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-*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 74061 ***
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- JEAN AJALBERT
- de l’Académie Goncourt
-
- Au cœur
- de l’Auvergne
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- PARIS
- ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
- 26, Rue Racine, 26
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-
-DU MÊME AUTEUR
-
-
-Chez le même éditeur:
-
- DIX ANNÉES A MALMAISON.
- LE BOUQUET DE BEAUVAIS.
- RAFFIN-SU-SU.
- SAO-VAN-DI, roman.
- LETTRES DE WIESBADEN.
-
-
-Chez d’autres éditeurs:
-
-ROMANS ET NOUVELLES
-
- EN AMOUR, épuisé.
- LA TOURNÉE.
- LE P’TIT, épuisé.
- LE CŒUR GROS, épuisé.
- CELLES QUI PASSENT, épuisé.
- BAS DE SOIE ET PIEDS NUS, épuisé.
-
-VERS
-
- FEMMES ET PAYSAGES, épuisé.
-
-THÉATRE
-
- LA FILLE ÉLISA, pièce en 4 actes, tirée du roman de E. de Goncourt.
- A FLEUR DE PEAU, 1 acte, en vers.
-
-VOYAGES
-
- L’AUVERGNE, couronné par l’Académie française, épuisé.
- VEILLÉES D’AUVERGNE, épuisé.
- NOTES SUR BERLIN, épuisé.
- LES DESTINÉES DE L’INDOCHINE.
- LES NUAGES SUR L’INDOCHINE.
- DANS PARIS LA GRAND’VILLE.
- L’HEURE DE L’ITALIE.
- LE MAROC SOUS LES BOCHES.
-
-QUESTIONS D’ACTUALITÉ
-
- L’AVIATION AU-DESSUS DE TOUT.
- COMMENT GLORIFIER LES MORTS POUR LA PATRIE!
- UNE ENQUÊTE SUR LES DROITS DE L’ARTISTE.
- SOUS LE SABRE, épuisé.
- LES DEUX JUSTICES, épuisé.
- LA FORÊT NOIRE, épuisé.
- QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES, épuisé.
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-
- Il a été tiré de cet ouvrage:
- Trois exemplaires sur papier du Japon et trois exemplaires
- sur papier de Hollande non numérotés
- et dix exemplaires sur papier du Marais
- numérotés de 1 à 10
-
-
-Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les
-pays.
-
-Copyright 1922, by ERNEST FLAMMARION.
-
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- A CHARLES-JEAN AJALBERT
-
- à un fils de l’Auvergne
- engagé volontaire
- tué à Vauquois
- le 26 novembre 1914
-
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-Au cœur de l’Auvergne
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-
-CHAPITRE PREMIER
-
-Une enfance auvergnate: Du mont Valérien au Plomb du Cantal.--Les
-colonies «de patois».--La malle à musique: cabrette et bourrée.--La mort
-de l’habillé de soie.--Le «siège de Paris»; du baraquement à la
-cave.--Au «pays».
-
-
-C’est presque des mémoires!
-
-Déjà!
-
-Pourtant les souvenirs qui dévalent vers moi, de la Montagne natale, ont
-des visages de jeunesse sans rides! Cela date tout de même de vingt,
-trente, quarante ans,--de toujours? Non, de tout à l’heure, de tout de
-suite! Comment situer au passé la floraison d’enthousiasmes et
-d’admirations dont le temps n’a pu tarir le parfum ni crisper les
-pétales...
-
-Oui, je m’en souviens comme d’hier, de notre première rencontre avec
-l’Auvergne...
-
-Car, je n’y suis pas né, dans la montagne que je proclame natale! J’ai
-dû aller à elle,--après avoir vu le jour, le demi-jour, plutôt, sous le
-plus morne ciel de banlieue, à Levallois-Perret! Encore, je me vante!
-Cette commune n’existait pas, en 1863. Ses terrains vagues dépendaient
-de Clichy-la-Garenne, dont la Mairie eut la charge de recevoir les
-déclarations relatives à mon humble état-civil...
-
-J’entends bien, tout de même, être assez pur Auvergnat. Mes parents
-descendaient, c’est le cas de le dire, du plus haut du Plateau Central,
-de Brezons, de Cézens, à l’épaulement du Plomb,--et n’avaient quitté le
-pays qu’après leur mariage. De pauvre origine, ils n’avaient point assez
-fréquenté la courte école de village _pour y perdre le patois_! A Paris,
-à mesure qu’ils prospéraient dans leurs entreprises, c’étaient des
-parents, des amis, que les Auvergnats faisaient venir à leur service.
-Métiers et professions se monopolisaient, spécialisés aux cantons dont
-les originaires s’y étaient adonnés d’abord. Par ici, se dirigèrent les
-ferrailleurs ou les marchands de chiffons. Par là, s’accoutuma l’exode
-des frotteurs ou des hôteliers. Les nourrisseurs s’espaçaient aux
-barrières. Un peu partout, si j’ose cette image, les charbonniers
-faisaient la boule de neige. Autant de colonies où se perpétuait le
-patois, où il se localisait avec ses prononciations et ses variantes
-d’Aurillac, de Murat, de Saint-Flour. Dans nombre de commerces, les
-compatriotes formaient souvent toutes les relations et la clientèle.
-Aussi le patois était-il pratiqué autant que dans les hameaux délaissés.
-A cette persistance fidèle de la langue première apprise, il y avait
-sans doute d’autres raisons que la commodité de l’habitude, et la
-défiance du français moins familier: la tâche allégée aux accents de la
-race, l’exil engourdi à l’haleine du terroir. Les mots étrangers ne sont
-que des signes sonores des lèvres. Il sourd une âme vivante et profonde
-de la syllabe jaillie au berceau.
-
-Ma mère ne me parlait jamais autrement...
-
-Puis, à maintes occasions, il y avait table commune, et la fête n’aurait
-pas été réussie, sans accompagnement de la cabrette, toujours prête à
-mener le bal. Dans bien des malles à couvercles de poil, la musette
-faisait partie du bagage du montagnard dont elle constituait, avec le
-couteau de poche, les plus chères reliques! Qu’elle m’en imposait, à se
-gonfler, l’outre mystérieuse, dans son magnifique corsage de velours
-rouge! La musique n’en est point des plus suaves. Pourtant, aiguë et
-chevrotante, il n’y a que cette voix d’en haut pour détourner les
-convives des formidables festins où défilaient à peu près exclusivement
-farinades, salaisons et fromages de là-bas! Certes, il fallait bien «la
-bourrée», pour leur faire laisser le boire et le manger! Mais que la
-cabrette attaquât «la Marianne» et le silence s’imposait comme à la
-célébration d’un rite, et toutes les jambes étaient debout à l’appel de
-la danse atavique...
-
-Ce patois hirsute, cette musiquette primitive, je n’entends que cela
-autour des Saint-Jean et des Saint-Pierre, qui étaient les prénoms des
-trois quarts de nous tous, ou des réveillons dont, gamin, je ne voyais
-guère que les préparatifs; mais quelle fête déjà! Aux approches de la
-Noël, grand arrivage de farine de blé noir, pour les _bourriols_, de
-tome fraîche pour la _truffado_, de noix, de châtaignes.
-
-Le spectacle espéré, c’était l’égorgement d’un porc, engraissé depuis
-des mois. Car, l’on «tuait» et l’on «salait» à la maison, étant assez
-nombreux pour venir à bout d’un _habillé de soie_, sans que le lard eût
-le temps de rancir! Cela me faisait peur et pitié, la bête bien lavée,
-rose et blonde, les pattes ligotées, maintenue par deux hommes dont les
-genoux l’écrasaient et l’immobilisaient, pendant que le tueur lui
-plongeait le coutelas dans la gorge. Après les hurlements terribles, les
-grognements, puis les râles avaient cessé! Le sang cramoisi giclait dans
-une terrine inclinée par une servante. Je ne comprenais pas qu’une telle
-fontaine rouge pût jaillir et couler autant de cette panse inerte, sur
-la jonchée de paille, bientôt enflammée. On flambait longuement
-l’animal, je ne perdais pas un détail de la truculente opération, et,
-plus d’une fois, je rêvais de ces scènes de meurtre, d’incendie et de
-ripailles. Deux ou trois jours, la cuisine était décorée de guirlandes
-de boudins, de saucisses, d’andouillettes, pendant que l’on descendait à
-la cave les quartiers de viande, qui s’empilaient dans la saumure d’une
-cuve au couvercle pressé de lourds pavés.
-
-Ces chants, ces danses, ces agapes au «vin du pays», je ne devais pas
-leur trouver plus de couleur locale, par la suite, aux lieux mêmes
-d’origine. Certes, je n’étais guère en âge d’apprécier ces puissantes
-victuailles, et le «blanc» ou le «rouge» dont on les arrosait! Le fumet
-seul en passait sur mon assiette d’enfant, encore aux soupes légères et
-aux plats moins massifs! Et c’est de mon lit, le plus souvent, que
-j’entendais, en m’endormant à sa cadence martelée, danser la bourrée.
-
- * * * * *
-
-Voilà des peintures qui pourront sembler puériles et qui devraient
-s’être quelque peu atténuées à la longue? On comprendra qu’elles aient
-gardé, chez les bambins de cette époque, toute leur fraîcheur, par
-contraste avec d’autres visions d’une implacable netteté. Après ces gras
-et joyeux réveillons de mes cinq et sixième années, qu’il fut désolé
-celui de 1870, où les suburbains avaient dû rentrer dans Paris, pour le
-Siège! Ah! dans les baraquements qui nous servirent d’abord de refuge,
-au Champ-de-Mars, on ne tua pas de cochons, cet hiver cruel et froid, de
-famine et de mitraille, dont je me rappelle l’affreux pain qui se
-délayait en sable et en issues, et sentait le paillasson! En guise de
-cornemuse, c’est le canon prussien qui menait la danse,--et la première
-fois que l’on me conduisit aux Champs-Élysées, cent mille hommes y
-parlaient allemand sous le casque à pointe...
-
-Mais ce serait tout un volume de sensations qui ne me seraient guère
-personnelles,--la guerre! et puis, la Commune! A peine avions-nous
-réintégré notre demeure de l’autre côté des fortifications, que la
-bataille tonna entre Versailles et Paris, par-dessus nos têtes. Il
-fallut loger dans les caves, où nous jouions aux billes avec des
-biscaïens, dont il n’était pas difficile de s’approvisionner. Le
-Mont-Valérien dominait la bataille de ses éruptions meurtrières. Quand
-on me montrait et m’expliquait les volcans éteints de notre province
-qui, dans la nuit des temps, avaient jeté feu et flamme, ils ne
-s’emparaient pas de mon imagination. Je les tenais pour des
-«Mont-Valérien» hors d’usage. La montagne, comme la vie de la montagne,
-cela m’était familier. Je n’eus point d’étonnement au patois, à la
-cabrette, à la bourrée, aux assiettées de choux et de lard fumant;
-quand, aux dernières semaines sanglantes, mes parents remontèrent au
-pays, je n’y fus pas dépaysé.
-
-A Brezons, que je n’avais jamais vu, je me sentais, enfin! chez nous...
-
-
-
-
-CHAPITRE II
-
-Les émigrants d’Auvergne: La terre quittée.--La route d’Espagne.--Le
-pâtre Gerbert.--Les Pèlerins de Saint-Jacques.--«Chineurs et roulants»,
-d’Arsène Vermenouze.--«L’air» d’Auvergne.
-
-
-Quand je vous dis que je suis Auvergnat!
-
-L’Auvergnat authentique n’a rien de plus pressé que d’émigrer...
-
-Aussi, ne m’en suis-je pas privé. Dans la fougue de la jeunesse,
-j’aurais voulu parcourir l’univers d’une traite... Ah! les folles et
-généreuses impatiences, où l’on se jette à toutes les extrémités de
-l’espoir ou du découragement! Quelles tempêtes où se meurtrissaient mes
-rêves, parce que la France n’était pas aussi radieusement grande, la
-République aussi hautement intégrale, les hommes aussi purement
-désintéressés que pouvait le souhaiter un idéal en partance pour
-l’absolu. A des heures troubles, la patrie m’était irrespirable. Je ne
-me sentais libre qu’aux rivages imprévus où rien ne me rappelait la
-terre quittée comme un esclavage aux fers étroits. Délibérément,
-j’aurais accepté--pour combien de temps!--l’existence primitive du
-fleuve et de la forêt, le cœur neuf, l’esprit raclé des enduits de la
-civilisation. Sous l’éblouissement du soleil tropical au milieu d’une
-peuplade douce et belle, je me disais: Pourquoi pas ici? Et, sans doute,
-j’étais sincère, à telle minute, malgré ce qu’il entrait inévitablement
-de littérature dans mon nihilisme nomade...
-
- * * * * *
-
-Cette manière d’émigrer, dans les nuages, n’est point celle ordinaire de
-nos compatriotes. Ils ont l’émigration plus pratique, s’expatriant de
-par la force des choses, le climat hostile, le sol récalcitrant, le
-penchant au gain,--non pour les joies de l’aventure.
-
-Où va l’Auvergnat, le travail l’enchaîne. Naguère il ne s’en distrayait
-qu’avec ses frères d’exode, échappant aux tentatives étrangères, à
-l’influence des villes. De Paris, de Madrid, il ne connaissait que sa
-boutique, les trajets de son négoce. Il épousait une Auvergnate.
-Absorbés dans la tâche commune, ils envoyaient les enfants à élever aux
-grands-parents, au village où ils projetaient de retourner eux-mêmes
-plus tard, souvent trop tard...
-
- * * * * *
-
-L’émigration continue; la descente s’est multipliée. Mais, petits ou
-grands, l’on ne se soucie plus de remonter... Ceux qui s’enrichissent
-s’implantent aux lieux de leur fortune et de leurs intérêts. Quant aux
-autres, les difficultés matérielles les retiennent, et ils ont vite fait
-d’être prisonniers à jamais du salariat absorbant des vastes
-agglomérations. Il n’y a plus qu’une toute petite moyenne aisée pour
-revenir se fixer au pays. Et le moraliste et le régionaliste se
-lamentent de l’abandon des campagnes simples et saines pour les
-capitales dévorantes.
-
-La route d’Espagne fut une des plus anciennement suivies par nos
-compatriotes. L’émigration date de loin et se réclame de devanciers
-illustres: sur la fin du Xe siècle, Gerbert, élevé au monastère de
-Saint-Géraud d’Aurillac, se rendait à Cordoue, Gerbert dont le génie
-précurseur s’empara, pour l’augmenter prodigieusement, de tant de
-découvertes personnelles, du trésor de sciences révélées au delà des
-Pyrénées, Gerbert, le pâtre de Belliac qui deviendra Sylvestre II,
-Gerbert dont Jean-Baptiste Veyre a chanté la rustique et précoce
-enfance, l’immense destinée:
-
- Au pied d’un monticule[1]
- Était une maisonnette;
- Là, dans l’indigence
- Un enfançon naquit.
- On dit qu’à sa naissance
- En signe de puissance
- Trois fois le coq chanta...
- Et Rome l’entendit...
-
- [1] Ol pèd d’un putchotel...
-
- (J.-B. Veyre, Piaoulats d’un reipetit).
-
-Quel trajet de l’humble naissance au plus vaste savoir d’alors, de la
-baguette du pastour à la crosse pontificale, après ce départ où le jeune
-voyageur doit improviser un pont avec son bouclier pour faire passer son
-cheval sur une passerelle disjointe. Car, l’expédition ne se faisait pas
-sans encombres, à entendre la complainte romane des Pèlerins que la
-Confrérie de Saint-Jacques dirigeait annuellement d’Aurillac vers
-Compostelle de Galice, où l’abbaye Saint-Géraud entretenait l’église, le
-prieuré, un hôpital de la Vierge Marie au Mont Ebroarinus:
-
-
-CHANSON DES PÈLERINS DE SAINT-JACQUES[2]
-
- [2] _Canso dels Pelegrins de San Jac_
-
- Sem pelegrins de vila aicela
- Que Orlhac proch Jordan s’apela:
- Avem laissatz nostres parens,
- Nostra molhers et nostras gens,...
-
- «Nous sommes des pèlerins de la ville--qu’on nomme Aurillac près
- Jordanne;--nous avons laissé nos parents, nos épouses et tous nos
- gens,
-
- Pour aller en plus grande troupe--voir Saint Jacques de
- Compostelle.--Le Christ qui de droit fait envers--veuille enrichir
- beaucoup mes vers!
-
- De notre ruelle et maison--près du moûtier de Saint Géraud--nous fûmes
- tous à la paroisse--afin d’y prendre nos coquilles.
-
- Nous y priâmes dame la Vierge--de nous mettre en son paradis--et nous
- exempter du péage--pour bien faire le saint voyage.
-
- Quand nous fûmes là-bas, à Bayonne,--tout près des pays espagnols--il
- fallut changer bel argent--pour écus et monnaie grossière.
-
- Quand nous fûmes à Vittoria,--nous vîmes la verdure en
- fleurs:--joyeux, nous cueillîmes lavande,--thym en un pré, et romarin.
-
- Quand nous fûmes sur les ponceaux,--comme ils tremblèrent, au passage
- qu’on fit!--Nous croyions mourir: «Paix! Ah! paix!--Sauve les
- pèlerins, saint Jacques!»
-
- A Burgos, une confrérie--merveille étrange nous montra:--dans son
- église, à grands frissons,--un crucifix suait sa sueur.
-
- En pleine ville de Léon,--nous chantâmes une chanson,--et les dames en
- abondance--venaient ouïr les fils de France.
-
- Arrivés aux monts Asturiens,--les pèlerins eurent grand froid;--à
- Salvador, nous adorâmes--jour et nuit un clou de la croix.
-
- Quand nous fûmes à Rivédièr--des sergents voulurent mettre en
- prison--jeunes et vieux; mais les Auvergnats firent:--nous sommes pour
- _Géraud et pour l’Abbé_!
-
- Devant le juge, nous le dîmes--que pour prier Dieu nous venions,--non
- pour faire mal ni dommage.--Le juge dit--«Paix! bon voyage!»
-
- Nous sommes en Galice. O Saint Jacques,--garde les pèlerins des
- péchés.--Et donne-leur fromage et blé--pour qu’ils en fassent force
- deniers.
-
- Prions pour Monseigneur l’Abbé--qui nous a tous réconfortés--Dans la
- maison sur la montagne--De pain, de vin et de provisions[3].
-
- [3] Selon le texte de M. René Lavaud, dans les _Troubadours
- cantaliens_, qui juge cette version la meilleure de toutes et la
- plus ancienne.
-
- «A quelle époque remonte cette chanson? La version imprimée ici
- paraît être du XIVe ou du XVe siècle. Mais il est très possible que
- le premier texte ait été beaucoup plus ancien.
-
- «Le texte actuel est presque partout d’une langue très pure et très
- classique; et il est très facile de faire réapparaître çà et là,
- sous la graphie modernisée, la forme ancienne.
-
- «Pour le fond, s’il conserve une grande naïveté d’inspiration, il
- témoigne aussi d’une certaine maîtrise. Populaire par destination,
- cette pièce a dû être composée par un des clercs ou des prêtres qui
- faisaient partie du pèlerinage. Les pèlerins avaient l’habitude de
- chanter, aux étapes, des chansons destinées à leur attirer la
- bienveillance et les largesses des auditeurs. Ainsi firent-ils dans
- la ville de «Léon» devant de nombreuses dames (strophe X). La
- chanson chantée à Léon n’était pas la nôtre, puisque le voyage
- n’était pas terminé, et ne pouvait encore être narré jusqu’au bout,
- comme il est fait ici. La chanson actuelle comprend l’entrée à
- Saint-Jacques et l’accueil généreux fait par «Mgr l’Abbé». Elle a dû
- être chantée à Saint-Jacques même, et pendant les étapes du retour à
- Aurillac.»
-
-Il n’y a guère qu’un demi-siècle que le trajet s’accomplit plus
-aisément. Arsène Vermenouze a fixé en traits expressifs la peinture de
-ces chevauchées d’autrefois où nos cadets cantaliens ignoraient le
-chemin de fer:
-
-
-L’ESPAGNE[4]
-
- [4] _En plein vent_ (Sonnets d’Auvergne), 8 v. Stock, éditeur, 1900.
-
- Nos émigrants d’antan étaient de fameux hommes.
- Ils allaient en Espagne à pied: les plus cossus
- S’achetaient un cheval barbe, montaient dessus
- Et partaient. Travailleurs, ardemment économes.
-
- La plupart, au retour, rapportaient quelques sommes
- Quadruples et ducats, dans la veste cousus
- Et qui, par la famille, étaient les bien reçus.
- Alors, on n’était pas douillet comme nous sommes
-
- Après tout un long jour de fatigue, on avait
- La selle du cheval pour unique chevet;
- On partageait un lit de paille rêche et rare
-
- Avec des muletiers, grands racleurs de guitare
- Des arrieros, nourris de fèves et d’oignons
- Et l’on dînait avec ces frustes compagnons
-
-II
-
- Le même plat pour tous, pour tous la même gourde
- Pleine d’un vin épais qui sentait le goudron
- Et, tous, l’on s’empiffrait à même le chaudron
- De pois chiches très durs et de soupe très lourde.
-
- Autour du puchero l’on s’asseyait en rond
- Et chacun racontait son histoire ou sa bourde,
- Trop heureux quand un merle, une alouette, un tourde
- Venait corser un peu le menu du patron.
-
- L’escopette pendue à l’arçon de la selle
- Et fiers de n’avoir guère allégé l’escarcelle,
- Les émigrants étaient dehors au point du jour.
-
- Par des sentiers poudreux, ou des routes fangeuses
- Contemplant les sierras lointaines et neigeuses
- Et vibrants sous la joie immense du retour.
-
-III
-
- Par les grands steppes nus de la Castille plate,
- Ils allaient, sans jamais regarder l’Occident,
- Même à l’heure sublime où le soleil ardent
- S’y noie, en une mer de pourpre et d’écarlate.
-
- Car ce n’est pas là-bas qu’est la terre Auvergnate,
- C’est vers le nord; là-haut, l’Auvergne les attend:
- L’Auvergne!... A leur regard avide et persistant
- Le vert frais et riant du doux pays éclate.
-
- Eh! que leur font Madrid, Burgos, Valladolid?
- Ils y passent, sans même y coucher dans un lit
- Et chevauchent, des jours entiers, sans voir un arbre,
-
- Sous un soleil de feu,--des montagnes de marbre
- Où l’aigle plane au fond d’un ciel d’azur et d’or
- Et toujours leur regard se tourne vers le Nord.
-
-IV
-
- Enfin, ils vont toucher la côte cantabrique
- Et voici les versants pyrénéens français;
- Tout poudreux et tannés par le vent, harassés,
- Ils ont, sous leur chapeau, des teints couleur de brique.
-
- Mais un léger zéphir, venu de l’Atlantique,
- Leur apporte une odeur de France: c’est assez!
- Oubliant la misère et les labeurs passés,
- Ils s’enivrent, joyeux, du parfum balsamique.
-
- Et bien que n’étant pas, certes, de très grands clercs,
- Ils ont de jolis mots, des mots naïfs et clairs,
- Pour exprimer leur sentiment en l’occurrence.
-
- C’est égal, dit l’un d’eux, je ne sais d’où ça vient,
- Mais il n’est nul pays, dans le monde chrétien,
- Non, nul pays, qui sente aussi bon que la France.
-
-V
-
- Or, un matin, le chef du groupe, un vieux barbu
- S’arrête: à l’horizon, dans le ciel doux et pâle,
- La chaîne du Cantal, toute entière, s’étale;
- Voici la dent du plomb, ce colosse trapu,
-
- La corne du Griou, le pic svelte et pointu,
- Le puy-Mary... C’est bien la montagne natale
- Et ces gens, de nature un peu fruste et brutale,
- Ces Arvernes, au front volontaire et têtu,
-
- Ces âpres «chineurs», ces «roulants» aux dures âmes,
- Se mettent à pleurer soudain comme des femmes,
- Sans se cacher, leurs pleurs s’écrasant sous leurs doigts.
-
- Oubliant l’espagnol, ils clament en patois:
- «Quoi l’Ouvernho; li som![5]» et tous, à perdre haleine,
- Brandissant leurs chapeaux, galopent dans la plaine.
-
- [5] C’est l’Auvergne; nous y sommes!
-
-Nul pays qui sente aussi bon que la France, disait Vermenouze, pour la
-rime; car il voulait dire l’Auvergne. Ainsi humait l’air natal le
-troubadour Pierre Vidal:
-
- _Ab l’alen tir ves me l’aire
- Qu’en sent venir de Proenza._
-
- (Avec l’haleine, j’attire à moi l’air que je sens venir de Provence.)
-
- * * * * *
-
-Aux forêts de l’Asie paradisiaque, j’ai respiré les essences
-triomphales, après quoi nos fleurettes des champs ne devraient plus rien
-sentir?
-
-Dès Eygurande, à travers les stores baissés et les vitres closes, quand
-le train roule à travers le vent cantalien, j’ai toujours été réveillé
-par l’odeur distincte du pays, les poumons soudain dilatés d’une avidité
-d’absorber l’espace! Ce ne sont plus les parfums qui violentent, les
-aromes qui étourdissent, rien que l’air net et pur avec le goût de l’eau
-vaporisée aux cascades, et de l’herbe fauve sur le basalte et, près des
-villages, quelque fumée au toit matinal, des bouffées de l’étable qui
-s’ouvre, le pain sortant du four, qui ne sont pas du même bois, des
-mêmes bêtes, de la même pâte qu’ailleurs et dont nous démêlerions la
-saveur à travers le bouleversement d’une fin du monde et d’une nouvelle
-création:
-
- _C’est l’Auvergne, nous y sommes!_
-
-
-
-
-CHAPITRE III
-
-Le premier voyage.--Pendant la Commune.--Le retour au Village: à l’aube
-de la mémoire.--Le ruisseau de Brezons.
-
-
-Je n’ai pas souvenance de mon arrivée à Brezons. J’ai dû y tomber
-endormi. Lorsque je fus réveillé, c’est comme si j’en avais toujours
-été, familier avec les grands parents dont j’entendais la langue, avec
-les montagnards pareils aux émigrants qui, à chaque automne, entraient
-chez nous, remplaçaient les gars partant pour le régiment.
-
-Je ne me rappelle pas mon arrivée...
-
-Mais la fuite de Paris, aux derniers jours de la Commune, comment
-l’oublier!
-
-Mon père,--de la Garde nationale pendant le siège,--ne s’était pas
-enrôlé parmi les fédérés. Aux réquisitions, il prêtait chevaux,
-voitures, tout le matériel commercial dont il disposait; mais il ne
-donnait point de sa personne. On exigea qu’il endossât la vareuse
-insurrectionnelle, qu’il prît le chassepot. Il s’y refusa. Il échappa à
-la perquisition de nuit dans les caves transformées en logements, où je
-fus dressé de terreur, à des lueurs farouches de lanternes, à des voix
-menaçantes, à des baïonnettes éventrant les lits, fouillant dans tous
-les coins; ma mère devait guider la sombre horde, aux commandements
-avinés du forgeron, du blanchisseur, qui avaient dénoncé le voisin comme
-pactisant avec Versailles. C’était faux. Mais, à la vérité, nous avions
-favorisé le départ des gendarmes qui habitaient l’immeuble contigu, dont
-les jardins étaient ouverts aux jeux de tous les gamins du quartier. Ne
-voulant point abandonner leurs armes et leurs uniformes, ils les avaient
-enfouis dans notre cour, dépavée et repavée, sous les fumiers! Mais le
-grief du blanchisseur et du forgeron était plutôt que l’on faisait
-ferrer les chevaux et laver le linge ailleurs que chez eux.
-Naturellement, je ne sus ces choses que plus tard! Ce que j’ai retenu,
-de moi-même, c’est la journée d’angoisse où, mon père accoutré en
-déménageur, dans une voiture de meubles, nous franchissions à
-Saint-Denis les lignes prussiennes.
-
-Puis, le chemin de fer, le compartiment qui emportait les rescapés du
-siège, et de la Commune.
-
-Et, c’est l’Auvergne, et je suis à Brezons...
-
- * * * * *
-
-Dès lors, où que je sois dérivé par les courants de l’existence, j’ai
-_un pays_,--le patrimoine intangible où ne mordront pas les plus
-cruelles vicissitudes... J’en _ai quitté_, après quinze, vingt mois de
-premier séjour, et n’y suis retourné qu’à deux étés de vacances
-scolaires; depuis un quart de siècle, plus une fois, alors que je ne
-cessais de parcourir le Cantal.
-
-Voici que, revenu de loin et de presque tout, j’ai voulu revoir
-Brezons... J’ai voulu? Non, j’y ai été ramené par la force de l’attache
-jamais rompue...
-
-Le patois, qui ne m’a pas coûté une leçon, appris avec les pâtres, en
-grimpant lever des nids aux branches périlleuses, ou traquant la truite
-imprenable de nos mains d’enfants, écorchées aux pierres du ruisseau;
-
-Les cerises mangées à l’arbre, dans le pré tout enflammé de canicule,
-les airelles bleues frissonnant dans le mystère des sous-bois;
-
-La vipère, détendue comme un ressort, debout et sifflante, à travers les
-pierrailles et la bruyère;
-
-Le clocher de rouille et de mousse où, par l’escalier disloqué, le
-sonneur nous laissait suivre et prendre le bout de la corde traînante, à
-la fin des sonneries...
-
-La jument docile à nos plus turbulentes équitations;
-
-Les tranches de pain noir, l’écuelle de lait caillé sur les marches de
-_l’oustau_, à la rampe de bois vermoulu...
-
-Que de puérils souvenirs, demeurés avec toute leur fraîcheur, à l’aube
-de la mémoire...
-
-En vérité, le passé ne nous lâche pas. On ne déracine pas le piquet où
-nous sommes noués comme des chèvres par une corde plus ou moins longue,
-plus ou moins lisse, qui prête quelque temps, et quand nous sommes au
-bout, croyant encore dévider de la bobine, a cessé déjà de s’allonger et
-se renroule par le même manège, de plus en plus réduit, pour nous
-ramener au point de départ, au centre du néant...
-
-Brezons! Oui, je suis Auvergnat, puisque l’ayant délaissé toute la vie,
-il me semble qu’après je ne saurais être bien qu’ici, à l’angle du
-verger, sur ce quartier de roc où s’adossait la grange, au bord de la
-route qui, du fond de la commune, à l’étranglement de la vallée, ne
-conduit plus nulle part; elle s’arrête, comme à bout de souffle, d’avoir
-tant monté à la poursuite de cimes qui, toujours, se reculent...
-
-Sur ce chemin des nuages, dans ce paysage tourmenté, aux gestes tendus
-vers les sommets, où j’essayais mes premières escalades, je souhaiterais
-boucler la boucle de mon circuit terrestre. Cette fois, ce serait
-vraiment les grandes vacances...
-
-Oui, une borne, mon nom, et rien qu’une ligne:
-
- _Il aima le ruisseau de Brezons._
-
-
-
-
-CHAPITRE IV
-
-L’enfant pâle: De J. F. Raffaëlli à F. Coppée.--Paysages
-«impressionnistes».--La montagne retrouvée.--La «grammaire» de
-Bancharel.--Les précurseurs de «l’École Auvergnate».
-
-
-Il y a trente ans, sur la fin de mes études à Condorcet, j’obtins
-d’aller me soigner en Auvergne.
-
-J’étais pâle, le cœur à soubresauts, hanté profondément d’une phrase
-trop souvent entendue: «Les jumeaux, ça ne va pas loin, ça reste
-toujours fragile...» Or, j’avais survécu au frère mort tout jeune,--mais
-je croyais peu à une longue durée...
-
-Cependant, d’instinct, j’avais choisi le remède. Aux falaises
-basaltiques de Vic-sur-Cère, le vent du haut ramonait mes poumons
-encrassés de banlieue. Les courses en montagne fortifiaient les muscles
-paresseux, vivifiaient le sang pauvre. Mais, surtout, je fixais,
-solidement, mon statut moral auvergnat.
-
-Pour beaucoup _j’ai quitté le pays_, je suis descendu vers Paris. C’est
-le contraire: né loin de mon _village natal_, il m’a fallu remonter...
-
- * * * * *
-
-Eh! oui, j’ai d’abord «chanté» les plaines de détritus et de gadoue, les
-arbres de fil de fer, les horizons fuligineux chers à Jean-François
-Raffaëlli, mon voisin des berges d’Asnières, l’accueillant ami des
-débuts. A petites touches impressionnistes, en vers démesurément
-libres,--c’était vers 1880, où commençait de se dilater l’alexandrin aux
-premiers feux du symbolisme,--je m’efforçais d’annexer à la poésie
-française,--pas plus!--la contrée où régnait l’admirable peintre de ces
-ciels souffreteux sous lesquels ahane le travailleur des usines, et
-trône le rôdeur des fortifs et des terrains vagues! La banlieue à la
-mode des Goncourt, de J.-K. Huysmans, de François Coppée, où, par la
-campagne élimée, jonchée de vieux chiffons et de tessons de bouteille,
-grouille une humanité de misère, de rebut, et de vice! Parfois, une
-bouffée de jeunesse, une volée d’ouvrières avec des rires et la romance
-du jour; mais la cloche appelle, et les prisonnières ont disparu,
-derrière les lourdes portes de la fabrique...
-
- * * * * *
-
-Comme ce décor de barrière se retire vite de ma vie, à l’éblouissement
-des sublimes aspects de la montagne,--de mon cœur gagné à la haute
-nature...
-
- * * * * *
-
-(Des yeux charmants s’entr’ouvrent du lointain passé, graves de
-mélancolie et de reproche: n’ai-je pas connu, par ces guinguettes à
-canotiers, la première aventure? par ces ruelles de faubourg, la marche
-triomphale de la vingtième année, accompagnée d’orgues de Barbarie sous
-les fenêtres, de clairons et de cors de chasse par les glacis et les
-fossés! Soirs divins où l’on se moque bien que ce soit le cornet d’un
-tramway qui scande les aveux impérissables! Non, je ne vais pas renier
-les heures enchantées,--il n’en sonne pas tant à l’horloge inflexible
-dont l’aiguille ne retourne jamais en arrière,--là-bas, au fond de ma
-mémoire encombrée, au bout du jardin où il a poussé de tout, ah! s’il
-était permis de revenir sur ses pas, que j’irais droit sans me tromper,
-au mur de lierre, à la haie d’épine-vinette, à la tonnelle de
-chèvrefeuille, d’où mes plus chers souvenirs se penchent sur les mille
-miroirs brisés de l’eau du fleuve...)
-
- * * * * *
-
-J’en devenais injuste, détestant tout ce qui n’était pas la montagne
-retrouvée, délaissant mes poètes et mes maîtres d’hier, et tirant une
-révérence aux camarades de la génération symboliste et décadente.
-Désormais, j’escaladais et dévalais par les puys et les plombs, et le
-patois des bouviers me tenait lieu de littérature; la plus traînante
-banalité reprenait un goût d’inédit, en passant dans une locution
-indigène. Enfin, ce fut par les dialectes cantaliens que je parvins aux
-grands félibres du Languedoc, de Gascogne et de Provence, et c’est par
-Aurillac que je m’acheminai vers Maillane...
-
- * * * * *
-
-Comment pourrais-je omettre d’en noter ma reconnaissance à ce brave
-petit livre d’Auguste Bancharel: _La Grammaire et les Poètes de la
-langue patoise d’Auvergne_!
-
-L’ouvrage vaut surtout par la bonne volonté et par la foi aux destinées
-de la race,--une foi pratique et agissante...
-
-Car, les considérations linguistiques de l’auteur sont des plus
-aventurées; pour lui, la langue auvergnate et la celtique, c’est tout
-un: voilà pour les origines. Sans doute notre téméraire philologue
-admettra que, par la suite, le latin et le germain influencèrent le
-patois, mais sans le corrompre:
-
- De tous les dialectes divers de la langue romane, le patois seul a
- conservé sa pureté, sa vie. C’est encore la langue que parlaient les
- troubadours, les maîtres de la _sobregayo companhia_. Le patois a la
- souplesse de l’italien, la majesté retentissante de l’espagnol,
- l’énergie et la concision du latin, avec le _molle atque facetum_, le
- _dolce de l’Ionie_ qu’il hérita des Phocéens de Marseille, et
- l’imagination de la Gascogne qui lui a donné et lui conserve ses
- autres richesses.
-
-Pauvre parler de nos montagnards! Ah! Auguste Bancharel lui faisait la
-part belle. Évidemment, il exagérait! Mais que de gratitude ne faut-il
-pas garder pour cette exaltation passionnée, en regard du mépris où la
-bourgeoisie tenait le vocabulaire du peuple qui, lui aussi, d’ailleurs,
-en usait «sans l’estimer». Tournons les pages de linguistiques
-contestables, et voici le chapitre savoureux où sont recueillis nombre
-de proverbes ruraux, rudes et précis[6]. Plus loin, des chants du pays,
-malheureusement présentés sans ordre, alors que l’auteur était si bien
-désigné pour une compilation plus méthodique et définitive du folklore
-déjà rassemblé en maints guides et dictionnaires. Du moins, devons-nous
-à Auguste Bancharel un florilège local qui jalonne utilement les étapes
-de notre chère petite renaissance auvergnate. Grâce à cette anthologie
-des précurseurs patoisants de l’École auvergnate, j’ai connu
-Jean-Baptiste Brayat, l’abbé Bouquier, Dupuy-Granval, Jean-Baptiste
-Veyre. Ainsi, le médecin, le prêtre, le gentilhomme, l’instituteur, pour
-traduire leurs sentiments intimes et leurs impressions du terroir,
-avaient préféré au français de leurs diplômes officiels l’idiome de leur
-enfance et de leur village, spontanément, avant d’y être incités par le
-grand mouvement de rénovation méridionale. Ce n’étaient là que des
-essais modestes, d’innocentes distractions, le jeu d’amateurs
-s’ingéniant à tirer quelques sons d’un instrument démodé. Cependant, ces
-accents ne devaient pas rester inentendus. Ils frappaient des oreilles
-attentives, parvenaient aux abbés Géraud, Fau, Courchinoux, à Arsène
-Vermenouze, de qui Auguste Bancharel, leur aîné, encourageait les
-tentatives, par ses articles de _l’Avenir du Cantal_, dès 1880, par ses
-brochures, par les fêtes dues à son initiative, les concours de
-cabrette, dont il était le promoteur et où il avait imposé que les
-discours d’usage fussent prononcés en patois.
-
- [6] _La Grammaire et les Poètes de la Langue patoise d’Auvergne_, par
- A. Bancharel (Aurillac, 1882).
-
-Donc, par son action personnelle, par l’exemple de sa vie obstinée au
-sol natal, par sa propagande décentralisatrice, Auguste Bancharel
-ouvrait et facilitait la voie au félibrige cantalien. Son influence a pu
-orienter un Vermenouze qui hésitait et, à sa vingtième année, alignait
-des alexandrins romantiques à la gloire de «Surcouf»! Que pouvait rêver
-de plus, dans sa _casa de commercio_ d’Illescas, le jeune émigrant, que
-d’être imprimé à _l’Avenir du Cantal_, de collaborer avec son Directeur,
-leurs _Rimes Patoises_ paraissant sous même couverture? Ce n’est pas de
-ses âpres compagnons de négoce qu’il pouvait être compris! Entre deux
-voyages en Espagne, de retour au pays, il tombait dans un renouveau de
-poésie patoisante, et il était vite gagné à la cause! Ah! de ce
-Bancharel,--qui avait assisté à la descente de Jasmin en Aurillac,
-vingt-cinq ans auparavant! N’était-il pas le confident tout indiqué des
-inspirations littéraires du jeune compatriote. Comment «le grammairien»
-même n’en eût-il pas imposé à l’élève sorti des «Frères» avec un petit
-bagage rudimentaire. Mais il s’agit bien de controverse dialectologique
-pour qui portait en soi toute poésie, avec le don le plus sûr de
-l’expression juste, puissante et pittoresque. Le sculpteur a-t-il besoin
-de connaître la genèse géologique des carrières du marbre qu’il taille,
-l’architecte de savoir l’historique de tant de matériaux qu’il assemble?
-Arsène Vermenouze ne se préoccupait guère de la filiation des mots
-asservis du premier coup à sa pensée; il lui suffisait qu’ils en
-suivissent le jet impétueux et le rythme souple et large...
-
-Ce n’est point un chétif honneur qui rejaillit à Auguste Bancharel,
-d’avoir peut-être révélé Vermenouze à Vermenouze; en tout cas, de
-l’avoir, dès les premiers vers, reconnu et signalé comme un maître à ses
-concitoyens, plutôt indifférents et sceptiques...
-
-
-
-
-CHAPITRE V
-
-Le patois de circonstance.--Curés, médecins, instituteurs: L’abbé
-Bouquier; l’abbé Jean Labouderie. Frédéric Dupuy de Grandval,
-chansonnier bachique. J.-B. Brayat, officier de santé. J.-B. Veyre,
-instituteur.--Statues et pavés de l’ours.
-
-
-_Des poètes de la langue patoise_, écrivait Auguste Bancharel...
-
-Des _poètes_?
-
-_La langue patoise_?
-
-C’est beaucoup dire...
-
-En vérité, ils n’étaient pas poètes, ces médecins, abbés,
-instituteurs,--et très éloignés du patois authentique, par les études
-mêmes qui les avaient appelés tout jeunes à la ville, et confinés dans
-les collèges. On ne voit pas qu’ils se soient voués à la poésie, sous le
-feu de l’inspiration dévorante. Dans leur vocabulaire apprêté et
-composite, l’expression ne jaillit pas des sources de la roche
-ancestrale. Ils pensent en français, et ne traduisent même pas; ils
-transposent. Car, traduire, c’est _traire_, à l’étymologie, _tirer_...
-La traduction exige une recherche d’esprit, qui amène des trouvailles.
-Il ne s’agit pas seulement de rendre le sens littéral des mots, mais de
-restituer la phrase, la locution, par des équivalences, de répondre,
-quand faire se peut, par les idiotismes correspondant aux gallicismes,
-qui sont le propre de chaque langue. Tandis que nos citadins ne font
-guère qu’affubler le vocable français d’une désinence patoise. Non, ni
-poètes, ni artistes. Ils n’eurent pas la curiosité des vieilles formes
-du langage traditionnel, qu’ils dédaignaient, en parvenus, du haut de
-leur savoir à diplômes officiels. Du parler du terroir, ils ne goûtaient
-plus la saveur intime. Mais, vivant au village, de par leurs
-professions, il leur fallait se remettre à l’unisson avec le paysan, le
-client, l’écolier, le fidèle. De là, ce français qui prend un pli
-rustique, comme la jaquette coupée par le tailleur du bourg. Ainsi, ce
-patois occasionnel n’apparaît-il guère qu’en des pièces de
-circonstances. Ce n’était là que jeux d’amateur, qu’il était excellent
-de rappeler, de sauver du temps, mais il ne convient pas d’accorder à
-ces exercices de prosodie champêtre des mérites, même locaux, qui leur
-manquent... C’est une erreur que de les prendre pour les représentants
-du patois, qui se maintenait si vigoureux et dru par toutes nos
-campagnes! du patois parlé, dont on ne retrouve pas plus l’écho
-véridique dans leurs alexandrins de bonne volonté qu’on n’y rencontre le
-sentiment de la nature auvergnate,--on pourrait dire de la Nature tout
-court. Sans doute, ils aimaient le pays, le clocher natal, mais,
-littérairement; ils ne l’ont pas vu. Leur esprit était resté ailleurs,
-aux dictionnaires du Collège. De la petite patrie, nous ne saurons rien
-par eux, ni de ses beautés naturelles, ni de son histoire, ni de son
-folklore.
-
-Cependant, ces échantillons seront utiles et curieux, pour la
-comparaison avec une œuvre pleinement patoise et auvergnate comme celle
-de Vermenouze, jaillie à grand flot du sol, de la race, de la langue
-populaire. Nous ne les rapportons qu’à titre documentaire. Leurs auteurs
-ne sont pas plus des précurseurs du félibrige auvergnat qu’ils ne sont
-des continuateurs des troubadours. De ce que, de temps à autre,
-quelqu’un a discouru en fin de banquet sur le mode villageois, et que
-les journaux de chef-lieu ont sympathiquement reproduit cette amusette,
-il ne faut pas que cela prête à croire à une littérature écrite et
-suivie, d’une école auvergnate!
-
- * * * * *
-
-Cependant, un trait commun caractérise tous ces fragments où se
-retrouvent les tendances réalistes de nos montagnards, observateurs et
-narquois; ce sont des moralistes pratiques.
-
- * * * * *
-
-Voici un abbé Bouquier, curé d’Ytrac et de Leynhac, dont il ne reste
-qu’une composition, les autres égarées par sa famille, à Calvinet, ou
-emportées par lui à la Martinique, où, sexagénaire, il serait allé
-mourir chez un neveu. Le morceau conservé, à défaut d’autres mérites, ne
-manque pas d’étrangeté. Le titre est en français:
-
- _Dialogue d’un curé qui personnellement
- Pour gagner un procès a fait un faux serment
- En dépit de son seing et de sa conscience
- Et se croit dispensé d’en faire pénitence.
- Si mon style trop plat dégoûte le lecteur
- Qu’il corrige l’ouvrage et le rende à l’auteur._
-
-Le _Dialogue_ annoncé est toute une pièce, la moralité du moyen âge, à
-nombreux personnages réels ou symboliques, l’Ange Gardien, le Juge, le
-Curé, le Démon, l’archange saint Michel, qui arrive trop tard pour
-porter secours à l’âme en perdition, et ne s’émeut pas autrement de la
-victoire de Satan:
-
- _Counsoloté, moun cher counfrairé,
- Bouto qué n’oben pas perdut gairé_
-
- (Console-toi, _mon cher Confrère_, dit-il à l’ange gardien! Et mets
- que nous n’avons pas perdu beaucoup.)
-
-En effet, le Curé n’hésite guère à jurer que par peur de l’Enfer. Les
-scrupules ne l’encombrent pas!
-
- _Yeou jurorio bé prou, mais l’ifer! Malopesto!_
-
- (Je jurerai bien assez, mais l’enfer! Malepeste!)
-
-La Conscience apparaît, mais sans confiance. Elle a essayé d’intervenir
-d’autres fois. On lui a dit: Chut! Elle n’a qu’à se taire, dorénavant.
-
-C’est l’ambition, invoquant la sagesse de Sénèque, qu’on ne s’attendait
-pas à trouver dans cette affaire, qui décide le Curé à lever la main:
-
- Le péché est ce qu’il paraît--au pécheur qui le commet;--car, selon le
- sage Sénèque, comme l’on croit pécher l’on pèche.
-
-Il n’en faut pas plus pour que le Curé s’exécute:
-
- Eh bien! donc, je m’en vais jurer, quitte après pour m’en confesser!
-
-Et Satan félicite le déchu, sur un ton gouailleur:
-
- Regarde, mon ami, que tu as fait une bonne affaire,--Au moins, quand
- tu mourras, tu sauras où aller coucher--Et où aller passer toute
- l’éternité...
-
-Puis, en bon diable, il indique à son nouveau sujet que, pour être bien
-placé, il lui suffit de parler à Pluton et à Proserpine, sa femme, qui
-dirige les enfers et lui fait la cuisine. En tout cas, le Curé peut être
-assuré qu’il n’a pas à craindre le froid...
-
- * * * * *
-
-A Frédéric Dupuy de Grandval, on n’attribue rien moins que des
-chefs-d’œuvre, dont les manuscrits remplissaient une bibliothèque
-entière! Il ne se retrouve que quelques lambeaux, et mal authentiques,
-dont l’un pourtant, ne semble pas devoir être apocryphe, tant le
-portrait de l’auteur offre une complète ressemblance avec l’image de
-celui dont la vie et les écrits scandalisèrent Aurillac. Il aurait été
-en rapport avec Béranger, à qui il soumettait parfois ses travaux, et
-qui le conseillait. Mais le chantre de Lisette ne le corrigea pas de
-boire. Ce sont les _Mauvais Garçons_ de Villon qu’il rappelle:
-
- Le vin nouveau à la tête me monte;--pour me guérir, demain, je ferai
- le lundi,--de bon matin, la goutte me remonte,--mais tout le jour, je
- reste fidèle au (vin) bleu.--Quand la nuit vient, pour passer la
- veillée,--près d’un bon feu, je m’assieds sur un banc.--Et tout en
- fumant et mangeant la grillée (_de châtaignes_)--à tout hasard, je
- bois un litre de blanc.
-
- Puis au café, je vais prendre une demi-tasse;--cela me ferait mal sans
- trois sous d’eau-de-vie.--Je trouve un ami, nous faisons la petite
- partie,--et deux cruchons (de bière) y passent rondement.--Ils sont
- nettoyés, il faut quitter la place.
-
- Je vais prendre l’air, je hasarde une chanson;--j’en ai bien assez
- fait, la patrouille me ramasse--sans que je résiste et me met en
- prison.»
-
-Rien d’étonnant à ce qu’un tel intrépide vide-bouteilles ait laissé une
-réputation d’originalité que n’était pas pour démentir son esprit
-caustique. Écoutez cette répartie:
-
- --Comment se fait-il que je n’aie pas d’enfants, disait une dévote à
- M. Dupuy de Grandval. J’en désire tellement un! Et voyez «la cafetière
- du coin», cette effrontée d’Irma. Elle en a quatre, qui sont
- magnifiques. Pourquoi tant à elle, quand j’en suis privée? Moi qui en
- demande chaque jour au Bon Dieu!
-
- --Elle s’y prend autrement, fit le poète cantalien.
-
- --Et comment fait-elle.
-
- Eh! elle ne les demande pas au Bon Dieu mais aux hommes...
-
-Plus important est le bagage de Jean-Baptiste Brayat (1779-1838) de
-Boisset où, en 1907, lui fut élevé un buste. La purge, la saignée, et la
-lecture de sa plaquette étaient les remèdes ordonnés habituellement par
-le pauvre officier de santé. Ces pratiques familières, un estomac
-complaisant qui ne refusait jamais un verre de vin, la bonne humeur et
-le désintéressement lui valaient de la popularité. Ce sont les
-qualités--autant que les défauts--domestiques de Brayat, plus que ses
-poèmes, je pense, qui provoquaient l’admiration et la reconnaissance de
-ses malades. Comment ne pas aimer un médecin qui ajoutait les
-médicaments à l’ordonnance, et, sur son calepin de visites, inscrivait:
-
- «_Pierré me pogoro si los costognon se bendou._
-
- (Pierre me paiera si les châtaignes se vendent.)
-
-On devine que le brave homme ne s’enrichissait pas à cette façon de
-traiter la clientèle!
-
-Dès lors que Boisset dressait un buste de bronze au poète-médecin J.-B.
-Brayat, pourquoi J.-B. Veyre, le poète instituteur, n’aurait-il pas eu
-son monument à Saint-Simon! Le Comité est formé, la souscription
-ouverte, bien que les promoteurs, MM. Armand Delmas, le Dr Vaquier ne
-prêtent pas «aux pépiements d’un roitelet» la voix du rossignol, comme
-galamment fit un soir Jasmin à l’auteur des _Piaoulats d’un reipetit_,
-qui le recevait, le 23 février 1854, à Aurillac, où le poète agenais
-était de passage, en tournée pour les pauvres:
-
- Pâtre de Saint-Simon, j’ai quitté mon troupeau,--j’ai pris ma veste
- neuve et mon joli chapeau pour venir fêter ta grande renommée,--de
- couronnes de fleurs chaque jour parfumée... Auprès du rossignol,
- piaille le roitelet.
-
-A quoi Jasmin répliquait:
-
- Je m’y connais, Monsieur, cet oiseau chanteur a le chant
- harmonieux.--C’est un rossignol qui, par jeu, s’est vêtu--de la plume
- d’un roitelet.
-
-De Jasmin, il n’y avait là qu’une gentillesse d’usage, envers qui lui
-rimait la bienvenue au chef-lieu du département.
-
-Mais que dire des opinions portées, la plume à la main, par des
-compatriotes lettrés et qui devaient avoir l’ouvrage de J.-B. Veyre sous
-les yeux! Je n’en citerai qu’un, le plus important, et le grand
-responsable, puisqu’il fit la préface des _Piaoulats_ en 1860. Or, M. de
-Lescure n’hésite pas entre J.-B. Veyre et Frédéric Mistral:
-
- Un avocat... Un riche propriétaire provençal, un homme du monde,...
- que j’ai vu moi-même à Paris colporter dans les bureaux d’un journal
- au sortir d’un élégant coupé, les produits d’une inspiration
- artificielle et savante... Les pâtres n’ont pas lu Mireille; ils ne le
- comprendraient pas... Mais les pâtres comprendront Veyre, et Veyre
- sera chanté aux veillées; et, dans sa hutte roulante, le pauvre
- gardeur de bestiaux fredonnera ses vers sur la montagne.
-
-Ce n’est pas le pavé de l’ours. C’est une avalanche de basalte qu’une
-pareille présentation fait crouler sur une innocente victime!
-
-
-
-
-CHAPITRE VI
-
-Auguste Bancharel, un précurseur: Professeur, auteur, imprimeur comme
-Roumanille.--Le progrès dans la tradition.--Rimes Patoises et
-Grammaire.--Les veillées auvergnates.--L’abbé F. Courchinoux.
-
-
-Poètes, et poètes de terroir,--on a vu qu’il y avait à hésiter sur le
-mérite des auteurs présentés par Auguste Bancharel comme des
-restaurateurs du patois, et des annonciateurs d’une renaissance
-auvergnate...
-
-S’il y a eu quelque précurseur,--c’est Auguste Bancharel lui-même, à qui
-l’on doit l’initiation précieuse d’Arsène Vermenouze.
-
-Toutes distances gardées pour tous quatre, il aura été à Vermenouze ce
-que fut Roumanille pour Mistral. Sa vie et son œuvre ne sont pas sans
-analogies avec celles du Créateur des _Provençales_, qui réunissait sous
-la même couverture Mistral, Aubanel, etc., et servit de tribune aux
-nouveaux poètes. Ainsi, dans les _Rimes Patoises_ et dans _La
-Grammaire_, Auguste Bancharel recueillait les anciens, groupait les
-nouveaux venus. Tous deux sortaient de l’enseignement pour devenir
-auteurs-imprimeurs. On trouverait d’autres points de comparaison, quant
-à leur gaie tournure d’esprit, à leur sentiment du terroir, à leurs
-tendances combatives et politiques, l’un, pamphlétaire des
-_Enterre-chiens_, les enterrements civils,--ultra-catholique et
-conservateur,--l’autre, satiriste matois de la réaction de l’Ordre Moral
-et du Seize Mai. Mais il ne faudrait pas prolonger le parallèle, où les
-quelques essais de notre compatriote ne sauraient être mis en regard
-d’une production considérable, sous tous les rapports.
-
- * * * * *
-
-Or, c’est d’Auguste Bancharel qu’il est le moins parlé dans ses
-brochures de propagande où, tout occupé à découvrir les autres, il ne se
-présente guère que comme éditeur et directeur de l’_Avenir du Cantal_.
-Il ne serait que juste de lui rendre justice, sinon comme poète, du
-moins comme patoisant, après l’avoir salué comme le promoteur du
-mouvement qui devait faire entrer l’Auvergne dans l’orbe du système
-félibréen...
-
- * * * * *
-
-Auguste Bancharel naquit le 15 septembre 1832, à Reilhac, à quelques
-kilomètres d’Aurillac, où il devait professer au Collège, avant de
-passer, comme percepteur, à Pleaux et, presque à l’âge de la retraite,
-sur la cinquantaine, de fonder imprimerie et journal au chef-lieu...
-Tempérament d’artiste, rêvant de peindre et d’écrire, il suivait d’une
-curiosité passionnée le rayonnement de l’idée félibréenne. Il
-n’admettait pas que l’Auvergne, d’où étaient issus de fameux
-troubadours, restât en arrière de la vaste ambition méridionale. Il
-approuvait de tout cœur les revendications décentralisatrices. Le patois
-était pour lui langue vivante,--seule capable de traduire les
-aspirations, les sentiments, les besoins de la race. Lui, aussi, aurait
-voulu maintenir du passé tout ce qui, sans retarder le progrès, faisait
-la joie, le charme et la beauté de la vie locale, les fêtes, les danses,
-les chants, les costumes, dont le pittoresque et le goût s’en vont, que
-ne remplacent pas de banales et laides importations. Il n’était pas un
-vain regretteur d’autrefois. Au contraire. Mais c’est de l’exaltation de
-la race, dans le sens traditionaliste, qu’il espérait de la grandeur et
-du bonheur à venir,--plus que de l’effacement de l’individu dans la
-foule incolore, et dans l’écrasement, par le rouleau administratif, de
-tout relief provincial. De là, son apostolat. De là, soutenant la thèse,
-au moins téméraire, d’une littérature «de langue patoise», son
-enthousiasme sans critique pour quiconque patoisait. De là, que chaque
-bonne volonté lui était sacrée. Mais quoi! Sa foi communicative, en
-s’abusant et nous abusant sur quelques-uns, en ne décourageant
-personne,--aura frayé la route... Qu’importe si, au départ, il y eut
-quelque désordre; le tout était de partir...
-
-Mais il convient de ne pas sacrifier l’auteur des _Rimes Patoises_ et
-des _Veillées Auvergnates_ à l’entraîneur de la petite cohorte
-cantalienne. Auguste Bancharel, contestable philologue et technicien
-hasardeux, vaut surtout par sa pratique profonde du parler populaire. A
-lui, non plus, je ne décernerai pas le laurier du poète, du poète au
-souffle puissant, comme dit une biographie. Lui, aussi, ne composa guère
-que des vers de circonstance! Mais de quelle manière élargie, en quel
-langage savoureux, intraduisible. Il ne se mêlait pas de châtrer
-l’expression, de rejeter le mot trop vif aux oreilles citadines. Il
-recherchait, au contraire, le vocabulaire le plus gonflé de sève
-originelle. Et, voici qu’au point de vue du patois, ses écrits offrent
-une rare valeur documentaire. Ils ont un autre mérite, nouveau, qui
-faisait défaut à ses devanciers. Ils nous évoquent, en relief vigoureux,
-le paysan de chez nous, pratique, réfléchi, jovial, très avisé sous de
-rudes dehors. Auguste Bancharel n’enfourche pas un morne Pégase de bois
-pour gravir un Parnasse desséché. Il reste de son temps et de son
-pays,--et par un réalisme de bon aloi, la franchise et la finesse de
-l’observation, la verve du récit, la pratique du patois dans son
-tréfonds proverbial, il assure à de simples chroniques versifiées la
-survie de peintures de mœurs d’une exactitude et d’une ironie durables.
-
- * * * * *
-
-Avec Auguste Bancharel, l’Abbé François Courchinoux partage l’honneur
-d’avoir éclairé le chemin de Vermenouze. On doit à F. Courchinoux, au
-prêtre et au félibre, l’admiration la plus reconnaissante. L’Abbé aurait
-pu s’effaroucher, comme d’autres firent niaisement plus tard, devant
-quelque phrase gaillarde, jugée irrévérencieuse. Il eût suffi d’un doute
-du confident de sa pensée religieuse, de l’ami le plus près de son
-esprit et de son cœur, pour entraver la libre inspiration du poète des
-_Menettes_, de _Magne_, etc. Il faut donc savoir gré au directeur de
-conscience de Vermenouze de n’avoir pas éveillé en lui pareils scrupules
-sur l’orthodoxie de tel ou tel chant. Mais une robuste et claire
-intelligence brillait dans la foi, pourtant si combative, du fondateur
-de _la Croix du Cantal_,--pour lui éviter pareille erreur. Aussi, F.
-Courchinoux était poète. Grâce à quoi, peut-on penser, il était mieux
-préparé que d’autres confesseurs à comprendre un tempérament de poète.
-Au contraire; il se présentait un autre danger, et il faut louer
-l’auteur de la _Pousco d’or_ d’avoir humblement oublié qu’il était
-poète, lui aussi, devant l’écrivain de _Flour de Brousso_. Celui-ci
-était un primaire, sorti jeune de l’école des Frères, tandis que l’autre
-avait fait des classes complètes, jusqu’à l’École des Hautes-Études de
-Paris, enseigné l’Histoire au Petit-Séminaire de Saint-Flour, voyagé en
-Terre Sainte, et, licencié en philosophie, dirigé l’École Gerson.
-
-Sa manière, toute de culture littéraire, était à l’opposé du réalisme
-spontané des débuts de Vermenouze. Il eût pu se tromper sur le génie
-fruste, et, avec l’ascendant de la situation et de l’instruction,
-s’ingénier à discipliner, à adoucir la personnalité violente selon ses
-vues propres. Non. F. Courchinoux, prêtre et poète, s’est contenté de
-comprendre et d’admirer le chrétien et l’écrivain d’essence supérieure.
-Cela valait d’être noté.
-
-Comme Roumanille et A. Bancharel, F. Courchinoux (1859-1902) fut
-professeur, imprimeur, journaliste. De tous partis, on a rendu justice à
-la bravoure, à la droiture, au talent alerte, sobre et précis du
-polémiste ecclésiastique. On lui doit nombre de variétés humouristiques,
-dispersées sous le pseudonyme de Pierrou L’Escorbillat. Il reste de lui,
-qui nous touche plus particulièrement, un volume de vers d’une centaine
-de pages, _la Pousco d’or_[7], en dialecte du Cantal, dit le sous-titre.
-En dialecte pâle, filtré, tout clarifié,--en dialecte lavé, passé au
-crible fin, pour n’en retenir que la plus souple poussière. F.
-Courchinoux avait étudié la renaissance provençale. Il cherchait le
-rythme et l’harmonie. Il connaissait la prosodie, les maîtres savants.
-Il a écrit, chanté en mesure! C’est une délicate tentative que celle de
-l’abbé Courchinoux, mais dont les résultats ne pouvaient être que très
-minces. Sans doute, à travers ce langage expurgé, une âme charmante se
-révèle, pure et sensible. Comment ne pas goûter _Lou Roussignoou_,--le
-rossignol que ne veut pas écouter la rivière, et qui la poursuit jusqu’à
-la mort:
-
- [7] La _Poussière d’or_, qu’un universitaire, M. L. Bréhier a
- simplement traduit: _La Poule d’or_, dans un volume grotesque à
- souhait, un monument d’inconvenance et de sabotage comme il s’en
- dresse trop souvent dans les collections de littérature en série.
-
- O Jordanne, voyons[8],
- Marche doucement,
- Et, gentille, écoute
- Mon chant, un moment.
-
- Dieu nous fait chanteurs,
- Nous autres rossignols.
- --Oiselet, mon pauvre petit,
- Quelque chose d’autre me point.
-
- Dieu m’a fait voyageuse,
- Chante, moi je m’en vais;
- De ta voix priante,
- Je n’ai souci ni goût.
-
- La jolie musique
- De ton gosier
- Sort pour le roi de pique
- Ou le roi de carreau.
-
- Et triste et pleurant
- L’oiseau la suivit,
- L’oiselet chanteur,
- Aussi loin qu’il put.
-
- Mais, de lassitude,
- Et de chagrin,
- La petite bête muette
- Ne put pas longtemps,
-
- Et, comme une étoile
- Tombe dans la nuit
- Dans l’eau meurtrière,
- L’oiselet tomba.
-
- Depuis, la rivière
- De l’oiselet mort,
- Parmi ses cailloux,
- Promène le cadavre.
-
- Mais on dit que maintenant,
- Quand elle entend chanter,
- La Jordanne claire
- Pleure en écoutant...
-
- [8] O Jiourdono, bouto...
-
-Bluette charmante, de rhétorique où, pas plus que la langue, nous ne
-retrouvons le pays. Tout le volume est d’un sentiment délicieux, d’une
-exquise fraîcheur. C’est le livre de la vingtième année d’un brillant
-séminariste à qui sont interdits les sujets profanes. Du moins, il y a
-eu effort conscient. F. Courchinoux savait le patois, mais le latin et
-le provençal aussi. Il a eu l’ambition de faire sortir l’idiome vulgaire
-«d’entre les boues de l’atelier, de le rendre propre et net». Il l’a si
-bien gratté, poncé et poli qu’il a tout effacé. Pour se rapprocher du
-Languedoc et de la Provence, il a produit ainsi de la poésie harmonieuse
-et distinguée, avec de la tendresse et de la sincérité, mais sans plus
-rien d’Auvergnat...
-
-
-
-
-CHAPITRE VII
-
-Patois ou langue? La thèse nationale; la critique philologique.--Les
-études de M. Antoine Thomas et de M. Albert Dauzat.--Patois et patois de
-la Dore à la Cère.--Le patois du Livradois.--R. Michalias.--A la
-Marianne d’Auvergne.--Le patois, verbe de la race.
-
-
-_Le Patois_ d’Auvergne...
-
-Mais on n’a pas plutôt prononcé le mot de patois que d’intransigeants
-arvernophiles vous apostrophent avec véhémence:
-
---_Du patois_, le parler d’Auvergne? C’est _une langue_...
-
-Et en avant un groupe d’arguments désuets qui flattaient évidemment
-notre amour-propre aborigène, mais que déciment les preuves mobilisées
-par les linguistes sans pitié. Comment notre orgueil ne se serait-il pas
-réjoui d’entendre démontrer victorieusement que le patois cantalien,
-tant discrédité et honni, n’était autre que le dialecte celtique, usité
-des bardes et des druides! Ainsi, l’idiome ancestral s’était maintenu,
-indestructible comme le rocher de basalte, parmi les invasions
-étrangères et la course des siècles; il avait coulé, roulé jusqu’à nous,
-comme la rivière et la cascade dont l’élan n’a pas été tari pour
-quelques éboulements de pierres, pour des végétations insolites en
-travers de leurs eaux millénaires!
-
-Que de raisons spécieuses de faire confiance à la thèse nationale! Elle
-se résume en deux vers de Lucain:
-
- _Arverni latios ausi se dicere fratres
- Sanguine ab Iliaco populi..._
-
-Arvernes et Latins ont même origine, à laquelle tous deux doivent leurs
-langues contemporaines. Mais tandis que le latin évoluait avec la
-civilisation romaine, l’Auvergnat, parmi des populations retirées aux
-montagnes, demeurait rudimentaire, réduit au minimum d’expressions
-suffisant à la vie pastorale, restreint au parler, sans écriture ni
-littérature. Donc, nulle dérivation du latin. La conquête romaine? Elle
-ne poussa pas de colonisation effective dans la montagne aux habitants
-dispersés, sans écoles, sans routes, sans relations ni contact avec
-l’envahisseur. Comment l’Arverne farouche des premiers siècles de notre
-ère se serait-il défait de son langage coutumier, dans son habitat
-inaccessible, alors qu’après treize cents ans de pénétration
-_française_, de _vie française_, après le chemin de fer et
-l’instituteur, le patois résiste, ne s’est _pas perdu_ encore? Au reste,
-le _gaulois_ existait si bien au IIIe et au VIe siècles qu’à partir
-d’Ulpien, dont Justinien renouvelait les décisions dans les _Pandectes_,
-la législation romaine autorisait le témoignage en langue gauloise
-devant les tribunaux.
-
-Voilà pour le patois-langue d’Auvergne, perpétué dans les campagnes
-jusqu’à nos jours, indépendant du _latin_ officiel, du _roman_
-littéraire, du français en devenir, qui vécurent, disparurent, se
-transformèrent dans les villes, aux besoins, aux goûts, au génie des
-classes supérieures.
-
- * * * * *
-
-Eh bien! la terrible philologie n’entend pas se contenter de ces
-raisonnements d’apparence si plausible... Elle prend le patois corps à
-corps, mot à mot, syllabe par syllabe, et, de cette recherche de la
-paternité, conclut scientifiquement qu’il n’est pas fils du celte, frère
-du latin, mais un bâtard, cousin dégénéré du roman, un parent pauvre de
-la famille d’oc.
-
-Pourquoi les Gaulois parlèrent latin? M. Eugène Lintilhac nous
-l’explique à merveille dans sa brillante _Histoire élémentaire de la
-Littérature Française_:
-
- Que du Ier au VIe siècles, plusieurs millions d’hommes aient pu en
- arriver à oublier graduellement leur langue, certes voilà qui étonne
- d’abord, froisse notre amour-propre national et excuse certains
- paradoxes étymologiques; mais ce fait, outre son évidence historique,
- est corroboré avec un détail suffisant par des textes aussi curieux
- que décisifs.
-
- D’ailleurs, cet oubli s’explique principalement, en dernière analyse,
- par les causes suivantes: l’ascendant d’une civilisation supérieure
- telle que, dès le premier siècle de notre ère, la culture latine tend
- à prévaloir sur la culture grecque dont Marseille est le centre: les
- nécessités des relations militaires, commerciales, administratives et
- judiciaires, entre vainqueurs et vaincus; les habiletés de la
- politique romaine, qui allèrent, dès César, jusqu’à faire sénateurs de
- nobles Gaulois, et, sous Claude, jusqu’à offrir l’accès des emplois
- publics aux Gaulois, sachant le latin, que l’on trouve dans les plus
- hautes charges à partir du IIe siècle; les violences de la conquête et
- les persécutions que l’on croit avoir été exercées contre le druidisme
- sous Tibère et ses successeurs; enfin, les séductions de la paix
- romaine. Il y faut joindre aussi des causes secondaires, telles que
- les suivantes: l’absence de textes écrits dans la langue nationale; la
- curiosité pour les journaux officiels des Romains; la vogue et
- l’imitation de leur littérature dans les hautes et moyennes classes
- qui fréquentaient leurs nombreuses écoles; les antiques affinités de
- race; enfin, cette souplesse du génie et cet amour de la nouveauté que
- les anciens historiens nous signalent comme des traits du caractère
- celtique.
-
-A quoi bon se contrister d’une origine qui n’est pas si humble, puisque
-le français ni le provençal ne la renient. Et l’Auvergne qui, à la
-période romane, a fourni les plus célèbres troubadours:
-
- _Icil d’Alverne i sunt li plus curteis,_
-
- (Ceux d’Auvergne sont les plus courtois)
-
-dit la Chanson de Roland; l’Auvergne à qui le monde doit, avec Blaise
-Pascal, le plus formidable écrivain français; l’Auvergne n’a point à se
-croire diminuée de ce que son idiome ancestral n’aura pas tous les
-quartiers de vieillesse que lui octroyèrent des partisans plus zélés
-qu’érudits. Au XVIIIe siècle la Celto-manie, comme l’appelait Voltaire,
-n’allait-elle pas jusqu’à faire du Celte la langue du Paradis terrestre
-où Adam et Ève auraient parlé bas-breton ou auvergnat!
-
-Tel que, un Vermenouze ne vient-il pas de tirer de l’Auvergnat des
-accents propres à lui constituer dans l’histoire de la renaissance
-félibréenne des titres littéraires préférables à ceux d’un obscur et
-contestable atavisme?
-
-Pour moi, je n’entends pas abaisser l’auvergnat en le qualifiant de
-patois. Mais il me semble lui garder ainsi son caractère de famille, un
-peu lointain, sauvage et mystérieux, qui ne saurait être compris au delà
-des limites de la petite patrie! Le patois, je dirais donc, le plus
-souvent, et, mieux, notre patois: car le patois d’Auvergne diffère, non
-seulement de département à département, mais de commune à commune.
-
-On a voulu résoudre d’un coup, en quelques mots, la question des
-origines et de la formation de la «langue d’Auvergne», alors que l’étude
-des sources du patois est à peine entreprise, et exigerait des enquêtes
-savantes, minutieuses, innombrables:
-
- Malgré l’activité qui s’est développée sur ce point, nous n’avons
- encore des dialectes qu’une connaissance tout à fait insuffisante
- attendu que les matériaux dont nous disposons sont très incomplets,
- qu’ils ont été recueillis en grande partie sans critique, qu’on a fait
- œuvre d’amateur au lieu de suivre une méthode rigoureuse conduisant à
- un but bien déterminé.
-
-Ainsi s’exprime un savant allemand, cité par M. Antoine Thomas, dans sa
-Préface aux _Études linguistiques sur la Basse-Auvergne_[9] de M. Albert
-Dauzat. M. Antoine Thomas ajoute:
-
- [9] Bibliothèque de la Faculté des Lettres de Paris, IV, 1897 (Félix
- Alcan).
-
- Dresser l’atlas phonétique de la France, non pas d’après des divisions
- arbitraires et factices, mais dans toute la richesse et la liberté de
- cet immense épanouissement linguistique, telle est la tâche à laquelle
- M. Gaston Pâris conviait naguère les membres du Congrès des Sociétés
- Savantes. Il ne dissimulait pas que pour arriver à réaliser cette
- belle œuvre, il faudrait que chaque commune d’un côté, chaque forme,
- chaque mot, de l’autre, eût sa monographie purement descriptive, faite
- de première main et tracée avec toute la rigueur d’observation
- qu’exigent les sciences naturelles.
-
-Plus loin M. Antoine Thomas regrette que l’Auvergne soit une des régions
-les moins connues quant à ses patois:
-
- Le livre de M. Doniol, membre de l’Académie des Sciences Morales,
- intitulé _Les Patois de la Basse-Auvergne_, phonétique historique du
- Patois de Vinzelles (Puy-de-Dôme) témoigne d’une ignorance complète de
- la méthode linguistique.
-
-Toute cette préface est à lire[10]. Puisse-t-elle exciter les chercheurs
-laborieux et décourager les vocations faciles.
-
- [10] «Il y a assez loin de Murat (Cantal) à Vinzelles (Puy-de-Dôme);
- le premier est dans la Haute-Auvergne, le second dans la
- Basse-Auvergne. Il ne faut pas que l’emploi en linguistique du
- vocabulaire de la géographie administrative puisse donner le change
- sur l’état de choses réel. Comme il est à peu près impossible de se
- passer de termes géographiques d’une compréhension plus ou moins
- étendue, autant vaut faire appel à l’ancienne nomenclature, qui a
- pour elle la consécration d’un usage plusieurs fois séculaire, qu’à
- celle que nous devons à la Révolution. Mais il n’y a aucun lien
- nécessaire entre les variétés du patois et les anciennes divisions
- territoriales civiles ou religieuses à quelque époque qu’elles
- puissent remonter. La Basse-Auvergne ne forme pas plus une unité
- linguistique vis-à-vis de la Haute-Auvergne que l’Auvergne tout
- entière, considérée en bloc, n’en forme une vis-à-vis des provinces
- limitrophes: Bourbonnais, Manche, Limousin, Quercy, Rouergue,
- Gévaudan, Velay et Forez. Quant à retrouver les limites exactes des
- anciennes peuplades gauloises par l’étude de l’état actuel des
- patois, c’est une pure illusion. Il est encore moins permis en
- Auvergne qu’ailleurs de s’y abandonner, tant les faits qui vont à
- l’encontre sont précis et indéniables. Nous connaissons très bien
- les anciennes limites du diocèse de Clermont, et nous sommes à peu
- près certains que ces limites remontent à l’établissement même du
- christianisme en Gaule. Dès cette époque tout le territoire du
- département actuel du Cantal dépendait de la civitas Arvernorura et
- Aurillac (Aureliacus) y figurait au même titre que Saint-Flour
- (Indiacus). Or, l’arrondissement d’Aurillac se sépare du reste du
- département du Cantal au point de vue linguistique si l’on tient
- compte d’un phénomène phonétique très saillant, le traitement des
- sons primitifs c et g devant la voyelle a: le c et le g sont
- demeurés intacts, conservant leur son explosif comme dans les
- provinces plus méridionales (Quercy et Rouergue), tandis que dans le
- reste du département, comme dans la Basse-Auvergne et toutes les
- provinces limitrophes (sauf le Quercy et le Rouergue) le c et le g
- ont cédé la place, à un moment donné, aux sons fricatifs ch et j qui
- ont continué leur évolution et qui la continuent encore pour ainsi
- dire sous nos yeux. A quoi attribuer ce schisme linguistique qui
- contraste si singulièrement avec l’unité religieuse et
- administrative qui n’a jamais été rompue entre Aurillac et
- Saint-Flour! M. Dauzat a inscrit en tête de son travail un titre
- plus large que le sujet qu’il traite actuellement: Études
- linguistiques sur la Basse-Auvergne. C’est un engagement pour
- l’avenir. J’espère qu’il le tiendra, et même, pour les raisons que
- je viens d’indiquer, qu’il fera de l’Auvergne tout entière le champ
- de ses recherches. La pleine possession du patois de Vinzelles lui
- rendra facile et rapide l’étude comparative des autres parlers,--et
- quelques nouveaux efforts d’activité scientifique lui permettant de
- conquérir de proche en proche toute la province, je voudrais le voir
- alors faire l’essai de la monographie phénoménale (si je puis
- m’exprimer ainsi); après celui de la monographie locale: chaque son,
- chaque forme, chaque mot peuvent être étudiés au point de vue de
- leur répartition dans la masse linguistique tout entière, on nous a
- clairement démontré que les dialectes et les sous-dialectes n’ont
- pas d’existence réelle, que c’est par une sorte de phénomène
- sémantique que nous appelons «dialecte auvergnat» le parler des
- habitants de l’Auvergne et que nous risquons de fausser l’expression
- à la prendre au pied de la lettre et à vouloir tracer sur une carte
- le contour du dialecte et ses subdivisions intérieures aussi
- rigoureusement que nous pouvons le faire pour un arrondissement et
- les cantons qui le composent. Je ne crois cependant pas que M.
- Dauzat fasse œuvre vaine en cherchant à répartir en un petit nombre
- de groupes naturels des centaines d’alvéoles linguistiques agrégées
- qu’il lui aura été donné au préalable d’étudier une à une. La
- dialectologie risquerait de demeurer à l’état chaotique si elle
- n’arrivait pas à se donner une classification analogue à celle qui a
- tant aidé au progrès des sciences naturelles, classification qui
- sans faire violence aux faits, permette à l’infirmité de notre
- esprit de les saisir plus clairement. Il semble que la seule qui ait
- des chances de répondre à cette double condition doive être une
- combinaison harmonieuse des résultats de la monographie locale avec
- ceux de la monographie phénoménale. Qu’on opère sur une province ou
- sur tout un pays, le problème à résoudre est le même mais peut-être
- les éléments en sont-ils plus faciles à embrasser et la solution
- plus facile à entrevoir. Le jour où on aura réussi à classifier
- définitivement les parlers de l’Auvergne, la classification de
- l’ensemble des parlers de France qui nous apparaît aujourd’hui
- presque comme impossible, en découlera naturellement.»
-
-C’est-à-dire qu’il faut devenir prudents, et que l’heure est passée de
-la philologie de sous-préfecture, de sacristie, et de château, où le
-juge de paix, l’abbé, le châtelain, l’officier de santé, l’instituteur,
-se croyaient des lumières suffisantes, avec de la bonne volonté, pour
-s’aventurer dans les recherches les plus ténébreuses et les plus
-complexes de l’histoire locale et des parlers du terroir! Tout cela qui,
-jadis, ne dépassait guère le tour de ville de la petite ville,
-passionne, aujourd’hui, les professionnels de la philologie, de la
-dialectologie, de l’étymologie, de la toponymie, de la sémantique. Les
-savants effacent les vieilles démarcations de la langue d’oïl et de la
-langue d’oc, du français et du provençal, et tout le morcellement
-arbitraire du pays, qui:
-
- pourrait devenir funeste s’il s’imposait avec trop de rigueur à notre
- esprit et s’il nous portait à méconnaître la solidarité des parlers de
- France. M. Gaston Pâris l’a dit excellemment: abstraction faite du
- flamand, du breton et du basque, ces trois coins de métal étranger qui
- encadrent notre cadre linguistique, le fait qui ressort avec évidence
- du coup d’œil le plus superficiel jeté sur l’ensemble du pays, c’est
- que toutes les variantes de phonétique, de morphologie et de
- vocabulaire, n’empêchent pas une unité fondamentale... Voilà pourquoi
- j’estime que la philologie française peut s’élargir jusqu’à embrasser
- toutes les manifestations diverses de la parole qui se produisent sur
- le sol de la France...[11]
-
- [11] Antoine Thomas, _Essais de philologie française_ (avant-propos),
- 1898. C. Bouillon, éditeur, Paris.
-
-Le patois! En effet, c’est bientôt dit. Chacun enferme tous les patois
-dans le patois de son village. Pourtant, écoutez comme la même bourrée
-diffère du Cantal au Puy-de-Dôme.
-
-Le Patois! Du patois! Mais voici que notre grand et nous pourrions dire
-notre seul vrai poète en patois, Arsène Vermenouze, réchauffé au soleil
-de Mistral, proteste--avec plus de force et de rime que de raisons:
-
- _Naustres que son lou haut-Miet jour
- Contau, Obéirou é Louzéro,
- Porlon tobe lo lengo fièro
- De los onticos cours d’amour.
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
- Lo lengo d’oc, lo lengo maire
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
- Sons s’en obregoungia jiomai,
- Des copelots de grondo marco
- L’on porlado, è maï d’un mounarco,
- Que cresio pas parla potaï
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
- Un potaï oquo! me fou reire._
-
- Nous qui sommes le haut-Midi, Cantal, Aveyron--et Lozère,--nous
- parlons aussi la langue fière--des antiques cours d’amour.
-
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
- La langue d’Oc, la langue mère.
-
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
- Sans en rougir jamais,--des prêtres de grande marque--l’ont parlée, et
- plus d’un monarque,--qui ne croyait pas parler patois.
-
- Un patois, cela! il me faut rire.
-
-Évidemment, le rude poète de Vielles n’avait guère lu les amoureux
-troubadours dont il se réclamait! Car son génie est ailleurs, dans le
-parler populaire, ignoré et dédaigné, comme le pays et le paysan, des
-habiles et chevaleresques faiseurs de cansos et de sirventes, dont le
-bouvier et le pâtre cantaliens n’auraient guère compris les récitations
-savantes; dans le patois erratique, oral, qui ne s’était jusqu’à présent
-aggloméré qu’en quelques refrains anonymes, soutenus par la
-cobretto--dont auraient rougi les plus pauvres _jongleurs_, avec leurs
-instruments, plus affinés, «tout un orchestre d’instruments à corde, à
-vent et à percussion, violes, harpes, lyres, chalumeau, trompettes,
-tambourins, sistres et castagnettes».
-
-C’est dans ce patois inédit, en somme, jusqu’à la _Grammaire_ téméraire
-et naïve d’Auguste Bancharel, qu’Arsène Vermenouze a chanté, plus qu’il
-n’a écrit; en quel état il l’a rencontré, le patois,--sa langue!--Arsène
-Vermenouze le rappelle dans une de ses pièces les mieux inspirées:
-
-
-A LA MARIANNE D’AUVERGNE
-
- De même qu’un «ferrat»[12] au cuivre usé s’altère
- Et perd tout son éclat dans le fond d’un souillard,
- O toi, ma langue, en vain étais-tu belle et drue,
- Il te fallait quelqu’un pour te faire briller.
-
- Je t’ai frottée et, sous les toiles d’araignées,
- Sous la poussière, ainsi qu’on voit dans le ciel bleu,
- A l’entrée de la nuit, luire l’or des étoiles,
- J’ai vu luire à nouveau ton cuivre si joli.
-
- Tu semblais,--pour te mieux comparer,--Cendrillon:
- Figure barbouillée, robe pauvre, pieds nus;
- Qui diantre peut, t’ayant connue en ce temps-là,
- Dire que ton aspect n’était pas d’un souillon?
-
- Mais, par un beau matin, comme une fiancée,
- Là-bas, je t’ai conduite à la source sous bois,
- Où le thym, la bruyère et les genêts en fleurs
- Répandent dans les airs leurs sauvages parfums.
-
- Dans l’eau pure que rien de venimeux n’approche,
- --Elle jaillit du roc, s’épanche sur le sable
- Et seul le rossignol y boit,--dans cette eau pure,
- J’ai lavé tes cheveux d’or, mie, et tes pieds mignons.
-
- Oui, j’ai lavé tes pieds, tes mains et ton visage,
- Et lorsque je t’ai vue, après, sur la colline,
- J’ai pris tes cheveux d’or pour des rais de soleil,
- Et tes lèvres, ma mie, pour une double fraise.
-
- Alors, je t’ai cueilli des fleurs en quantités
- --Non des fleurs de jardin, mais des fleurs de bruyère,
- Pour ton corsage j’en ai fait une guirlande,
- Et j’ai vu que tes yeux étaient gonflés de pleurs;
-
- Gonflés de pleurs de joie et--n’est-ce pas vrai, dis?
- Lorsque tu t’es mirée au miroir de la source,
- La rose du bonheur a fleuri sur ton front
- Cependant que ton cœur battait pour moi, ma mie.
-
- Et maintenant, avec ta coiffe enrubannée,
- Tes deux petits sabots qui foulent l’herbe à peine,
- Et les quatre tours d’or de cette longue chaîne
- Qui pend sur ton corsage agrémenté de fleurs,
-
- Avec cela, tu n’as pas l’air d’une bergère,
- Et le public jaseur qui ne te connaît plus,
- De te voir à mon bras, sourit en chuchotant:
- C’est un fiancé qui passe au bras de son aimée.
-
- [12] Seau de cuivre.
-
-
-Le patois, mais c’est par ce qu’il a de pauvre et de simple qu’il nous
-touche; par ce qu’il a d’obscur--et que le poète a fait reluire--qu’il
-nous est cher; parce qu’il est tout près du cœur de la race et de l’âme
-du pays...
-
-Une langue souple, vaste, riche, évoluant, de conquêtes en conquêtes,
-sollicitées par l’innombrable beauté de l’univers et l’infini de la
-pensée et des sentiments humains, n’a pas le temps d’avoir des
-attentions et des gentillesses pour chaque caillou, chaque geste, chaque
-cri des bourgades perdues des petites patries; elle ne s’aventure pas
-aux cantons reculés, où l’existence toute pastorale n’a guère changé
-depuis des siècles et des siècles, où nul des besoins nouveaux n’a
-appelé des manières nouvelles de sentir et de s’exprimer... là, les
-hommes à qui les durs travaux rustiques n’ont pas laissé le loisir
-d’écrire ni de s’exercer aux jeux de la poésie et de l’éloquence
-tiennent jalousement aux mêmes vieux mots éprouvés, fidèles et sincères
-qui s’appliquent si fortement et si tendrement aux mêmes vieilles choses
-familières du champ et de la ferme... Le patois est là, contemporain de
-l’histoire ancienne de la contrée. Comment ne pas faire confiance à ses
-dires immuables, à ses antiques et loyaux services? Car les expressions
-de terroir ont gardé leur relief originel; elles sont d’une frappe
-grossière, mais résistante. Et voici que les savants se tournent vers
-l’étude des patois méconnus et dédaignés, pour y retrouver le secret
-initial de la formation des langues...
-
-Mais qu’importe l’origine précise du parler auvergnat--pour les fils de
-l’Auvergne! On nous apprendrait demain qu’il descend du chinois que cela
-ne nous dérangerait guère. Ne resterait-il pas le verbe ancestral! Pour
-nous, émigrants, sevrés tôt de la voix maternelle,--même nourris des
-splendeurs du français, du latin, du grec, c’est toute notre fibre
-profonde qui tressaille au patois du berceau, quand il nous est redonné
-de l’entendre, nostalgique, évoquer à nos esprits tumultueux, harassés
-de l’exode aux cités, la vie salubre, primitive et bourrue de la
-Montagne...
-
-
-
-
-CHAPITRE VIII
-
-Les troubadours d’Auvergne; Le Puy.--Le Velay et la littérature.--De
-Nostradamus à M. Joseph Anglade.--Les troubadours cantaliens. M. le duc
-de la Salle de Rochemaure; les récits Carladéziens.--Pierre de Vic. La
-cour de l’Épervier.--Le moine de Montaudon. «Tensons entre Dieu et le
-moine». L’hospitalité auvergnate. Les ennuis du moine-troubadour. Ce qui
-lui plaît.--Un troubadour contre les femmes.
-
-
-I
-
-Le Puy...
-
-Le Puy-Sainte-Marie...
-
-Où l’on songe à Orvieto, dressée sur son rocher de tuf isolé, dans la
-région volcanique de Bolsena,--à Orvieto, à Sienne, avec leurs
-cathédrales à façades polychromes, leurs assises de basalte noir, de
-calcaire blanc...
-
-Le Puy, qui a sa légende miraculeuse, son histoire pathétique ou
-gracieuse, avec les heures nationales où Charles VII venait implorer la
-Vierge d’Anis, où Jeanne d’Arc faisait porter ses oraisons par sa mère
-et par ses amis[13], où le sanctuaire du Puy était en même temps le
-sanctuaire et le palladium de la royauté française, Le Puy, la capitale
-des Vellaves, dont l’évêque Aymard de Monteil, en 1096, entraînait les
-chevaliers à la croisade! Le Puy, où montèrent des papes et des rois, de
-Charlemagne à François Ier, où siégèrent des Conciles et des Assemblées
-des États du Languedoc,--et qui subit la disette, la peste, les assauts
-violents des Huguenots; Le Puy, où l’église Saint-Laurent montre la
-statue de Du Guesclin et le tombeau renfermant les entrailles du héros!
-Le Puy, dont les siècles ont épargné la carrure féodale, une des villes,
-une des filles de France qui ont le mieux gardé leur visage du moyen
-âge... On a visité Orvieto, Sienne. Mais non Le Puy! Ce n’est pas sur
-les itinéraires en vogue:
-
- [13] _Le Velay et la Littérature_, par P. de Nolhac (feuilleton du
- _Journal des Débats_, 14 décembre 1912).
-
- On visiterait davantage le Velay, écrit M. Pierre de Nolhac, s’il ne
- manquait un peu de «littérature»...
-
---Ce n’est pas l’Italie, c’est plus beau, proclamait George Sand, qui a
-situé deux de ses romans dans le Velay; ils n’ont pas suffi à consacrer
-l’étonnant pays que «les gens qui l’habitent ne connaissent pas plus que
-les étrangers».
-
-Ce n’est pas l’Italie! Ce n’est pas l’Espagne, non plus! Pourtant, du
-château de Polignac, ou du rocher Corneille, quels aspects de nature
-frénétique et désespérée (comme n’en déroulent pas d’aussi hallucinants,
-aux soirs de lune romantique, les environs de la fauve Tolède et du rude
-Tage)! avec ces pics solitaires, ces colonnes géantes, ces aiguilles,
-ces orgues basaltiques, ces buttes de scories agglutinées, témoins
-informes et prodigieux des heurts forcenés de la matière, debout depuis
-l’orée des temps comme les bornes inusables et les points de repère les
-plus reculés du Néant et de la Création...
-
-Peut-être, malgré le charme champêtre des vallons où circule la jeune
-Loire, si le voyageur n’est pas attiré et retenu ici faut-il en accuser
-ces horizons comme hantés de menaçants écueils, de farouches
-épaves,--où, dans la pierre furieuse et immobile dressée contre le ciel,
-s’enferme, impénétrable, une malédiction mystérieuse de l’origine des
-choses.
-
- * * * * *
-
-Il fallait, pour que l’homme se passionnât à ces vertigineux parages,
-l’ardeur épique et religieuse des époques de guerre et de foi où
-l’esprit ne se lassait point d’une incessante confrontation, par
-l’action ou la pensée, avec la Mort; où les châteaux, et surtout, les
-abbayes s’imposaient aux sites les moins accessibles aux passants, et
-les plus propices à la prière, parmi le silence et la solitude qui sont
-les enfants de chœur de l’Éternité!
-
-Comme il est des lectures trop sévères, il est des spectacles trop forts
-pour les siècles raffinés où le goût s’affole du bibelot et se détourne
-du monument. Combien de gens connaissez-vous--en dehors des sociétés de
-gymnastique!--qui acceptent de gaîté de jambe de gravir des ruelles
-escarpées et cailloutées, et les cent quarante marches composant à
-Notre-Dame-du-Puy l’avenue verticale où, dans le passé, se pressaient
-les pèlerins de l’univers,--qui ne faisaient que du centimètre à
-l’heure, sur les genoux!...
-
- * * * * *
-
-La Vellavie manque de littérature? Pas tellement!
-
-Certes, guides et dictionnaires ne sont point abondants sur ce thème.
-Ils signalent bien les incursions des Sarrazins, les rapines des
-Routiers contre qui s’instituait la Confrérie des _Capuchons blancs_,
-l’invasion des Anglais, la dévastation des Bourguignons. Tous les
-manuels du tourisme renseignent sur la _Vierge Noire_, en bois de cèdre.
-
- * * * * *
-
-Mais, sur les Troubadours,--silence!
-
-Silence même chez M. de Nolhac, qui n’entend que «la prière du Puy»;
-chez M. Louis de Romeuf, dans son «Éternelle Prière du Puy»[14].
-Pourtant, durant deux siècles, les chants et controverses d’amour
-attirèrent au Puy une clientèle moins grave et douloureuse que les
-croyants et les souffrants en quête de guérisons merveilleuses! Comment
-omettre ces joutes brillantes des «Trouveurs», qui suivaient les
-tournois et les jeux des chevaliers, à l’époque des magnificences et
-largesses de Guillaume-Robert Ier, dauphin d’Auvergne (1169-1234), dans
-cette cour du Puy où fondit sa fortune, rapidement.
-
- [14] _L’âme des villes_ (La Chaise-Dieu, Le Puy, etc.), Perrin.
-
-Mais il la réédifia, assez vite, jusqu’à se faire reprocher sa lésine,
-dans un couplet de l’Évêque de Clermont, d’où, riposte du Dauphin,
-l’accusant d’avoir une maîtresse, dont il aurait fait assassiner le
-mari. Ainsi le prince des Troubadours maniait furieusement l’invective;
-l’adversaire n’était pas en repos:
-
- Le Comte veut enseigner à un évêque à donner des bénédictions. Il
- ferait mieux d’apprendre lui-même à jouter dans un tournoi; car, je ne
- crois pas qu’il en ait jamais vu aucun...
-
-Cependant, la Cour du Puy entendait d’autre poésie, comme nous le
-rappellera la biographie de Pierre de Vic, le moine de Montaudon, qui en
-avait été fait seigneur, et chargé de _donner l’épervier_.
-
- * * * * *
-
-L’histoire des troubadours d’Auvergne et du Velay ne diffère pas de
-celle des autres troubadours, à laquelle le lecteur devra se reporter.
-En effet, un volume entier ne suffirait pas à contenir les généralités
-maintenant acquises sur cette période si longtemps mal connue et
-négligée, où, pourtant, les maîtres du _Gai-savoir_ assuraient
-l’hégémonie littéraire de la France méridionale sur les contrées
-voisines. D’ailleurs, ce _Précis_ existe, des vies, des œuvres, de
-l’influence des troubadours, par M. Joseph Anglade. L’érudit professeur
-fournit la critique décisive qui ruine le fatras d’erreurs accumulées
-depuis Nostradamus et Raynouard. Il élucide la doctrine de l’Amour
-courtois, source de la perfection poétique et morale. Il montre le culte
-de la «forme» en tant de genres, admirée par Dante et Pétrarque. Du
-premier troubadour jusqu’à la Renaissance félibréenne M. Anglade a
-projeté la lumière sur les légendes et la réalité, les théories, les
-écoles, les hommes et les œuvres.
-
-Il a doté nos bibliothèques d’un livre assez clair et assez simple pour
-qu’il fût à la portée de tout le monde. Il a réalisé le vœu de Giraut de
-Bornelh:
-
- Je ferais, si j’avais assez de talent, une chansonnette assez claire
- pour que mon petit-fils la comprît.
-
- * * * * *
-
-Nous ne détacherons donc des «Troubadours», les Auvergnats, que pour
-leurs origines. Car ils n’ont pas laissé d’œuvres de terroir. Sans
-doute, voilà la raison de l’oubli où s’est affaissée leur mémoire dans
-un pays, d’habitude, fidèle au souvenir de ses enfants célèbres. Mais
-«l’amour courtois», de mode à travers les châteaux et les assemblées du
-moyen âge, ne devait guère toucher nos peuplades montagnardes, seules
-fixées au sol, alors que se désagrégeait la société féodale. Chanteurs,
-musiciens et jongleurs, avec leurs chansons, sirventes, tensons,
-complaintes, aubades et sérénades, pastourelles, ballades, estampies, ne
-pouvaient être que des amuseurs, dont les jeux n’offrent pas d’attrait
-pour une race peu sentimentale, sans penchant vers le féminisme.
-D’Auvergne, nos troubadours avaient vite fait d’émigrer jusqu’à
-l’étranger. Je comprends que, si légers et fugaces, on omette de les
-situer parmi le décor énorme et comme foudroyé du Puy, et de ses monts
-tout boursouflés de scories et hérissés de dykes volcaniques. Des
-centaines de noms se sont perdus. De ces «tournées» fastueuses, dont les
-«vedettes» imposaient à l’Italie, à l’Espagne, au Portugal, aux contrées
-germaniques, le génie lyrique provençal, il ne reste que de maigres
-fragments dispersés dans les bibliothèques de Paris, de Milan, de
-Florence, de Rome, d’Oxford, et jusqu’ici mal identifiés! Nulle
-publication, nulle traduction d’ensemble; et c’est à la philologie
-allemande qu’est dû le grand courant des études romanes. Comment nos
-esprits seraient-ils entraînés à l’évocation de ces visages incertains.
-Des troubadours, la foule ne sait que le mot qui les désigne, avec une
-nuance de raillerie...
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
- _Icil d’Alverne i sunt lis plus curteis_
- (Ceux d’Auvergne sont les plus courtois.)
-
-Par une erreur fréquente, on rapporte l’éloge à l’honneur de nos
-troubadours, paisibles poètes. Or, il s’applique à nos guerriers: _les
-plus courtois_, c’est-à-dire les plus loyaux et les plus braves, à nos
-preux, défenseurs de France la douce, contre le Sarrazin,--qu’en une
-revue homérique nous montre la Chanson de Roland.
-
-Cependant, nos troubadours d’Auvergne se recommandent par assez de
-mérites personnels pour qu’il soit inutile de détourner à leur profit
-des compliments qui ne leur furent pas destinés.
-
- * * * * *
-
-Les troubadours d’Auvergne! La délimitation n’est pas commode. Tantôt
-ils sont mêlés à ceux du Velay. Ou bien, l’on essaie de mettre à part
-ceux du Cantal. Mais, en vérité, ici ou là, ils ne sont guère
-_Auvergnats_, que de naissance. Ils n’ont rien laissé sur l’Auvergne qui
-atteste leurs hérédités montagnardes. Ils ne chantent pas le pays. Ils
-ne s’expriment pas dans le parler populaire. Ils sont des troubadours,
-pareils à ceux d’Aquitaine, de Languedoc, de Provence, de Roussillon, de
-Catalogne, écrivant tous à peu près la même langue littéraire limousine
-provençale, qui avait gagné partie de la péninsule ibérique et de
-l’italique. Ils sont des troubadours, lyriques et satiriques, des
-adeptes exclusifs de la doctrine chevaleresque de l’amour courtois. Ils
-sont des troubadours, à la dévotion des nobles dames et des puissants
-seigneurs, des poètes de l’art le plus raffiné: leur richesse de
-technique est inouïe; près d’un millier de formes de strophes attestent
-leur incomparable virtuosité!
-
-Aussi, est bien vaine la classification des _Troubadours Cantaliens_,
-imaginée par M. le duc de la Salle de Rochemaure. Même, elle ne va pas
-sans danger, en provoquant l’illusion qu’un troubadour cantalien
-présente des caractéristiques régionalistes évidentes. Mais ce n’est pas
-tout. Sous ce titre: _Les Troubadours Cantaliens, XIIe-XXe siècle_,
-l’auteur, comme par une chaîne ininterrompue, relie tous poètes romans
-et patois natifs du futur, ou présent département du Cantal, de Pierre
-de Vic à J.-B. Brayat!
-
-Il eût suffi d’une différence de quelques mètres dans le bornage
-administratif pour que tels troubadours ne fussent plus cantaliens, mais
-de la Haute-Loire ou du Puy-de-Dôme. C’est écrire l’histoire littéraire
-d’une manière bien hasardeuse. Nous avons approché Arsène Vermenouze
-d’assez près pour être en mesure d’affirmer qu’il ne connaissait guère
-les ancêtres médiévaux qu’on lui octroie si délibérément. Sans doute, on
-l’eût fort étonné en le saluant comme de la lignée de Pierre de Vic,
-Guillaume Moisset de la Moissetrie, Pierre de Rogiers, Ebles de Saignes,
-la dame de Casteldoze, Pierre de Cère de Cols, Faydit du Bellestat,
-Bernard Amouroux, Astorg d’Aurillac, Astorg de Segret, Guillaume
-Borzats, et d’autres, incertains: Gavaudan-le-Vieux, Hugues de Brunet,
-Raymond Vidal de Bezaudun! Troubadour, le rude chantre réaliste du pays
-et du paysan cantalien! C’est le patoisant qui lui a succédé comme
-majoral au consistoire félibréen qui commet telle hérésie! Il est vrai
-que M. le duc de la Salle de Rochemaure n’avait pas publié son ouvrage,
-quand il s’agit de remplacer Vermenouze. _Les Récits Carladéziens_
-pouvaient mériter les suffrages méridionaux à leur auteur. Non qu’ils
-vaillent par des qualités d’invention et de composition. Mais ils
-abritent de la destruction quotidienne le dialecte de Carladez que M. le
-duc de la Salle possède intimement,--de l’avoir appris, tout enfant,
-avec les pâtres du Doux, et de le pratiquer couramment avec ses gens et
-les fermiers de son village. Ce n’est donc pas un divertissement
-d’amateur. Lui, non plus, ne s’apparente guère aux troubadours, quand il
-déchaîne le rire des assemblées par sa verve drue, toute farcie des
-savoureuses expressions du terroir.
-
-Dans un ouvrage de deux volumes, à prétentions savantes et artistiques,
-curieusement imprimé et illustré, voici des reproductions de miniatures
-(manuscrits de la Bibliothèque Nationale), portraits des Troubadours
-Cantaliens. Voici des photographies de nos patoisants modernes. Voici
-une transcription de la musique faite sur une pièce du Moine de
-Montaudon. Car les récitations des troubadours sont soutenues d’un
-accompagnement musical: «Le couplet sans musique est un moulin sans
-eau», dit Carbonel, de Marseille. Enfin, tome II, voici les textes des
-_œuvres des Troubadours, revus, corrigés, traduits et annotés_ par René
-Lavaud, agrégé de Lettres.
-
-Dans le monument bizarre, de tous styles et de toutes époques, où M. le
-duc de la Salle de Rochemaure a recueilli tant de littérature douteuse,
-un pavillon spécial, heureusement, abrite les vrais troubadours, amenés
-par M. René Lavaud. Ils viennent de loin, publiés en Allemagne, pour la
-plupart. Désormais, les voici réunis à la halte provisoire, sans doute,
-où ils se reposent, en attendant la maison définitive où les installera
-leur introducteur, enfin seuls et chez eux. Mais, déjà, dans l’annexe de
-M. le duc de la Salle de Rochemaure, ils ont pu se défaire de toutes les
-souillures d’un voyage de sept et huit siècles. Enfin, ils sont
-eux-mêmes avec un état civil en règle, avec des références
-contrôlées,--avec une traduction exacte en regard d’un texte
-authentique.
-
- * * * * *
-
-Nous nous retrouvons au Puy, à _la cort del Puoi Santa Maria_ dont
-Pierre Vic _fo faitz seingner et de dar l’esparvier_. Le dauphin
-d’Auvergne l’en avait fait seigneur avec la charge de décerner
-l’épervier... A l’origine de ces fêtes périodiques de la cour de
-l’Épervier «on plaçait un épervier en mue sur une lance. Or, quiconque
-se sentait assez puissant d’avoir et de courage venait et prenait le dit
-épervier sur son poing; il convenait que celui-là fournît aux dépenses
-de cette année.» C’était la ruine, quand il s’agissait de tournois de
-chevalerie où le prix était disputé en pompeux appareil, devant de
-nobles et brillantes assemblées, par nombre de réputés combattants, sous
-le regard des dames de leurs pensées. Le Moine de Montaudon n’était
-guère en mesure de pourvoir à de tels frais somptuaires. Mais des luttes
-poétiques suivaient les joutes guerrières, et le vainqueur, aussi,
-recevait un épervier,--sans doute un épervier d’or. Pierre de Vic dut
-présider à ces concours; des miniatures le représentent, dans les
-manuscrits, en «moine à cheval avec un épervier au poing».
-
- * * * * *
-
-Pierre de Vic, de son nom de famille, dont le château dominait
-Vic-sur-Cère, y naquit vers 1145 ou 1150 (estime M. le duc de la Salle
-de Rochemaure, dans le tome I de l’ouvrage où M. René Lavaud fixe 1155,
-au tome II. Ainsi, de page en page, abondent les indications
-approximatives et contradictoires). L’enfant accomplit son noviciat à
-l’abbaye d’Aurillac, alors en lutte armée contre la ville; la prière
-s’entrecoupait de fréquentes échauffourées; la vocation religieuse du
-jeune gentilhomme ne devait guère s’affirmer au milieu de ces moines
-batailleurs. Il avait hâte d’être pourvu. Il reçut le prieuré de
-Montaudon que l’on ne sait où placer. Il ne s’y tint guère,
-toujours voyageant, gagnant la faveur de Philippe-Auguste, de
-Richard-Cœur-de-Lion, du roi d’Aragon, admis à Ventadour, en Limousin,
-où il pouvait s’exercer à l’école des maîtres, comme Pons de Capdeuil et
-Guy d’Ussel; mollement, il encensait la vicomtesse Marie; le compliment
-et les grâces n’étaient point son fort. De composer sirventes et
-chansons sur les événements du pays et de s’absenter des mois, voire des
-années, ne l’empêchait pas _de faire beaucoup de bien à la maison_. Il
-était autorisé à suivre ses goûts ambulants, à condition d’en rapporter
-les bénéfices à son prieuré; il n’y manquait pas, et les présents
-étaient de prix, que lui valaient l’admiration et l’amitié de haute et
-puissante châtelaine...
-
-Non, ce n’est pas par les hommages aux dames, par le savoir «de
-galanterie» (_sabor de drudaria_), par le maniérisme voluptueux et
-sentimental que se distingua le moine de Montaudon. Comme le froc qu’il
-ne quitta jamais, il garda le caractère le plus auvergnat, rude et
-réaliste; il n’est pas le plus courtois, mais le plus bourru des
-troubadours.
-
-Sans doute, dans les «_Tensons entre Dieu et le Moine_», où, accueillant
-la plainte des Images Saintes, Dieu veut interdire le fard aux dames, le
-Troubadour prend leur défense; il ne semble pas qu’il tienne à gagner sa
-cause. Le choix même de son si puissant contradicteur le prouve assez:
-
- --Moine, dit Dieu, vous excusez[15]
- Une grande faute et une grande imposture,
- A savoir que ma créature
- Se pare sans ma volonté.
- Donc elles seraient chose égale à moi, celles
- Que je fais vieillir tous les jours,
- Si, à force de se peindre et de se fourbir,
- Elles pouvaient redevenir plus jeunes!
- Seigneur, vous parlez trop fièrement
- Parce que vous vous sentez au faîte de la grandeur,
- Et malgré cela l’usage du fard
- Ne cessera pas sans une convention:
- C’est que vous fassiez durer leur beauté,
- Aux dames jusqu’à la mort,
- Ou que vous fassiez périr le fard,
- Qu’on n’en puisse plus trouver au monde.
-
- [15] Nous ne donnerons des pièces citées que le début du texte
- original.
-
- --Monges, dis Dieus, gran faillimen
- Razonatz e gran falzura
- Que la mia creatura
- Se genssa ses mon maudamen.
- Doncs serion cellas mien par
- Qu’ieu fatz totz jorns enveillezir,
- Si per peigner ni per forbir
- Podion plus joves tornar!
- Etc.
-
-Cependant, on arrête une transaction, comme il s’en pratique au marché,
-ou par devant le juge rural. Dieu est de bonne composition:
-
- --Dieu dit aux Images: Si cela vous semble bon
- Au-dessus de vingt-cinq ans je leur permets.
- Concédez cela
- Qu’elles en aient vingt pour se peindre,
- Si vous en tombez d’accord.
-
-Les Images ne veulent concéder que dix ans. Il faut recourir à
-l’arbitrage:
-
- Alors vinrent Saint Pierre et Saint Laurent,
- Et ils ont fait de bons accords
- Et les ont garantis;
- Et des deux côtés avec des serments
- Ils les ont jurés.
- Et ils ont retiré cinq ans des vingt
- Et avec les dix ils les ont additionnés
- Et réunis:
- C’est ainsi que leur débat s’est arrêté
- Et achevé.
-
-Pauvres images, qui se plaignaient de la hausse des prix du fard, alors
-que les Dames n’en usaient que de vingt-cinq, trente à quarante,
-cinquante ans! Mais déjà beaucoup ne respectaient pas le serment et
-trahissaient le pacte. Tant de blanc et de vermillon elles se mettent
-sur la figure qu’il ne reste pas une parcelle de leur peau
-reconnaissable!
-
-Devant Dieu et devant les Dames, le moine de Montaudon parle le langage
-le plus crûment réaliste; par là, il décèle une marque auvergnate; par
-là, quelques troubadours de souche montagnarde mêlent la rudesse natale
-à la mièvrerie et aux grâces alambiquées de la poésie courtoise. M. le
-duc de la Salle de Rochemaure se hâte de pallier cette caractéristique
-savoureuse. Le moine de Montaudon est «trop gaulois, trop rabelaisien».
-Hardi! la gomme à effacer...
-
- Le Latin dans les mots brave l’honnêteté,
- Mais le lecteur François veut être respecté.
-
-Ainsi, nombre de vers seront traduits en latin. A ceux qui ne savent pas
-le latin cela fera supposer de l’obscénité où il n’y a que de la
-vigueur, de la franchise, de la santé d’expression. Par ces réserves
-gênées, M. le duc de la Salle de Rochemaure n’est pas éloigné de faire
-un satyre--du poète satirique bien auvergnat. Gardons notre poète tel
-qu’il est; il nous intéresse davantage ainsi. Nous l’avons vu au ciel
-plaidant de manière bien terre-à-terre. Il ne se départ que rarement de
-sa sincérité première. Il y a comme un prélude de Villon dans ses
-plaintes sur les maigres soupers et les mauvais gîtes, quand il est
-sevré de la chère fastueuse de la cour du Puy, ou de la Catalogne...
-C’est saint Julien qui se plaint à Dieu de l’hospitalité mal observée.
-Mais le Moine se trouvant là, par hasard, la réclamation lui plut fort.
-On peut croire que son témoignage est pour bonne part dans l’hommage
-rendu à l’Auvergne:
-
- En Auvergne, sans réception préalable[16]
- Vous pouvez loger, et venir
- Sans invitation;
- Car ils ne savent pas le dire très gracieusement,
- Mais cela lui plaît bien.
-
- [16]
-
- En Alvergne ses accoillir
- Podetz albergar e venir...
- Etc...
-
-Pour nous dire ses «Ennuis», point n’est besoin d’intermédiaire au moine
-attristé de la dureté des temps. Sa plainte s’exhale sans vains
-ornements, avec un accent tout humain, et peu désintéressé:
-
- Un chevalier pauvre et orgueilleux[17]
- Qui ne peut faire ni festins ni dons
- M’ennuie, ainsi qu’un riche ignorant
- Qui croit être intelligent
- Et ne sait dans un objet ce qui va dessus ou dessous.
- Il m’ennuie aussi celui qui se croit bon,
- Lorsqu’il dit peu de bien et en fait encore moins.
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
- Certes, il m’ennuie, par les Saints de Cologne,
- L’ami qui me fait défaut en un grand besoin,
- Et le traître qui n’a point de honte,
- Et celui qui se couche auprès de moi avec une forte gale.
- Ce qui m’ennuie fort--aussi vrai Dieu m’aide!--
- C’est quand le pain me manque sur la nappe,
- Et que quelqu’un me le taille petit à petit,
- Car sans cesse il me semble qu’il va me manquer;
- Une longue modération m’ennuie,
- Et de la viande quand elle est mal cuite et dure,
- Et un prêtre qui ment et se parjure,
- Et une vieille catin qui dure trop.
-
- Et il m’ennuie, par la vie éternelle,
- De manger sans feu, quand il fait très froid
- Et d’être couché auprès d’une vieille lampe fumeuse
- Quand elle sent mauvais dans la taverne.
-
- [17]
-
- Cavaliers paubres erguillos
- Que no pot far condugz ni dos,
- Etc...
-
-Le moine de Montaudon craint-il de ne pas se faire comprendre? Après ce
-qui l’ennuie, il énumère ce qui lui plaît:
-
- Fort me plaît amusement et gaîté[18]
- Festin et cadeau et prouesse,
- Et dame aimable et courtoise
- Et pour répondre bien apprise;
- Et me plaît la bonté chez l’homme puissant,
- Et envers son ennemi la rigueur
- Et bien me plaît là-bas[19], en été,
- Quand je me repose au bord d’une fontaine ou d’un ruisseau,
- Et que les prés sont verts et que la fleur revit,
- Et que les oiselets chantent _piou_,
- Et que mon amie vient en cachette
- Et que je lui fais un baiser en hâte.
-
- [18]
-
- Molt mi platz deportz e gaieza,
- Condugz e donars e proeza...
- Etc...
-
- [19] En Auvergne.
-
-Ainsi, parfois, le brillant troubadour ne serait plus qu’un moine
-mendiant, à qui la route est pénible. Peut-être ses récriminations
-sont-elles exagérées et Pierre de Vic ne connut-il pas un sort aussi
-dépenaillé? Pourtant, ses doléances pitoyables n’autorisent guère à
-présenter le poète comme «_taquinant la muse anacréontique_» avec des
-_rêveries poétiques, des facultés imaginatives, le joyeux drille... dont
-il est permis d’affirmer qu’il ne fut pas un fanfaron de vices_ comme
-porterait à le faire croire le ton licencieux de certaines de ses
-productions[20]!
-
- [20] _Les Troubadours Cantaliens_ (duc de la Salle de Rochemaure).
-
-En vérité, les compositions d’amour du moine de Montaudon sont des moins
-éclatantes:
-
- Ses chansons manquent de naturel et conviction. Il avait trop de bon
- sens pour répéter ce que disaient les poètes d’amour de son époque. Il
- paya son tribut à l’amour, à la beauté, suivant l’usage des cours;
- mais ses armes préférées, qu’il manie de main de maître, sont la
- raillerie et la plaisanterie, et ses traits sont dirigés contre le
- plus sacré des sentiments chevaleresques: contre les femmes[21].
-
- [21] Philippson.
-
-Son originalité fut, et demeure, d’avoir, parmi la poésie apprêtée de
-son époque, fait entendre une voix de montagnard pratique, à qui le
-luxe, la grandeur et les apparences n’en imposaient pas. Par la
-Provence, la Catalogne, l’Espagne, il représente l’Auvergne. L’empreinte
-de Vic et d’Aurillac avait été définitive. A travers les tournois, les
-fêtes, la robe sobre du Moine de Montaudon tranche sur la soie, le
-velours, les brocarts, l’or, les bijoux et les armes des cours
-magnifiques... Oh! un Moine chanteur, et buveur, plus que prêcheur. Dans
-le Moine de Montaudon persistait indéfectiblement Pierre de Vic, pareil
-à ces blocs erratiques de la vallée que ne touche point le sourire de la
-saison, qui ne se laissent pas gagner par les grâces de la prairie, des
-fleurs, des arbres, autour de leurs corps immuablement frustes et
-sombres...
-
-Le Moine de Montaudon resta de Vic, même alors qu’il adressait ses
-chansons à Marie de Ventadour: il n’y apportait point la souplesse
-précieuse, ni le charme compliqué de la casuistique amoureuse du siècle.
-
-Quand il fut las de la vie nomade, il sollicita sa retraite monastique,
-et obtint le prieuré de Villefranche, en Espagne. Il y mourut, non sans
-l’avoir enrichi et amélioré. L’ancien prieur de Montaudon, qui faisait
-du _bien à la maison_, tout en composant et chantant, n’avait point
-perdu son adresse ni sa ténacité; l’émigrant aux royaumes de l’amour
-chevaleresque et courtois avait conservé les traits saillants de la
-race.
-
-
-II
-
-Pierre d’Auvergne aurait dû être cité avant Pierre de Vic; mais, au Puy,
-il était impossible de ne pas rencontrer le Moine de Montaudon,
-l’épervier au poing.
-
-«Peire d’Alvernhe», savant, lettré, avenant de sa personne, était fils
-d’un bourgeois de Clermont-Ferrand. Très honoré et fêté par les
-vaillants barons et les nobles dames, il ne doutait point de son mérite:
-«Jamais avant moi ne furent écrits de vers parfaits.» (Du temps de
-Pierre d’Auvergne, toutes les sortes de poésies étaient comprises sous
-ce nom générique. _Chanson_ ne vient que plus tard, pour désigner les
-pièces galantes qu’on chantait.) Sa célébrité se répandait, en ses
-voyages et séjours, à la Cour de Sanche III de Castille, à la Cour
-d’Ermengarde, comtesse de Narbonne, à celle de Raimond V de Toulouse.
-Selon Nostradamus,--dont l’autorité est faible,--il était si bien
-accueilli de toutes les dames qu’après leur avoir récité ses pièces il
-s’en récompensait en embrassant celle qui lui plaisait davantage; et,
-presque toujours, la belle Clarette de Baux avait la préférence...
-Cependant, au bout de tant de succès terrestres, il songea au salut de
-son âme, rentra au pays, et, dans l’état monastique, fit longue
-pénitence, avant de mourir, très âgé.
-
-Celui-ci fut un troubadour--expert en gracieuses trouvailles; ainsi,
-quand il fait du rossignol son messager d’amour[22]:
-
- [22] J. Anglade, _les Troubadours_.
-
- Rossignol, en sa retraite tu iras voir ma dame, dis-lui mes sentiments
- et qu’elle te dise sincèrement les siens; qu’elle me les fasse
- connaître ici..., et que d’aucune manière elle ne te garde auprès
- d’elle...
-
-L’oiseau gracieux s’en va aussitôt, droit vers le pays où elle règne; il
-part de bon cœur et sans crainte jusqu’à ce qu’il l’ait trouvée.
-
-Quand l’oiseau de noble naissance vit paraître sa beauté, il se mit à
-chanter doucement, comme il fait d’ordinaire vers le soir. Puis il se
-tait et cherche ingénieusement comment il pourra lui faire entendre,
-sans la surprendre, des paroles qu’elle daigne ouïr:
-
- Celui qui vous est amant fidèle voulut que je vienne en votre pouvoir
- pour chanter selon votre plaisir...
-
- Et si je lui porte un message joyeux, vous devez en avoir aussi grande
- joie, car jamais ne naquit de mère un homme qui ait pour vous tant
- d’amour, je partirai et volerai avec joie où que j’aille; mais non,
- car je n’ai pas dit encore mon plaidoyer.
-
- Et voici ce que je veux plaider: qui met son espoir en amour ne
- devrait guère tarder, tant d’amour a des loisirs; car bientôt les
- cheveux blonds se changent en cheveux blancs, comme la fleur change de
- couleur sur la branche...
-
- L’oiseau a bien volé tout droit vers le pays où je l’ai envoyé; et il
- m’a fait tenir un message, suivant la promesse qu’il m’a faite:
- «Sachez, dit la dame, que votre discours me plaît; or, écoutez--pour
- le lui dire--ce que j’ai au cœur.
-
- «J’ai bien sujet d’être triste, car mon ami est loin de moi... la
- séparation fut trop rapide, et, si j’avais su, je lui aurais témoigné
- plus de bonté, c’est ce remords qui m’attriste.
-
- «Je l’aime de si bon cœur qu’aussitôt que je pense à lui me viennent
- en abondance jeux et joie, rires et plaisirs; et la joie dont je jouis
- secrètement aucune créature ne la connaît...
-
- «Même avant de le voir il m’a toujours plu; je ne voudrais pas en
- avoir conquis qui fût de plus haute naissance...
-
- «Le bon amour est semblable à l’or, quand il est épuré; il s’affine de
- bonté pour celui qui le sert, avec bonté, et croyez que l’amitié
- chaque jour s’améliore...
-
- «Doux oiseau, quand viendra le matin, vous irez vers sa demeure et
- vous lui direz en clair langage de quelle manière je lui obéis.» Et
- l’oiseau est revenu très vite, bien renseigné et parlant volontiers de
- son heureuse aventure[23].
-
- [23]
-
- Rossinhol en son repaire
- M’iras ma donna nezer
- E dignas lil men affaire...
-
- _Chrestomathie Provençale_, Karl Bartsch, Elberfeld, 1875.
-
-Mais, Pierre d’Auvergne peut chanter que «l’homme sans amour ne vaut pas
-mieux que l’été sans grain», on n’est pas toujours assuré de sa
-sincérité amoureuse. Par contre, les poètes contemporains n’ont point à
-douter de ses sentiments caustiques qu’il expose dans un sirvente, plus
-tard repris et continué par le moine de Montaudon:
-
- Je chanterai de ces troubadours qui chantent de plusieurs façons. Les
- plus mauvais croient faire des prodiges; mais je leur conseille
- d’aller chanter ailleurs; car il y en a une centaine qui n’entendent
- pas la force des mots, et qui ne sont faits que pour garder les
- moutons.
-
-Chacun recevait son couplet, d’une virulence qui ne serait pas reniée de
-nos polémiques d’actualité.
-
-De ces vers, courtois ou satiriques, Pierre d’Auvergne devait se
-repentir:
-
- Amour, vous auriez bien sujet de vous plaindre, si un autre que le
- juge juste m’éloignait de vous, car c’est à vous que je dois les
- honneurs de la gloire. Mais ceci ne peut durer, Amour courtois; je
- cesse d’être votre ami, je suis trop heureux d’aller où le
- Saint-Esprit me guide; c’est lui qui me mène; ne vous fâchez pas, si
- je ne reviens pas vers vous.
-
-La poésie des troubadours, à ses origines, et longtemps après, est toute
-profane, malgré tant d’adeptes ecclésiastiques: on l’a vu par le moine
-de Montaudon. Pierre d’Auvergne aura été un des premiers à tourner sa
-pensée vers des fins religieuses:
-
- Il faudra mourir et passer par le chemin où sont passés nos pères...
- nous mourrons tous; les richesses ne nous sauveront pas... Contre la
- mort ne peuvent se défendre ni comtes, ni ducs, ni rois, ni marquis.
-
-Ce sont là, conclut J. Anglade, des thèmes lyriques par excellence;
-d’autres poètes, même parmi les troubadours, les ont développés avec
-plus de bonheur, mais Pierre d’Auvergne est un des premiers à les
-traiter; cette priorité, d’abord, et, ensuite, une certaine originalité
-dans l’expression des sentiments, que la poésie des troubadours ne
-connaissait guère encore, justifie l’attention que l’on doit donner dans
-l’histoire de la littérature provençale à ces poésies religieuses[24].
-
- [24] «Les chants de croisade» renferment bien une partie religieuse,
- mais factice, accessoire; ils sont historiques, satiriques, plus que
- religieux.
-
- * * * * *
-
-C’est un autre Auvergnat, un vellave, Peire Cardenal, qui fera entendre,
-dans ce genre, la voix la plus hardie, d’une éloquence vengeresse, toute
-chargée de foi et de colère, toute tonnante d’imprécations orageuses.
-
-Peire Cardenal naquit au Puy, de souche noble. Au chapitre de la
-cathédrale il apprit ses lettres, et sut bien réciter et bien chanter.
-La cléricature ne l’attira pas: «Il s’éprit de la joie de ce monde, car
-il se sentait gai, beau et jeune», tout ce qu’il fallait pour réussir
-auprès des dames, par les cours où il se présentait avec son jongleur
-qui interprétait ses compositions. Or, ce n’est point par de frivoles
-chansons que s’illustra Peire Cardenal. Tout de suite éclate à son
-esprit le néant des vanités du monde. Encore, le Moine de Montaudon,
-Pierre d’Auvergne, avait, si peu que ce fût, sacrifié au goût du temps.
-Pour l’amour Peire Cardenal n’a que de virulentes critiques:
-
- Les amoureuses, quand on les accuse, répondent gentiment. L’une a un
- amant, parce qu’elle est de grande naissance, et l’autre, parce que la
- pauvreté la tue; l’autre a un vieillard et dit qu’elle est jeune
- fille, l’autre est vieille et a pour amant un jeune homme; l’une se
- livre à l’amour parce qu’elle n’a pas de manteau d’étoffe brune;
- l’autre en a deux et s’y livre autant.
-
-N’est-ce point là du meilleur réalisme auvergnat, d’un moraliste du
-théâtre ou de la chaire plus que d’un poète lyrique? Avec quelle ironie
-passionnée il raille l’amour et la phraséologie amoureuse:
-
- Maintenant, je puis me louer d’Amour, car il ne m’enlève ni le manger
- ni le dormir, je ne sens ni la froidure ni la chaleur; il ne me fait
- pas soupirer ni errer la nuit à l’aventure; je ne me déclare pas
- conquis ni vaincu; il ne me rend pas triste et affligé; je ne suis
- trahi ni trompé, je suis parti avec mes dés.
-
- J’ai un plaisir meilleur, je ne trahis pas, et je ne fais pas
- trahir--je ne crains ni traîtresse, ni traître, ni féroce jaloux, je
- ne fais point de folie héroïque, je ne suis point frappé, je ne suis
- pris ni volé, je ne connais pas les longues attentes, je ne prétends
- pas être vaincu par amour.
-
- Je ne dis pas que je meurs pour la plus belle, ni que la plus belle me
- fait languir, je ne la prie ni ne l’adore, je ne la demande ni la
- désire, je ne lui rends pas hommage. Je ne me donne pas, je ne me mets
- pas en son pouvoir, je ne lui suis point soumis, elle n’a pas mon cœur
- en gage, je ne suis pas son prisonnier.
-
-Tout de même, un jour, il exprime quelque regret de sa solitude:
-
- Je voudrais essayer une fois de voir comment je pourrais chanter mon
- amie, si j’en avais une. Je serais l’amant le plus parfait qui soit
- jamais né. J’ai aimé une fois et je sais comment vont les choses
- d’amour et comment j’aimerais encore[25].
-
- [25] Peire Cardenal n’est pas le seul troubadour misogyne. Il y a
- Marcobrun, de Gascogne, qui déclare: «Je n’aimai jamais et ne fus
- jamais aimé.» De l’amour il parle ainsi: «Famine, épidémie ni guerre
- ne font tant de mal sur cette terre comme l’amour; quand il nous
- verra dans la bière, son œil ne se mouillera pas... Amour pique plus
- doucement qu’une mouche, mais la guérison est bien plus
- difficile...»
-
-Nous n’en apprendrons pas davantage. D’ailleurs, il s’égarait sans doute
-sur ses mérites latents d’amant et de chanteur. D’autres vertus et
-d’autres qualités, plus puissantes, ont été les siennes. Au service
-d’une superbe élévation de pensée et de convictions ardentes, il a mis
-les dons les plus solides du satiriste, l’originalité du tour et de
-l’expression, le courage de l’attaque, une combativité forcenée; et ses
-mœurs, son caractère commandaient l’estime. Tout de même, on n’est pas
-peu surpris de la liberté dont il en usait avec toutes les puissances,
-sans aucune précaution de langage: ce fut un maître de l’invective
-farouche, ne faisant grâce à personne. D’autre part, en cette implacable
-période albigeoise, il ne fut rien moins que tendre aux croisés et au
-Clergé. C’était un de ces croyants redoutables, qui fourbissent les
-meilleures armes des hérétiques. Cependant, il n’apparaît pas qu’il ait
-été jamais inquiété. Le notaire qui fournit les seuls renseignements
-insérés dans la bibliographie provençale, Maître Michel de la Tour, nous
-fait savoir que Pierre Cardenal avait bien environ cent ans quand il
-mourut. C’est-à-dire à la fin du XIIIe siècle. Long espace d’humanité,
-aux mœurs peu resplendissantes, s’il faut écouter les sirventes
-impitoyables du troubadour, dont la vie et l’œuvre ne répondent guère
-aux images habituelles que l’on se fait du poète médiéval, honoré par
-les rois et les barons.
-
-Des hommes en général, Peire Cardenal ne parle qu’avec un pessimisme
-définitif:
-
- Il existait une cité, je ne sais où; il y tomba une pluie de telle
- nature que tous ceux qui en furent atteints devinrent fous: tous, à
- l’exception d’un seul; il se trouvait dans sa maison, et dormait quand
- la pluie tombait. Quand la pluie eut cessé il se leva et vint parmi le
- public, il vit faire toutes sortes de folies; l’un lançait des
- pierres, l’autre des bâtons, l’autre déchirait son manteau; celui-ci
- frappe son voisin; celui-là pense être roi, l’autre saute à travers
- les boues. Celui qui avait son bon sens fut fort étonné de ce
- spectacle, mais les autres manifestaient encore plus d’étonnement; ils
- pensent qu’il a perdu son bon sens car ils ne le voient pas faire ce
- qu’ils font, il leur semble que ce sont eux qui sont sages et sensés
- et que c’est lui le fou.
-
- Bref, ils lui tombent dessus à bras raccourcis et il s’enfuit à
- demi-mort. C’est bien l’image du monde, dit Peire Cardenal; les hommes
- sont les fous, mais ils regardent comme un fou celui qui ne leur
- ressemble pas, parce qu’il a le _sens de Dieu_, et non celui du
- monde[26].
-
- [26] Joseph Anglade, _les Troubadours_.
-
-Entre tous, les gens d’église, voilà l’ennemi. Le clergé est sa bête
-noire! Il lui reproche tous les vices, tous les calculs, toutes les
-turpitudes:
-
- Les clercs se font bergers et semblent des saints, mais ce sont des
- criminels; quand je les vois habiller, il me souvient d’Isengrin qui,
- un jour, voulut venir dans l’enclos des brebis; mais, par peur des
- chiens, il se vêtit d’une peau de mouton, puis mangea tous ceux qu’il
- voulut...
-
- Rois, empereurs, ducs, comtes et chevaliers gouvernent d’ordinaire le
- monde; maintenant, ce sont les clercs qui ont le pouvoir, ils l’ont
- gagné en volant ou en trahissant, par l’hypocrisie, les sermons ou la
- force... Je parle des faux-prêtres qui ont toujours été les plus
- grands ennemis de Dieu.
-
-Il s’emporte contre l’opinion, accréditée par le pape et les cardinaux,
-que l’aumône rachète tous les péchés:
-
- Les riches auraient donc plus de facilité pour le salut que les
- pauvres.
-
-Il faudra venir jusqu’à Pascal pour retrouver cette verve drue, précise
-et brûlante, auvergnate:
-
- Indulgence, pardons, Dieu et le diable, ils mettent tout en usage. A
- ceux-là ils accordent le paradis par leurs pardons; ils envoient
- ceux-ci en enfer par leurs excommunications. Ils portent des coups
- qu’on ne peut parer; et nul ne sait si bien forger des tromperies
- qu’ils ne le trompent encore mieux.
-
-Voyez les jacobins, sur lesquels s’acharna Peire Cardenal:
-
- Vêtus de vêtements fins et souples, amples, légers en été, épais en
- hiver, avec de bonnes chaussures, semelle à la française, et quand il
- fait grand froid en bon cuir de Marseille, bien cousu, ils vont
- prêchant et disant qu’au service de Dieu ils mettent leur cœur et leur
- avoir... Si j’étais mari, je me garderais de laisser approcher de ma
- femme ces gens-là: car ces moines ont des robes de même ampleur que
- celles des femmes: rien ne s’allume si aisément que la graisse avec le
- feu...
-
-Certaines pièces sont d’une véhémence biblique, qui semble monter de
-l’Ecclésiaste:
-
- Les vautours ne sentent pas plus vite la chair puante que les clercs
- et les frères Prêcheurs ne sentent où est la richesse; aussitôt, ils
- deviennent l’ami du riche, et si la maladie l’accable, ils se font
- faire des donations. Mais savez-vous que devient la richesse mal
- acquise? il viendra un fort voleur qui ne leur laissera rien; c’est la
- mort qui les abat, et, avec quatre aunes de drap, les envoie dans une
- demeure où les maux ne leur manqueront pas.
-
-Évidemment, Peire Cardenal ne s’attaquait, il le répétait sans cesse,
-qu’aux mauvais prêtres «larges en convoitises mais chiches de bonté»...
-Cependant, soit d’élan, soit à la réflexion, il croit utile de préciser
-sa croyance en Dieu--et à Rome. En effet, plus d’une fois, Peire
-Cardenal fulmine en marge du dogme et tient à Dieu des discours d’une
-énergie bien profane:
-
- Je veux commencer un nouveau sirvente que je réciterai au jour du
- jugement à celui qui me créa et me forma du néant; s’il veut m’accuser
- de quelque faute et me mettre parmi les damnés, je lui dirai:
- Seigneur, pitié, arrêtez; j’ai combattu toute ma vie les méchants;
- gardez-moi, s’il vous plaît, des tourments de l’enfer.
-
- Je ferai émerveiller toute sa Cour quand on entendra mon plaidoyer;
- car, je dis que Dieu est injuste avec les siens, s’il pense les
- détruire et les mettre en enfer; car il est juste que celui qui perd
- ce qu’il pourrait gagner au lieu d’abondance gagne la disette: Dieu
- doit être doux et libéral pour retenir à la mort des âmes de ses
- créatures.
-
- Sa porte ne devrait pas se fermer, pourvu que toute âme qui voudrait y
- entrer y passât joyeusement; car jamais cour ne sera parfaite si une
- partie pleure pendant que l’autre rit; et quoique Dieu soit souverain
- et tout-puissant, s’il n’ouvre pas sa porte, on lui en demandera
- raison...
-
- * * * * *
-
- Il devrait bien anéantir les diables; il en aurait plus d’âmes et plus
- souvent; cette exécution plairait à tout le monde et il pourrait s’en
- absoudre lui-même.
-
- Beau Seigneur Dieu, je ne veux pas désespérer de vous; au contraire,
- j’ai en vous le ferme espoir que vous m’assisterez à l’heure de ma
- mort, parce que vous devez sauver mon corps et mon âme. Et je vous
- ferai une belle proposition: renvoyez-moi où j’étais avant de naître,
- ou bien pardonnez-moi tous mes péchés; car je ne les aurais pas commis
- si je n’avais pas existé.
-
-Peire Cardenal fut vraiment un trouveur de poésie religieuse,--qui se
-développera; encore il introduisit cette nouveauté d’écrire en l’honneur
-de la Vierge; ce qui deviendra fréquent après lui, mais n’existait pas
-avant:
-
- Si, ayant souffert en ce monde, j’allais brûler en enfer, ce serait
- tort et péché; car, je puis vous reprocher que pour un bien vous
- m’avez donné mille maux. Par pitié, je vous prie, dame Sainte Marie,
- qu’auprès de votre fils vous nous serviez de guide!
-
-Par cette intercession, Peire Cardenal achevait le précédent sirvente.
-Il a laissé des invocations à la Vierge d’une suavité qui contraste avec
-ses satires. Nous en resterons à celles-ci qui émanent plus sûrement du
-montagnard vellave.
-
-Il nous faut dire que les gens d’église ne lui faisaient pas oublier
-rois et seigneurs:
-
- Vous les perceriez (les méchants barons) en deux ou trois endroits
- pour en faire sortir la vérité, qu’il n’en sortirait que des
- mensonges, qui se déborderaient comme un torrent... Lorsqu’un grand se
- met en route, il a comme compagnon--devant, à côté, derrière lui--le
- crime; la convoitise est du cortège; le Tort porte la bannière et
- l’Orgueil le guidon...
-
-Les gens de justice ne sont point épargnés non plus. Mais nous revenons
-à la terrible opinion que Peire Cardenal avait de tout son siècle:
-
- Depuis le levant jusqu’au couchant, je fais cette proposition à tout
- le monde: je promets un besan à tout homme loyal pourvu que chaque
- homme déloyal me donne un clou; un marc d’or au courtois si le
- discourtois me donne un denier; un monceau d’or à chaque homme vrai,
- si chaque menteur veut me donner seulement un œuf. J’écrirais sur un
- parchemin, large comme la moitié du pouce de mon gant, toutes les
- vertus qui sont dans la plupart des hommes; d’un petit gâteau, je
- nourrirais tout ce qu’il y a d’honnêtes gens, mais si je voulais
- donner à manger aux méchants, j’irais sans regarder criant partout:
- Messieurs, venez manger chez moi...
-
-Tel est le thème de furieuse misanthropie où il excelle. Ces diverses
-citations montrent assez l’originalité, la vigueur du tempérament
-littéraire, la franchise et le courage du Peire Cardenal, troubadour
-sans amour.
-
-
-III
-
-Pierre de Rogiers, de naissance auvergnate (vers 1160-1180, dans le
-Carladès), n’apporte guère d’autre contribution à notre point de vue que
-sa biographie, d’ailleurs semblable par beaucoup d’endroits à celles du
-Moine de Montaudon, de Pierre d’Auvergne, de Peire Cardenal: il était
-d’Auvergne, gentilhomme, beau, avenant; chanoine de Clermont, il
-manquait de zèle pour la piété et la retraite; comme il chantait et
-composait agréablement, il se fit troubadour et même jongleur. Ainsi
-plus d’un de ceux que leur famille destinait à l’état ecclésiastique
-succombaient à la tentation de la vie nomade, brillante et courtoise.
-Mais où d’autres, de leur première affectation, gardaient l’empreinte de
-moralistes, prenaient tournure de prédicateurs, Pierre de Rogiers
-n’apporta que son ardeur profane, nullement encombrée des vestiges de sa
-foi, reléguée pour longtemps avec le camail et l’aumusse.
-
-Pierre d’Auvergne le lui reprochait vivement dans le sirvente où il
-s’irrite «d’entendre se mêler de chanter cent poètes pastoureaux dont
-nul ne sait quelle note monte ou descend»:
-
- En ceci Pierre Rogiers mérite mal--(et pour cela il en sera accusé le
- premier)--qu’il chante d’amour publiquement;--et il lui vaudrait mieux
- porter--un psautier dans l’église ou un chandelier--avec une grande
- chandelle ardente[27].
-
- [27]
-
- D’aisso mer mal Peire Rogier
- Per quel n’er encolpatz premier...
-
-En effet, les amours de Pierre de Rogiers ne furent rien moins que
-discrètes. Il se rend à la cour fastueuse de la vicomtesse de Narbonne,
-dont les exploits guerriers, l’intelligence politique, le jeune veuvage
-font une rare souveraine, royalement entourée et adulée. Pierre de
-Rogiers soupire, se déclare, est écouté, jusqu’où? longtemps il est en
-faveur, tant que la réputation d’Ermengarde n’est pas trop déchirée par
-la jalousie des courtisans. Pour ce motif, ou d’autres, vient la
-disgrâce, et, dolent, meurtri, inconsolable, le troubadour doit quitter
-la Cour de _Tort n’avetz_,--comme il désignait la noble protectrice,
-dont l’opinion voulait qu’il eût eu toutes joies d’amour.
-
-Désormais, Pierre de Rogiers traîne sa désolation chez Raimbaud, comte
-d’Orange, jusqu’à la mort de ce grand seigneur, troubadour aussi. Puis,
-il gagne l’Espagne; après des séjours en Castille et en Aragon, il
-revient en France où il fut traité avec honneur par le comte Raymond de
-Toulouse. Pierre de Rogiers se retirera du monde. Il enfermera son
-désespoir inapaisé dans l’austérité sévère du monastère de Grammont.
-
-Enfin, dans une chanson publiée par M. René Lavaud, qui a réalisé la
-première interprétation française de Pierre de Rogiers, le troubadour
-dont on chercherait vainement une autre marque originelle, et chez qui
-manque toute caractéristique du terroir, a laissé un vers de regret
-tardif, à l’adresse du pays:
-
- Je ne puis m’empêcher de me lamenter
- De ce que notre compagnie se rompt;
- Moi je m’en vais en terre étrangère:
- _Certes, j’aime mieux froidure et montagne_
- Que je ne fais figue et châtaigne
- Et plaine et chaleur[28].
-
- [28]
-
- Non puesc mudar que nom plagna
- Quar se part nostra compagna...
- Etc...
-
-Du moins voulons-nous croire qu’aux vallées ou aux plaines chaudes et
-fertiles en fleurs et en fruits ce sont les froidures de la montagne
-d’Auvergne que préfère l’émigrant obligé de partir:
-
- Là-bas s’en va mon corps marri,
- Par ici demeure mon âme...[29].
-
- [29]
-
- Lai s’en vai mos cors marritz
- Et co remou l’esperiz...
-
-Il y avait donc, en Auvergne, une «douce amie» qui pouvait faire oublier
-Ermengarde?
-
-
-IV
-
-Si, de Pierre de Rogiers, l’on peut répéter une ligne qui, peut-être,
-fait allusion à la montagne natale, d’autres troubadours, auvergnats ou
-vellaves, n’ont à être évoqués ici que pour le hasard de leur naissance:
-Pierre et Astorg de Manzat, Hugues de Peirols (à Rochefort-Montagne),
-Bertrand II, Sire de la Tour, Michel de la Tour, Pons de Chapteuil,
-Garin-le-Brun, Gasmar, Guillaume de Saint-Didier, Gausseran de
-Saint-Didier, Guillaume Moissat de la Moissetrie, Pierre de Cère de
-Cols, Faydit du Bellestat, Bernard Amouroux (de Saint-Flour), Astorg
-d’Aurillac, baron de Conros, Astor de Segret.
-
-Cependant, notons quelque trait de rudesse auvergnate chez Ebles de
-Saignes; c’était le troubadour économe, qui mettait la peine d’argent
-au-dessus des chagrins de cœur: _On ne souffre d’amour que si l’on veut.
-Lequel est le plus malheureux, du débiteur ou de l’amant sans espoir?_
-dialoguent Ebles et Guillaume Gasmar dans le tenson qui nous a conservé
-cette pâle dispute; et le comtour de Saignes de se lamenter:
-
- Guillaume Gasmar, jamais par amour[30],
- Homme ne supporta pis, en sa jeunesse,
- Que je n’ai fait moi-même en action et en pensée,
- Et nul ne doit à présent davantage de son bien:
- Aussi je sais, comme on sait par l’épreuve,
- Qu’aucun mal ne se laisse
- Comparer à la douleur d’amour;
- Toutefois il n’est pas d’homme dans le monde entier qui souffre
- pire mal
- Que celui à qui chacun dit: «Paye-moi, paye!»
-
- [30]
-
- Guillaume Guaysmar, anc per amor
- No trays piegz hom, de son joven,
- Etc...
-
-Ebles de Saignes ne fut pas épargné de Pierre d’Auvergne qui le
-mentionnait dans sa galerie des mauvais troubadours:
-
- Et maître Ebles de Saigne le dixième à qui jamais n’échut bien
- d’amour,--quoiqu’il chante comme on bataille;--un petit vilain
- chicaneur bouffi,--qui, dit-on, pour deux deniers du Puy--là-bas se
- loue et ici se vend[31].
-
- [31]
-
- E’nn de Sagna I dezez,
- A cuy anc d’amor non cenec bes,
- Etc...
-
-Mais, alors comme aujourd’hui, _l’éreintement_, souvent, prouvait que la
-victime n’était pas si négligeable... L’effet des abatages de Pierre
-d’Auvergne fut d’assurer la mémoire des troubadours qu’il massacrait et
-dont la plupart n’ont laissé que leur nom sauvé par l’invective.
-
-Décidément, les dames ne sont pas prisées des troubadours auvergnats,
-comme c’est la règle courtoise. Ebles de Saignes redoutait l’assaut des
-créanciers plus que les vicissitudes de la passion. Le tenson de Cavaire
-et de Bonnafos est plus significatif encore, de l’infirme et laid
-plébéien et de l’élégant seigneur qui préfère à une dame sa vengeance
-contre les bourgeois d’Aurillac. Sur les origines de Cavaire et de
-Bonafos on n’est pas exactement fixé (vers 1225-1250); mais, sans doute,
-ils habitèrent Aurillac, où ils situent leur haineux différend. Cavaire
-voyagea en Vénétie; il fut à la Cour du marquis d’Este, où il se
-rencontra encore un concurrent, Folco, pour lui demander s’il avait
-perdu le pied, mutilé par châtiment, pour sacrilège, à la suite de
-l’effraction d’une sacristie. Cavaire ripostait en accusant Folco de
-n’être qu’un bas comparse, vêtu et employé par un jongleur. Mais
-reproduisons le tenson de Cavaire et de Bonafos, à titre documentaire de
-polémique locale; les troubadours non plus ne craignaient de se ruer aux
-querelles de personnalités:
-
-
- I. CAVAIRE[32]
-
- Bonafos, je vous invite
- Et vous fais une proposition double:
- C’est de posséder une dame au corps achevé,
- Belle et bonne et aimable,
- Ou bien de tenir à votre entière discrétion
- Dix bourgeois, de ceux qui habitent
- A Aurillac pour votre malheur.
- Présentement il paraîtra, sire Bonafos,
- Si vous êtes plus méchant qu’amoureux.
-
-
- II. BONAFOS
-
- Cavaire, j’ai vite choisi
- Et je vous répondrai tout court:
- J’aime mieux, étant honni
- Les tenir, eux, ainsi immédiatement
- Que non pas la belle en qui j’ai ma pensée;
- Et je vous dis, quoi qu’il doive en résulter:
- Si j’en tiens dix à ma discrétion
- Je leur arracherai les yeux et autres organes
- Et par le pied ils vous ressembleront.
-
-
- III. CAVAIRE
-
- Maître chevaucheur de roussins, vil,
- Cupide, pauvre et mal embouché,
- Vous avez laissé de côté ce qui a du prix,
- Et la dame gracieuse,
- Pour dire des grossièretés
- Sur le peuple honoré et respectable
- D’Aurillac qui vous aime tant
- Que, s’il en avait le pouvoir,
- Vous auriez nom _Malafos_! (Maudit soit-il)!
-
-
- IV. BONAFOS
-
- Bénit soit celui qui vous frappa
- Cavaire, de son fer[33].
- Car il vous a si joliment déprécié
- Que jamais depuis, courant le monde,
- Vous n’avez fait chose méritoire ni convenable;
- Les pèlerins même--c’est ce qu’on va racontant--
- En vos courses vous les étrangliez,
- Et celui qui va avec les voleurs,
- C’est récompense pareille à la vôtre qui lui convient.
-
-
- V. CAVAIRE
-
- Vieux roussin, truand détesté,
- Comme après un loup, ils vont criant après vous,
- Ceux d’Aurillac et qu’il vous souvienne
- Toujours de vos trahisons!
-
-
- VI. BONAFOS
-
- Voici pourquoi vous vous en allez clochant,
- Cavaire,--vous ne savez même pas cela!
- Et pourquoi votre talon est plus court;
- Parce que vous dites des paroles haineuses.
-
- [32]
-
- Bonafos, yen vos envit
- E fatz vos un partimen.
-
- [33] Cavaire eut le talon tranché ou «raccourci» (vers 43) par un
- instrument ou outil en fer. S’agit-il d’un accident ou fut-il
- réellement ainsi châtié des méfaits que Folco lui impute?
-
-C’est dans les chansons de la dame de Casteldoze,--Dona
-Casteldoza,--qu’il faut chercher l’amour, si rare dans nos troubadours
-auvergnats. La poétesse était mariée,--mal mariée, peut-on supposer,--à
-Turc de Mayronne que le Dauphin d’Auvergne nous montre plus occupé de
-guerroyer que d’aimer. La dame de Casteldoze s’est éprise d’Armand de
-Bréon, tendre et beau, mais inconstant,--qui aurait habité le château de
-Merdoye, dont la ruine illustre encore les hauteurs de Neussargues. Or,
-il ne s’agit plus de fadaises élégantes, de supplications courtoises, de
-désespoirs rimés et chantés. Il semble que la plainte de l’amoureuse
-délaissée monte d’un sentiment profond, sincère. La dame de Casteldoze
-n’est pas la noble châtelaine à qui vont les hommages des poètes et des
-galants seigneurs. Ici, la prière tendre et douloureuse émane de la
-femme. Elle était très belle et très instruite, dit la biographie. Mais
-l’instruction des dames, à l’époque, ne s’étendait guère. Leurs courtes
-études même expliqueraient la différence remarquée dans l’expression
-naturelle et touchante de la sensibilité de quelques poétesses
-méridionales et le langage apprêté des troubadours. Aussi ne
-composaient-elles point par profession.
-
-Comme la châtelaine trahie se fait humble et soumise, en quels termes
-implorants elle s’adresse au trompeur qu’il lui sied d’aimer malgré sa
-dureté, et dont elle ne veut pas que le monde ait à blâmer la traîtrise:
-
- Ami, si je vous trouvais gracieux[34],
- Humble, franc et de bon mérite,
- Je vous aimerais bien, tandis qu’à présent il me souvient
- Que je vous trouve à mon égard méchant, félon et trompeur
- Et je fais des chansons afin que je fasse entendre
- Votre bon mérite, pour lequel je ne puis me résigner
- A ne pas vous faire louer par tout le monde,
- Au moment où vous me causez le plus de mal et de courroux
- Je sais vraiment que ceci me sied fort bien,
- Quoique tous prétendent qu’il est très inconvenant
- Qu’une dame prie un cavalier au sujet d’elle-même
- Et qu’elle lui tienne sans cesse un si long discours,
- Mais celui qui le dit ne sait point bien juger,
- Car je veux prouver, plutôt que de me laisser mourir,
- Que dans la prière je trouve un grand réconfort
- Quand je prie celui-là même par qui j’éprouve un dur chagrin.
- Il est passablement fou celui qui me blâme
- De vous aimer, puisque cela me convient si bien,
- Et celui qui parle ainsi ne sait ce qu’il en est de moi;
- Et il ne vous voit pas en cet instant comme je vous vis,
- Quand vous me dites de n’avoir point de tristesse:
- Qu’à quelque moment il pourrait arriver
- Que de vous revoir j’aurais encore la joie.
- Rien que de la promesse, j’en ai le cœur joyeux.
- Tout autre amour, je le tiens à néant,
- Et sachez bien que plus aucune joie ne me soutient
- Sauf celle qui vient de vous, qui me réjouit et me ranime
- Quand je sens le plus de peine et d’angoisse;
- Et toujours je m’imagine avoir joie et contentement
- De vous, ami, que je ne puis changer,
- Et je n’ai point de joie ni n’attends de secours
- Sauf autant que j’en aurais en dormant.
- Désormais, je ne sais ce qu’en ma faveur je puis vous offrir
- Car j’ai tenté par le mal et par le bien
- Votre dur cœur, dont le mien ne se lasse point;
- Et je ne vous mande pas par autrui, car je vous le dis moi-même,
- Que je mourrai, si vous ne voulez pas me réjouir
- De quelque joie; et si vous me laissez mourir,
- Vous ferez péché, et je serai par là dans la souffrance,
- Et par là vous serez blâmé vilainement.
-
- [34]
-
- Amics, s’ie-us trobes avinen,
- Humil e franc e de bona merce
-
-Il est passablement fou, celui qui me blâme: _Il ne vous voit pas en cet
-instant comme je vous vis...!_
-
-Car j’ai tenté par le mal et par le bien: _votre dur cœur dont le mien
-ne se lasse point, ne se décourage point!_
-
-(Comment ne pas songer à Marceline Desbordes-Valmore:
-
- Si tu voyais ses yeux! Or! l’ange qui pardonne,
- Doit regarder ainsi quand il ouvre les cieux!
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
- Non, dit-il, non jamais tu n’as connu l’amour!
- J’ai voulu me sauver... Il pleurait à son tour;
- J’ai senti fuir mon âme effrayée et tremblante:
- Ma sœur, elle est encor sur sa bouche brûlante.
-
-Quelle sublime résignation dans ces deux cœurs qui se rencontrent à des
-siècles de distance pour souhaiter, au plus fort de leur détresse, le
-bonheur de l’infidèle. «_Priez pour lui_», dit Marceline:
-
- Dieu, créez à sa vie un objet plein de charmes
- Une voix qui réponde aux secrets de sa voix!
- Donnez-lui du bonheur, Dieu! Donnez-lui des larmes;
- Du bonheur de le voir, j’ai pleuré tant de fois.
-
- J’ai pleuré, mais ma voix se tait devant la sienne,
- Mais tout ce qu’il m’apprend lui seul l’ignorera;
- Il ne dira jamais: «Soyons heureux, sois mienne!»
- L’aimera-t-elle assez celle qui l’entendra?
-
- Qu’il la trouve demain, qu’il m’oublie et l’adore!
- Demain! à mon courage il reste peu d’instants!
- Pour une autre, aujourd’hui, je peux prier encore;
- Mais... Dieu! Vous savez tout, vous savez s’il est temps.
-
-Enfin:
-
- Qu’il vive pour une autre, et m’oublie à jamais!)
-
-Écoutez Na Casteldoza:
-
- Mais jamais envers vous je n’aurai cœur vil[35]
- Ni plein de fourberie,
- Bien qu’en échange je vous trouve pire à mon égard,
- Car je tiens à grand bonheur
- Pour moi cette conduite, au fond de mon cœur,
- Au contraire je suis pensive, quand il me souvient
- Du riche mérite qui vous protège
- Et je sais bien qu’il vous convient
- Une dame de plus haut parage.
-
- [35] Mas ja vas vos non aurai cor truan, etc...
-
-Et ailleurs:
-
- Car je ne le prie pas que pour moi il s’abstienne
- De l’aimer ni de la servir.
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
- Qu’il la _serve_ elle; mais qu’il me ranime en cette angoisse
- De manière qu’il ne me laisse pas tout à fait mourir.
-
-N’est-ce pas les cris, les soupirs, la plainte de Marceline:
-
- Tout change, il a changé; d’où vient que j’en murmure?
- Que l’amour a de pleurs quand il est dédaigné!
- Tout change, il a changé. C’est là sa seule injure;
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
- Oui, tout change, ma sœur, tout s’efface et je sens
- Que la paix ou la mort a coulé dans mes sens!
-
-La dame de Casteldoze ne nous est connue que par quatre morceaux, à
-peine une centaine de vers: quelques-uns n’ont-ils pas mérité de
-survivre, si délicats, si émus, si simples de sentiment éternel,--de
-cette troubadouresse d’Auvergne;--si peu «troubadour», et si peu
-«auvergnate»! Du moins, nous en jugeons de la sorte, parce que nous
-avons accoutumé de considérer les troubadours tout d’une pièce et
-l’Auvergne tout d’un bloc; que de diversités, au contraire!...
-
- * * * * *
-
-Nous étions partis du Puy, avec les troubadours--qui nous ont mené
-loin...
-
-Pourtant, point n’était besoin de tant courir pour faire jaillir de la
-littérature du sol vellave.
-
-Jules Vallès, n’est-il point d’ici? Jules Vallès, un grand écrivain,
-sobre et ramassé, dont les mots volcaniques crèvent la page sombre de
-leur jet igné, comme les dykes de basalte érigent leurs fusées de flamme
-pétrifiée à travers la campagne hallucinée.
-
-Oui, les révoltes de l’enfant contre la famille, les violences du
-réfractaire et de l’insurgé sont récentes,--et Jacques Vingtras n’a pas
-bénéficié encore de l’amnistie du temps! Sa bohème de barricade n’a pas
-les suffrages du lecteur ami des gentilles aventures du pays latin. La
-vie de bohème n’a qu’un temps, et puis l’étudiant se range. Jacques
-Vingtras ne désarme pas.
-
-Le Puy! L’enfant a aimé le Martouret, s’il détestait l’amer collège. Il
-a aimé la porte de Pannesac, la rue qui sent la graine et le grain: il y
-a pris le respect du pain. Par là, il a rêvé de chasse et de pêche,
-devant les boutiques où se vendaient les engins merveilleux! Le
-chaudronnier «en train de taper sur du beau cuivre rouge», le décrotteur
-Poustache, la tannerie «avec ses pains de tourbe, ses peaux qui sèchent,
-son odeur aigre», cette odeur montante, qu’il retrouvera à deux lieues
-des fabriques pareilles, et vers laquelle il tournera son nez
-reconnaissant. Voici les vacances, le village, les fêtes du _Reinage_.
-
- On a du lard et du pain blanc, on boit du Vivarais... Je danse la
- bourrée aussi, et j’embrasse tant que je peux... Il y a aussi la
- promenade d’Aiguilhe, toute bordée de grands peupliers. De loin, ils
- font du bruit comme une fontaine.
-
-Après une année à Saint-Étienne, avec quelle fièvre le collégien revient
-«au pays»! Il fait le grand garçon. Il casse la «croûte chez Marcelin,
-qui a la réputation pour le vin blanc et les grillades de cochon... On
-dit des bêtises en patois et l’on se verse le vin à rasades...
-
-Qui, dans la littérature française, a laissé des pages rustiques
-préférables à celle-ci?
-
- Ici, le ciel est clair, et s’il monte un peu de fumée, c’est une
- gaieté dans l’espace,--elle monte, comme un encens du feu de bois mort
- allumé là-bas par un berger, ou du feu de sarment frais sur lequel un
- petit vacher souffle dans cette hutte, près de ce bouquet de sapins...
- Il y a le vivier, où toute l’eau de la montagne court en moussant, et
- si froide qu’elle brûle les doigts. Quelques poissons s’y jouent. On a
- fait un petit grillage pour empêcher qu’ils ne passent. Et je dépense
- des quarts d’heure à voir bouillonner cette eau, à l’écouter venir, à
- la regarder s’en aller, en s’écartant comme une jupe blanche sur les
- pierres...
-
- La rivière est pleine de truites. J’y suis entré une fois jusqu’aux
- cuisses; j’ai cru que j’avais les jambes coupées avec une scie de
- glace. C’est ma joie, maintenant, d’éprouver ce premier frisson. Puis,
- j’enfonce mes mains dans tous les trous et je les fouille. Les truites
- glissent entre mes doigts; mais le père Régis est là, qui sait les
- prendre et les jette sur l’herbe, où elles ont l’air de lames d’argent
- avec des piqûres d’or et de petites taches de sang.
-
-On oublie trop ce Vallès faraud et joyeux dès qu’il est lâché en pleine
-nature, loin du triste logis paternel. Avec quels éloges Théodore de
-Banville citait ce fragment où il trouvait toute la grâce et la pureté
-de l’antique:
-
- Elles ont voulu me faire voir le verger. Va pour le verger! et j’y
- entre en sautant par-dessus la barrière à pieds joints.
-
- Voilà comme je suis, moi.
-
- Mes cousines me regardent ébahies, je ris en revenant à elles pour
- leur tendre la main et les aider à enjamber. Une, deux, voyons.
-
- Elles poussent de petits cris et me retombent dans les bras en mettant
- pied à terre; elles s’appuient et s’accrochent, et nous allons
- dégringoler. Nous dégringolons, ma foi, on perd tous l’équilibre, et
- nous tombons sur le gazon. Elles ont des jarretières bleues.
-
- Comme il fait beau! Un soleil d’or! De larges gouttes de sueur me
- tombent des tempes, et elles ont aussi des perles qui jouent sur leurs
- joues roses. Le bourdonnement des abeilles qui ronflent autour des
- ruches, derrière ces groseilliers, fait une musique dans l’air...
-
- --Qu’est-ce que vous faites donc là-bas? crie une voix du seuil de la
- maison.
-
- Ce que nous faisons? Nous sommes heureux, heureux comme je ne l’ai
- jamais été, comme je ne le serai jamais. J’enfonce jusqu’aux chevilles
- dans les fleurs, et je viens d’embrasser des joues qui sentent la
- fraise.
-
-Comment peut-on dire, que de ses troubadours médiévaux à Jules Vallès,
-et à tout à l’heure, Le Puy a manqué de littérature!
-
-
-
-
-CHAPITRE IX
-
-En Aurillac.--Louis Bonnet et l’Auvergnat de Paris.--Un concours de
-«cabrettes».--La musette et la bourrée.--La Procednitza bulgare et la
-bourrée d’Auvergne.--Bouréno bouranke; Bou rei Yo.--Des Bulgares, dans
-le Cantal en 1210.--Cabrette et gaïda.--La fin de la cabrette.--La
-révélation de Vermenouze.
-
-
-Je n’aimai point Aurillac, tout de suite.
-
-J’y venais entre deux trains, de Vic-sur-Cère, où je dirigeais mes
-vacances d’il y a trente ans.
-
-C’était, pour moi, la ville à préfecture, garnison, magistrats,
-professeurs, fonctionnaires et commis-voyageurs,--qui sont l’apparence
-banale de tous les chefs-lieux. Tout ceci est à fleur de pavé. Les
-nomades administratifs n’entament guère la vie profonde de la cité; sans
-doute, ils font renchérir le prix des loyers et de la truite; leur
-souffle peut ternir d’embu la glace des cafés; il n’imprègne pas le
-basalte foncier, car l’indigène ne se livre guère au passant... Où l’on
-s’aperçoit que l’étranger compte peu, c’est aux vieilles dates de foires
-et de marchés, quand la montagne dévale, quand, de toute la région, la
-vacherie, la ferme viennent installer leurs bêtes et leurs produits par
-le foirail, le Gravier, le Portail d’Aureinques, les placettes et les
-rues de la capitale! Parmi la multitude aux blouses bleues, quels
-visages de la race, qui n’ont pas changé, sous le vaste chapeau velu! Il
-faut céder toute la place aux envahisseurs--qui ne se contentent plus de
-l’auberge ancienne. Avec ses souliers ferrés et son bâton à lanière de
-cuir, le café ni l’hôtel ne sont ignorés du fermier d’aujourd’hui, qui
-ne craint pas la dépense; mais, ce progrès matériel, l’instruction plus
-étendue, des mœurs moins rudes n’ont point modifié de beaucoup le statut
-ancestral.
-
-Ainsi l’ai-je apprécié, par la suite, dans la fréquentation plus intime,
-dans l’exploration plus nombreuse de l’habitant et du pays, quand les
-circonstances m’ont rendu familiers et chers ces horizons, quand
-Aurillac est devenue pour moi le refuge dans la tempête.
-
- * * * * *
-
-C’est à Louis Bonnet, fondateur de _l’Auvergnat de Paris_ que je dois le
-premier contact attachant avec Aurillac, et qui décida, sans doute, de
-mon auvergnatisme! Louis Bonnet, dont la barbe de flamme fut, pendant
-trente ans, l’étendard de l’Auvergne à Paris! Quelles ressources de
-conviction et d’énergie, de foi et d’habileté, au service d’une cause
-qu’il a créée et dont il a assuré, seul, le triomphe! L’entreprise
-apparaissait chimérique, d’un journal hebdomadaire, régionaliste,
-«faisant ses frais» à Paris. C’est, aujourd’hui, un organe à fort
-tirage, encombré d’annonces, avec des éditions de province,--et
-indépendant. Les dons d’une raison intrépide et claire, des qualités
-d’écrivain de race, permettaient à notre chroniqueur débutant toutes les
-espérances du journalisme et de la politique. Il n’est plus sorti de cet
-_Auvergnat de Paris_, où il a amené quiconque, par l’atavisme, touche au
-Massif central. Louis Bonnet a vaincu l’égoïsme et la défiance
-traditionnels. Il a révélé aux Auvergnats l’esprit de solidarité. Il a
-fallu une incommensurable propagande, par le fait: si des articles
-avaient suffi, cela n’eût guère coûté de peine. Méthodiquement, un à un,
-je crois bien, L. Bonnet a catéchisé «tous ceux de chez nous». Il a
-groupé les métiers, les professions, les intérêts, les sympathies. Des
-corporations vagues il liait le faisceau de sa _Ligue Auvergnate_,
-aujourd’hui «_l’Auvergne_», où se rejoignent les sociétés, amicales,
-mutuelles, syndicales, qui pullulent. Mais L. Bonnet ne projetait point
-que de lier, comme il y a réussi, les Auvergnats de Paris: il entendait
-qu’ils restassent reliés avec ceux d’Auvergne. Il savait que le secret
-de la force durable est de reprendre pied au terroir. Il a dirigé «le
-retour au pays», par des combinaisons avec les compagnies de chemins de
-fer qui mettent en route des trains Bonnet, aux tarifs infiniment
-réduits,--dont les convois montent, de plus en plus nombreux chaque
-année, vers les villages salubres et les cimes vivifiantes...
-
-Ainsi, émigrer n’est plus s’expatrier. La communication n’est pas rompue
-entre ceux qui partent et ceux qui restent,--et qui s’ignoraient, aussi,
-les uns les autres.
-
-Ce fut par Louis Bonnet que je fus introduit, officiellement, en
-Aurillac, sa ville natale.
-
- * * * * *
-
-Le 16 mai 1891, était inaugurée la nouvelle ligne de
-Saint-Denis-les-Martel, avec ministre poussant jusqu’à Aurillac. Un
-comité de la presse cantalienne avait projeté, en regard de la
-manifestation politique, «un concours de musettes». Dès mes premiers
-vers, inspirés de la maigre arête «des fortifs» de Paris, et non du
-Puy-Mary! Louis Bonnet m’avait repéré et enrôlé, sans me connaître
-encore personnellement, dans ses effectifs de combat. Grand maître de la
-mobilisation, pour utiliser chacun, il attendait l’occasion propice. Je
-fus de service commandé, pour le festival aurillacois de la cabrette!
-J’étais très glorieux de présider à cette solennité peu banale: le
-voyage s’effectua en musique, si l’on peut dire, avec quelques douzaines
-de museteurs dans le train; car, déjà il fallait les faire venir de
-Paris, où des bals de quartier les conservaient encore; il n’y en avait
-déjà plus beaucoup au pays, envahi d’accordéons et de vielles! A ce
-tournoi colossal de l’outre traditionnelle, l’audition n’était accordée
-qu’aux instruments authentiques. Par l’émulation, Louis Bonnet avait
-tenté d’enrayer la dégénérescence rapide. Hélas, le joueur typique, dont
-les lèvres collées à l’embouchure, les joues gonflées, faisaient corps,
-du moins faisaient figure avec la panse sonore arrondie d’un souffle
-puissant, ce joueur du passé dont le pied martelait sur le sol le rythme
-des airs populaires,--ce joueur n’est plus, maintenant; par un cordon,
-le pied actionne un soufflet qui gave artificiellement la sorte d’oie
-rouge ou bleue que le cabrettaire serre sous le bras gauche, et qui
-pousse des cris de chèvre! la figure de l’exécuteur, impassible, à
-travers cette aventure, ne fait qu’accentuer l’impression bizarre d’une
-expérience ou d’une opération sur quelque volatile congestionné! Que
-nous voilà loin des fêtes rustiques, où se scandait l’ancienne bourrée,
-où quelque regret s’éplorait, si plaintif et touchant... L’habileté des
-doigts n’est pas tout. Je veux croire que le souffle même de la race
-passait de la poitrine de l’homme dans la poche à danses et à chansons,
-et lui communiquait le charme naïf que l’on ne goûte plus aux
-contrefaçons éventées d’à présent. Mais voici que la Bourrée ne serait
-plus auvergnate! La controverse a couru les journaux.
-
-Ni hommes ni femmes, tous Auvergnats, disait-on de nous. Il va falloir
-changer pour: «Ni hommes ni femmes, ni Auvergnats: tous Bulgares».
-
- * * * * *
-
-En effet, les journaux signalent la prétention des vainqueurs
-balkaniques de revendiquer notre bourrée montagnarde comme leur danse
-nationale; aujourd’hui il n’y a plus de doute que les Boulgres aient
-poussé de fréquentes incursions à travers le Massif Central.
-
-_La Veillée d’Auvergne_, sous les signatures de M. Gandilhon Gens
-d’Armes et de M. Marcellin Boudet, nous fournit de curieuses notes sur
-«la Bourrée», le mot: Bougre, et les Bulgares en Auvergne. Ce serait par
-leurs doctrines (hérétiques) que des milliers de Bulgares (expatriés) se
-firent détester en France des puissances temporelles et spirituelles.
-
-De là à devenir une façon de boucs émissaires, il n’y avait qu’un pas.
-Il fut franchi. Tout leur fut attribué, le nommable et l’innommable.
-Voltaire le constate en divers passages. Un fait historique contribua à
-accentuer le sens défavorable du mot Bougre. Les guerriers de la
-quatrième croisade, au lieu d’aller combattre les Turcs en Asie,
-s’immiscèrent dans les querelles de Byzance. Beaudoin, fondateur de
-l’empire latin d’Orient, ayant offensé le tsar bulgare, celui-ci
-l’attaqua, le battit près d’Andrinople en 1205, le fit prisonnier, lui
-fit couper bras et jambes et le jeta dans une oubliette à Tirnovo:
-
---C’en était assez, dit Voltaire, pour que les Bulgares fussent en
-horreur à toute l’Europe.
-
- * * * * *
-
-Cependant, le mot: «Bougre» perdait à la longue son sens péjoratif. Il y
-eut des bons bougres. Au XVIIe siècle, un _Joli Boulgare_, un _Bon
-Boulgare_ s’appliquaient à un garçon bien tourné, à un brave homme.
-L’Auvergne fait un emploi si abondant du terme, que l’Auvergnat, avec
-son patois, devient le Bougri de Bougra de la chanson! Aussi, le docteur
-C. Stoïtchof a-t-il remarqué et rapporté quelle place occupait la
-ressemblance de notre bourrée avec la _Procednitza_ de ses compatriotes.
-
-Le docteur C. Stoïtchof écrit dans la _Revue franco-bulgare_:
-
- Les Auvergnats sont très passionnés pour leur danse, _la Bourrée_, et
- l’exécutent avec frénésie. J’ignorais jusqu’au nom de cette danse
- quand, en 1898, réveillonnant avec quelques étudiants auvergnats, je
- les vis danser la bourrée. Grand fut mon étonnement. Cette danse se
- rapprochait, à s’y méprendre, de la Procednitza bulgare. Mêmes pas,
- mêmes gestes, même entrain. Rien n’y manquait: ni les talons
- s’entrechoquant ou frappant le sol en cadence ni les mains s’agitant
- en l’air alors que les doigts simulent le claquement des castagnettes
- ou bien retombent avec bruit sur les hanches, les flexions des genoux,
- les pas en avant et en arrière, les tours, les demi-tours jusqu’à de
- petits cris stimulant l’ardeur des danseurs, tout y est. Bien que ce
- soit là, de par la violence des mouvements, une danse plutôt
- masculine, les femmes y prennent souvent part, faisant vis-à-vis aux
- hommes... Mais ce qu’il y a de plus frappant, c’est que dans l’air
- même de la bourrée on reconnaît le chant le plus populaire, le plus
- répandu dans les provinces bulgares: _Bouréno Bourenké_.
-
- Et l’attention est encore attirée par ces deux mots du chant bulgare
- où nous trouvons le mot bourrée, pas altéré davantage que dans
- _Bourellia_, nom patois de la danse auvergnate dans certains
- départements français et piémontais. Donc l’air, la danse et jusqu’à
- ces paroles initiales: _Bouréno Bourenké_ nous permettent d’affirmer
- que nous sommes en présence d’une seule et même chose.
-
-De la danse aux danseurs il n’y a qu’un pas... Aussi le docteur
-Stoïtchof poursuit:
-
- En 1904, je fis partie d’un voyage d’études médicales consacrées aux
- stations thermales du centre de la France. Je me trouvai en pleine
- Auvergne, et quel fut mon étonnement de me sentir là en pays de
- connaissance: mêmes physionomies, même allure, beaux gaillards bruns
- aux traits un peu rudes.
-
-_Tout cela est auvergnat et tout cela est bulgare_, constate le docteur
-Stoïtchof qui suppose une pénétration de hordes barbares mêlées à nos
-vieilles populations.
-
-Mais M. Gandilhon Gens d’Armes, arvernisant indéfectible, a tôt fait de
-proposer l’hypothèse contraire.
-
- Les Gaulois n’ont-ils pas laissé des enclaves celtiques dans l’Europe
- centrale et presque parmi les Slaves? Pourquoi n’y en aurait-il pas
- dans les Balkans? Ou du moins pourquoi n’y en aurait-il pas eu? Des
- Gaulois ont si longtemps subsisté en Galicie. D’autres ont bien pu
- implanter dans les Balkans des traditions celtiques, des rythmes, des
- danses celtiques. Les hommes qui parlèrent si fièrement à Alexandre de
- Macédoine en lui montrant le ciel, étaient fort capables de danser
- d’endiablées «_montagnardes_». Mais oui, monsieur Stoïtchof, j’ai idée
- que la procednitza bulgare n’est que la _bourrée_ arverne que nos
- aïeux ont apprise à vos aïeux.
-
-Je commençais à être quelque peu rassuré, d’autant plus que M. Albert
-Dauzat venait à la rescousse pour maintenir à la bourrée une origine
-française, sinon exclusivement auvergnate.
-
- D’après M. Stoïtchof, la bourrée, cette danse nationale d’Auvergne,
- serait, y compris son nom, d’origine bulgare! Les Bulgares ne
- chantent-ils pas, en dansant: _Bouréno Bourenké_? Avec de semblables
- rapprochements on arriverait vite à démontrer, par exemple, que le
- français _chou_ vient de l’allemand _schuh_, soulier,--ou _vice
- versa_,--et il n’y aurait plus, pour confirmer l’hypothèse, qu’à
- rappeler l’anecdote classique à Paris de la semelle trouvée par
- l’Auvergnat dans sa soupe aux choux!
-
- Pour parler sérieusement, il est certain que les anciennes danses
- populaires de pays très éloignés les uns des autres ont souvent entre
- elles des caractères frappants de ressemblance. Un Portugais de mes
- amis m’a affirmé--tout comme le Bulgare--que ses compatriotes
- dansaient une vieille danse de tout point semblable à la bourrée. Et
- qui sait si, au lieu de plonger dans la nuit des temps, ces danses,
- moins vénérables peut-être qu’on ne le croit, ne viendraient pas tout
- simplement de telle ou telle capitale, et si ce ne sont pas des
- survivances provinciales de pas dansés à la cour à telles ou telles
- époques,--lâchons le grand mot, de modes parisiennes?
-
- C’est l’histoire de nos costumes provinciaux, dont je déplore autant
- que quiconque la disparition, mais qui ont pour la plupart une origine
- parisienne et non, hélas! régionaliste.
-
- Il y a tout à présumer que la bourrée auvergnate vient du Nord.
- D’après M. Giraudet, fondateur de l’Académie de danse, elle aurait été
- dansée à Paris en l’an 879. J’ignore où ce renseignement a été puisé,
- et j’ai tout lieu, je l’avoue, de me méfier: l’éminent artiste
- rendrait un service inappréciable à la philologie s’il retrouvait
- l’état civil du mot «bourrée».
-
- En attendant, une seule certitude existe: c’est que
- l’Auvergne--suprême paradoxe!--a emprunté au français le mot de sa
- danse nationale: du mot français bourrée, elle a fait bouréyo, comme
- du mot idée, idéyo, etc. «_Bourrée_» est cité en français, pour la
- première fois, par Antoine Oudin, en 1642. Je ne crois pas qu’on
- trouve ce nom de danse en Auvergne avant le XVIIIe siècle.
-
- Le nom de la bourrée--sinon la chose--a été transmis à l’Auvergne par
- le Bourbonnais, où la bourrée pendant le XIXe siècle, a été tout
- autant en honneur, ainsi que dans le Haut-Berry: relisons, pour nous
- en convaincre, les délicieux _Maîtres Sonneurs_, de George Sand. Car,
- aujourd’hui, même dans la Limagne d’Auvergne, on ne danse plus la
- bourrée: la plupart des jeunes gens l’ignorent autant que les
- Parisiens.
-
- Il faut féliciter les Cantaliens, plus traditionalistes, d’avoir
- conservé cette danse pittoresque... Même si elle n’est ni celtique, ni
- bulgare. Peut-être les érudits du Bourbonnais et du Berry pourront-ils
- éclaircir définitivement le mystère de ses origines.
-
-En tout cas, c’en est fini de la saugrenue étymologie fabriquée par un
-folkloriste en délire, d’après qui _bourrée_ viendrait de: Bou reï yo
-(bon roi il y a!), acclamation dont l’on aurait salué les nouveaux
-souverains à leur avènement dans les villages d’Auvergne. Or, voici que
-_La Veillée d’Auvergne_, par la plume de M. Marcellin Boudet, apporte
-des arguments historiques à M. le docteur C. Stoïtchof. En 1210, de
-redoutables bandes s’emparent de Laguiole, de Mur-de-Barrez, menacent
-Aurillac et Rodez. Le seigneur de Tinières les arrête et les écrase.
-Chaque année, un présent est remis au sauveur de Rodez, dont les envoyés
-doivent crier par trois fois: «_Viva Tinièros que nos a défendut des
-Albigés et des Bulgares!_»
-
-Quelques années après, l’incursion est renouvelée par un prince
-portugais, surnommé le _Bugre_, d’Avignon, soit qu’il eût des Bulgares
-avec lui, soit pour rappeler la terreur des envahisseurs balkaniques. Le
-Bugre fut battu, capturé et conduit à Paris.
-
-En 1502, Gourdièges, canton de Pierrefort,--celui de mon enfance!--est
-occupé par une tribu d’Albanais à la solde des ligueurs. Il fallut leur
-donner assaut au château et «le forcer au pétard».
-
-Par la suite, Bulgares, Albanais, Slaves, sont étiquetés Égyptiens
-Bohémiens. «On bloquait dans cette expression les tribus slaves,
-bulgares, danubiennes et autres étrangers». M. Boudet conclut «que des
-Auvergnats et des Bulgares et autres gens des Balkans ont pu danser
-ensemble la bourrée en plein Cantal, à une époque infiniment plus
-moderne qu’on n’aurait cru.»
-
-Ce qui n’est pas moins troublant, et dont ne parlent pas M. Marcellin
-Boudet et M. Gandilhon Gens d’Armes, c’est que la _cabrette_ auvergnate
-et la _gaïda_ bulgare ont le même instrument de musique,--l’outre qu’il
-faut gonfler et dont le souffle, à la pression du bras, alimente la
-flûte rustique.
-
- * * * * *
-
-Mais revenons à Aurillac, où je devais connaître Arsène Vermenouze, à ce
-festival de museteurs qui me le donna comme voisin de jury, sous le
-péristyle du Palais de Justice.
-
-Là, s’entassaient les concurrents aux outres enrubannées, tandis que,
-par l’averse croulante, sous de profonds parapluies, la foule emplissait
-la vaste place où, depuis, a prospéré le square tout grêle alors. Nous
-écoutions, nous prenions des notes pour le classement... Tout de même,
-ils étaient trop--et puis, ils ne voulaient pas s’en tenir à leur
-répertoire rustique, ils s’attaquaient à des airs d’opéra, à des
-rengaines de café-concert! Un ministre passa, et la cohorte officielle,
-avec discours d’usage qui, pas plus que la _Cabrette_, n’enrayèrent les
-cataractes! Aussi, quand se dressa «le poète local», inscrit au
-programme, je pensais qu’il n’y avait plus d’espoir. Devant nous, le
-Déluge? Or, c’était Vermenouze qui, déjà... qui, depuis! Ah! il pouvait
-bien pleuvoir! Le rideau de brume s’écartait et ce fut l’embellie
-merveilleuse où le verbe du Poète lançait une chaleureuse bienvenue aux
-concurrents:
-
- ... La bourrée[36] et la cabrette--tiendront toujours le même
- rang,--car elles sont filles d’un même sang--et comme dans les mêmes
- langes--dorment deux jumeaux côte à côte--ainsi font bourrée et
- cabrette.
-
- Mais dans le cœur de l’Auvergnat--leur amour est planté et
- pousse,--comme à travers l’herbe et la mousse,--la racine d’un orme ou
- d’un vergne.--Et nulle musique n’est aussi douce--à l’oreille d’un
- Auvergnat.
-
- [36]
-
- Elo bourreio è la cabreto
- Tourou toutchiour lou mèmo rong...
-
-Dès que je tourne me mémoire vers cette journée qui se dérobe derrière
-un rideau de pluie incessante, le visage de Vermenouze est seul à
-surgir, en triangle osseux qu’allongeait l’arête du nez descendant vers
-la barbiche en pointe; il y avait de l’arabe dans ses traits maigres, sa
-peau tannée de nomade du désert; à défaut de burnous, on l’imaginait
-volontiers sous la bure ascétique de quelque monastère espagnol!
-
-Que je mette l’oreille aux portes du passé, pour y retrouver le premier
-son entendu de sa voix, elle éclate métallique et martelée, mordante et
-combative; sur cette physionomie rude, comme rocheuse, avec sa touffe de
-poil revêche aux lèvres et au menton, il coulait de la douceur et de la
-bonté des yeux tendres et frais comme des sources claires! La modestie,
-l’assurance, l’indépendance et la fierté se décelaient à ses regards, à
-sa parole, à son geste. L’assurance venait de ce qu’il avait fait de son
-mieux. Il ne jouait pas un rôle. Il n’écrivait guère que pour quelques
-amis, et ne disait que peu en public. De sa vie aventureuse au delà des
-Pyrénées, peut-être, avait-il pris ces gestes, cette allure que l’on ne
-possède pas si aisés, ni si nobles, dans nos lourdes montagnes.
-
-Car, tout de suite, c’est par l’accord vigoureux de sa personne et de sa
-poésie qu’il m’impressionna. L’originalité ne pouvait guère briller dans
-cette apostrophe à nos humbles souffleurs de cabrettes. Mais la
-sincérité, la conviction, la simplicité du récitant imposaient le rythme
-et la phrase, révélaient un tempérament, prouvaient un caractère. La
-curiosité me pressait. Certainement, notre patoisant n’était pas qu’un
-versificateur local, comme il s’en produit à toutes inaugurations et
-commémorations régionalistes. Sans doute, Vermenouze n’était pas qu’un
-faiseur d’à-propos. Mon voisin accepta la conversation. Elle ne devait
-s’achever que vingt ans plus tard,--avec la Mort.
-
-
-
-
-CHAPITRE X
-
-Chez Vermenouze.--Ancien émigrant «espagnol», liquoriste, poète et
-chasseur.--Les colères de Vermenouze: la montre tyrannique; la servante
-sourde.--La truite fraîche.--La bécasse à point.--Une histoire
-de chasse.--La rôtie et le «Vieux Fel».--L’intérieur du
-célibataire.--«L’ouverture» du 14 juillet.
-
-
-Dès le lendemain de cette journée diluvienne, je pénétrais dans
-l’intimité pittoresque et chaleureuse de Vermenouze. Avec lui,
-l’invitation était prompte et cordiale autant que rare. Son intérieur ne
-s’ouvrait qu’à quelques amis très chers. Il était incapable de convier
-le passant de hasard. Sans doute, sa sympathie rapide venait de mon
-admiration spontanée pour ses strophes patoises. Il avait été étonné
-que, débarquant de Paris, j’entendisse le parler natal. Puis, je n’avais
-pas été moins enthousiaste que lui à célébrer la petite patrie, dans mes
-allocutions aux ministres ruisselants d’averse, pareils à des phoques
-émergeant d’un aquarium, qui honoraient de leur visite inondée notre
-festival amphibie.
-
- * * * * *
-
---Un peu avant midi, surtout, je déjeune à midi... Tout serait trop cuit
-et mauvais...
-
- * * * * *
-
-J’ai raconté ailleurs, les origines de Vermenouze. Je ne les rapporte
-que brièvement. Il était né à Vielles d’Ytrac, le 25 septembre 1850. Il
-avait donc quarante et un ans, moi vingt-sept. D’une famille
-«d’Espagnols»; comme on désigne celles dont les membres vont commercer
-au delà des monts, Vermenouze émigra, avec un court bagage de savoir
-primaire, qui devait s’augmenter malgré les soucis du négoce. Il se
-rendait à Illescas, entre Madrid et Tolède, où un groupe de parents
-associés devaient l’initier au trafic de l’épicerie et de la bonneterie.
-Mais ses occupations n’étaient point paisiblement sédentaires, à la
-_casa de commercio_. Le jeune homme n’était pas immobilisé dans une
-boutique, derrière un comptoir. A lui, les longues tournées par la
-province, à travers les villages de la Nouvelle Castille. Ce n’était pas
-de calmes chevauchées de marchand,--par la région infestée de bandes
-carlistes et de détrousseurs de grands chemins! Ajoutez à cela que
-Vermenouze dévorait Hugo, A. de Musset, Lamartine; La _Légende des
-Siècles_ ne le quittait pas! Au pas de sa mule, coiffé du sombrero,
-l’escopette au côté, je le vois très bien foulant quelque paysage désolé
-de la Manche, plus hanté du rêve de rencontrer le sublime Don Quichotte
-que d’écouler ses ballots d’étoffes...
-
-Ainsi le voyais-je, d’après le peu que je savais déjà, quand je fus à la
-porte de son magasin de distillerie, sous l’enseigne _Vermenouze et
-Garric_. Ici, comme _tra los montes_, il était avec des Garric depuis
-quelques années dans une demi-retraite, qui lui laissait des loisirs
-pour la poésie et la chasse. Il se tenait au bureau, assurait la
-comptabilité,--avec quelque détachement. Les affaires se traitaient sans
-fièvre, avec une vieille clientèle. Arsène Vermenouze, pourtant, sortait
-de sa réserve pour faire quelques semaines dans l’active, à l’automne.
-C’était une tournée annuelle, à travers le haut pays. Il partait à pied,
-et chassait, jusqu’à Pierrefort, Brezons. Je ne sais s’il plaçait
-beaucoup sa marque, ou tuait quantité de gibier: mais de ses courses au
-vent de la montagne il rapportait d’admirables poèmes de terroir,--où il
-n’était plus question de Surcouf, le corsaire héroïque de la Mer des
-Indes.
-
- * * * * *
-
-J’avais scrupuleusement obéi à la recommandation. Je n’étais pas en
-retard. Cependant, mon hôte avait tiré sa montre, tout en m’ouvrant la
-porte,--vieille habitude de chicaner à une minute près.
-
---Entrez, entrez... Nous avons encore un moment... C’est bien ainsi...
-Il ne faut pas faire attendre la cuisinière... Oh! ne comptez pas sur un
-festin. Je vous reçois en vieux garçon...
-
- * * * * *
-
-Aujourd’hui, la figure basanée d’hidalgo se couvrait d’une sage calotte;
-chaussé de pantoufles, en gros veston, Vermenouze s’excusait de son
-accoutrement d’intérieur; il avait pris froid dans l’humidité de la
-veille; il était obligé à des précautions, à cause d’une ancienne
-pleurésie. Marcheur intrépide, nous le plaisantions quelquefois sur sa
-faiblesse imaginaire; il n’est que trop vrai qu’il lui était demeuré
-quelque tare aux poumons...
-
-Aux apparences, il ne faudrait pas croire que Vermenouze goûtât le calme
-dans ce bureau-caisse aménagé à l’angle gauche d’entrée de la pièce,
-toute en casiers garnis de bouteilles de Malaga, d’Eau-de-noix, d’Élixir
-de Goudron, de Triple-Sec, de spécialités de la maison ou de la région.
-L’ordre était partout, dans les rayons d’alcools, comme dans la cage des
-registres et des cartonniers. Mais un perpétuel tumulte ébranlait la
-sérénité du maître de céans. Un journal, jeté sur une chaise, trahissait
-l’émoi du lecteur.
-
---C’est dégoûtant! clamait Vermenouze.
-
-Il nous tendait _L’Autorité_, le doigt sur l’article de Paul de
-Cassagnac, qui était alors «son homme», mais dont il devait, plus tard,
-se désaffectionner, le vigoureux polémiste n’ayant pas renversé _la
-Gueuse_, dans les délais souhaités par son fidèle abonné.
-
- * * * * *
-
-Car, on m’en avait prévenu, il fallait à Vermenouze, chaque jour, à peu
-près à heures fixes, ses motifs de grommeler et d’éclater. Nullement
-quinteux, nullement atrabilaire, ses colères et ses bourrades ne
-décelaient aucune humeur de hargne contre son prochain; elles ne
-s’attaquaient qu’aux événements et aux institutions, dans un
-grossissement des plus menus incidents, transformés en catastrophes! Une
-bonne colère de Vermenouze était un spectacle réjouissant. Car il y
-allait d’une verve impétueuse--irrésistible. Je crois bien que ce n’est
-pas sans intention que, dans son entourage même, quelque associé se
-faisait un jeu d’exhiber, en face de _L’Autorité_, le _Cri du Peuple_,
-de Jules Vallès, ou quelque feuille radicale. Nous-même, et quelque
-autre, souvent, ne nous amusâmes-nous pas à n’arriver qu’à
-l’avant-dernier coup de midi ou de sept heures, sonnant à Notre-Dame des
-Neiges, tandis que Vermenouze, déjà en rumeur, avait sorti sa montre
-qui... n’était jamais à l’heure! Il lui fallait toute une série de
-calculs pour obtenir le point. Il devait se souvenir que, la veille ou
-l’avant-veille, elle retardait ou avançait de tant, ou qu’il l’avait
-remise à l’heure sur l’église ou le chemin de fer, variant de cinq ou
-dix minutes...
-
-Bref, on montait, et la discussion reprenait,--avec la servante qui,
-d’ailleurs, souriait imperturbablement aux éclats de voix et aux
-apostrophes habituels: elle était sourde. La serviette dépliée c’en
-était fini de tous éclats de voix. Le maître de maison exigeait que les
-convives, un ou deux, rarement trois, fussent tout à l’office immédiat.
-La truite était de son choix. Il savait qui l’avait pêchée, et à quelle
-heure, et rapportée sans qu’elle eût senti le soleil, entre les herbes
-et les feuilles mouillées qui conservent le mieux la fraîcheur. La
-bécasse qu’il voulait à point, et non décomposée et puante, il l’avait
-«descendue» de son propre fusil, suspendue à une poutre de la cave, dans
-le courant d’air propice. Naturellement, chaque oiseau avait son
-histoire:
-
- Alors, le gibier, qui sent fondre la neige[37], le pluvier doré, le
- vanneau,--et le roi des longs-becs, la jolie bécasse.--Tout cela
- vient, tout cela passe.
-
- [37] Oléro lou gibié, que sent foundre lo néu.
-
- Mais chut, chut! Mon chien, Tom, qui cheminait au trot,--vient de
- s’immobiliser comme un roc, comme une souche, comme une barre.--Je
- m’en approche: Beau! Tom. J’entends: tchiarro, tchiarro!--et je vois
- un oiseau gris, qui file tant qu’il peut,--je le fais rouler à terre
- du premier coup.
-
- C’est une bécassine, et même grosse et replète,--presque autant qu’une
- lombarde.--Je l’introduis au fond du carnier,--avec une autre couple
- que j’ai déjà mise en ordre,--et j’ouvre mon fusil vivement, et même
- je le charge,--car Tom allonge à nouveau le museau et s’arrête dans
- une flaque, au bord du ruisseau:--Ah! pauvre homme! Quelle
- émotion!--J’ai passé devant Tom et je fais: Brou! rien ne se
- lève,--Beau! Tom, dis-je de nouveau, tu arrêtes quelque fantôme?
-
- Mais Tom demeure là plus roide que jamais.--Je crie: Brou! tant que je
- peux; alors cependant--un petit oisillon me part à me toucher les
- pieds; je me retourne,--car il m’est parti derrière et vivement je le
- tire,--mais rien ne tombe, l’oiseau qui semble un papillon,--et qui
- n’est pas plus gros qu’un poussin, quand il sort de l’œuf,--est
- tellement léger que le vent l’emporte,--comme de l’herbe sèche ou
- quelque feuille morte,--et il s’en va, il s’en va, le _sourdou_--un
- oiseau gras comme un lardon,--le meilleur, le plus fin! Je jure que
- tout en fume,--car j’ai la mauvaise coutume,--quand je manque ainsi
- quelque gibier,--de jurer comme un charretier.
-
-Mais finalement, la rescapée de la première alerte, ou quelque autre,
-devait enfler le carnier fatal... Du moins, la bécasse vaincue n’était
-pas jetée à la fosse commune, au panier des revendeurs. Vermenouze lui
-assurait de nobles funérailles.
-
-Il opérait lui-même, au feu de bois, dans sa vaste cheminée où la
-victime arrivait de la cuisine, toute drapée de lard fin, comme sur un
-lit de parade, sur sa rôtie somptueuse, d’après une vieille recette
-d’Ytrac; il eût été sacrilège de parler, en ces minutes suprêmes.
-D’ailleurs, comme Vermenouze n’admettait guère qu’un compagnon au
-partage de la bête, celui-ci n’aurait pas osé troubler le sacrificateur
-dans ses rites: il était solennel et magnifique, à la lueur de la
-flamme, manœuvrant la broche, arrosant la farce de la rôtie, découpant
-et gardant sur son assiette brûlante la moitié du gibier dont il nous
-glissait l’autre moitié. Il ne fallait pas remercier, mais savourer sans
-délai; seulement, quand il avait versé le vieux Fel, des derniers plants
-que n’avait point encore attaqués le phylloxéra, on pouvait respirer et
-s’exclamer...
-
-Pourtant, il fallait réserver l’admiration pour le fromage. Vermenouze
-en avait toujours quelque morceau précieusement soigné; les marchands le
-savaient connaisseur et ne l’auraient pas trompé. Il aurait dit la
-montagne et le troupeau d’où provenait le quartier de fourme servi à sa
-table. Cependant, ce gourmet était sobre; il mangeait peu, et du salé,
-du Cantal, du pain de seigle, avec du vin trempé d’eau, le contentaient
-à l’habitude; son régal était une pomme au dessert.
-
-Et sa pipe...
-
- * * * * *
-
-Je n’aperçus pas tout cela, à ma première visite. J’ai anticipé. Sans
-doute, le menu était autre,--la bécasse ne passant qu’à l’automne ou au
-printemps. Enfin, ce n’était pas une curiosité de bouche qui m’avait
-fait accepter l’invitation. J’étais trop intrigué et ému pour fournir
-grande attention au repas. Je ne m’y intéressais vraiment que par le
-souci dont mon hôte faisait preuve en célibataire féru de la tenue de
-son intérieur. Nous prîmes le café dans une autre pièce, toute hantée de
-rapaces empaillés, avec des fusils, des armes sur chaque paroi, et des
-râteliers de pipe de tous genres. A une table, était vissée une
-mécanique à sertir des cartouches; un fusil était démonté...
-
---Je me prépare, me dit Vermenouze, pour le 14 juillet...
-
---Comment! vous tirez des salves pour la République...
-
---F... non! Mais, ce jour-là, tous les gendarmes de l’arrondissement
-sont de service en ville pour la revue. Alors, je vais voir s’il y aura
-du perdreau dans les environs...
-
- * * * * *
-
-Vermenouze me remit quelques numéros de journaux aurillacois qui
-accueillaient ses poèmes patois. Il redescendit à sa boutique et je
-regagnai l’hôtel, sous la pluie, mais joyeux, malgré le temps, comme
-s’il m’était arrivé un grand bonheur. J’avais cessé d’être un touriste,
-à la merci du ciel maussade. Il y avait, en cette étroite rue
-d’Aurinques, un homme et un poète épris comme moi de notre Auvergne!
-
-Nous n’étions pas nombreux alors!
-
-
-
-
-CHAPITRE XI
-
-François Mainard.--A la cour et aux champs.--Le courtisan sous les
-rochers de la province.--Les roses du Parnasse et les épines de la
-chicane.--A l’ambassade de Rome.--Les ambitions déçues.--Les amitiés de
-Toulouse.--Renoncement et renouveau.--La belle vieille.--Conseiller
-d’État et Académicien.--L’édition de 1646.--Adieu Paris.--_Donec
-optata_...
-
-
-Arsène Vermenouze ne fut pas le premier à habiter dans cette étroite et
-montante rue d’Aurinques où, presque en face de son magasin de liqueurs,
-trois cents ans plus tôt, François Mainard pestait contre l’ingratitude
-du siècle, derrière le portail sculpté au-dessus duquel il avait fait
-graver l’inscription toujours lisible:
-
- _Donec optata veniat_[38]
-
- [38] En attendant la mort, qui sera bienvenue.
-
-Le sage qui ne voulait pas que les passants fussent seuls à méditer sur
-sa détresse,--s’ils savaient le latin--avait répété, plus explicitement,
-dans son cabinet de travail:
-
- Las d’espérer et de me plaindre
- Des Muses, des grands et du sort,
- C’est ici que j’attends la mort,
- Sans la désirer ni la craindre...
-
-Ce quatrain désabusé, figurant aussi au logis de Saint-Céré où se
-transportait le poète président Mainard, à tous loisirs, et ils étaient
-nombreux, de sa charge, il s’ensuit que la Camarde ne devait pas être
-exactement renseignée sur l’endroit où la conviait le célèbre faiseur
-d’épigrammes. Céré, où il naquit et dont il fit son principal séjour;
-Aurillac où était le siège de son présidial, Toulouse qu’il fréquenta
-pour ses études, Rome où il suivit l’ambassade du comte de Noailles,--sa
-pensée n’y était jamais,--toute demeurée à Paris et à la Cour.
-
-Il n’y a guère d’exemple de personnalité ayant échappé aussi
-complètement à l’ambiance. François Mainard n’était pas sorti de
-province avant vingt ou vingt-deux ans. Il aurait été présenté à Henri
-IV, au cours d’un voyage du roi en Limousin, en 1605. Il devint
-secrétaire des Commandements de la reine divorcée, avec quatre cents
-écus d’appointements. Collaborateur de Marguerite de Valois, il débutait
-dans le cercle brillant de l’hôtel de Sens, où Malherbe le distingue. Il
-se fait des protecteurs puissants. Mais l’assassinat d’Henri IV ruine
-tous ses projets. Il faut vivre, se créer une situation. François
-Mainard n’a pas trente ans; il n’a vécu que de 1605 à 1610 à Paris; cela
-aura suffi pour le marquer à jamais; il n’achèvera qu’avec la mort
-d’intriguer pour reprendre pied dans la société brillante où il avait
-cru pouvoir se fixer en de hautes destinées.
