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+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75225 ***
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+ RENÉ BAZIN
+ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
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+ MÉMOIRES
+ D’UNE
+ VIEILLE FILLE
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+ PARIS
+ CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
+ 3, RUE AUBER, 3
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+DU MÊME AUTEUR
+
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+LIBRAIRIE CALMANN-LÉVY
+
+Format grand in-18
+
+ UNE TACHE D’ENCRE (Ouvrage couronné par l’Académie française) 1 vol.
+ LES NOELLET 1 --
+ A L’AVENTURE (croquis italiens) 1 --
+ MA TANTE GIRON 1 --
+ LA SARCELLE BLEUE 1 --
+ SICILE (Ouvrage couronné par l’Académie française) 1 --
+ MADAME CORENTINE 1 --
+ LES ITALIENS D’AUJOURD’HUI 1 --
+ TERRE D’ESPAGNE 1 --
+ EN PROVINCE 1 --
+ DE TOUTE SON AME 1 --
+ LA TERRE QUI MEURT 1 --
+ CROQUIS DE FRANCE ET D’ORIENT 1 --
+ LES OBERLÉ 1 --
+ DONATIENNE 1 --
+ PAGES CHOISIES 1 --
+ RÉCITS DE LA PLAINE ET DE LA MONTAGNE 1 --
+ LE GUIDE DE L’EMPEREUR 1 --
+ CONTES DE BONNE PERRETTE 1 --
+ L’ISOLÉE 1 --
+ QUESTIONS LITTÉRAIRES ET SOCIALES 1 --
+ LE BLÉ QUI LÈVE 1 --
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+ÉDITION ILLUSTRÉE
+
+ LES OBERLÉ, un volume in-8 jésus, aquarelles et dessins de
+ CHARLES SPINDLER.
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+LIBRAIRIE ÉMILE-PAUL
+
+ LE DUC DE NEMOURS 1 vol.
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+535-08.--Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.--5-08.
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+Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y
+compris la Hollande.
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+AVERTISSEMENT
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+
+J’ai extrait ces histoires des papiers qu’une vieille fille m’a
+récemment légués. Le titre est de son choix. Il figurait sur le cahier
+de gros papier couvert d’une écriture ferme, sans discipline linéaire,
+jetée à la hâte, entre deux visites. Et elle voulait exprimer ainsi que
+ce qu’elle raconte a été vu par elle, que ce livre est, avant tout, le
+témoignage direct d’une personne qui fut mêlée à la vie de deux
+fractions de l’humanité, bien peu connues en tout temps et en tout pays:
+les pauvres et ceux qui les aiment. Des relations d’étroite parenté
+m’unissaient à l’auteur des _Mémoires_. Tantôt elle habitait Paris, et
+tantôt une propriété voisine d’Orléans, dans cette Beauce plumée comme
+une volaille grasse, sans haies, sans bouquets d’arbres, qu’elle
+regardait pourtant avec plaisir, ayant le goût passionné des lignes
+longues, de l’espace et de la lumière. Bien des gens croyaient la
+connaître et la jugeaient tout de travers, ce dont elle riait avec moi.
+On la disait optimiste. Elle était sans illusion. Je crois même qu’elle
+souffrait cruellement de l’impuissance où nous sommes de guérir les maux
+très généraux que nous constatons autour de nous; mais, persuadée qu’il
+se cache encore un orgueil dans cette souffrance, elle la taisait, et
+s’efforçait de l’écarter, comme une cause permanente de faiblesse. Elle
+refusait de se lamenter, pour ne pas cesser d’agir. On la rencontrait
+dans le monde; elle en était; elle ne l’aimait pas. Mais elle aimait et
+elle fréquentait l’élite religieuse de la France, élite nombreuse,
+vivante, incomparable, fondée par la volonté de tous et sur la grâce
+d’un seul, composée de riches et de pauvres, de clercs et de laïques, de
+ceux qui prient, qui pensent de l’éternel, qui ne haïssent point, qui ne
+cessent d’affirmer, dans l’obscur dévouement, la fraternité dont ils
+parlent peu. De ceux-là, elle a dit quelque chose dans ses _Mémoires_.
+Elle s’est étendue plus longuement sur les scènes de la vie populaire,
+et surtout de la vie de misère, dont elle fut le témoin volontaire et
+tenace. Ayant parcouru en tous sens un domaine qui ne sera jamais très
+fréquenté, elle en avait rapporté des récits, des croquis de route,
+comme font les voyageurs, et aussi des méthodes, des leçons, des
+opinions, celle-ci, par exemple, que le monde des travailleurs manuels a
+plus encore besoin de noblesse que de pain, qu’un grand nombre d’entre
+eux le devinent obscurément, et que la plus sûre manière et la plus
+prompte de les émouvoir, de les gagner, de les relever, c’est de leur
+donner la certitude qu’on les aime uniquement pour leur âme. Paradoxe?
+Non, vérité profonde, expérience de toute une vie, que ceux-là seuls
+nieront qui ne connaissent pas les hommes. Chez l’auteur des _Mémoires_,
+c’était là une idée directrice et maîtresse, qu’elle n’a peut-être pas
+exprimé sous cette forme, mais dont ce livre est intimement pénétré.
+
+R. B.
+
+
+
+
+MÉMOIRES
+
+D’UNE
+
+VIEILLE FILLE
+
+
+
+
+I
+
+LA VOCATION D’UNE VIEILLE FILLE
+
+
+C’est une de nos supériorités de vieilles filles: nous avons notre âge.
+J’ai trente-sept ans sonnés, comptés, oubliés déjà par mon prochain et
+presque par moi-même. Pour qui essayerais-je de me rajeunir? Je ne fais
+partie de la vie d’aucun être; je ne ralentis la marche d’aucune
+ambition, je n’en aide aucune, et je n’ai près de moi aucune de ces
+tendresses passionnées de mari ou d’enfants, qui souffrent de voir
+tomber en ruines la force qui les sert et la part d’idéal qu’ils
+croyaient avoir confisquée pour eux seuls. Et la vieillesse s’en empare!
+C’est une mauvaise partageuse. Elle finit par ne rien laisser.
+
+Je n’en suis pas là. Sans être vieille, je suis assez loin de la
+jeunesse pour que ma liberté soit parfaite. Je puis aller, venir, à la
+ville ou dans les chemins de campagne; monter les étages des maisons
+pauvres; arrêter Valérie, qui sort de son atelier; demander des
+nouvelles de leur père aux trois petits Blancpignon qui jouent sur le
+trottoir, sans que personne y prenne garde. Quand on veut se rendre
+utile aux pauvres, il n’est pas nécessaire d’être laide, mais on ne doit
+pas, comme me l’a dit une fois ma rempailleuse de chaises, «faire son
+bijou d’argent»; il faut que celle, ou celui qu’on va chercher, quand il
+vous aperçoit de loin, pense tout uniment: «C’est une femme»; quand il
+vous parle: «C’est une dame»; quand il vous quitte: «C’est une amie». Je
+suis sûre qu’ils m’aimeraient moins, si je suivais la mode, et si je
+n’étais donc pas, d’une visite à l’autre, tout à fait la même; ils
+croiraient moins que je les aime, si je portais sur moi tant de preuves
+que je ne pense pas toujours à eux. Ils en voudraient à mon astrakan ou
+à ma zibeline, à mes plissés, à mes volants, à la pointe de mes talons
+et à l’aigrette de mon chapeau.
+
+Si j’avais à conseiller une autre cliente de sainte Catherine, tentée
+par les mêmes œuvres que moi, et qui me demanderait mon avis, je dirais
+d’abord: Mademoiselle, il y a dix mille manières d’être simple dans sa
+toilette; la plus fâcheuse consiste à l’être trop; on peut blesser en ne
+l’étant pas assez; il suffit, pour trouver la mesure, d’un peu de cœur
+et d’habitude.
+
+Je lui dirais en second lieu: Vous n’aurez aucune peine à vous faire
+respecter des pauvres. La charité n’a pas besoin d’être expliquée à ceux
+qui en profitent, ou simplement qui voient autour d’eux,
+quotidiennement, la souffrance. Elle vient sous des noms différents,
+qu’on ne sait ni tout de suite, ni toujours; mais elle se penche, avec
+le même geste inlassé, sur les mêmes maux qui renaissent; elle a
+toujours été du quartier; on ne se souvient pas d’un temps où il n’y
+avait ni crèches, ni garderies, ni visiteuses de pauvres, ni
+distributions de vêtements d’hiver, ni bons de pain, ni garde-malades,
+ni assistance par le travail, ni prêt de berceaux, ni don de layettes.
+Il n’y a point de rue si sombre et si puante où n’ait passé, bien des
+fois, une femme comme nous, portant un peu de pitié dans ses mains et
+dans ses yeux. D’où elle était partie? Pourquoi elle était venue dans le
+quartier? Quelle réflexion, ou quel goût, ou quelle peine, ou quel
+intérêt l’y avait engagée, puis retenue, puis ramenée? Les pauvres ne le
+cherchent pas, pour la bonne raison qu’ils le savent. Ils savent que
+voilà dix-neuf siècles, une idée fraternelle a été semée dans le monde,
+et que depuis lors il s’est trouvé des âmes, des femmes presque
+toujours, croyantes pour la plupart, quelquefois non, qui s’en sont
+souvenues. Ils savent même qu’il n’en manquera jamais plus. Les gens du
+monde ont des étonnements, au contraire. Le premier de tous est de nous
+voir rester vieilles filles. Quelle catastrophe! Ils tâchent de
+l’expliquer. Ils ne se demandent pas si, à défaut d’autres motifs, les
+exemples de bonheur qu’ils nous offrent, dans leurs ménages, n’auraient
+pas suffi à nous rendre prudentes. Non, il leur faut une explication qui
+nous diminue, et qui les relève: nous sommes trop laides, nous sommes
+trop pauvres, nous avons eu des chagrins d’amour, l’être adoré nous a
+plantées là, soit involontairement et parce qu’il est mort, soit par
+trahison. Pauvres petites! Et nous nous consolons,--si l’on peut se
+consoler ainsi, et leur doute est extrême,--«en faisant du bien». J’ai
+entendu, j’ai deviné ces ritournelles autour de moi, pendant dix ans.
+J’ai subi des entrevues qui n’eurent jamais de lendemain; j’ai lassé
+toutes les initiatives matrimoniales, et la douairière elle-même: «Vous
+le regretterez, mon enfant, et il sera trop tard, oui, trop tard.» Je
+n’ai pas été, avant la trentaine, libre de ne pas me marier, ou plutôt
+absoute de ne pas l’avoir fait. Il en sera de même pour vous, je vous en
+préviens.
+
+J’adresserais un troisième avertissement, à la candidate qui me
+consulterait. Après la trentaine, lui dirais-je, pas plus qu’avant, ils
+ne croiront à votre vocation. Ils vous auront seulement classée, comme
+on dit au Palais, je crois, parmi les «sans suite», les affaires qu’il
+est inutile de poursuivre. Mais il est certaines gens qui poursuivent
+toujours, et l’âge n’en libère point. Défiez-vous des admirations
+désintéressées. Parce que vous aurez réussi à fonder une œuvre nouvelle
+ou à développer une œuvre ancienne; parce que la vente de charité que
+vous avez organisée aura attiré du monde; parce que l’un de vos amis,
+traversant le faubourg en automobile, vous aura aperçue au milieu d’un
+groupe d’enfants ou de femmes, et que vous aviez mis votre blouse
+d’infirmière, et que vous étiez, pour elles, une amie évidente, on
+chantera vos louanges dans le ton majeur; on vous présentera des
+auréoles, à choisir: «Une vraie sainte, ma chère, une apôtre; elle fait
+des merveilles, et aucune santé, vous savez, aucune...» Ces discours
+n’enflammeront pas les jeunes gens, mais ils réveilleront la curiosité
+des hommes mûrs. Vous serez louée, gravement, par des magistrats en
+retraite ou en exercice, des sénateurs, d’anciens gagnants du tir aux
+pigeons. Ils seront sincères, ils seront émus, ou croiront l’être.
+Quelques-uns proposeront des souscriptions, qu’il faudra toujours
+accepter. J’ai été bien souvent entourée et regardée ainsi, pour l’amour
+des pauvres, à ce qu’on prétendait, mais je vous assure que l’amour tout
+court était du jeu, et que je me sentais sur la treille, comme
+autrefois, un peu hors d’âge seulement, un peu singulière, grappe de
+chasselas conservée dans un cilice de crin. Vous ferez bien de vous
+soustraire, avec esprit si vous pouvez, à ces béatifications illicites.
+Elles ne sont pas dangereuses pour nos mœurs, mais si peu qu’on y prête
+attention, elles ruinent ce bel oubli de soi, sans lequel nous ne sommes
+que des filles non mariées, mais non plus des vieilles filles.
+
+Je dirais enfin à ma candidate: Nous avons une très longue histoire, et
+très noble, qu’il faut continuer, c’est l’histoire des familles de
+France. Elles ont été, en notable partie, l’œuvre des vieilles filles,
+dont la France d’autrefois était plus abondamment pourvue. Quelle est
+celle qui n’avait pas sa tante Gothon, sa tante Marion, sa tante Ursule?
+Personne n’héritait en bloc de ces femmes habituellement pauvres ou
+appauvries; mais il y a l’héritage quotidien, celui que distribuent nos
+actions. Tante Gothon filait, tante Marion berçait, tante Ursule
+enseignait à lire. Les mères, très fécondes, trouvaient de l’aide qui ne
+coûtait rien, pour élever les petits. Il y avait quatre, six, huit bras
+pour endormir, plusieurs voix pour chanter, un seul cœur pour instruire.
+Les tantes se répandaient toujours un peu hors de la maison, et c’est ce
+qu’il faut faire. Que j’aurais voulu les connaître! Elles devaient avoir
+tant de recettes et de maximes concernant leur état! J’ignore ce que
+peut dire là-dessus la statistique. Mais, quoi qu’elle affirme au sujet
+du nombre des célibataires en France, je suis certaine que le nombre a
+diminué des vieilles filles utiles à leur parenté et à leur voisinage,
+des célibataires ayant une mince fortune et qui mènent dans le monde à
+peu près la vie d’une religieuse. Nous sommes loin de suffire à la
+tâche, nous n’y suffirons jamais. Cependant, je crois que nous allons
+recevoir des recrues. De meilleures que nous, de plus saintes, dans
+beaucoup d’œuvres de charité extérieure, nous avaient remplacées ou
+devancées. A présent qu’elles s’en vont, spoliées et chassées, il est
+probable que plusieurs de celles que le couvent eût appelées
+s’adjoindront à nous, dont la vocation fut moins parfaite.
+
+Ne craignez pas l’ennui. Quand j’ai couru tout le jour, ma petite, dans
+le pays de misère, dont la carte ne sera jamais achevée, j’ai les yeux
+las, les pieds las, le cœur tout plein des peines que j’ai écoutées ou
+vues. Mais le temps me manque pour être triste. Et j’ai tant d’enfants,
+loin de chez moi, qui attendent mon réveil, que je m’endors tout de
+suite.
+
+Quand il n’est pas l’heure encore, et que je suis dans mon petit salon
+de Paris ou dans ma chambre à la campagne, je prends mon cahier de
+notes, et j’écris un souvenir de cette vie frémissante, trépidante, qui
+est celle de beaucoup d’autres femmes, et que peu de gens connaissent
+parmi ceux qui lisent des livres. J’appelle cela mes mémoires: histoires
+que j’ai vécues, ou que j’ai devinées, douleurs qui ne parlent guère,
+joies que j’ai approchées de si près que j’ai cru un moment, et même
+plus tard, qu’elles étaient à moi.
+
+
+
+
+II
+
+UNE VIE
+
+
+_7 février 1887._--Jour d’hiver, très peu de vent, mais une brume
+glacée, traîtresse, impossible à fuir, qui pèse sur le corps et sur
+l’âme, qui est chargée de mort, comme d’autres nuages sont chargés
+d’électricité, comme l’air du printemps est chargé de vie. La boue de la
+rue se dissout lentement, elle devient pareille à de la graisse
+d’essieux, et toute la chaussée en est enduite, et les voitures qui
+passent y laissent une trace couleur de fer, comme des rails. Les
+promeneurs l’évitent autant qu’ils peuvent. Mais les petits qui
+ramassent le charbon y pataugent et y plongent les deux mains. Ce sont
+les glaneurs noirs, quatre enfants, deux de douze ou treize ans,
+peut-être plus,--on ne sait jamais bien l’âge quand la misère s’associe
+à la vie,--une petite fille de neuf ans, un petit gars de quatre ou
+cinq. Ils suivent une file de lourds tombereaux qui portent à une usine
+sa provision de houille, et quand un fragment se détache du chargement
+cahoté et tombe à terre, ils se jettent à droite, à gauche, tous
+ensemble, presque sous les roues, jusque sous le pied des chevaux, et
+saisissent le morceau de charbon. Chacun d’eux a un sac pendu à la
+ceinture, excepté la petite fille, qui tient son sac à la main. Elle
+m’intéresse plus que les autres, parce que je puis plus aisément
+m’occuper d’elle et de ses pareilles. Les vieilles filles comme moi ont
+une réserve de tendresse à dépenser, et c’est heureux, pour tant de
+créatures qui, sans elles, n’auraient jamais été aimées. Je me mets à
+suivre les tombereaux, moi aussi, mais sur le trottoir. Comme elle a
+bien cette physionomie de l’enfant sans mère, que je reconnais de loin à
+présent que j’en ai tant vu de près! Elle dort mal, elle mange mal, elle
+est abandonnée, elle est vicieuse, je le devine à son petit visage de
+chèvre, tout pâle, marqué de taches de fièvre au-dessus des pommettes,
+et à la violence de son geste quand elle pousse le plus petit de la
+bande pour attraper avant lui le charbon, et à son rire où il y a déjà
+du défi et de l’insulte, quand les plus grands lui parlent, et à ses
+vêtements, qui n’ont jamais été réparés ni lavés. Ont-ils même été
+cousus solidement une première fois? La robe, de mérinos noir, remonte à
+droite, descend trop bas à gauche, et forme en arrière un paquet de
+plis, comme une queue qui traîne sur les talons et dans la boue. Tiens,
+elle a de jolis cheveux, blonds, d’un blond déjà déteint, entre paille
+et foin. Il y a de l’or là-dedans.
+
+Peut-être aussi dans l’âme?
+
+J’ai continué de suivre les tombereaux. Ils ont monté une rue de
+faubourg, pavée, étroite, où le charbon coulait, du haut de ces gros tas
+ambulants, en menus grêlons qui faisaient des sillages. Les quatre
+enfants ne s’arrêtaient plus de se baisser et de se redresser. Tout à
+coup, les voitures tournèrent à angle droit, une porte s’ouvrit à deux
+battants, comme mue par un ressort devant la première, et se referma dès
+que la dernière fut entrée dans une cour déserte entre deux murs. Les
+petits demeurèrent un moment immobiles, regardant cette barrière; puis
+ils mirent leurs sacs dans le fossé et les trois garçons escaladèrent la
+haie d’un champ qui commençait à trente pas de là. Je m’approchai de la
+petite fille, qui était lasse et qui respirait vite, le dos appuyé
+contre un arbre.
+
+--Comment t’appelles-tu?
+
+Elle répondit, avec l’évident désir d’être débarrassée de moi:
+
+--Georgette.
+
+--Est-ce que tu cours les rues, comme cela, tous les jours?
+
+--Non, les jours de charbon seulement.
+
+--Tes frères ne suffiraient pas?
+
+--C’est pas mes frères, c’est des gars. Je n’ai de frère que le petit.
+
+--Ton père n’a donc pas de travail?
+
+Elle se tut.
+
+--Ta mère non plus?
+
+--Elle est poussive.
+
+Je sentis au cœur, comme une blessure, l’écho de cette parole animale.
+L’enfant eût dit de même, s’il s’était agi d’une jument, d’une truie ou
+d’une chatte. Elle n’avait d’ailleurs aucune intention d’injurier sa
+mère ou de m’étonner. C’était le mot de son monde et de son palier. Je
+demandai: «Où demeures-tu?» Elle me jeta par-dessus son épaule un numéro
+et un nom de rue. Je ne rencontrai pas son regard. Elle écoutait,
+ardente, le cou tendu, les cris des trois gamins qui devaient suivre une
+haie, déjà loin. Et, ayant repris haleine, elle courut vers la même
+brèche, et sauta dans le champ pour les rejoindre.
+
+ * * * * *
+
+_Mai 1890._--Je suis restée trois ans sans avoir de nouvelles de
+Georgette. Elle m’avait donné une fausse adresse. Et puis la vie m’a
+empêchée de pousser plus loin mes recherches. J’ai tant d’autres
+clients, de ceux qui reviennent et de ceux qui passent, de ceux qui
+passent surtout! La misère est si mobile de cœur et de logement! Je
+n’avais pas oublié, cependant, la glaneuse de houille. Je la rencontrai
+un jour, inopinément, dans une maison où j’allais souvent, où je ne me
+doutais pas que sa mère habitât depuis plusieurs années. Elle me
+reconnut la première, et en ressentit une espèce de joie qui éclaira son
+visage de petite chèvre blanche. Je la trouvai grandie, trop grande pour
+son âge, et triste, dès qu’elle m’eut dit bonjour. Nous étions au bas de
+l’escalier, dans une maison de banlieue, pas encore vieille, pas encore
+sale, derrière laquelle on voyait, par la porte entr’ouverte du
+corridor, un jardin divisé en six, des choux presque partout, et un
+tréteau chargé de linge mouillé qui s’égouttait.
+
+--Tu laves?
+
+--Je fais tout; «elle» ne peut rien faire. Quand je suis rentrée de
+l’école, j’en ai, oui, du travail, et le matin, c’est la soupe, les
+lits... Heureusement qu’on n’en a pas chacun un.
+
+Il y avait dans le ton cette colère, cette envie de s’échapper, cette
+révolte qui sont des signes de la grande ignorance. Nous causâmes de
+l’école. Elle ne cessait point de regarder du côté du jardin. Le soleil
+oblique dorait les choux et l’arête du mur. Un moineau pépiait, les
+plumes toutes soufflées de bien-être, répétant: «Qu’on est bien! qu’on
+est bien!» Georgette était parmi les premières de sa classe. Je devinai
+qu’elle avait envie de me le prouver et je l’interrogeai. Elle savait
+tout: «François Ier, 1515-1547; Henri IV, 1589-1610, assassiné par
+Ravaillac le 14 mai 1610; bataille de Wagram, 5 et 6 juillet 1809;
+présidence de M. Grévy, 1879-1887;... le volcan de Popocatépelt, dans
+les Montagnes-Rocheuses.» Elle souriait, en dessous, de tant d’autres
+choses qu’elle aurait pu répondre. Je lui demandai.
+
+--Sais-tu que tu as une âme?
+
+Elle leva les épaules, sans trop marquer le geste.
+
+--A quoi cela sert-il?
+
+--A vivre et à mourir, ma petite, tout simplement. Tu ne peux comprendre
+ce que tu gagnerais, même en courage et en joie, dans ta vie rude, à
+savoir que tu as une âme et un Dieu.
+
+Pour la première fois je vis ses yeux, qui se levèrent sur les miens.
+Ils étaient bleus, une lueur de tendresse étonnée passait à la surface,
+et il y avait de l’ombre tout au fond. Ce fut l’ombre qui gagna. Le
+regard devint dur, parce que le cœur se fermait.
+
+--Bah! dit-elle, où est-ce que ça s’apprend, ces choses-là?
+
+Nous causâmes encore une demi-minute, puis le rappel du temps, et la
+mauvaise défiance contre moi, et d’autres passions inquiètes la
+mordirent. Elle secoua ses mèches fauves en désordre, fila le long du
+corridor, descendit deux marches, et j’entendis le premier coup du
+battoir.
+
+J’appris, quelque temps après, qu’elle avait été trois fois au
+catéchisme de la paroisse, «pour faire plaisir à la demoiselle». Mais
+elle s’y trouva dépaysée, l’une des plus grandes, et l’une des moins
+brillantes. Elle ne revint pas. On me raconta aussi que la famille avait
+changé de maison, et que Georgette était entrée «en fabrique».
+
+ * * * * *
+
+_8 septembre 1900._--Je me promenais, hier, sur le trottoir d’une grande
+avenue plantée, et je jouissais vivement de la douceur de l’air, et de
+la physionomie détendue, et de la flânerie de ceux qui se promenaient
+comme moi. Les dimanches de septembre nous font voir une ville que nous
+ne voyons ni si bien ni si complètement aux autres mois, une ville
+presque homogène. En hiver, en été, un joli chapeau en cache beaucoup de
+laids. Mais, en septembre, les jolies plumes, les jolis rubans, les
+jolies pailles sont à la campagne. Je m’amusais donc à observer cette
+foule toute populaire et à suivre l’étonnante descente de la mode à
+travers les classes sociales. La ville n’a plus que les petites copies à
+bon marché. Quand on voit la dernière transformation de ce qui fut une
+idée de luxe et de beauté, ce n’est pas le sourire qui monte aux lèvres,
+du moins pas aux miennes. Il faut se consoler en regardant les visages
+et le contentement d’être belle, si répandu. Je songeais ainsi, quand un
+couple me dépassa. Le fiancé était un ouvrier très jeune, imberbe, plus
+petit que la femme, amenuisé et réduit par l’alcool. Il paraissait très
+tendre, riait beaucoup sans aucun embarras, et ostensiblement serrait le
+bras ou la main gantée de sa compagne. Georgette était gantée: des gants
+de Suède couleur paille. Elle avait un chapeau d’au moins neuf francs
+soixante-quinze, de ceux qui ont du velours demi-soie et des roses
+demi-fines. Elle ne riait pas. Elle aurait même voulu qu’on fût très
+sage, très digne, très fier pendant cette promenade. Mais elle
+pardonnait tout au mari de demain, à celui qu’elle aimait et qui
+représentait pour elle la vie plus libre, peut-être même la vie oisive,
+ce grand rêve des pauvres. Un charme était en elle. Ses cheveux, séparés
+en bandeaux, soufflés, relevés, frémissants, ressemblaient à deux ailes
+de perdrix. Le jour l’enveloppait. Les promeneurs devinaient la joie
+rapide et la regardaient passer. Il y avait des femmes qui se
+détournaient après l’avoir considérée, à cause de l’émotion que font ces
+choses quand on se rappelle. Georgette m’avait reconnue. Mais il lui
+déplaisait sans doute d’avoir à expliquer nos rencontres. Elle me frôla
+l’épaule, fit semblant de s’intéresser à un groupe qui chantait, très
+loin, en avant, et ne salua pas.
+
+Elle n’était pas mariée encore, puisqu’il y avait derrière elle,
+traînant la jambe, un couple de vieilles gens, oncle et tante, cousins
+ou amis, que les fiancés emmènent très souvent avec eux dans ces
+promenades de la veille, et qu’ils font boire dans les auberges.
+
+ * * * * *
+
+_16 mars 190..._--Ce matin, j’allais vite, je traversais une petite rue
+toute bordée de boutiques minuscules, qu’entaillent des couloirs
+sombres, voûtés, ouvrant, au bout de vingt mètres, sur des cités
+ouvrières. Une femme, débouchant par un de ces chemins d’ombre, me
+heurta légèrement et, nerveuse, dit: «Pardon, madame, j’ai de si mauvais
+yeux!» Nous nous regardâmes. Et avant que j’eusse parlé, deux mains se
+tendirent vers les miennes pour m’entraîner, et je vis les lèvres qui
+reprenaient:
+
+--Venez! oh! venez, j’ai de la peine pour deux!
+
+On ne résiste pas à ces mots-là. Elle rentra avec moi dans l’ombre et je
+l’écoutai se plaindre. Son mari la délaissait. Deux enfants étaient une
+lourde charge, et elle ne savait pas de métier, et la fabrique retient
+si longtemps dehors! Les mains ne me lâchaient pas; les yeux ne me
+quittaient pas. Elle se jetait vers moi, dans sa détresse, parce que,
+treize ans plus tôt, je l’avais plainte d’autre chose que de sa
+pauvreté.
+
+Nous causâmes intimement, surtout de ses enfants, et des projets qu’elle
+me confierait en détail quand je viendrais la voir chez elle. Je promis.
+
+--C’est que, fit-elle en me reconduisant au jour, moi je ne suis pas
+bien, vous savez... Voyez comme j’ai la peau blanche! Je suis...
+
+Elle eut un sourire, qui me fit mal, elle se souvenait, elle dit:
+
+--Je suis poussive, comme l’autre.
+
+Elle ajouta, très bas, en me quittant:
+
+--Ça serait peut-être le moment de m’apprendre les choses que je ne sais
+pas, puisque ça ne sert pas seulement à vivre...
+
+
+
+
+III
+
+OCTAVIE MERLE
+
+
+Dans la cour où demeure Georgette, la cour du Laurier-Bleu, j’ai passé
+hier une heure douce et cruelle. La douceur n’est venue que tout à la
+fin, quand j’ai cru comprendre que la confession de sa souffrance avait
+calmé cette âme épuisée par le silence. Le silence des religieuses est
+plein de conversations avec Dieu. Mais celui de ces pauvresses qui ne
+croient à rien pèse comme un couvercle de tombe sur la douleur vivante.
+
+Lorsque j’entre dans les cités de misère où je suis connue, il y a des
+femmes qui regardent d’abord le sac de soie noire où je serre mes bons
+de pain et de charbon; il y en a aussi qui regardent d’abord mes yeux,
+et ce sont mes amies. Toutes ne causent pas avec moi. Pour avoir le
+droit de plaindre une peine il faut l’avoir gagné. Cela s’achète
+quelquefois très cher.
+
+Je saluais donc, depuis cinq ou six ans, Octavie Merle, la femme qui
+demeure au quatrième, à gauche, sous les toits. Les voisines de la cour
+m’avaient prévenue en sa faveur, ce qui est rare:
+
+--La Merle! Ah! mademoiselle, en voilà une qui a du mal! Elle gagne la
+vie de deux hommes, le sien et puis le frère du sien, deux pas
+grand’chose, je vous assure. Elle se tue de travail. Mais elle ne vous
+demandera pas la charité. Non, c’est plus fort qu’elle: il faut qu’elle
+se taise, et même devant nous elle n’a pas de mots sur son chagrin.
+
+Or, hier je frappais à la porte qui ouvre sur le même palier, à droite.
+Je voulais savoir des nouvelles d’une jeune femme,--une souriante et une
+causante, celle-là,--qui m’avait priée de la faire inscrire sur la liste
+du bureau de bienfaisance. Elle devait avoir son troisième enfant
+pendant les vacances. Et au retour des vacances, que j’ai dû prolonger
+cette année, je venais rendre visite à la jeune mère et à l’enfant.
+
+Une fois, deux fois, trois fois je frappai. Personne ne répondit. Dans
+la cage de l’escalier, le vent seul, aspiré par quelque lucarne de
+grenier, grognait ou sifflait en montant. Je me détournais pour
+descendre. La porte de gauche s’entr’ouvrit, et le pâle, le mince visage
+tragique d’Octavie Merle se pencha.
+
+--Que cherchez-vous?
+
+--Votre voisine, madame Merle.
+
+--Elle est morte.
+
+--Ah!... pauvre femme! Que dites-vous là?... Morte!
+
+--Vous voulez donc que ça n’arrive qu’aux braves gens de mourir?... Vous
+aurez beau frapper, personne ne vous entendra... Tout est parti... Je ne
+les regrette pas.
+
+Elle disait cela sèchement, avec une flambée de colère dans les yeux, et
+le secret plaisir de me blesser. Cependant les lèvres, toutes
+fendillées, ne tremblaient pas seulement de haine, au passage des mots,
+mais de froid, de détresse, de faiblesse.
+
+--Si vous êtes curieuse de savoir à qui vous faisiez la charité,
+continua-t-elle, entrez chez moi: je vous l’apprendrai.
+
+Ce que j’allais apprendre, surtout, et je le pressentais, c’était la vie
+de celle qui m’invitait de la sorte. Je m’assis au milieu de la chambre
+mansardée, près du petit poêle de fonte, qui mêlait sa fumée à l’odeur
+fade des cuirs cirés. Octavie Merle était piqueuse de bottines. Des
+paquets de tiges et d’empeignes couvraient la table étroite d’une
+machine à piquer que la femme avait mise entre le poêle et la fenêtre.
+L’ouvrière s’accouda dessus et, pour ne pas me regarder, regarda dehors.
+
+--Ma vue a bien baissé, dit-elle. J’ai trop travaillé, et j’ai mal dès
+que je m’applique.
+
+Par la fenêtre, nous apercevions un paysage de toits et de ciel:
+beaucoup de pentes d’ardoises, de cheminées, de tuyaux, de fils de fer,
+et les fumées, qui sont de la vie que le vent tourmente.
+
+Elle demeura un peu de temps silencieuse et puis elle me raconta, par
+phrases courtes, sans émotion apparente, sans cesser de regarder les
+toits, le triste mariage qu’elle avait fait. Elle avait épousé un homme
+plus jeune qu’elle, malingre, exempté du service militaire pour cause de
+faiblesse de constitution, et qui n’avait vu dans le mariage qu’un moyen
+de ne pas travailler. «J’étais forte, disait Octavie, je ne refusais pas
+l’ouvrage, je croyais tout ce que mon mari me racontait sur les longs
+chômages de son métier d’ajusteur-mécanicien, sur la difficulté de
+trouver une place dans un nouvel atelier. Et puis, en ce temps-là, je
+l’aimais; c’était un enfant: je le sentais faible, peu raisonnable, et
+j’avais peur de le perdre. Vous l’avez rencontré quelquefois, dans la
+cour du Laurier-Bleu; il vous connaît, il me l’a dit. C’est un homme
+distingué; il a l’air d’un monsieur; jamais un mot grossier avec lui
+tant que j’ai pu suffire à payer la dépense; même il ne buvait pas. Je
+l’aimais.» Au ton dont elle disait cela, je comprenais qu’elle l’aimait
+encore. La pauvre créature s’était épuisée pour nourrir son mari.
+Bientôt il avait amené chez lui et logé sous son toit son frère, un vrai
+malade, celui-là, qui mourait lentement de la poitrine et qui se
+soignait en buvant. Et, obligée de travailler pour les deux hommes et
+pour deux enfants nés au début du mariage, Octavie Merle avait passé
+près de quatre années sans quitter cette machine sur laquelle à présent
+s’amoncelait l’ouvrage en retard, dormant deux heures par nuit, usant
+ses yeux, ses mains, ses nerfs, afin que son cœur fût épargné. Alors, il
+arriva ce qu’elle aurait dû deviner, ce qu’elle avait prévu peut-être:
+elle devint une vieille femme en quelques mois, et son mari la délaissa.
+
+Dans le ciel, par la fenêtre aux vitres étroites, elle regardait les
+toits de la ville qui s’en vont si loin, si loin, chacun abritant une
+peine ou une plainte. Pour me parler de l’infidèle, elle, si dure quand
+elle jugeait l’atelier, les camarades, son beau-frère, ses enfants, son
+travail, elle avait des mots indulgents, des mots qu’elle maniait avec
+une prudence instinctive, comme des armes qui auraient pu la blesser
+elle-même. «Il a toujours été si léger... Autrefois il m’aimait... S’il
+n’avait pas été entraîné par l’autre, je ne serais pas la femme finie
+que je suis et plus malade que les médecins ne sont savants.
+
+»Il rentrait à toute heure de nuit, quelquefois au petit matin. Il me
+trouvait toujours attelée à ma besogne de piqueuse, et nous nous
+disputions. J’aurais mieux fait de ne rien dire peut-être? Mais le
+moyen, quand tout le cœur n’est qu’un cri?
+
+»Tout ce que j’ai fait a tourné contre moi. Tenez, cette voisine que
+vous avez secourue, j’avais eu pitié d’elle, moi aussi. Ça n’était pas
+marié; ça faisait la noce; ça riait toujours. Nous ne nous parlions
+guère. Pourtant, quand elle a eu son troisième enfant, les commères d’en
+bas m’ont dit: «Elle ne vivra pas», et je suis allée la voir. Je n’avais
+que le palier à traverser pour entrer chez elle. Dès qu’elle
+m’aperçut,--le lit était au fond de la chambre qui ressemble à celle
+d’ici,--elle dit: «Vous n’auriez pas dû venir». Et je pensai qu’elle se
+souvenait de plusieurs paroles de mépris que je lui avais adressées.
+Elle était toute menue sous son drap, comme une petite fille. Elle avait
+la fièvre. Elle tenait près d’elle, dans le lit, son nourrisson, dont
+elle cachait le visage avec un mouchoir. Je lui parlais, comme on fait
+en pareil cas, de sa santé, du temps, du médecin, des voisines. Elle me
+regardait comme si j’étais la mort. Elle n’avait plus que des yeux, des
+creux d’ombre avec une petite veilleuse, au fond, qui avait peur. Je
+pensai alors que son heure était proche, que les enfants allaient
+demeurer à l’abandon, que c’était une pitié, et je lui demandai: «Quel
+est le père de votre petit qui est là?» Elle fit un grand effort pour
+tourner la tête de l’autre côté, et pendant que je l’aidais de mes deux
+mains, elle répondit: «Je ne peux pas le nommer devant vous! Pas devant
+vous!»... Trois jours après, elle était morte.
+
+--Et l’enfant, qu’est-il devenu?
+
+--Les deux aînés ont été pris par l’Assistance publique... Le dernier...
+je ne pouvais pas le laisser à d’autres, n’est-ce pas? je l’ai gardé.
+Mais c’est la force qui va me manquer pour nourrir tant de monde,
+mademoiselle...
+
+Le soir commençait à roussir les toits. La fumée sortait plus épaisse
+des cheminées. Des corneilles, taillées dans de la suie et de la brume,
+coulaient avec le vent au-dessus de la ville. Je causai une demi-heure
+encore, avec Octavie Merle, qui s’était penchée sur la machine et
+reprenait son travail.
+
+Puis je regagnai ma maison, l’âme partagée, comme il m’arrive souvent,
+entre la tristesse et l’admiration. Je me demandais où de pareilles
+créatures, qui n’ont plus la force de la foi, puisent ce courage
+héroïque, cette tendresse, cette patience surhumaine. Et je me répondais
+qu’elles vivent encore, moralement, sur la réserve de vertus et de
+mérites de leurs vieilles mères croyantes et disparues.
+
+
+
+
+IV
+
+LE PÈRE MULOT
+
+
+C’est un brave homme; tout le monde le dit, et, bien que je n’aime pas
+cette locution vague, où tant de culpabilité ou d’inconscience peut
+tenir, je l’emploie en parlant du père Mulot. On ne saurait guère
+s’exprimer autrement: car il faut le juger en gros, et par comparaison.
+Je l’appelle brave homme parce qu’il devrait être mauvais, et qu’il ne
+l’est pas trop. C’est un miracle fréquent, et grâce auquel la société
+vit encore. Nos neveux l’expliqueront.
+
+Le père Mulot est, depuis trente ans, peigneur de laine dans une grande
+filature. Son fils aîné peigne aussi; sa fille, qu’il a eu l’idée
+d’appeler Sylvie, est rattacheuse, ce qui veut dire qu’elle noue, sur le
+métier en mouvement, les deux moitiés des brins qui se rompent. Il y a
+donc trois Mulot qui gagnent, et qui vivent pendant douze heures dehors.
+Il en reste trois à la maison: la mère, et deux enfants petits qui
+suffiraient à épuiser une santé plus robuste: l’un parce qu’il est
+bruyant, violent et incapable de repos; l’autre parce qu’il ne cesse pas
+d’être malade. Le pain n’a jamais manqué chez les Mulot, ni le charbon,
+ni même le fagot de bois, dont on fait une flambée, quand le froid est
+trop noir, à l’heure où l’homme revient. Ce ne sont pas des pauvres,
+précisément; mais le champ de la misère est bien plus grand que celui de
+la pauvreté. Celle qui se nomme elle-même la mère Mulot m’a conté ses
+peines. Dans la chambre du rez-de-chaussée, ornée de chromos et de
+découpures coloriées,--au lieu des images pieuses d’autrefois,--nous
+étions assises, un dimanche matin, devant la plaque de la cheminée.
+
+--Ils sont tous sortis, mademoiselle, me disait-elle, le père, le grand
+Joseph, Sylvie, les deux petits.
+
+--Où sont-ils allés?
+
+--Acheter le journal.
+
+--Vous faites de la politique?
+
+Elle avait ramené les plis de sa robe de laine noire, et elle les tenait
+serrés entre ses deux mains et entre ses deux genoux. Ainsi immobilisée
+et tendant son corps tout plié vers la cendre, d’où sortait une tiédeur
+légère, elle répondit d’abord par un sourire et par un regard qui
+allèrent à la crémaillère. Le visage maigre, un peu trop aigu de partout
+et pâle uniformément de madame Mulot, en fut tout égayé une seconde,
+comme un vieux toit sur lequel passe un soleil de giboulée.
+
+--Oh! dit-elle, la politique, il faudrait être riche pour en faire.
+Jusqu’à l’année dernière, nous n’achetions jamais le journal, par
+économie. Mais, à présent que Joseph est devenu un homme, il ne veut
+plus rester avec nous le dimanche, s’il ne lit pas. Ça l’amuse, ça le
+retient, mais ça le change...
+
+--Quel journal choisissez-vous donc?
+
+Elle me jeta le nom d’une feuille socialiste, et, devinant que je
+n’approuvais pas:
+
+--Les premiers temps, mademoiselle, nous aurions pu acheter pour lui
+n’importe lequel, et il y aurait pris le même plaisir. Mais ni le père
+ni moi nous ne connaissions les journaux. J’ai dit à Mulot, quand il est
+sorti, la première fois, pour en acheter un: «Prends-le au bureau de
+tabac, dans la plus grosse pile!» Je pensais que ça serait le meilleur.
+Et je m’aperçois bien, à présent, que mon garçon se met à dire des
+choses pas honnêtes contre les curés. Mais il reste à la maison: c’est
+toujours ça... Il est, en vérité, plus facile à tenir que sa sœur.
+
+--Sylvie?
+
+--Oui, mademoiselle: une fille jolie qui aime rire, qui aime la
+toilette, qui est à l’âge où les violons parlent.
+
+--Quel âge a-t-elle?
+
+--Seize ans bientôt. Et pas plus le goût de la lecture qu’une
+tourterelle. Ce n’est pas elle qu’on retiendrait à la maison avec un
+journal! Elle a le goût de la compagnie. Mais son père a l’œil, vous
+savez. Je crois qu’il serait encore plus sévère que moi. Il est haut
+d’honneur, tout à fait, pour Sylvie. D’abord, il l’accompagne, le matin,
+jusqu’à la porte de l’atelier; je les vois qui filent, dans le petit
+jour, elle presque toujours à la remorque, achevant de tapoter ses
+cheveux ou de boutonner son corsage dans la rue, puis rattrapant le père
+qui va devant, du même train, comme un roulier. A onze heures, ils se
+retrouvent au restaurant.
+
+--Ils ne reviennent pas manger chez vous?
+
+--Le temps leur manque, mademoiselle. D’un coup de sirène à l’autre, ils
+ont une heure et demie. Et nous sommes trop loin pour qu’ils refassent
+deux fois la route. Non, ils déjeunent avec les camarades, à la Treille,
+dans la grande salle où l’on danse le 14 juillet; mademoiselle se
+rappelle bien?
+
+--Parfaitement.
+
+--La jeunesse voudrait faire bande à part. Le père ne veut pas. Il sait
+que les grandes réunions de ce genre-là, ça finit toujours par des
+petites. Et il se défie. Tant de mauvais drôles à l’usine, des garçons
+qui n’ont jamais entendu seulement parler d’une bonne action! Ils
+n’approchent pas trop près, quand ils voient mon homme et le grand
+Joseph à côté de Sylvie. Mais le dimanche! En voilà une question
+difficile, le dimanche!
+
+--Envoyez votre fille au patronage, chez les sœurs!
+
+--Je l’ai fait. Nous avions peur, le père et moi, que les sœurs ne
+l’acceptent pas, parce que Sylvie a été élevée à la laïque. Mais non.
+Depuis six mois, chaque dimanche, elle y allait, elle s’amusait, elle
+trouvait des filles de son âge, elle revenait contente... Le malheur a
+voulu...
+
+La mère Mulot, du bout du doigt, sembla chercher et renfoncer, au coin
+de ses yeux, une larme qui s’y trouvait souvent, en faction.
+
+--Le malheur, reprit-elle... on l’a renvoyée, dimanche dernier.
+
+--Pourquoi?
+
+--Parce qu’elle a chanté: «Viens, poupoule, viens!»
+
+--C’est impossible, mère Mulot!
+
+--Vous allez l’entendre vous le dire: elle rentre!
+
+Elle rentrait, en effet. La porte s’ouvrit, et le père Mulot parut le
+premier, grand, la poitrine creuse, le visage tout couvert de poils
+gris, moustaches, favoris, sourcils, touffes de supplément, qui
+poussaient avec fougue, et au milieu desquels luisaient deux yeux tout
+petits, tout noirs, et prêts à flamber comme deux grains de poudre. Il
+portait un cache-nez et un complet d’étoffe mince. Comme l’hiver n’était
+pas encore fini, tout le luxe du ménage s’était réuni sur la personne de
+Sylvie. Elle seule devait avoir chaud. Elle seule était presque
+élégante. Elle avait des gants de peau,--pleins de déchirures non
+recousues, il est vrai;--une jupe à deux volants gros bleu; un manteau à
+la mode, avec des manches en forme de ballon dégonflé; un col droit, une
+cravate multicolore, un chapeau à trois cornes, et elle eût été
+plaisante à regarder, avec son nez de chat, tout court, ses lèvres
+longues et rouges comme une gousse de piment, ses yeux bridés et vifs,
+sans l’insolence qu’on sentait déjà chez elle toute formée, irrémédiable
+et dominante. La mère Mulot s’était détournée, je m’étais levée, et
+j’eus un joli sourire de Sylvie, lorsque je tendis la main aux deux
+arrivants, le sourire qu’elle aurait dû avoir toujours. C’est une
+tristesse, pour ceux qui visitent leur prochain, surtout les pauvres, de
+songer à ce qui eût été possible. Nous renouâmes connaissance. Mais, dès
+que j’eus prononcé le nom de patronage, ce fut une autre Sylvie qui me
+répondit, offensée, irritée, intraitable:
+
+--Oui, pour une chanson! On m’a fait des affronts pour une chanson! Je
+n’y retournerai pas! Ni vous, ni mon père, ni ma mère, vous ne m’y ferez
+retourner!
+
+--Lors même que j’en aurais moyen, je ne vous y forcerais pas, Sylvie:
+il faut s’amuser de bonne humeur. Mais, qu’est-ce que vous ferez
+désormais, le dimanche?
+
+Le bonhomme répondit pour elle. Il n’avait pas cessé de la regarder,
+avec une admiration inquiète, avec la peur secrète de ceux qui n’ont
+qu’un moyen d’action, l’autorité, et qui ne savent pas s’il suffira.
+
+--Eh bien! fit-il, je renoncerai à ma partie de boules, et j’emmènerai
+Sylvie se promener. Voilà ce qu’elle fera!
+
+Un rire de faunesse emplit la pièce. Le père Mulot n’en pensa rien. Mais
+la mère eut le sentiment de la note fausse et perverse. Elle me parut
+plus pâle, plus menue, plus repliée sur elle-même qu’auparavant, et,
+quand elle me reconduisit, l’instant d’après, elle me dit:
+
+--On n’est plus facilement leur maître à présent.
+
+Elle ne s’expliqua pas davantage. La phrase vague mourut dans la brume
+de la rue, et je m’éloignai.
+
+Comme je l’avais bien deviné, Sylvie n’avait pas été renvoyée du
+patronage; elle avait reçu des observations, non pour avoir chanté, mais
+pour s’être battue. Je la rencontrai plusieurs fois, le soir, à l’heure
+où l’usine verse dans les avenues ses régiments mixtes, et, parmi les
+femmes qui revenaient, cinq ou six de front, ébouriffées, la bouche
+ouverte pour parler, pour rire ou pour boire l’air nouveau, j’en vis une
+qui me faisait un signe d’amitié. Le père n’était jamais loin.
+
+Le père Mulot tenait sa promesse. Lui peu marcheur, lui joueur de boules
+et amateur passionné des stations à l’auberge, il sortait chaque
+dimanche dans la banlieue et même la campagne. On l’apercevait, dans les
+bois suburbains, pillés et traversés jour et nuit, cueillant la violette
+et la primevère.
+
+--Sylvie, disait-il, rapportons de quoi fleurir la maison! En es-tu?
+
+Elle en était, sans enthousiasme. Et, dans le crépuscule tardif, quand
+ils rentraient, ayant chacun une brassée de fleurs liée avec une ficelle
+et serrée contre la poitrine, ils entendaient dire, par les petits
+rentiers assis sur le seuil des portes et respirant la poussière et les
+quelques bonnes odeurs que le hasard y mêle: «Sentez-vous la jolie
+glycine? Ça doit être celle du grand jardin?» Eh! non, la glycine,
+c’était Sylvie avec ses bouquets, Sylvie qui traînait la jambe, et qui
+souriait un peu, dans l’ombre, au compliment. D’autres fois, le bonhomme
+prenait une ligne, sa fille prenait le panier de provisions, et ils
+suivaient le cours d’une rivière, et s’installaient, pour l’après-midi,
+au coin d’un pré, à l’endroit où la vase des rives, criblée d’empreintes
+de semelles, disait que les remous ou les herbiers voisins avaient une
+renommée. Mais qu’il se promenât à l’est, à l’ouest ou au midi, le père
+Mulot se rendait compte que sa fille ne le suivait que par force. Vers
+la fin du printemps, un matin qu’ils partaient pour la campagne et
+qu’elle était demeurée en arrière, il l’avait surprise à faire des
+signes à trois jeunes ouvriers de l’usine, cachés à l’angle d’une
+ruelle. Il avait eu le pressentiment d’un malheur; il avait compris que
+toute la bonne volonté, toute la rudesse et même tout l’amour d’un vieux
+comme lui ne suffiraient pas à retenir Sylvie. Et, le dimanche suivant,
+au moment où il s’apprêtait à se mettre en route, ayant appelé:
+«Sylvie?» il n’avait pas reçu de réponse.
+
+Il attendit, s’inquiéta vite, courut chez les voisins, assembla la
+fourmilière qui sort si vite au bruit, de toutes les cours, de toutes
+les mansardes, de tous les corridors.
+
+--Vous ne l’avez pas vue? Elle avait son chapeau à plume bleue; sa
+cravate rose...
+
+Mais personne ne l’avait vue. Il eut l’idée folle d’enlever le couvercle
+de planches qui fermait l’entrée du puits. Il courut au commissariat de
+police, où l’on ne savait rien, chez des amis logés très loin, dans des
+cafés où plus d’une fois, elle et lui, ils s’étaient reposés, et il
+rentrait, exténué, à quatre heures du soir, quand la mère Mulot, restée
+à la maison, lui dit, pâle comme la cendre, en lui ouvrant la porte:
+
+--Ta fille est perdue, Mulot! Le buraliste l’a vue, qui filait à
+bicyclette avec deux gars de l’usine!
+
+Alors, les voisins se rassemblèrent de nouveau, autour de l’homme qui
+criait:
+
+--Je la tuerai! Si elle reparaît devant moi, je la tuerai!
+
+Il allait, d’une chambre dans l’autre, montrant le poing au lit de
+Sylvie, aux images pendues au-dessus, aux joueurs de boules, ses amis,
+qui essayaient de l’apaiser. A cinq heures, il y avait autant de monde,
+dans la maison, que pour un enterrement, et plus d’émotion. Les enfants
+pleuraient. Des hommes et des femmes, par groupes, s’entretenaient à
+voix basse. Il faisait presque nuit. Tout au fond de la seconde pièce,
+on ne voyait plus le père Mulot, affaissé sur une chaise et serré par
+une vingtaine d’hommes et de femmes, aussi furieux que lui, et qui
+l’écoutaient. La voix ne s’élevait que par intervalles, frémissante et
+vibrante:
+
+--Qu’est-ce que je n’ai pas fait pour elle, moi Mulot? criait-il. Qui
+peut dire, ici, que je ne l’ai pas fait bien élever? A-t-elle été à
+l’école, oui ou non? Je les ai pris tout à l’heure, ses cahiers, dans
+l’armoire... Écoutez bien ce qu’il y a dessus;--on entendait le
+froissement des pages lourdement maniées;--il y a écrit: «La bonne tenue
+est indispensable aux jeunes filles». C’est-il une leçon, ça, oui ou
+non?... Écoutez encore le cahier: «Le progrès de tous ne peut s’obtenir
+que par la moralité de chacun.» Est-ce tapé? Voilà comment elle a été
+instruite!... Et jamais elle n’a été à l’usine toute seule... Et le
+dimanche!... Je vous dis que je la tuerai, ma fille, quand elle
+reviendra!...
+
+Les réponses venaient irrégulièrement, timidement. Un homme disait,
+comme se parlant à lui-même:
+
+--Moi, je la battrais seulement.
+
+Un autre ajoutait:
+
+--Les enfants d’aujourd’hui... ils sont secoués par trop de choses.
+
+Une femme murmurait, sans s’expliquer davantage:
+
+--On n’est pas assez aidé, voyez-vous, mon pauvre Mulot, pas assez.
+
+Et la nuit tomba tout à fait, sans que Sylvie fût rentrée.
+
+
+
+
+V
+
+LA HAIE D’ÉPINE NOIRE
+
+
+J’ai passé une partie du carême et la quinzaine d’après Pâques dans un
+pays que je trouve très beau. J’ose à peine dire, comme le poète, qui
+j’ose aimer. C’est la Beauce. Elle est monotone pour ceux qui la
+traversent en chemin de fer; elle est grande, elle est belle, pour ceux
+qui la regardent vivre. Quant à prétendre qu’elle est plate, je suis
+prêt à soutenir et à prouver qu’il n’y a pas d’injustice plus
+criante,--je parle des injustices envers les choses.--La Beauce a les
+mêmes ondulations que la mer calme, la même géographie souple, continue,
+sans brisures; elle a moins d’arbres peut-être que l’autre ne porte de
+bateaux; entre les collines qui la contiennent de loin, elle donne la
+même impression d’une force prodigieuse, incapable de repos, agissante
+et cachée dans les profondeurs où la lumière n’atteint pas, mais qui se
+lève souvent, et monte à la surface, et se révèle dans un remous, dans
+un frisson, dans des reflets qui ont toutes les couleurs des yeux. Je le
+sais pour avoir non pas rêvé,--les vieilles filles ne doivent pas
+rêver,--mais étudié cette plaine éloquente, tout autour du parc de ma
+sœur. Nous habitons le sommet d’une vague de terre, haute de quelques
+mètres à peine, et dont les pentes, indéfiniment longues, régulières et
+nues de tous côtés, n’ont d’autre chemin qu’une avenue sans plantation
+d’aucune sorte et droite parmi les champs. En haut, un château du XVIIe
+siècle, une futaie, un mur autour. Sur une colline semblable, à trois
+kilomètres, le village est posé. Nous nous regardons sans nous gêner.
+Nous sommes les seules feuilles de chêne dans le cercle d’horizon; il
+est le plus proche amas de maisons, le plus éteint, le plus accablé sous
+l’immensité du ciel, des soleils ou des pluies. Quand tous ses habitants
+crieraient ensemble, le bruit de leurs voix serait mort avant d’arriver
+à un autre village, et le vent l’aurait laissé tomber parmi les froments
+verts ou les froments blonds. Ils sont, comme nous, les prisonniers des
+blés, les insulaires d’une île minuscule, enveloppée dans les houles
+soyeuses de l’herbe, dans les lames plus larges et chantantes des épis.
+A l’automne, pendant deux mois, l’air a le goût du pain. C’est la fleur
+de chez nous. On cultive trop, pour que les autres, les sauvages, les
+délicates, les chercheuses d’ombres durables aient le temps de
+s’acclimater. Mais tout ce que le paysan sème à la main ou au semoir,
+avoine, seigle, trèfle, luzerne, froment, donne son parfum au fleuve de
+vent qui passe, le froment surtout, qui est la grande moisson de la
+Beauce.
+
+Cependant je connais un buisson, un seul. Il est à mi-coteau quand on
+monte au village; il a une centaine de mètres de longueur; il est
+touffu, inégal, unique monument de la nature libre, avec sa fleur
+blanche, qui s’ouvre et meurt avant que les feuilles n’aient poussé,
+avec ses merles, qui n’ont point d’autre abri pour le soir, avec ses
+laboureurs qui dorment à l’ombre, ses rôdeurs qui observent, ses
+amoureux quelquefois. C’est une haie d’épine noire, le dernier talus,
+vestige d’un temps où la limite entre les parcelles de terre ressemblait
+aux fortifications.
+
+Or, nous avions, pour inscrire, promener, surveiller, amuser les trois
+enfants de ma sœur, une jeune fille qui s’appelait mademoiselle
+Brigitte. Avait-elle un nom, outre son prénom? Longtemps je n’en ai rien
+su. Nous l’aimions, ce qui n’est pas commun. Elle nous le rendait, ce
+qui est rare. Je ne l’avais jamais vue pleurer. Je me disais: «Cette
+petite est heureusement bien abritée ici contre la vie, car c’est une
+innocente qui se laisserait prendre aux belles paroles du premier fat
+venu; une pauvre fille trop lettrée, trop shakespearienne, trop
+lamartinienne, trop liseuse de magazines, et qui serait tout à fait
+incapable de diriger un ménage. Heureusement, les blés de Beauce la
+protègent contre les hommes». Ma sœur partageait là-dessus mon
+sentiment. Mais nous ne voyons bien les âmes que les jours d’orage, à la
+lueur de l’éclair. Et entre nous le temps se maintenait au beau fixe.
+Mademoiselle Brigitte était fine, élancée, élégante, toute blonde, et
+elle avait des yeux bleus, avec de grands cils comme les poupées. On
+nous l’avait recommandée, autrefois, en nous vantant sa «distinction».
+Elle avait appris le monde, en effet, avec une perfection singulière, et
+je me demandais souvent à quels signes l’origine populaire se trahissait
+en elle. Je ne trouvais que de rares indices et très légers. Le
+dimanche, dans l’après-midi, elle avait congé, et, presque toujours,
+nous la voyions prendre la route du village, un livre à la main. Nous
+disions: «Mademoiselle est une paroissienne comme il n’en existe pas
+d’autre dans toute la Beauce; elle ne manque jamais les vêpres.»
+
+Un dimanche, j’entrai dans la chambre de mademoiselle Brigitte, et je
+m’approchai de la fenêtre, dont le balcon nous servait de séchoir pour
+nos photographies. En passant près de la table, je vis le buvard ouvert,
+et, sur la feuille blanche et épaisse, quatre lignes de la ferme
+écriture de l’institutrice, quatre lignes qui s’étaient imprimées là,
+tout récemment, et dont la première, que je reconstituai malgré moi,
+portait: «Oui, mon cher Philippe...» Je me crus obligée de continuer:
+«dimanche, près de la haie, comme d’habitude».
+
+Comme d’habitude!
+
+Je courus au balcon. Il n’y avait qu’une haie dans le pays, là-bas, à
+mi-coteau, ce petit chiffonné vert, barrant les nappes de blé. Était-ce
+possible! Un rendez-vous! Et pas le premier! Je n’ai pas coiffé sainte
+Catherine pour avoir peur de me renseigner sur la conduite de
+mademoiselle Brigitte. Je descends, je prends dans le hall mon ombrelle,
+je traverse le parc, je sors par la petite porte, et me voici sur la
+pente de notre colline, dans le désert des moissons qui n’ont que moi
+pour passante.
+
+C’était au milieu de l’été dernier. Je me rappelle que la chaleur était
+vive, que j’allais vite, et que mes regards se reportaient sans cesse
+vers la haie complice. Devais-je l’aborder de front, ou la tourner? Je
+me résolus à la tourner, et quand je fus rendue au plus creux de la
+dépression des terres, je pris, à droite, un sentier qui enveloppait de
+ses ornières la colline du village. Après une demi-heure de marche je
+m’arrêtai. Le buisson, vu en raccourci, faisait le dôme au-dessus des
+épis, et tout semblait désert, d’un côté comme de l’autre. Mais la
+pensée que ce n’était là qu’une apparence; que Brigitte se trouvait à
+cinq cents mètres de moi, là-haut, qu’elle m’avait vue sans doute,
+qu’elle se moquait de moi, qu’elle nous avait tous trompés, qu’il allait
+falloir la renvoyer devant le témoin que j’imaginais; la fatigue enfin
+et l’embarras de ma situation m’avaient exaspérée. Je répétais les mots
+que j’avais choisis en route, les mots cruels, et mérités, avec lesquels
+je l’accueillerais. Un sentier montait vers la haie. Je m’y engageai.
+Mais à peine avais-je fait dix pas que je m’arrêtai de nouveau. Ils
+venaient de sortir tous les deux, de l’abri de la haie, et ils
+descendaient vers moi. J’eus le temps de les observer. Ils allaient
+lentement, et ils causaient. Quand ils furent à peu de distance, je vis
+que l’institutrice était tout à fait pâle, et que son amoureux, un homme
+jeune, vêtu en bourgeois, très grand, épais, le visage trop large,
+allongé par la barbe en pointe, devait lui demander tout bas: «Faut-il
+que je reste pour vous aider à vous défendre?» Elle répondit, tout haut:
+«Allez, mon cher Philippe, quittez-moi. Mademoiselle ne me trahira pas».
+
+--Par exemple! m’écriai-je, mais, c’est mon devoir...
+
+--De ne rien dire, interrompit mademoiselle Brigitte, et je vais vous le
+prouver.
+
+L’homme se découvrit, s’inclina, et nous laissa seules.
+
+--Je n’ai personne qui s’intéresse à moi, si ce n’est lui, reprit la
+jeune fille. Je l’ai connu cet hiver, à Orléans, pendant le séjour que
+nous y avons fait. Il va s’établir à son compte. C’est un employé de
+commerce. Nous sommes fiancés. Voilà quatre fois qu’il vient me parler
+ici...
+
+--En effet, je vous félicite, c’est d’une convenance!
+
+--Oh! dit-elle, les pauvres filles comme moi n’ont pas le choix de leurs
+heures. Vous en parlez à votre aise! Mais, moi, pouvais-je faire
+autrement? Si j’avais demandé à recevoir Philippe au château, et à me
+promener avec lui dans le parc, Madame aurait-elle trouvé cela
+convenable? Et les enfants! Et les visites possibles! Et les
+domestiques! Est-ce vrai, dites?
+
+--Peut-être.
+
+--Alors, ne me trahissez pas, mademoiselle. Aidez-moi. J’ai besoin de
+trois mois encore pour gagner mon trousseau. Et vous devez comprendre
+que, quand on s’aime, il faut qu’on se voie... La haie d’épine noire
+n’est à personne; c’est pour cela qu’elle est à nous.
+
+Mademoiselle Brigitte s’exprimait hardiment, avec une émotion qui
+changeait son visage, avec un accent de rudesse populaire que son
+esprit, par l’étude et au contact du monde, avait perdu, mais que son
+cœur, d’ordinaire silencieux, avait gardé. En ce moment, c’était son
+cœur qui parlait. Je croyais voir devant moi une des grandes du
+patronage dont je m’occupe.
+
+Nous revînmes vers le château. Elle avait besoin de continuer sa
+plaidoirie, car je me taisais, et surtout d’ouvrir son âme pleine de
+secrets. Elle me raconta sa famille dispersée, son enfance misérable,
+son effort pour s’instruire, ses déceptions, ses projets d’avenir. Je me
+calmais peu à peu. Elle reprenait confiance et je retrouvais la finesse
+de langage, la justesse de ton, la correction étonnamment bien apprises
+qui faisaient la réputation de mademoiselle Brigitte. J’inclinai bientôt
+mon ombrelle de son côté. Le soleil était terrible. Elle se serra près
+de moi. Quand nous arrivâmes à la porte du parc, je me retournai, et,
+tandis que le buisson lointain tremblait dans l’air chauffé et dansait
+comme un crible:
+
+--Vous êtes une honnête fille, lui dis-je, et je vous crois. Ma sœur
+serait sans doute plus sévère: je ne dirai rien.
+
+Elle me remercia avec deux larmes de joie, et retourna vers les élèves.
+
+Le soir, dans les allées de la futaie, très tard, comme je me promenais
+sous la lune, je vis revenir à moi mademoiselle Brigitte. Elle me
+cherchait pour me souhaiter le bonsoir. Une question qui s’était vingt
+fois posée dans mon esprit reparut en même temps: comment une jeune
+fille aussi affinée s’était-elle éprise d’un homme qui n’avait ni son
+instruction, ni son éducation même, ni ses goûts. Je n’eus pas de peine
+à provoquer l’aveu.
+
+--Oh! me dit-elle, si vous saviez comme il est bon! Il ne permettra pas
+que je fasse tout le ménage à la maison. Nous prendrons une femme de
+journée, et même une bonne s’il le faut. Il ne veut pas que je souffre.
+
+Pour la seconde fois, elle avait dit un mot du profond peuple; elle
+m’avait entr’ouvert son âme, et, pour définir son amour, elle avait crié
+le rêve éternel, celui qui entraîne les foules à la suite d’un homme:
+«Il ne veut pas que je souffre!»
+
+
+
+
+VI
+
+LA TRAGÉDIENNE
+
+
+Je la rencontrai au coin de la rue de Seine, ou plutôt, l’ayant aperçue
+qui longeait les premières maisons du quai Malaquais, j’allai vers elle.
+A la bravoure de son geste, à l’émotion de ses doigts qui serraient les
+miens, ses longs doigts ardents par où fuyait son âme, j’eus la
+certitude que je ne me trompais pas.
+
+--Je vous retrouve à un moment heureux? lui dis-je.
+
+Elle ne répondit pas à ma question, mais elle dit:
+
+--Quatre ans ne vous ont pas changée! Oh! pas du tout!
+
+Elle désirait m’entendre répéter la même phrase: «Vous, non plus, vous
+n’avez pas changé.» Mais je pensais précisément le contraire, et elle le
+devina sans en être peinée. Nous nous regardions l’une l’autre avec une
+curiosité avouée. Je sentais le rayon rôdeur de ses yeux sur ma robe peu
+ornée et d’une coupe à peine sensible à la mode, sur mes joues, sur mon
+chapeau, sur mes mains gantées de fil, et moi j’étudiais, peut-être sans
+appuyer autant, la jolie enveloppe mousseuse, dentelle, plumes,
+guipures, d’où se dégageait le cou vainqueur d’Edmée Sargent, le cou
+rond, d’une ligne pure comme une plage à mer pleine, le cou flexible et
+fier encore de sa fleur déjà touchée par le temps. Elle avait, si mes
+souvenirs ne me trompent pas, trente-deux ans. Je reconnaissais bien et
+j’admirais, mais avec un petit effort qu’il ne me fallait point
+autrefois, celle que son oncle appelait «la blonde tragique». C’était,
+sous l’ombre et sous la lueur de ses cheveux, le même masque un peu trop
+fort, un peu dur, et ces yeux que je me rappelle avoir enviés, parce
+qu’ils étaient clairs et impérieux, comme si leur destinée était de
+commander. «Vocation!» avait dit l’oncle. «Belle comme tu l’es, avec ta
+voix, ta mémoire et la passion qui est en toi, Edmée, tu n’as qu’à le
+vouloir pour être une grande tragédienne.» Elle appartenait au monde le
+plus rangé, le plus traditionnel. Son père, après son grand-père,
+dirigeait une maison de maroquinerie, dans le quartier de
+Notre-Dame-de-Lorette, «A l’Antilope». Il avait de l’esprit comme tant
+de boutiquiers de Paris, un goût moyen qui lui faisait deviner les
+préférences probables de la clientèle, et lui permettait de ne commander
+aux ouvriers d’art, ses collaborateurs, que des objets faciles à vendre,
+d’un style déjà d’accord avec la mode; il avait une petite fortune.
+Malheureusement, il avait aussi, logeant dans son appartement, buvant et
+mangeant à sa table, tenace comme une hypothèque et beaucoup plus gai,
+un frère ruiné qui se maintenait et régnait par deux moyens: la critique
+des dessins qu’on soumettait au patron, et l’éloge outré de sa nièce. Ce
+raté avait découvert la vocation d’Edmée; il avait désigné le professeur
+de diction, accompagné Edmée au cours, soutenu le courage de l’enfant
+qui travaillait et du père qui payait, assisté aux premières auditions
+dans le monde, raconté en les exagérant les premiers succès de salon de
+la «tragédienne», entretenu dans le paisible entresol, au-dessus du
+magasin de maroquinerie, une atmosphère de rêve et d’illusion qui
+commençait à se dissiper. Et c’était lui qui se plaignait à présent, et
+qui faisait expier ses fautes à ceux qui n’en avaient jamais profité.
+«Tu ne m’as pas écouté! disait-il à son frère. Tu as eu peur du
+Conservatoire, pour Edmée, peur du théâtre, peur de te séparer d’elle,
+peur de tout! Sans toi, ta fille serait célèbre aujourd’hui. Elle
+gagnerait des millions. Au lieu de cela et parce qu’elle n’a pas de
+titre, pas de diplôme, elle est à peine connue. Malgré son admirable
+talent, elle végète. Les leçons lui rapportent peu; les soirées où l’on
+demande du tragique sont rares, de plus en plus rares. La comédie
+l’emporte, parce que les temps sont tristes et les pensées lugubres. Et
+comme la maroquinerie va mal, et que tu n’as jamais rien compris au
+grand art, quel avenir nous attend? Nous sommes menacés de la gêne, ta
+fille, toi, et moi aussi. Tu l’auras voulu!»
+
+Je me rappelais ces confidences d’Edmée Sargent, que j’avais rencontrée
+dans plusieurs salons autrefois, et qui s’était prise de tendresse pour
+moi, parce que je lui avais fait un compliment qui s’adressait à la
+femme plutôt qu’à la diseuse. Elle se retrouvait sur ma route. L’éclat
+de ses yeux était le même, mais le halo bleu avait grandi autour. Son
+teint était encore éblouissant, mais l’heure jeune où toutes les nuances
+se fondent était passée.
+
+--Puisque vous l’avez deviné à mon air, reprit Edmée, je vous avoue
+qu’en effet j’ai un espoir, un grand, depuis quelques jours... Une pièce
+nouvelle, une pièce étrangère va être montée... C’est encore un
+secret... On a parlé de moi au traducteur. Je vais chez lui.
+
+Elle me regarda avec toute sa joie ravivée.
+
+--Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi? Ne refusez pas! Venez! Je
+suis sûre que devant vous je dirai mieux. Je réciterai pour vous.
+J’aurai un public: deux personnes... Et je me sentirai plus libre.
+Venez!
+
+Je me retournai. Le soleil de mars descendait vers la Seine entre des
+nuages. Nous allâmes de ce côté, Edmée et moi, rapidement. Le
+rendez-vous était pour cinq heures. Que m’importait, en somme, une
+visite dans une maison inconnue, sans les présentations préalables et
+sans avertissement? J’en ai tant fait de la sorte chez des pauvres, que
+j’ai la manière.
+
+Le traducteur habitait au quatrième, un appartement prodigieusement
+capitonné. Le petit salon où nous fûmes introduites ressemblait à un sac
+fourré ouvert sur la rue, à une chancelière ayant une fenêtre et une
+porte, tant nous étions enveloppées de tentures, d’étoffes drapées, de
+tapis.
+
+--La voix ne résonnera pas, murmura Edmée en se penchant vers moi.
+
+Et je la vis se troubler.
+
+L’homme de lettres entra, jeune et mince, froid, soigneusement négligé
+dans sa tenue, la tête un peu penchée en avant et portée comme une chose
+lourde. Il avait des moustaches brunes, qui grimpaient le long des joues
+pâles, et s’y élargissaient, en espalier. Et je crois qu’il était doué
+d’une vue excellente, mais je n’oublierai jamais l’art, dont il fit
+preuve, de composer ses yeux, de les diriger avec effort et comme s’ils
+quittaient à regret une vision intérieure, sur la terrestre et
+tremblante Edmée, de les gonfler, de les tenir en arrêt, sans un
+sourire, sans un rayon, sans une expression quelconque, surtout de
+galanterie, et de paraître s’absorber, puissamment, uniquement,
+fatalement, dans la contemplation de celle qui n’était point pour lui
+une femme, mais l’interprète possible, celle qui peut-être exprimerait
+la Pensée. Il croyait à toutes les majuscules dès qu’il trouvait aux
+mots une parenté avec lui-même. Il étudiait Edmée comme une œuvre d’art,
+ou comme une belle bête. Oh! ce mépris! Je crois qu’elle ne le sentit
+pas. De son côté, lui qui avait le sens aigu du ridicule, il ne semblait
+pas se douter que les profondeurs ne donnent pas le vertige à tout le
+monde. Elle et lui, ils jouaient un rôle, sans le vouloir. Quand il
+estima que la méditation avait assez duré, il laissa se dissiper
+l’espèce de brume qui voilait son regard, et, avec une gravité douce,
+comme il convenait:
+
+--Enlevez donc votre chapeau, dit-il, et votre pèlerine.
+
+--Oui, dit vivement Edmée, j’aime mieux réciter sans chapeau, et les
+bras libres... J’ai appris la grande scène entre Gudmund et Margit...
+Vous voudrez bien me donner la réplique, n’est-ce pas?
+
+Le traducteur se tourna pour la première fois vers moi, et soupçonnant
+que cette petite robe noire n’allait pas souvent au théâtre et n’était
+pas de leur monde:
+
+--Il s’agit de _la Fête à Solhaug_, d’Ibsen, une merveille.
+
+Il s’était mis debout près de la fenêtre, à contre jour, les mains
+derrière le dos, appuyées à sa table de travail.
+
+Au fond de la pièce, Edmée, le visage contracté, les sourcils
+rapprochés, les lèvres entr’ouvertes, les bras tendus pour accuser et
+pour implorer, rajeunie par la passion et par les ombres lourdes sur
+lesquelles s’enlevait son geste, représentait déjà la femme du trop
+vieux seigneur Benght, à l’heure où son ami d’enfance revient proscrit
+et l’interroge. Elle commença:
+
+--Écoute-moi attentivement, et tu comprendras! Pour moi, la vie est
+sombre comme la nuit dépourvue d’étoiles. Rien ne saurait adoucir ma
+douleur. Car j’ai vendu ma jeunesse. J’ai échangé mon joyeux espoir
+contre de l’or. Je me suis enchaînée de mes propres mains. Crois-moi,
+l’or est bien peu de chose. Oh! comme j’étais heureuse, jadis, quand
+nous étions enfants; nous étions pauvres, notre maison était modeste;
+mais l’espoir fleurissait dans mon cœur.
+
+De l’autre bout du salon, la réplique vint, non vibrante, malgré les
+mots:
+
+--Et déjà ta magnifique beauté se dessinait.
+
+--Sans doute, reprit Edmée; mais ce fut la louange qui me perdit. Tu dus
+partir pour l’étranger, hélas! et l’harmonie de tes chants résonnait
+toujours dans mon cœur, et mon front s’assombrit au souvenir du passé...
+Ensuite, les amoureux arrivèrent de l’est et de l’ouest, et puis
+j’épousai mon mari.
+
+--Oh! Margit! dit Gudmund sans conviction.
+
+--Il ne se passa pas beaucoup de jours, reprit-elle, et je versai des
+larmes amères. Songer à toi, mon ami et mon parent, ce fut le seul
+bonheur qui me resta. Combien vide me semblait le grand hall de Solhaug!
+
+--Pardon, mademoiselle, interrompit le juge. Ce n’est pas cela!
+
+Edmée n’était déjà plus la tragédienne. Elle était la femme qui craint
+de manquer un examen, qui essaye de comprendre l’observation, qui se
+fait toute petite devant l’examinateur, et qui sourit pour lui plaire,
+avec l’épouvante dans le cœur. Elle avait pâli.
+
+--Je ne comprends pas, maître, dit-elle aimablement. Expliquez-moi...
+
+Il leva les yeux vers le plafond, et lentement, en détachant les
+syllabes:
+
+--Ce n’est pas cela, reprit-il. Cela manque de composition,
+d’architecture. Vous êtes partie trop tôt. Il y a une progression dans
+la pensée. Suivez-moi bien. Margit ne livre pas son secret tout de
+suite. Elle parle d’abord avec une réserve feinte; elle attend l’effet
+de ses premières confidences; elle s’enhardit; elle ne crie son amour
+qu’à la fin...
+
+Il continua. J’avais trouvé, moi, qu’Edmée jouait très bien. Mais elle
+ne se défendait pas, en ce moment. Elle savait l’inutilité d’une
+contradiction. Elle disait:
+
+--Oui, maître, je comprends... Je comprends parfaitement... Voulez-vous
+que nous reprenions?...
+
+Ils reprirent; elle fut moins bonne parce qu’elle souffrait atrocement.
+Et, quand elle eut achevé la scène, il n’y eut, pour répondre à sa
+question muette et anxieuse, que des phrases déjà entendues et faites
+pour tuer l’espoir. «Nous verrons... La diction est ferme; avec de
+l’étude, vous feriez une Margit émouvante... Si j’étais seul, je vous
+dirais dès ce soir de travailler le rôle. Il faudra que j’en cause avec
+mes amis...» Elle ne répondit pas. Je ne sais même pas si elle écoutait
+encore. Elle remettait son chapeau; elle nouait fiévreusement sa
+voilette; elle jetait sur ses épaules sa pèlerine ornée de guipures et
+son boa de plume blanche.
+
+Pendant ce temps, l’homme de lettres s’approchait de moi, et, à voix
+basse, ne voulant pas que l’essai se renouvelât, me disait:
+
+--Elle n’a pas le tempérament, votre amie. Elle est faite pour se
+marier.
+
+Si bas qu’il eût parlé, elle entendit, car je la vis frissonner.
+
+--Venez-vous? dit-elle.
+
+Dans la rue, où l’ombre brumeuse avait remplacé le jour, nous
+n’échangeâmes que peu de mots. Edmée fit semblant d’espérer un peu. Je
+ne pouvais lui dire que je la plaignais. Et, à cause de cela, je la
+quittai bientôt. Mais à peine m’eut-elle dit au revoir que je me mis à
+la suivre. Je l’apercevais, de loin, marchant vite, le front levé,
+indifférente à tout ce qui vivait autour d’elle. Au tournant d’un pont,
+il me parut qu’un homme la frôlait en passant et lui parlait. Elle
+tourna la tête un instant, irritée. Elle devait penser à ce mot cruel de
+tout à l’heure: «Votre amie est faite pour se marier! pour se marier!»
+Elle continua sa route, plus nerveusement. C’était maintenant que je la
+trouvais tragique. Quand elle fut rendue devant la porte de sa maison,
+sur le trottoir désert, elle resta un long moment avant de sonner, et je
+vis ses deux bras s’incliner ensemble dans un geste de lassitude et
+d’abandon, comme si elle laissait là un espoir, un rêve, ou peut-être,
+au contraire, une déception qu’il ne fallait pas faire entrer avec soi.
+
+
+
+
+VII
+
+UN DISPENSAIRE
+
+
+Il n’y a pas de barrière ni de poteau qui indique les quartiers ouvriers
+de Paris; mais on les reconnaît tout de suite, à l’air «pareil» qu’ont
+les façades et les vêtements. La couleur diminue, et non pas le
+mouvement mais la hâte, et aussi l’étincelle de joie, ou de jeunesse, ou
+d’orgueil des visages. Dans une de ces rues, où tout se ressemble,
+j’ouvris une porte au-dessus de laquelle il y avait écrit, en petites
+lettres modestes: «Assistance maternelle». Je me trouvais dans une salle
+spacieuse, toute pleine de mères qui tenaient leur enfant sur le bras,
+sur les genoux ou entre leurs genoux; car, il y en avait plusieurs
+assises, sur des bancs ou des chaises. Je les reconnus toutes, sans les
+avoir jamais vues; c’étaient les miennes, celles que je visite en
+province, ou qui viennent me voir, et dont je suis la sœur, toujours
+moins que je ne voudrais, puisqu’elles continuent de souffrir. Elles
+avaient la même usure précoce, la même tenue négligée--l’on sent que la
+femme de l’ouvrier est si peu ménagère!--la même habitude, évidemment,
+de sortir coiffées en cheveux; elles avaient, pour bercer dans leurs
+bras l’enfant et pour l’endormir, le même geste de tout le corps, et la
+même penchée du front au-dessus du nid. Cependant elles parlaient mieux
+que mes provinciales, et plus vite, et le sourire, quand il n’était pas
+instinctif, était nuancé. Elles attendaient. Quelques-unes donnaient le
+sein à leur nourrisson; d’autres se promenaient, d’autres causaient,
+debout, deux ou trois ensemble.
+
+--Alors, vous avez trouvé à vous loger?
+
+--Non. Ils me disent tous la même chose, quand je leur ai répondu que
+j’ai cinq enfants.
+
+--Quoi encore?
+
+--Ils disent: «Avez-vous un mari?» Je suis bien forcée de répondre non,
+puisqu’il est mort. «Avez-vous un homme?»--Pas davantage.--«Eh bien!
+vous pouvez aller chercher ailleurs: avec quoi payeriez-vous votre
+loyer?» J’ai beau leur répéter que je travaille, ils savent bien que ça
+ne suffit pas.
+
+Le mot, si lourd de sens, ne parut pas étonner la mère à laquelle il
+était dit, et qui tourna la tête, en disant:
+
+--C’est mon tour, je crois.
+
+Elle détacha, en un tour de main, les épingles qui retenaient les langes
+de son enfant, lui laissa sur le corps une chemise à peine large de
+trois doigts, et soulevant et portant à bout de bras le petit qui
+étirait ses jambes arquées et grêles, elle le posa dans le plateau de la
+balance où chaque nourrisson était pesé à son tour. Elles étaient deux à
+suivre du regard l’aiguille de la balance, la mère et une jeune fille,
+dont la robe de ville était cachée sous une blouse de toile tombant
+jusqu’aux pieds, et qui inscrivait les poids sur des feuilles où chaque
+semaine elle ajoute une ligne. Les jeunes mères du quartier ont pris
+l’habitude de venir tous les huit jours au pèse-bébé. A chaque minute il
+en vient une nouvelle. La plupart s’en vont contentes, il y a un bel
+orgueil tendre dans le geste qu’elles font pour reprendre l’enfant et
+l’emporter.
+
+--Il a profité! dit-on autour d’elle. Ce n’est pas comme le mien!
+
+D’autres passent, après l’épreuve de la balance, ou même avant, dans la
+salle de consultation. Là, je rencontre l’amie que je venais voir, celle
+qui a donné sa vie à la misère des autres, et qui est parmi elles la
+science abordable, la bonté et la paix. Elle est jeune aussi, elle porte
+la blouse d’infirmière; elle a le don d’organisation, et l’habitude du
+monde qui souffre, moins aisée à prendre que celle du monde qui s’amuse,
+elle n’est ici une inconnue pour personne, on sait qu’il suffit d’être à
+plaindre pour être reçu.
+
+--Voyez, me dit-elle tout bas, la mère de ce petit est phtisique; c’est
+la sœur qui est venue. Il va moins bien, depuis la semaine dernière.
+
+Derrière une table, un jeune médecin est assis et examine l’enfant, puis
+signe une ordonnance. Deux, trois, quatre, six enfants passent dans ses
+bras, pendant que je cause avec la directrice du dispensaire. L’un d’eux
+tousse, un autre a la fièvre, un autre est déjà maigre et bleu comme
+ceux qu’on ne reçoit plus; un autre a le ventre ballonné et l’air sombre
+et à moitié bestial, et on apprend, en interrogeant la mère, qu’il a été
+nourri en Bretagne, pendant deux ans, et qu’il était robuste alors, et
+qu’«il buvait l’alcool comme de l’eau». Une femme, tout à fait vieille,
+ou qui paraît telle, apporte un bébé de trois mois, qu’elle allaite.
+C’est la grand’mère; elle a eu un enfant en même temps que sa fille en
+avait un, et comme elle a perdu le sien, elle nourrit son petit-fils.
+Après elle, entre une femme de vingt ans, jolie, blonde, aimable, qui
+s’assied adroitement, en faisant une gerbe avec les plis de sa pauvre
+robe. Elle a des dents éblouissantes, qui fleurissent son pâle visage.
+Elle soulève une mousseline recouvrant un paquet.
+
+--Je vous apporte Charlot, dit-elle.
+
+--Je le reconnais, dit le docteur. La diarrhée a disparu?
+
+--A peu près. Mais il diminue. Je l’ai fait peser par la demoiselle à
+côté: depuis deux semaines il diminue.
+
+--Vous l’allaitez toujours?
+
+--Oui, monsieur le docteur.
+
+--Combien de fois?
+
+La bouche mince, spirituelle, nerveuse, s’allongea un peu plus, un rire
+léger en sortit.
+
+--Il est si vorace! dit-elle. Combien de fois? Mais, tant qu’il veut!
+
+--Vous voulez le tuer, alors?
+
+--Oh! monsieur!
+
+Il lui expliqua l’imprudence grave qu’elle commettait, et je voyais
+décroître et s’effacer le sourire jeune et charmant, comme s’efface une
+lumière.
+
+Le défilé des malades continue. Entre les consultations, ou dans les
+rares moments où la directrice se trouvait libre, je pus causer avec
+elle. Elle m’apprit qu’elle avait fondé, dans le même quartier, un
+dispensaire pour les tuberculeux, et une sorte de magasin où les femmes
+enceintes et les mères de famille venaient chercher du travail qu’elles
+faisaient ensuite à domicile, des vêtements à coudre, ou, _pour celles
+qui ne savent pas coudre_, des fils de fer à tordre, pour coiffer les
+bouteilles.
+
+--Mais, ajouta-t-elle, ce sont mes enfants qui sont les préférés et les
+gâtés. On vient les voir, on les aime, on m’aide à les faire vivre.
+C’est plus aisé que d’empêcher les parents de mourir jeunes. Le
+dispensaire a nourri plus de cent petits gars ou petites filles du
+quartier, l’année dernière, et en a soigné plus de six cents. La ville
+de Paris nous donne aussi.
+
+--Combien?
+
+--Trois cents francs par an.
+
+--Elle y gagne!
+
+Puis, ramenées invinciblement, l’une et l’autre, vers le sujet vrai, qui
+n’est pas tant la manière d’équilibrer un budget que la manière d’aimer
+ceux qui ont si peu d’amis, hors les temps d’élections, nous avons parlé
+d’eux; des préjugés qu’ils doivent sacrifier lorsqu’ils prennent notre
+main; des haines qu’ils abandonnent,--non pas tous ni toujours;--de
+leurs étonnements devant celles qui n’attendent rien d’eux; de l’horizon
+de misère, qui recule à mesure qu’on essaie de l’atteindre; des heures
+cruelles et des minutes inoubliables, où le bonheur des autres passe si
+près de nous que nous pouvons y boire.
+
+--Tenez, me dit-elle, un jour que j’étais ici, avant les consultations,
+une de mes amies du faubourg, la femme d’un maçon, vint me voir. Elle
+avait sept enfants. Je la savais très courageuse et très fière. Comme
+elle ne me disait rien d’elle-même, je compris qu’elle était inquiète,
+et, comme le jour du terme approchait et que j’avais de l’argent par
+hasard, je lui offris de payer son loyer. Elle ne s’y attendait pas.
+Elle se mit à fondre en larmes. «Ah! cria-t-elle, comment faire pour
+vous remercier?» L’élan était si vrai que je répondis: «Embrassez-moi!»
+Elle se jeta à mon cou, et je me sentis plus joyeuse qu’elle, de cette
+joie qu’on a causée, qu’on peut porter avec ses peines, et qui ne meurt
+pas du voisinage.
+
+
+
+
+VIII
+
+MONSIEUR JOSUAH
+
+
+Puisque je m’occupe des pauvres, j’ai donc connu beaucoup d’artistes, ou
+du moins beaucoup de gens qui se disaient tels. C’étaient presque tous
+des hommes. Les femmes ne prennent ce titre que lorsqu’elles sont
+jeunes, et qu’elles peuvent y ajouter «lyrique» ou «dramatique». Et
+c’est à peine un mensonge. Il n’a jamais trompé que ceux qui l’ont bien
+voulu. Les hommes persistent plus longtemps à inscrire sur leur carte de
+visite: «artiste peintre, sculpteur, photographe, ciseleur, tourneur,
+comique...», sur la pauvre carte qui a passé par tant de mains de
+concierges ou de cuisinières, a monté tant d’étages, en a tant descendu,
+et n’est pas revenue, chaque fois, avec vingt sous. La plupart ne
+peignent plus, ne sculptent rien, ne cisèlent que les routes de France
+en traînant leurs souliers, et ne jouent la comédie qu’à moitié, pour
+vivre, devant des spectateurs qui n’applaudissent point et se défilent
+volontiers. On les écouterait mieux s’ils n’étaient pas «artistes». Le
+peuple qui peine dur, celui des campagnes ou des métiers, se défie de
+ces mendiants qui ressemblent à des rentiers par le vieux chapeau de
+soie, la vieille redingote, le vieux reste de prétention, ou l’accent,
+ou l’œil qui a vu trop de choses. Ils le savent, mais cette fausse
+noblesse les console peut-être. Ils y tiennent. Et puis, dans le nombre
+de ceux qui se disent artistes, j’en ai connu deux ou trois qui avaient
+dû l’être.
+
+Josuah Orset fut même un peu de mes amis. Il avait un prénom admirable,
+et qu’il prononçait avec sentiment: «Josuah, mademoiselle, pour vous
+servir»; il avait un nez de modèle, droit et long, des yeux demi-fermés,
+clignotants, luisants d’un reste de feu et d’un reste d’esprit, une
+barbe grise en queue d’hirondelle, de longs cheveux autour d’une
+tonsure, une vareuse autrefois noire, une habitude de la blague qui lui
+faisait croire, à lui-même, qu’il venait de quitter l’atelier; il avait
+surtout, signe de la profession, une boîte à couleurs et un appui-main,
+qu’il portait en tout lieu.
+
+Quels étaient le passé de cet homme, son état civil, son âge exact, la
+raison ou les raisons qui l’avaient fait déchoir, s’il avait eu un rang?
+Personne ne l’a jamais su.
+
+Un soir, après une pluie d’octobre, qui l’avait trempé jusqu’aux os, il
+sonna à la porterie d’un couvent de Trappistes, situé, comme tous les
+couvents de cet ordre, en pleine campagne, dans un pays de chênes et de
+coteaux. On lui ouvrit.
+
+--Je voudrais faire une retraite? dit-il.
+
+--De combien de jours?
+
+--De trois.
+
+Comme l’hospitalité des Trappistes a toujours dépassé, en largeur et en
+discrétion, même celle de l’Écosse, il se trouva bientôt dans une
+chambre nue, mais parfaitement propre, devant un feu clair qui séchait
+la vareuse, près d’une table sur laquelle était posé un livre de
+méditations, n’ayant eu à fournir aucune référence,--il en avait très
+peu,--content d’avoir chaud, content de penser au souper, même maigre,
+dont l’heure approchait, flatté surtout d’avoir été accueilli, au seuil
+de l’hôtellerie, par le Père abbé en personne, et par le prieur, qui
+l’avaient reçu avec beaucoup de respect et de dignité, comme un
+personnage, selon la règle.
+
+Pendant trois jours, il vécut dans ce monde de silence, lisant un peu,
+songeant davantage, assistant aux offices, se promenant seul dans un
+grand jardin clos, n’ayant de relations qu’avec un vieux trappiste,
+carré de tête et de corps, bourru de ton, bêcheur de pommes de terre,
+semeur de blé, faucheur de foin, qui lui parla d’éternité. Il s’habitua
+au mot, et bientôt à l’homme, qui était simple comme un paysan, et qui
+jugeait durement le monde et indulgemment chacun des hommes dont il
+parlait.
+
+Le quatrième jour, au matin, il descendit, avec la boîte de couleurs et
+l’appui-main, dans le grand corridor, voûté et vitré, qui s’étendait, au
+rez-de-chaussée, sur toute la longueur du jardin. Il envoya chercher le
+prieur pour lui faire ses adieux, et lui demanda même, par politesse
+d’artiste, s’il ne devait pas quelque chose pour une si bonne
+hospitalité.
+
+Il lui fut répondu que «messieurs les hôtes» n’étaient point obligés de
+donner, et que, s’ils croyaient devoir le faire, ils pouvaient donner ce
+qu’ils estimaient convenable.
+
+Josuah Orset trouva que ce n’était pas cher. Et, ayant remercié le
+prieur qui s’éloigna aussitôt, après l’avoir salué, il eut une idée.
+Peut-être l’avait-il eue déjà, il est vrai, mais, en ce moment, elle lui
+sembla plus digne d’attention. Il s’approcha de la pancarte qui pendait
+à droite de la porte d’entrée, et se mit à méditer,--il savait
+maintenant ce que c’était--le «règlement de l’hôtellerie».
+
+Ce fut une demi-heure extrêmement recueillie. Personne ne la troubla.
+Les grands corridors blancs n’avaient plus même un papillon, battant de
+l’aile contre les vitres.
+
+«Article premier.--Messieurs les hôtes se lèvent à cinq heures, et se
+rendent à l’église le plus tôt qu’ils peuvent.»
+
+--Je me lève plus volontiers de bonne heure depuis que je suis vieux,
+songea Josuah. Il y a une harmonie singulière entre la vieillesse et le
+matin. L’article ne me gênerait guère.
+
+«Art. 2.--Ils assistent tous les jours à la messe de communauté, aux
+vêpres et au _Salve Regina_. Le coucher aura lieu à huit heures en
+hiver, à neuf heures en été.»
+
+--C’est un régime dont je n’avais pas l’habitude, avant ma retraite, et
+qui pourrait être amendé. Je pourrais être, sans doute, en
+demi-retraite, comme on est en demi-solde. D’ailleurs, le chant du
+_Salve_ m’a donné une forte émotion artistique. Je l’entendrai
+volontiers chaque soir. Ces Frères en brun, d’un côté de la nef, ces
+Pères en blanc, de l’autre; ces têtes énergiques devinées à travers
+l’ombre, ces voix graves que recueille l’air muet du dehors...
+
+«Art. 3.--MM. les étrangers doivent toujours éviter la rencontre des
+religieux et des frères convers, et s’écarter des lieux où ils sont à
+travailler. Les religieux, étant astreints à un perpétuel et rigoureux
+silence, ne peuvent donner aucune réponse à ceux qui leur adresseraient
+la parole.»
+
+--Article magnifique! Quelle satisfaction de ne plus entendre les hommes
+parler, et d’avoir la certitude qu’ils ne vous interrogeront pas! Voilà
+un vœu que j’ai souvent formé, et que j’ai cru irréalisable... Des
+sympathies qui se taisent; des antipathies qui ne s’expriment pas; des
+défiances qui n’ont pas la permission de se traduire par des mots ou
+même des gestes... Je n’ai trouvé cela qu’ici.
+
+«Art. 4.--MM. les étrangers qui amènent avec eux leurs chevaux ne
+doivent régler avec le Père hôtelier que leur propre dépense. Pour celle
+des chevaux, ils s’entendent avec le Frère chargé des écuries.»
+
+--Cela ne me regarde plus, dit Josuah. Mais l’ensemble des conditions
+m’agrée.
+
+Il sortit aussitôt, et traversa le jardin sablé de sable de carrière,
+car il venait d’apercevoir, en se détournant, la tête chenue du prieur
+entre deux cônes de poiriers.
+
+--Monsieur le prieur, fit-il, j’ai eu une idée que je crois bonne. Je
+voudrais demeurer ici.
+
+--A quel titre?
+
+--Comme peintre.
+
+--Nous avons deux frères qui s’entendent assez bien à étendre le minium
+et à délayer le badigeon. Cela nous suffit.
+
+--Mais pardon, je suis peintre d’histoire.
+
+Le vieux grognard, retraité sous la bure, et qui ne saisissait pas très
+bien la nuance, répondit à tout hasard:
+
+--Nous n’en usons pas.
+
+--Mais vous avez une église?
+
+Le prieur ne répondit pas, étant ménager des mots.
+
+--Votre église est nue comme vos granges. Je propose de décorer le
+chœur. Je ferai une grande composition, comme nous disons. Vous me
+nourrirez, et je vous donnerai mon travail. Je serai au pair.
+Acceptez-vous?
+
+Le vieil homme considéra ce chemineau, et il songea sans doute que, lui
+aussi, il avait fait de rudes étapes, avant de trouver l’abri.
+
+--C’est à voir, dit-il simplement.
+
+Josuah eut la permission de rester. Il eut sa chambre, son couvert
+d’étain, son coin de buanderie transformé en atelier, pour le travail de
+l’esquisse. La campagne environnante lui plaisait infiniment. Les
+derniers jours d’automne l’invitaient à la rêverie. Il jouissait
+d’assister à cette fin de moisson sans paroles; de voir les charrettes
+pleines de sacs de pommes de terre, ou pleines de tiges de maïs, ou de
+trèfle sec, rentrer au pas des bœufs. Les bouviers, en froc blanc ou
+brun, quand ils le rencontraient, dans les chemins creux, pensaient:
+«Monsieur Josuah cherche l’inspiration.»
+
+Elle devait être bien cachée, à en juger par tant de promenades faites
+pour la découvrir.
+
+Elle finit par venir. Elle était quelconque. Le peintre, sur un immense
+papier, traça, au fusain, quelques silhouettes groupées, des ronds qui
+représentaient des nuages, une barre qui figurait la terre, cinq rayons
+autour d’un noyau, qui devait être une étoile. Le titre de l’œuvre,
+était: «Le Cortège des rois mages.» Josuah s’était décidé à traiter,
+après quelques autres, ce sujet qui permettait de mettre en scène trois
+rois,--il avait toujours désiré en peindre un,--trois écheveaux de
+personnages derrière eux, et tout autour une ménagerie complète. Il y
+avait bien, de ci, de là, des jambes ou des pattes trop longues, des
+bras trop courts, des cous drôlement attachés. Mais n’est-ce pas ainsi,
+souvent, dans la nature?
+
+Les juges de l’esquisse ne firent pas d’objections. Et l’artiste comprit
+qu’il avait devant lui tout l’hiver assuré: coucher, manger, chauffage,
+sans compter la compagnie de ces moines silencieux, qu’il commençait à
+aimer.
+
+Il fallut tout le printemps pour dessiner les personnages, d’après
+nature. Par grande faveur, l’artiste obtint de faire poser devant lui
+quelques vieux frères, un notamment, qui était chargé de la basse-cour,
+et qu’on voyait, trois fois le jour, s’avancer jusqu’au milieu de la
+grande cour des étables, s’arrêter et tourner la manivelle d’une petite
+crécelle pendue à sa ceinture, et dont le grincement rassemblait les
+poules éparses sur les fumiers. L’été fut employé à peindre sur toile la
+grande composition; l’automne à la fixer autour du chœur de l’église et
+à la corriger.
+
+La correction ne finit jamais. Deux ans plus tard, Josuah était encore à
+la Trappe, quelquefois au sommet de l’échelle roulante, reprenant un
+bout de draperie, ajoutant un ange pour masquer un trou dans le tableau,
+allongeant la barbe d’un mage, ou mettant du poil neuf aux jambes grêles
+des chameaux; mais plus souvent dehors, dans les champs où ne s’arrêtait
+jamais, de l’aube au crépuscule, le travail muet des hommes.
+
+Il s’était habitué. Il s’était senti aimé. Compris? c’est autre chose.
+Comme il n’y a jamais eu de cœur vivant sans une fibre cassée, Josuah,
+dans sa joie, avait un regret mêlé. Il avait peut-être des juges: il
+n’avait point de public. Les étrangers visitaient rarement la chapelle,
+marchands de chevaux ou de bœufs pour la plupart, éleveurs de porcs,
+acheteurs de foin ou de blé de semence. On voyait, le matin, quelques
+blouses bleues, parmi les robes de bure retroussées jusqu’aux genoux et
+tachées par la boue des chemins; elles disparaissaient vite du côté des
+étables ou des greniers. Quant à ces vieux Pères, blancs de cheveux,
+bronzés de visage, quand ils se prosternaient dans leurs stalles, quand
+ils se relevaient, quand ils chantaient, ils étaient admirables à voir,
+images saisissantes de la prière, de la pénitence et de la force, mais
+voyaient-ils? Voyaient-ils les trois mages, et les trois cortèges, et la
+bordure symbolique du panneau, où l’on eût dit que l’arche de Noé avait
+versé son contenu, tant les bêtes y abondaient? Josuah inclinait vers la
+négative. En tout cas, ils n’exprimaient pas leur avis, et c’était, pour
+Josuah, comme s’ils n’en eussent pas eu.
