ces choses-là, car il s’agit de ne point +effrayer les populations. A Dinan, le +chiffre des morts fut considérable. Moi, +j’échappai sans trop de peine. Mon heure +n’était pas venue.</p> + +<p>Un soir, comme je me disposais à rentrer +par le bateau, je m’entendis héler par +une paysanne.</p> + +<p>Je suivais le chemin de halage, le long +de la Rance, en attendant le départ. Celle +qui m’appelait était une femme encore +jeune, qui fuyait, portant un enfant dans +ses bras, et en traînant deux autres accrochés +à ses jupes.</p> + +<p>— Monsieur le docteur ! — m’appela-t-elle, — monsieur +le docteur !</p> + +<p>Je prévoyais ce qu’elle allait me dire : +une demande de consultation en plein +vent. Ça ne coûte rien et le paysan n’était +pas riche en ce temps-là. Je me mis +donc en devoir de la lui donner.</p> + +<p>Je me trompais. Il n’était point question +de cela.</p> + +<p>La femme était brave ; elle était bonne +aussi, faisant le bien à sa façon.</p> + +<p>Elle me montra du doigt une maisonnette, +une cabane située tout au bord du +chemin, sur la berge.</p> + +<p>— Monsieur le docteur, — fit-elle, — là, +dans la maison, il y a de pauvres gens +qui ont besoin de vos secours. Tout le +monde est malade et on les fuit comme +la peste. Si vous y passiez, vous feriez +une bonne action.</p> + +<p>En Bretagne, un pareil abandon des +malheureux était fait pour me surprendre.</p> + +<p>Mais, que voulez-vous ? On était au +fort de l’épidémie ; les atteints mouraient +par centaines ; et la panique régnait en +souveraine, faisant le vide autour des +infortunés. Je vous assure, mes enfants, +que le tableau n’était point de ceux qui +réconfortent ni qui donnent une meilleure +opinion de la vilaine espèce que +nous sommes.</p> + +<p>Maïna suivait la narration avec une +sollicitude facile à comprendre.</p> + +<p>— Et, dans la maison ? — demanda-t-elle, +palpitante de curiosité.</p> + +<p>Le docteur Le Budinio sourit.</p> + +<p>Il adressa un geste de remerciement +à la jeune fille, et, avant de continuer :</p> + +<p>— Laisse-moi te remercier, d’abord, +pour la bonne opinion que tu as de moi. +Car je crois que tu as supposé tout de +suite que j’étais entré dans la maison. — En +effet, — peut-être était-ce parce +que la maladie ne me faisait point peur, — je +franchis le seuil sur-le-champ.</p> + +<p>Et alors, mes enfants, quel spectacle ! +Quel inoubliable spectacle !</p> + +<p>Là, dans cette demeure de chaume, où +régnait une aisance relative, la destruction +s’en était donné à cœur joie.</p> + +<p>Il y avait dans les trois chambres que +je parcourus cinq lits et un berceau.</p> + +<p>Dans deux des lits, il y avait déjà deux +morts. Pour ceux-là, je ne pouvais leur +délivrer que le permis d’inhumer.</p> + +<p>Dans les trois autres gisaient une +femme encore jeune et deux enfants.</p> + +<p>Les deux enfants précédèrent leur mère +de vingt-quatre heures, et si jamais j’ai +contemplé un tableau étrangement sublime, +ç’a été celui de la joie de cette +mère à la pensée qu’elle ne survivrait +point à ses petits, et que les deux pauvres +anges ne faisaient que prendre les devants, +sans doute pour lui retenir, au +Paradis, une place à laquelle elle n’avait +point autant de droits qu’eux.</p> + +<p>Le vieillard fit une nouvelle pause. +Mais, après ce deuxième temps d’arrêt, +il parut à ses auditeurs que sa voix s’était +éclaircie, qu’il parlait avec moins de +gêne et de contrainte.</p> + +<p>— Dès que je la vis, cette mère eut un +cri d’honnête femme. Elle se redressa +sur son oreiller.</p> + +<p>« Monsieur le docteur, — supplia-t-elle — là, +dans ce berceau, il y a un autre enfant, +une petite fille, dont je ne suis que +la nourrice. Je viens de la sevrer, précisément. +Elle n’a rien encore. Emportez-la +d’ici, la pauvre mignonne. Ça ne demande +qu’à vivre. Après ça, s’il en est +temps encore, vous reviendrez pour +nous. Moi, je trouverai encore la force +de soigner mes pauvres petits, et si Dieu +veut que nous vivions, il nous sauvera.</p> + +<p>Dieu ne les a point laissés sur la +terre.</p> + +<p>Il fut encore obligé de s’interrompre. +L’émotion l’étranglait. Du revers de sa +main ridée il s’essuya les yeux.</p> + +<p>Joël et Maïna pleuraient aussi de leur +côté.</p> + +<p>Maintenant, ils voyaient bien ce qu’allait +être la fin du récit.