-
-Il épouse demoiselle Gaillarde de Boyer, une voisine de sa paroisse de
-Toulouse. Il l’installe à Saint-Céré, et avec les huit mille livres de
-dot, commence de négocier pour l’acquisition du présidial d’Aurillac. Il
-organise sa nouvelle existence. Tantôt en Auvergne, tantôt dans le
-Quercy, il présidera là aux séances des juges et du lieutenant criminel;
-ici, il surveillera ses prés et ses vignes. Il a renoncé à la pompe et
-aux grandeurs, dira-t-il. Il brûle ce qu’il a adoré. Loin des parures
-trompeuses, des vaines apparences:
-
- Hélène, Oriane, Angélique,
- Je ne suis plus de vos amants,
- Loin de moi l’éclat magnifique
- Des noms puisés dans les romans.
- . . . . . . . . . . . . . . . .
- Ma passion, quoi qu’amour fasse,
- Ne fera plus son paradis
- Des beautés qui mettent leur race
- Plus haut que celle d’Amadis.
-
-C’est la nature, toute franche, que prisera désormais M. le Président:
-
- Vive Barbe, Alix et Nicolle
- Dont les simples naïvetés
- Ne furent jamais à l’escolle
- Des ruses et des vanitez.
- . . . . . . . . . . . . .
- Sans donner bal ny musique,
- Sans emprunter chez les marchands,
- Et sans débiter rhétorique,
- Je plais aux Calistes des champs.
- . . . . . . . . . . . . . . . . .
- Adieu, pompeuses demoiselles
- Que le fard cache aux yeux de tous,
- Et qui ne fûtes jamais belles
- Que d’un beau qui n’est pas à vous.
- . . . . . . . . . . . . . . . . . .
- J’en veux aux femmes de village,
- Je n’aime plus en autre part.
- La nature en leur beau visage
- Fait la figue aux secrets de l’art.
-
-Malgré ces professions de foi, persistera le regret des espérances
-anciennes! A la veille de quitter le monde, François Mainard
-n’adressera-t-il pas ses vers les plus touchants à la blonde Cloris, qui
-lui avait refusé sa main, et, veuve, ne se laissera pas fléchir, trente
-ans après!
-
-Certes, François Mainard a vanté la paillardise rustique et ne détestait
-pas «la galanterie de table» qu’exalte sa verve bachique. Sans doute, le
-président aimait la bonne chère du château de Castelnau où le comte de
-Clermont-Lodève l’invitait avec l’évêque de Saint-Flour, avec le bon
-Flotte: «biberon» fameux, comme le baptisait Balzac!
-
- Mes chers amis, je vous convie,
- Ce bon vin dissipe l’ennuy,
- Qui n’aura goinfré de sa vie
- Doit commencer aujourd’hui.
- Faisons durer la Guerre
- De la soif et du verre.
-
-En vérité, plus que les larges beuveries et les réunions joyeuses, c’est
-la noble compagnie qui lui plaisait. Il divertissait le grand seigneur,
-au dam des hobereaux de la contrée, les «petits gentilshommes à lièvre»
-(c’est-à-dire vivant chichement du produit de leur chasse), les Gascons
-bretteurs, les «brutaux de province». Mais les hauts châtelains
-ralliaient la Cour, et le courtisan reprenait sa morne existence de
-va-et-vient d’Aurillac à Saint-Céré: «En compagnie, je suis gay et dis
-toujours le mot pour rire, mais lorsque je suis seul, mon humeur tombe
-entre les mains de la mélancolie». François Mainard se sentait étouffé
-«sous les rochers de sa province»; ils ne l’inspiraient guère, son
-activité poétique était toute tournée vers Paris. Il s’y rendait
-fréquemment. Il s’y perfectionnait dans le commerce des beaux esprits.
-Il y festoyait aussi abondamment, toujours prêt à faire chère-lie et
-carrousse. Mais les délices de la table n’allaient pas sans une extrême
-licence de penser et d’écrire; les pièces gaillardes et scabreuses de
-François Mainard excitaient les menées de la cabale dévote, qui
-dénonçait ses stances et épigrammes du _Parnasse Satyrique_, comme
-répréhensibles au point de vue de l’honnêteté publique. François Mainard
-en fut quitte pour la peur; cependant, il devint prudent, quand il vit
-Théophile condamné au bannissement pour athéisme et libertinage.
-
-F. Mainard va-t-il franchir le seuil du Louvre? En 1612, il composa des
-pièces de circonstance pour les doubles fiançailles du dauphin avec
-l’infante Anne d’Autriche et d’Élisabeth de France avec Philippe
-d’Espagne. En 1615, il fournit encore des vers pour un ballet en
-l’honneur de Mme Élisabeth. Puis, il approche le prince de Condé.
-Quelques gratifications, et ce fut tout, alors que le Président
-d’Aurillac espérait une charge bien rétribuée, ou rêvait d’être
-pensionné par leurs Majestés.
-
-Les années s’assombrissent. Le poète n’en peut plus de la province: «Je
-ne marche pas toujours sur les roses du Parnasse; les épines de la
-chicane piquent quelquefois mes pieds.» Il abandonne sa charge. Il court
-tenter la destinée auprès de Richelieu. Des odes nombreuses encensent le
-«divin, l’incomparable ministre»; L’État n’aura rien à craindre «tant
-que ce grand homme en tiendra le timon»; F. Mainard est reçu à Rueil. Il
-exulte. Il regagne Saint-Céré, convaincu que son heure est imminente! On
-l’oublie. La fortune le persécute, gémit-il, dans un placet au Cardinal:
-
- Elle me tient loing de mon Prince,
- Entre des brutaux de province
- Dignes d’estres soulés de foin.
-
- Quel secours faut-il que j’appelle
- Si Richelieu ne prend le soing
- De me mettre bien avec elle?
-
-Il n’apparaît pas que le Cardinal ait été ému de la supplique. Pourtant,
-par la suite, F. Mainard fut de l’Académie, qui s’organisait, mais avec
-des avantages exclusivement honorifiques: l’ancien président avait
-compté sur les émoluments. L’évêque de Saint-Flour, Charles de Noailles,
-intercéda pour lui obtenir une nouvelle place de président, en création.
-Sans succès. A son corps défendant, il doit accepter, sur l’entremise
-pressante de son protecteur, de suivre, en qualité de secrétaire, à
-l’ambassade de Rome, François de Noailles. C’est que les nuages se sont
-épaissis au-dessus de la tête du poète vieillissant. Déjà,
-prématurément, sa fille aînée était morte: «Un père qui pleure trop
-opiniâtrement les enfants qu’il a perdus offense ceux qui luy sont
-demeurés», écrit-il. Il avait des motifs de consolation,--avec une
-famille de cinq filles et trois garçons. Cependant, la tristesse de
-l’irréparable l’avait envahi:
-
- Mon noir chagrin est un mal sans remède;
- La Parque avare a volé tout mon bien.
- Ma fille est morte et l’Église possède
- L’aimable Esprit qui possédait le mien.
-
- Celle qui fut tout l’espoir de ma vie
- Est exposée à la merci des vers.
- Le sort, rempli de malice et d’envie,
- L’a seulement montrée à l’Univers.
- . . . . . . . . . . . . . . . . . .
- Que deviendrai-je après un tel naufrage?
- Qui tâchera de modérer mon deuil?
- Qui soutiendra le faible de mon âge
- Et promettra des fleurs à mon cercueil?
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
- O ciel, auteur de ma noire aventure,
- Mon cœur soumis ne t’a pas offensé;
- Et cependant l’ordre de la nature
- Est, pour me nuire, aujourd’hui renversé.
-
- Hâte ma fin que ta rigueur diffère;
- Je hais le monde et n’y prétends plus rien.
- Sur mon tombeau ma fille devrait faire
- Ce que je fais maintenant sur le sien.
-
-Dix ans après, la fin de son fils aîné, dans des souffrances cruelles,
-d’un fils dont il espérait beaucoup, rouvrit son affliction. Sa femme
-était depuis longtemps alitée. C’est dans ces conditions, pour fuir
-aussi les lieux abhorrés, qu’il accepte de rejoindre François de
-Noailles. Après «un mois sur les chemins» avec la «maudite chère» des
-hôtelleries italiennes, il sera à Rome: tous les chemins mènent à Paris,
-et l’incorrigible courtisan ne songe qu’à entrer à la Cour, avec de
-puissants protecteurs, favoris de Richelieu. Car F. Mainard demeurera
-aussi imperméable aux splendeurs artistiques de Rome et à la grandeur de
-ses ruines qu’il fut insensible à la beauté farouche de la montagne
-cantalienne! «Il vaut mieux être misérable à Paris que riche à Rome»,
-écrit-il. Il s’y ennuie autant qu’à Aurillac. La chaleur l’accable:
-«J’ai un éventail qui lasse les mains de quatre valets et fait un vent
-en ma chambre qui ferait des naufrages en mer.» Toutefois, il a recruté
-des compagnons avec qui, buvant «le vin et l’eau investis de neige», il
-lutte contre la sécheresse. La table merveilleuse de l’Ambassade le
-remet de sa détestation de la cuisine des Princes de l’Église qui ont
-«force estaffiers» mais pas un cuisinier. De Rome, F. Mainard ne tire
-aucune exaltation intellectuelle. Seul, l’attire, le Saint-Père,
-dispensateur de faveurs et de largesses. Le courtisan se retrouve «à la
-Cour prélatesque». D’autant mieux qu’Urbain VIII, lui-même, s’adonne à
-la poésie. F. Mainard fut adopté du monde ecclésiastique; et, familier
-du Vatican, savoura la douceur des prévenances de Sa Sainteté à qui il
-prodiguait des odes saturées d’incroyables flatteries. Il lui en restait
-quand même pour les intimes du Pape, comme le Cardinal Guy Bentivoglio,
-l’historien de la Guerre des Flandres. Des livres, des tableaux, des
-statues, de charmantes libéralités prouvaient au poète la sympathie du
-«sujet papable». Tout de même, la Cour d’Urbain VIII ne contentait pas
-l’ambition de F. Mainard. L’annonce du retour en France le combla
-d’aise. Hélas! l’ambassadeur dut s’apercevoir bientôt qu’il était joué,
-et que son remplacement sentait la disgrâce. Le secrétaire fut accusé
-faussement, mais vilainement, d’avoir trahi son maître, qui n’était que
-trop disposé à écouter les envieux du poète et à faire tomber son humeur
-sur lui: devant la menace des coups, il dut fuir! Au lieu d’une rentrée
-brillante à Paris, ce fut par le noir et glacial hiver, le plus
-lamentable échouage à Saint-Céré, où l’ambassadeur le poursuit d’une
-âpre rancune, le discrédite auprès de Richelieu--et le brouille avec
-l’évêque de Saint-Flour. Il est pauvre, avec d’énormes charges de
-famille.
-
- * * * * *
-
-Paris défendu, l’ancien président ne rencontre que du côté de Toulouse
-des amitiés qui se souviennent et se raniment. Il y est fêté à divers
-voyages et séjours. En 1638, comme au siècle précédent pour Ronsard ou
-de Baïf, les «Jeux Floraux», sans qu’il eût envoyé de vers, lui
-décernent un prix extraordinaire qui sera représenté par une Minerve
-d’argent. En 1639, nouveaux honneurs, F. Mainard est élu maître en la
-gaie science. Mais il attend et il attendra toujours, la «Minerve»
-promise, qu’il réclamait d’argile, à défaut d’autres:
-
- Si le peuple est trop indigent
- Par les dépenses de la guerre,
- Gardez votre image d’argent,
- Et m’en donnez une de terre!
-
-L’académie de dame Clémence Isaure, non plus que celle de Richelieu,
-alors, ne nourrissaient leur homme!
-
-Il semble, désormais, que F. Mainard n’ait plus d’ambition que
-littéraire. Il songe à une édition définitive de ses œuvres, à travers
-les soucis qui l’accablent, les procès, les deuils, la maladie de sa
-femme. Il précède dans leurs protestations nos célibataires
-d’Aurillac[39] qui se sont syndiqués contre les propositions de frapper
-les vieux garçons d’un impôt: «Le célibat n’est pas moins nécessaire aux
-poètes qu’aux prêtres et les Muses ne doivent pas s’embarrasser des
-soins d’une famille.»
-
- [39] _Aux célibataires de France_. L’union des célibataires
- cantaliens, qui protestait dernièrement contre le projet d’impôt sur
- les célibataires, reçoit, paraît-il, de partout des encouragements
- et des adhésions. Voici l’ordre du jour qui a été voté à la réunion
- tenue à Aurillac:
-
- _L’union des célibataires cantaliens, réunie dans la salle de la
- mairie d’Aurillac, encouragée par les nombreuses adhésions qui lui
- parviennent du pays tout entier, et en présence du projet
- gouvernemental tendant à frapper le célibat d’un impôt de 20 %,
- adresse un appel pressant à tous les célibataires de France pour
- qu’ils forment des syndicats qui, rattachés à une fédération des
- célibataires français, constitueront un puissant et efficace moyen
- de défense contre l’établissement d’un impôt antirépublicain, parce
- qu’attentatoire à la liberté individuelle._
-
- _D’autre part, l’union cantalienne a organisé en septembre un grand
- banquet auquel ont assisté des délégations de Thiers, Châlons,
- Amiens, etc._ (1913).
-
-Aussi, le pays est troublé. A la suite du Complot des Princes (1641), le
-château de Saint-Céré est occupé par les troupes royales, tout le
-Haut-Quercy saccagé pour châtier le duc de Bouillon. Enfin, la paix se
-fit et le calme revint dans la contrée, et les divertissements reprirent
-chez les grands seigneurs où fréquentait toujours le poète, François de
-Crussol, duc d’Uzès, marquis de Bournazel, surtout à Castelnau où le
-muscat réputé de Languedoc arrosait les saumons de la Dordogne, les
-cerfs et les sangliers des chasses du comte de Clermont. F. Mainard fait
-encore entendre ses chansons, mais tournoiements de tête, rhumatisme,
-troubles gastriques le condamnent à se soigner. Il s’est vu au bord du
-tombeau, à la veille «du grand départ». Il n’avait point cessé de
-croire, malgré les apparences. Avec la détresse de l’âge, les
-infirmités, les désillusions, toutes les épreuves, la foi reparaît,
-illumine ses jours sombres:
-
- Mon âme, il faut partir. Ma vigueur est passée,
- Mon dernier jour est dessous l’horizon,
- Tu crains ta liberté. Quoy? n’es-tu pas lassée
- D’avoir souffert soixante ans de prison?
-
- Tes désordres sont grands, tes vertus sont petites,
- Parmi tes maux on trouve peu de bien.
- Mais «si le bon Jésus te donne ses mérites»
- Espère tout et n’appréhende rien.
-
- Mon âme reprends-toi d’avoir aimé le monde
- Et de mes yeux fais la source d’une onde
- Qui touche de pitié le Monarque des Rois.
-
- Que tu serais courageuse et ravie
- Si j’avais soupiré durant toute ma vie
- Dans le désert, sous l’ombre de la Croix.
-
-C’est le renoncement définitif, peut-on croire, qui s’exprime avec tant
-de sagesse, de résignation et de grandeur, aussi, dans _l’Ode à
-Alcippe_.
-
- Alcippe, reviens dans nos Bois.
- Tu n’as que trop suivi les Rois
- Et l’infidèle espoir dont tu fais ton idole.
- Quelque bonheur qui seconde tes vœux,
- Ils n’arrêteront pas le Temps qui toujours vole
- Et qui, d’un triste blanc, va poudrer tes cheveux.
-
-Après deux ans de cette vaste mélancolie, aussi païenne que chrétienne,
-où l’âme harmonieuse et rude du poète se manifeste avec un tel accent
-profond, c’est un dernier assaut, du Malin, sans doute... F. Mainard se
-redresse, comme devant. De nouveau, il veut secouer le joug de la
-province; sa femme est morte; il est harassé de solitude; le duc de
-Noailles a reconnu l’inanité de ses griefs; avec la santé recouvrée, des
-velléités combatives le ressaisissent, de parvenir...: «La démangeaison
-de la Cour m’a pris et, tout chenu que je suis, je songe à reprendre un
-métier que j’ai toujours assez mal fait et qui ne m’a pas réussi.»
-Incurablement, il souffre de n’être point en place, avec de l’argent et
-des honneurs.
-
-Bien mieux, le cœur du vieux Président recommençait de battre. Il en
-fait la confidence à Balzac, l’ami fidèle dont il va égayer la solitude
-en Charente. Balzac s’enthousiasme pour ce renouveau de sentiment et de
-désir qui dicte au sexagénaire des vers impérissables. Cloris, que, dans
-la flamme de la jeunesse, il avait demandée en mariage et qui en avait
-épousé un autre, est veuve. Le poète n’a jamais oublié. Vainement,
-Balzac intervient, d’une plume chaleureuse. Cloris, orgueilleuse et
-riche, n’abaisse pas son regard vers le suppliant, de médiocre
-extraction et sans revenus,--mais qui, pour parler de «la belle
-vieille», modulait ainsi sa plainte contenue et passionnée:
-
- Cloris, que dans mon temps j’ai si longtemps servie
- Et que ma passion montre à tout l’univers,
- Ne veux-tu pas changer le destin de ma vie,
- Et donner de beaux jours à mes derniers hivers?
-
- N’oppose plus ton deuil au bonheur où j’aspire.
- Ton visage est-il fait pour demeurer voilé?
- Sors de ta nuit funèbre et permets que j’admire
- Les divines clartés des yeux qui m’ont brûlé.
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
- Ce n’est pas d’aujourd’hui que je suis ta conquête;
- Huit lustres ont suivi le jour que tu me pris.
- Et j’ai fidèlement aimé ta belle tête
- Sous des cheveux châtains et sous des cheveux gris.
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
- Pour adoucir l’aigreur des peines que j’endure,
- Je me plains aux rochers, et demande conseil
- A ces vieilles forêts dont l’épaisse verdure
- Fait de si belles nuits en dépit du soleil.
-
- Regarde sans frayeur la fin de toutes choses,
- Consulte le miroir avec des yeux contents.
- On ne voit point tomber ni tes lis ni tes roses,
- Et l’hiver de ta vie est ton second printemps.
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-Balzac ne pouvait accepter que la dame résistât à de tels accents. Il
-considérait l’hyménée comme conclu: «Je vous souhaite à l’un et à
-l’autre, écrivait-il à Cloris, une longue et parfaite félicité à la
-charge que cette belle vie sera toujours fertile en beaux vers, et que
-le prophète ne s’assoupira pas de telle sorte entre les bras de la
-nymphe qu’il y oublie à prophétiser. Il faut qu’il rende des oracles à
-l’accoutumée, et qu’il chante ses contentements comme il a chanté ses
-espérances. Mais il faut pour cela que vous disiez oui. Il ne tiendra
-donc qu’à votre consentement que nous n’ayons bientôt votre épithalame
-et je vous demande au nom de toute la France un poème qui ne se peut
-faire sans vous.»
-
- * * * * *
-
-Malgré les vers de F. Mainard, malgré la prose de Balzac, il n’y eut pas
-consentement. Depuis longtemps, pour notre perpétuel exilé, il n’y avait
-plus de contentements! Quant à ses espérances indéfectibles, elles
-prenaient leur dernier vol, qui fut court. A son retour de Charente, il
-trouvait à Saint-Céré un brevet de Conseiller d’État, que ses amis lui
-avaient obtenu du Chancelier Séguier. Ce n’était qu’un titre, qui ne
-rapportait rien, mais qui conférait la noblesse, dont le poète fut
-investi, en août 1644. F. Mainard ne doutait pas que son heure fût enfin
-échue; il hâta son départ pour Paris, où il n’était pas retourné depuis
-douze ans:
-
- Quand dois-je quitter les rochers
- Du petit Désert qui me cache
- Pour aller revoir les clochers
- De Saint-Pol et de Saint-Eustache!
-
- Paris est sans comparaison,
- Il n’est plaisir dont il n’abonde;
- Chacun y trouve sa maison,
- C’est le pays de tout le monde.
-
- Apollon, faut-il que Maynard,
- Avec les secrets de ton art,
- Meure en une terre sauvage;
-
- Et qu’il dorme, après son trépas,
- Au cimetière d’un village
- Que la carte ne connaît pas.
-
-Voici F. Mainard tout ragaillardi et remis en appétit. Il avait redouté
-la soixante-troisième année, «son an climatérique», aujourd’hui franchi.
-Il n’a plus peur de rien:
-
- Je suivrai les Galants, je quitterai les Sages,
- Les désirs voleront après les beaux visages:
- Cloris en sera prise, et je ferai le vain.
-
- Adieu, Caducité débile et méprisée;
- Je suis cher à la Parque, et sa fatale main
- Va du fil de mes jours faire une autre fusée.
-
-Il renoue avec ses protecteurs d’autrefois, mais il fréquente surtout à
-l’hôtel Séguier, où le chancelier donnait l’hospitalité à l’Académie
-Française; élu en 1634, F. Mainard n’y paraissait qu’en 1645, où il
-travaille au Dictionnaire; par ailleurs, il est reçu chez les
-précieuses. Mais, dans la ruelle de Mme de Choisy comme aux séances de
-la docte Compagnie, F. Mainard rencontre l’étonnement d’une autre
-génération, il est d’une autre époque.
-
- * * * * *
-
-Les œuvres de Mainard parurent en juin 1646, en in-quarto, avec portrait
-du poète par Pierre Doret. Mais la flatterie ni l’adulation les plus
-excessives ne valurent au poète l’inscription tant souhaitée de son nom
-comme pensionnaire de l’État. Ce n’est point son existence parmi les
-brutaux du Quercy et de l’Auvergne qui aurait pu lui conserver les
-belles manières dont il manquait en sa jeunesse; il était de plus en
-plus inhabile et lourd. Le doute l’assiège, il commence à s’apercevoir
-qu’il fait fausse route:
-
- Adieu Paris, adieu pour la dernière fois.
- Je suis las d’encenser l’Autel de la Fortune.
- Et brûle de revoir mes rochers et mes bois,
- Où tout me satisfait et rien ne m’importune.
-
-F. Mainard, enfin, devait se rendre à l’évidence: il n’avait rien à
-obtenir, le découragement l’accablait, il se le confesse sans détour:
-
- Déserts où j’ai vécu dans un calme si doux,
- Pins qui d’un si beau vert couvrez mon hermitage,
- La Cour, depuis un an, me sépare de vous,
- Mais elle ne saurait m’arrêter davantage.
-
-Il rentre à Saint-Céré: «Le cher président est encore mieux dans sa
-cabane qu’à la porte du Palais», écrit Balzac, le 22 octobre. Le 28
-décembre 1636, un cortège funèbre descendait du haut faubourg des
-Cabanes, à l’église paroissiale de Saint-Céré. On portait, avec les
-cérémonies religieuses accoutumées, «à petit bruit et le visage couvert,
-dans le tombeau de famille, devant l’autel dédié à la Vierge, le corps
-de François Mainard».
-
- * * * * *
-
-Ainsi s’achève l’admirable étude de M. Charles Drouhet, à qui j’ai fait
-le plus large emprunt, pour conter la vie de l’habitant de la rue
-d’Aurinques, dont je ne savais pas grand’chose, ni Vermenouze non plus,
-au temps où nous fîmes connaissance. Il ne me semble pas qu’Aurillac
-porte guère d’attention à l’ancien Président au présidial et au poète
-dont l’œuvre personnelle et sincère comporte des chefs-d’œuvre et mérite
-le plus vert laurier.
-
-Sans doute, l’Auvergne lui est demeurée fermée. Dans ses trajets
-d’Aurillac à Saint-Céré, il ne s’attardait pas au chaos fantastique des
-Gorges de la Cère. Le «sublime» du paysage lui échappait; ce n’était pas
-de son époque. L’Auvergne n’avait à lui offrir que la tumultueuse
-grandeur de son noir basalte. Il préférait la riante campagne du Lot,
-caressée d’un soleil déjà méridional.
-
-Mais, d’ici ou de là, sa pensée était le plus souvent absente, envolée
-vers Paris. Tout de même, F. Mainard a habité cette rue d’Aurinques.
-Pendant quinze ans, au moins, il a chevauché de château en château, et
-son originale figure hante toute la contrée.
-
-Pourquoi tant d’oubli? N’a-t-il pas laissé des stances inoubliables?
-
-Qu’importe ses flatteries aux puissants et ses courbettes. De quel âpre
-accent n’a-t-il pas dépouillé le vieil homme! Sans doute comme le dit
-Voltaire: «Il nous aurait paru plus grand en ne songeant même pas s’il y
-a des grands au monde!» Mais comment traverser Aurillac sans un souvenir
-mélancolique pour le poète qui, au bout de son œuvre de priapées
-violentes, d’épigrammes de Cour et de Ville, de pièces maniérées, tira
-de son propre cœur, de sa seule douleur, de sa tristesse ou de sa
-révolte, une poésie directe, simple, probe et touchante. Si la
-fréquentation «des brutaux de province» n’avait point assoupli le jarret
-du courtisan ni limé les aspérités de son caractère, la solitude n’avait
-pas nui à l’écrivain; il avait perdu l’afféterie et le précieux de la
-Cour et des ruelles; il avait gagné en vigueur de pensée, en netteté
-d’expression, jusqu’à devenir méconnaissable; les pauvres gentillesses
-de Paris avaient été balayées par le vent des sommets...
-
- * * * * *
-
-Pourtant, nulle mémoire de F. Mainard, en Aurillac! N’a-t-il pas mérité
-son médaillon au mur de ce logis, le poète qui, lui-même, jugeait
-sévèrement le courtisan incorrigible, au retour de ses vaines
-expéditions vers la Cour. Toulouse, Saint-Céré, Aurillac, voilà où sa
-lyre frissonnait d’un souffle épuré, vibrait d’un accent inoubliable:
-
- Que j’aime ces forêts, que j’y vis doucement,
- Qu’en un siècle troublé j’y dors en assurance,
- Qu’au déclin de mes ans j’y rêve heureusement,
- Et que j’y fais des vers qui plairont à la France.
-
- Depuis que le village est toutes mes amours,
- Je remplis mon papier de tant de belles choses
- Qu’on verra les savants, après mes derniers jours,
- Honorer mon tombeau de larmes et de roses.
-
- Ils diront qu’Apollon m’a souvent visité,
- Et que pour ce désert les Muses ont quitté
- Les fleurs de leur montagne et l’argent de leur onde.
-
- Ils diront qu’éloigné de la pourpre des Rois,
- Je voulus me cacher sous l’ombrage des bois
- Pour montrer mon esprit à tous les yeux du monde!
-
-Honorons l’hôtel où F. Mainard attendait que vînt--_Donec optata
-veniat_--qui? l’Amour, ou la Mort?...
-
-
-
-
-CHAPITRE XII
-
-Arsène Vermenouze inédit.--Le premier article de la _Revue Bleue_.--Les
-gueux des chemins.--_Les deux Menettes._--Dans les châtaigneraies.--Le
-chasseur de Sauvagine.
-
-
-Les volcans d’Auvergne se rallumant ne m’auraient pas ébloui plus que ma
-première lecture de cette liasse de journaux locaux où avaient paru les
-premières pièces de vers d’Arsène Vermenouze. C’était comme si
-l’Auvergne, pétrifiée et muette des millions d’années, se fût dressée
-d’un geste vivant et eût pris la parole.
-
-Rentré à Paris, l’incantation ne s’évapora pas aux négations de mes
-camarades de littérature. On devine si décadents et symbolistes, occupés
-à concasser du vers libre, se gaussaient du régionalisme. Pour moi, à
-travers la fumée des petites chapelles, montait une flamme neuve et
-haute. J’étouffais; il me fallait de la poésie de grand air. Je criais
-au miracle avec conviction. Nos jeunes auvergnatisants d’aujourd’hui ne
-sauraient comprendre l’audace qu’il fallait, il y a seulement vingt ans,
-pour entamer une conversation sur un sujet aussi lointain. On vous eût
-volontiers renvoyé à la Société de Géographie, avec les explorateurs du
-Continent noir et les déchiffreurs de langues inconnues. Le patois
-d’Auvergne! Arsène Vermenouze. Quand Alphonse Daudet, en qui trente ans
-des brouillards de Paris n’avaient fait qu’exacerber la nostalgie du
-soleil méridional, traduisait avec tout son génie communicatif, dans une
-prose enamourée du parler natal le chef-d’œuvre de Batisto Bonnet, _Vie
-d’Enfant, Un Paysan du Midi_, n’en pouvait parler qu’à ses proches et
-aux «despatriés» de la Province! Ce livre, avec une si glorieuse
-présentation, aurait dû retrouver le triomphe des _Lettres de mon
-Moulin_; la traduction n’était plus une traduction, mais le double du
-livre, revécu, repensé, réécrit en français! Cependant, Batisto Bonnet
-est demeuré Baptiste comme devant.
-
- * * * * *
-
-Cependant, j’osai, j’étais jeune! avec une audace qui n’avait d’égale
-que ma timidité. Le hasard me servit, comme il sert tous ceux qui vont à
-sa rencontre. Car le hasard veut être sollicité. En présence de M.
-Ferrari, sans avoir jamais songé à la _Revue Bleue_ qu’il dirigeait, je
-manifestai mon enthousiasme. Certainement, je produisis à M. Ferrari
-l’effet d’un trappeur, au retour d’une expédition lointaine. Il me
-commanda l’article, que je fabriquai tout de suite, vers la fin de 1891,
-et dont je reçus les épreuves dans la huitaine comme pour paraître dans
-un numéro suivant. Maintenant, la hardiesse de M. Ferrari se
-rafraîchissait: c’était si _spécial_, pas _d’actualité_... Bref, le nom
-de Vermenouze ne figura qu’au sommaire du 16 juillet 1892.
-
-Je ne pouvais étudier alors que le rude Vermenouze en sa première
-manière, tel qu’il devait se révéler, quatre ans après, dans son ouvrage
-de début: _Flour de Brousso_! Un Vermenouze bon vivant, truculent, qui
-ne s’effarait pas devant les mots ni devant les images et dont la
-tendresse allait volontiers aux gueux des chemins, au _Velu_, à
-_Gratte-chat_, aux braconniers du bois et de la rivière, au peuple
-pittoresque de la besace et du carnier qui abandonne prudemment la
-grande route aux chevaux de la gendarmerie, en approchant des villages;
-la maréchaussée est curieuse, et il n’est pas toujours facile
-d’expliquer la provenance d’une paire de chaussures ou d’une gourde qui
-voisinent dans «le sac à malice» avec une saucisse et un paquet de
-tabac.
-
-Ces héros de Vermenouze n’étaient pas toujours en règle avec la loi.
-
-Vermenouze n’affectait pas de sévérité à leur endroit; il les savait
-ingénus et bons sous leurs haillons; il avait un faible pour ces
-réfractaires qui maintenaient au paysage une couleur de romantisme. A
-travers le labeur opiniâtre, l’asservissement du paysan au sol, leur
-errance problématique les montrait insouciants et libres; le mendiant
-prend facilement de la grandeur, et sa parole du mystère. On l’accueille
-et on le redoute. De lui, on fait peur aux enfants pas sages, qu’il
-emportera. Seule, sa venue suscite quelque imprévu au hameau bloqué par
-l’impitoyable hiver!
-
-Le petit Vermenouze, comme il se repérait sous les cheveux gris,
-raffolait des Contes de Voleurs, du grand-père, de la vieille servante,
-du bouvier aux sabots pointus, autour des landiers, à la lueur fumeuse
-de la lampe de cuivre.
-
-Vagabonds, braconniers, dans les replis de la vallée, où les vachers
-paissent leur rouge ou jaune bétail, sur les hauts plateaux,--les hommes
-et le troupeau se détachant sur le ciel, dans le relief pur d’une frise
-antique; le joueur de cabrette, qui est de toutes les fêtes, le bon curé
-«porté sur la bouche», ou la vieille aubergiste qui ne peut satisfaire
-le citadin commandant des œufs au beurre noir, parce que, dans le pays,
-on ne fait que du beurre blanc; Vermenouze évoquant toutes ces figures
-campagnardes et montagnardes avec une verve cordiale et joyeuse,
-«déboutonnait le gilet de ses auditoires locaux, à force de rire.»
-
-Car, le talent de conter de Vermenouze est considérable.
-
-Il excelle à _faire court_, sans détours ni lenteurs, à présenter les
-personnages dans leur raccourci essentiel; il demeure véridique, jusque
-dans la caricature, dans la charge qui exagère sans déformer. Dans le
-patois de basalte où il taille ces frustes compagnons, soudain l’éclair
-jaillit, un coup de pic fait pétiller des étincelles, bondir la flamme;
-c’est le feu des mots, des expressions du terroir où se réchauffe,
-s’éclaire, se réconforte tout un pays, communiant dans la religion du
-passé. Le petit chef-d’œuvre qui suit édifie suffisamment sur la manière
-sobre et franche de Vermenouze:
-
-
-LES DEUX MENETTES
-
- Il était nuit, il faisait froid: c’était vers Noël;--mais par bonheur
- nous avions du bois sec à la maison.--Mon aïeul, assis sur sa grande
- chaise,--sommeillait les pieds sur la pierre du foyer,--et n’écoutait
- plus mon père qui, tout haut,--à la lumière de _lun_ nous lisait le
- journal.--Tout à coup, nous entendons au milieu du vacarme--que
- faisait un vilain vent noir et sauvage,--nous entendons, sur le pavé,
- dehors, un bruit de sabots.--En même temps: pan, pan! quelqu’un heurte
- deux fois.
-
- Mon père se leva, s’approcha de la porte--et cria: Qui êtes-vous? de
- sa plus forte voix.--Alors, une autre voix répondit: C’est moi,--Jean
- Pel, et ouvrez-moi, car il neige;--même si vous aviez du bon vin, j’en
- boirais bien une _pauque_.--Mon père reconnut Jean Pel à sa voix
- rauque,--et sans se faire prier, tira le verrou:--Allons Jean Pel,
- dit-il, venez prendre un bouillon;--mais quant au vin, vous le savez,
- il vous rend trop tapageur;--et vous n’en aurez pas chez moi: le vin
- vous est contraire.
-
- En même temps, tout blanc de neige, maître Jean Pel--entra en secouant
- sa veste et son chapeau.--C’était un vieux qui faisait métier de
- museteur.--Il ôta ses sabots, s’approcha de la lumière--et nous
- autres, les enfants, nous vîmes, étonnés,--un colosse d’homme avec
- deux verrues sur le nez,--telles que la plus grande avait la grosseur
- d’une noisette:--la barbe lui pendait comme une brassée de laine,--et
- les cheveux lui tombaient plus bas que la nuque.--Bonsoir, la
- Compagnie! fit-il, j’ai bien soif;--et, si elle était pleine de vin,
- j’imagine, par ma foi,--que je viderais du coup l’outre de ma
- musette.--Pauvre homme, lui répond la servante Marion,--nous avons le
- puits tout auprès,--même il est profond, bien sûr,--et vous ne le
- tarirez pas en une gorgée!
-
- Jean Pel ne s’émut pas de cette rebuffade:--Je te remercie, Marion,
- dit-il, de ton invitation;--mais l’eau, vois-tu, encore qu’elle ne
- soit pas bien chère,--tu en as trop grand besoin pour te laver la
- figure.
-
- Notre Marion, qui avait le sang un peu vif,--n’aurait pas coupé court
- à la conversation, mais mon aïeul--devant Dieu soit-il--dressa
- l’oreille, entendit quelque bruit, obscurcit le sourcil,--et Marion
- n’osa pas répondre au musicien,--car tous, à la maison, nous
- respections l’ancien.
-
- En même temps, Jean Pel, comme si de rien n’était,--sans façon s’assit
- auprès de mon père.--Quand il eut bien mangé et fait un grand
- sobrot[40]--avec du bouillon gras et du vin, pas trop,--il nous conta
- qu’il venait d’une grande fête où il avait joué de la musette jusqu’à
- la mi-veillée,--et qu’en retournant chez lui, la neige l’avait
- surpris:--Je n’ai jamais, disait-il, enduré autant de froid,--et
- cependant, la nuit je suis en course bien souvent;--je me rappelle
- qu’une fois on me vola la bourse.--Une autre fois, j’avais bu du vin
- nouveau,--et cela me travailla le cerveau si fort que malgré qu’il fît
- une lune superbe,--je me plantai, la tête la première, dans un étang!
-
- [40] Mélange de vin et de bouillon.
-
- Mais la fois que je me suis amusé comme il faut,--ce fut un soir que
- je revenais de Saint-Paul.--Comme toujours j’avais étanché force
- verres; la route--me semblait étroite, et il me la fallait
- toute.--Cependant je me tenais aussi droit que je pouvais. Comme
- j’arrivais au Vert, le soleil disparaissait.--Et juste au milieu du
- pont, que vois-je? Deux menettes--qui venaient doucement, sans bruit,
- toutes seulettes.
-
- Le diable, qui ne dort pas souvent,--dans ce moment me tenta:--Jean
- Pel, me fit-il, l’occasion est choisie.--Et de ta vie tu ne la
- rencontreras pas de nouveau:--deux _menettes_, la nuit, seulettes sur
- un pont,--cela ne se trouve pas trente-six fois par an;--Jean Pel,
- fais-les danser! Moi qui étais très capable--de faire ce péché sans le
- secours du diable,--je ne me le fis pas dire deux fois.--Je prends
- ma cabrette et j’ôte mes sabots. Quand les _menettes_
- m’aperçurent,--elles se signèrent toutes deux à la fois,--et elles
- reculèrent: _Menettes_, leur fis-je, il vous faut danser
- incontinent;--vous devez voir que je n’ai pas soif,--et si vous ne
- dansiez pas, l’une après l’autre vous pourriez--aller prendre un
- bouillon dans la rivière d’Authre.
-
- Les menettes me connaissaient,--elles voyaient bien d’ailleurs que
- j’étais rond comme un œuf--et qu’elles perdraient leur temps à se
- demander grâce;--donc elles se mirent face à face et dansèrent.
- D’abord, elles firent un peu doucement--une menette est comme une
- nonne, c’est toujours plein de timidité;--mais sur la fin elles
- prirent élan et elles dansèrent à faire trembler le pont.--La plus
- vieille surtout, quelle rude menette!--Je faillis en crever l’outre de
- ma musette!--vous auriez dit une toupie;--elle volait quasi comme un
- oiseau.--Je leur jouai d’abord: _Sur la lisière du petit bois_, puis,
- _la Marianne_,--puis _Je montai la marmite_.
-
- La plus jeune, qui avait les pieds comme une canne,--devint pourpre et
- se lassa tôt.--Mais l’autre m’aurait lassé, moi!--Noire, sèche,
- édentée, cette vieille fée,--dansa, sans suer, jusqu’à la dernière
- bourrée,--et quand s’acheva le bal,--je crois qu’elle le regretta.
-
- Ainsi parla Jean Pel. Il était fin de veillée,--l’homme se leva,
- caressa sa barbe en éventail,--but encore un demi-verre de vin,--puis
- s’en alla. Je ne l’ai pas revu depuis.
-
-Ainsi se découvrait Vermenouze en ses débuts réalistes. Là, je crois
-bien, il fut le plus près de nos compatriotes. Comment n’auraient-ils
-pas été sensibles aux strophes qui célébraient d’un tel accent filial la
-beauté méconnue des plus humbles sites. Vermenouze aura été l’inventeur
-passionné, le paysagiste grandiose de ces espaces ignorés du peintre:
-
-
-DANS LES CHATAIGNERAIES
-
- De Montsalvy nous partons pour le pays de la vigne,--mais d’une vigne
- maigre et rance, qui boude,--qui traîne à regret par les pays et les
- pentes--ses pousses maladives, tordues comme des serpents.--Aussi le
- petit vin jailli de sa grappe--n’est pas bien fort, le pauvre, et ne
- tache pas la nappe,--Mais de franc comme lui je n’en connais
- aucun:--il emplit la vessie et jamais ne monte à la tête.
-
- C’est du bon vin, encore qu’il ne soit pas fort,--et moi, je lui
- trouve une senteur de violettes.
-
- Entraygues, brave endroit, laisse-moi te chanter,--et boire de ton vin
- digne d’être vanté--une chopine à ta santé.--Mais avant de chanter la
- vigne et le vignoble,--je veux chanter le châtaignier.--Il est
- rustique, il n’est pas élégant, il n’est pas noble.--Mais c’est un
- arbre nourricier.--C’est l’arbre du pauvre, c’est l’arbre du
- peuple.--Je veux chanter le châtaignier.
-
- Au froment exigeant il faut de la terre grasse,--il lui faut tout,
- culture et terrain, et fumier.--La vigne maladive (elle est de trop
- vieille race),--veut du soleil levant un coup d’œil, le premier,--mais
- lui n’a pas besoin de cela, le châtaignier.
-
- Il pousse partout, dans la terre glaise, dans le sable et dans le
- gravier:--souvent au milieu d’un roc, perdu dans les genêts,--vous
- voyez comme un roi qui a sa couronne en tête,--ou comme un coq à la
- plus haute cime d’un clocher,--un gros arbre feuillu (vous le
- connaissez de reste),--seul, d’un roc dur comme le fer, peut sortir le
- châtaignier.
-
- Et il sort, de ce roc, qui s’est fendu par le milieu:--sa racine s’y
- est fichée et, dans le trou obscur,--elle laboure, trouve la terre au
- fond, s’en repaît,--et cela suffit: du roc, l’arbre n’est pas
- prisonnier.--Son tronc, creux et vermoulu, perce la pierre dure,--et
- glorieux vers le soleil monte le châtaignier.
-
- Le long des puys, que la chaleur rôtit et brûle,--où plus rien ne
- pousse, pas même l’arrête-bœuf,--sur des sommets qui sont pelés comme
- des œufs,--le châtaignier, gaillard, épanouit sa frondaison.
-
- Plus la chaleur plombe, plus il me plaît, lui:--quand tout se froisse,
- sèche et meurt dans la campagne,--le brave châtaignier, tout chargé de
- châtaignes,--vaniteux comme un paon, fait la roue au soleil.
-
- Au milieu d’un sable rouge et nu, sans une tige,--cet énorme tronc,
- couronné de feuilles,--vous surprend d’autant plus que souvent tout
- creusé,--il n’a pas deux doigts de bois sain sous son écorce.
-
- «Fichu pays, ce pays de châtaigniers!»--disent les fiers paysans, fils
- des terres hautes,--les montagnards aux cheveux blonds, aux joues
- rouges,--qui toujours ont de la viande et du vin à la maison,--«fichu
- pays, disent-ils, pour l’homme et le bétail.»
-
- «Cela n’enrichit pas un pays, la châtaigne,--encore que les
- châtaigniers rompent sous le poids des rameaux:--l’herbe par en bas
- vous monte à peine sur les orteils,--et de deux choses l’une: les prés
- sont comme des marais ou secs au point qu’on y voit chevaucher les
- grillons.
-
- «Le foin de vers là-bas ne vaut pas notre paille,--et les bœufs, et
- les taureaux rouges de Saint-Chamant--ou de Salers, quand ils l’ont
- rongé toute une année,--deviennent fauves et sont comme des cosses.
-
- «Les hommes, non plus, n’y sont pas bien gaillards:--ils n’ont pas le
- ventre gros ni davantage la mine rouge; ils font surtout la soupe avec
- des quartiers de courge,--et les grands jours de fête avec des
- quartiers de lard.»
-
- Du bas pays ainsi parlent les montagnards.
-
- Ils ne disent pas, les rusées et les méchantes langues,--que si
- l’homme de la châtaigneraie est un peu maigrot,--quand il s’irrite, il
- est vaillant, malin et têtu,--et qu’alors il n’y a pas de diable qui
- le tienne.
-
- Le montagnard ne sait pas (s’il le sait, il n’en a pas l’air)--que
- dans le bas pays les filles sont belles,--et que le pays, qui produit
- ces plantes,--a le droit de s’en croire et d’en être fier--autant,
- pour le moins, que d’un veau de Salers.
-
-Cependant, Vermenouze n’était pas toujours sur les sommets. Il
-descendait aux contingences de la politique d’arrondissement, entraîné
-par les circonstances, en tirailleur isolé, forcené, intransigeant, à
-croire qu’il avait rapporté de ses courses en Espagne l’intolérance de
-toutes les Inquisitions: une tête de Torquemada, aussi, de coupe dure,
-d’une maigreur ascétique, de regard fixe, qui devenait violent, mais
-vite radouci, à qui ses principes religieux n’interdisaient pas encore
-des contes dont la bonne humeur et la saine gaillardise contrastent avec
-sa production postérieure.
-
-
-
-
-CHAPITRE XIII
-
-A travers l’Auvergne.--La course au Clocher.--Stendhal à
-Clermont-Ferrand.--Le «roman auvergnat».--De Notre-Dame-du-Port à
-Sainte-Foy-de-Conques.--De la riche basilique au pauvre clocher à
-peigne...
-
-
-Je ne crois pas que d’autres aient pu aimer leur pays autant que
-Vermenouze et moi nous faisions de l’Auvergne en ces années 1892, 1893,
-1894! La sympathie s’était nouée en amitié, vite resserrée jusqu’à
-l’intimité. Je descendais au logis de la rue d’Aurinques, à de nombreux
-voyages. Mais nous ne moisissions pas à Aurillac, et après une nuit sous
-le toit hospitalier, nous devions nous mettre en route pour les
-excursions convenues.
-
-Vermenouze m’accompagnait dans ma chambre, et un grave débat
-s’instaurait: comment fallait-il se chausser?
-
-Vermenouze tirait le rideau d’une penderie où trente paires de
-chaussures s’alignaient sur les rayons de bois, dégageant une farouche
-odeur de cuir, de cirage et de graisse. Rudes et courts souliers aux
-semelles cloutées, guêtres, houzeaux, bottes où s’enfoncent le pantalon,
-jambières et cuissards de caoutchouc pour le marais (c’était toute une
-bibliothèque de marche), soigneusement entretenus, qui s’augmentaient
-sans cesse, à la recherche de la paire idéale, qui ne prendrait pas
-l’eau. Les chasseurs cantaliens jurent que cette couple d’oiseaux rares
-ne nichent pas chez le cordonnier. Vermenouze parcourait les prospectus
-des fournisseurs spécialistes, se laissait tenter, éprouvait le modèle
-qui résistait aux premiers essais, et puis, un soir, il devait s’avouer
-que l’humidité transperçait; toute cette camelotte n’était bonne que
-pour les amateurs d’hécatombes officielles, où le gibier vient au devant
-du fusil...
-
-En excursion Vermenouze traînait toujours son fusil, et, devant la
-panoplie encore, il réfléchissait, supputait l’itinéraire, ascensions,
-forêts, rivières...
-
-Car, il ne s’agissait pas de randonnées d’automobiles absorbant trente,
-cinquante, cent kilomètres de paysages à l’heure. Nous prenions quelque
-train pour gagner la région choisie, quelque voiture pour parvenir au
-village lointain, et puis, en d’allègres et formidables étapes, nous
-escaladions les monts abrupts, nous dévalions aux ruisseaux étranglés
-dans les fentes de la roche. Ne regrettez rien, mon cher Vermenouze.
-Avec leurs machines vertigineuses, parmi la poussière et l’essence, ils
-peuvent boire l’obstacle. De votre vieille tasse d’argent à déguster,
-bosselée par l’usage, mêlant à l’eau vierge quelques gouttes d’ancien et
-sûr Armagnac dont vous portiez une petite gourde dans votre carnier,
-vous n’étiez pas de ces sauvages qui jugent que tout est toujours assez
-bon pour boire avec de l’eau. Que la vie était belle, aux jours lumineux
-où il nous semblait vider le ciel dans la coupelle dont le contenu
-débordait, toute éclaboussée de soleil! L’onde courait d’une fraîcheur
-incessante, parmi les senteurs de la terre et du roc brûlés de canicule,
-dans l’azur planait quelque oiseau de proie. Vraiment, nous jouissions
-de l’heure immense et désintéressée,--passionnés de silence et de
-solitude. Hélas, la coupelle est tarie; mais de ce jaillissement du
-terroir, Vermenouze a capté le flot le plus authentique, dont la saveur
-ne s’évente pas avec l’âge; au contraire...
-
- * * * * *
-
-Nous étions des pèlerins insatiables de la petite patrie, cheminant par
-tout le Cantal, le Puy-de-Dôme, la Corrèze, l’Aveyron, nous renforcions,
-nous épurions notre amour du pays, nous en apprenions la consistance et
-les limites par nous-mêmes, sans le secours des livres ou, plutôt, nous
-rapprenions, comme font des malades qui ont perdu l’habitude de marcher,
-par exemple. A Vermenouze, ses années d’Espagne, à moi ma jeunesse de
-Paris, nous avaient paralysé la fibre ancestrale.
-
-Le marin qui renonce, le montagnard qui ne remonte pas, s’ankylosent, au
-meilleur d’eux-mêmes. Infaillible traitement! Nous redevenions complets,
-à respirer l’air de chez nous. Je ne redirai pas nos trajets; ce serait
-le guide du Massif Central, tout au moins!
-
- * * * * *
-
-Tout nous était émerveillement, à mesure que l’on dévalait du Haut Pays
-vers des horizons plus étendus où la clémence des saisons avait permis
-aux populations de songer davantage à l’embellissement de la vie
-extérieure. Aussi, nous choisissions la saison propice, pour nos
-expéditions qui comportaient toujours un programme longuement pédestre.
-Le plus souvent, les villes ne nous apparurent que dans la joie de la
-lumière, dans l’éclat du matin, dans la douceur des soirs, dans
-l’enchantement de l’été et de l’automne; nos printemps tardifs et aigres
-sont rarement praticables. Alors et dans le souvenir, bien des régions
-bénéficiaient et bénéficient à jamais de la surprise du moment.
-Cependant notre enthousiasme demeure bien justifié quand il s’attache,
-par exemple, à la basilique, à la cathédrale, aux fontaines, aux rues de
-vieux logis de Clermont et de Mont-Ferrand et aux châteaux de la
-Limagne. Mais je m’engage peut-être, beaucoup, en prêtant une admiration
-archéologique à Vermenouze; certainement, il préférait le roc caverneux
-des cimes où l’aigle établit son aire, à la pierre taillée plus ou moins
-habilement, et sa rude foi montagnarde se trouvait mieux à l’aise pour
-prier dans l’humble vie du village que dans le vaisseau des cités
-épiscopales, où il n’aurait pas osé entrer en bottes et blouse de
-chasse, laissant son fusil et son chien à la garde du pauvre, sous le
-porche. Le fait est curieux qu’ayant habité l’Espagne, traversé
-l’Italie, parcouru la Bretagne et connaissant les chefs d’œuvre de notre
-École Auvergnate, le croyant Vermenouze, ni en patois ni en français,
-n’ait été inspiré jamais par quelqu’une de ses stations aux sanctuaires
-de notre pays! Cependant que l’on n’aille pas conclure qu’il ne recevait
-pas l’impression immédiate et chaleureuse, et qu’il ne la traduisait
-pas, sur place, en paroles expansives! Comment, chez nous, dans ces
-édifices qui font corps avec le roc, Vermenouze n’aurait-il pas ressenti
-l’admiration qu’il prodiguait à toute notre nature montagnarde, car nos
-édifices romans apparaissent comme des prodiges du sol, comme des
-jaillissements spontanés du terroir; ils surgissent comme de fabuleux
-tubercules noués des plus profondes racines indigènes; ils adhèrent au
-mont et à la vallée comme le bloc fruste de l’ère volcanique; c’est
-vainement qu’on leur assigne pour origine le renouveau des basiliques
-romaines et byzantines; on ne peut croire qu’ils ne sont pas d’ici,
-comme la grange et comme l’étable de basalte...:
-
- La VOIX morale que les vieilles cathédrales ont pour nous, ce qu’elles
- disent à notre ouïe lorsque nous les considérons dans un moment de
- calme et de tranquillité, est l’effet du Style.
-
-écrit Stendhal, au cours d’un voyage en Auvergne[41].
-
- [41] Notons encore ces réflexions:
-
- J’ai passé par Clermont, qui m’a donné un vif chagrin, celui de ne
- pouvoir m’y arrêter. Quelle magnifique position! Quelle admirable
- cathédrale! Quelle belle chaleur _ventillata_!
-
- La vue que l’on a du Puy-de-Dôme, qui n’est qu’à deux lieues de la
- ville, élève l’imagination, tandis que l’aspect de la Limagne donne
- l’idée de la magnificence et de la fertilité. Je n’ai pu donner
- qu’un quart d’heure à la cathédrale commencée vers 1248, mais non
- achevée. La voûte est à cent pieds du pavé, la longueur de l’édifice
- est de trois cents pieds, les piliers du rond-point sont
- remarquables par leur délicatesse. Ce monument, d’un aspect sévère
- et imposant, domine toute cette ville sombre, bâtie elle-même sur un
- monticule. J’ai été surpris et charmé par la vue que l’on a de la
- terrasse. La très antique église de Notre-Dame-du-Port, qui date de
- 560 et fut reconstruite en 866, mériterait une description de
- plusieurs pages. La grande difficulté, comme à l’ordinaire, serait
- d’être intelligible. En Auvergne, on tire un grand parti de la
- différence de couleur dans les matériaux des surfaces. Les anciens
- peignaient les façades de leurs temples. Avant cette découverte
- assez récente, les savants d’académie maudissaient cette pratique.
-
- Mon correspondant a voulu absolument me conduire au jardin de
- Mont-Joly, à vingt minutes de la ville; j’y ai trouvé une magnifique
- allée de vieux arbres qui, à elle seule, vaudrait un voyage de dix
- lieues. Et je n’ai pu donner qu’une heure et demie à cette ville de
- la Suisse, avec cette différence, en sa faveur, qu’elle est bâtie en
- lave, et que la présence d’un volcan, _même éteint_, imprime
- toujours au paysage quelque chose d’étonnant et de tragique qui
- empêche l’attention de se lasser. Il me semble que le lecteur est
- d’avis que rien ne conduit aussi vite au bâillement et à
- _l’épuisement moral_ que la vue d’un fort beau paysage: c’est dans
- ce cas que la colonne antique la plus insignifiante est d’un prix
- infini; elle jette l’âme dans un nouvel ordre de sentiments.
-
- Si j’avais huit jours à moi, il me semble que je les emploierais
- fort bien dans les _Cantals_ aux environs de Saint-Flour. Il y a là
- des solitudes dignes des âmes qui lisent avec plaisir les sonnets de
- Pétrarque; mais je ne les indiquerai pas plus distinctement, afin de
- les soustraire aux phrases toutes faites et aux malheureux
- superlatifs des faiseurs d’articles dans les revues.
-
-Le style, c’est l’homme, le style, c’est le pays,--témoin Pascal.
-Comment, avec Vermenouze, aurions-nous été insensibles à l’accent roman,
-patois, de l’architecture du XIe siècle.
-
-«_Chaque province, en France, a eu son beau moment_», inscrit encore
-Stendhal, dans ces mêmes _Mémoires d’un Touriste_! Sans doute, pour
-l’Auvergne, les XIe et XIIe siècles ont marqué une ère considérable,
-encore peu étudiée.
-
-C’est ainsi que la chose existait sept ou huit cents ans avant d’être
-baptisée; le mot roman ne date que de 1825, l’architecture romane se
-disait lombarde, saxonne, byzantine. Cependant, pour Stendhal, le roman
-ne doit pas avoir été le règne du beau en Auvergne, en ce XIe siècle où
-«l’Architecture» _romane_ succède à la _romaine_ et la copia autant que
-la misère et la barbarie des temps le permettaient. Or, il y fallut de
-la richesse et du savoir, les biens du clergé, et le génie de la race,
-en qui Stendhal n’a vu que des imitateurs étroits et serviles.
-Aujourd’hui, il faut reconnaître l’originalité et l’audace de ces
-constructeurs médiévaux du massif central dont la leçon se propagea si
-loin qu’ils abaissèrent nos frontières de montagnes pour
-faire resplendir la gloire de l’École auvergnate depuis
-Saint-Sernin-de-Toulouse jusqu’à Autun[42].
-
- [42] On peut facilement établir que les églises romanes de
- Saint-Étienne-de-Nevers, Sainte-Foy-de-Conques, Saint-Gaudens,
- Saint-Nazaire-de-Carcassonne, Saint-Sernin-de-Toulouse,
- Saint-Trophyme-d’Arles, Saint-Gilles, Saint-Jacques-de-Compostelle,
- dénotent une certaine imitation de l’art arverno-roman. La sculpture
- des chapiteaux, des frises, des corniches, des modillons des églises
- romanes de l’Auvergne, a inspiré les écoles poitevines, toulousaines
- et provençales; le plan des édifices religieux de l’Auvergne a été
- imité par l’École toulousaine; ainsi, l’École auvergnate apparaît
- comme une abondante source où les architectes ont longuement puisé.
-
-L’Auvergne n’avait qu’à se baisser pour recueillir la tradition de
-l’architecture romaine, que ses moines bâtisseurs devaient adapter si
-puissamment et originalement à notre ciel sombre et à nos violents
-climats: les églises des XIe, XIIe siècles ne furent-elles pas édifiées
-aux places d’anciens monuments gallo-romains, dont on utilisait les
-substructions? Notre-Dame-du-Port, du VIe au XIIe siècle fut
-reconstruite trois fois jusqu’à sa transformation définitive de l’époque
-romane. C’en était fini des plafonds plats des basiliques romaines, des
-toitures de charpente vouées à l’incendie; le plein cintre, la voûte en
-berceau furent la trouvaille du roman:
-
- Le mur épais, la voûte puissante, le pilier massif sont des éléments
- primordiaux de l’art arverno-roman. Par l’importance qui leur est
- donnée, l’École Auvergnate dérive de l’architecture romaine où le mur
- jouait un si grand rôle. A Rome le mur en effet, n’est pas comme une
- pièce, une simple clôture, il est l’âme de l’édifice; l’église romane
- d’Auvergne a l’air d’une forteresse[43].
-
- [43] L’art roman auvergnat, par Albert Bresson.
-
-De là, son accord profond, une harmonie foncière avec nos Villes
-fortifiées, les paysages où les parois des monts sont comme de noirs
-remparts[44]. Nous n’étions pas grand clerc en archéologie. C’est
-d’instinct que nous admirions,--bien avant de connaître les raisons, le
-détail technique du roman auvergnat,--d’un regard épris de lignes
-sobres, de plans solides, de robustes aspects montagnards; par la
-contemplation limitée de nos horizons, la basilique rude, aux rares
-ouvertures de meurtrières, offrait le rythme de ses formes pleines,
-trapues, mais clairement, simplement, logiquement réparties. Ici, la foi
-n’est point dépaysée à la surprise d’agréments décoratifs de cent
-provenances étrangères. La variété de l’ornementation par les
-incrustations coloriées est tirée du volcan même. Cette polychromie de
-marqueterie jaune, noire, rouge, blanche, des couleurs familières des
-laves de la région, réjouit la vue de ses incrustations géométriques
-sans distraire l’attention par des curiosités dispersées:
-
- [44] La construction de l’École d’Auvergne peut se résumer en douze
- éléments précis et déterminés qui caractérisent son architecture; en
- croix latine avec trois nefs--nef centrale voûtée en berceau,
- épaulée par des nefs latérales avec voûte d’arête--piliers carrés
- cantonnés sur les quatre faces de colonnes engagées--voûte médiane
- avec ou sans arcs doubleaux--croisée du transept voûtée en coupole
- surmontée d’une tour--lanterne centrale octogonale--nef centrale
- éclairée par les baies des bas côtés, fenêtres amorties en plein
- cintre avec large évasement intérieur, presque toujours à l’aplomb
- du mur extérieur--archivoltes intérieures inscrivant les baies des
- absides et du chœur et reposant sur le chapiteau de colonnettes
- dégagées--abside en hémicycle voûtée en cul-de-four, flanquée
- d’absidiales voûtées de même--arcature courant au-dessus des
- baies et autour du chevet toujours circulaire--chœur à
- déambulatoire--crypte dans le chœur (Idem).
-
-«Tous les grands divertissements sont dangereux pour la vie chrétienne»,
-pensait Pascal.
-
-Il dénonçait surtout la comédie. Tant d’incomparables cathédrales dans
-leurs décors merveilleux n’offrent-elles pas de représentations d’une
-pompe où l’humilité chrétienne se sent mal à l’aise? J’imagine que le
-recueillement et la prière doivent trouver leur densité la plus
-émouvante dans l’âpre refuge de la crypte romane, dans le caveau
-souterrain aux voûtes libres que n’éclaire et ne chauffe guère que le
-buisson des cierges, et où ne descendent pas les voix des orgues et des
-cantiques.
-
-Si les moines de l’École auvergnate ont su utiliser les matériaux de la
-contrée, et en tirer les éléments d’une ornementation personnelle à
-quoi, plus qu’à toute autre, devaient être sensibles des populations
-pratiques, qui entendent la raison plus que la fantaisie, ces étonnants
-bâtisseurs n’ont pas innové en fait de sculptures. (D’ailleurs, la
-taille du basalte offre d’insurmontables difficultés.) Ils ont emprunté
-leurs motifs à la convention, sans un regard sur la nature. On remarque
-qu’en dehors de la feuille d’acanthe ou de la pomme de pin, le règne
-végétal n’a guère été exploité; généralement, l’exécution des chapiteaux
-est lourde, médiocre. Cependant, on ne saurait juger indifférente la
-naïveté du «rendu» des monstres, des masques étranges, des compositions
-obscènes--de réminiscence orientale.
-
-Mais il est une catégorie de sculpture éminemment auvergnate; ce sont
-les chapiteaux historiés, donnant une suite, par exemple, à
-Notre-Dame-du-Port, l’histoire d’Adam et d’Ève. Il est des centaines de
-ces chapiteaux historiés en Auvergne, qui, par leur beauté, inscrivent
-l’art dans le roman auvergnat. On a, dans quelques cas, tenté de
-déchiffrer le symbolisme supposé de certaines scènes ou de certains
-personnages--sans parvenir à des solutions satisfaisantes. Il est moins
-hasardeux de s’en tenir à la pensée visible des artisans.
-
-Pour tout le détail, je ne puis que renvoyer aux pages si documentées de
-M. Albert Bresson. Il vous dira les modillons, les corniches, les
-frises, et tous les accessoires de l’architecture religieuse, la croix
-sur la place du village, les croix professionnelles, les crosses, les
-calices, les colombes eucharistiques, les grilles de fer forgé, les
-autels portatifs, les châsses, les reliquaires, les meubles.
-
-Pour nous, nous étions plus sensibles, à l’aspect de ces pierres
-disciplinées qu’il avait fallu tout l’effort d’un peuple pour hisser à
-la place indiquée, les uns fournissant l’argent, et, les pauvres--ces
-corvées épiques,--qu’au travail individuel et délicat des métaux
-précieux. Certes, à Conques, nous savions, une à une, toutes les
-merveilles des vitrines et des armoires: de la statue d’or de sainte Foy
-à l’A de Charlemagne, quel éblouissement! Mais ce n’est là que de
-délicieux amusements de l’esprit, du regard, du toucher. L’extase
-indicible est dans le monument paisible et formidable, qui impose sa
-puissante sérénité à ces farouches régions de ravins, de bois, de monts;
-à travers le chaos figé des vagues volcaniques, nos églises de roman
-auvergnat sont ancrées comme de vigoureux vaisseaux, que ne pouvait
-démâter la tempête. En vérité, l’Auvergne avait réalisé son type
-définitif. Elle n’en voulait plus essayer d’autre. Elle lui demeurait
-fidèle, alors que partout on le délaissait. Elle résistait, à l’invasion
-victorieuse partout ailleurs, du gothique, dont il ne faut pas chercher,
-dans nos montagnes, des exemplaires brillants. A peu près toutes nos
-églises sont romanes, l’archéologue pourrait redouter la monotonie. Non,
-le roman auvergnat ne se répète pas pauvrement de proche en proche; il a
-sa souplesse et sa diversité; mais, à travers toutes les
-différenciations, il garde ses caractéristiques de force et de
-simplicité. Il n’est pas d’autres écoles avec une pareille énergie de
-concentration, qui assure à nos montagnes une incomparable unité d’art
-et de paysage, une aussi pathétique harmonie des créations de l’homme,
-du sol tragique et de l’âpre ciel arverne.
-
-Cette communion intense du monument et de l’ambiance, nous la sentions
-dans nos villages les plus reculés; le retour à nos plus humbles églises
-de tous les jours ne nous attristait pas du regret des splendeurs un
-moment apparues. La plus pauvre chapelle peut nous retenir et nous
-émouvoir, quand elle garde du caractère, qui sauve de la laideur et de
-la prétention. Quelle franchise, quel aveu de misère saine et vaillante
-dans «ces clochers à peigne» où les cloches se balancent ou reposent à
-l’air, à toutes les températures. Il est vrai qu’il ne fait pas plus
-chaud à l’intérieur, où l’eau gèle dans le bénitier...
-
-
-
-
-CHAPITRE XIV
-
-De Bretagne en Auvergne.--Le Cobreto et le cercle.--Les Auvergnats
-d’été.--La ballade du veau.--_En plein vent_; _Mon Auvergne_.--La
-vieillesse du poète.--«Ma mère»; «Le Grillon».--De Vielles à Maillane.
-
-
-En 1898, j’arrivais à une fin de bail du manoir breton où je vivais avec
-mon fils, un bébé de trois ans. L’été, la distance n’effrayait pas mes
-amis; mais l’hiver...! Quand le temps permettait de chasser la bernache,
-les rudes courses de mer suffisaient à endormir ma pensée... Seulement,
-bien des jours, par les mois noirs, impossible de hisser la voile, et
-mon bateau devait rester à son corps mort... Locquémeau était à une
-douzaine de kilomètres de Lannion, du médecin, du pharmacien... Au
-moindre bobo de l’enfant, que faire... Enfin, nous n’étions pas d’ici...
-Le fermier, le pêcheur parlaient breton. Je voulais que mon petit fût un
-Auvergnat. Je m’en ouvris à Vermenouze. Il n’y avait pas huit jours
-qu’il m’avait quitté,--qu’il m’avait trouvé un enclos, dont la
-description m’enchantait, à trois quarts d’heure d’Aurillac, sur les
-bords de la Cère... En quelques semaines, il arrangeait tout, location
-avec promesse de vente, à des conditions parfaitement amicales de la
-part du propriétaire, du notaire, d’ailleurs étonnés de mon acceptation,
-les yeux fermés! Que m’importait? Pouvais-je être mal en Auvergne, au
-voisinage de Vermenouze...
-
-Et puis, il y avait le _Cercle de l’Union_, qui ne date pas
-d’aujourd’hui...[45]
-
- [45] Le besoin d’un tel refuge s’imposait, paraît-il, aux hommes
- honnêtes et probes, d’honneur et de caractère sociables, tant le
- luxe et l’amour du plaisir avaient envahi Aurillac. Les femmes se
- ruinaient chez les modistes. Les élégants se passionnaient pour le
- domino, en prenant le punch ou le café, dont la première tasse en
- France aurait été servie, dit-on, à côté du local de la Société, «à
- l’hôtel patrimonial des Noailles».
-
- Ce fut le premier titre du Cercle de l’Union, aujourd’hui
- centenaire, dont le fondateur Antoine Guitard, né et décédé à
- Aurillac (1762-1846), a laissé le souvenir d’une activité diverse et
- successive que ne décourageaient pas les événements. Avocat au
- Parlement, en 1784, Président du Conseil Général en 1790, député à
- l’assemblée législative en 1791, le consoleur public au Tribunal
- Criminel en l’an IV, administrateur de la ville d’Aurillac en l’an
- V, Procureur Impérial en 1807, député aux Cent-Jours, député en
- 1819. Après 1820, il se consacre au Barreau. Il devient Préfet du
- Cantal, en 1830, décoré à chaque étape. Il était éminemment qualifié
- pour vanter à ses compatriotes les nécessités de la prudence et de
- la concorde, à travers tant de changements de régimes politiques.
- Loin de «l’esprit de coterie», Antoine Guitard, au 15 janvier 1809,
- fixe l’esprit et le but de l’orientation:
-
- _La Société n’est qu’une réunion d’hommes paisibles, qui ont convenu
- d’un lieu, pour s’y délasser ensemble de leurs travaux, et y passer
- leurs moments de loisir, avec agrément et peu de frais..._
-
-_La Société littéraire d’Aurillac_...
-
-C’est là que Vermenouze venait lire les journaux et fumer sa pipe, et
-que se préparait _lo Cobreto_, l’organe de l’_École auvergnate_ et du
-_Haut-Midi_ (1895). Ces feuillets de patois cantaliens me touchaient
-infiniment. Ils me prouvaient que je n’avais pas eu si tort de ne pas me
-laisser encercler dans tant de groupements étroits, hors desquels il n’y
-avait point, paraît-il, de salut littéraire! Un jour, j’étais sorti du
-naturalisme, de l’impressionnisme, du décadentisme, du symbolisme, pour
-faire tout simplement un tour au pays. J’avais écrit, là-dessus, de tout
-mon cœur, de toute ma jeunesse. Évidemment, il n’en sortait aucune
-nouveauté d’école. Un livre qui s’intitulait: _L’Auvergne_! De
-l’histoire, de la géographie, de la compilation! C’était la rupture avec
-les cénacles unifiés. En revanche, de fortes compensations, dans le
-mouvement régionaliste. La petite patrie valait bien les petites
-chapelles. Je suis assez fier d’y avoir couru d’instinct, sans
-l’indication de personne, il y a trente ans! d’autres s’empressent,
-désormais, un peu tard. On découvre la France. Pour le réveil auvergnat,
-je revendique l’honneur d’avoir été à la peine.
-
-La peine fut un plaisir quand la _Cobreto_ nous révéla l’exaltation et
-l’émulation que suscitait la production inspirée et locale de
-Vermenouze; dès ses premiers airs, la _Cobreto_ se faisait entendre
-jusqu’au plus lointain midi. Frédéric Mistral saluait l’avènement de
-Vermenouze et de l’École Auvergnate, comme une date du félibrige. Félix
-Gras acceptait de présider en juin 1895 aux félibrées de Vic-sur-Cère,
-de Vic-en-Carladès où l’ombre du moine de Montaudon dut tressaillir à la
-nombreuse, savante et chaude éloquence d’Eugène Lintilhac.
-
- * * * * *
-
-Le Cercle, la Cobreto, ce fut l’effort charmant d’Armand Delmas, jeune
-avocat lettré, le conteur exquis des _Menettes de Roumégoux_ et de
-_l’Armoire au linge blanc_; à qui il n’a manqué qu’un peu d’assiduité au
-travail pour dépasser les frontières provinciales; mais ce n’est pas
-rien que d’avoir signé des pages qui font regretter que l’auteur n’en
-ait pas publié davantage, ce n’est pas rien que d’avoir, en nos rudes
-pays, voulu la vie plus polie, plus élégante et sacrifié son repos pour
-l’agrément de ses concitoyens, ce n’est pas rien que d’avoir négligé sa
-production personnelle pour favoriser la renommée du voisin: _Flour de
-Brousse_ doit à l’initiative généreuse d’Armand Delmas d’avoir été
-imprimée; et, des fondateurs de la _Cobreto_, il fut le plus opiniâtre
-et le plus ingénieux, certainement. _Il y a attrapé chaud_, pour le
-reste de son existence! A force d’aller et venir, il gardait, au plus
-glacé de l’hiver, le front en sueur, qu’il lui fallait éponger, sans
-cesse, de son mouchoir. Pour moi, membre forain!--j’ai passé là plus
-d’une heureuse soirée; les consommations y étaient de marque, et, après
-l’arrivée solennelle des journaux, sur le coup de 9 ou 10 heures, les
-joueurs partis, la conversation s’y prolongeait, non sans violence, dans
-la nuit, jusqu’à la route par laquelle je devais pédaler 4 ou 5
-kilomètres pour regagner mon gîte, à travers les vapeurs de la prairie
-arpajonnaise...
-
-L’été on s’avançait vers le square, à la terrasse du café mitoyen, où se
-rencontraient les «Auvergnats de Paris», fidèles à la petite Patrie,
-Lintilhac, en passe de devenir sénateur, Francis Charmes, en route pour
-remplacer Brunetière, à la _Revue des Deux-Mondes_, le comte de
-Miramon-Fargues, et Louis Delzons, prématurément disparus, avant d’avoir
-fourni toute leur mesure, Jean de Bonnefond, redouté pour son esprit,
-Louis Farges, des Affaires étrangères, aujourd’hui député, Marcelin
-Boule, le savant professeur au Muséum.
-
-On se montrait le glorieux Duclaux, de l’Institut Pasteur, dont les
-vacances s’écoulaient à _Olmet_, vers Vic-sur-Cère; de jeunes peintres,
-de jeunes musiciens, espoir de la palette et de la gamme, et des
-pince-sans-rire que guettait la chronique parisienne où il est devenu
-maître, et pour qui le Cercle, évidemment, devait paraître bien désuet:
-tel Maurice Prax qui raillait de la sorte:
-
- Balade pour l’âme Sentimentale
- Qui vit les veaux sur la montagne.
-
- _O les souvenirs idylliques!
- Théocrite, tes chalumeaux!
- Replets, dodus, académiques,
- Nous les vîmes, les petits veaux,
- Sur les gros monts en somnolence,
- Se mordiller, se tracasser,
- Et jeter leur exubérance:
- Ils ont dû depuis engraisser!_
-
- _Ils regardaient--veaux poétiques--
- Voler les tout petits oiseaux;
- Et, l’instant d’après,--plus pratiques--
- Ils dépontaient les baliveaux
- Et suçaient des pousses l’essence,
- Puis se prenaient à rêvasser
- A choses plus graves qu’on pense!
- Ils ont dû, depuis engraisser!_
-
- _Ils cherchaient--veaux mélancoliques,
- De quoi sont faits les fricandeaux,
- Et les reliures classiques
- Des œuvres des poétereaux.
- Mon dieu, qu’on est léger en France!
- Nous vîmes les veaux grimacer,
- Bientôt après... Insouciance!
- Ils ont dû, depuis, engraisser!_
-
- _Bonne âme, qui faites bombance,
- Ayez un doux pleur à verser,
- Quand des veaux aurez souvenance!
- Ils ont dû, depuis, engraisser._
-
-Hélas, notre compagnonnage devait être vite relâché et la chambre de «M.
-Vermenouze» être de moins en moins occupée. Quelques mois à peine
-s’étaient écoulés depuis mon installation à Maussac, que son contrat
-d’association avec les cousins Garric était rompu, et qu’il quittait sa
-vieille demeure de la rue d’Aurinques pour la maison natale de Vielle,
-où habitaient encore sa mère, sa sœur. Cela nous écartait d’une
-quinzaine de kilomètres, impraticables l’hiver. D’ailleurs, la maladie
-commençait de le miner. Et moi, je partais pour l’Extrême-Orient...
-
-Cependant, il y eut là des haltes, claires, que nous pouvions espérer
-plus durables. Vermenouze nous tombait à l’improviste, avec son chien,
-sa pipe, son carnier gonflé de quelque lièvre ou de quelque bécasse, à
-la saison. Il avait fait signe à nos amis d’Aurillac--et c’étaient de
-plantureuses veillées.
-
- * * * * *
-
-Vermenouze achevait les pièces d’_En plein Vent_. Nous ne l’avions pas
-encouragé dans cette voie, ses lointains débuts en français n’accusaient
-pas d’originalité. Il n’y était pas auvergnat. Or, soudain, au lieu de
-ces lourdes machines de naguère, où l’on sentait trop ses lectures de
-Hugo, de Lamartine, de Leconte de Lisle, il apportait des sonnets où se
-retrouvaient son tempérament, sa verve, son observation réaliste et
-malicieuse, sa marque sobre et solide. Il s’y décelait d’autres dons,
-d’intimité, d’émotion, de douceur,--comme une source susurrante dans la
-brousse sèche où se complaisait jadis le chasseur de sauvagine; la
-plupart de ces quatorzains nous redisent encore la faune montagnarde,
-avec l’exactitude d’un naturaliste doublé d’un fabuliste. De la ferme
-des vallées au buron des sommets, du martin-pêcheur au grand-duc, nul
-habitant de la terre, des eaux, de l’air dont il n’ait épié les gestes
-et surpris quelque secret, mais, peu à peu, le poète va supplanter le
-coureur des bois et des ruisseaux. Il songe aux anciens «_qui devant
-Dieu sont_», devant qui lui-même pourrait être tout à l’heure à son
-tour, et il implore:
-
- Mon père, ce preneur de truites sans rival,
- Les dimanches d’été m’emmenait à la pêche:
- En ce temps-là, j’étais joufflu comme une pêche
- Et blond comme un rayon de soleil estival.
-
- Marchant dans les genêts et la bruyère sèche,
- Nous allions commencer tout à fait en aval
- D’un ruisseau cascadeur qui coule au fond d’un val;
- Et bientôt l’épervier s’abattait dans l’eau fraîche.
-
- Mon père, son panier d’osier contre le flanc,
- Déployait le filet, qui partait en sifflant,
- Rapide, ailé, d’un vol foudroyant de rapace.
-
- Et, le soir, des poissons marbrés de pourpre et d’or
- Emplissaient notre grand panier jusques au bord;
- Et voilà quarante ans de cela.--Le temps passe!
-
-
-II
-
- Mon père est mort, j’atteins mon cinquantième hiver;
- Mais je garde très frais, dans ma vieille mémoire,
- Le souvenir de ce ruisseau, vivante moire,
- Qui frissonne et bruit au fond du vallon vert.
-
- Pour vous, qui fûtes bon et qui m’êtes si cher,
- O mon père, le Christ vous reçut dans sa Gloire;
- Et, comme, ainsi que vous, j’ai le bonheur de croire
- A l’immortalité de l’âme et de la chair,
-
- Mon rêve, c’est d’aller, un jour, bientôt, peut-être,
- Vous retrouver là-haut, auprès du divin Maître,
- Et de recommencer, comme au bon temps jadis,
-
- (Dieu qui peut tout, peut bien nous permettre ces choses)
- Nos pêches aux goujons dorés, aux truites roses,
- Dans quelque merveilleux ruisseau du Paradis.
-
-L’attendrissement a imprégné le poète; le chasseur a mis bas les armes,
-il ne s’agit plus que de pêche innocente sans crainte de procès verbal.
-
- * * * * *
-
-Le pays et les gens me faisaient fête. Le village s’animait du
-va-et-vient de mes hôtes et de mes visiteurs.
-
-Vermenouze était choyé.
-
-Comme pour _Flour de Brousso_, les amis et voisins du poète avaient fait
-leur devoir, assuré la publication d’_En plein Vent_[46]. Ç’avait été un
-gros succès littéraire. Vermenouze n’était pas indifférent aux louanges
-qu’il recevait des maîtres à qui il avait fait le service de son livre.
-
- [46] _En plein vent_ (P.-V. Stock, éditeur).
-
-Mais les étés peuvent se prolonger jusqu’à la Saint-Martin: ils ont une
-fin. Notre Lintilhac ne venait plus faire sa pleine eau dans la Cère, en
-suspendant «sa moumoute»,--sa perruque--à quelque branche. Les camarades
-avaient repris le train pour la capitale. On s’installait pour les
-quartiers d’hiver--lorsqu’un soir, Vermenouze m’arriva tout défait: il
-quittait Aurillac--et moi, je m’embarquais pour l’Indochine.
-
- * * * * *
-
-Ce furent les années (1901-1904) où il composa _Mon Auvergne_. Il me
-montra le manuscrit avec gêne, j’y allais tout franc comme d’habitude.
-Son recueil manquait un peu de l’unité qui liait ses précédents
-ouvrages, patois ou français. Je remarquais surtout les professions de
-foi trop fréquentes, et banales, qui intervenaient à tout propos. Je
-trouvais Vermenouze irréductible. Des influences confessionnelles
-l’avaient encerclé. Cependant _Mon Auvergne_, sous la réserve des
-critiques précédentes, montre un Vermenouze d’inspiration élargie et
-d’envolée plus haute. L’homme vieilli s’est attendri. Dans sa maison
-natale, entre les siens,--sa mère vivait encore,--il est touché d’une
-grâce exquise. Il sort moins, craignant de laisser trop seule et
-inquiète la vieille femme chérie. Il ne chasse et ne pêche plus guère
-qu’autour de chez lui. Il tisonne, sous la vaste cheminée familiale; sa
-foi devient plus exigeante. Il m’écrit, au sujet d’un roman projeté en
-collaboration sur les émigrants cantaliens en Espagne:
-
- Je me mets à votre disposition pour vous fournir tous les
- renseignements et documents qu’il sera en mon pouvoir de me procurer.
- Il est même possible que j’écrive quelque chapitre du livre, _pourvu
- que la morale et la religion chrétienne_ y soient partout respectées!
-
-Ainsi, pour lui, un livre n’est plus un livre, mais une manifestation
-religieuse et politique. Il mêle la poésie et «les inventaires»; je
-n’insiste pas. Jouissons seulement des beautés du livre en soi,--sous la
-typographie fâcheuse et le puéril _ex libris_ de la _Revue des Poètes_:
-
-Il n’est pas de poète régionaliste qui ait chanté d’une voix plus douce
-les horizons intimes; sa langue s’est assouplie, comme sa rudesse s’est
-apaisée:
-
-
-_Ma Mère_
-
- Notre logis, sous sa glycine et son tilleul,
- Égayait les prés verts de sa blancheur riante,
- Mais la mort vint, qui prit l’aïeule, puis l’aïeul,
- Et qui bientôt courba, douloureuse et priante,
-
- L’épouse veuve sur un troisième linceul.
- Et dans cette maison, où mène une humble sente,
- Ma mère pour toujours s’enferme, vieillissante,
- Avec le souvenir de ses morts, seule à seul.
-
- Maintenant, elle, aussi, vers Dieu s’en est allée...
- Mais quand ma lèvre, après que j’ai prié, le soir,
- Touche les pieds du Christ en bois vétuste et noir,
-
- A la place où son âme un jour s’est exhalée,
- C’est un peu d’elle encor que j’embrasse à genoux,
- Sur ce Christ qu’ont baisé tous les morts de chez nous.
-
-En fait, ce n’est que par le ton que _Mon Auvergne_ diffère d’_En plein
-Vent_, dont elle répète le plus souvent le thème limité au décor
-familier, aux scènes du foyer, aux courses dans la montagne, aux
-pittoresques émigrants.
-
-Mais aux sonnets rigides, parfois d’un réalisme quelque peu pictural, a
-succédé une poésie, plus affective et repliée, où le sentiment l’emporte
-sur l’impression, alors que la forme elle-même s’assouplit et se nuance
-davantage.
-
-
-LE GRILLON
-
- J’ai pour hôte un grillon à peau parcheminée
- Et flétrie, à la voix fêlée,--un grillon vieux,
- Qui, tout l’hiver, durant les longs soirs pluvieux,
- Tient en éveil l’écho de notre cheminée.
-
- Ce vieillard, qui, peut-être, a connu nos aïeux,
- Est d’humeur casanière, et vit en cénobite,
- Laissant à peine, au fond du trou noir qu’il habite,
- Luire l’émail blafard et poli de ses yeux.
-
- Il boitille en marchant, et n’a plus qu’une antenne,
- Une sorte de poil qui, sur son front chenu,
- Tremble ainsi qu’un plumet minuscule et ténu;
- --Quand il chante, sa voix paraît toujours lointaine.
-
- Paraît toujours lointaine et venir du passé...
- Et, dans ces chants voilés, tristes comme des plaintes,
- Il ne sait évoquer que des choses éteintes,
- Des êtres qui depuis longtemps ont trépassé.
-
- Il évoque, sous le rayonnement des lampes
- De jadis,--qui ne se rallumeront jamais,
- Le tranquille sommeil des aïeuls que j’aimais,
- Et leurs beaux cheveux blancs flottant le long des tempes.
-
- Il dit, le vieux grillon, de son timbre brisé,
- La mère qui m’aima du seul amour qui dure,
- Et dont la mort m’a fait une telle blessure
- Que mon cœur n’en sera jamais cicatrisé.
-
- Et je revois le bon sourire de ses lèvres,
- Et je songe que les amantes et les sœurs
- N’ont pas les tendres bras caressants et berceurs,
- Dont elle enveloppait mes douleurs et mes fièvres.
-
- C’est ainsi que, mélancolique évocateur!
- Le grillon dit les chers disparus qu’il regrette,
- Tandis que son antenne unique,--son aigrette,
- Se dresse sur son front de toute sa hauteur.
-
- Par instants, il se penche au bord de la lézarde
- Où son timbre enroué sonne, toujours lointain,
- Et, jusque sur le mur, que la fumée a teint
- De bistre fauve et d’or rougeâtre, se hasarde.
-
- J’écoute ce grillon, chantre des longs hivers,
- Et qui, poète et vieux comme moi, me ressemble:
- Voilà plus de trente ans que nous vivons ensemble,
- Lui, chantant ses chansons, et moi, faisant des vers.
-
-
-
-
-CHAPITRE XV
-
-Du Cantal aux Alpilles.--Le cinquantenaire de Font-Ségugne.--Le palais
-du Félibrige.--L’appui d’Aristide Briand.--La statue de Mistral.--Vive
-Provence.
-
-
-Ce fut, vraiment, à cette commémoration demi-séculaire de la fondation
-du Félibrige, que s’imposa la gloire de Vermenouze.
-
-Droit comme le chêne sous lequel il est debout dans ses
-soixante-quatorze ans qui ne lui pèsent rien, Mistral entonne la chanson
-de circonstance:
-
- Les Sept de Font-Ségugne en chantant notre langue nous étions comme
- des dieux.
-
- Les beaux diseurs sont morts,--mais les voix ont parlé:--sont morts
- les bâtisseurs,--mais le temple est bâti...
-
-_Le Temple est bâti_... Pour longtemps, le grand prêtre est encore là...
-Mais après? Il n’y avait guère de nouveaux, au jubilé du Félibrige?...
-
-Il y avait Vermenouze--avec Michalias. Quand les regards de F. Mistral
-revenaient du passé, du 21 mai 1854 à la fête de 1904, c’est sur
-l’Auvergne qu’ils devaient se porter--et sur l’œuvre auvergnate du
-_Capiscol_ dont le _Consistoire_ félibré allait faire un _majoral_.
-
-Jamais Mistral ne nous était apparu aussi grandiose et régnant,--avec
-cette Arlésienne, jolie comme un matin de printemps, le fichu
-traditionnel d’où se dégageait le cou gracile, le diadème de ses cheveux
-relevés dans la dentelle, cernés du ruban de couleur--qu’il promenait
-fièrement à travers la foule...
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
-Au passage, en provençau, Mistral m’apostropha:
-
---Tu en as vu, dans ta Chine et ton Japon, de ces belles filles-là?
-
-Le front lumineux, le rire sonore, il continua sa promenade, sous les
-arbres de Font-Ségugne, au milieu de son peuple, avec la jeune fille à
-son bras, simple et glorieux, magnifique, inoubliable, comme s’il avait
-à ses côtés Mireille retrouvée, et toute la Provence, et toute sa
-jeunesse et tout son génie.
-
- * * * * *
-
-J’avais rencontré F. Mistral, chez Alphonse Daudet, en 1889... Je
-commençais à écrire sur l’Auvergne et, de proche en proche, par les
-patois, à me passionner pour la Provence. Les hôtes du Premier Goncourt
-ou de Champrosay n’étaient pas familiers avec le génie méridional, et ne
-comprenaient guère l’admiration enthousiaste de l’auteur de _Numa
-Roumestan_ pour le poète des _Iles d’or_, bien près de leur apparaître
-comme quelque autre tambourinaire. Or, je vois bien que la ferveur de
-Daudet croissait avec l’âge et avec la maladie. Lui, après l’expérience
-et la science de Paris, pouvait juger... L’ardeur nostalgique avec
-laquelle il traduisait _Batisto Bonnet_ certifie assez son estime du
-parler provençal et de la renaissance félibréenne. De comprendre sa
-langue natale, cela m’a valu, d’Alphonse Daudet, des minutes dont je
-n’étais pas peu fier, quand, en _a parte_, il jetait vers moi quelque
-proverbe, quelque apostrophe qui échappaient aux autres
-interlocuteurs--et m’avançaient un peu plus dans son intimité...
-
-A partir de 1894, j’ai vécu quelques automnes non loin d’Arles et
-d’Avignon. Avec Léon Daudet, plus d’une fois nous poussâmes jusqu’à
-Maillane, je m’enivrais des «beaux diseurs» et «des bâtisseurs» de
-Font-Ségugne. C’est Léon Daudet qui me donna la _Miougrano
-entreduberto_; je n’avais lu d’Aubanel, que les _Filles d’Avignon_! mais
-dès lors, toute la boutique Roumanille y passa.
-
-Après 1900, l’Auvergne et Vermenouze furent le trait d’union entre F.
-Mistral et moi; la proportion se renversa par la suite, où j’eus
-l’occasion d’être utile à F. Mistral que je voyais souvent.
-
-C’est en 1906 que je devins, comme il m’appelait par la suite, «son
-ambassadeur à Paris», dans les circonstances que j’ai rappelées ainsi:
-
- Au grand flambeau
- Allumant les audaces,
- Nous fondions dans l’espace,
- L’Empire du Soleil.
-
-Ainsi chantait Mistral le 21 mai 1904, à Font-Ségugne, à l’anniversaire
-demi-séculaire de la Sainte-Estelle où fut baptisé le félibrige.
-
-Merveilleux empire, dont Lamartine à son déclin saluait l’aurore
-éblouissante: _Il y a une vertu dans le soleil!_ Certes il le fallait,
-pour que cette pléiade de la Renaissance provençale pût espérer se faire
-entendre parmi les voix immenses du romantisme, dans la _langue
-méprisée_...
-
- Le soleil me fait chanter...
-
- En chantant dans notre langue, nous étions comme des dieux.
-
-Hélas! Le chef est demeuré seul, de la phalange des Aubanel, des Gras,
-des Roumanille, pour mener la cause à la consécration universelle...
-Seul, il aura vu le Pactole affluer au Rhône, et les cent mille francs
-d’un prix Nobel tomber dans la fameuse Coupo Santo, qui ne semblait pas
-destinée à s’emplir jamais d’un tel flot d’or--de l’or du nord venant
-éclairer le midi...
-
-Mais l’illustre poète n’a pas voulu mettre en cave la vendange heureuse.
-Il a convié toutes les ombres chères de ses compagnons disparus à la
-libation glorieuse du _Cinquantenaire de Mireille_, et de l’érection de
-sa statue à lui, Mistral, vivant! Et pour qu’elles puissent
-magnifiquement assister aux prochaines commémorations arlésiennes, il
-leur a préparé le logement,--un _Palais du Félibrige_.
-
-Tout de suite, avec sa superbe habituelle, le lauréat du prix Nobel
-avait trouvé l’emploi de la somme... Souverain de l’idéal,--dont toute
-l’existence s’était tenue dans la simple maisonnette de famille, il
-rêvait parfois d’une résidence plus grandiose: non pas pour lui, dont
-l’ambition finale était le petit mausolée au cimetière du village
-natal--mais pour l’Empire...
-
-Oui, un _Palais du Félibrige_, où emménagerait et s’augmenterait le
-«Muséon Arlaten,» trop à l’étroit dans son étage du tribunal de
-commerce: le «Muséon Arlaten», précieux et naïf reliquaire de la
-tradition familière et du génie poétique de la Provence. Mistral avait
-tourné son dévolu sur le bel ancien hôtel de Laval, du XVe siècle.
-
-Aussitôt, l’Empereur du Soleil allait se trouver aux prises avec les
-contingences terrestres et locales, municipales, départementales et
-gouvernementales! Et moi aussi! Mais, pour moi, c’était toute joie et
-tout honneur que le hasard me permît de servir le maître de Maillane
-et de l’aider à se diriger dans le dédale des difficultés
-administratives,--et à en sortir. C’est ce qui me procure l’occasion,
-avec son assentiment, de crayonner ces souvenirs inédits au portail du
-monument, avant qu’il ne soit ouvert aux pompes officielles.
-
-Donc, on négociait avec une lenteur toute méridionale--qui risquait de
-n’aboutir que pour le centenaire. F. Mistral avait offert d’acheter
-l’hôtel de Laval, où était le collège--que l’on se proposait de
-transférer à l’école primaire supérieure, en construction. Grâce à
-l’aubaine particulière, la ville, sans grever ses finances, pouvait
-désaffecter l’ancien immeuble, et installer une école plus vaste pour
-recevoir les élèves du collège. Mais il fallait l’agrément du ministère.
-Si la suppression était décidée, en principe, du vieux collège appelé à
-se confondre dans la jeune école, la solution pratique exigeait quelque
-délai. Mistral commençait à s’inquiéter des retards bureaucratiques. Un
-soir de juin 1906, qu’il disait ses doutes, en ma présence, je lui
-proposai de tenter une démarche précise, auprès du nouveau grand maître
-de l’Université. Oh! je n’affirmerai pas que Mistral ait accepté
-d’enthousiasme de s’adresser au rapporteur de la séparation! Enfin, il
-me confia le petit dossier, et peu après, il pouvait m’écrire:
-
- Mon cher ami,
-
- Je vous remercie, d’abord pour l’activité que vous avez mise à
- présenter et à recommander à M. Briand le projet relatif au Muséon
- Arlaten... Je vous donne copie de la charmante lettre que m’a adressée
- M. Briand. Si vous croyez qu’il soit urgent de remercier votre ami dès
- à présent, vous voudrez bien me le dire...
-
- F. MISTRAL
-
-Voici la lettre du ministre dont je prends le texte sur la copie
-conforme, de la main de Mistral:
-
- Mon cher Maître,
-
- J’ai été mis au courant de votre généreux projet par M. Ajalbert, et
- j’ai pris connaissance des documents qu’il m’a soumis. J’ai mis
- immédiatement la question à l’étude et j’espère que nous pourrons
- trouver une solution favorable à vos désirs. Soyez assuré que je la
- cherche avec la sympathie la plus vive pour votre projet, et la plus
- respectueuse pour votre personne et pour votre œuvre...
-
- ARISTIDE BRIAND
-
-Ainsi, le poète jetait son trésor par les fenêtres dans le palais de
-Laval, le maire d’Arles acquiesçait et le ministre se montrait
-favorable...
-
-J’étais fier de moi, je ne le cacherai pas...
-
-Or, il n’y avait rien de fait, et tout se disloquait la semaine
-suivante... C’était le désarroi, mélancoliquement traduit en trois
-lignes:
-
- Voici, mon cher ami, le renseignement que je reçois, et que je vous
- communique, non sans embarras... Qu’il est difficile de faire un peu
- de bien!...
-
- F. MISTRAL
-
-C’eût été trop beau que cela se déroulât simplement, comme une
-farandole!
-
-J’avais demandé une note sur la situation du collège, pour joindre au
-dossier. Un ami de Mistral s’était précipité chez le principal du
-collège, qui lui avait affirmé que le collège n’avait jamais été aussi
-florissant, que pas un de ses élèves n’émigrerait à l’école nouvelle:
-
- Arles, 13 août 1906.
-
- _à F. Mistral_.
-
- Dès que j’eus reçu votre lettre du 10 août, je cherchai à me
- renseigner sur l’objet de la demande Ajalbert. La seule personne qui
- pût me fournir des tuyaux précis était le Principal du Collège. Or, M.
- Castel passe ses vacances à la campagne dans les environs du Petit
- Clar.
-
- Nous avons donc, samedi, M. Eysette et moi, pris un fiacre et nous
- nous sommes rendus à la campagne de M. Castel.
-
- Il résulte des affirmations de M. Castel que notre Collège n’est
- nullement en décadence; et que le chiffre de 140 élèves qu’il compte à
- cette heure n’a peut-être été jamais atteint. Voilà un renseignement
- puisé à la source.
-
- M. Castel nous a d’autre part affirmé que l’état déplorable des
- constructions constituant le Palais de Laval nécessitait, comme
- réparations indispensables, des sommes folles. Quand on aura dépensé
- 50.000 francs dans cet immeuble, on ne s’apercevra d’aucun changement
- presque, nous dit-il. Les toitures sont à refaire; et toutes les
- menuiseries des fenêtres (il y en a une centaine, au bas mot) et tous
- les carrelages. Ce sera un gouffre de dépenses que cet immeuble-là, et
- quand on y aura dépensé des cent mille francs, on s’apercevra que tant
- d’argent dépensé l’aura été au profit de la Ville, propriétaire, sans
- qu’on ait la certitude de voir le Contrat de location respecté
- jusqu’au bout.
-
- Excusez-moi, Maître, de vous donner ainsi mon avis très franc sur une
- combinaison qui n’est avantageuse _qu’en façade_ (c’est le mot). Le
- projet de contrat que j’avais rédigé en 1904 n’était, en somme, qu’un
- contre-projet _bien défectueux_, puisque le Maire en vient d’accepter
- les grandes lignes et que la ville y trouve admirablement son compte.
-
- Mais voilà, M. Ajalbert ne sait rien de tous ces dessous, et il
- pousse, il pousse!...
-
- X...
-
-Le 17 août, découragé, F. Mistral m’écrivait:
-
- Maillane, 17 août 1906.
-
- Mon cher ami, la question devient embarrassante et ne pourra être
- éclaircie que par l’expérience qui va se faire. Dès que l’École
- Primaire Supérieure en construction sera ouverte, on verra si la
- plupart des élèves du Collège passeront à la Primaire, comme le croit
- le Maire d’Arles, où s’ils resteront collégiens, comme le dit le
- principal.
-
- Il y a en plus, d’après la lettre que je vous ai communiquée, les
- grosses réparations qui seraient à faire au Palais Laval, s’il n’y a
- pas exagération (ce que je saurai par l’architecte du monument)--qui
- va du reste être classé.
-
- Laissons donc traîner l’affaire, car rien ne presse et nous sommes
- logés. D’ailleurs nous pourrions nous camper aussi dans quelque autre
- ancien hôtel d’Arles--et nous en avons trois ou quatre en vue. Mais
- l’hôtel de Laval, le plus spacieux et le mieux placé de tous, aurait
- ma préférence, si, une fois classé, le ministère des Beaux-Arts
- voulait aider à la restauration!
-
- Je regrette, mon cher Ajalbert, de vous avoir causé tout ce tracas de
- démarches et je vous suis quand même extrêmement reconnaissant de
- l’empressement extrême que vous aviez mis à m’être agréable. _Quan vai
- plan vai van._ Attendons.
-
- Je vous remercie, la main dans la main.
-
- F. MISTRAL
-
-Ces quelques extraits de correspondance indiqueront assez par quelles
-tribulations Mistral ne s’est acheminé que lentement vers le palais du
-Félibrige... Enfin tout s’arrangeait peu à peu; et victoire nous
-restait:
-
- 30 décembre 1906.
-
- ... J’ai encore besoin de votre «Sésame ouvre-toi!» pour l’effective
- livraison de mon palais de Laval. Malgré le traité signé avec le maire
- d’Arles qui me livre ce local après cette année scolaire, malgré
- l’assentiment de Briand (qui nous fut communiqué par l’inspecteur
- universitaire de Marseille), malgré le voyage que le maire d’Arles fit
- à Paris pour hâter la solution... la tardive évacuation du collège et
- l’aménagement qui devra suivre, renverront notre prise de possession à
- deux ou trois ans.
-
- Si j’avais votre âge, mon cher Vercingétorix, et votre barbe blonde,
- je pourrais attendre sans impatience! Mais songez que dans trois ans
- et demi j’aurai atteint, si Dieu et Sainte Estelle le permettent,
- quatre âges d’homme, comme Nestor! Il ne faut pas plaisanter avec
- pareilles échéances. Je vous souhaite, mon cher Ajalbert, toutes
- sortes de bonheurs et je prie, en vrai croyant, Notre-Dame d’Arpajon
- de vous payer en bonne mère tout ce que vous ferez pour le félibre des
- Saintes-Maries.
-
- MISTRAL
-
-Je suis payé avec faste de quelques brefs dérangements! La tâche était
-facile d’incliner à la requête d’un Mistral le ministre Aristide Briand;
-il suffisait qu’il connût; ma courte ambassade n’eut pas à s’épuiser en
-diplomatie!
-
-Et le triomphe s’apprête:
-
- 24 janvier 1909.
-
- Mon Cher Ajalbert,
-
- Les fêtes arlésiennes pour le cinquantenaire de Mireille et
- l’inauguration du palais du Félibrige auront lieu à la Pentecôte... Je
- n’ai pas oublié que vous nous aidâtes de tout cœur à hâter la
- désaffection de ce vieux collège d’Arles, que j’ai payé à la ville
- 40.000 francs de mon argent de poète. Ne parlons pas du reste, je veux
- dire de la restauration du dit collège et de son appropriation au
- Muséon Arlaten! c’est le prix Nobel qui en fait les frais. Les travaux
- sont terminés et le transfert des collections provençales a lieu
- actuellement.
-
- Et maintenant, plaignez-moi: assister de mon vivant à l’érection de ma
- statue est la plus effroyable tuile qui pût me tomber sur la tête, et
- je donnerais tout ça pour un déjeuner d’amis, tels que Jean Ajalbert,
- sous les peupliers blancs des bords du Rhône...
-
- Mais, puisqu’il faut que tout se paye, résignons-nous donc, et vive
- Provence!
-
- MISTRAL
-
-Vive Provence! Et vive Mistral qui, si simplement et affectueusement,
-veut bien se souvenir qu’à la couronne d’or et d’étoiles du Félibrige,
-nous avons mêlé un brin de genêt d’Auvergne...
-
-
-
-
-CHAPITRE XVI
-
-Au parc de Richelieu.--Blaise Pascal.--Le style des _Pensées_ et celui
-de Napoléon.--Blaise Pascal _l’Auvergnat_.--Le sol et le
-caractère.--Tout à gagner; rien à perdre...--Du Puy-de-Dôme à
-l’immortalité de l’âme.
-
-
-Que l’ombre de Joséphine me permette quelque infidélité! Aussi bien, il
-vient trop de visiteurs à Malmaison, par ces grands beaux jours
-d’impérial printemps. En groupes compacts et internationaux, à lourds
-souliers de touristes, ils piétinent le silence et la solitude, ils
-écrasent la séculaire rumeur d’amour et de gloire qui hante ces chambres
-et monte de ces allées, aux matins et aux soirs sans foule. Je vais
-faire un tour. Le téléphone peut appeler de sa plus insistante sonnerie;
-dans quelques minutes, je serai à dix-huit cents mètres au-dessus du
-niveau de l’étang de Saint-Cucufa. C’est le temps, chaque année, de mon
-pèlerinage vers le parc de Richelieu, pour l’anniversaire de la visite
-que fit, en avril 1639, un prodigieux enfant de quinze ans, au terrible
-cardinal qui villégiaturait à Rueil... Ici, Étienne Pascal, avec ses
-deux filles et son fils, accourait remercier le ministre qui rendait sa
-faveur au Président de la Cour des Aides, en disgrâce. De l’audience
-était Blaise Pascal, dont la sœur Jacqueline, âgée de treize ans, sur un
-placet en vers remis à la fin d’un spectacle où elle avait joué, obtint
-«de l’incomparable Armand», touché de sa gentillesse, qu’il appelât de
-l’exil leur malheureux père.
-
- * * * * *
-
-Blaise Pascal: l’Auvergnat...
-
-A ce nom, quel changement à vue, vertigineux; comme un frêle décor de
-théâtre, le joli paysage sururbain s’éclipse, et la chaîne des Dômes se
-dresse, monte, s’étage formidable, dans la nue! Les triomphes de la
-politique, la gloire des batailles qui s’évoquent, entre ces arbres,
-autour de ces pièces d’eaux, les plus fastueux souvenirs de la monarchie
-et de l’empire qui bondissent à la mémoire par la promenade sur ces
-terres historiques de Rueil, reprises aujourd’hui par des usines de
-blanchisseries ou la culture maraîchère,--les plus impérieuses figures
-de la diplomatie et de la guerre, comme elles se reculent, pour moi, sur
-le fond du paysage, dès que s’avance l’écrivain des _Provinciales_ et
-des _Pensées_!
-
-Qu’était-ce que le maître des destinées de la France, dans les
-splendeurs d’une habitation dont le Roi se montrait jaloux, en face de
-cet enfant malade, déjà tout consumé de génie! Que sera-ce, le dompteur
-de l’Europe, à l’apogée de sa vertigineuse domination, devant des
-quelques traits de plume, qui ont à jamais flétri la force et la guerre:
-
---Pourquoi me tuez-vous?
-
---Eh! quoi? ne demeurez-vous pas de l’autre côté de l’eau?
-
-D’ailleurs, ce n’est pas qu’une circonstance de lieux, arbitraire, qui
-rapproche ici les noms de Pascal et de Napoléon. C’est Sainte-Beuve qui
-trouve de la ressemblance aux deux, en leurs écrits:
-
- J’ai nommé Pascal: c’est peut-être l’écrivain moderne duquel se
- rapproche le plus, pour la trempe, la parole de Napoléon, quand
- celui-ci est tout entier lui-même... Pascal, dans les immortelles
- _Pensées_ qu’on a trouvées chez lui à l’état de notes, et qu’il
- écrivait sous cette forme pour lui seul, rappelle souvent, par la
- brusquerie même, par cet accent despotique que Voltaire lui a
- reproché, le caractère des dictées et des lettres de Napoléon. Il y
- avait de la géométrie chez l’un comme chez l’autre. Leur parole à tous
- deux se grave à la pointe du compas, et, certes, l’imagination non
- plus n’y fait pas défaut. Ai-je besoin d’ajouter que ma comparaison ne
- va pas au-delà? Si simple que soit le style de Pascal et quoique on
- ait eu raison de dire que «rapide comme la pensée, il nous la montre
- si naturelle et si vivante, qu’il semble former avec elle un tout
- indestructible et nécessaire», ce style, dès qu’il se déploie, a des
- développements, des formes, du nombre, tout un art dont le secret
- n’est pas celui du héros qui court à la conquête.
-
-Ainsi, Blaise Pascal et Jacqueline ont vécu là les minutes tremblantes
-où leur père attendait de son Éminence le rétablissement de sa
-fortune... Par cette halte de Rueil, il m’est plus facile de les suivre
-de Clermont-Ferrand à Port-Royal; j’ai sous les yeux tout leur trajet
-éperdu, à la suite d’un père admirable, réduit à se cacher et à
-implorer,--et, tout à l’heure, lorsqu’ils entreprendront l’âpre et
-déchirante montée vers les sommets de la certitude infinie...
-
-Pascal Blaise...
-
-_L’Auvergnat._
-
-Comme il faut savoir gré à M. Lintilhac, dans son _Portrait de Pascal_,
-d’avoir d’abord marqué cette origine... Né en 1623, il arrive à Paris,
-en 1631... Il n’a séjourné que huit ans en Auvergne, mais de souche
-auvergnate.
-
- * * * * *
-
-Pascal: le Puy-de-Dôme?
-
-Non, ce n’est pas que le souvenir de l’expérience du vide, qu’il fit
-exécuter sur la montagne natale, qui incline à cette confrontation de la
-nature du sol et du caractère de l’individu, c’est toute la vie, c’est
-toute l’œuvre, qui portent la marque de la filiation volcanique. Chaque
-paysage est un état d’âme? Chaque paysage, aussi, offre un aspect d’âme.
-Comment? où mieux, qu’ici, se révélerait celle de Pascal, cratère
-sublime où se penchent notre admiration et notre angoisse, comme nos
-regards plongent aux gouffres qui s’évident sur cette chaîne de cendres
-et de scories... A des milliers de siècles d’intervalle, matière ou
-pensée, il semble que ce soit la même lave ardente qui ait fourni les
-assises et les paliers successifs des monts ou de la foi en éruption:
-dans leur chaos frénétique, les _cheyres_ des environs de Clermont sont
-des champs d’inconnu et d’épouvante pareils aux espaces de doute, de
-détresse et d’emportement où, «seul des Jansénistes, Pascal a éclaté».
-Par de mêmes gradins violents et puissants, la contrée et l’homme
-escaladant vers le ciel, vers les cimes, des rochers au front
-impénétrable sont émouvants d’orgueil et de mystère, comme des phrases
-abruptes des _Pensées_ ont la beauté des arbres foudroyés et des blocs
-erratiques...
-
-Certes, il est aisé de composer le parallèle qui accorde la fougue
-pressante et la fièvre de certitude et la splendeur tumultueuse du génie
-de Pascal au rythme farouche de la montagne auvergnate, montant à
-l’assaut de l’horizon comme une mer impétueuse, miraculeusement
-immobilisée, sous les aspects de la plus furieuse tempête.
-
-Mais laissons ces jeux de rhétorique. Pénétrons dans Pascal. Au cœur de
-son œuvre et de sa vie, bien détachées de l’Auvergne, intimement, il se
-révélera tout auvergnat authentique.
-
- * * * * *
-
-N’est-ce pas par l’argument de l’intérêt pratique qu’il entend triompher
-de toutes les résistances de l’athée, du sceptique, de l’indifférent?
-L’intérêt n’a pas prise que sur les seuls auvergnats; tout de même, ils
-sont plus sensibles aux gains précis qu’aux spéculations hasardeuses.
-Gagner l’éternité _pour un jour d’exercice sur la terre_ serait assez
-dans leur manière. Résoudre le problème de la destinée, au moyen du
-_pari où il y a tout à gagner, rien à perdre_, c’est d’un pur auvergnat,
-fidèle au bas de laine et aux placements de père de famille.
-
-Mais tout ceci n’est que raisonnement dont on n’a que faire, en somme;
-la foule de nos compatriotes rendus d’eux-mêmes à la foi du charbonnier.
-Où Pascal peut les toucher immanquablement, c’est quand, revenu de ses
-vols hardis à des hauteurs immensurables, son esprit se pose au plus bas
-de nos chemins terrestres pour y faire rouler--sinon la brouette,
-découverte bien avant lui,--au moins la _vinaigrette_, sorte de
-voiturette à deux roues traînée par un homme, la voiture à bras qu’on
-appelle roulette et aussi _brouette_, d’où la confusion. Ne doit-on pas
-encore à l’auteur des _Provinciales_ l’innovation du transport en commun
-des voyageurs par voitures publiques à itinéraires fixes, bref,
-l’inventeur de l’omnibus? Voilà surtout de quoi ravir nos émigrants,
-épris de réalisations immédiates. Sans doute, de mêmes formules et
-combinaisons auraient pu provenir d’autres cerveaux du Nord ou du Midi?
-Pourtant, on serait plus étonné de trouver chez Dante Alighieri ou dans
-Bossuet la conversion de l’incrédule par la démonstration de
-l’excellence du pari où à tous coups l’on gagne,--ou bien un système de
-locomotion à prix réduit... Cela est du tempérament auvergnat. Le
-solitaire de Port Royal n’avait pas dépouillé le vieil homme, l’enfant
-natif.
-
- * * * * *
-
-Pascal: le Puy-de-Dôme..., j’y reviens quand même: le Puy-de-Dôme, qui
-s’offre au regard tout autre de la base à la cime, et non pas seulement
-détaché par la tête comme tant de pics des chaînes enchevêtrées les unes
-aux autres; Pascal, tout à part, escarpé et sans bords, dans notre
-littérature, l’homme et la montagne pareillement isolés et tourmentés,
-dans leur élan formidable pour s’arracher à la terre et monter déchirer
-les voiles de l’espace et de l’inconnu...
-
- * * * * *
-
-Pascal, auvergnat, oui, mais que son incessante ascension vers la
-lumière éloignait, à chaque heure, davantage, de notre existence dans
-l’ombre de la vallée... Le _patois_, le _pays_, que tout ceci était
-infime à son regard ébloui d’infini... Quel désastre, d’ailleurs, si le
-patois eût trop retenti à ses oreilles d’enfant, et si «la campagne qui
-semble entrer de toute part dans la ville» lui eût masqué les étendues
-où devait planer sa torturante curiosité! Passons. Je me prendrais à
-haïr nos innocents patois, en songeant qu’ils eussent pu compromettre
-l’avènement d’une langue inouïe, jusqu’alors, comme spontanée, et
-suprêmement définitive. Je me prendrais à détester la petite patrie,
-dont le culte étroit jusqu’à proscrire l’émigration en retenant l’enfant
-à l’endroit de sa naissance, aurait pu avilir sa vaste destinée, priver
-la France d’incomparables chefs-d’œuvre, le monde d’un monument
-unique...
-
- * * * * *
-
-Le patois, notre cabrette, nos bourrées,--quel piètre divertissement
-pour un Pascal qui condamnait tous les divertissements...
-
-L’immortalité de l’âme, voilà qui seul importe:
-
- «Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde ni que
- moi-même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne
- sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme, et cette
- partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur
- tout et sur elle-même et ne se connaît non plus que le reste. Je vois
- ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve
- à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis
- plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps
- qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’à un autre
- de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit. Je
- ne vois que des infinités de toutes parts, qui m’enferment comme un
- atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. Tout
- ce que je connais est que je dois bientôt mourir; mais ce que j’ignore
- le plus est cette mort même que je ne saurais éviter...»
-
-Oui, que ce bas monde est petit, quand on le contemple du haut des
-crêtes escaladées... On a gravi, par les ténèbres, pour arriver au lever
-du soleil... Voici l’aube et le matin...
-
-On aspire l’air cru, que n’a pas chauffé le jour encore... Mais le sang
-bat plus vite aux tempes. La vue se lasse de fouiller l’horizon... Il
-faut se replier, le vertige menace. On n’en peut plus, de solitude et de
-silence.
-
- * * * * *
-
-On n’habite pas les sommets: il faut descendre de la montagne et de
-Pascal...
-
-
-
-
-CHAPITRE XVII
-
-De Malmaison à la Limagne.--Jacques Delille, d’Aigueperse.--Pierre de
-Nolhac.--Les voyages du citoyen Legrand.--L’individu expliqué par le
-pays.
-
-
-Pascal, Napoléon, le Puy-de-Dôme, le Mont Valérien, Clermont-Ferrand et
-Rueil, ce n’est point de ma faute si les distances s’abolissent et si de
-tels rapprochements s’opèrent... Détournés des âpres sommets, nos
-regards vont errer sur la riche et fruiteuse Limagne... Quel sera notre
-guide? Jacques Delille, d’Aigueperse, qui avait déjà vu naître le
-chancelier de l’Hôpital; Jacques Delille dont la mère eut parmi ses
-aïeules une l’Hôpital et une Pascal; Jacques Delille, l’un des hôtes les
-plus brillants de la Malmaison, et qui en versifiait le _Ruisseau_ avant
-la Révolution:
-
- Parmi les jeux que pour vous on apprête,
- Permettez, belle Eglé, que le dieu du ruisseau
- Qui, charmé de baigner votre heureuse retraite,
- Vous voit rêver souvent au doux bruit de son eau,
- Vienne s’unir à cette aimable fête:
- C’est à vous que je dois le destin le plus beau.
- Mes ondes, avant vous, faibles, déshonorées,
- Sur un limon fangeux se traînaient, ignorées:
- C’est vous de qui les soins, par des trésors nouveaux,
- Ont augmenté les trésors de ma source,
- C’est vous qui, dans leur course,
- Sans les gêner, avez guidé mes eaux.
-
-La postérité n’a pas ratifié les suffrages enthousiastes de Voltaire,
-qui poussait J. Delille à l’Académie où il fut élu à trente-quatre ans:
-mais le Roi le trouva trop jeune; il fallut un second vote, en 1780. Le
-_dupeur d’oreilles_,--comme il fut surnommé pour son habileté à séduire
-ses contemporains par les récitations qu’il faisait de ses vers,--n’a
-plus guère de lecteurs.
-
-Sa manière froidement descriptive apparaît comme le plus vain des
-exercices prosodiques. Cependant, par un jour où nous traversons
-l’heureuse contrée d’où Jacques Delille s’élança pour une carrière si
-retentissante, nous devons lui tenir compte, dans la disgrâce actuelle
-de l’opinion, de ce que ni la gloire, ni la fortune, ni la faveur de la
-mode et des grands ne lui firent oublier les vieux parents demeurés au
-pays, ni le cher paysage de son enfance:
-
- O champ de la Limagne! ô fortuné séjour!
- Hélas! j’y revolais après vingt ans d’absence;
- A peine, le Mont d’Or, levant son front immense,
- Dans un lointain obscur apparut à mes yeux,
- Tout mon cœur tressaillit; et la beauté des lieux
- Et les riches coteaux, et la plaine riante,
- Mes yeux ne voyaient rien; mon âme impatiente,
- Des rapides coursiers accusant la lenteur,
- Appelait, implorait ce lieu cher à mon cœur.
- Je le vis, je sentis une joie inconnue.
- J’allais, j’errais. Partout où je portais la vue,
- En foule, s’élevaient des souvenirs charmants.
- Voici l’arbre, témoin de mes amusements;
- C’est ici que Zéphir de sa jalouse haleine
- Effaçait mes palais dessinés sur l’arène;
- C’est là que le caillou, lancé dans le ruisseau,
- Glissait, sautait, glissait et sautait de nouveau.
- Un rien m’intéressait; mais avec quelle ivresse
- J’embrassais, je baignais de larmes de tendresse,
- Le vieillard qui, jadis, guida mes pas tremblants,
- La femme dont le lait nourrit mes premiers ans
- Et le sage pasteur qui forma notre enfance!
- Souvent je m’écriais: Témoins de ma naissance,
- Témoins de mes beaux jours, de mes premiers désirs,
- Beaux lieux, qu’avez-vous fait de mes premiers plaisirs.
-
-Avec plus de sincérité et de charme,--de nos jours, M. Pierre de Nolhac
-marque sa tendresse filiale aux mêmes horizons. Conservateur des
-magnificences de Versailles, historien de Marie-Antoinette, l’auteur des
-poèmes _de France et d’Italie_ consacre de fidèles _Juvenilia_ à
-l’Auvergne:
-
- Au soleil du Midi, j’ai vu les Pyrénées,
- Emprisonnées l’hiver dans leurs cirques neigeux,
- Et les Alpes, d’argent lumineux couronnées,
- De leurs dents de cristal déchiqueter les cieux;
- Mais je t’ai mieux aimée en ton lit de bruyères,
- Auvergne, avec tes puys aux contours moins sévères,
- Et tes horizons faits pour le repos des yeux.
-
- Je veux glorifier ton Sancy, qu’à l’aurore
- Enroulent en passant les nuages houleux.
- Tes cascades, tes rocs, tes châteaux, ton Mont-Dore,
- Que Juin tardif éveille en ses vallons frileux;
- Tant de petits hameaux nommés de noms celtiques
- Et, dans le cercle étroit des prismes basaltiques,
- Tes cratères muets où dorment les lacs bleus.
-
- J’ai marché dans ta lave et dans tes pouzzolanes
- Des vignes de Limagne aux forêts du Cantal:
- J’ai compté les piliers de tes cryptes romanes
- D’où partit la croisade et d’où sortit Pascal.
- L’histoire glorieuse où j’ai suivi ta trace,
- Dans le cœur ferme et sûr des hommes de ta race
- A mis comme un orgueil l’amour du lieu natal.
-
- Ton peuple, fier encor de ses labeurs rustiques,
- Il sait confusément que ton sol enchanté
- A jailli le premier des océans antiques
- Et que le feu cruel a servi ta beauté:
- Et maintenant parés de leurs grâces nouvelles,
- Tes soixante volcans, comme autant de mamelles,
- Symbolisent ta force et ta fécondité.
-
- O Terre, où chaque pli cache une cicatrice,
- Où chaque mont fleuri parle de jours d’effroi,
- Je suis venu vers toi comme à l’inspiratrice;
- Ce qui t’aime en mon âme est le meilleur de moi;
- En retour, donne-moi l’oubli dont tu disposes,
- L’exemple et le conseil de tes horizons roses:
- Fais que mon cœur troublé s’apaise comme toi...
-
-De ses attraits de toutes sortes, la Limagne possède d’autres
-témoignages, moins suspects que ceux de ses enfants poètes--qui eussent
-célébré pareillement quelqu’autre berceau de leur naissance,--comme ils
-ont glorifié de tout leur effort des sites plus fameux de l’art et de
-l’histoire... La Limagne a conquis le citoyen Legrand, moins tendre à
-l’ordinaire. Il est d’Amiens, M. Legrand d’Aussy, élève des Jésuites,
-puis professeur, dans leur ordre, jusqu’à la suppression de la
-Compagnie. Épris de vieux langage, il recueille ou traduit des
-_Fabliaux_ et Contes des XIIe et XIIIe siècles. Puis, il s’avise--cela
-n’a pas vraiment changé--qu’il paraît beaucoup de livres de voyages «de
-Suisse, d’Angleterre, d’Italie, de tous les États du monde, enfin! et
-jamais de voyages de France.» M. Legrand d’Aussy n’avait, d’abord,
-d’autre dessein que d’aller voir son frère, qui habitait passagèrement
-Clermont. La visite de 1787 se prolongea en voyage, renouvelé en 1788.
-D’où le Voyage en 3 volumes du citoyen Legrand: _Dans la ci-devant haute
-et basse Auvergne_, paru l’an III de la République Française. Après
-quoi, il sera nommé, en 1835, conservateur des manuscrits français à la
-Bibliothèque Nationale. Enfin, M. Legrand d’Aussy mourra membre de
-l’Institut.
-
-Pour le citoyen Legrand, l’amour de la Limagne, c’est le coup de foudre.
-Il n’y va pas par quatre chemins, en Auvergne, mais par un seul:
-
- «L’Auvergne, selon ceux de ses divers cantons que parcourra d’abord un
- voyageur, sera pour lui ou une contrée hideuse, ou un pays magnifique.
- Y entre-t-il par l’est, par l’ouest ou par le sud, il ne la voit que
- montueuse, âpre et sauvage; il hâte ses pas pour en sortir et n’y
- pénètre qu’en plaignant ceux qui l’habitent. Vient-il de Paris ou du
- département de l’Allier: tout change; il admire, il envie; c’est la
- ci-devant Limagne qu’elle lui présente, cette Limagne, l’un des plus
- fertiles, ainsi que l’un des plus agréables cantons de la République
- et dont jusqu’ici je ne t’ai encore parlé qu’en ajoutant un éloge.»
-
-Le citoyen Legrand rappelle que, déjà, au IVe siècle, Sidoine
-Apollinaire disait de cette contrée que sa beauté donnait au voyageur le
-dégoût de sa patrie: _quod hujus modi est ut semel visum advenis multis
-patriæ oblivionem sæpe persuadeat_. Grégoire de Tours a noté les regrets
-du Roi Childebert, contrarié par le brouillard qui l’empêchait de jouir
-du spectacle agréable qu’il se flattait d’y voir: _dicere enim erat
-solitus rex velim unquam Arvernans lemanem, que tantâ jucunditatis
-gratiâ refulgere diditur oculis Cernere_. Le concitoyen voyageur ne se
-lasse pas d’admirer. Comme Argus, il eût voulu être tout œil. Son
-enthousiasme résistait malgré la déconvenue qu’il subit à Clermont, où
-son opinion se rencontre avec celle de Fléchier pour trouver la ville
-lugubre et sombre. Ce n’est qu’une première impression, contre laquelle
-il se hâte de réagir:
-
- «Dans ces maisons noires, tu trouverais une excellente société... Dans
- cette ville dont l’extérieur est rebutant, tu verrais trois promenades
- publiques qui, malgré leur peu d’étendue, offrent, vers différents
- points de la Limagne et des montagnes, une perspective délicieuse.»
-
-La Limagne a conquis à l’Auvergne un ami passionné. Il ne veut pas que,
-malgré les apparences, l’Auvergne soit la Boétie de la France, et il
-n’admet pas que la nature marâtre puisse l’avoir condamnée comme
-d’autres penchent à le croire, à ne produire que des maçons, des
-chaudronniers, des tailleurs de pierre. Ainsi, d’Ormesson
-
- «a peint les habitants de la Haute-Auvergne comme _vifs_ et
- _industrieux_, tandis que, selon lui, ceux de Limagne sont _pesants_,
- grossiers, et _sans industrie_... Cependant... Je vois que la partie
- des montagnes, quoique douée par la nature _d’esprit_ et _de
- vivacité_, c’est-à-dire de génie et d’imagination, n’a pourtant à
- revendiquer dans ce nombre que de Belloi pour Saint-Flour, Boissi pour
- Vic, Mainard pour Aurillac; et que tous les autres appartiennent à
- cette Limagne où les esprits sont, dit-on, _pesants_ et _grossiers_; à
- cette Limagne qui n’est qu’une faible partie de la contrée. C’est à
- celle-ci que la littérature et les sciences doivent: Domat, l’Hôpital,
- Thomas, Pascal, Sirmont, Champfort, Girard, et, parmi les auteurs
- vivants, le ci-devant abbé de Lille. Mais j’observe, en même temps,
- que dans le nombre des personnages dont je viens de citer les noms, il
- n’y a pas un seul artiste; j’observe qu’excepté Domat, qui passa une
- partie de sa vie en Auvergne tous l’ont quittée fort jeunes, et ont
- toujours demeuré loin d’elle.»
-
-Une autre observation curieuse est formulée:
-
- «C’est que, si l’Auvergne est, de toutes les anciennes provinces de
- France, celle qui a produit le moins d’artistes, c’est de toutes aussi
- celle qui a donné au royaume le plus de chanceliers. Témoin:
- Saint-Bonnet, référendaire sous Sigebert III, roi d’Austrasie;
- Gerbert, chancelier de France, sous Hugues Capet; Pierre Flotte et
- Aycelin de Montaigut, sous Philippe-le-Bel; Rodier, sous
- Charles-le-Bel; de Vissac et Guillaume Flotte, sous Philippe de
- Valois; Aycelin de Montaigut, sous le roi Jean; Giac, sous Charles VI;
- du Prat et du Bourg, sous François Ier; L’Hôpital, sous François II et
- Charles IX; enfin, du Vair et Marillac, sous Louis XIII...»
-
-Enfin, Legrand d’Aussy explique l’individu par le pays:
-
- «L’Auvergnat ayant, par la nature de sa constitution, des fibres peu
- irritables et devant avoir, par conséquent, peu de sensations, il est
- naturellement froid et sérieux. Pour le tirer de cet état
- d’engourdissement et d’apathie, il lui faut des émotions fortes; aussi
- ne connaît-il ni tous ces divertissements gais, ni tous ces jeux et
- amusements divers qu’ont imaginés ou adoptés nos départements dont les
- habitants sont renommés par la pétulance ou la vivacité de leur
- caractère. Tout cela serait insipide pour lui. Mais, quand il est ému
- il l’est plus profondément, plus longuement qu’eux; et presque
- toujours son affection dégénère en passion violente. Habituellement
- froid et triste, mais sujet à des orages terribles, on dirait que les
- qualités de son ciel sont devenues les siennes.»
-
-Pascal est ainsi comme un sommet orageux, tout retentissant de la foudre
-et sillonné d’éclairs!
-
-
-
-
-CHAPITRE XVIII
-
-Royat au XVIIIe siècle.--Nicolas de Champfort.--De la _jeune Indienne_ à
-la Révolution.--_Guerre aux châteaux, paix aux chaumières._--Champfort
-peint par Chateaubriand.
-
-
-Or, je laisse à Legrand d’Aussy la vaste et plantureuse Limagne pour
-monter à Royat, où, dit-il:
-
- «On ne peut s’empêcher de plaindre ceux qui se sont dévoués à
- l’habiter... Royat est renommé à Clermont pour ses fruits et ses
- fontaines; mais il était difficile de donner à ce village un
- emplacement plus horrible... C’est surtout dans la partie basse de la
- gorge, dans celle qui est arrosée par le ruisseau de Fontanat, qu’on
- éprouve cette sorte de pitié. Là, les maisons, dominées des deux côtés
- par des massifs de basalte coupés à pic, sont comme dans un précipice.
- Pour y voir le ciel, il faut lever la tête, et porter les yeux au
- zénith... Au milieu de toutes ces horreurs...»
-
-Sans doute, le ci-devant d’Aussy voyageait seul, et il ne revenait pas
-des tropiques. Sans quoi, il eût apprécié différemment la retraite
-d’ombre, de fraîcheur et de mystère qui s’offre, par le ravin de la
-Tiretaine, à quelques minutes de l’élégante ville d’eaux, à quelque
-demi-heure des sources de Fontanat. Par là, était l’auberge savoureuse
-et discrète où venait expirer la vague épuisée des musiques du casino.
-On n’y entendait guère parler de «tirage à cinq» ni de résultats du
-traitement et du régime. Il n’y montait que des amateurs de bonne chère
-assurés d’y trouver une cuisine loyale. Il n’y séjournait que des
-artistes épris du site, et fuyant la contrainte des hôtels mondains.
-C’était aussi un calme refuge d’intimité et de rêve... D’ailleurs,
-l’endroit avait été fréquenté d’amants illustres, d’un général qui
-bouleversa l’opinion française, et qui finit par un coup de revolver, en
-terre d’exil, sur la tombe où l’avait précédé sa compagne inoubliée...
-Qui se les rappelle aujourd’hui, hormis quelque familier de la brusque
-et courte poussée prétorienne achevée en fait divers, à la rubrique des
-accidents du cœur.
-
-Si le Moi est haïssable, ce serait surtout en matière de sentiment et de
-volupté où, finalement, les histoires de chacun ne diffèrent guère de
-celles du voisin, tous croyant la leur unique et supérieure. Aussi,
-n’ai-je nul désir de m’attendrir aux remembrances d’adolescence ou
-d’arrière-saison: «La vie de l’homme est misérablement courte» d’autant
-qu’elle ne compte pas depuis la naissance, mais seulement, en vérité,
-depuis que le cœur est ébranlé par l’amour! Mieux vaut ne pas gaspiller
-le temps à se souvenir. La plus heureuse mémoire, comme le meilleur vin,
-dépose, et de la lie est au fond... et puis:
-
- ... tous les êtres aimés
- Sont des vases de fiel qu’on boit les yeux fermés.
-
-a écrit Baudelaire.
-
-Ici, il est aisé de se défendre contre l’obsession du passé. Ce n’est
-pas une terre hantée de rêveries et de caprices; l’air n’y est pas
-chargé de romanesque; ce n’est pas une province qui fournisse de suaves
-ou farouches exemples d’aventures tendres ou sensuelles. L’Auvergne est
-rude et chaste. La femme n’y occupe qu’une place discrète, retirée,
-matrimoniale. C’est Champfort, originaire des environs de Clermont, qui,
-dans ses maximes corrosives, a écrit: «L’amour tel qu’il existe dans la
-société n’est que l’échange de deux fantaisies et le contact de deux
-épidermes.» Encore, l’intérêt supprime-t-il souvent la fantaisie. Pas
-plus que dans Pascal, nous ne trouverons aux pensées de Champfort, d’une
-_âpreté dévorante_, des motifs d’exaltation mondaine. Enfant naturel
-(1741-1794), comme J. Delille, il eut tôt fait, dès la fin du collège,
-d’ajouter: de Champfort à son pauvre de Nicolas. (Il attachait beaucoup
-d’importance au nom.)
-
-Un jour, le marquis de Créqui lui disait:
-
- --Mais, monsieur de Champfort, il me semble qu’aujourd’hui un homme
- d’esprit est égal de tout le monde, et que le nom n’y fait rien.
-
- --Vous en parlez bien à votre aise, monsieur le Marquis, répliqua
- Champfort, mais supposez qu’au lieu de vous appeler monsieur de
- Créqui, vous vous appeliez monsieur Criquet, entrez dans un salon et
- vous verrez si l’effet sera le même.
-
-Il eut une jeunesse précoce, orageuse et triomphale.
-
-«Enfant de l’amour, beau comme lui, plein de feu, de gaieté, impétueux
-et malin, studieux et espiègle», tel le peignait un de ses camarades.
-Précepteur, il jette le trouble dans les deux maisons où il devait
-enseigner la vertu. En 1764, la Comédie-Française lui jouait un acte en
-vers, _La jeune Indienne_, «_un ouvrage d’enfant, dans lequel il y a de
-la facilité et du sentiment_», disait Grimm. On s’étonne, de nos jours,
-des efforts des artistes pour approcher la nature: la jeune actrice qui
-faisait l’Indienne[47] en habit de sauvage, en longue chevelure,
-portait, en guise de robe, une peau _de taffetas tigré_.
-
- [47] Sainte-Beuve, Champfort, _Causeries du lundi_.
-
-Le public demeura froid. Le public?
-
---Combien faut-il de sots pour faire un public? demandait le poète
-mécontent.
-
- * * * * *
-
-Il s’exerce en divers genres, il produit des épîtres couronnées par
-l’Académie, il a des ballets à la Cour, une autre pièce, _le Marchand de
-Smyrne_. Il est heureux, plein d’espoirs avec des avantages réels et
-positifs: «Je vis, depuis trois mois, sous la baguette de la Fée
-bienfaisante.» Une tragédie, _Mustapha et Zéangir_, lui vaut faveurs et
-pensions royales. Fêté, logé, renté, académicien sollicité de toutes
-parts, on pourrait le croire satisfait? Or, sa pensée a tourné au
-sombre. Il n’est pas dupe des apparences. Il est resté Auvergnat, sous
-son masque léger des salons. A vingt ans, il a dégrafé le collet d’abbé,
-pour aller aux plaisirs et aux vanités du siècle. Et voici qu’il se
-lamente sur le néant d’une existence factice. Les encouragements de
-Voltaire, le suffrage de Mlle de Lespinasse, les applaudissements de
-Marie-Antoinette, «quatre amies, qui l’aiment chacune d’elles comme
-quatre, mesdames de Grammont, de Rancé, d’Amblimont, la Comtesse de
-Choiseul,» le Secrétariat des Commandements du prince de Condé, et
-d’être logé par M. de Vandreuil, et l’Académie à quarante ans,--tout
-cela n’a pas comblé Champfort. L’amertume s’est amassée en lui.
-Sainte-Beuve en accuse la stérilité d’un talent qui n’était pas au
-niveau de son intelligence et de son esprit, une fatigue prématurée, la
-nécessité de faire figure dans ce monde «qui lui était à la fois
-insupportable et nécessaire». Mais que de traits communs aussi avec tant
-de nos grands hommes d’Auvergne, avec la foule de nos émigrants.
-N’est-ce pas de son origine montagnarde qu’il tenait cet instinct de
-solitude que n’avait point étouffé le succès de paraître et de briller?
-D’une âpreté foncière accrue avec le sérieux de l’âge, il se révoltait
-de la tendance que l’on avait à le considérer comme un amuseur de luxe.
-Aussi de quelle encre virulente il protestait:
-
- J’ai toujours été choqué de la ridicule et insolente opinion répandue
- presque partout qu’un homme de lettres qui a quatre ou cinq mille
- livres de rente est à l’apogée de la fortune. Arrivé à peu près à ce
- terme, j’ai senti que j’avais assez d’aisance pour vivre solitaire, et
- mon goût m’y portait naturellement. Mais comme le hasard a fait que ma
- société est recherchée par plusieurs personnes d’une fortune beaucoup
- plus considérable, il est arrivé que mon aisance est devenue une
- véritable détresse, par une suite de devoirs que m’imposait la
- fréquentation d’un monde que je n’avais pas recherché. Je me suis
- trouvé dans la nécessité absolue ou de faire de la littérature un
- métier pour suppléer à ce qui me manquait du côté de la fortune, ou de
- solliciter des grâces, ou, enfin, de m’enrichir tout d’un coup par une
- retraite subite. Les deux premiers partis ne me convenaient pas; j’ai
- pris intrépidement le dernier. On a beaucoup crié, on m’a trouvé
- bizarre, extraordinaire. Sottises que toutes ces clameurs! Vous savez
- que j’excelle à traduire la pensée de mon prochain. Tout ce qu’on a
- dit à ce sujet voulait dire: «Quoi, n’est-il pas suffisamment payé, de
- ses peines et de ses courses par l’honneur de nous fréquenter, par le
- plaisir de nous amuser, par l’agrément d’être traité par nous comme ne
- l’est aucun homme de lettres?»
-
- A cela je réponds:
-
- «J’ai quarante ans. De ces petits triomphes de vanité dont les gens de
- lettres sont épris, j’en ai par-dessus la tête. Puisque, de votre
- aveu, je n’ai presque rien à prétendre, trouvez bon que je me
- retire...»
-
-Mais cette indépendance matérielle allait lui être ravie. La Révolution
-avance, et Champfort va au-devant. Ses pensions sont englouties.
-Spectateur de sang-froid, il a des formules saisissantes: _Guerre aux
-Châteaux, paix aux chaumières._ Il traduisait la devise révolutionnaire:
-Fraternité ou la mort par: _Sois mon frère ou je te tue._
-
-Il jugeait les violences de la Terreur avec la foi et désinvolture:
-
-«_On ne nettoie pas les écuries d’Augias avec un plumeau._»
-
-Il demandait à Marmontel:
-
-«_Voulez-vous donc que l’on vous fasse des révolutions à l’eau de
-rose?_»
-
-Il était avec _le peuple neuf_ contre l’ancienne société. Mme Roland le
-protégeait, friande de cet esprit qui faisait «chose très rare, rire et
-penser tout à la fois». Grâce à elle, il devint conservateur de la
-Bibliothèque nationale. Il avait donné à Sieyès le titre et le début de
-la brochure: _Qu’est-ce que le Tiers État? Tout. Qu’a-t-il? Rien._ Pour
-Mirabeau, il était l’ami le plus inspirateur, «la tête la plus
-électrique» qu’il eût jamais connue. Champfort préparait au tribun le
-discours contre les académiciens,--lui, qui avait été l’homme d’académie
-par excellence, qui s’était enorgueilli de ses prix, d’abord, et avait
-tout fait pour y entrer. Son ardeur révolutionnaire, qui n’hésita qu’au
-fort de 93, et lui faisait condamner tant d’hommes, La Fayette, Barnave,
-qui n’avaient pas suivi jusqu’au bout le mouvement,--sa fougue, sa
-sincérité étonnaient Chateaubriand:
-
- «Champfort était d’une taille au-dessus de la médiocre, un peu courbé,
- d’une figure pâle, d’un teint maladif. Son œil bleu, souvent froid et
- couvert dans le repos, lançait l’éclair quand il venait à s’animer.
- Ses narines un peu ouvertes donnaient à sa physionomie l’expression de
- la sensibilité et de l’énergie. Sa voix était flexible, ses
- modulations suivaient les mouvements de son âme; mais, dans les
- derniers temps de mon séjour à Paris, elle avait pris de l’aspérité,
- et on y démêlait l’accent agité et impérieux des factions. Je me suis
- toujours étonné qu’un homme qui avait tant de connaissance des hommes,
- ait pu épouser si chaudement une cause quelconque.»
-
-Cependant, tant de gages fournis aux maîtres successifs de l’heure, ne
-devaient pas sauver de la suspicion démagogique le ci-devant poète de la
-_Jeune Indienne_, naguère encore secrétaire de Mme Élisabeth. Arrêté,
-relâché, menacé à nouveau, il tente de se faire sauter la cervelle;
-l’œil crevé seulement, il se taillade le cou, la poitrine, les jarrets,
-d’un rasoir qui ne l’achève pas. Il guérissait, lorsqu’il mourut de
-quelque imprudence de son médecin, dit-on, à cinquante-trois ans, le 13
-avril 1794.
-
- * * * * *
-
-Ainsi finissaient, dans l’écroulement de la vieille France, les
-paisibles projets de retraite de l’homme de lettres «qui en avait eu
-par-dessus la tête» de la vie de ruelle et de cour. Pas plus que Pascal,
-il me semble s’être souvenu beaucoup de l’Auvergne où il n’avait fait
-que naître,--enfant du hasard. Avec Champfort, nous voici revenus à
-Paris, et rue de Richelieu, dans ce cabinet ensanglanté de la
-Bibliothèque Nationale. Et Richelieu, c’est Rueil, d’où nous sommes
-partis avec Pascal, de la demeure fameuse du Cardinal; Rueil où nous ne
-pouvons entrer sans la hantise de l’écrivain des _Pensées_; c’est lui,
-plus que Bonaparte, que je revois sur ce pont de Neuilly où il faillit
-être précipité à la Seine, avec son carrosse; l’accident de Neuilly, où
-se fit la révélation brûlante par quoi s’exalta son génie.
-
-
-
-
-CHAPITRE XIX
-
-La tasse de lait: Michalias.--Un débutant de soixante ans.--Endors-toi,
-paysan.--_Le jugement de Saint-Pierre_.--_La mort du Paysan_.--_Sous les
-bouleaux_.--Le poète de la Dore.--La bonne souffrance.--_A la prière du
-soir_.--Un essai de grammaire auvergnate et d’hydrothérapie.
-
-
-«Savez-vous, disait Mme Helvétius à l’abbé Morellet, que quand j’ai eu
-le matin la conversation de Champfort, elle m’attriste pour toute la
-journée?» Et je ne sais plus quelle autre de ses belles admiratrices et
-amies confessait sa soif d’un bol de lait frais--après les propos du
-cruel causeur: il y a toujours un peu d’arsenic au fond.
-
-Le tasse de lait? Le contre-poison? R. Michalias,--un poète, qui fut
-pharmacien--nous les offrira non loin de la Limagne, au cœur du
-Livradois. C’est un autre pays, un autre patois d’Auvergne. Aussi
-s’expliquent dans _Ers de lous Suts_ et _Ers d’uen Païsan_, quelque
-afféterie et quelque douceur, si loin de notre Vermenouze, avec qui,
-pourtant, s’apparentent si curieusement la vie et la carrière poétique
-du félibre ambertois! Même où leur formation littéraire paraît différer
-du tout au tout, elle est, au fond, toute pareille.
-
-Sans doute, Vermenouze, émigrant très jeune n’est rentré que sur le tard
-au pays, alors que Michalias n’en est jamais sorti. Mais, sédentaire ou
-voyageur, tous deux obéissaient à la même loi pratique de la race:
-d’assurer les réalités de l’existence, avant tout. Chevauchant sous les
-étoiles, par les sierras d’Espagne ou sédentaire parmi ses bocaux,
-celui-ci et celui-là n’ont cédé, vraiment, qu’en se retirant des
-affaires à la tentation d’écrire. Encore Vermenouze s’y était-il essayé
-par intervalles, dès la vingtième année. Pour Michalias, la révélation
-fut extraordinairement tardive: il ne débuta guère qu’à la soixantaine.
-
-Pourtant, ni à l’un ni à l’autre, on ne saurait dénier les dons les plus
-flagrants de la jeunesse et de l’âge mûr, heureusement associés, la
-fraîcheur et l’allégresse de la vision, la vigueur et la netteté de
-l’expression. J’arrête le parallèle. Il se poursuivra de lui-même aux
-chapitres de Vermenouze.
-
- * * * * *
-
-R. Michalias tint boutique de médicaments à Ambert, et son nom reluit en
-lettres d’or au-dessus de celui de son successeur, à quelques pas de la
-confortable maison où s’écoule sa retraite d’auteur régionaliste et
-d’amateur de jardins. Tout occupé aux soins de sa profession minutieuse,
-exclusive de grosses agitations et de longues absences, il dut borner
-son horizon aux brèves promenades du géologue et du botaniste. Aussi,
-par son commerce incessant avec l’indigène, il conserva l’usage
-quotidien du parler local et natal. De là, son inspiration limitée à
-quelques kilomètres de la Dore. De là, l’observation précise et
-méthodique; ce qui n’empêche pas le pittoresque, le charme, la
-tendresse. De là, tant de saveur et de naturel du langage, ou des pièces
-de composition un peu apprêtée...
-
-J’en étais arrivé au chapitre où je voulais signaler l’œuvre de M.
-Michalias, dont la renommée s’est imposée dans le monde félibréen.
-Cependant, je n’étais pas très assuré de mon jugement.
-
-Quand je lisais:
-
- «Ma Dore va, telle une jarretière,--autour des tertres fleuris.
-
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
- «Je nais d’une goutte de rosée...--Une goutte et une goutte font un
- fil,--mais pour coudre avec, il faut le dé--et aussi l’aiguille d’une
- fée.
-
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
- «Entre ses doigts, le fil se fait lien,--le lien se fait
- jarretière,--se fait ruban et même nappe--et s’étale par places dans
- les campagnes.
-
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
- «A la manière de petites langues, les feuilles,--de l’osier me
- viennent caresser.»
-
-cela me semblait bien maniéré; mais le patois avait un tel goût de
-terroir qu’on ne pouvait se méprendre à sa qualité foncière--si
-différente de notre cantalien. Je résolus de m’informer davantage, et de
-revenir aux pentes du Forez et du Livradois; car, plus d’une fois, jadis
-j’avais parcouru la contrée en divers sens, de Saint-Étienne ou de
-Clermont-Ferrand au Puy, à Arlanc, à la Chaise-Dieu... Mais tous autres
-souvenirs étaient écrasés, au surgissement, en ma mémoire, de la
-cathédrale romane, des statues, des chapelles sur les brèches et des
-dykes volcaniques, ou de l’abbaye formidable, sur le plateau sauvage...
-
- * * * * *
-
-Aujourd’hui, c’est à Ambert que je vais, par acquit de conscience
-professionnelle, plutôt sans enthousiasme. Je crois la connaître, notre
-Auvergne,--et comment la sous-préfecture, la rivière, les arbres et les
-rocs vers lesquels le train m’emporte pourraient-ils se disposer pour me
-procurer quelque émoi inédit? Oh! je ne suis pas de parti-pris, et je
-m’entraîne sincèrement sur M. Michalias. Souvent, il décrit avec
-simplicité:
-
- «On rentre...
-
- La nuit tombe et le ciel se pointille d’étoiles;--maintenant on n’y
- voit qu’à courte distance.--Même des sommets, les crêtes deviennent
- rares...--«Allons _Labri_! Viens-t’en.
-
- Ramène les moutons, et aboie la _Marcade_.--Vois, moi aussi je prends
- mon sac.--Cours, cours, fais-leur faire demi-tour...--Il faut aller
- manger la soupe.
-
- Entre deux haies de mûriers sauvages,--bêtes et gens s’en vont par le
- sentier encaissé; les brebis arrachent tout le long--quelque feuille à
- la ronce et y accrochent de leur toison.
-
- Sous plus de mille petits pieds alertes,--le sable du chemin desséché,
- fait une fumée.--C’est, sur le sentier, tout semblable au lourd
- brouillard qui traîne sur les ruisseaux.
-
- Ces bœufs, qui suivent pesamment,--la poussière garde l’empreinte du
- pied large et attardé.--De leur lèvre, parfois une bave, tel un grand
- crachat, descend sur le sol.
-
- Des hommes en larges sabots, où leur pied est trop à l’aise,--suivent
- par derrière; aucun ne parle.--De la bêche ou de la faux, le fer, sur
- leur épaule,--lance par moments un bref éclair.
-
- Ils traînent bien un peu la jambe:--le soleil, toute cette journée,
- les a roussis par là-bas.--La poussière et la sueur mâchurent les
- joues...--Bah! le lendemain il n’y paraît plus.
-
- Et la nuit, doucement, arrive, sournoise,--sur les œuvres de
- Dieu.--C’est assez de travail pour aujourd’hui.--Va dormir, paysan, tu
- as rempli ta journée!»
-
-Il y a du rythme dans les chansons, de la couleur dans les tableaux, de
-la variété dans les sujets, du rire frais et de la saine gaillardise
-dans certains contes, comme le _Jugement de Saint Pierre_, qui refuse
-l’entrée du Paradis à la fille sage:
-
- «Mais qu’est-ce que c’est qui se dissimule--là-bas? Quelqu’un ou
- quelque chose? Je ne me trompe pas, parbleu,--c’est la vieille
- béguine:
-
- Qu’as-tu fait pendant ta vie,--de tes _charmes_? Tu ne t’en es pas
- servie...--et cependant il faut des enfants--pour manier les
- faucilles,--pour façonner la terre, et aider au fermier!
-
- Tu es comme ce vieux bénitier,--là-bas, où tisse l’araignée dans un
- coin, et où personne ne va...--
-
- «Il n’y a que toi de damnée!--Va prendre pour amoureux--Le diable qui
- s’ennuie...--Allons donc, jolie mariée,--allons, fiche le camp!»
-
-Même, M. Michalias touche à la grandeur, par les très humbles détails,
-devant la mort du paysan!
-
- «La bêche et l’araire--Je ne puis plus les manier...--Alors mieux vaut
- m’en aller,--si je ne suis rien bon à faire.
-
- Écoute-moi bien seulement:--En mourant, je suis chrétien,--dis-moi
- quelque messe;--ensuite, tu seras maîtresse--de conduire la maison
- comme si c’était moi-même.
-
- Mets (_mène_) la chèvre au bouc,--Et la vache (Bardelle) au
- taureau;--Sème le champ de raves,--Tu sais qu’à notre Noire il lui en
- faut pour avoir du lait.
-
- Et quand ce sera fait,--Tu faucheras le regain et feras les
- semailles.--Ainsi, paisiblement--tu vivras sans rien devoir,--et tu
- viendras à bout de payer notre ferme.»
-
-Et le voici capable du plus délicat attendrissement aux ressemblances de
-la pure idylle:
-
-
-SOUS LES BOULEAUX
-
- «Le soir, lorsque nous venions tous deux--nous y asseoir, il
- me semble--que nous étions comme deux poussins qui se
- bécotaient,--réfugiés sous l’aile de leur mère.
-
- La lune, en suivant son chemin,--blanchissait l’écorce d’un
- bouleau:--c’était là le parchemin--sur lequel nous mêlions le T de
- «Thérèse»--et le B de «Barthélemy».
-
- Mettant à profit cette faible lueur,--c’était un couteau,
- l’imprimeur--de notre petit livre d’amour--épelé dans les bois... et
- je n’en ai guère,--depuis lors, lu de meilleur.
-
- Maintenant que nous sommes devenus des vieux,--moi et Thérèse, à la
- veillée,--simplement assis près de la bûche allumée,--il nous revient
- parfois devant les yeux ce bon temps sous la feuillée.»
-
-Aussi bien, l’arbre pâle a inspiré à M. Michalias une délicieuse
-piécette d’anthologie:
-
-
-LE PETIT BOULEAU
-
- «Petite robe blanche et cheveux d’or--du petit bouleau--Il me passe
- quelque chose à travers le corps,--lorsque je vous vois...
-
- Il me passe quelque chose à travers le corps--parce que je crois voir
- la robe de ma sœur,--la pauvre Thérèse...
-
- Voir les cheveux de ma sœur--qui n’avait que dix ans,--quand la prit
- la Mort...--Voilà ce que je vois.
-
- Et qui fait tant frissonner mon corps,--Parce que je crois revoir
- encore ma sœur,--en ce bouleau.»
-
-J’étais charmé et dérouté par cette note aimable et plaintive, en telle
-opposition avec le rude accent de la Haute-Auvergne. Le train roulait,
-par la nuit glacée. Je m’endormis dans mon coin, jusqu’au matin peu
-hâtif de la mi-octobre, vers sept heures; c’était le Livradois qui
-s’encadrait par images successives, à la portière--alors que je pensais
-continuer ma lecture; c’est la Dore du poète, une souple et gracieuse
-rivière à travers les prairies bordées de saules et de peupliers, la
-paisible rivière et les calmes arbres de la plaine, sans rien de commun
-avec nos ruisseaux torrentueux des vallons cantaliens! Ah! que déjà je
-comprenais mieux l’œuvre de M. Michalias!...
-
-Je fus tout à fait renseigné par le court trajet de la gare d’Ambert à
-la ville, sans rapport avec nos bourgs farouches, dans leurs aires de
-basalte! L’Auvergne de M. Michalias est une autre Auvergne, qui a trouvé
-en lui un poète spontané et attentif, un fils pieux qui n’a pas dédaigné
-l’héritage ancestral. Ses habitudes d’examen et de précaution lui ont
-inculqué le goût du détail. Son œuvre manquera de lointain et
-d’ensemble, mais elle vaudra par de fines découvertes, une jolie
-pénétration. Où nous n’aurions aperçu que le vague aspect de la roche et
-de la verdure, il émerveillera nos regards par tel fragment de caillou
-où semblent s’être pétrifiés des milliers d’arcs-en-ciel,--que son
-marteau savant a fait sauter de quelque bloc enfoui depuis les premiers
-âges du monde...
-
- * * * * *
-
-Prodigieux mystère des sources qui peuvent cheminer à travers le sol
-hermétique, et se perdre, inconnues, ou qui vont jaillir à la révélation
-de la baguette de coudrier!
-
-Une sensibilité de poète, ses dons d’observation, le trésor du vieux
-parler ambertois--tout cela aurait bien pu s’égarer ou se dessécher, par
-la course ou la stagnation de plus d’un demi-siècle au tréfonds du cœur
-et de l’esprit d’un tranquille bourgeois de province. Or, comme une
-source longtemps souterraine, la veine poétique a jailli de M.
-Michalias, à l’improviste.
-
-Cela lui est venu d’un jour où, retiré des affaires, il s’était cassé la
-jambe. C’en était fini, pour quelques semaines, des promenades du
-botaniste, de l’entomologiste, du géologue... Ce fut la bonne souffrance
-où, momentanément sevré d’activité, la méditation fut la seule ressource
-du malade.
-
-Les souvenirs, les images qui se pressaient, M. Michalias entreprit de
-les classer, comme il avait fait toute sa vie, de son butin d’insectes,
-de plantes, de minéraux. Il composa des tableautins d’un réalisme
-discret et sincère, qui lui valurent les plus hautes approbations
-félibréennes. Il avait écrit par jeu, pour se distraire: l’amateur se
-révélait poète, d’une imprévue personnalité. La philologie s’emparait de
-son œuvre, historiquement précieuse par la qualité et la quantité des
-matériaux sauvés et rassemblés; non pas des vocables de bibliothèque,
-perdus et refroidis, dont les spécialistes scrutent la structure évidée,
-mais du patois de plein air, capturé au soleil et épinglé encore tout
-frémissant, comme le papillon avec toutes ses couleurs, avant de se
-recroqueviller et de disparaître.
-
- * * * * *
-
-La renommée a visité M. Michalias, sans qu’il l’ait fort provoquée. Ses
-deux volumes (1904, 1908) n’ont été tirés qu’à une centaine
-d’exemplaires chacun, restés hors commerce. Mais nombre de pièces
-avaient paru dans les revues décentralisatrices, où elles avaient
-conquis l’admiration du Midi.
-
-L’enthousiasme est venu du Nord, aussi: traductions en suédois, par le
-Dr Goran-Bjorkman, de Stockholm; en allemand, par le Dr Hans Weiske, de
-Cottbus (Brandebourg).
-
-Tant d’éloges n’ont point mordu sur la solide modestie de M. Michalias.
-Il continue de produire, mais résiste à publier un nouveau volume. Il a
-goûté son succès. Peut-être se rend-il compte que d’autres n’auraient
-pas plus de saveur. Il eût pu être majoral d’Auvergne, avec quelque
-intrigue, à la mort de Vermenouze, qui l’avait souhaité comme
-successeur. Mais M. Michalias ne se dépense pas en vanités. C’est un
-sage. Et voilà le bonheur, édifié dans la calme retraite due au travail
-accompli.
-
-Un bel enfant blond, câlin et rieur, met son gentil tumulte dans la
-demeure des grands-parents qui, tout à l’heure, partiront pour quelques
-jours chez leur fille et leur gendre,--pas bien loin d’ici... Mais qui
-prendra soin du jardin? Car M. Michalias cultive son jardin, un rare
-enclos fermé aux regards, derrière la maison. Il y descend à l’aube,
-pour découvrir ou sortir les plantes, abritées la nuit. La gelée, ici,
-est précoce et meurtrière pour les espèces fragiles. Le jardin de
-campagne! avec des planches de légumes, des massifs de fleurs, des
-arbres fruitiers; un potager d’agrément, qui s’égaie de myosotis, de
-bégonias, de géraniums, de groupes de rosiers, de touffes de
-rhododendrons, entre les murs vêtus de clématites et de glycines, et
-coiffés de lilas.
-
-Mais l’arrière-saison a défeuillé les branches et roussi les pétales.
-Cependant, le propriétaire nous guide vers «son placard à
-chrysanthèmes», richement épanouis, mais qu’il faut abriter, adossés à
-la muraille garnie d’un auvent où, la nuit, s’accroche une devanture de
-paillasson. Une porte poussée, et voici l’annexe, plus rustique, dont
-vient de s’agrandir le discret domaine, maintenant ombragé d’un cèdre
-centenaire,--et bordé, à sa frontière reculée, de hauts sapins sous
-lesquels gazouille une fontaine...
-
-Oui, la vie régulière, méthodique, de M. R. Michalias et sa retraite si
-doucement agencée expliquent ce qu’il y a d’un peu rangé et de contenu
-dans sa poésie pourtant si naturelle et véridique. Ce n’est point de
-l’apprêt, mais de l’ordre. Ce n’est pas un défaut, une faiblesse de
-l’artiste et de l’œuvre,--mais la résultante des suggestions ambiantes;
-ce pays de Livradois est tout plaine; la vallée, de tout repos, où
-paresse la Dore entre ces deux lignes de montagne sans secousses; par
-ici, on est villageois plus que montagnards.
-
-Ceci caractérise l’inspiration de M. R. Michalias et le différencie d’un
-Vermenouze. Je dis bien: l’inspiration. Ainsi arrive-t-il à des
-patoisants de nous donner la poésie qui manque trop souvent à la
-littérature...
-
-Les chants de M. R. Michalias, ce sont des _Promenades_ et _Intérieurs_,
-des _Intimités_... Oui, je songe au François Coppée des humbles choses,
-des impressions à mi-voix, du sentiment murmuré. Je parle d’une manière
-de sentir et de s’exprimer. Sans quoi il n’y a aucun rapprochement à
-faire entre les sentiers, semés d’écailles d’huîtres des barrières et de
-la banlieue parisienne et le paysage d’Ambert.
-
-Heureuse petite ville, riante et simple, que nulle laideur n’isole de la
-grâce environnante des eaux, des cultures, des prés, des bois! Il est
-peu d’endroits habités d’où, pour joindre la campagne, il ne faille
-traverser des espaces interlopes, une zone intermédiaire, des parages
-qui ont cessé d’être ruraux et ne sont pas devenus citadins!
-
-La rue d’Ambert se perd dans la campagne, ou c’est le chemin des champs
-qui s’égare dans la ville. La promenade n’est pas une expédition: c’est
-le tour du jardin qui se prolonge,--et qui n’en finirait plus, par tant
-de séductions agrestes...
-
- * * * * *
-
-Je l’ai dit, au début, la poésie de M. R. Michalias, c’est la tasse de
-lait,--qui ne conviendrait guère aux palais brûlés de boissons fortes:
-l’alouette, la source, la cigale, le grillon, l’hirondelle, la voix du
-pâtre, la cloche de l’angélus, la brise d’été, la rafale d’hiver! La
-chanson de la fileuse, les contes de l’aïeule! La fuite des jours et des
-saisons, scandée par les labours, les semailles et les moissons!
-L’éternelle humanité primitive du paysan, asservi à la glèbe du petit
-pâtre au gros fermier, de la servante à la maîtresse! Le chant et la
-danse d’un dimanche, d’une fête, d’une noce, qui tranchent sur la
-monotonie des semaines. Toute une existence attachée, comme une chèvre
-au piquet, au clocher natal,--qui ne s’en éloigne jamais que d’une
-longueur de corde:
-
-
-A LA PRIÈRE DU SOIR
-
- «Vers le clocher, la sonnerie se meurt peu à peu;--dans l’air, il n’en
- reste qu’à peine un frémissement.--Notre église disparaît dans l’ombre
- du soir,--mais on y allume, c’est l’heure de la prière.
-
- J’y entre juste au moment où une petite troupe de jeunes
- filles,--ruban bleu sur la poitrine, chante au milieu du chœur;--comme
- moi, vous aussi, vous auriez cru certainement--entendre des oiseaux,
- l’été, perchés sous les ramilles.
-
- Les cierges font un amas de gouttes autour de la mèche;--le vicaire,
- en surplis blanc, monte en chaire, retire sa petite calotte noire et
- dit la prière--pendant que fume là-bas un encensoir.
-
- Que voulez-vous? Moi qui suis une espèce de parpaillot,--(je ne suis
- que comme je suis et cependant pas mauvais homme)--de sentir cette
- odeur, d’entendre ces chants et tout le reste--cela me fit quelque
- chose... et moi aussi, je priai un peu».
-
-Enfin, une des caractéristiques du talent de M. R. Michalias, c’est le
-mouvement, la justesse du dialogue quelque peu féroce, toutefois, et
-excessif comme dans _Funérailles_--quoique ces propos l’auteur les ait
-probablement entendus! Mais cela détonne, parmi la verve bienveillante
-et attendrie dont le poète raconte, à l’habitude, les gens et les choses
-du Livradois.
-
- * * * * *
-
-Comme on l’a vu, ces _chants_ en patois d’Ambert devaient solliciter des
-romanisants. M. Michalias s’est pris lui-même à vouloir démonter le
-mécanisme de l’instrument dont il s’était, d’abord, ingénument servi. Il
-a élaboré un _Essai de grammaire auvergnate_, qui n’est pas un modèle de
-méthode scientifique. On ne s’improvise pas philologue, et les
-spécialistes lui reprochent d’errer sur la phonétique et la morphologie.
-
-Quand même, la recherche est louable, et le résultat précis. Ainsi en
-juge, avec autorité, M. B. Petiot:
-
- «Des exemples nombreux, non composés artificiellement à l’appui d’une
- règle, et, partant, toujours suspects, mais formés de phrases
- familières réellement entendues, nous donnent, mieux que toutes les
- explications et toutes les théories, l’impression d’une langue parlée
- et bien vivante, et nous en font pénétrer le génie. C’est ici que
- l’auteur, bien servi par sa connaissance des moindres nuances du
- patois, retrouve sa supériorité. J’ai dit plus haut que la syntaxe,
- resserrée en un chapitre de quatre pages, était insuffisante, et c’est
- vrai. Mais ce n’est pas dans ce chapitre seulement, qui lui est
- spécialement consacré, qu’on trouve la syntaxe; elle est répandue dans
- tout le livre; et, à condition de la dégager des exemples on aura une
- connaissance assez complète de la langue. On ne saurait donc trop
- féliciter M. Michalias d’avoir ainsi multiplié les exemples; ils
- corrigent et complètent heureusement ce qu’il peut y avoir par
- ailleurs de défectueux dans son livre. L’insuffisance théorique est
- compensée par la connaissance pratique. Un souhait pour finir: M.
- Michalias rendrait un grand service aux études de patois en composant
- un vocabulaire des parlers de sa région. Le grand dictionnaire de
- Mistral ne rend pas inutiles les lexiques spéciaux. Si, dans chaque
- pays, on relevait les mots ou les sens qui ne se trouvent pas dans _le
- Trésor du Félibrige_, on aurait ce qu’il y a de plus caractéristique
- dans un parler. Et, pour la région d’Ambert, nul, plus que M.
- Michalias, n’est qualifié pour entreprendre ce lexique spécial»[48].
-
- [48] _Revue d’Auvergne_, septembre 1910.
-
-M. Michalias l’a entrepris, et il en viendra à bout,--comme de
-tentatives autrement ardues. N’est-ce pas à lui que les Ambertois
-doivent l’initiative de ce reluisant établissement de bains-douches
-populaires, tout modern-style, aux gaies faïences de couleur, d’un
-aménagement irréprochable, d’une propreté éclatante,--où, pour quatre ou
-cinq sous, l’eau est distribuée à profusion à tout venant? La fondation,
-émanant d’une Caisse d’épargne prospère, était destinée au public le
-plus modeste, à l’employé, au paysan. Ils n’y sont guère venus. Par
-contre, la population aisée y fréquente en foule. Sans doute, peu à peu,
-l’exemple des citadins et des bourgeois entraînera le campagnard et
-l’ouvrier. Ainsi le philanthrope et l’homme de progrès seront
-récompensés de leur effort. Même chose pourrait advenir pour le poète
-patoisant, en sens inverse: de retarder la fin du parler ambertois.
-
-De voir «les Messieurs» faire tant de cas du vieux langage naguère
-dédaigné et reculant de la ville au village et du village au hameau
-arriéré, le paysan ne rougira plus de l’employer au lieu du français de
-hasard ramassé à la foire et au cabaret. De le lire imprimé, il
-l’estimera à une autre valeur, comme le seau ou la lampe de cuivre jetés
-au rebut et qu’il voit acheter par les amateurs, comme le flambeau
-d’étain, la croix d’or émaillée échangés pour quelque affreux objet «à
-la mode»--et devenus introuvables.
-
-M. Michalias a prouvé que l’on peut être, à la fois, épris du passé et
-féru d’hydrothérapie, sans qu’il en résultât d’autre catastrophe que de
-la renommée et du bien-être supplémentaire pour le cher pays natal...
-
-
-
-
-CHAPITRE XXI
-
-Des Poètes nouveaux.--Le buste d’E. Chabrier.--Henri Pourrat.--Charles
-et Olivier Calemard de La Fayette.--La Petite victoire de
-Samothrace.--Le poème des champs.--Considère...
-
-
-J’ai gardé le goût des vers et la passion des paysages. Peut-être est-ce
-d’avoir traîné mon enfance par la hâve et fuligineuse banlieue que je
-n’arrive pas à me rassasier de nature et d’espace! Peut-être, est-ce
-d’avoir fabriqué «des vers impressionnistes»,--que j’ai, par l’amour des
-contraires, gardé la passion de la poésie--des autres, français et
-patoisants... Toujours est-il que je n’approche jamais sans émotion le
-recueil d’un poète nouveau. D’abord, ce n’est pas un volume qui se
-vende. Vraiment, le poète se donne! Avec le prosateur, si désintéressé
-soit-il, tout de suite nous entrons en compte, nous faisons une affaire,
-lui, surtout; il demande de l’argent, il touche; et nous en sommes pour
-notre dépense.
-
-Des vers, des paysages, voilà qui me tentait; d’autres paysages,--le
-Velay voisin--que me vantait chaleureusement Henri Pourrat, dont le
-jeune talent affirmé dans les _Films auvergnats_, _Sur la Colline
-ronde_, en collaboration avec Jean l’Olagne, enchante les régionalistes,
-et mérite de gagner tous les lecteurs. Ce sont des scènes savoureuses de
-la vie du Livradois,--annexé à la littérature française, dans une langue
-robuste, pleine, serrée, aux images hardies, nettes et justes--entre Guy
-de Maupassant et Jules Renard. Comme la Dore a trouvé son poète patois
-en M. Michalias, ses riverains et les campagnards ressortissants
-d’Ambert ont rencontré dans MM. Jean d’Olagne et Henri Pourrat des
-conteurs à qui ils doivent de nous apparaître typiques, définitifs,
-inoubliables, admirablement _locaux_. Il y a là des mœurs, du
-pittoresque inédits; ces paysans sont de ce pays, pas d’un autre...
-
-Donc, M. Henri Pourrat, dans nos promenades autour d’Ambert,
-m’entretenait de nature, de littérature, d’art, et de la poussée
-industrielle et commerciale de la petite capitale du Livradois, où se
-fabriquent des chapelets pour toutes les parties du monde. Le petit
-palais cossu de la caisse d’épargne dit assez l’accroissement des
-économies que les bas de laine déversent dans ses coffres de fer. Mais
-Ambert ne s’enorgueillit pas que de ses usines et de ses écus. Cet été,
-elle honorait, par un buste dû à Constantin Meunier, en place publique,
-l’un de ses plus glorieux enfants, Emmanuel Chabrier[49].
-
- [49] A l’inauguration du monument (du sculpteur Vaury, surmonté du
- buste par Constantin Meunier), M. J. Desaymard a redit ainsi cette
- cruelle destinée d’un génie contre qui s’acharnait la malchance:
-
- «Emmanuel Chabrier naquit à Ambert, en 1841, d’une vieille famille
- Ambertoise. Tout, en lui, rappelait son pays natal: depuis son nom,
- à étymologie pastorale, jusqu’à son accent, ponctuant drôlement des
- locutions du crû: «Eh! ma mie!--Ah! bonnes gens!» depuis ses
- houppelandes et ses vastes chapeaux restés légendaires, jusqu’à la
- carrure de son corps replet, surmonté d’une face large et animée, au
- front puissant, au regard incisif. Mais surtout ce qui faisait de
- lui la personnification même de sa race, c’était son tempérament
- volontaire, véhément et combatif, la vie ardente qui bouillonnait en
- lui, et s’épanchait, tantôt en une verve comique intarissable,
- tantôt en une tendresse effrénée; c’était enfin son inspiration,
- affirmant dans toutes ses œuvres la joie et la beauté de _vivre_.
-
- «Voilà pourtant l’homme que guettait la plus cruelle
- Destinée:--toute sa carrière artistique ne fut qu’une suite de
- malchances broyant peu à peu sa volonté tenace. D’abord, sa vocation
- musicale fut contrariée; il dut faire du droit pour obéir à son père
- et ne put étudier son art qu’à moments perdus, au gré des loisirs
- que lui laissaient ses occupations au Ministère de l’Intérieur
- (1862-1880). En 1881, cependant, une bonne fortune échut à Chabrier;
- libéré du ministère, il put accepter les fonctions de secrétaire
- auprès de Charles Lamoureux, lancé alors en pleine bataille
- artistique et menant le bon combat wagnérien: Chabrier fut un de
- ceux qui contribuèrent à la victoire; il en retira le bénéfice de se
- faire connaître autrement que comme auteur d’opérettes, et Lamoureux
- lança sa rhapsodie _Espana_ qui eut la fortune que l’on sait. Mais à
- cette époque commença le calvaire de _Gwendoline_; cet opéra, qui
- fut l’œuvre capitale de Chabrier, ne put trouver, pendant longtemps,
- de théâtre où se produire. Le 10 avril 1886, enfin, la première
- représentation de _Gwendoline_ avait lieu... à la Monnaie de
- Bruxelles. Mais la malchance persistait: à peine _Gwendoline_
- triomphait-elle depuis quelques jours en Belgique, que le directeur
- de la Monnaie faisait faillite. Ensuite, l’infortuné chef-d’œuvre
- fit le tour de l’Allemagne, le tour de France, mais toujours sans
- pouvoir forcer les portes de l’Opéra. Alors Chabrier, qui avait
- besoin de gloire et aussi d’argent, mit son espoir sur une œuvre
- d’un art plus accessible au public: _le Roi malgré lui_. Accueillie
- avec faveur à l’Opéra-Comique, cette pièce y était à peine installée
- (21 mai 1887), que le théâtre, quelques jours après, devenait la
- proie du fameux incendie qui le détruisit. Malgré ce nouveau revers,
- Chabrier voyait encore un avenir brillant devant lui: les
- représentations de _Gwendoline_, quoique étrangères à Paris,
- l’avaient décidément rendu célèbre; partout il était recherché,
- fêté; en juin 1886, ses compatriotes s’étaient honorés de le
- recevoir et de lui faire présider un concours musical qui avait lieu
- à Clermont-Ferrand, et ce fut le retour triomphant au pays natal,
- dans l’apothéose d’une gloire naissante. Après l’écroulement brutal
- du _Roi malgré lui_, Chabrier se mit donc courageusement à l’œuvre,
- pour l’élaboration du drame lyrique qui devait être la suprême
- expression de son génie: _Briséïs_; il ne put achever cette
- entreprise; l’épuisement paralysa peu à peu ses facultés, usées par
- de trop grands efforts, par les déceptions, par la vaine attente de
- voir représenter _Gwendoline_ à l’Opéra. Cette consolation, il l’eut
- à peine: quand _Gwendoline_ parut enfin sur la scène de l’Académie
- Nationale de musique, le 27 décembre 1893, la raison de Chabrier
- était trop affaiblie pour qu’il pût se rendre compte clairement de
- ce qui se passait. Il mourut quelques mois plus tard, le 13
- septembre 1894, dévoré par le regret de ne pouvoir achever
- _Briséïs_.
-
- «L’œuvre d’Emmanuel Chabrier reflète les puissants contrastes de son
- génie. Tantôt d’une verve folle, d’un esprit hilarant, d’un
- pittoresque grouillant ou d’une grâce légère, elle nous offre à peu
- près les seuls exemples qu’on ait de ce que pourrait être la musique
- humoristique, c’est-à-dire, par opposition avec la vile opérette,
- une musique qui tirerait tout son effet comique de moyens purement
- artistiques: non seulement de la mélodie, mais de l’harmonie, du
- rythme, de l’orchestration, de la prosodie. Dans ce genre, la
- trilogie humoristique des _Cochons roses_, des _Petits canards_ et
- des _Gros Dindons_ est un pur chef-d’œuvre; mais il faut citer
- aussi: dans la note surtout comique, l’opérette de _l’Étoile_; dans
- la note surtout pittoresque, _Espana Habanera_, _Joyeuse Marche_, la
- _Bourrée fantasque_, les _Valses Romantiques_, et la plupart des
- _Pièces pittoresques_; dans la note spirituelle et légère,
- _l’Éducation manquée_ et le _Roi malgré lui_. Tantôt encore, l’œuvre
- de Chabrier nous fait entendre les accents de l’héroïsme, d’un
- héroïsme rude qui lui est bien spécial, et c’est _Gwendoline_, et ce
- sont les rôles de chrétiens dans le fragment de _Briséïs_. Tantôt
- enfin--et c’est peut-être là qu’était la note la plus intime de
- Chabrier,--sa musique nous traduit une tendresse infinie, parfois
- éplorée; elle est une caresse enveloppante, elle exprime la vraie
- nature de son âme, qui était toute «d’effusion affectueuse», suivant
- le mot de Vincent d’Indy: telle est l’inspiration de quelques
- «pièces pittoresques» comme l’émouvant _Sous-bois_, de la plupart
- des romances, _l’Ile Heureuse_, le _Credo d’amour_, _Toutes les
- fleurs_, _Tes yeux bleus_, etc., de la _Sulamite_, et de presque
- tout le premier acte de _Briséïs_.
-
- «Chabrier s’était fait un style bien personnel et facilement
- reconnaissable. Ses arpèges, ses appogiatures, ses audacieux
- enchaînements d’accords de neuvième, ses accouplements insolites de
- timbres, dans l’orchestration, créent une atmosphère musicale qui
- lui est bien propre. Certes, il n’a rien inventé, à proprement
- parler, en fait de technique musicale; mais, par la hardiesse de son
- harmonie et de son instrumentation, il a eu la plus large part dans
- cet affranchissement de l’écriture musicale dont s’honore l’école
- moderne. En maints passages de _Gwendoline_, et surtout dans la
- _Sulamite_ et _Briséïs_, on sent déjà très nettement l’esprit dans
- lequel seront conçues les œuvres de Debussy et de ses disciples.»
-
-Ou bien, avec admiration et pitié, M. Henri Pourrat me citait Olivier
-Calemard de La Fayette... Un jeune, et qui n’est plus, et que
-j’ignorais... On peut suivre un temps, à travers les petites revues, les
-générations qui montent... Et puis, l’on perd le contact... On ne peut
-tout lire... Il faut qu’un nom éclate, en fanfare retentissante, pour
-frapper nos oreilles. Encore, restons-nous défiants, maintenant que
-chaque année nous découvre des princes et des lauréats du vers et de la
-prose par douzaines.
-
- * * * * *
-
-Olivier de La Fayette! M. Henry Pourrat m’en parlait avec transport, me
-communiquait des articles récents, à propos de la stèle commémorative
-élevée au chef-lieu de la Haute-Loire. Je résolus de pousser jusqu’au
-Puy et de m’y arrêter. Je connaissais la région, inséparable de
-l’Auvergne. Du moins, je croyais la connaître. Je la vis comme
-renouvelée, plus saisissante que jamais. Une lyre invisible, frémissante
-et désespérée, vibrait aujourd’hui, par les champs et les monts naguère
-accablés du plus morne silence...
-
-Des paysages, des vers, par ces bons vieux trains si lents, qui
-s’arrêtent partout,--et voilà qui suffit à mon bonheur, et je marquerais
-la journée d’une pierre blanche, s’il y en avait, dans ces parages de
-lave sombre.
-
- * * * * *
-
-Olivier Calemard de La Fayette... Il naquit au Chassagnon (Haute-Loire),
-le 27 août 1877; il y mourut le 13 octobre 1906. Il n’a publié que le
-_Rêve des jours_, en 1904. Sa famille et ses amis, en 1909, ont fait
-paraître son volume inachevé: _La Montée_, avec des fragments de prose,
-et quelque correspondance. Mais comment ne point être conquis et
-bouleversé tout de suite. Il n’avait pas trente ans, quand sa voix s’est
-tue, celui qui écrivait de tels vers, dont M. Pierre de Nolhac a dit si
-bien: «Le jeune génie d’Olivier de La Fayette ressemble à cette
-_Victoire de Samothrace_ qu’il a chantée. Elle s’élance ardemment vers
-le ciel; toutes les puissances de vie sont en elle; mais ses grandes
-ailes sont à demi brisées, et nul ne saura jamais les lignes admirables
-de son visage mutilé.»
-
-
-_A ma petite Victoire de Samothrace_
-
- J’invoque, le soir, quand ma lampe luit,
- Ta chair mutilée;
- Et j’entends sonner le farouche bruit
- De ton envolée!
- J’entends dans les cieux profonds et vermeils
- Où l’astre ruisselle,
- Avec l’harmonie ivre des soleils,
- L’écho de ton aile!
- Et je vois fleurir, sous les doigts du soir,
- Aux plis de tes voiles,
- Pour illuminer ton large essor noir,
- Des reflets d’étoiles!
- Ma chair douloureuse est rivée au sol,
- J’en souffrais de honte.
- J’ai pleuré d’orgueil d’avoir vu ton vol
- Qui passe et qui monte!
- Et voici mon rêve... Emporte-le moi
- Vers ces ombres roses...
- Il veut savourer la gloire ou l’effroi
- Des apothéoses!
- Car ton aile ouverte a fait tant de vent
- Sur sa face pâle,
- Qu’il n’apaisera sa soif qu’en buvant
- Toute la rafale!
-
-Je parcours les comptes rendus de l’inauguration du monument que Le Puy
-a élevé le 30 juin 1912 à Charles et à Olivier Calemard de la Fayette.
-Car le grand-père a laissé un _Poème des champs_, fort estimé de
-Sainte-Beuve. Il avait fait partie des cénacles romantiques, ami de Th.
-Gautier, d’Arsène Houssaye, de Gérard de Nerval, quand il se retira dans
-sa terre:
-
- Celui qui, dédaigneux des haltes et des trêves
- Se complut aux fureurs,
- Apaisé, repentant, dans les grands bois qu’il aime,
- Vint se cacher, obscur et laboureur lui-même,
- Parmi les Laboureurs.
- Sans regret ni souci de la bataille humaine,
- Par la famille à naître et par le vieux domaine
- Aux longs devoirs lié,
- Fidèle au sol béni que la sueur féconde,
- Pour les humbles bonheurs il a fui loin du monde
- Oubliant, oublié.
-
-Par les quelques fragments des journaux, il est facile d’apercevoir que
-le petit-fils, touché d’autres inquiétudes morales et religieuses,
-souffre de ne pouvoir s’en tenir aux horizons rustiques de l’aïeul:
-
- Si pourtant,--car la vie évolue et rayonne
- Sous la forme qui se dessèche et qui périt--
- Quelque Rêve affligeait tes vieux espoirs, pardonne
- Les mots que tu n’aurais pas dits!
-
- C’est la même rivière, en de nouvelles rives,
- Qui coule reflétant, pure, les fleurs du bord,
- Et par les soirs profonds et bleus, la clarté vive
- Des étoiles, à l’horizon de nouveaux ports.
-
- J’ai souffert, j’ai souffert de n’être plus toi-même.
- Pourquoi faut-il que l’eau déserte la montagne?
- Ta vie était immense et j’aimais ton poème...
- Que ton cher souvenir me garde et m’accompagne.
-
-Certes, Olivier de La Fayette sent la nature, la terre et le ciel
-_d’Auvergne_, _des Cévennes_, _du Velay_, _de la Limagne_, auxquelles il
-dédie une grande partie de son volume... Mais il dépasse vite: «La
-profondeur ni la beauté du ciel étoilé ne sauraient satisfaire, même un
-instant, le désir de l’infini, que pourtant elles avivent.
-L’inconscience de la matière suffit à nous rendre plus étrangère que son
-indifférence même.» Ainsi argumente le poète, à propos d’une de ses
-inspirations. Aussi s’évade-t-il au plus tôt du décor étroit des pays et
-des saisons, à la poursuite du Mystère que ne lui masquent pas
-d’éphémères apparences:
-
- Les feuilles, cette année, étaient trop vigoureuses,
- Encore pleines de sève au moment des gelées;
- Et l’hiver a surpris ces pauvres malheureuses
- Qui grelottent déjà sous les nuits étoilées.
-
- Nous n’aurons point les belles feuilles de novembre
- Qui tombent lentement, une à une, en silence...
- Feuilles d’automne, feuilles rouges, feuilles d’ambre,
- Tournoyantes dans l’air calme de somnolence.
-
- Nous n’aurons pas les belles feuilles mordorées,
- Les feuilles sans regret qui tombent d’être mûres...
- Le vent brutal arrachera ces éplorées,
- Et le bois douloureux aura de longs murmures,
-
- Où de la tige saine à la pointe roussie,
- La mort prendra soudain la feuille bien vivante...
- --Entends dans la forêt ces frissons d’épouvante...
-
-... Les voici, les belles feuilles de novembre, à ces arbres, à ces bois
-roux dont il invoquait la muse! Par Arlanc, Saint-Alyre, la Chaise-Dieu,
-le lac de Malaquet, quelle communion d’or et de flamme,--qui semble
-processionner vers le Puy, vers la stèle du poète... Avec les bouleaux,
-les peupliers, les hêtres, les cerisiers, les vinaigriers, d’autres dont
-je ne sais pas les noms, ce sont toutes les roses, tous les rouges,
-toutes les pourpres, tous les carmins de la palette, du feu, du corail,
-de la chair, des pierreries, des fleurs, des aurores et des couchants.
-Comment avec des mots redire l’apothéose de cette fin d’après-midi
-d’arrière-saison, au long de ce train-omnibus qui, par tant d’arrêts,
-peut-être, voulait témoigner qu’il n’était pas pressé de quitter ces
-merveilleux parages! Nulle part encore, je n’avais assisté à pareille
-féerie, à si outrancière et délicate débauche de couleurs et de nuances,
-du vinaigrier éclatant comme un brasier d’incendie parmi les verts
-sapins, au svelte et haut peuplier à pâleurs d’ambre, laissant tomber
-des jaunets de cuivre clair comme la menue monnaie de ce fabuleux
-inventaire de la fin des beaux jours! Mais à grands seaux de ténèbres,
-la Nuit va noyer ces flammes précaires, ces feux rapides de la forêt
-éphémère.
-
- Ah! garde en toi ce ciel immobile et si doux
- Sur le mauve horizon de l’Automne qui meurt,
- Déjà le val profond fait monter des vapeurs
- Au front du Soir fragile et qui tombe à genoux!
-
-La jeunesse méditative d’Olivier de La Fayette ne se satisfait pas des
-spectacles de la nature environnante. Il aimait les paysages de la
-contrée natale. Son œuvre est imprégnée de leur forte et sainte
-atmosphère. Mais le problème de la destinée hantait sa pensée, comme
-tourmentée de l’angoissante échéance:
-
-«J’ai trop songé, ce soir, aux choses lumineuses...» dira-t-il, en cet
-admirable poème du _Bourdon_, du symbolique insecte dont il suit
-nostalgiquement l’évasion vers le ciel!
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
- Une odeur de résine alourdit le sous-bois
- Où craquète l’aiguille jaune; et, chaque fois,
- Que je resonge, ô jour, à cette solanée
- D’où monta le bourdon brutal vers la clarté,
- Je sens, ivre d’un vain désir d’immensité,
- Battre en ma chair pesante une aile emprisonnée.
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
- D’une touffe de peluche,
- D’un paquet d’herbes moussu,
- S’élevaient des chants de ruche,
- Des appels sourds et confus.
-
- Devant moi, je crus entendre,
- Douloureux frémissement,
- Je ne sais quel désir tendre,
- De l’immense firmament,
-
- Et je cherchais dans la mousse
- Près des brins d’or velouté,
- Quelle vie obscure et douce,
- Voulait boire à la clarté.
-
- Sous la mauve solanée,
- Aux macules de sang noir,
- Une bête emprisonnée
- Qu’on pouvait à peine voir,
-
- Bourdon frêle, ombre velue,
- Captif grave, plein de nuit,
- Tout emmaillotté de glue,
- Murmurait l’étrange bruit.
-
- Patte prise, ailes collées,
- Il était beau, l’être lourd,
- Dans l’effort de l’envolée,
- Vers la joie et vers le jour.
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
- Vers les saules d’étain vibrent les guêpes claires...
- Midi chaud fait saigner la lèvre des glaïeuls...
- On entend des bruits d’eau sous les calcéolaires,
- Et la chanson des abeilles dans les tilleuls.
-
-. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
-
- Ton vol frappe l’air tiède et tressaille si vite
- Que tu ne peux monter vers la vie éperdue
- Qu’en t’agrippant aux brins jaunis des fleurs moussues
- Que la brise d’été, pleine de baume, agite.
-
- Mais, soudain, l’aile ardente a trouvé l’équilibre;
- Il s’élève, emporté vers quelque but fatal,
- Sur les agneaux dorés, bleus dans l’ombre du vol,
- Et sur les hauts taillis, odorants, dans l’air libre;
-
- Et sans voir le ruisseau ni les aulnes mielleux
- Où les martins-pêcheurs sont des joyaux qui passent,
- Il monte conquérant candide de l’espace,
- Pèlerin puéril des lourds infinis bleus,
-
- Dépasse des bouleaux la feuillaison penchante,
- Rayonne en prismes et bourdonne éperdûment,
- Et croyant que ce bruit, c’est tout l’été qui chante,
- Confond la vie entière à son bourdonnement.
-
- Ah! Campanule, ouvre à mourir ton urne noire,
- Et toi, goutte-de-sang, ton cœur d’amour! Les cieux
- L’appellent. L’astre luit et brûle; il veut y boire,
- Loin du parfum d’en bas qui rampe... Insoucieux
-
- De tout un champ d’iris qui tend ses fleurs de soufre,
- L’être clair, qui se croit l’âme du jour vermeil,
- Ébloui, transparent, rose et mauve, s’engouffre
- Dans la corolle incandescente du soleil!
-
-_La Montée!_ C’est vers par vers qu’il faudrait suivre l’ascension
-passionnée du poète:
-
- Vérité! Vérité! je t’aurai tant nommée,
- Je t’aurai tant voulue et t’aurai tant aimée
- Que tu dois vivre un peu sous l’obscure ramée.
-
-La vérité, il la cherche en tous sens, jusqu’en l’espoir de la société
-future où, la matière vaincue, les hommes connaîtront la fin des labeurs
-ingrats; comme dans le _Rêve des Blés_. Mais le passage en ce monde est
-bref:
-
- Les saisons cueilleront la feuille qui se dore
- Et quand la neige lourde aux grands épicéas
- S’écroulera d’un coup sur le cerveau sonore,
- L’écho long du sol creux ne m’éveillera pas.
-
-D’ailleurs, le poète est prêt à rendre à la Nature tout ce qui lui vient
-d’elle:
-
- --Oh! vois-tu, ce que je t’ai pris à toi, Nature,
- Ces longs sommeils dorés au flanc du val,
- Ces silences devant tes monts aux lignes pures,
- Ces frissons si profonds qui m’ont fait tant de mal.
-
- Ces yeux bleus étonnés des teintes de l’automne
- Sous les érables fraternels prompts à gémir,
- Ce pouvoir de fixer la couleur que tu donnes
- Au ciel d’héliotrope où le soir va mourir...
-
- Tout cela, tout cela, tu peux me le reprendre,
- Car, si j’en fis du songe et de vaines douleurs,
- Le temps silencieux en ferait de la cendre,
- Et, toi, tu sais, dans l’ombre, en refaire des fleurs.
-
- Voici ma chair, mes sens, ma vie et ma tristesse,
- Tout ce que j’ai subi, sans l’avoir désiré,
- Et ces vagues langueurs et ces troubles ivresses,
- Dont j’ai bu le vertige, en le croyant sacré:
-
- Emporte... Un seul désir purifia mes heures,
- Que je ne veux pas rendre et ne puis te devoir,
- J’en ai voué l’image à tout ce qui demeure,
- Et qui n’est pas venu des souffles de ton soir...
-
-Du poète de _la Montée_, je ne voulais que citer quelques strophes, pour
-prêter leur musique à ce décor sublime, vers le plateau de la
-Chaise-Dieu. Or, il se trouve que l’œuvre d’Olivier de La Fayette, d’une
-telle inspiration, n’est pas de celles où l’on découpe le refrain léger
-qui se suffit et suffit souvent pour caractériser la manière, les
-tendances, le talent d’un artiste. Ici, à travers le monument inachevé,
-une voix s’impose, irrésistible. On a prononcé les noms de Maurice de
-Guérin, de Sully-Prud’homme, d’Alfred de Vigny, de Pascal. On pourrait
-en prononcer d’autres. Toutes les possibilités étaient dans ce jeune
-homme, marqué de génie, il faudrait toute une étude pour analyser le
-développement ardent de sa pensée jusqu’aux souveraines altitudes. Il
-faudrait des pages et des pages pour le situer parmi la génération, dont
-il se rapprochait par quelque symbolisme, mais dont il s’éloignait et
-qu’il domine par sa clarté toute méridionale. Il est du Velay des bons
-troubadours. Il a fréquenté les félibres de Toulouse. Il était ennemi
-des techniques étroites. Son vers est abondant, lyrique et solide,
-harmonieux, précis, direct. _La Montée!_ Jusqu’où ce vertigineux enfant
-n’aurait-il pas escaladé. Il se cherchait encore:
-
- O mon âme! Étrangère en ta propre demeure
- Tu parcours tout mon être, étonnée et craintive,
- D’avoir en vain cherché la raison de ton leurre...
- Ta nostalgie inconsolable de captive
- Se mêle au temps muet qui coule, heure par heure,
- Dans le morne océan sans écume et sans rive...
-
-Pourtant:
-
- Tu sens à ton amour pour la Vie, ô mon Rêve,
- A ton amour pour la musique et pour les êtres,
- Qu’il n’est rien qui commence en toi, rien qui s’achève.
- Le rythme universel te guide et te pénètre,
- Les germes éclosant des graines que tu sèmes,
- Et tout se lie autour de nous, et sur toi-même...
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
- Ah! se sont-ils trompés pour jaillir et verdir
- Les surgeons souterrains à la tête rosée
- Dont l’effort végétal est presque du désir?
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
- Sous le rouge soleil et la lourde rosée,
- Hors des terreaux profonds et mouillés, vers le jour,
- Chaque feuille argentée ouvre un jeune velours,
- Et, dans la brume lumineuse et reposée,
- Chaque fragile tige a des gestes d’amour...
-
-Ainsi, des _Étoiles_ sa vision retombait à la terre natale, dont il
-restituait avec grandeur les tableaux familiers:
-
- Sous l’écorce d’argent la sève roule en fleuves.
- Le peuplier garde un rayon dans ses hauteurs.
- Il a plu. Les troncs durs lancent des pousses neuves
- Et la terre se trouble, ivre de ses moiteurs.
-
- Là-bas, dans les parfums d’ombre tiède où les aulnes
- Fléchissent sous le poids des ramures mielleuses,
- Couchée entre des boutons d’or et des lis jaunes
- Contre le fond grenat du talus qui se creuse,
-
- Une vache mugit vers la première étoile...
- Et l’odeur du troupeau, sa vapeur et la brume
- Qui flotte au haut du val et traîne comme un voile,
- Font sur le bétail sombre une gloire qui fume...
-
-Un volume de début, et un recueil posthume, le _Rêve des jours_, et la
-_Montée_, où l’on a rassemblé l’œuvre inachevée, d’un si haut vouloir,
-de tant de chaude intelligence, d’une si personnelle sensibilité...
-Mais, à chaque page, la beauté luit, la pensée flambe, comme l’or à
-l’arbre élancé «qui garde des rayons dans ses hauteurs». Destinée
-brûlante et courte, qui, plus que sur une stèle sculpturale, aurait pu
-s’inscrire sur une de ces aiguilles de lave figées dans leur
-jaillissement volcanique, qui prête aux paysages _Vellaves_ de tels
-aspects titaniques et foudroyés.
-
-Olivier Calemard de La Fayette était bien le fils grave et ardent de
-cette Auvergne vellave. On a prononcé, ai-je dit, les noms de Pascal et
-d’Alfred de Vigny? On pouvait, pour le poète de vingt-neuf ans, qui, se
-sachant perdu à bref délai, quelques semaines avant sa mort, se
-résignait avec une telle noble fermeté, ne s’abandonnant pas à maudire
-d’avance, «un ordre dur, inexplicable ou vain».
-
- Laisse la tiède nuit t’envelopper; tu l’aimes,
- Et tu goûtes pensivement la volupté
- De recréer en toi son infini lacté,
- Lorsque, sous tes paupières lasses qui la voilent,
- Tu la vois plus profonde et plus pleine d’étoiles.
- Et cachant d’autres nuits sous cette profondeur,
- Toi qui tiens l’Univers sans borne dans ton cœur,
- Sache trouver, avant l’aube neuve, une joie
- A te bien contempler sous le sort qui te broie;
- Et puisque tu ne peux, hélas! vivre tes jours
- Où ton âme trop haute eût voulu trop d’amour,
- Puisque tu ne connais ni ton but, ni ta cause,
- Et puisque les trois blocs de marbres blancs et roses
- Où tu voulus sculpter toi même ton Destin
- Sont tombés tour à tour en poudre sous ta main,
- Ne devant désormais dans l’humaine lumière
- Ni jouir, ni savoir, ni créer,--considère...
-
-
-
-
-CHAPITRE XXII
-
-Le tombeau de Mistral.--Le _Pavillon de la Reine-Jeanne_.--L’épitaphe
-anonyme.--C’était un roi de Provence...
-
-
-J’ai liquidé l’enclos de Maussac, où j’étais installé depuis 1899 pour
-mon fils à qui je voulais faire des muscles montagnards, une âme
-auvergnate, où je revenais avec tant de joie de mes courses brûlantes en
-Extrême-Orient. Des raisons matérielles me rappelaient à Paris. Le gamin
-n’avait pas trop à se plaindre, puisque son adolescence allait s’écouler
-parmi les arbres séculaires de Malmaison. J’imagine que des récifs
-bretons aux volcans d’Auvergne et aux ombrages napoléoniens, le décor où
-sa vie fut située jusqu’à la dix-huitième année n’aura pas manqué de
-grandeur, de variété ni d’agrément; mais il faut être avancé dans la
-vie, pour goûter les souvenirs d’enfance! Je ne quittai pas Arpajon sans
-mélancolie, mais je fus consolé,--quant à l’enclos--à mon premier
-retour, presque tout de suite. Une grandiose allée d’arbres, qui
-faisaient voûte, du bourg vers la gare, avaient été abattus. Une scierie
-bruyante et encombrante fonctionnait, de l’autre côté du chemin. Le
-nouveau cimetière s’établissait, découpant, là-bas, les prés, de ses
-murs lugubres. C’en était fini des beaux jours de Maussac,--dont nous
-n’aurons pas eu, du moins, à supporter l’enlaidissement et la déchéance.
-
- * * * * *
-
-Dorénavant, deux ou trois fois l’an, je gagnai la Provence par
-l’Auvergne, Maillane par Vielle et Aurillac, le lent et pittoresque
-trajet par la montagne.
-
---Vous verrez Mistral, me disait Vermenouze.
-
---Vous avez vu Vermenouze, interrogeait Mistral. Quelles nouvelles?
-
-Hélas, de plus en plus mauvaises; les médecins expédiaient le malade,
-tantôt à Amélie-les-Bains, tantôt à Hyères; il n’en revenait pas
-amélioré.
-
-De Maillane, quel splendide espoir, par contre, je rapportais!
-Vieillesse est un substantif qui ne pouvait s’employer pour le père de
-_Mireille_. Tel je le quittais, au printemps, tel je le retrouvais en
-automne. Jamais, il ne parlait de sa santé. Les déjeuners avec Mistral
-sont peut-être les seuls où je n’aie jamais entendu parler régime! Par
-exemple, jamais je ne l’ai vu plus allègre et droit, que l’après
-déjeuner où il nous conduisit au cimetière admirer son tombeau.
-
-Vraiment, il faisait un temps à parler de la mort: l’orage s’abattait en
-trombes apocalyptiques sur les vendanges inachevées; le désastre
-s’acharnait sur la vigne...
-
-Ce fut le début de la conversation, à Maillane, dans la blanche salle à
-manger que Paul Arène comparait à l’intérieur d’un phare. Mais ici, la
-lampe ne s’éteint jamais, il y brûle, sans cesse, la flamme géniale du
-poète.
-
-Mistral nous faisait goûter son raisin. Il avait donc des vignes? Non,
-plus de vignobles, un petit clos pour son dessert, et sa bouteille
-personnelle. Après avoir planté, comme tout le monde, il y a une dizaine
-d’années, escomptant la facilité du bénéfice, il avait bientôt arraché
-ses vignes, reculant devant la dépense du matériel, de la _vaisselle
-vinaire_!
-
- * * * * *
-
-A ce moment, la servante parle à l’oreille du maître, qui sort, rentre
-peu après, pose sur la nappe des papiers, une facture dont il nous
-montre le timbre frais acquitté:
-
---Je viens de verser quinze cents francs à mon entrepreneur... Vous ne
-vous douteriez pas pour quel travail?... Eh bien! j’ai fait faire mon
-tombeau...
-
-(En Annam, en Chine, souvent mes hôtes m’avaient montré leurs monuments
-funéraires, construits d’avance, qui font partie, pour ainsi dire, d’un
-mobilier usuel tant soit peu confortable... En France, c’est plus
-rare...)
-
-Les yeux de Mme Mistral s’embrument; l’admirable et tendre épouse
-s’attriste du tour que prend la causerie, mais cela ne saurait durer...
-Comme le vent chasse les noirs nuages, d’une voix joyeuse, d’un geste
-dominateur, le Maître refoule si loin les pensers lugubres!
-
-Jamais Mistral ne m’était apparu aussi en verve, d’une telle fougue
-juvénile, si robuste et si droit dans sa fière stature: il semble bien
-commander au Temps! Aussi, Mme Mistral s’est rassérénée et conte à son
-tour des traits de la race, ce mot d’une jeune fille toujours gaie, qui
-disait:
-
---Chez nous, c’est de famille, on meurt en riant!
