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Imp. PAUL BRODARD.--5-08. + + + + +Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y +compris la Hollande. + + + + +AVERTISSEMENT + + +J’ai extrait ces histoires des papiers qu’une vieille fille m’a +récemment légués. Le titre est de son choix. Il figurait sur le cahier +de gros papier couvert d’une écriture ferme, sans discipline linéaire, +jetée à la hâte, entre deux visites. Et elle voulait exprimer ainsi que +ce qu’elle raconte a été vu par elle, que ce livre est, avant tout, le +témoignage direct d’une personne qui fut mêlée à la vie de deux +fractions de l’humanité, bien peu connues en tout temps et en tout pays: +les pauvres et ceux qui les aiment. Des relations d’étroite parenté +m’unissaient à l’auteur des _Mémoires_. Tantôt elle habitait Paris, et +tantôt une propriété voisine d’Orléans, dans cette Beauce plumée comme +une volaille grasse, sans haies, sans bouquets d’arbres, qu’elle +regardait pourtant avec plaisir, ayant le goût passionné des lignes +longues, de l’espace et de la lumière. Bien des gens croyaient la +connaître et la jugeaient tout de travers, ce dont elle riait avec moi. +On la disait optimiste. Elle était sans illusion. Je crois même qu’elle +souffrait cruellement de l’impuissance où nous sommes de guérir les maux +très généraux que nous constatons autour de nous; mais, persuadée qu’il +se cache encore un orgueil dans cette souffrance, elle la taisait, et +s’efforçait de l’écarter, comme une cause permanente de faiblesse. Elle +refusait de se lamenter, pour ne pas cesser d’agir. On la rencontrait +dans le monde; elle en était; elle ne l’aimait pas. Mais elle aimait et +elle fréquentait l’élite religieuse de la France, élite nombreuse, +vivante, incomparable, fondée par la volonté de tous et sur la grâce +d’un seul, composée de riches et de pauvres, de clercs et de laïques, de +ceux qui prient, qui pensent de l’éternel, qui ne haïssent point, qui ne +cessent d’affirmer, dans l’obscur dévouement, la fraternité dont ils +parlent peu. De ceux-là, elle a dit quelque chose dans ses _Mémoires_. +Elle s’est étendue plus longuement sur les scènes de la vie populaire, +et surtout de la vie de misère, dont elle fut le témoin volontaire et +tenace. Ayant parcouru en tous sens un domaine qui ne sera jamais très +fréquenté, elle en avait rapporté des récits, des croquis de route, +comme font les voyageurs, et aussi des méthodes, des leçons, des +opinions, celle-ci, par exemple, que le monde des travailleurs manuels a +plus encore besoin de noblesse que de pain, qu’un grand nombre d’entre +eux le devinent obscurément, et que la plus sûre manière et la plus +prompte de les émouvoir, de les gagner, de les relever, c’est de leur +donner la certitude qu’on les aime uniquement pour leur âme. Paradoxe? +Non, vérité profonde, expérience de toute une vie, que ceux-là seuls +nieront qui ne connaissent pas les hommes. Chez l’auteur des _Mémoires_, +c’était là une idée directrice et maîtresse, qu’elle n’a peut-être pas +exprimé sous cette forme, mais dont ce livre est intimement pénétré. + +R. B. + + + + +MÉMOIRES + +D’UNE + +VIEILLE FILLE + + + + +I + +LA VOCATION D’UNE VIEILLE FILLE + + +C’est une de nos supériorités de vieilles filles: nous avons notre âge. +J’ai trente-sept ans sonnés, comptés, oubliés déjà par mon prochain et +presque par moi-même. Pour qui essayerais-je de me rajeunir? Je ne fais +partie de la vie d’aucun être; je ne ralentis la marche d’aucune +ambition, je n’en aide aucune, et je n’ai près de moi aucune de ces +tendresses passionnées de mari ou d’enfants, qui souffrent de voir +tomber en ruines la force qui les sert et la part d’idéal qu’ils +croyaient avoir confisquée pour eux seuls. Et la vieillesse s’en empare! +C’est une mauvaise partageuse. Elle finit par ne rien laisser. + +Je n’en suis pas là. Sans être vieille, je suis assez loin de la +jeunesse pour que ma liberté soit parfaite. Je puis aller, venir, à la +ville ou dans les chemins de campagne; monter les étages des maisons +pauvres; arrêter Valérie, qui sort de son atelier; demander des +nouvelles de leur père aux trois petits Blancpignon qui jouent sur le +trottoir, sans que personne y prenne garde. Quand on veut se rendre +utile aux pauvres, il n’est pas nécessaire d’être laide, mais on ne doit +pas, comme me l’a dit une fois ma rempailleuse de chaises, «faire son +bijou d’argent»; il faut que celle, ou celui qu’on va chercher, quand il +vous aperçoit de loin, pense tout uniment: «C’est une femme»; quand il +vous parle: «C’est une dame»; quand il vous quitte: «C’est une amie». Je +suis sûre qu’ils m’aimeraient moins, si je suivais la mode, et si je +n’étais donc pas, d’une visite à l’autre, tout à fait la même; ils +croiraient moins que je les aime, si je portais sur moi tant de preuves +que je ne pense pas toujours à eux. Ils en voudraient à mon astrakan ou +à ma zibeline, à mes plissés, à mes volants, à la pointe de mes talons +et à l’aigrette de mon chapeau. + +Si j’avais à conseiller une autre cliente de sainte Catherine, tentée +par les mêmes œuvres que moi, et qui me demanderait mon avis, je dirais +d’abord: Mademoiselle, il y a dix mille manières d’être simple dans sa +toilette; la plus fâcheuse consiste à l’être trop; on peut blesser en ne +l’étant pas assez; il suffit, pour trouver la mesure, d’un peu de cœur +et d’habitude. + +Je lui dirais en second lieu: Vous n’aurez aucune peine à vous faire +respecter des pauvres. La charité n’a pas besoin d’être expliquée à ceux +qui en profitent, ou simplement qui voient autour d’eux, +quotidiennement, la souffrance. Elle vient sous des noms différents, +qu’on ne sait ni tout de suite, ni toujours; mais elle se penche, avec +le même geste inlassé, sur les mêmes maux qui renaissent; elle a +toujours été du quartier; on ne se souvient pas d’un temps où il n’y +avait ni crèches, ni garderies, ni visiteuses de pauvres, ni +distributions de vêtements d’hiver, ni bons de pain, ni garde-malades, +ni assistance par le travail, ni prêt de berceaux, ni don de layettes. +Il n’y a point de rue si sombre et si puante où n’ait passé, bien des +fois, une femme comme nous, portant un peu de pitié dans ses mains et +dans ses yeux. D’où elle était partie? Pourquoi elle était venue dans le +quartier? Quelle réflexion, ou quel goût, ou quelle peine, ou quel +intérêt l’y avait engagée, puis retenue, puis ramenée? Les pauvres ne le +cherchent pas, pour la bonne raison qu’ils le savent. Ils savent que +voilà dix-neuf siècles, une idée fraternelle a été semée dans le monde, +et que depuis lors il s’est trouvé des âmes, des femmes presque +toujours, croyantes pour la plupart, quelquefois non, qui s’en sont +souvenues. Ils savent même qu’il n’en manquera jamais plus. Les gens du +monde ont des étonnements, au contraire. Le premier de tous est de nous +voir rester vieilles filles. Quelle catastrophe! Ils tâchent de +l’expliquer. Ils ne se demandent pas si, à défaut d’autres motifs, les +exemples de bonheur qu’ils nous offrent, dans leurs ménages, n’auraient +pas suffi à nous rendre prudentes. Non, il leur faut une explication qui +nous diminue, et qui les relève: nous sommes trop laides, nous sommes +trop pauvres, nous avons eu des chagrins d’amour, l’être adoré nous a +plantées là, soit involontairement et parce qu’il est mort, soit par +trahison. Pauvres petites! Et nous nous consolons,--si l’on peut se +consoler ainsi, et leur doute est extrême,--«en faisant du bien». J’ai +entendu, j’ai deviné ces ritournelles autour de moi, pendant dix ans. +J’ai subi des entrevues qui n’eurent jamais de lendemain; j’ai lassé +toutes les initiatives matrimoniales, et la douairière elle-même: «Vous +le regretterez, mon enfant, et il sera trop tard, oui, trop tard.» Je +n’ai pas été, avant la trentaine, libre de ne pas me marier, ou plutôt +absoute de ne pas l’avoir fait. Il en sera de même pour vous, je vous en +préviens. + +J’adresserais un troisième avertissement, à la candidate qui me +consulterait. Après la trentaine, lui dirais-je, pas plus qu’avant, ils +ne croiront à votre vocation. Ils vous auront seulement classée, comme +on dit au Palais, je crois, parmi les «sans suite», les affaires qu’il +est inutile de poursuivre. Mais il est certaines gens qui poursuivent +toujours, et l’âge n’en libère point. Défiez-vous des admirations +désintéressées. Parce que vous aurez réussi à fonder une œuvre nouvelle +ou à développer une œuvre ancienne; parce que la vente de charité que +vous avez organisée aura attiré du monde; parce que l’un de vos amis, +traversant le faubourg en automobile, vous aura aperçue au milieu d’un +groupe d’enfants ou de femmes, et que vous aviez mis votre blouse +d’infirmière, et que vous étiez, pour elles, une amie évidente, on +chantera vos louanges dans le ton majeur; on vous présentera des +auréoles, à choisir: «Une vraie sainte, ma chère, une apôtre; elle fait +des merveilles, et aucune santé, vous savez, aucune...» Ces discours +n’enflammeront pas les jeunes gens, mais ils réveilleront la curiosité +des hommes mûrs. Vous serez louée, gravement, par des magistrats en +retraite ou en exercice, des sénateurs, d’anciens gagnants du tir aux +pigeons. Ils seront sincères, ils seront émus, ou croiront l’être. +Quelques-uns proposeront des souscriptions, qu’il faudra toujours +accepter. J’ai été bien souvent entourée et regardée ainsi, pour l’amour +des pauvres, à ce qu’on prétendait, mais je vous assure que l’amour tout +court était du jeu, et que je me sentais sur la treille, comme +autrefois, un peu hors d’âge seulement, un peu singulière, grappe de +chasselas conservée dans un cilice de crin. Vous ferez bien de vous +soustraire, avec esprit si vous pouvez, à ces béatifications illicites. +Elles ne sont pas dangereuses pour nos mœurs, mais si peu qu’on y prête +attention, elles ruinent ce bel oubli de soi, sans lequel nous ne sommes +que des filles non mariées, mais non plus des vieilles filles. + +Je dirais enfin à ma candidate: Nous avons une très longue histoire, et +très noble, qu’il faut continuer, c’est l’histoire des familles de +France. Elles ont été, en notable partie, l’œuvre des vieilles filles, +dont la France d’autrefois était plus abondamment pourvue. Quelle est +celle qui n’avait pas sa tante Gothon, sa tante Marion, sa tante Ursule? +Personne n’héritait en bloc de ces femmes habituellement pauvres ou +appauvries; mais il y a l’héritage quotidien, celui que distribuent nos +actions. Tante Gothon filait, tante Marion berçait, tante Ursule +enseignait à lire. Les mères, très fécondes, trouvaient de l’aide qui ne +coûtait rien, pour élever les petits. Il y avait quatre, six, huit bras +pour endormir, plusieurs voix pour chanter, un seul cœur pour instruire. +Les tantes se répandaient toujours un peu hors de la maison, et c’est ce +qu’il faut faire. Que j’aurais voulu les connaître! Elles devaient avoir +tant de recettes et de maximes concernant leur état! J’ignore ce que +peut dire là-dessus la statistique. Mais, quoi qu’elle affirme au sujet +du nombre des célibataires en France, je suis certaine que le nombre a +diminué des vieilles filles utiles à leur parenté et à leur voisinage, +des célibataires ayant une mince fortune et qui mènent dans le monde à +peu près la vie d’une religieuse. Nous sommes loin de suffire à la +tâche, nous n’y suffirons jamais. Cependant, je crois que nous allons +recevoir des recrues. De meilleures que nous, de plus saintes, dans +beaucoup d’œuvres de charité extérieure, nous avaient remplacées ou +devancées. A présent qu’elles s’en vont, spoliées et chassées, il est +probable que plusieurs de celles que le couvent eût appelées +s’adjoindront à nous, dont la vocation fut moins parfaite. + +Ne craignez pas l’ennui. Quand j’ai couru tout le jour, ma petite, dans +le pays de misère, dont la carte ne sera jamais achevée, j’ai les yeux +las, les pieds las, le cœur tout plein des peines que j’ai écoutées ou +vues. Mais le temps me manque pour être triste. Et j’ai tant d’enfants, +loin de chez moi, qui attendent mon réveil, que je m’endors tout de +suite. + +Quand il n’est pas l’heure encore, et que je suis dans mon petit salon +de Paris ou dans ma chambre à la campagne, je prends mon cahier de +notes, et j’écris un souvenir de cette vie frémissante, trépidante, qui +est celle de beaucoup d’autres femmes, et que peu de gens connaissent +parmi ceux qui lisent des livres. J’appelle cela mes mémoires: histoires +que j’ai vécues, ou que j’ai devinées, douleurs qui ne parlent guère, +joies que j’ai approchées de si près que j’ai cru un moment, et même +plus tard, qu’elles étaient à moi. + + + + +II + +UNE VIE + + +_7 février 1887._--Jour d’hiver, très peu de vent, mais une brume +glacée, traîtresse, impossible à fuir, qui pèse sur le corps et sur +l’âme, qui est chargée de mort, comme d’autres nuages sont chargés +d’électricité, comme l’air du printemps est chargé de vie. La boue de la +rue se dissout lentement, elle devient pareille à de la graisse +d’essieux, et toute la chaussée en est enduite, et les voitures qui +passent y laissent une trace couleur de fer, comme des rails. Les +promeneurs l’évitent autant qu’ils peuvent. Mais les petits qui +ramassent le charbon y pataugent et y plongent les deux mains. Ce sont +les glaneurs noirs, quatre enfants, deux de douze ou treize ans, +peut-être plus,--on ne sait jamais bien l’âge quand la misère s’associe +à la vie,--une petite fille de neuf ans, un petit gars de quatre ou +cinq. Ils suivent une file de lourds tombereaux qui portent à une usine +sa provision de houille, et quand un fragment se détache du chargement +cahoté et tombe à terre, ils se jettent à droite, à gauche, tous +ensemble, presque sous les roues, jusque sous le pied des chevaux, et +saisissent le morceau de charbon. Chacun d’eux a un sac pendu à la +ceinture, excepté la petite fille, qui tient son sac à la main. Elle +m’intéresse plus que les autres, parce que je puis plus aisément +m’occuper d’elle et de ses pareilles. Les vieilles filles comme moi ont +une réserve de tendresse à dépenser, et c’est heureux, pour tant de +créatures qui, sans elles, n’auraient jamais été aimées. Je me mets à +suivre les tombereaux, moi aussi, mais sur le trottoir. Comme elle a +bien cette physionomie de l’enfant sans mère, que je reconnais de loin à +présent que j’en ai tant vu de près! Elle dort mal, elle mange mal, elle +est abandonnée, elle est vicieuse, je le devine à son petit visage de +chèvre, tout pâle, marqué de taches de fièvre au-dessus des pommettes, +et à la violence de son geste quand elle pousse le plus petit de la +bande pour attraper avant lui le charbon, et à son rire où il y a déjà +du défi et de l’insulte, quand les plus grands lui parlent, et à ses +vêtements, qui n’ont jamais été réparés ni lavés. Ont-ils même été +cousus solidement une première fois? La robe, de mérinos noir, remonte à +droite, descend trop bas à gauche, et forme en arrière un paquet de +plis, comme une queue qui traîne sur les talons et dans la boue. Tiens, +elle a de jolis cheveux, blonds, d’un blond déjà déteint, entre paille +et foin. Il y a de l’or là-dedans. + +Peut-être aussi dans l’âme? + +J’ai continué de suivre les tombereaux. Ils ont monté une rue de +faubourg, pavée, étroite, où le charbon coulait, du haut de ces gros tas +ambulants, en menus grêlons qui faisaient des sillages. Les quatre +enfants ne s’arrêtaient plus de se baisser et de se redresser. Tout à +coup, les voitures tournèrent à angle droit, une porte s’ouvrit à deux +battants, comme mue par un ressort devant la première, et se referma dès +que la dernière fut entrée dans une cour déserte entre deux murs. Les +petits demeurèrent un moment immobiles, regardant cette barrière; puis +ils mirent leurs sacs dans le fossé et les trois garçons escaladèrent la +haie d’un champ qui commençait à trente pas de là. Je m’approchai de la +petite fille, qui était lasse et qui respirait vite, le dos appuyé +contre un arbre. + +--Comment t’appelles-tu? + +Elle répondit, avec l’évident désir d’être débarrassée de moi: + +--Georgette. + +--Est-ce que tu cours les rues, comme cela, tous les jours? + +--Non, les jours de charbon seulement. + +--Tes frères ne suffiraient pas? + +--C’est pas mes frères, c’est des gars. Je n’ai de frère que le petit. + +--Ton père n’a donc pas de travail? + +Elle se tut. + +--Ta mère non plus? + +--Elle est poussive. + +Je sentis au cœur, comme une blessure, l’écho de cette parole animale. +L’enfant eût dit de même, s’il s’était agi d’une jument, d’une truie ou +d’une chatte. Elle n’avait d’ailleurs aucune intention d’injurier sa +mère ou de m’étonner. C’était le mot de son monde et de son palier. Je +demandai: «Où demeures-tu?» Elle me jeta par-dessus son épaule un numéro +et un nom de rue. Je ne rencontrai pas son regard. Elle écoutait, +ardente, le cou tendu, les cris des trois gamins qui devaient suivre une +haie, déjà loin. Et, ayant repris haleine, elle courut vers la même +brèche, et sauta dans le champ pour les rejoindre. + + * * * * * + +_Mai 1890._--Je suis restée trois ans sans avoir de nouvelles de +Georgette. Elle m’avait donné une fausse adresse. Et puis la vie m’a +empêchée de pousser plus loin mes recherches. J’ai tant d’autres +clients, de ceux qui reviennent et de ceux qui passent, de ceux qui +passent surtout! La misère est si mobile de cœur et de logement! Je +n’avais pas oublié, cependant, la glaneuse de houille. Je la rencontrai +un jour, inopinément, dans une maison où j’allais souvent, où je ne me +doutais pas que sa mère habitât depuis plusieurs années. Elle me +reconnut la première, et en ressentit une espèce de joie qui éclaira son +visage de petite chèvre blanche. Je la trouvai grandie, trop grande pour +son âge, et triste, dès qu’elle m’eut dit bonjour. Nous étions au bas de +l’escalier, dans une maison de banlieue, pas encore vieille, pas encore +sale, derrière laquelle on voyait, par la porte entr’ouverte du +corridor, un jardin divisé en six, des choux presque partout, et un +tréteau chargé de linge mouillé qui s’égouttait. + +--Tu laves? + +--Je fais tout; «elle» ne peut rien faire. Quand je suis rentrée de +l’école, j’en ai, oui, du travail, et le matin, c’est la soupe, les +lits... Heureusement qu’on n’en a pas chacun un. + +Il y avait dans le ton cette colère, cette envie de s’échapper, cette +révolte qui sont des signes de la grande ignorance. Nous causâmes de +l’école. Elle ne cessait point de regarder du côté du jardin. Le soleil +oblique dorait les choux et l’arête du mur. Un moineau pépiait, les +plumes toutes soufflées de bien-être, répétant: «Qu’on est bien! qu’on +est bien!» Georgette était parmi les premières de sa classe. Je devinai +qu’elle avait envie de me le prouver et je l’interrogeai. Elle savait +tout: «François Ier, 1515-1547; Henri IV, 1589-1610, assassiné par +Ravaillac le 14 mai 1610; bataille de Wagram, 5 et 6 juillet 1809; +présidence de M. Grévy, 1879-1887;... le volcan de Popocatépelt, dans +les Montagnes-Rocheuses.» Elle souriait, en dessous, de tant d’autres +choses qu’elle aurait pu répondre. Je lui demandai. + +--Sais-tu que tu as une âme? + +Elle leva les épaules, sans trop marquer le geste. + +--A quoi cela sert-il? + +--A vivre et à mourir, ma petite, tout simplement. Tu ne peux comprendre +ce que tu gagnerais, même en courage et en joie, dans ta vie rude, à +savoir que tu as une âme et un Dieu. + +Pour la première fois je vis ses yeux, qui se levèrent sur les miens. +Ils étaient bleus, une lueur de tendresse étonnée passait à la surface, +et il y avait de l’ombre tout au fond. Ce fut l’ombre qui gagna. Le +regard devint dur, parce que le cœur se fermait. + +--Bah! dit-elle, où est-ce que ça s’apprend, ces choses-là? + +Nous causâmes encore une demi-minute, puis le rappel du temps, et la +mauvaise défiance contre moi, et d’autres passions inquiètes la +mordirent. Elle secoua ses mèches fauves en désordre, fila le long du +corridor, descendit deux marches, et j’entendis le premier coup du +battoir. + +J’appris, quelque temps après, qu’elle avait été trois fois au +catéchisme de la paroisse, «pour faire plaisir à la demoiselle». Mais +elle s’y trouva dépaysée, l’une des plus grandes, et l’une des moins +brillantes. Elle ne revint pas. On me raconta aussi que la famille avait +changé de maison, et que Georgette était entrée «en fabrique». + + * * * * * + +_8 septembre 1900._--Je me promenais, hier, sur le trottoir d’une grande +avenue plantée, et je jouissais vivement de la douceur de l’air, et de +la physionomie détendue, et de la flânerie de ceux qui se promenaient +comme moi. Les dimanches de septembre nous font voir une ville que nous +ne voyons ni si bien ni si complètement aux autres mois, une ville +presque homogène. En hiver, en été, un joli chapeau en cache beaucoup de +laids. Mais, en septembre, les jolies plumes, les jolis rubans, les +jolies pailles sont à la campagne. Je m’amusais donc à observer cette +foule toute populaire et à suivre l’étonnante descente de la mode à +travers les classes sociales. La ville n’a plus que les petites copies à +bon marché. Quand on voit la dernière transformation de ce qui fut une +idée de luxe et de beauté, ce n’est pas le sourire qui monte aux lèvres, +du moins pas aux miennes. Il faut se consoler en regardant les visages +et le contentement d’être belle, si répandu. Je songeais ainsi, quand un +couple me dépassa. Le fiancé était un ouvrier très jeune, imberbe, plus +petit que la femme, amenuisé et réduit par l’alcool. Il paraissait très +tendre, riait beaucoup sans aucun embarras, et ostensiblement serrait le +bras ou la main gantée de sa compagne. Georgette était gantée: des gants +de Suède couleur paille. Elle avait un chapeau d’au moins neuf francs +soixante-quinze, de ceux qui ont du velours demi-soie et des roses +demi-fines. Elle ne riait pas. Elle aurait même voulu qu’on fût très +sage, très digne, très fier pendant cette promenade. Mais elle +pardonnait tout au mari de demain, à celui qu’elle aimait et qui +représentait pour elle la vie plus libre, peut-être même la vie oisive, +ce grand rêve des pauvres. Un charme était en elle. Ses cheveux, séparés +en bandeaux, soufflés, relevés, frémissants, ressemblaient à deux ailes +de perdrix. Le jour l’enveloppait. Les promeneurs devinaient la joie +rapide et la regardaient passer. Il y avait des femmes qui se +détournaient après l’avoir considérée, à cause de l’émotion que font ces +choses quand on se rappelle. Georgette m’avait reconnue. Mais il lui +déplaisait sans doute d’avoir à expliquer nos rencontres. Elle me frôla +l’épaule, fit semblant de s’intéresser à un groupe qui chantait, très +loin, en avant, et ne salua pas. + +Elle n’était pas mariée encore, puisqu’il y avait derrière elle, +traînant la jambe, un couple de vieilles gens, oncle et tante, cousins +ou amis, que les fiancés emmènent très souvent avec eux dans ces +promenades de la veille, et qu’ils font boire dans les auberges. + + * * * * * + +_16 mars 190..._--Ce matin, j’allais vite, je traversais une petite rue +toute bordée de boutiques minuscules, qu’entaillent des couloirs +sombres, voûtés, ouvrant, au bout de vingt mètres, sur des cités +ouvrières. Une femme, débouchant par un de ces chemins d’ombre, me +heurta légèrement et, nerveuse, dit: «Pardon, madame, j’ai de si mauvais +yeux!» Nous nous regardâmes. Et avant que j’eusse parlé, deux mains se +tendirent vers les miennes pour m’entraîner, et je vis les lèvres qui +reprenaient: + +--Venez! oh! venez, j’ai de la peine pour deux! + +On ne résiste pas à ces mots-là. Elle rentra avec moi dans l’ombre et je +l’écoutai se plaindre. Son mari la délaissait. Deux enfants étaient une +lourde charge, et elle ne savait pas de métier, et la fabrique retient +si longtemps dehors! Les mains ne me lâchaient pas; les yeux ne me +quittaient pas. Elle se jetait vers moi, dans sa détresse, parce que, +treize ans plus tôt, je l’avais plainte d’autre chose que de sa +pauvreté. + +Nous causâmes intimement, surtout de ses enfants, et des projets qu’elle +me confierait en détail quand je viendrais la voir chez elle. Je promis. + +--C’est que, fit-elle en me reconduisant au jour, moi je ne suis pas +bien, vous savez... Voyez comme j’ai la peau blanche! Je suis... + +Elle eut un sourire, qui me fit mal, elle se souvenait, elle dit: + +--Je suis poussive, comme l’autre. + +Elle ajouta, très bas, en me quittant: + +--Ça serait peut-être le moment de m’apprendre les choses que je ne sais +pas, puisque ça ne sert pas seulement à vivre... + + + + +III + +OCTAVIE MERLE + + +Dans la cour où demeure Georgette, la cour du Laurier-Bleu, j’ai passé +hier une heure douce et cruelle. La douceur n’est venue que tout à la +fin, quand j’ai cru comprendre que la confession de sa souffrance avait +calmé cette âme épuisée par le silence. Le silence des religieuses est +plein de conversations avec Dieu. Mais celui de ces pauvresses qui ne +croient à rien pèse comme un couvercle de tombe sur la douleur vivante. + +Lorsque j’entre dans les cités de misère où je suis connue, il y a des +femmes qui regardent d’abord le sac de soie noire où je serre mes bons +de pain et de charbon; il y en a aussi qui regardent d’abord mes yeux, +et ce sont mes amies. Toutes ne causent pas avec moi. Pour avoir le +droit de plaindre une peine il faut l’avoir gagné. Cela s’achète +quelquefois très cher. + +Je saluais donc, depuis cinq ou six ans, Octavie Merle, la femme qui +demeure au quatrième, à gauche, sous les toits. Les voisines de la cour +m’avaient prévenue en sa faveur, ce qui est rare: + +--La Merle! Ah! mademoiselle, en voilà une qui a du mal! Elle gagne la +vie de deux hommes, le sien et puis le frère du sien, deux pas +grand’chose, je vous assure. Elle se tue de travail. Mais elle ne vous +demandera pas la charité. Non, c’est plus fort qu’elle: il faut qu’elle +se taise, et même devant nous elle n’a pas de mots sur son chagrin. + +Or, hier je frappais à la porte qui ouvre sur le même palier, à droite. +Je voulais savoir des nouvelles d’une jeune femme,--une souriante et une +causante, celle-là,--qui m’avait priée de la faire inscrire sur la liste +du bureau de bienfaisance. Elle devait avoir son troisième enfant +pendant les vacances. Et au retour des vacances, que j’ai dû prolonger +cette année, je venais rendre visite à la jeune mère et à l’enfant. + +Une fois, deux fois, trois fois je frappai. Personne ne répondit. Dans +la cage de l’escalier, le vent seul, aspiré par quelque lucarne de +grenier, grognait ou sifflait en montant. Je me détournais pour +descendre. La porte de gauche s’entr’ouvrit, et le pâle, le mince visage +tragique d’Octavie Merle se pencha. + +--Que cherchez-vous? + +--Votre voisine, madame Merle. + +--Elle est morte. + +--Ah!... pauvre femme! Que dites-vous là?... Morte! + +--Vous voulez donc que ça n’arrive qu’aux braves gens de mourir?... Vous +aurez beau frapper, personne ne vous entendra... Tout est parti... Je ne +les regrette pas. + +Elle disait cela sèchement, avec une flambée de colère dans les yeux, et +le secret plaisir de me blesser. Cependant les lèvres, toutes +fendillées, ne tremblaient pas seulement de haine, au passage des mots, +mais de froid, de détresse, de faiblesse. + +--Si vous êtes curieuse de savoir à qui vous faisiez la charité, +continua-t-elle, entrez chez moi: je vous l’apprendrai. + +Ce que j’allais apprendre, surtout, et je le pressentais, c’était la vie +de celle qui m’invitait de la sorte. Je m’assis au milieu de la chambre +mansardée, près du petit poêle de fonte, qui mêlait sa fumée à l’odeur +fade des cuirs cirés. Octavie Merle était piqueuse de bottines. Des +paquets de tiges et d’empeignes couvraient la table étroite d’une +machine à piquer que la femme avait mise entre le poêle et la fenêtre. +L’ouvrière s’accouda dessus et, pour ne pas me regarder, regarda dehors. + +--Ma vue a bien baissé, dit-elle. J’ai trop travaillé, et j’ai mal dès +que je m’applique. + +Par la fenêtre, nous apercevions un paysage de toits et de ciel: +beaucoup de pentes d’ardoises, de cheminées, de tuyaux, de fils de fer, +et les fumées, qui sont de la vie que le vent tourmente. + +Elle demeura un peu de temps silencieuse et puis elle me raconta, par +phrases courtes, sans émotion apparente, sans cesser de regarder les +toits, le triste mariage qu’elle avait fait. Elle avait épousé un homme +plus jeune qu’elle, malingre, exempté du service militaire pour cause de +faiblesse de constitution, et qui n’avait vu dans le mariage qu’un moyen +de ne pas travailler. «J’étais forte, disait Octavie, je ne refusais pas +l’ouvrage, je croyais tout ce que mon mari me racontait sur les longs +chômages de son métier d’ajusteur-mécanicien, sur la difficulté de +trouver une place dans un nouvel atelier. Et puis, en ce temps-là, je +l’aimais; c’était un enfant: je le sentais faible, peu raisonnable, et +j’avais peur de le perdre. Vous l’avez rencontré quelquefois, dans la +cour du Laurier-Bleu; il vous connaît, il me l’a dit. C’est un homme +distingué; il a l’air d’un monsieur; jamais un mot grossier avec lui +tant que j’ai pu suffire à payer la dépense; même il ne buvait pas. Je +l’aimais.» Au ton dont elle disait cela, je comprenais qu’elle l’aimait +encore. La pauvre créature s’était épuisée pour nourrir son mari. +Bientôt il avait amené chez lui et logé sous son toit son frère, un vrai +malade, celui-là, qui mourait lentement de la poitrine et qui se +soignait en buvant. Et, obligée de travailler pour les deux hommes et +pour deux enfants nés au début du mariage, Octavie Merle avait passé +près de quatre années sans quitter cette machine sur laquelle à présent +s’amoncelait l’ouvrage en retard, dormant deux heures par nuit, usant +ses yeux, ses mains, ses nerfs, afin que son cœur fût épargné. Alors, il +arriva ce qu’elle aurait dû deviner, ce qu’elle avait prévu peut-être: +elle devint une vieille femme en quelques mois, et son mari la délaissa. + +Dans le ciel, par la fenêtre aux vitres étroites, elle regardait les +toits de la ville qui s’en vont si loin, si loin, chacun abritant une +peine ou une plainte. Pour me parler de l’infidèle, elle, si dure quand +elle jugeait l’atelier, les camarades, son beau-frère, ses enfants, son +travail, elle avait des mots indulgents, des mots qu’elle maniait avec +une prudence instinctive, comme des armes qui auraient pu la blesser +elle-même. «Il a toujours été si léger... Autrefois il m’aimait... S’il +n’avait pas été entraîné par l’autre, je ne serais pas la femme finie +que je suis et plus malade que les médecins ne sont savants. + +»Il rentrait à toute heure de nuit, quelquefois au petit matin. Il me +trouvait toujours attelée à ma besogne de piqueuse, et nous nous +disputions. J’aurais mieux fait de ne rien dire peut-être? Mais le +moyen, quand tout le cœur n’est qu’un cri? + +»Tout ce que j’ai fait a tourné contre moi. Tenez, cette voisine que +vous avez secourue, j’avais eu pitié d’elle, moi aussi. Ça n’était pas +marié; ça faisait la noce; ça riait toujours. Nous ne nous parlions +guère. Pourtant, quand elle a eu son troisième enfant, les commères d’en +bas m’ont dit: «Elle ne vivra pas», et je suis allée la voir. Je n’avais +que le palier à traverser pour entrer chez elle. Dès qu’elle +m’aperçut,--le lit était au fond de la chambre qui ressemble à celle +d’ici,--elle dit: «Vous n’auriez pas dû venir». Et je pensai qu’elle se +souvenait de plusieurs paroles de mépris que je lui avais adressées. +Elle était toute menue sous son drap, comme une petite fille. Elle avait +la fièvre. Elle tenait près d’elle, dans le lit, son nourrisson, dont +elle cachait le visage avec un mouchoir. Je lui parlais, comme on fait +en pareil cas, de sa santé, du temps, du médecin, des voisines. Elle me +regardait comme si j’étais la mort. Elle n’avait plus que des yeux, des +creux d’ombre avec une petite veilleuse, au fond, qui avait peur. Je +pensai alors que son heure était proche, que les enfants allaient +demeurer à l’abandon, que c’était une pitié, et je lui demandai: «Quel +est le père de votre petit qui est là?» Elle fit un grand effort pour +tourner la tête de l’autre côté, et pendant que je l’aidais de mes deux +mains, elle répondit: «Je ne peux pas le nommer devant vous! Pas devant +vous!»... Trois jours après, elle était morte. + +--Et l’enfant, qu’est-il devenu? + +--Les deux aînés ont été pris par l’Assistance publique... Le dernier... +je ne pouvais pas le laisser à d’autres, n’est-ce pas? je l’ai gardé. +Mais c’est la force qui va me manquer pour nourrir tant de monde, +mademoiselle... + +Le soir commençait à roussir les toits. La fumée sortait plus épaisse +des cheminées. Des corneilles, taillées dans de la suie et de la brume, +coulaient avec le vent au-dessus de la ville. Je causai une demi-heure +encore, avec Octavie Merle, qui s’était penchée sur la machine et +reprenait son travail. + +Puis je regagnai ma maison, l’âme partagée, comme il m’arrive souvent, +entre la tristesse et l’admiration. Je me demandais où de pareilles +créatures, qui n’ont plus la force de la foi, puisent ce courage +héroïque, cette tendresse, cette patience surhumaine. Et je me répondais +qu’elles vivent encore, moralement, sur la réserve de vertus et de +mérites de leurs vieilles mères croyantes et disparues. + + + + +IV + +LE PÈRE MULOT + + +C’est un brave homme; tout le monde le dit, et, bien que je n’aime pas +cette locution vague, où tant de culpabilité ou d’inconscience peut +tenir, je l’emploie en parlant du père Mulot. On ne saurait guère +s’exprimer autrement: car il faut le juger en gros, et par comparaison. +Je l’appelle brave homme parce qu’il devrait être mauvais, et qu’il ne +l’est pas trop. C’est un miracle fréquent, et grâce auquel la société +vit encore. Nos neveux l’expliqueront. + +Le père Mulot est, depuis trente ans, peigneur de laine dans une grande +filature. Son fils aîné peigne aussi; sa fille, qu’il a eu l’idée +d’appeler Sylvie, est rattacheuse, ce qui veut dire qu’elle noue, sur le +métier en mouvement, les deux moitiés des brins qui se rompent. Il y a +donc trois Mulot qui gagnent, et qui vivent pendant douze heures dehors. +Il en reste trois à la maison: la mère, et deux enfants petits qui +suffiraient à épuiser une santé plus robuste: l’un parce qu’il est +bruyant, violent et incapable de repos; l’autre parce qu’il ne cesse pas +d’être malade. Le pain n’a jamais manqué chez les Mulot, ni le charbon, +ni même le fagot de bois, dont on fait une flambée, quand le froid est +trop noir, à l’heure où l’homme revient. Ce ne sont pas des pauvres, +précisément; mais le champ de la misère est bien plus grand que celui de +la pauvreté. Celle qui se nomme elle-même la mère Mulot m’a conté ses +peines. Dans la chambre du rez-de-chaussée, ornée de chromos et de +découpures coloriées,--au lieu des images pieuses d’autrefois,--nous +étions assises, un dimanche matin, devant la plaque de la cheminée. + +--Ils sont tous sortis, mademoiselle, me disait-elle, le père, le grand +Joseph, Sylvie, les deux petits. + +--Où sont-ils allés? + +--Acheter le journal. + +--Vous faites de la politique? + +Elle avait ramené les plis de sa robe de laine noire, et elle les tenait +serrés entre ses deux mains et entre ses deux genoux. Ainsi immobilisée +et tendant son corps tout plié vers la cendre, d’où sortait une tiédeur +légère, elle répondit d’abord par un sourire et par un regard qui +allèrent à la crémaillère. Le visage maigre, un peu trop aigu de partout +et pâle uniformément de madame Mulot, en fut tout égayé une seconde, +comme un vieux toit sur lequel passe un soleil de giboulée. + +--Oh! dit-elle, la politique, il faudrait être riche pour en faire. +Jusqu’à l’année dernière, nous n’achetions jamais le journal, par +économie. Mais, à présent que Joseph est devenu un homme, il ne veut +plus rester avec nous le dimanche, s’il ne lit pas. Ça l’amuse, ça le +retient, mais ça le change... + +--Quel journal choisissez-vous donc? + +Elle me jeta le nom d’une feuille socialiste, et, devinant que je +n’approuvais pas: + +--Les premiers temps, mademoiselle, nous aurions pu acheter pour lui +n’importe lequel, et il y aurait pris le même plaisir. Mais ni le père +ni moi nous ne connaissions les journaux. J’ai dit à Mulot, quand il est +sorti, la première fois, pour en acheter un: «Prends-le au bureau de +tabac, dans la plus grosse pile!» Je pensais que ça serait le meilleur. +Et je m’aperçois bien, à présent, que mon garçon se met à dire des +choses pas honnêtes contre les curés. Mais il reste à la maison: c’est +toujours ça... Il est, en vérité, plus facile à tenir que sa sœur. + +--Sylvie? + +--Oui, mademoiselle: une fille jolie qui aime rire, qui aime la +toilette, qui est à l’âge où les violons parlent. + +--Quel âge a-t-elle? + +--Seize ans bientôt. Et pas plus le goût de la lecture qu’une +tourterelle. Ce n’est pas elle qu’on retiendrait à la maison avec un +journal! Elle a le goût de la compagnie. Mais son père a l’œil, vous +savez. Je crois qu’il serait encore plus sévère que moi. Il est haut +d’honneur, tout à fait, pour Sylvie. D’abord, il l’accompagne, le matin, +jusqu’à la porte de l’atelier; je les vois qui filent, dans le petit +jour, elle presque toujours à la remorque, achevant de tapoter ses +cheveux ou de boutonner son corsage dans la rue, puis rattrapant le père +qui va devant, du même train, comme un roulier. A onze heures, ils se +retrouvent au restaurant. + +--Ils ne reviennent pas manger chez vous? + +--Le temps leur manque, mademoiselle. D’un coup de sirène à l’autre, ils +ont une heure et demie. Et nous sommes trop loin pour qu’ils refassent +deux fois la route. Non, ils déjeunent avec les camarades, à la Treille, +dans la grande salle où l’on danse le 14 juillet; mademoiselle se +rappelle bien? + +--Parfaitement. + +--La jeunesse voudrait faire bande à part. Le père ne veut pas. Il sait +que les grandes réunions de ce genre-là, ça finit toujours par des +petites. Et il se défie. Tant de mauvais drôles à l’usine, des garçons +qui n’ont jamais entendu seulement parler d’une bonne action! Ils +n’approchent pas trop près, quand ils voient mon homme et le grand +Joseph à côté de Sylvie. Mais le dimanche! En voilà une question +difficile, le dimanche! + +--Envoyez votre fille au patronage, chez les sœurs! + +--Je l’ai fait. Nous avions peur, le père et moi, que les sœurs ne +l’acceptent pas, parce que Sylvie a été élevée à la laïque. Mais non. +Depuis six mois, chaque dimanche, elle y allait, elle s’amusait, elle +trouvait des filles de son âge, elle revenait contente... Le malheur a +voulu... + +La mère Mulot, du bout du doigt, sembla chercher et renfoncer, au coin +de ses yeux, une larme qui s’y trouvait souvent, en faction. + +--Le malheur, reprit-elle... on l’a renvoyée, dimanche dernier. + +--Pourquoi? + +--Parce qu’elle a chanté: «Viens, poupoule, viens!» + +--C’est impossible, mère Mulot! + +--Vous allez l’entendre vous le dire: elle rentre! + +Elle rentrait, en effet. La porte s’ouvrit, et le père Mulot parut le +premier, grand, la poitrine creuse, le visage tout couvert de poils +gris, moustaches, favoris, sourcils, touffes de supplément, qui +poussaient avec fougue, et au milieu desquels luisaient deux yeux tout +petits, tout noirs, et prêts à flamber comme deux grains de poudre. Il +portait un cache-nez et un complet d’étoffe mince. Comme l’hiver n’était +pas encore fini, tout le luxe du ménage s’était réuni sur la personne de +Sylvie. Elle seule devait avoir chaud. Elle seule était presque +élégante. Elle avait des gants de peau,--pleins de déchirures non +recousues, il est vrai;--une jupe à deux volants gros bleu; un manteau à +la mode, avec des manches en forme de ballon dégonflé; un col droit, une +cravate multicolore, un chapeau à trois cornes, et elle eût été +plaisante à regarder, avec son nez de chat, tout court, ses lèvres +longues et rouges comme une gousse de piment, ses yeux bridés et vifs, +sans l’insolence qu’on sentait déjà chez elle toute formée, irrémédiable +et dominante. La mère Mulot s’était détournée, je m’étais levée, et +j’eus un joli sourire de Sylvie, lorsque je tendis la main aux deux +arrivants, le sourire qu’elle aurait dû avoir toujours. C’est une +tristesse, pour ceux qui visitent leur prochain, surtout les pauvres, de +songer à ce qui eût été possible. Nous renouâmes connaissance. Mais, dès +que j’eus prononcé le nom de patronage, ce fut une autre Sylvie qui me +répondit, offensée, irritée, intraitable: + +--Oui, pour une chanson! On m’a fait des affronts pour une chanson! Je +n’y retournerai pas! Ni vous, ni mon père, ni ma mère, vous ne m’y ferez +retourner! + +--Lors même que j’en aurais moyen, je ne vous y forcerais pas, Sylvie: +il faut s’amuser de bonne humeur. Mais, qu’est-ce que vous ferez +désormais, le dimanche? + +Le bonhomme répondit pour elle. Il n’avait pas cessé de la regarder, +avec une admiration inquiète, avec la peur secrète de ceux qui n’ont +qu’un moyen d’action, l’autorité, et qui ne savent pas s’il suffira. + +--Eh bien! fit-il, je renoncerai à ma partie de boules, et j’emmènerai +Sylvie se promener. Voilà ce qu’elle fera! + +Un rire de faunesse emplit la pièce. Le père Mulot n’en pensa rien. Mais +la mère eut le sentiment de la note fausse et perverse. Elle me parut +plus pâle, plus menue, plus repliée sur elle-même qu’auparavant, et, +quand elle me reconduisit, l’instant d’après, elle me dit: + +--On n’est plus facilement leur maître à présent. + +Elle ne s’expliqua pas davantage. La phrase vague mourut dans la brume +de la rue, et je m’éloignai. + +Comme je l’avais bien deviné, Sylvie n’avait pas été renvoyée du +patronage; elle avait reçu des observations, non pour avoir chanté, mais +pour s’être battue. Je la rencontrai plusieurs fois, le soir, à l’heure +où l’usine verse dans les avenues ses régiments mixtes, et, parmi les +femmes qui revenaient, cinq ou six de front, ébouriffées, la bouche +ouverte pour parler, pour rire ou pour boire l’air nouveau, j’en vis une +qui me faisait un signe d’amitié. Le père n’était jamais loin. + +Le père Mulot tenait sa promesse. Lui peu marcheur, lui joueur de boules +et amateur passionné des stations à l’auberge, il sortait chaque +dimanche dans la banlieue et même la campagne. On l’apercevait, dans les +bois suburbains, pillés et traversés jour et nuit, cueillant la violette +et la primevère. + +--Sylvie, disait-il, rapportons de quoi fleurir la maison! En es-tu? + +Elle en était, sans enthousiasme. Et, dans le crépuscule tardif, quand +ils rentraient, ayant chacun une brassée de fleurs liée avec une ficelle +et serrée contre la poitrine, ils entendaient dire, par les petits +rentiers assis sur le seuil des portes et respirant la poussière et les +quelques bonnes odeurs que le hasard y mêle: «Sentez-vous la jolie +glycine? Ça doit être celle du grand jardin?» Eh! non, la glycine, +c’était Sylvie avec ses bouquets, Sylvie qui traînait la jambe, et qui +souriait un peu, dans l’ombre, au compliment. D’autres fois, le bonhomme +prenait une ligne, sa fille prenait le panier de provisions, et ils +suivaient le cours d’une rivière, et s’installaient, pour l’après-midi, +au coin d’un pré, à l’endroit où la vase des rives, criblée d’empreintes +de semelles, disait que les remous ou les herbiers voisins avaient une +renommée. Mais qu’il se promenât à l’est, à l’ouest ou au midi, le père +Mulot se rendait compte que sa fille ne le suivait que par force. Vers +la fin du printemps, un matin qu’ils partaient pour la campagne et +qu’elle était demeurée en arrière, il l’avait surprise à faire des +signes à trois jeunes ouvriers de l’usine, cachés à l’angle d’une +ruelle. Il avait eu le pressentiment d’un malheur; il avait compris que +toute la bonne volonté, toute la rudesse et même tout l’amour d’un vieux +comme lui ne suffiraient pas à retenir Sylvie. Et, le dimanche suivant, +au moment où il s’apprêtait à se mettre en route, ayant appelé: +«Sylvie?» il n’avait pas reçu de réponse. + +Il attendit, s’inquiéta vite, courut chez les voisins, assembla la +fourmilière qui sort si vite au bruit, de toutes les cours, de toutes +les mansardes, de tous les corridors. + +--Vous ne l’avez pas vue? Elle avait son chapeau à plume bleue; sa +cravate rose... + +Mais personne ne l’avait vue. Il eut l’idée folle d’enlever le couvercle +de planches qui fermait l’entrée du puits. Il courut au commissariat de +police, où l’on ne savait rien, chez des amis logés très loin, dans des +cafés où plus d’une fois, elle et lui, ils s’étaient reposés, et il +rentrait, exténué, à quatre heures du soir, quand la mère Mulot, restée +à la maison, lui dit, pâle comme la cendre, en lui ouvrant la porte: + +--Ta fille est perdue, Mulot! Le buraliste l’a vue, qui filait à +bicyclette avec deux gars de l’usine! + +Alors, les voisins se rassemblèrent de nouveau, autour de l’homme qui +criait: + +--Je la tuerai! Si elle reparaît devant moi, je la tuerai! + +Il allait, d’une chambre dans l’autre, montrant le poing au lit de +Sylvie, aux images pendues au-dessus, aux joueurs de boules, ses amis, +qui essayaient de l’apaiser. A cinq heures, il y avait autant de monde, +dans la maison, que pour un enterrement, et plus d’émotion. Les enfants +pleuraient. Des hommes et des femmes, par groupes, s’entretenaient à +voix basse. Il faisait presque nuit. Tout au fond de la seconde pièce, +on ne voyait plus le père Mulot, affaissé sur une chaise et serré par +une vingtaine d’hommes et de femmes, aussi furieux que lui, et qui +l’écoutaient. La voix ne s’élevait que par intervalles, frémissante et +vibrante: + +--Qu’est-ce que je n’ai pas fait pour elle, moi Mulot? criait-il. Qui +peut dire, ici, que je ne l’ai pas fait bien élever? A-t-elle été à +l’école, oui ou non? Je les ai pris tout à l’heure, ses cahiers, dans +l’armoire... Écoutez bien ce qu’il y a dessus;--on entendait le +froissement des pages lourdement maniées;--il y a écrit: «La bonne tenue +est indispensable aux jeunes filles». C’est-il une leçon, ça, oui ou +non?... Écoutez encore le cahier: «Le progrès de tous ne peut s’obtenir +que par la moralité de chacun.» Est-ce tapé? Voilà comment elle a été +instruite!... Et jamais elle n’a été à l’usine toute seule... Et le +dimanche!... Je vous dis que je la tuerai, ma fille, quand elle +reviendra!... + +Les réponses venaient irrégulièrement, timidement. Un homme disait, +comme se parlant à lui-même: + +--Moi, je la battrais seulement. + +Un autre ajoutait: + +--Les enfants d’aujourd’hui... ils sont secoués par trop de choses. + +Une femme murmurait, sans s’expliquer davantage: + +--On n’est pas assez aidé, voyez-vous, mon pauvre Mulot, pas assez. + +Et la nuit tomba tout à fait, sans que Sylvie fût rentrée. + + + + +V + +LA HAIE D’ÉPINE NOIRE + + +J’ai passé une partie du carême et la quinzaine d’après Pâques dans un +pays que je trouve très beau. J’ose à peine dire, comme le poète, qui +j’ose aimer. C’est la Beauce. Elle est monotone pour ceux qui la +traversent en chemin de fer; elle est grande, elle est belle, pour ceux +qui la regardent vivre. Quant à prétendre qu’elle est plate, je suis +prêt à soutenir et à prouver qu’il n’y a pas d’injustice plus +criante,--je parle des injustices envers les choses.--La Beauce a les +mêmes ondulations que la mer calme, la même géographie souple, continue, +sans brisures; elle a moins d’arbres peut-être que l’autre ne porte de +bateaux; entre les collines qui la contiennent de loin, elle donne la +même impression d’une force prodigieuse, incapable de repos, agissante +et cachée dans les profondeurs où la lumière n’atteint pas, mais qui se +lève souvent, et monte à la surface, et se révèle dans un remous, dans +un frisson, dans des reflets qui ont toutes les couleurs des yeux. Je le +sais pour avoir non pas rêvé,--les vieilles filles ne doivent pas +rêver,--mais étudié cette plaine éloquente, tout autour du parc de ma +sœur. Nous habitons le sommet d’une vague de terre, haute de quelques +mètres à peine, et dont les pentes, indéfiniment longues, régulières et +nues de tous côtés, n’ont d’autre chemin qu’une avenue sans plantation +d’aucune sorte et droite parmi les champs. En haut, un château du XVIIe +siècle, une futaie, un mur autour. Sur une colline semblable, à trois +kilomètres, le village est posé. Nous nous regardons sans nous gêner. +Nous sommes les seules feuilles de chêne dans le cercle d’horizon; il +est le plus proche amas de maisons, le plus éteint, le plus accablé sous +l’immensité du ciel, des soleils ou des pluies. Quand tous ses habitants +crieraient ensemble, le bruit de leurs voix serait mort avant d’arriver +à un autre village, et le vent l’aurait laissé tomber parmi les froments +verts ou les froments blonds. Ils sont, comme nous, les prisonniers des +blés, les insulaires d’une île minuscule, enveloppée dans les houles +soyeuses de l’herbe, dans les lames plus larges et chantantes des épis. +A l’automne, pendant deux mois, l’air a le goût du pain. C’est la fleur +de chez nous. On cultive trop, pour que les autres, les sauvages, les +délicates, les chercheuses d’ombres durables aient le temps de +s’acclimater. Mais tout ce que le paysan sème à la main ou au semoir, +avoine, seigle, trèfle, luzerne, froment, donne son parfum au fleuve de +vent qui passe, le froment surtout, qui est la grande moisson de la +Beauce. + +Cependant je connais un buisson, un seul. Il est à mi-coteau quand on +monte au village; il a une centaine de mètres de longueur; il est +touffu, inégal, unique monument de la nature libre, avec sa fleur +blanche, qui s’ouvre et meurt avant que les feuilles n’aient poussé, +avec ses merles, qui n’ont point d’autre abri pour le soir, avec ses +laboureurs qui dorment à l’ombre, ses rôdeurs qui observent, ses +amoureux quelquefois. C’est une haie d’épine noire, le dernier talus, +vestige d’un temps où la limite entre les parcelles de terre ressemblait +aux fortifications. + +Or, nous avions, pour inscrire, promener, surveiller, amuser les trois +enfants de ma sœur, une jeune fille qui s’appelait mademoiselle +Brigitte. Avait-elle un nom, outre son prénom? Longtemps je n’en ai rien +su. Nous l’aimions, ce qui n’est pas commun. Elle nous le rendait, ce +qui est rare. Je ne l’avais jamais vue pleurer. Je me disais: «Cette +petite est heureusement bien abritée ici contre la vie, car c’est une +innocente qui se laisserait prendre aux belles paroles du premier fat +venu; une pauvre fille trop lettrée, trop shakespearienne, trop +lamartinienne, trop liseuse de magazines, et qui serait tout à fait +incapable de diriger un ménage. Heureusement, les blés de Beauce la +protègent contre les hommes». Ma sœur partageait là-dessus mon +sentiment. Mais nous ne voyons bien les âmes que les jours d’orage, à la +lueur de l’éclair. Et entre nous le temps se maintenait au beau fixe. +Mademoiselle Brigitte était fine, élancée, élégante, toute blonde, et +elle avait des yeux bleus, avec de grands cils comme les poupées. On +nous l’avait recommandée, autrefois, en nous vantant sa «distinction». +Elle avait appris le monde, en effet, avec une perfection singulière, et +je me demandais souvent à quels signes l’origine populaire se trahissait +en elle. Je ne trouvais que de rares indices et très légers. Le +dimanche, dans l’après-midi, elle avait congé, et, presque toujours, +nous la voyions prendre la route du village, un livre à la main. Nous +disions: «Mademoiselle est une paroissienne comme il n’en existe pas +d’autre dans toute la Beauce; elle ne manque jamais les vêpres.» + +Un dimanche, j’entrai dans la chambre de mademoiselle Brigitte, et je +m’approchai de la fenêtre, dont le balcon nous servait de séchoir pour +nos photographies. En passant près de la table, je vis le buvard ouvert, +et, sur la feuille blanche et épaisse, quatre lignes de la ferme +écriture de l’institutrice, quatre lignes qui s’étaient imprimées là, +tout récemment, et dont la première, que je reconstituai malgré moi, +portait: «Oui, mon cher Philippe...» Je me crus obligée de continuer: +«dimanche, près de la haie, comme d’habitude». + +Comme d’habitude! + +Je courus au balcon. Il n’y avait qu’une haie dans le pays, là-bas, à +mi-coteau, ce petit chiffonné vert, barrant les nappes de blé. Était-ce +possible! Un rendez-vous! Et pas le premier! Je n’ai pas coiffé sainte +Catherine pour avoir peur de me renseigner sur la conduite de +mademoiselle Brigitte. Je descends, je prends dans le hall mon ombrelle, +je traverse le parc, je sors par la petite porte, et me voici sur la +pente de notre colline, dans le désert des moissons qui n’ont que moi +pour passante. + +C’était au milieu de l’été dernier. Je me rappelle que la chaleur était +vive, que j’allais vite, et que mes regards se reportaient sans cesse +vers la haie complice. Devais-je l’aborder de front, ou la tourner? Je +me résolus à la tourner, et quand je fus rendue au plus creux de la +dépression des terres, je pris, à droite, un sentier qui enveloppait de +ses ornières la colline du village. Après une demi-heure de marche je +m’arrêtai. Le buisson, vu en raccourci, faisait le dôme au-dessus des +épis, et tout semblait désert, d’un côté comme de l’autre. Mais la +pensée que ce n’était là qu’une apparence; que Brigitte se trouvait à +cinq cents mètres de moi, là-haut, qu’elle m’avait vue sans doute, +qu’elle se moquait de moi, qu’elle nous avait tous trompés, qu’il allait +falloir la renvoyer devant le témoin que j’imaginais; la fatigue enfin +et l’embarras de ma situation m’avaient exaspérée. Je répétais les mots +que j’avais choisis en route, les mots cruels, et mérités, avec lesquels +je l’accueillerais. Un sentier montait vers la haie. Je m’y engageai. +Mais à peine avais-je fait dix pas que je m’arrêtai de nouveau. Ils +venaient de sortir tous les deux, de l’abri de la haie, et ils +descendaient vers moi. J’eus le temps de les observer. Ils allaient +lentement, et ils causaient. Quand ils furent à peu de distance, je vis +que l’institutrice était tout à fait pâle, et que son amoureux, un homme +jeune, vêtu en bourgeois, très grand, épais, le visage trop large, +allongé par la barbe en pointe, devait lui demander tout bas: «Faut-il +que je reste pour vous aider à vous défendre?» Elle répondit, tout haut: +«Allez, mon cher Philippe, quittez-moi. Mademoiselle ne me trahira pas». + +--Par exemple! m’écriai-je, mais, c’est mon devoir... + +--De ne rien dire, interrompit mademoiselle Brigitte, et je vais vous le +prouver. + +L’homme se découvrit, s’inclina, et nous laissa seules. + +--Je n’ai personne qui s’intéresse à moi, si ce n’est lui, reprit la +jeune fille. Je l’ai connu cet hiver, à Orléans, pendant le séjour que +nous y avons fait. Il va s’établir à son compte. C’est un employé de +commerce. Nous sommes fiancés. Voilà quatre fois qu’il vient me parler +ici... + +--En effet, je vous félicite, c’est d’une convenance! + +--Oh! dit-elle, les pauvres filles comme moi n’ont pas le choix de leurs +heures. Vous en parlez à votre aise! Mais, moi, pouvais-je faire +autrement? Si j’avais demandé à recevoir Philippe au château, et à me +promener avec lui dans le parc, Madame aurait-elle trouvé cela +convenable? Et les enfants! Et les visites possibles! Et les +domestiques! Est-ce vrai, dites? + +--Peut-être. + +--Alors, ne me trahissez pas, mademoiselle. Aidez-moi. J’ai besoin de +trois mois encore pour gagner mon trousseau. Et vous devez comprendre +que, quand on s’aime, il faut qu’on se voie... La haie d’épine noire +n’est à personne; c’est pour cela qu’elle est à nous. + +Mademoiselle Brigitte s’exprimait hardiment, avec une émotion qui +changeait son visage, avec un accent de rudesse populaire que son +esprit, par l’étude et au contact du monde, avait perdu, mais que son +cœur, d’ordinaire silencieux, avait gardé. En ce moment, c’était son +cœur qui parlait. Je croyais voir devant moi une des grandes du +patronage dont je m’occupe. + +Nous revînmes vers le château. Elle avait besoin de continuer sa +plaidoirie, car je me taisais, et surtout d’ouvrir son âme pleine de +secrets. Elle me raconta sa famille dispersée, son enfance misérable, +son effort pour s’instruire, ses déceptions, ses projets d’avenir. Je me +calmais peu à peu. Elle reprenait confiance et je retrouvais la finesse +de langage, la justesse de ton, la correction étonnamment bien apprises +qui faisaient la réputation de mademoiselle Brigitte. J’inclinai bientôt +mon ombrelle de son côté. Le soleil était terrible. Elle se serra près +de moi. Quand nous arrivâmes à la porte du parc, je me retournai, et, +tandis que le buisson lointain tremblait dans l’air chauffé et dansait +comme un crible: + +--Vous êtes une honnête fille, lui dis-je, et je vous crois. Ma sœur +serait sans doute plus sévère: je ne dirai rien. + +Elle me remercia avec deux larmes de joie, et retourna vers les élèves. + +Le soir, dans les allées de la futaie, très tard, comme je me promenais +sous la lune, je vis revenir à moi mademoiselle Brigitte. Elle me +cherchait pour me souhaiter le bonsoir. Une question qui s’était vingt +fois posée dans mon esprit reparut en même temps: comment une jeune +fille aussi affinée s’était-elle éprise d’un homme qui n’avait ni son +instruction, ni son éducation même, ni ses goûts. Je n’eus pas de peine +à provoquer l’aveu. + +--Oh! me dit-elle, si vous saviez comme il est bon! Il ne permettra pas +que je fasse tout le ménage à la maison. Nous prendrons une femme de +journée, et même une bonne s’il le faut. Il ne veut pas que je souffre. + +Pour la seconde fois, elle avait dit un mot du profond peuple; elle +m’avait entr’ouvert son âme, et, pour définir son amour, elle avait crié +le rêve éternel, celui qui entraîne les foules à la suite d’un homme: +«Il ne veut pas que je souffre!» + + + + +VI + +LA TRAGÉDIENNE + + +Je la rencontrai au coin de la rue de Seine, ou plutôt, l’ayant aperçue +qui longeait les premières maisons du quai Malaquais, j’allai vers elle. +A la bravoure de son geste, à l’émotion de ses doigts qui serraient les +miens, ses longs doigts ardents par où fuyait son âme, j’eus la +certitude que je ne me trompais pas. + +--Je vous retrouve à un moment heureux? lui dis-je. + +Elle ne répondit pas à ma question, mais elle dit: + +--Quatre ans ne vous ont pas changée! Oh! pas du tout! + +Elle désirait m’entendre répéter la même phrase: «Vous, non plus, vous +n’avez pas changé.» Mais je pensais précisément le contraire, et elle le +devina sans en être peinée. Nous nous regardions l’une l’autre avec une +curiosité avouée. Je sentais le rayon rôdeur de ses yeux sur ma robe peu +ornée et d’une coupe à peine sensible à la mode, sur mes joues, sur mon +chapeau, sur mes mains gantées de fil, et moi j’étudiais, peut-être sans +appuyer autant, la jolie enveloppe mousseuse, dentelle, plumes, +guipures, d’où se dégageait le cou vainqueur d’Edmée Sargent, le cou +rond, d’une ligne pure comme une plage à mer pleine, le cou flexible et +fier encore de sa fleur déjà touchée par le temps. Elle avait, si mes +souvenirs ne me trompent pas, trente-deux ans. Je reconnaissais bien et +j’admirais, mais avec un petit effort qu’il ne me fallait point +autrefois, celle que son oncle appelait «la blonde tragique». C’était, +sous l’ombre et sous la lueur de ses cheveux, le même masque un peu trop +fort, un peu dur, et ces yeux que je me rappelle avoir enviés, parce +qu’ils étaient clairs et impérieux, comme si leur destinée était de +commander. «Vocation!» avait dit l’oncle. «Belle comme tu l’es, avec ta +voix, ta mémoire et la passion qui est en toi, Edmée, tu n’as qu’à le +vouloir pour être une grande tragédienne.» Elle appartenait au monde le +plus rangé, le plus traditionnel. Son père, après son grand-père, +dirigeait une maison de maroquinerie, dans le quartier de +Notre-Dame-de-Lorette, «A l’Antilope». Il avait de l’esprit comme tant +de boutiquiers de Paris, un goût moyen qui lui faisait deviner les +préférences probables de la clientèle, et lui permettait de ne commander +aux ouvriers d’art, ses collaborateurs, que des objets faciles à vendre, +d’un style déjà d’accord avec la mode; il avait une petite fortune. +Malheureusement, il avait aussi, logeant dans son appartement, buvant et +mangeant à sa table, tenace comme une hypothèque et beaucoup plus gai, +un frère ruiné qui se maintenait et régnait par deux moyens: la critique +des dessins qu’on soumettait au patron, et l’éloge outré de sa nièce. Ce +raté avait découvert la vocation d’Edmée; il avait désigné le professeur +de diction, accompagné Edmée au cours, soutenu le courage de l’enfant +qui travaillait et du père qui payait, assisté aux premières auditions +dans le monde, raconté en les exagérant les premiers succès de salon de +la «tragédienne», entretenu dans le paisible entresol, au-dessus du +magasin de maroquinerie, une atmosphère de rêve et d’illusion qui +commençait à se dissiper. Et c’était lui qui se plaignait à présent, et +qui faisait expier ses fautes à ceux qui n’en avaient jamais profité. +«Tu ne m’as pas écouté! disait-il à son frère. Tu as eu peur du +Conservatoire, pour Edmée, peur du théâtre, peur de te séparer d’elle, +peur de tout! Sans toi, ta fille serait célèbre aujourd’hui. Elle +gagnerait des millions. Au lieu de cela et parce qu’elle n’a pas de +titre, pas de diplôme, elle est à peine connue. Malgré son admirable +talent, elle végète. Les leçons lui rapportent peu; les soirées où l’on +demande du tragique sont rares, de plus en plus rares. La comédie +l’emporte, parce que les temps sont tristes et les pensées lugubres. Et +comme la maroquinerie va mal, et que tu n’as jamais rien compris au +grand art, quel avenir nous attend? Nous sommes menacés de la gêne, ta +fille, toi, et moi aussi. Tu l’auras voulu!» + +Je me rappelais ces confidences d’Edmée Sargent, que j’avais rencontrée +dans plusieurs salons autrefois, et qui s’était prise de tendresse pour +moi, parce que je lui avais fait un compliment qui s’adressait à la +femme plutôt qu’à la diseuse. Elle se retrouvait sur ma route. L’éclat +de ses yeux était le même, mais le halo bleu avait grandi autour. Son +teint était encore éblouissant, mais l’heure jeune où toutes les nuances +se fondent était passée. + +--Puisque vous l’avez deviné à mon air, reprit Edmée, je vous avoue +qu’en effet j’ai un espoir, un grand, depuis quelques jours... Une pièce +nouvelle, une pièce étrangère va être montée... C’est encore un +secret... On a parlé de moi au traducteur. Je vais chez lui. + +Elle me regarda avec toute sa joie ravivée. + +--Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi? Ne refusez pas! Venez! Je +suis sûre que devant vous je dirai mieux. Je réciterai pour vous. +J’aurai un public: deux personnes... Et je me sentirai plus libre. +Venez! + +Je me retournai. Le soleil de mars descendait vers la Seine entre des +nuages. Nous allâmes de ce côté, Edmée et moi, rapidement. Le +rendez-vous était pour cinq heures. Que m’importait, en somme, une +visite dans une maison inconnue, sans les présentations préalables et +sans avertissement? J’en ai tant fait de la sorte chez des pauvres, que +j’ai la manière. + +Le traducteur habitait au quatrième, un appartement prodigieusement +capitonné. Le petit salon où nous fûmes introduites ressemblait à un sac +fourré ouvert sur la rue, à une chancelière ayant une fenêtre et une +porte, tant nous étions enveloppées de tentures, d’étoffes drapées, de +tapis. + +--La voix ne résonnera pas, murmura Edmée en se penchant vers moi. + +Et je la vis se troubler. + +L’homme de lettres entra, jeune et mince, froid, soigneusement négligé +dans sa tenue, la tête un peu penchée en avant et portée comme une chose +lourde. Il avait des moustaches brunes, qui grimpaient le long des joues +pâles, et s’y élargissaient, en espalier. Et je crois qu’il était doué +d’une vue excellente, mais je n’oublierai jamais l’art, dont il fit +preuve, de composer ses yeux, de les diriger avec effort et comme s’ils +quittaient à regret une vision intérieure, sur la terrestre et +tremblante Edmée, de les gonfler, de les tenir en arrêt, sans un +sourire, sans un rayon, sans une expression quelconque, surtout de +galanterie, et de paraître s’absorber, puissamment, uniquement, +fatalement, dans la contemplation de celle qui n’était point pour lui +une femme, mais l’interprète possible, celle qui peut-être exprimerait +la Pensée. Il croyait à toutes les majuscules dès qu’il trouvait aux +mots une parenté avec lui-même. Il étudiait Edmée comme une œuvre d’art, +ou comme une belle bête. Oh! ce mépris! Je crois qu’elle ne le sentit +pas. De son côté, lui qui avait le sens aigu du ridicule, il ne semblait +pas se douter que les profondeurs ne donnent pas le vertige à tout le +monde. Elle et lui, ils jouaient un rôle, sans le vouloir. Quand il +estima que la méditation avait assez duré, il laissa se dissiper +l’espèce de brume qui voilait son regard, et, avec une gravité douce, +comme il convenait: + +--Enlevez donc votre chapeau, dit-il, et votre pèlerine. + +--Oui, dit vivement Edmée, j’aime mieux réciter sans chapeau, et les +bras libres... J’ai appris la grande scène entre Gudmund et Margit... +Vous voudrez bien me donner la réplique, n’est-ce pas? + +Le traducteur se tourna pour la première fois vers moi, et soupçonnant +que cette petite robe noire n’allait pas souvent au théâtre et n’était +pas de leur monde: + +--Il s’agit de _la Fête à Solhaug_, d’Ibsen, une merveille. + +Il s’était mis debout près de la fenêtre, à contre jour, les mains +derrière le dos, appuyées à sa table de travail. + +Au fond de la pièce, Edmée, le visage contracté, les sourcils +rapprochés, les lèvres entr’ouvertes, les bras tendus pour accuser et +pour implorer, rajeunie par la passion et par les ombres lourdes sur +lesquelles s’enlevait son geste, représentait déjà la femme du trop +vieux seigneur Benght, à l’heure où son ami d’enfance revient proscrit +et l’interroge. Elle commença: + +--Écoute-moi attentivement, et tu comprendras! Pour moi, la vie est +sombre comme la nuit dépourvue d’étoiles. Rien ne saurait adoucir ma +douleur. Car j’ai vendu ma jeunesse. J’ai échangé mon joyeux espoir +contre de l’or. Je me suis enchaînée de mes propres mains. Crois-moi, +l’or est bien peu de chose. Oh! comme j’étais heureuse, jadis, quand +nous étions enfants; nous étions pauvres, notre maison était modeste; +mais l’espoir fleurissait dans mon cœur. + +De l’autre bout du salon, la réplique vint, non vibrante, malgré les +mots: + +--Et déjà ta magnifique beauté se dessinait. + +--Sans doute, reprit Edmée; mais ce fut la louange qui me perdit. Tu dus +partir pour l’étranger, hélas! et l’harmonie de tes chants résonnait +toujours dans mon cœur, et mon front s’assombrit au souvenir du passé... +Ensuite, les amoureux arrivèrent de l’est et de l’ouest, et puis +j’épousai mon mari. + +--Oh! Margit! dit Gudmund sans conviction. + +--Il ne se passa pas beaucoup de jours, reprit-elle, et je versai des +larmes amères. Songer à toi, mon ami et mon parent, ce fut le seul +bonheur qui me resta. Combien vide me semblait le grand hall de Solhaug! + +--Pardon, mademoiselle, interrompit le juge. Ce n’est pas cela! + +Edmée n’était déjà plus la tragédienne. Elle était la femme qui craint +de manquer un examen, qui essaye de comprendre l’observation, qui se +fait toute petite devant l’examinateur, et qui sourit pour lui plaire, +avec l’épouvante dans le cœur. Elle avait pâli. + +--Je ne comprends pas, maître, dit-elle aimablement. Expliquez-moi... + +Il leva les yeux vers le plafond, et lentement, en détachant les +syllabes: + +--Ce n’est pas cela, reprit-il. Cela manque de composition, +d’architecture. Vous êtes partie trop tôt. Il y a une progression dans +la pensée. Suivez-moi bien. Margit ne livre pas son secret tout de +suite. Elle parle d’abord avec une réserve feinte; elle attend l’effet +de ses premières confidences; elle s’enhardit; elle ne crie son amour +qu’à la fin... + +Il continua. J’avais trouvé, moi, qu’Edmée jouait très bien. Mais elle +ne se défendait pas, en ce moment. Elle savait l’inutilité d’une +contradiction. Elle disait: + +--Oui, maître, je comprends... Je comprends parfaitement... Voulez-vous +que nous reprenions?... + +Ils reprirent; elle fut moins bonne parce qu’elle souffrait atrocement. +Et, quand elle eut achevé la scène, il n’y eut, pour répondre à sa +question muette et anxieuse, que des phrases déjà entendues et faites +pour tuer l’espoir. «Nous verrons... La diction est ferme; avec de +l’étude, vous feriez une Margit émouvante... Si j’étais seul, je vous +dirais dès ce soir de travailler le rôle. Il faudra que j’en cause avec +mes amis...» Elle ne répondit pas. Je ne sais même pas si elle écoutait +encore. Elle remettait son chapeau; elle nouait fiévreusement sa +voilette; elle jetait sur ses épaules sa pèlerine ornée de guipures et +son boa de plume blanche. + +Pendant ce temps, l’homme de lettres s’approchait de moi, et, à voix +basse, ne voulant pas que l’essai se renouvelât, me disait: + +--Elle n’a pas le tempérament, votre amie. Elle est faite pour se +marier. + +Si bas qu’il eût parlé, elle entendit, car je la vis frissonner. + +--Venez-vous? dit-elle. + +Dans la rue, où l’ombre brumeuse avait remplacé le jour, nous +n’échangeâmes que peu de mots. Edmée fit semblant d’espérer un peu. Je +ne pouvais lui dire que je la plaignais. Et, à cause de cela, je la +quittai bientôt. Mais à peine m’eut-elle dit au revoir que je me mis à +la suivre. Je l’apercevais, de loin, marchant vite, le front levé, +indifférente à tout ce qui vivait autour d’elle. Au tournant d’un pont, +il me parut qu’un homme la frôlait en passant et lui parlait. Elle +tourna la tête un instant, irritée. Elle devait penser à ce mot cruel de +tout à l’heure: «Votre amie est faite pour se marier! pour se marier!» +Elle continua sa route, plus nerveusement. C’était maintenant que je la +trouvais tragique. Quand elle fut rendue devant la porte de sa maison, +sur le trottoir désert, elle resta un long moment avant de sonner, et je +vis ses deux bras s’incliner ensemble dans un geste de lassitude et +d’abandon, comme si elle laissait là un espoir, un rêve, ou peut-être, +au contraire, une déception qu’il ne fallait pas faire entrer avec soi. + + + + +VII + +UN DISPENSAIRE + + +Il n’y a pas de barrière ni de poteau qui indique les quartiers ouvriers +de Paris; mais on les reconnaît tout de suite, à l’air «pareil» qu’ont +les façades et les vêtements. La couleur diminue, et non pas le +mouvement mais la hâte, et aussi l’étincelle de joie, ou de jeunesse, ou +d’orgueil des visages. Dans une de ces rues, où tout se ressemble, +j’ouvris une porte au-dessus de laquelle il y avait écrit, en petites +lettres modestes: «Assistance maternelle». Je me trouvais dans une salle +spacieuse, toute pleine de mères qui tenaient leur enfant sur le bras, +sur les genoux ou entre leurs genoux; car, il y en avait plusieurs +assises, sur des bancs ou des chaises. Je les reconnus toutes, sans les +avoir jamais vues; c’étaient les miennes, celles que je visite en +province, ou qui viennent me voir, et dont je suis la sœur, toujours +moins que je ne voudrais, puisqu’elles continuent de souffrir. Elles +avaient la même usure précoce, la même tenue négligée--l’on sent que la +femme de l’ouvrier est si peu ménagère!--la même habitude, évidemment, +de sortir coiffées en cheveux; elles avaient, pour bercer dans leurs +bras l’enfant et pour l’endormir, le même geste de tout le corps, et la +même penchée du front au-dessus du nid. Cependant elles parlaient mieux +que mes provinciales, et plus vite, et le sourire, quand il n’était pas +instinctif, était nuancé. Elles attendaient. Quelques-unes donnaient le +sein à leur nourrisson; d’autres se promenaient, d’autres causaient, +debout, deux ou trois ensemble. + +--Alors, vous avez trouvé à vous loger? + +--Non. Ils me disent tous la même chose, quand je leur ai répondu que +j’ai cinq enfants. + +--Quoi encore? + +--Ils disent: «Avez-vous un mari?» Je suis bien forcée de répondre non, +puisqu’il est mort. «Avez-vous un homme?»--Pas davantage.--«Eh bien! +vous pouvez aller chercher ailleurs: avec quoi payeriez-vous votre +loyer?» J’ai beau leur répéter que je travaille, ils savent bien que ça +ne suffit pas. + +Le mot, si lourd de sens, ne parut pas étonner la mère à laquelle il +était dit, et qui tourna la tête, en disant: + +--C’est mon tour, je crois. + +Elle détacha, en un tour de main, les épingles qui retenaient les langes +de son enfant, lui laissa sur le corps une chemise à peine large de +trois doigts, et soulevant et portant à bout de bras le petit qui +étirait ses jambes arquées et grêles, elle le posa dans le plateau de la +balance où chaque nourrisson était pesé à son tour. Elles étaient deux à +suivre du regard l’aiguille de la balance, la mère et une jeune fille, +dont la robe de ville était cachée sous une blouse de toile tombant +jusqu’aux pieds, et qui inscrivait les poids sur des feuilles où chaque +semaine elle ajoute une ligne. Les jeunes mères du quartier ont pris +l’habitude de venir tous les huit jours au pèse-bébé. A chaque minute il +en vient une nouvelle. La plupart s’en vont contentes, il y a un bel +orgueil tendre dans le geste qu’elles font pour reprendre l’enfant et +l’emporter. + +--Il a profité! dit-on autour d’elle. Ce n’est pas comme le mien! + +D’autres passent, après l’épreuve de la balance, ou même avant, dans la +salle de consultation. Là, je rencontre l’amie que je venais voir, celle +qui a donné sa vie à la misère des autres, et qui est parmi elles la +science abordable, la bonté et la paix. Elle est jeune aussi, elle porte +la blouse d’infirmière; elle a le don d’organisation, et l’habitude du +monde qui souffre, moins aisée à prendre que celle du monde qui s’amuse, +elle n’est ici une inconnue pour personne, on sait qu’il suffit d’être à +plaindre pour être reçu. + +--Voyez, me dit-elle tout bas, la mère de ce petit est phtisique; c’est +la sœur qui est venue. Il va moins bien, depuis la semaine dernière. + +Derrière une table, un jeune médecin est assis et examine l’enfant, puis +signe une ordonnance. Deux, trois, quatre, six enfants passent dans ses +bras, pendant que je cause avec la directrice du dispensaire. L’un d’eux +tousse, un autre a la fièvre, un autre est déjà maigre et bleu comme +ceux qu’on ne reçoit plus; un autre a le ventre ballonné et l’air sombre +et à moitié bestial, et on apprend, en interrogeant la mère, qu’il a été +nourri en Bretagne, pendant deux ans, et qu’il était robuste alors, et +qu’«il buvait l’alcool comme de l’eau». Une femme, tout à fait vieille, +ou qui paraît telle, apporte un bébé de trois mois, qu’elle allaite. +C’est la grand’mère; elle a eu un enfant en même temps que sa fille en +avait un, et comme elle a perdu le sien, elle nourrit son petit-fils. +Après elle, entre une femme de vingt ans, jolie, blonde, aimable, qui +s’assied adroitement, en faisant une gerbe avec les plis de sa pauvre +robe. Elle a des dents éblouissantes, qui fleurissent son pâle visage. +Elle soulève une mousseline recouvrant un paquet. + +--Je vous apporte Charlot, dit-elle. + +--Je le reconnais, dit le docteur. La diarrhée a disparu? + +--A peu près. Mais il diminue. Je l’ai fait peser par la demoiselle à +côté: depuis deux semaines il diminue. + +--Vous l’allaitez toujours? + +--Oui, monsieur le docteur. + +--Combien de fois? + +La bouche mince, spirituelle, nerveuse, s’allongea un peu plus, un rire +léger en sortit. + +--Il est si vorace! dit-elle. Combien de fois? Mais, tant qu’il veut! + +--Vous voulez le tuer, alors? + +--Oh! monsieur! + +Il lui expliqua l’imprudence grave qu’elle commettait, et je voyais +décroître et s’effacer le sourire jeune et charmant, comme s’efface une +lumière. + +Le défilé des malades continue. Entre les consultations, ou dans les +rares moments où la directrice se trouvait libre, je pus causer avec +elle. Elle m’apprit qu’elle avait fondé, dans le même quartier, un +dispensaire pour les tuberculeux, et une sorte de magasin où les femmes +enceintes et les mères de famille venaient chercher du travail qu’elles +faisaient ensuite à domicile, des vêtements à coudre, ou, _pour celles +qui ne savent pas coudre_, des fils de fer à tordre, pour coiffer les +bouteilles. + +--Mais, ajouta-t-elle, ce sont mes enfants qui sont les préférés et les +gâtés. On vient les voir, on les aime, on m’aide à les faire vivre. +C’est plus aisé que d’empêcher les parents de mourir jeunes. Le +dispensaire a nourri plus de cent petits gars ou petites filles du +quartier, l’année dernière, et en a soigné plus de six cents. La ville +de Paris nous donne aussi. + +--Combien? + +--Trois cents francs par an. + +--Elle y gagne! + +Puis, ramenées invinciblement, l’une et l’autre, vers le sujet vrai, qui +n’est pas tant la manière d’équilibrer un budget que la manière d’aimer +ceux qui ont si peu d’amis, hors les temps d’élections, nous avons parlé +d’eux; des préjugés qu’ils doivent sacrifier lorsqu’ils prennent notre +main; des haines qu’ils abandonnent,--non pas tous ni toujours;--de +leurs étonnements devant celles qui n’attendent rien d’eux; de l’horizon +de misère, qui recule à mesure qu’on essaie de l’atteindre; des heures +cruelles et des minutes inoubliables, où le bonheur des autres passe si +près de nous que nous pouvons y boire. + +--Tenez, me dit-elle, un jour que j’étais ici, avant les consultations, +une de mes amies du faubourg, la femme d’un maçon, vint me voir. Elle +avait sept enfants. Je la savais très courageuse et très fière. Comme +elle ne me disait rien d’elle-même, je compris qu’elle était inquiète, +et, comme le jour du terme approchait et que j’avais de l’argent par +hasard, je lui offris de payer son loyer. Elle ne s’y attendait pas. +Elle se mit à fondre en larmes. «Ah! cria-t-elle, comment faire pour +vous remercier?» L’élan était si vrai que je répondis: «Embrassez-moi!» +Elle se jeta à mon cou, et je me sentis plus joyeuse qu’elle, de cette +joie qu’on a causée, qu’on peut porter avec ses peines, et qui ne meurt +pas du voisinage. + + + + +VIII + +MONSIEUR JOSUAH + + +Puisque je m’occupe des pauvres, j’ai donc connu beaucoup d’artistes, ou +du moins beaucoup de gens qui se disaient tels. C’étaient presque tous +des hommes. Les femmes ne prennent ce titre que lorsqu’elles sont +jeunes, et qu’elles peuvent y ajouter «lyrique» ou «dramatique». Et +c’est à peine un mensonge. Il n’a jamais trompé que ceux qui l’ont bien +voulu. Les hommes persistent plus longtemps à inscrire sur leur carte de +visite: «artiste peintre, sculpteur, photographe, ciseleur, tourneur, +comique...», sur la pauvre carte qui a passé par tant de mains de +concierges ou de cuisinières, a monté tant d’étages, en a tant descendu, +et n’est pas revenue, chaque fois, avec vingt sous. La plupart ne +peignent plus, ne sculptent rien, ne cisèlent que les routes de France +en traînant leurs souliers, et ne jouent la comédie qu’à moitié, pour +vivre, devant des spectateurs qui n’applaudissent point et se défilent +volontiers. On les écouterait mieux s’ils n’étaient pas «artistes». Le +peuple qui peine dur, celui des campagnes ou des métiers, se défie de +ces mendiants qui ressemblent à des rentiers par le vieux chapeau de +soie, la vieille redingote, le vieux reste de prétention, ou l’accent, +ou l’œil qui a vu trop de choses. Ils le savent, mais cette fausse +noblesse les console peut-être. Ils y tiennent. Et puis, dans le nombre +de ceux qui se disent artistes, j’en ai connu deux ou trois qui avaient +dû l’être. + +Josuah Orset fut même un peu de mes amis. Il avait un prénom admirable, +et qu’il prononçait avec sentiment: «Josuah, mademoiselle, pour vous +servir»; il avait un nez de modèle, droit et long, des yeux demi-fermés, +clignotants, luisants d’un reste de feu et d’un reste d’esprit, une +barbe grise en queue d’hirondelle, de longs cheveux autour d’une +tonsure, une vareuse autrefois noire, une habitude de la blague qui lui +faisait croire, à lui-même, qu’il venait de quitter l’atelier; il avait +surtout, signe de la profession, une boîte à couleurs et un appui-main, +qu’il portait en tout lieu. + +Quels étaient le passé de cet homme, son état civil, son âge exact, la +raison ou les raisons qui l’avaient fait déchoir, s’il avait eu un rang? +Personne ne l’a jamais su. + +Un soir, après une pluie d’octobre, qui l’avait trempé jusqu’aux os, il +sonna à la porterie d’un couvent de Trappistes, situé, comme tous les +couvents de cet ordre, en pleine campagne, dans un pays de chênes et de +coteaux. On lui ouvrit. + +--Je voudrais faire une retraite? dit-il. + +--De combien de jours? + +--De trois. + +Comme l’hospitalité des Trappistes a toujours dépassé, en largeur et en +discrétion, même celle de l’Écosse, il se trouva bientôt dans une +chambre nue, mais parfaitement propre, devant un feu clair qui séchait +la vareuse, près d’une table sur laquelle était posé un livre de +méditations, n’ayant eu à fournir aucune référence,--il en avait très +peu,--content d’avoir chaud, content de penser au souper, même maigre, +dont l’heure approchait, flatté surtout d’avoir été accueilli, au seuil +de l’hôtellerie, par le Père abbé en personne, et par le prieur, qui +l’avaient reçu avec beaucoup de respect et de dignité, comme un +personnage, selon la règle. + +Pendant trois jours, il vécut dans ce monde de silence, lisant un peu, +songeant davantage, assistant aux offices, se promenant seul dans un +grand jardin clos, n’ayant de relations qu’avec un vieux trappiste, +carré de tête et de corps, bourru de ton, bêcheur de pommes de terre, +semeur de blé, faucheur de foin, qui lui parla d’éternité. Il s’habitua +au mot, et bientôt à l’homme, qui était simple comme un paysan, et qui +jugeait durement le monde et indulgemment chacun des hommes dont il +parlait. + +Le quatrième jour, au matin, il descendit, avec la boîte de couleurs et +l’appui-main, dans le grand corridor, voûté et vitré, qui s’étendait, au +rez-de-chaussée, sur toute la longueur du jardin. Il envoya chercher le +prieur pour lui faire ses adieux, et lui demanda même, par politesse +d’artiste, s’il ne devait pas quelque chose pour une si bonne +hospitalité. + +Il lui fut répondu que «messieurs les hôtes» n’étaient point obligés de +donner, et que, s’ils croyaient devoir le faire, ils pouvaient donner ce +qu’ils estimaient convenable. + +Josuah Orset trouva que ce n’était pas cher. Et, ayant remercié le +prieur qui s’éloigna aussitôt, après l’avoir salué, il eut une idée. +Peut-être l’avait-il eue déjà, il est vrai, mais, en ce moment, elle lui +sembla plus digne d’attention. Il s’approcha de la pancarte qui pendait +à droite de la porte d’entrée, et se mit à méditer,--il savait +maintenant ce que c’était--le «règlement de l’hôtellerie». + +Ce fut une demi-heure extrêmement recueillie. Personne ne la troubla. +Les grands corridors blancs n’avaient plus même un papillon, battant de +l’aile contre les vitres. + +«Article premier.--Messieurs les hôtes se lèvent à cinq heures, et se +rendent à l’église le plus tôt qu’ils peuvent.» + +--Je me lève plus volontiers de bonne heure depuis que je suis vieux, +songea Josuah. Il y a une harmonie singulière entre la vieillesse et le +matin. L’article ne me gênerait guère. + +«Art. 2.--Ils assistent tous les jours à la messe de communauté, aux +vêpres et au _Salve Regina_. Le coucher aura lieu à huit heures en +hiver, à neuf heures en été.» + +--C’est un régime dont je n’avais pas l’habitude, avant ma retraite, et +qui pourrait être amendé. Je pourrais être, sans doute, en +demi-retraite, comme on est en demi-solde. D’ailleurs, le chant du +_Salve_ m’a donné une forte émotion artistique. Je l’entendrai +volontiers chaque soir. Ces Frères en brun, d’un côté de la nef, ces +Pères en blanc, de l’autre; ces têtes énergiques devinées à travers +l’ombre, ces voix graves que recueille l’air muet du dehors... + +«Art. 3.--MM. les étrangers doivent toujours éviter la rencontre des +religieux et des frères convers, et s’écarter des lieux où ils sont à +travailler. Les religieux, étant astreints à un perpétuel et rigoureux +silence, ne peuvent donner aucune réponse à ceux qui leur adresseraient +la parole.» + +--Article magnifique! Quelle satisfaction de ne plus entendre les hommes +parler, et d’avoir la certitude qu’ils ne vous interrogeront pas! Voilà +un vœu que j’ai souvent formé, et que j’ai cru irréalisable... Des +sympathies qui se taisent; des antipathies qui ne s’expriment pas; des +défiances qui n’ont pas la permission de se traduire par des mots ou +même des gestes... Je n’ai trouvé cela qu’ici. + +«Art. 4.