+
+Deux ou trois fois, croisant l’un d’eux, au seuil de la chapelle, il
+avait essayé de le faire parler. Il avait dit, à demi-voix respectueuse,
+et désignant de la main la peinture magistrale:
+
+--C’est enfin achevé... Trois ans d’effort... Depuis trente ans, je n’en
+avais pas fait autant, parce qu’il y a des mortes saisons, dans la
+carrière d’artiste... Mais je tiens mon œuvre... Je crois que je puis
+être content?
+
+Le vétéran s’était borné à saluer en passant, un peu plus bas que
+d’ordinaire.
+
+La vanité de l’artiste était restée souffrante. Sauf en ce point, depuis
+le commencement de son séjour à la Trappe, M. Josuah s’était beaucoup
+amendé. Il avait eu l’exemple et il avait eu le temps. Ce chemineau
+était devenu une manière de cénobite. Quand il développait ses idées sur
+l’art, dans les rares occasions où la loi du silence était levée,
+presque toute la communauté l’admirait. D’autres souriaient. Tout le
+monde lui était fraternel. On s’inquiétait déjà de le perdre.
+
+--Monsieur Josuah, notre artiste, me semble bien souffrant, dit un jour
+le prieur.
+
+C’était vrai. L’hôte de la Trappe était le seul à ne pas s’en douter. Il
+ne souffrait pas; il finissait. Un après-midi de printemps, que le
+soleil plus vif, à travers la paille des ruches, pénétrait jusqu’aux
+abeilles et les mettait en rumeur, le peintre vit passer dans la cour le
+frère chargé du rucher, un paysan d’hier, jeune, élancé, qui avait l’air
+d’un soldat par la hardiesse de l’allure et d’un enfant de chœur par la
+naïveté de son visage, tout piqué de taches blondes. Le frère s’en
+allait, les mains cachées sous la bure, le museau levé comme les jeunes
+chiens qui sentent de loin les bois pleins de gibier; il aspirait le
+vent où avaient éclaté les grains semés par lui dans les labours
+d’hiver, et il allait vers ce bosquet planté de mûriers et clos d’une
+palissade, où les ruches s’éveillaient.
+
+--Frère Jean?
+
+L’autre continua sa route, et le dépassa.
+
+--Frère Jean, par charité, venez avec moi rendre visite aux mages! C’est
+l’heure où, par les vitraux, le soleil les enveloppe, comme dans les
+plaines de Judée? C’est l’heure où je les ai vus, et où personne ne les
+voit!
+
+Frère Jean hésita, se détourna, et suivit l’artiste, qui marchait
+difficilement, malgré la joie, et qui se frottait les mains, d’avoir
+trouvé un public, et levait la tête, aussi, vers sa peinture encore
+cachée.
+
+Quand ils furent à l’entrée du chœur, le frère à gauche, l’artiste à
+droite:
+
+--Frère Jean, regardez ces trois têtes: quelle majesté dans Balthasar,
+quelle bonhomie dans Gaspard, quelle inquiétude chez Melchior! Et les
+trois cortèges, sont-ils assez bien réglés sur l’état d’âme des
+monarques? Qu’en dites-vous?
+
+Il n’eut pas de réponse.
+
+--Songez que j’ai employé deux ans, deux grandes années à peindre ce
+panneau. Je ne les regrette pas. Je puis bien vous assurer que c’est là
+le meilleur travail de ma vie, et presque le seul. Mais je l’ai fait
+pour des muets volontaires, qui m’ont commandé l’ouvrage, m’ont
+accueilli ou plutôt recueilli, ont comblé de prévenances un pauvre
+diable qui ne demandait que le pain et le gîte, mais qui ne m’ont pas
+jugé. J’en souffre, frère Jean. Dites-moi, vous qui êtes sans détour et
+sans parti pris, qui ne savez pas ce que c’est que l’impressionnisme, ni
+que le symbolisme, ce que vous éprouvez en regardant mes mages?
+
+Le fils des laboureurs voisins ne devait pas éprouver grande émotion
+d’art. Il ne regardait avec attention que les parties vivement colorées
+de la décoration, ou les visages qui lui semblaient de connaissance. Et
+ses mains levées, sa tête penchée, son air de déconvenue faisaient
+comprendre qu’il regrettait de chagriner M. Josuah, mais qu’il ne
+pouvait rien dire, rien du peu qu’il pensait.
+
+La poursuite de l’éloge est la plus âpre de toutes.
+
+--Frère Jean, continua l’artiste, ce n’est pas de mon art seulement
+qu’il s’agit: c’est du repos de mon esprit. J’ai beaucoup médité, à
+votre exemple; j’ai senti, dans votre solitude, monter mon ambition.
+Répondez-moi, car je veux savoir si j’aurai le mérite que j’ai cru
+acquérir. Comprenez-moi bien. Ce que nous appelons art, nous autres,
+c’est quelque chose de nos âmes que nous mêlons à nos œuvres, à force
+d’amour. Ces pensées, enchaînées à la matière, restent là frémissantes,
+et reconnaissables, et ceux qui les aperçoivent nous admirent en elles.
+Mais j’imagine qu’elles s’échapperont du marbre, ou de la toile, ou de
+la planche de cuivre, le jour où nous mourrons, et qu’elles crieront à
+Dieu... Vous suivez bien, Frère Jean?
+
+Il entendit un faible oui.
+
+--Qu’elles crieront à Dieu: Me voici; je suis une pensée de ce pauvre
+homme qu’on nomma le peintre Josuah; j’habite la toile qu’il a peinte,
+je suis l’auréole, la couleur, la ligne, le geste de ses mages; j’ai
+embelli des heures qui eussent été inutiles ou mauvaises, pour lui et
+pour d’autres. Pardonnez-lui, à cause de moi, Seigneur, à cause des
+semailles qu’il a faites...
+
+Le jeune frère, regardant vaguement au-dessus des cortèges, dit cette
+fois:
+
+--Comme c’est religieux!
+
+Parlait-il de la peinture? Josuah le comprit ainsi, et fut joyeux. Et
+personne ne le détrompa jamais, car, à peine avait-il prononcé ces trois
+mots, arrachés par la pitié, frère Jean sortit en toute hâte.
+
+Josuah mourut à la Trappe. On voit sa tombe parmi celles des frères
+bruns, et son cortège des mages n’a pas été recouvert d’un badigeon.
+
+Je n’ai guère vu d’aumône plus discrètement faite, ni continuée, même au
+delà de la vie.
+
+
+
+
+IX
+
+CONVERSATION AVEC MONSIEUR L’ABBÉ
+
+
+J’arrive du sermon. C’est moi qui le faisais. Je n’avais qu’un auditeur,
+et c’était monsieur l’abbé. Il a vingt-cinq ans. Il est le fils de ces
+Gurmier qui sont assurément la plus belle famille rurale et la meilleure
+de ce village que j’habite pendant l’été. Nouvellement ordonné, envoyé
+en vacances, pour quelques jours, parmi les siens, il venait me faire
+visite, en attendant la décision épiscopale qui devait choisir pour lui
+un poste de vicaire dans quelque paroisse de campagne. Je l’ai connu
+tout petit. Je l’ai tutoyé quand il portait la veste. Je lui ai dit vous
+à sa première soutane. En le revoyant, au moment où il allait entrer
+dans la vie, avec une mission si difficile, une connaissance élémentaire
+du mal, un zèle si vif pour le bien, je lui ai dit: Monsieur l’abbé,
+laissez-moi vous faire un sermon, à charge de revanche?
+
+Il consentit.
+
+Monsieur l’abbé, il sera en trois points, dont vous ferez votre profit
+plus tard, à l’heure où je n’oserai plus vous donner d’avis.
+
+Et d’abord, vous constaterez que l’idéal que le monde se fait du prêtre
+séculier n’est plus le même qu’autrefois. Pour des causes diverses, il
+est modifié; je dirais volontiers qu’il s’est élevé. Ce qu’on demande
+aujourd’hui à un curé ou à un vicaire, d’austérité de vie, de retenue,
+de zèle et de discipline, ressemble fort à ce qu’on attend d’un
+religieux. La bonhomie n’a plus de place parmi nous, la facilité des
+mœurs n’a fait qu’accroître la sévérité publique, dès qu’il s’agit de
+juger un prêtre. Ah! que nous sommes loin, monsieur l’abbé, de la
+liberté que laissaient à vos pareils, dit-on, les âges de foi, j’entends
+de l’honnête liberté de mots, d’allure, et d’appétit! L’indifférence est
+plus exigeante que la foi! Elle vous suit d’un œil attentif; elle
+contemple en vous l’exemplaire d’une religion dont elle ne sait pas la
+doctrine; elle est scandalisée de peu, ou prétend l’être, et votre rôle
+est en vérité redoutable, à une époque où le jugement de tant de
+personnes, sur la doctrine, est rapetissé et comme renfermé dans le
+jugement qu’elles portent sur un homme. Pensez-y toujours;
+persuadez-vous que, par la plus curieuse des sévérités, ce monde qui ne
+croit pas tolère malaisément que vous lui ressembliez, même dans une
+foule de choses permises. Vous ne vous enrichirez pas, vous ne fumerez
+pas, vous n’irez pas à bicyclette, vous ne chasserez pas, vous ne
+dînerez pas trop souvent en ville. Sur ce dernier point, je vous avoue
+que je pense un peu comme lui, bien que je n’aie pas l’esprit aussi
+rigoureux. Le dîner! Quand vous serez à l’âge, mon cher monsieur l’abbé,
+vous ferez mieux de refuser, trois fois sur quatre. J’admets qu’il y ait
+des exceptions, à la ville et à la campagne. Mais je parle de
+l’habitude. Ceux qui l’ont ne sont pas nombreux. Plusieurs ont cru la
+prendre par charité. Elle est fâcheuse. Ce n’est là, d’ailleurs, qu’un
+exemple que je vous cite. Presque toujours, une pensée vient à l’un ou à
+l’autre des convives, une pensée qui vous honore, en somme, et qui est
+celle-ci: «Voici deux, trois, quatre heures que monsieur le curé est
+parmi nous. Pendant ce temps, est-ce qu’un pauvre n’a pas frappé à sa
+porte et ne l’a pas trouvée fermée? Est-ce qu’un malade ne le réclame
+pas? N’avons-nous pas pris, pour nous seuls, un temps qui est, comme
+l’argent d’aumône, destiné à toutes les misères? La nôtre n’a-t-elle pas
+retenu plus que sa part?» Et pour quel profit? Remarquez que les
+conversations sont, la plupart du temps, d’une futilité, pour ne pas
+dire d’une platitude extrême, et que le prêtre, qui n’est pas là chez
+lui, peut tout au plus réfuter une erreur sur dix qui sont formulées.
+Encore est-il sûr qu’il le fasse bien? Eût-il toute la science et tout
+l’esprit du monde, il peut être décontenancé par la suffisance d’un
+professionnel de la conversation, comme il en existe, gens médiocres et
+redoutables, que rien n’intimide, que le sens commun irrite comme un
+défi, qui se font une spécialité de tout contredire, et, pressés par un
+argument, s’échappent dans l’historiette, qu’ils content à ravir, et par
+où ils triomphent. Car l’auditoire n’est pas difficile, et il n’a
+souvent pas d’autre critérium, pour juger une thèse, que l’amusement
+qu’il y prend. C’est ce qui faisait dire, à un curé, ce mot mystique:
+«Il est plus malaisé de faire un bon dîner qu’un bon sermon». Monsieur
+l’abbé, vous voyez par là les exigences de nos contemporains. Ils sont
+restés jansénistes en ce qui concerne la discipline des clercs. Et je
+pourrais résumer ainsi mon premier point: vous avez, par vocation même,
+le droit de vivre «séculièrement»; ils vous demandent de vivre
+«régulièrement».
+
+Ce n’est pas tout ce qu’ils vous demandent. Et j’oserai vous l’avouer,
+monsieur l’abbé, sur un second point, bien plus que sur le premier, je
+me trouve d’accord avec eux. Ils ont raison. Les gens du monde
+saisissent à merveille cette contradiction entre la vocation
+ecclésiastique et le désir de parvenir. Leur mépris n’est jamais loin,
+lorsqu’ils s’aperçoivent que le prêtre confond sa mission avec une
+carrière humaine, qu’il poursuit son avancement par les mêmes moyens qui
+leur servent à eux, se rabaisse aux mêmes recommandations, aux mêmes
+inquiétudes, aux mêmes compromis. Lisez-vous les journaux? Je n’en sais
+rien, et je ne souhaite pas que vous en lisiez beaucoup, mais si vous en
+lisez, vous devez rencontrer souvent, contre tel ou tel candidat à
+l’épiscopat, ou contre tel évêque, des articles où sont révélées de
+prétendues manœuvres que ce prêtre aurait acceptées et suivies afin de
+gagner la crosse et la mitre. Le ton est injurieux; les gros mots, les
+insinuations calomnieuses abondent dans ces premier-Paris ou dans ces
+entrefilets, au bas desquels on lit fréquemment la signature d’un
+écrivain «conservateur». Je n’excuse que le sentiment: il est
+parfaitement légitime. Il rencontre, dans la foule, un de ces échos
+profonds qui révèlent que l’idée même du juste et de l’injuste est
+intéressée dans la question. Et elle va en effet jusque-là. C’est au nom
+de son bon sens, de sa vieille droiture que le peuple condamne le prêtre
+soupçonné d’une telle faiblesse, et il faudrait que vous entendissiez le
+langage de ceux qui, de près ou de loin, par autorité directe ou par
+influence, ont eu une part dans les nominations ecclésiastiques! Ils
+sont d’une ironie bien instructive lorsqu’ils parlent des solliciteurs.
+Et le roman, le roman que vous ne lisez pas, que vous ne devez pas lire,
+comme il est sévère sur ce chapitre! Nous sommes assez riches,
+malheureusement, en auteurs qui ont essayé de peindre des prêtres bons
+et mauvais, surtout mauvais, et qui n’ont réussi que dans le second cas.
+Les bons prêtres, dans ces romans, manquent de surnaturel, c’est-à-dire
+de tout ce qui les constitue essentiellement. Ils agissent, parlent,
+jasent, en braves gens, un peu usés par l’âge, très indulgents,
+capables, dans la vie ordinaire, de mille petites charités, et, à
+l’occasion, d’un héroïsme qui ressemble beaucoup à celui des sauveteurs
+médaillés: d’arrêter un cheval emporté, de se jeter à l’eau pour sauver
+quelqu’un, de soigner avec dévouement un pestiféré. On ne peut leur
+refuser sa sympathie, mais on peut se demander en quoi ils diffèrent
+d’un bon vieux notaire, célibataire et philanthrope. Les mauvais sont
+mieux réussis, et, parmi eux, les plus sûrement, les plus fortement
+flétris sont les prêtres qui ont vendu aux hommes leur caractère divin.
+
+Mon cher monsieur l’abbé, que voilà un bel éloge de votre vocation!
+Comme ceux qui ne la comprennent pas y croient malgré eux, puisqu’ils
+vous reprochent, comme un crime, ce qui leur semble si naturel chez le
+commun des hommes! Je sais bien que je n’ai aucune autorité en de tels
+sujets. Mais je puis bien vous ouvrir mon âme de simple croyante, et
+vous dire que je n’ai jamais, moi non plus, compris cette ambition d’un
+prêtre. Il me semble que celui qui a été appelé d’en haut doit se dire,
+chaque matin de sa vie, quelque chose comme ceci: «J’ai renoncé à
+moi-même; je suis libre, de la grande liberté qu’apporte avec soi le
+renoncement, et j’ai cette dignité suprême d’être pauvre sans convoitise
+de la richesse, de ne désirer rien, de n’être l’homme d’aucune
+désillusion, d’aucun désespoir humain. Toute mon ambition est
+d’apparaître aux yeux des hommes parmi lesquels je vis, comme la preuve
+évidente d’un autre idéal que le leur. Dans la paroisse rurale où
+j’habite, il y a plusieurs centaines, plusieurs milliers d’âmes
+peut-être, qui tiennent à la mienne par le lien de l’exemple, de la
+prière, de la charité que je leur dois. N’est-ce pas infiniment plus que
+mes seules forces ne me permettraient d’en soulever, et si je me
+chargeais, volontairement, par témérité, d’une seule âme de plus, de
+quelle grossièreté je ferais preuve, et, au fond, de quelle
+incrédulité!»
+
+Ma troisième observation sera très courte. Ce ne serait pas la dernière,
+si je voulais être complète. Mais il faut se borner, surtout dans le
+sermon. Je vous dirai donc simplement que, parmi les hommes qui ne
+partagent pas votre foi, dans ce monde où vous allez entrer, on pourrait
+distinguer deux groupes, tout à fait inégaux. Quelques-uns sont
+absolument hostiles à toute idée religieuse; le plus grand nombre
+professe une sorte de respect pour les choses religieuses, respect
+infiniment variable, qui va de ce que les chimistes appellent, dans
+leurs analyses, «des traces», jusqu’au désir de croire. Cette
+disposition respectueuse s’unit, le plus souvent, à une ignorance
+vraiment extraordinaire de ce qu’est le _Credo_ d’un fidèle. Je fais
+allusion ici à une élite intellectuelle et même savante. Et je me
+permets de vous supplier, en passant, lorsque vous rencontrerez
+quelqu’un de ceux-là, plus tard, soit dans un salon, soit dans une
+assemblée, soit dans une discussion écrite, de toujours vous souvenir
+que vous avez eu une éducation qu’ils n’ont pas eue, et qu’ils ont eu,
+parfois, des difficultés de connaître la vérité et de la suivre, qui
+vous ont été épargnées. N’oubliez pas non plus qu’il y a une infinité de
+surmenés. Que de choses à dire encore sur ce sujet! N’ouvrez pas d’abord
+les livres de controverses. Ouvrez votre cœur d’homme agrandi par la
+charité, et montrez-vous fraternel, avant d’être d’accord.
+
+Il m’a promis, et je suis restée confuse de la présomption dont j’avais
+fait preuve.
+
+
+
+
+X
+
+MÉDITATION SUR LE VILLAGE
+
+
+Beaucoup de femmes n’ont d’autre idée générale que d’aimer. Cela suffit,
+pour faire des vies admirables ou mauvaises, ou bornées et médiocres.
+Tout dépend de l’objet. Dans ce village de Beauce que j’ai là, devant
+moi, sur la colline distante, toute soyeuse de blé jaune, et que le
+soleil va quitter tout à l’heure, dans cet amas de maisons qui ne sont
+que de la terre levée en murailles et coiffée de chaume ou de tuiles, je
+connais presque toutes les mères, presque toutes les jeunes filles et
+les petites qui vont à l’école. Elles sont la meilleure partie de la
+population, les gardiennes de l’idéal appauvri. Médisantes, hargneuses
+quand elles sont vieilles, souvent légères quand elles sont jeunes,
+négligemment instruites dans leur religion, elles semblent abîmées dans
+le souci du ménage, et tout près du sol, comme leur chambre et comme
+leurs étables. Et pourtant, quand je les regarde de près, je reconnais
+la race baptisée, généreuse, et capable de toutes sortes de noblesses
+qu’elles ignorent elles-mêmes. C’est qu’elles ont souffert ou commencé
+de souffrir pour d’autres. Elles n’ont pas eu plus de travail que les
+hommes, qui sont de durs tâcherons, mais elles ont eu plus de cette
+peine qui n’est pas pour l’argent, et qui ouvre le cœur. Elles sont
+mères, elles sont sœurs, elles sont voisines, elles sont la communauté
+permanente, tandis que les laboureurs avec les chevaux s’éparpillent
+dans l’étendue. Cette Perrine, une femme de gueux, a recueilli deux
+enfants, qu’elle élève avec les siens, et qu’elle dotera du même baiser,
+quand ils auront vingt ans; cette grande Marie, fermière occupée tout le
+jour, soigne, le soir, depuis huit ans, les plaies d’un berger
+alcoolique, crasseux, pouilleux, et «qui ne lui est de rien», comme on
+dit ici; cette autre fait le lit et balaye la maison d’une idiote venue
+on ne sait d’où, un jour, par les routes, et qui s’est arrêtée au
+village pour attendre la fin de la pluie, et qui croit peut-être qu’il
+pleut toujours; dix autres supportent, et quelques-unes sans se
+plaindre, des maris odieux, ou de vieux parents acariâtres; et cette
+Véronique, une enfant élevée sans mère, belle comme les glaneuses des
+peintres, comme celles qui vont devant dans leurs tableaux, fait lever
+tous les yeux jeunes quand elle traverse la plaine, ou qu’elle appelle
+les valets de ferme, à l’heure du souper, mais personne n’oserait
+plaisanter avec elle, parce qu’il y a en elle une espèce d’honneur pur,
+qui tient en respect même les brutes. D’où vient tout cela, et tout le
+reste que nul ne sait? Où ont-elles pris ces parties de vertus
+supérieures? A leurs aïeules surtout. Elles sont les héritières de
+longues générations de femmes qui avaient une forte conscience
+religieuse, les fragments reconnaissables du chef-d’œuvre mutilé, de
+cette merveille qu’était presque partout, le paysan français. Ah! qu’il
+avait raison, l’ancien qui me disait: «La France vit sur sa graisse.»
+Oui, elle en vit heureusement, car on la nourrit mal, du dehors, et on
+lui fait boire de mauvais alcool frelaté.
+
+Les hommes ont moins bien résisté que les femmes à ce régime. Je parle
+d’un village de la Beauce, et je n’ignore pas que nous sommes ici
+au-dessous de la moyenne, et qu’il y a des provinces nombreuses où l’on
+sent moins l’effritement moral. Mais la constatation n’en est que plus
+intéressante. Elle permet de deviner l’avenir. Eh bien! je les trouve
+presque tous envieux à un degré nouveau, et lâches pareillement. Il a
+toujours été difficile de faire dire à un paysan ce qu’il pense de bon,
+plus difficile encore de lui faire avouer ce qu’il a gagné, ce qu’il a
+perdu, et même son opinion sur le temps du lendemain. Mais la jalousie,
+comme elle sort des yeux, des mots, des gestes, des silences, comme je
+l’entends, derrière moi, qui me suit quand je traverse la place, et
+comme elle est fugace en même temps, car, si je me retourne, ils me
+saluent! Ils n’ont point de haine contre moi, ils en ont contre ma
+richesse, contre mon chapeau, ma voilette, mes bottines, les mots même
+dont je me sers. Et je suis riche puisque je donne. Et je ne fais que
+restituer, puisque je suis riche. Quand je leur tends la main, ils
+s’imaginent que je veux les corrompre. Quand je leur souris, ils
+cherchent l’intérêt. Si j’étais un homme, ils croiraient que je prépare
+une candidature. Quelque chose a péri ou va mourir en eux, et c’est ce
+que j’appelle l’amour, ce que j’ai rencontré si souvent chez mes amis
+plus pauvres de Paris ou des villes de province, cette faculté
+d’émotion, cette certitude prompte, qui répond: «L’espace est franchi,
+je sais que vous m’aimez». C’est de la fraternité qui s’en va, et c’est
+de la haine qui monte, et, avec elle, de la peur. Ils se redoutent les
+uns les autres; ils craignent la délation, le journal, le député qu’ils
+ont nommé, les répartiteurs, le percepteur, le garde champêtre, tout ce
+qui pourrait les desservir auprès de la puissance monstrueuse et
+prodigue de promesses, d’où ils attendent, de plus en plus, le pain
+quotidien, qu’ils demandent encore à la terre mais avec moins de
+confiance et moins de gratitude. Servage nouveau, bien pire que
+l’ancien, car c’était jadis une condition des personnes, et je crains
+bien que ce ne soit devenu un état des esprits.
+
+Les hommes de ce village,--et de combien d’autres?--sont des abandonnés.
+Ils n’ont eu ni formation suffisante, ni direction. A l’école, des mots,
+des formules de morale pâles comme des conseils d’hygiène; à la caserne,
+les mêmes formules délayées en conférences, et puis, en dessous, à la
+caserne même et dans la ville, des leçons de débauche, de désertion, de
+mépris des chefs; à présent, toutes les rumeurs mauvaises du vent qui
+souffle: voilà ce qu’ils ont appris. C’est tout. Personne ne les
+détrompe, personne ne raffermit leur sens commun ébranlé. Ne sachant que
+l’alphabet, les quatre règles de l’arithmétique et ce qu’il faut
+d’histoire calomnieuse pour perdre toute fierté du passé de la France,
+ils doivent lutter, seuls, contre la plus furieuse invasion de sophismes
+qui ait menacé la raison des illettrés, et même celle de quelques
+autres. C’est le plus cruel de la pauvreté, cette faiblesse devant
+l’erreur. Le curé n’y peut rien. Ils sont prévenus contre lui et
+l’évitent sans le connaître. L’instituteur, qu’ils connaissent bien, ne
+serait pas mieux écouté, lors même qu’il voudrait parler. Les paysans ne
+le considèrent pas comme un ami, ni même, au fond de leur cœur, comme un
+égal. Il n’est pas du pays; il n’a pas été choisi par les pères et les
+mères du pays; il ne possède aucune parcelle du sol; il n’a point de
+mission divine; il n’exerce qu’un métier humain: il passera. Son
+influence sera tout au plus politique; il n’est point un notable, ou,
+comme on disait jadis, une autorité. Quelque chose de plus fort que les
+lois et les règlements s’y oppose. Qui donc aura l’autre influence, la
+permanente, la moralisatrice, l’apaisante, l’heureuse? Dans des temps
+abolis, elle fut exercée par sept familles, de bourgeoisie ou de
+noblesse, qui n’ignoraient pas, la plupart du moins, qu’habiter c’est
+servir. Aujourd’hui, ma sœur a encore «son principal établissement» ici,
+à trois kilomètres du village, en haut de la colline d’où je vois, tout
+le jour, le jeu de la lumière et du vent sur les blés. Elle y passe sept
+mois de l’année. Pas une seule autre famille lisante et pensante ne
+demeure sur le territoire de la commune. Car je ne puis qualifier de la
+sorte les Japermont, les deux fils du grand marchand de bois, dont le
+château est caché, tout à l’extrémité de notre territoire, dans un pli
+de la forêt. Ils chassent à courre ou à tir, et ils ne font, dans leur
+château, que des apparitions. J’ai rencontré le second, hier matin,
+celui qu’on dit intelligent. Je venais de quitter la mère Bûchette, la
+ramasseuse et peut-être aussi la faiseuse de bois mort. Elle
+s’éloignait, son fagot sur le dos, en me disant:
+
+--Au revoir, mademoiselle; je suis contente de vous avoir bonjourée!
+
+Un cavalier sauta de la grande taille de la forêt dans la petite,
+m’aperçut, galopa vers moi, arrêta son cheval à trois pas, et l’homme et
+la bête me regardèrent ensemble, du même air jeune et content de vivre.
+
+--Vous suivez la chasse, ma belle voisine?
+
+--A pied, n’est-ce pas?
+
+--Voulez-vous une auto? J’en ai amené deux.
+
+--Merci.
+
+--Alors je vous retiens pour après-demain soir. Vous dînerez. Nous
+jouons une comédie. Marcelle sera si heureuse!... Vous ne voulez pas? On
+ne peut jamais vous avoir! Vous n’êtes de rien.
+
+--Je suis de beaucoup de choses, au contraire, mais justement de celles
+dont vous n’êtes pas.
+
+Il sourit, salua, et se remit au galop.
+
+Un cor de chasse, au loin, sonnait l’hallali courant. Et d’abord je pris
+plaisir à l’écouter. Mais cela ne dura pas. La seconde fanfare m’irrita,
+comme si elle n’avait été qu’une succession de notes fausses. J’aurais
+voulu courir jusqu’au maître d’équipage, et lui dire:
+
+--Plus bas, je vous en prie, plus bas: il y a des malades!
+
+
+
+
+XI
+
+LA QUÉRENTE DE PAIN
+
+
+Il y avait, dans un des coins de France que j’aime, une veuve qui
+s’appelait Victorine Loux et qui était réputée, dans tout le pays, à
+plus de deux lieues sous les ormes et les noyers, pour sa fermeté autant
+que pour sa charité. Elle avait perdu depuis dix-huit mois son mari, et
+elle gouvernait seule, sans que ni gens ni bêtes eussent à se plaindre
+d’elle, sa famille de cinq enfants, ses domestiques hommes et femmes,
+ses troupeaux de bœufs, de vaches, de moutons, et ses chevaux, et toute
+sa volaille qui ne cessait de chanter qu’à la nuit. «Rien ne manque de
+rien chez la Loux», disaient les voisins, admirateurs ou envieux. Et ils
+disaient vrai.
+
+Or, voici ce qui lui arriva.
+
+On était à la fin de l’été, à l’époque où il y a encore des bouquets
+d’herbe drue à la limite des champs moissonnés. L’aire était pleine de
+paille et de foin; l’odeur du blé mûr sortait par les fenêtres des
+greniers; les poules couraient dans les chaumes; les valets attendaient,
+pour commencer les labours, la première pluie de septembre et l’ordre de
+la maîtresse. Celle-ci, dans la cour que fermaient de trois côtés des
+bâtiments aux toits longs, voyant rentrer les moutons qui se
+bousculaient à la porte de la bergerie, appela d’un signe la femme qui
+les menait. C’était à la nuit tombante. Maîtresse Loux s’était adossée,
+en face de la bergerie, au mur de l’étable. Elle avait le visage plus
+grave que de coutume, son mince visage que serrait, du front jusqu’au
+bas des joues, l’étoffe unie d’une coiffe de lin. Elle était de taille
+élancée et droite. Elle avait retiré à demi ses pieds de ses sabots, et
+appuyait ses talons sur le rebord, ce qui la faisait paraître encore
+plus grande. La femme qui venait à elle, courtaude et marchant
+pesamment, appartenait à cette catégorie d’êtres à moitié privés de
+raison, «innocents», dont le roman, presque toujours obscur, fait frémir
+ceux qui le pénètrent ou qui le devinent. Elle avait les traits
+ramassés; elle n’était pas belle; elle était jeune encore. En arrivant
+près de la fermière, elle leva ses yeux, où l’esprit passait
+irrégulièrement en lueurs fugitives.
+
+--La quérente de pain,--c’était le surnom, et peut-être le seul nom de
+cette fille de ferme,--je t’ai appelée pour te parler d’une chose qui me
+coûte bien à dire.
+
+L’autre ne répondit pas. Elle était immobile, le cou tendu, et comme en
+arrêt devant les mots qui allaient s’envoler.
+
+--Voilà longtemps que je t’ai prise chez nous, ma pauvre fille, continua
+Victorine Loux...
+
+--Quinze ans, grommela la gardeuse de moutons.
+
+--L’âge de ton premier enfant, oui, tu te souviens bien; il avait à
+peine un mois quand tu nous l’as apporté. Tu sais que je vous ai bien
+traités, toi et lui, et l’autre encore, et que je t’ai défendue.
+
+--Oui.
+
+--Si j’étais seule dans ma ferme, je te garderais encore. Mais les
+enfants de chez moi ont grandi. Mon aîné a un peu moins d’âge que le
+tien, et le voilà qui s’essaye à tenir la charrue, comme fait aussi ton
+fils Pierre, et à écouter quand je vends mes bêtes ou mon froment aux
+marchands qui passent. Ils ont été élevés ensemble, et trop près à près
+pour que mon gars commande le tien. Ils ne s’entendraient bientôt plus:
+il faut nous séparer, ma pauvre fille.
+
+La quérente de pain tressauta, et, dans ses yeux toujours fixés sur la
+fermière, une angoisse, un souvenir, un reproche, une supplication parut
+et s’évanouit. Les lèvres n’en exprimèrent rien. Elles s’abaissèrent
+seulement et dirent:
+
+--Vous êtes la maîtresse.
+
+--Je ne t’abandonne point, reprit Victorine Loux; demain, tu mettras ta
+meilleure robe et tu iras, avec Pierre, chez mon parent de la métairie
+de Langogne; je lui ai demandé de vous donner du travail. Et il le fera,
+à cause de moi. Dans quatre jours, vous nous quitterez.
+
+--Vous êtes la maîtresse, répéta, plus bas, la pauvresse.
+
+Et les deux femmes se séparèrent. Et, en ce moment, une troisième femme
+traversa la cour, et, passant derrière Victorine Loux qui rentrait dans
+la grande salle de la ferme:
+
+--Ce n’est pas trop tôt que vous chassiez de chez vous cette
+engeance-là! dit-elle.
+
+Mais la fermière, contrairement à ses habitudes, ne releva pas cette
+mauvaise parole que disait Rose Goufier, la seconde fille de ferme. Elle
+avait trop de chagrin.
+
+Pour la quérente de pain, elle s’était dévouée en effet, et elle avait
+souffert plus d’une contradiction. Quinze ans plus tôt, quand elle avait
+manifesté sa volonté d’accueillir sous son toit cette coureuse de route
+dont on ignorait le nom, l’origine, la vie, et qui se présentait,
+mendiante, avec un enfant sur le bras, les voisins, le mari même,
+n’avaient pas manqué de s’élever contre une charité si imprudente: «Quel
+besoin de secourir des gens sans aveu? D’où venait celle-là? Où était le
+père de son enfant? Ah! elle aurait vite fait de quitter la maison où on
+la recevait, et on s’apercevrait, un matin, qu’elle avait repris la
+grand’route, emportant avec elle plus que les gages qu’elle avait
+gagnés!» Victorine Loux avait tenu bon.
+
+La gardeuse de moutons n’avait ni volé ni cherché à quitter la ferme,
+mais six ans plus tard, au scandale de tout le pays, elle avait eu un
+second enfant, et Victorine Loux ne l’avait pas chassée. Plusieurs,
+parmi les plus considérables de la commune, s’étaient prononcés, à cette
+occasion, contre une fermière, une honnête femme, une mère, qui tolérait
+le désordre près d’elle et ne pensait pas à l’exemple. «J’y pense bien,
+répondait Victorine, mais mon fils aîné est encore tout petit, et, quand
+il sera grand, il verra moins la faute de cette pauvresse que la charité
+dont elle aura bénéficié.» Et les années étaient venues, apportant
+chacune un peu plus d’oubli que la précédente. Les enfants de la
+quérente de pain, Pierre et André, Pierre, hardi, batailleur et brun de
+cheveux, André, tout rose et blond, et timide comme une fille, avaient
+été élevés avec les enfants de la ferme; ils avaient mangé le même pain,
+bu le même lait et le même air, reçu les mêmes caresses, entendu les
+mêmes voix, suivi la même école et vu les mêmes mottes de terre d’où
+germe pour les hommes, en même temps que les moissons, une si puissante
+fraternité. Victorine Loux ne faisait presque point de différence entre
+ceux qui étaient à elle et ceux qui étaient à l’autre. Il avait fallu
+que le sang, peu à peu, parlât au cœur des fils légitimes, des héritiers
+du sol et des troupeaux, et y mît l’obscur besoin de commander. Alors
+les premières querelles sérieuses s’étaient élevées entre les aînés des
+deux races inégales. Et la fermière avait compris que ce qu’elle avait
+fait, ses enfants allaient le défaire.
+
+Personne ne souffrait autant qu’elle de la décision qu’elle avait prise:
+ni la vraie mère, assurément, ni les enfants qui n’avaient pleuré qu’une
+heure, en apprenant que deux d’entre eux vivraient au loin désormais, et
+qui, maintenant, formaient des projets et combinaient des revoirs; ni
+les domestiques de la ferme, qui dédaignaient la quérente de pain ou la
+jalousaient.
+
+La nuit acheva de tomber; le souper fut moins gai que de coutume, parce
+que les sept enfants observaient les deux mères qui se taisaient; puis,
+ce fut le sommeil; puis, le jour reparut. Dans le petit matin, levée
+avant toute sa maison, Victorine Loux, par la fenêtre de la boulangerie,
+vit la quérente de pain et Pierre qui descendaient le chemin bordé de
+noyers jeunes, et qui gagnaient ainsi, à cent pas de la ferme, la
+grand’route cachée par les haies.
+
+Toute la journée, elle fut si triste, que les enfants ne reconnaissaient
+plus la maison, où manquait l’humeur vaillante de la mère, et elle
+parcourut ses greniers, et ouvrit ses armoires et les coffres où elle
+serrait ses provisions. Les voyageurs revinrent tard. Ils étaient las.
+Quand ils furent entrés dans la salle, où toute la famille et les
+serviteurs de la Loux étaient réunis et causaient un moment avant
+d’aller dormir, Pierre, qui seul pouvait s’expliquer clairement, raconta
+que le métayer de Langogne l’avait bien reçu, et que, dès le lendemain,
+et sans attendre la fin de la semaine, il faudrait partir.
+
+Alors, du coin de la cheminée où la fermière s’était assise,--car il
+commençait à faire bon se tenir près du chaudron,--regardant tout ce
+monde groupé autour de l’âtre et qu’une seule flamme dansante éclairait:
+
+--Quand ils partiront demain, dit-elle, je veux, mes fils, qu’ils
+emportent avec eux la petite charrette qui vous sert, au temps des
+châtaignes, à courir les châtaigneraies. Vous y mettrez un sac de
+froment et un sac d’oignons, et dix mètres de toile, et plusieurs choses
+encore que j’ai préparées, car je ne veux pas qu’ils arrivent chez les
+autres comme la mère est arrivée chez moi, voilà quinze ans. Je veux
+qu’on ne méprise point nos amis.
+
+--Vous vous moquez, maîtresse Loux, dit une voix, car celle-ci est la
+pire ennemie que vous ayez eue!
+
+C’était Rose qui montrait du doigt la quérente de pain. Tous les gens de
+la ferme s’étaient levés. Les enfants criaient. Un homme retenait
+Pierre, qui voulait se jeter sur la servante et qui la menaçait du
+poing.
+
+--Toi, Rose, dit maîtresse Loux, je ne te garderai pas à mon service. Tu
+as trop mauvais cœur. Car c’est la deuxième fois que tu accuses la
+quérente, avec qui j’ai vécu quinze ans, et qui s’en va demain.
+
+Le lendemain, dans la clarté chaude du milieu du jour, la petite
+charrette où l’on transportait les châtaignes ayant été tirée hors du
+hangar, et remplie de tant de hardes et de provisions qu’elle n’en
+pouvait porter plus, l’ancienne gardeuse de moutons se plaça entre les
+brancards et se mit à descendre vers la grand’route. Les enfants
+l’entouraient, les uns attelés à des ficelles qu’ils avaient attachées à
+la voiture, d’autres poussant aux roues. Seuls, Pierre et André étaient
+restés en arrière.
+
+Ils disaient adieu aux bêtes et aux choses; ils couraient de l’étable où
+étaient «leurs bœufs» à la grange où ils avaient tant joué. On entendait
+le bruit de leurs souliers ferrés sur les barreaux des échelles et sur
+le carreau des greniers. Enfin, ayant tout revu et tout remercié, à la
+manière des enfants, d’un sourire bref et d’un serrement de cœur, ils se
+jetèrent au cou de Victorine Loux, qui était debout, dans son vêtement
+de deuil des dimanches, sur le seuil de la grande salle.
+
+--Adieu, maman Victorine! On reviendra! On ne vous oubliera pas!
+
+--Adieu, mon grand! Adieu, mon petit!
+
+Elle les pressait tour à tour contre sa poitrine, et laissait aller
+Pierre pour reprendre André, et André pour reprendre Pierre.
+
+Les domestiques étaient aux champs ou dans la maison. Le cortège de la
+quérente de pain s’éloignait. La fermière embrassa une dernière fois les
+enfants.
+
+--Je ne sais pas lequel j’aime le mieux! disait-elle. Partez, mes
+petits, l’heure est venue!
+
+Ce fut l’aîné qui partit le premier. Il courait vite. En un moment, il
+fut à la moitié du chemin qui descendait. Le plus jeune trottinait et se
+retournait. Et l’on voyait ses cheveux blonds frisés et ses yeux
+brillants de larmes.
+
+Alors, un rire aigu partit du toit de l’étable. La fille de ferme,
+passant la tête par la lucarne du grenier, cria:
+
+--Vous avez raison de le chérir, maîtresse Loux: c’est le fils de votre
+mari!
+
+Le petit s’en allait à reculons. La veuve, debout dans l’embrasure de la
+porte, était devenue toute pâle. Vrais ou faux, les mots l’avaient
+atteinte, et pour toujours peut-être. Elle n’y répondit pas; mais,
+levant ses deux bras:
+
+--André! cria-t-elle.
+
+Le petit s’arrêta.
+
+--André, c’est toi que j’aimais le mieux!
+
+L’enfant agita sa casquette, et continua sa route.
+
+Victorine Loux, qui avait épuisé tout son courage, et même un peu plus,
+se détourna vivement, et rentra dans la maison.
+
+
+
+
+XII
+
+LES TROIS GARS DE LA HAUSSIÈRE
+
+
+C’était un peu après la récolte, quand les tourterelles s’en vont. La
+plupart des fermiers attendent, pour commencer le labour, que les
+premières pluies aient amolli la terre, mais les trois fils blonds de la
+Haussière, Julien, Antoine et Toussaint, n’avaient point coutume
+d’attendre ainsi, et, à peine le froment coupé, mettaient le soc dans
+les chaumes. Une si belle ferme, de si beaux gars et de si beaux bœufs:
+on pouvait bien n’en faire qu’à sa tête. Un après-midi du mois d’août,
+les deux fils aînés qui venaient de tenir la charrue chacun pendant une
+heure, le troisième qui venait de herser, se reposaient sous un vieux
+châtaignier, qui avait déjà les feuilles jaunes et toutes ses bogues de
+châtaignes vertes. Ils s’étaient étendus sur l’herbe de la chintre, et
+près d’eux, rangées le long du talus, les bêtes soufflaient, lasses
+comme leurs maîtres.
+
+Julien, qui avait quarante ans passé, cuirassier de l’armée
+territoriale, calme de visage et lent de parole, dit:
+
+--Ça n’est pourtant pas si difficile de faire comme nous: suffit d’être
+trois frères qui s’entendent!
+
+Et, sous ses moustaches, comme il riait, on vit le clair de ses dents.
+
+--Ce n’est pas tout de s’entendre, dit Antoine, le plus grand des trois
+frères et le plus blond: il faut les champs de la Haussière!
+
+Les laboureurs, le herseur et même les bœufs enjugués, regardèrent en ce
+moment la poussière qui s’élevait des chaumes défoncés, la longue pente
+nue au soleil et, tout au bout, le toit de tuiles, que coiffait un vieux
+poirier tordu.
+
+Toussaint, qui était plus brun et plus nerveux que ses frères, s’absorba
+plus longtemps qu’eux, dans cette songerie qui lui venait toujours quand
+il voyait la maison, et il dit à son tour:
+
+--Vous ferez ce que vous voudrez, toi Julien, toi Antoine, et le père
+qui est à la maison, et Mariette qui se mariera probablement avant nous
+autres: moi, je ne quitterai jamais la métairie!
+
+Personne ne s’étonna, car le serment n’était pas nouveau. Une des
+juments ayant rué, à cause des mouches, les trois frères se levèrent et
+se remirent au travail.
+
+Ils vivaient à la Haussière, l’aîné depuis quarante ans, le second
+depuis trente-cinq, le plus jeune depuis trente-deux ans. Le même cas de
+force majeure, le service militaire, les en avait éloignés, l’un après
+l’autre, dans des temps déjà lointains. Ç’avait été la seule absence.
+Ils n’étaient pas les maîtres, puisque la ferme appartenait au père,
+mais ils pouvaient dire «chez nous», car ils hériteraient du sol, et ils
+le cultivaient, et ils l’aimaient passionnément. Ce goût de la terre, le
+travail qui les réunissait souvent et ne les séparait jamais beaucoup,
+le même sang, les mêmes espoirs parfois déçus, parfois comblés, et
+l’amitié qui en naissait, la paix aussi d’âmes religieuses et même
+pieuses, que l’envie n’entamait pas, formaient, pour chacun des trois
+frères, un bonheur qui paraissait suffire à Julien, à Antoine, à
+Toussaint. Les filles de ce coin de bocage vendéen, plusieurs du moins,
+avaient songé à ces beaux jeunes hommes. Mais tous, ils les regardaient
+toutes du même air, répondant avec le même sourire gauche aux bonjours
+qu’elles leur disaient, le dimanche, sur la place de l’Église, quand on
+se demande, les uns aux autres, des nouvelles des fermes, comme font les
+marins des îles, quand ils se rencontrent au large. Ils passaient
+indifférents, les trois fils de la Haussière, et le père qui les
+suivait, plus lent à cause de l’âge, s’arrêtait plus volontiers qu’eux,
+et se montrait moins sauvage. A peine s’ils entraient au cabaret. Un
+verre, deux verres, puis ils partaient. Mais quand personne ne les
+voyait plus, et qu’ils voyaient leurs champs, c’est alors qu’ils se
+mettaient à parler, c’est alors qu’ils avaient des regards de
+contentement et presque d’amoureux, pour l’avoine qui levait, pour le
+vesceau en fleurs, pour les javelles de blé, ou, dans la saison noire,
+pour les planches de choux qui s’égouttaient au vent comme des forêts
+mouillées. Leur sœur Marie accourait à leur rencontre: «Salut, les
+frères, j’ai du tourteau pour vous!» Et le père survenait, et disait,
+moitié sérieux et moitié triste: «Mes gars, vous êtes trop heureux chez
+moi; je mourrai sans vous voir établis.»
+
+Un soir d’hiver, avant le souper, à l’heure où les mottes paraissent
+toutes molles et grises comme du ciel tombé, une femme entra dans la
+salle de la Haussière, où le métayer songeait, seul sur un banc, et
+écoutait le bruit de ses étables. Elle était jeune encore et un peu
+forte; elle était vêtue de noir.
+
+Le métayer lui fit signe qu’il la reconnaissait, malgré l’ombre, et elle
+resta debout, émue et baissant les yeux, comme si elle était devant le
+tribunal.
+
+--Mon oncle, dit-elle, vous savez que je suis veuve, et que j’ai deux
+enfants de mon défunt, et que nous n’étions pas riches, en nous mariant.
+
+--C’est vrai, ma fille.
+
+--Depuis huit mois, j’ai essayé de conduire toute seule la métairie, et
+je ne peux pas dire que je n’ai pas réussi. Mais je me fais trop de
+tourment pour la plus petite chose; les valets m’obéissent mal; je n’ai
+pas la parole assez rude, et je sens bien que je ne peux pas gouverner.
+
+Le vieux hocha la tête, considéra avec attention cette femme qui venait
+assurément demander quelque chose, et répondit:
+
+--Tant de gens et tant de bêtes à mener, c’est trop pour les trois
+quarts des femmes, et pour la moitié de l’autre quart. Que veux-tu de
+moi?
+
+--Que vous m’aidiez. Vous êtes mon parent le plus proche, et vous avez
+trois gars.
+
+Le métayer de la Haussière eut un saisissement qui l’empêcha de répondre
+tout de suite.
+
+Quand il eut rassemblé ses idées, et son courage pour les dire:
+
+--Tu as raison, fit-il. Je dois t’aider.
+
+La femme s’en alla.
+
+Une heure plus tard, après le souper, quand les valets de ferme eurent
+quitté la salle, et que Mariette se fut mise à laver la vaisselle dans
+la décharge voisine, Julien, Antoine et Toussaint, accoudés sur le haut
+bout de la table, éclairés de près par la chandelle qui faisait flamber
+leurs yeux verts, commencèrent à causer des choses de la ferme, selon
+leur coutume. Mais le père, qui s’était approché du feu, et qui était
+revenu s’asseoir à côté de l’aîné, leur fit signe à tous de se taire. Il
+raconta la visite qu’il avait reçue, et comment il avait promis son aide
+à la veuve de la Faguinière. Il ajouta:
+
+--Quel est celui de vous, mes gars, qui tiendra ma promesse? Je n’ai
+point de préférence pour quitter l’un ou l’autre. Celui qui dira oui, je
+le laisserai aller.
+
+Il regarda Julien, puis Antoine, puis Toussaint. Mais ils avaient tous
+les trois tourné la tête, comme ceux qui ne veulent pas être obligés de
+parler. Dans la salle, contre l’habitude, il y eut un tel silence qu’on
+entendit longuement la plainte du volet que le vent tourmentait.
+
+Le vieux, qui avait le visage long et tout rasé, laissa paraître, au
+coin de ses lèvres, comme une petite joie du silence de ses fils. Mais
+la voix ne mollit point, et elle s’enhardit plutôt, quand il reprit:
+
+--Puisque pas un de vous ne veut s’en aller, c’est donc à moi de
+commander.
+
+Il les regarda encore une fois tous les trois, et il conclut:
+
+--Toi, mon cadet Antoine, tu iras demain à la Faguinière, et tu y
+resteras autant de temps que ma nièce aura besoin de toi.
+
+Ni celui qui était désigné, ni les deux autres ne répondirent; mais ils
+se levèrent tous, et sortirent dans la nuit qui était froide.
+
+Le lendemain, un peu avant midi, Antoine ayant fait ses adieux à chacun
+de ceux qui vivaient sur la métairie, prit ses hardes sous son bras
+gauche, son aiguillon dans la main droite, et chercha le père, qui
+rôdait dans les granges et dans les étables, et qui se cachait pour
+pleurer. Il le rejoignit près du pressoir à cidre. Le vieux se détourna.
+Le fils salua et dit:
+
+--Mon père, je ne peux pourtant pas être seul, à la Faguinière.
+
+--Je ne peux pas non plus, mon pauvre gars, me priver d’un autre fils.
+
+--Non, laissez-moi emmener deux des bœufs noirs de chez nous: ça me
+tiendra compagnie. Je les achète pour la métairie de là-bas.
+
+Et ils partirent trois de la Haussière, les deux bœufs, et le grand gars
+roux qui les menait.
+
+Dix-huit mois passèrent. Antoine n’avait pas reparu une seule fois à la
+Haussière. «Je sens que c’est plus fort que moi, disait-il; si j’y
+revenais, j’y resterais.» Il voyait son père ou ses frères, de temps en
+temps, sur la place du bourg, au cabaret, sur les chemins quand on va
+livrer le grain au même meunier, et il recevait aussi leur visite,
+rarement, à la Faguinière. Il habitait une ferme à mi-coteau, dont les
+champs et les prés coulaient vers le levant. Il avait tout remis en
+ordre. Il s’était montré bon laboureur, bon faucheur, bon économe, bon
+chef, un peu rude comme le père, mais point emporté dans le fond, et
+raisonnable dans sa sévérité. Les voisins disaient: «C’est un homme qui
+a de l’entendement; mais il ne parle pas assez.» Il parlait peu, n’ayant
+guère dans l’esprit qu’une pensée qui n’était point heureuse: le regret
+de sa Haussière. Ni l’hiver, ni l’été, ni la beauté des récoltes, ni
+l’estime qui grandissait autour de lui, ne diminuaient sa peine. Presque
+tous les soirs, quand il avait donné l’ordre de quitter le travail, il
+laissait partir le harnais, avec les bouviers, les journaliers, les deux
+enfants qui commençaient déjà à piéter dans les mottes, et il restait
+seul, en haut des champs. Alors il regardait, du côté du couchant, des
+terres plates, qu’on devinait plutôt qu’on ne les voyait, et un toit qui
+n’était pas plus gros qu’un pois, et au dessus les nuages qui étaient
+toujours rouges, comme le sang d’un cœur jeune.
+
+A la fin du deuxième été, le vieux maître de la Haussière, un après-midi
+qu’il faisait chaud, buvait un coup de cidre dans la salle de sa
+métairie. Il venait de dormir dans le foin, et il avait encore des brins
+d’herbe au col de sa chemise. La porte de la pièce s’emplit d’ombre tout
+à coup. Il se détourna:
+
+--Bon sang de la vie, dit-il, c’est Antoine! Mariette, apporte un autre
+verre! Qu’est-ce qu’il y a, mon gars, puisque tu reviens?
+
+Quand le jeune homme se fut assis, il répondit:
+
+--Il y a que je ne peux plus rester.
+
+--Ma nièce t’a renvoyé?
+
+--Non.
+
+--Tu manques de courage, alors? J’aurais pas cru ça d’un de mes gars.
+
+L’autre ne répondit pas tout de suite. Il fallut bien un quart d’heure
+pour qu’il se décidât à dire:
+
+--C’est pas le courage qui me manque; c’est votre nièce qui est toujours
+après moi pour qu’on se marie tous deux.
+
+--Est-ce qu’elle te déplaît?
+
+--Pas plus qu’une autre.
+
+--Eh bien! mon gars, faut te marier: la ferme est bonne, la femme aussi.
+
+Dix minutes plus tard, les deux frères, Julien et Toussaint, appelés par
+le père, entraient dans la grande salle. Quand ils surent l’événement,
+ils se mirent à rire silencieusement, chacun de son côté.
+
+--Qu’as-tu à rire, toi, l’aîné? demanda le vieux.
+
+Julien se fit prier, puis il avoua, ne riant plus qu’à moitié:
+
+--Notre père, je ne l’aurais pas fait, bien sûr, tant qu’on avait des
+chances de se retrouver tous trois à la Haussière; mais, à présent
+qu’Antoine nous quitte pour ne pas revenir, moi aussi, je vais vous
+quitter: je veux me marier avec la fille de la métairie du Sableau.
+
+--C’est une jolie ferme aussi, répondit le bonhomme; mais, dis-moi,
+Julien, est-ce que ça t’est venu, comme ça, en entrant dans la salle?
+
+--Oh! non, notre père, il y a six ans que je lui «cause». Mais, sans
+Antoine, il n’y avait rien de fait.
+
+--Et toi, Toussaint, qu’est-ce que tu penses?
+
+Le plus jeune était le plus vif. Il répliqua, sans hésiter:
+
+--Moi, notre père, je redis ce que j’ai toujours dit: qu’après vous
+c’est moi qui gouvernerai la Haussière.
+
+
+
+
+XIII
+
+LA PERLE
+
+
+Il pleuvait interminablement, depuis le matin, depuis le commencement de
+la dernière nuit peut-être, et les rues de Paris avaient leur glacis de
+boue couleur de café au lait. J’avais trotté, comme un fiacre, à travers
+deux ou trois quartiers de la rive gauche, allant d’un dispensaire à une
+crèche, visitant des amies riches que j’intéresse à mes amies pauvres,
+lorsque, vers la fin de l’après-midi, je me décidai à rentrer chez moi.
+J’étais lasse. Chez moi, c’est quelque part au delà de l’Élysée. Je
+sentais le poids de ma jupe, de l’air saturé d’eau et de fumée, le poids
+aussi des misères vues et entendues. Les médecins, les chasseurs, les
+soldats connaissent la songerie stérile de ces retraites sous la pluie.
+En passant devant le magasin de l’orfèvre Miège, l’idée me vint, subite
+et qui m’épanouit: «Si j’achetais le bijou?»
+
+Le projet était déjà vieux de quelques mois, mais j’avais toujours
+manqué du temps ou de l’humeur qu’il fallait pour le réaliser. Mes amies
+me répétaient: «Vous n’êtes pas une religieuse. Vous êtes une vieille
+fille vivant dans le monde, ayant besoin du monde, et transmettant son
+aumône aux pauvres qu’il aime par procuration. Passe encore de ne porter
+que des robes sombres, de paraître en corsage montant dans les dîners et
+les soirées où nous venons décolletées: tout au moins, ma chère, ayez un
+bracelet, un collier, un médaillon au bout d’un fil, une broche même,
+oui, une broche d’aïeule, si vous voulez, et qu’on puisse voir, quand
+vous entrez, que deux minutes avant de quitter votre appartement vous
+avez pensé à nous!» La plainte était raisonnable, ou m’a semblé l’être.
+J’étais décidée depuis longtemps. J’ai donc ouvert la porte de Miège, et
+fait sonner le timbre.
+
+--Je désirerais voir des colliers, or ciselé seulement.
+
+--Très bien, madame.
+
+Deux jeunes femmes se sont levées. Elles étaient assises derrière le
+comptoir de droite, et, à la façon dont leurs yeux descendirent entre
+les paupières, examinant mon chapeau, ma robe et mes bottines boueuses,
+au petit sourire, identique chez elles deux et finissime, qui suivit
+l’inspection, je compris que j’étais classée dans la catégorie des
+petites clientes négligeables. Elles se baissèrent, avec un air de
+nonchalance affecté, et me présentèrent, sérieusement alors et
+froidement, comme si le devoir officiel commençait à cet instant précis,
+deux bijoux qui me firent l’impression, l’un de s’appeler Durand,
+l’autre de s’appeler Martin: je les avais rencontrés cent fois.
+
+--Cela se porte beaucoup, dit l’une des vendeuses.
+
+L’autre risqua une variante. Je dis nettement:
+
+--C’est quelconque. Je venais ici pour trouver mieux.
+
+Le sourire finissime reparut, mais il ne s’adressait plus à moi. Je
+tournai un peu la tête, et j’aperçus, au fond du magasin, dans l’ombre,
+un gros visage rasé, qui exprimait le plus parfait scepticisme et
+quelque chose de plus. Ces yeux vifs et mordants, ces lèvres fortes que
+l’habitude de l’ironie avait abaissées aux angles, et fixées dans un
+rictus amer, disaient, à n’en pas douter: «Vous vous imaginez que cette
+cliente a du goût! Vous me demandez de quitter le tabouret où je médite
+un dessin nouveau? Allons donc! Une poseuse comme d’autres! Elle veut
+faire la difficile, et tout à l’heure, elle choisira non pas un collier,
+mais une chaîne de montre, mesdemoiselles, une gourmette avec un cadenas
+fabriqué à la douzaine, comme pendentif! Vous ne connaissez pas le goût
+de la clientèle moyenne. C’est à faire pleurer. Laissez-moi donc!» De
+leur côté, les vendeuses insistaient. Leur regard disait, non moins
+clairement: «Monsieur Miège, vous ferez bien de venir?»
+
+Elles eurent gain de cause. Discrètement, légèrement, avec un aplomb qui
+dénotait aussi de l’habitude, elles s’évadèrent, à droite, à gauche,
+disant: «Nous allons chercher autre chose.» Et ce fut M. Miège, en
+personne, qui vint derrière le comptoir.
+
+Il était juste aussi grand que moi. Et je vis, de tout près,
+l’insondable scepticisme de l’artiste. La voix ne corrigeait en rien
+l’impertinence de la physionomie.
+
+--C’est un cadeau, bon marché, que vous voulez faire? Une fête? Un
+anniversaire?
+
+--Non, monsieur, j’achète pour moi.
+
+--Alors, c’est un bijou de prix?
+
+--Pas nécessairement: de style, cela suffit.
+
+M. Miège perdit un peu de son mépris.
+
+--Cette petite chaîne plate, fit-il, un chemin d’or avec ronds points
+d’améthyste, modèle italien, qu’en pensez-vous, madame?
+
+--Jolie. Trop jeune pour moi. Je vous demande du classique, monsieur
+Miège, un bijou qui ne crie pas, surtout qui n’ait pas l’air de
+concourir avec les autres, et qu’on aimerait même au cou d’une voisine.
+
+Brusquement, il ouvrit une armoire, une seconde, une troisième, puis,
+avec une tendresse de geste et une habileté de créateur montrant son
+œuvre, il me présenta vingt colliers merveilleux, dont il expliquait,
+d’un mot exact, le dessin, l’esprit, les parentés d’art, les harmonies
+savantes. Il parlait de ses ouvriers ciseleurs, du temps qu’il avait
+fallu pour exécuter les pièces, des offres qu’il avait refusées, et il
+répétait, comme un refrain: «Puisque vous aimez le beau travail,
+regardez-moi le mouvement de cette feuille de lierre, et ces deux
+enfants qui tiennent le médaillon, et ces émaux où le rouge et le vert
+sont comme des gouffres, on y peut plonger...»
+
+Le coin de la salle était réjoui par la lumière de nos doigts maniant
+les bijoux. J’avais oublié la pluie et la fatigue. L’orfèvre avait l’air
+d’oublier que j’étais une acheteuse, et je me demande encore si, en
+effet, il ne l’oubliait pas. Je choisis une chaîne assez courte, d’un
+dessin large, qui retenait un médaillon Renaissance. Au bas du médaillon
+pendait une perle longue. L’orfèvre ayant énoncé un prix qui dépassait
+notablement mes prévisions:
+
+--C’est grand dommage, lui dis-je, c’est deux loyers de pauvres de plus
+que je ne veux dépenser. Je vous laisse donc le collier... à moins que
+vous n’enleviez la perle...
+
+--Enlever la perle! interrompit M. Miège, qui reprit le ton du début,
+vous voulez me faire mutiler une de mes œuvres! Mais vous n’y pensez
+pas, madame!
+
+--Je n’y pense plus... Au revoir, monsieur.
+
+Je me détournai, après avoir souri, involontairement, à quelques-unes de
+ces merveilles que j’allais quitter. Je dis souvent adieu aux choses. Le
+remarqua-t-il? M. Miège me rappela:
+
+--Prenez le bijou, dit-il, prenez-le avec la perle, que vous ne payerez
+pas. Vous le porterez dans les salons de Paris; il fera, tel que je l’ai
+rêvé, son entrée dans le monde, avec son air de page et sa plume
+blanche; on devinera qui l’a bâti et habillé, on vous dira: «C’est du
+père Miège», et vous direz oui; nous n’y perdrons ni l’un ni l’autre...
+
+--Moi surtout. Mais je quitte Paris en avril.
+
+--Eh bien! vous reviendrez en avril, et ce que je ne pourrais pas me
+décider à faire aujourd’hui, je le ferai: il aura vécu cinq beaux mois.
+
+J’emportai le bijou, et la convention fut exactement observée. Plusieurs
+reconnurent, à la correction du style, à la patine de l’or, au moelleux
+de toutes les courbes, un bijou de chez Miège. Je leur racontai
+l’histoire. «Il faudra voir, dirent-elles, comment elle finira.»
+
+Voici comment elle a fini.
+
+A la fin de l’hiver, je suis retournée chez l’orfèvre. En m’apercevant,
+il eut un petit haussement d’épaules, et dit:
+
+--J’aurais presque autant aimé que vous ne fussiez pas revenue... Une
+perle... j’ai des clientes qui l’auraient oubliée...
+
+Quand il tint, dans sa forte main gauche, le collier dont la beauté
+était plus grande à cause de la jeune lumière, il le caressa un moment,
+s’amusant de l’éclat furtif et du grillotis des maillons qui coulaient.
+Une nuance d’émotion, très discrète, atténua l’expression d’ironie que
+le vieil orfèvre ne devait pas perdre souvent. Il prit une pince, et,
+serrant légèrement l’anneau qui attachait la perle longue au médaillon:
+
+--Quel crime vous me faites commettre! dit-il. Mais je sais maintenant
+qui vous êtes, j’ai pris mes renseignements, mademoiselle; vous êtes une
+artiste dans votre genre, une philanthrope... quelqu’un qui n’est jamais
+content de sa journée, parce qu’il reste trop à faire...
+
+Il soupira, pressa nerveusement sur les deux leviers de la pince, et
+l’anneau se rompit, délivrant la perle. M. Miège saisit celle-ci, et, me
+la remettant:
+
+--Je ne reprends jamais ce qui est sorti de chez moi, dit-il d’un ton
+bourru, faites-en ce que vous voudrez; vous en aurez le placement, dans
+vos œuvres.
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+J’avais le «placement», en effet. J’ai vendu la perle pour sept cent
+trente francs: le prix de deux loyers de pauvres, comme je l’avais dit à
+M. Miège.
+
+
+
+
+XIV
+
+L’ALLIANCE
+
+
+Elles s’étaient promis de vivre toujours ainsi, chacune à son étage,
+dans la même maison. Elles étaient alliées, tante et nièce, l’une
+vieille fille, l’autre nouvellement veuve. La première avait l’âge où
+l’on pense surtout aux autres, quand on a le don et qu’on l’a cultivé;
+la seconde quittait à peine la période de jeunesse, d’illusion, de
+tendresse et de succès où l’on pense surtout à soi. Elles s’aimaient
+donc, c’est-à-dire que la plus âgée aimait la plus jeune, et que
+celle-ci était contente d’être aimée. Contente, mais non point heureuse:
+elle pensait, avec tant de gens qui considèrent la vie comme un gâteau,
+qu’elle n’avait pas eu toute sa part de bonheur. Elle en redemandait,
+sans le dire tout haut, sans même qu’il y parût dans le regard de ses
+yeux bruns, ou dans le pli de ses lèvres qui, depuis dix-huit mois,
+avaient perdu leur long sourire, et s’arrêtaient toujours à moitié
+course, au cran de sûreté.
+
+Mademoiselle Valentine Dourd venait de dîner avec madame Ledoël. Elles
+avaient passé de la salle à manger dans le petit salon, qui ouvrait sur
+des jardins. Elles habitaient une maison neuve de la rive gauche, près
+de l’Abbaye-aux-Bois, l’une au second étage, l’autre au quatrième. Elles
+dînaient presque chaque soir ensemble, travaillaient à quelque ouvrage
+de couture ou de crochet, causant ou se taisant, également sûres, dans
+la causerie ou dans le silence, de s’entendre et de s’aider l’une
+l’autre. A neuf heures et demie elles prenaient, madame Ledoël une tasse
+de thé, mademoiselle Dourd une tasse de tilleul. A dix heures, elles se
+séparaient.
+
+--Tu restes debout? demanda mademoiselle Valentine.
+
+La jeune femme répondit affirmativement, d’un mouvement de tête lent et
+léger, qui fit courir un peu d’or sur ses bandeaux châtains. Appuyée
+contre le rideau, tout entière encadrée dans cette ombre étroite et
+haute, sur laquelle s’enlevaient son front, son nez busqué, ses lèvres
+et ses joues pâles, et la pâle ligne de son cou tendu en avant, madame
+Ledoël, mince et fine, vêtue de noir, regardait à travers les vitres la
+dernière lueur du jour qui mourait entre des cheminées et des cimes
+d’arbres. Ses paupières, comme de coutume, battaient vite sur ses yeux
+calmes.
+
+Sa tante, presque au fond du salon, s’était assise, et commençait à
+tricoter un châle, tandis que le gros peloton de laine, jeté près d’elle
+sur le tapis, tressautait et roulait à chaque mouvement du crochet de
+bois. Mademoiselle Dourd, plus grande que sa nièce, très maigre, avait
+d’admirables cheveux gris, un visage couperosé et des yeux clairs, d’une
+gaieté hardie comme ceux des enfants, des yeux vivants, vibrants,
+guetteurs, qui ne rêvaient jamais et se mouillaient aisément. Elle
+attendit, respectant la pensée qu’elle croyait deviner, puis, ayant vu
+que la main nerveuse et fine, là-bas, cessait de tourmenter l’étoffe du
+rideau et retombait dans l’ombre:
+
+--Gabrielle, dit-elle, il est temps d’allumer la lampe.
+
+La jeune femme traversa le salon, prit une lampe, l’alluma, et, la
+posant sur un guéridon, près de sa tante, dit, à demi détournée comme si
+la lumière l’aveuglait:
+
+--Excusez-moi: je vais remonter.
+
+--Souffrante?
+
+--Non.
+
+--Pas triste, j’espère? Pas les anciennes idées noires?
+
+--Pas davantage.
+
+--Regarde-moi!
+
+Madame Ledoël se pencha, son visage frôlant l’abat-jour, regarda un
+instant mademoiselle Valentine, l’embrassa à deux reprises, plus
+affectueusement que d’ordinaire, et sortit.
+
+«Elle n’est peut-être pas triste, mais elle a quelque chose, songea la
+vieille fille. Elle me le dira quand elle le voudra. Je ne
+l’interrogerai pas. Pauvre petite! Elle aurait voulu sourire; elle n’a
+pas pu. Je devine qu’elle entre dans cette période du chagrin, la plus
+longue, où l’on n’ose plus avouer qu’on souffre autant qu’au premier
+jour...»
+
+Mademoiselle Dourd revit en imagination, pour la millième fois, son
+neveu, officier de spahis, efflanqué, agile, ardent, la barbe rousse
+comme un jeune loup; elle revit la scène des adieux, à Marseille, quand,
+après deux ans de mariage, le capitaine Ledoël, surpris lui-même d’une
+nomination qu’il avait souhaitée autrefois mais qu’il n’attendait plus,
+s’était embarqué, un matin de janvier, pour le Soudan d’où il ne devait
+pas revenir... Quelle mort tragique! Quelques mois plus tard, un mot,
+dans les journaux, avait appris à des milliers d’indifférents et à une
+jeune femme qui s’était évanouie en lisant la nouvelle, que le capitaine
+Ledoël, au cours d’une tournée d’inspection, avait été attaqué par les
+noirs, dans la brousse, et assassiné. Depuis lors, on avait su très peu
+de chose: un nom de tribu, un nom de village non inscrit sur les cartes.
+C’était tout.
+
+La femme de chambre ouvrit la porte du salon, et annonça que quelqu’un
+demandait à parler à mademoiselle.
+
+--A cette heure-ci!
+
+La domestique tendit une carte, sur laquelle étaient écrites quelques
+lignes d’excuse et d’explication.
+
+--Faites entrer.
+
+Le châle tomba à terre. Mademoiselle Dourd se souleva un peu, très pâle,
+les mains appuyées aux deux bras du fauteuil. Un homme entra, un
+officier en civil, correct, petit, très brun, large d’épaules, la figure
+ramassée et énergique.
+
+--Mademoiselle, dit-il, vous savez déjà mon excuse. Je ne fais que
+traverser Paris. Je n’ai pas osé me présenter devant madame Ledoël; j’ai
+pensé qu’une femme, une parente comme vous, saurait mieux dire les
+choses, mieux préparer... Voici... Nous autres, quand nous sommes
+victimes d’un guet-apens, en Afrique, nous ne sommes pas vengés. On fait
+une enquête. J’ai fait l’enquête sur la mort de Ledoël. J’ai pu
+recueillir quelques témoignages; je les ai consignés, tant bien que mal,
+dans un rapport que je vous prie de lire, et de remettre, si vous le
+jugez possible, à cette jeune femme, qui saura par là, du moins, comme
+il a été brave, lui, mon camarade Ledoël, au dernier moment, héroïque
+même...
+
+En parlant, il posait sur le guéridon une enveloppe scellée. Puis,
+tenant entre ses doigts une petite boîte enveloppée de papier noir,
+qu’il avait prise dans sa poche, en même temps que la lettre:
+
+--J’apporte un autre souvenir précieux, continua-t-il. C’est l’alliance
+de Ledoël. J’ai pu l’acheter à un des noirs, dont c’était sans doute la
+part de butin. Vous la trouverez là. Elle est encore tachée de sang.
+
+--Ah! monsieur, que vous avez bien fait de venir chez moi d’abord!... Si
+cette pauvre enfant, sans avoir été prévenue... Elle est toujours si
+malheureuse!... Elle vient de me quitter.
+
+L’officier éprouvait un allègement manifeste. Sa courte figure
+s’allongeait et se détendait. Sa jeunesse avait hâte de s’écarter plus
+encore de cet objet funèbre, qui reposait maintenant à côté de la
+lettre. Il ajouta quelques mots, qui devaient être transmis à madame
+Ledoël, de la part d’un ancien chef du capitaine, répondit à deux ou
+trois questions, et se retira.
+
+Le papier noir était déjà développé, les doigts fiévreux de mademoiselle
+Valentine enlevaient déjà le couvercle de la petite boîte de bois, et le
+mince anneau d’or apparaissait, dans ce diminutif de cercueil, avec la
+tache de sang, qui courait autour comme un brin de lierre caduc. Elle
+eut envie de baiser cette relique d’un neveu très aimé, d’un enfant
+qu’elle avait élevé avec l’aide de Guillaumine, la vieille femme de
+chambre. Un scrupule l’arrêta. «Le premier baiser, pensa-t-elle, c’est
+la petite qui doit le donner; c’est son droit; c’est son bien.» Elle
+contemplait l’objet avec une douleur si vive, que très vite elle ne
+distingua plus rien. Elle comprit qu’elle allait pleurer, roula
+promptement la boîte dans le papier, hésita un instant, et dit:
+
+--Elle me reprocherait de ne pas l’avoir avertie dès ce soir. Je monte.
+
+Mademoiselle Valentine monta les deux étages, portant la boîte noire sur
+l’enveloppe blanche, religieusement. Elle avait la clé de l’appartement.
+Elle ouvrit la porte. Au bruit, une domestique accourut dans le
+vestibule, et, l’arrêtant d’un geste:
+
+--Non, je vous en prie, mademoiselle, pas ce soir. Madame m’a donné
+l’ordre...
+
+C’était Guillaumine, à la démarche habituellement traînante, au visage
+las et enflé, aux cheveux déteints et rares, Guillaumine aux yeux encore
+inquiets, comme au temps où elle élevait, dans la joie, le petit Jean
+Ledoël. «Je ne veux pas que tu me quittes, avait dit Jean Ledoël en se
+mariant. Tu fais partie de ma maison et de ma dot.» Elle était venue.
+Elle était restée après la mort du maître qu’elle aimait. Elle accourait
+maintenant, effarée, pour faire respecter la consigne.
+
+--N’entrez pas, mademoiselle, c’est impossible...
+
+Puis, remarquant le visage altéré de mademoiselle Valentine:
+
+--Mademoiselle, est-ce qu’il y a un malheur dans la famille?
+
+A voix basse, dans la demi-clarté du vestibule, mademoiselle Valentine
+expliqua ce qu’elle venait faire. Et à mesure qu’elle parlait,
+l’agitation, l’embarras, l’angoisse de Guillaumine s’avivaient.
+
+--Vous ne le ferez pas!... Redescendez!... Pas ce soir, surtout pas ce
+soir!... Demain matin...
+
+--Laisse-moi! dit mademoiselle Valentine, en l’écartant. Il faut que je
+la voie. Elle est dans sa chambre?
+
+Une voix navrée murmura:
+
+--Au salon.
+
+Mademoiselle Valentine traversa le vestibule, tourna le bouton de
+cuivre:
+
+--C’est moi, chérie, ne t’effraie pas!
+
+Un cri lui répondit. Elle se recula. Par l’entrebâillement de la porte,
+elle avait vu madame Ledoël, assise sur le canapé; elle avait vu, assis
+près de sa nièce, sur le tabouret de piano, un homme jeune, qui s’était
+levé lestement. Elle n’eut pas le temps de se remettre. Elle entendit le
+rire de la vie heureuse, celui qui ne sonnait plus, depuis dix-huit
+mois, dans sa maison. Deux bras tendres l’attirèrent. Elle se sentit
+pressée contre la poitrine de la jeune femme, et au milieu des baisers,
+des soupirs, des rires étouffés et des larmes, des mots lui arrivaient:
+«Oh! pardonnez-moi!... Je suis confuse, mais je suis si heureuse!... Je
+voulais tout vous dire demain matin... Ce n’est que la troisième fois
+que nous nous voyons ici, je vous l’assure, je vous le jure... Quand
+vous le connaîtrez, vous comprendrez... Je ne croyais pas que ce serait
+si prompt... Nous sommes presque fiancés, presque... Voulez-vous me
+permettre de ne pas le renvoyer encore? Je lui ferais tant de peine!...
+Attendez-moi dans ma chambre, là, le temps de dire oui.»
+
+Madame Ledoël s’écarta, pour laisser à mademoiselle Valentine la liberté
+de répondre.
+
+--Qu’est-ce que vous avez dans la main? demanda-t-elle. Vous m’apportiez
+une lettre?
+
+--Rien, ma chérie, le courrier de ce soir; ce n’est pas pressé.
+
+La jeune femme crut comprendre qu’elle était pardonnée. Elle rentra dans
+le salon. Mademoiselle Valentine retrouva, dans le couloir, la vieille
+domestique qui venait aux nouvelles.
+
+--Tiens, fit-elle, en lui remettant la petite boîte noire, touche-la de
+tes mains! C’est moi qui vais la garder; c’est l’alliance, l’ancienne.
+Je la rendrai demain... ou plus tard. Tu penses comme moi, n’est-ce
+pas?... Nous serons les fidèles, toutes les deux, nous serons celles qui
+prient sans lassitude, et qui ne changent pas de regret.
+
+Et comme elle ne recevait pas de réponse, toute l’âme de Guillaumine
+étant penchée sur la relique:
+
+--Vois-tu, reprit-elle, ma pauvre Guillaumine, les vraies veuves n’ont
+pas toutes été mariées.
+
+
+
+
+XV
+
+LES ÉTRENNES
+
+
+--Mesdemoiselles Caille, pouvez-vous me rendre un service? C’est pressé:
+il s’agit de transformer les manches de mon corsage?
+
+--Il n’est pas trop de Paris? Pas trop compliqué?
+
+--Prenez quand même: adroites comme vous l’êtes, vous vous en tirerez
+toujours.
+
+Nous voici parties, elles et moi, dans une conversation qui eût mis les
+voisines aux écoutes, si mesdemoiselles Caille avaient de proches
+voisines. Mais tout le monde sait qu’elles habitent la dernière maison
+du bourg, et que celle-ci, bâtie en profondeur, ayant sa porte ouverte
+sur la route, ouvre sa fenêtre de gauche sur un champ, celle de droite
+sur un jardinet. Personne ne nous écoutait, non, pas même la vieille
+mère dont le battoir, près du puits, sonnait en mesure, bruit sourd et
+familier, que l’écho renvoie en dormant. Les deux sœurs,--on continue,
+par habitude, de les appeler mesdemoiselles, bien que l’aînée soit
+mariée,--mademoiselle Marie qui passe un peu la trentaine, mademoiselle
+Joséphine qui la suit de près, étaient assises au milieu de la salle
+carrelée et nue qui leur sert d’atelier. L’ouvrage pressait. Elles
+n’avaient pas cessé de travailler, mais elles s’interrompaient de
+coudre, et se redressaient, tantôt l’une, tantôt l’autre, quelquefois
+pour se reposer, quelquefois pour sourire, quelquefois pour me regarder,
+par politesse, en me répondant, moi qui étais debout, le long des vitres
+de la fenêtre. Je voyais alors leurs yeux jeunes, leurs paupières
+plissées par le jour, et l’ample mouvement de leur poitrine qui
+s’ouvrait, s’emplissait d’air et frémissait toute. Je ne sais plus de
+quoi nous parlions; les mots, souvent, n’ont qu’un sens de caresse, et
+disent simplement: «Nous ne sommes qu’un bavardage d’amitié, rien de
+plus; on est bien ici.» Elles le comprenaient, mesdemoiselles Caille, si
+nettement qu’après dix minutes, l’aînée devint sérieuse tout à coup,
+baissa la voix, et soupira:
+
+--Mademoiselle, je n’osais pas, la dernière fois que vous êtes venue;
+mais j’ose à présent: j’ai un gros ennui.
+
+--Moi aussi, fit la seconde, et c’est le même.
+
+J’eus un doute, je l’avoue, et ce début de confidence m’en rappela
+d’autres, lamentables; mais je me trompais; je le vis presque aussitôt:
+elles n’avaient pas baissé les yeux.
+
+--C’est par rapport aux _Mystères de la grande vie_, dit l’aînée.
+
+--Moi, par rapport aux _Joyeuses Amours_, dit Joséphine.
+
+--Soixante-dix-sept livraisons, Mademoiselle!
+
+--Moi, mademoiselle, soixante-neuf! Et elles sont toujours doubles!
+
+Elles reprirent ensemble:
+
+--Croyez-vous! Des pauvres couturières comme nous! Ah! nous en avons
+fait, une sottise?
+
+J’interrogeai; mesdemoiselles Caille m’apprirent qu’elles avaient
+souscrit à deux ouvrages illustrés «par les meilleurs maîtres», et que
+faisait paraître «la plus grande librairie du monde», à Paris. C’étaient
+_les Mystères de la grande vie_, et _les Joyeuses Amours_, deux romans
+qu’elles avaient choisis, dans une longue liste des chefs-d’œuvre à
+l’usage des pauvres. La grande vie avait plu à l’aînée; les amours, avec
+l’épithète de «joyeuses», avaient plu à la seconde, qu’un ouvrier du
+pays courtisait en ce moment. Une livraison par semaine, une livraison à
+soixante-quinze centimes, la charge n’était pas lourde. On rirait bien
+pour ce prix-là, on aurait la lecture, les images, et le rêve qui tient
+ensuite compagnie. Pouvait-on résister?
+
+--Et puis, mademoiselle, ajouta Marie, il y avait une dame, qui était
+venue exprès de Paris, pour nous faire signer; elle est restée plus
+d’une heure chez nous; elle était si bien habillée, et elle parlait tant
+et si vite, que nous ne savions dire que comme elle, ma sœur et moi.
+Elle nous a promis des primes.
+
+--A moi une glace, dit Joséphine.
+
+--A moi une étagère, dit Marie. Seulement, la prime n’est livrée
+qu’après la cinquantième livraison, et encore il faut, pour la recevoir,
+envoyer vingt francs de supplément... Ah! mademoiselle, comme j’y
+renoncerais, à la prime si je pouvais me désabonner!... Ce n’est pas gai
+pour moi d’entrer en ménage avec un franc cinquante de dettes par
+semaine. Je ne l’ai pas encore avoué à mon futur.
+
+--Ni moi à mon mari, mademoiselle. Depuis que je lis _les Mystères de la
+grande vie_, quand il me demande des comptes, je suis obligée d’inventer
+des blagues. J’aimerais mieux pas. Si vous pouviez nous tirer d’affaire,
+ma sœur et moi!
+
+Nous fîmes des comptes, penchées toutes trois au-dessus de la table,
+dans le tiroir de laquelle elles serraient les livraisons «doubles», les
+prospectus de la plus grande librairie du monde et les engagements,
+hélas! doubles aussi et dûment signés. Chacune avait déjà versé
+cinquante-quatre francs. Mais ce n’était pas la moitié de la somme
+promise. Pour les _Mystères_ et leur prime, Marie devait 135 fr. 50, et
+Joséphine, pour les _Joyeuses Amours_, devait 123 fr. 50. Elles
+connaissaient les chiffres; mais quand elles les revirent, écrits de ma
+main sur une feuille de papier d’emballage, elles se mirent à pleurer.
+Je m’attendris par contagion, et je sortis, mécontente de moi-même,
+n’ayant pu trouver le remède, ou la formule d’espoir, l’ordonnance qu’on
+me demandait.
+
+Rentrée chez moi, je m’interrogeai. Que fallait-il faire? Porter plainte
+au procureur de la République, dénoncer ce commerce dont toute la
+campagne est victime? Mais toutes les précautions étaient prises, les
+pièces régulières, les légalités constantes. Fallait-il au moins
+réclamer avec indignation, essayer d’intimider, dire à l’entrepreneur ce
+que je pensais de ses feuilletons populaires à cent francs l’exemplaire,
+de son texte, de ses gravures sur bois, de ses primes? Je n’aurais fait
+qu’enrichir sa collection d’autographes. Tout lui avait été dit, et
+Marie, et Joséphine avaient déjà dépensé six timbres et six fois exprimé
+leurs sentiments, dans un langage d’une clarté qu’aucun ornement ne
+diminuait. J’allais céder à ce mouvement, lorsqu’un souvenir me revint à
+l’esprit, un mot, la devise d’un avoué de la Seine, qui disait: «La
+dernière ressource contre un adversaire, c’est de faire un éloquent
+appel à la qualité qui lui manque le plus. La difficulté est dans le
+choix.» Quelle vertu invoquerais-je? Un moment je fus perplexe.
+J’écartai la justice, à cause des images que le mot peut évoquer;
+j’écartai l’honneur, comme un peu vague, et je me décidai pour la
+sensibilité. Je m’adressai au bon cœur de la plus grande librairie du
+monde, en la personne de son gérant. Je peignis la pauvreté de mes
+clientes, leur regret d’avoir signé, leur désir de ne plus recevoir la
+publication de grand luxe, leur confiance et la mienne dans l’équité de
+la maison. J’ajoutai un timbre pour la réponse, j’écrivis en belle ronde
+le nom du château de ma sœur, et je mis la lettre à la poste.
+
+Les maisons les plus exactes ne répondent pas par retour de courrier,
+quand c’est un service qu’on leur demande. La plus grande librairie du
+monde me fit attendre trois semaines.
+
+Un matin, à la fin de décembre, le facteur m’apporta, enfermées dans une
+enveloppe de papier bulle, cinq lignes de belle écriture signées d’un
+nom illisible.
+
+Je sautai de joie après les avoir lues, et vite je repris le chemin du
+bourg. En montant parmi les guérets, je sentais combien la jeunesse et
+la joie sont une même chose. J’allais sans m’essouffler, et je voyais le
+bleu à travers les nuages. Le carré de papier que j’avais glissé dans
+mon corsage me tenait chaud. Il me semblait que j’étais encore toute
+petite, et que je portais dans mes bras les étrennes d’une de mes sœurs:
+«Tiens, regarde, voilà ce qu’on m’a donné pour toi!» Les trois saules du
+village beauceron luisaient comme des aigrettes. Les femmes que je
+rencontrai dans les chemins sourirent l’une après l’autre, comme si
+elles devinaient. Une puissance créatrice était en moi, et renouvelait
+le monde devant mes yeux.
+
+Quand j’entrai dans la maison de mesdemoiselles Caille, Marie, chaussée
+de sabots et les jupes retroussées, lavait le carreau de l’atelier.
+
+--Appelez votre sœur, lui dis-je. J’ai une réponse.
+
+Comme j’avais pris une physionomie grave, Marie crut que la réponse
+était mauvaise. Elle fit cinq ou six pas, lentement, levant son balai en
+mesure, comme une canne, et, s’arrêtant sur le seuil de la chambre
+voisine, elle appela sa sœur, d’un brusque geste de la tête rapprochée
+de l’épaule. Joséphine apparut aussitôt, s’appuya sur elle, dans
+l’encadrement de la porte, m’aperçut, comprit, et devint toute sérieuse
+à son tour.
+
+J’avais tiré la lettre de l’enveloppe. Je commençai de lire:
+
+«Mademoiselle, en possession de votre honorée du 5 courant, nous vous
+ferons observer que les abonnements ne comportent aucune clause de
+résiliation...»
+
+Les visages s’assombrirent. Je continuai:
+
+«Néanmoins, prenant en considération les raisons que vous nous exposez,
+de notre plein gré, nous consentons à délier de leurs engagements
+mesdemoiselles Caille.»
+
+J’entendis un cri: «Eh! la mère?» Mais je ne sais pas qui l’avait jeté:
+mes couturières, d’un même élan, avaient couru à moi, et, comme si
+j’étais devenue, du coup, la sœur aînée, m’embrassaient, s’exclamaient,
+m’interrogeaient, se disputaient la lettre: «C’est-il possible?... On ne
+doit plus rien?... Oh! mademoiselle, que je suis contente!... Moi, à
+cause de mon mari!... Et moi à cause de mon futur!...»
+
+Ce fut une petite minute parfaitement incohérente et fraternelle.
+
+L’arrivée de la vieille mère y mit fin. La mère Caille, menue, ridée,
+essuyant, par habitude de laveuse, ses mains à son tablier, disait, du
+bout de la salle:
+
+--Je savais bien qu’il y aurait du bonheur aujourd’hui. Ça ne pouvait
+pas manquer. Te rappelles-tu, Marie, que tu n’as pas pu dormir de toute
+la nuit? A quoi pensais-tu?
+
+--A rien.
+
+--C’était ça qui venait. Et toi, Joséphine, quand tu es sortie dans le
+jardin, ce matin, est-ce vrai qu’il y avait plus de dix oiseaux sur les
+fagots: ils te voyaient, ils te suivaient, ils ne te quittaient pas?
+
+Mais la petite, qui ne voulait pas paraître superstitieuse, et qui a de
+l’esprit, répondit en me regardant:
+
+--C’est encore la plus jolie prime, de ne plus rien devoir du tout!
+
+
+
+
+XVI
+
+UN CÉLIBATAIRE
+
+
+Parmi les vieux garçons que j’ai connus, je n’ai guère trouvé ce que
+j’ai rencontré chez tant de vieilles filles: la vocation. Le célibat,
+pour eux, est moins un état paisible qu’une aventure qui se prolonge ou
+une révolte qui s’affirme. Il y a du schisme dans leur cas; il y a en
+eux de l’insoumis, non pas aux femmes, grand Dieu! mais à une loi qui
+n’admet, chez les hommes, d’exceptions heureuses que les exceptions
+saintes. Ils prétendent le contraire, mais leur humeur trahit leur
+erreur.
+
+Quand j’étais toute jeune, et que je voyageais, avec mes parents, tantôt
+en Bretagne, tantôt en Vendée, campagnes où les fermes sont des îles
+dans la culture immense et des cités gouvernées par un chef, bien des
+fois j’ai aperçu, à côté du maître, des hommes de quarante ou cinquante
+ans, liant ou déliant des bœufs, tenant la charrue, ou chargés d’aller
+vendre au marché une poulinière et son poulain. Ils mettaient au travail
+un soin plus minutieux que les valets de ferme n’en apportent
+d’habitude. Ils saluaient comme des gens qui sont de la maison, et qui
+reçoivent. Je m’informais. C’étaient des fils aînés, ou des frères, qui
+ne s’étaient pas mariés, volontairement, pour que la métairie ne tombât
+pas en des mains mercenaires, et qu’elle eût son compte de bons
+tâcherons, tous proches parents, avec un seul ménage au pouvoir, et une
+seule femme pour gouverner la marmite, la volaille, les armoires et la
+table. On les disait, en général, un peu sombres, mais de mœurs
+honorables, très économes, plus braconniers que les gardes eux-mêmes, et
+adroits comme ceux qui n’ont pas de souci, qu’il s’agît de réparer le
+timon d’une charrette, de tresser des paniers, de gauler les noix à la
+fine pointe de l’arbre, ou de siffler, en marchant à la tête des bœufs.
+Ils faisaient partie d’un ensemble, et d’un chef-d’œuvre, en vérité,
+plus beau que les plus belles œuvres d’art: la famille paysanne dans les
+pays croyants.
+
+Les hommes du monde qui ne se marient pas ont un rôle moins défini. La
+famille paternelle les retient rarement, et ne leur offre guère qu’un
+abri «sans obligation ni sanction», diraient les philosophes. On les
+accepte, on les tolère, le vrai mot serait: on les souffre. Ils peuvent
+se créer des devoirs, ils n’en ont point, et chacun sait que ce sont là
+des créations de peu d’importance et de peu de durée. Le rôle d’Antigone
+est un rôle de femme. Celui de père nourricier et de protecteur
+d’orphelins est rempli, le plus souvent, par des gens déjà chargés de
+famille. C’est le mariage qui adopte, ou la virginité.
+
+M. Lionel, mon voisin dans la Beauce, n’a adopté personne. Je le connais
+depuis l’enfance, et il m’a même tutoyée jusqu’à l’âge où j’ai commencé
+à porter des jupes longues. Nous sommes restés très bons amis, il ne
+manque jamais l’occasion de me l’affirmer. Il a dix ans de plus que moi,
+ce qui lui donnerait droit aux cheveux gris. Il a préféré une généreuse
+calvitie avec couronne basse et presque noire. Il a de nobles traits
+droits, les yeux profonds, la barbe en rectangle long, comme un prince
+assyrien, et la taille assez mince encore pour que les très vieilles
+dames puissent murmurer, quand il s’assied devant un piano: «Ce jeune
+homme joue avec une passion! Ne trouvez-vous pas?» Son existence a fait
+envie à bien des gens, à lui-même d’abord, puisqu’il a été maître de la
+modeler à sa fantaisie. Pendant quinze ans, pas un chasseur ne s’est
+amusé autant que lui: il n’invitait personne, sous prétexte que sa
+chasse était trop modeste, mais lui, on l’invitait partout, parce qu’il
+était jeune, bon cavalier, bon tireur, d’une gaieté égale avant et après
+le dîner, par temps de neige et par petite rosée. Ses compagnons le
+tenaient pour artiste, parce qu’il était capable d’illustrer un menu, et
+pour savant à cause des allusions qu’il faisait quelquefois à la
+littérature classique. Je dois ajouter, pour ne pas être injuste, que M.
+Lionel rachetait en partie l’inutilité de sa vie par la facilité de son
+humeur. Les paysans l’abordaient volontiers, le chargeaient de leurs
+commissions pour Paris, comme s’il avait été leur député, et souvent
+même, croyant à la licence en droit, que le châtelain avait conquise
+pacifiquement, lui demandaient conseil. Il donnait le conseil avec
+aplomb et l’aumône avec modestie. Ce fut la période triomphante. Toutes
+les marieuses l’inscrivaient sur leurs listes. «Ah! j’en ai eu des
+entrevues, me disait-il, de toutes les sortes, des préparées, des
+improvisées, des embarrassées, des allègres, des impétueuses. J’ai
+assisté à un défilé de jeunes beautés et de jeunes dots, si long et si
+varié, que seul le palmier majeur des messes de mariage peut se vanter
+d’en avoir vu autant. Mais il entend des oui, le palmier et, pour moi,
+tout finissait par non.» M. Lionel reprenait avec fatuité: «Le non que
+j’étais seul à dire.» Il ne se vantait pas, et je crois qu’à cette
+époque, entre la vingt-cinquième et la quarantième année, s’il ne fit
+pas ce qu’on appelle un grand mariage, c’est qu’une parfaite légèreté
+d’esprit l’en sauva.
+
+L’âge est venu, comme il vient toujours, sournoisement, vieux maître de
+jiu-jitsu, frappant à la tempe qui blanchit, à la poitrine qui souffle,
+à l’orteil qui enfle. Le beau Lionel a senti qu’il était mûr, et, en
+même temps, l’invincible timidité l’a saisi. Lui, qui sautait, à la
+chasse, tous les obstacles, il a commencé, quand on ne le voyait pas, à
+tourner les barrières et à grimper les talus. Lui qui avait refusé tant
+de fois «d’étudier», comme on le lui demandait, un projet de mariage, il
+accueillait, «en principe», les propositions, de plus en plus rares, qui
+lui étaient faites, et se perdait si bien, au milieu des objections, des
+suppléments d’enquêtes et des atermoiements, qu’on finissait par lui
+dire non, avant qu’il eût répondu oui. Il avait peur. On racontait, à
+son sujet, des histoires sentimentales, absolument fausses, et qu’il
+laissait courir, comme une explication flatteuse de ses hésitations.
+J’entends encore le dialogue de ces deux jeunes femmes, dans un salon de
+la rue de Monceau. M. Lionel venait de chanter, de sa profonde voix, des
+mélodies hongroises dont il conserve, avec un soin jaloux, le monopole.
+
+--Délicieux! Il a dû inspirer de grandes passions?
+
+--Oui, et il ne s’est pas marié.
+
+--Un chagrin?
+
+--Oui.
+
+--Une femme du monde, j’en suis sûre?
+
+--Oui.
+
+--Il est riche?
+
+--Très.
+
+A ce moment M. Lionel, très applaudi, se leva et dit négligemment: «Nous
+les accompagnons quelquefois à deux pianos, alors c’est une merveille.»
+L’une des dames--je le vis au mouvement de ses lèvres--fut sur le point
+de demander: «Qui est ce second piano?» Elle se contenta de murmurer,
+assez haut pour être entendue, assez bas pour avoir l’air de faire une
+confidence:
+
+--Que c’est beau de se sacrifier ainsi à une passion malheureuse!
+
+Or, je le connaissais bien, le second piano, c’était moi! Nous avions
+essayé, un mois plus tôt, de jouer l’accompagnement, lui sur une
+épinette et moi sur un piano, qu’abrite, à la campagne, le grand salon
+de ma sœur.
+
+La seconde période est close depuis quelques années. Il est infiniment
+probable, désormais, que mon voisin mourra, comme moi, célibataire. Mais
+pourquoi dit-il tant de mal du mariage, n’en ayant pas souffert? Il
+chasse moins; il habite plus longtemps Paris; on l’invite autant que
+jamais; il est l’homme autour duquel les hommes aiment à se grouper, et
+qui raconte à demi-voix, dans un angle, la vie anecdotique de toute
+personne présente. Il dit tout, histoire et légende, légende surtout,
+sans marquer la différence: il n’est pas de l’École des Chartes. Les
+gens qu’il a amusés s’en vont disant: «Ce Lionel est méchant.» Je suis
+sûre du contraire. C’est un homme qui a des regrets et qui se venge, sur
+les gens mariés, de l’erreur qu’il a librement commise en ne faisant pas
+comme eux.
+
+Sa plus vive manie est de ne pouvoir souffrir qu’on cite devant lui un
+ménage heureux. Un veuf heureux? oui assurément; un heureux célibataire?
+peut-être; un heureux époux? allons donc! Cela ne doit pas être. «Je ne
+l’ai jamais vu», conclut M. Lionel. Il est résolu à ne point le voir.
+
+Récemment, son chauffeur l’avait conduit à la mairie du village;--M.
+Lionel n’est pas conseiller municipal, et se contente de la qualité de
+contribuable le plus imposé de la commune;--il attendait «le patron»; il
+était assis moelleusement, protégé du vent par le toit de l’automobile,
+par la casquette russe d’uniforme, par la peau de chèvre grise dont un
+petit soleil mêlé de brume lustrait le poil soyeux, et son visage tout
+jeune, tout rose et rond comme un hortensia, cherchait d’une fenêtre à
+l’autre, autour de la place, quelque objet qui pût occuper la pensée
+d’un chauffeur. Il le trouva. Tout de suite après l’école des garçons, à
+l’angle de la place, il y avait une maison basse, une grande fenêtre, un
+vase de verre avec un oignon de jacinthe surmonté de cinq baguettes
+vertes, et au-dessus de cette promesse de fleur, la tête et les épaules
+d’une femme qui lisait. Elle s’interrompait de lire, quelquefois, et
+elle regardait, elle aussi, songeant que l’heure était douce, et que
+rien n’est plus curieux, dans un bourg où rien ne remue, qu’une
+automobile arrêtée.
+
+Quand M. Lionel sortit de la mairie, vingt minutes plus tard, il aperçut
+le chauffeur qui causait avec l’institutrice adjointe.
+
+--C’est assommant, dit-il, le maire n’aura que ce soir le rapport de
+l’agent-voyer: il va falloir revenir!
+
+Il revint avant le coucher du soleil. Il faisait encore blond, sur la
+place de l’Église, à cause du sable, à cause du ciel, à cause des blés
+peut-être, qui laissent, dans les pierres des maisons de la Beauce, un
+peu de poussière de paille. La liseuse était à la même fenêtre. Elle
+était seule. Le matin, elle avait dit à la directrice,--qui ressemble au
+portrait de la femme de Rubens, moins le chapeau, bien entendu:
+
+--Mademoiselle Clémentine, vous êtes beaucoup plus jolie que moi. S’il
+vous voit, il ne m’aimera pas. Ne vous montrez pas, quand il reviendra!
+
+Mademoiselle Clémentine n’est pas seulement une jolie personne: elle a
+compris, elle a fait ce que lui demandait l’adjointe. L’une se montrant,
+l’autre se cachant, il arriva, comme vous le supposez, que le chauffeur
+devint amoureux.
+
+Quand il annonça son prochain mariage, hier même, à M. Lionel, il
+comptait que celui-ci augmenterait les «honoraires» de son chauffeur,
+car un chauffeur qui se range augmente nos chances de durée. Point du
+tout. M. Lionel s’est mis à rire, de son mauvais rire méprisant.
+
+--Mon pauvre garçon, a-t-il dit, je n’ai pas l’habitude d’encourager les
+sottises: il n’y avait qu’une jolie femme à l’école, et vous épousez
+l’autre.
+
+Il fut de mauvaise humeur tout le lendemain. Lui-même, il vient de me
+l’avouer. Que lui importait cependant? Et ce dernier trait m’a prouvé
+plus sûrement encore que, jeune, mûr, ou déjà vieux, mon voisin
+célibataire n’a jamais eu la vocation.
+
+
+
+
+XVII
+
+MADAME CANTEREINE
+
+
+On admire certaines mains, et j’en sais d’admirables. Il y en a aussi
+d’émouvantes. Ce ne sont ni les plus blanches, ni les plus fines; elles
+ont pris de la peine, elles ont bercé, cousu, ravaudé, tricoté, orné des
+formes de chapeaux, réparé des culottes et des casquettes de petits
+garçons, elles ont fait ce qu’il fallait faire à chaque moment des
+journées longues, et elles en ont gardé des rides et des piqûres. Ce
+sont des mains qu’on ne baise pas, mais qui auraient le droit de bénir.