-
-C’est dans une journée aux Baux, parmi les ruines merveilleuses, devant
-le Pavillon de la Reine-Jeanne, que l’idée de son tombeau a traversé
-l’esprit du promeneur...
-
-Mais comment rendre cette parole qui a des ailes, ce geste qui fait de
-la lumière! La tempête peut s’amonceler au dehors: nous sommes dans le
-phare où brille la radieuse clarté. Quel discours exquis sur la gloire,
-sur la gloire éphémère, sur la postérité chanceuse... Nous citons
-Homère, Virgile... Mais l’auteur du Poème du Rhône est sceptique:
-
---Qui lirait l’_Odyssée_ et l’_Énéide_, si ce n’était aux programmes
-scolaires?
-
-Il n’inscrira donc pas même son nom sur la pierre funèbre, mais cette
-épitaphe seulement, qu’il me confie:
-
- Non nobis, domine, non nobis
- Sed nomini tuo
- Et Provinciæ nostræ
- Da Gloriam...
-
-Ce n’est pas pour lui, mais pour Dieu, et à la gloire de la Provence,
-que s’élèvera le monument...
-
---Oui, je sais bien comment cela se passera... Tenez! je viens de
-l’expliquer en vers... Je vais vous les lire...
-
-
-MON TOMBEAU
-
- Sous mes yeux je vois l’enclos--Et la coupole blanche--Où, comme les
- colimaçons,--Je me tapirai à l’ombrette.
-
- Suprême effort de notre orgueil--Pour échapper au Temps vorace,--Cela
- n’empêche pas qu’hier ou aujourd’hui--Vite se change en long oubli!
-
- Et quand les gens demanderont à Jean des Figues, à Jean
- Guévré:--«Qu’est-ce que ce dôme?» ils répondront:--«ça c’est la tombe
- du Poète,
-
- Poète qui fit des chansons--Pour une belle Provençale qu’on appelait
- Mireille; elles vont,--Comme en Camargue les moustiques,
-
- Éparpillées un peu partout!--Mais lui demeurait à Maillane--Et les
- anciens du terroir--L’ont vu fréquenter nos sentiers.»
-
- Et puis un jour on dira: «C’est celui--Qu’on avait fait roi de
- Provence...--Mais son nom ne survit plus guère--Que dans les chants
- des grillons bruns.»
-
- Enfin, à bout d’explications,--On dira: «C’est le tombeau d’un
- mage--Car d’une étoile à sept rayons--Le monument porte l’image.»
-
-Lecture émouvante s’il en fut, mais Mistral ne semblait pas, ne voulait
-pas prendre garde à notre trouble.
-
---Et puisque je l’ai payé, nous pouvons aller le voir.
-
-En route pour le cimetière proche, parmi les dalles sombres et les
-mausolées de village, s’élève une jolie réplique du Pavillon de la Reine
-Jeanne si gracieux avec sa coupole légère, ses arcades élégantes, ses
-sveltes colonnettes...
-
-Mistral, rêvant que le paradis devrait être la réalisation de ce que
-l’on a souhaité sur terre, pense qu’il sera bien sous ce kiosque
-charmant, pour tenir une éternelle _Cour d’Amour_. Avec l’Étoile du
-félibrige, le masque de son chien Pan-Perdut, quelques «Belles-têtes»
-seront sculptées aux clefs de voûte des Arlésiennes:
-
---Il ne faut pas oublier celles qui nous ont inspiré, murmure le
-poète...
-
-Retournant à sa maison, il se félicite encore.
-
---Si je m’étais adressé à un architecte il m’aurait fabriqué un monument
-funéraire... Or je voulais quelque chose à mon goût... Cela en vaut la
-peine, c’est pour longtemps. Il y a quelques branches du jardin qui me
-le cachent un peu, je vais les faire abattre... Je suis très heureux à
-la pensée que je serai bien logé pour l’éternité!
-
-
-
-
-CHAPITRE XXIII
-
-La fin de Vermenouze.--Douceur et sagesse.--Les arbres d’Hyères.--Le
-dernier Noël.--L’Auvergne en deuil.
-
-
-Cela dura deux ou trois ans, où, à travers de brèves reprises, il se
-sentait perdu. Il fut incomparable de foi, de sérénité, de bravoure. Il
-nous a légué le plus pur exemple de résistance humaine dans
-l’acceptation morale du déclin physique, du rétrécissement des horizons
-où s’était plu sa robuste activité. La verve du conteur, le rire ont
-disparu. La mélancolie et la tristesse sont venues, mais une âme
-imprévue d’exquise douceur se révèle. Le caractère ancien du capiscol
-nous paraissait dans son inspiration félibréenne tout de loyauté, mais
-non sans rudesse; maintenant, le montagnard s’est dépouillé de sa
-rugosité. Par la foi, il a opéré le miracle de réformer un tempérament
-jadis prompt et volontaire, désormais soumis à la loi divine; nulle
-plainte ne s’échappe de ses lèvres et c’est dans des strophes qui n’ont
-plus rien de terrestre, d’une adorable pureté de forme, qu’il jette un
-précieux regard sur les heures évanouies:
-
- Vous avez attristé mon cœur, frappé ma chair,
- O Seigneur, dispersé mes espoirs et mes rêves,
- Et courbé mon orgueil comme un arbre des grèves
- Sur qui passe le vent farouche de la mer.
-
- Le sang tumultueux qui coulait dans mes veines
- Est ainsi qu’un torrent d’été presque tari;
- Il ne réchauffe plus mon cœur endolori;
- Et ne fait plus gronder en moi ses douleurs vaines.
-
- Je ne peux plus aller rêver parmi les champs
- Au milieu des gazons que mouille une eau sonore,
- Ni contempler les bois fumeux baignés d’aurore
- Ou les pourpres mélancoliques des couchants.
-
- Je ne vois plus le ciel qu’à travers mes fenêtres,
- D’où je découvre un large horizon de sommets,
- Par l’automne aujourd’hui tristement embrumés,
- Et plus près, un coteau crayeux, bordé de hêtres.
-
- Les monts sont gris, le bois rouillé, le coteau nu;
- Mais malgré sa pâleur froide, ce paysage
- Garde pour moi le charme attendri d’un visage
- De parent humble et doux qu’on a toujours connu.
-
- Et par ces monts lointains dont ma vue est ravie,
- Et ce lambeau de ciel, et ces arbres en deuil,
- Je peux encor jouir, sans quitter mon vieux seuil,
- De ce qui fut la grande ivresse de ma vie.
-
- Et je reconnais là votre cœur paternel:
- Vous mesurez le vent à la brebis tondue,
- Et desserrez, avec une tendresse émue,
- Avant de les briser, tous nos liens charnels.
-
- Vous m’avez révélé l’attrait des humbles choses
- Du bon fauteuil d’hiver où je rêve, où je lis,
- Et l’été sous de frais ombrages recueillis,
- Du banc de châtaignier qu’enguirlandent des roses.
-
- Vous m’avez fait aimer comme des amis sûrs
- Mes gros cahiers, ma lampe à la clarté d’or pâle.
- Mes livres et ma pipe aux bleuâtres spirales,
- Qui volent, emportant mes rêves vers l’azur.
-
- Vous voulez bien, Seigneur, que l’amitié fidèle
- Glisse, discrète et souriante, autour de moi;
- Et qu’en mes jours fiévreux, mon front sente parfois
- Le frais attouchement de mes mains fraternelles.
-
- Votre charme et votre douceur sont infinis;
- Et pour le miel que vous versez dans mon calice,
- Pour la bonté dont vous mêlez votre justice,
- Pour votre œuvre d’amour, Seigneur, je vous bénis.
-
-De plus en plus, il devait s’enfermer au logis, émacié, fiévreux, contre
-la cheminée où s’immobilisaient ses fusils:
-
- Maintenant, je suis las et vieux; mais de mon seuil,
- Où je viens réchauffer au soleil ma chair pâle,
- Je puis encor, mêlant cette joie à mon deuil,
- M’emplir l’âme et les yeux de ma terre natale.
-
-Et Vermenouze redit les anciens, qu’il avait évoqués si gaillardement,
-naguère, dont les ombres chrétiennes lui apparaissent, consolatrices:
-
- Et c’est pourquoi, tandis que d’agrestes parfums
- De sillons et de bois pénètrent dans ma chambre,
- Par cette après-midi brumeuse de novembre,
- J’ai laissé ma pensée aller vers ses défunts.
-
- Plusieurs furent des saints, des cœurs graves et tendres
- Que consuma discrètement l’amour divin:
- Ils sont nos protecteurs, et ce n’est pas en vain
- Qu’une odeur de vertus monte encor de leurs cendres.
-
- D’autres, tout simplement, furent de braves gens,
- De vaillants laboureurs, imprégnés d’Évangile,
- Qui jeûnaient en carême et les jours de vigile,
- Et dont la grange était ouverte aux indigents.
-
- Penchés durant six jours sur la glèbe natale,
- Ils ne se reposaient que le septième jour,
- Et partaient frais rasés, pour l’église du bourg,
- Sitôt que souriait l’aube dominicale.
-
- Tout l’hiver, ils battaient leurs blés jusqu’à la nuit,
- Fauchaient l’été, faisaient de grands labours l’automne
- Et cette vie active, encor que monotone,
- Éloignait de leur seuil la tristesse et l’ennui.
-
- Le soir, groupés autour d’une table massive,
- Ils soupaient sobrement de lard et de pain brun,
- Puis s’endormaient, après la prière en commun,
- Dans de gros draps rugueux qui sentaient la lessive.
-
- A leur foyer, sur qui planait un crucifix,
- Trois générations s’asseyaient côte à côte,
- La même cheminée accueillant sous sa hotte
- Et sur les mêmes bancs aïeuls et petits-fils,
-
- Et, dans cette maison vivante et bruissante,
- Les vieillards souriaient avec un doux orgueil,
- Tout fiers de voir, avant de descendre au cercueil,
- Leur rude toge encore une fois florissante.
-
- Eux, aussi, subissaient les humaines douleurs,
- Les deuils cruels et les traîtrises de la terre;
- Mais, la foi leur prêtant son appui salutaire,
- Ils attendaient, sans murmurer, des jours meilleurs.
-
- Et quand la mort, parmi ces simples et ces sages,
- Entrait comme un voleur au pas silencieux,
- Celui qu’elle frappait se tournait vers les cieux,
- Sachant que le tombeau n’est qu’un lieu de passage.
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
- Nous mangeons à leur table et dormons dans leurs lits;
- Les durs granits de notre seuil, luisants d’usure,
- Ce sont leurs lourds sabots à l’épaisse ferrure
- Qui longuement et lentement les ont polis.
-
- Tout nous parle encor d’eux, les êtres et les choses,
- Un espalier qu’ils ont greffé, notre vieux chien,
- Qui connut les derniers partis et s’en souvient,
- Le jardin qu’ils aimaient et qui leur doit ses roses.
-
- Je rêve d’eux, l’hiver, sur mon banc de noyer,
- Près de l’âtre et je pense, en regardant la flamme,
- Que c’est la lueur chaude et tendre de leur âme,
- Qui revient, un instant, réjouir le foyer.
-
-Seul, dans sa sagesse, Verlaine, en une accalmie de retour à la foi, a
-pu écrire des hexamètres de cette pure et touchante simplicité. Voilà,
-après une existence d’émigrant et de célibataire, voilà Vermenouze, qui
-n’était pas sans quelques habitudes invétérées de vieux garçon, tout
-fondu, en douceur, en tendresse infinie, à l’emprise de son cher
-entourage, fermant les yeux de sa mère, gâtant ses nièces, rimant des
-propos de noces émus:
-
- Toi, ma nièce, tu vas franchir ce seuil bénit,
- Partir de ce foyer, pour en fonder un autre,
- Mais le Bon Dieu permet que ce soit près du nôtre,
- Et tu viendras souvent retrouver le vieux nid.
-
- Et chaque fois que sur ta porte hospitalière,
- L’on verra refleurir ton sourire vermeil,
- Ce vieux nid se fera gai comme une volière,
- Dans laquelle pénètre un rayon de soleil.
-
- Tu reviendras, les bras ouverts, pleins de caresses
- A cet humble logis de paix et de douceur,
- Vers celle qui t’aime plus qu’on n’aime une sœur,
- Celle qui vit du souvenir de tes tendresses.
-
- Et nos cœurs renaîtront à tous les beaux espoirs
- Et tes parents seront radieux, et moi-même,
- L’oncle morose, au front toujours rêveur et blême,
- En ton honneur, je chasserai mes oiseaux noirs.
-
-Cependant, il fallait fuir les boues où se détrempait Vielles, dès
-l’automne, pour des climats plus propices. Vermenouze faisait cette
-concession à ses docteurs. Il ne s’y trompait pas: ne racontait-il pas
-ce trait sinistrement avertisseur d’un hôtel de la Côte d’azur, où l’on
-refusait de le loger, à son apparence trop maladive. Aussi, est-ce sans
-forte conviction qu’il se chauffait à «ses derniers soleils»;
-remerciant, par exemple, les arbres d’Hyères:
-
- Vous tous, arbres des bords méditerranéens,
- Qui si longtemps, avez offert à ma névrose
- L’abri tiède de vos bosquets élyséens,
- Je vous quitte à regret et je vous remercie.
-
- J’ai senti, grâce à vous, ma souffrance adoucie;
- Et vos tièdes senteurs, vos brises, vos fleurs d’or,
- L’air vierge de la mer, la splendeur du décor,
- Ont rouvert tout mon être aux charmes de la vie.
- Un peu de votre sève a coulé dans mon sang,
- D’un peu de rêve encor mon âme s’est fleurie.
- Et je pars, non guéri, pourtant vous bénissant
- D’avoir de l’éventail dentelé de vos palmes
- Fait sur mon front fiévreux descendre un souffle frais,
- Et versé dans mon cœur qui s’enchante et se calme,
- O bons samaritains, votre ombre et votre paix!
-
-De-ci, de-là, il m’expédiait quelque bref billet, quelque carte
-illustrée à mon fils. Soit à Noël, soit au jour de l’an, il ne manquait
-jamais de nous envoyer ses souhaits. Son dernier mot est du 24 décembre
-1914:
-
- Vielles, le 24 novembre 1914
-
- Merci, mon cher ami; Rozès de Brousse m’a communiqué votre charmant
- article de l’_Avenir du Tonkin_. Je n’ai ni la force ni le courage de
- vous écrire plus longuement: jamais je ne me suis senti si fini. Bonne
- année tout de même et bonne accolade à Charley. Les miens vous offrent
- leurs amitiés.--Je viens de passer une semaine au lit.
-
- Aujourd’hui, il fait une journée splendide.
-
- A. VERMENOUZE
-
-Le 8 janvier suivant, il mourait.
-
- * * * * *
-
-L’Auvergne est en deuil de son poète, et je pleure l’ami de vingt ans
-que mon affection ne séparait pas de la nostalgie de la petite patrie.
-Il m’était bien impossible de penser à notre pays sans voir Vermenouze.
-Il m’apparaissait comme une âme vivante, entre les puys de nos volcans
-éteints. Après des siècles de silence de nos montagnes il avait jailli
-comme une lave nouvelle,--aujourd’hui glacée... Maintenant sur quel
-sommet, dans quelles vallées ne serai-je point assailli de la noire
-douleur d’être seul,--quand, à peu près partout, nous avions passé,
-fraternellement, ensemble.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXIV
-
-En août 1914: Regard en arrière.--Vermenouze patriote.--L’aigle et le
-Coq.--Un vieux de la vieille.--Les traductions de Vermenouze: Jous la
-Cluchado.--Inspiration et philologie; Omperur et Empéradour.--A
-l’Auvergne...
-
-
-Par quel soir, j’entends votre voix d’outre-tombe, mon cher grand
-Vermenouze!
-
-Au dix-septième jour de la mobilisation, 18 août 1914.
-
-Des mois et des mois, j’avais abandonné ce livre juste aux chapitres où
-je devais magnifier votre œuvre. J’avais délaissé l’Auvergne, pour des
-voyages, qui vous eussent enthousiasmé, au Maroc, et puis en Bretagne,
-et, ensuite, à travers Danemark, Norvège et Suède; il y a, à peine, six
-semaines, je rentrais par l’Allemagne, je m’arrêtais à Hambourg, à
-Cologne, à Liège! En Afrique, j’étais allé par l’Espagne, par notre
-Espagne auvergnate. A chaque station, je me rappelais nos projets de
-collaboration d’un roman sur l’émigration hispano-cantalienne! Au retour
-de la randonnée dans le bled, je me reposais vers la pointe du Raz, que
-vous aviez visitée lors de votre séjour en mon manoir de Locquémeau:
-
- Nous, nous avons les monts; vous avez l’Océan.
- Deux mers: la vôtre bouge et la nôtre est figée,
- Mais cabrée et debout, après un bond géant.
- Elle s’est en plein ciel, à jamais érigée...
-
-Puis vers le Nord, je vous avais oublié un peu. Mais, soudain, votre
-souvenir, impérieusement, a bondi sur moi; j’acquitte une dette, pour
-laquelle il n’est pas de moratorium: vous voulez que je dise quel
-patriote vous étiez, avec un magnifique espoir...
-
-Il n’y a pas trois semaines, je souriais de ces annonces de guerre.
-
-Sans doute, au Congrès de la Presse de Copenhague, où nous nous étions
-rencontrés avec une tourbe d’Allemands compacts et agressifs, j’avais dû
-m’avouer que des rapports policés étaient difficiles avec cette brutale
-engeance, toute ruée à la pâture des banquets. De ces télégrammes de
-conflits diplomatiques ma génération en a tant lus, depuis près d’un
-demi-siècle! On se battrait, pour ces histoires de Serbie? Quelle
-plaisanterie! Et voici que les peuples se ruent à la bataille, deux
-millions d’hommes s’échelonnent aux frontières. Paris s’est vidé de ses
-forces vives. On ne sait rien, sinon que d’immenses armées se hâtent
-pour une lutte formidable, comme il ne s’en est peut-être jamais
-déclarée. Ceux que l’âge condamne au plus cruel loisir demeurent
-désemparés sans plus d’âme que les vieilles barques échouées à pourrir
-sur le rivage. Impossible de travailler, de s’attacher à rien. C’est le
-plus merveilleux été de chaleur et de fleurs, de caniculaire torpeur et
-de silence. Tout repose, dans une sieste fastueuse, le tumulte habituel
-des travailleurs, des machines, des bêtes, du plaisir, anéanti...
-
-Je suis seul, mon fils surpris en vacances dans un village de Normandie,
-d’où il m’écrit sa volonté de s’engager à Rouen, à Paris? il ne sait,
-avec les difficultés des parcours[50]... Quelle angoisse!... Je suis
-seul, désorbité... Je fais la ronde, à travers le château, la mémoire
-écrasée de tout ce passé... Ici, Bonaparte revenant d’Égypte, de
-Marengo... De ce cabinet Napoléon est parti pour Sainte-Hélène... Ces
-arbres centenaires, ces obélisques commémoratifs sont troués des balles,
-des biscaïens de 1815, de 1870... J’ai froid, j’ai peur... Je me réfugie
-dans le studio exotique où j’ai réuni mes quelques bibelots
-d’Extrême-Orient. Dans ce cadre reculé, où s’exilent des Bouddhas des
-plus lointaines pagodes d’Extrême-Asie, s’entassent la centaine de
-volumes et la documentation de ce livre en préparation... Je n’ai guère
-de goût à m’y remettre... Cependant, si je pouvais travailler: où en
-étais-je?... A Vermenouze, toujours, naturellement! Naguère, j’ai dit le
-_chasseur de sauvagine_. Je voulais ensuite raconter le Celte
-irréductible,--qui le 24 juin 1895, au théâtre d’Aurillac, recevait le
-Capoulié _Félix Gras et les Félibres_, en récitant _l’Aigle et le Coq_:
-
- [50] Charles-Jean Ajalbert a rejoint le 113e régiment d’infanterie le
- 15 septembre, à Rouen.
-
- ... Je ne viens pas vous parler d’harmonie, d’union, d’humanité
- pacifique; car la France est blessée, encore, trop au vif. Je vais
- chanter l’épée héroïque.
-
- Et je crois que nous aurions tort de célébrer la paix,--tant que nous
- n’aurons pas mis en place--la chair, de notre chair, notre membre
- coupé,--notre Lorraine et notre Alsace.
-
-Vermenouze ne savait guère d’histoire de France que le commencement,
-qu’il avait appris à l’humble école des frères, et la fin, 1870-1871, où
-il avait servi, à vingt ans... Dans le deuil inconsolable de la défaite,
-c’est au passé glorieux de l’Auvergne que se retrempait sa foi dans la
-sûre revanche. Voici César, son cheval hennissant, avec du sang
-montagnard jusqu’au cou, foulant la chair vive du pays:
-
- Mais le cœur d’un grand peuple bat dans notre pays.
-
- C’est l’antre du lion; l’étranger n’y entre jamais sans
- péril,--l’étranger sur le sol de notre Auvergne--est toujours en
- péril!
-
- Car l’Auvergne a ses rochers pour rempart,--et de ses mâles forts elle
- a la chair.--Pour rempart,--l’Auvergne a sa montagne--et la chair de
- ses fils!
-
- Dans le ciel étoilé, un homme,--à la cime des puys s’est
- dressé.--Étoilé,--le ciel couronne d’astres--l’homme qui s’est dressé.
-
- Il méprise l’armure: une peau--d’ours sauvage lui sert de
- manteau.--Une peau--sur une cuisse velue--se déploie en manteau.
-
- Et de sa chevelure de Lion, rousse et dure, ressemble à une gerbe de
- blé mûr.--Roux et dur,--l’or blond de sa crinière--ressemble à du blé
- mûr.
-
- Comme un rayon de soleil, dans le vent,--sa moustache, là-haut, flotte
- et pend.--Dans le vent,--superbe, elle se déploie--et sur la poitrine
- lui pend.
-
- Il souffle dans une corne de taureau,--et fait retentir tout le
- Cantal.--Elle est d’un taureau--cette corne rauque,--qui beugle dans
- le Cantal.
-
- Les hommes à l’œil bleu sont accourus avec la hache à deux tranchants
- au poing, et les Latins reculent et César fuit...
-
- Et les montagnards fiers et velus,--remontent vers les pays et vers
- les sommets.--Fiers, velus, au poing la hache ébréchée,--ils remontent
- vers les sommets...
-
- Tu as bien fait ton devoir, mon pays.--Gloire à ton fils,
- Vercingétorix!--Mon pays,--gloire, gloire immortelle--à Vercingétorix!
-
-De cette rudesse, de cette simplesse épiques, il y a maintes strophes
-dans l’œuvre de Vermenouze.
-
- * * * * *
-
-_Un Vieux de la Vieille_, entre autres morceaux, est d’un héroïsme
-familier qui conquérait tous les auditoires. On gardait «Magne» pour la
-fin: Vermenouze ne pouvait prétexter qu’il ne savait plus:
-
---Nous vous aiderons.
-
-Nous le savions tous.
-
-
-UN VIEUX DE LA VIEILLE
-
- L’Empereur remarqua, un jour, la face dure,
- Brûlée par le soleil, hargneuse, renfrognée,
- D’un capitaine de grenadiers à cheval:
- Tout balafré, le nez tourné de bas en haut
- Par quelque fer de lance ou la lame d’un sabre,
- Et les poignets carrés, tels ceux d’un forgeron,
- Cet homme n’était pas gracieux plus qu’il ne faut:
- --«Qu’as-tu? fit l’Empereur, que diable te faut-il?
- «Ta figure me plaît; elle est mâle et guerrière;
- «Mais où prends-tu cet air si maussade et si rogue?»
- L’autre qui tenait prêt un fort joli discours,
- Ne trouvait plus les mots; il faillit rester court.
- Il réfléchit, cracha, se gratta bien la tête,
- Et, les doigts dans les poils de sa moustache rude:
- --Sire, dit-il, je suis un mauvais avocat;
- Quand je parle le sang me monte à la cervelle;
- Et, tenez, excusez un vieux qui sait se battre,
- Mais j’ai seulement trois galons, j’en voudrais quatre.
-
-Tout le récit est de cette verve gauloise et rapide:
-
- D’où donc es-tu? reprit tout à coup le César.
- --D’Auvergne, d’Aurillac.--Et tu t’appelles?--Magne;
- Je n’ai jamais manqué une seule campagne.
- Le grand tueur, dans son gilet plongea la main
- Et murmura: Allons! nous verrons ça demain.
- . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
- Le lendemain, ce fut un jour de grande lutte.
- Napoléon, toujours avec sa redingote,
- --La grise,--sa lunette et son petit chapeau,
- Bien droit sur son cheval, en culotte de peau,
- Observait, entouré d’officiers d’ordonnance,
- Un combat rude entre la Prusse et notre France.
- Tout à coup, sur la plaine, à travers la mêlée,
- Dans un nuage de poussière et de fumée,
- Il vit un escadron des nôtres qui chargeait.
- Jamais il n’avait vu charge si bien menée:
- C’étaient des grenadiers à grands bonnets à poil.
- Cent mille coups de foudre eussent fait moins de bruit.
- A leur tête, sanglant, la manche retroussée,
- Un officier marchait, brandissant son épée
- Et criant comme un fou: En avant! en avant!
- Napoléon qui l’entendait, voyait aussi
- Son œil de feu qui pétillait dans ses sourcils
- Et sa bouche fendue presque jusqu’aux oreilles
- Qui sans cesse hurlait: En avant!--Nom d’un chien!
- Fit alors l’Empereur, quel est ce fier-à-bras?
- Un de ses officiers, maréchal de l’Empire,
- S’approchant aussitôt, lui donna la réponse:
- C’est Magne, lui dit-il.--C’est l’Auvergnat d’hier?
- Répliqua l’Autre, eh! je lui dois un grand merci!
-
-La plus saine inspiration jaillissait de cette veine de terroir, et
-c’est cela que de tristes pédants s’ingéniaient à tarir en Vermenouze.
-Des cuistres tant clercs que laïcs, sous l’apparence de quelque culture
-supérieure et le bénéfice de quelques vains diplômes, entreprenaient
-d’affiner le patoisant, dont la personnalité était toute d’instinct et
-de nature, non de savoir accumulé ni de grâces acquises. Avec une rare
-modestie, malgré toute son opiniâtreté, Vermenouze inclinait aux
-conseils, d’autant plus qu’ils étaient désintéressés et provenaient
-d’admirateurs sincères; mais de ces admirateurs dont l’approbation ne va
-pas sans quelque arrière-pensée de supériorité.
-
-A la pratique de Mistral et des grands Félibres, le Capiscol avait pris
-le désir d’épurer et de fortifier son parler, d’en régler et unifier
-l’orthographe laissée à la transcription de chacun.
-
-Du coup, on transformait le barde cantalien en grammairien, philologue
-et scoliaste; ce à quoi il était tout à fait le moins préparé. Aussi
-n’a-t-on pas vu, sans stupéfaction, l’aménagement de _Jous la
-Cluchado_[51] avec un texte _étymologique_, un texte _phonétique_, et la
-Traduction Française!
-
- [51] _Jous la Cluchado_ (Sous le chaume), Aurillac, Imprimerie
- moderne, 1909, par Arsène Vermenouze, préface de Louis Farges; R.
- Four traduxit.
-
-Ainsi, l’abbé R. Four présente la réforme:
-
- «Comme une langue livrée à l’anarchie ne sera jamais une langue
- littéraire, nous estimons, avec notre cher poète Vermenouze, qu’il est
- temps de réagir... Mettant nos lumières en commun, nous nous sommes
- efforcés d’établir un système orthographique qui, nous l’espérons,
- finira par s’imposer de lui-même, car il est le résultat d’études
- philologiques et de recherches consciencieuses... A notre avis le
- latin est la seule base solide sur laquelle on puisse s’appuyer, dans
- le travail de restauration d’une langue romane. En conséquence, nous
- avons, pour ainsi dire, calqué la plupart de nos vocables
- languedociens sur leurs correspondants latins».
-
-On aperçoit tout l’arbitraire de ces conventions individuelles. Le
-résultat est pénible, et terriblement déconcertant. Vermenouze parlait
-le dialecte d’Aurillac et des environs. On l’a transformé en un
-vocabulaire qui n’est plus de nulle part, en une combinaison
-artificielle qui sent l’huile, et dont Vermenouze eût été incapable
-d’user, de jet par la parole et de plume courante par l’écriture!
-
-Quel volume! Cinq cents pages massives pour une trentaine de poèmes. En
-voici l’ordonnance; par exemple pour le _Vieux de la vieille_, dont nous
-avons cité un fragment: page 112, le texte _littéraire_; en regard, page
-113, sa traduction; et en bas, comme en note, prenant le dernier tiers
-des deux pages, le texte ancien, celui qui était monté du cœur, s’était
-élancé des lèvres du poète. Il avait transcrit, car il composait ses
-chants avant de les fixer sur le papier:
-
-
-UN BIEL DE LO BIELHO
-
- L’omperur remorquèt, un jiour, lo caro rudo,
- Cromado pel soulel, etc.
-
-Ceci est devenu, selon la méthode innocente de l’abbé R. Four:
-
-
-UN VIELH DE LO VIEILHO
-
- L’emperadour veguèt, un journ, la càro rudo,
- Cramàdo pel soulelh, enchiprouso è bourrudo,
- D’un capitani de grenadièrs a chabal:
-
-Inutile d’insister, et de quereller plus avant. Les savants ont déjà
-répondu, comme on peut constater par la note ci-dessous[52].
-
- [52] _Annales du Midi_, XXIIe année.
-
- Ce qui nous intéresse dans ce recueil de vers, dont ce n’est point ici
- le lieu de louer la facture énergique, la haute et noble
- inspiration,--c’est la tentative philologique à laquelle il sert de
- passeport. L’auteur et M. l’abbé R. Four, dont nous avons annoncé deux
- opuscules grammaticaux (_Annales_ XV, 445, et XVII, 450), mettant en
- commun leurs lumières, ont tenté de constituer, pour le dialecte
- d’Aurillac, une graphie rationnelle, fondée sur l’étymologie, mais qui
- pourtant tient compte «des grandes lois phonétiques qui ont présidé à
- la formation de la langue d’Oc moderne» et qui prétend «allier au
- respect des formes étymologiques une ample reconnaissance des
- mutations accomplies» (p. 15). En voici les principes essentiels: le V
- étymologique est substitué au B; l’A tonique, quand il subsiste, est
- noté à; l’A fermé, devant nasale, devenu O, est noté a; l’O ouvert,
- dipthongué en ouo, est noté ó; l’o ouvert non diphtongué est noté o.
- Le but de cette réforme est évidemment de rendre le texte plus facile
- et plus agréable à lire, en dissimulant, sous une graphie
- conventionnelle, ses caractères spécifiques, et par là d’en favoriser
- la diffusion. Nous éprouvons quelque embarras à contester qu’elle soit
- utile; les auteurs ayant escompté d’avance l’approbation des gens
- «sérieux» et «sans préjugés». Il nous semble que toute personne un peu
- familière avec un dialecte d’Oc ferait aisément la transposition du
- texte aurillacois en ce dialecte, et que quelques-uns préféreraient
- même goûter ces beaux vers en leur saveur originelle. Ce que nous
- devons dire aussi, en honnêtes philologues que nous sommes, c’est que
- le principe énoncé plus haut est quelque peu nuageux et que
- l’application n’en va pas sans difficultés. Dans la recherche de
- l’étymologie, à quelle époque doit-on remonter? Au XVIIIe siècle, au
- XIIe, ou plus haut encore? Faut-il écrire des «bardes avernats», au
- grand siècle, comme le Dauphin d’Auvergne ou comme... Cicéron? En
- fait, certaines graphies nous reportent au delà du XVe siècle; tels
- des imparfaits comme perdia, des infinitifs comme aimar, Bastir, des
- substantifs comme drandous, flours. D’autres sont toutes modernes:
- tels les imparfaits de la première conjugaison en abo, et tous les
- mots terminés en A atone (noté O). D’autres sont hybrides, comme
- abiaun, compromis entre les deux formes, usuelles au moyen âge, avion
- et aveu. Il est tôt fait de dire que l’on tient compte des «mutations
- accomplies». Mais dans quel dialecte les considère-t-on? Et si l’on
- prétend reproduire celles qui ont la plus grande extension
- géographique, pourquoi noter des particularités locales, comme dans
- Mau (pour mal), Camia (pour Camiso), Guel (pour El)?
-
- Et puis on se demande si tout ce grand effort était bien utile. La
- poésie de Vermenouze est assez belle pour s’imposer, pour faire son
- chemin sans avoir recours à tous ces artifices. Quand on a des ailes à
- quoi servent les béquilles?
-
- A. JEANROY et L. RICOME.
-
-Nous nous contenterons de faire remarquer le gigantesque enfantillage de
-cette refonte d’une pièce célèbre dans nos régions, où Vermenouze avait
-toujours récité:
-
- _L’Omperur, remarquèt, un jiour, lo caro rudo._
-
-Pour changer _Omperur_ en _emperadour_[53], il a fallu remanier tout
-l’alexandrin--et, ainsi, au long de la pièce. C’était déjà admirable
-qu’un vrai poète surgissant dans le parler natal en eût marqué la mâle
-et simple beauté montagnarde en regard du pâle et guindé français des
-citadins, sans vouloir soumettre le pâtre et le fermier à l’étude de ces
-phonétiques et graphies abracadabrantes. Si le patois qu’ils savent de
-naissance et de tradition, doit nécessiter la connaissance du Latin,
-chaque paysan devra concourir pour le doctorat et l’agrégation, avant
-d’entreprendre la lecture de Vermenouze.
-
- [53] Dans la _Revue d’Auvergne_ de sept. 1910, M. B. Petiat écrit, en
- toute compétence: «Sur cette voie, on peut aller loin. C’est ainsi
- que l’éditeur du dernier ouvrage de Vermenouze a trouvé le moyen de
- défigurer le texte de son auteur avec son système barbare de
- notations étymologiques qui le conduit à écrire à côté de
- _L’OMPERUR_, la forme _EMPERADOUR_ (pourquoi pas _imperatorum_?),
- _gente_ à côté de _gionte_; _aquelses_ à côté de _aquetchis_; dins
- les _valats_, à côté de _bolats_.
-
- Et ce double texte étymologique et phonétique, résultat d’études
- philologiques et de recherches consciencieuses, M. Four le justifie
- ainsi: «Pour faciliter aux philologues l’étude de notre dialecte et
- donner satisfaction à ceux de nos compatriotes qui sont habitués à
- lire leur langue à la française (?) nous réservons au bas des pages
- de ce volume une place à un texte purement phonétique. Cela nous
- permettra, du reste, de laisser se manifester _certaines formes
- patoises que nous avons cru devoir éliminer du texte littéraire et
- orthographié_... Ce ne sera pas un des moindres titres de gloire de
- Vermenouze que d’avoir montré le bon chemin aux félibres auvergnats,
- désireux de ne pas être de simples et vulgaires patoisants».
-
- Voilà bien la tendance et le danger: «Éliminer (de l’Auvergnat)
- certaines formes patoises»; on aura du patois épuré, corrigé, de
- l’Auvergnat orthodoxe qui ne sera admis qu’après avoir montré patte
- blanche. Ceux qui voudront étudier dans Vermenouze le mécanisme si
- savant et si riche de la phonétique et des formes des patois du
- Cantal sont dûment avertis!
-
-Mais là ne s’arrête pas la fantaisie de l’abbé Four. Il a entendu aussi
-épurer Vermenouze. Sous quelle sotte férule était tombé notre brave
-Capiscol! Tout le caractère du _Vieux de la Vieille_ éclatait dans sa
-réponse «à la Cambronne» à l’Empereur, alors que, perdant le fil du
-discours longuement préparé, il s’écriait:
-
---Ce que j’ai? Eh bien, tenez, «ça m’emm...» de n’être toujours que
-capitaine.
-
- _E... m’emmerde, tonès, de dèstre copitoni!..._
-
-L’ingénieux et pusillanime abbé Four, au-dessous du texte même de
-Vermenouze, donne cette version:
-
- _mès nos prous temps qu’ai très galouns: n’en vôle quatre_,
-
-soit en vers français:
-
- _Mais j’ai seulement trois galons, j’en voudrais quatre;_
-
-Car ce n’est pas tout, l’Abbé R. Four a traduit le texte remanié,--en
-vers libres. Le patois brut et savoureux du poète, filtré en version
-«littéraire» et passé en ternes _alexandrins_ étiques,--ou ce qu’il en
-reste,--d’une fadeur qui va jusqu’à l’écœurement; pas une page où _l’on
-ait à redresser_ l’insuffisance de la traduction,--avec la suffisance du
-traducteur.
-
- * * * * *
-
-Revenons à Vermenouze, dont la fraternelle mémoire m’a aidé à traverser
-cette nuit d’angoisse, avec le réconfort de son espoir indéfectible dans
-la victoire finale.
-
-Car si le vibrant poète d’oc peut devenir obscur aux lecteurs les mieux
-intentionnés derrière les ajoutages ou les retailles saugrenues de ses
-éditeurs _in extremis_, il nous reste sa pensée entière dans les sonnets
-d’_En plein vent_, où, après _le Salut au Christ_ avant de célébrer la
-petite patrie dans son intimité profonde, il marquait en 1900, sa
-confiance que la France ne saurait être vaincue, avec le réduit
-inexpugnable de ses montagnes!
-
-
-A L’AUVERGNE
-
- Salut, Auvergne, reine héroïque des Gaules,
- Indomptable pays, où César a laissé
- L’empreinte de son corps auguste terrassé;
- Car, tu lui fis toucher terre des deux épaules;
-
- Mère des brenns velus, preneurs de capitoles,
- Qu’un mufle d’ours coiffait d’un casque hérissé,
- Et dont les bras noueux comme le tronc des saules
- Étouffaient l’ennemi qu’ils avaient enlacé;
-
- Toi, qui t’ériges sur un socle de basalte
- Bâti par les crachats figés de tes volcans,
- Comme pour y braver l’assaut des ouragans;
-
- Mon Auvergne, que je salue et que j’exalte,
- N’est-ce pas que, parmi tes rocs cyclopéens,
- Vit et palpite encor l’âme des anciens brenns?...
-
-
-NOS MONTAGNES
-
- L’Auvergne, en cas d’invasion, serait le dernier rempart de la
- France: l’antre du lion. (Paroles historiques d’un maréchal du
- Premier Empire.)
-
- Les montagnes, là-haut, telles d’énormes tentes,
- Tel un camp formidable, au fond du ciel dressé,
- Et qui semble garder le pays menacé,
- Lèvent à l’horizon leurs cimes éclatantes.
-
- Et, par l’écartement de leurs brèches béantes,
- On voit bleuir un ciel d’hiver pur et glacé.
- Tapis vierge, où nul pied ne s’est encor posé,
- La neige a recouvert le dos de ces géantes.
-
- O montagnes d’Auvergne, ô lions vigilants,
- Qui froncez, dans l’azur profond, vos mufles blancs,
- Et que les écirs font rugir à pleines gueules;
-
- Vous qui veillez au seuil de notre fier pays,
- O montagnes, suprême espoir des envahis,
- Salut à vous, salut, vénérables aïeules.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXV
-
-La mort de Mistral.--Les visiteurs de Maillane.--Lou Souleu me fa
-canta.--A Maillane.--Le jardin du poète.--Le _Muséon Arlaten._--Le
-triomphe du Félibrige.--Mistral et la politique.--La vie à Maillane.--Le
-crucifix de Mistral.
-
-
-J’étais en route pour le Maroc--quand survient la mort de F. Mistral...
-Je n’y puis croire encore, je n’y croirai jamais. Il y a de grandes
-croix illustres, au cimetière de mon cœur. Goncourt, Zola, Daudet, F.
-Coppée, Vermenouze... Pour tous, nous avions craint, bien longtemps
-avant la fin. Mais Mistral avait aux yeux la flamme du soleil
-inextinguible; il était si droit, si vert, si dominateur,--le géant de
-la forêt, que la foudre pourrait émonder, mais qui reste debout, quand
-même... Pourtant, il gît sous la coupole de son tombeau de Maillane.
-
- «Venez pour déjeuner, avisez-moi du jour, m’indique Mistral, à
- l’annonce de mes randonnées provençales de printemps et d’automne,
- sans quoi nous ne serons pas seuls. Il y aura des visiteurs. JE SUIS
- Classé: on me visite comme un monument décrit dans les Joanne.»
-
-En effet, les visiteurs affluent, chaque après-midi, de toutes
-catégories et de toutes nationalités, dans la maison ouverte à qui se
-présente. Sans doute, la plupart admirent de confiance. Du félibrige,
-ils ne savent pas plus que de tant de merveilles d’art et d’histoire qui
-décorent la contrée d’un si riche passé. Tous, le maître les accueille
-d’une humeur souverainement égale.
-
-Il y a du croyant chez le touriste. La carte postale, le portrait du
-grand homme remplacent l’image de dévotion:
-
---Maître, une signature...
-
-Le maître signe, avec une complaisance infinie, au point que, du bureau
-de tabac du village, on lui a demandé d’en signer cinquante d’un coup!
-
---Cinquante! Et que veux-tu en faire?
-
---C’est que j’en vendrais tant et tant, avec votre paraphe!
-
- * * * * *
-
-Maillane... Ici, Frédéric Mistral est né, le 8 septembre 1830, au mas du
-Juge, ses premiers regards ouverts sur «la chaîne des Alpilles,
-ceinturée d’oliviers, comme un massif de roches grecques, un véritable
-belvédère de gloire et de légendes», au milieu de l’immense et riche
-plaine tout unie qui va de la Durance à la mer, qu’en mémoire,
-peut-être, du sauveur de Rome, du vainqueur des Barbares, Caïus Marius,
-on nomme encore la Caieou...
-
-Maillane, l’honneur de la contrée, qui tire son nom du mois de mai,
-MAIANO suave comme MIREIO, ces deux mots heureux de huit lettres!
-
- Maillane, «qui ne s’oublie jamais», où:
- Tout le dimanche on s’aime
- Puis au travail, sans trêve,
- S’il faut le lundi se ployer,
- Nous buvons le vin de nos vignes,
- Nous mangeons le pain de nos blés.
-
-Ici, Frédéric Mistral est né d’une de ces familles de ménagers qui
-vivent sur leur bien, en aristocrates de la terre. Il fut baptisé
-Frédéric; mais, raconte le poète, parce que, ni à la mairie, ni au
-presbytère, on ne voulut accepter le prénom proposé par sa mère:
-NOSTRADAMUS, par souvenance du fameux astrologue de Saint-Remy!
-Nostradamus! l’enfant était voué aux astres.
-
-En 1855, le père mort, la bastide natale passée à d’autres
-propriétaires, Mistral vint occuper la maison de Maillane, qui lui était
-échue en partage, en face de celle qu’il occupe aujourd’hui...
-
-Mais derrière ces murs il ne faut point chercher de révélations
-profondes. L’œuvre splendide n’est point éclose dans ce bureau paisible
-du rez-de-chaussée. C’est un génie de plein air, de rayons et de
-parfums, que celui de Mistral, qui composait ses poèmes à travers
-champs, dans ses promenades vespérales,--tout le poème de Provence
-vivant, chantant autour de lui, avec son fond d’azur et son encadrement
-d’Alpilles.
-
-Il n’avait qu’à sortir pour s’en trouver ébloui. «_Ne voyais-je pas
-Mireille en personne, tantôt dans ces gentilles fillettes de Maillane
-qui venaient pour les vers à soie, cueillir la feuille des mûriers,
-tantôt dans l’allégresse de ces sarcleuses, faneuses, vendangeuses,
-oliveuses, la poitrine entr’ouverte, leur coiffe cravatée de blanc, dans
-les vignes?_» _L’inspiration était dans le ciel_:
-
- _Lou souleu me fa canta!_
- Le soleil me fait chanter...
-
-A travers le crépuscule, auprès du vannier, du laboureur, du bûcheron,
-du devineur de sources, du chercheur de simples, du berger de brebis, il
-recueillait passionnément le langage du terroir, les costumes, les
-traditions. Le logis de Maillane n’était qu’une dépendance pour
-engranger la récolte lyrique de chaque jour!
-
-La Maison de Maillane. Une heure et demie de voiture, car il faut s’y
-rendre ainsi, partant d’Avignon, par la route blanche, traversant de
-clairs villages, des cultures finement aménagées, entre leurs palissades
-de roseaux, derrière quelque bordure d’osiers aux vieilles souches
-taillées et retaillées en moignons étranges, avec, çà et là, quelque
-ligne de hauts et noirs cyprès décoratifs, et, à l’horizon, ces Alpilles
-désertiques où la lumière et l’ombre seules montent ou dévalent, par ces
-rochers incultes, ces falaises poudroyantes.
-
---Chez Mistral... le poète? interroge le conducteur, car il est un autre
-Mistral, parent et voisin, enrichi dans l’industrie, dont l’auto
-transporte le poète aux solennités d’Arles ou d’Aix.
-
---C’est là...
-
-C’est là, entourée d’arbres et d’arbustes, blanche et carrée, toute
-simple, de justes proportions, une maison semblable aux autres, qui a le
-mérite de ne pas se faire remarquer... Pourtant, que de remarques à
-noter, qui lui confèrent son caractère si particulier! Elle ne se
-distingue point par de faciles ornements; tout est dans l’allure qui ne
-doit rien au hasard...
-
---C’est là...
-
-L’attelage s’arrête, non loin de l’église, près de la place. Il suffit
-de pousser la grille--et vous n’y êtes pas! Vous avez pénétré par le
-côté, sur la cour; il faut tourner pour gagner le jardin, sur lequel
-donne la façade, et la maison apparaît tout autre qu’on ne l’avait
-aperçue...
-
-De loin, avec son front élevé, ne semblait-elle pas accessible à tout
-passant, son jardin à tous les regards? Et vous voyez maintenant que
-vous n’aviez rien vu! En effet, de la route en contre-bas, l’habitation
-est comme dressée sur un socle, dans l’enclos en élévation. D’un coup
-d’œil, on croit avoir pénétré dans la glorieuse demeure, de prime abord
-si peu défendue! Or, la haie de lauriers qui couronne le mur de
-soutènement du jardin en terrasse arrête toute curiosité de l’extérieur!
-A l’angle des deux routes, tout contre le village, c’est l’ermitage,
-dans la paix et le mystère, sous le soleil et dans les fleurs...
-
-Car je ne sais pas de jardin plus délicieux que ce petit coin de Paradou
-dont Mme Mistral entretient harmonieusement le désordre champêtre. Il y
-a aussi, à foison, une certaine petite plante d’encens dont l’arome
-domine à certains jours d’été; c’est comme une petite herbe naine, très
-pâle, dont les feuilles minuscules semblent avoir absorbé toutes les
-poussières des chemins. Et des myrtes, dont Mistral a donné le nom
-provençal à l’une de ses héroïnes: NERTO. Des tournesols et des roses
-trémières, violiers rouges, cosmos roses et rouges et blancs, des
-balsamines et des ancolies, des pétunias et des reines-marguerites et de
-la verveine. Les fleurs, les feuilles, les branches s’entremêlent dans
-le foisonnement d’une poussée joyeuse. Il y a surtout le figuier et le
-puits à la margelle usée, et le banc tourné vers la porte au-dessus de
-laquelle une tête d’Arlésienne est sculptée dans la pierre.
-
-Ce n’est point seulement ici la demeure du génie, c’est la retraite du
-sage, qui a inscrit au cadran solaire illustré d’un lézard, les trois
-vers:
-
- Beau lézard, bois ton soleil...
- L’heure ne passe que trop vite,
- Et demain, il pleuvra peut-être...
-
-Vous avez franchi la grille, vous avancez, cherchant l’entrée de la
-maison fermée, comme endormie; mais déjà les chiens noirs sont accourus,
-aboyant doucement, puis reculant: la Marie-du-Poète--ainsi la
-désigne-t-on--a surgi au-devant de l’étranger. Si vous êtes attendu,
-Mistral est dans le vestibule, déjà, la main tendue.
-
-Frédéric Mistral, ayant fondé le Muséon Arlaten, tout d’abord avec ses
-propres collections, n’a conservé que des souvenirs intimes, comme le
-buste de Gounod par Carpeaux, un buste de Lamartine à l’antique, des
-peintures, gravures, statuettes relatives à son œuvre, surtout à
-Mireille, répartis dans le vestibule qui sépare le cabinet de travail du
-salon et mène à la salle à manger. C’est une pièce charmante, du Louis
-XVI campagnard: chaises et fauteuils laqués vert d’eau, avec le pétrin,
-le buffet, la panetière de Provence du XVIIIe siècle, des originaux
-exquis de ces meubles aujourd’hui recopiés dans le monde entier. Aux
-murs, de vieux cuivres du pays, des chaudrons reluisants, un fusil qui a
-fait des guerres, le fusil du père, des grès, des faïences de Moutiers,
-deux grands brocs émaillés de vert de Sisteron, cadeau de Paul Arène,
-demeurant vivant dans la mémoire de Mistral, avec Alphonse Daudet vers
-qui sa pensée retourne sans cesse, comme vers la grande tendresse de sa
-vie. A Noël, dans cette salle à manger, Mme Mistral dresse la crèche
-traditionnelle, une montagne de carton, recouverte de quelque verdure,
-un peu de neige simulée, et des santons provençaux. La Sainte Vierge,
-l’enfant Jésus, le bœuf et l’âne, et tous les bergers connus dont les
-paysans savent les noms; un petit lumignon dans une veilleuse rose adore
-l’enfant Jésus, nuit et jour; quand vient l’Épiphanie, on ajoute les
-rois.
-
- * * * * *
-
-Chaque jour, pendant quelques heures, cette maison est traversée de
-visiteurs: nombre d’écrivains et d’artistes se sont assis à la table
-accueillante; reporters et photographes ont fait assaut d’indiscrétion
-professionnelle. Nul n’a su de la maison et de ses hôtes que ce qu’il
-convenait au maître de laisser savoir; il n’a jamais admis personne dans
-l’intimité réservée de son existence.
-
-Quelle leçon de retenue et de pudeur, en ce temps d’irrésistible
-publicité. Je peux dire que sa petite chambre est une cellule de moine,
-au lit de bois, à la chaise de paille, au lavabo de marbre, aux
-ustensiles de toilette méticuleusement nets et rangés. C’est tout. Il
-est extraordinaire comme le détail des contingences quotidiennes
-s’abolit autour de Frédéric Mistral. De lui, de son entourage, de sa
-maison il n’émane rien que de simple et de sublime. De la conversation,
-littéraire ou familière, se trouve écarté tout ce qui la rabaisserait au
-propos personnel. Dans les Mémoires, récits d’enfance et de jeunesse,
-nulle confidence de journal: il n’est pas de ceux qui «se racontent», en
-dehors de son œuvre, il s’est tu, ne livrant rien de lui-même, comme
-s’il avait rougi de n’être pas tout à fait un dieu.
-
-Quelle erreur et quelle ignorance de Paris de n’avoir aperçu le «Poète»
-de Maillane que parmi le bruit des félibrées, les farandoles et les
-tambourinaires! Avec Hugo et Lamartine, Mistral aura été populaire, mais
-sans rien devoir à la politique, et en écrivant dans une langue
-étrangère pour les trois quarts de la France d’aujourd’hui, mais
-nationale pour le Midi, et reconnue par les peuples de Méditerranée. De
-cela nos littérateurs ne se rendent pas compte. Or Mistral est compris
-de toute la race latine qui a puisé aux sources romanes. En outre, par
-leur ordonnance classique, par la construction de ses vastes poèmes,
-Mireille, Calendal, Nerto sont bien plus accessibles aux esprits de
-culture classique que toute la production ordinaire, trop spécialisée,
-du roman et du théâtre contemporains.
-
-Frédéric Mistral a voulu le triomphe du Félibrige, dont il est
-l’incarnation. Il a mis au service de la cause un demi-siècle de génie
-et de pensée, de sagesse et de prudence, sans rien laisser au hasard. Il
-n’a point été qu’un merveilleux roseau chantant de la petite patrie et
-de la terre natale. Poète inspiré, il n’y a pas eu de génie plus
-conscient et qui ait su mieux se discipliner; le succès ne l’a point
-surpris; il revint tout de suite d’une pointe poussée à Paris, pour
-asseoir dans son village la capitale d’un empire dont l’éclat a rayonné
-sur le monde...
-
- * * * * *
-
-Il n’avait guère plus de vingt-cinq ans, lorsqu’un article de Lamartine
-le faisait célèbre. Voici le portrait que l’auteur illustre de
-_Graziella_ crayonnait de l’auteur inédit de _Mireille_:
-
- Sa physionomie simple, modeste et douce, n’a rien de cette tension
- orgueilleuse des traits ou de cette évaporation des yeux qui
- caractérise trop souvent les hommes de vanité, plus que de génie,
- qu’on appelle les poètes populaires. Ce que la nature a donné, on le
- possède sans prétention et sans jactance. Le jeune Provençal est à
- l’aise dans son talent comme dans ses habits: la parfaite convenance,
- qui donne aux bergers, comme aux rois, la même dignité et la même
- grâce d’attitude ou d’accueil, gouverne toute sa personne. Il a la
- bienséance de la vérité; il plaît, il intéresse, il émeut; on sent
- dans sa mâle beauté le fils d’une de ces belles Arlésiennes, statues
- vivantes de la Grèce, qui palpitent dans notre Midi.
-
-Lamartine nous peint le jeune Provençal, qui aurait pu être un jeune
-provincial, à l’aise dans ses habits. Il n’en a point changé la coupe,
-non plus que celle de sa barbe. De combien de nos grands contemporains,
-préoccupés de «se faire une tête», peut-on en dire autant? Prenez les
-photographies de Mistral, depuis les plus anciennes: il est toujours le
-même, il est lui.
-
-Toujours sur la flottante chevelure noire ou blanche, sur le vaste
-front, le feutre à larges bords: toujours la chemise à col rabattu où se
-noue une Lavallière; toujours la jaquette déboutonnée sur le gilet
-droit. Le poète est d’accueil familier, d’une patience inlassable, d’une
-humeur égale et gaie; mais il y a de la majesté, de la grandeur dans sa
-simplicité--«la dignité des rois et des bergers», comme avait défini
-Lamartine. Certainement, d’instinct, il répugne à la petitesse du
-commérage et à l’autobiographie. Mais il lui a fallu le dessein arrêté,
-aussi, et l’énergie de débouter les indiscrets; car les assauts à son
-intimité n’ont pas manqué.
-
-Il fut bien embarrassé, lorsque de vieux amis et des admirateurs
-passionnés décidèrent l’érection de sa statue, d’autant plus que ce
-monument démesuré ne devait pas le satisfaire. Le sculpteur, M. Rivière,
-connu pour de jolies statuettes, manquait de moyens pour les pièces
-monumentales. Son Mistral ne rend guère l’admirable modèle déjà chargé
-d’immortalité, le poète ne pouvait laisser croire qu’il
-s’enorgueillissait de l’aventure. Vraiment, on eût dit qu’il allait
-prendre le train, canne à la main, le manteau sur le bras:
-
---Il manque la valise, fit Mistral.
-
-Sur ce mot on dut bien admettre que le poète n’attachait point à ce
-jubilé cordial une importance délirante; mais il n’ignore pas la vertu
-des fêtes et leur grâce efficace sur les foules; il se laissa donc
-inaugurer par les blancs, et promouvoir commandeur de la Légion
-d’honneur par les rouges; que l’on ne croie pas à quelque grossier
-équilibre, quoique Mistral ait été conseiller municipal sans
-interruption depuis qu’il est éligible, ce qui a valu à la mairie de
-Maillane une décoration du Capoulié Valère Bernard. Il ne fait pas de
-politique électorale, de politique qui eût jeté la discorde au camp
-félibréen. Il n’est pas indifférent à la chose publique. La République
-de 1848 le trouva lyrique et frémissant:
-
- Réveillez-vous, enfants de la Gironde,
- Et tressaillez, dans vos sépulcres froids.
- La liberté va rajeunir le monde...
- Guerre éternelle entre nous et les rois.
-
-Après le coup d’État de 1851, il renonça et pour toujours, «à la
-politique inflammable», désormais tout à la Provence, tout à la Poésie:
-
- Toi, Provence, trouve et chante...
-
-conseillait le Lion d’Arles, et le poète songeait à Mireille et à
-Calendal. Vainement on a essayé de l’embrigader, mais, comme toujours,
-sa décision prise, il s’y est tenu. Nul calcul médiocre, mais noble
-souci d’indépendance. Quand nous descendons déjeuner en Arles, tantôt
-Mistral choisit «Pinus», tantôt «le Forum»; ce n’est point gourmandise,
-ni caprices; mais chaque hôtel a «sa couleur»: Mistral ne veut être
-marqué d’aucune. Cela n’a l’air de rien? Il y faut un rude courage,
-quand les auberges rivales sont porte à porte. J’imagine qu’elles se
-sont résignées à ne pouvoir accaparer le grand homme. Les visiteurs qui,
-de tous pays, s’empressent en foule à Maillane, et à qui le maître
-semble se donner, en se livrant si peu, n’aperçoivent qu’une vie
-contemplative, sous un ciel enchanté, parmi les lauriers et les fleurs
-enivrantes. En réalité, il n’est pas de journées plus occupées que
-celles de Frédéric Mistral.
-
-Les mille soucis et les quotidiennes contrariétés ne respectent pas sa
-glorieuse solitude, et ne le laissent pas impassible. Mais c’est de haut
-qu’il juge les petitesses humaines. Il les sait nécessaires. La
-sensibilité de Daudet lui faisait comparer la gloire à un cigare fumé
-par le bout allumé. Mistral ne la prend que par le bon bout, et n’en
-tire que les bonnes bouffées. Au service de sa puissante et subtile
-sagesse, n’a-t-il pas les plus tendres et les plus intelligents
-conseils?
-
-Auprès du Poète, les passants, à travers l’éblouissement du génie, ne
-prêtent qu’une attention polie à la présence de Mme Mistral,
-silencieusement effacée: de la maîtresse de maison, ils ne sauront que
-la bonne grâce intime, la douceur charmante, le pur regard, la fraîcheur
-de visage! Or, Mme Mistral est la grande prêtresse attentive du culte;
-de l’intelligence la plus avisée, elle a sur tout et tous le jugement le
-plus perspicace, elle est l’ineffable conseil de son mari, et sa
-vigilante défense contre trop de tentatives quelquefois disgracieuses.
-Avec quel tact infini elle s’entend à écourter les conversations
-oiseuses! Avec quelles précautions délicates elle fait apporter le
-foulard ou la couverture du maître, quand l’heure se refroidit! Comme
-elle entretient l’ambiance simple et harmonieuse, avec l’aide de la
-Marie du Poète, la servante fidèle qui est de la maison, où sa franchise
-dévouée, son respect joyeux, son libre parler sonore contribuent à
-établir cette atmosphère de simplicité et de grandeur patriarcale!
-
- * * * * *
-
-L’emploi du temps à Maillane? Lever à sept heures; après un léger café
-au lait, Mistral travaille jusqu’à midi, où il déjeune, sobrement, de
-plats rustiques, peu de viande, buvant le vin de son cru bien trempé
-d’eau; ni café, ni alcool. Après midi, le maître reçoit, fait quelque
-lecture et, régulièrement, abat ses quatre ou cinq kilomètres avec sa
-femme. En 1884, après un dîner chez Daudet, Goncourt notait:
-
- «Mistral se met à nous parler de son procédé de travail, de ses vers
- fabriqués aux heures crépusculaires, à l’heure de l’endormement de la
- nature; le matin dans les champs, selon Mistral, étant trop plein du
- bruyant éveil de l’animalité.
-
-Le souper est à sept heures, le coucher à neuf heures, mais quelles
-journées remplies!
-
-De sept heures à midi, correspondance qui se chiffre par dix ou quinze
-lettres, et ce n’est pas le remerciement d’un mot banal aux envois de
-livres, mais souvent de longues lettres personnelles; des livres qu’il
-reçoit en quantité, ceux relatifs au félibrige doivent aller au Muséon
-d’Arlaten, les autres à la Bibliothèque d’Avignon: les dédicaces ne
-traîneront pas sur les quais. Dans l’énorme courrier qui arrive à
-Maillane, l’_Argus de la Presse_ joue un grand rôle: il paraît
-d’innombrables articles sur le félibrige et ses poètes, que Mistral
-dépouille pour conserver les plus importants aux archives félibréennes.
-Correspondance particulière ou générale, tout est absolument classé; un
-bibliothécaire professionnel ne viendrait pas à bout de la tâche
-qu’assume Mistral, chaque matinée. Mais il y a les lettres d’affaires,
-compliquées et pressantes, fort nombreuses, auxquelles réplique le
-créateur du Muséon Arlaten avec la méthode d’un juriste: Mistral a fait
-son droit. Dans quelques négociations, j’ai pu apprécier de près la
-promptitude et la justesse de ses vues et de ses décisions, sur les
-points les plus arides.
-
- * * * * *
-
-Depuis vingt ans, c’est le Muséon Arlaten qui a été le but de Mistral.
-Il a créé un musée incomparable, le musée de la Provence, de sa race, de
-son histoire et de sa tradition, un musée complet et qui n’a rien d’un
-musée, tant la vie palpite dans cette exposition rétrospective de tout
-ce qui caractérise de la plante à l’homme, les origines, la grâce, la
-beauté, le génie de la petite patrie. Quels débats pour transférer le
-musée de son local primitif de la justice de paix au palais Laval, où il
-n’a pu s’installer que grâce à l’argent du prix Nobel, et à l’appui de
-M. Briand; car il a fallu un ministre de l’Ouest pour vaincre les
-inerties méridionales[54]. Il y a fallu, surtout, l’obstination et la
-foi de Mistral, sollicitant les dons, et, ce qui est plus difficile,
-écartant les offres fâcheuses, qui auraient altéré la conception
-première du palais du Félibrige.
-
- [54] L’histoire de ces négociations a été exposée avec documents à
- l’appui, pages 179-184.
-
-Le peu de temps dont il dispose, Mistral le consacre à pousser jusqu’à
-Arles ou à Avignon; en Arles, où il rencontre quelques félibres; en
-Avignon, où il va faire un tour à la vieille librairie Roumanille,
-fameuse dans le monde félibréen. Enfin, aux grandes dates, il se montre
-à son peuple, déchaînant les adorations. En mai, c’était à Aix, pour la
-Sainte-Estelle, où fut élue reine du Félibrige une Limousine, Mlle
-Priolo. En juin, c’est, en Arles, la «Festo Virginenco». C’est assez, je
-pense, pour évoquer un Mistral bien différent de celui que l’on imagine
-volontiers: le poète, buvant son soleil, comme le lézard du cadran
-solaire.
-
-Toute la vie du splendide rénovateur de la langue d’oc fut d’une
-activité incroyable et diverse; mais il n’a tourné vers la foule que son
-front de Poète-Dieu, et la multitude n’a vu de lui que son regard
-dominateur, comme on ne voit de sa maison grande ouverte que le faîte
-baigné de lumière. C’est ainsi qu’il a tout discipliné sous sa maîtrise;
-rien du dehors n’a de prise sur son rythme intérieur, qui ne s’est
-jamais ralenti ou précipité sous le coup de nos pauvres fièvres:
-toujours, il a mesuré d’une âme égale le court chemin qui devait le
-mener de sa maison au cimetière, une centaine de mètres après cette
-promenade d’apothéose dans la gloire. Car, de la mort aussi il s’est
-paisiblement préoccupé.
-
- * * * * *
-
-Au point de vue politique et religieux, sa situation était ainsi
-délicate. Un jour qu’une revue me demandait un article sur F. Mistral,
-je préparai un petit questionnaire qu’il voulut bien remplir, pour se
-plier au goût du jour:
-
-_Demande._--Assistez-vous aux séances du conseil municipal? (Mistral en
-faisait partie depuis cinquante-cinq ans!)
-
-_Réponse._--Je n’ai plus le temps.
-
---A quels offices?
-
---Ni, hélas, pour les offices...
-
-Ce qui n’empêchait pas ce chrétien peu pratiquant de recevoir la
-bénédiction papale.
-
-Les croyances héréditaires, sans doute profondes, de Mistral, ne lui
-faisaient pas prendre la religion au tragique.
-
-Naguère, en Avignon, il rencontra une amie qui s’offrit à porter un
-petit paquet que le Maître avait à la main.
-
---Non, ce n’est pas lourd.
-
---Mais, cher maître...
-
---Non, non, curieuse; tu voudrais bien savoir ce qu’il y a dans ce
-papier... Eh bien, devine...
-
---Maître...
-
---Tu ne peux pas trouver... Je vais te le dire. Il n’y avait pas de
-crucifix dans ma chambre de Maillane... Je remettais toujours pour en
-acheter un... Eh bien, voilà ce que j’emporte... Tu comprends, je me
-suis dit que Mistral ne pouvait pas mourir et se présenter devant le Bon
-Dieu sans crucifix.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXVI
-
-Un poète de Saint-Flour: Buirette de Belloy.--_Plus je vis d’étrangers,
-plus j’aimai ma patrie._
-
-
-Grâces à Vermenouze, grâces à Mistral, je me suis donné quelques nuits
-d’oubli, depuis une douzaine de jours.
-
-D’Évian-les-Bains, je suis rentré à Malmaison le matin de la
-mobilisation.
-
-Durant quinze jours, j’ai été incapable d’une lecture, d’une pensée.
-
-Je suis seul, mon fils est parti s’engager...
-
-Depuis deux ans j’ai une table chargée de travail, de mes documents pour
-ce livre à peu près achevé. Restaient quelques chapitres, à tirer de mes
-nombreux articles sur le félibrige de Vielles, sur celui de Maillane. Je
-me suis remis à cette facile besogne mais souvent interrompue par des
-rumeurs inaccoutumées, des roulements d’autos, des marches de troupes,
-des piétinements de troupeaux, des abois insolites.
-
-Depuis un mois, je suis obligé de rentrer avant la nuit, quand je
-m’aventure vers Paris. L’Auvergne et la Provence m’ont apaisé quelques
-heures. Par ces nuits splendides d’un été lumineux et torride, comme je
-n’en avais pas vécu ici; et les roses sont ivres de soleil, et, au lever
-du jour, des pigeons roucoulent éperdument sur les toits...
-
-Est-ce tout ça? mais je suis follement confiant, et je ne puis croire à
-la guerre à quelques kilomètres d’ici.
-
- * * * * *
-
-Tout de même, le Gouvernement est parti pour Bordeaux--et je suis du
-camp retranché de Paris, comme en 1870. Ce matin, j’ai vu que l’on
-creusait des tranchées à la Porte-Maillot, et que l’on jetait les arbres
-en travers des avenues. Et des avions allemands survolaient Paris. Pour
-demain, après-demain la canonnade. L’heure n’est plus à la littérature,
-il n’est que temps de ficeler le manuscrit. Verra-t-il le jour? En tout
-cas, je désire que ce soit tel que, malgré son achèvement hâtif.
-
-_Car il est bien fini pour moi._
-
-Je ne me vois pas, _après la guerre_, revenant sur ces pages lointaines.
-Oui, comme ce sera loin...
-
-Cependant, j’avais réservé un chapitre pour la fin sur mon village «de
-la petite patrie», ce Brezons où j’aurais tant voulu m’ensevelir... Je
-voulais reparler de Saint-Flour, à cause de Buirette de Belloy, qui y
-est né, qui a rimé un _Siège de Calais_, qui fut académicien et qui a
-écrit un beau vers, dont Voltaire disait: Je le citerai souvent...
-
-Ce vers, je voulais le mettre en exergue de ce livre:
-
-_Plus je vis d’étrangers, plus j’aimai ma Patrie._
-
-Je me l’étais souvent répété, au cours d’une existence qui n’a pas moisi
-sur place. Je ne pensais pas que je me rappellerais le vers du poète
-sanflourain, dans des circonstances où il prend une telle envergure...
-
-_Malmaison, 3 septembre 1914._
-
-
-
-
-TABLE DES MATIÈRES
-
-
- Pages
-
- Chapitre I.--Une enfance auvergnate: Du Mont Valérien au Plomb
- du Cantal.--Les colonies «de patois».--La malle à musique:
- cabrette et bourrée.--La mort de l’habillé de soie.--Le «siège
- de Paris»; du baraquement à la cave.--Au «pays». 7
-
- Chapitre II.--Les émigrants d’Auvergne: La terre quittée.--La
- route d’Espagne.--Le pâtre Gerbert.--Les pèlerins de
- Saint-Jacques.--«Chineurs et roulants», d’Arsène
- Vermenouze.--«L’air» d’Auvergne. 12
-
- Chapitre III.--Le premier voyage.--Pendant la Commune.--Le
- retour au village: à l’aube de la mémoire.--Le ruisseau de
- Brezons. 21
-
- Chapitre IV.--L’enfant pâle: De J. F. Raffaëlli à F.
- Coppée.--Paysages «impressionnistes».--La montagne
- retrouvée.--La «grammaire» de Bancharel.--Les précurseurs
- de «l’École Auvergnate». 25
-
- Chapitre V.--Le patois de circonstance.--Curés, médecins,
- instituteurs: L’abbé Bouquier; l’abbé Jean Labouderie.
- Frédéric Dupuy de Grandval, chansonnier bachique. J. B.
- Brayat, officier de santé. J. B. Veyre, instituteur.--Statues
- et pavés de l’ours. 31
-
- Chapitre VI.--Auguste Bancharel, un précurseur: Professeur,
- auteur, imprimeur comme Roumanille.--Le progrès dans la
- tradition.--Rimes Patoises et Grammaire.--Les veillées
- auvergnates.--L’abbé F. Courchinoux. 39
-
- Chapitre VII.--Patois ou langue? La thèse nationale; la critique
- philologique.--Les études de M. Antoine Thomas et de M. Albert
- Dauzat.--Patois et patois de la Dore à la Cère.--Le patois du
- Livradois.--R. Michalias.--A la Marianne d’Auvergne.--Le
- patois, verbe de la race. 47
-
- Chapitre VIII.--Les troubadours d’Auvergne: Le Puy.--Le Velay et
- la littérature.--De Nostradamus à M. Joseph Anglade.--Les
- troubadours cantaliens. M. le duc de la Salle de Rochemaure:
- les récits Carladéziens.--Pierre de Vic. La cour de
- l’Épervier.--Le moine de Montaudon. «Tensons entre Dieu et
- le moine». L’hospitalité auvergnate. Les ennuis du
- moine-troubadour. Ce qui lui plaît.--Un troubadour contre
- les femmes. 60
-
- Chapitre IX.--En Aurillac.--Louis Bonnet et l’Auvergnat de
- Paris.--Un concours de «cabrettes».--La murette et la
- bourrée.--La Procednitza bulgare et la bourrée
- d’Auvergne.--Bouréno bouranke; Bou rei Yo.--Des bulgares,
- dans le Cantal, en 1210.--Cabrette et gaïda.--La fin de la
- cabrette.--La révélation de Vermenouze. 102
-
- Chapitre X.--Chez Vermenouze.--Ancien émigrant «espagnol»,
- liquoriste, poète et chasseur.--Les colères de Vermenouze: la
- montre tyrannique; la servante sourde.--La truite fraîche.--La
- bécasse à point.--Une histoire de chasse.--La rôtie et le
- «Vieux Fel».--L’intérieur du célibataire.--«L’ouverture» du
- 14 juillet. 115
-
- Chapitre XI.--François Mainard.--A la Cour et aux champs.--Le
- courtisan sous les rochers de la province.--Les roses du
- Parnasse et les épines de la chicane.--A l’ambassade de
- Rome.--Les ambitions déçues.--Les amitiés de
- Toulouse.--Renoncement et renouveau.--La belle
- vieille.--Conseiller d’État et Académicien.--L’édition de
- 1646.--Adieu Paris.--_Donec optata._ 123
-
- Chapitre XII.--Arsène Vermenouze inédit.--Le premier article de
- la _Revue Bleue_.--Les gueux des chemins.--_Les deux
- Menettes._--Dans les châtaigneraies.--Le chasseur de Sauvagine. 141
-
- Chapitre XIII.--A travers l’Auvergne.--La course au
- clocher.--Stendhal à Clermont-Ferrand.--Le «roman
- auvergnat».--De Notre-Dame-du-Port à Sainte-Foy-de-Conques.--De
- la riche basilique au pauvre clocher à peigne. 151
-
- Chapitre XIV.--De Bretagne en Auvergne.--«Le Cobreto» et le
- Cercle.--Les auvergnats d’été.--La ballade du veau.--_En plein
- vent_; _Mon Auvergne_.--La vieillesse du poète.--«Ma mère»,
- «Le Grillon».--De Vielles à Maillane. 163
-
- Chapitre XV.--Du Cantal aux Alpilles.--Le Cinquantenaire de
- Font-Ségugne.--Le palais du Félibrige.--L’appui d’Aristide
- Briand.--La statue de Mistral.--Vive Provence. 175
-
- Chapitre XVI.--Au parc de Richelieu.--Blaise Pascal.--Le style
- des _Pensées_ et celui de Napoléon.--Blaise Pascal
- _l’Auvergnat_.--Le sol et le caractère.--Tout à gagner; rien
- à perdre...--Du Puy-de-Dôme à l’immortalité de l’âme. 185
-
- Chapitre XVII.--De Malmaison à la Limagne.--Jacques Delille,
- d’Aigueperse.--Pierre de Nolhac.--Les voyages du citoyen
- Legrand.--L’individu expliqué par le pays. 193
-
- Chapitre XVIII.--Royat au XVIIIe siècle.--Nicolas de
- Champfort.--De la jeune Indienne à la Révolution.--_Guerre aux
- châteaux, paix aux chaumières._--Champfort peint par
- Chateaubriand. 200
-
- Chapitre XIX.--La tasse de lait: Michalias.--Un débutant de
- soixante ans.--Endors-toi, paysan.--_Le jugement de saint
- Pierre_.--_La mort du Paysan_.--_Sous les bouleaux_.--Le poète
- de la Dore.--La bonne souffrance.--_La prière du soir_.--Un
- essai de grammaire auvergnate et d’hydrothérapie. 208
-
- Chapitre XXI.--Des poètes nouveaux.--Le buste d’E.
- Chabrier.--Henri Pourrat.--Charles et Olivier Calemard de La
- Fayette. La petite victoire de Samothrace.--Le poème des
- champs.--Considère. 223
-
- Chapitre XXII.--Le tombeau de Mistral.--Le _Pavillon de la
- Reine-Jeanne_.--L’épitaphe anonyme.--C’était un roi de
- Provence. 239
-
- Chapitre XXIII.--La fin de Vermenouze.--Douceur et sagesse.--Les
- arbres d’Hyères.--Le dernier Noël.--L’Auvergne en deuil. 245
-
- Chapitre XXIV.--En août 1914: Regard en arrière.--Vermenouze
- patriote.--L’aigle et le coq.--Un vieux de la vieille.--Les
- traductions de Vermenouze: Jous la Cluchado.--Inspiration et
- philologie.--Omperur et Empéradour.--A l’Auvergne. 252
-
- Chapitre XXV.--La mort de Mistral.--Les visiteurs de
- Maillane.--Lou souleu me fa canta.--A Maillane.--Le jardin du
- poète.--Le _Musée Arlaten_.--Le triomphe du
- Félibrige.--Mistral et la politique.--La vie à Maillane.--Le
- crucifix de Mistral. 266
-
- Chapitre XXVI.--Un poète de Saint-Flour: Buirette de
- Belloy.--_Plus je vis d’étrangers, plus j’aimai ma patrie._ 282
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-Imp. JOUVE & Cie, 15, rue Racine, Paris.--5293-22
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-OUVRAGES PUBLIÉS DANS LA MÊME COLLECTION
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- AJALBERT (Jean), de l’Académie Goncourt
- Au cœur de l’Auvergne 7 »
- BEAUNIER (André)
- Au service de la déesse. Essais de critique 7 »
- BRADI (Lorenzi de)
- La vraie Colomba 5 »
- V. CYRIL et Dr BERGER
- La “coco”, poison moderne 7 50
- DAUDET (Alphonse)
- Pages inédites de critique dramatique (1874-1880) 8 »
- DAUDET (Lucien)
- L’inconnue (L’Impératrice Eugénie) 7 »
- DROIN (Alfred)
- M. Paul Valéry et la tradition poétique française 5 »
- ERNEST-CHARLES (J.), Avocat à la Cour
- La passion criminelle. Drames d’amour et de jalousie 7 »
- FISCHER (Max et Alex)
- Dans deux fauteuils (Notes et impressions de théâtre) 7 50
- FONCK (Capitaine René)
- Mes combats. Préface du Maréchal Foch (15e mille) 7 »
- FRANK (Bernard)
- Le carnet d’un enseigne de vaisseau (Souvenirs de la vie
- de patrouille). Préface de M. Robert de Flers, de
- l’Académie française 6 »
- HERMANT (Abel)
- La vie littéraire (Première série) 7 »
- KEUN (Odette)
- Au pays de la Toison d’or (En Géorgie mencheviste
- indépendante) 7 »
- MARGUERITTE (Victor)
- Au bord du gouffre (Août-Septembre 1914) avec 8 plans
- (40e mille) 7 »
- MAYBON (Albert)
- Le Japon d’aujourd’hui 7 50
- PARDIELLAN (P. de)
- Nos ancêtres sur le Rhin 5 »
- TERY (Simone)
- En Irlande. De la guerre d’indépendance à la guerre
- civile (1914-1923) 7 »
-
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-5489.--Paris.--Imp. Hemmerlé, Petit et Cie. 6-24.
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-*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 74061 ***
+ +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 74061 *** + + + + + + + JEAN AJALBERT + de l’Académie Goncourt + + Au cœur + de l’Auvergne + + + PARIS + ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR + 26, Rue Racine, 26 + + + + +DU MÊME AUTEUR + + +Chez le même éditeur: + + DIX ANNÉES A MALMAISON. + LE BOUQUET DE BEAUVAIS. + RAFFIN-SU-SU. + SAO-VAN-DI, roman. + LETTRES DE WIESBADEN. + + +Chez d’autres éditeurs: + +ROMANS ET NOUVELLES + + EN AMOUR, épuisé. + LA TOURNÉE. + LE P’TIT, épuisé. + LE CŒUR GROS, épuisé. + CELLES QUI PASSENT, épuisé. + BAS DE SOIE ET PIEDS NUS, épuisé. + +VERS + + FEMMES ET PAYSAGES, épuisé. + +THÉATRE + + LA FILLE ÉLISA, pièce en 4 actes, tirée du roman de E. de Goncourt. + A FLEUR DE PEAU, 1 acte, en vers. + +VOYAGES + + L’AUVERGNE, couronné par l’Académie française, épuisé. + VEILLÉES D’AUVERGNE, épuisé. + NOTES SUR BERLIN, épuisé. + LES DESTINÉES DE L’INDOCHINE. + LES NUAGES SUR L’INDOCHINE. + DANS PARIS LA GRAND’VILLE. + L’HEURE DE L’ITALIE. + LE MAROC SOUS LES BOCHES. + +QUESTIONS D’ACTUALITÉ + + L’AVIATION AU-DESSUS DE TOUT. + COMMENT GLORIFIER LES MORTS POUR LA PATRIE! + UNE ENQUÊTE SUR LES DROITS DE L’ARTISTE. + SOUS LE SABRE, épuisé. + LES DEUX JUSTICES, épuisé. + LA FORÊT NOIRE, épuisé. + QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES, épuisé. + + + + + Il a été tiré de cet ouvrage: + Trois exemplaires sur papier du Japon et trois exemplaires + sur papier de Hollande non numérotés + et dix exemplaires sur papier du Marais + numérotés de 1 à 10 + + +Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les +pays. + +Copyright 1922, by ERNEST FLAMMARION. + + + + + A CHARLES-JEAN AJALBERT + + à un fils de l’Auvergne + engagé volontaire + tué à Vauquois + le 26 novembre 1914 + + + + +Au cœur de l’Auvergne + + + + +CHAPITRE PREMIER + +Une enfance auvergnate: Du mont Valérien au Plomb du Cantal.--Les +colonies «de patois».--La malle à musique: cabrette et bourrée.--La mort +de l’habillé de soie.--Le «siège de Paris»; du baraquement à la +cave.--Au «pays». + + +C’est presque des mémoires! + +Déjà! + +Pourtant les souvenirs qui dévalent vers moi, de la Montagne natale, ont +des visages de jeunesse sans rides! Cela date tout de même de vingt, +trente, quarante ans,--de toujours? Non, de tout à l’heure, de tout de +suite! Comment situer au passé la floraison d’enthousiasmes et +d’admirations dont le temps n’a pu tarir le parfum ni crisper les +pétales... + +Oui, je m’en souviens comme d’hier, de notre première rencontre avec +l’Auvergne... + +Car, je n’y suis pas né, dans la montagne que je proclame natale! J’ai +dû aller à elle,--après avoir vu le jour, le demi-jour, plutôt, sous le +plus morne ciel de banlieue, à Levallois-Perret! Encore, je me vante! +Cette commune n’existait pas, en 1863. Ses terrains vagues dépendaient +de Clichy-la-Garenne, dont la Mairie eut la charge de recevoir les +déclarations relatives à mon humble état-civil... + +J’entends bien, tout de même, être assez pur Auvergnat. Mes parents +descendaient, c’est le cas de le dire, du plus haut du Plateau Central, +de Brezons, de Cézens, à l’épaulement du Plomb,--et n’avaient quitté le +pays qu’après leur mariage. De pauvre origine, ils n’avaient point assez +fréquenté la courte école de village _pour y perdre le patois_! A Paris, +à mesure qu’ils prospéraient dans leurs entreprises, c’étaient des +parents, des amis, que les Auvergnats faisaient venir à leur service. +Métiers et professions se monopolisaient, spécialisés aux cantons dont +les originaires s’y étaient adonnés d’abord. Par ici, se dirigèrent les +ferrailleurs ou les marchands de chiffons. Par là, s’accoutuma l’exode +des frotteurs ou des hôteliers. Les nourrisseurs s’espaçaient aux +barrières. Un peu partout, si j’ose cette image, les charbonniers +faisaient la boule de neige. Autant de colonies où se perpétuait le +patois, où il se localisait avec ses prononciations et ses variantes +d’Aurillac, de Murat, de Saint-Flour. Dans nombre de commerces, les +compatriotes formaient souvent toutes les relations et la clientèle. +Aussi le patois était-il pratiqué autant que dans les hameaux délaissés. +A cette persistance fidèle de la langue première apprise, il y avait +sans doute d’autres raisons que la commodité de l’habitude, et la +défiance du français moins familier: la tâche allégée aux accents de la +race, l’exil engourdi à l’haleine du terroir. Les mots étrangers ne sont +que des signes sonores des lèvres. Il sourd une âme vivante et profonde +de la syllabe jaillie au berceau. + +Ma mère ne me parlait jamais autrement... + +Puis, à maintes occasions, il y avait table commune, et la fête n’aurait +pas été réussie, sans accompagnement de la cabrette, toujours prête à +mener le bal. Dans bien des malles à couvercles de poil, la musette +faisait partie du bagage du montagnard dont elle constituait, avec le +couteau de poche, les plus chères reliques! Qu’elle m’en imposait, à se +gonfler, l’outre mystérieuse, dans son magnifique corsage de velours +rouge! La musique n’en est point des plus suaves. Pourtant, aiguë et +chevrotante, il n’y a que cette voix d’en haut pour détourner les +convives des formidables festins où défilaient à peu près exclusivement +farinades, salaisons et fromages de là-bas! Certes, il fallait bien «la +bourrée», pour leur faire laisser le boire et le manger! Mais que la +cabrette attaquât «la Marianne» et le silence s’imposait comme à la +célébration d’un rite, et toutes les jambes étaient debout à l’appel de +la danse atavique... + +Ce patois hirsute, cette musiquette primitive, je n’entends que cela +autour des Saint-Jean et des Saint-Pierre, qui étaient les prénoms des +trois quarts de nous tous, ou des réveillons dont, gamin, je ne voyais +guère que les préparatifs; mais quelle fête déjà! Aux approches de la +Noël, grand arrivage de farine de blé noir, pour les _bourriols_, de +tome fraîche pour la _truffado_, de noix, de châtaignes. + +Le spectacle espéré, c’était l’égorgement d’un porc, engraissé depuis +des mois. Car, l’on «tuait» et l’on «salait» à la maison, étant assez +nombreux pour venir à bout d’un _habillé de soie_, sans que le lard eût +le temps de rancir! Cela me faisait peur et pitié, la bête bien lavée, +rose et blonde, les pattes ligotées, maintenue par deux hommes dont les +genoux l’écrasaient et l’immobilisaient, pendant que le tueur lui +plongeait le coutelas dans la gorge. Après les hurlements terribles, les +grognements, puis les râles avaient cessé! Le sang cramoisi giclait dans +une terrine inclinée par une servante. Je ne comprenais pas qu’une telle +fontaine rouge pût jaillir et couler autant de cette panse inerte, sur +la jonchée de paille, bientôt enflammée. On flambait longuement +l’animal, je ne perdais pas un détail de la truculente opération, et, +plus d’une fois, je rêvais de ces scènes de meurtre, d’incendie et de +ripailles. Deux ou trois jours, la cuisine était décorée de guirlandes +de boudins, de saucisses, d’andouillettes, pendant que l’on descendait à +la cave les quartiers de viande, qui s’empilaient dans la saumure d’une +cuve au couvercle pressé de lourds pavés. + +Ces chants, ces danses, ces agapes au «vin du pays», je ne devais pas +leur trouver plus de couleur locale, par la suite, aux lieux mêmes +d’origine. Certes, je n’étais guère en âge d’apprécier ces puissantes +victuailles, et le «blanc» ou le «rouge» dont on les arrosait! Le fumet +seul en passait sur mon assiette d’enfant, encore aux soupes légères et +aux plats moins massifs! Et c’est de mon lit, le plus souvent, que +j’entendais, en m’endormant à sa cadence martelée, danser la bourrée. + + * * * * * + +Voilà des peintures qui pourront sembler puériles et qui devraient +s’être quelque peu atténuées à la longue? On comprendra qu’elles aient +gardé, chez les bambins de cette époque, toute leur fraîcheur, par +contraste avec d’autres visions d’une implacable netteté. Après ces gras +et joyeux réveillons de mes cinq et sixième années, qu’il fut désolé +celui de 1870, où les suburbains avaient dû rentrer dans Paris, pour le +Siège! Ah! dans les baraquements qui nous servirent d’abord de refuge, +au Champ-de-Mars, on ne tua pas de cochons, cet hiver cruel et froid, de +famine et de mitraille, dont je me rappelle l’affreux pain qui se +délayait en sable et en issues, et sentait le paillasson! En guise de +cornemuse, c’est le canon prussien qui menait la danse,--et la première +fois que l’on me conduisit aux Champs-Élysées, cent mille hommes y +parlaient allemand sous le casque à pointe... + +Mais ce serait tout un volume de sensations qui ne me seraient guère +personnelles,--la guerre! et puis, la Commune! A peine avions-nous +réintégré notre demeure de l’autre côté des fortifications, que la +bataille tonna entre Versailles et Paris, par-dessus nos têtes. Il +fallut loger dans les caves, où nous jouions aux billes avec des +biscaïens, dont il n’était pas difficile de s’approvisionner. Le +Mont-Valérien dominait la bataille de ses éruptions meurtrières. Quand +on me montrait et m’expliquait les volcans éteints de notre province +qui, dans la nuit des temps, avaient jeté feu et flamme, ils ne +s’emparaient pas de mon imagination. Je les tenais pour des +«Mont-Valérien» hors d’usage. La montagne, comme la vie de la montagne, +cela m’était familier. Je n’eus point d’étonnement au patois, à la +cabrette, à la bourrée, aux assiettées de choux et de lard fumant; +quand, aux dernières semaines sanglantes, mes parents remontèrent au +pays, je n’y fus pas dépaysé. + +A Brezons, que je n’avais jamais vu, je me sentais, enfin! chez nous... + + + + +CHAPITRE II + +Les émigrants d’Auvergne: La terre quittée.--La route d’Espagne.--Le +pâtre Gerbert.--Les Pèlerins de Saint-Jacques.--«Chineurs et roulants», +d’Arsène Vermenouze.--«L’air» d’Auvergne. + + +Quand je vous dis que je suis Auvergnat! + +L’Auvergnat authentique n’a rien de plus pressé que d’émigrer... + +Aussi, ne m’en suis-je pas privé. Dans la fougue de la jeunesse, +j’aurais voulu parcourir l’univers d’une traite... Ah! les folles et +généreuses impatiences, où l’on se jette à toutes les extrémités de +l’espoir ou du découragement! Quelles tempêtes où se meurtrissaient mes +rêves, parce que la France n’était pas aussi radieusement grande, la +République aussi hautement intégrale, les hommes aussi purement +désintéressés que pouvait le souhaiter un idéal en partance pour +l’absolu. A des heures troubles, la patrie m’était irrespirable. Je ne +me sentais libre qu’aux rivages imprévus où rien ne me rappelait la +terre quittée comme un esclavage aux fers étroits. Délibérément, +j’aurais accepté--pour combien de temps!--l’existence primitive du +fleuve et de la forêt, le cœur neuf, l’esprit raclé des enduits de la +civilisation. Sous l’éblouissement du soleil tropical au milieu d’une +peuplade douce et belle, je me disais: Pourquoi pas ici? Et, sans doute, +j’étais sincère, à telle minute, malgré ce qu’il entrait inévitablement +de littérature dans mon nihilisme nomade... + + * * * * * + +Cette manière d’émigrer, dans les nuages, n’est point celle ordinaire de +nos compatriotes. Ils ont l’émigration plus pratique, s’expatriant de +par la force des choses, le climat hostile, le sol récalcitrant, le +penchant au gain,--non pour les joies de l’aventure. + +Où va l’Auvergnat, le travail l’enchaîne. Naguère il ne s’en distrayait +qu’avec ses frères d’exode, échappant aux tentatives étrangères, à +l’influence des villes. De Paris, de Madrid, il ne connaissait que sa +boutique, les trajets de son négoce. Il épousait une Auvergnate. +Absorbés dans la tâche commune, ils envoyaient les enfants à élever aux +grands-parents, au village où ils projetaient de retourner eux-mêmes +plus tard, souvent trop tard... + + * * * * * + +L’émigration continue; la descente s’est multipliée. Mais, petits ou +grands, l’on ne se soucie plus de remonter... Ceux qui s’enrichissent +s’implantent aux lieux de leur fortune et de leurs intérêts. Quant aux +autres, les difficultés matérielles les retiennent, et ils ont vite fait +d’être prisonniers à jamais du salariat absorbant des vastes +agglomérations. Il n’y a plus qu’une toute petite moyenne aisée pour +revenir se fixer au pays. Et le moraliste et le régionaliste se +lamentent de l’abandon des campagnes simples et saines pour les +capitales dévorantes. + +La route d’Espagne fut une des plus anciennement suivies par nos +compatriotes. L’émigration date de loin et se réclame de devanciers +illustres: sur la fin du Xe siècle, Gerbert, élevé au monastère de +Saint-Géraud d’Aurillac, se rendait à Cordoue, Gerbert dont le génie +précurseur s’empara, pour l’augmenter prodigieusement, de tant de +découvertes personnelles, du trésor de sciences révélées au delà des +Pyrénées, Gerbert, le pâtre de Belliac qui deviendra Sylvestre II, +Gerbert dont Jean-Baptiste Veyre a chanté la rustique et précoce +enfance, l’immense destinée: + + Au pied d’un monticule[1] + Était une maisonnette; + Là, dans l’indigence + Un enfançon naquit. + On dit qu’à sa naissance + En signe de puissance + Trois fois le coq chanta... + Et Rome l’entendit... + + [1] Ol pèd d’un putchotel... + + (J.-B. Veyre, Piaoulats d’un reipetit). + +Quel trajet de l’humble naissance au plus vaste savoir d’alors, de la +baguette du pastour à la crosse pontificale, après ce départ où le jeune +voyageur doit improviser un pont avec son bouclier pour faire passer son +cheval sur une passerelle disjointe. Car, l’expédition ne se faisait pas +sans encombres, à entendre la complainte romane des Pèlerins que la +Confrérie de Saint-Jacques dirigeait annuellement d’Aurillac vers +Compostelle de Galice, où l’abbaye Saint-Géraud entretenait l’église, le +prieuré, un hôpital de la Vierge Marie au Mont Ebroarinus: + + +CHANSON DES PÈLERINS DE SAINT-JACQUES[2] + + [2] _Canso dels Pelegrins de San Jac_ + + Sem pelegrins de vila aicela + Que Orlhac proch Jordan s’apela: + Avem laissatz nostres parens, + Nostra molhers et nostras gens,... + + «Nous sommes des pèlerins de la ville--qu’on nomme Aurillac près + Jordanne;--nous avons laissé nos parents, nos épouses et tous nos + gens, + + Pour aller en plus grande troupe--voir Saint Jacques de + Compostelle.--Le Christ qui de droit fait envers--veuille enrichir + beaucoup mes vers! + + De notre ruelle et maison--près du moûtier de Saint Géraud--nous fûmes + tous à la paroisse--afin d’y prendre nos coquilles. + + Nous y priâmes dame la Vierge--de nous mettre en son paradis--et nous + exempter du péage--pour bien faire le saint voyage. + + Quand nous fûmes là-bas, à Bayonne,--tout près des pays espagnols--il + fallut changer bel argent--pour écus et monnaie grossière. + + Quand nous fûmes à Vittoria,--nous vîmes la verdure en + fleurs:--joyeux, nous cueillîmes lavande,--thym en un pré, et romarin. + + Quand nous fûmes sur les ponceaux,--comme ils tremblèrent, au passage + qu’on fit!--Nous croyions mourir: «Paix! Ah! paix!--Sauve les + pèlerins, saint Jacques!» + + A Burgos, une confrérie--merveille étrange nous montra:--dans son + église, à grands frissons,--un crucifix suait sa sueur. + + En pleine ville de Léon,--nous chantâmes une chanson,--et les dames en + abondance--venaient ouïr les fils de France. + + Arrivés aux monts Asturiens,--les pèlerins eurent grand froid;--à + Salvador, nous adorâmes--jour et nuit un clou de la croix. + + Quand nous fûmes à Rivédièr--des sergents voulurent mettre en + prison--jeunes et vieux; mais les Auvergnats firent:--nous sommes pour + _Géraud et pour l’Abbé_! + + Devant le juge, nous le dîmes--que pour prier Dieu nous venions,--non + pour faire mal ni dommage.--Le juge dit--«Paix! bon voyage!» + + Nous sommes en Galice. O Saint Jacques,--garde les pèlerins des + péchés.--Et donne-leur fromage et blé--pour qu’ils en fassent force + deniers. + + Prions pour Monseigneur l’Abbé--qui nous a tous réconfortés--Dans la + maison sur la montagne--De pain, de vin et de provisions[3]. + + [3] Selon le texte de M. René Lavaud, dans les _Troubadours + cantaliens_, qui juge cette version la meilleure de toutes et la + plus ancienne. + + «A quelle époque remonte cette chanson? La version imprimée ici + paraît être du XIVe ou du XVe siècle. Mais il est très possible que + le premier texte ait été beaucoup plus ancien. + + «Le texte actuel est presque partout d’une langue très pure et très + classique; et il est très facile de faire réapparaître çà et là, + sous la graphie modernisée, la forme ancienne. + + «Pour le fond, s’il conserve une grande naïveté d’inspiration, il + témoigne aussi d’une certaine maîtrise. Populaire par destination, + cette pièce a dû être composée par un des clercs ou des prêtres qui + faisaient partie du pèlerinage. Les pèlerins avaient l’habitude de + chanter, aux étapes, des chansons destinées à leur attirer la + bienveillance et les largesses des auditeurs. Ainsi firent-ils dans + la ville de «Léon» devant de nombreuses dames (strophe X). La + chanson chantée à Léon n’était pas la nôtre, puisque le voyage + n’était pas terminé, et ne pouvait encore être narré jusqu’au bout, + comme il est fait ici. La chanson actuelle comprend l’entrée à + Saint-Jacques et l’accueil généreux fait par «Mgr l’Abbé». Elle a dû + être chantée à Saint-Jacques même, et pendant les étapes du retour à + Aurillac.» + +Il n’y a guère qu’un demi-siècle que le trajet s’accomplit plus +aisément. Arsène Vermenouze a fixé en traits expressifs la peinture de +ces chevauchées d’autrefois où nos cadets cantaliens ignoraient le +chemin de fer: + + +L’ESPAGNE[4] + + [4] _En plein vent_ (Sonnets d’Auvergne), 8 v. Stock, éditeur, 1900. + + Nos émigrants d’antan étaient de fameux hommes. + Ils allaient en Espagne à pied: les plus cossus + S’achetaient un cheval barbe, montaient dessus + Et partaient. Travailleurs, ardemment économes. + + La plupart, au retour, rapportaient quelques sommes + Quadruples et ducats, dans la veste cousus + Et qui, par la famille, étaient les bien reçus. + Alors, on n’était pas douillet comme nous sommes + + Après tout un long jour de fatigue, on avait + La selle du cheval pour unique chevet; + On partageait un lit de paille rêche et rare + + Avec des muletiers, grands racleurs de guitare + Des arrieros, nourris de fèves et d’oignons + Et l’on dînait avec ces frustes compagnons + +II + + Le même plat pour tous, pour tous la même gourde + Pleine d’un vin épais qui sentait le goudron + Et, tous, l’on s’empiffrait à même le chaudron + De pois chiches très durs et de soupe très lourde. + + Autour du puchero l’on s’asseyait en rond + Et chacun racontait son histoire ou sa bourde, + Trop heureux quand un merle, une alouette, un tourde + Venait corser un peu le menu du patron. + + L’escopette pendue à l’arçon de la selle + Et fiers de n’avoir guère allégé l’escarcelle, + Les émigrants étaient dehors au point du jour. + + Par des sentiers poudreux, ou des routes fangeuses + Contemplant les sierras lointaines et neigeuses + Et vibrants sous la joie immense du retour. + +III + + Par les grands steppes nus de la Castille plate, + Ils allaient, sans jamais regarder l’Occident, + Même à l’heure sublime où le soleil ardent + S’y noie, en une mer de pourpre et d’écarlate. + + Car ce n’est pas là-bas qu’est la terre Auvergnate, + C’est vers le nord; là-haut, l’Auvergne les attend: + L’Auvergne!... A leur regard avide et persistant + Le vert frais et riant du doux pays éclate. + + Eh! que leur font Madrid, Burgos, Valladolid? + Ils y passent, sans même y coucher dans un lit + Et chevauchent, des jours entiers, sans voir un arbre, + + Sous un soleil de feu,--des montagnes de marbre + Où l’aigle plane au fond d’un ciel d’azur et d’or + Et toujours leur regard se tourne vers le Nord. + +IV + + Enfin, ils vont toucher la côte cantabrique + Et voici les versants pyrénéens français; + Tout poudreux et tannés par le vent, harassés, + Ils ont, sous leur chapeau, des teints couleur de brique. + + Mais un léger zéphir, venu de l’Atlantique, + Leur apporte une odeur de France: c’est assez! + Oubliant la misère et les labeurs passés, + Ils s’enivrent, joyeux, du parfum balsamique. + + Et bien que n’étant pas, certes, de très grands clercs, + Ils ont de jolis mots, des mots naïfs et clairs, + Pour exprimer leur sentiment en l’occurrence. + + C’est égal, dit l’un d’eux, je ne sais d’où ça vient, + Mais il n’est nul pays, dans le monde chrétien, + Non, nul pays, qui sente aussi bon que la France. + +V + + Or, un matin, le chef du groupe, un vieux barbu + S’arrête: à l’horizon, dans le ciel doux et pâle, + La chaîne du Cantal, toute entière, s’étale; + Voici la dent du plomb, ce colosse trapu, + + La corne du Griou, le pic svelte et pointu, + Le puy-Mary... C’est bien la montagne natale + Et ces gens, de nature un peu fruste et brutale, + Ces Arvernes, au front volontaire et têtu, + + Ces âpres «chineurs», ces «roulants» aux dures âmes, + Se mettent à pleurer soudain comme des femmes, + Sans se cacher, leurs pleurs s’écrasant sous leurs doigts. + + Oubliant l’espagnol, ils clament en patois: + «Quoi l’Ouvernho; li som![5]» et tous, à perdre haleine, + Brandissant leurs chapeaux, galopent dans la plaine. + + [5] C’est l’Auvergne; nous y sommes! + +Nul pays qui sente aussi bon que la France, disait Vermenouze, pour la +rime; car il voulait dire l’Auvergne. Ainsi humait l’air natal le +troubadour Pierre Vidal: + + _Ab l’alen tir ves me l’aire + Qu’en sent venir de Proenza._ + + (Avec l’haleine, j’attire à moi l’air que je sens venir de Provence.) + + * * * * * + +Aux forêts de l’Asie paradisiaque, j’ai respiré les essences +triomphales, après quoi nos fleurettes des champs ne devraient plus rien +sentir? + +Dès Eygurande, à travers les stores baissés et les vitres closes, quand +le train roule à travers le vent cantalien, j’ai toujours été réveillé +par l’odeur distincte du pays, les poumons soudain dilatés d’une avidité +d’absorber l’espace! Ce ne sont plus les parfums qui violentent, les +aromes qui étourdissent, rien que l’air net et pur avec le goût de l’eau +vaporisée aux cascades, et de l’herbe fauve sur le basalte et, près des +villages, quelque fumée au toit matinal, des bouffées de l’étable qui +s’ouvre, le pain sortant du four, qui ne sont pas du même bois, des +mêmes bêtes, de la même pâte qu’ailleurs et dont nous démêlerions la +saveur à travers le bouleversement d’une fin du monde et d’une nouvelle +création: + + _C’est l’Auvergne, nous y sommes!_ + + + + +CHAPITRE III + +Le premier voyage.--Pendant la Commune.--Le retour au Village: à l’aube +de la mémoire.--Le ruisseau de Brezons. + + +Je n’ai pas souvenance de mon arrivée à Brezons. J’ai dû y tomber +endormi. Lorsque je fus réveillé, c’est comme si j’en avais toujours +été, familier avec les grands parents dont j’entendais la langue, avec +les montagnards pareils aux émigrants qui, à chaque automne, entraient +chez nous, remplaçaient les gars partant pour le régiment. + +Je ne me rappelle pas mon arrivée... + +Mais la fuite de Paris, aux derniers jours de la Commune, comment +l’oublier! + +Mon père,--de la Garde nationale pendant le siège,--ne s’était pas +enrôlé parmi les fédérés. Aux réquisitions, il prêtait chevaux, +voitures, tout le matériel commercial dont il disposait; mais il ne +donnait point de sa personne. On exigea qu’il endossât la vareuse +insurrectionnelle, qu’il prît le chassepot. Il s’y refusa. Il échappa à +la perquisition de nuit dans les caves transformées en logements, où je +fus dressé de terreur, à des lueurs farouches de lanternes, à des voix +menaçantes, à des baïonnettes éventrant les lits, fouillant dans tous +les coins; ma mère devait guider la sombre horde, aux commandements +avinés du forgeron, du blanchisseur, qui avaient dénoncé le voisin comme +pactisant avec Versailles. C’était faux. Mais, à la vérité, nous avions +favorisé le départ des gendarmes qui habitaient l’immeuble contigu, dont +les jardins étaient ouverts aux jeux de tous les gamins du quartier. Ne +voulant point abandonner leurs armes et leurs uniformes, ils les avaient +enfouis dans notre cour, dépavée et repavée, sous les fumiers! Mais le +grief du blanchisseur et du forgeron était plutôt que l’on faisait +ferrer les chevaux et laver le linge ailleurs que chez eux. +Naturellement, je ne sus ces choses que plus tard! Ce que j’ai retenu, +de moi-même, c’est la journée d’angoisse où, mon père accoutré en +déménageur, dans une voiture de meubles, nous franchissions à +Saint-Denis les lignes prussiennes. + +Puis, le chemin de fer, le compartiment qui emportait les rescapés du +siège, et de la Commune. + +Et, c’est l’Auvergne, et je suis à Brezons... + + * * * * * + +Dès lors, où que je sois dérivé par les courants de l’existence, j’ai +_un pays_,--le patrimoine intangible où ne mordront pas les plus +cruelles vicissitudes... J’en _ai quitté_, après quinze, vingt mois de +premier séjour, et n’y suis retourné qu’à deux étés de vacances +scolaires; depuis un quart de siècle, plus une fois, alors que je ne +cessais de parcourir le Cantal. + +Voici que, revenu de loin et de presque tout, j’ai voulu revoir +Brezons... J’ai voulu? Non, j’y ai été ramené par la force de l’attache +jamais rompue... + +Le patois, qui ne m’a pas coûté une leçon, appris avec les pâtres, en +grimpant lever des nids aux branches périlleuses, ou traquant la truite +imprenable de nos mains d’enfants, écorchées aux pierres du ruisseau; + +Les cerises mangées à l’arbre, dans le pré tout enflammé de canicule, +les airelles bleues frissonnant dans le mystère des sous-bois; + +La vipère, détendue comme un ressort, debout et sifflante, à travers les +pierrailles et la bruyère; + +Le clocher de rouille et de mousse où, par l’escalier disloqué, le +sonneur nous laissait suivre et prendre le bout de la corde traînante, à +la fin des sonneries... + +La jument docile à nos plus turbulentes équitations; + +Les tranches de pain noir, l’écuelle de lait caillé sur les marches de +_l’oustau_, à la rampe de bois vermoulu... + +Que de puérils souvenirs, demeurés avec toute leur fraîcheur, à l’aube +de la mémoire... + +En vérité, le passé ne nous lâche pas. On ne déracine pas le piquet où +nous sommes noués comme des chèvres par une corde plus ou moins longue, +plus ou moins lisse, qui prête quelque temps, et quand nous sommes au +bout, croyant encore dévider de la bobine, a cessé déjà de s’allonger et +se renroule par le même manège, de plus en plus réduit, pour nous +ramener au point de départ, au centre du néant... + +Brezons! Oui, je suis Auvergnat, puisque l’ayant délaissé toute la vie, +il me semble qu’après je ne saurais être bien qu’ici, à l’angle du +verger, sur ce quartier de roc où s’adossait la grange, au bord de la +route qui, du fond de la commune, à l’étranglement de la vallée, ne +conduit plus nulle part; elle s’arrête, comme à bout de souffle, d’avoir +tant monté à la poursuite de cimes qui, toujours, se reculent... + +Sur ce chemin des nuages, dans ce paysage tourmenté, aux gestes tendus +vers les sommets, où j’essayais mes premières escalades, je souhaiterais +boucler la boucle de mon circuit terrestre. Cette fois, ce serait +vraiment les grandes vacances... + +Oui, une borne, mon nom, et rien qu’une ligne: + + _Il aima le ruisseau de Brezons._ + + + + +CHAPITRE IV + +L’enfant pâle: De J. F. Raffaëlli à F. Coppée.--Paysages +«impressionnistes».--La montagne retrouvée.--La «grammaire» de +Bancharel.--Les précurseurs de «l’École Auvergnate». + + +Il y a trente ans, sur la fin de mes études à Condorcet, j’obtins +d’aller me soigner en Auvergne. + +J’étais pâle, le cœur à soubresauts, hanté profondément d’une phrase +trop souvent entendue: «Les jumeaux, ça ne va pas loin, ça reste +toujours fragile...» Or, j’avais survécu au frère mort tout jeune,--mais +je croyais peu à une longue durée... + +Cependant, d’instinct, j’avais choisi le remède. Aux falaises +basaltiques de Vic-sur-Cère, le vent du haut ramonait mes poumons +encrassés de banlieue. Les courses en montagne fortifiaient les muscles +paresseux, vivifiaient le sang pauvre. Mais, surtout, je fixais, +solidement, mon statut moral auvergnat. + +Pour beaucoup _j’ai quitté le pays_, je suis descendu vers Paris. C’est +le contraire: né loin de mon _village natal_, il m’a fallu remonter... + + * * * * * + +Eh! oui, j’ai d’abord «chanté» les plaines de détritus et de gadoue, les +arbres de fil de fer, les horizons fuligineux chers à Jean-François +Raffaëlli, mon voisin des berges d’Asnières, l’accueillant ami des +débuts. A petites touches impressionnistes, en vers démesurément +libres,--c’était vers 1880, où commençait de se dilater l’alexandrin aux +premiers feux du symbolisme,--je m’efforçais d’annexer à la poésie +française,--pas plus!--la contrée où régnait l’admirable peintre de ces +ciels souffreteux sous lesquels ahane le travailleur des usines, et +trône le rôdeur des fortifs et des terrains vagues! La banlieue à la +mode des Goncourt, de J.-K. Huysmans, de François Coppée, où, par la +campagne élimée, jonchée de vieux chiffons et de tessons de bouteille, +grouille une humanité de misère, de rebut, et de vice! Parfois, une +bouffée de jeunesse, une volée d’ouvrières avec des rires et la romance +du jour; mais la cloche appelle, et les prisonnières ont disparu, +derrière les lourdes portes de la fabrique... + + * * * * * + +Comme ce décor de barrière se retire vite de ma vie, à l’éblouissement +des sublimes aspects de la montagne,--de mon cœur gagné à la haute +nature... + + * * * * * + +(Des yeux charmants s’entr’ouvrent du lointain passé, graves de +mélancolie et de reproche: n’ai-je pas connu, par ces guinguettes à +canotiers, la première aventure? par ces ruelles de faubourg, la marche +triomphale de la vingtième année, accompagnée d’orgues de Barbarie sous +les fenêtres, de clairons et de cors de chasse par les glacis et les +fossés! Soirs divins où l’on se moque bien que ce soit le cornet d’un +tramway qui scande les aveux impérissables! Non, je ne vais pas renier +les heures enchantées,--il n’en sonne pas tant à l’horloge inflexible +dont l’aiguille ne retourne jamais en arrière,--là-bas, au fond de ma +mémoire encombrée, au bout du jardin où il a poussé de tout, ah! s’il +était permis de revenir sur ses pas, que j’irais droit sans me tromper, +au mur de lierre, à la haie d’épine-vinette, à la tonnelle de +chèvrefeuille, d’où mes plus chers souvenirs se penchent sur les mille +miroirs brisés de l’eau du fleuve...) + + * * * * * + +J’en devenais injuste, détestant tout ce qui n’était pas la montagne +retrouvée, délaissant mes poètes et mes maîtres d’hier, et tirant une +révérence aux camarades de la génération symboliste et décadente. +Désormais, j’escaladais et dévalais par les puys et les plombs, et le +patois des bouviers me tenait lieu de littérature; la plus traînante +banalité reprenait un goût d’inédit, en passant dans une locution +indigène. Enfin, ce fut par les dialectes cantaliens que je parvins aux +grands félibres du Languedoc, de Gascogne et de Provence, et c’est par +Aurillac que je m’acheminai vers Maillane... + + * * * * * + +Comment pourrais-je omettre d’en noter ma reconnaissance à ce brave +petit livre d’Auguste Bancharel: _La Grammaire et les Poètes de la +langue patoise d’Auvergne_! + +L’ouvrage vaut surtout par la bonne volonté et par la foi aux destinées +de la race,--une foi pratique et agissante... + +Car, les considérations linguistiques de l’auteur sont des plus +aventurées; pour lui, la langue auvergnate et la celtique, c’est tout +un: voilà pour les origines. Sans doute notre téméraire philologue +admettra que, par la suite, le latin et le germain influencèrent le +patois, mais sans le corrompre: + + De tous les dialectes divers de la langue romane, le patois seul a + conservé sa pureté, sa vie. C’est encore la langue que parlaient les + troubadours, les maîtres de la _sobregayo companhia_. Le patois a la + souplesse de l’italien, la majesté retentissante de l’espagnol, + l’énergie et la concision du latin, avec le _molle atque facetum_, le + _dolce de l’Ionie_ qu’il hérita des Phocéens de Marseille, et + l’imagination de la Gascogne qui lui a donné et lui conserve ses + autres richesses. + +Pauvre parler de nos montagnards! Ah! Auguste Bancharel lui faisait la +part belle. Évidemment, il exagérait! Mais que de gratitude ne faut-il +pas garder pour cette exaltation passionnée, en regard du mépris où la +bourgeoisie tenait le vocabulaire du peuple qui, lui aussi, d’ailleurs, +en usait «sans l’estimer». Tournons les pages de linguistiques +contestables, et voici le chapitre savoureux où sont recueillis nombre +de proverbes ruraux, rudes et précis[6]. Plus loin, des chants du pays, +malheureusement présentés sans ordre, alors que l’auteur était si bien +désigné pour une compilation plus méthodique et définitive du folklore +déjà rassemblé en maints guides et dictionnaires. Du moins, devons-nous +à Auguste Bancharel un florilège local qui jalonne utilement les étapes +de notre chère petite renaissance auvergnate. Grâce à cette anthologie +des précurseurs patoisants de l’École auvergnate, j’ai connu +Jean-Baptiste Brayat, l’abbé Bouquier, Dupuy-Granval, Jean-Baptiste +Veyre. Ainsi, le médecin, le prêtre, le gentilhomme, l’instituteur, pour +traduire leurs sentiments intimes et leurs impressions du terroir, +avaient préféré au français de leurs diplômes officiels l’idiome de leur +enfance et de leur village, spontanément, avant d’y être incités par le +grand mouvement de rénovation méridionale. Ce n’étaient là que des +essais modestes, d’innocentes distractions, le jeu d’amateurs +s’ingéniant à tirer quelques sons d’un instrument démodé. Cependant, ces +accents ne devaient pas rester inentendus. Ils frappaient des oreilles +attentives, parvenaient aux abbés Géraud, Fau, Courchinoux, à Arsène +Vermenouze, de qui Auguste Bancharel, leur aîné, encourageait les +tentatives, par ses articles de _l’Avenir du Cantal_, dès 1880, par ses +brochures, par les fêtes dues à son initiative, les concours de +cabrette, dont il était le promoteur et où il avait imposé que les +discours d’usage fussent prononcés en patois. + + [6] _La Grammaire et les Poètes de la Langue patoise d’Auvergne_, par + A. Bancharel (Aurillac, 1882). + +Donc, par son action personnelle, par l’exemple de sa vie obstinée au +sol natal, par sa propagande décentralisatrice, Auguste Bancharel +ouvrait et facilitait la voie au félibrige cantalien. Son influence a pu +orienter un Vermenouze qui hésitait et, à sa vingtième année, alignait +des alexandrins romantiques à la gloire de «Surcouf»! Que pouvait rêver +de plus, dans sa _casa de commercio_ d’Illescas, le jeune émigrant, que +d’être imprimé à _l’Avenir du Cantal_, de collaborer avec son Directeur, +leurs _Rimes Patoises_ paraissant sous même couverture? Ce n’est pas de +ses âpres compagnons de négoce qu’il pouvait être compris! Entre deux +voyages en Espagne, de retour au pays, il tombait dans un renouveau de +poésie patoisante, et il était vite gagné à la cause! Ah! de ce +Bancharel,--qui avait assisté à la descente de Jasmin en Aurillac, +vingt-cinq ans auparavant! N’était-il pas le confident tout indiqué des +inspirations littéraires du jeune compatriote. Comment «le grammairien» +même n’en eût-il pas imposé à l’élève sorti des «Frères» avec un petit +bagage rudimentaire. Mais il s’agit bien de controverse dialectologique +pour qui portait en soi toute poésie, avec le don le plus sûr de +l’expression juste, puissante et pittoresque. Le sculpteur a-t-il besoin +de connaître la genèse géologique des carrières du marbre qu’il taille, +l’architecte de savoir l’historique de tant de matériaux qu’il assemble? +Arsène Vermenouze ne se préoccupait guère de la filiation des mots +asservis du premier coup à sa pensée; il lui suffisait qu’ils en +suivissent le jet impétueux et le rythme souple et large... + +Ce n’est point un chétif honneur qui rejaillit à Auguste Bancharel, +d’avoir peut-être révélé Vermenouze à Vermenouze; en tout cas, de +l’avoir, dès les premiers vers, reconnu et signalé comme un maître à ses +concitoyens, plutôt indifférents et sceptiques... + + + + +CHAPITRE V + +Le patois de circonstance.--Curés, médecins, instituteurs: L’abbé +Bouquier; l’abbé Jean Labouderie. Frédéric Dupuy de Grandval, +chansonnier bachique. J.-B. Brayat, officier de santé. J.-B. Veyre, +instituteur.--Statues et pavés de l’ours. + + +_Des poètes de la langue patoise_, écrivait Auguste Bancharel... + +Des _poètes_? + +_La langue patoise_? + +C’est beaucoup dire... + +En vérité, ils n’étaient pas poètes, ces médecins, abbés, +instituteurs,--et très éloignés du patois authentique, par les études +mêmes qui les avaient appelés tout jeunes à la ville, et confinés dans +les collèges. On ne voit pas qu’ils se soient voués à la poésie, sous le +feu de l’inspiration dévorante. Dans leur vocabulaire apprêté et +composite, l’expression ne jaillit pas des sources de la roche +ancestrale. Ils pensent en français, et ne traduisent même pas; ils +transposent. Car, traduire, c’est _traire_, à l’étymologie, _tirer_... +La traduction exige une recherche d’esprit, qui amène des trouvailles. +Il ne s’agit pas seulement de rendre le sens littéral des mots, mais de +restituer la phrase, la locution, par des équivalences, de répondre, +quand faire se peut, par les idiotismes correspondant aux gallicismes, +qui sont le propre de chaque langue. Tandis que nos citadins ne font +guère qu’affubler le vocable français d’une désinence patoise. Non, ni +poètes, ni artistes. Ils n’eurent pas la curiosité des vieilles formes +du langage traditionnel, qu’ils dédaignaient, en parvenus, du haut de +leur savoir à diplômes officiels. Du parler du terroir, ils ne goûtaient +plus la saveur intime. Mais, vivant au village, de par leurs +professions, il leur fallait se remettre à l’unisson avec le paysan, le +client, l’écolier, le fidèle. De là, ce français qui prend un pli +rustique, comme la jaquette coupée par le tailleur du bourg. Ainsi, ce +patois occasionnel n’apparaît-il guère qu’en des pièces de +circonstances. Ce n’était là que jeux d’amateur, qu’il était excellent +de rappeler, de sauver du temps, mais il ne convient pas d’accorder à +ces exercices de prosodie champêtre des mérites, même locaux, qui leur +manquent... C’est une erreur que de les prendre pour les représentants +du patois, qui se maintenait si vigoureux et dru par toutes nos +campagnes! du patois parlé, dont on ne retrouve pas plus l’écho +véridique dans leurs alexandrins de bonne volonté qu’on n’y rencontre le +sentiment de la nature auvergnate,--on pourrait dire de la Nature tout +court. Sans doute, ils aimaient le pays, le clocher natal, mais, +littérairement; ils ne l’ont pas vu. Leur esprit était resté ailleurs, +aux dictionnaires du Collège. De la petite patrie, nous ne saurons rien +par eux, ni de ses beautés naturelles, ni de son histoire, ni de son +folklore. + +Cependant, ces échantillons seront utiles et curieux, pour la +comparaison avec une œuvre pleinement patoise et auvergnate comme celle +de Vermenouze, jaillie à grand flot du sol, de la race, de la langue +populaire. Nous ne les rapportons qu’à titre documentaire. Leurs auteurs +ne sont pas plus des précurseurs du félibrige auvergnat qu’ils ne sont +des continuateurs des troubadours. De ce que, de temps à autre, +quelqu’un a discouru en fin de banquet sur le mode villageois, et que +les journaux de chef-lieu ont sympathiquement reproduit cette amusette, +il ne faut pas que cela prête à croire à une littérature écrite et +suivie, d’une école auvergnate! + + * * * * * + +Cependant, un trait commun caractérise tous ces fragments où se +retrouvent les tendances réalistes de nos montagnards, observateurs et +narquois; ce sont des moralistes pratiques. + + * * * * * + +Voici un abbé Bouquier, curé d’Ytrac et de Leynhac, dont il ne reste +qu’une composition, les autres égarées par sa famille, à Calvinet, ou +emportées par lui à la Martinique, où, sexagénaire, il serait allé +mourir chez un neveu. Le morceau conservé, à défaut d’autres mérites, ne +manque pas d’étrangeté. Le titre est en français: + + _Dialogue d’un curé qui personnellement + Pour gagner un procès a fait un faux serment + En dépit de son seing et de sa conscience + Et se croit dispensé d’en faire pénitence. + Si mon style trop plat dégoûte le lecteur + Qu’il corrige l’ouvrage et le rende à l’auteur._ + +Le _Dialogue_ annoncé est toute une pièce, la moralité du moyen âge, à +nombreux personnages réels ou symboliques, l’Ange Gardien, le Juge, le +Curé, le Démon, l’archange saint Michel, qui arrive trop tard pour +porter secours à l’âme en perdition, et ne s’émeut pas autrement de la +victoire de Satan: + + _Counsoloté, moun cher counfrairé, + Bouto qué n’oben pas perdut gairé_ + + (Console-toi, _mon cher Confrère_, dit-il à l’ange gardien! Et mets + que nous n’avons pas perdu beaucoup.) + +En effet, le Curé n’hésite guère à jurer que par peur de l’Enfer. Les +scrupules ne l’encombrent pas! + + _Yeou jurorio bé prou, mais l’ifer! Malopesto!_ + + (Je jurerai bien assez, mais l’enfer! Malepeste!) + +La Conscience apparaît, mais sans confiance. Elle a essayé d’intervenir +d’autres fois. On lui a dit: Chut! Elle n’a qu’à se taire, dorénavant. + +C’est l’ambition, invoquant la sagesse de Sénèque, qu’on ne s’attendait +pas à trouver dans cette affaire, qui décide le Curé à lever la main: + + Le péché est ce qu’il paraît--au pécheur qui le commet;--car, selon le + sage Sénèque, comme l’on croit pécher l’on pèche. + +Il n’en faut pas plus pour que le Curé s’exécute: + + Eh bien! donc, je m’en vais jurer, quitte après pour m’en confesser! + +Et Satan félicite le déchu, sur un ton gouailleur: + + Regarde, mon ami, que tu as fait une bonne affaire,--Au moins, quand + tu mourras, tu sauras où aller coucher--Et où aller passer toute + l’éternité... + +Puis, en bon diable, il indique à son nouveau sujet que, pour être bien +placé, il lui suffit de parler à Pluton et à Proserpine, sa femme, qui +dirige les enfers et lui fait la cuisine. En tout cas, le Curé peut être +assuré qu’il n’a pas à craindre le froid... + + * * * * * + +A Frédéric Dupuy de Grandval, on n’attribue rien moins que des +chefs-d’œuvre, dont les manuscrits remplissaient une bibliothèque +entière! Il ne se retrouve que quelques lambeaux, et mal authentiques, +dont l’un pourtant, ne semble pas devoir être apocryphe, tant le +portrait de l’auteur offre une complète ressemblance avec l’image de +celui dont la vie et les écrits scandalisèrent Aurillac. Il aurait été +en rapport avec Béranger, à qui il soumettait parfois ses travaux, et +qui le conseillait. Mais le chantre de Lisette ne le corrigea pas de +boire. Ce sont les _Mauvais Garçons_ de Villon qu’il rappelle: + + Le vin nouveau à la tête me monte;--pour me guérir, demain, je ferai + le lundi,--de bon matin, la goutte me remonte,--mais tout le jour, je + reste fidèle au (vin) bleu.--Quand la nuit vient, pour passer la + veillée,--près d’un bon feu, je m’assieds sur un banc.--Et tout en + fumant et mangeant la grillée (_de châtaignes_)--à tout hasard, je + bois un litre de blanc. + + Puis au café, je vais prendre une demi-tasse;--cela me ferait mal sans + trois sous d’eau-de-vie.--Je trouve un ami, nous faisons la petite + partie,--et deux cruchons (de bière) y passent rondement.--Ils sont + nettoyés, il faut quitter la place. + + Je vais prendre l’air, je hasarde une chanson;--j’en ai bien assez + fait, la patrouille me ramasse--sans que je résiste et me met en + prison.» + +Rien d’étonnant à ce qu’un tel intrépide vide-bouteilles ait laissé une +réputation d’originalité que n’était pas pour démentir son esprit +caustique. Écoutez cette répartie: + + --Comment se fait-il que je n’aie pas d’enfants, disait une dévote à + M. Dupuy de Grandval. J’en désire tellement un! Et voyez «la cafetière + du coin», cette effrontée d’Irma. Elle en a quatre, qui sont + magnifiques. Pourquoi tant à elle, quand j’en suis privée? Moi qui en + demande chaque jour au Bon Dieu! + + --Elle s’y prend autrement, fit le poète cantalien. + + --Et comment fait-elle. + + Eh! elle ne les demande pas au Bon Dieu mais aux hommes... + +Plus important est le bagage de Jean-Baptiste Brayat (1779-1838) de +Boisset où, en 1907, lui fut élevé un buste. La purge, la saignée, et la +lecture de sa plaquette étaient les remèdes ordonnés habituellement par +le pauvre officier de santé. Ces pratiques familières, un estomac +complaisant qui ne refusait jamais un verre de vin, la bonne humeur et +le désintéressement lui valaient de la popularité. Ce sont les +qualités--autant que les défauts--domestiques de Brayat, plus que ses +poèmes, je pense, qui provoquaient l’admiration et la reconnaissance de +ses malades. Comment ne pas aimer un médecin qui ajoutait les +médicaments à l’ordonnance, et, sur son calepin de visites, inscrivait: + + «_Pierré me pogoro si los costognon se bendou._ + + (Pierre me paiera si les châtaignes se vendent.) + +On devine que le brave homme ne s’enrichissait pas à cette façon de +traiter la clientèle! + +Dès lors que Boisset dressait un buste de bronze au poète-médecin J.-B. +Brayat, pourquoi J.-B. Veyre, le poète instituteur, n’aurait-il pas eu +son monument à Saint-Simon! Le Comité est formé, la souscription +ouverte, bien que les promoteurs, MM. Armand Delmas, le Dr Vaquier ne +prêtent pas «aux pépiements d’un roitelet» la voix du rossignol, comme +galamment fit un soir Jasmin à l’auteur des _Piaoulats d’un reipetit_, +qui le recevait, le 23 février 1854, à Aurillac, où le poète agenais +était de passage, en tournée pour les pauvres: + + Pâtre de Saint-Simon, j’ai quitté mon troupeau,--j’ai pris ma veste + neuve et mon joli chapeau pour venir fêter ta grande renommée,--de + couronnes de fleurs chaque jour parfumée... Auprès du rossignol, + piaille le roitelet. + +A quoi Jasmin répliquait: + + Je m’y connais, Monsieur, cet oiseau chanteur a le chant + harmonieux.--C’est un rossignol qui, par jeu, s’est vêtu--de la plume + d’un roitelet. + +De Jasmin, il n’y avait là qu’une gentillesse d’usage, envers qui lui +rimait la bienvenue au chef-lieu du département. + +Mais que dire des opinions portées, la plume à la main, par des +compatriotes lettrés et qui devaient avoir l’ouvrage de J.-B. Veyre sous +les yeux! Je n’en citerai qu’un, le plus important, et le grand +responsable, puisqu’il fit la préface des _Piaoulats_ en 1860. Or, M. de +Lescure n’hésite pas entre J.-B. Veyre et Frédéric Mistral: + + Un avocat... Un riche propriétaire provençal, un homme du monde,... + que j’ai vu moi-même à Paris colporter dans les bureaux d’un journal + au sortir d’un élégant coupé, les produits d’une inspiration + artificielle et savante... Les pâtres n’ont pas lu Mireille; ils ne le + comprendraient pas... Mais les pâtres comprendront Veyre, et Veyre + sera chanté aux veillées; et, dans sa hutte roulante, le pauvre + gardeur de bestiaux fredonnera ses vers sur la montagne. + +Ce n’est pas le pavé de l’ours. C’est une avalanche de basalte qu’une +pareille présentation fait crouler sur une innocente victime! + + + + +CHAPITRE VI + +Auguste Bancharel, un précurseur: Professeur, auteur, imprimeur comme +Roumanille.--Le progrès dans la tradition.--Rimes Patoises et +Grammaire.--Les veillées auvergnates.--L’abbé F. Courchinoux. + + +Poètes, et poètes de terroir,--on a vu qu’il y avait à hésiter sur le +mérite des auteurs présentés par Auguste Bancharel comme des +restaurateurs du patois, et des annonciateurs d’une renaissance +auvergnate... + +S’il y a eu quelque précurseur,--c’est Auguste Bancharel lui-même, à qui +l’on doit l’initiation précieuse d’Arsène Vermenouze. + +Toutes distances gardées pour tous quatre, il aura été à Vermenouze ce +que fut Roumanille pour Mistral. Sa vie et son œuvre ne sont pas sans +analogies avec celles du Créateur des _Provençales_, qui réunissait sous +la même couverture Mistral, Aubanel, etc., et servit de tribune aux +nouveaux poètes. Ainsi, dans les _Rimes Patoises_ et dans _La +Grammaire_, Auguste Bancharel recueillait les anciens, groupait les +nouveaux venus. Tous deux sortaient de l’enseignement pour devenir +auteurs-imprimeurs. On trouverait d’autres points de comparaison, quant +à leur gaie tournure d’esprit, à leur sentiment du terroir, à leurs +tendances combatives et politiques, l’un, pamphlétaire des +_Enterre-chiens_, les enterrements civils,--ultra-catholique et +conservateur,--l’autre, satiriste matois de la réaction de l’Ordre Moral +et du Seize Mai. Mais il ne faudrait pas prolonger le parallèle, où les +quelques essais de notre compatriote ne sauraient être mis en regard +d’une production considérable, sous tous les rapports. + + * * * * * + +Or, c’est d’Auguste Bancharel qu’il est le moins parlé dans ses +brochures de propagande où, tout occupé à découvrir les autres, il ne se +présente guère que comme éditeur et directeur de l’_Avenir du Cantal_. +Il ne serait que juste de lui rendre justice, sinon comme poète, du +moins comme patoisant, après l’avoir salué comme le promoteur du +mouvement qui devait faire entrer l’Auvergne dans l’orbe du système +félibréen... + + * * * * * + +Auguste Bancharel naquit le 15 septembre 1832, à Reilhac, à quelques +kilomètres d’Aurillac, où il devait professer au Collège, avant de +passer, comme percepteur, à Pleaux et, presque à l’âge de la retraite, +sur la cinquantaine, de fonder imprimerie et journal au chef-lieu... +Tempérament d’artiste, rêvant de peindre et d’écrire, il suivait d’une +curiosité passionnée le rayonnement de l’idée félibréenne. Il +n’admettait pas que l’Auvergne, d’où étaient issus de fameux +troubadours, restât en arrière de la vaste ambition méridionale. Il +approuvait de tout cœur les revendications décentralisatrices. Le patois +était pour lui langue vivante,--seule capable de traduire les +aspirations, les sentiments, les besoins de la race. Lui, aussi, aurait +voulu maintenir du passé tout ce qui, sans retarder le progrès, faisait +la joie, le charme et la beauté de la vie locale, les fêtes, les danses, +les chants, les costumes, dont le pittoresque et le goût s’en vont, que +ne remplacent pas de banales et laides importations. Il n’était pas un +vain regretteur d’autrefois. Au contraire. Mais c’est de l’exaltation de +la race, dans le sens traditionaliste, qu’il espérait de la grandeur et +du bonheur à venir,--plus que de l’effacement de l’individu dans la +foule incolore, et dans l’écrasement, par le rouleau administratif, de +tout relief provincial. De là, son apostolat. De là, soutenant la thèse, +au moins téméraire, d’une littérature «de langue patoise», son +enthousiasme sans critique pour quiconque patoisait. De là, que chaque +bonne volonté lui était sacrée. Mais quoi! Sa foi communicative, en +s’abusant et nous abusant sur quelques-uns, en ne décourageant +personne,--aura frayé la route... Qu’importe si, au départ, il y eut +quelque désordre; le tout était de partir... + +Mais il convient de ne pas sacrifier l’auteur des _Rimes Patoises_ et +des _Veillées Auvergnates_ à l’entraîneur de la petite cohorte +cantalienne. Auguste Bancharel, contestable philologue et technicien +hasardeux, vaut surtout par sa pratique profonde du parler populaire. A +lui, non plus, je ne décernerai pas le laurier du poète, du poète au +souffle puissant, comme dit une biographie. Lui, aussi, ne composa guère +que des vers de circonstance! Mais de quelle manière élargie, en quel +langage savoureux, intraduisible. Il ne se mêlait pas de châtrer +l’expression, de rejeter le mot trop vif aux oreilles citadines. Il +recherchait, au contraire, le vocabulaire le plus gonflé de sève +originelle. Et, voici qu’au point de vue du patois, ses écrits offrent +une rare valeur documentaire. Ils ont un autre mérite, nouveau, qui +faisait défaut à ses devanciers. Ils nous évoquent, en relief vigoureux, +le paysan de chez nous, pratique, réfléchi, jovial, très avisé sous de +rudes dehors. Auguste Bancharel n’enfourche pas un morne Pégase de bois +pour gravir un Parnasse desséché. Il reste de son temps et de son +pays,--et par un réalisme de bon aloi, la franchise et la finesse de +l’observation, la verve du récit, la pratique du patois dans son +tréfonds proverbial, il assure à de simples chroniques versifiées la +survie de peintures de mœurs d’une exactitude et d’une ironie durables. + + * * * * * + +Avec Auguste Bancharel, l’Abbé François Courchinoux partage l’honneur +d’avoir éclairé le chemin de Vermenouze. On doit à F. Courchinoux, au +prêtre et au félibre, l’admiration la plus reconnaissante. L’Abbé aurait +pu s’effaroucher, comme d’autres firent niaisement plus tard, devant +quelque phrase gaillarde, jugée irrévérencieuse. Il eût suffi d’un doute +du confident de sa pensée religieuse, de l’ami le plus près de son +esprit et de son cœur, pour entraver la libre inspiration du poète des +_Menettes_, de _Magne_, etc. Il faut donc savoir gré au directeur de +conscience de Vermenouze de n’avoir pas éveillé en lui pareils scrupules +sur l’orthodoxie de tel ou tel chant. Mais une robuste et claire +intelligence brillait dans la foi, pourtant si combative, du fondateur +de _la Croix du Cantal_,--pour lui éviter pareille erreur. Aussi, F. +Courchinoux était poète. Grâce à quoi, peut-on penser, il était mieux +préparé que d’autres confesseurs à comprendre un tempérament de poète. +Au contraire; il se présentait un autre danger, et il faut louer +l’auteur de la _Pousco d’or_ d’avoir humblement oublié qu’il était +poète, lui aussi, devant l’écrivain de _Flour de Brousso_. Celui-ci +était un primaire, sorti jeune de l’école des Frères, tandis que l’autre +avait fait des classes complètes, jusqu’à l’École des Hautes-Études de +Paris, enseigné l’Histoire au Petit-Séminaire de Saint-Flour, voyagé en +Terre Sainte, et, licencié en philosophie, dirigé l’École Gerson. + +Sa manière, toute de culture littéraire, était à l’opposé du réalisme +spontané des débuts de Vermenouze. Il eût pu se tromper sur le génie +fruste, et, avec l’ascendant de la situation et de l’instruction, +s’ingénier à discipliner, à adoucir la personnalité violente selon ses +vues propres. Non. F. Courchinoux, prêtre et poète, s’est contenté de +comprendre et d’admirer le chrétien et l’écrivain d’essence supérieure. +Cela valait d’être noté. + +Comme Roumanille et A. Bancharel, F. Courchinoux (1859-1902) fut +professeur, imprimeur, journaliste. De tous partis, on a rendu justice à +la bravoure, à la droiture, au talent alerte, sobre et précis du +polémiste ecclésiastique. On lui doit nombre de variétés humouristiques, +dispersées sous le pseudonyme de Pierrou L’Escorbillat. Il reste de lui, +qui nous touche plus particulièrement, un volume de vers d’une centaine +de pages, _la Pousco d’or_[7], en dialecte du Cantal, dit le sous-titre. +En dialecte pâle, filtré, tout clarifié,--en dialecte lavé, passé au +crible fin, pour n’en retenir que la plus souple poussière. F. +Courchinoux avait étudié la renaissance provençale. Il cherchait le +rythme et l’harmonie. Il connaissait la prosodie, les maîtres savants. +Il a écrit, chanté en mesure! C’est une délicate tentative que celle de +l’abbé Courchinoux, mais dont les résultats ne pouvaient être que très +minces. Sans doute, à travers ce langage expurgé, une âme charmante se +révèle, pure et sensible. Comment ne pas goûter _Lou Roussignoou_,--le +rossignol que ne veut pas écouter la rivière, et qui la poursuit jusqu’à +la mort: + + [7] La _Poussière d’or_, qu’un universitaire, M. L. Bréhier a + simplement traduit: _La Poule d’or_, dans un volume grotesque à + souhait, un monument d’inconvenance et de sabotage comme il s’en + dresse trop souvent dans les collections de littérature en série. + + O Jordanne, voyons[8], + Marche doucement, + Et, gentille, écoute + Mon chant, un moment. + + Dieu nous fait chanteurs, + Nous autres rossignols. + --Oiselet, mon pauvre petit, + Quelque chose d’autre me point. + + Dieu m’a fait voyageuse, + Chante, moi je m’en vais; + De ta voix priante, + Je n’ai souci ni goût. + + La jolie musique + De ton gosier + Sort pour le roi de pique + Ou le roi de carreau. + + Et triste et pleurant + L’oiseau la suivit, + L’oiselet chanteur, + Aussi loin qu’il put. + + Mais, de lassitude, + Et de chagrin, + La petite bête muette + Ne put pas longtemps, + + Et, comme une étoile + Tombe dans la nuit + Dans l’eau meurtrière, + L’oiselet tomba. + + Depuis, la rivière + De l’oiselet mort, + Parmi ses cailloux, + Promène le cadavre. + + Mais on dit que maintenant, + Quand elle entend chanter, + La Jordanne claire + Pleure en écoutant... + + [8] O Jiourdono, bouto... + +Bluette charmante, de rhétorique où, pas plus que la langue, nous ne +retrouvons le pays. Tout le volume est d’un sentiment délicieux, d’une +exquise fraîcheur. C’est le livre de la vingtième année d’un brillant +séminariste à qui sont interdits les sujets profanes. Du moins, il y a +eu effort conscient. F. Courchinoux savait le patois, mais le latin et +le provençal aussi. Il a eu l’ambition de faire sortir l’idiome vulgaire +«d’entre les boues de l’atelier, de le rendre propre et net». Il l’a si +bien gratté, poncé et poli qu’il a tout effacé. Pour se rapprocher du +Languedoc et de la Provence, il a produit ainsi de la poésie harmonieuse +et distinguée, avec de la tendresse et de la sincérité, mais sans plus +rien d’Auvergnat... + + + + +CHAPITRE VII + +Patois ou langue? La thèse nationale; la critique philologique.--Les +études de M. Antoine Thomas et de M. Albert Dauzat.--Patois et patois de +la Dore à la Cère.--Le patois du Livradois.--R. Michalias.--A la +Marianne d’Auvergne.--Le patois, verbe de la race. + + +_Le Patois_ d’Auvergne... + +Mais on n’a pas plutôt prononcé le mot de patois que d’intransigeants +arvernophiles vous apostrophent avec véhémence: + +--_Du patois_, le parler d’Auvergne? C’est _une langue_... + +Et en avant un groupe d’arguments désuets qui flattaient évidemment +notre amour-propre aborigène, mais que déciment les preuves mobilisées +par les linguistes sans pitié. Comment notre orgueil ne se serait-il pas +réjoui d’entendre démontrer victorieusement que le patois cantalien, +tant discrédité et honni, n’était autre que le dialecte celtique, usité +des bardes et des druides! Ainsi, l’idiome ancestral s’était maintenu, +indestructible comme le rocher de basalte, parmi les invasions +étrangères et la course des siècles; il avait coulé, roulé jusqu’à nous, +comme la rivière et la cascade dont l’élan n’a pas été tari pour +quelques éboulements de pierres, pour des végétations insolites en +travers de leurs eaux millénaires! + +Que de raisons spécieuses de faire confiance à la thèse nationale! Elle +se résume en deux vers de Lucain: + + _Arverni latios ausi se dicere fratres + Sanguine ab Iliaco populi..._ + +Arvernes et Latins ont même origine, à laquelle tous deux doivent leurs +langues contemporaines. Mais tandis que le latin évoluait avec la +civilisation romaine, l’Auvergnat, parmi des populations retirées aux +montagnes, demeurait rudimentaire, réduit au minimum d’expressions +suffisant à la vie pastorale, restreint au parler, sans écriture ni +littérature. Donc, nulle dérivation du latin. La conquête romaine? Elle +ne poussa pas de colonisation effective dans la montagne aux habitants +dispersés, sans écoles, sans routes, sans relations ni contact avec +l’envahisseur. Comment l’Arverne farouche des premiers siècles de notre +ère se serait-il défait de son langage coutumier, dans son habitat +inaccessible, alors qu’après treize cents ans de pénétration +_française_, de _vie française_, après le chemin de fer et +l’instituteur, le patois résiste, ne s’est _pas perdu_ encore? Au reste, +le _gaulois_ existait si bien au IIIe et au VIe siècles qu’à partir +d’Ulpien, dont Justinien renouvelait les décisions dans les _Pandectes_, +la législation romaine autorisait le témoignage en langue gauloise +devant les tribunaux. + +Voilà pour le patois-langue d’Auvergne, perpétué dans les campagnes +jusqu’à nos jours, indépendant du _latin_ officiel, du _roman_ +littéraire, du français en devenir, qui vécurent, disparurent, se +transformèrent dans les villes, aux besoins, aux goûts, au génie des +classes supérieures. + + * * * * * + +Eh bien! la terrible philologie n’entend pas se contenter de ces +raisonnements d’apparence si plausible... Elle prend le patois corps à +corps, mot à mot, syllabe par syllabe, et, de cette recherche de la +paternité, conclut scientifiquement qu’il n’est pas fils du celte, frère +du latin, mais un bâtard, cousin dégénéré du roman, un parent pauvre de +la famille d’oc. + +Pourquoi les Gaulois parlèrent latin? M. Eugène Lintilhac nous +l’explique à merveille dans sa brillante _Histoire élémentaire de la +Littérature Française_: + + Que du Ier au VIe siècles, plusieurs millions d’hommes aient pu en + arriver à oublier graduellement leur langue, certes voilà qui étonne + d’abord, froisse notre amour-propre national et excuse certains + paradoxes étymologiques; mais ce fait, outre son évidence historique, + est corroboré avec un détail suffisant par des textes aussi curieux + que décisifs. + + D’ailleurs, cet oubli s’explique principalement, en dernière analyse, + par les causes suivantes: l’ascendant d’une civilisation supérieure + telle que, dès le premier siècle de notre ère, la culture latine tend + à prévaloir sur la culture grecque dont Marseille est le centre: les + nécessités des relations militaires, commerciales, administratives et + judiciaires, entre vainqueurs et vaincus; les habiletés de la + politique romaine, qui allèrent, dès César, jusqu’à faire sénateurs de + nobles Gaulois, et, sous Claude, jusqu’à offrir l’accès des emplois + publics aux Gaulois, sachant le latin, que l’on trouve dans les plus + hautes charges à partir du IIe siècle; les violences de la conquête et + les persécutions que l’on croit avoir été exercées contre le druidisme + sous Tibère et ses successeurs; enfin, les séductions de la paix + romaine. Il y faut joindre aussi des causes secondaires, telles que + les suivantes: l’absence de textes écrits dans la langue nationale; la + curiosité pour les journaux officiels des Romains; la vogue et + l’imitation de leur littérature dans les hautes et moyennes classes + qui fréquentaient leurs nombreuses écoles; les antiques affinités de + race; enfin, cette souplesse du génie et cet amour de la nouveauté que + les anciens historiens nous signalent comme des traits du caractère + celtique. + +A quoi bon se contrister d’une origine qui n’est pas si humble, puisque +le français ni le provençal ne la renient. Et l’Auvergne qui, à la +période romane, a fourni les plus célèbres troubadours: + + _Icil d’Alverne i sunt li plus curteis,_ + + (Ceux d’Auvergne sont les plus courtois) + +dit la Chanson de Roland; l’Auvergne à qui le monde doit, avec Blaise +Pascal, le plus formidable écrivain français; l’Auvergne n’a point à se +croire diminuée de ce que son idiome ancestral n’aura pas tous les +quartiers de vieillesse que lui octroyèrent des partisans plus zélés +qu’érudits. Au XVIIIe siècle la Celto-manie, comme l’appelait Voltaire, +n’allait-elle pas jusqu’à faire du Celte la langue du Paradis terrestre +où Adam et Ève auraient parlé bas-breton ou auvergnat! + +Tel que, un Vermenouze ne vient-il pas de tirer de l’Auvergnat des +accents propres à lui constituer dans l’histoire de la renaissance +félibréenne des titres littéraires préférables à ceux d’un obscur et +contestable atavisme? + +Pour moi, je n’entends pas abaisser l’auvergnat en le qualifiant de +patois. Mais il me semble lui garder ainsi son caractère de famille, un +peu lointain, sauvage et mystérieux, qui ne saurait être compris au delà +des limites de la petite patrie! Le patois, je dirais donc, le plus +souvent, et, mieux, notre patois: car le patois d’Auvergne diffère, non +seulement de département à département, mais de commune à commune. + +On a voulu résoudre d’un coup, en quelques mots, la question des +origines et de la formation de la «langue d’Auvergne», alors que l’étude +des sources du patois est à peine entreprise, et exigerait des enquêtes +savantes, minutieuses, innombrables: + + Malgré l’activité qui s’est développée sur ce point, nous n’avons + encore des dialectes qu’une connaissance tout à fait insuffisante + attendu que les matériaux dont nous disposons sont très incomplets, + qu’ils ont été recueillis en grande partie sans critique, qu’on a fait + œuvre d’amateur au lieu de suivre une méthode rigoureuse conduisant à + un but bien déterminé. + +Ainsi s’exprime un savant allemand, cité par M. Antoine Thomas, dans sa +Préface aux _Études linguistiques sur la Basse-Auvergne_[9] de M. Albert +Dauzat. M. Antoine Thomas ajoute: + + [9] Bibliothèque de la Faculté des Lettres de Paris, IV, 1897 (Félix + Alcan). + + Dresser l’atlas phonétique de la France, non pas d’après des divisions + arbitraires et factices, mais dans toute la richesse et la liberté de + cet immense épanouissement linguistique, telle est la tâche à laquelle + M. Gaston Pâris conviait naguère les membres du Congrès des Sociétés + Savantes. Il ne dissimulait pas que pour arriver à réaliser cette + belle œuvre, il faudrait que chaque commune d’un côté, chaque forme, + chaque mot, de l’autre, eût sa monographie purement descriptive, faite + de première main et tracée avec toute la rigueur d’observation + qu’exigent les sciences naturelles. + +Plus loin M. Antoine Thomas regrette que l’Auvergne soit une des régions +les moins connues quant à ses patois: + + Le livre de M. Doniol, membre de l’Académie des Sciences Morales, + intitulé _Les Patois de la Basse-Auvergne_, phonétique historique du + Patois de Vinzelles (Puy-de-Dôme) témoigne d’une ignorance complète de + la méthode linguistique. + +Toute cette préface est à lire[10]. Puisse-t-elle exciter les chercheurs +laborieux et décourager les vocations faciles. + + [10] «Il y a assez loin de Murat (Cantal) à Vinzelles (Puy-de-Dôme); + le premier est dans la Haute-Auvergne, le second dans la + Basse-Auvergne. Il ne faut pas que l’emploi en linguistique du + vocabulaire de la géographie administrative puisse donner le change + sur l’état de choses réel. Comme il est à peu près impossible de se + passer de termes géographiques d’une compréhension plus ou moins + étendue, autant vaut faire appel à l’ancienne nomenclature, qui a + pour elle la consécration d’un usage plusieurs fois séculaire, qu’à + celle que nous devons à la Révolution. Mais il n’y a aucun lien + nécessaire entre les variétés du patois et les anciennes divisions + territoriales civiles ou religieuses à quelque époque qu’elles + puissent remonter. La Basse-Auvergne ne forme pas plus une unité + linguistique vis-à-vis de la Haute-Auvergne que l’Auvergne tout + entière, considérée en bloc, n’en forme une vis-à-vis des provinces + limitrophes: Bourbonnais, Manche, Limousin, Quercy, Rouergue, + Gévaudan, Velay et Forez. Quant à retrouver les limites exactes des + anciennes peuplades gauloises par l’étude de l’état actuel des + patois, c’est une pure illusion. Il est encore moins permis en + Auvergne qu’ailleurs de s’y abandonner, tant les faits qui vont à + l’encontre sont précis et indéniables. Nous connaissons très bien + les anciennes limites du diocèse de Clermont, et nous sommes à peu + près certains que ces limites remontent à l’établissement même du + christianisme en Gaule. Dès cette époque tout le territoire du + département actuel du Cantal dépendait de la civitas Arvernorura et + Aurillac (Aureliacus) y figurait au même titre que Saint-Flour + (Indiacus). Or, l’arrondissement d’Aurillac se sépare du reste du + département du Cantal au point de vue linguistique si l’on tient + compte d’un phénomène phonétique très saillant, le traitement des + sons primitifs c et g devant la voyelle a: le c et le g sont + demeurés intacts, conservant leur son explosif comme dans les + provinces plus méridionales (Quercy et Rouergue), tandis que dans le + reste du département, comme dans la Basse-Auvergne et toutes les + provinces limitrophes (sauf le Quercy et le Rouergue) le c et le g + ont cédé la place, à un moment donné, aux sons fricatifs ch et j qui + ont continué leur évolution et qui la continuent encore pour ainsi + dire sous nos yeux. A quoi attribuer ce schisme linguistique qui + contraste si singulièrement avec l’unité religieuse et + administrative qui n’a jamais été rompue entre Aurillac et + Saint-Flour! M. Dauzat a inscrit en tête de son travail un titre + plus large que le sujet qu’il traite actuellement: Études + linguistiques sur la Basse-Auvergne. C’est un engagement pour + l’avenir. J’espère qu’il le tiendra, et même, pour les raisons que + je viens d’indiquer, qu’il fera de l’Auvergne tout entière le champ + de ses recherches. La pleine possession du patois de Vinzelles lui + rendra facile et rapide l’étude comparative des autres parlers,--et + quelques nouveaux efforts d’activité scientifique lui permettant de + conquérir de proche en proche toute la province, je voudrais le voir + alors faire l’essai de la monographie phénoménale (si je puis + m’exprimer ainsi); après celui de la monographie locale: chaque son, + chaque forme, chaque mot peuvent être étudiés au point de vue de + leur répartition dans la masse linguistique tout entière, on nous a + clairement démontré que les dialectes et les sous-dialectes n’ont + pas d’existence réelle, que c’est par une sorte de phénomène + sémantique que nous appelons «dialecte auvergnat» le parler des + habitants de l’Auvergne et que nous risquons de fausser l’expression + à la prendre au pied de la lettre et à vouloir tracer sur une carte + le contour du dialecte et ses subdivisions intérieures aussi + rigoureusement que nous pouvons le faire pour un arrondissement et + les cantons qui le composent. Je ne crois cependant pas que M. + Dauzat fasse œuvre vaine en cherchant à répartir en un petit nombre + de groupes naturels des centaines d’alvéoles linguistiques agrégées + qu’il lui aura été donné au préalable d’étudier une à une. La + dialectologie risquerait de demeurer à l’état chaotique si elle + n’arrivait pas à se donner une classification analogue à celle qui a + tant aidé au progrès des sciences naturelles, classification qui + sans faire violence aux faits, permette à l’infirmité de notre + esprit de les saisir plus clairement. Il semble que la seule qui ait + des chances de répondre à cette double condition doive être une + combinaison harmonieuse des résultats de la monographie locale avec + ceux de la monographie phénoménale. Qu’on opère sur une province ou + sur tout un pays, le problème à résoudre est le même mais peut-être + les éléments en sont-ils plus faciles à embrasser et la solution + plus facile à entrevoir. Le jour où on aura réussi à classifier + définitivement les parlers de l’Auvergne, la classification de + l’ensemble des parlers de France qui nous apparaît aujourd’hui + presque comme impossible, en découlera naturellement.» + +C’est-à-dire qu’il faut devenir prudents, et que l’heure est passée de +la philologie de sous-préfecture, de sacristie, et de château, où le +juge de paix, l’abbé, le châtelain, l’officier de santé, l’instituteur, +se croyaient des lumières suffisantes, avec de la bonne volonté, pour +s’aventurer dans les recherches les plus ténébreuses et les plus +complexes de l’histoire locale et des parlers du terroir! Tout cela qui, +jadis, ne dépassait guère le tour de ville de la petite ville, +passionne, aujourd’hui, les professionnels de la philologie, de la +dialectologie, de l’étymologie, de la toponymie, de la sémantique. Les +savants effacent les vieilles démarcations de la langue d’oïl et de la +langue d’oc, du français et du provençal, et tout le morcellement +arbitraire du pays, qui: + + pourrait devenir funeste s’il s’imposait avec trop de rigueur à notre + esprit et s’il nous portait à méconnaître la solidarité des parlers de + France. M. Gaston Pâris l’a dit excellemment: abstraction faite du + flamand, du breton et du basque, ces trois coins de métal étranger qui + encadrent notre cadre linguistique, le fait qui ressort avec évidence + du coup d’œil le plus superficiel jeté sur l’ensemble du pays, c’est + que toutes les variantes de phonétique, de morphologie et de + vocabulaire, n’empêchent pas une unité fondamentale... Voilà pourquoi + j’estime que la philologie française peut s’élargir jusqu’à embrasser + toutes les manifestations diverses de la parole qui se produisent sur + le sol de la France...[11] + + [11] Antoine Thomas, _Essais de philologie française_ (avant-propos), + 1898. C. Bouillon, éditeur, Paris. + +Le patois! En effet, c’est bientôt dit. Chacun enferme tous les patois +dans le patois de son village. Pourtant, écoutez comme la même bourrée +diffère du Cantal au Puy-de-Dôme. + +Le Patois! Du patois! Mais voici que notre grand et nous pourrions dire +notre seul vrai poète en patois, Arsène Vermenouze, réchauffé au soleil +de Mistral, proteste--avec plus de force et de rime que de raisons: + + _Naustres que son lou haut-Miet jour + Contau, Obéirou é Louzéro, + Porlon tobe lo lengo fièro + De los onticos cours d’amour. + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + Lo lengo d’oc, lo lengo maire + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + Sons s’en obregoungia jiomai, + Des copelots de grondo marco + L’on porlado, è maï d’un mounarco, + Que cresio pas parla potaï + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + Un potaï oquo! me fou reire._ + + Nous qui sommes le haut-Midi, Cantal, Aveyron--et Lozère,--nous + parlons aussi la langue fière--des antiques cours d’amour. + + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + La langue d’Oc, la langue mère. + + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + Sans en rougir jamais,--des prêtres de grande marque--l’ont parlée, et + plus d’un monarque,--qui ne croyait pas parler patois. + + Un patois, cela! il me faut rire. + +Évidemment, le rude poète de Vielles n’avait guère lu les amoureux +troubadours dont il se réclamait! Car son génie est ailleurs, dans le +parler populaire, ignoré et dédaigné, comme le pays et le paysan, des +habiles et chevaleresques faiseurs de cansos et de sirventes, dont le +bouvier et le pâtre cantaliens n’auraient guère compris les récitations +savantes; dans le patois erratique, oral, qui ne s’était jusqu’à présent +aggloméré qu’en quelques refrains anonymes, soutenus par la +cobretto--dont auraient rougi les plus pauvres _jongleurs_, avec leurs +instruments, plus affinés, «tout un orchestre d’instruments à corde, à +vent et à percussion, violes, harpes, lyres, chalumeau, trompettes, +tambourins, sistres et castagnettes». + +C’est dans ce patois inédit, en somme, jusqu’à la _Grammaire_ téméraire +et naïve d’Auguste Bancharel, qu’Arsène Vermenouze a chanté, plus qu’il +n’a écrit; en quel état il l’a rencontré, le patois,--sa langue!--Arsène +Vermenouze le rappelle dans une de ses pièces les mieux inspirées: + + +A LA MARIANNE D’AUVERGNE + + De même qu’un «ferrat»[12] au cuivre usé s’altère + Et perd tout son éclat dans le fond d’un souillard, + O toi, ma langue, en vain étais-tu belle et drue, + Il te fallait quelqu’un pour te faire briller. + + Je t’ai frottée et, sous les toiles d’araignées, + Sous la poussière, ainsi qu’on voit dans le ciel bleu, + A l’entrée de la nuit, luire l’or des étoiles, + J’ai vu luire à nouveau ton cuivre si joli. + + Tu semblais,--pour te mieux comparer,--Cendrillon: + Figure barbouillée, robe pauvre, pieds nus; + Qui diantre peut, t’ayant connue en ce temps-là, + Dire que ton aspect n’était pas d’un souillon? + + Mais, par un beau matin, comme une fiancée, + Là-bas, je t’ai conduite à la source sous bois, + Où le thym, la bruyère et les genêts en fleurs + Répandent dans les airs leurs sauvages parfums. + + Dans l’eau pure que rien de venimeux n’approche, + --Elle jaillit du roc, s’épanche sur le sable + Et seul le rossignol y boit,--dans cette eau pure, + J’ai lavé tes cheveux d’or, mie, et tes pieds mignons. + + Oui, j’ai lavé tes pieds, tes mains et ton visage, + Et lorsque je t’ai vue, après, sur la colline, + J’ai pris tes cheveux d’or pour des rais de soleil, + Et tes lèvres, ma mie, pour une double fraise. + + Alors, je t’ai cueilli des fleurs en quantités + --Non des fleurs de jardin, mais des fleurs de bruyère, + Pour ton corsage j’en ai fait une guirlande, + Et j’ai vu que tes yeux étaient gonflés de pleurs; + + Gonflés de pleurs de joie et--n’est-ce pas vrai, dis? + Lorsque tu t’es mirée au miroir de la source, + La rose du bonheur a fleuri sur ton front + Cependant que ton cœur battait pour moi, ma mie. + + Et maintenant, avec ta coiffe enrubannée, + Tes deux petits sabots qui foulent l’herbe à peine, + Et les quatre tours d’or de cette longue chaîne + Qui pend sur ton corsage agrémenté de fleurs, + + Avec cela, tu n’as pas l’air d’une bergère, + Et le public jaseur qui ne te connaît plus, + De te voir à mon bras, sourit en chuchotant: + C’est un fiancé qui passe au bras de son aimée. + + [12] Seau de cuivre. + + +Le patois, mais c’est par ce qu’il a de pauvre et de simple qu’il nous +touche; par ce qu’il a d’obscur--et que le poète a fait reluire--qu’il +nous est cher; parce qu’il est tout près du cœur de la race et de l’âme +du pays... + +Une langue souple, vaste, riche, évoluant, de conquêtes en conquêtes, +sollicitées par l’innombrable beauté de l’univers et l’infini de la +pensée et des sentiments humains, n’a pas le temps d’avoir des +attentions et des gentillesses pour chaque caillou, chaque geste, chaque +cri des bourgades perdues des petites patries; elle ne s’aventure pas +aux cantons reculés, où l’existence toute pastorale n’a guère changé +depuis des siècles et des siècles, où nul des besoins nouveaux n’a +appelé des manières nouvelles de sentir et de s’exprimer... là, les +hommes à qui les durs travaux rustiques n’ont pas laissé le loisir +d’écrire ni de s’exercer aux jeux de la poésie et de l’éloquence +tiennent jalousement aux mêmes vieux mots éprouvés, fidèles et sincères +qui s’appliquent si fortement et si tendrement aux mêmes vieilles choses +familières du champ et de la ferme... Le patois est là, contemporain de +l’histoire ancienne de la contrée. Comment ne pas faire confiance à ses +dires immuables, à ses antiques et loyaux services? Car les expressions +de terroir ont gardé leur relief originel; elles sont d’une frappe +grossière, mais résistante. Et voici que les savants se tournent vers +l’étude des patois méconnus et dédaignés, pour y retrouver le secret +initial de la formation des langues... + +Mais qu’importe l’origine précise du parler auvergnat--pour les fils de +l’Auvergne! On nous apprendrait demain qu’il descend du chinois que cela +ne nous dérangerait guère. Ne resterait-il pas le verbe ancestral! Pour +nous, émigrants, sevrés tôt de la voix maternelle,--même nourris des +splendeurs du français, du latin, du grec, c’est toute notre fibre +profonde qui tressaille au patois du berceau, quand il nous est redonné +de l’entendre, nostalgique, évoquer à nos esprits tumultueux, harassés +de l’exode aux cités, la vie salubre, primitive et bourrue de la +Montagne... + + + + +CHAPITRE VIII + +Les troubadours d’Auvergne; Le Puy.--Le Velay et la littérature.--De +Nostradamus à M. Joseph Anglade.--Les troubadours cantaliens. M. le duc +de la Salle de Rochemaure; les récits Carladéziens.--Pierre de Vic. La +cour de l’Épervier.--Le moine de Montaudon. «Tensons entre Dieu et le +moine». L’hospitalité auvergnate. Les ennuis du moine-troubadour. Ce qui +lui plaît.--Un troubadour contre les femmes. + + +I + +Le Puy... + +Le Puy-Sainte-Marie... + +Où l’on songe à Orvieto, dressée sur son rocher de tuf isolé, dans la +région volcanique de Bolsena,--à Orvieto, à Sienne, avec leurs +cathédrales à façades polychromes, leurs assises de basalte noir, de +calcaire blanc... + +Le Puy, qui a sa légende miraculeuse, son histoire pathétique ou +gracieuse, avec les heures nationales où Charles VII venait implorer la +Vierge d’Anis, où Jeanne d’Arc faisait porter ses oraisons par sa mère +et par ses amis[13], où le sanctuaire du Puy était en même temps le +sanctuaire et le palladium de la royauté française, Le Puy, la capitale +des Vellaves, dont l’évêque Aymard de Monteil, en 1096, entraînait les +chevaliers à la croisade! Le Puy, où montèrent des papes et des rois, de +Charlemagne à François Ier, où siégèrent des Conciles et des Assemblées +des États du Languedoc,--et qui subit la disette, la peste, les assauts +violents des Huguenots; Le Puy, où l’église Saint-Laurent montre la +statue de Du Guesclin et le tombeau renfermant les entrailles du héros! +Le Puy, dont les siècles ont épargné la carrure féodale, une des villes, +une des filles de France qui ont le mieux gardé leur visage du moyen +âge... On a visité Orvieto, Sienne. Mais non Le Puy! Ce n’est pas sur +les itinéraires en vogue: + + [13] _Le Velay et la Littérature_, par P. de Nolhac (feuilleton du + _Journal des Débats_, 14 décembre 1912). + + On visiterait davantage le Velay, écrit M. Pierre de Nolhac, s’il ne + manquait un peu de «littérature»... + +--Ce n’est pas l’Italie, c’est plus beau, proclamait George Sand, qui a +situé deux de ses romans dans le Velay; ils n’ont pas suffi à consacrer +l’étonnant pays que «les gens qui l’habitent ne connaissent pas plus que +les étrangers». + +Ce n’est pas l’Italie! Ce n’est pas l’Espagne, non plus! Pourtant, du +château de Polignac, ou du rocher Corneille, quels aspects de nature +frénétique et désespérée (comme n’en déroulent pas d’aussi hallucinants, +aux soirs de lune romantique, les environs de la fauve Tolède et du rude +Tage)! avec ces pics solitaires, ces colonnes géantes, ces aiguilles, +ces orgues basaltiques, ces buttes de scories agglutinées, témoins +informes et prodigieux des heurts forcenés de la matière, debout depuis +l’orée des temps comme les bornes inusables et les points de repère les +plus reculés du Néant et de la Création... + +Peut-être, malgré le charme champêtre des vallons où circule la jeune +Loire, si le voyageur n’est pas attiré et retenu ici faut-il en accuser +ces horizons comme hantés de menaçants écueils, de farouches +épaves,--où, dans la pierre furieuse et immobile dressée contre le ciel, +s’enferme, impénétrable, une malédiction mystérieuse de l’origine des +choses. + + * * * * * + +Il fallait, pour que l’homme se passionnât à ces vertigineux parages, +l’ardeur épique et religieuse des époques de guerre et de foi où +l’esprit ne se lassait point d’une incessante confrontation, par +l’action ou la pensée, avec la Mort; où les châteaux, et surtout, les +abbayes s’imposaient aux sites les moins accessibles aux passants, et +les plus propices à la prière, parmi le silence et la solitude qui sont +les enfants de chœur de l’Éternité! + +Comme il est des lectures trop sévères, il est des spectacles trop forts +pour les siècles raffinés où le goût s’affole du bibelot et se détourne +du monument. Combien de gens connaissez-vous--en dehors des sociétés de +gymnastique!--qui acceptent de gaîté de jambe de gravir des ruelles +escarpées et cailloutées, et les cent quarante marches composant à +Notre-Dame-du-Puy l’avenue verticale où, dans le passé, se pressaient +les pèlerins de l’univers,--qui ne faisaient que du centimètre à +l’heure, sur les genoux!... + + * * * * * + +La Vellavie manque de littérature? Pas tellement! + +Certes, guides et dictionnaires ne sont point abondants sur ce thème. +Ils signalent bien les incursions des Sarrazins, les rapines des +Routiers contre qui s’instituait la Confrérie des _Capuchons blancs_, +l’invasion des Anglais, la dévastation des Bourguignons. Tous les +manuels du tourisme renseignent sur la _Vierge Noire_, en bois de cèdre. + + * * * * * + +Mais, sur les Troubadours,--silence! + +Silence même chez M. de Nolhac, qui n’entend que «la prière du Puy»; +chez M. Louis de Romeuf, dans son «Éternelle Prière du Puy»[14]. +Pourtant, durant deux siècles, les chants et controverses d’amour +attirèrent au Puy une clientèle moins grave et douloureuse que les +croyants et les souffrants en quête de guérisons merveilleuses! Comment +omettre ces joutes brillantes des «Trouveurs», qui suivaient les +tournois et les jeux des chevaliers, à l’époque des magnificences et +largesses de Guillaume-Robert Ier, dauphin d’Auvergne (1169-1234), dans +cette cour du Puy où fondit sa fortune, rapidement. + + [14] _L’âme des villes_ (La Chaise-Dieu, Le Puy, etc.), Perrin. + +Mais il la réédifia, assez vite, jusqu’à se faire reprocher sa lésine, +dans un couplet de l’Évêque de Clermont, d’où, riposte du Dauphin, +l’accusant d’avoir une maîtresse, dont il aurait fait assassiner le +mari. Ainsi le prince des Troubadours maniait furieusement l’invective; +l’adversaire n’était pas en repos: + + Le Comte veut enseigner à un évêque à donner des bénédictions. Il + ferait mieux d’apprendre lui-même à jouter dans un tournoi; car, je ne + crois pas qu’il en ait jamais vu aucun... + +Cependant, la Cour du Puy entendait d’autre poésie, comme nous le +rappellera la biographie de Pierre de Vic, le moine de Montaudon, qui en +avait été fait seigneur, et chargé de _donner l’épervier_. + + * * * * * + +L’histoire des troubadours d’Auvergne et du Velay ne diffère pas de +celle des autres troubadours, à laquelle le lecteur devra se reporter. +En effet, un volume entier ne suffirait pas à contenir les généralités +maintenant acquises sur cette période si longtemps mal connue et +négligée, où, pourtant, les maîtres du _Gai-savoir_ assuraient +l’hégémonie littéraire de la France méridionale sur les contrées +voisines. D’ailleurs, ce _Précis_ existe, des vies, des œuvres, de +l’influence des troubadours, par M. Joseph Anglade. L’érudit professeur +fournit la critique décisive qui ruine le fatras d’erreurs accumulées +depuis Nostradamus et Raynouard. Il élucide la doctrine de l’Amour +courtois, source de la perfection poétique et morale. Il montre le culte +de la «forme» en tant de genres, admirée par Dante et Pétrarque. Du +premier troubadour jusqu’à la Renaissance félibréenne M. Anglade a +projeté la lumière sur les légendes et la réalité, les théories, les +écoles, les hommes et les œuvres. + +Il a doté nos bibliothèques d’un livre assez clair et assez simple pour +qu’il fût à la portée de tout le monde. Il a réalisé le vœu de Giraut de +Bornelh: + + Je ferais, si j’avais assez de talent, une chansonnette assez claire + pour que mon petit-fils la comprît. + + * * * * * + +Nous ne détacherons donc des «Troubadours», les Auvergnats, que pour +leurs origines. Car ils n’ont pas laissé d’œuvres de terroir. Sans +doute, voilà la raison de l’oubli où s’est affaissée leur mémoire dans +un pays, d’habitude, fidèle au souvenir de ses enfants célèbres. Mais +«l’amour courtois», de mode à travers les châteaux et les assemblées du +moyen âge, ne devait guère toucher nos peuplades montagnardes, seules +fixées au sol, alors que se désagrégeait la société féodale. Chanteurs, +musiciens et jongleurs, avec leurs chansons, sirventes, tensons, +complaintes, aubades et sérénades, pastourelles, ballades, estampies, ne +pouvaient être que des amuseurs, dont les jeux n’offrent pas d’attrait +pour une race peu sentimentale, sans penchant vers le féminisme. +D’Auvergne, nos troubadours avaient vite fait d’émigrer jusqu’à +l’étranger. Je comprends que, si légers et fugaces, on omette de les +situer parmi le décor énorme et comme foudroyé du Puy, et de ses monts +tout boursouflés de scories et hérissés de dykes volcaniques. Des +centaines de noms se sont perdus. De ces «tournées» fastueuses, dont les +«vedettes» imposaient à l’Italie, à l’Espagne, au Portugal, aux contrées +germaniques, le génie lyrique provençal, il ne reste que de maigres +fragments dispersés dans les bibliothèques de Paris, de Milan, de +Florence, de Rome, d’Oxford, et jusqu’ici mal identifiés! Nulle +publication, nulle traduction d’ensemble; et c’est à la philologie +allemande qu’est dû le grand courant des études romanes. Comment nos +esprits seraient-ils entraînés à l’évocation de ces visages incertains. +Des troubadours, la foule ne sait que le mot qui les désigne, avec une +nuance de raillerie... + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + _Icil d’Alverne i sunt lis plus curteis_ + (Ceux d’Auvergne sont les plus courtois.) + +Par une erreur fréquente, on rapporte l’éloge à l’honneur de nos +troubadours, paisibles poètes. Or, il s’applique à nos guerriers: _les +plus courtois_, c’est-à-dire les plus loyaux et les plus braves, à nos +preux, défenseurs de France la douce, contre le Sarrazin,--qu’en une +revue homérique nous montre la Chanson de Roland. + +Cependant, nos troubadours d’Auvergne se recommandent par assez de +mérites personnels pour qu’il soit inutile de détourner à leur profit +des compliments qui ne leur furent pas destinés. + + * * * * * + +Les troubadours d’Auvergne! La délimitation n’est pas commode. Tantôt +ils sont mêlés à ceux du Velay. Ou bien, l’on essaie de mettre à part +ceux du Cantal. Mais, en vérité, ici ou là, ils ne sont guère +_Auvergnats_, que de naissance. Ils n’ont rien laissé sur l’Auvergne qui +atteste leurs hérédités montagnardes. Ils ne chantent pas le pays. Ils +ne s’expriment pas dans le parler populaire. Ils sont des troubadours, +pareils à ceux d’Aquitaine, de Languedoc, de Provence, de Roussillon, de +Catalogne, écrivant tous à peu près la même langue littéraire limousine +provençale, qui avait gagné partie de la péninsule ibérique et de +l’italique. Ils sont des troubadours, lyriques et satiriques, des +adeptes exclusifs de la doctrine chevaleresque de l’amour courtois. Ils +sont des troubadours, à la dévotion des nobles dames et des puissants +seigneurs, des poètes de l’art le plus raffiné: leur richesse de +technique est inouïe; près d’un millier de formes de strophes attestent +leur incomparable virtuosité! + +Aussi, est bien vaine la classification des _Troubadours Cantaliens_, +imaginée par M. le duc de la Salle de Rochemaure. Même, elle ne va pas +sans danger, en provoquant l’illusion qu’un troubadour cantalien +présente des caractéristiques régionalistes évidentes. Mais ce n’est pas +tout. Sous ce titre: _Les Troubadours Cantaliens, XIIe-XXe siècle_, +l’auteur, comme par une chaîne ininterrompue, relie tous poètes romans +et patois natifs du futur, ou présent département du Cantal, de Pierre +de Vic à J.-B. Brayat! + +Il eût suffi d’une différence de quelques mètres dans le bornage +administratif pour que tels troubadours ne fussent plus cantaliens, mais +de la Haute-Loire ou du Puy-de-Dôme. C’est écrire l’histoire littéraire +d’une manière bien hasardeuse. Nous avons approché Arsène Vermenouze +d’assez près pour être en mesure d’affirmer qu’il ne connaissait guère +les ancêtres médiévaux qu’on lui octroie si délibérément. Sans doute, on +l’eût fort étonné en le saluant comme de la lignée de Pierre de Vic, +Guillaume Moisset de la Moissetrie, Pierre de Rogiers, Ebles de Saignes, +la dame de Casteldoze, Pierre de Cère de Cols, Faydit du Bellestat, +Bernard Amouroux, Astorg d’Aurillac, Astorg de Segret, Guillaume +Borzats, et d’autres, incertains: Gavaudan-le-Vieux, Hugues de Brunet, +Raymond Vidal de Bezaudun! Troubadour, le rude chantre réaliste du pays +et du paysan cantalien! C’est le patoisant qui lui a succédé comme +majoral au consistoire félibréen qui commet telle hérésie! Il est vrai +que M. le duc de la Salle de Rochemaure n’avait pas publié son ouvrage, +quand il s’agit de remplacer Vermenouze. _Les Récits Carladéziens_ +pouvaient mériter les suffrages méridionaux à leur auteur. Non qu’ils +vaillent par des qualités d’invention et de composition. Mais ils +abritent de la destruction quotidienne le dialecte de Carladez que M. le +duc de la Salle possède intimement,--de l’avoir appris, tout enfant, +avec les pâtres du Doux, et de le pratiquer couramment avec ses gens et +les fermiers de son village. Ce n’est donc pas un divertissement +d’amateur. Lui, non plus, ne s’apparente guère aux troubadours, quand il +déchaîne le rire des assemblées par sa verve drue, toute farcie des +savoureuses expressions du terroir. + +Dans un ouvrage de deux volumes, à prétentions savantes et artistiques, +curieusement imprimé et illustré, voici des reproductions de miniatures +(manuscrits de la Bibliothèque Nationale), portraits des Troubadours +Cantaliens. Voici des photographies de nos patoisants modernes. Voici +une transcription de la musique faite sur une pièce du Moine de +Montaudon. Car les récitations des troubadours sont soutenues d’un +accompagnement musical: «Le couplet sans musique est un moulin sans +eau», dit Carbonel, de Marseille. Enfin, tome II, voici les textes des +_œuvres des Troubadours, revus, corrigés, traduits et annotés_ par René +Lavaud, agrégé de Lettres. + +Dans le monument bizarre, de tous styles et de toutes époques, où M. le +duc de la Salle de Rochemaure a recueilli tant de littérature douteuse, +un pavillon spécial, heureusement, abrite les vrais troubadours, amenés +par M. René Lavaud. Ils viennent de loin, publiés en Allemagne, pour la +plupart. Désormais, les voici réunis à la halte provisoire, sans doute, +où ils se reposent, en attendant la maison définitive où les installera +leur introducteur, enfin seuls et chez eux. Mais, déjà, dans l’annexe de +M. le duc de la Salle de Rochemaure, ils ont pu se défaire de toutes les +souillures d’un voyage de sept et huit siècles. Enfin, ils sont +eux-mêmes avec un état civil en règle, avec des références +contrôlées,--avec une traduction exacte en regard d’un texte +authentique. + + * * * * * + +Nous nous retrouvons au Puy, à _la cort del Puoi Santa Maria_ dont +Pierre Vic _fo faitz seingner et de dar l’esparvier_. Le dauphin +d’Auvergne l’en avait fait seigneur avec la charge de décerner +l’épervier... A l’origine de ces fêtes périodiques de la cour de +l’Épervier «on plaçait un épervier en mue sur une lance. Or, quiconque +se sentait assez puissant d’avoir et de courage venait et prenait le dit +épervier sur son poing; il convenait que celui-là fournît aux dépenses +de cette année.» C’était la ruine, quand il s’agissait de tournois de +chevalerie où le prix était disputé en pompeux appareil, devant de +nobles et brillantes assemblées, par nombre de réputés combattants, sous +le regard des dames de leurs pensées. Le Moine de Montaudon n’était +guère en mesure de pourvoir à de tels frais somptuaires. Mais des luttes +poétiques suivaient les joutes guerrières, et le vainqueur, aussi, +recevait un épervier,--sans doute un épervier d’or. Pierre de Vic dut +présider à ces concours; des miniatures le représentent, dans les +manuscrits, en «moine à cheval avec un épervier au poing». + + * * * * * + +Pierre de Vic, de son nom de famille, dont le château dominait +Vic-sur-Cère, y naquit vers 1145 ou 1150 (estime M. le duc de la Salle +de Rochemaure, dans le tome I de l’ouvrage où M. René Lavaud fixe 1155, +au tome II. Ainsi, de page en page, abondent les indications +approximatives et contradictoires). L’enfant accomplit son noviciat à +l’abbaye d’Aurillac, alors en lutte armée contre la ville; la prière +s’entrecoupait de fréquentes échauffourées; la vocation religieuse du +jeune gentilhomme ne devait guère s’affirmer au milieu de ces moines +batailleurs. Il avait hâte d’être pourvu. Il reçut le prieuré de +Montaudon que l’on ne sait où placer. Il ne s’y tint guère, +toujours voyageant, gagnant la faveur de Philippe-Auguste, de +Richard-Cœur-de-Lion, du roi d’Aragon, admis à Ventadour, en Limousin, +où il pouvait s’exercer à l’école des maîtres, comme Pons de Capdeuil et +Guy d’Ussel; mollement, il encensait la vicomtesse Marie; le compliment +et les grâces n’étaient point son fort. De composer sirventes et +chansons sur les événements du pays et de s’absenter des mois, voire des +années, ne l’empêchait pas _de faire beaucoup de bien à la maison_. Il +était autorisé à suivre ses goûts ambulants, à condition d’en rapporter +les bénéfices à son prieuré; il n’y manquait pas, et les présents +étaient de prix, que lui valaient l’admiration et l’amitié de haute et +puissante châtelaine... + +Non, ce n’est pas par les hommages aux dames, par le savoir «de +galanterie» (_sabor de drudaria_), par le maniérisme voluptueux et +sentimental que se distingua le moine de Montaudon. Comme le froc qu’il +ne quitta jamais, il garda le caractère le plus auvergnat, rude et +réaliste; il n’est pas le plus courtois, mais le plus bourru des +troubadours. + +Sans doute, dans les «_Tensons entre Dieu et le Moine_», où, accueillant +la plainte des Images Saintes, Dieu veut interdire le fard aux dames, le +Troubadour prend leur défense; il ne semble pas qu’il tienne à gagner sa +cause. Le choix même de son si puissant contradicteur le prouve assez: + + --Moine, dit Dieu, vous excusez[15] + Une grande faute et une grande imposture, + A savoir que ma créature + Se pare sans ma volonté. + Donc elles seraient chose égale à moi, celles + Que je fais vieillir tous les jours, + Si, à force de se peindre et de se fourbir, + Elles pouvaient redevenir plus jeunes! + Seigneur, vous parlez trop fièrement + Parce que vous vous sentez au faîte de la grandeur, + Et malgré cela l’usage du fard + Ne cessera pas sans une convention: + C’est que vous fassiez durer leur beauté, + Aux dames jusqu’à la mort, + Ou que vous fassiez périr le fard, + Qu’on n’en puisse plus trouver au monde. + + [15] Nous ne donnerons des pièces citées que le début du texte + original. + + --Monges, dis Dieus, gran faillimen + Razonatz e gran falzura + Que la mia creatura + Se genssa ses mon maudamen. + Doncs serion cellas mien par + Qu’ieu fatz totz jorns enveillezir, + Si per peigner ni per forbir + Podion plus joves tornar! + Etc. + +Cependant, on arrête une transaction, comme il s’en pratique au marché, +ou par devant le juge rural. Dieu est de bonne composition: + + --Dieu dit aux Images: Si cela vous semble bon + Au-dessus de vingt-cinq ans je leur permets. + Concédez cela + Qu’elles en aient vingt pour se peindre, + Si vous en tombez d’accord. + +Les Images ne veulent concéder que dix ans. Il faut recourir à +l’arbitrage: + + Alors vinrent Saint Pierre et Saint Laurent, + Et ils ont fait de bons accords + Et les ont garantis; + Et des deux côtés avec des serments + Ils les ont jurés. + Et ils ont retiré cinq ans des vingt + Et avec les dix ils les ont additionnés + Et réunis: + C’est ainsi que leur débat s’est arrêté + Et achevé. + +Pauvres images, qui se plaignaient de la hausse des prix du fard, alors +que les Dames n’en usaient que de vingt-cinq, trente à quarante, +cinquante ans! Mais déjà beaucoup ne respectaient pas le serment et +trahissaient le pacte. Tant de blanc et de vermillon elles se mettent +sur la figure qu’il ne reste pas une parcelle de leur peau +reconnaissable! + +Devant Dieu et devant les Dames, le moine de Montaudon parle le langage +le plus crûment réaliste; par là, il décèle une marque auvergnate; par +là, quelques troubadours de souche montagnarde mêlent la rudesse natale +à la mièvrerie et aux grâces alambiquées de la poésie courtoise. M. le +duc de la Salle de Rochemaure se hâte de pallier cette caractéristique +savoureuse. Le moine de Montaudon est «trop gaulois, trop rabelaisien». +Hardi! la gomme à effacer... + + Le Latin dans les mots brave l’honnêteté, + Mais le lecteur François veut être respecté. + +Ainsi, nombre de vers seront traduits en latin. A ceux qui ne savent pas +le latin cela fera supposer de l’obscénité où il n’y a que de la +vigueur, de la franchise, de la santé d’expression. Par ces réserves +gênées, M. le duc de la Salle de Rochemaure n’est pas éloigné de faire +un satyre--du poète satirique bien auvergnat. Gardons notre poète tel +qu’il est; il nous intéresse davantage ainsi. Nous l’avons vu au ciel +plaidant de manière bien terre-à-terre. Il ne se départ que rarement de +sa sincérité première. Il y a comme un prélude de Villon dans ses +plaintes sur les maigres soupers et les mauvais gîtes, quand il est +sevré de la chère fastueuse de la cour du Puy, ou de la Catalogne... +C’est saint Julien qui se plaint à Dieu de l’hospitalité mal observée. +Mais le Moine se trouvant là, par hasard, la réclamation lui plut fort. +On peut croire que son témoignage est pour bonne part dans l’hommage +rendu à l’Auvergne: + + En Auvergne, sans réception préalable[16] + Vous pouvez loger, et venir + Sans invitation; + Car ils ne savent pas le dire très gracieusement, + Mais cela lui plaît bien. + + [16] + + En Alvergne ses accoillir + Podetz albergar e venir... + Etc... + +Pour nous dire ses «Ennuis», point n’est besoin d’intermédiaire au moine +attristé de la dureté des temps. Sa plainte s’exhale sans vains +ornements, avec un accent tout humain, et peu désintéressé: + + Un chevalier pauvre et orgueilleux[17] + Qui ne peut faire ni festins ni dons + M’ennuie, ainsi qu’un riche ignorant + Qui croit être intelligent + Et ne sait dans un objet ce qui va dessus ou dessous. + Il m’ennuie aussi celui qui se croit bon, + Lorsqu’il dit peu de bien et en fait encore moins. + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + Certes, il m’ennuie, par les Saints de Cologne, + L’ami qui me fait défaut en un grand besoin, + Et le traître qui n’a point de honte, + Et celui qui se couche auprès de moi avec une forte gale. + Ce qui m’ennuie fort--aussi vrai Dieu m’aide!-- + C’est quand le pain me manque sur la nappe, + Et que quelqu’un me le taille petit à petit, + Car sans cesse il me semble qu’il va me manquer; + Une longue modération m’ennuie, + Et de la viande quand elle est mal cuite et dure, + Et un prêtre qui ment et se parjure, + Et une vieille catin qui dure trop. + + Et il m’ennuie, par la vie éternelle, + De manger sans feu, quand il fait très froid + Et d’être couché auprès d’une vieille lampe fumeuse + Quand elle sent mauvais dans la taverne. + + [17] + + Cavaliers paubres erguillos + Que no pot far condugz ni dos, + Etc... + +Le moine de Montaudon craint-il de ne pas se faire comprendre? Après ce +qui l’ennuie, il énumère ce qui lui plaît: + + Fort me plaît amusement et gaîté[18] + Festin et cadeau et prouesse, + Et dame aimable et courtoise + Et pour répondre bien apprise; + Et me plaît la bonté chez l’homme puissant, + Et envers son ennemi la rigueur + Et bien me plaît là-bas[19], en été, + Quand je me repose au bord d’une fontaine ou d’un ruisseau, + Et que les prés sont verts et que la fleur revit, + Et que les oiselets chantent _piou_, + Et que mon amie vient en cachette + Et que je lui fais un baiser en hâte. + + [18] + + Molt mi platz deportz e gaieza, + Condugz e donars e proeza... + Etc... + + [19] En Auvergne. + +Ainsi, parfois, le brillant troubadour ne serait plus qu’un moine +mendiant, à qui la route est pénible. Peut-être ses récriminations +sont-elles exagérées et Pierre de Vic ne connut-il pas un sort aussi +dépenaillé? Pourtant, ses doléances pitoyables n’autorisent guère à +présenter le poète comme «_taquinant la muse anacréontique_» avec des +_rêveries poétiques, des facultés imaginatives, le joyeux drille... dont +il est permis d’affirmer qu’il ne fut pas un fanfaron de vices_ comme +porterait à le faire croire le ton licencieux de certaines de ses +productions[20]! + + [20] _Les Troubadours Cantaliens_ (duc de la Salle de Rochemaure). + +En vérité, les compositions d’amour du moine de Montaudon sont des moins +éclatantes: + + Ses chansons manquent de naturel et conviction. Il avait trop de bon + sens pour répéter ce que disaient les poètes d’amour de son époque. Il + paya son tribut à l’amour, à la beauté, suivant l’usage des cours; + mais ses armes préférées, qu’il manie de main de maître, sont la + raillerie et la plaisanterie, et ses traits sont dirigés contre le + plus sacré des sentiments chevaleresques: contre les femmes[21]. + + [21] Philippson. + +Son originalité fut, et demeure, d’avoir, parmi la poésie apprêtée de +son époque, fait entendre une voix de montagnard pratique, à qui le +luxe, la grandeur et les apparences n’en imposaient pas. Par la +Provence, la Catalogne, l’Espagne, il représente l’Auvergne. L’empreinte +de Vic et d’Aurillac avait été définitive. A travers les tournois, les +fêtes, la robe sobre du Moine de Montaudon tranche sur la soie, le +velours, les brocarts, l’or, les bijoux et les armes des cours +magnifiques... Oh! un Moine chanteur, et buveur, plus que prêcheur. Dans +le Moine de Montaudon persistait indéfectiblement Pierre de Vic, pareil +à ces blocs erratiques de la vallée que ne touche point le sourire de la +saison, qui ne se laissent pas gagner par les grâces de la prairie, des +fleurs, des arbres, autour de leurs corps immuablement frustes et +sombres... + +Le Moine de Montaudon resta de Vic, même alors qu’il adressait ses +chansons à Marie de Ventadour: il n’y apportait point la souplesse +précieuse, ni le charme compliqué de la casuistique amoureuse du siècle. + +Quand il fut las de la vie nomade, il sollicita sa retraite monastique, +et obtint le prieuré de Villefranche, en Espagne. Il y mourut, non sans +l’avoir enrichi et amélioré. L’ancien prieur de Montaudon, qui faisait +du _bien à la maison_, tout en composant et chantant, n’avait point +perdu son adresse ni sa ténacité; l’émigrant aux royaumes de l’amour +chevaleresque et courtois avait conservé les traits saillants de la +race. + + +II + +Pierre d’Auvergne aurait dû être cité avant Pierre de Vic; mais, au Puy, +il était impossible de ne pas rencontrer le Moine de Montaudon, +l’épervier au poing. + +«Peire d’Alvernhe», savant, lettré, avenant de sa personne, était fils +d’un bourgeois de Clermont-Ferrand. Très honoré et fêté par les +vaillants barons et les nobles dames, il ne doutait point de son mérite: +«Jamais avant moi ne furent écrits de vers parfaits.» (Du temps de +Pierre d’Auvergne, toutes les sortes de poésies étaient comprises sous +ce nom générique. _Chanson_ ne vient que plus tard, pour désigner les +pièces galantes qu’on chantait.) Sa célébrité se répandait, en ses +voyages et séjours, à la Cour de Sanche III de Castille, à la Cour +d’Ermengarde, comtesse de Narbonne, à celle de Raimond V de Toulouse. +Selon Nostradamus,--dont l’autorité est faible,--il était si bien +accueilli de toutes les dames qu’après leur avoir récité ses pièces il +s’en récompensait en embrassant celle qui lui plaisait davantage; et, +presque toujours, la belle Clarette de Baux avait la préférence... +Cependant, au bout de tant de succès terrestres, il songea au salut de +son âme, rentra au pays, et, dans l’état monastique, fit longue +pénitence, avant de mourir, très âgé. + +Celui-ci fut un troubadour--expert en gracieuses trouvailles; ainsi, +quand il fait du rossignol son messager d’amour[22]: + + [22] J. Anglade, _les Troubadours_. + + Rossignol, en sa retraite tu iras voir ma dame, dis-lui mes sentiments + et qu’elle te dise sincèrement les siens; qu’elle me les fasse + connaître ici..., et que d’aucune manière elle ne te garde auprès + d’elle... + +L’oiseau gracieux s’en va aussitôt, droit vers le pays où elle règne; il +part de bon cœur et sans crainte jusqu’à ce qu’il l’ait trouvée. + +Quand l’oiseau de noble naissance vit paraître sa beauté, il se mit à +chanter doucement, comme il fait d’ordinaire vers le soir. Puis il se +tait et cherche ingénieusement comment il pourra lui faire entendre, +sans la surprendre, des paroles qu’elle daigne ouïr: + + Celui qui vous est amant fidèle voulut que je vienne en votre pouvoir + pour chanter selon votre plaisir... + + Et si je lui porte un message joyeux, vous devez en avoir aussi grande + joie, car jamais ne naquit de mère un homme qui ait pour vous tant + d’amour, je partirai et volerai avec joie où que j’aille; mais non, + car je n’ai pas dit encore mon plaidoyer. + + Et voici ce que je veux plaider: qui met son espoir en amour ne + devrait guère tarder, tant d’amour a des loisirs; car bientôt les + cheveux blonds se changent en cheveux blancs, comme la fleur change de + couleur sur la branche... + + L’oiseau a bien volé tout droit vers le pays où je l’ai envoyé; et il + m’a fait tenir un message, suivant la promesse qu’il m’a faite: + «Sachez, dit la dame, que votre discours me plaît; or, écoutez--pour + le lui dire--ce que j’ai au cœur. + + «J’ai bien sujet d’être triste, car mon ami est loin de moi... la + séparation fut trop rapide, et, si j’avais su, je lui aurais témoigné + plus de bonté, c’est ce remords qui m’attriste. + + «Je l’aime de si bon cœur qu’aussitôt que je pense à lui me viennent + en abondance jeux et joie, rires et plaisirs; et la joie dont je jouis + secrètement aucune créature ne la connaît... + + «Même avant de le voir il m’a toujours plu; je ne voudrais pas en + avoir conquis qui fût de plus haute naissance... + + «Le bon amour est semblable à l’or, quand il est épuré; il s’affine de + bonté pour celui qui le sert, avec bonté, et croyez que l’amitié + chaque jour s’améliore... + + «Doux oiseau, quand viendra le matin, vous irez vers sa demeure et + vous lui direz en clair langage de quelle manière je lui obéis.» Et + l’oiseau est revenu très vite, bien renseigné et parlant volontiers de + son heureuse aventure[23]. + + [23] + + Rossinhol en son repaire + M’iras ma donna nezer + E dignas lil men affaire... + + _Chrestomathie Provençale_, Karl Bartsch, Elberfeld, 1875. + +Mais, Pierre d’Auvergne peut chanter que «l’homme sans amour ne vaut pas +mieux que l’été sans grain», on n’est pas toujours assuré de sa +sincérité amoureuse. Par contre, les poètes contemporains n’ont point à +douter de ses sentiments caustiques qu’il expose dans un sirvente, plus +tard repris et continué par le moine de Montaudon: + + Je chanterai de ces troubadours qui chantent de plusieurs façons. Les + plus mauvais croient faire des prodiges; mais je leur conseille + d’aller chanter ailleurs; car il y en a une centaine qui n’entendent + pas la force des mots, et qui ne sont faits que pour garder les + moutons. + +Chacun recevait son couplet, d’une virulence qui ne serait pas reniée de +nos polémiques d’actualité. + +De ces vers, courtois ou satiriques, Pierre d’Auvergne devait se +repentir: + + Amour, vous auriez bien sujet de vous plaindre, si un autre que le + juge juste m’éloignait de vous, car c’est à vous que je dois les + honneurs de la gloire. Mais ceci ne peut durer, Amour courtois; je + cesse d’être votre ami, je suis trop heureux d’aller où le + Saint-Esprit me guide; c’est lui qui me mène; ne vous fâchez pas, si + je ne reviens pas vers vous. + +La poésie des troubadours, à ses origines, et longtemps après, est toute +profane, malgré tant d’adeptes ecclésiastiques: on l’a vu par le moine +de Montaudon. Pierre d’Auvergne aura été un des premiers à tourner sa +pensée vers des fins religieuses: + + Il faudra mourir et passer par le chemin où sont passés nos pères... + nous mourrons tous; les richesses ne nous sauveront pas... Contre la + mort ne peuvent se défendre ni comtes, ni ducs, ni rois, ni marquis. + +Ce sont là, conclut J. Anglade, des thèmes lyriques par excellence; +d’autres poètes, même parmi les troubadours, les ont développés avec +plus de bonheur, mais Pierre d’Auvergne est un des premiers à les +traiter; cette priorité, d’abord, et, ensuite, une certaine originalité +dans l’expression des sentiments, que la poésie des troubadours ne +connaissait guère encore, justifie l’attention que l’on doit donner dans +l’histoire de la littérature provençale à ces poésies religieuses[24]. + + [24] «Les chants de croisade» renferment bien une partie religieuse, + mais factice, accessoire; ils sont historiques, satiriques, plus que + religieux. + + * * * * * + +C’est un autre Auvergnat, un vellave, Peire Cardenal, qui fera entendre, +dans ce genre, la voix la plus hardie, d’une éloquence vengeresse, toute +chargée de foi et de colère, toute tonnante d’imprécations orageuses. + +Peire Cardenal naquit au Puy, de souche noble. Au chapitre de la +cathédrale il apprit ses lettres, et sut bien réciter et bien chanter. +La cléricature ne l’attira pas: «Il s’éprit de la joie de ce monde, car +il se sentait gai, beau et jeune», tout ce qu’il fallait pour réussir +auprès des dames, par les cours où il se présentait avec son jongleur +qui interprétait ses compositions. Or, ce n’est point par de frivoles +chansons que s’illustra Peire Cardenal. Tout de suite éclate à son +esprit le néant des vanités du monde. Encore, le Moine de Montaudon, +Pierre d’Auvergne, avait, si peu que ce fût, sacrifié au goût du temps. +Pour l’amour Peire Cardenal n’a que de virulentes critiques: + + Les amoureuses, quand on les accuse, répondent gentiment. L’une a un + amant, parce qu’elle est de grande naissance, et l’autre, parce que la + pauvreté la tue; l’autre a un vieillard et dit qu’elle est jeune + fille, l’autre est vieille et a pour amant un jeune homme; l’une se + livre à l’amour parce qu’elle n’a pas de manteau d’étoffe brune; + l’autre en a deux et s’y livre autant. + +N’est-ce point là du meilleur réalisme auvergnat, d’un moraliste du +théâtre ou de la chaire plus que d’un poète lyrique? Avec quelle ironie +passionnée il raille l’amour et la phraséologie amoureuse: + + Maintenant, je puis me louer d’Amour, car il ne m’enlève ni le manger + ni le dormir, je ne sens ni la froidure ni la chaleur; il ne me fait + pas soupirer ni errer la nuit à l’aventure; je ne me déclare pas + conquis ni vaincu; il ne me rend pas triste et affligé; je ne suis + trahi ni trompé, je suis parti avec mes dés. + + J’ai un plaisir meilleur, je ne trahis pas, et je ne fais pas + trahir--je ne crains ni traîtresse, ni traître, ni féroce jaloux, je + ne fais point de folie héroïque, je ne suis point frappé, je ne suis + pris ni volé, je ne connais pas les longues attentes, je ne prétends + pas être vaincu par amour. + + Je ne dis pas que je meurs pour la plus belle, ni que la plus belle me + fait languir, je ne la prie ni ne l’adore, je ne la demande ni la + désire, je ne lui rends pas hommage. Je ne me donne pas, je ne me mets + pas en son pouvoir, je ne lui suis point soumis, elle n’a pas mon cœur + en gage, je ne suis pas son prisonnier. + +Tout de même, un jour, il exprime quelque regret de sa solitude: + + Je voudrais essayer une fois de voir comment je pourrais chanter mon + amie, si j’en avais une. Je serais l’amant le plus parfait qui soit + jamais né. J’ai aimé une fois et je sais comment vont les choses + d’amour et comment j’aimerais encore[25]. + + [25] Peire Cardenal n’est pas le seul troubadour misogyne. Il y a + Marcobrun, de Gascogne, qui déclare: «Je n’aimai jamais et ne fus + jamais aimé.» De l’amour il parle ainsi: «Famine, épidémie ni guerre + ne font tant de mal sur cette terre comme l’amour; quand il nous + verra dans la bière, son œil ne se mouillera pas... Amour pique plus + doucement qu’une mouche, mais la guérison est bien plus + difficile...» + +Nous n’en apprendrons pas davantage. D’ailleurs, il s’égarait sans doute +sur ses mérites latents d’amant et de chanteur. D’autres vertus et +d’autres qualités, plus puissantes, ont été les siennes. Au service +d’une superbe élévation de pensée et de convictions ardentes, il a mis +les dons les plus solides du satiriste, l’originalité du tour et de +l’expression, le courage de l’attaque, une combativité forcenée; et ses +mœurs, son caractère commandaient l’estime. Tout de même, on n’est pas +peu surpris de la liberté dont il en usait avec toutes les puissances, +sans aucune précaution de langage: ce fut un maître de l’invective +farouche, ne faisant grâce à personne. D’autre part, en cette implacable +période albigeoise, il ne fut rien moins que tendre aux croisés et au +Clergé. C’était un de ces croyants redoutables, qui fourbissent les +meilleures armes des hérétiques. Cependant, il n’apparaît pas qu’il ait +été jamais inquiété. Le notaire qui fournit les seuls renseignements +insérés dans la bibliographie provençale, Maître Michel de la Tour, nous +fait savoir que Pierre Cardenal avait bien environ cent ans quand il +mourut. C’est-à-dire à la fin du XIIIe siècle. Long espace d’humanité, +aux mœurs peu resplendissantes, s’il faut écouter les sirventes +impitoyables du troubadour, dont la vie et l’œuvre ne répondent guère +aux images habituelles que l’on se fait du poète médiéval, honoré par +les rois et les barons. + +Des hommes en général, Peire Cardenal ne parle qu’avec un pessimisme +définitif: + + Il existait une cité, je ne sais où; il y tomba une pluie de telle + nature que tous ceux qui en furent atteints devinrent fous: tous, à + l’exception d’un seul; il se trouvait dans sa maison, et dormait quand + la pluie tombait. Quand la pluie eut cessé il se leva et vint parmi le + public, il vit faire toutes sortes de folies; l’un lançait des + pierres, l’autre des bâtons, l’autre déchirait son manteau; celui-ci + frappe son voisin; celui-là pense être roi, l’autre saute à travers + les boues. Celui qui avait son bon sens fut fort étonné de ce + spectacle, mais les autres manifestaient encore plus d’étonnement; ils + pensent qu’il a perdu son bon sens car ils ne le voient pas faire ce + qu’ils font, il leur semble que ce sont eux qui sont sages et sensés + et que c’est lui le fou. + + Bref, ils lui tombent dessus à bras raccourcis et il s’enfuit à + demi-mort. C’est bien l’image du monde, dit Peire Cardenal; les hommes + sont les fous, mais ils regardent comme un fou celui qui ne leur + ressemble pas, parce qu’il a le _sens de Dieu_, et non celui du + monde[26]. + + [26] Joseph Anglade, _les Troubadours_. + +Entre tous, les gens d’église, voilà l’ennemi. Le clergé est sa bête +noire! Il lui reproche tous les vices, tous les calculs, toutes les +turpitudes: + + Les clercs se font bergers et semblent des saints, mais ce sont des + criminels; quand je les vois habiller, il me souvient d’Isengrin qui, + un jour, voulut venir dans l’enclos des brebis; mais, par peur des + chiens, il se vêtit d’une peau de mouton, puis mangea tous ceux qu’il + voulut... + + Rois, empereurs, ducs, comtes et chevaliers gouvernent d’ordinaire le + monde; maintenant, ce sont les clercs qui ont le pouvoir, ils l’ont + gagné en volant ou en trahissant, par l’hypocrisie, les sermons ou la + force... Je parle des faux-prêtres qui ont toujours été les plus + grands ennemis de Dieu. + +Il s’emporte contre l’opinion, accréditée par le pape et les cardinaux, +que l’aumône rachète tous les péchés: + + Les riches auraient donc plus de facilité pour le salut que les + pauvres. + +Il faudra venir jusqu’à Pascal pour retrouver cette verve drue, précise +et brûlante, auvergnate: + + Indulgence, pardons, Dieu et le diable, ils mettent tout en usage. A + ceux-là ils accordent le paradis par leurs pardons; ils envoient + ceux-ci en enfer par leurs excommunications. Ils portent des coups + qu’on ne peut parer; et nul ne sait si bien forger des tromperies + qu’ils ne le trompent encore mieux. + +Voyez les jacobins, sur lesquels s’acharna Peire Cardenal: + + Vêtus de vêtements fins et souples, amples, légers en été, épais en + hiver, avec de bonnes chaussures, semelle à la française, et quand il + fait grand froid en bon cuir de Marseille, bien cousu, ils vont + prêchant et disant qu’au service de Dieu ils mettent leur cœur et leur + avoir... Si j’étais mari, je me garderais de laisser approcher de ma + femme ces gens-là: car ces moines ont des robes de même ampleur que + celles des femmes: rien ne s’allume si aisément que la graisse avec le + feu... + +Certaines pièces sont d’une véhémence biblique, qui semble monter de +l’Ecclésiaste: + + Les vautours ne sentent pas plus vite la chair puante que les clercs + et les frères Prêcheurs ne sentent où est la richesse; aussitôt, ils + deviennent l’ami du riche, et si la maladie l’accable, ils se font + faire des donations. Mais savez-vous que devient la richesse mal + acquise? il viendra un fort voleur qui ne leur laissera rien; c’est la + mort qui les abat, et, avec quatre aunes de drap, les envoie dans une + demeure où les maux ne leur manqueront pas. + +Évidemment, Peire Cardenal ne s’attaquait, il le répétait sans cesse, +qu’aux mauvais prêtres «larges en convoitises mais chiches de bonté»... +Cependant, soit d’élan, soit à la réflexion, il croit utile de préciser +sa croyance en Dieu--et à Rome. En effet, plus d’une fois, Peire +Cardenal fulmine en marge du dogme et tient à Dieu des discours d’une +énergie bien profane: + + Je veux commencer un nouveau sirvente que je réciterai au jour du + jugement à celui qui me créa et me forma du néant; s’il veut m’accuser + de quelque faute et me mettre parmi les damnés, je lui dirai: + Seigneur, pitié, arrêtez; j’ai combattu toute ma vie les méchants; + gardez-moi, s’il vous plaît, des tourments de l’enfer. + + Je ferai émerveiller toute sa Cour quand on entendra mon plaidoyer; + car, je dis que Dieu est injuste avec les siens, s’il pense les + détruire et les mettre en enfer; car il est juste que celui qui perd + ce qu’il pourrait gagner au lieu d’abondance gagne la disette: Dieu + doit être doux et libéral pour retenir à la mort des âmes de ses + créatures. + + Sa porte ne devrait pas se fermer, pourvu que toute âme qui voudrait y + entrer y passât joyeusement; car jamais cour ne sera parfaite si une + partie pleure pendant que l’autre rit; et quoique Dieu soit souverain + et tout-puissant, s’il n’ouvre pas sa porte, on lui en demandera + raison... + + * * * * * + + Il devrait bien anéantir les diables; il en aurait plus d’âmes et plus + souvent; cette exécution plairait à tout le monde et il pourrait s’en + absoudre lui-même. + + Beau Seigneur Dieu, je ne veux pas désespérer de vous; au contraire, + j’ai en vous le ferme espoir que vous m’assisterez à l’heure de ma + mort, parce que vous devez sauver mon corps et mon âme. Et je vous + ferai une belle proposition: renvoyez-moi où j’étais avant de naître, + ou bien pardonnez-moi tous mes péchés; car je ne les aurais pas commis + si je n’avais pas existé. + +Peire Cardenal fut vraiment un trouveur de poésie religieuse,--qui se +développera; encore il introduisit cette nouveauté d’écrire en l’honneur +de la Vierge; ce qui deviendra fréquent après lui, mais n’existait pas +avant: + + Si, ayant souffert en ce monde, j’allais brûler en enfer, ce serait + tort et péché; car, je puis vous reprocher que pour un bien vous + m’avez donné mille maux. Par pitié, je vous prie, dame Sainte Marie, + qu’auprès de votre fils vous nous serviez de guide! + +Par cette intercession, Peire Cardenal achevait le précédent sirvente. +Il a laissé des invocations à la Vierge d’une suavité qui contraste avec +ses satires. Nous en resterons à celles-ci qui émanent plus sûrement du +montagnard vellave. + +Il nous faut dire que les gens d’église ne lui faisaient pas oublier +rois et seigneurs: + + Vous les perceriez (les méchants barons) en deux ou trois endroits + pour en faire sortir la vérité, qu’il n’en sortirait que des + mensonges, qui se déborderaient comme un torrent... Lorsqu’un grand se + met en route, il a comme compagnon--devant, à côté, derrière lui--le + crime; la convoitise est du cortège; le Tort porte la bannière et + l’Orgueil le guidon... + +Les gens de justice ne sont point épargnés non plus. Mais nous revenons +à la terrible opinion que Peire Cardenal avait de tout son siècle: + + Depuis le levant jusqu’au couchant, je fais cette proposition à tout + le monde: je promets un besan à tout homme loyal pourvu que chaque + homme déloyal me donne un clou; un marc d’or au courtois si le + discourtois me donne un denier; un monceau d’or à chaque homme vrai, + si chaque menteur veut me donner seulement un œuf. J’écrirais sur un + parchemin, large comme la moitié du pouce de mon gant, toutes les + vertus qui sont dans la plupart des hommes; d’un petit gâteau, je + nourrirais tout ce qu’il y a d’honnêtes gens, mais si je voulais + donner à manger aux méchants, j’irais sans regarder criant partout: + Messieurs, venez manger chez moi... + +Tel est le thème de furieuse misanthropie où il excelle. Ces diverses +citations montrent assez l’originalité, la vigueur du tempérament +littéraire, la franchise et le courage du Peire Cardenal, troubadour +sans amour. + + +III + +Pierre de Rogiers, de naissance auvergnate (vers 1160-1180, dans le +Carladès), n’apporte guère d’autre contribution à notre point de vue que +sa biographie, d’ailleurs semblable par beaucoup d’endroits à celles du +Moine de Montaudon, de Pierre d’Auvergne, de Peire Cardenal: il était +d’Auvergne, gentilhomme, beau, avenant; chanoine de Clermont, il +manquait de zèle pour la piété et la retraite; comme il chantait et +composait agréablement, il se fit troubadour et même jongleur. Ainsi +plus d’un de ceux que leur famille destinait à l’état ecclésiastique +succombaient à la tentation de la vie nomade, brillante et courtoise. +Mais où d’autres, de leur première affectation, gardaient l’empreinte de +moralistes, prenaient tournure de prédicateurs, Pierre de Rogiers +n’apporta que son ardeur profane, nullement encombrée des vestiges de sa +foi, reléguée pour longtemps avec le camail et l’aumusse. + +Pierre d’Auvergne le lui reprochait vivement dans le sirvente où il +s’irrite «d’entendre se mêler de chanter cent poètes pastoureaux dont +nul ne sait quelle note monte ou descend»: + + En ceci Pierre Rogiers mérite mal--(et pour cela il en sera accusé le + premier)--qu’il chante d’amour publiquement;--et il lui vaudrait mieux + porter--un psautier dans l’église ou un chandelier--avec une grande + chandelle ardente[27]. + + [27] + + D’aisso mer mal Peire Rogier + Per quel n’er encolpatz premier... + +En effet, les amours de Pierre de Rogiers ne furent rien moins que +discrètes. Il se rend à la cour fastueuse de la vicomtesse de Narbonne, +dont les exploits guerriers, l’intelligence politique, le jeune veuvage +font une rare souveraine, royalement entourée et adulée. Pierre de +Rogiers soupire, se déclare, est écouté, jusqu’où? longtemps il est en +faveur, tant que la réputation d’Ermengarde n’est pas trop déchirée par +la jalousie des courtisans. Pour ce motif, ou d’autres, vient la +disgrâce, et, dolent, meurtri, inconsolable, le troubadour doit quitter +la Cour de _Tort n’avetz_,--comme il désignait la noble protectrice, +dont l’opinion voulait qu’il eût eu toutes joies d’amour. + +Désormais, Pierre de Rogiers traîne sa désolation chez Raimbaud, comte +d’Orange, jusqu’à la mort de ce grand seigneur, troubadour aussi. Puis, +il gagne l’Espagne; après des séjours en Castille et en Aragon, il +revient en France où il fut traité avec honneur par le comte Raymond de +Toulouse. Pierre de Rogiers se retirera du monde. Il enfermera son +désespoir inapaisé dans l’austérité sévère du monastère de Grammont. + +Enfin, dans une chanson publiée par M. René Lavaud, qui a réalisé la +première interprétation française de Pierre de Rogiers, le troubadour +dont on chercherait vainement une autre marque originelle, et chez qui +manque toute caractéristique du terroir, a laissé un vers de regret +tardif, à l’adresse du pays: + + Je ne puis m’empêcher de me lamenter + De ce que notre compagnie se rompt; + Moi je m’en vais en terre étrangère: + _Certes, j’aime mieux froidure et montagne_ + Que je ne fais figue et châtaigne + Et plaine et chaleur[28]. + + [28] + + Non puesc mudar que nom plagna + Quar se part nostra compagna... + Etc... + +Du moins voulons-nous croire qu’aux vallées ou aux plaines chaudes et +fertiles en fleurs et en fruits ce sont les froidures de la montagne +d’Auvergne que préfère l’émigrant obligé de partir: + + Là-bas s’en va mon corps marri, + Par ici demeure mon âme...