--MM. les étrangers qui amènent avec eux leurs chevaux ne +doivent régler avec le Père hôtelier que leur propre dépense. Pour celle +des chevaux, ils s’entendent avec le Frère chargé des écuries.» + +--Cela ne me regarde plus, dit Josuah. Mais l’ensemble des conditions +m’agrée. + +Il sortit aussitôt, et traversa le jardin sablé de sable de carrière, +car il venait d’apercevoir, en se détournant, la tête chenue du prieur +entre deux cônes de poiriers. + +--Monsieur le prieur, fit-il, j’ai eu une idée que je crois bonne. Je +voudrais demeurer ici. + +--A quel titre? + +--Comme peintre. + +--Nous avons deux frères qui s’entendent assez bien à étendre le minium +et à délayer le badigeon. Cela nous suffit. + +--Mais pardon, je suis peintre d’histoire. + +Le vieux grognard, retraité sous la bure, et qui ne saisissait pas très +bien la nuance, répondit à tout hasard: + +--Nous n’en usons pas. + +--Mais vous avez une église? + +Le prieur ne répondit pas, étant ménager des mots. + +--Votre église est nue comme vos granges. Je propose de décorer le +chœur. Je ferai une grande composition, comme nous disons. Vous me +nourrirez, et je vous donnerai mon travail. Je serai au pair. +Acceptez-vous? + +Le vieil homme considéra ce chemineau, et il songea sans doute que, lui +aussi, il avait fait de rudes étapes, avant de trouver l’abri. + +--C’est à voir, dit-il simplement. + +Josuah eut la permission de rester. Il eut sa chambre, son couvert +d’étain, son coin de buanderie transformé en atelier, pour le travail de +l’esquisse. La campagne environnante lui plaisait infiniment. Les +derniers jours d’automne l’invitaient à la rêverie. Il jouissait +d’assister à cette fin de moisson sans paroles; de voir les charrettes +pleines de sacs de pommes de terre, ou pleines de tiges de maïs, ou de +trèfle sec, rentrer au pas des bœufs. Les bouviers, en froc blanc ou +brun, quand ils le rencontraient, dans les chemins creux, pensaient: +«Monsieur Josuah cherche l’inspiration.» + +Elle devait être bien cachée, à en juger par tant de promenades faites +pour la découvrir. + +Elle finit par venir. Elle était quelconque. Le peintre, sur un immense +papier, traça, au fusain, quelques silhouettes groupées, des ronds qui +représentaient des nuages, une barre qui figurait la terre, cinq rayons +autour d’un noyau, qui devait être une étoile. Le titre de l’œuvre, +était: «Le Cortège des rois mages.» Josuah s’était décidé à traiter, +après quelques autres, ce sujet qui permettait de mettre en scène trois +rois,--il avait toujours désiré en peindre un,--trois écheveaux de +personnages derrière eux, et tout autour une ménagerie complète. Il y +avait bien, de ci, de là, des jambes ou des pattes trop longues, des +bras trop courts, des cous drôlement attachés. Mais n’est-ce pas ainsi, +souvent, dans la nature? + +Les juges de l’esquisse ne firent pas d’objections. Et l’artiste comprit +qu’il avait devant lui tout l’hiver assuré: coucher, manger, chauffage, +sans compter la compagnie de ces moines silencieux, qu’il commençait à +aimer. + +Il fallut tout le printemps pour dessiner les personnages, d’après +nature. Par grande faveur, l’artiste obtint de faire poser devant lui +quelques vieux frères, un notamment, qui était chargé de la basse-cour, +et qu’on voyait, trois fois le jour, s’avancer jusqu’au milieu de la +grande cour des étables, s’arrêter et tourner la manivelle d’une petite +crécelle pendue à sa ceinture, et dont le grincement rassemblait les +poules éparses sur les fumiers. L’été fut employé à peindre sur toile la +grande composition; l’automne à la fixer autour du chœur de l’église et +à la corriger. + +La correction ne finit jamais. Deux ans plus tard, Josuah était encore à +la Trappe, quelquefois au sommet de l’échelle roulante, reprenant un +bout de draperie, ajoutant un ange pour masquer un trou dans le tableau, +allongeant la barbe d’un mage, ou mettant du poil neuf aux jambes grêles +des chameaux; mais plus souvent dehors, dans les champs où ne s’arrêtait +jamais, de l’aube au crépuscule, le travail muet des hommes. + +Il s’était habitué. Il s’était senti aimé. Compris? c’est autre chose. +Comme il n’y a jamais eu de cœur vivant sans une fibre cassée, Josuah, +dans sa joie, avait un regret mêlé. Il avait peut-être des juges: il +n’avait point de public. Les étrangers visitaient rarement la chapelle, +marchands de chevaux ou de bœufs pour la plupart, éleveurs de porcs, +acheteurs de foin ou de blé de semence. On voyait, le matin, quelques +blouses bleues, parmi les robes de bure retroussées jusqu’aux genoux et +tachées par la boue des chemins; elles disparaissaient vite du côté des +étables ou des greniers. Quant à ces vieux Pères, blancs de cheveux, +bronzés de visage, quand ils se prosternaient dans leurs stalles, quand +ils se relevaient, quand ils chantaient, ils étaient admirables à voir, +images saisissantes de la prière, de la pénitence et de la force, mais +voyaient-ils? Voyaient-ils les trois mages, et les trois cortèges, et la +bordure symbolique du panneau, où l’on eût dit que l’arche de Noé avait +versé son contenu, tant les bêtes y abondaient? Josuah inclinait vers la +négative. En tout cas, ils n’exprimaient pas leur avis, et c’était, pour +Josuah, comme s’ils n’en eussent pas eu. + +Deux ou trois fois, croisant l’un d’eux, au seuil de la chapelle, il +avait essayé de le faire parler. Il avait dit, à demi-voix respectueuse, +et désignant de la main la peinture magistrale: + +--C’est enfin achevé... Trois ans d’effort... Depuis trente ans, je n’en +avais pas fait autant, parce qu’il y a des mortes saisons, dans la +carrière d’artiste... Mais je tiens mon œuvre... Je crois que je puis +être content? + +Le vétéran s’était borné à saluer en passant, un peu plus bas que +d’ordinaire. + +La vanité de l’artiste était restée souffrante. Sauf en ce point, depuis +le commencement de son séjour à la Trappe, M. Josuah s’était beaucoup +amendé. Il avait eu l’exemple et il avait eu le temps. Ce chemineau +était devenu une manière de cénobite. Quand il développait ses idées sur +l’art, dans les rares occasions où la loi du silence était levée, +presque toute la communauté l’admirait. D’autres souriaient. Tout le +monde lui était fraternel. On s’inquiétait déjà de le perdre. + +--Monsieur Josuah, notre artiste, me semble bien souffrant, dit un jour +le prieur. + +C’était vrai. L’hôte de la Trappe était le seul à ne pas s’en douter. Il +ne souffrait pas; il finissait. Un après-midi de printemps, que le +soleil plus vif, à travers la paille des ruches, pénétrait jusqu’aux +abeilles et les mettait en rumeur, le peintre vit passer dans la cour le +frère chargé du rucher, un paysan d’hier, jeune, élancé, qui avait l’air +d’un soldat par la hardiesse de l’allure et d’un enfant de chœur par la +naïveté de son visage, tout piqué de taches blondes. Le frère s’en +allait, les mains cachées sous la bure, le museau levé comme les jeunes +chiens qui sentent de loin les bois pleins de gibier; il aspirait le +vent où avaient éclaté les grains semés par lui dans les labours +d’hiver, et il allait vers ce bosquet planté de mûriers et clos d’une +palissade, où les ruches s’éveillaient. + +--Frère Jean? + +L’autre continua sa route, et le dépassa. + +--Frère Jean, par charité, venez avec moi rendre visite aux mages! C’est +l’heure où, par les vitraux, le soleil les enveloppe, comme dans les +plaines de Judée? C’est l’heure où je les ai vus, et où personne ne les +voit! + +Frère Jean hésita, se détourna, et suivit l’artiste, qui marchait +difficilement, malgré la joie, et qui se frottait les mains, d’avoir +trouvé un public, et levait la tête, aussi, vers sa peinture encore +cachée. + +Quand ils furent à l’entrée du chœur, le frère à gauche, l’artiste à +droite: + +--Frère Jean, regardez ces trois têtes: quelle majesté dans Balthasar, +quelle bonhomie dans Gaspard, quelle inquiétude chez Melchior! Et les +trois cortèges, sont-ils assez bien réglés sur l’état d’âme des +monarques? Qu’en dites-vous? + +Il n’eut pas de réponse. + +--Songez que j’ai employé deux ans, deux grandes années à peindre ce +panneau. Je ne les regrette pas. Je puis bien vous assurer que c’est là +le meilleur travail de ma vie, et presque le seul. Mais je l’ai fait +pour des muets volontaires, qui m’ont commandé l’ouvrage, m’ont +accueilli ou plutôt recueilli, ont comblé de prévenances un pauvre +diable qui ne demandait que le pain et le gîte, mais qui ne m’ont pas +jugé. J’en souffre, frère Jean. Dites-moi, vous qui êtes sans détour et +sans parti pris, qui ne savez pas ce que c’est que l’impressionnisme, ni +que le symbolisme, ce que vous éprouvez en regardant mes mages? + +Le fils des laboureurs voisins ne devait pas éprouver grande émotion +d’art. Il ne regardait avec attention que les parties vivement colorées +de la décoration, ou les visages qui lui semblaient de connaissance. Et +ses mains levées, sa tête penchée, son air de déconvenue faisaient +comprendre qu’il regrettait de chagriner M. Josuah, mais qu’il ne +pouvait rien dire, rien du peu qu’il pensait. + +La poursuite de l’éloge est la plus âpre de toutes. + +--Frère Jean, continua l’artiste, ce n’est pas de mon art seulement +qu’il s’agit: c’est du repos de mon esprit. J’ai beaucoup médité, à +votre exemple; j’ai senti, dans votre solitude, monter mon ambition. +Répondez-moi, car je veux savoir si j’aurai le mérite que j’ai cru +acquérir. Comprenez-moi bien. Ce que nous appelons art, nous autres, +c’est quelque chose de nos âmes que nous mêlons à nos œuvres, à force +d’amour. Ces pensées, enchaînées à la matière, restent là frémissantes, +et reconnaissables, et ceux qui les aperçoivent nous admirent en elles. +Mais j’imagine qu’elles s’échapperont du marbre, ou de la toile, ou de +la planche de cuivre, le jour où nous mourrons, et qu’elles crieront à +Dieu... Vous suivez bien, Frère Jean? + +Il entendit un faible oui. + +--Qu’elles crieront à Dieu: Me voici; je suis une pensée de ce pauvre +homme qu’on nomma le peintre Josuah; j’habite la toile qu’il a peinte, +je suis l’auréole, la couleur, la ligne, le geste de ses mages; j’ai +embelli des heures qui eussent été inutiles ou mauvaises, pour lui et +pour d’autres. Pardonnez-lui, à cause de moi, Seigneur, à cause des +semailles qu’il a faites... + +Le jeune frère, regardant vaguement au-dessus des cortèges, dit cette +fois: + +--Comme c’est religieux! + +Parlait-il de la peinture? Josuah le comprit ainsi, et fut joyeux. Et +personne ne le détrompa jamais, car, à peine avait-il prononcé ces trois +mots, arrachés par la pitié, frère Jean sortit en toute hâte. + +Josuah mourut à la Trappe. On voit sa tombe parmi celles des frères +bruns, et son cortège des mages n’a pas été recouvert d’un badigeon. + +Je n’ai guère vu d’aumône plus discrètement faite, ni continuée, même au +delà de la vie. + + + + +IX + +CONVERSATION AVEC MONSIEUR L’ABBÉ + + +J’arrive du sermon. C’est moi qui le faisais. Je n’avais qu’un auditeur, +et c’était monsieur l’abbé. Il a vingt-cinq ans. Il est le fils de ces +Gurmier qui sont assurément la plus belle famille rurale et la meilleure +de ce village que j’habite pendant l’été. Nouvellement ordonné, envoyé +en vacances, pour quelques jours, parmi les siens, il venait me faire +visite, en attendant la décision épiscopale qui devait choisir pour lui +un poste de vicaire dans quelque paroisse de campagne. Je l’ai connu +tout petit. Je l’ai tutoyé quand il portait la veste. Je lui ai dit vous +à sa première soutane. En le revoyant, au moment où il allait entrer +dans la vie, avec une mission si difficile, une connaissance élémentaire +du mal, un zèle si vif pour le bien, je lui ai dit: Monsieur l’abbé, +laissez-moi vous faire un sermon, à charge de revanche? + +Il consentit. + +Monsieur l’abbé, il sera en trois points, dont vous ferez votre profit +plus tard, à l’heure où je n’oserai plus vous donner d’avis. + +Et d’abord, vous constaterez que l’idéal que le monde se fait du prêtre +séculier n’est plus le même qu’autrefois. Pour des causes diverses, il +est modifié; je dirais volontiers qu’il s’est élevé. Ce qu’on demande +aujourd’hui à un curé ou à un vicaire, d’austérité de vie, de retenue, +de zèle et de discipline, ressemble fort à ce qu’on attend d’un +religieux. La bonhomie n’a plus de place parmi nous, la facilité des +mœurs n’a fait qu’accroître la sévérité publique, dès qu’il s’agit de +juger un prêtre. Ah! que nous sommes loin, monsieur l’abbé, de la +liberté que laissaient à vos pareils, dit-on, les âges de foi, j’entends +de l’honnête liberté de mots, d’allure, et d’appétit! L’indifférence est +plus exigeante que la foi! Elle vous suit d’un œil attentif; elle +contemple en vous l’exemplaire d’une religion dont elle ne sait pas la +doctrine; elle est scandalisée de peu, ou prétend l’être, et votre rôle +est en vérité redoutable, à une époque où le jugement de tant de +personnes, sur la doctrine, est rapetissé et comme renfermé dans le +jugement qu’elles portent sur un homme. Pensez-y toujours; +persuadez-vous que, par la plus curieuse des sévérités, ce monde qui ne +croit pas tolère malaisément que vous lui ressembliez, même dans une +foule de choses permises. Vous ne vous enrichirez pas, vous ne fumerez +pas, vous n’irez pas à bicyclette, vous ne chasserez pas, vous ne +dînerez pas trop souvent en ville. Sur ce dernier point, je vous avoue +que je pense un peu comme lui, bien que je n’aie pas l’esprit aussi +rigoureux. Le dîner! Quand vous serez à l’âge, mon cher monsieur l’abbé, +vous ferez mieux de refuser, trois fois sur quatre. J’admets qu’il y ait +des exceptions, à la ville et à la campagne. Mais je parle de +l’habitude. Ceux qui l’ont ne sont pas nombreux. Plusieurs ont cru la +prendre par charité. Elle est fâcheuse. Ce n’est là, d’ailleurs, qu’un +exemple que je vous cite. Presque toujours, une pensée vient à l’un ou à +l’autre des convives, une pensée qui vous honore, en somme, et qui est +celle-ci: «Voici deux, trois, quatre heures que monsieur le curé est +parmi nous. Pendant ce temps, est-ce qu’un pauvre n’a pas frappé à sa +porte et ne l’a pas trouvée fermée? Est-ce qu’un malade ne le réclame +pas? N’avons-nous pas pris, pour nous seuls, un temps qui est, comme +l’argent d’aumône, destiné à toutes les misères? La nôtre n’a-t-elle pas +retenu plus que sa part?» Et pour quel profit? Remarquez que les +conversations sont, la plupart du temps, d’une futilité, pour ne pas +dire d’une platitude extrême, et que le prêtre, qui n’est pas là chez +lui, peut tout au plus réfuter une erreur sur dix qui sont formulées. +Encore est-il sûr qu’il le fasse bien? Eût-il toute la science et tout +l’esprit du monde, il peut être décontenancé par la suffisance d’un +professionnel de la conversation, comme il en existe, gens médiocres et +redoutables, que rien n’intimide, que le sens commun irrite comme un +défi, qui se font une spécialité de tout contredire, et, pressés par un +argument, s’échappent dans l’historiette, qu’ils content à ravir, et par +où ils triomphent. Car l’auditoire n’est pas difficile, et il n’a +souvent pas d’autre critérium, pour juger une thèse, que l’amusement +qu’il y prend. C’est ce qui faisait dire, à un curé, ce mot mystique: +«Il est plus malaisé de faire un bon dîner qu’un bon sermon». Monsieur +l’abbé, vous voyez par là les exigences de nos contemporains. Ils sont +restés jansénistes en ce qui concerne la discipline des clercs. Et je +pourrais résumer ainsi mon premier point: vous avez, par vocation même, +le droit de vivre «séculièrement»; ils vous demandent de vivre +«régulièrement». + +Ce n’est pas tout ce qu’ils vous demandent. Et j’oserai vous l’avouer, +monsieur l’abbé, sur un second point, bien plus que sur le premier, je +me trouve d’accord avec eux. Ils ont raison. Les gens du monde +saisissent à merveille cette contradiction entre la vocation +ecclésiastique et le désir de parvenir. Leur mépris n’est jamais loin, +lorsqu’ils s’aperçoivent que le prêtre confond sa mission avec une +carrière humaine, qu’il poursuit son avancement par les mêmes moyens qui +leur servent à eux, se rabaisse aux mêmes recommandations, aux mêmes +inquiétudes, aux mêmes compromis. Lisez-vous les journaux? Je n’en sais +rien, et je ne souhaite pas que vous en lisiez beaucoup, mais si vous en +lisez, vous devez rencontrer souvent, contre tel ou tel candidat à +l’épiscopat, ou contre tel évêque, des articles où sont révélées de +prétendues manœuvres que ce prêtre aurait acceptées et suivies afin de +gagner la crosse et la mitre. Le ton est injurieux; les gros mots, les +insinuations calomnieuses abondent dans ces premier-Paris ou dans ces +entrefilets, au bas desquels on lit fréquemment la signature d’un +écrivain «conservateur». Je n’excuse que le sentiment: il est +parfaitement légitime. Il rencontre, dans la foule, un de ces échos +profonds qui révèlent que l’idée même du juste et de l’injuste est +intéressée dans la question. Et elle va en effet jusque-là. C’est au nom +de son bon sens, de sa vieille droiture que le peuple condamne le prêtre +soupçonné d’une telle faiblesse, et il faudrait que vous entendissiez le +langage de ceux qui, de près ou de loin, par autorité directe ou par +influence, ont eu une part dans les nominations ecclésiastiques! Ils +sont d’une ironie bien instructive lorsqu’ils parlent des solliciteurs. +Et le roman, le roman que vous ne lisez pas, que vous ne devez pas lire, +comme il est sévère sur ce chapitre! Nous sommes assez riches, +malheureusement, en auteurs qui ont essayé de peindre des prêtres bons +et mauvais, surtout mauvais, et qui n’ont réussi que dans le second cas. +Les bons prêtres, dans ces romans, manquent de surnaturel, c’est-à-dire +de tout ce qui les constitue essentiellement. Ils agissent, parlent, +jasent, en braves gens, un peu usés par l’âge, très indulgents, +capables, dans la vie ordinaire, de mille petites charités, et, à +l’occasion, d’un héroïsme qui ressemble beaucoup à celui des sauveteurs +médaillés: d’arrêter un cheval emporté, de se jeter à l’eau pour sauver +quelqu’un, de soigner avec dévouement un pestiféré. On ne peut leur +refuser sa sympathie, mais on peut se demander en quoi ils diffèrent +d’un bon vieux notaire, célibataire et philanthrope. Les mauvais sont +mieux réussis, et, parmi eux, les plus sûrement, les plus fortement +flétris sont les prêtres qui ont vendu aux hommes leur caractère divin. + +Mon cher monsieur l’abbé, que voilà un bel éloge de votre vocation! +Comme ceux qui ne la comprennent pas y croient malgré eux, puisqu’ils +vous reprochent, comme un crime, ce qui leur semble si naturel chez le +commun des hommes! Je sais bien que je n’ai aucune autorité en de tels +sujets. Mais je puis bien vous ouvrir mon âme de simple croyante, et +vous dire que je n’ai jamais, moi non plus, compris cette ambition d’un +prêtre. Il me semble que celui qui a été appelé d’en haut doit se dire, +chaque matin de sa vie, quelque chose comme ceci: «J’ai renoncé à +moi-même; je suis libre, de la grande liberté qu’apporte avec soi le +renoncement, et j’ai cette dignité suprême d’être pauvre sans convoitise +de la richesse, de ne désirer rien, de n’être l’homme d’aucune +désillusion, d’aucun désespoir humain. Toute mon ambition est +d’apparaître aux yeux des hommes parmi lesquels je vis, comme la preuve +évidente d’un autre idéal que le leur. Dans la paroisse rurale où +j’habite, il y a plusieurs centaines, plusieurs milliers d’âmes +peut-être, qui tiennent à la mienne par le lien de l’exemple, de la +prière, de la charité que je leur dois. N’est-ce pas infiniment plus que +mes seules forces ne me permettraient d’en soulever, et si je me +chargeais, volontairement, par témérité, d’une seule âme de plus, de +quelle grossièreté je ferais preuve, et, au fond, de quelle +incrédulité!» + +Ma troisième observation sera très courte. Ce ne serait pas la dernière, +si je voulais être complète. Mais il faut se borner, surtout dans le +sermon. Je vous dirai donc simplement que, parmi les hommes qui ne +partagent pas votre foi, dans ce monde où vous allez entrer, on pourrait +distinguer deux groupes, tout à fait inégaux. Quelques-uns sont +absolument hostiles à toute idée religieuse; le plus grand nombre +professe une sorte de respect pour les choses religieuses, respect +infiniment variable, qui va de ce que les chimistes appellent, dans +leurs analyses, «des traces», jusqu’au désir de croire. Cette +disposition respectueuse s’unit, le plus souvent, à une ignorance +vraiment extraordinaire de ce qu’est le _Credo_ d’un fidèle. Je fais +allusion ici à une élite intellectuelle et même savante. Et je me +permets de vous supplier, en passant, lorsque vous rencontrerez +quelqu’un de ceux-là, plus tard, soit dans un salon, soit dans une +assemblée, soit dans une discussion écrite, de toujours vous souvenir +que vous avez eu une éducation qu’ils n’ont pas eue, et qu’ils ont eu, +parfois, des difficultés de connaître la vérité et de la suivre, qui +vous ont été épargnées. N’oubliez pas non plus qu’il y a une infinité de +surmenés. Que de choses à dire encore sur ce sujet! N’ouvrez pas d’abord +les livres de controverses. Ouvrez votre cœur d’homme agrandi par la +charité, et montrez-vous fraternel, avant d’être d’accord. + +Il m’a promis, et je suis restée confuse de la présomption dont j’avais +fait preuve. + + + + +X + +MÉDITATION SUR LE VILLAGE + + +Beaucoup de femmes n’ont d’autre idée générale que d’aimer. Cela suffit, +pour faire des vies admirables ou mauvaises, ou bornées et médiocres. +Tout dépend de l’objet. Dans ce village de Beauce que j’ai là, devant +moi, sur la colline distante, toute soyeuse de blé jaune, et que le +soleil va quitter tout à l’heure, dans cet amas de maisons qui ne sont +que de la terre levée en murailles et coiffée de chaume ou de tuiles, je +connais presque toutes les mères, presque toutes les jeunes filles et +les petites qui vont à l’école. Elles sont la meilleure partie de la +population, les gardiennes de l’idéal appauvri. Médisantes, hargneuses +quand elles sont vieilles, souvent légères quand elles sont jeunes, +négligemment instruites dans leur religion, elles semblent abîmées dans +le souci du ménage, et tout près du sol, comme leur chambre et comme +leurs étables. Et pourtant, quand je les regarde de près, je reconnais +la race baptisée, généreuse, et capable de toutes sortes de noblesses +qu’elles ignorent elles-mêmes. C’est qu’elles ont souffert ou commencé +de souffrir pour d’autres. Elles n’ont pas eu plus de travail que les +hommes, qui sont de durs tâcherons, mais elles ont eu plus de cette +peine qui n’est pas pour l’argent, et qui ouvre le cœur. Elles sont +mères, elles sont sœurs, elles sont voisines, elles sont la communauté +permanente, tandis que les laboureurs avec les chevaux s’éparpillent +dans l’étendue. Cette Perrine, une femme de gueux, a recueilli deux +enfants, qu’elle élève avec les siens, et qu’elle dotera du même baiser, +quand ils auront vingt ans; cette grande Marie, fermière occupée tout le +jour, soigne, le soir, depuis huit ans, les plaies d’un berger +alcoolique, crasseux, pouilleux, et «qui ne lui est de rien», comme on +dit ici; cette autre fait le lit et balaye la maison d’une idiote venue +on ne sait d’où, un jour, par les routes, et qui s’est arrêtée au +village pour attendre la fin de la pluie, et qui croit peut-être qu’il +pleut toujours; dix autres supportent, et quelques-unes sans se +plaindre, des maris odieux, ou de vieux parents acariâtres; et cette +Véronique, une enfant élevée sans mère, belle comme les glaneuses des +peintres, comme celles qui vont devant dans leurs tableaux, fait lever +tous les yeux jeunes quand elle traverse la plaine, ou qu’elle appelle +les valets de ferme, à l’heure du souper, mais personne n’oserait +plaisanter avec elle, parce qu’il y a en elle une espèce d’honneur pur, +qui tient en respect même les brutes. D’où vient tout cela, et tout le +reste que nul ne sait? Où ont-elles pris ces parties de vertus +supérieures? A leurs aïeules surtout. Elles sont les héritières de +longues générations de femmes qui avaient une forte conscience +religieuse, les fragments reconnaissables du chef-d’œuvre mutilé, de +cette merveille qu’était presque partout, le paysan français. Ah! qu’il +avait raison, l’ancien qui me disait: «La France vit sur sa graisse.» +Oui, elle en vit heureusement, car on la nourrit mal, du dehors, et on +lui fait boire de mauvais alcool frelaté. + +Les hommes ont moins bien résisté que les femmes à ce régime. Je parle +d’un village de la Beauce, et je n’ignore pas que nous sommes ici +au-dessous de la moyenne, et qu’il y a des provinces nombreuses où l’on +sent moins l’effritement moral. Mais la constatation n’en est que plus +intéressante. Elle permet de deviner l’avenir. Eh bien! je les trouve +presque tous envieux à un degré nouveau, et lâches pareillement. Il a +toujours été difficile de faire dire à un paysan ce qu’il pense de bon, +plus difficile encore de lui faire avouer ce qu’il a gagné, ce qu’il a +perdu, et même son opinion sur le temps du lendemain. Mais la jalousie, +comme elle sort des yeux, des mots, des gestes, des silences, comme je +l’entends, derrière moi, qui me suit quand je traverse la place, et +comme elle est fugace en même temps, car, si je me retourne, ils me +saluent! Ils n’ont point de haine contre moi, ils en ont contre ma +richesse, contre mon chapeau, ma voilette, mes bottines, les mots même +dont je me sers. Et je suis riche puisque je donne. Et je ne fais que +restituer, puisque je suis riche. Quand je leur tends la main, ils +s’imaginent que je veux les corrompre. Quand je leur souris, ils +cherchent l’intérêt. Si j’étais un homme, ils croiraient que je prépare +une candidature. Quelque chose a péri ou va mourir en eux, et c’est ce +que j’appelle l’amour, ce que j’ai rencontré si souvent chez mes amis +plus pauvres de Paris ou des villes de province, cette faculté +d’émotion, cette certitude prompte, qui répond: «L’espace est franchi, +je sais que vous m’aimez». C’est de la fraternité qui s’en va, et c’est +de la haine qui monte, et, avec elle, de la peur. Ils se redoutent les +uns les autres; ils craignent la délation, le journal, le député qu’ils +ont nommé, les répartiteurs, le percepteur, le garde champêtre, tout ce +qui pourrait les desservir auprès de la puissance monstrueuse et +prodigue de promesses, d’où ils attendent, de plus en plus, le pain +quotidien, qu’ils demandent encore à la terre mais avec moins de +confiance et moins de gratitude. Servage nouveau, bien pire que +l’ancien, car c’était jadis une condition des personnes, et je crains +bien que ce ne soit devenu un état des esprits. + +Les hommes de ce village,--et de combien d’autres?--sont des abandonnés. +Ils n’ont eu ni formation suffisante, ni direction. A l’école, des mots, +des formules de morale pâles comme des conseils d’hygiène; à la caserne, +les mêmes formules délayées en conférences, et puis, en dessous, à la +caserne même et dans la ville, des leçons de débauche, de désertion, de +mépris des chefs; à présent, toutes les rumeurs mauvaises du vent qui +souffle: voilà ce qu’ils ont appris. C’est tout. Personne ne les +détrompe, personne ne raffermit leur sens commun ébranlé. Ne sachant que +l’alphabet, les quatre règles de l’arithmétique et ce qu’il faut +d’histoire calomnieuse pour perdre toute fierté du passé de la France, +ils doivent lutter, seuls, contre la plus furieuse invasion de sophismes +qui ait menacé la raison des illettrés, et même celle de quelques +autres. C’est le plus cruel de la pauvreté, cette faiblesse devant +l’erreur. Le curé n’y peut rien. Ils sont prévenus contre lui et +l’évitent sans le connaître. L’instituteur, qu’ils connaissent bien, ne +serait pas mieux écouté, lors même qu’il voudrait parler. Les paysans ne +le considèrent pas comme un ami, ni même, au fond de leur cœur, comme un +égal. Il n’est pas du pays; il n’a pas été choisi par les pères et les +mères du pays; il ne possède aucune parcelle du sol; il n’a point de +mission divine; il n’exerce qu’un métier humain: il passera. Son +influence sera tout au plus politique; il n’est point un notable, ou, +comme on disait jadis, une autorité. Quelque chose de plus fort que les +lois et les règlements s’y oppose. Qui donc aura l’autre influence, la +permanente, la moralisatrice, l’apaisante, l’heureuse? Dans des temps +abolis, elle fut exercée par sept familles, de bourgeoisie ou de +noblesse, qui n’ignoraient pas, la plupart du moins, qu’habiter c’est +servir. Aujourd’hui, ma sœur a encore «son principal établissement» ici, +à trois kilomètres du village, en haut de la colline d’où je vois, tout +le jour, le jeu de la lumière et du vent sur les blés. Elle y passe sept +mois de l’année. Pas une seule autre famille lisante et pensante ne +demeure sur le territoire de la commune. Car je ne puis qualifier de la +sorte les Japermont, les deux fils du grand marchand de bois, dont le +château est caché, tout à l’extrémité de notre territoire, dans un pli +de la forêt. Ils chassent à courre ou à tir, et ils ne font, dans leur +château, que des apparitions. J’ai rencontré le second, hier matin, +celui qu’on dit intelligent. Je venais de quitter la mère Bûchette, la +ramasseuse et peut-être aussi la faiseuse de bois mort. Elle +s’éloignait, son fagot sur le dos, en me disant: + +--Au revoir, mademoiselle; je suis contente de vous avoir bonjourée! + +Un cavalier sauta de la grande taille de la forêt dans la petite, +m’aperçut, galopa vers moi, arrêta son cheval à trois pas, et l’homme et +la bête me regardèrent ensemble, du même air jeune et content de vivre. + +--Vous suivez la chasse, ma belle voisine? + +--A pied, n’est-ce pas? + +--Voulez-vous une auto? J’en ai amené deux. + +--Merci. + +--Alors je vous retiens pour après-demain soir. Vous dînerez. Nous +jouons une comédie. Marcelle sera si heureuse!... Vous ne voulez pas? On +ne peut jamais vous avoir! Vous n’êtes de rien. + +--Je suis de beaucoup de choses, au contraire, mais justement de celles +dont vous n’êtes pas. + +Il sourit, salua, et se remit au galop. + +Un cor de chasse, au loin, sonnait l’hallali courant. Et d’abord je pris +plaisir à l’écouter. Mais cela ne dura pas. La seconde fanfare m’irrita, +comme si elle n’avait été qu’une succession de notes fausses. J’aurais +voulu courir jusqu’au maître d’équipage, et lui dire: + +--Plus bas, je vous en prie, plus bas: il y a des malades! + + + + +XI + +LA QUÉRENTE DE PAIN + + +Il y avait, dans un des coins de France que j’aime, une veuve qui +s’appelait Victorine Loux et qui était réputée, dans tout le pays, à +plus de deux lieues sous les ormes et les noyers, pour sa fermeté autant +que pour sa charité. Elle avait perdu depuis dix-huit mois son mari, et +elle gouvernait seule, sans que ni gens ni bêtes eussent à se plaindre +d’elle, sa famille de cinq enfants, ses domestiques hommes et femmes, +ses troupeaux de bœufs, de vaches, de moutons, et ses chevaux, et toute +sa volaille qui ne cessait de chanter qu’à la nuit. «Rien ne manque de +rien chez la Loux», disaient les voisins, admirateurs ou envieux. Et ils +disaient vrai. + +Or, voici ce qui lui arriva. + +On était à la fin de l’été, à l’époque où il y a encore des bouquets +d’herbe drue à la limite des champs moissonnés. L’aire était pleine de +paille et de foin; l’odeur du blé mûr sortait par les fenêtres des +greniers; les poules couraient dans les chaumes; les valets attendaient, +pour commencer les labours, la première pluie de septembre et l’ordre de +la maîtresse. Celle-ci, dans la cour que fermaient de trois côtés des +bâtiments aux toits longs, voyant rentrer les moutons qui se +bousculaient à la porte de la bergerie, appela d’un signe la femme qui +les menait. C’était à la nuit tombante. Maîtresse Loux s’était adossée, +en face de la bergerie, au mur de l’étable. Elle avait le visage plus +grave que de coutume, son mince visage que serrait, du front jusqu’au +bas des joues, l’étoffe unie d’une coiffe de lin. Elle était de taille +élancée et droite. Elle avait retiré à demi ses pieds de ses sabots, et +appuyait ses talons sur le rebord, ce qui la faisait paraître encore +plus grande. La femme qui venait à elle, courtaude et marchant +pesamment, appartenait à cette catégorie d’êtres à moitié privés de +raison, «innocents», dont le roman, presque toujours obscur, fait frémir +ceux qui le pénètrent ou qui le devinent. Elle avait les traits +ramassés; elle n’était pas belle; elle était jeune encore. En arrivant +près de la fermière, elle leva ses yeux, où l’esprit passait +irrégulièrement en lueurs fugitives. + +--La quérente de pain,--c’était le surnom, et peut-être le seul nom de +cette fille de ferme,--je t’ai appelée pour te parler d’une chose qui me +coûte bien à dire. + +L’autre ne répondit pas. Elle était immobile, le cou tendu, et comme en +arrêt devant les mots qui allaient s’envoler. + +--Voilà longtemps que je t’ai prise chez nous, ma pauvre fille, continua +Victorine Loux... + +--Quinze ans, grommela la gardeuse de moutons. + +--L’âge de ton premier enfant, oui, tu te souviens bien; il avait à +peine un mois quand tu nous l’as apporté. Tu sais que je vous ai bien +traités, toi et lui, et l’autre encore, et que je t’ai défendue. + +--Oui. + +--Si j’étais seule dans ma ferme, je te garderais encore. Mais les +enfants de chez moi ont grandi. Mon aîné a un peu moins d’âge que le +tien, et le voilà qui s’essaye à tenir la charrue, comme fait aussi ton +fils Pierre, et à écouter quand je vends mes bêtes ou mon froment aux +marchands qui passent. Ils ont été élevés ensemble, et trop près à près +pour que mon gars commande le tien. Ils ne s’entendraient bientôt plus: +il faut nous séparer, ma pauvre fille. + +La quérente de pain tressauta, et, dans ses yeux toujours fixés sur la +fermière, une angoisse, un souvenir, un reproche, une supplication parut +et s’évanouit. Les lèvres n’en exprimèrent rien. Elles s’abaissèrent +seulement et dirent: + +--Vous êtes la maîtresse. + +--Je ne t’abandonne point, reprit Victorine Loux; demain, tu mettras ta +meilleure robe et tu iras, avec Pierre, chez mon parent de la métairie +de Langogne; je lui ai demandé de vous donner du travail. Et il le fera, +à cause de moi. Dans quatre jours, vous nous quitterez. + +--Vous êtes la maîtresse, répéta, plus bas, la pauvresse. + +Et les deux femmes se séparèrent. Et, en ce moment, une troisième femme +traversa la cour, et, passant derrière Victorine Loux qui rentrait dans +la grande salle de la ferme: + +--Ce n’est pas trop tôt que vous chassiez de chez vous cette +engeance-là! dit-elle. + +Mais la fermière, contrairement à ses habitudes, ne releva pas cette +mauvaise parole que disait Rose Goufier, la seconde fille de ferme. Elle +avait trop de chagrin. + +Pour la quérente de pain, elle s’était dévouée en effet, et elle avait +souffert plus d’une contradiction. Quinze ans plus tôt, quand elle avait +manifesté sa volonté d’accueillir sous son toit cette coureuse de route +dont on ignorait le nom, l’origine, la vie, et qui se présentait, +mendiante, avec un enfant sur le bras, les voisins, le mari même, +n’avaient pas manqué de s’élever contre une charité si imprudente: «Quel +besoin de secourir des gens sans aveu? D’où venait celle-là? Où était le +père de son enfant? Ah! elle aurait vite fait de quitter la maison où on +la recevait, et on s’apercevrait, un matin, qu’elle avait repris la +grand’route, emportant avec elle plus que les gages qu’elle avait +gagnés!» Victorine Loux avait tenu bon. + +La gardeuse de moutons n’avait ni volé ni cherché à quitter la ferme, +mais six ans plus tard, au scandale de tout le pays, elle avait eu un +second enfant, et Victorine Loux ne l’avait pas chassée. Plusieurs, +parmi les plus considérables de la commune, s’étaient prononcés, à cette +occasion, contre une fermière, une honnête femme, une mère, qui tolérait +le désordre près d’elle et ne pensait pas à l’exemple. «J’y pense bien, +répondait Victorine, mais mon fils aîné est encore tout petit, et, quand +il sera grand, il verra moins la faute de cette pauvresse que la charité +dont elle aura bénéficié.» Et les années étaient venues, apportant +chacune un peu plus d’oubli que la précédente. Les enfants de la +quérente de pain, Pierre et André, Pierre, hardi, batailleur et brun de +cheveux, André, tout rose et blond, et timide comme une fille, avaient +été élevés avec les enfants de la ferme; ils avaient mangé le même pain, +bu le même lait et le même air, reçu les mêmes caresses, entendu les +mêmes voix, suivi la même école et vu les mêmes mottes de terre d’où +germe pour les hommes, en même temps que les moissons, une si puissante +fraternité. Victorine Loux ne faisait presque point de différence entre +ceux qui étaient à elle et ceux qui étaient à l’autre. Il avait fallu +que le sang, peu à peu, parlât au cœur des fils légitimes, des héritiers +du sol et des troupeaux, et y mît l’obscur besoin de commander. Alors +les premières querelles sérieuses s’étaient élevées entre les aînés des +deux races inégales. Et la fermière avait compris que ce qu’elle avait +fait, ses enfants allaient le défaire. + +Personne ne souffrait autant qu’elle de la décision qu’elle avait prise: +ni la vraie mère, assurément, ni les enfants qui n’avaient pleuré qu’une +heure, en apprenant que deux d’entre eux vivraient au loin désormais, et +qui, maintenant, formaient des projets et combinaient des revoirs; ni +les domestiques de la ferme, qui dédaignaient la quérente de pain ou la +jalousaient. + +La nuit acheva de tomber; le souper fut moins gai que de coutume, parce +que les sept enfants observaient les deux mères qui se taisaient; puis, +ce fut le sommeil; puis, le jour reparut. Dans le petit matin, levée +avant toute sa maison, Victorine Loux, par la fenêtre de la boulangerie, +vit la quérente de pain et Pierre qui descendaient le chemin bordé de +noyers jeunes, et qui gagnaient ainsi, à cent pas de la ferme, la +grand’route cachée par les haies. + +Toute la journée, elle fut si triste, que les enfants ne reconnaissaient +plus la maison, où manquait l’humeur vaillante de la mère, et elle +parcourut ses greniers, et ouvrit ses armoires et les coffres où elle +serrait ses provisions. Les voyageurs revinrent tard. Ils étaient las. +Quand ils furent entrés dans la salle, où toute la famille et les +serviteurs de la Loux étaient réunis et causaient un moment avant +d’aller dormir, Pierre, qui seul pouvait s’expliquer clairement, raconta +que le métayer de Langogne l’avait bien reçu, et que, dès le lendemain, +et sans attendre la fin de la semaine, il faudrait partir. + +Alors, du coin de la cheminée où la fermière s’était assise,--car il +commençait à faire bon se tenir près du chaudron,--regardant tout ce +monde groupé autour de l’âtre et qu’une seule flamme dansante éclairait: + +--Quand ils partiront demain, dit-elle, je veux, mes fils, qu’ils +emportent avec eux la petite charrette qui vous sert, au temps des +châtaignes, à courir les châtaigneraies. Vous y mettrez un sac de +froment et un sac d’oignons, et dix mètres de toile, et plusieurs choses +encore que j’ai préparées, car je ne veux pas qu’ils arrivent chez les +autres comme la mère est arrivée chez moi, voilà quinze ans. Je veux +qu’on ne méprise point nos amis. + +--Vous vous moquez, maîtresse Loux, dit une voix, car celle-ci est la +pire ennemie que vous ayez eue! + +C’était Rose qui montrait du doigt la quérente de pain. Tous les gens de +la ferme s’étaient levés. Les enfants criaient. Un homme retenait +Pierre, qui voulait se jeter sur la servante et qui la menaçait du +poing. + +--Toi, Rose, dit maîtresse Loux, je ne te garderai pas à mon service. Tu +as trop mauvais cœur. Car c’est la deuxième fois que tu accuses la +quérente, avec qui j’ai vécu quinze ans, et qui s’en va demain. + +Le lendemain, dans la clarté chaude du milieu du jour, la petite +charrette où l’on transportait les châtaignes ayant été tirée hors du +hangar, et remplie de tant de hardes et de provisions qu’elle n’en +pouvait porter plus, l’ancienne gardeuse de moutons se plaça entre les +brancards et se mit à descendre vers la grand’route. Les enfants +l’entouraient, les uns attelés à des ficelles qu’ils avaient attachées à +la voiture, d’autres poussant aux roues. Seuls, Pierre et André étaient +restés en arrière. + +Ils disaient adieu aux bêtes et aux choses; ils couraient de l’étable où +étaient «leurs bœufs» à la grange où ils avaient tant joué. On entendait +le bruit de leurs souliers ferrés sur les barreaux des échelles et sur +le carreau des greniers. Enfin, ayant tout revu et tout remercié, à la +manière des enfants, d’un sourire bref et d’un serrement de cœur, ils se +jetèrent au cou de Victorine Loux, qui était debout, dans son vêtement +de deuil des dimanches, sur le seuil de la grande salle. + +--Adieu, maman Victorine! On reviendra! On ne vous oubliera pas! + +--Adieu, mon grand! Adieu, mon petit! + +Elle les pressait tour à tour contre sa poitrine, et laissait aller +Pierre pour reprendre André, et André pour reprendre Pierre. + +Les domestiques étaient aux champs ou dans la maison. Le cortège de la +quérente de pain s’éloignait. La fermière embrassa une dernière fois les +enfants. + +--Je ne sais pas lequel j’aime le mieux! disait-elle. Partez, mes +petits, l’heure est venue! + +Ce fut l’aîné qui partit le premier. Il courait vite. En un moment, il +fut à la moitié du chemin qui descendait. Le plus jeune trottinait et se +retournait. Et l’on voyait ses cheveux blonds frisés et ses yeux +brillants de larmes. + +Alors, un rire aigu partit du toit de l’étable. La fille de ferme, +passant la tête par la lucarne du grenier, cria: + +--Vous avez raison de le chérir, maîtresse Loux: c’est le fils de votre +mari! + +Le petit s’en allait à reculons. La veuve, debout dans l’embrasure de la +porte, était devenue toute pâle. Vrais ou faux, les mots l’avaient +atteinte, et pour toujours peut-être. Elle n’y répondit pas; mais, +levant ses deux bras: + +--André! cria-t-elle. + +Le petit s’arrêta. + +--André, c’est toi que j’aimais le mieux! + +L’enfant agita sa casquette, et continua sa route. + +Victorine Loux, qui avait épuisé tout son courage, et même un peu plus, +se détourna vivement, et rentra dans la maison. + + + + +XII + +LES TROIS GARS DE LA HAUSSIÈRE + + +C’était un peu après la récolte, quand les tourterelles s’en vont. La +plupart des fermiers attendent, pour commencer le labour, que les +premières pluies aient amolli la terre, mais les trois fils blonds de la +Haussière, Julien, Antoine et Toussaint, n’avaient point coutume +d’attendre ainsi, et, à peine le froment coupé, mettaient le soc dans +les chaumes. Une si belle ferme, de si beaux gars et de si beaux bœufs: +on pouvait bien n’en faire qu’à sa tête. Un après-midi du mois d’août, +les deux fils aînés qui venaient de tenir la charrue chacun pendant une +heure, le troisième qui venait de herser, se reposaient sous un vieux +châtaignier, qui avait déjà les feuilles jaunes et toutes ses bogues de +châtaignes vertes. Ils s’étaient étendus sur l’herbe de la chintre, et +près d’eux, rangées le long du talus, les bêtes soufflaient, lasses +comme leurs maîtres. + +Julien, qui avait quarante ans passé, cuirassier de l’armée +territoriale, calme de visage et lent de parole, dit: + +--Ça n’est pourtant pas si difficile de faire comme nous: suffit d’être +trois frères qui s’entendent! + +Et, sous ses moustaches, comme il riait, on vit le clair de ses dents. + +--Ce n’est pas tout de s’entendre, dit Antoine, le plus grand des trois +frères et le plus blond: il faut les champs de la Haussière! + +Les laboureurs, le herseur et même les bœufs enjugués, regardèrent en ce +moment la poussière qui s’élevait des chaumes défoncés, la longue pente +nue au soleil et, tout au bout, le toit de tuiles, que coiffait un vieux +poirier tordu. + +Toussaint, qui était plus brun et plus nerveux que ses frères, s’absorba +plus longtemps qu’eux, dans cette songerie qui lui venait toujours quand +il voyait la maison, et il dit à son tour: + +--Vous ferez ce que vous voudrez, toi Julien, toi Antoine, et le père +qui est à la maison, et Mariette qui se mariera probablement avant nous +autres: moi, je ne quitterai jamais la métairie! + +Personne ne s’étonna, car le serment n’était pas nouveau. Une des +juments ayant rué, à cause des mouches, les trois frères se levèrent et +se remirent au travail. + +Ils vivaient à la Haussière, l’aîné depuis quarante ans, le second +depuis trente-cinq, le plus jeune depuis trente-deux ans. Le même cas de +force majeure, le service militaire, les en avait éloignés, l’un après +l’autre, dans des temps déjà lointains. Ç’avait été la seule absence. +Ils n’étaient pas les maîtres, puisque la ferme appartenait au père, +mais ils pouvaient dire «chez nous», car ils hériteraient du sol, et ils +le cultivaient, et ils l’aimaient passionnément. Ce goût de la terre, le +travail qui les réunissait souvent et ne les séparait jamais beaucoup, +le même sang, les mêmes espoirs parfois déçus, parfois comblés, et +l’amitié qui en naissait, la paix aussi d’âmes religieuses et même +pieuses, que l’envie n’entamait pas, formaient, pour chacun des trois +frères, un bonheur qui paraissait suffire à Julien, à Antoine, à +Toussaint. Les filles de ce coin de bocage vendéen, plusieurs du moins, +avaient songé à ces beaux jeunes hommes. Mais tous, ils les regardaient +toutes du même air, répondant avec le même sourire gauche aux bonjours +qu’elles leur disaient, le dimanche, sur la place de l’Église, quand on +se demande, les uns aux autres, des nouvelles des fermes, comme font les +marins des îles, quand ils se rencontrent au large. Ils passaient +indifférents, les trois fils de la Haussière, et le père qui les +suivait, plus lent à cause de l’âge, s’arrêtait plus volontiers qu’eux, +et se montrait moins sauvage. A peine s’ils entraient au cabaret. Un +verre, deux verres, puis ils partaient. Mais quand personne ne les +voyait plus, et qu’ils voyaient leurs champs, c’est alors qu’ils se +mettaient à parler, c’est alors qu’ils avaient des regards de +contentement et presque d’amoureux, pour l’avoine qui levait, pour le +vesceau en fleurs, pour les javelles de blé, ou, dans la saison noire, +pour les planches de choux qui s’égouttaient au vent comme des forêts +mouillées. Leur sœur Marie accourait à leur rencontre: «Salut, les +frères, j’ai du tourteau pour vous!» Et le père survenait, et disait, +moitié sérieux et moitié triste: «Mes gars, vous êtes trop heureux chez +moi; je mourrai sans vous voir établis.» + +Un soir d’hiver, avant le souper, à l’heure où les mottes paraissent +toutes molles et grises comme du ciel tombé, une femme entra dans la +salle de la Haussière, où le métayer songeait, seul sur un banc, et +écoutait le bruit de ses étables. Elle était jeune encore et un peu +forte; elle était vêtue de noir. + +Le métayer lui fit signe qu’il la reconnaissait, malgré l’ombre, et elle +resta debout, émue et baissant les yeux, comme si elle était devant le +tribunal. + +--Mon oncle, dit-elle, vous savez que je suis veuve, et que j’ai deux +enfants de mon défunt, et que nous n’étions pas riches, en nous mariant. + +--C’est vrai, ma fille. + +--Depuis huit mois, j’ai essayé de conduire toute seule la métairie, et +je ne peux pas dire que je n’ai pas réussi. Mais je me fais trop de +tourment pour la plus petite chose; les valets m’obéissent mal; je n’ai +pas la parole assez rude, et je sens bien que je ne peux pas gouverner. + +Le vieux hocha la tête, considéra avec attention cette femme qui venait +assurément demander quelque chose, et répondit: + +--Tant de gens et tant de bêtes à mener, c’est trop pour les trois +quarts des femmes, et pour la moitié de l’autre quart. Que veux-tu de +moi? + +--Que vous m’aidiez. Vous êtes mon parent le plus proche, et vous avez +trois gars. + +Le métayer de la Haussière eut un saisissement qui l’empêcha de répondre +tout de suite. + +Quand il eut rassemblé ses idées, et son courage pour les dire: + +--Tu as raison, fit-il. Je dois t’aider. + +La femme s’en alla. + +Une heure plus tard, après le souper, quand les valets de ferme eurent +quitté la salle, et que Mariette se fut mise à laver la vaisselle dans +la décharge voisine, Julien, Antoine et Toussaint, accoudés sur le haut +bout de la table, éclairés de près par la chandelle qui faisait flamber +leurs yeux verts, commencèrent à causer des choses de la ferme, selon +leur coutume. Mais le père, qui s’était approché du feu, et qui était +revenu s’asseoir à côté de l’aîné, leur fit signe à tous de se taire. Il +raconta la visite qu’il avait reçue, et comment il avait promis son aide +à la veuve de la Faguinière. Il ajouta: + +--Quel est celui de vous, mes gars, qui tiendra ma promesse? Je n’ai +point de préférence pour quitter l’un ou l’autre. Celui qui dira oui, je +le laisserai aller. + +Il regarda Julien, puis Antoine, puis Toussaint. Mais ils avaient tous +les trois tourné la tête, comme ceux qui ne veulent pas être obligés de +parler. Dans la salle, contre l’habitude, il y eut un tel silence qu’on +entendit longuement la plainte du volet que le vent tourmentait. + +Le vieux, qui avait le visage long et tout rasé, laissa paraître, au +coin de ses lèvres, comme une petite joie du silence de ses fils. Mais +la voix ne mollit point, et elle s’enhardit plutôt, quand il reprit: + +--Puisque pas un de vous ne veut s’en aller, c’est donc à moi de +commander. + +Il les regarda encore une fois tous les trois, et il conclut: + +--Toi, mon cadet Antoine, tu iras demain à la Faguinière, et tu y +resteras autant de temps que ma nièce aura besoin de toi. + +Ni celui qui était désigné, ni les deux autres ne répondirent; mais ils +se levèrent tous, et sortirent dans la nuit qui était froide. + +Le lendemain, un peu avant midi, Antoine ayant fait ses adieux à chacun +de ceux qui vivaient sur la métairie, prit ses hardes sous son bras +gauche, son aiguillon dans la main droite, et chercha le père, qui +rôdait dans les granges et dans les étables, et qui se cachait pour +pleurer. Il le rejoignit près du pressoir à cidre. Le vieux se détourna. +Le fils salua et dit: + +--Mon père, je ne peux pourtant pas être seul, à la Faguinière. + +--Je ne peux pas non plus, mon pauvre gars, me priver d’un autre fils. + +--Non, laissez-moi emmener deux des bœufs noirs de chez nous: ça me +tiendra compagnie. Je les achète pour la métairie de là-bas. + +Et ils partirent trois de la Haussière, les deux bœufs, et le grand gars +roux qui les menait. + +Dix-huit mois passèrent. Antoine n’avait pas reparu une seule fois à la +Haussière. «Je sens que c’est plus fort que moi, disait-il; si j’y +revenais, j’y resterais.» Il voyait son père ou ses frères, de temps en +temps, sur la place du bourg, au cabaret, sur les chemins quand on va +livrer le grain au même meunier, et il recevait aussi leur visite, +rarement, à la Faguinière. Il habitait une ferme à mi-coteau, dont les +champs et les prés coulaient vers le levant. Il avait tout remis en +ordre. Il s’était montré bon laboureur, bon faucheur, bon économe, bon +chef, un peu rude comme le père, mais point emporté dans le fond, et +raisonnable dans sa sévérité. Les voisins disaient: «C’est un homme qui +a de l’entendement; mais il ne parle pas assez.» Il parlait peu, n’ayant +guère dans l’esprit qu’une pensée qui n’était point heureuse: le regret +de sa Haussière. Ni l’hiver, ni l’été, ni la beauté des récoltes, ni +l’estime qui grandissait autour de lui, ne diminuaient sa peine. Presque +tous les soirs, quand il avait donné l’ordre de quitter le travail, il +laissait partir le harnais, avec les bouviers, les journaliers, les deux +enfants qui commençaient déjà à piéter dans les mottes, et il restait +seul, en haut des champs. Alors il regardait, du côté du couchant, des +terres plates, qu’on devinait plutôt qu’on ne les voyait, et un toit qui +n’était pas plus gros qu’un pois, et au dessus les nuages qui étaient +toujours rouges, comme le sang d’un cœur jeune. + +A la fin du deuxième été, le vieux maître de la Haussière, un après-midi +qu’il faisait chaud, buvait un coup de cidre dans la salle de sa +métairie. Il venait de dormir dans le foin, et il avait encore des brins +d’herbe au col de sa chemise. La porte de la pièce s’emplit d’ombre tout +à coup. Il se détourna: + +--Bon sang de la vie, dit-il, c’est Antoine! Mariette, apporte un autre +verre! Qu’est-ce qu’il y a, mon gars, puisque tu reviens? + +Quand le jeune homme se fut assis, il répondit: + +--Il y a que je ne peux plus rester. + +--Ma nièce t’a renvoyé? + +--Non. + +--Tu manques de courage, alors? J’aurais pas cru ça d’un de mes gars. + +L’autre ne répondit pas tout de suite. Il fallut bien un quart d’heure +pour qu’il se décidât à dire: + +--C’est pas le courage qui me manque; c’est votre nièce qui est toujours +après moi pour qu’on se marie tous deux. + +--Est-ce qu’elle te déplaît? + +--Pas plus qu’une autre. + +--Eh bien! mon gars, faut te marier: la ferme est bonne, la femme aussi. + +Dix minutes plus tard, les deux frères, Julien et Toussaint, appelés par +le père, entraient dans la grande salle. Quand ils surent l’événement, +ils se mirent à rire silencieusement, chacun de son côté. + +--Qu’as-tu à rire, toi, l’aîné? demanda le vieux. + +Julien se fit prier, puis il avoua, ne riant plus qu’à moitié: + +--Notre père, je ne l’aurais pas fait, bien sûr, tant qu’on avait des +chances de se retrouver tous trois à la Haussière; mais, à présent +qu’Antoine nous quitte pour ne pas revenir, moi aussi, je vais vous +quitter: je veux me marier avec la fille de la métairie du Sableau. + +--C’est une jolie ferme aussi, répondit le bonhomme; mais, dis-moi, +Julien, est-ce que ça t’est venu, comme ça, en entrant dans la salle? + +--Oh! non, notre père, il y a six ans que je lui «cause». Mais, sans +Antoine, il n’y avait rien de fait. + +--Et toi, Toussaint, qu’est-ce que tu penses? + +Le plus jeune était le plus vif. Il répliqua, sans hésiter: + +--Moi, notre père, je redis ce que j’ai toujours dit: qu’après vous +c’est moi qui gouvernerai la Haussière. + + + + +XIII + +LA PERLE + + +Il pleuvait interminablement, depuis le matin, depuis le commencement de +la dernière nuit peut-être, et les rues de Paris avaient leur glacis de +boue couleur de café au lait. J’avais trotté, comme un fiacre, à travers +deux ou trois quartiers de la rive gauche, allant d’un dispensaire à une +crèche, visitant des amies riches que j’intéresse à mes amies pauvres, +lorsque, vers la fin de l’après-midi, je me décidai à rentrer chez moi. +J’étais lasse. Chez moi, c’est quelque part au delà de l’Élysée. Je +sentais le poids de ma jupe, de l’air saturé d’eau et de fumée, le poids +aussi des misères vues et entendues. Les médecins, les chasseurs, les +soldats connaissent la songerie stérile de ces retraites sous la pluie. +En passant devant le magasin de l’orfèvre Miège, l’idée me vint, subite +et qui m’épanouit: «Si j’achetais le bijou?» + +Le projet était déjà vieux de quelques mois, mais j’avais toujours +manqué du temps ou de l’humeur qu’il fallait pour le réaliser. Mes amies +me répétaient: «Vous n’êtes pas une religieuse. Vous êtes une vieille +fille vivant dans le monde, ayant besoin du monde, et transmettant son +aumône aux pauvres qu’il aime par procuration. Passe encore de ne porter +que des robes sombres, de paraître en corsage montant dans les dîners et +les soirées où nous venons décolletées: tout au moins, ma chère, ayez un +bracelet, un collier, un médaillon au bout d’un fil, une broche même, +oui, une broche d’aïeule, si vous voulez, et qu’on puisse voir, quand +vous entrez, que deux minutes avant de quitter votre appartement vous +avez pensé à nous!» La plainte était raisonnable, ou m’a semblé l’être. +J’étais décidée depuis longtemps. J’ai donc ouvert la porte de Miège, et +fait sonner le timbre. + +--Je désirerais voir des colliers, or ciselé seulement. + +--Très bien, madame. + +Deux jeunes femmes se sont levées. Elles étaient assises derrière le +comptoir de droite, et, à la façon dont leurs yeux descendirent entre +les paupières, examinant mon chapeau, ma robe et mes bottines boueuses, +au petit sourire, identique chez elles deux et finissime, qui suivit +l’inspection, je compris que j’étais classée dans la catégorie des +petites clientes négligeables. Elles se baissèrent, avec un air de +nonchalance affecté, et me présentèrent, sérieusement alors et +froidement, comme si le devoir officiel commençait à cet instant précis, +deux bijoux qui me firent l’impression, l’un de s’appeler Durand, +l’autre de s’appeler Martin: je les avais rencontrés cent fois. + +--Cela se porte beaucoup, dit l’une des vendeuses. + +L’autre risqua une variante. Je dis nettement: + +--C’est quelconque. Je venais ici pour trouver mieux. + +Le sourire finissime reparut, mais il ne s’adressait plus à moi. Je +tournai un peu la tête, et j’aperçus, au fond du magasin, dans l’ombre, +un gros visage rasé, qui exprimait le plus parfait scepticisme et +quelque chose de plus. Ces yeux vifs et mordants, ces lèvres fortes que +l’habitude de l’ironie avait abaissées aux angles, et fixées dans un +rictus amer, disaient, à n’en pas douter: «Vous vous imaginez que cette +cliente a du goût! Vous me demandez de quitter le tabouret où je médite +un dessin nouveau? Allons donc! Une poseuse comme d’autres! Elle veut +faire la difficile, et tout à l’heure, elle choisira non pas un collier, +mais une chaîne de montre, mesdemoiselles, une gourmette avec un cadenas +fabriqué à la douzaine, comme pendentif! Vous ne connaissez pas le goût +de la clientèle moyenne. C’est à faire pleurer. Laissez-moi donc!» De +leur côté, les vendeuses insistaient. Leur regard disait, non moins +clairement: «Monsieur Miège, vous ferez bien de venir?» + +Elles eurent gain de cause. Discrètement, légèrement, avec un aplomb qui +dénotait aussi de l’habitude, elles s’évadèrent, à droite, à gauche, +disant: «Nous allons chercher autre chose.» Et ce fut M. Miège, en +personne, qui vint derrière le comptoir. + +Il était juste aussi grand que moi. Et je vis, de tout près, +l’insondable scepticisme de l’artiste. La voix ne corrigeait en rien +l’impertinence de la physionomie. + +--C’est un cadeau, bon marché, que vous voulez faire? Une fête? Un +anniversaire? + +--Non, monsieur, j’achète pour moi. + +--Alors, c’est un bijou de prix? + +--Pas nécessairement: de style, cela suffit. + +M. Miège perdit un peu de son mépris. + +--Cette petite chaîne plate, fit-il, un chemin d’or avec ronds points +d’améthyste, modèle italien, qu’en pensez-vous, madame? + +--Jolie. Trop jeune pour moi. Je vous demande du classique, monsieur +Miège, un bijou qui ne crie pas, surtout qui n’ait pas l’air de +concourir avec les autres, et qu’on aimerait même au cou d’une voisine. + +Brusquement, il ouvrit une armoire, une seconde, une troisième, puis, +avec une tendresse de geste et une habileté de créateur montrant son +œuvre, il me présenta vingt colliers merveilleux, dont il expliquait, +d’un mot exact, le dessin, l’esprit, les parentés d’art, les harmonies +savantes. Il parlait de ses ouvriers ciseleurs, du temps qu’il avait +fallu pour exécuter les pièces, des offres qu’il avait refusées, et il +répétait, comme un refrain: «Puisque vous aimez le beau travail, +regardez-moi le mouvement de cette feuille de lierre, et ces deux +enfants qui tiennent le médaillon, et ces émaux où le rouge et le vert +sont comme des gouffres, on y peut plonger...» + +Le coin de la salle était réjoui par la lumière de nos doigts maniant +les bijoux. J’avais oublié la pluie et la fatigue. L’orfèvre avait l’air +d’oublier que j’étais une acheteuse, et je me demande encore si, en +effet, il ne l’oubliait pas. Je choisis une chaîne assez courte, d’un +dessin large, qui retenait un médaillon Renaissance. Au bas du médaillon +pendait une perle longue. L’orfèvre ayant énoncé un prix qui dépassait +notablement mes prévisions: + +--C’est grand dommage, lui dis-je, c’est deux loyers de pauvres de plus +que je ne veux dépenser. Je vous laisse donc le collier... à moins que +vous n’enleviez la perle... + +--Enlever la perle! interrompit M. Miège, qui reprit le ton du début, +vous voulez me faire mutiler une de mes œuvres! Mais vous n’y pensez +pas, madame! + +--Je n’y pense plus... Au revoir, monsieur. + +Je me détournai, après avoir souri, involontairement, à quelques-unes de +ces merveilles que j’allais quitter. Je dis souvent adieu aux choses. Le +remarqua-t-il? M. Miège me rappela: + +--Prenez le bijou, dit-il, prenez-le avec la perle, que vous ne payerez +pas. Vous le porterez dans les salons de Paris; il fera, tel que je l’ai +rêvé, son entrée dans le monde, avec son air de page et sa plume +blanche; on devinera qui l’a bâti et habillé, on vous dira: «C’est du +père Miège», et vous direz oui; nous n’y perdrons ni l’un ni l’autre... + +--Moi surtout. Mais je quitte Paris en avril. + +--Eh bien! vous reviendrez en avril, et ce que je ne pourrais pas me +décider à faire aujourd’hui, je le ferai: il aura vécu cinq beaux mois. + +J’emportai le bijou, et la convention fut exactement observée. Plusieurs +reconnurent, à la correction du style, à la patine de l’or, au moelleux +de toutes les courbes, un bijou de chez Miège. Je leur racontai +l’histoire. «Il faudra voir, dirent-elles, comment elle finira.» + +Voici comment elle a fini. + +A la fin de l’hiver, je suis retournée chez l’orfèvre. En m’apercevant, +il eut un petit haussement d’épaules, et dit: + +--J’aurais presque autant aimé que vous ne fussiez pas revenue... Une +perle... j’ai des clientes qui l’auraient oubliée... + +Quand il tint, dans sa forte main gauche, le collier dont la beauté +était plus grande à cause de la jeune lumière, il le caressa un moment, +s’amusant de l’éclat furtif et du grillotis des maillons qui coulaient. +Une nuance d’émotion, très discrète, atténua l’expression d’ironie que +le vieil orfèvre ne devait pas perdre souvent. Il prit une pince, et, +serrant légèrement l’anneau qui attachait la perle longue au médaillon: + +--Quel crime vous me faites commettre! dit-il. Mais je sais maintenant +qui vous êtes, j’ai pris mes renseignements, mademoiselle; vous êtes une +artiste dans votre genre, une philanthrope... quelqu’un qui n’est jamais +content de sa journée, parce qu’il reste trop à faire... + +Il soupira, pressa nerveusement sur les deux leviers de la pince, et +l’anneau se rompit, délivrant la perle. M. Miège saisit celle-ci, et, me +la remettant: + +--Je ne reprends jamais ce qui est sorti de chez moi, dit-il d’un ton +bourru, faites-en ce que vous voudrez; vous en aurez le placement, dans +vos œuvres. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +J’avais le «placement», en effet. J’ai vendu la perle pour sept cent +trente francs: le prix de deux loyers de pauvres, comme je l’avais dit à +M. Miège. + + + + +XIV + +L’ALLIANCE + + +Elles s’étaient promis de vivre toujours ainsi, chacune à son étage, +dans la même maison. Elles étaient alliées, tante et nièce, l’une +vieille fille, l’autre nouvellement veuve. La première avait l’âge où +l’on pense surtout aux autres, quand on a le don et qu’on l’a cultivé; +la seconde quittait à peine la période de jeunesse, d’illusion, de +tendresse et de succès où l’on pense surtout à soi. Elles s’aimaient +donc, c’est-à-dire que la plus âgée aimait la plus jeune, et que +celle-ci était contente d’être aimée. Contente, mais non point heureuse: +elle pensait, avec tant de gens qui considèrent la vie comme un gâteau, +qu’elle n’avait pas eu toute sa part de bonheur. Elle en redemandait, +sans le dire tout haut, sans même qu’il y parût dans le regard de ses +yeux bruns, ou dans le pli de ses lèvres qui, depuis dix-huit mois, +avaient perdu leur long sourire, et s’arrêtaient toujours à moitié +course, au cran de sûreté. + +Mademoiselle Valentine Dourd venait de dîner avec madame Ledoël. Elles +avaient passé de la salle à manger dans le petit salon, qui ouvrait sur +des jardins. Elles habitaient une maison neuve de la rive gauche, près +de l’Abbaye-aux-Bois, l’une au second étage, l’autre au quatrième. Elles +dînaient presque chaque soir ensemble, travaillaient à quelque ouvrage +de couture ou de crochet, causant ou se taisant, également sûres, dans +la causerie ou dans le silence, de s’entendre et de s’aider l’une +l’autre. A neuf heures et demie elles prenaient, madame Ledoël une tasse +de thé, mademoiselle Dourd une tasse de tilleul. A dix heures, elles se +séparaient. + +--Tu restes debout? demanda mademoiselle Valentine. + +La jeune femme répondit affirmativement, d’un mouvement de tête lent et +léger, qui fit courir un peu d’or sur ses bandeaux châtains. Appuyée +contre le rideau, tout entière encadrée dans cette ombre étroite et +haute, sur laquelle s’enlevaient son front, son nez busqué, ses lèvres +et ses joues pâles, et la pâle ligne de son cou tendu en avant, madame +Ledoël, mince et fine, vêtue de noir, regardait à travers les vitres la +dernière lueur du jour qui mourait entre des cheminées et des cimes +d’arbres. Ses paupières, comme de coutume, battaient vite sur ses yeux +calmes. + +Sa tante, presque au fond du salon, s’était assise, et commençait à +tricoter un châle, tandis que le gros peloton de laine, jeté près d’elle +sur le tapis, tressautait et roulait à chaque mouvement du crochet de +bois. Mademoiselle Dourd, plus grande que sa nièce, très maigre, avait +d’admirables cheveux gris, un visage couperosé et des yeux clairs, d’une +gaieté hardie comme ceux des enfants, des yeux vivants, vibrants, +guetteurs, qui ne rêvaient jamais et se mouillaient aisément. Elle +attendit, respectant la pensée qu’elle croyait deviner, puis, ayant vu +que la main nerveuse et fine, là-bas, cessait de tourmenter l’étoffe du +rideau et retombait dans l’ombre: + +--Gabrielle, dit-elle, il est temps d’allumer la lampe. + +La jeune femme traversa le salon, prit une lampe, l’alluma, et, la +posant sur un guéridon, près de sa tante, dit, à demi détournée comme si +la lumière l’aveuglait: + +--Excusez-moi: je vais remonter. + +--Souffrante? + +--Non. + +--Pas triste, j’espère? Pas les anciennes idées noires? + +--Pas davantage. + +--Regarde-moi! + +Madame Ledoël se pencha, son visage frôlant l’abat-jour, regarda un +instant mademoiselle Valentine, l’embrassa à deux reprises, plus +affectueusement que d’ordinaire, et sortit. + +«Elle n’est peut-être pas triste, mais elle a quelque chose, songea la +vieille fille. Elle me le dira quand elle le voudra. Je ne +l’interrogerai pas. Pauvre petite! Elle aurait voulu sourire; elle n’a +pas pu. Je devine qu’elle entre dans cette période du chagrin, la plus +longue, où l’on n’ose plus avouer qu’on souffre autant qu’au premier +jour...» + +Mademoiselle Dourd revit en imagination, pour la millième fois, son +neveu, officier de spahis, efflanqué, agile, ardent, la barbe rousse +comme un jeune loup; elle revit la scène des adieux, à Marseille, quand, +après deux ans de mariage, le capitaine Ledoël, surpris lui-même d’une +nomination qu’il avait souhaitée autrefois mais qu’il n’attendait plus, +s’était embarqué, un matin de janvier, pour le Soudan d’où il ne devait +pas revenir... Quelle mort tragique! Quelques mois plus tard, un mot, +dans les journaux, avait appris à des milliers d’indifférents et à une +jeune femme qui s’était évanouie en lisant la nouvelle, que le capitaine +Ledoël, au cours d’une tournée d’inspection, avait été attaqué par les +noirs, dans la brousse, et assassiné. Depuis lors, on avait su très peu +de chose: un nom de tribu, un nom de village non inscrit sur les cartes. +C’était tout. + +La femme de chambre ouvrit la porte du salon, et annonça que quelqu’un +demandait à parler à mademoiselle. + +--A cette heure-ci! + +La domestique tendit une carte, sur laquelle étaient écrites quelques +lignes d’excuse et d’explication. + +--Faites entrer. + +Le châle tomba à terre. Mademoiselle Dourd se souleva un peu, très pâle, +les mains appuyées aux deux bras du fauteuil. Un homme entra, un +officier en civil, correct, petit, très brun, large d’épaules, la figure +ramassée et énergique. + +--Mademoiselle, dit-il, vous savez déjà mon excuse. Je ne fais que +traverser Paris. Je n’ai pas osé me présenter devant madame Ledoël; j’ai +pensé qu’une femme, une parente comme vous, saurait mieux dire les +choses, mieux préparer... Voici... Nous autres, quand nous sommes +victimes d’un guet-apens, en Afrique, nous ne sommes pas vengés. On fait +une enquête. J’ai fait l’enquête sur la mort de Ledoël. J’ai pu +recueillir quelques témoignages; je les ai consignés, tant bien que mal, +dans un rapport que je vous prie de lire, et de remettre, si vous le +jugez possible, à cette jeune femme, qui saura par là, du moins, comme +il a été brave, lui, mon camarade Ledoël, au dernier moment, héroïque +même... + +En parlant, il posait sur le guéridon une enveloppe scellée. Puis, +tenant entre ses doigts une petite boîte enveloppée de papier noir, +qu’il avait prise dans sa poche, en même temps que la lettre: + +--J’apporte un autre souvenir précieux, continua-t-il. C’est l’alliance +de Ledoël. J’ai pu l’acheter à un des noirs, dont c’était sans doute la +part de butin. Vous la trouverez là. Elle est encore tachée de sang. + +--Ah! monsieur, que vous avez bien fait de venir chez moi d’abord!... Si +cette pauvre enfant, sans avoir été prévenue... Elle est toujours si +malheureuse!... Elle vient de me quitter. + +L’officier éprouvait un allègement manifeste. Sa courte figure +s’allongeait et se détendait. Sa jeunesse avait hâte de s’écarter plus +encore de cet objet funèbre, qui reposait maintenant à côté de la +lettre. Il ajouta quelques mots, qui devaient être transmis à madame +Ledoël, de la part d’un ancien chef du capitaine, répondit à deux ou +trois questions, et se retira. + +Le papier noir était déjà développé, les doigts fiévreux de mademoiselle +Valentine enlevaient déjà le couvercle de la petite boîte de bois, et le +mince anneau d’or apparaissait, dans ce diminutif de cercueil, avec la +tache de sang, qui courait autour comme un brin de lierre caduc. Elle +eut envie de baiser cette relique d’un neveu très aimé, d’un enfant +qu’elle avait élevé avec l’aide de Guillaumine, la vieille femme de +chambre. Un scrupule l’arrêta. «Le premier baiser, pensa-t-elle, c’est +la petite qui doit le donner; c’est son droit; c’est son bien.» Elle +contemplait l’objet avec une douleur si vive, que très vite elle ne +distingua plus rien. Elle comprit qu’elle allait pleurer, roula +promptement la boîte dans le papier, hésita un instant, et dit: + +--Elle me reprocherait de ne pas l’avoir avertie dès ce soir. Je monte. + +Mademoiselle Valentine monta les deux étages, portant la boîte noire sur +l’enveloppe blanche, religieusement. Elle avait la clé de l’appartement. +Elle ouvrit la porte. Au bruit, une domestique accourut dans le +vestibule, et, l’arrêtant d’un geste: + +--Non, je vous en prie, mademoiselle, pas ce soir. Madame m’a donné +l’ordre... + +C’était Guillaumine, à la démarche habituellement traînante, au visage +las et enflé, aux cheveux déteints et rares, Guillaumine aux yeux encore +inquiets, comme au temps où elle élevait, dans la joie, le petit Jean +Ledoël. «Je ne veux pas que tu me quittes, avait dit Jean Ledoël en se +mariant. Tu fais partie de ma maison et de ma dot.» Elle était venue. +Elle était restée après la mort du maître qu’elle aimait. Elle accourait +maintenant, effarée, pour faire respecter la consigne. + +--N’entrez pas, mademoiselle, c’est impossible... + +Puis, remarquant le visage altéré de mademoiselle Valentine: + +--Mademoiselle, est-ce qu’il y a un malheur dans la famille? + +A voix basse, dans la demi-clarté du vestibule, mademoiselle Valentine +expliqua ce qu’elle venait faire. Et à mesure qu’elle parlait, +l’agitation, l’embarras, l’angoisse de Guillaumine s’avivaient. + +--Vous ne le ferez pas!... Redescendez!... Pas ce soir, surtout pas ce +soir!... Demain matin... + +--Laisse-moi! dit mademoiselle Valentine, en l’écartant. Il faut que je +la voie. Elle est dans sa chambre? + +Une voix navrée murmura: + +--Au salon. + +Mademoiselle Valentine traversa le vestibule, tourna le bouton de +cuivre: + +--C’est moi, chérie, ne t’effraie pas! + +Un cri lui répondit. Elle se recula. Par l’entrebâillement de la porte, +elle avait vu madame Ledoël, assise sur le canapé; elle avait vu, assis +près de sa nièce, sur le tabouret de piano, un homme jeune, qui s’était +levé lestement. Elle n’eut pas le temps de se remettre. Elle entendit le +rire de la vie heureuse, celui qui ne sonnait plus, depuis dix-huit +mois, dans sa maison. Deux bras tendres l’attirèrent. Elle se sentit +pressée contre la poitrine de la jeune femme, et au milieu des baisers, +des soupirs, des rires étouffés et des larmes, des mots lui arrivaient: +«Oh! pardonnez-moi!... Je suis confuse, mais je suis si heureuse!... Je +voulais tout vous dire demain matin... Ce n’est que la troisième fois +que nous nous voyons ici, je vous l’assure, je vous le jure... Quand +vous le connaîtrez, vous comprendrez... Je ne croyais pas que ce serait +si prompt... Nous sommes presque fiancés, presque... Voulez-vous me +permettre de ne pas le renvoyer encore? Je lui ferais tant de peine!... +Attendez-moi dans ma chambre, là, le temps de dire oui.» + +Madame Ledoël s’écarta, pour laisser à mademoiselle Valentine la liberté +de répondre. + +--Qu’est-ce que vous avez dans la main? demanda-t-elle. Vous m’apportiez +une lettre? + +--Rien, ma chérie, le courrier de ce soir; ce n’est pas pressé. + +La jeune femme crut comprendre qu’elle était pardonnée. Elle rentra dans +le salon. Mademoiselle Valentine retrouva, dans le couloir, la vieille +domestique qui venait aux nouvelles. + +--Tiens, fit-elle, en lui remettant la petite boîte noire, touche-la de +tes mains! C’est moi qui vais la garder; c’est l’alliance, l’ancienne. +Je la rendrai demain... ou plus tard. Tu penses comme moi, n’est-ce +pas?... Nous serons les fidèles, toutes les deux, nous serons celles qui +prient sans lassitude, et qui ne changent pas de regret. + +Et comme elle ne recevait pas de réponse, toute l’âme de Guillaumine +étant penchée sur la relique: + +--Vois-tu, reprit-elle, ma pauvre Guillaumine, les vraies veuves n’ont +pas toutes été mariées. + + + + +XV + +LES ÉTRENNES + + +--Mesdemoiselles Caille, pouvez-vous me rendre un service? C’est pressé: +il s’agit de transformer les manches de mon corsage? + +--Il n’est pas trop de Paris? Pas trop compliqué? + +--Prenez quand même: adroites comme vous l’êtes, vous vous en tirerez +toujours. + +Nous voici parties, elles et moi, dans une conversation qui eût mis les +voisines aux écoutes, si mesdemoiselles Caille avaient de proches +voisines. Mais tout le monde sait qu’elles habitent la dernière maison +du bourg, et que celle-ci, bâtie en profondeur, ayant sa porte ouverte +sur la route, ouvre sa fenêtre de gauche sur un champ, celle de droite +sur un jardinet. Personne ne nous écoutait, non, pas même la vieille +mère dont le battoir, près du puits, sonnait en mesure, bruit sourd et +familier, que l’écho renvoie en dormant. Les deux sœurs,--on continue, +par habitude, de les appeler mesdemoiselles, bien que l’aînée soit +mariée,--mademoiselle Marie qui passe un peu la trentaine, mademoiselle +Joséphine qui la suit de près, étaient assises au milieu de la salle +carrelée et nue qui leur sert d’atelier. L’ouvrage pressait. Elles +n’avaient pas cessé de travailler, mais elles s’interrompaient de +coudre, et se redressaient, tantôt l’une, tantôt l’autre, quelquefois +pour se reposer, quelquefois pour sourire, quelquefois pour me regarder, +par politesse, en me répondant, moi qui étais debout, le long des vitres +de la fenêtre. Je voyais alors leurs yeux jeunes, leurs paupières +plissées par le jour, et l’ample mouvement de leur poitrine qui +s’ouvrait, s’emplissait d’air et frémissait toute. Je ne sais plus de +quoi nous parlions; les mots, souvent, n’ont qu’un sens de caresse, et +disent simplement: «Nous ne sommes qu’un bavardage d’amitié, rien de +plus; on est bien ici.» Elles le comprenaient, mesdemoiselles Caille, si +nettement qu’après dix minutes, l’aînée devint sérieuse tout à coup, +baissa la voix, et soupira: + +--Mademoiselle, je n’osais pas, la dernière fois que vous êtes venue; +mais j’ose à présent: j’ai un gros ennui. + +--Moi aussi, fit la seconde, et c’est le même. + +J’eus un doute, je l’avoue, et ce début de confidence m’en rappela +d’autres, lamentables; mais je me trompais; je le vis presque aussitôt: +elles n’avaient pas baissé les yeux. + +--C’est par rapport aux _Mystères de la grande vie_, dit l’aînée. + +--Moi, par rapport aux _Joyeuses Amours_, dit Joséphine. + +--Soixante-dix-sept livraisons, Mademoiselle! + +--Moi, mademoiselle, soixante-neuf! Et elles sont toujours doubles! + +Elles reprirent ensemble: + +--Croyez-vous! Des pauvres couturières comme nous! Ah! nous en avons +fait, une sottise? + +J’interrogeai; mesdemoiselles Caille m’apprirent qu’elles avaient +souscrit à deux ouvrages illustrés «par les meilleurs maîtres», et que +faisait paraître «la plus grande librairie du monde», à Paris. C’étaient +_les Mystères de la grande vie_, et _les Joyeuses Amours_, deux romans +qu’elles avaient choisis, dans une longue liste des chefs-d’œuvre à +l’usage des pauvres. La grande vie avait plu à l’aînée; les amours, avec +l’épithète de «joyeuses», avaient plu à la seconde, qu’un ouvrier du +pays courtisait en ce moment. Une livraison par semaine, une livraison à +soixante-quinze centimes, la charge n’était pas lourde. On rirait bien +pour ce prix-là, on aurait la lecture, les images, et le rêve qui tient +ensuite compagnie. Pouvait-on résister? + +--Et puis, mademoiselle, ajouta Marie, il y avait une dame, qui était +venue exprès de Paris, pour nous faire signer; elle est restée plus +d’une heure chez nous; elle était si bien habillée, et elle parlait tant +et si vite, que nous ne savions dire que comme elle, ma sœur et moi. +Elle nous a promis des primes. + +--A moi une glace, dit Joséphine. + +--A moi une étagère, dit Marie. Seulement, la prime n’est livrée +qu’après la cinquantième livraison, et encore il faut, pour la recevoir, +envoyer vingt francs de supplément... Ah! mademoiselle, comme j’y +renoncerais, à la prime si je pouvais me désabonner!... Ce n’est pas gai +pour moi d’entrer en ménage avec un franc cinquante de dettes par +semaine. Je ne l’ai pas encore avoué à mon futur. + +--Ni moi à mon mari, mademoiselle. Depuis que je lis _les Mystères de la +grande vie_, quand il me demande des comptes, je suis obligée d’inventer +des blagues. J’aimerais mieux pas. Si vous pouviez nous tirer d’affaire, +ma sœur et moi! + +Nous fîmes des comptes, penchées toutes trois au-dessus de la table, +dans le tiroir de laquelle elles serraient les livraisons «doubles», les +prospectus de la plus grande librairie du monde et les engagements, +hélas! doubles aussi et dûment signés. Chacune avait déjà versé +cinquante-quatre francs. Mais ce n’était pas la moitié de la somme +promise. Pour les _Mystères_ et leur prime, Marie devait 135 fr. 50, et +Joséphine, pour les _Joyeuses Amours_, devait 123 fr. 50. Elles +connaissaient les chiffres; mais quand elles les revirent, écrits de ma +main sur une feuille de papier d’emballage, elles se mirent à pleurer. +Je m’attendris par contagion, et je sortis, mécontente de moi-même, +n’ayant pu trouver le remède, ou la formule d’espoir, l’ordonnance qu’on +me demandait. + +Rentrée chez moi, je m’interrogeai. Que fallait-il faire? Porter plainte +au procureur de la République, dénoncer ce commerce dont toute la +campagne est victime? Mais toutes les précautions étaient prises, les +pièces régulières, les légalités constantes. Fallait-il au moins +réclamer avec indignation, essayer d’intimider, dire à l’entrepreneur ce +que je pensais de ses feuilletons populaires à cent francs l’exemplaire, +de son texte, de ses gravures sur bois, de ses primes? Je n’aurais fait +qu’enrichir sa collection d’autographes. Tout lui avait été dit, et +Marie, et Joséphine avaient déjà dépensé six timbres et six fois exprimé +leurs sentiments, dans un langage d’une clarté qu’aucun ornement ne +diminuait. J’allais céder à ce mouvement, lorsqu’un souvenir me revint à +l’esprit, un mot, la devise d’un avoué de la Seine, qui disait: «La +dernière ressource contre un adversaire, c’est de faire un éloquent +appel à la qualité qui lui manque le plus. La difficulté est dans le +choix.» Quelle vertu invoquerais-je? Un moment je fus perplexe. +J’écartai la justice, à cause des images que le mot peut évoquer; +j’écartai l’honneur, comme un peu vague, et je me décidai pour la +sensibilité. Je m’adressai au bon cœur de la plus grande librairie du +monde, en la personne de son gérant. Je peignis la pauvreté de mes +clientes, leur regret d’avoir signé, leur désir de ne plus recevoir la +publication de grand luxe, leur confiance et la mienne dans l’équité de +la maison. J’ajoutai un timbre pour la réponse, j’écrivis en belle ronde +le nom du château de ma sœur, et je mis la lettre à la poste. + +Les maisons les plus exactes ne répondent pas par retour de courrier, +quand c’est un service qu’on leur demande. La plus grande librairie du +monde me fit attendre trois semaines. + +Un matin, à la fin de décembre, le facteur m’apporta, enfermées dans une +enveloppe de papier bulle, cinq lignes de belle écriture signées d’un +nom illisible. + +Je sautai de joie après les avoir lues, et vite je repris le chemin du +bourg. En montant parmi les guérets, je sentais combien la jeunesse et +la joie sont une même chose. J’allais sans m’essouffler, et je voyais le +bleu à travers les nuages. Le carré de papier que j’avais glissé dans +mon corsage me tenait chaud. Il me semblait que j’étais encore toute +petite, et que je portais dans mes bras les étrennes d’une de mes sœurs: +«Tiens, regarde, voilà ce qu’on m’a donné pour toi!» Les trois saules du +village beauceron luisaient comme des aigrettes. Les femmes que je +rencontrai dans les chemins sourirent l’une après l’autre, comme si +elles devinaient. Une puissance créatrice était en moi, et renouvelait +le monde devant mes yeux. + +Quand j’entrai dans la maison de mesdemoiselles Caille, Marie, chaussée +de sabots et les jupes retroussées, lavait le carreau de l’atelier. + +--Appelez votre sœur, lui dis-je. J’ai une réponse. + +Comme j’avais pris une physionomie grave, Marie crut que la réponse +était mauvaise. Elle fit cinq ou six pas, lentement, levant son balai en +mesure, comme une canne, et, s’arrêtant sur le seuil de la chambre +voisine, elle appela sa sœur, d’un brusque geste de la tête rapprochée +de l’épaule. Joséphine apparut aussitôt, s’appuya sur elle, dans +l’encadrement de la porte, m’aperçut, comprit, et devint toute sérieuse +à son tour. + +J’avais tiré la lettre de l’enveloppe. Je commençai de lire: + +«Mademoiselle, en possession de votre honorée du 5 courant, nous vous +ferons observer que les abonnements ne comportent aucune clause de +résiliation...» + +Les visages s’assombrirent. Je continuai: + +«Néanmoins, prenant en considération les raisons que vous nous exposez, +de notre plein gré, nous consentons à délier de leurs engagements +mesdemoiselles Caille.» + +J’entendis un cri: «Eh! la mère?» Mais je ne sais pas qui l’avait jeté: +mes couturières, d’un même élan, avaient couru à moi, et, comme si +j’étais devenue, du coup, la sœur aînée, m’embrassaient, s’exclamaient, +m’interrogeaient, se disputaient la lettre: «C’est-il possible?... On ne +doit plus rien?... Oh! mademoiselle, que je suis contente!... Moi, à +cause de mon mari!... Et moi à cause de mon futur!...» + +Ce fut une petite minute parfaitement incohérente et fraternelle. + +L’arrivée de la vieille mère y mit fin. La mère Caille, menue, ridée, +essuyant, par habitude de laveuse, ses mains à son tablier, disait, du +bout de la salle: + +--Je savais bien qu’il y aurait du bonheur aujourd’hui. Ça ne pouvait +pas manquer. Te rappelles-tu, Marie, que tu n’as pas pu dormir de toute +la nuit? A quoi pensais-tu? + +--A rien. + +--C’était ça qui venait. Et toi, Joséphine, quand tu es sortie dans le +jardin, ce matin, est-ce vrai qu’il y avait plus de dix oiseaux sur les +fagots: ils te voyaient, ils te suivaient, ils ne te quittaient pas? + +Mais la petite, qui ne voulait pas paraître superstitieuse, et qui a de +l’esprit, répondit en me regardant: + +--C’est encore la plus jolie prime, de ne plus rien devoir du tout! + + + + +XVI + +UN CÉLIBATAIRE + + +Parmi les vieux garçons que j’ai connus, je n’ai guère trouvé ce que +j’ai rencontré chez tant de vieilles filles: la vocation. Le célibat, +pour eux, est moins un état paisible qu’une aventure qui se prolonge ou +une révolte qui s’affirme. Il y a du schisme dans leur cas; il y a en +eux de l’insoumis, non pas aux femmes, grand Dieu! mais à une loi qui +n’admet, chez les hommes, d’exceptions heureuses que les exceptions +saintes. Ils prétendent le contraire, mais leur humeur trahit leur +erreur. + +Quand j’étais toute jeune, et que je voyageais, avec mes parents, tantôt +en Bretagne, tantôt en Vendée, campagnes où les fermes sont des îles +dans la culture immense et des cités gouvernées par un chef, bien des +fois j’ai aperçu, à côté du maître, des hommes de quarante ou cinquante +ans, liant ou déliant des bœufs, tenant la charrue, ou chargés d’aller +vendre au marché une poulinière et son poulain. Ils mettaient au travail +un soin plus minutieux que les valets de ferme n’en apportent +d’habitude. Ils saluaient comme des gens qui sont de la maison, et qui +reçoivent. Je m’informais. C’étaient des fils aînés, ou des frères, qui +ne s’étaient pas mariés, volontairement, pour que la métairie ne tombât +pas en des mains mercenaires, et qu’elle eût son compte de bons +tâcherons, tous proches parents, avec un seul ménage au pouvoir, et une +seule femme pour gouverner la marmite, la volaille, les armoires et la +table. On les disait, en général, un peu sombres, mais de mœurs +honorables, très économes, plus braconniers que les gardes eux-mêmes, et +adroits comme ceux qui n’ont pas de souci, qu’il s’agît de réparer le +timon d’une charrette, de tresser des paniers, de gauler les noix à la +fine pointe de l’arbre, ou de siffler, en marchant à la tête des bœufs. +Ils faisaient partie d’un ensemble, et d’un chef-d’œuvre, en vérité, +plus beau que les plus belles œuvres d’art: la famille paysanne dans les +pays croyants. + +Les hommes du monde qui ne se marient pas ont un rôle moins défini. La +famille paternelle les retient rarement, et ne leur offre guère qu’un +abri «sans obligation ni sanction», diraient les philosophes. On les +accepte, on les tolère, le vrai mot serait: on les souffre. Ils peuvent +se créer des devoirs, ils n’en ont point, et chacun sait que ce sont là +des créations de peu d’importance et de peu de durée. Le rôle d’Antigone +est un rôle de femme. Celui de père nourricier et de protecteur +d’orphelins est rempli, le plus souvent, par des gens déjà chargés de +famille. C’est le mariage qui adopte, ou la virginité. + +M. Lionel, mon voisin dans la Beauce, n’a adopté personne. Je le connais +depuis l’enfance, et il m’a même tutoyée jusqu’à l’âge où j’ai commencé +à porter des jupes longues. Nous sommes restés très bons amis, il ne +manque jamais l’occasion de me l’affirmer. Il a dix ans de plus que moi, +ce qui lui donnerait droit aux cheveux gris. Il a préféré une généreuse +calvitie avec couronne basse et presque noire. Il a de nobles traits +droits, les yeux profonds, la barbe en rectangle long, comme un prince +assyrien, et la taille assez mince encore pour que les très vieilles +dames puissent murmurer, quand il s’assied devant un piano: «Ce jeune +homme joue avec une passion! Ne trouvez-vous pas?» Son existence a fait +envie à bien des gens, à lui-même d’abord, puisqu’il a été maître de la +modeler à sa fantaisie. Pendant quinze ans, pas un chasseur ne s’est +amusé autant que lui: il n’invitait personne, sous prétexte que sa +chasse était trop modeste, mais lui, on l’invitait partout, parce qu’il +était jeune, bon cavalier, bon tireur, d’une gaieté égale avant et après +le dîner, par temps de neige et par petite rosée. Ses compagnons le +tenaient pour artiste, parce qu’il était capable d’illustrer un menu, et +pour savant à cause des allusions qu’il faisait quelquefois à la +littérature classique. Je dois ajouter, pour ne pas être injuste, que M. +Lionel rachetait en partie l’inutilité de sa vie par la facilité de son +humeur. Les paysans l’abordaient volontiers, le chargeaient de leurs +commissions pour Paris, comme s’il avait été leur député, et souvent +même, croyant à la licence en droit, que le châtelain avait conquise +pacifiquement, lui demandaient conseil. Il donnait le conseil avec +aplomb et l’aumône avec modestie. Ce fut la période triomphante. Toutes +les marieuses l’inscrivaient sur leurs listes. «Ah! j’en ai eu des +entrevues, me disait-il, de toutes les sortes, des préparées, des +improvisées, des embarrassées, des allègres, des impétueuses. J’ai +assisté à un défilé de jeunes beautés et de jeunes dots, si long et si +varié, que seul le palmier majeur des messes de mariage peut se vanter +d’en avoir vu autant. Mais il entend des oui, le palmier et, pour moi, +tout finissait par non.» M. Lionel reprenait avec fatuité: «Le non que +j’étais seul à dire.» Il ne se vantait pas, et je crois qu’à cette +époque, entre la vingt-cinquième et la quarantième année, s’il ne fit +pas ce qu’on appelle un grand mariage, c’est qu’une parfaite légèreté +d’esprit l’en sauva. + +L’âge est venu, comme il vient toujours, sournoisement, vieux maître de +jiu-jitsu, frappant à la tempe qui blanchit, à la poitrine qui souffle, +à l’orteil qui enfle. Le beau Lionel a senti qu’il était mûr, et, en +même temps, l’invincible timidité l’a saisi. Lui, qui sautait, à la +chasse, tous les obstacles, il a commencé, quand on ne le voyait pas, à +tourner les barrières et à grimper les talus. Lui qui avait refusé tant +de fois «d’étudier», comme on le lui demandait, un projet de mariage, il +accueillait, «en principe», les propositions, de plus en plus rares, qui +lui étaient faites, et se perdait si bien, au milieu des objections, des +suppléments d’enquêtes et des atermoiements, qu’on finissait par lui +dire non, avant qu’il eût répondu oui. Il avait peur. On racontait, à +son sujet, des histoires sentimentales, absolument fausses, et qu’il +laissait courir, comme une explication flatteuse de ses hésitations. +J’entends encore le dialogue de ces deux jeunes femmes, dans un salon de +la rue de Monceau. M. Lionel venait de chanter, de sa profonde voix, des +mélodies hongroises dont il conserve, avec un soin jaloux, le monopole. + +--Délicieux! Il a dû inspirer de grandes passions? + +--Oui, et il ne s’est pas marié. + +--Un chagrin? + +--Oui. + +--Une femme du monde, j’en suis sûre? + +--Oui. + +--Il est riche? + +--Très. + +A ce moment M. Lionel, très applaudi, se leva et dit négligemment: «Nous +les accompagnons quelquefois à deux pianos, alors c’est une merveille.» +L’une des dames--je le vis au mouvement de ses lèvres--fut sur le point +de demander: «Qui est ce second piano?» Elle se contenta de murmurer, +assez haut pour être entendue, assez bas pour avoir l’air de faire une +confidence: + +--Que c’est beau de se sacrifier ainsi à une passion malheureuse! + +Or, je le connaissais bien, le second piano, c’était moi! Nous avions +essayé, un mois plus tôt, de jouer l’accompagnement, lui sur une +épinette et moi sur un piano, qu’abrite, à la campagne, le grand salon +de ma sœur. + +La seconde période est close depuis quelques années. Il est infiniment +probable, désormais, que mon voisin mourra, comme moi, célibataire. Mais +pourquoi dit-il tant de mal du mariage, n’en ayant pas souffert? Il +chasse moins; il habite plus longtemps Paris; on l’invite autant que +jamais; il est l’homme autour duquel les hommes aiment à se grouper, et +qui raconte à demi-voix, dans un angle, la vie anecdotique de toute +personne présente. Il dit tout, histoire et légende, légende surtout, +sans marquer la différence: il n’est pas de l’École des Chartes. Les +gens qu’il a amusés s’en vont disant: «Ce Lionel est méchant.» Je suis +sûre du contraire. C’est un homme qui a des regrets et qui se venge, sur +les gens mariés, de l’erreur qu’il a librement commise en ne faisant pas +comme eux. + +Sa plus vive manie est de ne pouvoir souffrir qu’on cite devant lui un +ménage heureux. Un veuf heureux? oui assurément; un heureux célibataire? +peut-être; un heureux époux? allons donc! Cela ne doit pas être. «Je ne +l’ai jamais vu», conclut M. Lionel. Il est résolu à ne point le voir. + +Récemment, son chauffeur l’avait conduit à la mairie du village;--M. +Lionel n’est pas conseiller municipal, et se contente de la qualité de +contribuable le plus imposé de la commune;--il attendait «le patron»; il +était assis moelleusement, protégé du vent par le toit de l’automobile, +par la casquette russe d’uniforme, par la peau de chèvre grise dont un +petit soleil mêlé de brume lustrait le poil soyeux, et son visage tout +jeune, tout rose et rond comme un hortensia, cherchait d’une fenêtre à +l’autre, autour de la place, quelque objet qui pût occuper la pensée +d’un chauffeur. Il le trouva. Tout de suite après l’école des garçons, à +l’angle de la place, il y avait une maison basse, une grande fenêtre, un +vase de verre avec un oignon de jacinthe surmonté de cinq baguettes +vertes, et au-dessus de cette promesse de fleur, la tête et les épaules +d’une femme qui lisait. Elle s’interrompait de lire, quelquefois, et +elle regardait, elle aussi, songeant que l’heure était douce, et que +rien n’est plus curieux, dans un bourg où rien ne remue, qu’une +automobile arrêtée. + +Quand M. Lionel sortit de la mairie, vingt minutes plus tard, il aperçut +le chauffeur qui causait avec l’institutrice adjointe. + +--C’est assommant, dit-il, le maire n’aura que ce soir le rapport de +l’agent-voyer: il va falloir revenir! + +Il revint avant le coucher du soleil. Il faisait encore blond, sur la +place de l’Église, à cause du sable, à cause du ciel, à cause des blés +peut-être, qui laissent, dans les pierres des maisons de la Beauce, un +peu de poussière de paille. La liseuse était à la même fenêtre. Elle +était seule. Le matin, elle avait dit à la directrice,--qui ressemble au +portrait de la femme de Rubens, moins le chapeau, bien entendu: + +--Mademoiselle Clémentine, vous êtes beaucoup plus jolie que moi. S’il +vous voit, il ne m’aimera pas. Ne vous montrez pas, quand il reviendra! + +Mademoiselle Clémentine n’est pas seulement une jolie personne: elle a +compris, elle a fait ce que lui demandait l’adjointe. L’une se montrant, +l’autre se cachant, il arriva, comme vous le supposez, que le chauffeur +devint amoureux. + +Quand il annonça son prochain mariage, hier même, à M. Lionel, il +comptait que celui-ci augmenterait les «honoraires» de son chauffeur, +car un chauffeur qui se range augmente nos chances de durée. Point du +tout. M. Lionel s’est mis à rire, de son mauvais rire méprisant. + +--Mon pauvre garçon, a-t-il dit, je n’ai pas l’habitude d’encourager les +sottises: il n’y avait qu’une jolie femme à l’école, et vous épousez +l’autre. + +Il fut de mauvaise humeur tout le lendemain. Lui-même, il vient de me +l’avouer. Que lui importait cependant? Et ce dernier trait m’a prouvé +plus sûrement encore que, jeune, mûr, ou déjà vieux, mon voisin +célibataire n’a jamais eu la vocation. + + + + +XVII + +MADAME CANTEREINE + + +On admire certaines mains, et j’en sais d’admirables. Il y en a aussi +d’émouvantes. Ce ne sont ni les plus blanches, ni les plus fines; elles +ont pris de la peine, elles ont bercé, cousu, ravaudé, tricoté, orné des +formes de chapeaux, réparé des culottes et des casquettes de petits +garçons, elles ont fait