+
+Madame Cantereine n’était jamais revenue à Paris, depuis le temps où,
+toute jeune et paraît-il jolie, elle faisait son voyage de noces avec M.
+Cantereine. Que de jours écoulés, que d’épreuves subies ou redoutées!
+Elle était veuve quand je l’ai connue; elle habitait tout près de la
+cathédrale d’Orléans; elle avait quatre enfants,--un cinquième était
+mort en bas âge,--et elle disait: «Sur les quatre qui me restent, je
+n’en ai qu’un qui soit tiré d’affaire, mais j’aimerais mieux qu’il fût
+encore petit, et à ma charge.» Madame Cantereine appartenait à cette
+légion de Françaises qui sont des mères passionnées, toujours inquiètes
+des corps, des âmes, des avenirs lointains, des examens prochains, de ce
+qu’elles peuvent voir ou prévoir, de la part grandissante de l’inconnu
+dans la vie de l’enfant. Elles s’étonnent, elles se troublent de ne plus
+savoir tout. Il n’y avait point de haie, autrefois, sur l’héritage, et
+en voilà une qui pousse, et qui fleurit peut-être, mais qui divise tout
+de même, et qui cache tant de choses, et de plus en plus!
+
+On vivait quatre, à Orléans, sur le produit d’une petite ferme, payeuse
+irrégulière, à quoi s’ajoutait une pension, que madame Cantereine
+recevait de l’État, en qualité de veuve d’officier. L’aîné des fils,
+Claude, secrétaire chez un agréé, à Paris, avait cessé depuis dix-huit
+mois de compter au passif du budget maternel. Sa mère parlait de lui
+avec une complaisance où il entrait de la reconnaissance, car «il se
+suffisait»; de la fierté, car il réussissait, et un désir déjà vif de le
+marier, car il venait d’avoir vingt-quatre ans. Madame Cantereine était
+d’avis que les hommes doivent se marier jeunes. «Croiriez-vous,
+disait-elle, que c’est lui, à présent, qui m’envoie des étrennes? Il ne
+me demande plus jamais rien.»
+
+Le vingtième mois, il demanda quelque chose. Il écrivit: «Je vais
+soutenir ma thèse de doctorat, le 19 juin. On est toujours reçu, je le
+serai donc. Maman, il faut que vous soyez là, non pour m’entendre
+discuter sur le privilège du vendeur, mais pour vous réjouir avec moi,
+quand j’aurai conquis le titre de docteur et le droit de porter
+l’épitoge rouge à trois rangs d’hermine fausse. Je vous emmène, le soir,
+au théâtre!»
+
+Madame Cantereine protesta, pour ne pas perdre sa réputation de personne
+raisonnable, mais dès le premier moment, au fond de son cœur, elle avait
+accepté. Elle irait. Le projet se réalisa. Paris, qui ne s’étonne pas
+pour si peu, vit passer une petite dame de plus, tout en noir, marchant
+menu, intimidée et rajeunie par le bruit, par la foule, par le perpétuel
+«excitement» de la rue, et causant sans s’arrêter (si ce n’est pour
+laisser courir les automobiles) avec un grand jeune homme qui faisait un
+seul pas tandis qu’elle en faisait deux. Elle avait juré qu’elle
+visiterait les principaux monuments, et spécialement les musées, en
+souvenir de deux promenades qu’elle avait faites dans les galeries du
+Louvre, vingt-six ans plus tôt, au bras du lieutenant Cantereine: elle
+visita en réalité le Bon Marché,--une promesse à ses enfants
+d’Orléans,--et Notre-Dame-des-Victoires. Le soir, elle se laissa mener
+au théâtre.
+
+Quel théâtre avait choisi Claude? Quelle pièce? Je l’ignore, et peu
+importe. Je sais seulement que la salle n’était pas celle de la
+Comédie-Française, et que la pièce n’avait rien à voir avec le
+répertoire. Dans une loge de côté, où ils étaient seuls, Claude et sa
+mère continuaient la conversation de l’après-midi. Madame Cantereine
+avait orné d’un piquet de fleurs violettes sa meilleure capote noire, et
+tiré de l’écrin la broche composée d’une petite perle avec beaucoup d’or
+autour. Elle s’était assise à droite de son fils, dans la lumière, et
+elle suivait le jeu des acteurs, elle riait même assez souvent, d’un
+rire discret comme toute sa personne et toute sa vie, mais le principe
+de sa joie, vous le devinez, c’était la présence de ce jeune homme
+blond, un peu pâle encore, comme il convient de l’être après une longue
+argumentation, ou plutôt c’était l’image de l’enfant plus jeune, de
+celui qu’elle avait guéri, à force de soins et de veilles, jadis, d’au
+moins deux maladies mortelles, avec lequel elle avait commencé le latin
+et le grec, et qu’elle avait protégé, avec un amour si opiniâtre et si
+subtil, contre le danger des camaraderies mauvaises et des lectures
+inavouées. Elle était comme toutes les mères, et comme beaucoup de ceux
+qui vieillissent: la jeunesse était sans âge devant elle. Elle demandait
+à Claude: «Dis-moi, mon petit, tu ne vas pas être trop fatigué, ce soir?
+C’est tard, minuit. Demain matin, j’écrirai un mot à ton agréé...» Elle
+aurait écrit, si Claude l’avait voulu, comme elle l’avait fait si
+souvent autrefois, quand elle disait: «Monsieur le professeur, l’élève
+Cantereine ne pourra pas assister, ce matin, à votre classe...»
+
+Le deuxième acte allait finir; Claude et sa mère étaient appuyés et
+penchés sur le devant de la loge, tout près l’un de l’autre. L’actrice
+qui jouait le principal rôle,--une très jolie femme que madame
+Cantereine trouvait même trop jolie,--déclara qu’elle allait se
+déshabiller. Elle se retira, en effet, au fond de la scène, à gauche, où
+était un lit à colonnes, dégrafa son corsage, et en deux temps, bras
+gauche d’abord, bras droit ensuite, l’enleva. Elle commença aussitôt à
+déboutonner son cache-corset. A ce moment, madame Cantereine poussa un
+petit cri, et Claude, le nouveau docteur, son Claude de vingt-quatre
+ans, sentit une main frémissante qui se posait sur ses yeux, et qui les
+fermait. Cela ne dura qu’une seconde, ce ne fut qu’un geste d’amour
+maternel. Claude n’essaya pas d’écarter la chère main. Il attendit
+qu’elle se retirât d’elle-même, puis, quand il la vit s’écarter, pendant
+que la mère s’excusait en riant: «Pardon, mon petit, cela a été plus
+fort que moi», il la saisit cette main amie, il l’attira sur ses lèvres,
+et, sans se soucier des regards ni des sourires, la baisa, et dit:
+«C’est délicieux de vous avoir pour maman!»
+
+ * * * * *
+
+Je pensais à cette histoire, en visitant, voilà quelques semaines, une
+exposition de peinture où figuraient exclusivement des œuvres de femmes.
+On m’avait assuré que madame Cantereine exposait. Pourquoi n’aurait-elle
+pas, elle aussi, fait un peu d’aquarelle? Veuve, et moins que fortunée,
+pourquoi n’aurait-elle pas essayé d’ajouter à ses maigres rentes le
+produit de la vente de quelque œuvre d’art?
+
+Des professeurs, dans sa jeunesse, avaient dû lui apprendre à tenir un
+pinceau ou à travailler le cuir. Je fus sur le point de demander à l’un
+des surveillants: «Où est le tableau de madame Cantereine?» et
+d’ajouter: «Je suis certaine qu’elle a un talent de décoratrice.
+Voyez-vous, monsieur, toutes les femmes ayant la vocation essentielle de
+la maternité, leur imagination va tout droit à la parure qui est la
+préface ou à la maison qui est le rêve dernier; leur esprit s’y
+complaît; leur finesse s’y emploie; elles ne songent pas beaucoup à
+l’histoire: et comme elles ont raison!»
+
+Je traversai les galeries du premier étage, et je fus ravie d’avoir tant
+d’arguments à la fois pour appuyer ma théorie: de nombreux portraits,
+naturellement, quelques paysages, mais que de fleurs, et quel sentiment
+de la fleur! Les vraies serres de la Ville de Paris, les voilà! Et je
+descendis, cherchant toujours l’œuvre qu’aurait soignée minutieusement,
+et qu’aurait signée la main maternelle de madame Cantereine. Je trouvai
+bientôt, au rez-de-chaussée, les chefs-d’œuvre de cette exposition.
+
+Une des exposantes avait peint, sur quatre feuilles de paravent, un
+paysage d’un dessin médiocre, mais encadré par des géraniums qui vivent,
+et qui respirent; une autre avait combiné les diamants, les pierres
+fines, avec des émaux translucides, et fait des bijoux éclatants et
+simples, des bijoux qui attirent et qui retiennent, même les yeux des
+hommes, comme cette treille dont mon jardinier me disait: «Elle avait de
+si beaux raisins, mademoiselle, que tout le monde leur parlait». Je leur
+parlai, moi aussi, et, continuant ma visite, j’aperçus, tout près de là,
+des mousselines peintes à l’huile, transparentes comme les émaux, et des
+vitrines pleines d’objets en cuir repoussé et patiné.
+
+Assurément, madame Cantereine a choisi cet art intime et toujours
+demi-deuil. Reliures, pochettes, boîtes, porte-cartes, ceintures,
+buvards, que de patience, et d’adresse, et de tendresse autour d’une
+idée, qui finit par se laisser dompter et par entrer dans la peau d’une
+bête! Ce tabouret a été acheté par l’État. Ces trois reliures sont
+vendues... Tiens! celle-ci ne l’est pas: elle va l’être. J’ai deviné
+quelle main l’a dessinée. Sur le fond fauve du cuir, elle a semé deux
+bouquets d’alises pourpres, tiges noueuses qui montent parallèlement, se
+courbent, et élargissent leur double grappe au-dessus du titre d’or. La
+femme qui a créé cette merveille avait une âme profonde. Car, pour
+comprendre une fleur, ou des fruits, il n’est pas besoin d’une
+sensibilité aussi délicate. Mais, pour faire revivre une poignée de
+baies, pour choisir ce modèle-là, il faut un être doué pour le songe et
+pour la souffrance. Dans l’arrière-automne, et presque dans l’hiver,
+malgré le froid, malgré le vent, les baies résistent, alises, sorbes,
+cormes, baies de lierre et d’églantine, mûres à tête rouge. C’est tout
+ce qui reste de la splendeur de l’été; c’est un peu de vie et de couleur
+qui se défend; c’est une petite veilleuse au bout des branches, et qui
+tremble avec elles, mais qui ne s’éteint pas, et qui tout à l’heure
+rallumera l’incendie nouveau.
+
+
+
+
+XVIII
+
+LE CONSEIL DU VENDREDI SAINT
+
+
+Un matin, voilà six ans, je revenais d’assister à l’office du vendredi
+saint, et comme je demeure assez loin de l’église, j’avais vu se
+disséminer peu à peu les fidèles dont, pendant deux heures, mes yeux
+avaient reflété la nuque ou le profil connu. J’étais donc seule parmi
+les passants, indifférente au mouvement de la rue, anonyme sans doute
+pour elle, mince dame ou vieille fille qui s’appliquait à relever sa
+robe noire. La pluie avait tombé toute la nuit. Il ventait furieusement.
+C’est une tradition populaire, dans nos pays, que la semaine sainte ne
+va guère sans tempête. Au tournant de ma rue, je devinai que j’allais
+être abordée par un homme qui se tenait au milieu de la chaussée. Je le
+devinai, bien que j’eusse la tête penchée et le chapeau en proue dans le
+vent, parce que cet homme, en m’apercevant, s’était arrêté, et que je
+sentais son regard et sa pensée fixés sur moi. En effet, quand j’eus
+fait vingt pas en avant, il en fit trois de mon côté, et, saluant:
+
+--Pardon, mademoiselle... Vous me reconnaissez?
+
+--Oui, monsieur, il me semble... le capitaine de Harles, n’est-ce pas?
+
+Je l’avais vu une fois, au moment de son arrivée au régiment; il m’avait
+présenté sa femme, une très belle femme blonde, dont les yeux gris,
+magnifiques, où vibraient de petites algues rousses, cherchèrent tout
+d’abord les miens, et me demandèrent: «Quel éblouissement vous causent
+ma jeunesse, ma beauté, ma fortune et ma venue?» puis, sitôt la réponse
+donnée, semblèrent distraits. Depuis lors, comme monsieur et madame de
+Harles étaient du monde, et que je n’en suis guère, ils n’étaient
+revenus ni l’un ni l’autre.
+
+--Je suis chargé pour vous, mademoiselle, d’une commission pressée,
+délicate... Un cas de conscience à résoudre.
+
+--Mais, monsieur, je ne résous pas les cas de conscience, surtout par un
+temps pareil. Je n’ai pas la moindre autorité, pas la...
+
+Un coup de la bourrasque souleva mon chapeau, déplaça l’épingle de
+droite, et tira ma voilette en biais.
+
+M. de Harles aurait dû s’excuser de nouveau. Il n’y pensa pas. Il
+demeurait devant moi, découvert, les cheveux tordus et ramenés sur les
+tempes par le vent, et son visage, d’ordinaire plein et calme, était
+sillonné de rides qu’un effort de volonté essayait d’effacer, mais que
+l’angoisse, une souffrance plus forte que toutes les disciplines et que
+tous les mensonges, ramenait aussitôt et creusait encore plus.
+
+Je pensai que je pouvais difficilement faire entrer M. de Harles dans
+l’appartement que j’habite seule. Mademoiselle Zoé, ma femme de chambre,
+l’eût-elle permis? c’est douteux.
+
+--Entrons chez l’antiquaire, dis-je en ouvrant la porte qui se trouvait
+là tout proche. Il est de mes amis, passablement sourd, et me laisse
+fureter dans sa boutique... Bonjour, père Grünne, c’est moi, qui me
+réfugie chez vous, et qui vous amène un de mes amis. Il est connaisseur.
+
+--Regardez donc ce que vous voudrez, ma chère demoiselle, dit une voix
+dans la pièce voisine. J’ai justement des ivoires que j’ai dénichés la
+semaine passée, une belle occasion... Dans le coin à droite, oui, c’est
+cela, vous y êtes... Excusez-moi, j’ai mes rhumatismes, et je me
+chauffe.
+
+Je m’assis rapidement, au fond du magasin, dans un fauteuil de vieille
+tapisserie, et, dans l’étroite allée où je m’étais engagée, M. de
+Harles, à deux pas de moi, entre une pile de livres reliés en veau et
+une crédence Louis XV, s’arrêta.
+
+--Qu’y a-t-il? demandai-je.
+
+Il passa la main sur son front, et la posa sur un des gros livres à
+tranche pourpre, comme s’il prêtait serment.
+
+--Un de mes amis vient d’avoir une affreuse douleur; il me l’a confiée,
+et vous m’en voyez si ému que c’est à peine si je puis en parler
+moi-même. Sa femme l’a trompé! une femme qu’il a gâtée, pour laquelle il
+s’est à moitié ruiné, qui lui faisait mener une existence absurde, à lui
+qui n’aimait pas le monde; une femme qui était sa grande fierté, et sa
+folie... Il a appris cela tout à coup, sans avoir eu de soupçons... Pas
+d’avertissement... La mort est entrée à l’improviste.
+
+--Est-il sûr?
+
+--Trop sûr! Elle a avoué.
+
+--Cela vaut mieux.
+
+--Vous trouvez?
+
+Pour la seconde fois, il me regarda fixement, impérieusement,--l’âpreté
+de ce regard me brûle encore le cœur;--voulant savoir si je pensais en
+effet: «Cela vaut mieux».
+
+--Et maintenant, ajouta-t-il, mon ami veut savoir que faire. Il y a
+plusieurs solutions, vous comprenez, et il y en a de terribles. Il les a
+toutes dans l’esprit, toutes ensemble, se heurtant, se combattant, et ne
+se détruisant pas. Il est comme fou, et ce qu’il veut, ce qu’il exige de
+vous, c’est un conseil.
+
+--Mais, permettez, monsieur, pourquoi vous adressez-vous à moi? Je suis
+jeune, je ne suis pas mariée, je n’ai...
+
+--Vous avez bien trouvé les ivoires? demanda la voix de l’antiquaire.
+Ils sont jolis, hein?
+
+--Oui, oui, père Grünne. Je les ai sous la main.
+
+Je me sentais mal à l’aise, dans cette sorte de confessionnal où je
+m’étais assise en souriant.
+
+--Oui, pourquoi moi? répétai-je tout bas. Vous avouerez, monsieur, que
+c’est une étrange démarche que celle que vous faites!
+
+Un frisson rapide contracta le visage de M. de Harles.
+
+--Elle-même a supplié son mari de s’en rapporter à vous. C’est un
+violent et qui aimait. Il a failli la tuer. Vous voyez, je ne vous cache
+rien. Elle s’est jetée à genoux; elle a imploré; elle a promis; elle a
+aussi, comme elles savent le faire, accusé son mari.
+
+--De quoi?
+
+--De la seule chose, en effet, dont il fût coupable: de l’avoir aimée
+jusqu’à la faiblesse, de l’avoir suivie au lieu de la guider, de l’avoir
+mal gardée, en somme. Et, comme il parlait alors de la quitter et de
+partager les enfants, elle a dit: «J’accepterai ce qu’il faudra. Je vous
+en supplie seulement, ne me jugez pas sans avoir pris le conseil d’un
+être qui sache ce que c’est que la pitié!--Qui? une de vos
+amies?--Jamais! Elles me détestent!» Elle cherchait un nom
+désespérément. Comment a-t-elle pensé à vous? Je ne sais. Elle vous a
+désignée. Et ce que vous direz, elle attend que je le lui rapporte:
+décidez donc!
+
+Il attendait, lui surtout, et je ne crois pas que l’angoisse de l’autre
+fût aussi poignante. Sur la table, à côté de moi, pendant qu’il parlait,
+j’avais pris un des ivoires de l’antiquaire. C’était un crucifix ancien,
+d’un art médiocre, mais la réponse était en lui. Je ne l’élevai pas, je
+le tins seulement dans ma main ouverte, et je dis:
+
+--C’est aujourd’hui le vendredi saint, monsieur: vous n’avez qu’à vous
+en souvenir.
+
+M. de Harles considéra cette petite croix brunie par le temps, la
+saisit, voulut parler, balbutia quelques mots sans suite, et me quitta.
+
+--Ce monsieur qui est venu avec moi, dis-je au brocanteur qui entrait, a
+choisi un de vos ivoires, et m’a chargée d’en acquitter le prix.
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+Trois mois plus tard, j’apprenais que M. de Harles avait donné sa
+démission, et qu’il s’était retiré, avec sa femme et ses deux enfants,
+dans une terre aux environs d’Arles. La veille du départ, j’avais reçu
+une carte, qui portait la mention traditionnelle «p. p. c.», mais
+précédée d’une croix, lourdement tracée par une main d’homme.
+
+Le conseil, c’est la graine jetée par-dessus la haie: n’allez jamais
+voir si elle a poussé. J’ai fait l’expérience. Trois ans et demi
+s’étaient écoulés depuis la consultation que j’avais donnée chez
+l’antiquaire des bords de la Loire. Je voyageais en Provence. L’imprévu
+commande ma vie. Vers la fin de l’après-midi, l’amie qui me recevait me
+dit: «Nous allons chez les de Harles, vous m’avez raconté que vous les
+aviez connus?--A peine.--Cela suffit pour que je vous emmène. Ils seront
+ravis de vous voir, la soirée sera belle, à la campagne.» J’aurais dû
+refuser. Je crois que ce fut la sournoise curiosité qui me fit être
+faible, et qui prétendit s’appeler, en ce moment, pitié, sympathie,
+politesse même, car au premier janvier, régulièrement, le facteur me
+remettait une carte de visite: «Monsieur et madame de Harles, domaine de
+X...» Nous montons en voiture. Le soleil est fulgurant; les mûriers,
+plantés en lignes, taillés en rond, dans les champs plats, ont l’air de
+pelotes d’étincelles. Une heure de trot, et nous sommes reçues dans un
+grand salon, où toute la fraîcheur du matin a été conservée, savamment.
+L’ombre y est épaisse; j’ai été mollement nommée par mon amie; m’a-t-on
+même reconnue? Mon amie en doute. M. de Harles, très libre d’esprit,
+très rural, n’a cessé de parler Provence, vignes, bouilleurs de cru; sa
+femme, belle encore, mais devenue timide dans la solitude, l’a écouté,
+sans le contredire, sans l’approuver, sans ennui apparent. Ç’a été toute
+la belle visite promise. Nous nous sommes salués, comme des
+indifférents.
+
+--Vous voyez, chère petite, m’a dit en sortant mon amie, ils vous
+avaient déjà presque oubliée!
+
+--Pas encore assez! ai-je répondu.
+
+Elle ne pouvait comprendre, et n’essaya pas même.
+
+Hier matin, la poste m’a apporté une grande enveloppe blanche, j’ai
+ouvert, j’ai tiré le carton bristol, j’ai lu:
+
+«Monsieur et madame de Harles ont l’honneur de vous faire part de la
+naissance de leur fille Madeleine.»
+
+Seulement, à mon intention, deux mots avaient été rayés; «l’honneur»
+avait été biffé, et à la place, une main de femme, une main légère et
+sûrement heureuse, avait écrit: «la joie».
+
+
+
+
+XIX
+
+LE DRAME DE KERFEUN
+
+
+Je causais aujourd’hui, avec M. Le Duizel, de l’empoisonnement de la
+Bretagne par l’alcool.
+
+Ah! me dit-il, quelles scènes j’ai vues, il y a huit jours! Vous devez
+l’avoir éprouvé comme moi: ce qu’il y a de plus cruel, dans une ruine
+humaine, c’est le sentiment de la hauteur d’où tout cela est tombé. On
+peut n’y pas penser, quand l’être est totalement dégradé. Mais quand un
+de nos clochers à jour s’écroule, les pierres qu’on ramasse dans la
+boue, si profonde qu’ait été la chute, ont encore un côté sculpté, ou
+bien, dans une fêlure, quelque bout de lichen qu’avait semé le vent du
+large. Cela est cruel à voir!
+
+Vous vous rappelez mon vieux logis, tout bas, qui n’a de noblesse que
+ses touffes de lierre, et deux fenêtres à meneaux parmi d’autres sans
+art, sa terrasse en avant, plantée en verger, et, en arrière, l’avenue
+d’ormes, si large, si longue, qui n’aboutit plus, aujourd’hui, qu’à de
+menus chemins errants, dilués dans les blés noirs. Je me promenais, au
+commencement de l’avenue, jeudi soir, et je regardais, entre les arbres,
+mes champs dévorés de soif, quand je vis accourir à moi, de très loin,
+un homme qui levait son bâton, toutes les trois ou quatre enjambées, et
+qui criait:
+
+--Monsieur le maire?
+
+J’allai à sa rencontre.
+
+--Monsieur le maire, il faut venir vite à la ferme de Kerfeun: il y a un
+malheur!
+
+--Quoi donc?
+
+--La mère qui a été tuée! Elle est dans la grange; je l’ai vue, la
+pauvre; on ne l’a pas touchée, comme de juste, et l’homme m’a dit: va le
+prévenir, il faut qu’il vienne.
+
+Je partis aussitôt, avec le messager, marchand de bœufs et de porcs bien
+connu dans le pays, et nous remontâmes l’avenue pour prendre, à
+l’extrémité, un sentier qui descendait le long des ajoncs. La ferme de
+Kerfeun est distante d’environ deux kilomètres de chez moi, et située
+précisément à la limite de mes terres. Pendant le trajet, le marchand de
+bœufs, essoufflé par la course et prudent d’ailleurs comme tous les
+paysans qui savent un mauvais secret, ne parla presque pas, et, dès que
+nous arrivâmes en vue de la hêtrée de Kerfeun, prétextant une affaire
+qui l’appelait à la prochaine gare, il me laissa. J’avais appris
+seulement que la vieille femme avait été frappée au retour de la foire,
+dans la cour même de la ferme, et qu’elle était allée tomber sur un tas
+de trèfle sec, à l’entrée de la grange. Qui l’avait tuée?
+
+C’était à moi et à la justice de découvrir le meurtrier.
+
+Je traversai la hêtrée au sol bossué, où les fermiers de Kerfeun, depuis
+des temps très anciens, abritent leurs meules de paille et leurs barges
+d’épines, puis la cour éclairée par la lune et déserte. J’avais en face
+de moi les bâtiments, qui forment un angle droit, habitation à gauche et
+étables à droite. Au bout des étables, sous le même chaume verdi par la
+pluie, je reconnus la grange, dont la porte était grande ouverte. Mais
+la ferme semblait abandonnée. Pas d’autre bruit que le meuglement sourd
+d’un animal tourmenté par les mouches; pas une lumière aux fenêtres.
+J’appelai. Quelques secondes s’écoulèrent.
+
+On m’attendait. Une flamme courut sur les vitres de la salle commune, à
+l’endroit où la maison se soude avec les étables, et le fermier Jobic
+sortit, portant une lanterne qui n’était pas utile. Il marchait droit.
+Il était en pleine lumière. Je voyais son visage long et rasé levé vers
+moi, sa bouche mince et serrée, son nez tombant, ses yeux couleur de
+graine de foin, et qui avaient peur des miens, ses cheveux roux taillés
+court, et coiffés d’un feutre large, posé en auréole. Jobic avait encore
+sur les épaules la blouse de coton bleue, très courte, que les Bretons
+mettent souvent par-dessus leur veste, quand ils voyagent.
+
+--Mène-moi là où elle est!
+
+Il porta la main gauche à son front, et cacha ses yeux, tandis que la
+poitrine se soulevait, comme s’il allait sangloter. Mais, quand il
+rabaissa la main, il n’avait pas pleuré; la figure grimaçait seulement.
+
+--Tu étais à la foire, toi aussi, Jobic, et tu as bu?
+
+--Presque pas, monsieur le maire, je vous le jure!
+
+--Alors, tu vas tout me raconter. Précède-moi.
+
+Il se dirigea vers la grange, lentement, et, comme elle était ouverte,
+il alla droit au tas de trèfle, et, se baissant, il écarta une loque,
+couverture trouée ou manteau de roulier, je ne sais pas bien, qui
+cachait le cadavre de sa mère. Le corps de la vieille femme était ployé
+en avant, les bras étendus et les mains ouvertes, le visage enfoui
+presque entièrement dans l’herbe sèche. Sur le sommet de la tête, les
+cheveux étaient mêlés et collés par le sang.
+
+Jobic regardait ce spectacle de mort sans attendrissement, et sans
+horreur. Il semblait que chez lui tout sentiment naturel fût aboli, et
+tout souvenir, et toute intelligence de ce qu’avait été, pour lui, cette
+pauvre créature qui gisait là, entre nous. Une seule préoccupation
+obsédait son esprit: le souci que rien ne fût changé dans l’attitude de
+la morte avant l’arrivée du juge. Comme j’avais écarté un des bras, pour
+mieux voir le visage, il prit à son tour, sans émotion, cette main qui
+l’avait bercé, et la remit à l’endroit où elle était auparavant.
+
+Cependant, il respira quand il fut dehors, dans la lumière de la lune,
+dans le vent, loin du tas de trèfle. Je le pressai de questions. Il
+raconta, il laissa deviner qu’au retour de la foire, où il était allé
+avec sa mère et sa sœur,--la servante ayant gardé la maison,--une
+dispute s’était élevée entre les femmes dans la cour. Quand je demandai:
+«Qui a frappé?», il étendit les bras dans la direction de la chambre,
+tout au bout de la maison.
+
+--La servante?
+
+Il fit un signe de dénégation.
+
+--Alors, c’est ta sœur qui est la meurtrière? Elle est là? Conduis-moi
+encore!
+
+Il ne bougea pas. J’allai seul jusqu’à la maison, j’ouvris la porte de
+la chambre qu’éclairait seulement un peu de lumière venue du dehors, et,
+ayant levé la lanterne que j’avais arrachée aux mains de Jobic, je vis
+deux femmes, l’une, la servante, qui se sauva, épouvantée, dans le coin
+le plus reculé de la chambre, et s’y blottit, et l’autre, ivre morte,
+couchée sur le lit, les cheveux dénoués, les joues pâles, la bouche
+tordue par la congestion alcoolique. C’était la sœur du fermier, celle
+qui avait frappé et tué la mère, et qui n’avait pas eu conscience du
+crime, presque certainement, fille tardive d’un père dégénéré, chétive,
+dont j’avais remarqué bien souvent, dans les chemins ou les champs
+autour de Kerfeun, la physionomie bestiale, embrumée et sournoise.
+
+Je revins trouver Jobic.
+
+--Vous êtes le gardien responsable de votre sœur, lui dis-je. Si elle
+s’éveille, empêchez-la de fuir. Je vais avertir le procureur de la
+République.
+
+Il resta muet, et je crus qu’il allait pleurer. Au moment où je quittais
+la cour de la ferme, je le vis apporter une brassée de paille au pied du
+petit perron qui conduisait à la chambre d’Anna, et s’étendre pour
+passer la nuit.
+
+Le lendemain fut un jour tout plein pour moi d’obligations pénibles. Je
+n’avais qu’un rôle passif, ou à peu près, mais je dus assister à tous
+les actes de la première procédure d’information: examen du cadavre et
+du lieu du crime: interrogatoires d’Anna qui ne se souvenait de rien, de
+Jobic qui ne voulait pas se souvenir, de la servante qui eut une crise
+de nerfs; reconstitution de la scène; rédaction des procès-verbaux. La
+ferme appartenait à la justice. Le procureur, le juge d’instruction, le
+greffier, le médecin légiste, allaient et venaient dans les chambres,
+les greniers, les étables. Les gendarmes donnaient à manger aux chevaux
+de Jobic et à leurs propres chevaux logés dans la même écurie. Des
+estafettes partaient pour les fermes voisines, et ramenaient avec elles
+des hommes ou des femmes, qui défilaient un à un, mornes, et traînant la
+jambe comme des prisonniers, et qui, sitôt libres, n’ayant rien dit de
+compromettant, sautaient par-dessus les talus et disparaissaient dans la
+campagne. D’autres passants encore augmentaient l’animation et le
+désarroi de Kerfeun, des curieux d’abord qui rôdaient autour des
+bâtiments, tâchant d’apercevoir «l’assassine», ou le frère, ou le juge,
+puis des porteurs de nouvelles, convoqués selon l’usage par le maître de
+la maison, et qui devaient aller, à travers les landes et les moissons,
+annoncer la mort aux parents et aux amis, et les convoquer à
+l’enterrement. Selon l’usage aussi, Jobic les faisait boire et manger
+dans la grande salle.
+
+En vérité, je crois qu’aucun des principaux acteurs ou témoins du drame
+n’avait encore recouvré toute sa raison. Pendant que les hommes dînaient
+dans la grande salle, le médecin légiste faisait l’autopsie dans le
+caveau contigu qu’éclairaient une fenêtre basse et deux meurtrières.
+J’étais là. On avait placé le pauvre corps sur des planches qui
+reposaient elles-mêmes sur les barriques alignées. Je n’avais pas le
+courage de regarder de ce côté. A un moment, la porte s’ouvrit, et un
+homme, qui portait une cruche, se baissa pour passer sous la poutre,
+disant:
+
+--Faudrait tout de même du cidre!
+
+C’était Jobic. D’un coup de poing, quelqu’un repoussa la porte et dut
+renverser l’homme, car nous entendîmes le bruit d’une chute, et, pendant
+plusieurs minutes, les dîneurs parlèrent bas.
+
+La nuit vint. Les magistrats quittèrent la ferme. La voiture qu’on avait
+demandée à la ville voisine, pour emmener Anna, étant arrivée très tard,
+il fut décidé que la prisonnière serait gardée par les gendarmes, et ne
+partirait que le lendemain.
+
+Le matin se leva clair et frais. L’aspect de Kerfeun avait changé. Tout
+était ordonné, décent, recueilli. Longtemps avant l’heure fixée pour
+l’enterrement, une foule silencieuse, Bretons et Bretonnes en habit de
+deuil, était assise en demi-cercle dans la hêtrée et sur les pentes
+d’herbe qui descendaient vers la cour. A l’intérieur de la salle, la
+morte était encore étendue sur le grand lit à quenouilles, un crucifix
+sur la poitrine et le visage à découvert. Au pied du lit, Jobic
+pleurait, tandis que des parents proches, agenouillés au fond de la
+pièce, récitaient le chapelet. Quand il entendit sonner huit heures, il
+se redressa, et alla ouvrir la porte qui faisait communiquer la grande
+salle avec la chambre d’Anna.
+
+Quelques secondes passèrent. Anna parut entre les deux gendarmes chargés
+de l’emmener. Elle baissait la tête et la tournait à droite, et elle
+aurait voulu traverser vite, vite et sortir. Mais son frère l’arrêta.
+
+--Anna, dit-il, tu ne t’en iras pas de la maison avant d’avoir embrassé
+la mère, pour lui demander pardon.
+
+Elle eut un soubresaut, et l’émotion fut si forte que le visage fut
+transformé et renouvelé. Nous vîmes une autre Anna, celle que le poison
+avait détruite, ressusciter, et une fille déjà flétrie, mais aux yeux
+droits, aux lèvres fines, au regard noyé de tendresse, de respect et de
+regret, se pencher vers le front de la morte et le baiser.
+
+--A présent, récite un _Ave Maria!_ reprit Jobic.
+
+Elle dit très bas, très vite, la prière. On entendit seulement:
+«Maintenant et à l’heure de notre mort...»
+
+--Ainsi soit-il! dit le frère.
+
+Et elle fut entraînée dehors, tandis que plusieurs, par pitié ou pour la
+voir, se levaient et l’accompagnaient avec des gémissements.
+
+
+
+
+XX
+
+LE FAUCHEUR D’HERBE
+
+
+Le soleil brillait encore pour les habitants de la plaine. Il ne
+brillait plus, depuis longtemps déjà, pour ceux de la montagne, entre
+Albertville et Moûtiers. Bien au-dessus des villages blottis au bord de
+l’Isère, au-dessus des prés en pente et des roches fauves, enchassés
+comme des morceaux de verrière dans le plomb des forêts de sapins, une
+lumière ardente vibrait encore dans le ciel, illuminait une crête, un
+sommet rond, une plaque de neige: mais il fallait lever la tête pour la
+voir. Elle était comme les bandes d’oiseaux qui passent trop loin, et
+dont les cris ni le vol ne réjouissent plus.
+
+Cinq heures venaient de sonner à l’horloge de la cuisine, et à cette
+heure-là on pouvait dire que la grande solitude commençait pour la
+cabane du garde forestier Biélé, qui habitait sur la rive droite de
+l’Isère. Les brouillards cachaient la vallée, la trouée étroite et
+toujours menacée par les montagnes, où se précipitaient, serrés l’un
+contre l’autre, tordus, tressés ensemble comme les cordes d’un câble, le
+torrent toujours blanc d’écume, la route bordée d’un parapet, et la voie
+du chemin de fer. C’était l’unique paysage, l’unique vue sur le monde.
+Car, à gauche de la maison, et à petite distance, le ravin se
+rétrécissait et tournait brusquement; la route et l’Isère
+disparaissaient derrière un éperon de rochers noirs, le chemin de fer
+entrait sous un tunnel, et tout semblait finir à cette barrière. Quand
+le train du soir passait, ses lanternes surgissaient de l’ombre, et son
+bruit éclatait comme un coup de canon.
+
+Cinq heures. Pour prendre l’air, pour échapper à la fumée qui
+envahissait la cuisine,--cette brume ensevelissante pesait sur la
+cheminée,--Thelma Biélé ouvrit la porte. Elle fit trois pas dehors, sur
+la terrasse qui surplombait la route, et où achevaient de mûrir leurs
+graines quelques pieds de capucines, d’œillets rouges, de giroflées, et
+deux énormes soleils jaunes qui n’avaient plus qu’une couronne
+incomplète de pétales et qui ressemblaient à des feux d’artifice qui
+s’éteignent. Rien ne passait, ni gens, ni bêtes. La route était déserte
+au ras de la terrasse, l’Isère grondait au delà, et, derrière la maison,
+les sapins se levaient sur la pente abrupte.
+
+Thelma rentra, repoussa du pied des tisons que la flamme avait, en les
+tordant, jetés hors du foyer, baissa de quelques crans la crémaillère où
+pendait la marmite, puis, se redressant, elle se mira dans la glace qui
+était justement posée au-dessus de la cheminée. Elle regardait son
+visage avec émotion. Elle pensait: «Je ne dois plus être la même, à
+présent». Et elle cherchait les traces visibles de la transformation
+qu’elle sentait au fond de son cœur. Elle voyait une femme de
+trente-cinq ans, fraîche et rousselée, au nez court, aux yeux enfoncés,
+aux tempes blondes serrées dans la coiffe tarine. Elle n’était pas une
+beauté, Thelma Biélé, mais elle était jolie «pour le pays», grande,
+mince et marchant bien. Elle avait surtout un charme dans ses yeux
+d’ombre, au bord desquels, pour un compliment, pour un salut qu’on lui
+faisait, pour une pensée, une lueur courait et tremblait tout le long de
+la paupière, larme ou sourire, on ne savait lequel. Les hommes qui la
+voyaient seulement passer ne l’oubliaient pas tout de suite. Ç’avait été
+son malheur d’être admirée. Mariée très jeune à un homme borné, maladif
+et buveur, elle était montée de la plaine voilà trois ans, avec son mari
+que l’administration forestière changeait de canton pour la troisième
+fois. Elle était étrangère au pays, plus fine, plus rose, plus fiérotte
+que les autres femmes. Bientôt on avait dit partout: «Vous savez, la
+Thelma, c’est elle qui empêche son mari d’être mis à pied. On la voit
+tout le temps avec le brigadier forestier, un homme qui en a eu des
+histoires, ma chère, mais qui est habile, dépensier, et si dur de
+commandement, qu’il n’a jamais souffert personne à côté de lui, si ce
+n’est Biélé.»
+
+Les femmes ne mentaient pas. Toute comédie, toute tragédie du grand
+monde a sa réplique dans le petit. Les mêmes passions, les mêmes moyens,
+les mêmes causes. Et cependant, si un romancier s’était avisé d’étudier
+le «cas» de Thelma Biélé, il aurait dû rechercher quels éléments de
+moralité, quelle éducation de la conscience, quelles forces voisines,
+cette pauvre fille, sœur de tant d’autres, avait trouvés autour d’elle.
+A présent, elle avait rompu avec son péché; elle était toute changée, du
+moins elle voulait l’être, et elle se sentait dans ce trouble qui ne
+laisse à l’âme qu’une seule puissance, celle de ne pas cesser de
+vouloir. Elle souffrait; elle se craignait elle-même; elle avait peur de
+celui qu’elle avait quitté. Tout cela était nouveau, surprenant, presque
+incroyable pour elle-même. Un acte si peu réfléchi! Une curiosité qui
+l’avait poussée dans l’église de la paroisse, quelques semaines plus
+tôt, pendant un sermon de mission, et puis des souvenirs, une horreur de
+soi-même, un appel au secours, des larmes. Voilà pourquoi la solitude
+lui était si cruelle.
+
+Mais, pour une autre raison encore, Thelma Biélé souffrait ce soir. Elle
+n’avait plus de pain pour le lendemain. L’homme rentrerait très tard
+dans la nuit; on l’avait envoyé en tournée tout à l’extrémité du canton
+forestier, et il trouverait la soupe chaude, comme d’habitude, sur la
+cendre. Mais au réveil, quand il demanderait: «Du pain, la femme! Il n’y
+a plus de pain dans la huche!» faudrait-il avouer que deux fois, depuis
+huit jours, elle avait dû supplier la boulangère de lui faire crédit, et
+que les derniers mots de la marchande avaient été une insulte: «N’y
+revenez pas, la belle; à présent qu’on ne sait plus qui paiera pour
+vous, les comptes sont finis: pas d’argent, pas de pain».
+
+Tout le pays connaissait déjà l’affront qu’on avait fait à la pauvresse.
+C’est pourquoi elle avait attendu la nuit. Elle irait encore au village;
+elle engagerait, s’il le fallait, les petites choses en doublé qu’elle
+avait reçues, au temps de son mariage.
+
+Ah! si le faucheur d’herbe était là, son fils, ce beau valet de ferme
+qui venait de prendre ses quinze ans, et que, malgré l’âge un peu trop
+tendre, trois fermiers s’étaient disputé, parce qu’il était fort comme
+un homme, et courageux à l’ouvrage, oui, et plaisant comme pas un! Il
+n’avait guère qu’un défaut, celui-là même qu’avait la mère: il se
+tourmentait vite, se consolait lentement, et ne disait point son mal.
+
+Thelma Biélé avait laissé la porte ouverte, à cause de la fumée. Et
+voici qu’au moment où elle pensait à lui, il apparut sur le seuil,
+coiffé d’un grand chapeau de paille, vêtu de la veste courte, portant
+sur son épaule la faux encore mouillée de la sève des herbes, et aussi
+un paquet de hardes noué tout au bout du manche. La mère courut à lui,
+l’enveloppa de ses bras, le serra à l’étouffer, le baisa au front et aux
+joues, comme pour boire au sang de son fils la paix qu’elle n’avait pas.
+
+--Mon André! Tu descends donc des granges? Ils ont donc fini là-haut?
+Que tu es gentil de venir! Vois comme je suis contente! Tu es mon
+trésor. Nous allons souper, et puis nous irons au village, acheter du
+pain.
+
+--A cette heure-ci?
+
+Elle demeura tout interdite. Est-ce qu’il savait quelque chose? Mais
+non. Il déposait, dans le coin de la cheminée, la faux et le paquet de
+linge, et il disait:
+
+--Je comprends: c’est pour le père, demain matin.
+
+La mère enleva la marmite, trempa la soupe, dressa un couvert sur la
+table de cerisier rouge, dont les pieds, près du sol, étaient poreux
+comme des éponges.
+
+--Mange, mon petit!
+
+--Et toi, maman?
+
+--Moi, je ne mangerai pas.
+
+Il la regarda, de ses yeux tout luisants de vie vorace, et qui
+s’étonnaient que tout le monde n’eût pas faim. Des cloches, au loin,
+sonnaient, annonçant que les villages allaient bientôt dormir, et leurs
+volées, mêlées au bruit du torrent, montaient le long des sapins,
+clochers aussi, qui frémissaient au passage. André se hâta de finir.
+Thelma Biélé choisit dans l’armoire, peut-être à cause de la brume, un
+manteau de drap noir très long et qui la couvrait toute. L’un près de
+l’autre, la mère et l’enfant descendirent le talus sur lequel était
+bâtie la maison, et prirent la route du côté où elle montait et
+tournait. Il faisait sombre. L’Isère grondait à droite dans le nuage.
+
+Les voyageurs tournèrent donc avec la route; ils devinèrent, dans les
+ténèbres, les trois noyers, sous lesquels était abritée la maison du
+brigadier Lauzanier. La mère avait pris la main de son fils; elle
+tâchait de ne pas faire de bruit en marchant. Mais, à peine avaient-ils
+quitté le cercle froid que faisait, même dans la nuit, l’ombre du
+dernier noyer, qu’un homme, en arrière, sauta sur la route.
+
+--Thelma?
+
+--C’est monsieur Lauzanier, dit le jeune homme.
+
+--Ne lui réponds pas, et viens vite; il nous en veut, depuis quelque
+temps... ne l’écoute même pas, André, viens, viens!
+
+Et elle l’entraînait.
+
+--Je t’ai reconnue, Thelma Biélé. Je vois la nuit, comme tu sais.
+Inutile de te cacher... Tu es avec un autre homme... arrête-toi, et
+viens me parler!
+
+La fuite continuait. Pendant un moment, l’homme attendit une réponse.
+Mais, comme il n’en recevait aucune, si ce n’est le bruit des souliers
+de la mère et des sabots d’André, trottant de conserve:
+
+--Courez donc! cria la grosse voix rude; j’ai de quoi me venger!
+
+--Que dit-il? demanda André.
+
+--Rien.
+
+--Mais si; voilà que tu pleures; que dit-il?
+
+--Qu’il fera révoquer ton père; qu’il nous dénoncera...
+
+Elle tourna la tête, un peu, pour tâcher de lire sur le visage tout
+proche de son fils. Et elle crut voir des yeux ardents, des yeux qui ne
+voulaient pas la regarder, et qui restaient levés obstinément, vers les
+montagnes invisibles.
+
+--C’est que le père est souvent malade, tu sais, mon petit;... et moi,
+je me suis remise à aller à l’église;... voilà ce qu’il dira;... les
+raisons ne manquent pas, quand on veut nuire au monde...
+
+La route bifurquait; une vallée s’ouvrait à gauche; une maison annonçait
+le village, trente maisons le composaient, et c’était une seule rue,
+presque droite, avec une tour d’église au bout. Les vieilles vitres des
+fenêtres et des devantures de boutiques, pauvrement éclairées,
+laissaient tomber sur le chemin, çà et là, des écailles de lumière.
+Thelma s’approcha d’une de ces lueurs qui creusaient la brume, monta
+deux marches, et fit sonner une sonnette en poussant la porte.
+
+--Ah! mais non!... commença une voix sèche qui partait du fond de la
+boutique; je vous ai avertie...
+
+La boulangère,--deux petits yeux couleur de raisin cabas dans un visage
+ridé, couleur de pain de seigle,--levait à bout de bras la lampe à
+essence qu’elle avait prise sur le comptoir, afin de découvrir quel
+était l’homme qui suivait Thelma. Quand elle reconnut André, elle
+changea de ton.
+
+--Qu’y a-t-il pour votre service, madame Biélé?
+
+--Deux pains pour ce soir, dit André. Quand je suis là, on mange double.
+
+Il avait sa bonne figure audacieuse et contente. Il était fier de
+commander, de protéger, de payer. Lentement, malhabilement, il déliait
+les cordons d’une bourse de cuir qu’il avait tirée de sa ceinture, et,
+pendant que la mère prenait les pains et s’effaçait, gagnant la porte,
+lui, il comptait l’argent sur le marbre. Il aligna plusieurs pièces
+blanches, et des pièces de deux sous autant qu’il en avait, puis il dit:
+
+--Payez-vous; c’est la mère qui m’a donné l’argent; faudra lui faire
+crédit, une autre fois.
+
+La boulangère cligna ses yeux rouges, comme si elle disait oui, mais
+elle se contenta de saluer. Le jeune gars de ferme sortit, retrouva sa
+mère sur le chemin, et le retour fut meilleur que n’avait été la
+première partie du voyage. Lauzanier, à cette heure-là, avait dû quitter
+la vallée pour faire une tournée dans la montagne. Thelma le savait.
+Elle parlait avec André de la ferme de la Faverge et des foins des hauts
+plateaux que le garçon venait de couper. Mais André ne répondait guère
+qu’un mot pour trois qu’elle lui disait.
+
+--Si je pouvais voir son cœur! pensait la mère.
+
+Ils rentrèrent, André se coucha, et la mère borda le lit de son fils, et
+elle embrassa «l’enfant»; mais il y avait entre elle et lui deux ans
+déjà de vie séparée: cela fait tant d’inconnu qu’un baiser ne l’efface
+pas.
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+Très tard, dans la nuit, le garde Biélé, qui était de service du côté du
+roc Marchand, rentra. Il trouva sa femme endormie et son fils éveillé.
+
+--Père, dit André, quelle tournée monsieur Lauzanier fera-t-il demain?
+
+--Il est déjà parti. Avant neuf heures, il doit être au chalet haut de
+la Faverge, puis il reviendra par Vorchère. Mais quelle idée as-tu de
+demander cela? Tu rêves, mon garçon. Dors bien vite, et à demain!
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+Avant neuf heures, dans le pré de la Faverge, qui est entre deux forêts
+de sapins à deux mille mètres en l’air, quand le brigadier Lauzanier
+arriva, par grand soleil et vent frais, il vit qu’il y avait un homme
+couché vers le milieu du pré et au bord du sentier. Il continua sa
+route, et bientôt, au geste de la tête qui se dressait et guettait, il
+jugea que cet homme était jeune. Il s’approcha encore, et reconnut André
+Biélé.
+
+Celui-ci, étendu à plat ventre sur l’herbe rase, avec sa faux près de
+lui. Les bras croisés et soutenant le haut du buste, il tenait son
+regard attaché sur le forestier qui venait, et ce regard était plein
+d’une pensée unique, si directe et si forte que le brigadier forestier
+s’arrêta, et dit:
+
+--Qu’est-ce que tu me veux?
+
+Cependant, le faucheur n’avait pas encore parlé.
+
+Il ne bougea pas; il eut seulement plus d’étoiles dans ses yeux fixes,
+comme un jeune chat qui a cessé de jouer.
+
+--Monsieur Lauzanier, dit-il, je suis monté pour vous donner un avis...
+
+--Oui dà!
+
+--Vous avez menacé de dénoncer mon père?
+
+--Et je le ferai si ça me plaît, gamin!
+
+--Vous ne le ferez pas, monsieur Lauzanier! Les mots qu’on dit ici n’ont
+pas de témoins, et cela vaut mieux; écoutez bien l’avis que je vous
+donne: il y a tous les ans, par ici, des accidents de montagne, il y en
+a beaucoup...
+
+--Eh bien?
+
+--Eh bien! si vous ne vous taisez pas, il vous en arrivera un, monsieur
+Lauzanier, un mauvais, on peut vous le prédire...
+
+Le forestier regarda André d’un air de défi, leva les épaules, et
+s’éloigna. Mais la flamme qu’il avait vue dans l’œil du faucheur l’avait
+rendu prudent. Il s’est tu.
+
+André Biélé a regagné la ferme, là-haut, à la limite des neiges. Il a
+continué de payer le pain d’en bas. Mais il n’est jamais revenu.
+
+
+
+
+XXI
+
+LE CHIEN COULEUR DE FOUGÈRE
+
+
+Sébastien Courlot était quelque chose comme vétérinaire; mais c’est là
+un titre qu’on ne lui donnait jamais. Avait-il étudié dans les livres?
+Possédait-il un diplôme? Nul n’aurait su le dire aussi bien que lui,
+mais il n’en parlait pas. Pour toute la campagne, à vingt kilomètres du
+bourg où sa maison était tapie, bonne dernière, au ras de la mare où on
+lave, il était «le mégeyeur». Et tout le monde sait, depuis la banlieue
+de Paris jusqu’au plus profond des campagnes, que le mégeyeur peut avoir
+une jolie carriole peinte en rouge, ou même un cabriolet dansant comme
+un sommier, un cheval fin, des poules, une étable, des rentes: jamais il
+n’aura la situation d’un homme considérable, je veux dire qui tient à la
+terre par la semelle de ses deux sabots. Le fermier se défie de l’homme
+qui guérit ses bêtes. Comment guérissent-elles? On donne des poudres à
+celles qui enflent; on met aussi des poudres dans la boisson de celles
+qui maigrissent: n’est-ce pas singulier? Le mégeyeur connaît tous les
+troupeaux; il a dans son esprit le compte des moutons, comme un chien de
+berger; les bouchers l’arrêtent sur les routes, et causent avec lui des
+demi-heures, accoudés à une barrière; on le voit ici et on le voit là:
+un homme qui a tant de relations en dehors de la commune n’en a pas que
+de bonnes; il échappe au contrôle; il n’est pas dans l’horizon; il n’est
+pas sûr.
+
+Bien peu de gens du bourg, ou des fermes, étaient d’une mine plus
+engageante que Sébastien Courlot, un homme qui avait la bouche relevée
+aux angles et faite en croissant de lune, tant il riait souvent; des
+joues pleines, vermillonnées par l’alcool et par l’hiver beauceron; un
+petit nez décidé, lisse et râblé comme une tuile vernie, et des yeux qui
+n’avaient jamais l’air sérieux, soit que le bonhomme prononçât: «Votre
+brebis va mieux», soit qu’il prophétisât: «Je ne crois pas qu’elle
+broute longtemps.» Il était grand, tout rond de corps, portait un
+chapeau à larges bords, des cravates d’un ton toujours vif, et,
+par-dessous sa blouse, de bons complets de drap qu’il faisait venir
+d’Elbeuf. On le disait riche, bien qu’il jurât qu’il ne l’était point.
+Mais comment le croire? Un homme qui ne soignait pas seulement les
+bêtes, qui «s’attaquait même au monde»? Oui. Courlot donnait des
+consultations. Il était guérisseur, il avait un secret. Quand un
+chrétien souffrait d’une péritonite, il n’appelait pas le médecin du
+chef-lieu de canton, il n’appelait pas un médecin d’Orléans: il envoyait
+querir le mégeyeur. Courlot arrivait au trot de sa jument, entrait dans
+la maison, mettait à nu le ventre du patient, le palpait de sa main
+potelée, souple et savante, et se retirait en disant: «Ça ne sera rien».
+Le plus curieux c’est que, en effet, le malade se rétablissait. On m’a
+cité des exemples, j’en ai vu d’autres. J’ai même demandé au mégeyeur de
+m’expliquer son procédé.
+
+--Mademoiselle, je ne peux vous dire qu’une chose, c’est la manière dont
+je l’ai appris. J’étais jeune, j’étais loin d’ici, je faisais la guerre
+autour de Metz, dans l’armée du maréchal. Nous avions marché longtemps;
+nous étions exténués, et, la nuit venue, voici que je découvre, avec
+trois camarades, une auberge. L’hôtelier met sur la table une bouteille
+de vin, je remplis les verres, j’allais boire, quand la porte s’ouvre,
+et un coureur, un chemineau, aussi trempé, aussi crotté que nous, se
+faufile dans la salle. «Qui est-ce qui me donne à boire?» Personne ne
+répond. «Qui est-ce qui me donne à boire, je le récompenserai!--Plus
+souvent!» disent les camarades, et ils lampent d’un trait leur verre de
+vin. Moi, je commence aussi à boire, puis je m’arrête. «Tiens, que je
+dis, il y en a pour deux.» Alors, quand il eut bu, le chemineau fit
+claquer sa langue, et me demanda: «Viens dehors que je te parle!» Je ne
+sais pas pourquoi j’y allai, mais j’y fus. Et là il m’enseigna ce qu’il
+savait. Et quand il eut fini, il rouvrit lui-même la porte, et dit:
+«Rentre à présent; moi je m’en vas; pour ton verre de vin, c’est la
+fortune que je t’ai donnée.»
+
+Comme le mégeyeur, et devant lui, la légende courait. Malheureusement il
+y en avait une autre, une plus ténébreuse. A certains moments de
+l’année, deux fois, trois fois, «c’est selon» disaient les gens, cet
+homme gras maigrissait; il se mettait au lit; ses traits s’altéraient
+profondément; pendant une semaine il ne recevait personne; on assurait
+même qu’il ne goûtait plus ce petit vin de Vouvray, dont il avait
+toujours en cave une provision, et qui souffle hors de la bouteille,
+quand on tire le bouchon, un nuage de fumée bleue comme celle d’un grain
+d’encens. Il était malade, direz-vous? Voilà justement l’affaire. De
+quelle maladie? Pourquoi n’appelait-il jamais le médecin? Pourquoi ne
+laissait-il approcher aucun de ses amis, s’il en avait? Pourquoi
+s’alitait-il précisément dans le même temps où Le Harquelier, le berger
+de la Porchée, se plaignait de douleurs intolérables, et se jetait,
+farouche et ployé en deux, sur la litière de ses brebis?
+
+La campagne se tait, mais elle observe tout. Le berger habitait la
+grande ferme qui est à la limite des bois. Il avait un âge, assurément,
+mais lequel? On savait que ce pauvre gars, en 1900, un soir de mai,
+s’était offert comme berger avec son chien, un chien noir aux yeux
+verts. On ne lui avait rien demandé, sinon le prix qu’il voulait. Et
+déjà, à ce moment-là, Le Harquelier, rongé par la misère qui est une
+fièvre, fouetté par la pluie, secoué par le vent, perclus par
+l’immobilité, le silence et l’espace, ressemblait à une de ces truisses
+de saule, oubliée au bord d’un talus, et dont on ne peut dire: «Elle est
+jeune; elle est vieille.» Son regard fuyant, brumeux, perdu, n’était
+compris que par ses bêtes. Tant que durait le jour, Le Harquelier,
+lentement, parcourait la plaine, tantôt en avant, tantôt en arrière de
+ses moutons, que la peur du chien et du berger maintenait en cercle. Sa
+limousine sur le dos, comme un vieux morceau d’arc-en-ciel, il servait
+de perchoir aux étourneaux qui reconnaissaient la laine.
+
+On ne l’entendait jamais parler. Deux ou trois fois seulement, chaque
+année, il geignait, il restait le matin couché dans la bergerie, sans
+vouloir dire où il avait mal. Le fermier de la Porchée, qui n’est point
+un méchant homme, et qui allait visiter son berger et lui demander:
+«Veux-tu ta soupe?» avait remarqué que, ces jours-là, Le Harquelier
+avait les jambes qui tremblaient, et les sabots et les houseaux couverts
+d’eau et de boue, comme quelqu’un qui a couru la nuit.
+
+Trois ans durant, il l’interrogea, sans avoir de réponse. Un jour
+pourtant, comme il questionnait encore, avec des paroles amies, son
+berger à demi mort sur la litière des bêtes, il vit celui-ci se
+redresser; il se sentit frôler par le regard qu’on ne rencontrait
+jamais; il entendit une voix forte et basse:
+
+--Écoute, as-tu peur de ce que tu ne connais pas?
+
+--Peut-être bien, dit le patron.
+
+--Si tu as pitié de moi, il ne faut pas avoir peur. Trouve-toi, cette
+nuit, à deux heures, au carrefour du Chêne. N’amène personne avec toi:
+on ne te fera pas de mal.
+
+--Vous serez donc plusieurs?
+
+--Nous serons six, dont tu connais deux au moins. Trois prendront la
+gauche; trois prendront la droite. Moi, je serai le dernier, à gauche.
+Tu ne parleras pas?
+
+--Non.
+
+--Ni à présent, ni plus tard?
+
+--Non.
+
+--Apporte donc ta fourche, et pour me délivrer, tâche de me tirer du
+sang!
+
+Le fermier de la Porchée n’était pas rassuré. Il fit cependant ce qu’il
+avait promis. Avant deux heures du matin, par un grand froid de fin
+d’automne, il était au carrefour du Chêne. Il n’avait pas oublié
+d’emporter sa fourche d’acier bleu. Tous les bois étaient couverts de
+gelée, et pas une feuille ne remuait. Au premier coup de deux heures, il
+entendit: «Gniaf! Gniaf! Gniaf!» mais sans rien voir. Au second coup, il
+vit venir dans le chemin, trois de chaque côté, six petits chiens
+couleur de fougère morte, bas sur pattes, crottés, fourbus, tirant la
+langue, et qui jappaient, couraient, roulaient à la poursuite d’un
+gibier qui ne se montrait pas. Le fermier eut peur. Il se gara au milieu
+de l’allée. Comme le dernier allait passer devant lui, de toute sa force
+il lança la fourche, qui atteignit le chien au jarret.
+
+Un hurlement lui répondit.
+
+Et aussitôt le fermier de la Porchée ne vit plus que cinq chiens qui
+entraient dans l’ombre et s’y perdaient. Mais il avait maintenant, à
+côté de lui, son berger Le Harquelier, qui boitait, et qui saignait,
+blessé au mollet.
+
+. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+
+Ainsi, dans les soirées d’hiver, quelquefois, je raconte à mes neveux
+les histoires que j’ai surprises, les secrets les mieux gardés qui
+soient au monde: ceux de la campagne superstitieuse.
+
+
+
+
+XXII
+
+LE LIT DE LA MÈRE MOINEAU
+
+
+Les veuves! Il y a longtemps que saint Jérôme a dit du bien de leur
+état. Mais pas assez. Avec sa permission, je continue le paragraphe.
+Elles sont précieuses, dans la charité. Non pas toutes! Je ne parle pas
+de la grande veuve, qui s’occupe sans cesse de lui pour qu’on s’occupe
+d’elle, et pour qui le souvenir est un bruit; ni de celles dont le vieux
+solitaire disait qu’elles ne sont pas des veuves vraiment veuves. Je
+veux parler des autres, qui ont pris leur parti d’avoir été; qui ne
+souhaitent pas de rajeunir, et qui s’en vont, droites, simples, capables
+de passer près de la joie sans l’envier ni la troubler, mais portées
+vers la peine, comme vers un amour nouveau, plus grand que l’ancien.
+Ont-elles été heureuses? Était-il fidèle? On ne sait. Elles ont la
+mémoire silencieuse du passé. On devine qu’elles y vivent encore, mais
+seules, jalousement, à leurs heures, gardiennes qui portent la veilleuse
+et la clé, pour entrer sans témoin dans les chapelles secrètes.
+
+Souvent, j’ai eu l’occasion de comparer leur manière d’être, de
+comprendre une œuvre charitable ou sociale, de la lancer, de la
+développer, de la défendre, avec notre manière à nous, jeunes filles ou
+vieilles filles. Nous sommes mieux faites pour l’action; nous avons plus
+d’élan, plus d’imprudence heureuse, moins de retour et de repliement.
+L’audace dans le bien est une vertu des vierges. Demandez-leur d’enlever
+une barricade, de soigner un lépreux, d’illuminer une conscience toute
+noire, de quêter une mondaine, de convaincre un ministre, de cacher
+trente ans de leur vie dans une infirmerie: elles le feront. Elles
+peuvent tout écouter parce qu’elles ne savent pas tout, et, peut-être à
+cause de cela, tout consoler, et tout relever. Il n’y a pas de fange
+humaine à côté de qui on ne les voie. Elles retiennent de leurs mains
+frêles, et le monde ne s’en doute pas, des armées prêtes pour la
+révolte. Les veuves ont moins d’allure. Ayant plus vécu, elles doutent
+davantage. Mais elles sont conseillères, patientes, visiteuses; elles
+plaignent mieux les peines de cœur, et elles n’aiment pas mieux que nous
+les enfants, non, mais elles ont toutes, pour causer d’eux avec les
+mères, des mots, des regards, des silences qui savent le chemin. On
+s’entend tout de suite avec elles; on ne cache rien. Et puis la liberté
+plus grande de leur vie les rend hospitalières. Les veuves tout à fait
+pauvres sont peut-être ici les plus étonnantes. Voyez la mère Moineau.
+
+Elle habite Paris depuis toujours. Les quartiers lui sont indifférents,
+pourvu qu’elle puisse payer son loyer avec beaucoup de retard. En ce
+moment, elle fait partie du faubourg Saint-Germain, parce que, après
+cinq ans d’essai et d’huissier, on n’a plus voulu d’elle aux
+Batignolles. Elle paye difficilement, mais elle ne demande rien. Elle a
+sa rente insuffisante, le revenu des économies qu’elle avait faites,
+malgré M. Moineau, un dépensier, hélas! quand ils étaient concierges, au
+pied de la tour Saint-Jacques. Le pire malheur n’est pas de souper d’une
+salade et d’un morceau de pain. Ce n’est pas non plus d’avoir soixante
+ans, du rhumatisme dans les deux jambes et une petite taie sur l’œil
+droit. Si vous aviez rencontré, l’hiver dernier, sortant de chez elle,
+la mère Moineau, vous l’auriez prise pour une personne «qui a le moyen»:
+deux bandeaux bien lissés, soufflés par des crêpés, des yeux noirs, pas
+commodes, et celui de droite un peu recouvert par la paupière, des
+pommettes bien rondes, la poitrine aussi, la taille courte, une robe
+noire sans une tache, une broche de jais au col, et des mitaines aux
+mains. Elle allait au marché, avec son filet. Il lui arrivait de revenir
+en rapportant son filet vide, quand les légumes étaient trop chers. Mais
+vous auriez dit, en la voyant, comme ses voisines: «Madame Moineau a un
+chagrin». Si elle en avait un! Son œil malade le racontait un peu plus
+que l’autre, mais ils pleuraient tous deux, lentement, des larmes bues
+par le vent de la rue. Madame Moineau n’aidait pas le vent avec son
+mouchoir. Que lui importait qu’on la vît pleurer? Tout le monde ne
+saurait-il pas, bientôt, que Joséphine, son unique, l’avait quittée
+depuis trois jours, une fille qui n’avait jamais eu beaucoup de conduite
+et qui n’en avait plus du tout? «Comment se fait-il qu’elle n’ait pas pu
+souffrir vingt ans de misère, quand moi j’en ai porté soixante?»
+
+Elle ne trouvait pas la réponse. Madame Moineau n’avait pas changé de
+pensée un seul moment, lorsqu’elle heurta du coude, sans l’avoir voulu,
+à l’entrée du marché, une femme qui était là immobile, adossée au mur,
+sur le trottoir.
+
+--Pardon, madame!
+
+--Ça n’est rien, madame!
+
+--Tiens, vous pleurez, vous aussi? Il faut croire que c’est le jour.
+
+La mère Moineau, qui ne se savait pas psychologue, mais qui l’était,
+jugea qu’elle coudoyait une vraie pauvresse et une vraie peine.
+
+--Le vôtre vous a lâché? demanda-t-elle.
+
+--Non, je ne l’ai plus.
+
+--C’est comme moi mon défunt Moineau. Que vous ont-ils donc fait?
+
+--Ils m’ont mise à la porte parce que je ne payais point.
+
+--Ça m’est arrivé, à moi aussi.
+
+--Alors j’ai juste six sous devant moi, pour moi et pour le petit que
+vous voyez là.
+
+Un avorton de trois ou quatre ans, mou comme un paquet de nouilles, se
+traînait sur l’asphalte.
+
+--Il est mignon, dit la mère Moineau. Ça ne doit guère manger?
+
+--Des pommes, ma chère dame, c’est ce qu’il aime le mieux, mais elles
+sont hors de prix.
+
+--Je vous crois! Vous n’êtes pas la mère?
+
+--Non, elle est morte.
+
+La mère Moineau vit que la maigre mâchoire de la femme s’était allongée,
+et qu’au-dessus du creux des joues, les paupières battaient.
+
+--Si vous n’aviez besoin que d’un lit, dit-elle, j’ai le mien. Jusqu’à
+ces jours-ci, je couchais à deux, avec ma fille, qui ne reviendra pas.
+Il est large; vous n’êtes guère épaisse. Mais c’est le petit?
+
+Les paupières cessèrent de battre. Dans la tête endolorie, vide
+d’espérance, le jour se levait. La taille se plia, la main droite saisit
+l’enfant et l’enleva, pour le montrer.
+
+--C’est gros à peine comme un chat. Une caisse suffirait.
+
+--J’en trouverai une, et de la laine pour faire un matelas. Car, pour
+des couvertures, Dieu merci, je n’en manque pas. Avez-vous du travail?
+
+--Plus de travail que de payement, ma chère dame. J’aide à la vente,
+chez une marchande de légumes. Mais, comme je suis vieille, on ne me
+donne que cinq francs par semaine.
+
+--Cinq francs, ça nous aidera tout de même. Attendez-moi.
+
+La mère Moineau monta, plus lestement que d’habitude, la marche de la
+halle. Elle revint avec le filet presque plein. Et les deux femmes,
+tenant le petit entre elles, s’en allèrent vers la rue de Bellechasse.
+La mère Moineau expliquait qu’elle habitait au second, sur la cour;
+qu’elle n’avait qu’une chambre, mais bien propre par exemple, un grand
+lit en fer, trois chaises, une table, un poêle pour la cuisine et une
+commode: tout ce qu’il fallait. Quand elle fut rendue devant le numéro
+de la maison, à l’entrée du passage:
+
+--J’ai oublié de vous demander une chose: comment vous appelez-vous?
+
+--Madame Marais; madame veuve Marais.
+
+Depuis un an ou à peu près, madame Moineau et madame veuve Marais
+vivaient ensemble, n’ayant qu’une chambre, qu’une table, qu’un poêle et
+qu’un lit. Les voisines avaient pris l’habitude de les traiter comme des
+sœurs, associées de misère, et qui élevaient l’enfant, ce chétif qui
+avait de la chance, en somme, d’avoir deux grand’mères. Elles ne
+voyaient pas beaucoup madame Marais, employée depuis la première heure
+jusqu’au soir chez la marchande d’herbes et de légumes, mais elles
+continuaient de rencontrer, sur le palier, dans l’escalier, dans les
+rues du quartier, la mère Moineau, et même de recevoir la visite de la
+vieille femme. Car celle-ci, trop impotente pour travailler, était de
+force encore à monter des étages. On la demandait, on l’envoyait
+chercher, elle avait une clientèle, surtout parmi les jeunes mères, qui
+la savaient expérimentée, complaisante, et bavarde juste assez pour que
+le temps ne parût ni long ni court en sa compagnie. Elle faisait
+chauffer le lait pour le biberon, emmaillotait, démaillotait, berçait le
+nourrisson, donnait à la mère des tisanes rares et souveraines,
+tricotait près de l’accouchée, racontait les histoires de toutes les
+loges de la rue de Bellechasse et de la rue Saint-Dominique, en
+inventait quand elle avait vidé son sac, ou bien, près des malades
+sérieusement malades, elle se taisait, dévouée alors, compatissante,
+capable de se tenir immobile et silencieuse dans le coin de la chambre,
+comme la flamme d’une veilleuse qui regarde l’endormie.
+
+Un jour du mois dernier, sa plus proche voisine vint lui dire:
+
+--La petite femme Grésil, de la rue Vaneau, voudrait vous voir; elle est
+bien malade. C’est la poitrine, toujours!
+
+La petite femme Grésil! Qui n’a pas visité une salle d’hôpital parisien,
+qui ne s’est pas arrêté devant un lit blanc, où repose, la tête soulevée
+par l’oreiller, très pâle, très fine, confiante encore dans la vie et
+pourtant condamnée, une employée de la couture ou de la mode, celui-là
+ne peut imaginer combien était émouvante et même délicieuse à voir la
+petite femme de l’ouvrier plombier. Elle n’avait pas été transportée à
+l’hôpital; elle était restée dans cette chambre du quatrième, un peu en
+désordre maintenant, mais encore pimpante, à cause des meubles neufs et
+des rideaux à fleurs. Elle avait des yeux bruns, des yeux que la maladie
+avait agrandis, tout pleins d’esprit, de jeunesse et de câlinerie. On
+lui eût rendu service, rien que pour les voir se fermer à demi, sourire
+et dire: «Merci, la mère Moineau!» Quand la mère Moineau arriva, ils
+pleuraient. Elle gronda, elle plaisanta, elle demeura longtemps, et ne
+réussit point. Ce fut elle-même qui perdit sa joie.
+
+--Ma petite Grésil, dit-elle, puisque vous êtes triste, et que vous vous
+croyez très malade, si j’étais que vous, je recevrais le bon Dieu.
+
+La tête pâle, sur l’oreiller, remua faiblement pour dire non.
+
+--Je ne demanderais pas mieux, mère Moineau, mais ici, dans cette
+maison, c’est impossible. Il y a de si mauvaises gens! Vous n’imaginez
+pas! Voilà six mois, il est venu un curé, pour une malade comme moi, et
+ils l’ont tellement injurié, ceux d’en bas, et même frappé, qu’il a été
+obligé de se retirer. On n’est guère libre, vous savez.
+
+--Votre mari voudrait-il?
+
+--Bien sûr, le pauvre!
+
+La mère Moineau resta songeuse un moment.
+
+--Alors, il y aurait peut-être un moyen. Vous diriez que vous allez vous
+faire soigner dans une maison de santé. Je viendrais vous chercher en
+voiture,--je ne sais pas qui payerait, mais je trouverai,--et vous
+prendriez ma place, dans mon lit, pour trois ou quatre jours. Madame
+Marais n’est pas épaisse; elle est tranquille; elle ne dort pas plus de
+six heures par nuit. Moi, je dormirai sur une chaise. Ma petite Grésil,
+il faut accepter!
+
+Il en fut ainsi. La bouchère paya le fiacre. Madame Marais fit le ménage
+«à fond», et mit dans le lit la meilleure paire de draps. Deux
+locataires, des jeunes, des inconnues pour elle, aidèrent madame Grésil
+à monter l’escalier. Elle se reposa deux jours. Le troisième, au matin,
+quand le vicaire vint, il trouva plusieurs femmes à genoux, et une
+grosse vieille debout, qui soutenait la tête de la malade. A côté du
+lit, sur la table, il y avait un tout petit crucifix de plâtre, et une
+touffe de chrysanthèmes, qu’avait envoyée la marchande de légumes.
+
+--C’est votre fille? demanda-t-il à la mère Moineau.
+
+--A peu près, répondit-elle.
+
+Et c’était vrai, et pour la petite Grésil, et pour la mère Marais, et
+pour l’enfant qui dormait dans la caisse pleine de laine, et pour
+d’autres sans doute.
+
+Quelle histoire on ferait avec la charité des pauvres!
+
+
+
+
+XXIII
+
+LE BOURG ABANDONNÉ
+
+
+Tout à la fin de septembre, une invitation inattendue m’amenait pour
+quelques jours dans un coin perdu de la côte bretonne. Mon amie de
+pension, Jeanne, qui est veuve et qui a deux grandes filles, m’écrivait:
+«Je suis malade, tu les promèneras. Je suis triste, tu me guériras.»
+J’ai pris le train, j’ai voyagé longtemps, et je suis arrivée à une
+station que la lettre de Jeanne m’avait désignée: mais j’étais loin
+encore de la maison de mon amie.
+
+L’adjectif «perdu» est bien celui qui convient au village où j’étais
+appelée, perdu entre les vagues de la mer et celles de la terre
+bretonne, loin des chemins de fer, loin de toute ville même de médiocre
+importance, ignoré des baigneurs, deviné seulement par les chauffeurs
+qui font le tour de la Bretagne, et qui peuvent, un instant, du haut
+d’une colline distante de deux kilomètres, apercevoir deux plages
+séparées par un cap, et là, au commencement de l’éperon noir, après de
+maigres champs d’avoine et de sarrasin, avant une lande en pointe, un
+groupe de maisons blanches évidemment «sans intérêt». Jeanne m’en avait
+fait la description.
+
+Dans la cour de la petite gare, une carriole m’attendait. Le conducteur
+était un irrégulier de la profession, un fermier qui, ayant de bons
+chevaux et le goût de l’auberge et du cidre doux, consentait moyennant
+finances, et quand la récolte ne s’y refusait pas, à faire la longue
+trotte avec les haltes qui l’allongent. Il plaça mon bagage à l’arrière,
+me fit asseoir près de lui, sur la banquette, et, sans me demander mon
+avis, me jugeant comme lui-même hospitalière, offrit de monter, tour à
+tour, à quatre ou cinq amis rencontrés sur la route, et qui nous tinrent
+compagnie chacun pendant une demi-heure. Nous les prenions à l’entrée
+d’un sentier; nous les déposions plus loin, à l’entrée d’un chemin vert.
+Les côtes succédaient aux descentes, sans que la jument ralentît son
+allure. Elle avait deux bourrelets d’écume à chaque endroit de son poil
+gris où tombait et se levait en mesure une courroie du harnais. L’homme,
+ivre et sommeillant dans la gloire comme un pommier en mai, laissait
+aller, les yeux songeurs dans le vent frais. Il souriait vaguement au
+danger des raidillons et des tournants, aux brusques rencontres de
+charrettes ou de carrioles que nous manquions d’accrocher à chaque fois.
+On eût dit qu’il avait reçu, pour un jour ou pour tous les jours,
+quelque promesse d’en haut de ne point verser. Il devait se croire sur
+la mer sans obstacle. Je lui demandais:
+
+--Combien de kilomètres encore?
+
+--Trois ou quatre lieues de pays, à peu près.
+
+Les lieues de pays, multipliées par l’à peu près, défilèrent pendant
+tout l’après-midi: champs étroits, toujours penchés, toujours bordés
+d’ormes émondés; ravins aigus au fond desquels l’eau se devine seulement
+à l’épaisseur des herbes; solitudes cultivées; futaies sur les collines
+et futaies sans château, avenues seigneuriales d’un seigneur disparu;
+tertres de fougères et de bruyères, où quelqu’un, qui ne vient plus, a
+dû s’asseoir pour regarder l’ombre bleue des vallées et le croissant fin
+qui monte, salué par les grillons. Le fermier qui me conduisait était un
+silencieux, mais plus encore un craintif. A quelques réponses fuyantes
+et brèves, que j’obtins de lui, je compris qu’il était un assez bon
+homme, mais qui craignait de laisser voir le fond religieux de sa race.
+Il avait peur d’être trahi, peur de vexations qu’il m’était impossible
+de préciser. Là comme dans les villes, je rencontrais la peur. Une femme
+eût été moins en garde et plus brave.
+
+Comme j’étais entrée, avec mon guide, dans la salle basse d’une auberge
+bien tenue, propre, je remarquai, à droite de la cheminée, une niche de
+bois accrochée au mur, ornée à l’intérieur de papier doré, de vases en
+plomb, de coquillages, au milieu desquels trônait une statuette de la
+Vierge. Deux hommes qui conduisaient chacun deux chevaux admirables,
+attelés à une charrette pleine de goëmon frais, s’arrêtèrent devant la
+porte, et s’avancèrent, en portant la main à leur chapeau de feutre
+d’ancienne mode. C’étaient deux fermiers riches de la contrée, le père
+et le fils, et rarement j’ai vu des visages de paysans d’une finesse,
+d’une distinction de traits égale à celle de ces deux Bretons blonds.
+Ils demandèrent un verre de rhum,--de quelle Jamaïque, hélas!--burent
+debout, d’un trait, et reprirent la route de la ferme.
+
+J’arrivai avant la nuit, à l’heure où la clarté de la mer survit encore
+à celle des feuilles et des pierres. Jeanne ne m’avait pas trompée;
+j’avais bien sous les yeux le paysage large et sauvage qu’elle m’avait
+annoncé: des rochers, des plages mouillées et nivelées à chaque marée,
+et dont pas une villa ne brise la belle courbe nue, des dunes couvertes
+d’herbes folles, des champs moissonnés et beaucoup de ciel au-dessus.
+Mon amie habite à un quart d’heure de la côte, sous les premiers arbres
+que le vent ne tord plus, une ancienne gentilhommière qui n’eut jamais
+d’hôte prodigue, assurément, et qui s’est passée de tourelles, de
+sculptures, et de parc.
+
+Nous sommes dans la campagne, sans fossé, sans haie, sans transition.
+Raison de plus pour l’étudier un peu. J’ai fait mon enquête. Et les
+hommes comme les choses m’ont dit leur abandon.
+
+Le «port» a été le chef-lieu de la commune, et ne l’est plus. Le vent de
+la côte qu’on a voulu fuir, une grande route dont on a voulu se
+rapprocher: voilà les raisons du délaissement. L’église neuve, la
+mairie, l’école, plusieurs cabarets, une épicerie, le bureau de tabac,
+le bureau de poste se sont groupés là-bas, sur la colline, à deux
+kilomètres dans les terres. Il ne reste ici que des maisons vieilles,
+les unes blanchies à la chaux, les autres grises comme de l’ajonc sec,
+où logent des pêcheurs de maquereau et de congres, des douaniers, des
+ouvriers tailleurs de pierres et deux ou trois fermiers riverains de la
+mer. La plupart des cultivateurs habitent des fermes isolées,
+disséminées dans les vallées, cachées derrière les haies. Paix profonde,
+n’est-ce pas, idylles champêtres, légendes bretonnes? Hélas! tout cela
+pourrait être, mais tout cela n’est pas. Tous ces pauvres sont, comme
+des riches, divisés en vainqueurs et vaincus. Dans ces campagnes si
+longtemps calmes et saines d’esprits, les pires mensonges font leur
+chemin, et personne ne peut plus réparer toutes les brèches. Un homme
+pouvait le faire autrefois, le curé, s’il était vraiment prêtre. Mais on
+l’a si bien désigné aux défiances et aux haines, que la moitié de sa
+paroisse n’a plus de guide et n’a plus d’exemple, en aucune chose,
+morale, sociale, française; et de même quand il s’agit seulement
+d’éviter une faute d’hygiène ou de goût. L’ancienne église était bâtie
+sur la pente d’une lande, au-dessus de la falaise; elle était en granit
+rouge, d’un beau style du treizième, forteresse par l’épaisseur des
+murailles, ornée de colonnes, percée de fenêtres d’une ligne pure. Un
+seul paroissien vigilant, un homme de goût habitant le pays: et cette
+beauté vénérable eût été conservée. Il ne reste plus de la nef que des
+pans de murs. Le chœur seul est intact. Il sert de chapelle de secours
+pour la population du port. Dans l’encadrement d’une ogive, quand on
+entre dans la sacristie, on aperçoit la mer, à quarante mètres
+au-dessous de soi, et les pointes d’écueils toujours cernées d’écume, et
+le grand ciel qui est si souvent, en Bretagne, le soir, d’un mauve
+léger, comme les bruyères fanées.
+
+Une femme m’a dit: «Il y a bien une veuve parmi nous, qui soigne les
+malades, et veille les mères en couches, et fait ce qu’elle peut pour
+que le monde n’ait pas trop faim et pas trop froid dans les hivers. On
+l’aime tous, excepté ceux qui la «regrettent» parce qu’elle est
+dévotieuse. C’est une vraie bonne sœur en plein vent. Son défunt était
+pilote, loin d’ici. Elle a de quoi vivre, mais elle n’a guère de quoi
+donner; et moi je sais que ça la prive.»
+
+J’ai entendu un autre mot, un de ceux qui m’émeuvent parce qu’ils sont
+le résumé tout simple d’une âme rarement parlante. Il a été dit par
+hasard, devant moi. Je montais à travers les mielles, à la brune, et je
+rentrais au logis de mon amie. Au carrefour, à la limite des champs, une
+charrette coupait la route devant moi. L’homme qui marchait à la tête
+des chevaux, un beau jeune fermier, celui que j’avais vu entrer à
+l’auberge avec son père le jour de mon arrivée, leva la main, saisit la
+guide et arrêta l’attelage. Ce n’était pas pour reposer ses bêtes. Il
+avait aperçu devant lui, l’unique «baigneur» venu en ce pays désert, un
+avocat de l’Est, inconnu ici voilà quatre semaines, et que, cependant,
+les gens du bourg et de la campagne ont pris en affection; il faisait
+pour lui ce qu’il n’eût peut-être pas fait pour son maître: il cherchait
+à causer avec lui, sans intérêt, par amitié. Que s’était-il passé? Rien
+que d’ordinaire, en apparence. Cet étranger, comme tant d’autres, avait
+cherché à connaître les marins, les paysans, les enfants, les vieux, les
+pauvres. Au hasard des rencontres, il leur avait souhaité le bonjour et
+dit un mot; mais, à la différence des autres passants, il avait laissé
+deviner en lui un cœur sans curiosité, sans vanité, un cœur ami et
+dévoué; il avait aussi réuni une fois, une seule fois, dans une grange
+prêtée par Jeanne, les familles des fermiers voisins, et il s’était mis
+à raconter des histoires où revivait la Bretagne et d’où Dieu n’était
+pas absent. Les auditeurs de la semaine dernière arrêtaient à présent
+leur ami dans les chemins. Et c’est ce qu’avait fait le métayer, au
+carrefour des mielles.
+
+--Eh bien! monsieur, vous partez donc demain?
+
+--Mais oui.
+
+--Vous reviendrez chez nous, n’est-ce pas, une autre année?
+
+--Peut-être.
+
+Et le beau gars breton, serrant la main de l’étranger qui partait,
+répondit gravement:
+
+--Faudra tâcher. Car il n’y a qu’un mois que vous êtes chez nous,
+monsieur, et c’est pourtant comme si vous étiez né dans le pays!
+
+L’attelage continua sa route. Je pris le sentier. Mais je ne pouvais
+distraire mon esprit des mots de ce paysan, philosophe sans le savoir,
+et qui venait d’exprimer la plainte d’une société rurale incomplète et
+souffrante.
+
+
+
+
+XXIV
+
+LA VILLE AU ROUET
+
+
+Il y avait bien des Villes au Rouet, dans la France que nos mères ont
+connue, bien des fermes et des logis où s’était conservée l’habitude de
+filer le fil dont serait faite la toile des draps et des chemises. Celle
+dont je veux parler, et qui porte le nom du métier que toutes les mains
+de femme, les mains rudes et les mains blanches, savaient faire chanter,
+est située dans une contrée sauvage et voisine de la mer. Je dis
+sauvage, parce qu’il y a peu de routes à travers les champs, des ajoncs
+sur les talus, des mots de patois sur les lèvres des paysans, et, dans
+le cœur de tous les habitants, qu’ils soient nobles, bourgeois, artisans
+ou laboureurs, une secrète défiance contre ce qui vient par terre de
+l’étranger, marchandise ou marchand, idée même: car ce qui vient par mer
+est généralement bien accueilli. La maison, bâtie en moellon, coiffée de
+forte ardoise qu’a rouillée le sel de la brume, est flanquée à l’ouest
+d’un jardin, à l’est d’une prairie, qui mettent de l’air autour d’elle,
+et de la lumière, et un parfum de fleurs ou d’herbe. En avant du jardin,
+une petite futaie de chêne laisse passer l’avenue mal empierrée. Et le
+parc, c’est toute la campagne environnante, les cultures divisées par
+des talus plantés d’arbres, les minces vallons tournants, qui guident
+vers la côte des ruisseaux invisibles, les chemins verts innombrables,
+déserts sauf au temps des semailles et de la moisson, et qui ont, en
+leur milieu, un sillon de poussière fine où la patte d’un moineau, le
+pied d’un écureuil ou d’un lièvre creuse une empreinte durable. Mais
+rien n’égale en beauté, à bien des lieues à la ronde, la hêtrée de la
+Ville au Rouet.
+
+Si vous passez par là, vous la reconnaîtrez à ce que j’en vais dire. Un
+chemin part de la futaie de chênes et descend en demi-cercle à la mer.
+D’abord de pente douce et à peine encaissé, il devient bientôt rapide,
+s’enfonce dans une tranchée dont les parois ont dix mètres, puis vingt
+mètres de hauteur; il est obstrué par des quartiers de roche que roulent
+les torrents d’hiver; il tourne et, tout à coup, il s’ouvre un peu, pour
+recevoir la lumière de l’eau vive. Un arpent de prairie et de sable le
+sépare de la baie. On peut aborder là. Il y a une roche avec un poteau
+pour amarrer les barques. La merveille, c’est que le ravin est une
+avenue couverte, c’est que, des deux talus rapprochés, des hêtres
+s’élancent et croisent leurs branches au-dessus du sentier. La mousse,
+tout le long des pentes, est soulevée et modelée par leurs racines; ils
+ont des troncs courts, vite épanouis en rameaux, des troncs qui «font la
+main», et qui sont d’un gris rose à l’automne et marbrés de bleu quand
+la sève est nouvelle. A peine si on devine du dehors ce berceau de
+hautes ramures. Toute leur ombre, toute la charpente de leur corps, tout
+leur bruit, tout le parfum de leurs faînes et de leurs feuilles tombées
+appartiennent au sentier. Le sentier appartient à la Ville au Rouet.
+
+La femme qui habitait la maison,--il y a peu d’années encore,--n’avait
+pas, depuis longtemps, quitté la paroisse où elle était venue après son
+mariage, où elle avait vécu heureuse et entourée, où elle vivait seule,
+à présent, veuve et n’ayant plus qu’un fils qui passait, chaque année,
+le mois d’août à la Ville au Rouet. Il arrivait de Paris, par un train
+qui s’arrêtait à l’entrée d’un petit port, de l’autre côté de la baie,
+et il prenait un canot pour traverser le bras de mer. Madame Guéméné
+l’attendait sur la plage, à l’ombre du dernier hêtre. Ensemble, ils
+remontaient le chemin couvert et tournant, le chemin merveilleux, qui
+leur était cher comme la reliure d’un livre où vivait leur pensée. Ils
+s’arrêtaient pour se redire la joie du retour: «Tu as bonne mine!--C’est
+la joie!--Et l’air d’un homme! Tout à fait! Monsieur le financier, avec
+votre belle barbe blonde, on vous prendrait, en pays d’Orient, pour un
+seigneur! Regarde-moi, sais-tu que tu as encore grandi? Je m’étonne
+toujours d’avoir un si grand fils.--Et moi une mère qui n’a pas vieilli.
+Vous n’avez pas un cheveu blanc.»
+
+Cette chétive madame Guéméné, fine de visage, toute voisine de la
+cinquantaine, avait gardé de sa jeunesse, de son enfance même, un
+sourire agile et de tous les traits à la fois, et que l’âge avait
+achevé, en lui donnant un sens mélancolique. Son fils débarquait,
+l’esprit tout plein du mouvement de Paris. Il parlait des affaires
+industrielles, variées comme l’invention humaine, qu’il avait étudiées
+et qui le passionnaient, des théâtres, des expositions, des concerts, et
+du train du monde, c’est-à-dire du cercle assez court où chacun vit.
+Elle écoutait; elle était intéressée, amusée souvent: elle n’enviait
+pas. Et il s’étonnait.
+
+--C’est un mystère pour moi, disait-il. Comment pouvez-vous habiter
+seule, toute l’année, à la Ville au Rouet? L’été, passe encore: vous
+recevez quelques visites de voisins de campagne, ou de baigneurs
+installés dans les villas de la côte; vous avez la visite prolongée de
+votre fils. Mais l’hiver? Mais le printemps? Mais l’automne? Avouez que
+les conversations avec vos fermiers, vos blanchisseuses et votre
+jardinier ne sont pas folâtres...
+
+--Folâtres, non; mais je n’ai plus l’âge, mon ami... Elles sont plus
+nourries que tu ne penses. Et puis tu oublies que j’ai un autre
+interlocuteur.
+
+--Lequel?
+
+--Moi-même, et qu’on ne cause bien avec soi que dans le désert.
+
+--De qui parlez-vous, avec vous-même?
+
+--De toi surtout.
+
+--Vous ne me connaissez presque plus!
+
+--Assez pour imaginer, prévoir et m’inquiéter: tu vois bien que c’est
+vivre, cela!
+
+Les grands hêtres verts les écoutaient rire.
+
+Depuis quelque temps, M. Guéméné sentait grandir son admiration pour sa
+mère. Il était arrivé à cette conclusion, qu’il prenait pour une
+découverte, que sa mère devait être une femme d’intelligence supérieure,
+et que c’était dommage qu’elle vécût si retirée. Comment ne s’en
+était-il pas avisé plus tôt? «Comme nous sommes pauvres de jugement,
+pensait-il, nous qui aimons seulement nos mères, et qui ne comprenons
+leur mérite qu’à l’heure où leur vie est déjà près de finir!» Il le dit,
+et sa mère eut assez d’esprit pour rire encore.
+
+--En toute vérité, je crois que tu te trompes, mon ami, dit-elle. Les
+femmes devinent, plus et mieux que les hommes. Elles ont une tendresse
+intelligente, qui ne dépend point de leur condition, qui s’attache
+d’abord aux enfants, et de là s’étend plus ou moins sur le monde. Avoir
+eu souvent peur pour les autres, pour les âmes, les corps et les biens,
+c’est posséder une grosse expérience, et presque un passe-partout. Pour
+aller très droit dans la vie, il n’y a pas besoin d’avoir une
+intelligence supérieure,--heureusement,--il faut mettre à profit cette
+modeste clarté que la poussière des routes battues projette sur les
+fossés. Il faut autre chose encore: ce que j’appelle la bonne volonté.
+
+--Plus rare, celle-ci!
+
+--Infiniment. Se décider en bonne foi; sacrifier ce qui est cher à ce
+qui est clair; oublier ce qu’on a souhaité, pour vouloir autre chose:
+voilà le difficile, et ce qui fait les abîmes entre les hommes...
+
+Celui à qui sa mère parlait de la sorte était sans doute encore trop
+jeune. Il ne répondit pas, mais il pensa: «Ce sont des mots, personne ne
+peut vouloir contre soi-même, ni toujours, ni même souvent.»
+
+Et une année s’écoula. L’année suivante, les hêtres du chemin qui tourne
+virent passer trois promeneurs au lieu de deux. M. Guéméné avait amené
+sa jeune femme à la Ville au Rouet: il lui avait recommandé: «Ma mère a
+bien changé, depuis six mois; elle s’affaiblit; il importe de la
+ménager: si elle vous demande de venir habiter avec elle, évidemment
+nous n’en ferons rien, mais laissez-lui un peu d’illusion.» Le jour du
+départ, la mère descendit avec ses deux enfants jusqu’à la plage où le
+canot était amarré. Ce fut elle qui détacha la corde, et qui dit:
+
+--A l’an prochain! J’espère que nous serons quatre?
+
+Beaucoup de temps passa encore. Madame Guéméné était devenue vieille, si
+vieille que, pour attendre son fils, elle dut s’arrêter tout au
+commencement de la pente couverte de hêtres. Ce n’était pas le retour
+joyeux, espéré, préparé, pendant onze mois de solitude. Les arbres, au
+vent froid qui montait de la mer, agitaient plus de bourgeons que de
+feuilles. M. Guéméné arrivait ruiné et affolé. Il embrassa en pleurant
+cette créature diminuée par l’âge, et dont le visage disparaissait sous
+l’amas des châles de tricot. Elle ne lui reprocha rien; elle eut cette
+charité merveilleuse de sembler croire tout ce qu’il disait, et cette
+autre d’écouter jusqu’au bout un homme que le chagrin faisait
+déraisonner. «Mon parti est pris, disait-il, et il vous plaira: je
+reviens à la Ville au Rouet; je ne suis plus rien, je ne travaille plus
+et je n’aurais jamais dû travailler puisque j’ai été vaincu; nous
+vivrons ensemble; je vous demande asile.» Madame Guéméné, quand il eut
+fini de dire de grands mots inutiles, leva sa main qu’un peu de fièvre
+agitait, comme aux jours où elle signait un bail. «Non, dit-elle; la
+gestion de mes terres sera désormais facile; tu vaux mieux que cela; je
+viens de vendre deux fermes, l’une qui payera tes dettes, et l’autre qui
+te permettra de recommencer ta vie.»
+
+L’homme qui m’a raconté ces choses, un soir d’été, sur les falaises de
+la baie, me montrait de loin le ravin où remuaient en grandes houles les
+cimes déjà jaunes des hêtres. Et il ajoutait:
+
+--J’ai osé parler, quelquefois, de ma force, de mon esprit de décision,
+de mon dévouement aux miens: mais, devant ces arbres-là, ce sont des
+mots que je ne dis plus jamais.
+
+
+
+
+XXV
+
+LES YEUX
+
+
+Il y en a qui disent tout; il y en a qui ne disent rien; la plupart ne
+disent qu’une ou deux choses, toujours les mêmes.
+
+Depuis le temps que la littérature les célèbre, en prose et en vers, nos
+yeux de femmes sont un sujet qu’elle n’a point épuisé. Elle y cherche
+l’amour et rarement la pensée. Nous sommes durement traitées par tant de
+poètes qui n’écrivent pas pour nous déplaire. Ils aiment seulement en
+nous l’amour que nous avons pour eux, ou que nous pourrions avoir, et
+ils nous réduisent à un seul rôle, et nous renferment dans un seul âge.
+Quelques-uns ont été d’un réalisme aigu, les plus grands. N’est-ce pas
+Homère qui a parlé de déesses et de mortelles «aux yeux de génisse»? Il
+voulait exprimer la longueur de ces yeux, et leur placidité, et leur
+velours épais, où vit l’unique reflet des herbes et du sol. Il avait des
+images de pasteur. Et j’avoue que celle-là, toute déplaisante qu’elle
+soit, m’est souvent revenue à l’esprit. En omnibus, en chemin de fer,
+dans la rue, dans un salon, le regard d’une voisine ou d’une passante
+m’a fait songer: «C’est cela même! O vieillard qui savais combien un mot
+d’éloge peut porter et cacher de vérités cruelles! Elles souriaient les
+jeunes Grecques, flattées de ce qu’un si grand poète admirât leurs
+grands yeux. Il avait mis en vers les propos de leurs amants. Le reste
+importait peu!» Les modernes ont inventé ou répété cent formules, où ils
+semblent plus épris de la couleur que de la forme des yeux; j’ai lu,
+dans les romans et les recueils de poésies, l’irrésistible attrait des
+yeux couleur de violette, ou noirs comme la nuit, ou jaspés, ou bleus,
+ou gris de lin. Mais ce sont presque toujours des yeux qui aiment. Et il
+me semble à moi, que j’ai rencontré dans la vie, plus souvent que ces
+écrivains, des yeux qui pensent.
+
+Quelle souveraineté! La beauté pensante! Elle attire et elle intimide;
+elle veut bien se faire toute voisine, elle nous parle, elle nous
+sourit, mais elle a gardé dans ses yeux l’immensité inconnue d’où elle
+vient, où elle a passé toute seule, où elle retournera, où l’emporteront
+ses ailes qu’elle a repliées pour une heure et par pitié pour nous.
+
+Plusieurs religieuses m’ont donné cette émotion délicieuse et cruelle,
+l’une surtout que je connais bien. Elle est belle et elle ne le sait
+pas. Elle n’a pas de miroir quand elle attache sa guimpe et qu’elle
+épingle son voile. Ses compagnes, si elle était laide, l’accueilleraient
+du même air de contentement fraternel. Quand elle entre, et qu’elle me
+regarde tout droit, et qu’elle dit: «Bonjour», c’est la lumière qui
+entre avec elle. Quand elle dit: «Que je suis heureuse de vous voir!
+Donnez-moi des nouvelles de tous ceux que j’aime? J’ai tant pensé à eux!
+Où est celui-ci? Que fait-il? Et celle-là? Et celle-là encore?» Je sens
+passer sur moi comme une grande vague vivante et accourue du large,
+toutes les pensées de cette âme, toute sa tendresse, tous ses souvenirs,
+et quelque chose d’inconnu, de fort et de joyeux, devant quoi je me
+mettrais à genoux; mais elle ne le voudrait pas.
+
+Je me souviens aussi d’une femme que je ne verrai jamais et qui
+cependant m’a parlé, qui m’a regardée, qui a laissé dans mon cœur
+l’image de ses yeux clairs. Le souvenir est récent encore. Je voyageais
+en Angleterre, et je m’arrêtai pour un jour dans une ville
+universitaire. J’avais pour hôte un des directeurs de ce collège
+célèbre, où la jeunesse est si bien encadrée par les murs sculptés et
+verdis, les cloîtres, le parc au bord du fleuve, les ormes vénérables,
+tout le passé énergique et poétique. Nous avions visité la bibliothèque,
+pleine de trésors qui sont aimés,--tant d’autres, ailleurs, ne le sont
+pas,--l’église où les stalles des abbés et des chanoines de jadis sont
+pieusement occupées par les maîtres d’aujourd’hui, et nous étions
+remontés dans les appartements privés du vice-recteur, en attendant le
+déjeuner, qui devait avoir lieu à deux heures et demie. J’examinais une
+série de portraits des plus illustres élèves du collège, photographies,
+gravures, pendues aux murs du palier. Il y avait aussi des reproductions
+de tableaux anglais ou italiens, choisies, en petit nombre, éclairées
+par la lumière des baies larges. Et, tout à coup, je m’écriai:
+
+--Oh! voilà une merveille!
+
+Le vieux maître anglais, tout blanc, très mince, très grave, ne me
+répondit pas, mais je vis qu’il s’attendrissait.
+
+--Qui est cette femme admirable? Est-ce une peinture de primitif? Qui
+l’a peinte? Il n’y a pas de date dans son visage. Elle est l’immortelle.
+
+--Elle vit, me dit-il.
+
+C’était une photographie, demi-grandeur. La tête, droite et vue de face,
+rappelait par ses lignes ces sculptures antiques qui expriment
+puissamment le repos, l’équilibre, une sorte d’harmonie plus qu’humaine.
+Aucune grâce mièvre, aucun ornement: des joues pleines, des lèvres
+sérieuses, une chevelure abondante et légère, blonde assurément, relevée
+autour du front. Tout le prodige était dans les yeux. Ils étaient clairs
+et profonds, ardents et comme délivrés du souci d’être beaux. Par quel
+hasard, avec leur image, avaient-ils donné leur magnificence, leur
+secret, leur pensée même qui s’était imprimée sur cette feuille de
+papier? Je ne sais. Je conversais avec eux comme avec des yeux vivants.