</p> + +<p>Pourtant, ils écoutèrent religieusement +l’épilogue du vieux docteur.</p> + +<p>— Je pris la petite fille au berceau. +Elle dormait. Et je te jure, Maïna, quoi +qu’en puisse penser Joël à l’heure présente, +que tu n’as jamais été plus jolie +qu’en ce moment-là.</p> + +<p>La nourrice me donna ton nom, le lendemain, +quand je revins pour la voir. Tu +te nommes Marie-Anne-Véronique… et +rien de plus. De Marie-Anne, elle avait +fait Marianna, ou plutôt <i>Maïna</i>, ce nom +gaélique que nous t’avons continué et +qui te rend plus chère. — Déjà, tu étais +aux bras de Tina, et tu remplissais notre +pauvre demeure de ton gazouillement +d’oiseau sans plumes.</p> + +<p>Que te dirais-je de plus ? — Tu n’avais +ni père ni mère. La noble et pauvre +créature qui venait d’en suppléer le rôle +auprès de toi, s’était, elle aussi, enfuie +de la terre. Il ne te restait que l’appui et +la protection du docteur Le Budinio. Tu +devins ma fille. La loi exige vingt années +de soins pour donner droit à l’adoption. +Dans deux ans d’ici, si je suis encore de +ce monde et que tu y tiennes, la loi consacrera +officiellement cette filiation.</p> + +<p>La jeune fille s’était levée. Elle courut +se jeter d’un bond dans les bras du vieillard.</p> + +<p>— Oh ! mon père, mon père ! Je puis +bien vous donner ce nom, car qui plus +que vous y aurait droit ? Mais je vous remercie +doublement de m’avoir raconté +cette histoire. Elle ne m’apprend pas +seulement mon origine. Elle me dicte +mon devoir, un devoir que mon cœur +m’avait déjà tracé.</p> + +<p>— Et quel est ce devoir, selon ton +cœur, mon enfant ? prononça Hugh Le +Budinio avec une tendresse infinie.</p> + +<p>— Celui de ne vous quitter jamais, — mon +père, jamais, vous entendez bien. +C’est Dieu qui m’a donnée à vous ; c’est +Dieu seul qui a le droit de me reprendre. +Mais, — ajouta-t-elle, avec un délicieux +sourire, — je vous tiens trop bien, je +vous aime trop pour qu’il veuille rompre +aujourd’hui ce qu’il a lié, il y a dix-huit +ans.</p> + +<p>Joël n’avait point élevé la voix au cours +de cette déclaration.</p> + +<p>Il s’était tenu debout, le front légèrement +penché, en proie à de graves méditations.</p> + +<p>— Et lui ? — demanda le vieillard à la +jeune fille, en désignant son neveu.</p> + +<p>Elle se retourna tout d’une pièce ; elle +le vit muet et pensif.</p> + +<p>— Lui ? — s’écria-t-elle avec élan.</p> + +<p>Mais soudain la parole mourut sur ses +lèvres comme si elle eût craint d’en trop +dire.</p> + +<p>Le jeune homme l’encouragea du +geste, et, parlant à son tour :</p> + +<p>— Tu peux tout dire, Maïna. J’attends +avec confiance ton arrêt.</p> + +<p>Les yeux de la charmante fille brillèrent +sous un humide voile.</p> + +<p>— Lui, reprit-elle avec émotion, — vous +l’avez déjà nommé votre fils. Il ne +dépend que de lui de le devenir en réalité. +A quelque parti qu’il se résolve, il +sait qu’il peut compter sur moi. Je l’attendrai.</p> + +<p>Alors Joël, s’inclinant sur la petite +main aux ongles roses, la baisa respectueusement :</p> + +<p>— Merci, Maïna, — murmura-t-il. — Et +vous, mon oncle, écoutez bien ma +résolution irrévocable : Je ne suis point +un ambitieux vulgaire. Je ne demanderai +point à Paris la gloire. Celle que je +rêve est de poursuivre votre noble labeur, +d’en faire l’apprentissage à vos +côtés, de devenir, sous votre égide et +votre direction, le médecin, — plus que le +médecin, — l’ami des pauvres. Et le jour +où vous et Maïna jugerez l’épreuve suffisante, +quand vous croirez que j’ai conquis +mes grades, que j’ai mérité ma +récompense, vous me direz l’un et +l’autre :</p> + +<p>« Joël, tu as coupé ton cœur en deux +morceaux. Réunis-les en assemblant les +deux amours qui le partagent. »</p> + +<p>Il se tut.</p> + +<p>Le docteur Le Budinio le regardait, le +visage inondé de larmes.</p> + +<p>— Joël, mon fils ! — articula-t-il avec +effort, — en ouvrant ses deux bras au +jeune homme.</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>Ils s’étaient promis de s’attendre, les +deux fiancés… Ils ne s’attendirent pas +longtemps.</p> + +<p>Un mois plus tard, le notaire Berquier +avisa le docteur Le Budinio qu’il avait +une communication importante à lui +faire, ainsi qu’à sa nièce et à son neveu.