ce qu’il fallait faire à chaque moment des +journées longues, et elles en ont gardé des rides et des piqûres. Ce +sont des mains qu’on ne baise pas, mais qui auraient le droit de bénir. + +Madame Cantereine n’était jamais revenue à Paris, depuis le temps où, +toute jeune et paraît-il jolie, elle faisait son voyage de noces avec M. +Cantereine. Que de jours écoulés, que d’épreuves subies ou redoutées! +Elle était veuve quand je l’ai connue; elle habitait tout près de la +cathédrale d’Orléans; elle avait quatre enfants,--un cinquième était +mort en bas âge,--et elle disait: «Sur les quatre qui me restent, je +n’en ai qu’un qui soit tiré d’affaire, mais j’aimerais mieux qu’il fût +encore petit, et à ma charge.» Madame Cantereine appartenait à cette +légion de Françaises qui sont des mères passionnées, toujours inquiètes +des corps, des âmes, des avenirs lointains, des examens prochains, de ce +qu’elles peuvent voir ou prévoir, de la part grandissante de l’inconnu +dans la vie de l’enfant. Elles s’étonnent, elles se troublent de ne plus +savoir tout. Il n’y avait point de haie, autrefois, sur l’héritage, et +en voilà une qui pousse, et qui fleurit peut-être, mais qui divise tout +de même, et qui cache tant de choses, et de plus en plus! + +On vivait quatre, à Orléans, sur le produit d’une petite ferme, payeuse +irrégulière, à quoi s’ajoutait une pension, que madame Cantereine +recevait de l’État, en qualité de veuve d’officier. L’aîné des fils, +Claude, secrétaire chez un agréé, à Paris, avait cessé depuis dix-huit +mois de compter au passif du budget maternel. Sa mère parlait de lui +avec une complaisance où il entrait de la reconnaissance, car «il se +suffisait»; de la fierté, car il réussissait, et un désir déjà vif de le +marier, car il venait d’avoir vingt-quatre ans. Madame Cantereine était +d’avis que les hommes doivent se marier jeunes. «Croiriez-vous, +disait-elle, que c’est lui, à présent, qui m’envoie des étrennes? Il ne +me demande plus jamais rien.» + +Le vingtième mois, il demanda quelque chose. Il écrivit: «Je vais +soutenir ma thèse de doctorat, le 19 juin. On est toujours reçu, je le +serai donc. Maman, il faut que vous soyez là, non pour m’entendre +discuter sur le privilège du vendeur, mais pour vous réjouir avec moi, +quand j’aurai conquis le titre de docteur et le droit de porter +l’épitoge rouge à trois rangs d’hermine fausse. Je vous emmène, le soir, +au théâtre!» + +Madame Cantereine protesta, pour ne pas perdre sa réputation de personne +raisonnable, mais dès le premier moment, au fond de son cœur, elle avait +accepté. Elle irait. Le projet se réalisa. Paris, qui ne s’étonne pas +pour si peu, vit passer une petite dame de plus, tout en noir, marchant +menu, intimidée et rajeunie par le bruit, par la foule, par le perpétuel +«excitement» de la rue, et causant sans s’arrêter (si ce n’est pour +laisser courir les automobiles) avec un grand jeune homme qui faisait un +seul pas tandis qu’elle en faisait deux. Elle avait juré qu’elle +visiterait les principaux monuments, et spécialement les musées, en +souvenir de deux promenades qu’elle avait faites dans les galeries du +Louvre, vingt-six ans plus tôt, au bras du lieutenant Cantereine: elle +visita en réalité le Bon Marché,--une promesse à ses enfants +d’Orléans,--et Notre-Dame-des-Victoires. Le soir, elle se laissa mener +au théâtre. + +Quel théâtre avait choisi Claude? Quelle pièce? Je l’ignore, et peu +importe. Je sais seulement que la salle n’était pas celle de la +Comédie-Française, et que la pièce n’avait rien à voir avec le +répertoire. Dans une loge de côté, où ils étaient seuls, Claude et sa +mère continuaient la conversation de l’après-midi. Madame Cantereine +avait orné d’un piquet de fleurs violettes sa meilleure capote noire, et +tiré de l’écrin la broche composée d’une petite perle avec beaucoup d’or +autour. Elle s’était assise à droite de son fils, dans la lumière, et +elle suivait le jeu des acteurs, elle riait même assez souvent, d’un +rire discret comme toute sa personne et toute sa vie, mais le principe +de sa joie, vous le devinez, c’était la présence de ce jeune homme +blond, un peu pâle encore, comme il convient de l’être après une longue +argumentation, ou plutôt c’était l’image de l’enfant plus jeune, de +celui qu’elle avait guéri, à force de soins et de veilles, jadis, d’au +moins deux maladies mortelles, avec lequel elle avait commencé le latin +et le grec, et qu’elle avait protégé, avec un amour si opiniâtre et si +subtil, contre le danger des camaraderies mauvaises et des lectures +inavouées. Elle était comme toutes les mères, et comme beaucoup de ceux +qui vieillissent: la jeunesse était sans âge devant elle. Elle demandait +à Claude: «Dis-moi, mon petit, tu ne vas pas être trop fatigué, ce soir? +C’est tard, minuit. Demain matin, j’écrirai un mot à ton agréé...» Elle +aurait écrit, si Claude l’avait voulu, comme elle l’avait fait si +souvent autrefois, quand elle disait: «Monsieur le professeur, l’élève +Cantereine ne pourra pas assister, ce matin, à votre classe...» + +Le deuxième acte allait finir; Claude et sa mère étaient appuyés et +penchés sur le devant de la loge, tout près l’un de l’autre. L’actrice +qui jouait le principal rôle,--une très jolie femme que madame +Cantereine trouvait même trop jolie,--déclara qu’elle allait se +déshabiller. Elle se retira, en effet, au fond de la scène, à gauche, où +était un lit à colonnes, dégrafa son corsage, et en deux temps, bras +gauche d’abord, bras droit ensuite, l’enleva. Elle commença aussitôt à +déboutonner son cache-corset. A ce moment, madame Cantereine poussa un +petit cri, et Claude, le nouveau docteur, son Claude de vingt-quatre +ans, sentit une main frémissante qui se posait sur ses yeux, et qui les +fermait. Cela ne dura qu’une seconde, ce ne fut qu’un geste d’amour +maternel. Claude n’essaya pas d’écarter la chère main. Il attendit +qu’elle se retirât d’elle-même, puis, quand il la vit s’écarter, pendant +que la mère s’excusait en riant: «Pardon, mon petit, cela a été plus +fort que moi», il la saisit cette main amie, il l’attira sur ses lèvres, +et, sans se soucier des regards ni des sourires, la baisa, et dit: +«C’est délicieux de vous avoir pour maman!» + + * * * * * + +Je pensais à cette histoire, en visitant, voilà quelques semaines, une +exposition de peinture où figuraient exclusivement des œuvres de femmes. +On m’avait assuré que madame Cantereine exposait. Pourquoi n’aurait-elle +pas, elle aussi, fait un peu d’aquarelle? Veuve, et moins que fortunée, +pourquoi n’aurait-elle pas essayé d’ajouter à ses maigres rentes le +produit de la vente de quelque œuvre d’art? + +Des professeurs, dans sa jeunesse, avaient dû lui apprendre à tenir un +pinceau ou à travailler le cuir. Je fus sur le point de demander à l’un +des surveillants: «Où est le tableau de madame Cantereine?» et +d’ajouter: «Je suis certaine qu’elle a un talent de décoratrice. +Voyez-vous, monsieur, toutes les femmes ayant la vocation essentielle de +la maternité, leur imagination va tout droit à la parure qui est la +préface ou à la maison qui est le rêve dernier; leur esprit s’y +complaît; leur finesse s’y emploie; elles ne songent pas beaucoup à +l’histoire: et comme elles ont raison!» + +Je traversai les galeries du premier étage, et je fus ravie d’avoir tant +d’arguments à la fois pour appuyer ma théorie: de nombreux portraits, +naturellement, quelques paysages, mais que de fleurs, et quel sentiment +de la fleur! Les vraies serres de la Ville de Paris, les voilà! Et je +descendis, cherchant toujours l’œuvre qu’aurait soignée minutieusement, +et qu’aurait signée la main maternelle de madame Cantereine. Je trouvai +bientôt, au rez-de-chaussée, les chefs-d’œuvre de cette exposition. + +Une des exposantes avait peint, sur quatre feuilles de paravent, un +paysage d’un dessin médiocre, mais encadré par des géraniums qui vivent, +et qui respirent; une autre avait combiné les diamants, les pierres +fines, avec des émaux translucides, et fait des bijoux éclatants et +simples, des bijoux qui attirent et qui retiennent, même les yeux des +hommes, comme cette treille dont mon jardinier me disait: «Elle avait de +si beaux raisins, mademoiselle, que tout le monde leur parlait». Je leur +parlai, moi aussi, et, continuant ma visite, j’aperçus, tout près de là, +des mousselines peintes à l’huile, transparentes comme les émaux, et des +vitrines pleines d’objets en cuir repoussé et patiné. + +Assurément, madame Cantereine a choisi cet art intime et toujours +demi-deuil. Reliures, pochettes, boîtes, porte-cartes, ceintures, +buvards, que de patience, et d’adresse, et de tendresse autour d’une +idée, qui finit par se laisser dompter et par entrer dans la peau d’une +bête! Ce tabouret a été acheté par l’État. Ces trois reliures sont +vendues... Tiens! celle-ci ne l’est pas: elle va l’être. J’ai deviné +quelle main l’a dessinée. Sur le fond fauve du cuir, elle a semé deux +bouquets d’alises pourpres, tiges noueuses qui montent parallèlement, se +courbent, et élargissent leur double grappe au-dessus du titre d’or. La +femme qui a créé cette merveille avait une âme profonde. Car, pour +comprendre une fleur, ou des fruits, il n’est pas besoin d’une +sensibilité aussi délicate. Mais, pour faire revivre une poignée de +baies, pour choisir ce modèle-là, il faut un être doué pour le songe et +pour la souffrance. Dans l’arrière-automne, et presque dans l’hiver, +malgré le froid, malgré le vent, les baies résistent, alises, sorbes, +cormes, baies de lierre et d’églantine, mûres à tête rouge. C’est tout +ce qui reste de la splendeur de l’été; c’est un peu de vie et de couleur +qui se défend; c’est une petite veilleuse au bout des branches, et qui +tremble avec elles, mais qui ne s’éteint pas, et qui tout à l’heure +rallumera l’incendie nouveau. + + + + +XVIII + +LE CONSEIL DU VENDREDI SAINT + + +Un matin, voilà six ans, je revenais d’assister à l’office du vendredi +saint, et comme je demeure assez loin de l’église, j’avais vu se +disséminer peu à peu les fidèles dont, pendant deux heures, mes yeux +avaient reflété la nuque ou le profil connu. J’étais donc seule parmi +les passants, indifférente au mouvement de la rue, anonyme sans doute +pour elle, mince dame ou vieille fille qui s’appliquait à relever sa +robe noire. La pluie avait tombé toute la nuit. Il ventait furieusement. +C’est une tradition populaire, dans nos pays, que la semaine sainte ne +va guère sans tempête. Au tournant de ma rue, je devinai que j’allais +être abordée par un homme qui se tenait au milieu de la chaussée. Je le +devinai, bien que j’eusse la tête penchée et le chapeau en proue dans le +vent, parce que cet homme, en m’apercevant, s’était arrêté, et que je +sentais son regard et sa pensée fixés sur moi. En effet, quand j’eus +fait vingt pas en avant, il en fit trois de mon côté, et, saluant: + +--Pardon, mademoiselle... Vous me reconnaissez? + +--Oui, monsieur, il me semble... le capitaine de Harles, n’est-ce pas? + +Je l’avais vu une fois, au moment de son arrivée au régiment; il m’avait +présenté sa femme, une très belle femme blonde, dont les yeux gris, +magnifiques, où vibraient de petites algues rousses, cherchèrent tout +d’abord les miens, et me demandèrent: «Quel éblouissement vous causent +ma jeunesse, ma beauté, ma fortune et ma venue?» puis, sitôt la réponse +donnée, semblèrent distraits. Depuis lors, comme monsieur et madame de +Harles étaient du monde, et que je n’en suis guère, ils n’étaient +revenus ni l’un ni l’autre. + +--Je suis chargé pour vous, mademoiselle, d’une commission pressée, +délicate... Un cas de conscience à résoudre. + +--Mais, monsieur, je ne résous pas les cas de conscience, surtout par un +temps pareil. Je n’ai pas la moindre autorité, pas la... + +Un coup de la bourrasque souleva mon chapeau, déplaça l’épingle de +droite, et tira ma voilette en biais. + +M. de Harles aurait dû s’excuser de nouveau. Il n’y pensa pas. Il +demeurait devant moi, découvert, les cheveux tordus et ramenés sur les +tempes par le vent, et son visage, d’ordinaire plein et calme, était +sillonné de rides qu’un effort de volonté essayait d’effacer, mais que +l’angoisse, une souffrance plus forte que toutes les disciplines et que +tous les mensonges, ramenait aussitôt et creusait encore plus. + +Je pensai que je pouvais difficilement faire entrer M. de Harles dans +l’appartement que j’habite seule. Mademoiselle Zoé, ma femme de chambre, +l’eût-elle permis? c’est douteux. + +--Entrons chez l’antiquaire, dis-je en ouvrant la porte qui se trouvait +là tout proche. Il est de mes amis, passablement sourd, et me laisse +fureter dans sa boutique... Bonjour, père Grünne, c’est moi, qui me +réfugie chez vous, et qui vous amène un de mes amis. Il est connaisseur. + +--Regardez donc ce que vous voudrez, ma chère demoiselle, dit une voix +dans la pièce voisine. J’ai justement des ivoires que j’ai dénichés la +semaine passée, une belle occasion... Dans le coin à droite, oui, c’est +cela, vous y êtes... Excusez-moi, j’ai mes rhumatismes, et je me +chauffe. + +Je m’assis rapidement, au fond du magasin, dans un fauteuil de vieille +tapisserie, et, dans l’étroite allée où je m’étais engagée, M. de +Harles, à deux pas de moi, entre une pile de livres reliés en veau et +une crédence Louis XV, s’arrêta. + +--Qu’y a-t-il? demandai-je. + +Il passa la main sur son front, et la posa sur un des gros livres à +tranche pourpre, comme s’il prêtait serment. + +--Un de mes amis vient d’avoir une affreuse douleur; il me l’a confiée, +et vous m’en voyez si ému que c’est à peine si je puis en parler +moi-même. Sa femme l’a trompé! une femme qu’il a gâtée, pour laquelle il +s’est à moitié ruiné, qui lui faisait mener une existence absurde, à lui +qui n’aimait pas le monde; une femme qui était sa grande fierté, et sa +folie... Il a appris cela tout à coup, sans avoir eu de soupçons... Pas +d’avertissement... La mort est entrée à l’improviste. + +--Est-il sûr? + +--Trop sûr! Elle a avoué. + +--Cela vaut mieux. + +--Vous trouvez? + +Pour la seconde fois, il me regarda fixement, impérieusement,--l’âpreté +de ce regard me brûle encore le cœur;--voulant savoir si je pensais en +effet: «Cela vaut mieux». + +--Et maintenant, ajouta-t-il, mon ami veut savoir que faire. Il y a +plusieurs solutions, vous comprenez, et il y en a de terribles. Il les a +toutes dans l’esprit, toutes ensemble, se heurtant, se combattant, et ne +se détruisant pas. Il est comme fou, et ce qu’il veut, ce qu’il exige de +vous, c’est un conseil. + +--Mais, permettez, monsieur, pourquoi vous adressez-vous à moi? Je suis +jeune, je ne suis pas mariée, je n’ai... + +--Vous avez bien trouvé les ivoires? demanda la voix de l’antiquaire. +Ils sont jolis, hein? + +--Oui, oui, père Grünne. Je les ai sous la main. + +Je me sentais mal à l’aise, dans cette sorte de confessionnal où je +m’étais assise en souriant. + +--Oui, pourquoi moi? répétai-je tout bas. Vous avouerez, monsieur, que +c’est une étrange démarche que celle que vous faites! + +Un frisson rapide contracta le visage de M. de Harles. + +--Elle-même a supplié son mari de s’en rapporter à vous. C’est un +violent et qui aimait. Il a failli la tuer. Vous voyez, je ne vous cache +rien. Elle s’est jetée à genoux; elle a imploré; elle a promis; elle a +aussi, comme elles savent le faire, accusé son mari. + +--De quoi? + +--De la seule chose, en effet, dont il fût coupable: de l’avoir aimée +jusqu’à la faiblesse, de l’avoir suivie au lieu de la guider, de l’avoir +mal gardée, en somme. Et, comme il parlait alors de la quitter et de +partager les enfants, elle a dit: «J’accepterai ce qu’il faudra. Je vous +en supplie seulement, ne me jugez pas sans avoir pris le conseil d’un +être qui sache ce que c’est que la pitié!--Qui? une de vos +amies?--Jamais! Elles me détestent!» Elle cherchait un nom +désespérément. Comment a-t-elle pensé à vous? Je ne sais. Elle vous a +désignée. Et ce que vous direz, elle attend que je le lui rapporte: +décidez donc! + +Il attendait, lui surtout, et je ne crois pas que l’angoisse de l’autre +fût aussi poignante. Sur la table, à côté de moi, pendant qu’il parlait, +j’avais pris un des ivoires de l’antiquaire. C’était un crucifix ancien, +d’un art médiocre, mais la réponse était en lui. Je ne l’élevai pas, je +le tins seulement dans ma main ouverte, et je dis: + +--C’est aujourd’hui le vendredi saint, monsieur: vous n’avez qu’à vous +en souvenir. + +M. de Harles considéra cette petite croix brunie par le temps, la +saisit, voulut parler, balbutia quelques mots sans suite, et me quitta. + +--Ce monsieur qui est venu avec moi, dis-je au brocanteur qui entrait, a +choisi un de vos ivoires, et m’a chargée d’en acquitter le prix. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +Trois mois plus tard, j’apprenais que M. de Harles avait donné sa +démission, et qu’il s’était retiré, avec sa femme et ses deux enfants, +dans une terre aux environs d’Arles. La veille du départ, j’avais reçu +une carte, qui portait la mention traditionnelle «p. p. c.», mais +précédée d’une croix, lourdement tracée par une main d’homme. + +Le conseil, c’est la graine jetée par-dessus la haie: n’allez jamais +voir si elle a poussé. J’ai fait l’expérience. Trois ans et demi +s’étaient écoulés depuis la consultation que j’avais donnée chez +l’antiquaire des bords de la Loire. Je voyageais en Provence. L’imprévu +commande ma vie. Vers la fin de l’après-midi, l’amie qui me recevait me +dit: «Nous allons chez les de Harles, vous m’avez raconté que vous les +aviez connus?--A peine.--Cela suffit pour que je vous emmène. Ils seront +ravis de vous voir, la soirée sera belle, à la campagne.» J’aurais dû +refuser. Je crois que ce fut la sournoise curiosité qui me fit être +faible, et qui prétendit s’appeler, en ce moment, pitié, sympathie, +politesse même, car au premier janvier, régulièrement, le facteur me +remettait une carte de visite: «Monsieur et madame de Harles, domaine de +X...» Nous montons en voiture. Le soleil est fulgurant; les mûriers, +plantés en lignes, taillés en rond, dans les champs plats, ont l’air de +pelotes d’étincelles. Une heure de trot, et nous sommes reçues dans un +grand salon, où toute la fraîcheur du matin a été conservée, savamment. +L’ombre y est épaisse; j’ai été mollement nommée par mon amie; m’a-t-on +même reconnue? Mon amie en doute. M. de Harles, très libre d’esprit, +très rural, n’a cessé de parler Provence, vignes, bouilleurs de cru; sa +femme, belle encore, mais devenue timide dans la solitude, l’a écouté, +sans le contredire, sans l’approuver, sans ennui apparent. Ç’a été toute +la belle visite promise. Nous nous sommes salués, comme des +indifférents. + +--Vous voyez, chère petite, m’a dit en sortant mon amie, ils vous +avaient déjà presque oubliée! + +--Pas encore assez! ai-je répondu. + +Elle ne pouvait comprendre, et n’essaya pas même. + +Hier matin, la poste m’a apporté une grande enveloppe blanche, j’ai +ouvert, j’ai tiré le carton bristol, j’ai lu: + +«Monsieur et madame de Harles ont l’honneur de vous faire part de la +naissance de leur fille Madeleine.» + +Seulement, à mon intention, deux mots avaient été rayés; «l’honneur» +avait été biffé, et à la place, une main de femme, une main légère et +sûrement heureuse, avait écrit: «la joie». + + + + +XIX + +LE DRAME DE KERFEUN + + +Je causais aujourd’hui, avec M. Le Duizel, de l’empoisonnement de la +Bretagne par l’alcool. + +Ah! me dit-il, quelles scènes j’ai vues, il y a huit jours! Vous devez +l’avoir éprouvé comme moi: ce qu’il y a de plus cruel, dans une ruine +humaine, c’est le sentiment de la hauteur d’où tout cela est tombé. On +peut n’y pas penser, quand l’être est totalement dégradé. Mais quand un +de nos clochers à jour s’écroule, les pierres qu’on ramasse dans la +boue, si profonde qu’ait été la chute, ont encore un côté sculpté, ou +bien, dans une fêlure, quelque bout de lichen qu’avait semé le vent du +large. Cela est cruel à voir! + +Vous vous rappelez mon vieux logis, tout bas, qui n’a de noblesse que +ses touffes de lierre, et deux fenêtres à meneaux parmi d’autres sans +art, sa terrasse en avant, plantée en verger, et, en arrière, l’avenue +d’ormes, si large, si longue, qui n’aboutit plus, aujourd’hui, qu’à de +menus chemins errants, dilués dans les blés noirs. Je me promenais, au +commencement de l’avenue, jeudi soir, et je regardais, entre les arbres, +mes champs dévorés de soif, quand je vis accourir à moi, de très loin, +un homme qui levait son bâton, toutes les trois ou quatre enjambées, et +qui criait: + +--Monsieur le maire? + +J’allai à sa rencontre. + +--Monsieur le maire, il faut venir vite à la ferme de Kerfeun: il y a un +malheur! + +--Quoi donc? + +--La mère qui a été tuée! Elle est dans la grange; je l’ai vue, la +pauvre; on ne l’a pas touchée, comme de juste, et l’homme m’a dit: va le +prévenir, il faut qu’il vienne. + +Je partis aussitôt, avec le messager, marchand de bœufs et de porcs bien +connu dans le pays, et nous remontâmes l’avenue pour prendre, à +l’extrémité, un sentier qui descendait le long des ajoncs. La ferme de +Kerfeun est distante d’environ deux kilomètres de chez moi, et située +précisément à la limite de mes terres. Pendant le trajet, le marchand de +bœufs, essoufflé par la course et prudent d’ailleurs comme tous les +paysans qui savent un mauvais secret, ne parla presque pas, et, dès que +nous arrivâmes en vue de la hêtrée de Kerfeun, prétextant une affaire +qui l’appelait à la prochaine gare, il me laissa. J’avais appris +seulement que la vieille femme avait été frappée au retour de la foire, +dans la cour même de la ferme, et qu’elle était allée tomber sur un tas +de trèfle sec, à l’entrée de la grange. Qui l’avait tuée? + +C’était à moi et à la justice de découvrir le meurtrier. + +Je traversai la hêtrée au sol bossué, où les fermiers de Kerfeun, depuis +des temps très anciens, abritent leurs meules de paille et leurs barges +d’épines, puis la cour éclairée par la lune et déserte. J’avais en face +de moi les bâtiments, qui forment un angle droit, habitation à gauche et +étables à droite. Au bout des étables, sous le même chaume verdi par la +pluie, je reconnus la grange, dont la porte était grande ouverte. Mais +la ferme semblait abandonnée. Pas d’autre bruit que le meuglement sourd +d’un animal tourmenté par les mouches; pas une lumière aux fenêtres. +J’appelai. Quelques secondes s’écoulèrent. + +On m’attendait. Une flamme courut sur les vitres de la salle commune, à +l’endroit où la maison se soude avec les étables, et le fermier Jobic +sortit, portant une lanterne qui n’était pas utile. Il marchait droit. +Il était en pleine lumière. Je voyais son visage long et rasé levé vers +moi, sa bouche mince et serrée, son nez tombant, ses yeux couleur de +graine de foin, et qui avaient peur des miens, ses cheveux roux taillés +court, et coiffés d’un feutre large, posé en auréole. Jobic avait encore +sur les épaules la blouse de coton bleue, très courte, que les Bretons +mettent souvent par-dessus leur veste, quand ils voyagent. + +--Mène-moi là où elle est! + +Il porta la main gauche à son front, et cacha ses yeux, tandis que la +poitrine se soulevait, comme s’il allait sangloter. Mais, quand il +rabaissa la main, il n’avait pas pleuré; la figure grimaçait seulement. + +--Tu étais à la foire, toi aussi, Jobic, et tu as bu? + +--Presque pas, monsieur le maire, je vous le jure! + +--Alors, tu vas tout me raconter. Précède-moi. + +Il se dirigea vers la grange, lentement, et, comme elle était ouverte, +il alla droit au tas de trèfle, et, se baissant, il écarta une loque, +couverture trouée ou manteau de roulier, je ne sais pas bien, qui +cachait le cadavre de sa mère. Le corps de la vieille femme était ployé +en avant, les bras étendus et les mains ouvertes, le visage enfoui +presque entièrement dans l’herbe sèche. Sur le sommet de la tête, les +cheveux étaient mêlés et collés par le sang. + +Jobic regardait ce spectacle de mort sans attendrissement, et sans +horreur. Il semblait que chez lui tout sentiment naturel fût aboli, et +tout souvenir, et toute intelligence de ce qu’avait été, pour lui, cette +pauvre créature qui gisait là, entre nous. Une seule préoccupation +obsédait son esprit: le souci que rien ne fût changé dans l’attitude de +la morte avant l’arrivée du juge. Comme j’avais écarté un des bras, pour +mieux voir le visage, il prit à son tour, sans émotion, cette main qui +l’avait bercé, et la remit à l’endroit où elle était auparavant. + +Cependant, il respira quand il fut dehors, dans la lumière de la lune, +dans le vent, loin du tas de trèfle. Je le pressai de questions. Il +raconta, il laissa deviner qu’au retour de la foire, où il était allé +avec sa mère et sa sœur,--la servante ayant gardé la maison,--une +dispute s’était élevée entre les femmes dans la cour. Quand je demandai: +«Qui a frappé?», il étendit les bras dans la direction de la chambre, +tout au bout de la maison. + +--La servante? + +Il fit un signe de dénégation. + +--Alors, c’est ta sœur qui est la meurtrière? Elle est là? Conduis-moi +encore! + +Il ne bougea pas. J’allai seul jusqu’à la maison, j’ouvris la porte de +la chambre qu’éclairait seulement un peu de lumière venue du dehors, et, +ayant levé la lanterne que j’avais arrachée aux mains de Jobic, je vis +deux femmes, l’une, la servante, qui se sauva, épouvantée, dans le coin +le plus reculé de la chambre, et s’y blottit, et l’autre, ivre morte, +couchée sur le lit, les cheveux dénoués, les joues pâles, la bouche +tordue par la congestion alcoolique. C’était la sœur du fermier, celle +qui avait frappé et tué la mère, et qui n’avait pas eu conscience du +crime, presque certainement, fille tardive d’un père dégénéré, chétive, +dont j’avais remarqué bien souvent, dans les chemins ou les champs +autour de Kerfeun, la physionomie bestiale, embrumée et sournoise. + +Je revins trouver Jobic. + +--Vous êtes le gardien responsable de votre sœur, lui dis-je. Si elle +s’éveille, empêchez-la de fuir. Je vais avertir le procureur de la +République. + +Il resta muet, et je crus qu’il allait pleurer. Au moment où je quittais +la cour de la ferme, je le vis apporter une brassée de paille au pied du +petit perron qui conduisait à la chambre d’Anna, et s’étendre pour +passer la nuit. + +Le lendemain fut un jour tout plein pour moi d’obligations pénibles. Je +n’avais qu’un rôle passif, ou à peu près, mais je dus assister à tous +les actes de la première procédure d’information: examen du cadavre et +du lieu du crime: interrogatoires d’Anna qui ne se souvenait de rien, de +Jobic qui ne voulait pas se souvenir, de la servante qui eut une crise +de nerfs; reconstitution de la scène; rédaction des procès-verbaux. La +ferme appartenait à la justice. Le procureur, le juge d’instruction, le +greffier, le médecin légiste, allaient et venaient dans les chambres, +les greniers, les étables. Les gendarmes donnaient à manger aux chevaux +de Jobic et à leurs propres chevaux logés dans la même écurie. Des +estafettes partaient pour les fermes voisines, et ramenaient avec elles +des hommes ou des femmes, qui défilaient un à un, mornes, et traînant la +jambe comme des prisonniers, et qui, sitôt libres, n’ayant rien dit de +compromettant, sautaient par-dessus les talus et disparaissaient dans la +campagne. D’autres passants encore augmentaient l’animation et le +désarroi de Kerfeun, des curieux d’abord qui rôdaient autour des +bâtiments, tâchant d’apercevoir «l’assassine», ou le frère, ou le juge, +puis des porteurs de nouvelles, convoqués selon l’usage par le maître de +la maison, et qui devaient aller, à travers les landes et les moissons, +annoncer la mort aux parents et aux amis, et les convoquer à +l’enterrement. Selon l’usage aussi, Jobic les faisait boire et manger +dans la grande salle. + +En vérité, je crois qu’aucun des principaux acteurs ou témoins du drame +n’avait encore recouvré toute sa raison. Pendant que les hommes dînaient +dans la grande salle, le médecin légiste faisait l’autopsie dans le +caveau contigu qu’éclairaient une fenêtre basse et deux meurtrières. +J’étais là. On avait placé le pauvre corps sur des planches qui +reposaient elles-mêmes sur les barriques alignées. Je n’avais pas le +courage de regarder de ce côté. A un moment, la porte s’ouvrit, et un +homme, qui portait une cruche, se baissa pour passer sous la poutre, +disant: + +--Faudrait tout de même du cidre! + +C’était Jobic. D’un coup de poing, quelqu’un repoussa la porte et dut +renverser l’homme, car nous entendîmes le bruit d’une chute, et, pendant +plusieurs minutes, les dîneurs parlèrent bas. + +La nuit vint. Les magistrats quittèrent la ferme. La voiture qu’on avait +demandée à la ville voisine, pour emmener Anna, étant arrivée très tard, +il fut décidé que la prisonnière serait gardée par les gendarmes, et ne +partirait que le lendemain. + +Le matin se leva clair et frais. L’aspect de Kerfeun avait changé. Tout +était ordonné, décent, recueilli. Longtemps avant l’heure fixée pour +l’enterrement, une foule silencieuse, Bretons et Bretonnes en habit de +deuil, était assise en demi-cercle dans la hêtrée et sur les pentes +d’herbe qui descendaient vers la cour. A l’intérieur de la salle, la +morte était encore étendue sur le grand lit à quenouilles, un crucifix +sur la poitrine et le visage à découvert. Au pied du lit, Jobic +pleurait, tandis que des parents proches, agenouillés au fond de la +pièce, récitaient le chapelet. Quand il entendit sonner huit heures, il +se redressa, et alla ouvrir la porte qui faisait communiquer la grande +salle avec la chambre d’Anna. + +Quelques secondes passèrent. Anna parut entre les deux gendarmes chargés +de l’emmener. Elle baissait la tête et la tournait à droite, et elle +aurait voulu traverser vite, vite et sortir. Mais son frère l’arrêta. + +--Anna, dit-il, tu ne t’en iras pas de la maison avant d’avoir embrassé +la mère, pour lui demander pardon. + +Elle eut un soubresaut, et l’émotion fut si forte que le visage fut +transformé et renouvelé. Nous vîmes une autre Anna, celle que le poison +avait détruite, ressusciter, et une fille déjà flétrie, mais aux yeux +droits, aux lèvres fines, au regard noyé de tendresse, de respect et de +regret, se pencher vers le front de la morte et le baiser. + +--A présent, récite un _Ave Maria!_ reprit Jobic. + +Elle dit très bas, très vite, la prière. On entendit seulement: +«Maintenant et à l’heure de notre mort...» + +--Ainsi soit-il! dit le frère. + +Et elle fut entraînée dehors, tandis que plusieurs, par pitié ou pour la +voir, se levaient et l’accompagnaient avec des gémissements. + + + + +XX + +LE FAUCHEUR D’HERBE + + +Le soleil brillait encore pour les habitants de la plaine. Il ne +brillait plus, depuis longtemps déjà, pour ceux de la montagne, entre +Albertville et Moûtiers. Bien au-dessus des villages blottis au bord de +l’Isère, au-dessus des prés en pente et des roches fauves, enchassés +comme des morceaux de verrière dans le plomb des forêts de sapins, une +lumière ardente vibrait encore dans le ciel, illuminait une crête, un +sommet rond, une plaque de neige: mais il fallait lever la tête pour la +voir. Elle était comme les bandes d’oiseaux qui passent trop loin, et +dont les cris ni le vol ne réjouissent plus. + +Cinq heures venaient de sonner à l’horloge de la cuisine, et à cette +heure-là on pouvait dire que la grande solitude commençait pour la +cabane du garde forestier Biélé, qui habitait sur la rive droite de +l’Isère. Les brouillards cachaient la vallée, la trouée étroite et +toujours menacée par les montagnes, où se précipitaient, serrés l’un +contre l’autre, tordus, tressés ensemble comme les cordes d’un câble, le +torrent toujours blanc d’écume, la route bordée d’un parapet, et la voie +du chemin de fer. C’était l’unique paysage, l’unique vue sur le monde. +Car, à gauche de la maison, et à petite distance, le ravin se +rétrécissait et tournait brusquement; la route et l’Isère +disparaissaient derrière un éperon de rochers noirs, le chemin de fer +entrait sous un tunnel, et tout semblait finir à cette barrière. Quand +le train du soir passait, ses lanternes surgissaient de l’ombre, et son +bruit éclatait comme un coup de canon. + +Cinq heures. Pour prendre l’air, pour échapper à la fumée qui +envahissait la cuisine,--cette brume ensevelissante pesait sur la +cheminée,--Thelma Biélé ouvrit la porte. Elle fit trois pas dehors, sur +la terrasse qui surplombait la route, et où achevaient de mûrir leurs +graines quelques pieds de capucines, d’œillets rouges, de giroflées, et +deux énormes soleils jaunes qui n’avaient plus qu’une couronne +incomplète de pétales et qui ressemblaient à des feux d’artifice qui +s’éteignent. Rien ne passait, ni gens, ni bêtes. La route était déserte +au ras de la terrasse, l’Isère grondait au delà, et, derrière la maison, +les sapins se levaient sur la pente abrupte. + +Thelma rentra, repoussa du pied des tisons que la flamme avait, en les +tordant, jetés hors du foyer, baissa de quelques crans la crémaillère où +pendait la marmite, puis, se redressant, elle se mira dans la glace qui +était justement posée au-dessus de la cheminée. Elle regardait son +visage avec émotion. Elle pensait: «Je ne dois plus être la même, à +présent». Et elle cherchait les traces visibles de la transformation +qu’elle sentait au fond de son cœur. Elle voyait une femme de +trente-cinq ans, fraîche et rousselée, au nez court, aux yeux enfoncés, +aux tempes blondes serrées dans la coiffe tarine. Elle n’était pas une +beauté, Thelma Biélé, mais elle était jolie «pour le pays», grande, +mince et marchant bien. Elle avait surtout un charme dans ses yeux +d’ombre, au bord desquels, pour un compliment, pour un salut qu’on lui +faisait, pour une pensée, une lueur courait et tremblait tout le long de +la paupière, larme ou sourire, on ne savait lequel. Les hommes qui la +voyaient seulement passer ne l’oubliaient pas tout de suite. Ç’avait été +son malheur d’être admirée. Mariée très jeune à un homme borné, maladif +et buveur, elle était montée de la plaine voilà trois ans, avec son mari +que l’administration forestière changeait de canton pour la troisième +fois. Elle était étrangère au pays, plus fine, plus rose, plus fiérotte +que les autres femmes. Bientôt on avait dit partout: «Vous savez, la +Thelma, c’est elle qui empêche son mari d’être mis à pied. On la voit +tout le temps avec le brigadier forestier, un homme qui en a eu des +histoires, ma chère, mais qui est habile, dépensier, et si dur de +commandement, qu’il n’a jamais souffert personne à côté de lui, si ce +n’est Biélé.» + +Les femmes ne mentaient pas. Toute comédie, toute tragédie du grand +monde a sa réplique dans le petit. Les mêmes passions, les mêmes moyens, +les mêmes causes. Et cependant, si un romancier s’était avisé d’étudier +le «cas» de Thelma Biélé, il aurait dû rechercher quels éléments de +moralité, quelle éducation de la conscience, quelles forces voisines, +cette pauvre fille, sœur de tant d’autres, avait trouvés autour d’elle. +A présent, elle avait rompu avec son péché; elle était toute changée, du +moins elle voulait l’être, et elle se sentait dans ce trouble qui ne +laisse à l’âme qu’une seule puissance, celle de ne pas cesser de +vouloir. Elle souffrait; elle se craignait elle-même; elle avait peur de +celui qu’elle avait quitté. Tout cela était nouveau, surprenant, presque +incroyable pour elle-même. Un acte si peu réfléchi! Une curiosité qui +l’avait poussée dans l’église de la paroisse, quelques semaines plus +tôt, pendant un sermon de mission, et puis des souvenirs, une horreur de +soi-même, un appel au secours, des larmes. Voilà pourquoi la solitude +lui était si cruelle. + +Mais, pour une autre raison encore, Thelma Biélé souffrait ce soir. Elle +n’avait plus de pain pour le lendemain. L’homme rentrerait très tard +dans la nuit; on l’avait envoyé en tournée tout à l’extrémité du canton +forestier, et il trouverait la soupe chaude, comme d’habitude, sur la +cendre. Mais au réveil, quand il demanderait: «Du pain, la femme! Il n’y +a plus de pain dans la huche!» faudrait-il avouer que deux fois, depuis +huit jours, elle avait dû supplier la boulangère de lui faire crédit, et +que les derniers mots de la marchande avaient été une insulte: «N’y +revenez pas, la belle; à présent qu’on ne sait plus qui paiera pour +vous, les comptes sont finis: pas d’argent, pas de pain». + +Tout le pays connaissait déjà l’affront qu’on avait fait à la pauvresse. +C’est pourquoi elle avait attendu la nuit. Elle irait encore au village; +elle engagerait, s’il le fallait, les petites choses en doublé qu’elle +avait reçues, au temps de son mariage. + +Ah! si le faucheur d’herbe était là, son fils, ce beau valet de ferme +qui venait de prendre ses quinze ans, et que, malgré l’âge un peu trop +tendre, trois fermiers s’étaient disputé, parce qu’il était fort comme +un homme, et courageux à l’ouvrage, oui, et plaisant comme pas un! Il +n’avait guère qu’un défaut, celui-là même qu’avait la mère: il se +tourmentait vite, se consolait lentement, et ne disait point son mal. + +Thelma Biélé avait laissé la porte ouverte, à cause de la fumée. Et +voici qu’au moment où elle pensait à lui, il apparut sur le seuil, +coiffé d’un grand chapeau de paille, vêtu de la veste courte, portant +sur son épaule la faux encore mouillée de la sève des herbes, et aussi +un paquet de hardes noué tout au bout du manche. La mère courut à lui, +l’enveloppa de ses bras, le serra à l’étouffer, le baisa au front et aux +joues, comme pour boire au sang de son fils la paix qu’elle n’avait pas. + +--Mon André! Tu descends donc des granges? Ils ont donc fini là-haut? +Que tu es gentil de venir! Vois comme je suis contente! Tu es mon +trésor. Nous allons souper, et puis nous irons au village, acheter du +pain. + +--A cette heure-ci? + +Elle demeura tout interdite. Est-ce qu’il savait quelque chose? Mais +non. Il déposait, dans le coin de la cheminée, la faux et le paquet de +linge, et il disait: + +--Je comprends: c’est pour le père, demain matin. + +La mère enleva la marmite, trempa la soupe, dressa un couvert sur la +table de cerisier rouge, dont les pieds, près du sol, étaient poreux +comme des éponges. + +--Mange, mon petit! + +--Et toi, maman? + +--Moi, je ne mangerai pas. + +Il la regarda, de ses yeux tout luisants de vie vorace, et qui +s’étonnaient que tout le monde n’eût pas faim. Des cloches, au loin, +sonnaient, annonçant que les villages allaient bientôt dormir, et leurs +volées, mêlées au bruit du torrent, montaient le long des sapins, +clochers aussi, qui frémissaient au passage. André se hâta de finir. +Thelma Biélé choisit dans l’armoire, peut-être à cause de la brume, un +manteau de drap noir très long et qui la couvrait toute. L’un près de +l’autre, la mère et l’enfant descendirent le talus sur lequel était +bâtie la maison, et prirent la route du côté où elle montait et +tournait. Il faisait sombre. L’Isère grondait à droite dans le nuage. + +Les voyageurs tournèrent donc avec la route; ils devinèrent, dans les +ténèbres, les trois noyers, sous lesquels était abritée la maison du +brigadier Lauzanier. La mère avait pris la main de son fils; elle +tâchait de ne pas faire de bruit en marchant. Mais, à peine avaient-ils +quitté le cercle froid que faisait, même dans la nuit, l’ombre du +dernier noyer, qu’un homme, en arrière, sauta sur la route. + +--Thelma? + +--C’est monsieur Lauzanier, dit le jeune homme. + +--Ne lui réponds pas, et viens vite; il nous en veut, depuis quelque +temps... ne l’écoute même pas, André, viens, viens! + +Et elle l’entraînait. + +--Je t’ai reconnue, Thelma Biélé. Je vois la nuit, comme tu sais. +Inutile de te cacher... Tu es avec un autre homme... arrête-toi, et +viens me parler! + +La fuite continuait. Pendant un moment, l’homme attendit une réponse. +Mais, comme il n’en recevait aucune, si ce n’est le bruit des souliers +de la mère et des sabots d’André, trottant de conserve: + +--Courez donc! cria la grosse voix rude; j’ai de quoi me venger! + +--Que dit-il? demanda André. + +--Rien. + +--Mais si; voilà que tu pleures; que dit-il? + +--Qu’il fera révoquer ton père; qu’il nous dénoncera... + +Elle tourna la tête, un peu, pour tâcher de lire sur le visage tout +proche de son fils. Et elle crut voir des yeux ardents, des yeux qui ne +voulaient pas la regarder, et qui restaient levés obstinément, vers les +montagnes invisibles. + +--C’est que le père est souvent malade, tu sais, mon petit;... et moi, +je me suis remise à aller à l’église;... voilà ce qu’il dira;... les +raisons ne manquent pas, quand on veut nuire au monde... + +La route bifurquait; une vallée s’ouvrait à gauche; une maison annonçait +le village, trente maisons le composaient, et c’était une seule rue, +presque droite, avec une tour d’église au bout. Les vieilles vitres des +fenêtres et des devantures de boutiques, pauvrement éclairées, +laissaient tomber sur le chemin, çà et là, des écailles de lumière. +Thelma s’approcha d’une de ces lueurs qui creusaient la brume, monta +deux marches, et fit sonner une sonnette en poussant la porte. + +--Ah! mais non!... commença une voix sèche qui partait du fond de la +boutique; je vous ai avertie... + +La boulangère,--deux petits yeux couleur de raisin cabas dans un visage +ridé, couleur de pain de seigle,--levait à bout de bras la lampe à +essence qu’elle avait prise sur le comptoir, afin de découvrir quel +était l’homme qui suivait Thelma. Quand elle reconnut André, elle +changea de ton. + +--Qu’y a-t-il pour votre service, madame Biélé? + +--Deux pains pour ce soir, dit André. Quand je suis là, on mange double. + +Il avait sa bonne figure audacieuse et contente. Il était fier de +commander, de protéger, de payer. Lentement, malhabilement, il déliait +les cordons d’une bourse de cuir qu’il avait tirée de sa ceinture, et, +pendant que la mère prenait les pains et s’effaçait, gagnant la porte, +lui, il comptait l’argent sur le marbre. Il aligna plusieurs pièces +blanches, et des pièces de deux sous autant qu’il en avait, puis il dit: + +--Payez-vous; c’est la mère qui m’a donné l’argent; faudra lui faire +crédit, une autre fois. + +La boulangère cligna ses yeux rouges, comme si elle disait oui, mais +elle se contenta de saluer. Le jeune gars de ferme sortit, retrouva sa +mère sur le chemin, et le retour fut meilleur que n’avait été la +première partie du voyage. Lauzanier, à cette heure-là, avait dû quitter +la vallée pour faire une tournée dans la montagne. Thelma le savait. +Elle parlait avec André de la ferme de la Faverge et des foins des hauts +plateaux que le garçon venait de couper. Mais André ne répondait guère +qu’un mot pour trois qu’elle lui disait. + +--Si je pouvais voir son cœur! pensait la mère. + +Ils rentrèrent, André se coucha, et la mère borda le lit de son fils, et +elle embrassa «l’enfant»; mais il y avait entre elle et lui deux ans +déjà de vie séparée: cela fait tant d’inconnu qu’un baiser ne l’efface +pas. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +Très tard, dans la nuit, le garde Biélé, qui était de service du côté du +roc Marchand, rentra. Il trouva sa femme endormie et son fils éveillé. + +--Père, dit André, quelle tournée monsieur Lauzanier fera-t-il demain? + +--Il est déjà parti. Avant neuf heures, il doit être au chalet haut de +la Faverge, puis il reviendra par Vorchère. Mais quelle idée as-tu de +demander cela? Tu rêves, mon garçon. Dors bien vite, et à demain! + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +Avant neuf heures, dans le pré de la Faverge, qui est entre deux forêts +de sapins à deux mille mètres en l’air, quand le brigadier Lauzanier +arriva, par grand soleil et vent frais, il vit qu’il y avait un homme +couché vers le milieu du pré et au bord du sentier. Il continua sa +route, et bientôt, au geste de la tête qui se dressait et guettait, il +jugea que cet homme était jeune. Il s’approcha encore, et reconnut André +Biélé. + +Celui-ci, étendu à plat ventre sur l’herbe rase, avec sa faux près de +lui. Les bras croisés et soutenant le haut du buste, il tenait son +regard attaché sur le forestier qui venait, et ce regard était plein +d’une pensée unique, si directe et si forte que le brigadier forestier +s’arrêta, et dit: + +--Qu’est-ce que tu me veux? + +Cependant, le faucheur n’avait pas encore parlé. + +Il ne bougea pas; il eut seulement plus d’étoiles dans ses yeux fixes, +comme un jeune chat qui a cessé de jouer. + +--Monsieur Lauzanier, dit-il, je suis monté pour vous donner un avis... + +--Oui dà! + +--Vous avez menacé de dénoncer mon père? + +--Et je le ferai si ça me plaît, gamin! + +--Vous ne le ferez pas, monsieur Lauzanier! Les mots qu’on dit ici n’ont +pas de témoins, et cela vaut mieux; écoutez bien l’avis que je vous +donne: il y a tous les ans, par ici, des accidents de montagne, il y en +a beaucoup... + +--Eh bien? + +--Eh bien! si vous ne vous taisez pas, il vous en arrivera un, monsieur +Lauzanier, un mauvais, on peut vous le prédire... + +Le forestier regarda André d’un air de défi, leva les épaules, et +s’éloigna. Mais la flamme qu’il avait vue dans l’œil du faucheur l’avait +rendu prudent. Il s’est tu. + +André Biélé a regagné la ferme, là-haut, à la limite des neiges. Il a +continué de payer le pain d’en bas. Mais il n’est jamais revenu. + + + + +XXI + +LE CHIEN COULEUR DE FOUGÈRE + + +Sébastien Courlot était quelque chose comme vétérinaire; mais c’est là +un titre qu’on ne lui donnait jamais. Avait-il étudié dans les livres? +Possédait-il un diplôme? Nul n’aurait su le dire aussi bien que lui, +mais il n’en parlait pas. Pour toute la campagne, à vingt kilomètres du +bourg où sa maison était tapie, bonne dernière, au ras de la mare où on +lave, il était «le mégeyeur». Et tout le monde sait, depuis la banlieue +de Paris jusqu’au plus profond des campagnes, que le mégeyeur peut avoir +une jolie carriole peinte en rouge, ou même un cabriolet dansant comme +un sommier, un cheval fin, des poules, une étable, des rentes: jamais il +n’aura la situation d’un homme considérable, je veux dire qui tient à la +terre par la semelle de ses deux sabots. Le fermier se défie de l’homme +qui guérit ses bêtes. Comment guérissent-elles? On donne des poudres à +celles qui enflent; on met aussi des poudres dans la boisson de celles +qui maigrissent: n’est-ce pas singulier? Le mégeyeur connaît tous les +troupeaux; il a dans son esprit le compte des moutons, comme un chien de +berger; les bouchers l’arrêtent sur les routes, et causent avec lui des +demi-heures, accoudés à une barrière; on le voit ici et on le voit là: +un homme qui a tant de relations en dehors de la commune n’en a pas que +de bonnes; il échappe au contrôle; il n’est pas dans l’horizon; il n’est +pas sûr. + +Bien peu de gens du bourg, ou des fermes, étaient d’une mine plus +engageante que Sébastien Courlot, un homme qui avait la bouche relevée +aux angles et faite en croissant de lune, tant il riait souvent; des +joues pleines, vermillonnées par l’alcool et par l’hiver beauceron; un +petit nez décidé, lisse et râblé comme une tuile vernie, et des yeux qui +n’avaient jamais l’air sérieux, soit que le bonhomme prononçât: «Votre +brebis va mieux», soit qu’il prophétisât: «Je ne crois pas qu’elle +broute longtemps.» Il était grand, tout rond de corps, portait un +chapeau à larges bords, des cravates d’un ton toujours vif, et, +par-dessous sa blouse, de bons complets de drap qu’il faisait venir +d’Elbeuf. On le disait riche, bien qu’il jurât qu’il ne l’était point. +Mais comment le croire? Un homme qui ne soignait pas seulement les +bêtes, qui «s’attaquait même au monde»? Oui. Courlot donnait des +consultations. Il était guérisseur, il avait un secret. Quand un +chrétien souffrait d’une péritonite, il n’appelait pas le médecin du +chef-lieu de canton, il n’appelait pas un médecin d’Orléans: il envoyait +querir le mégeyeur. Courlot arrivait au trot de sa jument, entrait dans +la maison, mettait à nu le ventre du patient, le palpait de sa main +potelée, souple et savante, et se retirait en disant: «Ça ne sera rien». +Le plus curieux c’est que, en effet, le malade se rétablissait. On m’a +cité des exemples, j’en ai vu d’autres. J’ai même demandé au mégeyeur de +m’expliquer son procédé. + +--Mademoiselle, je ne peux vous dire qu’une chose, c’est la manière dont +je l’ai appris. J’étais jeune, j’étais loin d’ici, je faisais la guerre +autour de Metz, dans l’armée du maréchal. Nous avions marché longtemps; +nous étions exténués, et, la nuit venue, voici que je découvre, avec +trois camarades, une auberge. L’hôtelier met sur la table une bouteille +de vin, je remplis les verres, j’allais boire, quand la porte s’ouvre, +et un coureur, un chemineau, aussi trempé, aussi crotté que nous, se +faufile dans la salle. «Qui est-ce qui me donne à boire?» Personne ne +répond. «Qui est-ce qui me donne à boire, je le récompenserai!--Plus +souvent!» disent les camarades, et ils lampent d’un trait leur verre de +vin. Moi, je commence aussi à boire, puis je m’arrête. «Tiens, que je +dis, il y en a pour deux.» Alors, quand il eut bu, le chemineau fit +claquer sa langue, et me demanda: «Viens dehors que je te parle!» Je ne +sais pas pourquoi j’y allai, mais j’y fus. Et là il m’enseigna ce qu’il +savait. Et quand il eut fini, il rouvrit lui-même la porte, et dit: +«Rentre à présent; moi je m’en vas; pour ton verre de vin, c’est la +fortune que je t’ai donnée.» + +Comme le mégeyeur, et devant lui, la légende courait. Malheureusement il +y en avait une autre, une plus ténébreuse. A certains moments de +l’année, deux fois, trois fois, «c’est selon» disaient les gens, cet +homme gras maigrissait; il se mettait au lit; ses traits s’altéraient +profondément; pendant une semaine il ne recevait personne; on assurait +même qu’il ne goûtait plus ce petit vin de Vouvray, dont il avait +toujours en cave une provision, et qui souffle hors de la bouteille, +quand on tire le bouchon, un nuage de fumée bleue comme celle d’un grain +d’encens. Il était malade, direz-vous? Voilà justement l’affaire. De +quelle maladie? Pourquoi n’appelait-il jamais le médecin? Pourquoi ne +laissait-il approcher aucun de ses amis, s’il en avait? Pourquoi +s’alitait-il précisément dans le même temps où Le Harquelier, le berger +de la Porchée, se plaignait de douleurs intolérables, et se jetait, +farouche et ployé en deux, sur la litière de ses brebis? + +La campagne se tait, mais elle observe tout. Le berger habitait la +grande ferme qui est à la limite des bois. Il avait un âge, assurément, +mais lequel? On savait que ce pauvre gars, en 1900, un soir de mai, +s’était offert comme berger avec son chien, un chien noir aux yeux +verts. On ne lui avait rien demandé, sinon le prix qu’il voulait. Et +déjà, à ce moment-là, Le Harquelier, rongé par la misère qui est une +fièvre, fouetté par la pluie, secoué par le vent, perclus par +l’immobilité, le silence et l’espace, ressemblait à une de ces truisses +de saule, oubliée au bord d’un talus, et dont on ne peut dire: «Elle est +jeune; elle est vieille.» Son regard fuyant, brumeux, perdu, n’était +compris que par ses bêtes. Tant que durait le jour, Le Harquelier, +lentement, parcourait la plaine, tantôt en avant, tantôt en arrière de +ses moutons, que la peur du chien et du berger maintenait en cercle. Sa +limousine sur le dos, comme un vieux morceau d’arc-en-ciel, il servait +de perchoir aux étourneaux qui reconnaissaient la laine. + +On ne l’entendait jamais parler. Deux ou trois fois seulement, chaque +année, il geignait, il restait le matin couché dans la bergerie, sans +vouloir dire où il avait mal. Le fermier de la Porchée, qui n’est point +un méchant homme, et qui allait visiter son berger et lui demander: +«Veux-tu ta soupe?» avait remarqué que, ces jours-là, Le Harquelier +avait les jambes qui tremblaient, et les sabots et les houseaux couverts +d’eau et de boue, comme quelqu’un qui a couru la nuit. + +Trois ans durant, il l’interrogea, sans avoir de réponse. Un jour +pourtant, comme il questionnait encore, avec des paroles amies, son +berger à demi mort sur la litière des bêtes, il vit celui-ci se +redresser; il se sentit frôler par le regard qu’on ne rencontrait +jamais; il entendit une voix forte et basse: + +--Écoute, as-tu peur de ce que tu ne connais pas? + +--Peut-être bien, dit le patron. + +--Si tu as pitié de moi, il ne faut pas avoir peur. Trouve-toi, cette +nuit, à deux heures, au carrefour du Chêne. N’amène personne avec toi: +on ne te fera pas de mal. + +--Vous serez donc plusieurs? + +--Nous serons six, dont tu connais deux au moins. Trois prendront la +gauche; trois prendront la droite. Moi, je serai le dernier, à gauche. +Tu ne parleras pas? + +--Non. + +--Ni à présent, ni plus tard? + +--Non. + +--Apporte donc ta fourche, et pour me délivrer, tâche de me tirer du +sang! + +Le fermier de la Porchée n’était pas rassuré. Il fit cependant ce qu’il +avait promis. Avant deux heures du matin, par un grand froid de fin +d’automne, il était au carrefour du Chêne. Il n’avait pas oublié +d’emporter sa fourche d’acier bleu. Tous les bois étaient couverts de +gelée, et pas une feuille ne remuait. Au premier coup de deux heures, il +entendit: «Gniaf! Gniaf! Gniaf!» mais sans rien voir. Au second coup, il +vit venir dans le chemin, trois de chaque côté, six petits chiens +couleur de fougère morte, bas sur pattes, crottés, fourbus, tirant la +langue, et qui jappaient, couraient, roulaient à la poursuite d’un +gibier qui ne se montrait pas. Le fermier eut peur. Il se gara au milieu +de l’allée. Comme le dernier allait passer devant lui, de toute sa force +il lança la fourche, qui atteignit le chien au jarret. + +Un hurlement lui répondit. + +Et aussitôt le fermier de la Porchée ne vit plus que cinq chiens qui +entraient dans l’ombre et s’y perdaient. Mais il avait maintenant, à +côté de lui, son berger Le Harquelier, qui boitait, et qui saignait, +blessé au mollet. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +Ainsi, dans les soirées d’hiver, quelquefois, je raconte à mes neveux +les histoires que j’ai surprises, les secrets les mieux gardés qui +soient au monde: ceux de la campagne superstitieuse. + + + + +XXII + +LE LIT DE LA MÈRE MOINEAU + + +Les veuves! Il y a longtemps que saint Jérôme a dit du bien de leur +état. Mais pas assez. Avec sa permission, je continue le paragraphe. +Elles sont précieuses, dans la charité. Non pas toutes! Je ne parle pas +de la grande veuve, qui s’occupe sans cesse de lui pour qu’on s’occupe +d’elle, et pour qui le souvenir est un bruit; ni de celles dont le vieux +solitaire disait qu’elles ne sont pas des veuves vraiment veuves. Je +veux parler des autres, qui ont pris leur parti d’avoir été; qui ne +souhaitent pas de rajeunir, et qui s’en vont, droites, simples, capables +de passer près de la joie sans l’envier ni la troubler, mais portées +vers la peine, comme vers un amour nouveau, plus grand que l’ancien. +Ont-elles été heureuses? Était-il fidèle? On ne sait. Elles ont la +mémoire silencieuse du passé. On devine qu’elles y vivent encore, mais +seules, jalousement, à leurs heures, gardiennes qui portent la veilleuse +et la clé, pour entrer sans témoin dans les chapelles secrètes. + +Souvent, j’ai eu l’occasion de comparer leur manière d’être, de +comprendre une œuvre charitable ou sociale, de la lancer, de la +développer, de la défendre, avec notre manière à nous, jeunes filles ou +vieilles filles. Nous sommes mieux faites pour l’action; nous avons plus +d’élan, plus d’imprudence heureuse, moins de retour et de repliement. +L’audace dans le bien est une vertu des vierges. Demandez-leur d’enlever +une barricade, de soigner un lépreux, d’illuminer une conscience toute +noire, de quêter une mondaine, de convaincre un ministre, de cacher +trente ans de leur vie dans une infirmerie: elles le feront. Elles +peuvent tout écouter parce qu’elles ne savent pas tout, et, peut-être à +cause de cela, tout consoler, et tout relever. Il n’y a pas de fange +humaine à côté de qui on ne les voie. Elles retiennent de leurs mains +frêles, et le monde ne s’en doute pas, des armées prêtes pour la +révolte. Les veuves ont moins d’allure. Ayant plus vécu, elles doutent +davantage. Mais elles sont conseillères, patientes, visiteuses; elles +plaignent mieux les peines de cœur, et elles n’aiment pas mieux que nous +les enfants, non, mais elles ont toutes, pour causer d’eux avec les +mères, des mots, des regards, des silences qui savent le chemin. On +s’entend tout de suite avec elles; on ne cache rien. Et puis la liberté +plus grande de leur vie les rend hospitalières. Les veuves tout à fait +pauvres sont peut-être ici les plus étonnantes. Voyez la mère Moineau. + +Elle habite Paris depuis toujours. Les quartiers lui sont indifférents, +pourvu qu’elle puisse payer son loyer avec beaucoup de retard. En ce +moment, elle fait partie du faubourg Saint-Germain, parce que, après +cinq ans d’essai et d’huissier, on n’a plus voulu d’elle aux +Batignolles. Elle paye difficilement, mais elle ne demande rien. Elle a +sa rente insuffisante, le revenu des économies qu’elle avait faites, +malgré M. Moineau, un dépensier, hélas! quand ils étaient concierges, au +pied de la tour Saint-Jacques. Le pire malheur n’est pas de souper d’une +salade et d’un morceau de pain. Ce n’est pas non plus d’avoir soixante +ans, du rhumatisme dans les deux jambes et une petite taie sur l’œil +droit. Si vous aviez rencontré, l’hiver dernier, sortant de chez elle, +la mère Moineau, vous l’auriez prise pour une personne «qui a le moyen»: +deux bandeaux bien lissés, soufflés par des crêpés, des yeux noirs, pas +commodes, et celui de droite un peu recouvert par la paupière, des +pommettes bien rondes, la poitrine aussi, la taille courte, une robe +noire sans une tache, une broche de jais au col, et des mitaines aux +mains. Elle allait au marché, avec son filet. Il lui arrivait de revenir +en rapportant son filet vide, quand les légumes étaient trop chers. Mais +vous auriez dit, en la voyant, comme ses voisines: «Madame Moineau a un +chagrin». Si elle en avait un! Son œil malade le racontait un peu plus +que l’autre, mais ils pleuraient tous deux, lentement, des larmes bues +par le vent de la rue. Madame Moineau n’aidait pas le vent avec son +mouchoir. Que lui importait qu’on la vît pleurer? Tout le monde ne +saurait-il pas, bientôt, que Joséphine, son unique, l’avait quittée +depuis trois jours, une fille qui n’avait jamais eu beaucoup de conduite +et qui n’en avait plus du tout? «Comment se fait-il qu’elle n’ait pas pu +souffrir vingt ans de misère, quand moi j’en ai porté soixante?» + +Elle ne trouvait pas la réponse. Madame Moineau n’avait pas changé de +pensée un seul moment, lorsqu’elle heurta du coude, sans l’avoir voulu, +à l’entrée du marché, une femme qui était là immobile, adossée au mur, +sur le trottoir. + +--Pardon, madame! + +--Ça n’est rien, madame! + +--Tiens, vous pleurez, vous aussi? Il faut croire que c’est le jour. + +La mère Moineau, qui ne se savait pas psychologue, mais qui l’était, +jugea qu’elle coudoyait une vraie pauvresse et une vraie peine. + +--Le vôtre vous a lâché? demanda-t-elle. + +--Non, je ne l’ai plus. + +--C’est comme moi mon défunt Moineau. Que vous ont-ils donc fait? + +--Ils m’ont mise à la porte parce que je ne payais point. + +--Ça m’est arrivé, à moi aussi. + +--Alors j’ai juste six sous devant moi, pour moi et pour le petit que +vous voyez là. + +Un avorton de trois ou quatre ans, mou comme un paquet de nouilles, se +traînait sur l’asphalte. + +--Il est mignon, dit la mère Moineau. Ça ne doit guère manger? + +--Des pommes, ma chère dame, c’est ce qu’il aime le mieux, mais elles +sont hors de prix. + +--Je vous crois! Vous n’êtes pas la mère? + +--Non, elle est morte. + +La mère Moineau vit que la maigre mâchoire de la femme s’était allongée, +et qu’au-dessus du creux des joues, les paupières battaient. + +--Si vous n’aviez besoin que d’un lit, dit-elle, j’ai le mien. Jusqu’à +ces jours-ci, je couchais à deux, avec ma fille, qui ne reviendra pas. +Il est large; vous n’êtes guère épaisse. Mais c’est le petit? + +Les paupières cessèrent de battre. Dans la tête endolorie, vide +d’espérance, le jour se levait. La taille se plia, la main droite saisit +l’enfant et l’enleva, pour le montrer. + +--C’est gros à peine comme un chat. Une caisse suffirait. + +--J’en trouverai une, et de la laine pour faire un matelas. Car, pour +des couvertures, Dieu merci, je n’en manque pas. Avez-vous du travail? + +--Plus de travail que de payement, ma chère dame. J’aide à la vente, +chez une marchande de légumes. Mais, comme je suis vieille, on ne me +donne que cinq francs par semaine. + +--Cinq francs, ça nous aidera tout de même. Attendez-moi. + +La mère Moineau monta, plus lestement que d’habitude, la marche de la +halle. Elle revint avec le filet presque plein. Et les deux femmes, +tenant le petit entre elles, s’en allèrent vers la rue de Bellechasse. +La mère Moineau expliquait qu’elle habitait au second, sur la cour; +qu’elle n’avait qu’une chambre, mais bien propre par exemple, un grand +lit en fer, trois chaises, une table, un poêle pour la cuisine et une +commode: tout ce qu’il fallait. Quand elle fut rendue devant le numéro +de la maison, à l’entrée du passage: + +--J’ai oublié de vous demander une chose: comment vous appelez-vous? + +--Madame Marais; madame veuve Marais. + +Depuis un an ou à peu près, madame Moineau et madame veuve Marais +vivaient ensemble, n’ayant qu’une chambre, qu’une table, qu’un poêle et +qu’un lit. Les voisines avaient pris l’habitude de les traiter comme des +sœurs, associées de misère, et qui élevaient l’enfant, ce chétif qui +avait de la chance, en somme, d’avoir deux grand’mères. Elles ne +voyaient pas beaucoup madame Marais, employée depuis la première heure +jusqu’au soir chez la marchande d’herbes et de légumes, mais elles +continuaient de rencontrer, sur le palier, dans l’escalier, dans les +rues du quartier, la mère Moineau, et même de recevoir la visite de la +vieille femme. Car celle-ci, trop impotente pour travailler, était de +force encore à monter des étages. On la demandait, on l’envoyait +chercher, elle avait une clientèle, surtout parmi les jeunes mères, qui +la savaient expérimentée, complaisante, et bavarde juste assez pour que +le temps ne parût ni long ni court en sa compagnie. Elle faisait +chauffer le lait pour le biberon, emmaillotait, démaillotait, berçait le +nourrisson, donnait à la mère des tisanes rares et souveraines, +tricotait près de l’accouchée, racontait les histoires de toutes les +loges de la rue de Bellechasse et de la rue Saint-Dominique, en +inventait quand elle avait vidé son sac, ou bien, près des malades +sérieusement malades, elle se taisait, dévouée alors, compatissante, +capable de se tenir immobile et silencieuse dans le coin de la chambre, +comme la flamme d’une veilleuse qui regarde l’endormie. + +Un jour du mois dernier, sa plus proche voisine vint lui dire: + +--La petite femme Grésil, de la rue Vaneau, voudrait vous voir; elle est +bien malade. C’est la poitrine, toujours! + +La petite femme Grésil! Qui n’a pas visité une salle d’hôpital parisien, +qui ne s’est pas arrêté devant un lit blanc, où repose, la tête soulevée +par l’oreiller, très pâle, très fine, confiante encore dans la vie et +pourtant condamnée, une employée de la couture ou de la mode, celui-là +ne peut imaginer combien était émouvante et même délicieuse à voir la +petite femme de l’ouvrier plombier. Elle n’avait pas été transportée à +l’hôpital; elle était restée dans cette chambre du quatrième, un peu en +désordre maintenant, mais encore pimpante, à cause des meubles neufs et +des rideaux à fleurs. Elle avait des yeux bruns, des yeux que la maladie +avait agrandis, tout pleins d’esprit, de jeunesse et de câlinerie. On +lui eût rendu service, rien que pour les voir se fermer à demi, sourire +et dire: «Merci, la mère Moineau!» Quand la mère Moineau arriva, ils +pleuraient. Elle gronda, elle plaisanta, elle demeura longtemps, et ne +réussit point. Ce fut elle-même qui perdit sa joie. + +--Ma petite Grésil, dit-elle, puisque vous êtes triste, et que vous vous +croyez très malade, si j’étais que vous, je recevrais le bon Dieu. + +La tête pâle, sur l’oreiller, remua faiblement pour dire non. + +--Je ne demanderais pas mieux, mère Moineau, mais ici, dans cette +maison, c’est impossible. Il y a de si mauvaises gens! Vous n’imaginez +pas! Voilà six mois, il est venu un curé, pour une malade comme moi, et +ils l’ont tellement injurié, ceux d’en bas, et même frappé, qu’il a été +obligé de se retirer. On n’est guère libre, vous savez. + +--Votre mari voudrait-il? + +--Bien sûr, le pauvre! + +La mère Moineau resta songeuse un moment. + +--Alors, il y aurait peut-être un moyen. Vous diriez que vous allez vous +faire soigner dans une maison de santé. Je viendrais vous chercher en +voiture,--je ne sais pas qui payerait, mais je trouverai,--et vous +prendriez ma place, dans mon lit, pour trois ou quatre jours. Madame +Marais n’est pas épaisse; elle est tranquille; elle ne dort pas plus de +six heures par nuit. Moi, je dormirai sur une chaise. Ma petite Grésil, +il faut accepter! + +Il en fut ainsi. La bouchère paya le fiacre. Madame Marais fit le ménage +«à fond», et mit dans le lit la meilleure paire de draps. Deux +locataires, des jeunes, des inconnues pour elle, aidèrent madame Grésil +à monter l’escalier. Elle se reposa deux jours. Le troisième, au matin, +quand le vicaire vint, il trouva plusieurs femmes à genoux, et une +grosse vieille debout, qui soutenait la tête de la malade. A côté du +lit, sur la table, il y avait un tout petit crucifix de plâtre, et une +touffe de chrysanthèmes, qu’avait envoyée la marchande de légumes. + +--C’est votre fille? demanda-t-il à la mère Moineau. + +--A peu près, répondit-elle. + +Et c’était vrai, et pour la petite Grésil, et pour la mère Marais, et +pour l’enfant qui dormait dans la caisse pleine de laine, et pour +d’autres sans doute. + +Quelle histoire on ferait avec la charité des pauvres! + + + + +XXIII + +LE BOURG ABANDONNÉ + + +Tout à la fin de septembre, une invitation inattendue m’amenait pour +quelques jours dans un coin perdu de la côte bretonne. Mon amie de +pension, Jeanne, qui est veuve et qui a deux grandes filles, m’écrivait: +«Je suis malade, tu les promèneras. Je suis triste, tu me guériras.» +J’ai pris le train, j’ai voyagé longtemps, et je suis arrivée à une +station que la lettre de Jeanne m’avait désignée: mais j’étais loin +encore de la maison de mon amie. + +L’adjectif «perdu» est bien celui qui convient au village où j’étais +appelée, perdu entre les vagues de la mer et celles de la terre +bretonne, loin des chemins de fer, loin de toute ville même de médiocre +importance, ignoré des baigneurs, deviné seulement par les chauffeurs +qui font le tour de la Bretagne, et qui peuvent, un instant, du haut +d’une colline distante de deux kilomètres, apercevoir deux plages +séparées par un cap, et là, au commencement de l’éperon noir, après de +maigres champs d’avoine et de sarrasin, avant une lande en pointe, un +groupe de maisons blanches évidemment «sans intérêt». Jeanne m’en avait +fait la description. + +Dans la cour de la petite gare, une carriole m’attendait. Le conducteur +était un irrégulier de la profession, un fermier qui, ayant de bons +chevaux et le goût de l’auberge et du cidre doux, consentait moyennant +finances, et quand la récolte ne s’y refusait pas, à faire la longue +trotte avec les haltes qui l’allongent. Il plaça mon bagage à l’arrière, +me fit asseoir près de lui, sur la banquette, et, sans me demander mon +avis, me jugeant comme lui-même hospitalière, offrit de monter, tour à +tour, à quatre ou cinq amis rencontrés sur la route, et qui nous tinrent +compagnie chacun pendant une demi-heure. Nous les prenions à l’entrée +d’un sentier; nous les déposions plus loin, à l’entrée d’un chemin vert. +Les côtes succédaient aux descentes, sans que la jument ralentît son +allure. Elle avait deux bourrelets d’écume à chaque endroit de son poil +gris où tombait et se levait en mesure une courroie du harnais. L’homme, +ivre et sommeillant dans la gloire comme un pommier en mai, laissait +aller, les yeux songeurs dans le vent frais. Il souriait vaguement au +danger des raidillons et des tournants, aux brusques rencontres de +charrettes ou de carrioles que nous manquions d’accrocher à chaque fois. +On eût dit qu’il avait reçu, pour un jour ou pour tous les jours, +quelque promesse d’en haut de ne point verser. Il devait se croire sur +la mer sans obstacle. Je lui demandais: + +--Combien de kilomètres encore? + +--Trois ou quatre lieues de pays, à peu près. + +Les lieues de pays, multipliées par l’à peu près, défilèrent pendant +tout l’après-midi: champs étroits, toujours penchés, toujours bordés +d’ormes émondés; ravins aigus au fond desquels l’eau se devine seulement +à l’épaisseur des herbes; solitudes cultivées; futaies sur les collines +et futaies sans château, avenues seigneuriales d’un seigneur disparu; +tertres de fougères et de bruyères, où quelqu’un, qui ne vient plus, a +dû s’asseoir pour regarder l’ombre bleue des vallées et le croissant fin +qui monte, salué par les grillons. Le fermier qui me conduisait était un +silencieux, mais plus encore un craintif. A quelques réponses fuyantes +et brèves, que j’obtins de lui, je compris qu’il était un assez bon +homme, mais qui craignait de laisser voir le fond religieux de sa race. +Il avait peur d’être trahi, peur de vexations qu’il m’était impossible +de préciser. Là comme dans les villes, je rencontrais la peur. Une femme +eût été moins en garde et plus brave. + +Comme j’étais entrée, avec mon guide, dans la salle basse d’une auberge +bien tenue, propre, je remarquai, à droite de la cheminée, une niche de +bois accrochée au mur, ornée à l’intérieur de papier doré, de vases en +plomb, de coquillages, au milieu desquels trônait une statuette de la +Vierge. Deux hommes qui conduisaient chacun deux chevaux admirables, +attelés à une charrette pleine de goëmon frais, s’arrêtèrent devant la +porte, et s’avancèrent, en portant la main à leur chapeau de feutre +d’ancienne mode. C’étaient deux fermiers riches de la contrée, le père +et le fils, et rarement j’ai vu des visages de paysans d’une finesse, +d’une distinction de traits égale à celle de ces deux Bretons blonds. +Ils demandèrent un verre de rhum,--de quelle Jamaïque, hélas!--burent +debout, d’un trait, et reprirent la route de la ferme. + +J’arrivai avant la nuit, à l’heure où la clarté de la mer survit encore +à celle des feuilles et des pierres. Jeanne ne m’avait pas trompée; +j’avais bien sous les yeux le paysage large et sauvage qu’elle m’avait +annoncé: des rochers, des plages mouillées et nivelées à chaque marée, +et dont pas une villa ne brise la belle courbe nue, des dunes couvertes +d’herbes folles, des champs moissonnés et beaucoup de ciel au-dessus. +Mon amie habite à un quart d’heure de la côte, sous les premiers arbres +que le vent ne tord plus, une ancienne gentilhommière qui n’eut jamais +d’hôte prodigue, assurément, et qui s’est passée de tourelles, de +sculptures, et de parc. + +Nous sommes dans la campagne, sans fossé, sans haie, sans transition. +Raison de plus pour l’étudier un peu. J’ai fait mon enquête. Et les +hommes comme les choses m’ont dit leur abandon. + +Le «port» a été le chef-lieu de la commune, et ne l’est plus. Le vent de +la côte qu’on a voulu fuir, une grande route dont on a voulu se +rapprocher: voilà les raisons du délaissement. L’église neuve, la +mairie, l’école, plusieurs cabarets, une épicerie, le bureau de tabac, +le bureau de poste se sont groupés là-bas, sur la colline, à deux +kilomètres dans les terres. Il ne reste ici que des maisons vieilles, +les unes blanchies à la chaux, les autres grises comme de l’ajonc sec, +où logent des pêcheurs de maquereau et de congres, des douaniers, des +ouvriers tailleurs de pierres et deux ou trois fermiers riverains de la +mer. La plupart des cultivateurs habitent des fermes isolées, +disséminées dans les vallées, cachées derrière les haies. Paix profonde, +n’est-ce pas, idylles champêtres, légendes bretonnes? Hélas! tout cela +pourrait être, mais tout cela n’est pas. Tous ces pauvres sont, comme +des riches, divisés en vainqueurs et vaincus. Dans ces campagnes si +longtemps calmes et saines d’esprits, les pires mensonges font leur +chemin, et personne ne peut plus réparer toutes les brèches. Un homme +pouvait le faire autrefois, le curé, s’il était vraiment prêtre. Mais on +l’a si bien désigné aux défiances et aux haines, que la moitié de sa +paroisse n’a plus de guide et n’a plus d’exemple, en aucune chose, +morale, sociale, française; et de même quand il s’agit seulement +d’éviter une faute d’hygiène ou de goût. L’ancienne église était bâtie +sur la pente d’une lande, au-dessus de la falaise; elle était en granit +rouge, d’un beau style du treizième, forteresse par l’épaisseur des +murailles, ornée de colonnes, percée de fenêtres d’une ligne pure. Un +seul paroissien vigilant, un homme de goût habitant le pays: et cette +beauté vénérable eût été conservée. Il ne reste plus de la nef que des +pans de murs. Le chœur seul est intact. Il sert de chapelle de secours +pour la population du port. Dans l’encadrement d’une ogive, quand on +entre dans la sacristie, on aperçoit la mer, à quarante mètres +au-dessous de soi, et les pointes d’écueils toujours cernées d’écume, et +le grand ciel qui est si souvent, en Bretagne, le soir, d’un mauve +léger, comme les bruyères fanées. + +Une femme m’a dit: «Il y a bien une veuve parmi nous, qui soigne les +malades, et veille les mères en couches, et fait ce qu’elle peut pour +que le monde n’ait pas trop faim et pas trop froid dans les hivers. On +l’aime tous, excepté ceux qui la «regrettent» parce qu’elle est +dévotieuse. C’est une vraie bonne sœur en plein vent. Son défunt était +pilote, loin d’ici. Elle a de quoi vivre, mais elle n’a guère de quoi +donner; et moi je sais que ça la prive.» + +J’ai entendu un autre mot, un de ceux qui m’émeuvent parce qu’ils sont +le résumé tout simple d’une âme rarement parlante. Il a été dit par +hasard, devant moi. Je montais à travers les mielles, à la brune, et je +rentrais au logis de mon amie. Au carrefour, à la limite des champs, une +charrette coupait la route devant moi. L’homme qui marchait à la tête +des chevaux, un beau jeune fermier, celui que j’avais vu entrer à +l’auberge avec son père le jour de mon arrivée, leva la main, saisit la +guide et arrêta l’attelage. Ce n’était pas pour reposer ses bêtes. Il +avait aperçu devant lui, l’unique «baigneur» venu en ce pays désert, un +avocat de l’Est, inconnu ici voilà quatre semaines, et que, cependant, +les gens du bourg et de la campagne ont pris en affection; il faisait +pour lui ce qu’il n’eût peut-être pas fait pour son maître: il cherchait +à causer avec lui, sans intérêt, par amitié. Que s’était-il passé? Rien +que d’ordinaire, en apparence. Cet étranger, comme tant d’autres, avait +cherché à connaître les marins, les paysans, les enfants, les vieux, les +pauvres. Au hasard des rencontres, il leur avait souhaité le bonjour et +dit un mot; mais, à la différence des autres passants, il avait laissé +deviner en lui un cœur sans curiosité, sans vanité, un cœur ami et +dévoué; il avait aussi réuni une fois, une seule fois, dans une grange +prêtée par Jeanne, les familles des fermiers voisins, et il s’était mis +à raconter des histoires où revivait la Bretagne et d’où Dieu n’était +pas absent. Les auditeurs de la semaine dernière arrêtaient à présent +leur ami dans les chemins. Et c’est ce qu’avait fait le métayer, au +carrefour des mielles. + +--Eh bien! monsieur, vous partez donc demain? + +--Mais oui. + +--Vous reviendrez chez nous, n’est-ce pas, une autre année? + +--Peut-être. + +Et le beau gars breton, serrant la main de l’étranger qui partait, +répondit gravement: + +--Faudra tâcher. Car il n’y a qu’un mois que vous êtes chez nous, +monsieur, et c’est pourtant comme si vous étiez né dans le pays! + +L’attelage continua sa route. Je pris le sentier. Mais je ne pouvais +distraire mon esprit des mots de ce paysan, philosophe sans le savoir, +et qui venait d’exprimer la plainte d’une société rurale incomplète et +souffrante. + + + + +XXIV + +LA VILLE AU ROUET + + +Il y avait bien des Villes au Rouet, dans la France que nos mères ont +connue, bien des fermes et des logis où s’était conservée l’habitude de +filer le fil dont serait faite la toile des draps et des chemises. Celle +dont je veux parler, et qui porte le nom du métier que toutes les mains +de femme, les mains rudes et les mains blanches, savaient faire chanter, +est située dans une contrée sauvage et voisine de la mer. Je dis +sauvage, parce qu’il y a peu de routes à travers les champs, des ajoncs +sur les talus, des mots de patois sur les lèvres des paysans, et, dans +le cœur de tous les habitants, qu’ils soient nobles, bourgeois, artisans +ou laboureurs, une secrète défiance contre ce qui vient par terre de +l’étranger, marchandise ou marchand, idée même: car ce qui vient par mer +est généralement bien accueilli. La maison, bâtie en moellon, coiffée de +forte ardoise qu’a rouillée le sel de la brume, est flanquée à l’ouest +d’un jardin, à l’est d’une prairie, qui mettent de l’air autour d’elle, +et de la lumière, et un parfum de fleurs ou d’herbe. En avant du jardin, +une petite futaie de chêne laisse passer l’avenue mal empierrée. Et le +parc, c’est toute la campagne environnante, les cultures divisées par +des talus plantés d’arbres, les minces vallons tournants, qui guident +vers la côte des ruisseaux invisibles, les chemins verts innombrables, +déserts sauf au temps des semailles et de la moisson, et qui ont, en +leur milieu, un sillon de poussière fine où la patte d’un moineau, le +pied d’un écureuil ou d’un lièvre creuse une empreinte durable. Mais +rien n’égale en beauté, à bien des lieues à la ronde, la hêtrée de la +Ville au Rouet. + +Si vous passez par là, vous la reconnaîtrez à ce que j’en vais dire. Un +chemin part de la futaie de chênes et descend en demi-cercle à la mer. +D’abord de pente douce et à peine encaissé, il devient bientôt rapide, +s’enfonce dans une tranchée dont les parois ont dix mètres, puis vingt +mètres de hauteur; il est obstrué par des quartiers de roche que roulent +les torrents d’hiver; il tourne et, tout à coup, il s’ouvre un peu, pour +recevoir la lumière de l’eau vive. Un arpent de prairie et de sable le +sépare de la baie. On peut aborder là. Il y a une roche avec un poteau +pour amarrer les barques. La merveille, c’est que le ravin est une +avenue couverte, c’est que, des deux talus rapprochés, des hêtres +s’élancent et croisent leurs branches au-dessus du sentier. La mousse, +tout le long des pentes, est soulevée et modelée par leurs racines; ils +ont des troncs courts, vite épanouis en rameaux, des troncs qui «font la +main», et qui sont d’un gris rose à l’automne et marbrés de bleu quand +la sève est nouvelle. A peine si on devine du dehors ce berceau de +hautes ramures. Toute leur ombre, toute la charpente de leur corps, tout +leur bruit, tout le parfum de leurs faînes et de leurs feuilles tombées +appartiennent au sentier. Le sentier appartient à la Ville au Rouet. + +La femme qui habitait la maison,--il y a peu d’années encore,--n’avait +pas, depuis longtemps, quitté la paroisse où elle était venue après son +mariage, où elle avait vécu heureuse et entourée, où elle vivait seule, +à présent, veuve et n’ayant plus qu’un fils qui passait, chaque année, +le mois d’août à la Ville au Rouet. Il arrivait de Paris, par un train +qui s’arrêtait à l’entrée d’un petit port, de l’autre côté de la baie, +et il prenait un canot pour traverser le bras de mer. Madame Guéméné +l’attendait sur la plage, à l’ombre du dernier hêtre. Ensemble, ils +remontaient le chemin couvert et tournant, le chemin merveilleux, qui +leur était cher comme la reliure d’un livre où vivait leur pensée. Ils +s’arrêtaient pour se redire la joie du retour: «Tu as bonne mine!--C’est +la joie!--Et l’air d’un homme! Tout à fait! Monsieur le financier, avec +votre belle barbe blonde, on vous prendrait, en pays d’Orient, pour un +seigneur! Regarde-moi, sais-tu que tu as encore grandi? Je m’étonne +toujours d’avoir un si grand fils.