+J’y devinais une intelligence jeune et hardie, pleine d’idées qui ne
+sont point dans les livres, mais que l’esprit trouve dans ses voyages,
+au large du monde, et qui le suivent d’elles-mêmes, sans l’alourdir,
+comme du soleil au bord des voiles. A quel pays appartenait cette femme
+étrange? A quelle petite catégorie de nos sociétés humaines? Riche ou
+pauvre? Lettrée, ignorante, inconnue ou illustre? Rien ne l’indiquait.
+La robe, un peu échancrée, et qui laissait voir l’attache du cou, avait
+l’air d’être faite d’une étoffe sombre et commune.
+
+Déjà, plusieurs fois, mon hôte m’avait fait signe, mais je ne l’avais
+pas vu. Des ombres avaient passé derrière nous, et je n’avais pas
+compris. Il jouissait silencieusement de mon admiration. Enfin, il dit:
+
+--C’est le portrait de la femme d’un poète écossais, poète elle-même.
+Elle est de nos amis très chers, malgré la différence des âges. La
+photographie qui vous a arrêtée au passage, et qui est un chef-d’œuvre,
+a été faite par une ancienne domestique de chez nous. Oui, une
+domestique, qui était sans le savoir une artiste géniale.
+
+--Le chef-d’œuvre, monsieur, c’est surtout le modèle.
+
+Le vieil humaniste se tourna vers moi. Une joie vive, celle d’un
+souvenir préféré, faisait battre les cils blancs de ses paupières. Il
+répondit, avec une lenteur passionnée:
+
+--Vous dites bien. Quand elle nous fit l’honneur de venir ici, voilà
+trois ans déjà, j’étais au fond de mon jardin. On m’appela. Je l’aperçus
+debout, dans le matin, sur la plus haute marche du perron. Le vent
+jouait avec ses cheveux dorés. Elle me regardait approcher, elle me
+regardait avec ces yeux dont vous n’avez ici que la fumée et la nuit. Je
+n’ai jamais rien vu qui fût plus pareil à un rêve.
+
+Il s’inclina.
+
+--Mademoiselle, ajouta-t-il, voilà dix minutes que mes invités et ma
+famille sont descendus dans la salle à manger. Nous les rejoindrons s’il
+vous plaît. Et il m’en coûtera comme à vous.
+
+Les yeux qui pensent, les yeux de femme où passe un autre songe encore
+que celui de la tendresse, je les ai vus partout, et la campagne
+profonde ne les ignore pas. Des êtres de choix y vivent çà et là, dans
+les fermes, dans les bourgs. Celle-là avait une bien singulière
+puissance de regard, qui vivait dans un village de notre Beauce où
+l’esprit n’est pas toujours alerte, ni tourné vers le ciel ou le
+lointain de la terre. Elle s’appelait Fernande. Elle était, avec sa sœur
+Louise, la plus fine couturière du pays. Toutes les deux, occupées du
+matin au soir, et du 1er janvier au 31 décembre, ne chômant que les
+dimanches, elles travaillaient tantôt chez elles, tantôt chez d’autres,
+toujours pour d’autres. On disait: «Elles se ressemblent, à les croire
+jumelles, et toutes les deux elles ont oublié d’être bêtes». C’est un
+oubli qu’on leur pardonnait peu. Elles s’en vengeaient en commérant
+beaucoup, assises côte à côte, pendant les heures longues où le jour
+augmentait et diminuait sur l’aiguille en mouvement. Leur élégance, leur
+belle taille, leurs yeux noirs dans des visages roses, étaient renommés
+également. Les vieilles mères, qui ne s’y connaissent plus, disaient:
+«Si j’étais obligée de choisir, je ne sais pas laquelle des deux je
+choisirais». Mais si toutes les deux avaient l’esprit vif, Fernande
+seule avait ce cœur inquiet que la fatigue du jour ne suffit pas à
+endormir. Elle étudiait la physionomie des gens et des bêtes; elle
+tirait une philosophie des histoires qu’on lui contait; elle goûtait la
+beauté des soirs; elle pensait au monde vaste qu’elle ignorait, et même
+à la mort, et cela lui faisait une âme plus grande que celle de Louise.
+Mais rien ne le révélait, et, pour tous leurs voisins, elles étaient
+«parfaitement jumelles».
+
+Un soir que, par hasard, elles avaient travaillé, l’une chez elle,
+l’autre au dehors, Fernande, qui revenait d’une des fermes assises sur
+le dos de nos longues houles beauceronnes, trouva Louise toute changée,
+inquiète et capricieuse, et silencieuse contre la coutume. «Qu’as-tu, ce
+soir?» Elle chercha; elle découvrit assez vite que Louise n’était pas
+triste; bientôt après elle devina le secret. Louise était aimée! Louise
+avait reçu dans la journée la déclaration d’un amoureux. Louise se
+demandait si elle dirait oui, et le doute n’était guère possible.
+Pourquoi était-elle inquiète? Bien tard, dans la nuit, comme elles
+causaient encore, et que Fernande pour la vingtième fois demandait:
+«Qu’as-tu?» Louise se leva soudain, la regarda durement, et dit:
+
+--J’ai peur de tes yeux!
+
+Elle avait eu peur de la pensée. L’amoureux revint, et Louise eut soin
+de lui donner rendez-vous à l’autre bout du village, dans le jardin
+d’une amie. C’était un honnête homme, un peu lourd, qui n’avait pas
+l’humeur conquérante, et à qui suffisaient les yeux de Louise et les
+économies qu’elle avait amassées. Cependant, quoi qu’il fît, trois mois
+après qu’il eut commencé à «causer» avec Louise, huit jours seulement
+avant les noces, les deux jumelles se quittèrent.
+
+Fernande, en larmes, vint me voir. Elle partait. Elle allait chercher sa
+vie dans un autre village où elle avait une parente. Elle pleurait; elle
+accusait sa sœur; elle disait:
+
+--Regardez-moi, mademoiselle! Est-ce que je suis une coquette?
+
+--Oh! non, Fernande.
+
+--Eh bien! mademoiselle c’est à cause de mes yeux, pourtant, que je m’en
+vais! Ma sœur est comme folle. Croyez-vous qu’elle m’a dit hier: «Je ne
+puis plus te souffrir. Quand tu lèves les yeux sur moi, je cherche s’il
+n’y est pas.»
+
+Je la regardai. Et je donnai tort, sans le dire, à celle qui s’en
+allait. Elle avait des yeux qui pensent; l’autre n’avait que les yeux
+qui aiment.
+
+
+
+
+XXVI
+
+LES PETITES FRATERNITÉS
+
+
+Quand un remède a été longtemps employé, quand il a été célébré et primé
+dans les Instituts, affiché sur les murs, exalté par la réclame des
+journaux, quand il a fait la fortune d’un droguiste et l’honnête profit
+d’entremetteurs nombreux, il arrive une heure où le remède disparaît
+presque subitement. Il est remplacé, comme un fonctionnaire qui a déplu.
+Il entre dans l’honorariat du codex. Les jeunes médecins rient lorsqu’on
+le nomme; les vieux aussi, par oubli. Il a fini d’être. A-t-il servi?
+C’est difficile à dire. La maladie est toujours là, et on essaye contre
+elle d’une illusion nouvelle, orgueilleuse, exclusive. Voilà le sort des
+remèdes. Mais j’ai remarqué que les pâtes molles et sucrées, les
+jujubes, les losanges lubrifiants, en un mot les douceurs
+thérapeutiques, échappent à cette règle de soudaineté. Elles traversent
+les siècles, allègrement, comme leurs sœurs les tisanes, les quatre
+fleurs, la camomille, la boisson chaude de pomme de reinette, la mauve
+et la guimauve, et la principale raison m’en paraît être qu’elles
+s’offrent à nous sans prétention. Aucune d’elles n’a jamais affirmé: «Je
+vous guérirai». Elles promettent de calmer, et leur succès ne passe pas.
+
+Il en est de même des remèdes sociaux. Les petites fraternités, le salut
+d’un seul à un seul, l’homme qui sait dire bonjour, les yeux qui savent
+plaindre, les oreilles qui savent écouter, font plus que les systèmes,
+pour la paix du monde. Il y a un art de n’être pas odieux, qui est
+d’autant plus compliqué que la fonction sociale est plus haute, et la
+richesse plus évidente. Deux ouvriers se rencontrent: celui qui offre à
+l’autre un verre de vin est assuré d’avoir satisfait largement aux lois
+de la civilité. Mais M. le maire qui traverse le matin son village, et
+se rend à la mairie, quel diplomate s’il ne blesse personne! «Père
+Untel, maître Untel, monsieur, mon ami», il doit d’abord choisir, du
+plus loin qu’il aperçoit un administré, l’appellation protocolaire.
+Qu’il ne se trompe pas! Qu’il ne confonde pas! Sa popularité peut
+souffrir d’une erreur de nuances. Elle mourrait s’il oubliait d’être:
+mansuet avec l’alcoolique impotent qui réclame à la société la juste
+retraite du buveur; familier avec l’enfant du sexe masculin qui se rend
+à l’école; suave, ému, partagé entre quatre tendresses, toutes
+administratives, s’il rencontre une mère suivie de trois petites filles;
+digne avec l’instituteur, son supérieur secret; digne encore avec le
+pompier, dont les demandes de crédit, pour la pompe inutile, fatiguent
+le budget communal; confiant avec le cantonnier qui trahit son maire;
+cordial et réservé avec le curé, puisque les temps ne sont pas venus
+d’être impunément clérical... Le pauvre homme, n’est-ce pas! Encore le
+supposé-je de moyenne condition, paysan enrichi ou commerçant retraité.
+Mais, s’il habite un «château»,--qu’il l’ait reçu en héritage ou gagné,
+peu importe,--ce n’est plus de l’habileté, de la rondeur, de la bonté
+qu’il lui faudra, pour être populaire, c’est du génie. Au moindre mot,
+l’histoire de France est invoquée contre lui, l’histoire frelatée, dont
+ils se servent comme d’une vieille pierre, pour aiguiser toutes les faux
+d’aujourd’hui. La jeunesse n’est pas une excuse, je vous assure, et ce
+n’est pas un petit crime d’être supposé riche. Car, bien souvent, la
+richesse que l’on envie n’existe que dans l’esprit des pauvres gens. Ils
+ont de la fortune une idée si étrange! Dès qu’ils voient vivre à côté
+d’eux un homme qui ne travaille pas de ses mains, ils lui attribuent une
+sorte de richesse inépuisable, qui vient on ne sait d’où, et
+qu’accompagnent, hélas! toutes sortes de mauvais penchants. Ils le
+jugent avare, méprisant, et «sans cœur». La preuve contraire est longue
+à établir et toujours facile à briser.
+
+Nous avons, pour balayer les salles de notre dispensaire, à Paris, un
+vieux terrassier, cramoisi de visage et, je le crains, d’opinions, entré
+chez nous par mégarde, un jour qu’il était ivre et qu’il se disait sans
+travail. C’est un faune devenu respectueux sur le tard et inégalement.
+Sa barbe hirsute, ses yeux veinés, sa voix toujours grognante, lui
+donnent une petite autorité, très courte, parmi les jeunes mères du
+quartier, qui apportent leurs nourrissons à M. le docteur. Dès la
+seconde fois elles n’ont plus peur de lui. Mais, la première, on
+l’écoute, on fait moins de bruit, on prend la chaise qu’il a désignée.
+Cela lui suffit, il est important. Les doyennes du dispensaire, comme
+moi, ont un certain droit de réprimande, soumis à de nombreuses
+conditions: évidence et lourdeur de la faute, longue tolérance avant le
+reproche, douceur dans l’expression, dans la voix, dans le geste, etc.
+Mais les jeunes, les blondinettes, qu’une pensée charitable amène, une
+ou deux matinées par semaine, dans cette pouponnière, croyez-vous
+qu’elles aient la permission de juger le «travailleur»? Mais non! Et
+c’est ce qu’avait oublié mademoiselle de Saint-Franchy, cette amour
+d’enfant, deux fois aristocrate, de vieille famille irlandaise par sa
+mère, et de vieille souche nivernaise par son père, la plus rose de nos
+aides, mais la moins initiée à cette connaissance de l’orgueil, qui est
+le premier principe de l’art du commandement.
+
+Hier donc, en arrivant au dispensaire, de bonne heure, je remarque que
+la salle d’attente n’est point en ordre. Les bancs et les chaises ne se
+font pas vis-à-vis. Des brins de fil traînent sur le dallage, des
+tampons d’ouate, des morceaux de biscuit, une tête de poupée. J’entre
+dans le cabinet de consultation. Mademoiselle de Saint-Franchy est
+occupée à classer les observations médicales de la veille. Elle n’est
+pas rose, elle est rouge. Elle lève la tête.
+
+--Que voulez-vous, me dit-elle, Pierre refuse de balayer, il refuse
+d’essuyer, il refuse de remuer un banc, il refuse tout, tout, tout...
+
+Je sonne. Pierre ne vient pas. Je passe dans la petite pièce qui
+renferme nos archives et nos flacons de pharmacie, j’ouvre la porte qui
+donne dans la courette: Pierre est là, rouge, lui aussi,--c’est
+l’habitude,--et se lavant les mains, comme il fait chaque matin quand il
+a «fini son ouvrage».
+
+--Eh bien! Pierre, et le balai?
+
+--Le voilà, mademoiselle!
+
+Il montre, de sa main ruisselante, l’objet qu’il a jeté sur l’asphalte.
+
+--Mon brave Pierre! Vous me quittez?
+
+Il faut croire que j’ai bien dit cela, comme je le pensais, avec un
+regret. Pierre a secoué ses mains, il les a essuyées lentement, puis, me
+regardant avec cette autorité des hommes qui sont sûrs de ce qu’ils
+professent:
+
+--Non, mademoiselle, je n’ai pas l’intention de m’en aller. Je ne
+travaille plus, tout simplement.
+
+--Parce que?
+
+--Parce que mademoiselle de Saint-Franchy a fait son Louis XV avec moi!
+
+--Est-il possible? Son Louis XV? Mademoiselle de Saint-Franchy?
+
+--Et pas qu’un peu! La voilà qui s’amène, tout à l’heure, et qui me dit,
+en relevant son nez: «Qu’est-ce que vous faites donc, Pierre? Il est
+huit heures, et il y a de la poussière partout: faites-moi le plaisir de
+balayer mieux que ça!» Faites-moi le plaisir: c’est comme un roi!
+Sommes-nous en république, oui ou non? Mademoiselle, devant vous, je
+reconnais que je peux mériter une observation. Mais une leçon, jamais:
+nous sommes en république. Elle l’oublie tout le temps, cette petite
+Saint-Franchy. Si elle m’avait dit, même elle: «Pierre, vous devriez
+mieux balayer», on se serait compris. Mais: «Faites-moi le plaisir!
+Faites-moi le plaisir!» Alors, je n’obéis plus. Mademoiselle doit
+comprendre pourquoi.
+
+J’ai eu l’air de comprendre. Pierre a repris son balai.
+
+Il en est ainsi partout, du sud au nord et de l’est à l’ouest. Le vrai
+pays des castes, après l’Inde, c’est le nôtre. Les devises n’y font
+rien. Celui qui veut avoir la moindre influence heureuse, ne fût-ce que
+parmi ses plus proches voisins, doit connaître dix mondes différents,
+qui ont chacun ses lois de l’honneur, son code de civilité, son langage
+souvent, toujours son amour-propre.
+
+Eh bien! le nombre est grand, dans cette France affaiblie, des hommes et
+des femmes qui savent l’art difficile de secourir les misères humaines,
+de maintenir un peu de paix, de ramener un peu d’espérance. Les uns le
+font pour l’amour de Dieu, les autres pour le seul amour du prochain. Un
+observateur attentif, qui étudierait un quartier d’une ville quelconque
+de France, serait d’abord effrayé de tous les maux qu’il y noterait.
+Mais s’il persévérait, il sentirait que tout n’est pas dit quand on a vu
+le mal et qu’on l’a signalé. Il admirerait l’ingénieuse tendresse qui
+visite, non pas toutes les douleurs, mais beaucoup d’entre d’elles. La
+solitude dans le malheur est encore l’exception, en cette France
+pénétrée de charité. Elle tend à s’accroître, et les causes seraient
+trop faciles à dénombrer. Mais nul ne sait les lois qui commandent cette
+invisible amie qu’est la pitié. Elle fait des prodiges. Elle vient quand
+on ne l’attend plus. Elle est déjà venue quand on croit qu’elle oublie.
+Ceux qui cherchent, pour les secourir, les plus dénués des êtres, les
+plus orphelins, les plus malades, les enfants les plus menacés,
+lorsqu’ils s’avancent vers la maison trouvent souvent, sur le chemin, la
+trace de l’inconnu qui les a précédés. «Dites-moi, madame, c’est bien la
+petite brunisseuse du 42 qui a perdu son mari?--Oui, mademoiselle, une
+misère, allez!--Trois enfants?--Plus que deux, parce que la voisine du
+rez-de-chaussée, qui a de quoi faire, s’est chargée de l’aînée. Et puis,
+on a récolté dans le quartier un peu de charbon: gros comme vous, ce
+n’est pas beaucoup, mais ça fait plaisir, n’est-ce pas, dans la peine?»
+
+Petites fraternités. La campagne les connaît encore mieux que la ville.
+J’ai interrogé bien des maires de villages, et, parmi eux, beaucoup de
+ces «hobereaux», dont on se moque aisément, mais que personne ne
+remplace quand le logis est vendu, beaucoup de chefs d’industries
+rurales, de propriétaires de moulins ou de fours à chaux, de maîtres de
+forges ou de cultivateurs. Tous se plaignaient des ennuis de la charge,
+des tracasseries préfectorales, des jalousies, des ingratitudes, des
+trahisons qui sont la monnaie dont les pauvres eux-mêmes sont riches.
+«Alors pourquoi restez-vous?» Ils ne niaient pas que ce fût un peu par
+amour-propre, ou par intérêt. La plupart ajoutaient cependant: «Je reste
+aussi par devoir, à cause du mal que je puis empêcher, et du bien que je
+puis faire.»
+
+Petites fraternités. Je crois qu’elles ont un rôle immense. C’est
+peut-être grâce à elles que le monde tient encore en équilibre.
+
+
+
+
+XXVII
+
+L’HÉRITAGE DE M. MAUNOIR AINÉ
+
+
+M. Le Bidon, qui avait l’habitude de couper son nom, parce que cela lui
+semblait faire une marche de noblesse, ancien sellier, ancien candidat
+au Conseil municipal d’Orléans, était en mauvais termes avec M. Maunoir,
+banquier, son cousin. Les raisons ne lui manquaient pas. La plus
+ancienne, la plus largement humaine, c’était la différence des fortunes,
+«du train», comme disait M. Le Bidon, des situations mondaines, des
+libertés qu’elles autorisent. Justement M. Le Bidon ne se sentait
+presque jamais libre, depuis qu’il était retiré des affaires. Autrefois,
+oui, il l’avait été, avec ses ouvriers qui travaillaient avec lui et
+l’appelaient familièrement «beau-père», avec ses clients mêmes, qu’il
+recevait avec une obséquiosité impertinente, ayant lu, dans des
+journaux, des tirades qui lui plaisaient, contre «ceux qui consomment et
+ne produisent pas», et souffert, par ailleurs, d’assez nombreux retards
+dans le payement de ses factures. La vogue de l’automobile l’avait
+décidé à vendre son fonds. Depuis qu’il ne fabriquait plus et ne vendait
+plus, les sujets de conversation lui faisaient défaut. Sauf à la chasse
+au chien courant, où, solitaire et bruyant, il donnait de la voix autant
+que son basset; sauf quelques heures, chaque jour, passées au café,
+parmi des habitués que sa ponctualité rendait déférents, il trouvait la
+vie monotone et de lustre médiocre. Ses opinions tournaient à l’aigre.
+Il ne s’habituait pas à rencontrer ce Maunoir, son cousin, qui savait
+nouer une cravate, qui savait marcher, parler, juger un cheval sans le
+toucher, rire sans éclat, entrer dans les conseils d’administration,
+conclure un marché en deux minutes, comme si les choses à vendre avaient
+toujours une étiquette avec un prix marqué, et qui disait, saluant de la
+main: «Bonjour, Bidon!» allusion, peut-être, au petit ventre de l’ancien
+sellier, expression fâcheuse, en tout cas, et que M. Maunoir
+accompagnait parfois d’un «mon ami», qui doublait la blessure. Il y
+avait, pour les diviser, la rondeur de l’un, la sveltesse de l’autre. A
+combien de Marienbad, M. Le Bidon eût été boire, s’il eût cru qu’un
+verre d’eau rétablirait l’égalité des formes! Il y avait surtout
+l’héritage, convoité par tous deux, de M. Maunoir aîné.
+
+M. Maunoir aîné, qui avait longtemps vécu à Paris, et qui y passait
+encore deux mois chaque année, habitait un château voisin de la ville,
+prés, terres labourables, vignes, bois enveloppant les plaines, un
+domaine à souhait. Les héritiers présomptifs avaient pour la Jodelle un
+goût qu’ils ne dissimulaient pas. Ils cherchaient à embellir le parc où
+l’un deux vivrait, où vivait, en attendant, le cher oncle Maunoir. Les
+cadeaux de M. Le Bidon avaient le tort de venir toujours comme une
+réplique et de manquer d’invention. Ils n’en étaient pas moins bien
+reçus. Le banquier donnait-il une chevrette vivante, avec un kiosque
+couvert en paille et trois cents mètres de clôture? Le Bidon envoyait un
+basset allemand, long comme la chevrette, et deux canards du Nyanza, qui
+portent une crête en forme de cœur. Le banquier annonçait-il à M.
+Maunoir aîné un grand vase décoré pour orner la pelouse au midi?
+l’ancien sellier demandait la permission d’offrir un lion de fonte, avec
+le piedestal. M. Maunoir aîné faisait preuve, devant ses futurs
+héritiers, d’une rare liberté d’esprit. Il encourageait leur rivalité.
+Il n’était pas de ces oncles à héritage qui hésitent à parler de leurs
+dispositions testamentaires. Lui, il les répétait, il les expliquait aux
+intéressés, non pas toutes, ni même les principales, mais les plus
+délicatement pensées, et celles qui témoignaient de la parfaite
+connaissance qu’avait de chacun d’eux ce petit vieillard maigre, rouge
+de teint, blanc de cheveux, prodigue de paroles, bavard prudent et
+magnifique d’indifférence. Il disait à son neveu mondain:
+
+--Tu portes mon nom, mon cher, et c’est pourquoi je te destine mon
+argenterie, qui est marquée à mon chiffre. Il y a de belles pièces,
+notamment ces deux légumiers ciselés, qui rappellent la fameuse
+vaisselle plate des Bragance...
+
+--Oui, mon bon oncle.
+
+--J’ai visité le Portugal, et le roi Carlos, auquel je confiais ce
+détail...
+
+Il disait à l’ancien sellier:
+
+--Mon brave, tu auras mon coupé, avec les harnais, bien entendu: c’est
+presque une restitution. Et vois comme il te convient: tu commences à
+t’alourdir; il est moelleux comme une couette. Moi qui dors
+difficilement, je dors là en ouvrant la portière.
+
+Il y avait donc un testament.
+
+M. Maunoir aîné ne s’expliquait pas sur l’essentiel; il oubliait
+d’attribuer le domaine, de partager ces valeurs mobilières dont il
+devait avoir de fortes liasses, à en juger par la dépense qu’il faisait.
+C’était là son tort, aux yeux des héritiers. Mais le bonhomme devait
+avoir ses raisons. Il ne recevait pas seulement les prétendants, mais
+leurs femmes et leurs filles, qui l’embrassaient, qui le prenaient pour
+confident, qui l’amusaient, et qui cependant, chez lui, séchaient
+d’ennui, comme une laitue verte dans la cage d’un oiseau.
+
+Une seule inquiétude, lancinante, traversait parfois l’esprit de M.
+Maunoir, banquier. Le cher oncle ne léguerait-il pas une somme
+importante à cet autre neveu, ce petit-neveu, orphelin de père et de
+mère, qui venait d’acheter le greffe de la justice de paix du canton? Un
+pauvre diable, qu’on ne voyait jamais à la Jodelle, un demi-bossu,
+demi-boiteux, demi-bègue, que ses infirmités mêmes et son éloignement
+pouvaient rendre dangereux. A quoi, à qui ne peut pas songer un homme
+aussi généreux, aussi fort occupé de son propre héritage que M. Maunoir
+aîné?
+
+M. Maunoir aîné est mort la semaine dernière. A peine la nouvelle
+avait-elle été télégraphiée à Orléans, les deux héritiers se
+rencontraient dans l’antichambre de la justice de paix. L’ancien sellier
+arriva le second, essoufflé bien qu’il fût venu en fiacre, et hirsute
+d’émotion. Son cousin et concurrent l’accueillit avec cette désinvolture
+qu’enviait Le Bidon, et, lui donnant cette fois tout son nom:
+
+--Tu viens, comme moi, pour demander les scellés, mon cher Le Bidon. Je
+crois, en effet, que c’est une bonne précaution, à cause du garde, à
+cause de ce ménage douteux...
+
+--A cause de tout! répondit durement Le Bidon.
+
+--Tu as peut-être raison. Mais je vois que tu es plus pressé que moi
+aujourd’hui. Tu arrives le second; passe donc le premier.
+
+M. Le Bidon entra dans la salle où se tenait, en l’absence du juge de
+paix, le greffier, qui ignorait le décès de M. Maunoir aîné, son
+grand-oncle. Il affirma qu’il y avait un testament, et qu’il en
+connaissait les clauses. C’était un pluriel hasardé. Pour appuyer son
+droit, pour se rendre favorable le greffier, et pour le consoler de ne
+point avoir part dans la fortune de M. Maunoir aîné, il lui glissa dans
+la main deux gros écus de cinq francs, et murmura:
+
+--Mets-en beaucoup, des scellés, et appuie sur la cire: je me défie.
+
+Le banquier Maunoir fit de même, et donna vingt francs, mais en
+s’excusant sur les dépenses qu’entraîne une vacation. Le greffier prit
+le louis, et bégaya en remerciant, ce qui doublait le remerciement.
+
+Et l’après-midi, la justice se transporta à la Jodelle. M. Maunoir, venu
+en automobile, l’attendait; M. Le Bidon était annoncé; le garde-chasse
+avait mis sa plaque, sur laquelle était écrit: «La loi». Gravement, le
+garde, ouvrant les portes devant le juge de paix, le greffier, les
+héritiers, et les fermant derrière eux, on procéda à une recherche
+sommaire des «dernières volontés» de M. Maunoir aîné. On ne trouva rien
+dans le cabinet de travail, rien dans la chambre, rien dans la crédence
+en ébène du grand salon. Les héritiers devenaient nerveux. L’homme de
+loi, qui n’avait pas, jusqu’alors, adressé la parole à ce garde
+inquiétant, au nez courbe d’Indien, taché par l’alcool, demanda:
+
+--Garde, vous ne savez rien?
+
+Le garde se redressa, rectifia la position, leva la main...
+
+--Ne jurez pas, c’est inutile...
+
+--Alors, mon juge de paix, je dirai simplement qu’il est sous la Vénus
+en bronze du salon.
+
+Il était là, en effet, le testament de M. Maunoir aîné, et il était là
+dans une enveloppe non fermée.
+
+Ce fut une minute tragique. Au milieu du salon, sous le lustre, le juge
+de paix parcourut des yeux la feuille de papier timbré. Il eut un
+sourire bref qu’on put prendre pour un tic. Puis, déclarant qu’il
+n’agissait qu’à titre officieux, et bredouillant pour le mieux faire
+paraître, il donna lecture des dispositions principales du testament. M.
+Maunoir aîné avouait...
+
+--Garde, retirez-vous! dit M. Le Bidon.
+
+M. Maunoir aîné avouait avoir placé tout son capital mobilier «en
+viager». Il ne s’excusait pas, d’ailleurs, et donnait la Jodelle, les
+meubles «sans aucune exception ni réserve», à la ville de Romorantin, sa
+cité natale.
+
+M. Le Bidon reçut très mal le coup, et jura, comme autrefois, quand un
+de ses ouvriers lui gâchait un collier. Son cohéritier ne dit rien
+d’abord. Il était pâle; il domptait la rancune que l’autre avait lâchée.
+Après un moment, il fit un signe de la main.
+
+--Tais-toi, Bidon, dit-il; ce qui nous arrive est une aventure commune:
+les hommes héritent toujours les uns des autres, mais jusqu’à la
+dernière heure, on ne sait pas quel aura été le bénéficiaire, des
+vivants ou du mort. Nous nous sommes trompés. Il y a eu une erreur sur
+la personne. C’est lui qui a hérité tout le temps!
+
+Je viens de suivre l’enterrement de M. Maunoir aîné.
+
+
+
+
+XXVIII
+
+L’ORCHIDÉE OURAGAN
+
+
+--Petit, la nuit n’est pas sûre, veille bien!
+
+--Oui, monsieur Parémont.
+
+--Assure-toi que les portes des serres sont toutes fermées; je crains
+des sautes de vent: les étoiles ont le regard insolent, ce soir, entre
+les nuages.
+
+--Oui, monsieur Parémont.
+
+--Je viendrai te relever à quatre heures demain matin... Ne t’endors
+pas... Règle bien ton calorifère,... pas moins de douze degrés, mais,
+comme la nuit s’annonce froide, à ta place, je forcerais un peu,
+j’arriverais à treize ou quatorze...
+
+M. Parémont, qui avait entr’ouvert la porte vitrée et, d’une main la
+retenait, tandis que ce l’autre il tendait à l’air libre, et levait très
+haut sa lanterne quadrangulaire, M. Parémont tourna la tête pour
+ajouter, d’un ton pénétré, inégal et jaloux, comme celui d’un poète qui
+récite ses vers:
+
+--Songe, petit, que nous avons en fleur cinq _Cattleya Tryanæ_, les plus
+beaux de tout Paris.
+
+Un rire de petit faune lui répondit, et, dans la nuit, des mots d’argot
+et de latin, associés drôlement, suivirent l’horticulteur qui fermait la
+porte:
+
+--Et le _Brassavola Digbyana_, pourquoi vous ne parlez pas de lui? Elle
+est chouette, la fleur, pourtant, avec son air de canari qui fait le
+gros dos!
+
+L’horticulteur était parti. Le petit Tricotel, Jérôme de son prénom,
+enfant de Paris, resta seul dans le tunnel ramifié de la serre, parmi
+les milliers d’orchidées que l’épaisseur d’une vitre défendait contre le
+froid de la nuit, contre la mort. Il connaissait sa responsabilité,
+autant que peut la mesurer un gringalet de seize ans, qui n’a jamais eu
+plus de trois francs dans sa poche, le dimanche, pour l’apéritif, le
+restaurant et le théâtre. Le père prenait le reste, comme il est juste.
+Le père, c’était le cocher aveugle des Ternes, qui a dû vous «charger»,
+une fois au moins dans votre vie, le soir où vous avez accroché: un
+homme poli, vous vous souvenez, coulant sur le pourboire, et qui,
+lorsqu’on l’avait payé, portait sa main pleine de monnaie tout près de
+son œil droit. Il prétendait voir de cet œil-là. Bien des gens
+prétendaient le contraire. Ce qu’il y a de sûr, c’est que le père
+Tricotel ne sortait que le soir, après sept heures, quand les rues sont
+plus libres. Il attelait son cheval, une bête de grande expérience, née
+à Paris également, et qui savait toute seule prendre la droite d’une
+voiture qui vient, ralentir aux tournants, obéir au bâton levé des
+gardiens de la paix; il descendait l’avenue des Champs-Élysées, et les
+dames d’un certain âge, en quête d’un cocher de confiance et d’un cheval
+aux allures bénignes, faisaient signe à Tricotel qui ne remarquait rien,
+mais à sa bête aussi, qui parfois s’arrêtait.
+
+De là, tout naturellement, l’entrée de Jérôme chez l’horticulteur
+Parémont. La place de chauffeur-veilleur de nuit s’étant trouvée
+vacante, et Tricotel l’ayant appris, le cocher dit à son fils: «Tu es
+trop jeune pour monter sur le siège, Jérôme, mais, en attendant, tu peux
+bien t’entraîner à veiller. Ça sera un commencement d’apprentissage.
+Même que je te juge plus heureux que moi, puisque tu seras au chaud, et
+que tu travailleras dans la fleur.»
+
+Jérôme aimait son métier: non pas la veille, mais l’orchidée. Depuis un
+an qu’il vivait chez l’horticulteur de Vanves, ce jeune garçon imberbe,
+aux lèvres molles, mais qui avait dans les yeux tout l’esprit de sa rue,
+gouailleur et décidé, s’était mis à étudier les procédés de culture de
+M. Parémont, les mœurs et l’histoire des variétés «nées dans la
+ménagerie», comme il disait, ou importées des contrées dont le nom seul
+donne chaud: Brésil, Java, Népaul, Assam, Philippines, Équateur. Avec le
+patron, il ouvrait les caisses grillagées dans lesquelles sont expédiées
+les précieuses plantes; il étendait sur des claies, au-dessus des auges
+pleines d’eau de pluie, les tiges flétries, les bulbes à demi desséchés,
+les racines endormies et comme mortes qu’avaient cueillis, trois ou
+quatre mois plus tôt, dans la brousse ou la forêt vierge, les chasseurs
+d’orchidées. «Quelle couleur ça fera-t-il, patron? demandait-il.--Ça
+dépend, mon garçon: voilà l’_Angrecum sesquipedale_, l’une des plus
+belles fleurs de Madagascar, et bien plus belle dans nos serres que
+là-bas, large comme la main, cinq pétales de cire blanche et
+transparente, et un éperon comme ceux des cavaliers mexicains; voici le
+_Phalænopsis grandiflora_, visage de neige et gorge d’or; un
+_Dendrobium_ qui portera des couronnes de perles maculées de pourpre
+violet, et voici un tout petit sabot vert, une épingle de cravate, en
+émail, qui appartient au _Cypripedium_. Que voulez-vous de mieux?--Je
+voudrais, monsieur Parémont, une orchidée couleur de mon sang quand je
+me pique!--Moi aussi, Jérôme, je la payerais cher! Mais l’orchidée est
+une blonde, voyez-vous, elle a le goût des nacres, des blancs, des
+roses, de toute la gamme des violets et des mauves; elle a peur du
+rouge-cerise.»
+
+Quelquefois, l’horticulteur, amusé, demandait à son tour: «Jérôme, vous
+êtes curieux des choses du métier. Je sais bien que c’est un des plus
+passionnants qui soient, mais enfin, vous n’avez pas été, comme moi,
+élevé avec l’orchidée, il n’y a même qu’un an que vous la connaissez:
+qu’est-ce qui vous plaît tant en elle?» Un jour qu’il venait de répéter
+la question, M. Parémont entendit l’ouvrier qui répondait: «C’est que,
+voyez-vous, elle vit de l’air du temps, et je lui en connais de la
+famille, dans le quartier des Ternes, à l’orchidée!»
+
+Jérôme pensait justement à cette plaisanterie, en passant au milieu des
+serres, entre les plantes qu’il devait préserver du froid; les unes
+poussant dans des pots où elles ne trouvaient ni terre, ni fumier, mais
+seulement de la mousse hachée avec un peu de racine de fougère;
+d’autres, posées, les racines presque à nu, dans des paniers suspendus
+ou sur des branches... Oui, c’était vrai pour elles toutes: elles
+vivaient de l’air chaud, saturé d’humidité, dans lequel nuit et jour
+elles baignaient, plantes mal attachées au sol, bâtisseuses de nids dans
+les arbres, gueuses des pays de lumière, habituées à se passer de la
+graisse commune, mais d’une richesse inouïe en transparence de fleur, en
+caprice et en âme.
+
+Cette dernière idée, Jérôme Tricotel ne la formulait peut-être pas très
+nettement, mais elle réjouissait tout de même son esprit de petit gueux.
+L’aide-jardinier, portant, lui aussi, une lanterne, faisait sa ronde,
+inspectant les fermetures des serres, consultant le thermomètre, donnant
+un tour de vis aux radiateurs, et s’agenouillant près de la gueule du
+calorifère qui se trouvait tout au bout du jardin, dans une pièce
+séparée. Le vent secouait les nattes de paille roulées au sommet des
+charpentes de fer. Par moments, il hurlait. C’est la bête qui court et
+qu’on ne tuera point. Puis tout s’apaisait. Le petit Tricotel, quand il
+se tenait près d’une porte, sentait sur ses mains, sur son cou, la
+morsure du vent glacial.
+
+Sa ronde achevée, il revint à l’entrée de la grande serre où il avait
+quitté son patron, posa sa lanterne sur l’étagère au milieu d’un groupe
+d’orchidées adultes, six ans, sept ans, huit ans, et, assis sur un pot
+renversé, il se mit à contempler, en essayant de ne pas dormir, les
+fleurs qu’il aimait le mieux. Malgré la rigueur du temps et le peu de
+clarté des jours d’hiver, quatre _Cattleya Tryanæ_ avaient fleuri et
+même un _Lœlia Digbyana_. Celui-ci,--tête de canari ébouriffé, avait dit
+Jérôme,--ne portait qu’une fleur, cinq pétales d’un jaune verdâtre, et
+au centre un labelle extravagant, une gorge jaune d’or, qui s’ouvrait,
+s’épanouissait en nappe circulaire, finissait en rayons ténus et
+innombrables. Or, à l’endroit où la gorge se détachait des profondeurs
+de la tige, un point de pourpre, une goutte de sang, dormait dans les
+reflets jaunes. Les _Cattleya_, d’un mauve léger, à labelle de velours
+violet, ressemblaient à ceux que nous voyons chaque jour derrière les
+glaces des fleuristes, et ils n’avaient de remarquable que leur taille
+et la ferme beauté de leurs lignes.
+
+Jérôme s’endormit. Les heures coulèrent. Tout à coup, un fracas
+terrible, des vitres qui se brisent, des choses lourdes qui tombent, et
+la vague du froid qui déferle. La lanterne est éteinte. Jérôme comprend:
+il a oublié de fermer cette porte, et la nuit glacée est entrée, elle
+court sous les vitres qui éclatent, elle tue les plantes, elle ruine le
+patron. Il rallume à grand’peine sa lanterne, et la première idée qu’il
+a dans l’épouvante, c’est de regarder l’heure. Trois heures et demie.
+D’un geste rapide, d’un mouvement tournant du bras, il éclaire le côté
+droit de la serre: tout est par terre ou nage dans les cuves pleines
+d’eau; les cinq belles orchidées qu’il aimait, les _Cattleya_ et le
+_Lœlia_, couchées sur le sol, écrasées l’une contre l’autre, et toute
+leur mousse éparpillée, sont déjà sans doute mortes; il jette un cri; il
+veut sortir; une ombre, un homme furieux se précipite dans la lumière
+que l’enfant tient à bout de bras.
+
+--Misérable! Misérable! Qu’as-tu fait!
+
+Alors le petit se détourne, il détale, il saute d’une serre dans
+l’autre, s’évade, gagne la porte du jardin, et continue de fuir à
+travers les rues de Vanves.
+
+Le dommage était grand, M. Parémont se crut d’abord ruiné, et il perdit
+cinq minutes à pleurer. C’était un artiste, un être de sentiment,
+c’est-à-dire de beaucoup de faiblesse et de beaucoup de force.
+L’espérance le ressaisit vite, parce qu’elle est au fond de tout amour,
+et seul, sans aide, dans la nuit, il se mit à masquer les trouées du
+vitrage, puis à relever ses mortes et ses blessées. Quand il aperçut le
+paquet boueux, froissé, lamentable, que formaient les _Cattleya_ et le
+_Lœlia_, il détacha les bulbes, les tiges, les fleurs brisées; il ne lui
+resta bientôt plus, dans la main, qu’une seule des cinq orchidées
+triomphales, la seule indemne, et il observa que, dans la chute, la
+fleur d’or et de pourpre du _Lœlia_ était venue s’écraser contre la
+grande fleur mauve. Les deux fleurs se tenaient embrassées. Il enleva la
+fleur d’or, et laissa l’autre, et, comme il était poète, il dit même:
+«Si une graine pouvait sortir de toi!»
+
+Et l’étui de la graine apparut, après de longs jours d’attente. Il lui
+fallut quinze mois pour mûrir. La graine semée, dans la mousse, demanda
+six ans pour devenir une belle plante.
+
+Enfin elle a fleuri. M. Parémont a veillé plusieurs nuits pour guetter
+le premier regard des pétales qui s’entrouvent. O merveille! la petite
+tache rouge s’est répandue; l’hybride pourpre cerise est trouvé. M.
+Parémont ne l’a laissé voir qu’à de rares amis; il espère, dans trois ou
+quatre ans, exposer dans Paris toute une corbeille d’orchidées ouragan.
+Et il dit: «Dans cette tourmente où j’ai tant perdu, un germe inattendu
+est né, et j’ai tout retrouvé.»
+
+
+
+
+XXIX
+
+LES LECTURES
+
+
+Le nombre des amateurs d’art a bien augmenté. J’en rencontre partout. La
+fille de ma concierge, personne instruite, qui ne sait pas si Dieu
+existe, ne se trompe pas de cinquante ans sur l’âge d’une tapisserie.
+C’est un goût vif et général. On regarde plus de tableaux, on écoute
+plus de musique qu’autrefois. Deux joies se sont multipliées et
+popularisées; elles ne transforment pas les âmes, elles ne les
+rafraîchissent qu’un moment; elles sont fugitives; mais ce n’est pas la
+faute de ceux qui les goûtent, et je suis ravie qu’ils soient nombreux.
+
+Ravie, et étonnée toujours un peu. Lorsque j’entre au Salon,--pas celui
+d’automne, le printanier,--je ne puis me défendre de songer: «Que de
+peintres! Que de visiteurs! Comment, toute cette foule est attirée par
+le besoin d’admirer?» Oui, à sa manière. Elle remplit le Grand Palais,
+comme à d’autres jours elle remplit les Serres du Cours-la-Reine; dans
+les deux cas, elle est devant les fleurs. Les paysages, les tableaux de
+genre ou d’histoire, les peintures décoratives, lui font éprouver la
+même émotion, exactement, que lui ont donnée les bégonias, les
+orchidées, les géraniums, les chrysanthèmes: plaisir du rouge, du bleu,
+du vert, du jaune, de l’arrangement des massifs et de l’harmonie des
+gerbes. Ici et là, elle s’amuse à considérer le plus gros légume de
+l’année. Le monstre la fait rire. Elle lit aussi des noms sur des
+étiquettes. Et les souvenirs lui sont légers. Voilà le progrès. Nous
+avons la vue plus aiguisée. Nous sommes peintres, presque tous et
+presque toutes, et plusieurs expressions, autrefois réservées aux
+ateliers, sont entrées dans la vie courante. Quand mon amie Jacqueline
+résume son jugement sur un portrait, et me dit: «Ma chère, c’est une
+symphonie en gris mauve, adorable», elle croit avoir pensé. En quoi elle
+se trompe. Mais elle a joui du gris mauve, assurément.
+
+Musiciens, nous le sommes devenus aussi, en moins grand nombre, parce
+que la musique est un plaisir qu’on ne prend pas en marchant, une joie
+plus spirituelle et recueillie. Or, le recueillement n’est pas un état
+fréquent, chez nous, au XXe siècle. J’ai assisté à bien des messes
+d’enterrement ou de mariage, où les parents et les amis n’apportaient
+aucune disposition pareille. J’ai vu, au contraire, des fidèles
+recueillis, à Notre-Dame-des-Victoires, à Montmartre, à des messes
+matinales, et au concert. Tout ce que le mot suppose de repliement sur
+soi-même et de pensée sur un thème suggéré, il faut l’étudier dans les
+salles de théâtre où, le dimanche, les grands orchestres jouent des
+symphonies. Trois mille, quatre mille personnes écoutent, immobiles,
+pressées, la tête droite si les deux oreilles sont bonnes, la tête
+inclinée sur une épaule, si l’une des oreilles est paresseuse. La vie
+intérieure est commandée par un coup d’archet, et le regard est
+supprimé. C’est une absence universelle et soudaine. Huit mille yeux
+restent ouverts, mais ils ne voient plus, à moins qu’ils ne soient
+tournés en dedans, vers l’esprit troublé profondément, où passent des
+brumes, comme il s’en lève, le matin, sur les lacs, les étangs, et même
+au creux des prés où l’eau semble épuisée. Il faut observer les
+auditeurs du dernier étage, des petites places qui sont chères tout de
+même, ces gens debout pendant deux heures, ou bien assis sur le
+plancher, le dos au mur et les jambes allongées dans la poussière, ou
+encore serrés en grappe le long de l’escalier. Ils s’ignorent les uns
+les autres. Hommes, femmes, jeunes, vieux, ils se sont fait une
+solitude. Ne les touchez pas! Ne les éveillez pas! Ils sont dans un état
+de fraternité hostile; ils jouissent de la même musique sans doute, mais
+avec un égoïsme aigu et irascible, que déchaînerait un éternuement, un
+rire, un geste inopportun. Ils ne bougent pas et ils voyagent tous. Ils
+sont emportés par les mêmes notes dans des rêves différents. C’est un
+lâcher de ballons, dont plusieurs sont captifs, mais dont la plupart
+s’élèvent à de prodigieuses hauteurs. Et si vous voulez en juger et
+mesurer la distance parcourue, voyez, quand la symphonie est achevée,
+les physionomies se détendre peu à peu; regardez tous ces visages figés
+par la vitesse, où la vie revient comme le sang dans une main engourdie.
+Les absents se retrouvent; ils ont l’air de se dire bonjour.
+Quelques-uns cependant demeurent insensibles, sous le pouvoir des notes
+évanouies. Ils ne se raniment pas. Leurs yeux restent pleins d’ombre, et
+l’on dirait qu’il y a des nihilistes, en nombre, dans la salle.
+
+Je crois que cette double éducation, de l’oreille et de la vue, a
+singulièrement influé sur le goût littéraire de notre temps. La
+multiplication des amateurs de peinture et de sport a fait le succès de
+la littérature descriptive et impressionniste, je ne dis pas seulement
+des livres de voyages, mais de romans et d’articles qui sont de purs
+décors, où se promène une pensée solitaire et malade, écrasée de parfums
+et de lumière. Je n’en dis pas de mal. Je me plais même souvent à lire
+de tels ouvrages, qui ne sont fatigants que pour une toute petite partie
+de l’esprit. Ils conviennent à notre curiosité, à de secrètes paresses
+qui sont en nous, et à des langueurs toujours prêtes. Je constate
+seulement qu’ils ont une clientèle nombreuse, comme nos expositions de
+peinture. L’amateur de tableaux se retrouve dans le lecteur. Et puis,
+tous ces descriptifs sont en même temps des musiciens, et c’est là une
+seconde puissance par quoi ils nous retiennent. La musique des mots crée
+une illusion de pensée. Elle donne un plaisir où l’âme et le corps
+s’intéressent à la fois; elle hypnotise; elle fait croire à des lecteurs
+très affinés cependant qu’il y a des idées obscures comme il y a des
+rayons invisibles, et qu’il en passe, tout près d’eux, et qu’ils vont
+les saisir: ils n’y parviennent pas.
+
+Je l’avouerai tout simplement,--et pourquoi une vieille fille
+n’aurait-elle pas le droit de dire son avis sur les livres qu’elle
+lit?--je crains que cette littérature ne tienne pas. Je redoute qu’il en
+soit d’elle comme du mur de mon jardin: il n’était pas vieux; il était
+fait de pierres superposées, sans lien, sans chaux, et le vent l’a mis
+par terre, non pas un orage ou un cyclone, mais un petit coup de vent
+qui n’a pas même arraché une feuille aux fusains ou aux chênes. Il est
+vrai que de grands artistes ont écrit des phrases inintelligibles,
+destinées à produire une simple sensation: mais ils le savaient, et ce
+n’était qu’un accident. Leur manière était autre. Ils croyaient qu’un
+écrivain est avant tout un homme qui pense, et que la musique des mots
+et la beauté de l’image doivent orner la pensée, mais non en tenir lieu.
+Ils savaient que le lyrisme a besoin d’être surveillé. Ce sont là mes
+auteurs préférés. J’aime leur solide raison. Tant de livres sont
+inhabitables! Je suis flattée qu’un homme ait pris pour moi la peine de
+réfléchir, d’assembler, de composer, de ne donner que le meilleur de son
+esprit; je lui sais gré de ne pas tout me dire, de me laisser quelque
+chose à deviner, un peloton de laine dont il m’aura dit simplement:
+«Voici le bout du fil, mademoiselle; tirez dessus, et tout se dévidera».
+Il me semble même que cette maîtrise de soi mérite seule le nom de
+force. J’entends parfois mes amies se récrier sur la «force» d’un livre.
+J’achète, et deux fois sur trois je trouve des brutalités de forme dans
+un ouvrage lâché, mal composé, par un faible cerveau qui n’a que des
+lueurs et des colères. Il m’a toujours paru que la force était une
+qualité de l’ensemble.
+
+Quand j’ai pu ménager une soirée de liberté, et que j’ai visité, trotté,
+parlé tout un jour, j’ouvre un de ces ouvrages que m’ont recommandé le
+sujet, le nom de l’auteur, ou mes amis. S’il est vivant, s’il
+m’entretient du temps présent, de l’humanité proche, de nos inquiétudes,
+de nos espoirs, de nos misères, en somme de moi-même, je deviens pour
+lui une ardente amie, je lui parle, je l’interroge, je le commente tout
+haut. S’il est écrit par un artiste, alors je ne lis plus, je goûte, je
+me réjouis et il m’arrive d’oublier tout le reste pour savourer la
+phrase. C’est un des plus vifs plaisirs que je connaisse, et ce serait
+une amusante critique que celle qui dégagerait la phrase type de chaque
+auteur. Chaque écrivain a la sienne. Il y a la phrase cubique; le
+rectangle allongé, une des meilleures formes classiques; le fuseau;
+l’ogive; la phrase cabochon renflée en son milieu; il y a la fausse
+pierre de rempart; le faux marbre antique si répandu; il y a la phrase
+latine, à cascades et détours, et tant d’autres. Quelqu’un me disait:
+«Voyez les marronniers, la fleur est un chef-d’œuvre complet, la grappe
+en est un autre, la branche qui la porte en est un troisième, et l’arbre
+entier se compose d’architectures parfaites harmonieusement réunies.» On
+peut en dire autant d’un livre de vrai mérite, et la joie c’est de
+l’avoir vu. C’en est une autre aussi de reconnaître, parmi ces formes
+innombrables, celles qui sont tout à fait «de chez nous», celles du
+génie français, et de suivre le filon, sans erreur possible, à travers
+les siècles. Il m’arrive souvent de lire une demi-page, et puis de la
+contempler pendant une soirée entière, comme un grand paysage ou comme
+une âme qui serait devant moi.
+
+ * * * * *
+
+Vaste sujet! Il est de ceux qui me passionnent! Que de préjugés
+funestes, et que d’autres ridicules à propos de la lecture et des
+lectures! Que de fois je me suis élevée contre eux! Il me semble que je
+n’aurais qu’à me souvenir: mes conversations, mes répliques, mes
+colères, mes discours revivraient sous ma plume. A combien de femmes
+n’ai-je pas dit l’une ou l’autre des choses que voici.
+
+Mes sœurs, vous qui lisez, ne prenez pas cet art de la lecture pour une
+preuve d’esprit, ni pour un titre qui permet aux lettrés de mépriser les
+illettrés. Nous nous moquons des sauvages qui ont foi dans les fétiches.
+Mais les fétiches abondent aujourd’hui, et des milliers de gens rendent
+à la lecture un culte immérité, quand ils confondent la lecture avec
+l’instruction et l’absence de lecture avec l’ignorance.
+
+Non, non, les ignorants ne sont pas toujours ceux qu’on croit tels. Et
+quand on réduit l’ignorance au défaut de culture littéraire, on commet
+une double faute: contre l’amour fraternel, et contre l’observation la
+plus élémentaire.
+
+Que de compatriotes il faudrait décréter d’ignorance!
+
+Veuillez considérer que la plus grande partie d’une nation est écartée
+de la culture littéraire par ses occupations mêmes. C’est là une
+nécessité. Quelque moyen que l’on prenne pour y contredire, on
+n’arrivera pas à faire un peuple de lettrés. Ce serait un genre de mort,
+l’un des plus lamentables. Être instruit dans sa profession, oh! cela
+est tout autre chose! Mais l’ouvrier des rudes besognes manuelles lit
+peu; le paysan lit un peu moins, le temps manque, et le goût souvent, à
+ces êtres qui doivent avoir les yeux et les bras attentifs à d’autres
+objets que le livre imprimé. Leur vie est liée au mouvement, celui de la
+machine ou celui de la sève; elle est pleine d’inquiétudes, de joies, de
+réussites, d’insuccès, de passions qui naissent de sources autres que
+celles de la pensée écrite; elle est fondée sur l’expérience, une grande
+maîtresse aussi, qui parle au cœur, et tout bas, et toujours. Mépriser
+des êtres humains qui, pour ces raisons nécessaires, ne peuvent avoir la
+même culture que nous, et qui, s’ils l’avaient, l’oublieraient vite,
+quelle vilaine qualité d’esprit cela supposerait, et aussi quelle
+sottise!
+
+L’homme qui lit peu ou qui ne lit pas remplit un rôle bienfaisant; il
+peut avoir la supériorité du métier; il peut s’élever jusqu’aux
+raffinements de l’art; il est une force intelligente, en tout cas,
+responsable, digne de respect, d’aide et d’affection. C’est à ses
+facultés développées par le métier et non par la lecture que vous vous
+confiez. Quand vous montez dans une automobile, vous aimez qu’on vous
+dise que le chauffeur connaît sa machine, et vous auriez un petit
+frisson, qui ne serait pas d’admiration pure, si l’on vous affirmait
+qu’il médite, dans le texte, sur la _Divine Comédie_, ou qu’il prépare
+une édition savante des fragments d’Anacréon. Vous recherchez les femmes
+de chambre qui savent bien leur service, et vous auriez quelque doute
+sur l’humeur, l’exactitude, ou l’habileté professionnelle, et peut-être
+sur les autres vertus, de celle qui vous interrogerait, en se gageant,
+sur le mérite de la dernière édition de Montaigne ou sur celui des seize
+volumes de lettres d’Horace Walpole publiés par Mrs. Paget Toynbee.
+
+Le fermier qui possède des charrues à trois socs, des
+moissonneuses-lieuses, des batteuses à vapeur, des engrais chimiques,
+des étables garnies de beaux animaux, des granges bien bâties et bien
+pleines, sera un homme de haute valeur personnelle et humaine, sans
+aucune éducation littéraire. Il aura la supériorité du métier, qui
+exclura toujours, plus ou moins, l’instruction générale par la lecture.
+Et, vous voyez donc bien que n’estimer que les gens qui peuvent lire, ce
+serait se condamner à mépriser un nombre immense de serviteurs très
+utiles de la vie, et singulièrement rétrécir notre fraternité.
+
+Mais ce ne serait pas seulement un bien cruel mépris que celui qui
+s’étendrait à tant d’hommes. Il serait encore injuste absolument, et
+quand on compare l’homme qui lit et l’homme qui ne lit pas, en demandant
+à l’un et à l’autre: Que savez-vous du monde, que savez-vous de la vie?
+
+Car celui-là n’est pas le plus riche en idées qui a beaucoup lu, mais
+qui a le plus songé. Or, les moyens d’apprendre étant infiniment variés,
+et la vie ayant, à elle seule, un pouvoir d’enseignement sans limite, il
+en résulte que des esprits de nulle culture, de prétendus ignorants,
+peuvent être de magnifiques intelligences. A qui n’est-il pas arrivé de
+surprendre un mot profond dit par un homme qui ressemblait à un vieux
+pommier éclaté, noueux, tordu, par un homme incapable du moindre
+raffinement? Et, en effet, ce n’étaient que des âmes incultes. Mais
+c’étaient des âmes, c’est-à-dire des puissances dont le domaine est
+caché: champ où nous vivons, forêts, maison, ou étoile. Le trésor du
+sens commun,--qui n’est pas assez pillé,--est fait de l’apport anonyme
+de cette humanité non lettrée. Elle est habituée à l’observation la plus
+exacte; elle a les siècles pour appuyer ses dictons que la science nie
+d’abord et découvre après elle; elle est poète quelquefois; elle enferme
+dans un mot le secret qu’elle a gardé longtemps; elle est savante pour
+avoir regardé par dix mille yeux, écouté par dix mille oreilles, et pour
+avoir vécu la vie moyenne et muette parmi les injustices, les
+froissements d’amour-propre, les rares bons offices des voisins, les
+joies difficilement défendues. Comprenez-la. Être incapable de supporter
+la vie pauvre, c’est déjà triste. Mais ne pas comprendre ceux qui la
+vivent, ne pas leur rendre justice, en vérité, c’est trop.
+
+J’ai connu des bonnes gens et des bonnes femmes qui avaient toujours été
+voisins de la misère, et qui étaient aussi sages que Salomon ou que la
+reine de Saba. Ils s’exprimaient médiocrement; ils raisonnaient
+merveilleusement. Leur jugement s’étendait hors du métier; ils
+connaissaient le monde, ayant souffert par lui. Ce qu’ils disaient se
+répandait autour d’eux, et germait quelquefois, aussi bien qu’un
+exemple. Cela avait le poids ailé qui fait que les graines voyagent et
+tombent. Ils étaient semeurs, ce qui ne s’improvise pas. Un jour, en
+Angleterre, je visitais un grand domaine. Le propriétaire me dit: «Venez
+avec moi jusqu’à cette maison, dans le parc, je veux vous présenter mon
+intendant»; et tandis que nous allions vers cette maison de brique
+brunie, comme le château, par la fumée des vallées voisines, mais
+revivifiée par le lierre à petites feuilles, il ajouta: «Cet homme est
+un ami pour nous tous; il a commencé par être aide garde-chasse et par
+piéger dans les bois; il a monté en grade; il est devenu valet de
+chambre, premier cocher, maître d’hôtel gouvernant le personnel de la
+maison, et depuis des années, il administre le domaine. C’est un homme
+qui écrit à peine, en gros caractères d’inscriptions, mais il sait tout
+le reste, je ne fais rien sans le consulter, lady X... de même; s’il
+venait à disparaître, je n’aurais qu’à me retirer dans un couvent.»
+
+Et les artistes! On n’a pas coutume, je le sais bien, de les ranger
+parmi les illettrés. Mais combien de peintres de génie, de sculpteurs,
+de graveurs, n’ont su que la pensée qui vient dans la lumière et qui
+éclôt de la rencontre de nos âmes avec les choses? Combien n’ont jamais
+lu; n’ont écrit qu’à leur mère pour lui dire: «Je me porte bien», à un
+ami pour lui donner rendez-vous, à leur marchand pour lui demander de
+l’argent? Et cependant quels livres silencieux et inépuisables que leurs
+œuvres!
+
+Mais cette sagesse, chez les moins lettrés de nos frères, peut aller
+bien plus loin. Ce qu’il y a de plus délicat dans la tendresse, ce qu’il
+y a de plus noble dans le dévouement, des êtres illettrés, par millions,
+l’ont compris, l’ont montré; beaucoup ont aperçu plus de vérités
+supérieures que les rédacteurs de journaux et de livres; ils ont dépassé
+les frontières scientifiques, voyageurs qui reviennent les yeux encore
+tout clairs de la lumière qu’ils ont vue, et qui donnent des leçons aux
+grands, et aux petits qui en ont besoin comme d’autres.
+
+Non, les simples, les pauvres, les illettrés, ne sont pas nécessairement
+les brutes que tant de romanciers décrivent, les uns d’après les autres,
+indéfiniment; ils ont en tout cas ceci en leur faveur, qu’ils n’ont pas
+méprisé beaucoup de lumière, et qu’ils la suivent, émerveillés, quand
+ils la voient. Que d’hommes instruits n’en font pas autant! Pour moi, je
+juge de la hauteur des âmes par leur degré de sensibilité au divin,
+qu’elles en sachent le nom, ou qu’elles l’ignorent. J’imagine que la
+Samaritaine de l’Évangile n’était pas une intellectuelle. Elle avait eu
+cinq maris; on peut supposer que dans le nombre elle avait été répudiée
+par quelques-uns. Et cette succession de ménages l’avait conduite à un
+grand scepticisme sur la solidité du mariage contracté à la manière de
+sa province de Samarie. Elle en était arrivée à la théorie de l’union
+libre, tout comme nos romanciers les plus avancés d’aujourd’hui. Elle se
+trouvait moralement dans un état lamentable, vivant hors de la loi, dans
+une complète ignorance de toute idée supérieure, trouvant qu’elle serait
+parfaitement heureuse si le puits était moins éloigné de la ville et
+l’eau plus aisée à puiser. Elle serait morte dans cette abjection, si le
+Christ n’avait pas passé par là. Quand il lui parla, elle essaya d’abord
+de lui mentir, étant coupable et femme; quand elle vit qu’il savait
+tout, elle comprit qu’il était plus qu’un homme; quand elle entendit le
+mot de pardon, elle comprit qu’il était Dieu, et elle devint aussitôt
+l’apôtre de la ville, et elle fit des conquêtes, en sens contraire des
+premières, et pour l’amour éternel.
+
+Ah! que je les aime, ces pauvres gens, non pas parce qu’ils savent peu
+de chose, mais parce qu’ils ont plus d’excuses que d’autres, quand ils
+sont médiocres, et parce qu’ils montent plus vite quand ils ont vu la
+route! Que je l’admirais, ces jours derniers, cette vieille mère d’un
+jeune ouvrier fendeur d’ardoises! Elle me racontait que, pour envoyer
+son fils à une retraite de trois jours, elle avait emprunté à une
+voisine cinq francs, le prix du voyage et de la nourriture. Et comme je
+lui disais que cela me touchait: «Que voulez-vous, mademoiselle, me
+répondit-elle, on est mère, et on n’élève pas que des corps!»
+
+Je voudrais que les femmes du monde pussent toutes en dire autant.
+
+ * * * * *
+
+Mes sœurs, vous qui lisez, ne confondez pas l’art de l’alphabet avec la
+moralité. C’est un autre préjugé, qui a eu son heure de vogue, et dont
+la tyrannie est encore dommageable, bien qu’il ait perdu beaucoup de
+défenseurs. Victor Hugo l’avait formulé, il avait frappé la médaille, il
+avait écrit: «Ouvrir une école, c’est fermer une prison». Hélas! depuis
+le temps où le poète disait ce mot sonore, on a ouvert bien des écoles;
+je ne crois pas qu’on ait fermé une seule prison. Il donnait une forme
+d’antithèse et une cadence à une idée qu’on voulait rendre populaire:
+«La science de l’alphabet et les lectures qui s’ensuivent sont des
+causes de moralité. Tout homme qui lit est, en moralité, supérieur à
+l’homme qui ne lit pas.»
+
+Il ne se trouve pas seulement des hommes de génie pour formuler ces
+naïvetés; il se trouve des hommes naïfs pour y croire, et chercher à les
+appuyer de statistiques. Pendant des années, ils ont attendu, sincères,
+espérant que les chiffres allaient, comme les hommes, applaudir le
+poète. Mais la criminalité ne se modifiait pas dans le sens prédit.
+Aujourd’hui, les accusés, presque tous, ont des lettres; plusieurs ont
+même reçu l’instruction supérieure. On vient de publier un recueil de la
+littérature des bagnes. Et le chiffre des coupables a grossi.
+
+Il a fallu battre en retraite. Le grand rapport général sur la justice
+en France, de 1826 à 1880, commençait à douter de la proposition. Il ne
+la condamnait pas, mais il ne pouvait déjà plus la soutenir. Il disait:
+«Il faut renoncer à l’espoir de trouver dans la statistique _seule_ le
+critérium de l’influence de l’instruction sur la criminalité.»
+
+Un rapport beaucoup plus récent, celui qui a trait à la justice
+criminelle en France, pendant l’année 1905, va plus loin dans l’aveu.
+
+Ayant énuméré les plaintes, dénonciations et procès verbaux qui étaient
+de 114 009 en 1835, qui ont passé à 200 000 en 1850, et qui se sont
+élevés en 1905 à 546 000, le rédacteur de ces pages officielles est
+amené à formuler quelque chose comme une pensée. Ces chiffres
+l’offusquent. D’autre part, il sait bien que les écoles ont été
+multipliées. Alors il prend position dans les ténèbres, il déclare que
+tout cela est obscur, et il lâche un peu plus la statistique, ne pouvant
+se résoudre à lâcher tout à fait l’utopie. Et voici son arrêt:
+
+«Il n’existe donc, entre le développement de l’instruction et de la
+criminalité, _aucun rapport bien net_. Aussi ne faut-il pas chercher à
+déterminer, par la statistique criminelle, la mesure dans laquelle s’est
+exercée l’influence du progrès de l’instruction primaire sur la morale
+publique.»
+
+On peut se demander comment une idée aussi simple met tant d’années à
+devenir officielle. Dès 1881, un journal, _le Temps_, avait excellemment
+observé: «Sur 100 accusés, on trouve 30 individus complètement
+illettrés, 66 individus sachant lire et écrire, et 4 ayant reçu une
+instruction supérieure: _ce serait donc moins l’instruction que
+l’éducation qui élèverait l’idée morale dans l’homme_». Enfin voilà des
+mots justes, et des idées mises à leur place, c’est-à-dire séparées. Il
+faut le répéter. Il faut s’en convaincre. Le fait de savoir lire
+constitue un moyen d’apprendre, soit de bonnes, soit de mauvaises
+choses, et c’est le choix dans la direction des lectures, c’est bien un
+acte de volonté et une influence d’éducation, qui décideront du profit
+moral ou du préjudice enfermé dans cet inconnu, dans cette puissance
+indifférente en soi qui s’appelle l’art de l’alphabet. Avant nos
+statisticiens, un philosophe anglais l’avait avoué, et je crois que
+c’est Herbert Spencer qui disait: «Il n’y a pas plus de relation entre
+le fait de savoir assembler des lettres et la moralité, qu’entre la
+moralité et l’habitude de prendre un tub tous les matins».
+
+Un autre préjugé, des plus répandus, consiste à prétendre qu’un livre,
+pourvu qu’il soit bien écrit, ne peut pas faire de mal. J’entends dire
+cela dans la rue, chez les pauvres, dans les salons.
+
+Oh! je sais bien qu’on fait exception pour les jeunes filles. On veut
+bien admettre qu’elles ont droit à une sorte de système protecteur. Mais
+dès qu’elle est mariée, il semble qu’une femme puisse impunément lire
+toutes sortes de livres. Je n’en crois rien.
+
+Peut-être pourrait-on admettre qu’un homme ou une femme, parvenu à la
+maturité, d’esprit cultivé et avisé, ayant l’expérience du sophisme et
+le mépris de la bassesse morale, pourra lire impunément beaucoup de
+livres, même faux, même mauvais, s’il y a une raison de le faire. Mais
+tout lire! Et tout lire avant d’avoir beaucoup vécu! Songez donc à
+l’effroyable amas de mensonges, et de sottises, et de perversité morale
+que représente, à côté de purs chefs-d’œuvre ou d’œuvres estimables, une
+littérature quelconque, même si l’on ne tient compte que de ses
+écrivains de talent et de ses livres composés habilement! Et vous
+présumez assez de vous-même pour penser que ce flot si mêlé de systèmes,
+d’affirmations, d’insinuations, d’appels à la sensualité, de
+descriptions, de contradictions, passera dans votre esprit sans y
+laisser de trace! Vous croyez que pourvu qu’un livre soit artistement
+fait, il est inoffensif, comme si l’art n’ajoutait pas une force et un
+charme à des doctrines ou à des sentiments dont sans lui la grossièreté
+vous eût choqué? Ou bien vous imaginez-vous que votre admiration
+s’attachera exclusivement à la forme et que vous demeurerez insensible à
+l’idée bien parée et chantante?
+
+Non, je n’en crois rien, et cela pour deux raisons. D’abord parce que
+j’ai vu de belles intelligences troublées et désemparées par des
+sophismes misérables abordés trop tôt, sans assez de défiance, avec trop
+de vanité personnelle. Et j’ai connu plus encore d’êtres délicieux qui
+avaient changé de sourire, et de regard, et d’âme sans presque s’en
+douter, et sur qui, visiblement, pesaient tant de lectures dites
+légères, les mal nommées, les plus lourdes qui soient, puisqu’elles
+plient ce qui est droit. Non, je suis certaine que la sottise, même
+géniale, l’erreur, ne peuvent passer habituellement dans un esprit sans
+obscurcir son entendement, et que les plus honnêtes femmes, les plus
+honnêtes hommes, perdent quelque chose de leur honnêteté à lire des
+livres malhonnêtes.
+
+Et, lors même que l’expérience ne serait pas là, est-ce que la raison
+toute seule ne suffit pas pour combattre ce préjugé de la lecture
+indifférente? Affirmer qu’aucun livre ne peut nuire à un esprit formé,
+c’est proclamer de deux choses l’une: ou que l’homme est impeccable, ou
+que l’un des principaux moyens de connaissance n’a aucun pouvoir de
+formation.
+
+Il y a un choix à faire et une progression à suivre. C’est là le
+difficile. C’est d’autant plus difficile qu’il est puéril, presque
+toujours, de classer des livres en bons ou mauvais. Assurément, il y en
+a d’absolument mauvais. Mais beaucoup de bons livres ne sont bons que
+relativement; la question et la réponse sont et doivent être
+personnelles, individuelles, et ce qui est bon pour l’une ou pour l’un
+peut nuire à l’autre. Si j’avais à donner une formule, je m’arrêterais à
+celle-ci: il faut être supérieur au livre qu’on va lire. Entendez-le
+bien! Il ne s’agit pas de ne lire que les livres qu’on serait capable
+d’écrire! Cela réduirait singulièrement l’importance des bibliothèques.
+Je veux dire qu’il faut savoir ou pressentir qu’on a, en soi, et de par
+son éducation, une culture assez forte, une vigueur morale suffisante
+pour que la saine partie du livre vous profitant, la mauvaise ne vous
+nuise pas.
+
+C’est ce que j’appelle être supérieur au livre qu’on lit. Mais on ne l’a
+pas lu? me direz-vous. D’autres l’ont lu. Le livre a une réputation, un
+parfum, une odeur. Et, en somme, vous n’agissez pas autrement, quand
+vous sautez une haie, à la chasse, ou un ruisseau. Vous ne savez pas au
+juste la hauteur de l’obstacle, ou sa largeur, mais connaissant votre
+bête, vous êtes sûr qu’elle sautera. C’est encore la manière des marins,
+quand ils disent qu’ils naviguent «à l’estime», se fiant à ce qu’ils
+savent, et aux yeux clairs, et aux oreilles fines, pour traverser la
+brume ou la nuit. J’ajoute qu’entre deux excès, l’excès d’estime est
+toujours celui qui nous sollicite.
+
+Règle de bonne foi, en somme. Les jeunes filles ont une manière aisée de
+l’appliquer: elles font lire leur mère. Les jeunes femmes, d’un certain
+monde, n’ont pas toujours la même ressource, car, d’ordinaire, leur mari
+lit peu, j’en connais qui ne lisent point, et il y a un écart, qui n’est
+pas nouveau dans le monde, entre la culture d’esprit d’une femme et
+celle de son mari. Mais les jeunes filles ont leur mère liseuse. Quand
+une mère lit tout haut devant ses filles, elle est dans un de ses plus
+jolis rôles, et qu’elle joue à ravir. Elle a grâce d’État. Elle pressent
+les coupures, elle les fait si habilement et recoud si vite les bords
+qu’on ne s’aperçoit de rien. Avez-vous remarqué ceci? Quand un homme lit
+un texte qui n’est pas à l’usage de Marguerite, il a des jeux de
+physionomie qui révèlent qu’il va se passer quelque chose; il s’émeut;
+sa voix hésite; il y a des points d’orgue qui suspendent l’intérêt de la
+lecture, et qui risquent de souligner l’obscur et d’inscrire une phrase
+dans les parenthèses vides. Que la mère est donc plus fine, simplement
+parce qu’elle est mère! La maternité est créatrice de deux âmes à la
+fois: celle de l’enfant, celle de la mère. La mère qui lit a une
+assurance d’auteur, et bien plus, une impertinence heureuse; elle
+remplace un mot comme elle piquerait un point de tapisserie; elle n’a
+pas peur d’être sotte ou ridicule, ou prise de court, et elle ne l’est
+jamais. Ah! quels nombreux, quels utiles correcteurs ont les écrivains,
+quand les protes ont fini leur besogne! Quelles jolies leçons ils
+recevraient, s’ils pouvaient entendre! Et c’est ainsi que beaucoup de
+livres, qui ne peuvent être lus dans l’original, peuvent l’être dans
+l’édition maternelle et vivante. Combien je préfère ce système à cette
+indifférente mollesse, qui limite une jeune fille aux seules lectures
+estampillées pour elle, et qui font qu’elle attend dans l’ennui l’heure
+où elle ouvrira les livres que la mère lisait seule et tout bas! Que de
+fortes lectures, éducatrices de la volonté, peuvent ainsi préparer, non
+pas des amoureuses nourries seulement de romans et de romances, mais des
+femmes faites pour regarder la vie, avec cette belle vaillance, cette
+droite intention, cette claire vue du devoir et le mépris de l’à-côté,
+qui font qu’on la traverse, qu’on la soumet comme un royaume, et qu’on y
+devient reine.
+
+Cela crée des titres impérissables à la reconnaissance des enfants.
+Quand ils grandissent, et qu’ils jugent non pas encore la vie, mais leur
+vie, et qu’ils peuvent voir que leur jeunesse a été intelligemment
+conduite et tendrement respectée, qu’elle s’est défendue elle-même dans
+la mesure où il le faut, et que pour le reste on l’a défendue; quand ils
+se sentent forts, épanouis, intacts, ils trouvent pour leur mère des
+mots autres sans doute, mais semblables à ceux que disait une petite
+fille que je connais: «Maman, vous êtes la plus mignonne, je vous ai
+choisie».
+
+Temps d’épreuve, temps de préparation. Il est bon qu’il dure, la liberté
+grandissant à mesure que la curiosité diminue. Et puis, vient l’âge où
+les yeux ont vu tant de flots mouvants qu’ils peuvent juger le creux
+rien qu’à regarder la couleur de la surface. Alors, on peut aller loin,
+pourvu qu’on connaisse les phares. Alors on est un vieux pilote, qui
+peut sortir par tous les temps, ou à peu près.
+
+ * * * * *
+
+Mes sœurs, vous qui lisez, soyez persuadées que, s’il y a une limite à
+nos lectures, posée par le respect de nous-mêmes, il n’y a pas de limite
+à leur variété. Ne soyons pas seulement des liseuses, mais des femmes
+instruites, savantes même, cela est souhaitable, malgré Molière.
+Beaucoup de lectures ne sont qu’une opération paresseuse de l’esprit.
+Elles ont leur temps. Quand elles prennent tout le temps, c’est trop.
+Quelle est la méthode à suivre? Je crois qu’il n’y en a pas. Je ne
+dirais pas cela à un jeune homme qui a une carrière à préparer; les
+diplômes supposent des programmes obéis. Et je pense de même, s’il
+s’agit d’une femme qui cherche à obtenir un brevet. Mais la plupart des
+femmes, en lisant, obéissent à un goût, ou à une fantaisie. Qu’elles
+suivent donc leur goût, ou leur fantaisie, et que les auteurs espagnols
+se mêlent sur leur table aux auteurs français; les anglais aux italiens;
+qu’elles passent, sans remords, du XIXe siècle au XVIIe, et au moyen âge
+s’il leur plaît, et même aux latins. J’ai toujours remarqué une certaine
+supériorité chez les femmes qui avaient un peu de latin, et cette
+supériorité était faite d’une sorte de fermeté de raisonnement, d’un
+goût sûr de lui-même et sans mièvrerie en littérature. L’ordre importe
+peu. Ce qui importe, c’est la variété dans l’étude; c’est le nombre des
+fenêtres ouvertes sur le monde. Là-dessus, il faut être exigeant, et là
+il faut savoir imposer à son goût une contrainte passagère.
+
+Quand il s’agit d’instruire des femmes, il semble que la première
+préoccupation du professeur, de l’auteur du discours, ou de la
+conférence, soit de les «divertir» comme on disait autrefois. On
+s’adresse à leur imagination, à leur sensibilité. Et ce n’est pas un
+tort. Mais on s’adresse rarement à leur raison raisonnante; on a peur
+qu’elles n’aient pas la force de porter un syllogisme en forme. Et c’est
+de cette mauvaise crainte, et, au fond, de cette mauvaise opinion que je
+me plains.
+
+Les femmes n’ont pas besoin de savoir l’histoire de la philosophie, et
+de peiner sur les manuels où l’on apprend jusqu’à quelle profondeur de
+sottise une erreur initiale, soutenue par l’orgueil, a pu conduire des
+intelligences souvent nobles. Je souhaiterais simplement qu’elles
+fussent averties des principales questions de philosophie dont elles
+entendront, autour d’elles, raisonner ou déraisonner. Il est bien
+désirable qu’elles sachent non seulement que M. X... est une bête, et
+que M. Y... en est une autre,--elles le savent déjà si elles l’ont
+rencontré,--mais pourquoi il en est ainsi; qu’elles n’aient pas
+seulement l’horreur instinctive d’une doctrine fausse, mais qu’elles
+puissent, d’un mot, sans discussion, sans pédantisme, montrer qu’elles
+ont vu l’erreur, qu’elles la connaissent, qu’elles ne sont pas dupes
+d’un phraseur ou d’un sophiste.
+
+Les femmes sont parfaitement aptes à recevoir un pareil enseignement,
+qu’il vienne d’un professeur ou d’un livre. Elles ont une merveilleuse
+rapidité et sûreté de compréhension, aussi bien dans l’ordre des idées
+que dans celui des sentiments. Et elles se servent très bien ensuite des
+armes qu’on leur a fournies. Il n’y a rien de plus sûr qu’un coup
+d’épingle de chapeau pour dégonfler un ballon. Elles le donneront
+d’autant plus volontiers qu’elles apercevront, presque toujours, que la
+vérité les protège dans leur dignité de femmes, et les grandit dans leur
+influence d’épouses et de mères.
+
+Il est nécessaire avant tout qu’elles fassent une étude attentive de la
+doctrine catholique. Je parle ici des croyantes qui ont à se défendre,
+mais aussi des autres qui ont à savoir. Je dirais à celles-ci: «Vous
+aussi, vous devez étudier la religion, non pas dans les livres qui la
+défigurent pour la combattre, mais dans ceux qui l’exposent. Le sens de
+la vie et la vue du monde sont entièrement changés selon que l’esprit
+ignore cette question ou qu’il la connaît. On ne peut y échapper que par
+une faute dont l’importance ne saurait être mesurée, même eu égard aux
+simples conséquences humaines. Car celles mêmes qui, en étudiant la foi,
+ne la trouveront pas, trouveront du moins cet immense bénéfice de la
+comprendre et d’être exactes en parlant d’elle. Elles sont sûres de
+sortir ennoblies de cette étude, et capables de plus de justice.»
+
+Je n’oublie pas que la phraséologie qu’on emploie dans les discours ou
+les articles électoraux permet aux hommes tout à fait ignorants de ces
+problèmes de se qualifier eux-mêmes d’esprit affranchis ou libérés. Mais
+la réalité est toute différente. J’ai pu comparer, tout le long de ma
+vie, les deux espèces d’hommes et de femmes, ceux qui savent et ceux qui
+ne savent pas les choses religieuses. Eh bien! je suis contrainte de
+constater que l’ignorance religieuse est une cause certaine
+d’infériorité intellectuelle. Il y a un monde où certains hommes et
+certaines femmes n’entrent pas, et ce monde est immense. Il y a des
+hommes qu’ils ne connaissent pas, dont ils ne comprennent pas le
+langage, et ce sont leurs frères, et qui se comptent par millions. Sans
+une idée de religion acceptée, ou du moins comprise, l’histoire est en
+partie inintelligible; le plus bel art qui fut jamais, architecture,
+musique, peinture, sculpture, ne livre plus son âme à des âmes trop
+lointaines; les plus beaux mots, ceux de fraternité, de moralité,
+d’immortalité, perdent de leur solidité et de leur sérieux; le peu
+qu’est l’invention humaine dans le progrès social apparaît.
+
+Quel regret. On devine, on aime l’être magnifique que serait cet homme
+si, au lieu de la petite lampe de mineur qui l’éclaire, il marchait dans
+le jour du soleil. Combien j’en ai rencontré! Ils savaient tout,
+quelquefois, sauf l’essentiel; ils avaient une réputation méritée, des
+dons de parole, d’ingéniosité, de cordialité, et un désir d’être utile
+au pays, et une modestie souvent véritable. Mais ils manquaient de
+curiosité supérieure; ils étaient impuissants où d’autres, par millions,
+se sentent libres; ils me semblaient des navires magnifiques dont les
+voiles pendent, fautes de vergues et de cordages, tandis que les plus
+petits bateaux s’en vont au large. Le vol de la pensée dans l’origine et
+dans la fin, le recours à une puissance qui est tout, l’harmonie d’un
+système où rien n’est omis, où la nature n’est pas sacrifiée, mais
+sublimisée et remise à huitaine, la prodigieuse communion des âmes dans
+l’univers et dans les siècles, toutes barrières de temps et d’espace
+rompues, ils ne soupçonnaient aucune de ces grandeurs, ni les autres,
+dont les plus pauvres hommes possèdent souvent le trésor intact. Ils
+causaient avec moi, et je reconnaissais en même temps leur science des
+choses humaines, leur ignorance des divines, leur bonne foi complète.
+
+Oui, j’éprouve souvent une sympathie vive et mêlée de regrets pour des
+hommes qui ne pensent pas comme moi. Ce n’est pas une amitié ordinaire,
+puisqu’elle naît d’autre chose encore que des qualités dont ils ont
+donné la preuve, de la vue d’une puissance inactive qui est en eux, qui
+pourrait s’épanouir et multiplier la beauté de leur esprit, sa force, sa
+hardiesse et sa joie.
+
+Et c’est pourquoi je dis: «Vous qui lisez, allez dans vos lectures
+jusqu’au delà de la vie!»
+
+
+FIN
+
+
+
+
+TABLE
+
+
+ I.--LA VOCATION D’UNE VIEILLE FILLE 1
+ II.--UNE VIE 10
+ III.--OCTAVIE MERLE 22
+ IV.--LE PÈRE MULOT 31
+ V.--LA HAIE D’ÉPINE NOIRE 44
+ VI.--LA TRAGÉDIENNE 55
+ VII.--UN DISPENSAIRE 67
+ VIII.--MONSIEUR JOSUAH 75
+ IX.--CONVERSATION AVEC MONSIEUR L’ABBÉ 91
+ X.--MÉDITATION SUR LE VILLAGE 101
+ XI.--LA QUÉRENTE DE PAIN 110
+ XII.--LES TROIS GARS DE LA HAUSSIÈRE 122
+ XIII.--LA PERLE 134
+ XIV.--L’ALLIANCE 143
+ XV.--LES ÉTRENNES 155
+ XVI.--UN CÉLIBATAIRE 165
+ XVII.--MADAME CANTEREINE 176
+ XVIII.--LE CONSEIL DU VENDREDI SAINT 186
+ XIX.--LE DRAME DE KERFEUN 196
+ XX.--LE FAUCHEUR D’HERBE 207
+ XXI.--LE CHIEN COULEUR DE FOUGÈRE 221
+ XXII.--LE LIT DE LA MÈRE MOINEAU 230
+ XXIII.--LE BOURG ABANDONNÉ 242
+ XXIV.--LA VILLE AU ROUET 252
+ XXV.--LES YEUX 261
+ XXVI.--LES PETITES FRATERNITÉS 272
+ XXVII.--L’HÉRITAGE DE M. MAUNOIR AINÉ 282
+ XXVIII.--L’ORCHIDÉE OURAGAN 291
+ XXIX.--LES LECTURES 301
+
+
+535-08.--Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.--5-08.
+
+
+
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75225 ***
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+ <title>Mémoires d’une vieille fille | Project Gutenberg</title>
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+<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75225 ***</div>
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+<div class="x-ebookmaker-drop break"></div>
+<p class="c top2em"><span class="large">RENÉ BAZIN</span><br>
+<span class="xsmall">DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE</span></p>
+
+
+<h1>MÉMOIRES<br>
+<span class="xsmall">D’UNE</span><br>
+VIEILLE FILLE</h1>
+
+
+<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br>
+CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS<br>
+3, <span class="xsmall">RUE AUBER</span>, 3</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em">DU MÊME AUTEUR</p>
+
+
+<div class="flex">
+<table>
+<tr><td colspan="2" class="c"><div>LIBRAIRIE CALMANN-LÉVY<br>
+Format grand in-18</div></td></tr>
+<tr><td class="drap"><span class="xsmall">UNE TACHE D’ENCRE</span> (<i>Ouvrage couronné par l’Académie
+française</i>)</td>
+<td class="bot w3">1 vol.</td></tr>
+<tr><td class="drap xsmall">LES NOELLET</td>
+<td class="bot w3">1  —</td></tr>
+<tr><td class="drap"><span class="xsmall">A L’AVENTURE</span> (croquis italiens)</td>
+<td class="bot w3">1  —</td></tr>
+<tr><td class="drap xsmall">MA TANTE GIRON</td>
+<td class="bot w3">1  —</td></tr>
+<tr><td class="drap xsmall">LA SARCELLE BLEUE</td>
+<td class="bot w3">1  —</td></tr>
+<tr><td class="drap"><span class="xsmall">SICILE</span> (<i>Ouvrage couronné par l’Académie française</i>)</td>
+<td class="bot w3">1  —</td></tr>
+<tr><td class="drap xsmall">MADAME CORENTINE</td>
+<td class="bot w3">1  —</td></tr>
+<tr><td class="drap xsmall">LES ITALIENS D’AUJOURD’HUI</td>
+<td class="bot w3">1  —</td></tr>
+<tr><td class="drap xsmall">TERRE D’ESPAGNE</td>
+<td class="bot w3">1  —</td></tr>
+<tr><td class="drap xsmall">EN PROVINCE</td>
+<td class="bot w3">1  —</td></tr>
+<tr><td class="drap xsmall">DE TOUTE SON AME</td>
+<td class="bot w3">1  —</td></tr>
+<tr><td class="drap xsmall">LA TERRE QUI MEURT</td>
+<td class="bot w3">1  —</td></tr>
+<tr><td class="drap xsmall">CROQUIS DE FRANCE ET D’ORIENT</td>
+<td class="bot w3">1  —</td></tr>
+<tr><td class="drap xsmall">LES OBERLÉ</td>
+<td class="bot w3">1  —</td></tr>
+<tr><td class="drap xsmall">DONATIENNE</td>
+<td class="bot w3">1  —</td></tr>
+<tr><td class="drap xsmall">PAGES CHOISIES</td>
+<td class="bot w3">1  —</td></tr>
+<tr><td class="drap xsmall">RÉCITS DE LA PLAINE ET DE LA MONTAGNE</td>
+<td class="bot w3">1  —</td></tr>
+<tr><td class="drap xsmall">LE GUIDE DE L’EMPEREUR</td>
+<td class="bot w3">1  —</td></tr>
+<tr><td class="drap xsmall">CONTES DE BONNE PERRETTE</td>
+<td class="bot w3">1  —</td></tr>
+<tr><td class="drap xsmall">L’ISOLÉE</td>
+<td class="bot w3">1  —</td></tr>
+<tr><td class="drap xsmall">QUESTIONS LITTÉRAIRES ET SOCIALES</td>
+<td class="bot w3">1  —</td></tr>
+<tr><td class="drap xsmall">LE BLÉ QUI LÈVE</td>
+<td class="bot w3">1  —</td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c"><div>ÉDITION ILLUSTRÉE</div></td></tr>
+<tr><td class="drap" colspan="2"><span class="xsmall">LES OBERLÉ</span>, un volume in-8 jésus, aquarelles et dessins de
+<span class="xsmall">CHARLES SPINDLER</span></td></tr>
+<tr><td colspan="2" class="c"><div>LIBRAIRIE ÉMILE-PAUL</div></td></tr>
+<tr><td class="drap xsmall">LE DUC DE NEMOURS</td>
+<td class="bot w3">1 vol.</td></tr>
+</table>
+</div>
+
+<p class="c gap small">535-08. — Coulommiers. Imp. <span class="sc">Paul</span> BRODARD. — 5-08.</p>
+
+<div class="break"></div>
+
+<p class="c top4em">Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays,
+y compris la Hollande.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">AVERTISSEMENT</h2>
+
+
+<p>J’ai extrait ces histoires des papiers qu’une
+vieille fille m’a récemment légués. Le titre est
+de son choix. Il figurait sur le cahier de gros
+papier couvert d’une écriture ferme, sans discipline
+linéaire, jetée à la hâte, entre deux
+visites. Et elle voulait exprimer ainsi que ce
+qu’elle raconte a été vu par elle, que ce livre
+est, avant tout, le témoignage direct d’une
+personne qui fut mêlée à la vie de deux fractions
+de l’humanité, bien peu connues en tout
+temps et en tout pays : les pauvres et ceux qui
+les aiment. Des relations d’étroite parenté
+m’unissaient à l’auteur des <i>Mémoires</i>. Tantôt
+elle habitait Paris, et tantôt une propriété
+voisine d’Orléans, dans cette Beauce plumée
+comme une volaille grasse, sans haies, sans
+bouquets d’arbres, qu’elle regardait pourtant
+avec plaisir, ayant le goût passionné des lignes
+longues, de l’espace et de la lumière. Bien des
+gens croyaient la connaître et la jugeaient tout
+de travers, ce dont elle riait avec moi. On la
+disait optimiste. Elle était sans illusion. Je crois
+même qu’elle souffrait cruellement de l’impuissance
+où nous sommes de guérir les maux très
+généraux que nous constatons autour de nous ;
+mais, persuadée qu’il se cache encore un
+orgueil dans cette souffrance, elle la taisait, et
+s’efforçait de l’écarter, comme une cause permanente
+de faiblesse. Elle refusait de se lamenter,
+pour ne pas cesser d’agir. On la rencontrait
+dans le monde ; elle en était ; elle ne l’aimait
+pas. Mais elle aimait et elle fréquentait l’élite
+religieuse de la France, élite nombreuse,
+vivante, incomparable, fondée par la volonté
+de tous et sur la grâce d’un seul, composée de
+riches et de pauvres, de clercs et de laïques, de
+ceux qui prient, qui pensent de l’éternel, qui
+ne haïssent point, qui ne cessent d’affirmer,
+dans l’obscur dévouement, la fraternité dont ils
+parlent peu. De ceux-là, elle a dit quelque
+chose dans ses <i>Mémoires</i>. Elle s’est étendue
+plus longuement sur les scènes de la vie populaire,
+et surtout de la vie de misère, dont elle
+fut le témoin volontaire et tenace. Ayant parcouru
+en tous sens un domaine qui ne sera
+jamais très fréquenté, elle en avait rapporté
+des récits, des croquis de route, comme font
+les voyageurs, et aussi des méthodes, des
+leçons, des opinions, celle-ci, par exemple, que
+le monde des travailleurs manuels a plus encore
+besoin de noblesse que de pain, qu’un grand
+nombre d’entre eux le devinent obscurément,
+et que la plus sûre manière et la plus prompte
+de les émouvoir, de les gagner, de les relever,
+c’est de leur donner la certitude qu’on les aime
+uniquement pour leur âme. Paradoxe ? Non,
+vérité profonde, expérience de toute une vie,
+que ceux-là seuls nieront qui ne connaissent
+pas les hommes. Chez l’auteur des <i>Mémoires</i>,
+c’était là une idée directrice et maîtresse, qu’elle
+n’a peut-être pas exprimé sous cette forme, mais
+dont ce livre est intimement pénétré.</p>
+
+<p class="sign xsmall">R. B.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<p class="c"><span class="large">MÉMOIRES</span><br>
+<span class="small">D’UNE</span><br>
+<span class="xlarge">VIEILLE FILLE</span></p>
+
+
+
+
+<h2 class="nobreak" id="c1">I<br>
+<span class="xsmall">LA VOCATION D’UNE VIEILLE FILLE</span></h2>
+
+
+<p>C’est une de nos supériorités de vieilles filles :
+nous avons notre âge. J’ai trente-sept ans
+sonnés, comptés, oubliés déjà par mon prochain
+et presque par moi-même. Pour qui
+essayerais-je de me rajeunir ? Je ne fais partie
+de la vie d’aucun être ; je ne ralentis la marche
+d’aucune ambition, je n’en aide aucune, et je
+n’ai près de moi aucune de ces tendresses passionnées
+de mari ou d’enfants, qui souffrent de
+voir tomber en ruines la force qui les sert et la
+part d’idéal qu’ils croyaient avoir confisquée
+pour eux seuls. Et la vieillesse s’en empare !
+C’est une mauvaise partageuse. Elle finit par
+ne rien laisser.</p>
+
+<p>Je n’en suis pas là. Sans être vieille, je suis
+assez loin de la jeunesse pour que ma liberté
+soit parfaite. Je puis aller, venir, à la ville ou
+dans les chemins de campagne ; monter les
+étages des maisons pauvres ; arrêter Valérie,
+qui sort de son atelier ; demander des nouvelles
+de leur père aux trois petits Blancpignon qui
+jouent sur le trottoir, sans que personne y
+prenne garde. Quand on veut se rendre utile
+aux pauvres, il n’est pas nécessaire d’être laide,
+mais on ne doit pas, comme me l’a dit une fois
+ma rempailleuse de chaises, « faire son bijou
+d’argent » ; il faut que celle, ou celui qu’on va
+chercher, quand il vous aperçoit de loin, pense
+tout uniment : « C’est une femme » ; quand il
+vous parle : « C’est une dame » ; quand il vous
+quitte : « C’est une amie ». Je suis sûre qu’ils
+m’aimeraient moins, si je suivais la mode, et
+si je n’étais donc pas, d’une visite à l’autre, tout
+à fait la même ; ils croiraient moins que je les
+aime, si je portais sur moi tant de preuves que
+je ne pense pas toujours à eux. Ils en voudraient
+à mon astrakan ou à ma zibeline, à mes
+plissés, à mes volants, à la pointe de mes talons
+et à l’aigrette de mon chapeau.</p>
+
+<p>Si j’avais à conseiller une autre cliente de
+sainte Catherine, tentée par les mêmes œuvres
+que moi, et qui me demanderait mon avis, je
+dirais d’abord : Mademoiselle, il y a dix mille
+manières d’être simple dans sa toilette ; la plus
+fâcheuse consiste à l’être trop ; on peut blesser
+en ne l’étant pas assez ; il suffit, pour trouver
+la mesure, d’un peu de cœur et d’habitude.</p>
+
+<p>Je lui dirais en second lieu : Vous n’aurez
+aucune peine à vous faire respecter des pauvres.
+La charité n’a pas besoin d’être expliquée à
+ceux qui en profitent, ou simplement qui voient
+autour d’eux, quotidiennement, la souffrance.
+Elle vient sous des noms différents, qu’on ne
+sait ni tout de suite, ni toujours ; mais elle se
+penche, avec le même geste inlassé, sur les
+mêmes maux qui renaissent ; elle a toujours été
+du quartier ; on ne se souvient pas d’un temps
+où il n’y avait ni crèches, ni garderies, ni visiteuses
+de pauvres, ni distributions de vêtements
+d’hiver, ni bons de pain, ni garde-malades, ni
+assistance par le travail, ni prêt de berceaux,
+ni don de layettes. Il n’y a point de rue si
+sombre et si puante où n’ait passé, bien des fois,
+une femme comme nous, portant un peu de
+pitié dans ses mains et dans ses yeux. D’où
+elle était partie ? Pourquoi elle était venue dans
+le quartier ? Quelle réflexion, ou quel goût, ou
+quelle peine, ou quel intérêt l’y avait engagée,
+puis retenue, puis ramenée ? Les pauvres ne le
+cherchent pas, pour la bonne raison qu’ils le
+savent. Ils savent que voilà dix-neuf siècles,
+une idée fraternelle a été semée dans le monde,
+et que depuis lors il s’est trouvé des âmes, des
+femmes presque toujours, croyantes pour la
+plupart, quelquefois non, qui s’en sont souvenues.
+Ils savent même qu’il n’en manquera
+jamais plus. Les gens du monde ont des étonnements,
+au contraire. Le premier de tous
+est de nous voir rester vieilles filles. Quelle
+catastrophe ! Ils tâchent de l’expliquer. Ils ne
+se demandent pas si, à défaut d’autres motifs,
+les exemples de bonheur qu’ils nous offrent,
+dans leurs ménages, n’auraient pas suffi à nous
+rendre prudentes. Non, il leur faut une explication
+qui nous diminue, et qui les relève :
+nous sommes trop laides, nous sommes trop
+pauvres, nous avons eu des chagrins d’amour,
+l’être adoré nous a plantées là, soit involontairement
+et parce qu’il est mort, soit par trahison.
+Pauvres petites ! Et nous nous consolons, — si
+l’on peut se consoler ainsi, et leur doute est
+extrême, — « en faisant du bien ». J’ai entendu,
+j’ai deviné ces ritournelles autour de moi, pendant
+dix ans. J’ai subi des entrevues qui
+n’eurent jamais de lendemain ; j’ai lassé toutes
+les initiatives matrimoniales, et la douairière
+elle-même : « Vous le regretterez, mon enfant,
+et il sera trop tard, oui, trop tard. » Je n’ai pas
+été, avant la trentaine, libre de ne pas me marier,
+ou plutôt absoute de ne pas l’avoir fait.
+Il en sera de même pour vous, je vous en préviens.</p>
+
+<p>J’adresserais un troisième avertissement, à
+la candidate qui me consulterait. Après la trentaine,
+lui dirais-je, pas plus qu’avant, ils ne
+croiront à votre vocation. Ils vous auront
+seulement classée, comme on dit au Palais, je
+crois, parmi les « sans suite », les affaires qu’il
+est inutile de poursuivre. Mais il est certaines
+gens qui poursuivent toujours, et l’âge n’en
+libère point. Défiez-vous des admirations désintéressées.
+Parce que vous aurez réussi à fonder
+une œuvre nouvelle ou à développer une œuvre
+ancienne ; parce que la vente de charité que
+vous avez organisée aura attiré du monde ;
+parce que l’un de vos amis, traversant le faubourg
+en automobile, vous aura aperçue au
+milieu d’un groupe d’enfants ou de femmes, et
+que vous aviez mis votre blouse d’infirmière, et
+que vous étiez, pour elles, une amie évidente,
+on chantera vos louanges dans le ton majeur ;
+on vous présentera des auréoles, à choisir :
+« Une vraie sainte, ma chère, une apôtre ; elle
+fait des merveilles, et aucune santé, vous savez,
+aucune… » Ces discours n’enflammeront pas les
+jeunes gens, mais ils réveilleront la curiosité
+des hommes mûrs. Vous serez louée, gravement,
+par des magistrats en retraite ou en exercice,
+des sénateurs, d’anciens gagnants du tir aux
+pigeons. Ils seront sincères, ils seront émus, ou
+croiront l’être. Quelques-uns proposeront des
+souscriptions, qu’il faudra toujours accepter.
+J’ai été bien souvent entourée et regardée ainsi,
+pour l’amour des pauvres, à ce qu’on prétendait,
+mais je vous assure que l’amour tout court était
+du jeu, et que je me sentais sur la treille,
+comme autrefois, un peu hors d’âge seulement,
+un peu singulière, grappe de chasselas conservée
+dans un cilice de crin. Vous ferez bien
+de vous soustraire, avec esprit si vous pouvez,
+à ces béatifications illicites. Elles ne sont pas
+dangereuses pour nos mœurs, mais si peu qu’on
+y prête attention, elles ruinent ce bel oubli de
+soi, sans lequel nous ne sommes que des filles
+non mariées, mais non plus des vieilles filles.</p>
+
+<p>Je dirais enfin à ma candidate : Nous avons
+une très longue histoire, et très noble, qu’il
+faut continuer, c’est l’histoire des familles de
+France. Elles ont été, en notable partie, l’œuvre
+des vieilles filles, dont la France d’autrefois
+était plus abondamment pourvue. Quelle est
+celle qui n’avait pas sa tante Gothon, sa tante
+Marion, sa tante Ursule ? Personne n’héritait
+en bloc de ces femmes habituellement pauvres
+ou appauvries ; mais il y a l’héritage quotidien,
+celui que distribuent nos actions. Tante Gothon
+filait, tante Marion berçait, tante Ursule enseignait
+à lire. Les mères, très fécondes, trouvaient
+de l’aide qui ne coûtait rien, pour élever les
+petits. Il y avait quatre, six, huit bras pour
+endormir, plusieurs voix pour chanter, un seul
+cœur pour instruire. Les tantes se répandaient
+toujours un peu hors de la maison, et c’est ce
+qu’il faut faire. Que j’aurais voulu les connaître !