</p> + +<p>Quand les trois visiteurs se furent +assis dans les fauteuils en cuir de ses +clients, le tabellion, riant sous cape, déploya +une riche serviette de cuir, de laquelle +il retira un dossier, ou plutôt une +minute.</p> + +<p>Et, alors, avec une lenteur calculée, il +se mit à lire le dispositif suivant :</p> + +<blockquote> +<p>« Ceci est mon testament.</p> + +<p>» L’an 188… le …, du mois de septembre, +moi …, de la Roche-Bernard, baronne du +Closquet, saine d’esprit et prête à paraître +devant Dieu, ai décidé ce qui +suit :</p> + +<p>» Article X. — Je donne et lègue à +mon vieil ami le docteur Hugh Le Budinio +un titre de rente 4 1/2 pour cent représentant +une somme de 4,500 francs, +<i>incessible et insaisissable</i>, pour lui être +servie sa vie durant.</p> + +<p>» Article XI. — Je donne et lègue à +mademoiselle Marie-Anne-Véronique <i>Le +Budinio</i>, en famille <i>Maïna</i>, le capital de +cette rente, soit cent dix mille francs en +espèces, plus mon hôtel de la rue Saint-Vincent +et une somme supplémentaire +de cent mille francs, représentant la part +de l’héritage qui aurait dû revenir à mon +neveu, Robert Hélian, comte du Closquet.</p> + +<p>» A charge pour la dite demoiselle +Marie-Anne-Véronique <i>Le Budinio</i> :</p> + +<p>» 1<sup>o</sup> De demeurer auprès de son oncle +toute la durée de son existence ;</p> + +<p>» 2<sup>o</sup> D’épouser M. Joël Le Budinio, neveu +dudit Hugh Le Budinio, dans les six +mois qui suivront l’ouverture de mon +testament. »</p> +</blockquote> + +<p>Il y a des surprises qui ne s’analysent +point.</p> + +<p>M<sup>e</sup> Berquier put en observer toutes les +nuances sur les traits de ses auditeurs.</p> + +<p>Puis, quand il estima qu’il avait largement +donné au trouble le temps de se +dissiper, il demanda :</p> + +<p>— Mademoiselle Véronique Le Budinio, +en famille <i>Maïna</i>, monsieur le docteur +Hugh Le Budinio, avez-vous quelque +objection à élever contre ces dispositions +testamentaires ? Le reste de la +famille de la défunte y a souscrit sans +restriction ; je dirai même avec reconnaissance.</p> + +<p>Le vieillard, dont la vue n’était pas +très claire en ce moment, murmura :</p> + +<p>— Je ne sais vraiment si je puis…</p> + +<p>— Attendez, — reprit le notaire, — j’allais +commettre une sottise. La mourante +a laissé pour vous une lettre personnelle +qui va, peut-être, faire tomber +vos hésitations.</p> + +<p>Ce fut avec des larmes que le docteur +prit cette missive tracée d’une main défaillante, +dernier souvenir de la morte, +suprême relique de la bienfaitrice +absente. Il lut en se reprenant :</p> + +<blockquote> +<p class="ind">« Mon cher et vieil ami,</p> + +<p>» Ceci est la dernière épître que j’écris. +Elle est pour vous. Acceptez le legs. Il +n’est qu’une réparation.</p> + +<p>» L’enfant que vous avez recueillie, +il y a dix-huit ans, que vous avez élevée +et qui doit être la femme de votre neveu, +notre bien-aimée Maïna, est la fille de +mon pauvre neveu Robert du Closquet, +mort avant moi, il y a quelques jours. — Elle +succède donc à son père.</p> + +<p>» Adieu, ou plutôt au revoir aux pieds +de Dieu.</p> + +<p class="sign sc">» Du Closquet. »</p> +</blockquote> + +<p>Derechef, quand le docteur eut terminé +la lecture, le notaire interrogea :</p> + +<p>— Mademoiselle Le Budinio étant mineure, +vous devez approuver son consentement, +docteur. Acceptez-vous ?</p> + +<p>— Donnez la plume, — fit le vieillard, +sans autre formule.</p> + +<p>Et comme ils quittaient la maison aux +panonceaux, le vieux docteur dit aux +deux jeunes gens :</p> + +<p>— Demain, nous ferons les démarches +nécessaires pour vos publications. Présentement, +nous avons une visite à rendre.</p> + +<p>— Oui, — prononça religieusement +Maïna, — une visite de reconnaissance.</p> + +<p>Et tous les trois prirent ensemble le +chemin qui mène au vieux cimetière de +Saint-Malo.</p> + + +<p class="c gap small">FIN</p> + + +<p class="c gap xsmall">ÉMILE COLIN — IMPRIMERIE DE LAGNY</p> + + +<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75228 ***</div> +</body> +</html> + diff --git a/75228-h/images/cover.jpg b/75228-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..4532723 --- /dev/null +++ b/75228-h/images/cover.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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