--Et moi une mère qui n’a pas vieilli. +Vous n’avez pas un cheveu blanc.» + +Cette chétive madame Guéméné, fine de visage, toute voisine de la +cinquantaine, avait gardé de sa jeunesse, de son enfance même, un +sourire agile et de tous les traits à la fois, et que l’âge avait +achevé, en lui donnant un sens mélancolique. Son fils débarquait, +l’esprit tout plein du mouvement de Paris. Il parlait des affaires +industrielles, variées comme l’invention humaine, qu’il avait étudiées +et qui le passionnaient, des théâtres, des expositions, des concerts, et +du train du monde, c’est-à-dire du cercle assez court où chacun vit. +Elle écoutait; elle était intéressée, amusée souvent: elle n’enviait +pas. Et il s’étonnait. + +--C’est un mystère pour moi, disait-il. Comment pouvez-vous habiter +seule, toute l’année, à la Ville au Rouet? L’été, passe encore: vous +recevez quelques visites de voisins de campagne, ou de baigneurs +installés dans les villas de la côte; vous avez la visite prolongée de +votre fils. Mais l’hiver? Mais le printemps? Mais l’automne? Avouez que +les conversations avec vos fermiers, vos blanchisseuses et votre +jardinier ne sont pas folâtres... + +--Folâtres, non; mais je n’ai plus l’âge, mon ami... Elles sont plus +nourries que tu ne penses. Et puis tu oublies que j’ai un autre +interlocuteur. + +--Lequel? + +--Moi-même, et qu’on ne cause bien avec soi que dans le désert. + +--De qui parlez-vous, avec vous-même? + +--De toi surtout. + +--Vous ne me connaissez presque plus! + +--Assez pour imaginer, prévoir et m’inquiéter: tu vois bien que c’est +vivre, cela! + +Les grands hêtres verts les écoutaient rire. + +Depuis quelque temps, M. Guéméné sentait grandir son admiration pour sa +mère. Il était arrivé à cette conclusion, qu’il prenait pour une +découverte, que sa mère devait être une femme d’intelligence supérieure, +et que c’était dommage qu’elle vécût si retirée. Comment ne s’en +était-il pas avisé plus tôt? «Comme nous sommes pauvres de jugement, +pensait-il, nous qui aimons seulement nos mères, et qui ne comprenons +leur mérite qu’à l’heure où leur vie est déjà près de finir!» Il le dit, +et sa mère eut assez d’esprit pour rire encore. + +--En toute vérité, je crois que tu te trompes, mon ami, dit-elle. Les +femmes devinent, plus et mieux que les hommes. Elles ont une tendresse +intelligente, qui ne dépend point de leur condition, qui s’attache +d’abord aux enfants, et de là s’étend plus ou moins sur le monde. Avoir +eu souvent peur pour les autres, pour les âmes, les corps et les biens, +c’est posséder une grosse expérience, et presque un passe-partout. Pour +aller très droit dans la vie, il n’y a pas besoin d’avoir une +intelligence supérieure,--heureusement,--il faut mettre à profit cette +modeste clarté que la poussière des routes battues projette sur les +fossés. Il faut autre chose encore: ce que j’appelle la bonne volonté. + +--Plus rare, celle-ci! + +--Infiniment. Se décider en bonne foi; sacrifier ce qui est cher à ce +qui est clair; oublier ce qu’on a souhaité, pour vouloir autre chose: +voilà le difficile, et ce qui fait les abîmes entre les hommes... + +Celui à qui sa mère parlait de la sorte était sans doute encore trop +jeune. Il ne répondit pas, mais il pensa: «Ce sont des mots, personne ne +peut vouloir contre soi-même, ni toujours, ni même souvent.» + +Et une année s’écoula. L’année suivante, les hêtres du chemin qui tourne +virent passer trois promeneurs au lieu de deux. M. Guéméné avait amené +sa jeune femme à la Ville au Rouet: il lui avait recommandé: «Ma mère a +bien changé, depuis six mois; elle s’affaiblit; il importe de la +ménager: si elle vous demande de venir habiter avec elle, évidemment +nous n’en ferons rien, mais laissez-lui un peu d’illusion.» Le jour du +départ, la mère descendit avec ses deux enfants jusqu’à la plage où le +canot était amarré. Ce fut elle qui détacha la corde, et qui dit: + +--A l’an prochain! J’espère que nous serons quatre? + +Beaucoup de temps passa encore. Madame Guéméné était devenue vieille, si +vieille que, pour attendre son fils, elle dut s’arrêter tout au +commencement de la pente couverte de hêtres. Ce n’était pas le retour +joyeux, espéré, préparé, pendant onze mois de solitude. Les arbres, au +vent froid qui montait de la mer, agitaient plus de bourgeons que de +feuilles. M. Guéméné arrivait ruiné et affolé. Il embrassa en pleurant +cette créature diminuée par l’âge, et dont le visage disparaissait sous +l’amas des châles de tricot. Elle ne lui reprocha rien; elle eut cette +charité merveilleuse de sembler croire tout ce qu’il disait, et cette +autre d’écouter jusqu’au bout un homme que le chagrin faisait +déraisonner. «Mon parti est pris, disait-il, et il vous plaira: je +reviens à la Ville au Rouet; je ne suis plus rien, je ne travaille plus +et je n’aurais jamais dû travailler puisque j’ai été vaincu; nous +vivrons ensemble; je vous demande asile.» Madame Guéméné, quand il eut +fini de dire de grands mots inutiles, leva sa main qu’un peu de fièvre +agitait, comme aux jours où elle signait un bail. «Non, dit-elle; la +gestion de mes terres sera désormais facile; tu vaux mieux que cela; je +viens de vendre deux fermes, l’une qui payera tes dettes, et l’autre qui +te permettra de recommencer ta vie.» + +L’homme qui m’a raconté ces choses, un soir d’été, sur les falaises de +la baie, me montrait de loin le ravin où remuaient en grandes houles les +cimes déjà jaunes des hêtres. Et il ajoutait: + +--J’ai osé parler, quelquefois, de ma force, de mon esprit de décision, +de mon dévouement aux miens: mais, devant ces arbres-là, ce sont des +mots que je ne dis plus jamais. + + + + +XXV + +LES YEUX + + +Il y en a qui disent tout; il y en a qui ne disent rien; la plupart ne +disent qu’une ou deux choses, toujours les mêmes. + +Depuis le temps que la littérature les célèbre, en prose et en vers, nos +yeux de femmes sont un sujet qu’elle n’a point épuisé. Elle y cherche +l’amour et rarement la pensée. Nous sommes durement traitées par tant de +poètes qui n’écrivent pas pour nous déplaire. Ils aiment seulement en +nous l’amour que nous avons pour eux, ou que nous pourrions avoir, et +ils nous réduisent à un seul rôle, et nous renferment dans un seul âge. +Quelques-uns ont été d’un réalisme aigu, les plus grands. N’est-ce pas +Homère qui a parlé de déesses et de mortelles «aux yeux de génisse»? Il +voulait exprimer la longueur de ces yeux, et leur placidité, et leur +velours épais, où vit l’unique reflet des herbes et du sol. Il avait des +images de pasteur. Et j’avoue que celle-là, toute déplaisante qu’elle +soit, m’est souvent revenue à l’esprit. En omnibus, en chemin de fer, +dans la rue, dans un salon, le regard d’une voisine ou d’une passante +m’a fait songer: «C’est cela même! O vieillard qui savais combien un mot +d’éloge peut porter et cacher de vérités cruelles! Elles souriaient les +jeunes Grecques, flattées de ce qu’un si grand poète admirât leurs +grands yeux. Il avait mis en vers les propos de leurs amants. Le reste +importait peu!» Les modernes ont inventé ou répété cent formules, où ils +semblent plus épris de la couleur que de la forme des yeux; j’ai lu, +dans les romans et les recueils de poésies, l’irrésistible attrait des +yeux couleur de violette, ou noirs comme la nuit, ou jaspés, ou bleus, +ou gris de lin. Mais ce sont presque toujours des yeux qui aiment. Et il +me semble à moi, que j’ai rencontré dans la vie, plus souvent que ces +écrivains, des yeux qui pensent. + +Quelle souveraineté! La beauté pensante! Elle attire et elle intimide; +elle veut bien se faire toute voisine, elle nous parle, elle nous +sourit, mais elle a gardé dans ses yeux l’immensité inconnue d’où elle +vient, où elle a passé toute seule, où elle retournera, où l’emporteront +ses ailes qu’elle a repliées pour une heure et par pitié pour nous. + +Plusieurs religieuses m’ont donné cette émotion délicieuse et cruelle, +l’une surtout que je connais bien. Elle est belle et elle ne le sait +pas. Elle n’a pas de miroir quand elle attache sa guimpe et qu’elle +épingle son voile. Ses compagnes, si elle était laide, l’accueilleraient +du même air de contentement fraternel. Quand elle entre, et qu’elle me +regarde tout droit, et qu’elle dit: «Bonjour», c’est la lumière qui +entre avec elle. Quand elle dit: «Que je suis heureuse de vous voir! +Donnez-moi des nouvelles de tous ceux que j’aime? J’ai tant pensé à eux! +Où est celui-ci? Que fait-il? Et celle-là? Et celle-là encore?» Je sens +passer sur moi comme une grande vague vivante et accourue du large, +toutes les pensées de cette âme, toute sa tendresse, tous ses souvenirs, +et quelque chose d’inconnu, de fort et de joyeux, devant quoi je me +mettrais à genoux; mais elle ne le voudrait pas. + +Je me souviens aussi d’une femme que je ne verrai jamais et qui +cependant m’a parlé, qui m’a regardée, qui a laissé dans mon cœur +l’image de ses yeux clairs. Le souvenir est récent encore. Je voyageais +en Angleterre, et je m’arrêtai pour un jour dans une ville +universitaire. J’avais pour hôte un des directeurs de ce collège +célèbre, où la jeunesse est si bien encadrée par les murs sculptés et +verdis, les cloîtres, le parc au bord du fleuve, les ormes vénérables, +tout le passé énergique et poétique. Nous avions visité la bibliothèque, +pleine de trésors qui sont aimés,--tant d’autres, ailleurs, ne le sont +pas,--l’église où les stalles des abbés et des chanoines de jadis sont +pieusement occupées par les maîtres d’aujourd’hui, et nous étions +remontés dans les appartements privés du vice-recteur, en attendant le +déjeuner, qui devait avoir lieu à deux heures et demie. J’examinais une +série de portraits des plus illustres élèves du collège, photographies, +gravures, pendues aux murs du palier. Il y avait aussi des reproductions +de tableaux anglais ou italiens, choisies, en petit nombre, éclairées +par la lumière des baies larges. Et, tout à coup, je m’écriai: + +--Oh! voilà une merveille! + +Le vieux maître anglais, tout blanc, très mince, très grave, ne me +répondit pas, mais je vis qu’il s’attendrissait. + +--Qui est cette femme admirable? Est-ce une peinture de primitif? Qui +l’a peinte? Il n’y a pas de date dans son visage. Elle est l’immortelle. + +--Elle vit, me dit-il. + +C’était une photographie, demi-grandeur. La tête, droite et vue de face, +rappelait par ses lignes ces sculptures antiques qui expriment +puissamment le repos, l’équilibre, une sorte d’harmonie plus qu’humaine. +Aucune grâce mièvre, aucun ornement: des joues pleines, des lèvres +sérieuses, une chevelure abondante et légère, blonde assurément, relevée +autour du front. Tout le prodige était dans les yeux. Ils étaient clairs +et profonds, ardents et comme délivrés du souci d’être beaux. Par quel +hasard, avec leur image, avaient-ils donné leur magnificence, leur +secret, leur pensée même qui s’était imprimée sur cette feuille de +papier? Je ne sais. Je conversais avec eux comme avec des yeux vivants. +J’y devinais une intelligence jeune et hardie, pleine d’idées qui ne +sont point dans les livres, mais que l’esprit trouve dans ses voyages, +au large du monde, et qui le suivent d’elles-mêmes, sans l’alourdir, +comme du soleil au bord des voiles. A quel pays appartenait cette femme +étrange? A quelle petite catégorie de nos sociétés humaines? Riche ou +pauvre? Lettrée, ignorante, inconnue ou illustre? Rien ne l’indiquait. +La robe, un peu échancrée, et qui laissait voir l’attache du cou, avait +l’air d’être faite d’une étoffe sombre et commune. + +Déjà, plusieurs fois, mon hôte m’avait fait signe, mais je ne l’avais +pas vu. Des ombres avaient passé derrière nous, et je n’avais pas +compris. Il jouissait silencieusement de mon admiration. Enfin, il dit: + +--C’est le portrait de la femme d’un poète écossais, poète elle-même. +Elle est de nos amis très chers, malgré la différence des âges. La +photographie qui vous a arrêtée au passage, et qui est un chef-d’œuvre, +a été faite par une ancienne domestique de chez nous. Oui, une +domestique, qui était sans le savoir une artiste géniale. + +--Le chef-d’œuvre, monsieur, c’est surtout le modèle. + +Le vieil humaniste se tourna vers moi. Une joie vive, celle d’un +souvenir préféré, faisait battre les cils blancs de ses paupières. Il +répondit, avec une lenteur passionnée: + +--Vous dites bien. Quand elle nous fit l’honneur de venir ici, voilà +trois ans déjà, j’étais au fond de mon jardin. On m’appela. Je l’aperçus +debout, dans le matin, sur la plus haute marche du perron. Le vent +jouait avec ses cheveux dorés. Elle me regardait approcher, elle me +regardait avec ces yeux dont vous n’avez ici que la fumée et la nuit. Je +n’ai jamais rien vu qui fût plus pareil à un rêve. + +Il s’inclina. + +--Mademoiselle, ajouta-t-il, voilà dix minutes que mes invités et ma +famille sont descendus dans la salle à manger. Nous les rejoindrons s’il +vous plaît. Et il m’en coûtera comme à vous. + +Les yeux qui pensent, les yeux de femme où passe un autre songe encore +que celui de la tendresse, je les ai vus partout, et la campagne +profonde ne les ignore pas. Des êtres de choix y vivent çà et là, dans +les fermes, dans les bourgs. Celle-là avait une bien singulière +puissance de regard, qui vivait dans un village de notre Beauce où +l’esprit n’est pas toujours alerte, ni tourné vers le ciel ou le +lointain de la terre. Elle s’appelait Fernande. Elle était, avec sa sœur +Louise, la plus fine couturière du pays. Toutes les deux, occupées du +matin au soir, et du 1er janvier au 31 décembre, ne chômant que les +dimanches, elles travaillaient tantôt chez elles, tantôt chez d’autres, +toujours pour d’autres. On disait: «Elles se ressemblent, à les croire +jumelles, et toutes les deux elles ont oublié d’être bêtes». C’est un +oubli qu’on leur pardonnait peu. Elles s’en vengeaient en commérant +beaucoup, assises côte à côte, pendant les heures longues où le jour +augmentait et diminuait sur l’aiguille en mouvement. Leur élégance, leur +belle taille, leurs yeux noirs dans des visages roses, étaient renommés +également. Les vieilles mères, qui ne s’y connaissent plus, disaient: +«Si j’étais obligée de choisir, je ne sais pas laquelle des deux je +choisirais». Mais si toutes les deux avaient l’esprit vif, Fernande +seule avait ce cœur inquiet que la fatigue du jour ne suffit pas à +endormir. Elle étudiait la physionomie des gens et des bêtes; elle +tirait une philosophie des histoires qu’on lui contait; elle goûtait la +beauté des soirs; elle pensait au monde vaste qu’elle ignorait, et même +à la mort, et cela lui faisait une âme plus grande que celle de Louise. +Mais rien ne le révélait, et, pour tous leurs voisins, elles étaient +«parfaitement jumelles». + +Un soir que, par hasard, elles avaient travaillé, l’une chez elle, +l’autre au dehors, Fernande, qui revenait d’une des fermes assises sur +le dos de nos longues houles beauceronnes, trouva Louise toute changée, +inquiète et capricieuse, et silencieuse contre la coutume. «Qu’as-tu, ce +soir?» Elle chercha; elle découvrit assez vite que Louise n’était pas +triste; bientôt après elle devina le secret. Louise était aimée! Louise +avait reçu dans la journée la déclaration d’un amoureux. Louise se +demandait si elle dirait oui, et le doute n’était guère possible. +Pourquoi était-elle inquiète? Bien tard, dans la nuit, comme elles +causaient encore, et que Fernande pour la vingtième fois demandait: +«Qu’as-tu?» Louise se leva soudain, la regarda durement, et dit: + +--J’ai peur de tes yeux! + +Elle avait eu peur de la pensée. L’amoureux revint, et Louise eut soin +de lui donner rendez-vous à l’autre bout du village, dans le jardin +d’une amie. C’était un honnête homme, un peu lourd, qui n’avait pas +l’humeur conquérante, et à qui suffisaient les yeux de Louise et les +économies qu’elle avait amassées. Cependant, quoi qu’il fît, trois mois +après qu’il eut commencé à «causer» avec Louise, huit jours seulement +avant les noces, les deux jumelles se quittèrent. + +Fernande, en larmes, vint me voir. Elle partait. Elle allait chercher sa +vie dans un autre village où elle avait une parente. Elle pleurait; elle +accusait sa sœur; elle disait: + +--Regardez-moi, mademoiselle! Est-ce que je suis une coquette? + +--Oh! non, Fernande. + +--Eh bien! mademoiselle c’est à cause de mes yeux, pourtant, que je m’en +vais! Ma sœur est comme folle. Croyez-vous qu’elle m’a dit hier: «Je ne +puis plus te souffrir. Quand tu lèves les yeux sur moi, je cherche s’il +n’y est pas.» + +Je la regardai. Et je donnai tort, sans le dire, à celle qui s’en +allait. Elle avait des yeux qui pensent; l’autre n’avait que les yeux +qui aiment. + + + + +XXVI + +LES PETITES FRATERNITÉS + + +Quand un remède a été longtemps employé, quand il a été célébré et primé +dans les Instituts, affiché sur les murs, exalté par la réclame des +journaux, quand il a fait la fortune d’un droguiste et l’honnête profit +d’entremetteurs nombreux, il arrive une heure où le remède disparaît +presque subitement. Il est remplacé, comme un fonctionnaire qui a déplu. +Il entre dans l’honorariat du codex. Les jeunes médecins rient lorsqu’on +le nomme; les vieux aussi, par oubli. Il a fini d’être. A-t-il servi? +C’est difficile à dire. La maladie est toujours là, et on essaye contre +elle d’une illusion nouvelle, orgueilleuse, exclusive. Voilà le sort des +remèdes. Mais j’ai remarqué que les pâtes molles et sucrées, les +jujubes, les losanges lubrifiants, en un mot les douceurs +thérapeutiques, échappent à cette règle de soudaineté. Elles traversent +les siècles, allègrement, comme leurs sœurs les tisanes, les quatre +fleurs, la camomille, la boisson chaude de pomme de reinette, la mauve +et la guimauve, et la principale raison m’en paraît être qu’elles +s’offrent à nous sans prétention. Aucune d’elles n’a jamais affirmé: «Je +vous guérirai». Elles promettent de calmer, et leur succès ne passe pas. + +Il en est de même des remèdes sociaux. Les petites fraternités, le salut +d’un seul à un seul, l’homme qui sait dire bonjour, les yeux qui savent +plaindre, les oreilles qui savent écouter, font plus que les systèmes, +pour la paix du monde. Il y a un art de n’être pas odieux, qui est +d’autant plus compliqué que la fonction sociale est plus haute, et la +richesse plus évidente. Deux ouvriers se rencontrent: celui qui offre à +l’autre un verre de vin est assuré d’avoir satisfait largement aux lois +de la civilité. Mais M. le maire qui traverse le matin son village, et +se rend à la mairie, quel diplomate s’il ne blesse personne! «Père +Untel, maître Untel, monsieur, mon ami», il doit d’abord choisir, du +plus loin qu’il aperçoit un administré, l’appellation protocolaire. +Qu’il ne se trompe pas! Qu’il ne confonde pas! Sa popularité peut +souffrir d’une erreur de nuances. Elle mourrait s’il oubliait d’être: +mansuet avec l’alcoolique impotent qui réclame à la société la juste +retraite du buveur; familier avec l’enfant du sexe masculin qui se rend +à l’école; suave, ému, partagé entre quatre tendresses, toutes +administratives, s’il rencontre une mère suivie de trois petites filles; +digne avec l’instituteur, son supérieur secret; digne encore avec le +pompier, dont les demandes de crédit, pour la pompe inutile, fatiguent +le budget communal; confiant avec le cantonnier qui trahit son maire; +cordial et réservé avec le curé, puisque les temps ne sont pas venus +d’être impunément clérical... Le pauvre homme, n’est-ce pas! Encore le +supposé-je de moyenne condition, paysan enrichi ou commerçant retraité. +Mais, s’il habite un «château»,--qu’il l’ait reçu en héritage ou gagné, +peu importe,--ce n’est plus de l’habileté, de la rondeur, de la bonté +qu’il lui faudra, pour être populaire, c’est du génie. Au moindre mot, +l’histoire de France est invoquée contre lui, l’histoire frelatée, dont +ils se servent comme d’une vieille pierre, pour aiguiser toutes les faux +d’aujourd’hui. La jeunesse n’est pas une excuse, je vous assure, et ce +n’est pas un petit crime d’être supposé riche. Car, bien souvent, la +richesse que l’on envie n’existe que dans l’esprit des pauvres gens. Ils +ont de la fortune une idée si étrange! Dès qu’ils voient vivre à côté +d’eux un homme qui ne travaille pas de ses mains, ils lui attribuent une +sorte de richesse inépuisable, qui vient on ne sait d’où, et +qu’accompagnent, hélas! toutes sortes de mauvais penchants. Ils le +jugent avare, méprisant, et «sans cœur». La preuve contraire est longue +à établir et toujours facile à briser. + +Nous avons, pour balayer les salles de notre dispensaire, à Paris, un +vieux terrassier, cramoisi de visage et, je le crains, d’opinions, entré +chez nous par mégarde, un jour qu’il était ivre et qu’il se disait sans +travail. C’est un faune devenu respectueux sur le tard et inégalement. +Sa barbe hirsute, ses yeux veinés, sa voix toujours grognante, lui +donnent une petite autorité, très courte, parmi les jeunes mères du +quartier, qui apportent leurs nourrissons à M. le docteur. Dès la +seconde fois elles n’ont plus peur de lui. Mais, la première, on +l’écoute, on fait moins de bruit, on prend la chaise qu’il a désignée. +Cela lui suffit, il est important. Les doyennes du dispensaire, comme +moi, ont un certain droit de réprimande, soumis à de nombreuses +conditions: évidence et lourdeur de la faute, longue tolérance avant le +reproche, douceur dans l’expression, dans la voix, dans le geste, etc. +Mais les jeunes, les blondinettes, qu’une pensée charitable amène, une +ou deux matinées par semaine, dans cette pouponnière, croyez-vous +qu’elles aient la permission de juger le «travailleur»? Mais non! Et +c’est ce qu’avait oublié mademoiselle de Saint-Franchy, cette amour +d’enfant, deux fois aristocrate, de vieille famille irlandaise par sa +mère, et de vieille souche nivernaise par son père, la plus rose de nos +aides, mais la moins initiée à cette connaissance de l’orgueil, qui est +le premier principe de l’art du commandement. + +Hier donc, en arrivant au dispensaire, de bonne heure, je remarque que +la salle d’attente n’est point en ordre. Les bancs et les chaises ne se +font pas vis-à-vis. Des brins de fil traînent sur le dallage, des +tampons d’ouate, des morceaux de biscuit, une tête de poupée. J’entre +dans le cabinet de consultation. Mademoiselle de Saint-Franchy est +occupée à classer les observations médicales de la veille. Elle n’est +pas rose, elle est rouge. Elle lève la tête. + +--Que voulez-vous, me dit-elle, Pierre refuse de balayer, il refuse +d’essuyer, il refuse de remuer un banc, il refuse tout, tout, tout... + +Je sonne. Pierre ne vient pas. Je passe dans la petite pièce qui +renferme nos archives et nos flacons de pharmacie, j’ouvre la porte qui +donne dans la courette: Pierre est là, rouge, lui aussi,--c’est +l’habitude,--et se lavant les mains, comme il fait chaque matin quand il +a «fini son ouvrage». + +--Eh bien! Pierre, et le balai? + +--Le voilà, mademoiselle! + +Il montre, de sa main ruisselante, l’objet qu’il a jeté sur l’asphalte. + +--Mon brave Pierre! Vous me quittez? + +Il faut croire que j’ai bien dit cela, comme je le pensais, avec un +regret. Pierre a secoué ses mains, il les a essuyées lentement, puis, me +regardant avec cette autorité des hommes qui sont sûrs de ce qu’ils +professent: + +--Non, mademoiselle, je n’ai pas l’intention de m’en aller. Je ne +travaille plus, tout simplement. + +--Parce que? + +--Parce que mademoiselle de Saint-Franchy a fait son Louis XV avec moi! + +--Est-il possible? Son Louis XV? Mademoiselle de Saint-Franchy? + +--Et pas qu’un peu! La voilà qui s’amène, tout à l’heure, et qui me dit, +en relevant son nez: «Qu’est-ce que vous faites donc, Pierre? Il est +huit heures, et il y a de la poussière partout: faites-moi le plaisir de +balayer mieux que ça!» Faites-moi le plaisir: c’est comme un roi! +Sommes-nous en république, oui ou non? Mademoiselle, devant vous, je +reconnais que je peux mériter une observation. Mais une leçon, jamais: +nous sommes en république. Elle l’oublie tout le temps, cette petite +Saint-Franchy. Si elle m’avait dit, même elle: «Pierre, vous devriez +mieux balayer», on se serait compris. Mais: «Faites-moi le plaisir! +Faites-moi le plaisir!» Alors, je n’obéis plus. Mademoiselle doit +comprendre pourquoi. + +J’ai eu l’air de comprendre. Pierre a repris son balai. + +Il en est ainsi partout, du sud au nord et de l’est à l’ouest. Le vrai +pays des castes, après l’Inde, c’est le nôtre. Les devises n’y font +rien. Celui qui veut avoir la moindre influence heureuse, ne fût-ce que +parmi ses plus proches voisins, doit connaître dix mondes différents, +qui ont chacun ses lois de l’honneur, son code de civilité, son langage +souvent, toujours son amour-propre. + +Eh bien! le nombre est grand, dans cette France affaiblie, des hommes et +des femmes qui savent l’art difficile de secourir les misères humaines, +de maintenir un peu de paix, de ramener un peu d’espérance. Les uns le +font pour l’amour de Dieu, les autres pour le seul amour du prochain. Un +observateur attentif, qui étudierait un quartier d’une ville quelconque +de France, serait d’abord effrayé de tous les maux qu’il y noterait. +Mais s’il persévérait, il sentirait que tout n’est pas dit quand on a vu +le mal et qu’on l’a signalé. Il admirerait l’ingénieuse tendresse qui +visite, non pas toutes les douleurs, mais beaucoup d’entre d’elles. La +solitude dans le malheur est encore l’exception, en cette France +pénétrée de charité. Elle tend à s’accroître, et les causes seraient +trop faciles à dénombrer. Mais nul ne sait les lois qui commandent cette +invisible amie qu’est la pitié. Elle fait des prodiges. Elle vient quand +on ne l’attend plus. Elle est déjà venue quand on croit qu’elle oublie. +Ceux qui cherchent, pour les secourir, les plus dénués des êtres, les +plus orphelins, les plus malades, les enfants les plus menacés, +lorsqu’ils s’avancent vers la maison trouvent souvent, sur le chemin, la +trace de l’inconnu qui les a précédés. «Dites-moi, madame, c’est bien la +petite brunisseuse du 42 qui a perdu son mari?--Oui, mademoiselle, une +misère, allez!--Trois enfants?--Plus que deux, parce que la voisine du +rez-de-chaussée, qui a de quoi faire, s’est chargée de l’aînée. Et puis, +on a récolté dans le quartier un peu de charbon: gros comme vous, ce +n’est pas beaucoup, mais ça fait plaisir, n’est-ce pas, dans la peine?» + +Petites fraternités. La campagne les connaît encore mieux que la ville. +J’ai interrogé bien des maires de villages, et, parmi eux, beaucoup de +ces «hobereaux», dont on se moque aisément, mais que personne ne +remplace quand le logis est vendu, beaucoup de chefs d’industries +rurales, de propriétaires de moulins ou de fours à chaux, de maîtres de +forges ou de cultivateurs. Tous se plaignaient des ennuis de la charge, +des tracasseries préfectorales, des jalousies, des ingratitudes, des +trahisons qui sont la monnaie dont les pauvres eux-mêmes sont riches. +«Alors pourquoi restez-vous?» Ils ne niaient pas que ce fût un peu par +amour-propre, ou par intérêt. La plupart ajoutaient cependant: «Je reste +aussi par devoir, à cause du mal que je puis empêcher, et du bien que je +puis faire.» + +Petites fraternités. Je crois qu’elles ont un rôle immense. C’est +peut-être grâce à elles que le monde tient encore en équilibre. + + + + +XXVII + +L’HÉRITAGE DE M. MAUNOIR AINÉ + + +M. Le Bidon, qui avait l’habitude de couper son nom, parce que cela lui +semblait faire une marche de noblesse, ancien sellier, ancien candidat +au Conseil municipal d’Orléans, était en mauvais termes avec M. Maunoir, +banquier, son cousin. Les raisons ne lui manquaient pas. La plus +ancienne, la plus largement humaine, c’était la différence des fortunes, +«du train», comme disait M. Le Bidon, des situations mondaines, des +libertés qu’elles autorisent. Justement M. Le Bidon ne se sentait +presque jamais libre, depuis qu’il était retiré des affaires. Autrefois, +oui, il l’avait été, avec ses ouvriers qui travaillaient avec lui et +l’appelaient familièrement «beau-père», avec ses clients mêmes, qu’il +recevait avec une obséquiosité impertinente, ayant lu, dans des +journaux, des tirades qui lui plaisaient, contre «ceux qui consomment et +ne produisent pas», et souffert, par ailleurs, d’assez nombreux retards +dans le payement de ses factures. La vogue de l’automobile l’avait +décidé à vendre son fonds. Depuis qu’il ne fabriquait plus et ne vendait +plus, les sujets de conversation lui faisaient défaut. Sauf à la chasse +au chien courant, où, solitaire et bruyant, il donnait de la voix autant +que son basset; sauf quelques heures, chaque jour, passées au café, +parmi des habitués que sa ponctualité rendait déférents, il trouvait la +vie monotone et de lustre médiocre. Ses opinions tournaient à l’aigre. +Il ne s’habituait pas à rencontrer ce Maunoir, son cousin, qui savait +nouer une cravate, qui savait marcher, parler, juger un cheval sans le +toucher, rire sans éclat, entrer dans les conseils d’administration, +conclure un marché en deux minutes, comme si les choses à vendre avaient +toujours une étiquette avec un prix marqué, et qui disait, saluant de la +main: «Bonjour, Bidon!» allusion, peut-être, au petit ventre de l’ancien +sellier, expression fâcheuse, en tout cas, et que M. Maunoir +accompagnait parfois d’un «mon ami», qui doublait la blessure. Il y +avait, pour les diviser, la rondeur de l’un, la sveltesse de l’autre. A +combien de Marienbad, M. Le Bidon eût été boire, s’il eût cru qu’un +verre d’eau rétablirait l’égalité des formes! Il y avait surtout +l’héritage, convoité par tous deux, de M. Maunoir aîné. + +M. Maunoir aîné, qui avait longtemps vécu à Paris, et qui y passait +encore deux mois chaque année, habitait un château voisin de la ville, +prés, terres labourables, vignes, bois enveloppant les plaines, un +domaine à souhait. Les héritiers présomptifs avaient pour la Jodelle un +goût qu’ils ne dissimulaient pas. Ils cherchaient à embellir le parc où +l’un deux vivrait, où vivait, en attendant, le cher oncle Maunoir. Les +cadeaux de M. Le Bidon avaient le tort de venir toujours comme une +réplique et de manquer d’invention. Ils n’en étaient pas moins bien +reçus. Le banquier donnait-il une chevrette vivante, avec un kiosque +couvert en paille et trois cents mètres de clôture? Le Bidon envoyait un +basset allemand, long comme la chevrette, et deux canards du Nyanza, qui +portent une crête en forme de cœur. Le banquier annonçait-il à M. +Maunoir aîné un grand vase décoré pour orner la pelouse au midi? +l’ancien sellier demandait la permission d’offrir un lion de fonte, avec +le piedestal. M. Maunoir aîné faisait preuve, devant ses futurs +héritiers, d’une rare liberté d’esprit. Il encourageait leur rivalité. +Il n’était pas de ces oncles à héritage qui hésitent à parler de leurs +dispositions testamentaires. Lui, il les répétait, il les expliquait aux +intéressés, non pas toutes, ni même les principales, mais les plus +délicatement pensées, et celles qui témoignaient de la parfaite +connaissance qu’avait de chacun d’eux ce petit vieillard maigre, rouge +de teint, blanc de cheveux, prodigue de paroles, bavard prudent et +magnifique d’indifférence. Il disait à son neveu mondain: + +--Tu portes mon nom, mon cher, et c’est pourquoi je te destine mon +argenterie, qui est marquée à mon chiffre. Il y a de belles pièces, +notamment ces deux légumiers ciselés, qui rappellent la fameuse +vaisselle plate des Bragance... + +--Oui, mon bon oncle. + +--J’ai visité le Portugal, et le roi Carlos, auquel je confiais ce +détail... + +Il disait à l’ancien sellier: + +--Mon brave, tu auras mon coupé, avec les harnais, bien entendu: c’est +presque une restitution. Et vois comme il te convient: tu commences à +t’alourdir; il est moelleux comme une couette. Moi qui dors +difficilement, je dors là en ouvrant la portière. + +Il y avait donc un testament. + +M. Maunoir aîné ne s’expliquait pas sur l’essentiel; il oubliait +d’attribuer le domaine, de partager ces valeurs mobilières dont il +devait avoir de fortes liasses, à en juger par la dépense qu’il faisait. +C’était là son tort, aux yeux des héritiers. Mais le bonhomme devait +avoir ses raisons. Il ne recevait pas seulement les prétendants, mais +leurs femmes et leurs filles, qui l’embrassaient, qui le prenaient pour +confident, qui l’amusaient, et qui cependant, chez lui, séchaient +d’ennui, comme une laitue verte dans la cage d’un oiseau. + +Une seule inquiétude, lancinante, traversait parfois l’esprit de M. +Maunoir, banquier. Le cher oncle ne léguerait-il pas une somme +importante à cet autre neveu, ce petit-neveu, orphelin de père et de +mère, qui venait d’acheter le greffe de la justice de paix du canton? Un +pauvre diable, qu’on ne voyait jamais à la Jodelle, un demi-bossu, +demi-boiteux, demi-bègue, que ses infirmités mêmes et son éloignement +pouvaient rendre dangereux. A quoi, à qui ne peut pas songer un homme +aussi généreux, aussi fort occupé de son propre héritage que M. Maunoir +aîné? + +M. Maunoir aîné est mort la semaine dernière. A peine la nouvelle +avait-elle été télégraphiée à Orléans, les deux héritiers se +rencontraient dans l’antichambre de la justice de paix. L’ancien sellier +arriva le second, essoufflé bien qu’il fût venu en fiacre, et hirsute +d’émotion. Son cousin et concurrent l’accueillit avec cette désinvolture +qu’enviait Le Bidon, et, lui donnant cette fois tout son nom: + +--Tu viens, comme moi, pour demander les scellés, mon cher Le Bidon. Je +crois, en effet, que c’est une bonne précaution, à cause du garde, à +cause de ce ménage douteux... + +--A cause de tout! répondit durement Le Bidon. + +--Tu as peut-être raison. Mais je vois que tu es plus pressé que moi +aujourd’hui. Tu arrives le second; passe donc le premier. + +M. Le Bidon entra dans la salle où se tenait, en l’absence du juge de +paix, le greffier, qui ignorait le décès de M. Maunoir aîné, son +grand-oncle. Il affirma qu’il y avait un testament, et qu’il en +connaissait les clauses. C’était un pluriel hasardé. Pour appuyer son +droit, pour se rendre favorable le greffier, et pour le consoler de ne +point avoir part dans la fortune de M. Maunoir aîné, il lui glissa dans +la main deux gros écus de cinq francs, et murmura: + +--Mets-en beaucoup, des scellés, et appuie sur la cire: je me défie. + +Le banquier Maunoir fit de même, et donna vingt francs, mais en +s’excusant sur les dépenses qu’entraîne une vacation. Le greffier prit +le louis, et bégaya en remerciant, ce qui doublait le remerciement. + +Et l’après-midi, la justice se transporta à la Jodelle. M. Maunoir, venu +en automobile, l’attendait; M. Le Bidon était annoncé; le garde-chasse +avait mis sa plaque, sur laquelle était écrit: «La loi». Gravement, le +garde, ouvrant les portes devant le juge de paix, le greffier, les +héritiers, et les fermant derrière eux, on procéda à une recherche +sommaire des «dernières volontés» de M. Maunoir aîné. On ne trouva rien +dans le cabinet de travail, rien dans la chambre, rien dans la crédence +en ébène du grand salon. Les héritiers devenaient nerveux. L’homme de +loi, qui n’avait pas, jusqu’alors, adressé la parole à ce garde +inquiétant, au nez courbe d’Indien, taché par l’alcool, demanda: + +--Garde, vous ne savez rien? + +Le garde se redressa, rectifia la position, leva la main... + +--Ne jurez pas, c’est inutile... + +--Alors, mon juge de paix, je dirai simplement qu’il est sous la Vénus +en bronze du salon. + +Il était là, en effet, le testament de M. Maunoir aîné, et il était là +dans une enveloppe non fermée. + +Ce fut une minute tragique. Au milieu du salon, sous le lustre, le juge +de paix parcourut des yeux la feuille de papier timbré. Il eut un +sourire bref qu’on put prendre pour un tic. Puis, déclarant qu’il +n’agissait qu’à titre officieux, et bredouillant pour le mieux faire +paraître, il donna lecture des dispositions principales du testament. M. +Maunoir aîné avouait... + +--Garde, retirez-vous! dit M. Le Bidon. + +M. Maunoir aîné avouait avoir placé tout son capital mobilier «en +viager». Il ne s’excusait pas, d’ailleurs, et donnait la Jodelle, les +meubles «sans aucune exception ni réserve», à la ville de Romorantin, sa +cité natale. + +M. Le Bidon reçut très mal le coup, et jura, comme autrefois, quand un +de ses ouvriers lui gâchait un collier. Son cohéritier ne dit rien +d’abord. Il était pâle; il domptait la rancune que l’autre avait lâchée. +Après un moment, il fit un signe de la main. + +--Tais-toi, Bidon, dit-il; ce qui nous arrive est une aventure commune: +les hommes héritent toujours les uns des autres, mais jusqu’à la +dernière heure, on ne sait pas quel aura été le bénéficiaire, des +vivants ou du mort. Nous nous sommes trompés. Il y a eu une erreur sur +la personne. C’est lui qui a hérité tout le temps! + +Je viens de suivre l’enterrement de M. Maunoir aîné. + + + + +XXVIII + +L’ORCHIDÉE OURAGAN + + +--Petit, la nuit n’est pas sûre, veille bien! + +--Oui, monsieur Parémont. + +--Assure-toi que les portes des serres sont toutes fermées; je crains +des sautes de vent: les étoiles ont le regard insolent, ce soir, entre +les nuages. + +--Oui, monsieur Parémont. + +--Je viendrai te relever à quatre heures demain matin... Ne t’endors +pas... Règle bien ton calorifère,... pas moins de douze degrés, mais, +comme la nuit s’annonce froide, à ta place, je forcerais un peu, +j’arriverais à treize ou quatorze... + +M. Parémont, qui avait entr’ouvert la porte vitrée et, d’une main la +retenait, tandis que ce l’autre il tendait à l’air libre, et levait très +haut sa lanterne quadrangulaire, M. Parémont tourna la tête pour +ajouter, d’un ton pénétré, inégal et jaloux, comme celui d’un poète qui +récite ses vers: + +--Songe, petit, que nous avons en fleur cinq _Cattleya Tryanæ_, les plus +beaux de tout Paris. + +Un rire de petit faune lui répondit, et, dans la nuit, des mots d’argot +et de latin, associés drôlement, suivirent l’horticulteur qui fermait la +porte: + +--Et le _Brassavola Digbyana_, pourquoi vous ne parlez pas de lui? Elle +est chouette, la fleur, pourtant, avec son air de canari qui fait le +gros dos! + +L’horticulteur était parti. Le petit Tricotel, Jérôme de son prénom, +enfant de Paris, resta seul dans le tunnel ramifié de la serre, parmi +les milliers d’orchidées que l’épaisseur d’une vitre défendait contre le +froid de la nuit, contre la mort. Il connaissait sa responsabilité, +autant que peut la mesurer un gringalet de seize ans, qui n’a jamais eu +plus de trois francs dans sa poche, le dimanche, pour l’apéritif, le +restaurant et le théâtre. Le père prenait le reste, comme il est juste. +Le père, c’était le cocher aveugle des Ternes, qui a dû vous «charger», +une fois au moins dans votre vie, le soir où vous avez accroché: un +homme poli, vous vous souvenez, coulant sur le pourboire, et qui, +lorsqu’on l’avait payé, portait sa main pleine de monnaie tout près de +son œil droit. Il prétendait voir de cet œil-là. Bien des gens +prétendaient le contraire. Ce qu’il y a de sûr, c’est que le père +Tricotel ne sortait que le soir, après sept heures, quand les rues sont +plus libres. Il attelait son cheval, une bête de grande expérience, née +à Paris également, et qui savait toute seule prendre la droite d’une +voiture qui vient, ralentir aux tournants, obéir au bâton levé des +gardiens de la paix; il descendait l’avenue des Champs-Élysées, et les +dames d’un certain âge, en quête d’un cocher de confiance et d’un cheval +aux allures bénignes, faisaient signe à Tricotel qui ne remarquait rien, +mais à sa bête aussi, qui parfois s’arrêtait. + +De là, tout naturellement, l’entrée de Jérôme chez l’horticulteur +Parémont. La place de chauffeur-veilleur de nuit s’étant trouvée +vacante, et Tricotel l’ayant appris, le cocher dit à son fils: «Tu es +trop jeune pour monter sur le siège, Jérôme, mais, en attendant, tu peux +bien t’entraîner à veiller. Ça sera un commencement d’apprentissage. +Même que je te juge plus heureux que moi, puisque tu seras au chaud, et +que tu travailleras dans la fleur.» + +Jérôme aimait son métier: non pas la veille, mais l’orchidée. Depuis un +an qu’il vivait chez l’horticulteur de Vanves, ce jeune garçon imberbe, +aux lèvres molles, mais qui avait dans les yeux tout l’esprit de sa rue, +gouailleur et décidé, s’était mis à étudier les procédés de culture de +M. Parémont, les mœurs et l’histoire des variétés «nées dans la +ménagerie», comme il disait, ou importées des contrées dont le nom seul +donne chaud: Brésil, Java, Népaul, Assam, Philippines, Équateur. Avec le +patron, il ouvrait les caisses grillagées dans lesquelles sont expédiées +les précieuses plantes; il étendait sur des claies, au-dessus des auges +pleines d’eau de pluie, les tiges flétries, les bulbes à demi desséchés, +les racines endormies et comme mortes qu’avaient cueillis, trois ou +quatre mois plus tôt, dans la brousse ou la forêt vierge, les chasseurs +d’orchidées. «Quelle couleur ça fera-t-il, patron? demandait-il.--Ça +dépend, mon garçon: voilà l’_Angrecum sesquipedale_, l’une des plus +belles fleurs de Madagascar, et bien plus belle dans nos serres que +là-bas, large comme la main, cinq pétales de cire blanche et +transparente, et un éperon comme ceux des cavaliers mexicains; voici le +_Phalænopsis grandiflora_, visage de neige et gorge d’or; un +_Dendrobium_ qui portera des couronnes de perles maculées de pourpre +violet, et voici un tout petit sabot vert, une épingle de cravate, en +émail, qui appartient au _Cypripedium_. Que voulez-vous de mieux?--Je +voudrais, monsieur Parémont, une orchidée couleur de mon sang quand je +me pique!--Moi aussi, Jérôme, je la payerais cher! Mais l’orchidée est +une blonde, voyez-vous, elle a le goût des nacres, des blancs, des +roses, de toute la gamme des violets et des mauves; elle a peur du +rouge-cerise.» + +Quelquefois, l’horticulteur, amusé, demandait à son tour: «Jérôme, vous +êtes curieux des choses du métier. Je sais bien que c’est un des plus +passionnants qui soient, mais enfin, vous n’avez pas été, comme moi, +élevé avec l’orchidée, il n’y a même qu’un an que vous la connaissez: +qu’est-ce qui vous plaît tant en elle?» Un jour qu’il venait de répéter +la question, M. Parémont entendit l’ouvrier qui répondait: «C’est que, +voyez-vous, elle vit de l’air du temps, et je lui en connais de la +famille, dans le quartier des Ternes, à l’orchidée!» + +Jérôme pensait justement à cette plaisanterie, en passant au milieu des +serres, entre les plantes qu’il devait préserver du froid; les unes +poussant dans des pots où elles ne trouvaient ni terre, ni fumier, mais +seulement de la mousse hachée avec un peu de racine de fougère; +d’autres, posées, les racines presque à nu, dans des paniers suspendus +ou sur des branches... Oui, c’était vrai pour elles toutes: elles +vivaient de l’air chaud, saturé d’humidité, dans lequel nuit et jour +elles baignaient, plantes mal attachées au sol, bâtisseuses de nids dans +les arbres, gueuses des pays de lumière, habituées à se passer de la +graisse commune, mais d’une richesse inouïe en transparence de fleur, en +caprice et en âme. + +Cette dernière idée, Jérôme Tricotel ne la formulait peut-être pas très +nettement, mais elle réjouissait tout de même son esprit de petit gueux. +L’aide-jardinier, portant, lui aussi, une lanterne, faisait sa ronde, +inspectant les fermetures des serres, consultant le thermomètre, donnant +un tour de vis aux radiateurs, et s’agenouillant près de la gueule du +calorifère qui se trouvait tout au bout du jardin, dans une pièce +séparée. Le vent secouait les nattes de paille roulées au sommet des +charpentes de fer. Par moments, il hurlait. C’est la bête qui court et +qu’on ne tuera point. Puis tout s’apaisait. Le petit Tricotel, quand il +se tenait près d’une porte, sentait sur ses mains, sur son cou, la +morsure du vent glacial. + +Sa ronde achevée, il revint à l’entrée de la grande serre où il avait +quitté son patron, posa sa lanterne sur l’étagère au milieu d’un groupe +d’orchidées adultes, six ans, sept ans, huit ans, et, assis sur un pot +renversé, il se mit à contempler, en essayant de ne pas dormir, les +fleurs qu’il aimait le mieux. Malgré la rigueur du temps et le peu de +clarté des jours d’hiver, quatre _Cattleya Tryanæ_ avaient fleuri et +même un _Lœlia Digbyana_. Celui-ci,--tête de canari ébouriffé, avait dit +Jérôme,--ne portait qu’une fleur, cinq pétales d’un jaune verdâtre, et +au centre un labelle extravagant, une gorge jaune d’or, qui s’ouvrait, +s’épanouissait en nappe circulaire, finissait en rayons ténus et +innombrables. Or, à l’endroit où la gorge se détachait des profondeurs +de la tige, un point de pourpre, une goutte de sang, dormait dans les +reflets jaunes. Les _Cattleya_, d’un mauve léger, à labelle de velours +violet, ressemblaient à ceux que nous voyons chaque jour derrière les +glaces des fleuristes, et ils n’avaient de remarquable que leur taille +et la ferme beauté de leurs lignes. + +Jérôme s’endormit. Les heures coulèrent. Tout à coup, un fracas +terrible, des vitres qui se brisent, des choses lourdes qui tombent, et +la vague du froid qui déferle. La lanterne est éteinte. Jérôme comprend: +il a oublié de fermer cette porte, et la nuit glacée est entrée, elle +court sous les vitres qui éclatent, elle tue les plantes, elle ruine le +patron. Il rallume à grand’peine sa lanterne, et la première idée qu’il +a dans l’épouvante, c’est de regarder l’heure. Trois heures et demie. +D’un geste rapide, d’un mouvement tournant du bras, il éclaire le côté +droit de la serre: tout est par terre ou nage dans les cuves pleines +d’eau; les cinq belles orchidées qu’il aimait, les _Cattleya_ et le +_Lœlia_, couchées sur le sol, écrasées l’une contre l’autre, et toute +leur mousse éparpillée, sont déjà sans doute mortes; il jette un cri; il +veut sortir; une ombre, un homme furieux se précipite dans la lumière +que l’enfant tient à bout de bras. + +--Misérable! Misérable! Qu’as-tu fait! + +Alors le petit se détourne, il détale, il saute d’une serre dans +l’autre, s’évade, gagne la porte du jardin, et continue de fuir à +travers les rues de Vanves. + +Le dommage était grand, M. Parémont se crut d’abord ruiné, et il perdit +cinq minutes à pleurer. C’était un artiste, un être de sentiment, +c’est-à-dire de beaucoup de faiblesse et de beaucoup de force. +L’espérance le ressaisit vite, parce qu’elle est au fond de tout amour, +et seul, sans aide, dans la nuit, il se mit à masquer les trouées du +vitrage, puis à relever ses mortes et ses blessées. Quand il aperçut le +paquet boueux, froissé, lamentable, que formaient les _Cattleya_ et le +_Lœlia_, il détacha les bulbes, les tiges, les fleurs brisées; il ne lui +resta bientôt plus, dans la main, qu’une seule des cinq orchidées +triomphales, la seule indemne, et il observa que, dans la chute, la +fleur d’or et de pourpre du _Lœlia_ était venue s’écraser contre la +grande fleur mauve. Les deux fleurs se tenaient embrassées. Il enleva la +fleur d’or, et laissa l’autre, et, comme il était poète, il dit même: +«Si une graine pouvait sortir de toi!» + +Et l’étui de la graine apparut, après de longs jours d’attente. Il lui +fallut quinze mois pour mûrir. La graine semée, dans la mousse, demanda +six ans pour devenir une belle plante. + +Enfin elle a fleuri. M. Parémont a veillé plusieurs nuits pour guetter +le premier regard des pétales qui s’entrouvent. O merveille! la petite +tache rouge s’est répandue; l’hybride pourpre cerise est trouvé. M. +Parémont ne l’a laissé voir qu’à de rares amis; il espère, dans trois ou +quatre ans, exposer dans Paris toute une corbeille d’orchidées ouragan. +Et il dit: «Dans cette tourmente où j’ai tant perdu, un germe inattendu +est né, et j’ai tout retrouvé.» + + + + +XXIX + +LES LECTURES + + +Le nombre des amateurs d’art a bien augmenté. J’en rencontre partout. La +fille de ma concierge, personne instruite, qui ne sait pas si Dieu +existe, ne se trompe pas de cinquante ans sur l’âge d’une tapisserie. +C’est un goût vif et général. On regarde plus de tableaux, on écoute +plus de musique qu’autrefois. Deux joies se sont multipliées et +popularisées; elles ne transforment pas les âmes, elles ne les +rafraîchissent qu’un moment; elles sont fugitives; mais ce n’est pas la +faute de ceux qui les goûtent, et je suis ravie qu’ils soient nombreux. + +Ravie, et étonnée toujours un peu. Lorsque j’entre au Salon,--pas celui +d’automne, le printanier,--je ne puis me défendre de songer: «Que de +peintres! Que de visiteurs! Comment, toute cette foule est attirée par +le besoin d’admirer?» Oui, à sa manière. Elle remplit le Grand Palais, +comme à d’autres jours elle remplit les Serres du Cours-la-Reine; dans +les deux cas, elle est devant les fleurs. Les paysages, les tableaux de +genre ou d’histoire, les peintures décoratives, lui font éprouver la +même émotion, exactement, que lui ont donnée les bégonias, les +orchidées, les géraniums, les chrysanthèmes: plaisir du rouge, du bleu, +du vert, du jaune, de l’arrangement des massifs et de l’harmonie des +gerbes. Ici et là, elle s’amuse à considérer le plus gros légume de +l’année. Le monstre la fait rire. Elle lit aussi des noms sur des +étiquettes. Et les souvenirs lui sont légers. Voilà le progrès. Nous +avons la vue plus aiguisée. Nous sommes peintres, presque tous et +presque toutes, et plusieurs expressions, autrefois réservées aux +ateliers, sont entrées dans la vie courante. Quand mon amie Jacqueline +résume son jugement sur un portrait, et me dit: «Ma chère, c’est une +symphonie en gris mauve, adorable», elle croit avoir pensé. En quoi elle +se trompe. Mais elle a joui du gris mauve, assurément. + +Musiciens, nous le sommes devenus aussi, en moins grand nombre, parce +que la musique est un plaisir qu’on ne prend pas en marchant, une joie +plus spirituelle et recueillie. Or, le recueillement n’est pas un état +fréquent, chez nous, au XXe siècle. J’ai assisté à bien des messes +d’enterrement ou de mariage, où les parents et les amis n’apportaient +aucune disposition pareille. J’ai vu, au contraire, des fidèles +recueillis, à Notre-Dame-des-Victoires, à Montmartre, à des messes +matinales, et au concert. Tout ce que le mot suppose de repliement sur +soi-même et de pensée sur un thème suggéré, il faut l’étudier dans les +salles de théâtre où, le dimanche, les grands orchestres jouent des +symphonies. Trois mille, quatre mille personnes écoutent, immobiles, +pressées, la tête droite si les deux oreilles sont bonnes, la tête +inclinée sur une épaule, si l’une des oreilles est paresseuse. La vie +intérieure est commandée par un coup d’archet, et le regard est +supprimé. C’est une absence universelle et soudaine. Huit mille yeux +restent ouverts, mais ils ne voient plus, à moins qu’ils ne soient +tournés en dedans, vers l’esprit troublé profondément, où passent des +brumes, comme il s’en lève, le matin, sur les lacs, les étangs, et même +au creux des prés où l’eau semble épuisée. Il faut observer les +auditeurs du dernier étage, des petites places qui sont chères tout de +même, ces gens debout pendant deux heures, ou bien assis sur le +plancher, le dos au mur et les jambes allongées dans la poussière, ou +encore serrés en grappe le long de l’escalier. Ils s’ignorent les uns +les autres. Hommes, femmes, jeunes, vieux, ils se sont fait une +solitude. Ne les touchez pas! Ne les éveillez pas! Ils sont dans un état +de fraternité hostile; ils jouissent de la même musique sans doute, mais +avec un égoïsme aigu et irascible, que déchaînerait un éternuement, un +rire, un geste inopportun. Ils ne bougent pas et ils voyagent tous. Ils +sont emportés par les mêmes notes dans des rêves différents. C’est un +lâcher de ballons, dont plusieurs sont captifs, mais dont la plupart +s’élèvent à de prodigieuses hauteurs. Et si vous voulez en juger et +mesurer la distance parcourue, voyez, quand la symphonie est achevée, +les physionomies se détendre peu à peu; regardez tous ces visages figés +par la vitesse, où la vie revient comme le sang dans une main engourdie. +Les absents se retrouvent; ils ont l’air de se dire bonjour. +Quelques-uns cependant demeurent insensibles, sous le pouvoir des notes +évanouies. Ils ne se raniment pas. Leurs yeux restent pleins d’ombre, et +l’on dirait qu’il y a des nihilistes, en nombre, dans la salle. + +Je crois que cette double éducation, de l’oreille et de la vue, a +singulièrement influé sur le goût littéraire de notre temps. La +multiplication des amateurs de peinture et de sport a fait le succès de +la littérature descriptive et impressionniste, je ne dis pas seulement +des livres de voyages, mais de romans et d’articles qui sont de purs +décors, où se promène une pensée solitaire et malade, écrasée de parfums +et de lumière. Je n’en dis pas de mal. Je me plais même souvent à lire +de tels ouvrages, qui ne sont fatigants que pour une toute petite partie +de l’esprit. Ils conviennent à notre curiosité, à de secrètes paresses +qui sont en nous, et à des langueurs toujours prêtes. Je constate +seulement qu’ils ont une clientèle nombreuse, comme nos expositions de +peinture. L’amateur de tableaux se retrouve dans le lecteur. Et puis, +tous ces descriptifs sont en même temps des musiciens, et c’est là une +seconde puissance par quoi ils nous retiennent. La musique des mots crée +une illusion de pensée. Elle donne un plaisir où l’âme et le corps +s’intéressent à la fois; elle hypnotise; elle fait croire à des lecteurs +très affinés cependant qu’il y a des idées obscures comme il y a des +rayons invisibles, et qu’il en passe, tout près d’eux, et qu’ils vont +les saisir: ils n’y parviennent pas. + +Je l’avouerai tout simplement,--et pourquoi une vieille fille +n’aurait-elle pas le droit de dire son avis sur les livres qu’elle +lit?--je crains que cette littérature ne tienne pas. Je redoute qu’il en +soit d’elle comme du mur de mon jardin: il n’était pas vieux; il était +fait de pierres superposées, sans lien, sans chaux, et le vent l’a mis +par terre, non pas un orage ou un cyclone, mais un petit coup de vent +qui n’a pas même arraché une feuille aux fusains ou aux chênes. Il est +vrai que de grands artistes ont écrit des phrases inintelligibles, +destinées à produire une simple sensation: mais ils le savaient, et ce +n’était qu’un accident. Leur manière était autre. Ils croyaient qu’un +écrivain est avant tout un homme qui pense, et que la musique des mots +et la beauté de l’image doivent orner la pensée, mais non en tenir lieu. +Ils savaient que le lyrisme a besoin d’être surveillé. Ce sont là mes +auteurs préférés. J’aime leur solide raison. Tant de livres sont +inhabitables! Je suis flattée qu’un homme ait pris pour moi la peine de +réfléchir, d’assembler, de composer, de ne donner que le meilleur de son +esprit; je lui sais gré de ne pas tout me dire, de me laisser quelque +chose à deviner, un peloton de laine dont il m’aura dit simplement: +«Voici le bout du fil, mademoiselle; tirez dessus, et tout se dévidera». +Il me semble même que cette maîtrise de soi mérite seule le nom de +force. J’entends parfois mes amies se récrier sur la «force» d’un livre. +J’achète, et deux fois sur trois je trouve des brutalités de forme dans +un ouvrage lâché, mal composé, par un faible cerveau qui n’a que des +lueurs et des colères. Il m’a toujours paru que la force était une +qualité de l’ensemble. + +Quand j’ai pu ménager une soirée de liberté, et que j’ai visité, trotté, +parlé tout un jour, j’ouvre un de ces ouvrages que m’ont recommandé le +sujet, le nom de l’auteur, ou mes amis. S’il est vivant, s’il +m’entretient du temps présent, de l’humanité proche, de nos inquiétudes, +de nos espoirs, de nos misères, en somme de moi-même, je deviens pour +lui une ardente amie, je lui parle, je l’interroge, je le commente tout +haut. S’il est écrit par un artiste, alors je ne lis plus, je goûte, je +me réjouis et il m’arrive d’oublier tout le reste pour savourer la +phrase. C’est un des plus vifs plaisirs que je connaisse, et ce serait +une amusante critique que celle qui dégagerait la phrase type de chaque +auteur. Chaque écrivain a la sienne. Il y a la phrase cubique; le +rectangle allongé, une des meilleures formes classiques; le fuseau; +l’ogive; la phrase cabochon renflée en son milieu; il y a la fausse +pierre de rempart; le faux marbre antique si répandu; il y a la phrase +latine, à cascades et détours, et tant d’autres. Quelqu’un me disait: +«Voyez les marronniers, la fleur est un chef-d’œuvre complet, la grappe +en est un autre, la branche qui la porte en est un troisième, et l’arbre +entier se compose d’architectures parfaites harmonieusement réunies.» On +peut en dire autant d’un livre de vrai mérite, et la joie c’est de +l’avoir vu. C’en est une autre aussi de reconnaître, parmi ces formes +innombrables, celles qui sont tout à fait «de chez nous», celles du +génie français, et de suivre le filon, sans erreur possible, à travers +les siècles. Il m’arrive souvent de lire une demi-page, et puis de la +contempler pendant une soirée entière, comme un grand paysage ou comme +une âme qui serait devant moi. + + * * * * * + +Vaste sujet! Il est de ceux qui me passionnent! Que de préjugés +funestes, et que d’autres ridicules à propos de la lecture et des +lectures! Que de fois je me suis élevée contre eux! Il me semble que je +n’aurais qu’à me souvenir: mes conversations, mes répliques, mes +colères, mes discours revivraient sous ma plume. A combien de femmes +n’ai-je pas dit l’une ou l’autre des choses que voici. + +Mes sœurs, vous qui lisez, ne prenez pas cet art de la lecture pour une +preuve d’esprit, ni pour un titre qui permet aux lettrés de mépriser les +illettrés. Nous nous moquons des sauvages qui ont foi dans les fétiches. +Mais les fétiches abondent aujourd’hui, et des milliers de gens rendent +à la lecture un culte immérité, quand ils confondent la lecture avec +l’instruction et l’absence de lecture avec l’ignorance. + +Non, non, les ignorants ne sont pas toujours ceux qu’on croit tels. Et +quand on réduit l’ignorance au défaut de culture littéraire, on commet +une double faute: contre l’amour fraternel, et contre l’observation la +plus élémentaire. + +Que de compatriotes il faudrait décréter d’ignorance! + +Veuillez considérer que la plus grande partie d’une nation est écartée +de la culture littéraire par ses occupations mêmes. C’est là une +nécessité. Quelque moyen que l’on prenne pour y contredire, on +n’arrivera pas à faire un peuple de lettrés. Ce serait un genre de mort, +l’un des plus lamentables. Être instruit dans sa profession, oh! cela +est tout autre chose! Mais l’ouvrier des rudes besognes manuelles lit +peu; le paysan lit un peu moins, le temps manque, et le goût souvent, à +ces êtres qui doivent avoir les yeux et les bras attentifs à d’autres +objets que le livre imprimé. Leur vie est liée au mouvement, celui de la +machine ou celui de la sève; elle est pleine d’inquiétudes, de joies, de +réussites, d’insuccès, de passions qui naissent de sources autres que +celles de la pensée écrite; elle est fondée sur l’expérience, une grande +maîtresse aussi, qui parle au cœur, et tout bas, et toujours. Mépriser +des êtres humains qui, pour ces raisons nécessaires, ne peuvent avoir la +même culture que nous, et qui, s’ils l’avaient, l’oublieraient vite, +quelle vilaine qualité d’esprit cela supposerait, et aussi quelle +sottise! + +L’homme qui lit peu ou qui ne lit pas remplit un rôle bienfaisant; il +peut avoir la supériorité du métier; il peut s’élever jusqu’aux +raffinements de l’art; il est une force intelligente, en tout cas, +responsable, digne de respect, d’aide et d’affection. C’est à ses +facultés développées par le métier et non par la lecture que vous vous +confiez. Quand vous montez dans une automobile, vous aimez qu’on vous +dise que le chauffeur connaît sa machine, et vous auriez un petit +frisson, qui ne serait pas d’admiration pure, si l’on vous affirmait +qu’il médite, dans le texte, sur la _Divine Comédie_, ou qu’il prépare +une édition savante des fragments d’Anacréon. Vous recherchez les femmes +de chambre qui savent bien leur service, et vous auriez quelque doute +sur l’humeur, l’exactitude, ou l’habileté professionnelle, et peut-être +sur les autres vertus, de celle qui vous interrogerait, en se gageant, +sur le mérite de la dernière édition de Montaigne ou sur celui des seize +volumes de lettres d’Horace Walpole publiés par Mrs. Paget Toynbee. + +Le fermier qui possède des charrues à trois socs, des +moissonneuses-lieuses, des batteuses à vapeur, des engrais chimiques, +des étables garnies de beaux animaux, des granges bien bâties et bien +pleines, sera un homme de haute valeur personnelle et humaine, sans +aucune éducation littéraire. Il aura la supériorité du métier, qui +exclura toujours, plus ou moins, l’instruction générale par la lecture. +Et, vous voyez donc bien que n’estimer que les gens qui peuvent lire, ce +serait se condamner à mépriser un nombre immense de serviteurs très +utiles de la vie, et singulièrement rétrécir notre fraternité. + +Mais ce ne serait pas seulement un bien cruel mépris que celui qui +s’étendrait à tant d’hommes. Il serait encore injuste absolument, et +quand on compare l’homme qui lit et l’homme qui ne lit pas, en demandant +à l’un et à l’autre: Que savez-vous du monde, que savez-vous de la vie? + +Car celui-là n’est pas le plus riche en idées qui a beaucoup lu, mais +qui a le plus songé. Or, les moyens d’apprendre étant infiniment variés, +et la vie ayant, à elle seule, un pouvoir d’enseignement sans limite, il +en résulte que des esprits de nulle culture, de prétendus ignorants, +peuvent être de magnifiques intelligences. A qui n’est-il pas arrivé de +surprendre un mot profond dit par un homme qui ressemblait à un vieux +pommier éclaté, noueux, tordu, par un homme incapable du moindre +raffinement? Et, en effet, ce n’étaient que des âmes incultes. Mais +c’étaient des âmes, c’est-à-dire des puissances dont le domaine est +caché: champ où nous vivons, forêts, maison, ou étoile. Le trésor du +sens commun,--qui n’est pas assez pillé,--est fait de l’apport anonyme +de cette humanité non lettrée. Elle est habituée à l’observation la plus +exacte; elle a les siècles pour appuyer ses dictons que la science nie +d’abord et découvre après elle; elle est poète quelquefois; elle enferme +dans un mot le secret qu’elle a gardé longtemps; elle est savante pour +avoir regardé par dix mille yeux, écouté par dix mille oreilles, et pour +avoir vécu la vie moyenne et muette parmi les injustices, les +froissements d’amour-propre, les rares bons offices des voisins, les +joies difficilement défendues. Comprenez-la. Être incapable de supporter +la vie pauvre, c’est déjà triste. Mais ne pas comprendre ceux qui la +vivent, ne pas leur rendre justice, en vérité, c’est trop. + +J’ai connu des bonnes gens et des bonnes femmes qui avaient toujours été +voisins de la misère, et qui étaient aussi sages que Salomon ou que la +reine de Saba. Ils s’exprimaient médiocrement; ils raisonnaient +merveilleusement. Leur jugement s’étendait hors du métier; ils +connaissaient le monde, ayant souffert par lui. Ce qu’ils disaient se +répandait autour d’eux, et germait quelquefois, aussi bien qu’un +exemple. Cela avait le poids ailé qui fait que les graines voyagent et +tombent. Ils étaient semeurs, ce qui ne s’improvise pas. Un jour, en +Angleterre, je visitais un grand domaine. Le propriétaire me dit: «Venez +avec moi jusqu’à cette maison, dans le parc, je veux vous présenter mon +intendant»; et tandis que nous allions vers cette maison de brique +brunie, comme le château, par la fumée des vallées voisines, mais +revivifiée par le lierre à petites feuilles, il ajouta: «Cet homme est +un ami pour nous tous; il a commencé par être aide garde-chasse et par +piéger dans les bois; il a monté en grade; il est devenu valet de +chambre, premier cocher, maître d’hôtel gouvernant le personnel de la +maison, et depuis des années, il administre le domaine. C’est un homme +qui écrit à peine, en gros caractères d’inscriptions, mais il sait tout +le reste, je ne fais rien sans le consulter, lady X... de même; s’il +venait à disparaître, je n’aurais qu’à me retirer dans un couvent.» + +Et les artistes! On n’a pas coutume, je le sais bien, de les ranger +parmi les illettrés. Mais combien de peintres de génie, de sculpteurs, +de graveurs, n’ont su que la pensée qui vient dans la lumière et qui +éclôt de la rencontre de nos âmes avec les choses? Combien n’ont jamais +lu; n’ont écrit qu’à leur mère pour lui dire: «Je me porte bien», à un +ami pour lui donner rendez-vous, à leur marchand pour lui demander de +l’argent? Et cependant quels livres silencieux et inépuisables que leurs +œuvres! + +Mais cette sagesse, chez les moins lettrés de nos frères, peut aller +bien plus loin. Ce qu’il y a de plus délicat dans la tendresse, ce qu’il +y a de plus noble dans le dévouement, des êtres illettrés, par millions, +l’ont compris, l’ont montré; beaucoup ont aperçu plus de vérités +supérieures que les rédacteurs de journaux et de livres; ils ont dépassé +les frontières scientifiques, voyageurs qui reviennent les yeux encore +tout clairs de la lumière qu’ils ont vue, et qui donnent des leçons aux +grands, et aux petits qui en ont besoin comme d’autres. + +Non, les simples, les pauvres, les illettrés, ne sont pas nécessairement +les brutes que tant de romanciers décrivent, les uns d’après les autres, +indéfiniment; ils ont en tout cas ceci en leur faveur, qu’ils n’ont pas +méprisé beaucoup de lumière, et qu’ils la suivent, émerveillés, quand +ils la voient. Que d’hommes instruits n’en font pas autant! Pour moi, je +juge de la hauteur des âmes par leur degré de sensibilité au divin, +qu’elles en sachent le nom, ou qu’elles l’ignorent. J’imagine que la +Samaritaine de l’Évangile n’était pas une intellectuelle. Elle avait eu +cinq maris; on peut supposer que dans le nombre elle avait été répudiée +par quelques-uns. Et cette succession de ménages l’avait conduite à un +grand scepticisme sur la solidité du mariage contracté à la manière de +sa province de Samarie. Elle en était arrivée à la théorie de l’union +libre, tout comme nos romanciers les plus avancés d’aujourd’hui. Elle se +trouvait moralement dans un état lamentable, vivant hors de la loi, dans +une complète ignorance de toute idée supérieure, trouvant qu’elle serait +parfaitement heureuse si le puits était moins éloigné de la ville et +l’eau plus aisée à puiser. Elle serait morte dans cette abjection, si le +Christ n’avait pas passé par là. Quand il lui parla, elle essaya d’abord +de lui mentir, étant coupable et femme; quand elle vit qu’il savait +tout, elle comprit qu’il était plus qu’un homme; quand elle entendit le +mot de pardon, elle comprit qu’il était Dieu, et elle devint aussitôt +l’apôtre de la ville, et elle fit des conquêtes, en sens contraire des +premières, et pour l’amour éternel. + +Ah! que je les aime, ces pauvres gens, non pas parce qu’ils savent peu +de chose, mais parce qu’ils ont plus d’excuses que d’autres, quand ils +sont médiocres, et parce qu’ils montent plus vite quand ils ont vu la +route! Que je l’admirais, ces jours derniers, cette vieille mère d’un +jeune ouvrier fendeur d’ardoises! Elle me racontait que, pour envoyer +son fils à une retraite de trois jours, elle avait emprunté à une +voisine cinq francs, le prix du voyage et de la nourriture. Et comme je +lui disais que cela me touchait: «Que voulez-vous, mademoiselle, me +répondit-elle, on est mère, et on n’élève pas que des corps!» + +Je voudrais que les femmes du monde pussent toutes en dire autant. + + * * * * * + +Mes sœurs, vous qui lisez, ne confondez pas l’art de l’alphabet avec la +moralité. C’est un autre préjugé, qui a eu son heure de vogue, et dont +la tyrannie est encore dommageable, bien qu’il ait perdu beaucoup de +défenseurs. Victor Hugo l’avait formulé, il avait frappé la médaille, il +avait écrit: «Ouvrir une école, c’est fermer une prison». Hélas! depuis +le temps où le poète disait ce mot sonore, on a ouvert bien des écoles; +je ne crois pas qu’on ait fermé une seule prison. Il donnait une forme +d’antithèse et une cadence à une idée qu’on voulait rendre populaire: +«La science de l’alphabet et les lectures qui s’ensuivent sont des +causes de moralité. Tout homme qui lit est, en moralité, supérieur à +l’homme qui ne lit pas.» + +Il ne se trouve pas seulement des hommes de génie pour formuler ces +naïvetés; il se trouve des hommes naïfs pour y croire, et chercher à les +appuyer de statistiques. Pendant des années, ils ont attendu, sincères, +espérant que les chiffres allaient, comme les hommes, applaudir le +poète. Mais la criminalité ne se modifiait pas dans le sens prédit. +Aujourd’hui, les accusés, presque tous, ont des lettres; plusieurs ont +même reçu l’instruction supérieure. On vient de publier un recueil de la +littérature des bagnes. Et le chiffre des coupables a grossi. + +Il a fallu battre en retraite. Le grand rapport général sur la justice +en France, de 1826 à 1880, commençait à douter de la proposition. Il ne +la condamnait pas, mais il ne pouvait déjà plus la soutenir. Il disait: +«Il faut renoncer à l’espoir de trouver dans la statistique _seule_ le +critérium de l’influence de l’instruction sur la criminalité.» + +Un rapport beaucoup plus récent, celui qui a trait à la justice +criminelle en France, pendant l’année 1905, va plus loin dans l’aveu. + +Ayant énuméré les plaintes, dénonciations et procès verbaux qui étaient +de 114 009 en 1835, qui ont passé à 200 000 en 1850, et qui se sont +élevés en 1905 à 546 000, le rédacteur de ces pages officielles est +amené à formuler quelque chose comme une pensée. Ces chiffres +l’offusquent. D’autre part, il sait bien que les écoles ont été +multipliées. Alors il prend position dans les ténèbres, il déclare que +tout cela est obscur, et il lâche un peu plus la statistique, ne pouvant +se résoudre à lâcher tout à fait l’utopie. Et voici son arrêt: + +«Il n’existe donc, entre le développement de l’instruction et de la +criminalité, _aucun rapport bien net_. Aussi ne faut-il pas chercher à +déterminer, par la statistique criminelle, la mesure dans laquelle s’est +exercée l’influence du progrès de l’instruction primaire sur la morale +publique.» + +On peut se demander comment une idée aussi simple met tant d’années à +devenir officielle. Dès 1881, un journal, _le Temps_, avait excellemment +observé: «Sur 100 accusés, on trouve 30 individus complètement +illettrés, 66 individus sachant lire et écrire, et 4 ayant reçu une +instruction supérieure: _ce serait donc moins l’instruction que +l’éducation qui élèverait l’idée morale dans l’homme_». Enfin voilà des +mots justes, et des idées mises à leur place, c’est-à-dire séparées. Il +faut le répéter. Il faut s’en convaincre. Le fait de savoir lire +constitue un moyen d’apprendre, soit de bonnes, soit de mauvaises +choses, et c’est le choix dans la direction des lectures, c’est bien un +acte de volonté et une influence d’éducation, qui décideront du profit +moral ou du préjudice enfermé dans cet inconnu, dans cette puissance +indifférente en soi qui s’appelle l’art de l’alphabet. Avant nos +statisticiens, un philosophe anglais l’avait avoué, et je crois que +c’est Herbert Spencer qui disait: «Il n’y a pas plus de relation entre +le fait de savoir assembler des lettres et la moralité, qu’entre la +moralité et l’habitude de prendre un tub tous les matins». + +Un autre préjugé, des plus répandus, consiste à prétendre qu’un livre, +pourvu qu’il soit bien écrit, ne peut pas faire de mal. J’entends dire +cela dans la rue, chez les pauvres, dans les salons. + +Oh! je sais bien qu’on fait exception pour les jeunes filles. On veut +bien admettre qu’elles ont droit à une sorte de système protecteur. Mais +dès qu’elle est mariée, il semble qu’une femme puisse impunément lire +toutes sortes de livres. Je n’en crois rien. + +Peut-être pourrait-on admettre qu’un homme ou une femme, parvenu à la +maturité, d’esprit cultivé et avisé, ayant l’expérience du sophisme et +le mépris de la bassesse morale, pourra lire impunément beaucoup de +livres, même faux, même mauvais, s’il y a une raison de le faire. Mais +tout lire! Et tout lire avant d’avoir beaucoup vécu! Songez donc à +l’effroyable amas de mensonges, et de sottises, et de perversité morale +que représente, à côté de purs chefs-d’œuvre ou d’œuvres estimables, une +littérature quelconque, même si l’on ne tient compte que de ses +écrivains de talent et de ses livres composés habilement! Et vous +présumez assez de vous-même pour penser que ce flot si mêlé de systèmes, +d’affirmations, d’insinuations, d’appels à la sensualité, de +descriptions, de contradictions, passera dans votre esprit sans y +laisser de trace! Vous croyez que pourvu qu’un livre soit artistement +fait, il est inoffensif, comme si l’art n’ajoutait pas une force et un +charme à des doctrines ou à des sentiments dont sans lui la grossièreté +vous eût choqué? Ou bien vous imaginez-vous que votre admiration +s’attachera exclusivement à la forme et que vous demeurerez insensible à +l’idée bien parée et chantante? + +Non, je n’en crois rien, et cela pour deux raisons. D’abord parce que +j’ai vu de belles intelligences troublées et désemparées par des +sophismes misérables abordés trop tôt, sans assez de défiance, avec trop +de vanité personnelle. Et j’ai connu plus encore d’êtres délicieux qui +avaient changé de sourire, et de regard, et d’âme sans presque s’en +douter, et sur qui, visiblement, pesaient tant de lectures dites +légères, les mal nommées, les plus lourdes qui soient, puisqu’elles +plient ce qui est droit. Non, je suis certaine que la sottise, même +géniale, l’erreur, ne peuvent passer habituellement dans un esprit sans +obscurcir son entendement, et que les plus honnêtes femmes, les plus +honnêtes hommes, perdent quelque chose de leur honnêteté à lire des +livres malhonnêtes. + +Et, lors même que l’expérience ne serait pas là, est-ce que la raison +toute seule ne suffit pas pour combattre ce préjugé de la lecture +indifférente? Affirmer qu’aucun livre ne peut nuire à un esprit formé, +c’est proclamer de deux choses l’une: ou que l’homme est impeccable, ou +que l’un des principaux moyens de connaissance n’a aucun pouvoir de +formation. + +Il y a un choix à faire et une progression à suivre. C’est là le +difficile. C’est d’autant plus difficile qu’il est puéril, presque +toujours, de classer des livres en bons ou mauvais. Assurément, il y en +a d’absolument mauvais. Mais beaucoup de bons livres ne sont bons que +relativement; la question et la réponse sont et doivent être +personnelles, individuelles, et ce qui est bon pour l’une ou pour l’un +peut nuire à l’autre. Si j’avais à donner une formule, je m’arrêterais à +celle-ci: il faut être supérieur au livre qu’on va lire. Entendez-le +bien! Il ne s’agit pas de ne lire que les livres qu’on serait capable +d’écrire! Cela réduirait singulièrement l’importance des bibliothèques. +Je veux dire qu’il faut savoir ou pressentir qu’on a, en soi, et de par +son éducation, une culture assez forte, une vigueur morale suffisante +pour que la saine partie du livre vous profitant, la mauvaise ne vous +nuise pas. + +C’est ce que j’appelle être supérieur au livre qu’on lit. Mais on ne l’a +pas lu? me direz-vous. D’autres l’ont lu. Le livre a une réputation, un +parfum, une odeur. Et, en somme, vous n’agissez pas autrement, quand +vous sautez une haie, à la chasse, ou un ruisseau. Vous ne savez pas au +juste la hauteur de l’obstacle, ou sa largeur, mais connaissant votre +bête, vous êtes sûr qu’elle sautera. C’est encore la manière des marins, +quand ils disent qu’ils naviguent «à l’estime», se fiant à ce qu’ils +savent, et aux yeux clairs, et aux oreilles fines, pour traverser la +brume ou la nuit. J’ajoute qu’entre deux excès, l’excès d’estime est +toujours celui qui nous sollicite. + +Règle de bonne foi, en somme. Les jeunes filles ont une manière aisée de +l’appliquer: elles font lire leur mère. Les jeunes femmes, d’un certain +monde, n’ont pas toujours la même ressource, car, d’ordinaire, leur mari +lit peu, j’en connais qui ne lisent point, et il y a un écart, qui n’est +pas nouveau dans le monde, entre la culture d’esprit d’une femme et +celle de son mari. Mais les jeunes filles ont leur mère liseuse. Quand +une mère lit tout haut devant ses filles, elle est dans un de ses plus +jolis rôles, et qu’elle joue à ravir. Elle a grâce d’État. Elle pressent +les coupures, elle les fait si habilement et recoud si vite les bords +qu’on ne s’aperçoit de rien. Avez-vous remarqué ceci? Quand un homme lit +un texte qui n’est pas à l’usage de Marguerite, il a des jeux de +physionomie qui révèlent qu’il va se passer quelque chose; il s’émeut; +sa voix hésite; il y a des points d’orgue qui suspendent l’intérêt de la +lecture, et qui risquent de souligner l’obscur et d’inscrire une phrase +dans les parenthèses vides. Que la mère est donc plus fine, simplement +parce qu’elle est mère! La maternité est créatrice de deux âmes à la +fois: celle de l’enfant, celle de la mère. La mère qui lit a une +assurance d’auteur, et bien plus, une impertinence heureuse; elle +remplace un mot comme elle piquerait un point de tapisserie; elle n’a +pas peur d’être sotte ou ridicule, ou prise de court, et elle ne l’est +jamais. Ah! quels nombreux, quels utiles correcteurs ont les écrivains, +quand les protes ont fini leur besogne! Quelles jolies leçons ils +recevraient, s’ils pouvaient entendre! Et c’est ainsi que beaucoup de +livres, qui ne peuvent être lus dans l’original, peuvent l’être dans +l’édition maternelle et vivante. Combien je préfère ce système à cette +indifférente mollesse, qui limite une jeune fille aux seules lectures +estampillées pour elle, et qui font qu’elle attend dans l’ennui l’heure +où elle ouvrira les livres que la mère lisait seule et tout bas! Que de +fortes lectures, éducatrices de la volonté, peuvent ainsi préparer, non +pas des amoureuses nourries seulement de romans et de romances, mais des +femmes faites pour regarder la vie, avec cette belle vaillance, cette +droite intention, cette claire vue du devoir et le mépris de l’à-côté, +qui font qu’on la traverse, qu’on la soumet comme un royaume, et qu’on y +devient reine. + +Cela crée des titres impérissables à la reconnaissance des enfants. +Quand ils grandissent, et qu’ils jugent non pas encore la vie, mais leur +vie, et qu’ils peuvent voir que leur jeunesse a été intelligemment +conduite et tendrement respectée, qu’elle s’est défendue elle-même dans +la mesure où il le faut, et que pour le reste on l’a défendue; quand ils +se sentent forts, épanouis, intacts, ils trouvent pour leur mère des +mots autres sans doute, mais semblables à ceux que disait une petite +fille que je connais: «Maman, vous êtes la plus mignonne, je vous ai +choisie». + +Temps d’épreuve, temps de préparation. Il est bon qu’il dure, la liberté +grandissant à mesure que la curiosité diminue. Et puis, vient l’âge où +les yeux ont vu tant de flots mouvants qu’ils peuvent juger le creux +rien qu’à regarder la couleur de la surface. Alors, on peut aller loin, +pourvu qu’on connaisse les phares. Alors on est un vieux pilote, qui +peut sortir par tous les temps, ou à peu près. + + * * * * * + +Mes sœurs, vous qui lisez, soyez persuadées que, s’il y a une limite à +nos lectures, posée par le respect de nous-mêmes, il n’y a pas de limite +à leur variété. Ne soyons pas seulement des liseuses, mais des femmes +instruites, savantes même, cela est souhaitable, malgré Molière. +Beaucoup de lectures ne sont qu’une opération paresseuse de l’esprit. +Elles ont leur temps. Quand elles prennent tout le temps, c’est trop. +Quelle est la méthode à suivre? Je crois qu’il n’y en a pas. Je ne +dirais pas cela à un jeune homme qui a une carrière à préparer; les +diplômes supposent des programmes obéis. Et je pense de même, s’il +s’agit d’une femme qui cherche à obtenir un brevet. Mais la plupart des +femmes, en lisant, obéissent à un goût, ou à une fantaisie. Qu’elles +suivent donc leur goût, ou leur fantaisie, et que les auteurs espagnols +se mêlent sur leur table aux auteurs français; les anglais aux italiens; +qu’elles passent, sans remords, du XIXe siècle au XVIIe, et au moyen âge +s’il leur plaît, et même aux latins. J’ai toujours remarqué une certaine +supériorité chez les femmes qui avaient un peu de latin, et cette +supériorité était faite d’une sorte de fermeté de raisonnement, d’un +goût sûr de lui-même et sans mièvrerie en littérature. L’ordre importe +peu. Ce qui importe, c’est la variété dans l’étude; c’est le nombre des +fenêtres ouvertes sur le monde. Là-dessus, il faut être exigeant, et là +il faut savoir imposer à son goût une contrainte passagère. + +Quand il s’agit d’instruire des femmes, il semble que la première +préoccupation du professeur, de l’auteur du discours, ou de la +conférence, soit de les «divertir» comme on disait autrefois. On +s’adresse à leur imagination, à leur sensibilité. Et ce n’est pas un +tort. Mais on s’adresse rarement à leur raison raisonnante; on a peur +qu’elles n’aient pas la force de porter un syllogisme en forme. Et c’est +de cette mauvaise crainte, et, au fond, de cette mauvaise opinion que je +me plains. + +Les femmes n’ont pas besoin de savoir l’histoire de la philosophie, et +de peiner sur les manuels où l’on apprend jusqu’à quelle profondeur de +sottise une erreur initiale, soutenue par l’orgueil, a pu conduire des +intelligences souvent nobles. Je souhaiterais simplement qu’elles +fussent averties des principales questions de philosophie dont elles +entendront, autour d’elles, raisonner ou déraisonner. Il est bien +désirable qu’elles sachent non seulement que M. X... est une bête, et +que M. Y... en est une autre,--elles le savent déjà si elles l’ont +rencontré,--mais pourquoi il en est ainsi; qu’elles n’aient pas +seulement l’horreur instinctive d’une doctrine fausse, mais qu’elles +puissent, d’un mot, sans discussion, sans pédantisme, montrer qu’elles +ont vu l’erreur, qu’elles la connaissent, qu’elles ne sont pas dupes +d’un phraseur ou d’un sophiste. + +Les femmes sont parfaitement aptes à recevoir un pareil enseignement, +qu’il vienne d’un professeur ou d’un livre. Elles ont une merveilleuse +rapidité et sûreté de compréhension, aussi bien dans l’ordre des idées +que dans celui des sentiments. Et elles se servent très bien ensuite des +armes qu’on leur a fournies. Il n’y a rien de plus sûr qu’un coup +d’épingle de chapeau pour dégonfler un ballon. Elles le donneront +d’autant plus volontiers qu’elles apercevront, presque toujours, que la +vérité les protège dans leur dignité de femmes, et les grandit dans leur +influence d’épouses et de mères. + +Il est nécessaire avant tout qu’elles fassent une étude attentive de la +doctrine catholique. Je parle ici des croyantes qui ont à se défendre, +mais aussi des autres qui ont à savoir. Je dirais à celles-ci: «Vous +aussi, vous devez étudier la religion, non pas dans les livres qui la +défigurent pour la combattre, mais dans ceux qui l’exposent. Le sens de +la vie et la vue du monde sont entièrement changés selon que l’esprit +ignore cette question ou qu’il la connaît. On ne peut y échapper que par +une faute dont l’importance ne saurait être mesurée, même eu égard aux +simples conséquences humaines. Car celles mêmes qui, en étudiant la foi, +ne la trouveront pas, trouveront du moins cet immense bénéfice de la +comprendre et d’être exactes en parlant d’elle. Elles sont sûres de +sortir ennoblies de cette étude, et capables de plus de justice.» + +Je n’oublie pas que la phraséologie qu’on emploie dans les discours ou +les articles électoraux permet aux hommes tout à fait ignorants de ces +problèmes de se qualifier eux-mêmes d’esprit affranchis ou libérés. Mais +la réalité est toute différente. J’ai pu comparer, tout le long de ma +vie, les deux espèces d’hommes et de femmes, ceux qui savent et ceux qui +ne savent pas les choses religieuses. Eh bien! je suis contrainte de +constater que l’ignorance religieuse est une cause certaine +d’infériorité intellectuelle. Il y a un monde où certains hommes et +certaines femmes n’entrent pas, et ce monde est immense. Il y a des +hommes qu’ils ne connaissent pas, dont ils ne comprennent pas le +langage, et ce sont leurs frères, et qui se comptent par millions. Sans +une idée de religion acceptée, ou du moins comprise, l’histoire est en +partie inintelligible; le plus bel art qui fut jamais, architecture, +musique, peinture, sculpture, ne livre plus son âme à des âmes trop +lointaines; les plus beaux mots, ceux de fraternité, de moralité, +d’immortalité, perdent de leur solidité et de leur sérieux; le peu +qu’est l’invention humaine dans le progrès social apparaît. + +Quel regret. On devine, on aime l’être magnifique que serait cet homme +si, au lieu de la petite lampe de mineur qui l’éclaire, il marchait dans +le jour du soleil. Combien j’en ai rencontré! Ils savaient tout, +quelquefois, sauf l’essentiel; ils avaient une réputation méritée, des +dons de parole, d’ingéniosité, de cordialité, et un désir d’être utile +au pays, et une modestie souvent véritable. Mais ils manquaient de +curiosité supérieure; ils étaient impuissants où d’autres, par millions, +se sentent libres; ils me semblaient des navires magnifiques dont les +voiles pendent, fautes de vergues et de cordages, tandis que les plus +petits bateaux s’en vont au large. Le vol de la pensée dans l’origine et +dans la fin, le recours à une puissance qui est tout, l’harmonie d’un +système où rien n’est omis, où la nature n’est pas sacrifiée, mais +sublimisée et remise à huitaine, la prodigieuse communion des âmes dans +l’univers et dans les siècles, toutes barrières de temps et d’espace +rompues, ils ne soupçonnaient aucune de ces grandeurs, ni les autres, +dont les plus pauvres hommes possèdent souvent le trésor intact. Ils +causaient avec moi, et je reconnaissais en même temps leur science des +choses humaines, leur ignorance des divines, leur bonne foi complète. + +Oui, j’éprouve souvent une sympathie vive et mêlée de regrets pour des +hommes qui ne pensent pas comme moi. Ce n’est pas une amitié ordinaire, +puisqu’elle naît d’autre chose encore que des qualités dont ils ont +donné la preuve, de la vue d’une puissance inactive qui est en eux, qui +pourrait s’épanouir et multiplier la beauté de leur esprit, sa force, sa +hardiesse et sa joie. + +Et c’est pourquoi je dis: «Vous qui lisez, allez dans vos lectures +jusqu’au delà de la vie!» + + +FIN + + + + +TABLE + + + I.--LA VOCATION D’UNE VIEILLE FILLE 1 + II.--UNE VIE 10 + III.--OCTAVIE MERLE 22 + IV.--LE PÈRE MULOT 31 + V.--LA HAIE D’ÉPINE NOIRE 44 + VI.--LA TRAGÉDIENNE 55 + VII.--UN DISPENSAIRE 67 + VIII.--MONSIEUR JOSUAH 75 + IX.--CONVERSATION AVEC MONSIEUR L’ABBÉ 91 + X.--MÉDITATION SUR LE VILLAGE 101 + XI.--LA QUÉRENTE DE PAIN 110 + XII.--LES TROIS GARS DE LA HAUSSIÈRE 122 + XIII.--LA PERLE 134 + XIV.--L’ALLIANCE 143 + XV.--LES ÉTRENNES 155 + XVI.--UN CÉLIBATAIRE 165 + XVII.--MADAME CANTEREINE 176 + XVIII.--LE CONSEIL DU VENDREDI SAINT 186 + XIX.--LE DRAME DE KERFEUN 196 + XX.--LE FAUCHEUR D’HERBE 207 + XXI.--LE CHIEN COULEUR DE FOUGÈRE 221 + XXII.--LE LIT DE LA MÈRE MOINEAU 230 + XXIII.--LE BOURG ABANDONNÉ 242 + XXIV.--LA VILLE AU ROUET 252 + XXV.--LES YEUX 261 + XXVI.--LES PETITES FRATERNITÉS 272 + XXVII.--L’HÉRITAGE DE M. MAUNOIR AINÉ 282 + XXVIII.--L’ORCHIDÉE OURAGAN 291 + XXIX.--LES LECTURES 301 + + +535-08.--Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.--5-08. + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75225 *** diff --git a/75225-h/75225-h.htm b/75225-h/75225-h.htm new file mode 100644 index 0000000..97abf68 --- /dev/null +++ b/75225-h/75225-h.htm @@ -0,0 +1,9198 @@ +<!DOCTYPE html> +<html lang="fr"> +<head> + <meta charset="UTF-8"> + <title>Mémoires d’une vieille fille | Project Gutenberg</title> + <link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover"> + <style> + +p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em; + margin: .3em 0;} + +h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; } +h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; } + +div.c, p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0; + margin: 1em 0; } + +.large { font-size: 130%; } +.xlarge {font-size: 150%; } +.small { font-size: 90%; } +.xsmall { font-size: 80%; } +small { font-size: 80%; letter-spacing: .05em; } + +.sc { font-variant: small-caps; } + +.sign { margin: 1em 5% 1em 20%; text-align: right; } + +hr { width: 20%; margin: 1em 40%; } +div.dots { margin: .5em 0; text-align: center; } +div.dots b { display: inline-block; width: 4.8%; } + +sup { font-size: smaller; vertical-align: 30%; line-height: 1em; } + +li { list-style: none; text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; } + +div.flex { display: flex; justify-content: center; } +table { margin: 1em auto; } +td { vertical-align: bottom; } +td.bot { vertical-align: bottom; padding-left: 1em; } +td.c div { text-align: center; padding-top: .5em; padding-bottom: .5em; } +td.r div { text-align: right; } +td.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; text-align: left; } +td.w3 { width: 3em; } + +a { text-decoration: none; } + +div.gap, p.gap { margin-top: 2.5em; } +.break, .chapter { margin-top: 4em; } + +img { max-width: 100%; } + +@media screen { + body { max-width: 40em; width: 80%; margin: 0 auto; } + img { max-height: 700px; } +} + +.x-ebookmaker .break, .x-ebookmaker .chapter { page-break-before: always; } +.top2em { padding-top: 2em; } +.top4em { padding-top: 4em; } +.nobreak { page-break-before: avoid; } + + </style> +</head> +<body> +<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75225 ***</div> +<div class="x-ebookmaker-drop c"><img src="images/cover.jpg" alt=""></div> +<div class="x-ebookmaker-drop break"></div> +<p class="c top2em"><span class="large">RENÉ BAZIN</span><br> +<span class="xsmall">DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE</span></p> + + +<h1>MÉMOIRES<br> +<span class="xsmall">D’UNE</span><br> +VIEILLE FILLE</h1> + + +<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br> +CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS<br> +3, <span class="xsmall">RUE AUBER</span>, 3</p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c top4em">DU MÊME AUTEUR</p> + + +<div class="flex"> +<table> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>LIBRAIRIE CALMANN-LÉVY<br> +Format grand in-18</div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="xsmall">UNE TACHE D’ENCRE</span> (<i>Ouvrage couronné par l’Académie +française</i>)</td> +<td class="bot w3">1 vol.</td></tr> +<tr><td class="drap xsmall">LES NOELLET</td> +<td class="bot w3">1 —</td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="xsmall">A L’AVENTURE</span> (croquis italiens)</td> +<td class="bot w3">1 —</td></tr> +<tr><td class="drap xsmall">MA TANTE GIRON</td> +<td class="bot w3">1 —</td></tr> +<tr><td class="drap xsmall">LA SARCELLE BLEUE</td> +<td class="bot w3">1 —</td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="xsmall">SICILE</span> (<i>Ouvrage couronné par l’Académie française</i>)</td> +<td class="bot w3">1 —</td></tr> +<tr><td class="drap xsmall">MADAME CORENTINE</td> +<td class="bot w3">1 —</td></tr> +<tr><td class="drap xsmall">LES ITALIENS D’AUJOURD’HUI</td> +<td class="bot w3">1 —</td></tr> +<tr><td class="drap xsmall">TERRE D’ESPAGNE</td> +<td class="bot w3">1 —</td></tr> +<tr><td class="drap xsmall">EN PROVINCE</td> +<td class="bot w3">1 —</td></tr> +<tr><td class="drap xsmall">DE TOUTE SON AME</td> +<td class="bot w3">1 —</td></tr> +<tr><td class="drap xsmall">LA TERRE QUI MEURT</td> +<td class="bot w3">1 —</td></tr> +<tr><td class="drap xsmall">CROQUIS DE FRANCE ET D’ORIENT</td> +<td class="bot w3">1 —</td></tr> +<tr><td class="drap xsmall">LES OBERLÉ</td> +<td class="bot w3">1 —</td></tr> +<tr><td class="drap xsmall">DONATIENNE</td> +<td class="bot w3">1 —</td></tr> +<tr><td class="drap xsmall">PAGES CHOISIES</td> +<td class="bot w3">1 —</td></tr> +<tr><td class="drap xsmall">RÉCITS DE LA PLAINE ET DE LA MONTAGNE</td> +<td class="bot w3">1 —</td></tr> +<tr><td class="drap xsmall">LE GUIDE DE L’EMPEREUR</td> +<td class="bot w3">1 —</td></tr> +<tr><td class="drap xsmall">CONTES DE BONNE PERRETTE</td> +<td class="bot w3">1 —</td></tr> +<tr><td class="drap xsmall">L’ISOLÉE</td> +<td class="bot w3">1 —</td></tr> +<tr><td class="drap xsmall">QUESTIONS LITTÉRAIRES ET SOCIALES</td> +<td class="bot w3">1 —</td></tr> +<tr><td class="drap xsmall">LE BLÉ QUI LÈVE</td> +<td class="bot w3">1 —</td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>ÉDITION ILLUSTRÉE</div></td></tr> +<tr><td class="drap" colspan="2"><span class="xsmall">LES OBERLÉ</span>, un volume in-8 jésus, aquarelles et dessins de +<span class="xsmall">CHARLES SPINDLER</span></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>LIBRAIRIE ÉMILE-PAUL</div></td></tr> +<tr><td class="drap xsmall">LE DUC DE NEMOURS</td> +<td class="bot w3">1 vol.</td></tr> +</table> +</div> + +<p class="c gap small">535-08. — Coulommiers. Imp. <span class="sc">Paul</span> BRODARD. — 5-08.</p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c top4em">Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, +y compris la Hollande.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">AVERTISSEMENT</h2> + + +<p>J’ai extrait ces histoires des papiers qu’une +vieille fille m’a récemment légués. Le titre est +de son choix. Il figurait sur le cahier de gros +papier couvert d’une écriture ferme, sans discipline +linéaire, jetée à la hâte, entre deux +visites. Et elle voulait exprimer ainsi que ce +qu’elle raconte a été vu par elle, que ce livre +est, avant tout, le témoignage direct d’une +personne qui fut mêlée à la vie de deux fractions +de l’humanité, bien peu connues en tout +temps et en tout pays : les pauvres et ceux qui +les aiment. Des relations d’étroite parenté +m’unissaient à l’auteur des <i>Mémoires</i>. Tantôt +elle habitait Paris, et tantôt une propriété +voisine d’Orléans, dans cette Beauce plumée +comme une volaille grasse, sans haies, sans +bouquets d’arbres, qu’elle regardait pourtant +avec plaisir, ayant le goût passionné des lignes +longues, de l’espace et de la lumière. Bien des +gens croyaient la connaître et la jugeaient tout +de travers, ce dont elle riait avec moi. On la +disait optimiste. Elle était sans illusion. Je crois +même qu’elle souffrait cruellement de l’impuissance +où nous sommes de guérir les maux très +généraux que nous constatons autour de nous ; +mais, persuadée qu’il se cache encore un +orgueil dans cette souffrance, elle la taisait, et +s’efforçait de l’écarter, comme une cause permanente +de faiblesse. Elle refusait de se lamenter, +pour ne pas cesser d’agir. On la rencontrait +dans le monde ; elle en était ; elle ne l’aimait +pas. Mais elle aimait et elle fréquentait l’élite +religieuse de la France, élite nombreuse, +vivante, incomparable, fondée par la volonté +de tous et sur la grâce d’un seul, composée de +riches et de pauvres, de clercs et de laïques, de +ceux qui prient, qui pensent de l’éternel, qui +ne haïssent point, qui ne cessent d’affirmer, +dans l’obscur dévouement, la fraternité dont ils +parlent peu. De ceux-là, elle a dit quelque +chose dans ses <i>Mémoires</i>. Elle s’est étendue +plus longuement sur les scènes de la vie populaire, +et surtout de la vie de misère, dont elle +fut le témoin volontaire et tenace. Ayant parcouru +en tous sens un domaine qui ne sera +jamais très fréquenté, elle en avait rapporté +des récits, des croquis de route, comme font +les voyageurs, et aussi des méthodes, des +leçons, des opinions, celle-ci, par exemple, que +le monde des travailleurs manuels a plus encore +besoin de noblesse que de pain, qu’un grand +nombre d’entre eux le devinent obscurément, +et que la plus sûre manière et la plus prompte +de les émouvoir, de les gagner, de les relever, +c’est de leur donner la certitude qu’on les aime +uniquement pour leur âme. Paradoxe ? Non, +vérité profonde, expérience de toute une vie, +que ceux-là seuls nieront qui ne connaissent +pas les hommes. Chez l’auteur des <i>Mémoires</i>, +c’était là une idée directrice et maîtresse, qu’elle +n’a peut-être pas exprimé sous cette forme, mais +dont ce livre est intimement pénétré.</p> + +<p class="sign xsmall">R. B.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<p class="c"><span class="large">MÉMOIRES</span><br> +<span class="small">D’UNE</span><br> +<span class="xlarge">VIEILLE FILLE</span></p> + + + + +<h2 class="nobreak" id="c1">I<br> +<span class="xsmall">LA VOCATION D’UNE VIEILLE FILLE</span></h2> + + +<p>C’est une de nos supériorités de vieilles filles : +nous avons notre âge. J’ai trente-sept ans +sonnés, comptés, oubliés déjà par mon prochain +et presque par moi-même. Pour qui +essayerais-je de me rajeunir ? Je ne fais partie +de la vie d’aucun être ; je ne ralentis la marche +d’aucune ambition, je n’en aide aucune, et je +n’ai près de moi aucune de ces tendresses passionnées +de mari ou d’enfants, qui souffrent de +voir tomber en ruines la force qui les sert et la +part d’idéal qu’ils croyaient avoir confisquée +pour eux seuls. Et la vieillesse s’en empare ! +C’est une mauvaise partageuse. Elle finit par +ne rien laisser.</p> + +<p>Je n’en suis pas là. Sans être vieille, je suis +assez loin de la jeunesse pour que ma liberté +soit parfaite. Je puis aller, venir, à la ville ou +dans les chemins de campagne ; monter les +étages des maisons pauvres ; arrêter Valérie, +qui sort de son atelier ; demander des nouvelles +de leur père aux trois petits Blancpignon qui +jouent sur le trottoir, sans que personne y +prenne garde. Quand on veut se rendre utile +aux pauvres, il n’est pas nécessaire d’être laide, +mais on ne doit pas, comme me l’a dit une fois +ma rempailleuse de chaises, « faire son bijou +d’argent » ; il faut que celle, ou celui qu’on va +chercher, quand il vous aperçoit de loin, pense +tout uniment : « C’est une femme » ; quand il +vous parle : « C’est une dame » ; quand il vous +quitte : « C’est une amie ». Je suis sûre qu’ils +m’aimeraient moins, si je suivais la mode, et +si je n’étais donc pas, d’une visite à l’autre, tout +à fait la même ; ils croiraient moins que je les +aime, si je portais sur moi tant de preuves que +je ne pense pas toujours à eux. Ils en voudraient +à mon astrakan ou à ma zibeline, à mes +plissés, à mes volants, à la pointe de mes talons +et à l’aigrette de mon chapeau.</p> + +<p>Si j’avais à conseiller une autre cliente de +sainte Catherine, tentée par les mêmes œuvres +que moi, et qui me demanderait mon avis, je +dirais d’abord : Mademoiselle, il y a dix mille +manières d’être simple dans sa toilette ; la plus +fâcheuse consiste à l’être trop ; on peut blesser +en ne l’étant pas assez ; il suffit, pour trouver +la mesure, d’un peu de cœur et d’habitude.