+Elles devaient avoir tant de recettes et de
+maximes concernant leur état ! J’ignore ce que
+peut dire là-dessus la statistique. Mais, quoi
+qu’elle affirme au sujet du nombre des célibataires
+en France, je suis certaine que le nombre
+a diminué des vieilles filles utiles à leur parenté
+et à leur voisinage, des célibataires ayant une
+mince fortune et qui mènent dans le monde à
+peu près la vie d’une religieuse. Nous sommes
+loin de suffire à la tâche, nous n’y suffirons
+jamais. Cependant, je crois que nous allons
+recevoir des recrues. De meilleures que nous,
+de plus saintes, dans beaucoup d’œuvres de
+charité extérieure, nous avaient remplacées
+ou devancées. A présent qu’elles s’en vont,
+spoliées et chassées, il est probable que plusieurs
+de celles que le couvent eût appelées s’adjoindront
+à nous, dont la vocation fut moins parfaite.</p>
+
+<p>Ne craignez pas l’ennui. Quand j’ai couru
+tout le jour, ma petite, dans le pays de misère,
+dont la carte ne sera jamais achevée, j’ai les
+yeux las, les pieds las, le cœur tout plein des
+peines que j’ai écoutées ou vues. Mais le temps
+me manque pour être triste. Et j’ai tant d’enfants,
+loin de chez moi, qui attendent mon
+réveil, que je m’endors tout de suite.</p>
+
+<p>Quand il n’est pas l’heure encore, et que je
+suis dans mon petit salon de Paris ou dans ma
+chambre à la campagne, je prends mon cahier
+de notes, et j’écris un souvenir de cette vie frémissante,
+trépidante, qui est celle de beaucoup
+d’autres femmes, et que peu de gens connaissent
+parmi ceux qui lisent des livres. J’appelle cela
+mes mémoires : histoires que j’ai vécues, ou que
+j’ai devinées, douleurs qui ne parlent guère,
+joies que j’ai approchées de si près que j’ai cru
+un moment, et même plus tard, qu’elles étaient
+à moi.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c2">II<br>
+<span class="xsmall">UNE VIE</span></h2>
+
+
+<p><i>7 février 1887.</i> — Jour d’hiver, très peu de
+vent, mais une brume glacée, traîtresse, impossible
+à fuir, qui pèse sur le corps et sur l’âme,
+qui est chargée de mort, comme d’autres
+nuages sont chargés d’électricité, comme l’air
+du printemps est chargé de vie. La boue de la
+rue se dissout lentement, elle devient pareille à
+de la graisse d’essieux, et toute la chaussée en
+est enduite, et les voitures qui passent y
+laissent une trace couleur de fer, comme des
+rails. Les promeneurs l’évitent autant qu’ils
+peuvent. Mais les petits qui ramassent le charbon
+y pataugent et y plongent les deux mains.
+Ce sont les glaneurs noirs, quatre enfants,
+deux de douze ou treize ans, peut-être plus, — on
+ne sait jamais bien l’âge quand la misère
+s’associe à la vie, — une petite fille de neuf ans,
+un petit gars de quatre ou cinq. Ils suivent une
+file de lourds tombereaux qui portent à une
+usine sa provision de houille, et quand un
+fragment se détache du chargement cahoté et
+tombe à terre, ils se jettent à droite, à gauche,
+tous ensemble, presque sous les roues, jusque
+sous le pied des chevaux, et saisissent le morceau
+de charbon. Chacun d’eux a un sac pendu
+à la ceinture, excepté la petite fille, qui tient
+son sac à la main. Elle m’intéresse plus que les
+autres, parce que je puis plus aisément m’occuper
+d’elle et de ses pareilles. Les vieilles filles
+comme moi ont une réserve de tendresse à
+dépenser, et c’est heureux, pour tant de créatures
+qui, sans elles, n’auraient jamais été
+aimées. Je me mets à suivre les tombereaux,
+moi aussi, mais sur le trottoir. Comme elle a
+bien cette physionomie de l’enfant sans mère,
+que je reconnais de loin à présent que j’en ai
+tant vu de près ! Elle dort mal, elle mange mal,
+elle est abandonnée, elle est vicieuse, je le
+devine à son petit visage de chèvre, tout pâle,
+marqué de taches de fièvre au-dessus des pommettes,
+et à la violence de son geste quand elle
+pousse le plus petit de la bande pour attraper
+avant lui le charbon, et à son rire où il y a déjà
+du défi et de l’insulte, quand les plus grands
+lui parlent, et à ses vêtements, qui n’ont jamais
+été réparés ni lavés. Ont-ils même été cousus
+solidement une première fois ? La robe, de
+mérinos noir, remonte à droite, descend trop
+bas à gauche, et forme en arrière un paquet de
+plis, comme une queue qui traîne sur les talons
+et dans la boue. Tiens, elle a de jolis cheveux,
+blonds, d’un blond déjà déteint, entre paille et
+foin. Il y a de l’or là-dedans.</p>
+
+<p>Peut-être aussi dans l’âme ?</p>
+
+<p>J’ai continué de suivre les tombereaux. Ils
+ont monté une rue de faubourg, pavée, étroite,
+où le charbon coulait, du haut de ces gros tas
+ambulants, en menus grêlons qui faisaient des
+sillages. Les quatre enfants ne s’arrêtaient plus
+de se baisser et de se redresser. Tout à coup,
+les voitures tournèrent à angle droit, une porte
+s’ouvrit à deux battants, comme mue par un
+ressort devant la première, et se referma dès
+que la dernière fut entrée dans une cour
+déserte entre deux murs. Les petits demeurèrent
+un moment immobiles, regardant cette
+barrière ; puis ils mirent leurs sacs dans le
+fossé et les trois garçons escaladèrent la haie
+d’un champ qui commençait à trente pas de là.
+Je m’approchai de la petite fille, qui était lasse
+et qui respirait vite, le dos appuyé contre un
+arbre.</p>
+
+<p>— Comment t’appelles-tu ?</p>
+
+<p>Elle répondit, avec l’évident désir d’être
+débarrassée de moi :</p>
+
+<p>— Georgette.</p>
+
+<p>— Est-ce que tu cours les rues, comme cela,
+tous les jours ?</p>
+
+<p>— Non, les jours de charbon seulement.</p>
+
+<p>— Tes frères ne suffiraient pas ?</p>
+
+<p>— C’est pas mes frères, c’est des gars. Je
+n’ai de frère que le petit.</p>
+
+<p>— Ton père n’a donc pas de travail ?</p>
+
+<p>Elle se tut.</p>
+
+<p>— Ta mère non plus ?</p>
+
+<p>— Elle est poussive.</p>
+
+<p>Je sentis au cœur, comme une blessure,
+l’écho de cette parole animale. L’enfant eût dit
+de même, s’il s’était agi d’une jument, d’une
+truie ou d’une chatte. Elle n’avait d’ailleurs
+aucune intention d’injurier sa mère ou de
+m’étonner. C’était le mot de son monde et de
+son palier. Je demandai : « Où demeures-tu ? »
+Elle me jeta par-dessus son épaule un numéro
+et un nom de rue. Je ne rencontrai pas son
+regard. Elle écoutait, ardente, le cou tendu, les
+cris des trois gamins qui devaient suivre une
+haie, déjà loin. Et, ayant repris haleine, elle
+courut vers la même brèche, et sauta dans le
+champ pour les rejoindre.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><i>Mai 1890.</i> — Je suis restée trois ans sans
+avoir de nouvelles de Georgette. Elle m’avait
+donné une fausse adresse. Et puis la vie m’a
+empêchée de pousser plus loin mes recherches.
+J’ai tant d’autres clients, de ceux qui reviennent
+et de ceux qui passent, de ceux qui passent
+surtout ! La misère est si mobile de cœur et de
+logement ! Je n’avais pas oublié, cependant, la
+glaneuse de houille. Je la rencontrai un jour,
+inopinément, dans une maison où j’allais souvent,
+où je ne me doutais pas que sa mère habitât
+depuis plusieurs années. Elle me reconnut
+la première, et en ressentit une espèce
+de joie qui éclaira son visage de petite chèvre
+blanche. Je la trouvai grandie, trop grande
+pour son âge, et triste, dès qu’elle m’eut dit
+bonjour. Nous étions au bas de l’escalier, dans
+une maison de banlieue, pas encore vieille,
+pas encore sale, derrière laquelle on voyait,
+par la porte entr’ouverte du corridor, un jardin
+divisé en six, des choux presque partout,
+et un tréteau chargé de linge mouillé qui
+s’égouttait.</p>
+
+<p>— Tu laves ?</p>
+
+<p>— Je fais tout ; « elle » ne peut rien faire.
+Quand je suis rentrée de l’école, j’en ai, oui,
+du travail, et le matin, c’est la soupe, les
+lits… Heureusement qu’on n’en a pas chacun
+un.</p>
+
+<p>Il y avait dans le ton cette colère, cette
+envie de s’échapper, cette révolte qui sont des
+signes de la grande ignorance. Nous causâmes
+de l’école. Elle ne cessait point de regarder du
+côté du jardin. Le soleil oblique dorait les
+choux et l’arête du mur. Un moineau pépiait,
+les plumes toutes soufflées de bien-être, répétant :
+« Qu’on est bien ! qu’on est bien ! » Georgette
+était parmi les premières de sa classe. Je
+devinai qu’elle avait envie de me le prouver et
+je l’interrogeai. Elle savait tout : « François I<sup>er</sup>,
+1515-1547 ; Henri IV, 1589-1610, assassiné par
+Ravaillac le 14 mai 1610 ; bataille de Wagram,
+5 et 6 juillet 1809 ; présidence de M. Grévy,
+1879-1887 ;… le volcan de Popocatépelt, dans
+les Montagnes-Rocheuses. » Elle souriait, en
+dessous, de tant d’autres choses qu’elle aurait
+pu répondre. Je lui demandai.</p>
+
+<p>— Sais-tu que tu as une âme ?</p>
+
+<p>Elle leva les épaules, sans trop marquer le
+geste.</p>
+
+<p>— A quoi cela sert-il ?</p>
+
+<p>— A vivre et à mourir, ma petite, tout simplement.
+Tu ne peux comprendre ce que tu
+gagnerais, même en courage et en joie, dans ta
+vie rude, à savoir que tu as une âme et un Dieu.</p>
+
+<p>Pour la première fois je vis ses yeux, qui
+se levèrent sur les miens. Ils étaient bleus,
+une lueur de tendresse étonnée passait à la
+surface, et il y avait de l’ombre tout au fond.
+Ce fut l’ombre qui gagna. Le regard devint dur,
+parce que le cœur se fermait.</p>
+
+<p>— Bah ! dit-elle, où est-ce que ça s’apprend,
+ces choses-là ?</p>
+
+<p>Nous causâmes encore une demi-minute,
+puis le rappel du temps, et la mauvaise défiance
+contre moi, et d’autres passions inquiètes la
+mordirent. Elle secoua ses mèches fauves en
+désordre, fila le long du corridor, descendit
+deux marches, et j’entendis le premier coup du
+battoir.</p>
+
+<p>J’appris, quelque temps après, qu’elle avait
+été trois fois au catéchisme de la paroisse,
+« pour faire plaisir à la demoiselle ». Mais elle
+s’y trouva dépaysée, l’une des plus grandes, et
+l’une des moins brillantes. Elle ne revint pas.
+On me raconta aussi que la famille avait changé
+de maison, et que Georgette était entrée « en
+fabrique ».</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><i>8 septembre 1900.</i> — Je me promenais, hier,
+sur le trottoir d’une grande avenue plantée, et
+je jouissais vivement de la douceur de l’air, et
+de la physionomie détendue, et de la flânerie
+de ceux qui se promenaient comme moi. Les
+dimanches de septembre nous font voir une
+ville que nous ne voyons ni si bien ni si complètement
+aux autres mois, une ville presque
+homogène. En hiver, en été, un joli chapeau en
+cache beaucoup de laids. Mais, en septembre,
+les jolies plumes, les jolis rubans, les jolies
+pailles sont à la campagne. Je m’amusais donc
+à observer cette foule toute populaire et à
+suivre l’étonnante descente de la mode à travers
+les classes sociales. La ville n’a plus que les
+petites copies à bon marché. Quand on voit la
+dernière transformation de ce qui fut une idée
+de luxe et de beauté, ce n’est pas le sourire qui
+monte aux lèvres, du moins pas aux miennes.
+Il faut se consoler en regardant les visages et
+le contentement d’être belle, si répandu. Je
+songeais ainsi, quand un couple me dépassa. Le
+fiancé était un ouvrier très jeune, imberbe,
+plus petit que la femme, amenuisé et réduit par
+l’alcool. Il paraissait très tendre, riait beaucoup
+sans aucun embarras, et ostensiblement serrait
+le bras ou la main gantée de sa compagne.
+Georgette était gantée : des gants de Suède
+couleur paille. Elle avait un chapeau d’au
+moins neuf francs soixante-quinze, de ceux
+qui ont du velours demi-soie et des roses demi-fines.
+Elle ne riait pas. Elle aurait même voulu
+qu’on fût très sage, très digne, très fier pendant
+cette promenade. Mais elle pardonnait
+tout au mari de demain, à celui qu’elle aimait
+et qui représentait pour elle la vie plus libre,
+peut-être même la vie oisive, ce grand rêve des
+pauvres. Un charme était en elle. Ses cheveux,
+séparés en bandeaux, soufflés, relevés, frémissants,
+ressemblaient à deux ailes de perdrix.
+Le jour l’enveloppait. Les promeneurs devinaient
+la joie rapide et la regardaient passer.
+Il y avait des femmes qui se détournaient après
+l’avoir considérée, à cause de l’émotion que
+font ces choses quand on se rappelle. Georgette
+m’avait reconnue. Mais il lui déplaisait sans
+doute d’avoir à expliquer nos rencontres. Elle
+me frôla l’épaule, fit semblant de s’intéresser à
+un groupe qui chantait, très loin, en avant, et
+ne salua pas.</p>
+
+<p>Elle n’était pas mariée encore, puisqu’il y
+avait derrière elle, traînant la jambe, un couple
+de vieilles gens, oncle et tante, cousins ou amis,
+que les fiancés emmènent très souvent avec
+eux dans ces promenades de la veille, et qu’ils
+font boire dans les auberges.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p><i>16 mars 190…</i> — Ce matin, j’allais vite, je
+traversais une petite rue toute bordée de boutiques
+minuscules, qu’entaillent des couloirs
+sombres, voûtés, ouvrant, au bout de vingt
+mètres, sur des cités ouvrières. Une femme,
+débouchant par un de ces chemins d’ombre, me
+heurta légèrement et, nerveuse, dit : « Pardon,
+madame, j’ai de si mauvais yeux ! » Nous nous
+regardâmes. Et avant que j’eusse parlé, deux
+mains se tendirent vers les miennes pour m’entraîner,
+et je vis les lèvres qui reprenaient :</p>
+
+<p>— Venez ! oh ! venez, j’ai de la peine pour
+deux !</p>
+
+<p>On ne résiste pas à ces mots-là. Elle rentra
+avec moi dans l’ombre et je l’écoutai se
+plaindre. Son mari la délaissait. Deux enfants
+étaient une lourde charge, et elle ne savait pas
+de métier, et la fabrique retient si longtemps
+dehors ! Les mains ne me lâchaient pas ; les
+yeux ne me quittaient pas. Elle se jetait vers
+moi, dans sa détresse, parce que, treize ans
+plus tôt, je l’avais plainte d’autre chose que de
+sa pauvreté.</p>
+
+<p>Nous causâmes intimement, surtout de ses
+enfants, et des projets qu’elle me confierait en
+détail quand je viendrais la voir chez elle. Je
+promis.</p>
+
+<p>— C’est que, fit-elle en me reconduisant au
+jour, moi je ne suis pas bien, vous savez…
+Voyez comme j’ai la peau blanche ! Je suis…</p>
+
+<p>Elle eut un sourire, qui me fit mal, elle se
+souvenait, elle dit :</p>
+
+<p>— Je suis poussive, comme l’autre.</p>
+
+<p>Elle ajouta, très bas, en me quittant :</p>
+
+<p>— Ça serait peut-être le moment de m’apprendre
+les choses que je ne sais pas, puisque
+ça ne sert pas seulement à vivre…</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c3">III<br>
+<span class="xsmall">OCTAVIE MERLE</span></h2>
+
+
+<p>Dans la cour où demeure Georgette, la cour
+du Laurier-Bleu, j’ai passé hier une heure douce
+et cruelle. La douceur n’est venue que tout à la
+fin, quand j’ai cru comprendre que la confession
+de sa souffrance avait calmé cette âme
+épuisée par le silence. Le silence des religieuses
+est plein de conversations avec Dieu. Mais
+celui de ces pauvresses qui ne croient à rien
+pèse comme un couvercle de tombe sur la douleur
+vivante.</p>
+
+<p>Lorsque j’entre dans les cités de misère où
+je suis connue, il y a des femmes qui regardent
+d’abord le sac de soie noire où je serre mes
+bons de pain et de charbon ; il y en a aussi qui
+regardent d’abord mes yeux, et ce sont mes
+amies. Toutes ne causent pas avec moi. Pour
+avoir le droit de plaindre une peine il faut
+l’avoir gagné. Cela s’achète quelquefois très
+cher.</p>
+
+<p>Je saluais donc, depuis cinq ou six ans, Octavie
+Merle, la femme qui demeure au quatrième,
+à gauche, sous les toits. Les voisines de la cour
+m’avaient prévenue en sa faveur, ce qui est
+rare :</p>
+
+<p>— La Merle ! Ah ! mademoiselle, en voilà
+une qui a du mal ! Elle gagne la vie de deux
+hommes, le sien et puis le frère du sien, deux
+pas grand’chose, je vous assure. Elle se tue de
+travail. Mais elle ne vous demandera pas la
+charité. Non, c’est plus fort qu’elle : il faut
+qu’elle se taise, et même devant nous elle n’a
+pas de mots sur son chagrin.</p>
+
+<p>Or, hier je frappais à la porte qui ouvre sur
+le même palier, à droite. Je voulais savoir des
+nouvelles d’une jeune femme, — une souriante
+et une causante, celle-là, — qui m’avait priée de
+la faire inscrire sur la liste du bureau de bienfaisance.
+Elle devait avoir son troisième enfant
+pendant les vacances. Et au retour des vacances,
+que j’ai dû prolonger cette année, je venais
+rendre visite à la jeune mère et à l’enfant.</p>
+
+<p>Une fois, deux fois, trois fois je frappai. Personne
+ne répondit. Dans la cage de l’escalier,
+le vent seul, aspiré par quelque lucarne de grenier,
+grognait ou sifflait en montant. Je me détournais
+pour descendre. La porte de gauche
+s’entr’ouvrit, et le pâle, le mince visage tragique
+d’Octavie Merle se pencha.</p>
+
+<p>— Que cherchez-vous ?</p>
+
+<p>— Votre voisine, madame Merle.</p>
+
+<p>— Elle est morte.</p>
+
+<p>— Ah !… pauvre femme ! Que dites-vous
+là ?… Morte !</p>
+
+<p>— Vous voulez donc que ça n’arrive qu’aux
+braves gens de mourir ?… Vous aurez beau frapper,
+personne ne vous entendra… Tout est
+parti… Je ne les regrette pas.</p>
+
+<p>Elle disait cela sèchement, avec une flambée
+de colère dans les yeux, et le secret plaisir de
+me blesser. Cependant les lèvres, toutes fendillées,
+ne tremblaient pas seulement de haine, au
+passage des mots, mais de froid, de détresse,
+de faiblesse.</p>
+
+<p>— Si vous êtes curieuse de savoir à qui vous
+faisiez la charité, continua-t-elle, entrez chez
+moi : je vous l’apprendrai.</p>
+
+<p>Ce que j’allais apprendre, surtout, et je le
+pressentais, c’était la vie de celle qui m’invitait
+de la sorte. Je m’assis au milieu de la chambre
+mansardée, près du petit poêle de fonte, qui
+mêlait sa fumée à l’odeur fade des cuirs cirés.
+Octavie Merle était piqueuse de bottines. Des
+paquets de tiges et d’empeignes couvraient la
+table étroite d’une machine à piquer que la
+femme avait mise entre le poêle et la fenêtre.
+L’ouvrière s’accouda dessus et, pour ne pas me
+regarder, regarda dehors.</p>
+
+<p>— Ma vue a bien baissé, dit-elle. J’ai trop
+travaillé, et j’ai mal dès que je m’applique.</p>
+
+<p>Par la fenêtre, nous apercevions un paysage
+de toits et de ciel : beaucoup de pentes d’ardoises,
+de cheminées, de tuyaux, de fils de fer,
+et les fumées, qui sont de la vie que le vent
+tourmente.</p>
+
+<p>Elle demeura un peu de temps silencieuse et
+puis elle me raconta, par phrases courtes, sans
+émotion apparente, sans cesser de regarder les
+toits, le triste mariage qu’elle avait fait. Elle
+avait épousé un homme plus jeune qu’elle, malingre,
+exempté du service militaire pour cause
+de faiblesse de constitution, et qui n’avait vu
+dans le mariage qu’un moyen de ne pas travailler.
+« J’étais forte, disait Octavie, je ne refusais
+pas l’ouvrage, je croyais tout ce que mon
+mari me racontait sur les longs chômages de
+son métier d’ajusteur-mécanicien, sur la difficulté
+de trouver une place dans un nouvel atelier.
+Et puis, en ce temps-là, je l’aimais ; c’était
+un enfant : je le sentais faible, peu raisonnable,
+et j’avais peur de le perdre. Vous l’avez rencontré
+quelquefois, dans la cour du Laurier-Bleu ;
+il vous connaît, il me l’a dit. C’est un
+homme distingué ; il a l’air d’un monsieur ;
+jamais un mot grossier avec lui tant que j’ai pu
+suffire à payer la dépense ; même il ne buvait
+pas. Je l’aimais. » Au ton dont elle disait cela,
+je comprenais qu’elle l’aimait encore. La
+pauvre créature s’était épuisée pour nourrir son
+mari. Bientôt il avait amené chez lui et logé
+sous son toit son frère, un vrai malade, celui-là,
+qui mourait lentement de la poitrine et qui
+se soignait en buvant. Et, obligée de travailler
+pour les deux hommes et pour deux enfants
+nés au début du mariage, Octavie Merle avait
+passé près de quatre années sans quitter cette
+machine sur laquelle à présent s’amoncelait
+l’ouvrage en retard, dormant deux heures par
+nuit, usant ses yeux, ses mains, ses nerfs, afin
+que son cœur fût épargné. Alors, il arriva
+ce qu’elle aurait dû deviner, ce qu’elle avait
+prévu peut-être : elle devint une vieille
+femme en quelques mois, et son mari la
+délaissa.</p>
+
+<p>Dans le ciel, par la fenêtre aux vitres étroites,
+elle regardait les toits de la ville qui s’en
+vont si loin, si loin, chacun abritant une peine
+ou une plainte. Pour me parler de l’infidèle,
+elle, si dure quand elle jugeait l’atelier, les
+camarades, son beau-frère, ses enfants, son
+travail, elle avait des mots indulgents, des mots
+qu’elle maniait avec une prudence instinctive,
+comme des armes qui auraient pu la blesser
+elle-même. « Il a toujours été si léger… Autrefois
+il m’aimait… S’il n’avait pas été entraîné
+par l’autre, je ne serais pas la femme finie que
+je suis et plus malade que les médecins ne sont
+savants.</p>
+
+<p>» Il rentrait à toute heure de nuit, quelquefois
+au petit matin. Il me trouvait toujours
+attelée à ma besogne de piqueuse, et nous nous
+disputions. J’aurais mieux fait de ne rien dire
+peut-être ? Mais le moyen, quand tout le cœur
+n’est qu’un cri ?</p>
+
+<p>» Tout ce que j’ai fait a tourné contre moi.
+Tenez, cette voisine que vous avez secourue,
+j’avais eu pitié d’elle, moi aussi. Ça n’était pas
+marié ; ça faisait la noce ; ça riait toujours. Nous
+ne nous parlions guère. Pourtant, quand elle a
+eu son troisième enfant, les commères d’en bas
+m’ont dit : « Elle ne vivra pas », et je suis allée
+la voir. Je n’avais que le palier à traverser pour
+entrer chez elle. Dès qu’elle m’aperçut, — le lit
+était au fond de la chambre qui ressemble à
+celle d’ici, — elle dit : « Vous n’auriez pas dû
+venir ». Et je pensai qu’elle se souvenait de
+plusieurs paroles de mépris que je lui avais
+adressées. Elle était toute menue sous son drap,
+comme une petite fille. Elle avait la fièvre. Elle
+tenait près d’elle, dans le lit, son nourrisson,
+dont elle cachait le visage avec un mouchoir.
+Je lui parlais, comme on fait en pareil cas, de
+sa santé, du temps, du médecin, des voisines.
+Elle me regardait comme si j’étais la mort. Elle
+n’avait plus que des yeux, des creux d’ombre
+avec une petite veilleuse, au fond, qui avait
+peur. Je pensai alors que son heure était
+proche, que les enfants allaient demeurer à
+l’abandon, que c’était une pitié, et je lui demandai :
+« Quel est le père de votre petit qui
+est là ? » Elle fit un grand effort pour tourner
+la tête de l’autre côté, et pendant que je l’aidais
+de mes deux mains, elle répondit : « Je ne
+peux pas le nommer devant vous ! Pas devant
+vous ! »… Trois jours après, elle était morte.</p>
+
+<p>— Et l’enfant, qu’est-il devenu ?</p>
+
+<p>— Les deux aînés ont été pris par l’Assistance
+publique… Le dernier… je ne pouvais
+pas le laisser à d’autres, n’est-ce pas ? je l’ai
+gardé. Mais c’est la force qui va me manquer
+pour nourrir tant de monde, mademoiselle…</p>
+
+<p>Le soir commençait à roussir les toits. La
+fumée sortait plus épaisse des cheminées. Des
+corneilles, taillées dans de la suie et de la
+brume, coulaient avec le vent au-dessus de la
+ville. Je causai une demi-heure encore, avec
+Octavie Merle, qui s’était penchée sur la machine
+et reprenait son travail.</p>
+
+<p>Puis je regagnai ma maison, l’âme partagée,
+comme il m’arrive souvent, entre la tristesse
+et l’admiration. Je me demandais où de pareilles
+créatures, qui n’ont plus la force de la foi,
+puisent ce courage héroïque, cette tendresse,
+cette patience surhumaine. Et je me répondais
+qu’elles vivent encore, moralement, sur la
+réserve de vertus et de mérites de leurs vieilles
+mères croyantes et disparues.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c4">IV<br>
+<span class="xsmall">LE PÈRE MULOT</span></h2>
+
+
+<p>C’est un brave homme ; tout le monde le dit,
+et, bien que je n’aime pas cette locution vague,
+où tant de culpabilité ou d’inconscience peut
+tenir, je l’emploie en parlant du père Mulot.
+On ne saurait guère s’exprimer autrement : car
+il faut le juger en gros, et par comparaison. Je
+l’appelle brave homme parce qu’il devrait être
+mauvais, et qu’il ne l’est pas trop. C’est un
+miracle fréquent, et grâce auquel la société vit
+encore. Nos neveux l’expliqueront.</p>
+
+<p>Le père Mulot est, depuis trente ans, peigneur
+de laine dans une grande filature. Son
+fils aîné peigne aussi ; sa fille, qu’il a eu l’idée
+d’appeler Sylvie, est rattacheuse, ce qui veut
+dire qu’elle noue, sur le métier en mouvement,
+les deux moitiés des brins qui se rompent. Il y
+a donc trois Mulot qui gagnent, et qui vivent
+pendant douze heures dehors. Il en reste trois
+à la maison : la mère, et deux enfants petits
+qui suffiraient à épuiser une santé plus robuste :
+l’un parce qu’il est bruyant, violent et
+incapable de repos ; l’autre parce qu’il ne cesse
+pas d’être malade. Le pain n’a jamais manqué
+chez les Mulot, ni le charbon, ni même le fagot
+de bois, dont on fait une flambée, quand le froid
+est trop noir, à l’heure où l’homme revient. Ce
+ne sont pas des pauvres, précisément ; mais le
+champ de la misère est bien plus grand que
+celui de la pauvreté. Celle qui se nomme elle-même
+la mère Mulot m’a conté ses peines.
+Dans la chambre du rez-de-chaussée, ornée de
+chromos et de découpures coloriées, — au lieu
+des images pieuses d’autrefois, — nous étions
+assises, un dimanche matin, devant la plaque
+de la cheminée.</p>
+
+<p>— Ils sont tous sortis, mademoiselle, me
+disait-elle, le père, le grand Joseph, Sylvie,
+les deux petits.</p>
+
+<p>— Où sont-ils allés ?</p>
+
+<p>— Acheter le journal.</p>
+
+<p>— Vous faites de la politique ?</p>
+
+<p>Elle avait ramené les plis de sa robe de laine
+noire, et elle les tenait serrés entre ses deux
+mains et entre ses deux genoux. Ainsi immobilisée
+et tendant son corps tout plié vers la cendre,
+d’où sortait une tiédeur légère, elle répondit
+d’abord par un sourire et par un regard qui
+allèrent à la crémaillère. Le visage maigre, un
+peu trop aigu de partout et pâle uniformément
+de madame Mulot, en fut tout égayé une seconde,
+comme un vieux toit sur lequel passe
+un soleil de giboulée.</p>
+
+<p>— Oh ! dit-elle, la politique, il faudrait être
+riche pour en faire. Jusqu’à l’année dernière,
+nous n’achetions jamais le journal, par économie.
+Mais, à présent que Joseph est devenu un
+homme, il ne veut plus rester avec nous le
+dimanche, s’il ne lit pas. Ça l’amuse, ça le
+retient, mais ça le change…</p>
+
+<p>— Quel journal choisissez-vous donc ?</p>
+
+<p>Elle me jeta le nom d’une feuille socialiste,
+et, devinant que je n’approuvais pas :</p>
+
+<p>— Les premiers temps, mademoiselle, nous
+aurions pu acheter pour lui n’importe lequel,
+et il y aurait pris le même plaisir. Mais ni le
+père ni moi nous ne connaissions les journaux.
+J’ai dit à Mulot, quand il est sorti, la première
+fois, pour en acheter un : « Prends-le au bureau
+de tabac, dans la plus grosse pile ! » Je
+pensais que ça serait le meilleur. Et je m’aperçois
+bien, à présent, que mon garçon se met
+à dire des choses pas honnêtes contre les curés.
+Mais il reste à la maison : c’est toujours ça…
+Il est, en vérité, plus facile à tenir que sa sœur.</p>
+
+<p>— Sylvie ?</p>
+
+<p>— Oui, mademoiselle : une fille jolie qui
+aime rire, qui aime la toilette, qui est à l’âge
+où les violons parlent.</p>
+
+<p>— Quel âge a-t-elle ?</p>
+
+<p>— Seize ans bientôt. Et pas plus le goût de
+la lecture qu’une tourterelle. Ce n’est pas elle
+qu’on retiendrait à la maison avec un journal !
+Elle a le goût de la compagnie. Mais son père a
+l’œil, vous savez. Je crois qu’il serait encore
+plus sévère que moi. Il est haut d’honneur, tout
+à fait, pour Sylvie. D’abord, il l’accompagne, le
+matin, jusqu’à la porte de l’atelier ; je les vois
+qui filent, dans le petit jour, elle presque toujours
+à la remorque, achevant de tapoter ses
+cheveux ou de boutonner son corsage dans la
+rue, puis rattrapant le père qui va devant, du
+même train, comme un roulier. A onze heures,
+ils se retrouvent au restaurant.</p>
+
+<p>— Ils ne reviennent pas manger chez vous ?</p>
+
+<p>— Le temps leur manque, mademoiselle.
+D’un coup de sirène à l’autre, ils ont une heure
+et demie. Et nous sommes trop loin pour qu’ils
+refassent deux fois la route. Non, ils déjeunent
+avec les camarades, à la Treille, dans la grande
+salle où l’on danse le 14 juillet ; mademoiselle se
+rappelle bien ?</p>
+
+<p>— Parfaitement.</p>
+
+<p>— La jeunesse voudrait faire bande à part.
+Le père ne veut pas. Il sait que les grandes
+réunions de ce genre-là, ça finit toujours par
+des petites. Et il se défie. Tant de mauvais
+drôles à l’usine, des garçons qui n’ont jamais
+entendu seulement parler d’une bonne action !
+Ils n’approchent pas trop près, quand ils voient
+mon homme et le grand Joseph à côté de
+Sylvie. Mais le dimanche ! En voilà une question
+difficile, le dimanche !</p>
+
+<p>— Envoyez votre fille au patronage, chez
+les sœurs !</p>
+
+<p>— Je l’ai fait. Nous avions peur, le père et
+moi, que les sœurs ne l’acceptent pas, parce
+que Sylvie a été élevée à la laïque. Mais non.
+Depuis six mois, chaque dimanche, elle y allait,
+elle s’amusait, elle trouvait des filles de son
+âge, elle revenait contente… Le malheur a
+voulu…</p>
+
+<p>La mère Mulot, du bout du doigt, sembla
+chercher et renfoncer, au coin de ses yeux, une
+larme qui s’y trouvait souvent, en faction.</p>
+
+<p>— Le malheur, reprit-elle… on l’a renvoyée,
+dimanche dernier.</p>
+
+<p>— Pourquoi ?</p>
+
+<p>— Parce qu’elle a chanté : « Viens, poupoule,
+viens ! »</p>
+
+<p>— C’est impossible, mère Mulot !</p>
+
+<p>— Vous allez l’entendre vous le dire : elle
+rentre !</p>
+
+<p>Elle rentrait, en effet. La porte s’ouvrit, et le
+père Mulot parut le premier, grand, la poitrine
+creuse, le visage tout couvert de poils gris,
+moustaches, favoris, sourcils, touffes de supplément,
+qui poussaient avec fougue, et au
+milieu desquels luisaient deux yeux tout petits,
+tout noirs, et prêts à flamber comme deux
+grains de poudre. Il portait un cache-nez et un
+complet d’étoffe mince. Comme l’hiver n’était
+pas encore fini, tout le luxe du ménage s’était
+réuni sur la personne de Sylvie. Elle seule
+devait avoir chaud. Elle seule était presque élégante.
+Elle avait des gants de peau, — pleins
+de déchirures non recousues, il est vrai ; — une
+jupe à deux volants gros bleu ; un manteau
+à la mode, avec des manches en forme de
+ballon dégonflé ; un col droit, une cravate
+multicolore, un chapeau à trois cornes, et
+elle eût été plaisante à regarder, avec son
+nez de chat, tout court, ses lèvres longues et
+rouges comme une gousse de piment, ses yeux
+bridés et vifs, sans l’insolence qu’on sentait
+déjà chez elle toute formée, irrémédiable et
+dominante. La mère Mulot s’était détournée,
+je m’étais levée, et j’eus un joli sourire de
+Sylvie, lorsque je tendis la main aux deux
+arrivants, le sourire qu’elle aurait dû avoir
+toujours. C’est une tristesse, pour ceux qui
+visitent leur prochain, surtout les pauvres,
+de songer à ce qui eût été possible. Nous
+renouâmes connaissance. Mais, dès que j’eus
+prononcé le nom de patronage, ce fut une
+autre Sylvie qui me répondit, offensée, irritée,
+intraitable :</p>
+
+<p>— Oui, pour une chanson ! On m’a fait des
+affronts pour une chanson ! Je n’y retournerai
+pas ! Ni vous, ni mon père, ni ma mère, vous
+ne m’y ferez retourner !</p>
+
+<p>— Lors même que j’en aurais moyen, je ne
+vous y forcerais pas, Sylvie : il faut s’amuser
+de bonne humeur. Mais, qu’est-ce que vous
+ferez désormais, le dimanche ?</p>
+
+<p>Le bonhomme répondit pour elle. Il n’avait
+pas cessé de la regarder, avec une admiration
+inquiète, avec la peur secrète de ceux qui n’ont
+qu’un moyen d’action, l’autorité, et qui ne
+savent pas s’il suffira.</p>
+
+<p>— Eh bien ! fit-il, je renoncerai à ma partie
+de boules, et j’emmènerai Sylvie se promener.
+Voilà ce qu’elle fera !</p>
+
+<p>Un rire de faunesse emplit la pièce. Le père
+Mulot n’en pensa rien. Mais la mère eut le
+sentiment de la note fausse et perverse. Elle
+me parut plus pâle, plus menue, plus repliée
+sur elle-même qu’auparavant, et, quand elle
+me reconduisit, l’instant d’après, elle me
+dit :</p>
+
+<p>— On n’est plus facilement leur maître à
+présent.</p>
+
+<p>Elle ne s’expliqua pas davantage. La phrase
+vague mourut dans la brume de la rue, et je
+m’éloignai.</p>
+
+<p>Comme je l’avais bien deviné, Sylvie n’avait
+pas été renvoyée du patronage ; elle avait reçu
+des observations, non pour avoir chanté, mais
+pour s’être battue. Je la rencontrai plusieurs
+fois, le soir, à l’heure où l’usine verse dans les
+avenues ses régiments mixtes, et, parmi les
+femmes qui revenaient, cinq ou six de front,
+ébouriffées, la bouche ouverte pour parler,
+pour rire ou pour boire l’air nouveau, j’en vis
+une qui me faisait un signe d’amitié. Le père
+n’était jamais loin.</p>
+
+<p>Le père Mulot tenait sa promesse. Lui peu
+marcheur, lui joueur de boules et amateur
+passionné des stations à l’auberge, il sortait
+chaque dimanche dans la banlieue et même la
+campagne. On l’apercevait, dans les bois suburbains,
+pillés et traversés jour et nuit, cueillant
+la violette et la primevère.</p>
+
+<p>— Sylvie, disait-il, rapportons de quoi fleurir
+la maison ! En es-tu ?</p>
+
+<p>Elle en était, sans enthousiasme. Et, dans
+le crépuscule tardif, quand ils rentraient,
+ayant chacun une brassée de fleurs liée avec
+une ficelle et serrée contre la poitrine, ils
+entendaient dire, par les petits rentiers assis sur
+le seuil des portes et respirant la poussière et
+les quelques bonnes odeurs que le hasard y
+mêle : « Sentez-vous la jolie glycine ? Ça doit
+être celle du grand jardin ? » Eh ! non, la
+glycine, c’était Sylvie avec ses bouquets, Sylvie
+qui traînait la jambe, et qui souriait un peu,
+dans l’ombre, au compliment. D’autres fois, le
+bonhomme prenait une ligne, sa fille prenait le
+panier de provisions, et ils suivaient le cours
+d’une rivière, et s’installaient, pour l’après-midi,
+au coin d’un pré, à l’endroit où la vase
+des rives, criblée d’empreintes de semelles,
+disait que les remous ou les herbiers voisins
+avaient une renommée. Mais qu’il se promenât
+à l’est, à l’ouest ou au midi, le père Mulot se
+rendait compte que sa fille ne le suivait que par
+force. Vers la fin du printemps, un matin qu’ils
+partaient pour la campagne et qu’elle était
+demeurée en arrière, il l’avait surprise à faire
+des signes à trois jeunes ouvriers de l’usine,
+cachés à l’angle d’une ruelle. Il avait eu le
+pressentiment d’un malheur ; il avait compris
+que toute la bonne volonté, toute la rudesse et
+même tout l’amour d’un vieux comme lui ne
+suffiraient pas à retenir Sylvie. Et, le dimanche
+suivant, au moment où il s’apprêtait à se mettre
+en route, ayant appelé : « Sylvie ? » il n’avait
+pas reçu de réponse.</p>
+
+<p>Il attendit, s’inquiéta vite, courut chez les
+voisins, assembla la fourmilière qui sort si vite
+au bruit, de toutes les cours, de toutes les
+mansardes, de tous les corridors.</p>
+
+<p>— Vous ne l’avez pas vue ? Elle avait son
+chapeau à plume bleue ; sa cravate rose…</p>
+
+<p>Mais personne ne l’avait vue. Il eut l’idée
+folle d’enlever le couvercle de planches qui
+fermait l’entrée du puits. Il courut au commissariat
+de police, où l’on ne savait rien, chez des
+amis logés très loin, dans des cafés où plus
+d’une fois, elle et lui, ils s’étaient reposés, et il
+rentrait, exténué, à quatre heures du soir,
+quand la mère Mulot, restée à la maison, lui
+dit, pâle comme la cendre, en lui ouvrant la
+porte :</p>
+
+<p>— Ta fille est perdue, Mulot ! Le buraliste
+l’a vue, qui filait à bicyclette avec deux gars de
+l’usine !</p>
+
+<p>Alors, les voisins se rassemblèrent de nouveau,
+autour de l’homme qui criait :</p>
+
+<p>— Je la tuerai ! Si elle reparaît devant moi,
+je la tuerai !</p>
+
+<p>Il allait, d’une chambre dans l’autre, montrant
+le poing au lit de Sylvie, aux images
+pendues au-dessus, aux joueurs de boules, ses
+amis, qui essayaient de l’apaiser. A cinq heures,
+il y avait autant de monde, dans la maison,
+que pour un enterrement, et plus d’émotion.
+Les enfants pleuraient. Des hommes et des
+femmes, par groupes, s’entretenaient à voix
+basse. Il faisait presque nuit. Tout au fond de
+la seconde pièce, on ne voyait plus le père
+Mulot, affaissé sur une chaise et serré par une
+vingtaine d’hommes et de femmes, aussi furieux
+que lui, et qui l’écoutaient. La voix ne s’élevait
+que par intervalles, frémissante et vibrante :</p>
+
+<p>— Qu’est-ce que je n’ai pas fait pour elle,
+moi Mulot ? criait-il. Qui peut dire, ici, que
+je ne l’ai pas fait bien élever ? A-t-elle été à
+l’école, oui ou non ? Je les ai pris tout à l’heure,
+ses cahiers, dans l’armoire… Écoutez bien ce
+qu’il y a dessus ; — on entendait le froissement
+des pages lourdement maniées ; — il y
+a écrit : « La bonne tenue est indispensable
+aux jeunes filles ». C’est-il une leçon, ça, oui
+ou non ?… Écoutez encore le cahier : « Le
+progrès de tous ne peut s’obtenir que par la
+moralité de chacun. » Est-ce tapé ? Voilà comment
+elle a été instruite !… Et jamais elle n’a
+été à l’usine toute seule… Et le dimanche !…
+Je vous dis que je la tuerai, ma fille, quand
+elle reviendra !…</p>
+
+<p>Les réponses venaient irrégulièrement, timidement.
+Un homme disait, comme se parlant à
+lui-même :</p>
+
+<p>— Moi, je la battrais seulement.</p>
+
+<p>Un autre ajoutait :</p>
+
+<p>— Les enfants d’aujourd’hui… ils sont
+secoués par trop de choses.</p>
+
+<p>Une femme murmurait, sans s’expliquer
+davantage :</p>
+
+<p>— On n’est pas assez aidé, voyez-vous, mon
+pauvre Mulot, pas assez.</p>
+
+<p>Et la nuit tomba tout à fait, sans que Sylvie
+fût rentrée.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c5">V<br>
+<span class="xsmall">LA HAIE D’ÉPINE NOIRE</span></h2>
+
+
+<p>J’ai passé une partie du carême et la quinzaine
+d’après Pâques dans un pays que je trouve
+très beau. J’ose à peine dire, comme le poète,
+qui j’ose aimer. C’est la Beauce. Elle est monotone
+pour ceux qui la traversent en chemin de
+fer ; elle est grande, elle est belle, pour ceux
+qui la regardent vivre. Quant à prétendre
+qu’elle est plate, je suis prêt à soutenir et à
+prouver qu’il n’y a pas d’injustice plus criante, — je
+parle des injustices envers les choses. — La
+Beauce a les mêmes ondulations que la mer
+calme, la même géographie souple, continue,
+sans brisures ; elle a moins d’arbres peut-être
+que l’autre ne porte de bateaux ; entre les
+collines qui la contiennent de loin, elle donne
+la même impression d’une force prodigieuse,
+incapable de repos, agissante et cachée dans
+les profondeurs où la lumière n’atteint pas,
+mais qui se lève souvent, et monte à la surface,
+et se révèle dans un remous, dans un frisson,
+dans des reflets qui ont toutes les couleurs des
+yeux. Je le sais pour avoir non pas rêvé, — les
+vieilles filles ne doivent pas rêver, — mais
+étudié cette plaine éloquente, tout autour du
+parc de ma sœur. Nous habitons le sommet
+d’une vague de terre, haute de quelques mètres
+à peine, et dont les pentes, indéfiniment longues,
+régulières et nues de tous côtés, n’ont
+d’autre chemin qu’une avenue sans plantation
+d’aucune sorte et droite parmi les champs. En
+haut, un château du <small>XVII</small><sup>e</sup> siècle, une futaie, un
+mur autour. Sur une colline semblable, à trois
+kilomètres, le village est posé. Nous nous regardons
+sans nous gêner. Nous sommes les
+seules feuilles de chêne dans le cercle d’horizon ;
+il est le plus proche amas de maisons, le
+plus éteint, le plus accablé sous l’immensité du
+ciel, des soleils ou des pluies. Quand tous ses
+habitants crieraient ensemble, le bruit de
+leurs voix serait mort avant d’arriver à un
+autre village, et le vent l’aurait laissé tomber
+parmi les froments verts ou les froments
+blonds. Ils sont, comme nous, les prisonniers
+des blés, les insulaires d’une île minuscule,
+enveloppée dans les houles soyeuses de l’herbe,
+dans les lames plus larges et chantantes des
+épis. A l’automne, pendant deux mois, l’air a
+le goût du pain. C’est la fleur de chez nous.
+On cultive trop, pour que les autres, les sauvages,
+les délicates, les chercheuses d’ombres
+durables aient le temps de s’acclimater. Mais
+tout ce que le paysan sème à la main ou au
+semoir, avoine, seigle, trèfle, luzerne, froment,
+donne son parfum au fleuve de vent
+qui passe, le froment surtout, qui est la grande
+moisson de la Beauce.</p>
+
+<p>Cependant je connais un buisson, un seul.
+Il est à mi-coteau quand on monte au village ;
+il a une centaine de mètres de longueur ; il est
+touffu, inégal, unique monument de la nature
+libre, avec sa fleur blanche, qui s’ouvre et
+meurt avant que les feuilles n’aient poussé,
+avec ses merles, qui n’ont point d’autre abri
+pour le soir, avec ses laboureurs qui dorment
+à l’ombre, ses rôdeurs qui observent, ses
+amoureux quelquefois. C’est une haie d’épine
+noire, le dernier talus, vestige d’un temps où
+la limite entre les parcelles de terre ressemblait
+aux fortifications.</p>
+
+<p>Or, nous avions, pour inscrire, promener,
+surveiller, amuser les trois enfants de ma
+sœur, une jeune fille qui s’appelait mademoiselle
+Brigitte. Avait-elle un nom, outre son prénom ?
+Longtemps je n’en ai rien su. Nous l’aimions,
+ce qui n’est pas commun. Elle nous le rendait,
+ce qui est rare. Je ne l’avais jamais vue pleurer.
+Je me disais : « Cette petite est heureusement
+bien abritée ici contre la vie, car c’est une innocente
+qui se laisserait prendre aux belles paroles
+du premier fat venu ; une pauvre fille
+trop lettrée, trop shakespearienne, trop lamartinienne,
+trop liseuse de magazines, et qui serait
+tout à fait incapable de diriger un ménage.
+Heureusement, les blés de Beauce la protègent
+contre les hommes ». Ma sœur partageait
+là-dessus mon sentiment. Mais nous ne voyons
+bien les âmes que les jours d’orage, à la lueur
+de l’éclair. Et entre nous le temps se maintenait
+au beau fixe. Mademoiselle Brigitte était fine,
+élancée, élégante, toute blonde, et elle avait
+des yeux bleus, avec de grands cils comme les
+poupées. On nous l’avait recommandée, autrefois,
+en nous vantant sa « distinction ». Elle
+avait appris le monde, en effet, avec une perfection
+singulière, et je me demandais souvent
+à quels signes l’origine populaire se trahissait
+en elle. Je ne trouvais que de rares indices et
+très légers. Le dimanche, dans l’après-midi,
+elle avait congé, et, presque toujours, nous la
+voyions prendre la route du village, un livre à
+la main. Nous disions : « Mademoiselle est une
+paroissienne comme il n’en existe pas d’autre
+dans toute la Beauce ; elle ne manque jamais
+les vêpres. »</p>
+
+<p>Un dimanche, j’entrai dans la chambre de
+mademoiselle Brigitte, et je m’approchai de la
+fenêtre, dont le balcon nous servait de séchoir
+pour nos photographies. En passant près de la
+table, je vis le buvard ouvert, et, sur la feuille
+blanche et épaisse, quatre lignes de la ferme
+écriture de l’institutrice, quatre lignes qui
+s’étaient imprimées là, tout récemment, et dont
+la première, que je reconstituai malgré moi, portait :
+« Oui, mon cher Philippe… » Je me crus
+obligée de continuer : « dimanche, près de la
+haie, comme d’habitude ».</p>
+
+<p>Comme d’habitude !</p>
+
+<p>Je courus au balcon. Il n’y avait qu’une haie
+dans le pays, là-bas, à mi-coteau, ce petit chiffonné
+vert, barrant les nappes de blé. Était-ce
+possible ! Un rendez-vous ! Et pas le premier !
+Je n’ai pas coiffé sainte Catherine pour avoir
+peur de me renseigner sur la conduite de mademoiselle
+Brigitte. Je descends, je prends dans
+le hall mon ombrelle, je traverse le parc, je
+sors par la petite porte, et me voici sur la pente
+de notre colline, dans le désert des moissons
+qui n’ont que moi pour passante.</p>
+
+<p>C’était au milieu de l’été dernier. Je me rappelle
+que la chaleur était vive, que j’allais vite,
+et que mes regards se reportaient sans cesse
+vers la haie complice. Devais-je l’aborder de
+front, ou la tourner ? Je me résolus à la tourner,
+et quand je fus rendue au plus creux de la
+dépression des terres, je pris, à droite, un sentier
+qui enveloppait de ses ornières la colline du
+village. Après une demi-heure de marche je
+m’arrêtai. Le buisson, vu en raccourci, faisait
+le dôme au-dessus des épis, et tout semblait
+désert, d’un côté comme de l’autre. Mais la
+pensée que ce n’était là qu’une apparence ; que
+Brigitte se trouvait à cinq cents mètres de moi,
+là-haut, qu’elle m’avait vue sans doute, qu’elle
+se moquait de moi, qu’elle nous avait tous
+trompés, qu’il allait falloir la renvoyer devant
+le témoin que j’imaginais ; la fatigue enfin et
+l’embarras de ma situation m’avaient exaspérée.
+Je répétais les mots que j’avais choisis en route,
+les mots cruels, et mérités, avec lesquels je
+l’accueillerais. Un sentier montait vers la haie.
+Je m’y engageai. Mais à peine avais-je fait dix
+pas que je m’arrêtai de nouveau. Ils venaient
+de sortir tous les deux, de l’abri de la haie, et ils
+descendaient vers moi. J’eus le temps de les
+observer. Ils allaient lentement, et ils causaient.
+Quand ils furent à peu de distance, je vis que
+l’institutrice était tout à fait pâle, et que son
+amoureux, un homme jeune, vêtu en bourgeois,
+très grand, épais, le visage trop large, allongé
+par la barbe en pointe, devait lui demander
+tout bas : « Faut-il que je reste pour vous aider
+à vous défendre ? » Elle répondit, tout haut :
+« Allez, mon cher Philippe, quittez-moi. Mademoiselle
+ne me trahira pas ».</p>
+
+<p>— Par exemple ! m’écriai-je, mais, c’est mon
+devoir…</p>
+
+<p>— De ne rien dire, interrompit mademoiselle
+Brigitte, et je vais vous le prouver.</p>
+
+<p>L’homme se découvrit, s’inclina, et nous
+laissa seules.</p>
+
+<p>— Je n’ai personne qui s’intéresse à moi, si
+ce n’est lui, reprit la jeune fille. Je l’ai connu
+cet hiver, à Orléans, pendant le séjour que
+nous y avons fait. Il va s’établir à son compte.
+C’est un employé de commerce. Nous sommes
+fiancés. Voilà quatre fois qu’il vient me parler
+ici…</p>
+
+<p>— En effet, je vous félicite, c’est d’une convenance !</p>
+
+<p>— Oh ! dit-elle, les pauvres filles comme moi
+n’ont pas le choix de leurs heures. Vous en
+parlez à votre aise ! Mais, moi, pouvais-je faire
+autrement ? Si j’avais demandé à recevoir Philippe
+au château, et à me promener avec lui
+dans le parc, Madame aurait-elle trouvé cela
+convenable ? Et les enfants ! Et les visites possibles !
+Et les domestiques ! Est-ce vrai, dites ?</p>
+
+<p>— Peut-être.</p>
+
+<p>— Alors, ne me trahissez pas, mademoiselle.
+Aidez-moi. J’ai besoin de trois mois encore pour
+gagner mon trousseau. Et vous devez comprendre
+que, quand on s’aime, il faut qu’on se
+voie… La haie d’épine noire n’est à personne ;
+c’est pour cela qu’elle est à nous.</p>
+
+<p>Mademoiselle Brigitte s’exprimait hardiment,
+avec une émotion qui changeait son visage,
+avec un accent de rudesse populaire que son
+esprit, par l’étude et au contact du monde, avait
+perdu, mais que son cœur, d’ordinaire silencieux,
+avait gardé. En ce moment, c’était son
+cœur qui parlait. Je croyais voir devant moi
+une des grandes du patronage dont je m’occupe.</p>
+
+<p>Nous revînmes vers le château. Elle avait
+besoin de continuer sa plaidoirie, car je me
+taisais, et surtout d’ouvrir son âme pleine de
+secrets. Elle me raconta sa famille dispersée,
+son enfance misérable, son effort pour s’instruire,
+ses déceptions, ses projets d’avenir. Je
+me calmais peu à peu. Elle reprenait confiance
+et je retrouvais la finesse de langage, la justesse
+de ton, la correction étonnamment bien
+apprises qui faisaient la réputation de mademoiselle
+Brigitte. J’inclinai bientôt mon ombrelle
+de son côté. Le soleil était terrible. Elle
+se serra près de moi. Quand nous arrivâmes à
+la porte du parc, je me retournai, et, tandis que
+le buisson lointain tremblait dans l’air chauffé
+et dansait comme un crible :</p>
+
+<p>— Vous êtes une honnête fille, lui dis-je, et
+je vous crois. Ma sœur serait sans doute plus
+sévère : je ne dirai rien.</p>
+
+<p>Elle me remercia avec deux larmes de joie,
+et retourna vers les élèves.</p>
+
+<p>Le soir, dans les allées de la futaie, très tard,
+comme je me promenais sous la lune, je vis
+revenir à moi mademoiselle Brigitte. Elle me
+cherchait pour me souhaiter le bonsoir. Une
+question qui s’était vingt fois posée dans mon
+esprit reparut en même temps : comment une
+jeune fille aussi affinée s’était-elle éprise d’un
+homme qui n’avait ni son instruction, ni son
+éducation même, ni ses goûts. Je n’eus pas de
+peine à provoquer l’aveu.</p>
+
+<p>— Oh ! me dit-elle, si vous saviez comme il
+est bon ! Il ne permettra pas que je fasse tout
+le ménage à la maison. Nous prendrons une
+femme de journée, et même une bonne s’il le
+faut. Il ne veut pas que je souffre.</p>
+
+<p>Pour la seconde fois, elle avait dit un mot du
+profond peuple ; elle m’avait entr’ouvert son
+âme, et, pour définir son amour, elle avait crié
+le rêve éternel, celui qui entraîne les foules à
+la suite d’un homme : « Il ne veut pas que je
+souffre ! »</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c6">VI<br>
+<span class="xsmall">LA TRAGÉDIENNE</span></h2>
+
+
+<p>Je la rencontrai au coin de la rue de Seine,
+ou plutôt, l’ayant aperçue qui longeait les premières
+maisons du quai Malaquais, j’allai vers
+elle. A la bravoure de son geste, à l’émotion de
+ses doigts qui serraient les miens, ses longs
+doigts ardents par où fuyait son âme, j’eus la
+certitude que je ne me trompais pas.</p>
+
+<p>— Je vous retrouve à un moment heureux ?
+lui dis-je.</p>
+
+<p>Elle ne répondit pas à ma question, mais elle
+dit :</p>
+
+<p>— Quatre ans ne vous ont pas changée ! Oh !
+pas du tout !</p>
+
+<p>Elle désirait m’entendre répéter la même
+phrase : « Vous, non plus, vous n’avez pas
+changé. » Mais je pensais précisément le contraire,
+et elle le devina sans en être peinée.
+Nous nous regardions l’une l’autre avec une
+curiosité avouée. Je sentais le rayon rôdeur de
+ses yeux sur ma robe peu ornée et d’une coupe
+à peine sensible à la mode, sur mes joues, sur
+mon chapeau, sur mes mains gantées de fil, et
+moi j’étudiais, peut-être sans appuyer autant,
+la jolie enveloppe mousseuse, dentelle, plumes,
+guipures, d’où se dégageait le cou vainqueur
+d’Edmée Sargent, le cou rond, d’une ligne pure
+comme une plage à mer pleine, le cou flexible
+et fier encore de sa fleur déjà touchée par le
+temps. Elle avait, si mes souvenirs ne me trompent
+pas, trente-deux ans. Je reconnaissais
+bien et j’admirais, mais avec un petit effort
+qu’il ne me fallait point autrefois, celle que
+son oncle appelait « la blonde tragique ».
+C’était, sous l’ombre et sous la lueur de ses
+cheveux, le même masque un peu trop fort, un
+peu dur, et ces yeux que je me rappelle avoir
+enviés, parce qu’ils étaient clairs et impérieux,
+comme si leur destinée était de commander.
+« Vocation ! » avait dit l’oncle. « Belle comme
+tu l’es, avec ta voix, ta mémoire et la passion
+qui est en toi, Edmée, tu n’as qu’à le vouloir
+pour être une grande tragédienne. » Elle
+appartenait au monde le plus rangé, le plus
+traditionnel. Son père, après son grand-père,
+dirigeait une maison de maroquinerie, dans le
+quartier de Notre-Dame-de-Lorette, « A l’Antilope ».
+Il avait de l’esprit comme tant de boutiquiers
+de Paris, un goût moyen qui lui faisait
+deviner les préférences probables de la clientèle,
+et lui permettait de ne commander aux ouvriers
+d’art, ses collaborateurs, que des objets faciles
+à vendre, d’un style déjà d’accord avec la mode ;
+il avait une petite fortune. Malheureusement, il
+avait aussi, logeant dans son appartement,
+buvant et mangeant à sa table, tenace comme
+une hypothèque et beaucoup plus gai, un frère
+ruiné qui se maintenait et régnait par deux
+moyens : la critique des dessins qu’on soumettait
+au patron, et l’éloge outré de sa nièce. Ce
+raté avait découvert la vocation d’Edmée ; il
+avait désigné le professeur de diction, accompagné
+Edmée au cours, soutenu le courage de
+l’enfant qui travaillait et du père qui payait,
+assisté aux premières auditions dans le monde,
+raconté en les exagérant les premiers succès de
+salon de la « tragédienne », entretenu dans le
+paisible entresol, au-dessus du magasin de
+maroquinerie, une atmosphère de rêve et d’illusion
+qui commençait à se dissiper. Et c’était
+lui qui se plaignait à présent, et qui faisait
+expier ses fautes à ceux qui n’en avaient jamais
+profité. « Tu ne m’as pas écouté ! disait-il à son
+frère. Tu as eu peur du Conservatoire, pour
+Edmée, peur du théâtre, peur de te séparer
+d’elle, peur de tout ! Sans toi, ta fille serait
+célèbre aujourd’hui. Elle gagnerait des millions.
+Au lieu de cela et parce qu’elle n’a pas de titre,
+pas de diplôme, elle est à peine connue. Malgré
+son admirable talent, elle végète. Les leçons
+lui rapportent peu ; les soirées où l’on demande
+du tragique sont rares, de plus en plus rares.
+La comédie l’emporte, parce que les temps
+sont tristes et les pensées lugubres. Et comme
+la maroquinerie va mal, et que tu n’as jamais
+rien compris au grand art, quel avenir nous
+attend ? Nous sommes menacés de la gêne, ta
+fille, toi, et moi aussi. Tu l’auras voulu ! »</p>
+
+<p>Je me rappelais ces confidences d’Edmée
+Sargent, que j’avais rencontrée dans plusieurs
+salons autrefois, et qui s’était prise de tendresse
+pour moi, parce que je lui avais fait un compliment
+qui s’adressait à la femme plutôt qu’à
+la diseuse. Elle se retrouvait sur ma route.
+L’éclat de ses yeux était le même, mais le halo
+bleu avait grandi autour. Son teint était encore
+éblouissant, mais l’heure jeune où toutes les
+nuances se fondent était passée.</p>
+
+<p>— Puisque vous l’avez deviné à mon air, reprit
+Edmée, je vous avoue qu’en effet j’ai un
+espoir, un grand, depuis quelques jours… Une
+pièce nouvelle, une pièce étrangère va être
+montée… C’est encore un secret… On a parlé
+de moi au traducteur. Je vais chez lui.</p>
+
+<p>Elle me regarda avec toute sa joie ravivée.</p>
+
+<p>— Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi ?
+Ne refusez pas ! Venez ! Je suis sûre que devant
+vous je dirai mieux. Je réciterai pour vous.
+J’aurai un public : deux personnes… Et je me
+sentirai plus libre. Venez !</p>
+
+<p>Je me retournai. Le soleil de mars descendait
+vers la Seine entre des nuages. Nous allâmes
+de ce côté, Edmée et moi, rapidement. Le
+rendez-vous était pour cinq heures. Que m’importait,
+en somme, une visite dans une maison
+inconnue, sans les présentations préalables et
+sans avertissement ? J’en ai tant fait de la sorte
+chez des pauvres, que j’ai la manière.</p>
+
+<p>Le traducteur habitait au quatrième, un
+appartement prodigieusement capitonné. Le
+petit salon où nous fûmes introduites ressemblait
+à un sac fourré ouvert sur la rue, à une
+chancelière ayant une fenêtre et une porte,
+tant nous étions enveloppées de tentures,
+d’étoffes drapées, de tapis.</p>
+
+<p>— La voix ne résonnera pas, murmura
+Edmée en se penchant vers moi.</p>
+
+<p>Et je la vis se troubler.</p>
+
+<p>L’homme de lettres entra, jeune et mince,
+froid, soigneusement négligé dans sa tenue, la
+tête un peu penchée en avant et portée comme
+une chose lourde. Il avait des moustaches brunes,
+qui grimpaient le long des joues pâles, et
+s’y élargissaient, en espalier. Et je crois qu’il
+était doué d’une vue excellente, mais je n’oublierai
+jamais l’art, dont il fit preuve, de composer
+ses yeux, de les diriger avec effort et
+comme s’ils quittaient à regret une vision intérieure,
+sur la terrestre et tremblante Edmée, de
+les gonfler, de les tenir en arrêt, sans un sourire,
+sans un rayon, sans une expression quelconque,
+surtout de galanterie, et de paraître
+s’absorber, puissamment, uniquement, fatalement,
+dans la contemplation de celle qui n’était
+point pour lui une femme, mais l’interprète
+possible, celle qui peut-être exprimerait la
+Pensée. Il croyait à toutes les majuscules dès
+qu’il trouvait aux mots une parenté avec lui-même.
+Il étudiait Edmée comme une œuvre
+d’art, ou comme une belle bête. Oh ! ce mépris !
+Je crois qu’elle ne le sentit pas. De son
+côté, lui qui avait le sens aigu du ridicule, il ne
+semblait pas se douter que les profondeurs ne
+donnent pas le vertige à tout le monde. Elle et
+lui, ils jouaient un rôle, sans le vouloir. Quand
+il estima que la méditation avait assez duré, il
+laissa se dissiper l’espèce de brume qui voilait
+son regard, et, avec une gravité douce, comme
+il convenait :</p>
+
+<p>— Enlevez donc votre chapeau, dit-il, et votre
+pèlerine.</p>
+
+<p>— Oui, dit vivement Edmée, j’aime mieux réciter
+sans chapeau, et les bras libres… J’ai appris
+la grande scène entre Gudmund et Margit… Vous
+voudrez bien me donner la réplique, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>Le traducteur se tourna pour la première fois
+vers moi, et soupçonnant que cette petite robe
+noire n’allait pas souvent au théâtre et n’était
+pas de leur monde :</p>
+
+<p>— Il s’agit de <i>la Fête à Solhaug</i>, d’Ibsen, une
+merveille.</p>
+
+<p>Il s’était mis debout près de la fenêtre, à
+contre jour, les mains derrière le dos, appuyées
+à sa table de travail.</p>
+
+<p>Au fond de la pièce, Edmée, le visage
+contracté, les sourcils rapprochés, les lèvres
+entr’ouvertes, les bras tendus pour accuser et
+pour implorer, rajeunie par la passion et par
+les ombres lourdes sur lesquelles s’enlevait son
+geste, représentait déjà la femme du trop vieux
+seigneur Benght, à l’heure où son ami d’enfance
+revient proscrit et l’interroge. Elle commença :</p>
+
+<p>— Écoute-moi attentivement, et tu comprendras !
+Pour moi, la vie est sombre comme la
+nuit dépourvue d’étoiles. Rien ne saurait adoucir
+ma douleur. Car j’ai vendu ma jeunesse.
+J’ai échangé mon joyeux espoir contre de l’or.
+Je me suis enchaînée de mes propres mains.
+Crois-moi, l’or est bien peu de chose. Oh !
+comme j’étais heureuse, jadis, quand nous étions
+enfants ; nous étions pauvres, notre maison
+était modeste ; mais l’espoir fleurissait dans
+mon cœur.</p>
+
+<p>De l’autre bout du salon, la réplique vint,
+non vibrante, malgré les mots :</p>
+
+<p>— Et déjà ta magnifique beauté se dessinait.</p>
+
+<p>— Sans doute, reprit Edmée ; mais ce fut la
+louange qui me perdit. Tu dus partir pour
+l’étranger, hélas ! et l’harmonie de tes chants
+résonnait toujours dans mon cœur, et mon front
+s’assombrit au souvenir du passé… Ensuite, les
+amoureux arrivèrent de l’est et de l’ouest, et
+puis j’épousai mon mari.</p>
+
+<p>— Oh ! Margit ! dit Gudmund sans conviction.</p>
+
+<p>— Il ne se passa pas beaucoup de jours,
+reprit-elle, et je versai des larmes amères.
+Songer à toi, mon ami et mon parent, ce fut le
+seul bonheur qui me resta. Combien vide me
+semblait le grand hall de Solhaug !</p>
+
+<p>— Pardon, mademoiselle, interrompit le
+juge. Ce n’est pas cela !</p>
+
+<p>Edmée n’était déjà plus la tragédienne. Elle
+était la femme qui craint de manquer un examen,
+qui essaye de comprendre l’observation,
+qui se fait toute petite devant l’examinateur, et
+qui sourit pour lui plaire, avec l’épouvante
+dans le cœur. Elle avait pâli.</p>
+
+<p>— Je ne comprends pas, maître, dit-elle
+aimablement. Expliquez-moi…</p>
+
+<p>Il leva les yeux vers le plafond, et lentement,
+en détachant les syllabes :</p>
+
+<p>— Ce n’est pas cela, reprit-il. Cela manque
+de composition, d’architecture. Vous êtes partie
+trop tôt. Il y a une progression dans la pensée.
+Suivez-moi bien. Margit ne livre pas son secret
+tout de suite. Elle parle d’abord avec une
+réserve feinte ; elle attend l’effet de ses premières
+confidences ; elle s’enhardit ; elle ne crie
+son amour qu’à la fin…</p>
+
+<p>Il continua. J’avais trouvé, moi, qu’Edmée
+jouait très bien. Mais elle ne se défendait pas,
+en ce moment. Elle savait l’inutilité d’une contradiction.
+Elle disait :</p>
+
+<p>— Oui, maître, je comprends… Je comprends
+parfaitement… Voulez-vous que nous
+reprenions ?…</p>
+
+<p>Ils reprirent ; elle fut moins bonne parce
+qu’elle souffrait atrocement. Et, quand elle eut
+achevé la scène, il n’y eut, pour répondre à sa
+question muette et anxieuse, que des phrases
+déjà entendues et faites pour tuer l’espoir.
+« Nous verrons… La diction est ferme ; avec de
+l’étude, vous feriez une Margit émouvante…
+Si j’étais seul, je vous dirais dès ce soir de
+travailler le rôle. Il faudra que j’en cause
+avec mes amis… » Elle ne répondit pas. Je
+ne sais même pas si elle écoutait encore. Elle
+remettait son chapeau ; elle nouait fiévreusement
+sa voilette ; elle jetait sur ses épaules sa
+pèlerine ornée de guipures et son boa de plume
+blanche.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, l’homme de lettres s’approchait
+de moi, et, à voix basse, ne voulant
+pas que l’essai se renouvelât, me disait :</p>
+
+<p>— Elle n’a pas le tempérament, votre amie.
+Elle est faite pour se marier.</p>
+
+<p>Si bas qu’il eût parlé, elle entendit, car je la
+vis frissonner.</p>
+
+<p>— Venez-vous ? dit-elle.</p>
+
+<p>Dans la rue, où l’ombre brumeuse avait
+remplacé le jour, nous n’échangeâmes que peu
+de mots. Edmée fit semblant d’espérer un peu.
+Je ne pouvais lui dire que je la plaignais. Et, à
+cause de cela, je la quittai bientôt. Mais à peine
+m’eut-elle dit au revoir que je me mis à la suivre.
+Je l’apercevais, de loin, marchant vite, le
+front levé, indifférente à tout ce qui vivait
+autour d’elle. Au tournant d’un pont, il me
+parut qu’un homme la frôlait en passant et lui
+parlait. Elle tourna la tête un instant, irritée.
+Elle devait penser à ce mot cruel de tout à
+l’heure : « Votre amie est faite pour se marier !
+pour se marier ! » Elle continua sa route, plus
+nerveusement. C’était maintenant que je la
+trouvais tragique. Quand elle fut rendue devant
+la porte de sa maison, sur le trottoir désert,
+elle resta un long moment avant de sonner,
+et je vis ses deux bras s’incliner ensemble dans
+un geste de lassitude et d’abandon, comme si
+elle laissait là un espoir, un rêve, ou peut-être,
+au contraire, une déception qu’il ne fallait pas
+faire entrer avec soi.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c7">VII<br>
+<span class="xsmall">UN DISPENSAIRE</span></h2>
+
+
+<p>Il n’y a pas de barrière ni de poteau qui
+indique les quartiers ouvriers de Paris ; mais on
+les reconnaît tout de suite, à l’air « pareil »
+qu’ont les façades et les vêtements. La couleur
+diminue, et non pas le mouvement mais la hâte,
+et aussi l’étincelle de joie, ou de jeunesse, ou
+d’orgueil des visages. Dans une de ces rues, où
+tout se ressemble, j’ouvris une porte au-dessus
+de laquelle il y avait écrit, en petites lettres
+modestes : « Assistance maternelle ». Je me trouvais
+dans une salle spacieuse, toute pleine de
+mères qui tenaient leur enfant sur le bras, sur
+les genoux ou entre leurs genoux ; car, il y en
+avait plusieurs assises, sur des bancs ou des
+chaises. Je les reconnus toutes, sans les
+avoir jamais vues ; c’étaient les miennes, celles
+que je visite en province, ou qui viennent
+me voir, et dont je suis la sœur, toujours moins
+que je ne voudrais, puisqu’elles continuent de
+souffrir. Elles avaient la même usure précoce,
+la même tenue négligée — l’on sent que la
+femme de l’ouvrier est si peu ménagère ! — la
+même habitude, évidemment, de sortir coiffées
+en cheveux ; elles avaient, pour bercer dans
+leurs bras l’enfant et pour l’endormir, le même
+geste de tout le corps, et la même penchée du
+front au-dessus du nid. Cependant elles parlaient
+mieux que mes provinciales, et plus
+vite, et le sourire, quand il n’était pas instinctif,
+était nuancé. Elles attendaient. Quelques-unes
+donnaient le sein à leur nourrisson ; d’autres
+se promenaient, d’autres causaient, debout,
+deux ou trois ensemble.</p>
+
+<p>— Alors, vous avez trouvé à vous loger ?</p>
+
+<p>— Non. Ils me disent tous la même chose,
+quand je leur ai répondu que j’ai cinq enfants.</p>
+
+<p>— Quoi encore ?</p>
+
+<p>— Ils disent : « Avez-vous un mari ? » Je
+suis bien forcée de répondre non, puisqu’il est
+mort. « Avez-vous un homme ? » — Pas davantage. — « Eh
+bien ! vous pouvez aller chercher
+ailleurs : avec quoi payeriez-vous votre loyer ? »
+J’ai beau leur répéter que je travaille, ils savent
+bien que ça ne suffit pas.</p>
+
+<p>Le mot, si lourd de sens, ne parut pas étonner
+la mère à laquelle il était dit, et qui tourna
+la tête, en disant :</p>
+
+<p>— C’est mon tour, je crois.</p>
+
+<p>Elle détacha, en un tour de main, les épingles
+qui retenaient les langes de son enfant,
+lui laissa sur le corps une chemise à peine large
+de trois doigts, et soulevant et portant à bout
+de bras le petit qui étirait ses jambes arquées
+et grêles, elle le posa dans le plateau de la balance
+où chaque nourrisson était pesé à son
+tour. Elles étaient deux à suivre du regard
+l’aiguille de la balance, la mère et une jeune
+fille, dont la robe de ville était cachée sous une
+blouse de toile tombant jusqu’aux pieds, et qui
+inscrivait les poids sur des feuilles où chaque
+semaine elle ajoute une ligne. Les jeunes mères
+du quartier ont pris l’habitude de venir tous les
+huit jours au pèse-bébé. A chaque minute il en
+vient une nouvelle. La plupart s’en vont contentes,
+il y a un bel orgueil tendre dans le
+geste qu’elles font pour reprendre l’enfant et
+l’emporter.</p>
+
+<p>— Il a profité ! dit-on autour d’elle. Ce n’est
+pas comme le mien !</p>
+
+<p>D’autres passent, après l’épreuve de la balance,
+ou même avant, dans la salle de consultation.
+Là, je rencontre l’amie que je venais
+voir, celle qui a donné sa vie à la misère des
+autres, et qui est parmi elles la science abordable,
+la bonté et la paix. Elle est jeune aussi,
+elle porte la blouse d’infirmière ; elle a le don
+d’organisation, et l’habitude du monde qui
+souffre, moins aisée à prendre que celle du
+monde qui s’amuse, elle n’est ici une inconnue
+pour personne, on sait qu’il suffit d’être à
+plaindre pour être reçu.</p>
+
+<p>— Voyez, me dit-elle tout bas, la mère de
+ce petit est phtisique ; c’est la sœur qui est
+venue. Il va moins bien, depuis la semaine dernière.</p>
+
+<p>Derrière une table, un jeune médecin est
+assis et examine l’enfant, puis signe une ordonnance.
+Deux, trois, quatre, six enfants passent
+dans ses bras, pendant que je cause avec la
+directrice du dispensaire. L’un d’eux tousse, un
+autre a la fièvre, un autre est déjà maigre et
+bleu comme ceux qu’on ne reçoit plus ; un
+autre a le ventre ballonné et l’air sombre et à
+moitié bestial, et on apprend, en interrogeant
+la mère, qu’il a été nourri en Bretagne, pendant
+deux ans, et qu’il était robuste alors,
+et qu’« il buvait l’alcool comme de l’eau ».
+Une femme, tout à fait vieille, ou qui paraît
+telle, apporte un bébé de trois mois, qu’elle
+allaite. C’est la grand’mère ; elle a eu un enfant
+en même temps que sa fille en avait un, et
+comme elle a perdu le sien, elle nourrit son
+petit-fils. Après elle, entre une femme de vingt
+ans, jolie, blonde, aimable, qui s’assied adroitement,
+en faisant une gerbe avec les plis de
+sa pauvre robe. Elle a des dents éblouissantes,
+qui fleurissent son pâle visage. Elle soulève une
+mousseline recouvrant un paquet.</p>
+
+<p>— Je vous apporte Charlot, dit-elle.</p>
+
+<p>— Je le reconnais, dit le docteur. La diarrhée
+a disparu ?</p>
+
+<p>— A peu près. Mais il diminue. Je l’ai fait
+peser par la demoiselle à côté : depuis deux
+semaines il diminue.</p>
+
+<p>— Vous l’allaitez toujours ?</p>
+
+<p>— Oui, monsieur le docteur.</p>
+
+<p>— Combien de fois ?</p>
+
+<p>La bouche mince, spirituelle, nerveuse,
+s’allongea un peu plus, un rire léger en
+sortit.</p>
+
+<p>— Il est si vorace ! dit-elle. Combien de fois ?
+Mais, tant qu’il veut !</p>
+
+<p>— Vous voulez le tuer, alors ?</p>
+
+<p>— Oh ! monsieur !</p>
+
+<p>Il lui expliqua l’imprudence grave qu’elle
+commettait, et je voyais décroître et s’effacer
+le sourire jeune et charmant, comme s’efface
+une lumière.</p>
+
+<p>Le défilé des malades continue. Entre les
+consultations, ou dans les rares moments où la
+directrice se trouvait libre, je pus causer avec
+elle. Elle m’apprit qu’elle avait fondé, dans le
+même quartier, un dispensaire pour les tuberculeux,
+et une sorte de magasin où les femmes
+enceintes et les mères de famille venaient
+chercher du travail qu’elles faisaient ensuite à
+domicile, des vêtements à coudre, ou, <i>pour
+celles qui ne savent pas coudre</i>, des fils de fer à
+tordre, pour coiffer les bouteilles.</p>
+
+<p>— Mais, ajouta-t-elle, ce sont mes enfants
+qui sont les préférés et les gâtés. On vient les
+voir, on les aime, on m’aide à les faire vivre.
+C’est plus aisé que d’empêcher les parents de
+mourir jeunes. Le dispensaire a nourri plus de
+cent petits gars ou petites filles du quartier,
+l’année dernière, et en a soigné plus de six
+cents. La ville de Paris nous donne aussi.</p>
+
+<p>— Combien ?</p>
+
+<p>— Trois cents francs par an.</p>
+
+<p>— Elle y gagne !</p>
+
+<p>Puis, ramenées invinciblement, l’une et
+l’autre, vers le sujet vrai, qui n’est pas tant la
+manière d’équilibrer un budget que la manière
+d’aimer ceux qui ont si peu d’amis, hors les
+temps d’élections, nous avons parlé d’eux ; des
+préjugés qu’ils doivent sacrifier lorsqu’ils prennent
+notre main ; des haines qu’ils abandonnent, — non
+pas tous ni toujours ; — de leurs étonnements
+devant celles qui n’attendent rien
+d’eux ; de l’horizon de misère, qui recule à
+mesure qu’on essaie de l’atteindre ; des heures
+cruelles et des minutes inoubliables, où le
+bonheur des autres passe si près de nous que
+nous pouvons y boire.</p>
+
+<p>— Tenez, me dit-elle, un jour que j’étais ici,
+avant les consultations, une de mes amies du
+faubourg, la femme d’un maçon, vint me voir.
+Elle avait sept enfants. Je la savais très courageuse
+et très fière. Comme elle ne me disait
+rien d’elle-même, je compris qu’elle était inquiète,
+et, comme le jour du terme approchait
+et que j’avais de l’argent par hasard, je lui offris
+de payer son loyer. Elle ne s’y attendait pas.
+Elle se mit à fondre en larmes. « Ah ! cria-t-elle,
+comment faire pour vous remercier ? » L’élan
+était si vrai que je répondis : « Embrassez-moi ! »
+Elle se jeta à mon cou, et je me sentis
+plus joyeuse qu’elle, de cette joie qu’on a causée,
+qu’on peut porter avec ses peines, et qui
+ne meurt pas du voisinage.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c8">VIII<br>
+<span class="xsmall">MONSIEUR JOSUAH</span></h2>
+
+
+<p>Puisque je m’occupe des pauvres, j’ai donc
+connu beaucoup d’artistes, ou du moins beaucoup
+de gens qui se disaient tels. C’étaient
+presque tous des hommes. Les femmes ne prennent
+ce titre que lorsqu’elles sont jeunes, et
+qu’elles peuvent y ajouter « lyrique » ou « dramatique ».
+Et c’est à peine un mensonge. Il
+n’a jamais trompé que ceux qui l’ont bien
+voulu. Les hommes persistent plus longtemps
+à inscrire sur leur carte de visite : « artiste
+peintre, sculpteur, photographe, ciseleur, tourneur,
+comique… », sur la pauvre carte qui a
+passé par tant de mains de concierges ou de
+cuisinières, a monté tant d’étages, en a tant
+descendu, et n’est pas revenue, chaque fois,
+avec vingt sous. La plupart ne peignent plus,
+ne sculptent rien, ne cisèlent que les routes de
+France en traînant leurs souliers, et ne jouent
+la comédie qu’à moitié, pour vivre, devant des
+spectateurs qui n’applaudissent point et se
+défilent volontiers. On les écouterait mieux
+s’ils n’étaient pas « artistes ». Le peuple qui
+peine dur, celui des campagnes ou des métiers,
+se défie de ces mendiants qui ressemblent à des
+rentiers par le vieux chapeau de soie, la vieille
+redingote, le vieux reste de prétention, ou
+l’accent, ou l’œil qui a vu trop de choses. Ils le
+savent, mais cette fausse noblesse les console
+peut-être. Ils y tiennent. Et puis, dans le
+nombre de ceux qui se disent artistes, j’en ai
+connu deux ou trois qui avaient dû l’être.</p>
+
+<p>Josuah Orset fut même un peu de mes amis.
+Il avait un prénom admirable, et qu’il prononçait
+avec sentiment : « Josuah, mademoiselle,
+pour vous servir » ; il avait un nez de
+modèle, droit et long, des yeux demi-fermés,
+clignotants, luisants d’un reste de feu et d’un
+reste d’esprit, une barbe grise en queue
+d’hirondelle, de longs cheveux autour d’une
+tonsure, une vareuse autrefois noire, une
+habitude de la blague qui lui faisait croire, à
+lui-même, qu’il venait de quitter l’atelier ; il
+avait surtout, signe de la profession, une boîte
+à couleurs et un appui-main, qu’il portait en
+tout lieu.</p>
+
+<p>Quels étaient le passé de cet homme, son état
+civil, son âge exact, la raison ou les raisons
+qui l’avaient fait déchoir, s’il avait eu un rang ?
+Personne ne l’a jamais su.</p>
+
+<p>Un soir, après une pluie d’octobre, qui l’avait
+trempé jusqu’aux os, il sonna à la porterie d’un
+couvent de Trappistes, situé, comme tous les
+couvents de cet ordre, en pleine campagne,
+dans un pays de chênes et de coteaux. On lui
+ouvrit.</p>
+
+<p>— Je voudrais faire une retraite ? dit-il.</p>
+
+<p>— De combien de jours ?</p>
+
+<p>— De trois.</p>
+
+<p>Comme l’hospitalité des Trappistes a toujours
+dépassé, en largeur et en discrétion, même
+celle de l’Écosse, il se trouva bientôt dans une
+chambre nue, mais parfaitement propre, devant
+un feu clair qui séchait la vareuse, près d’une
+table sur laquelle était posé un livre de méditations,
+n’ayant eu à fournir aucune référence, — il
+en avait très peu, — content d’avoir chaud,
+content de penser au souper, même maigre,
+dont l’heure approchait, flatté surtout d’avoir
+été accueilli, au seuil de l’hôtellerie, par le Père
+abbé en personne, et par le prieur, qui l’avaient
+reçu avec beaucoup de respect et de dignité,
+comme un personnage, selon la règle.</p>
+
+<p>Pendant trois jours, il vécut dans ce monde
+de silence, lisant un peu, songeant davantage,
+assistant aux offices, se promenant seul dans
+un grand jardin clos, n’ayant de relations
+qu’avec un vieux trappiste, carré de tête et de
+corps, bourru de ton, bêcheur de pommes de
+terre, semeur de blé, faucheur de foin, qui lui
+parla d’éternité. Il s’habitua au mot, et bientôt
+à l’homme, qui était simple comme un paysan,
+et qui jugeait durement le monde et indulgemment
+chacun des hommes dont il parlait.</p>
+
+<p>Le quatrième jour, au matin, il descendit,
+avec la boîte de couleurs et l’appui-main, dans
+le grand corridor, voûté et vitré, qui s’étendait,
+au rez-de-chaussée, sur toute la longueur du
+jardin. Il envoya chercher le prieur pour lui
+faire ses adieux, et lui demanda même, par politesse
+d’artiste, s’il ne devait pas quelque chose
+pour une si bonne hospitalité.</p>
+
+<p>Il lui fut répondu que « messieurs les hôtes »
+n’étaient point obligés de donner, et que, s’ils
+croyaient devoir le faire, ils pouvaient donner
+ce qu’ils estimaient convenable.</p>
+
+<p>Josuah Orset trouva que ce n’était pas cher.
+Et, ayant remercié le prieur qui s’éloigna aussitôt,
+après l’avoir salué, il eut une idée. Peut-être
+l’avait-il eue déjà, il est vrai, mais, en ce
+moment, elle lui sembla plus digne d’attention.
+Il s’approcha de la pancarte qui pendait à droite
+de la porte d’entrée, et se mit à méditer, — il
+savait maintenant ce que c’était — le « règlement
+de l’hôtellerie ».</p>
+
+<p>Ce fut une demi-heure extrêmement recueillie.
+Personne ne la troubla. Les grands corridors
+blancs n’avaient plus même un papillon,
+battant de l’aile contre les vitres.</p>
+
+<p>« Article premier. — Messieurs les hôtes se
+lèvent à cinq heures, et se rendent à l’église
+le plus tôt qu’ils peuvent. »</p>
+
+<p>— Je me lève plus volontiers de bonne heure
+depuis que je suis vieux, songea Josuah. Il y
+a une harmonie singulière entre la vieillesse
+et le matin. L’article ne me gênerait guère.</p>
+
+<p>« Art. 2. — Ils assistent tous les jours à la
+messe de communauté, aux vêpres et au <i lang="la" xml:lang="la">Salve
+Regina</i>. Le coucher aura lieu à huit heures en
+hiver, à neuf heures en été. »</p>
+
+<p>— C’est un régime dont je n’avais pas l’habitude,
+avant ma retraite, et qui pourrait être
+amendé. Je pourrais être, sans doute, en demi-retraite,
+comme on est en demi-solde. D’ailleurs,
+le chant du <i lang="la" xml:lang="la">Salve</i> m’a donné une forte
+émotion artistique. Je l’entendrai volontiers
+chaque soir. Ces Frères en brun, d’un côté de
+la nef, ces Pères en blanc, de l’autre ; ces têtes
+énergiques devinées à travers l’ombre, ces voix
+graves que recueille l’air muet du dehors…</p>
+
+<p>« Art. 3. — MM. les étrangers doivent toujours
+éviter la rencontre des religieux et des
+frères convers, et s’écarter des lieux où ils sont
+à travailler. Les religieux, étant astreints à un
+perpétuel et rigoureux silence, ne peuvent
+donner aucune réponse à ceux qui leur adresseraient
+la parole. »</p>
+
+<p>— Article magnifique ! Quelle satisfaction de
+ne plus entendre les hommes parler, et d’avoir
+la certitude qu’ils ne vous interrogeront pas !
+Voilà un vœu que j’ai souvent formé, et que j’ai
+cru irréalisable… Des sympathies qui se taisent ;
+des antipathies qui ne s’expriment pas ;
+des défiances qui n’ont pas la permission de se
+traduire par des mots ou même des gestes… Je
+n’ai trouvé cela qu’ici.</p>
+
+<p>« Art. 4. — MM. les étrangers qui amènent
+avec eux leurs chevaux ne doivent régler avec
+le Père hôtelier que leur propre dépense. Pour
+celle des chevaux, ils s’entendent avec le Frère
+chargé des écuries. »</p>
+
+<p>— Cela ne me regarde plus, dit Josuah. Mais
+l’ensemble des conditions m’agrée.</p>
+
+<p>Il sortit aussitôt, et traversa le jardin sablé
+de sable de carrière, car il venait d’apercevoir,
+en se détournant, la tête chenue du prieur entre
+deux cônes de poiriers.</p>
+
+<p>— Monsieur le prieur, fit-il, j’ai eu une idée
+que je crois bonne. Je voudrais demeurer ici.</p>
+
+<p>— A quel titre ?</p>
+
+<p>— Comme peintre.</p>
+
+<p>— Nous avons deux frères qui s’entendent
+assez bien à étendre le minium et à délayer le
+badigeon. Cela nous suffit.</p>
+
+<p>— Mais pardon, je suis peintre d’histoire.</p>
+
+<p>Le vieux grognard, retraité sous la bure, et
+qui ne saisissait pas très bien la nuance, répondit
+à tout hasard :</p>
+
+<p>— Nous n’en usons pas.</p>
+
+<p>— Mais vous avez une église ?</p>
+
+<p>Le prieur ne répondit pas, étant ménager des
+mots.</p>
+
+<p>— Votre église est nue comme vos granges.
+Je propose de décorer le chœur. Je ferai une
+grande composition, comme nous disons. Vous
+me nourrirez, et je vous donnerai mon travail.
+Je serai au pair. Acceptez-vous ?</p>
+
+<p>Le vieil homme considéra ce chemineau, et il
+songea sans doute que, lui aussi, il avait fait
+de rudes étapes, avant de trouver l’abri.</p>
+
+<p>— C’est à voir, dit-il simplement.</p>
+
+<p>Josuah eut la permission de rester. Il eut sa
+chambre, son couvert d’étain, son coin de buanderie
+transformé en atelier, pour le travail de
+l’esquisse. La campagne environnante lui plaisait
+infiniment. Les derniers jours d’automne
+l’invitaient à la rêverie. Il jouissait d’assister à
+cette fin de moisson sans paroles ; de voir les
+charrettes pleines de sacs de pommes de terre,
+ou pleines de tiges de maïs, ou de trèfle sec,
+rentrer au pas des bœufs. Les bouviers, en froc
+blanc ou brun, quand ils le rencontraient, dans
+les chemins creux, pensaient : « Monsieur
+Josuah cherche l’inspiration. »</p>
+
+<p>Elle devait être bien cachée, à en juger par
+tant de promenades faites pour la découvrir.</p>
+
+<p>Elle finit par venir. Elle était quelconque. Le
+peintre, sur un immense papier, traça, au fusain,
+quelques silhouettes groupées, des ronds
+qui représentaient des nuages, une barre qui
+figurait la terre, cinq rayons autour d’un noyau,
+qui devait être une étoile. Le titre de l’œuvre,
+était : « Le Cortège des rois mages. » Josuah
+s’était décidé à traiter, après quelques autres,
+ce sujet qui permettait de mettre en scène trois
+rois, — il avait toujours désiré en peindre un, — trois
+écheveaux de personnages derrière eux,
+et tout autour une ménagerie complète. Il y
+avait bien, de ci, de là, des jambes ou des
+pattes trop longues, des bras trop courts, des
+cous drôlement attachés. Mais n’est-ce pas ainsi,
+souvent, dans la nature ?</p>
+
+<p>Les juges de l’esquisse ne firent pas d’objections.
+Et l’artiste comprit qu’il avait devant lui
+tout l’hiver assuré : coucher, manger, chauffage,
+sans compter la compagnie de ces moines
+silencieux, qu’il commençait à aimer.</p>
+
+<p>Il fallut tout le printemps pour dessiner les
+personnages, d’après nature. Par grande faveur,
+l’artiste obtint de faire poser devant lui quelques
+vieux frères, un notamment, qui était chargé
+de la basse-cour, et qu’on voyait, trois fois le
+jour, s’avancer jusqu’au milieu de la grande
+cour des étables, s’arrêter et tourner la manivelle
+d’une petite crécelle pendue à sa ceinture,
+et dont le grincement rassemblait les poules
+éparses sur les fumiers. L’été fut employé à
+peindre sur toile la grande composition ; l’automne
+à la fixer autour du chœur de l’église et
+à la corriger.</p>
+
+<p>La correction ne finit jamais. Deux ans plus
+tard, Josuah était encore à la Trappe, quelquefois
+au sommet de l’échelle roulante, reprenant
+un bout de draperie, ajoutant un ange
+pour masquer un trou dans le tableau, allongeant
+la barbe d’un mage, ou mettant du poil
+neuf aux jambes grêles des chameaux ; mais
+plus souvent dehors, dans les champs où ne
+s’arrêtait jamais, de l’aube au crépuscule, le
+travail muet des hommes.</p>
+
+<p>Il s’était habitué. Il s’était senti aimé. Compris ?
+c’est autre chose. Comme il n’y a jamais
+eu de cœur vivant sans une fibre cassée, Josuah,
+dans sa joie, avait un regret mêlé. Il avait peut-être
+des juges : il n’avait point de public. Les
+étrangers visitaient rarement la chapelle, marchands
+de chevaux ou de bœufs pour la plupart,
+éleveurs de porcs, acheteurs de foin ou de
+blé de semence. On voyait, le matin, quelques
+blouses bleues, parmi les robes de bure retroussées
+jusqu’aux genoux et tachées par la
+boue des chemins ; elles disparaissaient vite du
+côté des étables ou des greniers. Quant à ces
+vieux Pères, blancs de cheveux, bronzés de
+visage, quand ils se prosternaient dans leurs
+stalles, quand ils se relevaient, quand ils chantaient,
+ils étaient admirables à voir, images
+saisissantes de la prière, de la pénitence et de
+la force, mais voyaient-ils ? Voyaient-ils les trois
+mages, et les trois cortèges, et la bordure symbolique
+du panneau, où l’on eût dit que l’arche de
+Noé avait versé son contenu, tant les bêtes y
+abondaient ? Josuah inclinait vers la négative. En
+tout cas, ils n’exprimaient pas leur avis, et c’était,
+pour Josuah, comme s’ils n’en eussent pas eu.</p>
+
+<p>Deux ou trois fois, croisant l’un d’eux, au
+seuil de la chapelle, il avait essayé de le faire
+parler. Il avait dit, à demi-voix respectueuse,
+et désignant de la main la peinture magistrale :</p>
+
+<p>— C’est enfin achevé… Trois ans d’effort…
+Depuis trente ans, je n’en avais pas fait autant,
+parce qu’il y a des mortes saisons, dans la
+carrière d’artiste… Mais je tiens mon œuvre…
+Je crois que je puis être content ?</p>
+
+<p>Le vétéran s’était borné à saluer en passant,
+un peu plus bas que d’ordinaire.</p>
+
+<p>La vanité de l’artiste était restée souffrante.
+Sauf en ce point, depuis le commencement de
+son séjour à la Trappe, M. Josuah s’était beaucoup
+amendé. Il avait eu l’exemple et il avait
+eu le temps. Ce chemineau était devenu une
+manière de cénobite. Quand il développait
+ses idées sur l’art, dans les rares occasions où
+la loi du silence était levée, presque toute la
+communauté l’admirait. D’autres souriaient.
+Tout le monde lui était fraternel. On s’inquiétait
+déjà de le perdre.</p>
+
+<p>— Monsieur Josuah, notre artiste, me semble
+bien souffrant, dit un jour le prieur.</p>
+
+<p>C’était vrai. L’hôte de la Trappe était le seul
+à ne pas s’en douter. Il ne souffrait pas ; il finissait.
+Un après-midi de printemps, que le soleil
+plus vif, à travers la paille des ruches, pénétrait
+jusqu’aux abeilles et les mettait en rumeur, le
+peintre vit passer dans la cour le frère chargé
+du rucher, un paysan d’hier, jeune, élancé,
+qui avait l’air d’un soldat par la hardiesse de
+l’allure et d’un enfant de chœur par la naïveté
+de son visage, tout piqué de taches blondes.
+Le frère s’en allait, les mains cachées sous la
+bure, le museau levé comme les jeunes chiens
+qui sentent de loin les bois pleins de gibier ;
+il aspirait le vent où avaient éclaté les grains
+semés par lui dans les labours d’hiver, et il
+allait vers ce bosquet planté de mûriers et clos
+d’une palissade, où les ruches s’éveillaient.</p>
+
+<p>— Frère Jean ?</p>
+
+<p>L’autre continua sa route, et le dépassa.</p>
+
+<p>— Frère Jean, par charité, venez avec moi
+rendre visite aux mages ! C’est l’heure où, par
+les vitraux, le soleil les enveloppe, comme dans
+les plaines de Judée ? C’est l’heure où je les ai
+vus, et où personne ne les voit !</p>
+
+<p>Frère Jean hésita, se détourna, et suivit l’artiste,
+qui marchait difficilement, malgré la joie,
+et qui se frottait les mains, d’avoir trouvé un
+public, et levait la tête, aussi, vers sa peinture
+encore cachée.</p>
+
+<p>Quand ils furent à l’entrée du chœur, le frère
+à gauche, l’artiste à droite :</p>
+
+<p>— Frère Jean, regardez ces trois têtes : quelle
+majesté dans Balthasar, quelle bonhomie dans
+Gaspard, quelle inquiétude chez Melchior ! Et
+les trois cortèges, sont-ils assez bien réglés sur
+l’état d’âme des monarques ? Qu’en dites-vous ?</p>
+
+<p>Il n’eut pas de réponse.</p>
+
+<p>— Songez que j’ai employé deux ans, deux
+grandes années à peindre ce panneau. Je ne les
+regrette pas. Je puis bien vous assurer que c’est
+là le meilleur travail de ma vie, et presque le
+seul. Mais je l’ai fait pour des muets volontaires,
+qui m’ont commandé l’ouvrage, m’ont accueilli
+ou plutôt recueilli, ont comblé de prévenances
+un pauvre diable qui ne demandait que le pain
+et le gîte, mais qui ne m’ont pas jugé. J’en
+souffre, frère Jean. Dites-moi, vous qui êtes
+sans détour et sans parti pris, qui ne savez pas
+ce que c’est que l’impressionnisme, ni que le
+symbolisme, ce que vous éprouvez en regardant
+mes mages ?</p>
+
+<p>Le fils des laboureurs voisins ne devait pas
+éprouver grande émotion d’art. Il ne regardait
+avec attention que les parties vivement colorées
+de la décoration, ou les visages qui lui
+semblaient de connaissance. Et ses mains levées,
+sa tête penchée, son air de déconvenue faisaient
+comprendre qu’il regrettait de chagriner
+M. Josuah, mais qu’il ne pouvait rien dire,
+rien du peu qu’il pensait.</p>
+
+<p>La poursuite de l’éloge est la plus âpre de
+toutes.</p>
+
+<p>— Frère Jean, continua l’artiste, ce n’est pas
+de mon art seulement qu’il s’agit : c’est du
+repos de mon esprit. J’ai beaucoup médité, à
+votre exemple ; j’ai senti, dans votre solitude,
+monter mon ambition. Répondez-moi, car je
+veux savoir si j’aurai le mérite que j’ai cru
+acquérir. Comprenez-moi bien. Ce que nous
+appelons art, nous autres, c’est quelque chose
+de nos âmes que nous mêlons à nos œuvres, à
+force d’amour. Ces pensées, enchaînées à la
+matière, restent là frémissantes, et reconnaissables,
+et ceux qui les aperçoivent nous admirent
+en elles. Mais j’imagine qu’elles s’échapperont
+du marbre, ou de la toile, ou de la
+planche de cuivre, le jour où nous mourrons, et
+qu’elles crieront à Dieu… Vous suivez bien,
+Frère Jean ?</p>
+
+<p>Il entendit un faible oui.</p>
+
+<p>— Qu’elles crieront à Dieu : Me voici ; je suis
+une pensée de ce pauvre homme qu’on nomma
+le peintre Josuah ; j’habite la toile qu’il a peinte,
+je suis l’auréole, la couleur, la ligne, le geste
+de ses mages ; j’ai embelli des heures qui
+eussent été inutiles ou mauvaises, pour lui et
+pour d’autres. Pardonnez-lui, à cause de moi,
+Seigneur, à cause des semailles qu’il a faites…</p>
+
+<p>Le jeune frère, regardant vaguement au-dessus
+des cortèges, dit cette fois :</p>
+
+<p>— Comme c’est religieux !</p>
+
+<p>Parlait-il de la peinture ? Josuah le comprit
+ainsi, et fut joyeux. Et personne ne le détrompa
+jamais, car, à peine avait-il prononcé ces trois
+mots, arrachés par la pitié, frère Jean sortit en
+toute hâte.</p>
+
+<p>Josuah mourut à la Trappe. On voit sa tombe
+parmi celles des frères bruns, et son cortège des
+mages n’a pas été recouvert d’un badigeon.</p>
+
+<p>Je n’ai guère vu d’aumône plus discrètement
+faite, ni continuée, même au delà de la vie.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c9">IX<br>
+<span class="xsmall">CONVERSATION AVEC MONSIEUR L’ABBÉ</span></h2>
+
+
+<p>J’arrive du sermon. C’est moi qui le faisais.