[29]. + + [29] + + Lai s’en vai mos cors marritz + Et co remou l’esperiz... + +Il y avait donc, en Auvergne, une «douce amie» qui pouvait faire oublier +Ermengarde? + + +IV + +Si, de Pierre de Rogiers, l’on peut répéter une ligne qui, peut-être, +fait allusion à la montagne natale, d’autres troubadours, auvergnats ou +vellaves, n’ont à être évoqués ici que pour le hasard de leur naissance: +Pierre et Astorg de Manzat, Hugues de Peirols (à Rochefort-Montagne), +Bertrand II, Sire de la Tour, Michel de la Tour, Pons de Chapteuil, +Garin-le-Brun, Gasmar, Guillaume de Saint-Didier, Gausseran de +Saint-Didier, Guillaume Moissat de la Moissetrie, Pierre de Cère de +Cols, Faydit du Bellestat, Bernard Amouroux (de Saint-Flour), Astorg +d’Aurillac, baron de Conros, Astor de Segret. + +Cependant, notons quelque trait de rudesse auvergnate chez Ebles de +Saignes; c’était le troubadour économe, qui mettait la peine d’argent +au-dessus des chagrins de cœur: _On ne souffre d’amour que si l’on veut. +Lequel est le plus malheureux, du débiteur ou de l’amant sans espoir?_ +dialoguent Ebles et Guillaume Gasmar dans le tenson qui nous a conservé +cette pâle dispute; et le comtour de Saignes de se lamenter: + + Guillaume Gasmar, jamais par amour[30], + Homme ne supporta pis, en sa jeunesse, + Que je n’ai fait moi-même en action et en pensée, + Et nul ne doit à présent davantage de son bien: + Aussi je sais, comme on sait par l’épreuve, + Qu’aucun mal ne se laisse + Comparer à la douleur d’amour; + Toutefois il n’est pas d’homme dans le monde entier qui souffre + pire mal + Que celui à qui chacun dit: «Paye-moi, paye!» + + [30] + + Guillaume Guaysmar, anc per amor + No trays piegz hom, de son joven, + Etc... + +Ebles de Saignes ne fut pas épargné de Pierre d’Auvergne qui le +mentionnait dans sa galerie des mauvais troubadours: + + Et maître Ebles de Saigne le dixième à qui jamais n’échut bien + d’amour,--quoiqu’il chante comme on bataille;--un petit vilain + chicaneur bouffi,--qui, dit-on, pour deux deniers du Puy--là-bas se + loue et ici se vend[31]. + + [31] + + E’nn de Sagna I dezez, + A cuy anc d’amor non cenec bes, + Etc... + +Mais, alors comme aujourd’hui, _l’éreintement_, souvent, prouvait que la +victime n’était pas si négligeable... L’effet des abatages de Pierre +d’Auvergne fut d’assurer la mémoire des troubadours qu’il massacrait et +dont la plupart n’ont laissé que leur nom sauvé par l’invective. + +Décidément, les dames ne sont pas prisées des troubadours auvergnats, +comme c’est la règle courtoise. Ebles de Saignes redoutait l’assaut des +créanciers plus que les vicissitudes de la passion. Le tenson de Cavaire +et de Bonnafos est plus significatif encore, de l’infirme et laid +plébéien et de l’élégant seigneur qui préfère à une dame sa vengeance +contre les bourgeois d’Aurillac. Sur les origines de Cavaire et de +Bonafos on n’est pas exactement fixé (vers 1225-1250); mais, sans doute, +ils habitèrent Aurillac, où ils situent leur haineux différend. Cavaire +voyagea en Vénétie; il fut à la Cour du marquis d’Este, où il se +rencontra encore un concurrent, Folco, pour lui demander s’il avait +perdu le pied, mutilé par châtiment, pour sacrilège, à la suite de +l’effraction d’une sacristie. Cavaire ripostait en accusant Folco de +n’être qu’un bas comparse, vêtu et employé par un jongleur. Mais +reproduisons le tenson de Cavaire et de Bonafos, à titre documentaire de +polémique locale; les troubadours non plus ne craignaient de se ruer aux +querelles de personnalités: + + + I. CAVAIRE[32] + + Bonafos, je vous invite + Et vous fais une proposition double: + C’est de posséder une dame au corps achevé, + Belle et bonne et aimable, + Ou bien de tenir à votre entière discrétion + Dix bourgeois, de ceux qui habitent + A Aurillac pour votre malheur. + Présentement il paraîtra, sire Bonafos, + Si vous êtes plus méchant qu’amoureux. + + + II. BONAFOS + + Cavaire, j’ai vite choisi + Et je vous répondrai tout court: + J’aime mieux, étant honni + Les tenir, eux, ainsi immédiatement + Que non pas la belle en qui j’ai ma pensée; + Et je vous dis, quoi qu’il doive en résulter: + Si j’en tiens dix à ma discrétion + Je leur arracherai les yeux et autres organes + Et par le pied ils vous ressembleront. + + + III. CAVAIRE + + Maître chevaucheur de roussins, vil, + Cupide, pauvre et mal embouché, + Vous avez laissé de côté ce qui a du prix, + Et la dame gracieuse, + Pour dire des grossièretés + Sur le peuple honoré et respectable + D’Aurillac qui vous aime tant + Que, s’il en avait le pouvoir, + Vous auriez nom _Malafos_! (Maudit soit-il)! + + + IV. BONAFOS + + Bénit soit celui qui vous frappa + Cavaire, de son fer[33]. + Car il vous a si joliment déprécié + Que jamais depuis, courant le monde, + Vous n’avez fait chose méritoire ni convenable; + Les pèlerins même--c’est ce qu’on va racontant-- + En vos courses vous les étrangliez, + Et celui qui va avec les voleurs, + C’est récompense pareille à la vôtre qui lui convient. + + + V. CAVAIRE + + Vieux roussin, truand détesté, + Comme après un loup, ils vont criant après vous, + Ceux d’Aurillac et qu’il vous souvienne + Toujours de vos trahisons! + + + VI. BONAFOS + + Voici pourquoi vous vous en allez clochant, + Cavaire,--vous ne savez même pas cela! + Et pourquoi votre talon est plus court; + Parce que vous dites des paroles haineuses. + + [32] + + Bonafos, yen vos envit + E fatz vos un partimen. + + [33] Cavaire eut le talon tranché ou «raccourci» (vers 43) par un + instrument ou outil en fer. S’agit-il d’un accident ou fut-il + réellement ainsi châtié des méfaits que Folco lui impute? + +C’est dans les chansons de la dame de Casteldoze,--Dona +Casteldoza,--qu’il faut chercher l’amour, si rare dans nos troubadours +auvergnats. La poétesse était mariée,--mal mariée, peut-on supposer,--à +Turc de Mayronne que le Dauphin d’Auvergne nous montre plus occupé de +guerroyer que d’aimer. La dame de Casteldoze s’est éprise d’Armand de +Bréon, tendre et beau, mais inconstant,--qui aurait habité le château de +Merdoye, dont la ruine illustre encore les hauteurs de Neussargues. Or, +il ne s’agit plus de fadaises élégantes, de supplications courtoises, de +désespoirs rimés et chantés. Il semble que la plainte de l’amoureuse +délaissée monte d’un sentiment profond, sincère. La dame de Casteldoze +n’est pas la noble châtelaine à qui vont les hommages des poètes et des +galants seigneurs. Ici, la prière tendre et douloureuse émane de la +femme. Elle était très belle et très instruite, dit la biographie. Mais +l’instruction des dames, à l’époque, ne s’étendait guère. Leurs courtes +études même expliqueraient la différence remarquée dans l’expression +naturelle et touchante de la sensibilité de quelques poétesses +méridionales et le langage apprêté des troubadours. Aussi ne +composaient-elles point par profession. + +Comme la châtelaine trahie se fait humble et soumise, en quels termes +implorants elle s’adresse au trompeur qu’il lui sied d’aimer malgré sa +dureté, et dont elle ne veut pas que le monde ait à blâmer la traîtrise: + + Ami, si je vous trouvais gracieux[34], + Humble, franc et de bon mérite, + Je vous aimerais bien, tandis qu’à présent il me souvient + Que je vous trouve à mon égard méchant, félon et trompeur + Et je fais des chansons afin que je fasse entendre + Votre bon mérite, pour lequel je ne puis me résigner + A ne pas vous faire louer par tout le monde, + Au moment où vous me causez le plus de mal et de courroux + Je sais vraiment que ceci me sied fort bien, + Quoique tous prétendent qu’il est très inconvenant + Qu’une dame prie un cavalier au sujet d’elle-même + Et qu’elle lui tienne sans cesse un si long discours, + Mais celui qui le dit ne sait point bien juger, + Car je veux prouver, plutôt que de me laisser mourir, + Que dans la prière je trouve un grand réconfort + Quand je prie celui-là même par qui j’éprouve un dur chagrin. + Il est passablement fou celui qui me blâme + De vous aimer, puisque cela me convient si bien, + Et celui qui parle ainsi ne sait ce qu’il en est de moi; + Et il ne vous voit pas en cet instant comme je vous vis, + Quand vous me dites de n’avoir point de tristesse: + Qu’à quelque moment il pourrait arriver + Que de vous revoir j’aurais encore la joie. + Rien que de la promesse, j’en ai le cœur joyeux. + Tout autre amour, je le tiens à néant, + Et sachez bien que plus aucune joie ne me soutient + Sauf celle qui vient de vous, qui me réjouit et me ranime + Quand je sens le plus de peine et d’angoisse; + Et toujours je m’imagine avoir joie et contentement + De vous, ami, que je ne puis changer, + Et je n’ai point de joie ni n’attends de secours + Sauf autant que j’en aurais en dormant. + Désormais, je ne sais ce qu’en ma faveur je puis vous offrir + Car j’ai tenté par le mal et par le bien + Votre dur cœur, dont le mien ne se lasse point; + Et je ne vous mande pas par autrui, car je vous le dis moi-même, + Que je mourrai, si vous ne voulez pas me réjouir + De quelque joie; et si vous me laissez mourir, + Vous ferez péché, et je serai par là dans la souffrance, + Et par là vous serez blâmé vilainement. + + [34] + + Amics, s’ie-us trobes avinen, + Humil e franc e de bona merce + +Il est passablement fou, celui qui me blâme: _Il ne vous voit pas en cet +instant comme je vous vis...!_ + +Car j’ai tenté par le mal et par le bien: _votre dur cœur dont le mien +ne se lasse point, ne se décourage point!_ + +(Comment ne pas songer à Marceline Desbordes-Valmore: + + Si tu voyais ses yeux! Or! l’ange qui pardonne, + Doit regarder ainsi quand il ouvre les cieux! + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + Non, dit-il, non jamais tu n’as connu l’amour! + J’ai voulu me sauver... Il pleurait à son tour; + J’ai senti fuir mon âme effrayée et tremblante: + Ma sœur, elle est encor sur sa bouche brûlante. + +Quelle sublime résignation dans ces deux cœurs qui se rencontrent à des +siècles de distance pour souhaiter, au plus fort de leur détresse, le +bonheur de l’infidèle. «_Priez pour lui_», dit Marceline: + + Dieu, créez à sa vie un objet plein de charmes + Une voix qui réponde aux secrets de sa voix! + Donnez-lui du bonheur, Dieu! Donnez-lui des larmes; + Du bonheur de le voir, j’ai pleuré tant de fois. + + J’ai pleuré, mais ma voix se tait devant la sienne, + Mais tout ce qu’il m’apprend lui seul l’ignorera; + Il ne dira jamais: «Soyons heureux, sois mienne!» + L’aimera-t-elle assez celle qui l’entendra? + + Qu’il la trouve demain, qu’il m’oublie et l’adore! + Demain! à mon courage il reste peu d’instants! + Pour une autre, aujourd’hui, je peux prier encore; + Mais... Dieu! Vous savez tout, vous savez s’il est temps. + +Enfin: + + Qu’il vive pour une autre, et m’oublie à jamais!) + +Écoutez Na Casteldoza: + + Mais jamais envers vous je n’aurai cœur vil[35] + Ni plein de fourberie, + Bien qu’en échange je vous trouve pire à mon égard, + Car je tiens à grand bonheur + Pour moi cette conduite, au fond de mon cœur, + Au contraire je suis pensive, quand il me souvient + Du riche mérite qui vous protège + Et je sais bien qu’il vous convient + Une dame de plus haut parage. + + [35] Mas ja vas vos non aurai cor truan, etc... + +Et ailleurs: + + Car je ne le prie pas que pour moi il s’abstienne + De l’aimer ni de la servir. + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + Qu’il la _serve_ elle; mais qu’il me ranime en cette angoisse + De manière qu’il ne me laisse pas tout à fait mourir. + +N’est-ce pas les cris, les soupirs, la plainte de Marceline: + + Tout change, il a changé; d’où vient que j’en murmure? + Que l’amour a de pleurs quand il est dédaigné! + Tout change, il a changé. C’est là sa seule injure; + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + Oui, tout change, ma sœur, tout s’efface et je sens + Que la paix ou la mort a coulé dans mes sens! + +La dame de Casteldoze ne nous est connue que par quatre morceaux, à +peine une centaine de vers: quelques-uns n’ont-ils pas mérité de +survivre, si délicats, si émus, si simples de sentiment éternel,--de +cette troubadouresse d’Auvergne;--si peu «troubadour», et si peu +«auvergnate»! Du moins, nous en jugeons de la sorte, parce que nous +avons accoutumé de considérer les troubadours tout d’une pièce et +l’Auvergne tout d’un bloc; que de diversités, au contraire!... + + * * * * * + +Nous étions partis du Puy, avec les troubadours--qui nous ont mené +loin... + +Pourtant, point n’était besoin de tant courir pour faire jaillir de la +littérature du sol vellave. + +Jules Vallès, n’est-il point d’ici? Jules Vallès, un grand écrivain, +sobre et ramassé, dont les mots volcaniques crèvent la page sombre de +leur jet igné, comme les dykes de basalte érigent leurs fusées de flamme +pétrifiée à travers la campagne hallucinée. + +Oui, les révoltes de l’enfant contre la famille, les violences du +réfractaire et de l’insurgé sont récentes,--et Jacques Vingtras n’a pas +bénéficié encore de l’amnistie du temps! Sa bohème de barricade n’a pas +les suffrages du lecteur ami des gentilles aventures du pays latin. La +vie de bohème n’a qu’un temps, et puis l’étudiant se range. Jacques +Vingtras ne désarme pas. + +Le Puy! L’enfant a aimé le Martouret, s’il détestait l’amer collège. Il +a aimé la porte de Pannesac, la rue qui sent la graine et le grain: il y +a pris le respect du pain. Par là, il a rêvé de chasse et de pêche, +devant les boutiques où se vendaient les engins merveilleux! Le +chaudronnier «en train de taper sur du beau cuivre rouge», le décrotteur +Poustache, la tannerie «avec ses pains de tourbe, ses peaux qui sèchent, +son odeur aigre», cette odeur montante, qu’il retrouvera à deux lieues +des fabriques pareilles, et vers laquelle il tournera son nez +reconnaissant. Voici les vacances, le village, les fêtes du _Reinage_. + + On a du lard et du pain blanc, on boit du Vivarais... Je danse la + bourrée aussi, et j’embrasse tant que je peux... Il y a aussi la + promenade d’Aiguilhe, toute bordée de grands peupliers. De loin, ils + font du bruit comme une fontaine. + +Après une année à Saint-Étienne, avec quelle fièvre le collégien revient +«au pays»! Il fait le grand garçon. Il casse la «croûte chez Marcelin, +qui a la réputation pour le vin blanc et les grillades de cochon... On +dit des bêtises en patois et l’on se verse le vin à rasades... + +Qui, dans la littérature française, a laissé des pages rustiques +préférables à celle-ci? + + Ici, le ciel est clair, et s’il monte un peu de fumée, c’est une + gaieté dans l’espace,--elle monte, comme un encens du feu de bois mort + allumé là-bas par un berger, ou du feu de sarment frais sur lequel un + petit vacher souffle dans cette hutte, près de ce bouquet de sapins... + Il y a le vivier, où toute l’eau de la montagne court en moussant, et + si froide qu’elle brûle les doigts. Quelques poissons s’y jouent. On a + fait un petit grillage pour empêcher qu’ils ne passent. Et je dépense + des quarts d’heure à voir bouillonner cette eau, à l’écouter venir, à + la regarder s’en aller, en s’écartant comme une jupe blanche sur les + pierres... + + La rivière est pleine de truites. J’y suis entré une fois jusqu’aux + cuisses; j’ai cru que j’avais les jambes coupées avec une scie de + glace. C’est ma joie, maintenant, d’éprouver ce premier frisson. Puis, + j’enfonce mes mains dans tous les trous et je les fouille. Les truites + glissent entre mes doigts; mais le père Régis est là, qui sait les + prendre et les jette sur l’herbe, où elles ont l’air de lames d’argent + avec des piqûres d’or et de petites taches de sang. + +On oublie trop ce Vallès faraud et joyeux dès qu’il est lâché en pleine +nature, loin du triste logis paternel. Avec quels éloges Théodore de +Banville citait ce fragment où il trouvait toute la grâce et la pureté +de l’antique: + + Elles ont voulu me faire voir le verger. Va pour le verger! et j’y + entre en sautant par-dessus la barrière à pieds joints. + + Voilà comme je suis, moi. + + Mes cousines me regardent ébahies, je ris en revenant à elles pour + leur tendre la main et les aider à enjamber. Une, deux, voyons. + + Elles poussent de petits cris et me retombent dans les bras en mettant + pied à terre; elles s’appuient et s’accrochent, et nous allons + dégringoler. Nous dégringolons, ma foi, on perd tous l’équilibre, et + nous tombons sur le gazon. Elles ont des jarretières bleues. + + Comme il fait beau! Un soleil d’or! De larges gouttes de sueur me + tombent des tempes, et elles ont aussi des perles qui jouent sur leurs + joues roses. Le bourdonnement des abeilles qui ronflent autour des + ruches, derrière ces groseilliers, fait une musique dans l’air... + + --Qu’est-ce que vous faites donc là-bas? crie une voix du seuil de la + maison. + + Ce que nous faisons? Nous sommes heureux, heureux comme je ne l’ai + jamais été, comme je ne le serai jamais. J’enfonce jusqu’aux chevilles + dans les fleurs, et je viens d’embrasser des joues qui sentent la + fraise. + +Comment peut-on dire, que de ses troubadours médiévaux à Jules Vallès, +et à tout à l’heure, Le Puy a manqué de littérature! + + + + +CHAPITRE IX + +En Aurillac.--Louis Bonnet et l’Auvergnat de Paris.--Un concours de +«cabrettes».--La musette et la bourrée.--La Procednitza bulgare et la +bourrée d’Auvergne.--Bouréno bouranke; Bou rei Yo.--Des Bulgares, dans +le Cantal en 1210.--Cabrette et gaïda.--La fin de la cabrette.--La +révélation de Vermenouze. + + +Je n’aimai point Aurillac, tout de suite. + +J’y venais entre deux trains, de Vic-sur-Cère, où je dirigeais mes +vacances d’il y a trente ans. + +C’était, pour moi, la ville à préfecture, garnison, magistrats, +professeurs, fonctionnaires et commis-voyageurs,--qui sont l’apparence +banale de tous les chefs-lieux. Tout ceci est à fleur de pavé. Les +nomades administratifs n’entament guère la vie profonde de la cité; sans +doute, ils font renchérir le prix des loyers et de la truite; leur +souffle peut ternir d’embu la glace des cafés; il n’imprègne pas le +basalte foncier, car l’indigène ne se livre guère au passant... Où l’on +s’aperçoit que l’étranger compte peu, c’est aux vieilles dates de foires +et de marchés, quand la montagne dévale, quand, de toute la région, la +vacherie, la ferme viennent installer leurs bêtes et leurs produits par +le foirail, le Gravier, le Portail d’Aureinques, les placettes et les +rues de la capitale! Parmi la multitude aux blouses bleues, quels +visages de la race, qui n’ont pas changé, sous le vaste chapeau velu! Il +faut céder toute la place aux envahisseurs--qui ne se contentent plus de +l’auberge ancienne. Avec ses souliers ferrés et son bâton à lanière de +cuir, le café ni l’hôtel ne sont ignorés du fermier d’aujourd’hui, qui +ne craint pas la dépense; mais, ce progrès matériel, l’instruction plus +étendue, des mœurs moins rudes n’ont point modifié de beaucoup le statut +ancestral. + +Ainsi l’ai-je apprécié, par la suite, dans la fréquentation plus intime, +dans l’exploration plus nombreuse de l’habitant et du pays, quand les +circonstances m’ont rendu familiers et chers ces horizons, quand +Aurillac est devenue pour moi le refuge dans la tempête. + + * * * * * + +C’est à Louis Bonnet, fondateur de _l’Auvergnat de Paris_ que je dois le +premier contact attachant avec Aurillac, et qui décida, sans doute, de +mon auvergnatisme! Louis Bonnet, dont la barbe de flamme fut, pendant +trente ans, l’étendard de l’Auvergne à Paris! Quelles ressources de +conviction et d’énergie, de foi et d’habileté, au service d’une cause +qu’il a créée et dont il a assuré, seul, le triomphe! L’entreprise +apparaissait chimérique, d’un journal hebdomadaire, régionaliste, +«faisant ses frais» à Paris. C’est, aujourd’hui, un organe à fort +tirage, encombré d’annonces, avec des éditions de province,--et +indépendant. Les dons d’une raison intrépide et claire, des qualités +d’écrivain de race, permettaient à notre chroniqueur débutant toutes les +espérances du journalisme et de la politique. Il n’est plus sorti de cet +_Auvergnat de Paris_, où il a amené quiconque, par l’atavisme, touche au +Massif central. Louis Bonnet a vaincu l’égoïsme et la défiance +traditionnels. Il a révélé aux Auvergnats l’esprit de solidarité. Il a +fallu une incommensurable propagande, par le fait: si des articles +avaient suffi, cela n’eût guère coûté de peine. Méthodiquement, un à un, +je crois bien, L. Bonnet a catéchisé «tous ceux de chez nous». Il a +groupé les métiers, les professions, les intérêts, les sympathies. Des +corporations vagues il liait le faisceau de sa _Ligue Auvergnate_, +aujourd’hui «_l’Auvergne_», où se rejoignent les sociétés, amicales, +mutuelles, syndicales, qui pullulent. Mais L. Bonnet ne projetait point +que de lier, comme il y a réussi, les Auvergnats de Paris: il entendait +qu’ils restassent reliés avec ceux d’Auvergne. Il savait que le secret +de la force durable est de reprendre pied au terroir. Il a dirigé «le +retour au pays», par des combinaisons avec les compagnies de chemins de +fer qui mettent en route des trains Bonnet, aux tarifs infiniment +réduits,--dont les convois montent, de plus en plus nombreux chaque +année, vers les villages salubres et les cimes vivifiantes... + +Ainsi, émigrer n’est plus s’expatrier. La communication n’est pas rompue +entre ceux qui partent et ceux qui restent,--et qui s’ignoraient, aussi, +les uns les autres. + +Ce fut par Louis Bonnet que je fus introduit, officiellement, en +Aurillac, sa ville natale. + + * * * * * + +Le 16 mai 1891, était inaugurée la nouvelle ligne de +Saint-Denis-les-Martel, avec ministre poussant jusqu’à Aurillac. Un +comité de la presse cantalienne avait projeté, en regard de la +manifestation politique, «un concours de musettes». Dès mes premiers +vers, inspirés de la maigre arête «des fortifs» de Paris, et non du +Puy-Mary! Louis Bonnet m’avait repéré et enrôlé, sans me connaître +encore personnellement, dans ses effectifs de combat. Grand maître de la +mobilisation, pour utiliser chacun, il attendait l’occasion propice. Je +fus de service commandé, pour le festival aurillacois de la cabrette! +J’étais très glorieux de présider à cette solennité peu banale: le +voyage s’effectua en musique, si l’on peut dire, avec quelques douzaines +de museteurs dans le train; car, déjà il fallait les faire venir de +Paris, où des bals de quartier les conservaient encore; il n’y en avait +déjà plus beaucoup au pays, envahi d’accordéons et de vielles! A ce +tournoi colossal de l’outre traditionnelle, l’audition n’était accordée +qu’aux instruments authentiques. Par l’émulation, Louis Bonnet avait +tenté d’enrayer la dégénérescence rapide. Hélas, le joueur typique, dont +les lèvres collées à l’embouchure, les joues gonflées, faisaient corps, +du moins faisaient figure avec la panse sonore arrondie d’un souffle +puissant, ce joueur du passé dont le pied martelait sur le sol le rythme +des airs populaires,--ce joueur n’est plus, maintenant; par un cordon, +le pied actionne un soufflet qui gave artificiellement la sorte d’oie +rouge ou bleue que le cabrettaire serre sous le bras gauche, et qui +pousse des cris de chèvre! la figure de l’exécuteur, impassible, à +travers cette aventure, ne fait qu’accentuer l’impression bizarre d’une +expérience ou d’une opération sur quelque volatile congestionné! Que +nous voilà loin des fêtes rustiques, où se scandait l’ancienne bourrée, +où quelque regret s’éplorait, si plaintif et touchant... L’habileté des +doigts n’est pas tout. Je veux croire que le souffle même de la race +passait de la poitrine de l’homme dans la poche à danses et à chansons, +et lui communiquait le charme naïf que l’on ne goûte plus aux +contrefaçons éventées d’à présent. Mais voici que la Bourrée ne serait +plus auvergnate! La controverse a couru les journaux. + +Ni hommes ni femmes, tous Auvergnats, disait-on de nous. Il va falloir +changer pour: «Ni hommes ni femmes, ni Auvergnats: tous Bulgares». + + * * * * * + +En effet, les journaux signalent la prétention des vainqueurs +balkaniques de revendiquer notre bourrée montagnarde comme leur danse +nationale; aujourd’hui il n’y a plus de doute que les Boulgres aient +poussé de fréquentes incursions à travers le Massif Central. + +_La Veillée d’Auvergne_, sous les signatures de M. Gandilhon Gens +d’Armes et de M. Marcellin Boudet, nous fournit de curieuses notes sur +«la Bourrée», le mot: Bougre, et les Bulgares en Auvergne. Ce serait par +leurs doctrines (hérétiques) que des milliers de Bulgares (expatriés) se +firent détester en France des puissances temporelles et spirituelles. + +De là à devenir une façon de boucs émissaires, il n’y avait qu’un pas. +Il fut franchi. Tout leur fut attribué, le nommable et l’innommable. +Voltaire le constate en divers passages. Un fait historique contribua à +accentuer le sens défavorable du mot Bougre. Les guerriers de la +quatrième croisade, au lieu d’aller combattre les Turcs en Asie, +s’immiscèrent dans les querelles de Byzance. Beaudoin, fondateur de +l’empire latin d’Orient, ayant offensé le tsar bulgare, celui-ci +l’attaqua, le battit près d’Andrinople en 1205, le fit prisonnier, lui +fit couper bras et jambes et le jeta dans une oubliette à Tirnovo: + +--C’en était assez, dit Voltaire, pour que les Bulgares fussent en +horreur à toute l’Europe. + + * * * * * + +Cependant, le mot: «Bougre» perdait à la longue son sens péjoratif. Il y +eut des bons bougres. Au XVIIe siècle, un _Joli Boulgare_, un _Bon +Boulgare_ s’appliquaient à un garçon bien tourné, à un brave homme. +L’Auvergne fait un emploi si abondant du terme, que l’Auvergnat, avec +son patois, devient le Bougri de Bougra de la chanson! Aussi, le docteur +C. Stoïtchof a-t-il remarqué et rapporté quelle place occupait la +ressemblance de notre bourrée avec la _Procednitza_ de ses compatriotes. + +Le docteur C. Stoïtchof écrit dans la _Revue franco-bulgare_: + + Les Auvergnats sont très passionnés pour leur danse, _la Bourrée_, et + l’exécutent avec frénésie. J’ignorais jusqu’au nom de cette danse + quand, en 1898, réveillonnant avec quelques étudiants auvergnats, je + les vis danser la bourrée. Grand fut mon étonnement. Cette danse se + rapprochait, à s’y méprendre, de la Procednitza bulgare. Mêmes pas, + mêmes gestes, même entrain. Rien n’y manquait: ni les talons + s’entrechoquant ou frappant le sol en cadence ni les mains s’agitant + en l’air alors que les doigts simulent le claquement des castagnettes + ou bien retombent avec bruit sur les hanches, les flexions des genoux, + les pas en avant et en arrière, les tours, les demi-tours jusqu’à de + petits cris stimulant l’ardeur des danseurs, tout y est. Bien que ce + soit là, de par la violence des mouvements, une danse plutôt + masculine, les femmes y prennent souvent part, faisant vis-à-vis aux + hommes... Mais ce qu’il y a de plus frappant, c’est que dans l’air + même de la bourrée on reconnaît le chant le plus populaire, le plus + répandu dans les provinces bulgares: _Bouréno Bourenké_. + + Et l’attention est encore attirée par ces deux mots du chant bulgare + où nous trouvons le mot bourrée, pas altéré davantage que dans + _Bourellia_, nom patois de la danse auvergnate dans certains + départements français et piémontais. Donc l’air, la danse et jusqu’à + ces paroles initiales: _Bouréno Bourenké_ nous permettent d’affirmer + que nous sommes en présence d’une seule et même chose. + +De la danse aux danseurs il n’y a qu’un pas... Aussi le docteur +Stoïtchof poursuit: + + En 1904, je fis partie d’un voyage d’études médicales consacrées aux + stations thermales du centre de la France. Je me trouvai en pleine + Auvergne, et quel fut mon étonnement de me sentir là en pays de + connaissance: mêmes physionomies, même allure, beaux gaillards bruns + aux traits un peu rudes. + +_Tout cela est auvergnat et tout cela est bulgare_, constate le docteur +Stoïtchof qui suppose une pénétration de hordes barbares mêlées à nos +vieilles populations. + +Mais M. Gandilhon Gens d’Armes, arvernisant indéfectible, a tôt fait de +proposer l’hypothèse contraire. + + Les Gaulois n’ont-ils pas laissé des enclaves celtiques dans l’Europe + centrale et presque parmi les Slaves? Pourquoi n’y en aurait-il pas + dans les Balkans? Ou du moins pourquoi n’y en aurait-il pas eu? Des + Gaulois ont si longtemps subsisté en Galicie. D’autres ont bien pu + implanter dans les Balkans des traditions celtiques, des rythmes, des + danses celtiques. Les hommes qui parlèrent si fièrement à Alexandre de + Macédoine en lui montrant le ciel, étaient fort capables de danser + d’endiablées «_montagnardes_». Mais oui, monsieur Stoïtchof, j’ai idée + que la procednitza bulgare n’est que la _bourrée_ arverne que nos + aïeux ont apprise à vos aïeux. + +Je commençais à être quelque peu rassuré, d’autant plus que M. Albert +Dauzat venait à la rescousse pour maintenir à la bourrée une origine +française, sinon exclusivement auvergnate. + + D’après M. Stoïtchof, la bourrée, cette danse nationale d’Auvergne, + serait, y compris son nom, d’origine bulgare! Les Bulgares ne + chantent-ils pas, en dansant: _Bouréno Bourenké_? Avec de semblables + rapprochements on arriverait vite à démontrer, par exemple, que le + français _chou_ vient de l’allemand _schuh_, soulier,--ou _vice + versa_,--et il n’y aurait plus, pour confirmer l’hypothèse, qu’à + rappeler l’anecdote classique à Paris de la semelle trouvée par + l’Auvergnat dans sa soupe aux choux! + + Pour parler sérieusement, il est certain que les anciennes danses + populaires de pays très éloignés les uns des autres ont souvent entre + elles des caractères frappants de ressemblance. Un Portugais de mes + amis m’a affirmé--tout comme le Bulgare--que ses compatriotes + dansaient une vieille danse de tout point semblable à la bourrée. Et + qui sait si, au lieu de plonger dans la nuit des temps, ces danses, + moins vénérables peut-être qu’on ne le croit, ne viendraient pas tout + simplement de telle ou telle capitale, et si ce ne sont pas des + survivances provinciales de pas dansés à la cour à telles ou telles + époques,--lâchons le grand mot, de modes parisiennes? + + C’est l’histoire de nos costumes provinciaux, dont je déplore autant + que quiconque la disparition, mais qui ont pour la plupart une origine + parisienne et non, hélas! régionaliste. + + Il y a tout à présumer que la bourrée auvergnate vient du Nord. + D’après M. Giraudet, fondateur de l’Académie de danse, elle aurait été + dansée à Paris en l’an 879. J’ignore où ce renseignement a été puisé, + et j’ai tout lieu, je l’avoue, de me méfier: l’éminent artiste + rendrait un service inappréciable à la philologie s’il retrouvait + l’état civil du mot «bourrée». + + En attendant, une seule certitude existe: c’est que + l’Auvergne--suprême paradoxe!--a emprunté au français le mot de sa + danse nationale: du mot français bourrée, elle a fait bouréyo, comme + du mot idée, idéyo, etc. «_Bourrée_» est cité en français, pour la + première fois, par Antoine Oudin, en 1642. Je ne crois pas qu’on + trouve ce nom de danse en Auvergne avant le XVIIIe siècle. + + Le nom de la bourrée--sinon la chose--a été transmis à l’Auvergne par + le Bourbonnais, où la bourrée pendant le XIXe siècle, a été tout + autant en honneur, ainsi que dans le Haut-Berry: relisons, pour nous + en convaincre, les délicieux _Maîtres Sonneurs_, de George Sand. Car, + aujourd’hui, même dans la Limagne d’Auvergne, on ne danse plus la + bourrée: la plupart des jeunes gens l’ignorent autant que les + Parisiens. + + Il faut féliciter les Cantaliens, plus traditionalistes, d’avoir + conservé cette danse pittoresque... Même si elle n’est ni celtique, ni + bulgare. Peut-être les érudits du Bourbonnais et du Berry pourront-ils + éclaircir définitivement le mystère de ses origines. + +En tout cas, c’en est fini de la saugrenue étymologie fabriquée par un +folkloriste en délire, d’après qui _bourrée_ viendrait de: Bou reï yo +(bon roi il y a!), acclamation dont l’on aurait salué les nouveaux +souverains à leur avènement dans les villages d’Auvergne. Or, voici que +_La Veillée d’Auvergne_, par la plume de M. Marcellin Boudet, apporte +des arguments historiques à M. le docteur C. Stoïtchof. En 1210, de +redoutables bandes s’emparent de Laguiole, de Mur-de-Barrez, menacent +Aurillac et Rodez. Le seigneur de Tinières les arrête et les écrase. +Chaque année, un présent est remis au sauveur de Rodez, dont les envoyés +doivent crier par trois fois: «_Viva Tinièros que nos a défendut des +Albigés et des Bulgares!_» + +Quelques années après, l’incursion est renouvelée par un prince +portugais, surnommé le _Bugre_, d’Avignon, soit qu’il eût des Bulgares +avec lui, soit pour rappeler la terreur des envahisseurs balkaniques. Le +Bugre fut battu, capturé et conduit à Paris. + +En 1502, Gourdièges, canton de Pierrefort,--celui de mon enfance!--est +occupé par une tribu d’Albanais à la solde des ligueurs. Il fallut leur +donner assaut au château et «le forcer au pétard». + +Par la suite, Bulgares, Albanais, Slaves, sont étiquetés Égyptiens +Bohémiens. «On bloquait dans cette expression les tribus slaves, +bulgares, danubiennes et autres étrangers». M. Boudet conclut «que des +Auvergnats et des Bulgares et autres gens des Balkans ont pu danser +ensemble la bourrée en plein Cantal, à une époque infiniment plus +moderne qu’on n’aurait cru.» + +Ce qui n’est pas moins troublant, et dont ne parlent pas M. Marcellin +Boudet et M. Gandilhon Gens d’Armes, c’est que la _cabrette_ auvergnate +et la _gaïda_ bulgare ont le même instrument de musique,--l’outre qu’il +faut gonfler et dont le souffle, à la pression du bras, alimente la +flûte rustique. + + * * * * * + +Mais revenons à Aurillac, où je devais connaître Arsène Vermenouze, à ce +festival de museteurs qui me le donna comme voisin de jury, sous le +péristyle du Palais de Justice. + +Là, s’entassaient les concurrents aux outres enrubannées, tandis que, +par l’averse croulante, sous de profonds parapluies, la foule emplissait +la vaste place où, depuis, a prospéré le square tout grêle alors. Nous +écoutions, nous prenions des notes pour le classement... Tout de même, +ils étaient trop--et puis, ils ne voulaient pas s’en tenir à leur +répertoire rustique, ils s’attaquaient à des airs d’opéra, à des +rengaines de café-concert! Un ministre passa, et la cohorte officielle, +avec discours d’usage qui, pas plus que la _Cabrette_, n’enrayèrent les +cataractes! Aussi, quand se dressa «le poète local», inscrit au +programme, je pensais qu’il n’y avait plus d’espoir. Devant nous, le +Déluge? Or, c’était Vermenouze qui, déjà... qui, depuis! Ah! il pouvait +bien pleuvoir! Le rideau de brume s’écartait et ce fut l’embellie +merveilleuse où le verbe du Poète lançait une chaleureuse bienvenue aux +concurrents: + + ... La bourrée[36] et la cabrette--tiendront toujours le même + rang,--car elles sont filles d’un même sang--et comme dans les mêmes + langes--dorment deux jumeaux côte à côte--ainsi font bourrée et + cabrette. + + Mais dans le cœur de l’Auvergnat--leur amour est planté et + pousse,--comme à travers l’herbe et la mousse,--la racine d’un orme ou + d’un vergne.--Et nulle musique n’est aussi douce--à l’oreille d’un + Auvergnat. + + [36] + + Elo bourreio è la cabreto + Tourou toutchiour lou mèmo rong... + +Dès que je tourne me mémoire vers cette journée qui se dérobe derrière +un rideau de pluie incessante, le visage de Vermenouze est seul à +surgir, en triangle osseux qu’allongeait l’arête du nez descendant vers +la barbiche en pointe; il y avait de l’arabe dans ses traits maigres, sa +peau tannée de nomade du désert; à défaut de burnous, on l’imaginait +volontiers sous la bure ascétique de quelque monastère espagnol! + +Que je mette l’oreille aux portes du passé, pour y retrouver le premier +son entendu de sa voix, elle éclate métallique et martelée, mordante et +combative; sur cette physionomie rude, comme rocheuse, avec sa touffe de +poil revêche aux lèvres et au menton, il coulait de la douceur et de la +bonté des yeux tendres et frais comme des sources claires! La modestie, +l’assurance, l’indépendance et la fierté se décelaient à ses regards, à +sa parole, à son geste. L’assurance venait de ce qu’il avait fait de son +mieux. Il ne jouait pas un rôle. Il n’écrivait guère que pour quelques +amis, et ne disait que peu en public. De sa vie aventureuse au delà des +Pyrénées, peut-être, avait-il pris ces gestes, cette allure que l’on ne +possède pas si aisés, ni si nobles, dans nos lourdes montagnes. + +Car, tout de suite, c’est par l’accord vigoureux de sa personne et de sa +poésie qu’il m’impressionna. L’originalité ne pouvait guère briller dans +cette apostrophe à nos humbles souffleurs de cabrettes. Mais la +sincérité, la conviction, la simplicité du récitant imposaient le rythme +et la phrase, révélaient un tempérament, prouvaient un caractère. La +curiosité me pressait. Certainement, notre patoisant n’était pas qu’un +versificateur local, comme il s’en produit à toutes inaugurations et +commémorations régionalistes. Sans doute, Vermenouze n’était pas qu’un +faiseur d’à-propos. Mon voisin accepta la conversation. Elle ne devait +s’achever que vingt ans plus tard,--avec la Mort. + + + + +CHAPITRE X + +Chez Vermenouze.--Ancien émigrant «espagnol», liquoriste, poète et +chasseur.--Les colères de Vermenouze: la montre tyrannique; la servante +sourde.--La truite fraîche.--La bécasse à point.--Une histoire +de chasse.--La rôtie et le «Vieux Fel».--L’intérieur du +célibataire.--«L’ouverture» du 14 juillet. + + +Dès le lendemain de cette journée diluvienne, je pénétrais dans +l’intimité pittoresque et chaleureuse de Vermenouze. Avec lui, +l’invitation était prompte et cordiale autant que rare. Son intérieur ne +s’ouvrait qu’à quelques amis très chers. Il était incapable de convier +le passant de hasard. Sans doute, sa sympathie rapide venait de mon +admiration spontanée pour ses strophes patoises. Il avait été étonné +que, débarquant de Paris, j’entendisse le parler natal. Puis, je n’avais +pas été moins enthousiaste que lui à célébrer la petite patrie, dans mes +allocutions aux ministres ruisselants d’averse, pareils à des phoques +émergeant d’un aquarium, qui honoraient de leur visite inondée notre +festival amphibie. + + * * * * * + +--Un peu avant midi, surtout, je déjeune à midi... Tout serait trop cuit +et mauvais... + + * * * * * + +J’ai raconté ailleurs, les origines de Vermenouze. Je ne les rapporte +que brièvement. Il était né à Vielles d’Ytrac, le 25 septembre 1850. Il +avait donc quarante et un ans, moi vingt-sept. D’une famille +«d’Espagnols»; comme on désigne celles dont les membres vont commercer +au delà des monts, Vermenouze émigra, avec un court bagage de savoir +primaire, qui devait s’augmenter malgré les soucis du négoce. Il se +rendait à Illescas, entre Madrid et Tolède, où un groupe de parents +associés devaient l’initier au trafic de l’épicerie et de la bonneterie. +Mais ses occupations n’étaient point paisiblement sédentaires, à la +_casa de commercio_. Le jeune homme n’était pas immobilisé dans une +boutique, derrière un comptoir. A lui, les longues tournées par la +province, à travers les villages de la Nouvelle Castille. Ce n’était pas +de calmes chevauchées de marchand,--par la région infestée de bandes +carlistes et de détrousseurs de grands chemins! Ajoutez à cela que +Vermenouze dévorait Hugo, A. de Musset, Lamartine; La _Légende des +Siècles_ ne le quittait pas! Au pas de sa mule, coiffé du sombrero, +l’escopette au côté, je le vois très bien foulant quelque paysage désolé +de la Manche, plus hanté du rêve de rencontrer le sublime Don Quichotte +que d’écouler ses ballots d’étoffes... + +Ainsi le voyais-je, d’après le peu que je savais déjà, quand je fus à la +porte de son magasin de distillerie, sous l’enseigne _Vermenouze et +Garric_. Ici, comme _tra los montes_, il était avec des Garric depuis +quelques années dans une demi-retraite, qui lui laissait des loisirs +pour la poésie et la chasse. Il se tenait au bureau, assurait la +comptabilité,--avec quelque détachement. Les affaires se traitaient sans +fièvre, avec une vieille clientèle. Arsène Vermenouze, pourtant, sortait +de sa réserve pour faire quelques semaines dans l’active, à l’automne. +C’était une tournée annuelle, à travers le haut pays. Il partait à pied, +et chassait, jusqu’à Pierrefort, Brezons. Je ne sais s’il plaçait +beaucoup sa marque, ou tuait quantité de gibier: mais de ses courses au +vent de la montagne il rapportait d’admirables poèmes de terroir,--où il +n’était plus question de Surcouf, le corsaire héroïque de la Mer des +Indes. + + * * * * * + +J’avais scrupuleusement obéi à la recommandation. Je n’étais pas en +retard. Cependant, mon hôte avait tiré sa montre, tout en m’ouvrant la +porte,--vieille habitude de chicaner à une minute près. + +--Entrez, entrez... Nous avons encore un moment... C’est bien ainsi... +Il ne faut pas faire attendre la cuisinière... Oh! ne comptez pas sur un +festin. Je vous reçois en vieux garçon... + + * * * * * + +Aujourd’hui, la figure basanée d’hidalgo se couvrait d’une sage calotte; +chaussé de pantoufles, en gros veston, Vermenouze s’excusait de son +accoutrement d’intérieur; il avait pris froid dans l’humidité de la +veille; il était obligé à des précautions, à cause d’une ancienne +pleurésie. Marcheur intrépide, nous le plaisantions quelquefois sur sa +faiblesse imaginaire; il n’est que trop vrai qu’il lui était demeuré +quelque tare aux poumons... + +Aux apparences, il ne faudrait pas croire que Vermenouze goûtât le calme +dans ce bureau-caisse aménagé à l’angle gauche d’entrée de la pièce, +toute en casiers garnis de bouteilles de Malaga, d’Eau-de-noix, d’Élixir +de Goudron, de Triple-Sec, de spécialités de la maison ou de la région. +L’ordre était partout, dans les rayons d’alcools, comme dans la cage des +registres et des cartonniers. Mais un perpétuel tumulte ébranlait la +sérénité du maître de céans. Un journal, jeté sur une chaise, trahissait +l’émoi du lecteur. + +--C’est dégoûtant! clamait Vermenouze. + +Il nous tendait _L’Autorité_, le doigt sur l’article de Paul de +Cassagnac, qui était alors «son homme», mais dont il devait, plus tard, +se désaffectionner, le vigoureux polémiste n’ayant pas renversé _la +Gueuse_, dans les délais souhaités par son fidèle abonné. + + * * * * * + +Car, on m’en avait prévenu, il fallait à Vermenouze, chaque jour, à peu +près à heures fixes, ses motifs de grommeler et d’éclater. Nullement +quinteux, nullement atrabilaire, ses colères et ses bourrades ne +décelaient aucune humeur de hargne contre son prochain; elles ne +s’attaquaient qu’aux événements et aux institutions, dans un +grossissement des plus menus incidents, transformés en catastrophes! Une +bonne colère de Vermenouze était un spectacle réjouissant. Car il y +allait d’une verve impétueuse--irrésistible. Je crois bien que ce n’est +pas sans intention que, dans son entourage même, quelque associé se +faisait un jeu d’exhiber, en face de _L’Autorité_, le _Cri du Peuple_, +de Jules Vallès, ou quelque feuille radicale. Nous-même, et quelque +autre, souvent, ne nous amusâmes-nous pas à n’arriver qu’à +l’avant-dernier coup de midi ou de sept heures, sonnant à Notre-Dame des +Neiges, tandis que Vermenouze, déjà en rumeur, avait sorti sa montre +qui... n’était jamais à l’heure! Il lui fallait toute une série de +calculs pour obtenir le point. Il devait se souvenir que, la veille ou +l’avant-veille, elle retardait ou avançait de tant, ou qu’il l’avait +remise à l’heure sur l’église ou le chemin de fer, variant de cinq ou +dix minutes... + +Bref, on montait, et la discussion reprenait,--avec la servante qui, +d’ailleurs, souriait imperturbablement aux éclats de voix et aux +apostrophes habituels: elle était sourde. La serviette dépliée c’en +était fini de tous éclats de voix. Le maître de maison exigeait que les +convives, un ou deux, rarement trois, fussent tout à l’office immédiat. +La truite était de son choix. Il savait qui l’avait pêchée, et à quelle +heure, et rapportée sans qu’elle eût senti le soleil, entre les herbes +et les feuilles mouillées qui conservent le mieux la fraîcheur. La +bécasse qu’il voulait à point, et non décomposée et puante, il l’avait +«descendue» de son propre fusil, suspendue à une poutre de la cave, dans +le courant d’air propice. Naturellement, chaque oiseau avait son +histoire: + + Alors, le gibier, qui sent fondre la neige[37], le pluvier doré, le + vanneau,--et le roi des longs-becs, la jolie bécasse.--Tout cela + vient, tout cela passe. + + [37] Oléro lou gibié, que sent foundre lo néu. + + Mais chut, chut! Mon chien, Tom, qui cheminait au trot,--vient de + s’immobiliser comme un roc, comme une souche, comme une barre.--Je + m’en approche: Beau! Tom. J’entends: tchiarro, tchiarro!--et je vois + un oiseau gris, qui file tant qu’il peut,--je le fais rouler à terre + du premier coup. + + C’est une bécassine, et même grosse et replète,--presque autant qu’une + lombarde.--Je l’introduis au fond du carnier,--avec une autre couple + que j’ai déjà mise en ordre,--et j’ouvre mon fusil vivement, et même + je le charge,--car Tom allonge à nouveau le museau et s’arrête dans + une flaque, au bord du ruisseau:--Ah! pauvre homme! Quelle + émotion!--J’ai passé devant Tom et je fais: Brou! rien ne se + lève,--Beau! Tom, dis-je de nouveau, tu arrêtes quelque fantôme? + + Mais Tom demeure là plus roide que jamais.--Je crie: Brou! tant que je + peux; alors cependant--un petit oisillon me part à me toucher les + pieds; je me retourne,--car il m’est parti derrière et vivement je le + tire,--mais rien ne tombe, l’oiseau qui semble un papillon,--et qui + n’est pas plus gros qu’un poussin, quand il sort de l’œuf,--est + tellement léger que le vent l’emporte,--comme de l’herbe sèche ou + quelque feuille morte,--et il s’en va, il s’en va, le _sourdou_--un + oiseau gras comme un lardon,--le meilleur, le plus fin! Je jure que + tout en fume,--car j’ai la mauvaise coutume,--quand je manque ainsi + quelque gibier,--de jurer comme un charretier. + +Mais finalement, la rescapée de la première alerte, ou quelque autre, +devait enfler le carnier fatal... Du moins, la bécasse vaincue n’était +pas jetée à la fosse commune, au panier des revendeurs. Vermenouze lui +assurait de nobles funérailles. + +Il opérait lui-même, au feu de bois, dans sa vaste cheminée où la +victime arrivait de la cuisine, toute drapée de lard fin, comme sur un +lit de parade, sur sa rôtie somptueuse, d’après une vieille recette +d’Ytrac; il eût été sacrilège de parler, en ces minutes suprêmes. +D’ailleurs, comme Vermenouze n’admettait guère qu’un compagnon au +partage de la bête, celui-ci n’aurait pas osé troubler le sacrificateur +dans ses rites: il était solennel et magnifique, à la lueur de la +flamme, manœuvrant la broche, arrosant la farce de la rôtie, découpant +et gardant sur son assiette brûlante la moitié du gibier dont il nous +glissait l’autre moitié. Il ne fallait pas remercier, mais savourer sans +délai; seulement, quand il avait versé le vieux Fel, des derniers plants +que n’avait point encore attaqués le phylloxéra, on pouvait respirer et +s’exclamer... + +Pourtant, il fallait réserver l’admiration pour le fromage. Vermenouze +en avait toujours quelque morceau précieusement soigné; les marchands le +savaient connaisseur et ne l’auraient pas trompé. Il aurait dit la +montagne et le troupeau d’où provenait le quartier de fourme servi à sa +table. Cependant, ce gourmet était sobre; il mangeait peu, et du salé, +du Cantal, du pain de seigle, avec du vin trempé d’eau, le contentaient +à l’habitude; son régal était une pomme au dessert. + +Et sa pipe... + + * * * * * + +Je n’aperçus pas tout cela, à ma première visite. J’ai anticipé. Sans +doute, le menu était autre,--la bécasse ne passant qu’à l’automne ou au +printemps. Enfin, ce n’était pas une curiosité de bouche qui m’avait +fait accepter l’invitation. J’étais trop intrigué et ému pour fournir +grande attention au repas. Je ne m’y intéressais vraiment que par le +souci dont mon hôte faisait preuve en célibataire féru de la tenue de +son intérieur. Nous prîmes le café dans une autre pièce, toute hantée de +rapaces empaillés, avec des fusils, des armes sur chaque paroi, et des +râteliers de pipe de tous genres. A une table, était vissée une +mécanique à sertir des cartouches; un fusil était démonté... + +--Je me prépare, me dit Vermenouze, pour le 14 juillet... + +--Comment! vous tirez des salves pour la République... + +--F... non! Mais, ce jour-là, tous les gendarmes de l’arrondissement +sont de service en ville pour la revue. Alors, je vais voir s’il y aura +du perdreau dans les environs... + + * * * * * + +Vermenouze me remit quelques numéros de journaux aurillacois qui +accueillaient ses poèmes patois. Il redescendit à sa boutique et je +regagnai l’hôtel, sous la pluie, mais joyeux, malgré le temps, comme +s’il m’était arrivé un grand bonheur. J’avais cessé d’être un touriste, +à la merci du ciel maussade. Il y avait, en cette étroite rue +d’Aurinques, un homme et un poète épris comme moi de notre Auvergne! + +Nous n’étions pas nombreux alors! + + + + +CHAPITRE XI + +François Mainard.--A la cour et aux champs.--Le courtisan sous les +rochers de la province.--Les roses du Parnasse et les épines de la +chicane.--A l’ambassade de Rome.--Les ambitions déçues.--Les amitiés de +Toulouse.--Renoncement et renouveau.--La belle vieille.--Conseiller +d’État et Académicien.--L’édition de 1646.--Adieu Paris.--_Donec +optata_... + + +Arsène Vermenouze ne fut pas le premier à habiter dans cette étroite et +montante rue d’Aurinques où, presque en face de son magasin de liqueurs, +trois cents ans plus tôt, François Mainard pestait contre l’ingratitude +du siècle, derrière le portail sculpté au-dessus duquel il avait fait +graver l’inscription toujours lisible: + + _Donec optata veniat_[38] + + [38] En attendant la mort, qui sera bienvenue. + +Le sage qui ne voulait pas que les passants fussent seuls à méditer sur +sa détresse,--s’ils savaient le latin--avait répété, plus explicitement, +dans son cabinet de travail: + + Las d’espérer et de me plaindre + Des Muses, des grands et du sort, + C’est ici que j’attends la mort, + Sans la désirer ni la craindre... + +Ce quatrain désabusé, figurant aussi au logis de Saint-Céré où se +transportait le poète président Mainard, à tous loisirs, et ils étaient +nombreux, de sa charge, il s’ensuit que la Camarde ne devait pas être +exactement renseignée sur l’endroit où la conviait le célèbre faiseur +d’épigrammes. Céré, où il naquit et dont il fit son principal séjour; +Aurillac où était le siège de son présidial, Toulouse qu’il fréquenta +pour ses études, Rome où il suivit l’ambassade du comte de Noailles,--sa +pensée n’y était jamais,--toute demeurée à Paris et à la Cour. + +Il n’y a guère d’exemple de personnalité ayant échappé aussi +complètement à l’ambiance. François Mainard n’était pas sorti de +province avant vingt ou vingt-deux ans. Il aurait été présenté à Henri +IV, au cours d’un voyage du roi en Limousin, en 1605. Il devint +secrétaire des Commandements de la reine divorcée, avec quatre cents +écus d’appointements. Collaborateur de Marguerite de Valois, il débutait +dans le cercle brillant de l’hôtel de Sens, où Malherbe le distingue. Il +se fait des protecteurs puissants. Mais l’assassinat d’Henri IV ruine +tous ses projets. Il faut vivre, se créer une situation. François +Mainard n’a pas trente ans; il n’a vécu que de 1605 à 1610 à Paris; cela +aura suffi pour le marquer à jamais; il n’achèvera qu’avec la mort +d’intriguer pour reprendre pied dans la société brillante où il avait +cru pouvoir se fixer en de hautes destinées. + +Il épouse demoiselle Gaillarde de Boyer, une voisine de sa paroisse de +Toulouse. Il l’installe à Saint-Céré, et avec les huit mille livres de +dot, commence de négocier pour l’acquisition du présidial d’Aurillac. Il +organise sa nouvelle existence. Tantôt en Auvergne, tantôt dans le +Quercy, il présidera là aux séances des juges et du lieutenant criminel; +ici, il surveillera ses prés et ses vignes. Il a renoncé à la pompe et +aux grandeurs, dira-t-il. Il brûle ce qu’il a adoré. Loin des parures +trompeuses, des vaines apparences: + + Hélène, Oriane, Angélique, + Je ne suis plus de vos amants, + Loin de moi l’éclat magnifique + Des noms puisés dans les romans. + . . . . . . . . . . . . . . . . + Ma passion, quoi qu’amour fasse, + Ne fera plus son paradis + Des beautés qui mettent leur race + Plus haut que celle d’Amadis. + +C’est la nature, toute franche, que prisera désormais M. le Président: + + Vive Barbe, Alix et Nicolle + Dont les simples naïvetés + Ne furent jamais à l’escolle + Des ruses et des vanitez. + . . . . . . . . . . . . . + Sans donner bal ny musique, + Sans emprunter chez les marchands, + Et sans débiter rhétorique, + Je plais aux Calistes des champs. + . . . . . . . . . . . . . . . . . + Adieu, pompeuses demoiselles + Que le fard cache aux yeux de tous, + Et qui ne fûtes jamais belles + Que d’un beau qui n’est pas à vous. + . . . . . . . . . . . . . . . . . . + J’en veux aux femmes de village, + Je n’aime plus en autre part. + La nature en leur beau visage + Fait la figue aux secrets de l’art. + +Malgré ces professions de foi, persistera le regret des espérances +anciennes! A la veille de quitter le monde, François Mainard +n’adressera-t-il pas ses vers les plus touchants à la blonde Cloris, qui +lui avait refusé sa main, et, veuve, ne se laissera pas fléchir, trente +ans après! + +Certes, François Mainard a vanté la paillardise rustique et ne détestait +pas «la galanterie de table» qu’exalte sa verve bachique. Sans doute, le +président aimait la bonne chère du château de Castelnau où le comte de +Clermont-Lodève l’invitait avec l’évêque de Saint-Flour, avec le bon +Flotte: «biberon» fameux, comme le baptisait Balzac! + + Mes chers amis, je vous convie, + Ce bon vin dissipe l’ennuy, + Qui n’aura goinfré de sa vie + Doit commencer aujourd’hui. + Faisons durer la Guerre + De la soif et du verre. + +En vérité, plus que les larges beuveries et les réunions joyeuses, c’est +la noble compagnie qui lui plaisait. Il divertissait le grand seigneur, +au dam des hobereaux de la contrée, les «petits gentilshommes à lièvre» +(c’est-à-dire vivant chichement du produit de leur chasse), les Gascons +bretteurs, les «brutaux de province». Mais les hauts châtelains +ralliaient la Cour, et le courtisan reprenait sa morne existence de +va-et-vient d’Aurillac à Saint-Céré: «En compagnie, je suis gay et dis +toujours le mot pour rire, mais lorsque je suis seul, mon humeur tombe +entre les mains de la mélancolie». François Mainard se sentait étouffé +«sous les rochers de sa province»; ils ne l’inspiraient guère, son +activité poétique était toute tournée vers Paris. Il s’y rendait +fréquemment. Il s’y perfectionnait dans le commerce des beaux esprits. +Il y festoyait aussi abondamment, toujours prêt à faire chère-lie et +carrousse. Mais les délices de la table n’allaient pas sans une extrême +licence de penser et d’écrire; les pièces gaillardes et scabreuses de +François Mainard excitaient les menées de la cabale dévote, qui +dénonçait ses stances et épigrammes du _Parnasse Satyrique_, comme +répréhensibles au point de vue de l’honnêteté publique. François Mainard +en fut quitte pour la peur; cependant, il devint prudent, quand il vit +Théophile condamné au bannissement pour athéisme et libertinage. + +F. Mainard va-t-il franchir le seuil du Louvre? En 1612, il composa des +pièces de circonstance pour les doubles fiançailles du dauphin avec +l’infante Anne d’Autriche et d’Élisabeth de France avec Philippe +d’Espagne. En 1615, il fournit encore des vers pour un ballet en +l’honneur de Mme Élisabeth. Puis, il approche le prince de Condé. +Quelques gratifications, et ce fut tout, alors que le Président +d’Aurillac espérait une charge bien rétribuée, ou rêvait d’être +pensionné par leurs Majestés. + +Les années s’assombrissent. Le poète n’en peut plus de la province: «Je +ne marche pas toujours sur les roses du Parnasse; les épines de la +chicane piquent quelquefois mes pieds.» Il abandonne sa charge. Il court +tenter la destinée auprès de Richelieu. Des odes nombreuses encensent le +«divin, l’incomparable ministre»; L’État n’aura rien à craindre «tant +que ce grand homme en tiendra le timon»; F. Mainard est reçu à Rueil. Il +exulte. Il regagne Saint-Céré, convaincu que son heure est imminente! On +l’oublie. La fortune le persécute, gémit-il, dans un placet au Cardinal: + + Elle me tient loing de mon Prince, + Entre des brutaux de province + Dignes d’estres soulés de foin. + + Quel secours faut-il que j’appelle + Si Richelieu ne prend le soing + De me mettre bien avec elle? + +Il n’apparaît pas que le Cardinal ait été ému de la supplique. Pourtant, +par la suite, F. Mainard fut de l’Académie, qui s’organisait, mais avec +des avantages exclusivement honorifiques: l’ancien président avait +compté sur les émoluments. L’évêque de Saint-Flour, Charles de Noailles, +intercéda pour lui obtenir une nouvelle place de président, en création. +Sans succès. A son corps défendant, il doit accepter, sur l’entremise +pressante de son protecteur, de suivre, en qualité de secrétaire, à +l’ambassade de Rome, François de Noailles. C’est que les nuages se sont +épaissis au-dessus de la tête du poète vieillissant. Déjà, +prématurément, sa fille aînée était morte: «Un père qui pleure trop +opiniâtrement les enfants qu’il a perdus offense ceux qui luy sont +demeurés», écrit-il. Il avait des motifs de consolation,--avec une +famille de cinq filles et trois garçons. Cependant, la tristesse de +l’irréparable l’avait envahi: + + Mon noir chagrin est un mal sans remède; + La Parque avare a volé tout mon bien. + Ma fille est morte et l’Église possède + L’aimable Esprit qui possédait le mien. + + Celle qui fut tout l’espoir de ma vie + Est exposée à la merci des vers. + Le sort, rempli de malice et d’envie, + L’a seulement montrée à l’Univers. + . . . . . . . . . . . . . . . . . . + Que deviendrai-je après un tel naufrage? + Qui tâchera de modérer mon deuil? + Qui soutiendra le faible de mon âge + Et promettra des fleurs à mon cercueil? + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + O ciel, auteur de ma noire aventure, + Mon cœur soumis ne t’a pas offensé; + Et cependant l’ordre de la nature + Est, pour me nuire, aujourd’hui renversé. + + Hâte ma fin que ta rigueur diffère; + Je hais le monde et n’y prétends plus rien. + Sur mon tombeau ma fille devrait faire + Ce que je fais maintenant sur le sien. + +Dix ans après, la fin de son fils aîné, dans des souffrances cruelles, +d’un fils dont il espérait beaucoup, rouvrit son affliction. Sa femme +était depuis longtemps alitée. C’est dans ces conditions, pour fuir +aussi les lieux abhorrés, qu’il accepte de rejoindre François de +Noailles. Après «un mois sur les chemins» avec la «maudite chère» des +hôtelleries italiennes, il sera à Rome: tous les chemins mènent à Paris, +et l’incorrigible courtisan ne songe qu’à entrer à la Cour, avec de +puissants protecteurs, favoris de Richelieu. Car F. Mainard demeurera +aussi imperméable aux splendeurs artistiques de Rome et à la grandeur de +ses ruines qu’il fut insensible à la beauté farouche de la montagne +cantalienne! «Il vaut mieux être misérable à Paris que riche à Rome», +écrit-il. Il s’y ennuie autant qu’à Aurillac. La chaleur l’accable: +«J’ai un éventail qui lasse les mains de quatre valets et fait un vent +en ma chambre qui ferait des naufrages en mer.» Toutefois, il a recruté +des compagnons avec qui, buvant «le vin et l’eau investis de neige», il +lutte contre la sécheresse. La table merveilleuse de l’Ambassade le +remet de sa détestation de la cuisine des Princes de l’Église qui ont +«force estaffiers» mais pas un cuisinier. De Rome, F. Mainard ne tire +aucune exaltation intellectuelle. Seul, l’attire, le Saint-Père, +dispensateur de faveurs et de largesses. Le courtisan se retrouve «à la +Cour prélatesque». D’autant mieux qu’Urbain VIII, lui-même, s’adonne à +la poésie. F. Mainard fut adopté du monde ecclésiastique; et, familier +du Vatican, savoura la douceur des prévenances de Sa Sainteté à qui il +prodiguait des odes saturées d’incroyables flatteries. Il lui en restait +quand même pour les intimes du Pape, comme le Cardinal Guy Bentivoglio, +l’historien de la Guerre des Flandres. Des livres, des tableaux, des +statues, de charmantes libéralités prouvaient au poète la sympathie du +«sujet papable». Tout de même, la Cour d’Urbain VIII ne contentait pas +l’ambition de F. Mainard. L’annonce du retour en France le combla +d’aise. Hélas! l’ambassadeur dut s’apercevoir bientôt qu’il était joué, +et que son remplacement sentait la disgrâce. Le secrétaire fut accusé +faussement, mais vilainement, d’avoir trahi son maître, qui n’était que +trop disposé à écouter les envieux du poète et à faire tomber son humeur +sur lui: devant la menace des coups, il dut fuir! Au lieu d’une rentrée +brillante à Paris, ce fut par le noir et glacial hiver, le plus +lamentable échouage à Saint-Céré, où l’ambassadeur le poursuit d’une +âpre rancune, le discrédite auprès de Richelieu--et le brouille avec +l’évêque de Saint-Flour. Il est pauvre, avec d’énormes charges de +famille. + + * * * * * + +Paris défendu, l’ancien président ne rencontre que du côté de Toulouse +des amitiés qui se souviennent et se raniment. Il y est fêté à divers +voyages et séjours. En 1638, comme au siècle précédent pour Ronsard ou +de Baïf, les «Jeux Floraux», sans qu’il eût envoyé de vers, lui +décernent un prix extraordinaire qui sera représenté par une Minerve +d’argent. En 1639, nouveaux honneurs, F. Mainard est élu maître en la +gaie science. Mais il attend et il attendra toujours, la «Minerve» +promise, qu’il réclamait d’argile, à défaut d’autres: + + Si le peuple est trop indigent + Par les dépenses de la guerre, + Gardez votre image d’argent, + Et m’en donnez une de terre! + +L’académie de dame Clémence Isaure, non plus que celle de Richelieu, +alors, ne nourrissaient leur homme! + +Il semble, désormais, que F. Mainard n’ait plus d’ambition que +littéraire. Il songe à une édition définitive de ses œuvres, à travers +les soucis qui l’accablent, les procès, les deuils, la maladie de sa +femme. Il précède dans leurs protestations nos célibataires +d’Aurillac[39] qui se sont syndiqués contre les propositions de frapper +les vieux garçons d’un impôt: «Le célibat n’est pas moins nécessaire aux +poètes qu’aux prêtres et les Muses ne doivent pas s’embarrasser des +soins d’une famille.» + + [39] _Aux célibataires de France_. L’union des célibataires + cantaliens, qui protestait dernièrement contre le projet d’impôt sur + les célibataires, reçoit, paraît-il, de partout des encouragements + et des adhésions. Voici l’ordre du jour qui a été voté à la réunion + tenue à Aurillac: + + _L’union des célibataires cantaliens, réunie dans la salle de la + mairie d’Aurillac, encouragée par les nombreuses adhésions qui lui + parviennent du pays tout entier, et en présence du projet + gouvernemental tendant à frapper le célibat d’un impôt de 20 %, + adresse un appel pressant à tous les célibataires de France pour + qu’ils forment des syndicats qui, rattachés à une fédération des + célibataires français, constitueront un puissant et efficace moyen + de défense contre l’établissement d’un impôt antirépublicain, parce + qu’attentatoire à la liberté individuelle._ + + _D’autre part, l’union cantalienne a organisé en septembre un grand + banquet auquel ont assisté des délégations de Thiers, Châlons, + Amiens, etc._ (1913). + +Aussi, le pays est troublé. A la suite du Complot des Princes (1641), le +château de Saint-Céré est occupé par les troupes royales, tout le +Haut-Quercy saccagé pour châtier le duc de Bouillon. Enfin, la paix se +fit et le calme revint dans la contrée, et les divertissements reprirent +chez les grands seigneurs où fréquentait toujours le poète, François de +Crussol, duc d’Uzès, marquis de Bournazel, surtout à Castelnau où le +muscat réputé de Languedoc arrosait les saumons de la Dordogne, les +cerfs et les sangliers des chasses du comte de Clermont. F. Mainard fait +encore entendre ses chansons, mais tournoiements de tête, rhumatisme, +troubles gastriques le condamnent à se soigner. Il s’est vu au bord du +tombeau, à la veille «du grand départ». Il n’avait point cessé de +croire, malgré les apparences. Avec la détresse de l’âge, les +infirmités, les désillusions, toutes les épreuves, la foi reparaît, +illumine ses jours sombres: + + Mon âme, il faut partir. Ma vigueur est passée, + Mon dernier jour est dessous l’horizon, + Tu crains ta liberté. Quoy? n’es-tu pas lassée + D’avoir souffert soixante ans de prison? + + Tes désordres sont grands, tes vertus sont petites, + Parmi tes maux on trouve peu de bien. + Mais «si le bon Jésus te donne ses mérites» + Espère tout et n’appréhende rien. + + Mon âme reprends-toi d’avoir aimé le monde + Et de mes yeux fais la source d’une onde + Qui touche de pitié le Monarque des Rois. + + Que tu serais courageuse et ravie + Si j’avais soupiré durant toute ma vie + Dans le désert, sous l’ombre de la Croix. + +C’est le renoncement définitif, peut-on croire, qui s’exprime avec tant +de sagesse, de résignation et de grandeur, aussi, dans _l’Ode à +Alcippe_. + + Alcippe, reviens dans nos Bois. + Tu n’as que trop suivi les Rois + Et l’infidèle espoir dont tu fais ton idole. + Quelque bonheur qui seconde tes vœux, + Ils n’arrêteront pas le Temps qui toujours vole + Et qui, d’un triste blanc, va poudrer tes cheveux. + +Après deux ans de cette vaste mélancolie, aussi païenne que chrétienne, +où l’âme harmonieuse et rude du poète se manifeste avec un tel accent +profond, c’est un dernier assaut, du Malin, sans doute... F. Mainard se +redresse, comme devant. De nouveau, il veut secouer le joug de la +province; sa femme est morte; il est harassé de solitude; le duc de +Noailles a reconnu l’inanité de ses griefs; avec la santé recouvrée, des +velléités combatives le ressaisissent, de parvenir...: «La démangeaison +de la Cour m’a pris et, tout chenu que je suis, je songe à reprendre un +métier que j’ai toujours assez mal fait et qui ne m’a pas réussi.» +Incurablement, il souffre de n’être point en place, avec de l’argent et +des honneurs. + +Bien mieux, le cœur du vieux Président recommençait de battre. Il en +fait la confidence à Balzac, l’ami fidèle dont il va égayer la solitude +en Charente. Balzac s’enthousiasme pour ce renouveau de sentiment et de +désir qui dicte au sexagénaire des vers impérissables. Cloris, que, dans +la flamme de la jeunesse, il avait demandée en mariage et qui en avait +épousé un autre, est veuve. Le poète n’a jamais oublié. Vainement, +Balzac intervient, d’une plume chaleureuse. Cloris, orgueilleuse et +riche, n’abaisse pas son regard vers le suppliant, de médiocre +extraction et sans revenus,--mais qui, pour parler de «la belle +vieille», modulait ainsi sa plainte contenue et passionnée: + + Cloris, que dans mon temps j’ai si longtemps servie + Et que ma passion montre à tout l’univers, + Ne veux-tu pas changer le destin de ma vie, + Et donner de beaux jours à mes derniers hivers? + + N’oppose plus ton deuil au bonheur où j’aspire. + Ton visage est-il fait pour demeurer voilé? + Sors de ta nuit funèbre et permets que j’admire + Les divines clartés des yeux qui m’ont brûlé. + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + Ce n’est pas d’aujourd’hui que je suis ta conquête; + Huit lustres ont suivi le jour que tu me pris. + Et j’ai fidèlement aimé ta belle tête + Sous des cheveux châtains et sous des cheveux gris. + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + Pour adoucir l’aigreur des peines que j’endure, + Je me plains aux rochers, et demande conseil + A ces vieilles forêts dont l’épaisse verdure + Fait de si belles nuits en dépit du soleil. + + Regarde sans frayeur la fin de toutes choses, + Consulte le miroir avec des yeux contents. + On ne voit point tomber ni tes lis ni tes roses, + Et l’hiver de ta vie est ton second printemps. + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +Balzac ne pouvait accepter que la dame résistât à de tels accents. Il +considérait l’hyménée comme conclu: «Je vous souhaite à l’un et à +l’autre, écrivait-il à Cloris, une longue et parfaite félicité à la +charge que cette belle vie sera toujours fertile en beaux vers, et que +le prophète ne s’assoupira pas de telle sorte entre les bras de la +nymphe qu’il y oublie à prophétiser. Il faut qu’il rende des oracles à +l’accoutumée, et qu’il chante ses contentements comme il a chanté ses +espérances. Mais il faut pour cela que vous disiez oui. Il ne tiendra +donc qu’à votre consentement que nous n’ayons bientôt votre épithalame +et je vous demande au nom de toute la France un poème qui ne se peut +faire sans vous.» + + * * * * * + +Malgré les vers de F. Mainard, malgré la prose de Balzac, il n’y eut pas +consentement. Depuis longtemps, pour notre perpétuel exilé, il n’y avait +plus de contentements! Quant à ses espérances indéfectibles, elles +prenaient leur dernier vol, qui fut court. A son retour de Charente, il +trouvait à Saint-Céré un brevet de Conseiller d’État, que ses amis lui +avaient obtenu du Chancelier Séguier. Ce n’était qu’un titre, qui ne +rapportait rien, mais qui conférait la noblesse, dont le poète fut +investi, en août 1644. F. Mainard ne doutait pas que son heure fût enfin +échue; il hâta son départ pour Paris, où il n’était pas retourné depuis +douze ans: + + Quand dois-je quitter les rochers + Du petit Désert qui me cache + Pour aller revoir les clochers + De Saint-Pol et de Saint-Eustache! + + Paris est sans comparaison, + Il n’est plaisir dont il n’abonde; + Chacun y trouve sa maison, + C’est le pays de tout le monde. + + Apollon, faut-il que Maynard, + Avec les secrets de ton art, + Meure en une terre sauvage; + + Et qu’il dorme, après son trépas, + Au cimetière d’un village + Que la carte ne connaît pas. + +Voici F. Mainard tout ragaillardi et remis en appétit. Il avait redouté +la soixante-troisième année, «son an climatérique», aujourd’hui franchi. +Il n’a plus peur de rien: + + Je suivrai les Galants, je quitterai les Sages, + Les désirs voleront après les beaux visages: + Cloris en sera prise, et je ferai le vain. + + Adieu, Caducité débile et méprisée; + Je suis cher à la Parque, et sa fatale main + Va du fil de mes jours faire une autre fusée. + +Il renoue avec ses protecteurs d’autrefois, mais il fréquente surtout à +l’hôtel Séguier, où le chancelier donnait l’hospitalité à l’Académie +Française; élu en 1634, F. Mainard n’y paraissait qu’en 1645, où il +travaille au Dictionnaire; par ailleurs, il est reçu chez les +précieuses. Mais, dans la ruelle de Mme de Choisy comme aux séances de +la docte Compagnie, F. Mainard rencontre l’étonnement d’une autre +génération, il est d’une autre époque. + + * * * * * + +Les œuvres de Mainard parurent en juin 1646, en in-quarto, avec portrait +du poète par Pierre Doret. Mais la flatterie ni l’adulation les plus +excessives ne valurent au poète l’inscription tant souhaitée de son nom +comme pensionnaire de l’État. Ce n’est point son existence parmi les +brutaux du Quercy et de l’Auvergne qui aurait pu lui conserver les +belles manières dont il manquait en sa jeunesse; il était de plus en +plus inhabile et lourd. Le doute l’assiège, il commence à s’apercevoir +qu’il fait fausse route: + + Adieu Paris, adieu pour la dernière fois. + Je suis las d’encenser l’Autel de la Fortune. + Et brûle de revoir mes rochers et mes bois, + Où tout me satisfait et rien ne m’importune. + +F. Mainard, enfin, devait se rendre à l’évidence: il n’avait rien à +obtenir, le découragement l’accablait, il se le confesse sans détour: + + Déserts où j’ai vécu dans un calme si doux, + Pins qui d’un si beau vert couvrez mon hermitage, + La Cour, depuis un an, me sépare de vous, + Mais elle ne saurait m’arrêter davantage. + +Il rentre à Saint-Céré: «Le cher président est encore mieux dans sa +cabane qu’à la porte du Palais», écrit Balzac, le 22 octobre. Le 28 +décembre 1636, un cortège funèbre descendait du haut faubourg des +Cabanes, à l’église paroissiale de Saint-Céré. On portait, avec les +cérémonies religieuses accoutumées, «à petit bruit et le visage couvert, +dans le tombeau de famille, devant l’autel dédié à la Vierge, le corps +de François Mainard». + + * * * * * + +Ainsi s’achève l’admirable étude de M. Charles Drouhet, à qui j’ai fait +le plus large emprunt, pour conter la vie de l’habitant de la rue +d’Aurinques, dont je ne savais pas grand’chose, ni Vermenouze non plus, +au temps où nous fîmes connaissance. Il ne me semble pas qu’Aurillac +porte guère d’attention à l’ancien Président au présidial et au poète +dont l’œuvre personnelle et sincère comporte des chefs-d’œuvre et mérite +le plus vert laurier. + +Sans doute, l’Auvergne lui est demeurée fermée. Dans ses trajets +d’Aurillac à Saint-Céré, il ne s’attardait pas au chaos fantastique des +Gorges de la Cère. Le «sublime» du paysage lui échappait; ce n’était pas +de son époque. L’Auvergne n’avait à lui offrir que la tumultueuse +grandeur de son noir basalte. Il préférait la riante campagne du Lot, +caressée d’un soleil déjà méridional. + +Mais, d’ici ou de là, sa pensée était le plus souvent absente, envolée +vers Paris. Tout de même, F. Mainard a habité cette rue d’Aurinques. +Pendant quinze ans, au moins, il a chevauché de château en château, et +son originale figure hante toute la contrée. + +Pourquoi tant d’oubli? N’a-t-il pas laissé des stances inoubliables? + +Qu’importe ses flatteries aux puissants et ses courbettes. De quel âpre +accent n’a-t-il pas dépouillé le vieil homme! Sans doute comme le dit +Voltaire: «Il nous aurait paru plus grand en ne songeant même pas s’il y +a des grands au monde!» Mais comment traverser Aurillac sans un souvenir +mélancolique pour le poète qui, au bout de son œuvre de priapées +violentes, d’épigrammes de Cour et de Ville, de pièces maniérées, tira +de son propre cœur, de sa seule douleur, de sa tristesse ou de sa +révolte, une poésie directe, simple, probe et touchante. Si la +fréquentation «des brutaux de province» n’avait point assoupli le jarret +du courtisan ni limé les aspérités de son caractère, la solitude n’avait +pas nui à l’écrivain; il avait perdu l’afféterie et le précieux de la +Cour et des ruelles; il avait gagné en vigueur de pensée, en netteté +d’expression, jusqu’à devenir méconnaissable; les pauvres gentillesses +de Paris avaient été balayées par le vent des sommets... + + * * * * * + +Pourtant, nulle mémoire de F. Mainard, en Aurillac! N’a-t-il pas mérité +son médaillon au mur de ce logis, le poète qui, lui-même, jugeait +sévèrement le courtisan incorrigible, au retour de ses vaines +expéditions vers la Cour. Toulouse, Saint-Céré, Aurillac, voilà où sa +lyre frissonnait d’un souffle épuré, vibrait d’un accent inoubliable: + + Que j’aime ces forêts, que j’y vis doucement, + Qu’en un siècle troublé j’y dors en assurance, + Qu’au déclin de mes ans j’y rêve heureusement, + Et que j’y fais des vers qui plairont à la France. + + Depuis que le village est toutes mes amours, + Je remplis mon papier de tant de belles choses + Qu’on verra les savants, après mes derniers jours, + Honorer mon tombeau de larmes et de roses. + + Ils diront qu’Apollon m’a souvent visité, + Et que pour ce désert les Muses ont quitté + Les fleurs de leur montagne et l’argent de leur onde. + + Ils diront qu’éloigné de la pourpre des Rois, + Je voulus me cacher sous l’ombrage des bois + Pour montrer mon esprit à tous les yeux du monde! + +Honorons l’hôtel où F. Mainard attendait que vînt--_Donec optata +veniat_--qui? l’Amour, ou la Mort?... + + + + +CHAPITRE XII + +Arsène Vermenouze inédit.--Le premier article de la _Revue Bleue_.--Les +gueux des chemins.--_Les deux Menettes._--Dans les châtaigneraies.--Le +chasseur de Sauvagine. + + +Les volcans d’Auvergne se rallumant ne m’auraient pas ébloui plus que ma +première lecture de cette liasse de journaux locaux où avaient paru les +premières pièces de vers d’Arsène Vermenouze. C’était comme si +l’Auvergne, pétrifiée et muette des millions d’années, se fût dressée +d’un geste vivant et eût pris la parole. + +Rentré à Paris, l’incantation ne s’évapora pas aux négations de mes +camarades de littérature. On devine si décadents et symbolistes, occupés +à concasser du vers libre, se gaussaient du régionalisme. Pour moi, à +travers la fumée des petites chapelles, montait une flamme neuve et +haute. J’étouffais; il me fallait de la poésie de grand air. Je criais +au miracle avec conviction. Nos jeunes auvergnatisants d’aujourd’hui ne +sauraient comprendre l’audace qu’il fallait, il y a seulement vingt ans, +pour entamer une conversation sur un sujet aussi lointain. On vous eût +volontiers renvoyé à la Société de Géographie, avec les explorateurs du +Continent noir et les déchiffreurs de langues inconnues. Le patois +d’Auvergne! Arsène Vermenouze. Quand Alphonse Daudet, en qui trente ans +des brouillards de Paris n’avaient fait qu’exacerber la nostalgie du +soleil méridional, traduisait avec tout son génie communicatif, dans une +prose enamourée du parler natal le chef-d’œuvre de Batisto Bonnet, _Vie +d’Enfant, Un Paysan du Midi_, n’en pouvait parler qu’à ses proches et +aux «despatriés» de la Province! Ce livre, avec une si glorieuse +présentation, aurait dû retrouver le triomphe des _Lettres de mon +Moulin_; la traduction n’était plus une traduction, mais le double du +livre, revécu, repensé, réécrit en français! Cependant, Batisto Bonnet +est demeuré Baptiste comme devant. + + * * * * * + +Cependant, j’osai, j’étais jeune! avec une audace qui n’avait d’égale +que ma timidité. Le hasard me servit, comme il sert tous ceux qui vont à +sa rencontre. Car le hasard veut être sollicité. En présence de M. +Ferrari, sans avoir jamais songé à la _Revue Bleue_ qu’il dirigeait, je +manifestai mon enthousiasme. Certainement, je produisis à M. Ferrari +l’effet d’un trappeur, au retour d’une expédition lointaine. Il me +commanda l’article, que je fabriquai tout de suite, vers la fin de 1891, +et dont je reçus les épreuves dans la huitaine comme pour paraître dans +un numéro suivant. Maintenant, la hardiesse de M. Ferrari se +rafraîchissait: c’était si _spécial_, pas _d’actualité_... Bref, le nom +de Vermenouze ne figura qu’au sommaire du 16 juillet 1892. + +Je ne pouvais étudier alors que le rude Vermenouze en sa première +manière, tel qu’il devait se révéler, quatre ans après, dans son ouvrage +de début: _Flour de Brousso_! Un Vermenouze bon vivant, truculent, qui +ne s’effarait pas devant les mots ni devant les images et dont la +tendresse allait volontiers aux gueux des chemins, au _Velu_, à +_Gratte-chat_, aux braconniers du bois et de la rivière, au peuple +pittoresque de la besace et du carnier qui abandonne prudemment la +grande route aux chevaux de la gendarmerie, en approchant des villages; +la maréchaussée est curieuse, et il n’est pas toujours facile +d’expliquer la provenance d’une paire de chaussures ou d’une gourde qui +voisinent dans «le sac à malice» avec une saucisse et un paquet de +tabac. + +Ces héros de Vermenouze n’étaient pas toujours en règle avec la loi. + +Vermenouze n’affectait pas de sévérité à leur endroit; il les savait +ingénus et bons sous leurs haillons; il avait un faible pour ces +réfractaires qui maintenaient au paysage une couleur de romantisme. A +travers le labeur opiniâtre, l’asservissement du paysan au sol, leur +errance problématique les montrait insouciants et libres; le mendiant +prend facilement de la grandeur, et sa parole du mystère. On l’accueille +et on le redoute. De lui, on fait peur aux enfants pas sages, qu’il +emportera. Seule, sa venue suscite quelque imprévu au hameau bloqué par +l’impitoyable hiver! + +Le petit Vermenouze, comme il se repérait sous les cheveux gris, +raffolait des Contes de Voleurs, du grand-père, de la vieille servante, +du bouvier aux sabots pointus, autour des landiers, à la lueur fumeuse +de la lampe de cuivre. + +Vagabonds, braconniers, dans les replis de la vallée, où les vachers +paissent leur rouge ou jaune bétail, sur les hauts plateaux,--les hommes +et le troupeau se détachant sur le ciel, dans le relief pur d’une frise +antique; le joueur de cabrette, qui est de toutes les fêtes, le bon curé +«porté sur la bouche», ou la vieille aubergiste qui ne peut satisfaire +le citadin commandant des œufs au beurre noir, parce que, dans le pays, +on ne fait que du beurre blanc; Vermenouze évoquant toutes ces figures +campagnardes et montagnardes avec une verve cordiale et joyeuse, +«déboutonnait le gilet de ses auditoires locaux, à force de rire.» + +Car, le talent de conter de Vermenouze est considérable. + +Il excelle à _faire court_, sans détours ni lenteurs, à présenter les +personnages dans leur raccourci essentiel; il demeure véridique, jusque +dans la caricature, dans la charge qui exagère sans déformer. Dans le +patois de basalte où il taille ces frustes compagnons, soudain l’éclair +jaillit, un coup de pic fait pétiller des étincelles, bondir la flamme; +c’est le feu des mots, des expressions du terroir où se réchauffe, +s’éclaire, se réconforte tout un pays, communiant dans la religion du +passé. Le petit chef-d’œuvre qui suit édifie suffisamment sur la manière +sobre et franche de Vermenouze: + + +LES DEUX MENETTES + + Il était nuit, il faisait froid: c’était vers Noël;--mais par bonheur + nous avions du bois sec à la maison.--Mon aïeul, assis sur sa grande + chaise,--sommeillait les pieds sur la pierre du foyer,--et n’écoutait + plus mon père qui, tout haut,--à la lumière de _lun_ nous lisait le + journal.--Tout à coup, nous entendons au milieu du vacarme--que + faisait un vilain vent noir et sauvage,--nous entendons, sur le pavé, + dehors, un bruit de sabots.--En même temps: pan, pan! quelqu’un heurte + deux fois. + + Mon père se leva, s’approcha de la porte--et cria: Qui êtes-vous? de + sa plus forte voix.--Alors, une autre voix répondit: C’est moi,--Jean + Pel, et ouvrez-moi, car il neige;--même si vous aviez du bon vin, j’en + boirais bien une _pauque_.--Mon père reconnut Jean Pel à sa voix + rauque,--et sans se faire prier, tira le verrou:--Allons Jean Pel, + dit-il, venez prendre un bouillon;--mais quant au vin, vous le savez, + il vous rend trop tapageur;--et vous n’en aurez pas chez moi: le vin + vous est contraire. + + En même temps, tout blanc de neige, maître Jean Pel--entra en secouant + sa veste et son chapeau.--C’était un vieux qui faisait métier de + museteur.--Il ôta ses sabots, s’approcha de la lumière--et nous + autres, les enfants, nous vîmes, étonnés,--un colosse d’homme avec + deux verrues sur le nez,--telles que la plus grande avait la grosseur + d’une noisette:--la barbe lui pendait comme une brassée de laine,--et + les cheveux lui tombaient plus bas que la nuque.--Bonsoir, la + Compagnie! fit-il, j’ai bien soif;--et, si elle était pleine de vin, + j’imagine, par ma foi,--que je viderais du coup l’outre de ma + musette.--Pauvre homme, lui répond la servante Marion,--nous avons le + puits tout auprès,--même il est profond, bien sûr,--et vous ne le + tarirez pas en une gorgée! + + Jean Pel ne s’émut pas de cette rebuffade:--Je te remercie, Marion, + dit-il, de ton invitation;--mais l’eau, vois-tu, encore qu’elle ne + soit pas bien chère,--tu en as trop grand besoin pour te laver la + figure. + + Notre Marion, qui avait le sang un peu vif,--n’aurait pas coupé court + à la conversation, mais mon aïeul--devant Dieu soit-il--dressa + l’oreille, entendit quelque bruit, obscurcit le sourcil,--et Marion + n’osa pas répondre au musicien,--car tous, à la maison, nous + respections l’ancien. + + En même temps, Jean Pel, comme si de rien n’était,--sans façon s’assit + auprès de mon père.--Quand il eut bien mangé et fait un grand + sobrot[40]--avec du bouillon gras et du vin, pas trop,--il nous conta + qu’il venait d’une grande fête où il avait joué de la musette jusqu’à + la mi-veillée,--et qu’en retournant chez lui, la neige l’avait + surpris:--Je n’ai jamais, disait-il, enduré autant de froid,--et + cependant, la nuit je suis en course bien souvent;--je me rappelle + qu’une fois on me vola la bourse.--Une autre fois, j’avais bu du vin + nouveau,--et cela me travailla le cerveau si fort que malgré qu’il fît + une lune superbe,--je me plantai, la tête la première, dans un étang! + + [40] Mélange de vin et de bouillon. + + Mais la fois que je me suis amusé comme il faut,--ce fut un soir que + je revenais de Saint-Paul.--Comme toujours j’avais étanché force + verres; la route--me semblait étroite, et il me la fallait + toute.--Cependant je me tenais aussi droit que je pouvais. Comme + j’arrivais au Vert, le soleil disparaissait.--Et juste au milieu du + pont, que vois-je? Deux menettes--qui venaient doucement, sans bruit, + toutes seulettes. + + Le diable, qui ne dort pas souvent,--dans ce moment me tenta:--Jean + Pel, me fit-il, l’occasion est choisie.--Et de ta vie tu ne la + rencontreras pas de nouveau:--deux _menettes_, la nuit, seulettes sur + un pont,--cela ne se trouve pas trente-six fois par an;--Jean Pel, + fais-les danser! Moi qui étais très capable--de faire ce péché sans le + secours du diable,--je ne me le fis pas dire deux fois.--Je prends + ma cabrette et j’ôte mes sabots. Quand les _menettes_ + m’aperçurent,--elles se signèrent toutes deux à la fois,--et elles + reculèrent: _Menettes_, leur fis-je, il vous faut danser + incontinent;--vous devez voir que je n’ai pas soif,--et si vous ne + dansiez pas, l’une après l’autre vous pourriez--aller prendre un + bouillon dans la rivière d’Authre. + + Les menettes me connaissaient,--elles voyaient bien d’ailleurs que + j’étais rond comme un œuf--et qu’elles perdraient leur temps à se + demander grâce;--donc elles se mirent face à face et dansèrent. + D’abord, elles firent un peu doucement--une menette est comme une + nonne, c’est toujours plein de timidité;--mais sur la fin elles + prirent élan et elles dansèrent à faire trembler le pont.--La plus + vieille surtout, quelle rude menette!--Je faillis en crever l’outre de + ma musette!--vous auriez dit une toupie;--elle volait quasi comme un + oiseau.--Je leur jouai d’abord: _Sur la lisière du petit bois_, puis, + _la Marianne_,--puis _Je montai la marmite_. + + La plus jeune, qui avait les pieds comme une canne,--devint pourpre et + se lassa tôt.--Mais l’autre m’aurait lassé, moi!--Noire, sèche, + édentée, cette vieille fée,--dansa, sans suer, jusqu’à la dernière + bourrée,--et quand s’acheva le bal,--je crois qu’elle le regretta. + + Ainsi parla Jean Pel. Il était fin de veillée,--l’homme se leva, + caressa sa barbe en éventail,--but encore un demi-verre de vin,--puis + s’en alla. Je ne l’ai pas revu depuis. + +Ainsi se découvrait Vermenouze en ses débuts réalistes. Là, je crois +bien, il fut le plus près de nos compatriotes. Comment n’auraient-ils +pas été sensibles aux strophes qui célébraient d’un tel accent filial la +beauté méconnue des plus humbles sites. Vermenouze aura été l’inventeur +passionné, le paysagiste grandiose de ces espaces ignorés du peintre: + + +DANS LES CHATAIGNERAIES + + De Montsalvy nous partons pour le pays de la vigne,--mais d’une vigne + maigre et rance, qui boude,--qui traîne à regret par les pays et les + pentes--ses pousses maladives, tordues comme des serpents.--Aussi le + petit vin jailli de sa grappe--n’est pas bien fort, le pauvre, et ne + tache pas la nappe,--Mais de franc comme lui je n’en connais + aucun:--il emplit la vessie et jamais ne monte à la tête. + + C’est du bon vin, encore qu’il ne soit pas fort,--et moi, je lui + trouve une senteur de violettes. + + Entraygues, brave endroit, laisse-moi te chanter,--et boire de ton vin + digne d’être vanté--une chopine à ta santé.--Mais avant de chanter la + vigne et le vignoble,--je veux chanter le châtaignier.--Il est + rustique, il n’est pas élégant, il n’est pas noble.--Mais c’est un + arbre nourricier.--C’est l’arbre du pauvre, c’est l’arbre du + peuple.--Je veux chanter le châtaignier. + + Au froment exigeant il faut de la terre grasse,--il lui faut tout, + culture et terrain, et fumier.--La vigne maladive (elle est de trop + vieille race),--veut du soleil levant un coup d’œil, le premier,--mais + lui n’a pas besoin de cela, le châtaignier. + + Il pousse partout, dans la terre glaise, dans le sable et dans le + gravier:--souvent au milieu d’un roc, perdu dans les genêts,--vous + voyez comme un roi qui a sa couronne en tête,--ou comme un coq à la + plus haute cime d’un clocher,--un gros arbre feuillu (vous le + connaissez de reste),--seul, d’un roc dur comme le fer, peut sortir le + châtaignier. + + Et il sort, de ce roc, qui s’est fendu par le milieu:--sa racine s’y + est fichée et, dans le trou obscur,--elle laboure, trouve la terre au + fond, s’en repaît,--et cela suffit: du roc, l’arbre n’est pas + prisonnier.--Son tronc, creux et vermoulu, perce la pierre dure,--et + glorieux vers le soleil monte le châtaignier. + + Le long des puys, que la chaleur rôtit et brûle,--où plus rien ne + pousse, pas même l’arrête-bœuf,--sur des sommets qui sont pelés comme + des œufs,--le châtaignier, gaillard, épanouit sa frondaison. + + Plus la chaleur plombe, plus il me plaît, lui:--quand tout se froisse, + sèche et meurt dans la campagne,--le brave châtaignier, tout chargé de + châtaignes,--vaniteux comme un paon, fait la roue au soleil. + + Au milieu d’un sable rouge et nu, sans une tige,--cet énorme tronc, + couronné de feuilles,--vous surprend d’autant plus que souvent tout + creusé,--il n’a pas deux doigts de bois sain sous son écorce. + + «Fichu pays, ce pays de châtaigniers!»--disent les fiers paysans, fils + des terres hautes,--les montagnards aux cheveux blonds, aux joues + rouges,--qui toujours ont de la viande et du vin à la maison,--«fichu + pays, disent-ils, pour l’homme et le bétail.» + + «Cela n’enrichit pas un pays, la châtaigne,--encore que les + châtaigniers rompent sous le poids des rameaux:--l’herbe par en bas + vous monte à peine sur les orteils,--et de deux choses l’une: les prés + sont comme des marais ou secs au point qu’on y voit chevaucher les + grillons. + + «Le foin de vers là-bas ne vaut pas notre paille,--et les bœufs, et + les taureaux rouges de Saint-Chamant--ou de Salers, quand ils l’ont + rongé toute une année,--deviennent fauves et sont comme des cosses. + + «Les hommes, non plus, n’y sont pas bien gaillards:--ils n’ont pas le + ventre gros ni davantage la mine rouge; ils font surtout la soupe avec + des quartiers de courge,--et les grands jours de fête avec des + quartiers de lard.» + + Du bas pays ainsi parlent les montagnards. + + Ils ne disent pas, les rusées et les méchantes langues,--que si + l’homme de la châtaigneraie est un peu maigrot,--quand il s’irrite, il + est vaillant, malin et têtu,--et qu’alors il n’y a pas de diable qui + le tienne. + + Le montagnard ne sait pas (s’il le sait, il n’en a pas l’air)--que + dans le bas pays les filles sont belles,--et que le pays, qui produit + ces plantes,--a le droit de s’en croire et d’en être fier--autant, + pour le moins, que d’un veau de Salers. + +Cependant, Vermenouze n’était pas toujours sur les sommets. Il +descendait aux contingences de la politique d’arrondissement, entraîné +par les circonstances, en tirailleur isolé, forcené, intransigeant, à +croire qu’il avait rapporté de ses courses en Espagne l’intolérance de +toutes les Inquisitions: une tête de Torquemada, aussi, de coupe dure, +d’une maigreur ascétique, de regard fixe, qui devenait violent, mais +vite radouci, à qui ses principes religieux n’interdisaient pas encore +des contes dont la bonne humeur et la saine gaillardise contrastent avec +sa production postérieure. + + + + +CHAPITRE XIII + +A travers l’Auvergne.--La course au Clocher.--Stendhal à +Clermont-Ferrand.--Le «roman auvergnat».--De Notre-Dame-du-Port à +Sainte-Foy-de-Conques.--De la riche basilique au pauvre clocher à +peigne... + + +Je ne crois pas que d’autres aient pu aimer leur pays autant que +Vermenouze et moi nous faisions de l’Auvergne en ces années 1892, 1893, +1894! La sympathie s’était nouée en amitié, vite resserrée jusqu’à +l’intimité. Je descendais au logis de la rue d’Aurinques, à de nombreux +voyages. Mais nous ne moisissions pas à Aurillac, et après une nuit sous +le toit hospitalier, nous devions nous mettre en route pour les +excursions convenues. + +Vermenouze m’accompagnait dans ma chambre, et un grave débat +s’instaurait: comment fallait-il se chausser? + +Vermenouze tirait le rideau d’une penderie où trente paires de +chaussures s’alignaient sur les rayons de bois, dégageant une farouche +odeur de cuir, de cirage et de graisse. Rudes et courts souliers aux +semelles cloutées, guêtres, houzeaux, bottes où s’enfoncent le pantalon, +jambières et cuissards de caoutchouc pour le marais (c’était toute une +bibliothèque de marche), soigneusement entretenus, qui s’augmentaient +sans cesse, à la recherche de la paire idéale, qui ne prendrait pas +l’eau. Les chasseurs cantaliens jurent que cette couple d’oiseaux rares +ne nichent pas chez le cordonnier. Vermenouze parcourait les prospectus +des fournisseurs spécialistes, se laissait tenter, éprouvait le modèle +qui résistait aux premiers essais, et puis, un soir, il devait s’avouer +que l’humidité transperçait; toute cette camelotte n’était bonne que +pour les amateurs d’hécatombes officielles, où le gibier vient au devant +du fusil... + +En excursion Vermenouze traînait toujours son fusil, et, devant la +panoplie encore, il réfléchissait, supputait l’itinéraire, ascensions, +forêts, rivières... + +Car, il ne s’agissait pas de randonnées d’automobiles absorbant trente, +cinquante, cent kilomètres de paysages à l’heure. Nous prenions quelque +train pour gagner la région choisie, quelque voiture pour parvenir au +village lointain, et puis, en d’allègres et formidables étapes, nous +escaladions les monts abrupts, nous dévalions aux ruisseaux étranglés +dans les fentes de la roche. Ne regrettez rien, mon cher Vermenouze. +Avec leurs machines vertigineuses, parmi la poussière et l’essence, ils +peuvent boire l’obstacle. De votre vieille tasse d’argent à déguster, +bosselée par l’usage, mêlant à l’eau vierge quelques gouttes d’ancien et +sûr Armagnac dont vous portiez une petite gourde dans votre carnier, +vous n’étiez pas de ces sauvages qui jugent que tout est toujours assez +bon pour boire avec de l’eau. Que la vie était belle, aux jours lumineux +où il nous semblait vider le ciel dans la coupelle dont le contenu +débordait, toute éclaboussée de soleil! L’onde courait d’une fraîcheur +incessante, parmi les senteurs de la terre et du roc brûlés de canicule, +dans l’azur planait quelque oiseau de proie. Vraiment, nous jouissions +de l’heure immense et désintéressée,--passionnés de silence et de +solitude. Hélas, la coupelle est tarie; mais de ce jaillissement du +terroir, Vermenouze a capté le flot le plus authentique, dont la saveur +ne s’évente pas avec l’âge; au contraire... + + * * * * * + +Nous étions des pèlerins insatiables de la petite patrie, cheminant par +tout le Cantal, le Puy-de-Dôme, la Corrèze, l’Aveyron, nous renforcions, +nous épurions notre amour du pays, nous en apprenions la consistance et +les limites par nous-mêmes, sans le secours des livres ou, plutôt, nous +rapprenions, comme font des malades qui ont perdu l’habitude de marcher, +par exemple. A Vermenouze, ses années d’Espagne, à moi ma jeunesse de +Paris, nous avaient paralysé la fibre ancestrale. + +Le marin qui renonce, le montagnard qui ne remonte pas, s’ankylosent, au +meilleur d’eux-mêmes. Infaillible traitement! Nous redevenions complets, +à respirer l’air de chez nous. Je ne redirai pas nos trajets; ce serait +le guide du Massif Central, tout au moins! + + * * * * * + +Tout nous était émerveillement, à mesure que l’on dévalait du Haut Pays +vers des horizons plus étendus où la clémence des saisons avait permis +aux populations de songer davantage à l’embellissement de la vie +extérieure. Aussi, nous choisissions la saison propice, pour nos +expéditions qui comportaient toujours un programme longuement pédestre. +Le plus souvent, les villes ne nous apparurent que dans la joie de la +lumière, dans l’éclat du matin, dans la douceur des soirs, dans +l’enchantement de l’été et de l’automne; nos printemps tardifs et aigres +sont rarement praticables. Alors et dans le souvenir, bien des régions +bénéficiaient et bénéficient à jamais de la surprise du moment. +Cependant notre enthousiasme demeure bien justifié quand il s’attache, +par exemple, à la basilique, à la cathédrale, aux fontaines, aux rues de +vieux logis de Clermont et de Mont-Ferrand et aux châteaux de la +Limagne. Mais je m’engage peut-être, beaucoup, en prêtant une admiration +archéologique à Vermenouze; certainement, il préférait le roc caverneux +des cimes où l’aigle établit son aire, à la pierre taillée plus ou moins +habilement, et sa rude foi montagnarde se trouvait mieux à l’aise pour +prier dans l’humble vie du village que dans le vaisseau des cités +épiscopales, où il n’aurait pas osé entrer en bottes et blouse de +chasse, laissant son fusil et son chien à la garde du pauvre, sous le +porche. Le fait est curieux qu’ayant habité l’Espagne, traversé +l’Italie, parcouru la Bretagne et connaissant les chefs d’œuvre de notre +École Auvergnate, le croyant Vermenouze, ni en patois ni en français, +n’ait été inspiré jamais par quelqu’une de ses stations aux sanctuaires +de notre pays! Cependant que l’on n’aille pas conclure qu’il ne recevait +pas l’impression immédiate et chaleureuse, et qu’il ne la traduisait +pas, sur place, en paroles expansives! Comment, chez nous, dans ces +édifices qui font corps avec le roc, Vermenouze n’aurait-il pas ressenti +l’admiration qu’il prodiguait à toute notre nature montagnarde, car nos +édifices romans apparaissent comme des prodiges du sol, comme des +jaillissements spontanés du terroir; ils surgissent comme de fabuleux +tubercules noués des plus profondes racines indigènes; ils adhèrent au +mont et à la vallée comme le bloc fruste de l’ère volcanique; c’est +vainement qu’on leur assigne pour origine le renouveau des basiliques +romaines et byzantines; on ne peut croire qu’ils ne sont pas d’ici, +comme la grange et comme l’étable de basalte...: + + La VOIX morale que les vieilles cathédrales ont pour nous, ce qu’elles + disent à notre ouïe lorsque nous les considérons dans un moment de + calme et de tranquillité, est l’effet du Style. + +écrit Stendhal, au cours d’un voyage en Auvergne[41]. + + [41] Notons encore ces réflexions: + + J’ai passé par Clermont, qui m’a donné un vif chagrin, celui de ne + pouvoir m’y arrêter. Quelle magnifique position! Quelle admirable + cathédrale! Quelle belle chaleur _ventillata_! + + La vue que l’on a du Puy-de-Dôme, qui n’est qu’à deux lieues de la + ville, élève l’imagination, tandis que l’aspect de la Limagne donne + l’idée de la magnificence et de la fertilité. Je n’ai pu donner + qu’un quart d’heure à la cathédrale commencée vers 1248, mais non + achevée. La voûte est à cent pieds du pavé, la longueur de l’édifice + est de trois cents pieds, les piliers du rond-point sont + remarquables par leur délicatesse. Ce monument, d’un aspect sévère + et imposant, domine toute cette ville sombre, bâtie elle-même sur un + monticule. J’ai été surpris et charmé par la vue que l’on a de la + terrasse. La très antique église de Notre-Dame-du-Port, qui date de + 560 et fut reconstruite en 866, mériterait une description de + plusieurs pages. La grande difficulté, comme à l’ordinaire, serait + d’être intelligible. En Auvergne, on tire un grand parti de la + différence de couleur dans les matériaux des surfaces. Les anciens + peignaient les façades de leurs temples. Avant cette découverte + assez récente, les savants d’académie maudissaient cette pratique. + + Mon correspondant a voulu absolument me conduire au jardin de + Mont-Joly, à vingt minutes de la ville; j’y ai trouvé une magnifique + allée de vieux arbres qui, à elle seule, vaudrait un voyage de dix + lieues. Et je n’ai pu donner qu’une heure et demie à cette ville de + la Suisse, avec cette différence, en sa faveur, qu’elle est bâtie en + lave, et que la présence d’un volcan, _même éteint_, imprime + toujours au paysage quelque chose d’étonnant et de tragique qui + empêche l’attention de se lasser. Il me semble que le lecteur est + d’avis que rien ne conduit aussi vite au bâillement et à + _l’épuisement moral_ que la vue d’un fort beau paysage: c’est dans + ce cas que la colonne antique la plus insignifiante est d’un prix + infini; elle jette l’âme dans un nouvel ordre de sentiments. + + Si j’avais huit jours à moi, il me semble que je les emploierais + fort bien dans les _Cantals_ aux environs de Saint-Flour. Il y a là + des solitudes dignes des âmes qui lisent avec plaisir les sonnets de + Pétrarque; mais je ne les indiquerai pas plus distinctement, afin de + les soustraire aux phrases toutes faites et aux malheureux + superlatifs des faiseurs d’articles dans les revues. + +Le style, c’est l’homme, le style, c’est le pays,--témoin Pascal. +Comment, avec Vermenouze, aurions-nous été insensibles à l’accent roman, +patois, de l’architecture du XIe siècle. + +«_Chaque province, en France, a eu son beau moment_», inscrit encore +Stendhal, dans ces mêmes _Mémoires d’un Touriste_! Sans doute, pour +l’Auvergne, les XIe et XIIe siècles ont marqué une ère considérable, +encore peu étudiée. + +C’est ainsi que la chose existait sept ou huit cents ans avant d’être +baptisée; le mot roman ne date que de 1825, l’architecture romane se +disait lombarde, saxonne, byzantine. Cependant, pour Stendhal, le roman +ne doit pas avoir été le règne du beau en Auvergne, en ce XIe siècle où +«l’Architecture» _romane_ succède à la _romaine_ et la copia autant que +la misère et la barbarie des temps le permettaient. Or, il y fallut de +la richesse et du savoir, les biens du clergé, et le génie de la race, +en qui Stendhal n’a vu que des imitateurs étroits et serviles. +Aujourd’hui, il faut reconnaître l’originalité et l’audace de ces +constructeurs médiévaux du massif central dont la leçon se propagea si +loin qu’ils abaissèrent nos frontières de montagnes pour +faire resplendir la gloire de l’École auvergnate depuis +Saint-Sernin-de-Toulouse jusqu’à Autun[42]. + + [42] On peut facilement établir que les églises romanes de + Saint-Étienne-de-Nevers, Sainte-Foy-de-Conques, Saint-Gaudens, + Saint-Nazaire-de-Carcassonne, Saint-Sernin-de-Toulouse, + Saint-Trophyme-d’Arles, Saint-Gilles, Saint-Jacques-de-Compostelle, + dénotent une certaine imitation de l’art arverno-roman. La sculpture + des chapiteaux, des frises, des corniches, des modillons des églises + romanes de l’Auvergne, a inspiré les écoles poitevines, toulousaines + et provençales; le plan des édifices religieux de l’Auvergne a été + imité par l’École toulousaine; ainsi, l’École auvergnate apparaît + comme une abondante source où les architectes ont longuement puisé. + +L’Auvergne n’avait qu’à se baisser pour recueillir la tradition de +l’architecture romaine, que ses moines bâtisseurs devaient adapter si +puissamment et originalement à notre ciel sombre et à nos violents +climats: les églises des XIe, XIIe siècles ne furent-elles pas édifiées +aux places d’anciens monuments gallo-romains, dont on utilisait les +substructions? Notre-Dame-du-Port, du VIe au XIIe siècle fut +reconstruite trois fois jusqu’à sa transformation définitive de l’époque +romane. C’en était fini des plafonds plats des basiliques romaines, des +toitures de charpente vouées à l’incendie; le plein cintre, la voûte en +berceau furent la trouvaille du roman: + + Le mur épais, la voûte puissante, le pilier massif sont des éléments + primordiaux de l’art arverno-roman. Par l’importance qui leur est + donnée, l’École Auvergnate dérive de l’architecture romaine où le mur + jouait un si grand rôle. A Rome le mur en effet, n’est pas comme une + pièce, une simple clôture, il est l’âme de l’édifice; l’église romane + d’Auvergne a l’air d’une forteresse[43]. + + [43] L’art roman auvergnat, par Albert Bresson. + +De là, son accord profond, une harmonie foncière avec nos Villes +fortifiées, les paysages où les parois des monts sont comme de noirs +remparts[44]. Nous n’étions pas grand clerc en archéologie. C’est +d’instinct que nous admirions,--bien avant de connaître les raisons, le +détail technique du roman auvergnat,--d’un regard épris de lignes +sobres, de plans solides, de robustes aspects montagnards; par la +contemplation limitée de nos horizons, la basilique rude, aux rares +ouvertures de meurtrières, offrait le rythme de ses formes pleines, +trapues, mais clairement, simplement, logiquement réparties. Ici, la foi +n’est point dépaysée à la surprise d’agréments décoratifs de cent +provenances étrangères. La variété de l’ornementation par les +incrustations coloriées est tirée du volcan même. Cette polychromie de +marqueterie jaune, noire, rouge, blanche, des couleurs familières des +laves de la région, réjouit la vue de ses incrustations géométriques +sans distraire l’attention par des curiosités dispersées: + + [44] La construction de l’École d’Auvergne peut se résumer en douze + éléments précis et déterminés qui caractérisent son architecture; en + croix latine avec trois nefs--nef centrale voûtée en berceau, + épaulée par des nefs latérales avec voûte d’arête--piliers carrés + cantonnés sur les quatre faces de colonnes engagées--voûte médiane + avec ou sans arcs doubleaux--croisée du transept voûtée en coupole + surmontée d’une tour--lanterne centrale octogonale--nef centrale + éclairée par les baies des bas côtés, fenêtres amorties en plein + cintre avec large évasement intérieur, presque toujours à l’aplomb + du mur extérieur--archivoltes intérieures inscrivant les baies des + absides et du chœur et reposant sur le chapiteau de colonnettes + dégagées--abside en hémicycle voûtée en cul-de-four, flanquée + d’absidiales voûtées de même--arcature courant au-dessus des + baies et autour du chevet toujours circulaire--chœur à + déambulatoire--crypte dans le chœur (Idem). + +«Tous les grands divertissements sont dangereux pour la vie chrétienne», +pensait Pascal. + +Il dénonçait surtout la comédie. Tant d’incomparables cathédrales dans +leurs décors merveilleux n’offrent-elles pas de représentations d’une +pompe où l’humilité chrétienne se sent mal à l’aise? J’imagine que le +recueillement et la prière doivent trouver leur densité la plus +émouvante dans l’âpre refuge de la crypte romane, dans le caveau +souterrain aux voûtes libres que n’éclaire et ne chauffe guère que le +buisson des cierges, et où ne descendent pas les voix des orgues et des +cantiques. + +Si les moines de l’École auvergnate ont su utiliser les matériaux de la +contrée, et en tirer les éléments d’une ornementation personnelle à +quoi, plus qu’à toute autre, devaient être sensibles des populations +pratiques, qui entendent la raison plus que la fantaisie, ces étonnants +bâtisseurs n’ont pas innové en fait de sculptures. (D’ailleurs, la +taille du basalte offre d’insurmontables difficultés.) Ils ont emprunté +leurs motifs à la convention, sans un regard sur la nature. On remarque +qu’en dehors de la feuille d’acanthe ou de la pomme de pin, le règne +végétal n’a guère été exploité; généralement, l’exécution des chapiteaux +est lourde, médiocre. Cependant, on ne saurait juger indifférente la +naïveté du «rendu» des monstres, des masques étranges, des compositions +obscènes--de réminiscence orientale. + +Mais il est une catégorie de sculpture éminemment auvergnate; ce sont +les chapiteaux historiés, donnant une suite, par exemple, à +Notre-Dame-du-Port, l’histoire d’Adam et d’Ève. Il est des centaines de +ces chapiteaux historiés en Auvergne, qui, par leur beauté, inscrivent +l’art dans le roman auvergnat. On a, dans quelques cas, tenté de +déchiffrer le symbolisme supposé de certaines scènes ou de certains +personnages--sans parvenir à des solutions satisfaisantes. Il est moins +hasardeux de s’en tenir à la pensée visible des artisans. + +Pour tout le détail, je ne puis que renvoyer aux pages si documentées de +M. Albert Bresson. Il vous dira les modillons, les corniches, les +frises, et tous les accessoires de l’architecture religieuse, la croix +sur la place du village, les croix professionnelles, les crosses, les +calices, les colombes eucharistiques, les grilles de fer forgé, les +autels portatifs, les châsses, les reliquaires, les meubles. + +Pour nous, nous étions plus sensibles, à l’aspect de ces pierres +disciplinées qu’il avait fallu tout l’effort d’un peuple pour hisser à +la place indiquée, les uns fournissant l’argent, et, les pauvres--ces +corvées épiques,--qu’au travail individuel et délicat des métaux +précieux. Certes, à Conques, nous savions, une à une, toutes les +merveilles des vitrines et des armoires: de la statue d’or de sainte Foy +à l’A de Charlemagne, quel éblouissement! Mais ce n’est là que de +délicieux amusements de l’esprit, du regard, du toucher. L’extase +indicible est dans le monument paisible et formidable, qui impose sa +puissante sérénité à ces farouches régions de ravins, de bois, de monts; +à travers le chaos figé des vagues volcaniques, nos églises de roman +auvergnat sont ancrées comme de vigoureux vaisseaux, que ne pouvait +démâter la tempête. En vérité, l’Auvergne avait réalisé son type +définitif. Elle n’en voulait plus essayer d’autre. Elle lui demeurait +fidèle, alors que partout on le délaissait. Elle résistait, à l’invasion +victorieuse partout ailleurs, du gothique, dont il ne faut pas chercher, +dans nos montagnes, des exemplaires brillants. A peu près toutes nos +églises sont romanes, l’archéologue pourrait redouter la monotonie. Non, +le roman auvergnat ne se répète pas pauvrement de proche en proche; il a +sa souplesse et sa diversité; mais, à travers toutes les +différenciations, il garde ses caractéristiques de force et de +simplicité. Il n’est pas d’autres écoles avec une pareille énergie de +concentration, qui assure à nos montagnes une incomparable unité d’art +et de paysage, une aussi pathétique harmonie des créations de l’homme, +du sol tragique et de l’âpre ciel arverne. + +Cette communion intense du monument et de l’ambiance, nous la sentions +dans nos villages les plus reculés; le retour à nos plus humbles églises +de tous les jours ne nous attristait pas du regret des splendeurs un +moment apparues. La plus pauvre chapelle peut nous retenir et nous +émouvoir, quand elle garde du caractère, qui sauve de la laideur et de +la prétention. Quelle franchise, quel aveu de misère saine et vaillante +dans «ces clochers à peigne» où les cloches se balancent ou reposent à +l’air, à toutes les températures. Il est vrai qu’il ne fait pas plus +chaud à l’intérieur, où l’eau gèle dans le bénitier... + + + + +CHAPITRE XIV + +De Bretagne en Auvergne.--Le Cobreto et le cercle.--Les Auvergnats +d’été.--La ballade du veau.--_En plein vent_; _Mon Auvergne_.--La +vieillesse du poète.--«Ma mère»; «Le Grillon».--De Vielles à Maillane. + + +En 1898, j’arrivais à une fin de bail du manoir breton où je vivais avec +mon fils, un bébé de trois ans. L’été, la distance n’effrayait pas mes +amis; mais l’hiver...! Quand le temps permettait de chasser la bernache, +les rudes courses de mer suffisaient à endormir ma pensée... Seulement, +bien des jours, par les mois noirs, impossible de hisser la voile, et +mon bateau devait rester à son corps mort... Locquémeau était à une +douzaine de kilomètres de Lannion, du médecin, du pharmacien... Au +moindre bobo de l’enfant, que faire... Enfin, nous n’étions pas d’ici... +Le fermier, le pêcheur parlaient breton. Je voulais que mon petit fût un +Auvergnat. Je m’en ouvris à Vermenouze. Il n’y avait pas huit jours +qu’il m’avait quitté,--qu’il m’avait trouvé un enclos, dont la +description m’enchantait, à trois quarts d’heure d’Aurillac, sur les +bords de la Cère... En quelques semaines, il arrangeait tout, location +avec promesse de vente, à des conditions parfaitement amicales de la +part du propriétaire, du notaire, d’ailleurs étonnés de mon acceptation, +les yeux fermés! Que m’importait? Pouvais-je être mal en Auvergne, au +voisinage de Vermenouze... + +Et puis, il y avait le _Cercle de l’Union_, qui ne date pas +d’aujourd’hui...[45] + + [45] Le besoin d’un tel refuge s’imposait, paraît-il, aux hommes + honnêtes et probes, d’honneur et de caractère sociables, tant le + luxe et l’amour du plaisir avaient envahi Aurillac. Les femmes se + ruinaient chez les modistes. Les élégants se passionnaient pour le + domino, en prenant le punch ou le café, dont la première tasse en + France aurait été servie, dit-on, à côté du local de la Société, «à + l’hôtel patrimonial des Noailles». + + Ce fut le premier titre du Cercle de l’Union, aujourd’hui + centenaire, dont le fondateur Antoine Guitard, né et décédé à + Aurillac (1762-1846), a laissé le souvenir d’une activité diverse et + successive que ne décourageaient pas les événements. Avocat au + Parlement, en 1784, Président du Conseil Général en 1790, député à + l’assemblée législative en 1791, le consoleur public au Tribunal + Criminel en l’an IV, administrateur de la ville d’Aurillac en l’an + V, Procureur Impérial en 1807, député aux Cent-Jours, député en + 1819. Après 1820, il se consacre au Barreau. Il devient Préfet du + Cantal, en 1830, décoré à chaque étape. Il était éminemment qualifié + pour vanter à ses compatriotes les nécessités de la prudence et de + la concorde, à travers tant de changements de régimes politiques. + Loin de «l’esprit de coterie», Antoine Guitard, au 15 janvier 1809, + fixe l’esprit et le but de l’orientation: + + _La Société n’est qu’une réunion d’hommes paisibles, qui ont convenu + d’un lieu, pour s’y délasser ensemble de leurs travaux, et y passer + leurs moments de loisir, avec agrément et peu de frais..._ + +_La Société littéraire d’Aurillac_... + +C’est là que Vermenouze venait lire les journaux et fumer sa pipe, et +que se préparait _lo Cobreto_, l’organe de l’_École auvergnate_ et du +_Haut-Midi_ (1895). Ces feuillets de patois cantaliens me touchaient +infiniment. Ils me prouvaient que je n’avais pas eu si tort de ne pas me +laisser encercler dans tant de groupements étroits, hors desquels il n’y +avait point, paraît-il, de salut littéraire! Un jour, j’étais sorti du +naturalisme, de l’impressionnisme, du décadentisme, du symbolisme, pour +faire tout simplement un tour au pays. J’avais écrit, là-dessus, de tout +mon cœur, de toute ma jeunesse. Évidemment, il n’en sortait aucune +nouveauté d’école. Un livre qui s’intitulait: _L’Auvergne_! De +l’histoire, de la géographie, de la compilation! C’était la rupture avec +les cénacles unifiés. En revanche, de fortes compensations, dans le +mouvement régionaliste. La petite patrie valait bien les petites +chapelles. Je suis assez fier d’y avoir couru d’instinct, sans +l’indication de personne, il y a trente ans! d’autres s’empressent, +désormais, un peu tard. On découvre la France. Pour le réveil auvergnat, +je revendique l’honneur d’avoir été à la peine. + +La peine fut un plaisir quand la _Cobreto_ nous révéla l’exaltation et +l’émulation que suscitait la production inspirée et locale de +Vermenouze; dès ses premiers airs, la _Cobreto_ se faisait entendre +jusqu’au plus lointain midi. Frédéric Mistral saluait l’avènement de +Vermenouze et de l’École Auvergnate, comme une date du félibrige. Félix +Gras acceptait de présider en juin 1895 aux félibrées de Vic-sur-Cère, +de Vic-en-Carladès où l’ombre du moine de Montaudon dut tressaillir à la +nombreuse, savante et chaude éloquence d’Eugène Lintilhac. + + * * * * * + +Le Cercle, la Cobreto, ce fut l’effort charmant d’Armand Delmas, jeune +avocat lettré, le conteur exquis des _Menettes de Roumégoux_ et de +_l’Armoire au linge blanc_; à qui il n’a manqué qu’un peu d’assiduité au +travail pour dépasser les frontières provinciales; mais ce n’est pas +rien que d’avoir signé des pages qui font regretter que l’auteur n’en +ait pas publié davantage, ce n’est pas rien que d’avoir, en nos rudes +pays, voulu la vie plus polie, plus élégante et sacrifié son repos pour +l’agrément de ses concitoyens, ce n’est pas rien que d’avoir négligé sa +production personnelle pour favoriser la renommée du voisin: _Flour de +Brousse_ doit à l’initiative généreuse d’Armand Delmas d’avoir été +imprimée; et, des fondateurs de la _Cobreto_, il fut le plus opiniâtre +et le plus ingénieux, certainement. _Il y a attrapé chaud_, pour le +reste de son existence! A force d’aller et venir, il gardait, au plus +glacé de l’hiver, le front en sueur, qu’il lui fallait éponger, sans +cesse, de son mouchoir. Pour moi, membre forain!--j’ai passé là plus +d’une heureuse soirée; les consommations y étaient de marque, et, après +l’arrivée solennelle des journaux, sur le coup de 9 ou 10 heures, les +joueurs partis, la conversation s’y prolongeait, non sans violence, dans +la nuit, jusqu’à la route par laquelle je devais pédaler 4 ou 5 +kilomètres pour regagner mon gîte, à travers les vapeurs de la prairie +arpajonnaise... + +L’été on s’avançait vers le square, à la terrasse du café mitoyen, où se +rencontraient les «Auvergnats de Paris», fidèles à la petite Patrie, +Lintilhac, en passe de devenir sénateur, Francis Charmes, en route pour +remplacer Brunetière, à la _Revue des Deux-Mondes_, le comte de +Miramon-Fargues, et Louis Delzons, prématurément disparus, avant d’avoir +fourni toute leur mesure, Jean de Bonnefond, redouté pour son esprit, +Louis Farges, des Affaires étrangères, aujourd’hui député, Marcelin +Boule, le savant professeur au Muséum. + +On se montrait le glorieux Duclaux, de l’Institut Pasteur, dont les +vacances s’écoulaient à _Olmet_, vers Vic-sur-Cère; de jeunes peintres, +de jeunes musiciens, espoir de la palette et de la gamme, et des +pince-sans-rire que guettait la chronique parisienne où il est devenu +maître, et pour qui le Cercle, évidemment, devait paraître bien désuet: +tel Maurice Prax qui raillait de la sorte: + + Balade pour l’âme Sentimentale + Qui vit les veaux sur la montagne. + + _O les souvenirs idylliques! + Théocrite, tes chalumeaux! + Replets, dodus, académiques, + Nous les vîmes, les petits veaux, + Sur les gros monts en somnolence, + Se mordiller, se tracasser, + Et jeter leur exubérance: + Ils ont dû depuis engraisser!_ + + _Ils regardaient--veaux poétiques-- + Voler les tout petits oiseaux; + Et, l’instant d’après,--plus pratiques-- + Ils dépontaient les baliveaux + Et suçaient des pousses l’essence, + Puis se prenaient à rêvasser + A choses plus graves qu’on pense! + Ils ont dû, depuis engraisser!_ + + _Ils cherchaient--veaux mélancoliques, + De quoi sont faits les fricandeaux, + Et les reliures classiques + Des œuvres des poétereaux. + Mon dieu, qu’on est léger en France! + Nous vîmes les veaux grimacer, + Bientôt après... Insouciance! + Ils ont dû, depuis, engraisser!_ + + _Bonne âme, qui faites bombance, + Ayez un doux pleur à verser, + Quand des veaux aurez souvenance! + Ils ont dû, depuis, engraisser._ + +Hélas, notre compagnonnage devait être vite relâché et la chambre de «M. +Vermenouze» être de moins en moins occupée. Quelques mois à peine +s’étaient écoulés depuis mon installation à Maussac, que son contrat +d’association avec les cousins Garric était rompu, et qu’il quittait sa +vieille demeure de la rue d’Aurinques pour la maison natale de Vielle, +où habitaient encore sa mère, sa sœur. Cela nous écartait d’une +quinzaine de kilomètres, impraticables l’hiver. D’ailleurs, la maladie +commençait de le miner. Et moi, je partais pour l’Extrême-Orient... + +Cependant, il y eut là des haltes, claires, que nous pouvions espérer +plus durables. Vermenouze nous tombait à l’improviste, avec son chien, +sa pipe, son carnier gonflé de quelque lièvre ou de quelque bécasse, à +la saison. Il avait fait signe à nos amis d’Aurillac--et c’étaient de +plantureuses veillées. + + * * * * * + +Vermenouze achevait les pièces d’_En plein Vent_. Nous ne l’avions pas +encouragé dans cette voie, ses lointains débuts en français n’accusaient +pas d’originalité. Il n’y était pas auvergnat. Or, soudain, au lieu de +ces lourdes machines de naguère, où l’on sentait trop ses lectures de +Hugo, de Lamartine, de Leconte de Lisle, il apportait des sonnets où se +retrouvaient son tempérament, sa verve, son observation réaliste et +malicieuse, sa marque sobre et solide. Il s’y décelait d’autres dons, +d’intimité, d’émotion, de douceur,--comme une source susurrante dans la +brousse sèche où se complaisait jadis le chasseur de sauvagine; la +plupart de ces quatorzains nous redisent encore la faune montagnarde, +avec l’exactitude d’un naturaliste doublé d’un fabuliste. De la ferme +des vallées au buron des sommets, du martin-pêcheur au grand-duc, nul +habitant de la terre, des eaux, de l’air dont il n’ait épié les gestes +et surpris quelque secret, mais, peu à peu, le poète va supplanter le +coureur des bois et des ruisseaux. Il songe aux anciens «_qui devant +Dieu sont_», devant qui lui-même pourrait être tout à l’heure à son +tour, et il implore: + + Mon père, ce preneur de truites sans rival, + Les dimanches d’été m’emmenait à la pêche: + En ce temps-là, j’étais joufflu comme une pêche + Et blond comme un rayon de soleil estival. + + Marchant dans les genêts et la bruyère sèche, + Nous allions commencer tout à fait en aval + D’un ruisseau cascadeur qui coule au fond d’un val; + Et bientôt l’épervier s’abattait dans l’eau fraîche. + + Mon père, son panier d’osier contre le flanc, + Déployait le filet, qui partait en sifflant, + Rapide, ailé, d’un vol foudroyant de rapace. + + Et, le soir, des poissons marbrés de pourpre et d’or + Emplissaient notre grand panier jusques au bord; + Et voilà quarante ans de cela.--Le temps passe! + + +II + + Mon père est mort, j’atteins mon cinquantième hiver; + Mais je garde très frais, dans ma vieille mémoire, + Le souvenir de ce ruisseau, vivante moire, + Qui frissonne et bruit au fond du vallon vert. + + Pour vous, qui fûtes bon et qui m’êtes si cher, + O mon père, le Christ vous reçut dans sa Gloire; + Et, comme, ainsi que vous, j’ai le bonheur de croire + A l’immortalité de l’âme et de la chair, + + Mon rêve, c’est d’aller, un jour, bientôt, peut-être, + Vous retrouver là-haut, auprès du divin Maître, + Et de recommencer, comme au bon temps jadis, + + (Dieu qui peut tout, peut bien nous permettre ces choses) + Nos pêches aux goujons dorés, aux truites roses, + Dans quelque merveilleux ruisseau du Paradis. + +L’attendrissement a imprégné le poète; le chasseur a mis bas les armes, +il ne s’agit plus que de pêche innocente sans crainte de procès verbal. + + * * * * * + +Le pays et les gens me faisaient fête. Le village s’animait du +va-et-vient de mes hôtes et de mes visiteurs. + +Vermenouze était choyé. + +Comme pour _Flour de Brousso_, les amis et voisins du poète avaient fait +leur devoir, assuré la publication d’_En plein Vent_[46]. Ç’avait été un +gros succès littéraire. Vermenouze n’était pas indifférent aux louanges +qu’il recevait des maîtres à qui il avait fait le service de son livre. + + [46] _En plein vent_ (P.-V. Stock, éditeur). + +Mais les étés peuvent se prolonger jusqu’à la Saint-Martin: ils ont une +fin. Notre Lintilhac ne venait plus faire sa pleine eau dans la Cère, en +suspendant «sa moumoute»,--sa perruque--à quelque branche. Les camarades +avaient repris le train pour la capitale. On s’installait pour les +quartiers d’hiver--lorsqu’un soir, Vermenouze m’arriva tout défait: il +quittait Aurillac--et moi, je m’embarquais pour l’Indochine. + + * * * * * + +Ce furent les années (1901-1904) où il composa _Mon Auvergne_. Il me +montra le manuscrit avec gêne, j’y allais tout franc comme d’habitude. +Son recueil manquait un peu de l’unité qui liait ses précédents +ouvrages, patois ou français. Je remarquais surtout les professions de +foi trop fréquentes, et banales, qui intervenaient à tout propos. Je +trouvais Vermenouze irréductible. Des influences confessionnelles +l’avaient encerclé. Cependant _Mon Auvergne_, sous la réserve des +critiques précédentes, montre un Vermenouze d’inspiration élargie et +d’envolée plus haute. L’homme vieilli s’est attendri. Dans sa maison +natale, entre les siens,--sa mère vivait encore,--il est touché d’une +grâce exquise. Il sort moins, craignant de laisser trop seule et +inquiète la vieille femme chérie. Il ne chasse et ne pêche plus guère +qu’autour de chez lui. Il tisonne, sous la vaste cheminée familiale; sa +foi devient plus exigeante. Il m’écrit, au sujet d’un roman projeté en +collaboration sur les émigrants cantaliens en Espagne: + + Je me mets à votre disposition pour vous fournir tous les + renseignements et documents qu’il sera en mon pouvoir de me procurer. + Il est même possible que j’écrive quelque chapitre du livre, _pourvu + que la morale et la religion chrétienne_ y soient partout respectées! + +Ainsi, pour lui, un livre n’est plus un livre, mais une manifestation +religieuse et politique. Il mêle la poésie et «les inventaires»; je +n’insiste pas. Jouissons seulement des beautés du livre en soi,--sous la +typographie fâcheuse et le puéril _ex libris_ de la _Revue des Poètes_: + +Il n’est pas de poète régionaliste qui ait chanté d’une voix plus douce +les horizons intimes; sa langue s’est assouplie, comme sa rudesse s’est +apaisée: + + +_Ma Mère_ + + Notre logis, sous sa glycine et son tilleul, + Égayait les prés verts de sa blancheur riante, + Mais la mort vint, qui prit l’aïeule, puis l’aïeul, + Et qui bientôt courba, douloureuse et priante, + + L’épouse veuve sur un troisième linceul. + Et dans cette maison, où mène une humble sente, + Ma mère pour toujours s’enferme, vieillissante, + Avec le souvenir de ses morts, seule à seul. + + Maintenant, elle, aussi, vers Dieu s’en est allée... + Mais quand ma lèvre, après que j’ai prié, le soir, + Touche les pieds du Christ en bois vétuste et noir, + + A la place où son âme un jour s’est exhalée, + C’est un peu d’elle encor que j’embrasse à genoux, + Sur ce Christ qu’ont baisé tous les morts de chez nous. + +En fait, ce n’est que par le ton que _Mon Auvergne_ diffère d’_En plein +Vent_, dont elle répète le plus souvent le thème limité au décor +familier, aux scènes du foyer, aux courses dans la montagne, aux +pittoresques émigrants. + +Mais aux sonnets rigides, parfois d’un réalisme quelque peu pictural, a +succédé une poésie, plus affective et repliée, où le sentiment l’emporte +sur l’impression, alors que la forme elle-même s’assouplit et se nuance +davantage. + + +LE GRILLON + + J’ai pour hôte un grillon à peau parcheminée + Et flétrie, à la voix fêlée,--un grillon vieux, + Qui, tout l’hiver, durant les longs soirs pluvieux, + Tient en éveil l’écho de notre cheminée. + + Ce vieillard, qui, peut-être, a connu nos aïeux, + Est d’humeur casanière, et vit en cénobite, + Laissant à peine, au fond du trou noir qu’il habite, + Luire l’émail blafard et poli de ses yeux. + + Il boitille en marchant, et n’a plus qu’une antenne, + Une sorte de poil qui, sur son front chenu, + Tremble ainsi qu’un plumet minuscule et ténu; + --Quand il chante, sa voix paraît toujours lointaine. + + Paraît toujours lointaine et venir du passé... + Et, dans ces chants voilés, tristes comme des plaintes, + Il ne sait évoquer que des choses éteintes, + Des êtres qui depuis longtemps ont trépassé. + + Il évoque, sous le rayonnement des lampes + De jadis,--qui ne se rallumeront jamais, + Le tranquille sommeil des aïeuls que j’aimais, + Et leurs beaux cheveux blancs flottant le long des tempes. + + Il dit, le vieux grillon, de son timbre brisé, + La mère qui m’aima du seul amour qui dure, + Et dont la mort m’a fait une telle blessure + Que mon cœur n’en sera jamais cicatrisé. + + Et je revois le bon sourire de ses lèvres, + Et je songe que les amantes et les sœurs + N’ont pas les tendres bras caressants et berceurs, + Dont elle enveloppait mes douleurs et mes fièvres. + + C’est ainsi que, mélancolique évocateur! + Le grillon dit les chers disparus qu’il regrette, + Tandis que son antenne unique,--son aigrette, + Se dresse sur son front de toute sa hauteur. + + Par instants, il se penche au bord de la lézarde + Où son timbre enroué sonne, toujours lointain, + Et, jusque sur le mur, que la fumée a teint + De bistre fauve et d’or rougeâtre, se hasarde. + + J’écoute ce grillon, chantre des longs hivers, + Et qui, poète et vieux comme moi, me ressemble: + Voilà plus de trente ans que nous vivons ensemble, + Lui, chantant ses chansons, et moi, faisant des vers. + + + + +CHAPITRE XV + +Du Cantal aux Alpilles.--Le cinquantenaire de Font-Ségugne.--Le palais +du Félibrige.--L’appui d’Aristide Briand.--La statue de Mistral.--Vive +Provence. + + +Ce fut, vraiment, à cette commémoration demi-séculaire de la fondation +du Félibrige, que s’imposa la gloire de Vermenouze. + +Droit comme le chêne sous lequel il est debout dans ses +soixante-quatorze ans qui ne lui pèsent rien, Mistral entonne la chanson +de circonstance: + + Les Sept de Font-Ségugne en chantant notre langue nous étions comme + des dieux. + + Les beaux diseurs sont morts,--mais les voix ont parlé:--sont morts + les bâtisseurs,--mais le temple est bâti... + +_Le Temple est bâti_... Pour longtemps, le grand prêtre est encore là... +Mais après? Il n’y avait guère de nouveaux, au jubilé du Félibrige?... + +Il y avait Vermenouze--avec Michalias. Quand les regards de F. Mistral +revenaient du passé, du 21 mai 1854 à la fête de 1904, c’est sur +l’Auvergne qu’ils devaient se porter--et sur l’œuvre auvergnate du +_Capiscol_ dont le _Consistoire_ félibré allait faire un _majoral_. + +Jamais Mistral ne nous était apparu aussi grandiose et régnant,--avec +cette Arlésienne, jolie comme un matin de printemps, le fichu +traditionnel d’où se dégageait le cou gracile, le diadème de ses cheveux +relevés dans la dentelle, cernés du ruban de couleur--qu’il promenait +fièrement à travers la foule... + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + +Au passage, en provençau, Mistral m’apostropha: + +--Tu en as vu, dans ta Chine et ton Japon, de ces belles filles-là? + +Le front lumineux, le rire sonore, il continua sa promenade, sous les +arbres de Font-Ségugne, au milieu de son peuple, avec la jeune fille à +son bras, simple et glorieux, magnifique, inoubliable, comme s’il avait +à ses côtés Mireille retrouvée, et toute la Provence, et toute sa +jeunesse et tout son génie. + + * * * * * + +J’avais rencontré F. Mistral, chez Alphonse Daudet, en 1889... Je +commençais à écrire sur l’Auvergne et, de proche en proche, par les +patois, à me passionner pour la Provence. Les hôtes du Premier Goncourt +ou de Champrosay n’étaient pas familiers avec le génie méridional, et ne +comprenaient guère l’admiration enthousiaste de l’auteur de _Numa +Roumestan_ pour le poète des _Iles d’or_, bien près de leur apparaître +comme quelque autre tambourinaire. Or, je vois bien que la ferveur de +Daudet croissait avec l’âge et avec la maladie. Lui, après l’expérience +et la science de Paris, pouvait juger... L’ardeur nostalgique avec +laquelle il traduisait _Batisto Bonnet_ certifie assez son estime du +parler provençal et de la renaissance félibréenne. De comprendre sa +langue natale, cela m’a valu, d’Alphonse Daudet, des minutes dont je +n’étais pas peu fier, quand, en _a parte_, il jetait vers moi quelque +proverbe, quelque apostrophe qui échappaient aux autres +interlocuteurs--et m’avançaient un peu plus dans son intimité... + +A partir de 1894, j’ai vécu quelques automnes non loin d’Arles et +d’Avignon. Avec Léon Daudet, plus d’une fois nous poussâmes jusqu’à +Maillane, je m’enivrais des «beaux diseurs» et «des bâtisseurs» de +Font-Ségugne. C’est Léon Daudet qui me donna la _Miougrano +entreduberto_; je n’avais lu d’Aubanel, que les _Filles d’Avignon_! mais +dès lors, toute la boutique Roumanille y passa. + +Après 1900, l’Auvergne et Vermenouze furent le trait d’union entre F. +Mistral et moi; la proportion se renversa par la suite, où j’eus +l’occasion d’être utile à F. Mistral que je voyais souvent. + +C’est en 1906 que je devins, comme il m’appelait par la suite, «son +ambassadeur à Paris», dans les circonstances que j’ai rappelées ainsi: + + Au grand flambeau + Allumant les audaces, + Nous fondions dans l’espace, + L’Empire du Soleil. + +Ainsi chantait Mistral le 21 mai 1904, à Font-Ségugne, à l’anniversaire +demi-séculaire de la Sainte-Estelle où fut baptisé le félibrige. + +Merveilleux empire, dont Lamartine à son déclin saluait l’aurore +éblouissante: _Il y a une vertu dans le soleil!_ Certes il le fallait, +pour que cette pléiade de la Renaissance provençale pût espérer se faire +entendre parmi les voix immenses du romantisme, dans la _langue +méprisée_... + + Le soleil me fait chanter... + + En chantant dans notre langue, nous étions comme des dieux. + +Hélas! Le chef est demeuré seul, de la phalange des Aubanel, des Gras, +des Roumanille, pour mener la cause à la consécration universelle... +Seul, il aura vu le Pactole affluer au Rhône, et les cent mille francs +d’un prix Nobel tomber dans la fameuse Coupo Santo, qui ne semblait pas +destinée à s’emplir jamais d’un tel flot d’or--de l’or du nord venant +éclairer le midi... + +Mais l’illustre poète n’a pas voulu mettre en cave la vendange heureuse. +Il a convié toutes les ombres chères de ses compagnons disparus à la +libation glorieuse du _Cinquantenaire de Mireille_, et de l’érection de +sa statue à lui, Mistral, vivant! Et pour qu’elles puissent +magnifiquement assister aux prochaines commémorations arlésiennes, il +leur a préparé le logement,--un _Palais du Félibrige_. + +Tout de suite, avec sa superbe habituelle, le lauréat du prix Nobel +avait trouvé l’emploi de la somme... Souverain de l’idéal,--dont toute +l’existence s’était tenue dans la simple maisonnette de famille, il +rêvait parfois d’une résidence plus grandiose: non pas pour lui, dont +l’ambition finale était le petit mausolée au cimetière du village +natal--mais pour l’Empire... + +Oui, un _Palais du Félibrige_, où emménagerait et s’augmenterait le +«Muséon Arlaten,» trop à l’étroit dans son étage du tribunal de +commerce: le «Muséon Arlaten», précieux et naïf reliquaire de la +tradition familière et du génie poétique de la Provence. Mistral avait +tourné son dévolu sur le bel ancien hôtel de Laval, du XVe siècle. + +Aussitôt, l’Empereur du Soleil allait se trouver aux prises avec les +contingences terrestres et locales, municipales, départementales et +gouvernementales! Et moi aussi! Mais, pour moi, c’était toute joie et +tout honneur que le hasard me permît de servir le maître de Maillane +et de l’aider à se diriger dans le dédale des difficultés +administratives,--et à en sortir. C’est ce qui me procure l’occasion, +avec son assentiment, de crayonner ces souvenirs inédits au portail du +monument, avant qu’il ne soit ouvert aux pompes officielles. + +Donc, on négociait avec une lenteur toute méridionale--qui risquait de +n’aboutir que pour le centenaire. F. Mistral avait offert d’acheter +l’hôtel de Laval, où était le collège--que l’on se proposait de +transférer à l’école primaire supérieure, en construction. Grâce à +l’aubaine particulière, la ville, sans grever ses finances, pouvait +désaffecter l’ancien immeuble, et installer une école plus vaste pour +recevoir les élèves du collège. Mais il fallait l’agrément du ministère. +Si la suppression était décidée, en principe, du vieux collège appelé à +se confondre dans la jeune école, la solution pratique exigeait quelque +délai. Mistral commençait à s’inquiéter des retards bureaucratiques. Un +soir de juin 1906, qu’il disait ses doutes, en ma présence, je lui +proposai de tenter une démarche précise, auprès du nouveau grand maître +de l’Université. Oh! je n’affirmerai pas que Mistral ait accepté +d’enthousiasme de s’adresser au rapporteur de la séparation! Enfin, il +me confia le petit dossier, et peu après, il pouvait m’écrire: + + Mon cher ami, + + Je vous remercie, d’abord pour l’activité que vous avez mise à + présenter et à recommander à M. Briand le projet relatif au Muséon + Arlaten... Je vous donne copie de la charmante lettre que m’a adressée + M. Briand. Si vous croyez qu’il soit urgent de remercier votre ami dès + à présent, vous voudrez bien me le dire... + + F. MISTRAL + +Voici la lettre du ministre dont je prends le texte sur la copie +conforme, de la main de Mistral: + + Mon cher Maître, + + J’ai été mis au courant de votre généreux projet par M. Ajalbert, et + j’ai pris connaissance des documents qu’il m’a soumis. J’ai mis + immédiatement la question à l’étude et j’espère que nous pourrons + trouver une solution favorable à vos désirs. Soyez assuré que je la + cherche avec la sympathie la plus vive pour votre projet, et la plus + respectueuse pour votre personne et pour votre œuvre... + + ARISTIDE BRIAND + +Ainsi, le poète jetait son trésor par les fenêtres dans le palais de +Laval, le maire d’Arles acquiesçait et le ministre se montrait +favorable... + +J’étais fier de moi, je ne le cacherai pas... + +Or, il n’y avait rien de fait, et tout se disloquait la semaine +suivante... C’était le désarroi, mélancoliquement traduit en trois +lignes: + + Voici, mon cher ami, le renseignement que je reçois, et que je vous + communique, non sans embarras... Qu’il est difficile de faire un peu + de bien!... + + F. MISTRAL + +C’eût été trop beau que cela se déroulât simplement, comme une +farandole! + +J’avais demandé une note sur la situation du collège, pour joindre au +dossier. Un ami de Mistral s’était précipité chez le principal du +collège, qui lui avait affirmé que le collège n’avait jamais été aussi +florissant, que pas un de ses élèves n’émigrerait à l’école nouvelle: + + Arles, 13 août 1906. + + _à F. Mistral_. + + Dès que j’eus reçu votre lettre du 10 août, je cherchai à me + renseigner sur l’objet de la demande Ajalbert. La seule personne qui + pût me fournir des tuyaux précis était le Principal du Collège. Or, M. + Castel passe ses vacances à la campagne dans les environs du Petit + Clar. + + Nous avons donc, samedi, M. Eysette et moi, pris un fiacre et nous + nous sommes rendus à la campagne de M. Castel. + + Il résulte des affirmations de M. Castel que notre Collège n’est + nullement en décadence; et que le chiffre de 140 élèves qu’il compte à + cette heure n’a peut-être été jamais atteint. Voilà un renseignement + puisé à la source. + + M. Castel nous a d’autre part affirmé que l’état déplorable des + constructions constituant le Palais de Laval nécessitait, comme + réparations indispensables, des sommes folles. Quand on aura dépensé + 50.000 francs dans cet immeuble, on ne s’apercevra d’aucun changement + presque, nous dit-il. Les toitures sont à refaire; et toutes les + menuiseries des fenêtres (il y en a une centaine, au bas mot) et tous + les carrelages. Ce sera un gouffre de dépenses que cet immeuble-là, et + quand on y aura dépensé des cent mille francs, on s’apercevra que tant + d’argent dépensé l’aura été au profit de la Ville, propriétaire, sans + qu’on ait la certitude de voir le Contrat de location respecté + jusqu’au bout. + + Excusez-moi, Maître, de vous donner ainsi mon avis très franc sur une + combinaison qui n’est avantageuse _qu’en façade_ (c’est le mot). Le + projet de contrat que j’avais rédigé en 1904 n’était, en somme, qu’un + contre-projet _bien défectueux_, puisque le Maire en vient d’accepter + les grandes lignes et que la ville y trouve admirablement son compte. + + Mais voilà, M. Ajalbert ne sait rien de tous ces dessous, et il + pousse, il pousse!... + + X... + +Le 17 août, découragé, F. Mistral m’écrivait: + + Maillane, 17 août 1906. + + Mon cher ami, la question devient embarrassante et ne pourra être + éclaircie que par l’expérience qui va se faire. Dès que l’École + Primaire Supérieure en construction sera ouverte, on verra si la + plupart des élèves du Collège passeront à la Primaire, comme le croit + le Maire d’Arles, où s’ils resteront collégiens, comme le dit le + principal. + + Il y a en plus, d’après la lettre que je vous ai communiquée, les + grosses réparations qui seraient à faire au Palais Laval, s’il n’y a + pas exagération (ce que je saurai par l’architecte du monument)--qui + va du reste être classé. + + Laissons donc traîner l’affaire, car rien ne presse et nous sommes + logés. D’ailleurs nous pourrions nous camper aussi dans quelque autre + ancien hôtel d’Arles--et nous en avons trois ou quatre en vue. Mais + l’hôtel de Laval, le plus spacieux et le mieux placé de tous, aurait + ma préférence, si, une fois classé, le ministère des Beaux-Arts + voulait aider à la restauration! + + Je regrette, mon cher Ajalbert, de vous avoir causé tout ce tracas de + démarches et je vous suis quand même extrêmement reconnaissant de + l’empressement extrême que vous aviez mis à m’être agréable. _Quan vai + plan vai van._ Attendons. + + Je vous remercie, la main dans la main. + + F. MISTRAL + +Ces quelques extraits de correspondance indiqueront assez par quelles +tribulations Mistral ne s’est acheminé que lentement vers le palais du +Félibrige... Enfin tout s’arrangeait peu à peu; et victoire nous +restait: + + 30 décembre 1906. + + ... J’ai encore besoin de votre «Sésame ouvre-toi!» pour l’effective + livraison de mon palais de Laval. Malgré le traité signé avec le maire + d’Arles qui me livre ce local après cette année scolaire, malgré + l’assentiment de Briand (qui nous fut communiqué par l’inspecteur + universitaire de Marseille), malgré le voyage que le maire d’Arles fit + à Paris pour hâter la solution... la tardive évacuation du collège et + l’aménagement qui devra suivre, renverront notre prise de possession à + deux ou trois ans. + + Si j’avais votre âge, mon cher Vercingétorix, et votre barbe blonde, + je pourrais attendre sans impatience! Mais songez que dans trois ans + et demi j’aurai atteint, si Dieu et Sainte Estelle le permettent, + quatre âges d’homme, comme Nestor! Il ne faut pas plaisanter avec + pareilles échéances. Je vous souhaite, mon cher Ajalbert, toutes + sortes de bonheurs et je prie, en vrai croyant, Notre-Dame d’Arpajon + de vous payer en bonne mère tout ce que vous ferez pour le félibre des + Saintes-Maries. + + MISTRAL + +Je suis payé avec faste de quelques brefs dérangements! La tâche était +facile d’incliner à la requête d’un Mistral le ministre Aristide Briand; +il suffisait qu’il connût; ma courte ambassade n’eut pas à s’épuiser en +diplomatie! + +Et le triomphe s’apprête: + + 24 janvier 1909. + + Mon Cher Ajalbert, + + Les fêtes arlésiennes pour le cinquantenaire de Mireille et + l’inauguration du palais du Félibrige auront lieu à la Pentecôte... Je + n’ai pas oublié que vous nous aidâtes de tout cœur à hâter la + désaffection de ce vieux collège d’Arles, que j’ai payé à la ville + 40.000 francs de mon argent de poète. Ne parlons pas du reste, je veux + dire de la restauration du dit collège et de son appropriation au + Muséon Arlaten! c’est le prix Nobel qui en fait les frais. Les travaux + sont terminés et le transfert des collections provençales a lieu + actuellement. + + Et maintenant, plaignez-moi: assister de mon vivant à l’érection de ma + statue est la plus effroyable tuile qui pût me tomber sur la tête, et + je donnerais tout ça pour un déjeuner d’amis, tels que Jean Ajalbert, + sous les peupliers blancs des bords du Rhône... + + Mais, puisqu’il faut que tout se paye, résignons-nous donc, et vive + Provence! + + MISTRAL + +Vive Provence! Et vive Mistral qui, si simplement et affectueusement, +veut bien se souvenir qu’à la couronne d’or et d’étoiles du Félibrige, +nous avons mêlé un brin de genêt d’Auvergne... + + + + +CHAPITRE XVI + +Au parc de Richelieu.--Blaise Pascal.--Le style des _Pensées_ et celui +de Napoléon.--Blaise Pascal _l’Auvergnat_.--Le sol et le +caractère.--Tout à gagner; rien à perdre...--Du Puy-de-Dôme à +l’immortalité de l’âme. + + +Que l’ombre de Joséphine me permette quelque infidélité! Aussi bien, il +vient trop de visiteurs à Malmaison, par ces grands beaux jours +d’impérial printemps. En groupes compacts et internationaux, à lourds +souliers de touristes, ils piétinent le silence et la solitude, ils +écrasent la séculaire rumeur d’amour et de gloire qui hante ces chambres +et monte de ces allées, aux matins et aux soirs sans foule. Je vais +faire un tour. Le téléphone peut appeler de sa plus insistante sonnerie; +dans quelques minutes, je serai à dix-huit cents mètres au-dessus du +niveau de l’étang de Saint-Cucufa. C’est le temps, chaque année, de mon +pèlerinage vers le parc de Richelieu, pour l’anniversaire de la visite +que fit, en avril 1639, un prodigieux enfant de quinze ans, au terrible +cardinal qui villégiaturait à Rueil... Ici, Étienne Pascal, avec ses +deux filles et son fils, accourait remercier le ministre qui rendait sa +faveur au Président de la Cour des Aides, en disgrâce. De l’audience +était Blaise Pascal, dont la sœur Jacqueline, âgée de treize ans, sur un +placet en vers remis à la fin d’un spectacle où elle avait joué, obtint +«de l’incomparable Armand», touché de sa gentillesse, qu’il appelât de +l’exil leur malheureux père. + + * * * * * + +Blaise Pascal: l’Auvergnat... + +A ce nom, quel changement à vue, vertigineux; comme un frêle décor de +théâtre, le joli paysage sururbain s’éclipse, et la chaîne des Dômes se +dresse, monte, s’étage formidable, dans la nue! Les triomphes de la +politique, la gloire des batailles qui s’évoquent, entre ces arbres, +autour de ces pièces d’eaux, les plus fastueux souvenirs de la monarchie +et de l’empire qui bondissent à la mémoire par la promenade sur ces +terres historiques de Rueil, reprises aujourd’hui par des usines de +blanchisseries ou la culture maraîchère,--les plus impérieuses figures +de la diplomatie et de la guerre, comme elles se reculent, pour moi, sur +le fond du paysage, dès que s’avance l’écrivain des _Provinciales_ et +des _Pensées_! + +Qu’était-ce que le maître des destinées de la France, dans les +splendeurs d’une habitation dont le Roi se montrait jaloux, en face de +cet enfant malade, déjà tout consumé de génie! Que sera-ce, le dompteur +de l’Europe, à l’apogée de sa vertigineuse domination, devant des +quelques traits de plume, qui ont à jamais flétri la force et la guerre: + +--Pourquoi me tuez-vous? + +--Eh! quoi? ne demeurez-vous pas de l’autre côté de l’eau? + +D’ailleurs, ce n’est pas qu’une circonstance de lieux, arbitraire, qui +rapproche ici les noms de Pascal et de Napoléon. C’est Sainte-Beuve qui +trouve de la ressemblance aux deux, en leurs écrits: + + J’ai nommé Pascal: c’est peut-être l’écrivain moderne duquel se + rapproche le plus, pour la trempe, la parole de Napoléon, quand + celui-ci est tout entier lui-même... Pascal, dans les immortelles + _Pensées_ qu’on a trouvées chez lui à l’état de notes, et qu’il + écrivait sous cette forme pour lui seul, rappelle souvent, par la + brusquerie même, par cet accent despotique que Voltaire lui a + reproché, le caractère des dictées et des lettres de Napoléon. Il y + avait de la géométrie chez l’un comme chez l’autre. Leur parole à tous + deux se grave à la pointe du compas, et, certes, l’imagination non + plus n’y fait pas défaut. Ai-je besoin d’ajouter que ma comparaison ne + va pas au-delà? Si simple que soit le style de Pascal et quoique on + ait eu raison de dire que «rapide comme la pensée, il nous la montre + si naturelle et si vivante, qu’il semble former avec elle un tout + indestructible et nécessaire», ce style, dès qu’il se déploie, a des + développements, des formes, du nombre, tout un art dont le secret + n’est pas celui du héros qui court à la conquête. + +Ainsi, Blaise Pascal et Jacqueline ont vécu là les minutes tremblantes +où leur père attendait de son Éminence le rétablissement de sa +fortune... Par cette halte de Rueil, il m’est plus facile de les suivre +de Clermont-Ferrand à Port-Royal; j’ai sous les yeux tout leur trajet +éperdu, à la suite d’un père admirable, réduit à se cacher et à +implorer,--et, tout à l’heure, lorsqu’ils entreprendront l’âpre et +déchirante montée vers les sommets de la certitude infinie... + +Pascal Blaise... + +_L’Auvergnat._ + +Comme il faut savoir gré à M. Lintilhac, dans son _Portrait de Pascal_, +d’avoir d’abord marqué cette origine... Né en 1623, il arrive à Paris, +en 1631... Il n’a séjourné que huit ans en Auvergne, mais de souche +auvergnate. + + * * * * * + +Pascal: le Puy-de-Dôme? + +Non, ce n’est pas que le souvenir de l’expérience du vide, qu’il fit +exécuter sur la montagne natale, qui incline à cette confrontation de la +nature du sol et du caractère de l’individu, c’est toute la vie, c’est +toute l’œuvre, qui portent la marque de la filiation volcanique. Chaque +paysage est un état d’âme? Chaque paysage, aussi, offre un aspect d’âme. +Comment? où mieux, qu’ici, se révélerait celle de Pascal, cratère +sublime où se penchent notre admiration et notre angoisse, comme nos +regards plongent aux gouffres qui s’évident sur cette chaîne de cendres +et de scories... A des milliers de siècles d’intervalle, matière ou +pensée, il semble que ce soit la même lave ardente qui ait fourni les +assises et les paliers successifs des monts ou de la foi en éruption: +dans leur chaos frénétique, les _cheyres_ des environs de Clermont sont +des champs d’inconnu et d’épouvante pareils aux espaces de doute, de +détresse et d’emportement où, «seul des Jansénistes, Pascal a éclaté». +Par de mêmes gradins violents et puissants, la contrée et l’homme +escaladant vers le ciel, vers les cimes, des rochers au front +impénétrable sont émouvants d’orgueil et de mystère, comme des phrases +abruptes des _Pensées_ ont la beauté des arbres foudroyés et des blocs +erratiques... + +Certes, il est aisé de composer le parallèle qui accorde la fougue +pressante et la fièvre de certitude et la splendeur tumultueuse du génie +de Pascal au rythme farouche de la montagne auvergnate, montant à +l’assaut de l’horizon comme une mer impétueuse, miraculeusement +immobilisée, sous les aspects de la plus furieuse tempête. + +Mais laissons ces jeux de rhétorique. Pénétrons dans Pascal. Au cœur de +son œuvre et de sa vie, bien détachées de l’Auvergne, intimement, il se +révélera tout auvergnat authentique. + + * * * * * + +N’est-ce pas par l’argument de l’intérêt pratique qu’il entend triompher +de toutes les résistances de l’athée, du sceptique, de l’indifférent? +L’intérêt n’a pas prise que sur les seuls auvergnats; tout de même, ils +sont plus sensibles aux gains précis qu’aux spéculations hasardeuses. +Gagner l’éternité _pour un jour d’exercice sur la terre_ serait assez +dans leur manière. Résoudre le problème de la destinée, au moyen du +_pari où il y a tout à gagner, rien à perdre_, c’est d’un pur auvergnat, +fidèle au bas de laine et aux placements de père de famille. + +Mais tout ceci n’est que raisonnement dont on n’a que faire, en somme; +la foule de nos compatriotes rendus d’eux-mêmes à la foi du charbonnier. +Où Pascal peut les toucher immanquablement, c’est quand, revenu de ses +vols hardis à des hauteurs immensurables, son esprit se pose au plus bas +de nos chemins terrestres pour y faire rouler--sinon la brouette, +découverte bien avant lui,--au moins la _vinaigrette_, sorte de +voiturette à deux roues traînée par un homme, la voiture à bras qu’on +appelle roulette et aussi _brouette_, d’où la confusion. Ne doit-on pas +encore à l’auteur des _Provinciales_ l’innovation du transport en commun +des voyageurs par voitures publiques à itinéraires fixes, bref, +l’inventeur de l’omnibus? Voilà surtout de quoi ravir nos émigrants, +épris de réalisations immédiates. Sans doute, de mêmes formules et +combinaisons auraient pu provenir d’autres cerveaux du Nord ou du Midi? +Pourtant, on serait plus étonné de trouver chez Dante Alighieri ou dans +Bossuet la conversion de l’incrédule par la démonstration de +l’excellence du pari où à tous coups l’on gagne,--ou bien un système de +locomotion à prix réduit... Cela est du tempérament auvergnat. Le +solitaire de Port Royal n’avait pas dépouillé le vieil homme, l’enfant +natif. + + * * * * * + +Pascal: le Puy-de-Dôme..., j’y reviens quand même: le Puy-de-Dôme, qui +s’offre au regard tout autre de la base à la cime, et non pas seulement +détaché par la tête comme tant de pics des chaînes enchevêtrées les unes +aux autres; Pascal, tout à part, escarpé et sans bords, dans notre +littérature, l’homme et la montagne pareillement isolés et tourmentés, +dans leur élan formidable pour s’arracher à la terre et monter déchirer +les voiles de l’espace et de l’inconnu... + + * * * * * + +Pascal, auvergnat, oui, mais que son incessante ascension vers la +lumière éloignait, à chaque heure, davantage, de notre existence dans +l’ombre de la vallée... Le _patois_, le _pays_, que tout ceci était +infime à son regard ébloui d’infini... Quel désastre, d’ailleurs, si le +patois eût trop retenti à ses oreilles d’enfant, et si «la campagne qui +semble entrer de toute part dans la ville» lui eût masqué les étendues +où devait planer sa torturante curiosité! Passons. Je me prendrais à +haïr nos innocents patois, en songeant qu’ils eussent pu compromettre +l’avènement d’une langue inouïe, jusqu’alors, comme spontanée, et +suprêmement définitive. Je me prendrais à détester la petite patrie, +dont le culte étroit jusqu’à proscrire l’émigration en retenant l’enfant +à l’endroit de sa naissance, aurait pu avilir sa vaste destinée, priver +la France d’incomparables chefs-d’œuvre, le monde d’un monument +unique... + + * * * * * + +Le patois, notre cabrette, nos bourrées,--quel piètre divertissement +pour un Pascal qui condamnait tous les divertissements... + +L’immortalité de l’âme, voilà qui seul importe: + + «Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde ni que + moi-même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne + sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme, et cette + partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur + tout et sur elle-même et ne se connaît non plus que le reste. Je vois + ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve + à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis + plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps + qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’à un autre + de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit. Je + ne vois que des infinités de toutes parts, qui m’enferment comme un + atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. Tout + ce que je connais est que je dois bientôt mourir; mais ce que j’ignore + le plus est cette mort même que je ne saurais éviter...» + +Oui, que ce bas monde est petit, quand on le contemple du haut des +crêtes escaladées... On a gravi, par les ténèbres, pour arriver au lever +du soleil... Voici l’aube et le matin... + +On aspire l’air cru, que n’a pas chauffé le jour encore... Mais le sang +bat plus vite aux tempes. La vue se lasse de fouiller l’horizon... Il +faut se replier, le vertige menace. On n’en peut plus, de solitude et de +silence. + + * * * * * + +On n’habite pas les sommets: il faut descendre de la montagne et de +Pascal... + + + + +CHAPITRE XVII + +De Malmaison à la Limagne.--Jacques Delille, d’Aigueperse.--Pierre de +Nolhac.--Les voyages du citoyen Legrand.--L’individu expliqué par le +pays. + + +Pascal, Napoléon, le Puy-de-Dôme, le Mont Valérien, Clermont-Ferrand et +Rueil, ce n’est point de ma faute si les distances s’abolissent et si de +tels rapprochements s’opèrent... Détournés des âpres sommets, nos +regards vont errer sur la riche et fruiteuse Limagne... Quel sera notre +guide? Jacques Delille, d’Aigueperse, qui avait déjà vu naître le +chancelier de l’Hôpital; Jacques Delille dont la mère eut parmi ses +aïeules une l’Hôpital et une Pascal; Jacques Delille, l’un des hôtes les +plus brillants de la Malmaison, et qui en versifiait le _Ruisseau_ avant +la Révolution: + + Parmi les jeux que pour vous on apprête, + Permettez, belle Eglé, que le dieu du ruisseau + Qui, charmé de baigner votre heureuse retraite, + Vous voit rêver souvent au doux bruit de son eau, + Vienne s’unir à cette aimable fête: + C’est à vous que je dois le destin le plus beau. + Mes ondes, avant vous, faibles, déshonorées, + Sur un limon fangeux se traînaient, ignorées: + C’est vous de qui les soins, par des trésors nouveaux, + Ont augmenté les trésors de ma source, + C’est vous qui, dans leur course, + Sans les gêner, avez guidé mes eaux. + +La postérité n’a pas ratifié les suffrages enthousiastes de Voltaire, +qui poussait J. Delille à l’Académie où il fut élu à trente-quatre ans: +mais le Roi le trouva trop jeune; il fallut un second vote, en 1780. Le +_dupeur d’oreilles_,--comme il fut surnommé pour son habileté à séduire +ses contemporains par les récitations qu’il faisait de ses vers,--n’a +plus guère de lecteurs. + +Sa manière froidement descriptive apparaît comme le plus vain des +exercices prosodiques. Cependant, par un jour où nous traversons +l’heureuse contrée d’où Jacques Delille s’élança pour une carrière si +retentissante, nous devons lui tenir compte, dans la disgrâce actuelle +de l’opinion, de ce que ni la gloire, ni la fortune, ni la faveur de la +mode et des grands ne lui firent oublier les vieux parents demeurés au +pays, ni le cher paysage de son enfance: + + O champ de la Limagne! ô fortuné séjour! + Hélas! j’y revolais après vingt ans d’absence; + A peine, le Mont d’Or, levant son front immense, + Dans un lointain obscur apparut à mes yeux, + Tout mon cœur tressaillit; et la beauté des lieux + Et les riches coteaux, et la plaine riante, + Mes yeux ne voyaient rien; mon âme impatiente, + Des rapides coursiers accusant la lenteur, + Appelait, implorait ce lieu cher à mon cœur. + Je le vis, je sentis une joie inconnue. + J’allais, j’errais. Partout où je portais la vue, + En foule, s’élevaient des souvenirs charmants. + Voici l’arbre, témoin de mes amusements; + C’est ici que Zéphir de sa jalouse haleine + Effaçait mes palais dessinés sur l’arène; + C’est là que le caillou, lancé dans le ruisseau, + Glissait, sautait, glissait et sautait de nouveau. + Un rien m’intéressait; mais avec quelle ivresse + J’embrassais, je baignais de larmes de tendresse, + Le vieillard qui, jadis, guida mes pas tremblants, + La femme dont le lait nourrit mes premiers ans + Et le sage pasteur qui forma notre enfance! + Souvent je m’écriais: Témoins de ma naissance, + Témoins de mes beaux jours, de mes premiers désirs, + Beaux lieux, qu’avez-vous fait de mes premiers plaisirs. + +Avec plus de sincérité et de charme,--de nos jours, M. Pierre de Nolhac +marque sa tendresse filiale aux mêmes horizons. Conservateur des +magnificences de Versailles, historien de Marie-Antoinette, l’auteur des +poèmes _de France et d’Italie_ consacre de fidèles _Juvenilia_ à +l’Auvergne: + + Au soleil du Midi, j’ai vu les Pyrénées, + Emprisonnées l’hiver dans leurs cirques neigeux, + Et les Alpes, d’argent lumineux couronnées, + De leurs dents de cristal déchiqueter les cieux; + Mais je t’ai mieux aimée en ton lit de bruyères, + Auvergne, avec tes puys aux contours moins sévères, + Et tes horizons faits pour le repos des yeux. + + Je veux glorifier ton Sancy, qu’à l’aurore + Enroulent en passant les nuages houleux. + Tes cascades, tes rocs, tes châteaux, ton Mont-Dore, + Que Juin tardif éveille en ses vallons frileux; + Tant de petits hameaux nommés de noms celtiques + Et, dans le cercle étroit des prismes basaltiques, + Tes cratères muets où dorment les lacs bleus. + + J’ai marché dans ta lave et dans tes pouzzolanes + Des vignes de Limagne aux forêts du Cantal: + J’ai compté les piliers de tes cryptes romanes + D’où partit la croisade et d’où sortit Pascal. + L’histoire glorieuse où j’ai suivi ta trace, + Dans le cœur ferme et sûr des hommes de ta race + A mis comme un orgueil l’amour du lieu natal. + + Ton peuple, fier encor de ses labeurs rustiques, + Il sait confusément que ton sol enchanté + A jailli le premier des océans antiques + Et que le feu cruel a servi ta beauté: + Et maintenant parés de leurs grâces nouvelles, + Tes soixante volcans, comme autant de mamelles, + Symbolisent ta force et ta fécondité. + + O Terre, où chaque pli cache une cicatrice, + Où chaque mont fleuri parle de jours d’effroi, + Je suis venu vers toi comme à l’inspiratrice; + Ce qui t’aime en mon âme est le meilleur de moi; + En retour, donne-moi l’oubli dont tu disposes, + L’exemple et le conseil de tes horizons roses: + Fais que mon cœur troublé s’apaise comme toi... + +De ses attraits de toutes sortes, la Limagne possède d’autres +témoignages, moins suspects que ceux de ses enfants poètes--qui eussent +célébré pareillement quelqu’autre berceau de leur naissance,--comme ils +ont glorifié de tout leur effort des sites plus fameux de l’art et de +l’histoire... La Limagne a conquis le citoyen Legrand, moins tendre à +l’ordinaire. Il est d’Amiens, M. Legrand d’Aussy, élève des Jésuites, +puis professeur, dans leur ordre, jusqu’à la suppression de la +Compagnie. Épris de vieux langage, il recueille ou traduit des +_Fabliaux_ et Contes des XIIe et XIIIe siècles. Puis, il s’avise--cela +n’a pas vraiment changé--qu’il paraît beaucoup de livres de voyages «de +Suisse, d’Angleterre, d’Italie, de tous les États du monde, enfin! et +jamais de voyages de France.» M. Legrand d’Aussy n’avait, d’abord, +d’autre dessein que d’aller voir son frère, qui habitait passagèrement +Clermont. La visite de 1787 se prolongea en voyage, renouvelé en 1788. +D’où le Voyage en 3 volumes du citoyen Legrand: _Dans la ci-devant haute +et basse Auvergne_, paru l’an III de la République Française. Après +quoi, il sera nommé, en 1835, conservateur des manuscrits français à la +Bibliothèque Nationale. Enfin, M. Legrand d’Aussy mourra membre de +l’Institut. + +Pour le citoyen Legrand, l’amour de la Limagne, c’est le coup de foudre. +Il n’y va pas par quatre chemins, en Auvergne, mais par un seul: + + «L’Auvergne, selon ceux de ses divers cantons que parcourra d’abord un + voyageur, sera pour lui ou une contrée hideuse, ou un pays magnifique. + Y entre-t-il par l’est, par l’ouest ou par le sud, il ne la voit que + montueuse, âpre et sauvage; il hâte ses pas pour en sortir et n’y + pénètre qu’en plaignant ceux qui l’habitent. Vient-il de Paris ou du + département de l’Allier: tout change; il admire, il envie; c’est la + ci-devant Limagne qu’elle lui présente, cette Limagne, l’un des plus + fertiles, ainsi que l’un des plus agréables cantons de la République + et dont jusqu’ici je ne t’ai encore parlé qu’en ajoutant un éloge.» + +Le citoyen Legrand rappelle que, déjà, au IVe siècle, Sidoine +Apollinaire disait de cette contrée que sa beauté donnait au voyageur le +dégoût de sa patrie: _quod hujus modi est ut semel visum advenis multis +patriæ oblivionem sæpe persuadeat_. Grégoire de Tours a noté les regrets +du Roi Childebert, contrarié par le brouillard qui l’empêchait de jouir +du spectacle agréable qu’il se flattait d’y voir: _dicere enim erat +solitus rex velim unquam Arvernans lemanem, que tantâ jucunditatis +gratiâ refulgere diditur oculis Cernere_. Le concitoyen voyageur ne se +lasse pas d’admirer. Comme Argus, il eût voulu être tout œil. Son +enthousiasme résistait malgré la déconvenue qu’il subit à Clermont, où +son opinion se rencontre avec celle de Fléchier pour trouver la ville +lugubre et sombre. Ce n’est qu’une première impression, contre laquelle +il se hâte de réagir: + + «Dans ces maisons noires, tu trouverais une excellente société... Dans + cette ville dont l’extérieur est rebutant, tu verrais trois promenades + publiques qui, malgré leur peu d’étendue, offrent, vers différents + points de la Limagne et des montagnes, une perspective délicieuse.» + +La Limagne a conquis à l’Auvergne un ami passionné. Il ne veut pas que, +malgré les apparences, l’Auvergne soit la Boétie de la France, et il +n’admet pas que la nature marâtre puisse l’avoir condamnée comme +d’autres penchent à le croire, à ne produire que des maçons, des +chaudronniers, des tailleurs de pierre. Ainsi, d’Ormesson + + «a peint les habitants de la Haute-Auvergne comme _vifs_ et + _industrieux_, tandis que, selon lui, ceux de Limagne sont _pesants_, + grossiers, et _sans industrie_... Cependant... Je vois que la partie + des montagnes, quoique douée par la nature _d’esprit_ et _de + vivacité_, c’est-à-dire de génie et d’imagination, n’a pourtant à + revendiquer dans ce nombre que de Belloi pour Saint-Flour, Boissi pour + Vic, Mainard pour Aurillac; et que tous les autres appartiennent à + cette Limagne où les esprits sont, dit-on, _pesants_ et _grossiers_; à + cette Limagne qui n’est qu’une faible partie de la contrée. C’est à + celle-ci que la littérature et les sciences doivent: Domat, l’Hôpital, + Thomas, Pascal, Sirmont, Champfort, Girard, et, parmi les auteurs + vivants, le ci-devant abbé de Lille. Mais j’observe, en même temps, + que dans le nombre des personnages dont je viens de citer les noms, il + n’y a pas un seul artiste; j’observe qu’excepté Domat, qui passa une + partie de sa vie en Auvergne tous l’ont quittée fort jeunes, et ont + toujours demeuré loin d’elle.» + +Une autre observation curieuse est formulée: + + «C’est que, si l’Auvergne est, de toutes les anciennes provinces de + France, celle qui a produit le moins d’artistes, c’est de toutes aussi + celle qui a donné au royaume le plus de chanceliers. Témoin: + Saint-Bonnet, référendaire sous Sigebert III, roi d’Austrasie; + Gerbert, chancelier de France, sous Hugues Capet; Pierre Flotte et + Aycelin de Montaigut, sous Philippe-le-Bel; Rodier, sous + Charles-le-Bel; de Vissac et Guillaume Flotte, sous Philippe de + Valois; Aycelin de Montaigut, sous le roi Jean; Giac, sous Charles VI; + du Prat et du Bourg, sous François Ier; L’Hôpital, sous François II et + Charles IX; enfin, du Vair et Marillac, sous Louis XIII...» + +Enfin, Legrand d’Aussy explique l’individu par le pays: + + «L’Auvergnat ayant, par la nature de sa constitution, des fibres peu + irritables et devant avoir, par conséquent, peu de sensations, il est + naturellement froid et sérieux. Pour le tirer de cet état + d’engourdissement et d’apathie, il lui faut des émotions fortes; aussi + ne connaît-il ni tous ces divertissements gais, ni tous ces jeux et + amusements divers qu’ont imaginés ou adoptés nos départements dont les + habitants sont renommés par la pétulance ou la vivacité de leur + caractère. Tout cela serait insipide pour lui. Mais, quand il est ému + il l’est plus profondément, plus longuement qu’eux; et presque + toujours son affection dégénère en passion violente. Habituellement + froid et triste, mais sujet à des orages terribles, on dirait que les + qualités de son ciel sont devenues les siennes.» + +Pascal est ainsi comme un sommet orageux, tout retentissant de la foudre +et sillonné d’éclairs! + + + + +CHAPITRE XVIII + +Royat au XVIIIe siècle.--Nicolas de Champfort.--De la _jeune Indienne_ à +la Révolution.--_Guerre aux châteaux, paix aux chaumières._--Champfort +peint par Chateaubriand. + + +Or, je laisse à Legrand d’Aussy la vaste et plantureuse Limagne pour +monter à Royat, où, dit-il: + + «On ne peut s’empêcher de plaindre ceux qui se sont dévoués à + l’habiter... Royat est renommé à Clermont pour ses fruits et ses + fontaines; mais il était difficile de donner à ce village un + emplacement plus horrible... C’est surtout dans la partie basse de la + gorge, dans celle qui est arrosée par le ruisseau de Fontanat, qu’on + éprouve cette sorte de pitié. Là, les maisons, dominées des deux côtés + par des massifs de basalte coupés à pic, sont comme dans un précipice. + Pour y voir le ciel, il faut lever la tête, et porter les yeux au + zénith... Au milieu de toutes ces horreurs...» + +Sans doute, le ci-devant d’Aussy voyageait seul, et il ne revenait pas +des tropiques. Sans quoi, il eût apprécié différemment la retraite +d’ombre, de fraîcheur et de mystère qui s’offre, par le ravin de la +Tiretaine, à quelques minutes de l’élégante ville d’eaux, à quelque +demi-heure des sources de Fontanat. Par là, était l’auberge savoureuse +et discrète où venait expirer la vague épuisée des musiques du casino. +On n’y entendait guère parler de «tirage à cinq» ni de résultats du +traitement et du régime. Il n’y montait que des amateurs de bonne chère +assurés d’y trouver une cuisine loyale. Il n’y séjournait que des +artistes épris du site, et fuyant la contrainte des hôtels mondains. +C’était aussi un calme refuge d’intimité et de rêve... D’ailleurs, +l’endroit avait été fréquenté d’amants illustres, d’un général qui +bouleversa l’opinion française, et qui finit par un coup de revolver, en +terre d’exil, sur la tombe où l’avait précédé sa compagne inoubliée... +Qui se les rappelle aujourd’hui, hormis quelque familier de la brusque +et courte poussée prétorienne achevée en fait divers, à la rubrique des +accidents du cœur. + +Si le Moi est haïssable, ce serait surtout en matière de sentiment et de +volupté où, finalement, les histoires de chacun ne diffèrent guère de +celles du voisin, tous croyant la leur unique et supérieure. Aussi, +n’ai-je nul désir de m’attendrir aux remembrances d’adolescence ou +d’arrière-saison: «La vie de l’homme est misérablement courte» d’autant +qu’elle ne compte pas depuis la naissance, mais seulement, en vérité, +depuis que le cœur est ébranlé par l’amour! Mieux vaut ne pas gaspiller +le temps à se souvenir. La plus heureuse mémoire, comme le meilleur vin, +dépose, et de la lie est au fond... et puis: + + ... tous les êtres aimés + Sont des vases de fiel qu’on boit les yeux fermés. + +a écrit Baudelaire. + +Ici, il est aisé de se défendre contre l’obsession du passé. Ce n’est +pas une terre hantée de rêveries et de caprices; l’air n’y est pas +chargé de romanesque; ce n’est pas une province qui fournisse de suaves +ou farouches exemples d’aventures tendres ou sensuelles. L’Auvergne est +rude et chaste. La femme n’y occupe qu’une place discrète, retirée, +matrimoniale. C’est Champfort, originaire des environs de Clermont, qui, +dans ses maximes corrosives, a écrit: «L’amour tel qu’il existe dans la +société n’est que l’échange de deux fantaisies et le contact de deux +épidermes.» Encore, l’intérêt supprime-t-il souvent la fantaisie. Pas +plus que dans Pascal, nous ne trouverons aux pensées de Champfort, d’une +_âpreté dévorante_, des motifs d’exaltation mondaine. Enfant naturel +(1741-1794), comme J. Delille, il eut tôt fait, dès la fin du collège, +d’ajouter: de Champfort à son pauvre de Nicolas. (Il attachait beaucoup +d’importance au nom.) + +Un jour, le marquis de Créqui lui disait: + + --Mais, monsieur de Champfort, il me semble qu’aujourd’hui un homme + d’esprit est égal de tout le monde, et que le nom n’y fait rien. + + --Vous en parlez bien à votre aise, monsieur le Marquis, répliqua + Champfort, mais supposez qu’au lieu de vous appeler monsieur de + Créqui, vous vous appeliez monsieur Criquet, entrez dans un salon et + vous verrez si l’effet sera le même. + +Il eut une jeunesse précoce, orageuse et triomphale. + +«Enfant de l’amour, beau comme lui, plein de feu, de gaieté, impétueux +et malin, studieux et espiègle», tel le peignait un de ses camarades. +Précepteur, il jette le trouble dans les deux maisons où il devait +enseigner la vertu. En 1764, la Comédie-Française lui jouait un acte en +vers, _La jeune Indienne_, «_un ouvrage d’enfant, dans lequel il y a de +la facilité et du sentiment_», disait Grimm. On s’étonne, de nos jours, +des efforts des artistes pour approcher la nature: la jeune actrice qui +faisait l’Indienne[47] en habit de sauvage, en longue chevelure, +portait, en guise de robe, une peau _de taffetas tigré_. + + [47] Sainte-Beuve, Champfort, _Causeries du lundi_. + +Le public demeura froid. Le public? + +--Combien faut-il de sots pour faire un public? demandait le poète +mécontent. + + * * * * * + +Il s’exerce en divers genres, il produit des épîtres couronnées par +l’Académie, il a des ballets à la Cour, une autre pièce, _le Marchand de +Smyrne_. Il est heureux, plein d’espoirs avec des avantages réels et +positifs: «Je vis, depuis trois mois, sous la baguette de la Fée +bienfaisante.» Une tragédie, _Mustapha et Zéangir_, lui vaut faveurs et +pensions royales. Fêté, logé, renté, académicien sollicité de toutes +parts, on pourrait le croire satisfait? Or, sa pensée a tourné au +sombre. Il n’est pas dupe des apparences. Il est resté Auvergnat, sous +son masque léger des salons. A vingt ans, il a dégrafé le collet d’abbé, +pour aller aux plaisirs et aux vanités du siècle. Et voici qu’il se +lamente sur le néant d’une existence factice. Les encouragements de +Voltaire, le suffrage de Mlle de Lespinasse, les applaudissements de +Marie-Antoinette, «quatre amies, qui l’aiment chacune d’elles comme +quatre, mesdames de Grammont, de Rancé, d’Amblimont, la Comtesse de +Choiseul,» le Secrétariat des Commandements du prince de Condé, et +d’être logé par M. de Vandreuil, et l’Académie à quarante ans,--tout +cela n’a pas comblé Champfort. L’amertume s’est amassée en lui. +Sainte-Beuve en accuse la stérilité d’un talent qui n’était pas au +niveau de son intelligence et de son esprit, une fatigue prématurée, la +nécessité de faire figure dans ce monde «qui lui était à la fois +insupportable et nécessaire». Mais que de traits communs aussi avec tant +de nos grands hommes d’Auvergne, avec la foule de nos émigrants. +N’est-ce pas de son origine montagnarde qu’il tenait cet instinct de +solitude que n’avait point étouffé le succès de paraître et de briller? +D’une âpreté foncière accrue avec le sérieux de l’âge, il se révoltait +de la tendance que l’on avait à le considérer comme un amuseur de luxe. +Aussi de quelle encre virulente il protestait: + + J’ai toujours été choqué de la ridicule et insolente opinion répandue + presque partout qu’un homme de lettres qui a quatre ou cinq mille + livres de rente est à l’apogée de la fortune. Arrivé à peu près à ce + terme, j’ai senti que j’avais assez d’aisance pour vivre solitaire, et + mon goût m’y portait naturellement. Mais comme le hasard a fait que ma + société est recherchée par plusieurs personnes d’une fortune beaucoup + plus considérable, il est arrivé que mon aisance est devenue une + véritable détresse, par une suite de devoirs que m’imposait la + fréquentation d’un monde que je n’avais pas recherché. Je me suis + trouvé dans la nécessité absolue ou de faire de la littérature un + métier pour suppléer à ce qui me manquait du côté de la fortune, ou de + solliciter des grâces, ou, enfin, de m’enrichir tout d’un coup par une + retraite subite. Les deux premiers partis ne me convenaient pas; j’ai + pris intrépidement le dernier. On a beaucoup crié, on m’a trouvé + bizarre, extraordinaire. Sottises que toutes ces clameurs! Vous savez + que j’excelle à traduire la pensée de mon prochain. Tout ce qu’on a + dit à ce sujet voulait dire: «Quoi, n’est-il pas suffisamment payé, de + ses peines et de ses courses par l’honneur de nous fréquenter, par le + plaisir de nous amuser, par l’agrément d’être traité par nous comme ne + l’est aucun homme de lettres?» + + A cela je réponds: + + «J’ai quarante ans. De ces petits triomphes de vanité dont les gens de + lettres sont épris, j’en ai par-dessus la tête. Puisque, de votre + aveu, je n’ai presque rien à prétendre, trouvez bon que je me + retire...» + +Mais cette indépendance matérielle allait lui être ravie. La Révolution +avance, et Champfort va au-devant. Ses pensions sont englouties. +Spectateur de sang-froid, il a des formules saisissantes: _Guerre aux +Châteaux, paix aux chaumières._ Il traduisait la devise révolutionnaire: +Fraternité ou la mort par: _Sois mon frère ou je te tue._ + +Il jugeait les violences de la Terreur avec la foi et désinvolture: + +«_On ne nettoie pas les écuries d’Augias avec un plumeau._» + +Il demandait à Marmontel: + +«_Voulez-vous donc que l’on vous fasse des révolutions à l’eau de +rose?