</p> + +<p>Je lui dirais en second lieu : Vous n’aurez +aucune peine à vous faire respecter des pauvres. +La charité n’a pas besoin d’être expliquée à +ceux qui en profitent, ou simplement qui voient +autour d’eux, quotidiennement, la souffrance. +Elle vient sous des noms différents, qu’on ne +sait ni tout de suite, ni toujours ; mais elle se +penche, avec le même geste inlassé, sur les +mêmes maux qui renaissent ; elle a toujours été +du quartier ; on ne se souvient pas d’un temps +où il n’y avait ni crèches, ni garderies, ni visiteuses +de pauvres, ni distributions de vêtements +d’hiver, ni bons de pain, ni garde-malades, ni +assistance par le travail, ni prêt de berceaux, +ni don de layettes. Il n’y a point de rue si +sombre et si puante où n’ait passé, bien des fois, +une femme comme nous, portant un peu de +pitié dans ses mains et dans ses yeux. D’où +elle était partie ? Pourquoi elle était venue dans +le quartier ? Quelle réflexion, ou quel goût, ou +quelle peine, ou quel intérêt l’y avait engagée, +puis retenue, puis ramenée ? Les pauvres ne le +cherchent pas, pour la bonne raison qu’ils le +savent. Ils savent que voilà dix-neuf siècles, +une idée fraternelle a été semée dans le monde, +et que depuis lors il s’est trouvé des âmes, des +femmes presque toujours, croyantes pour la +plupart, quelquefois non, qui s’en sont souvenues. +Ils savent même qu’il n’en manquera +jamais plus. Les gens du monde ont des étonnements, +au contraire. Le premier de tous +est de nous voir rester vieilles filles. Quelle +catastrophe ! Ils tâchent de l’expliquer. Ils ne +se demandent pas si, à défaut d’autres motifs, +les exemples de bonheur qu’ils nous offrent, +dans leurs ménages, n’auraient pas suffi à nous +rendre prudentes. Non, il leur faut une explication +qui nous diminue, et qui les relève : +nous sommes trop laides, nous sommes trop +pauvres, nous avons eu des chagrins d’amour, +l’être adoré nous a plantées là, soit involontairement +et parce qu’il est mort, soit par trahison. +Pauvres petites ! Et nous nous consolons, — si +l’on peut se consoler ainsi, et leur doute est +extrême, — « en faisant du bien ». J’ai entendu, +j’ai deviné ces ritournelles autour de moi, pendant +dix ans. J’ai subi des entrevues qui +n’eurent jamais de lendemain ; j’ai lassé toutes +les initiatives matrimoniales, et la douairière +elle-même : « Vous le regretterez, mon enfant, +et il sera trop tard, oui, trop tard. » Je n’ai pas +été, avant la trentaine, libre de ne pas me marier, +ou plutôt absoute de ne pas l’avoir fait. +Il en sera de même pour vous, je vous en préviens.</p> + +<p>J’adresserais un troisième avertissement, à +la candidate qui me consulterait. Après la trentaine, +lui dirais-je, pas plus qu’avant, ils ne +croiront à votre vocation. Ils vous auront +seulement classée, comme on dit au Palais, je +crois, parmi les « sans suite », les affaires qu’il +est inutile de poursuivre. Mais il est certaines +gens qui poursuivent toujours, et l’âge n’en +libère point. Défiez-vous des admirations désintéressées. +Parce que vous aurez réussi à fonder +une œuvre nouvelle ou à développer une œuvre +ancienne ; parce que la vente de charité que +vous avez organisée aura attiré du monde ; +parce que l’un de vos amis, traversant le faubourg +en automobile, vous aura aperçue au +milieu d’un groupe d’enfants ou de femmes, et +que vous aviez mis votre blouse d’infirmière, et +que vous étiez, pour elles, une amie évidente, +on chantera vos louanges dans le ton majeur ; +on vous présentera des auréoles, à choisir : +« Une vraie sainte, ma chère, une apôtre ; elle +fait des merveilles, et aucune santé, vous savez, +aucune… » Ces discours n’enflammeront pas les +jeunes gens, mais ils réveilleront la curiosité +des hommes mûrs. Vous serez louée, gravement, +par des magistrats en retraite ou en exercice, +des sénateurs, d’anciens gagnants du tir aux +pigeons. Ils seront sincères, ils seront émus, ou +croiront l’être. Quelques-uns proposeront des +souscriptions, qu’il faudra toujours accepter. +J’ai été bien souvent entourée et regardée ainsi, +pour l’amour des pauvres, à ce qu’on prétendait, +mais je vous assure que l’amour tout court était +du jeu, et que je me sentais sur la treille, +comme autrefois, un peu hors d’âge seulement, +un peu singulière, grappe de chasselas conservée +dans un cilice de crin. Vous ferez bien +de vous soustraire, avec esprit si vous pouvez, +à ces béatifications illicites. Elles ne sont pas +dangereuses pour nos mœurs, mais si peu qu’on +y prête attention, elles ruinent ce bel oubli de +soi, sans lequel nous ne sommes que des filles +non mariées, mais non plus des vieilles filles.</p> + +<p>Je dirais enfin à ma candidate : Nous avons +une très longue histoire, et très noble, qu’il +faut continuer, c’est l’histoire des familles de +France. Elles ont été, en notable partie, l’œuvre +des vieilles filles, dont la France d’autrefois +était plus abondamment pourvue. Quelle est +celle qui n’avait pas sa tante Gothon, sa tante +Marion, sa tante Ursule ? Personne n’héritait +en bloc de ces femmes habituellement pauvres +ou appauvries ; mais il y a l’héritage quotidien, +celui que distribuent nos actions. Tante Gothon +filait, tante Marion berçait, tante Ursule enseignait +à lire. Les mères, très fécondes, trouvaient +de l’aide qui ne coûtait rien, pour élever les +petits. Il y avait quatre, six, huit bras pour +endormir, plusieurs voix pour chanter, un seul +cœur pour instruire. Les tantes se répandaient +toujours un peu hors de la maison, et c’est ce +qu’il faut faire. Que j’aurais voulu les connaître ! +Elles devaient avoir tant de recettes et de +maximes concernant leur état ! J’ignore ce que +peut dire là-dessus la statistique. Mais, quoi +qu’elle affirme au sujet du nombre des célibataires +en France, je suis certaine que le nombre +a diminué des vieilles filles utiles à leur parenté +et à leur voisinage, des célibataires ayant une +mince fortune et qui mènent dans le monde à +peu près la vie d’une religieuse. Nous sommes +loin de suffire à la tâche, nous n’y suffirons +jamais. Cependant, je crois que nous allons +recevoir des recrues. De meilleures que nous, +de plus saintes, dans beaucoup d’œuvres de +charité extérieure, nous avaient remplacées +ou devancées. A présent qu’elles s’en vont, +spoliées et chassées, il est probable que plusieurs +de celles que le couvent eût appelées s’adjoindront +à nous, dont la vocation fut moins parfaite.</p> + +<p>Ne craignez pas l’ennui. Quand j’ai couru +tout le jour, ma petite, dans le pays de misère, +dont la carte ne sera jamais achevée, j’ai les +yeux las, les pieds las, le cœur tout plein des +peines que j’ai écoutées ou vues. Mais le temps +me manque pour être triste. Et j’ai tant d’enfants, +loin de chez moi, qui attendent mon +réveil, que je m’endors tout de suite.</p> + +<p>Quand il n’est pas l’heure encore, et que je +suis dans mon petit salon de Paris ou dans ma +chambre à la campagne, je prends mon cahier +de notes, et j’écris un souvenir de cette vie frémissante, +trépidante, qui est celle de beaucoup +d’autres femmes, et que peu de gens connaissent +parmi ceux qui lisent des livres. J’appelle cela +mes mémoires : histoires que j’ai vécues, ou que +j’ai devinées, douleurs qui ne parlent guère, +joies que j’ai approchées de si près que j’ai cru +un moment, et même plus tard, qu’elles étaient +à moi.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c2">II<br> +<span class="xsmall">UNE VIE</span></h2> + + +<p><i>7 février 1887.</i> — Jour d’hiver, très peu de +vent, mais une brume glacée, traîtresse, impossible +à fuir, qui pèse sur le corps et sur l’âme, +qui est chargée de mort, comme d’autres +nuages sont chargés d’électricité, comme l’air +du printemps est chargé de vie. La boue de la +rue se dissout lentement, elle devient pareille à +de la graisse d’essieux, et toute la chaussée en +est enduite, et les voitures qui passent y +laissent une trace couleur de fer, comme des +rails. Les promeneurs l’évitent autant qu’ils +peuvent. Mais les petits qui ramassent le charbon +y pataugent et y plongent les deux mains. +Ce sont les glaneurs noirs, quatre enfants, +deux de douze ou treize ans, peut-être plus, — on +ne sait jamais bien l’âge quand la misère +s’associe à la vie, — une petite fille de neuf ans, +un petit gars de quatre ou cinq. Ils suivent une +file de lourds tombereaux qui portent à une +usine sa provision de houille, et quand un +fragment se détache du chargement cahoté et +tombe à terre, ils se jettent à droite, à gauche, +tous ensemble, presque sous les roues, jusque +sous le pied des chevaux, et saisissent le morceau +de charbon. Chacun d’eux a un sac pendu +à la ceinture, excepté la petite fille, qui tient +son sac à la main. Elle m’intéresse plus que les +autres, parce que je puis plus aisément m’occuper +d’elle et de ses pareilles. Les vieilles filles +comme moi ont une réserve de tendresse à +dépenser, et c’est heureux, pour tant de créatures +qui, sans elles, n’auraient jamais été +aimées. Je me mets à suivre les tombereaux, +moi aussi, mais sur le trottoir. Comme elle a +bien cette physionomie de l’enfant sans mère, +que je reconnais de loin à présent que j’en ai +tant vu de près ! Elle dort mal, elle mange mal, +elle est abandonnée, elle est vicieuse, je le +devine à son petit visage de chèvre, tout pâle, +marqué de taches de fièvre au-dessus des pommettes, +et à la violence de son geste quand elle +pousse le plus petit de la bande pour attraper +avant lui le charbon, et à son rire où il y a déjà +du défi et de l’insulte, quand les plus grands +lui parlent, et à ses vêtements, qui n’ont jamais +été réparés ni lavés. Ont-ils même été cousus +solidement une première fois ? La robe, de +mérinos noir, remonte à droite, descend trop +bas à gauche, et forme en arrière un paquet de +plis, comme une queue qui traîne sur les talons +et dans la boue. Tiens, elle a de jolis cheveux, +blonds, d’un blond déjà déteint, entre paille et +foin. Il y a de l’or là-dedans.</p> + +<p>Peut-être aussi dans l’âme ?</p> + +<p>J’ai continué de suivre les tombereaux. Ils +ont monté une rue de faubourg, pavée, étroite, +où le charbon coulait, du haut de ces gros tas +ambulants, en menus grêlons qui faisaient des +sillages. Les quatre enfants ne s’arrêtaient plus +de se baisser et de se redresser. Tout à coup, +les voitures tournèrent à angle droit, une porte +s’ouvrit à deux battants, comme mue par un +ressort devant la première, et se referma dès +que la dernière fut entrée dans une cour +déserte entre deux murs. Les petits demeurèrent +un moment immobiles, regardant cette +barrière ; puis ils mirent leurs sacs dans le +fossé et les trois garçons escaladèrent la haie +d’un champ qui commençait à trente pas de là. +Je m’approchai de la petite fille, qui était lasse +et qui respirait vite, le dos appuyé contre un +arbre.</p> + +<p>— Comment t’appelles-tu ?</p> + +<p>Elle répondit, avec l’évident désir d’être +débarrassée de moi :</p> + +<p>— Georgette.</p> + +<p>— Est-ce que tu cours les rues, comme cela, +tous les jours ?</p> + +<p>— Non, les jours de charbon seulement.</p> + +<p>— Tes frères ne suffiraient pas ?</p> + +<p>— C’est pas mes frères, c’est des gars. Je +n’ai de frère que le petit.</p> + +<p>— Ton père n’a donc pas de travail ?</p> + +<p>Elle se tut.</p> + +<p>— Ta mère non plus ?</p> + +<p>— Elle est poussive.</p> + +<p>Je sentis au cœur, comme une blessure, +l’écho de cette parole animale. L’enfant eût dit +de même, s’il s’était agi d’une jument, d’une +truie ou d’une chatte. Elle n’avait d’ailleurs +aucune intention d’injurier sa mère ou de +m’étonner. C’était le mot de son monde et de +son palier. Je demandai : « Où demeures-tu ? » +Elle me jeta par-dessus son épaule un numéro +et un nom de rue. Je ne rencontrai pas son +regard. Elle écoutait, ardente, le cou tendu, les +cris des trois gamins qui devaient suivre une +haie, déjà loin. Et, ayant repris haleine, elle +courut vers la même brèche, et sauta dans le +champ pour les rejoindre.</p> + +<hr> + + +<p><i>Mai 1890.</i> — Je suis restée trois ans sans +avoir de nouvelles de Georgette. Elle m’avait +donné une fausse adresse. Et puis la vie m’a +empêchée de pousser plus loin mes recherches. +J’ai tant d’autres clients, de ceux qui reviennent +et de ceux qui passent, de ceux qui passent +surtout ! La misère est si mobile de cœur et de +logement ! Je n’avais pas oublié, cependant, la +glaneuse de houille. Je la rencontrai un jour, +inopinément, dans une maison où j’allais souvent, +où je ne me doutais pas que sa mère habitât +depuis plusieurs années. Elle me reconnut +la première, et en ressentit une espèce +de joie qui éclaira son visage de petite chèvre +blanche. Je la trouvai grandie, trop grande +pour son âge, et triste, dès qu’elle m’eut dit +bonjour. Nous étions au bas de l’escalier, dans +une maison de banlieue, pas encore vieille, +pas encore sale, derrière laquelle on voyait, +par la porte entr’ouverte du corridor, un jardin +divisé en six, des choux presque partout, +et un tréteau chargé de linge mouillé qui +s’égouttait.</p> + +<p>— Tu laves ?</p> + +<p>— Je fais tout ; « elle » ne peut rien faire. +Quand je suis rentrée de l’école, j’en ai, oui, +du travail, et le matin, c’est la soupe, les +lits… Heureusement qu’on n’en a pas chacun +un.</p> + +<p>Il y avait dans le ton cette colère, cette +envie de s’échapper, cette révolte qui sont des +signes de la grande ignorance. Nous causâmes +de l’école. Elle ne cessait point de regarder du +côté du jardin. Le soleil oblique dorait les +choux et l’arête du mur. Un moineau pépiait, +les plumes toutes soufflées de bien-être, répétant : +« Qu’on est bien ! qu’on est bien ! » Georgette +était parmi les premières de sa classe. Je +devinai qu’elle avait envie de me le prouver et +je l’interrogeai. Elle savait tout : « François I<sup>er</sup>, +1515-1547 ; Henri IV, 1589-1610, assassiné par +Ravaillac le 14 mai 1610 ; bataille de Wagram, +5 et 6 juillet 1809 ; présidence de M. Grévy, +1879-1887 ;… le volcan de Popocatépelt, dans +les Montagnes-Rocheuses. » Elle souriait, en +dessous, de tant d’autres choses qu’elle aurait +pu répondre. Je lui demandai.</p> + +<p>— Sais-tu que tu as une âme ?</p> + +<p>Elle leva les épaules, sans trop marquer le +geste.</p> + +<p>— A quoi cela sert-il ?</p> + +<p>— A vivre et à mourir, ma petite, tout simplement. +Tu ne peux comprendre ce que tu +gagnerais, même en courage et en joie, dans ta +vie rude, à savoir que tu as une âme et un Dieu.</p> + +<p>Pour la première fois je vis ses yeux, qui +se levèrent sur les miens. Ils étaient bleus, +une lueur de tendresse étonnée passait à la +surface, et il y avait de l’ombre tout au fond. +Ce fut l’ombre qui gagna. Le regard devint dur, +parce que le cœur se fermait.</p> + +<p>— Bah ! dit-elle, où est-ce que ça s’apprend, +ces choses-là ?</p> + +<p>Nous causâmes encore une demi-minute, +puis le rappel du temps, et la mauvaise défiance +contre moi, et d’autres passions inquiètes la +mordirent. Elle secoua ses mèches fauves en +désordre, fila le long du corridor, descendit +deux marches, et j’entendis le premier coup du +battoir.</p> + +<p>J’appris, quelque temps après, qu’elle avait +été trois fois au catéchisme de la paroisse, +« pour faire plaisir à la demoiselle ». Mais elle +s’y trouva dépaysée, l’une des plus grandes, et +l’une des moins brillantes. Elle ne revint pas. +On me raconta aussi que la famille avait changé +de maison, et que Georgette était entrée « en +fabrique ».</p> + +<hr> + + +<p><i>8 septembre 1900.</i> — Je me promenais, hier, +sur le trottoir d’une grande avenue plantée, et +je jouissais vivement de la douceur de l’air, et +de la physionomie détendue, et de la flânerie +de ceux qui se promenaient comme moi. Les +dimanches de septembre nous font voir une +ville que nous ne voyons ni si bien ni si complètement +aux autres mois, une ville presque +homogène. En hiver, en été, un joli chapeau en +cache beaucoup de laids. Mais, en septembre, +les jolies plumes, les jolis rubans, les jolies +pailles sont à la campagne. Je m’amusais donc +à observer cette foule toute populaire et à +suivre l’étonnante descente de la mode à travers +les classes sociales. La ville n’a plus que les +petites copies à bon marché. Quand on voit la +dernière transformation de ce qui fut une idée +de luxe et de beauté, ce n’est pas le sourire qui +monte aux lèvres, du moins pas aux miennes. +Il faut se consoler en regardant les visages et +le contentement d’être belle, si répandu. Je +songeais ainsi, quand un couple me dépassa. Le +fiancé était un ouvrier très jeune, imberbe, +plus petit que la femme, amenuisé et réduit par +l’alcool. Il paraissait très tendre, riait beaucoup +sans aucun embarras, et ostensiblement serrait +le bras ou la main gantée de sa compagne. +Georgette était gantée : des gants de Suède +couleur paille. Elle avait un chapeau d’au +moins neuf francs soixante-quinze, de ceux +qui ont du velours demi-soie et des roses demi-fines. +Elle ne riait pas. Elle aurait même voulu +qu’on fût très sage, très digne, très fier pendant +cette promenade. Mais elle pardonnait +tout au mari de demain, à celui qu’elle aimait +et qui représentait pour elle la vie plus libre, +peut-être même la vie oisive, ce grand rêve des +pauvres. Un charme était en elle. Ses cheveux, +séparés en bandeaux, soufflés, relevés, frémissants, +ressemblaient à deux ailes de perdrix. +Le jour l’enveloppait. Les promeneurs devinaient +la joie rapide et la regardaient passer. +Il y avait des femmes qui se détournaient après +l’avoir considérée, à cause de l’émotion que +font ces choses quand on se rappelle. Georgette +m’avait reconnue. Mais il lui déplaisait sans +doute d’avoir à expliquer nos rencontres. Elle +me frôla l’épaule, fit semblant de s’intéresser à +un groupe qui chantait, très loin, en avant, et +ne salua pas.</p> + +<p>Elle n’était pas mariée encore, puisqu’il y +avait derrière elle, traînant la jambe, un couple +de vieilles gens, oncle et tante, cousins ou amis, +que les fiancés emmènent très souvent avec +eux dans ces promenades de la veille, et qu’ils +font boire dans les auberges.</p> + +<hr> + + +<p><i>16 mars 190…</i> — Ce matin, j’allais vite, je +traversais une petite rue toute bordée de boutiques +minuscules, qu’entaillent des couloirs +sombres, voûtés, ouvrant, au bout de vingt +mètres, sur des cités ouvrières. Une femme, +débouchant par un de ces chemins d’ombre, me +heurta légèrement et, nerveuse, dit : « Pardon, +madame, j’ai de si mauvais yeux ! » Nous nous +regardâmes. Et avant que j’eusse parlé, deux +mains se tendirent vers les miennes pour m’entraîner, +et je vis les lèvres qui reprenaient :</p> + +<p>— Venez ! oh ! venez, j’ai de la peine pour +deux !</p> + +<p>On ne résiste pas à ces mots-là. Elle rentra +avec moi dans l’ombre et je l’écoutai se +plaindre. Son mari la délaissait. Deux enfants +étaient une lourde charge, et elle ne savait pas +de métier, et la fabrique retient si longtemps +dehors ! Les mains ne me lâchaient pas ; les +yeux ne me quittaient pas. Elle se jetait vers +moi, dans sa détresse, parce que, treize ans +plus tôt, je l’avais plainte d’autre chose que de +sa pauvreté.</p> + +<p>Nous causâmes intimement, surtout de ses +enfants, et des projets qu’elle me confierait en +détail quand je viendrais la voir chez elle. Je +promis.</p> + +<p>— C’est que, fit-elle en me reconduisant au +jour, moi je ne suis pas bien, vous savez… +Voyez comme j’ai la peau blanche ! Je suis…</p> + +<p>Elle eut un sourire, qui me fit mal, elle se +souvenait, elle dit :</p> + +<p>— Je suis poussive, comme l’autre.</p> + +<p>Elle ajouta, très bas, en me quittant :</p> + +<p>— Ça serait peut-être le moment de m’apprendre +les choses que je ne sais pas, puisque +ça ne sert pas seulement à vivre…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c3">III<br> +<span class="xsmall">OCTAVIE MERLE</span></h2> + + +<p>Dans la cour où demeure Georgette, la cour +du Laurier-Bleu, j’ai passé hier une heure douce +et cruelle. La douceur n’est venue que tout à la +fin, quand j’ai cru comprendre que la confession +de sa souffrance avait calmé cette âme +épuisée par le silence. Le silence des religieuses +est plein de conversations avec Dieu. Mais +celui de ces pauvresses qui ne croient à rien +pèse comme un couvercle de tombe sur la douleur +vivante.</p> + +<p>Lorsque j’entre dans les cités de misère où +je suis connue, il y a des femmes qui regardent +d’abord le sac de soie noire où je serre mes +bons de pain et de charbon ; il y en a aussi qui +regardent d’abord mes yeux, et ce sont mes +amies. Toutes ne causent pas avec moi. Pour +avoir le droit de plaindre une peine il faut +l’avoir gagné. Cela s’achète quelquefois très +cher.</p> + +<p>Je saluais donc, depuis cinq ou six ans, Octavie +Merle, la femme qui demeure au quatrième, +à gauche, sous les toits. Les voisines de la cour +m’avaient prévenue en sa faveur, ce qui est +rare :</p> + +<p>— La Merle ! Ah ! mademoiselle, en voilà +une qui a du mal ! Elle gagne la vie de deux +hommes, le sien et puis le frère du sien, deux +pas grand’chose, je vous assure. Elle se tue de +travail. Mais elle ne vous demandera pas la +charité. Non, c’est plus fort qu’elle : il faut +qu’elle se taise, et même devant nous elle n’a +pas de mots sur son chagrin.</p> + +<p>Or, hier je frappais à la porte qui ouvre sur +le même palier, à droite. Je voulais savoir des +nouvelles d’une jeune femme, — une souriante +et une causante, celle-là, — qui m’avait priée de +la faire inscrire sur la liste du bureau de bienfaisance. +Elle devait avoir son troisième enfant +pendant les vacances. Et au retour des vacances, +que j’ai dû prolonger cette année, je venais +rendre visite à la jeune mère et à l’enfant.</p> + +<p>Une fois, deux fois, trois fois je frappai. Personne +ne répondit. Dans la cage de l’escalier, +le vent seul, aspiré par quelque lucarne de grenier, +grognait ou sifflait en montant. Je me détournais +pour descendre. La porte de gauche +s’entr’ouvrit, et le pâle, le mince visage tragique +d’Octavie Merle se pencha.</p> + +<p>— Que cherchez-vous ?</p> + +<p>— Votre voisine, madame Merle.</p> + +<p>— Elle est morte.</p> + +<p>— Ah !… pauvre femme ! Que dites-vous +là ?… Morte !</p> + +<p>— Vous voulez donc que ça n’arrive qu’aux +braves gens de mourir ?… Vous aurez beau frapper, +personne ne vous entendra… Tout est +parti… Je ne les regrette pas.</p> + +<p>Elle disait cela sèchement, avec une flambée +de colère dans les yeux, et le secret plaisir de +me blesser. Cependant les lèvres, toutes fendillées, +ne tremblaient pas seulement de haine, au +passage des mots, mais de froid, de détresse, +de faiblesse.</p> + +<p>— Si vous êtes curieuse de savoir à qui vous +faisiez la charité, continua-t-elle, entrez chez +moi : je vous l’apprendrai.</p> + +<p>Ce que j’allais apprendre, surtout, et je le +pressentais, c’était la vie de celle qui m’invitait +de la sorte. Je m’assis au milieu de la chambre +mansardée, près du petit poêle de fonte, qui +mêlait sa fumée à l’odeur fade des cuirs cirés. +Octavie Merle était piqueuse de bottines. Des +paquets de tiges et d’empeignes couvraient la +table étroite d’une machine à piquer que la +femme avait mise entre le poêle et la fenêtre. +L’ouvrière s’accouda dessus et, pour ne pas me +regarder, regarda dehors.</p> + +<p>— Ma vue a bien baissé, dit-elle. J’ai trop +travaillé, et j’ai mal dès que je m’applique.</p> + +<p>Par la fenêtre, nous apercevions un paysage +de toits et de ciel : beaucoup de pentes d’ardoises, +de cheminées, de tuyaux, de fils de fer, +et les fumées, qui sont de la vie que le vent +tourmente.</p> + +<p>Elle demeura un peu de temps silencieuse et +puis elle me raconta, par phrases courtes, sans +émotion apparente, sans cesser de regarder les +toits, le triste mariage qu’elle avait fait. Elle +avait épousé un homme plus jeune qu’elle, malingre, +exempté du service militaire pour cause +de faiblesse de constitution, et qui n’avait vu +dans le mariage qu’un moyen de ne pas travailler. +« J’étais forte, disait Octavie, je ne refusais +pas l’ouvrage, je croyais tout ce que mon +mari me racontait sur les longs chômages de +son métier d’ajusteur-mécanicien, sur la difficulté +de trouver une place dans un nouvel atelier. +Et puis, en ce temps-là, je l’aimais ; c’était +un enfant : je le sentais faible, peu raisonnable, +et j’avais peur de le perdre. Vous l’avez rencontré +quelquefois, dans la cour du Laurier-Bleu ; +il vous connaît, il me l’a dit. C’est un +homme distingué ; il a l’air d’un monsieur ; +jamais un mot grossier avec lui tant que j’ai pu +suffire à payer la dépense ; même il ne buvait +pas. Je l’aimais. » Au ton dont elle disait cela, +je comprenais qu’elle l’aimait encore. La +pauvre créature s’était épuisée pour nourrir son +mari. Bientôt il avait amené chez lui et logé +sous son toit son frère, un vrai malade, celui-là, +qui mourait lentement de la poitrine et qui +se soignait en buvant. Et, obligée de travailler +pour les deux hommes et pour deux enfants +nés au début du mariage, Octavie Merle avait +passé près de quatre années sans quitter cette +machine sur laquelle à présent s’amoncelait +l’ouvrage en retard, dormant deux heures par +nuit, usant ses yeux, ses mains, ses nerfs, afin +que son cœur fût épargné. Alors, il arriva +ce qu’elle aurait dû deviner, ce qu’elle avait +prévu peut-être : elle devint une vieille +femme en quelques mois, et son mari la +délaissa.</p> + +<p>Dans le ciel, par la fenêtre aux vitres étroites, +elle regardait les toits de la ville qui s’en +vont si loin, si loin, chacun abritant une peine +ou une plainte. Pour me parler de l’infidèle, +elle, si dure quand elle jugeait l’atelier, les +camarades, son beau-frère, ses enfants, son +travail, elle avait des mots indulgents, des mots +qu’elle maniait avec une prudence instinctive, +comme des armes qui auraient pu la blesser +elle-même. « Il a toujours été si léger… Autrefois +il m’aimait… S’il n’avait pas été entraîné +par l’autre, je ne serais pas la femme finie que +je suis et plus malade que les médecins ne sont +savants.</p> + +<p>» Il rentrait à toute heure de nuit, quelquefois +au petit matin. Il me trouvait toujours +attelée à ma besogne de piqueuse, et nous nous +disputions. J’aurais mieux fait de ne rien dire +peut-être ? Mais le moyen, quand tout le cœur +n’est qu’un cri ?</p> + +<p>» Tout ce que j’ai fait a tourné contre moi. +Tenez, cette voisine que vous avez secourue, +j’avais eu pitié d’elle, moi aussi. Ça n’était pas +marié ; ça faisait la noce ; ça riait toujours. Nous +ne nous parlions guère. Pourtant, quand elle a +eu son troisième enfant, les commères d’en bas +m’ont dit : « Elle ne vivra pas », et je suis allée +la voir. Je n’avais que le palier à traverser pour +entrer chez elle. Dès qu’elle m’aperçut, — le lit +était au fond de la chambre qui ressemble à +celle d’ici, — elle dit : « Vous n’auriez pas dû +venir ». Et je pensai qu’elle se souvenait de +plusieurs paroles de mépris que je lui avais +adressées. Elle était toute menue sous son drap, +comme une petite fille. Elle avait la fièvre. Elle +tenait près d’elle, dans le lit, son nourrisson, +dont elle cachait le visage avec un mouchoir. +Je lui parlais, comme on fait en pareil cas, de +sa santé, du temps, du médecin, des voisines. +Elle me regardait comme si j’étais la mort. Elle +n’avait plus que des yeux, des creux d’ombre +avec une petite veilleuse, au fond, qui avait +peur. Je pensai alors que son heure était +proche, que les enfants allaient demeurer à +l’abandon, que c’était une pitié, et je lui demandai : +« Quel est le père de votre petit qui +est là ? » Elle fit un grand effort pour tourner +la tête de l’autre côté, et pendant que je l’aidais +de mes deux mains, elle répondit : « Je ne +peux pas le nommer devant vous ! Pas devant +vous ! »… Trois jours après, elle était morte.</p> + +<p>— Et l’enfant, qu’est-il devenu ?</p> + +<p>— Les deux aînés ont été pris par l’Assistance +publique… Le dernier… je ne pouvais +pas le laisser à d’autres, n’est-ce pas ? je l’ai +gardé. Mais c’est la force qui va me manquer +pour nourrir tant de monde, mademoiselle…</p> + +<p>Le soir commençait à roussir les toits. La +fumée sortait plus épaisse des cheminées. Des +corneilles, taillées dans de la suie et de la +brume, coulaient avec le vent au-dessus de la +ville. Je causai une demi-heure encore, avec +Octavie Merle, qui s’était penchée sur la machine +et reprenait son travail.</p> + +<p>Puis je regagnai ma maison, l’âme partagée, +comme il m’arrive souvent, entre la tristesse +et l’admiration. Je me demandais où de pareilles +créatures, qui n’ont plus la force de la foi, +puisent ce courage héroïque, cette tendresse, +cette patience surhumaine. Et je me répondais +qu’elles vivent encore, moralement, sur la +réserve de vertus et de mérites de leurs vieilles +mères croyantes et disparues.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c4">IV<br> +<span class="xsmall">LE PÈRE MULOT</span></h2> + + +<p>C’est un brave homme ; tout le monde le dit, +et, bien que je n’aime pas cette locution vague, +où tant de culpabilité ou d’inconscience peut +tenir, je l’emploie en parlant du père Mulot. +On ne saurait guère s’exprimer autrement : car +il faut le juger en gros, et par comparaison. Je +l’appelle brave homme parce qu’il devrait être +mauvais, et qu’il ne l’est pas trop. C’est un +miracle fréquent, et grâce auquel la société vit +encore. Nos neveux l’expliqueront.</p> + +<p>Le père Mulot est, depuis trente ans, peigneur +de laine dans une grande filature. Son +fils aîné peigne aussi ; sa fille, qu’il a eu l’idée +d’appeler Sylvie, est rattacheuse, ce qui veut +dire qu’elle noue, sur le métier en mouvement, +les deux moitiés des brins qui se rompent. Il y +a donc trois Mulot qui gagnent, et qui vivent +pendant douze heures dehors. Il en reste trois +à la maison : la mère, et deux enfants petits +qui suffiraient à épuiser une santé plus robuste : +l’un parce qu’il est bruyant, violent et +incapable de repos ; l’autre parce qu’il ne cesse +pas d’être malade. Le pain n’a jamais manqué +chez les Mulot, ni le charbon, ni même le fagot +de bois, dont on fait une flambée, quand le froid +est trop noir, à l’heure où l’homme revient. Ce +ne sont pas des pauvres, précisément ; mais le +champ de la misère est bien plus grand que +celui de la pauvreté. Celle qui se nomme elle-même +la mère Mulot m’a conté ses peines. +Dans la chambre du rez-de-chaussée, ornée de +chromos et de découpures coloriées, — au lieu +des images pieuses d’autrefois, — nous étions +assises, un dimanche matin, devant la plaque +de la cheminée.</p> + +<p>— Ils sont tous sortis, mademoiselle, me +disait-elle, le père, le grand Joseph, Sylvie, +les deux petits.</p> + +<p>— Où sont-ils allés ?</p> + +<p>— Acheter le journal.</p> + +<p>— Vous faites de la politique ?</p> + +<p>Elle avait ramené les plis de sa robe de laine +noire, et elle les tenait serrés entre ses deux +mains et entre ses deux genoux. Ainsi immobilisée +et tendant son corps tout plié vers la cendre, +d’où sortait une tiédeur légère, elle répondit +d’abord par un sourire et par un regard qui +allèrent à la crémaillère. Le visage maigre, un +peu trop aigu de partout et pâle uniformément +de madame Mulot, en fut tout égayé une seconde, +comme un vieux toit sur lequel passe +un soleil de giboulée.</p> + +<p>— Oh ! dit-elle, la politique, il faudrait être +riche pour en faire. Jusqu’à l’année dernière, +nous n’achetions jamais le journal, par économie. +Mais, à présent que Joseph est devenu un +homme, il ne veut plus rester avec nous le +dimanche, s’il ne lit pas. Ça l’amuse, ça le +retient, mais ça le change…</p> + +<p>— Quel journal choisissez-vous donc ?</p> + +<p>Elle me jeta le nom d’une feuille socialiste, +et, devinant que je n’approuvais pas :</p> + +<p>— Les premiers temps, mademoiselle, nous +aurions pu acheter pour lui n’importe lequel, +et il y aurait pris le même plaisir. Mais ni le +père ni moi nous ne connaissions les journaux. +J’ai dit à Mulot, quand il est sorti, la première +fois, pour en acheter un : « Prends-le au bureau +de tabac, dans la plus grosse pile ! » Je +pensais que ça serait le meilleur. Et je m’aperçois +bien, à présent, que mon garçon se met +à dire des choses pas honnêtes contre les curés. +Mais il reste à la maison : c’est toujours ça… +Il est, en vérité, plus facile à tenir que sa sœur.</p> + +<p>— Sylvie ?</p> + +<p>— Oui, mademoiselle : une fille jolie qui +aime rire, qui aime la toilette, qui est à l’âge +où les violons parlent.</p> + +<p>— Quel âge a-t-elle ?</p> + +<p>— Seize ans bientôt. Et pas plus le goût de +la lecture qu’une tourterelle. Ce n’est pas elle +qu’on retiendrait à la maison avec un journal ! +Elle a le goût de la compagnie. Mais son père a +l’œil, vous savez. Je crois qu’il serait encore +plus sévère que moi. Il est haut d’honneur, tout +à fait, pour Sylvie. D’abord, il l’accompagne, le +matin, jusqu’à la porte de l’atelier ; je les vois +qui filent, dans le petit jour, elle presque toujours +à la remorque, achevant de tapoter ses +cheveux ou de boutonner son corsage dans la +rue, puis rattrapant le père qui va devant, du +même train, comme un roulier. A onze heures, +ils se retrouvent au restaurant.</p> + +<p>— Ils ne reviennent pas manger chez vous ?</p> + +<p>— Le temps leur manque, mademoiselle. +D’un coup de sirène à l’autre, ils ont une heure +et demie. Et nous sommes trop loin pour qu’ils +refassent deux fois la route. Non, ils déjeunent +avec les camarades, à la Treille, dans la grande +salle où l’on danse le 14 juillet ; mademoiselle se +rappelle bien ?</p> + +<p>— Parfaitement.</p> + +<p>— La jeunesse voudrait faire bande à part. +Le père ne veut pas. Il sait que les grandes +réunions de ce genre-là, ça finit toujours par +des petites. Et il se défie. Tant de mauvais +drôles à l’usine, des garçons qui n’ont jamais +entendu seulement parler d’une bonne action ! +Ils n’approchent pas trop près, quand ils voient +mon homme et le grand Joseph à côté de +Sylvie. Mais le dimanche ! En voilà une question +difficile, le dimanche !</p> + +<p>— Envoyez votre fille au patronage, chez +les sœurs !</p> + +<p>— Je l’ai fait. Nous avions peur, le père et +moi, que les sœurs ne l’acceptent pas, parce +que Sylvie a été élevée à la laïque. Mais non. +Depuis six mois, chaque dimanche, elle y allait, +elle s’amusait, elle trouvait des filles de son +âge, elle revenait contente… Le malheur a +voulu…</p> + +<p>La mère Mulot, du bout du doigt, sembla +chercher et renfoncer, au coin de ses yeux, une +larme qui s’y trouvait souvent, en faction.</p> + +<p>— Le malheur, reprit-elle… on l’a renvoyée, +dimanche dernier.</p> + +<p>— Pourquoi ?</p> + +<p>— Parce qu’elle a chanté : « Viens, poupoule, +viens ! »</p> + +<p>— C’est impossible, mère Mulot !</p> + +<p>— Vous allez l’entendre vous le dire : elle +rentre !</p> + +<p>Elle rentrait, en effet. La porte s’ouvrit, et le +père Mulot parut le premier, grand, la poitrine +creuse, le visage tout couvert de poils gris, +moustaches, favoris, sourcils, touffes de supplément, +qui poussaient avec fougue, et au +milieu desquels luisaient deux yeux tout petits, +tout noirs, et prêts à flamber comme deux +grains de poudre. Il portait un cache-nez et un +complet d’étoffe mince. Comme l’hiver n’était +pas encore fini, tout le luxe du ménage s’était +réuni sur la personne de Sylvie. Elle seule +devait avoir chaud. Elle seule était presque élégante. +Elle avait des gants de peau, — pleins +de déchirures non recousues, il est vrai ; — une +jupe à deux volants gros bleu ; un manteau +à la mode, avec des manches en forme de +ballon dégonflé ; un col droit, une cravate +multicolore, un chapeau à trois cornes, et +elle eût été plaisante à regarder, avec son +nez de chat, tout court, ses lèvres longues et +rouges comme une gousse de piment, ses yeux +bridés et vifs, sans l’insolence qu’on sentait +déjà chez elle toute formée, irrémédiable et +dominante. La mère Mulot s’était détournée, +je m’étais levée, et j’eus un joli sourire de +Sylvie, lorsque je tendis la main aux deux +arrivants, le sourire qu’elle aurait dû avoir +toujours. C’est une tristesse, pour ceux qui +visitent leur prochain, surtout les pauvres, +de songer à ce qui eût été possible. Nous +renouâmes connaissance. Mais, dès que j’eus +prononcé le nom de patronage, ce fut une +autre Sylvie qui me répondit, offensée, irritée, +intraitable :</p> + +<p>— Oui, pour une chanson ! On m’a fait des +affronts pour une chanson ! Je n’y retournerai +pas ! Ni vous, ni mon père, ni ma mère, vous +ne m’y ferez retourner !</p> + +<p>— Lors même que j’en aurais moyen, je ne +vous y forcerais pas, Sylvie : il faut s’amuser +de bonne humeur. Mais, qu’est-ce que vous +ferez désormais, le dimanche ?</p> + +<p>Le bonhomme répondit pour elle. Il n’avait +pas cessé de la regarder, avec une admiration +inquiète, avec la peur secrète de ceux qui n’ont +qu’un moyen d’action, l’autorité, et qui ne +savent pas s’il suffira.</p> + +<p>— Eh bien ! fit-il, je renoncerai à ma partie +de boules, et j’emmènerai Sylvie se promener. +Voilà ce qu’elle fera !</p> + +<p>Un rire de faunesse emplit la pièce. Le père +Mulot n’en pensa rien. Mais la mère eut le +sentiment de la note fausse et perverse. Elle +me parut plus pâle, plus menue, plus repliée +sur elle-même qu’auparavant, et, quand elle +me reconduisit, l’instant d’après, elle me +dit :</p> + +<p>— On n’est plus facilement leur maître à +présent.</p> + +<p>Elle ne s’expliqua pas davantage. La phrase +vague mourut dans la brume de la rue, et je +m’éloignai.</p> + +<p>Comme je l’avais bien deviné, Sylvie n’avait +pas été renvoyée du patronage ; elle avait reçu +des observations, non pour avoir chanté, mais +pour s’être battue. Je la rencontrai plusieurs +fois, le soir, à l’heure où l’usine verse dans les +avenues ses régiments mixtes, et, parmi les +femmes qui revenaient, cinq ou six de front, +ébouriffées, la bouche ouverte pour parler, +pour rire ou pour boire l’air nouveau, j’en vis +une qui me faisait un signe d’amitié. Le père +n’était jamais loin.</p> + +<p>Le père Mulot tenait sa promesse. Lui peu +marcheur, lui joueur de boules et amateur +passionné des stations à l’auberge, il sortait +chaque dimanche dans la banlieue et même la +campagne. On l’apercevait, dans les bois suburbains, +pillés et traversés jour et nuit, cueillant +la violette et la primevère.</p> + +<p>— Sylvie, disait-il, rapportons de quoi fleurir +la maison ! En es-tu ?</p> + +<p>Elle en était, sans enthousiasme. Et, dans +le crépuscule tardif, quand ils rentraient, +ayant chacun une brassée de fleurs liée avec +une ficelle et serrée contre la poitrine, ils +entendaient dire, par les petits rentiers assis sur +le seuil des portes et respirant la poussière et +les quelques bonnes odeurs que le hasard y +mêle : « Sentez-vous la jolie glycine ? Ça doit +être celle du grand jardin ? » Eh ! non, la +glycine, c’était Sylvie avec ses bouquets, Sylvie +qui traînait la jambe, et qui souriait un peu, +dans l’ombre, au compliment. D’autres fois, le +bonhomme prenait une ligne, sa fille prenait le +panier de provisions, et ils suivaient le cours +d’une rivière, et s’installaient, pour l’après-midi, +au coin d’un pré, à l’endroit où la vase +des rives, criblée d’empreintes de semelles, +disait que les remous ou les herbiers voisins +avaient une renommée. Mais qu’il se promenât +à l’est, à l’ouest ou au midi, le père Mulot se +rendait compte que sa fille ne le suivait que par +force. Vers la fin du printemps, un matin qu’ils +partaient pour la campagne et qu’elle était +demeurée en arrière, il l’avait surprise à faire +des signes à trois jeunes ouvriers de l’usine, +cachés à l’angle d’une ruelle. Il avait eu le +pressentiment d’un malheur ; il avait compris +que toute la bonne volonté, toute la rudesse et +même tout l’amour d’un vieux comme lui ne +suffiraient pas à retenir Sylvie. Et, le dimanche +suivant, au moment où il s’apprêtait à se mettre +en route, ayant appelé : « Sylvie ? » il n’avait +pas reçu de réponse.</p> + +<p>Il attendit, s’inquiéta vite, courut chez les +voisins, assembla la fourmilière qui sort si vite +au bruit, de toutes les cours, de toutes les +mansardes, de tous les corridors.</p> + +<p>— Vous ne l’avez pas vue ? Elle avait son +chapeau à plume bleue ; sa cravate rose…</p> + +<p>Mais personne ne l’avait vue. Il eut l’idée +folle d’enlever le couvercle de planches qui +fermait l’entrée du puits. Il courut au commissariat +de police, où l’on ne savait rien, chez des +amis logés très loin, dans des cafés où plus +d’une fois, elle et lui, ils s’étaient reposés, et il +rentrait, exténué, à quatre heures du soir, +quand la mère Mulot, restée à la maison, lui +dit, pâle comme la cendre, en lui ouvrant la +porte :</p> + +<p>— Ta fille est perdue, Mulot ! Le buraliste +l’a vue, qui filait à bicyclette avec deux gars de +l’usine !</p> + +<p>Alors, les voisins se rassemblèrent de nouveau, +autour de l’homme qui criait :</p> + +<p>— Je la tuerai ! Si elle reparaît devant moi, +je la tuerai !</p> + +<p>Il allait, d’une chambre dans l’autre, montrant +le poing au lit de Sylvie, aux images +pendues au-dessus, aux joueurs de boules, ses +amis, qui essayaient de l’apaiser. A cinq heures, +il y avait autant de monde, dans la maison, +que pour un enterrement, et plus d’émotion. +Les enfants pleuraient. Des hommes et des +femmes, par groupes, s’entretenaient à voix +basse. Il faisait presque nuit. Tout au fond de +la seconde pièce, on ne voyait plus le père +Mulot, affaissé sur une chaise et serré par une +vingtaine d’hommes et de femmes, aussi furieux +que lui, et qui l’écoutaient. La voix ne s’élevait +que par intervalles, frémissante et vibrante :</p> + +<p>— Qu’est-ce que je n’ai pas fait pour elle, +moi Mulot ? criait-il. Qui peut dire, ici, que +je ne l’ai pas fait bien élever ? A-t-elle été à +l’école, oui ou non ? Je les ai pris tout à l’heure, +ses cahiers, dans l’armoire… Écoutez bien ce +qu’il y a dessus ; — on entendait le froissement +des pages lourdement maniées ; — il y +a écrit : « La bonne tenue est indispensable +aux jeunes filles ». C’est-il une leçon, ça, oui +ou non ?… Écoutez encore le cahier : « Le +progrès de tous ne peut s’obtenir que par la +moralité de chacun. » Est-ce tapé ? Voilà comment +elle a été instruite !… Et jamais elle n’a +été à l’usine toute seule… Et le dimanche !… +Je vous dis que je la tuerai, ma fille, quand +elle reviendra !…</p> + +<p>Les réponses venaient irrégulièrement, timidement. +Un homme disait, comme se parlant à +lui-même :</p> + +<p>— Moi, je la battrais seulement.</p> + +<p>Un autre ajoutait :</p> + +<p>— Les enfants d’aujourd’hui… ils sont +secoués par trop de choses.</p> + +<p>Une femme murmurait, sans s’expliquer +davantage :</p> + +<p>— On n’est pas assez aidé, voyez-vous, mon +pauvre Mulot, pas assez.</p> + +<p>Et la nuit tomba tout à fait, sans que Sylvie +fût rentrée.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c5">V<br> +<span class="xsmall">LA HAIE D’ÉPINE NOIRE</span></h2> + + +<p>J’ai passé une partie du carême et la quinzaine +d’après Pâques dans un pays que je trouve +très beau. J’ose à peine dire, comme le poète, +qui j’ose aimer. C’est la Beauce. Elle est monotone +pour ceux qui la traversent en chemin de +fer ; elle est grande, elle est belle, pour ceux +qui la regardent vivre. Quant à prétendre +qu’elle est plate, je suis prêt à soutenir et à +prouver qu’il n’y a pas d’injustice plus criante, — je +parle des injustices envers les choses. — La +Beauce a les mêmes ondulations que la mer +calme, la même géographie souple, continue, +sans brisures ; elle a moins d’arbres peut-être +que l’autre ne porte de bateaux ; entre les +collines qui la contiennent de loin, elle donne +la même impression d’une force prodigieuse, +incapable de repos, agissante et cachée dans +les profondeurs où la lumière n’atteint pas, +mais qui se lève souvent, et monte à la surface, +et se révèle dans un remous, dans un frisson, +dans des reflets qui ont toutes les couleurs des +yeux. Je le sais pour avoir non pas rêvé, — les +vieilles filles ne doivent pas rêver, — mais +étudié cette plaine éloquente, tout autour du +parc de ma sœur. Nous habitons le sommet +d’une vague de terre, haute de quelques mètres +à peine, et dont les pentes, indéfiniment longues, +régulières et nues de tous côtés, n’ont +d’autre chemin qu’une avenue sans plantation +d’aucune sorte et droite parmi les champs. En +haut, un château du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle, une futaie, un +mur autour. Sur une colline semblable, à trois +kilomètres, le village est posé. Nous nous regardons +sans nous gêner. Nous sommes les +seules feuilles de chêne dans le cercle d’horizon ; +il est le plus proche amas de maisons, le +plus éteint, le plus accablé sous l’immensité du +ciel, des soleils ou des pluies. Quand tous ses +habitants crieraient ensemble, le bruit de +leurs voix serait mort avant d’arriver à un +autre village, et le vent l’aurait laissé tomber +parmi les froments verts ou les froments +blonds. Ils sont, comme nous, les prisonniers +des blés, les insulaires d’une île minuscule, +enveloppée dans les houles soyeuses de l’herbe, +dans les lames plus larges et chantantes des +épis. A l’automne, pendant deux mois, l’air a +le goût du pain. C’est la fleur de chez nous. +On cultive trop, pour que les autres, les sauvages, +les délicates, les chercheuses d’ombres +durables aient le temps de s’acclimater. Mais +tout ce que le paysan sème à la main ou au +semoir, avoine, seigle, trèfle, luzerne, froment, +donne son parfum au fleuve de vent +qui passe, le froment surtout, qui est la grande +moisson de la Beauce.</p> + +<p>Cependant je connais un buisson, un seul. +Il est à mi-coteau quand on monte au village ; +il a une centaine de mètres de longueur ; il est +touffu, inégal, unique monument de la nature +libre, avec sa fleur blanche, qui s’ouvre et +meurt avant que les feuilles n’aient poussé, +avec ses merles, qui n’ont point d’autre abri +pour le soir, avec ses laboureurs qui dorment +à l’ombre, ses rôdeurs qui observent, ses +amoureux quelquefois. C’est une haie d’épine +noire, le dernier talus, vestige d’un temps où +la limite entre les parcelles de terre ressemblait +aux fortifications.</p> + +<p>Or, nous avions, pour inscrire, promener, +surveiller, amuser les trois enfants de ma +sœur, une jeune fille qui s’appelait mademoiselle +Brigitte. Avait-elle un nom, outre son prénom ? +Longtemps je n’en ai rien su. Nous l’aimions, +ce qui n’est pas commun. Elle nous le rendait, +ce qui est rare. Je ne l’avais jamais vue pleurer. +Je me disais : « Cette petite est heureusement +bien abritée ici contre la vie, car c’est une innocente +qui se laisserait prendre aux belles paroles +du premier fat venu ; une pauvre fille +trop lettrée, trop shakespearienne, trop lamartinienne, +trop liseuse de magazines, et qui serait +tout à fait incapable de diriger un ménage. +Heureusement, les blés de Beauce la protègent +contre les hommes ». Ma sœur partageait +là-dessus mon sentiment. Mais nous ne voyons +bien les âmes que les jours d’orage, à la lueur +de l’éclair. Et entre nous le temps se maintenait +au beau fixe. Mademoiselle Brigitte était fine, +élancée, élégante, toute blonde, et elle avait +des yeux bleus, avec de grands cils comme les +poupées. On nous l’avait recommandée, autrefois, +en nous vantant sa « distinction ». Elle +avait appris le monde, en effet, avec une perfection +singulière, et je me demandais souvent +à quels signes l’origine populaire se trahissait +en elle. Je ne trouvais que de rares indices et +très légers. Le dimanche, dans l’après-midi, +elle avait congé, et, presque toujours, nous la +voyions prendre la route du village, un livre à +la main. Nous disions : « Mademoiselle est une +paroissienne comme il n’en existe pas d’autre +dans toute la Beauce ; elle ne manque jamais +les vêpres. »</p> + +<p>Un dimanche, j’entrai dans la chambre de +mademoiselle Brigitte, et je m’approchai de la +fenêtre, dont le balcon nous servait de séchoir +pour nos photographies. En passant près de la +table, je vis le buvard ouvert, et, sur la feuille +blanche et épaisse, quatre lignes de la ferme +écriture de l’institutrice, quatre lignes qui +s’étaient imprimées là, tout récemment, et dont +la première, que je reconstituai malgré moi, portait : +« Oui, mon cher Philippe… » Je me crus +obligée de continuer : « dimanche, près de la +haie, comme d’habitude ».</p> + +<p>Comme d’habitude !</p> + +<p>Je courus au balcon. Il n’y avait qu’une haie +dans le pays, là-bas, à mi-coteau, ce petit chiffonné +vert, barrant les nappes de blé. Était-ce +possible ! Un rendez-vous ! Et pas le premier ! +Je n’ai pas coiffé sainte Catherine pour avoir +peur de me renseigner sur la conduite de mademoiselle +Brigitte. Je descends, je prends dans +le hall mon ombrelle, je traverse le parc, je +sors par la petite porte, et me voici sur la pente +de notre colline, dans le désert des moissons +qui n’ont que moi pour passante.</p> + +<p>C’était au milieu de l’été dernier. Je me rappelle +que la chaleur était vive, que j’allais vite, +et que mes regards se reportaient sans cesse +vers la haie complice. Devais-je l’aborder de +front, ou la tourner ? Je me résolus à la tourner, +et quand je fus rendue au plus creux de la +dépression des terres, je pris, à droite, un sentier +qui enveloppait de ses ornières la colline du +village. Après une demi-heure de marche je +m’arrêtai. Le buisson, vu en raccourci, faisait +le dôme au-dessus des épis, et tout semblait +désert, d’un côté comme de l’autre. Mais la +pensée que ce n’était là qu’une apparence ; que +Brigitte se trouvait à cinq cents mètres de moi, +là-haut, qu’elle m’avait vue sans doute, qu’elle +se moquait de moi, qu’elle nous avait tous +trompés, qu’il allait falloir la renvoyer devant +le témoin que j’imaginais ; la fatigue enfin et +l’embarras de ma situation m’avaient exaspérée. +Je répétais les mots que j’avais choisis en route, +les mots cruels, et mérités, avec lesquels je +l’accueillerais. Un sentier montait vers la haie. +Je m’y engageai. Mais à peine avais-je fait dix +pas que je m’arrêtai de nouveau. Ils venaient +de sortir tous les deux, de l’abri de la haie, et ils +descendaient vers moi. J’eus le temps de les +observer. Ils allaient lentement, et ils causaient. +Quand ils furent à peu de distance, je vis que +l’institutrice était tout à fait pâle, et que son +amoureux, un homme jeune, vêtu en bourgeois, +très grand, épais, le visage trop large, allongé +par la barbe en pointe, devait lui demander +tout bas : « Faut-il que je reste pour vous aider +à vous défendre ? » Elle répondit, tout haut : +« Allez, mon cher Philippe, quittez-moi. Mademoiselle +ne me trahira pas ».</p> + +<p>— Par exemple ! m’écriai-je, mais, c’est mon +devoir…</p> + +<p>— De ne rien dire, interrompit mademoiselle +Brigitte, et je vais vous le prouver.</p> + +<p>L’homme se découvrit, s’inclina, et nous +laissa seules.</p> + +<p>— Je n’ai personne qui s’intéresse à moi, si +ce n’est lui, reprit la jeune fille. Je l’ai connu +cet hiver, à Orléans, pendant le séjour que +nous y avons fait. Il va s’établir à son compte. +C’est un employé de commerce. Nous sommes +fiancés. Voilà quatre fois qu’il vient me parler +ici…</p> + +<p>— En effet, je vous félicite, c’est d’une convenance !</p> + +<p>— Oh ! dit-elle, les pauvres filles comme moi +n’ont pas le choix de leurs heures. Vous en +parlez à votre aise ! Mais, moi, pouvais-je faire +autrement ? Si j’avais demandé à recevoir Philippe +au château, et à me promener avec lui +dans le parc, Madame aurait-elle trouvé cela +convenable ? Et les enfants ! Et les visites possibles ! +Et les domestiques ! Est-ce vrai, dites ?</p> + +<p>— Peut-être.</p> + +<p>— Alors, ne me trahissez pas, mademoiselle. +Aidez-moi. J’ai besoin de trois mois encore pour +gagner mon trousseau. Et vous devez comprendre +que, quand on s’aime, il faut qu’on se +voie… La haie d’épine noire n’est à personne ; +c’est pour cela qu’elle est à nous.</p> + +<p>Mademoiselle Brigitte s’exprimait hardiment, +avec une émotion qui changeait son visage, +avec un accent de rudesse populaire que son +esprit, par l’étude et au contact du monde, avait +perdu, mais que son cœur, d’ordinaire silencieux, +avait gardé. En ce moment, c’était son +cœur qui parlait. Je croyais voir devant moi +une des grandes du patronage dont je m’occupe.</p> + +<p>Nous revînmes vers le château. Elle avait +besoin de continuer sa plaidoirie, car je me +taisais, et surtout d’ouvrir son âme pleine de +secrets. Elle me raconta sa famille dispersée, +son enfance misérable, son effort pour s’instruire, +ses déceptions, ses projets d’avenir. Je +me calmais peu à peu. Elle reprenait confiance +et je retrouvais la finesse de langage, la justesse +de ton, la correction étonnamment bien +apprises qui faisaient la réputation de mademoiselle +Brigitte. J’inclinai bientôt mon ombrelle +de son côté. Le soleil était terrible. Elle +se serra près de moi. Quand nous arrivâmes à +la porte du parc, je me retournai, et, tandis que +le buisson lointain tremblait dans l’air chauffé +et dansait comme un crible :</p> + +<p>— Vous êtes une honnête fille, lui dis-je, et +je vous crois. Ma sœur serait sans doute plus +sévère : je ne dirai rien.</p> + +<p>Elle me remercia avec deux larmes de joie, +et retourna vers les élèves.</p> + +<p>Le soir, dans les allées de la futaie, très tard, +comme je me promenais sous la lune, je vis +revenir à moi mademoiselle Brigitte. Elle me +cherchait pour me souhaiter le bonsoir. Une +question qui s’était vingt fois posée dans mon +esprit reparut en même temps : comment une +jeune fille aussi affinée s’était-elle éprise d’un +homme qui n’avait ni son instruction, ni son +éducation même, ni ses goûts. Je n’eus pas de +peine à provoquer l’aveu.</p> + +<p>— Oh ! me dit-elle, si vous saviez comme il +est bon ! Il ne permettra pas que je fasse tout +le ménage à la maison. Nous prendrons une +femme de journée, et même une bonne s’il le +faut. Il ne veut pas que je souffre.</p> + +<p>Pour la seconde fois, elle avait dit un mot du +profond peuple ; elle m’avait entr’ouvert son +âme, et, pour définir son amour, elle avait crié +le rêve éternel, celui qui entraîne les foules à +la suite d’un homme : « Il ne veut pas que je +souffre ! »</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c6">VI<br> +<span class="xsmall">LA TRAGÉDIENNE</span></h2> + + +<p>Je la rencontrai au coin de la rue de Seine, +ou plutôt, l’ayant aperçue qui longeait les premières +maisons du quai Malaquais, j’allai vers +elle. A la bravoure de son geste, à l’émotion de +ses doigts qui serraient les miens, ses longs +doigts ardents par où fuyait son âme, j’eus la +certitude que je ne me trompais pas.</p> + +<p>— Je vous retrouve à un moment heureux ? +lui dis-je.</p> + +<p>Elle ne répondit pas à ma question, mais elle +dit :</p> + +<p>— Quatre ans ne vous ont pas changée ! Oh ! +pas du tout !</p> + +<p>Elle désirait m’entendre répéter la même +phrase : « Vous, non plus, vous n’avez pas +changé. » Mais je pensais précisément le contraire, +et elle le devina sans en être peinée. +Nous nous regardions l’une l’autre avec une +curiosité avouée. Je sentais le rayon rôdeur de +ses yeux sur ma robe peu ornée et d’une coupe +à peine sensible à la mode, sur mes joues, sur +mon chapeau, sur mes mains gantées de fil, et +moi j’étudiais, peut-être sans appuyer autant, +la jolie enveloppe mousseuse, dentelle, plumes, +guipures, d’où se dégageait le cou vainqueur +d’Edmée Sargent, le cou rond, d’une ligne pure +comme une plage à mer pleine, le cou flexible +et fier encore de sa fleur déjà touchée par le +temps. Elle avait, si mes souvenirs ne me trompent +pas, trente-deux ans. Je reconnaissais +bien et j’admirais, mais avec un petit effort +qu’il ne me fallait point autrefois, celle que +son oncle appelait « la blonde tragique ». +C’était, sous l’ombre et sous la lueur de ses +cheveux, le même masque un peu trop fort, un +peu dur, et ces yeux que je me rappelle avoir +enviés, parce qu’ils étaient clairs et impérieux, +comme si leur destinée était de commander. +« Vocation ! » avait dit l’oncle. « Belle comme +tu l’es, avec ta voix, ta mémoire et la passion +qui est en toi, Edmée, tu n’as qu’à le vouloir +pour être une grande tragédienne. » Elle +appartenait au monde le plus rangé, le plus +traditionnel. Son père, après son grand-père, +dirigeait une maison de maroquinerie, dans le +quartier de Notre-Dame-de-Lorette, « A l’Antilope ». +Il avait de l’esprit comme tant de boutiquiers +de Paris, un goût moyen qui lui faisait +deviner les préférences probables de la clientèle, +et lui permettait de ne commander aux ouvriers +d’art, ses collaborateurs, que des objets faciles +à vendre, d’un style déjà d’accord avec la mode ; +il avait une petite fortune. Malheureusement, il +avait aussi, logeant dans son appartement, +buvant et mangeant à sa table, tenace comme +une hypothèque et beaucoup plus gai, un frère +ruiné qui se maintenait et régnait par deux +moyens : la critique des dessins qu’on soumettait +au patron, et l’éloge outré de sa nièce. Ce +raté avait découvert la vocation d’Edmée ; il +avait désigné le professeur de diction, accompagné +Edmée au cours, soutenu le courage de +l’enfant qui travaillait et du père qui payait, +assisté aux premières auditions dans le monde, +raconté en les exagérant les premiers succès de +salon de la « tragédienne », entretenu dans le +paisible entresol, au-dessus du magasin de +maroquinerie, une atmosphère de rêve et d’illusion +qui commençait à se dissiper. Et c’était +lui qui se plaignait à présent, et qui faisait +expier ses fautes à ceux qui n’en avaient jamais +profité. « Tu ne m’as pas écouté ! disait-il à son +frère. Tu as eu peur du Conservatoire, pour +Edmée, peur du théâtre, peur de te séparer +d’elle, peur de tout ! Sans toi, ta fille serait +célèbre aujourd’hui. Elle gagnerait des millions. +Au lieu de cela et parce qu’elle n’a pas de titre, +pas de diplôme, elle est à peine connue. Malgré +son admirable talent, elle végète. Les leçons +lui rapportent peu ; les soirées où l’on demande +du tragique sont rares, de plus en plus rares. +La comédie l’emporte, parce que les temps +sont tristes et les pensées lugubres. Et comme +la maroquinerie va mal, et que tu n’as jamais +rien compris au grand art, quel avenir nous +attend ? Nous sommes menacés de la gêne, ta +fille, toi, et moi aussi. Tu l’auras voulu ! »</p> + +<p>Je me rappelais ces confidences d’Edmée +Sargent, que j’avais rencontrée dans plusieurs +salons autrefois, et qui s’était prise de tendresse +pour moi, parce que je lui avais fait un compliment +qui s’adressait à la femme plutôt qu’à +la diseuse. Elle se retrouvait sur ma route. +L’éclat de ses yeux était le même, mais le halo +bleu avait grandi autour. Son teint était encore +éblouissant, mais l’heure jeune où toutes les +nuances se fondent était passée.</p> + +<p>— Puisque vous l’avez deviné à mon air, reprit +Edmée, je vous avoue qu’en effet j’ai un +espoir, un grand, depuis quelques jours… Une +pièce nouvelle, une pièce étrangère va être +montée… C’est encore un secret… On a parlé +de moi au traducteur. Je vais chez lui.</p> + +<p>Elle me regarda avec toute sa joie ravivée.</p> + +<p>— Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi ? +Ne refusez pas ! Venez ! Je suis sûre que devant +vous je dirai mieux. Je réciterai pour vous. +J’aurai un public : deux personnes… Et je me +sentirai plus libre. Venez !</p> + +<p>Je me retournai. Le soleil de mars descendait +vers la Seine entre des nuages. Nous allâmes +de ce côté, Edmée et moi, rapidement. Le +rendez-vous était pour cinq heures. Que m’importait, +en somme, une visite dans une maison +inconnue, sans les présentations préalables et +sans avertissement ? J’en ai tant fait de la sorte +chez des pauvres, que j’ai la manière.</p> + +<p>Le traducteur habitait au quatrième, un +appartement prodigieusement capitonné. Le +petit salon où nous fûmes introduites ressemblait +à un sac fourré ouvert sur la rue, à une +chancelière ayant une fenêtre et une porte, +tant nous étions enveloppées de tentures, +d’étoffes drapées, de tapis.</p> + +<p>— La voix ne résonnera pas, murmura +Edmée en se penchant vers moi.</p> + +<p>Et je la vis se troubler.</p> + +<p>L’homme de lettres entra, jeune et mince, +froid, soigneusement négligé dans sa tenue, la +tête un peu penchée en avant et portée comme +une chose lourde. Il avait des moustaches brunes, +qui grimpaient le long des joues pâles, et +s’y élargissaient, en espalier. Et je crois qu’il +était doué d’une vue excellente, mais je n’oublierai +jamais l’art, dont il fit preuve, de composer +ses yeux, de les diriger avec effort et +comme s’ils quittaient à regret une vision intérieure, +sur la terrestre et tremblante Edmée, de +les gonfler, de les tenir en arrêt, sans un sourire, +sans un rayon, sans une expression quelconque, +surtout de galanterie, et de paraître +s’absorber, puissamment, uniquement, fatalement, +dans la contemplation de celle qui n’était +point pour lui une femme, mais l’interprète +possible, celle qui peut-être exprimerait la +Pensée. Il croyait à toutes les majuscules dès +qu’il trouvait aux mots une parenté avec lui-même. +Il étudiait Edmée comme une œuvre +d’art, ou comme une belle bête. Oh ! ce mépris ! +Je crois qu’elle ne le sentit pas. De son +côté, lui qui avait le sens aigu du ridicule, il ne +semblait pas se douter que les profondeurs ne +donnent pas le vertige à tout le monde. Elle et +lui, ils jouaient un rôle, sans le vouloir. Quand +il estima que la méditation avait assez duré, il +laissa se dissiper l’espèce de brume qui voilait +son regard, et, avec une gravité douce, comme +il convenait :</p> + +<p>— Enlevez donc votre chapeau, dit-il, et votre +pèlerine.</p> + +<p>— Oui, dit vivement Edmée, j’aime mieux réciter +sans chapeau, et les bras libres… J’ai appris +la grande scène entre Gudmund et Margit… Vous +voudrez bien me donner la réplique, n’est-ce pas ?</p> + +<p>Le traducteur se tourna pour la première fois +vers moi, et soupçonnant que cette petite robe +noire n’allait pas souvent au théâtre et n’était +pas de leur monde :</p> + +<p>— Il s’agit de <i>la Fête à Solhaug</i>, d’Ibsen, une +merveille.</p> + +<p>Il s’était mis debout près de la fenêtre, à +contre jour, les mains derrière le dos, appuyées +à sa table de travail.</p> + +<p>Au fond de la pièce, Edmée, le visage +contracté, les sourcils rapprochés, les lèvres +entr’ouvertes, les bras tendus pour accuser et +pour implorer, rajeunie par la passion et par +les ombres lourdes sur lesquelles s’enlevait son +geste, représentait déjà la femme du trop vieux +seigneur Benght, à l’heure où son ami d’enfance +revient proscrit et l’interroge. Elle commença :</p> + +<p>— Écoute-moi attentivement, et tu comprendras ! +Pour moi, la vie est sombre comme la +nuit dépourvue d’étoiles. Rien ne saurait adoucir +ma douleur. Car j’ai vendu ma jeunesse. +J’ai échangé mon joyeux espoir contre de l’or. +Je me suis enchaînée de mes propres mains. +Crois-moi, l’or est bien peu de chose. Oh ! +comme j’étais heureuse, jadis, quand nous étions +enfants ; nous étions pauvres, notre maison +était modeste ; mais l’espoir fleurissait dans +mon cœur.</p> + +<p>De l’autre bout du salon, la réplique vint, +non vibrante, malgré les mots :</p> + +<p>— Et déjà ta magnifique beauté se dessinait.</p> + +<p>— Sans doute, reprit Edmée ; mais ce fut la +louange qui me perdit. Tu dus partir pour +l’étranger, hélas ! et l’harmonie de tes chants +résonnait toujours dans mon cœur, et mon front +s’assombrit au souvenir du passé… Ensuite, les +amoureux arrivèrent de l’est et de l’ouest, et +puis j’épousai mon mari.</p> + +<p>— Oh ! Margit ! dit Gudmund sans conviction.</p> + +<p>— Il ne se passa pas beaucoup de jours, +reprit-elle, et je versai des larmes amères. +Songer à toi, mon ami et mon parent, ce fut le +seul bonheur qui me resta. Combien vide me +semblait le grand hall de Solhaug !</p> + +<p>— Pardon, mademoiselle, interrompit le +juge. Ce n’est pas cela !</p> + +<p>Edmée n’était déjà plus la tragédienne. Elle +était la femme qui craint de manquer un examen, +qui essaye de comprendre l’observation, +qui se fait toute petite devant l’examinateur, et +qui sourit pour lui plaire, avec l’épouvante +dans le cœur. Elle avait pâli.</p> + +<p>— Je ne comprends pas, maître, dit-elle +aimablement. Expliquez-moi…</p> + +<p>Il leva les yeux vers le plafond, et lentement, +en détachant les syllabes :</p> + +<p>— Ce n’est pas cela, reprit-il. Cela manque +de composition, d’architecture. Vous êtes partie +trop tôt. Il y a une progression dans la pensée. +Suivez-moi bien. Margit ne livre pas son secret +tout de suite. Elle parle d’abord avec une +réserve feinte ; elle attend l’effet de ses premières +confidences ; elle s’enhardit ; elle ne crie +son amour qu’à la fin…</p> + +<p>Il continua. J’avais trouvé, moi, qu’Edmée +jouait très bien. Mais elle ne se défendait pas, +en ce moment. Elle savait l’inutilité d’une contradiction. +Elle disait :</p> + +<p>— Oui, maître, je comprends… Je comprends +parfaitement… Voulez-vous que nous +reprenions ?…</p> + +<p>Ils reprirent ; elle fut moins bonne parce +qu’elle souffrait atrocement. Et, quand elle eut +achevé la scène, il n’y eut, pour répondre à sa +question muette et anxieuse, que des phrases +déjà entendues et faites pour tuer l’espoir. +« Nous verrons… La diction est ferme ; avec de +l’étude, vous feriez une Margit émouvante… +Si j’étais seul, je vous dirais dès ce soir de +travailler le rôle. Il faudra que j’en cause +avec mes amis… » Elle ne répondit pas. Je +ne sais même pas si elle écoutait encore. Elle +remettait son chapeau ; elle nouait fiévreusement +sa voilette ; elle jetait sur ses épaules sa +pèlerine ornée de guipures et son boa de plume +blanche.</p> + +<p>Pendant ce temps, l’homme de lettres s’approchait +de moi, et, à voix basse, ne voulant +pas que l’essai se renouvelât, me disait :</p> + +<p>— Elle n’a pas le tempérament, votre amie. +Elle est faite pour se marier.</p> + +<p>Si bas qu’il eût parlé, elle entendit, car je la +vis frissonner.</p> + +<p>— Venez-vous ? dit-elle.</p> + +<p>Dans la rue, où l’ombre brumeuse avait +remplacé le jour, nous n’échangeâmes que peu +de mots. Edmée fit semblant d’espérer un peu. +Je ne pouvais lui dire que je la plaignais. Et, à +cause de cela, je la quittai bientôt. Mais à peine +m’eut-elle dit au revoir que je me mis à la suivre. +Je l’apercevais, de loin, marchant vite, le +front levé, indifférente à tout ce qui vivait +autour d’elle. Au tournant d’un pont, il me +parut qu’un homme la frôlait en passant et lui +parlait. Elle tourna la tête un instant, irritée. +Elle devait penser à ce mot cruel de tout à +l’heure : « Votre amie est faite pour se marier ! +pour se marier ! » Elle continua sa route, plus +nerveusement. C’était maintenant que je la +trouvais tragique. Quand elle fut rendue devant +la porte de sa maison, sur le trottoir désert, +elle resta un long moment avant de sonner, +et je vis ses deux bras s’incliner ensemble dans +un geste de lassitude et d’abandon, comme si +elle laissait là un espoir, un rêve, ou peut-être, +au contraire, une déception qu’il ne fallait pas +faire entrer avec soi.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c7">VII<br> +<span class="xsmall">UN DISPENSAIRE</span></h2> + + +<p>Il n’y a pas de barrière ni de poteau qui +indique les quartiers ouvriers de Paris ; mais on +les reconnaît tout de suite, à l’air « pareil » +qu’ont les façades et les vêtements. La couleur +diminue, et non pas le mouvement mais la hâte, +et aussi l’étincelle de joie, ou de jeunesse, ou +d’orgueil des visages. Dans une de ces rues, où +tout se ressemble, j’ouvris une porte au-dessus +de laquelle il y avait écrit, en petites lettres +modestes : « Assistance maternelle ». Je me trouvais +dans une salle spacieuse, toute pleine de +mères qui tenaient leur enfant sur le bras, sur +les genoux ou entre leurs genoux ; car, il y en +avait plusieurs assises, sur des bancs ou des +chaises. Je les reconnus toutes, sans les +avoir jamais vues ; c’étaient les miennes, celles +que je visite en province, ou qui viennent +me voir, et dont je suis la sœur, toujours moins +que je ne voudrais, puisqu’elles continuent de +souffrir. Elles avaient la même usure précoce, +la même tenue négligée — l’on sent que la +femme de l’ouvrier est si peu ménagère ! — la +même habitude, évidemment, de sortir coiffées +en cheveux ; elles avaient, pour bercer dans +leurs bras l’enfant et pour l’endormir, le même +geste de tout le corps, et la même penchée du +front au-dessus du nid. Cependant elles parlaient +mieux que mes provinciales, et plus +vite, et le sourire, quand il n’était pas instinctif, +était nuancé. Elles attendaient. Quelques-unes +donnaient le sein à leur nourrisson ; d’autres +se promenaient, d’autres causaient, debout, +deux ou trois ensemble.</p> + +<p>— Alors, vous avez trouvé à vous loger ?</p> + +<p>— Non. Ils me disent tous la même chose, +quand je leur ai répondu que j’ai cinq enfants.</p> + +<p>— Quoi encore ?</p> + +<p>— Ils disent : « Avez-vous un mari ? » Je +suis bien forcée de répondre non, puisqu’il est +mort. « Avez-vous un homme ? » — Pas davantage. — « Eh +bien ! vous pouvez aller chercher +ailleurs : avec quoi payeriez-vous votre loyer ? » +J’ai beau leur répéter que je travaille, ils savent +bien que ça ne suffit pas.</p> + +<p>Le mot, si lourd de sens, ne parut pas étonner +la mère à laquelle il était dit, et qui tourna +la tête, en disant :</p> + +<p>— C’est mon tour, je crois.</p> + +<p>Elle détacha, en un tour de main, les épingles +qui retenaient les langes de son enfant, +lui laissa sur le corps une chemise à peine large +de trois doigts, et soulevant et portant à bout +de bras le petit qui étirait ses jambes arquées +et grêles, elle le posa dans le plateau de la balance +où chaque nourrisson était pesé à son +tour. Elles étaient deux à suivre du regard +l’aiguille de la balance, la mère et une jeune +fille, dont la robe de ville était cachée sous une +blouse de toile tombant jusqu’aux pieds, et qui +inscrivait les poids sur des feuilles où chaque +semaine elle ajoute une ligne. Les jeunes mères +du quartier ont pris l’habitude de venir tous les +huit jours au pèse-bébé. A chaque minute il en +vient une nouvelle. La plupart s’en vont contentes, +il y a un bel orgueil tendre dans le +geste qu’elles font pour reprendre l’enfant et +l’emporter.</p> + +<p>— Il a profité ! dit-on autour d’elle. Ce n’est +pas comme le mien !</p> + +<p>D’autres passent, après l’épreuve de la balance, +ou même avant, dans la salle de consultation. +Là, je rencontre l’amie que je venais +voir, celle qui a donné sa vie à la misère des +autres, et qui est parmi elles la science abordable, +la bonté et la paix. Elle est jeune aussi, +elle porte la blouse d’infirmière ; elle a le don +d’organisation, et l’habitude du monde qui +souffre, moins aisée à prendre que celle du +monde qui s’amuse, elle n’est ici une inconnue +pour personne, on sait qu’il suffit d’être à +plaindre pour être reçu.</p> + +<p>— Voyez, me dit-elle tout bas, la mère de +ce petit est phtisique ; c’est la sœur qui est +venue. Il va moins bien, depuis la semaine dernière.</p> + +<p>Derrière une table, un jeune médecin est +assis et examine l’enfant, puis signe une ordonnance. +Deux, trois, quatre, six enfants passent +dans ses bras, pendant que je cause avec la +directrice du dispensaire. L’un d’eux tousse, un +autre a la fièvre, un autre est déjà maigre et +bleu comme ceux qu’on ne reçoit plus ; un +autre a le ventre ballonné et l’air sombre et à +moitié bestial, et on apprend, en interrogeant +la mère, qu’il a été nourri en Bretagne, pendant +deux ans, et qu’il était robuste alors, +et qu’« il buvait l’alcool comme de l’eau ». +Une femme, tout à fait vieille, ou qui paraît +telle, apporte un bébé de trois mois, qu’elle +allaite. C’est la grand’mère ; elle a eu un enfant +en même temps que sa fille en avait un, et +comme elle a perdu le sien, elle nourrit son +petit-fils. Après elle, entre une femme de vingt +ans, jolie, blonde, aimable, qui s’assied adroitement, +en faisant une gerbe avec les plis de +sa pauvre robe. Elle a des dents éblouissantes, +qui fleurissent son pâle visage. Elle soulève une +mousseline recouvrant un paquet.</p> + +<p>— Je vous apporte Charlot, dit-elle.</p> + +<p>— Je le reconnais, dit le docteur. La diarrhée +a disparu ?</p> + +<p>— A peu près. Mais il diminue. Je l’ai fait +peser par la demoiselle à côté : depuis deux +semaines il diminue.</p> + +<p>— Vous l’allaitez toujours ?</p> + +<p>— Oui, monsieur le docteur.</p> + +<p>— Combien de fois ?</p> + +<p>La bouche mince, spirituelle, nerveuse, +s’allongea un peu plus, un rire léger en +sortit.</p> + +<p>— Il est si vorace ! dit-elle. Combien de fois ? +Mais, tant qu’il veut !</p> + +<p>— Vous voulez le tuer, alors ?</p> + +<p>— Oh ! monsieur !</p> + +<p>Il lui expliqua l’imprudence grave qu’elle +commettait, et je voyais décroître et s’effacer +le sourire jeune et charmant, comme s’efface +une lumière.</p> + +<p>Le défilé des malades continue. Entre les +consultations, ou dans les rares moments où la +directrice se trouvait libre, je pus causer avec +elle. Elle m’apprit qu’elle avait fondé, dans le +même quartier, un dispensaire pour les tuberculeux, +et une sorte de magasin où les femmes +enceintes et les mères de famille venaient +chercher du travail qu’elles faisaient ensuite à +domicile, des vêtements à coudre, ou, <i>pour +celles qui ne savent pas coudre</i>, des fils de fer à +tordre, pour coiffer les bouteilles.</p> + +<p>— Mais, ajouta-t-elle, ce sont mes enfants +qui sont les préférés et les gâtés. On vient les +voir, on les aime, on m’aide à les faire vivre. +C’est plus aisé que d’empêcher les parents de +mourir jeunes. Le dispensaire a nourri plus de +cent petits gars ou petites filles du quartier, +l’année dernière, et en a soigné plus de six +cents. La ville de Paris nous donne aussi.</p> + +<p>— Combien ?</p> + +<p>— Trois cents francs par an.</p> + +<p>— Elle y gagne !</p> + +<p>Puis, ramenées invinciblement, l’une et +l’autre, vers le sujet vrai, qui n’est pas tant la +manière d’équilibrer un budget que la manière +d’aimer ceux qui ont si peu d’amis, hors les +temps d’élections, nous avons parlé d’eux ; des +préjugés qu’ils doivent sacrifier lorsqu’ils prennent +notre main ; des haines qu’ils abandonnent, — non +pas tous ni toujours ; — de leurs étonnements +devant celles qui n’attendent rien +d’eux ; de l’horizon de misère, qui recule à +mesure qu’on essaie de l’atteindre ; des heures +cruelles et des minutes inoubliables, où le +bonheur des autres passe si près de nous que +nous pouvons y boire.</p> + +<p>— Tenez, me dit-elle, un jour que j’étais ici, +avant les consultations, une de mes amies du +faubourg, la femme d’un maçon, vint me voir. +Elle avait sept enfants. Je la savais très courageuse +et très fière. Comme elle ne me disait +rien d’elle-même, je compris qu’elle était inquiète, +et, comme le jour du terme approchait +et que j’avais de l’argent par hasard, je lui offris +de payer son loyer. Elle ne s’y attendait pas. +Elle se mit à fondre en larmes. « Ah ! cria-t-elle, +comment faire pour vous remercier ? » L’élan +était si vrai que je répondis : « Embrassez-moi ! » +Elle se jeta à mon cou, et je me sentis +plus joyeuse qu’elle, de cette joie qu’on a causée, +qu’on peut porter avec ses peines, et qui +ne meurt pas du voisinage.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c8">VIII<br> +<span class="xsmall">MONSIEUR JOSUAH</span></h2> + + +<p>Puisque je m’occupe des pauvres, j’ai donc +connu beaucoup d’artistes, ou du moins beaucoup +de gens qui se disaient tels. C’étaient +presque tous des hommes. Les femmes ne prennent +ce titre que lorsqu’elles sont jeunes, et +qu’elles peuvent y ajouter « lyrique » ou « dramatique ». +Et c’est à peine un mensonge. Il +n’a jamais trompé que ceux qui l’ont bien +voulu. Les hommes persistent plus longtemps +à inscrire sur leur carte de visite : « artiste +peintre, sculpteur, photographe, ciseleur, tourneur, +comique… », sur la pauvre carte qui a +passé par tant de mains de concierges ou de +cuisinières, a monté tant d’étages, en a tant +descendu, et n’est pas revenue, chaque fois, +avec vingt sous. La plupart ne peignent plus, +ne sculptent rien, ne cisèlent que les routes de +France en traînant leurs souliers, et ne jouent +la comédie qu’à moitié, pour vivre, devant des +spectateurs qui n’applaudissent point et se +défilent volontiers. On les écouterait mieux +s’ils n’étaient pas « artistes ». Le peuple qui +peine dur, celui des campagnes ou des métiers, +se défie de ces mendiants qui ressemblent à des +rentiers par le vieux chapeau de soie, la vieille +redingote, le vieux reste de prétention, ou +l’accent, ou l’œil qui a vu trop de choses. Ils le +savent, mais cette fausse noblesse les console +peut-être. Ils y tiennent. Et puis, dans le +nombre de ceux qui se disent artistes, j’en ai +connu deux ou trois qui avaient dû l’être.</p> + +<p>Josuah Orset fut même un peu de mes amis. +Il avait un prénom admirable, et qu’il prononçait +avec sentiment : « Josuah, mademoiselle, +pour vous servir » ; il avait un nez de +modèle, droit et long, des yeux demi-fermés, +clignotants, luisants d’un reste de feu et d’un +reste d’esprit, une barbe grise en queue +d’hirondelle, de longs cheveux autour d’une +tonsure, une vareuse autrefois noire, une +habitude de la blague qui lui faisait croire, à +lui-même, qu’il venait de quitter l’atelier ; il +avait surtout, signe de la profession, une boîte +à couleurs et un appui-main, qu’il portait en +tout lieu.</p> + +<p>Quels étaient le passé de cet homme, son état +civil, son âge exact, la raison ou les raisons +qui l’avaient fait déchoir, s’il avait eu un rang ? +Personne ne l’a jamais su.</p> + +<p>Un soir, après une pluie d’octobre, qui l’avait +trempé jusqu’aux os, il sonna à la porterie d’un +couvent de Trappistes, situé, comme tous les +couvents de cet ordre, en pleine campagne, +dans un pays de chênes et de coteaux. On lui +ouvrit.</p> + +<p>— Je voudrais faire une retraite ? dit-il.</p> + +<p>— De combien de jours ?</p> + +<p>— De trois.</p> + +<p>Comme l’hospitalité des Trappistes a toujours +dépassé, en largeur et en discrétion, même +celle de l’Écosse, il se trouva bientôt dans une +chambre nue, mais parfaitement propre, devant +un feu clair qui séchait la vareuse, près d’une +table sur laquelle était posé un livre de méditations, +n’ayant eu à fournir aucune référence, — il +en avait très peu, — content d’avoir chaud, +content de penser au souper, même maigre, +dont l’heure approchait, flatté surtout d’avoir +été accueilli, au seuil de l’hôtellerie, par le Père +abbé en personne, et par le prieur, qui l’avaient +reçu avec beaucoup de respect et de dignité, +comme un personnage, selon la règle.</p> + +<p>Pendant trois jours, il vécut dans ce monde +de silence, lisant un peu, songeant davantage, +assistant aux offices, se promenant seul dans +un grand jardin clos, n’ayant de relations +qu’avec un vieux trappiste, carré de tête et de +corps, bourru de ton, bêcheur de pommes de +terre, semeur de blé, faucheur de foin, qui lui +parla d’éternité. Il s’habitua au mot, et bientôt +à l’homme, qui était simple comme un paysan, +et qui jugeait durement le monde et indulgemment +chacun des hommes dont il parlait.</p> + +<p>Le quatrième jour, au matin, il descendit, +avec la boîte de couleurs et l’appui-main, dans +le grand corridor, voûté et vitré, qui s’étendait, +au rez-de-chaussée, sur toute la longueur du +jardin. Il envoya chercher le prieur pour lui +faire ses adieux, et lui demanda même, par politesse +d’artiste, s’il ne devait pas quelque chose +pour une si bonne hospitalité.</p> + +<p>Il lui fut répondu que « messieurs les hôtes » +n’étaient point obligés de donner, et que, s’ils +croyaient devoir le faire, ils pouvaient donner +ce qu’ils estimaient convenable.</p> + +<p>Josuah Orset trouva que ce n’était pas cher. +Et, ayant remercié le prieur qui s’éloigna aussitôt, +après l’avoir salué, il eut une idée. Peut-être +l’avait-il eue déjà, il est vrai, mais, en ce +moment, elle lui sembla plus digne d’attention. +Il s’approcha de la pancarte qui pendait à droite +de la porte d’entrée, et se mit à méditer, — il +savait maintenant ce que c’était — le « règlement +de l’hôtellerie ».</p> + +<p>Ce fut une demi-heure extrêmement recueillie. +Personne ne la troubla. Les grands corridors +blancs n’avaient plus même un papillon, +battant de l’aile contre les vitres.</p> + +<p>« Article premier. — Messieurs les hôtes se +lèvent à cinq heures, et se rendent à l’église +le plus tôt qu’ils peuvent. »</p> + +<p>— Je me lève plus volontiers de bonne heure +depuis que je suis vieux, songea Josuah. Il y +a une harmonie singulière entre la vieillesse +et le matin. L’article ne me gênerait guère.</p> + +<p>« Art. 2. — Ils assistent tous les jours à la +messe de communauté, aux vêpres et au <i lang="la" xml:lang="la">Salve +Regina</i>. Le coucher aura lieu à huit heures en +hiver, à neuf heures en été. »</p> + +<p>— C’est un régime dont je n’avais pas l’habitude, +avant ma retraite, et qui pourrait être +amendé. Je pourrais être, sans doute, en demi-retraite, +comme on est en demi-solde. D’ailleurs, +le chant du <i lang="la" xml:lang="la">Salve</i> m’a donné une forte +émotion artistique. Je l’entendrai volontiers +chaque soir. Ces Frères en brun, d’un côté de +la nef, ces Pères en blanc, de l’autre ; ces têtes +énergiques devinées à travers l’ombre, ces voix +graves que recueille l’air muet du dehors…</p> + +<p>« Art. 3. — MM. les étrangers doivent toujours +éviter la rencontre des religieux et des +frères convers, et s’écarter des lieux où ils sont +à travailler. Les religieux, étant astreints à un +perpétuel et rigoureux silence, ne peuvent +donner aucune réponse à ceux qui leur adresseraient +la parole. »</p> + +<p>— Article magnifique ! Quelle satisfaction de +ne plus entendre les hommes parler, et d’avoir +la certitude qu’ils ne vous interrogeront pas ! +Voilà un vœu que j’ai souvent formé, et que j’ai +cru irréalisable… Des sympathies qui se taisent ; +des antipathies qui ne s’expriment pas ; +des défiances qui n’ont pas la permission de se +traduire par des mots ou même des gestes… Je +n’ai trouvé cela qu’ici.</p> + +<p>« Art. 4. — MM. les étrangers qui amènent +avec eux leurs chevaux ne doivent régler avec +le Père hôtelier que leur propre dépense. Pour +celle des chevaux, ils s’entendent avec le Frère +chargé des écuries. »</p> + +<p>— Cela ne me regarde plus, dit Josuah. Mais +l’ensemble des conditions m’agrée.</p> + +<p>Il sortit aussitôt, et traversa le jardin sablé +de sable de carrière, car il venait d’apercevoir, +en se détournant, la tête chenue du prieur entre +deux cônes de poiriers.</p> + +<p>— Monsieur le prieur, fit-il, j’ai eu une idée +que je crois bonne. Je voudrais demeurer ici.</p> + +<p>— A quel titre ?</p> + +<p>— Comme peintre.</p> + +<p>— Nous avons deux frères qui s’entendent +assez bien à étendre le minium et à délayer le +badigeon. Cela nous suffit.</p> + +<p>— Mais pardon, je suis peintre d’histoire.</p> + +<p>Le vieux grognard, retraité sous la bure, et +qui ne saisissait pas très bien la nuance, répondit +à tout hasard :</p> + +<p>— Nous n’en usons pas.</p> + +<p>— Mais vous avez une église ?</p> + +<p>Le prieur ne répondit pas, étant ménager des +mots.</p> + +<p>— Votre église est nue comme vos granges. +Je propose de décorer le chœur. Je ferai une +grande composition, comme nous disons. Vous +me nourrirez, et je vous donnerai mon travail. +Je serai au pair. Acceptez-vous ?</p> + +<p>Le vieil homme considéra ce chemineau, et il +songea sans doute que, lui aussi, il avait fait +de rudes étapes, avant de trouver l’abri.</p> + +<p>— C’est à voir, dit-il simplement.</p> + +<p>Josuah eut la permission de rester. Il eut sa +chambre, son couvert d’étain, son coin de buanderie +transformé en atelier, pour le travail de +l’esquisse. La campagne environnante lui plaisait +infiniment. Les derniers jours d’automne +l’invitaient à la rêverie. Il jouissait d’assister à +cette fin de moisson sans paroles ; de voir les +charrettes pleines de sacs de pommes de terre, +ou pleines de tiges de maïs, ou de trèfle sec, +rentrer au pas des bœufs. Les bouviers, en froc +blanc ou brun, quand ils le rencontraient, dans +les chemins creux, pensaient : « Monsieur +Josuah cherche l’inspiration. »</p> + +<p>Elle devait être bien cachée, à en juger par +tant de promenades faites pour la découvrir.</p> + +<p>Elle finit par venir. Elle était quelconque. Le +peintre, sur un immense papier, traça, au fusain, +quelques silhouettes groupées, des ronds +qui représentaient des nuages, une barre qui +figurait la terre, cinq rayons autour d’un noyau, +qui devait être une étoile. Le titre de l’œuvre, +était : « Le Cortège des rois mages. » Josuah +s’était décidé à traiter, après quelques autres, +ce sujet qui permettait de mettre en scène trois +rois, — il avait toujours désiré en peindre un, — trois +écheveaux de personnages derrière eux, +et tout autour une ménagerie complète. Il y +avait bien, de ci, de là, des jambes ou des +pattes trop longues, des bras trop courts, des +cous drôlement attachés. Mais n’est-ce pas ainsi, +souvent, dans la nature ?</p> + +<p>Les juges de l’esquisse ne firent pas d’objections. +Et l’artiste comprit qu’il avait devant lui +tout l’hiver assuré : coucher, manger, chauffage, +sans compter la compagnie de ces moines +silencieux, qu’il commençait à aimer.</p> + +<p>Il fallut tout le printemps pour dessiner les +personnages, d’après nature. Par grande faveur, +l’artiste obtint de faire poser devant lui quelques +vieux frères, un notamment, qui était chargé +de la basse-cour, et qu’on voyait, trois fois le +jour, s’avancer jusqu’au milieu de la grande +cour des étables, s’arrêter et tourner la manivelle +d’une petite crécelle pendue à sa ceinture, +et dont le grincement rassemblait les poules +éparses sur les fumiers. L’été fut employé à +peindre sur toile la grande composition ; l’automne +à la fixer autour du chœur de l’église et +à la corriger.</p> + +<p>La correction ne finit jamais. Deux ans plus +tard, Josuah était encore à la Trappe, quelquefois +au sommet de l’échelle roulante, reprenant +un bout de draperie, ajoutant un ange +pour masquer un trou dans le tableau, allongeant +la barbe d’un mage, ou mettant du poil +neuf aux jambes grêles des chameaux ; mais +plus souvent dehors, dans les champs où ne +s’arrêtait jamais, de l’aube au crépuscule, le +travail muet des hommes.</p> + +<p>Il s’était habitué. Il s’était senti aimé. Compris ? +c’est autre chose. Comme il n’y a jamais +eu de cœur vivant sans une fibre cassée, Josuah, +dans sa joie, avait un regret mêlé. Il avait peut-être +des juges : il n’avait point de public. Les +étrangers visitaient rarement la chapelle, marchands +de chevaux ou de bœufs pour la plupart, +éleveurs de porcs, acheteurs de foin ou de +blé de semence. On voyait, le matin, quelques +blouses bleues, parmi les robes de bure retroussées +jusqu’aux genoux et tachées par la +boue des chemins ; elles disparaissaient vite du +côté des étables ou des greniers. Quant à ces +vieux Pères, blancs de cheveux, bronzés de +visage, quand ils se prosternaient dans leurs +stalles, quand ils se relevaient, quand ils chantaient, +ils étaient admirables à voir, images +saisissantes de la prière, de la pénitence et de +la force, mais voyaient-ils ? Voyaient-ils les trois +mages, et les trois cortèges, et la bordure symbolique +du panneau, où l’on eût dit que l’arche de +Noé avait versé son contenu, tant les bêtes y +abondaient ? Josuah inclinait vers la négative. En +tout cas, ils n’exprimaient pas leur avis, et c’était, +pour Josuah, comme s’ils n’en eussent pas eu.</p> + +<p>Deux ou trois fois, croisant l’un d’eux, au +seuil de la chapelle, il avait essayé de le faire +parler. Il avait dit, à demi-voix respectueuse, +et désignant de la main la peinture magistrale :</p> + +<p>— C’est enfin achevé… Trois ans d’effort… +Depuis trente ans, je n’en avais pas fait autant, +parce qu’il y a des mortes saisons, dans la +carrière d’artiste… Mais je tiens mon œuvre… +Je crois que je puis être content ?</p> + +<p>Le vétéran s’était borné à saluer en passant, +un peu plus bas que d’ordinaire.</p> + +<p>La vanité de l’artiste était restée souffrante. +Sauf en ce point, depuis le commencement de +son séjour à la Trappe, M. Josuah s’était beaucoup +amendé. Il avait eu l’exemple et il avait +eu le temps. Ce chemineau était devenu une +manière de cénobite. Quand il développait +ses idées sur l’art, dans les rares occasions où +la loi du silence était levée, presque toute la +communauté l’admirait. D’autres souriaient. +Tout le monde lui était fraternel. On s’inquiétait +déjà de le perdre.</p> + +<p>— Monsieur Josuah, notre artiste, me semble +bien souffrant, dit un jour le prieur.</p> + +<p>C’était vrai. L’hôte de la Trappe était le seul +à ne pas s’en douter. Il ne souffrait pas ; il finissait. +Un après-midi de printemps, que le soleil +plus vif, à travers la paille des ruches, pénétrait +jusqu’aux abeilles et les mettait en rumeur, le +peintre vit passer dans la cour le frère chargé +du rucher, un paysan d’hier, jeune, élancé, +qui avait l’air d’un soldat par la hardiesse de +l’allure et d’un enfant de chœur par la naïveté +de son visage, tout piqué de taches blondes. +Le frère s’en allait, les mains cachées sous la +bure, le museau levé comme les jeunes chiens +qui sentent de loin les bois pleins de gibier ; +il aspirait le vent où avaient éclaté les grains +semés par lui dans les labours d’hiver, et il +allait vers ce bosquet planté de mûriers et clos +d’une palissade, où les ruches s’éveillaient.</p> + +<p>— Frère Jean ?</p> + +<p>L’autre continua sa route, et le dépassa.</p> + +<p>— Frère Jean, par charité, venez avec moi +rendre visite aux mages ! C’est l’heure où, par +les vitraux, le soleil les enveloppe, comme dans +les plaines de Judée ? C’est l’heure où je les ai +vus, et où personne ne les voit !</p> + +<p>Frère Jean hésita, se détourna, et suivit l’artiste, +qui marchait difficilement, malgré la joie, +et qui se frottait les mains, d’avoir trouvé un +public, et levait la tête, aussi, vers sa peinture +encore cachée.</p> + +<p>Quand ils furent à l’entrée du chœur, le frère +à gauche, l’artiste à droite :</p> + +<p>— Frère Jean, regardez ces trois têtes : quelle +majesté dans Balthasar, quelle bonhomie dans +Gaspard, quelle inquiétude chez Melchior ! Et +les trois cortèges, sont-ils assez bien réglés sur +l’état d’âme des monarques ? Qu’en dites-vous ?</p> + +<p>Il n’eut pas de réponse.</p> + +<p>— Songez que j’ai employé deux ans, deux +grandes années à peindre ce panneau. Je ne les +regrette pas. Je puis bien vous assurer que c’est +là le meilleur travail de ma vie, et presque le +seul. Mais je l’ai fait pour des muets volontaires, +qui m’ont commandé l’ouvrage, m’ont accueilli +ou plutôt recueilli, ont comblé de prévenances +un pauvre diable qui ne demandait que le pain +et le gîte, mais qui ne m’ont pas jugé. J’en +souffre, frère Jean. Dites-moi, vous qui êtes +sans détour et sans parti pris, qui ne savez pas +ce que c’est que l’impressionnisme, ni que le +symbolisme, ce que vous éprouvez en regardant +mes mages ?