+Je n’avais qu’un auditeur, et c’était monsieur
+l’abbé. Il a vingt-cinq ans. Il est le fils de ces
+Gurmier qui sont assurément la plus belle
+famille rurale et la meilleure de ce village que
+j’habite pendant l’été. Nouvellement ordonné,
+envoyé en vacances, pour quelques jours, parmi
+les siens, il venait me faire visite, en attendant
+la décision épiscopale qui devait choisir pour
+lui un poste de vicaire dans quelque paroisse
+de campagne. Je l’ai connu tout petit. Je l’ai
+tutoyé quand il portait la veste. Je lui ai dit
+vous à sa première soutane. En le revoyant, au
+moment où il allait entrer dans la vie, avec
+une mission si difficile, une connaissance élémentaire
+du mal, un zèle si vif pour le bien, je
+lui ai dit : Monsieur l’abbé, laissez-moi vous
+faire un sermon, à charge de revanche ?</p>
+
+<p>Il consentit.</p>
+
+<p>Monsieur l’abbé, il sera en trois points, dont
+vous ferez votre profit plus tard, à l’heure où
+je n’oserai plus vous donner d’avis.</p>
+
+<p>Et d’abord, vous constaterez que l’idéal que
+le monde se fait du prêtre séculier n’est plus le
+même qu’autrefois. Pour des causes diverses,
+il est modifié ; je dirais volontiers qu’il s’est
+élevé. Ce qu’on demande aujourd’hui à un curé
+ou à un vicaire, d’austérité de vie, de retenue,
+de zèle et de discipline, ressemble fort à ce
+qu’on attend d’un religieux. La bonhomie n’a
+plus de place parmi nous, la facilité des mœurs
+n’a fait qu’accroître la sévérité publique, dès
+qu’il s’agit de juger un prêtre. Ah ! que nous
+sommes loin, monsieur l’abbé, de la liberté que
+laissaient à vos pareils, dit-on, les âges de
+foi, j’entends de l’honnête liberté de mots,
+d’allure, et d’appétit ! L’indifférence est plus
+exigeante que la foi ! Elle vous suit d’un œil
+attentif ; elle contemple en vous l’exemplaire
+d’une religion dont elle ne sait pas la doctrine ;
+elle est scandalisée de peu, ou prétend l’être,
+et votre rôle est en vérité redoutable, à une
+époque où le jugement de tant de personnes,
+sur la doctrine, est rapetissé et comme renfermé
+dans le jugement qu’elles portent sur un
+homme. Pensez-y toujours ; persuadez-vous
+que, par la plus curieuse des sévérités, ce
+monde qui ne croit pas tolère malaisément que
+vous lui ressembliez, même dans une foule de
+choses permises. Vous ne vous enrichirez pas,
+vous ne fumerez pas, vous n’irez pas à bicyclette,
+vous ne chasserez pas, vous ne dînerez
+pas trop souvent en ville. Sur ce dernier point,
+je vous avoue que je pense un peu comme lui,
+bien que je n’aie pas l’esprit aussi rigoureux.
+Le dîner ! Quand vous serez à l’âge, mon cher
+monsieur l’abbé, vous ferez mieux de refuser,
+trois fois sur quatre. J’admets qu’il y ait des
+exceptions, à la ville et à la campagne. Mais je
+parle de l’habitude. Ceux qui l’ont ne sont pas
+nombreux. Plusieurs ont cru la prendre par
+charité. Elle est fâcheuse. Ce n’est là, d’ailleurs,
+qu’un exemple que je vous cite. Presque toujours,
+une pensée vient à l’un ou à l’autre des
+convives, une pensée qui vous honore, en
+somme, et qui est celle-ci : « Voici deux, trois,
+quatre heures que monsieur le curé est parmi
+nous. Pendant ce temps, est-ce qu’un pauvre
+n’a pas frappé à sa porte et ne l’a pas trouvée
+fermée ? Est-ce qu’un malade ne le réclame pas ?
+N’avons-nous pas pris, pour nous seuls, un
+temps qui est, comme l’argent d’aumône, destiné
+à toutes les misères ? La nôtre n’a-t-elle
+pas retenu plus que sa part ? » Et pour quel
+profit ? Remarquez que les conversations sont,
+la plupart du temps, d’une futilité, pour ne pas
+dire d’une platitude extrême, et que le prêtre,
+qui n’est pas là chez lui, peut tout au plus
+réfuter une erreur sur dix qui sont formulées.
+Encore est-il sûr qu’il le fasse bien ? Eût-il toute
+la science et tout l’esprit du monde, il peut être
+décontenancé par la suffisance d’un professionnel
+de la conversation, comme il en existe,
+gens médiocres et redoutables, que rien n’intimide,
+que le sens commun irrite comme un
+défi, qui se font une spécialité de tout contredire,
+et, pressés par un argument, s’échappent
+dans l’historiette, qu’ils content à ravir, et par
+où ils triomphent. Car l’auditoire n’est pas
+difficile, et il n’a souvent pas d’autre critérium,
+pour juger une thèse, que l’amusement qu’il y
+prend. C’est ce qui faisait dire, à un curé, ce
+mot mystique : « Il est plus malaisé de faire
+un bon dîner qu’un bon sermon ». Monsieur
+l’abbé, vous voyez par là les exigences de nos
+contemporains. Ils sont restés jansénistes en ce
+qui concerne la discipline des clercs. Et je
+pourrais résumer ainsi mon premier point :
+vous avez, par vocation même, le droit de
+vivre « séculièrement » ; ils vous demandent de
+vivre « régulièrement ».</p>
+
+<p>Ce n’est pas tout ce qu’ils vous demandent.
+Et j’oserai vous l’avouer, monsieur l’abbé, sur
+un second point, bien plus que sur le premier,
+je me trouve d’accord avec eux. Ils ont
+raison. Les gens du monde saisissent à merveille
+cette contradiction entre la vocation
+ecclésiastique et le désir de parvenir. Leur
+mépris n’est jamais loin, lorsqu’ils s’aperçoivent
+que le prêtre confond sa mission avec une carrière
+humaine, qu’il poursuit son avancement
+par les mêmes moyens qui leur servent à eux,
+se rabaisse aux mêmes recommandations, aux
+mêmes inquiétudes, aux mêmes compromis.
+Lisez-vous les journaux ? Je n’en sais rien, et
+je ne souhaite pas que vous en lisiez beaucoup,
+mais si vous en lisez, vous devez rencontrer
+souvent, contre tel ou tel candidat à l’épiscopat,
+ou contre tel évêque, des articles où sont révélées
+de prétendues manœuvres que ce prêtre
+aurait acceptées et suivies afin de gagner la
+crosse et la mitre. Le ton est injurieux ; les gros
+mots, les insinuations calomnieuses abondent
+dans ces premier-Paris ou dans ces entrefilets,
+au bas desquels on lit fréquemment la signature
+d’un écrivain « conservateur ». Je n’excuse
+que le sentiment : il est parfaitement légitime.
+Il rencontre, dans la foule, un de ces échos
+profonds qui révèlent que l’idée même du juste
+et de l’injuste est intéressée dans la question.
+Et elle va en effet jusque-là. C’est au nom de
+son bon sens, de sa vieille droiture que le
+peuple condamne le prêtre soupçonné d’une
+telle faiblesse, et il faudrait que vous entendissiez
+le langage de ceux qui, de près ou de loin,
+par autorité directe ou par influence, ont eu
+une part dans les nominations ecclésiastiques !
+Ils sont d’une ironie bien instructive lorsqu’ils
+parlent des solliciteurs. Et le roman, le roman
+que vous ne lisez pas, que vous ne devez pas
+lire, comme il est sévère sur ce chapitre ! Nous
+sommes assez riches, malheureusement, en
+auteurs qui ont essayé de peindre des prêtres
+bons et mauvais, surtout mauvais, et qui n’ont
+réussi que dans le second cas. Les bons prêtres,
+dans ces romans, manquent de surnaturel, c’est-à-dire
+de tout ce qui les constitue essentiellement.
+Ils agissent, parlent, jasent, en braves
+gens, un peu usés par l’âge, très indulgents,
+capables, dans la vie ordinaire, de mille petites
+charités, et, à l’occasion, d’un héroïsme qui
+ressemble beaucoup à celui des sauveteurs
+médaillés : d’arrêter un cheval emporté, de se
+jeter à l’eau pour sauver quelqu’un, de soigner
+avec dévouement un pestiféré. On ne peut
+leur refuser sa sympathie, mais on peut se
+demander en quoi ils diffèrent d’un bon vieux
+notaire, célibataire et philanthrope. Les mauvais
+sont mieux réussis, et, parmi eux, les plus
+sûrement, les plus fortement flétris sont les
+prêtres qui ont vendu aux hommes leur caractère
+divin.</p>
+
+<p>Mon cher monsieur l’abbé, que voilà un bel
+éloge de votre vocation ! Comme ceux qui ne
+la comprennent pas y croient malgré eux, puisqu’ils
+vous reprochent, comme un crime, ce
+qui leur semble si naturel chez le commun des
+hommes ! Je sais bien que je n’ai aucune autorité
+en de tels sujets. Mais je puis bien vous
+ouvrir mon âme de simple croyante, et vous
+dire que je n’ai jamais, moi non plus, compris
+cette ambition d’un prêtre. Il me semble que
+celui qui a été appelé d’en haut doit se dire,
+chaque matin de sa vie, quelque chose comme
+ceci : « J’ai renoncé à moi-même ; je suis libre,
+de la grande liberté qu’apporte avec soi le
+renoncement, et j’ai cette dignité suprême
+d’être pauvre sans convoitise de la richesse, de
+ne désirer rien, de n’être l’homme d’aucune
+désillusion, d’aucun désespoir humain. Toute
+mon ambition est d’apparaître aux yeux des
+hommes parmi lesquels je vis, comme la
+preuve évidente d’un autre idéal que le leur.
+Dans la paroisse rurale où j’habite, il y a plusieurs
+centaines, plusieurs milliers d’âmes peut-être,
+qui tiennent à la mienne par le lien de
+l’exemple, de la prière, de la charité que je leur
+dois. N’est-ce pas infiniment plus que mes
+seules forces ne me permettraient d’en soulever,
+et si je me chargeais, volontairement, par
+témérité, d’une seule âme de plus, de quelle
+grossièreté je ferais preuve, et, au fond, de
+quelle incrédulité ! »</p>
+
+<p>Ma troisième observation sera très courte.
+Ce ne serait pas la dernière, si je voulais être
+complète. Mais il faut se borner, surtout dans
+le sermon. Je vous dirai donc simplement que,
+parmi les hommes qui ne partagent pas votre
+foi, dans ce monde où vous allez entrer, on
+pourrait distinguer deux groupes, tout à fait
+inégaux. Quelques-uns sont absolument hostiles
+à toute idée religieuse ; le plus grand
+nombre professe une sorte de respect pour les
+choses religieuses, respect infiniment variable,
+qui va de ce que les chimistes appellent, dans
+leurs analyses, « des traces », jusqu’au désir
+de croire. Cette disposition respectueuse s’unit,
+le plus souvent, à une ignorance vraiment
+extraordinaire de ce qu’est le <i lang="la" xml:lang="la">Credo</i> d’un fidèle.
+Je fais allusion ici à une élite intellectuelle et
+même savante. Et je me permets de vous supplier,
+en passant, lorsque vous rencontrerez
+quelqu’un de ceux-là, plus tard, soit dans un
+salon, soit dans une assemblée, soit dans une
+discussion écrite, de toujours vous souvenir
+que vous avez eu une éducation qu’ils n’ont
+pas eue, et qu’ils ont eu, parfois, des difficultés
+de connaître la vérité et de la suivre, qui vous
+ont été épargnées. N’oubliez pas non plus qu’il
+y a une infinité de surmenés. Que de choses
+à dire encore sur ce sujet ! N’ouvrez pas
+d’abord les livres de controverses. Ouvrez
+votre cœur d’homme agrandi par la charité,
+et montrez-vous fraternel, avant d’être d’accord.</p>
+
+<p>Il m’a promis, et je suis restée confuse de la
+présomption dont j’avais fait preuve.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c10">X<br>
+<span class="xsmall">MÉDITATION SUR LE VILLAGE</span></h2>
+
+
+<p>Beaucoup de femmes n’ont d’autre idée générale
+que d’aimer. Cela suffit, pour faire des vies
+admirables ou mauvaises, ou bornées et médiocres.
+Tout dépend de l’objet. Dans ce village
+de Beauce que j’ai là, devant moi, sur la colline
+distante, toute soyeuse de blé jaune, et que
+le soleil va quitter tout à l’heure, dans cet amas
+de maisons qui ne sont que de la terre levée en
+murailles et coiffée de chaume ou de tuiles, je
+connais presque toutes les mères, presque
+toutes les jeunes filles et les petites qui vont à
+l’école. Elles sont la meilleure partie de la population,
+les gardiennes de l’idéal appauvri.
+Médisantes, hargneuses quand elles sont vieilles,
+souvent légères quand elles sont jeunes,
+négligemment instruites dans leur religion,
+elles semblent abîmées dans le souci du ménage,
+et tout près du sol, comme leur chambre
+et comme leurs étables. Et pourtant,
+quand je les regarde de près, je reconnais la
+race baptisée, généreuse, et capable de toutes
+sortes de noblesses qu’elles ignorent elles-mêmes.
+C’est qu’elles ont souffert ou commencé
+de souffrir pour d’autres. Elles n’ont pas eu plus
+de travail que les hommes, qui sont de durs
+tâcherons, mais elles ont eu plus de cette peine
+qui n’est pas pour l’argent, et qui ouvre le
+cœur. Elles sont mères, elles sont sœurs, elles
+sont voisines, elles sont la communauté permanente,
+tandis que les laboureurs avec les chevaux
+s’éparpillent dans l’étendue. Cette Perrine,
+une femme de gueux, a recueilli deux
+enfants, qu’elle élève avec les siens, et qu’elle
+dotera du même baiser, quand ils auront vingt
+ans ; cette grande Marie, fermière occupée tout
+le jour, soigne, le soir, depuis huit ans, les
+plaies d’un berger alcoolique, crasseux, pouilleux,
+et « qui ne lui est de rien », comme on
+dit ici ; cette autre fait le lit et balaye la maison
+d’une idiote venue on ne sait d’où, un jour, par
+les routes, et qui s’est arrêtée au village pour
+attendre la fin de la pluie, et qui croit peut-être
+qu’il pleut toujours ; dix autres supportent, et
+quelques-unes sans se plaindre, des maris
+odieux, ou de vieux parents acariâtres ; et cette
+Véronique, une enfant élevée sans mère, belle
+comme les glaneuses des peintres, comme
+celles qui vont devant dans leurs tableaux,
+fait lever tous les yeux jeunes quand elle traverse
+la plaine, ou qu’elle appelle les valets de
+ferme, à l’heure du souper, mais personne
+n’oserait plaisanter avec elle, parce qu’il y a
+en elle une espèce d’honneur pur, qui tient
+en respect même les brutes. D’où vient tout
+cela, et tout le reste que nul ne sait ? Où ont-elles
+pris ces parties de vertus supérieures ?
+A leurs aïeules surtout. Elles sont les héritières
+de longues générations de femmes qui avaient
+une forte conscience religieuse, les fragments
+reconnaissables du chef-d’œuvre mutilé, de
+cette merveille qu’était presque partout, le
+paysan français. Ah ! qu’il avait raison, l’ancien
+qui me disait : « La France vit sur sa
+graisse. » Oui, elle en vit heureusement, car
+on la nourrit mal, du dehors, et on lui fait
+boire de mauvais alcool frelaté.</p>
+
+<p>Les hommes ont moins bien résisté que les
+femmes à ce régime. Je parle d’un village de la
+Beauce, et je n’ignore pas que nous sommes
+ici au-dessous de la moyenne, et qu’il y a des
+provinces nombreuses où l’on sent moins l’effritement
+moral. Mais la constatation n’en est
+que plus intéressante. Elle permet de deviner
+l’avenir. Eh bien ! je les trouve presque tous
+envieux à un degré nouveau, et lâches pareillement.
+Il a toujours été difficile de faire dire
+à un paysan ce qu’il pense de bon, plus difficile
+encore de lui faire avouer ce qu’il a gagné,
+ce qu’il a perdu, et même son opinion sur le
+temps du lendemain. Mais la jalousie, comme
+elle sort des yeux, des mots, des gestes, des
+silences, comme je l’entends, derrière moi, qui
+me suit quand je traverse la place, et comme
+elle est fugace en même temps, car, si je me
+retourne, ils me saluent ! Ils n’ont point de
+haine contre moi, ils en ont contre ma richesse,
+contre mon chapeau, ma voilette, mes bottines,
+les mots même dont je me sers. Et je suis riche
+puisque je donne. Et je ne fais que restituer,
+puisque je suis riche. Quand je leur tends la
+main, ils s’imaginent que je veux les corrompre.
+Quand je leur souris, ils cherchent l’intérêt.
+Si j’étais un homme, ils croiraient que je
+prépare une candidature. Quelque chose a péri
+ou va mourir en eux, et c’est ce que j’appelle
+l’amour, ce que j’ai rencontré si souvent chez
+mes amis plus pauvres de Paris ou des villes
+de province, cette faculté d’émotion, cette certitude
+prompte, qui répond : « L’espace est
+franchi, je sais que vous m’aimez ». C’est de la
+fraternité qui s’en va, et c’est de la haine qui
+monte, et, avec elle, de la peur. Ils se redoutent
+les uns les autres ; ils craignent la délation,
+le journal, le député qu’ils ont nommé,
+les répartiteurs, le percepteur, le garde champêtre,
+tout ce qui pourrait les desservir auprès
+de la puissance monstrueuse et prodigue de
+promesses, d’où ils attendent, de plus en plus,
+le pain quotidien, qu’ils demandent encore à
+la terre mais avec moins de confiance et moins
+de gratitude. Servage nouveau, bien pire que
+l’ancien, car c’était jadis une condition des personnes,
+et je crains bien que ce ne soit devenu
+un état des esprits.</p>
+
+<p>Les hommes de ce village, — et de combien
+d’autres ? — sont des abandonnés. Ils n’ont eu
+ni formation suffisante, ni direction. A l’école,
+des mots, des formules de morale pâles comme
+des conseils d’hygiène ; à la caserne, les mêmes
+formules délayées en conférences, et puis, en
+dessous, à la caserne même et dans la ville, des
+leçons de débauche, de désertion, de mépris
+des chefs ; à présent, toutes les rumeurs mauvaises
+du vent qui souffle : voilà ce qu’ils ont
+appris. C’est tout. Personne ne les détrompe,
+personne ne raffermit leur sens commun
+ébranlé. Ne sachant que l’alphabet, les quatre
+règles de l’arithmétique et ce qu’il faut d’histoire
+calomnieuse pour perdre toute fierté du
+passé de la France, ils doivent lutter, seuls,
+contre la plus furieuse invasion de sophismes
+qui ait menacé la raison des illettrés, et même
+celle de quelques autres. C’est le plus cruel de
+la pauvreté, cette faiblesse devant l’erreur. Le
+curé n’y peut rien. Ils sont prévenus contre
+lui et l’évitent sans le connaître. L’instituteur,
+qu’ils connaissent bien, ne serait pas mieux
+écouté, lors même qu’il voudrait parler. Les
+paysans ne le considèrent pas comme un ami,
+ni même, au fond de leur cœur, comme un égal.
+Il n’est pas du pays ; il n’a pas été choisi par
+les pères et les mères du pays ; il ne possède
+aucune parcelle du sol ; il n’a point de mission
+divine ; il n’exerce qu’un métier humain : il
+passera. Son influence sera tout au plus politique ;
+il n’est point un notable, ou, comme on
+disait jadis, une autorité. Quelque chose de
+plus fort que les lois et les règlements s’y
+oppose. Qui donc aura l’autre influence, la permanente,
+la moralisatrice, l’apaisante, l’heureuse ?
+Dans des temps abolis, elle fut exercée
+par sept familles, de bourgeoisie ou de noblesse,
+qui n’ignoraient pas, la plupart du moins,
+qu’habiter c’est servir. Aujourd’hui, ma sœur a
+encore « son principal établissement » ici, à
+trois kilomètres du village, en haut de la colline
+d’où je vois, tout le jour, le jeu de la
+lumière et du vent sur les blés. Elle y passe
+sept mois de l’année. Pas une seule autre
+famille lisante et pensante ne demeure sur le
+territoire de la commune. Car je ne puis qualifier
+de la sorte les Japermont, les deux fils du
+grand marchand de bois, dont le château est
+caché, tout à l’extrémité de notre territoire,
+dans un pli de la forêt. Ils chassent à courre
+ou à tir, et ils ne font, dans leur château, que
+des apparitions. J’ai rencontré le second, hier
+matin, celui qu’on dit intelligent. Je venais de
+quitter la mère Bûchette, la ramasseuse et peut-être
+aussi la faiseuse de bois mort. Elle s’éloignait,
+son fagot sur le dos, en me disant :</p>
+
+<p>— Au revoir, mademoiselle ; je suis contente
+de vous avoir bonjourée !</p>
+
+<p>Un cavalier sauta de la grande taille de la
+forêt dans la petite, m’aperçut, galopa vers
+moi, arrêta son cheval à trois pas, et l’homme
+et la bête me regardèrent ensemble, du même
+air jeune et content de vivre.</p>
+
+<p>— Vous suivez la chasse, ma belle voisine ?</p>
+
+<p>— A pied, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>— Voulez-vous une auto ? J’en ai amené
+deux.</p>
+
+<p>— Merci.</p>
+
+<p>— Alors je vous retiens pour après-demain
+soir. Vous dînerez. Nous jouons une comédie.
+Marcelle sera si heureuse !… Vous ne voulez
+pas ? On ne peut jamais vous avoir ! Vous n’êtes
+de rien.</p>
+
+<p>— Je suis de beaucoup de choses, au contraire,
+mais justement de celles dont vous
+n’êtes pas.</p>
+
+<p>Il sourit, salua, et se remit au galop.</p>
+
+<p>Un cor de chasse, au loin, sonnait l’hallali
+courant. Et d’abord je pris plaisir à l’écouter.
+Mais cela ne dura pas. La seconde fanfare m’irrita,
+comme si elle n’avait été qu’une succession
+de notes fausses. J’aurais voulu courir jusqu’au
+maître d’équipage, et lui dire :</p>
+
+<p>— Plus bas, je vous en prie, plus bas : il y a
+des malades !</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c11">XI<br>
+<span class="xsmall">LA QUÉRENTE DE PAIN</span></h2>
+
+
+<p>Il y avait, dans un des coins de France que
+j’aime, une veuve qui s’appelait Victorine Loux
+et qui était réputée, dans tout le pays, à plus
+de deux lieues sous les ormes et les noyers,
+pour sa fermeté autant que pour sa charité.
+Elle avait perdu depuis dix-huit mois son mari,
+et elle gouvernait seule, sans que ni gens ni bêtes
+eussent à se plaindre d’elle, sa famille de cinq
+enfants, ses domestiques hommes et femmes,
+ses troupeaux de bœufs, de vaches, de moutons,
+et ses chevaux, et toute sa volaille qui ne cessait
+de chanter qu’à la nuit. « Rien ne manque de
+rien chez la Loux », disaient les voisins, admirateurs
+ou envieux. Et ils disaient vrai.</p>
+
+<p>Or, voici ce qui lui arriva.</p>
+
+<p>On était à la fin de l’été, à l’époque où il y a
+encore des bouquets d’herbe drue à la limite
+des champs moissonnés. L’aire était pleine de
+paille et de foin ; l’odeur du blé mûr sortait par
+les fenêtres des greniers ; les poules couraient
+dans les chaumes ; les valets attendaient, pour
+commencer les labours, la première pluie de
+septembre et l’ordre de la maîtresse. Celle-ci,
+dans la cour que fermaient de trois côtés des
+bâtiments aux toits longs, voyant rentrer les
+moutons qui se bousculaient à la porte de la
+bergerie, appela d’un signe la femme qui les
+menait. C’était à la nuit tombante. Maîtresse
+Loux s’était adossée, en face de la bergerie, au
+mur de l’étable. Elle avait le visage plus grave
+que de coutume, son mince visage que serrait,
+du front jusqu’au bas des joues, l’étoffe unie
+d’une coiffe de lin. Elle était de taille élancée
+et droite. Elle avait retiré à demi ses pieds de
+ses sabots, et appuyait ses talons sur le rebord,
+ce qui la faisait paraître encore plus grande.
+La femme qui venait à elle, courtaude et marchant
+pesamment, appartenait à cette catégorie
+d’êtres à moitié privés de raison, « innocents »,
+dont le roman, presque toujours obscur, fait
+frémir ceux qui le pénètrent ou qui le devinent.
+Elle avait les traits ramassés ; elle n’était pas
+belle ; elle était jeune encore. En arrivant près
+de la fermière, elle leva ses yeux, où l’esprit
+passait irrégulièrement en lueurs fugitives.</p>
+
+<p>— La quérente de pain, — c’était le surnom,
+et peut-être le seul nom de cette fille de ferme, — je
+t’ai appelée pour te parler d’une chose
+qui me coûte bien à dire.</p>
+
+<p>L’autre ne répondit pas. Elle était immobile,
+le cou tendu, et comme en arrêt devant les
+mots qui allaient s’envoler.</p>
+
+<p>— Voilà longtemps que je t’ai prise chez
+nous, ma pauvre fille, continua Victorine
+Loux…</p>
+
+<p>— Quinze ans, grommela la gardeuse de
+moutons.</p>
+
+<p>— L’âge de ton premier enfant, oui, tu te
+souviens bien ; il avait à peine un mois quand
+tu nous l’as apporté. Tu sais que je vous ai
+bien traités, toi et lui, et l’autre encore, et que
+je t’ai défendue.</p>
+
+<p>— Oui.</p>
+
+<p>— Si j’étais seule dans ma ferme, je te garderais
+encore. Mais les enfants de chez moi ont
+grandi. Mon aîné a un peu moins d’âge que le
+tien, et le voilà qui s’essaye à tenir la charrue,
+comme fait aussi ton fils Pierre, et à écouter
+quand je vends mes bêtes ou mon froment aux
+marchands qui passent. Ils ont été élevés ensemble,
+et trop près à près pour que mon gars
+commande le tien. Ils ne s’entendraient bientôt
+plus : il faut nous séparer, ma pauvre fille.</p>
+
+<p>La quérente de pain tressauta, et, dans ses
+yeux toujours fixés sur la fermière, une angoisse,
+un souvenir, un reproche, une supplication
+parut et s’évanouit. Les lèvres n’en
+exprimèrent rien. Elles s’abaissèrent seulement
+et dirent :</p>
+
+<p>— Vous êtes la maîtresse.</p>
+
+<p>— Je ne t’abandonne point, reprit Victorine
+Loux ; demain, tu mettras ta meilleure robe
+et tu iras, avec Pierre, chez mon parent de la
+métairie de Langogne ; je lui ai demandé de vous
+donner du travail. Et il le fera, à cause de moi.
+Dans quatre jours, vous nous quitterez.</p>
+
+<p>— Vous êtes la maîtresse, répéta, plus bas,
+la pauvresse.</p>
+
+<p>Et les deux femmes se séparèrent. Et, en ce
+moment, une troisième femme traversa la cour,
+et, passant derrière Victorine Loux qui rentrait
+dans la grande salle de la ferme :</p>
+
+<p>— Ce n’est pas trop tôt que vous chassiez de
+chez vous cette engeance-là ! dit-elle.</p>
+
+<p>Mais la fermière, contrairement à ses habitudes,
+ne releva pas cette mauvaise parole que
+disait Rose Goufier, la seconde fille de ferme.
+Elle avait trop de chagrin.</p>
+
+<p>Pour la quérente de pain, elle s’était dévouée
+en effet, et elle avait souffert plus d’une contradiction.
+Quinze ans plus tôt, quand elle avait
+manifesté sa volonté d’accueillir sous son toit
+cette coureuse de route dont on ignorait le nom,
+l’origine, la vie, et qui se présentait, mendiante,
+avec un enfant sur le bras, les voisins, le mari
+même, n’avaient pas manqué de s’élever contre
+une charité si imprudente : « Quel besoin de
+secourir des gens sans aveu ? D’où venait celle-là ?
+Où était le père de son enfant ? Ah ! elle
+aurait vite fait de quitter la maison où on la
+recevait, et on s’apercevrait, un matin, qu’elle
+avait repris la grand’route, emportant avec
+elle plus que les gages qu’elle avait gagnés ! »
+Victorine Loux avait tenu bon.</p>
+
+<p>La gardeuse de moutons n’avait ni volé ni
+cherché à quitter la ferme, mais six ans plus
+tard, au scandale de tout le pays, elle avait eu
+un second enfant, et Victorine Loux ne l’avait
+pas chassée. Plusieurs, parmi les plus considérables
+de la commune, s’étaient prononcés, à
+cette occasion, contre une fermière, une honnête
+femme, une mère, qui tolérait le désordre
+près d’elle et ne pensait pas à l’exemple. « J’y
+pense bien, répondait Victorine, mais mon fils
+aîné est encore tout petit, et, quand il sera
+grand, il verra moins la faute de cette pauvresse
+que la charité dont elle aura bénéficié. »
+Et les années étaient venues, apportant chacune
+un peu plus d’oubli que la précédente. Les
+enfants de la quérente de pain, Pierre et André,
+Pierre, hardi, batailleur et brun de cheveux,
+André, tout rose et blond, et timide comme une
+fille, avaient été élevés avec les enfants de
+la ferme ; ils avaient mangé le même pain, bu
+le même lait et le même air, reçu les mêmes
+caresses, entendu les mêmes voix, suivi la
+même école et vu les mêmes mottes de terre
+d’où germe pour les hommes, en même temps
+que les moissons, une si puissante fraternité.
+Victorine Loux ne faisait presque point de différence
+entre ceux qui étaient à elle et ceux qui
+étaient à l’autre. Il avait fallu que le sang, peu
+à peu, parlât au cœur des fils légitimes, des
+héritiers du sol et des troupeaux, et y mît
+l’obscur besoin de commander. Alors les premières
+querelles sérieuses s’étaient élevées
+entre les aînés des deux races inégales. Et la
+fermière avait compris que ce qu’elle avait fait,
+ses enfants allaient le défaire.</p>
+
+<p>Personne ne souffrait autant qu’elle de la
+décision qu’elle avait prise : ni la vraie mère,
+assurément, ni les enfants qui n’avaient pleuré
+qu’une heure, en apprenant que deux d’entre
+eux vivraient au loin désormais, et qui, maintenant,
+formaient des projets et combinaient
+des revoirs ; ni les domestiques de la ferme,
+qui dédaignaient la quérente de pain ou la
+jalousaient.</p>
+
+<p>La nuit acheva de tomber ; le souper fut
+moins gai que de coutume, parce que les sept
+enfants observaient les deux mères qui se taisaient ;
+puis, ce fut le sommeil ; puis, le jour
+reparut. Dans le petit matin, levée avant toute
+sa maison, Victorine Loux, par la fenêtre de la
+boulangerie, vit la quérente de pain et Pierre
+qui descendaient le chemin bordé de noyers
+jeunes, et qui gagnaient ainsi, à cent pas de
+la ferme, la grand’route cachée par les haies.</p>
+
+<p>Toute la journée, elle fut si triste, que les
+enfants ne reconnaissaient plus la maison, où
+manquait l’humeur vaillante de la mère, et elle
+parcourut ses greniers, et ouvrit ses armoires
+et les coffres où elle serrait ses provisions.
+Les voyageurs revinrent tard. Ils étaient las.
+Quand ils furent entrés dans la salle, où toute
+la famille et les serviteurs de la Loux étaient
+réunis et causaient un moment avant d’aller
+dormir, Pierre, qui seul pouvait s’expliquer
+clairement, raconta que le métayer de Langogne
+l’avait bien reçu, et que, dès le lendemain,
+et sans attendre la fin de la semaine, il
+faudrait partir.</p>
+
+<p>Alors, du coin de la cheminée où la fermière
+s’était assise, — car il commençait à faire bon
+se tenir près du chaudron, — regardant tout ce
+monde groupé autour de l’âtre et qu’une seule
+flamme dansante éclairait :</p>
+
+<p>— Quand ils partiront demain, dit-elle, je
+veux, mes fils, qu’ils emportent avec eux la
+petite charrette qui vous sert, au temps des
+châtaignes, à courir les châtaigneraies. Vous
+y mettrez un sac de froment et un sac d’oignons,
+et dix mètres de toile, et plusieurs
+choses encore que j’ai préparées, car je ne
+veux pas qu’ils arrivent chez les autres comme
+la mère est arrivée chez moi, voilà quinze ans.
+Je veux qu’on ne méprise point nos amis.</p>
+
+<p>— Vous vous moquez, maîtresse Loux, dit
+une voix, car celle-ci est la pire ennemie que
+vous ayez eue !</p>
+
+<p>C’était Rose qui montrait du doigt la quérente
+de pain. Tous les gens de la ferme s’étaient
+levés. Les enfants criaient. Un homme retenait
+Pierre, qui voulait se jeter sur la servante et
+qui la menaçait du poing.</p>
+
+<p>— Toi, Rose, dit maîtresse Loux, je ne te
+garderai pas à mon service. Tu as trop mauvais
+cœur. Car c’est la deuxième fois que tu accuses
+la quérente, avec qui j’ai vécu quinze ans, et
+qui s’en va demain.</p>
+
+<p>Le lendemain, dans la clarté chaude du milieu
+du jour, la petite charrette où l’on transportait
+les châtaignes ayant été tirée hors du hangar,
+et remplie de tant de hardes et de provisions
+qu’elle n’en pouvait porter plus, l’ancienne
+gardeuse de moutons se plaça entre les brancards
+et se mit à descendre vers la grand’route.
+Les enfants l’entouraient, les uns attelés à des
+ficelles qu’ils avaient attachées à la voiture,
+d’autres poussant aux roues. Seuls, Pierre et
+André étaient restés en arrière.</p>
+
+<p>Ils disaient adieu aux bêtes et aux choses ; ils
+couraient de l’étable où étaient « leurs bœufs »
+à la grange où ils avaient tant joué. On entendait
+le bruit de leurs souliers ferrés sur les
+barreaux des échelles et sur le carreau des
+greniers. Enfin, ayant tout revu et tout remercié,
+à la manière des enfants, d’un sourire
+bref et d’un serrement de cœur, ils se jetèrent
+au cou de Victorine Loux, qui était debout,
+dans son vêtement de deuil des dimanches,
+sur le seuil de la grande salle.</p>
+
+<p>— Adieu, maman Victorine ! On reviendra !
+On ne vous oubliera pas !</p>
+
+<p>— Adieu, mon grand ! Adieu, mon petit !</p>
+
+<p>Elle les pressait tour à tour contre sa poitrine,
+et laissait aller Pierre pour reprendre André, et
+André pour reprendre Pierre.</p>
+
+<p>Les domestiques étaient aux champs ou dans
+la maison. Le cortège de la quérente de pain
+s’éloignait. La fermière embrassa une dernière
+fois les enfants.</p>
+
+<p>— Je ne sais pas lequel j’aime le mieux !
+disait-elle. Partez, mes petits, l’heure est
+venue !</p>
+
+<p>Ce fut l’aîné qui partit le premier. Il courait
+vite. En un moment, il fut à la moitié du
+chemin qui descendait. Le plus jeune trottinait
+et se retournait. Et l’on voyait ses cheveux
+blonds frisés et ses yeux brillants de larmes.</p>
+
+<p>Alors, un rire aigu partit du toit de l’étable.
+La fille de ferme, passant la tête par la lucarne
+du grenier, cria :</p>
+
+<p>— Vous avez raison de le chérir, maîtresse
+Loux : c’est le fils de votre mari !</p>
+
+<p>Le petit s’en allait à reculons. La veuve,
+debout dans l’embrasure de la porte, était
+devenue toute pâle. Vrais ou faux, les mots
+l’avaient atteinte, et pour toujours peut-être.
+Elle n’y répondit pas ; mais, levant ses deux
+bras :</p>
+
+<p>— André ! cria-t-elle.</p>
+
+<p>Le petit s’arrêta.</p>
+
+<p>— André, c’est toi que j’aimais le mieux !</p>
+
+<p>L’enfant agita sa casquette, et continua sa
+route.</p>
+
+<p>Victorine Loux, qui avait épuisé tout son
+courage, et même un peu plus, se détourna
+vivement, et rentra dans la maison.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c12">XII<br>
+<span class="xsmall">LES TROIS GARS DE LA HAUSSIÈRE</span></h2>
+
+
+<p>C’était un peu après la récolte, quand les
+tourterelles s’en vont. La plupart des fermiers
+attendent, pour commencer le labour, que les
+premières pluies aient amolli la terre, mais les
+trois fils blonds de la Haussière, Julien, Antoine
+et Toussaint, n’avaient point coutume d’attendre
+ainsi, et, à peine le froment coupé, mettaient
+le soc dans les chaumes. Une si belle
+ferme, de si beaux gars et de si beaux bœufs :
+on pouvait bien n’en faire qu’à sa tête. Un
+après-midi du mois d’août, les deux fils aînés
+qui venaient de tenir la charrue chacun pendant
+une heure, le troisième qui venait de herser,
+se reposaient sous un vieux châtaignier, qui
+avait déjà les feuilles jaunes et toutes ses bogues
+de châtaignes vertes. Ils s’étaient étendus sur
+l’herbe de la chintre, et près d’eux, rangées le
+long du talus, les bêtes soufflaient, lasses
+comme leurs maîtres.</p>
+
+<p>Julien, qui avait quarante ans passé, cuirassier
+de l’armée territoriale, calme de visage et
+lent de parole, dit :</p>
+
+<p>— Ça n’est pourtant pas si difficile de faire
+comme nous : suffit d’être trois frères qui s’entendent !</p>
+
+<p>Et, sous ses moustaches, comme il riait, on
+vit le clair de ses dents.</p>
+
+<p>— Ce n’est pas tout de s’entendre, dit
+Antoine, le plus grand des trois frères et le
+plus blond : il faut les champs de la Haussière !</p>
+
+<p>Les laboureurs, le herseur et même les
+bœufs enjugués, regardèrent en ce moment la
+poussière qui s’élevait des chaumes défoncés,
+la longue pente nue au soleil et, tout au bout,
+le toit de tuiles, que coiffait un vieux poirier
+tordu.</p>
+
+<p>Toussaint, qui était plus brun et plus nerveux
+que ses frères, s’absorba plus longtemps
+qu’eux, dans cette songerie qui lui venait toujours
+quand il voyait la maison, et il dit à son
+tour :</p>
+
+<p>— Vous ferez ce que vous voudrez, toi Julien,
+toi Antoine, et le père qui est à la maison, et
+Mariette qui se mariera probablement avant
+nous autres : moi, je ne quitterai jamais la
+métairie !</p>
+
+<p>Personne ne s’étonna, car le serment n’était
+pas nouveau. Une des juments ayant rué, à
+cause des mouches, les trois frères se levèrent
+et se remirent au travail.</p>
+
+<p>Ils vivaient à la Haussière, l’aîné depuis quarante
+ans, le second depuis trente-cinq, le plus
+jeune depuis trente-deux ans. Le même cas de
+force majeure, le service militaire, les en avait
+éloignés, l’un après l’autre, dans des temps
+déjà lointains. Ç’avait été la seule absence. Ils
+n’étaient pas les maîtres, puisque la ferme
+appartenait au père, mais ils pouvaient dire
+« chez nous », car ils hériteraient du sol, et ils
+le cultivaient, et ils l’aimaient passionnément.
+Ce goût de la terre, le travail qui les réunissait
+souvent et ne les séparait jamais beaucoup, le
+même sang, les mêmes espoirs parfois déçus,
+parfois comblés, et l’amitié qui en naissait, la
+paix aussi d’âmes religieuses et même pieuses,
+que l’envie n’entamait pas, formaient, pour
+chacun des trois frères, un bonheur qui paraissait
+suffire à Julien, à Antoine, à Toussaint. Les
+filles de ce coin de bocage vendéen, plusieurs
+du moins, avaient songé à ces beaux jeunes
+hommes. Mais tous, ils les regardaient toutes
+du même air, répondant avec le même sourire
+gauche aux bonjours qu’elles leur disaient, le
+dimanche, sur la place de l’Église, quand on se
+demande, les uns aux autres, des nouvelles des
+fermes, comme font les marins des îles, quand
+ils se rencontrent au large. Ils passaient indifférents,
+les trois fils de la Haussière, et le père
+qui les suivait, plus lent à cause de l’âge, s’arrêtait
+plus volontiers qu’eux, et se montrait
+moins sauvage. A peine s’ils entraient au cabaret.
+Un verre, deux verres, puis ils partaient.
+Mais quand personne ne les voyait plus, et
+qu’ils voyaient leurs champs, c’est alors qu’ils
+se mettaient à parler, c’est alors qu’ils avaient
+des regards de contentement et presque d’amoureux,
+pour l’avoine qui levait, pour le vesceau
+en fleurs, pour les javelles de blé, ou, dans la
+saison noire, pour les planches de choux qui
+s’égouttaient au vent comme des forêts mouillées.
+Leur sœur Marie accourait à leur rencontre :
+« Salut, les frères, j’ai du tourteau pour
+vous ! » Et le père survenait, et disait, moitié
+sérieux et moitié triste : « Mes gars, vous êtes
+trop heureux chez moi ; je mourrai sans vous
+voir établis. »</p>
+
+<p>Un soir d’hiver, avant le souper, à l’heure où
+les mottes paraissent toutes molles et grises
+comme du ciel tombé, une femme entra dans la
+salle de la Haussière, où le métayer songeait,
+seul sur un banc, et écoutait le bruit de ses
+étables. Elle était jeune encore et un peu forte ;
+elle était vêtue de noir.</p>
+
+<p>Le métayer lui fit signe qu’il la reconnaissait,
+malgré l’ombre, et elle resta debout, émue
+et baissant les yeux, comme si elle était devant
+le tribunal.</p>
+
+<p>— Mon oncle, dit-elle, vous savez que je suis
+veuve, et que j’ai deux enfants de mon défunt,
+et que nous n’étions pas riches, en nous mariant.</p>
+
+<p>— C’est vrai, ma fille.</p>
+
+<p>— Depuis huit mois, j’ai essayé de conduire
+toute seule la métairie, et je ne peux pas dire
+que je n’ai pas réussi. Mais je me fais trop de
+tourment pour la plus petite chose ; les valets
+m’obéissent mal ; je n’ai pas la parole assez
+rude, et je sens bien que je ne peux pas gouverner.</p>
+
+<p>Le vieux hocha la tête, considéra avec attention
+cette femme qui venait assurément demander
+quelque chose, et répondit :</p>
+
+<p>— Tant de gens et tant de bêtes à mener,
+c’est trop pour les trois quarts des femmes, et
+pour la moitié de l’autre quart. Que veux-tu
+de moi ?</p>
+
+<p>— Que vous m’aidiez. Vous êtes mon parent
+le plus proche, et vous avez trois gars.</p>
+
+<p>Le métayer de la Haussière eut un saisissement
+qui l’empêcha de répondre tout de suite.</p>
+
+<p>Quand il eut rassemblé ses idées, et son
+courage pour les dire :</p>
+
+<p>— Tu as raison, fit-il. Je dois t’aider.</p>
+
+<p>La femme s’en alla.</p>
+
+<p>Une heure plus tard, après le souper, quand
+les valets de ferme eurent quitté la salle, et que
+Mariette se fut mise à laver la vaisselle dans la
+décharge voisine, Julien, Antoine et Toussaint,
+accoudés sur le haut bout de la table, éclairés
+de près par la chandelle qui faisait flamber
+leurs yeux verts, commencèrent à causer des
+choses de la ferme, selon leur coutume. Mais
+le père, qui s’était approché du feu, et qui était
+revenu s’asseoir à côté de l’aîné, leur fit signe
+à tous de se taire. Il raconta la visite qu’il avait
+reçue, et comment il avait promis son aide à
+la veuve de la Faguinière. Il ajouta :</p>
+
+<p>— Quel est celui de vous, mes gars, qui
+tiendra ma promesse ? Je n’ai point de préférence
+pour quitter l’un ou l’autre. Celui qui
+dira oui, je le laisserai aller.</p>
+
+<p>Il regarda Julien, puis Antoine, puis Toussaint.
+Mais ils avaient tous les trois tourné
+la tête, comme ceux qui ne veulent pas être
+obligés de parler. Dans la salle, contre l’habitude,
+il y eut un tel silence qu’on entendit longuement
+la plainte du volet que le vent tourmentait.</p>
+
+<p>Le vieux, qui avait le visage long et tout rasé,
+laissa paraître, au coin de ses lèvres, comme
+une petite joie du silence de ses fils. Mais la
+voix ne mollit point, et elle s’enhardit plutôt,
+quand il reprit :</p>
+
+<p>— Puisque pas un de vous ne veut s’en aller,
+c’est donc à moi de commander.</p>
+
+<p>Il les regarda encore une fois tous les trois,
+et il conclut :</p>
+
+<p>— Toi, mon cadet Antoine, tu iras demain à
+la Faguinière, et tu y resteras autant de temps
+que ma nièce aura besoin de toi.</p>
+
+<p>Ni celui qui était désigné, ni les deux autres
+ne répondirent ; mais ils se levèrent tous, et
+sortirent dans la nuit qui était froide.</p>
+
+<p>Le lendemain, un peu avant midi, Antoine
+ayant fait ses adieux à chacun de ceux qui
+vivaient sur la métairie, prit ses hardes sous
+son bras gauche, son aiguillon dans la main
+droite, et chercha le père, qui rôdait dans les
+granges et dans les étables, et qui se cachait
+pour pleurer. Il le rejoignit près du pressoir à
+cidre. Le vieux se détourna. Le fils salua et dit :</p>
+
+<p>— Mon père, je ne peux pourtant pas être
+seul, à la Faguinière.</p>
+
+<p>— Je ne peux pas non plus, mon pauvre
+gars, me priver d’un autre fils.</p>
+
+<p>— Non, laissez-moi emmener deux des bœufs
+noirs de chez nous : ça me tiendra compagnie.
+Je les achète pour la métairie de là-bas.</p>
+
+<p>Et ils partirent trois de la Haussière, les deux
+bœufs, et le grand gars roux qui les menait.</p>
+
+<p>Dix-huit mois passèrent. Antoine n’avait pas
+reparu une seule fois à la Haussière. « Je sens
+que c’est plus fort que moi, disait-il ; si j’y
+revenais, j’y resterais. » Il voyait son père ou
+ses frères, de temps en temps, sur la place du
+bourg, au cabaret, sur les chemins quand on
+va livrer le grain au même meunier, et il recevait
+aussi leur visite, rarement, à la Faguinière.
+Il habitait une ferme à mi-coteau, dont
+les champs et les prés coulaient vers le levant.
+Il avait tout remis en ordre. Il s’était montré
+bon laboureur, bon faucheur, bon économe,
+bon chef, un peu rude comme le père, mais
+point emporté dans le fond, et raisonnable
+dans sa sévérité. Les voisins disaient : « C’est
+un homme qui a de l’entendement ; mais il ne
+parle pas assez. » Il parlait peu, n’ayant guère
+dans l’esprit qu’une pensée qui n’était point
+heureuse : le regret de sa Haussière. Ni l’hiver,
+ni l’été, ni la beauté des récoltes, ni l’estime
+qui grandissait autour de lui, ne diminuaient sa
+peine. Presque tous les soirs, quand il avait
+donné l’ordre de quitter le travail, il laissait
+partir le harnais, avec les bouviers, les journaliers,
+les deux enfants qui commençaient
+déjà à piéter dans les mottes, et il restait seul,
+en haut des champs. Alors il regardait, du côté
+du couchant, des terres plates, qu’on devinait
+plutôt qu’on ne les voyait, et un toit qui n’était
+pas plus gros qu’un pois, et au dessus les
+nuages qui étaient toujours rouges, comme le
+sang d’un cœur jeune.</p>
+
+<p>A la fin du deuxième été, le vieux maître de
+la Haussière, un après-midi qu’il faisait chaud,
+buvait un coup de cidre dans la salle de sa
+métairie. Il venait de dormir dans le foin, et il
+avait encore des brins d’herbe au col de sa
+chemise. La porte de la pièce s’emplit d’ombre
+tout à coup. Il se détourna :</p>
+
+<p>— Bon sang de la vie, dit-il, c’est Antoine !
+Mariette, apporte un autre verre ! Qu’est-ce
+qu’il y a, mon gars, puisque tu reviens ?</p>
+
+<p>Quand le jeune homme se fut assis, il répondit :</p>
+
+<p>— Il y a que je ne peux plus rester.</p>
+
+<p>— Ma nièce t’a renvoyé ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— Tu manques de courage, alors ? J’aurais
+pas cru ça d’un de mes gars.</p>
+
+<p>L’autre ne répondit pas tout de suite. Il
+fallut bien un quart d’heure pour qu’il se décidât
+à dire :</p>
+
+<p>— C’est pas le courage qui me manque ; c’est
+votre nièce qui est toujours après moi pour
+qu’on se marie tous deux.</p>
+
+<p>— Est-ce qu’elle te déplaît ?</p>
+
+<p>— Pas plus qu’une autre.</p>
+
+<p>— Eh bien ! mon gars, faut te marier : la
+ferme est bonne, la femme aussi.</p>
+
+<p>Dix minutes plus tard, les deux frères, Julien
+et Toussaint, appelés par le père, entraient
+dans la grande salle. Quand ils surent l’événement,
+ils se mirent à rire silencieusement,
+chacun de son côté.</p>
+
+<p>— Qu’as-tu à rire, toi, l’aîné ? demanda le
+vieux.</p>
+
+<p>Julien se fit prier, puis il avoua, ne riant plus
+qu’à moitié :</p>
+
+<p>— Notre père, je ne l’aurais pas fait, bien
+sûr, tant qu’on avait des chances de se retrouver
+tous trois à la Haussière ; mais, à présent
+qu’Antoine nous quitte pour ne pas revenir,
+moi aussi, je vais vous quitter : je veux me
+marier avec la fille de la métairie du Sableau.</p>
+
+<p>— C’est une jolie ferme aussi, répondit le
+bonhomme ; mais, dis-moi, Julien, est-ce que
+ça t’est venu, comme ça, en entrant dans la
+salle ?</p>
+
+<p>— Oh ! non, notre père, il y a six ans que je
+lui « cause ». Mais, sans Antoine, il n’y avait
+rien de fait.</p>
+
+<p>— Et toi, Toussaint, qu’est-ce que tu penses ?</p>
+
+<p>Le plus jeune était le plus vif. Il répliqua,
+sans hésiter :</p>
+
+<p>— Moi, notre père, je redis ce que j’ai toujours
+dit : qu’après vous c’est moi qui gouvernerai
+la Haussière.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c13">XIII<br>
+<span class="xsmall">LA PERLE</span></h2>
+
+
+<p>Il pleuvait interminablement, depuis le
+matin, depuis le commencement de la dernière
+nuit peut-être, et les rues de Paris avaient leur
+glacis de boue couleur de café au lait. J’avais
+trotté, comme un fiacre, à travers deux ou trois
+quartiers de la rive gauche, allant d’un dispensaire
+à une crèche, visitant des amies riches
+que j’intéresse à mes amies pauvres, lorsque,
+vers la fin de l’après-midi, je me décidai à rentrer
+chez moi. J’étais lasse. Chez moi, c’est
+quelque part au delà de l’Élysée. Je sentais le
+poids de ma jupe, de l’air saturé d’eau et de
+fumée, le poids aussi des misères vues et
+entendues. Les médecins, les chasseurs, les
+soldats connaissent la songerie stérile de ces
+retraites sous la pluie. En passant devant le
+magasin de l’orfèvre Miège, l’idée me vint,
+subite et qui m’épanouit : « Si j’achetais le
+bijou ? »</p>
+
+<p>Le projet était déjà vieux de quelques mois,
+mais j’avais toujours manqué du temps ou de
+l’humeur qu’il fallait pour le réaliser. Mes
+amies me répétaient : « Vous n’êtes pas une
+religieuse. Vous êtes une vieille fille vivant dans
+le monde, ayant besoin du monde, et transmettant
+son aumône aux pauvres qu’il aime par
+procuration. Passe encore de ne porter que
+des robes sombres, de paraître en corsage
+montant dans les dîners et les soirées où nous
+venons décolletées : tout au moins, ma chère,
+ayez un bracelet, un collier, un médaillon au
+bout d’un fil, une broche même, oui, une broche
+d’aïeule, si vous voulez, et qu’on puisse
+voir, quand vous entrez, que deux minutes
+avant de quitter votre appartement vous avez
+pensé à nous ! » La plainte était raisonnable,
+ou m’a semblé l’être. J’étais décidée depuis
+longtemps. J’ai donc ouvert la porte de Miège,
+et fait sonner le timbre.</p>
+
+<p>— Je désirerais voir des colliers, or ciselé
+seulement.</p>
+
+<p>— Très bien, madame.</p>
+
+<p>Deux jeunes femmes se sont levées. Elles
+étaient assises derrière le comptoir de droite,
+et, à la façon dont leurs yeux descendirent
+entre les paupières, examinant mon chapeau,
+ma robe et mes bottines boueuses, au petit
+sourire, identique chez elles deux et finissime,
+qui suivit l’inspection, je compris que j’étais
+classée dans la catégorie des petites clientes
+négligeables. Elles se baissèrent, avec un air
+de nonchalance affecté, et me présentèrent,
+sérieusement alors et froidement, comme si le
+devoir officiel commençait à cet instant précis,
+deux bijoux qui me firent l’impression, l’un de
+s’appeler Durand, l’autre de s’appeler Martin :
+je les avais rencontrés cent fois.</p>
+
+<p>— Cela se porte beaucoup, dit l’une des
+vendeuses.</p>
+
+<p>L’autre risqua une variante. Je dis nettement :</p>
+
+<p>— C’est quelconque. Je venais ici pour
+trouver mieux.</p>
+
+<p>Le sourire finissime reparut, mais il ne
+s’adressait plus à moi. Je tournai un peu la
+tête, et j’aperçus, au fond du magasin, dans
+l’ombre, un gros visage rasé, qui exprimait le
+plus parfait scepticisme et quelque chose de
+plus. Ces yeux vifs et mordants, ces lèvres
+fortes que l’habitude de l’ironie avait abaissées
+aux angles, et fixées dans un rictus amer,
+disaient, à n’en pas douter : « Vous vous imaginez
+que cette cliente a du goût ! Vous me
+demandez de quitter le tabouret où je médite
+un dessin nouveau ? Allons donc ! Une poseuse
+comme d’autres ! Elle veut faire la difficile, et
+tout à l’heure, elle choisira non pas un collier,
+mais une chaîne de montre, mesdemoiselles,
+une gourmette avec un cadenas fabriqué à la
+douzaine, comme pendentif ! Vous ne connaissez
+pas le goût de la clientèle moyenne. C’est
+à faire pleurer. Laissez-moi donc ! » De leur
+côté, les vendeuses insistaient. Leur regard
+disait, non moins clairement : « Monsieur
+Miège, vous ferez bien de venir ? »</p>
+
+<p>Elles eurent gain de cause. Discrètement,
+légèrement, avec un aplomb qui dénotait aussi
+de l’habitude, elles s’évadèrent, à droite, à
+gauche, disant : « Nous allons chercher autre
+chose. » Et ce fut M. Miège, en personne, qui
+vint derrière le comptoir.</p>
+
+<p>Il était juste aussi grand que moi. Et je vis,
+de tout près, l’insondable scepticisme de l’artiste.
+La voix ne corrigeait en rien l’impertinence
+de la physionomie.</p>
+
+<p>— C’est un cadeau, bon marché, que vous
+voulez faire ? Une fête ? Un anniversaire ?</p>
+
+<p>— Non, monsieur, j’achète pour moi.</p>
+
+<p>— Alors, c’est un bijou de prix ?</p>
+
+<p>— Pas nécessairement : de style, cela suffit.</p>
+
+<p>M. Miège perdit un peu de son mépris.</p>
+
+<p>— Cette petite chaîne plate, fit-il, un chemin
+d’or avec ronds points d’améthyste, modèle
+italien, qu’en pensez-vous, madame ?</p>
+
+<p>— Jolie. Trop jeune pour moi. Je vous demande
+du classique, monsieur Miège, un bijou
+qui ne crie pas, surtout qui n’ait pas l’air de
+concourir avec les autres, et qu’on aimerait
+même au cou d’une voisine.</p>
+
+<p>Brusquement, il ouvrit une armoire, une
+seconde, une troisième, puis, avec une tendresse
+de geste et une habileté de créateur
+montrant son œuvre, il me présenta vingt colliers
+merveilleux, dont il expliquait, d’un mot
+exact, le dessin, l’esprit, les parentés d’art, les
+harmonies savantes. Il parlait de ses ouvriers
+ciseleurs, du temps qu’il avait fallu pour exécuter
+les pièces, des offres qu’il avait refusées,
+et il répétait, comme un refrain : « Puisque
+vous aimez le beau travail, regardez-moi le
+mouvement de cette feuille de lierre, et ces
+deux enfants qui tiennent le médaillon, et ces
+émaux où le rouge et le vert sont comme des
+gouffres, on y peut plonger… »</p>
+
+<p>Le coin de la salle était réjoui par la lumière
+de nos doigts maniant les bijoux. J’avais oublié
+la pluie et la fatigue. L’orfèvre avait l’air d’oublier
+que j’étais une acheteuse, et je me demande
+encore si, en effet, il ne l’oubliait pas.
+Je choisis une chaîne assez courte, d’un dessin
+large, qui retenait un médaillon Renaissance.
+Au bas du médaillon pendait une perle longue.
+L’orfèvre ayant énoncé un prix qui dépassait
+notablement mes prévisions :</p>
+
+<p>— C’est grand dommage, lui dis-je, c’est deux
+loyers de pauvres de plus que je ne veux dépenser.
+Je vous laisse donc le collier… à moins
+que vous n’enleviez la perle…</p>
+
+<p>— Enlever la perle ! interrompit M. Miège,
+qui reprit le ton du début, vous voulez me faire
+mutiler une de mes œuvres ! Mais vous n’y pensez
+pas, madame !</p>
+
+<p>— Je n’y pense plus… Au revoir, monsieur.</p>
+
+<p>Je me détournai, après avoir souri, involontairement,
+à quelques-unes de ces merveilles
+que j’allais quitter. Je dis souvent adieu aux
+choses. Le remarqua-t-il ? M. Miège me rappela :</p>
+
+<p>— Prenez le bijou, dit-il, prenez-le avec la
+perle, que vous ne payerez pas. Vous le porterez
+dans les salons de Paris ; il fera, tel que je
+l’ai rêvé, son entrée dans le monde, avec son
+air de page et sa plume blanche ; on devinera
+qui l’a bâti et habillé, on vous dira : « C’est du
+père Miège », et vous direz oui ; nous n’y perdrons
+ni l’un ni l’autre…</p>
+
+<p>— Moi surtout. Mais je quitte Paris en avril.</p>
+
+<p>— Eh bien ! vous reviendrez en avril, et ce
+que je ne pourrais pas me décider à faire aujourd’hui,
+je le ferai : il aura vécu cinq beaux
+mois.</p>
+
+<p>J’emportai le bijou, et la convention fut exactement
+observée. Plusieurs reconnurent, à
+la correction du style, à la patine de l’or, au
+moelleux de toutes les courbes, un bijou de
+chez Miège. Je leur racontai l’histoire. « Il faudra
+voir, dirent-elles, comment elle finira. »</p>
+
+<p>Voici comment elle a fini.</p>
+
+<p>A la fin de l’hiver, je suis retournée chez l’orfèvre.
+En m’apercevant, il eut un petit haussement
+d’épaules, et dit :</p>
+
+<p>— J’aurais presque autant aimé que vous ne
+fussiez pas revenue… Une perle… j’ai des
+clientes qui l’auraient oubliée…</p>
+
+<p>Quand il tint, dans sa forte main gauche, le
+collier dont la beauté était plus grande à cause
+de la jeune lumière, il le caressa un moment,
+s’amusant de l’éclat furtif et du grillotis des
+maillons qui coulaient. Une nuance d’émotion,
+très discrète, atténua l’expression d’ironie que
+le vieil orfèvre ne devait pas perdre souvent. Il
+prit une pince, et, serrant légèrement l’anneau
+qui attachait la perle longue au médaillon :</p>
+
+<p>— Quel crime vous me faites commettre !
+dit-il. Mais je sais maintenant qui vous êtes, j’ai
+pris mes renseignements, mademoiselle ; vous
+êtes une artiste dans votre genre, une philanthrope…
+quelqu’un qui n’est jamais content
+de sa journée, parce qu’il reste trop à faire…</p>
+
+<p>Il soupira, pressa nerveusement sur les deux
+leviers de la pince, et l’anneau se rompit, délivrant
+la perle. M. Miège saisit celle-ci, et, me
+la remettant :</p>
+
+<p>— Je ne reprends jamais ce qui est sorti de
+chez moi, dit-il d’un ton bourru, faites-en ce
+que vous voudrez ; vous en aurez le placement,
+dans vos œuvres.</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p>J’avais le « placement », en effet. J’ai vendu
+la perle pour sept cent trente francs : le prix de
+deux loyers de pauvres, comme je l’avais dit à
+M. Miège.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c14">XIV<br>
+<span class="xsmall">L’ALLIANCE</span></h2>
+
+
+<p>Elles s’étaient promis de vivre toujours ainsi,
+chacune à son étage, dans la même maison.
+Elles étaient alliées, tante et nièce, l’une vieille
+fille, l’autre nouvellement veuve. La première
+avait l’âge où l’on pense surtout aux autres,
+quand on a le don et qu’on l’a cultivé ; la
+seconde quittait à peine la période de jeunesse,
+d’illusion, de tendresse et de succès où l’on
+pense surtout à soi. Elles s’aimaient donc,
+c’est-à-dire que la plus âgée aimait la plus
+jeune, et que celle-ci était contente d’être
+aimée. Contente, mais non point heureuse :
+elle pensait, avec tant de gens qui considèrent
+la vie comme un gâteau, qu’elle n’avait pas eu
+toute sa part de bonheur. Elle en redemandait,
+sans le dire tout haut, sans même qu’il y
+parût dans le regard de ses yeux bruns, ou
+dans le pli de ses lèvres qui, depuis dix-huit
+mois, avaient perdu leur long sourire, et
+s’arrêtaient toujours à moitié course, au cran
+de sûreté.</p>
+
+<p>Mademoiselle Valentine Dourd venait de
+dîner avec madame Ledoël. Elles avaient passé
+de la salle à manger dans le petit salon, qui
+ouvrait sur des jardins. Elles habitaient une
+maison neuve de la rive gauche, près de
+l’Abbaye-aux-Bois, l’une au second étage,
+l’autre au quatrième. Elles dînaient presque
+chaque soir ensemble, travaillaient à quelque
+ouvrage de couture ou de crochet, causant ou
+se taisant, également sûres, dans la causerie ou
+dans le silence, de s’entendre et de s’aider
+l’une l’autre. A neuf heures et demie elles prenaient,
+madame Ledoël une tasse de thé,
+mademoiselle Dourd une tasse de tilleul. A dix
+heures, elles se séparaient.</p>
+
+<p>— Tu restes debout ? demanda mademoiselle
+Valentine.</p>
+
+<p>La jeune femme répondit affirmativement,
+d’un mouvement de tête lent et léger, qui fit
+courir un peu d’or sur ses bandeaux châtains.
+Appuyée contre le rideau, tout entière encadrée
+dans cette ombre étroite et haute, sur laquelle
+s’enlevaient son front, son nez busqué, ses lèvres
+et ses joues pâles, et la pâle ligne de son cou
+tendu en avant, madame Ledoël, mince et fine,
+vêtue de noir, regardait à travers les vitres la
+dernière lueur du jour qui mourait entre des
+cheminées et des cimes d’arbres. Ses paupières,
+comme de coutume, battaient vite sur ses yeux
+calmes.</p>
+
+<p>Sa tante, presque au fond du salon, s’était
+assise, et commençait à tricoter un châle, tandis
+que le gros peloton de laine, jeté près d’elle sur
+le tapis, tressautait et roulait à chaque mouvement
+du crochet de bois. Mademoiselle Dourd,
+plus grande que sa nièce, très maigre, avait
+d’admirables cheveux gris, un visage couperosé
+et des yeux clairs, d’une gaieté hardie comme
+ceux des enfants, des yeux vivants, vibrants,
+guetteurs, qui ne rêvaient jamais et se mouillaient
+aisément. Elle attendit, respectant la
+pensée qu’elle croyait deviner, puis, ayant vu
+que la main nerveuse et fine, là-bas, cessait de
+tourmenter l’étoffe du rideau et retombait dans
+l’ombre :</p>
+
+<p>— Gabrielle, dit-elle, il est temps d’allumer
+la lampe.</p>
+
+<p>La jeune femme traversa le salon, prit une
+lampe, l’alluma, et, la posant sur un guéridon,
+près de sa tante, dit, à demi détournée comme
+si la lumière l’aveuglait :</p>
+
+<p>— Excusez-moi : je vais remonter.</p>
+
+<p>— Souffrante ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— Pas triste, j’espère ? Pas les anciennes
+idées noires ?</p>
+
+<p>— Pas davantage.</p>
+
+<p>— Regarde-moi !</p>
+
+<p>Madame Ledoël se pencha, son visage frôlant
+l’abat-jour, regarda un instant mademoiselle
+Valentine, l’embrassa à deux reprises, plus
+affectueusement que d’ordinaire, et sortit.</p>
+
+<p>« Elle n’est peut-être pas triste, mais elle a
+quelque chose, songea la vieille fille. Elle me
+le dira quand elle le voudra. Je ne l’interrogerai
+pas. Pauvre petite ! Elle aurait voulu sourire ;
+elle n’a pas pu. Je devine qu’elle entre
+dans cette période du chagrin, la plus longue,
+où l’on n’ose plus avouer qu’on souffre autant
+qu’au premier jour… »</p>
+
+<p>Mademoiselle Dourd revit en imagination,
+pour la millième fois, son neveu, officier de
+spahis, efflanqué, agile, ardent, la barbe rousse
+comme un jeune loup ; elle revit la scène des
+adieux, à Marseille, quand, après deux ans de
+mariage, le capitaine Ledoël, surpris lui-même
+d’une nomination qu’il avait souhaitée autrefois
+mais qu’il n’attendait plus, s’était embarqué, un
+matin de janvier, pour le Soudan d’où il ne
+devait pas revenir… Quelle mort tragique ! Quelques
+mois plus tard, un mot, dans les journaux,
+avait appris à des milliers d’indifférents et à
+une jeune femme qui s’était évanouie en lisant
+la nouvelle, que le capitaine Ledoël, au cours
+d’une tournée d’inspection, avait été attaqué
+par les noirs, dans la brousse, et assassiné.
+Depuis lors, on avait su très peu de chose : un
+nom de tribu, un nom de village non inscrit
+sur les cartes. C’était tout.</p>
+
+<p>La femme de chambre ouvrit la porte du
+salon, et annonça que quelqu’un demandait à
+parler à mademoiselle.</p>
+
+<p>— A cette heure-ci !</p>
+
+<p>La domestique tendit une carte, sur laquelle
+étaient écrites quelques lignes d’excuse et d’explication.</p>
+
+<p>— Faites entrer.</p>
+
+<p>Le châle tomba à terre. Mademoiselle Dourd
+se souleva un peu, très pâle, les mains appuyées
+aux deux bras du fauteuil. Un homme entra, un
+officier en civil, correct, petit, très brun, large
+d’épaules, la figure ramassée et énergique.</p>
+
+<p>— Mademoiselle, dit-il, vous savez déjà mon
+excuse. Je ne fais que traverser Paris. Je n’ai
+pas osé me présenter devant madame Ledoël ;
+j’ai pensé qu’une femme, une parente comme
+vous, saurait mieux dire les choses, mieux préparer…
+Voici… Nous autres, quand nous
+sommes victimes d’un guet-apens, en Afrique,
+nous ne sommes pas vengés. On fait une enquête.
+J’ai fait l’enquête sur la mort de Ledoël.
+J’ai pu recueillir quelques témoignages ; je les
+ai consignés, tant bien que mal, dans un rapport
+que je vous prie de lire, et de remettre, si
+vous le jugez possible, à cette jeune femme, qui
+saura par là, du moins, comme il a été brave,
+lui, mon camarade Ledoël, au dernier moment,
+héroïque même…</p>
+
+<p>En parlant, il posait sur le guéridon une enveloppe
+scellée. Puis, tenant entre ses doigts
+une petite boîte enveloppée de papier noir,
+qu’il avait prise dans sa poche, en même temps
+que la lettre :</p>
+
+<p>— J’apporte un autre souvenir précieux,
+continua-t-il. C’est l’alliance de Ledoël. J’ai pu
+l’acheter à un des noirs, dont c’était sans doute
+la part de butin. Vous la trouverez là. Elle est
+encore tachée de sang.</p>
+
+<p>— Ah ! monsieur, que vous avez bien fait de
+venir chez moi d’abord !… Si cette pauvre enfant,
+sans avoir été prévenue… Elle est toujours
+si malheureuse !… Elle vient de me quitter.</p>
+
+<p>L’officier éprouvait un allègement manifeste.
+Sa courte figure s’allongeait et se détendait. Sa
+jeunesse avait hâte de s’écarter plus encore de
+cet objet funèbre, qui reposait maintenant à
+côté de la lettre. Il ajouta quelques mots, qui
+devaient être transmis à madame Ledoël, de la
+part d’un ancien chef du capitaine, répondit à
+deux ou trois questions, et se retira.</p>
+
+<p>Le papier noir était déjà développé, les
+doigts fiévreux de mademoiselle Valentine enlevaient
+déjà le couvercle de la petite boîte de
+bois, et le mince anneau d’or apparaissait, dans
+ce diminutif de cercueil, avec la tache de sang,
+qui courait autour comme un brin de lierre
+caduc. Elle eut envie de baiser cette relique
+d’un neveu très aimé, d’un enfant qu’elle avait
+élevé avec l’aide de Guillaumine, la vieille
+femme de chambre. Un scrupule l’arrêta. « Le
+premier baiser, pensa-t-elle, c’est la petite qui
+doit le donner ; c’est son droit ; c’est son bien. »
+Elle contemplait l’objet avec une douleur si vive,
+que très vite elle ne distingua plus rien. Elle
+comprit qu’elle allait pleurer, roula promptement
+la boîte dans le papier, hésita un instant,
+et dit :</p>
+
+<p>— Elle me reprocherait de ne pas l’avoir
+avertie dès ce soir. Je monte.</p>
+
+<p>Mademoiselle Valentine monta les deux étages,
+portant la boîte noire sur l’enveloppe blanche,
+religieusement. Elle avait la clé de l’appartement.
+Elle ouvrit la porte. Au bruit, une domestique
+accourut dans le vestibule, et, l’arrêtant
+d’un geste :</p>
+
+<p>— Non, je vous en prie, mademoiselle, pas
+ce soir. Madame m’a donné l’ordre…</p>
+
+<p>C’était Guillaumine, à la démarche habituellement
+traînante, au visage las et enflé, aux
+cheveux déteints et rares, Guillaumine aux
+yeux encore inquiets, comme au temps où elle
+élevait, dans la joie, le petit Jean Ledoël. « Je
+ne veux pas que tu me quittes, avait dit Jean
+Ledoël en se mariant. Tu fais partie de ma
+maison et de ma dot. » Elle était venue. Elle
+était restée après la mort du maître qu’elle
+aimait. Elle accourait maintenant, effarée,
+pour faire respecter la consigne.</p>
+
+<p>— N’entrez pas, mademoiselle, c’est impossible…</p>
+
+<p>Puis, remarquant le visage altéré de mademoiselle
+Valentine :</p>
+
+<p>— Mademoiselle, est-ce qu’il y a un malheur
+dans la famille ?</p>
+
+<p>A voix basse, dans la demi-clarté du vestibule,
+mademoiselle Valentine expliqua ce
+qu’elle venait faire. Et à mesure qu’elle parlait,
+l’agitation, l’embarras, l’angoisse de Guillaumine
+s’avivaient.</p>
+
+<p>— Vous ne le ferez pas !… Redescendez !…
+Pas ce soir, surtout pas ce soir !… Demain
+matin…</p>
+
+<p>— Laisse-moi ! dit mademoiselle Valentine,
+en l’écartant. Il faut que je la voie. Elle est
+dans sa chambre ?</p>
+
+<p>Une voix navrée murmura :</p>
+
+<p>— Au salon.</p>
+
+<p>Mademoiselle Valentine traversa le vestibule,
+tourna le bouton de cuivre :</p>
+
+<p>— C’est moi, chérie, ne t’effraie pas !</p>
+
+<p>Un cri lui répondit. Elle se recula. Par l’entrebâillement
+de la porte, elle avait vu madame
+Ledoël, assise sur le canapé ; elle avait vu, assis
+près de sa nièce, sur le tabouret de piano, un
+homme jeune, qui s’était levé lestement. Elle
+n’eut pas le temps de se remettre. Elle entendit
+le rire de la vie heureuse, celui qui ne sonnait
+plus, depuis dix-huit mois, dans sa maison.
+Deux bras tendres l’attirèrent. Elle se
+sentit pressée contre la poitrine de la jeune
+femme, et au milieu des baisers, des soupirs,
+des rires étouffés et des larmes, des mots lui
+arrivaient : « Oh ! pardonnez-moi !… Je suis
+confuse, mais je suis si heureuse !… Je voulais
+tout vous dire demain matin… Ce n’est que la
+troisième fois que nous nous voyons ici, je
+vous l’assure, je vous le jure… Quand vous le
+connaîtrez, vous comprendrez… Je ne croyais
+pas que ce serait si prompt… Nous sommes
+presque fiancés, presque… Voulez-vous me
+permettre de ne pas le renvoyer encore ? Je
+lui ferais tant de peine !… Attendez-moi dans
+ma chambre, là, le temps de dire oui. »</p>
+
+<p>Madame Ledoël s’écarta, pour laisser à mademoiselle
+Valentine la liberté de répondre.</p>
+
+<p>— Qu’est-ce que vous avez dans la main ?
+demanda-t-elle. Vous m’apportiez une lettre ?</p>
+
+<p>— Rien, ma chérie, le courrier de ce soir ;
+ce n’est pas pressé.</p>
+
+<p>La jeune femme crut comprendre qu’elle
+était pardonnée. Elle rentra dans le salon. Mademoiselle
+Valentine retrouva, dans le couloir,
+la vieille domestique qui venait aux nouvelles.</p>
+
+<p>— Tiens, fit-elle, en lui remettant la petite
+boîte noire, touche-la de tes mains ! C’est moi
+qui vais la garder ; c’est l’alliance, l’ancienne.
+Je la rendrai demain… ou plus tard. Tu penses
+comme moi, n’est-ce pas ?… Nous serons les
+fidèles, toutes les deux, nous serons celles qui
+prient sans lassitude, et qui ne changent pas de
+regret.</p>
+
+<p>Et comme elle ne recevait pas de réponse,
+toute l’âme de Guillaumine étant penchée sur
+la relique :</p>
+
+<p>— Vois-tu, reprit-elle, ma pauvre Guillaumine,
+les vraies veuves n’ont pas toutes été
+mariées.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c15">XV<br>
+<span class="xsmall">LES ÉTRENNES</span></h2>
+
+
+<p>— Mesdemoiselles Caille, pouvez-vous me
+rendre un service ? C’est pressé : il s’agit de
+transformer les manches de mon corsage ?</p>
+
+<p>— Il n’est pas trop de Paris ? Pas trop compliqué ?</p>
+
+<p>— Prenez quand même : adroites comme
+vous l’êtes, vous vous en tirerez toujours.</p>
+
+<p>Nous voici parties, elles et moi, dans une
+conversation qui eût mis les voisines aux écoutes,
+si mesdemoiselles Caille avaient de proches
+voisines. Mais tout le monde sait qu’elles
+habitent la dernière maison du bourg, et que
+celle-ci, bâtie en profondeur, ayant sa porte
+ouverte sur la route, ouvre sa fenêtre de gauche
+sur un champ, celle de droite sur un jardinet.
+Personne ne nous écoutait, non, pas même la
+vieille mère dont le battoir, près du puits, sonnait
+en mesure, bruit sourd et familier, que
+l’écho renvoie en dormant. Les deux sœurs, — on
+continue, par habitude, de les appeler mesdemoiselles,
+bien que l’aînée soit mariée, — mademoiselle
+Marie qui passe un peu la trentaine,
+mademoiselle Joséphine qui la suit de
+près, étaient assises au milieu de la salle carrelée
+et nue qui leur sert d’atelier. L’ouvrage
+pressait. Elles n’avaient pas cessé de travailler,
+mais elles s’interrompaient de coudre, et se
+redressaient, tantôt l’une, tantôt l’autre, quelquefois
+pour se reposer, quelquefois pour sourire,
+quelquefois pour me regarder, par politesse,
+en me répondant, moi qui étais debout,
+le long des vitres de la fenêtre. Je voyais
+alors leurs yeux jeunes, leurs paupières plissées
+par le jour, et l’ample mouvement de leur
+poitrine qui s’ouvrait, s’emplissait d’air et frémissait
+toute. Je ne sais plus de quoi nous parlions ;
+les mots, souvent, n’ont qu’un sens de
+caresse, et disent simplement : « Nous ne sommes
+qu’un bavardage d’amitié, rien de plus ; on
+est bien ici. » Elles le comprenaient, mesdemoiselles
+Caille, si nettement qu’après dix minutes,
+l’aînée devint sérieuse tout à coup, baissa
+la voix, et soupira :</p>
+
+<p>— Mademoiselle, je n’osais pas, la dernière
+fois que vous êtes venue ; mais j’ose à présent :
+j’ai un gros ennui.</p>
+
+<p>— Moi aussi, fit la seconde, et c’est le même.</p>
+
+<p>J’eus un doute, je l’avoue, et ce début de
+confidence m’en rappela d’autres, lamentables ;
+mais je me trompais ; je le vis presque aussitôt :
+elles n’avaient pas baissé les yeux.</p>
+
+<p>— C’est par rapport aux <i>Mystères de la
+grande vie</i>, dit l’aînée.</p>
+
+<p>— Moi, par rapport aux <i>Joyeuses Amours</i>,
+dit Joséphine.</p>
+
+<p>— Soixante-dix-sept livraisons, Mademoiselle !</p>
+
+<p>— Moi, mademoiselle, soixante-neuf ! Et elles
+sont toujours doubles !</p>
+
+<p>Elles reprirent ensemble :</p>
+
+<p>— Croyez-vous ! Des pauvres couturières
+comme nous ! Ah ! nous en avons fait, une sottise ?</p>
+
+<p>J’interrogeai ; mesdemoiselles Caille m’apprirent
+qu’elles avaient souscrit à deux ouvrages
+illustrés « par les meilleurs maîtres », et que
+faisait paraître « la plus grande librairie du
+monde », à Paris. C’étaient <i>les Mystères de la
+grande vie</i>, et <i>les Joyeuses Amours</i>, deux
+romans qu’elles avaient choisis, dans une longue
+liste des chefs-d’œuvre à l’usage des pauvres.
+La grande vie avait plu à l’aînée ; les amours,
+avec l’épithète de « joyeuses », avaient plu à la
+seconde, qu’un ouvrier du pays courtisait en ce
+moment. Une livraison par semaine, une
+livraison à soixante-quinze centimes, la charge
+n’était pas lourde. On rirait bien pour ce prix-là,
+on aurait la lecture, les images, et le rêve qui
+tient ensuite compagnie. Pouvait-on résister ?</p>
+
+<p>— Et puis, mademoiselle, ajouta Marie, il y
+avait une dame, qui était venue exprès de Paris,
+pour nous faire signer ; elle est restée plus d’une
+heure chez nous ; elle était si bien habillée, et
+elle parlait tant et si vite, que nous ne savions
+dire que comme elle, ma sœur et moi. Elle
+nous a promis des primes.</p>
+
+<p>— A moi une glace, dit Joséphine.</p>
+
+<p>— A moi une étagère, dit Marie. Seulement,
+la prime n’est livrée qu’après la cinquantième
+livraison, et encore il faut, pour la recevoir,
+envoyer vingt francs de supplément… Ah !
+mademoiselle, comme j’y renoncerais, à la
+prime si je pouvais me désabonner !… Ce n’est
+pas gai pour moi d’entrer en ménage avec un
+franc cinquante de dettes par semaine. Je ne
+l’ai pas encore avoué à mon futur.</p>
+
+<p>— Ni moi à mon mari, mademoiselle. Depuis
+que je lis <i>les Mystères de la grande vie</i>,
+quand il me demande des comptes, je suis obligée
+d’inventer des blagues. J’aimerais mieux
+pas. Si vous pouviez nous tirer d’affaire, ma
+sœur et moi !</p>
+
+<p>Nous fîmes des comptes, penchées toutes
+trois au-dessus de la table, dans le tiroir de laquelle
+elles serraient les livraisons « doubles »,
+les prospectus de la plus grande librairie du
+monde et les engagements, hélas ! doubles
+aussi et dûment signés. Chacune avait déjà
+versé cinquante-quatre francs. Mais ce n’était
+pas la moitié de la somme promise. Pour les
+<i>Mystères</i> et leur prime, Marie devait 135 fr. 50,
+et Joséphine, pour les <i>Joyeuses Amours</i>, devait
+123 fr. 50. Elles connaissaient les chiffres ; mais
+quand elles les revirent, écrits de ma main sur
+une feuille de papier d’emballage, elles se
+mirent à pleurer. Je m’attendris par contagion,
+et je sortis, mécontente de moi-même, n’ayant
+pu trouver le remède, ou la formule d’espoir,
+l’ordonnance qu’on me demandait.</p>
+
+<p>Rentrée chez moi, je m’interrogeai. Que fallait-il
+faire ? Porter plainte au procureur de la
+République, dénoncer ce commerce dont toute
+la campagne est victime ? Mais toutes les précautions
+étaient prises, les pièces régulières,
+les légalités constantes. Fallait-il au moins
+réclamer avec indignation, essayer d’intimider,
+dire à l’entrepreneur ce que je pensais de ses
+feuilletons populaires à cent francs l’exemplaire,
+de son texte, de ses gravures sur bois, de ses
+primes ? Je n’aurais fait qu’enrichir sa collection
+d’autographes. Tout lui avait été dit, et
+Marie, et Joséphine avaient déjà dépensé six
+timbres et six fois exprimé leurs sentiments,
+dans un langage d’une clarté qu’aucun ornement
+ne diminuait. J’allais céder à ce mouvement,
+lorsqu’un souvenir me revint à l’esprit,
+un mot, la devise d’un avoué de la Seine, qui
+disait : « La dernière ressource contre un adversaire,
+c’est de faire un éloquent appel à la qualité
+qui lui manque le plus. La difficulté est
+dans le choix. » Quelle vertu invoquerais-je ?
+Un moment je fus perplexe. J’écartai la justice,
+à cause des images que le mot peut évoquer ;
+j’écartai l’honneur, comme un peu vague, et je
+me décidai pour la sensibilité. Je m’adressai au
+bon cœur de la plus grande librairie du monde,
+en la personne de son gérant. Je peignis la
+pauvreté de mes clientes, leur regret d’avoir
+signé, leur désir de ne plus recevoir la publication
+de grand luxe, leur confiance et la
+mienne dans l’équité de la maison. J’ajoutai
+un timbre pour la réponse, j’écrivis en belle
+ronde le nom du château de ma sœur, et je mis
+la lettre à la poste.</p>
+
+<p>Les maisons les plus exactes ne répondent
+pas par retour de courrier, quand c’est un service
+qu’on leur demande. La plus grande librairie
+du monde me fit attendre trois semaines.</p>
+
+<p>Un matin, à la fin de décembre, le facteur
+m’apporta, enfermées dans une enveloppe de
+papier bulle, cinq lignes de belle écriture signées
+d’un nom illisible.</p>
+
+<p>Je sautai de joie après les avoir lues, et vite
+je repris le chemin du bourg. En montant parmi
+les guérets, je sentais combien la jeunesse et la
+joie sont une même chose. J’allais sans m’essouffler,
+et je voyais le bleu à travers les nuages.
+Le carré de papier que j’avais glissé dans
+mon corsage me tenait chaud. Il me semblait
+que j’étais encore toute petite, et que je portais
+dans mes bras les étrennes d’une de mes
+sœurs : « Tiens, regarde, voilà ce qu’on m’a
+donné pour toi ! » Les trois saules du village
+beauceron luisaient comme des aigrettes. Les
+femmes que je rencontrai dans les chemins
+sourirent l’une après l’autre, comme si elles
+devinaient. Une puissance créatrice était en
+moi, et renouvelait le monde devant mes yeux.</p>
+
+<p>Quand j’entrai dans la maison de mesdemoiselles
+Caille, Marie, chaussée de sabots et les
+jupes retroussées, lavait le carreau de l’atelier.</p>
+
+<p>— Appelez votre sœur, lui dis-je. J’ai une
+réponse.</p>
+
+<p>Comme j’avais pris une physionomie grave,
+Marie crut que la réponse était mauvaise. Elle
+fit cinq ou six pas, lentement, levant son balai
+en mesure, comme une canne, et, s’arrêtant sur
+le seuil de la chambre voisine, elle appela sa
+sœur, d’un brusque geste de la tête rapprochée
+de l’épaule. Joséphine apparut aussitôt, s’appuya
+sur elle, dans l’encadrement de la porte,
+m’aperçut, comprit, et devint toute sérieuse à
+son tour.</p>
+
+<p>J’avais tiré la lettre de l’enveloppe. Je commençai
+de lire :</p>
+
+<p>« Mademoiselle, en possession de votre honorée
+du 5 courant, nous vous ferons observer
+que les abonnements ne comportent aucune
+clause de résiliation… »</p>
+
+<p>Les visages s’assombrirent. Je continuai :</p>
+
+<p>« Néanmoins, prenant en considération les
+raisons que vous nous exposez, de notre plein
+gré, nous consentons à délier de leurs engagements
+mesdemoiselles Caille. »</p>
+
+<p>J’entendis un cri : « Eh ! la mère ? » Mais je
+ne sais pas qui l’avait jeté : mes couturières,
+d’un même élan, avaient couru à moi, et,
+comme si j’étais devenue, du coup, la sœur
+aînée, m’embrassaient, s’exclamaient, m’interrogeaient,
+se disputaient la lettre : « C’est-il
+possible ?… On ne doit plus rien ?… Oh ! mademoiselle,
+que je suis contente !… Moi, à cause
+de mon mari !… Et moi à cause de mon
+futur !… »</p>
+
+<p>Ce fut une petite minute parfaitement incohérente
+et fraternelle.</p>
+
+<p>L’arrivée de la vieille mère y mit fin. La
+mère Caille, menue, ridée, essuyant, par habitude
+de laveuse, ses mains à son tablier, disait,
+du bout de la salle :</p>
+
+<p>— Je savais bien qu’il y aurait du bonheur
+aujourd’hui. Ça ne pouvait pas manquer. Te
+rappelles-tu, Marie, que tu n’as pas pu dormir
+de toute la nuit ? A quoi pensais-tu ?</p>
+
+<p>— A rien.</p>
+
+<p>— C’était ça qui venait. Et toi, Joséphine,
+quand tu es sortie dans le jardin, ce matin,
+est-ce vrai qu’il y avait plus de dix oiseaux sur
+les fagots : ils te voyaient, ils te suivaient, ils
+ne te quittaient pas ?</p>
+
+<p>Mais la petite, qui ne voulait pas paraître
+superstitieuse, et qui a de l’esprit, répondit en
+me regardant :</p>
+
+<p>— C’est encore la plus jolie prime, de ne
+plus rien devoir du tout !</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c16">XVI<br>
+<span class="xsmall">UN CÉLIBATAIRE</span></h2>
+
+
+<p>Parmi les vieux garçons que j’ai connus, je
+n’ai guère trouvé ce que j’ai rencontré chez
+tant de vieilles filles : la vocation. Le célibat,
+pour eux, est moins un état paisible qu’une
+aventure qui se prolonge ou une révolte qui
+s’affirme. Il y a du schisme dans leur cas ; il y
+a en eux de l’insoumis, non pas aux femmes,
+grand Dieu ! mais à une loi qui n’admet, chez
+les hommes, d’exceptions heureuses que les
+exceptions saintes. Ils prétendent le contraire,
+mais leur humeur trahit leur erreur.</p>
+
+<p>Quand j’étais toute jeune, et que je voyageais,
+avec mes parents, tantôt en Bretagne, tantôt
+en Vendée, campagnes où les fermes sont des
+îles dans la culture immense et des cités gouvernées
+par un chef, bien des fois j’ai aperçu,
+à côté du maître, des hommes de quarante ou
+cinquante ans, liant ou déliant des bœufs, tenant
+la charrue, ou chargés d’aller vendre au marché
+une poulinière et son poulain. Ils mettaient
+au travail un soin plus minutieux que les
+valets de ferme n’en apportent d’habitude. Ils
+saluaient comme des gens qui sont de la maison,
+et qui reçoivent. Je m’informais. C’étaient
+des fils aînés, ou des frères, qui ne s’étaient
+pas mariés, volontairement, pour que la métairie
+ne tombât pas en des mains mercenaires,
+et qu’elle eût son compte de bons tâcherons,
+tous proches parents, avec un seul ménage au
+pouvoir, et une seule femme pour gouverner
+la marmite, la volaille, les armoires et la table.
+On les disait, en général, un peu sombres, mais
+de mœurs honorables, très économes, plus
+braconniers que les gardes eux-mêmes, et
+adroits comme ceux qui n’ont pas de souci,
+qu’il s’agît de réparer le timon d’une charrette,
+de tresser des paniers, de gauler les noix à la
+fine pointe de l’arbre, ou de siffler, en marchant
+à la tête des bœufs. Ils faisaient partie
+d’un ensemble, et d’un chef-d’œuvre, en vérité,
+plus beau que les plus belles œuvres d’art : la
+famille paysanne dans les pays croyants.</p>
+
+<p>Les hommes du monde qui ne se marient pas
+ont un rôle moins défini. La famille paternelle
+les retient rarement, et ne leur offre guère
+qu’un abri « sans obligation ni sanction »,
+diraient les philosophes. On les accepte, on les
+tolère, le vrai mot serait : on les souffre. Ils
+peuvent se créer des devoirs, ils n’en ont
+point, et chacun sait que ce sont là des créations
+de peu d’importance et de peu de durée.
+Le rôle d’Antigone est un rôle de femme. Celui
+de père nourricier et de protecteur d’orphelins
+est rempli, le plus souvent, par des gens déjà
+chargés de famille. C’est le mariage qui adopte,
+ou la virginité.</p>
+
+<p>M. Lionel, mon voisin dans la Beauce, n’a
+adopté personne. Je le connais depuis l’enfance,
+et il m’a même tutoyée jusqu’à l’âge où j’ai
+commencé à porter des jupes longues. Nous
+sommes restés très bons amis, il ne manque
+jamais l’occasion de me l’affirmer. Il a dix ans
+de plus que moi, ce qui lui donnerait droit
+aux cheveux gris. Il a préféré une généreuse
+calvitie avec couronne basse et presque noire.
+Il a de nobles traits droits, les yeux profonds,
+la barbe en rectangle long, comme un prince
+assyrien, et la taille assez mince encore pour
+que les très vieilles dames puissent murmurer,
+quand il s’assied devant un piano : « Ce jeune
+homme joue avec une passion ! Ne trouvez-vous
+pas ? » Son existence a fait envie à bien des
+gens, à lui-même d’abord, puisqu’il a été maître
+de la modeler à sa fantaisie. Pendant quinze ans,
+pas un chasseur ne s’est amusé autant que lui :
+il n’invitait personne, sous prétexte que sa
+chasse était trop modeste, mais lui, on l’invitait
+partout, parce qu’il était jeune, bon cavalier,
+bon tireur, d’une gaieté égale avant et
+après le dîner, par temps de neige et par petite
+rosée. Ses compagnons le tenaient pour artiste,
+parce qu’il était capable d’illustrer un menu,
+et pour savant à cause des allusions qu’il faisait
+quelquefois à la littérature classique. Je
+dois ajouter, pour ne pas être injuste, que
+M. Lionel rachetait en partie l’inutilité de sa vie
+par la facilité de son humeur. Les paysans
+l’abordaient volontiers, le chargeaient de leurs
+commissions pour Paris, comme s’il avait été
+leur député, et souvent même, croyant à la
+licence en droit, que le châtelain avait conquise
+pacifiquement, lui demandaient conseil.
+Il donnait le conseil avec aplomb et l’aumône
+avec modestie. Ce fut la période triomphante.
+Toutes les marieuses l’inscrivaient sur leurs
+listes. « Ah ! j’en ai eu des entrevues, me
+disait-il, de toutes les sortes, des préparées,
+des improvisées, des embarrassées, des
+allègres, des impétueuses. J’ai assisté à un
+défilé de jeunes beautés et de jeunes dots, si
+long et si varié, que seul le palmier majeur des
+messes de mariage peut se vanter d’en avoir
+vu autant. Mais il entend des oui, le palmier
+et, pour moi, tout finissait par non. » M. Lionel
+reprenait avec fatuité : « Le non que j’étais
+seul à dire. » Il ne se vantait pas, et je crois
+qu’à cette époque, entre la vingt-cinquième et
+la quarantième année, s’il ne fit pas ce qu’on
+appelle un grand mariage, c’est qu’une parfaite
+légèreté d’esprit l’en sauva.</p>
+
+<p>L’âge est venu, comme il vient toujours,
+sournoisement, vieux maître de jiu-jitsu, frappant
+à la tempe qui blanchit, à la poitrine qui
+souffle, à l’orteil qui enfle. Le beau Lionel a
+senti qu’il était mûr, et, en même temps,
+l’invincible timidité l’a saisi. Lui, qui sautait, à
+la chasse, tous les obstacles, il a commencé,
+quand on ne le voyait pas, à tourner les
+barrières et à grimper les talus. Lui qui avait
+refusé tant de fois « d’étudier », comme on le
+lui demandait, un projet de mariage, il accueillait,
+« en principe », les propositions, de plus
+en plus rares, qui lui étaient faites, et se perdait
+si bien, au milieu des objections, des suppléments
+d’enquêtes et des atermoiements, qu’on
+finissait par lui dire non, avant qu’il eût répondu
+oui. Il avait peur. On racontait, à son sujet,
+des histoires sentimentales, absolument fausses,
+et qu’il laissait courir, comme une explication
+flatteuse de ses hésitations. J’entends encore le
+dialogue de ces deux jeunes femmes, dans un
+salon de la rue de Monceau. M. Lionel venait
+de chanter, de sa profonde voix, des mélodies
+hongroises dont il conserve, avec un soin
+jaloux, le monopole.</p>
+
+<p>— Délicieux ! Il a dû inspirer de grandes
+passions ?</p>
+
+<p>— Oui, et il ne s’est pas marié.</p>
+
+<p>— Un chagrin ?</p>
+
+<p>— Oui.</p>
+
+<p>— Une femme du monde, j’en suis sûre ?</p>
+
+<p>— Oui.</p>
+
+<p>— Il est riche ?</p>
+
+<p>— Très.</p>
+
+<p>A ce moment M. Lionel, très applaudi, se
+leva et dit négligemment : « Nous les accompagnons
+quelquefois à deux pianos, alors c’est
+une merveille. » L’une des dames — je le vis
+au mouvement de ses lèvres — fut sur le point
+de demander : « Qui est ce second piano ? »
+Elle se contenta de murmurer, assez haut pour
+être entendue, assez bas pour avoir l’air de
+faire une confidence :</p>
+
+<p>— Que c’est beau de se sacrifier ainsi à une
+passion malheureuse !</p>
+
+<p>Or, je le connaissais bien, le second
+piano, c’était moi ! Nous avions essayé, un
+mois plus tôt, de jouer l’accompagnement,
+lui sur une épinette et moi sur un piano,
+qu’abrite, à la campagne, le grand salon de ma
+sœur.</p>
+
+<p>La seconde période est close depuis quelques
+années. Il est infiniment probable, désormais,
+que mon voisin mourra, comme moi, célibataire.
+Mais pourquoi dit-il tant de mal du
+mariage, n’en ayant pas souffert ? Il chasse
+moins ; il habite plus longtemps Paris ; on l’invite
+autant que jamais ; il est l’homme autour
+duquel les hommes aiment à se grouper, et qui
+raconte à demi-voix, dans un angle, la vie
+anecdotique de toute personne présente. Il dit
+tout, histoire et légende, légende surtout, sans
+marquer la différence : il n’est pas de l’École
+des Chartes. Les gens qu’il a amusés s’en vont
+disant : « Ce Lionel est méchant. » Je suis
+sûre du contraire. C’est un homme qui a des
+regrets et qui se venge, sur les gens mariés, de
+l’erreur qu’il a librement commise en ne faisant
+pas comme eux.</p>
+
+<p>Sa plus vive manie est de ne pouvoir souffrir
+qu’on cite devant lui un ménage heureux.
+Un veuf heureux ? oui assurément ; un heureux
+célibataire ? peut-être ; un heureux époux ?
+allons donc ! Cela ne doit pas être. « Je ne l’ai
+jamais vu », conclut M. Lionel. Il est résolu à
+ne point le voir.</p>
+
+<p>Récemment, son chauffeur l’avait conduit à
+la mairie du village ; — M. Lionel n’est pas
+conseiller municipal, et se contente de la qualité
+de contribuable le plus imposé de la commune ; — il
+attendait « le patron » ; il était
+assis moelleusement, protégé du vent par le toit
+de l’automobile, par la casquette russe d’uniforme,
+par la peau de chèvre grise dont un
+petit soleil mêlé de brume lustrait le poil
+soyeux, et son visage tout jeune, tout rose et
+rond comme un hortensia, cherchait d’une
+fenêtre à l’autre, autour de la place, quelque
+objet qui pût occuper la pensée d’un chauffeur.
+Il le trouva. Tout de suite après l’école des
+garçons, à l’angle de la place, il y avait une
+maison basse, une grande fenêtre, un vase de
+verre avec un oignon de jacinthe surmonté de
+cinq baguettes vertes, et au-dessus de cette
+promesse de fleur, la tête et les épaules d’une
+femme qui lisait. Elle s’interrompait de lire,
+quelquefois, et elle regardait, elle aussi, songeant
+que l’heure était douce, et que rien n’est
+plus curieux, dans un bourg où rien ne remue,
+qu’une automobile arrêtée.</p>
+
+<p>Quand M. Lionel sortit de la mairie, vingt
+minutes plus tard, il aperçut le chauffeur qui
+causait avec l’institutrice adjointe.</p>
+
+<p>— C’est assommant, dit-il, le maire n’aura
+que ce soir le rapport de l’agent-voyer : il va
+falloir revenir !</p>
+
+<p>Il revint avant le coucher du soleil. Il
+faisait encore blond, sur la place de l’Église, à
+cause du sable, à cause du ciel, à cause des
+blés peut-être, qui laissent, dans les pierres
+des maisons de la Beauce, un peu de poussière
+de paille. La liseuse était à la même fenêtre.