_» + +Il était avec _le peuple neuf_ contre l’ancienne société. Mme Roland le +protégeait, friande de cet esprit qui faisait «chose très rare, rire et +penser tout à la fois». Grâce à elle, il devint conservateur de la +Bibliothèque nationale. Il avait donné à Sieyès le titre et le début de +la brochure: _Qu’est-ce que le Tiers État? Tout. Qu’a-t-il? Rien._ Pour +Mirabeau, il était l’ami le plus inspirateur, «la tête la plus +électrique» qu’il eût jamais connue. Champfort préparait au tribun le +discours contre les académiciens,--lui, qui avait été l’homme d’académie +par excellence, qui s’était enorgueilli de ses prix, d’abord, et avait +tout fait pour y entrer. Son ardeur révolutionnaire, qui n’hésita qu’au +fort de 93, et lui faisait condamner tant d’hommes, La Fayette, Barnave, +qui n’avaient pas suivi jusqu’au bout le mouvement,--sa fougue, sa +sincérité étonnaient Chateaubriand: + + «Champfort était d’une taille au-dessus de la médiocre, un peu courbé, + d’une figure pâle, d’un teint maladif. Son œil bleu, souvent froid et + couvert dans le repos, lançait l’éclair quand il venait à s’animer. + Ses narines un peu ouvertes donnaient à sa physionomie l’expression de + la sensibilité et de l’énergie. Sa voix était flexible, ses + modulations suivaient les mouvements de son âme; mais, dans les + derniers temps de mon séjour à Paris, elle avait pris de l’aspérité, + et on y démêlait l’accent agité et impérieux des factions. Je me suis + toujours étonné qu’un homme qui avait tant de connaissance des hommes, + ait pu épouser si chaudement une cause quelconque.» + +Cependant, tant de gages fournis aux maîtres successifs de l’heure, ne +devaient pas sauver de la suspicion démagogique le ci-devant poète de la +_Jeune Indienne_, naguère encore secrétaire de Mme Élisabeth. Arrêté, +relâché, menacé à nouveau, il tente de se faire sauter la cervelle; +l’œil crevé seulement, il se taillade le cou, la poitrine, les jarrets, +d’un rasoir qui ne l’achève pas. Il guérissait, lorsqu’il mourut de +quelque imprudence de son médecin, dit-on, à cinquante-trois ans, le 13 +avril 1794. + + * * * * * + +Ainsi finissaient, dans l’écroulement de la vieille France, les +paisibles projets de retraite de l’homme de lettres «qui en avait eu +par-dessus la tête» de la vie de ruelle et de cour. Pas plus que Pascal, +il me semble s’être souvenu beaucoup de l’Auvergne où il n’avait fait +que naître,--enfant du hasard. Avec Champfort, nous voici revenus à +Paris, et rue de Richelieu, dans ce cabinet ensanglanté de la +Bibliothèque Nationale. Et Richelieu, c’est Rueil, d’où nous sommes +partis avec Pascal, de la demeure fameuse du Cardinal; Rueil où nous ne +pouvons entrer sans la hantise de l’écrivain des _Pensées_; c’est lui, +plus que Bonaparte, que je revois sur ce pont de Neuilly où il faillit +être précipité à la Seine, avec son carrosse; l’accident de Neuilly, où +se fit la révélation brûlante par quoi s’exalta son génie. + + + + +CHAPITRE XIX + +La tasse de lait: Michalias.--Un débutant de soixante ans.--Endors-toi, +paysan.--_Le jugement de Saint-Pierre_.--_La mort du Paysan_.--_Sous les +bouleaux_.--Le poète de la Dore.--La bonne souffrance.--_A la prière du +soir_.--Un essai de grammaire auvergnate et d’hydrothérapie. + + +«Savez-vous, disait Mme Helvétius à l’abbé Morellet, que quand j’ai eu +le matin la conversation de Champfort, elle m’attriste pour toute la +journée?» Et je ne sais plus quelle autre de ses belles admiratrices et +amies confessait sa soif d’un bol de lait frais--après les propos du +cruel causeur: il y a toujours un peu d’arsenic au fond. + +Le tasse de lait? Le contre-poison? R. Michalias,--un poète, qui fut +pharmacien--nous les offrira non loin de la Limagne, au cœur du +Livradois. C’est un autre pays, un autre patois d’Auvergne. Aussi +s’expliquent dans _Ers de lous Suts_ et _Ers d’uen Païsan_, quelque +afféterie et quelque douceur, si loin de notre Vermenouze, avec qui, +pourtant, s’apparentent si curieusement la vie et la carrière poétique +du félibre ambertois! Même où leur formation littéraire paraît différer +du tout au tout, elle est, au fond, toute pareille. + +Sans doute, Vermenouze, émigrant très jeune n’est rentré que sur le tard +au pays, alors que Michalias n’en est jamais sorti. Mais, sédentaire ou +voyageur, tous deux obéissaient à la même loi pratique de la race: +d’assurer les réalités de l’existence, avant tout. Chevauchant sous les +étoiles, par les sierras d’Espagne ou sédentaire parmi ses bocaux, +celui-ci et celui-là n’ont cédé, vraiment, qu’en se retirant des +affaires à la tentation d’écrire. Encore Vermenouze s’y était-il essayé +par intervalles, dès la vingtième année. Pour Michalias, la révélation +fut extraordinairement tardive: il ne débuta guère qu’à la soixantaine. + +Pourtant, ni à l’un ni à l’autre, on ne saurait dénier les dons les plus +flagrants de la jeunesse et de l’âge mûr, heureusement associés, la +fraîcheur et l’allégresse de la vision, la vigueur et la netteté de +l’expression. J’arrête le parallèle. Il se poursuivra de lui-même aux +chapitres de Vermenouze. + + * * * * * + +R. Michalias tint boutique de médicaments à Ambert, et son nom reluit en +lettres d’or au-dessus de celui de son successeur, à quelques pas de la +confortable maison où s’écoule sa retraite d’auteur régionaliste et +d’amateur de jardins. Tout occupé aux soins de sa profession minutieuse, +exclusive de grosses agitations et de longues absences, il dut borner +son horizon aux brèves promenades du géologue et du botaniste. Aussi, +par son commerce incessant avec l’indigène, il conserva l’usage +quotidien du parler local et natal. De là, son inspiration limitée à +quelques kilomètres de la Dore. De là, l’observation précise et +méthodique; ce qui n’empêche pas le pittoresque, le charme, la +tendresse. De là, tant de saveur et de naturel du langage, ou des pièces +de composition un peu apprêtée... + +J’en étais arrivé au chapitre où je voulais signaler l’œuvre de M. +Michalias, dont la renommée s’est imposée dans le monde félibréen. +Cependant, je n’étais pas très assuré de mon jugement. + +Quand je lisais: + + «Ma Dore va, telle une jarretière,--autour des tertres fleuris. + + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + «Je nais d’une goutte de rosée...--Une goutte et une goutte font un + fil,--mais pour coudre avec, il faut le dé--et aussi l’aiguille d’une + fée. + + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + «Entre ses doigts, le fil se fait lien,--le lien se fait + jarretière,--se fait ruban et même nappe--et s’étale par places dans + les campagnes. + + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + «A la manière de petites langues, les feuilles,--de l’osier me + viennent caresser.» + +cela me semblait bien maniéré; mais le patois avait un tel goût de +terroir qu’on ne pouvait se méprendre à sa qualité foncière--si +différente de notre cantalien. Je résolus de m’informer davantage, et de +revenir aux pentes du Forez et du Livradois; car, plus d’une fois, jadis +j’avais parcouru la contrée en divers sens, de Saint-Étienne ou de +Clermont-Ferrand au Puy, à Arlanc, à la Chaise-Dieu... Mais tous autres +souvenirs étaient écrasés, au surgissement, en ma mémoire, de la +cathédrale romane, des statues, des chapelles sur les brèches et des +dykes volcaniques, ou de l’abbaye formidable, sur le plateau sauvage... + + * * * * * + +Aujourd’hui, c’est à Ambert que je vais, par acquit de conscience +professionnelle, plutôt sans enthousiasme. Je crois la connaître, notre +Auvergne,--et comment la sous-préfecture, la rivière, les arbres et les +rocs vers lesquels le train m’emporte pourraient-ils se disposer pour me +procurer quelque émoi inédit? Oh! je ne suis pas de parti-pris, et je +m’entraîne sincèrement sur M. Michalias. Souvent, il décrit avec +simplicité: + + «On rentre... + + La nuit tombe et le ciel se pointille d’étoiles;--maintenant on n’y + voit qu’à courte distance.--Même des sommets, les crêtes deviennent + rares...--«Allons _Labri_! Viens-t’en. + + Ramène les moutons, et aboie la _Marcade_.--Vois, moi aussi je prends + mon sac.--Cours, cours, fais-leur faire demi-tour...--Il faut aller + manger la soupe. + + Entre deux haies de mûriers sauvages,--bêtes et gens s’en vont par le + sentier encaissé; les brebis arrachent tout le long--quelque feuille à + la ronce et y accrochent de leur toison. + + Sous plus de mille petits pieds alertes,--le sable du chemin desséché, + fait une fumée.--C’est, sur le sentier, tout semblable au lourd + brouillard qui traîne sur les ruisseaux. + + Ces bœufs, qui suivent pesamment,--la poussière garde l’empreinte du + pied large et attardé.--De leur lèvre, parfois une bave, tel un grand + crachat, descend sur le sol. + + Des hommes en larges sabots, où leur pied est trop à l’aise,--suivent + par derrière; aucun ne parle.--De la bêche ou de la faux, le fer, sur + leur épaule,--lance par moments un bref éclair. + + Ils traînent bien un peu la jambe:--le soleil, toute cette journée, + les a roussis par là-bas.--La poussière et la sueur mâchurent les + joues...--Bah! le lendemain il n’y paraît plus. + + Et la nuit, doucement, arrive, sournoise,--sur les œuvres de + Dieu.--C’est assez de travail pour aujourd’hui.--Va dormir, paysan, tu + as rempli ta journée!» + +Il y a du rythme dans les chansons, de la couleur dans les tableaux, de +la variété dans les sujets, du rire frais et de la saine gaillardise +dans certains contes, comme le _Jugement de Saint Pierre_, qui refuse +l’entrée du Paradis à la fille sage: + + «Mais qu’est-ce que c’est qui se dissimule--là-bas? Quelqu’un ou + quelque chose? Je ne me trompe pas, parbleu,--c’est la vieille + béguine: + + Qu’as-tu fait pendant ta vie,--de tes _charmes_? Tu ne t’en es pas + servie...--et cependant il faut des enfants--pour manier les + faucilles,--pour façonner la terre, et aider au fermier! + + Tu es comme ce vieux bénitier,--là-bas, où tisse l’araignée dans un + coin, et où personne ne va...-- + + «Il n’y a que toi de damnée!--Va prendre pour amoureux--Le diable qui + s’ennuie...--Allons donc, jolie mariée,--allons, fiche le camp!» + +Même, M. Michalias touche à la grandeur, par les très humbles détails, +devant la mort du paysan! + + «La bêche et l’araire--Je ne puis plus les manier...--Alors mieux vaut + m’en aller,--si je ne suis rien bon à faire. + + Écoute-moi bien seulement:--En mourant, je suis chrétien,--dis-moi + quelque messe;--ensuite, tu seras maîtresse--de conduire la maison + comme si c’était moi-même. + + Mets (_mène_) la chèvre au bouc,--Et la vache (Bardelle) au + taureau;--Sème le champ de raves,--Tu sais qu’à notre Noire il lui en + faut pour avoir du lait. + + Et quand ce sera fait,--Tu faucheras le regain et feras les + semailles.--Ainsi, paisiblement--tu vivras sans rien devoir,--et tu + viendras à bout de payer notre ferme.» + +Et le voici capable du plus délicat attendrissement aux ressemblances de +la pure idylle: + + +SOUS LES BOULEAUX + + «Le soir, lorsque nous venions tous deux--nous y asseoir, il + me semble--que nous étions comme deux poussins qui se + bécotaient,--réfugiés sous l’aile de leur mère. + + La lune, en suivant son chemin,--blanchissait l’écorce d’un + bouleau:--c’était là le parchemin--sur lequel nous mêlions le T de + «Thérèse»--et le B de «Barthélemy». + + Mettant à profit cette faible lueur,--c’était un couteau, + l’imprimeur--de notre petit livre d’amour--épelé dans les bois... et + je n’en ai guère,--depuis lors, lu de meilleur. + + Maintenant que nous sommes devenus des vieux,--moi et Thérèse, à la + veillée,--simplement assis près de la bûche allumée,--il nous revient + parfois devant les yeux ce bon temps sous la feuillée.» + +Aussi bien, l’arbre pâle a inspiré à M. Michalias une délicieuse +piécette d’anthologie: + + +LE PETIT BOULEAU + + «Petite robe blanche et cheveux d’or--du petit bouleau--Il me passe + quelque chose à travers le corps,--lorsque je vous vois... + + Il me passe quelque chose à travers le corps--parce que je crois voir + la robe de ma sœur,--la pauvre Thérèse... + + Voir les cheveux de ma sœur--qui n’avait que dix ans,--quand la prit + la Mort...--Voilà ce que je vois. + + Et qui fait tant frissonner mon corps,--Parce que je crois revoir + encore ma sœur,--en ce bouleau.» + +J’étais charmé et dérouté par cette note aimable et plaintive, en telle +opposition avec le rude accent de la Haute-Auvergne. Le train roulait, +par la nuit glacée. Je m’endormis dans mon coin, jusqu’au matin peu +hâtif de la mi-octobre, vers sept heures; c’était le Livradois qui +s’encadrait par images successives, à la portière--alors que je pensais +continuer ma lecture; c’est la Dore du poète, une souple et gracieuse +rivière à travers les prairies bordées de saules et de peupliers, la +paisible rivière et les calmes arbres de la plaine, sans rien de commun +avec nos ruisseaux torrentueux des vallons cantaliens! Ah! que déjà je +comprenais mieux l’œuvre de M. Michalias!... + +Je fus tout à fait renseigné par le court trajet de la gare d’Ambert à +la ville, sans rapport avec nos bourgs farouches, dans leurs aires de +basalte! L’Auvergne de M. Michalias est une autre Auvergne, qui a trouvé +en lui un poète spontané et attentif, un fils pieux qui n’a pas dédaigné +l’héritage ancestral. Ses habitudes d’examen et de précaution lui ont +inculqué le goût du détail. Son œuvre manquera de lointain et +d’ensemble, mais elle vaudra par de fines découvertes, une jolie +pénétration. Où nous n’aurions aperçu que le vague aspect de la roche et +de la verdure, il émerveillera nos regards par tel fragment de caillou +où semblent s’être pétrifiés des milliers d’arcs-en-ciel,--que son +marteau savant a fait sauter de quelque bloc enfoui depuis les premiers +âges du monde... + + * * * * * + +Prodigieux mystère des sources qui peuvent cheminer à travers le sol +hermétique, et se perdre, inconnues, ou qui vont jaillir à la révélation +de la baguette de coudrier! + +Une sensibilité de poète, ses dons d’observation, le trésor du vieux +parler ambertois--tout cela aurait bien pu s’égarer ou se dessécher, par +la course ou la stagnation de plus d’un demi-siècle au tréfonds du cœur +et de l’esprit d’un tranquille bourgeois de province. Or, comme une +source longtemps souterraine, la veine poétique a jailli de M. +Michalias, à l’improviste. + +Cela lui est venu d’un jour où, retiré des affaires, il s’était cassé la +jambe. C’en était fini, pour quelques semaines, des promenades du +botaniste, de l’entomologiste, du géologue... Ce fut la bonne souffrance +où, momentanément sevré d’activité, la méditation fut la seule ressource +du malade. + +Les souvenirs, les images qui se pressaient, M. Michalias entreprit de +les classer, comme il avait fait toute sa vie, de son butin d’insectes, +de plantes, de minéraux. Il composa des tableautins d’un réalisme +discret et sincère, qui lui valurent les plus hautes approbations +félibréennes. Il avait écrit par jeu, pour se distraire: l’amateur se +révélait poète, d’une imprévue personnalité. La philologie s’emparait de +son œuvre, historiquement précieuse par la qualité et la quantité des +matériaux sauvés et rassemblés; non pas des vocables de bibliothèque, +perdus et refroidis, dont les spécialistes scrutent la structure évidée, +mais du patois de plein air, capturé au soleil et épinglé encore tout +frémissant, comme le papillon avec toutes ses couleurs, avant de se +recroqueviller et de disparaître. + + * * * * * + +La renommée a visité M. Michalias, sans qu’il l’ait fort provoquée. Ses +deux volumes (1904, 1908) n’ont été tirés qu’à une centaine +d’exemplaires chacun, restés hors commerce. Mais nombre de pièces +avaient paru dans les revues décentralisatrices, où elles avaient +conquis l’admiration du Midi. + +L’enthousiasme est venu du Nord, aussi: traductions en suédois, par le +Dr Goran-Bjorkman, de Stockholm; en allemand, par le Dr Hans Weiske, de +Cottbus (Brandebourg). + +Tant d’éloges n’ont point mordu sur la solide modestie de M. Michalias. +Il continue de produire, mais résiste à publier un nouveau volume. Il a +goûté son succès. Peut-être se rend-il compte que d’autres n’auraient +pas plus de saveur. Il eût pu être majoral d’Auvergne, avec quelque +intrigue, à la mort de Vermenouze, qui l’avait souhaité comme +successeur. Mais M. Michalias ne se dépense pas en vanités. C’est un +sage. Et voilà le bonheur, édifié dans la calme retraite due au travail +accompli. + +Un bel enfant blond, câlin et rieur, met son gentil tumulte dans la +demeure des grands-parents qui, tout à l’heure, partiront pour quelques +jours chez leur fille et leur gendre,--pas bien loin d’ici... Mais qui +prendra soin du jardin? Car M. Michalias cultive son jardin, un rare +enclos fermé aux regards, derrière la maison. Il y descend à l’aube, +pour découvrir ou sortir les plantes, abritées la nuit. La gelée, ici, +est précoce et meurtrière pour les espèces fragiles. Le jardin de +campagne! avec des planches de légumes, des massifs de fleurs, des +arbres fruitiers; un potager d’agrément, qui s’égaie de myosotis, de +bégonias, de géraniums, de groupes de rosiers, de touffes de +rhododendrons, entre les murs vêtus de clématites et de glycines, et +coiffés de lilas. + +Mais l’arrière-saison a défeuillé les branches et roussi les pétales. +Cependant, le propriétaire nous guide vers «son placard à +chrysanthèmes», richement épanouis, mais qu’il faut abriter, adossés à +la muraille garnie d’un auvent où, la nuit, s’accroche une devanture de +paillasson. Une porte poussée, et voici l’annexe, plus rustique, dont +vient de s’agrandir le discret domaine, maintenant ombragé d’un cèdre +centenaire,--et bordé, à sa frontière reculée, de hauts sapins sous +lesquels gazouille une fontaine... + +Oui, la vie régulière, méthodique, de M. R. Michalias et sa retraite si +doucement agencée expliquent ce qu’il y a d’un peu rangé et de contenu +dans sa poésie pourtant si naturelle et véridique. Ce n’est point de +l’apprêt, mais de l’ordre. Ce n’est pas un défaut, une faiblesse de +l’artiste et de l’œuvre,--mais la résultante des suggestions ambiantes; +ce pays de Livradois est tout plaine; la vallée, de tout repos, où +paresse la Dore entre ces deux lignes de montagne sans secousses; par +ici, on est villageois plus que montagnards. + +Ceci caractérise l’inspiration de M. R. Michalias et le différencie d’un +Vermenouze. Je dis bien: l’inspiration. Ainsi arrive-t-il à des +patoisants de nous donner la poésie qui manque trop souvent à la +littérature... + +Les chants de M. R. Michalias, ce sont des _Promenades_ et _Intérieurs_, +des _Intimités_... Oui, je songe au François Coppée des humbles choses, +des impressions à mi-voix, du sentiment murmuré. Je parle d’une manière +de sentir et de s’exprimer. Sans quoi il n’y a aucun rapprochement à +faire entre les sentiers, semés d’écailles d’huîtres des barrières et de +la banlieue parisienne et le paysage d’Ambert. + +Heureuse petite ville, riante et simple, que nulle laideur n’isole de la +grâce environnante des eaux, des cultures, des prés, des bois! Il est +peu d’endroits habités d’où, pour joindre la campagne, il ne faille +traverser des espaces interlopes, une zone intermédiaire, des parages +qui ont cessé d’être ruraux et ne sont pas devenus citadins! + +La rue d’Ambert se perd dans la campagne, ou c’est le chemin des champs +qui s’égare dans la ville. La promenade n’est pas une expédition: c’est +le tour du jardin qui se prolonge,--et qui n’en finirait plus, par tant +de séductions agrestes... + + * * * * * + +Je l’ai dit, au début, la poésie de M. R. Michalias, c’est la tasse de +lait,--qui ne conviendrait guère aux palais brûlés de boissons fortes: +l’alouette, la source, la cigale, le grillon, l’hirondelle, la voix du +pâtre, la cloche de l’angélus, la brise d’été, la rafale d’hiver! La +chanson de la fileuse, les contes de l’aïeule! La fuite des jours et des +saisons, scandée par les labours, les semailles et les moissons! +L’éternelle humanité primitive du paysan, asservi à la glèbe du petit +pâtre au gros fermier, de la servante à la maîtresse! Le chant et la +danse d’un dimanche, d’une fête, d’une noce, qui tranchent sur la +monotonie des semaines. Toute une existence attachée, comme une chèvre +au piquet, au clocher natal,--qui ne s’en éloigne jamais que d’une +longueur de corde: + + +A LA PRIÈRE DU SOIR + + «Vers le clocher, la sonnerie se meurt peu à peu;--dans l’air, il n’en + reste qu’à peine un frémissement.--Notre église disparaît dans l’ombre + du soir,--mais on y allume, c’est l’heure de la prière. + + J’y entre juste au moment où une petite troupe de jeunes + filles,--ruban bleu sur la poitrine, chante au milieu du chœur;--comme + moi, vous aussi, vous auriez cru certainement--entendre des oiseaux, + l’été, perchés sous les ramilles. + + Les cierges font un amas de gouttes autour de la mèche;--le vicaire, + en surplis blanc, monte en chaire, retire sa petite calotte noire et + dit la prière--pendant que fume là-bas un encensoir. + + Que voulez-vous? Moi qui suis une espèce de parpaillot,--(je ne suis + que comme je suis et cependant pas mauvais homme)--de sentir cette + odeur, d’entendre ces chants et tout le reste--cela me fit quelque + chose... et moi aussi, je priai un peu». + +Enfin, une des caractéristiques du talent de M. R. Michalias, c’est le +mouvement, la justesse du dialogue quelque peu féroce, toutefois, et +excessif comme dans _Funérailles_--quoique ces propos l’auteur les ait +probablement entendus! Mais cela détonne, parmi la verve bienveillante +et attendrie dont le poète raconte, à l’habitude, les gens et les choses +du Livradois. + + * * * * * + +Comme on l’a vu, ces _chants_ en patois d’Ambert devaient solliciter des +romanisants. M. Michalias s’est pris lui-même à vouloir démonter le +mécanisme de l’instrument dont il s’était, d’abord, ingénument servi. Il +a élaboré un _Essai de grammaire auvergnate_, qui n’est pas un modèle de +méthode scientifique. On ne s’improvise pas philologue, et les +spécialistes lui reprochent d’errer sur la phonétique et la morphologie. + +Quand même, la recherche est louable, et le résultat précis. Ainsi en +juge, avec autorité, M. B. Petiot: + + «Des exemples nombreux, non composés artificiellement à l’appui d’une + règle, et, partant, toujours suspects, mais formés de phrases + familières réellement entendues, nous donnent, mieux que toutes les + explications et toutes les théories, l’impression d’une langue parlée + et bien vivante, et nous en font pénétrer le génie. C’est ici que + l’auteur, bien servi par sa connaissance des moindres nuances du + patois, retrouve sa supériorité. J’ai dit plus haut que la syntaxe, + resserrée en un chapitre de quatre pages, était insuffisante, et c’est + vrai. Mais ce n’est pas dans ce chapitre seulement, qui lui est + spécialement consacré, qu’on trouve la syntaxe; elle est répandue dans + tout le livre; et, à condition de la dégager des exemples on aura une + connaissance assez complète de la langue. On ne saurait donc trop + féliciter M. Michalias d’avoir ainsi multiplié les exemples; ils + corrigent et complètent heureusement ce qu’il peut y avoir par + ailleurs de défectueux dans son livre. L’insuffisance théorique est + compensée par la connaissance pratique. Un souhait pour finir: M. + Michalias rendrait un grand service aux études de patois en composant + un vocabulaire des parlers de sa région. Le grand dictionnaire de + Mistral ne rend pas inutiles les lexiques spéciaux. Si, dans chaque + pays, on relevait les mots ou les sens qui ne se trouvent pas dans _le + Trésor du Félibrige_, on aurait ce qu’il y a de plus caractéristique + dans un parler. Et, pour la région d’Ambert, nul, plus que M. + Michalias, n’est qualifié pour entreprendre ce lexique spécial»[48]. + + [48] _Revue d’Auvergne_, septembre 1910. + +M. Michalias l’a entrepris, et il en viendra à bout,--comme de +tentatives autrement ardues. N’est-ce pas à lui que les Ambertois +doivent l’initiative de ce reluisant établissement de bains-douches +populaires, tout modern-style, aux gaies faïences de couleur, d’un +aménagement irréprochable, d’une propreté éclatante,--où, pour quatre ou +cinq sous, l’eau est distribuée à profusion à tout venant? La fondation, +émanant d’une Caisse d’épargne prospère, était destinée au public le +plus modeste, à l’employé, au paysan. Ils n’y sont guère venus. Par +contre, la population aisée y fréquente en foule. Sans doute, peu à peu, +l’exemple des citadins et des bourgeois entraînera le campagnard et +l’ouvrier. Ainsi le philanthrope et l’homme de progrès seront +récompensés de leur effort. Même chose pourrait advenir pour le poète +patoisant, en sens inverse: de retarder la fin du parler ambertois. + +De voir «les Messieurs» faire tant de cas du vieux langage naguère +dédaigné et reculant de la ville au village et du village au hameau +arriéré, le paysan ne rougira plus de l’employer au lieu du français de +hasard ramassé à la foire et au cabaret. De le lire imprimé, il +l’estimera à une autre valeur, comme le seau ou la lampe de cuivre jetés +au rebut et qu’il voit acheter par les amateurs, comme le flambeau +d’étain, la croix d’or émaillée échangés pour quelque affreux objet «à +la mode»--et devenus introuvables. + +M. Michalias a prouvé que l’on peut être, à la fois, épris du passé et +féru d’hydrothérapie, sans qu’il en résultât d’autre catastrophe que de +la renommée et du bien-être supplémentaire pour le cher pays natal... + + + + +CHAPITRE XXI + +Des Poètes nouveaux.--Le buste d’E. Chabrier.--Henri Pourrat.--Charles +et Olivier Calemard de La Fayette.--La Petite victoire de +Samothrace.--Le poème des champs.--Considère... + + +J’ai gardé le goût des vers et la passion des paysages. Peut-être est-ce +d’avoir traîné mon enfance par la hâve et fuligineuse banlieue que je +n’arrive pas à me rassasier de nature et d’espace! Peut-être, est-ce +d’avoir fabriqué «des vers impressionnistes»,--que j’ai, par l’amour des +contraires, gardé la passion de la poésie--des autres, français et +patoisants... Toujours est-il que je n’approche jamais sans émotion le +recueil d’un poète nouveau. D’abord, ce n’est pas un volume qui se +vende. Vraiment, le poète se donne! Avec le prosateur, si désintéressé +soit-il, tout de suite nous entrons en compte, nous faisons une affaire, +lui, surtout; il demande de l’argent, il touche; et nous en sommes pour +notre dépense. + +Des vers, des paysages, voilà qui me tentait; d’autres paysages,--le +Velay voisin--que me vantait chaleureusement Henri Pourrat, dont le +jeune talent affirmé dans les _Films auvergnats_, _Sur la Colline +ronde_, en collaboration avec Jean l’Olagne, enchante les régionalistes, +et mérite de gagner tous les lecteurs. Ce sont des scènes savoureuses de +la vie du Livradois,--annexé à la littérature française, dans une langue +robuste, pleine, serrée, aux images hardies, nettes et justes--entre Guy +de Maupassant et Jules Renard. Comme la Dore a trouvé son poète patois +en M. Michalias, ses riverains et les campagnards ressortissants +d’Ambert ont rencontré dans MM. Jean d’Olagne et Henri Pourrat des +conteurs à qui ils doivent de nous apparaître typiques, définitifs, +inoubliables, admirablement _locaux_. Il y a là des mœurs, du +pittoresque inédits; ces paysans sont de ce pays, pas d’un autre... + +Donc, M. Henri Pourrat, dans nos promenades autour d’Ambert, +m’entretenait de nature, de littérature, d’art, et de la poussée +industrielle et commerciale de la petite capitale du Livradois, où se +fabriquent des chapelets pour toutes les parties du monde. Le petit +palais cossu de la caisse d’épargne dit assez l’accroissement des +économies que les bas de laine déversent dans ses coffres de fer. Mais +Ambert ne s’enorgueillit pas que de ses usines et de ses écus. Cet été, +elle honorait, par un buste dû à Constantin Meunier, en place publique, +l’un de ses plus glorieux enfants, Emmanuel Chabrier[49]. + + [49] A l’inauguration du monument (du sculpteur Vaury, surmonté du + buste par Constantin Meunier), M. J. Desaymard a redit ainsi cette + cruelle destinée d’un génie contre qui s’acharnait la malchance: + + «Emmanuel Chabrier naquit à Ambert, en 1841, d’une vieille famille + Ambertoise. Tout, en lui, rappelait son pays natal: depuis son nom, + à étymologie pastorale, jusqu’à son accent, ponctuant drôlement des + locutions du crû: «Eh! ma mie!--Ah! bonnes gens!» depuis ses + houppelandes et ses vastes chapeaux restés légendaires, jusqu’à la + carrure de son corps replet, surmonté d’une face large et animée, au + front puissant, au regard incisif. Mais surtout ce qui faisait de + lui la personnification même de sa race, c’était son tempérament + volontaire, véhément et combatif, la vie ardente qui bouillonnait en + lui, et s’épanchait, tantôt en une verve comique intarissable, + tantôt en une tendresse effrénée; c’était enfin son inspiration, + affirmant dans toutes ses œuvres la joie et la beauté de _vivre_. + + «Voilà pourtant l’homme que guettait la plus cruelle + Destinée:--toute sa carrière artistique ne fut qu’une suite de + malchances broyant peu à peu sa volonté tenace. D’abord, sa vocation + musicale fut contrariée; il dut faire du droit pour obéir à son père + et ne put étudier son art qu’à moments perdus, au gré des loisirs + que lui laissaient ses occupations au Ministère de l’Intérieur + (1862-1880). En 1881, cependant, une bonne fortune échut à Chabrier; + libéré du ministère, il put accepter les fonctions de secrétaire + auprès de Charles Lamoureux, lancé alors en pleine bataille + artistique et menant le bon combat wagnérien: Chabrier fut un de + ceux qui contribuèrent à la victoire; il en retira le bénéfice de se + faire connaître autrement que comme auteur d’opérettes, et Lamoureux + lança sa rhapsodie _Espana_ qui eut la fortune que l’on sait. Mais à + cette époque commença le calvaire de _Gwendoline_; cet opéra, qui + fut l’œuvre capitale de Chabrier, ne put trouver, pendant longtemps, + de théâtre où se produire. Le 10 avril 1886, enfin, la première + représentation de _Gwendoline_ avait lieu... à la Monnaie de + Bruxelles. Mais la malchance persistait: à peine _Gwendoline_ + triomphait-elle depuis quelques jours en Belgique, que le directeur + de la Monnaie faisait faillite. Ensuite, l’infortuné chef-d’œuvre + fit le tour de l’Allemagne, le tour de France, mais toujours sans + pouvoir forcer les portes de l’Opéra. Alors Chabrier, qui avait + besoin de gloire et aussi d’argent, mit son espoir sur une œuvre + d’un art plus accessible au public: _le Roi malgré lui_. Accueillie + avec faveur à l’Opéra-Comique, cette pièce y était à peine installée + (21 mai 1887), que le théâtre, quelques jours après, devenait la + proie du fameux incendie qui le détruisit. Malgré ce nouveau revers, + Chabrier voyait encore un avenir brillant devant lui: les + représentations de _Gwendoline_, quoique étrangères à Paris, + l’avaient décidément rendu célèbre; partout il était recherché, + fêté; en juin 1886, ses compatriotes s’étaient honorés de le + recevoir et de lui faire présider un concours musical qui avait lieu + à Clermont-Ferrand, et ce fut le retour triomphant au pays natal, + dans l’apothéose d’une gloire naissante. Après l’écroulement brutal + du _Roi malgré lui_, Chabrier se mit donc courageusement à l’œuvre, + pour l’élaboration du drame lyrique qui devait être la suprême + expression de son génie: _Briséïs_; il ne put achever cette + entreprise; l’épuisement paralysa peu à peu ses facultés, usées par + de trop grands efforts, par les déceptions, par la vaine attente de + voir représenter _Gwendoline_ à l’Opéra. Cette consolation, il l’eut + à peine: quand _Gwendoline_ parut enfin sur la scène de l’Académie + Nationale de musique, le 27 décembre 1893, la raison de Chabrier + était trop affaiblie pour qu’il pût se rendre compte clairement de + ce qui se passait. Il mourut quelques mois plus tard, le 13 + septembre 1894, dévoré par le regret de ne pouvoir achever + _Briséïs_. + + «L’œuvre d’Emmanuel Chabrier reflète les puissants contrastes de son + génie. Tantôt d’une verve folle, d’un esprit hilarant, d’un + pittoresque grouillant ou d’une grâce légère, elle nous offre à peu + près les seuls exemples qu’on ait de ce que pourrait être la musique + humoristique, c’est-à-dire, par opposition avec la vile opérette, + une musique qui tirerait tout son effet comique de moyens purement + artistiques: non seulement de la mélodie, mais de l’harmonie, du + rythme, de l’orchestration, de la prosodie. Dans ce genre, la + trilogie humoristique des _Cochons roses_, des _Petits canards_ et + des _Gros Dindons_ est un pur chef-d’œuvre; mais il faut citer + aussi: dans la note surtout comique, l’opérette de _l’Étoile_; dans + la note surtout pittoresque, _Espana Habanera_, _Joyeuse Marche_, la + _Bourrée fantasque_, les _Valses Romantiques_, et la plupart des + _Pièces pittoresques_; dans la note spirituelle et légère, + _l’Éducation manquée_ et le _Roi malgré lui_. Tantôt encore, l’œuvre + de Chabrier nous fait entendre les accents de l’héroïsme, d’un + héroïsme rude qui lui est bien spécial, et c’est _Gwendoline_, et ce + sont les rôles de chrétiens dans le fragment de _Briséïs_. Tantôt + enfin--et c’est peut-être là qu’était la note la plus intime de + Chabrier,--sa musique nous traduit une tendresse infinie, parfois + éplorée; elle est une caresse enveloppante, elle exprime la vraie + nature de son âme, qui était toute «d’effusion affectueuse», suivant + le mot de Vincent d’Indy: telle est l’inspiration de quelques + «pièces pittoresques» comme l’émouvant _Sous-bois_, de la plupart + des romances, _l’Ile Heureuse_, le _Credo d’amour_, _Toutes les + fleurs_, _Tes yeux bleus_, etc., de la _Sulamite_, et de presque + tout le premier acte de _Briséïs_. + + «Chabrier s’était fait un style bien personnel et facilement + reconnaissable. Ses arpèges, ses appogiatures, ses audacieux + enchaînements d’accords de neuvième, ses accouplements insolites de + timbres, dans l’orchestration, créent une atmosphère musicale qui + lui est bien propre. Certes, il n’a rien inventé, à proprement + parler, en fait de technique musicale; mais, par la hardiesse de son + harmonie et de son instrumentation, il a eu la plus large part dans + cet affranchissement de l’écriture musicale dont s’honore l’école + moderne. En maints passages de _Gwendoline_, et surtout dans la + _Sulamite_ et _Briséïs_, on sent déjà très nettement l’esprit dans + lequel seront conçues les œuvres de Debussy et de ses disciples.» + +Ou bien, avec admiration et pitié, M. Henri Pourrat me citait Olivier +Calemard de La Fayette... Un jeune, et qui n’est plus, et que +j’ignorais... On peut suivre un temps, à travers les petites revues, les +générations qui montent... Et puis, l’on perd le contact... On ne peut +tout lire... Il faut qu’un nom éclate, en fanfare retentissante, pour +frapper nos oreilles. Encore, restons-nous défiants, maintenant que +chaque année nous découvre des princes et des lauréats du vers et de la +prose par douzaines. + + * * * * * + +Olivier de La Fayette! M. Henry Pourrat m’en parlait avec transport, me +communiquait des articles récents, à propos de la stèle commémorative +élevée au chef-lieu de la Haute-Loire. Je résolus de pousser jusqu’au +Puy et de m’y arrêter. Je connaissais la région, inséparable de +l’Auvergne. Du moins, je croyais la connaître. Je la vis comme +renouvelée, plus saisissante que jamais. Une lyre invisible, frémissante +et désespérée, vibrait aujourd’hui, par les champs et les monts naguère +accablés du plus morne silence... + +Des paysages, des vers, par ces bons vieux trains si lents, qui +s’arrêtent partout,--et voilà qui suffit à mon bonheur, et je marquerais +la journée d’une pierre blanche, s’il y en avait, dans ces parages de +lave sombre. + + * * * * * + +Olivier Calemard de La Fayette... Il naquit au Chassagnon (Haute-Loire), +le 27 août 1877; il y mourut le 13 octobre 1906. Il n’a publié que le +_Rêve des jours_, en 1904. Sa famille et ses amis, en 1909, ont fait +paraître son volume inachevé: _La Montée_, avec des fragments de prose, +et quelque correspondance. Mais comment ne point être conquis et +bouleversé tout de suite. Il n’avait pas trente ans, quand sa voix s’est +tue, celui qui écrivait de tels vers, dont M. Pierre de Nolhac a dit si +bien: «Le jeune génie d’Olivier de La Fayette ressemble à cette +_Victoire de Samothrace_ qu’il a chantée. Elle s’élance ardemment vers +le ciel; toutes les puissances de vie sont en elle; mais ses grandes +ailes sont à demi brisées, et nul ne saura jamais les lignes admirables +de son visage mutilé.» + + +_A ma petite Victoire de Samothrace_ + + J’invoque, le soir, quand ma lampe luit, + Ta chair mutilée; + Et j’entends sonner le farouche bruit + De ton envolée! + J’entends dans les cieux profonds et vermeils + Où l’astre ruisselle, + Avec l’harmonie ivre des soleils, + L’écho de ton aile! + Et je vois fleurir, sous les doigts du soir, + Aux plis de tes voiles, + Pour illuminer ton large essor noir, + Des reflets d’étoiles! + Ma chair douloureuse est rivée au sol, + J’en souffrais de honte. + J’ai pleuré d’orgueil d’avoir vu ton vol + Qui passe et qui monte! + Et voici mon rêve... Emporte-le moi + Vers ces ombres roses... + Il veut savourer la gloire ou l’effroi + Des apothéoses! + Car ton aile ouverte a fait tant de vent + Sur sa face pâle, + Qu’il n’apaisera sa soif qu’en buvant + Toute la rafale! + +Je parcours les comptes rendus de l’inauguration du monument que Le Puy +a élevé le 30 juin 1912 à Charles et à Olivier Calemard de la Fayette. +Car le grand-père a laissé un _Poème des champs_, fort estimé de +Sainte-Beuve. Il avait fait partie des cénacles romantiques, ami de Th. +Gautier, d’Arsène Houssaye, de Gérard de Nerval, quand il se retira dans +sa terre: + + Celui qui, dédaigneux des haltes et des trêves + Se complut aux fureurs, + Apaisé, repentant, dans les grands bois qu’il aime, + Vint se cacher, obscur et laboureur lui-même, + Parmi les Laboureurs. + Sans regret ni souci de la bataille humaine, + Par la famille à naître et par le vieux domaine + Aux longs devoirs lié, + Fidèle au sol béni que la sueur féconde, + Pour les humbles bonheurs il a fui loin du monde + Oubliant, oublié. + +Par les quelques fragments des journaux, il est facile d’apercevoir que +le petit-fils, touché d’autres inquiétudes morales et religieuses, +souffre de ne pouvoir s’en tenir aux horizons rustiques de l’aïeul: + + Si pourtant,--car la vie évolue et rayonne + Sous la forme qui se dessèche et qui périt-- + Quelque Rêve affligeait tes vieux espoirs, pardonne + Les mots que tu n’aurais pas dits! + + C’est la même rivière, en de nouvelles rives, + Qui coule reflétant, pure, les fleurs du bord, + Et par les soirs profonds et bleus, la clarté vive + Des étoiles, à l’horizon de nouveaux ports. + + J’ai souffert, j’ai souffert de n’être plus toi-même. + Pourquoi faut-il que l’eau déserte la montagne? + Ta vie était immense et j’aimais ton poème... + Que ton cher souvenir me garde et m’accompagne. + +Certes, Olivier de La Fayette sent la nature, la terre et le ciel +_d’Auvergne_, _des Cévennes_, _du Velay_, _de la Limagne_, auxquelles il +dédie une grande partie de son volume... Mais il dépasse vite: «La +profondeur ni la beauté du ciel étoilé ne sauraient satisfaire, même un +instant, le désir de l’infini, que pourtant elles avivent. +L’inconscience de la matière suffit à nous rendre plus étrangère que son +indifférence même.» Ainsi argumente le poète, à propos d’une de ses +inspirations. Aussi s’évade-t-il au plus tôt du décor étroit des pays et +des saisons, à la poursuite du Mystère que ne lui masquent pas +d’éphémères apparences: + + Les feuilles, cette année, étaient trop vigoureuses, + Encore pleines de sève au moment des gelées; + Et l’hiver a surpris ces pauvres malheureuses + Qui grelottent déjà sous les nuits étoilées. + + Nous n’aurons point les belles feuilles de novembre + Qui tombent lentement, une à une, en silence... + Feuilles d’automne, feuilles rouges, feuilles d’ambre, + Tournoyantes dans l’air calme de somnolence. + + Nous n’aurons pas les belles feuilles mordorées, + Les feuilles sans regret qui tombent d’être mûres... + Le vent brutal arrachera ces éplorées, + Et le bois douloureux aura de longs murmures, + + Où de la tige saine à la pointe roussie, + La mort prendra soudain la feuille bien vivante... + --Entends dans la forêt ces frissons d’épouvante... + +... Les voici, les belles feuilles de novembre, à ces arbres, à ces bois +roux dont il invoquait la muse! Par Arlanc, Saint-Alyre, la Chaise-Dieu, +le lac de Malaquet, quelle communion d’or et de flamme,--qui semble +processionner vers le Puy, vers la stèle du poète... Avec les bouleaux, +les peupliers, les hêtres, les cerisiers, les vinaigriers, d’autres dont +je ne sais pas les noms, ce sont toutes les roses, tous les rouges, +toutes les pourpres, tous les carmins de la palette, du feu, du corail, +de la chair, des pierreries, des fleurs, des aurores et des couchants. +Comment avec des mots redire l’apothéose de cette fin d’après-midi +d’arrière-saison, au long de ce train-omnibus qui, par tant d’arrêts, +peut-être, voulait témoigner qu’il n’était pas pressé de quitter ces +merveilleux parages! Nulle part encore, je n’avais assisté à pareille +féerie, à si outrancière et délicate débauche de couleurs et de nuances, +du vinaigrier éclatant comme un brasier d’incendie parmi les verts +sapins, au svelte et haut peuplier à pâleurs d’ambre, laissant tomber +des jaunets de cuivre clair comme la menue monnaie de ce fabuleux +inventaire de la fin des beaux jours! Mais à grands seaux de ténèbres, +la Nuit va noyer ces flammes précaires, ces feux rapides de la forêt +éphémère. + + Ah! garde en toi ce ciel immobile et si doux + Sur le mauve horizon de l’Automne qui meurt, + Déjà le val profond fait monter des vapeurs + Au front du Soir fragile et qui tombe à genoux! + +La jeunesse méditative d’Olivier de La Fayette ne se satisfait pas des +spectacles de la nature environnante. Il aimait les paysages de la +contrée natale. Son œuvre est imprégnée de leur forte et sainte +atmosphère. Mais le problème de la destinée hantait sa pensée, comme +tourmentée de l’angoissante échéance: + +«J’ai trop songé, ce soir, aux choses lumineuses...» dira-t-il, en cet +admirable poème du _Bourdon_, du symbolique insecte dont il suit +nostalgiquement l’évasion vers le ciel! + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + Une odeur de résine alourdit le sous-bois + Où craquète l’aiguille jaune; et, chaque fois, + Que je resonge, ô jour, à cette solanée + D’où monta le bourdon brutal vers la clarté, + Je sens, ivre d’un vain désir d’immensité, + Battre en ma chair pesante une aile emprisonnée. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + D’une touffe de peluche, + D’un paquet d’herbes moussu, + S’élevaient des chants de ruche, + Des appels sourds et confus. + + Devant moi, je crus entendre, + Douloureux frémissement, + Je ne sais quel désir tendre, + De l’immense firmament, + + Et je cherchais dans la mousse + Près des brins d’or velouté, + Quelle vie obscure et douce, + Voulait boire à la clarté. + + Sous la mauve solanée, + Aux macules de sang noir, + Une bête emprisonnée + Qu’on pouvait à peine voir, + + Bourdon frêle, ombre velue, + Captif grave, plein de nuit, + Tout emmaillotté de glue, + Murmurait l’étrange bruit. + + Patte prise, ailes collées, + Il était beau, l’être lourd, + Dans l’effort de l’envolée, + Vers la joie et vers le jour. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + Vers les saules d’étain vibrent les guêpes claires... + Midi chaud fait saigner la lèvre des glaïeuls... + On entend des bruits d’eau sous les calcéolaires, + Et la chanson des abeilles dans les tilleuls. + +. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + + Ton vol frappe l’air tiède et tressaille si vite + Que tu ne peux monter vers la vie éperdue + Qu’en t’agrippant aux brins jaunis des fleurs moussues + Que la brise d’été, pleine de baume, agite. + + Mais, soudain, l’aile ardente a trouvé l’équilibre; + Il s’élève, emporté vers quelque but fatal, + Sur les agneaux dorés, bleus dans l’ombre du vol, + Et sur les hauts taillis, odorants, dans l’air libre; + + Et sans voir le ruisseau ni les aulnes mielleux + Où les martins-pêcheurs sont des joyaux qui passent, + Il monte conquérant candide de l’espace, + Pèlerin puéril des lourds infinis bleus, + + Dépasse des bouleaux la feuillaison penchante, + Rayonne en prismes et bourdonne éperdûment, + Et croyant que ce bruit, c’est tout l’été qui chante, + Confond la vie entière à son bourdonnement. + + Ah! Campanule, ouvre à mourir ton urne noire, + Et toi, goutte-de-sang, ton cœur d’amour! Les cieux + L’appellent. L’astre luit et brûle; il veut y boire, + Loin du parfum d’en bas qui rampe... Insoucieux + + De tout un champ d’iris qui tend ses fleurs de soufre, + L’être clair, qui se croit l’âme du jour vermeil, + Ébloui, transparent, rose et mauve, s’engouffre + Dans la corolle incandescente du soleil! + +_La Montée!_ C’est vers par vers qu’il faudrait suivre l’ascension +passionnée du poète: + + Vérité! Vérité! je t’aurai tant nommée, + Je t’aurai tant voulue et t’aurai tant aimée + Que tu dois vivre un peu sous l’obscure ramée. + +La vérité, il la cherche en tous sens, jusqu’en l’espoir de la société +future où, la matière vaincue, les hommes connaîtront la fin des labeurs +ingrats; comme dans le _Rêve des Blés_. Mais le passage en ce monde est +bref: + + Les saisons cueilleront la feuille qui se dore + Et quand la neige lourde aux grands épicéas + S’écroulera d’un coup sur le cerveau sonore, + L’écho long du sol creux ne m’éveillera pas. + +D’ailleurs, le poète est prêt à rendre à la Nature tout ce qui lui vient +d’elle: + + --Oh! vois-tu, ce que je t’ai pris à toi, Nature, + Ces longs sommeils dorés au flanc du val, + Ces silences devant tes monts aux lignes pures, + Ces frissons si profonds qui m’ont fait tant de mal. + + Ces yeux bleus étonnés des teintes de l’automne + Sous les érables fraternels prompts à gémir, + Ce pouvoir de fixer la couleur que tu donnes + Au ciel d’héliotrope où le soir va mourir... + + Tout cela, tout cela, tu peux me le reprendre, + Car, si j’en fis du songe et de vaines douleurs, + Le temps silencieux en ferait de la cendre, + Et, toi, tu sais, dans l’ombre, en refaire des fleurs. + + Voici ma chair, mes sens, ma vie et ma tristesse, + Tout ce que j’ai subi, sans l’avoir désiré, + Et ces vagues langueurs et ces troubles ivresses, + Dont j’ai bu le vertige, en le croyant sacré: + + Emporte... Un seul désir purifia mes heures, + Que je ne veux pas rendre et ne puis te devoir, + J’en ai voué l’image à tout ce qui demeure, + Et qui n’est pas venu des souffles de ton soir... + +Du poète de _la Montée_, je ne voulais que citer quelques strophes, pour +prêter leur musique à ce décor sublime, vers le plateau de la +Chaise-Dieu. Or, il se trouve que l’œuvre d’Olivier de La Fayette, d’une +telle inspiration, n’est pas de celles où l’on découpe le refrain léger +qui se suffit et suffit souvent pour caractériser la manière, les +tendances, le talent d’un artiste. Ici, à travers le monument inachevé, +une voix s’impose, irrésistible. On a prononcé les noms de Maurice de +Guérin, de Sully-Prud’homme, d’Alfred de Vigny, de Pascal. On pourrait +en prononcer d’autres. Toutes les possibilités étaient dans ce jeune +homme, marqué de génie, il faudrait toute une étude pour analyser le +développement ardent de sa pensée jusqu’aux souveraines altitudes. Il +faudrait des pages et des pages pour le situer parmi la génération, dont +il se rapprochait par quelque symbolisme, mais dont il s’éloignait et +qu’il domine par sa clarté toute méridionale. Il est du Velay des bons +troubadours. Il a fréquenté les félibres de Toulouse. Il était ennemi +des techniques étroites. Son vers est abondant, lyrique et solide, +harmonieux, précis, direct. _La Montée!_ Jusqu’où ce vertigineux enfant +n’aurait-il pas escaladé. Il se cherchait encore: + + O mon âme! Étrangère en ta propre demeure + Tu parcours tout mon être, étonnée et craintive, + D’avoir en vain cherché la raison de ton leurre... + Ta nostalgie inconsolable de captive + Se mêle au temps muet qui coule, heure par heure, + Dans le morne océan sans écume et sans rive... + +Pourtant: + + Tu sens à ton amour pour la Vie, ô mon Rêve, + A ton amour pour la musique et pour les êtres, + Qu’il n’est rien qui commence en toi, rien qui s’achève. + Le rythme universel te guide et te pénètre, + Les germes éclosant des graines que tu sèmes, + Et tout se lie autour de nous, et sur toi-même... + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + Ah! se sont-ils trompés pour jaillir et verdir + Les surgeons souterrains à la tête rosée + Dont l’effort végétal est presque du désir? + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + Sous le rouge soleil et la lourde rosée, + Hors des terreaux profonds et mouillés, vers le jour, + Chaque feuille argentée ouvre un jeune velours, + Et, dans la brume lumineuse et reposée, + Chaque fragile tige a des gestes d’amour... + +Ainsi, des _Étoiles_ sa vision retombait à la terre natale, dont il +restituait avec grandeur les tableaux familiers: + + Sous l’écorce d’argent la sève roule en fleuves. + Le peuplier garde un rayon dans ses hauteurs. + Il a plu. Les troncs durs lancent des pousses neuves + Et la terre se trouble, ivre de ses moiteurs. + + Là-bas, dans les parfums d’ombre tiède où les aulnes + Fléchissent sous le poids des ramures mielleuses, + Couchée entre des boutons d’or et des lis jaunes + Contre le fond grenat du talus qui se creuse, + + Une vache mugit vers la première étoile... + Et l’odeur du troupeau, sa vapeur et la brume + Qui flotte au haut du val et traîne comme un voile, + Font sur le bétail sombre une gloire qui fume... + +Un volume de début, et un recueil posthume, le _Rêve des jours_, et la +_Montée_, où l’on a rassemblé l’œuvre inachevée, d’un si haut vouloir, +de tant de chaude intelligence, d’une si personnelle sensibilité... +Mais, à chaque page, la beauté luit, la pensée flambe, comme l’or à +l’arbre élancé «qui garde des rayons dans ses hauteurs». Destinée +brûlante et courte, qui, plus que sur une stèle sculpturale, aurait pu +s’inscrire sur une de ces aiguilles de lave figées dans leur +jaillissement volcanique, qui prête aux paysages _Vellaves_ de tels +aspects titaniques et foudroyés. + +Olivier Calemard de La Fayette était bien le fils grave et ardent de +cette Auvergne vellave. On a prononcé, ai-je dit, les noms de Pascal et +d’Alfred de Vigny? On pouvait, pour le poète de vingt-neuf ans, qui, se +sachant perdu à bref délai, quelques semaines avant sa mort, se +résignait avec une telle noble fermeté, ne s’abandonnant pas à maudire +d’avance, «un ordre dur, inexplicable ou vain». + + Laisse la tiède nuit t’envelopper; tu l’aimes, + Et tu goûtes pensivement la volupté + De recréer en toi son infini lacté, + Lorsque, sous tes paupières lasses qui la voilent, + Tu la vois plus profonde et plus pleine d’étoiles. + Et cachant d’autres nuits sous cette profondeur, + Toi qui tiens l’Univers sans borne dans ton cœur, + Sache trouver, avant l’aube neuve, une joie + A te bien contempler sous le sort qui te broie; + Et puisque tu ne peux, hélas! vivre tes jours + Où ton âme trop haute eût voulu trop d’amour, + Puisque tu ne connais ni ton but, ni ta cause, + Et puisque les trois blocs de marbres blancs et roses + Où tu voulus sculpter toi même ton Destin + Sont tombés tour à tour en poudre sous ta main, + Ne devant désormais dans l’humaine lumière + Ni jouir, ni savoir, ni créer,--considère... + + + + +CHAPITRE XXII + +Le tombeau de Mistral.--Le _Pavillon de la Reine-Jeanne_.--L’épitaphe +anonyme.--C’était un roi de Provence... + + +J’ai liquidé l’enclos de Maussac, où j’étais installé depuis 1899 pour +mon fils à qui je voulais faire des muscles montagnards, une âme +auvergnate, où je revenais avec tant de joie de mes courses brûlantes en +Extrême-Orient. Des raisons matérielles me rappelaient à Paris. Le gamin +n’avait pas trop à se plaindre, puisque son adolescence allait s’écouler +parmi les arbres séculaires de Malmaison. J’imagine que des récifs +bretons aux volcans d’Auvergne et aux ombrages napoléoniens, le décor où +sa vie fut située jusqu’à la dix-huitième année n’aura pas manqué de +grandeur, de variété ni d’agrément; mais il faut être avancé dans la +vie, pour goûter les souvenirs d’enfance! Je ne quittai pas Arpajon sans +mélancolie, mais je fus consolé,--quant à l’enclos--à mon premier +retour, presque tout de suite. Une grandiose allée d’arbres, qui +faisaient voûte, du bourg vers la gare, avaient été abattus. Une scierie +bruyante et encombrante fonctionnait, de l’autre côté du chemin. Le +nouveau cimetière s’établissait, découpant, là-bas, les prés, de ses +murs lugubres. C’en était fini des beaux jours de Maussac,--dont nous +n’aurons pas eu, du moins, à supporter l’enlaidissement et la déchéance. + + * * * * * + +Dorénavant, deux ou trois fois l’an, je gagnai la Provence par +l’Auvergne, Maillane par Vielle et Aurillac, le lent et pittoresque +trajet par la montagne. + +--Vous verrez Mistral, me disait Vermenouze. + +--Vous avez vu Vermenouze, interrogeait Mistral. Quelles nouvelles? + +Hélas, de plus en plus mauvaises; les médecins expédiaient le malade, +tantôt à Amélie-les-Bains, tantôt à Hyères; il n’en revenait pas +amélioré. + +De Maillane, quel splendide espoir, par contre, je rapportais! +Vieillesse est un substantif qui ne pouvait s’employer pour le père de +_Mireille_. Tel je le quittais, au printemps, tel je le retrouvais en +automne. Jamais, il ne parlait de sa santé. Les déjeuners avec Mistral +sont peut-être les seuls où je n’aie jamais entendu parler régime! Par +exemple, jamais je ne l’ai vu plus allègre et droit, que l’après +déjeuner où il nous conduisit au cimetière admirer son tombeau. + +Vraiment, il faisait un temps à parler de la mort: l’orage s’abattait en +trombes apocalyptiques sur les vendanges inachevées; le désastre +s’acharnait sur la vigne... + +Ce fut le début de la conversation, à Maillane, dans la blanche salle à +manger que Paul Arène comparait à l’intérieur d’un phare. Mais ici, la +lampe ne s’éteint jamais, il y brûle, sans cesse, la flamme géniale du +poète. + +Mistral nous faisait goûter son raisin. Il avait donc des vignes? Non, +plus de vignobles, un petit clos pour son dessert, et sa bouteille +personnelle. Après avoir planté, comme tout le monde, il y a une dizaine +d’années, escomptant la facilité du bénéfice, il avait bientôt arraché +ses vignes, reculant devant la dépense du matériel, de la _vaisselle +vinaire_! + + * * * * * + +A ce moment, la servante parle à l’oreille du maître, qui sort, rentre +peu après, pose sur la nappe des papiers, une facture dont il nous +montre le timbre frais acquitté: + +--Je viens de verser quinze cents francs à mon entrepreneur... Vous ne +vous douteriez pas pour quel travail?... Eh bien! j’ai fait faire mon +tombeau... + +(En Annam, en Chine, souvent mes hôtes m’avaient montré leurs monuments +funéraires, construits d’avance, qui font partie, pour ainsi dire, d’un +mobilier usuel tant soit peu confortable... En France, c’est plus +rare...) + +Les yeux de Mme Mistral s’embrument; l’admirable et tendre épouse +s’attriste du tour que prend la causerie, mais cela ne saurait durer... +Comme le vent chasse les noirs nuages, d’une voix joyeuse, d’un geste +dominateur, le Maître refoule si loin les pensers lugubres! + +Jamais Mistral ne m’était apparu aussi en verve, d’une telle fougue +juvénile, si robuste et si droit dans sa fière stature: il semble bien +commander au Temps! Aussi, Mme Mistral s’est rassérénée et conte à son +tour des traits de la race, ce mot d’une jeune fille toujours gaie, qui +disait: + +--Chez nous, c’est de famille, on meurt en riant! + +C’est dans une journée aux Baux, parmi les ruines merveilleuses, devant +le Pavillon de la Reine-Jeanne, que l’idée de son tombeau a traversé +l’esprit du promeneur... + +Mais comment rendre cette parole qui a des ailes, ce geste qui fait de +la lumière! La tempête peut s’amonceler au dehors: nous sommes dans le +phare où brille la radieuse clarté. Quel discours exquis sur la gloire, +sur la gloire éphémère, sur la postérité chanceuse... Nous citons +Homère, Virgile... Mais l’auteur du Poème du Rhône est sceptique: + +--Qui lirait l’_Odyssée_ et l’_Énéide_, si ce n’était aux programmes +scolaires? + +Il n’inscrira donc pas même son nom sur la pierre funèbre, mais cette +épitaphe seulement, qu’il me confie: + + Non nobis, domine, non nobis + Sed nomini tuo + Et Provinciæ nostræ + Da Gloriam... + +Ce n’est pas pour lui, mais pour Dieu, et à la gloire de la Provence, +que s’élèvera le monument... + +--Oui, je sais bien comment cela se passera... Tenez! je viens de +l’expliquer en vers... Je vais vous les lire... + + +MON TOMBEAU + + Sous mes yeux je vois l’enclos--Et la coupole blanche--Où, comme les + colimaçons,--Je me tapirai à l’ombrette. + + Suprême effort de notre orgueil--Pour échapper au Temps vorace,--Cela + n’empêche pas qu’hier ou aujourd’hui--Vite se change en long oubli! + + Et quand les gens demanderont à Jean des Figues, à Jean + Guévré:--«Qu’est-ce que ce dôme?» ils répondront:--«ça c’est la tombe + du Poète, + + Poète qui fit des chansons--Pour une belle Provençale qu’on appelait + Mireille; elles vont,--Comme en Camargue les moustiques, + + Éparpillées un peu partout!--Mais lui demeurait à Maillane--Et les + anciens du terroir--L’ont vu fréquenter nos sentiers.» + + Et puis un jour on dira: «C’est celui--Qu’on avait fait roi de + Provence...--Mais son nom ne survit plus guère--Que dans les chants + des grillons bruns.» + + Enfin, à bout d’explications,--On dira: «C’est le tombeau d’un + mage--Car d’une étoile à sept rayons--Le monument porte l’image.» + +Lecture émouvante s’il en fut, mais Mistral ne semblait pas, ne voulait +pas prendre garde à notre trouble. + +--Et puisque je l’ai payé, nous pouvons aller le voir. + +En route pour le cimetière proche, parmi les dalles sombres et les +mausolées de village, s’élève une jolie réplique du Pavillon de la Reine +Jeanne si gracieux avec sa coupole légère, ses arcades élégantes, ses +sveltes colonnettes... + +Mistral, rêvant que le paradis devrait être la réalisation de ce que +l’on a souhaité sur terre, pense qu’il sera bien sous ce kiosque +charmant, pour tenir une éternelle _Cour d’Amour_. Avec l’Étoile du +félibrige, le masque de son chien Pan-Perdut, quelques «Belles-têtes» +seront sculptées aux clefs de voûte des Arlésiennes: + +--Il ne faut pas oublier celles qui nous ont inspiré, murmure le +poète... + +Retournant à sa maison, il se félicite encore. + +--Si je m’étais adressé à un architecte il m’aurait fabriqué un monument +funéraire... Or je voulais quelque chose à mon goût... Cela en vaut la +peine, c’est pour longtemps. Il y a quelques branches du jardin qui me +le cachent un peu, je vais les faire abattre... Je suis très heureux à +la pensée que je serai bien logé pour l’éternité! + + + + +CHAPITRE XXIII + +La fin de Vermenouze.--Douceur et sagesse.--Les arbres d’Hyères.--Le +dernier Noël.--L’Auvergne en deuil. + + +Cela dura deux ou trois ans, où, à travers de brèves reprises, il se +sentait perdu. Il fut incomparable de foi, de sérénité, de bravoure. Il +nous a légué le plus pur exemple de résistance humaine dans +l’acceptation morale du déclin physique, du rétrécissement des horizons +où s’était plu sa robuste activité. La verve du conteur, le rire ont +disparu. La mélancolie et la tristesse sont venues, mais une âme +imprévue d’exquise douceur se révèle. Le caractère ancien du capiscol +nous paraissait dans son inspiration félibréenne tout de loyauté, mais +non sans rudesse; maintenant, le montagnard s’est dépouillé de sa +rugosité. Par la foi, il a opéré le miracle de réformer un tempérament +jadis prompt et volontaire, désormais soumis à la loi divine; nulle +plainte ne s’échappe de ses lèvres et c’est dans des strophes qui n’ont +plus rien de terrestre, d’une adorable pureté de forme, qu’il jette un +précieux regard sur les heures évanouies: + + Vous avez attristé mon cœur, frappé ma chair, + O Seigneur, dispersé mes espoirs et mes rêves, + Et courbé mon orgueil comme un arbre des grèves + Sur qui passe le vent farouche de la mer. + + Le sang tumultueux qui coulait dans mes veines + Est ainsi qu’un torrent d’été presque tari; + Il ne réchauffe plus mon cœur endolori; + Et ne fait plus gronder en moi ses douleurs vaines. + + Je ne peux plus aller rêver parmi les champs + Au milieu des gazons que mouille une eau sonore, + Ni contempler les bois fumeux baignés d’aurore + Ou les pourpres mélancoliques des couchants. + + Je ne vois plus le ciel qu’à travers mes fenêtres, + D’où je découvre un large horizon de sommets, + Par l’automne aujourd’hui tristement embrumés, + Et plus près, un coteau crayeux, bordé de hêtres. + + Les monts sont gris, le bois rouillé, le coteau nu; + Mais malgré sa pâleur froide, ce paysage + Garde pour moi le charme attendri d’un visage + De parent humble et doux qu’on a toujours connu. + + Et par ces monts lointains dont ma vue est ravie, + Et ce lambeau de ciel, et ces arbres en deuil, + Je peux encor jouir, sans quitter mon vieux seuil, + De ce qui fut la grande ivresse de ma vie. + + Et je reconnais là votre cœur paternel: + Vous mesurez le vent à la brebis tondue, + Et desserrez, avec une tendresse émue, + Avant de les briser, tous nos liens charnels. + + Vous m’avez révélé l’attrait des humbles choses + Du bon fauteuil d’hiver où je rêve, où je lis, + Et l’été sous de frais ombrages recueillis, + Du banc de châtaignier qu’enguirlandent des roses. + + Vous m’avez fait aimer comme des amis sûrs + Mes gros cahiers, ma lampe à la clarté d’or pâle. + Mes livres et ma pipe aux bleuâtres spirales, + Qui volent, emportant mes rêves vers l’azur. + + Vous voulez bien, Seigneur, que l’amitié fidèle + Glisse, discrète et souriante, autour de moi; + Et qu’en mes jours fiévreux, mon front sente parfois + Le frais attouchement de mes mains fraternelles. + + Votre charme et votre douceur sont infinis; + Et pour le miel que vous versez dans mon calice, + Pour la bonté dont vous mêlez votre justice, + Pour votre œuvre d’amour, Seigneur, je vous bénis. + +De plus en plus, il devait s’enfermer au logis, émacié, fiévreux, contre +la cheminée où s’immobilisaient ses fusils: + + Maintenant, je suis las et vieux; mais de mon seuil, + Où je viens réchauffer au soleil ma chair pâle, + Je puis encor, mêlant cette joie à mon deuil, + M’emplir l’âme et les yeux de ma terre natale. + +Et Vermenouze redit les anciens, qu’il avait évoqués si gaillardement, +naguère, dont les ombres chrétiennes lui apparaissent, consolatrices: + + Et c’est pourquoi, tandis que d’agrestes parfums + De sillons et de bois pénètrent dans ma chambre, + Par cette après-midi brumeuse de novembre, + J’ai laissé ma pensée aller vers ses défunts. + + Plusieurs furent des saints, des cœurs graves et tendres + Que consuma discrètement l’amour divin: + Ils sont nos protecteurs, et ce n’est pas en vain + Qu’une odeur de vertus monte encor de leurs cendres. + + D’autres, tout simplement, furent de braves gens, + De vaillants laboureurs, imprégnés d’Évangile, + Qui jeûnaient en carême et les jours de vigile, + Et dont la grange était ouverte aux indigents. + + Penchés durant six jours sur la glèbe natale, + Ils ne se reposaient que le septième jour, + Et partaient frais rasés, pour l’église du bourg, + Sitôt que souriait l’aube dominicale. + + Tout l’hiver, ils battaient leurs blés jusqu’à la nuit, + Fauchaient l’été, faisaient de grands labours l’automne + Et cette vie active, encor que monotone, + Éloignait de leur seuil la tristesse et l’ennui. + + Le soir, groupés autour d’une table massive, + Ils soupaient sobrement de lard et de pain brun, + Puis s’endormaient, après la prière en commun, + Dans de gros draps rugueux qui sentaient la lessive. + + A leur foyer, sur qui planait un crucifix, + Trois générations s’asseyaient côte à côte, + La même cheminée accueillant sous sa hotte + Et sur les mêmes bancs aïeuls et petits-fils, + + Et, dans cette maison vivante et bruissante, + Les vieillards souriaient avec un doux orgueil, + Tout fiers de voir, avant de descendre au cercueil, + Leur rude toge encore une fois florissante. + + Eux, aussi, subissaient les humaines douleurs, + Les deuils cruels et les traîtrises de la terre; + Mais, la foi leur prêtant son appui salutaire, + Ils attendaient, sans murmurer, des jours meilleurs. + + Et quand la mort, parmi ces simples et ces sages, + Entrait comme un voleur au pas silencieux, + Celui qu’elle frappait se tournait vers les cieux, + Sachant que le tombeau n’est qu’un lieu de passage. + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + Nous mangeons à leur table et dormons dans leurs lits; + Les durs granits de notre seuil, luisants d’usure, + Ce sont leurs lourds sabots à l’épaisse ferrure + Qui longuement et lentement les ont polis. + + Tout nous parle encor d’eux, les êtres et les choses, + Un espalier qu’ils ont greffé, notre vieux chien, + Qui connut les derniers partis et s’en souvient, + Le jardin qu’ils aimaient et qui leur doit ses roses. + + Je rêve d’eux, l’hiver, sur mon banc de noyer, + Près de l’âtre et je pense, en regardant la flamme, + Que c’est la lueur chaude et tendre de leur âme, + Qui revient, un instant, réjouir le foyer. + +Seul, dans sa sagesse, Verlaine, en une accalmie de retour à la foi, a +pu écrire des hexamètres de cette pure et touchante simplicité. Voilà, +après une existence d’émigrant et de célibataire, voilà Vermenouze, qui +n’était pas sans quelques habitudes invétérées de vieux garçon, tout +fondu, en douceur, en tendresse infinie, à l’emprise de son cher +entourage, fermant les yeux de sa mère, gâtant ses nièces, rimant des +propos de noces émus: + + Toi, ma nièce, tu vas franchir ce seuil bénit, + Partir de ce foyer, pour en fonder un autre, + Mais le Bon Dieu permet que ce soit près du nôtre, + Et tu viendras souvent retrouver le vieux nid. + + Et chaque fois que sur ta porte hospitalière, + L’on verra refleurir ton sourire vermeil, + Ce vieux nid se fera gai comme une volière, + Dans laquelle pénètre un rayon de soleil. + + Tu reviendras, les bras ouverts, pleins de caresses + A cet humble logis de paix et de douceur, + Vers celle qui t’aime plus qu’on n’aime une sœur, + Celle qui vit du souvenir de tes tendresses. + + Et nos cœurs renaîtront à tous les beaux espoirs + Et tes parents seront radieux, et moi-même, + L’oncle morose, au front toujours rêveur et blême, + En ton honneur, je chasserai mes oiseaux noirs. + +Cependant, il fallait fuir les boues où se détrempait Vielles, dès +l’automne, pour des climats plus propices. Vermenouze faisait cette +concession à ses docteurs. Il ne s’y trompait pas: ne racontait-il pas +ce trait sinistrement avertisseur d’un hôtel de la Côte d’azur, où l’on +refusait de le loger, à son apparence trop maladive. Aussi, est-ce sans +forte conviction qu’il se chauffait à «ses derniers soleils»; +remerciant, par exemple, les arbres d’Hyères: + + Vous tous, arbres des bords méditerranéens, + Qui si longtemps, avez offert à ma névrose + L’abri tiède de vos bosquets élyséens, + Je vous quitte à regret et je vous remercie. + + J’ai senti, grâce à vous, ma souffrance adoucie; + Et vos tièdes senteurs, vos brises, vos fleurs d’or, + L’air vierge de la mer, la splendeur du décor, + Ont rouvert tout mon être aux charmes de la vie. + Un peu de votre sève a coulé dans mon sang, + D’un peu de rêve encor mon âme s’est fleurie. + Et je pars, non guéri, pourtant vous bénissant + D’avoir de l’éventail dentelé de vos palmes + Fait sur mon front fiévreux descendre un souffle frais, + Et versé dans mon cœur qui s’enchante et se calme, + O bons samaritains, votre ombre et votre paix! + +De-ci, de-là, il m’expédiait quelque bref billet, quelque carte +illustrée à mon fils. Soit à Noël, soit au jour de l’an, il ne manquait +jamais de nous envoyer ses souhaits. Son dernier mot est du 24 décembre +1914: + + Vielles, le 24 novembre 1914 + + Merci, mon cher ami; Rozès de Brousse m’a communiqué votre charmant + article de l’_Avenir du Tonkin_. Je n’ai ni la force ni le courage de + vous écrire plus longuement: jamais je ne me suis senti si fini. Bonne + année tout de même et bonne accolade à Charley. Les miens vous offrent + leurs amitiés.--Je viens de passer une semaine au lit. + + Aujourd’hui, il fait une journée splendide. + + A. VERMENOUZE + +Le 8 janvier suivant, il mourait. + + * * * * * + +L’Auvergne est en deuil de son poète, et je pleure l’ami de vingt ans +que mon affection ne séparait pas de la nostalgie de la petite patrie. +Il m’était bien impossible de penser à notre pays sans voir Vermenouze. +Il m’apparaissait comme une âme vivante, entre les puys de nos volcans +éteints. Après des siècles de silence de nos montagnes il avait jailli +comme une lave nouvelle,--aujourd’hui glacée... Maintenant sur quel +sommet, dans quelles vallées ne serai-je point assailli de la noire +douleur d’être seul,--quand, à peu près partout, nous avions passé, +fraternellement, ensemble. + + + + +CHAPITRE XXIV + +En août 1914: Regard en arrière.--Vermenouze patriote.--L’aigle et le +Coq.--Un vieux de la vieille.--Les traductions de Vermenouze: Jous la +Cluchado.--Inspiration et philologie; Omperur et Empéradour.--A +l’Auvergne... + + +Par quel soir, j’entends votre voix d’outre-tombe, mon cher grand +Vermenouze! + +Au dix-septième jour de la mobilisation, 18 août 1914. + +Des mois et des mois, j’avais abandonné ce livre juste aux chapitres où +je devais magnifier votre œuvre. J’avais délaissé l’Auvergne, pour des +voyages, qui vous eussent enthousiasmé, au Maroc, et puis en Bretagne, +et, ensuite, à travers Danemark, Norvège et Suède; il y a, à peine, six +semaines, je rentrais par l’Allemagne, je m’arrêtais à Hambourg, à +Cologne, à Liège! En Afrique, j’étais allé par l’Espagne, par notre +Espagne auvergnate. A chaque station, je me rappelais nos projets de +collaboration d’un roman sur l’émigration hispano-cantalienne! Au retour +de la randonnée dans le bled, je me reposais vers la pointe du Raz, que +vous aviez visitée lors de votre séjour en mon manoir de Locquémeau: + + Nous, nous avons les monts; vous avez l’Océan. + Deux mers: la vôtre bouge et la nôtre est figée, + Mais cabrée et debout, après un bond géant. + Elle s’est en plein ciel, à jamais érigée... + +Puis vers le Nord, je vous avais oublié un peu. Mais, soudain, votre +souvenir, impérieusement, a bondi sur moi; j’acquitte une dette, pour +laquelle il n’est pas de moratorium: vous voulez que je dise quel +patriote vous étiez, avec un magnifique espoir... + +Il n’y a pas trois semaines, je souriais de ces annonces de guerre. + +Sans doute, au Congrès de la Presse de Copenhague, où nous nous étions +rencontrés avec une tourbe d’Allemands compacts et agressifs, j’avais dû +m’avouer que des rapports policés étaient difficiles avec cette brutale +engeance, toute ruée à la pâture des banquets. De ces télégrammes de +conflits diplomatiques ma génération en a tant lus, depuis près d’un +demi-siècle! On se battrait, pour ces histoires de Serbie? Quelle +plaisanterie! Et voici que les peuples se ruent à la bataille, deux +millions d’hommes s’échelonnent aux frontières. Paris s’est vidé de ses +forces vives. On ne sait rien, sinon que d’immenses armées se hâtent +pour une lutte formidable, comme il ne s’en est peut-être jamais +déclarée. Ceux que l’âge condamne au plus cruel loisir demeurent +désemparés sans plus d’âme que les vieilles barques échouées à pourrir +sur le rivage. Impossible de travailler, de s’attacher à rien. C’est le +plus merveilleux été de chaleur et de fleurs, de caniculaire torpeur et +de silence. Tout repose, dans une sieste fastueuse, le tumulte habituel +des travailleurs, des machines, des bêtes, du plaisir, anéanti... + +Je suis seul, mon fils surpris en vacances dans un village de Normandie, +d’où il m’écrit sa volonté de s’engager à Rouen, à Paris? il ne sait, +avec les difficultés des parcours[50]... Quelle angoisse!... Je suis +seul, désorbité... Je fais la ronde, à travers le château, la mémoire +écrasée de tout ce passé... Ici, Bonaparte revenant d’Égypte, de +Marengo... De ce cabinet Napoléon est parti pour Sainte-Hélène... Ces +arbres centenaires, ces obélisques commémoratifs sont troués des balles, +des biscaïens de 1815, de 1870... J’ai froid, j’ai peur... Je me réfugie +dans le studio exotique où j’ai réuni mes quelques bibelots +d’Extrême-Orient. Dans ce cadre reculé, où s’exilent des Bouddhas des +plus lointaines pagodes d’Extrême-Asie, s’entassent la centaine de +volumes et la documentation de ce livre en préparation... Je n’ai guère +de goût à m’y remettre... Cependant, si je pouvais travailler: où en +étais-je?... A Vermenouze, toujours, naturellement! Naguère, j’ai dit le +_chasseur de sauvagine_. Je voulais ensuite raconter le Celte +irréductible,--qui le 24 juin 1895, au théâtre d’Aurillac, recevait le +Capoulié _Félix Gras et les Félibres_, en récitant _l’Aigle et le Coq_: + + [50] Charles-Jean Ajalbert a rejoint le 113e régiment d’infanterie le + 15 septembre, à Rouen. + + ... Je ne viens pas vous parler d’harmonie, d’union, d’humanité + pacifique; car la France est blessée, encore, trop au vif. Je vais + chanter l’épée héroïque. + + Et je crois que nous aurions tort de célébrer la paix,--tant que nous + n’aurons pas mis en place--la chair, de notre chair, notre membre + coupé,--notre Lorraine et notre Alsace. + +Vermenouze ne savait guère d’histoire de France que le commencement, +qu’il avait appris à l’humble école des frères, et la fin, 1870-1871, où +il avait servi, à vingt ans... Dans le deuil inconsolable de la défaite, +c’est au passé glorieux de l’Auvergne que se retrempait sa foi dans la +sûre revanche. Voici César, son cheval hennissant, avec du sang +montagnard jusqu’au cou, foulant la chair vive du pays: + + Mais le cœur d’un grand peuple bat dans notre pays. + + C’est l’antre du lion; l’étranger n’y entre jamais sans + péril,--l’étranger sur le sol de notre Auvergne--est toujours en + péril! + + Car l’Auvergne a ses rochers pour rempart,--et de ses mâles forts elle + a la chair.--Pour rempart,--l’Auvergne a sa montagne--et la chair de + ses fils! + + Dans le ciel étoilé, un homme,--à la cime des puys s’est + dressé.--Étoilé,--le ciel couronne d’astres--l’homme qui s’est dressé. + + Il méprise l’armure: une peau--d’ours sauvage lui sert de + manteau.--Une peau--sur une cuisse velue--se déploie en manteau. + + Et de sa chevelure de Lion, rousse et dure, ressemble à une gerbe de + blé mûr.--Roux et dur,--l’or blond de sa crinière--ressemble à du blé + mûr. + + Comme un rayon de soleil, dans le vent,--sa moustache, là-haut, flotte + et pend.--Dans le vent,--superbe, elle se déploie--et sur la poitrine + lui pend. + + Il souffle dans une corne de taureau,--et fait retentir tout le + Cantal.--Elle est d’un taureau--cette corne rauque,--qui beugle dans + le Cantal. + + Les hommes à l’œil bleu sont accourus avec la hache à deux tranchants + au poing, et les Latins reculent et César fuit... + + Et les montagnards fiers et velus,--remontent vers les pays et vers + les sommets.--Fiers, velus, au poing la hache ébréchée,--ils remontent + vers les sommets... + + Tu as bien fait ton devoir, mon pays.--Gloire à ton fils, + Vercingétorix!--Mon pays,--gloire, gloire immortelle--à Vercingétorix! + +De cette rudesse, de cette simplesse épiques, il y a maintes strophes +dans l’œuvre de Vermenouze. + + * * * * * + +_Un Vieux de la Vieille_, entre autres morceaux, est d’un héroïsme +familier qui conquérait tous les auditoires. On gardait «Magne» pour la +fin: Vermenouze ne pouvait prétexter qu’il ne savait plus: + +--Nous vous aiderons. + +Nous le savions tous. + + +UN VIEUX DE LA VIEILLE + + L’Empereur remarqua, un jour, la face dure, + Brûlée par le soleil, hargneuse, renfrognée, + D’un capitaine de grenadiers à cheval: + Tout balafré, le nez tourné de bas en haut + Par quelque fer de lance ou la lame d’un sabre, + Et les poignets carrés, tels ceux d’un forgeron, + Cet homme n’était pas gracieux plus qu’il ne faut: + --«Qu’as-tu? fit l’Empereur, que diable te faut-il? + «Ta figure me plaît; elle est mâle et guerrière; + «Mais où prends-tu cet air si maussade et si rogue?» + L’autre qui tenait prêt un fort joli discours, + Ne trouvait plus les mots; il faillit rester court. + Il réfléchit, cracha, se gratta bien la tête, + Et, les doigts dans les poils de sa moustache rude: + --Sire, dit-il, je suis un mauvais avocat; + Quand je parle le sang me monte à la cervelle; + Et, tenez, excusez un vieux qui sait se battre, + Mais j’ai seulement trois galons, j’en voudrais quatre. + +Tout le récit est de cette verve gauloise et rapide: + + D’où donc es-tu? reprit tout à coup le César. + --D’Auvergne, d’Aurillac.--Et tu t’appelles?--Magne; + Je n’ai jamais manqué une seule campagne. + Le grand tueur, dans son gilet plongea la main + Et murmura: Allons! nous verrons ça demain. + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + Le lendemain, ce fut un jour de grande lutte. + Napoléon, toujours avec sa redingote, + --La grise,--sa lunette et son petit chapeau, + Bien droit sur son cheval, en culotte de peau, + Observait, entouré d’officiers d’ordonnance, + Un combat rude entre la Prusse et notre France. + Tout à coup, sur la plaine, à travers la mêlée, + Dans un nuage de poussière et de fumée, + Il vit un escadron des nôtres qui chargeait. + Jamais il n’avait vu charge si bien menée: + C’étaient des grenadiers à grands bonnets à poil. + Cent mille coups de foudre eussent fait moins de bruit. + A leur tête, sanglant, la manche retroussée, + Un officier marchait, brandissant son épée + Et criant comme un fou: En avant! en avant! + Napoléon qui l’entendait, voyait aussi + Son œil de feu qui pétillait dans ses sourcils + Et sa bouche fendue presque jusqu’aux oreilles + Qui sans cesse hurlait: En avant!--Nom d’un chien! + Fit alors l’Empereur, quel est ce fier-à-bras? + Un de ses officiers, maréchal de l’Empire, + S’approchant aussitôt, lui donna la réponse: + C’est Magne, lui dit-il.--C’est l’Auvergnat d’hier? + Répliqua l’Autre, eh! je lui dois un grand merci! + +La plus saine inspiration jaillissait de cette veine de terroir, et +c’est cela que de tristes pédants s’ingéniaient à tarir en Vermenouze. +Des cuistres tant clercs que laïcs, sous l’apparence de quelque culture +supérieure et le bénéfice de quelques vains diplômes, entreprenaient +d’affiner le patoisant, dont la personnalité était toute d’instinct et +de nature, non de savoir accumulé ni de grâces acquises. Avec une rare +modestie, malgré toute son opiniâtreté, Vermenouze inclinait aux +conseils, d’autant plus qu’ils étaient désintéressés et provenaient +d’admirateurs sincères; mais de ces admirateurs dont l’approbation ne va +pas sans quelque arrière-pensée de supériorité. + +A la pratique de Mistral et des grands Félibres, le Capiscol avait pris +le désir d’épurer et de fortifier son parler, d’en régler et unifier +l’orthographe laissée à la transcription de chacun. + +Du coup, on transformait le barde cantalien en grammairien, philologue +et scoliaste; ce à quoi il était tout à fait le moins préparé. Aussi +n’a-t-on pas vu, sans stupéfaction, l’aménagement de _Jous la +Cluchado_[51] avec un texte _étymologique_, un texte _phonétique_, et la +Traduction Française! + + [51] _Jous la Cluchado_ (Sous le chaume), Aurillac, Imprimerie + moderne, 1909, par Arsène Vermenouze, préface de Louis Farges; R. + Four traduxit. + +Ainsi, l’abbé R. Four présente la réforme: + + «Comme une langue livrée à l’anarchie ne sera jamais une langue + littéraire, nous estimons, avec notre cher poète Vermenouze, qu’il est + temps de réagir... Mettant nos lumières en commun, nous nous sommes + efforcés d’établir un système orthographique qui, nous l’espérons, + finira par s’imposer de lui-même, car il est le résultat d’études + philologiques et de recherches consciencieuses... A notre avis le + latin est la seule base solide sur laquelle on puisse s’appuyer, dans + le travail de restauration d’une langue romane. En conséquence, nous + avons, pour ainsi dire, calqué la plupart de nos vocables + languedociens sur leurs correspondants latins». + +On aperçoit tout l’arbitraire de ces conventions individuelles. Le +résultat est pénible, et terriblement déconcertant. Vermenouze parlait +le dialecte d’Aurillac et des environs. On l’a transformé en un +vocabulaire qui n’est plus de nulle part, en une combinaison +artificielle qui sent l’huile, et dont Vermenouze eût été incapable +d’user, de jet par la parole et de plume courante par l’écriture! + +Quel volume! Cinq cents pages massives pour une trentaine de poèmes. En +voici l’ordonnance; par exemple pour le _Vieux de la vieille_, dont nous +avons cité un fragment: page 112, le texte _littéraire_; en regard, page +113, sa traduction; et en bas, comme en note, prenant le dernier tiers +des deux pages, le texte ancien, celui qui était monté du cœur, s’était +élancé des lèvres du poète. Il avait transcrit, car il composait ses +chants avant de les fixer sur le papier: + + +UN BIEL DE LO BIELHO + + L’omperur remorquèt, un jiour, lo caro rudo, + Cromado pel soulel, etc. + +Ceci est devenu, selon la méthode innocente de l’abbé R. Four: + + +UN VIELH DE LO VIEILHO + + L’emperadour veguèt, un journ, la càro rudo, + Cramàdo pel soulelh, enchiprouso è bourrudo, + D’un capitani de grenadièrs a chabal: + +Inutile d’insister, et de quereller plus avant. Les savants ont déjà +répondu, comme on peut constater par la note ci-dessous[52]. + + [52] _Annales du Midi_, XXIIe année. + + Ce qui nous intéresse dans ce recueil de vers, dont ce n’est point ici + le lieu de louer la facture énergique, la haute et noble + inspiration,--c’est la tentative philologique à laquelle il sert de + passeport. L’auteur et M. l’abbé R. Four, dont nous avons annoncé deux + opuscules grammaticaux (_Annales_ XV, 445, et XVII, 450), mettant en + commun leurs lumières, ont tenté de constituer, pour le dialecte + d’Aurillac, une graphie rationnelle, fondée sur l’étymologie, mais qui + pourtant tient compte «des grandes lois phonétiques qui ont présidé à + la formation de la langue d’Oc moderne» et qui prétend «allier au + respect des formes étymologiques une ample reconnaissance des + mutations accomplies» (p. 15). En voici les principes essentiels: le V + étymologique est substitué au B; l’A tonique, quand il subsiste, est + noté à; l’A fermé, devant nasale, devenu O, est noté a; l’O ouvert, + dipthongué en ouo, est noté ó; l’o ouvert non diphtongué est noté o. + Le but de cette réforme est évidemment de rendre le texte plus facile + et plus agréable à lire, en dissimulant, sous une graphie + conventionnelle, ses caractères spécifiques, et par là d’en favoriser + la diffusion. Nous éprouvons quelque embarras à contester qu’elle soit + utile; les auteurs ayant escompté d’avance l’approbation des gens + «sérieux» et «sans préjugés». Il nous semble que toute personne un peu + familière avec un dialecte d’Oc ferait aisément la transposition du + texte aurillacois en ce dialecte, et que quelques-uns préféreraient + même goûter ces beaux vers en leur saveur originelle. Ce que nous + devons dire aussi, en honnêtes philologues que nous sommes, c’est que + le principe énoncé plus haut est quelque peu nuageux et que + l’application n’en va pas sans difficultés. Dans la recherche de + l’étymologie, à quelle époque doit-on remonter? Au XVIIIe siècle, au + XIIe, ou plus haut encore? Faut-il écrire des «bardes avernats», au + grand siècle, comme le Dauphin d’Auvergne ou comme... Cicéron? En + fait, certaines graphies nous reportent au delà du XVe siècle; tels + des imparfaits comme perdia, des infinitifs comme aimar, Bastir, des + substantifs comme drandous, flours. D’autres sont toutes modernes: + tels les imparfaits de la première conjugaison en abo, et tous les + mots terminés en A atone (noté O). D’autres sont hybrides, comme + abiaun, compromis entre les deux formes, usuelles au moyen âge, avion + et aveu. Il est tôt fait de dire que l’on tient compte des «mutations + accomplies». Mais dans quel dialecte les considère-t-on? Et si l’on + prétend reproduire celles qui ont la plus grande extension + géographique, pourquoi noter des particularités locales, comme dans + Mau (pour mal), Camia (pour Camiso), Guel (pour El)? + + Et puis on se demande si tout ce grand effort était bien utile. La + poésie de Vermenouze est assez belle pour s’imposer, pour faire son + chemin sans avoir recours à tous ces artifices. Quand on a des ailes à + quoi servent les béquilles? + + A. JEANROY et L. RICOME. + +Nous nous contenterons de faire remarquer le gigantesque enfantillage de +cette refonte d’une pièce célèbre dans nos régions, où Vermenouze avait +toujours récité: + + _L’Omperur, remarquèt, un jiour, lo caro rudo._ + +Pour changer _Omperur_ en _emperadour_[53], il a fallu remanier tout +l’alexandrin--et, ainsi, au long de la pièce. C’était déjà admirable +qu’un vrai poète surgissant dans le parler natal en eût marqué la mâle +et simple beauté montagnarde en regard du pâle et guindé français des +citadins, sans vouloir soumettre le pâtre et le fermier à l’étude de ces +phonétiques et graphies abracadabrantes. Si le patois qu’ils savent de +naissance et de tradition, doit nécessiter la connaissance du Latin, +chaque paysan devra concourir pour le doctorat et l’agrégation, avant +d’entreprendre la lecture de Vermenouze. + + [53] Dans la _Revue d’Auvergne_ de sept. 1910, M. B. Petiat écrit, en + toute compétence: «Sur cette voie, on peut aller loin. C’est ainsi + que l’éditeur du dernier ouvrage de Vermenouze a trouvé le moyen de + défigurer le texte de son auteur avec son système barbare de + notations étymologiques qui le conduit à écrire à côté de + _L’OMPERUR_, la forme _EMPERADOUR_ (pourquoi pas _imperatorum_?), + _gente_ à côté de _gionte_; _aquelses_ à côté de _aquetchis_; dins + les _valats_, à côté de _bolats_. + + Et ce double texte étymologique et phonétique, résultat d’études + philologiques et de recherches consciencieuses, M. Four le justifie + ainsi: «Pour faciliter aux philologues l’étude de notre dialecte et + donner satisfaction à ceux de nos compatriotes qui sont habitués à + lire leur langue à la française (?) nous réservons au bas des pages + de ce volume une place à un texte purement phonétique. Cela nous + permettra, du reste, de laisser se manifester _certaines formes + patoises que nous avons cru devoir éliminer du texte littéraire et + orthographié_... Ce ne sera pas un des moindres titres de gloire de + Vermenouze que d’avoir montré le bon chemin aux félibres auvergnats, + désireux de ne pas être de simples et vulgaires patoisants». + + Voilà bien la tendance et le danger: «Éliminer (de l’Auvergnat) + certaines formes patoises»; on aura du patois épuré, corrigé, de + l’Auvergnat orthodoxe qui ne sera admis qu’après avoir montré patte + blanche. Ceux qui voudront étudier dans Vermenouze le mécanisme si + savant et si riche de la phonétique et des formes des patois du + Cantal sont dûment avertis! + +Mais là ne s’arrête pas la fantaisie de l’abbé Four. Il a entendu aussi +épurer Vermenouze. Sous quelle sotte férule était tombé notre brave +Capiscol! Tout le caractère du _Vieux de la Vieille_ éclatait dans sa +réponse «à la Cambronne» à l’Empereur, alors que, perdant le fil du +discours longuement préparé, il s’écriait: + +--Ce que j’ai? Eh bien, tenez, «ça m’emm...» de n’être toujours que +capitaine. + + _E... m’emmerde, tonès, de dèstre copitoni!..._ + +L’ingénieux et pusillanime abbé Four, au-dessous du texte même de +Vermenouze, donne cette version: + + _mès nos prous temps qu’ai très galouns: n’en vôle quatre_, + +soit en vers français: + + _Mais j’ai seulement trois galons, j’en voudrais quatre;_ + +Car ce n’est pas tout, l’Abbé R. Four a traduit le texte remanié,--en +vers libres. Le patois brut et savoureux du poète, filtré en version +«littéraire» et passé en ternes _alexandrins_ étiques,--ou ce qu’il en +reste,--d’une fadeur qui va jusqu’à l’écœurement; pas une page où _l’on +ait à redresser_ l’insuffisance de la traduction,--avec la suffisance du +traducteur. + + * * * * * + +Revenons à Vermenouze, dont la fraternelle mémoire m’a aidé à traverser +cette nuit d’angoisse, avec le réconfort de son espoir indéfectible dans +la victoire finale. + +Car si le vibrant poète d’oc peut devenir obscur aux lecteurs les mieux +intentionnés derrière les ajoutages ou les retailles saugrenues de ses +éditeurs _in extremis_, il nous reste sa pensée entière dans les sonnets +d’_En plein vent_, où, après _le Salut au Christ_ avant de célébrer la +petite patrie dans son intimité profonde, il marquait en 1900, sa +confiance que la France ne saurait être vaincue, avec le réduit +inexpugnable de ses montagnes! + + +A L’AUVERGNE + + Salut, Auvergne, reine héroïque des Gaules, + Indomptable pays, où César a laissé + L’empreinte de son corps auguste terrassé; + Car, tu lui fis toucher terre des deux épaules; + + Mère des brenns velus, preneurs de capitoles, + Qu’un mufle d’ours coiffait d’un casque hérissé, + Et dont les bras noueux comme le tronc des saules + Étouffaient l’ennemi qu’ils avaient enlacé; + + Toi, qui t’ériges sur un socle de basalte + Bâti par les crachats figés de tes volcans, + Comme pour y braver l’assaut des ouragans; + + Mon Auvergne, que je salue et que j’exalte, + N’est-ce pas que, parmi tes rocs cyclopéens, + Vit et palpite encor l’âme des anciens brenns?... + + +NOS MONTAGNES + + L’Auvergne, en cas d’invasion, serait le dernier rempart de la + France: l’antre du lion. (Paroles historiques d’un maréchal du + Premier Empire.) + + Les montagnes, là-haut, telles d’énormes tentes, + Tel un camp formidable, au fond du ciel dressé, + Et qui semble garder le pays menacé, + Lèvent à l’horizon leurs cimes éclatantes. + + Et, par l’écartement de leurs brèches béantes, + On voit bleuir un ciel d’hiver pur et glacé. + Tapis vierge, où nul pied ne s’est encor posé, + La neige a recouvert le dos de ces géantes. + + O montagnes d’Auvergne, ô lions vigilants, + Qui froncez, dans l’azur profond, vos mufles blancs, + Et que les écirs font rugir à pleines gueules; + + Vous qui veillez au seuil de notre fier pays, + O montagnes, suprême espoir des envahis, + Salut à vous, salut, vénérables aïeules. + + + + +CHAPITRE XXV + +La mort de Mistral.--Les visiteurs de Maillane.--Lou Souleu me fa +canta.--A Maillane.--Le jardin du poète.--Le _Muséon Arlaten._--Le +triomphe du Félibrige.--Mistral et la politique.--La vie à Maillane.--Le +crucifix de Mistral. + + +J’étais en route pour le Maroc--quand survient la mort de F. Mistral... +Je n’y puis croire encore, je n’y croirai jamais. Il y a de grandes +croix illustres, au cimetière de mon cœur. Goncourt, Zola, Daudet, F. +Coppée, Vermenouze... Pour tous, nous avions craint, bien longtemps +avant la fin. Mais Mistral avait aux yeux la flamme du soleil +inextinguible; il était si droit, si vert, si dominateur,--le géant de +la forêt, que la foudre pourrait émonder, mais qui reste debout, quand +même... Pourtant, il gît sous la coupole de son tombeau de Maillane. + + «Venez pour déjeuner, avisez-moi du jour, m’indique Mistral, à + l’annonce de mes randonnées provençales de printemps et d’automne, + sans quoi nous ne serons pas seuls. Il y aura des visiteurs. JE SUIS + Classé: on me visite comme un monument décrit dans les Joanne.» + +En effet, les visiteurs affluent, chaque après-midi, de toutes +catégories et de toutes nationalités, dans la maison ouverte à qui se +présente. Sans doute, la plupart admirent de confiance. Du félibrige, +ils ne savent pas plus que de tant de merveilles d’art et d’histoire qui +décorent la contrée d’un si riche passé. Tous, le maître les accueille +d’une humeur souverainement égale. + +Il y a du croyant chez le touriste. La carte postale, le portrait du +grand homme remplacent l’image de dévotion: + +--Maître, une signature... + +Le maître signe, avec une complaisance infinie, au point que, du bureau +de tabac du village, on lui a demandé d’en signer cinquante d’un coup! + +--Cinquante! Et que veux-tu en faire? + +--C’est que j’en vendrais tant et tant, avec votre paraphe! + + * * * * * + +Maillane... Ici, Frédéric Mistral est né, le 8 septembre 1830, au mas du +Juge, ses premiers regards ouverts sur «la chaîne des Alpilles, +ceinturée d’oliviers, comme un massif de roches grecques, un véritable +belvédère de gloire et de légendes», au milieu de l’immense et riche +plaine tout unie qui va de la Durance à la mer, qu’en mémoire, +peut-être, du sauveur de Rome, du vainqueur des Barbares, Caïus Marius, +on nomme encore la Caieou... + +Maillane, l’honneur de la contrée, qui tire son nom du mois de mai, +MAIANO suave comme MIREIO, ces deux mots heureux de huit lettres! + + Maillane, «qui ne s’oublie jamais», où: + Tout le dimanche on s’aime + Puis au travail, sans trêve, + S’il faut le lundi se ployer, + Nous buvons le vin de nos vignes, + Nous mangeons le pain de nos blés. + +Ici, Frédéric Mistral est né d’une de ces familles de ménagers qui +vivent sur leur bien, en aristocrates de la terre. Il fut baptisé +Frédéric; mais, raconte le poète, parce que, ni à la mairie, ni au +presbytère, on ne voulut accepter le prénom proposé par sa mère: +NOSTRADAMUS, par souvenance du fameux astrologue de Saint-Remy! +Nostradamus! l’enfant était voué aux astres. + +En 1855, le père mort, la bastide natale passée à d’autres +propriétaires, Mistral vint occuper la maison de Maillane, qui lui était +échue en partage, en face de celle qu’il occupe aujourd’hui... + +Mais derrière ces murs il ne faut point chercher de révélations +profondes. L’œuvre splendide n’est point éclose dans ce bureau paisible +du rez-de-chaussée. C’est un génie de plein air, de rayons et de +parfums, que celui de Mistral, qui composait ses poèmes à travers +champs, dans ses promenades vespérales,--tout le poème de Provence +vivant, chantant autour de lui, avec son fond d’azur et son encadrement +d’Alpilles. + +Il n’avait qu’à sortir pour s’en trouver ébloui. «_Ne voyais-je pas +Mireille en personne, tantôt dans ces gentilles fillettes de Maillane +qui venaient pour les vers à soie, cueillir la feuille des mûriers, +tantôt dans l’allégresse de ces sarcleuses, faneuses, vendangeuses, +oliveuses, la poitrine entr’ouverte, leur coiffe cravatée de blanc, dans +les vignes?_» _L’inspiration était dans le ciel_: + + _Lou souleu me fa canta!_ + Le soleil me fait chanter... + +A travers le crépuscule, auprès du vannier, du laboureur, du bûcheron, +du devineur de sources, du chercheur de simples, du berger de brebis, il +recueillait passionnément le langage du terroir, les costumes, les +traditions. Le logis de Maillane n’était qu’une dépendance pour +engranger la récolte lyrique de chaque jour! + +La Maison de Maillane. Une heure et demie de voiture, car il faut s’y +rendre ainsi, partant d’Avignon, par la route blanche, traversant de +clairs villages, des cultures finement aménagées, entre leurs palissades +de roseaux, derrière quelque bordure d’osiers aux vieilles souches +taillées et retaillées en moignons étranges, avec, çà et là, quelque +ligne de hauts et noirs cyprès décoratifs, et, à l’horizon, ces Alpilles +désertiques où la lumière et l’ombre seules montent ou dévalent, par ces +rochers incultes, ces falaises poudroyantes. + +--Chez Mistral... le poète? interroge le conducteur, car il est un autre +Mistral, parent et voisin, enrichi dans l’industrie, dont l’auto +transporte le poète aux solennités d’Arles ou d’Aix. + +--C’est là... + +C’est là, entourée d’arbres et d’arbustes, blanche et carrée, toute +simple, de justes proportions, une maison semblable aux autres, qui a le +mérite de ne pas se faire remarquer... Pourtant, que de remarques à +noter, qui lui confèrent son caractère si particulier! Elle ne se +distingue point par de faciles ornements; tout est dans l’allure qui ne +doit rien au hasard... + +--C’est là... + +L’attelage s’arrête, non loin de l’église, près de la place. Il suffit +de pousser la grille--et vous n’y êtes pas! Vous avez pénétré par le +côté, sur la cour; il faut tourner pour gagner le jardin, sur lequel +donne la façade, et la maison apparaît tout autre qu’on ne l’avait +aperçue... + +De loin, avec son front élevé, ne semblait-elle pas accessible à tout +passant, son jardin à tous les regards? Et vous voyez maintenant que +vous n’aviez rien vu! En effet, de la route en contre-bas, l’habitation +est comme dressée sur un socle, dans l’enclos en élévation. D’un coup +d’œil, on croit avoir pénétré dans la glorieuse demeure, de prime abord +si peu défendue! Or, la haie de lauriers qui couronne le mur de +soutènement du jardin en terrasse arrête toute curiosité de l’extérieur! +A l’angle des deux routes, tout contre le village, c’est l’ermitage, +dans la paix et le mystère, sous le soleil et dans les fleurs... + +Car je ne sais pas de jardin plus délicieux que ce petit coin de Paradou +dont Mme Mistral entretient harmonieusement le désordre champêtre. Il y +a aussi, à foison, une certaine petite plante d’encens dont l’arome +domine à certains jours d’été; c’est comme une petite herbe naine, très +pâle, dont les feuilles minuscules semblent avoir absorbé toutes les +poussières des chemins. Et des myrtes, dont Mistral a donné le nom +provençal à l’une de ses héroïnes: NERTO. Des tournesols et des roses +trémières, violiers rouges, cosmos roses et rouges et blancs, des +balsamines et des ancolies, des pétunias et des reines-marguerites et de +la verveine. Les fleurs, les feuilles, les branches s’entremêlent dans +le foisonnement d’une poussée joyeuse. Il y a surtout le figuier et le +puits à la margelle usée, et le banc tourné vers la porte au-dessus de +laquelle une tête d’Arlésienne est sculptée dans la pierre. + +Ce n’est point seulement ici la demeure du génie, c’est la retraite du +sage, qui a inscrit au cadran solaire illustré d’un lézard, les trois +vers: + + Beau lézard, bois ton soleil... + L’heure ne passe que trop vite, + Et demain, il pleuvra peut-être... + +Vous avez franchi la grille, vous avancez, cherchant l’entrée de la +maison fermée, comme endormie; mais déjà les chiens noirs sont accourus, +aboyant doucement, puis reculant: la Marie-du-Poète--ainsi la +désigne-t-on--a surgi au-devant de l’étranger. Si vous êtes attendu, +Mistral est dans le vestibule, déjà, la main tendue. + +Frédéric Mistral, ayant fondé le Muséon Arlaten, tout d’abord avec ses +propres collections, n’a conservé que des souvenirs intimes, comme le +buste de Gounod par Carpeaux, un buste de Lamartine à l’antique, des +peintures, gravures, statuettes relatives à son œuvre, surtout à +Mireille, répartis dans le vestibule qui sépare le cabinet de travail du +salon et mène à la salle à manger. C’est une pièce charmante, du Louis +XVI campagnard: chaises et fauteuils laqués vert d’eau, avec le pétrin, +le buffet, la panetière de Provence du XVIIIe siècle, des originaux +exquis de ces meubles aujourd’hui recopiés dans le monde entier. Aux +murs, de vieux cuivres du pays, des chaudrons reluisants, un fusil qui a +fait des guerres, le fusil du père, des grès, des faïences de Moutiers, +deux grands brocs émaillés de vert de Sisteron, cadeau de Paul Arène, +demeurant vivant dans la mémoire de Mistral, avec Alphonse Daudet vers +qui sa pensée retourne sans cesse, comme vers la grande tendresse de sa +vie. A Noël, dans cette salle à manger, Mme Mistral dresse la crèche +traditionnelle, une montagne de carton, recouverte de quelque verdure, +un peu de neige simulée, et des santons provençaux. La Sainte Vierge, +l’enfant Jésus, le bœuf et l’âne, et tous les bergers connus dont les +paysans savent les noms; un petit lumignon dans une veilleuse rose adore +l’enfant Jésus, nuit et jour; quand vient l’Épiphanie, on ajoute les +rois. + + * * * * * + +Chaque jour, pendant quelques heures, cette maison est traversée de +visiteurs: nombre d’écrivains et d’artistes se sont assis à la table +accueillante; reporters et photographes ont fait assaut d’indiscrétion +professionnelle. Nul n’a su de la maison et de ses hôtes que ce qu’il +convenait au maître de laisser savoir; il n’a jamais admis personne dans +l’intimité réservée de son existence. + +Quelle leçon de retenue et de pudeur, en ce temps d’irrésistible +publicité. Je peux dire que sa petite chambre est une cellule de moine, +au lit de bois, à la chaise de paille, au lavabo de marbre, aux +ustensiles de toilette méticuleusement nets et rangés. C’est tout. Il +est extraordinaire comme le détail des contingences quotidiennes +s’abolit autour de Frédéric Mistral. De lui, de son entourage, de sa +maison il n’émane rien que de simple et de sublime. De la conversation, +littéraire ou familière, se trouve écarté tout ce qui la rabaisserait au +propos personnel. Dans les Mémoires, récits d’enfance et de jeunesse, +nulle confidence de journal: il n’est pas de ceux qui «se racontent», en +dehors de son œuvre, il s’est tu, ne livrant rien de lui-même, comme +s’il avait rougi de n’être pas tout à fait un dieu. + +Quelle erreur et quelle ignorance de Paris de n’avoir aperçu le «Poète» +de Maillane que parmi le bruit des félibrées, les farandoles et les +tambourinaires! Avec Hugo et Lamartine, Mistral aura été populaire, mais +sans rien devoir à la politique, et en écrivant dans une langue +étrangère pour les trois quarts de la France d’aujourd’hui, mais +nationale pour le Midi, et reconnue par les peuples de Méditerranée. De +cela nos littérateurs ne se rendent pas compte. Or Mistral est compris +de toute la race latine qui a puisé aux sources romanes. En outre, par +leur ordonnance classique, par la construction de ses vastes poèmes, +Mireille, Calendal, Nerto sont bien plus accessibles aux esprits de +culture classique que toute la production ordinaire, trop spécialisée, +du roman et du théâtre contemporains. + +Frédéric Mistral a voulu le triomphe du Félibrige, dont il est +l’incarnation. Il a mis au service de la cause un demi-siècle de génie +et de pensée, de sagesse et de prudence, sans rien laisser au hasard. Il +n’a point été qu’un merveilleux roseau chantant de la petite patrie et +de la terre natale. Poète inspiré, il n’y a pas eu de génie plus +conscient et qui ait su mieux se discipliner; le succès ne l’a point +surpris; il revint tout de suite d’une pointe poussée à Paris, pour +asseoir dans son village la capitale d’un empire dont l’éclat a rayonné +sur le monde... + + * * * * * + +Il n’avait guère plus de vingt-cinq ans, lorsqu’un article de Lamartine +le faisait célèbre. Voici le portrait que l’auteur illustre de +_Graziella_ crayonnait de l’auteur inédit de _Mireille_: + + Sa physionomie simple, modeste et douce, n’a rien de cette tension + orgueilleuse des traits ou de cette évaporation des yeux qui + caractérise trop souvent les hommes de vanité, plus que de génie, + qu’on appelle les poètes populaires. Ce que la nature a donné, on le + possède sans prétention et sans jactance. Le jeune Provençal est à + l’aise dans son talent comme dans ses habits: la parfaite convenance, + qui donne aux bergers, comme aux rois, la même dignité et la même + grâce d’attitude ou d’accueil, gouverne toute sa personne. Il a la + bienséance de la vérité; il plaît, il intéresse, il émeut; on sent + dans sa mâle beauté le fils d’une de ces belles Arlésiennes, statues + vivantes de la Grèce, qui palpitent dans notre Midi. + +Lamartine nous peint le jeune Provençal, qui aurait pu être un jeune +provincial, à l’aise dans ses habits. Il n’en a point changé la coupe, +non plus que celle de sa barbe. De combien de nos grands contemporains, +préoccupés de «se faire une tête», peut-on en dire autant? Prenez les +photographies de Mistral, depuis les plus anciennes: il est toujours le +même, il est lui. + +Toujours sur la flottante chevelure noire ou blanche, sur le vaste +front, le feutre à larges bords: toujours la chemise à col rabattu où se +noue une Lavallière; toujours la jaquette déboutonnée sur le gilet +droit. Le poète est d’accueil familier, d’une patience inlassable, d’une +humeur égale et gaie; mais il y a de la majesté, de la grandeur dans sa +simplicité--«la dignité des rois et des bergers», comme avait défini +Lamartine. Certainement, d’instinct, il répugne à la petitesse du +commérage et à l’autobiographie. Mais il lui a fallu le dessein arrêté, +aussi, et l’énergie de débouter les indiscrets; car les assauts à son +intimité n’ont pas manqué. + +Il fut bien embarrassé, lorsque de vieux amis et des admirateurs +passionnés décidèrent l’érection de sa statue, d’autant plus que ce +monument démesuré ne devait pas le satisfaire. Le sculpteur, M. Rivière, +connu pour de jolies statuettes, manquait de moyens pour les pièces +monumentales. Son Mistral ne rend guère l’admirable modèle déjà chargé +d’immortalité, le poète ne pouvait laisser croire qu’il +s’enorgueillissait de l’aventure. Vraiment, on eût dit qu’il allait +prendre le train, canne à la main, le manteau sur le bras: + +--Il manque la valise, fit Mistral. + +Sur ce mot on dut bien admettre que le poète n’attachait point à ce +jubilé cordial une importance délirante; mais il n’ignore pas la vertu +des fêtes et leur grâce efficace sur les foules; il se laissa donc +inaugurer par les blancs, et promouvoir commandeur de la Légion +d’honneur par les rouges; que l’on ne croie pas à quelque grossier +équilibre, quoique Mistral ait été conseiller municipal sans +interruption depuis qu’il est éligible, ce qui a valu à la mairie de +Maillane une décoration du Capoulié Valère Bernard. Il ne fait pas de +politique électorale, de politique qui eût jeté la discorde au camp +félibréen. Il n’est pas indifférent à la chose publique. La République +de 1848 le trouva lyrique et frémissant: + + Réveillez-vous, enfants de la Gironde, + Et tressaillez, dans vos sépulcres froids. + La liberté va rajeunir le monde... + Guerre éternelle entre nous et les rois. + +Après le coup d’État de 1851, il renonça et pour toujours, «à la +politique inflammable», désormais tout à la Provence, tout à la Poésie: + + Toi, Provence, trouve et chante... + +conseillait le Lion d’Arles, et le poète songeait à Mireille et à +Calendal. Vainement on a essayé de l’embrigader, mais, comme toujours, +sa décision prise, il s’y est tenu. Nul calcul médiocre, mais noble +souci d’indépendance. Quand nous descendons déjeuner en Arles, tantôt +Mistral choisit «Pinus», tantôt «le Forum»; ce n’est point gourmandise, +ni caprices; mais chaque hôtel a «sa couleur»: Mistral ne veut être +marqué d’aucune. Cela n’a l’air de rien? Il y faut un rude courage, +quand les auberges rivales sont porte à porte. J’imagine qu’elles se +sont résignées à ne pouvoir accaparer le grand homme. Les visiteurs qui, +de tous pays, s’empressent en foule à Maillane, et à qui le maître +semble se donner, en se livrant si peu, n’aperçoivent qu’une vie +contemplative, sous un ciel enchanté, parmi les lauriers et les fleurs +enivrantes. En réalité, il n’est pas de journées plus occupées que +celles de Frédéric Mistral. + +Les mille soucis et les quotidiennes contrariétés ne respectent pas sa +glorieuse solitude, et ne le laissent pas impassible. Mais c’est de haut +qu’il juge les petitesses humaines. Il les sait nécessaires. La +sensibilité de Daudet lui faisait comparer la gloire à un cigare fumé +par le bout allumé. Mistral ne la prend que par le bon bout, et n’en +tire que les bonnes bouffées. Au service de sa puissante et subtile +sagesse, n’a-t-il pas les plus tendres et les plus intelligents +conseils? + +Auprès du Poète, les passants, à travers l’éblouissement du génie, ne +prêtent qu’une attention polie à la présence de Mme Mistral, +silencieusement effacée: de la maîtresse de maison, ils ne sauront que +la bonne grâce intime, la douceur charmante, le pur regard, la fraîcheur +de visage! Or, Mme Mistral est la grande prêtresse attentive du culte; +de l’intelligence la plus avisée, elle a sur tout et tous le jugement le +plus perspicace, elle est l’ineffable conseil de son mari, et sa +vigilante défense contre trop de tentatives quelquefois disgracieuses. +Avec quel tact infini elle s’entend à écourter les conversations +oiseuses! Avec quelles précautions délicates elle fait apporter le +foulard ou la couverture du maître, quand l’heure se refroidit! Comme +elle entretient l’ambiance simple et harmonieuse, avec l’aide de la +Marie du Poète, la servante fidèle qui est de la maison, où sa franchise +dévouée, son respect joyeux, son libre parler sonore contribuent à +établir cette atmosphère de simplicité et de grandeur patriarcale! + + * * * * * + +L’emploi du temps à Maillane? Lever à sept heures; après un léger café +au lait, Mistral travaille jusqu’à midi, où il déjeune, sobrement, de +plats rustiques, peu de viande, buvant le vin de son cru bien trempé +d’eau; ni café, ni alcool. Après midi, le maître reçoit, fait quelque +lecture et, régulièrement, abat ses quatre ou cinq kilomètres avec sa +femme. En 1884, après un dîner chez Daudet, Goncourt notait: + + «Mistral se met à nous parler de son procédé de travail, de ses vers + fabriqués aux heures crépusculaires, à l’heure de l’endormement de la + nature; le matin dans les champs, selon Mistral, étant trop plein du + bruyant éveil de l’animalité. + +Le souper est à sept heures, le coucher à neuf heures, mais quelles +journées remplies! + +De sept heures à midi, correspondance qui se chiffre par dix ou quinze +lettres, et ce n’est pas le remerciement d’un mot banal aux envois de +livres, mais souvent de longues lettres personnelles; des livres qu’il +reçoit en quantité, ceux relatifs au félibrige doivent aller au Muséon +d’Arlaten, les autres à la Bibliothèque d’Avignon: les dédicaces ne +traîneront pas sur les quais. Dans l’énorme courrier qui arrive à +Maillane, l’_Argus de la Presse_ joue un grand rôle: il paraît +d’innombrables articles sur le félibrige et ses poètes, que Mistral +dépouille pour conserver les plus importants aux archives félibréennes. +Correspondance particulière ou générale, tout est absolument classé; un +bibliothécaire professionnel ne viendrait pas à bout de la tâche +qu’assume Mistral, chaque matinée. Mais il y a les lettres d’affaires, +compliquées et pressantes, fort nombreuses, auxquelles réplique le +créateur du Muséon Arlaten avec la méthode d’un juriste: Mistral a fait +son droit. Dans quelques négociations, j’ai pu apprécier de près la +promptitude et la justesse de ses vues et de ses décisions, sur les +points les plus arides. + + * * * * * + +Depuis vingt ans, c’est le Muséon Arlaten qui a été le but de Mistral. +Il a créé un musée incomparable, le musée de la Provence, de sa race, de +son histoire et de sa tradition, un musée complet et qui n’a rien d’un +musée, tant la vie palpite dans cette exposition rétrospective de tout +ce qui caractérise de la plante à l’homme, les origines, la grâce, la +beauté, le génie de la petite patrie. Quels débats pour transférer le +musée de son local primitif de la justice de paix au palais Laval, où il +n’a pu s’installer que grâce à l’argent du prix Nobel, et à l’appui de +M. Briand; car il a fallu un ministre de l’Ouest pour vaincre les +inerties méridionales[54]. Il y a fallu, surtout, l’obstination et la +foi de Mistral, sollicitant les dons, et, ce qui est plus difficile, +écartant les offres fâcheuses, qui auraient altéré la conception +première du palais du Félibrige. + + [54] L’histoire de ces négociations a été exposée avec documents à + l’appui, pages 179-184. + +Le peu de temps dont il dispose, Mistral le consacre à pousser jusqu’à +Arles ou à Avignon; en Arles, où il rencontre quelques félibres; en +Avignon, où il va faire un tour à la vieille librairie Roumanille, +fameuse dans le monde félibréen. Enfin, aux grandes dates, il se montre +à son peuple, déchaînant les adorations. En mai, c’était à Aix, pour la +Sainte-Estelle, où fut élue reine du Félibrige une Limousine, Mlle +Priolo. En juin, c’est, en Arles, la «Festo Virginenco». C’est assez, je +pense, pour évoquer un Mistral bien différent de celui que l’on imagine +volontiers: le poète, buvant son soleil, comme le lézard du cadran +solaire. + +Toute la vie du splendide rénovateur de la langue d’oc fut d’une +activité incroyable et diverse; mais il n’a tourné vers la foule que son +front de Poète-Dieu, et la multitude n’a vu de lui que son regard +dominateur, comme on ne voit de sa maison grande ouverte que le faîte +baigné de lumière. C’est ainsi qu’il a tout discipliné sous sa maîtrise; +rien du dehors n’a de prise sur son rythme intérieur, qui ne s’est +jamais ralenti ou précipité sous le coup de nos pauvres fièvres: +toujours, il a mesuré d’une âme égale le court chemin qui devait le +mener de sa maison au cimetière, une centaine de mètres après cette +promenade d’apothéose dans la gloire. Car, de la mort aussi il s’est +paisiblement préoccupé. + + * * * * * + +Au point de vue politique et religieux, sa situation était ainsi +délicate. Un jour qu’une revue me demandait un article sur F. Mistral, +je préparai un petit questionnaire qu’il voulut bien remplir, pour se +plier au goût du jour: + +_Demande._--Assistez-vous aux séances du conseil municipal? (Mistral en +faisait partie depuis cinquante-cinq ans!) + +_Réponse._--Je n’ai plus le temps. + +--A quels offices? + +--Ni, hélas, pour les offices... + +Ce qui n’empêchait pas ce chrétien peu pratiquant de recevoir la +bénédiction papale. + +Les croyances héréditaires, sans doute profondes, de Mistral, ne lui +faisaient pas prendre la religion au tragique. + +Naguère, en Avignon, il rencontra une amie qui s’offrit à porter un +petit paquet que le Maître avait à la main. + +--Non, ce n’est pas lourd. + +--Mais, cher maître... + +--Non, non, curieuse; tu voudrais bien savoir ce qu’il y a dans ce +papier... Eh bien, devine... + +--Maître... + +--Tu ne peux pas trouver... Je vais te le dire. Il n’y avait pas de +crucifix dans ma chambre de Maillane... Je remettais toujours pour en +acheter un... Eh bien, voilà ce que j’emporte... Tu comprends, je me +suis dit que Mistral ne pouvait pas mourir et se présenter devant le Bon +Dieu sans crucifix. + + + + +CHAPITRE XXVI + +Un poète de Saint-Flour: Buirette de Belloy.--_Plus je vis d’étrangers, +plus j’aimai ma patrie._ + + +Grâces à Vermenouze, grâces à Mistral, je me suis donné quelques nuits +d’oubli, depuis une douzaine de jours. + +D’Évian-les-Bains, je suis rentré à Malmaison le matin de la +mobilisation. + +Durant quinze jours, j’ai été incapable d’une lecture, d’une pensée. + +Je suis seul, mon fils est parti s’engager... + +Depuis deux ans j’ai une table chargée de travail, de mes documents pour +ce livre à peu près achevé. Restaient quelques chapitres, à tirer de mes +nombreux articles sur le félibrige de Vielles, sur celui de Maillane. Je +me suis remis à cette facile besogne mais souvent interrompue par des +rumeurs inaccoutumées, des roulements d’autos, des marches de troupes, +des piétinements de troupeaux, des abois insolites. + +Depuis un mois, je suis obligé de rentrer avant la nuit, quand je +m’aventure vers Paris. L’Auvergne et la Provence m’ont apaisé quelques +heures. Par ces nuits splendides d’un été lumineux et torride, comme je +n’en avais pas vécu ici; et les roses sont ivres de soleil, et, au lever +du jour, des pigeons roucoulent éperdument sur les toits... + +Est-ce tout ça? mais je suis follement confiant, et je ne puis croire à +la guerre à quelques kilomètres d’ici. + + * * * * * + +Tout de même, le Gouvernement est parti pour Bordeaux--et je suis du +camp retranché de Paris, comme en 1870. Ce matin, j’ai vu que l’on +creusait des tranchées à la Porte-Maillot, et que l’on jetait les arbres +en travers des avenues. Et des avions allemands survolaient Paris. Pour +demain, après-demain la canonnade. L’heure n’est plus à la littérature, +il n’est que temps de ficeler le manuscrit. Verra-t-il le jour? En tout +cas, je désire que ce soit tel que, malgré son achèvement hâtif. + +_Car il est bien fini pour moi._ + +Je ne me vois pas, _après la guerre_, revenant sur ces pages lointaines. +Oui, comme ce sera loin... + +Cependant, j’avais réservé un chapitre pour la fin sur mon village «de +la petite patrie», ce Brezons où j’aurais tant voulu m’ensevelir... Je +voulais reparler de Saint-Flour, à cause de Buirette de Belloy, qui y +est né, qui a rimé un _Siège de Calais_, qui fut académicien et qui a +écrit un beau vers, dont Voltaire disait: Je le citerai souvent... + +Ce vers, je voulais le mettre en exergue de ce livre: + +_Plus je vis d’étrangers, plus j’aimai ma Patrie._ + +Je me l’étais souvent répété, au cours d’une existence qui n’a pas moisi +sur place. Je ne pensais pas que je me rappellerais le vers du poète +sanflourain, dans des circonstances où il prend une telle envergure... + +_Malmaison, 3 septembre 1914._ + + + + +TABLE DES MATIÈRES + + + Pages + + Chapitre I.--Une enfance auvergnate: Du Mont Valérien au Plomb + du Cantal.--Les colonies «de patois».--La malle à musique: + cabrette et bourrée.--La mort de l’habillé de soie.--Le «siège + de Paris»; du baraquement à la cave.--Au «pays». 7 + + Chapitre II.--Les émigrants d’Auvergne: La terre quittée.--La + route d’Espagne.--Le pâtre Gerbert.--Les pèlerins de + Saint-Jacques.--«Chineurs et roulants», d’Arsène + Vermenouze.--«L’air» d’Auvergne. 12 + + Chapitre III.--Le premier voyage.--Pendant la Commune.--Le + retour au village: à l’aube de la mémoire.--Le ruisseau de + Brezons. 21 + + Chapitre IV.--L’enfant pâle: De J. F. Raffaëlli à F. + Coppée.--Paysages «impressionnistes».--La montagne + retrouvée.--La «grammaire» de Bancharel.--Les précurseurs + de «l’École Auvergnate». 25 + + Chapitre V.--Le patois de circonstance.--Curés, médecins, + instituteurs: L’abbé Bouquier; l’abbé Jean Labouderie. + Frédéric Dupuy de Grandval, chansonnier bachique. J. B. + Brayat, officier de santé. J. B. Veyre, instituteur.--Statues + et pavés de l’ours. 31 + + Chapitre VI.--Auguste Bancharel, un précurseur: Professeur, + auteur, imprimeur comme Roumanille.--Le progrès dans la + tradition.--Rimes Patoises et Grammaire.--Les veillées + auvergnates.--L’abbé F. Courchinoux. 39 + + Chapitre VII.--Patois ou langue? La thèse nationale; la critique + philologique.--Les études de M. Antoine Thomas et de M. Albert + Dauzat.--Patois et patois de la Dore à la Cère.--Le patois du + Livradois.--R. Michalias.--A la Marianne d’Auvergne.--Le + patois, verbe de la race. 47 + + Chapitre VIII.--Les troubadours d’Auvergne: Le Puy.--Le Velay et + la littérature.--De Nostradamus à M. Joseph Anglade.--Les + troubadours cantaliens. M. le duc de la Salle de Rochemaure: + les récits Carladéziens.--Pierre de Vic. La cour de + l’Épervier.--Le moine de Montaudon. «Tensons entre Dieu et + le moine». L’hospitalité auvergnate. Les ennuis du + moine-troubadour. Ce qui lui plaît.--Un troubadour contre + les femmes. 60 + + Chapitre IX.--En Aurillac.--Louis Bonnet et l’Auvergnat de + Paris.--Un concours de «cabrettes».--La murette et la + bourrée.--La Procednitza bulgare et la bourrée + d’Auvergne.--Bouréno bouranke; Bou rei Yo.--Des bulgares, + dans le Cantal, en 1210.--Cabrette et gaïda.--La fin de la + cabrette.--La révélation de Vermenouze. 102 + + Chapitre X.--Chez Vermenouze.--Ancien émigrant «espagnol», + liquoriste, poète et chasseur.--Les colères de Vermenouze: la + montre tyrannique; la servante sourde.--La truite fraîche.--La + bécasse à point.--Une histoire de chasse.--La rôtie et le + «Vieux Fel».--L’intérieur du célibataire.--«L’ouverture» du + 14 juillet. 115 + + Chapitre XI.--François Mainard.--A la Cour et aux champs.--Le + courtisan sous les rochers de la province.--Les roses du + Parnasse et les épines de la chicane.--A l’ambassade de + Rome.--Les ambitions déçues.--Les amitiés de + Toulouse.--Renoncement et renouveau.--La belle + vieille.--Conseiller d’État et Académicien.--L’édition de + 1646.--Adieu Paris.--_Donec optata._ 123 + + Chapitre XII.--Arsène Vermenouze inédit.--Le premier article de + la _Revue Bleue_.--Les gueux des chemins.--_Les deux + Menettes._--Dans les châtaigneraies.--Le chasseur de Sauvagine. 141 + + Chapitre XIII.--A travers l’Auvergne.--La course au + clocher.--Stendhal à Clermont-Ferrand.--Le «roman + auvergnat».--De Notre-Dame-du-Port à Sainte-Foy-de-Conques.--De + la riche basilique au pauvre clocher à peigne. 151 + + Chapitre XIV.--De Bretagne en Auvergne.--«Le Cobreto» et le + Cercle.--Les auvergnats d’été.--La ballade du veau.--_En plein + vent_; _Mon Auvergne_.--La vieillesse du poète.--«Ma mère», + «Le Grillon».--De Vielles à Maillane. 163 + + Chapitre XV.--Du Cantal aux Alpilles.--Le Cinquantenaire de + Font-Ségugne.--Le palais du Félibrige.--L’appui d’Aristide + Briand.--La statue de Mistral.--Vive Provence. 175 + + Chapitre XVI.--Au parc de Richelieu.--Blaise Pascal.--Le style + des _Pensées_ et celui de Napoléon.--Blaise Pascal + _l’Auvergnat_.--Le sol et le caractère.--Tout à gagner; rien + à perdre...--Du Puy-de-Dôme à l’immortalité de l’âme. 185 + + Chapitre XVII.--De Malmaison à la Limagne.--Jacques Delille, + d’Aigueperse.--Pierre de Nolhac.--Les voyages du citoyen + Legrand.--L’individu expliqué par le pays. 193 + + Chapitre XVIII.--Royat au XVIIIe siècle.--Nicolas de + Champfort.--De la jeune Indienne à la Révolution.--_Guerre aux + châteaux, paix aux chaumières._--Champfort peint par + Chateaubriand. 200 + + Chapitre XIX.--La tasse de lait: Michalias.--Un débutant de + soixante ans.--Endors-toi, paysan.--_Le jugement de saint + Pierre_.--_La mort du Paysan_.--_Sous les bouleaux_.--Le poète + de la Dore.--La bonne souffrance.--_La prière du soir_.--Un + essai de grammaire auvergnate et d’hydrothérapie. 208 + + Chapitre XXI.--Des poètes nouveaux.--Le buste d’E. + Chabrier.--Henri Pourrat.--Charles et Olivier Calemard de La + Fayette. La petite victoire de Samothrace.--Le poème des + champs.--Considère. 223 + + Chapitre XXII.--Le tombeau de Mistral.--Le _Pavillon de la + Reine-Jeanne_.--L’épitaphe anonyme.--C’était un roi de + Provence. 239 + + Chapitre XXIII.--La fin de Vermenouze.--Douceur et sagesse.--Les + arbres d’Hyères.--Le dernier Noël.--L’Auvergne en deuil. 245 + + Chapitre XXIV.--En août 1914: Regard en arrière.--Vermenouze + patriote.--L’aigle et le coq.--Un vieux de la vieille.--Les + traductions de Vermenouze: Jous la Cluchado.--Inspiration et + philologie.--Omperur et Empéradour.--A l’Auvergne. 252 + + Chapitre XXV.--La mort de Mistral.--Les visiteurs de + Maillane.--Lou souleu me fa canta.--A Maillane.--Le jardin du + poète.--Le _Musée Arlaten_.--Le triomphe du + Félibrige.--Mistral et la politique.--La vie à Maillane.--Le + crucifix de Mistral. 266 + + Chapitre XXVI.--Un poète de Saint-Flour: Buirette de + Belloy.--_Plus je vis d’étrangers, plus j’aimai ma patrie._ 282 + + +Imp. JOUVE & Cie, 15, rue Racine, Paris.--5293-22 + + + + +OUVRAGES PUBLIÉS DANS LA MÊME COLLECTION + + + AJALBERT (Jean), de l’Académie Goncourt + Au cœur de l’Auvergne 7 » + BEAUNIER (André) + Au service de la déesse. Essais de critique 7 » + BRADI (Lorenzi de) + La vraie Colomba 5 » + V. CYRIL et Dr BERGER + La “coco”, poison moderne 7 50 + DAUDET (Alphonse) + Pages inédites de critique dramatique (1874-1880) 8 » + DAUDET (Lucien) + L’inconnue (L’Impératrice Eugénie) 7 » + DROIN (Alfred) + M. Paul Valéry et la tradition poétique française 5 » + ERNEST-CHARLES (J.), Avocat à la Cour + La passion criminelle. Drames d’amour et de jalousie 7 » + FISCHER (Max et Alex) + Dans deux fauteuils (Notes et impressions de théâtre) 7 50 + FONCK (Capitaine René) + Mes combats. Préface du Maréchal Foch (15e mille) 7 » + FRANK (Bernard) + Le carnet d’un enseigne de vaisseau (Souvenirs de la vie + de patrouille). Préface de M. Robert de Flers, de + l’Académie française 6 » + HERMANT (Abel) + La vie littéraire (Première série) 7 » + KEUN (Odette) + Au pays de la Toison d’or (En Géorgie mencheviste + indépendante) 7 » + MARGUERITTE (Victor) + Au bord du gouffre (Août-Septembre 1914) avec 8 plans + (40e mille) 7 » + MAYBON (Albert) + Le Japon d’aujourd’hui 7 50 + PARDIELLAN (P. de) + Nos ancêtres sur le Rhin 5 » + TERY (Simone) + En Irlande. De la guerre d’indépendance à la guerre + civile (1914-1923) 7 » + + +5489.--Paris.--Imp. Hemmerlé, Petit et Cie. 6-24. + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 74061 *** diff --git a/74061-h/74061-h.htm b/74061-h/74061-h.htm index ef038f6..17b5aac 100644 --- a/74061-h/74061-h.htm +++ b/74061-h/74061-h.htm @@ -1,11268 +1,11268 @@ -<!DOCTYPE html>
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- <title>Au c[oe]ur de l’Auvergne | Project Gutenberg</title>
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-<body>
-<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 74061 ***</div>
-<p class="c top2em"><span class="large">JEAN AJALBERT</span><br>
-<i class="small">de l’Académie Goncourt</i></p>
-
-<h1>Au cœur<br>
-de l’Auvergne</h1>
-
-
-<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br>
-ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR<br>
-<span class="small">26, Rue Racine, 26</span></p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top4em">DU MÊME AUTEUR</p>
-
-
-<p class="c i">Chez le même éditeur :</p>
-
-<ul>
-<li><span class="xs">DIX ANNÉES A MALMAISON</span>.</li>
-<li><span class="xs">LE BOUQUET DE BEAUVAIS</span>.</li>
-<li><span class="xs">RAFFIN-SU-SU</span>.</li>
-<li><span class="xs">SAO-VAN-DI</span>, roman.</li>
-<li><span class="xs">LETTRES DE WIESBADEN</span>.</li>
-</ul>
-
-<p class="c i">Chez d’autres éditeurs :</p>
-
-<p class="c small ssf">ROMANS ET NOUVELLES</p>
-
-<ul>
-<li><span class="xs">EN AMOUR</span>, épuisé.</li>
-<li><span class="xs">LA TOURNÉE</span>.</li>
-<li><span class="xs">LE P’TIT</span>, épuisé.</li>
-<li><span class="xs">LE CŒUR GROS</span>, épuisé.</li>
-<li><span class="xs">CELLES QUI PASSENT</span>, épuisé.</li>
-<li><span class="xs">BAS DE SOIE ET PIEDS NUS</span>, épuisé.</li>
-</ul>
-<p class="c small ssf">VERS</p>
-
-<ul>
-<li><span class="xs">FEMMES ET PAYSAGES</span>, épuisé.</li>
-</ul>
-<p class="c small ssf">THÉATRE</p>
-
-<ul>
-<li><span class="xs">LA FILLE ÉLISA</span>, pièce en 4 actes, tirée du roman de E. de Goncourt.</li>
-<li><span class="xs">A FLEUR DE PEAU</span>, 1 acte, en vers.</li>
-</ul>
-<p class="c small ssf">VOYAGES</p>
-
-<ul>
-<li><span class="xs">L’AUVERGNE</span>, couronné par l’Académie française, épuisé.</li>
-<li><span class="xs">VEILLÉES D’AUVERGNE</span>, épuisé.</li>
-<li><span class="xs">NOTES SUR BERLIN</span>, épuisé.</li>
-<li><span class="xs">LES DESTINÉES DE L’INDOCHINE</span>.</li>
-<li><span class="xs">LES NUAGES SUR L’INDOCHINE</span>.</li>
-<li><span class="xs">DANS PARIS LA GRAND’VILLE</span>.</li>
-<li><span class="xs">L’HEURE DE L’ITALIE</span>.</li>
-<li><span class="xs">LE MAROC SOUS LES BOCHES</span>.</li>
-</ul>
-<p class="c small ssf">QUESTIONS D’ACTUALITÉ</p>
-
-<ul>
-<li><span class="xs">L’AVIATION AU-DESSUS DE TOUT</span>.</li>
-<li><span class="xs">COMMENT GLORIFIER LES MORTS POUR LA PATRIE</span> !</li>
-<li><span class="xs">UNE ENQUÊTE SUR LES DROITS DE L’ARTISTE</span>.</li>
-<li><span class="xs">SOUS LE SABRE</span>, épuisé.</li>
-<li><span class="xs">LES DEUX JUSTICES</span>, épuisé.</li>
-<li><span class="xs">LA FORÊT NOIRE</span>, épuisé.</li>
-<li><span class="xs">QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES</span>, épuisé.</li>
-</ul>
-<div class="break"></div>
-
-
-<p class="c top2em i">Il a été tiré de cet ouvrage :<br>
-Trois exemplaires sur papier du Japon et trois exemplaires<br>
-sur papier de Hollande non numérotés<br>
-et dix exemplaires sur papier du Marais<br>
-numérotés de 1 à 10</p>
-
-
-
-<p class="c gap small">Tous droits de traduction et de reproduction
-réservés pour tous les pays.<br>
-<span lang="en" xml:lang="en">Copyright 1922,
-by</span> <span class="sc">Ernest Flammarion</span>.</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-
-<p class="c top4em i">A CHARLES-JEAN AJALBERT</p>
-
-<p class="c i">à un fils de l’Auvergne<br>
-engagé volontaire<br>
-tué à Vauquois<br>
-le 26 novembre 1914</p>
-
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<p class="c xlarge">Au cœur de l’Auvergne</p>
-
-
-
-
-<h2 class="nobreak" id="c1">CHAPITRE PREMIER</h2>
-
-<p class="d">Une enfance auvergnate : Du mont Valérien au Plomb du
-Cantal. — Les colonies « de patois ». — La malle à musique :
-cabrette et bourrée. — La mort de l’habillé de
-soie. — Le « siège de Paris » ; du baraquement à la
-cave. — Au « pays ».</p>
-
-
-<p>C’est presque des mémoires !</p>
-
-<p>Déjà !</p>
-
-<p>Pourtant les souvenirs qui dévalent vers moi, de
-la Montagne natale, ont des visages de jeunesse sans
-rides ! Cela date tout de même de vingt, trente,
-quarante ans, — de toujours ? Non, de tout à l’heure,
-de tout de suite ! Comment situer au passé la floraison
-d’enthousiasmes et d’admirations dont le temps
-n’a pu tarir le parfum ni crisper les pétales…</p>
-
-<p>Oui, je m’en souviens comme d’hier, de notre première
-rencontre avec l’Auvergne…</p>
-
-<p>Car, je n’y suis pas né, dans la montagne que je
-proclame natale ! J’ai dû aller à elle, — après avoir
-vu le jour, le demi-jour, plutôt, sous le plus morne
-ciel de banlieue, à Levallois-Perret ! Encore, je me
-vante ! Cette commune n’existait pas, en 1863. Ses
-terrains vagues dépendaient de Clichy-la-Garenne,
-dont la Mairie eut la charge de recevoir les
-déclarations relatives à mon humble état-civil…</p>
-
-<p>J’entends bien, tout de même, être assez pur Auvergnat.
-Mes parents descendaient, c’est le cas de le
-dire, du plus haut du Plateau Central, de Brezons,
-de Cézens, à l’épaulement du Plomb, — et n’avaient
-quitté le pays qu’après leur mariage. De pauvre origine,
-ils n’avaient point assez fréquenté la courte école
-de village <i>pour y perdre le patois</i> ! A Paris, à mesure
-qu’ils prospéraient dans leurs entreprises, c’étaient
-des parents, des amis, que les Auvergnats faisaient
-venir à leur service. Métiers et professions se monopolisaient,
-spécialisés aux cantons dont les originaires
-s’y étaient adonnés d’abord. Par ici, se dirigèrent les
-ferrailleurs ou les marchands de chiffons. Par là, s’accoutuma
-l’exode des frotteurs ou des hôteliers. Les
-nourrisseurs s’espaçaient aux barrières. Un peu
-partout, si j’ose cette image, les charbonniers faisaient
-la boule de neige. Autant de colonies où se
-perpétuait le patois, où il se localisait avec ses prononciations
-et ses variantes d’Aurillac, de Murat, de
-Saint-Flour. Dans nombre de commerces, les compatriotes
-formaient souvent toutes les relations et la
-clientèle. Aussi le patois était-il pratiqué autant que
-dans les hameaux délaissés. A cette persistance
-fidèle de la langue première apprise, il y avait sans
-doute d’autres raisons que la commodité de l’habitude,
-et la défiance du français moins familier : la
-tâche allégée aux accents de la race, l’exil engourdi
-à l’haleine du terroir. Les mots étrangers ne sont
-que des signes sonores des lèvres. Il sourd une âme
-vivante et profonde de la syllabe jaillie au berceau.</p>
-
-<p>Ma mère ne me parlait jamais autrement…</p>
-
-<p>Puis, à maintes occasions, il y avait table commune,
-et la fête n’aurait pas été réussie, sans accompagnement
-de la cabrette, toujours prête à mener le
-bal. Dans bien des malles à couvercles de poil, la
-musette faisait partie du bagage du montagnard
-dont elle constituait, avec le couteau de poche, les
-plus chères reliques ! Qu’elle m’en imposait, à se
-gonfler, l’outre mystérieuse, dans son magnifique
-corsage de velours rouge ! La musique n’en est
-point des plus suaves. Pourtant, aiguë et chevrotante,
-il n’y a que cette voix d’en haut pour détourner les
-convives des formidables festins où défilaient à peu
-près exclusivement farinades, salaisons et fromages
-de là-bas ! Certes, il fallait bien « la bourrée », pour
-leur faire laisser le boire et le manger ! Mais que
-la cabrette attaquât « la Marianne » et le silence
-s’imposait comme à la célébration d’un rite, et toutes
-les jambes étaient debout à l’appel de la danse atavique…</p>
-
-<p>Ce patois hirsute, cette musiquette primitive, je
-n’entends que cela autour des Saint-Jean et des
-Saint-Pierre, qui étaient les prénoms des trois quarts
-de nous tous, ou des réveillons dont, gamin, je ne
-voyais guère que les préparatifs ; mais quelle fête
-déjà ! Aux approches de la Noël, grand arrivage
-de farine de blé noir, pour les <i>bourriols</i>, de tome
-fraîche pour la <i>truffado</i>, de noix, de châtaignes.</p>
-
-<p>Le spectacle espéré, c’était l’égorgement d’un porc,
-engraissé depuis des mois. Car, l’on « tuait » et l’on
-« salait » à la maison, étant assez nombreux pour
-venir à bout d’un <i>habillé de soie</i>, sans que le lard
-eût le temps de rancir ! Cela me faisait peur et pitié,
-la bête bien lavée, rose et blonde, les pattes ligotées,
-maintenue par deux hommes dont les genoux l’écrasaient
-et l’immobilisaient, pendant que le tueur lui
-plongeait le coutelas dans la gorge. Après les hurlements
-terribles, les grognements, puis les râles
-avaient cessé ! Le sang cramoisi giclait dans une
-terrine inclinée par une servante. Je ne comprenais
-pas qu’une telle fontaine rouge pût jaillir et couler
-autant de cette panse inerte, sur la jonchée de
-paille, bientôt enflammée. On flambait longuement
-l’animal, je ne perdais pas un détail de la truculente
-opération, et, plus d’une fois, je rêvais de
-ces scènes de meurtre, d’incendie et de ripailles.
-Deux ou trois jours, la cuisine était décorée de guirlandes
-de boudins, de saucisses, d’andouillettes,
-pendant que l’on descendait à la cave les quartiers
-de viande, qui s’empilaient dans la saumure d’une
-cuve au couvercle pressé de lourds pavés.</p>
-
-<p>Ces chants, ces danses, ces agapes au « vin du
-pays », je ne devais pas leur trouver plus de couleur
-locale, par la suite, aux lieux mêmes d’origine. Certes,
-je n’étais guère en âge d’apprécier ces puissantes
-victuailles, et le « blanc » ou le « rouge » dont on les
-arrosait ! Le fumet seul en passait sur mon assiette
-d’enfant, encore aux soupes légères et aux plats
-moins massifs ! Et c’est de mon lit, le plus souvent,
-que j’entendais, en m’endormant à sa cadence martelée,
-danser la bourrée.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Voilà des peintures qui pourront sembler puériles
-et qui devraient s’être quelque peu atténuées à la
-longue ? On comprendra qu’elles aient gardé, chez
-les bambins de cette époque, toute leur fraîcheur,
-par contraste avec d’autres visions d’une implacable
-netteté. Après ces gras et joyeux réveillons de mes
-cinq et sixième années, qu’il fut désolé celui de 1870,
-où les suburbains avaient dû rentrer dans Paris,
-pour le Siège ! Ah ! dans les baraquements qui nous
-servirent d’abord de refuge, au Champ-de-Mars, on
-ne tua pas de cochons, cet hiver cruel et froid, de
-famine et de mitraille, dont je me rappelle l’affreux
-pain qui se délayait en sable et en issues, et sentait
-le paillasson ! En guise de cornemuse, c’est le canon
-prussien qui menait la danse, — et la première fois
-que l’on me conduisit aux Champs-Élysées, cent mille
-hommes y parlaient allemand sous le casque à
-pointe…</p>
-
-<p>Mais ce serait tout un volume de sensations qui ne
-me seraient guère personnelles, — la guerre ! et puis,
-la Commune ! A peine avions-nous réintégré notre
-demeure de l’autre côté des fortifications, que la
-bataille tonna entre Versailles et Paris, par-dessus
-nos têtes. Il fallut loger dans les caves, où nous
-jouions aux billes avec des biscaïens, dont il n’était
-pas difficile de s’approvisionner. Le Mont-Valérien
-dominait la bataille de ses éruptions meurtrières.
-Quand on me montrait et m’expliquait les volcans
-éteints de notre province qui, dans la nuit des
-temps, avaient jeté feu et flamme, ils ne s’emparaient
-pas de mon imagination. Je les tenais pour
-des « Mont-Valérien » hors d’usage. La montagne,
-comme la vie de la montagne, cela m’était familier.
-Je n’eus point d’étonnement au patois, à la cabrette, à
-la bourrée, aux assiettées de choux et de lard fumant ;
-quand, aux dernières semaines sanglantes, mes parents
-remontèrent au pays, je n’y fus pas dépaysé.</p>
-
-<p>A Brezons, que je n’avais jamais vu, je me sentais,
-enfin ! chez nous…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c2">CHAPITRE II</h2>
-
-<p class="d">Les émigrants d’Auvergne : La terre quittée. — La route
-d’Espagne. — Le pâtre Gerbert. — Les Pèlerins de Saint-Jacques. — « Chineurs
-et roulants », d’Arsène Vermenouze. — « L’air »
-d’Auvergne.</p>
-
-
-<p>Quand je vous dis que je suis Auvergnat !</p>
-
-<p>L’Auvergnat authentique n’a rien de plus pressé
-que d’émigrer…</p>
-
-<p>Aussi, ne m’en suis-je pas privé. Dans la fougue
-de la jeunesse, j’aurais voulu parcourir l’univers
-d’une traite… Ah ! les folles et généreuses impatiences,
-où l’on se jette à toutes les extrémités de
-l’espoir ou du découragement ! Quelles tempêtes où
-se meurtrissaient mes rêves, parce que la France
-n’était pas aussi radieusement grande, la République
-aussi hautement intégrale, les hommes aussi purement
-désintéressés que pouvait le souhaiter un idéal
-en partance pour l’absolu. A des heures troubles,
-la patrie m’était irrespirable. Je ne me sentais libre
-qu’aux rivages imprévus où rien ne me rappelait la
-terre quittée comme un esclavage aux fers étroits.
-Délibérément, j’aurais accepté — pour combien de
-temps ! — l’existence primitive du fleuve et de la
-forêt, le cœur neuf, l’esprit raclé des enduits de la
-civilisation. Sous l’éblouissement du soleil tropical
-au milieu d’une peuplade douce et belle, je me disais :
-Pourquoi pas ici ? Et, sans doute, j’étais sincère, à
-telle minute, malgré ce qu’il entrait inévitablement
-de littérature dans mon nihilisme nomade…</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Cette manière d’émigrer, dans les nuages, n’est
-point celle ordinaire de nos compatriotes. Ils ont
-l’émigration plus pratique, s’expatriant de par la
-force des choses, le climat hostile, le sol récalcitrant,
-le penchant au gain, — non pour les joies de
-l’aventure.</p>
-
-<p>Où va l’Auvergnat, le travail l’enchaîne. Naguère il
-ne s’en distrayait qu’avec ses frères d’exode, échappant
-aux tentatives étrangères, à l’influence des
-villes. De Paris, de Madrid, il ne connaissait que sa
-boutique, les trajets de son négoce. Il épousait une
-Auvergnate. Absorbés dans la tâche commune, ils
-envoyaient les enfants à élever aux grands-parents,
-au village où ils projetaient de retourner eux-mêmes
-plus tard, souvent trop tard…</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>L’émigration continue ; la descente s’est multipliée.
-Mais, petits ou grands, l’on ne se soucie plus
-de remonter… Ceux qui s’enrichissent s’implantent
-aux lieux de leur fortune et de leurs intérêts. Quant
-aux autres, les difficultés matérielles les retiennent,
-et ils ont vite fait d’être prisonniers à jamais du
-salariat absorbant des vastes agglomérations. Il n’y
-a plus qu’une toute petite moyenne aisée pour revenir
-se fixer au pays. Et le moraliste et le régionaliste
-se lamentent de l’abandon des campagnes simples
-et saines pour les capitales dévorantes.</p>
-
-<p>La route d’Espagne fut une des plus anciennement
-suivies par nos compatriotes. L’émigration
-date de loin et se réclame de devanciers illustres :
-sur la fin du <small>X</small><sup>e</sup> siècle, Gerbert, élevé au monastère
-de Saint-Géraud d’Aurillac, se rendait à Cordoue,
-Gerbert dont le génie précurseur s’empara, pour
-l’augmenter prodigieusement, de tant de découvertes
-personnelles, du trésor de sciences révélées au delà
-des Pyrénées, Gerbert, le pâtre de Belliac qui
-deviendra Sylvestre II, Gerbert dont Jean-Baptiste
-Veyre a chanté la rustique et précoce enfance, l’immense
-destinée :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Au pied d’un monticule<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a></div>
-<div class="verse">Était une maisonnette ;</div>
-<div class="verse">Là, dans l’indigence</div>
-<div class="verse">Un enfançon naquit.</div>
-<div class="verse">On dit qu’à sa naissance</div>
-<div class="verse">En signe de puissance</div>
-<div class="verse">Trois fois le coq chanta…</div>
-<div class="verse">Et Rome l’entendit…</div>
-</div>
-
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> <span lang="oc" xml:lang="oc">Ol pèd d’un putchotel…</span></p>
-
-<p>(J.-B. Veyre, <span lang="oc" xml:lang="oc">Piaoulats d’un reipetit</span>).</p>
-</div>
-<p>Quel trajet de l’humble naissance au plus vaste
-savoir d’alors, de la baguette du pastour à la crosse
-pontificale, après ce départ où le jeune voyageur
-doit improviser un pont avec son bouclier pour faire
-passer son cheval sur une passerelle disjointe. Car,
-l’expédition ne se faisait pas sans encombres, à
-entendre la complainte romane des Pèlerins que la
-Confrérie de Saint-Jacques dirigeait annuellement
-d’Aurillac vers Compostelle de Galice, où l’abbaye
-Saint-Géraud entretenait l’église, le prieuré, un
-hôpital de la Vierge Marie au Mont Ebroarinus :</p>
-
-
-<p class="c gap">CHANSON DES PÈLERINS DE SAINT-JACQUES<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> <i lang="oc" xml:lang="oc">Canso dels Pelegrins de San Jac</i></p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Sem pelegrins de vila aicela</div>
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Que Orlhac proch Jordan s’apela :</div>
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Avem laissatz nostres parens,</div>
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Nostra molhers et nostras gens,…</div>
-</div>
-
-</div></div>
-<blockquote>
-<p>« Nous sommes des pèlerins de la ville — qu’on
-nomme Aurillac près Jordanne ; — nous avons laissé
-nos parents, nos épouses et tous nos gens,</p>
-
-<p class="ugap">Pour aller en plus grande troupe — voir Saint Jacques
-de Compostelle. — Le Christ qui de droit fait envers — veuille
-enrichir beaucoup mes vers !</p>
-
-<p class="ugap">De notre ruelle et maison — près du moûtier de Saint
-Géraud — nous fûmes tous à la paroisse — afin d’y
-prendre nos coquilles.</p>
-
-<p class="ugap">Nous y priâmes dame la Vierge — de nous mettre en
-son paradis — et nous exempter du péage — pour bien
-faire le saint voyage.</p>
-
-<p class="ugap">Quand nous fûmes là-bas, à Bayonne, — tout près
-des pays espagnols — il fallut changer bel argent — pour
-écus et monnaie grossière.</p>
-
-<p class="ugap">Quand nous fûmes à Vittoria, — nous vîmes la verdure
-en fleurs : — joyeux, nous cueillîmes lavande, — thym
-en un pré, et romarin.</p>
-
-<p class="ugap">Quand nous fûmes sur les ponceaux, — comme ils
-tremblèrent, au passage qu’on fit ! — Nous croyions
-mourir : « Paix ! Ah ! paix ! — Sauve les pèlerins, saint
-Jacques ! »</p>
-
-<p class="ugap">A Burgos, une confrérie — merveille étrange nous
-montra : — dans son église, à grands frissons, — un crucifix
-suait sa sueur.</p>
-
-<p class="ugap">En pleine ville de Léon, — nous chantâmes une chanson, — et
-les dames en abondance — venaient ouïr les
-fils de France.</p>
-
-<p class="ugap">Arrivés aux monts Asturiens, — les pèlerins eurent
-grand froid ; — à Salvador, nous adorâmes — jour et
-nuit un clou de la croix.</p>
-
-<p class="ugap">Quand nous fûmes à Rivédièr — des sergents voulurent
-mettre en prison — jeunes et vieux ; mais les
-Auvergnats firent : — nous sommes pour <i>Géraud et
-pour l’Abbé</i> !</p>
-
-<p class="ugap">Devant le juge, nous le dîmes — que pour prier Dieu
-nous venions, — non pour faire mal ni dommage. — Le
-juge dit — « Paix ! bon voyage ! »</p>
-
-<p class="ugap">Nous sommes en Galice. O Saint Jacques, — garde
-les pèlerins des péchés. — Et donne-leur fromage et blé — pour
-qu’ils en fassent force deniers.</p>
-
-<p class="ugap">Prions pour Monseigneur l’Abbé — qui nous a tous
-réconfortés — Dans la maison sur la montagne — De
-pain, de vin et de provisions<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>.</p>
-</blockquote>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Selon le texte de M. René Lavaud, dans les <i>Troubadours
-cantaliens</i>, qui juge cette version la meilleure de
-toutes et la plus ancienne.</p>
-
-<p>« A quelle époque remonte cette chanson ? La version
-imprimée ici paraît être du <small>XIV</small><sup>e</sup> ou du <small>XV</small><sup>e</sup> siècle. Mais il
-est très possible que le premier texte ait été beaucoup plus
-ancien.</p>
-
-<p>« Le texte actuel est presque partout d’une langue très
-pure et très classique ; et il est très facile de faire réapparaître
-çà et là, sous la graphie modernisée, la forme
-ancienne.</p>
-
-<p>« Pour le fond, s’il conserve une grande naïveté d’inspiration,
-il témoigne aussi d’une certaine maîtrise. Populaire
-par destination, cette pièce a dû être composée par un des
-clercs ou des prêtres qui faisaient partie du pèlerinage. Les
-pèlerins avaient l’habitude de chanter, aux étapes, des
-chansons destinées à leur attirer la bienveillance et les largesses
-des auditeurs. Ainsi firent-ils dans la ville de « Léon »
-devant de nombreuses dames (strophe X). La chanson chantée
-à Léon n’était pas la nôtre, puisque le voyage n’était
-pas terminé, et ne pouvait encore être narré jusqu’au bout,
-comme il est fait ici. La chanson actuelle comprend l’entrée
-à Saint-Jacques et l’accueil généreux fait par « Mgr l’Abbé ».
-Elle a dû être chantée à Saint-Jacques même, et pendant les
-étapes du retour à Aurillac. »</p>
-</div>
-<p>Il n’y a guère qu’un demi-siècle que le trajet s’accomplit
-plus aisément. Arsène Vermenouze a fixé
-en traits expressifs la peinture de ces chevauchées
-d’autrefois où nos cadets cantaliens ignoraient le
-chemin de fer :</p>
-
-
-<p class="c gap">L’ESPAGNE<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> <i>En plein vent</i> (Sonnets d’Auvergne), 8 v. Stock, éditeur,
-1900.</p>
-</div>
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Nos émigrants d’antan étaient de fameux hommes.</div>
-<div class="verse">Ils allaient en Espagne à pied : les plus cossus</div>
-<div class="verse">S’achetaient un cheval barbe, montaient dessus</div>
-<div class="verse">Et partaient. Travailleurs, ardemment économes.</div>
-
-<div class="verse stanza">La plupart, au retour, rapportaient quelques sommes</div>
-<div class="verse">Quadruples et ducats, dans la veste cousus</div>
-<div class="verse">Et qui, par la famille, étaient les bien reçus.</div>
-<div class="verse">Alors, on n’était pas douillet comme nous sommes</div>
-
-<div class="verse stanza">Après tout un long jour de fatigue, on avait</div>
-<div class="verse">La selle du cheval pour unique chevet ;</div>
-<div class="verse">On partageait un lit de paille rêche et rare</div>
-
-<div class="verse stanza">Avec des muletiers, grands racleurs de guitare</div>
-<div class="verse">Des arrieros, nourris de fèves et d’oignons</div>
-<div class="verse">Et l’on dînait avec ces frustes compagnons</div>
-
-
-<div class="verse stanza c">II</div>
-
-
-<div class="verse stanza">Le même plat pour tous, pour tous la même gourde</div>
-<div class="verse">Pleine d’un vin épais qui sentait le goudron</div>
-<div class="verse">Et, tous, l’on s’empiffrait à même le chaudron</div>
-<div class="verse">De pois chiches très durs et de soupe très lourde.</div>
-
-<div class="verse stanza">Autour du puchero l’on s’asseyait en rond</div>
-<div class="verse">Et chacun racontait son histoire ou sa bourde,</div>
-<div class="verse">Trop heureux quand un merle, une alouette, un tourde</div>
-<div class="verse">Venait corser un peu le menu du patron.</div>
-
-<div class="verse stanza">L’escopette pendue à l’arçon de la selle</div>
-<div class="verse">Et fiers de n’avoir guère allégé l’escarcelle,</div>
-<div class="verse">Les émigrants étaient dehors au point du jour.</div>
-
-<div class="verse stanza">Par des sentiers poudreux, ou des routes fangeuses</div>
-<div class="verse">Contemplant les sierras lointaines et neigeuses</div>
-<div class="verse">Et vibrants sous la joie immense du retour.</div>
-
-
-<div class="verse stanza c">III</div>
-
-
-<div class="verse stanza">Par les grands steppes nus de la Castille plate,</div>
-<div class="verse">Ils allaient, sans jamais regarder l’Occident,</div>
-<div class="verse">Même à l’heure sublime où le soleil ardent</div>
-<div class="verse">S’y noie, en une mer de pourpre et d’écarlate.</div>
-
-<div class="verse stanza">Car ce n’est pas là-bas qu’est la terre Auvergnate,</div>
-<div class="verse">C’est vers le nord ; là-haut, l’Auvergne les attend :</div>
-<div class="verse">L’Auvergne !… A leur regard avide et persistant</div>
-<div class="verse">Le vert frais et riant du doux pays éclate.</div>
-
-<div class="verse stanza">Eh ! que leur font Madrid, Burgos, Valladolid ?</div>
-<div class="verse">Ils y passent, sans même y coucher dans un lit</div>
-<div class="verse">Et chevauchent, des jours entiers, sans voir un arbre,</div>
-
-<div class="verse stanza">Sous un soleil de feu, — des montagnes de marbre</div>
-<div class="verse">Où l’aigle plane au fond d’un ciel d’azur et d’or</div>
-<div class="verse">Et toujours leur regard se tourne vers le Nord.</div>
-
-
-<div class="verse stanza c">IV</div>
-
-
-<div class="verse stanza">Enfin, ils vont toucher la côte cantabrique</div>
-<div class="verse">Et voici les versants pyrénéens français ;</div>
-<div class="verse">Tout poudreux et tannés par le vent, harassés,</div>
-<div class="verse">Ils ont, sous leur chapeau, des teints couleur de brique.</div>
-
-<div class="verse stanza">Mais un léger zéphir, venu de l’Atlantique,</div>
-<div class="verse">Leur apporte une odeur de France : c’est assez !</div>
-<div class="verse">Oubliant la misère et les labeurs passés,</div>
-<div class="verse">Ils s’enivrent, joyeux, du parfum balsamique.</div>
-
-<div class="verse stanza">Et bien que n’étant pas, certes, de très grands clercs,</div>
-<div class="verse">Ils ont de jolis mots, des mots naïfs et clairs,</div>
-<div class="verse">Pour exprimer leur sentiment en l’occurrence.</div>
-
-<div class="verse stanza">C’est égal, dit l’un d’eux, je ne sais d’où ça vient,</div>
-<div class="verse">Mais il n’est nul pays, dans le monde chrétien,</div>
-<div class="verse">Non, nul pays, qui sente aussi bon que la France.</div>
-
-
-<div class="verse stanza c">V</div>
-
-
-<div class="verse stanza">Or, un matin, le chef du groupe, un vieux barbu</div>
-<div class="verse">S’arrête : à l’horizon, dans le ciel doux et pâle,</div>
-<div class="verse">La chaîne du Cantal, toute entière, s’étale ;</div>
-<div class="verse">Voici la dent du plomb, ce colosse trapu,</div>
-
-<div class="verse stanza">La corne du Griou, le pic svelte et pointu,</div>
-<div class="verse">Le puy-Mary… C’est bien la montagne natale</div>
-<div class="verse">Et ces gens, de nature un peu fruste et brutale,</div>
-<div class="verse">Ces Arvernes, au front volontaire et têtu,</div>
-
-<div class="verse stanza">Ces âpres « chineurs », ces « roulants » aux dures âmes,</div>
-<div class="verse">Se mettent à pleurer soudain comme des femmes,</div>
-<div class="verse">Sans se cacher, leurs pleurs s’écrasant sous leurs doigts.</div>
-
-<div class="verse stanza">Oubliant l’espagnol, ils clament en patois :</div>
-<div class="verse">« <span lang="oc" xml:lang="oc">Quoi l’Ouvernho ; li som</span> !<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a> » et tous, à perdre haleine,</div>
-<div class="verse">Brandissant leurs chapeaux, galopent dans la plaine.</div>
-</div>
-
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> C’est l’Auvergne ; nous y sommes !</p>
-</div>
-<p>Nul pays qui sente aussi bon que la France, disait
-Vermenouze, pour la rime ; car il voulait dire l’Auvergne.
-Ainsi humait l’air natal le troubadour
-Pierre Vidal :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Ab l’alen tir ves me l’aire</i></div>
-<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Qu’en sent venir de Proenza.</i></div>
-</div>
-
-</div>
-<blockquote>
-<p>(Avec l’haleine, j’attire à moi l’air que je sens venir
-de Provence.)</p>
-</blockquote>
-
-<hr>
-
-
-<p>Aux forêts de l’Asie paradisiaque, j’ai respiré les
-essences triomphales, après quoi nos fleurettes des
-champs ne devraient plus rien sentir ?</p>
-
-<p>Dès Eygurande, à travers les stores baissés et les
-vitres closes, quand le train roule à travers le vent
-cantalien, j’ai toujours été réveillé par l’odeur distincte
-du pays, les poumons soudain dilatés d’une
-avidité d’absorber l’espace ! Ce ne sont plus les parfums
-qui violentent, les aromes qui étourdissent,
-rien que l’air net et pur avec le goût de l’eau vaporisée
-aux cascades, et de l’herbe fauve sur le basalte
-et, près des villages, quelque fumée au toit matinal,
-des bouffées de l’étable qui s’ouvre, le pain sortant
-du four, qui ne sont pas du même bois, des mêmes
-bêtes, de la même pâte qu’ailleurs et dont nous
-démêlerions la saveur à travers le bouleversement
-d’une fin du monde et d’une nouvelle création :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>C’est l’Auvergne, nous y sommes !</i></div>
-</div>
-
-</div>
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c3">CHAPITRE III</h2>
-
-<p class="d">Le premier voyage. — Pendant la Commune. — Le retour
-au Village : à l’aube de la mémoire. — Le ruisseau de
-Brezons.</p>
-
-
-<p>Je n’ai pas souvenance de mon arrivée à Brezons.
-J’ai dû y tomber endormi. Lorsque je fus réveillé,
-c’est comme si j’en avais toujours été, familier avec
-les grands parents dont j’entendais la langue, avec
-les montagnards pareils aux émigrants qui, à chaque
-automne, entraient chez nous, remplaçaient les gars
-partant pour le régiment.</p>
-
-<p>Je ne me rappelle pas mon arrivée…</p>
-
-<p>Mais la fuite de Paris, aux derniers jours de la
-Commune, comment l’oublier !</p>
-
-<p>Mon père, — de la Garde nationale pendant le
-siège, — ne s’était pas enrôlé parmi les fédérés. Aux
-réquisitions, il prêtait chevaux, voitures, tout le
-matériel commercial dont il disposait ; mais il ne
-donnait point de sa personne. On exigea qu’il
-endossât la vareuse insurrectionnelle, qu’il prît le
-chassepot. Il s’y refusa. Il échappa à la perquisition
-de nuit dans les caves transformées en logements,
-où je fus dressé de terreur, à des lueurs farouches
-de lanternes, à des voix menaçantes, à des baïonnettes
-éventrant les lits, fouillant dans tous les
-coins ; ma mère devait guider la sombre horde, aux
-commandements avinés du forgeron, du blanchisseur,
-qui avaient dénoncé le voisin comme pactisant
-avec Versailles. C’était faux. Mais, à la vérité, nous
-avions favorisé le départ des gendarmes qui habitaient
-l’immeuble contigu, dont les jardins étaient
-ouverts aux jeux de tous les gamins du quartier. Ne
-voulant point abandonner leurs armes et leurs uniformes,
-ils les avaient enfouis dans notre cour,
-dépavée et repavée, sous les fumiers ! Mais le grief
-du blanchisseur et du forgeron était plutôt que l’on
-faisait ferrer les chevaux et laver le linge ailleurs
-que chez eux. Naturellement, je ne sus ces choses
-que plus tard ! Ce que j’ai retenu, de moi-même,
-c’est la journée d’angoisse où, mon père accoutré en
-déménageur, dans une voiture de meubles, nous
-franchissions à Saint-Denis les lignes prussiennes.</p>
-
-<p>Puis, le chemin de fer, le compartiment qui emportait
-les rescapés du siège, et de la Commune.</p>
-
-<p>Et, c’est l’Auvergne, et je suis à Brezons…</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Dès lors, où que je sois dérivé par les courants de
-l’existence, j’ai <i>un pays</i>, — le patrimoine intangible
-où ne mordront pas les plus cruelles vicissitudes…
-J’en <i>ai quitté</i>, après quinze, vingt mois de premier
-séjour, et n’y suis retourné qu’à deux étés de vacances
-scolaires ; depuis un quart de siècle, plus
-une fois, alors que je ne cessais de parcourir le
-Cantal.</p>
-
-<p>Voici que, revenu de loin et de presque tout,
-j’ai voulu revoir Brezons… J’ai voulu ? Non, j’y ai été
-ramené par la force de l’attache jamais rompue…</p>
-
-<p>Le patois, qui ne m’a pas coûté une leçon, appris
-avec les pâtres, en grimpant lever des nids aux
-branches périlleuses, ou traquant la truite imprenable
-de nos mains d’enfants, écorchées aux pierres
-du ruisseau ;</p>
-
-<p>Les cerises mangées à l’arbre, dans le pré tout
-enflammé de canicule, les airelles bleues frissonnant
-dans le mystère des sous-bois ;</p>
-
-<p>La vipère, détendue comme un ressort, debout et
-sifflante, à travers les pierrailles et la bruyère ;</p>
-
-<p>Le clocher de rouille et de mousse où, par l’escalier
-disloqué, le sonneur nous laissait suivre et
-prendre le bout de la corde traînante, à la fin des
-sonneries…</p>
-
-<p>La jument docile à nos plus turbulentes équitations ;</p>
-
-<p>Les tranches de pain noir, l’écuelle de lait caillé
-sur les marches de <i>l’oustau</i>, à la rampe de bois vermoulu…</p>
-
-<p>Que de puérils souvenirs, demeurés avec toute
-leur fraîcheur, à l’aube de la mémoire…</p>
-
-<p>En vérité, le passé ne nous lâche pas. On ne déracine
-pas le piquet où nous sommes noués comme des
-chèvres par une corde plus ou moins longue, plus ou
-moins lisse, qui prête quelque temps, et quand nous
-sommes au bout, croyant encore dévider de la
-bobine, a cessé déjà de s’allonger et se renroule par
-le même manège, de plus en plus réduit, pour nous
-ramener au point de départ, au centre du néant…</p>
-
-<p>Brezons ! Oui, je suis Auvergnat, puisque l’ayant
-délaissé toute la vie, il me semble qu’après je ne
-saurais être bien qu’ici, à l’angle du verger, sur ce
-quartier de roc où s’adossait la grange, au bord de
-la route qui, du fond de la commune, à l’étranglement
-de la vallée, ne conduit plus nulle part ; elle
-s’arrête, comme à bout de souffle, d’avoir tant monté
-à la poursuite de cimes qui, toujours, se reculent…</p>
-
-<p>Sur ce chemin des nuages, dans ce paysage tourmenté,
-aux gestes tendus vers les sommets, où j’essayais
-mes premières escalades, je souhaiterais
-boucler la boucle de mon circuit terrestre. Cette
-fois, ce serait vraiment les grandes vacances…</p>
-
-<p>Oui, une borne, mon nom, et rien qu’une ligne :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>Il aima le ruisseau de Brezons.</i></div>
-</div>
-
-</div>
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c4">CHAPITRE IV</h2>
-
-<p class="d">L’enfant pâle : De J. F. Raffaëlli à F. Coppée. — Paysages
-« impressionnistes ». — La montagne retrouvée. — La
-« grammaire » de Bancharel. — Les précurseurs de « l’École
-Auvergnate ».</p>
-
-
-<p>Il y a trente ans, sur la fin de mes études à Condorcet,
-j’obtins d’aller me soigner en Auvergne.</p>
-
-<p>J’étais pâle, le cœur à soubresauts, hanté profondément
-d’une phrase trop souvent entendue : « Les
-jumeaux, ça ne va pas loin, ça reste toujours fragile… »
-Or, j’avais survécu au frère mort tout
-jeune, — mais je croyais peu à une longue durée…</p>
-
-<p>Cependant, d’instinct, j’avais choisi le remède.
-Aux falaises basaltiques de Vic-sur-Cère, le vent du
-haut ramonait mes poumons encrassés de banlieue.
-Les courses en montagne fortifiaient les muscles
-paresseux, vivifiaient le sang pauvre. Mais, surtout,
-je fixais, solidement, mon statut moral auvergnat.</p>
-
-<p>Pour beaucoup <i>j’ai quitté le pays</i>, je suis descendu
-vers Paris. C’est le contraire : né loin de mon
-<i>village natal</i>, il m’a fallu remonter…</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Eh ! oui, j’ai d’abord « chanté » les plaines de
-détritus et de gadoue, les arbres de fil de fer, les
-horizons fuligineux chers à Jean-François Raffaëlli,
-mon voisin des berges d’Asnières, l’accueillant ami
-des débuts. A petites touches impressionnistes, en
-vers démesurément libres, — c’était vers 1880, où
-commençait de se dilater l’alexandrin aux premiers
-feux du symbolisme, — je m’efforçais d’annexer à la
-poésie française, — pas plus ! — la contrée où régnait
-l’admirable peintre de ces ciels souffreteux sous lesquels
-ahane le travailleur des usines, et trône le
-rôdeur des fortifs et des terrains vagues ! La banlieue
-à la mode des Goncourt, de J.-K. Huysmans,
-de François Coppée, où, par la campagne élimée,
-jonchée de vieux chiffons et de tessons de bouteille,
-grouille une humanité de misère, de rebut, et de
-vice ! Parfois, une bouffée de jeunesse, une volée
-d’ouvrières avec des rires et la romance du jour ;
-mais la cloche appelle, et les prisonnières ont disparu,
-derrière les lourdes portes de la fabrique…</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Comme ce décor de barrière se retire vite de ma
-vie, à l’éblouissement des sublimes aspects de la
-montagne, — de mon cœur gagné à la haute nature…</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>(Des yeux charmants s’entr’ouvrent du lointain
-passé, graves de mélancolie et de reproche : n’ai-je
-pas connu, par ces guinguettes à canotiers, la première
-aventure ? par ces ruelles de faubourg, la
-marche triomphale de la vingtième année, accompagnée
-d’orgues de Barbarie sous les fenêtres, de
-clairons et de cors de chasse par les glacis et les
-fossés ! Soirs divins où l’on se moque bien que ce
-soit le cornet d’un tramway qui scande les aveux
-impérissables ! Non, je ne vais pas renier les heures
-enchantées, — il n’en sonne pas tant à l’horloge
-inflexible dont l’aiguille ne retourne jamais en
-arrière, — là-bas, au fond de ma mémoire encombrée,
-au bout du jardin où il a poussé de tout, ah !
-s’il était permis de revenir sur ses pas, que j’irais
-droit sans me tromper, au mur de lierre, à la haie
-d’épine-vinette, à la tonnelle de chèvrefeuille, d’où
-mes plus chers souvenirs se penchent sur les mille
-miroirs brisés de l’eau du fleuve…)</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>J’en devenais injuste, détestant tout ce qui n’était
-pas la montagne retrouvée, délaissant mes poètes
-et mes maîtres d’hier, et tirant une révérence aux
-camarades de la génération symboliste et décadente.
-Désormais, j’escaladais et dévalais par les puys et
-les plombs, et le patois des bouviers me tenait lieu
-de littérature ; la plus traînante banalité reprenait
-un goût d’inédit, en passant dans une locution indigène.
-Enfin, ce fut par les dialectes cantaliens que
-je parvins aux grands félibres du Languedoc, de
-Gascogne et de Provence, et c’est par Aurillac que
-je m’acheminai vers Maillane…</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Comment pourrais-je omettre d’en noter ma reconnaissance
-à ce brave petit livre d’Auguste Bancharel :
-<i>La Grammaire et les Poètes de la langue patoise
-d’Auvergne</i> !</p>
-
-<p>L’ouvrage vaut surtout par la bonne volonté et
-par la foi aux destinées de la race, — une foi pratique
-et agissante…</p>
-
-<p>Car, les considérations linguistiques de l’auteur
-sont des plus aventurées ; pour lui, la langue auvergnate
-et la celtique, c’est tout un : voilà pour les
-origines. Sans doute notre téméraire philologue
-admettra que, par la suite, le latin et le germain
-influencèrent le patois, mais sans le corrompre :</p>
-
-<blockquote>
-<p>De tous les dialectes divers de la langue romane, le
-patois seul a conservé sa pureté, sa vie. C’est encore
-la langue que parlaient les troubadours, les maîtres de
-la <i lang="oc" xml:lang="oc">sobregayo companhia</i>. Le patois a la souplesse de
-l’italien, la majesté retentissante de l’espagnol, l’énergie
-et la concision du latin, avec le <i lang="la" xml:lang="la">molle atque facetum</i>,
-le <i><span lang="it" xml:lang="it">dolce</span> de l’Ionie</i> qu’il hérita des Phocéens de Marseille,
-et l’imagination de la Gascogne qui lui a donné
-et lui conserve ses autres richesses.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Pauvre parler de nos montagnards ! Ah ! Auguste
-Bancharel lui faisait la part belle. Évidemment, il
-exagérait ! Mais que de gratitude ne faut-il pas garder
-pour cette exaltation passionnée, en regard du
-mépris où la bourgeoisie tenait le vocabulaire du
-peuple qui, lui aussi, d’ailleurs, en usait « sans l’estimer ».
-Tournons les pages de linguistiques contestables,
-et voici le chapitre savoureux où sont recueillis
-nombre de proverbes ruraux, rudes et précis<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>.
-Plus loin, des chants du pays, malheureusement
-présentés sans ordre, alors que l’auteur était si
-bien désigné pour une compilation plus méthodique
-et définitive du folklore déjà rassemblé en maints
-guides et dictionnaires. Du moins, devons-nous à
-Auguste Bancharel un florilège local qui jalonne utilement
-les étapes de notre chère petite renaissance
-auvergnate. Grâce à cette anthologie des précurseurs
-patoisants de l’École auvergnate, j’ai connu
-Jean-Baptiste Brayat, l’abbé Bouquier, Dupuy-Granval,
-Jean-Baptiste Veyre. Ainsi, le médecin, le
-prêtre, le gentilhomme, l’instituteur, pour traduire
-leurs sentiments intimes et leurs impressions du terroir,
-avaient préféré au français de leurs diplômes
-officiels l’idiome de leur enfance et de leur village,
-spontanément, avant d’y être incités par le grand
-mouvement de rénovation méridionale. Ce n’étaient
-là que des essais modestes, d’innocentes distractions,
-le jeu d’amateurs s’ingéniant à tirer quelques
-sons d’un instrument démodé. Cependant, ces
-accents ne devaient pas rester inentendus. Ils frappaient
-des oreilles attentives, parvenaient aux abbés
-Géraud, Fau, Courchinoux, à Arsène Vermenouze,
-de qui Auguste Bancharel, leur aîné, encourageait
-les tentatives, par ses articles de <i>l’Avenir du Cantal</i>,
-dès 1880, par ses brochures, par les fêtes dues à
-son initiative, les concours de cabrette, dont il était
-le promoteur et où il avait imposé que les discours
-d’usage fussent prononcés en patois.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> <i>La Grammaire et les Poètes de la Langue patoise
-d’Auvergne</i>, par A. Bancharel (Aurillac, 1882).</p>
-</div>
-<p>Donc, par son action personnelle, par l’exemple
-de sa vie obstinée au sol natal, par sa propagande
-décentralisatrice, Auguste Bancharel ouvrait et
-facilitait la voie au félibrige cantalien. Son influence
-a pu orienter un Vermenouze qui hésitait et, à sa
-vingtième année, alignait des alexandrins romantiques
-à la gloire de « Surcouf » ! Que pouvait rêver
-de plus, dans sa <i lang="oc" xml:lang="oc">casa de commercio</i> d’Illescas, le
-jeune émigrant, que d’être imprimé à <i>l’Avenir du
-Cantal</i>, de collaborer avec son Directeur, leurs
-<i>Rimes Patoises</i> paraissant sous même couverture ?
-Ce n’est pas de ses âpres compagnons de négoce
-qu’il pouvait être compris ! Entre deux voyages en
-Espagne, de retour au pays, il tombait dans un
-renouveau de poésie patoisante, et il était vite gagné
-à la cause ! Ah ! de ce Bancharel, — qui avait assisté
-à la descente de Jasmin en Aurillac, vingt-cinq ans
-auparavant ! N’était-il pas le confident tout indiqué
-des inspirations littéraires du jeune compatriote.
-Comment « le grammairien » même n’en eût-il pas
-imposé à l’élève sorti des « Frères » avec un petit
-bagage rudimentaire. Mais il s’agit bien de controverse
-dialectologique pour qui portait en soi toute
-poésie, avec le don le plus sûr de l’expression juste,
-puissante et pittoresque. Le sculpteur a-t-il besoin
-de connaître la genèse géologique des carrières du
-marbre qu’il taille, l’architecte de savoir l’historique
-de tant de matériaux qu’il assemble ? Arsène
-Vermenouze ne se préoccupait guère de la filiation
-des mots asservis du premier coup à sa pensée ; il
-lui suffisait qu’ils en suivissent le jet impétueux et le
-rythme souple et large…</p>
-
-<p>Ce n’est point un chétif honneur qui rejaillit à
-Auguste Bancharel, d’avoir peut-être révélé Vermenouze
-à Vermenouze ; en tout cas, de l’avoir, dès
-les premiers vers, reconnu et signalé comme un
-maître à ses concitoyens, plutôt indifférents et sceptiques…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c5">CHAPITRE V</h2>
-
-<p class="d">Le patois de circonstance. — Curés, médecins, instituteurs :
-L’abbé Bouquier ; l’abbé Jean Labouderie. Frédéric Dupuy
-de Grandval, chansonnier bachique. J.-B. Brayat, officier
-de santé. J.-B. Veyre, instituteur. — Statues et pavés
-de l’ours.</p>
-
-
-<p><i>Des poètes de la langue patoise</i>, écrivait Auguste
-Bancharel…</p>
-
-<p>Des <i>poètes</i> ?</p>
-
-<p><i>La langue patoise</i> ?</p>
-
-<p>C’est beaucoup dire…</p>
-
-<p>En vérité, ils n’étaient pas poètes, ces médecins,
-abbés, instituteurs, — et très éloignés du patois
-authentique, par les études mêmes qui les avaient
-appelés tout jeunes à la ville, et confinés dans les
-collèges. On ne voit pas qu’ils se soient voués à la
-poésie, sous le feu de l’inspiration dévorante. Dans
-leur vocabulaire apprêté et composite, l’expression
-ne jaillit pas des sources de la roche ancestrale.
-Ils pensent en français, et ne traduisent même pas ;
-ils transposent. Car, traduire, c’est <i>traire</i>, à l’étymologie,
-<i>tirer</i>… La traduction exige une recherche
-d’esprit, qui amène des trouvailles. Il ne s’agit pas
-seulement de rendre le sens littéral des mots, mais
-de restituer la phrase, la locution, par des équivalences,
-de répondre, quand faire se peut, par les
-idiotismes correspondant aux gallicismes, qui sont
-le propre de chaque langue. Tandis que nos citadins
-ne font guère qu’affubler le vocable français d’une
-désinence patoise. Non, ni poètes, ni artistes. Ils
-n’eurent pas la curiosité des vieilles formes du langage
-traditionnel, qu’ils dédaignaient, en parvenus,
-du haut de leur savoir à diplômes officiels. Du parler
-du terroir, ils ne goûtaient plus la saveur intime.
-Mais, vivant au village, de par leurs professions, il
-leur fallait se remettre à l’unisson avec le paysan,
-le client, l’écolier, le fidèle. De là, ce français qui
-prend un pli rustique, comme la jaquette coupée par
-le tailleur du bourg. Ainsi, ce patois occasionnel
-n’apparaît-il guère qu’en des pièces de circonstances.
-Ce n’était là que jeux d’amateur, qu’il était excellent
-de rappeler, de sauver du temps, mais il ne
-convient pas d’accorder à ces exercices de prosodie
-champêtre des mérites, même locaux, qui
-leur manquent… C’est une erreur que de les prendre
-pour les représentants du patois, qui se maintenait
-si vigoureux et dru par toutes nos campagnes ! du
-patois parlé, dont on ne retrouve pas plus l’écho
-véridique dans leurs alexandrins de bonne volonté
-qu’on n’y rencontre le sentiment de la nature auvergnate, — on
-pourrait dire de la Nature tout
-court. Sans doute, ils aimaient le pays, le clocher
-natal, mais, littérairement ; ils ne l’ont pas vu.
-Leur esprit était resté ailleurs, aux dictionnaires
-du Collège. De la petite patrie, nous ne saurons
-rien par eux, ni de ses beautés naturelles, ni de
-son histoire, ni de son folklore.</p>
-
-<p>Cependant, ces échantillons seront utiles et
-curieux, pour la comparaison avec une œuvre pleinement
-patoise et auvergnate comme celle de Vermenouze,
-jaillie à grand flot du sol, de la race, de la
-langue populaire. Nous ne les rapportons qu’à titre
-documentaire. Leurs auteurs ne sont pas plus des
-précurseurs du félibrige auvergnat qu’ils ne sont des
-continuateurs des troubadours. De ce que, de temps
-à autre, quelqu’un a discouru en fin de banquet sur
-le mode villageois, et que les journaux de chef-lieu
-ont sympathiquement reproduit cette amusette, il
-ne faut pas que cela prête à croire à une littérature
-écrite et suivie, d’une école auvergnate !</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Cependant, un trait commun caractérise tous ces
-fragments où se retrouvent les tendances réalistes
-de nos montagnards, observateurs et narquois ; ce
-sont des moralistes pratiques.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Voici un abbé Bouquier, curé d’Ytrac et de Leynhac,
-dont il ne reste qu’une composition, les autres
-égarées par sa famille, à Calvinet, ou emportées par
-lui à la Martinique, où, sexagénaire, il serait allé
-mourir chez un neveu. Le morceau conservé, à
-défaut d’autres mérites, ne manque pas d’étrangeté.
-Le titre est en français :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse i1"><i>Dialogue d’un curé qui personnellement</i></div>
-<div class="verse"><i>Pour gagner un procès a fait un faux serment</i></div>
-<div class="verse"><i>En dépit de son seing et de sa conscience</i></div>
-<div class="verse"><i>Et se croit dispensé d’en faire pénitence.</i></div>
-<div class="verse"><i>Si mon style trop plat dégoûte le lecteur</i></div>
-<div class="verse"><i>Qu’il corrige l’ouvrage et le rende à l’auteur.</i></div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Le <i>Dialogue</i> annoncé est toute une pièce, la moralité
-du moyen âge, à nombreux personnages réels
-ou symboliques, l’Ange Gardien, le Juge, le Curé,
-le Démon, l’archange saint Michel, qui arrive trop
-tard pour porter secours à l’âme en perdition, et ne
-s’émeut pas autrement de la victoire de Satan :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Counsoloté, moun cher counfrairé,</i></div>
-<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Bouto qué n’oben pas perdut gairé</i></div>
-</div>
-
-</div>
-<blockquote>
-<p>(Console-toi, <i>mon cher Confrère</i>, dit-il à l’ange gardien !
-Et mets que nous n’avons pas perdu beaucoup.)</p>
-</blockquote>
-
-<p>En effet, le Curé n’hésite guère à jurer que par peur
-de l’Enfer. Les scrupules ne l’encombrent pas !</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Yeou jurorio bé prou, mais l’ifer ! Malopesto !</i></div>
-</div>
-
-</div>
-<blockquote>
-<p>(Je jurerai bien assez, mais l’enfer ! Malepeste !)</p>
-</blockquote>
-
-<p>La Conscience apparaît, mais sans confiance.
-Elle a essayé d’intervenir d’autres fois. On lui a dit :
-Chut ! Elle n’a qu’à se taire, dorénavant.</p>
-
-<p>C’est l’ambition, invoquant la sagesse de Sénèque,
-qu’on ne s’attendait pas à trouver dans cette affaire,
-qui décide le Curé à lever la main :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Le péché est ce qu’il paraît — au pécheur qui le commet ; — car,
-selon le sage Sénèque, comme l’on croit
-pécher l’on pèche.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Il n’en faut pas plus pour que le Curé s’exécute :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Eh bien ! donc, je m’en vais jurer, quitte après pour
-m’en confesser !</p>
-</blockquote>
-
-<p>Et Satan félicite le déchu, sur un ton gouailleur :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Regarde, mon ami, que tu as fait une bonne affaire, — Au
-moins, quand tu mourras, tu sauras où aller coucher — Et
-où aller passer toute l’éternité…</p>
-</blockquote>
-
-<p>Puis, en bon diable, il indique à son nouveau sujet
-que, pour être bien placé, il lui suffit de parler à
-Pluton et à Proserpine, sa femme, qui dirige les
-enfers et lui fait la cuisine. En tout cas, le Curé peut
-être assuré qu’il n’a pas à craindre le froid…</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>A Frédéric Dupuy de Grandval, on n’attribue rien
-moins que des chefs-d’œuvre, dont les manuscrits
-remplissaient une bibliothèque entière ! Il ne se
-retrouve que quelques lambeaux, et mal authentiques,
-dont l’un pourtant, ne semble pas devoir
-être apocryphe, tant le portrait de l’auteur offre une
-complète ressemblance avec l’image de celui dont la
-vie et les écrits scandalisèrent Aurillac. Il aurait été
-en rapport avec Béranger, à qui il soumettait parfois
-ses travaux, et qui le conseillait. Mais le chantre
-de Lisette ne le corrigea pas de boire. Ce sont les
-<i>Mauvais Garçons</i> de Villon qu’il rappelle :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Le vin nouveau à la tête me monte ; — pour me guérir,
-demain, je ferai le lundi, — de bon matin, la goutte
-me remonte, — mais tout le jour, je reste fidèle au (vin)
-bleu. — Quand la nuit vient, pour passer la veillée, — près
-d’un bon feu, je m’assieds sur un banc. — Et tout
-en fumant et mangeant la grillée (<i>de châtaignes</i>) — à tout
-hasard, je bois un litre de blanc.</p>
-
-<p class="ugap">Puis au café, je vais prendre une demi-tasse ; — cela
-me ferait mal sans trois sous d’eau-de-vie. — Je trouve
-un ami, nous faisons la petite partie, — et deux cruchons
-(de bière) y passent rondement. — Ils sont nettoyés, il
-faut quitter la place.</p>
-
-<p class="ugap">Je vais prendre l’air, je hasarde une chanson ; — j’en
-ai bien assez fait, la patrouille me ramasse — sans que
-je résiste et me met en prison. »</p>
-</blockquote>
-
-<p>Rien d’étonnant à ce qu’un tel intrépide vide-bouteilles
-ait laissé une réputation d’originalité que
-n’était pas pour démentir son esprit caustique.
-Écoutez cette répartie :</p>
-
-<blockquote>
-<p>— Comment se fait-il que je n’aie pas d’enfants, disait
-une dévote à M. Dupuy de Grandval. J’en désire tellement
-un ! Et voyez « la cafetière du coin », cette
-effrontée d’Irma. Elle en a quatre, qui sont magnifiques.
-Pourquoi tant à elle, quand j’en suis privée ?
-Moi qui en demande chaque jour au Bon Dieu !</p>
-
-<p>— Elle s’y prend autrement, fit le poète cantalien.</p>
-
-<p>— Et comment fait-elle.</p>
-
-<p>Eh ! elle ne les demande pas au Bon Dieu mais aux
-hommes…</p>
-</blockquote>
-
-<p>Plus important est le bagage de Jean-Baptiste
-Brayat (1779-1838) de Boisset où, en 1907, lui fut
-élevé un buste. La purge, la saignée, et la lecture de
-sa plaquette étaient les remèdes ordonnés habituellement
-par le pauvre officier de santé. Ces pratiques
-familières, un estomac complaisant qui ne
-refusait jamais un verre de vin, la bonne humeur et
-le désintéressement lui valaient de la popularité. Ce
-sont les qualités — autant que les défauts — domestiques
-de Brayat, plus que ses poèmes, je pense, qui
-provoquaient l’admiration et la reconnaissance de
-ses malades. Comment ne pas aimer un médecin qui
-ajoutait les médicaments à l’ordonnance, et, sur son
-calepin de visites, inscrivait :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">« <i lang="oc" xml:lang="oc">Pierré me pogoro si los costognon se bendou.</i></div>
-</div>
-
-</div>
-<blockquote>
-<p>(Pierre me paiera si les châtaignes se vendent.)</p>
-</blockquote>
-
-<p>On devine que le brave homme ne s’enrichissait
-pas à cette façon de traiter la clientèle !</p>
-
-<p>Dès lors que Boisset dressait un buste de bronze
-au poète-médecin J.-B. Brayat, pourquoi J.-B. Veyre,
-le poète instituteur, n’aurait-il pas eu son monument
-à Saint-Simon ! Le Comité est formé, la souscription
-ouverte, bien que les promoteurs, MM. Armand
-Delmas, le D<sup>r</sup> Vaquier ne prêtent pas « aux pépiements
-d’un roitelet » la voix du rossignol, comme
-galamment fit un soir Jasmin à l’auteur des <i>Piaoulats
-d’un reipetit</i>, qui le recevait, le 23 février 1854, à
-Aurillac, où le poète agenais était de passage, en
-tournée pour les pauvres :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Pâtre de Saint-Simon, j’ai quitté mon troupeau, — j’ai
-pris ma veste neuve et mon joli chapeau pour venir fêter
-ta grande renommée, — de couronnes de fleurs chaque
-jour parfumée… Auprès du rossignol, piaille le roitelet.</p>
-</blockquote>
-
-<p>A quoi Jasmin répliquait :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Je m’y connais, Monsieur, cet oiseau chanteur a le
-chant harmonieux. — C’est un rossignol qui, par jeu,
-s’est vêtu — de la plume d’un roitelet.</p>
-</blockquote>
-
-<p>De Jasmin, il n’y avait là qu’une gentillesse
-d’usage, envers qui lui rimait la bienvenue au chef-lieu
-du département.</p>
-
-<p>Mais que dire des opinions portées, la plume à la
-main, par des compatriotes lettrés et qui devaient
-avoir l’ouvrage de J.-B. Veyre sous les yeux ! Je n’en
-citerai qu’un, le plus important, et le grand responsable,
-puisqu’il fit la préface des <i>Piaoulats</i> en 1860.
-Or, M. de Lescure n’hésite pas entre J.-B. Veyre et
-Frédéric Mistral :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Un avocat… Un riche propriétaire provençal, un
-homme du monde,… que j’ai vu moi-même à Paris
-colporter dans les bureaux d’un journal au sortir d’un
-élégant coupé, les produits d’une inspiration artificielle
-et savante… Les pâtres n’ont pas lu Mireille ; ils ne le
-comprendraient pas… Mais les pâtres comprendront
-Veyre, et Veyre sera chanté aux veillées ; et, dans sa
-hutte roulante, le pauvre gardeur de bestiaux fredonnera
-ses vers sur la montagne.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Ce n’est pas le pavé de l’ours. C’est une avalanche
-de basalte qu’une pareille présentation fait crouler
-sur une innocente victime !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c6">CHAPITRE VI</h2>
-
-<p class="d">Auguste Bancharel, un précurseur : Professeur, auteur, imprimeur
-comme Roumanille. — Le progrès dans la tradition. — Rimes
-Patoises et Grammaire. — Les veillées
-auvergnates. — L’abbé F. Courchinoux.</p>
-
-
-<p>Poètes, et poètes de terroir, — on a vu qu’il y
-avait à hésiter sur le mérite des auteurs présentés
-par Auguste Bancharel comme des restaurateurs
-du patois, et des annonciateurs d’une renaissance
-auvergnate…</p>
-
-<p>S’il y a eu quelque précurseur, — c’est Auguste
-Bancharel lui-même, à qui l’on doit l’initiation précieuse
-d’Arsène Vermenouze.</p>
-
-<p>Toutes distances gardées pour tous quatre, il
-aura été à Vermenouze ce que fut Roumanille pour
-Mistral. Sa vie et son œuvre ne sont pas sans analogies
-avec celles du Créateur des <i>Provençales</i>, qui
-réunissait sous la même couverture Mistral, Aubanel,
-etc., et servit de tribune aux nouveaux poètes.
-Ainsi, dans les <i>Rimes Patoises</i> et dans <i>La Grammaire</i>,
-Auguste Bancharel recueillait les anciens,
-groupait les nouveaux venus. Tous deux sortaient
-de l’enseignement pour devenir auteurs-imprimeurs.
-On trouverait d’autres points de comparaison, quant
-à leur gaie tournure d’esprit, à leur sentiment du
-terroir, à leurs tendances combatives et politiques,
-l’un, pamphlétaire des <i>Enterre-chiens</i>, les enterrements
-civils, — ultra-catholique et conservateur, — l’autre,
-satiriste matois de la réaction de l’Ordre
-Moral et du Seize Mai. Mais il ne faudrait pas prolonger
-le parallèle, où les quelques essais de notre
-compatriote ne sauraient être mis en regard d’une
-production considérable, sous tous les rapports.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Or, c’est d’Auguste Bancharel qu’il est le moins
-parlé dans ses brochures de propagande où, tout
-occupé à découvrir les autres, il ne se présente
-guère que comme éditeur et directeur de l’<i>Avenir
-du Cantal</i>. Il ne serait que juste de lui rendre justice,
-sinon comme poète, du moins comme patoisant,
-après l’avoir salué comme le promoteur du
-mouvement qui devait faire entrer l’Auvergne dans
-l’orbe du système félibréen…</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Auguste Bancharel naquit le 15 septembre 1832,
-à Reilhac, à quelques kilomètres d’Aurillac, où il
-devait professer au Collège, avant de passer, comme
-percepteur, à Pleaux et, presque à l’âge de la
-retraite, sur la cinquantaine, de fonder imprimerie
-et journal au chef-lieu… Tempérament d’artiste,
-rêvant de peindre et d’écrire, il suivait d’une curiosité
-passionnée le rayonnement de l’idée félibréenne.