</p> + +<p>Le fils des laboureurs voisins ne devait pas +éprouver grande émotion d’art. Il ne regardait +avec attention que les parties vivement colorées +de la décoration, ou les visages qui lui +semblaient de connaissance. Et ses mains levées, +sa tête penchée, son air de déconvenue faisaient +comprendre qu’il regrettait de chagriner +M. Josuah, mais qu’il ne pouvait rien dire, +rien du peu qu’il pensait.</p> + +<p>La poursuite de l’éloge est la plus âpre de +toutes.</p> + +<p>— Frère Jean, continua l’artiste, ce n’est pas +de mon art seulement qu’il s’agit : c’est du +repos de mon esprit. J’ai beaucoup médité, à +votre exemple ; j’ai senti, dans votre solitude, +monter mon ambition. Répondez-moi, car je +veux savoir si j’aurai le mérite que j’ai cru +acquérir. Comprenez-moi bien. Ce que nous +appelons art, nous autres, c’est quelque chose +de nos âmes que nous mêlons à nos œuvres, à +force d’amour. Ces pensées, enchaînées à la +matière, restent là frémissantes, et reconnaissables, +et ceux qui les aperçoivent nous admirent +en elles. Mais j’imagine qu’elles s’échapperont +du marbre, ou de la toile, ou de la +planche de cuivre, le jour où nous mourrons, et +qu’elles crieront à Dieu… Vous suivez bien, +Frère Jean ?</p> + +<p>Il entendit un faible oui.</p> + +<p>— Qu’elles crieront à Dieu : Me voici ; je suis +une pensée de ce pauvre homme qu’on nomma +le peintre Josuah ; j’habite la toile qu’il a peinte, +je suis l’auréole, la couleur, la ligne, le geste +de ses mages ; j’ai embelli des heures qui +eussent été inutiles ou mauvaises, pour lui et +pour d’autres. Pardonnez-lui, à cause de moi, +Seigneur, à cause des semailles qu’il a faites…</p> + +<p>Le jeune frère, regardant vaguement au-dessus +des cortèges, dit cette fois :</p> + +<p>— Comme c’est religieux !</p> + +<p>Parlait-il de la peinture ? Josuah le comprit +ainsi, et fut joyeux. Et personne ne le détrompa +jamais, car, à peine avait-il prononcé ces trois +mots, arrachés par la pitié, frère Jean sortit en +toute hâte.</p> + +<p>Josuah mourut à la Trappe. On voit sa tombe +parmi celles des frères bruns, et son cortège des +mages n’a pas été recouvert d’un badigeon.</p> + +<p>Je n’ai guère vu d’aumône plus discrètement +faite, ni continuée, même au delà de la vie.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c9">IX<br> +<span class="xsmall">CONVERSATION AVEC MONSIEUR L’ABBÉ</span></h2> + + +<p>J’arrive du sermon. C’est moi qui le faisais. +Je n’avais qu’un auditeur, et c’était monsieur +l’abbé. Il a vingt-cinq ans. Il est le fils de ces +Gurmier qui sont assurément la plus belle +famille rurale et la meilleure de ce village que +j’habite pendant l’été. Nouvellement ordonné, +envoyé en vacances, pour quelques jours, parmi +les siens, il venait me faire visite, en attendant +la décision épiscopale qui devait choisir pour +lui un poste de vicaire dans quelque paroisse +de campagne. Je l’ai connu tout petit. Je l’ai +tutoyé quand il portait la veste. Je lui ai dit +vous à sa première soutane. En le revoyant, au +moment où il allait entrer dans la vie, avec +une mission si difficile, une connaissance élémentaire +du mal, un zèle si vif pour le bien, je +lui ai dit : Monsieur l’abbé, laissez-moi vous +faire un sermon, à charge de revanche ?</p> + +<p>Il consentit.</p> + +<p>Monsieur l’abbé, il sera en trois points, dont +vous ferez votre profit plus tard, à l’heure où +je n’oserai plus vous donner d’avis.</p> + +<p>Et d’abord, vous constaterez que l’idéal que +le monde se fait du prêtre séculier n’est plus le +même qu’autrefois. Pour des causes diverses, +il est modifié ; je dirais volontiers qu’il s’est +élevé. Ce qu’on demande aujourd’hui à un curé +ou à un vicaire, d’austérité de vie, de retenue, +de zèle et de discipline, ressemble fort à ce +qu’on attend d’un religieux. La bonhomie n’a +plus de place parmi nous, la facilité des mœurs +n’a fait qu’accroître la sévérité publique, dès +qu’il s’agit de juger un prêtre. Ah ! que nous +sommes loin, monsieur l’abbé, de la liberté que +laissaient à vos pareils, dit-on, les âges de +foi, j’entends de l’honnête liberté de mots, +d’allure, et d’appétit ! L’indifférence est plus +exigeante que la foi ! Elle vous suit d’un œil +attentif ; elle contemple en vous l’exemplaire +d’une religion dont elle ne sait pas la doctrine ; +elle est scandalisée de peu, ou prétend l’être, +et votre rôle est en vérité redoutable, à une +époque où le jugement de tant de personnes, +sur la doctrine, est rapetissé et comme renfermé +dans le jugement qu’elles portent sur un +homme. Pensez-y toujours ; persuadez-vous +que, par la plus curieuse des sévérités, ce +monde qui ne croit pas tolère malaisément que +vous lui ressembliez, même dans une foule de +choses permises. Vous ne vous enrichirez pas, +vous ne fumerez pas, vous n’irez pas à bicyclette, +vous ne chasserez pas, vous ne dînerez +pas trop souvent en ville. Sur ce dernier point, +je vous avoue que je pense un peu comme lui, +bien que je n’aie pas l’esprit aussi rigoureux. +Le dîner ! Quand vous serez à l’âge, mon cher +monsieur l’abbé, vous ferez mieux de refuser, +trois fois sur quatre. J’admets qu’il y ait des +exceptions, à la ville et à la campagne. Mais je +parle de l’habitude. Ceux qui l’ont ne sont pas +nombreux. Plusieurs ont cru la prendre par +charité. Elle est fâcheuse. Ce n’est là, d’ailleurs, +qu’un exemple que je vous cite. Presque toujours, +une pensée vient à l’un ou à l’autre des +convives, une pensée qui vous honore, en +somme, et qui est celle-ci : « Voici deux, trois, +quatre heures que monsieur le curé est parmi +nous. Pendant ce temps, est-ce qu’un pauvre +n’a pas frappé à sa porte et ne l’a pas trouvée +fermée ? Est-ce qu’un malade ne le réclame pas ? +N’avons-nous pas pris, pour nous seuls, un +temps qui est, comme l’argent d’aumône, destiné +à toutes les misères ? La nôtre n’a-t-elle +pas retenu plus que sa part ? » Et pour quel +profit ? Remarquez que les conversations sont, +la plupart du temps, d’une futilité, pour ne pas +dire d’une platitude extrême, et que le prêtre, +qui n’est pas là chez lui, peut tout au plus +réfuter une erreur sur dix qui sont formulées. +Encore est-il sûr qu’il le fasse bien ? Eût-il toute +la science et tout l’esprit du monde, il peut être +décontenancé par la suffisance d’un professionnel +de la conversation, comme il en existe, +gens médiocres et redoutables, que rien n’intimide, +que le sens commun irrite comme un +défi, qui se font une spécialité de tout contredire, +et, pressés par un argument, s’échappent +dans l’historiette, qu’ils content à ravir, et par +où ils triomphent. Car l’auditoire n’est pas +difficile, et il n’a souvent pas d’autre critérium, +pour juger une thèse, que l’amusement qu’il y +prend. C’est ce qui faisait dire, à un curé, ce +mot mystique : « Il est plus malaisé de faire +un bon dîner qu’un bon sermon ». Monsieur +l’abbé, vous voyez par là les exigences de nos +contemporains. Ils sont restés jansénistes en ce +qui concerne la discipline des clercs. Et je +pourrais résumer ainsi mon premier point : +vous avez, par vocation même, le droit de +vivre « séculièrement » ; ils vous demandent de +vivre « régulièrement ».</p> + +<p>Ce n’est pas tout ce qu’ils vous demandent. +Et j’oserai vous l’avouer, monsieur l’abbé, sur +un second point, bien plus que sur le premier, +je me trouve d’accord avec eux. Ils ont +raison. Les gens du monde saisissent à merveille +cette contradiction entre la vocation +ecclésiastique et le désir de parvenir. Leur +mépris n’est jamais loin, lorsqu’ils s’aperçoivent +que le prêtre confond sa mission avec une carrière +humaine, qu’il poursuit son avancement +par les mêmes moyens qui leur servent à eux, +se rabaisse aux mêmes recommandations, aux +mêmes inquiétudes, aux mêmes compromis. +Lisez-vous les journaux ? Je n’en sais rien, et +je ne souhaite pas que vous en lisiez beaucoup, +mais si vous en lisez, vous devez rencontrer +souvent, contre tel ou tel candidat à l’épiscopat, +ou contre tel évêque, des articles où sont révélées +de prétendues manœuvres que ce prêtre +aurait acceptées et suivies afin de gagner la +crosse et la mitre. Le ton est injurieux ; les gros +mots, les insinuations calomnieuses abondent +dans ces premier-Paris ou dans ces entrefilets, +au bas desquels on lit fréquemment la signature +d’un écrivain « conservateur ». Je n’excuse +que le sentiment : il est parfaitement légitime. +Il rencontre, dans la foule, un de ces échos +profonds qui révèlent que l’idée même du juste +et de l’injuste est intéressée dans la question. +Et elle va en effet jusque-là. C’est au nom de +son bon sens, de sa vieille droiture que le +peuple condamne le prêtre soupçonné d’une +telle faiblesse, et il faudrait que vous entendissiez +le langage de ceux qui, de près ou de loin, +par autorité directe ou par influence, ont eu +une part dans les nominations ecclésiastiques ! +Ils sont d’une ironie bien instructive lorsqu’ils +parlent des solliciteurs. Et le roman, le roman +que vous ne lisez pas, que vous ne devez pas +lire, comme il est sévère sur ce chapitre ! Nous +sommes assez riches, malheureusement, en +auteurs qui ont essayé de peindre des prêtres +bons et mauvais, surtout mauvais, et qui n’ont +réussi que dans le second cas. Les bons prêtres, +dans ces romans, manquent de surnaturel, c’est-à-dire +de tout ce qui les constitue essentiellement. +Ils agissent, parlent, jasent, en braves +gens, un peu usés par l’âge, très indulgents, +capables, dans la vie ordinaire, de mille petites +charités, et, à l’occasion, d’un héroïsme qui +ressemble beaucoup à celui des sauveteurs +médaillés : d’arrêter un cheval emporté, de se +jeter à l’eau pour sauver quelqu’un, de soigner +avec dévouement un pestiféré. On ne peut +leur refuser sa sympathie, mais on peut se +demander en quoi ils diffèrent d’un bon vieux +notaire, célibataire et philanthrope. Les mauvais +sont mieux réussis, et, parmi eux, les plus +sûrement, les plus fortement flétris sont les +prêtres qui ont vendu aux hommes leur caractère +divin.</p> + +<p>Mon cher monsieur l’abbé, que voilà un bel +éloge de votre vocation ! Comme ceux qui ne +la comprennent pas y croient malgré eux, puisqu’ils +vous reprochent, comme un crime, ce +qui leur semble si naturel chez le commun des +hommes ! Je sais bien que je n’ai aucune autorité +en de tels sujets. Mais je puis bien vous +ouvrir mon âme de simple croyante, et vous +dire que je n’ai jamais, moi non plus, compris +cette ambition d’un prêtre. Il me semble que +celui qui a été appelé d’en haut doit se dire, +chaque matin de sa vie, quelque chose comme +ceci : « J’ai renoncé à moi-même ; je suis libre, +de la grande liberté qu’apporte avec soi le +renoncement, et j’ai cette dignité suprême +d’être pauvre sans convoitise de la richesse, de +ne désirer rien, de n’être l’homme d’aucune +désillusion, d’aucun désespoir humain. Toute +mon ambition est d’apparaître aux yeux des +hommes parmi lesquels je vis, comme la +preuve évidente d’un autre idéal que le leur. +Dans la paroisse rurale où j’habite, il y a plusieurs +centaines, plusieurs milliers d’âmes peut-être, +qui tiennent à la mienne par le lien de +l’exemple, de la prière, de la charité que je leur +dois. N’est-ce pas infiniment plus que mes +seules forces ne me permettraient d’en soulever, +et si je me chargeais, volontairement, par +témérité, d’une seule âme de plus, de quelle +grossièreté je ferais preuve, et, au fond, de +quelle incrédulité ! »</p> + +<p>Ma troisième observation sera très courte. +Ce ne serait pas la dernière, si je voulais être +complète. Mais il faut se borner, surtout dans +le sermon. Je vous dirai donc simplement que, +parmi les hommes qui ne partagent pas votre +foi, dans ce monde où vous allez entrer, on +pourrait distinguer deux groupes, tout à fait +inégaux. Quelques-uns sont absolument hostiles +à toute idée religieuse ; le plus grand +nombre professe une sorte de respect pour les +choses religieuses, respect infiniment variable, +qui va de ce que les chimistes appellent, dans +leurs analyses, « des traces », jusqu’au désir +de croire. Cette disposition respectueuse s’unit, +le plus souvent, à une ignorance vraiment +extraordinaire de ce qu’est le <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i> d’un fidèle. +Je fais allusion ici à une élite intellectuelle et +même savante. Et je me permets de vous supplier, +en passant, lorsque vous rencontrerez +quelqu’un de ceux-là, plus tard, soit dans un +salon, soit dans une assemblée, soit dans une +discussion écrite, de toujours vous souvenir +que vous avez eu une éducation qu’ils n’ont +pas eue, et qu’ils ont eu, parfois, des difficultés +de connaître la vérité et de la suivre, qui vous +ont été épargnées. N’oubliez pas non plus qu’il +y a une infinité de surmenés. Que de choses +à dire encore sur ce sujet ! N’ouvrez pas +d’abord les livres de controverses. Ouvrez +votre cœur d’homme agrandi par la charité, +et montrez-vous fraternel, avant d’être d’accord.</p> + +<p>Il m’a promis, et je suis restée confuse de la +présomption dont j’avais fait preuve.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c10">X<br> +<span class="xsmall">MÉDITATION SUR LE VILLAGE</span></h2> + + +<p>Beaucoup de femmes n’ont d’autre idée générale +que d’aimer. Cela suffit, pour faire des vies +admirables ou mauvaises, ou bornées et médiocres. +Tout dépend de l’objet. Dans ce village +de Beauce que j’ai là, devant moi, sur la colline +distante, toute soyeuse de blé jaune, et que +le soleil va quitter tout à l’heure, dans cet amas +de maisons qui ne sont que de la terre levée en +murailles et coiffée de chaume ou de tuiles, je +connais presque toutes les mères, presque +toutes les jeunes filles et les petites qui vont à +l’école. Elles sont la meilleure partie de la population, +les gardiennes de l’idéal appauvri. +Médisantes, hargneuses quand elles sont vieilles, +souvent légères quand elles sont jeunes, +négligemment instruites dans leur religion, +elles semblent abîmées dans le souci du ménage, +et tout près du sol, comme leur chambre +et comme leurs étables. Et pourtant, +quand je les regarde de près, je reconnais la +race baptisée, généreuse, et capable de toutes +sortes de noblesses qu’elles ignorent elles-mêmes. +C’est qu’elles ont souffert ou commencé +de souffrir pour d’autres. Elles n’ont pas eu plus +de travail que les hommes, qui sont de durs +tâcherons, mais elles ont eu plus de cette peine +qui n’est pas pour l’argent, et qui ouvre le +cœur. Elles sont mères, elles sont sœurs, elles +sont voisines, elles sont la communauté permanente, +tandis que les laboureurs avec les chevaux +s’éparpillent dans l’étendue. Cette Perrine, +une femme de gueux, a recueilli deux +enfants, qu’elle élève avec les siens, et qu’elle +dotera du même baiser, quand ils auront vingt +ans ; cette grande Marie, fermière occupée tout +le jour, soigne, le soir, depuis huit ans, les +plaies d’un berger alcoolique, crasseux, pouilleux, +et « qui ne lui est de rien », comme on +dit ici ; cette autre fait le lit et balaye la maison +d’une idiote venue on ne sait d’où, un jour, par +les routes, et qui s’est arrêtée au village pour +attendre la fin de la pluie, et qui croit peut-être +qu’il pleut toujours ; dix autres supportent, et +quelques-unes sans se plaindre, des maris +odieux, ou de vieux parents acariâtres ; et cette +Véronique, une enfant élevée sans mère, belle +comme les glaneuses des peintres, comme +celles qui vont devant dans leurs tableaux, +fait lever tous les yeux jeunes quand elle traverse +la plaine, ou qu’elle appelle les valets de +ferme, à l’heure du souper, mais personne +n’oserait plaisanter avec elle, parce qu’il y a +en elle une espèce d’honneur pur, qui tient +en respect même les brutes. D’où vient tout +cela, et tout le reste que nul ne sait ? Où ont-elles +pris ces parties de vertus supérieures ? +A leurs aïeules surtout. Elles sont les héritières +de longues générations de femmes qui avaient +une forte conscience religieuse, les fragments +reconnaissables du chef-d’œuvre mutilé, de +cette merveille qu’était presque partout, le +paysan français. Ah ! qu’il avait raison, l’ancien +qui me disait : « La France vit sur sa +graisse. » Oui, elle en vit heureusement, car +on la nourrit mal, du dehors, et on lui fait +boire de mauvais alcool frelaté.</p> + +<p>Les hommes ont moins bien résisté que les +femmes à ce régime. Je parle d’un village de la +Beauce, et je n’ignore pas que nous sommes +ici au-dessous de la moyenne, et qu’il y a des +provinces nombreuses où l’on sent moins l’effritement +moral. Mais la constatation n’en est +que plus intéressante. Elle permet de deviner +l’avenir. Eh bien ! je les trouve presque tous +envieux à un degré nouveau, et lâches pareillement. +Il a toujours été difficile de faire dire +à un paysan ce qu’il pense de bon, plus difficile +encore de lui faire avouer ce qu’il a gagné, +ce qu’il a perdu, et même son opinion sur le +temps du lendemain. Mais la jalousie, comme +elle sort des yeux, des mots, des gestes, des +silences, comme je l’entends, derrière moi, qui +me suit quand je traverse la place, et comme +elle est fugace en même temps, car, si je me +retourne, ils me saluent ! Ils n’ont point de +haine contre moi, ils en ont contre ma richesse, +contre mon chapeau, ma voilette, mes bottines, +les mots même dont je me sers. Et je suis riche +puisque je donne. Et je ne fais que restituer, +puisque je suis riche. Quand je leur tends la +main, ils s’imaginent que je veux les corrompre. +Quand je leur souris, ils cherchent l’intérêt. +Si j’étais un homme, ils croiraient que je +prépare une candidature. Quelque chose a péri +ou va mourir en eux, et c’est ce que j’appelle +l’amour, ce que j’ai rencontré si souvent chez +mes amis plus pauvres de Paris ou des villes +de province, cette faculté d’émotion, cette certitude +prompte, qui répond : « L’espace est +franchi, je sais que vous m’aimez ». C’est de la +fraternité qui s’en va, et c’est de la haine qui +monte, et, avec elle, de la peur. Ils se redoutent +les uns les autres ; ils craignent la délation, +le journal, le député qu’ils ont nommé, +les répartiteurs, le percepteur, le garde champêtre, +tout ce qui pourrait les desservir auprès +de la puissance monstrueuse et prodigue de +promesses, d’où ils attendent, de plus en plus, +le pain quotidien, qu’ils demandent encore à +la terre mais avec moins de confiance et moins +de gratitude. Servage nouveau, bien pire que +l’ancien, car c’était jadis une condition des personnes, +et je crains bien que ce ne soit devenu +un état des esprits.</p> + +<p>Les hommes de ce village, — et de combien +d’autres ? — sont des abandonnés. Ils n’ont eu +ni formation suffisante, ni direction. A l’école, +des mots, des formules de morale pâles comme +des conseils d’hygiène ; à la caserne, les mêmes +formules délayées en conférences, et puis, en +dessous, à la caserne même et dans la ville, des +leçons de débauche, de désertion, de mépris +des chefs ; à présent, toutes les rumeurs mauvaises +du vent qui souffle : voilà ce qu’ils ont +appris. C’est tout. Personne ne les détrompe, +personne ne raffermit leur sens commun +ébranlé. Ne sachant que l’alphabet, les quatre +règles de l’arithmétique et ce qu’il faut d’histoire +calomnieuse pour perdre toute fierté du +passé de la France, ils doivent lutter, seuls, +contre la plus furieuse invasion de sophismes +qui ait menacé la raison des illettrés, et même +celle de quelques autres. C’est le plus cruel de +la pauvreté, cette faiblesse devant l’erreur. Le +curé n’y peut rien. Ils sont prévenus contre +lui et l’évitent sans le connaître. L’instituteur, +qu’ils connaissent bien, ne serait pas mieux +écouté, lors même qu’il voudrait parler. Les +paysans ne le considèrent pas comme un ami, +ni même, au fond de leur cœur, comme un égal. +Il n’est pas du pays ; il n’a pas été choisi par +les pères et les mères du pays ; il ne possède +aucune parcelle du sol ; il n’a point de mission +divine ; il n’exerce qu’un métier humain : il +passera. Son influence sera tout au plus politique ; +il n’est point un notable, ou, comme on +disait jadis, une autorité. Quelque chose de +plus fort que les lois et les règlements s’y +oppose. Qui donc aura l’autre influence, la permanente, +la moralisatrice, l’apaisante, l’heureuse ? +Dans des temps abolis, elle fut exercée +par sept familles, de bourgeoisie ou de noblesse, +qui n’ignoraient pas, la plupart du moins, +qu’habiter c’est servir. Aujourd’hui, ma sœur a +encore « son principal établissement » ici, à +trois kilomètres du village, en haut de la colline +d’où je vois, tout le jour, le jeu de la +lumière et du vent sur les blés. Elle y passe +sept mois de l’année. Pas une seule autre +famille lisante et pensante ne demeure sur le +territoire de la commune. Car je ne puis qualifier +de la sorte les Japermont, les deux fils du +grand marchand de bois, dont le château est +caché, tout à l’extrémité de notre territoire, +dans un pli de la forêt. Ils chassent à courre +ou à tir, et ils ne font, dans leur château, que +des apparitions. J’ai rencontré le second, hier +matin, celui qu’on dit intelligent. Je venais de +quitter la mère Bûchette, la ramasseuse et peut-être +aussi la faiseuse de bois mort. Elle s’éloignait, +son fagot sur le dos, en me disant :</p> + +<p>— Au revoir, mademoiselle ; je suis contente +de vous avoir bonjourée !</p> + +<p>Un cavalier sauta de la grande taille de la +forêt dans la petite, m’aperçut, galopa vers +moi, arrêta son cheval à trois pas, et l’homme +et la bête me regardèrent ensemble, du même +air jeune et content de vivre.</p> + +<p>— Vous suivez la chasse, ma belle voisine ?</p> + +<p>— A pied, n’est-ce pas ?</p> + +<p>— Voulez-vous une auto ? J’en ai amené +deux.</p> + +<p>— Merci.</p> + +<p>— Alors je vous retiens pour après-demain +soir. Vous dînerez. Nous jouons une comédie. +Marcelle sera si heureuse !… Vous ne voulez +pas ? On ne peut jamais vous avoir ! Vous n’êtes +de rien.</p> + +<p>— Je suis de beaucoup de choses, au contraire, +mais justement de celles dont vous +n’êtes pas.</p> + +<p>Il sourit, salua, et se remit au galop.</p> + +<p>Un cor de chasse, au loin, sonnait l’hallali +courant. Et d’abord je pris plaisir à l’écouter. +Mais cela ne dura pas. La seconde fanfare m’irrita, +comme si elle n’avait été qu’une succession +de notes fausses. J’aurais voulu courir jusqu’au +maître d’équipage, et lui dire :</p> + +<p>— Plus bas, je vous en prie, plus bas : il y a +des malades !</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c11">XI<br> +<span class="xsmall">LA QUÉRENTE DE PAIN</span></h2> + + +<p>Il y avait, dans un des coins de France que +j’aime, une veuve qui s’appelait Victorine Loux +et qui était réputée, dans tout le pays, à plus +de deux lieues sous les ormes et les noyers, +pour sa fermeté autant que pour sa charité. +Elle avait perdu depuis dix-huit mois son mari, +et elle gouvernait seule, sans que ni gens ni bêtes +eussent à se plaindre d’elle, sa famille de cinq +enfants, ses domestiques hommes et femmes, +ses troupeaux de bœufs, de vaches, de moutons, +et ses chevaux, et toute sa volaille qui ne cessait +de chanter qu’à la nuit. « Rien ne manque de +rien chez la Loux », disaient les voisins, admirateurs +ou envieux. Et ils disaient vrai.</p> + +<p>Or, voici ce qui lui arriva.</p> + +<p>On était à la fin de l’été, à l’époque où il y a +encore des bouquets d’herbe drue à la limite +des champs moissonnés. L’aire était pleine de +paille et de foin ; l’odeur du blé mûr sortait par +les fenêtres des greniers ; les poules couraient +dans les chaumes ; les valets attendaient, pour +commencer les labours, la première pluie de +septembre et l’ordre de la maîtresse. Celle-ci, +dans la cour que fermaient de trois côtés des +bâtiments aux toits longs, voyant rentrer les +moutons qui se bousculaient à la porte de la +bergerie, appela d’un signe la femme qui les +menait. C’était à la nuit tombante. Maîtresse +Loux s’était adossée, en face de la bergerie, au +mur de l’étable. Elle avait le visage plus grave +que de coutume, son mince visage que serrait, +du front jusqu’au bas des joues, l’étoffe unie +d’une coiffe de lin. Elle était de taille élancée +et droite. Elle avait retiré à demi ses pieds de +ses sabots, et appuyait ses talons sur le rebord, +ce qui la faisait paraître encore plus grande. +La femme qui venait à elle, courtaude et marchant +pesamment, appartenait à cette catégorie +d’êtres à moitié privés de raison, « innocents », +dont le roman, presque toujours obscur, fait +frémir ceux qui le pénètrent ou qui le devinent. +Elle avait les traits ramassés ; elle n’était pas +belle ; elle était jeune encore. En arrivant près +de la fermière, elle leva ses yeux, où l’esprit +passait irrégulièrement en lueurs fugitives.</p> + +<p>— La quérente de pain, — c’était le surnom, +et peut-être le seul nom de cette fille de ferme, — je +t’ai appelée pour te parler d’une chose +qui me coûte bien à dire.</p> + +<p>L’autre ne répondit pas. Elle était immobile, +le cou tendu, et comme en arrêt devant les +mots qui allaient s’envoler.</p> + +<p>— Voilà longtemps que je t’ai prise chez +nous, ma pauvre fille, continua Victorine +Loux…</p> + +<p>— Quinze ans, grommela la gardeuse de +moutons.</p> + +<p>— L’âge de ton premier enfant, oui, tu te +souviens bien ; il avait à peine un mois quand +tu nous l’as apporté. Tu sais que je vous ai +bien traités, toi et lui, et l’autre encore, et que +je t’ai défendue.</p> + +<p>— Oui.</p> + +<p>— Si j’étais seule dans ma ferme, je te garderais +encore. Mais les enfants de chez moi ont +grandi. Mon aîné a un peu moins d’âge que le +tien, et le voilà qui s’essaye à tenir la charrue, +comme fait aussi ton fils Pierre, et à écouter +quand je vends mes bêtes ou mon froment aux +marchands qui passent. Ils ont été élevés ensemble, +et trop près à près pour que mon gars +commande le tien. Ils ne s’entendraient bientôt +plus : il faut nous séparer, ma pauvre fille.</p> + +<p>La quérente de pain tressauta, et, dans ses +yeux toujours fixés sur la fermière, une angoisse, +un souvenir, un reproche, une supplication +parut et s’évanouit. Les lèvres n’en +exprimèrent rien. Elles s’abaissèrent seulement +et dirent :</p> + +<p>— Vous êtes la maîtresse.</p> + +<p>— Je ne t’abandonne point, reprit Victorine +Loux ; demain, tu mettras ta meilleure robe +et tu iras, avec Pierre, chez mon parent de la +métairie de Langogne ; je lui ai demandé de vous +donner du travail. Et il le fera, à cause de moi. +Dans quatre jours, vous nous quitterez.</p> + +<p>— Vous êtes la maîtresse, répéta, plus bas, +la pauvresse.</p> + +<p>Et les deux femmes se séparèrent. Et, en ce +moment, une troisième femme traversa la cour, +et, passant derrière Victorine Loux qui rentrait +dans la grande salle de la ferme :</p> + +<p>— Ce n’est pas trop tôt que vous chassiez de +chez vous cette engeance-là ! dit-elle.</p> + +<p>Mais la fermière, contrairement à ses habitudes, +ne releva pas cette mauvaise parole que +disait Rose Goufier, la seconde fille de ferme. +Elle avait trop de chagrin.</p> + +<p>Pour la quérente de pain, elle s’était dévouée +en effet, et elle avait souffert plus d’une contradiction. +Quinze ans plus tôt, quand elle avait +manifesté sa volonté d’accueillir sous son toit +cette coureuse de route dont on ignorait le nom, +l’origine, la vie, et qui se présentait, mendiante, +avec un enfant sur le bras, les voisins, le mari +même, n’avaient pas manqué de s’élever contre +une charité si imprudente : « Quel besoin de +secourir des gens sans aveu ? D’où venait celle-là ? +Où était le père de son enfant ? Ah ! elle +aurait vite fait de quitter la maison où on la +recevait, et on s’apercevrait, un matin, qu’elle +avait repris la grand’route, emportant avec +elle plus que les gages qu’elle avait gagnés ! » +Victorine Loux avait tenu bon.</p> + +<p>La gardeuse de moutons n’avait ni volé ni +cherché à quitter la ferme, mais six ans plus +tard, au scandale de tout le pays, elle avait eu +un second enfant, et Victorine Loux ne l’avait +pas chassée. Plusieurs, parmi les plus considérables +de la commune, s’étaient prononcés, à +cette occasion, contre une fermière, une honnête +femme, une mère, qui tolérait le désordre +près d’elle et ne pensait pas à l’exemple. « J’y +pense bien, répondait Victorine, mais mon fils +aîné est encore tout petit, et, quand il sera +grand, il verra moins la faute de cette pauvresse +que la charité dont elle aura bénéficié. » +Et les années étaient venues, apportant chacune +un peu plus d’oubli que la précédente. Les +enfants de la quérente de pain, Pierre et André, +Pierre, hardi, batailleur et brun de cheveux, +André, tout rose et blond, et timide comme une +fille, avaient été élevés avec les enfants de +la ferme ; ils avaient mangé le même pain, bu +le même lait et le même air, reçu les mêmes +caresses, entendu les mêmes voix, suivi la +même école et vu les mêmes mottes de terre +d’où germe pour les hommes, en même temps +que les moissons, une si puissante fraternité. +Victorine Loux ne faisait presque point de différence +entre ceux qui étaient à elle et ceux qui +étaient à l’autre. Il avait fallu que le sang, peu +à peu, parlât au cœur des fils légitimes, des +héritiers du sol et des troupeaux, et y mît +l’obscur besoin de commander. Alors les premières +querelles sérieuses s’étaient élevées +entre les aînés des deux races inégales. Et la +fermière avait compris que ce qu’elle avait fait, +ses enfants allaient le défaire.</p> + +<p>Personne ne souffrait autant qu’elle de la +décision qu’elle avait prise : ni la vraie mère, +assurément, ni les enfants qui n’avaient pleuré +qu’une heure, en apprenant que deux d’entre +eux vivraient au loin désormais, et qui, maintenant, +formaient des projets et combinaient +des revoirs ; ni les domestiques de la ferme, +qui dédaignaient la quérente de pain ou la +jalousaient.</p> + +<p>La nuit acheva de tomber ; le souper fut +moins gai que de coutume, parce que les sept +enfants observaient les deux mères qui se taisaient ; +puis, ce fut le sommeil ; puis, le jour +reparut. Dans le petit matin, levée avant toute +sa maison, Victorine Loux, par la fenêtre de la +boulangerie, vit la quérente de pain et Pierre +qui descendaient le chemin bordé de noyers +jeunes, et qui gagnaient ainsi, à cent pas de +la ferme, la grand’route cachée par les haies.</p> + +<p>Toute la journée, elle fut si triste, que les +enfants ne reconnaissaient plus la maison, où +manquait l’humeur vaillante de la mère, et elle +parcourut ses greniers, et ouvrit ses armoires +et les coffres où elle serrait ses provisions. +Les voyageurs revinrent tard. Ils étaient las. +Quand ils furent entrés dans la salle, où toute +la famille et les serviteurs de la Loux étaient +réunis et causaient un moment avant d’aller +dormir, Pierre, qui seul pouvait s’expliquer +clairement, raconta que le métayer de Langogne +l’avait bien reçu, et que, dès le lendemain, +et sans attendre la fin de la semaine, il +faudrait partir.</p> + +<p>Alors, du coin de la cheminée où la fermière +s’était assise, — car il commençait à faire bon +se tenir près du chaudron, — regardant tout ce +monde groupé autour de l’âtre et qu’une seule +flamme dansante éclairait :</p> + +<p>— Quand ils partiront demain, dit-elle, je +veux, mes fils, qu’ils emportent avec eux la +petite charrette qui vous sert, au temps des +châtaignes, à courir les châtaigneraies. Vous +y mettrez un sac de froment et un sac d’oignons, +et dix mètres de toile, et plusieurs +choses encore que j’ai préparées, car je ne +veux pas qu’ils arrivent chez les autres comme +la mère est arrivée chez moi, voilà quinze ans. +Je veux qu’on ne méprise point nos amis.</p> + +<p>— Vous vous moquez, maîtresse Loux, dit +une voix, car celle-ci est la pire ennemie que +vous ayez eue !</p> + +<p>C’était Rose qui montrait du doigt la quérente +de pain. Tous les gens de la ferme s’étaient +levés. Les enfants criaient. Un homme retenait +Pierre, qui voulait se jeter sur la servante et +qui la menaçait du poing.</p> + +<p>— Toi, Rose, dit maîtresse Loux, je ne te +garderai pas à mon service. Tu as trop mauvais +cœur. Car c’est la deuxième fois que tu accuses +la quérente, avec qui j’ai vécu quinze ans, et +qui s’en va demain.</p> + +<p>Le lendemain, dans la clarté chaude du milieu +du jour, la petite charrette où l’on transportait +les châtaignes ayant été tirée hors du hangar, +et remplie de tant de hardes et de provisions +qu’elle n’en pouvait porter plus, l’ancienne +gardeuse de moutons se plaça entre les brancards +et se mit à descendre vers la grand’route. +Les enfants l’entouraient, les uns attelés à des +ficelles qu’ils avaient attachées à la voiture, +d’autres poussant aux roues. Seuls, Pierre et +André étaient restés en arrière.</p> + +<p>Ils disaient adieu aux bêtes et aux choses ; ils +couraient de l’étable où étaient « leurs bœufs » +à la grange où ils avaient tant joué. On entendait +le bruit de leurs souliers ferrés sur les +barreaux des échelles et sur le carreau des +greniers. Enfin, ayant tout revu et tout remercié, +à la manière des enfants, d’un sourire +bref et d’un serrement de cœur, ils se jetèrent +au cou de Victorine Loux, qui était debout, +dans son vêtement de deuil des dimanches, +sur le seuil de la grande salle.</p> + +<p>— Adieu, maman Victorine ! On reviendra ! +On ne vous oubliera pas !</p> + +<p>— Adieu, mon grand ! Adieu, mon petit !</p> + +<p>Elle les pressait tour à tour contre sa poitrine, +et laissait aller Pierre pour reprendre André, et +André pour reprendre Pierre.</p> + +<p>Les domestiques étaient aux champs ou dans +la maison. Le cortège de la quérente de pain +s’éloignait. La fermière embrassa une dernière +fois les enfants.</p> + +<p>— Je ne sais pas lequel j’aime le mieux ! +disait-elle. Partez, mes petits, l’heure est +venue !</p> + +<p>Ce fut l’aîné qui partit le premier. Il courait +vite. En un moment, il fut à la moitié du +chemin qui descendait. Le plus jeune trottinait +et se retournait. Et l’on voyait ses cheveux +blonds frisés et ses yeux brillants de larmes.</p> + +<p>Alors, un rire aigu partit du toit de l’étable. +La fille de ferme, passant la tête par la lucarne +du grenier, cria :</p> + +<p>— Vous avez raison de le chérir, maîtresse +Loux : c’est le fils de votre mari !</p> + +<p>Le petit s’en allait à reculons. La veuve, +debout dans l’embrasure de la porte, était +devenue toute pâle. Vrais ou faux, les mots +l’avaient atteinte, et pour toujours peut-être. +Elle n’y répondit pas ; mais, levant ses deux +bras :</p> + +<p>— André ! cria-t-elle.</p> + +<p>Le petit s’arrêta.</p> + +<p>— André, c’est toi que j’aimais le mieux !</p> + +<p>L’enfant agita sa casquette, et continua sa +route.</p> + +<p>Victorine Loux, qui avait épuisé tout son +courage, et même un peu plus, se détourna +vivement, et rentra dans la maison.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c12">XII<br> +<span class="xsmall">LES TROIS GARS DE LA HAUSSIÈRE</span></h2> + + +<p>C’était un peu après la récolte, quand les +tourterelles s’en vont. La plupart des fermiers +attendent, pour commencer le labour, que les +premières pluies aient amolli la terre, mais les +trois fils blonds de la Haussière, Julien, Antoine +et Toussaint, n’avaient point coutume d’attendre +ainsi, et, à peine le froment coupé, mettaient +le soc dans les chaumes. Une si belle +ferme, de si beaux gars et de si beaux bœufs : +on pouvait bien n’en faire qu’à sa tête. Un +après-midi du mois d’août, les deux fils aînés +qui venaient de tenir la charrue chacun pendant +une heure, le troisième qui venait de herser, +se reposaient sous un vieux châtaignier, qui +avait déjà les feuilles jaunes et toutes ses bogues +de châtaignes vertes. Ils s’étaient étendus sur +l’herbe de la chintre, et près d’eux, rangées le +long du talus, les bêtes soufflaient, lasses +comme leurs maîtres.</p> + +<p>Julien, qui avait quarante ans passé, cuirassier +de l’armée territoriale, calme de visage et +lent de parole, dit :</p> + +<p>— Ça n’est pourtant pas si difficile de faire +comme nous : suffit d’être trois frères qui s’entendent !</p> + +<p>Et, sous ses moustaches, comme il riait, on +vit le clair de ses dents.</p> + +<p>— Ce n’est pas tout de s’entendre, dit +Antoine, le plus grand des trois frères et le +plus blond : il faut les champs de la Haussière !</p> + +<p>Les laboureurs, le herseur et même les +bœufs enjugués, regardèrent en ce moment la +poussière qui s’élevait des chaumes défoncés, +la longue pente nue au soleil et, tout au bout, +le toit de tuiles, que coiffait un vieux poirier +tordu.</p> + +<p>Toussaint, qui était plus brun et plus nerveux +que ses frères, s’absorba plus longtemps +qu’eux, dans cette songerie qui lui venait toujours +quand il voyait la maison, et il dit à son +tour :</p> + +<p>— Vous ferez ce que vous voudrez, toi Julien, +toi Antoine, et le père qui est à la maison, et +Mariette qui se mariera probablement avant +nous autres : moi, je ne quitterai jamais la +métairie !</p> + +<p>Personne ne s’étonna, car le serment n’était +pas nouveau. Une des juments ayant rué, à +cause des mouches, les trois frères se levèrent +et se remirent au travail.</p> + +<p>Ils vivaient à la Haussière, l’aîné depuis quarante +ans, le second depuis trente-cinq, le plus +jeune depuis trente-deux ans. Le même cas de +force majeure, le service militaire, les en avait +éloignés, l’un après l’autre, dans des temps +déjà lointains. Ç’avait été la seule absence. Ils +n’étaient pas les maîtres, puisque la ferme +appartenait au père, mais ils pouvaient dire +« chez nous », car ils hériteraient du sol, et ils +le cultivaient, et ils l’aimaient passionnément. +Ce goût de la terre, le travail qui les réunissait +souvent et ne les séparait jamais beaucoup, le +même sang, les mêmes espoirs parfois déçus, +parfois comblés, et l’amitié qui en naissait, la +paix aussi d’âmes religieuses et même pieuses, +que l’envie n’entamait pas, formaient, pour +chacun des trois frères, un bonheur qui paraissait +suffire à Julien, à Antoine, à Toussaint. Les +filles de ce coin de bocage vendéen, plusieurs +du moins, avaient songé à ces beaux jeunes +hommes. Mais tous, ils les regardaient toutes +du même air, répondant avec le même sourire +gauche aux bonjours qu’elles leur disaient, le +dimanche, sur la place de l’Église, quand on se +demande, les uns aux autres, des nouvelles des +fermes, comme font les marins des îles, quand +ils se rencontrent au large. Ils passaient indifférents, +les trois fils de la Haussière, et le père +qui les suivait, plus lent à cause de l’âge, s’arrêtait +plus volontiers qu’eux, et se montrait +moins sauvage. A peine s’ils entraient au cabaret. +Un verre, deux verres, puis ils partaient. +Mais quand personne ne les voyait plus, et +qu’ils voyaient leurs champs, c’est alors qu’ils +se mettaient à parler, c’est alors qu’ils avaient +des regards de contentement et presque d’amoureux, +pour l’avoine qui levait, pour le vesceau +en fleurs, pour les javelles de blé, ou, dans la +saison noire, pour les planches de choux qui +s’égouttaient au vent comme des forêts mouillées. +Leur sœur Marie accourait à leur rencontre : +« Salut, les frères, j’ai du tourteau pour +vous ! » Et le père survenait, et disait, moitié +sérieux et moitié triste : « Mes gars, vous êtes +trop heureux chez moi ; je mourrai sans vous +voir établis. »</p> + +<p>Un soir d’hiver, avant le souper, à l’heure où +les mottes paraissent toutes molles et grises +comme du ciel tombé, une femme entra dans la +salle de la Haussière, où le métayer songeait, +seul sur un banc, et écoutait le bruit de ses +étables. Elle était jeune encore et un peu forte ; +elle était vêtue de noir.</p> + +<p>Le métayer lui fit signe qu’il la reconnaissait, +malgré l’ombre, et elle resta debout, émue +et baissant les yeux, comme si elle était devant +le tribunal.</p> + +<p>— Mon oncle, dit-elle, vous savez que je suis +veuve, et que j’ai deux enfants de mon défunt, +et que nous n’étions pas riches, en nous mariant.</p> + +<p>— C’est vrai, ma fille.</p> + +<p>— Depuis huit mois, j’ai essayé de conduire +toute seule la métairie, et je ne peux pas dire +que je n’ai pas réussi. Mais je me fais trop de +tourment pour la plus petite chose ; les valets +m’obéissent mal ; je n’ai pas la parole assez +rude, et je sens bien que je ne peux pas gouverner.</p> + +<p>Le vieux hocha la tête, considéra avec attention +cette femme qui venait assurément demander +quelque chose, et répondit :</p> + +<p>— Tant de gens et tant de bêtes à mener, +c’est trop pour les trois quarts des femmes, et +pour la moitié de l’autre quart. Que veux-tu +de moi ?</p> + +<p>— Que vous m’aidiez. Vous êtes mon parent +le plus proche, et vous avez trois gars.</p> + +<p>Le métayer de la Haussière eut un saisissement +qui l’empêcha de répondre tout de suite.</p> + +<p>Quand il eut rassemblé ses idées, et son +courage pour les dire :</p> + +<p>— Tu as raison, fit-il. Je dois t’aider.</p> + +<p>La femme s’en alla.</p> + +<p>Une heure plus tard, après le souper, quand +les valets de ferme eurent quitté la salle, et que +Mariette se fut mise à laver la vaisselle dans la +décharge voisine, Julien, Antoine et Toussaint, +accoudés sur le haut bout de la table, éclairés +de près par la chandelle qui faisait flamber +leurs yeux verts, commencèrent à causer des +choses de la ferme, selon leur coutume. Mais +le père, qui s’était approché du feu, et qui était +revenu s’asseoir à côté de l’aîné, leur fit signe +à tous de se taire. Il raconta la visite qu’il avait +reçue, et comment il avait promis son aide à +la veuve de la Faguinière. Il ajouta :</p> + +<p>— Quel est celui de vous, mes gars, qui +tiendra ma promesse ? Je n’ai point de préférence +pour quitter l’un ou l’autre. Celui qui +dira oui, je le laisserai aller.</p> + +<p>Il regarda Julien, puis Antoine, puis Toussaint. +Mais ils avaient tous les trois tourné +la tête, comme ceux qui ne veulent pas être +obligés de parler. Dans la salle, contre l’habitude, +il y eut un tel silence qu’on entendit longuement +la plainte du volet que le vent tourmentait.</p> + +<p>Le vieux, qui avait le visage long et tout rasé, +laissa paraître, au coin de ses lèvres, comme +une petite joie du silence de ses fils. Mais la +voix ne mollit point, et elle s’enhardit plutôt, +quand il reprit :</p> + +<p>— Puisque pas un de vous ne veut s’en aller, +c’est donc à moi de commander.</p> + +<p>Il les regarda encore une fois tous les trois, +et il conclut :</p> + +<p>— Toi, mon cadet Antoine, tu iras demain à +la Faguinière, et tu y resteras autant de temps +que ma nièce aura besoin de toi.</p> + +<p>Ni celui qui était désigné, ni les deux autres +ne répondirent ; mais ils se levèrent tous, et +sortirent dans la nuit qui était froide.</p> + +<p>Le lendemain, un peu avant midi, Antoine +ayant fait ses adieux à chacun de ceux qui +vivaient sur la métairie, prit ses hardes sous +son bras gauche, son aiguillon dans la main +droite, et chercha le père, qui rôdait dans les +granges et dans les étables, et qui se cachait +pour pleurer. Il le rejoignit près du pressoir à +cidre. Le vieux se détourna. Le fils salua et dit :</p> + +<p>— Mon père, je ne peux pourtant pas être +seul, à la Faguinière.</p> + +<p>— Je ne peux pas non plus, mon pauvre +gars, me priver d’un autre fils.</p> + +<p>— Non, laissez-moi emmener deux des bœufs +noirs de chez nous : ça me tiendra compagnie. +Je les achète pour la métairie de là-bas.</p> + +<p>Et ils partirent trois de la Haussière, les deux +bœufs, et le grand gars roux qui les menait.</p> + +<p>Dix-huit mois passèrent. Antoine n’avait pas +reparu une seule fois à la Haussière. « Je sens +que c’est plus fort que moi, disait-il ; si j’y +revenais, j’y resterais. » Il voyait son père ou +ses frères, de temps en temps, sur la place du +bourg, au cabaret, sur les chemins quand on +va livrer le grain au même meunier, et il recevait +aussi leur visite, rarement, à la Faguinière. +Il habitait une ferme à mi-coteau, dont +les champs et les prés coulaient vers le levant. +Il avait tout remis en ordre. Il s’était montré +bon laboureur, bon faucheur, bon économe, +bon chef, un peu rude comme le père, mais +point emporté dans le fond, et raisonnable +dans sa sévérité. Les voisins disaient : « C’est +un homme qui a de l’entendement ; mais il ne +parle pas assez. » Il parlait peu, n’ayant guère +dans l’esprit qu’une pensée qui n’était point +heureuse : le regret de sa Haussière. Ni l’hiver, +ni l’été, ni la beauté des récoltes, ni l’estime +qui grandissait autour de lui, ne diminuaient sa +peine. Presque tous les soirs, quand il avait +donné l’ordre de quitter le travail, il laissait +partir le harnais, avec les bouviers, les journaliers, +les deux enfants qui commençaient +déjà à piéter dans les mottes, et il restait seul, +en haut des champs. Alors il regardait, du côté +du couchant, des terres plates, qu’on devinait +plutôt qu’on ne les voyait, et un toit qui n’était +pas plus gros qu’un pois, et au dessus les +nuages qui étaient toujours rouges, comme le +sang d’un cœur jeune.</p> + +<p>A la fin du deuxième été, le vieux maître de +la Haussière, un après-midi qu’il faisait chaud, +buvait un coup de cidre dans la salle de sa +métairie. Il venait de dormir dans le foin, et il +avait encore des brins d’herbe au col de sa +chemise. La porte de la pièce s’emplit d’ombre +tout à coup. Il se détourna :</p> + +<p>— Bon sang de la vie, dit-il, c’est Antoine ! +Mariette, apporte un autre verre ! Qu’est-ce +qu’il y a, mon gars, puisque tu reviens ?</p> + +<p>Quand le jeune homme se fut assis, il répondit :</p> + +<p>— Il y a que je ne peux plus rester.</p> + +<p>— Ma nièce t’a renvoyé ?</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>— Tu manques de courage, alors ? J’aurais +pas cru ça d’un de mes gars.</p> + +<p>L’autre ne répondit pas tout de suite. Il +fallut bien un quart d’heure pour qu’il se décidât +à dire :</p> + +<p>— C’est pas le courage qui me manque ; c’est +votre nièce qui est toujours après moi pour +qu’on se marie tous deux.</p> + +<p>— Est-ce qu’elle te déplaît ?</p> + +<p>— Pas plus qu’une autre.</p> + +<p>— Eh bien ! mon gars, faut te marier : la +ferme est bonne, la femme aussi.</p> + +<p>Dix minutes plus tard, les deux frères, Julien +et Toussaint, appelés par le père, entraient +dans la grande salle. Quand ils surent l’événement, +ils se mirent à rire silencieusement, +chacun de son côté.</p> + +<p>— Qu’as-tu à rire, toi, l’aîné ? demanda le +vieux.</p> + +<p>Julien se fit prier, puis il avoua, ne riant plus +qu’à moitié :</p> + +<p>— Notre père, je ne l’aurais pas fait, bien +sûr, tant qu’on avait des chances de se retrouver +tous trois à la Haussière ; mais, à présent +qu’Antoine nous quitte pour ne pas revenir, +moi aussi, je vais vous quitter : je veux me +marier avec la fille de la métairie du Sableau.</p> + +<p>— C’est une jolie ferme aussi, répondit le +bonhomme ; mais, dis-moi, Julien, est-ce que +ça t’est venu, comme ça, en entrant dans la +salle ?</p> + +<p>— Oh ! non, notre père, il y a six ans que je +lui « cause ». Mais, sans Antoine, il n’y avait +rien de fait.</p> + +<p>— Et toi, Toussaint, qu’est-ce que tu penses ?</p> + +<p>Le plus jeune était le plus vif. Il répliqua, +sans hésiter :</p> + +<p>— Moi, notre père, je redis ce que j’ai toujours +dit : qu’après vous c’est moi qui gouvernerai +la Haussière.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c13">XIII<br> +<span class="xsmall">LA PERLE</span></h2> + + +<p>Il pleuvait interminablement, depuis le +matin, depuis le commencement de la dernière +nuit peut-être, et les rues de Paris avaient leur +glacis de boue couleur de café au lait. J’avais +trotté, comme un fiacre, à travers deux ou trois +quartiers de la rive gauche, allant d’un dispensaire +à une crèche, visitant des amies riches +que j’intéresse à mes amies pauvres, lorsque, +vers la fin de l’après-midi, je me décidai à rentrer +chez moi. J’étais lasse. Chez moi, c’est +quelque part au delà de l’Élysée. Je sentais le +poids de ma jupe, de l’air saturé d’eau et de +fumée, le poids aussi des misères vues et +entendues. Les médecins, les chasseurs, les +soldats connaissent la songerie stérile de ces +retraites sous la pluie. En passant devant le +magasin de l’orfèvre Miège, l’idée me vint, +subite et qui m’épanouit : « Si j’achetais le +bijou ? »</p> + +<p>Le projet était déjà vieux de quelques mois, +mais j’avais toujours manqué du temps ou de +l’humeur qu’il fallait pour le réaliser. Mes +amies me répétaient : « Vous n’êtes pas une +religieuse. Vous êtes une vieille fille vivant dans +le monde, ayant besoin du monde, et transmettant +son aumône aux pauvres qu’il aime par +procuration. Passe encore de ne porter que +des robes sombres, de paraître en corsage +montant dans les dîners et les soirées où nous +venons décolletées : tout au moins, ma chère, +ayez un bracelet, un collier, un médaillon au +bout d’un fil, une broche même, oui, une broche +d’aïeule, si vous voulez, et qu’on puisse +voir, quand vous entrez, que deux minutes +avant de quitter votre appartement vous avez +pensé à nous ! » La plainte était raisonnable, +ou m’a semblé l’être. J’étais décidée depuis +longtemps. J’ai donc ouvert la porte de Miège, +et fait sonner le timbre.</p> + +<p>— Je désirerais voir des colliers, or ciselé +seulement.</p> + +<p>— Très bien, madame.</p> + +<p>Deux jeunes femmes se sont levées. Elles +étaient assises derrière le comptoir de droite, +et, à la façon dont leurs yeux descendirent +entre les paupières, examinant mon chapeau, +ma robe et mes bottines boueuses, au petit +sourire, identique chez elles deux et finissime, +qui suivit l’inspection, je compris que j’étais +classée dans la catégorie des petites clientes +négligeables. Elles se baissèrent, avec un air +de nonchalance affecté, et me présentèrent, +sérieusement alors et froidement, comme si le +devoir officiel commençait à cet instant précis, +deux bijoux qui me firent l’impression, l’un de +s’appeler Durand, l’autre de s’appeler Martin : +je les avais rencontrés cent fois.</p> + +<p>— Cela se porte beaucoup, dit l’une des +vendeuses.</p> + +<p>L’autre risqua une variante. Je dis nettement :</p> + +<p>— C’est quelconque. Je venais ici pour +trouver mieux.</p> + +<p>Le sourire finissime reparut, mais il ne +s’adressait plus à moi. Je tournai un peu la +tête, et j’aperçus, au fond du magasin, dans +l’ombre, un gros visage rasé, qui exprimait le +plus parfait scepticisme et quelque chose de +plus. Ces yeux vifs et mordants, ces lèvres +fortes que l’habitude de l’ironie avait abaissées +aux angles, et fixées dans un rictus amer, +disaient, à n’en pas douter : « Vous vous imaginez +que cette cliente a du goût ! Vous me +demandez de quitter le tabouret où je médite +un dessin nouveau ? Allons donc ! Une poseuse +comme d’autres ! Elle veut faire la difficile, et +tout à l’heure, elle choisira non pas un collier, +mais une chaîne de montre, mesdemoiselles, +une gourmette avec un cadenas fabriqué à la +douzaine, comme pendentif ! Vous ne connaissez +pas le goût de la clientèle moyenne. C’est +à faire pleurer. Laissez-moi donc ! » De leur +côté, les vendeuses insistaient. Leur regard +disait, non moins clairement : « Monsieur +Miège, vous ferez bien de venir ? »</p> + +<p>Elles eurent gain de cause. Discrètement, +légèrement, avec un aplomb qui dénotait aussi +de l’habitude, elles s’évadèrent, à droite, à +gauche, disant : « Nous allons chercher autre +chose. » Et ce fut M. Miège, en personne, qui +vint derrière le comptoir.</p> + +<p>Il était juste aussi grand que moi. Et je vis, +de tout près, l’insondable scepticisme de l’artiste. +La voix ne corrigeait en rien l’impertinence +de la physionomie.</p> + +<p>— C’est un cadeau, bon marché, que vous +voulez faire ? Une fête ? Un anniversaire ?</p> + +<p>— Non, monsieur, j’achète pour moi.</p> + +<p>— Alors, c’est un bijou de prix ?</p> + +<p>— Pas nécessairement : de style, cela suffit.</p> + +<p>M. Miège perdit un peu de son mépris.</p> + +<p>— Cette petite chaîne plate, fit-il, un chemin +d’or avec ronds points d’améthyste, modèle +italien, qu’en pensez-vous, madame ?</p> + +<p>— Jolie. Trop jeune pour moi. Je vous demande +du classique, monsieur Miège, un bijou +qui ne crie pas, surtout qui n’ait pas l’air de +concourir avec les autres, et qu’on aimerait +même au cou d’une voisine.</p> + +<p>Brusquement, il ouvrit une armoire, une +seconde, une troisième, puis, avec une tendresse +de geste et une habileté de créateur +montrant son œuvre, il me présenta vingt colliers +merveilleux, dont il expliquait, d’un mot +exact, le dessin, l’esprit, les parentés d’art, les +harmonies savantes. Il parlait de ses ouvriers +ciseleurs, du temps qu’il avait fallu pour exécuter +les pièces, des offres qu’il avait refusées, +et il répétait, comme un refrain : « Puisque +vous aimez le beau travail, regardez-moi le +mouvement de cette feuille de lierre, et ces +deux enfants qui tiennent le médaillon, et ces +émaux où le rouge et le vert sont comme des +gouffres, on y peut plonger… »</p> + +<p>Le coin de la salle était réjoui par la lumière +de nos doigts maniant les bijoux. J’avais oublié +la pluie et la fatigue. L’orfèvre avait l’air d’oublier +que j’étais une acheteuse, et je me demande +encore si, en effet, il ne l’oubliait pas. +Je choisis une chaîne assez courte, d’un dessin +large, qui retenait un médaillon Renaissance. +Au bas du médaillon pendait une perle longue. +L’orfèvre ayant énoncé un prix qui dépassait +notablement mes prévisions :</p> + +<p>— C’est grand dommage, lui dis-je, c’est deux +loyers de pauvres de plus que je ne veux dépenser. +Je vous laisse donc le collier… à moins +que vous n’enleviez la perle…</p> + +<p>— Enlever la perle ! interrompit M. Miège, +qui reprit le ton du début, vous voulez me faire +mutiler une de mes œuvres ! Mais vous n’y pensez +pas, madame !</p> + +<p>— Je n’y pense plus… Au revoir, monsieur.</p> + +<p>Je me détournai, après avoir souri, involontairement, +à quelques-unes de ces merveilles +que j’allais quitter. Je dis souvent adieu aux +choses. Le remarqua-t-il ? M. Miège me rappela :</p> + +<p>— Prenez le bijou, dit-il, prenez-le avec la +perle, que vous ne payerez pas. Vous le porterez +dans les salons de Paris ; il fera, tel que je +l’ai rêvé, son entrée dans le monde, avec son +air de page et sa plume blanche ; on devinera +qui l’a bâti et habillé, on vous dira : « C’est du +père Miège », et vous direz oui ; nous n’y perdrons +ni l’un ni l’autre…</p> + +<p>— Moi surtout. Mais je quitte Paris en avril.</p> + +<p>— Eh bien ! vous reviendrez en avril, et ce +que je ne pourrais pas me décider à faire aujourd’hui, +je le ferai : il aura vécu cinq beaux +mois.</p> + +<p>J’emportai le bijou, et la convention fut exactement +observée. Plusieurs reconnurent, à +la correction du style, à la patine de l’or, au +moelleux de toutes les courbes, un bijou de +chez Miège. Je leur racontai l’histoire. « Il faudra +voir, dirent-elles, comment elle finira. »</p> + +<p>Voici comment elle a fini.</p> + +<p>A la fin de l’hiver, je suis retournée chez l’orfèvre. +En m’apercevant, il eut un petit haussement +d’épaules, et dit :</p> + +<p>— J’aurais presque autant aimé que vous ne +fussiez pas revenue… Une perle… j’ai des +clientes qui l’auraient oubliée…</p> + +<p>Quand il tint, dans sa forte main gauche, le +collier dont la beauté était plus grande à cause +de la jeune lumière, il le caressa un moment, +s’amusant de l’éclat furtif et du grillotis des +maillons qui coulaient. Une nuance d’émotion, +très discrète, atténua l’expression d’ironie que +le vieil orfèvre ne devait pas perdre souvent. Il +prit une pince, et, serrant légèrement l’anneau +qui attachait la perle longue au médaillon :</p> + +<p>— Quel crime vous me faites commettre ! +dit-il. Mais je sais maintenant qui vous êtes, j’ai +pris mes renseignements, mademoiselle ; vous +êtes une artiste dans votre genre, une philanthrope… +quelqu’un qui n’est jamais content +de sa journée, parce qu’il reste trop à faire…</p> + +<p>Il soupira, pressa nerveusement sur les deux +leviers de la pince, et l’anneau se rompit, délivrant +la perle. M. Miège saisit celle-ci, et, me +la remettant :</p> + +<p>— Je ne reprends jamais ce qui est sorti de +chez moi, dit-il d’un ton bourru, faites-en ce +que vous voudrez ; vous en aurez le placement, +dans vos œuvres.</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>J’avais le « placement », en effet. J’ai vendu +la perle pour sept cent trente francs : le prix de +deux loyers de pauvres, comme je l’avais dit à +M. Miège.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c14">XIV<br> +<span class="xsmall">L’ALLIANCE</span></h2> + + +<p>Elles s’étaient promis de vivre toujours ainsi, +chacune à son étage, dans la même maison. +Elles étaient alliées, tante et nièce, l’une vieille +fille, l’autre nouvellement veuve. La première +avait l’âge où l’on pense surtout aux autres, +quand on a le don et qu’on l’a cultivé ; la +seconde quittait à peine la période de jeunesse, +d’illusion, de tendresse et de succès où l’on +pense surtout à soi. Elles s’aimaient donc, +c’est-à-dire que la plus âgée aimait la plus +jeune, et que celle-ci était contente d’être +aimée. Contente, mais non point heureuse : +elle pensait, avec tant de gens qui considèrent +la vie comme un gâteau, qu’elle n’avait pas eu +toute sa part de bonheur. Elle en redemandait, +sans le dire tout haut, sans même qu’il y +parût dans le regard de ses yeux bruns, ou +dans le pli de ses lèvres qui, depuis dix-huit +mois, avaient perdu leur long sourire, et +s’arrêtaient toujours à moitié course, au cran +de sûreté.</p> + +<p>Mademoiselle Valentine Dourd venait de +dîner avec madame Ledoël. Elles avaient passé +de la salle à manger dans le petit salon, qui +ouvrait sur des jardins. Elles habitaient une +maison neuve de la rive gauche, près de +l’Abbaye-aux-Bois, l’une au second étage, +l’autre au quatrième. Elles dînaient presque +chaque soir ensemble, travaillaient à quelque +ouvrage de couture ou de crochet, causant ou +se taisant, également sûres, dans la causerie ou +dans le silence, de s’entendre et de s’aider +l’une l’autre. A neuf heures et demie elles prenaient, +madame Ledoël une tasse de thé, +mademoiselle Dourd une tasse de tilleul. A dix +heures, elles se séparaient.</p> + +<p>— Tu restes debout ? demanda mademoiselle +Valentine.</p> + +<p>La jeune femme répondit affirmativement, +d’un mouvement de tête lent et léger, qui fit +courir un peu d’or sur ses bandeaux châtains. +Appuyée contre le rideau, tout entière encadrée +dans cette ombre étroite et haute, sur laquelle +s’enlevaient son front, son nez busqué, ses lèvres +et ses joues pâles, et la pâle ligne de son cou +tendu en avant, madame Ledoël, mince et fine, +vêtue de noir, regardait à travers les vitres la +dernière lueur du jour qui mourait entre des +cheminées et des cimes d’arbres. Ses paupières, +comme de coutume, battaient vite sur ses yeux +calmes.</p> + +<p>Sa tante, presque au fond du salon, s’était +assise, et commençait à tricoter un châle, tandis +que le gros peloton de laine, jeté près d’elle sur +le tapis, tressautait et roulait à chaque mouvement +du crochet de bois. Mademoiselle Dourd, +plus grande que sa nièce, très maigre, avait +d’admirables cheveux gris, un visage couperosé +et des yeux clairs, d’une gaieté hardie comme +ceux des enfants, des yeux vivants, vibrants, +guetteurs, qui ne rêvaient jamais et se mouillaient +aisément. Elle attendit, respectant la +pensée qu’elle croyait deviner, puis, ayant vu +que la main nerveuse et fine, là-bas, cessait de +tourmenter l’étoffe du rideau et retombait dans +l’ombre :</p> + +<p>— Gabrielle, dit-elle, il est temps d’allumer +la lampe.</p> + +<p>La jeune femme traversa le salon, prit une +lampe, l’alluma, et, la posant sur un guéridon, +près de sa tante, dit, à demi détournée comme +si la lumière l’aveuglait :</p> + +<p>— Excusez-moi : je vais remonter.</p> + +<p>— Souffrante ?</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>— Pas triste, j’espère ? Pas les anciennes +idées noires ?</p> + +<p>— Pas davantage.</p> + +<p>— Regarde-moi !</p> + +<p>Madame Ledoël se pencha, son visage frôlant +l’abat-jour, regarda un instant mademoiselle +Valentine, l’embrassa à deux reprises, plus +affectueusement que d’ordinaire, et sortit.</p> + +<p>« Elle n’est peut-être pas triste, mais elle a +quelque chose, songea la vieille fille. Elle me +le dira quand elle le voudra. Je ne l’interrogerai +pas. Pauvre petite ! Elle aurait voulu sourire ; +elle n’a pas pu. Je devine qu’elle entre +dans cette période du chagrin, la plus longue, +où l’on n’ose plus avouer qu’on souffre autant +qu’au premier jour… »</p> + +<p>Mademoiselle Dourd revit en imagination, +pour la millième fois, son neveu, officier de +spahis, efflanqué, agile, ardent, la barbe rousse +comme un jeune loup ; elle revit la scène des +adieux, à Marseille, quand, après deux ans de +mariage, le capitaine Ledoël, surpris lui-même +d’une nomination qu’il avait souhaitée autrefois +mais qu’il n’attendait plus, s’était embarqué, un +matin de janvier, pour le Soudan d’où il ne +devait pas revenir… Quelle mort tragique ! Quelques +mois plus tard, un mot, dans les journaux, +avait appris à des milliers d’indifférents et à +une jeune femme qui s’était évanouie en lisant +la nouvelle, que le capitaine Ledoël, au cours +d’une tournée d’inspection, avait été attaqué +par les noirs, dans la brousse, et assassiné. +Depuis lors, on avait su très peu de chose : un +nom de tribu, un nom de village non inscrit +sur les cartes. C’était tout.</p> + +<p>La femme de chambre ouvrit la porte du +salon, et annonça que quelqu’un demandait à +parler à mademoiselle.</p> + +<p>— A cette heure-ci !</p> + +<p>La domestique tendit une carte, sur laquelle +étaient écrites quelques lignes d’excuse et d’explication.</p> + +<p>— Faites entrer.</p> + +<p>Le châle tomba à terre. Mademoiselle Dourd +se souleva un peu, très pâle, les mains appuyées +aux deux bras du fauteuil. Un homme entra, un +officier en civil, correct, petit, très brun, large +d’épaules, la figure ramassée et énergique.</p> + +<p>— Mademoiselle, dit-il, vous savez déjà mon +excuse. Je ne fais que traverser Paris. Je n’ai +pas osé me présenter devant madame Ledoël ; +j’ai pensé qu’une femme, une parente comme +vous, saurait mieux dire les choses, mieux préparer… +Voici… Nous autres, quand nous +sommes victimes d’un guet-apens, en Afrique, +nous ne sommes pas vengés. On fait une enquête. +J’ai fait l’enquête sur la mort de Ledoël. +J’ai pu recueillir quelques témoignages ; je les +ai consignés, tant bien que mal, dans un rapport +que je vous prie de lire, et de remettre, si +vous le jugez possible, à cette jeune femme, qui +saura par là, du moins, comme il a été brave, +lui, mon camarade Ledoël, au dernier moment, +héroïque même…</p> + +<p>En parlant, il posait sur le guéridon une enveloppe +scellée. Puis, tenant entre ses doigts +une petite boîte enveloppée de papier noir, +qu’il avait prise dans sa poche, en même temps +que la lettre :</p> + +<p>— J’apporte un autre souvenir précieux, +continua-t-il. C’est l’alliance de Ledoël. J’ai pu +l’acheter à un des noirs, dont c’était sans doute +la part de butin. Vous la trouverez là. Elle est +encore tachée de sang.</p> + +<p>— Ah ! monsieur, que vous avez bien fait de +venir chez moi d’abord !… Si cette pauvre enfant, +sans avoir été prévenue… Elle est toujours +si malheureuse !… Elle vient de me quitter.</p> + +<p>L’officier éprouvait un allègement manifeste. +Sa courte figure s’allongeait et se détendait. Sa +jeunesse avait hâte de s’écarter plus encore de +cet objet funèbre, qui reposait maintenant à +côté de la lettre. Il ajouta quelques mots, qui +devaient être transmis à madame Ledoël, de la +part d’un ancien chef du capitaine, répondit à +deux ou trois questions, et se retira.</p> + +<p>Le papier noir était déjà développé, les +doigts fiévreux de mademoiselle Valentine enlevaient +déjà le couvercle de la petite boîte de +bois, et le mince anneau d’or apparaissait, dans +ce diminutif de cercueil, avec la tache de sang, +qui courait autour comme un brin de lierre +caduc. Elle eut envie de baiser cette relique +d’un neveu très aimé, d’un enfant qu’elle avait +élevé avec l’aide de Guillaumine, la vieille +femme de chambre. Un scrupule l’arrêta. « Le +premier baiser, pensa-t-elle, c’est la petite qui +doit le donner ; c’est son droit ; c’est son bien. » +Elle contemplait l’objet avec une douleur si vive, +que très vite elle ne distingua plus rien. Elle +comprit qu’elle allait pleurer, roula promptement +la boîte dans le papier, hésita un instant, +et dit :</p> + +<p>— Elle me reprocherait de ne pas l’avoir +avertie dès ce soir. Je monte.</p> + +<p>Mademoiselle Valentine monta les deux étages, +portant la boîte noire sur l’enveloppe blanche, +religieusement. Elle avait la clé de l’appartement. +Elle ouvrit la porte. Au bruit, une domestique +accourut dans le vestibule, et, l’arrêtant +d’un geste :</p> + +<p>— Non, je vous en prie, mademoiselle, pas +ce soir. Madame m’a donné l’ordre…</p> + +<p>C’était Guillaumine, à la démarche habituellement +traînante, au visage las et enflé, aux +cheveux déteints et rares, Guillaumine aux +yeux encore inquiets, comme au temps où elle +élevait, dans la joie, le petit Jean Ledoël. « Je +ne veux pas que tu me quittes, avait dit Jean +Ledoël en se mariant. Tu fais partie de ma +maison et de ma dot. » Elle était venue. Elle +était restée après la mort du maître qu’elle +aimait. Elle accourait maintenant, effarée, +pour faire respecter la consigne.</p> + +<p>— N’entrez pas, mademoiselle, c’est impossible…</p> + +<p>Puis, remarquant le visage altéré de mademoiselle +Valentine :</p> + +<p>— Mademoiselle, est-ce qu’il y a un malheur +dans la famille ?</p> + +<p>A voix basse, dans la demi-clarté du vestibule, +mademoiselle Valentine expliqua ce +qu’elle venait faire. Et à mesure qu’elle parlait, +l’agitation, l’embarras, l’angoisse de Guillaumine +s’avivaient.</p> + +<p>— Vous ne le ferez pas !… Redescendez !… +Pas ce soir, surtout pas ce soir !… Demain +matin…</p> + +<p>— Laisse-moi ! dit mademoiselle Valentine, +en l’écartant. Il faut que je la voie. Elle est +dans sa chambre ?</p> + +<p>Une voix navrée murmura :</p> + +<p>— Au salon.</p> + +<p>Mademoiselle Valentine traversa le vestibule, +tourna le bouton de cuivre :</p> + +<p>— C’est moi, chérie, ne t’effraie pas !</p> + +<p>Un cri lui répondit. Elle se recula. Par l’entrebâillement +de la porte, elle avait vu madame +Ledoël, assise sur le canapé ; elle avait vu, assis +près de sa nièce, sur le tabouret de piano, un +homme jeune, qui s’était levé lestement. Elle +n’eut pas le temps de se remettre. Elle entendit +le rire de la vie heureuse, celui qui ne sonnait +plus, depuis dix-huit mois, dans sa maison. +Deux bras tendres l’attirèrent. Elle se +sentit pressée contre la poitrine de la jeune +femme, et au milieu des baisers, des soupirs, +des rires étouffés et des larmes, des mots lui +arrivaient : « Oh ! pardonnez-moi !… Je suis +confuse, mais je suis si heureuse !… Je voulais +tout vous dire demain matin… Ce n’est que la +troisième fois que nous nous voyons ici, je +vous l’assure, je vous le jure… Quand vous le +connaîtrez, vous comprendrez… Je ne croyais +pas que ce serait si prompt… Nous sommes +presque fiancés, presque… Voulez-vous me +permettre de ne pas le renvoyer encore ? Je +lui ferais tant de peine !… Attendez-moi dans +ma chambre, là, le temps de dire oui. »</p> + +<p>Madame Ledoël s’écarta, pour laisser à mademoiselle +Valentine la liberté de répondre.</p> + +<p>— Qu’est-ce que vous avez dans la main ? +demanda-t-elle. Vous m’apportiez une lettre ?</p> + +<p>— Rien, ma chérie, le courrier de ce soir ; +ce n’est pas pressé.</p> + +<p>La jeune femme crut comprendre qu’elle +était pardonnée. Elle rentra dans le salon. Mademoiselle +Valentine retrouva, dans le couloir, +la vieille domestique qui venait aux nouvelles.</p> + +<p>— Tiens, fit-elle, en lui remettant la petite +boîte noire, touche-la de tes mains ! C’est moi +qui vais la garder ; c’est l’alliance, l’ancienne. +Je la rendrai demain… ou plus tard. Tu penses +comme moi, n’est-ce pas ?… Nous serons les +fidèles, toutes les deux, nous serons celles qui +prient sans lassitude, et qui ne changent pas de +regret.</p> + +<p>Et comme elle ne recevait pas de réponse, +toute l’âme de Guillaumine étant penchée sur +la relique :</p> + +<p>— Vois-tu, reprit-elle, ma pauvre Guillaumine, +les vraies veuves n’ont pas toutes été +mariées.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c15">XV<br> +<span class="xsmall">LES ÉTRENNES</span></h2> + + +<p>— Mesdemoiselles Caille, pouvez-vous me +rendre un service ? C’est pressé : il s’agit de +transformer les manches de mon corsage ?</p> + +<p>— Il n’est pas trop de Paris ? Pas trop compliqué ?</p> + +<p>— Prenez quand même : adroites comme +vous l’êtes, vous vous en tirerez toujours.</p> + +<p>Nous voici parties, elles et moi, dans une +conversation qui eût mis les voisines aux écoutes, +si mesdemoiselles Caille avaient de proches +voisines. Mais tout le monde sait qu’elles +habitent la dernière maison du bourg, et que +celle-ci, bâtie en profondeur, ayant sa porte +ouverte sur la route, ouvre sa fenêtre de gauche +sur un champ, celle de droite sur un jardinet. +Personne ne nous écoutait, non, pas même la +vieille mère dont le battoir, près du puits, sonnait +en mesure, bruit sourd et familier, que +l’écho renvoie en dormant. Les deux sœurs, — on +continue, par habitude, de les appeler mesdemoiselles, +bien que l’aînée soit mariée, — mademoiselle +Marie qui passe un peu la trentaine, +mademoiselle Joséphine qui la suit de +près, étaient assises au milieu de la salle carrelée +et nue qui leur sert d’atelier. L’ouvrage +pressait. Elles n’avaient pas cessé de travailler, +mais elles s’interrompaient de coudre, et se +redressaient, tantôt l’une, tantôt l’autre, quelquefois +pour se reposer, quelquefois pour sourire, +quelquefois pour me regarder, par politesse, +en me répondant, moi qui étais debout, +le long des vitres de la fenêtre. Je voyais +alors leurs yeux jeunes, leurs paupières plissées +par le jour, et l’ample mouvement de leur +poitrine qui s’ouvrait, s’emplissait d’air et frémissait +toute. Je ne sais plus de quoi nous parlions ; +les mots, souvent, n’ont qu’un sens de +caresse, et disent simplement : « Nous ne sommes +qu’un bavardage d’amitié, rien de plus ; on +est bien ici. » Elles le comprenaient, mesdemoiselles +Caille, si nettement qu’après dix minutes, +l’aînée devint sérieuse tout à coup, baissa +la voix, et soupira :</p> + +<p>— Mademoiselle, je n’osais pas, la dernière +fois que vous êtes venue ; mais j’ose à présent : +j’ai un gros ennui.</p> + +<p>— Moi aussi, fit la seconde, et c’est le même.</p> + +<p>J’eus un doute, je l’avoue, et ce début de +confidence m’en rappela d’autres, lamentables ; +mais je me trompais ; je le vis presque aussitôt : +elles n’avaient pas baissé les yeux.</p> + +<p>— C’est par rapport aux <i>Mystères de la +grande vie</i>, dit l’aînée.</p> + +<p>— Moi, par rapport aux <i>Joyeuses Amours</i>, +dit Joséphine.</p> + +<p>— Soixante-dix-sept livraisons, Mademoiselle !</p> + +<p>— Moi, mademoiselle, soixante-neuf ! Et elles +sont toujours doubles !</p> + +<p>Elles reprirent ensemble :</p> + +<p>— Croyez-vous ! Des pauvres couturières +comme nous ! Ah ! nous en avons fait, une sottise ?</p> + +<p>J’interrogeai ; mesdemoiselles Caille m’apprirent +qu’elles avaient souscrit à deux ouvrages +illustrés « par les meilleurs maîtres », et que +faisait paraître « la plus grande librairie du +monde », à Paris. C’étaient <i>les Mystères de la +grande vie</i>, et <i>les Joyeuses Amours</i>, deux +romans qu’elles avaient choisis, dans une longue +liste des chefs-d’œuvre à l’usage des pauvres. +La grande vie avait plu à l’aînée ; les amours, +avec l’épithète de « joyeuses », avaient plu à la +seconde, qu’un ouvrier du pays courtisait en ce +moment. Une livraison par semaine, une +livraison à soixante-quinze centimes, la charge +n’était pas lourde. On rirait bien pour ce prix-là, +on aurait la lecture, les images, et le rêve qui +tient ensuite compagnie. Pouvait-on résister ?</p> + +<p>— Et puis, mademoiselle, ajouta Marie, il y +avait une dame, qui était venue exprès de Paris, +pour nous faire signer ; elle est restée plus d’une +heure chez nous ; elle était si bien habillée, et +elle parlait tant et si vite, que nous ne savions +dire que comme elle, ma sœur et moi. Elle +nous a promis des primes.</p> + +<p>— A moi une glace, dit Joséphine.</p> + +<p>— A moi une étagère, dit Marie. Seulement, +la prime n’est livrée qu’après la cinquantième +livraison, et encore il faut, pour la recevoir, +envoyer vingt francs de supplément… Ah ! +mademoiselle, comme j’y renoncerais, à la +prime si je pouvais me désabonner !… Ce n’est +pas gai pour moi d’entrer en ménage avec un +franc cinquante de dettes par semaine. Je ne +l’ai pas encore avoué à mon futur.</p> + +<p>— Ni moi à mon mari, mademoiselle. Depuis +que je lis <i>les Mystères de la grande vie</i>, +quand il me demande des comptes, je suis obligée +d’inventer des blagues. J’aimerais mieux +pas. Si vous pouviez nous tirer d’affaire, ma +sœur et moi !</p> + +<p>Nous fîmes des comptes, penchées toutes +trois au-dessus de la table, dans le tiroir de laquelle +elles serraient les livraisons « doubles », +les prospectus de la plus grande librairie du +monde et les engagements, hélas ! doubles +aussi et dûment signés. Chacune avait déjà +versé cinquante-quatre francs. Mais ce n’était +pas la moitié de la somme promise. Pour les +<i>Mystères</i> et leur prime, Marie devait 135 fr. 50, +et Joséphine, pour les <i>Joyeuses Amours</i>, devait +123 fr. 50. Elles connaissaient les chiffres ; mais +quand elles les revirent, écrits de ma main sur +une feuille de papier d’emballage, elles se +mirent à pleurer. Je m’attendris par contagion, +et je sortis, mécontente de moi-même, n’ayant +pu trouver le remède, ou la formule d’espoir, +l’ordonnance qu’on me demandait.</p> + +<p>Rentrée chez moi, je m’interrogeai. Que fallait-il +faire ? Porter plainte au procureur de la +République, dénoncer ce commerce dont toute +la campagne est victime ? Mais toutes les précautions +étaient prises, les pièces régulières, +les légalités constantes. Fallait-il au moins +réclamer avec indignation, essayer d’intimider, +dire à l’entrepreneur ce que je pensais de ses +feuilletons populaires à cent francs l’exemplaire, +de son texte, de ses gravures sur bois, de ses +primes ? Je n’aurais fait qu’enrichir sa collection +d’autographes. Tout lui avait été dit, et +Marie, et Joséphine avaient déjà dépensé six +timbres et six fois exprimé leurs sentiments, +dans un langage d’une clarté qu’aucun ornement +ne diminuait. J’allais céder à ce mouvement, +lorsqu’un souvenir me revint à l’esprit, +un mot, la devise d’un avoué de la Seine, qui +disait : « La dernière ressource contre un adversaire, +c’est de faire un éloquent appel à la qualité +qui lui manque le plus. La difficulté est +dans le choix. » Quelle vertu invoquerais-je ? +Un moment je fus perplexe. J’écartai la justice, +à cause des images que le mot peut évoquer ; +j’écartai l’honneur, comme un peu vague, et je +me décidai pour la sensibilité. Je m’adressai au +bon cœur de la plus grande librairie du monde, +en la personne de son gérant. Je peignis la +pauvreté de mes clientes, leur regret d’avoir +signé, leur désir de ne plus recevoir la publication +de grand luxe, leur confiance et la +mienne dans l’équité de la maison. J’ajoutai +un timbre pour la réponse, j’écrivis en belle +ronde le nom du château de ma sœur, et je mis +la lettre à la poste.</p> + +<p>Les maisons les plus exactes ne répondent +pas par retour de courrier, quand c’est un service +qu’on leur demande. La plus grande librairie +du monde me fit attendre trois semaines.</p> + +<p>Un matin, à la fin de décembre, le facteur +m’apporta, enfermées dans une enveloppe de +papier bulle, cinq lignes de belle écriture signées +d’un nom illisible.</p> + +<p>Je sautai de joie après les avoir lues, et vite +je repris le chemin du bourg. En montant parmi +les guérets, je sentais combien la jeunesse et la +joie sont une même chose. J’allais sans m’essouffler, +et je voyais le bleu à travers les nuages. +Le carré de papier que j’avais glissé dans +mon corsage me tenait chaud. Il me semblait +que j’étais encore toute petite, et que je portais +dans mes bras les étrennes d’une de mes +sœurs : « Tiens, regarde, voilà ce qu’on m’a +donné pour toi ! » Les trois saules du village +beauceron luisaient comme des aigrettes. Les +femmes que je rencontrai dans les chemins +sourirent l’une après l’autre, comme si elles +devinaient. Une puissance créatrice était en +moi, et renouvelait le monde devant mes yeux.</p> + +<p>Quand j’entrai dans la maison de mesdemoiselles +Caille, Marie, chaussée de sabots et les +jupes retroussées, lavait le carreau de l’atelier.</p> + +<p>— Appelez votre sœur, lui dis-je. J’ai une +réponse.</p> + +<p>Comme j’avais pris une physionomie grave, +Marie crut que la réponse était mauvaise. Elle +fit cinq ou six pas, lentement, levant son balai +en mesure, comme une canne, et, s’arrêtant sur +le seuil de la chambre voisine, elle appela sa +sœur, d’un brusque geste de la tête rapprochée +de l’épaule. Joséphine apparut aussitôt, s’appuya +sur elle, dans l’encadrement de la porte, +m’aperçut, comprit, et devint toute sérieuse à +son tour.</p> + +<p>J’avais tiré la lettre de l’enveloppe. Je commençai +de lire :</p> + +<p>« Mademoiselle, en possession de votre honorée +du 5 courant, nous vous ferons observer +que les abonnements ne comportent aucune +clause de résiliation… »</p> + +<p>Les visages s’assombrirent. Je continuai :</p> + +<p>« Néanmoins, prenant en considération les +raisons que vous nous exposez, de notre plein +gré, nous consentons à délier de leurs engagements +mesdemoiselles Caille. »</p> + +<p>J’entendis un cri : « Eh ! la mère ? » Mais je +ne sais pas qui l’avait jeté : mes couturières, +d’un même élan, avaient couru à moi, et, +comme si j’étais devenue, du coup, la sœur +aînée, m’embrassaient, s’exclamaient, m’interrogeaient, +se disputaient la lettre : « C’est-il +possible ?… On ne doit plus rien ?… Oh ! mademoiselle, +que je suis contente !… Moi, à cause +de mon mari !… Et moi à cause de mon +futur !… »</p> + +<p>Ce fut une petite minute parfaitement incohérente +et fraternelle.</p> + +<p>L’arrivée de la vieille mère y mit fin. La +mère Caille, menue, ridée, essuyant, par habitude +de laveuse, ses mains à son tablier, disait, +du bout de la salle :</p> + +<p>— Je savais bien qu’il y aurait du bonheur +aujourd’hui. Ça ne pouvait pas manquer. Te +rappelles-tu, Marie, que tu n’as pas pu dormir +de toute la nuit ? A quoi pensais-tu ?</p> + +<p>— A rien.</p> + +<p>— C’était ça qui venait. Et toi, Joséphine, +quand tu es sortie dans le jardin, ce matin, +est-ce vrai qu’il y avait plus de dix oiseaux sur +les fagots : ils te voyaient, ils te suivaient, ils +ne te quittaient pas ?</p> + +<p>Mais la petite, qui ne voulait pas paraître +superstitieuse, et qui a de l’esprit, répondit en +me regardant :</p> + +<p>— C’est encore la plus jolie prime, de ne +plus rien devoir du tout !</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c16">XVI<br> +<span class="xsmall">UN CÉLIBATAIRE</span></h2> + + +<p>Parmi les vieux garçons que j’ai connus, je +n’ai guère trouvé ce que j’ai rencontré chez +tant de vieilles filles : la vocation. Le célibat, +pour eux, est moins un état paisible qu’une +aventure qui se prolonge ou une révolte qui +s’affirme. Il y a du schisme dans leur cas ; il y +a en eux de l’insoumis, non pas aux femmes, +grand Dieu ! mais à une loi qui n’admet, chez +les hommes, d’exceptions heureuses que les +exceptions saintes. Ils prétendent le contraire, +mais leur humeur trahit leur erreur.</p> + +<p>Quand j’étais toute jeune, et que je voyageais, +avec mes parents, tantôt en Bretagne, tantôt +en Vendée, campagnes où les fermes sont des +îles dans la culture immense et des cités gouvernées +par un chef, bien des fois j’ai aperçu, +à côté du maître, des hommes de quarante ou +cinquante ans, liant ou déliant des bœufs, tenant +la charrue, ou chargés d’aller vendre au marché +une poulinière et son poulain. Ils mettaient +au travail un soin plus minutieux que les +valets de ferme n’en apportent d’habitude. Ils +saluaient comme des gens qui sont de la maison, +et qui reçoivent. Je m’informais. C’étaient +des fils aînés, ou des frères, qui ne s’étaient +pas mariés, volontairement, pour que la métairie +ne tombât pas en des mains mercenaires, +et qu’elle eût son compte de bons tâcherons, +tous proches parents, avec un seul ménage au +pouvoir, et une seule femme pour gouverner +la marmite, la volaille, les armoires et la table. +On les disait, en général, un peu sombres, mais +de mœurs honorables, très économes, plus +braconniers que les gardes eux-mêmes, et +adroits comme ceux qui n’ont pas de souci, +qu’il s’agît de réparer le timon d’une charrette, +de tresser des paniers, de gauler les noix à la +fine pointe de l’arbre, ou de siffler, en marchant +à la tête des bœufs. Ils faisaient partie +d’un ensemble, et d’un chef-d’œuvre, en vérité, +plus beau que les plus belles œuvres d’art : la +famille paysanne dans les pays croyants.</p> + +<p>Les hommes du monde qui ne se marient pas +ont un rôle moins défini. La famille paternelle +les retient rarement, et ne leur offre guère +qu’un abri « sans obligation ni sanction », +diraient les philosophes. On les accepte, on les +tolère, le vrai mot serait : on les souffre. Ils +peuvent se créer des devoirs, ils n’en ont +point, et chacun sait que ce sont là des créations +de peu d’importance et de peu de durée. +Le rôle d’Antigone est un rôle de femme. Celui +de père nourricier et de protecteur d’orphelins +est rempli, le plus souvent, par des gens déjà +chargés de famille. C’est le mariage qui adopte, +ou la virginité.</p> + +<p>M. Lionel, mon voisin dans la Beauce, n’a +adopté personne. Je le connais depuis l’enfance, +et il m’a même tutoyée jusqu’à l’âge où j’ai +commencé à porter des jupes longues. Nous +sommes restés très bons amis, il ne manque +jamais l’occasion de me l’affirmer. Il a dix ans +de plus que moi, ce qui lui donnerait droit +aux cheveux gris. Il a préféré une généreuse +calvitie avec couronne basse et presque noire. +Il a de nobles traits droits, les yeux profonds, +la barbe en rectangle long, comme un prince +assyrien, et la taille assez mince encore pour +que les très vieilles dames puissent murmurer, +quand il s’assied devant un piano : « Ce jeune +homme joue avec une passion ! Ne trouvez-vous +pas ? » Son existence a fait envie à bien des +gens, à lui-même d’abord, puisqu’il a été maître +de la modeler à sa fantaisie. Pendant quinze ans, +pas un chasseur ne s’est amusé autant que lui : +il n’invitait personne, sous prétexte que sa +chasse était trop modeste, mais lui, on l’invitait +partout, parce qu’il était jeune, bon cavalier, +bon tireur, d’une gaieté égale avant et +après le dîner, par temps de neige et par petite +rosée. Ses compagnons le tenaient pour artiste, +parce qu’il était capable d’illustrer un menu, +et pour savant à cause des allusions qu’il faisait +quelquefois à la littérature classique. Je +dois ajouter, pour ne pas être injuste, que +M. Lionel rachetait en partie l’inutilité de sa vie +par la facilité de son humeur. Les paysans +l’abordaient volontiers, le chargeaient de leurs +commissions pour Paris, comme s’il avait été +leur député, et souvent même, croyant à la +licence en droit, que le châtelain avait conquise +pacifiquement, lui demandaient conseil. +Il donnait le conseil avec aplomb et l’aumône +avec modestie. Ce fut la période triomphante. +Toutes les marieuses l’inscrivaient sur leurs +listes. « Ah ! j’en ai eu des entrevues, me +disait-il, de toutes les sortes, des préparées, +des improvisées, des embarrassées, des +allègres, des impétueuses. J’ai assisté à un +défilé de jeunes beautés et de jeunes dots, si +long et si varié, que seul le palmier majeur des +messes de mariage peut se vanter d’en avoir +vu autant. Mais il entend des oui, le palmier +et, pour moi, tout finissait par non. » M. Lionel +reprenait avec fatuité : « Le non que j’étais +seul à dire. » Il ne se vantait pas, et je crois +qu’à cette époque, entre la vingt-cinquième et +la quarantième année, s’il ne fit pas ce qu’on +appelle un grand mariage, c’est qu’une parfaite +légèreté d’esprit l’en sauva.</p> + +<p>L’âge est venu, comme il vient toujours, +sournoisement, vieux maître de jiu-jitsu, frappant +à la tempe qui blanchit, à la poitrine qui +souffle, à l’orteil qui enfle. Le beau Lionel a +senti qu’il était mûr, et, en même temps, +l’invincible timidité l’a saisi. Lui, qui sautait, à +la chasse, tous les obstacles, il a commencé, +quand on ne le voyait pas, à tourner les +barrières et à grimper les talus. Lui qui avait +refusé tant de fois « d’étudier », comme on le +lui demandait, un projet de mariage, il accueillait, +« en principe », les propositions, de plus +en plus rares, qui lui étaient faites, et se perdait +si bien, au milieu des objections, des suppléments +d’enquêtes et des atermoiements, qu’on +finissait par lui dire non, avant qu’il eût répondu +oui. Il avait peur. On racontait, à son sujet, +des histoires sentimentales, absolument fausses, +et qu’il laissait courir, comme une explication +flatteuse de ses hésitations. J’entends encore le +dialogue de ces deux jeunes femmes, dans un +salon de la rue de Monceau. M. Lionel venait +de chanter, de sa profonde voix, des mélodies +hongroises dont il conserve, avec un soin +jaloux, le monopole.</p> + +<p>— Délicieux ! Il a dû inspirer de grandes +passions ?</p> + +<p>— Oui, et il ne s’est pas marié.</p> + +<p>— Un chagrin ?</p> + +<p>— Oui.</p> + +<p>— Une femme du monde, j’en suis sûre ?</p> + +<p>— Oui.</p> + +<p>— Il est riche ?</p> + +<p>— Très.</p> + +<p>A ce moment M. Lionel, très applaudi, se +leva et dit négligemment : « Nous les accompagnons +quelquefois à deux pianos, alors c’est +une merveille. » L’une des dames — je le vis +au mouvement de ses lèvres — fut sur le point +de demander : « Qui est ce second piano ? » +Elle se contenta de murmurer, assez haut pour +être entendue, assez bas pour avoir l’air de +faire une confidence :</p> + +<p>— Que c’est beau de se sacrifier ainsi à une +passion malheureuse !</p> + +<p>Or, je le connaissais bien, le second +piano, c’était moi ! Nous avions essayé, un +mois plus tôt, de jouer l’accompagnement, +lui sur une épinette et moi sur un piano, +qu’abrite, à la campagne, le grand salon de ma +sœur.</p> + +<p>La seconde période est close depuis quelques +années. Il est infiniment probable, désormais, +que mon voisin mourra, comme moi, célibataire. +Mais pourquoi dit-il tant de mal du +mariage, n’en ayant pas souffert ? Il chasse +moins ; il habite plus longtemps Paris ; on l’invite +autant que jamais ; il est l’homme autour +duquel les hommes aiment à se grouper, et qui +raconte à demi-voix, dans un angle, la vie +anecdotique de toute personne présente. Il dit +tout, histoire et légende, légende surtout, sans +marquer la différence : il n’est pas de l’École +des Chartes. Les gens qu’il a amusés s’en vont +disant : « Ce Lionel est méchant. » Je suis +sûre du contraire. C’est un homme qui a des +regrets et qui se venge, sur les gens mariés, de +l’erreur qu’il a librement commise en ne faisant +pas comme eux.</p> + +<p>Sa plus vive manie est de ne pouvoir souffrir +qu’on cite devant lui un ménage heureux. +Un veuf heureux ? oui assurément ; un heureux +célibataire ? peut-être ; un heureux époux ? +allons donc ! Cela ne doit pas être. « Je ne l’ai +jamais vu », conclut M. Lionel. Il est résolu à +ne point le voir.</p> + +<p>Récemment, son chauffeur l’avait conduit à +la mairie du village ; — M. Lionel n’est pas +conseiller municipal, et se contente de la qualité +de contribuable le plus imposé de la commune ; — il +attendait « le patron » ; il était +assis moelleusement, protégé du vent par le toit +de l’automobile, par la casquette russe d’uniforme, +par la peau de chèvre grise dont un +petit soleil mêlé de brume lustrait le poil +soyeux, et son visage tout jeune, tout rose et +rond comme un hortensia, cherchait d’une +fenêtre à l’autre, autour de la place, quelque +objet qui pût occuper la pensée d’un chauffeur. +Il le trouva. Tout de suite après l’école des +garçons, à l’angle de la place, il y avait une +maison basse, une grande fenêtre, un vase de +verre avec un oignon de jacinthe surmonté de +cinq baguettes vertes, et au-dessus de cette +promesse de fleur, la tête et les épaules d’une +femme qui lisait. Elle s’interrompait de lire, +quelquefois, et elle regardait, elle aussi, songeant +que l’heure était douce, et que rien n’est +plus curieux, dans un bourg où rien ne remue, +qu’une automobile arrêtée.</p> + +<p>Quand M. Lionel sortit de la mairie, vingt +minutes plus tard, il aperçut le chauffeur qui +causait avec l’institutrice adjointe.</p> + +<p>— C’est assommant, dit-il, le maire n’aura +que ce soir le rapport de l’agent-voyer : il va +falloir revenir !</p> + +<p>Il revint avant le coucher du soleil. Il +faisait encore blond, sur la place de l’Église, à +cause du sable, à cause du ciel, à cause des +blés peut-être, qui laissent, dans les pierres +des maisons de la Beauce, un peu de poussière +de paille. La liseuse était à la même fenêtre. +Elle était seule. Le matin, elle avait dit à la +directrice, — qui ressemble au portrait de la +femme de Rubens, moins le chapeau, bien +entendu :</p> + +<p>— Mademoiselle Clémentine, vous êtes beaucoup +plus jolie que moi. S’il vous voit, il ne +m’aimera pas. Ne vous montrez pas, quand il +reviendra !</p> + +<p>Mademoiselle Clémentine n’est pas seulement +une jolie personne : elle a compris, elle a +fait ce que lui demandait l’adjointe. L’une se +montrant, l’autre se cachant, il arriva, comme +vous le supposez, que le chauffeur devint amoureux.</p> + +<p>Quand il annonça son prochain mariage, +hier même, à M. Lionel, il comptait que celui-ci +augmenterait les « honoraires » de son +chauffeur, car un chauffeur qui se range augmente +nos chances de durée. Point du tout. +M. Lionel s’est mis à rire, de son mauvais rire +méprisant.