+Elle était seule. Le matin, elle avait dit à la
+directrice, — qui ressemble au portrait de la
+femme de Rubens, moins le chapeau, bien
+entendu :</p>
+
+<p>— Mademoiselle Clémentine, vous êtes beaucoup
+plus jolie que moi. S’il vous voit, il ne
+m’aimera pas. Ne vous montrez pas, quand il
+reviendra !</p>
+
+<p>Mademoiselle Clémentine n’est pas seulement
+une jolie personne : elle a compris, elle a
+fait ce que lui demandait l’adjointe. L’une se
+montrant, l’autre se cachant, il arriva, comme
+vous le supposez, que le chauffeur devint amoureux.</p>
+
+<p>Quand il annonça son prochain mariage,
+hier même, à M. Lionel, il comptait que celui-ci
+augmenterait les « honoraires » de son
+chauffeur, car un chauffeur qui se range augmente
+nos chances de durée. Point du tout.
+M. Lionel s’est mis à rire, de son mauvais rire
+méprisant.</p>
+
+<p>— Mon pauvre garçon, a-t-il dit, je n’ai pas
+l’habitude d’encourager les sottises : il n’y avait
+qu’une jolie femme à l’école, et vous épousez
+l’autre.</p>
+
+<p>Il fut de mauvaise humeur tout le lendemain.
+Lui-même, il vient de me l’avouer. Que lui
+importait cependant ? Et ce dernier trait m’a
+prouvé plus sûrement encore que, jeune, mûr,
+ou déjà vieux, mon voisin célibataire n’a
+jamais eu la vocation.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c17">XVII<br>
+<span class="xsmall">MADAME CANTEREINE</span></h2>
+
+
+<p>On admire certaines mains, et j’en sais
+d’admirables. Il y en a aussi d’émouvantes. Ce
+ne sont ni les plus blanches, ni les plus fines ;
+elles ont pris de la peine, elles ont bercé, cousu,
+ravaudé, tricoté, orné des formes de chapeaux,
+réparé des culottes et des casquettes de petits
+garçons, elles ont fait ce qu’il fallait faire à
+chaque moment des journées longues, et elles
+en ont gardé des rides et des piqûres. Ce sont
+des mains qu’on ne baise pas, mais qui auraient
+le droit de bénir.</p>
+
+<p>Madame Cantereine n’était jamais revenue à
+Paris, depuis le temps où, toute jeune et
+paraît-il jolie, elle faisait son voyage de noces
+avec M. Cantereine. Que de jours écoulés, que
+d’épreuves subies ou redoutées ! Elle était
+veuve quand je l’ai connue ; elle habitait tout
+près de la cathédrale d’Orléans ; elle avait
+quatre enfants, — un cinquième était mort en
+bas âge, — et elle disait : « Sur les quatre qui
+me restent, je n’en ai qu’un qui soit tiré
+d’affaire, mais j’aimerais mieux qu’il fût encore
+petit, et à ma charge. » Madame Cantereine
+appartenait à cette légion de Françaises qui
+sont des mères passionnées, toujours inquiètes
+des corps, des âmes, des avenirs lointains, des
+examens prochains, de ce qu’elles peuvent voir
+ou prévoir, de la part grandissante de l’inconnu
+dans la vie de l’enfant. Elles s’étonnent, elles
+se troublent de ne plus savoir tout. Il n’y avait
+point de haie, autrefois, sur l’héritage, et en
+voilà une qui pousse, et qui fleurit peut-être,
+mais qui divise tout de même, et qui cache
+tant de choses, et de plus en plus !</p>
+
+<p>On vivait quatre, à Orléans, sur le produit
+d’une petite ferme, payeuse irrégulière, à quoi
+s’ajoutait une pension, que madame Cantereine
+recevait de l’État, en qualité de veuve d’officier.
+L’aîné des fils, Claude, secrétaire chez un
+agréé, à Paris, avait cessé depuis dix-huit
+mois de compter au passif du budget maternel.
+Sa mère parlait de lui avec une complaisance
+où il entrait de la reconnaissance, car « il se
+suffisait » ; de la fierté, car il réussissait, et un
+désir déjà vif de le marier, car il venait d’avoir
+vingt-quatre ans. Madame Cantereine était
+d’avis que les hommes doivent se marier
+jeunes. « Croiriez-vous, disait-elle, que c’est
+lui, à présent, qui m’envoie des étrennes ? Il ne
+me demande plus jamais rien. »</p>
+
+<p>Le vingtième mois, il demanda quelque
+chose. Il écrivit : « Je vais soutenir ma thèse
+de doctorat, le 19 juin. On est toujours reçu,
+je le serai donc. Maman, il faut que vous soyez
+là, non pour m’entendre discuter sur le privilège
+du vendeur, mais pour vous réjouir avec
+moi, quand j’aurai conquis le titre de docteur
+et le droit de porter l’épitoge rouge à trois
+rangs d’hermine fausse. Je vous emmène, le
+soir, au théâtre ! »</p>
+
+<p>Madame Cantereine protesta, pour ne pas
+perdre sa réputation de personne raisonnable,
+mais dès le premier moment, au fond de son
+cœur, elle avait accepté. Elle irait. Le projet se
+réalisa. Paris, qui ne s’étonne pas pour si peu,
+vit passer une petite dame de plus, tout en
+noir, marchant menu, intimidée et rajeunie par
+le bruit, par la foule, par le perpétuel « excitement »
+de la rue, et causant sans s’arrêter (si
+ce n’est pour laisser courir les automobiles)
+avec un grand jeune homme qui faisait un seul
+pas tandis qu’elle en faisait deux. Elle avait
+juré qu’elle visiterait les principaux monuments,
+et spécialement les musées, en souvenir
+de deux promenades qu’elle avait faites dans
+les galeries du Louvre, vingt-six ans plus tôt,
+au bras du lieutenant Cantereine : elle visita
+en réalité le Bon Marché, — une promesse à
+ses enfants d’Orléans, — et Notre-Dame-des-Victoires.
+Le soir, elle se laissa mener au
+théâtre.</p>
+
+<p>Quel théâtre avait choisi Claude ? Quelle
+pièce ? Je l’ignore, et peu importe. Je sais seulement
+que la salle n’était pas celle de la
+Comédie-Française, et que la pièce n’avait rien
+à voir avec le répertoire. Dans une loge de
+côté, où ils étaient seuls, Claude et sa mère
+continuaient la conversation de l’après-midi.
+Madame Cantereine avait orné d’un piquet de
+fleurs violettes sa meilleure capote noire, et
+tiré de l’écrin la broche composée d’une petite
+perle avec beaucoup d’or autour. Elle s’était
+assise à droite de son fils, dans la lumière, et
+elle suivait le jeu des acteurs, elle riait même
+assez souvent, d’un rire discret comme toute
+sa personne et toute sa vie, mais le principe de
+sa joie, vous le devinez, c’était la présence de
+ce jeune homme blond, un peu pâle encore,
+comme il convient de l’être après une longue
+argumentation, ou plutôt c’était l’image de
+l’enfant plus jeune, de celui qu’elle avait guéri,
+à force de soins et de veilles, jadis, d’au moins
+deux maladies mortelles, avec lequel elle avait
+commencé le latin et le grec, et qu’elle avait
+protégé, avec un amour si opiniâtre et si
+subtil, contre le danger des camaraderies mauvaises
+et des lectures inavouées. Elle était
+comme toutes les mères, et comme beaucoup
+de ceux qui vieillissent : la jeunesse était sans
+âge devant elle. Elle demandait à Claude :
+« Dis-moi, mon petit, tu ne vas pas être trop
+fatigué, ce soir ? C’est tard, minuit. Demain
+matin, j’écrirai un mot à ton agréé… » Elle
+aurait écrit, si Claude l’avait voulu, comme elle
+l’avait fait si souvent autrefois, quand elle
+disait : « Monsieur le professeur, l’élève Cantereine
+ne pourra pas assister, ce matin, à votre
+classe… »</p>
+
+<p>Le deuxième acte allait finir ; Claude et sa
+mère étaient appuyés et penchés sur le devant
+de la loge, tout près l’un de l’autre. L’actrice
+qui jouait le principal rôle, — une très jolie
+femme que madame Cantereine trouvait même
+trop jolie, — déclara qu’elle allait se déshabiller.
+Elle se retira, en effet, au fond de la scène, à
+gauche, où était un lit à colonnes, dégrafa son
+corsage, et en deux temps, bras gauche d’abord,
+bras droit ensuite, l’enleva. Elle commença
+aussitôt à déboutonner son cache-corset. A ce
+moment, madame Cantereine poussa un petit
+cri, et Claude, le nouveau docteur, son Claude
+de vingt-quatre ans, sentit une main frémissante
+qui se posait sur ses yeux, et qui les
+fermait. Cela ne dura qu’une seconde, ce ne fut
+qu’un geste d’amour maternel. Claude n’essaya
+pas d’écarter la chère main. Il attendit qu’elle
+se retirât d’elle-même, puis, quand il la vit
+s’écarter, pendant que la mère s’excusait en
+riant : « Pardon, mon petit, cela a été plus fort
+que moi », il la saisit cette main amie, il l’attira
+sur ses lèvres, et, sans se soucier des regards
+ni des sourires, la baisa, et dit : « C’est délicieux
+de vous avoir pour maman ! »</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Je pensais à cette histoire, en visitant, voilà
+quelques semaines, une exposition de peinture
+où figuraient exclusivement des œuvres de
+femmes. On m’avait assuré que madame Cantereine
+exposait. Pourquoi n’aurait-elle pas, elle
+aussi, fait un peu d’aquarelle ? Veuve, et moins
+que fortunée, pourquoi n’aurait-elle pas essayé
+d’ajouter à ses maigres rentes le produit de la
+vente de quelque œuvre d’art ?</p>
+
+<p>Des professeurs, dans sa jeunesse, avaient dû
+lui apprendre à tenir un pinceau ou à travailler
+le cuir. Je fus sur le point de demander à
+l’un des surveillants : « Où est le tableau de
+madame Cantereine ? » et d’ajouter : « Je suis
+certaine qu’elle a un talent de décoratrice.
+Voyez-vous, monsieur, toutes les femmes
+ayant la vocation essentielle de la maternité,
+leur imagination va tout droit à la parure qui
+est la préface ou à la maison qui est le rêve
+dernier ; leur esprit s’y complaît ; leur finesse
+s’y emploie ; elles ne songent pas beaucoup à
+l’histoire : et comme elles ont raison ! »</p>
+
+<p>Je traversai les galeries du premier étage,
+et je fus ravie d’avoir tant d’arguments à la
+fois pour appuyer ma théorie : de nombreux
+portraits, naturellement, quelques paysages,
+mais que de fleurs, et quel sentiment de la
+fleur ! Les vraies serres de la Ville de Paris, les
+voilà ! Et je descendis, cherchant toujours
+l’œuvre qu’aurait soignée minutieusement, et
+qu’aurait signée la main maternelle de madame
+Cantereine. Je trouvai bientôt, au rez-de-chaussée,
+les chefs-d’œuvre de cette exposition.</p>
+
+<p>Une des exposantes avait peint, sur quatre
+feuilles de paravent, un paysage d’un dessin
+médiocre, mais encadré par des géraniums qui
+vivent, et qui respirent ; une autre avait combiné
+les diamants, les pierres fines, avec des
+émaux translucides, et fait des bijoux éclatants
+et simples, des bijoux qui attirent et qui retiennent,
+même les yeux des hommes, comme cette
+treille dont mon jardinier me disait : « Elle
+avait de si beaux raisins, mademoiselle, que
+tout le monde leur parlait ». Je leur parlai,
+moi aussi, et, continuant ma visite, j’aperçus,
+tout près de là, des mousselines peintes à
+l’huile, transparentes comme les émaux, et des
+vitrines pleines d’objets en cuir repoussé et
+patiné.</p>
+
+<p>Assurément, madame Cantereine a choisi cet
+art intime et toujours demi-deuil. Reliures,
+pochettes, boîtes, porte-cartes, ceintures,
+buvards, que de patience, et d’adresse, et de
+tendresse autour d’une idée, qui finit par se
+laisser dompter et par entrer dans la peau d’une
+bête ! Ce tabouret a été acheté par l’État. Ces
+trois reliures sont vendues… Tiens ! celle-ci ne
+l’est pas : elle va l’être. J’ai deviné quelle main
+l’a dessinée. Sur le fond fauve du cuir, elle a
+semé deux bouquets d’alises pourpres, tiges
+noueuses qui montent parallèlement, se courbent,
+et élargissent leur double grappe au-dessus
+du titre d’or. La femme qui a créé cette
+merveille avait une âme profonde. Car, pour
+comprendre une fleur, ou des fruits, il n’est
+pas besoin d’une sensibilité aussi délicate.
+Mais, pour faire revivre une poignée de baies,
+pour choisir ce modèle-là, il faut un être doué
+pour le songe et pour la souffrance. Dans
+l’arrière-automne, et presque dans l’hiver,
+malgré le froid, malgré le vent, les baies résistent,
+alises, sorbes, cormes, baies de lierre et
+d’églantine, mûres à tête rouge. C’est tout ce
+qui reste de la splendeur de l’été ; c’est un peu
+de vie et de couleur qui se défend ; c’est une
+petite veilleuse au bout des branches, et qui
+tremble avec elles, mais qui ne s’éteint pas, et
+qui tout à l’heure rallumera l’incendie nouveau.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c18">XVIII<br>
+<span class="xsmall">LE CONSEIL DU VENDREDI SAINT</span></h2>
+
+
+<p>Un matin, voilà six ans, je revenais d’assister
+à l’office du vendredi saint, et comme je demeure
+assez loin de l’église, j’avais vu se disséminer
+peu à peu les fidèles dont, pendant deux
+heures, mes yeux avaient reflété la nuque ou
+le profil connu. J’étais donc seule parmi les
+passants, indifférente au mouvement de la rue,
+anonyme sans doute pour elle, mince dame ou
+vieille fille qui s’appliquait à relever sa robe
+noire. La pluie avait tombé toute la nuit. Il
+ventait furieusement. C’est une tradition populaire,
+dans nos pays, que la semaine sainte ne
+va guère sans tempête. Au tournant de ma rue,
+je devinai que j’allais être abordée par un
+homme qui se tenait au milieu de la chaussée.
+Je le devinai, bien que j’eusse la tête penchée
+et le chapeau en proue dans le vent, parce que
+cet homme, en m’apercevant, s’était arrêté,
+et que je sentais son regard et sa pensée fixés
+sur moi. En effet, quand j’eus fait vingt
+pas en avant, il en fit trois de mon côté, et,
+saluant :</p>
+
+<p>— Pardon, mademoiselle… Vous me reconnaissez ?</p>
+
+<p>— Oui, monsieur, il me semble… le capitaine
+de Harles, n’est-ce pas ?</p>
+
+<p>Je l’avais vu une fois, au moment de son
+arrivée au régiment ; il m’avait présenté sa
+femme, une très belle femme blonde, dont les
+yeux gris, magnifiques, où vibraient de petites
+algues rousses, cherchèrent tout d’abord les
+miens, et me demandèrent : « Quel éblouissement
+vous causent ma jeunesse, ma beauté, ma
+fortune et ma venue ? » puis, sitôt la réponse
+donnée, semblèrent distraits. Depuis lors,
+comme monsieur et madame de Harles étaient
+du monde, et que je n’en suis guère, ils
+n’étaient revenus ni l’un ni l’autre.</p>
+
+<p>— Je suis chargé pour vous, mademoiselle,
+d’une commission pressée, délicate… Un cas
+de conscience à résoudre.</p>
+
+<p>— Mais, monsieur, je ne résous pas les cas
+de conscience, surtout par un temps pareil. Je
+n’ai pas la moindre autorité, pas la…</p>
+
+<p>Un coup de la bourrasque souleva mon chapeau,
+déplaça l’épingle de droite, et tira ma
+voilette en biais.</p>
+
+<p>M. de Harles aurait dû s’excuser de nouveau.
+Il n’y pensa pas. Il demeurait devant moi,
+découvert, les cheveux tordus et ramenés sur
+les tempes par le vent, et son visage, d’ordinaire
+plein et calme, était sillonné de rides
+qu’un effort de volonté essayait d’effacer, mais
+que l’angoisse, une souffrance plus forte que
+toutes les disciplines et que tous les mensonges,
+ramenait aussitôt et creusait encore plus.</p>
+
+<p>Je pensai que je pouvais difficilement faire
+entrer M. de Harles dans l’appartement que
+j’habite seule. Mademoiselle Zoé, ma femme de
+chambre, l’eût-elle permis ? c’est douteux.</p>
+
+<p>— Entrons chez l’antiquaire, dis-je en ouvrant
+la porte qui se trouvait là tout proche. Il est de
+mes amis, passablement sourd, et me laisse fureter
+dans sa boutique… Bonjour, père Grünne,
+c’est moi, qui me réfugie chez vous, et qui
+vous amène un de mes amis. Il est connaisseur.</p>
+
+<p>— Regardez donc ce que vous voudrez, ma
+chère demoiselle, dit une voix dans la pièce
+voisine. J’ai justement des ivoires que j’ai
+dénichés la semaine passée, une belle occasion…
+Dans le coin à droite, oui, c’est cela, vous y
+êtes… Excusez-moi, j’ai mes rhumatismes, et
+je me chauffe.</p>
+
+<p>Je m’assis rapidement, au fond du magasin,
+dans un fauteuil de vieille tapisserie, et, dans
+l’étroite allée où je m’étais engagée, M. de
+Harles, à deux pas de moi, entre une pile de
+livres reliés en veau et une crédence Louis XV,
+s’arrêta.</p>
+
+<p>— Qu’y a-t-il ? demandai-je.</p>
+
+<p>Il passa la main sur son front, et la posa sur
+un des gros livres à tranche pourpre, comme
+s’il prêtait serment.</p>
+
+<p>— Un de mes amis vient d’avoir une affreuse
+douleur ; il me l’a confiée, et vous m’en voyez
+si ému que c’est à peine si je puis en parler
+moi-même. Sa femme l’a trompé ! une femme
+qu’il a gâtée, pour laquelle il s’est à moitié
+ruiné, qui lui faisait mener une existence
+absurde, à lui qui n’aimait pas le monde ; une
+femme qui était sa grande fierté, et sa folie…
+Il a appris cela tout à coup, sans avoir eu de
+soupçons… Pas d’avertissement… La mort est
+entrée à l’improviste.</p>
+
+<p>— Est-il sûr ?</p>
+
+<p>— Trop sûr ! Elle a avoué.</p>
+
+<p>— Cela vaut mieux.</p>
+
+<p>— Vous trouvez ?</p>
+
+<p>Pour la seconde fois, il me regarda fixement,
+impérieusement, — l’âpreté de ce regard me
+brûle encore le cœur ; — voulant savoir si je
+pensais en effet : « Cela vaut mieux ».</p>
+
+<p>— Et maintenant, ajouta-t-il, mon ami veut
+savoir que faire. Il y a plusieurs solutions, vous
+comprenez, et il y en a de terribles. Il les a
+toutes dans l’esprit, toutes ensemble, se heurtant,
+se combattant, et ne se détruisant pas. Il est
+comme fou, et ce qu’il veut, ce qu’il exige de
+vous, c’est un conseil.</p>
+
+<p>— Mais, permettez, monsieur, pourquoi vous
+adressez-vous à moi ? Je suis jeune, je ne suis
+pas mariée, je n’ai…</p>
+
+<p>— Vous avez bien trouvé les ivoires ? demanda
+la voix de l’antiquaire. Ils sont jolis, hein ?</p>
+
+<p>— Oui, oui, père Grünne. Je les ai sous la
+main.</p>
+
+<p>Je me sentais mal à l’aise, dans cette sorte de
+confessionnal où je m’étais assise en souriant.</p>
+
+<p>— Oui, pourquoi moi ? répétai-je tout bas.
+Vous avouerez, monsieur, que c’est une étrange
+démarche que celle que vous faites !</p>
+
+<p>Un frisson rapide contracta le visage de M. de
+Harles.</p>
+
+<p>— Elle-même a supplié son mari de s’en
+rapporter à vous. C’est un violent et qui aimait.
+Il a failli la tuer. Vous voyez, je ne vous cache
+rien. Elle s’est jetée à genoux ; elle a imploré ;
+elle a promis ; elle a aussi, comme elles savent
+le faire, accusé son mari.</p>
+
+<p>— De quoi ?</p>
+
+<p>— De la seule chose, en effet, dont il fût
+coupable : de l’avoir aimée jusqu’à la faiblesse,
+de l’avoir suivie au lieu de la guider, de l’avoir
+mal gardée, en somme. Et, comme il parlait
+alors de la quitter et de partager les enfants,
+elle a dit : « J’accepterai ce qu’il faudra. Je
+vous en supplie seulement, ne me jugez pas
+sans avoir pris le conseil d’un être qui sache ce
+que c’est que la pitié ! — Qui ? une de vos
+amies ? — Jamais ! Elles me détestent ! » Elle
+cherchait un nom désespérément. Comment
+a-t-elle pensé à vous ? Je ne sais. Elle vous a
+désignée. Et ce que vous direz, elle attend que
+je le lui rapporte : décidez donc !</p>
+
+<p>Il attendait, lui surtout, et je ne crois pas
+que l’angoisse de l’autre fût aussi poignante.
+Sur la table, à côté de moi, pendant qu’il parlait,
+j’avais pris un des ivoires de l’antiquaire.
+C’était un crucifix ancien, d’un art médiocre,
+mais la réponse était en lui. Je ne l’élevai pas,
+je le tins seulement dans ma main ouverte, et
+je dis :</p>
+
+<p>— C’est aujourd’hui le vendredi saint, monsieur :
+vous n’avez qu’à vous en souvenir.</p>
+
+<p>M. de Harles considéra cette petite croix
+brunie par le temps, la saisit, voulut parler,
+balbutia quelques mots sans suite, et me quitta.</p>
+
+<p>— Ce monsieur qui est venu avec moi, dis-je
+au brocanteur qui entrait, a choisi un de vos
+ivoires, et m’a chargée d’en acquitter le prix.</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p>Trois mois plus tard, j’apprenais que M. de
+Harles avait donné sa démission, et qu’il s’était
+retiré, avec sa femme et ses deux enfants, dans
+une terre aux environs d’Arles. La veille du
+départ, j’avais reçu une carte, qui portait la
+mention traditionnelle « p. p. c. », mais précédée
+d’une croix, lourdement tracée par une
+main d’homme.</p>
+
+<p>Le conseil, c’est la graine jetée par-dessus la
+haie : n’allez jamais voir si elle a poussé. J’ai
+fait l’expérience. Trois ans et demi s’étaient
+écoulés depuis la consultation que j’avais
+donnée chez l’antiquaire des bords de la Loire.
+Je voyageais en Provence. L’imprévu commande
+ma vie. Vers la fin de l’après-midi,
+l’amie qui me recevait me dit : « Nous allons
+chez les de Harles, vous m’avez raconté que
+vous les aviez connus ? — A peine. — Cela
+suffit pour que je vous emmène. Ils seront
+ravis de vous voir, la soirée sera belle, à la
+campagne. » J’aurais dû refuser. Je crois que ce
+fut la sournoise curiosité qui me fit être faible,
+et qui prétendit s’appeler, en ce moment, pitié,
+sympathie, politesse même, car au premier janvier,
+régulièrement, le facteur me remettait une
+carte de visite : « Monsieur et madame de Harles,
+domaine de X… » Nous montons en voiture.
+Le soleil est fulgurant ; les mûriers, plantés en
+lignes, taillés en rond, dans les champs plats, ont
+l’air de pelotes d’étincelles. Une heure de trot,
+et nous sommes reçues dans un grand salon,
+où toute la fraîcheur du matin a été conservée,
+savamment. L’ombre y est épaisse ; j’ai été
+mollement nommée par mon amie ; m’a-t-on
+même reconnue ? Mon amie en doute. M. de
+Harles, très libre d’esprit, très rural, n’a
+cessé de parler Provence, vignes, bouilleurs
+de cru ; sa femme, belle encore, mais devenue
+timide dans la solitude, l’a écouté, sans
+le contredire, sans l’approuver, sans ennui
+apparent. Ç’a été toute la belle visite promise.
+Nous nous sommes salués, comme des indifférents.</p>
+
+<p>— Vous voyez, chère petite, m’a dit en sortant
+mon amie, ils vous avaient déjà presque
+oubliée !</p>
+
+<p>— Pas encore assez ! ai-je répondu.</p>
+
+<p>Elle ne pouvait comprendre, et n’essaya pas
+même.</p>
+
+<p>Hier matin, la poste m’a apporté une grande
+enveloppe blanche, j’ai ouvert, j’ai tiré le carton
+bristol, j’ai lu :</p>
+
+<p>« Monsieur et madame de Harles ont l’honneur
+de vous faire part de la naissance de leur
+fille Madeleine. »</p>
+
+<p>Seulement, à mon intention, deux mots
+avaient été rayés ; « l’honneur » avait été biffé,
+et à la place, une main de femme, une main
+légère et sûrement heureuse, avait écrit : « la
+joie ».</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c19">XIX<br>
+<span class="xsmall">LE DRAME DE KERFEUN</span></h2>
+
+
+<p>Je causais aujourd’hui, avec M. Le Duizel, de
+l’empoisonnement de la Bretagne par l’alcool.</p>
+
+<p>Ah ! me dit-il, quelles scènes j’ai vues, il y
+a huit jours ! Vous devez l’avoir éprouvé comme
+moi : ce qu’il y a de plus cruel, dans une ruine
+humaine, c’est le sentiment de la hauteur d’où
+tout cela est tombé. On peut n’y pas penser,
+quand l’être est totalement dégradé. Mais quand
+un de nos clochers à jour s’écroule, les pierres
+qu’on ramasse dans la boue, si profonde qu’ait
+été la chute, ont encore un côté sculpté, ou
+bien, dans une fêlure, quelque bout de lichen
+qu’avait semé le vent du large. Cela est cruel
+à voir !</p>
+
+<p>Vous vous rappelez mon vieux logis, tout
+bas, qui n’a de noblesse que ses touffes de
+lierre, et deux fenêtres à meneaux parmi d’autres
+sans art, sa terrasse en avant, plantée en
+verger, et, en arrière, l’avenue d’ormes, si
+large, si longue, qui n’aboutit plus, aujourd’hui,
+qu’à de menus chemins errants, dilués
+dans les blés noirs. Je me promenais, au commencement
+de l’avenue, jeudi soir, et je regardais,
+entre les arbres, mes champs dévorés de
+soif, quand je vis accourir à moi, de très loin,
+un homme qui levait son bâton, toutes les
+trois ou quatre enjambées, et qui criait :</p>
+
+<p>— Monsieur le maire ?</p>
+
+<p>J’allai à sa rencontre.</p>
+
+<p>— Monsieur le maire, il faut venir vite à la
+ferme de Kerfeun : il y a un malheur !</p>
+
+<p>— Quoi donc ?</p>
+
+<p>— La mère qui a été tuée ! Elle est dans la
+grange ; je l’ai vue, la pauvre ; on ne l’a pas
+touchée, comme de juste, et l’homme m’a dit :
+va le prévenir, il faut qu’il vienne.</p>
+
+<p>Je partis aussitôt, avec le messager, marchand
+de bœufs et de porcs bien connu dans le
+pays, et nous remontâmes l’avenue pour prendre,
+à l’extrémité, un sentier qui descendait le
+long des ajoncs. La ferme de Kerfeun est distante
+d’environ deux kilomètres de chez moi, et
+située précisément à la limite de mes terres.
+Pendant le trajet, le marchand de bœufs, essoufflé
+par la course et prudent d’ailleurs
+comme tous les paysans qui savent un mauvais
+secret, ne parla presque pas, et, dès que nous
+arrivâmes en vue de la hêtrée de Kerfeun, prétextant
+une affaire qui l’appelait à la prochaine
+gare, il me laissa. J’avais appris seulement que
+la vieille femme avait été frappée au retour de
+la foire, dans la cour même de la ferme, et
+qu’elle était allée tomber sur un tas de trèfle
+sec, à l’entrée de la grange. Qui l’avait
+tuée ?</p>
+
+<p>C’était à moi et à la justice de découvrir le
+meurtrier.</p>
+
+<p>Je traversai la hêtrée au sol bossué, où les
+fermiers de Kerfeun, depuis des temps très
+anciens, abritent leurs meules de paille et leurs
+barges d’épines, puis la cour éclairée par la
+lune et déserte. J’avais en face de moi les bâtiments,
+qui forment un angle droit, habitation à
+gauche et étables à droite. Au bout des étables,
+sous le même chaume verdi par la pluie, je
+reconnus la grange, dont la porte était grande
+ouverte. Mais la ferme semblait abandonnée.
+Pas d’autre bruit que le meuglement sourd d’un
+animal tourmenté par les mouches ; pas une
+lumière aux fenêtres. J’appelai. Quelques secondes
+s’écoulèrent.</p>
+
+<p>On m’attendait. Une flamme courut sur les
+vitres de la salle commune, à l’endroit où la
+maison se soude avec les étables, et le fermier
+Jobic sortit, portant une lanterne qui n’était
+pas utile. Il marchait droit. Il était en pleine
+lumière. Je voyais son visage long et rasé levé
+vers moi, sa bouche mince et serrée, son nez
+tombant, ses yeux couleur de graine de foin,
+et qui avaient peur des miens, ses cheveux roux
+taillés court, et coiffés d’un feutre large, posé
+en auréole. Jobic avait encore sur les épaules
+la blouse de coton bleue, très courte, que les
+Bretons mettent souvent par-dessus leur veste,
+quand ils voyagent.</p>
+
+<p>— Mène-moi là où elle est !</p>
+
+<p>Il porta la main gauche à son front, et cacha
+ses yeux, tandis que la poitrine se soulevait,
+comme s’il allait sangloter. Mais, quand il rabaissa
+la main, il n’avait pas pleuré ; la figure
+grimaçait seulement.</p>
+
+<p>— Tu étais à la foire, toi aussi, Jobic, et tu
+as bu ?</p>
+
+<p>— Presque pas, monsieur le maire, je vous
+le jure !</p>
+
+<p>— Alors, tu vas tout me raconter. Précède-moi.</p>
+
+<p>Il se dirigea vers la grange, lentement, et,
+comme elle était ouverte, il alla droit au tas de
+trèfle, et, se baissant, il écarta une loque, couverture
+trouée ou manteau de roulier, je ne
+sais pas bien, qui cachait le cadavre de sa
+mère. Le corps de la vieille femme était ployé
+en avant, les bras étendus et les mains ouvertes,
+le visage enfoui presque entièrement dans
+l’herbe sèche. Sur le sommet de la tête, les
+cheveux étaient mêlés et collés par le sang.</p>
+
+<p>Jobic regardait ce spectacle de mort sans
+attendrissement, et sans horreur. Il semblait
+que chez lui tout sentiment naturel fût aboli,
+et tout souvenir, et toute intelligence de ce
+qu’avait été, pour lui, cette pauvre créature qui
+gisait là, entre nous. Une seule préoccupation
+obsédait son esprit : le souci que rien ne fût
+changé dans l’attitude de la morte avant l’arrivée
+du juge. Comme j’avais écarté un des
+bras, pour mieux voir le visage, il prit à son
+tour, sans émotion, cette main qui l’avait bercé,
+et la remit à l’endroit où elle était auparavant.</p>
+
+<p>Cependant, il respira quand il fut dehors,
+dans la lumière de la lune, dans le vent, loin
+du tas de trèfle. Je le pressai de questions. Il
+raconta, il laissa deviner qu’au retour de la
+foire, où il était allé avec sa mère et sa sœur, — la
+servante ayant gardé la maison, — une
+dispute s’était élevée entre les femmes dans la
+cour. Quand je demandai : « Qui a frappé ? »,
+il étendit les bras dans la direction de la
+chambre, tout au bout de la maison.</p>
+
+<p>— La servante ?</p>
+
+<p>Il fit un signe de dénégation.</p>
+
+<p>— Alors, c’est ta sœur qui est la meurtrière ?
+Elle est là ? Conduis-moi encore !</p>
+
+<p>Il ne bougea pas. J’allai seul jusqu’à la maison,
+j’ouvris la porte de la chambre qu’éclairait
+seulement un peu de lumière venue du
+dehors, et, ayant levé la lanterne que j’avais
+arrachée aux mains de Jobic, je vis deux femmes,
+l’une, la servante, qui se sauva, épouvantée,
+dans le coin le plus reculé de la chambre,
+et s’y blottit, et l’autre, ivre morte, couchée
+sur le lit, les cheveux dénoués, les joues pâles,
+la bouche tordue par la congestion alcoolique.
+C’était la sœur du fermier, celle qui avait
+frappé et tué la mère, et qui n’avait pas eu
+conscience du crime, presque certainement,
+fille tardive d’un père dégénéré, chétive, dont
+j’avais remarqué bien souvent, dans les chemins
+ou les champs autour de Kerfeun, la physionomie
+bestiale, embrumée et sournoise.</p>
+
+<p>Je revins trouver Jobic.</p>
+
+<p>— Vous êtes le gardien responsable de votre
+sœur, lui dis-je. Si elle s’éveille, empêchez-la
+de fuir. Je vais avertir le procureur de la République.</p>
+
+<p>Il resta muet, et je crus qu’il allait pleurer.
+Au moment où je quittais la cour de la ferme,
+je le vis apporter une brassée de paille au pied
+du petit perron qui conduisait à la chambre
+d’Anna, et s’étendre pour passer la nuit.</p>
+
+<p>Le lendemain fut un jour tout plein pour moi
+d’obligations pénibles. Je n’avais qu’un rôle
+passif, ou à peu près, mais je dus assister à tous
+les actes de la première procédure d’information :
+examen du cadavre et du lieu du crime :
+interrogatoires d’Anna qui ne se souvenait de
+rien, de Jobic qui ne voulait pas se souvenir,
+de la servante qui eut une crise de nerfs ;
+reconstitution de la scène ; rédaction des procès-verbaux.
+La ferme appartenait à la justice. Le
+procureur, le juge d’instruction, le greffier, le
+médecin légiste, allaient et venaient dans les
+chambres, les greniers, les étables. Les gendarmes
+donnaient à manger aux chevaux de
+Jobic et à leurs propres chevaux logés dans la
+même écurie. Des estafettes partaient pour les
+fermes voisines, et ramenaient avec elles des
+hommes ou des femmes, qui défilaient un à un,
+mornes, et traînant la jambe comme des prisonniers,
+et qui, sitôt libres, n’ayant rien dit de
+compromettant, sautaient par-dessus les talus
+et disparaissaient dans la campagne. D’autres
+passants encore augmentaient l’animation et le
+désarroi de Kerfeun, des curieux d’abord qui
+rôdaient autour des bâtiments, tâchant d’apercevoir
+« l’assassine », ou le frère, ou le juge,
+puis des porteurs de nouvelles, convoqués
+selon l’usage par le maître de la maison, et qui
+devaient aller, à travers les landes et les moissons,
+annoncer la mort aux parents et aux
+amis, et les convoquer à l’enterrement. Selon
+l’usage aussi, Jobic les faisait boire et manger
+dans la grande salle.</p>
+
+<p>En vérité, je crois qu’aucun des principaux
+acteurs ou témoins du drame n’avait encore
+recouvré toute sa raison. Pendant que les hommes
+dînaient dans la grande salle, le médecin
+légiste faisait l’autopsie dans le caveau contigu
+qu’éclairaient une fenêtre basse et deux meurtrières.
+J’étais là. On avait placé le pauvre corps
+sur des planches qui reposaient elles-mêmes
+sur les barriques alignées. Je n’avais pas le
+courage de regarder de ce côté. A un moment,
+la porte s’ouvrit, et un homme, qui portait une
+cruche, se baissa pour passer sous la poutre,
+disant :</p>
+
+<p>— Faudrait tout de même du cidre !</p>
+
+<p>C’était Jobic. D’un coup de poing, quelqu’un
+repoussa la porte et dut renverser l’homme,
+car nous entendîmes le bruit d’une chute, et,
+pendant plusieurs minutes, les dîneurs parlèrent
+bas.</p>
+
+<p>La nuit vint. Les magistrats quittèrent la
+ferme. La voiture qu’on avait demandée à la
+ville voisine, pour emmener Anna, étant arrivée
+très tard, il fut décidé que la prisonnière
+serait gardée par les gendarmes, et ne partirait
+que le lendemain.</p>
+
+<p>Le matin se leva clair et frais. L’aspect de
+Kerfeun avait changé. Tout était ordonné, décent,
+recueilli. Longtemps avant l’heure fixée
+pour l’enterrement, une foule silencieuse, Bretons
+et Bretonnes en habit de deuil, était assise
+en demi-cercle dans la hêtrée et sur les pentes
+d’herbe qui descendaient vers la cour. A l’intérieur
+de la salle, la morte était encore étendue
+sur le grand lit à quenouilles, un crucifix sur la
+poitrine et le visage à découvert. Au pied du
+lit, Jobic pleurait, tandis que des parents proches,
+agenouillés au fond de la pièce, récitaient
+le chapelet. Quand il entendit sonner
+huit heures, il se redressa, et alla ouvrir la porte
+qui faisait communiquer la grande salle avec la
+chambre d’Anna.</p>
+
+<p>Quelques secondes passèrent. Anna parut
+entre les deux gendarmes chargés de l’emmener.
+Elle baissait la tête et la tournait à droite,
+et elle aurait voulu traverser vite, vite et sortir.
+Mais son frère l’arrêta.</p>
+
+<p>— Anna, dit-il, tu ne t’en iras pas de la maison
+avant d’avoir embrassé la mère, pour lui
+demander pardon.</p>
+
+<p>Elle eut un soubresaut, et l’émotion fut si
+forte que le visage fut transformé et renouvelé.
+Nous vîmes une autre Anna, celle que le poison
+avait détruite, ressusciter, et une fille déjà
+flétrie, mais aux yeux droits, aux lèvres fines,
+au regard noyé de tendresse, de respect et de
+regret, se pencher vers le front de la morte et
+le baiser.</p>
+
+<p>— A présent, récite un <i lang="la" xml:lang="la">Ave Maria !</i> reprit
+Jobic.</p>
+
+<p>Elle dit très bas, très vite, la prière. On entendit
+seulement : « Maintenant et à l’heure de
+notre mort… »</p>
+
+<p>— Ainsi soit-il ! dit le frère.</p>
+
+<p>Et elle fut entraînée dehors, tandis que plusieurs,
+par pitié ou pour la voir, se levaient et
+l’accompagnaient avec des gémissements.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c20">XX<br>
+<span class="xsmall">LE FAUCHEUR D’HERBE</span></h2>
+
+
+<p>Le soleil brillait encore pour les habitants
+de la plaine. Il ne brillait plus, depuis longtemps
+déjà, pour ceux de la montagne, entre
+Albertville et Moûtiers. Bien au-dessus des
+villages blottis au bord de l’Isère, au-dessus
+des prés en pente et des roches fauves, enchassés
+comme des morceaux de verrière dans le
+plomb des forêts de sapins, une lumière ardente
+vibrait encore dans le ciel, illuminait une crête,
+un sommet rond, une plaque de neige : mais
+il fallait lever la tête pour la voir. Elle était
+comme les bandes d’oiseaux qui passent trop
+loin, et dont les cris ni le vol ne réjouissent
+plus.</p>
+
+<p>Cinq heures venaient de sonner à l’horloge
+de la cuisine, et à cette heure-là on pouvait
+dire que la grande solitude commençait pour
+la cabane du garde forestier Biélé, qui habitait
+sur la rive droite de l’Isère. Les brouillards
+cachaient la vallée, la trouée étroite et toujours
+menacée par les montagnes, où se précipitaient,
+serrés l’un contre l’autre, tordus, tressés ensemble
+comme les cordes d’un câble, le torrent
+toujours blanc d’écume, la route bordée d’un
+parapet, et la voie du chemin de fer. C’était
+l’unique paysage, l’unique vue sur le monde.
+Car, à gauche de la maison, et à petite distance,
+le ravin se rétrécissait et tournait brusquement ;
+la route et l’Isère disparaissaient derrière
+un éperon de rochers noirs, le chemin de fer
+entrait sous un tunnel, et tout semblait finir à
+cette barrière. Quand le train du soir passait,
+ses lanternes surgissaient de l’ombre, et son
+bruit éclatait comme un coup de canon.</p>
+
+<p>Cinq heures. Pour prendre l’air, pour échapper
+à la fumée qui envahissait la cuisine, — cette
+brume ensevelissante pesait sur la cheminée, — Thelma
+Biélé ouvrit la porte. Elle fit
+trois pas dehors, sur la terrasse qui surplombait
+la route, et où achevaient de mûrir leurs
+graines quelques pieds de capucines, d’œillets
+rouges, de giroflées, et deux énormes soleils
+jaunes qui n’avaient plus qu’une couronne
+incomplète de pétales et qui ressemblaient à des
+feux d’artifice qui s’éteignent. Rien ne passait,
+ni gens, ni bêtes. La route était déserte au ras
+de la terrasse, l’Isère grondait au delà, et,
+derrière la maison, les sapins se levaient sur la
+pente abrupte.</p>
+
+<p>Thelma rentra, repoussa du pied des tisons
+que la flamme avait, en les tordant, jetés
+hors du foyer, baissa de quelques crans la
+crémaillère où pendait la marmite, puis, se
+redressant, elle se mira dans la glace qui était
+justement posée au-dessus de la cheminée. Elle
+regardait son visage avec émotion. Elle pensait :
+« Je ne dois plus être la même, à présent ».
+Et elle cherchait les traces visibles de la transformation
+qu’elle sentait au fond de son cœur.
+Elle voyait une femme de trente-cinq ans,
+fraîche et rousselée, au nez court, aux yeux
+enfoncés, aux tempes blondes serrées dans la
+coiffe tarine. Elle n’était pas une beauté,
+Thelma Biélé, mais elle était jolie « pour le
+pays », grande, mince et marchant bien. Elle
+avait surtout un charme dans ses yeux d’ombre,
+au bord desquels, pour un compliment, pour
+un salut qu’on lui faisait, pour une pensée, une
+lueur courait et tremblait tout le long de la
+paupière, larme ou sourire, on ne savait lequel.
+Les hommes qui la voyaient seulement passer
+ne l’oubliaient pas tout de suite. Ç’avait été
+son malheur d’être admirée. Mariée très jeune
+à un homme borné, maladif et buveur, elle
+était montée de la plaine voilà trois ans, avec
+son mari que l’administration forestière changeait
+de canton pour la troisième fois. Elle était
+étrangère au pays, plus fine, plus rose, plus
+fiérotte que les autres femmes. Bientôt on avait
+dit partout : « Vous savez, la Thelma, c’est elle
+qui empêche son mari d’être mis à pied. On la
+voit tout le temps avec le brigadier forestier, un
+homme qui en a eu des histoires, ma chère,
+mais qui est habile, dépensier, et si dur de
+commandement, qu’il n’a jamais souffert personne
+à côté de lui, si ce n’est Biélé. »</p>
+
+<p>Les femmes ne mentaient pas. Toute comédie,
+toute tragédie du grand monde a sa réplique
+dans le petit. Les mêmes passions, les mêmes
+moyens, les mêmes causes. Et cependant,
+si un romancier s’était avisé d’étudier le
+« cas » de Thelma Biélé, il aurait dû rechercher
+quels éléments de moralité, quelle éducation de
+la conscience, quelles forces voisines, cette
+pauvre fille, sœur de tant d’autres, avait trouvés
+autour d’elle. A présent, elle avait rompu avec
+son péché ; elle était toute changée, du moins
+elle voulait l’être, et elle se sentait dans ce
+trouble qui ne laisse à l’âme qu’une seule puissance,
+celle de ne pas cesser de vouloir. Elle
+souffrait ; elle se craignait elle-même ; elle avait
+peur de celui qu’elle avait quitté. Tout cela
+était nouveau, surprenant, presque incroyable
+pour elle-même. Un acte si peu réfléchi ! Une
+curiosité qui l’avait poussée dans l’église de la
+paroisse, quelques semaines plus tôt, pendant
+un sermon de mission, et puis des souvenirs,
+une horreur de soi-même, un appel au secours,
+des larmes. Voilà pourquoi la solitude lui était
+si cruelle.</p>
+
+<p>Mais, pour une autre raison encore, Thelma
+Biélé souffrait ce soir. Elle n’avait plus de pain
+pour le lendemain. L’homme rentrerait très
+tard dans la nuit ; on l’avait envoyé en tournée
+tout à l’extrémité du canton forestier, et il
+trouverait la soupe chaude, comme d’habitude,
+sur la cendre. Mais au réveil, quand il demanderait :
+« Du pain, la femme ! Il n’y a plus de
+pain dans la huche ! » faudrait-il avouer que
+deux fois, depuis huit jours, elle avait dû
+supplier la boulangère de lui faire crédit, et
+que les derniers mots de la marchande avaient
+été une insulte : « N’y revenez pas, la belle ; à
+présent qu’on ne sait plus qui paiera pour
+vous, les comptes sont finis : pas d’argent, pas
+de pain ».</p>
+
+<p>Tout le pays connaissait déjà l’affront qu’on
+avait fait à la pauvresse. C’est pourquoi elle
+avait attendu la nuit. Elle irait encore au village ;
+elle engagerait, s’il le fallait, les petites
+choses en doublé qu’elle avait reçues, au temps
+de son mariage.</p>
+
+<p>Ah ! si le faucheur d’herbe était là, son fils,
+ce beau valet de ferme qui venait de prendre
+ses quinze ans, et que, malgré l’âge un peu trop
+tendre, trois fermiers s’étaient disputé, parce
+qu’il était fort comme un homme, et courageux
+à l’ouvrage, oui, et plaisant comme pas un ! Il
+n’avait guère qu’un défaut, celui-là même
+qu’avait la mère : il se tourmentait vite, se
+consolait lentement, et ne disait point son mal.</p>
+
+<p>Thelma Biélé avait laissé la porte ouverte, à
+cause de la fumée. Et voici qu’au moment où
+elle pensait à lui, il apparut sur le seuil, coiffé
+d’un grand chapeau de paille, vêtu de la veste
+courte, portant sur son épaule la faux encore
+mouillée de la sève des herbes, et aussi un
+paquet de hardes noué tout au bout du manche.
+La mère courut à lui, l’enveloppa de ses bras,
+le serra à l’étouffer, le baisa au front et aux
+joues, comme pour boire au sang de son fils la
+paix qu’elle n’avait pas.</p>
+
+<p>— Mon André ! Tu descends donc des granges ?
+Ils ont donc fini là-haut ? Que tu es gentil
+de venir ! Vois comme je suis contente ! Tu es
+mon trésor. Nous allons souper, et puis nous
+irons au village, acheter du pain.</p>
+
+<p>— A cette heure-ci ?</p>
+
+<p>Elle demeura tout interdite. Est-ce qu’il
+savait quelque chose ? Mais non. Il déposait,
+dans le coin de la cheminée, la faux et le paquet
+de linge, et il disait :</p>
+
+<p>— Je comprends : c’est pour le père, demain
+matin.</p>
+
+<p>La mère enleva la marmite, trempa la soupe,
+dressa un couvert sur la table de cerisier rouge,
+dont les pieds, près du sol, étaient poreux
+comme des éponges.</p>
+
+<p>— Mange, mon petit !</p>
+
+<p>— Et toi, maman ?</p>
+
+<p>— Moi, je ne mangerai pas.</p>
+
+<p>Il la regarda, de ses yeux tout luisants de
+vie vorace, et qui s’étonnaient que tout le
+monde n’eût pas faim. Des cloches, au loin,
+sonnaient, annonçant que les villages allaient
+bientôt dormir, et leurs volées, mêlées au bruit
+du torrent, montaient le long des sapins, clochers
+aussi, qui frémissaient au passage. André
+se hâta de finir. Thelma Biélé choisit dans l’armoire,
+peut-être à cause de la brume, un manteau
+de drap noir très long et qui la couvrait
+toute. L’un près de l’autre, la mère et l’enfant
+descendirent le talus sur lequel était bâtie la
+maison, et prirent la route du côté où elle montait
+et tournait. Il faisait sombre. L’Isère grondait
+à droite dans le nuage.</p>
+
+<p>Les voyageurs tournèrent donc avec la route ;
+ils devinèrent, dans les ténèbres, les trois noyers,
+sous lesquels était abritée la maison du brigadier
+Lauzanier. La mère avait pris la main de
+son fils ; elle tâchait de ne pas faire de bruit en
+marchant. Mais, à peine avaient-ils quitté le
+cercle froid que faisait, même dans la nuit,
+l’ombre du dernier noyer, qu’un homme, en
+arrière, sauta sur la route.</p>
+
+<p>— Thelma ?</p>
+
+<p>— C’est monsieur Lauzanier, dit le jeune
+homme.</p>
+
+<p>— Ne lui réponds pas, et viens vite ; il nous
+en veut, depuis quelque temps… ne l’écoute
+même pas, André, viens, viens !</p>
+
+<p>Et elle l’entraînait.</p>
+
+<p>— Je t’ai reconnue, Thelma Biélé. Je vois la
+nuit, comme tu sais. Inutile de te cacher… Tu
+es avec un autre homme… arrête-toi, et viens
+me parler !</p>
+
+<p>La fuite continuait. Pendant un moment,
+l’homme attendit une réponse. Mais, comme il
+n’en recevait aucune, si ce n’est le bruit des
+souliers de la mère et des sabots d’André, trottant
+de conserve :</p>
+
+<p>— Courez donc ! cria la grosse voix rude ;
+j’ai de quoi me venger !</p>
+
+<p>— Que dit-il ? demanda André.</p>
+
+<p>— Rien.</p>
+
+<p>— Mais si ; voilà que tu pleures ; que dit-il ?</p>
+
+<p>— Qu’il fera révoquer ton père ; qu’il nous
+dénoncera…</p>
+
+<p>Elle tourna la tête, un peu, pour tâcher de
+lire sur le visage tout proche de son fils. Et
+elle crut voir des yeux ardents, des yeux qui ne
+voulaient pas la regarder, et qui restaient levés
+obstinément, vers les montagnes invisibles.</p>
+
+<p>— C’est que le père est souvent malade, tu
+sais, mon petit ;… et moi, je me suis remise à
+aller à l’église ;… voilà ce qu’il dira ;… les raisons
+ne manquent pas, quand on veut nuire au
+monde…</p>
+
+<p>La route bifurquait ; une vallée s’ouvrait à
+gauche ; une maison annonçait le village, trente
+maisons le composaient, et c’était une seule
+rue, presque droite, avec une tour d’église au
+bout. Les vieilles vitres des fenêtres et des
+devantures de boutiques, pauvrement éclairées,
+laissaient tomber sur le chemin, çà et là,
+des écailles de lumière. Thelma s’approcha
+d’une de ces lueurs qui creusaient la brume,
+monta deux marches, et fit sonner une sonnette
+en poussant la porte.</p>
+
+<p>— Ah ! mais non !… commença une voix
+sèche qui partait du fond de la boutique ; je
+vous ai avertie…</p>
+
+<p>La boulangère, — deux petits yeux couleur
+de raisin cabas dans un visage ridé, couleur de
+pain de seigle, — levait à bout de bras la lampe
+à essence qu’elle avait prise sur le comptoir,
+afin de découvrir quel était l’homme qui suivait
+Thelma. Quand elle reconnut André, elle
+changea de ton.</p>
+
+<p>— Qu’y a-t-il pour votre service, madame
+Biélé ?</p>
+
+<p>— Deux pains pour ce soir, dit André. Quand
+je suis là, on mange double.</p>
+
+<p>Il avait sa bonne figure audacieuse et contente.
+Il était fier de commander, de protéger,
+de payer. Lentement, malhabilement, il déliait
+les cordons d’une bourse de cuir qu’il avait
+tirée de sa ceinture, et, pendant que la mère
+prenait les pains et s’effaçait, gagnant la porte,
+lui, il comptait l’argent sur le marbre. Il aligna
+plusieurs pièces blanches, et des pièces de deux
+sous autant qu’il en avait, puis il dit :</p>
+
+<p>— Payez-vous ; c’est la mère qui m’a donné
+l’argent ; faudra lui faire crédit, une autre fois.</p>
+
+<p>La boulangère cligna ses yeux rouges,
+comme si elle disait oui, mais elle se contenta
+de saluer. Le jeune gars de ferme sortit,
+retrouva sa mère sur le chemin, et le retour fut
+meilleur que n’avait été la première partie du
+voyage. Lauzanier, à cette heure-là, avait dû
+quitter la vallée pour faire une tournée dans
+la montagne. Thelma le savait. Elle parlait
+avec André de la ferme de la Faverge et des
+foins des hauts plateaux que le garçon venait
+de couper. Mais André ne répondait guère
+qu’un mot pour trois qu’elle lui disait.</p>
+
+<p>— Si je pouvais voir son cœur ! pensait la mère.</p>
+
+<p>Ils rentrèrent, André se coucha, et la mère
+borda le lit de son fils, et elle embrassa « l’enfant » ;
+mais il y avait entre elle et lui deux ans
+déjà de vie séparée : cela fait tant d’inconnu
+qu’un baiser ne l’efface pas.</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p>Très tard, dans la nuit, le garde Biélé, qui
+était de service du côté du roc Marchand,
+rentra. Il trouva sa femme endormie et son fils
+éveillé.</p>
+
+<p>— Père, dit André, quelle tournée monsieur
+Lauzanier fera-t-il demain ?</p>
+
+<p>— Il est déjà parti. Avant neuf heures, il
+doit être au chalet haut de la Faverge, puis il
+reviendra par Vorchère. Mais quelle idée as-tu
+de demander cela ? Tu rêves, mon garçon. Dors
+bien vite, et à demain !</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p>Avant neuf heures, dans le pré de la Faverge,
+qui est entre deux forêts de sapins à deux mille
+mètres en l’air, quand le brigadier Lauzanier
+arriva, par grand soleil et vent frais, il vit qu’il
+y avait un homme couché vers le milieu du
+pré et au bord du sentier. Il continua sa route,
+et bientôt, au geste de la tête qui se dressait et
+guettait, il jugea que cet homme était jeune.
+Il s’approcha encore, et reconnut André Biélé.</p>
+
+<p>Celui-ci, étendu à plat ventre sur l’herbe
+rase, avec sa faux près de lui. Les bras
+croisés et soutenant le haut du buste, il tenait
+son regard attaché sur le forestier qui venait,
+et ce regard était plein d’une pensée unique, si
+directe et si forte que le brigadier forestier s’arrêta,
+et dit :</p>
+
+<p>— Qu’est-ce que tu me veux ?</p>
+
+<p>Cependant, le faucheur n’avait pas encore
+parlé.</p>
+
+<p>Il ne bougea pas ; il eut seulement plus
+d’étoiles dans ses yeux fixes, comme un jeune
+chat qui a cessé de jouer.</p>
+
+<p>— Monsieur Lauzanier, dit-il, je suis monté
+pour vous donner un avis…</p>
+
+<p>— Oui dà !</p>
+
+<p>— Vous avez menacé de dénoncer mon père ?</p>
+
+<p>— Et je le ferai si ça me plaît, gamin !</p>
+
+<p>— Vous ne le ferez pas, monsieur Lauzanier !
+Les mots qu’on dit ici n’ont pas de témoins, et
+cela vaut mieux ; écoutez bien l’avis que je
+vous donne : il y a tous les ans, par ici, des
+accidents de montagne, il y en a beaucoup…</p>
+
+<p>— Eh bien ?</p>
+
+<p>— Eh bien ! si vous ne vous taisez pas, il
+vous en arrivera un, monsieur Lauzanier, un
+mauvais, on peut vous le prédire…</p>
+
+<p>Le forestier regarda André d’un air de défi,
+leva les épaules, et s’éloigna. Mais la flamme
+qu’il avait vue dans l’œil du faucheur l’avait
+rendu prudent. Il s’est tu.</p>
+
+<p>André Biélé a regagné la ferme, là-haut, à la
+limite des neiges. Il a continué de payer le pain
+d’en bas. Mais il n’est jamais revenu.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c21">XXI<br>
+<span class="xsmall">LE CHIEN COULEUR DE FOUGÈRE</span></h2>
+
+
+<p>Sébastien Courlot était quelque chose comme
+vétérinaire ; mais c’est là un titre qu’on ne lui
+donnait jamais. Avait-il étudié dans les livres ?
+Possédait-il un diplôme ? Nul n’aurait su le
+dire aussi bien que lui, mais il n’en parlait pas.
+Pour toute la campagne, à vingt kilomètres du
+bourg où sa maison était tapie, bonne dernière,
+au ras de la mare où on lave, il était « le mégeyeur ».
+Et tout le monde sait, depuis la
+banlieue de Paris jusqu’au plus profond des
+campagnes, que le mégeyeur peut avoir une
+jolie carriole peinte en rouge, ou même un
+cabriolet dansant comme un sommier, un cheval
+fin, des poules, une étable, des rentes : jamais
+il n’aura la situation d’un homme considérable,
+je veux dire qui tient à la terre par la semelle
+de ses deux sabots. Le fermier se défie de
+l’homme qui guérit ses bêtes. Comment guérissent-elles ?
+On donne des poudres à celles qui
+enflent ; on met aussi des poudres dans la
+boisson de celles qui maigrissent : n’est-ce pas
+singulier ? Le mégeyeur connaît tous les troupeaux ;
+il a dans son esprit le compte des moutons,
+comme un chien de berger ; les bouchers
+l’arrêtent sur les routes, et causent avec lui des
+demi-heures, accoudés à une barrière ; on le
+voit ici et on le voit là : un homme qui a tant
+de relations en dehors de la commune n’en a
+pas que de bonnes ; il échappe au contrôle ; il
+n’est pas dans l’horizon ; il n’est pas sûr.</p>
+
+<p>Bien peu de gens du bourg, ou des fermes,
+étaient d’une mine plus engageante que Sébastien
+Courlot, un homme qui avait la bouche
+relevée aux angles et faite en croissant de lune,
+tant il riait souvent ; des joues pleines, vermillonnées
+par l’alcool et par l’hiver beauceron ;
+un petit nez décidé, lisse et râblé comme une
+tuile vernie, et des yeux qui n’avaient jamais
+l’air sérieux, soit que le bonhomme prononçât :
+« Votre brebis va mieux », soit qu’il prophétisât :
+« Je ne crois pas qu’elle broute longtemps. »
+Il était grand, tout rond de corps, portait un
+chapeau à larges bords, des cravates d’un ton
+toujours vif, et, par-dessous sa blouse, de bons
+complets de drap qu’il faisait venir d’Elbeuf.
+On le disait riche, bien qu’il jurât qu’il ne l’était
+point. Mais comment le croire ? Un homme qui
+ne soignait pas seulement les bêtes, qui « s’attaquait
+même au monde » ? Oui. Courlot donnait
+des consultations. Il était guérisseur, il avait un
+secret. Quand un chrétien souffrait d’une péritonite,
+il n’appelait pas le médecin du chef-lieu de
+canton, il n’appelait pas un médecin d’Orléans :
+il envoyait querir le mégeyeur. Courlot arrivait
+au trot de sa jument, entrait dans la maison,
+mettait à nu le ventre du patient, le palpait de
+sa main potelée, souple et savante, et se retirait
+en disant : « Ça ne sera rien ». Le plus curieux
+c’est que, en effet, le malade se rétablissait. On
+m’a cité des exemples, j’en ai vu d’autres. J’ai
+même demandé au mégeyeur de m’expliquer
+son procédé.</p>
+
+<p>— Mademoiselle, je ne peux vous dire qu’une
+chose, c’est la manière dont je l’ai appris.
+J’étais jeune, j’étais loin d’ici, je faisais la guerre
+autour de Metz, dans l’armée du maréchal.
+Nous avions marché longtemps ; nous étions
+exténués, et, la nuit venue, voici que je découvre,
+avec trois camarades, une auberge. L’hôtelier
+met sur la table une bouteille de vin, je remplis
+les verres, j’allais boire, quand la porte
+s’ouvre, et un coureur, un chemineau, aussi
+trempé, aussi crotté que nous, se faufile dans la
+salle. « Qui est-ce qui me donne à boire ? » Personne
+ne répond. « Qui est-ce qui me donne à
+boire, je le récompenserai ! — Plus souvent ! »
+disent les camarades, et ils lampent d’un trait leur
+verre de vin. Moi, je commence aussi à boire,
+puis je m’arrête. « Tiens, que je dis, il y en a
+pour deux. » Alors, quand il eut bu, le chemineau
+fit claquer sa langue, et me demanda :
+« Viens dehors que je te parle ! » Je ne sais pas
+pourquoi j’y allai, mais j’y fus. Et là il m’enseigna
+ce qu’il savait. Et quand il eut fini, il
+rouvrit lui-même la porte, et dit : « Rentre à
+présent ; moi je m’en vas ; pour ton verre de vin,
+c’est la fortune que je t’ai donnée. »</p>
+
+<p>Comme le mégeyeur, et devant lui, la légende
+courait. Malheureusement il y en avait une
+autre, une plus ténébreuse. A certains moments
+de l’année, deux fois, trois fois, « c’est selon »
+disaient les gens, cet homme gras maigrissait ;
+il se mettait au lit ; ses traits s’altéraient profondément ;
+pendant une semaine il ne recevait
+personne ; on assurait même qu’il ne goûtait
+plus ce petit vin de Vouvray, dont il avait
+toujours en cave une provision, et qui souffle
+hors de la bouteille, quand on tire le bouchon,
+un nuage de fumée bleue comme celle d’un grain
+d’encens. Il était malade, direz-vous ? Voilà
+justement l’affaire. De quelle maladie ? Pourquoi
+n’appelait-il jamais le médecin ? Pourquoi ne
+laissait-il approcher aucun de ses amis, s’il
+en avait ? Pourquoi s’alitait-il précisément dans
+le même temps où Le Harquelier, le berger de
+la Porchée, se plaignait de douleurs intolérables,
+et se jetait, farouche et ployé en deux, sur la
+litière de ses brebis ?</p>
+
+<p>La campagne se tait, mais elle observe tout.
+Le berger habitait la grande ferme qui est à la
+limite des bois. Il avait un âge, assurément,
+mais lequel ? On savait que ce pauvre gars, en
+1900, un soir de mai, s’était offert comme berger
+avec son chien, un chien noir aux yeux verts.
+On ne lui avait rien demandé, sinon le prix
+qu’il voulait. Et déjà, à ce moment-là, Le
+Harquelier, rongé par la misère qui est une
+fièvre, fouetté par la pluie, secoué par le vent,
+perclus par l’immobilité, le silence et l’espace,
+ressemblait à une de ces truisses de saule,
+oubliée au bord d’un talus, et dont on ne peut
+dire : « Elle est jeune ; elle est vieille. » Son
+regard fuyant, brumeux, perdu, n’était compris
+que par ses bêtes. Tant que durait le jour, Le
+Harquelier, lentement, parcourait la plaine,
+tantôt en avant, tantôt en arrière de ses moutons,
+que la peur du chien et du berger maintenait
+en cercle. Sa limousine sur le dos, comme
+un vieux morceau d’arc-en-ciel, il servait de
+perchoir aux étourneaux qui reconnaissaient la
+laine.</p>
+
+<p>On ne l’entendait jamais parler. Deux ou
+trois fois seulement, chaque année, il geignait,
+il restait le matin couché dans la bergerie, sans
+vouloir dire où il avait mal. Le fermier de la
+Porchée, qui n’est point un méchant homme, et
+qui allait visiter son berger et lui demander :
+« Veux-tu ta soupe ? » avait remarqué que, ces
+jours-là, Le Harquelier avait les jambes qui
+tremblaient, et les sabots et les houseaux couverts
+d’eau et de boue, comme quelqu’un qui
+a couru la nuit.</p>
+
+<p>Trois ans durant, il l’interrogea, sans avoir
+de réponse. Un jour pourtant, comme il
+questionnait encore, avec des paroles amies,
+son berger à demi mort sur la litière des bêtes,
+il vit celui-ci se redresser ; il se sentit frôler par
+le regard qu’on ne rencontrait jamais ; il entendit
+une voix forte et basse :</p>
+
+<p>— Écoute, as-tu peur de ce que tu ne connais
+pas ?</p>
+
+<p>— Peut-être bien, dit le patron.</p>
+
+<p>— Si tu as pitié de moi, il ne faut pas avoir
+peur. Trouve-toi, cette nuit, à deux heures, au
+carrefour du Chêne. N’amène personne avec
+toi : on ne te fera pas de mal.</p>
+
+<p>— Vous serez donc plusieurs ?</p>
+
+<p>— Nous serons six, dont tu connais deux au
+moins. Trois prendront la gauche ; trois prendront
+la droite. Moi, je serai le dernier, à gauche.
+Tu ne parleras pas ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— Ni à présent, ni plus tard ?</p>
+
+<p>— Non.</p>
+
+<p>— Apporte donc ta fourche, et pour me délivrer,
+tâche de me tirer du sang !</p>
+
+<p>Le fermier de la Porchée n’était pas rassuré.
+Il fit cependant ce qu’il avait promis. Avant
+deux heures du matin, par un grand froid de
+fin d’automne, il était au carrefour du Chêne. Il
+n’avait pas oublié d’emporter sa fourche d’acier
+bleu. Tous les bois étaient couverts de gelée, et
+pas une feuille ne remuait. Au premier coup de
+deux heures, il entendit : « Gniaf ! Gniaf ! Gniaf ! »
+mais sans rien voir. Au second coup, il vit
+venir dans le chemin, trois de chaque côté,
+six petits chiens couleur de fougère morte, bas
+sur pattes, crottés, fourbus, tirant la langue, et
+qui jappaient, couraient, roulaient à la poursuite
+d’un gibier qui ne se montrait pas. Le fermier
+eut peur. Il se gara au milieu de l’allée. Comme
+le dernier allait passer devant lui, de toute sa
+force il lança la fourche, qui atteignit le chien
+au jarret.</p>
+
+<p>Un hurlement lui répondit.</p>
+
+<p>Et aussitôt le fermier de la Porchée ne vit
+plus que cinq chiens qui entraient dans l’ombre
+et s’y perdaient. Mais il avait maintenant, à
+côté de lui, son berger Le Harquelier, qui
+boitait, et qui saignait, blessé au mollet.</p>
+
+<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
+</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
+<p>Ainsi, dans les soirées d’hiver, quelquefois,
+je raconte à mes neveux les histoires que j’ai
+surprises, les secrets les mieux gardés qui
+soient au monde : ceux de la campagne superstitieuse.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c22">XXII<br>
+<span class="xsmall">LE LIT DE LA MÈRE MOINEAU</span></h2>
+
+
+<p>Les veuves ! Il y a longtemps que saint
+Jérôme a dit du bien de leur état. Mais pas
+assez. Avec sa permission, je continue le paragraphe.
+Elles sont précieuses, dans la charité.
+Non pas toutes ! Je ne parle pas de la grande
+veuve, qui s’occupe sans cesse de lui pour
+qu’on s’occupe d’elle, et pour qui le souvenir
+est un bruit ; ni de celles dont le vieux solitaire
+disait qu’elles ne sont pas des veuves vraiment
+veuves. Je veux parler des autres, qui ont pris
+leur parti d’avoir été ; qui ne souhaitent pas de
+rajeunir, et qui s’en vont, droites, simples,
+capables de passer près de la joie sans l’envier
+ni la troubler, mais portées vers la peine,
+comme vers un amour nouveau, plus grand
+que l’ancien. Ont-elles été heureuses ? Était-il
+fidèle ? On ne sait. Elles ont la mémoire silencieuse
+du passé. On devine qu’elles y vivent
+encore, mais seules, jalousement, à leurs
+heures, gardiennes qui portent la veilleuse et
+la clé, pour entrer sans témoin dans les chapelles
+secrètes.</p>
+
+<p>Souvent, j’ai eu l’occasion de comparer leur
+manière d’être, de comprendre une œuvre
+charitable ou sociale, de la lancer, de la développer,
+de la défendre, avec notre manière à
+nous, jeunes filles ou vieilles filles. Nous
+sommes mieux faites pour l’action ; nous avons
+plus d’élan, plus d’imprudence heureuse, moins
+de retour et de repliement. L’audace dans le
+bien est une vertu des vierges. Demandez-leur
+d’enlever une barricade, de soigner un lépreux,
+d’illuminer une conscience toute noire, de
+quêter une mondaine, de convaincre un ministre,
+de cacher trente ans de leur vie dans une
+infirmerie : elles le feront. Elles peuvent tout
+écouter parce qu’elles ne savent pas tout, et, peut-être
+à cause de cela, tout consoler, et tout relever.
+Il n’y a pas de fange humaine à côté de qui
+on ne les voie. Elles retiennent de leurs mains
+frêles, et le monde ne s’en doute pas, des
+armées prêtes pour la révolte. Les veuves ont
+moins d’allure. Ayant plus vécu, elles doutent
+davantage. Mais elles sont conseillères, patientes,
+visiteuses ; elles plaignent mieux les peines
+de cœur, et elles n’aiment pas mieux que nous
+les enfants, non, mais elles ont toutes, pour causer
+d’eux avec les mères, des mots, des regards,
+des silences qui savent le chemin. On s’entend
+tout de suite avec elles ; on ne cache rien. Et puis
+la liberté plus grande de leur vie les rend hospitalières.
+Les veuves tout à fait pauvres sont
+peut-être ici les plus étonnantes. Voyez la mère
+Moineau.</p>
+
+<p>Elle habite Paris depuis toujours. Les quartiers
+lui sont indifférents, pourvu qu’elle puisse
+payer son loyer avec beaucoup de retard. En
+ce moment, elle fait partie du faubourg Saint-Germain,
+parce que, après cinq ans d’essai et
+d’huissier, on n’a plus voulu d’elle aux Batignolles.
+Elle paye difficilement, mais elle ne
+demande rien. Elle a sa rente insuffisante, le
+revenu des économies qu’elle avait faites,
+malgré M. Moineau, un dépensier, hélas ! quand
+ils étaient concierges, au pied de la tour Saint-Jacques.
+Le pire malheur n’est pas de souper
+d’une salade et d’un morceau de pain. Ce n’est
+pas non plus d’avoir soixante ans, du rhumatisme
+dans les deux jambes et une petite taie
+sur l’œil droit. Si vous aviez rencontré,
+l’hiver dernier, sortant de chez elle, la mère
+Moineau, vous l’auriez prise pour une personne
+« qui a le moyen » : deux bandeaux
+bien lissés, soufflés par des crêpés, des yeux
+noirs, pas commodes, et celui de droite un peu
+recouvert par la paupière, des pommettes bien
+rondes, la poitrine aussi, la taille courte, une
+robe noire sans une tache, une broche de jais
+au col, et des mitaines aux mains. Elle allait
+au marché, avec son filet. Il lui arrivait de
+revenir en rapportant son filet vide, quand les
+légumes étaient trop chers. Mais vous auriez
+dit, en la voyant, comme ses voisines :
+« Madame Moineau a un chagrin ». Si elle en
+avait un ! Son œil malade le racontait un peu
+plus que l’autre, mais ils pleuraient tous deux,
+lentement, des larmes bues par le vent de la
+rue. Madame Moineau n’aidait pas le vent
+avec son mouchoir. Que lui importait qu’on la
+vît pleurer ? Tout le monde ne saurait-il pas,
+bientôt, que Joséphine, son unique, l’avait quittée
+depuis trois jours, une fille qui n’avait
+jamais eu beaucoup de conduite et qui n’en
+avait plus du tout ? « Comment se fait-il qu’elle
+n’ait pas pu souffrir vingt ans de misère, quand
+moi j’en ai porté soixante ? »</p>
+
+<p>Elle ne trouvait pas la réponse. Madame Moineau
+n’avait pas changé de pensée un seul
+moment, lorsqu’elle heurta du coude, sans
+l’avoir voulu, à l’entrée du marché, une femme
+qui était là immobile, adossée au mur, sur le
+trottoir.</p>
+
+<p>— Pardon, madame !</p>
+
+<p>— Ça n’est rien, madame !</p>
+
+<p>— Tiens, vous pleurez, vous aussi ? Il faut
+croire que c’est le jour.</p>
+
+<p>La mère Moineau, qui ne se savait pas
+psychologue, mais qui l’était, jugea qu’elle
+coudoyait une vraie pauvresse et une vraie
+peine.</p>
+
+<p>— Le vôtre vous a lâché ? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>— Non, je ne l’ai plus.</p>
+
+<p>— C’est comme moi mon défunt Moineau.
+Que vous ont-ils donc fait ?</p>
+
+<p>— Ils m’ont mise à la porte parce que je ne
+payais point.</p>
+
+<p>— Ça m’est arrivé, à moi aussi.</p>
+
+<p>— Alors j’ai juste six sous devant moi, pour
+moi et pour le petit que vous voyez là.</p>
+
+<p>Un avorton de trois ou quatre ans, mou
+comme un paquet de nouilles, se traînait sur
+l’asphalte.</p>
+
+<p>— Il est mignon, dit la mère Moineau. Ça ne
+doit guère manger ?</p>
+
+<p>— Des pommes, ma chère dame, c’est ce
+qu’il aime le mieux, mais elles sont hors de
+prix.</p>
+
+<p>— Je vous crois ! Vous n’êtes pas la mère ?</p>
+
+<p>— Non, elle est morte.</p>
+
+<p>La mère Moineau vit que la maigre mâchoire
+de la femme s’était allongée, et qu’au-dessus du
+creux des joues, les paupières battaient.</p>
+
+<p>— Si vous n’aviez besoin que d’un lit, dit-elle,
+j’ai le mien. Jusqu’à ces jours-ci, je couchais à
+deux, avec ma fille, qui ne reviendra pas. Il est
+large ; vous n’êtes guère épaisse. Mais c’est le
+petit ?</p>
+
+<p>Les paupières cessèrent de battre. Dans la
+tête endolorie, vide d’espérance, le jour se
+levait. La taille se plia, la main droite saisit
+l’enfant et l’enleva, pour le montrer.</p>
+
+<p>— C’est gros à peine comme un chat. Une
+caisse suffirait.</p>
+
+<p>— J’en trouverai une, et de la laine pour faire
+un matelas. Car, pour des couvertures, Dieu
+merci, je n’en manque pas. Avez-vous du travail ?</p>
+
+<p>— Plus de travail que de payement, ma chère
+dame. J’aide à la vente, chez une marchande
+de légumes. Mais, comme je suis vieille, on ne
+me donne que cinq francs par semaine.</p>
+
+<p>— Cinq francs, ça nous aidera tout de même.
+Attendez-moi.</p>
+
+<p>La mère Moineau monta, plus lestement que
+d’habitude, la marche de la halle. Elle revint
+avec le filet presque plein. Et les deux femmes,
+tenant le petit entre elles, s’en allèrent vers la
+rue de Bellechasse. La mère Moineau expliquait
+qu’elle habitait au second, sur la cour ;
+qu’elle n’avait qu’une chambre, mais bien
+propre par exemple, un grand lit en fer, trois
+chaises, une table, un poêle pour la cuisine et
+une commode : tout ce qu’il fallait. Quand elle
+fut rendue devant le numéro de la maison, à
+l’entrée du passage :</p>
+
+<p>— J’ai oublié de vous demander une chose :
+comment vous appelez-vous ?</p>
+
+<p>— Madame Marais ; madame veuve Marais.</p>
+
+<p>Depuis un an ou à peu près, madame Moineau
+et madame veuve Marais vivaient ensemble,
+n’ayant qu’une chambre, qu’une table,
+qu’un poêle et qu’un lit. Les voisines avaient
+pris l’habitude de les traiter comme des sœurs,
+associées de misère, et qui élevaient l’enfant, ce
+chétif qui avait de la chance, en somme,
+d’avoir deux grand’mères. Elles ne voyaient
+pas beaucoup madame Marais, employée depuis
+la première heure jusqu’au soir chez la marchande
+d’herbes et de légumes, mais elles continuaient
+de rencontrer, sur le palier, dans l’escalier,
+dans les rues du quartier, la mère Moineau,
+et même de recevoir la visite de la vieille
+femme. Car celle-ci, trop impotente pour travailler,
+était de force encore à monter des étages.
+On la demandait, on l’envoyait chercher,
+elle avait une clientèle, surtout parmi les jeunes
+mères, qui la savaient expérimentée, complaisante,
+et bavarde juste assez pour que le temps
+ne parût ni long ni court en sa compagnie. Elle
+faisait chauffer le lait pour le biberon, emmaillotait,
+démaillotait, berçait le nourrisson, donnait
+à la mère des tisanes rares et souveraines,
+tricotait près de l’accouchée, racontait les
+histoires de toutes les loges de la rue de Bellechasse
+et de la rue Saint-Dominique, en inventait
+quand elle avait vidé son sac, ou bien, près
+des malades sérieusement malades, elle se taisait,
+dévouée alors, compatissante, capable de
+se tenir immobile et silencieuse dans le coin de
+la chambre, comme la flamme d’une veilleuse
+qui regarde l’endormie.</p>
+
+<p>Un jour du mois dernier, sa plus proche voisine
+vint lui dire :</p>
+
+<p>— La petite femme Grésil, de la rue Vaneau,
+voudrait vous voir ; elle est bien malade. C’est
+la poitrine, toujours !</p>
+
+<p>La petite femme Grésil ! Qui n’a pas visité
+une salle d’hôpital parisien, qui ne s’est pas
+arrêté devant un lit blanc, où repose, la tête
+soulevée par l’oreiller, très pâle, très fine,
+confiante encore dans la vie et pourtant condamnée,
+une employée de la couture ou de la
+mode, celui-là ne peut imaginer combien était
+émouvante et même délicieuse à voir la petite
+femme de l’ouvrier plombier. Elle n’avait
+pas été transportée à l’hôpital ; elle était restée
+dans cette chambre du quatrième, un peu en
+désordre maintenant, mais encore pimpante, à
+cause des meubles neufs et des rideaux à fleurs.
+Elle avait des yeux bruns, des yeux que la
+maladie avait agrandis, tout pleins d’esprit, de
+jeunesse et de câlinerie. On lui eût rendu service,
+rien que pour les voir se fermer à demi,
+sourire et dire : « Merci, la mère Moineau ! »
+Quand la mère Moineau arriva, ils pleuraient.
+Elle gronda, elle plaisanta, elle demeura longtemps,
+et ne réussit point. Ce fut elle-même
+qui perdit sa joie.</p>
+
+<p>— Ma petite Grésil, dit-elle, puisque vous
+êtes triste, et que vous vous croyez très malade,
+si j’étais que vous, je recevrais le bon
+Dieu.</p>
+
+<p>La tête pâle, sur l’oreiller, remua faiblement
+pour dire non.</p>
+
+<p>— Je ne demanderais pas mieux, mère Moineau,
+mais ici, dans cette maison, c’est impossible.
+Il y a de si mauvaises gens ! Vous n’imaginez
+pas ! Voilà six mois, il est venu un curé,
+pour une malade comme moi, et ils l’ont tellement
+injurié, ceux d’en bas, et même frappé,
+qu’il a été obligé de se retirer. On n’est guère
+libre, vous savez.</p>
+
+<p>— Votre mari voudrait-il ?</p>
+
+<p>— Bien sûr, le pauvre !</p>
+
+<p>La mère Moineau resta songeuse un moment.</p>
+
+<p>— Alors, il y aurait peut-être un moyen.
+Vous diriez que vous allez vous faire soigner
+dans une maison de santé. Je viendrais vous
+chercher en voiture, — je ne sais pas qui payerait,
+mais je trouverai, — et vous prendriez ma
+place, dans mon lit, pour trois ou quatre jours.
+Madame Marais n’est pas épaisse ; elle est tranquille ;
+elle ne dort pas plus de six heures par
+nuit. Moi, je dormirai sur une chaise. Ma petite
+Grésil, il faut accepter !</p>
+
+<p>Il en fut ainsi. La bouchère paya le fiacre.
+Madame Marais fit le ménage « à fond », et mit
+dans le lit la meilleure paire de draps. Deux
+locataires, des jeunes, des inconnues pour elle,
+aidèrent madame Grésil à monter l’escalier. Elle
+se reposa deux jours. Le troisième, au matin,
+quand le vicaire vint, il trouva plusieurs
+femmes à genoux, et une grosse vieille debout,
+qui soutenait la tête de la malade. A côté du
+lit, sur la table, il y avait un tout petit crucifix
+de plâtre, et une touffe de chrysanthèmes,
+qu’avait envoyée la marchande de légumes.</p>
+
+<p>— C’est votre fille ? demanda-t-il à la mère
+Moineau.</p>
+
+<p>— A peu près, répondit-elle.</p>
+
+<p>Et c’était vrai, et pour la petite Grésil, et
+pour la mère Marais, et pour l’enfant qui dormait
+dans la caisse pleine de laine, et pour
+d’autres sans doute.</p>
+
+<p>Quelle histoire on ferait avec la charité des
+pauvres !</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c23">XXIII<br>
+<span class="xsmall">LE BOURG ABANDONNÉ</span></h2>
+
+
+<p>Tout à la fin de septembre, une invitation
+inattendue m’amenait pour quelques jours dans
+un coin perdu de la côte bretonne. Mon amie
+de pension, Jeanne, qui est veuve et qui a deux
+grandes filles, m’écrivait : « Je suis malade, tu
+les promèneras. Je suis triste, tu me guériras. »
+J’ai pris le train, j’ai voyagé longtemps, et je
+suis arrivée à une station que la lettre de
+Jeanne m’avait désignée : mais j’étais loin
+encore de la maison de mon amie.</p>
+
+<p>L’adjectif « perdu » est bien celui qui convient
+au village où j’étais appelée, perdu entre les
+vagues de la mer et celles de la terre bretonne,
+loin des chemins de fer, loin de toute ville
+même de médiocre importance, ignoré des
+baigneurs, deviné seulement par les chauffeurs
+qui font le tour de la Bretagne, et qui peuvent,
+un instant, du haut d’une colline distante de
+deux kilomètres, apercevoir deux plages séparées
+par un cap, et là, au commencement de
+l’éperon noir, après de maigres champs d’avoine
+et de sarrasin, avant une lande en pointe, un
+groupe de maisons blanches évidemment « sans
+intérêt ». Jeanne m’en avait fait la description.</p>
+
+<p>Dans la cour de la petite gare, une carriole
+m’attendait. Le conducteur était un irrégulier
+de la profession, un fermier qui, ayant de bons
+chevaux et le goût de l’auberge et du cidre
+doux, consentait moyennant finances, et quand
+la récolte ne s’y refusait pas, à faire la longue
+trotte avec les haltes qui l’allongent. Il plaça
+mon bagage à l’arrière, me fit asseoir près de
+lui, sur la banquette, et, sans me demander
+mon avis, me jugeant comme lui-même hospitalière,
+offrit de monter, tour à tour, à quatre
+ou cinq amis rencontrés sur la route, et qui
+nous tinrent compagnie chacun pendant une
+demi-heure. Nous les prenions à l’entrée
+d’un sentier ; nous les déposions plus loin, à
+l’entrée d’un chemin vert. Les côtes succédaient
+aux descentes, sans que la jument
+ralentît son allure. Elle avait deux bourrelets
+d’écume à chaque endroit de son poil gris où
+tombait et se levait en mesure une courroie du
+harnais. L’homme, ivre et sommeillant dans la
+gloire comme un pommier en mai, laissait
+aller, les yeux songeurs dans le vent frais. Il
+souriait vaguement au danger des raidillons et
+des tournants, aux brusques rencontres de
+charrettes ou de carrioles que nous manquions
+d’accrocher à chaque fois. On eût dit qu’il avait
+reçu, pour un jour ou pour tous les jours,
+quelque promesse d’en haut de ne point verser.
+Il devait se croire sur la mer sans obstacle. Je
+lui demandais :</p>
+
+<p>— Combien de kilomètres encore ?</p>
+
+<p>— Trois ou quatre lieues de pays, à peu
+près.</p>
+
+<p>Les lieues de pays, multipliées par l’à peu
+près, défilèrent pendant tout l’après-midi :
+champs étroits, toujours penchés, toujours
+bordés d’ormes émondés ; ravins aigus au fond
+desquels l’eau se devine seulement à l’épaisseur
+des herbes ; solitudes cultivées ; futaies sur
+les collines et futaies sans château, avenues
+seigneuriales d’un seigneur disparu ; tertres de
+fougères et de bruyères, où quelqu’un, qui ne
+vient plus, a dû s’asseoir pour regarder l’ombre
+bleue des vallées et le croissant fin qui monte,
+salué par les grillons. Le fermier qui me
+conduisait était un silencieux, mais plus encore
+un craintif. A quelques réponses fuyantes et
+brèves, que j’obtins de lui, je compris qu’il
+était un assez bon homme, mais qui craignait
+de laisser voir le fond religieux de sa race. Il
+avait peur d’être trahi, peur de vexations qu’il
+m’était impossible de préciser. Là comme dans
+les villes, je rencontrais la peur. Une femme
+eût été moins en garde et plus brave.</p>
+
+<p>Comme j’étais entrée, avec mon guide, dans
+la salle basse d’une auberge bien tenue, propre,
+je remarquai, à droite de la cheminée, une
+niche de bois accrochée au mur, ornée à l’intérieur
+de papier doré, de vases en plomb, de
+coquillages, au milieu desquels trônait une statuette
+de la Vierge. Deux hommes qui conduisaient
+chacun deux chevaux admirables, attelés
+à une charrette pleine de goëmon frais, s’arrêtèrent
+devant la porte, et s’avancèrent, en
+portant la main à leur chapeau de feutre d’ancienne
+mode. C’étaient deux fermiers riches de
+la contrée, le père et le fils, et rarement j’ai vu
+des visages de paysans d’une finesse, d’une
+distinction de traits égale à celle de ces deux
+Bretons blonds. Ils demandèrent un verre de
+rhum, — de quelle Jamaïque, hélas ! — burent
+debout, d’un trait, et reprirent la route de la
+ferme.</p>
+
+<p>J’arrivai avant la nuit, à l’heure où la clarté
+de la mer survit encore à celle des feuilles et
+des pierres. Jeanne ne m’avait pas trompée ;
+j’avais bien sous les yeux le paysage large et
+sauvage qu’elle m’avait annoncé : des rochers,
+des plages mouillées et nivelées à chaque marée,
+et dont pas une villa ne brise la belle courbe
+nue, des dunes couvertes d’herbes folles, des
+champs moissonnés et beaucoup de ciel au-dessus.
+Mon amie habite à un quart d’heure de la
+côte, sous les premiers arbres que le vent ne
+tord plus, une ancienne gentilhommière qui
+n’eut jamais d’hôte prodigue, assurément, et
+qui s’est passée de tourelles, de sculptures,
+et de parc.</p>
+
+<p>Nous sommes dans la campagne, sans fossé,
+sans haie, sans transition. Raison de plus pour
+l’étudier un peu. J’ai fait mon enquête. Et les
+hommes comme les choses m’ont dit leur
+abandon.</p>
+
+<p>Le « port » a été le chef-lieu de la commune,
+et ne l’est plus. Le vent de la côte qu’on a voulu
+fuir, une grande route dont on a voulu se rapprocher :
+voilà les raisons du délaissement.
+L’église neuve, la mairie, l’école, plusieurs
+cabarets, une épicerie, le bureau de tabac, le
+bureau de poste se sont groupés là-bas, sur la
+colline, à deux kilomètres dans les terres. Il
+ne reste ici que des maisons vieilles, les unes
+blanchies à la chaux, les autres grises comme
+de l’ajonc sec, où logent des pêcheurs de maquereau
+et de congres, des douaniers, des
+ouvriers tailleurs de pierres et deux ou trois
+fermiers riverains de la mer. La plupart des
+cultivateurs habitent des fermes isolées, disséminées
+dans les vallées, cachées derrière les
+haies. Paix profonde, n’est-ce pas, idylles
+champêtres, légendes bretonnes ? Hélas ! tout
+cela pourrait être, mais tout cela n’est
+pas. Tous ces pauvres sont, comme des
+riches, divisés en vainqueurs et vaincus. Dans
+ces campagnes si longtemps calmes et saines
+d’esprits, les pires mensonges font leur chemin,
+et personne ne peut plus réparer toutes les
+brèches. Un homme pouvait le faire autrefois,
+le curé, s’il était vraiment prêtre. Mais on l’a
+si bien désigné aux défiances et aux haines,
+que la moitié de sa paroisse n’a plus de guide
+et n’a plus d’exemple, en aucune chose,
+morale, sociale, française ; et de même quand
+il s’agit seulement d’éviter une faute d’hygiène
+ou de goût. L’ancienne église était bâtie sur la
+pente d’une lande, au-dessus de la falaise ;
+elle était en granit rouge, d’un beau style du
+treizième, forteresse par l’épaisseur des
+murailles, ornée de colonnes, percée de fenêtres
+d’une ligne pure. Un seul paroissien vigilant,
+un homme de goût habitant le pays : et
+cette beauté vénérable eût été conservée. Il ne
+reste plus de la nef que des pans de murs.
+Le chœur seul est intact. Il sert de chapelle
+de secours pour la population du port. Dans
+l’encadrement d’une ogive, quand on entre
+dans la sacristie, on aperçoit la mer, à quarante
+mètres au-dessous de soi, et les pointes
+d’écueils toujours cernées d’écume, et le grand
+ciel qui est si souvent, en Bretagne, le soir,
+d’un mauve léger, comme les bruyères fanées.</p>
+
+<p>Une femme m’a dit : « Il y a bien une veuve
+parmi nous, qui soigne les malades, et veille
+les mères en couches, et fait ce qu’elle peut
+pour que le monde n’ait pas trop faim et pas
+trop froid dans les hivers. On l’aime tous,
+excepté ceux qui la « regrettent » parce qu’elle
+est dévotieuse. C’est une vraie bonne sœur en
+plein vent. Son défunt était pilote, loin d’ici.
+Elle a de quoi vivre, mais elle n’a guère de
+quoi donner ; et moi je sais que ça la prive. »</p>
+
+<p>J’ai entendu un autre mot, un de ceux qui
+m’émeuvent parce qu’ils sont le résumé tout
+simple d’une âme rarement parlante. Il a été
+dit par hasard, devant moi. Je montais à travers
+les mielles, à la brune, et je rentrais au logis
+de mon amie. Au carrefour, à la limite des
+champs, une charrette coupait la route devant
+moi. L’homme qui marchait à la tête des
+chevaux, un beau jeune fermier, celui que
+j’avais vu entrer à l’auberge avec son père le
+jour de mon arrivée, leva la main, saisit la
+guide et arrêta l’attelage. Ce n’était pas pour
+reposer ses bêtes. Il avait aperçu devant lui,
+l’unique « baigneur » venu en ce pays désert,
+un avocat de l’Est, inconnu ici voilà quatre
+semaines, et que, cependant, les gens du bourg
+et de la campagne ont pris en affection ; il
+faisait pour lui ce qu’il n’eût peut-être pas fait
+pour son maître : il cherchait à causer avec lui,
+sans intérêt, par amitié. Que s’était-il passé ?
+Rien que d’ordinaire, en apparence. Cet étranger,
+comme tant d’autres, avait cherché à
+connaître les marins, les paysans, les enfants,
+les vieux, les pauvres. Au hasard des rencontres,
+il leur avait souhaité le bonjour et dit
+un mot ; mais, à la différence des autres passants,
+il avait laissé deviner en lui un cœur
+sans curiosité, sans vanité, un cœur ami et
+dévoué ; il avait aussi réuni une fois, une
+seule fois, dans une grange prêtée par Jeanne,
+les familles des fermiers voisins, et il s’était
+mis à raconter des histoires où revivait la
+Bretagne et d’où Dieu n’était pas absent. Les
+auditeurs de la semaine dernière arrêtaient à
+présent leur ami dans les chemins. Et c’est ce
+qu’avait fait le métayer, au carrefour des mielles.</p>
+
+<p>— Eh bien ! monsieur, vous partez donc
+demain ?</p>
+
+<p>— Mais oui.</p>
+
+<p>— Vous reviendrez chez nous, n’est-ce pas,
+une autre année ?</p>
+
+<p>— Peut-être.</p>
+
+<p>Et le beau gars breton, serrant la main de
+l’étranger qui partait, répondit gravement :</p>
+
+<p>— Faudra tâcher. Car il n’y a qu’un mois
+que vous êtes chez nous, monsieur, et c’est
+pourtant comme si vous étiez né dans le pays !</p>
+
+<p>L’attelage continua sa route. Je pris le sentier.
+Mais je ne pouvais distraire mon esprit
+des mots de ce paysan, philosophe sans le
+savoir, et qui venait d’exprimer la plainte
+d’une société rurale incomplète et souffrante.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c24">XXIV<br>
+<span class="xsmall">LA VILLE AU ROUET</span></h2>
+
+
+<p>Il y avait bien des Villes au Rouet, dans la
+France que nos mères ont connue, bien des
+fermes et des logis où s’était conservée l’habitude
+de filer le fil dont serait faite la toile des
+draps et des chemises. Celle dont je veux parler,
+et qui porte le nom du métier que toutes les
+mains de femme, les mains rudes et les mains
+blanches, savaient faire chanter, est située dans
+une contrée sauvage et voisine de la mer. Je dis
+sauvage, parce qu’il y a peu de routes à travers
+les champs, des ajoncs sur les talus, des mots
+de patois sur les lèvres des paysans, et, dans le
+cœur de tous les habitants, qu’ils soient nobles,
+bourgeois, artisans ou laboureurs, une secrète
+défiance contre ce qui vient par terre de l’étranger,
+marchandise ou marchand, idée même :
+car ce qui vient par mer est généralement
+bien accueilli. La maison, bâtie en moellon,
+coiffée de forte ardoise qu’a rouillée le sel de
+la brume, est flanquée à l’ouest d’un jardin,
+à l’est d’une prairie, qui mettent de l’air autour
+d’elle, et de la lumière, et un parfum de fleurs
+ou d’herbe. En avant du jardin, une petite futaie
+de chêne laisse passer l’avenue mal empierrée.
+Et le parc, c’est toute la campagne environnante,
+les cultures divisées par des talus plantés
+d’arbres, les minces vallons tournants, qui
+guident vers la côte des ruisseaux invisibles,
+les chemins verts innombrables, déserts sauf
+au temps des semailles et de la moisson, et qui
+ont, en leur milieu, un sillon de poussière fine
+où la patte d’un moineau, le pied d’un écureuil
+ou d’un lièvre creuse une empreinte durable.
+Mais rien n’égale en beauté, à bien des lieues
+à la ronde, la hêtrée de la Ville au Rouet.</p>
+
+<p>Si vous passez par là, vous la reconnaîtrez à
+ce que j’en vais dire. Un chemin part de la futaie
+de chênes et descend en demi-cercle à la
+mer. D’abord de pente douce et à peine encaissé,
+il devient bientôt rapide, s’enfonce dans
+une tranchée dont les parois ont dix mètres,
+puis vingt mètres de hauteur ; il est obstrué par
+des quartiers de roche que roulent les torrents
+d’hiver ; il tourne et, tout à coup, il s’ouvre un
+peu, pour recevoir la lumière de l’eau vive. Un
+arpent de prairie et de sable le sépare de la
+baie. On peut aborder là. Il y a une roche avec
+un poteau pour amarrer les barques. La merveille,
+c’est que le ravin est une avenue couverte,
+c’est que, des deux talus rapprochés, des
+hêtres s’élancent et croisent leurs branches au-dessus
+du sentier. La mousse, tout le long des
+pentes, est soulevée et modelée par leurs racines ;
+ils ont des troncs courts, vite épanouis
+en rameaux, des troncs qui « font la main », et
+qui sont d’un gris rose à l’automne et marbrés
+de bleu quand la sève est nouvelle. A peine si
+on devine du dehors ce berceau de hautes ramures.
+Toute leur ombre, toute la charpente de
+leur corps, tout leur bruit, tout le parfum de
+leurs faînes et de leurs feuilles tombées appartiennent
+au sentier. Le sentier appartient à la
+Ville au Rouet.</p>
+
+<p>La femme qui habitait la maison, — il y a peu
+d’années encore, — n’avait pas, depuis longtemps,
+quitté la paroisse où elle était venue
+après son mariage, où elle avait vécu heureuse
+et entourée, où elle vivait seule, à présent,
+veuve et n’ayant plus qu’un fils qui passait, chaque
+année, le mois d’août à la Ville au Rouet. Il
+arrivait de Paris, par un train qui s’arrêtait à
+l’entrée d’un petit port, de l’autre côté de la
+baie, et il prenait un canot pour traverser le
+bras de mer. Madame Guéméné l’attendait sur la
+plage, à l’ombre du dernier hêtre. Ensemble, ils
+remontaient le chemin couvert et tournant, le
+chemin merveilleux, qui leur était cher comme
+la reliure d’un livre où vivait leur pensée. Ils
+s’arrêtaient pour se redire la joie du retour :
+« Tu as bonne mine ! — C’est la joie ! — Et l’air
+d’un homme ! Tout à fait ! Monsieur le financier,
+avec votre belle barbe blonde, on vous prendrait,
+en pays d’Orient, pour un seigneur ! Regarde-moi,
+sais-tu que tu as encore grandi ?
+Je m’étonne toujours d’avoir un si grand fils. — Et
+moi une mère qui n’a pas vieilli. Vous
+n’avez pas un cheveu blanc. »</p>
+
+<p>Cette chétive madame Guéméné, fine de visage,
+toute voisine de la cinquantaine, avait gardé de
+sa jeunesse, de son enfance même, un sourire
+agile et de tous les traits à la fois, et que l’âge
+avait achevé, en lui donnant un sens mélancolique.
+Son fils débarquait, l’esprit tout plein du
+mouvement de Paris. Il parlait des affaires industrielles,
+variées comme l’invention humaine,
+qu’il avait étudiées et qui le passionnaient, des
+théâtres, des expositions, des concerts, et du
+train du monde, c’est-à-dire du cercle assez
+court où chacun vit. Elle écoutait ; elle était intéressée,
+amusée souvent : elle n’enviait pas.
+Et il s’étonnait.</p>
+
+<p>— C’est un mystère pour moi, disait-il. Comment
+pouvez-vous habiter seule, toute l’année,
+à la Ville au Rouet ? L’été, passe encore : vous
+recevez quelques visites de voisins de campagne,
+ou de baigneurs installés dans les villas de la
+côte ; vous avez la visite prolongée de votre
+fils. Mais l’hiver ? Mais le printemps ? Mais
+l’automne ? Avouez que les conversations avec
+vos fermiers, vos blanchisseuses et votre jardinier
+ne sont pas folâtres…</p>
+
+<p>— Folâtres, non ; mais je n’ai plus l’âge, mon
+ami… Elles sont plus nourries que tu ne penses.