-Il n’admettait pas que l’Auvergne, d’où étaient issus
-de fameux troubadours, restât en arrière de la
-vaste ambition méridionale. Il approuvait de tout
-cœur les revendications décentralisatrices. Le patois
-était pour lui langue vivante, — seule capable de
-traduire les aspirations, les sentiments, les besoins
-de la race. Lui, aussi, aurait voulu maintenir du
-passé tout ce qui, sans retarder le progrès, faisait
-la joie, le charme et la beauté de la vie locale, les
-fêtes, les danses, les chants, les costumes, dont le
-pittoresque et le goût s’en vont, que ne remplacent
-pas de banales et laides importations. Il n’était pas
-un vain regretteur d’autrefois. Au contraire. Mais
-c’est de l’exaltation de la race, dans le sens traditionaliste,
-qu’il espérait de la grandeur et du bonheur
-à venir, — plus que de l’effacement de l’individu
-dans la foule incolore, et dans l’écrasement,
-par le rouleau administratif, de tout relief provincial.
-De là, son apostolat. De là, soutenant la
-thèse, au moins téméraire, d’une littérature « de
-langue patoise », son enthousiasme sans critique
-pour quiconque patoisait. De là, que chaque bonne
-volonté lui était sacrée. Mais quoi ! Sa foi communicative,
-en s’abusant et nous abusant sur quelques-uns,
-en ne décourageant personne, — aura frayé la
-route… Qu’importe si, au départ, il y eut quelque
-désordre ; le tout était de partir…</p>
-
-<p>Mais il convient de ne pas sacrifier l’auteur des
-<i>Rimes Patoises</i> et des <i>Veillées Auvergnates</i> à l’entraîneur
-de la petite cohorte cantalienne. Auguste
-Bancharel, contestable philologue et technicien
-hasardeux, vaut surtout par sa pratique profonde
-du parler populaire. A lui, non plus, je ne décernerai
-pas le laurier du poète, du poète au souffle
-puissant, comme dit une biographie. Lui, aussi, ne
-composa guère que des vers de circonstance ! Mais
-de quelle manière élargie, en quel langage savoureux,
-intraduisible. Il ne se mêlait pas de châtrer
-l’expression, de rejeter le mot trop vif aux oreilles
-citadines. Il recherchait, au contraire, le vocabulaire
-le plus gonflé de sève originelle. Et, voici qu’au
-point de vue du patois, ses écrits offrent une rare
-valeur documentaire. Ils ont un autre mérite, nouveau,
-qui faisait défaut à ses devanciers. Ils nous
-évoquent, en relief vigoureux, le paysan de chez
-nous, pratique, réfléchi, jovial, très avisé sous de
-rudes dehors. Auguste Bancharel n’enfourche pas
-un morne Pégase de bois pour gravir un Parnasse
-desséché. Il reste de son temps et de son pays, — et
-par un réalisme de bon aloi, la franchise et la
-finesse de l’observation, la verve du récit, la pratique
-du patois dans son tréfonds proverbial, il
-assure à de simples chroniques versifiées la survie
-de peintures de mœurs d’une exactitude et d’une
-ironie durables.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Avec Auguste Bancharel, l’Abbé François Courchinoux
-partage l’honneur d’avoir éclairé le chemin
-de Vermenouze. On doit à F. Courchinoux, au
-prêtre et au félibre, l’admiration la plus reconnaissante.
-L’Abbé aurait pu s’effaroucher, comme
-d’autres firent niaisement plus tard, devant quelque
-phrase gaillarde, jugée irrévérencieuse. Il eût
-suffi d’un doute du confident de sa pensée religieuse,
-de l’ami le plus près de son esprit et de son cœur,
-pour entraver la libre inspiration du poète des
-<i>Menettes</i>, de <i>Magne</i>, etc. Il faut donc savoir gré au
-directeur de conscience de Vermenouze de n’avoir
-pas éveillé en lui pareils scrupules sur l’orthodoxie
-de tel ou tel chant. Mais une robuste et claire intelligence
-brillait dans la foi, pourtant si combative,
-du fondateur de <i>la Croix du Cantal</i>, — pour lui
-éviter pareille erreur. Aussi, F. Courchinoux était
-poète. Grâce à quoi, peut-on penser, il était mieux
-préparé que d’autres confesseurs à comprendre un
-tempérament de poète. Au contraire ; il se présentait
-un autre danger, et il faut louer l’auteur de la
-<i>Pousco d’or</i> d’avoir humblement oublié qu’il était
-poète, lui aussi, devant l’écrivain de <i>Flour de
-Brousso</i>. Celui-ci était un primaire, sorti jeune de
-l’école des Frères, tandis que l’autre avait fait des
-classes complètes, jusqu’à l’École des Hautes-Études
-de Paris, enseigné l’Histoire au Petit-Séminaire de
-Saint-Flour, voyagé en Terre Sainte, et, licencié
-en philosophie, dirigé l’École Gerson.</p>
-
-<p>Sa manière, toute de culture littéraire, était à
-l’opposé du réalisme spontané des débuts de Vermenouze.
-Il eût pu se tromper sur le génie fruste,
-et, avec l’ascendant de la situation et de l’instruction,
-s’ingénier à discipliner, à adoucir la personnalité
-violente selon ses vues propres. Non. F. Courchinoux,
-prêtre et poète, s’est contenté de comprendre
-et d’admirer le chrétien et l’écrivain d’essence supérieure.
-Cela valait d’être noté.</p>
-
-<p>Comme Roumanille et A. Bancharel, F. Courchinoux
-(1859-1902) fut professeur, imprimeur, journaliste.
-De tous partis, on a rendu justice à la bravoure,
-à la droiture, au talent alerte, sobre et précis
-du polémiste ecclésiastique. On lui doit nombre de
-variétés humouristiques, dispersées sous le pseudonyme
-de Pierrou L’Escorbillat. Il reste de lui, qui
-nous touche plus particulièrement, un volume de
-vers d’une centaine de pages, <i>la Pousco d’or</i><a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>,
-en dialecte du Cantal, dit le sous-titre. En dialecte
-pâle, filtré, tout clarifié, — en dialecte lavé, passé au
-crible fin, pour n’en retenir que la plus souple poussière.
-F. Courchinoux avait étudié la renaissance
-provençale. Il cherchait le rythme et l’harmonie. Il
-connaissait la prosodie, les maîtres savants. Il a
-écrit, chanté en mesure ! C’est une délicate tentative
-que celle de l’abbé Courchinoux, mais dont les
-résultats ne pouvaient être que très minces. Sans
-doute, à travers ce langage expurgé, une âme charmante
-se révèle, pure et sensible. Comment ne pas
-goûter <i lang="oc" xml:lang="oc">Lou Roussignoou</i>, — le rossignol que ne veut
-pas écouter la rivière, et qui la poursuit jusqu’à
-la mort :</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> La <i>Poussière d’or</i>, qu’un universitaire, M. L. Bréhier a
-simplement traduit : <i>La Poule d’or</i>, dans un volume grotesque
-à souhait, un monument d’inconvenance et de sabotage
-comme il s’en dresse trop souvent dans les collections
-de littérature en série.</p>
-</div>
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">O Jordanne, voyons<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>,</div>
-<div class="verse">Marche doucement,</div>
-<div class="verse">Et, gentille, écoute</div>
-<div class="verse">Mon chant, un moment.</div>
-
-<div class="verse stanza">Dieu nous fait chanteurs,</div>
-<div class="verse">Nous autres rossignols.</div>
-<div class="verse">— Oiselet, mon pauvre petit,</div>
-<div class="verse">Quelque chose d’autre me point.</div>
-
-<div class="verse stanza">Dieu m’a fait voyageuse,</div>
-<div class="verse">Chante, moi je m’en vais ;</div>
-<div class="verse">De ta voix priante,</div>
-<div class="verse">Je n’ai souci ni goût.</div>
-
-<div class="verse stanza">La jolie musique</div>
-<div class="verse">De ton gosier</div>
-<div class="verse">Sort pour le roi de pique</div>
-<div class="verse">Ou le roi de carreau.</div>
-
-<div class="verse stanza">Et triste et pleurant</div>
-<div class="verse">L’oiseau la suivit,</div>
-<div class="verse">L’oiselet chanteur,</div>
-<div class="verse">Aussi loin qu’il put.</div>
-
-<div class="verse stanza">Mais, de lassitude,</div>
-<div class="verse">Et de chagrin,</div>
-<div class="verse">La petite bête muette</div>
-<div class="verse">Ne put pas longtemps,</div>
-
-<div class="verse stanza">Et, comme une étoile</div>
-<div class="verse">Tombe dans la nuit</div>
-<div class="verse">Dans l’eau meurtrière,</div>
-<div class="verse">L’oiselet tomba.</div>
-
-<div class="verse stanza">Depuis, la rivière</div>
-<div class="verse">De l’oiselet mort,</div>
-<div class="verse">Parmi ses cailloux,</div>
-<div class="verse">Promène le cadavre.</div>
-
-<div class="verse stanza">Mais on dit que maintenant,</div>
-<div class="verse">Quand elle entend chanter,</div>
-<div class="verse">La Jordanne claire</div>
-<div class="verse">Pleure en écoutant…</div>
-</div>
-
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> <span lang="oc" xml:lang="oc">O Jiourdono, bouto…</span></p>
-</div>
-<p>Bluette charmante, de rhétorique où, pas plus que
-la langue, nous ne retrouvons le pays. Tout le
-volume est d’un sentiment délicieux, d’une exquise
-fraîcheur. C’est le livre de la vingtième année d’un
-brillant séminariste à qui sont interdits les sujets
-profanes. Du moins, il y a eu effort conscient.
-F. Courchinoux savait le patois, mais le latin et
-le provençal aussi. Il a eu l’ambition de faire sortir
-l’idiome vulgaire « d’entre les boues de l’atelier, de
-le rendre propre et net ». Il l’a si bien gratté, poncé
-et poli qu’il a tout effacé. Pour se rapprocher du
-Languedoc et de la Provence, il a produit ainsi de
-la poésie harmonieuse et distinguée, avec de la
-tendresse et de la sincérité, mais sans plus rien
-d’Auvergnat…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c7">CHAPITRE VII</h2>
-
-<p class="d">Patois ou langue ? La thèse nationale ; la critique philologique. — Les
-études de M. Antoine Thomas et de M. Albert
-Dauzat. — Patois et patois de la Dore à la Cère. — Le
-patois du Livradois. — R. Michalias. — A la Marianne
-d’Auvergne. — Le patois, verbe de la race.</p>
-
-
-<p><i>Le Patois</i> d’Auvergne…</p>
-
-<p>Mais on n’a pas plutôt prononcé le mot de patois
-que d’intransigeants arvernophiles vous apostrophent
-avec véhémence :</p>
-
-<p>— <i>Du patois</i>, le parler d’Auvergne ? C’est <i>une
-langue</i>…</p>
-
-<p>Et en avant un groupe d’arguments désuets qui
-flattaient évidemment notre amour-propre aborigène,
-mais que déciment les preuves mobilisées
-par les linguistes sans pitié. Comment notre orgueil
-ne se serait-il pas réjoui d’entendre démontrer
-victorieusement que le patois cantalien, tant discrédité
-et honni, n’était autre que le dialecte celtique,
-usité des bardes et des druides ! Ainsi, l’idiome
-ancestral s’était maintenu, indestructible comme le
-rocher de basalte, parmi les invasions étrangères et
-la course des siècles ; il avait coulé, roulé jusqu’à
-nous, comme la rivière et la cascade dont l’élan n’a
-pas été tari pour quelques éboulements de pierres,
-pour des végétations insolites en travers de leurs
-eaux millénaires !</p>
-
-<p>Que de raisons spécieuses de faire confiance à la
-thèse nationale ! Elle se résume en deux vers de
-Lucain :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="la" xml:lang="la">Arverni latios ausi se dicere fratres</i></div>
-<div class="verse"><i lang="la" xml:lang="la">Sanguine ab Iliaco populi…</i></div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Arvernes et Latins ont même origine, à laquelle
-tous deux doivent leurs langues contemporaines.
-Mais tandis que le latin évoluait avec la civilisation
-romaine, l’Auvergnat, parmi des populations retirées
-aux montagnes, demeurait rudimentaire, réduit
-au minimum d’expressions suffisant à la vie pastorale,
-restreint au parler, sans écriture ni littérature.
-Donc, nulle dérivation du latin. La conquête
-romaine ? Elle ne poussa pas de colonisation effective
-dans la montagne aux habitants dispersés,
-sans écoles, sans routes, sans relations ni contact
-avec l’envahisseur. Comment l’Arverne farouche des
-premiers siècles de notre ère se serait-il défait de
-son langage coutumier, dans son habitat inaccessible,
-alors qu’après treize cents ans de pénétration
-<i>française</i>, de <i>vie française</i>, après le chemin de fer
-et l’instituteur, le patois résiste, ne s’est <i>pas perdu</i>
-encore ? Au reste, le <i>gaulois</i> existait si bien au <small>III</small><sup>e</sup>
-et au <small>VI</small><sup>e</sup> siècles qu’à partir d’Ulpien, dont Justinien
-renouvelait les décisions dans les <i>Pandectes</i>, la législation
-romaine autorisait le témoignage en langue
-gauloise devant les tribunaux.</p>
-
-<p>Voilà pour le patois-langue d’Auvergne, perpétué
-dans les campagnes jusqu’à nos jours, indépendant
-du <i>latin</i> officiel, du <i>roman</i> littéraire, du français en
-devenir, qui vécurent, disparurent, se transformèrent
-dans les villes, aux besoins, aux goûts, au génie
-des classes supérieures.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Eh bien ! la terrible philologie n’entend pas se
-contenter de ces raisonnements d’apparence si plausible…
-Elle prend le patois corps à corps, mot à
-mot, syllabe par syllabe, et, de cette recherche de la
-paternité, conclut scientifiquement qu’il n’est pas
-fils du celte, frère du latin, mais un bâtard, cousin
-dégénéré du roman, un parent pauvre de la famille
-d’oc.</p>
-
-<p>Pourquoi les Gaulois parlèrent latin ? M. Eugène
-Lintilhac nous l’explique à merveille dans sa brillante
-<i>Histoire élémentaire de la Littérature Française</i> :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Que du <small>I</small><sup>er</sup> au <small>VI</small><sup>e</sup> siècles, plusieurs millions d’hommes
-aient pu en arriver à oublier graduellement leur langue,
-certes voilà qui étonne d’abord, froisse notre amour-propre
-national et excuse certains paradoxes étymologiques ;
-mais ce fait, outre son évidence historique, est
-corroboré avec un détail suffisant par des textes aussi
-curieux que décisifs.</p>
-
-<p>D’ailleurs, cet oubli s’explique principalement, en
-dernière analyse, par les causes suivantes : l’ascendant
-d’une civilisation supérieure telle que, dès le premier
-siècle de notre ère, la culture latine tend à prévaloir sur
-la culture grecque dont Marseille est le centre : les nécessités
-des relations militaires, commerciales, administratives
-et judiciaires, entre vainqueurs et vaincus ; les
-habiletés de la politique romaine, qui allèrent, dès César,
-jusqu’à faire sénateurs de nobles Gaulois, et, sous Claude,
-jusqu’à offrir l’accès des emplois publics aux Gaulois,
-sachant le latin, que l’on trouve dans les plus hautes
-charges à partir du <small>II</small><sup>e</sup> siècle ; les violences de la conquête
-et les persécutions que l’on croit avoir été exercées
-contre le druidisme sous Tibère et ses successeurs ;
-enfin, les séductions de la paix romaine. Il y faut joindre
-aussi des causes secondaires, telles que les suivantes :
-l’absence de textes écrits dans la langue nationale ; la
-curiosité pour les journaux officiels des Romains ; la
-vogue et l’imitation de leur littérature dans les hautes et
-moyennes classes qui fréquentaient leurs nombreuses
-écoles ; les antiques affinités de race ; enfin, cette souplesse
-du génie et cet amour de la nouveauté que les
-anciens historiens nous signalent comme des traits du
-caractère celtique.</p>
-</blockquote>
-
-<p>A quoi bon se contrister d’une origine qui n’est
-pas si humble, puisque le français ni le provençal
-ne la renient. Et l’Auvergne qui, à la période
-romane, a fourni les plus célèbres troubadours :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Icil d’Alverne i sunt li plus curteis,</i></div>
-
-<div class="verse stanza">(Ceux d’Auvergne sont les plus courtois)</div>
-</div>
-
-</div>
-<p class="noindent">dit la Chanson de Roland ; l’Auvergne à qui le
-monde doit, avec Blaise Pascal, le plus formidable
-écrivain français ; l’Auvergne n’a point à se croire
-diminuée de ce que son idiome ancestral n’aura pas
-tous les quartiers de vieillesse que lui octroyèrent
-des partisans plus zélés qu’érudits. Au <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle
-la Celto-manie, comme l’appelait Voltaire, n’allait-elle
-pas jusqu’à faire du Celte la langue du Paradis
-terrestre où Adam et Ève auraient parlé bas-breton
-ou auvergnat !</p>
-
-<p>Tel que, un Vermenouze ne vient-il pas de tirer
-de l’Auvergnat des accents propres à lui constituer
-dans l’histoire de la renaissance félibréenne des
-titres littéraires préférables à ceux d’un obscur et
-contestable atavisme ?</p>
-
-<p>Pour moi, je n’entends pas abaisser l’auvergnat
-en le qualifiant de patois. Mais il me semble lui garder
-ainsi son caractère de famille, un peu lointain,
-sauvage et mystérieux, qui ne saurait être compris
-au delà des limites de la petite patrie ! Le patois, je
-dirais donc, le plus souvent, et, mieux, notre patois :
-car le patois d’Auvergne diffère, non seulement de
-département à département, mais de commune à
-commune.</p>
-
-<p>On a voulu résoudre d’un coup, en quelques mots,
-la question des origines et de la formation de la
-« langue d’Auvergne », alors que l’étude des sources
-du patois est à peine entreprise, et exigerait des
-enquêtes savantes, minutieuses, innombrables :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Malgré l’activité qui s’est développée sur ce point,
-nous n’avons encore des dialectes qu’une connaissance
-tout à fait insuffisante attendu que les matériaux dont
-nous disposons sont très incomplets, qu’ils ont été recueillis
-en grande partie sans critique, qu’on a fait
-œuvre d’amateur au lieu de suivre une méthode rigoureuse
-conduisant à un but bien déterminé.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Ainsi s’exprime un savant allemand, cité par
-M. Antoine Thomas, dans sa Préface aux <i>Études
-linguistiques sur la Basse-Auvergne</i><a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a> de M. Albert
-Dauzat. M. Antoine Thomas ajoute :</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> Bibliothèque de la Faculté des Lettres de Paris, IV, 1897
-(Félix Alcan).</p>
-</div>
-<blockquote>
-<p>Dresser l’atlas phonétique de la France, non pas
-d’après des divisions arbitraires et factices, mais dans
-toute la richesse et la liberté de cet immense épanouissement
-linguistique, telle est la tâche à laquelle M. Gaston
-Pâris conviait naguère les membres du Congrès des
-Sociétés Savantes. Il ne dissimulait pas que pour arriver
-à réaliser cette belle œuvre, il faudrait que chaque
-commune d’un côté, chaque forme, chaque mot, de
-l’autre, eût sa monographie purement descriptive, faite
-de première main et tracée avec toute la rigueur d’observation
-qu’exigent les sciences naturelles.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Plus loin M. Antoine Thomas regrette que l’Auvergne
-soit une des régions les moins connues quant
-à ses patois :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Le livre de M. Doniol, membre de l’Académie des
-Sciences Morales, intitulé <i>Les Patois de la Basse-Auvergne</i>,
-phonétique historique du Patois de Vinzelles
-(Puy-de-Dôme) témoigne d’une ignorance complète de
-la méthode linguistique.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Toute cette préface est à lire<a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>. Puisse-t-elle
-exciter les chercheurs laborieux et décourager les
-vocations faciles.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> « Il y a assez loin de Murat (Cantal) à Vinzelles (Puy-de-Dôme) ;
-le premier est dans la Haute-Auvergne, le second
-dans la Basse-Auvergne. Il ne faut pas que l’emploi en linguistique
-du vocabulaire de la géographie administrative
-puisse donner le change sur l’état de choses réel. Comme il
-est à peu près impossible de se passer de termes géographiques
-d’une compréhension plus ou moins étendue, autant
-vaut faire appel à l’ancienne nomenclature, qui a pour elle
-la consécration d’un usage plusieurs fois séculaire, qu’à
-celle que nous devons à la Révolution. Mais il n’y a aucun
-lien nécessaire entre les variétés du patois et les anciennes
-divisions territoriales civiles ou religieuses à quelque
-époque qu’elles puissent remonter. La Basse-Auvergne ne
-forme pas plus une unité linguistique vis-à-vis de la Haute-Auvergne
-que l’Auvergne tout entière, considérée en bloc,
-n’en forme une vis-à-vis des provinces limitrophes : Bourbonnais,
-Manche, Limousin, Quercy, Rouergue, Gévaudan,
-Velay et Forez. Quant à retrouver les limites exactes des
-anciennes peuplades gauloises par l’étude de l’état actuel
-des patois, c’est une pure illusion. Il est encore moins permis
-en Auvergne qu’ailleurs de s’y abandonner, tant les
-faits qui vont à l’encontre sont précis et indéniables. Nous
-connaissons très bien les anciennes limites du diocèse de
-Clermont, et nous sommes à peu près certains que ces limites
-remontent à l’établissement même du christianisme
-en Gaule. Dès cette époque tout le territoire du département
-actuel du Cantal dépendait de la <span lang="la" xml:lang="la">civitas Arvernorura</span>
-et Aurillac (<span lang="la" xml:lang="la">Aureliacus</span>) y figurait au même titre que Saint-Flour
-(<span lang="la" xml:lang="la">Indiacus</span>). Or, l’arrondissement d’Aurillac se sépare
-du reste du département du Cantal au point de vue linguistique
-si l’on tient compte d’un phénomène phonétique
-très saillant, le traitement des sons primitifs c et g devant
-la voyelle a : le c et le g sont demeurés intacts, conservant
-leur son explosif comme dans les provinces plus méridionales
-(Quercy et Rouergue), tandis que dans le reste du
-département, comme dans la Basse-Auvergne et toutes les
-provinces limitrophes (sauf le Quercy et le Rouergue) le c
-et le g ont cédé la place, à un moment donné, aux sons fricatifs
-ch et j qui ont continué leur évolution et qui la continuent
-encore pour ainsi dire sous nos yeux. A quoi attribuer
-ce schisme linguistique qui contraste si singulièrement
-avec l’unité religieuse et administrative qui n’a jamais
-été rompue entre Aurillac et Saint-Flour ! M. Dauzat a inscrit
-en tête de son travail un titre plus large que le sujet
-qu’il traite actuellement : Études linguistiques sur la Basse-Auvergne.
-C’est un engagement pour l’avenir. J’espère qu’il
-le tiendra, et même, pour les raisons que je viens d’indiquer,
-qu’il fera de l’Auvergne tout entière le champ de ses
-recherches. La pleine possession du patois de Vinzelles lui
-rendra facile et rapide l’étude comparative des autres parlers, — et
-quelques nouveaux efforts d’activité scientifique
-lui permettant de conquérir de proche en proche toute la
-province, je voudrais le voir alors faire l’essai de la monographie
-phénoménale (si je puis m’exprimer ainsi) ; après
-celui de la monographie locale : chaque son, chaque forme,
-chaque mot peuvent être étudiés au point de vue de leur répartition
-dans la masse linguistique tout entière, on nous a
-clairement démontré que les dialectes et les sous-dialectes
-n’ont pas d’existence réelle, que c’est par une sorte de phénomène
-sémantique que nous appelons « dialecte auvergnat »
-le parler des habitants de l’Auvergne et que nous risquons
-de fausser l’expression à la prendre au pied de la lettre et
-à vouloir tracer sur une carte le contour du dialecte et ses
-subdivisions intérieures aussi rigoureusement que nous
-pouvons le faire pour un arrondissement et les cantons qui
-le composent. Je ne crois cependant pas que M. Dauzat
-fasse œuvre vaine en cherchant à répartir en un petit
-nombre de groupes naturels des centaines d’alvéoles linguistiques
-agrégées qu’il lui aura été donné au préalable
-d’étudier une à une. La dialectologie risquerait de demeurer
-à l’état chaotique si elle n’arrivait pas à se donner une
-classification analogue à celle qui a tant aidé au progrès
-des sciences naturelles, classification qui sans faire violence
-aux faits, permette à l’infirmité de notre esprit de les
-saisir plus clairement. Il semble que la seule qui ait des
-chances de répondre à cette double condition doive être
-une combinaison harmonieuse des résultats de la monographie
-locale avec ceux de la monographie phénoménale.
-Qu’on opère sur une province ou sur tout un pays, le problème
-à résoudre est le même mais peut-être les éléments
-en sont-ils plus faciles à embrasser et la solution plus
-facile à entrevoir. Le jour où on aura réussi à classifier
-définitivement les parlers de l’Auvergne, la classification de
-l’ensemble des parlers de France qui nous apparaît aujourd’hui
-presque comme impossible, en découlera naturellement. »</p>
-</div>
-<p>C’est-à-dire qu’il faut devenir prudents, et que
-l’heure est passée de la philologie de sous-préfecture,
-de sacristie, et de château, où le juge de paix,
-l’abbé, le châtelain, l’officier de santé, l’instituteur,
-se croyaient des lumières suffisantes, avec de la
-bonne volonté, pour s’aventurer dans les recherches
-les plus ténébreuses et les plus complexes de l’histoire
-locale et des parlers du terroir ! Tout cela qui,
-jadis, ne dépassait guère le tour de ville de la petite
-ville, passionne, aujourd’hui, les professionnels de
-la philologie, de la dialectologie, de l’étymologie, de
-la toponymie, de la sémantique. Les savants effacent
-les vieilles démarcations de la langue d’oïl et
-de la langue d’oc, du français et du provençal, et
-tout le morcellement arbitraire du pays, qui :</p>
-
-<blockquote>
-<p>pourrait devenir funeste s’il s’imposait avec trop de
-rigueur à notre esprit et s’il nous portait à méconnaître
-la solidarité des parlers de France. M. Gaston Pâris l’a
-dit excellemment : abstraction faite du flamand, du breton
-et du basque, ces trois coins de métal étranger qui
-encadrent notre cadre linguistique, le fait qui ressort
-avec évidence du coup d’œil le plus superficiel jeté sur
-l’ensemble du pays, c’est que toutes les variantes de
-phonétique, de morphologie et de vocabulaire, n’empêchent
-pas une unité fondamentale… Voilà pourquoi j’estime
-que la philologie française peut s’élargir jusqu’à
-embrasser toutes les manifestations diverses de la parole
-qui se produisent sur le sol de la France…<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a></p>
-</blockquote>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> Antoine Thomas, <i>Essais de philologie française</i> (avant-propos),
-1898. C. Bouillon, éditeur, Paris.</p>
-</div>
-<p>Le patois ! En effet, c’est bientôt dit. Chacun
-enferme tous les patois dans le patois de son village.
-Pourtant, écoutez comme la même bourrée diffère
-du Cantal au Puy-de-Dôme.</p>
-
-<p>Le Patois ! Du patois ! Mais voici que notre grand
-et nous pourrions dire notre seul vrai poète en
-patois, Arsène Vermenouze, réchauffé au soleil de
-Mistral, proteste — avec plus de force et de rime que
-de raisons :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Naustres que son lou haut-Miet jour</i></div>
-<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Contau, Obéirou é Louzéro,</i></div>
-<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Porlon tobe lo lengo fièro</i></div>
-<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">De los onticos cours d’amour.</i></div>
-<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . .</b></div>
-<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Lo lengo d’oc, lo lengo maire</i></div>
-<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . .</b></div>
-<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Sons s’en obregoungia jiomai,</i></div>
-<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Des copelots de grondo marco</i></div>
-<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">L’on porlado, è maï d’un mounarco,</i></div>
-<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Que cresio pas parla potaï</i></div>
-<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . .</b></div>
-<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Un potaï oquo ! me fou reire.</i></div>
-</div>
-
-</div>
-<blockquote>
-<p>Nous qui sommes le haut-Midi, Cantal, Aveyron — et
-Lozère, — nous parlons aussi la langue fière — des
-antiques cours d’amour.</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>La langue d’Oc, la langue mère.</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>Sans en rougir jamais, — des prêtres de grande
-marque — l’ont parlée, et plus d’un monarque, — qui
-ne croyait pas parler patois.</p>
-
-<p>Un patois, cela ! il me faut rire.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Évidemment, le rude poète de Vielles n’avait
-guère lu les amoureux troubadours dont il se réclamait !
-Car son génie est ailleurs, dans le parler
-populaire, ignoré et dédaigné, comme le pays et le
-paysan, des habiles et chevaleresques faiseurs de
-cansos et de sirventes, dont le bouvier et le pâtre
-cantaliens n’auraient guère compris les récitations
-savantes ; dans le patois erratique, oral, qui ne
-s’était jusqu’à présent aggloméré qu’en quelques
-refrains anonymes, soutenus par la cobretto — dont
-auraient rougi les plus pauvres <i>jongleurs</i>, avec
-leurs instruments, plus affinés, « tout un orchestre
-d’instruments à corde, à vent et à percussion, violes,
-harpes, lyres, chalumeau, trompettes, tambourins,
-sistres et castagnettes ».</p>
-
-<p>C’est dans ce patois inédit, en somme, jusqu’à la
-<i>Grammaire</i> téméraire et naïve d’Auguste Bancharel,
-qu’Arsène Vermenouze a chanté, plus qu’il n’a
-écrit ; en quel état il l’a rencontré, le patois, — sa
-langue ! — Arsène Vermenouze le rappelle dans une
-de ses pièces les mieux inspirées :</p>
-
-
-<p class="c gap">A LA MARIANNE D’AUVERGNE</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">De même qu’un « ferrat »<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a> au cuivre usé s’altère</div>
-<div class="verse">Et perd tout son éclat dans le fond d’un souillard,</div>
-<div class="verse">O toi, ma langue, en vain étais-tu belle et drue,</div>
-<div class="verse">Il te fallait quelqu’un pour te faire briller.</div>
-
-<div class="verse stanza">Je t’ai frottée et, sous les toiles d’araignées,</div>
-<div class="verse">Sous la poussière, ainsi qu’on voit dans le ciel bleu,</div>
-<div class="verse">A l’entrée de la nuit, luire l’or des étoiles,</div>
-<div class="verse">J’ai vu luire à nouveau ton cuivre si joli.</div>
-
-<div class="verse stanza">Tu semblais, — pour te mieux comparer, — Cendrillon :</div>
-<div class="verse">Figure barbouillée, robe pauvre, pieds nus ;</div>
-<div class="verse">Qui diantre peut, t’ayant connue en ce temps-là,</div>
-<div class="verse">Dire que ton aspect n’était pas d’un souillon ?</div>
-
-<div class="verse stanza">Mais, par un beau matin, comme une fiancée,</div>
-<div class="verse">Là-bas, je t’ai conduite à la source sous bois,</div>
-<div class="verse">Où le thym, la bruyère et les genêts en fleurs</div>
-<div class="verse">Répandent dans les airs leurs sauvages parfums.</div>
-
-<div class="verse stanza">Dans l’eau pure que rien de venimeux n’approche,</div>
-<div class="verse">— Elle jaillit du roc, s’épanche sur le sable</div>
-<div class="verse">Et seul le rossignol y boit, — dans cette eau pure,</div>
-<div class="verse">J’ai lavé tes cheveux d’or, mie, et tes pieds mignons.</div>
-
-<div class="verse stanza">Oui, j’ai lavé tes pieds, tes mains et ton visage,</div>
-<div class="verse">Et lorsque je t’ai vue, après, sur la colline,</div>
-<div class="verse">J’ai pris tes cheveux d’or pour des rais de soleil,</div>
-<div class="verse">Et tes lèvres, ma mie, pour une double fraise.</div>
-
-<div class="verse stanza">Alors, je t’ai cueilli des fleurs en quantités</div>
-<div class="verse">— Non des fleurs de jardin, mais des fleurs de bruyère,</div>
-<div class="verse">Pour ton corsage j’en ai fait une guirlande,</div>
-<div class="verse">Et j’ai vu que tes yeux étaient gonflés de pleurs ;</div>
-
-<div class="verse stanza">Gonflés de pleurs de joie et — n’est-ce pas vrai, dis ?</div>
-<div class="verse">Lorsque tu t’es mirée au miroir de la source,</div>
-<div class="verse">La rose du bonheur a fleuri sur ton front</div>
-<div class="verse">Cependant que ton cœur battait pour moi, ma mie.</div>
-
-<div class="verse stanza">Et maintenant, avec ta coiffe enrubannée,</div>
-<div class="verse">Tes deux petits sabots qui foulent l’herbe à peine,</div>
-<div class="verse">Et les quatre tours d’or de cette longue chaîne</div>
-<div class="verse">Qui pend sur ton corsage agrémenté de fleurs,</div>
-
-<div class="verse stanza">Avec cela, tu n’as pas l’air d’une bergère,</div>
-<div class="verse">Et le public jaseur qui ne te connaît plus,</div>
-<div class="verse">De te voir à mon bras, sourit en chuchotant :</div>
-<div class="verse">C’est un fiancé qui passe au bras de son aimée.</div>
-</div>
-
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label">[12]</span></a> Seau de cuivre.</p>
-</div>
-
-<p>Le patois, mais c’est par ce qu’il a de pauvre et de
-simple qu’il nous touche ; par ce qu’il a d’obscur — et
-que le poète a fait reluire — qu’il nous est cher ;
-parce qu’il est tout près du cœur de la race et de
-l’âme du pays…</p>
-
-<p>Une langue souple, vaste, riche, évoluant, de
-conquêtes en conquêtes, sollicitées par l’innombrable
-beauté de l’univers et l’infini de la pensée
-et des sentiments humains, n’a pas le temps d’avoir
-des attentions et des gentillesses pour chaque caillou,
-chaque geste, chaque cri des bourgades perdues
-des petites patries ; elle ne s’aventure pas aux
-cantons reculés, où l’existence toute pastorale n’a
-guère changé depuis des siècles et des siècles, où
-nul des besoins nouveaux n’a appelé des manières
-nouvelles de sentir et de s’exprimer… là, les
-hommes à qui les durs travaux rustiques n’ont pas
-laissé le loisir d’écrire ni de s’exercer aux jeux de
-la poésie et de l’éloquence tiennent jalousement aux
-mêmes vieux mots éprouvés, fidèles et sincères qui
-s’appliquent si fortement et si tendrement aux
-mêmes vieilles choses familières du champ et de la
-ferme… Le patois est là, contemporain de l’histoire
-ancienne de la contrée. Comment ne pas faire confiance
-à ses dires immuables, à ses antiques et
-loyaux services ? Car les expressions de terroir ont
-gardé leur relief originel ; elles sont d’une frappe
-grossière, mais résistante. Et voici que les savants
-se tournent vers l’étude des patois méconnus et
-dédaignés, pour y retrouver le secret initial de la
-formation des langues…</p>
-
-<p>Mais qu’importe l’origine précise du parler auvergnat — pour
-les fils de l’Auvergne ! On nous apprendrait
-demain qu’il descend du chinois que cela ne
-nous dérangerait guère. Ne resterait-il pas le verbe
-ancestral ! Pour nous, émigrants, sevrés tôt de la
-voix maternelle, — même nourris des splendeurs
-du français, du latin, du grec, c’est toute notre fibre
-profonde qui tressaille au patois du berceau, quand
-il nous est redonné de l’entendre, nostalgique, évoquer
-à nos esprits tumultueux, harassés de l’exode
-aux cités, la vie salubre, primitive et bourrue de la
-Montagne…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c8">CHAPITRE VIII</h2>
-
-<p class="d">Les troubadours d’Auvergne ; Le Puy. — Le Velay et la littérature. — De
-Nostradamus à M. Joseph Anglade. — Les
-troubadours cantaliens. M. le duc de la Salle de Rochemaure ;
-les récits Carladéziens. — Pierre de Vic. La cour
-de l’Épervier. — Le moine de Montaudon. « Tensons
-entre Dieu et le moine ». L’hospitalité auvergnate. Les
-ennuis du moine-troubadour. Ce qui lui plaît. — Un troubadour
-contre les femmes.</p>
-
-
-<h3>I</h3>
-
-<p>Le Puy…</p>
-
-<p>Le Puy-Sainte-Marie…</p>
-
-<p>Où l’on songe à Orvieto, dressée sur son rocher
-de tuf isolé, dans la région volcanique de Bolsena, — à
-Orvieto, à Sienne, avec leurs cathédrales à
-façades polychromes, leurs assises de basalte noir,
-de calcaire blanc…</p>
-
-<p>Le Puy, qui a sa légende miraculeuse, son histoire
-pathétique ou gracieuse, avec les heures nationales
-où Charles VII venait implorer la Vierge
-d’Anis, où Jeanne d’Arc faisait porter ses oraisons
-par sa mère et par ses amis<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a>, où le sanctuaire du
-Puy était en même temps le sanctuaire et le palladium
-de la royauté française, Le Puy, la capitale
-des Vellaves, dont l’évêque Aymard de Monteil, en
-1096, entraînait les chevaliers à la croisade ! Le Puy,
-où montèrent des papes et des rois, de Charlemagne
-à François I<sup>er</sup>, où siégèrent des Conciles et
-des Assemblées des États du Languedoc, — et qui
-subit la disette, la peste, les assauts violents des
-Huguenots ; Le Puy, où l’église Saint-Laurent
-montre la statue de Du Guesclin et le tombeau renfermant
-les entrailles du héros ! Le Puy, dont les
-siècles ont épargné la carrure féodale, une des
-villes, une des filles de France qui ont le mieux
-gardé leur visage du moyen âge… On a visité
-Orvieto, Sienne. Mais non Le Puy ! Ce n’est pas
-sur les itinéraires en vogue :</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13"><span class="label">[13]</span></a> <i>Le Velay et la Littérature</i>, par P. de Nolhac (feuilleton
-du <i>Journal des Débats</i>, 14 décembre 1912).</p>
-</div>
-<blockquote>
-<p>On visiterait davantage le Velay, écrit M. Pierre de
-Nolhac, s’il ne manquait un peu de « littérature »…</p>
-</blockquote>
-
-<p>— Ce n’est pas l’Italie, c’est plus beau, proclamait
-George Sand, qui a situé deux de ses romans
-dans le Velay ; ils n’ont pas suffi à consacrer l’étonnant
-pays que « les gens qui l’habitent ne connaissent
-pas plus que les étrangers ».</p>
-
-<p>Ce n’est pas l’Italie ! Ce n’est pas l’Espagne, non
-plus ! Pourtant, du château de Polignac, ou du
-rocher Corneille, quels aspects de nature frénétique
-et désespérée (comme n’en déroulent pas d’aussi hallucinants,
-aux soirs de lune romantique, les environs
-de la fauve Tolède et du rude Tage) ! avec ces
-pics solitaires, ces colonnes géantes, ces aiguilles, ces
-orgues basaltiques, ces buttes de scories agglutinées,
-témoins informes et prodigieux des heurts forcenés
-de la matière, debout depuis l’orée des temps comme
-les bornes inusables et les points de repère les plus
-reculés du Néant et de la Création…</p>
-
-<p>Peut-être, malgré le charme champêtre des vallons
-où circule la jeune Loire, si le voyageur n’est
-pas attiré et retenu ici faut-il en accuser ces horizons
-comme hantés de menaçants écueils, de farouches
-épaves, — où, dans la pierre furieuse et immobile
-dressée contre le ciel, s’enferme, impénétrable,
-une malédiction mystérieuse de l’origine des choses.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Il fallait, pour que l’homme se passionnât à ces
-vertigineux parages, l’ardeur épique et religieuse
-des époques de guerre et de foi où l’esprit ne se lassait
-point d’une incessante confrontation, par l’action
-ou la pensée, avec la Mort ; où les châteaux, et
-surtout, les abbayes s’imposaient aux sites les moins
-accessibles aux passants, et les plus propices à la
-prière, parmi le silence et la solitude qui sont les
-enfants de chœur de l’Éternité !</p>
-
-<p>Comme il est des lectures trop sévères, il est des
-spectacles trop forts pour les siècles raffinés où le
-goût s’affole du bibelot et se détourne du monument.
-Combien de gens connaissez-vous — en dehors des
-sociétés de gymnastique ! — qui acceptent de gaîté
-de jambe de gravir des ruelles escarpées et cailloutées,
-et les cent quarante marches composant à
-Notre-Dame-du-Puy l’avenue verticale où, dans le
-passé, se pressaient les pèlerins de l’univers, — qui
-ne faisaient que du centimètre à l’heure, sur les
-genoux !…</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>La Vellavie manque de littérature ? Pas tellement !</p>
-
-<p>Certes, guides et dictionnaires ne sont point abondants
-sur ce thème. Ils signalent bien les incursions
-des Sarrazins, les rapines des Routiers contre qui
-s’instituait la Confrérie des <i>Capuchons blancs</i>, l’invasion
-des Anglais, la dévastation des Bourguignons.
-Tous les manuels du tourisme renseignent
-sur la <i>Vierge Noire</i>, en bois de cèdre.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Mais, sur les Troubadours, — silence !</p>
-
-<p>Silence même chez M. de Nolhac, qui n’entend
-que « la prière du Puy » ; chez M. Louis de Romeuf,
-dans son « Éternelle Prière du Puy »<a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a>. Pourtant,
-durant deux siècles, les chants et controverses
-d’amour attirèrent au Puy une clientèle moins grave
-et douloureuse que les croyants et les souffrants en
-quête de guérisons merveilleuses ! Comment omettre
-ces joutes brillantes des « Trouveurs », qui suivaient
-les tournois et les jeux des chevaliers, à
-l’époque des magnificences et largesses de Guillaume-Robert
-I<sup>er</sup>, dauphin d’Auvergne (1169-1234),
-dans cette cour du Puy où fondit sa fortune, rapidement.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14"><span class="label">[14]</span></a> <i>L’âme des villes</i> (La Chaise-Dieu, Le Puy, etc.), Perrin.</p>
-</div>
-<p>Mais il la réédifia, assez vite, jusqu’à se faire
-reprocher sa lésine, dans un couplet de l’Évêque de
-Clermont, d’où, riposte du Dauphin, l’accusant
-d’avoir une maîtresse, dont il aurait fait assassiner
-le mari. Ainsi le prince des Troubadours maniait
-furieusement l’invective ; l’adversaire n’était pas en
-repos :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Le Comte veut enseigner à un évêque à donner des
-bénédictions. Il ferait mieux d’apprendre lui-même à
-jouter dans un tournoi ; car, je ne crois pas qu’il en ait
-jamais vu aucun…</p>
-</blockquote>
-
-<p>Cependant, la Cour du Puy entendait d’autre poésie,
-comme nous le rappellera la biographie de
-Pierre de Vic, le moine de Montaudon, qui en avait
-été fait seigneur, et chargé de <i>donner l’épervier</i>.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>L’histoire des troubadours d’Auvergne et du
-Velay ne diffère pas de celle des autres troubadours,
-à laquelle le lecteur devra se reporter. En effet, un
-volume entier ne suffirait pas à contenir les généralités
-maintenant acquises sur cette période si
-longtemps mal connue et négligée, où, pourtant, les
-maîtres du <i>Gai-savoir</i> assuraient l’hégémonie littéraire
-de la France méridionale sur les contrées voisines.
-D’ailleurs, ce <i>Précis</i> existe, des vies, des
-œuvres, de l’influence des troubadours, par M. Joseph
-Anglade. L’érudit professeur fournit la critique
-décisive qui ruine le fatras d’erreurs accumulées
-depuis Nostradamus et Raynouard. Il élucide
-la doctrine de l’Amour courtois, source de la perfection
-poétique et morale. Il montre le culte de la
-« forme » en tant de genres, admirée par Dante et
-Pétrarque. Du premier troubadour jusqu’à la Renaissance
-félibréenne M. Anglade a projeté la lumière
-sur les légendes et la réalité, les théories, les écoles,
-les hommes et les œuvres.</p>
-
-<p>Il a doté nos bibliothèques d’un livre assez clair
-et assez simple pour qu’il fût à la portée de tout le
-monde. Il a réalisé le vœu de Giraut de Bornelh :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Je ferais, si j’avais assez de talent, une chansonnette
-assez claire pour que mon petit-fils la comprît.</p>
-</blockquote>
-
-<hr>
-
-
-<p>Nous ne détacherons donc des « Troubadours »,
-les Auvergnats, que pour leurs origines. Car ils n’ont
-pas laissé d’œuvres de terroir. Sans doute, voilà la
-raison de l’oubli où s’est affaissée leur mémoire dans
-un pays, d’habitude, fidèle au souvenir de ses enfants
-célèbres. Mais « l’amour courtois », de mode à travers
-les châteaux et les assemblées du moyen âge,
-ne devait guère toucher nos peuplades montagnardes,
-seules fixées au sol, alors que se désagrégeait
-la société féodale. Chanteurs, musiciens et
-jongleurs, avec leurs chansons, sirventes, tensons,
-complaintes, aubades et sérénades, pastourelles,
-ballades, estampies, ne pouvaient être que des amuseurs,
-dont les jeux n’offrent pas d’attrait pour une
-race peu sentimentale, sans penchant vers le féminisme.
-D’Auvergne, nos troubadours avaient vite
-fait d’émigrer jusqu’à l’étranger. Je comprends que,
-si légers et fugaces, on omette de les situer parmi le
-décor énorme et comme foudroyé du Puy, et de ses
-monts tout boursouflés de scories et hérissés de dykes
-volcaniques. Des centaines de noms se sont perdus.
-De ces « tournées » fastueuses, dont les « vedettes »
-imposaient à l’Italie, à l’Espagne, au Portugal, aux
-contrées germaniques, le génie lyrique provençal,
-il ne reste que de maigres fragments dispersés dans
-les bibliothèques de Paris, de Milan, de Florence,
-de Rome, d’Oxford, et jusqu’ici mal identifiés !
-Nulle publication, nulle traduction d’ensemble ; et
-c’est à la philologie allemande qu’est dû le grand
-courant des études romanes. Comment nos esprits
-seraient-ils entraînés à l’évocation de ces visages
-incertains. Des troubadours, la foule ne sait que le
-mot qui les désigne, avec une nuance de raillerie…</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Icil d’Alverne i sunt lis plus curteis</i></div>
-<div class="verse">(Ceux d’Auvergne sont les plus courtois.)</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Par une erreur fréquente, on rapporte l’éloge à
-l’honneur de nos troubadours, paisibles poètes. Or,
-il s’applique à nos guerriers : <i>les plus courtois</i>,
-c’est-à-dire les plus loyaux et les plus braves, à nos
-preux, défenseurs de France la douce, contre le Sarrazin, — qu’en
-une revue homérique nous montre la
-Chanson de Roland.</p>
-
-<p>Cependant, nos troubadours d’Auvergne se recommandent
-par assez de mérites personnels pour qu’il
-soit inutile de détourner à leur profit des compliments
-qui ne leur furent pas destinés.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Les troubadours d’Auvergne ! La délimitation
-n’est pas commode. Tantôt ils sont mêlés à ceux du
-Velay. Ou bien, l’on essaie de mettre à part ceux
-du Cantal. Mais, en vérité, ici ou là, ils ne sont
-guère <i>Auvergnats</i>, que de naissance. Ils n’ont rien
-laissé sur l’Auvergne qui atteste leurs hérédités
-montagnardes. Ils ne chantent pas le pays. Ils ne
-s’expriment pas dans le parler populaire. Ils sont
-des troubadours, pareils à ceux d’Aquitaine, de
-Languedoc, de Provence, de Roussillon, de Catalogne,
-écrivant tous à peu près la même langue littéraire
-limousine provençale, qui avait gagné partie
-de la péninsule ibérique et de l’italique. Ils sont des
-troubadours, lyriques et satiriques, des adeptes
-exclusifs de la doctrine chevaleresque de l’amour
-courtois. Ils sont des troubadours, à la dévotion
-des nobles dames et des puissants seigneurs, des
-poètes de l’art le plus raffiné : leur richesse de
-technique est inouïe ; près d’un millier de formes de
-strophes attestent leur incomparable virtuosité !</p>
-
-<p>Aussi, est bien vaine la classification des <i>Troubadours
-Cantaliens</i>, imaginée par M. le duc de la Salle
-de Rochemaure. Même, elle ne va pas sans danger,
-en provoquant l’illusion qu’un troubadour cantalien
-présente des caractéristiques régionalistes évidentes.
-Mais ce n’est pas tout. Sous ce titre : <i>Les
-Troubadours Cantaliens, XII<sup>e</sup>-XX<sup>e</sup> siècle</i>, l’auteur,
-comme par une chaîne ininterrompue, relie tous
-poètes romans et patois natifs du futur, ou présent
-département du Cantal, de Pierre de Vic à
-J.-B. Brayat !</p>
-
-<p>Il eût suffi d’une différence de quelques mètres
-dans le bornage administratif pour que tels troubadours
-ne fussent plus cantaliens, mais de la Haute-Loire
-ou du Puy-de-Dôme. C’est écrire l’histoire
-littéraire d’une manière bien hasardeuse. Nous avons
-approché Arsène Vermenouze d’assez près pour être
-en mesure d’affirmer qu’il ne connaissait guère les
-ancêtres médiévaux qu’on lui octroie si délibérément.
-Sans doute, on l’eût fort étonné en le saluant
-comme de la lignée de Pierre de Vic, Guillaume
-Moisset de la Moissetrie, Pierre de Rogiers, Ebles
-de Saignes, la dame de Casteldoze, Pierre de Cère
-de Cols, Faydit du Bellestat, Bernard Amouroux,
-Astorg d’Aurillac, Astorg de Segret, Guillaume
-Borzats, et d’autres, incertains : Gavaudan-le-Vieux,
-Hugues de Brunet, Raymond Vidal de Bezaudun !
-Troubadour, le rude chantre réaliste du pays et du
-paysan cantalien ! C’est le patoisant qui lui a
-succédé comme majoral au consistoire félibréen qui
-commet telle hérésie ! Il est vrai que M. le duc de la
-Salle de Rochemaure n’avait pas publié son ouvrage,
-quand il s’agit de remplacer Vermenouze. <i>Les Récits
-Carladéziens</i> pouvaient mériter les suffrages méridionaux
-à leur auteur. Non qu’ils vaillent par des
-qualités d’invention et de composition. Mais ils
-abritent de la destruction quotidienne le dialecte
-de Carladez que M. le duc de la Salle possède intimement, — de
-l’avoir appris, tout enfant, avec les pâtres
-du Doux, et de le pratiquer couramment avec ses gens
-et les fermiers de son village. Ce n’est donc pas
-un divertissement d’amateur. Lui, non plus, ne s’apparente
-guère aux troubadours, quand il déchaîne
-le rire des assemblées par sa verve drue, toute farcie
-des savoureuses expressions du terroir.</p>
-
-<p>Dans un ouvrage de deux volumes, à prétentions
-savantes et artistiques, curieusement imprimé et
-illustré, voici des reproductions de miniatures
-(manuscrits de la Bibliothèque Nationale), portraits
-des Troubadours Cantaliens. Voici des photographies
-de nos patoisants modernes. Voici une transcription
-de la musique faite sur une pièce du Moine de
-Montaudon. Car les récitations des troubadours
-sont soutenues d’un accompagnement musical : « Le
-couplet sans musique est un moulin sans eau », dit
-Carbonel, de Marseille. Enfin, tome II, voici les
-textes des <i>œuvres des Troubadours, revus, corrigés,
-traduits et annotés</i> par René Lavaud, agrégé de
-Lettres.</p>
-
-<p>Dans le monument bizarre, de tous styles et de
-toutes époques, où M. le duc de la Salle de Rochemaure
-a recueilli tant de littérature douteuse, un
-pavillon spécial, heureusement, abrite les vrais troubadours,
-amenés par M. René Lavaud. Ils viennent
-de loin, publiés en Allemagne, pour la plupart.
-Désormais, les voici réunis à la halte provisoire,
-sans doute, où ils se reposent, en attendant la maison
-définitive où les installera leur introducteur,
-enfin seuls et chez eux. Mais, déjà, dans l’annexe de
-M. le duc de la Salle de Rochemaure, ils ont pu se
-défaire de toutes les souillures d’un voyage de sept
-et huit siècles. Enfin, ils sont eux-mêmes avec un
-état civil en règle, avec des références contrôlées, — avec
-une traduction exacte en regard d’un texte
-authentique.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Nous nous retrouvons au Puy, à <i lang="oc" xml:lang="oc">la cort del Puoi
-Santa Maria</i> dont Pierre Vic <i lang="oc" xml:lang="oc">fo faitz seingner et
-de dar l’esparvier</i>. Le dauphin d’Auvergne l’en
-avait fait seigneur avec la charge de décerner
-l’épervier… A l’origine de ces fêtes périodiques de
-la cour de l’Épervier « on plaçait un épervier en mue
-sur une lance. Or, quiconque se sentait assez puissant
-d’avoir et de courage venait et prenait le dit
-épervier sur son poing ; il convenait que celui-là
-fournît aux dépenses de cette année. » C’était la
-ruine, quand il s’agissait de tournois de chevalerie
-où le prix était disputé en pompeux appareil, devant
-de nobles et brillantes assemblées, par nombre de
-réputés combattants, sous le regard des dames de
-leurs pensées. Le Moine de Montaudon n’était guère
-en mesure de pourvoir à de tels frais somptuaires.
-Mais des luttes poétiques suivaient les joutes guerrières,
-et le vainqueur, aussi, recevait un épervier, — sans
-doute un épervier d’or. Pierre de Vic dut
-présider à ces concours ; des miniatures le représentent,
-dans les manuscrits, en « moine à cheval
-avec un épervier au poing ».</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Pierre de Vic, de son nom de famille, dont le château
-dominait Vic-sur-Cère, y naquit vers 1145
-ou 1150 (estime M. le duc de la Salle de Rochemaure,
-dans le tome I de l’ouvrage où M. René Lavaud
-fixe 1155, au tome II. Ainsi, de page en page, abondent
-les indications approximatives et contradictoires).
-L’enfant accomplit son noviciat à l’abbaye
-d’Aurillac, alors en lutte armée contre la ville ; la
-prière s’entrecoupait de fréquentes échauffourées ;
-la vocation religieuse du jeune gentilhomme ne
-devait guère s’affirmer au milieu de ces moines
-batailleurs. Il avait hâte d’être pourvu. Il reçut le
-prieuré de Montaudon que l’on ne sait où placer. Il
-ne s’y tint guère, toujours voyageant, gagnant la
-faveur de Philippe-Auguste, de Richard-Cœur-de-Lion,
-du roi d’Aragon, admis à Ventadour, en
-Limousin, où il pouvait s’exercer à l’école des maîtres,
-comme Pons de Capdeuil et Guy d’Ussel ;
-mollement, il encensait la vicomtesse Marie ; le
-compliment et les grâces n’étaient point son fort. De
-composer sirventes et chansons sur les événements
-du pays et de s’absenter des mois, voire des années,
-ne l’empêchait pas <i>de faire beaucoup de bien à la
-maison</i>. Il était autorisé à suivre ses goûts ambulants,
-à condition d’en rapporter les bénéfices à son
-prieuré ; il n’y manquait pas, et les présents étaient
-de prix, que lui valaient l’admiration et l’amitié de
-haute et puissante châtelaine…</p>
-
-<p>Non, ce n’est pas par les hommages aux dames,
-par le savoir « de galanterie » (<i lang="oc" xml:lang="oc">sabor de drudaria</i>),
-par le maniérisme voluptueux et sentimental que se
-distingua le moine de Montaudon. Comme le froc
-qu’il ne quitta jamais, il garda le caractère le plus
-auvergnat, rude et réaliste ; il n’est pas le plus courtois,
-mais le plus bourru des troubadours.</p>
-
-<p>Sans doute, dans les « <i>Tensons entre Dieu et le
-Moine</i> », où, accueillant la plainte des Images
-Saintes, Dieu veut interdire le fard aux dames, le
-Troubadour prend leur défense ; il ne semble pas
-qu’il tienne à gagner sa cause. Le choix même de son
-si puissant contradicteur le prouve assez :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse i1">— Moine, dit Dieu, vous excusez<a id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor">[15]</a></div>
-<div class="verse i1">Une grande faute et une grande imposture,</div>
-<div class="verse i1">A savoir que ma créature</div>
-<div class="verse i1">Se pare sans ma volonté.</div>
-<div class="verse i1">Donc elles seraient chose égale à moi, celles</div>
-<div class="verse i1">Que je fais vieillir tous les jours,</div>
-<div class="verse i1">Si, à force de se peindre et de se fourbir,</div>
-<div class="verse i1">Elles pouvaient redevenir plus jeunes !</div>
-<div class="verse i1">Seigneur, vous parlez trop fièrement</div>
-<div class="verse">Parce que vous vous sentez au faîte de la grandeur,</div>
-<div class="verse i1">Et malgré cela l’usage du fard</div>
-<div class="verse i1">Ne cessera pas sans une convention :</div>
-<div class="verse i1">C’est que vous fassiez durer leur beauté,</div>
-<div class="verse i1">Aux dames jusqu’à la mort,</div>
-<div class="verse i1">Ou que vous fassiez périr le fard,</div>
-<div class="verse i1">Qu’on n’en puisse plus trouver au monde.</div>
-</div>
-
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_15" href="#FNanchor_15"><span class="label">[15]</span></a> Nous ne donnerons des pièces citées que le début du
-texte original.</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">— Monges, dis Dieus, gran faillimen</div>
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Razonatz e gran falzura</div>
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Que la mia creatura</div>
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Se genssa ses mon maudamen.</div>
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Doncs serion cellas mien par</div>
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Qu’ieu fatz totz jorns enveillezir,</div>
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Si per peigner ni per forbir</div>
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Podion plus joves tornar !</div>
-<div class="verse">Etc.</div>
-</div>
-
-</div></div>
-<p>Cependant, on arrête une transaction, comme il
-s’en pratique au marché, ou par devant le juge rural.
-Dieu est de bonne composition :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">— Dieu dit aux Images : Si cela vous semble bon</div>
-<div class="verse">Au-dessus de vingt-cinq ans je leur permets.</div>
-<div class="verse i7">Concédez cela</div>
-<div class="verse i2">Qu’elles en aient vingt pour se peindre,</div>
-<div class="verse i2">Si vous en tombez d’accord.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Les Images ne veulent concéder que dix ans. Il
-faut recourir à l’arbitrage :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Alors vinrent Saint Pierre et Saint Laurent,</div>
-<div class="verse i3">Et ils ont fait de bons accords</div>
-<div class="verse i5">Et les ont garantis ;</div>
-<div class="verse i1">Et des deux côtés avec des serments</div>
-<div class="verse i6">Ils les ont jurés.</div>
-<div class="verse i1">Et ils ont retiré cinq ans des vingt</div>
-<div class="verse i1">Et avec les dix ils les ont additionnés</div>
-<div class="verse i7">Et réunis :</div>
-<div class="verse i1">C’est ainsi que leur débat s’est arrêté</div>
-<div class="verse i7">Et achevé.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Pauvres images, qui se plaignaient de la hausse
-des prix du fard, alors que les Dames n’en usaient
-que de vingt-cinq, trente à quarante, cinquante ans !
-Mais déjà beaucoup ne respectaient pas le serment
-et trahissaient le pacte. Tant de blanc et de vermillon
-elles se mettent sur la figure qu’il ne reste pas
-une parcelle de leur peau reconnaissable !</p>
-
-<p>Devant Dieu et devant les Dames, le moine de
-Montaudon parle le langage le plus crûment réaliste ;
-par là, il décèle une marque auvergnate ; par là,
-quelques troubadours de souche montagnarde mêlent
-la rudesse natale à la mièvrerie et aux grâces
-alambiquées de la poésie courtoise. M. le duc de la
-Salle de Rochemaure se hâte de pallier cette caractéristique
-savoureuse. Le moine de Montaudon est
-« trop gaulois, trop rabelaisien ». Hardi ! la gomme
-à effacer…</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Le Latin dans les mots brave l’honnêteté,</div>
-<div class="verse">Mais le lecteur François veut être respecté.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Ainsi, nombre de vers seront traduits en latin.
-A ceux qui ne savent pas le latin cela fera supposer
-de l’obscénité où il n’y a que de la vigueur, de la
-franchise, de la santé d’expression. Par ces réserves
-gênées, M. le duc de la Salle de Rochemaure n’est
-pas éloigné de faire un satyre — du poète satirique
-bien auvergnat. Gardons notre poète tel qu’il est ;
-il nous intéresse davantage ainsi. Nous l’avons vu
-au ciel plaidant de manière bien terre-à-terre. Il ne
-se départ que rarement de sa sincérité première. Il
-y a comme un prélude de Villon dans ses plaintes
-sur les maigres soupers et les mauvais gîtes, quand
-il est sevré de la chère fastueuse de la cour du Puy,
-ou de la Catalogne… C’est saint Julien qui se plaint
-à Dieu de l’hospitalité mal observée. Mais le Moine
-se trouvant là, par hasard, la réclamation lui plut
-fort. On peut croire que son témoignage est pour
-bonne part dans l’hommage rendu à l’Auvergne :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">En Auvergne, sans réception préalable<a id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor">[16]</a></div>
-<div class="verse i3">Vous pouvez loger, et venir</div>
-<div class="verse i8">Sans invitation ;</div>
-<div class="verse">Car ils ne savent pas le dire très gracieusement,</div>
-<div class="verse i6">Mais cela lui plaît bien.</div>
-</div>
-
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_16" href="#FNanchor_16"><span class="label">[16]</span></a></p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">En Alvergne ses accoillir</div>
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Podetz albergar e venir…</div>
-<div class="verse">Etc…</div>
-</div>
-
-</div></div>
-<p>Pour nous dire ses « Ennuis », point n’est besoin
-d’intermédiaire au moine attristé de la dureté des
-temps. Sa plainte s’exhale sans vains ornements,
-avec un accent tout humain, et peu désintéressé :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Un chevalier pauvre et orgueilleux<a id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor">[17]</a></div>
-<div class="verse">Qui ne peut faire ni festins ni dons</div>
-<div class="verse">M’ennuie, ainsi qu’un riche ignorant</div>
-<div class="verse">Qui croit être intelligent</div>
-<div class="verse">Et ne sait dans un objet ce qui va dessus ou dessous.</div>
-<div class="verse">Il m’ennuie aussi celui qui se croit bon,</div>
-<div class="verse">Lorsqu’il dit peu de bien et en fait encore moins.</div>
-<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . . . . .</b></div>
-<div class="verse">Certes, il m’ennuie, par les Saints de Cologne,</div>
-<div class="verse">L’ami qui me fait défaut en un grand besoin,</div>
-<div class="verse">Et le traître qui n’a point de honte,</div>
-<div class="verse">Et celui qui se couche auprès de moi avec une forte gale.</div>
-<div class="verse">Ce qui m’ennuie fort — aussi vrai Dieu m’aide ! —</div>
-<div class="verse">C’est quand le pain me manque sur la nappe,</div>
-<div class="verse">Et que quelqu’un me le taille petit à petit,</div>
-<div class="verse">Car sans cesse il me semble qu’il va me manquer ;</div>
-<div class="verse">Une longue modération m’ennuie,</div>
-<div class="verse">Et de la viande quand elle est mal cuite et dure,</div>
-<div class="verse">Et un prêtre qui ment et se parjure,</div>
-<div class="verse">Et une vieille catin qui dure trop.</div>
-
-<div class="verse stanza">Et il m’ennuie, par la vie éternelle,</div>
-<div class="verse">De manger sans feu, quand il fait très froid</div>
-<div class="verse">Et d’être couché auprès d’une vieille lampe fumeuse</div>
-<div class="verse">Quand elle sent mauvais dans la taverne.</div>
-</div>
-
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_17" href="#FNanchor_17"><span class="label">[17]</span></a></p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Cavaliers paubres erguillos</div>
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Que no pot far condugz ni dos,</div>
-<div class="verse">Etc…</div>
-</div>
-
-</div></div>
-<p>Le moine de Montaudon craint-il de ne pas se
-faire comprendre ? Après ce qui l’ennuie, il énumère
-ce qui lui plaît :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Fort me plaît amusement et gaîté<a id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor">[18]</a></div>
-<div class="verse">Festin et cadeau et prouesse,</div>
-<div class="verse">Et dame aimable et courtoise</div>
-<div class="verse">Et pour répondre bien apprise ;</div>
-<div class="verse">Et me plaît la bonté chez l’homme puissant,</div>
-<div class="verse">Et envers son ennemi la rigueur</div>
-<div class="verse">Et bien me plaît là-bas<a id="FNanchor_19" href="#Footnote_19" class="fnanchor">[19]</a>, en été,</div>
-<div class="verse">Quand je me repose au bord d’une fontaine ou d’un ruisseau,</div>
-<div class="verse">Et que les prés sont verts et que la fleur revit,</div>
-<div class="verse">Et que les oiselets chantent <i>piou</i>,</div>
-<div class="verse">Et que mon amie vient en cachette</div>
-<div class="verse">Et que je lui fais un baiser en hâte.</div>
-</div>
-
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_18" href="#FNanchor_18"><span class="label">[18]</span></a></p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Molt mi platz deportz e gaieza,</div>
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Condugz e donars e proeza…</div>
-<div class="verse">Etc…</div>
-</div>
-
-</div></div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_19" href="#FNanchor_19"><span class="label">[19]</span></a> En Auvergne.</p>
-</div>
-<p>Ainsi, parfois, le brillant troubadour ne serait
-plus qu’un moine mendiant, à qui la route est pénible.
-Peut-être ses récriminations sont-elles exagérées
-et Pierre de Vic ne connut-il pas un sort aussi dépenaillé ?
-Pourtant, ses doléances pitoyables n’autorisent
-guère à présenter le poète comme « <i>taquinant
-la muse anacréontique</i> » avec des <i>rêveries poétiques,
-des facultés imaginatives, le joyeux drille… dont
-il est permis d’affirmer qu’il ne fut pas un fanfaron
-de vices</i> comme porterait à le faire croire le ton
-licencieux de certaines de ses productions<a id="FNanchor_20" href="#Footnote_20" class="fnanchor">[20]</a> !</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_20" href="#FNanchor_20"><span class="label">[20]</span></a> <i>Les Troubadours Cantaliens</i> (duc de la Salle de Rochemaure).</p>
-</div>
-<p>En vérité, les compositions d’amour du moine de
-Montaudon sont des moins éclatantes :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Ses chansons manquent de naturel et conviction. Il
-avait trop de bon sens pour répéter ce que disaient les
-poètes d’amour de son époque. Il paya son tribut à
-l’amour, à la beauté, suivant l’usage des cours ; mais
-ses armes préférées, qu’il manie de main de maître,
-sont la raillerie et la plaisanterie, et ses traits sont dirigés
-contre le plus sacré des sentiments chevaleresques :
-contre les femmes<a id="FNanchor_21" href="#Footnote_21" class="fnanchor">[21]</a>.</p>
-</blockquote>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_21" href="#FNanchor_21"><span class="label">[21]</span></a> Philippson.</p>
-</div>
-<p>Son originalité fut, et demeure, d’avoir, parmi la
-poésie apprêtée de son époque, fait entendre une
-voix de montagnard pratique, à qui le luxe, la grandeur
-et les apparences n’en imposaient pas. Par la
-Provence, la Catalogne, l’Espagne, il représente
-l’Auvergne. L’empreinte de Vic et d’Aurillac avait
-été définitive. A travers les tournois, les fêtes, la
-robe sobre du Moine de Montaudon tranche sur la
-soie, le velours, les brocarts, l’or, les bijoux et les
-armes des cours magnifiques… Oh ! un Moine chanteur,
-et buveur, plus que prêcheur. Dans le Moine de
-Montaudon persistait indéfectiblement Pierre de Vic,
-pareil à ces blocs erratiques de la vallée que ne
-touche point le sourire de la saison, qui ne se
-laissent pas gagner par les grâces de la prairie,
-des fleurs, des arbres, autour de leurs corps immuablement
-frustes et sombres…</p>
-
-<p>Le Moine de Montaudon resta de Vic, même alors
-qu’il adressait ses chansons à Marie de Ventadour :
-il n’y apportait point la souplesse précieuse, ni le
-charme compliqué de la casuistique amoureuse du
-siècle.</p>
-
-<p>Quand il fut las de la vie nomade, il sollicita sa
-retraite monastique, et obtint le prieuré de Villefranche,
-en Espagne. Il y mourut, non sans l’avoir
-enrichi et amélioré. L’ancien prieur de Montaudon,
-qui faisait du <i>bien à la maison</i>, tout en composant
-et chantant, n’avait point perdu son adresse ni sa
-ténacité ; l’émigrant aux royaumes de l’amour chevaleresque
-et courtois avait conservé les traits
-saillants de la race.</p>
-
-
-<h3>II</h3>
-
-<p>Pierre d’Auvergne aurait dû être cité avant Pierre
-de Vic ; mais, au Puy, il était impossible de ne
-pas rencontrer le Moine de Montaudon, l’épervier
-au poing.</p>
-
-<p>« Peire d’Alvernhe », savant, lettré, avenant de
-sa personne, était fils d’un bourgeois de Clermont-Ferrand.
-Très honoré et fêté par les vaillants barons
-et les nobles dames, il ne doutait point de
-son mérite : « Jamais avant moi ne furent écrits de
-vers parfaits. » (Du temps de Pierre d’Auvergne,
-toutes les sortes de poésies étaient comprises sous ce
-nom générique. <i>Chanson</i> ne vient que plus tard,
-pour désigner les pièces galantes qu’on chantait.) Sa
-célébrité se répandait, en ses voyages et séjours, à
-la Cour de Sanche III de Castille, à la Cour d’Ermengarde,
-comtesse de Narbonne, à celle de Raimond
-V de Toulouse. Selon Nostradamus, — dont
-l’autorité est faible, — il était si bien accueilli de
-toutes les dames qu’après leur avoir récité ses pièces
-il s’en récompensait en embrassant celle qui lui plaisait
-davantage ; et, presque toujours, la belle Clarette
-de Baux avait la préférence… Cependant, au bout
-de tant de succès terrestres, il songea au salut de
-son âme, rentra au pays, et, dans l’état monastique,
-fit longue pénitence, avant de mourir, très
-âgé.</p>
-
-<p>Celui-ci fut un troubadour — expert en gracieuses
-trouvailles ; ainsi, quand il fait du rossignol son messager
-d’amour<a id="FNanchor_22" href="#Footnote_22" class="fnanchor">[22]</a> :</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_22" href="#FNanchor_22"><span class="label">[22]</span></a> J. Anglade, <i>les Troubadours</i>.</p>
-</div>
-<blockquote>
-<p>Rossignol, en sa retraite tu iras voir ma dame, dis-lui
-mes sentiments et qu’elle te dise sincèrement les siens ;
-qu’elle me les fasse connaître ici…, et que d’aucune
-manière elle ne te garde auprès d’elle…</p>
-</blockquote>
-
-<p>L’oiseau gracieux s’en va aussitôt, droit vers le
-pays où elle règne ; il part de bon cœur et sans
-crainte jusqu’à ce qu’il l’ait trouvée.</p>
-
-<p>Quand l’oiseau de noble naissance vit paraître sa
-beauté, il se mit à chanter doucement, comme il
-fait d’ordinaire vers le soir. Puis il se tait et cherche
-ingénieusement comment il pourra lui faire entendre,
-sans la surprendre, des paroles qu’elle
-daigne ouïr :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Celui qui vous est amant fidèle voulut que je vienne
-en votre pouvoir pour chanter selon votre plaisir…</p>
-
-<p>Et si je lui porte un message joyeux, vous devez en
-avoir aussi grande joie, car jamais ne naquit de mère un
-homme qui ait pour vous tant d’amour, je partirai et
-volerai avec joie où que j’aille ; mais non, car je n’ai pas
-dit encore mon plaidoyer.</p>
-
-<p>Et voici ce que je veux plaider : qui met son espoir en
-amour ne devrait guère tarder, tant d’amour a des loisirs ;
-car bientôt les cheveux blonds se changent en
-cheveux blancs, comme la fleur change de couleur sur
-la branche…</p>
-
-<p>L’oiseau a bien volé tout droit vers le pays où je l’ai
-envoyé ; et il m’a fait tenir un message, suivant la promesse
-qu’il m’a faite : « Sachez, dit la dame, que votre
-discours me plaît ; or, écoutez — pour le lui dire — ce
-que j’ai au cœur.</p>
-
-<p>« J’ai bien sujet d’être triste, car mon ami est loin de
-moi… la séparation fut trop rapide, et, si j’avais su, je
-lui aurais témoigné plus de bonté, c’est ce remords qui
-m’attriste.</p>
-
-<p>« Je l’aime de si bon cœur qu’aussitôt que je pense à
-lui me viennent en abondance jeux et joie, rires et plaisirs ;
-et la joie dont je jouis secrètement aucune créature
-ne la connaît…</p>
-
-<p>« Même avant de le voir il m’a toujours plu ; je ne
-voudrais pas en avoir conquis qui fût de plus haute
-naissance…</p>
-
-<p>« Le bon amour est semblable à l’or, quand il est
-épuré ; il s’affine de bonté pour celui qui le sert, avec
-bonté, et croyez que l’amitié chaque jour s’améliore…</p>
-
-<p>« Doux oiseau, quand viendra le matin, vous irez vers
-sa demeure et vous lui direz en clair langage de quelle
-manière je lui obéis. » Et l’oiseau est revenu très vite,
-bien renseigné et parlant volontiers de son heureuse
-aventure<a id="FNanchor_23" href="#Footnote_23" class="fnanchor">[23]</a>.</p>
-</blockquote>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_23" href="#FNanchor_23"><span class="label">[23]</span></a></p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Rossinhol en son repaire</div>
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">M’iras ma donna nezer</div>
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">E dignas lil men affaire…</div>
-</div>
-
-</div>
-<p><i>Chrestomathie Provençale</i>, Karl Bartsch, Elberfeld, 1875.</p>
-</div>
-<p>Mais, Pierre d’Auvergne peut chanter que « l’homme
-sans amour ne vaut pas mieux que l’été sans
-grain », on n’est pas toujours assuré de sa sincérité
-amoureuse. Par contre, les poètes contemporains
-n’ont point à douter de ses sentiments caustiques
-qu’il expose dans un sirvente, plus tard repris et
-continué par le moine de Montaudon :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Je chanterai de ces troubadours qui chantent de plusieurs
-façons. Les plus mauvais croient faire des prodiges ;
-mais je leur conseille d’aller chanter ailleurs ; car
-il y en a une centaine qui n’entendent pas la force des
-mots, et qui ne sont faits que pour garder les moutons.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Chacun recevait son couplet, d’une virulence qui
-ne serait pas reniée de nos polémiques d’actualité.</p>
-
-<p>De ces vers, courtois ou satiriques, Pierre d’Auvergne
-devait se repentir :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Amour, vous auriez bien sujet de vous plaindre, si un
-autre que le juge juste m’éloignait de vous, car c’est à
-vous que je dois les honneurs de la gloire. Mais ceci ne
-peut durer, Amour courtois ; je cesse d’être votre ami,
-je suis trop heureux d’aller où le Saint-Esprit me guide ;
-c’est lui qui me mène ; ne vous fâchez pas, si je ne
-reviens pas vers vous.</p>
-</blockquote>
-
-<p>La poésie des troubadours, à ses origines, et longtemps
-après, est toute profane, malgré tant d’adeptes
-ecclésiastiques : on l’a vu par le moine de Montaudon.
-Pierre d’Auvergne aura été un des premiers à
-tourner sa pensée vers des fins religieuses :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Il faudra mourir et passer par le chemin où sont passés
-nos pères… nous mourrons tous ; les richesses ne
-nous sauveront pas… Contre la mort ne peuvent se
-défendre ni comtes, ni ducs, ni rois, ni marquis.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Ce sont là, conclut J. Anglade, des thèmes lyriques
-par excellence ; d’autres poètes, même parmi
-les troubadours, les ont développés avec plus de
-bonheur, mais Pierre d’Auvergne est un des premiers
-à les traiter ; cette priorité, d’abord, et, ensuite,
-une certaine originalité dans l’expression des sentiments,
-que la poésie des troubadours ne connaissait
-guère encore, justifie l’attention que l’on doit donner
-dans l’histoire de la littérature provençale à ces poésies
-religieuses<a id="FNanchor_24" href="#Footnote_24" class="fnanchor">[24]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_24" href="#FNanchor_24"><span class="label">[24]</span></a> « Les chants de croisade » renferment bien une partie
-religieuse, mais factice, accessoire ; ils sont historiques,
-satiriques, plus que religieux.</p>
-</div>
-<hr>
-
-
-<p>C’est un autre Auvergnat, un vellave, Peire Cardenal,
-qui fera entendre, dans ce genre, la voix la
-plus hardie, d’une éloquence vengeresse, toute chargée
-de foi et de colère, toute tonnante d’imprécations
-orageuses.</p>
-
-<p>Peire Cardenal naquit au Puy, de souche noble.
-Au chapitre de la cathédrale il apprit ses lettres, et
-sut bien réciter et bien chanter. La cléricature ne
-l’attira pas : « Il s’éprit de la joie de ce monde, car
-il se sentait gai, beau et jeune », tout ce qu’il fallait
-pour réussir auprès des dames, par les cours où il
-se présentait avec son jongleur qui interprétait ses
-compositions. Or, ce n’est point par de frivoles
-chansons que s’illustra Peire Cardenal. Tout de
-suite éclate à son esprit le néant des vanités du
-monde. Encore, le Moine de Montaudon, Pierre
-d’Auvergne, avait, si peu que ce fût, sacrifié au
-goût du temps. Pour l’amour Peire Cardenal n’a
-que de virulentes critiques :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Les amoureuses, quand on les accuse, répondent gentiment.
-L’une a un amant, parce qu’elle est de grande
-naissance, et l’autre, parce que la pauvreté la tue ;
-l’autre a un vieillard et dit qu’elle est jeune fille, l’autre
-est vieille et a pour amant un jeune homme ; l’une se
-livre à l’amour parce qu’elle n’a pas de manteau
-d’étoffe brune ; l’autre en a deux et s’y livre autant.</p>
-</blockquote>
-
-<p>N’est-ce point là du meilleur réalisme auvergnat,
-d’un moraliste du théâtre ou de la chaire plus que
-d’un poète lyrique ? Avec quelle ironie passionnée il
-raille l’amour et la phraséologie amoureuse :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Maintenant, je puis me louer d’Amour, car il ne m’enlève
-ni le manger ni le dormir, je ne sens ni la froidure
-ni la chaleur ; il ne me fait pas soupirer ni errer la nuit à
-l’aventure ; je ne me déclare pas conquis ni vaincu ; il
-ne me rend pas triste et affligé ; je ne suis trahi ni trompé,
-je suis parti avec mes dés.</p>
-
-<p>J’ai un plaisir meilleur, je ne trahis pas, et je ne fais pas
-trahir — je ne crains ni traîtresse, ni traître, ni féroce
-jaloux, je ne fais point de folie héroïque, je ne suis point
-frappé, je ne suis pris ni volé, je ne connais pas les
-longues attentes, je ne prétends pas être vaincu par
-amour.</p>
-
-<p>Je ne dis pas que je meurs pour la plus belle, ni que
-la plus belle me fait languir, je ne la prie ni ne l’adore,
-je ne la demande ni la désire, je ne lui rends pas hommage.
-Je ne me donne pas, je ne me mets pas en son pouvoir,
-je ne lui suis point soumis, elle n’a pas mon cœur en
-gage, je ne suis pas son prisonnier.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Tout de même, un jour, il exprime quelque regret
-de sa solitude :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Je voudrais essayer une fois de voir comment je
-pourrais chanter mon amie, si j’en avais une. Je serais
-l’amant le plus parfait qui soit jamais né. J’ai aimé une
-fois et je sais comment vont les choses d’amour et comment
-j’aimerais encore<a id="FNanchor_25" href="#Footnote_25" class="fnanchor">[25]</a>.</p>
-</blockquote>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_25" href="#FNanchor_25"><span class="label">[25]</span></a> Peire Cardenal n’est pas le seul troubadour misogyne.
-Il y a Marcobrun, de Gascogne, qui déclare : « Je n’aimai
-jamais et ne fus jamais aimé. » De l’amour il parle ainsi :
-« Famine, épidémie ni guerre ne font tant de mal sur cette
-terre comme l’amour ; quand il nous verra dans la bière, son
-œil ne se mouillera pas… Amour pique plus doucement
-qu’une mouche, mais la guérison est bien plus difficile… »</p>
-</div>
-<p>Nous n’en apprendrons pas davantage. D’ailleurs, il
-s’égarait sans doute sur ses mérites latents d’amant
-et de chanteur. D’autres vertus et d’autres qualités,
-plus puissantes, ont été les siennes. Au service d’une
-superbe élévation de pensée et de convictions ardentes,
-il a mis les dons les plus solides du satiriste,
-l’originalité du tour et de l’expression, le courage
-de l’attaque, une combativité forcenée ; et ses mœurs,
-son caractère commandaient l’estime. Tout de
-même, on n’est pas peu surpris de la liberté dont il
-en usait avec toutes les puissances, sans aucune précaution
-de langage : ce fut un maître de l’invective
-farouche, ne faisant grâce à personne. D’autre part,
-en cette implacable période albigeoise, il ne fut rien
-moins que tendre aux croisés et au Clergé. C’était
-un de ces croyants redoutables, qui fourbissent les
-meilleures armes des hérétiques. Cependant, il n’apparaît
-pas qu’il ait été jamais inquiété. Le notaire
-qui fournit les seuls renseignements insérés dans
-la bibliographie provençale, Maître Michel de la
-Tour, nous fait savoir que Pierre Cardenal avait
-bien environ cent ans quand il mourut. C’est-à-dire
-à la fin du <small>XIII</small><sup>e</sup> siècle. Long espace d’humanité,
-aux mœurs peu resplendissantes, s’il faut écouter
-les sirventes impitoyables du troubadour, dont la
-vie et l’œuvre ne répondent guère aux images habituelles
-que l’on se fait du poète médiéval, honoré par
-les rois et les barons.</p>
-
-<p>Des hommes en général, Peire Cardenal ne parle
-qu’avec un pessimisme définitif :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Il existait une cité, je ne sais où ; il y tomba une pluie
-de telle nature que tous ceux qui en furent atteints
-devinrent fous : tous, à l’exception d’un seul ; il se trouvait
-dans sa maison, et dormait quand la pluie tombait.
-Quand la pluie eut cessé il se leva et vint parmi le
-public, il vit faire toutes sortes de folies ; l’un lançait des
-pierres, l’autre des bâtons, l’autre déchirait son manteau ;
-celui-ci frappe son voisin ; celui-là pense être roi,
-l’autre saute à travers les boues. Celui qui avait son
-bon sens fut fort étonné de ce spectacle, mais les autres
-manifestaient encore plus d’étonnement ; ils pensent
-qu’il a perdu son bon sens car ils ne le voient pas faire ce
-qu’ils font, il leur semble que ce sont eux qui sont
-sages et sensés et que c’est lui le fou.</p>
-
-<p>Bref, ils lui tombent dessus à bras raccourcis et il
-s’enfuit à demi-mort. C’est bien l’image du monde, dit
-Peire Cardenal ; les hommes sont les fous, mais ils
-regardent comme un fou celui qui ne leur ressemble pas,
-parce qu’il a le <i>sens de Dieu</i>, et non celui du monde<a id="FNanchor_26" href="#Footnote_26" class="fnanchor">[26]</a>.</p>
-</blockquote>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_26" href="#FNanchor_26"><span class="label">[26]</span></a> Joseph Anglade, <i>les Troubadours</i>.</p>
-</div>
-<p>Entre tous, les gens d’église, voilà l’ennemi. Le
-clergé est sa bête noire ! Il lui reproche tous les
-vices, tous les calculs, toutes les turpitudes :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Les clercs se font bergers et semblent des saints, mais
-ce sont des criminels ; quand je les vois habiller, il me
-souvient d’Isengrin qui, un jour, voulut venir dans l’enclos
-des brebis ; mais, par peur des chiens, il se vêtit
-d’une peau de mouton, puis mangea tous ceux qu’il voulut…</p>
-
-<p>Rois, empereurs, ducs, comtes et chevaliers gouvernent
-d’ordinaire le monde ; maintenant, ce sont les clercs
-qui ont le pouvoir, ils l’ont gagné en volant ou en trahissant,
-par l’hypocrisie, les sermons ou la force… Je
-parle des faux-prêtres qui ont toujours été les plus
-grands ennemis de Dieu.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Il s’emporte contre l’opinion, accréditée par le
-pape et les cardinaux, que l’aumône rachète tous les
-péchés :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Les riches auraient donc plus de facilité pour le salut
-que les pauvres.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Il faudra venir jusqu’à Pascal pour retrouver cette
-verve drue, précise et brûlante, auvergnate :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Indulgence, pardons, Dieu et le diable, ils mettent tout
-en usage. A ceux-là ils accordent le paradis par leurs
-pardons ; ils envoient ceux-ci en enfer par leurs excommunications.
-Ils portent des coups qu’on ne peut parer ;
-et nul ne sait si bien forger des tromperies qu’ils ne le
-trompent encore mieux.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Voyez les jacobins, sur lesquels s’acharna Peire
-Cardenal :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Vêtus de vêtements fins et souples, amples, légers en
-été, épais en hiver, avec de bonnes chaussures, semelle
-à la française, et quand il fait grand froid en bon cuir de
-Marseille, bien cousu, ils vont prêchant et disant qu’au
-service de Dieu ils mettent leur cœur et leur avoir… Si
-j’étais mari, je me garderais de laisser approcher de ma
-femme ces gens-là : car ces moines ont des robes de
-même ampleur que celles des femmes : rien ne s’allume
-si aisément que la graisse avec le feu…</p>
-</blockquote>
-
-<p>Certaines pièces sont d’une véhémence biblique,
-qui semble monter de l’Ecclésiaste :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Les vautours ne sentent pas plus vite la chair puante
-que les clercs et les frères Prêcheurs ne sentent où est
-la richesse ; aussitôt, ils deviennent l’ami du riche, et si
-la maladie l’accable, ils se font faire des donations.
-Mais savez-vous que devient la richesse mal acquise ?
-il viendra un fort voleur qui ne leur laissera rien ; c’est
-la mort qui les abat, et, avec quatre aunes de drap, les
-envoie dans une demeure où les maux ne leur manqueront
-pas.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Évidemment, Peire Cardenal ne s’attaquait, il le
-répétait sans cesse, qu’aux mauvais prêtres « larges
-en convoitises mais chiches de bonté »… Cependant,
-soit d’élan, soit à la réflexion, il croit utile de préciser
-sa croyance en Dieu — et à Rome. En effet,
-plus d’une fois, Peire Cardenal fulmine en marge
-du dogme et tient à Dieu des discours d’une énergie
-bien profane :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Je veux commencer un nouveau sirvente que je réciterai
-au jour du jugement à celui qui me créa et me
-forma du néant ; s’il veut m’accuser de quelque faute
-et me mettre parmi les damnés, je lui dirai : Seigneur,
-pitié, arrêtez ; j’ai combattu toute ma vie les méchants ;
-gardez-moi, s’il vous plaît, des tourments de l’enfer.</p>
-
-<p>Je ferai émerveiller toute sa Cour quand on entendra
-mon plaidoyer ; car, je dis que Dieu est injuste avec les
-siens, s’il pense les détruire et les mettre en enfer ; car
-il est juste que celui qui perd ce qu’il pourrait gagner
-au lieu d’abondance gagne la disette : Dieu doit être
-doux et libéral pour retenir à la mort des âmes de ses
-créatures.</p>
-
-<p>Sa porte ne devrait pas se fermer, pourvu que toute
-âme qui voudrait y entrer y passât joyeusement ; car
-jamais cour ne sera parfaite si une partie pleure pendant
-que l’autre rit ; et quoique Dieu soit souverain et
-tout-puissant, s’il n’ouvre pas sa porte, on lui en demandera
-raison…</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Il devrait bien anéantir les diables ; il en aurait plus
-d’âmes et plus souvent ; cette exécution plairait à tout
-le monde et il pourrait s’en absoudre lui-même.</p>
-
-<p>Beau Seigneur Dieu, je ne veux pas désespérer de vous ;
-au contraire, j’ai en vous le ferme espoir que vous m’assisterez
-à l’heure de ma mort, parce que vous devez sauver
-mon corps et mon âme. Et je vous ferai une belle proposition :
-renvoyez-moi où j’étais avant de naître, ou
-bien pardonnez-moi tous mes péchés ; car je ne les aurais
-pas commis si je n’avais pas existé.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Peire Cardenal fut vraiment un trouveur de poésie
-religieuse, — qui se développera ; encore il introduisit
-cette nouveauté d’écrire en l’honneur de la
-Vierge ; ce qui deviendra fréquent après lui, mais
-n’existait pas avant :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Si, ayant souffert en ce monde, j’allais brûler en enfer,
-ce serait tort et péché ; car, je puis vous reprocher que
-pour un bien vous m’avez donné mille maux. Par pitié,
-je vous prie, dame Sainte Marie, qu’auprès de votre fils
-vous nous serviez de guide !</p>
-</blockquote>
-
-<p>Par cette intercession, Peire Cardenal achevait le
-précédent sirvente. Il a laissé des invocations à la
-Vierge d’une suavité qui contraste avec ses satires.
-Nous en resterons à celles-ci qui émanent plus sûrement
-du montagnard vellave.</p>
-
-<p>Il nous faut dire que les gens d’église ne lui faisaient
-pas oublier rois et seigneurs :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Vous les perceriez (les méchants barons) en deux ou
-trois endroits pour en faire sortir la vérité, qu’il n’en
-sortirait que des mensonges, qui se déborderaient comme
-un torrent… Lorsqu’un grand se met en route, il a comme
-compagnon — devant, à côté, derrière lui — le crime ;
-la convoitise est du cortège ; le Tort porte la bannière
-et l’Orgueil le guidon…</p>
-</blockquote>
-
-<p>Les gens de justice ne sont point épargnés non
-plus. Mais nous revenons à la terrible opinion que
-Peire Cardenal avait de tout son siècle :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Depuis le levant jusqu’au couchant, je fais cette proposition
-à tout le monde : je promets un besan à tout
-homme loyal pourvu que chaque homme déloyal me
-donne un clou ; un marc d’or au courtois si le discourtois
-me donne un denier ; un monceau d’or à chaque
-homme vrai, si chaque menteur veut me donner seulement
-un œuf. J’écrirais sur un parchemin, large comme
-la moitié du pouce de mon gant, toutes les vertus qui
-sont dans la plupart des hommes ; d’un petit gâteau, je
-nourrirais tout ce qu’il y a d’honnêtes gens, mais si je
-voulais donner à manger aux méchants, j’irais sans
-regarder criant partout : Messieurs, venez manger chez
-moi…</p>
-</blockquote>
-
-<p>Tel est le thème de furieuse misanthropie où il
-excelle. Ces diverses citations montrent assez l’originalité,
-la vigueur du tempérament littéraire, la
-franchise et le courage du Peire Cardenal, troubadour
-sans amour.</p>
-
-
-<h3>III</h3>
-
-<p>Pierre de Rogiers, de naissance auvergnate (vers
-1160-1180, dans le Carladès), n’apporte guère d’autre
-contribution à notre point de vue que sa biographie,
-d’ailleurs semblable par beaucoup d’endroits à
-celles du Moine de Montaudon, de Pierre d’Auvergne,
-de Peire Cardenal : il était d’Auvergne, gentilhomme,
-beau, avenant ; chanoine de Clermont, il
-manquait de zèle pour la piété et la retraite ; comme
-il chantait et composait agréablement, il se fit troubadour
-et même jongleur. Ainsi plus d’un de ceux
-que leur famille destinait à l’état ecclésiastique succombaient
-à la tentation de la vie nomade, brillante
-et courtoise. Mais où d’autres, de leur première
-affectation, gardaient l’empreinte de moralistes, prenaient
-tournure de prédicateurs, Pierre de Rogiers
-n’apporta que son ardeur profane, nullement encombrée
-des vestiges de sa foi, reléguée pour longtemps
-avec le camail et l’aumusse.</p>
-
-<p>Pierre d’Auvergne le lui reprochait vivement dans
-le sirvente où il s’irrite « d’entendre se mêler de
-chanter cent poètes pastoureaux dont nul ne sait
-quelle note monte ou descend » :</p>
-
-<blockquote>
-<p>En ceci Pierre Rogiers mérite mal — (et pour cela il
-en sera accusé le premier) — qu’il chante d’amour publiquement ; — et
-il lui vaudrait mieux porter — un
-psautier dans l’église ou un chandelier — avec une
-grande chandelle ardente<a id="FNanchor_27" href="#Footnote_27" class="fnanchor">[27]</a>.</p>
-</blockquote>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_27" href="#FNanchor_27"><span class="label">[27]</span></a></p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">D’aisso mer mal Peire Rogier</div>
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Per quel n’er encolpatz premier…</div>
-</div>
-
-</div></div>
-<p>En effet, les amours de Pierre de Rogiers ne furent
-rien moins que discrètes. Il se rend à la cour fastueuse
-de la vicomtesse de Narbonne, dont les exploits
-guerriers, l’intelligence politique, le jeune
-veuvage font une rare souveraine, royalement
-entourée et adulée. Pierre de Rogiers soupire, se
-déclare, est écouté, jusqu’où ? longtemps il est en
-faveur, tant que la réputation d’Ermengarde n’est
-pas trop déchirée par la jalousie des courtisans.
-Pour ce motif, ou d’autres, vient la disgrâce, et,
-dolent, meurtri, inconsolable, le troubadour doit
-quitter la Cour de <i>Tort n’avetz</i>, — comme il désignait
-la noble protectrice, dont l’opinion voulait
-qu’il eût eu toutes joies d’amour.</p>
-
-<p>Désormais, Pierre de Rogiers traîne sa désolation
-chez Raimbaud, comte d’Orange, jusqu’à la mort de
-ce grand seigneur, troubadour aussi. Puis, il gagne
-l’Espagne ; après des séjours en Castille et en Aragon,
-il revient en France où il fut traité avec honneur
-par le comte Raymond de Toulouse. Pierre
-de Rogiers se retirera du monde. Il enfermera son
-désespoir inapaisé dans l’austérité sévère du monastère
-de Grammont.</p>
-
-<p>Enfin, dans une chanson publiée par M. René
-Lavaud, qui a réalisé la première interprétation
-française de Pierre de Rogiers, le troubadour dont
-on chercherait vainement une autre marque originelle,
-et chez qui manque toute caractéristique du
-terroir, a laissé un vers de regret tardif, à l’adresse
-du pays :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse i1">Je ne puis m’empêcher de me lamenter</div>
-<div class="verse i1">De ce que notre compagnie se rompt ;</div>
-<div class="verse i1">Moi je m’en vais en terre étrangère :</div>
-<div class="verse"><i>Certes, j’aime mieux froidure et montagne</i></div>
-<div class="verse">Que je ne fais figue et châtaigne</div>
-<div class="verse i3">Et plaine et chaleur<a id="FNanchor_28" href="#Footnote_28" class="fnanchor">[28]</a>.</div>
-</div>
-
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_28" href="#FNanchor_28"><span class="label">[28]</span></a></p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Non puesc mudar que nom plagna</div>
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Quar se part nostra compagna…</div>
-<div class="verse">Etc…</div>
-</div>
-
-</div></div>
-<p>Du moins voulons-nous croire qu’aux vallées ou
-aux plaines chaudes et fertiles en fleurs et en fruits
-ce sont les froidures de la montagne d’Auvergne que
-préfère l’émigrant obligé de partir :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Là-bas s’en va mon corps marri,</div>
-<div class="verse">Par ici demeure mon âme…<a id="FNanchor_29" href="#Footnote_29" class="fnanchor">[29]</a>.</div>
-</div>
-
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_29" href="#FNanchor_29"><span class="label">[29]</span></a></p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Lai s’en vai mos cors marritz</div>
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Et co remou l’esperiz…</div>
-</div>
-
-</div></div>
-<p>Il y avait donc, en Auvergne, une « douce amie »
-qui pouvait faire oublier Ermengarde ?</p>
-
-
-<h3>IV</h3>
-
-<p>Si, de Pierre de Rogiers, l’on peut répéter une
-ligne qui, peut-être, fait allusion à la montagne natale,
-d’autres troubadours, auvergnats ou vellaves,
-n’ont à être évoqués ici que pour le hasard de leur
-naissance : Pierre et Astorg de Manzat, Hugues de
-Peirols (à Rochefort-Montagne), Bertrand II, Sire
-de la Tour, Michel de la Tour, Pons de Chapteuil,
-Garin-le-Brun, Gasmar, Guillaume de Saint-Didier,
-Gausseran de Saint-Didier, Guillaume Moissat de
-la Moissetrie, Pierre de Cère de Cols, Faydit du
-Bellestat, Bernard Amouroux (de Saint-Flour),
-Astorg d’Aurillac, baron de Conros, Astor de
-Segret.</p>
-
-<p>Cependant, notons quelque trait de rudesse auvergnate
-chez Ebles de Saignes ; c’était le troubadour
-économe, qui mettait la peine d’argent au-dessus
-des chagrins de cœur : <i>On ne souffre d’amour que
-si l’on veut. Lequel est le plus malheureux, du débiteur
-ou de l’amant sans espoir ?</i> dialoguent Ebles
-et Guillaume Gasmar dans le tenson qui nous a
-conservé cette pâle dispute ; et le comtour de Saignes
-de se lamenter :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Guillaume Gasmar, jamais par amour<a id="FNanchor_30" href="#Footnote_30" class="fnanchor">[30]</a>,</div>
-<div class="verse">Homme ne supporta pis, en sa jeunesse,</div>
-<div class="verse">Que je n’ai fait moi-même en action et en pensée,</div>
-<div class="verse">Et nul ne doit à présent davantage de son bien :</div>
-<div class="verse">Aussi je sais, comme on sait par l’épreuve,</div>
-<div class="verse">Qu’aucun mal ne se laisse</div>
-<div class="verse">Comparer à la douleur d’amour ;</div>
-<div class="verse">Toutefois il n’est pas d’homme dans le monde entier qui souffre pire mal</div>
-<div class="verse">Que celui à qui chacun dit : « Paye-moi, paye ! »</div>
-</div>
-
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_30" href="#FNanchor_30"><span class="label">[30]</span></a></p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Guillaume Guaysmar, anc per amor</div>
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">No trays piegz hom, de son joven,</div>
-<div class="verse">Etc…</div>
-</div>
-
-</div></div>
-<p>Ebles de Saignes ne fut pas épargné de Pierre
-d’Auvergne qui le mentionnait dans sa galerie des
-mauvais troubadours :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Et maître Ebles de Saigne le dixième à qui jamais
-n’échut bien d’amour, — quoiqu’il chante comme on
-bataille ; — un petit vilain chicaneur bouffi, — qui, dit-on,
-pour deux deniers du Puy — là-bas se loue et ici se
-vend<a id="FNanchor_31" href="#Footnote_31" class="fnanchor">[31]</a>.</p>
-</blockquote>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_31" href="#FNanchor_31"><span class="label">[31]</span></a></p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">E’nn de Sagna I dezez,</div>
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">A cuy anc d’amor non cenec bes,</div>
-<div class="verse">Etc…</div>
-</div>
-
-</div></div>
-<p>Mais, alors comme aujourd’hui, <i>l’éreintement</i>,
-souvent, prouvait que la victime n’était pas si négligeable…
-L’effet des abatages de Pierre d’Auvergne
-fut d’assurer la mémoire des troubadours qu’il massacrait
-et dont la plupart n’ont laissé que leur nom
-sauvé par l’invective.</p>
-
-<p>Décidément, les dames ne sont pas prisées des
-troubadours auvergnats, comme c’est la règle courtoise.
-Ebles de Saignes redoutait l’assaut des créanciers
-plus que les vicissitudes de la passion. Le tenson
-de Cavaire et de Bonnafos est plus significatif
-encore, de l’infirme et laid plébéien et de l’élégant
-seigneur qui préfère à une dame sa vengeance contre
-les bourgeois d’Aurillac. Sur les origines de Cavaire
-et de Bonafos on n’est pas exactement fixé
-(vers 1225-1250) ; mais, sans doute, ils habitèrent
-Aurillac, où ils situent leur haineux différend.
-Cavaire voyagea en Vénétie ; il fut à la Cour du
-marquis d’Este, où il se rencontra encore un concurrent,
-Folco, pour lui demander s’il avait perdu le
-pied, mutilé par châtiment, pour sacrilège, à la suite
-de l’effraction d’une sacristie. Cavaire ripostait en
-accusant Folco de n’être qu’un bas comparse, vêtu
-et employé par un jongleur. Mais reproduisons le
-tenson de Cavaire et de Bonafos, à titre documentaire
-de polémique locale ; les troubadours non plus
-ne craignaient de se ruer aux querelles de personnalités :</p>
-
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse c">I. <span class="xs">CAVAIRE</span><a id="FNanchor_32" href="#Footnote_32" class="fnanchor">[32]</a></div>
-
-<div class="verse stanza">Bonafos, je vous invite</div>
-<div class="verse">Et vous fais une proposition double :</div>
-<div class="verse">C’est de posséder une dame au corps achevé,</div>
-<div class="verse">Belle et bonne et aimable,</div>
-<div class="verse">Ou bien de tenir à votre entière discrétion</div>
-<div class="verse">Dix bourgeois, de ceux qui habitent</div>
-<div class="verse">A Aurillac pour votre malheur.</div>
-<div class="verse">Présentement il paraîtra, sire Bonafos,</div>
-<div class="verse">Si vous êtes plus méchant qu’amoureux.</div>
-
-
-<div class="verse stanza c gap">II. <span class="xs">BONAFOS</span></div>
-
-<div class="verse stanza">Cavaire, j’ai vite choisi</div>
-<div class="verse">Et je vous répondrai tout court :</div>
-<div class="verse">J’aime mieux, étant honni</div>
-<div class="verse">Les tenir, eux, ainsi immédiatement</div>
-<div class="verse">Que non pas la belle en qui j’ai ma pensée ;</div>
-<div class="verse">Et je vous dis, quoi qu’il doive en résulter :</div>
-<div class="verse">Si j’en tiens dix à ma discrétion</div>
-<div class="verse">Je leur arracherai les yeux et autres organes</div>
-<div class="verse">Et par le pied ils vous ressembleront.</div>
-
-
-<div class="verse stanza c gap">III. <span class="xs">CAVAIRE</span></div>
-
-<div class="verse stanza">Maître chevaucheur de roussins, vil,</div>
-<div class="verse">Cupide, pauvre et mal embouché,</div>
-<div class="verse">Vous avez laissé de côté ce qui a du prix,</div>
-<div class="verse">Et la dame gracieuse,</div>
-<div class="verse">Pour dire des grossièretés</div>
-<div class="verse">Sur le peuple honoré et respectable</div>
-<div class="verse">D’Aurillac qui vous aime tant</div>
-<div class="verse">Que, s’il en avait le pouvoir,</div>
-<div class="verse">Vous auriez nom <i>Malafos</i> ! (Maudit soit-il) !</div>
-
-
-<div class="verse stanza c gap">IV. <span class="xs">BONAFOS</span></div>
-
-<div class="verse stanza">Bénit soit celui qui vous frappa</div>
-<div class="verse">Cavaire, de son fer<a id="FNanchor_33" href="#Footnote_33" class="fnanchor">[33]</a>.</div>
-<div class="verse">Car il vous a si joliment déprécié</div>
-<div class="verse">Que jamais depuis, courant le monde,</div>
-<div class="verse">Vous n’avez fait chose méritoire ni convenable ;</div>
-<div class="verse">Les pèlerins même — c’est ce qu’on va racontant —</div>
-<div class="verse">En vos courses vous les étrangliez,</div>
-<div class="verse">Et celui qui va avec les voleurs,</div>
-<div class="verse">C’est récompense pareille à la vôtre qui lui convient.</div>
-
-
-<div class="verse stanza c gap">V. <span class="xs">CAVAIRE</span></div>
-
-<div class="verse stanza">Vieux roussin, truand détesté,</div>
-<div class="verse">Comme après un loup, ils vont criant après vous,</div>
-<div class="verse">Ceux d’Aurillac et qu’il vous souvienne</div>
-<div class="verse">Toujours de vos trahisons !</div>
-
-
-<div class="verse stanza c gap">VI. <span class="xs">BONAFOS</span></div>
-
-<div class="verse stanza">Voici pourquoi vous vous en allez clochant,</div>
-<div class="verse">Cavaire, — vous ne savez même pas cela !</div>
-<div class="verse">Et pourquoi votre talon est plus court ;</div>
-<div class="verse">Parce que vous dites des paroles haineuses.</div>
-</div>
-
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_32" href="#FNanchor_32"><span class="label">[32]</span></a></p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Bonafos, yen vos envit</div>
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">E fatz vos un partimen.</div>
-</div>
-
-</div></div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_33" href="#FNanchor_33"><span class="label">[33]</span></a> Cavaire eut le talon tranché ou « raccourci » (vers 43)
-par un instrument ou outil en fer. S’agit-il d’un accident
-ou fut-il réellement ainsi châtié des méfaits que Folco lui
-impute ?</p>
-</div>
-<p>C’est dans les chansons de la dame de Casteldoze, — Dona
-Casteldoza, — qu’il faut chercher
-l’amour, si rare dans nos troubadours auvergnats.
-La poétesse était mariée, — mal mariée, peut-on supposer, — à
-Turc de Mayronne que le Dauphin d’Auvergne
-nous montre plus occupé de guerroyer que
-d’aimer. La dame de Casteldoze s’est éprise d’Armand
-de Bréon, tendre et beau, mais inconstant, — qui
-aurait habité le château de Merdoye, dont la
-ruine illustre encore les hauteurs de Neussargues.
-Or, il ne s’agit plus de fadaises élégantes, de supplications
-courtoises, de désespoirs rimés et chantés.
-Il semble que la plainte de l’amoureuse délaissée
-monte d’un sentiment profond, sincère. La dame de
-Casteldoze n’est pas la noble châtelaine à qui vont
-les hommages des poètes et des galants seigneurs.
-Ici, la prière tendre et douloureuse émane de la
-femme. Elle était très belle et très instruite, dit la
-biographie. Mais l’instruction des dames, à l’époque,
-ne s’étendait guère. Leurs courtes études même
-expliqueraient la différence remarquée dans l’expression
-naturelle et touchante de la sensibilité
-de quelques poétesses méridionales et le langage
-apprêté des troubadours. Aussi ne composaient-elles
-point par profession.</p>
-
-<p>Comme la châtelaine trahie se fait humble et soumise,
-en quels termes implorants elle s’adresse au
-trompeur qu’il lui sied d’aimer malgré sa dureté, et
-dont elle ne veut pas que le monde ait à blâmer la
-traîtrise :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Ami, si je vous trouvais gracieux<a id="FNanchor_34" href="#Footnote_34" class="fnanchor">[34]</a>,</div>
-<div class="verse">Humble, franc et de bon mérite,</div>
-<div class="verse">Je vous aimerais bien, tandis qu’à présent il me souvient</div>
-<div class="verse">Que je vous trouve à mon égard méchant, félon et trompeur</div>
-<div class="verse">Et je fais des chansons afin que je fasse entendre</div>
-<div class="verse">Votre bon mérite, pour lequel je ne puis me résigner</div>
-<div class="verse">A ne pas vous faire louer par tout le monde,</div>
-<div class="verse">Au moment où vous me causez le plus de mal et de courroux</div>
-<div class="verse">Je sais vraiment que ceci me sied fort bien,</div>
-<div class="verse">Quoique tous prétendent qu’il est très inconvenant</div>
-<div class="verse">Qu’une dame prie un cavalier au sujet d’elle-même</div>
-<div class="verse">Et qu’elle lui tienne sans cesse un si long discours,</div>
-<div class="verse">Mais celui qui le dit ne sait point bien juger,</div>
-<div class="verse">Car je veux prouver, plutôt que de me laisser mourir,</div>
-<div class="verse">Que dans la prière je trouve un grand réconfort</div>
-<div class="verse">Quand je prie celui-là même par qui j’éprouve un dur chagrin.</div>
-<div class="verse">Il est passablement fou celui qui me blâme</div>
-<div class="verse">De vous aimer, puisque cela me convient si bien,</div>
-<div class="verse">Et celui qui parle ainsi ne sait ce qu’il en est de moi ;</div>
-<div class="verse">Et il ne vous voit pas en cet instant comme je vous vis,</div>
-<div class="verse">Quand vous me dites de n’avoir point de tristesse :</div>
-<div class="verse">Qu’à quelque moment il pourrait arriver</div>
-<div class="verse">Que de vous revoir j’aurais encore la joie.</div>
-<div class="verse">Rien que de la promesse, j’en ai le cœur joyeux.</div>
-<div class="verse">Tout autre amour, je le tiens à néant,</div>
-<div class="verse">Et sachez bien que plus aucune joie ne me soutient</div>
-<div class="verse">Sauf celle qui vient de vous, qui me réjouit et me ranime</div>
-<div class="verse">Quand je sens le plus de peine et d’angoisse ;</div>
-<div class="verse">Et toujours je m’imagine avoir joie et contentement</div>
-<div class="verse">De vous, ami, que je ne puis changer,</div>
-<div class="verse">Et je n’ai point de joie ni n’attends de secours</div>
-<div class="verse">Sauf autant que j’en aurais en dormant.</div>
-<div class="verse">Désormais, je ne sais ce qu’en ma faveur je puis vous offrir</div>
-<div class="verse">Car j’ai tenté par le mal et par le bien</div>
-<div class="verse">Votre dur cœur, dont le mien ne se lasse point ;</div>
-<div class="verse">Et je ne vous mande pas par autrui, car je vous le dis moi-même,</div>
-<div class="verse">Que je mourrai, si vous ne voulez pas me réjouir</div>
-<div class="verse">De quelque joie ; et si vous me laissez mourir,</div>
-<div class="verse">Vous ferez péché, et je serai par là dans la souffrance,</div>
-<div class="verse">Et par là vous serez blâmé vilainement.</div>
-</div>
-
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_34" href="#FNanchor_34"><span class="label">[34]</span></a></p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Amics, s’ie-us trobes avinen,</div>
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Humil e franc e de bona merce</div>
-</div>
-
-</div></div>
-<p>Il est passablement fou, celui qui me blâme : <i>Il ne vous
-voit pas en cet instant comme je vous vis…!</i></p>
-
-<p>Car j’ai tenté par le mal et par le bien : <i>votre dur cœur
-dont le mien ne se lasse point, ne se décourage point !</i></p>
-
-<p>(Comment ne pas songer à Marceline Desbordes-Valmore :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Si tu voyais ses yeux ! Or ! l’ange qui pardonne,</div>
-<div class="verse">Doit regarder ainsi quand il ouvre les cieux !</div>
-<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . . . .</b></div>
-<div class="verse">Non, dit-il, non jamais tu n’as connu l’amour !</div>
-<div class="verse">J’ai voulu me sauver… Il pleurait à son tour ;</div>
-<div class="verse">J’ai senti fuir mon âme effrayée et tremblante :</div>
-<div class="verse">Ma sœur, elle est encor sur sa bouche brûlante.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Quelle sublime résignation dans ces deux cœurs
-qui se rencontrent à des siècles de distance pour
-souhaiter, au plus fort de leur détresse, le bonheur
-de l’infidèle. « <i>Priez pour lui</i> », dit Marceline :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Dieu, créez à sa vie un objet plein de charmes</div>
-<div class="verse">Une voix qui réponde aux secrets de sa voix !</div>
-<div class="verse">Donnez-lui du bonheur, Dieu ! Donnez-lui des larmes ;</div>
-<div class="verse">Du bonheur de le voir, j’ai pleuré tant de fois.</div>
-
-<div class="verse stanza">J’ai pleuré, mais ma voix se tait devant la sienne,</div>
-<div class="verse">Mais tout ce qu’il m’apprend lui seul l’ignorera ;</div>
-<div class="verse">Il ne dira jamais : « Soyons heureux, sois mienne ! »</div>
-<div class="verse">L’aimera-t-elle assez celle qui l’entendra ?</div>
-
-<div class="verse stanza">Qu’il la trouve demain, qu’il m’oublie et l’adore !</div>
-<div class="verse">Demain ! à mon courage il reste peu d’instants !</div>
-<div class="verse">Pour une autre, aujourd’hui, je peux prier encore ;</div>
-<div class="verse">Mais… Dieu ! Vous savez tout, vous savez s’il est temps.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Enfin :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Qu’il vive pour une autre, et m’oublie à jamais !)</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Écoutez Na Casteldoza :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Mais jamais envers vous je n’aurai cœur vil<a id="FNanchor_35" href="#Footnote_35" class="fnanchor">[35]</a></div>
-<div class="verse">Ni plein de fourberie,</div>
-<div class="verse">Bien qu’en échange je vous trouve pire à mon égard,</div>
-<div class="verse">Car je tiens à grand bonheur</div>
-<div class="verse">Pour moi cette conduite, au fond de mon cœur,</div>
-<div class="verse">Au contraire je suis pensive, quand il me souvient</div>
-<div class="verse">Du riche mérite qui vous protège</div>
-<div class="verse">Et je sais bien qu’il vous convient</div>
-<div class="verse">Une dame de plus haut parage.</div>
-</div>
-
-</div>
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_35" href="#FNanchor_35"><span class="label">[35]</span></a> <span lang="oc" xml:lang="oc">Mas ja vas vos non aurai cor truan</span>, etc…</p>
-</div>
-<p>Et ailleurs :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Car je ne le prie pas que pour moi il s’abstienne</div>
-<div class="verse">De l’aimer ni de la servir.</div>
-<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . . . . . .</b></div>
-<div class="verse">Qu’il la <i>serve</i> elle ; mais qu’il me ranime en cette angoisse</div>
-<div class="verse">De manière qu’il ne me laisse pas tout à fait mourir.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>N’est-ce pas les cris, les soupirs, la plainte de
-Marceline :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Tout change, il a changé ; d’où vient que j’en murmure ?</div>
-<div class="verse">Que l’amour a de pleurs quand il est dédaigné !</div>
-<div class="verse">Tout change, il a changé. C’est là sa seule injure ;</div>
-<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . . . . . .</b></div>
-<div class="verse">Oui, tout change, ma sœur, tout s’efface et je sens</div>
-<div class="verse">Que la paix ou la mort a coulé dans mes sens !</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>La dame de Casteldoze ne nous est connue que
-par quatre morceaux, à peine une centaine de vers :
-quelques-uns n’ont-ils pas mérité de survivre, si
-délicats, si émus, si simples de sentiment éternel, — de
-cette troubadouresse d’Auvergne ; — si peu
-« troubadour », et si peu « auvergnate » ! Du moins,
-nous en jugeons de la sorte, parce que nous avons
-accoutumé de considérer les troubadours tout d’une
-pièce et l’Auvergne tout d’un bloc ; que de diversités,
-au contraire !…</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Nous étions partis du Puy, avec les troubadours — qui
-nous ont mené loin…</p>
-
-<p>Pourtant, point n’était besoin de tant courir pour
-faire jaillir de la littérature du sol vellave.</p>
-
-<p>Jules Vallès, n’est-il point d’ici ? Jules Vallès, un
-grand écrivain, sobre et ramassé, dont les mots
-volcaniques crèvent la page sombre de leur jet
-igné, comme les dykes de basalte érigent leurs
-fusées de flamme pétrifiée à travers la campagne
-hallucinée.</p>
-
-<p>Oui, les révoltes de l’enfant contre la famille,
-les violences du réfractaire et de l’insurgé sont
-récentes, — et Jacques Vingtras n’a pas bénéficié
-encore de l’amnistie du temps ! Sa bohème de barricade
-n’a pas les suffrages du lecteur ami des gentilles
-aventures du pays latin. La vie de bohème n’a
-qu’un temps, et puis l’étudiant se range. Jacques
-Vingtras ne désarme pas.</p>
-
-<p>Le Puy ! L’enfant a aimé le Martouret, s’il détestait
-l’amer collège. Il a aimé la porte de Pannesac,
-la rue qui sent la graine et le grain : il y a pris le
-respect du pain. Par là, il a rêvé de chasse et de
-pêche, devant les boutiques où se vendaient les
-engins merveilleux ! Le chaudronnier « en train de
-taper sur du beau cuivre rouge », le décrotteur Poustache,
-la tannerie « avec ses pains de tourbe, ses
-peaux qui sèchent, son odeur aigre », cette odeur
-montante, qu’il retrouvera à deux lieues des fabriques
-pareilles, et vers laquelle il tournera son nez
-reconnaissant. Voici les vacances, le village, les fêtes
-du <i>Reinage</i>.</p>
-
-<blockquote>
-<p>On a du lard et du pain blanc, on boit du Vivarais…
-Je danse la bourrée aussi, et j’embrasse tant que je
-peux… Il y a aussi la promenade d’Aiguilhe, toute
-bordée de grands peupliers. De loin, ils font du bruit
-comme une fontaine.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Après une année à Saint-Étienne, avec quelle fièvre
-le collégien revient « au pays » ! Il fait le grand garçon.
-Il casse la « croûte chez Marcelin, qui a la réputation
-pour le vin blanc et les grillades de cochon…
-On dit des bêtises en patois et l’on se verse le vin à
-rasades…</p>
-
-<p>Qui, dans la littérature française, a laissé des
-pages rustiques préférables à celle-ci ?</p>
-
-<blockquote>
-<p>Ici, le ciel est clair, et s’il monte un peu de fumée,
-c’est une gaieté dans l’espace, — elle monte, comme un
-encens du feu de bois mort allumé là-bas par un berger,
-ou du feu de sarment frais sur lequel un petit vacher
-souffle dans cette hutte, près de ce bouquet de sapins…
-Il y a le vivier, où toute l’eau de la montagne court en
-moussant, et si froide qu’elle brûle les doigts. Quelques
-poissons s’y jouent. On a fait un petit grillage pour
-empêcher qu’ils ne passent. Et je dépense des quarts
-d’heure à voir bouillonner cette eau, à l’écouter venir, à
-la regarder s’en aller, en s’écartant comme une jupe
-blanche sur les pierres…</p>
-
-<p>La rivière est pleine de truites. J’y suis entré une fois
-jusqu’aux cuisses ; j’ai cru que j’avais les jambes coupées
-avec une scie de glace. C’est ma joie, maintenant,
-d’éprouver ce premier frisson. Puis, j’enfonce mes mains
-dans tous les trous et je les fouille. Les truites glissent
-entre mes doigts ; mais le père Régis est là, qui sait
-les prendre et les jette sur l’herbe, où elles ont l’air de
-lames d’argent avec des piqûres d’or et de petites taches
-de sang.</p>
-</blockquote>
-
-<p>On oublie trop ce Vallès faraud et joyeux dès
-qu’il est lâché en pleine nature, loin du triste logis
-paternel. Avec quels éloges Théodore de Banville
-citait ce fragment où il trouvait toute la grâce et la
-pureté de l’antique :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Elles ont voulu me faire voir le verger. Va pour le
-verger ! et j’y entre en sautant par-dessus la barrière à
-pieds joints.</p>
-
-<p>Voilà comme je suis, moi.</p>
-
-<p>Mes cousines me regardent ébahies, je ris en revenant
-à elles pour leur tendre la main et les aider à enjamber.
-Une, deux, voyons.</p>
-
-<p>Elles poussent de petits cris et me retombent dans les
-bras en mettant pied à terre ; elles s’appuient et s’accrochent,
-et nous allons dégringoler. Nous dégringolons,
-ma foi, on perd tous l’équilibre, et nous tombons sur le
-gazon. Elles ont des jarretières bleues.</p>
-
-<p>Comme il fait beau ! Un soleil d’or ! De larges gouttes
-de sueur me tombent des tempes, et elles ont aussi des
-perles qui jouent sur leurs joues roses. Le bourdonnement
-des abeilles qui ronflent autour des ruches, derrière
-ces groseilliers, fait une musique dans l’air…</p>
-
-<p>— Qu’est-ce que vous faites donc là-bas ? crie une voix
-du seuil de la maison.</p>
-
-<p>Ce que nous faisons ? Nous sommes heureux, heureux
-comme je ne l’ai jamais été, comme je ne le serai jamais.
-J’enfonce jusqu’aux chevilles dans les fleurs, et je viens
-d’embrasser des joues qui sentent la fraise.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Comment peut-on dire, que de ses troubadours
-médiévaux à Jules Vallès, et à tout à l’heure, Le Puy
-a manqué de littérature !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c9">CHAPITRE IX</h2>
-
-<p class="d">En Aurillac. — Louis Bonnet et l’Auvergnat de Paris. — Un
-concours de « cabrettes ». — La musette et la bourrée. — La
-Procednitza bulgare et la bourrée d’Auvergne. — Bouréno
-bouranke ; Bou rei Yo. — Des Bulgares, dans le
-Cantal en 1210. — Cabrette et gaïda. — La fin de la
-cabrette. — La révélation de Vermenouze.</p>
-
-
-<p>Je n’aimai point Aurillac, tout de suite.</p>
-
-<p>J’y venais entre deux trains, de Vic-sur-Cère, où
-je dirigeais mes vacances d’il y a trente ans.</p>
-
-<p>C’était, pour moi, la ville à préfecture, garnison,
-magistrats, professeurs, fonctionnaires et commis-voyageurs, — qui
-sont l’apparence banale de tous
-les chefs-lieux. Tout ceci est à fleur de pavé. Les
-nomades administratifs n’entament guère la vie
-profonde de la cité ; sans doute, ils font renchérir
-le prix des loyers et de la truite ; leur souffle peut
-ternir d’embu la glace des cafés ; il n’imprègne pas le
-basalte foncier, car l’indigène ne se livre guère au
-passant… Où l’on s’aperçoit que l’étranger compte
-peu, c’est aux vieilles dates de foires et de marchés,
-quand la montagne dévale, quand, de toute la région,
-la vacherie, la ferme viennent installer leurs bêtes
-et leurs produits par le foirail, le Gravier, le Portail
-d’Aureinques, les placettes et les rues de la capitale !
-Parmi la multitude aux blouses bleues, quels visages
-de la race, qui n’ont pas changé, sous le vaste
-chapeau velu ! Il faut céder toute la place aux envahisseurs — qui
-ne se contentent plus de l’auberge
-ancienne. Avec ses souliers ferrés et son bâton à
-lanière de cuir, le café ni l’hôtel ne sont ignorés du
-fermier d’aujourd’hui, qui ne craint pas la dépense ;
-mais, ce progrès matériel, l’instruction plus étendue,
-des mœurs moins rudes n’ont point modifié de beaucoup
-le statut ancestral.</p>
-
-<p>Ainsi l’ai-je apprécié, par la suite, dans la fréquentation
-plus intime, dans l’exploration plus
-nombreuse de l’habitant et du pays, quand les circonstances
-m’ont rendu familiers et chers ces horizons,
-quand Aurillac est devenue pour moi le refuge
-dans la tempête.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>C’est à Louis Bonnet, fondateur de <i>l’Auvergnat
-de Paris</i> que je dois le premier contact attachant
-avec Aurillac, et qui décida, sans doute, de mon
-auvergnatisme ! Louis Bonnet, dont la barbe de
-flamme fut, pendant trente ans, l’étendard de l’Auvergne
-à Paris ! Quelles ressources de conviction et
-d’énergie, de foi et d’habileté, au service d’une cause
-qu’il a créée et dont il a assuré, seul, le triomphe !
-L’entreprise apparaissait chimérique, d’un journal
-hebdomadaire, régionaliste, « faisant ses frais » à
-Paris. C’est, aujourd’hui, un organe à fort tirage,
-encombré d’annonces, avec des éditions de province, — et
-indépendant. Les dons d’une raison
-intrépide et claire, des qualités d’écrivain de race,
-permettaient à notre chroniqueur débutant toutes
-les espérances du journalisme et de la politique. Il
-n’est plus sorti de cet <i>Auvergnat de Paris</i>, où il a
-amené quiconque, par l’atavisme, touche au Massif
-central. Louis Bonnet a vaincu l’égoïsme et la
-défiance traditionnels. Il a révélé aux Auvergnats
-l’esprit de solidarité. Il a fallu une incommensurable
-propagande, par le fait : si des articles avaient suffi,
-cela n’eût guère coûté de peine. Méthodiquement,
-un à un, je crois bien, L. Bonnet a catéchisé « tous
-ceux de chez nous ». Il a groupé les métiers, les
-professions, les intérêts, les sympathies. Des corporations
-vagues il liait le faisceau de sa <i>Ligue
-Auvergnate</i>, aujourd’hui « <i>l’Auvergne</i> », où se
-rejoignent les sociétés, amicales, mutuelles, syndicales,
-qui pullulent. Mais L. Bonnet ne projetait
-point que de lier, comme il y a réussi, les Auvergnats
-de Paris : il entendait qu’ils restassent reliés
-avec ceux d’Auvergne. Il savait que le secret de la
-force durable est de reprendre pied au terroir.
-Il a dirigé « le retour au pays », par des combinaisons
-avec les compagnies de chemins de fer
-qui mettent en route des trains Bonnet, aux tarifs
-infiniment réduits, — dont les convois montent, de
-plus en plus nombreux chaque année, vers les villages
-salubres et les cimes vivifiantes…</p>
-
-<p>Ainsi, émigrer n’est plus s’expatrier. La communication
-n’est pas rompue entre ceux qui partent et
-ceux qui restent, — et qui s’ignoraient, aussi, les
-uns les autres.</p>
-
-<p>Ce fut par Louis Bonnet que je fus introduit,
-officiellement, en Aurillac, sa ville natale.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Le 16 mai 1891, était inaugurée la nouvelle ligne
-de Saint-Denis-les-Martel, avec ministre poussant
-jusqu’à Aurillac. Un comité de la presse cantalienne
-avait projeté, en regard de la manifestation
-politique, « un concours de musettes ». Dès mes
-premiers vers, inspirés de la maigre arête « des
-fortifs » de Paris, et non du Puy-Mary ! Louis Bonnet
-m’avait repéré et enrôlé, sans me connaître
-encore personnellement, dans ses effectifs de combat.
-Grand maître de la mobilisation, pour utiliser
-chacun, il attendait l’occasion propice. Je fus de
-service commandé, pour le festival aurillacois de
-la cabrette ! J’étais très glorieux de présider à cette
-solennité peu banale : le voyage s’effectua en musique,
-si l’on peut dire, avec quelques douzaines
-de museteurs dans le train ; car, déjà il fallait les
-faire venir de Paris, où des bals de quartier les conservaient
-encore ; il n’y en avait déjà plus beaucoup
-au pays, envahi d’accordéons et de vielles ! A ce
-tournoi colossal de l’outre traditionnelle, l’audition
-n’était accordée qu’aux instruments authentiques.
-Par l’émulation, Louis Bonnet avait tenté d’enrayer
-la dégénérescence rapide. Hélas, le joueur
-typique, dont les lèvres collées à l’embouchure,
-les joues gonflées, faisaient corps, du moins faisaient
-figure avec la panse sonore arrondie d’un
-souffle puissant, ce joueur du passé dont le pied
-martelait sur le sol le rythme des airs populaires, — ce
-joueur n’est plus, maintenant ; par un cordon,
-le pied actionne un soufflet qui gave artificiellement
-la sorte d’oie rouge ou bleue que le cabrettaire
-serre sous le bras gauche, et qui pousse des cris de
-chèvre ! la figure de l’exécuteur, impassible, à travers
-cette aventure, ne fait qu’accentuer l’impression
-bizarre d’une expérience ou d’une opération sur
-quelque volatile congestionné ! Que nous voilà loin
-des fêtes rustiques, où se scandait l’ancienne bourrée,
-où quelque regret s’éplorait, si plaintif et touchant…
-L’habileté des doigts n’est pas tout. Je veux
-croire que le souffle même de la race passait de la
-poitrine de l’homme dans la poche à danses et à
-chansons, et lui communiquait le charme naïf que
-l’on ne goûte plus aux contrefaçons éventées d’à
-présent. Mais voici que la Bourrée ne serait plus
-auvergnate ! La controverse a couru les journaux.</p>
-
-<p>Ni hommes ni femmes, tous Auvergnats, disait-on
-de nous. Il va falloir changer pour : « Ni hommes ni
-femmes, ni Auvergnats : tous Bulgares ».</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>En effet, les journaux signalent la prétention des
-vainqueurs balkaniques de revendiquer notre bourrée
-montagnarde comme leur danse nationale ;
-aujourd’hui il n’y a plus de doute que les Boulgres
-aient poussé de fréquentes incursions à travers le
-Massif Central.</p>
-
-<p><i>La Veillée d’Auvergne</i>, sous les signatures de
-M. Gandilhon Gens d’Armes et de M. Marcellin
-Boudet, nous fournit de curieuses notes sur « la
-Bourrée », le mot : Bougre, et les Bulgares en
-Auvergne. Ce serait par leurs doctrines (hérétiques)
-que des milliers de Bulgares (expatriés) se firent
-détester en France des puissances temporelles et
-spirituelles.</p>
-
-<p>De là à devenir une façon de boucs émissaires, il
-n’y avait qu’un pas. Il fut franchi. Tout leur fut
-attribué, le nommable et l’innommable. Voltaire le
-constate en divers passages. Un fait historique contribua
-à accentuer le sens défavorable du mot
-Bougre. Les guerriers de la quatrième croisade, au
-lieu d’aller combattre les Turcs en Asie, s’immiscèrent
-dans les querelles de Byzance. Beaudoin, fondateur
-de l’empire latin d’Orient, ayant offensé le
-tsar bulgare, celui-ci l’attaqua, le battit près d’Andrinople
-en 1205, le fit prisonnier, lui fit couper bras
-et jambes et le jeta dans une oubliette à Tirnovo :</p>
-
-<p>— C’en était assez, dit Voltaire, pour que les Bulgares
-fussent en horreur à toute l’Europe.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Cependant, le mot : « Bougre » perdait à la longue
-son sens péjoratif. Il y eut des bons bougres. Au
-<small>XVII</small><sup>e</sup> siècle, un <i>Joli Boulgare</i>, un <i>Bon Boulgare</i>
-s’appliquaient à un garçon bien tourné, à un
-brave homme. L’Auvergne fait un emploi si abondant
-du terme, que l’Auvergnat, avec son patois,
-devient le Bougri de Bougra de la chanson ! Aussi,
-le docteur C. Stoïtchof a-t-il remarqué et rapporté
-quelle place occupait la ressemblance de notre bourrée
-avec la <i>Procednitza</i> de ses compatriotes.</p>
-
-<p>Le docteur C. Stoïtchof écrit dans la <i>Revue franco-bulgare</i> :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Les Auvergnats sont très passionnés pour leur danse,
-<i>la Bourrée</i>, et l’exécutent avec frénésie. J’ignorais jusqu’au
-nom de cette danse quand, en 1898, réveillonnant
-avec quelques étudiants auvergnats, je les vis danser la
-bourrée. Grand fut mon étonnement. Cette danse se
-rapprochait, à s’y méprendre, de la Procednitza bulgare.
-Mêmes pas, mêmes gestes, même entrain. Rien
-n’y manquait : ni les talons s’entrechoquant ou frappant
-le sol en cadence ni les mains s’agitant en l’air alors que
-les doigts simulent le claquement des castagnettes ou
-bien retombent avec bruit sur les hanches, les flexions
-des genoux, les pas en avant et en arrière, les tours, les
-demi-tours jusqu’à de petits cris stimulant l’ardeur des
-danseurs, tout y est. Bien que ce soit là, de par la violence
-des mouvements, une danse plutôt masculine, les
-femmes y prennent souvent part, faisant vis-à-vis aux
-hommes… Mais ce qu’il y a de plus frappant, c’est que
-dans l’air même de la bourrée on reconnaît le chant le
-plus populaire, le plus répandu dans les provinces bulgares :
-<i>Bouréno Bourenké</i>.</p>
-
-<p>Et l’attention est encore attirée par ces deux mots du
-chant bulgare où nous trouvons le mot bourrée, pas
-altéré davantage que dans <i>Bourellia</i>, nom patois de la
-danse auvergnate dans certains départements français
-et piémontais. Donc l’air, la danse et jusqu’à ces paroles
-initiales : <i>Bouréno Bourenké</i> nous permettent d’affirmer
-que nous sommes en présence d’une seule et même
-chose.</p>
-</blockquote>
-
-<p>De la danse aux danseurs il n’y a qu’un pas…
-Aussi le docteur Stoïtchof poursuit :</p>
-
-<blockquote>
-<p>En 1904, je fis partie d’un voyage d’études médicales
-consacrées aux stations thermales du centre de la France.
-Je me trouvai en pleine Auvergne, et quel fut mon étonnement
-de me sentir là en pays de connaissance : mêmes
-physionomies, même allure, beaux gaillards bruns aux
-traits un peu rudes.</p>
-</blockquote>
-
-<p><i>Tout cela est auvergnat et tout cela est bulgare</i>,
-constate le docteur Stoïtchof qui suppose une pénétration
-de hordes barbares mêlées à nos vieilles
-populations.</p>
-
-<p>Mais M. Gandilhon Gens d’Armes, arvernisant
-indéfectible, a tôt fait de proposer l’hypothèse contraire.</p>
-
-<blockquote>
-<p>Les Gaulois n’ont-ils pas laissé des enclaves celtiques
-dans l’Europe centrale et presque parmi les Slaves ?
-Pourquoi n’y en aurait-il pas dans les Balkans ? Ou du
-moins pourquoi n’y en aurait-il pas eu ? Des Gaulois
-ont si longtemps subsisté en Galicie. D’autres ont bien
-pu implanter dans les Balkans des traditions celtiques,
-des rythmes, des danses celtiques. Les hommes qui
-parlèrent si fièrement à Alexandre de Macédoine en lui
-montrant le ciel, étaient fort capables de danser d’endiablées
-« <i>montagnardes</i> ». Mais oui, monsieur Stoïtchof,
-j’ai idée que la procednitza bulgare n’est que la <i>bourrée</i>
-arverne que nos aïeux ont apprise à vos aïeux.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Je commençais à être quelque peu rassuré, d’autant
-plus que M. Albert Dauzat venait à la rescousse
-pour maintenir à la bourrée une origine française,
-sinon exclusivement auvergnate.</p>
-
-<blockquote>
-<p>D’après M. Stoïtchof, la bourrée, cette danse nationale
-d’Auvergne, serait, y compris son nom, d’origine
-bulgare ! Les Bulgares ne chantent-ils pas, en dansant :
-<i>Bouréno Bourenké</i> ? Avec de semblables rapprochements
-on arriverait vite à démontrer, par exemple, que le français
-<i>chou</i> vient de l’allemand <i lang="de" xml:lang="de">schuh</i>, soulier, — ou <i lang="la" xml:lang="la">vice
-versa</i>, — et il n’y aurait plus, pour confirmer l’hypothèse,
-qu’à rappeler l’anecdote classique à Paris de la semelle
-trouvée par l’Auvergnat dans sa soupe aux choux !</p>
-
-<p>Pour parler sérieusement, il est certain que les
-anciennes danses populaires de pays très éloignés les
-uns des autres ont souvent entre elles des caractères
-frappants de ressemblance. Un Portugais de mes amis
-m’a affirmé — tout comme le Bulgare — que ses compatriotes
-dansaient une vieille danse de tout point semblable
-à la bourrée. Et qui sait si, au lieu de plonger
-dans la nuit des temps, ces danses, moins vénérables
-peut-être qu’on ne le croit, ne viendraient pas tout simplement
-de telle ou telle capitale, et si ce ne sont pas
-des survivances provinciales de pas dansés à la cour à
-telles ou telles époques, — lâchons le grand mot, de
-modes parisiennes ?</p>
-
-<p>C’est l’histoire de nos costumes provinciaux, dont je
-déplore autant que quiconque la disparition, mais qui
-ont pour la plupart une origine parisienne et non, hélas !
-régionaliste.</p>
-
-<p>Il y a tout à présumer que la bourrée auvergnate vient
-du Nord. D’après M. Giraudet, fondateur de l’Académie
-de danse, elle aurait été dansée à Paris en l’an 879.
-J’ignore où ce renseignement a été puisé, et j’ai tout lieu,
-je l’avoue, de me méfier : l’éminent artiste rendrait un
-service inappréciable à la philologie s’il retrouvait l’état
-civil du mot « bourrée ».</p>
-
-<p>En attendant, une seule certitude existe : c’est que
-l’Auvergne — suprême paradoxe ! — a emprunté au français
-le mot de sa danse nationale : du mot français bourrée,
-elle a fait bouréyo, comme du mot idée, idéyo, etc.
-« <i>Bourrée</i> » est cité en français, pour la première fois,
-par Antoine Oudin, en 1642. Je ne crois pas qu’on trouve
-ce nom de danse en Auvergne avant le <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle.</p>
-
-<p>Le nom de la bourrée — sinon la chose — a été
-transmis à l’Auvergne par le Bourbonnais, où la bourrée
-pendant le <small>XIX</small><sup>e</sup> siècle, a été tout autant en honneur,
-ainsi que dans le Haut-Berry : relisons, pour nous en
-convaincre, les délicieux <i>Maîtres Sonneurs</i>, de George
-Sand. Car, aujourd’hui, même dans la Limagne d’Auvergne,
-on ne danse plus la bourrée : la plupart des
-jeunes gens l’ignorent autant que les Parisiens.</p>
-
-<p>Il faut féliciter les Cantaliens, plus traditionalistes,
-d’avoir conservé cette danse pittoresque… Même si elle
-n’est ni celtique, ni bulgare. Peut-être les érudits du
-Bourbonnais et du Berry pourront-ils éclaircir définitivement
-le mystère de ses origines.</p>
-</blockquote>
-
-<p>En tout cas, c’en est fini de la saugrenue étymologie
-fabriquée par un folkloriste en délire,
-d’après qui <i>bourrée</i> viendrait de : Bou reï yo (bon
-roi il y a !), acclamation dont l’on aurait salué
-les nouveaux souverains à leur avènement dans
-les villages d’Auvergne. Or, voici que <i>La Veillée
-d’Auvergne</i>, par la plume de M. Marcellin Boudet,
-apporte des arguments historiques à M. le docteur
-C. Stoïtchof. En 1210, de redoutables bandes s’emparent
-de Laguiole, de Mur-de-Barrez, menacent
-Aurillac et Rodez. Le seigneur de Tinières les arrête
-et les écrase. Chaque année, un présent est remis au
-sauveur de Rodez, dont les envoyés doivent crier
-par trois fois : « <i>Viva Tinièros que nos a défendut
-des Albigés et des Bulgares !</i> »</p>
-
-<p>Quelques années après, l’incursion est renouvelée
-par un prince portugais, surnommé le <i>Bugre</i>, d’Avignon,
-soit qu’il eût des Bulgares avec lui, soit pour
-rappeler la terreur des envahisseurs balkaniques.
-Le Bugre fut battu, capturé et conduit à Paris.</p>
-
-<p>En 1502, Gourdièges, canton de Pierrefort, — celui
-de mon enfance ! — est occupé par une tribu
-d’Albanais à la solde des ligueurs. Il fallut leur donner
-assaut au château et « le forcer au pétard ».</p>
-
-<p>Par la suite, Bulgares, Albanais, Slaves, sont étiquetés
-Égyptiens Bohémiens. « On bloquait dans
-cette expression les tribus slaves, bulgares, danubiennes
-et autres étrangers ». M. Boudet conclut
-« que des Auvergnats et des Bulgares et autres gens
-des Balkans ont pu danser ensemble la bourrée en
-plein Cantal, à une époque infiniment plus moderne
-qu’on n’aurait cru. »</p>
-
-<p>Ce qui n’est pas moins troublant, et dont ne
-parlent pas M. Marcellin Boudet et M. Gandilhon
-Gens d’Armes, c’est que la <i>cabrette</i> auvergnate et la
-<i>gaïda</i> bulgare ont le même instrument de musique, — l’outre
-qu’il faut gonfler et dont le souffle, à la
-pression du bras, alimente la flûte rustique.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Mais revenons à Aurillac, où je devais connaître
-Arsène Vermenouze, à ce festival de museteurs qui
-me le donna comme voisin de jury, sous le péristyle
-du Palais de Justice.</p>
-
-<p>Là, s’entassaient les concurrents aux outres enrubannées,
-tandis que, par l’averse croulante, sous de
-profonds parapluies, la foule emplissait la vaste
-place où, depuis, a prospéré le square tout grêle
-alors. Nous écoutions, nous prenions des notes pour
-le classement… Tout de même, ils étaient trop — et
-puis, ils ne voulaient pas s’en tenir à leur répertoire
-rustique, ils s’attaquaient à des airs d’opéra, à des
-rengaines de café-concert ! Un ministre passa, et la
-cohorte officielle, avec discours d’usage qui, pas plus
-que la <i>Cabrette</i>, n’enrayèrent les cataractes ! Aussi,
-quand se dressa « le poète local », inscrit au programme,
-je pensais qu’il n’y avait plus d’espoir.
-Devant nous, le Déluge ? Or, c’était Vermenouze
-qui, déjà… qui, depuis ! Ah ! il pouvait bien pleuvoir !
-Le rideau de brume s’écartait et ce fut l’embellie
-merveilleuse où le verbe du Poète lançait
-une chaleureuse bienvenue aux concurrents :</p>
-
-<blockquote>
-<p>… La bourrée<a id="FNanchor_36" href="#Footnote_36" class="fnanchor">[36]</a> et la cabrette — tiendront toujours
-le même rang, — car elles sont filles d’un même sang — et
-comme dans les mêmes langes — dorment deux
-jumeaux côte à côte — ainsi font bourrée et cabrette.</p>
-
-<p>Mais dans le cœur de l’Auvergnat — leur amour est
-planté et pousse, — comme à travers l’herbe et la
-mousse, — la racine d’un orme ou d’un vergne. — Et
-nulle musique n’est aussi douce — à l’oreille d’un Auvergnat.</p>
-</blockquote>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_36" href="#FNanchor_36"><span class="label">[36]</span></a></p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Elo bourreio è la cabreto</div>
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Tourou toutchiour lou mèmo rong…</div>
-</div>
-
-</div></div>
-<p>Dès que je tourne me mémoire vers cette journée
-qui se dérobe derrière un rideau de pluie incessante,
-le visage de Vermenouze est seul à surgir, en
-triangle osseux qu’allongeait l’arête du nez descendant
-vers la barbiche en pointe ; il y avait de l’arabe
-dans ses traits maigres, sa peau tannée de nomade
-du désert ; à défaut de burnous, on l’imaginait
-volontiers sous la bure ascétique de quelque monastère
-espagnol !</p>
-
-<p>Que je mette l’oreille aux portes du passé, pour y
-retrouver le premier son entendu de sa voix, elle
-éclate métallique et martelée, mordante et combative ;
-sur cette physionomie rude, comme rocheuse,
-avec sa touffe de poil revêche aux lèvres et au menton,
-il coulait de la douceur et de la bonté des yeux
-tendres et frais comme des sources claires ! La modestie,
-l’assurance, l’indépendance et la fierté se
-décelaient à ses regards, à sa parole, à son geste.
-L’assurance venait de ce qu’il avait fait de son
-mieux. Il ne jouait pas un rôle. Il n’écrivait guère
-que pour quelques amis, et ne disait que peu en
-public. De sa vie aventureuse au delà des Pyrénées,
-peut-être, avait-il pris ces gestes, cette allure que
-l’on ne possède pas si aisés, ni si nobles, dans nos
-lourdes montagnes.</p>
-
-<p>Car, tout de suite, c’est par l’accord vigoureux
-de sa personne et de sa poésie qu’il m’impressionna.
-L’originalité ne pouvait guère briller dans
-cette apostrophe à nos humbles souffleurs de cabrettes.
-Mais la sincérité, la conviction, la simplicité
-du récitant imposaient le rythme et la phrase,
-révélaient un tempérament, prouvaient un caractère.
-La curiosité me pressait. Certainement, notre patoisant
-n’était pas qu’un versificateur local, comme il
-s’en produit à toutes inaugurations et commémorations
-régionalistes. Sans doute, Vermenouze n’était
-pas qu’un faiseur d’à-propos. Mon voisin accepta la
-conversation. Elle ne devait s’achever que vingt ans
-plus tard, — avec la Mort.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c10">CHAPITRE X</h2>
-
-<p class="d">Chez Vermenouze. — Ancien émigrant « espagnol », liquoriste,
-poète et chasseur. — Les colères de Vermenouze :
-la montre tyrannique ; la servante sourde. — La truite
-fraîche. — La bécasse à point. — Une histoire de chasse. — La
-rôtie et le « Vieux Fel ». — L’intérieur du célibataire. — « L’ouverture »
-du 14 juillet.</p>
-
-
-<p>Dès le lendemain de cette journée diluvienne, je
-pénétrais dans l’intimité pittoresque et chaleureuse
-de Vermenouze. Avec lui, l’invitation était prompte
-et cordiale autant que rare. Son intérieur ne s’ouvrait
-qu’à quelques amis très chers. Il était incapable
-de convier le passant de hasard. Sans doute, sa
-sympathie rapide venait de mon admiration spontanée
-pour ses strophes patoises. Il avait été étonné
-que, débarquant de Paris, j’entendisse le parler
-natal. Puis, je n’avais pas été moins enthousiaste que
-lui à célébrer la petite patrie, dans mes allocutions aux
-ministres ruisselants d’averse, pareils à des phoques
-émergeant d’un aquarium, qui honoraient de leur
-visite inondée notre festival amphibie.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>— Un peu avant midi, surtout, je déjeune à midi…
-Tout serait trop cuit et mauvais…</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>J’ai raconté ailleurs, les origines de Vermenouze.
-Je ne les rapporte que brièvement. Il était né à
-Vielles d’Ytrac, le 25 septembre 1850. Il avait donc
-quarante et un ans, moi vingt-sept. D’une famille
-« d’Espagnols » ; comme on désigne celles dont les
-membres vont commercer au delà des monts, Vermenouze
-émigra, avec un court bagage de savoir
-primaire, qui devait s’augmenter malgré les soucis
-du négoce. Il se rendait à Illescas, entre Madrid et
-Tolède, où un groupe de parents associés devaient
-l’initier au trafic de l’épicerie et de la bonneterie.
-Mais ses occupations n’étaient point paisiblement
-sédentaires, à la <i lang="es" xml:lang="es">casa de commercio</i>. Le jeune
-homme n’était pas immobilisé dans une boutique,
-derrière un comptoir. A lui, les longues tournées
-par la province, à travers les villages de la Nouvelle
-Castille. Ce n’était pas de calmes chevauchées de
-marchand, — par la région infestée de bandes carlistes
-et de détrousseurs de grands chemins ! Ajoutez
-à cela que Vermenouze dévorait Hugo, A. de
-Musset, Lamartine ; La <i>Légende des Siècles</i> ne le
-quittait pas ! Au pas de sa mule, coiffé du sombrero,
-l’escopette au côté, je le vois très bien foulant
-quelque paysage désolé de la Manche, plus hanté du
-rêve de rencontrer le sublime Don Quichotte que
-d’écouler ses ballots d’étoffes…</p>
-
-<p>Ainsi le voyais-je, d’après le peu que je savais
-déjà, quand je fus à la porte de son magasin de distillerie,
-sous l’enseigne <i>Vermenouze et Garric</i>. Ici,
-comme <i lang="es" xml:lang="es">tra los montes</i>, il était avec des Garric depuis
-quelques années dans une demi-retraite, qui lui laissait
-des loisirs pour la poésie et la chasse. Il se tenait
-au bureau, assurait la comptabilité, — avec quelque
-détachement. Les affaires se traitaient sans fièvre,
-avec une vieille clientèle. Arsène Vermenouze, pourtant,
-sortait de sa réserve pour faire quelques
-semaines dans l’active, à l’automne. C’était une
-tournée annuelle, à travers le haut pays. Il partait à
-pied, et chassait, jusqu’à Pierrefort, Brezons. Je ne
-sais s’il plaçait beaucoup sa marque, ou tuait quantité
-de gibier : mais de ses courses au vent de la
-montagne il rapportait d’admirables poèmes de terroir, — où
-il n’était plus question de Surcouf, le
-corsaire héroïque de la Mer des Indes.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>J’avais scrupuleusement obéi à la recommandation.
-Je n’étais pas en retard. Cependant, mon hôte avait
-tiré sa montre, tout en m’ouvrant la porte, — vieille
-habitude de chicaner à une minute près.</p>
-
-<p>— Entrez, entrez… Nous avons encore un moment…
-C’est bien ainsi… Il ne faut pas faire attendre la
-cuisinière… Oh ! ne comptez pas sur un festin. Je vous
-reçois en vieux garçon…</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Aujourd’hui, la figure basanée d’hidalgo se couvrait
-d’une sage calotte ; chaussé de pantoufles, en
-gros veston, Vermenouze s’excusait de son accoutrement
-d’intérieur ; il avait pris froid dans l’humidité
-de la veille ; il était obligé à des précautions, à
-cause d’une ancienne pleurésie. Marcheur intrépide,
-nous le plaisantions quelquefois sur sa faiblesse imaginaire ;
-il n’est que trop vrai qu’il lui était demeuré
-quelque tare aux poumons…</p>
-
-<p>Aux apparences, il ne faudrait pas croire que
-Vermenouze goûtât le calme dans ce bureau-caisse
-aménagé à l’angle gauche d’entrée de la pièce, toute
-en casiers garnis de bouteilles de Malaga, d’Eau-de-noix,
-d’Élixir de Goudron, de Triple-Sec, de spécialités
-de la maison ou de la région. L’ordre était partout,
-dans les rayons d’alcools, comme dans la
-cage des registres et des cartonniers. Mais un perpétuel
-tumulte ébranlait la sérénité du maître de
-céans. Un journal, jeté sur une chaise, trahissait l’émoi
-du lecteur.</p>
-
-<p>— C’est dégoûtant ! clamait Vermenouze.</p>
-
-<p>Il nous tendait <i>L’Autorité</i>, le doigt sur l’article de
-Paul de Cassagnac, qui était alors « son homme »,
-mais dont il devait, plus tard, se désaffectionner, le
-vigoureux polémiste n’ayant pas renversé <i>la Gueuse</i>,
-dans les délais souhaités par son fidèle abonné.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Car, on m’en avait prévenu, il fallait à Vermenouze,
-chaque jour, à peu près à heures fixes, ses
-motifs de grommeler et d’éclater. Nullement quinteux,
-nullement atrabilaire, ses colères et ses bourrades
-ne décelaient aucune humeur de hargne contre
-son prochain ; elles ne s’attaquaient qu’aux événements
-et aux institutions, dans un grossissement
-des plus menus incidents, transformés en catastrophes !
-Une bonne colère de Vermenouze était un
-spectacle réjouissant. Car il y allait d’une verve
-impétueuse — irrésistible. Je crois bien que ce n’est
-pas sans intention que, dans son entourage même,
-quelque associé se faisait un jeu d’exhiber, en face
-de <i>L’Autorité</i>, le <i>Cri du Peuple</i>, de Jules Vallès, ou
-quelque feuille radicale. Nous-même, et quelque
-autre, souvent, ne nous amusâmes-nous pas à n’arriver
-qu’à l’avant-dernier coup de midi ou de sept
-heures, sonnant à Notre-Dame des Neiges, tandis
-que Vermenouze, déjà en rumeur, avait sorti sa
-montre qui… n’était jamais à l’heure ! Il lui fallait
-toute une série de calculs pour obtenir le point.
-Il devait se souvenir que, la veille ou l’avant-veille,
-elle retardait ou avançait de tant, ou qu’il l’avait
-remise à l’heure sur l’église ou le chemin de fer,
-variant de cinq ou dix minutes…</p>
-
-<p>Bref, on montait, et la discussion reprenait, — avec
-la servante qui, d’ailleurs, souriait imperturbablement
-aux éclats de voix et aux apostrophes
-habituels : elle était sourde. La serviette dépliée
-c’en était fini de tous éclats de voix. Le maître
-de maison exigeait que les convives, un ou deux,
-rarement trois, fussent tout à l’office immédiat.
-La truite était de son choix. Il savait qui l’avait
-pêchée, et à quelle heure, et rapportée sans qu’elle
-eût senti le soleil, entre les herbes et les feuilles
-mouillées qui conservent le mieux la fraîcheur. La
-bécasse qu’il voulait à point, et non décomposée
-et puante, il l’avait « descendue » de son propre
-fusil, suspendue à une poutre de la cave, dans le
-courant d’air propice. Naturellement, chaque oiseau
-avait son histoire :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Alors, le gibier, qui sent fondre la neige<a id="FNanchor_37" href="#Footnote_37" class="fnanchor">[37]</a>, le
-pluvier doré, le vanneau, — et le roi des longs-becs, la
-jolie bécasse. — Tout cela vient, tout cela passe.</p>
-</blockquote>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_37" href="#FNanchor_37"><span class="label">[37]</span></a> <span lang="oc" xml:lang="oc">Oléro lou gibié, que sent foundre lo néu.</span></p>
-</div>
-<blockquote>
-<p>Mais chut, chut ! Mon chien, Tom, qui cheminait au
-trot, — vient de s’immobiliser comme un roc, comme
-une souche, comme une barre. — Je m’en approche :
-Beau ! Tom. J’entends : tchiarro, tchiarro ! — et je vois
-un oiseau gris, qui file tant qu’il peut, — je le fais rouler
-à terre du premier coup.</p>
-
-<p>C’est une bécassine, et même grosse et replète, — presque
-autant qu’une lombarde. — Je l’introduis au
-fond du carnier, — avec une autre couple que j’ai déjà
-mise en ordre, — et j’ouvre mon fusil vivement, et
-même je le charge, — car Tom allonge à nouveau le
-museau et s’arrête dans une flaque, au bord du ruisseau : — Ah !
-pauvre homme ! Quelle émotion ! — J’ai
-passé devant Tom et je fais : Brou ! rien ne se lève, — Beau !
-Tom, dis-je de nouveau, tu arrêtes quelque fantôme ?</p>
-
-<p>Mais Tom demeure là plus roide que jamais. — Je
-crie : Brou ! tant que je peux ; alors cependant — un
-petit oisillon me part à me toucher les pieds ; je me
-retourne, — car il m’est parti derrière et vivement je le
-tire, — mais rien ne tombe, l’oiseau qui semble un
-papillon, — et qui n’est pas plus gros qu’un poussin,
-quand il sort de l’œuf, — est tellement léger que le vent
-l’emporte, — comme de l’herbe sèche ou quelque feuille
-morte, — et il s’en va, il s’en va, le <i>sourdou</i> — un
-oiseau gras comme un lardon, — le meilleur, le plus fin !
-Je jure que tout en fume, — car j’ai la mauvaise coutume, — quand
-je manque ainsi quelque gibier, — de
-jurer comme un charretier.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Mais finalement, la rescapée de la première alerte,
-ou quelque autre, devait enfler le carnier fatal… Du
-moins, la bécasse vaincue n’était pas jetée à la fosse
-commune, au panier des revendeurs. Vermenouze
-lui assurait de nobles funérailles.</p>
-
-<p>Il opérait lui-même, au feu de bois, dans sa vaste
-cheminée où la victime arrivait de la cuisine, toute
-drapée de lard fin, comme sur un lit de parade, sur
-sa rôtie somptueuse, d’après une vieille recette
-d’Ytrac ; il eût été sacrilège de parler, en ces minutes
-suprêmes. D’ailleurs, comme Vermenouze n’admettait
-guère qu’un compagnon au partage de la bête,
-celui-ci n’aurait pas osé troubler le sacrificateur dans
-ses rites : il était solennel et magnifique, à la lueur de
-la flamme, manœuvrant la broche, arrosant la farce
-de la rôtie, découpant et gardant sur son assiette
-brûlante la moitié du gibier dont il nous glissait
-l’autre moitié. Il ne fallait pas remercier, mais
-savourer sans délai ; seulement, quand il avait versé
-le vieux Fel, des derniers plants que n’avait point
-encore attaqués le phylloxéra, on pouvait respirer
-et s’exclamer…</p>
-
-<p>Pourtant, il fallait réserver l’admiration pour le
-fromage. Vermenouze en avait toujours quelque
-morceau précieusement soigné ; les marchands le
-savaient connaisseur et ne l’auraient pas trompé. Il
-aurait dit la montagne et le troupeau d’où provenait
-le quartier de fourme servi à sa table. Cependant, ce
-gourmet était sobre ; il mangeait peu, et du salé, du
-Cantal, du pain de seigle, avec du vin trempé d’eau,
-le contentaient à l’habitude ; son régal était une
-pomme au dessert.</p>
-
-<p>Et sa pipe…</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Je n’aperçus pas tout cela, à ma première visite.
-J’ai anticipé. Sans doute, le menu était autre, — la
-bécasse ne passant qu’à l’automne ou au printemps.
-Enfin, ce n’était pas une curiosité de bouche qui
-m’avait fait accepter l’invitation. J’étais trop intrigué
-et ému pour fournir grande attention au repas.
-Je ne m’y intéressais vraiment que par le souci dont
-mon hôte faisait preuve en célibataire féru de la tenue
-de son intérieur. Nous prîmes le café dans une
-autre pièce, toute hantée de rapaces empaillés,
-avec des fusils, des armes sur chaque paroi, et des
-râteliers de pipe de tous genres. A une table, était
-vissée une mécanique à sertir des cartouches ; un
-fusil était démonté…</p>
-
-<p>— Je me prépare, me dit Vermenouze, pour le
-14 juillet…</p>
-
-<p>— Comment ! vous tirez des salves pour la République…</p>
-
-<p>— F… non ! Mais, ce jour-là, tous les gendarmes
-de l’arrondissement sont de service en ville pour la
-revue. Alors, je vais voir s’il y aura du perdreau
-dans les environs…</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Vermenouze me remit quelques numéros de journaux
-aurillacois qui accueillaient ses poèmes patois.
-Il redescendit à sa boutique et je regagnai l’hôtel,
-sous la pluie, mais joyeux, malgré le temps, comme
-s’il m’était arrivé un grand bonheur. J’avais cessé
-d’être un touriste, à la merci du ciel maussade. Il y
-avait, en cette étroite rue d’Aurinques, un homme
-et un poète épris comme moi de notre Auvergne !</p>
-
-<p>Nous n’étions pas nombreux alors !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c11">CHAPITRE XI</h2>
-
-<p class="d">François Mainard. — A la cour et aux champs. — Le courtisan
-sous les rochers de la province. — Les roses du
-Parnasse et les épines de la chicane. — A l’ambassade de
-Rome. — Les ambitions déçues. — Les amitiés de Toulouse. — Renoncement
-et renouveau. — La belle vieille. — Conseiller
-d’État et Académicien. — L’édition de 1646. — Adieu
-Paris. — <i lang="la" xml:lang="la">Donec optata</i>…</p>
-
-
-<p>Arsène Vermenouze ne fut pas le premier à habiter
-dans cette étroite et montante rue d’Aurinques où,
-presque en face de son magasin de liqueurs, trois
-cents ans plus tôt, François Mainard pestait contre
-l’ingratitude du siècle, derrière le portail sculpté au-dessus
-duquel il avait fait graver l’inscription toujours
-lisible :</p>
-
-
-<p class="c"><i lang="la" xml:lang="la">Donec optata veniat</i><a id="FNanchor_38" href="#Footnote_38" class="fnanchor">[38]</a></p>
-
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_38" href="#FNanchor_38"><span class="label">[38]</span></a> En attendant la mort, qui sera bienvenue.</p>
-</div>
-<p>Le sage qui ne voulait pas que les passants fussent
-seuls à méditer sur sa détresse, — s’ils savaient le
-latin — avait répété, plus explicitement, dans son
-cabinet de travail :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Las d’espérer et de me plaindre</div>
-<div class="verse">Des Muses, des grands et du sort,</div>
-<div class="verse">C’est ici que j’attends la mort,</div>
-<div class="verse">Sans la désirer ni la craindre…</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Ce quatrain désabusé, figurant aussi au logis de
-Saint-Céré où se transportait le poète président Mainard,
-à tous loisirs, et ils étaient nombreux, de sa
-charge, il s’ensuit que la Camarde ne devait pas être
-exactement renseignée sur l’endroit où la conviait
-le célèbre faiseur d’épigrammes. Céré, où il naquit et
-dont il fit son principal séjour ; Aurillac où était le
-siège de son présidial, Toulouse qu’il fréquenta
-pour ses études, Rome où il suivit l’ambassade du
-comte de Noailles, — sa pensée n’y était jamais, — toute
-demeurée à Paris et à la Cour.</p>
-
-<p>Il n’y a guère d’exemple de personnalité ayant
-échappé aussi complètement à l’ambiance. François
-Mainard n’était pas sorti de province avant vingt ou
-vingt-deux ans. Il aurait été présenté à Henri IV, au
-cours d’un voyage du roi en Limousin, en 1605. Il
-devint secrétaire des Commandements de la reine
-divorcée, avec quatre cents écus d’appointements.
-Collaborateur de Marguerite de Valois, il débutait
-dans le cercle brillant de l’hôtel de Sens, où Malherbe
-le distingue. Il se fait des protecteurs puissants.
-Mais l’assassinat d’Henri IV ruine tous ses
-projets. Il faut vivre, se créer une situation. François
-Mainard n’a pas trente ans ; il n’a vécu que de
-1605 à 1610 à Paris ; cela aura suffi pour le marquer
-à jamais ; il n’achèvera qu’avec la mort d’intriguer
-pour reprendre pied dans la société brillante où il
-avait cru pouvoir se fixer en de hautes destinées.</p>
-
-<p>Il épouse demoiselle Gaillarde de Boyer, une voisine
-de sa paroisse de Toulouse. Il l’installe à Saint-Céré,
-et avec les huit mille livres de dot, commence
-de négocier pour l’acquisition du présidial d’Aurillac.
-Il organise sa nouvelle existence. Tantôt en
-Auvergne, tantôt dans le Quercy, il présidera là aux
-séances des juges et du lieutenant criminel ; ici, il
-surveillera ses prés et ses vignes. Il a renoncé à la
-pompe et aux grandeurs, dira-t-il. Il brûle ce qu’il a
-adoré. Loin des parures trompeuses, des vaines
-apparences :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Hélène, Oriane, Angélique,</div>
-<div class="verse">Je ne suis plus de vos amants,</div>
-<div class="verse">Loin de moi l’éclat magnifique</div>
-<div class="verse">Des noms puisés dans les romans.</div>
-<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . .</b></div>
-<div class="verse">Ma passion, quoi qu’amour fasse,</div>
-<div class="verse">Ne fera plus son paradis</div>
-<div class="verse">Des beautés qui mettent leur race</div>
-<div class="verse">Plus haut que celle d’Amadis.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>C’est la nature, toute franche, que prisera désormais
-M. le Président :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Vive Barbe, Alix et Nicolle</div>
-<div class="verse">Dont les simples naïvetés</div>
-<div class="verse">Ne furent jamais à l’escolle</div>
-<div class="verse">Des ruses et des vanitez.</div>
-<div class="verse"><b>. . . . . . . . .</b></div>
-<div class="verse">Sans donner bal ny musique,</div>
-<div class="verse">Sans emprunter chez les marchands,</div>
-<div class="verse">Et sans débiter rhétorique,</div>
-<div class="verse">Je plais aux Calistes des champs.</div>
-<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . .</b></div>
-<div class="verse">Adieu, pompeuses demoiselles</div>
-<div class="verse">Que le fard cache aux yeux de tous,</div>
-<div class="verse">Et qui ne fûtes jamais belles</div>
-<div class="verse">Que d’un beau qui n’est pas à vous.</div>
-<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . .</b></div>
-<div class="verse">J’en veux aux femmes de village,</div>
-<div class="verse">Je n’aime plus en autre part.</div>
-<div class="verse">La nature en leur beau visage</div>
-<div class="verse">Fait la figue aux secrets de l’art.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Malgré ces professions de foi, persistera le regret
-des espérances anciennes ! A la veille de quitter le
-monde, François Mainard n’adressera-t-il pas ses
-vers les plus touchants à la blonde Cloris, qui lui
-avait refusé sa main, et, veuve, ne se laissera pas
-fléchir, trente ans après !</p>
-
-<p>Certes, François Mainard a vanté la paillardise
-rustique et ne détestait pas « la galanterie de table »
-qu’exalte sa verve bachique. Sans doute, le président
-aimait la bonne chère du château de Castelnau
-où le comte de Clermont-Lodève l’invitait avec
-l’évêque de Saint-Flour, avec le bon Flotte : « biberon »
-fameux, comme le baptisait Balzac !</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Mes chers amis, je vous convie,</div>
-<div class="verse">Ce bon vin dissipe l’ennuy,</div>
-<div class="verse">Qui n’aura goinfré de sa vie</div>
-<div class="verse">Doit commencer aujourd’hui.</div>
-<div class="verse">Faisons durer la Guerre</div>
-<div class="verse">De la soif et du verre.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>En vérité, plus que les larges beuveries et les
-réunions joyeuses, c’est la noble compagnie qui lui
-plaisait. Il divertissait le grand seigneur, au dam
-des hobereaux de la contrée, les « petits gentilshommes
-à lièvre » (c’est-à-dire vivant chichement
-du produit de leur chasse), les Gascons bretteurs, les
-« brutaux de province ». Mais les hauts châtelains
-ralliaient la Cour, et le courtisan reprenait sa morne
-existence de va-et-vient d’Aurillac à Saint-Céré :
-« En compagnie, je suis gay et dis toujours le mot
-pour rire, mais lorsque je suis seul, mon humeur
-tombe entre les mains de la mélancolie ». François
-Mainard se sentait étouffé « sous les rochers de sa
-province » ; ils ne l’inspiraient guère, son activité
-poétique était toute tournée vers Paris. Il s’y rendait
-fréquemment. Il s’y perfectionnait dans le commerce
-des beaux esprits. Il y festoyait aussi abondamment,
-toujours prêt à faire chère-lie et carrousse. Mais les
-délices de la table n’allaient pas sans une extrême
-licence de penser et d’écrire ; les pièces gaillardes et
-scabreuses de François Mainard excitaient les menées
-de la cabale dévote, qui dénonçait ses stances
-et épigrammes du <i>Parnasse Satyrique</i>, comme
-répréhensibles au point de vue de l’honnêteté
-publique. François Mainard en fut quitte pour la
-peur ; cependant, il devint prudent, quand il vit
-Théophile condamné au bannissement pour athéisme
-et libertinage.</p>
-
-<p>F. Mainard va-t-il franchir le seuil du Louvre ?
-En 1612, il composa des pièces de circonstance pour
-les doubles fiançailles du dauphin avec l’infante
-Anne d’Autriche et d’Élisabeth de France avec Philippe
-d’Espagne. En 1615, il fournit encore des vers
-pour un ballet en l’honneur de Mme Élisabeth. Puis,
-il approche le prince de Condé. Quelques gratifications,
-et ce fut tout, alors que le Président d’Aurillac
-espérait une charge bien rétribuée, ou rêvait
-d’être pensionné par leurs Majestés.</p>
-
-<p>Les années s’assombrissent. Le poète n’en peut
-plus de la province : « Je ne marche pas toujours
-sur les roses du Parnasse ; les épines de la chicane
-piquent quelquefois mes pieds. » Il abandonne sa
-charge. Il court tenter la destinée auprès de Richelieu.
-Des odes nombreuses encensent le « divin,
-l’incomparable ministre » ; L’État n’aura rien à
-craindre « tant que ce grand homme en tiendra le
-timon » ; F. Mainard est reçu à Rueil. Il exulte. Il
-regagne Saint-Céré, convaincu que son heure est
-imminente ! On l’oublie. La fortune le persécute,
-gémit-il, dans un placet au Cardinal :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Elle me tient loing de mon Prince,</div>
-<div class="verse">Entre des brutaux de province</div>
-<div class="verse">Dignes d’estres soulés de foin.</div>
-
-<div class="verse stanza">Quel secours faut-il que j’appelle</div>
-<div class="verse">Si Richelieu ne prend le soing</div>
-<div class="verse">De me mettre bien avec elle ?</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Il n’apparaît pas que le Cardinal ait été ému
-de la supplique. Pourtant, par la suite, F. Mainard
-fut de l’Académie, qui s’organisait, mais avec des
-avantages exclusivement honorifiques : l’ancien
-président avait compté sur les émoluments. L’évêque
-de Saint-Flour, Charles de Noailles, intercéda pour
-lui obtenir une nouvelle place de président, en création.
-Sans succès. A son corps défendant, il doit
-accepter, sur l’entremise pressante de son protecteur,
-de suivre, en qualité de secrétaire, à l’ambassade
-de Rome, François de Noailles. C’est que les
-nuages se sont épaissis au-dessus de la tête du
-poète vieillissant. Déjà, prématurément, sa fille
-aînée était morte : « Un père qui pleure trop opiniâtrement
-les enfants qu’il a perdus offense ceux
-qui luy sont demeurés », écrit-il. Il avait des motifs
-de consolation, — avec une famille de cinq filles et
-trois garçons. Cependant, la tristesse de l’irréparable
-l’avait envahi :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Mon noir chagrin est un mal sans remède ;</div>
-<div class="verse">La Parque avare a volé tout mon bien.</div>
-<div class="verse">Ma fille est morte et l’Église possède</div>
-<div class="verse">L’aimable Esprit qui possédait le mien.</div>
-
-<div class="verse stanza">Celle qui fut tout l’espoir de ma vie</div>
-<div class="verse">Est exposée à la merci des vers.</div>
-<div class="verse">Le sort, rempli de malice et d’envie,</div>
-<div class="verse">L’a seulement montrée à l’Univers.</div>
-<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . .</b></div>
-<div class="verse">Que deviendrai-je après un tel naufrage ?</div>
-<div class="verse">Qui tâchera de modérer mon deuil ?</div>
-<div class="verse">Qui soutiendra le faible de mon âge</div>
-<div class="verse">Et promettra des fleurs à mon cercueil ?</div>
-<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . .</b></div>
-<div class="verse">O ciel, auteur de ma noire aventure,</div>
-<div class="verse">Mon cœur soumis ne t’a pas offensé ;</div>
-<div class="verse">Et cependant l’ordre de la nature</div>
-<div class="verse">Est, pour me nuire, aujourd’hui renversé.</div>
-
-<div class="verse stanza">Hâte ma fin que ta rigueur diffère ;</div>
-<div class="verse">Je hais le monde et n’y prétends plus rien.</div>
-<div class="verse">Sur mon tombeau ma fille devrait faire</div>
-<div class="verse">Ce que je fais maintenant sur le sien.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Dix ans après, la fin de son fils aîné, dans des
-souffrances cruelles, d’un fils dont il espérait beaucoup,
-rouvrit son affliction. Sa femme était depuis
-longtemps alitée. C’est dans ces conditions, pour
-fuir aussi les lieux abhorrés, qu’il accepte de
-rejoindre François de Noailles. Après « un mois sur
-les chemins » avec la « maudite chère » des hôtelleries
-italiennes, il sera à Rome : tous les chemins
-mènent à Paris, et l’incorrigible courtisan ne songe
-qu’à entrer à la Cour, avec de puissants protecteurs,
-favoris de Richelieu. Car F. Mainard demeurera
-aussi imperméable aux splendeurs artistiques de
-Rome et à la grandeur de ses ruines qu’il fut insensible
-à la beauté farouche de la montagne cantalienne !
-« Il vaut mieux être misérable à Paris que
-riche à Rome », écrit-il. Il s’y ennuie autant qu’à
-Aurillac. La chaleur l’accable : « J’ai un éventail
-qui lasse les mains de quatre valets et fait un vent
-en ma chambre qui ferait des naufrages en mer. »
-Toutefois, il a recruté des compagnons avec qui,
-buvant « le vin et l’eau investis de neige », il lutte
-contre la sécheresse. La table merveilleuse de
-l’Ambassade le remet de sa détestation de la cuisine
-des Princes de l’Église qui ont « force estaffiers »
-mais pas un cuisinier. De Rome, F. Mainard ne
-tire aucune exaltation intellectuelle. Seul, l’attire, le
-Saint-Père, dispensateur de faveurs et de largesses.
-Le courtisan se retrouve « à la Cour prélatesque ».
-D’autant mieux qu’Urbain VIII, lui-même, s’adonne
-à la poésie. F. Mainard fut adopté du monde ecclésiastique ;
-et, familier du Vatican, savoura la douceur
-des prévenances de Sa Sainteté à qui il prodiguait
-des odes saturées d’incroyables flatteries.
-Il lui en restait quand même pour les intimes
-du Pape, comme le Cardinal Guy Bentivoglio, l’historien
-de la Guerre des Flandres. Des livres, des
-tableaux, des statues, de charmantes libéralités
-prouvaient au poète la sympathie du « sujet papable ».
-Tout de même, la Cour d’Urbain VIII ne contentait
-pas l’ambition de F. Mainard. L’annonce du retour
-en France le combla d’aise. Hélas ! l’ambassadeur
-dut s’apercevoir bientôt qu’il était joué, et que son
-remplacement sentait la disgrâce. Le secrétaire fut
-accusé faussement, mais vilainement, d’avoir trahi
-son maître, qui n’était que trop disposé à écouter
-les envieux du poète et à faire tomber son humeur
-sur lui : devant la menace des coups, il dut fuir ! Au
-lieu d’une rentrée brillante à Paris, ce fut par le
-noir et glacial hiver, le plus lamentable échouage
-à Saint-Céré, où l’ambassadeur le poursuit d’une
-âpre rancune, le discrédite auprès de Richelieu — et
-le brouille avec l’évêque de Saint-Flour. Il est
-pauvre, avec d’énormes charges de famille.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Paris défendu, l’ancien président ne rencontre
-que du côté de Toulouse des amitiés qui se souviennent
-et se raniment. Il y est fêté à divers voyages
-et séjours. En 1638, comme au siècle précédent pour
-Ronsard ou de Baïf, les « Jeux Floraux », sans qu’il
-eût envoyé de vers, lui décernent un prix extraordinaire
-qui sera représenté par une Minerve d’argent.
-En 1639, nouveaux honneurs, F. Mainard est
-élu maître en la gaie science. Mais il attend et il
-attendra toujours, la « Minerve » promise, qu’il
-réclamait d’argile, à défaut d’autres :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Si le peuple est trop indigent</div>
-<div class="verse">Par les dépenses de la guerre,</div>
-<div class="verse">Gardez votre image d’argent,</div>
-<div class="verse">Et m’en donnez une de terre !</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>L’académie de dame Clémence Isaure, non plus
-que celle de Richelieu, alors, ne nourrissaient leur
-homme !</p>
-
-<p>Il semble, désormais, que F. Mainard n’ait plus
-d’ambition que littéraire. Il songe à une édition
-définitive de ses œuvres, à travers les soucis qui
-l’accablent, les procès, les deuils, la maladie de sa
-femme. Il précède dans leurs protestations nos
-célibataires d’Aurillac<a id="FNanchor_39" href="#Footnote_39" class="fnanchor">[39]</a> qui se sont syndiqués
-contre les propositions de frapper les vieux garçons
-d’un impôt : « Le célibat n’est pas moins nécessaire
-aux poètes qu’aux prêtres et les Muses ne doivent
-pas s’embarrasser des soins d’une famille. »</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_39" href="#FNanchor_39"><span class="label">[39]</span></a> <i>Aux célibataires de France</i>. L’union des célibataires
-cantaliens, qui protestait dernièrement contre le projet
-d’impôt sur les célibataires, reçoit, paraît-il, de partout des
-encouragements et des adhésions. Voici l’ordre du jour qui
-a été voté à la réunion tenue à Aurillac :</p>
-
-<p><i>L’union des célibataires cantaliens, réunie dans la salle de
-la mairie d’Aurillac, encouragée par les nombreuses adhésions
-qui lui parviennent du pays tout entier, et en présence du
-projet gouvernemental tendant à frapper le célibat d’un impôt
-de 20 %, adresse un appel pressant à tous les célibataires
-de France pour qu’ils forment des syndicats qui, rattachés
-à une fédération des célibataires français, constitueront un
-puissant et efficace moyen de défense contre l’établissement
-d’un impôt antirépublicain, parce qu’attentatoire à la liberté
-individuelle.</i></p>
-
-<p><i>D’autre part, l’union cantalienne a organisé en septembre
-un grand banquet auquel ont assisté des délégations de
-Thiers, Châlons, Amiens, etc.</i> (1913).</p>
-</div>
-<p>Aussi, le pays est troublé. A la suite du Complot
-des Princes (1641), le château de Saint-Céré est
-occupé par les troupes royales, tout le Haut-Quercy
-saccagé pour châtier le duc de Bouillon. Enfin, la
-paix se fit et le calme revint dans la contrée, et les
-divertissements reprirent chez les grands seigneurs
-où fréquentait toujours le poète, François de Crussol,
-duc d’Uzès, marquis de Bournazel, surtout à
-Castelnau où le muscat réputé de Languedoc arrosait
-les saumons de la Dordogne, les cerfs et les sangliers
-des chasses du comte de Clermont. F. Mainard fait
-encore entendre ses chansons, mais tournoiements
-de tête, rhumatisme, troubles gastriques le condamnent
-à se soigner. Il s’est vu au bord du tombeau,
-à la veille « du grand départ ». Il n’avait point
-cessé de croire, malgré les apparences. Avec la
-détresse de l’âge, les infirmités, les désillusions,
-toutes les épreuves, la foi reparaît, illumine ses
-jours sombres :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Mon âme, il faut partir. Ma vigueur est passée,</div>
-<div class="verse i2">Mon dernier jour est dessous l’horizon,</div>
-<div class="verse">Tu crains ta liberté. Quoy ? n’es-tu pas lassée</div>
-<div class="verse i2">D’avoir souffert soixante ans de prison ?</div>
-
-<div class="verse stanza">Tes désordres sont grands, tes vertus sont petites,</div>
-<div class="verse i2">Parmi tes maux on trouve peu de bien.</div>
-<div class="verse">Mais « si le bon Jésus te donne ses mérites »</div>
-<div class="verse i2">Espère tout et n’appréhende rien.</div>
-
-<div class="verse stanza">Mon âme reprends-toi d’avoir aimé le monde</div>
-<div class="verse i2">Et de mes yeux fais la source d’une onde</div>
-<div class="verse">Qui touche de pitié le Monarque des Rois.</div>
-
-<div class="verse i2 stanza">Que tu serais courageuse et ravie</div>
-<div class="verse">Si j’avais soupiré durant toute ma vie</div>
-<div class="verse i2">Dans le désert, sous l’ombre de la Croix.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>C’est le renoncement définitif, peut-on croire, qui
-s’exprime avec tant de sagesse, de résignation et de
-grandeur, aussi, dans <i>l’Ode à Alcippe</i>.</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse i4">Alcippe, reviens dans nos Bois.</div>
-<div class="verse i4">Tu n’as que trop suivi les Rois</div>
-<div class="verse">Et l’infidèle espoir dont tu fais ton idole.</div>
-<div class="verse i2">Quelque bonheur qui seconde tes vœux,</div>
-<div class="verse">Ils n’arrêteront pas le Temps qui toujours vole</div>
-<div class="verse">Et qui, d’un triste blanc, va poudrer tes cheveux.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Après deux ans de cette vaste mélancolie, aussi
-païenne que chrétienne, où l’âme harmonieuse et
-rude du poète se manifeste avec un tel accent profond,
-c’est un dernier assaut, du Malin, sans doute…
-F. Mainard se redresse, comme devant. De nouveau,
-il veut secouer le joug de la province ; sa femme est
-morte ; il est harassé de solitude ; le duc de Noailles
-a reconnu l’inanité de ses griefs ; avec la santé
-recouvrée, des velléités combatives le ressaisissent,
-de parvenir… : « La démangeaison de la Cour m’a
-pris et, tout chenu que je suis, je songe à reprendre
-un métier que j’ai toujours assez mal fait et qui ne
-m’a pas réussi. » Incurablement, il souffre de n’être
-point en place, avec de l’argent et des honneurs.</p>
-
-<p>Bien mieux, le cœur du vieux Président recommençait
-de battre. Il en fait la confidence à Balzac,
-l’ami fidèle dont il va égayer la solitude en Charente.
-Balzac s’enthousiasme pour ce renouveau de sentiment
-et de désir qui dicte au sexagénaire des vers
-impérissables. Cloris, que, dans la flamme de la
-jeunesse, il avait demandée en mariage et qui en
-avait épousé un autre, est veuve. Le poète n’a
-jamais oublié. Vainement, Balzac intervient, d’une
-plume chaleureuse. Cloris, orgueilleuse et riche,
-n’abaisse pas son regard vers le suppliant, de médiocre
-extraction et sans revenus, — mais qui, pour
-parler de « la belle vieille », modulait ainsi sa plainte
-contenue et passionnée :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Cloris, que dans mon temps j’ai si longtemps servie</div>
-<div class="verse">Et que ma passion montre à tout l’univers,</div>
-<div class="verse">Ne veux-tu pas changer le destin de ma vie,</div>
-<div class="verse">Et donner de beaux jours à mes derniers hivers ?</div>
-
-<div class="verse stanza">N’oppose plus ton deuil au bonheur où j’aspire.</div>
-<div class="verse">Ton visage est-il fait pour demeurer voilé ?</div>
-<div class="verse">Sors de ta nuit funèbre et permets que j’admire</div>
-<div class="verse">Les divines clartés des yeux qui m’ont brûlé.</div>
-<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . . . . . .</b></div>
-<div class="verse">Ce n’est pas d’aujourd’hui que je suis ta conquête ;</div>
-<div class="verse">Huit lustres ont suivi le jour que tu me pris.</div>
-<div class="verse">Et j’ai fidèlement aimé ta belle tête</div>
-<div class="verse">Sous des cheveux châtains et sous des cheveux gris.</div>
-<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . . . . . .</b></div>
-<div class="verse">Pour adoucir l’aigreur des peines que j’endure,</div>
-<div class="verse">Je me plains aux rochers, et demande conseil</div>
-<div class="verse">A ces vieilles forêts dont l’épaisse verdure</div>
-<div class="verse">Fait de si belles nuits en dépit du soleil.</div>
-
-<div class="verse stanza">Regarde sans frayeur la fin de toutes choses,</div>
-<div class="verse">Consulte le miroir avec des yeux contents.</div>
-<div class="verse">On ne voit point tomber ni tes lis ni tes roses,</div>
-<div class="verse">Et l’hiver de ta vie est ton second printemps.</div>
-<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . . . . . .</b></div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Balzac ne pouvait accepter que la dame résistât
-à de tels accents. Il considérait l’hyménée comme
-conclu : « Je vous souhaite à l’un et à l’autre, écrivait-il
-à Cloris, une longue et parfaite félicité à la
-charge que cette belle vie sera toujours fertile en
-beaux vers, et que le prophète ne s’assoupira pas de
-telle sorte entre les bras de la nymphe qu’il y oublie
-à prophétiser. Il faut qu’il rende des oracles à l’accoutumée,
-et qu’il chante ses contentements comme
-il a chanté ses espérances. Mais il faut pour cela
-que vous disiez oui. Il ne tiendra donc qu’à votre
-consentement que nous n’ayons bientôt votre épithalame
-et je vous demande au nom de toute la France
-un poème qui ne se peut faire sans vous. »</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Malgré les vers de F. Mainard, malgré la prose
-de Balzac, il n’y eut pas consentement. Depuis
-longtemps, pour notre perpétuel exilé, il n’y avait
-plus de contentements ! Quant à ses espérances indéfectibles,
-elles prenaient leur dernier vol, qui fut
-court. A son retour de Charente, il trouvait à Saint-Céré
-un brevet de Conseiller d’État, que ses amis
-lui avaient obtenu du Chancelier Séguier. Ce n’était
-qu’un titre, qui ne rapportait rien, mais qui conférait
-la noblesse, dont le poète fut investi, en août
-1644. F. Mainard ne doutait pas que son heure fût
-enfin échue ; il hâta son départ pour Paris, où il
-n’était pas retourné depuis douze ans :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Quand dois-je quitter les rochers</div>
-<div class="verse">Du petit Désert qui me cache</div>
-<div class="verse">Pour aller revoir les clochers</div>
-<div class="verse">De Saint-Pol et de Saint-Eustache !</div>
-
-<div class="verse stanza">Paris est sans comparaison,</div>
-<div class="verse">Il n’est plaisir dont il n’abonde ;</div>
-<div class="verse">Chacun y trouve sa maison,</div>
-<div class="verse">C’est le pays de tout le monde.</div>
-
-<div class="verse stanza">Apollon, faut-il que Maynard,</div>
-<div class="verse">Avec les secrets de ton art,</div>
-<div class="verse">Meure en une terre sauvage ;</div>
-
-<div class="verse stanza">Et qu’il dorme, après son trépas,</div>
-<div class="verse">Au cimetière d’un village</div>
-<div class="verse">Que la carte ne connaît pas.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Voici F. Mainard tout ragaillardi et remis en
-appétit. Il avait redouté la soixante-troisième année,
-« son an climatérique », aujourd’hui franchi. Il n’a
-plus peur de rien :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Je suivrai les Galants, je quitterai les Sages,</div>
-<div class="verse">Les désirs voleront après les beaux visages :</div>
-<div class="verse">Cloris en sera prise, et je ferai le vain.</div>
-
-<div class="verse stanza">Adieu, Caducité débile et méprisée ;</div>
-<div class="verse">Je suis cher à la Parque, et sa fatale main</div>
-<div class="verse">Va du fil de mes jours faire une autre fusée.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Il renoue avec ses protecteurs d’autrefois, mais il
-fréquente surtout à l’hôtel Séguier, où le chancelier
-donnait l’hospitalité à l’Académie Française ; élu en
-1634, F. Mainard n’y paraissait qu’en 1645, où il travaille
-au Dictionnaire ; par ailleurs, il est reçu chez
-les précieuses. Mais, dans la ruelle de Mme de
-Choisy comme aux séances de la docte Compagnie,
-F. Mainard rencontre l’étonnement d’une autre génération,
-il est d’une autre époque.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Les œuvres de Mainard parurent en juin 1646, en
-in-quarto, avec portrait du poète par Pierre Doret.
-Mais la flatterie ni l’adulation les plus excessives ne
-valurent au poète l’inscription tant souhaitée de son
-nom comme pensionnaire de l’État. Ce n’est point
-son existence parmi les brutaux du Quercy et de
-l’Auvergne qui aurait pu lui conserver les belles
-manières dont il manquait en sa jeunesse ; il était
-de plus en plus inhabile et lourd. Le doute l’assiège,
-il commence à s’apercevoir qu’il fait fausse route :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Adieu Paris, adieu pour la dernière fois.</div>
-<div class="verse">Je suis las d’encenser l’Autel de la Fortune.</div>
-<div class="verse">Et brûle de revoir mes rochers et mes bois,</div>
-<div class="verse">Où tout me satisfait et rien ne m’importune.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>F. Mainard, enfin, devait se rendre à l’évidence :
-il n’avait rien à obtenir, le découragement l’accablait,
-il se le confesse sans détour :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Déserts où j’ai vécu dans un calme si doux,</div>
-<div class="verse">Pins qui d’un si beau vert couvrez mon hermitage,</div>
-<div class="verse">La Cour, depuis un an, me sépare de vous,</div>
-<div class="verse">Mais elle ne saurait m’arrêter davantage.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Il rentre à Saint-Céré : « Le cher président est
-encore mieux dans sa cabane qu’à la porte du
-Palais », écrit Balzac, le 22 octobre. Le 28 décembre
-1636, un cortège funèbre descendait du haut faubourg
-des Cabanes, à l’église paroissiale de Saint-Céré.
-On portait, avec les cérémonies religieuses
-accoutumées, « à petit bruit et le visage couvert,
-dans le tombeau de famille, devant l’autel dédié à la
-Vierge, le corps de François Mainard ».</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Ainsi s’achève l’admirable étude de M. Charles
-Drouhet, à qui j’ai fait le plus large emprunt, pour
-conter la vie de l’habitant de la rue d’Aurinques,
-dont je ne savais pas grand’chose, ni Vermenouze
-non plus, au temps où nous fîmes connaissance. Il
-ne me semble pas qu’Aurillac porte guère d’attention
-à l’ancien Président au présidial et au poète
-dont l’œuvre personnelle et sincère comporte des
-chefs-d’œuvre et mérite le plus vert laurier.</p>
-
-<p>Sans doute, l’Auvergne lui est demeurée fermée.
-Dans ses trajets d’Aurillac à Saint-Céré, il ne s’attardait
-pas au chaos fantastique des Gorges de la
-Cère. Le « sublime » du paysage lui échappait ; ce
-n’était pas de son époque. L’Auvergne n’avait à
-lui offrir que la tumultueuse grandeur de son noir
-basalte. Il préférait la riante campagne du Lot,
-caressée d’un soleil déjà méridional.</p>
-
-<p>Mais, d’ici ou de là, sa pensée était le plus souvent
-absente, envolée vers Paris. Tout de même, F. Mainard
-a habité cette rue d’Aurinques. Pendant quinze
-ans, au moins, il a chevauché de château en château,
-et son originale figure hante toute la contrée.</p>
-
-<p>Pourquoi tant d’oubli ? N’a-t-il pas laissé des
-stances inoubliables ?</p>
-
-<p>Qu’importe ses flatteries aux puissants et ses
-courbettes. De quel âpre accent n’a-t-il pas dépouillé
-le vieil homme ! Sans doute comme le dit Voltaire :
-« Il nous aurait paru plus grand en ne songeant
-même pas s’il y a des grands au monde ! » Mais
-comment traverser Aurillac sans un souvenir mélancolique
-pour le poète qui, au bout de son œuvre de
-priapées violentes, d’épigrammes de Cour et de
-Ville, de pièces maniérées, tira de son propre cœur,
-de sa seule douleur, de sa tristesse ou de sa révolte,
-une poésie directe, simple, probe et touchante. Si la
-fréquentation « des brutaux de province » n’avait
-point assoupli le jarret du courtisan ni limé les aspérités
-de son caractère, la solitude n’avait pas nui à
-l’écrivain ; il avait perdu l’afféterie et le précieux de
-la Cour et des ruelles ; il avait gagné en vigueur de
-pensée, en netteté d’expression, jusqu’à devenir
-méconnaissable ; les pauvres gentillesses de Paris
-avaient été balayées par le vent des sommets…</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Pourtant, nulle mémoire de F. Mainard, en Aurillac !
-N’a-t-il pas mérité son médaillon au mur de ce
-logis, le poète qui, lui-même, jugeait sévèrement le
-courtisan incorrigible, au retour de ses vaines expéditions
-vers la Cour. Toulouse, Saint-Céré, Aurillac,
-voilà où sa lyre frissonnait d’un souffle épuré,
-vibrait d’un accent inoubliable :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Que j’aime ces forêts, que j’y vis doucement,</div>
-<div class="verse">Qu’en un siècle troublé j’y dors en assurance,</div>
-<div class="verse">Qu’au déclin de mes ans j’y rêve heureusement,</div>
-<div class="verse">Et que j’y fais des vers qui plairont à la France.</div>
-
-<div class="verse stanza">Depuis que le village est toutes mes amours,</div>
-<div class="verse">Je remplis mon papier de tant de belles choses</div>
-<div class="verse">Qu’on verra les savants, après mes derniers jours,</div>
-<div class="verse">Honorer mon tombeau de larmes et de roses.</div>
-
-<div class="verse stanza">Ils diront qu’Apollon m’a souvent visité,</div>
-<div class="verse">Et que pour ce désert les Muses ont quitté</div>
-<div class="verse">Les fleurs de leur montagne et l’argent de leur onde.</div>
-
-<div class="verse stanza">Ils diront qu’éloigné de la pourpre des Rois,</div>
-<div class="verse">Je voulus me cacher sous l’ombrage des bois</div>
-<div class="verse">Pour montrer mon esprit à tous les yeux du monde !</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Honorons l’hôtel où F. Mainard attendait que vînt — <i lang="la" xml:lang="la">Donec
-optata veniat</i> — qui ? l’Amour, ou la
-Mort ?…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c12">CHAPITRE XII</h2>
-
-<p class="d">Arsène Vermenouze inédit. — Le premier article de la
-<i>Revue Bleue</i>. — Les gueux des chemins. — <i>Les deux
-Menettes.</i> — Dans les châtaigneraies. — Le chasseur de
-Sauvagine.</p>
-
-
-<p>Les volcans d’Auvergne se rallumant ne m’auraient
-pas ébloui plus que ma première lecture de
-cette liasse de journaux locaux où avaient paru les
-premières pièces de vers d’Arsène Vermenouze.
-C’était comme si l’Auvergne, pétrifiée et muette des
-millions d’années, se fût dressée d’un geste vivant et
-eût pris la parole.</p>
-
-<p>Rentré à Paris, l’incantation ne s’évapora pas aux
-négations de mes camarades de littérature. On
-devine si décadents et symbolistes, occupés à concasser
-du vers libre, se gaussaient du régionalisme.
-Pour moi, à travers la fumée des petites chapelles,
-montait une flamme neuve et haute. J’étouffais ; il
-me fallait de la poésie de grand air. Je criais au
-miracle avec conviction. Nos jeunes auvergnatisants
-d’aujourd’hui ne sauraient comprendre l’audace
-qu’il fallait, il y a seulement vingt ans, pour entamer
-une conversation sur un sujet aussi lointain.
-On vous eût volontiers renvoyé à la Société de Géographie,
-avec les explorateurs du Continent noir et
-les déchiffreurs de langues inconnues. Le patois
-d’Auvergne ! Arsène Vermenouze. Quand Alphonse
-Daudet, en qui trente ans des brouillards de Paris
-n’avaient fait qu’exacerber la nostalgie du soleil
-méridional, traduisait avec tout son génie communicatif,
-dans une prose enamourée du parler natal
-le chef-d’œuvre de Batisto Bonnet, <i>Vie d’Enfant,
-Un Paysan du Midi</i>, n’en pouvait parler qu’à ses
-proches et aux « despatriés » de la Province ! Ce
-livre, avec une si glorieuse présentation, aurait dû
-retrouver le triomphe des <i>Lettres de mon Moulin</i> ;
-la traduction n’était plus une traduction, mais le
-double du livre, revécu, repensé, réécrit en français !
-Cependant, Batisto Bonnet est demeuré Baptiste
-comme devant.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Cependant, j’osai, j’étais jeune ! avec une audace
-qui n’avait d’égale que ma timidité. Le hasard me
-servit, comme il sert tous ceux qui vont à sa rencontre.
-Car le hasard veut être sollicité. En présence
-de M. Ferrari, sans avoir jamais songé à la
-<i>Revue Bleue</i> qu’il dirigeait, je manifestai mon enthousiasme.
-Certainement, je produisis à M. Ferrari
-l’effet d’un trappeur, au retour d’une expédition
-lointaine. Il me commanda l’article, que je fabriquai
-tout de suite, vers la fin de 1891, et dont je
-reçus les épreuves dans la huitaine comme pour
-paraître dans un numéro suivant. Maintenant, la
-hardiesse de M. Ferrari se rafraîchissait : c’était si
-<i>spécial</i>, pas <i>d’actualité</i>… Bref, le nom de Vermenouze
-ne figura qu’au sommaire du 16 juillet 1892.</p>
-
-<p>Je ne pouvais étudier alors que le rude Vermenouze
-en sa première manière, tel qu’il devait se révéler,
-quatre ans après, dans son ouvrage de début :
-<i>Flour de Brousso</i> ! Un Vermenouze bon vivant, truculent,
-qui ne s’effarait pas devant les mots ni devant
-les images et dont la tendresse allait volontiers aux
-gueux des chemins, au <i>Velu</i>, à <i>Gratte-chat</i>, aux braconniers
-du bois et de la rivière, au peuple pittoresque
-de la besace et du carnier qui abandonne
-prudemment la grande route aux chevaux de la gendarmerie,
-en approchant des villages ; la maréchaussée
-est curieuse, et il n’est pas toujours facile
-d’expliquer la provenance d’une paire de chaussures
-ou d’une gourde qui voisinent dans « le sac à malice »
-avec une saucisse et un paquet de tabac.</p>
-
-<p>Ces héros de Vermenouze n’étaient pas toujours
-en règle avec la loi.</p>
-
-<p>Vermenouze n’affectait pas de sévérité à leur endroit ;
-il les savait ingénus et bons sous leurs haillons ;
-il avait un faible pour ces réfractaires qui maintenaient
-au paysage une couleur de romantisme. A
-travers le labeur opiniâtre, l’asservissement du
-paysan au sol, leur errance problématique les montrait
-insouciants et libres ; le mendiant prend facilement
-de la grandeur, et sa parole du mystère. On
-l’accueille et on le redoute. De lui, on fait peur aux
-enfants pas sages, qu’il emportera. Seule, sa venue
-suscite quelque imprévu au hameau bloqué par l’impitoyable
-hiver !</p>
-
-<p>Le petit Vermenouze, comme il se repérait sous
-les cheveux gris, raffolait des Contes de Voleurs,
-du grand-père, de la vieille servante, du bouvier
-aux sabots pointus, autour des landiers, à la lueur
-fumeuse de la lampe de cuivre.</p>
-
-<p>Vagabonds, braconniers, dans les replis de la
-vallée, où les vachers paissent leur rouge ou jaune
-bétail, sur les hauts plateaux, — les hommes et le
-troupeau se détachant sur le ciel, dans le relief pur
-d’une frise antique ; le joueur de cabrette, qui est
-de toutes les fêtes, le bon curé « porté sur la
-bouche », ou la vieille aubergiste qui ne peut satisfaire
-le citadin commandant des œufs au beurre noir,
-parce que, dans le pays, on ne fait que du beurre
-blanc ; Vermenouze évoquant toutes ces figures campagnardes
-et montagnardes avec une verve cordiale
-et joyeuse, « déboutonnait le gilet de ses auditoires
-locaux, à force de rire. »</p>
-
-<p>Car, le talent de conter de Vermenouze est considérable.</p>
-
-<p>Il excelle à <i>faire court</i>, sans détours ni lenteurs,
-à présenter les personnages dans leur raccourci
-essentiel ; il demeure véridique, jusque dans la
-caricature, dans la charge qui exagère sans déformer.