</p> + +<p>— Mon pauvre garçon, a-t-il dit, je n’ai pas +l’habitude d’encourager les sottises : il n’y avait +qu’une jolie femme à l’école, et vous épousez +l’autre.</p> + +<p>Il fut de mauvaise humeur tout le lendemain. +Lui-même, il vient de me l’avouer. Que lui +importait cependant ? Et ce dernier trait m’a +prouvé plus sûrement encore que, jeune, mûr, +ou déjà vieux, mon voisin célibataire n’a +jamais eu la vocation.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c17">XVII<br> +<span class="xsmall">MADAME CANTEREINE</span></h2> + + +<p>On admire certaines mains, et j’en sais +d’admirables. Il y en a aussi d’émouvantes. Ce +ne sont ni les plus blanches, ni les plus fines ; +elles ont pris de la peine, elles ont bercé, cousu, +ravaudé, tricoté, orné des formes de chapeaux, +réparé des culottes et des casquettes de petits +garçons, elles ont fait ce qu’il fallait faire à +chaque moment des journées longues, et elles +en ont gardé des rides et des piqûres. Ce sont +des mains qu’on ne baise pas, mais qui auraient +le droit de bénir.</p> + +<p>Madame Cantereine n’était jamais revenue à +Paris, depuis le temps où, toute jeune et +paraît-il jolie, elle faisait son voyage de noces +avec M. Cantereine. Que de jours écoulés, que +d’épreuves subies ou redoutées ! Elle était +veuve quand je l’ai connue ; elle habitait tout +près de la cathédrale d’Orléans ; elle avait +quatre enfants, — un cinquième était mort en +bas âge, — et elle disait : « Sur les quatre qui +me restent, je n’en ai qu’un qui soit tiré +d’affaire, mais j’aimerais mieux qu’il fût encore +petit, et à ma charge. » Madame Cantereine +appartenait à cette légion de Françaises qui +sont des mères passionnées, toujours inquiètes +des corps, des âmes, des avenirs lointains, des +examens prochains, de ce qu’elles peuvent voir +ou prévoir, de la part grandissante de l’inconnu +dans la vie de l’enfant. Elles s’étonnent, elles +se troublent de ne plus savoir tout. Il n’y avait +point de haie, autrefois, sur l’héritage, et en +voilà une qui pousse, et qui fleurit peut-être, +mais qui divise tout de même, et qui cache +tant de choses, et de plus en plus !</p> + +<p>On vivait quatre, à Orléans, sur le produit +d’une petite ferme, payeuse irrégulière, à quoi +s’ajoutait une pension, que madame Cantereine +recevait de l’État, en qualité de veuve d’officier. +L’aîné des fils, Claude, secrétaire chez un +agréé, à Paris, avait cessé depuis dix-huit +mois de compter au passif du budget maternel. +Sa mère parlait de lui avec une complaisance +où il entrait de la reconnaissance, car « il se +suffisait » ; de la fierté, car il réussissait, et un +désir déjà vif de le marier, car il venait d’avoir +vingt-quatre ans. Madame Cantereine était +d’avis que les hommes doivent se marier +jeunes. « Croiriez-vous, disait-elle, que c’est +lui, à présent, qui m’envoie des étrennes ? Il ne +me demande plus jamais rien. »</p> + +<p>Le vingtième mois, il demanda quelque +chose. Il écrivit : « Je vais soutenir ma thèse +de doctorat, le 19 juin. On est toujours reçu, +je le serai donc. Maman, il faut que vous soyez +là, non pour m’entendre discuter sur le privilège +du vendeur, mais pour vous réjouir avec +moi, quand j’aurai conquis le titre de docteur +et le droit de porter l’épitoge rouge à trois +rangs d’hermine fausse. Je vous emmène, le +soir, au théâtre ! »</p> + +<p>Madame Cantereine protesta, pour ne pas +perdre sa réputation de personne raisonnable, +mais dès le premier moment, au fond de son +cœur, elle avait accepté. Elle irait. Le projet se +réalisa. Paris, qui ne s’étonne pas pour si peu, +vit passer une petite dame de plus, tout en +noir, marchant menu, intimidée et rajeunie par +le bruit, par la foule, par le perpétuel « excitement » +de la rue, et causant sans s’arrêter (si +ce n’est pour laisser courir les automobiles) +avec un grand jeune homme qui faisait un seul +pas tandis qu’elle en faisait deux. Elle avait +juré qu’elle visiterait les principaux monuments, +et spécialement les musées, en souvenir +de deux promenades qu’elle avait faites dans +les galeries du Louvre, vingt-six ans plus tôt, +au bras du lieutenant Cantereine : elle visita +en réalité le Bon Marché, — une promesse à +ses enfants d’Orléans, — et Notre-Dame-des-Victoires. +Le soir, elle se laissa mener au +théâtre.</p> + +<p>Quel théâtre avait choisi Claude ? Quelle +pièce ? Je l’ignore, et peu importe. Je sais seulement +que la salle n’était pas celle de la +Comédie-Française, et que la pièce n’avait rien +à voir avec le répertoire. Dans une loge de +côté, où ils étaient seuls, Claude et sa mère +continuaient la conversation de l’après-midi. +Madame Cantereine avait orné d’un piquet de +fleurs violettes sa meilleure capote noire, et +tiré de l’écrin la broche composée d’une petite +perle avec beaucoup d’or autour. Elle s’était +assise à droite de son fils, dans la lumière, et +elle suivait le jeu des acteurs, elle riait même +assez souvent, d’un rire discret comme toute +sa personne et toute sa vie, mais le principe de +sa joie, vous le devinez, c’était la présence de +ce jeune homme blond, un peu pâle encore, +comme il convient de l’être après une longue +argumentation, ou plutôt c’était l’image de +l’enfant plus jeune, de celui qu’elle avait guéri, +à force de soins et de veilles, jadis, d’au moins +deux maladies mortelles, avec lequel elle avait +commencé le latin et le grec, et qu’elle avait +protégé, avec un amour si opiniâtre et si +subtil, contre le danger des camaraderies mauvaises +et des lectures inavouées. Elle était +comme toutes les mères, et comme beaucoup +de ceux qui vieillissent : la jeunesse était sans +âge devant elle. Elle demandait à Claude : +« Dis-moi, mon petit, tu ne vas pas être trop +fatigué, ce soir ? C’est tard, minuit. Demain +matin, j’écrirai un mot à ton agréé… » Elle +aurait écrit, si Claude l’avait voulu, comme elle +l’avait fait si souvent autrefois, quand elle +disait : « Monsieur le professeur, l’élève Cantereine +ne pourra pas assister, ce matin, à votre +classe… »</p> + +<p>Le deuxième acte allait finir ; Claude et sa +mère étaient appuyés et penchés sur le devant +de la loge, tout près l’un de l’autre. L’actrice +qui jouait le principal rôle, — une très jolie +femme que madame Cantereine trouvait même +trop jolie, — déclara qu’elle allait se déshabiller. +Elle se retira, en effet, au fond de la scène, à +gauche, où était un lit à colonnes, dégrafa son +corsage, et en deux temps, bras gauche d’abord, +bras droit ensuite, l’enleva. Elle commença +aussitôt à déboutonner son cache-corset. A ce +moment, madame Cantereine poussa un petit +cri, et Claude, le nouveau docteur, son Claude +de vingt-quatre ans, sentit une main frémissante +qui se posait sur ses yeux, et qui les +fermait. Cela ne dura qu’une seconde, ce ne fut +qu’un geste d’amour maternel. Claude n’essaya +pas d’écarter la chère main. Il attendit qu’elle +se retirât d’elle-même, puis, quand il la vit +s’écarter, pendant que la mère s’excusait en +riant : « Pardon, mon petit, cela a été plus fort +que moi », il la saisit cette main amie, il l’attira +sur ses lèvres, et, sans se soucier des regards +ni des sourires, la baisa, et dit : « C’est délicieux +de vous avoir pour maman ! »</p> + +<hr> + + +<p>Je pensais à cette histoire, en visitant, voilà +quelques semaines, une exposition de peinture +où figuraient exclusivement des œuvres de +femmes. On m’avait assuré que madame Cantereine +exposait. Pourquoi n’aurait-elle pas, elle +aussi, fait un peu d’aquarelle ? Veuve, et moins +que fortunée, pourquoi n’aurait-elle pas essayé +d’ajouter à ses maigres rentes le produit de la +vente de quelque œuvre d’art ?</p> + +<p>Des professeurs, dans sa jeunesse, avaient dû +lui apprendre à tenir un pinceau ou à travailler +le cuir. Je fus sur le point de demander à +l’un des surveillants : « Où est le tableau de +madame Cantereine ? » et d’ajouter : « Je suis +certaine qu’elle a un talent de décoratrice. +Voyez-vous, monsieur, toutes les femmes +ayant la vocation essentielle de la maternité, +leur imagination va tout droit à la parure qui +est la préface ou à la maison qui est le rêve +dernier ; leur esprit s’y complaît ; leur finesse +s’y emploie ; elles ne songent pas beaucoup à +l’histoire : et comme elles ont raison ! »</p> + +<p>Je traversai les galeries du premier étage, +et je fus ravie d’avoir tant d’arguments à la +fois pour appuyer ma théorie : de nombreux +portraits, naturellement, quelques paysages, +mais que de fleurs, et quel sentiment de la +fleur ! Les vraies serres de la Ville de Paris, les +voilà ! Et je descendis, cherchant toujours +l’œuvre qu’aurait soignée minutieusement, et +qu’aurait signée la main maternelle de madame +Cantereine. Je trouvai bientôt, au rez-de-chaussée, +les chefs-d’œuvre de cette exposition.</p> + +<p>Une des exposantes avait peint, sur quatre +feuilles de paravent, un paysage d’un dessin +médiocre, mais encadré par des géraniums qui +vivent, et qui respirent ; une autre avait combiné +les diamants, les pierres fines, avec des +émaux translucides, et fait des bijoux éclatants +et simples, des bijoux qui attirent et qui retiennent, +même les yeux des hommes, comme cette +treille dont mon jardinier me disait : « Elle +avait de si beaux raisins, mademoiselle, que +tout le monde leur parlait ». Je leur parlai, +moi aussi, et, continuant ma visite, j’aperçus, +tout près de là, des mousselines peintes à +l’huile, transparentes comme les émaux, et des +vitrines pleines d’objets en cuir repoussé et +patiné.</p> + +<p>Assurément, madame Cantereine a choisi cet +art intime et toujours demi-deuil. Reliures, +pochettes, boîtes, porte-cartes, ceintures, +buvards, que de patience, et d’adresse, et de +tendresse autour d’une idée, qui finit par se +laisser dompter et par entrer dans la peau d’une +bête ! Ce tabouret a été acheté par l’État. Ces +trois reliures sont vendues… Tiens ! celle-ci ne +l’est pas : elle va l’être. J’ai deviné quelle main +l’a dessinée. Sur le fond fauve du cuir, elle a +semé deux bouquets d’alises pourpres, tiges +noueuses qui montent parallèlement, se courbent, +et élargissent leur double grappe au-dessus +du titre d’or. La femme qui a créé cette +merveille avait une âme profonde. Car, pour +comprendre une fleur, ou des fruits, il n’est +pas besoin d’une sensibilité aussi délicate. +Mais, pour faire revivre une poignée de baies, +pour choisir ce modèle-là, il faut un être doué +pour le songe et pour la souffrance. Dans +l’arrière-automne, et presque dans l’hiver, +malgré le froid, malgré le vent, les baies résistent, +alises, sorbes, cormes, baies de lierre et +d’églantine, mûres à tête rouge. C’est tout ce +qui reste de la splendeur de l’été ; c’est un peu +de vie et de couleur qui se défend ; c’est une +petite veilleuse au bout des branches, et qui +tremble avec elles, mais qui ne s’éteint pas, et +qui tout à l’heure rallumera l’incendie nouveau.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c18">XVIII<br> +<span class="xsmall">LE CONSEIL DU VENDREDI SAINT</span></h2> + + +<p>Un matin, voilà six ans, je revenais d’assister +à l’office du vendredi saint, et comme je demeure +assez loin de l’église, j’avais vu se disséminer +peu à peu les fidèles dont, pendant deux +heures, mes yeux avaient reflété la nuque ou +le profil connu. J’étais donc seule parmi les +passants, indifférente au mouvement de la rue, +anonyme sans doute pour elle, mince dame ou +vieille fille qui s’appliquait à relever sa robe +noire. La pluie avait tombé toute la nuit. Il +ventait furieusement. C’est une tradition populaire, +dans nos pays, que la semaine sainte ne +va guère sans tempête. Au tournant de ma rue, +je devinai que j’allais être abordée par un +homme qui se tenait au milieu de la chaussée. +Je le devinai, bien que j’eusse la tête penchée +et le chapeau en proue dans le vent, parce que +cet homme, en m’apercevant, s’était arrêté, +et que je sentais son regard et sa pensée fixés +sur moi. En effet, quand j’eus fait vingt +pas en avant, il en fit trois de mon côté, et, +saluant :</p> + +<p>— Pardon, mademoiselle… Vous me reconnaissez ?</p> + +<p>— Oui, monsieur, il me semble… le capitaine +de Harles, n’est-ce pas ?</p> + +<p>Je l’avais vu une fois, au moment de son +arrivée au régiment ; il m’avait présenté sa +femme, une très belle femme blonde, dont les +yeux gris, magnifiques, où vibraient de petites +algues rousses, cherchèrent tout d’abord les +miens, et me demandèrent : « Quel éblouissement +vous causent ma jeunesse, ma beauté, ma +fortune et ma venue ? » puis, sitôt la réponse +donnée, semblèrent distraits. Depuis lors, +comme monsieur et madame de Harles étaient +du monde, et que je n’en suis guère, ils +n’étaient revenus ni l’un ni l’autre.</p> + +<p>— Je suis chargé pour vous, mademoiselle, +d’une commission pressée, délicate… Un cas +de conscience à résoudre.</p> + +<p>— Mais, monsieur, je ne résous pas les cas +de conscience, surtout par un temps pareil. Je +n’ai pas la moindre autorité, pas la…</p> + +<p>Un coup de la bourrasque souleva mon chapeau, +déplaça l’épingle de droite, et tira ma +voilette en biais.</p> + +<p>M. de Harles aurait dû s’excuser de nouveau. +Il n’y pensa pas. Il demeurait devant moi, +découvert, les cheveux tordus et ramenés sur +les tempes par le vent, et son visage, d’ordinaire +plein et calme, était sillonné de rides +qu’un effort de volonté essayait d’effacer, mais +que l’angoisse, une souffrance plus forte que +toutes les disciplines et que tous les mensonges, +ramenait aussitôt et creusait encore plus.</p> + +<p>Je pensai que je pouvais difficilement faire +entrer M. de Harles dans l’appartement que +j’habite seule. Mademoiselle Zoé, ma femme de +chambre, l’eût-elle permis ? c’est douteux.</p> + +<p>— Entrons chez l’antiquaire, dis-je en ouvrant +la porte qui se trouvait là tout proche. Il est de +mes amis, passablement sourd, et me laisse fureter +dans sa boutique… Bonjour, père Grünne, +c’est moi, qui me réfugie chez vous, et qui +vous amène un de mes amis. Il est connaisseur.</p> + +<p>— Regardez donc ce que vous voudrez, ma +chère demoiselle, dit une voix dans la pièce +voisine. J’ai justement des ivoires que j’ai +dénichés la semaine passée, une belle occasion… +Dans le coin à droite, oui, c’est cela, vous y +êtes… Excusez-moi, j’ai mes rhumatismes, et +je me chauffe.</p> + +<p>Je m’assis rapidement, au fond du magasin, +dans un fauteuil de vieille tapisserie, et, dans +l’étroite allée où je m’étais engagée, M. de +Harles, à deux pas de moi, entre une pile de +livres reliés en veau et une crédence Louis XV, +s’arrêta.</p> + +<p>— Qu’y a-t-il ? demandai-je.</p> + +<p>Il passa la main sur son front, et la posa sur +un des gros livres à tranche pourpre, comme +s’il prêtait serment.</p> + +<p>— Un de mes amis vient d’avoir une affreuse +douleur ; il me l’a confiée, et vous m’en voyez +si ému que c’est à peine si je puis en parler +moi-même. Sa femme l’a trompé ! une femme +qu’il a gâtée, pour laquelle il s’est à moitié +ruiné, qui lui faisait mener une existence +absurde, à lui qui n’aimait pas le monde ; une +femme qui était sa grande fierté, et sa folie… +Il a appris cela tout à coup, sans avoir eu de +soupçons… Pas d’avertissement… La mort est +entrée à l’improviste.</p> + +<p>— Est-il sûr ?</p> + +<p>— Trop sûr ! Elle a avoué.</p> + +<p>— Cela vaut mieux.</p> + +<p>— Vous trouvez ?</p> + +<p>Pour la seconde fois, il me regarda fixement, +impérieusement, — l’âpreté de ce regard me +brûle encore le cœur ; — voulant savoir si je +pensais en effet : « Cela vaut mieux ».</p> + +<p>— Et maintenant, ajouta-t-il, mon ami veut +savoir que faire. Il y a plusieurs solutions, vous +comprenez, et il y en a de terribles. Il les a +toutes dans l’esprit, toutes ensemble, se heurtant, +se combattant, et ne se détruisant pas. Il est +comme fou, et ce qu’il veut, ce qu’il exige de +vous, c’est un conseil.</p> + +<p>— Mais, permettez, monsieur, pourquoi vous +adressez-vous à moi ? Je suis jeune, je ne suis +pas mariée, je n’ai…</p> + +<p>— Vous avez bien trouvé les ivoires ? demanda +la voix de l’antiquaire. Ils sont jolis, hein ?</p> + +<p>— Oui, oui, père Grünne. Je les ai sous la +main.</p> + +<p>Je me sentais mal à l’aise, dans cette sorte de +confessionnal où je m’étais assise en souriant.</p> + +<p>— Oui, pourquoi moi ? répétai-je tout bas. +Vous avouerez, monsieur, que c’est une étrange +démarche que celle que vous faites !</p> + +<p>Un frisson rapide contracta le visage de M. de +Harles.</p> + +<p>— Elle-même a supplié son mari de s’en +rapporter à vous. C’est un violent et qui aimait. +Il a failli la tuer. Vous voyez, je ne vous cache +rien. Elle s’est jetée à genoux ; elle a imploré ; +elle a promis ; elle a aussi, comme elles savent +le faire, accusé son mari.</p> + +<p>— De quoi ?</p> + +<p>— De la seule chose, en effet, dont il fût +coupable : de l’avoir aimée jusqu’à la faiblesse, +de l’avoir suivie au lieu de la guider, de l’avoir +mal gardée, en somme. Et, comme il parlait +alors de la quitter et de partager les enfants, +elle a dit : « J’accepterai ce qu’il faudra. Je +vous en supplie seulement, ne me jugez pas +sans avoir pris le conseil d’un être qui sache ce +que c’est que la pitié ! — Qui ? une de vos +amies ? — Jamais ! Elles me détestent ! » Elle +cherchait un nom désespérément. Comment +a-t-elle pensé à vous ? Je ne sais. Elle vous a +désignée. Et ce que vous direz, elle attend que +je le lui rapporte : décidez donc !</p> + +<p>Il attendait, lui surtout, et je ne crois pas +que l’angoisse de l’autre fût aussi poignante. +Sur la table, à côté de moi, pendant qu’il parlait, +j’avais pris un des ivoires de l’antiquaire. +C’était un crucifix ancien, d’un art médiocre, +mais la réponse était en lui. Je ne l’élevai pas, +je le tins seulement dans ma main ouverte, et +je dis :</p> + +<p>— C’est aujourd’hui le vendredi saint, monsieur : +vous n’avez qu’à vous en souvenir.</p> + +<p>M. de Harles considéra cette petite croix +brunie par le temps, la saisit, voulut parler, +balbutia quelques mots sans suite, et me quitta.</p> + +<p>— Ce monsieur qui est venu avec moi, dis-je +au brocanteur qui entrait, a choisi un de vos +ivoires, et m’a chargée d’en acquitter le prix.</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>Trois mois plus tard, j’apprenais que M. de +Harles avait donné sa démission, et qu’il s’était +retiré, avec sa femme et ses deux enfants, dans +une terre aux environs d’Arles. La veille du +départ, j’avais reçu une carte, qui portait la +mention traditionnelle « p. p. c. », mais précédée +d’une croix, lourdement tracée par une +main d’homme.</p> + +<p>Le conseil, c’est la graine jetée par-dessus la +haie : n’allez jamais voir si elle a poussé. J’ai +fait l’expérience. Trois ans et demi s’étaient +écoulés depuis la consultation que j’avais +donnée chez l’antiquaire des bords de la Loire. +Je voyageais en Provence. L’imprévu commande +ma vie. Vers la fin de l’après-midi, +l’amie qui me recevait me dit : « Nous allons +chez les de Harles, vous m’avez raconté que +vous les aviez connus ? — A peine. — Cela +suffit pour que je vous emmène. Ils seront +ravis de vous voir, la soirée sera belle, à la +campagne. » J’aurais dû refuser. Je crois que ce +fut la sournoise curiosité qui me fit être faible, +et qui prétendit s’appeler, en ce moment, pitié, +sympathie, politesse même, car au premier janvier, +régulièrement, le facteur me remettait une +carte de visite : « Monsieur et madame de Harles, +domaine de X… » Nous montons en voiture. +Le soleil est fulgurant ; les mûriers, plantés en +lignes, taillés en rond, dans les champs plats, ont +l’air de pelotes d’étincelles. Une heure de trot, +et nous sommes reçues dans un grand salon, +où toute la fraîcheur du matin a été conservée, +savamment. L’ombre y est épaisse ; j’ai été +mollement nommée par mon amie ; m’a-t-on +même reconnue ? Mon amie en doute. M. de +Harles, très libre d’esprit, très rural, n’a +cessé de parler Provence, vignes, bouilleurs +de cru ; sa femme, belle encore, mais devenue +timide dans la solitude, l’a écouté, sans +le contredire, sans l’approuver, sans ennui +apparent. Ç’a été toute la belle visite promise. +Nous nous sommes salués, comme des indifférents.</p> + +<p>— Vous voyez, chère petite, m’a dit en sortant +mon amie, ils vous avaient déjà presque +oubliée !</p> + +<p>— Pas encore assez ! ai-je répondu.</p> + +<p>Elle ne pouvait comprendre, et n’essaya pas +même.</p> + +<p>Hier matin, la poste m’a apporté une grande +enveloppe blanche, j’ai ouvert, j’ai tiré le carton +bristol, j’ai lu :</p> + +<p>« Monsieur et madame de Harles ont l’honneur +de vous faire part de la naissance de leur +fille Madeleine. »</p> + +<p>Seulement, à mon intention, deux mots +avaient été rayés ; « l’honneur » avait été biffé, +et à la place, une main de femme, une main +légère et sûrement heureuse, avait écrit : « la +joie ».</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c19">XIX<br> +<span class="xsmall">LE DRAME DE KERFEUN</span></h2> + + +<p>Je causais aujourd’hui, avec M. Le Duizel, de +l’empoisonnement de la Bretagne par l’alcool.</p> + +<p>Ah ! me dit-il, quelles scènes j’ai vues, il y +a huit jours ! Vous devez l’avoir éprouvé comme +moi : ce qu’il y a de plus cruel, dans une ruine +humaine, c’est le sentiment de la hauteur d’où +tout cela est tombé. On peut n’y pas penser, +quand l’être est totalement dégradé. Mais quand +un de nos clochers à jour s’écroule, les pierres +qu’on ramasse dans la boue, si profonde qu’ait +été la chute, ont encore un côté sculpté, ou +bien, dans une fêlure, quelque bout de lichen +qu’avait semé le vent du large. Cela est cruel +à voir !</p> + +<p>Vous vous rappelez mon vieux logis, tout +bas, qui n’a de noblesse que ses touffes de +lierre, et deux fenêtres à meneaux parmi d’autres +sans art, sa terrasse en avant, plantée en +verger, et, en arrière, l’avenue d’ormes, si +large, si longue, qui n’aboutit plus, aujourd’hui, +qu’à de menus chemins errants, dilués +dans les blés noirs. Je me promenais, au commencement +de l’avenue, jeudi soir, et je regardais, +entre les arbres, mes champs dévorés de +soif, quand je vis accourir à moi, de très loin, +un homme qui levait son bâton, toutes les +trois ou quatre enjambées, et qui criait :</p> + +<p>— Monsieur le maire ?</p> + +<p>J’allai à sa rencontre.</p> + +<p>— Monsieur le maire, il faut venir vite à la +ferme de Kerfeun : il y a un malheur !</p> + +<p>— Quoi donc ?</p> + +<p>— La mère qui a été tuée ! Elle est dans la +grange ; je l’ai vue, la pauvre ; on ne l’a pas +touchée, comme de juste, et l’homme m’a dit : +va le prévenir, il faut qu’il vienne.</p> + +<p>Je partis aussitôt, avec le messager, marchand +de bœufs et de porcs bien connu dans le +pays, et nous remontâmes l’avenue pour prendre, +à l’extrémité, un sentier qui descendait le +long des ajoncs. La ferme de Kerfeun est distante +d’environ deux kilomètres de chez moi, et +située précisément à la limite de mes terres. +Pendant le trajet, le marchand de bœufs, essoufflé +par la course et prudent d’ailleurs +comme tous les paysans qui savent un mauvais +secret, ne parla presque pas, et, dès que nous +arrivâmes en vue de la hêtrée de Kerfeun, prétextant +une affaire qui l’appelait à la prochaine +gare, il me laissa. J’avais appris seulement que +la vieille femme avait été frappée au retour de +la foire, dans la cour même de la ferme, et +qu’elle était allée tomber sur un tas de trèfle +sec, à l’entrée de la grange. Qui l’avait +tuée ?</p> + +<p>C’était à moi et à la justice de découvrir le +meurtrier.</p> + +<p>Je traversai la hêtrée au sol bossué, où les +fermiers de Kerfeun, depuis des temps très +anciens, abritent leurs meules de paille et leurs +barges d’épines, puis la cour éclairée par la +lune et déserte. J’avais en face de moi les bâtiments, +qui forment un angle droit, habitation à +gauche et étables à droite. Au bout des étables, +sous le même chaume verdi par la pluie, je +reconnus la grange, dont la porte était grande +ouverte. Mais la ferme semblait abandonnée. +Pas d’autre bruit que le meuglement sourd d’un +animal tourmenté par les mouches ; pas une +lumière aux fenêtres. J’appelai. Quelques secondes +s’écoulèrent.</p> + +<p>On m’attendait. Une flamme courut sur les +vitres de la salle commune, à l’endroit où la +maison se soude avec les étables, et le fermier +Jobic sortit, portant une lanterne qui n’était +pas utile. Il marchait droit. Il était en pleine +lumière. Je voyais son visage long et rasé levé +vers moi, sa bouche mince et serrée, son nez +tombant, ses yeux couleur de graine de foin, +et qui avaient peur des miens, ses cheveux roux +taillés court, et coiffés d’un feutre large, posé +en auréole. Jobic avait encore sur les épaules +la blouse de coton bleue, très courte, que les +Bretons mettent souvent par-dessus leur veste, +quand ils voyagent.</p> + +<p>— Mène-moi là où elle est !</p> + +<p>Il porta la main gauche à son front, et cacha +ses yeux, tandis que la poitrine se soulevait, +comme s’il allait sangloter. Mais, quand il rabaissa +la main, il n’avait pas pleuré ; la figure +grimaçait seulement.</p> + +<p>— Tu étais à la foire, toi aussi, Jobic, et tu +as bu ?</p> + +<p>— Presque pas, monsieur le maire, je vous +le jure !</p> + +<p>— Alors, tu vas tout me raconter. Précède-moi.</p> + +<p>Il se dirigea vers la grange, lentement, et, +comme elle était ouverte, il alla droit au tas de +trèfle, et, se baissant, il écarta une loque, couverture +trouée ou manteau de roulier, je ne +sais pas bien, qui cachait le cadavre de sa +mère. Le corps de la vieille femme était ployé +en avant, les bras étendus et les mains ouvertes, +le visage enfoui presque entièrement dans +l’herbe sèche. Sur le sommet de la tête, les +cheveux étaient mêlés et collés par le sang.</p> + +<p>Jobic regardait ce spectacle de mort sans +attendrissement, et sans horreur. Il semblait +que chez lui tout sentiment naturel fût aboli, +et tout souvenir, et toute intelligence de ce +qu’avait été, pour lui, cette pauvre créature qui +gisait là, entre nous. Une seule préoccupation +obsédait son esprit : le souci que rien ne fût +changé dans l’attitude de la morte avant l’arrivée +du juge. Comme j’avais écarté un des +bras, pour mieux voir le visage, il prit à son +tour, sans émotion, cette main qui l’avait bercé, +et la remit à l’endroit où elle était auparavant.</p> + +<p>Cependant, il respira quand il fut dehors, +dans la lumière de la lune, dans le vent, loin +du tas de trèfle. Je le pressai de questions. Il +raconta, il laissa deviner qu’au retour de la +foire, où il était allé avec sa mère et sa sœur, — la +servante ayant gardé la maison, — une +dispute s’était élevée entre les femmes dans la +cour. Quand je demandai : « Qui a frappé ? », +il étendit les bras dans la direction de la +chambre, tout au bout de la maison.</p> + +<p>— La servante ?</p> + +<p>Il fit un signe de dénégation.</p> + +<p>— Alors, c’est ta sœur qui est la meurtrière ? +Elle est là ? Conduis-moi encore !</p> + +<p>Il ne bougea pas. J’allai seul jusqu’à la maison, +j’ouvris la porte de la chambre qu’éclairait +seulement un peu de lumière venue du +dehors, et, ayant levé la lanterne que j’avais +arrachée aux mains de Jobic, je vis deux femmes, +l’une, la servante, qui se sauva, épouvantée, +dans le coin le plus reculé de la chambre, +et s’y blottit, et l’autre, ivre morte, couchée +sur le lit, les cheveux dénoués, les joues pâles, +la bouche tordue par la congestion alcoolique. +C’était la sœur du fermier, celle qui avait +frappé et tué la mère, et qui n’avait pas eu +conscience du crime, presque certainement, +fille tardive d’un père dégénéré, chétive, dont +j’avais remarqué bien souvent, dans les chemins +ou les champs autour de Kerfeun, la physionomie +bestiale, embrumée et sournoise.</p> + +<p>Je revins trouver Jobic.</p> + +<p>— Vous êtes le gardien responsable de votre +sœur, lui dis-je. Si elle s’éveille, empêchez-la +de fuir. Je vais avertir le procureur de la République.</p> + +<p>Il resta muet, et je crus qu’il allait pleurer. +Au moment où je quittais la cour de la ferme, +je le vis apporter une brassée de paille au pied +du petit perron qui conduisait à la chambre +d’Anna, et s’étendre pour passer la nuit.</p> + +<p>Le lendemain fut un jour tout plein pour moi +d’obligations pénibles. Je n’avais qu’un rôle +passif, ou à peu près, mais je dus assister à tous +les actes de la première procédure d’information : +examen du cadavre et du lieu du crime : +interrogatoires d’Anna qui ne se souvenait de +rien, de Jobic qui ne voulait pas se souvenir, +de la servante qui eut une crise de nerfs ; +reconstitution de la scène ; rédaction des procès-verbaux. +La ferme appartenait à la justice. Le +procureur, le juge d’instruction, le greffier, le +médecin légiste, allaient et venaient dans les +chambres, les greniers, les étables. Les gendarmes +donnaient à manger aux chevaux de +Jobic et à leurs propres chevaux logés dans la +même écurie. Des estafettes partaient pour les +fermes voisines, et ramenaient avec elles des +hommes ou des femmes, qui défilaient un à un, +mornes, et traînant la jambe comme des prisonniers, +et qui, sitôt libres, n’ayant rien dit de +compromettant, sautaient par-dessus les talus +et disparaissaient dans la campagne. D’autres +passants encore augmentaient l’animation et le +désarroi de Kerfeun, des curieux d’abord qui +rôdaient autour des bâtiments, tâchant d’apercevoir +« l’assassine », ou le frère, ou le juge, +puis des porteurs de nouvelles, convoqués +selon l’usage par le maître de la maison, et qui +devaient aller, à travers les landes et les moissons, +annoncer la mort aux parents et aux +amis, et les convoquer à l’enterrement. Selon +l’usage aussi, Jobic les faisait boire et manger +dans la grande salle.</p> + +<p>En vérité, je crois qu’aucun des principaux +acteurs ou témoins du drame n’avait encore +recouvré toute sa raison. Pendant que les hommes +dînaient dans la grande salle, le médecin +légiste faisait l’autopsie dans le caveau contigu +qu’éclairaient une fenêtre basse et deux meurtrières. +J’étais là. On avait placé le pauvre corps +sur des planches qui reposaient elles-mêmes +sur les barriques alignées. Je n’avais pas le +courage de regarder de ce côté. A un moment, +la porte s’ouvrit, et un homme, qui portait une +cruche, se baissa pour passer sous la poutre, +disant :</p> + +<p>— Faudrait tout de même du cidre !</p> + +<p>C’était Jobic. D’un coup de poing, quelqu’un +repoussa la porte et dut renverser l’homme, +car nous entendîmes le bruit d’une chute, et, +pendant plusieurs minutes, les dîneurs parlèrent +bas.</p> + +<p>La nuit vint. Les magistrats quittèrent la +ferme. La voiture qu’on avait demandée à la +ville voisine, pour emmener Anna, étant arrivée +très tard, il fut décidé que la prisonnière +serait gardée par les gendarmes, et ne partirait +que le lendemain.</p> + +<p>Le matin se leva clair et frais. L’aspect de +Kerfeun avait changé. Tout était ordonné, décent, +recueilli. Longtemps avant l’heure fixée +pour l’enterrement, une foule silencieuse, Bretons +et Bretonnes en habit de deuil, était assise +en demi-cercle dans la hêtrée et sur les pentes +d’herbe qui descendaient vers la cour. A l’intérieur +de la salle, la morte était encore étendue +sur le grand lit à quenouilles, un crucifix sur la +poitrine et le visage à découvert. Au pied du +lit, Jobic pleurait, tandis que des parents proches, +agenouillés au fond de la pièce, récitaient +le chapelet. Quand il entendit sonner +huit heures, il se redressa, et alla ouvrir la porte +qui faisait communiquer la grande salle avec la +chambre d’Anna.</p> + +<p>Quelques secondes passèrent. Anna parut +entre les deux gendarmes chargés de l’emmener. +Elle baissait la tête et la tournait à droite, +et elle aurait voulu traverser vite, vite et sortir. +Mais son frère l’arrêta.</p> + +<p>— Anna, dit-il, tu ne t’en iras pas de la maison +avant d’avoir embrassé la mère, pour lui +demander pardon.</p> + +<p>Elle eut un soubresaut, et l’émotion fut si +forte que le visage fut transformé et renouvelé. +Nous vîmes une autre Anna, celle que le poison +avait détruite, ressusciter, et une fille déjà +flétrie, mais aux yeux droits, aux lèvres fines, +au regard noyé de tendresse, de respect et de +regret, se pencher vers le front de la morte et +le baiser.</p> + +<p>— A présent, récite un <i lang="la" xml:lang="la">Ave Maria !</i> reprit +Jobic.</p> + +<p>Elle dit très bas, très vite, la prière. On entendit +seulement : « Maintenant et à l’heure de +notre mort… »</p> + +<p>— Ainsi soit-il ! dit le frère.</p> + +<p>Et elle fut entraînée dehors, tandis que plusieurs, +par pitié ou pour la voir, se levaient et +l’accompagnaient avec des gémissements.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c20">XX<br> +<span class="xsmall">LE FAUCHEUR D’HERBE</span></h2> + + +<p>Le soleil brillait encore pour les habitants +de la plaine. Il ne brillait plus, depuis longtemps +déjà, pour ceux de la montagne, entre +Albertville et Moûtiers. Bien au-dessus des +villages blottis au bord de l’Isère, au-dessus +des prés en pente et des roches fauves, enchassés +comme des morceaux de verrière dans le +plomb des forêts de sapins, une lumière ardente +vibrait encore dans le ciel, illuminait une crête, +un sommet rond, une plaque de neige : mais +il fallait lever la tête pour la voir. Elle était +comme les bandes d’oiseaux qui passent trop +loin, et dont les cris ni le vol ne réjouissent +plus.</p> + +<p>Cinq heures venaient de sonner à l’horloge +de la cuisine, et à cette heure-là on pouvait +dire que la grande solitude commençait pour +la cabane du garde forestier Biélé, qui habitait +sur la rive droite de l’Isère. Les brouillards +cachaient la vallée, la trouée étroite et toujours +menacée par les montagnes, où se précipitaient, +serrés l’un contre l’autre, tordus, tressés ensemble +comme les cordes d’un câble, le torrent +toujours blanc d’écume, la route bordée d’un +parapet, et la voie du chemin de fer. C’était +l’unique paysage, l’unique vue sur le monde. +Car, à gauche de la maison, et à petite distance, +le ravin se rétrécissait et tournait brusquement ; +la route et l’Isère disparaissaient derrière +un éperon de rochers noirs, le chemin de fer +entrait sous un tunnel, et tout semblait finir à +cette barrière. Quand le train du soir passait, +ses lanternes surgissaient de l’ombre, et son +bruit éclatait comme un coup de canon.</p> + +<p>Cinq heures. Pour prendre l’air, pour échapper +à la fumée qui envahissait la cuisine, — cette +brume ensevelissante pesait sur la cheminée, — Thelma +Biélé ouvrit la porte. Elle fit +trois pas dehors, sur la terrasse qui surplombait +la route, et où achevaient de mûrir leurs +graines quelques pieds de capucines, d’œillets +rouges, de giroflées, et deux énormes soleils +jaunes qui n’avaient plus qu’une couronne +incomplète de pétales et qui ressemblaient à des +feux d’artifice qui s’éteignent. Rien ne passait, +ni gens, ni bêtes. La route était déserte au ras +de la terrasse, l’Isère grondait au delà, et, +derrière la maison, les sapins se levaient sur la +pente abrupte.</p> + +<p>Thelma rentra, repoussa du pied des tisons +que la flamme avait, en les tordant, jetés +hors du foyer, baissa de quelques crans la +crémaillère où pendait la marmite, puis, se +redressant, elle se mira dans la glace qui était +justement posée au-dessus de la cheminée. Elle +regardait son visage avec émotion. Elle pensait : +« Je ne dois plus être la même, à présent ». +Et elle cherchait les traces visibles de la transformation +qu’elle sentait au fond de son cœur. +Elle voyait une femme de trente-cinq ans, +fraîche et rousselée, au nez court, aux yeux +enfoncés, aux tempes blondes serrées dans la +coiffe tarine. Elle n’était pas une beauté, +Thelma Biélé, mais elle était jolie « pour le +pays », grande, mince et marchant bien. Elle +avait surtout un charme dans ses yeux d’ombre, +au bord desquels, pour un compliment, pour +un salut qu’on lui faisait, pour une pensée, une +lueur courait et tremblait tout le long de la +paupière, larme ou sourire, on ne savait lequel. +Les hommes qui la voyaient seulement passer +ne l’oubliaient pas tout de suite. Ç’avait été +son malheur d’être admirée. Mariée très jeune +à un homme borné, maladif et buveur, elle +était montée de la plaine voilà trois ans, avec +son mari que l’administration forestière changeait +de canton pour la troisième fois. Elle était +étrangère au pays, plus fine, plus rose, plus +fiérotte que les autres femmes. Bientôt on avait +dit partout : « Vous savez, la Thelma, c’est elle +qui empêche son mari d’être mis à pied. On la +voit tout le temps avec le brigadier forestier, un +homme qui en a eu des histoires, ma chère, +mais qui est habile, dépensier, et si dur de +commandement, qu’il n’a jamais souffert personne +à côté de lui, si ce n’est Biélé. »</p> + +<p>Les femmes ne mentaient pas. Toute comédie, +toute tragédie du grand monde a sa réplique +dans le petit. Les mêmes passions, les mêmes +moyens, les mêmes causes. Et cependant, +si un romancier s’était avisé d’étudier le +« cas » de Thelma Biélé, il aurait dû rechercher +quels éléments de moralité, quelle éducation de +la conscience, quelles forces voisines, cette +pauvre fille, sœur de tant d’autres, avait trouvés +autour d’elle. A présent, elle avait rompu avec +son péché ; elle était toute changée, du moins +elle voulait l’être, et elle se sentait dans ce +trouble qui ne laisse à l’âme qu’une seule puissance, +celle de ne pas cesser de vouloir. Elle +souffrait ; elle se craignait elle-même ; elle avait +peur de celui qu’elle avait quitté. Tout cela +était nouveau, surprenant, presque incroyable +pour elle-même. Un acte si peu réfléchi ! Une +curiosité qui l’avait poussée dans l’église de la +paroisse, quelques semaines plus tôt, pendant +un sermon de mission, et puis des souvenirs, +une horreur de soi-même, un appel au secours, +des larmes. Voilà pourquoi la solitude lui était +si cruelle.</p> + +<p>Mais, pour une autre raison encore, Thelma +Biélé souffrait ce soir. Elle n’avait plus de pain +pour le lendemain. L’homme rentrerait très +tard dans la nuit ; on l’avait envoyé en tournée +tout à l’extrémité du canton forestier, et il +trouverait la soupe chaude, comme d’habitude, +sur la cendre. Mais au réveil, quand il demanderait : +« Du pain, la femme ! Il n’y a plus de +pain dans la huche ! » faudrait-il avouer que +deux fois, depuis huit jours, elle avait dû +supplier la boulangère de lui faire crédit, et +que les derniers mots de la marchande avaient +été une insulte : « N’y revenez pas, la belle ; à +présent qu’on ne sait plus qui paiera pour +vous, les comptes sont finis : pas d’argent, pas +de pain ».</p> + +<p>Tout le pays connaissait déjà l’affront qu’on +avait fait à la pauvresse. C’est pourquoi elle +avait attendu la nuit. Elle irait encore au village ; +elle engagerait, s’il le fallait, les petites +choses en doublé qu’elle avait reçues, au temps +de son mariage.</p> + +<p>Ah ! si le faucheur d’herbe était là, son fils, +ce beau valet de ferme qui venait de prendre +ses quinze ans, et que, malgré l’âge un peu trop +tendre, trois fermiers s’étaient disputé, parce +qu’il était fort comme un homme, et courageux +à l’ouvrage, oui, et plaisant comme pas un ! Il +n’avait guère qu’un défaut, celui-là même +qu’avait la mère : il se tourmentait vite, se +consolait lentement, et ne disait point son mal.</p> + +<p>Thelma Biélé avait laissé la porte ouverte, à +cause de la fumée. Et voici qu’au moment où +elle pensait à lui, il apparut sur le seuil, coiffé +d’un grand chapeau de paille, vêtu de la veste +courte, portant sur son épaule la faux encore +mouillée de la sève des herbes, et aussi un +paquet de hardes noué tout au bout du manche. +La mère courut à lui, l’enveloppa de ses bras, +le serra à l’étouffer, le baisa au front et aux +joues, comme pour boire au sang de son fils la +paix qu’elle n’avait pas.</p> + +<p>— Mon André ! Tu descends donc des granges ? +Ils ont donc fini là-haut ? Que tu es gentil +de venir ! Vois comme je suis contente ! Tu es +mon trésor. Nous allons souper, et puis nous +irons au village, acheter du pain.</p> + +<p>— A cette heure-ci ?</p> + +<p>Elle demeura tout interdite. Est-ce qu’il +savait quelque chose ? Mais non. Il déposait, +dans le coin de la cheminée, la faux et le paquet +de linge, et il disait :</p> + +<p>— Je comprends : c’est pour le père, demain +matin.</p> + +<p>La mère enleva la marmite, trempa la soupe, +dressa un couvert sur la table de cerisier rouge, +dont les pieds, près du sol, étaient poreux +comme des éponges.</p> + +<p>— Mange, mon petit !</p> + +<p>— Et toi, maman ?</p> + +<p>— Moi, je ne mangerai pas.</p> + +<p>Il la regarda, de ses yeux tout luisants de +vie vorace, et qui s’étonnaient que tout le +monde n’eût pas faim. Des cloches, au loin, +sonnaient, annonçant que les villages allaient +bientôt dormir, et leurs volées, mêlées au bruit +du torrent, montaient le long des sapins, clochers +aussi, qui frémissaient au passage. André +se hâta de finir. Thelma Biélé choisit dans l’armoire, +peut-être à cause de la brume, un manteau +de drap noir très long et qui la couvrait +toute. L’un près de l’autre, la mère et l’enfant +descendirent le talus sur lequel était bâtie la +maison, et prirent la route du côté où elle montait +et tournait. Il faisait sombre. L’Isère grondait +à droite dans le nuage.</p> + +<p>Les voyageurs tournèrent donc avec la route ; +ils devinèrent, dans les ténèbres, les trois noyers, +sous lesquels était abritée la maison du brigadier +Lauzanier. La mère avait pris la main de +son fils ; elle tâchait de ne pas faire de bruit en +marchant. Mais, à peine avaient-ils quitté le +cercle froid que faisait, même dans la nuit, +l’ombre du dernier noyer, qu’un homme, en +arrière, sauta sur la route.</p> + +<p>— Thelma ?</p> + +<p>— C’est monsieur Lauzanier, dit le jeune +homme.</p> + +<p>— Ne lui réponds pas, et viens vite ; il nous +en veut, depuis quelque temps… ne l’écoute +même pas, André, viens, viens !</p> + +<p>Et elle l’entraînait.</p> + +<p>— Je t’ai reconnue, Thelma Biélé. Je vois la +nuit, comme tu sais. Inutile de te cacher… Tu +es avec un autre homme… arrête-toi, et viens +me parler !</p> + +<p>La fuite continuait. Pendant un moment, +l’homme attendit une réponse. Mais, comme il +n’en recevait aucune, si ce n’est le bruit des +souliers de la mère et des sabots d’André, trottant +de conserve :</p> + +<p>— Courez donc ! cria la grosse voix rude ; +j’ai de quoi me venger !</p> + +<p>— Que dit-il ? demanda André.</p> + +<p>— Rien.</p> + +<p>— Mais si ; voilà que tu pleures ; que dit-il ?</p> + +<p>— Qu’il fera révoquer ton père ; qu’il nous +dénoncera…</p> + +<p>Elle tourna la tête, un peu, pour tâcher de +lire sur le visage tout proche de son fils. Et +elle crut voir des yeux ardents, des yeux qui ne +voulaient pas la regarder, et qui restaient levés +obstinément, vers les montagnes invisibles.</p> + +<p>— C’est que le père est souvent malade, tu +sais, mon petit ;… et moi, je me suis remise à +aller à l’église ;… voilà ce qu’il dira ;… les raisons +ne manquent pas, quand on veut nuire au +monde…</p> + +<p>La route bifurquait ; une vallée s’ouvrait à +gauche ; une maison annonçait le village, trente +maisons le composaient, et c’était une seule +rue, presque droite, avec une tour d’église au +bout. Les vieilles vitres des fenêtres et des +devantures de boutiques, pauvrement éclairées, +laissaient tomber sur le chemin, çà et là, +des écailles de lumière. Thelma s’approcha +d’une de ces lueurs qui creusaient la brume, +monta deux marches, et fit sonner une sonnette +en poussant la porte.</p> + +<p>— Ah ! mais non !… commença une voix +sèche qui partait du fond de la boutique ; je +vous ai avertie…</p> + +<p>La boulangère, — deux petits yeux couleur +de raisin cabas dans un visage ridé, couleur de +pain de seigle, — levait à bout de bras la lampe +à essence qu’elle avait prise sur le comptoir, +afin de découvrir quel était l’homme qui suivait +Thelma. Quand elle reconnut André, elle +changea de ton.</p> + +<p>— Qu’y a-t-il pour votre service, madame +Biélé ?</p> + +<p>— Deux pains pour ce soir, dit André. Quand +je suis là, on mange double.</p> + +<p>Il avait sa bonne figure audacieuse et contente. +Il était fier de commander, de protéger, +de payer. Lentement, malhabilement, il déliait +les cordons d’une bourse de cuir qu’il avait +tirée de sa ceinture, et, pendant que la mère +prenait les pains et s’effaçait, gagnant la porte, +lui, il comptait l’argent sur le marbre. Il aligna +plusieurs pièces blanches, et des pièces de deux +sous autant qu’il en avait, puis il dit :</p> + +<p>— Payez-vous ; c’est la mère qui m’a donné +l’argent ; faudra lui faire crédit, une autre fois.</p> + +<p>La boulangère cligna ses yeux rouges, +comme si elle disait oui, mais elle se contenta +de saluer. Le jeune gars de ferme sortit, +retrouva sa mère sur le chemin, et le retour fut +meilleur que n’avait été la première partie du +voyage. Lauzanier, à cette heure-là, avait dû +quitter la vallée pour faire une tournée dans +la montagne. Thelma le savait. Elle parlait +avec André de la ferme de la Faverge et des +foins des hauts plateaux que le garçon venait +de couper. Mais André ne répondait guère +qu’un mot pour trois qu’elle lui disait.</p> + +<p>— Si je pouvais voir son cœur ! pensait la mère.</p> + +<p>Ils rentrèrent, André se coucha, et la mère +borda le lit de son fils, et elle embrassa « l’enfant » ; +mais il y avait entre elle et lui deux ans +déjà de vie séparée : cela fait tant d’inconnu +qu’un baiser ne l’efface pas.</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>Très tard, dans la nuit, le garde Biélé, qui +était de service du côté du roc Marchand, +rentra. Il trouva sa femme endormie et son fils +éveillé.</p> + +<p>— Père, dit André, quelle tournée monsieur +Lauzanier fera-t-il demain ?</p> + +<p>— Il est déjà parti. Avant neuf heures, il +doit être au chalet haut de la Faverge, puis il +reviendra par Vorchère. Mais quelle idée as-tu +de demander cela ? Tu rêves, mon garçon. Dors +bien vite, et à demain !</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>Avant neuf heures, dans le pré de la Faverge, +qui est entre deux forêts de sapins à deux mille +mètres en l’air, quand le brigadier Lauzanier +arriva, par grand soleil et vent frais, il vit qu’il +y avait un homme couché vers le milieu du +pré et au bord du sentier. Il continua sa route, +et bientôt, au geste de la tête qui se dressait et +guettait, il jugea que cet homme était jeune. +Il s’approcha encore, et reconnut André Biélé.</p> + +<p>Celui-ci, étendu à plat ventre sur l’herbe +rase, avec sa faux près de lui. Les bras +croisés et soutenant le haut du buste, il tenait +son regard attaché sur le forestier qui venait, +et ce regard était plein d’une pensée unique, si +directe et si forte que le brigadier forestier s’arrêta, +et dit :</p> + +<p>— Qu’est-ce que tu me veux ?</p> + +<p>Cependant, le faucheur n’avait pas encore +parlé.</p> + +<p>Il ne bougea pas ; il eut seulement plus +d’étoiles dans ses yeux fixes, comme un jeune +chat qui a cessé de jouer.</p> + +<p>— Monsieur Lauzanier, dit-il, je suis monté +pour vous donner un avis…</p> + +<p>— Oui dà !</p> + +<p>— Vous avez menacé de dénoncer mon père ?</p> + +<p>— Et je le ferai si ça me plaît, gamin !</p> + +<p>— Vous ne le ferez pas, monsieur Lauzanier ! +Les mots qu’on dit ici n’ont pas de témoins, et +cela vaut mieux ; écoutez bien l’avis que je +vous donne : il y a tous les ans, par ici, des +accidents de montagne, il y en a beaucoup…</p> + +<p>— Eh bien ?</p> + +<p>— Eh bien ! si vous ne vous taisez pas, il +vous en arrivera un, monsieur Lauzanier, un +mauvais, on peut vous le prédire…</p> + +<p>Le forestier regarda André d’un air de défi, +leva les épaules, et s’éloigna. Mais la flamme +qu’il avait vue dans l’œil du faucheur l’avait +rendu prudent. Il s’est tu.</p> + +<p>André Biélé a regagné la ferme, là-haut, à la +limite des neiges. Il a continué de payer le pain +d’en bas. Mais il n’est jamais revenu.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c21">XXI<br> +<span class="xsmall">LE CHIEN COULEUR DE FOUGÈRE</span></h2> + + +<p>Sébastien Courlot était quelque chose comme +vétérinaire ; mais c’est là un titre qu’on ne lui +donnait jamais. Avait-il étudié dans les livres ? +Possédait-il un diplôme ? Nul n’aurait su le +dire aussi bien que lui, mais il n’en parlait pas. +Pour toute la campagne, à vingt kilomètres du +bourg où sa maison était tapie, bonne dernière, +au ras de la mare où on lave, il était « le mégeyeur ». +Et tout le monde sait, depuis la +banlieue de Paris jusqu’au plus profond des +campagnes, que le mégeyeur peut avoir une +jolie carriole peinte en rouge, ou même un +cabriolet dansant comme un sommier, un cheval +fin, des poules, une étable, des rentes : jamais +il n’aura la situation d’un homme considérable, +je veux dire qui tient à la terre par la semelle +de ses deux sabots. Le fermier se défie de +l’homme qui guérit ses bêtes. Comment guérissent-elles ? +On donne des poudres à celles qui +enflent ; on met aussi des poudres dans la +boisson de celles qui maigrissent : n’est-ce pas +singulier ? Le mégeyeur connaît tous les troupeaux ; +il a dans son esprit le compte des moutons, +comme un chien de berger ; les bouchers +l’arrêtent sur les routes, et causent avec lui des +demi-heures, accoudés à une barrière ; on le +voit ici et on le voit là : un homme qui a tant +de relations en dehors de la commune n’en a +pas que de bonnes ; il échappe au contrôle ; il +n’est pas dans l’horizon ; il n’est pas sûr.</p> + +<p>Bien peu de gens du bourg, ou des fermes, +étaient d’une mine plus engageante que Sébastien +Courlot, un homme qui avait la bouche +relevée aux angles et faite en croissant de lune, +tant il riait souvent ; des joues pleines, vermillonnées +par l’alcool et par l’hiver beauceron ; +un petit nez décidé, lisse et râblé comme une +tuile vernie, et des yeux qui n’avaient jamais +l’air sérieux, soit que le bonhomme prononçât : +« Votre brebis va mieux », soit qu’il prophétisât : +« Je ne crois pas qu’elle broute longtemps. » +Il était grand, tout rond de corps, portait un +chapeau à larges bords, des cravates d’un ton +toujours vif, et, par-dessous sa blouse, de bons +complets de drap qu’il faisait venir d’Elbeuf. +On le disait riche, bien qu’il jurât qu’il ne l’était +point. Mais comment le croire ? Un homme qui +ne soignait pas seulement les bêtes, qui « s’attaquait +même au monde » ? Oui. Courlot donnait +des consultations. Il était guérisseur, il avait un +secret. Quand un chrétien souffrait d’une péritonite, +il n’appelait pas le médecin du chef-lieu de +canton, il n’appelait pas un médecin d’Orléans : +il envoyait querir le mégeyeur. Courlot arrivait +au trot de sa jument, entrait dans la maison, +mettait à nu le ventre du patient, le palpait de +sa main potelée, souple et savante, et se retirait +en disant : « Ça ne sera rien ». Le plus curieux +c’est que, en effet, le malade se rétablissait. On +m’a cité des exemples, j’en ai vu d’autres. J’ai +même demandé au mégeyeur de m’expliquer +son procédé.</p> + +<p>— Mademoiselle, je ne peux vous dire qu’une +chose, c’est la manière dont je l’ai appris. +J’étais jeune, j’étais loin d’ici, je faisais la guerre +autour de Metz, dans l’armée du maréchal. +Nous avions marché longtemps ; nous étions +exténués, et, la nuit venue, voici que je découvre, +avec trois camarades, une auberge. L’hôtelier +met sur la table une bouteille de vin, je remplis +les verres, j’allais boire, quand la porte +s’ouvre, et un coureur, un chemineau, aussi +trempé, aussi crotté que nous, se faufile dans la +salle. « Qui est-ce qui me donne à boire ? » Personne +ne répond. « Qui est-ce qui me donne à +boire, je le récompenserai ! — Plus souvent ! » +disent les camarades, et ils lampent d’un trait leur +verre de vin. Moi, je commence aussi à boire, +puis je m’arrête. « Tiens, que je dis, il y en a +pour deux. » Alors, quand il eut bu, le chemineau +fit claquer sa langue, et me demanda : +« Viens dehors que je te parle ! » Je ne sais pas +pourquoi j’y allai, mais j’y fus. Et là il m’enseigna +ce qu’il savait. Et quand il eut fini, il +rouvrit lui-même la porte, et dit : « Rentre à +présent ; moi je m’en vas ; pour ton verre de vin, +c’est la fortune que je t’ai donnée. »</p> + +<p>Comme le mégeyeur, et devant lui, la légende +courait. Malheureusement il y en avait une +autre, une plus ténébreuse. A certains moments +de l’année, deux fois, trois fois, « c’est selon » +disaient les gens, cet homme gras maigrissait ; +il se mettait au lit ; ses traits s’altéraient profondément ; +pendant une semaine il ne recevait +personne ; on assurait même qu’il ne goûtait +plus ce petit vin de Vouvray, dont il avait +toujours en cave une provision, et qui souffle +hors de la bouteille, quand on tire le bouchon, +un nuage de fumée bleue comme celle d’un grain +d’encens. Il était malade, direz-vous ? Voilà +justement l’affaire. De quelle maladie ? Pourquoi +n’appelait-il jamais le médecin ? Pourquoi ne +laissait-il approcher aucun de ses amis, s’il +en avait ? Pourquoi s’alitait-il précisément dans +le même temps où Le Harquelier, le berger de +la Porchée, se plaignait de douleurs intolérables, +et se jetait, farouche et ployé en deux, sur la +litière de ses brebis ?</p> + +<p>La campagne se tait, mais elle observe tout. +Le berger habitait la grande ferme qui est à la +limite des bois. Il avait un âge, assurément, +mais lequel ? On savait que ce pauvre gars, en +1900, un soir de mai, s’était offert comme berger +avec son chien, un chien noir aux yeux verts. +On ne lui avait rien demandé, sinon le prix +qu’il voulait. Et déjà, à ce moment-là, Le +Harquelier, rongé par la misère qui est une +fièvre, fouetté par la pluie, secoué par le vent, +perclus par l’immobilité, le silence et l’espace, +ressemblait à une de ces truisses de saule, +oubliée au bord d’un talus, et dont on ne peut +dire : « Elle est jeune ; elle est vieille. » Son +regard fuyant, brumeux, perdu, n’était compris +que par ses bêtes. Tant que durait le jour, Le +Harquelier, lentement, parcourait la plaine, +tantôt en avant, tantôt en arrière de ses moutons, +que la peur du chien et du berger maintenait +en cercle. Sa limousine sur le dos, comme +un vieux morceau d’arc-en-ciel, il servait de +perchoir aux étourneaux qui reconnaissaient la +laine.</p> + +<p>On ne l’entendait jamais parler. Deux ou +trois fois seulement, chaque année, il geignait, +il restait le matin couché dans la bergerie, sans +vouloir dire où il avait mal. Le fermier de la +Porchée, qui n’est point un méchant homme, et +qui allait visiter son berger et lui demander : +« Veux-tu ta soupe ? » avait remarqué que, ces +jours-là, Le Harquelier avait les jambes qui +tremblaient, et les sabots et les houseaux couverts +d’eau et de boue, comme quelqu’un qui +a couru la nuit.</p> + +<p>Trois ans durant, il l’interrogea, sans avoir +de réponse. Un jour pourtant, comme il +questionnait encore, avec des paroles amies, +son berger à demi mort sur la litière des bêtes, +il vit celui-ci se redresser ; il se sentit frôler par +le regard qu’on ne rencontrait jamais ; il entendit +une voix forte et basse :</p> + +<p>— Écoute, as-tu peur de ce que tu ne connais +pas ?</p> + +<p>— Peut-être bien, dit le patron.</p> + +<p>— Si tu as pitié de moi, il ne faut pas avoir +peur. Trouve-toi, cette nuit, à deux heures, au +carrefour du Chêne. N’amène personne avec +toi : on ne te fera pas de mal.</p> + +<p>— Vous serez donc plusieurs ?</p> + +<p>— Nous serons six, dont tu connais deux au +moins. Trois prendront la gauche ; trois prendront +la droite. Moi, je serai le dernier, à gauche. +Tu ne parleras pas ?</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>— Ni à présent, ni plus tard ?</p> + +<p>— Non.</p> + +<p>— Apporte donc ta fourche, et pour me délivrer, +tâche de me tirer du sang !</p> + +<p>Le fermier de la Porchée n’était pas rassuré. +Il fit cependant ce qu’il avait promis. Avant +deux heures du matin, par un grand froid de +fin d’automne, il était au carrefour du Chêne. Il +n’avait pas oublié d’emporter sa fourche d’acier +bleu. Tous les bois étaient couverts de gelée, et +pas une feuille ne remuait. Au premier coup de +deux heures, il entendit : « Gniaf ! Gniaf ! Gniaf ! » +mais sans rien voir. Au second coup, il vit +venir dans le chemin, trois de chaque côté, +six petits chiens couleur de fougère morte, bas +sur pattes, crottés, fourbus, tirant la langue, et +qui jappaient, couraient, roulaient à la poursuite +d’un gibier qui ne se montrait pas. Le fermier +eut peur. Il se gara au milieu de l’allée. Comme +le dernier allait passer devant lui, de toute sa +force il lança la fourche, qui atteignit le chien +au jarret.</p> + +<p>Un hurlement lui répondit.</p> + +<p>Et aussitôt le fermier de la Porchée ne vit +plus que cinq chiens qui entraient dans l’ombre +et s’y perdaient. Mais il avait maintenant, à +côté de lui, son berger Le Harquelier, qui +boitait, et qui saignait, blessé au mollet.</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>Ainsi, dans les soirées d’hiver, quelquefois, +je raconte à mes neveux les histoires que j’ai +surprises, les secrets les mieux gardés qui +soient au monde : ceux de la campagne superstitieuse.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c22">XXII<br> +<span class="xsmall">LE LIT DE LA MÈRE MOINEAU</span></h2> + + +<p>Les veuves ! Il y a longtemps que saint +Jérôme a dit du bien de leur état. Mais pas +assez. Avec sa permission, je continue le paragraphe. +Elles sont précieuses, dans la charité. +Non pas toutes ! Je ne parle pas de la grande +veuve, qui s’occupe sans cesse de lui pour +qu’on s’occupe d’elle, et pour qui le souvenir +est un bruit ; ni de celles dont le vieux solitaire +disait qu’elles ne sont pas des veuves vraiment +veuves. Je veux parler des autres, qui ont pris +leur parti d’avoir été ; qui ne souhaitent pas de +rajeunir, et qui s’en vont, droites, simples, +capables de passer près de la joie sans l’envier +ni la troubler, mais portées vers la peine, +comme vers un amour nouveau, plus grand +que l’ancien. Ont-elles été heureuses ? Était-il +fidèle ? On ne sait. Elles ont la mémoire silencieuse +du passé. On devine qu’elles y vivent +encore, mais seules, jalousement, à leurs +heures, gardiennes qui portent la veilleuse et +la clé, pour entrer sans témoin dans les chapelles +secrètes.</p> + +<p>Souvent, j’ai eu l’occasion de comparer leur +manière d’être, de comprendre une œuvre +charitable ou sociale, de la lancer, de la développer, +de la défendre, avec notre manière à +nous, jeunes filles ou vieilles filles. Nous +sommes mieux faites pour l’action ; nous avons +plus d’élan, plus d’imprudence heureuse, moins +de retour et de repliement. L’audace dans le +bien est une vertu des vierges. Demandez-leur +d’enlever une barricade, de soigner un lépreux, +d’illuminer une conscience toute noire, de +quêter une mondaine, de convaincre un ministre, +de cacher trente ans de leur vie dans une +infirmerie : elles le feront. Elles peuvent tout +écouter parce qu’elles ne savent pas tout, et, peut-être +à cause de cela, tout consoler, et tout relever. +Il n’y a pas de fange humaine à côté de qui +on ne les voie. Elles retiennent de leurs mains +frêles, et le monde ne s’en doute pas, des +armées prêtes pour la révolte. Les veuves ont +moins d’allure. Ayant plus vécu, elles doutent +davantage. Mais elles sont conseillères, patientes, +visiteuses ; elles plaignent mieux les peines +de cœur, et elles n’aiment pas mieux que nous +les enfants, non, mais elles ont toutes, pour causer +d’eux avec les mères, des mots, des regards, +des silences qui savent le chemin. On s’entend +tout de suite avec elles ; on ne cache rien. Et puis +la liberté plus grande de leur vie les rend hospitalières. +Les veuves tout à fait pauvres sont +peut-être ici les plus étonnantes. Voyez la mère +Moineau.</p> + +<p>Elle habite Paris depuis toujours. Les quartiers +lui sont indifférents, pourvu qu’elle puisse +payer son loyer avec beaucoup de retard. En +ce moment, elle fait partie du faubourg Saint-Germain, +parce que, après cinq ans d’essai et +d’huissier, on n’a plus voulu d’elle aux Batignolles. +Elle paye difficilement, mais elle ne +demande rien. Elle a sa rente insuffisante, le +revenu des économies qu’elle avait faites, +malgré M. Moineau, un dépensier, hélas ! quand +ils étaient concierges, au pied de la tour Saint-Jacques. +Le pire malheur n’est pas de souper +d’une salade et d’un morceau de pain. Ce n’est +pas non plus d’avoir soixante ans, du rhumatisme +dans les deux jambes et une petite taie +sur l’œil droit. Si vous aviez rencontré, +l’hiver dernier, sortant de chez elle, la mère +Moineau, vous l’auriez prise pour une personne +« qui a le moyen » : deux bandeaux +bien lissés, soufflés par des crêpés, des yeux +noirs, pas commodes, et celui de droite un peu +recouvert par la paupière, des pommettes bien +rondes, la poitrine aussi, la taille courte, une +robe noire sans une tache, une broche de jais +au col, et des mitaines aux mains. Elle allait +au marché, avec son filet. Il lui arrivait de +revenir en rapportant son filet vide, quand les +légumes étaient trop chers. Mais vous auriez +dit, en la voyant, comme ses voisines : +« Madame Moineau a un chagrin ». Si elle en +avait un ! Son œil malade le racontait un peu +plus que l’autre, mais ils pleuraient tous deux, +lentement, des larmes bues par le vent de la +rue. Madame Moineau n’aidait pas le vent +avec son mouchoir. Que lui importait qu’on la +vît pleurer ? Tout le monde ne saurait-il pas, +bientôt, que Joséphine, son unique, l’avait quittée +depuis trois jours, une fille qui n’avait +jamais eu beaucoup de conduite et qui n’en +avait plus du tout ? « Comment se fait-il qu’elle +n’ait pas pu souffrir vingt ans de misère, quand +moi j’en ai porté soixante ? »</p> + +<p>Elle ne trouvait pas la réponse. Madame Moineau +n’avait pas changé de pensée un seul +moment, lorsqu’elle heurta du coude, sans +l’avoir voulu, à l’entrée du marché, une femme +qui était là immobile, adossée au mur, sur le +trottoir.</p> + +<p>— Pardon, madame !</p> + +<p>— Ça n’est rien, madame !</p> + +<p>— Tiens, vous pleurez, vous aussi ? Il faut +croire que c’est le jour.</p> + +<p>La mère Moineau, qui ne se savait pas +psychologue, mais qui l’était, jugea qu’elle +coudoyait une vraie pauvresse et une vraie +peine.</p> + +<p>— Le vôtre vous a lâché ? demanda-t-elle.</p> + +<p>— Non, je ne l’ai plus.</p> + +<p>— C’est comme moi mon défunt Moineau. +Que vous ont-ils donc fait ?</p> + +<p>— Ils m’ont mise à la porte parce que je ne +payais point.</p> + +<p>— Ça m’est arrivé, à moi aussi.</p> + +<p>— Alors j’ai juste six sous devant moi, pour +moi et pour le petit que vous voyez là.</p> + +<p>Un avorton de trois ou quatre ans, mou +comme un paquet de nouilles, se traînait sur +l’asphalte.</p> + +<p>— Il est mignon, dit la mère Moineau. Ça ne +doit guère manger ?</p> + +<p>— Des pommes, ma chère dame, c’est ce +qu’il aime le mieux, mais elles sont hors de +prix.</p> + +<p>— Je vous crois ! Vous n’êtes pas la mère ?</p> + +<p>— Non, elle est morte.</p> + +<p>La mère Moineau vit que la maigre mâchoire +de la femme s’était allongée, et qu’au-dessus du +creux des joues, les paupières battaient.</p> + +<p>— Si vous n’aviez besoin que d’un lit, dit-elle, +j’ai le mien. Jusqu’à ces jours-ci, je couchais à +deux, avec ma fille, qui ne reviendra pas. Il est +large ; vous n’êtes guère épaisse. Mais c’est le +petit ?</p> + +<p>Les paupières cessèrent de battre. Dans la +tête endolorie, vide d’espérance, le jour se +levait. La taille se plia, la main droite saisit +l’enfant et l’enleva, pour le montrer.</p> + +<p>— C’est gros à peine comme un chat. Une +caisse suffirait.</p> + +<p>— J’en trouverai une, et de la laine pour faire +un matelas. Car, pour des couvertures, Dieu +merci, je n’en manque pas. Avez-vous du travail ?</p> + +<p>— Plus de travail que de payement, ma chère +dame. J’aide à la vente, chez une marchande +de légumes. Mais, comme je suis vieille, on ne +me donne que cinq francs par semaine.</p> + +<p>— Cinq francs, ça nous aidera tout de même. +Attendez-moi.</p> + +<p>La mère Moineau monta, plus lestement que +d’habitude, la marche de la halle. Elle revint +avec le filet presque plein. Et les deux femmes, +tenant le petit entre elles, s’en allèrent vers la +rue de Bellechasse. La mère Moineau expliquait +qu’elle habitait au second, sur la cour ; +qu’elle n’avait qu’une chambre, mais bien +propre par exemple, un grand lit en fer, trois +chaises, une table, un poêle pour la cuisine et +une commode : tout ce qu’il fallait. Quand elle +fut rendue devant le numéro de la maison, à +l’entrée du passage :</p> + +<p>— J’ai oublié de vous demander une chose : +comment vous appelez-vous ?</p> + +<p>— Madame Marais ; madame veuve Marais.</p> + +<p>Depuis un an ou à peu près, madame Moineau +et madame veuve Marais vivaient ensemble, +n’ayant qu’une chambre, qu’une table, +qu’un poêle et qu’un lit. Les voisines avaient +pris l’habitude de les traiter comme des sœurs, +associées de misère, et qui élevaient l’enfant, ce +chétif qui avait de la chance, en somme, +d’avoir deux grand’mères. Elles ne voyaient +pas beaucoup madame Marais, employée depuis +la première heure jusqu’au soir chez la marchande +d’herbes et de légumes, mais elles continuaient +de rencontrer, sur le palier, dans l’escalier, +dans les rues du quartier, la mère Moineau, +et même de recevoir la visite de la vieille +femme. Car celle-ci, trop impotente pour travailler, +était de force encore à monter des étages. +On la demandait, on l’envoyait chercher, +elle avait une clientèle, surtout parmi les jeunes +mères, qui la savaient expérimentée, complaisante, +et bavarde juste assez pour que le temps +ne parût ni long ni court en sa compagnie. Elle +faisait chauffer le lait pour le biberon, emmaillotait, +démaillotait, berçait le nourrisson, donnait +à la mère des tisanes rares et souveraines, +tricotait près de l’accouchée, racontait les +histoires de toutes les loges de la rue de Bellechasse +et de la rue Saint-Dominique, en inventait +quand elle avait vidé son sac, ou bien, près +des malades sérieusement malades, elle se taisait, +dévouée alors, compatissante, capable de +se tenir immobile et silencieuse dans le coin de +la chambre, comme la flamme d’une veilleuse +qui regarde l’endormie.</p> + +<p>Un jour du mois dernier, sa plus proche voisine +vint lui dire :</p> + +<p>— La petite femme Grésil, de la rue Vaneau, +voudrait vous voir ; elle est bien malade. C’est +la poitrine, toujours !</p> + +<p>La petite femme Grésil ! Qui n’a pas visité +une salle d’hôpital parisien, qui ne s’est pas +arrêté devant un lit blanc, où repose, la tête +soulevée par l’oreiller, très pâle, très fine, +confiante encore dans la vie et pourtant condamnée, +une employée de la couture ou de la +mode, celui-là ne peut imaginer combien était +émouvante et même délicieuse à voir la petite +femme de l’ouvrier plombier. Elle n’avait +pas été transportée à l’hôpital ; elle était restée +dans cette chambre du quatrième, un peu en +désordre maintenant, mais encore pimpante, à +cause des meubles neufs et des rideaux à fleurs. +Elle avait des yeux bruns, des yeux que la +maladie avait agrandis, tout pleins d’esprit, de +jeunesse et de câlinerie. On lui eût rendu service, +rien que pour les voir se fermer à demi, +sourire et dire : « Merci, la mère Moineau ! » +Quand la mère Moineau arriva, ils pleuraient. +Elle gronda, elle plaisanta, elle demeura longtemps, +et ne réussit point. Ce fut elle-même +qui perdit sa joie.</p> + +<p>— Ma petite Grésil, dit-elle, puisque vous +êtes triste, et que vous vous croyez très malade, +si j’étais que vous, je recevrais le bon +Dieu.</p> + +<p>La tête pâle, sur l’oreiller, remua faiblement +pour dire non.</p> + +<p>— Je ne demanderais pas mieux, mère Moineau, +mais ici, dans cette maison, c’est impossible. +Il y a de si mauvaises gens ! Vous n’imaginez +pas ! Voilà six mois, il est venu un curé, +pour une malade comme moi, et ils l’ont tellement +injurié, ceux d’en bas, et même frappé, +qu’il a été obligé de se retirer. On n’est guère +libre, vous savez.</p> + +<p>— Votre mari voudrait-il ?</p> + +<p>— Bien sûr, le pauvre !</p> + +<p>La mère Moineau resta songeuse un moment.</p> + +<p>— Alors, il y aurait peut-être un moyen. +Vous diriez que vous allez vous faire soigner +dans une maison de santé. Je viendrais vous +chercher en voiture, — je ne sais pas qui payerait, +mais je trouverai, — et vous prendriez ma +place, dans mon lit, pour trois ou quatre jours. +Madame Marais n’est pas épaisse ; elle est tranquille ; +elle ne dort pas plus de six heures par +nuit. Moi, je dormirai sur une chaise. Ma petite +Grésil, il faut accepter !</p> + +<p>Il en fut ainsi. La bouchère paya le fiacre. +Madame Marais fit le ménage « à fond », et mit +dans le lit la meilleure paire de draps. Deux +locataires, des jeunes, des inconnues pour elle, +aidèrent madame Grésil à monter l’escalier. Elle +se reposa deux jours. Le troisième, au matin, +quand le vicaire vint, il trouva plusieurs +femmes à genoux, et une grosse vieille debout, +qui soutenait la tête de la malade. A côté du +lit, sur la table, il y avait un tout petit crucifix +de plâtre, et une touffe de chrysanthèmes, +qu’avait envoyée la marchande de légumes.</p> + +<p>— C’est votre fille ? demanda-t-il à la mère +Moineau.</p> + +<p>— A peu près, répondit-elle.</p> + +<p>Et c’était vrai, et pour la petite Grésil, et +pour la mère Marais, et pour l’enfant qui dormait +dans la caisse pleine de laine, et pour +d’autres sans doute.</p> + +<p>Quelle histoire on ferait avec la charité des +pauvres !</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c23">XXIII<br> +<span class="xsmall">LE BOURG ABANDONNÉ</span></h2> + + +<p>Tout à la fin de septembre, une invitation +inattendue m’amenait pour quelques jours dans +un coin perdu de la côte bretonne. Mon amie +de pension, Jeanne, qui est veuve et qui a deux +grandes filles, m’écrivait : « Je suis malade, tu +les promèneras. Je suis triste, tu me guériras. » +J’ai pris le train, j’ai voyagé longtemps, et je +suis arrivée à une station que la lettre de +Jeanne m’avait désignée : mais j’étais loin +encore de la maison de mon amie.</p> + +<p>L’adjectif « perdu » est bien celui qui convient +au village où j’étais appelée, perdu entre les +vagues de la mer et celles de la terre bretonne, +loin des chemins de fer, loin de toute ville +même de médiocre importance, ignoré des +baigneurs, deviné seulement par les chauffeurs +qui font le tour de la Bretagne, et qui peuvent, +un instant, du haut d’une colline distante de +deux kilomètres, apercevoir deux plages séparées +par un cap, et là, au commencement de +l’éperon noir, après de maigres champs d’avoine +et de sarrasin, avant une lande en pointe, un +groupe de maisons blanches évidemment « sans +intérêt ». Jeanne m’en avait fait la description.</p> + +<p>Dans la cour de la petite gare, une carriole +m’attendait. Le conducteur était un irrégulier +de la profession, un fermier qui, ayant de bons +chevaux et le goût de l’auberge et du cidre +doux, consentait moyennant finances, et quand +la récolte ne s’y refusait pas, à faire la longue +trotte avec les haltes qui l’allongent. Il plaça +mon bagage à l’arrière, me fit asseoir près de +lui, sur la banquette, et, sans me demander +mon avis, me jugeant comme lui-même hospitalière, +offrit de monter, tour à tour, à quatre +ou cinq amis rencontrés sur la route, et qui +nous tinrent compagnie chacun pendant une +demi-heure. Nous les prenions à l’entrée +d’un sentier ; nous les déposions plus loin, à +l’entrée d’un chemin vert. Les côtes succédaient +aux descentes, sans que la jument +ralentît son allure. Elle avait deux bourrelets +d’écume à chaque endroit de son poil gris où +tombait et se levait en mesure une courroie du +harnais. L’homme, ivre et sommeillant dans la +gloire comme un pommier en mai, laissait +aller, les yeux songeurs dans le vent frais. Il +souriait vaguement au danger des raidillons et +des tournants, aux brusques rencontres de +charrettes ou de carrioles que nous manquions +d’accrocher à chaque fois. On eût dit qu’il avait +reçu, pour un jour ou pour tous les jours, +quelque promesse d’en haut de ne point verser. +Il devait se croire sur la mer sans obstacle. Je +lui demandais :</p> + +<p>— Combien de kilomètres encore ?</p> + +<p>— Trois ou quatre lieues de pays, à peu +près.</p> + +<p>Les lieues de pays, multipliées par l’à peu +près, défilèrent pendant tout l’après-midi : +champs étroits, toujours penchés, toujours +bordés d’ormes émondés ; ravins aigus au fond +desquels l’eau se devine seulement à l’épaisseur +des herbes ; solitudes cultivées ; futaies sur +les collines et futaies sans château, avenues +seigneuriales d’un seigneur disparu ; tertres de +fougères et de bruyères, où quelqu’un, qui ne +vient plus, a dû s’asseoir pour regarder l’ombre +bleue des vallées et le croissant fin qui monte, +salué par les grillons. Le fermier qui me +conduisait était un silencieux, mais plus encore +un craintif. A quelques réponses fuyantes et +brèves, que j’obtins de lui, je compris qu’il +était un assez bon homme, mais qui craignait +de laisser voir le fond religieux de sa race. Il +avait peur d’être trahi, peur de vexations qu’il +m’était impossible de préciser. Là comme dans +les villes, je rencontrais la peur. Une femme +eût été moins en garde et plus brave.</p> + +<p>Comme j’étais entrée, avec mon guide, dans +la salle basse d’une auberge bien tenue, propre, +je remarquai, à droite de la cheminée, une +niche de bois accrochée au mur, ornée à l’intérieur +de papier doré, de vases en plomb, de +coquillages, au milieu desquels trônait une statuette +de la Vierge. Deux hommes qui conduisaient +chacun deux chevaux admirables, attelés +à une charrette pleine de goëmon frais, s’arrêtèrent +devant la porte, et s’avancèrent, en +portant la main à leur chapeau de feutre d’ancienne +mode. C’étaient deux fermiers riches de +la contrée, le père et le fils, et rarement j’ai vu +des visages de paysans d’une finesse, d’une +distinction de traits égale à celle de ces deux +Bretons blonds. Ils demandèrent un verre de +rhum, — de quelle Jamaïque, hélas ! — burent +debout, d’un trait, et reprirent la route de la +ferme.</p> + +<p>J’arrivai avant la nuit, à l’heure où la clarté +de la mer survit encore à celle des feuilles et +des pierres. Jeanne ne m’avait pas trompée ; +j’avais bien sous les yeux le paysage large et +sauvage qu’elle m’avait annoncé : des rochers, +des plages mouillées et nivelées à chaque marée, +et dont pas une villa ne brise la belle courbe +nue, des dunes couvertes d’herbes folles, des +champs moissonnés et beaucoup de ciel au-dessus. +Mon amie habite à un quart d’heure de la +côte, sous les premiers arbres que le vent ne +tord plus, une ancienne gentilhommière qui +n’eut jamais d’hôte prodigue, assurément, et +qui s’est passée de tourelles, de sculptures, +et de parc.</p> + +<p>Nous sommes dans la campagne, sans fossé, +sans haie, sans transition. Raison de plus pour +l’étudier un peu. J’ai fait mon enquête. Et les +hommes comme les choses m’ont dit leur +abandon.</p> + +<p>Le « port » a été le chef-lieu de la commune, +et ne l’est plus. Le vent de la côte qu’on a voulu +fuir, une grande route dont on a voulu se rapprocher : +voilà les raisons du délaissement. +L’église neuve, la mairie, l’école, plusieurs +cabarets, une épicerie, le bureau de tabac, le +bureau de poste se sont groupés là-bas, sur la +colline, à deux kilomètres dans les terres. Il +ne reste ici que des maisons vieilles, les unes +blanchies à la chaux, les autres grises comme +de l’ajonc sec, où logent des pêcheurs de maquereau +et de congres, des douaniers, des +ouvriers tailleurs de pierres et deux ou trois +fermiers riverains de la mer. La plupart des +cultivateurs habitent des fermes isolées, disséminées +dans les vallées, cachées derrière les +haies. Paix profonde, n’est-ce pas, idylles +champêtres, légendes bretonnes ? Hélas ! tout +cela pourrait être, mais tout cela n’est +pas. Tous ces pauvres sont, comme des +riches, divisés en vainqueurs et vaincus. Dans +ces campagnes si longtemps calmes et saines +d’esprits, les pires mensonges font leur chemin, +et personne ne peut plus réparer toutes les +brèches. Un homme pouvait le faire autrefois, +le curé, s’il était vraiment prêtre. Mais on l’a +si bien désigné aux défiances et aux haines, +que la moitié de sa paroisse n’a plus de guide +et n’a plus d’exemple, en aucune chose, +morale, sociale, française ; et de même quand +il s’agit seulement d’éviter une faute d’hygiène +ou de goût. L’ancienne église était bâtie sur la +pente d’une lande, au-dessus de la falaise ; +elle était en granit rouge, d’un beau style du +treizième, forteresse par l’épaisseur des +murailles, ornée de colonnes, percée de fenêtres +d’une ligne pure. Un seul paroissien vigilant, +un homme de goût habitant le pays : et +cette beauté vénérable eût été conservée. Il ne +reste plus de la nef que des pans de murs. +Le chœur seul est intact. Il sert de chapelle +de secours pour la population du port. Dans +l’encadrement d’une ogive, quand on entre +dans la sacristie, on aperçoit la mer, à quarante +mètres au-dessous de soi, et les pointes +d’écueils toujours cernées d’écume, et le grand +ciel qui est si souvent, en Bretagne, le soir, +d’un mauve léger, comme les bruyères fanées.</p> + +<p>Une femme m’a dit : « Il y a bien une veuve +parmi nous, qui soigne les malades, et veille +les mères en couches, et fait ce qu’elle peut +pour que le monde n’ait pas trop faim et pas +trop froid dans les hivers. On l’aime tous, +excepté ceux qui la « regrettent » parce qu’elle +est dévotieuse. C’est une vraie bonne sœur en +plein vent. Son défunt était pilote, loin d’ici. +Elle a de quoi vivre, mais elle n’a guère de +quoi donner ; et moi je sais que ça la prive. »</p> + +<p>J’ai entendu un autre mot, un de ceux qui +m’émeuvent parce qu’ils sont le résumé tout +simple d’une âme rarement parlante. Il a été +dit par hasard, devant moi. Je montais à travers +les mielles, à la brune, et je rentrais au logis +de mon amie. Au carrefour, à la limite des +champs, une charrette coupait la route devant +moi. L’homme qui marchait à la tête des +chevaux, un beau jeune fermier, celui que +j’avais vu entrer à l’auberge avec son père le +jour de mon arrivée, leva la main, saisit la +guide et arrêta l’attelage. Ce n’était pas pour +reposer ses bêtes. Il avait aperçu devant lui, +l’unique « baigneur » venu en ce pays désert, +un avocat de l’Est, inconnu ici voilà quatre +semaines, et que, cependant, les gens du bourg +et de la campagne ont pris en affection ; il +faisait pour lui ce qu’il n’eût peut-être pas fait +pour son maître : il cherchait à causer avec lui, +sans intérêt, par amitié. Que s’était-il passé ? +Rien que d’ordinaire, en apparence. Cet étranger, +comme tant d’autres, avait cherché à +connaître les marins, les paysans, les enfants, +les vieux, les pauvres. Au hasard des rencontres, +il leur avait souhaité le bonjour et dit +un mot ; mais, à la différence des autres passants, +il avait laissé deviner en lui un cœur +sans curiosité, sans vanité, un cœur ami et +dévoué ; il avait aussi réuni une fois, une +seule fois, dans une grange prêtée par Jeanne, +les familles des fermiers voisins, et il s’était +mis à raconter des histoires où revivait la +Bretagne et d’où Dieu n’était pas absent. Les +auditeurs de la semaine dernière arrêtaient à +présent leur ami dans les chemins. Et c’est ce +qu’avait fait le métayer, au carrefour des mielles.</p> + +<p>— Eh bien ! monsieur, vous partez donc +demain ?</p> + +<p>— Mais oui.</p> + +<p>— Vous reviendrez chez nous, n’est-ce pas, +une autre année ?</p> + +<p>— Peut-être.</p> + +<p>Et le beau gars breton, serrant la main de +l’étranger qui partait, répondit gravement :</p> + +<p>— Faudra tâcher. Car il n’y a qu’un mois +que vous êtes chez nous, monsieur, et c’est +pourtant comme si vous étiez né dans le pays !</p> + +<p>L’attelage continua sa route. Je pris le sentier. +Mais je ne pouvais distraire mon esprit +des mots de ce paysan, philosophe sans le +savoir, et qui venait d’exprimer la plainte +d’une société rurale incomplète et souffrante.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c24">XXIV<br> +<span class="xsmall">LA VILLE AU ROUET</span></h2> + + +<p>Il y avait bien des Villes au Rouet, dans la +France que nos mères ont connue, bien des +fermes et des logis où s’était conservée l’habitude +de filer le fil dont serait faite la toile des +draps et des chemises. Celle dont je veux parler, +et qui porte le nom du métier que toutes les +mains de femme, les mains rudes et les mains +blanches, savaient faire chanter, est située dans +une contrée sauvage et voisine de la mer. Je dis +sauvage, parce qu’il y a peu de routes à travers +les champs, des ajoncs sur les talus, des mots +de patois sur les lèvres des paysans, et, dans le +cœur de tous les habitants, qu’ils soient nobles, +bourgeois, artisans ou laboureurs, une secrète +défiance contre ce qui vient par terre de l’étranger, +marchandise ou marchand, idée même : +car ce qui vient par mer est généralement +bien accueilli. La maison, bâtie en moellon, +coiffée de forte ardoise qu’a rouillée le sel de +la brume, est flanquée à l’ouest d’un jardin, +à l’est d’une prairie, qui mettent de l’air autour +d’elle, et de la lumière, et un parfum de fleurs +ou d’herbe. En avant du jardin, une petite futaie +de chêne laisse passer l’avenue mal empierrée. +Et le parc, c’est toute la campagne environnante, +les cultures divisées par des talus plantés +d’arbres, les minces vallons tournants, qui +guident vers la côte des ruisseaux invisibles, +les chemins verts innombrables, déserts sauf +au temps des semailles et de la moisson, et qui +ont, en leur milieu, un sillon de poussière fine +où la patte d’un moineau, le pied d’un écureuil +ou d’un lièvre creuse une empreinte durable. +Mais rien n’égale en beauté, à bien des lieues +à la ronde, la hêtrée de la Ville au Rouet.</p> + +<p>Si vous passez par là, vous la reconnaîtrez à +ce que j’en vais dire. Un chemin part de la futaie +de chênes et descend en demi-cercle à la +mer. D’abord de pente douce et à peine encaissé, +il devient bientôt rapide, s’enfonce dans +une tranchée dont les parois ont dix mètres, +puis vingt mètres de hauteur ; il est obstrué par +des quartiers de roche que roulent les torrents +d’hiver ; il tourne et, tout à coup, il s’ouvre un +peu, pour recevoir la lumière de l’eau vive. Un +arpent de prairie et de sable le sépare de la +baie. On peut aborder là. Il y a une roche avec +un poteau pour amarrer les barques. La merveille, +c’est que le ravin est une avenue couverte, +c’est que, des deux talus rapprochés, des +hêtres s’élancent et croisent leurs branches au-dessus +du sentier. La mousse, tout le long des +pentes, est soulevée et modelée par leurs racines ; +ils ont des troncs courts, vite épanouis +en rameaux, des troncs qui « font la main », et +qui sont d’un gris rose à l’automne et marbrés +de bleu quand la sève est nouvelle. A peine si +on devine du dehors ce berceau de hautes ramures. +Toute leur ombre, toute la charpente de +leur corps, tout leur bruit, tout le parfum de +leurs faînes et de leurs feuilles tombées appartiennent +au sentier. Le sentier appartient à la +Ville au Rouet.</p> + +<p>La femme qui habitait la maison, — il y a peu +d’années encore, — n’avait pas, depuis longtemps, +quitté la paroisse où elle était venue +après son mariage, où elle avait vécu heureuse +et entourée, où elle vivait seule, à présent, +veuve et n’ayant plus qu’un fils qui passait, chaque +année, le mois d’août à la Ville au Rouet. Il +arrivait de Paris, par un train qui s’arrêtait à +l’entrée d’un petit port, de l’autre côté de la +baie, et il prenait un canot pour traverser le +bras de mer. Madame Guéméné l’attendait sur la +plage, à l’ombre du dernier hêtre. Ensemble, ils +remontaient le chemin couvert et tournant, le +chemin merveilleux, qui leur était cher comme +la reliure d’un livre où vivait leur pensée. Ils +s’arrêtaient pour se redire la joie du retour : +« Tu as bonne mine ! — C’est la joie ! — Et l’air +d’un homme ! Tout à fait ! Monsieur le financier, +avec votre belle barbe blonde, on vous prendrait, +en pays d’Orient, pour un seigneur ! Regarde-moi, +sais-tu que tu as encore grandi ? +Je m’étonne toujours d’avoir un si grand fils. — Et +moi une mère qui n’a pas vieilli. Vous +n’avez pas un cheveu blanc. »</p> + +<p>Cette chétive madame Guéméné, fine de visage, +toute voisine de la cinquantaine, avait gardé de +sa jeunesse, de son enfance même, un sourire +agile et de tous les traits à la fois, et que l’âge +avait achevé, en lui donnant un sens mélancolique. +Son fils débarquait, l’esprit tout plein du +mouvement de Paris. Il parlait des affaires industrielles, +variées comme l’invention humaine, +qu’il avait étudiées et qui le passionnaient, des +théâtres, des expositions, des concerts, et du +train du monde, c’est-à-dire du cercle assez +court où chacun vit. Elle écoutait ; elle était intéressée, +amusée souvent : elle n’enviait pas. +Et il s’étonnait.</p> + +<p>— C’est un mystère pour moi, disait-il. Comment +pouvez-vous habiter seule, toute l’année, +à la Ville au Rouet ? L’été, passe encore : vous +recevez quelques visites de voisins de campagne, +ou de baigneurs installés dans les villas de la +côte ; vous avez la visite prolongée de votre +fils. Mais l’hiver ? Mais le printemps ? Mais +l’automne ? Avouez que les conversations avec +vos fermiers, vos blanchisseuses et votre jardinier +ne sont pas folâtres…</p> + +<p>— Folâtres, non ; mais je n’ai plus l’âge, mon +ami… Elles sont plus nourries que tu ne penses. +Et puis tu oublies que j’ai un autre interlocuteur.</p> + +<p>— Lequel ?</p> + +<p>— Moi-même, et qu’on ne cause bien avec soi +que dans le désert.</p> + +<p>— De qui parlez-vous, avec vous-même ?</p> + +<p>— De toi surtout.</p> + +<p>— Vous ne me connaissez presque plus !</p> + +<p>— Assez pour imaginer, prévoir et m’inquiéter : +tu vois bien que c’est vivre, cela !</p> + +<p>Les grands hêtres verts les écoutaient rire.</p> + +<p>Depuis quelque temps, M. Guéméné sentait +grandir son admiration pour sa mère. Il était +arrivé à cette conclusion, qu’il prenait pour +une découverte, que sa mère devait être une +femme d’intelligence supérieure, et que c’était +dommage qu’elle vécût si retirée. Comment ne +s’en était-il pas avisé plus tôt ? « Comme nous +sommes pauvres de jugement, pensait-il, nous +qui aimons seulement nos mères, et qui ne +comprenons leur mérite qu’à l’heure où leur +vie est déjà près de finir ! » Il le dit, et sa mère +eut assez d’esprit pour rire encore.</p> + +<p>— En toute vérité, je crois que tu te trompes, +mon ami, dit-elle. Les femmes devinent, plus +et mieux que les hommes. Elles ont une tendresse +intelligente, qui ne dépend point de leur +condition, qui s’attache d’abord aux enfants, et +de là s’étend plus ou moins sur le monde. Avoir +eu souvent peur pour les autres, pour les âmes, +les corps et les biens, c’est posséder une grosse +expérience, et presque un passe-partout. Pour +aller très droit dans la vie, il n’y a pas besoin +d’avoir une intelligence supérieure, — heureusement, — il +faut mettre à profit cette modeste +clarté que la poussière des routes battues projette +sur les fossés. Il faut autre chose encore : +ce que j’appelle la bonne volonté.</p> + +<p>— Plus rare, celle-ci !</p> + +<p>— Infiniment. Se décider en bonne foi ; +sacrifier ce qui est cher à ce qui est clair ; oublier +ce qu’on a souhaité, pour vouloir autre chose : +voilà le difficile, et ce qui fait les abîmes entre +les hommes…</p> + +<p>Celui à qui sa mère parlait de la sorte était +sans doute encore trop jeune. Il ne répondit +pas, mais il pensa : « Ce sont des mots, personne +ne peut vouloir contre soi-même, ni toujours, +ni même souvent. »</p> + +<p>Et une année s’écoula. L’année suivante, les +hêtres du chemin qui tourne virent passer trois +promeneurs au lieu de deux. M. Guéméné avait +amené sa jeune femme à la Ville au Rouet : il +lui avait recommandé : « Ma mère a bien changé, +depuis six mois ; elle s’affaiblit ; il importe de la +ménager : si elle vous demande de venir habiter +avec elle, évidemment nous n’en ferons rien, +mais laissez-lui un peu d’illusion. » Le jour du +départ, la mère descendit avec ses deux enfants +jusqu’à la plage où le canot était amarré. Ce +fut elle qui détacha la corde, et qui dit :</p> + +<p>— A l’an prochain ! J’espère que nous serons +quatre ?</p> + +<p>Beaucoup de temps passa encore. Madame +Guéméné était devenue vieille, si vieille que, +pour attendre son fils, elle dut s’arrêter tout au +commencement de la pente couverte de hêtres. +Ce n’était pas le retour joyeux, espéré, préparé, +pendant onze mois de solitude. Les arbres, au +vent froid qui montait de la mer, agitaient plus +de bourgeons que de feuilles. M. Guéméné arrivait +ruiné et affolé. Il embrassa en pleurant cette +créature diminuée par l’âge, et dont le visage +disparaissait sous l’amas des châles de tricot. +Elle ne lui reprocha rien ; elle eut cette charité +merveilleuse de sembler croire tout ce qu’il +disait, et cette autre d’écouter jusqu’au bout un +homme que le chagrin faisait déraisonner. +« Mon parti est pris, disait-il, et il vous plaira : +je reviens à la Ville au Rouet ; je ne suis plus +rien, je ne travaille plus et je n’aurais jamais +dû travailler puisque j’ai été vaincu ; nous +vivrons ensemble ; je vous demande asile. » +Madame Guéméné, quand il eut fini de dire de +grands mots inutiles, leva sa main qu’un peu +de fièvre agitait, comme aux jours où elle signait +un bail. « Non, dit-elle ; la gestion de mes terres +sera désormais facile ; tu vaux mieux que cela ; +je viens de vendre deux fermes, l’une qui payera +tes dettes, et l’autre qui te permettra de recommencer +ta vie. »</p> + +<p>L’homme qui m’a raconté ces choses, un soir +d’été, sur les falaises de la baie, me montrait de +loin le ravin où remuaient en grandes houles +les cimes déjà jaunes des hêtres. Et il ajoutait :</p> + +<p>— J’ai osé parler, quelquefois, de ma force, +de mon esprit de décision, de mon dévouement +aux miens : mais, devant ces arbres-là, ce sont +des mots que je ne dis plus jamais.