+Et puis tu oublies que j’ai un autre interlocuteur.</p>
+
+<p>— Lequel ?</p>
+
+<p>— Moi-même, et qu’on ne cause bien avec soi
+que dans le désert.</p>
+
+<p>— De qui parlez-vous, avec vous-même ?</p>
+
+<p>— De toi surtout.</p>
+
+<p>— Vous ne me connaissez presque plus !</p>
+
+<p>— Assez pour imaginer, prévoir et m’inquiéter :
+tu vois bien que c’est vivre, cela !</p>
+
+<p>Les grands hêtres verts les écoutaient rire.</p>
+
+<p>Depuis quelque temps, M. Guéméné sentait
+grandir son admiration pour sa mère. Il était
+arrivé à cette conclusion, qu’il prenait pour
+une découverte, que sa mère devait être une
+femme d’intelligence supérieure, et que c’était
+dommage qu’elle vécût si retirée. Comment ne
+s’en était-il pas avisé plus tôt ? « Comme nous
+sommes pauvres de jugement, pensait-il, nous
+qui aimons seulement nos mères, et qui ne
+comprenons leur mérite qu’à l’heure où leur
+vie est déjà près de finir ! » Il le dit, et sa mère
+eut assez d’esprit pour rire encore.</p>
+
+<p>— En toute vérité, je crois que tu te trompes,
+mon ami, dit-elle. Les femmes devinent, plus
+et mieux que les hommes. Elles ont une tendresse
+intelligente, qui ne dépend point de leur
+condition, qui s’attache d’abord aux enfants, et
+de là s’étend plus ou moins sur le monde. Avoir
+eu souvent peur pour les autres, pour les âmes,
+les corps et les biens, c’est posséder une grosse
+expérience, et presque un passe-partout. Pour
+aller très droit dans la vie, il n’y a pas besoin
+d’avoir une intelligence supérieure, — heureusement, — il
+faut mettre à profit cette modeste
+clarté que la poussière des routes battues projette
+sur les fossés. Il faut autre chose encore :
+ce que j’appelle la bonne volonté.</p>
+
+<p>— Plus rare, celle-ci !</p>
+
+<p>— Infiniment. Se décider en bonne foi ;
+sacrifier ce qui est cher à ce qui est clair ; oublier
+ce qu’on a souhaité, pour vouloir autre chose :
+voilà le difficile, et ce qui fait les abîmes entre
+les hommes…</p>
+
+<p>Celui à qui sa mère parlait de la sorte était
+sans doute encore trop jeune. Il ne répondit
+pas, mais il pensa : « Ce sont des mots, personne
+ne peut vouloir contre soi-même, ni toujours,
+ni même souvent. »</p>
+
+<p>Et une année s’écoula. L’année suivante, les
+hêtres du chemin qui tourne virent passer trois
+promeneurs au lieu de deux. M. Guéméné avait
+amené sa jeune femme à la Ville au Rouet : il
+lui avait recommandé : « Ma mère a bien changé,
+depuis six mois ; elle s’affaiblit ; il importe de la
+ménager : si elle vous demande de venir habiter
+avec elle, évidemment nous n’en ferons rien,
+mais laissez-lui un peu d’illusion. » Le jour du
+départ, la mère descendit avec ses deux enfants
+jusqu’à la plage où le canot était amarré. Ce
+fut elle qui détacha la corde, et qui dit :</p>
+
+<p>— A l’an prochain ! J’espère que nous serons
+quatre ?</p>
+
+<p>Beaucoup de temps passa encore. Madame
+Guéméné était devenue vieille, si vieille que,
+pour attendre son fils, elle dut s’arrêter tout au
+commencement de la pente couverte de hêtres.
+Ce n’était pas le retour joyeux, espéré, préparé,
+pendant onze mois de solitude. Les arbres, au
+vent froid qui montait de la mer, agitaient plus
+de bourgeons que de feuilles. M. Guéméné arrivait
+ruiné et affolé. Il embrassa en pleurant cette
+créature diminuée par l’âge, et dont le visage
+disparaissait sous l’amas des châles de tricot.
+Elle ne lui reprocha rien ; elle eut cette charité
+merveilleuse de sembler croire tout ce qu’il
+disait, et cette autre d’écouter jusqu’au bout un
+homme que le chagrin faisait déraisonner.
+« Mon parti est pris, disait-il, et il vous plaira :
+je reviens à la Ville au Rouet ; je ne suis plus
+rien, je ne travaille plus et je n’aurais jamais
+dû travailler puisque j’ai été vaincu ; nous
+vivrons ensemble ; je vous demande asile. »
+Madame Guéméné, quand il eut fini de dire de
+grands mots inutiles, leva sa main qu’un peu
+de fièvre agitait, comme aux jours où elle signait
+un bail. « Non, dit-elle ; la gestion de mes terres
+sera désormais facile ; tu vaux mieux que cela ;
+je viens de vendre deux fermes, l’une qui payera
+tes dettes, et l’autre qui te permettra de recommencer
+ta vie. »</p>
+
+<p>L’homme qui m’a raconté ces choses, un soir
+d’été, sur les falaises de la baie, me montrait de
+loin le ravin où remuaient en grandes houles
+les cimes déjà jaunes des hêtres. Et il ajoutait :</p>
+
+<p>— J’ai osé parler, quelquefois, de ma force,
+de mon esprit de décision, de mon dévouement
+aux miens : mais, devant ces arbres-là, ce sont
+des mots que je ne dis plus jamais.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c25">XXV<br>
+<span class="xsmall">LES YEUX</span></h2>
+
+
+<p>Il y en a qui disent tout ; il y en a qui ne
+disent rien ; la plupart ne disent qu’une ou deux
+choses, toujours les mêmes.</p>
+
+<p>Depuis le temps que la littérature les célèbre,
+en prose et en vers, nos yeux de femmes sont
+un sujet qu’elle n’a point épuisé. Elle y cherche
+l’amour et rarement la pensée. Nous sommes
+durement traitées par tant de poètes qui n’écrivent
+pas pour nous déplaire. Ils aiment seulement
+en nous l’amour que nous avons pour
+eux, ou que nous pourrions avoir, et ils nous
+réduisent à un seul rôle, et nous renferment
+dans un seul âge. Quelques-uns ont été d’un
+réalisme aigu, les plus grands. N’est-ce pas
+Homère qui a parlé de déesses et de mortelles
+« aux yeux de génisse » ? Il voulait exprimer
+la longueur de ces yeux, et leur placidité, et
+leur velours épais, où vit l’unique reflet des
+herbes et du sol. Il avait des images de pasteur.
+Et j’avoue que celle-là, toute déplaisante qu’elle
+soit, m’est souvent revenue à l’esprit. En
+omnibus, en chemin de fer, dans la rue, dans
+un salon, le regard d’une voisine ou d’une passante
+m’a fait songer : « C’est cela même !
+O vieillard qui savais combien un mot d’éloge
+peut porter et cacher de vérités cruelles ! Elles
+souriaient les jeunes Grecques, flattées de ce
+qu’un si grand poète admirât leurs grands yeux.
+Il avait mis en vers les propos de leurs amants.
+Le reste importait peu ! » Les modernes ont
+inventé ou répété cent formules, où ils semblent
+plus épris de la couleur que de la forme des
+yeux ; j’ai lu, dans les romans et les recueils de
+poésies, l’irrésistible attrait des yeux couleur
+de violette, ou noirs comme la nuit, ou jaspés,
+ou bleus, ou gris de lin. Mais ce sont presque
+toujours des yeux qui aiment. Et il me semble
+à moi, que j’ai rencontré dans la vie, plus souvent
+que ces écrivains, des yeux qui pensent.</p>
+
+<p>Quelle souveraineté ! La beauté pensante !
+Elle attire et elle intimide ; elle veut bien se
+faire toute voisine, elle nous parle, elle nous
+sourit, mais elle a gardé dans ses yeux l’immensité
+inconnue d’où elle vient, où elle a passé
+toute seule, où elle retournera, où l’emporteront
+ses ailes qu’elle a repliées pour une heure
+et par pitié pour nous.</p>
+
+<p>Plusieurs religieuses m’ont donné cette émotion
+délicieuse et cruelle, l’une surtout que je
+connais bien. Elle est belle et elle ne le sait pas.
+Elle n’a pas de miroir quand elle attache sa
+guimpe et qu’elle épingle son voile. Ses compagnes,
+si elle était laide, l’accueilleraient du
+même air de contentement fraternel. Quand elle
+entre, et qu’elle me regarde tout droit, et qu’elle
+dit : « Bonjour », c’est la lumière qui entre
+avec elle. Quand elle dit : « Que je suis heureuse
+de vous voir ! Donnez-moi des nouvelles
+de tous ceux que j’aime ? J’ai tant pensé à eux !
+Où est celui-ci ? Que fait-il ? Et celle-là ? Et celle-là
+encore ? » Je sens passer sur moi comme une
+grande vague vivante et accourue du large,
+toutes les pensées de cette âme, toute sa tendresse,
+tous ses souvenirs, et quelque chose
+d’inconnu, de fort et de joyeux, devant quoi je
+me mettrais à genoux ; mais elle ne le voudrait
+pas.</p>
+
+<p>Je me souviens aussi d’une femme que je ne
+verrai jamais et qui cependant m’a parlé, qui
+m’a regardée, qui a laissé dans mon cœur l’image
+de ses yeux clairs. Le souvenir est récent
+encore. Je voyageais en Angleterre, et je m’arrêtai
+pour un jour dans une ville universitaire.
+J’avais pour hôte un des directeurs de ce collège
+célèbre, où la jeunesse est si bien encadrée
+par les murs sculptés et verdis, les cloîtres,
+le parc au bord du fleuve, les ormes vénérables,
+tout le passé énergique et poétique. Nous
+avions visité la bibliothèque, pleine de trésors
+qui sont aimés, — tant d’autres, ailleurs, ne le
+sont pas, — l’église où les stalles des abbés et
+des chanoines de jadis sont pieusement occupées
+par les maîtres d’aujourd’hui, et nous étions
+remontés dans les appartements privés du
+vice-recteur, en attendant le déjeuner, qui
+devait avoir lieu à deux heures et demie. J’examinais
+une série de portraits des plus illustres
+élèves du collège, photographies, gravures,
+pendues aux murs du palier. Il y avait aussi
+des reproductions de tableaux anglais ou italiens,
+choisies, en petit nombre, éclairées par la
+lumière des baies larges. Et, tout à coup, je
+m’écriai :</p>
+
+<p>— Oh ! voilà une merveille !</p>
+
+<p>Le vieux maître anglais, tout blanc, très
+mince, très grave, ne me répondit pas, mais je
+vis qu’il s’attendrissait.</p>
+
+<p>— Qui est cette femme admirable ? Est-ce
+une peinture de primitif ? Qui l’a peinte ? Il n’y
+a pas de date dans son visage. Elle est l’immortelle.</p>
+
+<p>— Elle vit, me dit-il.</p>
+
+<p>C’était une photographie, demi-grandeur. La
+tête, droite et vue de face, rappelait par ses
+lignes ces sculptures antiques qui expriment
+puissamment le repos, l’équilibre, une sorte
+d’harmonie plus qu’humaine. Aucune grâce
+mièvre, aucun ornement : des joues pleines,
+des lèvres sérieuses, une chevelure abondante
+et légère, blonde assurément, relevée autour
+du front. Tout le prodige était dans les yeux.
+Ils étaient clairs et profonds, ardents et comme
+délivrés du souci d’être beaux. Par quel hasard,
+avec leur image, avaient-ils donné leur magnificence,
+leur secret, leur pensée même qui
+s’était imprimée sur cette feuille de papier ? Je
+ne sais. Je conversais avec eux comme avec des
+yeux vivants. J’y devinais une intelligence
+jeune et hardie, pleine d’idées qui ne sont point
+dans les livres, mais que l’esprit trouve dans
+ses voyages, au large du monde, et qui le suivent
+d’elles-mêmes, sans l’alourdir, comme du soleil
+au bord des voiles. A quel pays appartenait
+cette femme étrange ? A quelle petite catégorie
+de nos sociétés humaines ? Riche ou pauvre ?
+Lettrée, ignorante, inconnue ou illustre ? Rien
+ne l’indiquait. La robe, un peu échancrée, et
+qui laissait voir l’attache du cou, avait l’air
+d’être faite d’une étoffe sombre et commune.</p>
+
+<p>Déjà, plusieurs fois, mon hôte m’avait fait
+signe, mais je ne l’avais pas vu. Des ombres
+avaient passé derrière nous, et je n’avais pas
+compris. Il jouissait silencieusement de mon
+admiration. Enfin, il dit :</p>
+
+<p>— C’est le portrait de la femme d’un poète
+écossais, poète elle-même. Elle est de nos amis
+très chers, malgré la différence des âges. La
+photographie qui vous a arrêtée au passage, et
+qui est un chef-d’œuvre, a été faite par une ancienne
+domestique de chez nous. Oui, une
+domestique, qui était sans le savoir une artiste
+géniale.</p>
+
+<p>— Le chef-d’œuvre, monsieur, c’est surtout
+le modèle.</p>
+
+<p>Le vieil humaniste se tourna vers moi. Une
+joie vive, celle d’un souvenir préféré, faisait
+battre les cils blancs de ses paupières. Il répondit,
+avec une lenteur passionnée :</p>
+
+<p>— Vous dites bien. Quand elle nous fit l’honneur
+de venir ici, voilà trois ans déjà, j’étais au
+fond de mon jardin. On m’appela. Je l’aperçus
+debout, dans le matin, sur la plus haute marche
+du perron. Le vent jouait avec ses cheveux
+dorés. Elle me regardait approcher, elle me
+regardait avec ces yeux dont vous n’avez ici que
+la fumée et la nuit. Je n’ai jamais rien vu qui
+fût plus pareil à un rêve.</p>
+
+<p>Il s’inclina.</p>
+
+<p>— Mademoiselle, ajouta-t-il, voilà dix minutes
+que mes invités et ma famille sont descendus
+dans la salle à manger. Nous les rejoindrons
+s’il vous plaît. Et il m’en coûtera comme
+à vous.</p>
+
+<p>Les yeux qui pensent, les yeux de femme où
+passe un autre songe encore que celui de la
+tendresse, je les ai vus partout, et la campagne
+profonde ne les ignore pas. Des êtres de choix
+y vivent çà et là, dans les fermes, dans les
+bourgs. Celle-là avait une bien singulière puissance
+de regard, qui vivait dans un village de
+notre Beauce où l’esprit n’est pas toujours alerte,
+ni tourné vers le ciel ou le lointain de la terre.
+Elle s’appelait Fernande. Elle était, avec sa
+sœur Louise, la plus fine couturière du pays.
+Toutes les deux, occupées du matin au soir,
+et du 1<sup>er</sup> janvier au 31 décembre, ne chômant
+que les dimanches, elles travaillaient
+tantôt chez elles, tantôt chez d’autres, toujours
+pour d’autres. On disait : « Elles se ressemblent,
+à les croire jumelles, et toutes les
+deux elles ont oublié d’être bêtes ». C’est un
+oubli qu’on leur pardonnait peu. Elles s’en vengeaient
+en commérant beaucoup, assises côte
+à côte, pendant les heures longues où le jour
+augmentait et diminuait sur l’aiguille en mouvement.
+Leur élégance, leur belle taille, leurs
+yeux noirs dans des visages roses, étaient renommés
+également. Les vieilles mères, qui ne
+s’y connaissent plus, disaient : « Si j’étais obligée
+de choisir, je ne sais pas laquelle des deux
+je choisirais ». Mais si toutes les deux avaient
+l’esprit vif, Fernande seule avait ce cœur
+inquiet que la fatigue du jour ne suffit pas à
+endormir. Elle étudiait la physionomie des gens
+et des bêtes ; elle tirait une philosophie des
+histoires qu’on lui contait ; elle goûtait la beauté
+des soirs ; elle pensait au monde vaste qu’elle
+ignorait, et même à la mort, et cela lui faisait
+une âme plus grande que celle de Louise. Mais
+rien ne le révélait, et, pour tous leurs voisins,
+elles étaient « parfaitement jumelles ».</p>
+
+<p>Un soir que, par hasard, elles avaient travaillé,
+l’une chez elle, l’autre au dehors, Fernande,
+qui revenait d’une des fermes assises sur
+le dos de nos longues houles beauceronnes,
+trouva Louise toute changée, inquiète et capricieuse,
+et silencieuse contre la coutume.
+« Qu’as-tu, ce soir ? » Elle chercha ; elle
+découvrit assez vite que Louise n’était pas
+triste ; bientôt après elle devina le secret.
+Louise était aimée ! Louise avait reçu dans la
+journée la déclaration d’un amoureux. Louise
+se demandait si elle dirait oui, et le doute n’était
+guère possible. Pourquoi était-elle inquiète ?
+Bien tard, dans la nuit, comme elles causaient
+encore, et que Fernande pour la vingtième fois
+demandait : « Qu’as-tu ? » Louise se leva soudain,
+la regarda durement, et dit :</p>
+
+<p>— J’ai peur de tes yeux !</p>
+
+<p>Elle avait eu peur de la pensée. L’amoureux
+revint, et Louise eut soin de lui donner rendez-vous
+à l’autre bout du village, dans le jardin
+d’une amie. C’était un honnête homme, un peu
+lourd, qui n’avait pas l’humeur conquérante, et
+à qui suffisaient les yeux de Louise et les économies
+qu’elle avait amassées. Cependant, quoi
+qu’il fît, trois mois après qu’il eut commencé à
+« causer » avec Louise, huit jours seulement
+avant les noces, les deux jumelles se quittèrent.</p>
+
+<p>Fernande, en larmes, vint me voir. Elle partait.
+Elle allait chercher sa vie dans un autre
+village où elle avait une parente. Elle pleurait ;
+elle accusait sa sœur ; elle disait :</p>
+
+<p>— Regardez-moi, mademoiselle ! Est-ce que
+je suis une coquette ?</p>
+
+<p>— Oh ! non, Fernande.</p>
+
+<p>— Eh bien ! mademoiselle c’est à cause de
+mes yeux, pourtant, que je m’en vais ! Ma sœur
+est comme folle. Croyez-vous qu’elle m’a dit
+hier : « Je ne puis plus te souffrir. Quand tu
+lèves les yeux sur moi, je cherche s’il n’y est
+pas. »</p>
+
+<p>Je la regardai. Et je donnai tort, sans le dire,
+à celle qui s’en allait. Elle avait des yeux qui
+pensent ; l’autre n’avait que les yeux qui aiment.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c26">XXVI<br>
+<span class="xsmall">LES PETITES FRATERNITÉS</span></h2>
+
+
+<p>Quand un remède a été longtemps employé,
+quand il a été célébré et primé dans les Instituts,
+affiché sur les murs, exalté par la réclame
+des journaux, quand il a fait la fortune d’un droguiste
+et l’honnête profit d’entremetteurs nombreux,
+il arrive une heure où le remède disparaît
+presque subitement. Il est remplacé, comme
+un fonctionnaire qui a déplu. Il entre dans
+l’honorariat du codex. Les jeunes médecins
+rient lorsqu’on le nomme ; les vieux aussi, par
+oubli. Il a fini d’être. A-t-il servi ? C’est difficile
+à dire. La maladie est toujours là, et on essaye
+contre elle d’une illusion nouvelle, orgueilleuse,
+exclusive. Voilà le sort des remèdes. Mais j’ai
+remarqué que les pâtes molles et sucrées, les
+jujubes, les losanges lubrifiants, en un mot les
+douceurs thérapeutiques, échappent à cette
+règle de soudaineté. Elles traversent les siècles,
+allègrement, comme leurs sœurs les tisanes, les
+quatre fleurs, la camomille, la boisson chaude
+de pomme de reinette, la mauve et la guimauve,
+et la principale raison m’en paraît être
+qu’elles s’offrent à nous sans prétention. Aucune
+d’elles n’a jamais affirmé : « Je vous guérirai ».
+Elles promettent de calmer, et leur
+succès ne passe pas.</p>
+
+<p>Il en est de même des remèdes sociaux. Les
+petites fraternités, le salut d’un seul à un seul,
+l’homme qui sait dire bonjour, les yeux qui
+savent plaindre, les oreilles qui savent écouter,
+font plus que les systèmes, pour la paix du
+monde. Il y a un art de n’être pas odieux, qui
+est d’autant plus compliqué que la fonction sociale
+est plus haute, et la richesse plus évidente.
+Deux ouvriers se rencontrent : celui qui
+offre à l’autre un verre de vin est assuré d’avoir
+satisfait largement aux lois de la civilité. Mais
+M. le maire qui traverse le matin son village, et
+se rend à la mairie, quel diplomate s’il ne blesse
+personne ! « Père Untel, maître Untel, monsieur,
+mon ami », il doit d’abord choisir, du plus loin qu’il
+aperçoit un administré, l’appellation protocolaire.
+Qu’il ne se trompe pas ! Qu’il ne confonde
+pas ! Sa popularité peut souffrir d’une erreur
+de nuances. Elle mourrait s’il oubliait d’être :
+mansuet avec l’alcoolique impotent qui réclame
+à la société la juste retraite du buveur ; familier
+avec l’enfant du sexe masculin qui se rend
+à l’école ; suave, ému, partagé entre quatre
+tendresses, toutes administratives, s’il rencontre
+une mère suivie de trois petites filles ; digne
+avec l’instituteur, son supérieur secret ; digne
+encore avec le pompier, dont les demandes de
+crédit, pour la pompe inutile, fatiguent le
+budget communal ; confiant avec le cantonnier
+qui trahit son maire ; cordial et réservé
+avec le curé, puisque les temps ne sont pas
+venus d’être impunément clérical… Le pauvre
+homme, n’est-ce pas ! Encore le supposé-je
+de moyenne condition, paysan enrichi
+ou commerçant retraité. Mais, s’il habite un
+« château », — qu’il l’ait reçu en héritage ou gagné,
+peu importe, — ce n’est plus de l’habileté,
+de la rondeur, de la bonté qu’il lui faudra, pour
+être populaire, c’est du génie. Au moindre mot,
+l’histoire de France est invoquée contre lui,
+l’histoire frelatée, dont ils se servent comme
+d’une vieille pierre, pour aiguiser toutes les
+faux d’aujourd’hui. La jeunesse n’est pas une
+excuse, je vous assure, et ce n’est pas un petit
+crime d’être supposé riche. Car, bien souvent,
+la richesse que l’on envie n’existe que dans l’esprit
+des pauvres gens. Ils ont de la fortune une
+idée si étrange ! Dès qu’ils voient vivre à côté
+d’eux un homme qui ne travaille pas de ses
+mains, ils lui attribuent une sorte de richesse
+inépuisable, qui vient on ne sait d’où, et qu’accompagnent,
+hélas ! toutes sortes de mauvais
+penchants. Ils le jugent avare, méprisant, et
+« sans cœur ». La preuve contraire est longue
+à établir et toujours facile à briser.</p>
+
+<p>Nous avons, pour balayer les salles de notre
+dispensaire, à Paris, un vieux terrassier, cramoisi
+de visage et, je le crains, d’opinions, entré
+chez nous par mégarde, un jour qu’il était
+ivre et qu’il se disait sans travail. C’est un faune
+devenu respectueux sur le tard et inégalement.
+Sa barbe hirsute, ses yeux veinés, sa voix toujours
+grognante, lui donnent une petite autorité,
+très courte, parmi les jeunes mères du
+quartier, qui apportent leurs nourrissons à
+M. le docteur. Dès la seconde fois elles n’ont plus
+peur de lui. Mais, la première, on l’écoute, on
+fait moins de bruit, on prend la chaise qu’il a
+désignée. Cela lui suffit, il est important. Les
+doyennes du dispensaire, comme moi, ont un
+certain droit de réprimande, soumis à de nombreuses
+conditions : évidence et lourdeur de la
+faute, longue tolérance avant le reproche, douceur
+dans l’expression, dans la voix, dans le
+geste, etc. Mais les jeunes, les blondinettes,
+qu’une pensée charitable amène, une ou deux
+matinées par semaine, dans cette pouponnière,
+croyez-vous qu’elles aient la permission de juger
+le « travailleur » ? Mais non ! Et c’est ce
+qu’avait oublié mademoiselle de Saint-Franchy,
+cette amour d’enfant, deux fois aristocrate, de
+vieille famille irlandaise par sa mère, et de vieille
+souche nivernaise par son père, la plus rose de
+nos aides, mais la moins initiée à cette connaissance
+de l’orgueil, qui est le premier principe
+de l’art du commandement.</p>
+
+<p>Hier donc, en arrivant au dispensaire, de
+bonne heure, je remarque que la salle d’attente
+n’est point en ordre. Les bancs et les chaises ne
+se font pas vis-à-vis. Des brins de fil traînent sur
+le dallage, des tampons d’ouate, des morceaux
+de biscuit, une tête de poupée. J’entre dans le
+cabinet de consultation. Mademoiselle de Saint-Franchy
+est occupée à classer les observations
+médicales de la veille. Elle n’est pas rose, elle
+est rouge. Elle lève la tête.</p>
+
+<p>— Que voulez-vous, me dit-elle, Pierre refuse
+de balayer, il refuse d’essuyer, il refuse de
+remuer un banc, il refuse tout, tout, tout…</p>
+
+<p>Je sonne. Pierre ne vient pas. Je passe dans
+la petite pièce qui renferme nos archives et nos
+flacons de pharmacie, j’ouvre la porte qui
+donne dans la courette : Pierre est là, rouge,
+lui aussi, — c’est l’habitude, — et se lavant les
+mains, comme il fait chaque matin quand il a
+« fini son ouvrage ».</p>
+
+<p>— Eh bien ! Pierre, et le balai ?</p>
+
+<p>— Le voilà, mademoiselle !</p>
+
+<p>Il montre, de sa main ruisselante, l’objet
+qu’il a jeté sur l’asphalte.</p>
+
+<p>— Mon brave Pierre ! Vous me quittez ?</p>
+
+<p>Il faut croire que j’ai bien dit cela, comme je
+le pensais, avec un regret. Pierre a secoué ses
+mains, il les a essuyées lentement, puis, me
+regardant avec cette autorité des hommes qui
+sont sûrs de ce qu’ils professent :</p>
+
+<p>— Non, mademoiselle, je n’ai pas l’intention
+de m’en aller. Je ne travaille plus, tout simplement.</p>
+
+<p>— Parce que ?</p>
+
+<p>— Parce que mademoiselle de Saint-Franchy
+a fait son Louis XV avec moi !</p>
+
+<p>— Est-il possible ? Son Louis XV ? Mademoiselle
+de Saint-Franchy ?</p>
+
+<p>— Et pas qu’un peu ! La voilà qui s’amène,
+tout à l’heure, et qui me dit, en relevant son
+nez : « Qu’est-ce que vous faites donc, Pierre ?
+Il est huit heures, et il y a de la poussière partout :
+faites-moi le plaisir de balayer mieux que
+ça ! » Faites-moi le plaisir : c’est comme un
+roi ! Sommes-nous en république, oui ou non ?
+Mademoiselle, devant vous, je reconnais que je
+peux mériter une observation. Mais une leçon,
+jamais : nous sommes en république. Elle l’oublie
+tout le temps, cette petite Saint-Franchy.
+Si elle m’avait dit, même elle : « Pierre, vous
+devriez mieux balayer », on se serait compris.
+Mais : « Faites-moi le plaisir ! Faites-moi le
+plaisir ! » Alors, je n’obéis plus. Mademoiselle
+doit comprendre pourquoi.</p>
+
+<p>J’ai eu l’air de comprendre. Pierre a repris
+son balai.</p>
+
+<p>Il en est ainsi partout, du sud au nord et de
+l’est à l’ouest. Le vrai pays des castes, après
+l’Inde, c’est le nôtre. Les devises n’y font rien.
+Celui qui veut avoir la moindre influence heureuse,
+ne fût-ce que parmi ses plus proches
+voisins, doit connaître dix mondes différents,
+qui ont chacun ses lois de l’honneur, son code
+de civilité, son langage souvent, toujours son
+amour-propre.</p>
+
+<p>Eh bien ! le nombre est grand, dans cette
+France affaiblie, des hommes et des femmes
+qui savent l’art difficile de secourir les misères
+humaines, de maintenir un peu de paix, de
+ramener un peu d’espérance. Les uns le font
+pour l’amour de Dieu, les autres pour le seul
+amour du prochain. Un observateur attentif,
+qui étudierait un quartier d’une ville quelconque
+de France, serait d’abord effrayé de tous les
+maux qu’il y noterait. Mais s’il persévérait, il
+sentirait que tout n’est pas dit quand on a vu le
+mal et qu’on l’a signalé. Il admirerait l’ingénieuse
+tendresse qui visite, non pas toutes les
+douleurs, mais beaucoup d’entre d’elles. La solitude
+dans le malheur est encore l’exception, en
+cette France pénétrée de charité. Elle tend à
+s’accroître, et les causes seraient trop faciles à
+dénombrer. Mais nul ne sait les lois qui commandent
+cette invisible amie qu’est la pitié.
+Elle fait des prodiges. Elle vient quand on ne
+l’attend plus. Elle est déjà venue quand on
+croit qu’elle oublie. Ceux qui cherchent, pour
+les secourir, les plus dénués des êtres, les plus
+orphelins, les plus malades, les enfants les plus
+menacés, lorsqu’ils s’avancent vers la maison
+trouvent souvent, sur le chemin, la trace de
+l’inconnu qui les a précédés. « Dites-moi,
+madame, c’est bien la petite brunisseuse du
+42 qui a perdu son mari ? — Oui, mademoiselle,
+une misère, allez ! — Trois enfants ? — Plus
+que deux, parce que la voisine du rez-de-chaussée,
+qui a de quoi faire, s’est chargée de
+l’aînée. Et puis, on a récolté dans le quartier
+un peu de charbon : gros comme vous, ce n’est
+pas beaucoup, mais ça fait plaisir, n’est-ce pas,
+dans la peine ? »</p>
+
+<p>Petites fraternités. La campagne les connaît
+encore mieux que la ville. J’ai interrogé bien
+des maires de villages, et, parmi eux, beaucoup
+de ces « hobereaux », dont on se moque aisément,
+mais que personne ne remplace quand le
+logis est vendu, beaucoup de chefs d’industries
+rurales, de propriétaires de moulins ou de fours
+à chaux, de maîtres de forges ou de cultivateurs.
+Tous se plaignaient des ennuis de la
+charge, des tracasseries préfectorales, des jalousies,
+des ingratitudes, des trahisons qui sont
+la monnaie dont les pauvres eux-mêmes sont
+riches. « Alors pourquoi restez-vous ? » Ils ne
+niaient pas que ce fût un peu par amour-propre,
+ou par intérêt. La plupart ajoutaient cependant :
+« Je reste aussi par devoir, à cause du
+mal que je puis empêcher, et du bien que je
+puis faire. »</p>
+
+<p>Petites fraternités. Je crois qu’elles ont un
+rôle immense. C’est peut-être grâce à elles que
+le monde tient encore en équilibre.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c27">XXVII<br>
+<span class="xsmall">L’HÉRITAGE DE M. MAUNOIR AINÉ</span></h2>
+
+
+<p>M. Le Bidon, qui avait l’habitude de couper
+son nom, parce que cela lui semblait faire une
+marche de noblesse, ancien sellier, ancien
+candidat au Conseil municipal d’Orléans, était
+en mauvais termes avec M. Maunoir, banquier,
+son cousin. Les raisons ne lui manquaient pas.
+La plus ancienne, la plus largement humaine,
+c’était la différence des fortunes, « du train »,
+comme disait M. Le Bidon, des situations
+mondaines, des libertés qu’elles autorisent.
+Justement M. Le Bidon ne se sentait presque
+jamais libre, depuis qu’il était retiré des affaires.
+Autrefois, oui, il l’avait été, avec ses ouvriers
+qui travaillaient avec lui et l’appelaient familièrement
+« beau-père », avec ses clients mêmes,
+qu’il recevait avec une obséquiosité impertinente,
+ayant lu, dans des journaux, des tirades
+qui lui plaisaient, contre « ceux qui consomment
+et ne produisent pas », et souffert, par ailleurs,
+d’assez nombreux retards dans le payement de
+ses factures. La vogue de l’automobile l’avait
+décidé à vendre son fonds. Depuis qu’il ne fabriquait
+plus et ne vendait plus, les sujets de conversation
+lui faisaient défaut. Sauf à la chasse
+au chien courant, où, solitaire et bruyant, il
+donnait de la voix autant que son basset ; sauf
+quelques heures, chaque jour, passées au café,
+parmi des habitués que sa ponctualité rendait
+déférents, il trouvait la vie monotone et de lustre
+médiocre. Ses opinions tournaient à l’aigre. Il
+ne s’habituait pas à rencontrer ce Maunoir, son
+cousin, qui savait nouer une cravate, qui savait
+marcher, parler, juger un cheval sans le toucher,
+rire sans éclat, entrer dans les conseils d’administration,
+conclure un marché en deux minutes,
+comme si les choses à vendre avaient toujours
+une étiquette avec un prix marqué, et qui disait,
+saluant de la main : « Bonjour, Bidon ! » allusion,
+peut-être, au petit ventre de l’ancien sellier,
+expression fâcheuse, en tout cas, et que
+M. Maunoir accompagnait parfois d’un « mon
+ami », qui doublait la blessure. Il y avait, pour
+les diviser, la rondeur de l’un, la sveltesse de
+l’autre. A combien de Marienbad, M. Le Bidon
+eût été boire, s’il eût cru qu’un verre d’eau
+rétablirait l’égalité des formes ! Il y avait surtout
+l’héritage, convoité par tous deux, de M. Maunoir
+aîné.</p>
+
+<p>M. Maunoir aîné, qui avait longtemps vécu à
+Paris, et qui y passait encore deux mois chaque
+année, habitait un château voisin de la ville,
+prés, terres labourables, vignes, bois enveloppant
+les plaines, un domaine à souhait. Les
+héritiers présomptifs avaient pour la Jodelle
+un goût qu’ils ne dissimulaient pas. Ils cherchaient
+à embellir le parc où l’un deux vivrait,
+où vivait, en attendant, le cher oncle Maunoir.
+Les cadeaux de M. Le Bidon avaient le tort de
+venir toujours comme une réplique et de
+manquer d’invention. Ils n’en étaient pas moins
+bien reçus. Le banquier donnait-il une chevrette
+vivante, avec un kiosque couvert en paille et
+trois cents mètres de clôture ? Le Bidon envoyait
+un basset allemand, long comme la chevrette,
+et deux canards du Nyanza, qui portent une
+crête en forme de cœur. Le banquier annonçait-il
+à M. Maunoir aîné un grand vase décoré pour
+orner la pelouse au midi ? l’ancien sellier
+demandait la permission d’offrir un lion de
+fonte, avec le piedestal. M. Maunoir aîné faisait
+preuve, devant ses futurs héritiers, d’une rare
+liberté d’esprit. Il encourageait leur rivalité. Il
+n’était pas de ces oncles à héritage qui hésitent
+à parler de leurs dispositions testamentaires.
+Lui, il les répétait, il les expliquait aux
+intéressés, non pas toutes, ni même les
+principales, mais les plus délicatement pensées,
+et celles qui témoignaient de la parfaite connaissance
+qu’avait de chacun d’eux ce petit
+vieillard maigre, rouge de teint, blanc de cheveux,
+prodigue de paroles, bavard prudent et
+magnifique d’indifférence. Il disait à son neveu
+mondain :</p>
+
+<p>— Tu portes mon nom, mon cher, et c’est
+pourquoi je te destine mon argenterie, qui est
+marquée à mon chiffre. Il y a de belles pièces,
+notamment ces deux légumiers ciselés, qui
+rappellent la fameuse vaisselle plate des Bragance…</p>
+
+<p>— Oui, mon bon oncle.</p>
+
+<p>— J’ai visité le Portugal, et le roi Carlos, auquel
+je confiais ce détail…</p>
+
+<p>Il disait à l’ancien sellier :</p>
+
+<p>— Mon brave, tu auras mon coupé, avec les
+harnais, bien entendu : c’est presque une restitution.
+Et vois comme il te convient : tu commences
+à t’alourdir ; il est moelleux comme une
+couette. Moi qui dors difficilement, je dors là
+en ouvrant la portière.</p>
+
+<p>Il y avait donc un testament.</p>
+
+<p>M. Maunoir aîné ne s’expliquait pas sur l’essentiel ;
+il oubliait d’attribuer le domaine, de
+partager ces valeurs mobilières dont il devait
+avoir de fortes liasses, à en juger par la dépense
+qu’il faisait. C’était là son tort, aux yeux des
+héritiers. Mais le bonhomme devait avoir ses
+raisons. Il ne recevait pas seulement les
+prétendants, mais leurs femmes et leurs filles,
+qui l’embrassaient, qui le prenaient pour confident,
+qui l’amusaient, et qui cependant, chez
+lui, séchaient d’ennui, comme une laitue verte
+dans la cage d’un oiseau.</p>
+
+<p>Une seule inquiétude, lancinante, traversait
+parfois l’esprit de M. Maunoir, banquier. Le
+cher oncle ne léguerait-il pas une somme importante
+à cet autre neveu, ce petit-neveu,
+orphelin de père et de mère, qui venait
+d’acheter le greffe de la justice de paix du
+canton ? Un pauvre diable, qu’on ne voyait
+jamais à la Jodelle, un demi-bossu, demi-boiteux,
+demi-bègue, que ses infirmités mêmes
+et son éloignement pouvaient rendre dangereux.
+A quoi, à qui ne peut pas songer un homme
+aussi généreux, aussi fort occupé de son
+propre héritage que M. Maunoir aîné ?</p>
+
+<p>M. Maunoir aîné est mort la semaine dernière.
+A peine la nouvelle avait-elle été télégraphiée
+à Orléans, les deux héritiers se rencontraient
+dans l’antichambre de la justice de paix.
+L’ancien sellier arriva le second, essoufflé bien
+qu’il fût venu en fiacre, et hirsute d’émotion.
+Son cousin et concurrent l’accueillit avec cette
+désinvolture qu’enviait Le Bidon, et, lui donnant
+cette fois tout son nom :</p>
+
+<p>— Tu viens, comme moi, pour demander
+les scellés, mon cher Le Bidon. Je crois, en
+effet, que c’est une bonne précaution, à cause
+du garde, à cause de ce ménage douteux…</p>
+
+<p>— A cause de tout ! répondit durement Le Bidon.</p>
+
+<p>— Tu as peut-être raison. Mais je vois que
+tu es plus pressé que moi aujourd’hui. Tu
+arrives le second ; passe donc le premier.</p>
+
+<p>M. Le Bidon entra dans la salle où se tenait,
+en l’absence du juge de paix, le greffier, qui
+ignorait le décès de M. Maunoir aîné, son
+grand-oncle. Il affirma qu’il y avait un testament,
+et qu’il en connaissait les clauses. C’était
+un pluriel hasardé. Pour appuyer son droit,
+pour se rendre favorable le greffier, et pour le
+consoler de ne point avoir part dans la fortune
+de M. Maunoir aîné, il lui glissa dans la main
+deux gros écus de cinq francs, et murmura :</p>
+
+<p>— Mets-en beaucoup, des scellés, et appuie
+sur la cire : je me défie.</p>
+
+<p>Le banquier Maunoir fit de même, et donna
+vingt francs, mais en s’excusant sur les dépenses
+qu’entraîne une vacation. Le greffier prit le
+louis, et bégaya en remerciant, ce qui doublait
+le remerciement.</p>
+
+<p>Et l’après-midi, la justice se transporta à la
+Jodelle. M. Maunoir, venu en automobile,
+l’attendait ; M. Le Bidon était annoncé ; le garde-chasse
+avait mis sa plaque, sur laquelle était
+écrit : « La loi ». Gravement, le garde, ouvrant
+les portes devant le juge de paix, le greffier, les
+héritiers, et les fermant derrière eux, on procéda
+à une recherche sommaire des « dernières
+volontés » de M. Maunoir aîné. On ne trouva
+rien dans le cabinet de travail, rien dans la
+chambre, rien dans la crédence en ébène du
+grand salon. Les héritiers devenaient nerveux.
+L’homme de loi, qui n’avait pas, jusqu’alors,
+adressé la parole à ce garde inquiétant,
+au nez courbe d’Indien, taché par l’alcool,
+demanda :</p>
+
+<p>— Garde, vous ne savez rien ?</p>
+
+<p>Le garde se redressa, rectifia la position, leva
+la main…</p>
+
+<p>— Ne jurez pas, c’est inutile…</p>
+
+<p>— Alors, mon juge de paix, je dirai simplement
+qu’il est sous la Vénus en bronze du
+salon.</p>
+
+<p>Il était là, en effet, le testament de M. Maunoir
+aîné, et il était là dans une enveloppe non
+fermée.</p>
+
+<p>Ce fut une minute tragique. Au milieu du
+salon, sous le lustre, le juge de paix parcourut
+des yeux la feuille de papier timbré. Il eut un
+sourire bref qu’on put prendre pour un tic.
+Puis, déclarant qu’il n’agissait qu’à titre officieux,
+et bredouillant pour le mieux faire
+paraître, il donna lecture des dispositions principales
+du testament. M. Maunoir aîné avouait…</p>
+
+<p>— Garde, retirez-vous ! dit M. Le Bidon.</p>
+
+<p>M. Maunoir aîné avouait avoir placé tout
+son capital mobilier « en viager ». Il ne s’excusait
+pas, d’ailleurs, et donnait la Jodelle, les
+meubles « sans aucune exception ni réserve »,
+à la ville de Romorantin, sa cité natale.</p>
+
+<p>M. Le Bidon reçut très mal le coup, et jura,
+comme autrefois, quand un de ses ouvriers lui
+gâchait un collier. Son cohéritier ne dit rien
+d’abord. Il était pâle ; il domptait la rancune
+que l’autre avait lâchée. Après un moment, il
+fit un signe de la main.</p>
+
+<p>— Tais-toi, Bidon, dit-il ; ce qui nous arrive
+est une aventure commune : les hommes héritent
+toujours les uns des autres, mais jusqu’à
+la dernière heure, on ne sait pas quel aura été
+le bénéficiaire, des vivants ou du mort. Nous
+nous sommes trompés. Il y a eu une erreur sur la
+personne. C’est lui qui a hérité tout le temps !</p>
+
+<p>Je viens de suivre l’enterrement de M. Maunoir
+aîné.</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c28">XXVIII<br>
+<span class="xsmall">L’ORCHIDÉE OURAGAN</span></h2>
+
+
+<p>— Petit, la nuit n’est pas sûre, veille bien !</p>
+
+<p>— Oui, monsieur Parémont.</p>
+
+<p>— Assure-toi que les portes des serres sont
+toutes fermées ; je crains des sautes de vent : les
+étoiles ont le regard insolent, ce soir, entre les
+nuages.</p>
+
+<p>— Oui, monsieur Parémont.</p>
+
+<p>— Je viendrai te relever à quatre heures
+demain matin… Ne t’endors pas… Règle bien
+ton calorifère,… pas moins de douze degrés,
+mais, comme la nuit s’annonce froide, à ta
+place, je forcerais un peu, j’arriverais à treize
+ou quatorze…</p>
+
+<p>M. Parémont, qui avait entr’ouvert la porte
+vitrée et, d’une main la retenait, tandis que ce
+l’autre il tendait à l’air libre, et levait très haut
+sa lanterne quadrangulaire, M. Parémont tourna
+la tête pour ajouter, d’un ton pénétré, inégal et
+jaloux, comme celui d’un poète qui récite ses
+vers :</p>
+
+<p>— Songe, petit, que nous avons en fleur
+cinq <i lang="la" xml:lang="la">Cattleya Tryanæ</i>, les plus beaux de tout
+Paris.</p>
+
+<p>Un rire de petit faune lui répondit, et, dans
+la nuit, des mots d’argot et de latin, associés
+drôlement, suivirent l’horticulteur qui fermait
+la porte :</p>
+
+<p>— Et le <i lang="la" xml:lang="la">Brassavola Digbyana</i>, pourquoi vous
+ne parlez pas de lui ? Elle est chouette, la fleur,
+pourtant, avec son air de canari qui fait le gros
+dos !</p>
+
+<p>L’horticulteur était parti. Le petit Tricotel,
+Jérôme de son prénom, enfant de Paris, resta
+seul dans le tunnel ramifié de la serre, parmi
+les milliers d’orchidées que l’épaisseur d’une
+vitre défendait contre le froid de la nuit, contre
+la mort. Il connaissait sa responsabilité, autant
+que peut la mesurer un gringalet de seize ans,
+qui n’a jamais eu plus de trois francs dans sa
+poche, le dimanche, pour l’apéritif, le restaurant
+et le théâtre. Le père prenait le reste,
+comme il est juste. Le père, c’était le cocher
+aveugle des Ternes, qui a dû vous « charger »,
+une fois au moins dans votre vie, le soir où
+vous avez accroché : un homme poli, vous
+vous souvenez, coulant sur le pourboire, et
+qui, lorsqu’on l’avait payé, portait sa main
+pleine de monnaie tout près de son œil droit.
+Il prétendait voir de cet œil-là. Bien des gens
+prétendaient le contraire. Ce qu’il y a de sûr,
+c’est que le père Tricotel ne sortait que le soir,
+après sept heures, quand les rues sont plus
+libres. Il attelait son cheval, une bête de grande
+expérience, née à Paris également, et qui savait
+toute seule prendre la droite d’une voiture qui
+vient, ralentir aux tournants, obéir au bâton
+levé des gardiens de la paix ; il descendait l’avenue
+des Champs-Élysées, et les dames d’un
+certain âge, en quête d’un cocher de confiance
+et d’un cheval aux allures bénignes, faisaient
+signe à Tricotel qui ne remarquait rien, mais à
+sa bête aussi, qui parfois s’arrêtait.</p>
+
+<p>De là, tout naturellement, l’entrée de Jérôme
+chez l’horticulteur Parémont. La place de chauffeur-veilleur
+de nuit s’étant trouvée vacante, et
+Tricotel l’ayant appris, le cocher dit à son fils :
+« Tu es trop jeune pour monter sur le siège,
+Jérôme, mais, en attendant, tu peux bien t’entraîner
+à veiller. Ça sera un commencement
+d’apprentissage. Même que je te juge plus heureux
+que moi, puisque tu seras au chaud, et
+que tu travailleras dans la fleur. »</p>
+
+<p>Jérôme aimait son métier : non pas la veille,
+mais l’orchidée. Depuis un an qu’il vivait chez
+l’horticulteur de Vanves, ce jeune garçon
+imberbe, aux lèvres molles, mais qui avait
+dans les yeux tout l’esprit de sa rue, gouailleur
+et décidé, s’était mis à étudier les procédés de
+culture de M. Parémont, les mœurs et l’histoire
+des variétés « nées dans la ménagerie », comme
+il disait, ou importées des contrées dont le nom
+seul donne chaud : Brésil, Java, Népaul, Assam,
+Philippines, Équateur. Avec le patron, il ouvrait
+les caisses grillagées dans lesquelles sont expédiées
+les précieuses plantes ; il étendait sur des
+claies, au-dessus des auges pleines d’eau de
+pluie, les tiges flétries, les bulbes à demi desséchés,
+les racines endormies et comme mortes
+qu’avaient cueillis, trois ou quatre mois plus
+tôt, dans la brousse ou la forêt vierge, les chasseurs
+d’orchidées. « Quelle couleur ça fera-t-il,
+patron ? demandait-il. — Ça dépend, mon garçon :
+voilà l’<i lang="la" xml:lang="la">Angrecum sesquipedale</i>, l’une des
+plus belles fleurs de Madagascar, et bien plus
+belle dans nos serres que là-bas, large comme
+la main, cinq pétales de cire blanche et transparente,
+et un éperon comme ceux des cavaliers
+mexicains ; voici le <i lang="la" xml:lang="la">Phalænopsis grandiflora</i>,
+visage de neige et gorge d’or ; un <i lang="la" xml:lang="la">Dendrobium</i>
+qui portera des couronnes de perles
+maculées de pourpre violet, et voici un tout
+petit sabot vert, une épingle de cravate, en
+émail, qui appartient au <i lang="la" xml:lang="la">Cypripedium</i>. Que
+voulez-vous de mieux ? — Je voudrais, monsieur
+Parémont, une orchidée couleur de mon
+sang quand je me pique ! — Moi aussi, Jérôme,
+je la payerais cher ! Mais l’orchidée est une
+blonde, voyez-vous, elle a le goût des nacres,
+des blancs, des roses, de toute la gamme des
+violets et des mauves ; elle a peur du rouge-cerise. »</p>
+
+<p>Quelquefois, l’horticulteur, amusé, demandait
+à son tour : « Jérôme, vous êtes curieux
+des choses du métier. Je sais bien que c’est un
+des plus passionnants qui soient, mais enfin,
+vous n’avez pas été, comme moi, élevé avec
+l’orchidée, il n’y a même qu’un an que vous
+la connaissez : qu’est-ce qui vous plaît tant en
+elle ? » Un jour qu’il venait de répéter la question,
+M. Parémont entendit l’ouvrier qui répondait :
+« C’est que, voyez-vous, elle vit de l’air
+du temps, et je lui en connais de la famille,
+dans le quartier des Ternes, à l’orchidée ! »</p>
+
+<p>Jérôme pensait justement à cette plaisanterie,
+en passant au milieu des serres, entre les
+plantes qu’il devait préserver du froid ; les unes
+poussant dans des pots où elles ne trouvaient
+ni terre, ni fumier, mais seulement de la mousse
+hachée avec un peu de racine de fougère ; d’autres,
+posées, les racines presque à nu, dans
+des paniers suspendus ou sur des branches…
+Oui, c’était vrai pour elles toutes : elles vivaient
+de l’air chaud, saturé d’humidité, dans
+lequel nuit et jour elles baignaient, plantes
+mal attachées au sol, bâtisseuses de nids dans
+les arbres, gueuses des pays de lumière, habituées
+à se passer de la graisse commune, mais
+d’une richesse inouïe en transparence de fleur,
+en caprice et en âme.</p>
+
+<p>Cette dernière idée, Jérôme Tricotel ne la
+formulait peut-être pas très nettement, mais
+elle réjouissait tout de même son esprit de
+petit gueux. L’aide-jardinier, portant, lui aussi,
+une lanterne, faisait sa ronde, inspectant les
+fermetures des serres, consultant le thermomètre,
+donnant un tour de vis aux radiateurs,
+et s’agenouillant près de la gueule du calorifère
+qui se trouvait tout au bout du jardin, dans
+une pièce séparée. Le vent secouait les nattes
+de paille roulées au sommet des charpentes de
+fer. Par moments, il hurlait. C’est la bête qui
+court et qu’on ne tuera point. Puis tout s’apaisait.
+Le petit Tricotel, quand il se tenait près
+d’une porte, sentait sur ses mains, sur son cou,
+la morsure du vent glacial.</p>
+
+<p>Sa ronde achevée, il revint à l’entrée de la
+grande serre où il avait quitté son patron, posa
+sa lanterne sur l’étagère au milieu d’un groupe
+d’orchidées adultes, six ans, sept ans, huit ans,
+et, assis sur un pot renversé, il se mit à contempler,
+en essayant de ne pas dormir, les fleurs
+qu’il aimait le mieux. Malgré la rigueur du
+temps et le peu de clarté des jours d’hiver,
+quatre <i lang="la" xml:lang="la">Cattleya Tryanæ</i> avaient fleuri et même
+un <i lang="la" xml:lang="la">Lœlia Digbyana</i>. Celui-ci, — tête de canari
+ébouriffé, avait dit Jérôme, — ne portait qu’une
+fleur, cinq pétales d’un jaune verdâtre, et au
+centre un labelle extravagant, une gorge jaune
+d’or, qui s’ouvrait, s’épanouissait en nappe circulaire,
+finissait en rayons ténus et innombrables.
+Or, à l’endroit où la gorge se détachait
+des profondeurs de la tige, un point de pourpre,
+une goutte de sang, dormait dans les reflets
+jaunes. Les <i lang="la" xml:lang="la">Cattleya</i>, d’un mauve léger, à
+labelle de velours violet, ressemblaient à ceux
+que nous voyons chaque jour derrière les
+glaces des fleuristes, et ils n’avaient de remarquable
+que leur taille et la ferme beauté de
+leurs lignes.</p>
+
+<p>Jérôme s’endormit. Les heures coulèrent.
+Tout à coup, un fracas terrible, des vitres qui
+se brisent, des choses lourdes qui tombent, et
+la vague du froid qui déferle. La lanterne est
+éteinte. Jérôme comprend : il a oublié de fermer
+cette porte, et la nuit glacée est entrée, elle
+court sous les vitres qui éclatent, elle tue les
+plantes, elle ruine le patron. Il rallume à grand’peine
+sa lanterne, et la première idée qu’il a
+dans l’épouvante, c’est de regarder l’heure.
+Trois heures et demie. D’un geste rapide, d’un
+mouvement tournant du bras, il éclaire le côté
+droit de la serre : tout est par terre ou nage
+dans les cuves pleines d’eau ; les cinq belles
+orchidées qu’il aimait, les <i lang="la" xml:lang="la">Cattleya</i> et le <i lang="la" xml:lang="la">Lœlia</i>,
+couchées sur le sol, écrasées l’une contre l’autre,
+et toute leur mousse éparpillée, sont déjà sans
+doute mortes ; il jette un cri ; il veut sortir ; une
+ombre, un homme furieux se précipite dans la
+lumière que l’enfant tient à bout de bras.</p>
+
+<p>— Misérable ! Misérable ! Qu’as-tu fait !</p>
+
+<p>Alors le petit se détourne, il détale, il saute
+d’une serre dans l’autre, s’évade, gagne la porte
+du jardin, et continue de fuir à travers les rues
+de Vanves.</p>
+
+<p>Le dommage était grand, M. Parémont se
+crut d’abord ruiné, et il perdit cinq minutes à
+pleurer. C’était un artiste, un être de sentiment,
+c’est-à-dire de beaucoup de faiblesse et de beaucoup
+de force. L’espérance le ressaisit vite,
+parce qu’elle est au fond de tout amour, et seul,
+sans aide, dans la nuit, il se mit à masquer les
+trouées du vitrage, puis à relever ses mortes et
+ses blessées. Quand il aperçut le paquet boueux,
+froissé, lamentable, que formaient les <i lang="la" xml:lang="la">Cattleya</i>
+et le <i lang="la" xml:lang="la">Lœlia</i>, il détacha les bulbes, les tiges, les
+fleurs brisées ; il ne lui resta bientôt plus, dans
+la main, qu’une seule des cinq orchidées triomphales,
+la seule indemne, et il observa que,
+dans la chute, la fleur d’or et de pourpre du
+<i lang="la" xml:lang="la">Lœlia</i> était venue s’écraser contre la grande
+fleur mauve. Les deux fleurs se tenaient embrassées.
+Il enleva la fleur d’or, et laissa l’autre,
+et, comme il était poète, il dit même : « Si une
+graine pouvait sortir de toi ! »</p>
+
+<p>Et l’étui de la graine apparut, après de longs
+jours d’attente. Il lui fallut quinze mois pour
+mûrir. La graine semée, dans la mousse,
+demanda six ans pour devenir une belle plante.</p>
+
+<p>Enfin elle a fleuri. M. Parémont a veillé plusieurs
+nuits pour guetter le premier regard des
+pétales qui s’entrouvent. O merveille ! la petite
+tache rouge s’est répandue ; l’hybride pourpre
+cerise est trouvé. M. Parémont ne l’a laissé
+voir qu’à de rares amis ; il espère, dans trois
+ou quatre ans, exposer dans Paris toute une
+corbeille d’orchidées ouragan. Et il dit : « Dans
+cette tourmente où j’ai tant perdu, un germe
+inattendu est né, et j’ai tout retrouvé. »</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak" id="c29">XXIX<br>
+<span class="xsmall">LES LECTURES</span></h2>
+
+
+<p>Le nombre des amateurs d’art a bien augmenté.
+J’en rencontre partout. La fille de ma
+concierge, personne instruite, qui ne sait pas si
+Dieu existe, ne se trompe pas de cinquante ans
+sur l’âge d’une tapisserie. C’est un goût vif et
+général. On regarde plus de tableaux, on
+écoute plus de musique qu’autrefois. Deux
+joies se sont multipliées et popularisées ; elles
+ne transforment pas les âmes, elles ne les
+rafraîchissent qu’un moment ; elles sont fugitives ;
+mais ce n’est pas la faute de ceux qui
+les goûtent, et je suis ravie qu’ils soient nombreux.</p>
+
+<p>Ravie, et étonnée toujours un peu. Lorsque
+j’entre au Salon, — pas celui d’automne, le
+printanier, — je ne puis me défendre de songer :
+« Que de peintres ! Que de visiteurs !
+Comment, toute cette foule est attirée par le besoin
+d’admirer ? » Oui, à sa manière. Elle remplit
+le Grand Palais, comme à d’autres jours elle
+remplit les Serres du Cours-la-Reine ; dans les
+deux cas, elle est devant les fleurs. Les paysages,
+les tableaux de genre ou d’histoire,
+les peintures décoratives, lui font éprouver
+la même émotion, exactement, que lui ont
+donnée les bégonias, les orchidées, les géraniums,
+les chrysanthèmes : plaisir du rouge,
+du bleu, du vert, du jaune, de l’arrangement
+des massifs et de l’harmonie des gerbes. Ici et
+là, elle s’amuse à considérer le plus gros légume
+de l’année. Le monstre la fait rire. Elle lit aussi
+des noms sur des étiquettes. Et les souvenirs
+lui sont légers. Voilà le progrès. Nous avons la
+vue plus aiguisée. Nous sommes peintres, presque
+tous et presque toutes, et plusieurs expressions,
+autrefois réservées aux ateliers, sont
+entrées dans la vie courante. Quand mon amie
+Jacqueline résume son jugement sur un portrait,
+et me dit : « Ma chère, c’est une symphonie
+en gris mauve, adorable », elle croit
+avoir pensé. En quoi elle se trompe. Mais elle
+a joui du gris mauve, assurément.</p>
+
+<p>Musiciens, nous le sommes devenus aussi, en
+moins grand nombre, parce que la musique est
+un plaisir qu’on ne prend pas en marchant, une
+joie plus spirituelle et recueillie. Or, le recueillement
+n’est pas un état fréquent, chez nous,
+au <small>XX</small><sup>e</sup> siècle. J’ai assisté à bien des messes
+d’enterrement ou de mariage, où les parents
+et les amis n’apportaient aucune disposition
+pareille. J’ai vu, au contraire, des fidèles recueillis,
+à Notre-Dame-des-Victoires, à Montmartre,
+à des messes matinales, et au concert.
+Tout ce que le mot suppose de repliement sur
+soi-même et de pensée sur un thème suggéré,
+il faut l’étudier dans les salles de théâtre où,
+le dimanche, les grands orchestres jouent des
+symphonies. Trois mille, quatre mille personnes
+écoutent, immobiles, pressées, la tête
+droite si les deux oreilles sont bonnes, la tête
+inclinée sur une épaule, si l’une des oreilles est
+paresseuse. La vie intérieure est commandée
+par un coup d’archet, et le regard est supprimé.
+C’est une absence universelle et soudaine. Huit
+mille yeux restent ouverts, mais ils ne voient
+plus, à moins qu’ils ne soient tournés en dedans,
+vers l’esprit troublé profondément, où
+passent des brumes, comme il s’en lève, le
+matin, sur les lacs, les étangs, et même au creux
+des prés où l’eau semble épuisée. Il faut observer
+les auditeurs du dernier étage, des petites places
+qui sont chères tout de même, ces gens debout
+pendant deux heures, ou bien assis sur le
+plancher, le dos au mur et les jambes allongées
+dans la poussière, ou encore serrés en grappe
+le long de l’escalier. Ils s’ignorent les uns les
+autres. Hommes, femmes, jeunes, vieux, ils se
+sont fait une solitude. Ne les touchez pas ! Ne
+les éveillez pas ! Ils sont dans un état de fraternité
+hostile ; ils jouissent de la même musique
+sans doute, mais avec un égoïsme aigu et irascible,
+que déchaînerait un éternuement, un rire,
+un geste inopportun. Ils ne bougent pas et ils
+voyagent tous. Ils sont emportés par les mêmes
+notes dans des rêves différents. C’est un lâcher
+de ballons, dont plusieurs sont captifs, mais
+dont la plupart s’élèvent à de prodigieuses hauteurs.
+Et si vous voulez en juger et mesurer la
+distance parcourue, voyez, quand la symphonie
+est achevée, les physionomies se détendre peu
+à peu ; regardez tous ces visages figés par la
+vitesse, où la vie revient comme le sang dans
+une main engourdie. Les absents se retrouvent ;
+ils ont l’air de se dire bonjour. Quelques-uns
+cependant demeurent insensibles, sous le pouvoir
+des notes évanouies. Ils ne se raniment pas.
+Leurs yeux restent pleins d’ombre, et l’on dirait
+qu’il y a des nihilistes, en nombre, dans la salle.</p>
+
+<p>Je crois que cette double éducation, de
+l’oreille et de la vue, a singulièrement influé
+sur le goût littéraire de notre temps. La multiplication
+des amateurs de peinture et de sport
+a fait le succès de la littérature descriptive et
+impressionniste, je ne dis pas seulement des
+livres de voyages, mais de romans et d’articles
+qui sont de purs décors, où se promène une
+pensée solitaire et malade, écrasée de parfums
+et de lumière. Je n’en dis pas de mal.
+Je me plais même souvent à lire de tels
+ouvrages, qui ne sont fatigants que pour une
+toute petite partie de l’esprit. Ils conviennent à
+notre curiosité, à de secrètes paresses qui sont
+en nous, et à des langueurs toujours prêtes. Je
+constate seulement qu’ils ont une clientèle
+nombreuse, comme nos expositions de peinture.
+L’amateur de tableaux se retrouve dans
+le lecteur. Et puis, tous ces descriptifs sont en
+même temps des musiciens, et c’est là une
+seconde puissance par quoi ils nous retiennent.
+La musique des mots crée une illusion de
+pensée. Elle donne un plaisir où l’âme et le
+corps s’intéressent à la fois ; elle hypnotise ;
+elle fait croire à des lecteurs très affinés cependant
+qu’il y a des idées obscures comme il
+y a des rayons invisibles, et qu’il en passe, tout
+près d’eux, et qu’ils vont les saisir : ils n’y
+parviennent pas.</p>
+
+<p>Je l’avouerai tout simplement, — et pourquoi
+une vieille fille n’aurait-elle pas le droit
+de dire son avis sur les livres qu’elle lit ? — je
+crains que cette littérature ne tienne pas. Je
+redoute qu’il en soit d’elle comme du mur de
+mon jardin : il n’était pas vieux ; il était fait de
+pierres superposées, sans lien, sans chaux, et
+le vent l’a mis par terre, non pas un orage ou
+un cyclone, mais un petit coup de vent qui n’a
+pas même arraché une feuille aux fusains ou
+aux chênes. Il est vrai que de grands artistes
+ont écrit des phrases inintelligibles, destinées à
+produire une simple sensation : mais ils le
+savaient, et ce n’était qu’un accident. Leur
+manière était autre. Ils croyaient qu’un écrivain
+est avant tout un homme qui pense, et
+que la musique des mots et la beauté de l’image
+doivent orner la pensée, mais non en tenir
+lieu. Ils savaient que le lyrisme a besoin d’être
+surveillé. Ce sont là mes auteurs préférés.
+J’aime leur solide raison. Tant de livres sont
+inhabitables ! Je suis flattée qu’un homme ait
+pris pour moi la peine de réfléchir, d’assembler,
+de composer, de ne donner que le meilleur de
+son esprit ; je lui sais gré de ne pas tout me
+dire, de me laisser quelque chose à deviner, un
+peloton de laine dont il m’aura dit simplement :
+« Voici le bout du fil, mademoiselle ; tirez
+dessus, et tout se dévidera ». Il me semble
+même que cette maîtrise de soi mérite seule le
+nom de force. J’entends parfois mes amies se
+récrier sur la « force » d’un livre. J’achète, et
+deux fois sur trois je trouve des brutalités de
+forme dans un ouvrage lâché, mal composé,
+par un faible cerveau qui n’a que des lueurs et
+des colères. Il m’a toujours paru que la force
+était une qualité de l’ensemble.</p>
+
+<p>Quand j’ai pu ménager une soirée de liberté,
+et que j’ai visité, trotté, parlé tout un jour,
+j’ouvre un de ces ouvrages que m’ont recommandé
+le sujet, le nom de l’auteur, ou mes
+amis. S’il est vivant, s’il m’entretient du temps
+présent, de l’humanité proche, de nos inquiétudes,
+de nos espoirs, de nos misères, en somme
+de moi-même, je deviens pour lui une ardente
+amie, je lui parle, je l’interroge, je le commente
+tout haut. S’il est écrit par un artiste, alors je
+ne lis plus, je goûte, je me réjouis et il m’arrive
+d’oublier tout le reste pour savourer la
+phrase. C’est un des plus vifs plaisirs que je
+connaisse, et ce serait une amusante critique
+que celle qui dégagerait la phrase type de chaque
+auteur. Chaque écrivain a la sienne. Il y a la
+phrase cubique ; le rectangle allongé, une des
+meilleures formes classiques ; le fuseau ; l’ogive ;
+la phrase cabochon renflée en son milieu ; il y
+a la fausse pierre de rempart ; le faux marbre
+antique si répandu ; il y a la phrase latine, à
+cascades et détours, et tant d’autres. Quelqu’un
+me disait : « Voyez les marronniers, la fleur est
+un chef-d’œuvre complet, la grappe en est un
+autre, la branche qui la porte en est un troisième,
+et l’arbre entier se compose d’architectures
+parfaites harmonieusement réunies. » On
+peut en dire autant d’un livre de vrai mérite,
+et la joie c’est de l’avoir vu. C’en est une autre
+aussi de reconnaître, parmi ces formes innombrables,
+celles qui sont tout à fait « de chez
+nous », celles du génie français, et de suivre le
+filon, sans erreur possible, à travers les siècles.
+Il m’arrive souvent de lire une demi-page, et
+puis de la contempler pendant une soirée
+entière, comme un grand paysage ou comme
+une âme qui serait devant moi.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Vaste sujet ! Il est de ceux qui me passionnent !
+Que de préjugés funestes, et que
+d’autres ridicules à propos de la lecture et des
+lectures ! Que de fois je me suis élevée contre
+eux ! Il me semble que je n’aurais qu’à me souvenir :
+mes conversations, mes répliques, mes
+colères, mes discours revivraient sous ma plume.
+A combien de femmes n’ai-je pas dit l’une ou
+l’autre des choses que voici.</p>
+
+<p>Mes sœurs, vous qui lisez, ne prenez pas cet
+art de la lecture pour une preuve d’esprit, ni
+pour un titre qui permet aux lettrés de mépriser
+les illettrés. Nous nous moquons des sauvages
+qui ont foi dans les fétiches. Mais les fétiches
+abondent aujourd’hui, et des milliers de gens
+rendent à la lecture un culte immérité, quand
+ils confondent la lecture avec l’instruction et
+l’absence de lecture avec l’ignorance.</p>
+
+<p>Non, non, les ignorants ne sont pas toujours
+ceux qu’on croit tels. Et quand on réduit l’ignorance
+au défaut de culture littéraire, on commet
+une double faute : contre l’amour fraternel, et
+contre l’observation la plus élémentaire.</p>
+
+<p>Que de compatriotes il faudrait décréter
+d’ignorance !</p>
+
+<p>Veuillez considérer que la plus grande partie
+d’une nation est écartée de la culture littéraire
+par ses occupations mêmes. C’est là une nécessité.
+Quelque moyen que l’on prenne pour y
+contredire, on n’arrivera pas à faire un peuple
+de lettrés. Ce serait un genre de mort, l’un des
+plus lamentables. Être instruit dans sa profession,
+oh ! cela est tout autre chose ! Mais l’ouvrier
+des rudes besognes manuelles lit peu ; le
+paysan lit un peu moins, le temps manque, et
+le goût souvent, à ces êtres qui doivent avoir
+les yeux et les bras attentifs à d’autres objets
+que le livre imprimé. Leur vie est liée au mouvement,
+celui de la machine ou celui de la
+sève ; elle est pleine d’inquiétudes, de joies, de
+réussites, d’insuccès, de passions qui naissent
+de sources autres que celles de la pensée écrite ;
+elle est fondée sur l’expérience, une grande
+maîtresse aussi, qui parle au cœur, et tout bas,
+et toujours. Mépriser des êtres humains qui,
+pour ces raisons nécessaires, ne peuvent avoir
+la même culture que nous, et qui, s’ils l’avaient,
+l’oublieraient vite, quelle vilaine qualité d’esprit
+cela supposerait, et aussi quelle sottise !</p>
+
+<p>L’homme qui lit peu ou qui ne lit pas remplit
+un rôle bienfaisant ; il peut avoir la supériorité
+du métier ; il peut s’élever jusqu’aux
+raffinements de l’art ; il est une force intelligente,
+en tout cas, responsable, digne de respect,
+d’aide et d’affection. C’est à ses facultés
+développées par le métier et non par la lecture
+que vous vous confiez. Quand vous montez
+dans une automobile, vous aimez qu’on vous
+dise que le chauffeur connaît sa machine, et
+vous auriez un petit frisson, qui ne serait pas
+d’admiration pure, si l’on vous affirmait qu’il
+médite, dans le texte, sur la <i>Divine Comédie</i>,
+ou qu’il prépare une édition savante des fragments
+d’Anacréon. Vous recherchez les femmes
+de chambre qui savent bien leur service, et vous
+auriez quelque doute sur l’humeur, l’exactitude,
+ou l’habileté professionnelle, et peut-être sur
+les autres vertus, de celle qui vous interrogerait,
+en se gageant, sur le mérite de la dernière
+édition de Montaigne ou sur celui des seize volumes
+de lettres d’Horace Walpole publiés par
+Mrs. Paget Toynbee.</p>
+
+<p>Le fermier qui possède des charrues à trois
+socs, des moissonneuses-lieuses, des batteuses
+à vapeur, des engrais chimiques, des étables
+garnies de beaux animaux, des granges bien
+bâties et bien pleines, sera un homme de haute
+valeur personnelle et humaine, sans aucune
+éducation littéraire. Il aura la supériorité du
+métier, qui exclura toujours, plus ou moins,
+l’instruction générale par la lecture. Et, vous
+voyez donc bien que n’estimer que les gens
+qui peuvent lire, ce serait se condamner à mépriser
+un nombre immense de serviteurs très
+utiles de la vie, et singulièrement rétrécir notre
+fraternité.</p>
+
+<p>Mais ce ne serait pas seulement un bien
+cruel mépris que celui qui s’étendrait à tant
+d’hommes. Il serait encore injuste absolument,
+et quand on compare l’homme qui lit et
+l’homme qui ne lit pas, en demandant à l’un et à
+l’autre : Que savez-vous du monde, que savez-vous
+de la vie ?</p>
+
+<p>Car celui-là n’est pas le plus riche en idées
+qui a beaucoup lu, mais qui a le plus songé.
+Or, les moyens d’apprendre étant infiniment
+variés, et la vie ayant, à elle seule, un pouvoir
+d’enseignement sans limite, il en résulte que
+des esprits de nulle culture, de prétendus ignorants,
+peuvent être de magnifiques intelligences.
+A qui n’est-il pas arrivé de surprendre un mot
+profond dit par un homme qui ressemblait à un
+vieux pommier éclaté, noueux, tordu, par un
+homme incapable du moindre raffinement ? Et,
+en effet, ce n’étaient que des âmes incultes. Mais
+c’étaient des âmes, c’est-à-dire des puissances
+dont le domaine est caché : champ où nous
+vivons, forêts, maison, ou étoile. Le trésor du
+sens commun, — qui n’est pas assez pillé, — est
+fait de l’apport anonyme de cette humanité
+non lettrée. Elle est habituée à l’observation la
+plus exacte ; elle a les siècles pour appuyer ses
+dictons que la science nie d’abord et découvre
+après elle ; elle est poète quelquefois ; elle
+enferme dans un mot le secret qu’elle a gardé
+longtemps ; elle est savante pour avoir regardé
+par dix mille yeux, écouté par dix mille oreilles,
+et pour avoir vécu la vie moyenne et muette
+parmi les injustices, les froissements d’amour-propre,
+les rares bons offices des voisins, les
+joies difficilement défendues. Comprenez-la.
+Être incapable de supporter la vie pauvre, c’est
+déjà triste. Mais ne pas comprendre ceux qui la
+vivent, ne pas leur rendre justice, en vérité,
+c’est trop.</p>
+
+<p>J’ai connu des bonnes gens et des bonnes
+femmes qui avaient toujours été voisins de
+la misère, et qui étaient aussi sages que Salomon
+ou que la reine de Saba. Ils s’exprimaient
+médiocrement ; ils raisonnaient merveilleusement.
+Leur jugement s’étendait hors du
+métier ; ils connaissaient le monde, ayant souffert
+par lui. Ce qu’ils disaient se répandait autour
+d’eux, et germait quelquefois, aussi bien qu’un
+exemple. Cela avait le poids ailé qui fait que
+les graines voyagent et tombent. Ils étaient
+semeurs, ce qui ne s’improvise pas. Un jour, en
+Angleterre, je visitais un grand domaine. Le propriétaire
+me dit : « Venez avec moi jusqu’à cette
+maison, dans le parc, je veux vous présenter
+mon intendant » ; et tandis que nous allions
+vers cette maison de brique brunie, comme le
+château, par la fumée des vallées voisines,
+mais revivifiée par le lierre à petites feuilles, il
+ajouta : « Cet homme est un ami pour nous
+tous ; il a commencé par être aide garde-chasse
+et par piéger dans les bois ; il a monté en
+grade ; il est devenu valet de chambre, premier
+cocher, maître d’hôtel gouvernant le personnel
+de la maison, et depuis des années, il administre
+le domaine. C’est un homme qui écrit à
+peine, en gros caractères d’inscriptions, mais il
+sait tout le reste, je ne fais rien sans le consulter,
+lady X… de même ; s’il venait à disparaître, je
+n’aurais qu’à me retirer dans un couvent. »</p>
+
+<p>Et les artistes ! On n’a pas coutume, je le sais
+bien, de les ranger parmi les illettrés. Mais
+combien de peintres de génie, de sculpteurs, de
+graveurs, n’ont su que la pensée qui vient dans
+la lumière et qui éclôt de la rencontre de nos
+âmes avec les choses ? Combien n’ont jamais
+lu ; n’ont écrit qu’à leur mère pour lui dire :
+« Je me porte bien », à un ami pour lui donner
+rendez-vous, à leur marchand pour lui demander
+de l’argent ? Et cependant quels livres silencieux
+et inépuisables que leurs œuvres !</p>
+
+<p>Mais cette sagesse, chez les moins lettrés de
+nos frères, peut aller bien plus loin. Ce qu’il y
+a de plus délicat dans la tendresse, ce qu’il y a
+de plus noble dans le dévouement, des êtres
+illettrés, par millions, l’ont compris, l’ont montré ;
+beaucoup ont aperçu plus de vérités supérieures
+que les rédacteurs de journaux et de
+livres ; ils ont dépassé les frontières scientifiques,
+voyageurs qui reviennent les yeux encore tout
+clairs de la lumière qu’ils ont vue, et qui donnent
+des leçons aux grands, et aux petits qui
+en ont besoin comme d’autres.</p>
+
+<p>Non, les simples, les pauvres, les illettrés, ne
+sont pas nécessairement les brutes que tant de
+romanciers décrivent, les uns d’après les autres,
+indéfiniment ; ils ont en tout cas ceci en leur
+faveur, qu’ils n’ont pas méprisé beaucoup de
+lumière, et qu’ils la suivent, émerveillés, quand
+ils la voient. Que d’hommes instruits n’en font
+pas autant ! Pour moi, je juge de la hauteur des
+âmes par leur degré de sensibilité au divin,
+qu’elles en sachent le nom, ou qu’elles l’ignorent.
+J’imagine que la Samaritaine de l’Évangile
+n’était pas une intellectuelle. Elle avait eu
+cinq maris ; on peut supposer que dans le nombre
+elle avait été répudiée par quelques-uns. Et cette
+succession de ménages l’avait conduite à un
+grand scepticisme sur la solidité du mariage contracté
+à la manière de sa province de Samarie.
+Elle en était arrivée à la théorie de l’union libre,
+tout comme nos romanciers les plus avancés
+d’aujourd’hui. Elle se trouvait moralement dans
+un état lamentable, vivant hors de la loi, dans
+une complète ignorance de toute idée supérieure,
+trouvant qu’elle serait parfaitement
+heureuse si le puits était moins éloigné de la
+ville et l’eau plus aisée à puiser. Elle serait
+morte dans cette abjection, si le Christ n’avait
+pas passé par là. Quand il lui parla, elle
+essaya d’abord de lui mentir, étant coupable et
+femme ; quand elle vit qu’il savait tout, elle
+comprit qu’il était plus qu’un homme ; quand
+elle entendit le mot de pardon, elle comprit
+qu’il était Dieu, et elle devint aussitôt l’apôtre
+de la ville, et elle fit des conquêtes, en sens contraire
+des premières, et pour l’amour éternel.</p>
+
+<p>Ah ! que je les aime, ces pauvres gens, non
+pas parce qu’ils savent peu de chose, mais parce
+qu’ils ont plus d’excuses que d’autres, quand ils
+sont médiocres, et parce qu’ils montent plus
+vite quand ils ont vu la route ! Que je l’admirais,
+ces jours derniers, cette vieille mère d’un
+jeune ouvrier fendeur d’ardoises ! Elle me
+racontait que, pour envoyer son fils à une
+retraite de trois jours, elle avait emprunté à
+une voisine cinq francs, le prix du voyage et
+de la nourriture. Et comme je lui disais que
+cela me touchait : « Que voulez-vous, mademoiselle,
+me répondit-elle, on est mère, et on
+n’élève pas que des corps ! »</p>
+
+<p>Je voudrais que les femmes du monde pussent
+toutes en dire autant.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Mes sœurs, vous qui lisez, ne confondez pas
+l’art de l’alphabet avec la moralité. C’est un
+autre préjugé, qui a eu son heure de vogue,
+et dont la tyrannie est encore dommageable,
+bien qu’il ait perdu beaucoup de défenseurs.
+Victor Hugo l’avait formulé, il avait frappé la
+médaille, il avait écrit : « Ouvrir une école, c’est
+fermer une prison ». Hélas ! depuis le temps où
+le poète disait ce mot sonore, on a ouvert bien
+des écoles ; je ne crois pas qu’on ait fermé une
+seule prison. Il donnait une forme d’antithèse
+et une cadence à une idée qu’on voulait rendre
+populaire : « La science de l’alphabet et les
+lectures qui s’ensuivent sont des causes de
+moralité. Tout homme qui lit est, en moralité,
+supérieur à l’homme qui ne lit pas. »</p>
+
+<p>Il ne se trouve pas seulement des hommes
+de génie pour formuler ces naïvetés ; il se trouve
+des hommes naïfs pour y croire, et chercher
+à les appuyer de statistiques. Pendant des
+années, ils ont attendu, sincères, espérant que
+les chiffres allaient, comme les hommes, applaudir
+le poète. Mais la criminalité ne se modifiait
+pas dans le sens prédit. Aujourd’hui, les accusés,
+presque tous, ont des lettres ; plusieurs ont
+même reçu l’instruction supérieure. On vient
+de publier un recueil de la littérature des
+bagnes. Et le chiffre des coupables a grossi.</p>
+
+<p>Il a fallu battre en retraite. Le grand rapport
+général sur la justice en France, de 1826 à 1880,
+commençait à douter de la proposition. Il ne la
+condamnait pas, mais il ne pouvait déjà plus
+la soutenir. Il disait : « Il faut renoncer à l’espoir
+de trouver dans la statistique <i>seule</i> le
+critérium de l’influence de l’instruction sur la
+criminalité. »</p>
+
+<p>Un rapport beaucoup plus récent, celui qui
+a trait à la justice criminelle en France, pendant
+l’année 1905, va plus loin dans l’aveu.</p>
+
+<p>Ayant énuméré les plaintes, dénonciations et
+procès verbaux qui étaient de 114 009 en 1835,
+qui ont passé à 200 000 en 1850, et qui se sont
+élevés en 1905 à 546 000, le rédacteur de ces
+pages officielles est amené à formuler quelque
+chose comme une pensée. Ces chiffres l’offusquent.
+D’autre part, il sait bien que les écoles
+ont été multipliées. Alors il prend position dans
+les ténèbres, il déclare que tout cela est obscur,
+et il lâche un peu plus la statistique, ne pouvant
+se résoudre à lâcher tout à fait l’utopie. Et
+voici son arrêt :</p>
+
+<p>« Il n’existe donc, entre le développement de
+l’instruction et de la criminalité, <i>aucun rapport
+bien net</i>. Aussi ne faut-il pas chercher à déterminer,
+par la statistique criminelle, la mesure
+dans laquelle s’est exercée l’influence du progrès
+de l’instruction primaire sur la morale
+publique. »</p>
+
+<p>On peut se demander comment une idée aussi
+simple met tant d’années à devenir officielle.
+Dès 1881, un journal, <i>le Temps</i>, avait excellemment
+observé : « Sur 100 accusés, on trouve
+30 individus complètement illettrés, 66 individus
+sachant lire et écrire, et 4 ayant reçu
+une instruction supérieure : <i>ce serait donc
+moins l’instruction que l’éducation qui élèverait
+l’idée morale dans l’homme</i> ». Enfin voilà des
+mots justes, et des idées mises à leur place,
+c’est-à-dire séparées. Il faut le répéter. Il faut
+s’en convaincre. Le fait de savoir lire constitue
+un moyen d’apprendre, soit de bonnes,
+soit de mauvaises choses, et c’est le choix dans
+la direction des lectures, c’est bien un acte de
+volonté et une influence d’éducation, qui décideront
+du profit moral ou du préjudice enfermé
+dans cet inconnu, dans cette puissance indifférente
+en soi qui s’appelle l’art de l’alphabet.
+Avant nos statisticiens, un philosophe anglais
+l’avait avoué, et je crois que c’est Herbert
+Spencer qui disait : « Il n’y a pas plus de relation
+entre le fait de savoir assembler des lettres
+et la moralité, qu’entre la moralité et l’habitude
+de prendre un tub tous les matins ».</p>
+
+<p>Un autre préjugé, des plus répandus, consiste
+à prétendre qu’un livre, pourvu qu’il soit
+bien écrit, ne peut pas faire de mal. J’entends
+dire cela dans la rue, chez les pauvres, dans les
+salons.</p>
+
+<p>Oh ! je sais bien qu’on fait exception pour
+les jeunes filles. On veut bien admettre qu’elles
+ont droit à une sorte de système protecteur.
+Mais dès qu’elle est mariée, il semble qu’une
+femme puisse impunément lire toutes sortes de
+livres. Je n’en crois rien.</p>
+
+<p>Peut-être pourrait-on admettre qu’un homme
+ou une femme, parvenu à la maturité, d’esprit
+cultivé et avisé, ayant l’expérience du sophisme
+et le mépris de la bassesse morale, pourra lire
+impunément beaucoup de livres, même faux,
+même mauvais, s’il y a une raison de le faire.
+Mais tout lire ! Et tout lire avant d’avoir beaucoup
+vécu ! Songez donc à l’effroyable amas de
+mensonges, et de sottises, et de perversité
+morale que représente, à côté de purs chefs-d’œuvre
+ou d’œuvres estimables, une littérature
+quelconque, même si l’on ne tient compte
+que de ses écrivains de talent et de ses livres
+composés habilement ! Et vous présumez assez
+de vous-même pour penser que ce flot si mêlé
+de systèmes, d’affirmations, d’insinuations,
+d’appels à la sensualité, de descriptions, de
+contradictions, passera dans votre esprit sans
+y laisser de trace ! Vous croyez que pourvu
+qu’un livre soit artistement fait, il est inoffensif,
+comme si l’art n’ajoutait pas une force et un
+charme à des doctrines ou à des sentiments
+dont sans lui la grossièreté vous eût choqué ?
+Ou bien vous imaginez-vous que votre admiration
+s’attachera exclusivement à la forme et
+que vous demeurerez insensible à l’idée bien
+parée et chantante ?</p>
+
+<p>Non, je n’en crois rien, et cela pour deux
+raisons. D’abord parce que j’ai vu de belles
+intelligences troublées et désemparées par des
+sophismes misérables abordés trop tôt, sans
+assez de défiance, avec trop de vanité personnelle.
+Et j’ai connu plus encore d’êtres délicieux
+qui avaient changé de sourire, et de
+regard, et d’âme sans presque s’en douter, et
+sur qui, visiblement, pesaient tant de lectures
+dites légères, les mal nommées, les plus lourdes
+qui soient, puisqu’elles plient ce qui est droit.
+Non, je suis certaine que la sottise, même
+géniale, l’erreur, ne peuvent passer habituellement
+dans un esprit sans obscurcir
+son entendement, et que les plus honnêtes
+femmes, les plus honnêtes hommes, perdent
+quelque chose de leur honnêteté à lire des livres
+malhonnêtes.</p>
+
+<p>Et, lors même que l’expérience ne serait pas
+là, est-ce que la raison toute seule ne suffit pas
+pour combattre ce préjugé de la lecture indifférente ?
+Affirmer qu’aucun livre ne peut nuire
+à un esprit formé, c’est proclamer de deux
+choses l’une : ou que l’homme est impeccable,
+ou que l’un des principaux moyens de connaissance
+n’a aucun pouvoir de formation.</p>
+
+<p>Il y a un choix à faire et une progression à
+suivre. C’est là le difficile. C’est d’autant plus
+difficile qu’il est puéril, presque toujours, de
+classer des livres en bons ou mauvais. Assurément,
+il y en a d’absolument mauvais. Mais
+beaucoup de bons livres ne sont bons que relativement ;
+la question et la réponse sont et
+doivent être personnelles, individuelles, et ce
+qui est bon pour l’une ou pour l’un peut nuire
+à l’autre. Si j’avais à donner une formule, je
+m’arrêterais à celle-ci : il faut être supérieur au
+livre qu’on va lire. Entendez-le bien ! Il ne
+s’agit pas de ne lire que les livres qu’on serait
+capable d’écrire ! Cela réduirait singulièrement
+l’importance des bibliothèques. Je veux dire
+qu’il faut savoir ou pressentir qu’on a, en soi,
+et de par son éducation, une culture assez forte,
+une vigueur morale suffisante pour que la saine
+partie du livre vous profitant, la mauvaise ne
+vous nuise pas.</p>
+
+<p>C’est ce que j’appelle être supérieur au
+livre qu’on lit. Mais on ne l’a pas lu ? me
+direz-vous. D’autres l’ont lu. Le livre a une
+réputation, un parfum, une odeur. Et, en
+somme, vous n’agissez pas autrement, quand
+vous sautez une haie, à la chasse, ou un ruisseau.
+Vous ne savez pas au juste la hauteur de l’obstacle,
+ou sa largeur, mais connaissant votre
+bête, vous êtes sûr qu’elle sautera. C’est encore
+la manière des marins, quand ils disent qu’ils
+naviguent « à l’estime », se fiant à ce qu’ils
+savent, et aux yeux clairs, et aux oreilles fines,
+pour traverser la brume ou la nuit. J’ajoute
+qu’entre deux excès, l’excès d’estime est toujours
+celui qui nous sollicite.</p>
+
+<p>Règle de bonne foi, en somme. Les jeunes
+filles ont une manière aisée de l’appliquer : elles
+font lire leur mère. Les jeunes femmes, d’un
+certain monde, n’ont pas toujours la même
+ressource, car, d’ordinaire, leur mari lit peu,
+j’en connais qui ne lisent point, et il y a un
+écart, qui n’est pas nouveau dans le monde,
+entre la culture d’esprit d’une femme et celle de
+son mari. Mais les jeunes filles ont leur mère
+liseuse. Quand une mère lit tout haut devant
+ses filles, elle est dans un de ses plus jolis rôles,
+et qu’elle joue à ravir. Elle a grâce d’État. Elle
+pressent les coupures, elle les fait si habilement
+et recoud si vite les bords qu’on ne s’aperçoit
+de rien. Avez-vous remarqué ceci ? Quand un
+homme lit un texte qui n’est pas à l’usage de
+Marguerite, il a des jeux de physionomie qui
+révèlent qu’il va se passer quelque chose ; il
+s’émeut ; sa voix hésite ; il y a des points d’orgue
+qui suspendent l’intérêt de la lecture, et qui
+risquent de souligner l’obscur et d’inscrire une
+phrase dans les parenthèses vides. Que la mère
+est donc plus fine, simplement parce qu’elle est
+mère ! La maternité est créatrice de deux âmes
+à la fois : celle de l’enfant, celle de la mère. La
+mère qui lit a une assurance d’auteur, et bien
+plus, une impertinence heureuse ; elle remplace
+un mot comme elle piquerait un point de tapisserie ;
+elle n’a pas peur d’être sotte ou ridicule,
+ou prise de court, et elle ne l’est jamais. Ah !
+quels nombreux, quels utiles correcteurs ont
+les écrivains, quand les protes ont fini leur
+besogne ! Quelles jolies leçons ils recevraient,
+s’ils pouvaient entendre ! Et c’est ainsi que
+beaucoup de livres, qui ne peuvent être lus
+dans l’original, peuvent l’être dans l’édition
+maternelle et vivante. Combien je préfère ce
+système à cette indifférente mollesse, qui limite
+une jeune fille aux seules lectures estampillées
+pour elle, et qui font qu’elle attend dans l’ennui
+l’heure où elle ouvrira les livres que la mère
+lisait seule et tout bas ! Que de fortes lectures,
+éducatrices de la volonté, peuvent ainsi préparer,
+non pas des amoureuses nourries seulement
+de romans et de romances, mais des
+femmes faites pour regarder la vie, avec cette
+belle vaillance, cette droite intention, cette
+claire vue du devoir et le mépris de l’à-côté,
+qui font qu’on la traverse, qu’on la soumet
+comme un royaume, et qu’on y devient reine.</p>
+
+<p>Cela crée des titres impérissables à la reconnaissance
+des enfants. Quand ils grandissent, et
+qu’ils jugent non pas encore la vie, mais leur
+vie, et qu’ils peuvent voir que leur jeunesse a
+été intelligemment conduite et tendrement respectée,
+qu’elle s’est défendue elle-même dans
+la mesure où il le faut, et que pour le reste on
+l’a défendue ; quand ils se sentent forts, épanouis,
+intacts, ils trouvent pour leur mère des
+mots autres sans doute, mais semblables à
+ceux que disait une petite fille que je connais :
+« Maman, vous êtes la plus mignonne, je vous
+ai choisie ».</p>
+
+<p>Temps d’épreuve, temps de préparation. Il
+est bon qu’il dure, la liberté grandissant à
+mesure que la curiosité diminue. Et puis, vient
+l’âge où les yeux ont vu tant de flots mouvants
+qu’ils peuvent juger le creux rien qu’à regarder
+la couleur de la surface. Alors, on peut
+aller loin, pourvu qu’on connaisse les phares.
+Alors on est un vieux pilote, qui peut sortir
+par tous les temps, ou à peu près.</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Mes sœurs, vous qui lisez, soyez persuadées
+que, s’il y a une limite à nos lectures, posée
+par le respect de nous-mêmes, il n’y a pas de
+limite à leur variété. Ne soyons pas seulement
+des liseuses, mais des femmes instruites,
+savantes même, cela est souhaitable, malgré
+Molière. Beaucoup de lectures ne sont qu’une
+opération paresseuse de l’esprit. Elles ont leur
+temps. Quand elles prennent tout le temps,
+c’est trop. Quelle est la méthode à suivre ? Je
+crois qu’il n’y en a pas. Je ne dirais pas cela à
+un jeune homme qui a une carrière à préparer ;
+les diplômes supposent des programmes obéis.
+Et je pense de même, s’il s’agit d’une femme
+qui cherche à obtenir un brevet. Mais la plupart
+des femmes, en lisant, obéissent à un goût, ou
+à une fantaisie. Qu’elles suivent donc leur goût,
+ou leur fantaisie, et que les auteurs espagnols
+se mêlent sur leur table aux auteurs français ;
+les anglais aux italiens ; qu’elles passent, sans
+remords, du <small>XIX</small><sup>e</sup> siècle au <small>XVII</small><sup>e</sup>, et au moyen
+âge s’il leur plaît, et même aux latins. J’ai toujours
+remarqué une certaine supériorité chez les
+femmes qui avaient un peu de latin, et cette supériorité
+était faite d’une sorte de fermeté de raisonnement,
+d’un goût sûr de lui-même et sans mièvrerie
+en littérature. L’ordre importe peu. Ce
+qui importe, c’est la variété dans l’étude ; c’est
+le nombre des fenêtres ouvertes sur le monde.
+Là-dessus, il faut être exigeant, et là il faut
+savoir imposer à son goût une contrainte passagère.</p>
+
+<p>Quand il s’agit d’instruire des femmes, il
+semble que la première préoccupation du professeur,
+de l’auteur du discours, ou de la conférence,
+soit de les « divertir » comme on disait
+autrefois. On s’adresse à leur imagination, à
+leur sensibilité. Et ce n’est pas un tort. Mais on
+s’adresse rarement à leur raison raisonnante ;
+on a peur qu’elles n’aient pas la force de porter
+un syllogisme en forme. Et c’est de cette
+mauvaise crainte, et, au fond, de cette mauvaise
+opinion que je me plains.</p>
+
+<p>Les femmes n’ont pas besoin de savoir l’histoire
+de la philosophie, et de peiner sur les
+manuels où l’on apprend jusqu’à quelle profondeur
+de sottise une erreur initiale, soutenue
+par l’orgueil, a pu conduire des intelligences
+souvent nobles. Je souhaiterais simplement
+qu’elles fussent averties des principales questions
+de philosophie dont elles entendront,
+autour d’elles, raisonner ou déraisonner. Il est
+bien désirable qu’elles sachent non seulement
+que M. X… est une bête, et que M. Y… en est
+une autre, — elles le savent déjà si elles l’ont
+rencontré, — mais pourquoi il en est ainsi ;
+qu’elles n’aient pas seulement l’horreur instinctive
+d’une doctrine fausse, mais qu’elles puissent,
+d’un mot, sans discussion, sans pédantisme,
+montrer qu’elles ont vu l’erreur, qu’elles
+la connaissent, qu’elles ne sont pas dupes d’un
+phraseur ou d’un sophiste.</p>
+
+<p>Les femmes sont parfaitement aptes à recevoir
+un pareil enseignement, qu’il vienne d’un
+professeur ou d’un livre. Elles ont une merveilleuse
+rapidité et sûreté de compréhension, aussi
+bien dans l’ordre des idées que dans celui des
+sentiments. Et elles se servent très bien ensuite
+des armes qu’on leur a fournies. Il n’y a rien
+de plus sûr qu’un coup d’épingle de chapeau
+pour dégonfler un ballon. Elles le donneront
+d’autant plus volontiers qu’elles apercevront,
+presque toujours, que la vérité les protège dans
+leur dignité de femmes, et les grandit dans leur
+influence d’épouses et de mères.</p>
+
+<p>Il est nécessaire avant tout qu’elles fassent
+une étude attentive de la doctrine catholique.
+Je parle ici des croyantes qui ont à se défendre,
+mais aussi des autres qui ont à savoir. Je dirais
+à celles-ci : « Vous aussi, vous devez étudier
+la religion, non pas dans les livres qui la défigurent
+pour la combattre, mais dans ceux qui
+l’exposent. Le sens de la vie et la vue du monde
+sont entièrement changés selon que l’esprit
+ignore cette question ou qu’il la connaît. On ne
+peut y échapper que par une faute dont l’importance
+ne saurait être mesurée, même eu
+égard aux simples conséquences humaines. Car
+celles mêmes qui, en étudiant la foi, ne la
+trouveront pas, trouveront du moins cet immense
+bénéfice de la comprendre et d’être
+exactes en parlant d’elle. Elles sont sûres de
+sortir ennoblies de cette étude, et capables de
+plus de justice. »</p>
+
+<p>Je n’oublie pas que la phraséologie qu’on
+emploie dans les discours ou les articles électoraux
+permet aux hommes tout à fait ignorants
+de ces problèmes de se qualifier eux-mêmes
+d’esprit affranchis ou libérés. Mais la réalité est
+toute différente. J’ai pu comparer, tout le long
+de ma vie, les deux espèces d’hommes et de
+femmes, ceux qui savent et ceux qui ne savent
+pas les choses religieuses. Eh bien ! je suis
+contrainte de constater que l’ignorance religieuse
+est une cause certaine d’infériorité
+intellectuelle. Il y a un monde où certains
+hommes et certaines femmes n’entrent pas, et
+ce monde est immense. Il y a des hommes qu’ils
+ne connaissent pas, dont ils ne comprennent
+pas le langage, et ce sont leurs frères, et qui se
+comptent par millions. Sans une idée de religion
+acceptée, ou du moins comprise, l’histoire
+est en partie inintelligible ; le plus bel
+art qui fut jamais, architecture, musique, peinture,
+sculpture, ne livre plus son âme à des
+âmes trop lointaines ; les plus beaux mots, ceux
+de fraternité, de moralité, d’immortalité, perdent
+de leur solidité et de leur sérieux ; le peu
+qu’est l’invention humaine dans le progrès
+social apparaît.</p>
+
+<p>Quel regret. On devine, on aime l’être magnifique
+que serait cet homme si, au lieu de la petite
+lampe de mineur qui l’éclaire, il marchait dans
+le jour du soleil. Combien j’en ai rencontré ! Ils
+savaient tout, quelquefois, sauf l’essentiel ; ils
+avaient une réputation méritée, des dons de
+parole, d’ingéniosité, de cordialité, et un désir
+d’être utile au pays, et une modestie souvent véritable.
+Mais ils manquaient de curiosité supérieure ;
+ils étaient impuissants où d’autres, par
+millions, se sentent libres ; ils me semblaient
+des navires magnifiques dont les voiles pendent,
+fautes de vergues et de cordages, tandis que
+les plus petits bateaux s’en vont au large. Le
+vol de la pensée dans l’origine et dans la fin, le
+recours à une puissance qui est tout, l’harmonie
+d’un système où rien n’est omis, où la nature
+n’est pas sacrifiée, mais sublimisée et remise à
+huitaine, la prodigieuse communion des âmes
+dans l’univers et dans les siècles, toutes barrières
+de temps et d’espace rompues, ils ne soupçonnaient
+aucune de ces grandeurs, ni les autres,
+dont les plus pauvres hommes possèdent souvent
+le trésor intact. Ils causaient avec moi, et je
+reconnaissais en même temps leur science des
+choses humaines, leur ignorance des divines,
+leur bonne foi complète.</p>
+
+<p>Oui, j’éprouve souvent une sympathie vive
+et mêlée de regrets pour des hommes qui ne
+pensent pas comme moi. Ce n’est pas une
+amitié ordinaire, puisqu’elle naît d’autre chose
+encore que des qualités dont ils ont donné la
+preuve, de la vue d’une puissance inactive qui
+est en eux, qui pourrait s’épanouir et multiplier
+la beauté de leur esprit, sa force, sa hardiesse
+et sa joie.</p>
+
+<p>Et c’est pourquoi je dis : « Vous qui lisez,
+allez dans vos lectures jusqu’au delà de
+la vie ! »</p>
+
+
+<p class="c gap small">FIN</p>
+
+<div class="chapter"></div>
+
+<h2 class="nobreak">TABLE</h2>
+
+
+<div class="flex">
+<table>
+<tr><td class="r"><div>I.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">LA VOCATION D’UNE VIEILLE FILLE</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c1">1</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>II.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">UNE VIE</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c2">10</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>III.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">OCTAVIE MERLE</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c3">22</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>IV.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">LE PÈRE MULOT</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c4">31</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>V.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">LA HAIE D’ÉPINE NOIRE</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c5">44</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>VI.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">LA TRAGÉDIENNE</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c6">55</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>VII.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">UN DISPENSAIRE</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c7">67</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>VIII.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">MONSIEUR JOSUAH</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c8">75</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>IX.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">CONVERSATION AVEC MONSIEUR
+L’ABBÉ</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c9">91</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>X.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">MÉDITATION SUR LE VILLAGE</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c10">101</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>XI.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">LA QUÉRENTE DE PAIN</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c11">110</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>XII.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">LES TROIS GARS DE LA HAUSSIÈRE</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c12">122</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>XIII.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">LA PERLE</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c13">134</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>XIV.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">L’ALLIANCE</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c14">143</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>XV.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">LES ÉTRENNES</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c15">155</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>XVI.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">UN CÉLIBATAIRE</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c16">165</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>XVII.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">MADAME CANTEREINE</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c17">176</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>XVIII.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">LE CONSEIL DU VENDREDI SAINT</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c18">186</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>XIX.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">LE DRAME DE KERFEUN</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c19">196</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>XX.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">LE FAUCHEUR D’HERBE</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c20">207</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>XXI.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">LE CHIEN COULEUR DE FOUGÈRE</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c21">221</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>XXII.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">LE LIT DE LA MÈRE MOINEAU</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c22">230</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>XXIII.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">LE BOURG ABANDONNÉ</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c23">242</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>XXIV.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">LA VILLE AU ROUET</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c24">252</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>XXV.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">LES YEUX</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c25">261</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>XXVI.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">LES PETITES FRATERNITÉS</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c26">272</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>XXVII.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">L’HÉRITAGE DE M. MAUNOIR AINÉ</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c27">282</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>XXVIII.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">L’ORCHIDÉE OURAGAN</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c28">291</a></div></td></tr>
+<tr><td class="r"><div>XXIX.</div></td>
+<td class="drap">— <span class="xsmall">LES LECTURES</span></td>
+<td class="bot r"><div><a href="#c29">301</a></div></td></tr>
+</table>
+</div>
+
+<p class="c gap small">535-08. — Coulommiers. Imp. <span class="sc">Paul</span> BRODARD. — 5-08.</p>
+
+
+<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 75225 ***</div>
+</body>
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