-Dans le patois de basalte où il taille ces frustes
-compagnons, soudain l’éclair jaillit, un coup de pic
-fait pétiller des étincelles, bondir la flamme ; c’est
-le feu des mots, des expressions du terroir où se
-réchauffe, s’éclaire, se réconforte tout un pays, communiant
-dans la religion du passé. Le petit chef-d’œuvre
-qui suit édifie suffisamment sur la manière
-sobre et franche de Vermenouze :</p>
-
-
-<p class="c gap">LES DEUX MENETTES</p>
-
-<blockquote>
-<p>Il était nuit, il faisait froid : c’était vers Noël ; — mais
-par bonheur nous avions du bois sec à la maison. — Mon
-aïeul, assis sur sa grande chaise, — sommeillait
-les pieds sur la pierre du foyer, — et n’écoutait plus
-mon père qui, tout haut, — à la lumière de <i>lun</i> nous
-lisait le journal. — Tout à coup, nous entendons au
-milieu du vacarme — que faisait un vilain vent noir et
-sauvage, — nous entendons, sur le pavé, dehors, un
-bruit de sabots. — En même temps : pan, pan ! quelqu’un
-heurte deux fois.</p>
-
-<p>Mon père se leva, s’approcha de la porte — et cria :
-Qui êtes-vous ? de sa plus forte voix. — Alors, une
-autre voix répondit : C’est moi, — Jean Pel, et ouvrez-moi,
-car il neige ; — même si vous aviez du bon vin, j’en
-boirais bien une <i>pauque</i>. — Mon père reconnut Jean Pel
-à sa voix rauque, — et sans se faire prier, tira le verrou : — Allons
-Jean Pel, dit-il, venez prendre un bouillon ; — mais
-quant au vin, vous le savez, il vous rend
-trop tapageur ; — et vous n’en aurez pas chez moi : le
-vin vous est contraire.</p>
-
-<p>En même temps, tout blanc de neige, maître Jean Pel — entra
-en secouant sa veste et son chapeau. — C’était
-un vieux qui faisait métier de museteur. — Il ôta ses
-sabots, s’approcha de la lumière — et nous autres, les
-enfants, nous vîmes, étonnés, — un colosse d’homme
-avec deux verrues sur le nez, — telles que la plus grande
-avait la grosseur d’une noisette : — la barbe lui pendait
-comme une brassée de laine, — et les cheveux lui tombaient
-plus bas que la nuque. — Bonsoir, la Compagnie !
-fit-il, j’ai bien soif ; — et, si elle était pleine de
-vin, j’imagine, par ma foi, — que je viderais du coup
-l’outre de ma musette. — Pauvre homme, lui répond la
-servante Marion, — nous avons le puits tout auprès, — même
-il est profond, bien sûr, — et vous ne le tarirez
-pas en une gorgée !</p>
-
-<p>Jean Pel ne s’émut pas de cette rebuffade : — Je te
-remercie, Marion, dit-il, de ton invitation ; — mais l’eau,
-vois-tu, encore qu’elle ne soit pas bien chère, — tu en as
-trop grand besoin pour te laver la figure.</p>
-
-<p>Notre Marion, qui avait le sang un peu vif, — n’aurait
-pas coupé court à la conversation, mais mon aïeul — devant
-Dieu soit-il — dressa l’oreille, entendit quelque
-bruit, obscurcit le sourcil, — et Marion n’osa pas
-répondre au musicien, — car tous, à la maison, nous
-respections l’ancien.</p>
-
-<p>En même temps, Jean Pel, comme si de rien n’était, — sans
-façon s’assit auprès de mon père. — Quand il
-eut bien mangé et fait un grand sobrot<a id="FNanchor_40" href="#Footnote_40" class="fnanchor">[40]</a> — avec du
-bouillon gras et du vin, pas trop, — il nous conta qu’il
-venait d’une grande fête où il avait joué de la musette
-jusqu’à la mi-veillée, — et qu’en retournant chez lui, la
-neige l’avait surpris : — Je n’ai jamais, disait-il, enduré
-autant de froid, — et cependant, la nuit je suis en course
-bien souvent ; — je me rappelle qu’une fois on me vola
-la bourse. — Une autre fois, j’avais bu du vin nouveau, — et
-cela me travailla le cerveau si fort que malgré
-qu’il fît une lune superbe, — je me plantai, la tête la
-première, dans un étang !</p>
-</blockquote>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_40" href="#FNanchor_40"><span class="label">[40]</span></a> Mélange de vin et de bouillon.</p>
-</div>
-<blockquote>
-<p>Mais la fois que je me suis amusé comme il faut, — ce
-fut un soir que je revenais de Saint-Paul. — Comme
-toujours j’avais étanché force verres ; la route — me
-semblait étroite, et il me la fallait toute. — Cependant
-je me tenais aussi droit que je pouvais. Comme j’arrivais
-au Vert, le soleil disparaissait. — Et juste au milieu
-du pont, que vois-je ? Deux menettes — qui venaient
-doucement, sans bruit, toutes seulettes.</p>
-
-<p>Le diable, qui ne dort pas souvent, — dans ce moment
-me tenta : — Jean Pel, me fit-il, l’occasion est choisie. — Et
-de ta vie tu ne la rencontreras pas de nouveau : — deux
-<i>menettes</i>, la nuit, seulettes sur un pont, — cela
-ne se trouve pas trente-six fois par an ; — Jean Pel,
-fais-les danser ! Moi qui étais très capable — de faire
-ce péché sans le secours du diable, — je ne me le fis
-pas dire deux fois. — Je prends ma cabrette et j’ôte mes
-sabots. Quand les <i>menettes</i> m’aperçurent, — elles se
-signèrent toutes deux à la fois, — et elles reculèrent :
-<i>Menettes</i>, leur fis-je, il vous faut danser incontinent ; — vous
-devez voir que je n’ai pas soif, — et si vous ne
-dansiez pas, l’une après l’autre vous pourriez — aller
-prendre un bouillon dans la rivière d’Authre.</p>
-
-<p>Les menettes me connaissaient, — elles voyaient
-bien d’ailleurs que j’étais rond comme un œuf — et
-qu’elles perdraient leur temps à se demander grâce ; — donc
-elles se mirent face à face et dansèrent. D’abord,
-elles firent un peu doucement — une menette est comme
-une nonne, c’est toujours plein de timidité ; — mais sur
-la fin elles prirent élan et elles dansèrent à faire trembler
-le pont. — La plus vieille surtout, quelle rude menette ! — Je
-faillis en crever l’outre de ma musette ! — vous
-auriez dit une toupie ; — elle volait quasi comme un
-oiseau. — Je leur jouai d’abord : <i>Sur la lisière du petit
-bois</i>, puis, <i>la Marianne</i>, — puis <i>Je montai la marmite</i>.</p>
-
-<p>La plus jeune, qui avait les pieds comme une canne, — devint
-pourpre et se lassa tôt. — Mais l’autre m’aurait
-lassé, moi ! — Noire, sèche, édentée, cette vieille
-fée, — dansa, sans suer, jusqu’à la dernière bourrée, — et
-quand s’acheva le bal, — je crois qu’elle le regretta.</p>
-
-<p>Ainsi parla Jean Pel. Il était fin de veillée, — l’homme
-se leva, caressa sa barbe en éventail, — but encore un
-demi-verre de vin, — puis s’en alla. Je ne l’ai pas revu
-depuis.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Ainsi se découvrait Vermenouze en ses débuts
-réalistes. Là, je crois bien, il fut le plus près de nos
-compatriotes. Comment n’auraient-ils pas été sensibles
-aux strophes qui célébraient d’un tel accent
-filial la beauté méconnue des plus humbles sites.
-Vermenouze aura été l’inventeur passionné, le
-paysagiste grandiose de ces espaces ignorés du
-peintre :</p>
-
-
-<p class="c gap">DANS LES CHATAIGNERAIES</p>
-
-<blockquote>
-<p>De Montsalvy nous partons pour le pays de la vigne, — mais
-d’une vigne maigre et rance, qui boude, — qui
-traîne à regret par les pays et les pentes — ses pousses
-maladives, tordues comme des serpents. — Aussi le petit
-vin jailli de sa grappe — n’est pas bien fort, le pauvre,
-et ne tache pas la nappe, — Mais de franc comme lui je
-n’en connais aucun : — il emplit la vessie et jamais ne
-monte à la tête.</p>
-
-<p>C’est du bon vin, encore qu’il ne soit pas fort, — et
-moi, je lui trouve une senteur de violettes.</p>
-
-<p class="ugap">Entraygues, brave endroit, laisse-moi te chanter, — et
-boire de ton vin digne d’être vanté — une chopine à ta
-santé. — Mais avant de chanter la vigne et le vignoble, — je
-veux chanter le châtaignier. — Il est rustique, il
-n’est pas élégant, il n’est pas noble. — Mais c’est un
-arbre nourricier. — C’est l’arbre du pauvre, c’est l’arbre
-du peuple. — Je veux chanter le châtaignier.</p>
-
-<p>Au froment exigeant il faut de la terre grasse, — il
-lui faut tout, culture et terrain, et fumier. — La vigne
-maladive (elle est de trop vieille race), — veut du soleil
-levant un coup d’œil, le premier, — mais lui n’a pas
-besoin de cela, le châtaignier.</p>
-
-<p class="ugap">Il pousse partout, dans la terre glaise, dans le sable
-et dans le gravier : — souvent au milieu d’un roc, perdu
-dans les genêts, — vous voyez comme un roi qui a sa
-couronne en tête, — ou comme un coq à la plus haute
-cime d’un clocher, — un gros arbre feuillu (vous le connaissez
-de reste), — seul, d’un roc dur comme le fer,
-peut sortir le châtaignier.</p>
-
-<p class="ugap">Et il sort, de ce roc, qui s’est fendu par le milieu : — sa
-racine s’y est fichée et, dans le trou obscur, — elle
-laboure, trouve la terre au fond, s’en repaît, — et cela
-suffit : du roc, l’arbre n’est pas prisonnier. — Son tronc,
-creux et vermoulu, perce la pierre dure, — et glorieux
-vers le soleil monte le châtaignier.</p>
-
-<p class="ugap">Le long des puys, que la chaleur rôtit et brûle, — où
-plus rien ne pousse, pas même l’arrête-bœuf, — sur des
-sommets qui sont pelés comme des œufs, — le châtaignier,
-gaillard, épanouit sa frondaison.</p>
-
-<p class="ugap">Plus la chaleur plombe, plus il me plaît, lui : — quand
-tout se froisse, sèche et meurt dans la campagne, — le
-brave châtaignier, tout chargé de châtaignes, — vaniteux
-comme un paon, fait la roue au soleil.</p>
-
-<p class="ugap">Au milieu d’un sable rouge et nu, sans une tige, — cet
-énorme tronc, couronné de feuilles, — vous surprend
-d’autant plus que souvent tout creusé, — il n’a pas
-deux doigts de bois sain sous son écorce.</p>
-
-<p class="ugap">« Fichu pays, ce pays de châtaigniers ! » — disent les
-fiers paysans, fils des terres hautes, — les montagnards
-aux cheveux blonds, aux joues rouges, — qui toujours
-ont de la viande et du vin à la maison, — « fichu pays,
-disent-ils, pour l’homme et le bétail. »</p>
-
-<p class="ugap">« Cela n’enrichit pas un pays, la châtaigne, — encore
-que les châtaigniers rompent sous le poids des
-rameaux : — l’herbe par en bas vous monte à peine
-sur les orteils, — et de deux choses l’une : les prés
-sont comme des marais ou secs au point qu’on y voit
-chevaucher les grillons.</p>
-
-<p class="ugap">« Le foin de vers là-bas ne vaut pas notre paille, — et
-les bœufs, et les taureaux rouges de Saint-Chamant — ou
-de Salers, quand ils l’ont rongé toute une année, — deviennent
-fauves et sont comme des cosses.</p>
-
-<p class="ugap">« Les hommes, non plus, n’y sont pas bien gaillards : — ils
-n’ont pas le ventre gros ni davantage la mine
-rouge ; ils font surtout la soupe avec des quartiers de
-courge, — et les grands jours de fête avec des quartiers
-de lard. »</p>
-
-<p class="ugap">Du bas pays ainsi parlent les montagnards.</p>
-
-<p class="ugap">Ils ne disent pas, les rusées et les méchantes langues, — que
-si l’homme de la châtaigneraie est un peu
-maigrot, — quand il s’irrite, il est vaillant, malin et
-têtu, — et qu’alors il n’y a pas de diable qui le tienne.</p>
-
-<p class="ugap">Le montagnard ne sait pas (s’il le sait, il n’en a pas
-l’air) — que dans le bas pays les filles sont belles, — et
-que le pays, qui produit ces plantes, — a le droit de
-s’en croire et d’en être fier — autant, pour le moins, que
-d’un veau de Salers.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Cependant, Vermenouze n’était pas toujours sur
-les sommets. Il descendait aux contingences de la
-politique d’arrondissement, entraîné par les circonstances,
-en tirailleur isolé, forcené, intransigeant, à
-croire qu’il avait rapporté de ses courses en Espagne
-l’intolérance de toutes les Inquisitions : une tête
-de Torquemada, aussi, de coupe dure, d’une maigreur
-ascétique, de regard fixe, qui devenait violent,
-mais vite radouci, à qui ses principes religieux n’interdisaient
-pas encore des contes dont la bonne
-humeur et la saine gaillardise contrastent avec sa
-production postérieure.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c13">CHAPITRE XIII</h2>
-
-<p class="d">A travers l’Auvergne. — La course au Clocher. — Stendhal à
-Clermont-Ferrand. — Le « roman auvergnat ». — De Notre-Dame-du-Port
-à Sainte-Foy-de-Conques. — De la riche basilique
-au pauvre clocher à peigne…</p>
-
-
-<p>Je ne crois pas que d’autres aient pu aimer leur
-pays autant que Vermenouze et moi nous faisions de
-l’Auvergne en ces années 1892, 1893, 1894 ! La sympathie
-s’était nouée en amitié, vite resserrée jusqu’à
-l’intimité. Je descendais au logis de la rue d’Aurinques,
-à de nombreux voyages. Mais nous ne
-moisissions pas à Aurillac, et après une nuit sous
-le toit hospitalier, nous devions nous mettre en
-route pour les excursions convenues.</p>
-
-<p>Vermenouze m’accompagnait dans ma chambre,
-et un grave débat s’instaurait : comment fallait-il
-se chausser ?</p>
-
-<p>Vermenouze tirait le rideau d’une penderie où
-trente paires de chaussures s’alignaient sur les
-rayons de bois, dégageant une farouche odeur de
-cuir, de cirage et de graisse. Rudes et courts souliers
-aux semelles cloutées, guêtres, houzeaux,
-bottes où s’enfoncent le pantalon, jambières et cuissards
-de caoutchouc pour le marais (c’était toute
-une bibliothèque de marche), soigneusement entretenus,
-qui s’augmentaient sans cesse, à la recherche
-de la paire idéale, qui ne prendrait pas l’eau. Les
-chasseurs cantaliens jurent que cette couple d’oiseaux
-rares ne nichent pas chez le cordonnier. Vermenouze
-parcourait les prospectus des fournisseurs
-spécialistes, se laissait tenter, éprouvait le modèle
-qui résistait aux premiers essais, et puis, un soir,
-il devait s’avouer que l’humidité transperçait ; toute
-cette camelotte n’était bonne que pour les amateurs
-d’hécatombes officielles, où le gibier vient au devant
-du fusil…</p>
-
-<p>En excursion Vermenouze traînait toujours son
-fusil, et, devant la panoplie encore, il réfléchissait,
-supputait l’itinéraire, ascensions, forêts, rivières…</p>
-
-<p>Car, il ne s’agissait pas de randonnées d’automobiles
-absorbant trente, cinquante, cent kilomètres
-de paysages à l’heure. Nous prenions quelque train
-pour gagner la région choisie, quelque voiture pour
-parvenir au village lointain, et puis, en d’allègres et
-formidables étapes, nous escaladions les monts
-abrupts, nous dévalions aux ruisseaux étranglés
-dans les fentes de la roche. Ne regrettez rien, mon
-cher Vermenouze. Avec leurs machines vertigineuses,
-parmi la poussière et l’essence, ils peuvent
-boire l’obstacle. De votre vieille tasse d’argent à
-déguster, bosselée par l’usage, mêlant à l’eau vierge
-quelques gouttes d’ancien et sûr Armagnac dont
-vous portiez une petite gourde dans votre carnier,
-vous n’étiez pas de ces sauvages qui jugent que
-tout est toujours assez bon pour boire avec de l’eau.
-Que la vie était belle, aux jours lumineux où il nous
-semblait vider le ciel dans la coupelle dont le contenu
-débordait, toute éclaboussée de soleil ! L’onde
-courait d’une fraîcheur incessante, parmi les senteurs
-de la terre et du roc brûlés de canicule, dans
-l’azur planait quelque oiseau de proie. Vraiment,
-nous jouissions de l’heure immense et désintéressée, — passionnés
-de silence et de solitude. Hélas, la
-coupelle est tarie ; mais de ce jaillissement du terroir,
-Vermenouze a capté le flot le plus authentique,
-dont la saveur ne s’évente pas avec l’âge ; au contraire…</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Nous étions des pèlerins insatiables de la petite
-patrie, cheminant par tout le Cantal, le Puy-de-Dôme,
-la Corrèze, l’Aveyron, nous renforcions,
-nous épurions notre amour du pays, nous en apprenions
-la consistance et les limites par nous-mêmes,
-sans le secours des livres ou, plutôt, nous rapprenions,
-comme font des malades qui ont perdu l’habitude
-de marcher, par exemple. A Vermenouze,
-ses années d’Espagne, à moi ma jeunesse de Paris,
-nous avaient paralysé la fibre ancestrale.</p>
-
-<p>Le marin qui renonce, le montagnard qui ne
-remonte pas, s’ankylosent, au meilleur d’eux-mêmes.
-Infaillible traitement ! Nous redevenions complets,
-à respirer l’air de chez nous. Je ne redirai pas nos
-trajets ; ce serait le guide du Massif Central, tout
-au moins !</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Tout nous était émerveillement, à mesure que
-l’on dévalait du Haut Pays vers des horizons plus
-étendus où la clémence des saisons avait permis aux
-populations de songer davantage à l’embellissement
-de la vie extérieure. Aussi, nous choisissions la saison
-propice, pour nos expéditions qui comportaient
-toujours un programme longuement pédestre. Le
-plus souvent, les villes ne nous apparurent que
-dans la joie de la lumière, dans l’éclat du matin,
-dans la douceur des soirs, dans l’enchantement de
-l’été et de l’automne ; nos printemps tardifs et aigres
-sont rarement praticables. Alors et dans le souvenir,
-bien des régions bénéficiaient et bénéficient à
-jamais de la surprise du moment. Cependant notre
-enthousiasme demeure bien justifié quand il s’attache,
-par exemple, à la basilique, à la cathédrale,
-aux fontaines, aux rues de vieux logis de Clermont
-et de Mont-Ferrand et aux châteaux de la Limagne.
-Mais je m’engage peut-être, beaucoup, en prêtant
-une admiration archéologique à Vermenouze ; certainement,
-il préférait le roc caverneux des cimes
-où l’aigle établit son aire, à la pierre taillée plus ou
-moins habilement, et sa rude foi montagnarde se
-trouvait mieux à l’aise pour prier dans l’humble
-vie du village que dans le vaisseau des cités épiscopales,
-où il n’aurait pas osé entrer en bottes et
-blouse de chasse, laissant son fusil et son chien à la
-garde du pauvre, sous le porche. Le fait est curieux
-qu’ayant habité l’Espagne, traversé l’Italie, parcouru
-la Bretagne et connaissant les chefs d’œuvre
-de notre École Auvergnate, le croyant Vermenouze,
-ni en patois ni en français, n’ait été inspiré jamais
-par quelqu’une de ses stations aux sanctuaires de
-notre pays ! Cependant que l’on n’aille pas conclure
-qu’il ne recevait pas l’impression immédiate et chaleureuse,
-et qu’il ne la traduisait pas, sur place, en
-paroles expansives ! Comment, chez nous, dans ces
-édifices qui font corps avec le roc, Vermenouze
-n’aurait-il pas ressenti l’admiration qu’il prodiguait
-à toute notre nature montagnarde, car nos édifices
-romans apparaissent comme des prodiges du sol,
-comme des jaillissements spontanés du terroir ; ils
-surgissent comme de fabuleux tubercules noués des
-plus profondes racines indigènes ; ils adhèrent au
-mont et à la vallée comme le bloc fruste de l’ère volcanique ;
-c’est vainement qu’on leur assigne pour
-origine le renouveau des basiliques romaines et
-byzantines ; on ne peut croire qu’ils ne sont pas d’ici,
-comme la grange et comme l’étable de basalte… :</p>
-
-<blockquote>
-<p>La VOIX morale que les vieilles cathédrales ont
-pour nous, ce qu’elles disent à notre ouïe lorsque nous
-les considérons dans un moment de calme et de tranquillité,
-est l’effet du Style.</p>
-</blockquote>
-
-<p class="noindent">écrit Stendhal, au cours d’un voyage en Auvergne<a id="FNanchor_41" href="#Footnote_41" class="fnanchor">[41]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_41" href="#FNanchor_41"><span class="label">[41]</span></a> Notons encore ces réflexions :</p>
-
-<p>J’ai passé par Clermont, qui m’a donné un vif chagrin,
-celui de ne pouvoir m’y arrêter. Quelle magnifique position !
-Quelle admirable cathédrale ! Quelle belle chaleur
-<i>ventillata</i> !</p>
-
-<p>La vue que l’on a du Puy-de-Dôme, qui n’est qu’à deux
-lieues de la ville, élève l’imagination, tandis que l’aspect
-de la Limagne donne l’idée de la magnificence et de la fertilité.
-Je n’ai pu donner qu’un quart d’heure à la cathédrale
-commencée vers 1248, mais non achevée. La voûte est à
-cent pieds du pavé, la longueur de l’édifice est de trois
-cents pieds, les piliers du rond-point sont remarquables
-par leur délicatesse. Ce monument, d’un aspect sévère et
-imposant, domine toute cette ville sombre, bâtie elle-même
-sur un monticule. J’ai été surpris et charmé par la
-vue que l’on a de la terrasse. La très antique église de
-Notre-Dame-du-Port, qui date de 560 et fut reconstruite en
-866, mériterait une description de plusieurs pages. La
-grande difficulté, comme à l’ordinaire, serait d’être intelligible.
-En Auvergne, on tire un grand parti de la différence
-de couleur dans les matériaux des surfaces. Les
-anciens peignaient les façades de leurs temples. Avant
-cette découverte assez récente, les savants d’académie
-maudissaient cette pratique.</p>
-
-<p>Mon correspondant a voulu absolument me conduire au
-jardin de Mont-Joly, à vingt minutes de la ville ; j’y ai
-trouvé une magnifique allée de vieux arbres qui, à elle
-seule, vaudrait un voyage de dix lieues. Et je n’ai pu donner
-qu’une heure et demie à cette ville de la Suisse, avec
-cette différence, en sa faveur, qu’elle est bâtie en lave, et
-que la présence d’un volcan, <i>même éteint</i>, imprime toujours
-au paysage quelque chose d’étonnant et de tragique qui
-empêche l’attention de se lasser. Il me semble que le lecteur
-est d’avis que rien ne conduit aussi vite au bâillement
-et à <i>l’épuisement moral</i> que la vue d’un fort beau
-paysage : c’est dans ce cas que la colonne antique la plus
-insignifiante est d’un prix infini ; elle jette l’âme dans un
-nouvel ordre de sentiments.</p>
-
-<p>Si j’avais huit jours à moi, il me semble que je les emploierais
-fort bien dans les <i>Cantals</i> aux environs de Saint-Flour.
-Il y a là des solitudes dignes des âmes qui lisent avec plaisir
-les sonnets de Pétrarque ; mais je ne les indiquerai pas
-plus distinctement, afin de les soustraire aux phrases
-toutes faites et aux malheureux superlatifs des faiseurs
-d’articles dans les revues.</p>
-</div>
-<p>Le style, c’est l’homme, le style, c’est le pays, — témoin
-Pascal. Comment, avec Vermenouze, aurions-nous
-été insensibles à l’accent roman, patois, de
-l’architecture du <small>XI</small><sup>e</sup> siècle.</p>
-
-<p>« <i>Chaque province, en France, a eu son beau
-moment</i> », inscrit encore Stendhal, dans ces mêmes
-<i>Mémoires d’un Touriste</i> ! Sans doute, pour l’Auvergne,
-les <small>XI</small><sup>e</sup> et <small>XII</small><sup>e</sup> siècles ont marqué une ère
-considérable, encore peu étudiée.</p>
-
-<p>C’est ainsi que la chose existait sept ou huit cents
-ans avant d’être baptisée ; le mot roman ne date que
-de 1825, l’architecture romane se disait lombarde,
-saxonne, byzantine. Cependant, pour Stendhal, le
-roman ne doit pas avoir été le règne du beau en
-Auvergne, en ce <small>XI</small><sup>e</sup> siècle où « l’Architecture »
-<i>romane</i> succède à la <i>romaine</i> et la copia autant que
-la misère et la barbarie des temps le permettaient.
-Or, il y fallut de la richesse et du savoir, les biens
-du clergé, et le génie de la race, en qui Stendhal
-n’a vu que des imitateurs étroits et serviles. Aujourd’hui,
-il faut reconnaître l’originalité et l’audace de
-ces constructeurs médiévaux du massif central dont
-la leçon se propagea si loin qu’ils abaissèrent nos
-frontières de montagnes pour faire resplendir la
-gloire de l’École auvergnate depuis Saint-Sernin-de-Toulouse
-jusqu’à Autun<a id="FNanchor_42" href="#Footnote_42" class="fnanchor">[42]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_42" href="#FNanchor_42"><span class="label">[42]</span></a> On peut facilement établir que les églises romanes de
-Saint-Étienne-de-Nevers, Sainte-Foy-de-Conques, Saint-Gaudens,
-Saint-Nazaire-de-Carcassonne, Saint-Sernin-de-Toulouse,
-Saint-Trophyme-d’Arles, Saint-Gilles, Saint-Jacques-de-Compostelle,
-dénotent une certaine imitation de l’art
-arverno-roman. La sculpture des chapiteaux, des frises,
-des corniches, des modillons des églises romanes de l’Auvergne,
-a inspiré les écoles poitevines, toulousaines et provençales ;
-le plan des édifices religieux de l’Auvergne a été
-imité par l’École toulousaine ; ainsi, l’École auvergnate
-apparaît comme une abondante source où les architectes
-ont longuement puisé.</p>
-</div>
-<p>L’Auvergne n’avait qu’à se baisser pour recueillir
-la tradition de l’architecture romaine, que ses
-moines bâtisseurs devaient adapter si puissamment
-et originalement à notre ciel sombre et à nos violents
-climats : les églises des <small>XI</small><sup>e</sup>, <small>XII</small><sup>e</sup> siècles ne
-furent-elles pas édifiées aux places d’anciens monuments
-gallo-romains, dont on utilisait les substructions ?
-Notre-Dame-du-Port, du <small>VI</small><sup>e</sup> au <small>XII</small><sup>e</sup> siècle fut
-reconstruite trois fois jusqu’à sa transformation
-définitive de l’époque romane. C’en était fini des
-plafonds plats des basiliques romaines, des toitures
-de charpente vouées à l’incendie ; le plein
-cintre, la voûte en berceau furent la trouvaille du
-roman :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Le mur épais, la voûte puissante, le pilier massif
-sont des éléments primordiaux de l’art arverno-roman.
-Par l’importance qui leur est donnée, l’École Auvergnate
-dérive de l’architecture romaine où le mur jouait un si
-grand rôle. A Rome le mur en effet, n’est pas comme
-une pièce, une simple clôture, il est l’âme de l’édifice ;
-l’église romane d’Auvergne a l’air d’une forteresse<a id="FNanchor_43" href="#Footnote_43" class="fnanchor">[43]</a>.</p>
-</blockquote>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_43" href="#FNanchor_43"><span class="label">[43]</span></a> L’art roman auvergnat, par Albert Bresson.</p>
-</div>
-<p>De là, son accord profond, une harmonie foncière
-avec nos Villes fortifiées, les paysages où les parois
-des monts sont comme de noirs remparts<a id="FNanchor_44" href="#Footnote_44" class="fnanchor">[44]</a>. Nous
-n’étions pas grand clerc en archéologie. C’est d’instinct
-que nous admirions, — bien avant de connaître
-les raisons, le détail technique du roman auvergnat, — d’un
-regard épris de lignes sobres, de plans solides,
-de robustes aspects montagnards ; par la contemplation
-limitée de nos horizons, la basilique rude, aux
-rares ouvertures de meurtrières, offrait le rythme de
-ses formes pleines, trapues, mais clairement, simplement,
-logiquement réparties. Ici, la foi n’est point
-dépaysée à la surprise d’agréments décoratifs de
-cent provenances étrangères. La variété de l’ornementation
-par les incrustations coloriées est tirée
-du volcan même. Cette polychromie de marqueterie
-jaune, noire, rouge, blanche, des couleurs familières
-des laves de la région, réjouit la vue de ses incrustations
-géométriques sans distraire l’attention par
-des curiosités dispersées :</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_44" href="#FNanchor_44"><span class="label">[44]</span></a> La construction de l’École d’Auvergne peut se résumer
-en douze éléments précis et déterminés qui caractérisent
-son architecture ; en croix latine avec trois nefs — nef centrale
-voûtée en berceau, épaulée par des nefs latérales
-avec voûte d’arête — piliers carrés cantonnés sur les quatre
-faces de colonnes engagées — voûte médiane avec ou sans
-arcs doubleaux — croisée du transept voûtée en coupole
-surmontée d’une tour — lanterne centrale octogonale — nef
-centrale éclairée par les baies des bas côtés, fenêtres
-amorties en plein cintre avec large évasement intérieur,
-presque toujours à l’aplomb du mur extérieur — archivoltes
-intérieures inscrivant les baies des absides et du
-chœur et reposant sur le chapiteau de colonnettes dégagées — abside
-en hémicycle voûtée en cul-de-four, flanquée
-d’absidiales voûtées de même — arcature courant au-dessus
-des baies et autour du chevet toujours circulaire — chœur
-à déambulatoire — crypte dans le chœur (Idem).</p>
-</div>
-<p>« Tous les grands divertissements sont dangereux
-pour la vie chrétienne », pensait Pascal.</p>
-
-<p>Il dénonçait surtout la comédie. Tant d’incomparables
-cathédrales dans leurs décors merveilleux
-n’offrent-elles pas de représentations d’une pompe
-où l’humilité chrétienne se sent mal à l’aise ? J’imagine
-que le recueillement et la prière doivent trouver
-leur densité la plus émouvante dans l’âpre
-refuge de la crypte romane, dans le caveau souterrain
-aux voûtes libres que n’éclaire et ne chauffe
-guère que le buisson des cierges, et où ne descendent
-pas les voix des orgues et des cantiques.</p>
-
-<p>Si les moines de l’École auvergnate ont su utiliser
-les matériaux de la contrée, et en tirer les éléments
-d’une ornementation personnelle à quoi, plus
-qu’à toute autre, devaient être sensibles des populations
-pratiques, qui entendent la raison plus que
-la fantaisie, ces étonnants bâtisseurs n’ont pas
-innové en fait de sculptures. (D’ailleurs, la taille du
-basalte offre d’insurmontables difficultés.) Ils ont
-emprunté leurs motifs à la convention, sans un
-regard sur la nature. On remarque qu’en dehors de
-la feuille d’acanthe ou de la pomme de pin, le règne
-végétal n’a guère été exploité ; généralement, l’exécution
-des chapiteaux est lourde, médiocre. Cependant,
-on ne saurait juger indifférente la naïveté du
-« rendu » des monstres, des masques étranges, des
-compositions obscènes — de réminiscence orientale.</p>
-
-<p>Mais il est une catégorie de sculpture éminemment
-auvergnate ; ce sont les chapiteaux historiés,
-donnant une suite, par exemple, à Notre-Dame-du-Port,
-l’histoire d’Adam et d’Ève. Il est des centaines
-de ces chapiteaux historiés en Auvergne, qui, par
-leur beauté, inscrivent l’art dans le roman auvergnat.
-On a, dans quelques cas, tenté de déchiffrer le symbolisme
-supposé de certaines scènes ou de certains
-personnages — sans parvenir à des solutions satisfaisantes.
-Il est moins hasardeux de s’en tenir à la
-pensée visible des artisans.</p>
-
-<p>Pour tout le détail, je ne puis que renvoyer aux
-pages si documentées de M. Albert Bresson. Il vous
-dira les modillons, les corniches, les frises, et tous
-les accessoires de l’architecture religieuse, la croix
-sur la place du village, les croix professionnelles, les
-crosses, les calices, les colombes eucharistiques, les
-grilles de fer forgé, les autels portatifs, les châsses,
-les reliquaires, les meubles.</p>
-
-<p>Pour nous, nous étions plus sensibles, à l’aspect
-de ces pierres disciplinées qu’il avait fallu tout l’effort
-d’un peuple pour hisser à la place indiquée, les
-uns fournissant l’argent, et, les pauvres — ces corvées
-épiques, — qu’au travail individuel et délicat
-des métaux précieux. Certes, à Conques, nous
-savions, une à une, toutes les merveilles des vitrines
-et des armoires : de la statue d’or de sainte Foy à l’A
-de Charlemagne, quel éblouissement ! Mais ce n’est là
-que de délicieux amusements de l’esprit, du regard,
-du toucher. L’extase indicible est dans le monument
-paisible et formidable, qui impose sa puissante sérénité
-à ces farouches régions de ravins, de bois, de
-monts ; à travers le chaos figé des vagues volcaniques,
-nos églises de roman auvergnat sont ancrées
-comme de vigoureux vaisseaux, que ne pouvait
-démâter la tempête. En vérité, l’Auvergne avait réalisé
-son type définitif. Elle n’en voulait plus essayer
-d’autre. Elle lui demeurait fidèle, alors que partout
-on le délaissait. Elle résistait, à l’invasion victorieuse
-partout ailleurs, du gothique, dont il ne faut pas
-chercher, dans nos montagnes, des exemplaires
-brillants. A peu près toutes nos églises sont romanes,
-l’archéologue pourrait redouter la monotonie. Non,
-le roman auvergnat ne se répète pas pauvrement
-de proche en proche ; il a sa souplesse et sa diversité ;
-mais, à travers toutes les différenciations, il
-garde ses caractéristiques de force et de simplicité.
-Il n’est pas d’autres écoles avec une pareille énergie
-de concentration, qui assure à nos montagnes
-une incomparable unité d’art et de paysage, une aussi
-pathétique harmonie des créations de l’homme, du
-sol tragique et de l’âpre ciel arverne.</p>
-
-<p>Cette communion intense du monument et de l’ambiance,
-nous la sentions dans nos villages les plus
-reculés ; le retour à nos plus humbles églises de tous
-les jours ne nous attristait pas du regret des splendeurs
-un moment apparues. La plus pauvre chapelle
-peut nous retenir et nous émouvoir, quand elle
-garde du caractère, qui sauve de la laideur et de la
-prétention. Quelle franchise, quel aveu de misère
-saine et vaillante dans « ces clochers à peigne »
-où les cloches se balancent ou reposent à l’air, à
-toutes les températures. Il est vrai qu’il ne fait pas
-plus chaud à l’intérieur, où l’eau gèle dans le bénitier…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c14">CHAPITRE XIV</h2>
-
-<p class="d">De Bretagne en Auvergne. — Le Cobreto et le cercle. — Les
-Auvergnats d’été. — La ballade du veau. — <i>En plein vent</i> ;
-<i>Mon Auvergne</i>. — La vieillesse du poète. — « Ma mère » ;
-« Le Grillon ». — De Vielles à Maillane.</p>
-
-
-<p>En 1898, j’arrivais à une fin de bail du manoir
-breton où je vivais avec mon fils, un bébé de trois
-ans. L’été, la distance n’effrayait pas mes amis ;
-mais l’hiver…! Quand le temps permettait de chasser
-la bernache, les rudes courses de mer suffisaient
-à endormir ma pensée… Seulement, bien des jours,
-par les mois noirs, impossible de hisser la voile, et
-mon bateau devait rester à son corps mort… Locquémeau
-était à une douzaine de kilomètres de Lannion,
-du médecin, du pharmacien… Au moindre
-bobo de l’enfant, que faire… Enfin, nous n’étions pas
-d’ici… Le fermier, le pêcheur parlaient breton.
-Je voulais que mon petit fût un Auvergnat. Je m’en
-ouvris à Vermenouze. Il n’y avait pas huit jours
-qu’il m’avait quitté, — qu’il m’avait trouvé un enclos,
-dont la description m’enchantait, à trois quarts
-d’heure d’Aurillac, sur les bords de la Cère… En
-quelques semaines, il arrangeait tout, location avec
-promesse de vente, à des conditions parfaitement
-amicales de la part du propriétaire, du notaire,
-d’ailleurs étonnés de mon acceptation, les yeux fermés !
-Que m’importait ? Pouvais-je être mal en
-Auvergne, au voisinage de Vermenouze…</p>
-
-<p>Et puis, il y avait le <i>Cercle de l’Union</i>, qui ne
-date pas d’aujourd’hui…<a id="FNanchor_45" href="#Footnote_45" class="fnanchor">[45]</a></p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_45" href="#FNanchor_45"><span class="label">[45]</span></a> Le besoin d’un tel refuge s’imposait, paraît-il, aux
-hommes honnêtes et probes, d’honneur et de caractère
-sociables, tant le luxe et l’amour du plaisir avaient envahi
-Aurillac. Les femmes se ruinaient chez les modistes. Les
-élégants se passionnaient pour le domino, en prenant le
-punch ou le café, dont la première tasse en France aurait
-été servie, dit-on, à côté du local de la Société, « à l’hôtel
-patrimonial des Noailles ».</p>
-
-<p>Ce fut le premier titre du Cercle de l’Union, aujourd’hui
-centenaire, dont le fondateur Antoine Guitard, né et décédé
-à Aurillac (1762-1846), a laissé le souvenir d’une activité
-diverse et successive que ne décourageaient pas les événements.
-Avocat au Parlement, en 1784, Président du Conseil
-Général en 1790, député à l’assemblée législative en
-1791, le consoleur public au Tribunal Criminel en l’an IV,
-administrateur de la ville d’Aurillac en l’an V, Procureur
-Impérial en 1807, député aux Cent-Jours, député en 1819.
-Après 1820, il se consacre au Barreau. Il devient Préfet du
-Cantal, en 1830, décoré à chaque étape. Il était éminemment
-qualifié pour vanter à ses compatriotes les nécessités de la
-prudence et de la concorde, à travers tant de changements
-de régimes politiques. Loin de « l’esprit de coterie », Antoine
-Guitard, au 15 janvier 1809, fixe l’esprit et le but de
-l’orientation :</p>
-
-<p><i>La Société n’est qu’une réunion d’hommes paisibles, qui
-ont convenu d’un lieu, pour s’y délasser ensemble de leurs
-travaux, et y passer leurs moments de loisir, avec agrément
-et peu de frais…</i></p>
-</div>
-<p><i>La Société littéraire d’Aurillac</i>…</p>
-
-<p>C’est là que Vermenouze venait lire les journaux
-et fumer sa pipe, et que se préparait <i lang="oc" xml:lang="oc">lo Cobreto</i>,
-l’organe de l’<i>École auvergnate</i> et du <i>Haut-Midi</i>
-(1895). Ces feuillets de patois cantaliens me touchaient
-infiniment. Ils me prouvaient que je n’avais
-pas eu si tort de ne pas me laisser encercler
-dans tant de groupements étroits, hors desquels il
-n’y avait point, paraît-il, de salut littéraire ! Un
-jour, j’étais sorti du naturalisme, de l’impressionnisme,
-du décadentisme, du symbolisme, pour faire
-tout simplement un tour au pays. J’avais écrit, là-dessus,
-de tout mon cœur, de toute ma jeunesse. Évidemment,
-il n’en sortait aucune nouveauté d’école.
-Un livre qui s’intitulait : <i>L’Auvergne</i> ! De l’histoire,
-de la géographie, de la compilation ! C’était
-la rupture avec les cénacles unifiés. En revanche,
-de fortes compensations, dans le mouvement régionaliste.
-La petite patrie valait bien les petites chapelles.
-Je suis assez fier d’y avoir couru d’instinct,
-sans l’indication de personne, il y a trente ans !
-d’autres s’empressent, désormais, un peu tard. On
-découvre la France. Pour le réveil auvergnat, je
-revendique l’honneur d’avoir été à la peine.</p>
-
-<p>La peine fut un plaisir quand la <i lang="oc" xml:lang="oc">Cobreto</i> nous
-révéla l’exaltation et l’émulation que suscitait la
-production inspirée et locale de Vermenouze ; dès
-ses premiers airs, la <i lang="oc" xml:lang="oc">Cobreto</i> se faisait entendre jusqu’au
-plus lointain midi. Frédéric Mistral saluait
-l’avènement de Vermenouze et de l’École Auvergnate,
-comme une date du félibrige. Félix Gras
-acceptait de présider en juin 1895 aux félibrées
-de Vic-sur-Cère, de Vic-en-Carladès où l’ombre
-du moine de Montaudon dut tressaillir à la nombreuse,
-savante et chaude éloquence d’Eugène Lintilhac.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Le Cercle, la <span lang="oc" xml:lang="oc">Cobreto</span>, ce fut l’effort charmant
-d’Armand Delmas, jeune avocat lettré, le conteur
-exquis des <i>Menettes de Roumégoux</i> et de <i>l’Armoire
-au linge blanc</i> ; à qui il n’a manqué qu’un peu d’assiduité
-au travail pour dépasser les frontières provinciales ;
-mais ce n’est pas rien que d’avoir signé
-des pages qui font regretter que l’auteur n’en ait pas
-publié davantage, ce n’est pas rien que d’avoir,
-en nos rudes pays, voulu la vie plus polie, plus élégante
-et sacrifié son repos pour l’agrément de ses
-concitoyens, ce n’est pas rien que d’avoir négligé
-sa production personnelle pour favoriser la renommée
-du voisin : <i>Flour de Brousse</i> doit à l’initiative
-généreuse d’Armand Delmas d’avoir été
-imprimée ; et, des fondateurs de la <i lang="oc" xml:lang="oc">Cobreto</i>, il fut le
-plus opiniâtre et le plus ingénieux, certainement. <i>Il
-y a attrapé chaud</i>, pour le reste de son existence !
-A force d’aller et venir, il gardait, au plus glacé de
-l’hiver, le front en sueur, qu’il lui fallait éponger,
-sans cesse, de son mouchoir. Pour moi, membre
-forain ! — j’ai passé là plus d’une heureuse soirée ;
-les consommations y étaient de marque, et, après
-l’arrivée solennelle des journaux, sur le coup de 9 ou
-10 heures, les joueurs partis, la conversation s’y
-prolongeait, non sans violence, dans la nuit, jusqu’à
-la route par laquelle je devais pédaler 4 ou 5
-kilomètres pour regagner mon gîte, à travers les
-vapeurs de la prairie arpajonnaise…</p>
-
-<p>L’été on s’avançait vers le square, à la terrasse
-du café mitoyen, où se rencontraient les « Auvergnats
-de Paris », fidèles à la petite Patrie, Lintilhac,
-en passe de devenir sénateur, Francis Charmes, en
-route pour remplacer Brunetière, à la <i>Revue des
-Deux-Mondes</i>, le comte de Miramon-Fargues, et
-Louis Delzons, prématurément disparus, avant
-d’avoir fourni toute leur mesure, Jean de Bonnefond,
-redouté pour son esprit, Louis Farges, des
-Affaires étrangères, aujourd’hui député, Marcelin
-Boule, le savant professeur au Muséum.</p>
-
-<p>On se montrait le glorieux Duclaux, de l’Institut
-Pasteur, dont les vacances s’écoulaient à <i>Olmet</i>,
-vers Vic-sur-Cère ; de jeunes peintres, de jeunes
-musiciens, espoir de la palette et de la gamme, et
-des pince-sans-rire que guettait la chronique parisienne
-où il est devenu maître, et pour qui le
-Cercle, évidemment, devait paraître bien désuet :
-tel Maurice Prax qui raillait de la sorte :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Balade pour l’âme Sentimentale</div>
-<div class="verse">Qui vit les veaux sur la montagne.</div>
-
-<div class="verse stanza"><i>O les souvenirs idylliques !</i></div>
-<div class="verse"><i>Théocrite, tes chalumeaux !</i></div>
-<div class="verse"><i>Replets, dodus, académiques,</i></div>
-<div class="verse"><i>Nous les vîmes, les petits veaux,</i></div>
-<div class="verse"><i>Sur les gros monts en somnolence,</i></div>
-<div class="verse"><i>Se mordiller, se tracasser,</i></div>
-<div class="verse"><i>Et jeter leur exubérance :</i></div>
-<div class="verse"><i>Ils ont dû depuis engraisser !</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Ils regardaient — veaux poétiques —</i></div>
-<div class="verse"><i>Voler les tout petits oiseaux ;</i></div>
-<div class="verse"><i>Et, l’instant d’après, — plus pratiques —</i></div>
-<div class="verse"><i>Ils dépontaient les baliveaux</i></div>
-<div class="verse"><i>Et suçaient des pousses l’essence,</i></div>
-<div class="verse"><i>Puis se prenaient à rêvasser</i></div>
-<div class="verse"><i>A choses plus graves qu’on pense !</i></div>
-<div class="verse"><i>Ils ont dû, depuis engraisser !</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Ils cherchaient — veaux mélancoliques,</i></div>
-<div class="verse"><i>De quoi sont faits les fricandeaux,</i></div>
-<div class="verse"><i>Et les reliures classiques</i></div>
-<div class="verse"><i>Des œuvres des poétereaux.</i></div>
-<div class="verse"><i>Mon dieu, qu’on est léger en France !</i></div>
-<div class="verse"><i>Nous vîmes les veaux grimacer,</i></div>
-<div class="verse"><i>Bientôt après… Insouciance !</i></div>
-<div class="verse"><i>Ils ont dû, depuis, engraisser !</i></div>
-
-<div class="verse stanza"><i>Bonne âme, qui faites bombance,</i></div>
-<div class="verse"><i>Ayez un doux pleur à verser,</i></div>
-<div class="verse"><i>Quand des veaux aurez souvenance !</i></div>
-<div class="verse"><i>Ils ont dû, depuis, engraisser.</i></div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Hélas, notre compagnonnage devait être vite relâché
-et la chambre de « M. Vermenouze » être de
-moins en moins occupée. Quelques mois à peine
-s’étaient écoulés depuis mon installation à Maussac,
-que son contrat d’association avec les cousins Garric
-était rompu, et qu’il quittait sa vieille demeure de
-la rue d’Aurinques pour la maison natale de Vielle,
-où habitaient encore sa mère, sa sœur. Cela nous
-écartait d’une quinzaine de kilomètres, impraticables
-l’hiver. D’ailleurs, la maladie commençait de
-le miner. Et moi, je partais pour l’Extrême-Orient…</p>
-
-<p>Cependant, il y eut là des haltes, claires, que nous
-pouvions espérer plus durables. Vermenouze nous
-tombait à l’improviste, avec son chien, sa pipe, son
-carnier gonflé de quelque lièvre ou de quelque bécasse,
-à la saison. Il avait fait signe à nos amis d’Aurillac — et
-c’étaient de plantureuses veillées.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Vermenouze achevait les pièces d’<i>En plein Vent</i>.
-Nous ne l’avions pas encouragé dans cette voie, ses
-lointains débuts en français n’accusaient pas d’originalité.
-Il n’y était pas auvergnat. Or, soudain, au
-lieu de ces lourdes machines de naguère, où l’on
-sentait trop ses lectures de Hugo, de Lamartine, de
-Leconte de Lisle, il apportait des sonnets où se retrouvaient
-son tempérament, sa verve, son observation
-réaliste et malicieuse, sa marque sobre et
-solide. Il s’y décelait d’autres dons, d’intimité,
-d’émotion, de douceur, — comme une source susurrante
-dans la brousse sèche où se complaisait jadis
-le chasseur de sauvagine ; la plupart de ces quatorzains
-nous redisent encore la faune montagnarde,
-avec l’exactitude d’un naturaliste doublé d’un fabuliste.
-De la ferme des vallées au buron des sommets,
-du martin-pêcheur au grand-duc, nul habitant de la
-terre, des eaux, de l’air dont il n’ait épié les gestes
-et surpris quelque secret, mais, peu à peu, le poète
-va supplanter le coureur des bois et des ruisseaux.
-Il songe aux anciens « <i>qui devant Dieu sont</i> », devant
-qui lui-même pourrait être tout à l’heure à son
-tour, et il implore :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Mon père, ce preneur de truites sans rival,</div>
-<div class="verse">Les dimanches d’été m’emmenait à la pêche :</div>
-<div class="verse">En ce temps-là, j’étais joufflu comme une pêche</div>
-<div class="verse">Et blond comme un rayon de soleil estival.</div>
-
-<div class="verse stanza">Marchant dans les genêts et la bruyère sèche,</div>
-<div class="verse">Nous allions commencer tout à fait en aval</div>
-<div class="verse">D’un ruisseau cascadeur qui coule au fond d’un val ;</div>
-<div class="verse">Et bientôt l’épervier s’abattait dans l’eau fraîche.</div>
-
-<div class="verse stanza">Mon père, son panier d’osier contre le flanc,</div>
-<div class="verse">Déployait le filet, qui partait en sifflant,</div>
-<div class="verse">Rapide, ailé, d’un vol foudroyant de rapace.</div>
-
-<div class="verse stanza">Et, le soir, des poissons marbrés de pourpre et d’or</div>
-<div class="verse">Emplissaient notre grand panier jusques au bord ;</div>
-<div class="verse">Et voilà quarante ans de cela. — Le temps passe !</div>
-</div>
-
-</div>
-
-<p class="c gap">II</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Mon père est mort, j’atteins mon cinquantième hiver ;</div>
-<div class="verse">Mais je garde très frais, dans ma vieille mémoire,</div>
-<div class="verse">Le souvenir de ce ruisseau, vivante moire,</div>
-<div class="verse">Qui frissonne et bruit au fond du vallon vert.</div>
-
-<div class="verse stanza">Pour vous, qui fûtes bon et qui m’êtes si cher,</div>
-<div class="verse">O mon père, le Christ vous reçut dans sa Gloire ;</div>
-<div class="verse">Et, comme, ainsi que vous, j’ai le bonheur de croire</div>
-<div class="verse">A l’immortalité de l’âme et de la chair,</div>
-
-<div class="verse stanza">Mon rêve, c’est d’aller, un jour, bientôt, peut-être,</div>
-<div class="verse">Vous retrouver là-haut, auprès du divin Maître,</div>
-<div class="verse">Et de recommencer, comme au bon temps jadis,</div>
-
-<div class="verse stanza">(Dieu qui peut tout, peut bien nous permettre ces choses)</div>
-<div class="verse">Nos pêches aux goujons dorés, aux truites roses,</div>
-<div class="verse">Dans quelque merveilleux ruisseau du Paradis.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>L’attendrissement a imprégné le poète ; le chasseur
-a mis bas les armes, il ne s’agit plus que de
-pêche innocente sans crainte de procès verbal.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Le pays et les gens me faisaient fête. Le village
-s’animait du va-et-vient de mes hôtes et de mes visiteurs.</p>
-
-<p>Vermenouze était choyé.</p>
-
-<p>Comme pour <i>Flour de Brousso</i>, les amis et voisins
-du poète avaient fait leur devoir, assuré la publication
-d’<i>En plein Vent</i><a id="FNanchor_46" href="#Footnote_46" class="fnanchor">[46]</a>. Ç’avait été un gros
-succès littéraire. Vermenouze n’était pas indifférent
-aux louanges qu’il recevait des maîtres à qui il avait
-fait le service de son livre.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_46" href="#FNanchor_46"><span class="label">[46]</span></a> <i>En plein vent</i> (P.-V. Stock, éditeur).</p>
-</div>
-<p>Mais les étés peuvent se prolonger jusqu’à la
-Saint-Martin : ils ont une fin. Notre Lintilhac ne
-venait plus faire sa pleine eau dans la Cère, en suspendant
-« sa moumoute », — sa perruque — à quelque
-branche. Les camarades avaient repris le train pour
-la capitale. On s’installait pour les quartiers d’hiver — lorsqu’un
-soir, Vermenouze m’arriva tout défait :
-il quittait Aurillac — et moi, je m’embarquais pour
-l’Indochine.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Ce furent les années (1901-1904) où il composa
-<i>Mon Auvergne</i>. Il me montra le manuscrit avec
-gêne, j’y allais tout franc comme d’habitude. Son
-recueil manquait un peu de l’unité qui liait ses précédents
-ouvrages, patois ou français. Je remarquais
-surtout les professions de foi trop fréquentes, et
-banales, qui intervenaient à tout propos. Je trouvais
-Vermenouze irréductible. Des influences confessionnelles
-l’avaient encerclé. Cependant <i>Mon Auvergne</i>,
-sous la réserve des critiques précédentes, montre un
-Vermenouze d’inspiration élargie et d’envolée plus
-haute. L’homme vieilli s’est attendri. Dans sa maison
-natale, entre les siens, — sa mère vivait encore, — il
-est touché d’une grâce exquise. Il sort moins,
-craignant de laisser trop seule et inquiète la vieille
-femme chérie. Il ne chasse et ne pêche plus guère
-qu’autour de chez lui. Il tisonne, sous la vaste cheminée
-familiale ; sa foi devient plus exigeante. Il
-m’écrit, au sujet d’un roman projeté en collaboration
-sur les émigrants cantaliens en Espagne :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Je me mets à votre disposition pour vous fournir tous
-les renseignements et documents qu’il sera en mon pouvoir
-de me procurer. Il est même possible que j’écrive
-quelque chapitre du livre, <i>pourvu que la morale et la religion
-chrétienne</i> y soient partout respectées !</p>
-</blockquote>
-
-<p>Ainsi, pour lui, un livre n’est plus un livre, mais
-une manifestation religieuse et politique. Il mêle
-la poésie et « les inventaires » ; je n’insiste pas.
-Jouissons seulement des beautés du livre en soi, — sous
-la typographie fâcheuse et le puéril <i lang="la" xml:lang="la">ex libris</i>
-de la <i>Revue des Poètes</i> :</p>
-
-<p>Il n’est pas de poète régionaliste qui ait chanté
-d’une voix plus douce les horizons intimes ; sa langue
-s’est assouplie, comme sa rudesse s’est apaisée :</p>
-
-
-<p class="c gap"><i>Ma Mère</i></p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Notre logis, sous sa glycine et son tilleul,</div>
-<div class="verse">Égayait les prés verts de sa blancheur riante,</div>
-<div class="verse">Mais la mort vint, qui prit l’aïeule, puis l’aïeul,</div>
-<div class="verse">Et qui bientôt courba, douloureuse et priante,</div>
-
-<div class="verse stanza">L’épouse veuve sur un troisième linceul.</div>
-<div class="verse">Et dans cette maison, où mène une humble sente,</div>
-<div class="verse">Ma mère pour toujours s’enferme, vieillissante,</div>
-<div class="verse">Avec le souvenir de ses morts, seule à seul.</div>
-
-<div class="verse stanza">Maintenant, elle, aussi, vers Dieu s’en est allée…</div>
-<div class="verse">Mais quand ma lèvre, après que j’ai prié, le soir,</div>
-<div class="verse">Touche les pieds du Christ en bois vétuste et noir,</div>
-
-<div class="verse stanza">A la place où son âme un jour s’est exhalée,</div>
-<div class="verse">C’est un peu d’elle encor que j’embrasse à genoux,</div>
-<div class="verse">Sur ce Christ qu’ont baisé tous les morts de chez nous.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>En fait, ce n’est que par le ton que <i>Mon Auvergne</i>
-diffère d’<i>En plein Vent</i>, dont elle répète le plus souvent
-le thème limité au décor familier, aux scènes
-du foyer, aux courses dans la montagne, aux pittoresques
-émigrants.</p>
-
-<p>Mais aux sonnets rigides, parfois d’un réalisme
-quelque peu pictural, a succédé une poésie, plus
-affective et repliée, où le sentiment l’emporte sur
-l’impression, alors que la forme elle-même s’assouplit
-et se nuance davantage.</p>
-
-
-<p class="c gap">LE GRILLON</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">J’ai pour hôte un grillon à peau parcheminée</div>
-<div class="verse">Et flétrie, à la voix fêlée, — un grillon vieux,</div>
-<div class="verse">Qui, tout l’hiver, durant les longs soirs pluvieux,</div>
-<div class="verse">Tient en éveil l’écho de notre cheminée.</div>
-
-<div class="verse stanza">Ce vieillard, qui, peut-être, a connu nos aïeux,</div>
-<div class="verse">Est d’humeur casanière, et vit en cénobite,</div>
-<div class="verse">Laissant à peine, au fond du trou noir qu’il habite,</div>
-<div class="verse">Luire l’émail blafard et poli de ses yeux.</div>
-
-<div class="verse stanza">Il boitille en marchant, et n’a plus qu’une antenne,</div>
-<div class="verse">Une sorte de poil qui, sur son front chenu,</div>
-<div class="verse">Tremble ainsi qu’un plumet minuscule et ténu ;</div>
-<div class="verse">— Quand il chante, sa voix paraît toujours lointaine.</div>
-
-<div class="verse stanza">Paraît toujours lointaine et venir du passé…</div>
-<div class="verse">Et, dans ces chants voilés, tristes comme des plaintes,</div>
-<div class="verse">Il ne sait évoquer que des choses éteintes,</div>
-<div class="verse">Des êtres qui depuis longtemps ont trépassé.</div>
-
-<div class="verse stanza">Il évoque, sous le rayonnement des lampes</div>
-<div class="verse">De jadis, — qui ne se rallumeront jamais,</div>
-<div class="verse">Le tranquille sommeil des aïeuls que j’aimais,</div>
-<div class="verse">Et leurs beaux cheveux blancs flottant le long des tempes.</div>
-
-<div class="verse stanza">Il dit, le vieux grillon, de son timbre brisé,</div>
-<div class="verse">La mère qui m’aima du seul amour qui dure,</div>
-<div class="verse">Et dont la mort m’a fait une telle blessure</div>
-<div class="verse">Que mon cœur n’en sera jamais cicatrisé.</div>
-
-<div class="verse stanza">Et je revois le bon sourire de ses lèvres,</div>
-<div class="verse">Et je songe que les amantes et les sœurs</div>
-<div class="verse">N’ont pas les tendres bras caressants et berceurs,</div>
-<div class="verse">Dont elle enveloppait mes douleurs et mes fièvres.</div>
-
-<div class="verse stanza">C’est ainsi que, mélancolique évocateur !</div>
-<div class="verse">Le grillon dit les chers disparus qu’il regrette,</div>
-<div class="verse">Tandis que son antenne unique, — son aigrette,</div>
-<div class="verse">Se dresse sur son front de toute sa hauteur.</div>
-
-<div class="verse stanza">Par instants, il se penche au bord de la lézarde</div>
-<div class="verse">Où son timbre enroué sonne, toujours lointain,</div>
-<div class="verse">Et, jusque sur le mur, que la fumée a teint</div>
-<div class="verse">De bistre fauve et d’or rougeâtre, se hasarde.</div>
-
-<div class="verse stanza">J’écoute ce grillon, chantre des longs hivers,</div>
-<div class="verse">Et qui, poète et vieux comme moi, me ressemble :</div>
-<div class="verse">Voilà plus de trente ans que nous vivons ensemble,</div>
-<div class="verse">Lui, chantant ses chansons, et moi, faisant des vers.</div>
-</div>
-
-</div>
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c15">CHAPITRE XV</h2>
-
-<p class="d">Du Cantal aux Alpilles. — Le cinquantenaire de Font-Ségugne. — Le
-palais du Félibrige. — L’appui d’Aristide
-Briand. — La statue de Mistral. — Vive Provence.</p>
-
-
-<p>Ce fut, vraiment, à cette commémoration demi-séculaire
-de la fondation du Félibrige, que s’imposa
-la gloire de Vermenouze.</p>
-
-<p>Droit comme le chêne sous lequel il est debout
-dans ses soixante-quatorze ans qui ne lui pèsent
-rien, Mistral entonne la chanson de circonstance :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Les Sept de Font-Ségugne en chantant notre langue
-nous étions comme des dieux.</p>
-
-<p>Les beaux diseurs sont morts, — mais les voix ont
-parlé : — sont morts les bâtisseurs, — mais le temple
-est bâti…</p>
-</blockquote>
-
-<p><i>Le Temple est bâti</i>… Pour longtemps, le grand
-prêtre est encore là… Mais après ? Il n’y avait guère
-de nouveaux, au jubilé du Félibrige ?…</p>
-
-<p>Il y avait Vermenouze — avec Michalias. Quand
-les regards de F. Mistral revenaient du passé,
-du 21 mai 1854 à la fête de 1904, c’est sur l’Auvergne
-qu’ils devaient se porter — et sur l’œuvre
-auvergnate du <i>Capiscol</i> dont le <i>Consistoire</i> félibré
-allait faire un <i>majoral</i>.</p>
-
-<p>Jamais Mistral ne nous était apparu aussi grandiose
-et régnant, — avec cette Arlésienne, jolie
-comme un matin de printemps, le fichu traditionnel
-d’où se dégageait le cou gracile, le diadème de ses
-cheveux relevés dans la dentelle, cernés du ruban
-de couleur — qu’il promenait fièrement à travers la
-foule…</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>Au passage, en provençau, Mistral m’apostropha :</p>
-
-<p>— Tu en as vu, dans ta Chine et ton Japon, de
-ces belles filles-là ?</p>
-
-<p>Le front lumineux, le rire sonore, il continua
-sa promenade, sous les arbres de Font-Ségugne, au
-milieu de son peuple, avec la jeune fille à son bras,
-simple et glorieux, magnifique, inoubliable, comme
-s’il avait à ses côtés Mireille retrouvée, et toute la
-Provence, et toute sa jeunesse et tout son génie.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>J’avais rencontré F. Mistral, chez Alphonse Daudet,
-en 1889… Je commençais à écrire sur l’Auvergne
-et, de proche en proche, par les patois, à
-me passionner pour la Provence. Les hôtes du Premier
-Goncourt ou de Champrosay n’étaient pas familiers
-avec le génie méridional, et ne comprenaient
-guère l’admiration enthousiaste de l’auteur de <i>Numa
-Roumestan</i> pour le poète des <i>Iles d’or</i>, bien près de
-leur apparaître comme quelque autre tambourinaire.
-Or, je vois bien que la ferveur de Daudet croissait
-avec l’âge et avec la maladie. Lui, après l’expérience
-et la science de Paris, pouvait juger… L’ardeur
-nostalgique avec laquelle il traduisait <i>Batisto Bonnet</i>
-certifie assez son estime du parler provençal et
-de la renaissance félibréenne. De comprendre sa
-langue natale, cela m’a valu, d’Alphonse Daudet,
-des minutes dont je n’étais pas peu fier, quand, en
-<i lang="la" xml:lang="la">a parte</i>, il jetait vers moi quelque proverbe, quelque
-apostrophe qui échappaient aux autres interlocuteurs — et
-m’avançaient un peu plus dans son
-intimité…</p>
-
-<p>A partir de 1894, j’ai vécu quelques automnes non
-loin d’Arles et d’Avignon. Avec Léon Daudet, plus
-d’une fois nous poussâmes jusqu’à Maillane, je m’enivrais
-des « beaux diseurs » et « des bâtisseurs » de
-Font-Ségugne. C’est Léon Daudet qui me donna la
-<i lang="oc" xml:lang="oc">Miougrano entreduberto</i> ; je n’avais lu d’Aubanel,
-que les <i>Filles d’Avignon</i> ! mais dès lors, toute la
-boutique Roumanille y passa.</p>
-
-<p>Après 1900, l’Auvergne et Vermenouze furent le
-trait d’union entre F. Mistral et moi ; la proportion
-se renversa par la suite, où j’eus l’occasion d’être
-utile à F. Mistral que je voyais souvent.</p>
-
-<p>C’est en 1906 que je devins, comme il m’appelait
-par la suite, « son ambassadeur à Paris », dans les
-circonstances que j’ai rappelées ainsi :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Au grand flambeau</div>
-<div class="verse">Allumant les audaces,</div>
-<div class="verse">Nous fondions dans l’espace,</div>
-<div class="verse">L’Empire du Soleil.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Ainsi chantait Mistral le 21 mai 1904, à Font-Ségugne,
-à l’anniversaire demi-séculaire de la Sainte-Estelle
-où fut baptisé le félibrige.</p>
-
-<p>Merveilleux empire, dont Lamartine à son déclin
-saluait l’aurore éblouissante : <i>Il y a une vertu dans
-le soleil !</i> Certes il le fallait, pour que cette pléiade
-de la Renaissance provençale pût espérer se faire
-entendre parmi les voix immenses du romantisme,
-dans la <i>langue méprisée</i>…</p>
-
-<blockquote>
-<p>Le soleil me fait chanter…</p>
-
-<p>En chantant dans notre langue, nous étions comme
-des dieux.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Hélas ! Le chef est demeuré seul, de la phalange
-des Aubanel, des Gras, des Roumanille, pour mener
-la cause à la consécration universelle… Seul, il aura
-vu le Pactole affluer au Rhône, et les cent mille francs
-d’un prix Nobel tomber dans la fameuse Coupo
-Santo, qui ne semblait pas destinée à s’emplir
-jamais d’un tel flot d’or — de l’or du nord venant
-éclairer le midi…</p>
-
-<p>Mais l’illustre poète n’a pas voulu mettre en cave
-la vendange heureuse. Il a convié toutes les ombres
-chères de ses compagnons disparus à la libation
-glorieuse du <i>Cinquantenaire de Mireille</i>, et de l’érection
-de sa statue à lui, Mistral, vivant ! Et pour
-qu’elles puissent magnifiquement assister aux prochaines
-commémorations arlésiennes, il leur a préparé
-le logement, — un <i>Palais du Félibrige</i>.</p>
-
-<p>Tout de suite, avec sa superbe habituelle, le
-lauréat du prix Nobel avait trouvé l’emploi de la
-somme… Souverain de l’idéal, — dont toute l’existence
-s’était tenue dans la simple maisonnette de
-famille, il rêvait parfois d’une résidence plus grandiose :
-non pas pour lui, dont l’ambition finale était
-le petit mausolée au cimetière du village natal — mais
-pour l’Empire…</p>
-
-<p>Oui, un <i>Palais du Félibrige</i>, où emménagerait et
-s’augmenterait le « Muséon Arlaten, » trop à l’étroit
-dans son étage du tribunal de commerce : le « Muséon
-Arlaten », précieux et naïf reliquaire de la tradition
-familière et du génie poétique de la Provence.
-Mistral avait tourné son dévolu sur le bel ancien
-hôtel de Laval, du <small>XV</small><sup>e</sup> siècle.</p>
-
-<p>Aussitôt, l’Empereur du Soleil allait se trouver
-aux prises avec les contingences terrestres et locales,
-municipales, départementales et gouvernementales !
-Et moi aussi ! Mais, pour moi, c’était toute joie et
-tout honneur que le hasard me permît de servir le
-maître de Maillane et de l’aider à se diriger dans le
-dédale des difficultés administratives, — et à en
-sortir. C’est ce qui me procure l’occasion, avec son
-assentiment, de crayonner ces souvenirs inédits au
-portail du monument, avant qu’il ne soit ouvert aux
-pompes officielles.</p>
-
-<p id="nego">Donc, on négociait avec une lenteur toute méridionale — qui
-risquait de n’aboutir que pour le
-centenaire. F. Mistral avait offert d’acheter l’hôtel
-de Laval, où était le collège — que l’on se proposait
-de transférer à l’école primaire supérieure,
-en construction. Grâce à l’aubaine particulière, la
-ville, sans grever ses finances, pouvait désaffecter
-l’ancien immeuble, et installer une école plus vaste
-pour recevoir les élèves du collège. Mais il fallait
-l’agrément du ministère. Si la suppression était
-décidée, en principe, du vieux collège appelé à se
-confondre dans la jeune école, la solution pratique
-exigeait quelque délai. Mistral commençait à s’inquiéter
-des retards bureaucratiques. Un soir de
-juin 1906, qu’il disait ses doutes, en ma présence,
-je lui proposai de tenter une démarche précise,
-auprès du nouveau grand maître de l’Université.
-Oh ! je n’affirmerai pas que Mistral ait accepté
-d’enthousiasme de s’adresser au rapporteur de la
-séparation ! Enfin, il me confia le petit dossier, et
-peu après, il pouvait m’écrire :</p>
-
-<blockquote>
-<p class="ind">Mon cher ami,</p>
-
-<p>Je vous remercie, d’abord pour l’activité que vous
-avez mise à présenter et à recommander à M. Briand
-le projet relatif au Muséon Arlaten… Je vous donne
-copie de la charmante lettre que m’a adressée M. Briand.
-Si vous croyez qu’il soit urgent de remercier votre ami
-dès à présent, vous voudrez bien me le dire…</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">F. Mistral</span></p>
-</blockquote>
-
-<p>Voici la lettre du ministre dont je prends le texte
-sur la copie conforme, de la main de Mistral :</p>
-
-<blockquote>
-<p class="ind">Mon cher Maître,</p>
-
-<p>J’ai été mis au courant de votre généreux projet par
-M. Ajalbert, et j’ai pris connaissance des documents
-qu’il m’a soumis. J’ai mis immédiatement la question à
-l’étude et j’espère que nous pourrons trouver une solution
-favorable à vos désirs. Soyez assuré que je la
-cherche avec la sympathie la plus vive pour votre projet,
-et la plus respectueuse pour votre personne et pour
-votre œuvre…</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Aristide Briand</span></p>
-</blockquote>
-
-<p>Ainsi, le poète jetait son trésor par les fenêtres
-dans le palais de Laval, le maire d’Arles acquiesçait
-et le ministre se montrait favorable…</p>
-
-<p>J’étais fier de moi, je ne le cacherai pas…</p>
-
-<p>Or, il n’y avait rien de fait, et tout se disloquait
-la semaine suivante… C’était le désarroi, mélancoliquement
-traduit en trois lignes :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Voici, mon cher ami, le renseignement que je reçois,
-et que je vous communique, non sans embarras… Qu’il
-est difficile de faire un peu de bien !…</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">F. Mistral</span></p>
-</blockquote>
-
-<p>C’eût été trop beau que cela se déroulât simplement,
-comme une farandole !</p>
-
-<p>J’avais demandé une note sur la situation du collège,
-pour joindre au dossier. Un ami de Mistral s’était
-précipité chez le principal du collège, qui lui avait
-affirmé que le collège n’avait jamais été aussi florissant,
-que pas un de ses élèves n’émigrerait à l’école
-nouvelle :</p>
-
-<blockquote>
-<p class="date">Arles, 13 août 1906.</p>
-
-<p class="date"><i>à F. Mistral</i>.</p>
-
-<p>Dès que j’eus reçu votre lettre du 10 août, je cherchai
-à me renseigner sur l’objet de la demande Ajalbert. La
-seule personne qui pût me fournir des tuyaux précis
-était le Principal du Collège. Or, M. Castel passe ses
-vacances à la campagne dans les environs du Petit
-Clar.</p>
-
-<p>Nous avons donc, samedi, M. Eysette et moi, pris un
-fiacre et nous nous sommes rendus à la campagne de
-M. Castel.</p>
-
-<p>Il résulte des affirmations de M. Castel que notre
-Collège n’est nullement en décadence ; et que le chiffre
-de 140 élèves qu’il compte à cette heure n’a peut-être
-été jamais atteint. Voilà un renseignement puisé à la
-source.</p>
-
-<p>M. Castel nous a d’autre part affirmé que l’état déplorable
-des constructions constituant le Palais de Laval
-nécessitait, comme réparations indispensables, des
-sommes folles. Quand on aura dépensé 50.000 francs
-dans cet immeuble, on ne s’apercevra d’aucun changement
-presque, nous dit-il. Les toitures sont à refaire ;
-et toutes les menuiseries des fenêtres (il y en a une
-centaine, au bas mot) et tous les carrelages. Ce sera un
-gouffre de dépenses que cet immeuble-là, et quand on
-y aura dépensé des cent mille francs, on s’apercevra que
-tant d’argent dépensé l’aura été au profit de la Ville, propriétaire,
-sans qu’on ait la certitude de voir le Contrat
-de location respecté jusqu’au bout.</p>
-
-<p>Excusez-moi, Maître, de vous donner ainsi mon avis
-très franc sur une combinaison qui n’est avantageuse
-<i>qu’en façade</i> (c’est le mot). Le projet de contrat que
-j’avais rédigé en 1904 n’était, en somme, qu’un contre-projet
-<i>bien défectueux</i>, puisque le Maire en vient d’accepter
-les grandes lignes et que la ville y trouve admirablement
-son compte.</p>
-
-<p>Mais voilà, M. Ajalbert ne sait rien de tous ces dessous,
-et il pousse, il pousse !…</p>
-
-<p class="sign">X…</p>
-</blockquote>
-
-<p>Le 17 août, découragé, F. Mistral m’écrivait :</p>
-
-<blockquote>
-<p class="date">Maillane, 17 août 1906.</p>
-
-<p>Mon cher ami, la question devient embarrassante et
-ne pourra être éclaircie que par l’expérience qui va se
-faire. Dès que l’École Primaire Supérieure en construction
-sera ouverte, on verra si la plupart des élèves du
-Collège passeront à la Primaire, comme le croit le Maire
-d’Arles, où s’ils resteront collégiens, comme le dit le
-principal.</p>
-
-<p>Il y a en plus, d’après la lettre que je vous ai communiquée,
-les grosses réparations qui seraient à faire au
-Palais Laval, s’il n’y a pas exagération (ce que je saurai
-par l’architecte du monument) — qui va du reste être
-classé.</p>
-
-<p>Laissons donc traîner l’affaire, car rien ne presse et
-nous sommes logés. D’ailleurs nous pourrions nous
-camper aussi dans quelque autre ancien hôtel d’Arles — et
-nous en avons trois ou quatre en vue. Mais l’hôtel
-de Laval, le plus spacieux et le mieux placé de tous,
-aurait ma préférence, si, une fois classé, le ministère
-des Beaux-Arts voulait aider à la restauration !</p>
-
-<p>Je regrette, mon cher Ajalbert, de vous avoir causé
-tout ce tracas de démarches et je vous suis quand même
-extrêmement reconnaissant de l’empressement extrême
-que vous aviez mis à m’être agréable. <i lang="oc" xml:lang="oc">Quan vai plan
-vai van.</i> Attendons.</p>
-
-<p>Je vous remercie, la main dans la main.</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">F. Mistral</span></p>
-</blockquote>
-
-<p>Ces quelques extraits de correspondance indiqueront
-assez par quelles tribulations Mistral ne s’est
-acheminé que lentement vers le palais du Félibrige…
-Enfin tout s’arrangeait peu à peu ; et victoire nous
-restait :</p>
-
-<blockquote>
-<p class="date">30 décembre 1906.</p>
-
-<p>… J’ai encore besoin de votre « Sésame ouvre-toi ! »
-pour l’effective livraison de mon palais de Laval. Malgré
-le traité signé avec le maire d’Arles qui me livre ce
-local après cette année scolaire, malgré l’assentiment
-de Briand (qui nous fut communiqué par l’inspecteur universitaire
-de Marseille), malgré le voyage que le maire
-d’Arles fit à Paris pour hâter la solution… la tardive évacuation
-du collège et l’aménagement qui devra suivre,
-renverront notre prise de possession à deux ou trois ans.</p>
-
-<p>Si j’avais votre âge, mon cher Vercingétorix, et votre
-barbe blonde, je pourrais attendre sans impatience !
-Mais songez que dans trois ans et demi j’aurai atteint,
-si Dieu et Sainte Estelle le permettent, quatre âges
-d’homme, comme Nestor ! Il ne faut pas plaisanter avec
-pareilles échéances. Je vous souhaite, mon cher Ajalbert,
-toutes sortes de bonheurs et je prie, en vrai
-croyant, Notre-Dame d’Arpajon de vous payer en
-bonne mère tout ce que vous ferez pour le félibre des
-Saintes-Maries.</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Mistral</span></p>
-</blockquote>
-
-<p>Je suis payé avec faste de quelques brefs dérangements !
-La tâche était facile d’incliner à la requête
-d’un Mistral le ministre Aristide Briand ; il suffisait
-qu’il connût ; ma courte ambassade n’eut pas à s’épuiser
-en diplomatie !</p>
-
-<p>Et le triomphe s’apprête :</p>
-
-<blockquote>
-<p class="date">24 janvier 1909.</p>
-
-<p class="ind">Mon Cher Ajalbert,</p>
-
-<p>Les fêtes arlésiennes pour le cinquantenaire de Mireille
-et l’inauguration du palais du Félibrige auront lieu à la
-Pentecôte… Je n’ai pas oublié que vous nous aidâtes de
-tout cœur à hâter la désaffection de ce vieux collège
-d’Arles, que j’ai payé à la ville 40.000 francs de mon
-argent de poète. Ne parlons pas du reste, je veux dire de
-la restauration du dit collège et de son appropriation au
-Muséon Arlaten ! c’est le prix Nobel qui en fait les frais.
-Les travaux sont terminés et le transfert des collections
-provençales a lieu actuellement.</p>
-
-<p>Et maintenant, plaignez-moi : assister de mon vivant à
-l’érection de ma statue est la plus effroyable tuile qui
-pût me tomber sur la tête, et je donnerais tout ça pour
-un déjeuner d’amis, tels que Jean Ajalbert, sous les
-peupliers blancs des bords du Rhône…</p>
-
-<p>Mais, puisqu’il faut que tout se paye, résignons-nous
-donc, et vive Provence !</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">Mistral</span></p>
-</blockquote>
-
-<p>Vive Provence ! Et vive Mistral qui, si simplement
-et affectueusement, veut bien se souvenir qu’à la
-couronne d’or et d’étoiles du Félibrige, nous avons
-mêlé un brin de genêt d’Auvergne…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c16">CHAPITRE XVI</h2>
-
-<p class="d">Au parc de Richelieu. — Blaise Pascal. — Le style des
-<i>Pensées</i> et celui de Napoléon. — Blaise Pascal <i>l’Auvergnat</i>. — Le
-sol et le caractère. — Tout à gagner ; rien à perdre… — Du
-Puy-de-Dôme à l’immortalité de l’âme.</p>
-
-
-<p>Que l’ombre de Joséphine me permette quelque
-infidélité ! Aussi bien, il vient trop de visiteurs à
-Malmaison, par ces grands beaux jours d’impérial
-printemps. En groupes compacts et internationaux,
-à lourds souliers de touristes, ils piétinent le silence
-et la solitude, ils écrasent la séculaire rumeur
-d’amour et de gloire qui hante ces chambres et
-monte de ces allées, aux matins et aux soirs sans
-foule. Je vais faire un tour. Le téléphone peut appeler
-de sa plus insistante sonnerie ; dans quelques
-minutes, je serai à dix-huit cents mètres au-dessus
-du niveau de l’étang de Saint-Cucufa. C’est le temps,
-chaque année, de mon pèlerinage vers le parc de
-Richelieu, pour l’anniversaire de la visite que fit,
-en avril 1639, un prodigieux enfant de quinze ans, au
-terrible cardinal qui villégiaturait à Rueil… Ici,
-Étienne Pascal, avec ses deux filles et son fils, accourait
-remercier le ministre qui rendait sa faveur au
-Président de la Cour des Aides, en disgrâce. De
-l’audience était Blaise Pascal, dont la sœur Jacqueline,
-âgée de treize ans, sur un placet en vers remis
-à la fin d’un spectacle où elle avait joué, obtint « de
-l’incomparable Armand », touché de sa gentillesse,
-qu’il appelât de l’exil leur malheureux père.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Blaise Pascal : l’Auvergnat…</p>
-
-<p>A ce nom, quel changement à vue, vertigineux ;
-comme un frêle décor de théâtre, le joli paysage
-sururbain s’éclipse, et la chaîne des Dômes se dresse,
-monte, s’étage formidable, dans la nue ! Les
-triomphes de la politique, la gloire des batailles qui
-s’évoquent, entre ces arbres, autour de ces pièces
-d’eaux, les plus fastueux souvenirs de la monarchie
-et de l’empire qui bondissent à la mémoire par la
-promenade sur ces terres historiques de Rueil,
-reprises aujourd’hui par des usines de blanchisseries
-ou la culture maraîchère, — les plus impérieuses
-figures de la diplomatie et de la guerre, comme elles
-se reculent, pour moi, sur le fond du paysage, dès
-que s’avance l’écrivain des <i>Provinciales</i> et des <i>Pensées</i> !</p>
-
-<p>Qu’était-ce que le maître des destinées de la
-France, dans les splendeurs d’une habitation dont le
-Roi se montrait jaloux, en face de cet enfant
-malade, déjà tout consumé de génie ! Que sera-ce, le
-dompteur de l’Europe, à l’apogée de sa vertigineuse
-domination, devant des quelques traits de plume,
-qui ont à jamais flétri la force et la guerre :</p>
-
-<p>— Pourquoi me tuez-vous ?</p>
-
-<p>— Eh ! quoi ? ne demeurez-vous pas de l’autre
-côté de l’eau ?</p>
-
-<p>D’ailleurs, ce n’est pas qu’une circonstance de
-lieux, arbitraire, qui rapproche ici les noms de Pascal
-et de Napoléon. C’est Sainte-Beuve qui trouve
-de la ressemblance aux deux, en leurs écrits :</p>
-
-<blockquote>
-<p>J’ai nommé Pascal : c’est peut-être l’écrivain moderne
-duquel se rapproche le plus, pour la trempe, la parole de
-Napoléon, quand celui-ci est tout entier lui-même… Pascal,
-dans les immortelles <i>Pensées</i> qu’on a trouvées chez
-lui à l’état de notes, et qu’il écrivait sous cette forme
-pour lui seul, rappelle souvent, par la brusquerie même,
-par cet accent despotique que Voltaire lui a reproché, le
-caractère des dictées et des lettres de Napoléon. Il y
-avait de la géométrie chez l’un comme chez l’autre. Leur
-parole à tous deux se grave à la pointe du compas, et,
-certes, l’imagination non plus n’y fait pas défaut. Ai-je
-besoin d’ajouter que ma comparaison ne va pas au-delà ?
-Si simple que soit le style de Pascal et quoique on ait
-eu raison de dire que « rapide comme la pensée, il nous
-la montre si naturelle et si vivante, qu’il semble former
-avec elle un tout indestructible et nécessaire », ce style,
-dès qu’il se déploie, a des développements, des formes,
-du nombre, tout un art dont le secret n’est pas celui du
-héros qui court à la conquête.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Ainsi, Blaise Pascal et Jacqueline ont vécu là les
-minutes tremblantes où leur père attendait de son
-Éminence le rétablissement de sa fortune… Par cette
-halte de Rueil, il m’est plus facile de les suivre de
-Clermont-Ferrand à Port-Royal ; j’ai sous les yeux
-tout leur trajet éperdu, à la suite d’un père admirable,
-réduit à se cacher et à implorer, — et, tout à
-l’heure, lorsqu’ils entreprendront l’âpre et déchirante
-montée vers les sommets de la certitude
-infinie…</p>
-
-<p>Pascal Blaise…</p>
-
-<p><i>L’Auvergnat.</i></p>
-
-<p>Comme il faut savoir gré à M. Lintilhac, dans son
-<i>Portrait de Pascal</i>, d’avoir d’abord marqué cette
-origine… Né en 1623, il arrive à Paris, en 1631… Il
-n’a séjourné que huit ans en Auvergne, mais de
-souche auvergnate.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Pascal : le Puy-de-Dôme ?</p>
-
-<p>Non, ce n’est pas que le souvenir de l’expérience
-du vide, qu’il fit exécuter sur la montagne natale,
-qui incline à cette confrontation de la nature du sol
-et du caractère de l’individu, c’est toute la vie, c’est
-toute l’œuvre, qui portent la marque de la filiation
-volcanique. Chaque paysage est un état d’âme ?
-Chaque paysage, aussi, offre un aspect d’âme. Comment ?
-où mieux, qu’ici, se révélerait celle de Pascal,
-cratère sublime où se penchent notre admiration et
-notre angoisse, comme nos regards plongent aux
-gouffres qui s’évident sur cette chaîne de cendres et
-de scories… A des milliers de siècles d’intervalle,
-matière ou pensée, il semble que ce soit la même
-lave ardente qui ait fourni les assises et les paliers
-successifs des monts ou de la foi en éruption : dans
-leur chaos frénétique, les <i>cheyres</i> des environs de
-Clermont sont des champs d’inconnu et d’épouvante
-pareils aux espaces de doute, de détresse et d’emportement
-où, « seul des Jansénistes, Pascal a éclaté ».
-Par de mêmes gradins violents et puissants, la
-contrée et l’homme escaladant vers le ciel, vers les
-cimes, des rochers au front impénétrable sont émouvants
-d’orgueil et de mystère, comme des phrases
-abruptes des <i>Pensées</i> ont la beauté des arbres foudroyés
-et des blocs erratiques…</p>
-
-<p>Certes, il est aisé de composer le parallèle qui
-accorde la fougue pressante et la fièvre de certitude
-et la splendeur tumultueuse du génie de Pascal au
-rythme farouche de la montagne auvergnate, montant
-à l’assaut de l’horizon comme une mer impétueuse,
-miraculeusement immobilisée, sous les
-aspects de la plus furieuse tempête.</p>
-
-<p>Mais laissons ces jeux de rhétorique. Pénétrons
-dans Pascal. Au cœur de son œuvre et de sa vie, bien
-détachées de l’Auvergne, intimement, il se révélera
-tout auvergnat authentique.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>N’est-ce pas par l’argument de l’intérêt pratique
-qu’il entend triompher de toutes les résistances de
-l’athée, du sceptique, de l’indifférent ? L’intérêt n’a
-pas prise que sur les seuls auvergnats ; tout de même,
-ils sont plus sensibles aux gains précis qu’aux spéculations
-hasardeuses. Gagner l’éternité <i>pour un
-jour d’exercice sur la terre</i> serait assez dans leur
-manière. Résoudre le problème de la destinée, au
-moyen du <i>pari où il y a tout à gagner, rien à
-perdre</i>, c’est d’un pur auvergnat, fidèle au bas de
-laine et aux placements de père de famille.</p>
-
-<p>Mais tout ceci n’est que raisonnement dont on n’a
-que faire, en somme ; la foule de nos compatriotes
-rendus d’eux-mêmes à la foi du charbonnier. Où
-Pascal peut les toucher immanquablement, c’est
-quand, revenu de ses vols hardis à des hauteurs
-immensurables, son esprit se pose au plus bas de
-nos chemins terrestres pour y faire rouler — sinon
-la brouette, découverte bien avant lui, — au moins la
-<i>vinaigrette</i>, sorte de voiturette à deux roues traînée
-par un homme, la voiture à bras qu’on appelle roulette
-et aussi <i>brouette</i>, d’où la confusion. Ne doit-on
-pas encore à l’auteur des <i>Provinciales</i> l’innovation
-du transport en commun des voyageurs par voitures
-publiques à itinéraires fixes, bref, l’inventeur
-de l’omnibus ? Voilà surtout de quoi ravir nos émigrants,
-épris de réalisations immédiates. Sans doute,
-de mêmes formules et combinaisons auraient pu provenir
-d’autres cerveaux du Nord ou du Midi ? Pourtant,
-on serait plus étonné de trouver chez Dante
-Alighieri ou dans Bossuet la conversion de l’incrédule
-par la démonstration de l’excellence du pari où
-à tous coups l’on gagne, — ou bien un système de
-locomotion à prix réduit… Cela est du tempérament
-auvergnat. Le solitaire de Port Royal n’avait pas
-dépouillé le vieil homme, l’enfant natif.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Pascal : le Puy-de-Dôme…, j’y reviens quand
-même : le Puy-de-Dôme, qui s’offre au regard tout
-autre de la base à la cime, et non pas seulement
-détaché par la tête comme tant de pics des chaînes
-enchevêtrées les unes aux autres ; Pascal, tout à
-part, escarpé et sans bords, dans notre littérature,
-l’homme et la montagne pareillement isolés et tourmentés,
-dans leur élan formidable pour s’arracher
-à la terre et monter déchirer les voiles de l’espace
-et de l’inconnu…</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Pascal, auvergnat, oui, mais que son incessante
-ascension vers la lumière éloignait, à chaque heure,
-davantage, de notre existence dans l’ombre de la
-vallée… Le <i>patois</i>, le <i>pays</i>, que tout ceci était
-infime à son regard ébloui d’infini… Quel désastre,
-d’ailleurs, si le patois eût trop retenti à ses
-oreilles d’enfant, et si « la campagne qui semble
-entrer de toute part dans la ville » lui eût masqué
-les étendues où devait planer sa torturante curiosité !
-Passons. Je me prendrais à haïr nos innocents
-patois, en songeant qu’ils eussent pu compromettre
-l’avènement d’une langue inouïe, jusqu’alors, comme
-spontanée, et suprêmement définitive. Je me prendrais
-à détester la petite patrie, dont le culte étroit
-jusqu’à proscrire l’émigration en retenant l’enfant
-à l’endroit de sa naissance, aurait pu avilir sa vaste
-destinée, priver la France d’incomparables chefs-d’œuvre,
-le monde d’un monument unique…</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Le patois, notre cabrette, nos bourrées, — quel
-piètre divertissement pour un Pascal qui condamnait
-tous les divertissements…</p>
-
-<p>L’immortalité de l’âme, voilà qui seul importe :</p>
-
-<blockquote>
-<p>« Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde
-ni que moi-même. Je suis dans une ignorance terrible
-de toutes choses. Je ne sais ce que c’est que mon corps,
-que mes sens, que mon âme, et cette partie même de
-moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout
-et sur elle-même et ne se connaît non plus que le reste.
-Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment,
-et je me trouve à un coin de cette vaste étendue,
-sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en
-ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui
-m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’à
-un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute
-celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes
-parts, qui m’enferment comme un atome et comme une
-ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. Tout ce
-que je connais est que je dois bientôt mourir ; mais ce
-que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais
-éviter… »</p>
-</blockquote>
-
-<p>Oui, que ce bas monde est petit, quand on le contemple
-du haut des crêtes escaladées… On a gravi,
-par les ténèbres, pour arriver au lever du soleil…
-Voici l’aube et le matin…</p>
-
-<p>On aspire l’air cru, que n’a pas chauffé le jour
-encore… Mais le sang bat plus vite aux tempes. La
-vue se lasse de fouiller l’horizon… Il faut se replier,
-le vertige menace. On n’en peut plus, de solitude et
-de silence.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>On n’habite pas les sommets : il faut descendre
-de la montagne et de Pascal…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c17">CHAPITRE XVII</h2>
-
-<p class="d">De Malmaison à la Limagne. — Jacques Delille, d’Aigueperse. — Pierre
-de Nolhac. — Les voyages du citoyen
-Legrand. — L’individu expliqué par le pays.</p>
-
-
-<p>Pascal, Napoléon, le Puy-de-Dôme, le Mont Valérien,
-Clermont-Ferrand et Rueil, ce n’est point de
-ma faute si les distances s’abolissent et si de tels
-rapprochements s’opèrent… Détournés des âpres
-sommets, nos regards vont errer sur la riche et fruiteuse
-Limagne… Quel sera notre guide ? Jacques
-Delille, d’Aigueperse, qui avait déjà vu naître le
-chancelier de l’Hôpital ; Jacques Delille dont la
-mère eut parmi ses aïeules une l’Hôpital et une Pascal ;
-Jacques Delille, l’un des hôtes les plus brillants
-de la Malmaison, et qui en versifiait le <i>Ruisseau</i>
-avant la Révolution :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse i2">Parmi les jeux que pour vous on apprête,</div>
-<div class="verse">Permettez, belle Eglé, que le dieu du ruisseau</div>
-<div class="verse">Qui, charmé de baigner votre heureuse retraite,</div>
-<div class="verse">Vous voit rêver souvent au doux bruit de son eau,</div>
-<div class="verse i2">Vienne s’unir à cette aimable fête :</div>
-<div class="verse">C’est à vous que je dois le destin le plus beau.</div>
-<div class="verse">Mes ondes, avant vous, faibles, déshonorées,</div>
-<div class="verse">Sur un limon fangeux se traînaient, ignorées :</div>
-<div class="verse">C’est vous de qui les soins, par des trésors nouveaux,</div>
-<div class="verse i2">Ont augmenté les trésors de ma source,</div>
-<div class="verse i5">C’est vous qui, dans leur course,</div>
-<div class="verse i2">Sans les gêner, avez guidé mes eaux.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>La postérité n’a pas ratifié les suffrages enthousiastes
-de Voltaire, qui poussait J. Delille à l’Académie
-où il fut élu à trente-quatre ans : mais le Roi
-le trouva trop jeune ; il fallut un second vote, en
-1780. Le <i>dupeur d’oreilles</i>, — comme il fut surnommé
-pour son habileté à séduire ses contemporains par
-les récitations qu’il faisait de ses vers, — n’a plus
-guère de lecteurs.</p>
-
-<p>Sa manière froidement descriptive apparaît
-comme le plus vain des exercices prosodiques.
-Cependant, par un jour où nous traversons l’heureuse
-contrée d’où Jacques Delille s’élança pour
-une carrière si retentissante, nous devons lui tenir
-compte, dans la disgrâce actuelle de l’opinion, de ce
-que ni la gloire, ni la fortune, ni la faveur de la mode
-et des grands ne lui firent oublier les vieux parents
-demeurés au pays, ni le cher paysage de son enfance :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">O champ de la Limagne ! ô fortuné séjour !</div>
-<div class="verse">Hélas ! j’y revolais après vingt ans d’absence ;</div>
-<div class="verse">A peine, le Mont d’Or, levant son front immense,</div>
-<div class="verse">Dans un lointain obscur apparut à mes yeux,</div>
-<div class="verse">Tout mon cœur tressaillit ; et la beauté des lieux</div>
-<div class="verse">Et les riches coteaux, et la plaine riante,</div>
-<div class="verse">Mes yeux ne voyaient rien ; mon âme impatiente,</div>
-<div class="verse">Des rapides coursiers accusant la lenteur,</div>
-<div class="verse">Appelait, implorait ce lieu cher à mon cœur.</div>
-<div class="verse">Je le vis, je sentis une joie inconnue.</div>
-<div class="verse">J’allais, j’errais. Partout où je portais la vue,</div>
-<div class="verse">En foule, s’élevaient des souvenirs charmants.</div>
-<div class="verse">Voici l’arbre, témoin de mes amusements ;</div>
-<div class="verse">C’est ici que Zéphir de sa jalouse haleine</div>
-<div class="verse">Effaçait mes palais dessinés sur l’arène ;</div>
-<div class="verse">C’est là que le caillou, lancé dans le ruisseau,</div>
-<div class="verse">Glissait, sautait, glissait et sautait de nouveau.</div>
-<div class="verse">Un rien m’intéressait ; mais avec quelle ivresse</div>
-<div class="verse">J’embrassais, je baignais de larmes de tendresse,</div>
-<div class="verse">Le vieillard qui, jadis, guida mes pas tremblants,</div>
-<div class="verse">La femme dont le lait nourrit mes premiers ans</div>
-<div class="verse">Et le sage pasteur qui forma notre enfance !</div>
-<div class="verse">Souvent je m’écriais : Témoins de ma naissance,</div>
-<div class="verse">Témoins de mes beaux jours, de mes premiers désirs,</div>
-<div class="verse">Beaux lieux, qu’avez-vous fait de mes premiers plaisirs.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Avec plus de sincérité et de charme, — de nos
-jours, M. Pierre de Nolhac marque sa tendresse
-filiale aux mêmes horizons. Conservateur des magnificences
-de Versailles, historien de Marie-Antoinette,
-l’auteur des poèmes <i>de France et d’Italie</i>
-consacre de fidèles <i lang="la" xml:lang="la">Juvenilia</i> à l’Auvergne :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Au soleil du Midi, j’ai vu les Pyrénées,</div>
-<div class="verse">Emprisonnées l’hiver dans leurs cirques neigeux,</div>
-<div class="verse">Et les Alpes, d’argent lumineux couronnées,</div>
-<div class="verse">De leurs dents de cristal déchiqueter les cieux ;</div>
-<div class="verse">Mais je t’ai mieux aimée en ton lit de bruyères,</div>
-<div class="verse">Auvergne, avec tes puys aux contours moins sévères,</div>
-<div class="verse">Et tes horizons faits pour le repos des yeux.</div>
-
-<div class="verse stanza">Je veux glorifier ton Sancy, qu’à l’aurore</div>
-<div class="verse">Enroulent en passant les nuages houleux.</div>
-<div class="verse">Tes cascades, tes rocs, tes châteaux, ton Mont-Dore,</div>
-<div class="verse">Que Juin tardif éveille en ses vallons frileux ;</div>
-<div class="verse">Tant de petits hameaux nommés de noms celtiques</div>
-<div class="verse">Et, dans le cercle étroit des prismes basaltiques,</div>
-<div class="verse">Tes cratères muets où dorment les lacs bleus.</div>
-
-<div class="verse stanza">J’ai marché dans ta lave et dans tes pouzzolanes</div>
-<div class="verse">Des vignes de Limagne aux forêts du Cantal :</div>
-<div class="verse">J’ai compté les piliers de tes cryptes romanes</div>
-<div class="verse">D’où partit la croisade et d’où sortit Pascal.</div>
-<div class="verse">L’histoire glorieuse où j’ai suivi ta trace,</div>
-<div class="verse">Dans le cœur ferme et sûr des hommes de ta race</div>
-<div class="verse">A mis comme un orgueil l’amour du lieu natal.</div>
-
-<div class="verse stanza">Ton peuple, fier encor de ses labeurs rustiques,</div>
-<div class="verse">Il sait confusément que ton sol enchanté</div>
-<div class="verse">A jailli le premier des océans antiques</div>
-<div class="verse">Et que le feu cruel a servi ta beauté :</div>
-<div class="verse">Et maintenant parés de leurs grâces nouvelles,</div>
-<div class="verse">Tes soixante volcans, comme autant de mamelles,</div>
-<div class="verse">Symbolisent ta force et ta fécondité.</div>
-
-<div class="verse stanza">O Terre, où chaque pli cache une cicatrice,</div>
-<div class="verse">Où chaque mont fleuri parle de jours d’effroi,</div>
-<div class="verse">Je suis venu vers toi comme à l’inspiratrice ;</div>
-<div class="verse">Ce qui t’aime en mon âme est le meilleur de moi ;</div>
-<div class="verse">En retour, donne-moi l’oubli dont tu disposes,</div>
-<div class="verse">L’exemple et le conseil de tes horizons roses :</div>
-<div class="verse">Fais que mon cœur troublé s’apaise comme toi…</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>De ses attraits de toutes sortes, la Limagne possède
-d’autres témoignages, moins suspects que ceux
-de ses enfants poètes — qui eussent célébré pareillement
-quelqu’autre berceau de leur naissance, — comme
-ils ont glorifié de tout leur effort des sites
-plus fameux de l’art et de l’histoire… La Limagne a
-conquis le citoyen Legrand, moins tendre à l’ordinaire.
-Il est d’Amiens, M. Legrand d’Aussy, élève
-des Jésuites, puis professeur, dans leur ordre, jusqu’à
-la suppression de la Compagnie. Épris de vieux
-langage, il recueille ou traduit des <i>Fabliaux</i> et
-Contes des <small>XII</small><sup>e</sup> et <small>XIII</small><sup>e</sup> siècles. Puis, il s’avise — cela
-n’a pas vraiment changé — qu’il paraît beaucoup
-de livres de voyages « de Suisse, d’Angleterre,
-d’Italie, de tous les États du monde, enfin ! et jamais
-de voyages de France. » M. Legrand d’Aussy
-n’avait, d’abord, d’autre dessein que d’aller voir
-son frère, qui habitait passagèrement Clermont. La
-visite de 1787 se prolongea en voyage, renouvelé en
-1788. D’où le Voyage en 3 volumes du citoyen Legrand :
-<i>Dans la ci-devant haute et basse Auvergne</i>,
-paru l’an III de la République Française. Après quoi,
-il sera nommé, en 1835, conservateur des manuscrits
-français à la Bibliothèque Nationale. Enfin, M. Legrand
-d’Aussy mourra membre de l’Institut.</p>
-
-<p>Pour le citoyen Legrand, l’amour de la Limagne,
-c’est le coup de foudre. Il n’y va pas par quatre chemins,
-en Auvergne, mais par un seul :</p>
-
-<blockquote>
-<p>« L’Auvergne, selon ceux de ses divers cantons que parcourra
-d’abord un voyageur, sera pour lui ou une contrée
-hideuse, ou un pays magnifique. Y entre-t-il par l’est,
-par l’ouest ou par le sud, il ne la voit que montueuse,
-âpre et sauvage ; il hâte ses pas pour en sortir et n’y
-pénètre qu’en plaignant ceux qui l’habitent. Vient-il de
-Paris ou du département de l’Allier : tout change ; il
-admire, il envie ; c’est la ci-devant Limagne qu’elle lui
-présente, cette Limagne, l’un des plus fertiles, ainsi que
-l’un des plus agréables cantons de la République et dont
-jusqu’ici je ne t’ai encore parlé qu’en ajoutant un éloge. »</p>
-</blockquote>
-
-<p>Le citoyen Legrand rappelle que, déjà, au <small>IV</small><sup>e</sup> siècle,
-Sidoine Apollinaire disait de cette contrée
-que sa beauté donnait au voyageur le dégoût de sa
-patrie : <i lang="la" xml:lang="la">quod hujus modi est ut semel visum advenis
-multis patriæ oblivionem sæpe persuadeat</i>. Grégoire
-de Tours a noté les regrets du Roi Childebert,
-contrarié par le brouillard qui l’empêchait de jouir
-du spectacle agréable qu’il se flattait d’y voir :
-<i lang="la" xml:lang="la">dicere enim erat solitus rex velim unquam Arvernans
-lemanem, que tantâ jucunditatis gratiâ refulgere
-diditur oculis Cernere</i>. Le concitoyen voyageur
-ne se lasse pas d’admirer. Comme Argus,
-il eût voulu être tout œil. Son enthousiasme résistait
-malgré la déconvenue qu’il subit à Clermont,
-où son opinion se rencontre avec celle de Fléchier
-pour trouver la ville lugubre et sombre. Ce n’est
-qu’une première impression, contre laquelle il se
-hâte de réagir :</p>
-
-<blockquote>
-<p>« Dans ces maisons noires, tu trouverais une excellente
-société… Dans cette ville dont l’extérieur est rebutant,
-tu verrais trois promenades publiques qui, malgré leur
-peu d’étendue, offrent, vers différents points de la
-Limagne et des montagnes, une perspective délicieuse. »</p>
-</blockquote>
-
-<p>La Limagne a conquis à l’Auvergne un ami passionné.
-Il ne veut pas que, malgré les apparences,
-l’Auvergne soit la Boétie de la France, et il n’admet
-pas que la nature marâtre puisse l’avoir condamnée
-comme d’autres penchent à le croire, à ne produire
-que des maçons, des chaudronniers, des tailleurs de
-pierre. Ainsi, d’Ormesson</p>
-
-<blockquote>
-<p>« a peint les habitants de la Haute-Auvergne comme
-<i>vifs</i> et <i>industrieux</i>, tandis que, selon lui, ceux de Limagne
-sont <i>pesants</i>, grossiers, et <i>sans industrie</i>… Cependant…
-Je vois que la partie des montagnes, quoique
-douée par la nature <i>d’esprit</i> et <i>de vivacité</i>, c’est-à-dire de
-génie et d’imagination, n’a pourtant à revendiquer dans
-ce nombre que de Belloi pour Saint-Flour, Boissi pour
-Vic, Mainard pour Aurillac ; et que tous les autres
-appartiennent à cette Limagne où les esprits sont, dit-on,
-<i>pesants</i> et <i>grossiers</i> ; à cette Limagne qui n’est qu’une
-faible partie de la contrée. C’est à celle-ci que la littérature
-et les sciences doivent : Domat, l’Hôpital, Thomas,
-Pascal, Sirmont, Champfort, Girard, et, parmi les
-auteurs vivants, le ci-devant abbé de Lille. Mais j’observe,
-en même temps, que dans le nombre des personnages
-dont je viens de citer les noms, il n’y a pas un
-seul artiste ; j’observe qu’excepté Domat, qui passa une
-partie de sa vie en Auvergne tous l’ont quittée fort
-jeunes, et ont toujours demeuré loin d’elle. »</p>
-</blockquote>
-
-<p>Une autre observation curieuse est formulée :</p>
-
-<blockquote>
-<p>« C’est que, si l’Auvergne est, de toutes les anciennes
-provinces de France, celle qui a produit le moins d’artistes,
-c’est de toutes aussi celle qui a donné au royaume
-le plus de chanceliers. Témoin : Saint-Bonnet, référendaire
-sous Sigebert III, roi d’Austrasie ; Gerbert, chancelier
-de France, sous Hugues Capet ; Pierre Flotte et
-Aycelin de Montaigut, sous Philippe-le-Bel ; Rodier,
-sous Charles-le-Bel ; de Vissac et Guillaume Flotte, sous
-Philippe de Valois ; Aycelin de Montaigut, sous le roi
-Jean ; Giac, sous Charles VI ; du Prat et du Bourg, sous
-François I<sup>er</sup> ; L’Hôpital, sous François II et Charles IX ;
-enfin, du Vair et Marillac, sous Louis XIII… »</p>
-</blockquote>
-
-<p>Enfin, Legrand d’Aussy explique l’individu par le
-pays :</p>
-
-<blockquote>
-<p>« L’Auvergnat ayant, par la nature de sa constitution,
-des fibres peu irritables et devant avoir, par conséquent,
-peu de sensations, il est naturellement froid et sérieux.
-Pour le tirer de cet état d’engourdissement et d’apathie,
-il lui faut des émotions fortes ; aussi ne connaît-il ni
-tous ces divertissements gais, ni tous ces jeux et amusements
-divers qu’ont imaginés ou adoptés nos départements
-dont les habitants sont renommés par la pétulance
-ou la vivacité de leur caractère. Tout cela serait
-insipide pour lui. Mais, quand il est ému il l’est plus
-profondément, plus longuement qu’eux ; et presque
-toujours son affection dégénère en passion violente.
-Habituellement froid et triste, mais sujet à des orages
-terribles, on dirait que les qualités de son ciel sont
-devenues les siennes. »</p>
-</blockquote>
-
-<p>Pascal est ainsi comme un sommet orageux, tout
-retentissant de la foudre et sillonné d’éclairs !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c18">CHAPITRE XVIII</h2>
-
-<p class="d">Royat au <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle. — Nicolas de Champfort. — De la
-<i>jeune Indienne</i> à la Révolution. — <i>Guerre aux châteaux,
-paix aux chaumières.</i> — Champfort peint par Chateaubriand.</p>
-
-
-<p>Or, je laisse à Legrand d’Aussy la vaste et plantureuse
-Limagne pour monter à Royat, où, dit-il :</p>
-
-<blockquote>
-<p>« On ne peut s’empêcher de plaindre ceux qui se sont
-dévoués à l’habiter… Royat est renommé à Clermont
-pour ses fruits et ses fontaines ; mais il était difficile de
-donner à ce village un emplacement plus horrible…
-C’est surtout dans la partie basse de la gorge, dans
-celle qui est arrosée par le ruisseau de Fontanat, qu’on
-éprouve cette sorte de pitié. Là, les maisons, dominées
-des deux côtés par des massifs de basalte coupés à pic,
-sont comme dans un précipice. Pour y voir le ciel, il faut
-lever la tête, et porter les yeux au zénith… Au milieu de
-toutes ces horreurs… »</p>
-</blockquote>
-
-<p>Sans doute, le ci-devant d’Aussy voyageait seul,
-et il ne revenait pas des tropiques. Sans quoi, il eût
-apprécié différemment la retraite d’ombre, de fraîcheur
-et de mystère qui s’offre, par le ravin de la
-Tiretaine, à quelques minutes de l’élégante ville
-d’eaux, à quelque demi-heure des sources de Fontanat.
-Par là, était l’auberge savoureuse et discrète où
-venait expirer la vague épuisée des musiques du
-casino. On n’y entendait guère parler de « tirage à
-cinq » ni de résultats du traitement et du régime. Il
-n’y montait que des amateurs de bonne chère assurés
-d’y trouver une cuisine loyale. Il n’y séjournait que
-des artistes épris du site, et fuyant la contrainte des
-hôtels mondains. C’était aussi un calme refuge d’intimité
-et de rêve… D’ailleurs, l’endroit avait été fréquenté
-d’amants illustres, d’un général qui bouleversa
-l’opinion française, et qui finit par un coup de
-revolver, en terre d’exil, sur la tombe où l’avait
-précédé sa compagne inoubliée… Qui se les rappelle
-aujourd’hui, hormis quelque familier de la brusque
-et courte poussée prétorienne achevée en fait divers,
-à la rubrique des accidents du cœur.</p>
-
-<p>Si le Moi est haïssable, ce serait surtout en matière
-de sentiment et de volupté où, finalement, les histoires
-de chacun ne diffèrent guère de celles du voisin,
-tous croyant la leur unique et supérieure. Aussi,
-n’ai-je nul désir de m’attendrir aux remembrances
-d’adolescence ou d’arrière-saison : « La vie de
-l’homme est misérablement courte » d’autant qu’elle
-ne compte pas depuis la naissance, mais seulement,
-en vérité, depuis que le cœur est ébranlé par l’amour !
-Mieux vaut ne pas gaspiller le temps à se souvenir.
-La plus heureuse mémoire, comme le meilleur vin,
-dépose, et de la lie est au fond… et puis :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse i5">… tous les êtres aimés</div>
-<div class="verse">Sont des vases de fiel qu’on boit les yeux fermés.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p class="noindent">a écrit Baudelaire.</p>
-
-<p>Ici, il est aisé de se défendre contre l’obsession du
-passé. Ce n’est pas une terre hantée de rêveries et
-de caprices ; l’air n’y est pas chargé de romanesque ;
-ce n’est pas une province qui fournisse de suaves ou
-farouches exemples d’aventures tendres ou sensuelles.
-L’Auvergne est rude et chaste. La femme n’y
-occupe qu’une place discrète, retirée, matrimoniale.
-C’est Champfort, originaire des environs de Clermont,
-qui, dans ses maximes corrosives, a écrit :
-« L’amour tel qu’il existe dans la société n’est que
-l’échange de deux fantaisies et le contact de deux
-épidermes. » Encore, l’intérêt supprime-t-il souvent
-la fantaisie. Pas plus que dans Pascal, nous ne
-trouverons aux pensées de Champfort, d’une <i>âpreté
-dévorante</i>, des motifs d’exaltation mondaine. Enfant
-naturel (1741-1794), comme J. Delille, il eut tôt
-fait, dès la fin du collège, d’ajouter : de Champfort à
-son pauvre de Nicolas. (Il attachait beaucoup d’importance
-au nom.)</p>
-
-<p>Un jour, le marquis de Créqui lui disait :</p>
-
-<blockquote>
-<p>— Mais, monsieur de Champfort, il me semble qu’aujourd’hui
-un homme d’esprit est égal de tout le monde,
-et que le nom n’y fait rien.</p>
-
-<p>— Vous en parlez bien à votre aise, monsieur le Marquis,
-répliqua Champfort, mais supposez qu’au lieu de
-vous appeler monsieur de Créqui, vous vous appeliez
-monsieur Criquet, entrez dans un salon et vous verrez
-si l’effet sera le même.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Il eut une jeunesse précoce, orageuse et triomphale.</p>
-
-<p>« Enfant de l’amour, beau comme lui, plein
-de feu, de gaieté, impétueux et malin, studieux et
-espiègle », tel le peignait un de ses camarades.
-Précepteur, il jette le trouble dans les deux maisons
-où il devait enseigner la vertu. En 1764, la Comédie-Française
-lui jouait un acte en vers, <i>La jeune Indienne</i>,
-« <i>un ouvrage d’enfant, dans lequel il y a de
-la facilité et du sentiment</i> », disait Grimm. On s’étonne,
-de nos jours, des efforts des artistes pour
-approcher la nature : la jeune actrice qui faisait
-l’Indienne<a id="FNanchor_47" href="#Footnote_47" class="fnanchor">[47]</a> en habit de sauvage, en longue chevelure,
-portait, en guise de robe, une peau <i>de
-taffetas tigré</i>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_47" href="#FNanchor_47"><span class="label">[47]</span></a> Sainte-Beuve, Champfort, <i>Causeries du lundi</i>.</p>
-</div>
-<p>Le public demeura froid. Le public ?</p>
-
-<p>— Combien faut-il de sots pour faire un public ?
-demandait le poète mécontent.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Il s’exerce en divers genres, il produit des épîtres
-couronnées par l’Académie, il a des ballets à la
-Cour, une autre pièce, <i>le Marchand de Smyrne</i>. Il
-est heureux, plein d’espoirs avec des avantages
-réels et positifs : « Je vis, depuis trois mois, sous la
-baguette de la Fée bienfaisante. » Une tragédie,
-<i>Mustapha et Zéangir</i>, lui vaut faveurs et pensions
-royales. Fêté, logé, renté, académicien sollicité de
-toutes parts, on pourrait le croire satisfait ? Or, sa
-pensée a tourné au sombre. Il n’est pas dupe des
-apparences. Il est resté Auvergnat, sous son masque
-léger des salons. A vingt ans, il a dégrafé le collet
-d’abbé, pour aller aux plaisirs et aux vanités du
-siècle. Et voici qu’il se lamente sur le néant d’une
-existence factice. Les encouragements de Voltaire,
-le suffrage de Mlle de Lespinasse, les applaudissements
-de Marie-Antoinette, « quatre amies, qui
-l’aiment chacune d’elles comme quatre, mesdames
-de Grammont, de Rancé, d’Amblimont, la Comtesse
-de Choiseul, » le Secrétariat des Commandements
-du prince de Condé, et d’être logé par M. de Vandreuil,
-et l’Académie à quarante ans, — tout cela n’a
-pas comblé Champfort. L’amertume s’est amassée
-en lui. Sainte-Beuve en accuse la stérilité d’un talent
-qui n’était pas au niveau de son intelligence et
-de son esprit, une fatigue prématurée, la nécessité
-de faire figure dans ce monde « qui lui était à la fois
-insupportable et nécessaire ». Mais que de traits
-communs aussi avec tant de nos grands hommes
-d’Auvergne, avec la foule de nos émigrants. N’est-ce
-pas de son origine montagnarde qu’il tenait cet instinct
-de solitude que n’avait point étouffé le succès
-de paraître et de briller ? D’une âpreté foncière accrue
-avec le sérieux de l’âge, il se révoltait de la
-tendance que l’on avait à le considérer comme un
-amuseur de luxe. Aussi de quelle encre virulente il
-protestait :</p>
-
-<blockquote>
-<p>J’ai toujours été choqué de la ridicule et insolente
-opinion répandue presque partout qu’un homme de
-lettres qui a quatre ou cinq mille livres de rente est à
-l’apogée de la fortune. Arrivé à peu près à ce terme,
-j’ai senti que j’avais assez d’aisance pour vivre solitaire,
-et mon goût m’y portait naturellement. Mais comme le
-hasard a fait que ma société est recherchée par plusieurs
-personnes d’une fortune beaucoup plus considérable,
-il est arrivé que mon aisance est devenue une
-véritable détresse, par une suite de devoirs que m’imposait
-la fréquentation d’un monde que je n’avais
-pas recherché. Je me suis trouvé dans la nécessité
-absolue ou de faire de la littérature un métier pour
-suppléer à ce qui me manquait du côté de la fortune, ou
-de solliciter des grâces, ou, enfin, de m’enrichir tout
-d’un coup par une retraite subite. Les deux premiers
-partis ne me convenaient pas ; j’ai pris intrépidement
-le dernier. On a beaucoup crié, on m’a trouvé bizarre,
-extraordinaire. Sottises que toutes ces clameurs ! Vous
-savez que j’excelle à traduire la pensée de mon prochain.
-Tout ce qu’on a dit à ce sujet voulait dire : « Quoi,
-n’est-il pas suffisamment payé, de ses peines et de ses
-courses par l’honneur de nous fréquenter, par le plaisir
-de nous amuser, par l’agrément d’être traité par nous
-comme ne l’est aucun homme de lettres ? »</p>
-
-<p class="ugap">A cela je réponds :</p>
-
-<p class="ugap">« J’ai quarante ans. De ces petits triomphes de vanité
-dont les gens de lettres sont épris, j’en ai par-dessus la
-tête. Puisque, de votre aveu, je n’ai presque rien à prétendre,
-trouvez bon que je me retire… »</p>
-</blockquote>
-
-<p>Mais cette indépendance matérielle allait lui être
-ravie. La Révolution avance, et Champfort va au-devant.
-Ses pensions sont englouties. Spectateur de
-sang-froid, il a des formules saisissantes : <i>Guerre
-aux Châteaux, paix aux chaumières.</i> Il traduisait
-la devise révolutionnaire : Fraternité ou la mort
-par : <i>Sois mon frère ou je te tue.</i></p>
-
-<p>Il jugeait les violences de la Terreur avec la foi et
-désinvolture :</p>
-
-<p>« <i>On ne nettoie pas les écuries d’Augias avec un
-plumeau.</i> »</p>
-
-<p>Il demandait à Marmontel :</p>
-
-<p>« <i>Voulez-vous donc que l’on vous fasse des révolutions
-à l’eau de rose ?</i> »</p>
-
-<p>Il était avec <i>le peuple neuf</i> contre l’ancienne société.
-Mme Roland le protégeait, friande de cet esprit
-qui faisait « chose très rare, rire et penser tout
-à la fois ». Grâce à elle, il devint conservateur de la
-Bibliothèque nationale. Il avait donné à Sieyès le
-titre et le début de la brochure : <i>Qu’est-ce que le
-Tiers État ? Tout. Qu’a-t-il ? Rien.</i> Pour Mirabeau,
-il était l’ami le plus inspirateur, « la tête la plus électrique »
-qu’il eût jamais connue. Champfort préparait
-au tribun le discours contre les académiciens, — lui,
-qui avait été l’homme d’académie par excellence,
-qui s’était enorgueilli de ses prix, d’abord, et
-avait tout fait pour y entrer. Son ardeur révolutionnaire,
-qui n’hésita qu’au fort de 93, et lui faisait
-condamner tant d’hommes, La Fayette, Barnave,
-qui n’avaient pas suivi jusqu’au bout le
-mouvement, — sa fougue, sa sincérité étonnaient
-Chateaubriand :</p>
-
-<blockquote>
-<p>« Champfort était d’une taille au-dessus de la médiocre,
-un peu courbé, d’une figure pâle, d’un teint maladif.
-Son œil bleu, souvent froid et couvert dans le
-repos, lançait l’éclair quand il venait à s’animer. Ses
-narines un peu ouvertes donnaient à sa physionomie
-l’expression de la sensibilité et de l’énergie. Sa voix
-était flexible, ses modulations suivaient les mouvements
-de son âme ; mais, dans les derniers temps de mon séjour
-à Paris, elle avait pris de l’aspérité, et on y démêlait
-l’accent agité et impérieux des factions. Je me suis
-toujours étonné qu’un homme qui avait tant de connaissance
-des hommes, ait pu épouser si chaudement
-une cause quelconque. »</p>
-</blockquote>
-
-<p>Cependant, tant de gages fournis aux maîtres
-successifs de l’heure, ne devaient pas sauver de la
-suspicion démagogique le ci-devant poète de la
-<i>Jeune Indienne</i>, naguère encore secrétaire de
-Mme Élisabeth. Arrêté, relâché, menacé à nouveau,
-il tente de se faire sauter la cervelle ; l’œil
-crevé seulement, il se taillade le cou, la poitrine, les
-jarrets, d’un rasoir qui ne l’achève pas. Il guérissait,
-lorsqu’il mourut de quelque imprudence de son
-médecin, dit-on, à cinquante-trois ans, le 13 avril
-1794.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Ainsi finissaient, dans l’écroulement de la vieille
-France, les paisibles projets de retraite de l’homme
-de lettres « qui en avait eu par-dessus la tête » de la
-vie de ruelle et de cour. Pas plus que Pascal, il me
-semble s’être souvenu beaucoup de l’Auvergne où
-il n’avait fait que naître, — enfant du hasard. Avec
-Champfort, nous voici revenus à Paris, et rue de
-Richelieu, dans ce cabinet ensanglanté de la Bibliothèque
-Nationale. Et Richelieu, c’est Rueil, d’où
-nous sommes partis avec Pascal, de la demeure fameuse
-du Cardinal ; Rueil où nous ne pouvons
-entrer sans la hantise de l’écrivain des <i>Pensées</i> ; c’est
-lui, plus que Bonaparte, que je revois sur ce pont
-de Neuilly où il faillit être précipité à la Seine, avec
-son carrosse ; l’accident de Neuilly, où se fit la révélation
-brûlante par quoi s’exalta son génie.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c19">CHAPITRE XIX</h2>
-
-<p class="d">La tasse de lait : Michalias. — Un débutant de soixante
-ans. — Endors-toi, paysan. — <i>Le jugement de Saint-Pierre</i>. — <i>La
-mort du Paysan</i>. — <i>Sous les bouleaux</i>. — Le
-poète de la Dore. — La bonne souffrance. — <i>A la prière
-du soir</i>. — Un essai de grammaire auvergnate et d’hydrothérapie.</p>
-
-
-<p>« Savez-vous, disait Mme Helvétius à l’abbé Morellet,
-que quand j’ai eu le matin la conversation de
-Champfort, elle m’attriste pour toute la journée ? »
-Et je ne sais plus quelle autre de ses belles admiratrices
-et amies confessait sa soif d’un bol de lait frais — après
-les propos du cruel causeur : il y a toujours
-un peu d’arsenic au fond.</p>
-
-<p>Le tasse de lait ? Le contre-poison ? R. Michalias, — un
-poète, qui fut pharmacien — nous les offrira
-non loin de la Limagne, au cœur du Livradois. C’est
-un autre pays, un autre patois d’Auvergne. Aussi
-s’expliquent dans <i lang="oc" xml:lang="oc">Ers de lous Suts</i> et <i lang="oc" xml:lang="oc">Ers d’uen Païsan</i>,
-quelque afféterie et quelque douceur, si loin
-de notre Vermenouze, avec qui, pourtant, s’apparentent
-si curieusement la vie et la carrière poétique
-du félibre ambertois ! Même où leur formation littéraire
-paraît différer du tout au tout, elle est, au fond,
-toute pareille.</p>
-
-<p>Sans doute, Vermenouze, émigrant très jeune
-n’est rentré que sur le tard au pays, alors que Michalias
-n’en est jamais sorti. Mais, sédentaire ou
-voyageur, tous deux obéissaient à la même loi pratique
-de la race : d’assurer les réalités de l’existence,
-avant tout. Chevauchant sous les étoiles, par les
-sierras d’Espagne ou sédentaire parmi ses bocaux,
-celui-ci et celui-là n’ont cédé, vraiment, qu’en se
-retirant des affaires à la tentation d’écrire. Encore
-Vermenouze s’y était-il essayé par intervalles, dès
-la vingtième année. Pour Michalias, la révélation
-fut extraordinairement tardive : il ne débuta guère
-qu’à la soixantaine.</p>
-
-<p>Pourtant, ni à l’un ni à l’autre, on ne saurait dénier
-les dons les plus flagrants de la jeunesse et de
-l’âge mûr, heureusement associés, la fraîcheur et
-l’allégresse de la vision, la vigueur et la netteté de
-l’expression. J’arrête le parallèle. Il se poursuivra
-de lui-même aux chapitres de Vermenouze.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>R. Michalias tint boutique de médicaments à
-Ambert, et son nom reluit en lettres d’or au-dessus
-de celui de son successeur, à quelques pas de la confortable
-maison où s’écoule sa retraite d’auteur régionaliste
-et d’amateur de jardins. Tout occupé
-aux soins de sa profession minutieuse, exclusive de
-grosses agitations et de longues absences, il dut
-borner son horizon aux brèves promenades du géologue
-et du botaniste. Aussi, par son commerce incessant
-avec l’indigène, il conserva l’usage quotidien
-du parler local et natal. De là, son inspiration limitée
-à quelques kilomètres de la Dore. De là, l’observation
-précise et méthodique ; ce qui n’empêche
-pas le pittoresque, le charme, la tendresse. De là,
-tant de saveur et de naturel du langage, ou des
-pièces de composition un peu apprêtée…</p>
-
-<p>J’en étais arrivé au chapitre où je voulais signaler
-l’œuvre de M. Michalias, dont la renommée s’est imposée
-dans le monde félibréen. Cependant, je n’étais
-pas très assuré de mon jugement.</p>
-
-<p>Quand je lisais :</p>
-
-<blockquote>
-<p>« Ma Dore va, telle une jarretière, — autour des tertres
-fleuris.</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>« Je nais d’une goutte de rosée… — Une goutte
-et une goutte font un fil, — mais pour coudre avec,
-il faut le dé — et aussi l’aiguille d’une fée.</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>« Entre ses doigts, le fil se fait lien, — le lien se
-fait jarretière, — se fait ruban et même nappe — et
-s’étale par places dans les campagnes.</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<p>« A la manière de petites langues, les feuilles, — de
-l’osier me viennent caresser. »</p>
-</blockquote>
-
-<p class="noindent">cela me semblait bien maniéré ; mais le patois
-avait un tel goût de terroir qu’on ne pouvait se
-méprendre à sa qualité foncière — si différente de
-notre cantalien. Je résolus de m’informer davantage,
-et de revenir aux pentes du Forez et du Livradois ;
-car, plus d’une fois, jadis j’avais parcouru la
-contrée en divers sens, de Saint-Étienne ou de Clermont-Ferrand
-au Puy, à Arlanc, à la Chaise-Dieu…
-Mais tous autres souvenirs étaient écrasés, au surgissement,
-en ma mémoire, de la cathédrale romane,
-des statues, des chapelles sur les brèches et des
-dykes volcaniques, ou de l’abbaye formidable, sur
-le plateau sauvage…</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Aujourd’hui, c’est à Ambert que je vais, par acquit
-de conscience professionnelle, plutôt sans enthousiasme.
-Je crois la connaître, notre Auvergne, — et
-comment la sous-préfecture, la rivière, les arbres et
-les rocs vers lesquels le train m’emporte pourraient-ils
-se disposer pour me procurer quelque émoi inédit ?
-Oh ! je ne suis pas de parti-pris, et je m’entraîne
-sincèrement sur M. Michalias. Souvent, il décrit
-avec simplicité :</p>
-
-<blockquote>
-<p>« On rentre…</p>
-
-<p class="ugap">La nuit tombe et le ciel se pointille d’étoiles ; — maintenant
-on n’y voit qu’à courte distance. — Même des
-sommets, les crêtes deviennent rares… — « Allons
-<i>Labri</i> ! Viens-t’en.</p>
-
-<p class="ugap">Ramène les moutons, et aboie la <i>Marcade</i>. — Vois,
-moi aussi je prends mon sac. — Cours, cours, fais-leur
-faire demi-tour… — Il faut aller manger la soupe.</p>
-
-<p class="ugap">Entre deux haies de mûriers sauvages, — bêtes et gens
-s’en vont par le sentier encaissé ; les brebis arrachent
-tout le long — quelque feuille à la ronce et y accrochent
-de leur toison.</p>
-
-<p class="ugap">Sous plus de mille petits pieds alertes, — le sable
-du chemin desséché, fait une fumée. — C’est, sur le
-sentier, tout semblable au lourd brouillard qui traîne
-sur les ruisseaux.</p>
-
-<p class="ugap">Ces bœufs, qui suivent pesamment, — la poussière
-garde l’empreinte du pied large et attardé. — De leur
-lèvre, parfois une bave, tel un grand crachat, descend
-sur le sol.</p>
-
-<p class="ugap">Des hommes en larges sabots, où leur pied est trop à
-l’aise, — suivent par derrière ; aucun ne parle. — De la
-bêche ou de la faux, le fer, sur leur épaule, — lance par
-moments un bref éclair.</p>
-
-<p class="ugap">Ils traînent bien un peu la jambe : — le soleil, toute
-cette journée, les a roussis par là-bas. — La poussière
-et la sueur mâchurent les joues… — Bah ! le lendemain
-il n’y paraît plus.</p>
-
-<p class="ugap">Et la nuit, doucement, arrive, sournoise, — sur les
-œuvres de Dieu. — C’est assez de travail pour aujourd’hui. — Va
-dormir, paysan, tu as rempli ta journée ! »</p>
-</blockquote>
-
-<p>Il y a du rythme dans les chansons, de la couleur
-dans les tableaux, de la variété dans les sujets, du
-rire frais et de la saine gaillardise dans certains
-contes, comme le <i>Jugement de Saint Pierre</i>, qui
-refuse l’entrée du Paradis à la fille sage :</p>
-
-<blockquote>
-<p>« Mais qu’est-ce que c’est qui se dissimule — là-bas ?
-Quelqu’un ou quelque chose ? Je ne me trompe pas,
-parbleu, — c’est la vieille béguine :</p>
-
-<p class="ugap">Qu’as-tu fait pendant ta vie, — de tes <i>charmes</i> ? Tu ne
-t’en es pas servie… — et cependant il faut des enfants — pour
-manier les faucilles, — pour façonner la terre,
-et aider au fermier !</p>
-
-<p class="ugap">Tu es comme ce vieux bénitier, — là-bas, où tisse
-l’araignée dans un coin, et où personne ne va… —</p>
-
-<p class="ugap">« Il n’y a que toi de damnée ! — Va prendre pour
-amoureux — Le diable qui s’ennuie… — Allons donc,
-jolie mariée, — allons, fiche le camp ! »</p>
-</blockquote>
-
-<p>Même, M. Michalias touche à la grandeur, par les
-très humbles détails, devant la mort du paysan !</p>
-
-<blockquote>
-<p>« La bêche et l’araire — Je ne puis plus les manier… — Alors
-mieux vaut m’en aller, — si je ne suis rien bon à
-faire.</p>
-
-<p class="ugap">Écoute-moi bien seulement : — En mourant, je suis chrétien, — dis-moi
-quelque messe ; — ensuite, tu seras
-maîtresse — de conduire la maison comme si c’était
-moi-même.</p>
-
-<p class="ugap">Mets (<i>mène</i>) la chèvre au bouc, — Et la vache (Bardelle)
-au taureau ; — Sème le champ de raves, — Tu
-sais qu’à notre Noire il lui en faut pour avoir du lait.</p>
-
-<p class="ugap">Et quand ce sera fait, — Tu faucheras le regain et
-feras les semailles. — Ainsi, paisiblement — tu vivras
-sans rien devoir, — et tu viendras à bout de payer notre
-ferme. »</p>
-</blockquote>
-
-<p>Et le voici capable du plus délicat attendrissement
-aux ressemblances de la pure idylle :</p>
-
-
-<p class="c gap">SOUS LES BOULEAUX</p>
-
-<blockquote>
-<p>« Le soir, lorsque nous venions tous deux — nous y
-asseoir, il me semble — que nous étions comme deux
-poussins qui se bécotaient, — réfugiés sous l’aile de leur
-mère.</p>
-
-<p class="ugap">La lune, en suivant son chemin, — blanchissait
-l’écorce d’un bouleau : — c’était là le parchemin — sur
-lequel nous mêlions le T de « Thérèse » — et le B de « Barthélemy ».</p>
-
-<p class="ugap">Mettant à profit cette faible lueur, — c’était un couteau,
-l’imprimeur — de notre petit livre d’amour — épelé
-dans les bois… et je n’en ai guère, — depuis lors, lu de
-meilleur.</p>
-
-<p class="ugap">Maintenant que nous sommes devenus des vieux, — moi
-et Thérèse, à la veillée, — simplement assis près de
-la bûche allumée, — il nous revient parfois devant les
-yeux ce bon temps sous la feuillée. »</p>
-</blockquote>
-
-<p>Aussi bien, l’arbre pâle a inspiré à M. Michalias
-une délicieuse piécette d’anthologie :</p>
-
-
-<p class="c gap">LE PETIT BOULEAU</p>
-
-<blockquote>
-<p>« Petite robe blanche et cheveux d’or — du petit bouleau — Il
-me passe quelque chose à travers le corps, — lorsque
-je vous vois…</p>
-
-<p class="ugap">Il me passe quelque chose à travers le corps — parce
-que je crois voir la robe de ma sœur, — la pauvre Thérèse…</p>
-
-<p class="ugap">Voir les cheveux de ma sœur — qui n’avait que dix
-ans, — quand la prit la Mort… — Voilà ce que je vois.</p>
-
-<p class="ugap">Et qui fait tant frissonner mon corps, — Parce que je
-crois revoir encore ma sœur, — en ce bouleau. »</p>
-</blockquote>
-
-<p>J’étais charmé et dérouté par cette note aimable
-et plaintive, en telle opposition avec le rude accent
-de la Haute-Auvergne. Le train roulait, par la nuit
-glacée. Je m’endormis dans mon coin, jusqu’au
-matin peu hâtif de la mi-octobre, vers sept heures ;
-c’était le Livradois qui s’encadrait par images successives,
-à la portière — alors que je pensais continuer
-ma lecture ; c’est la Dore du poète, une souple
-et gracieuse rivière à travers les prairies bordées
-de saules et de peupliers, la paisible rivière et les
-calmes arbres de la plaine, sans rien de commun
-avec nos ruisseaux torrentueux des vallons cantaliens !
-Ah ! que déjà je comprenais mieux l’œuvre
-de M. Michalias !…</p>
-
-<p>Je fus tout à fait renseigné par le court trajet de la
-gare d’Ambert à la ville, sans rapport avec nos
-bourgs farouches, dans leurs aires de basalte ! L’Auvergne
-de M. Michalias est une autre Auvergne, qui
-a trouvé en lui un poète spontané et attentif, un fils
-pieux qui n’a pas dédaigné l’héritage ancestral. Ses
-habitudes d’examen et de précaution lui ont inculqué
-le goût du détail. Son œuvre manquera de lointain
-et d’ensemble, mais elle vaudra par de fines découvertes,
-une jolie pénétration. Où nous n’aurions
-aperçu que le vague aspect de la roche et de la verdure,
-il émerveillera nos regards par tel fragment
-de caillou où semblent s’être pétrifiés des milliers
-d’arcs-en-ciel, — que son marteau savant a fait sauter
-de quelque bloc enfoui depuis les premiers âges
-du monde…</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Prodigieux mystère des sources qui peuvent cheminer
-à travers le sol hermétique, et se perdre,
-inconnues, ou qui vont jaillir à la révélation de la
-baguette de coudrier !</p>
-
-<p>Une sensibilité de poète, ses dons d’observation,
-le trésor du vieux parler ambertois — tout cela
-aurait bien pu s’égarer ou se dessécher, par la course
-ou la stagnation de plus d’un demi-siècle au tréfonds
-du cœur et de l’esprit d’un tranquille bourgeois de
-province. Or, comme une source longtemps souterraine,
-la veine poétique a jailli de M. Michalias, à
-l’improviste.</p>
-
-<p>Cela lui est venu d’un jour où, retiré des affaires,
-il s’était cassé la jambe. C’en était fini, pour quelques
-semaines, des promenades du botaniste, de
-l’entomologiste, du géologue… Ce fut la bonne souffrance
-où, momentanément sevré d’activité, la méditation
-fut la seule ressource du malade.</p>
-
-<p>Les souvenirs, les images qui se pressaient, M. Michalias
-entreprit de les classer, comme il avait fait
-toute sa vie, de son butin d’insectes, de plantes, de
-minéraux. Il composa des tableautins d’un réalisme
-discret et sincère, qui lui valurent les plus hautes
-approbations félibréennes. Il avait écrit par jeu,
-pour se distraire : l’amateur se révélait poète, d’une
-imprévue personnalité. La philologie s’emparait de
-son œuvre, historiquement précieuse par la qualité
-et la quantité des matériaux sauvés et rassemblés ;
-non pas des vocables de bibliothèque, perdus
-et refroidis, dont les spécialistes scrutent la structure
-évidée, mais du patois de plein air, capturé au
-soleil et épinglé encore tout frémissant, comme le
-papillon avec toutes ses couleurs, avant de se recroqueviller
-et de disparaître.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>La renommée a visité M. Michalias, sans qu’il l’ait
-fort provoquée. Ses deux volumes (1904, 1908) n’ont
-été tirés qu’à une centaine d’exemplaires chacun,
-restés hors commerce. Mais nombre de pièces avaient
-paru dans les revues décentralisatrices, où elles
-avaient conquis l’admiration du Midi.</p>
-
-<p>L’enthousiasme est venu du Nord, aussi : traductions
-en suédois, par le D<sup>r</sup> Goran-Bjorkman, de Stockholm ;
-en allemand, par le D<sup>r</sup> Hans Weiske, de
-Cottbus (Brandebourg).</p>
-
-<p>Tant d’éloges n’ont point mordu sur la solide
-modestie de M. Michalias. Il continue de produire,
-mais résiste à publier un nouveau volume. Il a goûté
-son succès. Peut-être se rend-il compte que d’autres
-n’auraient pas plus de saveur. Il eût pu être majoral
-d’Auvergne, avec quelque intrigue, à la mort de
-Vermenouze, qui l’avait souhaité comme successeur.
-Mais M. Michalias ne se dépense pas en vanités.
-C’est un sage. Et voilà le bonheur, édifié dans la
-calme retraite due au travail accompli.</p>
-
-<p>Un bel enfant blond, câlin et rieur, met son gentil
-tumulte dans la demeure des grands-parents qui,
-tout à l’heure, partiront pour quelques jours chez
-leur fille et leur gendre, — pas bien loin d’ici… Mais
-qui prendra soin du jardin ? Car M. Michalias cultive
-son jardin, un rare enclos fermé aux regards,
-derrière la maison. Il y descend à l’aube, pour découvrir
-ou sortir les plantes, abritées la nuit. La
-gelée, ici, est précoce et meurtrière pour les espèces
-fragiles. Le jardin de campagne ! avec des planches
-de légumes, des massifs de fleurs, des arbres fruitiers ;
-un potager d’agrément, qui s’égaie de myosotis,
-de bégonias, de géraniums, de groupes de rosiers,
-de touffes de rhododendrons, entre les murs
-vêtus de clématites et de glycines, et coiffés de lilas.</p>
-
-<p>Mais l’arrière-saison a défeuillé les branches et
-roussi les pétales. Cependant, le propriétaire nous
-guide vers « son placard à chrysanthèmes », richement
-épanouis, mais qu’il faut abriter, adossés à la
-muraille garnie d’un auvent où, la nuit, s’accroche
-une devanture de paillasson. Une porte poussée, et
-voici l’annexe, plus rustique, dont vient de s’agrandir
-le discret domaine, maintenant ombragé d’un
-cèdre centenaire, — et bordé, à sa frontière reculée,
-de hauts sapins sous lesquels gazouille une fontaine…</p>
-
-<p>Oui, la vie régulière, méthodique, de M. R. Michalias
-et sa retraite si doucement agencée expliquent
-ce qu’il y a d’un peu rangé et de contenu dans
-sa poésie pourtant si naturelle et véridique. Ce n’est
-point de l’apprêt, mais de l’ordre. Ce n’est pas un
-défaut, une faiblesse de l’artiste et de l’œuvre, — mais
-la résultante des suggestions ambiantes ; ce
-pays de Livradois est tout plaine ; la vallée, de tout
-repos, où paresse la Dore entre ces deux lignes de
-montagne sans secousses ; par ici, on est villageois
-plus que montagnards.</p>
-
-<p>Ceci caractérise l’inspiration de M. R. Michalias
-et le différencie d’un Vermenouze. Je dis bien : l’inspiration.
-Ainsi arrive-t-il à des patoisants de nous
-donner la poésie qui manque trop souvent à la littérature…</p>
-
-<p>Les chants de M. R. Michalias, ce sont des <i>Promenades</i>
-et <i>Intérieurs</i>, des <i>Intimités</i>… Oui, je songe
-au François Coppée des humbles choses, des impressions
-à mi-voix, du sentiment murmuré. Je parle
-d’une manière de sentir et de s’exprimer. Sans quoi
-il n’y a aucun rapprochement à faire entre les sentiers,
-semés d’écailles d’huîtres des barrières et de
-la banlieue parisienne et le paysage d’Ambert.</p>
-
-<p>Heureuse petite ville, riante et simple, que nulle
-laideur n’isole de la grâce environnante des eaux,
-des cultures, des prés, des bois ! Il est peu d’endroits
-habités d’où, pour joindre la campagne, il ne faille
-traverser des espaces interlopes, une zone intermédiaire,
-des parages qui ont cessé d’être ruraux et ne
-sont pas devenus citadins !</p>
-
-<p>La rue d’Ambert se perd dans la campagne, ou
-c’est le chemin des champs qui s’égare dans la ville.
-La promenade n’est pas une expédition : c’est le tour
-du jardin qui se prolonge, — et qui n’en finirait plus,
-par tant de séductions agrestes…</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Je l’ai dit, au début, la poésie de M. R. Michalias,
-c’est la tasse de lait, — qui ne conviendrait guère
-aux palais brûlés de boissons fortes : l’alouette, la
-source, la cigale, le grillon, l’hirondelle, la voix du
-pâtre, la cloche de l’angélus, la brise d’été, la rafale
-d’hiver ! La chanson de la fileuse, les contes de
-l’aïeule ! La fuite des jours et des saisons, scandée
-par les labours, les semailles et les moissons ! L’éternelle
-humanité primitive du paysan, asservi à la
-glèbe du petit pâtre au gros fermier, de la servante
-à la maîtresse ! Le chant et la danse d’un dimanche,
-d’une fête, d’une noce, qui tranchent sur la monotonie
-des semaines. Toute une existence attachée,
-comme une chèvre au piquet, au clocher natal, — qui
-ne s’en éloigne jamais que d’une longueur de
-corde :</p>
-
-
-<p class="c gap">A LA PRIÈRE DU SOIR</p>
-
-<blockquote>
-<p>« Vers le clocher, la sonnerie se meurt peu à peu ; — dans
-l’air, il n’en reste qu’à peine un frémissement. — Notre
-église disparaît dans l’ombre du soir, — mais on
-y allume, c’est l’heure de la prière.</p>
-
-<p class="ugap">J’y entre juste au moment où une petite troupe de
-jeunes filles, — ruban bleu sur la poitrine, chante au
-milieu du chœur ; — comme moi, vous aussi, vous auriez
-cru certainement — entendre des oiseaux, l’été, perchés
-sous les ramilles.</p>
-
-<p class="ugap">Les cierges font un amas de gouttes autour de la
-mèche ; — le vicaire, en surplis blanc, monte en chaire,
-retire sa petite calotte noire et dit la prière — pendant
-que fume là-bas un encensoir.</p>
-
-<p class="ugap">Que voulez-vous ? Moi qui suis une espèce de parpaillot, — (je
-ne suis que comme je suis et cependant pas
-mauvais homme) — de sentir cette odeur, d’entendre ces
-chants et tout le reste — cela me fit quelque chose… et
-moi aussi, je priai un peu ».</p>
-</blockquote>
-
-<p>Enfin, une des caractéristiques du talent de
-M. R. Michalias, c’est le mouvement, la justesse du
-dialogue quelque peu féroce, toutefois, et excessif
-comme dans <i>Funérailles</i> — quoique ces propos l’auteur
-les ait probablement entendus ! Mais cela détonne,
-parmi la verve bienveillante et attendrie
-dont le poète raconte, à l’habitude, les gens et les
-choses du Livradois.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Comme on l’a vu, ces <i>chants</i> en patois d’Ambert
-devaient solliciter des romanisants. M. Michalias
-s’est pris lui-même à vouloir démonter le mécanisme
-de l’instrument dont il s’était, d’abord, ingénument
-servi. Il a élaboré un <i>Essai de grammaire
-auvergnate</i>, qui n’est pas un modèle de méthode
-scientifique. On ne s’improvise pas philologue, et
-les spécialistes lui reprochent d’errer sur la phonétique
-et la morphologie.</p>
-
-<p>Quand même, la recherche est louable, et le résultat
-précis. Ainsi en juge, avec autorité, M. B. Petiot :</p>
-
-<blockquote>
-<p>« Des exemples nombreux, non composés artificiellement
-à l’appui d’une règle, et, partant, toujours suspects,
-mais formés de phrases familières réellement
-entendues, nous donnent, mieux que toutes les explications
-et toutes les théories, l’impression d’une langue
-parlée et bien vivante, et nous en font pénétrer le génie.
-C’est ici que l’auteur, bien servi par sa connaissance
-des moindres nuances du patois, retrouve sa supériorité.
-J’ai dit plus haut que la syntaxe, resserrée en un chapitre
-de quatre pages, était insuffisante, et c’est vrai.
-Mais ce n’est pas dans ce chapitre seulement, qui lui
-est spécialement consacré, qu’on trouve la syntaxe ; elle
-est répandue dans tout le livre ; et, à condition de la dégager
-des exemples on aura une connaissance assez
-complète de la langue. On ne saurait donc trop féliciter
-M. Michalias d’avoir ainsi multiplié les exemples ; ils
-corrigent et complètent heureusement ce qu’il peut y
-avoir par ailleurs de défectueux dans son livre. L’insuffisance
-théorique est compensée par la connaissance
-pratique. Un souhait pour finir : M. Michalias rendrait
-un grand service aux études de patois en composant un
-vocabulaire des parlers de sa région. Le grand dictionnaire
-de Mistral ne rend pas inutiles les lexiques spéciaux.
-Si, dans chaque pays, on relevait les mots ou
-les sens qui ne se trouvent pas dans <i>le Trésor du Félibrige</i>,
-on aurait ce qu’il y a de plus caractéristique dans
-un parler. Et, pour la région d’Ambert, nul, plus que
-M. Michalias, n’est qualifié pour entreprendre ce lexique
-spécial »<a id="FNanchor_48" href="#Footnote_48" class="fnanchor">[48]</a>.</p>
-</blockquote>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_48" href="#FNanchor_48"><span class="label">[48]</span></a> <i>Revue d’Auvergne</i>, septembre 1910.</p>
-</div>
-<p>M. Michalias l’a entrepris, et il en viendra à
-bout, — comme de tentatives autrement ardues.
-N’est-ce pas à lui que les Ambertois doivent l’initiative
-de ce reluisant établissement de bains-douches
-populaires, tout <span lang="en" xml:lang="en">modern-style</span>, aux gaies faïences de
-couleur, d’un aménagement irréprochable, d’une
-propreté éclatante, — où, pour quatre ou cinq sous,
-l’eau est distribuée à profusion à tout venant ? La
-fondation, émanant d’une Caisse d’épargne prospère,
-était destinée au public le plus modeste, à
-l’employé, au paysan. Ils n’y sont guère venus. Par
-contre, la population aisée y fréquente en foule.
-Sans doute, peu à peu, l’exemple des citadins et des
-bourgeois entraînera le campagnard et l’ouvrier.
-Ainsi le philanthrope et l’homme de progrès seront
-récompensés de leur effort. Même chose pourrait
-advenir pour le poète patoisant, en sens inverse : de
-retarder la fin du parler ambertois.</p>
-
-<p>De voir « les Messieurs » faire tant de cas du
-vieux langage naguère dédaigné et reculant de la
-ville au village et du village au hameau arriéré, le
-paysan ne rougira plus de l’employer au lieu du
-français de hasard ramassé à la foire et au cabaret.
-De le lire imprimé, il l’estimera à une autre valeur,
-comme le seau ou la lampe de cuivre jetés au rebut
-et qu’il voit acheter par les amateurs, comme le
-flambeau d’étain, la croix d’or émaillée échangés
-pour quelque affreux objet « à la mode » — et devenus
-introuvables.</p>
-
-<p>M. Michalias a prouvé que l’on peut être, à la fois,
-épris du passé et féru d’hydrothérapie, sans qu’il
-en résultât d’autre catastrophe que de la renommée
-et du bien-être supplémentaire pour le cher pays
-natal…</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c21">CHAPITRE XXI</h2>
-
-<p class="d">Des Poètes nouveaux. — Le buste d’E. Chabrier. — Henri
-Pourrat. — Charles et Olivier Calemard de La Fayette. — La
-Petite victoire de Samothrace. — Le poème des champs. — Considère…</p>
-
-
-<p>J’ai gardé le goût des vers et la passion des paysages.
-Peut-être est-ce d’avoir traîné mon enfance
-par la hâve et fuligineuse banlieue que je n’arrive
-pas à me rassasier de nature et d’espace ! Peut-être,
-est-ce d’avoir fabriqué « des vers impressionnistes », — que
-j’ai, par l’amour des contraires,
-gardé la passion de la poésie — des autres, français et
-patoisants… Toujours est-il que je n’approche jamais
-sans émotion le recueil d’un poète nouveau. D’abord,
-ce n’est pas un volume qui se vende. Vraiment, le
-poète se donne ! Avec le prosateur, si désintéressé
-soit-il, tout de suite nous entrons en compte, nous
-faisons une affaire, lui, surtout ; il demande de
-l’argent, il touche ; et nous en sommes pour notre
-dépense.</p>
-
-<p>Des vers, des paysages, voilà qui me tentait ;
-d’autres paysages, — le Velay voisin — que me vantait
-chaleureusement Henri Pourrat, dont le jeune
-talent affirmé dans les <i>Films auvergnats</i>, <i>Sur la
-Colline ronde</i>, en collaboration avec Jean l’Olagne,
-enchante les régionalistes, et mérite de gagner tous
-les lecteurs. Ce sont des scènes savoureuses de la
-vie du Livradois, — annexé à la littérature française,
-dans une langue robuste, pleine, serrée, aux
-images hardies, nettes et justes — entre Guy de
-Maupassant et Jules Renard. Comme la Dore a
-trouvé son poète patois en M. Michalias, ses riverains
-et les campagnards ressortissants d’Ambert ont
-rencontré dans MM. Jean d’Olagne et Henri Pourrat
-des conteurs à qui ils doivent de nous apparaître
-typiques, définitifs, inoubliables, admirablement
-<i>locaux</i>. Il y a là des mœurs, du pittoresque inédits ;
-ces paysans sont de ce pays, pas d’un autre…</p>
-
-<p>Donc, M. Henri Pourrat, dans nos promenades
-autour d’Ambert, m’entretenait de nature, de littérature,
-d’art, et de la poussée industrielle et commerciale
-de la petite capitale du Livradois, où se
-fabriquent des chapelets pour toutes les parties du
-monde. Le petit palais cossu de la caisse d’épargne
-dit assez l’accroissement des économies que les bas
-de laine déversent dans ses coffres de fer. Mais
-Ambert ne s’enorgueillit pas que de ses usines et de
-ses écus. Cet été, elle honorait, par un buste dû à
-Constantin Meunier, en place publique, l’un de ses
-plus glorieux enfants, Emmanuel Chabrier<a id="FNanchor_49" href="#Footnote_49" class="fnanchor">[49]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_49" href="#FNanchor_49"><span class="label">[49]</span></a> A l’inauguration du monument (du sculpteur Vaury,
-surmonté du buste par Constantin Meunier), M. J. Desaymard
-a redit ainsi cette cruelle destinée d’un génie contre
-qui s’acharnait la malchance :</p>
-
-<p>« Emmanuel Chabrier naquit à Ambert, en 1841, d’une
-vieille famille Ambertoise. Tout, en lui, rappelait son pays
-natal : depuis son nom, à étymologie pastorale, jusqu’à
-son accent, ponctuant drôlement des locutions du crû :
-« Eh ! ma mie ! — Ah ! bonnes gens ! » depuis ses houppelandes
-et ses vastes chapeaux restés légendaires, jusqu’à
-la carrure de son corps replet, surmonté d’une face large
-et animée, au front puissant, au regard incisif. Mais surtout
-ce qui faisait de lui la personnification même de sa
-race, c’était son tempérament volontaire, véhément et combatif,
-la vie ardente qui bouillonnait en lui, et s’épanchait,
-tantôt en une verve comique intarissable, tantôt en une
-tendresse effrénée ; c’était enfin son inspiration, affirmant
-dans toutes ses œuvres la joie et la beauté de <i>vivre</i>.</p>
-
-<p>« Voilà pourtant l’homme que guettait la plus cruelle
-Destinée : — toute sa carrière artistique ne fut qu’une suite
-de malchances broyant peu à peu sa volonté tenace.
-D’abord, sa vocation musicale fut contrariée ; il dut faire
-du droit pour obéir à son père et ne put étudier son art qu’à
-moments perdus, au gré des loisirs que lui laissaient ses
-occupations au Ministère de l’Intérieur (1862-1880). En
-1881, cependant, une bonne fortune échut à Chabrier ; libéré
-du ministère, il put accepter les fonctions de secrétaire
-auprès de Charles Lamoureux, lancé alors en pleine bataille
-artistique et menant le bon combat wagnérien : Chabrier
-fut un de ceux qui contribuèrent à la victoire ; il en retira
-le bénéfice de se faire connaître autrement que comme
-auteur d’opérettes, et Lamoureux lança sa rhapsodie
-<i>Espana</i> qui eut la fortune que l’on sait. Mais à cette époque
-commença le calvaire de <i>Gwendoline</i> ; cet opéra, qui fut
-l’œuvre capitale de Chabrier, ne put trouver, pendant longtemps,
-de théâtre où se produire. Le 10 avril 1886, enfin, la
-première représentation de <i>Gwendoline</i> avait lieu… à la
-Monnaie de Bruxelles. Mais la malchance persistait : à peine
-<i>Gwendoline</i> triomphait-elle depuis quelques jours en Belgique,
-que le directeur de la Monnaie faisait faillite.
-Ensuite, l’infortuné chef-d’œuvre fit le tour de l’Allemagne,
-le tour de France, mais toujours sans pouvoir forcer les
-portes de l’Opéra. Alors Chabrier, qui avait besoin de gloire
-et aussi d’argent, mit son espoir sur une œuvre d’un art plus
-accessible au public : <i>le Roi malgré lui</i>. Accueillie avec
-faveur à l’Opéra-Comique, cette pièce y était à peine
-installée (21 mai 1887), que le théâtre, quelques jours après,
-devenait la proie du fameux incendie qui le détruisit. Malgré ce
-nouveau revers, Chabrier voyait encore un avenir brillant
-devant lui : les représentations de <i>Gwendoline</i>, quoique
-étrangères à Paris, l’avaient décidément rendu célèbre ; partout
-il était recherché, fêté ; en juin 1886, ses compatriotes
-s’étaient honorés de le recevoir et de lui faire présider un
-concours musical qui avait lieu à Clermont-Ferrand, et ce
-fut le retour triomphant au pays natal, dans l’apothéose
-d’une gloire naissante. Après l’écroulement brutal du <i>Roi
-malgré lui</i>, Chabrier se mit donc courageusement à l’œuvre,
-pour l’élaboration du drame lyrique qui devait être la
-suprême expression de son génie : <i>Briséïs</i> ; il ne put achever
-cette entreprise ; l’épuisement paralysa peu à peu ses
-facultés, usées par de trop grands efforts, par les déceptions,
-par la vaine attente de voir représenter <i>Gwendoline</i> à l’Opéra.
-Cette consolation, il l’eut à peine : quand <i>Gwendoline</i> parut
-enfin sur la scène de l’Académie Nationale de musique, le
-27 décembre 1893, la raison de Chabrier était trop affaiblie
-pour qu’il pût se rendre compte clairement de ce qui se
-passait. Il mourut quelques mois plus tard, le 13 septembre
-1894, dévoré par le regret de ne pouvoir achever
-<i>Briséïs</i>.</p>
-
-<p>« L’œuvre d’Emmanuel Chabrier reflète les puissants contrastes
-de son génie. Tantôt d’une verve folle, d’un esprit
-hilarant, d’un pittoresque grouillant ou d’une grâce légère,
-elle nous offre à peu près les seuls exemples qu’on ait de
-ce que pourrait être la musique humoristique, c’est-à-dire,
-par opposition avec la vile opérette, une musique qui tirerait
-tout son effet comique de moyens purement artistiques :
-non seulement de la mélodie, mais de l’harmonie, du rythme,
-de l’orchestration, de la prosodie. Dans ce genre, la trilogie
-humoristique des <i>Cochons roses</i>, des <i>Petits canards</i> et des
-<i>Gros Dindons</i> est un pur chef-d’œuvre ; mais il faut citer
-aussi : dans la note surtout comique, l’opérette de <i>l’Étoile</i> ;
-dans la note surtout pittoresque, <i>Espana Habanera</i>, <i>Joyeuse
-Marche</i>, la <i>Bourrée fantasque</i>, les <i>Valses Romantiques</i>, et
-la plupart des <i>Pièces pittoresques</i> ; dans la note spirituelle
-et légère, <i>l’Éducation manquée</i> et le <i>Roi malgré lui</i>. Tantôt
-encore, l’œuvre de Chabrier nous fait entendre les accents
-de l’héroïsme, d’un héroïsme rude qui lui est bien spécial,
-et c’est <i>Gwendoline</i>, et ce sont les rôles de chrétiens dans le
-fragment de <i>Briséïs</i>. Tantôt enfin — et c’est peut-être là
-qu’était la note la plus intime de Chabrier, — sa musique
-nous traduit une tendresse infinie, parfois éplorée ; elle est
-une caresse enveloppante, elle exprime la vraie nature de
-son âme, qui était toute « d’effusion affectueuse », suivant
-le mot de Vincent d’Indy : telle est l’inspiration de quelques
-« pièces pittoresques » comme l’émouvant <i>Sous-bois</i>, de la
-plupart des romances, <i>l’Ile Heureuse</i>, le <i>Credo d’amour</i>,
-<i>Toutes les fleurs</i>, <i>Tes yeux bleus</i>, etc., de la <i>Sulamite</i>, et de
-presque tout le premier acte de <i>Briséïs</i>.</p>
-
-<p>« Chabrier s’était fait un style bien personnel et facilement
-reconnaissable. Ses arpèges, ses appogiatures, ses audacieux
-enchaînements d’accords de neuvième, ses accouplements
-insolites de timbres, dans l’orchestration, créent
-une atmosphère musicale qui lui est bien propre. Certes,
-il n’a rien inventé, à proprement parler, en fait de technique
-musicale ; mais, par la hardiesse de son harmonie et
-de son instrumentation, il a eu la plus large part dans cet
-affranchissement de l’écriture musicale dont s’honore l’école
-moderne. En maints passages de <i>Gwendoline</i>, et surtout
-dans la <i>Sulamite</i> et <i>Briséïs</i>, on sent déjà très nettement
-l’esprit dans lequel seront conçues les œuvres de Debussy
-et de ses disciples. »</p>
-</div>
-<p>Ou bien, avec admiration et pitié, M. Henri Pourrat
-me citait Olivier Calemard de La Fayette… Un
-jeune, et qui n’est plus, et que j’ignorais… On peut
-suivre un temps, à travers les petites revues, les
-générations qui montent… Et puis, l’on perd le contact…
-On ne peut tout lire… Il faut qu’un nom
-éclate, en fanfare retentissante, pour frapper nos
-oreilles. Encore, restons-nous défiants, maintenant
-que chaque année nous découvre des princes et des
-lauréats du vers et de la prose par douzaines.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Olivier de La Fayette ! M. Henry Pourrat m’en
-parlait avec transport, me communiquait des articles
-récents, à propos de la stèle commémorative
-élevée au chef-lieu de la Haute-Loire. Je résolus de
-pousser jusqu’au Puy et de m’y arrêter. Je connaissais
-la région, inséparable de l’Auvergne. Du moins,
-je croyais la connaître. Je la vis comme renouvelée,
-plus saisissante que jamais. Une lyre invisible, frémissante
-et désespérée, vibrait aujourd’hui, par les
-champs et les monts naguère accablés du plus
-morne silence…</p>
-
-<p>Des paysages, des vers, par ces bons vieux trains
-si lents, qui s’arrêtent partout, — et voilà qui suffit
-à mon bonheur, et je marquerais la journée d’une
-pierre blanche, s’il y en avait, dans ces parages de
-lave sombre.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Olivier Calemard de La Fayette… Il naquit au
-Chassagnon (Haute-Loire), le 27 août 1877 ; il y
-mourut le 13 octobre 1906. Il n’a publié que le <i>Rêve
-des jours</i>, en 1904. Sa famille et ses amis, en 1909,
-ont fait paraître son volume inachevé : <i>La Montée</i>,
-avec des fragments de prose, et quelque correspondance.
-Mais comment ne point être conquis et bouleversé
-tout de suite. Il n’avait pas trente ans, quand
-sa voix s’est tue, celui qui écrivait de tels vers, dont
-M. Pierre de Nolhac a dit si bien : « Le jeune génie
-d’Olivier de La Fayette ressemble à cette <i>Victoire
-de Samothrace</i> qu’il a chantée. Elle s’élance ardemment
-vers le ciel ; toutes les puissances de vie sont
-en elle ; mais ses grandes ailes sont à demi brisées,
-et nul ne saura jamais les lignes admirables de son
-visage mutilé. »</p>
-
-
-<p class="c gap"><i>A ma petite Victoire de Samothrace</i></p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">J’invoque, le soir, quand ma lampe luit,</div>
-<div class="verse i4">Ta chair mutilée ;</div>
-<div class="verse">Et j’entends sonner le farouche bruit</div>
-<div class="verse i4">De ton envolée !</div>
-<div class="verse">J’entends dans les cieux profonds et vermeils</div>
-<div class="verse i4">Où l’astre ruisselle,</div>
-<div class="verse">Avec l’harmonie ivre des soleils,</div>
-<div class="verse i4">L’écho de ton aile !</div>
-<div class="verse">Et je vois fleurir, sous les doigts du soir,</div>
-<div class="verse i4">Aux plis de tes voiles,</div>
-<div class="verse">Pour illuminer ton large essor noir,</div>
-<div class="verse i4">Des reflets d’étoiles !</div>
-<div class="verse">Ma chair douloureuse est rivée au sol,</div>
-<div class="verse i4">J’en souffrais de honte.</div>
-<div class="verse">J’ai pleuré d’orgueil d’avoir vu ton vol</div>
-<div class="verse i4">Qui passe et qui monte !</div>
-<div class="verse">Et voici mon rêve… Emporte-le moi</div>
-<div class="verse i4">Vers ces ombres roses…</div>
-<div class="verse">Il veut savourer la gloire ou l’effroi</div>
-<div class="verse i4">Des apothéoses !</div>
-<div class="verse">Car ton aile ouverte a fait tant de vent</div>
-<div class="verse i4">Sur sa face pâle,</div>
-<div class="verse">Qu’il n’apaisera sa soif qu’en buvant</div>
-<div class="verse i4">Toute la rafale !</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Je parcours les comptes rendus de l’inauguration
-du monument que Le Puy a élevé le 30 juin 1912 à
-Charles et à Olivier Calemard de la Fayette. Car le
-grand-père a laissé un <i>Poème des champs</i>, fort
-estimé de Sainte-Beuve. Il avait fait partie des
-cénacles romantiques, ami de Th. Gautier, d’Arsène
-Houssaye, de Gérard de Nerval, quand il se retira
-dans sa terre :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Celui qui, dédaigneux des haltes et des trêves</div>
-<div class="verse i4">Se complut aux fureurs,</div>
-<div class="verse">Apaisé, repentant, dans les grands bois qu’il aime,</div>
-<div class="verse">Vint se cacher, obscur et laboureur lui-même,</div>
-<div class="verse i4">Parmi les Laboureurs.</div>
-<div class="verse">Sans regret ni souci de la bataille humaine,</div>
-<div class="verse">Par la famille à naître et par le vieux domaine</div>
-<div class="verse i4">Aux longs devoirs lié,</div>
-<div class="verse">Fidèle au sol béni que la sueur féconde,</div>
-<div class="verse">Pour les humbles bonheurs il a fui loin du monde</div>
-<div class="verse i4">Oubliant, oublié.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Par les quelques fragments des journaux, il est
-facile d’apercevoir que le petit-fils, touché d’autres
-inquiétudes morales et religieuses, souffre de ne
-pouvoir s’en tenir aux horizons rustiques de l’aïeul :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Si pourtant, — car la vie évolue et rayonne</div>
-<div class="verse">Sous la forme qui se dessèche et qui périt —</div>
-<div class="verse">Quelque Rêve affligeait tes vieux espoirs, pardonne</div>
-<div class="verse">Les mots que tu n’aurais pas dits !</div>
-
-<div class="verse stanza">C’est la même rivière, en de nouvelles rives,</div>
-<div class="verse">Qui coule reflétant, pure, les fleurs du bord,</div>
-<div class="verse">Et par les soirs profonds et bleus, la clarté vive</div>
-<div class="verse">Des étoiles, à l’horizon de nouveaux ports.</div>
-
-<div class="verse stanza">J’ai souffert, j’ai souffert de n’être plus toi-même.</div>
-<div class="verse">Pourquoi faut-il que l’eau déserte la montagne ?</div>
-<div class="verse">Ta vie était immense et j’aimais ton poème…</div>
-<div class="verse">Que ton cher souvenir me garde et m’accompagne.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Certes, Olivier de La Fayette sent la nature, la
-terre et le ciel <i>d’Auvergne</i>, <i>des Cévennes</i>, <i>du Velay</i>,
-<i>de la Limagne</i>, auxquelles il dédie une grande
-partie de son volume… Mais il dépasse vite : « La
-profondeur ni la beauté du ciel étoilé ne sauraient
-satisfaire, même un instant, le désir de l’infini, que
-pourtant elles avivent. L’inconscience de la matière
-suffit à nous rendre plus étrangère que son indifférence
-même. » Ainsi argumente le poète, à propos
-d’une de ses inspirations. Aussi s’évade-t-il au plus
-tôt du décor étroit des pays et des saisons, à la
-poursuite du Mystère que ne lui masquent pas
-d’éphémères apparences :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Les feuilles, cette année, étaient trop vigoureuses,</div>
-<div class="verse">Encore pleines de sève au moment des gelées ;</div>
-<div class="verse">Et l’hiver a surpris ces pauvres malheureuses</div>
-<div class="verse">Qui grelottent déjà sous les nuits étoilées.</div>
-
-<div class="verse stanza">Nous n’aurons point les belles feuilles de novembre</div>
-<div class="verse">Qui tombent lentement, une à une, en silence…</div>
-<div class="verse">Feuilles d’automne, feuilles rouges, feuilles d’ambre,</div>
-<div class="verse">Tournoyantes dans l’air calme de somnolence.</div>
-
-<div class="verse stanza">Nous n’aurons pas les belles feuilles mordorées,</div>
-<div class="verse">Les feuilles sans regret qui tombent d’être mûres…</div>
-<div class="verse">Le vent brutal arrachera ces éplorées,</div>
-<div class="verse">Et le bois douloureux aura de longs murmures,</div>
-
-<div class="verse stanza">Où de la tige saine à la pointe roussie,</div>
-<div class="verse">La mort prendra soudain la feuille bien vivante…</div>
-<div class="verse">— Entends dans la forêt ces frissons d’épouvante…</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>… Les voici, les belles feuilles de novembre, à ces
-arbres, à ces bois roux dont il invoquait la muse !
-Par Arlanc, Saint-Alyre, la Chaise-Dieu, le lac de
-Malaquet, quelle communion d’or et de flamme, — qui
-semble processionner vers le Puy, vers la stèle
-du poète… Avec les bouleaux, les peupliers, les
-hêtres, les cerisiers, les vinaigriers, d’autres dont je
-ne sais pas les noms, ce sont toutes les roses, tous
-les rouges, toutes les pourpres, tous les carmins de
-la palette, du feu, du corail, de la chair, des pierreries,
-des fleurs, des aurores et des couchants. Comment
-avec des mots redire l’apothéose de cette fin
-d’après-midi d’arrière-saison, au long de ce train-omnibus
-qui, par tant d’arrêts, peut-être, voulait
-témoigner qu’il n’était pas pressé de quitter ces
-merveilleux parages ! Nulle part encore, je n’avais
-assisté à pareille féerie, à si outrancière et délicate
-débauche de couleurs et de nuances, du vinaigrier
-éclatant comme un brasier d’incendie parmi les
-verts sapins, au svelte et haut peuplier à pâleurs
-d’ambre, laissant tomber des jaunets de cuivre clair
-comme la menue monnaie de ce fabuleux inventaire
-de la fin des beaux jours ! Mais à grands seaux de
-ténèbres, la Nuit va noyer ces flammes précaires,
-ces feux rapides de la forêt éphémère.</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Ah ! garde en toi ce ciel immobile et si doux</div>
-<div class="verse">Sur le mauve horizon de l’Automne qui meurt,</div>
-<div class="verse">Déjà le val profond fait monter des vapeurs</div>
-<div class="verse">Au front du Soir fragile et qui tombe à genoux !</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>La jeunesse méditative d’Olivier de La Fayette ne
-se satisfait pas des spectacles de la nature environnante.
-Il aimait les paysages de la contrée natale.
-Son œuvre est imprégnée de leur forte et sainte
-atmosphère. Mais le problème de la destinée hantait
-sa pensée, comme tourmentée de l’angoissante
-échéance :</p>
-
-<p>« J’ai trop songé, ce soir, aux choses lumineuses… »
-dira-t-il, en cet admirable poème du <i>Bourdon</i>,
-du symbolique insecte dont il suit nostalgiquement
-l’évasion vers le ciel !</p>
-
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Une odeur de résine alourdit le sous-bois</div>
-<div class="verse">Où craquète l’aiguille jaune ; et, chaque fois,</div>
-<div class="verse">Que je resonge, ô jour, à cette solanée</div>
-<div class="verse">D’où monta le bourdon brutal vers la clarté,</div>
-<div class="verse">Je sens, ivre d’un vain désir d’immensité,</div>
-<div class="verse">Battre en ma chair pesante une aile emprisonnée.</div>
-</div>
-
-</div>
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">D’une touffe de peluche,</div>
-<div class="verse">D’un paquet d’herbes moussu,</div>
-<div class="verse">S’élevaient des chants de ruche,</div>
-<div class="verse">Des appels sourds et confus.</div>
-
-<div class="verse stanza">Devant moi, je crus entendre,</div>
-<div class="verse">Douloureux frémissement,</div>
-<div class="verse">Je ne sais quel désir tendre,</div>
-<div class="verse">De l’immense firmament,</div>
-
-<div class="verse stanza">Et je cherchais dans la mousse</div>
-<div class="verse">Près des brins d’or velouté,</div>
-<div class="verse">Quelle vie obscure et douce,</div>
-<div class="verse">Voulait boire à la clarté.</div>
-
-<div class="verse stanza">Sous la mauve solanée,</div>
-<div class="verse">Aux macules de sang noir,</div>
-<div class="verse">Une bête emprisonnée</div>
-<div class="verse">Qu’on pouvait à peine voir,</div>
-
-<div class="verse stanza">Bourdon frêle, ombre velue,</div>
-<div class="verse">Captif grave, plein de nuit,</div>
-<div class="verse">Tout emmaillotté de glue,</div>
-<div class="verse">Murmurait l’étrange bruit.</div>
-
-<div class="verse stanza">Patte prise, ailes collées,</div>
-<div class="verse">Il était beau, l’être lourd,</div>
-<div class="verse">Dans l’effort de l’envolée,</div>
-<div class="verse">Vers la joie et vers le jour.</div>
-</div>
-
-</div>
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Vers les saules d’étain vibrent les guêpes claires…</div>
-<div class="verse">Midi chaud fait saigner la lèvre des glaïeuls…</div>
-<div class="verse">On entend des bruits d’eau sous les calcéolaires,</div>
-<div class="verse">Et la chanson des abeilles dans les tilleuls.</div>
-</div>
-
-</div>
-<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.
-</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div>
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Ton vol frappe l’air tiède et tressaille si vite</div>
-<div class="verse">Que tu ne peux monter vers la vie éperdue</div>
-<div class="verse">Qu’en t’agrippant aux brins jaunis des fleurs moussues</div>
-<div class="verse">Que la brise d’été, pleine de baume, agite.</div>
-
-<div class="verse stanza">Mais, soudain, l’aile ardente a trouvé l’équilibre ;</div>
-<div class="verse">Il s’élève, emporté vers quelque but fatal,</div>
-<div class="verse">Sur les agneaux dorés, bleus dans l’ombre du vol,</div>
-<div class="verse">Et sur les hauts taillis, odorants, dans l’air libre ;</div>
-
-<div class="verse stanza">Et sans voir le ruisseau ni les aulnes mielleux</div>
-<div class="verse">Où les martins-pêcheurs sont des joyaux qui passent,</div>
-<div class="verse">Il monte conquérant candide de l’espace,</div>
-<div class="verse">Pèlerin puéril des lourds infinis bleus,</div>
-
-<div class="verse stanza">Dépasse des bouleaux la feuillaison penchante,</div>
-<div class="verse">Rayonne en prismes et bourdonne éperdûment,</div>
-<div class="verse">Et croyant que ce bruit, c’est tout l’été qui chante,</div>
-<div class="verse">Confond la vie entière à son bourdonnement.</div>
-
-<div class="verse stanza">Ah ! Campanule, ouvre à mourir ton urne noire,</div>
-<div class="verse">Et toi, goutte-de-sang, ton cœur d’amour ! Les cieux</div>
-<div class="verse">L’appellent. L’astre luit et brûle ; il veut y boire,</div>
-<div class="verse">Loin du parfum d’en bas qui rampe… Insoucieux</div>
-
-<div class="verse stanza">De tout un champ d’iris qui tend ses fleurs de soufre,</div>
-<div class="verse">L’être clair, qui se croit l’âme du jour vermeil,</div>
-<div class="verse">Ébloui, transparent, rose et mauve, s’engouffre</div>
-<div class="verse">Dans la corolle incandescente du soleil !</div>
-</div>
-
-</div>
-<p><i>La Montée !</i> C’est vers par vers qu’il faudrait
-suivre l’ascension passionnée du poète :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Vérité ! Vérité ! je t’aurai tant nommée,</div>
-<div class="verse">Je t’aurai tant voulue et t’aurai tant aimée</div>
-<div class="verse">Que tu dois vivre un peu sous l’obscure ramée.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>La vérité, il la cherche en tous sens, jusqu’en
-l’espoir de la société future où, la matière vaincue,
-les hommes connaîtront la fin des labeurs ingrats ;
-comme dans le <i>Rêve des Blés</i>. Mais le passage en ce
-monde est bref :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Les saisons cueilleront la feuille qui se dore</div>
-<div class="verse">Et quand la neige lourde aux grands épicéas</div>
-<div class="verse">S’écroulera d’un coup sur le cerveau sonore,</div>
-<div class="verse">L’écho long du sol creux ne m’éveillera pas.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>D’ailleurs, le poète est prêt à rendre à la Nature
-tout ce qui lui vient d’elle :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">— Oh ! vois-tu, ce que je t’ai pris à toi, Nature,</div>
-<div class="verse">Ces longs sommeils dorés au flanc du val,</div>
-<div class="verse">Ces silences devant tes monts aux lignes pures,</div>
-<div class="verse">Ces frissons si profonds qui m’ont fait tant de mal.</div>
-
-<div class="verse stanza">Ces yeux bleus étonnés des teintes de l’automne</div>
-<div class="verse">Sous les érables fraternels prompts à gémir,</div>
-<div class="verse">Ce pouvoir de fixer la couleur que tu donnes</div>
-<div class="verse">Au ciel d’héliotrope où le soir va mourir…</div>
-
-<div class="verse stanza">Tout cela, tout cela, tu peux me le reprendre,</div>
-<div class="verse">Car, si j’en fis du songe et de vaines douleurs,</div>
-<div class="verse">Le temps silencieux en ferait de la cendre,</div>
-<div class="verse">Et, toi, tu sais, dans l’ombre, en refaire des fleurs.</div>
-
-<div class="verse stanza">Voici ma chair, mes sens, ma vie et ma tristesse,</div>
-<div class="verse">Tout ce que j’ai subi, sans l’avoir désiré,</div>
-<div class="verse">Et ces vagues langueurs et ces troubles ivresses,</div>
-<div class="verse">Dont j’ai bu le vertige, en le croyant sacré :</div>
-
-<div class="verse stanza">Emporte… Un seul désir purifia mes heures,</div>
-<div class="verse">Que je ne veux pas rendre et ne puis te devoir,</div>
-<div class="verse">J’en ai voué l’image à tout ce qui demeure,</div>
-<div class="verse">Et qui n’est pas venu des souffles de ton soir…</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Du poète de <i>la Montée</i>, je ne voulais que citer
-quelques strophes, pour prêter leur musique à ce
-décor sublime, vers le plateau de la Chaise-Dieu.
-Or, il se trouve que l’œuvre d’Olivier de La Fayette,
-d’une telle inspiration, n’est pas de celles où l’on
-découpe le refrain léger qui se suffit et suffit souvent
-pour caractériser la manière, les tendances, le talent
-d’un artiste. Ici, à travers le monument inachevé,
-une voix s’impose, irrésistible. On a prononcé les
-noms de Maurice de Guérin, de Sully-Prud’homme,
-d’Alfred de Vigny, de Pascal. On pourrait en prononcer
-d’autres. Toutes les possibilités étaient dans
-ce jeune homme, marqué de génie, il faudrait toute
-une étude pour analyser le développement ardent
-de sa pensée jusqu’aux souveraines altitudes. Il
-faudrait des pages et des pages pour le situer parmi
-la génération, dont il se rapprochait par quelque
-symbolisme, mais dont il s’éloignait et qu’il domine
-par sa clarté toute méridionale. Il est du Velay des
-bons troubadours. Il a fréquenté les félibres de Toulouse.
-Il était ennemi des techniques étroites. Son
-vers est abondant, lyrique et solide, harmonieux,
-précis, direct. <i>La Montée !</i> Jusqu’où ce vertigineux
-enfant n’aurait-il pas escaladé. Il se cherchait
-encore :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">O mon âme ! Étrangère en ta propre demeure</div>
-<div class="verse">Tu parcours tout mon être, étonnée et craintive,</div>
-<div class="verse">D’avoir en vain cherché la raison de ton leurre…</div>
-<div class="verse">Ta nostalgie inconsolable de captive</div>
-<div class="verse">Se mêle au temps muet qui coule, heure par heure,</div>
-<div class="verse">Dans le morne océan sans écume et sans rive…</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Pourtant :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Tu sens à ton amour pour la Vie, ô mon Rêve,</div>
-<div class="verse">A ton amour pour la musique et pour les êtres,</div>
-<div class="verse">Qu’il n’est rien qui commence en toi, rien qui s’achève.</div>
-<div class="verse">Le rythme universel te guide et te pénètre,</div>
-<div class="verse">Les germes éclosant des graines que tu sèmes,</div>
-<div class="verse">Et tout se lie autour de nous, et sur toi-même…</div>
-<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . . . . .</b></div>
-<div class="verse">Ah ! se sont-ils trompés pour jaillir et verdir</div>
-<div class="verse">Les surgeons souterrains à la tête rosée</div>
-<div class="verse">Dont l’effort végétal est presque du désir ?</div>
-<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . . . . .</b></div>
-<div class="verse">Sous le rouge soleil et la lourde rosée,</div>
-<div class="verse">Hors des terreaux profonds et mouillés, vers le jour,</div>
-<div class="verse">Chaque feuille argentée ouvre un jeune velours,</div>
-<div class="verse">Et, dans la brume lumineuse et reposée,</div>
-<div class="verse">Chaque fragile tige a des gestes d’amour…</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Ainsi, des <i>Étoiles</i> sa vision retombait à la terre
-natale, dont il restituait avec grandeur les tableaux
-familiers :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Sous l’écorce d’argent la sève roule en fleuves.</div>
-<div class="verse">Le peuplier garde un rayon dans ses hauteurs.</div>
-<div class="verse">Il a plu. Les troncs durs lancent des pousses neuves</div>
-<div class="verse">Et la terre se trouble, ivre de ses moiteurs.</div>
-
-<div class="verse stanza">Là-bas, dans les parfums d’ombre tiède où les aulnes</div>
-<div class="verse">Fléchissent sous le poids des ramures mielleuses,</div>
-<div class="verse">Couchée entre des boutons d’or et des lis jaunes</div>
-<div class="verse">Contre le fond grenat du talus qui se creuse,</div>
-
-<div class="verse stanza">Une vache mugit vers la première étoile…</div>
-<div class="verse">Et l’odeur du troupeau, sa vapeur et la brume</div>
-<div class="verse">Qui flotte au haut du val et traîne comme un voile,</div>
-<div class="verse">Font sur le bétail sombre une gloire qui fume…</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Un volume de début, et un recueil posthume, le
-<i>Rêve des jours</i>, et la <i>Montée</i>, où l’on a rassemblé
-l’œuvre inachevée, d’un si haut vouloir, de tant de
-chaude intelligence, d’une si personnelle sensibilité…
-Mais, à chaque page, la beauté luit, la pensée
-flambe, comme l’or à l’arbre élancé « qui garde des
-rayons dans ses hauteurs ». Destinée brûlante et
-courte, qui, plus que sur une stèle sculpturale, aurait
-pu s’inscrire sur une de ces aiguilles de lave figées
-dans leur jaillissement volcanique, qui prête aux
-paysages <i>Vellaves</i> de tels aspects titaniques et foudroyés.</p>
-
-<p>Olivier Calemard de La Fayette était bien le fils
-grave et ardent de cette Auvergne vellave. On a
-prononcé, ai-je dit, les noms de Pascal et d’Alfred
-de Vigny ? On pouvait, pour le poète de vingt-neuf
-ans, qui, se sachant perdu à bref délai, quelques
-semaines avant sa mort, se résignait avec une telle
-noble fermeté, ne s’abandonnant pas à maudire
-d’avance, « un ordre dur, inexplicable ou vain ».</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Laisse la tiède nuit t’envelopper ; tu l’aimes,</div>
-<div class="verse">Et tu goûtes pensivement la volupté</div>
-<div class="verse">De recréer en toi son infini lacté,</div>
-<div class="verse">Lorsque, sous tes paupières lasses qui la voilent,</div>
-<div class="verse">Tu la vois plus profonde et plus pleine d’étoiles.</div>
-<div class="verse">Et cachant d’autres nuits sous cette profondeur,</div>
-<div class="verse">Toi qui tiens l’Univers sans borne dans ton cœur,</div>
-<div class="verse">Sache trouver, avant l’aube neuve, une joie</div>
-<div class="verse">A te bien contempler sous le sort qui te broie ;</div>
-<div class="verse">Et puisque tu ne peux, hélas ! vivre tes jours</div>
-<div class="verse">Où ton âme trop haute eût voulu trop d’amour,</div>
-<div class="verse">Puisque tu ne connais ni ton but, ni ta cause,</div>
-<div class="verse">Et puisque les trois blocs de marbres blancs et roses</div>
-<div class="verse">Où tu voulus sculpter toi même ton Destin</div>
-<div class="verse">Sont tombés tour à tour en poudre sous ta main,</div>
-<div class="verse">Ne devant désormais dans l’humaine lumière</div>
-<div class="verse">Ni jouir, ni savoir, ni créer, — considère…</div>
-</div>
-
-</div>
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c22">CHAPITRE XXII</h2>
-
-<p class="d">Le tombeau de Mistral. — Le <i>Pavillon de la Reine-Jeanne</i>. — L’épitaphe
-anonyme. — C’était un roi de Provence…</p>
-
-
-<p>J’ai liquidé l’enclos de Maussac, où j’étais installé
-depuis 1899 pour mon fils à qui je voulais faire des
-muscles montagnards, une âme auvergnate, où je
-revenais avec tant de joie de mes courses brûlantes
-en Extrême-Orient. Des raisons matérielles me rappelaient
-à Paris. Le gamin n’avait pas trop à se
-plaindre, puisque son adolescence allait s’écouler
-parmi les arbres séculaires de Malmaison. J’imagine
-que des récifs bretons aux volcans d’Auvergne et
-aux ombrages napoléoniens, le décor où sa vie
-fut située jusqu’à la dix-huitième année n’aura pas
-manqué de grandeur, de variété ni d’agrément ;
-mais il faut être avancé dans la vie, pour goûter les
-souvenirs d’enfance ! Je ne quittai pas Arpajon sans
-mélancolie, mais je fus consolé, — quant à l’enclos — à
-mon premier retour, presque tout de suite. Une
-grandiose allée d’arbres, qui faisaient voûte, du
-bourg vers la gare, avaient été abattus. Une scierie
-bruyante et encombrante fonctionnait, de l’autre
-côté du chemin. Le nouveau cimetière s’établissait,
-découpant, là-bas, les prés, de ses murs lugubres.
-C’en était fini des beaux jours de Maussac, — dont
-nous n’aurons pas eu, du moins, à supporter
-l’enlaidissement et la déchéance.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Dorénavant, deux ou trois fois l’an, je gagnai la
-Provence par l’Auvergne, Maillane par Vielle et
-Aurillac, le lent et pittoresque trajet par la montagne.</p>
-
-<p>— Vous verrez Mistral, me disait Vermenouze.</p>
-
-<p>— Vous avez vu Vermenouze, interrogeait Mistral.
-Quelles nouvelles ?</p>
-
-<p>Hélas, de plus en plus mauvaises ; les médecins
-expédiaient le malade, tantôt à Amélie-les-Bains,
-tantôt à Hyères ; il n’en revenait pas amélioré.</p>
-
-<p>De Maillane, quel splendide espoir, par contre, je
-rapportais ! Vieillesse est un substantif qui ne pouvait
-s’employer pour le père de <i>Mireille</i>. Tel je le
-quittais, au printemps, tel je le retrouvais en automne.
-Jamais, il ne parlait de sa santé. Les déjeuners avec
-Mistral sont peut-être les seuls où je n’aie jamais
-entendu parler régime ! Par exemple, jamais je ne
-l’ai vu plus allègre et droit, que l’après déjeuner où
-il nous conduisit au cimetière admirer son tombeau.</p>
-
-<p>Vraiment, il faisait un temps à parler de la mort :
-l’orage s’abattait en trombes apocalyptiques sur les
-vendanges inachevées ; le désastre s’acharnait sur
-la vigne…</p>
-
-<p>Ce fut le début de la conversation, à Maillane,
-dans la blanche salle à manger que Paul Arène comparait
-à l’intérieur d’un phare. Mais ici, la lampe ne
-s’éteint jamais, il y brûle, sans cesse, la flamme géniale
-du poète.</p>
-
-<p>Mistral nous faisait goûter son raisin. Il avait
-donc des vignes ? Non, plus de vignobles, un petit
-clos pour son dessert, et sa bouteille personnelle.
-Après avoir planté, comme tout le monde, il y a une
-dizaine d’années, escomptant la facilité du bénéfice,
-il avait bientôt arraché ses vignes, reculant devant
-la dépense du matériel, de la <i>vaisselle vinaire</i> !</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>A ce moment, la servante parle à l’oreille du maître,
-qui sort, rentre peu après, pose sur la nappe
-des papiers, une facture dont il nous montre le timbre
-frais acquitté :</p>
-
-<p>— Je viens de verser quinze cents francs à mon
-entrepreneur… Vous ne vous douteriez pas pour quel
-travail ?… Eh bien ! j’ai fait faire mon tombeau…</p>
-
-<p>(En Annam, en Chine, souvent mes hôtes m’avaient
-montré leurs monuments funéraires, construits d’avance,
-qui font partie, pour ainsi dire, d’un mobilier
-usuel tant soit peu confortable… En France, c’est
-plus rare…)</p>
-
-<p>Les yeux de Mme Mistral s’embrument ; l’admirable
-et tendre épouse s’attriste du tour que prend la
-causerie, mais cela ne saurait durer… Comme le
-vent chasse les noirs nuages, d’une voix joyeuse,
-d’un geste dominateur, le Maître refoule si loin les
-pensers lugubres !</p>
-
-<p>Jamais Mistral ne m’était apparu aussi en verve,
-d’une telle fougue juvénile, si robuste et si droit dans
-sa fière stature : il semble bien commander au Temps !
-Aussi, Mme Mistral s’est rassérénée et conte à son
-tour des traits de la race, ce mot d’une jeune fille
-toujours gaie, qui disait :</p>
-
-<p>— Chez nous, c’est de famille, on meurt en riant !</p>
-
-<p>C’est dans une journée aux Baux, parmi les ruines
-merveilleuses, devant le Pavillon de la Reine-Jeanne,
-que l’idée de son tombeau a traversé l’esprit du promeneur…</p>
-
-<p>Mais comment rendre cette parole qui a des ailes,
-ce geste qui fait de la lumière ! La tempête peut s’amonceler
-au dehors : nous sommes dans le phare où
-brille la radieuse clarté. Quel discours exquis sur
-la gloire, sur la gloire éphémère, sur la postérité
-chanceuse… Nous citons Homère, Virgile… Mais
-l’auteur du Poème du Rhône est sceptique :</p>
-
-<p>— Qui lirait l’<i>Odyssée</i> et l’<i>Énéide</i>, si ce n’était aux
-programmes scolaires ?</p>
-
-<p>Il n’inscrira donc pas même son nom sur la pierre
-funèbre, mais cette épitaphe seulement, qu’il me
-confie :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Non nobis, domine, non nobis</div>
-<div class="verse i2" lang="la" xml:lang="la">Sed nomini tuo</div>
-<div class="verse i1" lang="la" xml:lang="la">Et Provinciæ nostræ</div>
-<div class="verse i3" lang="la" xml:lang="la">Da Gloriam…</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Ce n’est pas pour lui, mais pour Dieu, et à la
-gloire de la Provence, que s’élèvera le monument…</p>
-
-<p>— Oui, je sais bien comment cela se passera…
-Tenez ! je viens de l’expliquer en vers… Je vais
-vous les lire…</p>
-
-
-<p class="c gap">MON TOMBEAU</p>
-
-<blockquote>
-<p>Sous mes yeux je vois l’enclos — Et la coupole blanche — Où,
-comme les colimaçons, — Je me tapirai à l’ombrette.</p>
-
-<p class="ugap">Suprême effort de notre orgueil — Pour échapper au
-Temps vorace, — Cela n’empêche pas qu’hier ou aujourd’hui — Vite
-se change en long oubli !</p>
-
-<p class="ugap">Et quand les gens demanderont à Jean des Figues, à
-Jean Guévré : — « Qu’est-ce que ce dôme ? » ils répondront : — « ça
-c’est la tombe du Poète,</p>
-
-<p class="ugap">Poète qui fit des chansons — Pour une belle Provençale
-qu’on appelait Mireille ; elles vont, — Comme en
-Camargue les moustiques,</p>
-
-<p class="ugap">Éparpillées un peu partout ! — Mais lui demeurait à
-Maillane — Et les anciens du terroir — L’ont vu fréquenter
-nos sentiers. »</p>
-
-<p class="ugap">Et puis un jour on dira : « C’est celui — Qu’on avait
-fait roi de Provence… — Mais son nom ne survit plus
-guère — Que dans les chants des grillons bruns. »</p>
-
-<p class="ugap">Enfin, à bout d’explications, — On dira : « C’est le
-tombeau d’un mage — Car d’une étoile à sept rayons — Le
-monument porte l’image. »</p>
-</blockquote>
-
-<p>Lecture émouvante s’il en fut, mais Mistral ne
-semblait pas, ne voulait pas prendre garde à notre
-trouble.</p>
-
-<p>— Et puisque je l’ai payé, nous pouvons aller le
-voir.</p>
-
-<p>En route pour le cimetière proche, parmi les
-dalles sombres et les mausolées de village, s’élève une
-jolie réplique du Pavillon de la Reine Jeanne si gracieux
-avec sa coupole légère, ses arcades élégantes,
-ses sveltes colonnettes…</p>
-
-<p>Mistral, rêvant que le paradis devrait être la
-réalisation de ce que l’on a souhaité sur terre,
-pense qu’il sera bien sous ce kiosque charmant, pour
-tenir une éternelle <i>Cour d’Amour</i>. Avec l’Étoile du
-félibrige, le masque de son chien Pan-Perdut, quelques
-« Belles-têtes » seront sculptées aux clefs de
-voûte des Arlésiennes :</p>
-
-<p>— Il ne faut pas oublier celles qui nous ont inspiré,
-murmure le poète…</p>
-
-<p>Retournant à sa maison, il se félicite encore.</p>
-
-<p>— Si je m’étais adressé à un architecte il m’aurait
-fabriqué un monument funéraire… Or je voulais
-quelque chose à mon goût… Cela en vaut la peine,
-c’est pour longtemps. Il y a quelques branches du
-jardin qui me le cachent un peu, je vais les faire
-abattre… Je suis très heureux à la pensée que je
-serai bien logé pour l’éternité !</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c23">CHAPITRE XXIII</h2>
-
-<p class="d">La fin de Vermenouze. — Douceur et sagesse. — Les arbres
-d’Hyères. — Le dernier Noël. — L’Auvergne en deuil.</p>
-
-
-<p>Cela dura deux ou trois ans, où, à travers de
-brèves reprises, il se sentait perdu. Il fut incomparable
-de foi, de sérénité, de bravoure. Il nous a légué
-le plus pur exemple de résistance humaine dans
-l’acceptation morale du déclin physique, du rétrécissement
-des horizons où s’était plu sa robuste activité.
-La verve du conteur, le rire ont disparu.