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c25">XXV<br> +<span class="xsmall">LES YEUX</span></h2> + + +<p>Il y en a qui disent tout ; il y en a qui ne +disent rien ; la plupart ne disent qu’une ou deux +choses, toujours les mêmes.</p> + +<p>Depuis le temps que la littérature les célèbre, +en prose et en vers, nos yeux de femmes sont +un sujet qu’elle n’a point épuisé. Elle y cherche +l’amour et rarement la pensée. Nous sommes +durement traitées par tant de poètes qui n’écrivent +pas pour nous déplaire. Ils aiment seulement +en nous l’amour que nous avons pour +eux, ou que nous pourrions avoir, et ils nous +réduisent à un seul rôle, et nous renferment +dans un seul âge. Quelques-uns ont été d’un +réalisme aigu, les plus grands. N’est-ce pas +Homère qui a parlé de déesses et de mortelles +« aux yeux de génisse » ? Il voulait exprimer +la longueur de ces yeux, et leur placidité, et +leur velours épais, où vit l’unique reflet des +herbes et du sol. Il avait des images de pasteur. +Et j’avoue que celle-là, toute déplaisante qu’elle +soit, m’est souvent revenue à l’esprit. En +omnibus, en chemin de fer, dans la rue, dans +un salon, le regard d’une voisine ou d’une passante +m’a fait songer : « C’est cela même ! +O vieillard qui savais combien un mot d’éloge +peut porter et cacher de vérités cruelles ! Elles +souriaient les jeunes Grecques, flattées de ce +qu’un si grand poète admirât leurs grands yeux. +Il avait mis en vers les propos de leurs amants. +Le reste importait peu ! » Les modernes ont +inventé ou répété cent formules, où ils semblent +plus épris de la couleur que de la forme des +yeux ; j’ai lu, dans les romans et les recueils de +poésies, l’irrésistible attrait des yeux couleur +de violette, ou noirs comme la nuit, ou jaspés, +ou bleus, ou gris de lin. Mais ce sont presque +toujours des yeux qui aiment. Et il me semble +à moi, que j’ai rencontré dans la vie, plus souvent +que ces écrivains, des yeux qui pensent.</p> + +<p>Quelle souveraineté ! La beauté pensante ! +Elle attire et elle intimide ; elle veut bien se +faire toute voisine, elle nous parle, elle nous +sourit, mais elle a gardé dans ses yeux l’immensité +inconnue d’où elle vient, où elle a passé +toute seule, où elle retournera, où l’emporteront +ses ailes qu’elle a repliées pour une heure +et par pitié pour nous.</p> + +<p>Plusieurs religieuses m’ont donné cette émotion +délicieuse et cruelle, l’une surtout que je +connais bien. Elle est belle et elle ne le sait pas. +Elle n’a pas de miroir quand elle attache sa +guimpe et qu’elle épingle son voile. Ses compagnes, +si elle était laide, l’accueilleraient du +même air de contentement fraternel. Quand elle +entre, et qu’elle me regarde tout droit, et qu’elle +dit : « Bonjour », c’est la lumière qui entre +avec elle. Quand elle dit : « Que je suis heureuse +de vous voir ! Donnez-moi des nouvelles +de tous ceux que j’aime ? J’ai tant pensé à eux ! +Où est celui-ci ? Que fait-il ? Et celle-là ? Et celle-là +encore ? » Je sens passer sur moi comme une +grande vague vivante et accourue du large, +toutes les pensées de cette âme, toute sa tendresse, +tous ses souvenirs, et quelque chose +d’inconnu, de fort et de joyeux, devant quoi je +me mettrais à genoux ; mais elle ne le voudrait +pas.</p> + +<p>Je me souviens aussi d’une femme que je ne +verrai jamais et qui cependant m’a parlé, qui +m’a regardée, qui a laissé dans mon cœur l’image +de ses yeux clairs. Le souvenir est récent +encore. Je voyageais en Angleterre, et je m’arrêtai +pour un jour dans une ville universitaire. +J’avais pour hôte un des directeurs de ce collège +célèbre, où la jeunesse est si bien encadrée +par les murs sculptés et verdis, les cloîtres, +le parc au bord du fleuve, les ormes vénérables, +tout le passé énergique et poétique. Nous +avions visité la bibliothèque, pleine de trésors +qui sont aimés, — tant d’autres, ailleurs, ne le +sont pas, — l’église où les stalles des abbés et +des chanoines de jadis sont pieusement occupées +par les maîtres d’aujourd’hui, et nous étions +remontés dans les appartements privés du +vice-recteur, en attendant le déjeuner, qui +devait avoir lieu à deux heures et demie. J’examinais +une série de portraits des plus illustres +élèves du collège, photographies, gravures, +pendues aux murs du palier. Il y avait aussi +des reproductions de tableaux anglais ou italiens, +choisies, en petit nombre, éclairées par la +lumière des baies larges. Et, tout à coup, je +m’écriai :</p> + +<p>— Oh ! voilà une merveille !</p> + +<p>Le vieux maître anglais, tout blanc, très +mince, très grave, ne me répondit pas, mais je +vis qu’il s’attendrissait.</p> + +<p>— Qui est cette femme admirable ? Est-ce +une peinture de primitif ? Qui l’a peinte ? Il n’y +a pas de date dans son visage. Elle est l’immortelle.</p> + +<p>— Elle vit, me dit-il.</p> + +<p>C’était une photographie, demi-grandeur. La +tête, droite et vue de face, rappelait par ses +lignes ces sculptures antiques qui expriment +puissamment le repos, l’équilibre, une sorte +d’harmonie plus qu’humaine. Aucune grâce +mièvre, aucun ornement : des joues pleines, +des lèvres sérieuses, une chevelure abondante +et légère, blonde assurément, relevée autour +du front. Tout le prodige était dans les yeux. +Ils étaient clairs et profonds, ardents et comme +délivrés du souci d’être beaux. Par quel hasard, +avec leur image, avaient-ils donné leur magnificence, +leur secret, leur pensée même qui +s’était imprimée sur cette feuille de papier ? Je +ne sais. Je conversais avec eux comme avec des +yeux vivants. J’y devinais une intelligence +jeune et hardie, pleine d’idées qui ne sont point +dans les livres, mais que l’esprit trouve dans +ses voyages, au large du monde, et qui le suivent +d’elles-mêmes, sans l’alourdir, comme du soleil +au bord des voiles. A quel pays appartenait +cette femme étrange ? A quelle petite catégorie +de nos sociétés humaines ? Riche ou pauvre ? +Lettrée, ignorante, inconnue ou illustre ? Rien +ne l’indiquait. La robe, un peu échancrée, et +qui laissait voir l’attache du cou, avait l’air +d’être faite d’une étoffe sombre et commune.</p> + +<p>Déjà, plusieurs fois, mon hôte m’avait fait +signe, mais je ne l’avais pas vu. Des ombres +avaient passé derrière nous, et je n’avais pas +compris. Il jouissait silencieusement de mon +admiration. Enfin, il dit :</p> + +<p>— C’est le portrait de la femme d’un poète +écossais, poète elle-même. Elle est de nos amis +très chers, malgré la différence des âges. La +photographie qui vous a arrêtée au passage, et +qui est un chef-d’œuvre, a été faite par une ancienne +domestique de chez nous. Oui, une +domestique, qui était sans le savoir une artiste +géniale.</p> + +<p>— Le chef-d’œuvre, monsieur, c’est surtout +le modèle.</p> + +<p>Le vieil humaniste se tourna vers moi. Une +joie vive, celle d’un souvenir préféré, faisait +battre les cils blancs de ses paupières. Il répondit, +avec une lenteur passionnée :</p> + +<p>— Vous dites bien. Quand elle nous fit l’honneur +de venir ici, voilà trois ans déjà, j’étais au +fond de mon jardin. On m’appela. Je l’aperçus +debout, dans le matin, sur la plus haute marche +du perron. Le vent jouait avec ses cheveux +dorés. Elle me regardait approcher, elle me +regardait avec ces yeux dont vous n’avez ici que +la fumée et la nuit. Je n’ai jamais rien vu qui +fût plus pareil à un rêve.</p> + +<p>Il s’inclina.</p> + +<p>— Mademoiselle, ajouta-t-il, voilà dix minutes +que mes invités et ma famille sont descendus +dans la salle à manger. Nous les rejoindrons +s’il vous plaît. Et il m’en coûtera comme +à vous.</p> + +<p>Les yeux qui pensent, les yeux de femme où +passe un autre songe encore que celui de la +tendresse, je les ai vus partout, et la campagne +profonde ne les ignore pas. Des êtres de choix +y vivent çà et là, dans les fermes, dans les +bourgs. Celle-là avait une bien singulière puissance +de regard, qui vivait dans un village de +notre Beauce où l’esprit n’est pas toujours alerte, +ni tourné vers le ciel ou le lointain de la terre. +Elle s’appelait Fernande. Elle était, avec sa +sœur Louise, la plus fine couturière du pays. +Toutes les deux, occupées du matin au soir, +et du 1<sup>er</sup> janvier au 31 décembre, ne chômant +que les dimanches, elles travaillaient +tantôt chez elles, tantôt chez d’autres, toujours +pour d’autres. On disait : « Elles se ressemblent, +à les croire jumelles, et toutes les +deux elles ont oublié d’être bêtes ». C’est un +oubli qu’on leur pardonnait peu. Elles s’en vengeaient +en commérant beaucoup, assises côte +à côte, pendant les heures longues où le jour +augmentait et diminuait sur l’aiguille en mouvement. +Leur élégance, leur belle taille, leurs +yeux noirs dans des visages roses, étaient renommés +également. Les vieilles mères, qui ne +s’y connaissent plus, disaient : « Si j’étais obligée +de choisir, je ne sais pas laquelle des deux +je choisirais ». Mais si toutes les deux avaient +l’esprit vif, Fernande seule avait ce cœur +inquiet que la fatigue du jour ne suffit pas à +endormir. Elle étudiait la physionomie des gens +et des bêtes ; elle tirait une philosophie des +histoires qu’on lui contait ; elle goûtait la beauté +des soirs ; elle pensait au monde vaste qu’elle +ignorait, et même à la mort, et cela lui faisait +une âme plus grande que celle de Louise. Mais +rien ne le révélait, et, pour tous leurs voisins, +elles étaient « parfaitement jumelles ».</p> + +<p>Un soir que, par hasard, elles avaient travaillé, +l’une chez elle, l’autre au dehors, Fernande, +qui revenait d’une des fermes assises sur +le dos de nos longues houles beauceronnes, +trouva Louise toute changée, inquiète et capricieuse, +et silencieuse contre la coutume. +« Qu’as-tu, ce soir ? » Elle chercha ; elle +découvrit assez vite que Louise n’était pas +triste ; bientôt après elle devina le secret. +Louise était aimée ! Louise avait reçu dans la +journée la déclaration d’un amoureux. Louise +se demandait si elle dirait oui, et le doute n’était +guère possible. Pourquoi était-elle inquiète ? +Bien tard, dans la nuit, comme elles causaient +encore, et que Fernande pour la vingtième fois +demandait : « Qu’as-tu ? » Louise se leva soudain, +la regarda durement, et dit :</p> + +<p>— J’ai peur de tes yeux !</p> + +<p>Elle avait eu peur de la pensée. L’amoureux +revint, et Louise eut soin de lui donner rendez-vous +à l’autre bout du village, dans le jardin +d’une amie. C’était un honnête homme, un peu +lourd, qui n’avait pas l’humeur conquérante, et +à qui suffisaient les yeux de Louise et les économies +qu’elle avait amassées. Cependant, quoi +qu’il fît, trois mois après qu’il eut commencé à +« causer » avec Louise, huit jours seulement +avant les noces, les deux jumelles se quittèrent.</p> + +<p>Fernande, en larmes, vint me voir. Elle partait. +Elle allait chercher sa vie dans un autre +village où elle avait une parente. Elle pleurait ; +elle accusait sa sœur ; elle disait :</p> + +<p>— Regardez-moi, mademoiselle ! Est-ce que +je suis une coquette ?</p> + +<p>— Oh ! non, Fernande.</p> + +<p>— Eh bien ! mademoiselle c’est à cause de +mes yeux, pourtant, que je m’en vais ! Ma sœur +est comme folle. Croyez-vous qu’elle m’a dit +hier : « Je ne puis plus te souffrir. Quand tu +lèves les yeux sur moi, je cherche s’il n’y est +pas. »</p> + +<p>Je la regardai. Et je donnai tort, sans le dire, +à celle qui s’en allait. Elle avait des yeux qui +pensent ; l’autre n’avait que les yeux qui aiment.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c26">XXVI<br> +<span class="xsmall">LES PETITES FRATERNITÉS</span></h2> + + +<p>Quand un remède a été longtemps employé, +quand il a été célébré et primé dans les Instituts, +affiché sur les murs, exalté par la réclame +des journaux, quand il a fait la fortune d’un droguiste +et l’honnête profit d’entremetteurs nombreux, +il arrive une heure où le remède disparaît +presque subitement. Il est remplacé, comme +un fonctionnaire qui a déplu. Il entre dans +l’honorariat du codex. Les jeunes médecins +rient lorsqu’on le nomme ; les vieux aussi, par +oubli. Il a fini d’être. A-t-il servi ? C’est difficile +à dire. La maladie est toujours là, et on essaye +contre elle d’une illusion nouvelle, orgueilleuse, +exclusive. Voilà le sort des remèdes. Mais j’ai +remarqué que les pâtes molles et sucrées, les +jujubes, les losanges lubrifiants, en un mot les +douceurs thérapeutiques, échappent à cette +règle de soudaineté. Elles traversent les siècles, +allègrement, comme leurs sœurs les tisanes, les +quatre fleurs, la camomille, la boisson chaude +de pomme de reinette, la mauve et la guimauve, +et la principale raison m’en paraît être +qu’elles s’offrent à nous sans prétention. Aucune +d’elles n’a jamais affirmé : « Je vous guérirai ». +Elles promettent de calmer, et leur +succès ne passe pas.</p> + +<p>Il en est de même des remèdes sociaux. Les +petites fraternités, le salut d’un seul à un seul, +l’homme qui sait dire bonjour, les yeux qui +savent plaindre, les oreilles qui savent écouter, +font plus que les systèmes, pour la paix du +monde. Il y a un art de n’être pas odieux, qui +est d’autant plus compliqué que la fonction sociale +est plus haute, et la richesse plus évidente. +Deux ouvriers se rencontrent : celui qui +offre à l’autre un verre de vin est assuré d’avoir +satisfait largement aux lois de la civilité. Mais +M. le maire qui traverse le matin son village, et +se rend à la mairie, quel diplomate s’il ne blesse +personne ! « Père Untel, maître Untel, monsieur, +mon ami », il doit d’abord choisir, du plus loin qu’il +aperçoit un administré, l’appellation protocolaire. +Qu’il ne se trompe pas ! Qu’il ne confonde +pas ! Sa popularité peut souffrir d’une erreur +de nuances. Elle mourrait s’il oubliait d’être : +mansuet avec l’alcoolique impotent qui réclame +à la société la juste retraite du buveur ; familier +avec l’enfant du sexe masculin qui se rend +à l’école ; suave, ému, partagé entre quatre +tendresses, toutes administratives, s’il rencontre +une mère suivie de trois petites filles ; digne +avec l’instituteur, son supérieur secret ; digne +encore avec le pompier, dont les demandes de +crédit, pour la pompe inutile, fatiguent le +budget communal ; confiant avec le cantonnier +qui trahit son maire ; cordial et réservé +avec le curé, puisque les temps ne sont pas +venus d’être impunément clérical… Le pauvre +homme, n’est-ce pas ! Encore le supposé-je +de moyenne condition, paysan enrichi +ou commerçant retraité. Mais, s’il habite un +« château », — qu’il l’ait reçu en héritage ou gagné, +peu importe, — ce n’est plus de l’habileté, +de la rondeur, de la bonté qu’il lui faudra, pour +être populaire, c’est du génie. Au moindre mot, +l’histoire de France est invoquée contre lui, +l’histoire frelatée, dont ils se servent comme +d’une vieille pierre, pour aiguiser toutes les +faux d’aujourd’hui. La jeunesse n’est pas une +excuse, je vous assure, et ce n’est pas un petit +crime d’être supposé riche. Car, bien souvent, +la richesse que l’on envie n’existe que dans l’esprit +des pauvres gens. Ils ont de la fortune une +idée si étrange ! Dès qu’ils voient vivre à côté +d’eux un homme qui ne travaille pas de ses +mains, ils lui attribuent une sorte de richesse +inépuisable, qui vient on ne sait d’où, et qu’accompagnent, +hélas ! toutes sortes de mauvais +penchants. Ils le jugent avare, méprisant, et +« sans cœur ». La preuve contraire est longue +à établir et toujours facile à briser.</p> + +<p>Nous avons, pour balayer les salles de notre +dispensaire, à Paris, un vieux terrassier, cramoisi +de visage et, je le crains, d’opinions, entré +chez nous par mégarde, un jour qu’il était +ivre et qu’il se disait sans travail. C’est un faune +devenu respectueux sur le tard et inégalement. +Sa barbe hirsute, ses yeux veinés, sa voix toujours +grognante, lui donnent une petite autorité, +très courte, parmi les jeunes mères du +quartier, qui apportent leurs nourrissons à +M. le docteur. Dès la seconde fois elles n’ont plus +peur de lui. Mais, la première, on l’écoute, on +fait moins de bruit, on prend la chaise qu’il a +désignée. Cela lui suffit, il est important. Les +doyennes du dispensaire, comme moi, ont un +certain droit de réprimande, soumis à de nombreuses +conditions : évidence et lourdeur de la +faute, longue tolérance avant le reproche, douceur +dans l’expression, dans la voix, dans le +geste, etc. Mais les jeunes, les blondinettes, +qu’une pensée charitable amène, une ou deux +matinées par semaine, dans cette pouponnière, +croyez-vous qu’elles aient la permission de juger +le « travailleur » ? Mais non ! Et c’est ce +qu’avait oublié mademoiselle de Saint-Franchy, +cette amour d’enfant, deux fois aristocrate, de +vieille famille irlandaise par sa mère, et de vieille +souche nivernaise par son père, la plus rose de +nos aides, mais la moins initiée à cette connaissance +de l’orgueil, qui est le premier principe +de l’art du commandement.</p> + +<p>Hier donc, en arrivant au dispensaire, de +bonne heure, je remarque que la salle d’attente +n’est point en ordre. Les bancs et les chaises ne +se font pas vis-à-vis. Des brins de fil traînent sur +le dallage, des tampons d’ouate, des morceaux +de biscuit, une tête de poupée. J’entre dans le +cabinet de consultation. Mademoiselle de Saint-Franchy +est occupée à classer les observations +médicales de la veille. Elle n’est pas rose, elle +est rouge. Elle lève la tête.</p> + +<p>— Que voulez-vous, me dit-elle, Pierre refuse +de balayer, il refuse d’essuyer, il refuse de +remuer un banc, il refuse tout, tout, tout…</p> + +<p>Je sonne. Pierre ne vient pas. Je passe dans +la petite pièce qui renferme nos archives et nos +flacons de pharmacie, j’ouvre la porte qui +donne dans la courette : Pierre est là, rouge, +lui aussi, — c’est l’habitude, — et se lavant les +mains, comme il fait chaque matin quand il a +« fini son ouvrage ».</p> + +<p>— Eh bien ! Pierre, et le balai ?</p> + +<p>— Le voilà, mademoiselle !</p> + +<p>Il montre, de sa main ruisselante, l’objet +qu’il a jeté sur l’asphalte.</p> + +<p>— Mon brave Pierre ! Vous me quittez ?</p> + +<p>Il faut croire que j’ai bien dit cela, comme je +le pensais, avec un regret. Pierre a secoué ses +mains, il les a essuyées lentement, puis, me +regardant avec cette autorité des hommes qui +sont sûrs de ce qu’ils professent :</p> + +<p>— Non, mademoiselle, je n’ai pas l’intention +de m’en aller. Je ne travaille plus, tout simplement.</p> + +<p>— Parce que ?</p> + +<p>— Parce que mademoiselle de Saint-Franchy +a fait son Louis XV avec moi !</p> + +<p>— Est-il possible ? Son Louis XV ? Mademoiselle +de Saint-Franchy ?</p> + +<p>— Et pas qu’un peu ! La voilà qui s’amène, +tout à l’heure, et qui me dit, en relevant son +nez : « Qu’est-ce que vous faites donc, Pierre ? +Il est huit heures, et il y a de la poussière partout : +faites-moi le plaisir de balayer mieux que +ça ! » Faites-moi le plaisir : c’est comme un +roi ! Sommes-nous en république, oui ou non ? +Mademoiselle, devant vous, je reconnais que je +peux mériter une observation. Mais une leçon, +jamais : nous sommes en république. Elle l’oublie +tout le temps, cette petite Saint-Franchy. +Si elle m’avait dit, même elle : « Pierre, vous +devriez mieux balayer », on se serait compris. +Mais : « Faites-moi le plaisir ! Faites-moi le +plaisir ! » Alors, je n’obéis plus. Mademoiselle +doit comprendre pourquoi.</p> + +<p>J’ai eu l’air de comprendre. Pierre a repris +son balai.</p> + +<p>Il en est ainsi partout, du sud au nord et de +l’est à l’ouest. Le vrai pays des castes, après +l’Inde, c’est le nôtre. Les devises n’y font rien. +Celui qui veut avoir la moindre influence heureuse, +ne fût-ce que parmi ses plus proches +voisins, doit connaître dix mondes différents, +qui ont chacun ses lois de l’honneur, son code +de civilité, son langage souvent, toujours son +amour-propre.</p> + +<p>Eh bien ! le nombre est grand, dans cette +France affaiblie, des hommes et des femmes +qui savent l’art difficile de secourir les misères +humaines, de maintenir un peu de paix, de +ramener un peu d’espérance. Les uns le font +pour l’amour de Dieu, les autres pour le seul +amour du prochain. Un observateur attentif, +qui étudierait un quartier d’une ville quelconque +de France, serait d’abord effrayé de tous les +maux qu’il y noterait. Mais s’il persévérait, il +sentirait que tout n’est pas dit quand on a vu le +mal et qu’on l’a signalé. Il admirerait l’ingénieuse +tendresse qui visite, non pas toutes les +douleurs, mais beaucoup d’entre d’elles. La solitude +dans le malheur est encore l’exception, en +cette France pénétrée de charité. Elle tend à +s’accroître, et les causes seraient trop faciles à +dénombrer. Mais nul ne sait les lois qui commandent +cette invisible amie qu’est la pitié. +Elle fait des prodiges. Elle vient quand on ne +l’attend plus. Elle est déjà venue quand on +croit qu’elle oublie. Ceux qui cherchent, pour +les secourir, les plus dénués des êtres, les plus +orphelins, les plus malades, les enfants les plus +menacés, lorsqu’ils s’avancent vers la maison +trouvent souvent, sur le chemin, la trace de +l’inconnu qui les a précédés. « Dites-moi, +madame, c’est bien la petite brunisseuse du +42 qui a perdu son mari ? — Oui, mademoiselle, +une misère, allez ! — Trois enfants ? — Plus +que deux, parce que la voisine du rez-de-chaussée, +qui a de quoi faire, s’est chargée de +l’aînée. Et puis, on a récolté dans le quartier +un peu de charbon : gros comme vous, ce n’est +pas beaucoup, mais ça fait plaisir, n’est-ce pas, +dans la peine ? »</p> + +<p>Petites fraternités. La campagne les connaît +encore mieux que la ville. J’ai interrogé bien +des maires de villages, et, parmi eux, beaucoup +de ces « hobereaux », dont on se moque aisément, +mais que personne ne remplace quand le +logis est vendu, beaucoup de chefs d’industries +rurales, de propriétaires de moulins ou de fours +à chaux, de maîtres de forges ou de cultivateurs. +Tous se plaignaient des ennuis de la +charge, des tracasseries préfectorales, des jalousies, +des ingratitudes, des trahisons qui sont +la monnaie dont les pauvres eux-mêmes sont +riches. « Alors pourquoi restez-vous ? » Ils ne +niaient pas que ce fût un peu par amour-propre, +ou par intérêt. La plupart ajoutaient cependant : +« Je reste aussi par devoir, à cause du +mal que je puis empêcher, et du bien que je +puis faire. »</p> + +<p>Petites fraternités. Je crois qu’elles ont un +rôle immense. C’est peut-être grâce à elles que +le monde tient encore en équilibre.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c27">XXVII<br> +<span class="xsmall">L’HÉRITAGE DE M. MAUNOIR AINÉ</span></h2> + + +<p>M. Le Bidon, qui avait l’habitude de couper +son nom, parce que cela lui semblait faire une +marche de noblesse, ancien sellier, ancien +candidat au Conseil municipal d’Orléans, était +en mauvais termes avec M. Maunoir, banquier, +son cousin. Les raisons ne lui manquaient pas. +La plus ancienne, la plus largement humaine, +c’était la différence des fortunes, « du train », +comme disait M. Le Bidon, des situations +mondaines, des libertés qu’elles autorisent. +Justement M. Le Bidon ne se sentait presque +jamais libre, depuis qu’il était retiré des affaires. +Autrefois, oui, il l’avait été, avec ses ouvriers +qui travaillaient avec lui et l’appelaient familièrement +« beau-père », avec ses clients mêmes, +qu’il recevait avec une obséquiosité impertinente, +ayant lu, dans des journaux, des tirades +qui lui plaisaient, contre « ceux qui consomment +et ne produisent pas », et souffert, par ailleurs, +d’assez nombreux retards dans le payement de +ses factures. La vogue de l’automobile l’avait +décidé à vendre son fonds. Depuis qu’il ne fabriquait +plus et ne vendait plus, les sujets de conversation +lui faisaient défaut. Sauf à la chasse +au chien courant, où, solitaire et bruyant, il +donnait de la voix autant que son basset ; sauf +quelques heures, chaque jour, passées au café, +parmi des habitués que sa ponctualité rendait +déférents, il trouvait la vie monotone et de lustre +médiocre. Ses opinions tournaient à l’aigre. Il +ne s’habituait pas à rencontrer ce Maunoir, son +cousin, qui savait nouer une cravate, qui savait +marcher, parler, juger un cheval sans le toucher, +rire sans éclat, entrer dans les conseils d’administration, +conclure un marché en deux minutes, +comme si les choses à vendre avaient toujours +une étiquette avec un prix marqué, et qui disait, +saluant de la main : « Bonjour, Bidon ! » allusion, +peut-être, au petit ventre de l’ancien sellier, +expression fâcheuse, en tout cas, et que +M. Maunoir accompagnait parfois d’un « mon +ami », qui doublait la blessure. Il y avait, pour +les diviser, la rondeur de l’un, la sveltesse de +l’autre. A combien de Marienbad, M. Le Bidon +eût été boire, s’il eût cru qu’un verre d’eau +rétablirait l’égalité des formes ! Il y avait surtout +l’héritage, convoité par tous deux, de M. Maunoir +aîné.</p> + +<p>M. Maunoir aîné, qui avait longtemps vécu à +Paris, et qui y passait encore deux mois chaque +année, habitait un château voisin de la ville, +prés, terres labourables, vignes, bois enveloppant +les plaines, un domaine à souhait. Les +héritiers présomptifs avaient pour la Jodelle +un goût qu’ils ne dissimulaient pas. Ils cherchaient +à embellir le parc où l’un deux vivrait, +où vivait, en attendant, le cher oncle Maunoir. +Les cadeaux de M. Le Bidon avaient le tort de +venir toujours comme une réplique et de +manquer d’invention. Ils n’en étaient pas moins +bien reçus. Le banquier donnait-il une chevrette +vivante, avec un kiosque couvert en paille et +trois cents mètres de clôture ? Le Bidon envoyait +un basset allemand, long comme la chevrette, +et deux canards du Nyanza, qui portent une +crête en forme de cœur. Le banquier annonçait-il +à M. Maunoir aîné un grand vase décoré pour +orner la pelouse au midi ? l’ancien sellier +demandait la permission d’offrir un lion de +fonte, avec le piedestal. M. Maunoir aîné faisait +preuve, devant ses futurs héritiers, d’une rare +liberté d’esprit. Il encourageait leur rivalité. Il +n’était pas de ces oncles à héritage qui hésitent +à parler de leurs dispositions testamentaires. +Lui, il les répétait, il les expliquait aux +intéressés, non pas toutes, ni même les +principales, mais les plus délicatement pensées, +et celles qui témoignaient de la parfaite connaissance +qu’avait de chacun d’eux ce petit +vieillard maigre, rouge de teint, blanc de cheveux, +prodigue de paroles, bavard prudent et +magnifique d’indifférence. Il disait à son neveu +mondain :</p> + +<p>— Tu portes mon nom, mon cher, et c’est +pourquoi je te destine mon argenterie, qui est +marquée à mon chiffre. Il y a de belles pièces, +notamment ces deux légumiers ciselés, qui +rappellent la fameuse vaisselle plate des Bragance…</p> + +<p>— Oui, mon bon oncle.</p> + +<p>— J’ai visité le Portugal, et le roi Carlos, auquel +je confiais ce détail…</p> + +<p>Il disait à l’ancien sellier :</p> + +<p>— Mon brave, tu auras mon coupé, avec les +harnais, bien entendu : c’est presque une restitution. +Et vois comme il te convient : tu commences +à t’alourdir ; il est moelleux comme une +couette. Moi qui dors difficilement, je dors là +en ouvrant la portière.</p> + +<p>Il y avait donc un testament.</p> + +<p>M. Maunoir aîné ne s’expliquait pas sur l’essentiel ; +il oubliait d’attribuer le domaine, de +partager ces valeurs mobilières dont il devait +avoir de fortes liasses, à en juger par la dépense +qu’il faisait. C’était là son tort, aux yeux des +héritiers. Mais le bonhomme devait avoir ses +raisons. Il ne recevait pas seulement les +prétendants, mais leurs femmes et leurs filles, +qui l’embrassaient, qui le prenaient pour confident, +qui l’amusaient, et qui cependant, chez +lui, séchaient d’ennui, comme une laitue verte +dans la cage d’un oiseau.</p> + +<p>Une seule inquiétude, lancinante, traversait +parfois l’esprit de M. Maunoir, banquier. Le +cher oncle ne léguerait-il pas une somme importante +à cet autre neveu, ce petit-neveu, +orphelin de père et de mère, qui venait +d’acheter le greffe de la justice de paix du +canton ? Un pauvre diable, qu’on ne voyait +jamais à la Jodelle, un demi-bossu, demi-boiteux, +demi-bègue, que ses infirmités mêmes +et son éloignement pouvaient rendre dangereux. +A quoi, à qui ne peut pas songer un homme +aussi généreux, aussi fort occupé de son +propre héritage que M. Maunoir aîné ?</p> + +<p>M. Maunoir aîné est mort la semaine dernière. +A peine la nouvelle avait-elle été télégraphiée +à Orléans, les deux héritiers se rencontraient +dans l’antichambre de la justice de paix. +L’ancien sellier arriva le second, essoufflé bien +qu’il fût venu en fiacre, et hirsute d’émotion. +Son cousin et concurrent l’accueillit avec cette +désinvolture qu’enviait Le Bidon, et, lui donnant +cette fois tout son nom :</p> + +<p>— Tu viens, comme moi, pour demander +les scellés, mon cher Le Bidon. Je crois, en +effet, que c’est une bonne précaution, à cause +du garde, à cause de ce ménage douteux…</p> + +<p>— A cause de tout ! répondit durement Le Bidon.</p> + +<p>— Tu as peut-être raison. Mais je vois que +tu es plus pressé que moi aujourd’hui. Tu +arrives le second ; passe donc le premier.</p> + +<p>M. Le Bidon entra dans la salle où se tenait, +en l’absence du juge de paix, le greffier, qui +ignorait le décès de M. Maunoir aîné, son +grand-oncle. Il affirma qu’il y avait un testament, +et qu’il en connaissait les clauses. C’était +un pluriel hasardé. Pour appuyer son droit, +pour se rendre favorable le greffier, et pour le +consoler de ne point avoir part dans la fortune +de M. Maunoir aîné, il lui glissa dans la main +deux gros écus de cinq francs, et murmura :</p> + +<p>— Mets-en beaucoup, des scellés, et appuie +sur la cire : je me défie.</p> + +<p>Le banquier Maunoir fit de même, et donna +vingt francs, mais en s’excusant sur les dépenses +qu’entraîne une vacation. Le greffier prit le +louis, et bégaya en remerciant, ce qui doublait +le remerciement.</p> + +<p>Et l’après-midi, la justice se transporta à la +Jodelle. M. Maunoir, venu en automobile, +l’attendait ; M. Le Bidon était annoncé ; le garde-chasse +avait mis sa plaque, sur laquelle était +écrit : « La loi ». Gravement, le garde, ouvrant +les portes devant le juge de paix, le greffier, les +héritiers, et les fermant derrière eux, on procéda +à une recherche sommaire des « dernières +volontés » de M. Maunoir aîné. On ne trouva +rien dans le cabinet de travail, rien dans la +chambre, rien dans la crédence en ébène du +grand salon. Les héritiers devenaient nerveux. +L’homme de loi, qui n’avait pas, jusqu’alors, +adressé la parole à ce garde inquiétant, +au nez courbe d’Indien, taché par l’alcool, +demanda :</p> + +<p>— Garde, vous ne savez rien ?</p> + +<p>Le garde se redressa, rectifia la position, leva +la main…</p> + +<p>— Ne jurez pas, c’est inutile…</p> + +<p>— Alors, mon juge de paix, je dirai simplement +qu’il est sous la Vénus en bronze du +salon.</p> + +<p>Il était là, en effet, le testament de M. Maunoir +aîné, et il était là dans une enveloppe non +fermée.</p> + +<p>Ce fut une minute tragique. Au milieu du +salon, sous le lustre, le juge de paix parcourut +des yeux la feuille de papier timbré. Il eut un +sourire bref qu’on put prendre pour un tic. +Puis, déclarant qu’il n’agissait qu’à titre officieux, +et bredouillant pour le mieux faire +paraître, il donna lecture des dispositions principales +du testament. M. Maunoir aîné avouait…</p> + +<p>— Garde, retirez-vous ! dit M. Le Bidon.</p> + +<p>M. Maunoir aîné avouait avoir placé tout +son capital mobilier « en viager ». Il ne s’excusait +pas, d’ailleurs, et donnait la Jodelle, les +meubles « sans aucune exception ni réserve », +à la ville de Romorantin, sa cité natale.</p> + +<p>M. Le Bidon reçut très mal le coup, et jura, +comme autrefois, quand un de ses ouvriers lui +gâchait un collier. Son cohéritier ne dit rien +d’abord. Il était pâle ; il domptait la rancune +que l’autre avait lâchée. Après un moment, il +fit un signe de la main.</p> + +<p>— Tais-toi, Bidon, dit-il ; ce qui nous arrive +est une aventure commune : les hommes héritent +toujours les uns des autres, mais jusqu’à +la dernière heure, on ne sait pas quel aura été +le bénéficiaire, des vivants ou du mort. Nous +nous sommes trompés. Il y a eu une erreur sur la +personne. C’est lui qui a hérité tout le temps !</p> + +<p>Je viens de suivre l’enterrement de M. Maunoir +aîné.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c28">XXVIII<br> +<span class="xsmall">L’ORCHIDÉE OURAGAN</span></h2> + + +<p>— Petit, la nuit n’est pas sûre, veille bien !</p> + +<p>— Oui, monsieur Parémont.</p> + +<p>— Assure-toi que les portes des serres sont +toutes fermées ; je crains des sautes de vent : les +étoiles ont le regard insolent, ce soir, entre les +nuages.</p> + +<p>— Oui, monsieur Parémont.</p> + +<p>— Je viendrai te relever à quatre heures +demain matin… Ne t’endors pas… Règle bien +ton calorifère,… pas moins de douze degrés, +mais, comme la nuit s’annonce froide, à ta +place, je forcerais un peu, j’arriverais à treize +ou quatorze…</p> + +<p>M. Parémont, qui avait entr’ouvert la porte +vitrée et, d’une main la retenait, tandis que ce +l’autre il tendait à l’air libre, et levait très haut +sa lanterne quadrangulaire, M. Parémont tourna +la tête pour ajouter, d’un ton pénétré, inégal et +jaloux, comme celui d’un poète qui récite ses +vers :</p> + +<p>— Songe, petit, que nous avons en fleur +cinq <i lang="la" xml:lang="la">Cattleya Tryanæ</i>, les plus beaux de tout +Paris.</p> + +<p>Un rire de petit faune lui répondit, et, dans +la nuit, des mots d’argot et de latin, associés +drôlement, suivirent l’horticulteur qui fermait +la porte :</p> + +<p>— Et le <i lang="la" xml:lang="la">Brassavola Digbyana</i>, pourquoi vous +ne parlez pas de lui ? Elle est chouette, la fleur, +pourtant, avec son air de canari qui fait le gros +dos !</p> + +<p>L’horticulteur était parti. Le petit Tricotel, +Jérôme de son prénom, enfant de Paris, resta +seul dans le tunnel ramifié de la serre, parmi +les milliers d’orchidées que l’épaisseur d’une +vitre défendait contre le froid de la nuit, contre +la mort. Il connaissait sa responsabilité, autant +que peut la mesurer un gringalet de seize ans, +qui n’a jamais eu plus de trois francs dans sa +poche, le dimanche, pour l’apéritif, le restaurant +et le théâtre. Le père prenait le reste, +comme il est juste. Le père, c’était le cocher +aveugle des Ternes, qui a dû vous « charger », +une fois au moins dans votre vie, le soir où +vous avez accroché : un homme poli, vous +vous souvenez, coulant sur le pourboire, et +qui, lorsqu’on l’avait payé, portait sa main +pleine de monnaie tout près de son œil droit. +Il prétendait voir de cet œil-là. Bien des gens +prétendaient le contraire. Ce qu’il y a de sûr, +c’est que le père Tricotel ne sortait que le soir, +après sept heures, quand les rues sont plus +libres. Il attelait son cheval, une bête de grande +expérience, née à Paris également, et qui savait +toute seule prendre la droite d’une voiture qui +vient, ralentir aux tournants, obéir au bâton +levé des gardiens de la paix ; il descendait l’avenue +des Champs-Élysées, et les dames d’un +certain âge, en quête d’un cocher de confiance +et d’un cheval aux allures bénignes, faisaient +signe à Tricotel qui ne remarquait rien, mais à +sa bête aussi, qui parfois s’arrêtait.</p> + +<p>De là, tout naturellement, l’entrée de Jérôme +chez l’horticulteur Parémont. La place de chauffeur-veilleur +de nuit s’étant trouvée vacante, et +Tricotel l’ayant appris, le cocher dit à son fils : +« Tu es trop jeune pour monter sur le siège, +Jérôme, mais, en attendant, tu peux bien t’entraîner +à veiller. Ça sera un commencement +d’apprentissage. Même que je te juge plus heureux +que moi, puisque tu seras au chaud, et +que tu travailleras dans la fleur. »</p> + +<p>Jérôme aimait son métier : non pas la veille, +mais l’orchidée. Depuis un an qu’il vivait chez +l’horticulteur de Vanves, ce jeune garçon +imberbe, aux lèvres molles, mais qui avait +dans les yeux tout l’esprit de sa rue, gouailleur +et décidé, s’était mis à étudier les procédés de +culture de M. Parémont, les mœurs et l’histoire +des variétés « nées dans la ménagerie », comme +il disait, ou importées des contrées dont le nom +seul donne chaud : Brésil, Java, Népaul, Assam, +Philippines, Équateur. Avec le patron, il ouvrait +les caisses grillagées dans lesquelles sont expédiées +les précieuses plantes ; il étendait sur des +claies, au-dessus des auges pleines d’eau de +pluie, les tiges flétries, les bulbes à demi desséchés, +les racines endormies et comme mortes +qu’avaient cueillis, trois ou quatre mois plus +tôt, dans la brousse ou la forêt vierge, les chasseurs +d’orchidées. « Quelle couleur ça fera-t-il, +patron ? demandait-il. — Ça dépend, mon garçon : +voilà l’<i lang="la" xml:lang="la">Angrecum sesquipedale</i>, l’une des +plus belles fleurs de Madagascar, et bien plus +belle dans nos serres que là-bas, large comme +la main, cinq pétales de cire blanche et transparente, +et un éperon comme ceux des cavaliers +mexicains ; voici le <i lang="la" xml:lang="la">Phalænopsis grandiflora</i>, +visage de neige et gorge d’or ; un <i lang="la" xml:lang="la">Dendrobium</i> +qui portera des couronnes de perles +maculées de pourpre violet, et voici un tout +petit sabot vert, une épingle de cravate, en +émail, qui appartient au <i lang="la" xml:lang="la">Cypripedium</i>. Que +voulez-vous de mieux ? — Je voudrais, monsieur +Parémont, une orchidée couleur de mon +sang quand je me pique ! — Moi aussi, Jérôme, +je la payerais cher ! Mais l’orchidée est une +blonde, voyez-vous, elle a le goût des nacres, +des blancs, des roses, de toute la gamme des +violets et des mauves ; elle a peur du rouge-cerise. »</p> + +<p>Quelquefois, l’horticulteur, amusé, demandait +à son tour : « Jérôme, vous êtes curieux +des choses du métier. Je sais bien que c’est un +des plus passionnants qui soient, mais enfin, +vous n’avez pas été, comme moi, élevé avec +l’orchidée, il n’y a même qu’un an que vous +la connaissez : qu’est-ce qui vous plaît tant en +elle ? » Un jour qu’il venait de répéter la question, +M. Parémont entendit l’ouvrier qui répondait : +« C’est que, voyez-vous, elle vit de l’air +du temps, et je lui en connais de la famille, +dans le quartier des Ternes, à l’orchidée ! »</p> + +<p>Jérôme pensait justement à cette plaisanterie, +en passant au milieu des serres, entre les +plantes qu’il devait préserver du froid ; les unes +poussant dans des pots où elles ne trouvaient +ni terre, ni fumier, mais seulement de la mousse +hachée avec un peu de racine de fougère ; d’autres, +posées, les racines presque à nu, dans +des paniers suspendus ou sur des branches… +Oui, c’était vrai pour elles toutes : elles vivaient +de l’air chaud, saturé d’humidité, dans +lequel nuit et jour elles baignaient, plantes +mal attachées au sol, bâtisseuses de nids dans +les arbres, gueuses des pays de lumière, habituées +à se passer de la graisse commune, mais +d’une richesse inouïe en transparence de fleur, +en caprice et en âme.</p> + +<p>Cette dernière idée, Jérôme Tricotel ne la +formulait peut-être pas très nettement, mais +elle réjouissait tout de même son esprit de +petit gueux. L’aide-jardinier, portant, lui aussi, +une lanterne, faisait sa ronde, inspectant les +fermetures des serres, consultant le thermomètre, +donnant un tour de vis aux radiateurs, +et s’agenouillant près de la gueule du calorifère +qui se trouvait tout au bout du jardin, dans +une pièce séparée. Le vent secouait les nattes +de paille roulées au sommet des charpentes de +fer. Par moments, il hurlait. C’est la bête qui +court et qu’on ne tuera point. Puis tout s’apaisait. +Le petit Tricotel, quand il se tenait près +d’une porte, sentait sur ses mains, sur son cou, +la morsure du vent glacial.</p> + +<p>Sa ronde achevée, il revint à l’entrée de la +grande serre où il avait quitté son patron, posa +sa lanterne sur l’étagère au milieu d’un groupe +d’orchidées adultes, six ans, sept ans, huit ans, +et, assis sur un pot renversé, il se mit à contempler, +en essayant de ne pas dormir, les fleurs +qu’il aimait le mieux. Malgré la rigueur du +temps et le peu de clarté des jours d’hiver, +quatre <i lang="la" xml:lang="la">Cattleya Tryanæ</i> avaient fleuri et même +un <i lang="la" xml:lang="la">Lœlia Digbyana</i>. Celui-ci, — tête de canari +ébouriffé, avait dit Jérôme, — ne portait qu’une +fleur, cinq pétales d’un jaune verdâtre, et au +centre un labelle extravagant, une gorge jaune +d’or, qui s’ouvrait, s’épanouissait en nappe circulaire, +finissait en rayons ténus et innombrables. +Or, à l’endroit où la gorge se détachait +des profondeurs de la tige, un point de pourpre, +une goutte de sang, dormait dans les reflets +jaunes. Les <i lang="la" xml:lang="la">Cattleya</i>, d’un mauve léger, à +labelle de velours violet, ressemblaient à ceux +que nous voyons chaque jour derrière les +glaces des fleuristes, et ils n’avaient de remarquable +que leur taille et la ferme beauté de +leurs lignes.</p> + +<p>Jérôme s’endormit. Les heures coulèrent. +Tout à coup, un fracas terrible, des vitres qui +se brisent, des choses lourdes qui tombent, et +la vague du froid qui déferle. La lanterne est +éteinte. Jérôme comprend : il a oublié de fermer +cette porte, et la nuit glacée est entrée, elle +court sous les vitres qui éclatent, elle tue les +plantes, elle ruine le patron. Il rallume à grand’peine +sa lanterne, et la première idée qu’il a +dans l’épouvante, c’est de regarder l’heure. +Trois heures et demie. D’un geste rapide, d’un +mouvement tournant du bras, il éclaire le côté +droit de la serre : tout est par terre ou nage +dans les cuves pleines d’eau ; les cinq belles +orchidées qu’il aimait, les <i lang="la" xml:lang="la">Cattleya</i> et le <i lang="la" xml:lang="la">Lœlia</i>, +couchées sur le sol, écrasées l’une contre l’autre, +et toute leur mousse éparpillée, sont déjà sans +doute mortes ; il jette un cri ; il veut sortir ; une +ombre, un homme furieux se précipite dans la +lumière que l’enfant tient à bout de bras.</p> + +<p>— Misérable ! Misérable ! Qu’as-tu fait !</p> + +<p>Alors le petit se détourne, il détale, il saute +d’une serre dans l’autre, s’évade, gagne la porte +du jardin, et continue de fuir à travers les rues +de Vanves.</p> + +<p>Le dommage était grand, M. Parémont se +crut d’abord ruiné, et il perdit cinq minutes à +pleurer. C’était un artiste, un être de sentiment, +c’est-à-dire de beaucoup de faiblesse et de beaucoup +de force. L’espérance le ressaisit vite, +parce qu’elle est au fond de tout amour, et seul, +sans aide, dans la nuit, il se mit à masquer les +trouées du vitrage, puis à relever ses mortes et +ses blessées. Quand il aperçut le paquet boueux, +froissé, lamentable, que formaient les <i lang="la" xml:lang="la">Cattleya</i> +et le <i lang="la" xml:lang="la">Lœlia</i>, il détacha les bulbes, les tiges, les +fleurs brisées ; il ne lui resta bientôt plus, dans +la main, qu’une seule des cinq orchidées triomphales, +la seule indemne, et il observa que, +dans la chute, la fleur d’or et de pourpre du +<i lang="la" xml:lang="la">Lœlia</i> était venue s’écraser contre la grande +fleur mauve. Les deux fleurs se tenaient embrassées. +Il enleva la fleur d’or, et laissa l’autre, +et, comme il était poète, il dit même : « Si une +graine pouvait sortir de toi ! »</p> + +<p>Et l’étui de la graine apparut, après de longs +jours d’attente. Il lui fallut quinze mois pour +mûrir. La graine semée, dans la mousse, +demanda six ans pour devenir une belle plante.</p> + +<p>Enfin elle a fleuri. M. Parémont a veillé plusieurs +nuits pour guetter le premier regard des +pétales qui s’entrouvent. O merveille ! la petite +tache rouge s’est répandue ; l’hybride pourpre +cerise est trouvé. M. Parémont ne l’a laissé +voir qu’à de rares amis ; il espère, dans trois +ou quatre ans, exposer dans Paris toute une +corbeille d’orchidées ouragan. Et il dit : « Dans +cette tourmente où j’ai tant perdu, un germe +inattendu est né, et j’ai tout retrouvé. »</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c29">XXIX<br> +<span class="xsmall">LES LECTURES</span></h2> + + +<p>Le nombre des amateurs d’art a bien augmenté. +J’en rencontre partout. La fille de ma +concierge, personne instruite, qui ne sait pas si +Dieu existe, ne se trompe pas de cinquante ans +sur l’âge d’une tapisserie. C’est un goût vif et +général. On regarde plus de tableaux, on +écoute plus de musique qu’autrefois. Deux +joies se sont multipliées et popularisées ; elles +ne transforment pas les âmes, elles ne les +rafraîchissent qu’un moment ; elles sont fugitives ; +mais ce n’est pas la faute de ceux qui +les goûtent, et je suis ravie qu’ils soient nombreux.</p> + +<p>Ravie, et étonnée toujours un peu. Lorsque +j’entre au Salon, — pas celui d’automne, le +printanier, — je ne puis me défendre de songer : +« Que de peintres ! Que de visiteurs ! +Comment, toute cette foule est attirée par le besoin +d’admirer ? » Oui, à sa manière. Elle remplit +le Grand Palais, comme à d’autres jours elle +remplit les Serres du Cours-la-Reine ; dans les +deux cas, elle est devant les fleurs. Les paysages, +les tableaux de genre ou d’histoire, +les peintures décoratives, lui font éprouver +la même émotion, exactement, que lui ont +donnée les bégonias, les orchidées, les géraniums, +les chrysanthèmes : plaisir du rouge, +du bleu, du vert, du jaune, de l’arrangement +des massifs et de l’harmonie des gerbes. Ici et +là, elle s’amuse à considérer le plus gros légume +de l’année. Le monstre la fait rire. Elle lit aussi +des noms sur des étiquettes. Et les souvenirs +lui sont légers. Voilà le progrès. Nous avons la +vue plus aiguisée. Nous sommes peintres, presque +tous et presque toutes, et plusieurs expressions, +autrefois réservées aux ateliers, sont +entrées dans la vie courante. Quand mon amie +Jacqueline résume son jugement sur un portrait, +et me dit : « Ma chère, c’est une symphonie +en gris mauve, adorable », elle croit +avoir pensé. En quoi elle se trompe. Mais elle +a joui du gris mauve, assurément.</p> + +<p>Musiciens, nous le sommes devenus aussi, en +moins grand nombre, parce que la musique est +un plaisir qu’on ne prend pas en marchant, une +joie plus spirituelle et recueillie. Or, le recueillement +n’est pas un état fréquent, chez nous, +au <small>XX</small><sup>e</sup> siècle. J’ai assisté à bien des messes +d’enterrement ou de mariage, où les parents +et les amis n’apportaient aucune disposition +pareille. J’ai vu, au contraire, des fidèles recueillis, +à Notre-Dame-des-Victoires, à Montmartre, +à des messes matinales, et au concert. +Tout ce que le mot suppose de repliement sur +soi-même et de pensée sur un thème suggéré, +il faut l’étudier dans les salles de théâtre où, +le dimanche, les grands orchestres jouent des +symphonies. Trois mille, quatre mille personnes +écoutent, immobiles, pressées, la tête +droite si les deux oreilles sont bonnes, la tête +inclinée sur une épaule, si l’une des oreilles est +paresseuse. La vie intérieure est commandée +par un coup d’archet, et le regard est supprimé. +C’est une absence universelle et soudaine. Huit +mille yeux restent ouverts, mais ils ne voient +plus, à moins qu’ils ne soient tournés en dedans, +vers l’esprit troublé profondément, où +passent des brumes, comme il s’en lève, le +matin, sur les lacs, les étangs, et même au creux +des prés où l’eau semble épuisée. Il faut observer +les auditeurs du dernier étage, des petites places +qui sont chères tout de même, ces gens debout +pendant deux heures, ou bien assis sur le +plancher, le dos au mur et les jambes allongées +dans la poussière, ou encore serrés en grappe +le long de l’escalier. Ils s’ignorent les uns les +autres. Hommes, femmes, jeunes, vieux, ils se +sont fait une solitude. Ne les touchez pas ! Ne +les éveillez pas ! Ils sont dans un état de fraternité +hostile ; ils jouissent de la même musique +sans doute, mais avec un égoïsme aigu et irascible, +que déchaînerait un éternuement, un rire, +un geste inopportun. Ils ne bougent pas et ils +voyagent tous. Ils sont emportés par les mêmes +notes dans des rêves différents. C’est un lâcher +de ballons, dont plusieurs sont captifs, mais +dont la plupart s’élèvent à de prodigieuses hauteurs. +Et si vous voulez en juger et mesurer la +distance parcourue, voyez, quand la symphonie +est achevée, les physionomies se détendre peu +à peu ; regardez tous ces visages figés par la +vitesse, où la vie revient comme le sang dans +une main engourdie. Les absents se retrouvent ; +ils ont l’air de se dire bonjour. Quelques-uns +cependant demeurent insensibles, sous le pouvoir +des notes évanouies. Ils ne se raniment pas. +Leurs yeux restent pleins d’ombre, et l’on dirait +qu’il y a des nihilistes, en nombre, dans la salle.</p> + +<p>Je crois que cette double éducation, de +l’oreille et de la vue, a singulièrement influé +sur le goût littéraire de notre temps. La multiplication +des amateurs de peinture et de sport +a fait le succès de la littérature descriptive et +impressionniste, je ne dis pas seulement des +livres de voyages, mais de romans et d’articles +qui sont de purs décors, où se promène une +pensée solitaire et malade, écrasée de parfums +et de lumière. Je n’en dis pas de mal. +Je me plais même souvent à lire de tels +ouvrages, qui ne sont fatigants que pour une +toute petite partie de l’esprit. Ils conviennent à +notre curiosité, à de secrètes paresses qui sont +en nous, et à des langueurs toujours prêtes. Je +constate seulement qu’ils ont une clientèle +nombreuse, comme nos expositions de peinture. +L’amateur de tableaux se retrouve dans +le lecteur. Et puis, tous ces descriptifs sont en +même temps des musiciens, et c’est là une +seconde puissance par quoi ils nous retiennent. +La musique des mots crée une illusion de +pensée. Elle donne un plaisir où l’âme et le +corps s’intéressent à la fois ; elle hypnotise ; +elle fait croire à des lecteurs très affinés cependant +qu’il y a des idées obscures comme il +y a des rayons invisibles, et qu’il en passe, tout +près d’eux, et qu’ils vont les saisir : ils n’y +parviennent pas.</p> + +<p>Je l’avouerai tout simplement, — et pourquoi +une vieille fille n’aurait-elle pas le droit +de dire son avis sur les livres qu’elle lit ? — je +crains que cette littérature ne tienne pas. Je +redoute qu’il en soit d’elle comme du mur de +mon jardin : il n’était pas vieux ; il était fait de +pierres superposées, sans lien, sans chaux, et +le vent l’a mis par terre, non pas un orage ou +un cyclone, mais un petit coup de vent qui n’a +pas même arraché une feuille aux fusains ou +aux chênes. Il est vrai que de grands artistes +ont écrit des phrases inintelligibles, destinées à +produire une simple sensation : mais ils le +savaient, et ce n’était qu’un accident. Leur +manière était autre. Ils croyaient qu’un écrivain +est avant tout un homme qui pense, et +que la musique des mots et la beauté de l’image +doivent orner la pensée, mais non en tenir +lieu. Ils savaient que le lyrisme a besoin d’être +surveillé. Ce sont là mes auteurs préférés. +J’aime leur solide raison. Tant de livres sont +inhabitables ! Je suis flattée qu’un homme ait +pris pour moi la peine de réfléchir, d’assembler, +de composer, de ne donner que le meilleur de +son esprit ; je lui sais gré de ne pas tout me +dire, de me laisser quelque chose à deviner, un +peloton de laine dont il m’aura dit simplement : +« Voici le bout du fil, mademoiselle ; tirez +dessus, et tout se dévidera ». Il me semble +même que cette maîtrise de soi mérite seule le +nom de force. J’entends parfois mes amies se +récrier sur la « force » d’un livre. J’achète, et +deux fois sur trois je trouve des brutalités de +forme dans un ouvrage lâché, mal composé, +par un faible cerveau qui n’a que des lueurs et +des colères. Il m’a toujours paru que la force +était une qualité de l’ensemble.</p> + +<p>Quand j’ai pu ménager une soirée de liberté, +et que j’ai visité, trotté, parlé tout un jour, +j’ouvre un de ces ouvrages que m’ont recommandé +le sujet, le nom de l’auteur, ou mes +amis. S’il est vivant, s’il m’entretient du temps +présent, de l’humanité proche, de nos inquiétudes, +de nos espoirs, de nos misères, en somme +de moi-même, je deviens pour lui une ardente +amie, je lui parle, je l’interroge, je le commente +tout haut. S’il est écrit par un artiste, alors je +ne lis plus, je goûte, je me réjouis et il m’arrive +d’oublier tout le reste pour savourer la +phrase. C’est un des plus vifs plaisirs que je +connaisse, et ce serait une amusante critique +que celle qui dégagerait la phrase type de chaque +auteur. Chaque écrivain a la sienne. Il y a la +phrase cubique ; le rectangle allongé, une des +meilleures formes classiques ; le fuseau ; l’ogive ; +la phrase cabochon renflée en son milieu ; il y +a la fausse pierre de rempart ; le faux marbre +antique si répandu ; il y a la phrase latine, à +cascades et détours, et tant d’autres. Quelqu’un +me disait : « Voyez les marronniers, la fleur est +un chef-d’œuvre complet, la grappe en est un +autre, la branche qui la porte en est un troisième, +et l’arbre entier se compose d’architectures +parfaites harmonieusement réunies. » On +peut en dire autant d’un livre de vrai mérite, +et la joie c’est de l’avoir vu. C’en est une autre +aussi de reconnaître, parmi ces formes innombrables, +celles qui sont tout à fait « de chez +nous », celles du génie français, et de suivre le +filon, sans erreur possible, à travers les siècles. +Il m’arrive souvent de lire une demi-page, et +puis de la contempler pendant une soirée +entière, comme un grand paysage ou comme +une âme qui serait devant moi.</p> + +<hr> + + +<p>Vaste sujet ! Il est de ceux qui me passionnent ! +Que de préjugés funestes, et que +d’autres ridicules à propos de la lecture et des +lectures ! Que de fois je me suis élevée contre +eux ! Il me semble que je n’aurais qu’à me souvenir : +mes conversations, mes répliques, mes +colères, mes discours revivraient sous ma plume. +A combien de femmes n’ai-je pas dit l’une ou +l’autre des choses que voici.</p> + +<p>Mes sœurs, vous qui lisez, ne prenez pas cet +art de la lecture pour une preuve d’esprit, ni +pour un titre qui permet aux lettrés de mépriser +les illettrés. Nous nous moquons des sauvages +qui ont foi dans les fétiches. Mais les fétiches +abondent aujourd’hui, et des milliers de gens +rendent à la lecture un culte immérité, quand +ils confondent la lecture avec l’instruction et +l’absence de lecture avec l’ignorance.</p> + +<p>Non, non, les ignorants ne sont pas toujours +ceux qu’on croit tels. Et quand on réduit l’ignorance +au défaut de culture littéraire, on commet +une double faute : contre l’amour fraternel, et +contre l’observation la plus élémentaire.</p> + +<p>Que de compatriotes il faudrait décréter +d’ignorance !</p> + +<p>Veuillez considérer que la plus grande partie +d’une nation est écartée de la culture littéraire +par ses occupations mêmes. C’est là une nécessité. +Quelque moyen que l’on prenne pour y +contredire, on n’arrivera pas à faire un peuple +de lettrés. Ce serait un genre de mort, l’un des +plus lamentables. Être instruit dans sa profession, +oh ! cela est tout autre chose ! Mais l’ouvrier +des rudes besognes manuelles lit peu ; le +paysan lit un peu moins, le temps manque, et +le goût souvent, à ces êtres qui doivent avoir +les yeux et les bras attentifs à d’autres objets +que le livre imprimé. Leur vie est liée au mouvement, +celui de la machine ou celui de la +sève ; elle est pleine d’inquiétudes, de joies, de +réussites, d’insuccès, de passions qui naissent +de sources autres que celles de la pensée écrite ; +elle est fondée sur l’expérience, une grande +maîtresse aussi, qui parle au cœur, et tout bas, +et toujours. Mépriser des êtres humains qui, +pour ces raisons nécessaires, ne peuvent avoir +la même culture que nous, et qui, s’ils l’avaient, +l’oublieraient vite, quelle vilaine qualité d’esprit +cela supposerait, et aussi quelle sottise !</p> + +<p>L’homme qui lit peu ou qui ne lit pas remplit +un rôle bienfaisant ; il peut avoir la supériorité +du métier ; il peut s’élever jusqu’aux +raffinements de l’art ; il est une force intelligente, +en tout cas, responsable, digne de respect, +d’aide et d’affection. C’est à ses facultés +développées par le métier et non par la lecture +que vous vous confiez. Quand vous montez +dans une automobile, vous aimez qu’on vous +dise que le chauffeur connaît sa machine, et +vous auriez un petit frisson, qui ne serait pas +d’admiration pure, si l’on vous affirmait qu’il +médite, dans le texte, sur la <i>Divine Comédie</i>, +ou qu’il prépare une édition savante des fragments +d’Anacréon. Vous recherchez les femmes +de chambre qui savent bien leur service, et vous +auriez quelque doute sur l’humeur, l’exactitude, +ou l’habileté professionnelle, et peut-être sur +les autres vertus, de celle qui vous interrogerait, +en se gageant, sur le mérite de la dernière +édition de Montaigne ou sur celui des seize volumes +de lettres d’Horace Walpole publiés par +Mrs. Paget Toynbee.</p> + +<p>Le fermier qui possède des charrues à trois +socs, des moissonneuses-lieuses, des batteuses +à vapeur, des engrais chimiques, des étables +garnies de beaux animaux, des granges bien +bâties et bien pleines, sera un homme de haute +valeur personnelle et humaine, sans aucune +éducation littéraire. Il aura la supériorité du +métier, qui exclura toujours, plus ou moins, +l’instruction générale par la lecture. Et, vous +voyez donc bien que n’estimer que les gens +qui peuvent lire, ce serait se condamner à mépriser +un nombre immense de serviteurs très +utiles de la vie, et singulièrement rétrécir notre +fraternité.</p> + +<p>Mais ce ne serait pas seulement un bien +cruel mépris que celui qui s’étendrait à tant +d’hommes. Il serait encore injuste absolument, +et quand on compare l’homme qui lit et +l’homme qui ne lit pas, en demandant à l’un et à +l’autre : Que savez-vous du monde, que savez-vous +de la vie ?</p> + +<p>Car celui-là n’est pas le plus riche en idées +qui a beaucoup lu, mais qui a le plus songé. +Or, les moyens d’apprendre étant infiniment +variés, et la vie ayant, à elle seule, un pouvoir +d’enseignement sans limite, il en résulte que +des esprits de nulle culture, de prétendus ignorants, +peuvent être de magnifiques intelligences. +A qui n’est-il pas arrivé de surprendre un mot +profond dit par un homme qui ressemblait à un +vieux pommier éclaté, noueux, tordu, par un +homme incapable du moindre raffinement ? Et, +en effet, ce n’étaient que des âmes incultes. Mais +c’étaient des âmes, c’est-à-dire des puissances +dont le domaine est caché : champ où nous +vivons, forêts, maison, ou étoile. Le trésor du +sens commun, — qui n’est pas assez pillé, — est +fait de l’apport anonyme de cette humanité +non lettrée. Elle est habituée à l’observation la +plus exacte ; elle a les siècles pour appuyer ses +dictons que la science nie d’abord et découvre +après elle ; elle est poète quelquefois ; elle +enferme dans un mot le secret qu’elle a gardé +longtemps ; elle est savante pour avoir regardé +par dix mille yeux, écouté par dix mille oreilles, +et pour avoir vécu la vie moyenne et muette +parmi les injustices, les froissements d’amour-propre, +les rares bons offices des voisins, les +joies difficilement défendues. Comprenez-la. +Être incapable de supporter la vie pauvre, c’est +déjà triste. Mais ne pas comprendre ceux qui la +vivent, ne pas leur rendre justice, en vérité, +c’est trop.</p> + +<p>J’ai connu des bonnes gens et des bonnes +femmes qui avaient toujours été voisins de +la misère, et qui étaient aussi sages que Salomon +ou que la reine de Saba. Ils s’exprimaient +médiocrement ; ils raisonnaient merveilleusement. +Leur jugement s’étendait hors du +métier ; ils connaissaient le monde, ayant souffert +par lui. Ce qu’ils disaient se répandait autour +d’eux, et germait quelquefois, aussi bien qu’un +exemple. Cela avait le poids ailé qui fait que +les graines voyagent et tombent. Ils étaient +semeurs, ce qui ne s’improvise pas. Un jour, en +Angleterre, je visitais un grand domaine. Le propriétaire +me dit : « Venez avec moi jusqu’à cette +maison, dans le parc, je veux vous présenter +mon intendant » ; et tandis que nous allions +vers cette maison de brique brunie, comme le +château, par la fumée des vallées voisines, +mais revivifiée par le lierre à petites feuilles, il +ajouta : « Cet homme est un ami pour nous +tous ; il a commencé par être aide garde-chasse +et par piéger dans les bois ; il a monté en +grade ; il est devenu valet de chambre, premier +cocher, maître d’hôtel gouvernant le personnel +de la maison, et depuis des années, il administre +le domaine. C’est un homme qui écrit à +peine, en gros caractères d’inscriptions, mais il +sait tout le reste, je ne fais rien sans le consulter, +lady X… de même ; s’il venait à disparaître, je +n’aurais qu’à me retirer dans un couvent. »</p> + +<p>Et les artistes ! On n’a pas coutume, je le sais +bien, de les ranger parmi les illettrés. Mais +combien de peintres de génie, de sculpteurs, de +graveurs, n’ont su que la pensée qui vient dans +la lumière et qui éclôt de la rencontre de nos +âmes avec les choses ? Combien n’ont jamais +lu ; n’ont écrit qu’à leur mère pour lui dire : +« Je me porte bien », à un ami pour lui donner +rendez-vous, à leur marchand pour lui demander +de l’argent ? Et cependant quels livres silencieux +et inépuisables que leurs œuvres !</p> + +<p>Mais cette sagesse, chez les moins lettrés de +nos frères, peut aller bien plus loin. Ce qu’il y +a de plus délicat dans la tendresse, ce qu’il y a +de plus noble dans le dévouement, des êtres +illettrés, par millions, l’ont compris, l’ont montré ; +beaucoup ont aperçu plus de vérités supérieures +que les rédacteurs de journaux et de +livres ; ils ont dépassé les frontières scientifiques, +voyageurs qui reviennent les yeux encore tout +clairs de la lumière qu’ils ont vue, et qui donnent +des leçons aux grands, et aux petits qui +en ont besoin comme d’autres.</p> + +<p>Non, les simples, les pauvres, les illettrés, ne +sont pas nécessairement les brutes que tant de +romanciers décrivent, les uns d’après les autres, +indéfiniment ; ils ont en tout cas ceci en leur +faveur, qu’ils n’ont pas méprisé beaucoup de +lumière, et qu’ils la suivent, émerveillés, quand +ils la voient. Que d’hommes instruits n’en font +pas autant ! Pour moi, je juge de la hauteur des +âmes par leur degré de sensibilité au divin, +qu’elles en sachent le nom, ou qu’elles l’ignorent. +J’imagine que la Samaritaine de l’Évangile +n’était pas une intellectuelle. Elle avait eu +cinq maris ; on peut supposer que dans le nombre +elle avait été répudiée par quelques-uns. Et cette +succession de ménages l’avait conduite à un +grand scepticisme sur la solidité du mariage contracté +à la manière de sa province de Samarie. +Elle en était arrivée à la théorie de l’union libre, +tout comme nos romanciers les plus avancés +d’aujourd’hui. Elle se trouvait moralement dans +un état lamentable, vivant hors de la loi, dans +une complète ignorance de toute idée supérieure, +trouvant qu’elle serait parfaitement +heureuse si le puits était moins éloigné de la +ville et l’eau plus aisée à puiser. Elle serait +morte dans cette abjection, si le Christ n’avait +pas passé par là. Quand il lui parla, elle +essaya d’abord de lui mentir, étant coupable et +femme ; quand elle vit qu’il savait tout, elle +comprit qu’il était plus qu’un homme ; quand +elle entendit le mot de pardon, elle comprit +qu’il était Dieu, et elle devint aussitôt l’apôtre +de la ville, et elle fit des conquêtes, en sens contraire +des premières, et pour l’amour éternel.</p> + +<p>Ah ! que je les aime, ces pauvres gens, non +pas parce qu’ils savent peu de chose, mais parce +qu’ils ont plus d’excuses que d’autres, quand ils +sont médiocres, et parce qu’ils montent plus +vite quand ils ont vu la route ! Que je l’admirais, +ces jours derniers, cette vieille mère d’un +jeune ouvrier fendeur d’ardoises ! Elle me +racontait que, pour envoyer son fils à une +retraite de trois jours, elle avait emprunté à +une voisine cinq francs, le prix du voyage et +de la nourriture. Et comme je lui disais que +cela me touchait : « Que voulez-vous, mademoiselle, +me répondit-elle, on est mère, et on +n’élève pas que des corps ! »</p> + +<p>Je voudrais que les femmes du monde pussent +toutes en dire autant.</p> + +<hr> + + +<p>Mes sœurs, vous qui lisez, ne confondez pas +l’art de l’alphabet avec la moralité. C’est un +autre préjugé, qui a eu son heure de vogue, +et dont la tyrannie est encore dommageable, +bien qu’il ait perdu beaucoup de défenseurs. +Victor Hugo l’avait formulé, il avait frappé la +médaille, il avait écrit : « Ouvrir une école, c’est +fermer une prison ». Hélas ! depuis le temps où +le poète disait ce mot sonore, on a ouvert bien +des écoles ; je ne crois pas qu’on ait fermé une +seule prison. Il donnait une forme d’antithèse +et une cadence à une idée qu’on voulait rendre +populaire : « La science de l’alphabet et les +lectures qui s’ensuivent sont des causes de +moralité. Tout homme qui lit est, en moralité, +supérieur à l’homme qui ne lit pas. »</p> + +<p>Il ne se trouve pas seulement des hommes +de génie pour formuler ces naïvetés ; il se trouve +des hommes naïfs pour y croire, et chercher +à les appuyer de statistiques. Pendant des +années, ils ont attendu, sincères, espérant que +les chiffres allaient, comme les hommes, applaudir +le poète. Mais la criminalité ne se modifiait +pas dans le sens prédit. Aujourd’hui, les accusés, +presque tous, ont des lettres ; plusieurs ont +même reçu l’instruction supérieure. On vient +de publier un recueil de la littérature des +bagnes. Et le chiffre des coupables a grossi.</p> + +<p>Il a fallu battre en retraite. Le grand rapport +général sur la justice en France, de 1826 à 1880, +commençait à douter de la proposition. Il ne la +condamnait pas, mais il ne pouvait déjà plus +la soutenir. Il disait : « Il faut renoncer à l’espoir +de trouver dans la statistique <i>seule</i> le +critérium de l’influence de l’instruction sur la +criminalité. »</p> + +<p>Un rapport beaucoup plus récent, celui qui +a trait à la justice criminelle en France, pendant +l’année 1905, va plus loin dans l’aveu.</p> + +<p>Ayant énuméré les plaintes, dénonciations et +procès verbaux qui étaient de 114 009 en 1835, +qui ont passé à 200 000 en 1850, et qui se sont +élevés en 1905 à 546 000, le rédacteur de ces +pages officielles est amené à formuler quelque +chose comme une pensée. Ces chiffres l’offusquent. +D’autre part, il sait bien que les écoles +ont été multipliées. Alors il prend position dans +les ténèbres, il déclare que tout cela est obscur, +et il lâche un peu plus la statistique, ne pouvant +se résoudre à lâcher tout à fait l’utopie. Et +voici son arrêt :</p> + +<p>« Il n’existe donc, entre le développement de +l’instruction et de la criminalité, <i>aucun rapport +bien net</i>. Aussi ne faut-il pas chercher à déterminer, +par la statistique criminelle, la mesure +dans laquelle s’est exercée l’influence du progrès +de l’instruction primaire sur la morale +publique. »</p> + +<p>On peut se demander comment une idée aussi +simple met tant d’années à devenir officielle. +Dès 1881, un journal, <i>le Temps</i>, avait excellemment +observé : « Sur 100 accusés, on trouve +30 individus complètement illettrés, 66 individus +sachant lire et écrire, et 4 ayant reçu +une instruction supérieure : <i>ce serait donc +moins l’instruction que l’éducation qui élèverait +l’idée morale dans l’homme</i> ». Enfin voilà des +mots justes, et des idées mises à leur place, +c’est-à-dire séparées. Il faut le répéter. Il faut +s’en convaincre. Le fait de savoir lire constitue +un moyen d’apprendre, soit de bonnes, +soit de mauvaises choses, et c’est le choix dans +la direction des lectures, c’est bien un acte de +volonté et une influence d’éducation, qui décideront +du profit moral ou du préjudice enfermé +dans cet inconnu, dans cette puissance indifférente +en soi qui s’appelle l’art de l’alphabet. +Avant nos statisticiens, un philosophe anglais +l’avait avoué, et je crois que c’est Herbert +Spencer qui disait : « Il n’y a pas plus de relation +entre le fait de savoir assembler des lettres +et la moralité, qu’entre la moralité et l’habitude +de prendre un tub tous les matins ».</p> + +<p>Un autre préjugé, des plus répandus, consiste +à prétendre qu’un livre, pourvu qu’il soit +bien écrit, ne peut pas faire de mal. J’entends +dire cela dans la rue, chez les pauvres, dans les +salons.</p> + +<p>Oh ! je sais bien qu’on fait exception pour +les jeunes filles. On veut bien admettre qu’elles +ont droit à une sorte de système protecteur. +Mais dès qu’elle est mariée, il semble qu’une +femme puisse impunément lire toutes sortes de +livres. Je n’en crois rien.</p> + +<p>Peut-être pourrait-on admettre qu’un homme +ou une femme, parvenu à la maturité, d’esprit +cultivé et avisé, ayant l’expérience du sophisme +et le mépris de la bassesse morale, pourra lire +impunément beaucoup de livres, même faux, +même mauvais, s’il y a une raison de le faire. +Mais tout lire ! Et tout lire avant d’avoir beaucoup +vécu ! Songez donc à l’effroyable amas de +mensonges, et de sottises, et de perversité +morale que représente, à côté de purs chefs-d’œuvre +ou d’œuvres estimables, une littérature +quelconque, même si l’on ne tient compte +que de ses écrivains de talent et de ses livres +composés habilement ! Et vous présumez assez +de vous-même pour penser que ce flot si mêlé +de systèmes, d’affirmations, d’insinuations, +d’appels à la sensualité, de descriptions, de +contradictions, passera dans votre esprit sans +y laisser de trace ! Vous croyez que pourvu +qu’un livre soit artistement fait, il est inoffensif, +comme si l’art n’ajoutait pas une force et un +charme à des doctrines ou à des sentiments +dont sans lui la grossièreté vous eût choqué ? +Ou bien vous imaginez-vous que votre admiration +s’attachera exclusivement à la forme et +que vous demeurerez insensible à l’idée bien +parée et chantante ?</p> + +<p>Non, je n’en crois rien, et cela pour deux +raisons. D’abord parce que j’ai vu de belles +intelligences troublées et désemparées par des +sophismes misérables abordés trop tôt, sans +assez de défiance, avec trop de vanité personnelle. +Et j’ai connu plus encore d’êtres délicieux +qui avaient changé de sourire, et de +regard, et d’âme sans presque s’en douter, et +sur qui, visiblement, pesaient tant de lectures +dites légères, les mal nommées, les plus lourdes +qui soient, puisqu’elles plient ce qui est droit. +Non, je suis certaine que la sottise, même +géniale, l’erreur, ne peuvent passer habituellement +dans un esprit sans obscurcir +son entendement, et que les plus honnêtes +femmes, les plus honnêtes hommes, perdent +quelque chose de leur honnêteté à lire des livres +malhonnêtes.</p> + +<p>Et, lors même que l’expérience ne serait pas +là, est-ce que la raison toute seule ne suffit pas +pour combattre ce préjugé de la lecture indifférente ? +Affirmer qu’aucun livre ne peut nuire +à un esprit formé, c’est proclamer de deux +choses l’une : ou que l’homme est impeccable, +ou que l’un des principaux moyens de connaissance +n’a aucun pouvoir de formation.</p> + +<p>Il y a un choix à faire et une progression à +suivre. C’est là le difficile. C’est d’autant plus +difficile qu’il est puéril, presque toujours, de +classer des livres en bons ou mauvais. Assurément, +il y en a d’absolument mauvais. Mais +beaucoup de bons livres ne sont bons que relativement ; +la question et la réponse sont et +doivent être personnelles, individuelles, et ce +qui est bon pour l’une ou pour l’un peut nuire +à l’autre. Si j’avais à donner une formule, je +m’arrêterais à celle-ci : il faut être supérieur au +livre qu’on va lire. Entendez-le bien ! Il ne +s’agit pas de ne lire que les livres qu’on serait +capable d’écrire ! Cela réduirait singulièrement +l’importance des bibliothèques. Je veux dire +qu’il faut savoir ou pressentir qu’on a, en soi, +et de par son éducation, une culture assez forte, +une vigueur morale suffisante pour que la saine +partie du livre vous profitant, la mauvaise ne +vous nuise pas.</p> + +<p>C’est ce que j’appelle être supérieur au +livre qu’on lit. Mais on ne l’a pas lu ? me +direz-vous. D’autres l’ont lu. Le livre a une +réputation, un parfum, une odeur. Et, en +somme, vous n’agissez pas autrement, quand +vous sautez une haie, à la chasse, ou un ruisseau. +Vous ne savez pas au juste la hauteur de l’obstacle, +ou sa largeur, mais connaissant votre +bête, vous êtes sûr qu’elle sautera. C’est encore +la manière des marins, quand ils disent qu’ils +naviguent « à l’estime », se fiant à ce qu’ils +savent, et aux yeux clairs, et aux oreilles fines, +pour traverser la brume ou la nuit. J’ajoute +qu’entre deux excès, l’excès d’estime est toujours +celui qui nous sollicite.</p> + +<p>Règle de bonne foi, en somme. Les jeunes +filles ont une manière aisée de l’appliquer : elles +font lire leur mère. Les jeunes femmes, d’un +certain monde, n’ont pas toujours la même +ressource, car, d’ordinaire, leur mari lit peu, +j’en connais qui ne lisent point, et il y a un +écart, qui n’est pas nouveau dans le monde, +entre la culture d’esprit d’une femme et celle de +son mari. Mais les jeunes filles ont leur mère +liseuse. Quand une mère lit tout haut devant +ses filles, elle est dans un de ses plus jolis rôles, +et qu’elle joue à ravir. Elle a grâce d’État. Elle +pressent les coupures, elle les fait si habilement +et recoud si vite les bords qu’on ne s’aperçoit +de rien. Avez-vous remarqué ceci ? Quand un +homme lit un texte qui n’est pas à l’usage de +Marguerite, il a des jeux de physionomie qui +révèlent qu’il va se passer quelque chose ; il +s’émeut ; sa voix hésite ; il y a des points d’orgue +qui suspendent l’intérêt de la lecture, et qui +risquent de souligner l’obscur et d’inscrire une +phrase dans les parenthèses vides. Que la mère +est donc plus fine, simplement parce qu’elle est +mère ! La maternité est créatrice de deux âmes +à la fois : celle de l’enfant, celle de la mère. La +mère qui lit a une assurance d’auteur, et bien +plus, une impertinence heureuse ; elle remplace +un mot comme elle piquerait un point de tapisserie ; +elle n’a pas peur d’être sotte ou ridicule, +ou prise de court, et elle ne l’est jamais. Ah ! +quels nombreux, quels utiles correcteurs ont +les écrivains, quand les protes ont fini leur +besogne ! Quelles jolies leçons ils recevraient, +s’ils pouvaient entendre ! Et c’est ainsi que +beaucoup de livres, qui ne peuvent être lus +dans l’original, peuvent l’être dans l’édition +maternelle et vivante. Combien je préfère ce +système à cette indifférente mollesse, qui limite +une jeune fille aux seules lectures estampillées +pour elle, et qui font qu’elle attend dans l’ennui +l’heure où elle ouvrira les livres que la mère +lisait seule et tout bas ! Que de fortes lectures, +éducatrices de la volonté, peuvent ainsi préparer, +non pas des amoureuses nourries seulement +de romans et de romances, mais des +femmes faites pour regarder la vie, avec cette +belle vaillance, cette droite intention, cette +claire vue du devoir et le mépris de l’à-côté, +qui font qu’on la traverse, qu’on la soumet +comme un royaume, et qu’on y devient reine.</p> + +<p>Cela crée des titres impérissables à la reconnaissance +des enfants. Quand ils grandissent, et +qu’ils jugent non pas encore la vie, mais leur +vie, et qu’ils peuvent voir que leur jeunesse a +été intelligemment conduite et tendrement respectée, +qu’elle s’est défendue elle-même dans +la mesure où il le faut, et que pour le reste on +l’a défendue ; quand ils se sentent forts, épanouis, +intacts, ils trouvent pour leur mère des +mots autres sans doute, mais semblables à +ceux que disait une petite fille que je connais : +« Maman, vous êtes la plus mignonne, je vous +ai choisie ».</p> + +<p>Temps d’épreuve, temps de préparation. Il +est bon qu’il dure, la liberté grandissant à +mesure que la curiosité diminue. Et puis, vient +l’âge où les yeux ont vu tant de flots mouvants +qu’ils peuvent juger le creux rien qu’à regarder +la couleur de la surface. Alors, on peut +aller loin, pourvu qu’on connaisse les phares. +Alors on est un vieux pilote, qui peut sortir +par tous les temps, ou à peu près.</p> + +<hr> + + +<p>Mes sœurs, vous qui lisez, soyez persuadées +que, s’il y a une limite à nos lectures, posée +par le respect de nous-mêmes, il n’y a pas de +limite à leur variété. Ne soyons pas seulement +des liseuses, mais des femmes instruites, +savantes même, cela est souhaitable, malgré +Molière. Beaucoup de lectures ne sont qu’une +opération paresseuse de l’esprit. Elles ont leur +temps. Quand elles prennent tout le temps, +c’est trop. Quelle est la méthode à suivre ? Je +crois qu’il n’y en a pas. Je ne dirais pas cela à +un jeune homme qui a une carrière à préparer ; +les diplômes supposent des programmes obéis. +Et je pense de même, s’il s’agit d’une femme +qui cherche à obtenir un brevet. Mais la plupart +des femmes, en lisant, obéissent à un goût, ou +à une fantaisie. Qu’elles suivent donc leur goût, +ou leur fantaisie, et que les auteurs espagnols +se mêlent sur leur table aux auteurs français ; +les anglais aux italiens ; qu’elles passent, sans +remords, du <small>XIX</small><sup>e</sup> siècle au <small>XVII</small><sup>e</sup>, et au moyen +âge s’il leur plaît, et même aux latins. J’ai toujours +remarqué une certaine supériorité chez les +femmes qui avaient un peu de latin, et cette supériorité +était faite d’une sorte de fermeté de raisonnement, +d’un goût sûr de lui-même et sans mièvrerie +en littérature. L’ordre importe peu. Ce +qui importe, c’est la variété dans l’étude ; c’est +le nombre des fenêtres ouvertes sur le monde. +Là-dessus, il faut être exigeant, et là il faut +savoir imposer à son goût une contrainte passagère.</p> + +<p>Quand il s’agit d’instruire des femmes, il +semble que la première préoccupation du professeur, +de l’auteur du discours, ou de la conférence, +soit de les « divertir » comme on disait +autrefois. On s’adresse à leur imagination, à +leur sensibilité. Et ce n’est pas un tort. Mais on +s’adresse rarement à leur raison raisonnante ; +on a peur qu’elles n’aient pas la force de porter +un syllogisme en forme. Et c’est de cette +mauvaise crainte, et, au fond, de cette mauvaise +opinion que je me plains.</p> + +<p>Les femmes n’ont pas besoin de savoir l’histoire +de la philosophie, et de peiner sur les +manuels où l’on apprend jusqu’à quelle profondeur +de sottise une erreur initiale, soutenue +par l’orgueil, a pu conduire des intelligences +souvent nobles. Je souhaiterais simplement +qu’elles fussent averties des principales questions +de philosophie dont elles entendront, +autour d’elles, raisonner ou déraisonner. Il est +bien désirable qu’elles sachent non seulement +que M. X… est une bête, et que M. Y… en est +une autre, — elles le savent déjà si elles l’ont +rencontré, — mais pourquoi il en est ainsi ; +qu’elles n’aient pas seulement l’horreur instinctive +d’une doctrine fausse, mais qu’elles puissent, +d’un mot, sans discussion, sans pédantisme, +montrer qu’elles ont vu l’erreur, qu’elles +la connaissent, qu’elles ne sont pas dupes d’un +phraseur ou d’un sophiste.</p> + +<p>Les femmes sont parfaitement aptes à recevoir +un pareil enseignement, qu’il vienne d’un +professeur ou d’un livre. Elles ont une merveilleuse +rapidité et sûreté de compréhension, aussi +bien dans l’ordre des idées que dans celui des +sentiments. Et elles se servent très bien ensuite +des armes qu’on leur a fournies. Il n’y a rien +de plus sûr qu’un coup d’épingle de chapeau +pour dégonfler un ballon. Elles le donneront +d’autant plus volontiers qu’elles apercevront, +presque toujours, que la vérité les protège dans +leur dignité de femmes, et les grandit dans leur +influence d’épouses et de mères.</p> + +<p>Il est nécessaire avant tout qu’elles fassent +une étude attentive de la doctrine catholique. +Je parle ici des croyantes qui ont à se défendre, +mais aussi des autres qui ont à savoir. Je dirais +à celles-ci : « Vous aussi, vous devez étudier +la religion, non pas dans les livres qui la défigurent +pour la combattre, mais dans ceux qui +l’exposent. Le sens de la vie et la vue du monde +sont entièrement changés selon que l’esprit +ignore cette question ou qu’il la connaît. On ne +peut y échapper que par une faute dont l’importance +ne saurait être mesurée, même eu +égard aux simples conséquences humaines. Car +celles mêmes qui, en étudiant la foi, ne la +trouveront pas, trouveront du moins cet immense +bénéfice de la comprendre et d’être +exactes en parlant d’elle. Elles sont sûres de +sortir ennoblies de cette étude, et capables de +plus de justice. »</p> + +<p>Je n’oublie pas que la phraséologie qu’on +emploie dans les discours ou les articles électoraux +permet aux hommes tout à fait ignorants +de ces problèmes de se qualifier eux-mêmes +d’esprit affranchis ou libérés. Mais la réalité est +toute différente. J’ai pu comparer, tout le long +de ma vie, les deux espèces d’hommes et de +femmes, ceux qui savent et ceux qui ne savent +pas les choses religieuses. Eh bien ! je suis +contrainte de constater que l’ignorance religieuse +est une cause certaine d’infériorité +intellectuelle. Il y a un monde où certains +hommes et certaines femmes n’entrent pas, et +ce monde est immense. Il y a des hommes qu’ils +ne connaissent pas, dont ils ne comprennent +pas le langage, et ce sont leurs frères, et qui se +comptent par millions. Sans une idée de religion +acceptée, ou du moins comprise, l’histoire +est en partie inintelligible ; le plus bel +art qui fut jamais, architecture, musique, peinture, +sculpture, ne livre plus son âme à des +âmes trop lointaines ; les plus beaux mots, ceux +de fraternité, de moralité, d’immortalité, perdent +de leur solidité et de leur sérieux ; le peu +qu’est l’invention humaine dans le progrès +social apparaît.</p> + +<p>Quel regret. On devine, on aime l’être magnifique +que serait cet homme si, au lieu de la petite +lampe de mineur qui l’éclaire, il marchait dans +le jour du soleil. Combien j’en ai rencontré ! Ils +savaient tout, quelquefois, sauf l’essentiel ; ils +avaient une réputation méritée, des dons de +parole, d’ingéniosité, de cordialité, et un désir +d’être utile au pays, et une modestie souvent véritable. +Mais ils manquaient de curiosité supérieure ; +ils étaient impuissants où d’autres, par +millions, se sentent libres ; ils me semblaient +des navires magnifiques dont les voiles pendent, +fautes de vergues et de cordages, tandis que +les plus petits bateaux s’en vont au large. Le +vol de la pensée dans l’origine et dans la fin, le +recours à une puissance qui est tout, l’harmonie +d’un système où rien n’est omis, où la nature +n’est pas sacrifiée, mais sublimisée et remise à +huitaine, la prodigieuse communion des âmes +dans l’univers et dans les siècles, toutes barrières +de temps et d’espace rompues, ils ne soupçonnaient +aucune de ces grandeurs, ni les autres, +dont les plus pauvres hommes possèdent souvent +le trésor intact. Ils causaient avec moi, et je +reconnaissais en même temps leur science des +choses humaines, leur ignorance des divines, +leur bonne foi complète.</p> + +<p>Oui, j’éprouve souvent une sympathie vive +et mêlée de regrets pour des hommes qui ne +pensent pas comme moi. Ce n’est pas une +amitié ordinaire, puisqu’elle naît d’autre chose +encore que des qualités dont ils ont donné la +preuve, de la vue d’une puissance inactive qui +est en eux, qui pourrait s’épanouir et multiplier +la beauté de leur esprit, sa force, sa hardiesse +et sa joie.</p> + +<p>Et c’est pourquoi je dis : « Vous qui lisez, +allez dans vos lectures jusqu’au delà de +la vie ! »</p> + + +<p class="c gap small">FIN</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">TABLE</h2> + + +<div class="flex"> +<table> +<tr><td class="r"><div>I.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">LA VOCATION D’UNE VIEILLE FILLE</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c1">1</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>II.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">UNE VIE</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c2">10</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>III.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">OCTAVIE MERLE</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c3">22</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>IV.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">LE PÈRE MULOT</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c4">31</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>V.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">LA HAIE D’ÉPINE NOIRE</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c5">44</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>VI.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">LA TRAGÉDIENNE</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c6">55</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>VII.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">UN DISPENSAIRE</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c7">67</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>VIII.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">MONSIEUR JOSUAH</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c8">75</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>IX.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">CONVERSATION AVEC MONSIEUR +L’ABBÉ</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c9">91</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>X.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">MÉDITATION SUR LE VILLAGE</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c10">101</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>XI.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">LA QUÉRENTE DE PAIN</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c11">110</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>XII.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">LES TROIS GARS DE LA HAUSSIÈRE</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c12">122</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>XIII.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">LA PERLE</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c13">134</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>XIV.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">L’ALLIANCE</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c14">143</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>XV.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">LES ÉTRENNES</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c15">155</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>XVI.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">UN CÉLIBATAIRE</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c16">165</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>XVII.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">MADAME CANTEREINE</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c17">176</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>XVIII.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">LE CONSEIL DU VENDREDI SAINT</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c18">186</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>XIX.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">LE DRAME DE KERFEUN</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c19">196</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>XX.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">LE FAUCHEUR D’HERBE</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c20">207</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>XXI.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">LE CHIEN COULEUR DE FOUGÈRE</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c21">221</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>XXII.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">LE LIT DE LA MÈRE MOINEAU</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c22">230</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>XXIII.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">LE BOURG ABANDONNÉ</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c23">242</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>XXIV.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">LA VILLE AU ROUET</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c24">252</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>XXV.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">LES YEUX</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c25">261</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>XXVI.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">LES PETITES FRATERNITÉS</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c26">272</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>XXVII.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">L’HÉRITAGE DE M. MAUNOIR AINÉ</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c27">282</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>XXVIII.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">L’ORCHIDÉE OURAGAN</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c28">291</a></div></td></tr> +<tr><td class="r"><div>XXIX.</div></td> +<td class="drap">— <span class="xsmall">LES LECTURES</span></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c29">301</a></div></td></tr> +</table> +</div> + +<p class="c gap small">535-08. — Coulommiers. Imp. <span class="sc">Paul</span> BRODARD. — 5-08.</p> + + +<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75225 ***</div> +</body> +</html> + diff --git a/75225-h/images/cover.jpg b/75225-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..86d6618 --- /dev/null +++ b/75225-h/images/cover.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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