-La mélancolie et la tristesse sont venues, mais
-une âme imprévue d’exquise douceur se révèle. Le
-caractère ancien du capiscol nous paraissait dans
-son inspiration félibréenne tout de loyauté, mais non
-sans rudesse ; maintenant, le montagnard s’est
-dépouillé de sa rugosité. Par la foi, il a opéré le miracle
-de réformer un tempérament jadis prompt et
-volontaire, désormais soumis à la loi divine ; nulle
-plainte ne s’échappe de ses lèvres et c’est dans des
-strophes qui n’ont plus rien de terrestre, d’une adorable
-pureté de forme, qu’il jette un précieux regard
-sur les heures évanouies :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Vous avez attristé mon cœur, frappé ma chair,</div>
-<div class="verse">O Seigneur, dispersé mes espoirs et mes rêves,</div>
-<div class="verse">Et courbé mon orgueil comme un arbre des grèves</div>
-<div class="verse">Sur qui passe le vent farouche de la mer.</div>
-
-<div class="verse stanza">Le sang tumultueux qui coulait dans mes veines</div>
-<div class="verse">Est ainsi qu’un torrent d’été presque tari ;</div>
-<div class="verse">Il ne réchauffe plus mon cœur endolori ;</div>
-<div class="verse">Et ne fait plus gronder en moi ses douleurs vaines.</div>
-
-<div class="verse stanza">Je ne peux plus aller rêver parmi les champs</div>
-<div class="verse">Au milieu des gazons que mouille une eau sonore,</div>
-<div class="verse">Ni contempler les bois fumeux baignés d’aurore</div>
-<div class="verse">Ou les pourpres mélancoliques des couchants.</div>
-
-<div class="verse stanza">Je ne vois plus le ciel qu’à travers mes fenêtres,</div>
-<div class="verse">D’où je découvre un large horizon de sommets,</div>
-<div class="verse">Par l’automne aujourd’hui tristement embrumés,</div>
-<div class="verse">Et plus près, un coteau crayeux, bordé de hêtres.</div>
-
-<div class="verse stanza">Les monts sont gris, le bois rouillé, le coteau nu ;</div>
-<div class="verse">Mais malgré sa pâleur froide, ce paysage</div>
-<div class="verse">Garde pour moi le charme attendri d’un visage</div>
-<div class="verse">De parent humble et doux qu’on a toujours connu.</div>
-
-<div class="verse stanza">Et par ces monts lointains dont ma vue est ravie,</div>
-<div class="verse">Et ce lambeau de ciel, et ces arbres en deuil,</div>
-<div class="verse">Je peux encor jouir, sans quitter mon vieux seuil,</div>
-<div class="verse">De ce qui fut la grande ivresse de ma vie.</div>
-
-<div class="verse stanza">Et je reconnais là votre cœur paternel :</div>
-<div class="verse">Vous mesurez le vent à la brebis tondue,</div>
-<div class="verse">Et desserrez, avec une tendresse émue,</div>
-<div class="verse">Avant de les briser, tous nos liens charnels.</div>
-
-<div class="verse stanza">Vous m’avez révélé l’attrait des humbles choses</div>
-<div class="verse">Du bon fauteuil d’hiver où je rêve, où je lis,</div>
-<div class="verse">Et l’été sous de frais ombrages recueillis,</div>
-<div class="verse">Du banc de châtaignier qu’enguirlandent des roses.</div>
-
-<div class="verse stanza">Vous m’avez fait aimer comme des amis sûrs</div>
-<div class="verse">Mes gros cahiers, ma lampe à la clarté d’or pâle.</div>
-<div class="verse">Mes livres et ma pipe aux bleuâtres spirales,</div>
-<div class="verse">Qui volent, emportant mes rêves vers l’azur.</div>
-
-<div class="verse stanza">Vous voulez bien, Seigneur, que l’amitié fidèle</div>
-<div class="verse">Glisse, discrète et souriante, autour de moi ;</div>
-<div class="verse">Et qu’en mes jours fiévreux, mon front sente parfois</div>
-<div class="verse">Le frais attouchement de mes mains fraternelles.</div>
-
-<div class="verse stanza">Votre charme et votre douceur sont infinis ;</div>
-<div class="verse">Et pour le miel que vous versez dans mon calice,</div>
-<div class="verse">Pour la bonté dont vous mêlez votre justice,</div>
-<div class="verse">Pour votre œuvre d’amour, Seigneur, je vous bénis.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>De plus en plus, il devait s’enfermer au logis,
-émacié, fiévreux, contre la cheminée où s’immobilisaient
-ses fusils :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Maintenant, je suis las et vieux ; mais de mon seuil,</div>
-<div class="verse">Où je viens réchauffer au soleil ma chair pâle,</div>
-<div class="verse">Je puis encor, mêlant cette joie à mon deuil,</div>
-<div class="verse">M’emplir l’âme et les yeux de ma terre natale.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Et Vermenouze redit les anciens, qu’il avait évoqués
-si gaillardement, naguère, dont les ombres
-chrétiennes lui apparaissent, consolatrices :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Et c’est pourquoi, tandis que d’agrestes parfums</div>
-<div class="verse">De sillons et de bois pénètrent dans ma chambre,</div>
-<div class="verse">Par cette après-midi brumeuse de novembre,</div>
-<div class="verse">J’ai laissé ma pensée aller vers ses défunts.</div>
-
-<div class="verse stanza">Plusieurs furent des saints, des cœurs graves et tendres</div>
-<div class="verse">Que consuma discrètement l’amour divin :</div>
-<div class="verse">Ils sont nos protecteurs, et ce n’est pas en vain</div>
-<div class="verse">Qu’une odeur de vertus monte encor de leurs cendres.</div>
-
-<div class="verse stanza">D’autres, tout simplement, furent de braves gens,</div>
-<div class="verse">De vaillants laboureurs, imprégnés d’Évangile,</div>
-<div class="verse">Qui jeûnaient en carême et les jours de vigile,</div>
-<div class="verse">Et dont la grange était ouverte aux indigents.</div>
-
-<div class="verse stanza">Penchés durant six jours sur la glèbe natale,</div>
-<div class="verse">Ils ne se reposaient que le septième jour,</div>
-<div class="verse">Et partaient frais rasés, pour l’église du bourg,</div>
-<div class="verse">Sitôt que souriait l’aube dominicale.</div>
-
-<div class="verse stanza">Tout l’hiver, ils battaient leurs blés jusqu’à la nuit,</div>
-<div class="verse">Fauchaient l’été, faisaient de grands labours l’automne</div>
-<div class="verse">Et cette vie active, encor que monotone,</div>
-<div class="verse">Éloignait de leur seuil la tristesse et l’ennui.</div>
-
-<div class="verse stanza">Le soir, groupés autour d’une table massive,</div>
-<div class="verse">Ils soupaient sobrement de lard et de pain brun,</div>
-<div class="verse">Puis s’endormaient, après la prière en commun,</div>
-<div class="verse">Dans de gros draps rugueux qui sentaient la lessive.</div>
-
-<div class="verse stanza">A leur foyer, sur qui planait un crucifix,</div>
-<div class="verse">Trois générations s’asseyaient côte à côte,</div>
-<div class="verse">La même cheminée accueillant sous sa hotte</div>
-<div class="verse">Et sur les mêmes bancs aïeuls et petits-fils,</div>
-
-<div class="verse stanza">Et, dans cette maison vivante et bruissante,</div>
-<div class="verse">Les vieillards souriaient avec un doux orgueil,</div>
-<div class="verse">Tout fiers de voir, avant de descendre au cercueil,</div>
-<div class="verse">Leur rude toge encore une fois florissante.</div>
-
-<div class="verse stanza">Eux, aussi, subissaient les humaines douleurs,</div>
-<div class="verse">Les deuils cruels et les traîtrises de la terre ;</div>
-<div class="verse">Mais, la foi leur prêtant son appui salutaire,</div>
-<div class="verse">Ils attendaient, sans murmurer, des jours meilleurs.</div>
-
-<div class="verse stanza">Et quand la mort, parmi ces simples et ces sages,</div>
-<div class="verse">Entrait comme un voleur au pas silencieux,</div>
-<div class="verse">Celui qu’elle frappait se tournait vers les cieux,</div>
-<div class="verse">Sachant que le tombeau n’est qu’un lieu de passage.</div>
-<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . . . . . . .</b></div>
-<div class="verse">Nous mangeons à leur table et dormons dans leurs lits ;</div>
-<div class="verse">Les durs granits de notre seuil, luisants d’usure,</div>
-<div class="verse">Ce sont leurs lourds sabots à l’épaisse ferrure</div>
-<div class="verse">Qui longuement et lentement les ont polis.</div>
-
-<div class="verse stanza">Tout nous parle encor d’eux, les êtres et les choses,</div>
-<div class="verse">Un espalier qu’ils ont greffé, notre vieux chien,</div>
-<div class="verse">Qui connut les derniers partis et s’en souvient,</div>
-<div class="verse">Le jardin qu’ils aimaient et qui leur doit ses roses.</div>
-
-<div class="verse stanza">Je rêve d’eux, l’hiver, sur mon banc de noyer,</div>
-<div class="verse">Près de l’âtre et je pense, en regardant la flamme,</div>
-<div class="verse">Que c’est la lueur chaude et tendre de leur âme,</div>
-<div class="verse">Qui revient, un instant, réjouir le foyer.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Seul, dans sa sagesse, Verlaine, en une accalmie
-de retour à la foi, a pu écrire des hexamètres de cette
-pure et touchante simplicité. Voilà, après une existence
-d’émigrant et de célibataire, voilà Vermenouze,
-qui n’était pas sans quelques habitudes invétérées
-de vieux garçon, tout fondu, en douceur, en tendresse
-infinie, à l’emprise de son cher entourage,
-fermant les yeux de sa mère, gâtant ses nièces,
-rimant des propos de noces émus :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Toi, ma nièce, tu vas franchir ce seuil bénit,</div>
-<div class="verse">Partir de ce foyer, pour en fonder un autre,</div>
-<div class="verse">Mais le Bon Dieu permet que ce soit près du nôtre,</div>
-<div class="verse">Et tu viendras souvent retrouver le vieux nid.</div>
-
-<div class="verse stanza">Et chaque fois que sur ta porte hospitalière,</div>
-<div class="verse">L’on verra refleurir ton sourire vermeil,</div>
-<div class="verse">Ce vieux nid se fera gai comme une volière,</div>
-<div class="verse">Dans laquelle pénètre un rayon de soleil.</div>
-
-<div class="verse stanza">Tu reviendras, les bras ouverts, pleins de caresses</div>
-<div class="verse">A cet humble logis de paix et de douceur,</div>
-<div class="verse">Vers celle qui t’aime plus qu’on n’aime une sœur,</div>
-<div class="verse">Celle qui vit du souvenir de tes tendresses.</div>
-
-<div class="verse stanza">Et nos cœurs renaîtront à tous les beaux espoirs</div>
-<div class="verse">Et tes parents seront radieux, et moi-même,</div>
-<div class="verse">L’oncle morose, au front toujours rêveur et blême,</div>
-<div class="verse">En ton honneur, je chasserai mes oiseaux noirs.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Cependant, il fallait fuir les boues où se détrempait
-Vielles, dès l’automne, pour des climats plus
-propices. Vermenouze faisait cette concession à
-ses docteurs. Il ne s’y trompait pas : ne racontait-il
-pas ce trait sinistrement avertisseur d’un hôtel de
-la Côte d’azur, où l’on refusait de le loger, à son
-apparence trop maladive. Aussi, est-ce sans forte
-conviction qu’il se chauffait à « ses derniers soleils » ;
-remerciant, par exemple, les arbres d’Hyères :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Vous tous, arbres des bords méditerranéens,</div>
-<div class="verse">Qui si longtemps, avez offert à ma névrose</div>
-<div class="verse">L’abri tiède de vos bosquets élyséens,</div>
-<div class="verse">Je vous quitte à regret et je vous remercie.</div>
-
-<div class="verse stanza">J’ai senti, grâce à vous, ma souffrance adoucie ;</div>
-<div class="verse">Et vos tièdes senteurs, vos brises, vos fleurs d’or,</div>
-<div class="verse">L’air vierge de la mer, la splendeur du décor,</div>
-<div class="verse">Ont rouvert tout mon être aux charmes de la vie.</div>
-<div class="verse">Un peu de votre sève a coulé dans mon sang,</div>
-<div class="verse">D’un peu de rêve encor mon âme s’est fleurie.</div>
-<div class="verse">Et je pars, non guéri, pourtant vous bénissant</div>
-<div class="verse">D’avoir de l’éventail dentelé de vos palmes</div>
-<div class="verse">Fait sur mon front fiévreux descendre un souffle frais,</div>
-<div class="verse">Et versé dans mon cœur qui s’enchante et se calme,</div>
-<div class="verse">O bons samaritains, votre ombre et votre paix !</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>De-ci, de-là, il m’expédiait quelque bref billet,
-quelque carte illustrée à mon fils. Soit à Noël, soit
-au jour de l’an, il ne manquait jamais de nous envoyer
-ses souhaits. Son dernier mot est du 24 décembre
-1914 :</p>
-
-<blockquote>
-<p class="date">Vielles, le 24 novembre 1914</p>
-
-<p>Merci, mon cher ami ; Rozès de Brousse m’a communiqué
-votre charmant article de l’<i>Avenir du Tonkin</i>. Je
-n’ai ni la force ni le courage de vous écrire plus longuement :
-jamais je ne me suis senti si fini. Bonne année
-tout de même et bonne accolade à Charley. Les miens
-vous offrent leurs amitiés. — Je viens de passer une
-semaine au lit.</p>
-
-<p>Aujourd’hui, il fait une journée splendide.</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">A. Vermenouze</span></p>
-</blockquote>
-
-<p>Le 8 janvier suivant, il mourait.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>L’Auvergne est en deuil de son poète, et je pleure
-l’ami de vingt ans que mon affection ne séparait pas
-de la nostalgie de la petite patrie. Il m’était bien
-impossible de penser à notre pays sans voir Vermenouze.
-Il m’apparaissait comme une âme vivante,
-entre les puys de nos volcans éteints. Après des
-siècles de silence de nos montagnes il avait jailli
-comme une lave nouvelle, — aujourd’hui glacée…
-Maintenant sur quel sommet, dans quelles vallées
-ne serai-je point assailli de la noire douleur d’être
-seul, — quand, à peu près partout, nous avions
-passé, fraternellement, ensemble.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c24">CHAPITRE XXIV</h2>
-
-<p class="d">En août 1914 : Regard en arrière. — Vermenouze patriote. — L’aigle
-et le Coq. — Un vieux de la vieille. — Les traductions
-de Vermenouze : Jous la Cluchado. — Inspiration
-et philologie ; Omperur et Empéradour. — A l’Auvergne…</p>
-
-
-<p>Par quel soir, j’entends votre voix d’outre-tombe,
-mon cher grand Vermenouze !</p>
-
-<p>Au dix-septième jour de la mobilisation, 18 août
-1914.</p>
-
-<p>Des mois et des mois, j’avais abandonné ce livre
-juste aux chapitres où je devais magnifier votre
-œuvre. J’avais délaissé l’Auvergne, pour des
-voyages, qui vous eussent enthousiasmé, au Maroc,
-et puis en Bretagne, et, ensuite, à travers Danemark,
-Norvège et Suède ; il y a, à peine, six
-semaines, je rentrais par l’Allemagne, je m’arrêtais
-à Hambourg, à Cologne, à Liège ! En Afrique,
-j’étais allé par l’Espagne, par notre Espagne auvergnate.
-A chaque station, je me rappelais nos projets
-de collaboration d’un roman sur l’émigration hispano-cantalienne !
-Au retour de la randonnée dans
-le bled, je me reposais vers la pointe du Raz, que
-vous aviez visitée lors de votre séjour en mon
-manoir de Locquémeau :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Nous, nous avons les monts ; vous avez l’Océan.</div>
-<div class="verse">Deux mers : la vôtre bouge et la nôtre est figée,</div>
-<div class="verse">Mais cabrée et debout, après un bond géant.</div>
-<div class="verse">Elle s’est en plein ciel, à jamais érigée…</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Puis vers le Nord, je vous avais oublié un peu.
-Mais, soudain, votre souvenir, impérieusement,
-a bondi sur moi ; j’acquitte une dette, pour laquelle
-il n’est pas de moratorium : vous voulez que je dise
-quel patriote vous étiez, avec un magnifique espoir…</p>
-
-<p>Il n’y a pas trois semaines, je souriais de ces
-annonces de guerre.</p>
-
-<p>Sans doute, au Congrès de la Presse de Copenhague,
-où nous nous étions rencontrés avec une
-tourbe d’Allemands compacts et agressifs, j’avais dû
-m’avouer que des rapports policés étaient difficiles
-avec cette brutale engeance, toute ruée à la pâture
-des banquets. De ces télégrammes de conflits diplomatiques
-ma génération en a tant lus, depuis près
-d’un demi-siècle ! On se battrait, pour ces histoires
-de Serbie ? Quelle plaisanterie ! Et voici que les
-peuples se ruent à la bataille, deux millions d’hommes
-s’échelonnent aux frontières. Paris s’est vidé de ses
-forces vives. On ne sait rien, sinon que d’immenses
-armées se hâtent pour une lutte formidable, comme
-il ne s’en est peut-être jamais déclarée. Ceux que
-l’âge condamne au plus cruel loisir demeurent
-désemparés sans plus d’âme que les vieilles barques
-échouées à pourrir sur le rivage. Impossible de travailler,
-de s’attacher à rien. C’est le plus merveilleux
-été de chaleur et de fleurs, de caniculaire torpeur
-et de silence. Tout repose, dans une sieste fastueuse,
-le tumulte habituel des travailleurs, des
-machines, des bêtes, du plaisir, anéanti…</p>
-
-<p>Je suis seul, mon fils surpris en vacances dans un
-village de Normandie, d’où il m’écrit sa volonté de
-s’engager à Rouen, à Paris ? il ne sait, avec les difficultés
-des parcours<a id="FNanchor_50" href="#Footnote_50" class="fnanchor">[50]</a>… Quelle angoisse !… Je suis
-seul, désorbité… Je fais la ronde, à travers le château,
-la mémoire écrasée de tout ce passé… Ici,
-Bonaparte revenant d’Égypte, de Marengo… De ce
-cabinet Napoléon est parti pour Sainte-Hélène…
-Ces arbres centenaires, ces obélisques commémoratifs
-sont troués des balles, des biscaïens de 1815,
-de 1870… J’ai froid, j’ai peur… Je me réfugie dans
-le studio exotique où j’ai réuni mes quelques bibelots
-d’Extrême-Orient. Dans ce cadre reculé, où
-s’exilent des Bouddhas des plus lointaines pagodes
-d’Extrême-Asie, s’entassent la centaine de volumes
-et la documentation de ce livre en préparation… Je
-n’ai guère de goût à m’y remettre… Cependant, si
-je pouvais travailler : où en étais-je ?… A Vermenouze,
-toujours, naturellement ! Naguère, j’ai dit le
-<i>chasseur de sauvagine</i>. Je voulais ensuite raconter
-le Celte irréductible, — qui le 24 juin 1895, au
-théâtre d’Aurillac, recevait le Capoulié <i>Félix Gras
-et les Félibres</i>, en récitant <i>l’Aigle et le Coq</i> :</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_50" href="#FNanchor_50"><span class="label">[50]</span></a> Charles-Jean Ajalbert a rejoint le 113<sup>e</sup> régiment d’infanterie
-le 15 septembre, à Rouen.</p>
-</div>
-<blockquote>
-<p>… Je ne viens pas vous parler d’harmonie, d’union,
-d’humanité pacifique ; car la France est blessée, encore,
-trop au vif. Je vais chanter l’épée héroïque.</p>
-
-<p>Et je crois que nous aurions tort de célébrer la paix, — tant
-que nous n’aurons pas mis en place — la chair,
-de notre chair, notre membre coupé, — notre Lorraine
-et notre Alsace.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Vermenouze ne savait guère d’histoire de France
-que le commencement, qu’il avait appris à l’humble
-école des frères, et la fin, 1870-1871, où il avait
-servi, à vingt ans… Dans le deuil inconsolable de la
-défaite, c’est au passé glorieux de l’Auvergne que
-se retrempait sa foi dans la sûre revanche. Voici
-César, son cheval hennissant, avec du sang montagnard
-jusqu’au cou, foulant la chair vive du pays :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Mais le cœur d’un grand peuple bat dans notre pays.</p>
-
-<p>C’est l’antre du lion ; l’étranger n’y entre jamais sans
-péril, — l’étranger sur le sol de notre Auvergne — est
-toujours en péril !</p>
-
-<p class="ugap">Car l’Auvergne a ses rochers pour rempart, — et de
-ses mâles forts elle a la chair. — Pour rempart, — l’Auvergne
-a sa montagne — et la chair de ses fils !</p>
-
-<p class="ugap">Dans le ciel étoilé, un homme, — à la cime des puys
-s’est dressé. — Étoilé, — le ciel couronne d’astres — l’homme
-qui s’est dressé.</p>
-
-<p class="ugap">Il méprise l’armure : une peau — d’ours sauvage lui
-sert de manteau. — Une peau — sur une cuisse velue — se
-déploie en manteau.</p>
-
-<p class="ugap">Et de sa chevelure de Lion, rousse et dure, ressemble
-à une gerbe de blé mûr. — Roux et dur, — l’or blond
-de sa crinière — ressemble à du blé mûr.</p>
-
-<p class="ugap">Comme un rayon de soleil, dans le vent, — sa moustache,
-là-haut, flotte et pend. — Dans le vent, — superbe,
-elle se déploie — et sur la poitrine lui pend.</p>
-
-<p class="ugap">Il souffle dans une corne de taureau, — et fait retentir
-tout le Cantal. — Elle est d’un taureau — cette corne
-rauque, — qui beugle dans le Cantal.</p>
-
-<p class="ugap">Les hommes à l’œil bleu sont accourus avec la hache
-à deux tranchants au poing, et les Latins reculent et
-César fuit…</p>
-
-<p class="ugap">Et les montagnards fiers et velus, — remontent vers
-les pays et vers les sommets. — Fiers, velus, au poing
-la hache ébréchée, — ils remontent vers les sommets…</p>
-
-<p class="ugap">Tu as bien fait ton devoir, mon pays. — Gloire à ton
-fils, Vercingétorix ! — Mon pays, — gloire, gloire immortelle — à
-Vercingétorix !</p>
-</blockquote>
-
-<p>De cette rudesse, de cette simplesse épiques, il y
-a maintes strophes dans l’œuvre de Vermenouze.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p><i>Un Vieux de la Vieille</i>, entre autres morceaux,
-est d’un héroïsme familier qui conquérait tous les
-auditoires. On gardait « Magne » pour la fin :
-Vermenouze ne pouvait prétexter qu’il ne savait
-plus :</p>
-
-<p>— Nous vous aiderons.</p>
-
-<p>Nous le savions tous.</p>
-
-
-<p class="c gap">UN VIEUX DE LA VIEILLE</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">L’Empereur remarqua, un jour, la face dure,</div>
-<div class="verse">Brûlée par le soleil, hargneuse, renfrognée,</div>
-<div class="verse">D’un capitaine de grenadiers à cheval :</div>
-<div class="verse">Tout balafré, le nez tourné de bas en haut</div>
-<div class="verse">Par quelque fer de lance ou la lame d’un sabre,</div>
-<div class="verse">Et les poignets carrés, tels ceux d’un forgeron,</div>
-<div class="verse">Cet homme n’était pas gracieux plus qu’il ne faut :</div>
-<div class="verse">— « Qu’as-tu ? fit l’Empereur, que diable te faut-il ?</div>
-<div class="verse">« Ta figure me plaît ; elle est mâle et guerrière ;</div>
-<div class="verse">« Mais où prends-tu cet air si maussade et si rogue ? »</div>
-<div class="verse">L’autre qui tenait prêt un fort joli discours,</div>
-<div class="verse">Ne trouvait plus les mots ; il faillit rester court.</div>
-<div class="verse">Il réfléchit, cracha, se gratta bien la tête,</div>
-<div class="verse">Et, les doigts dans les poils de sa moustache rude :</div>
-<div class="verse">— Sire, dit-il, je suis un mauvais avocat ;</div>
-<div class="verse">Quand je parle le sang me monte à la cervelle ;</div>
-<div class="verse">Et, tenez, excusez un vieux qui sait se battre,</div>
-<div class="verse">Mais j’ai seulement trois galons, j’en voudrais quatre.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Tout le récit est de cette verve gauloise et rapide :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">D’où donc es-tu ? reprit tout à coup le César.</div>
-<div class="verse">— D’Auvergne, d’Aurillac. — Et tu t’appelles ? — Magne ;</div>
-<div class="verse">Je n’ai jamais manqué une seule campagne.</div>
-<div class="verse">Le grand tueur, dans son gilet plongea la main</div>
-<div class="verse">Et murmura : Allons ! nous verrons ça demain.</div>
-<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . . . .</b></div>
-<div class="verse">Le lendemain, ce fut un jour de grande lutte.</div>
-<div class="verse">Napoléon, toujours avec sa redingote,</div>
-<div class="verse">— La grise, — sa lunette et son petit chapeau,</div>
-<div class="verse">Bien droit sur son cheval, en culotte de peau,</div>
-<div class="verse">Observait, entouré d’officiers d’ordonnance,</div>
-<div class="verse">Un combat rude entre la Prusse et notre France.</div>
-<div class="verse">Tout à coup, sur la plaine, à travers la mêlée,</div>
-<div class="verse">Dans un nuage de poussière et de fumée,</div>
-<div class="verse">Il vit un escadron des nôtres qui chargeait.</div>
-<div class="verse">Jamais il n’avait vu charge si bien menée :</div>
-<div class="verse">C’étaient des grenadiers à grands bonnets à poil.</div>
-<div class="verse">Cent mille coups de foudre eussent fait moins de bruit.</div>
-<div class="verse">A leur tête, sanglant, la manche retroussée,</div>
-<div class="verse">Un officier marchait, brandissant son épée</div>
-<div class="verse">Et criant comme un fou : En avant ! en avant !</div>
-<div class="verse">Napoléon qui l’entendait, voyait aussi</div>
-<div class="verse">Son œil de feu qui pétillait dans ses sourcils</div>
-<div class="verse">Et sa bouche fendue presque jusqu’aux oreilles</div>
-<div class="verse">Qui sans cesse hurlait : En avant ! — Nom d’un chien !</div>
-<div class="verse">Fit alors l’Empereur, quel est ce fier-à-bras ?</div>
-<div class="verse">Un de ses officiers, maréchal de l’Empire,</div>
-<div class="verse">S’approchant aussitôt, lui donna la réponse :</div>
-<div class="verse">C’est Magne, lui dit-il. — C’est l’Auvergnat d’hier ?</div>
-<div class="verse">Répliqua l’Autre, eh ! je lui dois un grand merci !</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>La plus saine inspiration jaillissait de cette veine
-de terroir, et c’est cela que de tristes pédants s’ingéniaient
-à tarir en Vermenouze. Des cuistres tant
-clercs que laïcs, sous l’apparence de quelque culture
-supérieure et le bénéfice de quelques vains diplômes,
-entreprenaient d’affiner le patoisant, dont la personnalité
-était toute d’instinct et de nature, non de
-savoir accumulé ni de grâces acquises. Avec une
-rare modestie, malgré toute son opiniâtreté, Vermenouze
-inclinait aux conseils, d’autant plus qu’ils
-étaient désintéressés et provenaient d’admirateurs
-sincères ; mais de ces admirateurs dont l’approbation
-ne va pas sans quelque arrière-pensée de supériorité.</p>
-
-<p>A la pratique de Mistral et des grands Félibres, le
-Capiscol avait pris le désir d’épurer et de fortifier
-son parler, d’en régler et unifier l’orthographe laissée
-à la transcription de chacun.</p>
-
-<p>Du coup, on transformait le barde cantalien en
-grammairien, philologue et scoliaste ; ce à quoi il
-était tout à fait le moins préparé. Aussi n’a-t-on pas
-vu, sans stupéfaction, l’aménagement de <i lang="oc" xml:lang="oc">Jous la
-Cluchado</i><a id="FNanchor_51" href="#Footnote_51" class="fnanchor">[51]</a> avec un texte <i>étymologique</i>, un texte
-<i>phonétique</i>, et la Traduction Française !</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_51" href="#FNanchor_51"><span class="label">[51]</span></a> <i lang="oc" xml:lang="oc">Jous la Cluchado</i> (Sous le chaume), Aurillac, Imprimerie
-moderne, 1909, par Arsène Vermenouze, préface de
-Louis Farges ; R. Four <span lang="la" xml:lang="la">traduxit</span>.</p>
-</div>
-<p>Ainsi, l’abbé R. Four présente la réforme :</p>
-
-<blockquote>
-<p>« Comme une langue livrée à l’anarchie ne sera jamais
-une langue littéraire, nous estimons, avec notre
-cher poète Vermenouze, qu’il est temps de réagir… Mettant
-nos lumières en commun, nous nous sommes efforcés
-d’établir un système orthographique qui, nous l’espérons,
-finira par s’imposer de lui-même, car il est le
-résultat d’études philologiques et de recherches consciencieuses…
-A notre avis le latin est la seule base
-solide sur laquelle on puisse s’appuyer, dans le travail
-de restauration d’une langue romane. En conséquence,
-nous avons, pour ainsi dire, calqué la plupart de nos
-vocables languedociens sur leurs correspondants latins ».</p>
-</blockquote>
-
-<p>On aperçoit tout l’arbitraire de ces conventions
-individuelles. Le résultat est pénible, et terriblement
-déconcertant. Vermenouze parlait le dialecte
-d’Aurillac et des environs. On l’a transformé en un
-vocabulaire qui n’est plus de nulle part, en une combinaison
-artificielle qui sent l’huile, et dont Vermenouze
-eût été incapable d’user, de jet par la parole
-et de plume courante par l’écriture !</p>
-
-<p>Quel volume ! Cinq cents pages massives pour
-une trentaine de poèmes. En voici l’ordonnance ; par
-exemple pour le <i>Vieux de la vieille</i>, dont nous avons
-cité un fragment : page 112, le texte <i>littéraire</i> ; en
-regard, page 113, sa traduction ; et en bas, comme
-en note, prenant le dernier tiers des deux pages, le
-texte ancien, celui qui était monté du cœur, s’était
-élancé des lèvres du poète. Il avait transcrit, car il
-composait ses chants avant de les fixer sur le papier :</p>
-
-
-<p class="c gap" lang="oc" xml:lang="oc">UN BIEL DE LO BIELHO</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">L’omperur remorquèt, un jiour, lo caro rudo,</div>
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Cromado pel soulel, etc.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Ceci est devenu, selon la méthode innocente de
-l’abbé R. Four :</p>
-
-
-<p class="c gap" lang="oc" xml:lang="oc">UN VIELH DE LO VIEILHO</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">L’emperadour veguèt, un journ, la càro rudo,</div>
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Cramàdo pel soulelh, enchiprouso è bourrudo,</div>
-<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">D’un capitani de grenadièrs a chabal :</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Inutile d’insister, et de quereller plus avant. Les
-savants ont déjà répondu, comme on peut constater
-par la note ci-dessous<a id="FNanchor_52" href="#Footnote_52" class="fnanchor">[52]</a>.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_52" href="#FNanchor_52"><span class="label">[52]</span></a> <i>Annales du Midi</i>, XXII<sup>e</sup> année.</p>
-</div>
-<blockquote>
-<p>Ce qui nous intéresse dans ce recueil de vers, dont ce
-n’est point ici le lieu de louer la facture énergique, la
-haute et noble inspiration, — c’est la tentative philologique
-à laquelle il sert de passeport. L’auteur et
-M. l’abbé R. Four, dont nous avons annoncé deux opuscules
-grammaticaux (<i>Annales</i> XV, 445, et XVII, 450),
-mettant en commun leurs lumières, ont tenté de constituer,
-pour le dialecte d’Aurillac, une graphie rationnelle,
-fondée sur l’étymologie, mais qui pourtant tient
-compte « des grandes lois phonétiques qui ont présidé
-à la formation de la langue d’Oc moderne » et qui prétend
-« allier au respect des formes étymologiques une
-ample reconnaissance des mutations accomplies » (p. 15).
-En voici les principes essentiels : le V étymologique est
-substitué au B ; l’A tonique, quand il subsiste, est noté
-à ; l’A fermé, devant nasale, devenu O, est noté a ; l’O
-ouvert, dipthongué en ouo, est noté ó ; l’o ouvert non
-diphtongué est noté o. Le but de cette réforme est évidemment
-de rendre le texte plus facile et plus agréable
-à lire, en dissimulant, sous une graphie conventionnelle,
-ses caractères spécifiques, et par là d’en favoriser la diffusion.
-Nous éprouvons quelque embarras à contester
-qu’elle soit utile ; les auteurs ayant escompté d’avance
-l’approbation des gens « sérieux » et « sans préjugés ».
-Il nous semble que toute personne un peu familière avec
-un dialecte d’Oc ferait aisément la transposition du
-texte aurillacois en ce dialecte, et que quelques-uns
-préféreraient même goûter ces beaux vers en leur saveur
-originelle. Ce que nous devons dire aussi, en honnêtes
-philologues que nous sommes, c’est que le principe
-énoncé plus haut est quelque peu nuageux et que
-l’application n’en va pas sans difficultés. Dans la recherche
-de l’étymologie, à quelle époque doit-on remonter ?
-Au <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle, au <small>XII</small><sup>e</sup>, ou plus haut encore ? Faut-il
-écrire des « <span lang="oc" xml:lang="oc">bardes avernats</span> », au grand siècle, comme
-le Dauphin d’Auvergne ou comme… Cicéron ? En fait,
-certaines graphies nous reportent au delà du <small>XV</small><sup>e</sup> siècle ;
-tels des imparfaits comme <span lang="oc" xml:lang="oc">perdia</span>, des infinitifs comme
-<span lang="oc" xml:lang="oc">aimar, Bastir</span>, des substantifs comme <span lang="oc" xml:lang="oc">drandous, flours</span>.
-D’autres sont toutes modernes : tels les imparfaits de
-la première conjugaison en abo, et tous les mots terminés
-en A atone (noté O). D’autres sont hybrides,
-comme <span lang="oc" xml:lang="oc">abiaun</span>, compromis entre les deux formes,
-usuelles au moyen âge, <span lang="oc" xml:lang="oc">avion</span> et <span lang="oc" xml:lang="oc">aveu</span>. Il est tôt fait de
-dire que l’on tient compte des « mutations accomplies ».
-Mais dans quel dialecte les considère-t-on ? Et si l’on
-prétend reproduire celles qui ont la plus grande extension
-géographique, pourquoi noter des particularités
-locales, comme dans <span lang="oc" xml:lang="oc">Mau</span> (pour <span lang="oc" xml:lang="oc">mal</span>), <span lang="oc" xml:lang="oc">Camia</span> (pour <span lang="oc" xml:lang="oc">Camiso</span>),
-<span lang="oc" xml:lang="oc">Guel</span> (pour <span lang="oc" xml:lang="oc">El</span>) ?</p>
-
-<p>Et puis on se demande si tout ce grand effort était
-bien utile. La poésie de Vermenouze est assez belle
-pour s’imposer, pour faire son chemin sans avoir recours
-à tous ces artifices. Quand on a des ailes à quoi
-servent les béquilles ?</p>
-
-<p class="sign"><span class="sc">A. Jeanroy</span> et <span class="sc">L. Ricome</span>.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Nous nous contenterons de faire remarquer le
-gigantesque enfantillage de cette refonte d’une pièce
-célèbre dans nos régions, où Vermenouze avait toujours
-récité :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">L’Omperur, remarquèt, un jiour, lo caro rudo.</i></div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Pour changer <i>Omperur</i> en <i>emperadour</i><a id="FNanchor_53" href="#Footnote_53" class="fnanchor">[53]</a>, il a
-fallu remanier tout l’alexandrin — et, ainsi, au long
-de la pièce. C’était déjà admirable qu’un vrai poète
-surgissant dans le parler natal en eût marqué la
-mâle et simple beauté montagnarde en regard du
-pâle et guindé français des citadins, sans vouloir
-soumettre le pâtre et le fermier à l’étude de ces phonétiques
-et graphies abracadabrantes. Si le patois
-qu’ils savent de naissance et de tradition, doit nécessiter
-la connaissance du Latin, chaque paysan devra
-concourir pour le doctorat et l’agrégation, avant
-d’entreprendre la lecture de Vermenouze.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_53" href="#FNanchor_53"><span class="label">[53]</span></a> Dans la <i>Revue d’Auvergne</i> de sept. 1910, M. B. Petiat
-écrit, en toute compétence : « Sur cette voie, on peut aller
-loin. C’est ainsi que l’éditeur du dernier ouvrage de Vermenouze
-a trouvé le moyen de défigurer le texte de son
-auteur avec son système barbare de notations étymologiques
-qui le conduit à écrire à côté de <i lang="oc" xml:lang="oc">L’OMPERUR</i>, la forme
-<i lang="oc" xml:lang="oc">EMPERADOUR</i> (pourquoi pas <i lang="la" xml:lang="la">imperatorum</i> ?), <i lang="oc" xml:lang="oc">gente</i> à côté
-de <i lang="oc" xml:lang="oc">gionte</i> ; <i lang="oc" xml:lang="oc">aquelses</i> à côté de <i lang="oc" xml:lang="oc">aquetchis</i> ; <span lang="oc" xml:lang="oc">dins les <i>valats</i></span>,
-à côté de <i lang="oc" xml:lang="oc">bolats</i>.</p>
-
-<p>Et ce double texte étymologique et phonétique, résultat
-d’études philologiques et de recherches consciencieuses,
-M. Four le justifie ainsi : « Pour faciliter aux philologues
-l’étude de notre dialecte et donner satisfaction à ceux de
-nos compatriotes qui sont habitués à lire leur langue à la
-française (?) nous réservons au bas des pages de ce volume
-une place à un texte purement phonétique. Cela nous permettra,
-du reste, de laisser se manifester <i>certaines formes
-patoises que nous avons cru devoir éliminer du texte littéraire
-et orthographié</i>… Ce ne sera pas un des moindres
-titres de gloire de Vermenouze que d’avoir montré le bon
-chemin aux félibres auvergnats, désireux de ne pas être de
-simples et vulgaires patoisants ».</p>
-
-<p>Voilà bien la tendance et le danger : « Éliminer (de l’Auvergnat)
-certaines formes patoises » ; on aura du patois
-épuré, corrigé, de l’Auvergnat orthodoxe qui ne sera admis
-qu’après avoir montré patte blanche. Ceux qui voudront
-étudier dans Vermenouze le mécanisme si savant et si
-riche de la phonétique et des formes des patois du Cantal
-sont dûment avertis !</p>
-</div>
-<p>Mais là ne s’arrête pas la fantaisie de l’abbé Four.
-Il a entendu aussi épurer Vermenouze. Sous quelle
-sotte férule était tombé notre brave Capiscol ! Tout
-le caractère du <i>Vieux de la Vieille</i> éclatait dans sa
-réponse « à la Cambronne » à l’Empereur, alors que,
-perdant le fil du discours longuement préparé, il
-s’écriait :</p>
-
-<p>— Ce que j’ai ? Eh bien, tenez, « ça m’emm… » de
-n’être toujours que capitaine.</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">E… m’emmerde, tonès, de dèstre copitoni !…</i></div>
-</div>
-
-</div>
-<p>L’ingénieux et pusillanime abbé Four, au-dessous
-du texte même de Vermenouze, donne cette version :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">mès nos prous temps qu’ai très galouns : n’en vôle quatre</i>,</div>
-</div>
-
-</div>
-<p class="noindent">soit en vers français :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i>Mais j’ai seulement trois galons, j’en voudrais quatre ;</i></div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Car ce n’est pas tout, l’Abbé R. Four a traduit le
-texte remanié, — en vers libres. Le patois brut et
-savoureux du poète, filtré en version « littéraire »
-et passé en ternes <i>alexandrins</i> étiques, — ou ce
-qu’il en reste, — d’une fadeur qui va jusqu’à l’écœurement ;
-pas une page où <i>l’on ait à redresser</i> l’insuffisance
-de la traduction, — avec la suffisance du
-traducteur.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Revenons à Vermenouze, dont la fraternelle mémoire
-m’a aidé à traverser cette nuit d’angoisse,
-avec le réconfort de son espoir indéfectible dans la
-victoire finale.</p>
-
-<p>Car si le vibrant poète d’oc peut devenir obscur
-aux lecteurs les mieux intentionnés derrière les
-ajoutages ou les retailles saugrenues de ses éditeurs
-<i lang="la" xml:lang="la">in extremis</i>, il nous reste sa pensée entière
-dans les sonnets d’<i>En plein vent</i>, où, après <i>le Salut
-au Christ</i> avant de célébrer la petite patrie dans
-son intimité profonde, il marquait en 1900, sa confiance
-que la France ne saurait être vaincue, avec le
-réduit inexpugnable de ses montagnes !</p>
-
-
-<p class="c gap">A L’AUVERGNE</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Salut, Auvergne, reine héroïque des Gaules,</div>
-<div class="verse">Indomptable pays, où César a laissé</div>
-<div class="verse">L’empreinte de son corps auguste terrassé ;</div>
-<div class="verse">Car, tu lui fis toucher terre des deux épaules ;</div>
-
-<div class="verse stanza">Mère des brenns velus, preneurs de capitoles,</div>
-<div class="verse">Qu’un mufle d’ours coiffait d’un casque hérissé,</div>
-<div class="verse">Et dont les bras noueux comme le tronc des saules</div>
-<div class="verse">Étouffaient l’ennemi qu’ils avaient enlacé ;</div>
-
-<div class="verse stanza">Toi, qui t’ériges sur un socle de basalte</div>
-<div class="verse">Bâti par les crachats figés de tes volcans,</div>
-<div class="verse">Comme pour y braver l’assaut des ouragans ;</div>
-
-<div class="verse stanza">Mon Auvergne, que je salue et que j’exalte,</div>
-<div class="verse">N’est-ce pas que, parmi tes rocs cyclopéens,</div>
-<div class="verse">Vit et palpite encor l’âme des anciens brenns ?…</div>
-</div>
-
-</div>
-
-<p class="c gap">NOS MONTAGNES</p>
-
-<blockquote class="epi">
-<p>L’Auvergne, en cas d’invasion,
-serait le dernier rempart de la
-France : l’antre du lion. (Paroles
-historiques d’un maréchal du
-Premier Empire.)</p>
-
-</blockquote>
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Les montagnes, là-haut, telles d’énormes tentes,</div>
-<div class="verse">Tel un camp formidable, au fond du ciel dressé,</div>
-<div class="verse">Et qui semble garder le pays menacé,</div>
-<div class="verse">Lèvent à l’horizon leurs cimes éclatantes.</div>
-
-<div class="verse stanza">Et, par l’écartement de leurs brèches béantes,</div>
-<div class="verse">On voit bleuir un ciel d’hiver pur et glacé.</div>
-<div class="verse">Tapis vierge, où nul pied ne s’est encor posé,</div>
-<div class="verse">La neige a recouvert le dos de ces géantes.</div>
-
-<div class="verse stanza">O montagnes d’Auvergne, ô lions vigilants,</div>
-<div class="verse">Qui froncez, dans l’azur profond, vos mufles blancs,</div>
-<div class="verse">Et que les écirs font rugir à pleines gueules ;</div>
-
-<div class="verse stanza">Vous qui veillez au seuil de notre fier pays,</div>
-<div class="verse">O montagnes, suprême espoir des envahis,</div>
-<div class="verse">Salut à vous, salut, vénérables aïeules.</div>
-</div>
-
-</div>
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c25">CHAPITRE XXV</h2>
-
-<p class="d">La mort de Mistral. — Les visiteurs de Maillane. — <span lang="oc" xml:lang="oc">Lou
-Souleu me fa canta.</span> — A Maillane. — Le jardin du poète. — Le
-<i>Muséon Arlaten.</i> — Le triomphe du Félibrige. — Mistral
-et la politique. — La vie à Maillane. — Le crucifix
-de Mistral.</p>
-
-
-<p>J’étais en route pour le Maroc — quand survient
-la mort de F. Mistral… Je n’y puis croire encore,
-je n’y croirai jamais. Il y a de grandes croix illustres,
-au cimetière de mon cœur. Goncourt, Zola,
-Daudet, F. Coppée, Vermenouze… Pour tous, nous
-avions craint, bien longtemps avant la fin. Mais
-Mistral avait aux yeux la flamme du soleil inextinguible ;
-il était si droit, si vert, si dominateur, — le
-géant de la forêt, que la foudre pourrait émonder,
-mais qui reste debout, quand même… Pourtant,
-il gît sous la coupole de son tombeau de Maillane.</p>
-
-<blockquote>
-<p>« Venez pour déjeuner, avisez-moi du jour, m’indique
-Mistral, à l’annonce de mes randonnées provençales de
-printemps et d’automne, sans quoi nous ne serons pas
-seuls. Il y aura des visiteurs. JE SUIS Classé : on me
-visite comme un monument décrit dans les Joanne. »</p>
-</blockquote>
-
-<p>En effet, les visiteurs affluent, chaque après-midi,
-de toutes catégories et de toutes nationalités, dans
-la maison ouverte à qui se présente. Sans doute, la
-plupart admirent de confiance. Du félibrige, ils ne
-savent pas plus que de tant de merveilles d’art et
-d’histoire qui décorent la contrée d’un si riche
-passé. Tous, le maître les accueille d’une humeur
-souverainement égale.</p>
-
-<p>Il y a du croyant chez le touriste. La carte postale,
-le portrait du grand homme remplacent l’image
-de dévotion :</p>
-
-<p>— Maître, une signature…</p>
-
-<p>Le maître signe, avec une complaisance infinie,
-au point que, du bureau de tabac du village, on lui a
-demandé d’en signer cinquante d’un coup !</p>
-
-<p>— Cinquante ! Et que veux-tu en faire ?</p>
-
-<p>— C’est que j’en vendrais tant et tant, avec votre
-paraphe !</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Maillane… Ici, Frédéric Mistral est né, le 8 septembre
-1830, au mas du Juge, ses premiers regards
-ouverts sur « la chaîne des Alpilles, ceinturée
-d’oliviers, comme un massif de roches grecques, un
-véritable belvédère de gloire et de légendes », au
-milieu de l’immense et riche plaine tout unie qui va
-de la Durance à la mer, qu’en mémoire, peut-être,
-du sauveur de Rome, du vainqueur des Barbares,
-Caïus Marius, on nomme encore la Caieou…</p>
-
-<p>Maillane, l’honneur de la contrée, qui tire son
-nom du mois de mai, <span lang="oc" xml:lang="oc">MAIANO</span> suave comme
-<span lang="oc" xml:lang="oc">MIREIO</span>, ces deux mots heureux de huit lettres !</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Maillane, « qui ne s’oublie jamais », où :</div>
-<div class="verse i3">Tout le dimanche on s’aime</div>
-<div class="verse i3">Puis au travail, sans trêve,</div>
-<div class="verse i2">S’il faut le lundi se ployer,</div>
-<div class="verse i2">Nous buvons le vin de nos vignes,</div>
-<div class="verse i2">Nous mangeons le pain de nos blés.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Ici, Frédéric Mistral est né d’une de ces familles
-de ménagers qui vivent sur leur bien, en aristocrates
-de la terre. Il fut baptisé Frédéric ; mais,
-raconte le poète, parce que, ni à la mairie, ni au
-presbytère, on ne voulut accepter le prénom proposé
-par sa mère : NOSTRADAMUS, par souvenance
-du fameux astrologue de Saint-Remy ! Nostradamus !
-l’enfant était voué aux astres.</p>
-
-<p>En 1855, le père mort, la bastide natale passée à
-d’autres propriétaires, Mistral vint occuper la maison
-de Maillane, qui lui était échue en partage, en
-face de celle qu’il occupe aujourd’hui…</p>
-
-<p>Mais derrière ces murs il ne faut point chercher de
-révélations profondes. L’œuvre splendide n’est
-point éclose dans ce bureau paisible du rez-de-chaussée.
-C’est un génie de plein air, de rayons et
-de parfums, que celui de Mistral, qui composait ses
-poèmes à travers champs, dans ses promenades
-vespérales, — tout le poème de Provence vivant,
-chantant autour de lui, avec son fond d’azur et son
-encadrement d’Alpilles.</p>
-
-<p>Il n’avait qu’à sortir pour s’en trouver ébloui.
-« <i>Ne voyais-je pas Mireille en personne, tantôt dans
-ces gentilles fillettes de Maillane qui venaient pour
-les vers à soie, cueillir la feuille des mûriers, tantôt
-dans l’allégresse de ces sarcleuses, faneuses, vendangeuses,
-oliveuses, la poitrine entr’ouverte, leur
-coiffe cravatée de blanc, dans les vignes ?</i> » <i>L’inspiration
-était dans le ciel</i> :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Lou souleu me fa canta !</i></div>
-<div class="verse">Le soleil me fait chanter…</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>A travers le crépuscule, auprès du vannier, du
-laboureur, du bûcheron, du devineur de sources,
-du chercheur de simples, du berger de brebis, il
-recueillait passionnément le langage du terroir, les
-costumes, les traditions. Le logis de Maillane n’était
-qu’une dépendance pour engranger la récolte lyrique
-de chaque jour !</p>
-
-<p>La Maison de Maillane. Une heure et demie de
-voiture, car il faut s’y rendre ainsi, partant d’Avignon,
-par la route blanche, traversant de clairs villages,
-des cultures finement aménagées, entre leurs
-palissades de roseaux, derrière quelque bordure
-d’osiers aux vieilles souches taillées et retaillées en
-moignons étranges, avec, çà et là, quelque ligne de
-hauts et noirs cyprès décoratifs, et, à l’horizon, ces
-Alpilles désertiques où la lumière et l’ombre seules
-montent ou dévalent, par ces rochers incultes, ces
-falaises poudroyantes.</p>
-
-<p>— Chez Mistral… le poète ? interroge le conducteur,
-car il est un autre Mistral, parent et voisin,
-enrichi dans l’industrie, dont l’auto transporte le
-poète aux solennités d’Arles ou d’Aix.</p>
-
-<p>— C’est là…</p>
-
-<p>C’est là, entourée d’arbres et d’arbustes, blanche et
-carrée, toute simple, de justes proportions, une maison
-semblable aux autres, qui a le mérite de ne pas
-se faire remarquer… Pourtant, que de remarques à
-noter, qui lui confèrent son caractère si particulier !
-Elle ne se distingue point par de faciles ornements ;
-tout est dans l’allure qui ne doit rien au hasard…</p>
-
-<p>— C’est là…</p>
-
-<p>L’attelage s’arrête, non loin de l’église, près de la
-place. Il suffit de pousser la grille — et vous n’y êtes
-pas ! Vous avez pénétré par le côté, sur la cour ; il
-faut tourner pour gagner le jardin, sur lequel donne
-la façade, et la maison apparaît tout autre qu’on ne
-l’avait aperçue…</p>
-
-<p>De loin, avec son front élevé, ne semblait-elle pas
-accessible à tout passant, son jardin à tous les
-regards ? Et vous voyez maintenant que vous n’aviez
-rien vu ! En effet, de la route en contre-bas, l’habitation
-est comme dressée sur un socle, dans l’enclos
-en élévation. D’un coup d’œil, on croit avoir pénétré
-dans la glorieuse demeure, de prime abord si
-peu défendue ! Or, la haie de lauriers qui couronne
-le mur de soutènement du jardin en terrasse arrête
-toute curiosité de l’extérieur ! A l’angle des deux
-routes, tout contre le village, c’est l’ermitage, dans
-la paix et le mystère, sous le soleil et dans les
-fleurs…</p>
-
-<p>Car je ne sais pas de jardin plus délicieux que ce
-petit coin de Paradou dont Mme Mistral entretient
-harmonieusement le désordre champêtre. Il y a
-aussi, à foison, une certaine petite plante d’encens
-dont l’arome domine à certains jours d’été ; c’est
-comme une petite herbe naine, très pâle, dont les
-feuilles minuscules semblent avoir absorbé toutes
-les poussières des chemins. Et des myrtes, dont
-Mistral a donné le nom provençal à l’une de ses
-héroïnes : <span class="xs">NERTO</span>. Des tournesols et des roses trémières,
-violiers rouges, cosmos roses et rouges et
-blancs, des balsamines et des ancolies, des pétunias
-et des reines-marguerites et de la verveine. Les
-fleurs, les feuilles, les branches s’entremêlent dans
-le foisonnement d’une poussée joyeuse. Il y a surtout
-le figuier et le puits à la margelle usée, et le
-banc tourné vers la porte au-dessus de laquelle une
-tête d’Arlésienne est sculptée dans la pierre.</p>
-
-<p>Ce n’est point seulement ici la demeure du génie,
-c’est la retraite du sage, qui a inscrit au cadran
-solaire illustré d’un lézard, les trois vers :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Beau lézard, bois ton soleil…</div>
-<div class="verse">L’heure ne passe que trop vite,</div>
-<div class="verse">Et demain, il pleuvra peut-être…</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Vous avez franchi la grille, vous avancez, cherchant
-l’entrée de la maison fermée, comme endormie ;
-mais déjà les chiens noirs sont accourus,
-aboyant doucement, puis reculant : la Marie-du-Poète — ainsi
-la désigne-t-on — a surgi au-devant
-de l’étranger. Si vous êtes attendu, Mistral est dans
-le vestibule, déjà, la main tendue.</p>
-
-<p>Frédéric Mistral, ayant fondé le Muséon Arlaten,
-tout d’abord avec ses propres collections, n’a conservé
-que des souvenirs intimes, comme le buste de
-Gounod par Carpeaux, un buste de Lamartine à
-l’antique, des peintures, gravures, statuettes relatives
-à son œuvre, surtout à Mireille, répartis dans le vestibule
-qui sépare le cabinet de travail du salon et
-mène à la salle à manger. C’est une pièce charmante,
-du Louis XVI campagnard : chaises et fauteuils
-laqués vert d’eau, avec le pétrin, le buffet, la
-panetière de Provence du <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle, des originaux
-exquis de ces meubles aujourd’hui recopiés
-dans le monde entier. Aux murs, de vieux cuivres
-du pays, des chaudrons reluisants, un fusil qui a
-fait des guerres, le fusil du père, des grès, des
-faïences de Moutiers, deux grands brocs émaillés de
-vert de Sisteron, cadeau de Paul Arène, demeurant
-vivant dans la mémoire de Mistral, avec Alphonse
-Daudet vers qui sa pensée retourne sans cesse,
-comme vers la grande tendresse de sa vie. A Noël,
-dans cette salle à manger, Mme Mistral dresse la
-crèche traditionnelle, une montagne de carton, recouverte
-de quelque verdure, un peu de neige
-simulée, et des santons provençaux. La Sainte
-Vierge, l’enfant Jésus, le bœuf et l’âne, et tous les
-bergers connus dont les paysans savent les noms ;
-un petit lumignon dans une veilleuse rose adore
-l’enfant Jésus, nuit et jour ; quand vient l’Épiphanie,
-on ajoute les rois.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Chaque jour, pendant quelques heures, cette maison
-est traversée de visiteurs : nombre d’écrivains
-et d’artistes se sont assis à la table accueillante ;
-reporters et photographes ont fait assaut d’indiscrétion
-professionnelle. Nul n’a su de la maison et
-de ses hôtes que ce qu’il convenait au maître de
-laisser savoir ; il n’a jamais admis personne dans
-l’intimité réservée de son existence.</p>
-
-<p>Quelle leçon de retenue et de pudeur, en ce temps
-d’irrésistible publicité. Je peux dire que sa petite
-chambre est une cellule de moine, au lit de bois, à
-la chaise de paille, au lavabo de marbre, aux ustensiles
-de toilette méticuleusement nets et rangés.
-C’est tout. Il est extraordinaire comme le détail des
-contingences quotidiennes s’abolit autour de Frédéric
-Mistral. De lui, de son entourage, de sa maison
-il n’émane rien que de simple et de sublime. De
-la conversation, littéraire ou familière, se trouve
-écarté tout ce qui la rabaisserait au propos personnel.
-Dans les Mémoires, récits d’enfance et de jeunesse,
-nulle confidence de journal : il n’est pas de
-ceux qui « se racontent », en dehors de son œuvre,
-il s’est tu, ne livrant rien de lui-même, comme s’il
-avait rougi de n’être pas tout à fait un dieu.</p>
-
-<p>Quelle erreur et quelle ignorance de Paris de
-n’avoir aperçu le « Poète » de Maillane que parmi le
-bruit des félibrées, les farandoles et les tambourinaires !
-Avec Hugo et Lamartine, Mistral aura été
-populaire, mais sans rien devoir à la politique, et en
-écrivant dans une langue étrangère pour les trois
-quarts de la France d’aujourd’hui, mais nationale
-pour le Midi, et reconnue par les peuples de Méditerranée.
-De cela nos littérateurs ne se rendent pas
-compte. Or Mistral est compris de toute la race
-latine qui a puisé aux sources romanes. En outre,
-par leur ordonnance classique, par la construction
-de ses vastes poèmes, Mireille, Calendal, Nerto
-sont bien plus accessibles aux esprits de culture
-classique que toute la production ordinaire,
-trop spécialisée, du roman et du théâtre contemporains.</p>
-
-<p>Frédéric Mistral a voulu le triomphe du Félibrige,
-dont il est l’incarnation. Il a mis au service
-de la cause un demi-siècle de génie et de pensée, de
-sagesse et de prudence, sans rien laisser au hasard.
-Il n’a point été qu’un merveilleux roseau chantant
-de la petite patrie et de la terre natale. Poète inspiré,
-il n’y a pas eu de génie plus conscient et qui ait
-su mieux se discipliner ; le succès ne l’a point surpris ;
-il revint tout de suite d’une pointe poussée à
-Paris, pour asseoir dans son village la capitale d’un
-empire dont l’éclat a rayonné sur le monde…</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Il n’avait guère plus de vingt-cinq ans, lorsqu’un
-article de Lamartine le faisait célèbre. Voici le portrait
-que l’auteur illustre de <i>Graziella</i> crayonnait de
-l’auteur inédit de <i>Mireille</i> :</p>
-
-<blockquote>
-<p>Sa physionomie simple, modeste et douce, n’a rien
-de cette tension orgueilleuse des traits ou de cette évaporation
-des yeux qui caractérise trop souvent les
-hommes de vanité, plus que de génie, qu’on appelle les
-poètes populaires. Ce que la nature a donné, on le
-possède sans prétention et sans jactance. Le jeune Provençal
-est à l’aise dans son talent comme dans ses
-habits : la parfaite convenance, qui donne aux bergers,
-comme aux rois, la même dignité et la même grâce
-d’attitude ou d’accueil, gouverne toute sa personne. Il a
-la bienséance de la vérité ; il plaît, il intéresse, il émeut ;
-on sent dans sa mâle beauté le fils d’une de ces belles
-Arlésiennes, statues vivantes de la Grèce, qui palpitent
-dans notre Midi.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Lamartine nous peint le jeune Provençal, qui
-aurait pu être un jeune provincial, à l’aise dans ses
-habits. Il n’en a point changé la coupe, non plus que
-celle de sa barbe. De combien de nos grands contemporains,
-préoccupés de « se faire une tête », peut-on
-en dire autant ? Prenez les photographies de
-Mistral, depuis les plus anciennes : il est toujours le
-même, il est lui.</p>
-
-<p>Toujours sur la flottante chevelure noire ou
-blanche, sur le vaste front, le feutre à larges bords :
-toujours la chemise à col rabattu où se noue une
-Lavallière ; toujours la jaquette déboutonnée sur le
-gilet droit. Le poète est d’accueil familier, d’une patience
-inlassable, d’une humeur égale et gaie ; mais
-il y a de la majesté, de la grandeur dans sa simplicité — « la
-dignité des rois et des bergers », comme
-avait défini Lamartine. Certainement, d’instinct, il
-répugne à la petitesse du commérage et à l’autobiographie.
-Mais il lui a fallu le dessein arrêté, aussi,
-et l’énergie de débouter les indiscrets ; car les assauts
-à son intimité n’ont pas manqué.</p>
-
-<p>Il fut bien embarrassé, lorsque de vieux amis et
-des admirateurs passionnés décidèrent l’érection de
-sa statue, d’autant plus que ce monument démesuré
-ne devait pas le satisfaire. Le sculpteur, M. Rivière,
-connu pour de jolies statuettes, manquait de moyens
-pour les pièces monumentales. Son Mistral ne rend
-guère l’admirable modèle déjà chargé d’immortalité,
-le poète ne pouvait laisser croire qu’il s’enorgueillissait
-de l’aventure. Vraiment, on eût dit qu’il allait
-prendre le train, canne à la main, le manteau sur le
-bras :</p>
-
-<p>— Il manque la valise, fit Mistral.</p>
-
-<p>Sur ce mot on dut bien admettre que le poète n’attachait
-point à ce jubilé cordial une importance délirante ;
-mais il n’ignore pas la vertu des fêtes et leur
-grâce efficace sur les foules ; il se laissa donc inaugurer
-par les blancs, et promouvoir commandeur de
-la Légion d’honneur par les rouges ; que l’on ne
-croie pas à quelque grossier équilibre, quoique Mistral
-ait été conseiller municipal sans interruption
-depuis qu’il est éligible, ce qui a valu à la mairie de
-Maillane une décoration du Capoulié Valère Bernard.
-Il ne fait pas de politique électorale, de politique
-qui eût jeté la discorde au camp félibréen. Il
-n’est pas indifférent à la chose publique. La République
-de 1848 le trouva lyrique et frémissant :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Réveillez-vous, enfants de la Gironde,</div>
-<div class="verse">Et tressaillez, dans vos sépulcres froids.</div>
-<div class="verse">La liberté va rajeunir le monde…</div>
-<div class="verse">Guerre éternelle entre nous et les rois.</div>
-</div>
-
-</div>
-<p>Après le coup d’État de 1851, il renonça et pour
-toujours, « à la politique inflammable », désormais
-tout à la Provence, tout à la Poésie :</p>
-
-<div class="flex">
-<div class="poetry">
-<div class="verse">Toi, Provence, trouve et chante…</div>
-</div>
-
-</div>
-<p class="noindent">conseillait le Lion d’Arles, et le poète songeait à
-Mireille et à Calendal. Vainement on a essayé de
-l’embrigader, mais, comme toujours, sa décision
-prise, il s’y est tenu. Nul calcul médiocre, mais noble
-souci d’indépendance. Quand nous descendons déjeuner
-en Arles, tantôt Mistral choisit « Pinus »,
-tantôt « le Forum » ; ce n’est point gourmandise, ni
-caprices ; mais chaque hôtel a « sa couleur » : Mistral
-ne veut être marqué d’aucune. Cela n’a l’air de rien ?
-Il y faut un rude courage, quand les auberges
-rivales sont porte à porte. J’imagine qu’elles se sont
-résignées à ne pouvoir accaparer le grand homme.
-Les visiteurs qui, de tous pays, s’empressent en foule
-à Maillane, et à qui le maître semble se donner, en
-se livrant si peu, n’aperçoivent qu’une vie contemplative,
-sous un ciel enchanté, parmi les lauriers et
-les fleurs enivrantes. En réalité, il n’est pas de journées
-plus occupées que celles de Frédéric Mistral.</p>
-
-<p>Les mille soucis et les quotidiennes contrariétés
-ne respectent pas sa glorieuse solitude, et ne le
-laissent pas impassible. Mais c’est de haut qu’il juge
-les petitesses humaines. Il les sait nécessaires. La
-sensibilité de Daudet lui faisait comparer la gloire
-à un cigare fumé par le bout allumé. Mistral ne la
-prend que par le bon bout, et n’en tire que les
-bonnes bouffées. Au service de sa puissante et
-subtile sagesse, n’a-t-il pas les plus tendres et les
-plus intelligents conseils ?</p>
-
-<p>Auprès du Poète, les passants, à travers l’éblouissement
-du génie, ne prêtent qu’une attention polie à
-la présence de Mme Mistral, silencieusement effacée :
-de la maîtresse de maison, ils ne sauront que la
-bonne grâce intime, la douceur charmante, le pur
-regard, la fraîcheur de visage ! Or, Mme Mistral
-est la grande prêtresse attentive du culte ; de l’intelligence
-la plus avisée, elle a sur tout et tous le jugement
-le plus perspicace, elle est l’ineffable conseil
-de son mari, et sa vigilante défense contre trop de
-tentatives quelquefois disgracieuses. Avec quel tact
-infini elle s’entend à écourter les conversations
-oiseuses ! Avec quelles précautions délicates elle
-fait apporter le foulard ou la couverture du maître,
-quand l’heure se refroidit ! Comme elle entretient
-l’ambiance simple et harmonieuse, avec l’aide de la
-Marie du Poète, la servante fidèle qui est de la maison,
-où sa franchise dévouée, son respect joyeux,
-son libre parler sonore contribuent à établir cette
-atmosphère de simplicité et de grandeur patriarcale !</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>L’emploi du temps à Maillane ? Lever à sept
-heures ; après un léger café au lait, Mistral travaille
-jusqu’à midi, où il déjeune, sobrement, de plats rustiques,
-peu de viande, buvant le vin de son cru bien
-trempé d’eau ; ni café, ni alcool. Après midi, le maître
-reçoit, fait quelque lecture et, régulièrement, abat
-ses quatre ou cinq kilomètres avec sa femme. En
-1884, après un dîner chez Daudet, Goncourt notait :</p>
-
-<blockquote>
-<p>« Mistral se met à nous parler de son procédé de
-travail, de ses vers fabriqués aux heures crépusculaires,
-à l’heure de l’endormement de la nature ; le
-matin dans les champs, selon Mistral, étant trop plein
-du bruyant éveil de l’animalité.</p>
-</blockquote>
-
-<p>Le souper est à sept heures, le coucher à neuf
-heures, mais quelles journées remplies !</p>
-
-<p>De sept heures à midi, correspondance qui se
-chiffre par dix ou quinze lettres, et ce n’est pas le
-remerciement d’un mot banal aux envois de livres,
-mais souvent de longues lettres personnelles ; des
-livres qu’il reçoit en quantité, ceux relatifs au félibrige
-doivent aller au Muséon d’Arlaten, les autres
-à la Bibliothèque d’Avignon : les dédicaces ne traîneront
-pas sur les quais. Dans l’énorme courrier qui
-arrive à Maillane, l’<i>Argus de la Presse</i> joue un
-grand rôle : il paraît d’innombrables articles sur le
-félibrige et ses poètes, que Mistral dépouille pour
-conserver les plus importants aux archives félibréennes.
-Correspondance particulière ou générale,
-tout est absolument classé ; un bibliothécaire professionnel
-ne viendrait pas à bout de la tâche qu’assume
-Mistral, chaque matinée. Mais il y a les lettres
-d’affaires, compliquées et pressantes, fort nombreuses,
-auxquelles réplique le créateur du Muséon
-Arlaten avec la méthode d’un juriste : Mistral a
-fait son droit. Dans quelques négociations, j’ai pu
-apprécier de près la promptitude et la justesse de
-ses vues et de ses décisions, sur les points les plus
-arides.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Depuis vingt ans, c’est le Muséon Arlaten qui a
-été le but de Mistral. Il a créé un musée incomparable,
-le musée de la Provence, de sa race, de son
-histoire et de sa tradition, un musée complet et qui
-n’a rien d’un musée, tant la vie palpite dans cette
-exposition rétrospective de tout ce qui caractérise
-de la plante à l’homme, les origines, la grâce, la
-beauté, le génie de la petite patrie. Quels débats
-pour transférer le musée de son local primitif de la
-justice de paix au palais Laval, où il n’a pu
-s’installer que grâce à l’argent du prix Nobel, et à
-l’appui de M. Briand ; car il a fallu un ministre de
-l’Ouest pour vaincre les inerties méridionales<a id="FNanchor_54" href="#Footnote_54" class="fnanchor">[54]</a>. Il
-y a fallu, surtout, l’obstination et la foi de Mistral,
-sollicitant les dons, et, ce qui est plus difficile, écartant
-les offres fâcheuses, qui auraient altéré la conception
-première du palais du Félibrige.</p>
-
-<div class="footnote"><p><a id="Footnote_54" href="#FNanchor_54"><span class="label">[54]</span></a> L’histoire de ces négociations a été exposée avec documents
-à l’appui, pages <a href="#nego">179-184</a>.</p>
-</div>
-<p>Le peu de temps dont il dispose, Mistral le consacre
-à pousser jusqu’à Arles ou à Avignon ; en
-Arles, où il rencontre quelques félibres ; en Avignon,
-où il va faire un tour à la vieille librairie
-Roumanille, fameuse dans le monde félibréen. Enfin,
-aux grandes dates, il se montre à son peuple, déchaînant
-les adorations. En mai, c’était à Aix, pour la
-Sainte-Estelle, où fut élue reine du Félibrige une
-Limousine, Mlle Priolo. En juin, c’est, en Arles, la
-« Festo Virginenco ». C’est assez, je pense, pour
-évoquer un Mistral bien différent de celui que l’on
-imagine volontiers : le poète, buvant son soleil,
-comme le lézard du cadran solaire.</p>
-
-<p>Toute la vie du splendide rénovateur de la langue
-d’oc fut d’une activité incroyable et diverse ; mais il
-n’a tourné vers la foule que son front de Poète-Dieu,
-et la multitude n’a vu de lui que son regard dominateur,
-comme on ne voit de sa maison grande ouverte
-que le faîte baigné de lumière. C’est ainsi qu’il a
-tout discipliné sous sa maîtrise ; rien du dehors n’a
-de prise sur son rythme intérieur, qui ne s’est
-jamais ralenti ou précipité sous le coup de nos
-pauvres fièvres : toujours, il a mesuré d’une âme
-égale le court chemin qui devait le mener de sa maison
-au cimetière, une centaine de mètres après cette
-promenade d’apothéose dans la gloire. Car, de la
-mort aussi il s’est paisiblement préoccupé.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Au point de vue politique et religieux, sa situation
-était ainsi délicate. Un jour qu’une revue me demandait
-un article sur F. Mistral, je préparai un petit
-questionnaire qu’il voulut bien remplir, pour se
-plier au goût du jour :</p>
-
-<p><i>Demande.</i> — Assistez-vous aux séances du conseil
-municipal ? (Mistral en faisait partie depuis
-cinquante-cinq ans !)</p>
-
-<p><i>Réponse.</i> — Je n’ai plus le temps.</p>
-
-<p>— A quels offices ?</p>
-
-<p>— Ni, hélas, pour les offices…</p>
-
-<p>Ce qui n’empêchait pas ce chrétien peu pratiquant
-de recevoir la bénédiction papale.</p>
-
-<p>Les croyances héréditaires, sans doute profondes,
-de Mistral, ne lui faisaient pas prendre la religion
-au tragique.</p>
-
-<p>Naguère, en Avignon, il rencontra une amie qui
-s’offrit à porter un petit paquet que le Maître avait à
-la main.</p>
-
-<p>— Non, ce n’est pas lourd.</p>
-
-<p>— Mais, cher maître…</p>
-
-<p>— Non, non, curieuse ; tu voudrais bien savoir ce
-qu’il y a dans ce papier… Eh bien, devine…</p>
-
-<p>— Maître…</p>
-
-<p>— Tu ne peux pas trouver… Je vais te le dire. Il
-n’y avait pas de crucifix dans ma chambre de Maillane…
-Je remettais toujours pour en acheter un…
-Eh bien, voilà ce que j’emporte… Tu comprends, je
-me suis dit que Mistral ne pouvait pas mourir et se
-présenter devant le Bon Dieu sans crucifix.</p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak" id="c26">CHAPITRE XXVI</h2>
-
-<p class="d">Un poète de Saint-Flour : Buirette de Belloy. — <i>Plus je vis
-d’étrangers, plus j’aimai ma patrie.</i></p>
-
-
-<p>Grâces à Vermenouze, grâces à Mistral, je me
-suis donné quelques nuits d’oubli, depuis une douzaine
-de jours.</p>
-
-<p>D’Évian-les-Bains, je suis rentré à Malmaison le
-matin de la mobilisation.</p>
-
-<p>Durant quinze jours, j’ai été incapable d’une lecture,
-d’une pensée.</p>
-
-<p>Je suis seul, mon fils est parti s’engager…</p>
-
-<p>Depuis deux ans j’ai une table chargée de travail, de
-mes documents pour ce livre à peu près achevé. Restaient
-quelques chapitres, à tirer de mes nombreux
-articles sur le félibrige de Vielles, sur celui de Maillane.
-Je me suis remis à cette facile besogne mais souvent
-interrompue par des rumeurs inaccoutumées,
-des roulements d’autos, des marches de troupes, des
-piétinements de troupeaux, des abois insolites.</p>
-
-<p>Depuis un mois, je suis obligé de rentrer avant la
-nuit, quand je m’aventure vers Paris. L’Auvergne
-et la Provence m’ont apaisé quelques heures. Par ces
-nuits splendides d’un été lumineux et torride, comme
-je n’en avais pas vécu ici ; et les roses sont ivres de
-soleil, et, au lever du jour, des pigeons roucoulent
-éperdument sur les toits…</p>
-
-<p>Est-ce tout ça ? mais je suis follement confiant, et je
-ne puis croire à la guerre à quelques kilomètres d’ici.</p>
-
-<hr>
-
-
-<p>Tout de même, le Gouvernement est parti pour
-Bordeaux — et je suis du camp retranché de Paris,
-comme en 1870. Ce matin, j’ai vu que l’on creusait
-des tranchées à la Porte-Maillot, et que l’on jetait
-les arbres en travers des avenues. Et des avions
-allemands survolaient Paris. Pour demain, après-demain
-la canonnade. L’heure n’est plus à la littérature,
-il n’est que temps de ficeler le manuscrit.
-Verra-t-il le jour ? En tout cas, je désire que ce soit
-tel que, malgré son achèvement hâtif.</p>
-
-<p><i>Car il est bien fini pour moi.</i></p>
-
-<p>Je ne me vois pas, <i>après la guerre</i>, revenant sur ces
-pages lointaines. Oui, comme ce sera loin…</p>
-
-<p>Cependant, j’avais réservé un chapitre pour la fin
-sur mon village « de la petite patrie », ce Brezons
-où j’aurais tant voulu m’ensevelir… Je voulais
-reparler de Saint-Flour, à cause de Buirette de
-Belloy, qui y est né, qui a rimé un <i>Siège de Calais</i>,
-qui fut académicien et qui a écrit un beau vers, dont
-Voltaire disait : Je le citerai souvent…</p>
-
-<p>Ce vers, je voulais le mettre en exergue de ce
-livre :</p>
-
-<p><i>Plus je vis d’étrangers, plus j’aimai ma Patrie.</i></p>
-
-<p>Je me l’étais souvent répété, au cours d’une existence
-qui n’a pas moisi sur place. Je ne pensais pas
-que je me rappellerais le vers du poète sanflourain,
-dans des circonstances où il prend une telle envergure…</p>
-
-<p class="date"><i>Malmaison, 3 septembre 1914.</i></p>
-
-<div class="chapter"></div>
-
-<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2>
-
-
-<div class="flex">
-<table>
-<tr><td> </td>
-<td class="bot r small"><div>Pages</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre I.</span> — Une enfance auvergnate : Du Mont Valérien
-au Plomb du Cantal. — Les colonies « de patois ». — La
-malle à musique : cabrette et bourrée. — La
-mort de l’habillé de soie. — Le « siège de
-Paris » ; du baraquement à la cave. — Au « pays ».</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c1">7</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre II.</span> — Les émigrants d’Auvergne : La terre
-quittée. — La route d’Espagne. — Le pâtre Gerbert. — Les
-pèlerins de Saint-Jacques. — « Chineurs et
-roulants », d’Arsène Vermenouze. — « L’air » d’Auvergne.</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c2">12</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre III.</span> — Le premier voyage. — Pendant la Commune. — Le
-retour au village : à l’aube de la mémoire. — Le
-ruisseau de Brezons.</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c3">21</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre IV.</span> — L’enfant pâle : De J. F. Raffaëlli à
-F. Coppée. — Paysages « impressionnistes ». — La
-montagne retrouvée. — La « grammaire » de Bancharel. — Les
-précurseurs de « l’École Auvergnate ».</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c4">25</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre V.</span> — Le patois de circonstance. — Curés, médecins,
-instituteurs : L’abbé Bouquier ; l’abbé Jean
-Labouderie. Frédéric Dupuy de Grandval, chansonnier
-bachique. J. B. Brayat, officier de santé.
-J. B. Veyre, instituteur. — Statues et pavés de l’ours.</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c5">31</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre VI.</span> — Auguste Bancharel, un précurseur :
-Professeur, auteur, imprimeur comme Roumanille. — Le
-progrès dans la tradition. — Rimes Patoises et
-Grammaire. — Les veillées auvergnates. — L’abbé
-F. Courchinoux.</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c6">39</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre VII.</span> — Patois ou langue ? La thèse nationale ;
-la critique philologique. — Les études de M. Antoine
-Thomas et de M. Albert Dauzat. — Patois et patois de
-la Dore à la Cère. — Le patois du Livradois. — R.
-Michalias. — A la Marianne d’Auvergne. — Le
-patois, verbe de la race.</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c7">47</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre VIII.</span> — Les troubadours d’Auvergne : Le
-Puy. — Le Velay et la littérature. — De Nostradamus
-à M. Joseph Anglade. — Les troubadours cantaliens.
-M. le duc de la Salle de Rochemaure : les récits
-Carladéziens. — Pierre de Vic. La cour de l’Épervier. — Le
-moine de Montaudon. « Tensons entre Dieu
-et le moine ». L’hospitalité auvergnate. Les ennuis du
-moine-troubadour. Ce qui lui plaît. — Un troubadour
-contre les femmes.</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c8">60</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre IX.</span> — En Aurillac. — Louis Bonnet et l’Auvergnat
-de Paris. — Un concours de « cabrettes ». — La
-murette et la bourrée. — La Procednitza bulgare
-et la bourrée d’Auvergne. — Bouréno bouranke ;
-Bou rei Yo. — Des bulgares, dans le Cantal, en 1210. — Cabrette
-et gaïda. — La fin de la cabrette. — La
-révélation de Vermenouze.</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c9">102</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre X.</span> — Chez Vermenouze. — Ancien émigrant
-« espagnol », liquoriste, poète et chasseur. — Les
-colères de Vermenouze : la montre tyrannique ; la
-servante sourde. — La truite fraîche. — La bécasse à
-point. — Une histoire de chasse. — La rôtie et le
-« Vieux Fel ». — L’intérieur du célibataire. — « L’ouverture »
-du 14 juillet.</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c10">115</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XI.</span> — François Mainard. — A la Cour et aux
-champs. — Le courtisan sous les rochers de la province. — Les
-roses du Parnasse et les épines de la
-chicane. — A l’ambassade de Rome. — Les ambitions
-déçues. — Les amitiés de Toulouse. — Renoncement
-et renouveau. — La belle vieille. — Conseiller
-d’État et Académicien. — L’édition de 1646. — Adieu
-Paris. — <i lang="la" xml:lang="la">Donec optata.</i></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c11">123</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XII.</span> — Arsène Vermenouze inédit. — Le premier
-article de la <i>Revue Bleue</i>. — Les gueux des
-chemins. — <i>Les deux Menettes.</i> — Dans les châtaigneraies. — Le
-chasseur de Sauvagine.</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c12">141</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XIII.</span> — A travers l’Auvergne. — La course
-au clocher. — Stendhal à Clermont-Ferrand. — Le
-« roman auvergnat ». — De Notre-Dame-du-Port à
-Sainte-Foy-de-Conques. — De la riche basilique au
-pauvre clocher à peigne.</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c13">151</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XIV.</span> — De Bretagne en Auvergne. — « Le Cobreto »
-et le Cercle. — Les auvergnats d’été. — La ballade
-du veau. — <i>En plein vent</i> ; <i>Mon Auvergne</i>. — La
-vieillesse du poète. — « Ma mère », « Le Grillon ». — De
-Vielles à Maillane.</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c14">163</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XV.</span> — Du Cantal aux Alpilles. — Le Cinquantenaire
-de Font-Ségugne. — Le palais du Félibrige. — L’appui
-d’Aristide Briand. — La statue de
-Mistral. — Vive Provence.</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c15">175</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XVI.</span> — Au parc de Richelieu. — Blaise Pascal. — Le
-style des <i>Pensées</i> et celui de Napoléon. — Blaise
-Pascal <i>l’Auvergnat</i>. — Le sol et le caractère. — Tout
-à gagner ; rien à perdre… — Du Puy-de-Dôme
-à l’immortalité de l’âme.</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c16">185</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XVII.</span> — De Malmaison à la Limagne. — Jacques
-Delille, d’Aigueperse. — Pierre de Nolhac. — Les
-voyages du citoyen Legrand. — L’individu expliqué
-par le pays.</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c17">193</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XVIII.</span> — Royat au <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle. — Nicolas
-de Champfort. — De la jeune Indienne à la Révolution. — <i>Guerre
-aux châteaux, paix aux chaumières.</i> — Champfort
-peint par Chateaubriand.</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c18">200</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XIX.</span> — La tasse de lait : Michalias. — Un
-débutant de soixante ans. — Endors-toi, paysan. — <i>Le
-jugement de saint Pierre.</i> — <i>La mort du Paysan.</i> — <i>Sous
-les bouleaux.</i> — Le poète de la Dore. — La
-bonne souffrance. — <i>La prière du soir.</i> — Un essai
-de grammaire auvergnate et d’hydrothérapie.</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c19">208</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XXI.</span> — Des poètes nouveaux. — Le buste
-d’E. Chabrier. — Henri Pourrat. — Charles et Olivier
-Calemard de La Fayette. La petite victoire de Samothrace. — Le
-poème des champs. — Considère.</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c21">223</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XXII.</span> — Le tombeau de Mistral. — Le <i>Pavillon
-de la Reine-Jeanne</i>. — L’épitaphe anonyme. — C’était
-un roi de Provence.</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c22">239</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XXIII.</span> — La fin de Vermenouze. — Douceur
-et sagesse. — Les arbres d’Hyères. — Le dernier
-Noël. — L’Auvergne en deuil.</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c23">245</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XXIV.</span> — En août 1914 : Regard en arrière. — Vermenouze
-patriote. — L’aigle et le coq. — Un
-vieux de la vieille. — Les traductions de Vermenouze :
-Jous la Cluchado. — Inspiration et philologie. — Omperur
-et Empéradour. — A l’Auvergne.</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c24">252</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XXV.</span> — La mort de Mistral. — Les visiteurs
-de Maillane. — <span lang="oc" xml:lang="oc">Lou souleu me fa canta.</span> — A Maillane. — Le
-jardin du poète. — Le <i>Musée Arlaten</i>. — Le
-triomphe du Félibrige. — Mistral et la politique. — La
-vie à Maillane. — Le crucifix de Mistral.</td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c25">266</a></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XXVI.</span> — Un poète de Saint-Flour : Buirette
-de Belloy. — <i>Plus je vis d’étrangers, plus j’aimai ma
-patrie.</i></td>
-<td class="bot r"><div><a href="#c26">282</a></div></td></tr>
-</table>
-</div>
-
-<p class="c gap xsmall">Imp. JOUVE & Cie, 15, rue Racine, Paris. — 5293-22</p>
-
-<div class="break"></div>
-
-<p class="c top2em">OUVRAGES PUBLIÉS DANS LA MÊME COLLECTION</p>
-
-
-<div class="flex">
-<table>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>AJALBERT (<span class="sc">Jean</span>), <i>de l’Académie Goncourt</i></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>Au cœur de l’Auvergne</b></td>
-<td class="bot r w3"><div>7 <span class="cc">»</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>BEAUNIER (<span class="sc">André</span>)</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>Au service de la déesse.</b> Essais de critique</td>
-<td class="bot r w3"><div>7 <span class="cc">»</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>BRADI (<span class="sc">Lorenzi de</span>)</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>La vraie Colomba</b></td>
-<td class="bot r w3"><div>5 <span class="cc">»</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>V. CYRIL et D<sup>r</sup> BERGER</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>La “coco”, poison moderne</b></td>
-<td class="bot r w3"><div>7 <span class="cc">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>DAUDET (<span class="sc">Alphonse</span>)</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>Pages inédites de critique dramatique</b> (1874-1880)</td>
-<td class="bot r w3"><div>8 <span class="cc">»</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>DAUDET (<span class="sc">Lucien</span>)</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>L’inconnue</b> (L’Impératrice Eugénie)</td>
-<td class="bot r w3"><div>7 <span class="cc">»</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>DROIN (<span class="sc">Alfred</span>)</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>M. Paul Valéry et la tradition poétique française</b></td>
-<td class="bot r w3"><div>5 <span class="cc">»</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>ERNEST-CHARLES (J.), <i>Avocat à la Cour</i></div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>La passion criminelle.</b> Drames d’amour et de jalousie</td>
-<td class="bot r w3"><div>7 <span class="cc">»</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>FISCHER (<span class="sc">Max</span> et <span class="sc">Alex</span>)</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>Dans deux fauteuils</b> (Notes et impressions de théâtre)</td>
-<td class="bot r w3"><div>7 <span class="cc">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>FONCK (<span class="sc">Capitaine René</span>)</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>Mes combats.</b> Préface du Maréchal Foch (15<sup>e</sup> mille)</td>
-<td class="bot r w3"><div>7 <span class="cc">»</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>FRANK (<span class="sc">Bernard</span>)</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>Le carnet d’un enseigne de vaisseau</b> (Souvenirs de la
-vie de patrouille). Préface de M. Robert de Flers,
-<i>de l’Académie française</i></td>
-<td class="bot r w3"><div>6 <span class="cc">»</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>HERMANT (<span class="sc">Abel</span>)</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>La vie littéraire</b> (Première série)</td>
-<td class="bot r w3"><div>7 <span class="cc">»</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>KEUN (<span class="sc">Odette</span>)</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>Au pays de la Toison d’or</b> (En Géorgie mencheviste
-indépendante)</td>
-<td class="bot r w3"><div>7 <span class="cc">»</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>MARGUERITTE (<span class="sc">Victor</span>)</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>Au bord du gouffre</b> (Août-Septembre 1914) avec 8 plans
-(40<sup>e</sup> mille)</td>
-<td class="bot r w3"><div>7 <span class="cc">»</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>MAYBON (<span class="sc">Albert</span>)</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>Le Japon d’aujourd’hui</b></td>
-<td class="bot r w3"><div>7 <span class="cc">50</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>PARDIELLAN (<span class="sc">P. de</span>)</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>Nos ancêtres sur le Rhin</b></td>
-<td class="bot r w3"><div>5 <span class="cc">»</span></div></td></tr>
-<tr><td colspan="2" class="c"><div>TERY (<span class="sc">Simone</span>)</div></td></tr>
-<tr><td class="drap"><b>En Irlande.</b> De la guerre d’indépendance à la guerre
-civile (1914-1923)</td>
-<td class="bot r w3"><div>7 <span class="cc">»</span></div></td></tr>
-</table>
-</div>
-
-<p class="c gap xsmall">5489. — Paris. — Imp. Hemmerlé, Petit et C<sup>ie</sup>. 6-24.</p>
-
-
-<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 74061 ***</div>
-</body>
-</html>
-
+<!DOCTYPE html> +<html lang="fr"> +<head> + <meta charset="UTF-8"> + <title>Au c[oe]ur de l’Auvergne | Project Gutenberg</title> + <link rel="icon" href="images/cover.jpg" type="image/x-cover"> + <style> + +p { text-align: justify; line-height: 1.2em; text-indent: 1.5em; + margin: .3em 0;} +p.noindent { text-indent: 0; } + +h1 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 1em 0; } +h2 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 4em 0 2em 0; } +h3 { text-align: center; line-height: 1.5em; margin: 3em 0 1.5em 0; } + +div.c, p.c { text-align: center; line-height: 1.5em; text-indent: 0; + margin: 1em 0; } + +.large { font-size: 130%; } +.xlarge {font-size: 150%; } +.small { font-size: 90%; } +.xs, small { font-size: 80%; letter-spacing: .05em; } +.xsmall { font-size: 80%; } + +.i { font-style: italic; } +.i i, .i em { font-style: normal; } + +.sc { font-variant: small-caps; } +.ssf { font-family: sans-serif; } + +.poetry { text-align: left; margin: 1em 1.5em; } +.poetry .c { padding-left: 0; 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} +td { vertical-align: top; } +td.bot { vertical-align: bottom; } +td.c div { text-align: center; } +td.r div { text-align: right; } +td.drap { text-indent: -1.5em; padding-left: 1.5em; text-align: left; } +td.w3 { width: 3em; } + +span.cc { display: inline-block; text-align: right; text-indent: 0; width: 1.2em; } + +a { text-decoration: none; } + +.fnanchor { font-size: 80%; vertical-align: 0.35em; padding: 0 .15em; + text-decoration: none; font-style: normal; line-height: 1em; +} +.footnote { margin: 1em 0 1em 30%; font-size: 90%; } +.footnote .label { } +.footnote + .footnote { margin-top: -.5em; } + +.ugap { margin-top: 1em; } +div.gap, p.gap { margin-top: 2.5em; } +.break, .chapter { margin-top: 4em; } + +img { max-width: 100%; } + +@media screen { + body { max-width: 40em; width: 80%; margin: 0 auto; } + img { max-height: 700px; } +} + +.x-ebookmaker .break, .x-ebookmaker .chapter { page-break-before: always; } +.top2em { padding-top: 2em; } +.top4em { padding-top: 4em; } +.nobreak { page-break-before: avoid; } + + </style> +</head> +<body> +<div style='text-align:center'>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 74061 ***</div> +<p class="c top2em"><span class="large">JEAN AJALBERT</span><br> +<i class="small">de l’Académie Goncourt</i></p> + +<h1>Au cœur<br> +de l’Auvergne</h1> + + +<p class="c gap"><span class="large">PARIS</span><br> +ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR<br> +<span class="small">26, Rue Racine, 26</span></p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c top4em">DU MÊME AUTEUR</p> + + +<p class="c i">Chez le même éditeur :</p> + +<ul> +<li><span class="xs">DIX ANNÉES A MALMAISON</span>.</li> +<li><span class="xs">LE BOUQUET DE BEAUVAIS</span>.</li> +<li><span class="xs">RAFFIN-SU-SU</span>.</li> +<li><span class="xs">SAO-VAN-DI</span>, roman.</li> +<li><span class="xs">LETTRES DE WIESBADEN</span>.</li> +</ul> + +<p class="c i">Chez d’autres éditeurs :</p> + +<p class="c small ssf">ROMANS ET NOUVELLES</p> + +<ul> +<li><span class="xs">EN AMOUR</span>, épuisé.</li> +<li><span class="xs">LA TOURNÉE</span>.</li> +<li><span class="xs">LE P’TIT</span>, épuisé.</li> +<li><span class="xs">LE CŒUR GROS</span>, épuisé.</li> +<li><span class="xs">CELLES QUI PASSENT</span>, épuisé.</li> +<li><span class="xs">BAS DE SOIE ET PIEDS NUS</span>, épuisé.</li> +</ul> +<p class="c small ssf">VERS</p> + +<ul> +<li><span class="xs">FEMMES ET PAYSAGES</span>, épuisé.</li> +</ul> +<p class="c small ssf">THÉATRE</p> + +<ul> +<li><span class="xs">LA FILLE ÉLISA</span>, pièce en 4 actes, tirée du roman de E. de Goncourt.</li> +<li><span class="xs">A FLEUR DE PEAU</span>, 1 acte, en vers.</li> +</ul> +<p class="c small ssf">VOYAGES</p> + +<ul> +<li><span class="xs">L’AUVERGNE</span>, couronné par l’Académie française, épuisé.</li> +<li><span class="xs">VEILLÉES D’AUVERGNE</span>, épuisé.</li> +<li><span class="xs">NOTES SUR BERLIN</span>, épuisé.</li> +<li><span class="xs">LES DESTINÉES DE L’INDOCHINE</span>.</li> +<li><span class="xs">LES NUAGES SUR L’INDOCHINE</span>.</li> +<li><span class="xs">DANS PARIS LA GRAND’VILLE</span>.</li> +<li><span class="xs">L’HEURE DE L’ITALIE</span>.</li> +<li><span class="xs">LE MAROC SOUS LES BOCHES</span>.</li> +</ul> +<p class="c small ssf">QUESTIONS D’ACTUALITÉ</p> + +<ul> +<li><span class="xs">L’AVIATION AU-DESSUS DE TOUT</span>.</li> +<li><span class="xs">COMMENT GLORIFIER LES MORTS POUR LA PATRIE</span> !</li> +<li><span class="xs">UNE ENQUÊTE SUR LES DROITS DE L’ARTISTE</span>.</li> +<li><span class="xs">SOUS LE SABRE</span>, épuisé.</li> +<li><span class="xs">LES DEUX JUSTICES</span>, épuisé.</li> +<li><span class="xs">LA FORÊT NOIRE</span>, épuisé.</li> +<li><span class="xs">QUELQUES DESSOUS DU PROCÈS DE RENNES</span>, épuisé.</li> +</ul> +<div class="break"></div> + + +<p class="c top2em i">Il a été tiré de cet ouvrage :<br> +Trois exemplaires sur papier du Japon et trois exemplaires<br> +sur papier de Hollande non numérotés<br> +et dix exemplaires sur papier du Marais<br> +numérotés de 1 à 10</p> + + + +<p class="c gap small">Tous droits de traduction et de reproduction +réservés pour tous les pays.<br> +<span lang="en" xml:lang="en">Copyright 1922, +by</span> <span class="sc">Ernest Flammarion</span>.</p> + +<div class="break"></div> + + +<p class="c top4em i">A CHARLES-JEAN AJALBERT</p> + +<p class="c i">à un fils de l’Auvergne<br> +engagé volontaire<br> +tué à Vauquois<br> +le 26 novembre 1914</p> + + +<div class="chapter"></div> + +<p class="c xlarge">Au cœur de l’Auvergne</p> + + + + +<h2 class="nobreak" id="c1">CHAPITRE PREMIER</h2> + +<p class="d">Une enfance auvergnate : Du mont Valérien au Plomb du +Cantal. — Les colonies « de patois ». — La malle à musique : +cabrette et bourrée. — La mort de l’habillé de +soie. — Le « siège de Paris » ; du baraquement à la +cave. — Au « pays ».</p> + + +<p>C’est presque des mémoires !</p> + +<p>Déjà !</p> + +<p>Pourtant les souvenirs qui dévalent vers moi, de +la Montagne natale, ont des visages de jeunesse sans +rides ! Cela date tout de même de vingt, trente, +quarante ans, — de toujours ? Non, de tout à l’heure, +de tout de suite ! Comment situer au passé la floraison +d’enthousiasmes et d’admirations dont le temps +n’a pu tarir le parfum ni crisper les pétales…</p> + +<p>Oui, je m’en souviens comme d’hier, de notre première +rencontre avec l’Auvergne…</p> + +<p>Car, je n’y suis pas né, dans la montagne que je +proclame natale ! J’ai dû aller à elle, — après avoir +vu le jour, le demi-jour, plutôt, sous le plus morne +ciel de banlieue, à Levallois-Perret ! Encore, je me +vante ! Cette commune n’existait pas, en 1863. Ses +terrains vagues dépendaient de Clichy-la-Garenne, +dont la Mairie eut la charge de recevoir les +déclarations relatives à mon humble état-civil…</p> + +<p>J’entends bien, tout de même, être assez pur Auvergnat. +Mes parents descendaient, c’est le cas de le +dire, du plus haut du Plateau Central, de Brezons, +de Cézens, à l’épaulement du Plomb, — et n’avaient +quitté le pays qu’après leur mariage. De pauvre origine, +ils n’avaient point assez fréquenté la courte école +de village <i>pour y perdre le patois</i> ! A Paris, à mesure +qu’ils prospéraient dans leurs entreprises, c’étaient +des parents, des amis, que les Auvergnats faisaient +venir à leur service. Métiers et professions se monopolisaient, +spécialisés aux cantons dont les originaires +s’y étaient adonnés d’abord. Par ici, se dirigèrent les +ferrailleurs ou les marchands de chiffons. Par là, s’accoutuma +l’exode des frotteurs ou des hôteliers. Les +nourrisseurs s’espaçaient aux barrières. Un peu +partout, si j’ose cette image, les charbonniers faisaient +la boule de neige. Autant de colonies où se +perpétuait le patois, où il se localisait avec ses prononciations +et ses variantes d’Aurillac, de Murat, de +Saint-Flour. Dans nombre de commerces, les compatriotes +formaient souvent toutes les relations et la +clientèle. Aussi le patois était-il pratiqué autant que +dans les hameaux délaissés. A cette persistance +fidèle de la langue première apprise, il y avait sans +doute d’autres raisons que la commodité de l’habitude, +et la défiance du français moins familier : la +tâche allégée aux accents de la race, l’exil engourdi +à l’haleine du terroir. Les mots étrangers ne sont +que des signes sonores des lèvres. Il sourd une âme +vivante et profonde de la syllabe jaillie au berceau.</p> + +<p>Ma mère ne me parlait jamais autrement…</p> + +<p>Puis, à maintes occasions, il y avait table commune, +et la fête n’aurait pas été réussie, sans accompagnement +de la cabrette, toujours prête à mener le +bal. Dans bien des malles à couvercles de poil, la +musette faisait partie du bagage du montagnard +dont elle constituait, avec le couteau de poche, les +plus chères reliques ! Qu’elle m’en imposait, à se +gonfler, l’outre mystérieuse, dans son magnifique +corsage de velours rouge ! La musique n’en est +point des plus suaves. Pourtant, aiguë et chevrotante, +il n’y a que cette voix d’en haut pour détourner les +convives des formidables festins où défilaient à peu +près exclusivement farinades, salaisons et fromages +de là-bas ! Certes, il fallait bien « la bourrée », pour +leur faire laisser le boire et le manger ! Mais que +la cabrette attaquât « la Marianne » et le silence +s’imposait comme à la célébration d’un rite, et toutes +les jambes étaient debout à l’appel de la danse atavique…</p> + +<p>Ce patois hirsute, cette musiquette primitive, je +n’entends que cela autour des Saint-Jean et des +Saint-Pierre, qui étaient les prénoms des trois quarts +de nous tous, ou des réveillons dont, gamin, je ne +voyais guère que les préparatifs ; mais quelle fête +déjà ! Aux approches de la Noël, grand arrivage +de farine de blé noir, pour les <i>bourriols</i>, de tome +fraîche pour la <i>truffado</i>, de noix, de châtaignes.</p> + +<p>Le spectacle espéré, c’était l’égorgement d’un porc, +engraissé depuis des mois. Car, l’on « tuait » et l’on +« salait » à la maison, étant assez nombreux pour +venir à bout d’un <i>habillé de soie</i>, sans que le lard +eût le temps de rancir ! Cela me faisait peur et pitié, +la bête bien lavée, rose et blonde, les pattes ligotées, +maintenue par deux hommes dont les genoux l’écrasaient +et l’immobilisaient, pendant que le tueur lui +plongeait le coutelas dans la gorge. Après les hurlements +terribles, les grognements, puis les râles +avaient cessé ! Le sang cramoisi giclait dans une +terrine inclinée par une servante. Je ne comprenais +pas qu’une telle fontaine rouge pût jaillir et couler +autant de cette panse inerte, sur la jonchée de +paille, bientôt enflammée. On flambait longuement +l’animal, je ne perdais pas un détail de la truculente +opération, et, plus d’une fois, je rêvais de +ces scènes de meurtre, d’incendie et de ripailles. +Deux ou trois jours, la cuisine était décorée de guirlandes +de boudins, de saucisses, d’andouillettes, +pendant que l’on descendait à la cave les quartiers +de viande, qui s’empilaient dans la saumure d’une +cuve au couvercle pressé de lourds pavés.</p> + +<p>Ces chants, ces danses, ces agapes au « vin du +pays », je ne devais pas leur trouver plus de couleur +locale, par la suite, aux lieux mêmes d’origine. Certes, +je n’étais guère en âge d’apprécier ces puissantes +victuailles, et le « blanc » ou le « rouge » dont on les +arrosait ! Le fumet seul en passait sur mon assiette +d’enfant, encore aux soupes légères et aux plats +moins massifs ! Et c’est de mon lit, le plus souvent, +que j’entendais, en m’endormant à sa cadence martelée, +danser la bourrée.</p> + +<hr> + + +<p>Voilà des peintures qui pourront sembler puériles +et qui devraient s’être quelque peu atténuées à la +longue ? On comprendra qu’elles aient gardé, chez +les bambins de cette époque, toute leur fraîcheur, +par contraste avec d’autres visions d’une implacable +netteté. Après ces gras et joyeux réveillons de mes +cinq et sixième années, qu’il fut désolé celui de 1870, +où les suburbains avaient dû rentrer dans Paris, +pour le Siège ! Ah ! dans les baraquements qui nous +servirent d’abord de refuge, au Champ-de-Mars, on +ne tua pas de cochons, cet hiver cruel et froid, de +famine et de mitraille, dont je me rappelle l’affreux +pain qui se délayait en sable et en issues, et sentait +le paillasson ! En guise de cornemuse, c’est le canon +prussien qui menait la danse, — et la première fois +que l’on me conduisit aux Champs-Élysées, cent mille +hommes y parlaient allemand sous le casque à +pointe…</p> + +<p>Mais ce serait tout un volume de sensations qui ne +me seraient guère personnelles, — la guerre ! et puis, +la Commune ! A peine avions-nous réintégré notre +demeure de l’autre côté des fortifications, que la +bataille tonna entre Versailles et Paris, par-dessus +nos têtes. Il fallut loger dans les caves, où nous +jouions aux billes avec des biscaïens, dont il n’était +pas difficile de s’approvisionner. Le Mont-Valérien +dominait la bataille de ses éruptions meurtrières. +Quand on me montrait et m’expliquait les volcans +éteints de notre province qui, dans la nuit des +temps, avaient jeté feu et flamme, ils ne s’emparaient +pas de mon imagination. Je les tenais pour +des « Mont-Valérien » hors d’usage. La montagne, +comme la vie de la montagne, cela m’était familier. +Je n’eus point d’étonnement au patois, à la cabrette, à +la bourrée, aux assiettées de choux et de lard fumant ; +quand, aux dernières semaines sanglantes, mes parents +remontèrent au pays, je n’y fus pas dépaysé.</p> + +<p>A Brezons, que je n’avais jamais vu, je me sentais, +enfin ! chez nous…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c2">CHAPITRE II</h2> + +<p class="d">Les émigrants d’Auvergne : La terre quittée. — La route +d’Espagne. — Le pâtre Gerbert. — Les Pèlerins de Saint-Jacques. — « Chineurs +et roulants », d’Arsène Vermenouze. — « L’air » +d’Auvergne.</p> + + +<p>Quand je vous dis que je suis Auvergnat !</p> + +<p>L’Auvergnat authentique n’a rien de plus pressé +que d’émigrer…</p> + +<p>Aussi, ne m’en suis-je pas privé. Dans la fougue +de la jeunesse, j’aurais voulu parcourir l’univers +d’une traite… Ah ! les folles et généreuses impatiences, +où l’on se jette à toutes les extrémités de +l’espoir ou du découragement ! Quelles tempêtes où +se meurtrissaient mes rêves, parce que la France +n’était pas aussi radieusement grande, la République +aussi hautement intégrale, les hommes aussi purement +désintéressés que pouvait le souhaiter un idéal +en partance pour l’absolu. A des heures troubles, +la patrie m’était irrespirable. Je ne me sentais libre +qu’aux rivages imprévus où rien ne me rappelait la +terre quittée comme un esclavage aux fers étroits. +Délibérément, j’aurais accepté — pour combien de +temps ! — l’existence primitive du fleuve et de la +forêt, le cœur neuf, l’esprit raclé des enduits de la +civilisation. Sous l’éblouissement du soleil tropical +au milieu d’une peuplade douce et belle, je me disais : +Pourquoi pas ici ? Et, sans doute, j’étais sincère, à +telle minute, malgré ce qu’il entrait inévitablement +de littérature dans mon nihilisme nomade…</p> + +<hr> + + +<p>Cette manière d’émigrer, dans les nuages, n’est +point celle ordinaire de nos compatriotes. Ils ont +l’émigration plus pratique, s’expatriant de par la +force des choses, le climat hostile, le sol récalcitrant, +le penchant au gain, — non pour les joies de +l’aventure.</p> + +<p>Où va l’Auvergnat, le travail l’enchaîne. Naguère il +ne s’en distrayait qu’avec ses frères d’exode, échappant +aux tentatives étrangères, à l’influence des +villes. De Paris, de Madrid, il ne connaissait que sa +boutique, les trajets de son négoce. Il épousait une +Auvergnate. Absorbés dans la tâche commune, ils +envoyaient les enfants à élever aux grands-parents, +au village où ils projetaient de retourner eux-mêmes +plus tard, souvent trop tard…</p> + +<hr> + + +<p>L’émigration continue ; la descente s’est multipliée. +Mais, petits ou grands, l’on ne se soucie plus +de remonter… Ceux qui s’enrichissent s’implantent +aux lieux de leur fortune et de leurs intérêts. Quant +aux autres, les difficultés matérielles les retiennent, +et ils ont vite fait d’être prisonniers à jamais du +salariat absorbant des vastes agglomérations. Il n’y +a plus qu’une toute petite moyenne aisée pour revenir +se fixer au pays. Et le moraliste et le régionaliste +se lamentent de l’abandon des campagnes simples +et saines pour les capitales dévorantes.</p> + +<p>La route d’Espagne fut une des plus anciennement +suivies par nos compatriotes. L’émigration +date de loin et se réclame de devanciers illustres : +sur la fin du <small>X</small><sup>e</sup> siècle, Gerbert, élevé au monastère +de Saint-Géraud d’Aurillac, se rendait à Cordoue, +Gerbert dont le génie précurseur s’empara, pour +l’augmenter prodigieusement, de tant de découvertes +personnelles, du trésor de sciences révélées au delà +des Pyrénées, Gerbert, le pâtre de Belliac qui +deviendra Sylvestre II, Gerbert dont Jean-Baptiste +Veyre a chanté la rustique et précoce enfance, l’immense +destinée :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Au pied d’un monticule<a id="FNanchor_1" href="#Footnote_1" class="fnanchor">[1]</a></div> +<div class="verse">Était une maisonnette ;</div> +<div class="verse">Là, dans l’indigence</div> +<div class="verse">Un enfançon naquit.</div> +<div class="verse">On dit qu’à sa naissance</div> +<div class="verse">En signe de puissance</div> +<div class="verse">Trois fois le coq chanta…</div> +<div class="verse">Et Rome l’entendit…</div> +</div> + +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_1" href="#FNanchor_1"><span class="label">[1]</span></a> <span lang="oc" xml:lang="oc">Ol pèd d’un putchotel…</span></p> + +<p>(J.-B. Veyre, <span lang="oc" xml:lang="oc">Piaoulats d’un reipetit</span>).</p> +</div> +<p>Quel trajet de l’humble naissance au plus vaste +savoir d’alors, de la baguette du pastour à la crosse +pontificale, après ce départ où le jeune voyageur +doit improviser un pont avec son bouclier pour faire +passer son cheval sur une passerelle disjointe. Car, +l’expédition ne se faisait pas sans encombres, à +entendre la complainte romane des Pèlerins que la +Confrérie de Saint-Jacques dirigeait annuellement +d’Aurillac vers Compostelle de Galice, où l’abbaye +Saint-Géraud entretenait l’église, le prieuré, un +hôpital de la Vierge Marie au Mont Ebroarinus :</p> + + +<p class="c gap">CHANSON DES PÈLERINS DE SAINT-JACQUES<a id="FNanchor_2" href="#Footnote_2" class="fnanchor">[2]</a></p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_2" href="#FNanchor_2"><span class="label">[2]</span></a> <i lang="oc" xml:lang="oc">Canso dels Pelegrins de San Jac</i></p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Sem pelegrins de vila aicela</div> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Que Orlhac proch Jordan s’apela :</div> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Avem laissatz nostres parens,</div> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Nostra molhers et nostras gens,…</div> +</div> + +</div></div> +<blockquote> +<p>« Nous sommes des pèlerins de la ville — qu’on +nomme Aurillac près Jordanne ; — nous avons laissé +nos parents, nos épouses et tous nos gens,</p> + +<p class="ugap">Pour aller en plus grande troupe — voir Saint Jacques +de Compostelle. — Le Christ qui de droit fait envers — veuille +enrichir beaucoup mes vers !</p> + +<p class="ugap">De notre ruelle et maison — près du moûtier de Saint +Géraud — nous fûmes tous à la paroisse — afin d’y +prendre nos coquilles.</p> + +<p class="ugap">Nous y priâmes dame la Vierge — de nous mettre en +son paradis — et nous exempter du péage — pour bien +faire le saint voyage.</p> + +<p class="ugap">Quand nous fûmes là-bas, à Bayonne, — tout près +des pays espagnols — il fallut changer bel argent — pour +écus et monnaie grossière.</p> + +<p class="ugap">Quand nous fûmes à Vittoria, — nous vîmes la verdure +en fleurs : — joyeux, nous cueillîmes lavande, — thym +en un pré, et romarin.</p> + +<p class="ugap">Quand nous fûmes sur les ponceaux, — comme ils +tremblèrent, au passage qu’on fit ! — Nous croyions +mourir : « Paix ! Ah ! paix ! — Sauve les pèlerins, saint +Jacques ! »</p> + +<p class="ugap">A Burgos, une confrérie — merveille étrange nous +montra : — dans son église, à grands frissons, — un crucifix +suait sa sueur.</p> + +<p class="ugap">En pleine ville de Léon, — nous chantâmes une chanson, — et +les dames en abondance — venaient ouïr les +fils de France.</p> + +<p class="ugap">Arrivés aux monts Asturiens, — les pèlerins eurent +grand froid ; — à Salvador, nous adorâmes — jour et +nuit un clou de la croix.</p> + +<p class="ugap">Quand nous fûmes à Rivédièr — des sergents voulurent +mettre en prison — jeunes et vieux ; mais les +Auvergnats firent : — nous sommes pour <i>Géraud et +pour l’Abbé</i> !</p> + +<p class="ugap">Devant le juge, nous le dîmes — que pour prier Dieu +nous venions, — non pour faire mal ni dommage. — Le +juge dit — « Paix ! bon voyage ! »</p> + +<p class="ugap">Nous sommes en Galice. O Saint Jacques, — garde +les pèlerins des péchés. — Et donne-leur fromage et blé — pour +qu’ils en fassent force deniers.</p> + +<p class="ugap">Prions pour Monseigneur l’Abbé — qui nous a tous +réconfortés — Dans la maison sur la montagne — De +pain, de vin et de provisions<a id="FNanchor_3" href="#Footnote_3" class="fnanchor">[3]</a>.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_3" href="#FNanchor_3"><span class="label">[3]</span></a> Selon le texte de M. René Lavaud, dans les <i>Troubadours +cantaliens</i>, qui juge cette version la meilleure de +toutes et la plus ancienne.</p> + +<p>« A quelle époque remonte cette chanson ? La version +imprimée ici paraît être du <small>XIV</small><sup>e</sup> ou du <small>XV</small><sup>e</sup> siècle. Mais il +est très possible que le premier texte ait été beaucoup plus +ancien.</p> + +<p>« Le texte actuel est presque partout d’une langue très +pure et très classique ; et il est très facile de faire réapparaître +çà et là, sous la graphie modernisée, la forme +ancienne.</p> + +<p>« Pour le fond, s’il conserve une grande naïveté d’inspiration, +il témoigne aussi d’une certaine maîtrise. Populaire +par destination, cette pièce a dû être composée par un des +clercs ou des prêtres qui faisaient partie du pèlerinage. Les +pèlerins avaient l’habitude de chanter, aux étapes, des +chansons destinées à leur attirer la bienveillance et les largesses +des auditeurs. Ainsi firent-ils dans la ville de « Léon » +devant de nombreuses dames (strophe X). La chanson chantée +à Léon n’était pas la nôtre, puisque le voyage n’était +pas terminé, et ne pouvait encore être narré jusqu’au bout, +comme il est fait ici. La chanson actuelle comprend l’entrée +à Saint-Jacques et l’accueil généreux fait par « Mgr l’Abbé ». +Elle a dû être chantée à Saint-Jacques même, et pendant les +étapes du retour à Aurillac. »</p> +</div> +<p>Il n’y a guère qu’un demi-siècle que le trajet s’accomplit +plus aisément. Arsène Vermenouze a fixé +en traits expressifs la peinture de ces chevauchées +d’autrefois où nos cadets cantaliens ignoraient le +chemin de fer :</p> + + +<p class="c gap">L’ESPAGNE<a id="FNanchor_4" href="#Footnote_4" class="fnanchor">[4]</a></p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_4" href="#FNanchor_4"><span class="label">[4]</span></a> <i>En plein vent</i> (Sonnets d’Auvergne), 8 v. Stock, éditeur, +1900.</p> +</div> +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Nos émigrants d’antan étaient de fameux hommes.</div> +<div class="verse">Ils allaient en Espagne à pied : les plus cossus</div> +<div class="verse">S’achetaient un cheval barbe, montaient dessus</div> +<div class="verse">Et partaient. Travailleurs, ardemment économes.</div> + +<div class="verse stanza">La plupart, au retour, rapportaient quelques sommes</div> +<div class="verse">Quadruples et ducats, dans la veste cousus</div> +<div class="verse">Et qui, par la famille, étaient les bien reçus.</div> +<div class="verse">Alors, on n’était pas douillet comme nous sommes</div> + +<div class="verse stanza">Après tout un long jour de fatigue, on avait</div> +<div class="verse">La selle du cheval pour unique chevet ;</div> +<div class="verse">On partageait un lit de paille rêche et rare</div> + +<div class="verse stanza">Avec des muletiers, grands racleurs de guitare</div> +<div class="verse">Des arrieros, nourris de fèves et d’oignons</div> +<div class="verse">Et l’on dînait avec ces frustes compagnons</div> + + +<div class="verse stanza c">II</div> + + +<div class="verse stanza">Le même plat pour tous, pour tous la même gourde</div> +<div class="verse">Pleine d’un vin épais qui sentait le goudron</div> +<div class="verse">Et, tous, l’on s’empiffrait à même le chaudron</div> +<div class="verse">De pois chiches très durs et de soupe très lourde.</div> + +<div class="verse stanza">Autour du puchero l’on s’asseyait en rond</div> +<div class="verse">Et chacun racontait son histoire ou sa bourde,</div> +<div class="verse">Trop heureux quand un merle, une alouette, un tourde</div> +<div class="verse">Venait corser un peu le menu du patron.</div> + +<div class="verse stanza">L’escopette pendue à l’arçon de la selle</div> +<div class="verse">Et fiers de n’avoir guère allégé l’escarcelle,</div> +<div class="verse">Les émigrants étaient dehors au point du jour.</div> + +<div class="verse stanza">Par des sentiers poudreux, ou des routes fangeuses</div> +<div class="verse">Contemplant les sierras lointaines et neigeuses</div> +<div class="verse">Et vibrants sous la joie immense du retour.</div> + + +<div class="verse stanza c">III</div> + + +<div class="verse stanza">Par les grands steppes nus de la Castille plate,</div> +<div class="verse">Ils allaient, sans jamais regarder l’Occident,</div> +<div class="verse">Même à l’heure sublime où le soleil ardent</div> +<div class="verse">S’y noie, en une mer de pourpre et d’écarlate.</div> + +<div class="verse stanza">Car ce n’est pas là-bas qu’est la terre Auvergnate,</div> +<div class="verse">C’est vers le nord ; là-haut, l’Auvergne les attend :</div> +<div class="verse">L’Auvergne !… A leur regard avide et persistant</div> +<div class="verse">Le vert frais et riant du doux pays éclate.</div> + +<div class="verse stanza">Eh ! que leur font Madrid, Burgos, Valladolid ?</div> +<div class="verse">Ils y passent, sans même y coucher dans un lit</div> +<div class="verse">Et chevauchent, des jours entiers, sans voir un arbre,</div> + +<div class="verse stanza">Sous un soleil de feu, — des montagnes de marbre</div> +<div class="verse">Où l’aigle plane au fond d’un ciel d’azur et d’or</div> +<div class="verse">Et toujours leur regard se tourne vers le Nord.</div> + + +<div class="verse stanza c">IV</div> + + +<div class="verse stanza">Enfin, ils vont toucher la côte cantabrique</div> +<div class="verse">Et voici les versants pyrénéens français ;</div> +<div class="verse">Tout poudreux et tannés par le vent, harassés,</div> +<div class="verse">Ils ont, sous leur chapeau, des teints couleur de brique.</div> + +<div class="verse stanza">Mais un léger zéphir, venu de l’Atlantique,</div> +<div class="verse">Leur apporte une odeur de France : c’est assez !</div> +<div class="verse">Oubliant la misère et les labeurs passés,</div> +<div class="verse">Ils s’enivrent, joyeux, du parfum balsamique.</div> + +<div class="verse stanza">Et bien que n’étant pas, certes, de très grands clercs,</div> +<div class="verse">Ils ont de jolis mots, des mots naïfs et clairs,</div> +<div class="verse">Pour exprimer leur sentiment en l’occurrence.</div> + +<div class="verse stanza">C’est égal, dit l’un d’eux, je ne sais d’où ça vient,</div> +<div class="verse">Mais il n’est nul pays, dans le monde chrétien,</div> +<div class="verse">Non, nul pays, qui sente aussi bon que la France.</div> + + +<div class="verse stanza c">V</div> + + +<div class="verse stanza">Or, un matin, le chef du groupe, un vieux barbu</div> +<div class="verse">S’arrête : à l’horizon, dans le ciel doux et pâle,</div> +<div class="verse">La chaîne du Cantal, toute entière, s’étale ;</div> +<div class="verse">Voici la dent du plomb, ce colosse trapu,</div> + +<div class="verse stanza">La corne du Griou, le pic svelte et pointu,</div> +<div class="verse">Le puy-Mary… C’est bien la montagne natale</div> +<div class="verse">Et ces gens, de nature un peu fruste et brutale,</div> +<div class="verse">Ces Arvernes, au front volontaire et têtu,</div> + +<div class="verse stanza">Ces âpres « chineurs », ces « roulants » aux dures âmes,</div> +<div class="verse">Se mettent à pleurer soudain comme des femmes,</div> +<div class="verse">Sans se cacher, leurs pleurs s’écrasant sous leurs doigts.</div> + +<div class="verse stanza">Oubliant l’espagnol, ils clament en patois :</div> +<div class="verse">« <span lang="oc" xml:lang="oc">Quoi l’Ouvernho ; li som</span> !<a id="FNanchor_5" href="#Footnote_5" class="fnanchor">[5]</a> » et tous, à perdre haleine,</div> +<div class="verse">Brandissant leurs chapeaux, galopent dans la plaine.</div> +</div> + +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_5" href="#FNanchor_5"><span class="label">[5]</span></a> C’est l’Auvergne ; nous y sommes !</p> +</div> +<p>Nul pays qui sente aussi bon que la France, disait +Vermenouze, pour la rime ; car il voulait dire l’Auvergne. +Ainsi humait l’air natal le troubadour +Pierre Vidal :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Ab l’alen tir ves me l’aire</i></div> +<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Qu’en sent venir de Proenza.</i></div> +</div> + +</div> +<blockquote> +<p>(Avec l’haleine, j’attire à moi l’air que je sens venir +de Provence.)</p> +</blockquote> + +<hr> + + +<p>Aux forêts de l’Asie paradisiaque, j’ai respiré les +essences triomphales, après quoi nos fleurettes des +champs ne devraient plus rien sentir ?</p> + +<p>Dès Eygurande, à travers les stores baissés et les +vitres closes, quand le train roule à travers le vent +cantalien, j’ai toujours été réveillé par l’odeur distincte +du pays, les poumons soudain dilatés d’une +avidité d’absorber l’espace ! Ce ne sont plus les parfums +qui violentent, les aromes qui étourdissent, +rien que l’air net et pur avec le goût de l’eau vaporisée +aux cascades, et de l’herbe fauve sur le basalte +et, près des villages, quelque fumée au toit matinal, +des bouffées de l’étable qui s’ouvre, le pain sortant +du four, qui ne sont pas du même bois, des mêmes +bêtes, de la même pâte qu’ailleurs et dont nous +démêlerions la saveur à travers le bouleversement +d’une fin du monde et d’une nouvelle création :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse"><i>C’est l’Auvergne, nous y sommes !</i></div> +</div> + +</div> +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c3">CHAPITRE III</h2> + +<p class="d">Le premier voyage. — Pendant la Commune. — Le retour +au Village : à l’aube de la mémoire. — Le ruisseau de +Brezons.</p> + + +<p>Je n’ai pas souvenance de mon arrivée à Brezons. +J’ai dû y tomber endormi. Lorsque je fus réveillé, +c’est comme si j’en avais toujours été, familier avec +les grands parents dont j’entendais la langue, avec +les montagnards pareils aux émigrants qui, à chaque +automne, entraient chez nous, remplaçaient les gars +partant pour le régiment.</p> + +<p>Je ne me rappelle pas mon arrivée…</p> + +<p>Mais la fuite de Paris, aux derniers jours de la +Commune, comment l’oublier !</p> + +<p>Mon père, — de la Garde nationale pendant le +siège, — ne s’était pas enrôlé parmi les fédérés. Aux +réquisitions, il prêtait chevaux, voitures, tout le +matériel commercial dont il disposait ; mais il ne +donnait point de sa personne. On exigea qu’il +endossât la vareuse insurrectionnelle, qu’il prît le +chassepot. Il s’y refusa. Il échappa à la perquisition +de nuit dans les caves transformées en logements, +où je fus dressé de terreur, à des lueurs farouches +de lanternes, à des voix menaçantes, à des baïonnettes +éventrant les lits, fouillant dans tous les +coins ; ma mère devait guider la sombre horde, aux +commandements avinés du forgeron, du blanchisseur, +qui avaient dénoncé le voisin comme pactisant +avec Versailles. C’était faux. Mais, à la vérité, nous +avions favorisé le départ des gendarmes qui habitaient +l’immeuble contigu, dont les jardins étaient +ouverts aux jeux de tous les gamins du quartier. Ne +voulant point abandonner leurs armes et leurs uniformes, +ils les avaient enfouis dans notre cour, +dépavée et repavée, sous les fumiers ! Mais le grief +du blanchisseur et du forgeron était plutôt que l’on +faisait ferrer les chevaux et laver le linge ailleurs +que chez eux. Naturellement, je ne sus ces choses +que plus tard ! Ce que j’ai retenu, de moi-même, +c’est la journée d’angoisse où, mon père accoutré en +déménageur, dans une voiture de meubles, nous +franchissions à Saint-Denis les lignes prussiennes.</p> + +<p>Puis, le chemin de fer, le compartiment qui emportait +les rescapés du siège, et de la Commune.</p> + +<p>Et, c’est l’Auvergne, et je suis à Brezons…</p> + +<hr> + + +<p>Dès lors, où que je sois dérivé par les courants de +l’existence, j’ai <i>un pays</i>, — le patrimoine intangible +où ne mordront pas les plus cruelles vicissitudes… +J’en <i>ai quitté</i>, après quinze, vingt mois de premier +séjour, et n’y suis retourné qu’à deux étés de vacances +scolaires ; depuis un quart de siècle, plus +une fois, alors que je ne cessais de parcourir le +Cantal.</p> + +<p>Voici que, revenu de loin et de presque tout, +j’ai voulu revoir Brezons… J’ai voulu ? Non, j’y ai été +ramené par la force de l’attache jamais rompue…</p> + +<p>Le patois, qui ne m’a pas coûté une leçon, appris +avec les pâtres, en grimpant lever des nids aux +branches périlleuses, ou traquant la truite imprenable +de nos mains d’enfants, écorchées aux pierres +du ruisseau ;</p> + +<p>Les cerises mangées à l’arbre, dans le pré tout +enflammé de canicule, les airelles bleues frissonnant +dans le mystère des sous-bois ;</p> + +<p>La vipère, détendue comme un ressort, debout et +sifflante, à travers les pierrailles et la bruyère ;</p> + +<p>Le clocher de rouille et de mousse où, par l’escalier +disloqué, le sonneur nous laissait suivre et +prendre le bout de la corde traînante, à la fin des +sonneries…</p> + +<p>La jument docile à nos plus turbulentes équitations ;</p> + +<p>Les tranches de pain noir, l’écuelle de lait caillé +sur les marches de <i>l’oustau</i>, à la rampe de bois vermoulu…</p> + +<p>Que de puérils souvenirs, demeurés avec toute +leur fraîcheur, à l’aube de la mémoire…</p> + +<p>En vérité, le passé ne nous lâche pas. On ne déracine +pas le piquet où nous sommes noués comme des +chèvres par une corde plus ou moins longue, plus ou +moins lisse, qui prête quelque temps, et quand nous +sommes au bout, croyant encore dévider de la +bobine, a cessé déjà de s’allonger et se renroule par +le même manège, de plus en plus réduit, pour nous +ramener au point de départ, au centre du néant…</p> + +<p>Brezons ! Oui, je suis Auvergnat, puisque l’ayant +délaissé toute la vie, il me semble qu’après je ne +saurais être bien qu’ici, à l’angle du verger, sur ce +quartier de roc où s’adossait la grange, au bord de +la route qui, du fond de la commune, à l’étranglement +de la vallée, ne conduit plus nulle part ; elle +s’arrête, comme à bout de souffle, d’avoir tant monté +à la poursuite de cimes qui, toujours, se reculent…</p> + +<p>Sur ce chemin des nuages, dans ce paysage tourmenté, +aux gestes tendus vers les sommets, où j’essayais +mes premières escalades, je souhaiterais +boucler la boucle de mon circuit terrestre. Cette +fois, ce serait vraiment les grandes vacances…</p> + +<p>Oui, une borne, mon nom, et rien qu’une ligne :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse"><i>Il aima le ruisseau de Brezons.</i></div> +</div> + +</div> +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c4">CHAPITRE IV</h2> + +<p class="d">L’enfant pâle : De J. F. Raffaëlli à F. Coppée. — Paysages +« impressionnistes ». — La montagne retrouvée. — La +« grammaire » de Bancharel. — Les précurseurs de « l’École +Auvergnate ».</p> + + +<p>Il y a trente ans, sur la fin de mes études à Condorcet, +j’obtins d’aller me soigner en Auvergne.</p> + +<p>J’étais pâle, le cœur à soubresauts, hanté profondément +d’une phrase trop souvent entendue : « Les +jumeaux, ça ne va pas loin, ça reste toujours fragile… » +Or, j’avais survécu au frère mort tout +jeune, — mais je croyais peu à une longue durée…</p> + +<p>Cependant, d’instinct, j’avais choisi le remède. +Aux falaises basaltiques de Vic-sur-Cère, le vent du +haut ramonait mes poumons encrassés de banlieue. +Les courses en montagne fortifiaient les muscles +paresseux, vivifiaient le sang pauvre. Mais, surtout, +je fixais, solidement, mon statut moral auvergnat.</p> + +<p>Pour beaucoup <i>j’ai quitté le pays</i>, je suis descendu +vers Paris. C’est le contraire : né loin de mon +<i>village natal</i>, il m’a fallu remonter…</p> + +<hr> + + +<p>Eh ! oui, j’ai d’abord « chanté » les plaines de +détritus et de gadoue, les arbres de fil de fer, les +horizons fuligineux chers à Jean-François Raffaëlli, +mon voisin des berges d’Asnières, l’accueillant ami +des débuts. A petites touches impressionnistes, en +vers démesurément libres, — c’était vers 1880, où +commençait de se dilater l’alexandrin aux premiers +feux du symbolisme, — je m’efforçais d’annexer à la +poésie française, — pas plus ! — la contrée où régnait +l’admirable peintre de ces ciels souffreteux sous lesquels +ahane le travailleur des usines, et trône le +rôdeur des fortifs et des terrains vagues ! La banlieue +à la mode des Goncourt, de J.-K. Huysmans, +de François Coppée, où, par la campagne élimée, +jonchée de vieux chiffons et de tessons de bouteille, +grouille une humanité de misère, de rebut, et de +vice ! Parfois, une bouffée de jeunesse, une volée +d’ouvrières avec des rires et la romance du jour ; +mais la cloche appelle, et les prisonnières ont disparu, +derrière les lourdes portes de la fabrique…</p> + +<hr> + + +<p>Comme ce décor de barrière se retire vite de ma +vie, à l’éblouissement des sublimes aspects de la +montagne, — de mon cœur gagné à la haute nature…</p> + +<hr> + + +<p>(Des yeux charmants s’entr’ouvrent du lointain +passé, graves de mélancolie et de reproche : n’ai-je +pas connu, par ces guinguettes à canotiers, la première +aventure ? par ces ruelles de faubourg, la +marche triomphale de la vingtième année, accompagnée +d’orgues de Barbarie sous les fenêtres, de +clairons et de cors de chasse par les glacis et les +fossés ! Soirs divins où l’on se moque bien que ce +soit le cornet d’un tramway qui scande les aveux +impérissables ! Non, je ne vais pas renier les heures +enchantées, — il n’en sonne pas tant à l’horloge +inflexible dont l’aiguille ne retourne jamais en +arrière, — là-bas, au fond de ma mémoire encombrée, +au bout du jardin où il a poussé de tout, ah ! +s’il était permis de revenir sur ses pas, que j’irais +droit sans me tromper, au mur de lierre, à la haie +d’épine-vinette, à la tonnelle de chèvrefeuille, d’où +mes plus chers souvenirs se penchent sur les mille +miroirs brisés de l’eau du fleuve…)</p> + +<hr> + + +<p>J’en devenais injuste, détestant tout ce qui n’était +pas la montagne retrouvée, délaissant mes poètes +et mes maîtres d’hier, et tirant une révérence aux +camarades de la génération symboliste et décadente. +Désormais, j’escaladais et dévalais par les puys et +les plombs, et le patois des bouviers me tenait lieu +de littérature ; la plus traînante banalité reprenait +un goût d’inédit, en passant dans une locution indigène. +Enfin, ce fut par les dialectes cantaliens que +je parvins aux grands félibres du Languedoc, de +Gascogne et de Provence, et c’est par Aurillac que +je m’acheminai vers Maillane…</p> + +<hr> + + +<p>Comment pourrais-je omettre d’en noter ma reconnaissance +à ce brave petit livre d’Auguste Bancharel : +<i>La Grammaire et les Poètes de la langue patoise +d’Auvergne</i> !</p> + +<p>L’ouvrage vaut surtout par la bonne volonté et +par la foi aux destinées de la race, — une foi pratique +et agissante…</p> + +<p>Car, les considérations linguistiques de l’auteur +sont des plus aventurées ; pour lui, la langue auvergnate +et la celtique, c’est tout un : voilà pour les +origines. Sans doute notre téméraire philologue +admettra que, par la suite, le latin et le germain +influencèrent le patois, mais sans le corrompre :</p> + +<blockquote> +<p>De tous les dialectes divers de la langue romane, le +patois seul a conservé sa pureté, sa vie. C’est encore +la langue que parlaient les troubadours, les maîtres de +la <i lang="oc" xml:lang="oc">sobregayo companhia</i>. Le patois a la souplesse de +l’italien, la majesté retentissante de l’espagnol, l’énergie +et la concision du latin, avec le <i lang="la" xml:lang="la">molle atque facetum</i>, +le <i><span lang="it" xml:lang="it">dolce</span> de l’Ionie</i> qu’il hérita des Phocéens de Marseille, +et l’imagination de la Gascogne qui lui a donné +et lui conserve ses autres richesses.</p> +</blockquote> + +<p>Pauvre parler de nos montagnards ! Ah ! Auguste +Bancharel lui faisait la part belle. Évidemment, il +exagérait ! Mais que de gratitude ne faut-il pas garder +pour cette exaltation passionnée, en regard du +mépris où la bourgeoisie tenait le vocabulaire du +peuple qui, lui aussi, d’ailleurs, en usait « sans l’estimer ». +Tournons les pages de linguistiques contestables, +et voici le chapitre savoureux où sont recueillis +nombre de proverbes ruraux, rudes et précis<a id="FNanchor_6" href="#Footnote_6" class="fnanchor">[6]</a>. +Plus loin, des chants du pays, malheureusement +présentés sans ordre, alors que l’auteur était si +bien désigné pour une compilation plus méthodique +et définitive du folklore déjà rassemblé en maints +guides et dictionnaires. Du moins, devons-nous à +Auguste Bancharel un florilège local qui jalonne utilement +les étapes de notre chère petite renaissance +auvergnate. Grâce à cette anthologie des précurseurs +patoisants de l’École auvergnate, j’ai connu +Jean-Baptiste Brayat, l’abbé Bouquier, Dupuy-Granval, +Jean-Baptiste Veyre. Ainsi, le médecin, le +prêtre, le gentilhomme, l’instituteur, pour traduire +leurs sentiments intimes et leurs impressions du terroir, +avaient préféré au français de leurs diplômes +officiels l’idiome de leur enfance et de leur village, +spontanément, avant d’y être incités par le grand +mouvement de rénovation méridionale. Ce n’étaient +là que des essais modestes, d’innocentes distractions, +le jeu d’amateurs s’ingéniant à tirer quelques +sons d’un instrument démodé. Cependant, ces +accents ne devaient pas rester inentendus. Ils frappaient +des oreilles attentives, parvenaient aux abbés +Géraud, Fau, Courchinoux, à Arsène Vermenouze, +de qui Auguste Bancharel, leur aîné, encourageait +les tentatives, par ses articles de <i>l’Avenir du Cantal</i>, +dès 1880, par ses brochures, par les fêtes dues à +son initiative, les concours de cabrette, dont il était +le promoteur et où il avait imposé que les discours +d’usage fussent prononcés en patois.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_6" href="#FNanchor_6"><span class="label">[6]</span></a> <i>La Grammaire et les Poètes de la Langue patoise +d’Auvergne</i>, par A. Bancharel (Aurillac, 1882).</p> +</div> +<p>Donc, par son action personnelle, par l’exemple +de sa vie obstinée au sol natal, par sa propagande +décentralisatrice, Auguste Bancharel ouvrait et +facilitait la voie au félibrige cantalien. Son influence +a pu orienter un Vermenouze qui hésitait et, à sa +vingtième année, alignait des alexandrins romantiques +à la gloire de « Surcouf » ! Que pouvait rêver +de plus, dans sa <i lang="oc" xml:lang="oc">casa de commercio</i> d’Illescas, le +jeune émigrant, que d’être imprimé à <i>l’Avenir du +Cantal</i>, de collaborer avec son Directeur, leurs +<i>Rimes Patoises</i> paraissant sous même couverture ? +Ce n’est pas de ses âpres compagnons de négoce +qu’il pouvait être compris ! Entre deux voyages en +Espagne, de retour au pays, il tombait dans un +renouveau de poésie patoisante, et il était vite gagné +à la cause ! Ah ! de ce Bancharel, — qui avait assisté +à la descente de Jasmin en Aurillac, vingt-cinq ans +auparavant ! N’était-il pas le confident tout indiqué +des inspirations littéraires du jeune compatriote. +Comment « le grammairien » même n’en eût-il pas +imposé à l’élève sorti des « Frères » avec un petit +bagage rudimentaire. Mais il s’agit bien de controverse +dialectologique pour qui portait en soi toute +poésie, avec le don le plus sûr de l’expression juste, +puissante et pittoresque. Le sculpteur a-t-il besoin +de connaître la genèse géologique des carrières du +marbre qu’il taille, l’architecte de savoir l’historique +de tant de matériaux qu’il assemble ? Arsène +Vermenouze ne se préoccupait guère de la filiation +des mots asservis du premier coup à sa pensée ; il +lui suffisait qu’ils en suivissent le jet impétueux et le +rythme souple et large…</p> + +<p>Ce n’est point un chétif honneur qui rejaillit à +Auguste Bancharel, d’avoir peut-être révélé Vermenouze +à Vermenouze ; en tout cas, de l’avoir, dès +les premiers vers, reconnu et signalé comme un +maître à ses concitoyens, plutôt indifférents et sceptiques…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c5">CHAPITRE V</h2> + +<p class="d">Le patois de circonstance. — Curés, médecins, instituteurs : +L’abbé Bouquier ; l’abbé Jean Labouderie. Frédéric Dupuy +de Grandval, chansonnier bachique. J.-B. Brayat, officier +de santé. J.-B. Veyre, instituteur. — Statues et pavés +de l’ours.</p> + + +<p><i>Des poètes de la langue patoise</i>, écrivait Auguste +Bancharel…</p> + +<p>Des <i>poètes</i> ?</p> + +<p><i>La langue patoise</i> ?</p> + +<p>C’est beaucoup dire…</p> + +<p>En vérité, ils n’étaient pas poètes, ces médecins, +abbés, instituteurs, — et très éloignés du patois +authentique, par les études mêmes qui les avaient +appelés tout jeunes à la ville, et confinés dans les +collèges. On ne voit pas qu’ils se soient voués à la +poésie, sous le feu de l’inspiration dévorante. Dans +leur vocabulaire apprêté et composite, l’expression +ne jaillit pas des sources de la roche ancestrale. +Ils pensent en français, et ne traduisent même pas ; +ils transposent. Car, traduire, c’est <i>traire</i>, à l’étymologie, +<i>tirer</i>… La traduction exige une recherche +d’esprit, qui amène des trouvailles. Il ne s’agit pas +seulement de rendre le sens littéral des mots, mais +de restituer la phrase, la locution, par des équivalences, +de répondre, quand faire se peut, par les +idiotismes correspondant aux gallicismes, qui sont +le propre de chaque langue. Tandis que nos citadins +ne font guère qu’affubler le vocable français d’une +désinence patoise. Non, ni poètes, ni artistes. Ils +n’eurent pas la curiosité des vieilles formes du langage +traditionnel, qu’ils dédaignaient, en parvenus, +du haut de leur savoir à diplômes officiels. Du parler +du terroir, ils ne goûtaient plus la saveur intime. +Mais, vivant au village, de par leurs professions, il +leur fallait se remettre à l’unisson avec le paysan, +le client, l’écolier, le fidèle. De là, ce français qui +prend un pli rustique, comme la jaquette coupée par +le tailleur du bourg. Ainsi, ce patois occasionnel +n’apparaît-il guère qu’en des pièces de circonstances. +Ce n’était là que jeux d’amateur, qu’il était excellent +de rappeler, de sauver du temps, mais il ne +convient pas d’accorder à ces exercices de prosodie +champêtre des mérites, même locaux, qui +leur manquent… C’est une erreur que de les prendre +pour les représentants du patois, qui se maintenait +si vigoureux et dru par toutes nos campagnes ! du +patois parlé, dont on ne retrouve pas plus l’écho +véridique dans leurs alexandrins de bonne volonté +qu’on n’y rencontre le sentiment de la nature auvergnate, — on +pourrait dire de la Nature tout +court. Sans doute, ils aimaient le pays, le clocher +natal, mais, littérairement ; ils ne l’ont pas vu. +Leur esprit était resté ailleurs, aux dictionnaires +du Collège. De la petite patrie, nous ne saurons +rien par eux, ni de ses beautés naturelles, ni de +son histoire, ni de son folklore.</p> + +<p>Cependant, ces échantillons seront utiles et +curieux, pour la comparaison avec une œuvre pleinement +patoise et auvergnate comme celle de Vermenouze, +jaillie à grand flot du sol, de la race, de la +langue populaire. Nous ne les rapportons qu’à titre +documentaire. Leurs auteurs ne sont pas plus des +précurseurs du félibrige auvergnat qu’ils ne sont des +continuateurs des troubadours. De ce que, de temps +à autre, quelqu’un a discouru en fin de banquet sur +le mode villageois, et que les journaux de chef-lieu +ont sympathiquement reproduit cette amusette, il +ne faut pas que cela prête à croire à une littérature +écrite et suivie, d’une école auvergnate !</p> + +<hr> + + +<p>Cependant, un trait commun caractérise tous ces +fragments où se retrouvent les tendances réalistes +de nos montagnards, observateurs et narquois ; ce +sont des moralistes pratiques.</p> + +<hr> + + +<p>Voici un abbé Bouquier, curé d’Ytrac et de Leynhac, +dont il ne reste qu’une composition, les autres +égarées par sa famille, à Calvinet, ou emportées par +lui à la Martinique, où, sexagénaire, il serait allé +mourir chez un neveu. Le morceau conservé, à +défaut d’autres mérites, ne manque pas d’étrangeté. +Le titre est en français :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse i1"><i>Dialogue d’un curé qui personnellement</i></div> +<div class="verse"><i>Pour gagner un procès a fait un faux serment</i></div> +<div class="verse"><i>En dépit de son seing et de sa conscience</i></div> +<div class="verse"><i>Et se croit dispensé d’en faire pénitence.</i></div> +<div class="verse"><i>Si mon style trop plat dégoûte le lecteur</i></div> +<div class="verse"><i>Qu’il corrige l’ouvrage et le rende à l’auteur.</i></div> +</div> + +</div> +<p>Le <i>Dialogue</i> annoncé est toute une pièce, la moralité +du moyen âge, à nombreux personnages réels +ou symboliques, l’Ange Gardien, le Juge, le Curé, +le Démon, l’archange saint Michel, qui arrive trop +tard pour porter secours à l’âme en perdition, et ne +s’émeut pas autrement de la victoire de Satan :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Counsoloté, moun cher counfrairé,</i></div> +<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Bouto qué n’oben pas perdut gairé</i></div> +</div> + +</div> +<blockquote> +<p>(Console-toi, <i>mon cher Confrère</i>, dit-il à l’ange gardien ! +Et mets que nous n’avons pas perdu beaucoup.)</p> +</blockquote> + +<p>En effet, le Curé n’hésite guère à jurer que par peur +de l’Enfer. Les scrupules ne l’encombrent pas !</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Yeou jurorio bé prou, mais l’ifer ! Malopesto !</i></div> +</div> + +</div> +<blockquote> +<p>(Je jurerai bien assez, mais l’enfer ! Malepeste !)</p> +</blockquote> + +<p>La Conscience apparaît, mais sans confiance. +Elle a essayé d’intervenir d’autres fois. On lui a dit : +Chut ! Elle n’a qu’à se taire, dorénavant.</p> + +<p>C’est l’ambition, invoquant la sagesse de Sénèque, +qu’on ne s’attendait pas à trouver dans cette affaire, +qui décide le Curé à lever la main :</p> + +<blockquote> +<p>Le péché est ce qu’il paraît — au pécheur qui le commet ; — car, +selon le sage Sénèque, comme l’on croit +pécher l’on pèche.</p> +</blockquote> + +<p>Il n’en faut pas plus pour que le Curé s’exécute :</p> + +<blockquote> +<p>Eh bien ! donc, je m’en vais jurer, quitte après pour +m’en confesser !</p> +</blockquote> + +<p>Et Satan félicite le déchu, sur un ton gouailleur :</p> + +<blockquote> +<p>Regarde, mon ami, que tu as fait une bonne affaire, — Au +moins, quand tu mourras, tu sauras où aller coucher — Et +où aller passer toute l’éternité…</p> +</blockquote> + +<p>Puis, en bon diable, il indique à son nouveau sujet +que, pour être bien placé, il lui suffit de parler à +Pluton et à Proserpine, sa femme, qui dirige les +enfers et lui fait la cuisine. En tout cas, le Curé peut +être assuré qu’il n’a pas à craindre le froid…</p> + +<hr> + + +<p>A Frédéric Dupuy de Grandval, on n’attribue rien +moins que des chefs-d’œuvre, dont les manuscrits +remplissaient une bibliothèque entière ! Il ne se +retrouve que quelques lambeaux, et mal authentiques, +dont l’un pourtant, ne semble pas devoir +être apocryphe, tant le portrait de l’auteur offre une +complète ressemblance avec l’image de celui dont la +vie et les écrits scandalisèrent Aurillac. Il aurait été +en rapport avec Béranger, à qui il soumettait parfois +ses travaux, et qui le conseillait. Mais le chantre +de Lisette ne le corrigea pas de boire. Ce sont les +<i>Mauvais Garçons</i> de Villon qu’il rappelle :</p> + +<blockquote> +<p>Le vin nouveau à la tête me monte ; — pour me guérir, +demain, je ferai le lundi, — de bon matin, la goutte +me remonte, — mais tout le jour, je reste fidèle au (vin) +bleu. — Quand la nuit vient, pour passer la veillée, — près +d’un bon feu, je m’assieds sur un banc. — Et tout +en fumant et mangeant la grillée (<i>de châtaignes</i>) — à tout +hasard, je bois un litre de blanc.</p> + +<p class="ugap">Puis au café, je vais prendre une demi-tasse ; — cela +me ferait mal sans trois sous d’eau-de-vie. — Je trouve +un ami, nous faisons la petite partie, — et deux cruchons +(de bière) y passent rondement. — Ils sont nettoyés, il +faut quitter la place.</p> + +<p class="ugap">Je vais prendre l’air, je hasarde une chanson ; — j’en +ai bien assez fait, la patrouille me ramasse — sans que +je résiste et me met en prison. »</p> +</blockquote> + +<p>Rien d’étonnant à ce qu’un tel intrépide vide-bouteilles +ait laissé une réputation d’originalité que +n’était pas pour démentir son esprit caustique. +Écoutez cette répartie :</p> + +<blockquote> +<p>— Comment se fait-il que je n’aie pas d’enfants, disait +une dévote à M. Dupuy de Grandval. J’en désire tellement +un ! Et voyez « la cafetière du coin », cette +effrontée d’Irma. Elle en a quatre, qui sont magnifiques. +Pourquoi tant à elle, quand j’en suis privée ? +Moi qui en demande chaque jour au Bon Dieu !</p> + +<p>— Elle s’y prend autrement, fit le poète cantalien.</p> + +<p>— Et comment fait-elle.</p> + +<p>Eh ! elle ne les demande pas au Bon Dieu mais aux +hommes…</p> +</blockquote> + +<p>Plus important est le bagage de Jean-Baptiste +Brayat (1779-1838) de Boisset où, en 1907, lui fut +élevé un buste. La purge, la saignée, et la lecture de +sa plaquette étaient les remèdes ordonnés habituellement +par le pauvre officier de santé. Ces pratiques +familières, un estomac complaisant qui ne +refusait jamais un verre de vin, la bonne humeur et +le désintéressement lui valaient de la popularité. Ce +sont les qualités — autant que les défauts — domestiques +de Brayat, plus que ses poèmes, je pense, qui +provoquaient l’admiration et la reconnaissance de +ses malades. Comment ne pas aimer un médecin qui +ajoutait les médicaments à l’ordonnance, et, sur son +calepin de visites, inscrivait :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">« <i lang="oc" xml:lang="oc">Pierré me pogoro si los costognon se bendou.</i></div> +</div> + +</div> +<blockquote> +<p>(Pierre me paiera si les châtaignes se vendent.)</p> +</blockquote> + +<p>On devine que le brave homme ne s’enrichissait +pas à cette façon de traiter la clientèle !</p> + +<p>Dès lors que Boisset dressait un buste de bronze +au poète-médecin J.-B. Brayat, pourquoi J.-B. Veyre, +le poète instituteur, n’aurait-il pas eu son monument +à Saint-Simon ! Le Comité est formé, la souscription +ouverte, bien que les promoteurs, MM. Armand +Delmas, le D<sup>r</sup> Vaquier ne prêtent pas « aux pépiements +d’un roitelet » la voix du rossignol, comme +galamment fit un soir Jasmin à l’auteur des <i>Piaoulats +d’un reipetit</i>, qui le recevait, le 23 février 1854, à +Aurillac, où le poète agenais était de passage, en +tournée pour les pauvres :</p> + +<blockquote> +<p>Pâtre de Saint-Simon, j’ai quitté mon troupeau, — j’ai +pris ma veste neuve et mon joli chapeau pour venir fêter +ta grande renommée, — de couronnes de fleurs chaque +jour parfumée… Auprès du rossignol, piaille le roitelet.</p> +</blockquote> + +<p>A quoi Jasmin répliquait :</p> + +<blockquote> +<p>Je m’y connais, Monsieur, cet oiseau chanteur a le +chant harmonieux. — C’est un rossignol qui, par jeu, +s’est vêtu — de la plume d’un roitelet.</p> +</blockquote> + +<p>De Jasmin, il n’y avait là qu’une gentillesse +d’usage, envers qui lui rimait la bienvenue au chef-lieu +du département.</p> + +<p>Mais que dire des opinions portées, la plume à la +main, par des compatriotes lettrés et qui devaient +avoir l’ouvrage de J.-B. Veyre sous les yeux ! Je n’en +citerai qu’un, le plus important, et le grand responsable, +puisqu’il fit la préface des <i>Piaoulats</i> en 1860. +Or, M. de Lescure n’hésite pas entre J.-B. Veyre et +Frédéric Mistral :</p> + +<blockquote> +<p>Un avocat… Un riche propriétaire provençal, un +homme du monde,… que j’ai vu moi-même à Paris +colporter dans les bureaux d’un journal au sortir d’un +élégant coupé, les produits d’une inspiration artificielle +et savante… Les pâtres n’ont pas lu Mireille ; ils ne le +comprendraient pas… Mais les pâtres comprendront +Veyre, et Veyre sera chanté aux veillées ; et, dans sa +hutte roulante, le pauvre gardeur de bestiaux fredonnera +ses vers sur la montagne.</p> +</blockquote> + +<p>Ce n’est pas le pavé de l’ours. C’est une avalanche +de basalte qu’une pareille présentation fait crouler +sur une innocente victime !</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c6">CHAPITRE VI</h2> + +<p class="d">Auguste Bancharel, un précurseur : Professeur, auteur, imprimeur +comme Roumanille. — Le progrès dans la tradition. — Rimes +Patoises et Grammaire. — Les veillées +auvergnates. — L’abbé F. Courchinoux.</p> + + +<p>Poètes, et poètes de terroir, — on a vu qu’il y +avait à hésiter sur le mérite des auteurs présentés +par Auguste Bancharel comme des restaurateurs +du patois, et des annonciateurs d’une renaissance +auvergnate…</p> + +<p>S’il y a eu quelque précurseur, — c’est Auguste +Bancharel lui-même, à qui l’on doit l’initiation précieuse +d’Arsène Vermenouze.</p> + +<p>Toutes distances gardées pour tous quatre, il +aura été à Vermenouze ce que fut Roumanille pour +Mistral. Sa vie et son œuvre ne sont pas sans analogies +avec celles du Créateur des <i>Provençales</i>, qui +réunissait sous la même couverture Mistral, Aubanel, +etc., et servit de tribune aux nouveaux poètes. +Ainsi, dans les <i>Rimes Patoises</i> et dans <i>La Grammaire</i>, +Auguste Bancharel recueillait les anciens, +groupait les nouveaux venus. Tous deux sortaient +de l’enseignement pour devenir auteurs-imprimeurs. +On trouverait d’autres points de comparaison, quant +à leur gaie tournure d’esprit, à leur sentiment du +terroir, à leurs tendances combatives et politiques, +l’un, pamphlétaire des <i>Enterre-chiens</i>, les enterrements +civils, — ultra-catholique et conservateur, — l’autre, +satiriste matois de la réaction de l’Ordre +Moral et du Seize Mai. Mais il ne faudrait pas prolonger +le parallèle, où les quelques essais de notre +compatriote ne sauraient être mis en regard d’une +production considérable, sous tous les rapports.</p> + +<hr> + + +<p>Or, c’est d’Auguste Bancharel qu’il est le moins +parlé dans ses brochures de propagande où, tout +occupé à découvrir les autres, il ne se présente +guère que comme éditeur et directeur de l’<i>Avenir +du Cantal</i>. Il ne serait que juste de lui rendre justice, +sinon comme poète, du moins comme patoisant, +après l’avoir salué comme le promoteur du +mouvement qui devait faire entrer l’Auvergne dans +l’orbe du système félibréen…</p> + +<hr> + + +<p>Auguste Bancharel naquit le 15 septembre 1832, +à Reilhac, à quelques kilomètres d’Aurillac, où il +devait professer au Collège, avant de passer, comme +percepteur, à Pleaux et, presque à l’âge de la +retraite, sur la cinquantaine, de fonder imprimerie +et journal au chef-lieu… Tempérament d’artiste, +rêvant de peindre et d’écrire, il suivait d’une curiosité +passionnée le rayonnement de l’idée félibréenne. +Il n’admettait pas que l’Auvergne, d’où étaient issus +de fameux troubadours, restât en arrière de la +vaste ambition méridionale. Il approuvait de tout +cœur les revendications décentralisatrices. Le patois +était pour lui langue vivante, — seule capable de +traduire les aspirations, les sentiments, les besoins +de la race. Lui, aussi, aurait voulu maintenir du +passé tout ce qui, sans retarder le progrès, faisait +la joie, le charme et la beauté de la vie locale, les +fêtes, les danses, les chants, les costumes, dont le +pittoresque et le goût s’en vont, que ne remplacent +pas de banales et laides importations. Il n’était pas +un vain regretteur d’autrefois. Au contraire. Mais +c’est de l’exaltation de la race, dans le sens traditionaliste, +qu’il espérait de la grandeur et du bonheur +à venir, — plus que de l’effacement de l’individu +dans la foule incolore, et dans l’écrasement, +par le rouleau administratif, de tout relief provincial. +De là, son apostolat. De là, soutenant la +thèse, au moins téméraire, d’une littérature « de +langue patoise », son enthousiasme sans critique +pour quiconque patoisait. De là, que chaque bonne +volonté lui était sacrée. Mais quoi ! Sa foi communicative, +en s’abusant et nous abusant sur quelques-uns, +en ne décourageant personne, — aura frayé la +route… Qu’importe si, au départ, il y eut quelque +désordre ; le tout était de partir…</p> + +<p>Mais il convient de ne pas sacrifier l’auteur des +<i>Rimes Patoises</i> et des <i>Veillées Auvergnates</i> à l’entraîneur +de la petite cohorte cantalienne. Auguste +Bancharel, contestable philologue et technicien +hasardeux, vaut surtout par sa pratique profonde +du parler populaire. A lui, non plus, je ne décernerai +pas le laurier du poète, du poète au souffle +puissant, comme dit une biographie. Lui, aussi, ne +composa guère que des vers de circonstance ! Mais +de quelle manière élargie, en quel langage savoureux, +intraduisible. Il ne se mêlait pas de châtrer +l’expression, de rejeter le mot trop vif aux oreilles +citadines. Il recherchait, au contraire, le vocabulaire +le plus gonflé de sève originelle. Et, voici qu’au +point de vue du patois, ses écrits offrent une rare +valeur documentaire. Ils ont un autre mérite, nouveau, +qui faisait défaut à ses devanciers. Ils nous +évoquent, en relief vigoureux, le paysan de chez +nous, pratique, réfléchi, jovial, très avisé sous de +rudes dehors. Auguste Bancharel n’enfourche pas +un morne Pégase de bois pour gravir un Parnasse +desséché. Il reste de son temps et de son pays, — et +par un réalisme de bon aloi, la franchise et la +finesse de l’observation, la verve du récit, la pratique +du patois dans son tréfonds proverbial, il +assure à de simples chroniques versifiées la survie +de peintures de mœurs d’une exactitude et d’une +ironie durables.</p> + +<hr> + + +<p>Avec Auguste Bancharel, l’Abbé François Courchinoux +partage l’honneur d’avoir éclairé le chemin +de Vermenouze. On doit à F. Courchinoux, au +prêtre et au félibre, l’admiration la plus reconnaissante. +L’Abbé aurait pu s’effaroucher, comme +d’autres firent niaisement plus tard, devant quelque +phrase gaillarde, jugée irrévérencieuse. Il eût +suffi d’un doute du confident de sa pensée religieuse, +de l’ami le plus près de son esprit et de son cœur, +pour entraver la libre inspiration du poète des +<i>Menettes</i>, de <i>Magne</i>, etc. Il faut donc savoir gré au +directeur de conscience de Vermenouze de n’avoir +pas éveillé en lui pareils scrupules sur l’orthodoxie +de tel ou tel chant. Mais une robuste et claire intelligence +brillait dans la foi, pourtant si combative, +du fondateur de <i>la Croix du Cantal</i>, — pour lui +éviter pareille erreur. Aussi, F. Courchinoux était +poète. Grâce à quoi, peut-on penser, il était mieux +préparé que d’autres confesseurs à comprendre un +tempérament de poète. Au contraire ; il se présentait +un autre danger, et il faut louer l’auteur de la +<i>Pousco d’or</i> d’avoir humblement oublié qu’il était +poète, lui aussi, devant l’écrivain de <i>Flour de +Brousso</i>. Celui-ci était un primaire, sorti jeune de +l’école des Frères, tandis que l’autre avait fait des +classes complètes, jusqu’à l’École des Hautes-Études +de Paris, enseigné l’Histoire au Petit-Séminaire de +Saint-Flour, voyagé en Terre Sainte, et, licencié +en philosophie, dirigé l’École Gerson.</p> + +<p>Sa manière, toute de culture littéraire, était à +l’opposé du réalisme spontané des débuts de Vermenouze. +Il eût pu se tromper sur le génie fruste, +et, avec l’ascendant de la situation et de l’instruction, +s’ingénier à discipliner, à adoucir la personnalité +violente selon ses vues propres. Non. F. Courchinoux, +prêtre et poète, s’est contenté de comprendre +et d’admirer le chrétien et l’écrivain d’essence supérieure. +Cela valait d’être noté.</p> + +<p>Comme Roumanille et A. Bancharel, F. Courchinoux +(1859-1902) fut professeur, imprimeur, journaliste. +De tous partis, on a rendu justice à la bravoure, +à la droiture, au talent alerte, sobre et précis +du polémiste ecclésiastique. On lui doit nombre de +variétés humouristiques, dispersées sous le pseudonyme +de Pierrou L’Escorbillat. Il reste de lui, qui +nous touche plus particulièrement, un volume de +vers d’une centaine de pages, <i>la Pousco d’or</i><a id="FNanchor_7" href="#Footnote_7" class="fnanchor">[7]</a>, +en dialecte du Cantal, dit le sous-titre. En dialecte +pâle, filtré, tout clarifié, — en dialecte lavé, passé au +crible fin, pour n’en retenir que la plus souple poussière. +F. Courchinoux avait étudié la renaissance +provençale. Il cherchait le rythme et l’harmonie. Il +connaissait la prosodie, les maîtres savants. Il a +écrit, chanté en mesure ! C’est une délicate tentative +que celle de l’abbé Courchinoux, mais dont les +résultats ne pouvaient être que très minces. Sans +doute, à travers ce langage expurgé, une âme charmante +se révèle, pure et sensible. Comment ne pas +goûter <i lang="oc" xml:lang="oc">Lou Roussignoou</i>, — le rossignol que ne veut +pas écouter la rivière, et qui la poursuit jusqu’à +la mort :</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_7" href="#FNanchor_7"><span class="label">[7]</span></a> La <i>Poussière d’or</i>, qu’un universitaire, M. L. Bréhier a +simplement traduit : <i>La Poule d’or</i>, dans un volume grotesque +à souhait, un monument d’inconvenance et de sabotage +comme il s’en dresse trop souvent dans les collections +de littérature en série.</p> +</div> +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">O Jordanne, voyons<a id="FNanchor_8" href="#Footnote_8" class="fnanchor">[8]</a>,</div> +<div class="verse">Marche doucement,</div> +<div class="verse">Et, gentille, écoute</div> +<div class="verse">Mon chant, un moment.</div> + +<div class="verse stanza">Dieu nous fait chanteurs,</div> +<div class="verse">Nous autres rossignols.</div> +<div class="verse">— Oiselet, mon pauvre petit,</div> +<div class="verse">Quelque chose d’autre me point.</div> + +<div class="verse stanza">Dieu m’a fait voyageuse,</div> +<div class="verse">Chante, moi je m’en vais ;</div> +<div class="verse">De ta voix priante,</div> +<div class="verse">Je n’ai souci ni goût.</div> + +<div class="verse stanza">La jolie musique</div> +<div class="verse">De ton gosier</div> +<div class="verse">Sort pour le roi de pique</div> +<div class="verse">Ou le roi de carreau.</div> + +<div class="verse stanza">Et triste et pleurant</div> +<div class="verse">L’oiseau la suivit,</div> +<div class="verse">L’oiselet chanteur,</div> +<div class="verse">Aussi loin qu’il put.</div> + +<div class="verse stanza">Mais, de lassitude,</div> +<div class="verse">Et de chagrin,</div> +<div class="verse">La petite bête muette</div> +<div class="verse">Ne put pas longtemps,</div> + +<div class="verse stanza">Et, comme une étoile</div> +<div class="verse">Tombe dans la nuit</div> +<div class="verse">Dans l’eau meurtrière,</div> +<div class="verse">L’oiselet tomba.</div> + +<div class="verse stanza">Depuis, la rivière</div> +<div class="verse">De l’oiselet mort,</div> +<div class="verse">Parmi ses cailloux,</div> +<div class="verse">Promène le cadavre.</div> + +<div class="verse stanza">Mais on dit que maintenant,</div> +<div class="verse">Quand elle entend chanter,</div> +<div class="verse">La Jordanne claire</div> +<div class="verse">Pleure en écoutant…</div> +</div> + +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_8" href="#FNanchor_8"><span class="label">[8]</span></a> <span lang="oc" xml:lang="oc">O Jiourdono, bouto…</span></p> +</div> +<p>Bluette charmante, de rhétorique où, pas plus que +la langue, nous ne retrouvons le pays. Tout le +volume est d’un sentiment délicieux, d’une exquise +fraîcheur. C’est le livre de la vingtième année d’un +brillant séminariste à qui sont interdits les sujets +profanes. Du moins, il y a eu effort conscient. +F. Courchinoux savait le patois, mais le latin et +le provençal aussi. Il a eu l’ambition de faire sortir +l’idiome vulgaire « d’entre les boues de l’atelier, de +le rendre propre et net ». Il l’a si bien gratté, poncé +et poli qu’il a tout effacé. Pour se rapprocher du +Languedoc et de la Provence, il a produit ainsi de +la poésie harmonieuse et distinguée, avec de la +tendresse et de la sincérité, mais sans plus rien +d’Auvergnat…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c7">CHAPITRE VII</h2> + +<p class="d">Patois ou langue ? La thèse nationale ; la critique philologique. — Les +études de M. Antoine Thomas et de M. Albert +Dauzat. — Patois et patois de la Dore à la Cère. — Le +patois du Livradois. — R. Michalias. — A la Marianne +d’Auvergne. — Le patois, verbe de la race.</p> + + +<p><i>Le Patois</i> d’Auvergne…</p> + +<p>Mais on n’a pas plutôt prononcé le mot de patois +que d’intransigeants arvernophiles vous apostrophent +avec véhémence :</p> + +<p>— <i>Du patois</i>, le parler d’Auvergne ? C’est <i>une +langue</i>…</p> + +<p>Et en avant un groupe d’arguments désuets qui +flattaient évidemment notre amour-propre aborigène, +mais que déciment les preuves mobilisées +par les linguistes sans pitié. Comment notre orgueil +ne se serait-il pas réjoui d’entendre démontrer +victorieusement que le patois cantalien, tant discrédité +et honni, n’était autre que le dialecte celtique, +usité des bardes et des druides ! Ainsi, l’idiome +ancestral s’était maintenu, indestructible comme le +rocher de basalte, parmi les invasions étrangères et +la course des siècles ; il avait coulé, roulé jusqu’à +nous, comme la rivière et la cascade dont l’élan n’a +pas été tari pour quelques éboulements de pierres, +pour des végétations insolites en travers de leurs +eaux millénaires !</p> + +<p>Que de raisons spécieuses de faire confiance à la +thèse nationale ! Elle se résume en deux vers de +Lucain :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse"><i lang="la" xml:lang="la">Arverni latios ausi se dicere fratres</i></div> +<div class="verse"><i lang="la" xml:lang="la">Sanguine ab Iliaco populi…</i></div> +</div> + +</div> +<p>Arvernes et Latins ont même origine, à laquelle +tous deux doivent leurs langues contemporaines. +Mais tandis que le latin évoluait avec la civilisation +romaine, l’Auvergnat, parmi des populations retirées +aux montagnes, demeurait rudimentaire, réduit +au minimum d’expressions suffisant à la vie pastorale, +restreint au parler, sans écriture ni littérature. +Donc, nulle dérivation du latin. La conquête +romaine ? Elle ne poussa pas de colonisation effective +dans la montagne aux habitants dispersés, +sans écoles, sans routes, sans relations ni contact +avec l’envahisseur. Comment l’Arverne farouche des +premiers siècles de notre ère se serait-il défait de +son langage coutumier, dans son habitat inaccessible, +alors qu’après treize cents ans de pénétration +<i>française</i>, de <i>vie française</i>, après le chemin de fer +et l’instituteur, le patois résiste, ne s’est <i>pas perdu</i> +encore ? Au reste, le <i>gaulois</i> existait si bien au <small>III</small><sup>e</sup> +et au <small>VI</small><sup>e</sup> siècles qu’à partir d’Ulpien, dont Justinien +renouvelait les décisions dans les <i>Pandectes</i>, la législation +romaine autorisait le témoignage en langue +gauloise devant les tribunaux.</p> + +<p>Voilà pour le patois-langue d’Auvergne, perpétué +dans les campagnes jusqu’à nos jours, indépendant +du <i>latin</i> officiel, du <i>roman</i> littéraire, du français en +devenir, qui vécurent, disparurent, se transformèrent +dans les villes, aux besoins, aux goûts, au génie +des classes supérieures.</p> + +<hr> + + +<p>Eh bien ! la terrible philologie n’entend pas se +contenter de ces raisonnements d’apparence si plausible… +Elle prend le patois corps à corps, mot à +mot, syllabe par syllabe, et, de cette recherche de la +paternité, conclut scientifiquement qu’il n’est pas +fils du celte, frère du latin, mais un bâtard, cousin +dégénéré du roman, un parent pauvre de la famille +d’oc.</p> + +<p>Pourquoi les Gaulois parlèrent latin ? M. Eugène +Lintilhac nous l’explique à merveille dans sa brillante +<i>Histoire élémentaire de la Littérature Française</i> :</p> + +<blockquote> +<p>Que du <small>I</small><sup>er</sup> au <small>VI</small><sup>e</sup> siècles, plusieurs millions d’hommes +aient pu en arriver à oublier graduellement leur langue, +certes voilà qui étonne d’abord, froisse notre amour-propre +national et excuse certains paradoxes étymologiques ; +mais ce fait, outre son évidence historique, est +corroboré avec un détail suffisant par des textes aussi +curieux que décisifs.</p> + +<p>D’ailleurs, cet oubli s’explique principalement, en +dernière analyse, par les causes suivantes : l’ascendant +d’une civilisation supérieure telle que, dès le premier +siècle de notre ère, la culture latine tend à prévaloir sur +la culture grecque dont Marseille est le centre : les nécessités +des relations militaires, commerciales, administratives +et judiciaires, entre vainqueurs et vaincus ; les +habiletés de la politique romaine, qui allèrent, dès César, +jusqu’à faire sénateurs de nobles Gaulois, et, sous Claude, +jusqu’à offrir l’accès des emplois publics aux Gaulois, +sachant le latin, que l’on trouve dans les plus hautes +charges à partir du <small>II</small><sup>e</sup> siècle ; les violences de la conquête +et les persécutions que l’on croit avoir été exercées +contre le druidisme sous Tibère et ses successeurs ; +enfin, les séductions de la paix romaine. Il y faut joindre +aussi des causes secondaires, telles que les suivantes : +l’absence de textes écrits dans la langue nationale ; la +curiosité pour les journaux officiels des Romains ; la +vogue et l’imitation de leur littérature dans les hautes et +moyennes classes qui fréquentaient leurs nombreuses +écoles ; les antiques affinités de race ; enfin, cette souplesse +du génie et cet amour de la nouveauté que les +anciens historiens nous signalent comme des traits du +caractère celtique.</p> +</blockquote> + +<p>A quoi bon se contrister d’une origine qui n’est +pas si humble, puisque le français ni le provençal +ne la renient. Et l’Auvergne qui, à la période +romane, a fourni les plus célèbres troubadours :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Icil d’Alverne i sunt li plus curteis,</i></div> + +<div class="verse stanza">(Ceux d’Auvergne sont les plus courtois)</div> +</div> + +</div> +<p class="noindent">dit la Chanson de Roland ; l’Auvergne à qui le +monde doit, avec Blaise Pascal, le plus formidable +écrivain français ; l’Auvergne n’a point à se croire +diminuée de ce que son idiome ancestral n’aura pas +tous les quartiers de vieillesse que lui octroyèrent +des partisans plus zélés qu’érudits. Au <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle +la Celto-manie, comme l’appelait Voltaire, n’allait-elle +pas jusqu’à faire du Celte la langue du Paradis +terrestre où Adam et Ève auraient parlé bas-breton +ou auvergnat !</p> + +<p>Tel que, un Vermenouze ne vient-il pas de tirer +de l’Auvergnat des accents propres à lui constituer +dans l’histoire de la renaissance félibréenne des +titres littéraires préférables à ceux d’un obscur et +contestable atavisme ?</p> + +<p>Pour moi, je n’entends pas abaisser l’auvergnat +en le qualifiant de patois. Mais il me semble lui garder +ainsi son caractère de famille, un peu lointain, +sauvage et mystérieux, qui ne saurait être compris +au delà des limites de la petite patrie ! Le patois, je +dirais donc, le plus souvent, et, mieux, notre patois : +car le patois d’Auvergne diffère, non seulement de +département à département, mais de commune à +commune.</p> + +<p>On a voulu résoudre d’un coup, en quelques mots, +la question des origines et de la formation de la +« langue d’Auvergne », alors que l’étude des sources +du patois est à peine entreprise, et exigerait des +enquêtes savantes, minutieuses, innombrables :</p> + +<blockquote> +<p>Malgré l’activité qui s’est développée sur ce point, +nous n’avons encore des dialectes qu’une connaissance +tout à fait insuffisante attendu que les matériaux dont +nous disposons sont très incomplets, qu’ils ont été recueillis +en grande partie sans critique, qu’on a fait +œuvre d’amateur au lieu de suivre une méthode rigoureuse +conduisant à un but bien déterminé.</p> +</blockquote> + +<p>Ainsi s’exprime un savant allemand, cité par +M. Antoine Thomas, dans sa Préface aux <i>Études +linguistiques sur la Basse-Auvergne</i><a id="FNanchor_9" href="#Footnote_9" class="fnanchor">[9]</a> de M. Albert +Dauzat. M. Antoine Thomas ajoute :</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_9" href="#FNanchor_9"><span class="label">[9]</span></a> Bibliothèque de la Faculté des Lettres de Paris, IV, 1897 +(Félix Alcan).</p> +</div> +<blockquote> +<p>Dresser l’atlas phonétique de la France, non pas +d’après des divisions arbitraires et factices, mais dans +toute la richesse et la liberté de cet immense épanouissement +linguistique, telle est la tâche à laquelle M. Gaston +Pâris conviait naguère les membres du Congrès des +Sociétés Savantes. Il ne dissimulait pas que pour arriver +à réaliser cette belle œuvre, il faudrait que chaque +commune d’un côté, chaque forme, chaque mot, de +l’autre, eût sa monographie purement descriptive, faite +de première main et tracée avec toute la rigueur d’observation +qu’exigent les sciences naturelles.</p> +</blockquote> + +<p>Plus loin M. Antoine Thomas regrette que l’Auvergne +soit une des régions les moins connues quant +à ses patois :</p> + +<blockquote> +<p>Le livre de M. Doniol, membre de l’Académie des +Sciences Morales, intitulé <i>Les Patois de la Basse-Auvergne</i>, +phonétique historique du Patois de Vinzelles +(Puy-de-Dôme) témoigne d’une ignorance complète de +la méthode linguistique.</p> +</blockquote> + +<p>Toute cette préface est à lire<a id="FNanchor_10" href="#Footnote_10" class="fnanchor">[10]</a>. Puisse-t-elle +exciter les chercheurs laborieux et décourager les +vocations faciles.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_10" href="#FNanchor_10"><span class="label">[10]</span></a> « Il y a assez loin de Murat (Cantal) à Vinzelles (Puy-de-Dôme) ; +le premier est dans la Haute-Auvergne, le second +dans la Basse-Auvergne. Il ne faut pas que l’emploi en linguistique +du vocabulaire de la géographie administrative +puisse donner le change sur l’état de choses réel. Comme il +est à peu près impossible de se passer de termes géographiques +d’une compréhension plus ou moins étendue, autant +vaut faire appel à l’ancienne nomenclature, qui a pour elle +la consécration d’un usage plusieurs fois séculaire, qu’à +celle que nous devons à la Révolution. Mais il n’y a aucun +lien nécessaire entre les variétés du patois et les anciennes +divisions territoriales civiles ou religieuses à quelque +époque qu’elles puissent remonter. La Basse-Auvergne ne +forme pas plus une unité linguistique vis-à-vis de la Haute-Auvergne +que l’Auvergne tout entière, considérée en bloc, +n’en forme une vis-à-vis des provinces limitrophes : Bourbonnais, +Manche, Limousin, Quercy, Rouergue, Gévaudan, +Velay et Forez. Quant à retrouver les limites exactes des +anciennes peuplades gauloises par l’étude de l’état actuel +des patois, c’est une pure illusion. Il est encore moins permis +en Auvergne qu’ailleurs de s’y abandonner, tant les +faits qui vont à l’encontre sont précis et indéniables. Nous +connaissons très bien les anciennes limites du diocèse de +Clermont, et nous sommes à peu près certains que ces limites +remontent à l’établissement même du christianisme +en Gaule. Dès cette époque tout le territoire du département +actuel du Cantal dépendait de la <span lang="la" xml:lang="la">civitas Arvernorura</span> +et Aurillac (<span lang="la" xml:lang="la">Aureliacus</span>) y figurait au même titre que Saint-Flour +(<span lang="la" xml:lang="la">Indiacus</span>). Or, l’arrondissement d’Aurillac se sépare +du reste du département du Cantal au point de vue linguistique +si l’on tient compte d’un phénomène phonétique +très saillant, le traitement des sons primitifs c et g devant +la voyelle a : le c et le g sont demeurés intacts, conservant +leur son explosif comme dans les provinces plus méridionales +(Quercy et Rouergue), tandis que dans le reste du +département, comme dans la Basse-Auvergne et toutes les +provinces limitrophes (sauf le Quercy et le Rouergue) le c +et le g ont cédé la place, à un moment donné, aux sons fricatifs +ch et j qui ont continué leur évolution et qui la continuent +encore pour ainsi dire sous nos yeux. A quoi attribuer +ce schisme linguistique qui contraste si singulièrement +avec l’unité religieuse et administrative qui n’a jamais +été rompue entre Aurillac et Saint-Flour ! M. Dauzat a inscrit +en tête de son travail un titre plus large que le sujet +qu’il traite actuellement : Études linguistiques sur la Basse-Auvergne. +C’est un engagement pour l’avenir. J’espère qu’il +le tiendra, et même, pour les raisons que je viens d’indiquer, +qu’il fera de l’Auvergne tout entière le champ de ses +recherches. La pleine possession du patois de Vinzelles lui +rendra facile et rapide l’étude comparative des autres parlers, — et +quelques nouveaux efforts d’activité scientifique +lui permettant de conquérir de proche en proche toute la +province, je voudrais le voir alors faire l’essai de la monographie +phénoménale (si je puis m’exprimer ainsi) ; après +celui de la monographie locale : chaque son, chaque forme, +chaque mot peuvent être étudiés au point de vue de leur répartition +dans la masse linguistique tout entière, on nous a +clairement démontré que les dialectes et les sous-dialectes +n’ont pas d’existence réelle, que c’est par une sorte de phénomène +sémantique que nous appelons « dialecte auvergnat » +le parler des habitants de l’Auvergne et que nous risquons +de fausser l’expression à la prendre au pied de la lettre et +à vouloir tracer sur une carte le contour du dialecte et ses +subdivisions intérieures aussi rigoureusement que nous +pouvons le faire pour un arrondissement et les cantons qui +le composent. Je ne crois cependant pas que M. Dauzat +fasse œuvre vaine en cherchant à répartir en un petit +nombre de groupes naturels des centaines d’alvéoles linguistiques +agrégées qu’il lui aura été donné au préalable +d’étudier une à une. La dialectologie risquerait de demeurer +à l’état chaotique si elle n’arrivait pas à se donner une +classification analogue à celle qui a tant aidé au progrès +des sciences naturelles, classification qui sans faire violence +aux faits, permette à l’infirmité de notre esprit de les +saisir plus clairement. Il semble que la seule qui ait des +chances de répondre à cette double condition doive être +une combinaison harmonieuse des résultats de la monographie +locale avec ceux de la monographie phénoménale. +Qu’on opère sur une province ou sur tout un pays, le problème +à résoudre est le même mais peut-être les éléments +en sont-ils plus faciles à embrasser et la solution plus +facile à entrevoir. Le jour où on aura réussi à classifier +définitivement les parlers de l’Auvergne, la classification de +l’ensemble des parlers de France qui nous apparaît aujourd’hui +presque comme impossible, en découlera naturellement. »</p> +</div> +<p>C’est-à-dire qu’il faut devenir prudents, et que +l’heure est passée de la philologie de sous-préfecture, +de sacristie, et de château, où le juge de paix, +l’abbé, le châtelain, l’officier de santé, l’instituteur, +se croyaient des lumières suffisantes, avec de la +bonne volonté, pour s’aventurer dans les recherches +les plus ténébreuses et les plus complexes de l’histoire +locale et des parlers du terroir ! Tout cela qui, +jadis, ne dépassait guère le tour de ville de la petite +ville, passionne, aujourd’hui, les professionnels de +la philologie, de la dialectologie, de l’étymologie, de +la toponymie, de la sémantique. Les savants effacent +les vieilles démarcations de la langue d’oïl et +de la langue d’oc, du français et du provençal, et +tout le morcellement arbitraire du pays, qui :</p> + +<blockquote> +<p>pourrait devenir funeste s’il s’imposait avec trop de +rigueur à notre esprit et s’il nous portait à méconnaître +la solidarité des parlers de France. M. Gaston Pâris l’a +dit excellemment : abstraction faite du flamand, du breton +et du basque, ces trois coins de métal étranger qui +encadrent notre cadre linguistique, le fait qui ressort +avec évidence du coup d’œil le plus superficiel jeté sur +l’ensemble du pays, c’est que toutes les variantes de +phonétique, de morphologie et de vocabulaire, n’empêchent +pas une unité fondamentale… Voilà pourquoi j’estime +que la philologie française peut s’élargir jusqu’à +embrasser toutes les manifestations diverses de la parole +qui se produisent sur le sol de la France…<a id="FNanchor_11" href="#Footnote_11" class="fnanchor">[11]</a></p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_11" href="#FNanchor_11"><span class="label">[11]</span></a> Antoine Thomas, <i>Essais de philologie française</i> (avant-propos), +1898. C. Bouillon, éditeur, Paris.</p> +</div> +<p>Le patois ! En effet, c’est bientôt dit. Chacun +enferme tous les patois dans le patois de son village. +Pourtant, écoutez comme la même bourrée diffère +du Cantal au Puy-de-Dôme.</p> + +<p>Le Patois ! Du patois ! Mais voici que notre grand +et nous pourrions dire notre seul vrai poète en +patois, Arsène Vermenouze, réchauffé au soleil de +Mistral, proteste — avec plus de force et de rime que +de raisons :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Naustres que son lou haut-Miet jour</i></div> +<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Contau, Obéirou é Louzéro,</i></div> +<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Porlon tobe lo lengo fièro</i></div> +<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">De los onticos cours d’amour.</i></div> +<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . .</b></div> +<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Lo lengo d’oc, lo lengo maire</i></div> +<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . .</b></div> +<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Sons s’en obregoungia jiomai,</i></div> +<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Des copelots de grondo marco</i></div> +<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">L’on porlado, è maï d’un mounarco,</i></div> +<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Que cresio pas parla potaï</i></div> +<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . .</b></div> +<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Un potaï oquo ! me fou reire.</i></div> +</div> + +</div> +<blockquote> +<p>Nous qui sommes le haut-Midi, Cantal, Aveyron — et +Lozère, — nous parlons aussi la langue fière — des +antiques cours d’amour.</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>La langue d’Oc, la langue mère.</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>Sans en rougir jamais, — des prêtres de grande +marque — l’ont parlée, et plus d’un monarque, — qui +ne croyait pas parler patois.</p> + +<p>Un patois, cela ! il me faut rire.</p> +</blockquote> + +<p>Évidemment, le rude poète de Vielles n’avait +guère lu les amoureux troubadours dont il se réclamait ! +Car son génie est ailleurs, dans le parler +populaire, ignoré et dédaigné, comme le pays et le +paysan, des habiles et chevaleresques faiseurs de +cansos et de sirventes, dont le bouvier et le pâtre +cantaliens n’auraient guère compris les récitations +savantes ; dans le patois erratique, oral, qui ne +s’était jusqu’à présent aggloméré qu’en quelques +refrains anonymes, soutenus par la cobretto — dont +auraient rougi les plus pauvres <i>jongleurs</i>, avec +leurs instruments, plus affinés, « tout un orchestre +d’instruments à corde, à vent et à percussion, violes, +harpes, lyres, chalumeau, trompettes, tambourins, +sistres et castagnettes ».</p> + +<p>C’est dans ce patois inédit, en somme, jusqu’à la +<i>Grammaire</i> téméraire et naïve d’Auguste Bancharel, +qu’Arsène Vermenouze a chanté, plus qu’il n’a +écrit ; en quel état il l’a rencontré, le patois, — sa +langue ! — Arsène Vermenouze le rappelle dans une +de ses pièces les mieux inspirées :</p> + + +<p class="c gap">A LA MARIANNE D’AUVERGNE</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">De même qu’un « ferrat »<a id="FNanchor_12" href="#Footnote_12" class="fnanchor">[12]</a> au cuivre usé s’altère</div> +<div class="verse">Et perd tout son éclat dans le fond d’un souillard,</div> +<div class="verse">O toi, ma langue, en vain étais-tu belle et drue,</div> +<div class="verse">Il te fallait quelqu’un pour te faire briller.</div> + +<div class="verse stanza">Je t’ai frottée et, sous les toiles d’araignées,</div> +<div class="verse">Sous la poussière, ainsi qu’on voit dans le ciel bleu,</div> +<div class="verse">A l’entrée de la nuit, luire l’or des étoiles,</div> +<div class="verse">J’ai vu luire à nouveau ton cuivre si joli.</div> + +<div class="verse stanza">Tu semblais, — pour te mieux comparer, — Cendrillon :</div> +<div class="verse">Figure barbouillée, robe pauvre, pieds nus ;</div> +<div class="verse">Qui diantre peut, t’ayant connue en ce temps-là,</div> +<div class="verse">Dire que ton aspect n’était pas d’un souillon ?</div> + +<div class="verse stanza">Mais, par un beau matin, comme une fiancée,</div> +<div class="verse">Là-bas, je t’ai conduite à la source sous bois,</div> +<div class="verse">Où le thym, la bruyère et les genêts en fleurs</div> +<div class="verse">Répandent dans les airs leurs sauvages parfums.</div> + +<div class="verse stanza">Dans l’eau pure que rien de venimeux n’approche,</div> +<div class="verse">— Elle jaillit du roc, s’épanche sur le sable</div> +<div class="verse">Et seul le rossignol y boit, — dans cette eau pure,</div> +<div class="verse">J’ai lavé tes cheveux d’or, mie, et tes pieds mignons.</div> + +<div class="verse stanza">Oui, j’ai lavé tes pieds, tes mains et ton visage,</div> +<div class="verse">Et lorsque je t’ai vue, après, sur la colline,</div> +<div class="verse">J’ai pris tes cheveux d’or pour des rais de soleil,</div> +<div class="verse">Et tes lèvres, ma mie, pour une double fraise.</div> + +<div class="verse stanza">Alors, je t’ai cueilli des fleurs en quantités</div> +<div class="verse">— Non des fleurs de jardin, mais des fleurs de bruyère,</div> +<div class="verse">Pour ton corsage j’en ai fait une guirlande,</div> +<div class="verse">Et j’ai vu que tes yeux étaient gonflés de pleurs ;</div> + +<div class="verse stanza">Gonflés de pleurs de joie et — n’est-ce pas vrai, dis ?</div> +<div class="verse">Lorsque tu t’es mirée au miroir de la source,</div> +<div class="verse">La rose du bonheur a fleuri sur ton front</div> +<div class="verse">Cependant que ton cœur battait pour moi, ma mie.</div> + +<div class="verse stanza">Et maintenant, avec ta coiffe enrubannée,</div> +<div class="verse">Tes deux petits sabots qui foulent l’herbe à peine,</div> +<div class="verse">Et les quatre tours d’or de cette longue chaîne</div> +<div class="verse">Qui pend sur ton corsage agrémenté de fleurs,</div> + +<div class="verse stanza">Avec cela, tu n’as pas l’air d’une bergère,</div> +<div class="verse">Et le public jaseur qui ne te connaît plus,</div> +<div class="verse">De te voir à mon bras, sourit en chuchotant :</div> +<div class="verse">C’est un fiancé qui passe au bras de son aimée.</div> +</div> + +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_12" href="#FNanchor_12"><span class="label">[12]</span></a> Seau de cuivre.</p> +</div> + +<p>Le patois, mais c’est par ce qu’il a de pauvre et de +simple qu’il nous touche ; par ce qu’il a d’obscur — et +que le poète a fait reluire — qu’il nous est cher ; +parce qu’il est tout près du cœur de la race et de +l’âme du pays…</p> + +<p>Une langue souple, vaste, riche, évoluant, de +conquêtes en conquêtes, sollicitées par l’innombrable +beauté de l’univers et l’infini de la pensée +et des sentiments humains, n’a pas le temps d’avoir +des attentions et des gentillesses pour chaque caillou, +chaque geste, chaque cri des bourgades perdues +des petites patries ; elle ne s’aventure pas aux +cantons reculés, où l’existence toute pastorale n’a +guère changé depuis des siècles et des siècles, où +nul des besoins nouveaux n’a appelé des manières +nouvelles de sentir et de s’exprimer… là, les +hommes à qui les durs travaux rustiques n’ont pas +laissé le loisir d’écrire ni de s’exercer aux jeux de +la poésie et de l’éloquence tiennent jalousement aux +mêmes vieux mots éprouvés, fidèles et sincères qui +s’appliquent si fortement et si tendrement aux +mêmes vieilles choses familières du champ et de la +ferme… Le patois est là, contemporain de l’histoire +ancienne de la contrée. Comment ne pas faire confiance +à ses dires immuables, à ses antiques et +loyaux services ? Car les expressions de terroir ont +gardé leur relief originel ; elles sont d’une frappe +grossière, mais résistante. Et voici que les savants +se tournent vers l’étude des patois méconnus et +dédaignés, pour y retrouver le secret initial de la +formation des langues…</p> + +<p>Mais qu’importe l’origine précise du parler auvergnat — pour +les fils de l’Auvergne ! On nous apprendrait +demain qu’il descend du chinois que cela ne +nous dérangerait guère. Ne resterait-il pas le verbe +ancestral ! Pour nous, émigrants, sevrés tôt de la +voix maternelle, — même nourris des splendeurs +du français, du latin, du grec, c’est toute notre fibre +profonde qui tressaille au patois du berceau, quand +il nous est redonné de l’entendre, nostalgique, évoquer +à nos esprits tumultueux, harassés de l’exode +aux cités, la vie salubre, primitive et bourrue de la +Montagne…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c8">CHAPITRE VIII</h2> + +<p class="d">Les troubadours d’Auvergne ; Le Puy. — Le Velay et la littérature. — De +Nostradamus à M. Joseph Anglade. — Les +troubadours cantaliens. M. le duc de la Salle de Rochemaure ; +les récits Carladéziens. — Pierre de Vic. La cour +de l’Épervier. — Le moine de Montaudon. « Tensons +entre Dieu et le moine ». L’hospitalité auvergnate. Les +ennuis du moine-troubadour. Ce qui lui plaît. — Un troubadour +contre les femmes.</p> + + +<h3>I</h3> + +<p>Le Puy…</p> + +<p>Le Puy-Sainte-Marie…</p> + +<p>Où l’on songe à Orvieto, dressée sur son rocher +de tuf isolé, dans la région volcanique de Bolsena, — à +Orvieto, à Sienne, avec leurs cathédrales à +façades polychromes, leurs assises de basalte noir, +de calcaire blanc…</p> + +<p>Le Puy, qui a sa légende miraculeuse, son histoire +pathétique ou gracieuse, avec les heures nationales +où Charles VII venait implorer la Vierge +d’Anis, où Jeanne d’Arc faisait porter ses oraisons +par sa mère et par ses amis<a id="FNanchor_13" href="#Footnote_13" class="fnanchor">[13]</a>, où le sanctuaire du +Puy était en même temps le sanctuaire et le palladium +de la royauté française, Le Puy, la capitale +des Vellaves, dont l’évêque Aymard de Monteil, en +1096, entraînait les chevaliers à la croisade ! Le Puy, +où montèrent des papes et des rois, de Charlemagne +à François I<sup>er</sup>, où siégèrent des Conciles et +des Assemblées des États du Languedoc, — et qui +subit la disette, la peste, les assauts violents des +Huguenots ; Le Puy, où l’église Saint-Laurent +montre la statue de Du Guesclin et le tombeau renfermant +les entrailles du héros ! Le Puy, dont les +siècles ont épargné la carrure féodale, une des +villes, une des filles de France qui ont le mieux +gardé leur visage du moyen âge… On a visité +Orvieto, Sienne. Mais non Le Puy ! Ce n’est pas +sur les itinéraires en vogue :</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_13" href="#FNanchor_13"><span class="label">[13]</span></a> <i>Le Velay et la Littérature</i>, par P. de Nolhac (feuilleton +du <i>Journal des Débats</i>, 14 décembre 1912).</p> +</div> +<blockquote> +<p>On visiterait davantage le Velay, écrit M. Pierre de +Nolhac, s’il ne manquait un peu de « littérature »…</p> +</blockquote> + +<p>— Ce n’est pas l’Italie, c’est plus beau, proclamait +George Sand, qui a situé deux de ses romans +dans le Velay ; ils n’ont pas suffi à consacrer l’étonnant +pays que « les gens qui l’habitent ne connaissent +pas plus que les étrangers ».</p> + +<p>Ce n’est pas l’Italie ! Ce n’est pas l’Espagne, non +plus ! Pourtant, du château de Polignac, ou du +rocher Corneille, quels aspects de nature frénétique +et désespérée (comme n’en déroulent pas d’aussi hallucinants, +aux soirs de lune romantique, les environs +de la fauve Tolède et du rude Tage) ! avec ces +pics solitaires, ces colonnes géantes, ces aiguilles, ces +orgues basaltiques, ces buttes de scories agglutinées, +témoins informes et prodigieux des heurts forcenés +de la matière, debout depuis l’orée des temps comme +les bornes inusables et les points de repère les plus +reculés du Néant et de la Création…</p> + +<p>Peut-être, malgré le charme champêtre des vallons +où circule la jeune Loire, si le voyageur n’est +pas attiré et retenu ici faut-il en accuser ces horizons +comme hantés de menaçants écueils, de farouches +épaves, — où, dans la pierre furieuse et immobile +dressée contre le ciel, s’enferme, impénétrable, +une malédiction mystérieuse de l’origine des choses.</p> + +<hr> + + +<p>Il fallait, pour que l’homme se passionnât à ces +vertigineux parages, l’ardeur épique et religieuse +des époques de guerre et de foi où l’esprit ne se lassait +point d’une incessante confrontation, par l’action +ou la pensée, avec la Mort ; où les châteaux, et +surtout, les abbayes s’imposaient aux sites les moins +accessibles aux passants, et les plus propices à la +prière, parmi le silence et la solitude qui sont les +enfants de chœur de l’Éternité !</p> + +<p>Comme il est des lectures trop sévères, il est des +spectacles trop forts pour les siècles raffinés où le +goût s’affole du bibelot et se détourne du monument. +Combien de gens connaissez-vous — en dehors des +sociétés de gymnastique ! — qui acceptent de gaîté +de jambe de gravir des ruelles escarpées et cailloutées, +et les cent quarante marches composant à +Notre-Dame-du-Puy l’avenue verticale où, dans le +passé, se pressaient les pèlerins de l’univers, — qui +ne faisaient que du centimètre à l’heure, sur les +genoux !…</p> + +<hr> + + +<p>La Vellavie manque de littérature ? Pas tellement !</p> + +<p>Certes, guides et dictionnaires ne sont point abondants +sur ce thème. Ils signalent bien les incursions +des Sarrazins, les rapines des Routiers contre qui +s’instituait la Confrérie des <i>Capuchons blancs</i>, l’invasion +des Anglais, la dévastation des Bourguignons. +Tous les manuels du tourisme renseignent +sur la <i>Vierge Noire</i>, en bois de cèdre.</p> + +<hr> + + +<p>Mais, sur les Troubadours, — silence !</p> + +<p>Silence même chez M. de Nolhac, qui n’entend +que « la prière du Puy » ; chez M. Louis de Romeuf, +dans son « Éternelle Prière du Puy »<a id="FNanchor_14" href="#Footnote_14" class="fnanchor">[14]</a>. Pourtant, +durant deux siècles, les chants et controverses +d’amour attirèrent au Puy une clientèle moins grave +et douloureuse que les croyants et les souffrants en +quête de guérisons merveilleuses ! Comment omettre +ces joutes brillantes des « Trouveurs », qui suivaient +les tournois et les jeux des chevaliers, à +l’époque des magnificences et largesses de Guillaume-Robert +I<sup>er</sup>, dauphin d’Auvergne (1169-1234), +dans cette cour du Puy où fondit sa fortune, rapidement.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_14" href="#FNanchor_14"><span class="label">[14]</span></a> <i>L’âme des villes</i> (La Chaise-Dieu, Le Puy, etc.), Perrin.</p> +</div> +<p>Mais il la réédifia, assez vite, jusqu’à se faire +reprocher sa lésine, dans un couplet de l’Évêque de +Clermont, d’où, riposte du Dauphin, l’accusant +d’avoir une maîtresse, dont il aurait fait assassiner +le mari. Ainsi le prince des Troubadours maniait +furieusement l’invective ; l’adversaire n’était pas en +repos :</p> + +<blockquote> +<p>Le Comte veut enseigner à un évêque à donner des +bénédictions. Il ferait mieux d’apprendre lui-même à +jouter dans un tournoi ; car, je ne crois pas qu’il en ait +jamais vu aucun…</p> +</blockquote> + +<p>Cependant, la Cour du Puy entendait d’autre poésie, +comme nous le rappellera la biographie de +Pierre de Vic, le moine de Montaudon, qui en avait +été fait seigneur, et chargé de <i>donner l’épervier</i>.</p> + +<hr> + + +<p>L’histoire des troubadours d’Auvergne et du +Velay ne diffère pas de celle des autres troubadours, +à laquelle le lecteur devra se reporter. En effet, un +volume entier ne suffirait pas à contenir les généralités +maintenant acquises sur cette période si +longtemps mal connue et négligée, où, pourtant, les +maîtres du <i>Gai-savoir</i> assuraient l’hégémonie littéraire +de la France méridionale sur les contrées voisines. +D’ailleurs, ce <i>Précis</i> existe, des vies, des +œuvres, de l’influence des troubadours, par M. Joseph +Anglade. L’érudit professeur fournit la critique +décisive qui ruine le fatras d’erreurs accumulées +depuis Nostradamus et Raynouard. Il élucide +la doctrine de l’Amour courtois, source de la perfection +poétique et morale. Il montre le culte de la +« forme » en tant de genres, admirée par Dante et +Pétrarque. Du premier troubadour jusqu’à la Renaissance +félibréenne M. Anglade a projeté la lumière +sur les légendes et la réalité, les théories, les écoles, +les hommes et les œuvres.</p> + +<p>Il a doté nos bibliothèques d’un livre assez clair +et assez simple pour qu’il fût à la portée de tout le +monde. Il a réalisé le vœu de Giraut de Bornelh :</p> + +<blockquote> +<p>Je ferais, si j’avais assez de talent, une chansonnette +assez claire pour que mon petit-fils la comprît.</p> +</blockquote> + +<hr> + + +<p>Nous ne détacherons donc des « Troubadours », +les Auvergnats, que pour leurs origines. Car ils n’ont +pas laissé d’œuvres de terroir. Sans doute, voilà la +raison de l’oubli où s’est affaissée leur mémoire dans +un pays, d’habitude, fidèle au souvenir de ses enfants +célèbres. Mais « l’amour courtois », de mode à travers +les châteaux et les assemblées du moyen âge, +ne devait guère toucher nos peuplades montagnardes, +seules fixées au sol, alors que se désagrégeait +la société féodale. Chanteurs, musiciens et +jongleurs, avec leurs chansons, sirventes, tensons, +complaintes, aubades et sérénades, pastourelles, +ballades, estampies, ne pouvaient être que des amuseurs, +dont les jeux n’offrent pas d’attrait pour une +race peu sentimentale, sans penchant vers le féminisme. +D’Auvergne, nos troubadours avaient vite +fait d’émigrer jusqu’à l’étranger. Je comprends que, +si légers et fugaces, on omette de les situer parmi le +décor énorme et comme foudroyé du Puy, et de ses +monts tout boursouflés de scories et hérissés de dykes +volcaniques. Des centaines de noms se sont perdus. +De ces « tournées » fastueuses, dont les « vedettes » +imposaient à l’Italie, à l’Espagne, au Portugal, aux +contrées germaniques, le génie lyrique provençal, +il ne reste que de maigres fragments dispersés dans +les bibliothèques de Paris, de Milan, de Florence, +de Rome, d’Oxford, et jusqu’ici mal identifiés ! +Nulle publication, nulle traduction d’ensemble ; et +c’est à la philologie allemande qu’est dû le grand +courant des études romanes. Comment nos esprits +seraient-ils entraînés à l’évocation de ces visages +incertains. Des troubadours, la foule ne sait que le +mot qui les désigne, avec une nuance de raillerie…</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Icil d’Alverne i sunt lis plus curteis</i></div> +<div class="verse">(Ceux d’Auvergne sont les plus courtois.)</div> +</div> + +</div> +<p>Par une erreur fréquente, on rapporte l’éloge à +l’honneur de nos troubadours, paisibles poètes. Or, +il s’applique à nos guerriers : <i>les plus courtois</i>, +c’est-à-dire les plus loyaux et les plus braves, à nos +preux, défenseurs de France la douce, contre le Sarrazin, — qu’en +une revue homérique nous montre la +Chanson de Roland.</p> + +<p>Cependant, nos troubadours d’Auvergne se recommandent +par assez de mérites personnels pour qu’il +soit inutile de détourner à leur profit des compliments +qui ne leur furent pas destinés.</p> + +<hr> + + +<p>Les troubadours d’Auvergne ! La délimitation +n’est pas commode. Tantôt ils sont mêlés à ceux du +Velay. Ou bien, l’on essaie de mettre à part ceux +du Cantal. Mais, en vérité, ici ou là, ils ne sont +guère <i>Auvergnats</i>, que de naissance. Ils n’ont rien +laissé sur l’Auvergne qui atteste leurs hérédités +montagnardes. Ils ne chantent pas le pays. Ils ne +s’expriment pas dans le parler populaire. Ils sont +des troubadours, pareils à ceux d’Aquitaine, de +Languedoc, de Provence, de Roussillon, de Catalogne, +écrivant tous à peu près la même langue littéraire +limousine provençale, qui avait gagné partie +de la péninsule ibérique et de l’italique. Ils sont des +troubadours, lyriques et satiriques, des adeptes +exclusifs de la doctrine chevaleresque de l’amour +courtois. Ils sont des troubadours, à la dévotion +des nobles dames et des puissants seigneurs, des +poètes de l’art le plus raffiné : leur richesse de +technique est inouïe ; près d’un millier de formes de +strophes attestent leur incomparable virtuosité !</p> + +<p>Aussi, est bien vaine la classification des <i>Troubadours +Cantaliens</i>, imaginée par M. le duc de la Salle +de Rochemaure. Même, elle ne va pas sans danger, +en provoquant l’illusion qu’un troubadour cantalien +présente des caractéristiques régionalistes évidentes. +Mais ce n’est pas tout. Sous ce titre : <i>Les +Troubadours Cantaliens, XII<sup>e</sup>-XX<sup>e</sup> siècle</i>, l’auteur, +comme par une chaîne ininterrompue, relie tous +poètes romans et patois natifs du futur, ou présent +département du Cantal, de Pierre de Vic à +J.-B. Brayat !</p> + +<p>Il eût suffi d’une différence de quelques mètres +dans le bornage administratif pour que tels troubadours +ne fussent plus cantaliens, mais de la Haute-Loire +ou du Puy-de-Dôme. C’est écrire l’histoire +littéraire d’une manière bien hasardeuse. Nous avons +approché Arsène Vermenouze d’assez près pour être +en mesure d’affirmer qu’il ne connaissait guère les +ancêtres médiévaux qu’on lui octroie si délibérément. +Sans doute, on l’eût fort étonné en le saluant +comme de la lignée de Pierre de Vic, Guillaume +Moisset de la Moissetrie, Pierre de Rogiers, Ebles +de Saignes, la dame de Casteldoze, Pierre de Cère +de Cols, Faydit du Bellestat, Bernard Amouroux, +Astorg d’Aurillac, Astorg de Segret, Guillaume +Borzats, et d’autres, incertains : Gavaudan-le-Vieux, +Hugues de Brunet, Raymond Vidal de Bezaudun ! +Troubadour, le rude chantre réaliste du pays et du +paysan cantalien ! C’est le patoisant qui lui a +succédé comme majoral au consistoire félibréen qui +commet telle hérésie ! Il est vrai que M. le duc de la +Salle de Rochemaure n’avait pas publié son ouvrage, +quand il s’agit de remplacer Vermenouze. <i>Les Récits +Carladéziens</i> pouvaient mériter les suffrages méridionaux +à leur auteur. Non qu’ils vaillent par des +qualités d’invention et de composition. Mais ils +abritent de la destruction quotidienne le dialecte +de Carladez que M. le duc de la Salle possède intimement, — de +l’avoir appris, tout enfant, avec les pâtres +du Doux, et de le pratiquer couramment avec ses gens +et les fermiers de son village. Ce n’est donc pas +un divertissement d’amateur. Lui, non plus, ne s’apparente +guère aux troubadours, quand il déchaîne +le rire des assemblées par sa verve drue, toute farcie +des savoureuses expressions du terroir.</p> + +<p>Dans un ouvrage de deux volumes, à prétentions +savantes et artistiques, curieusement imprimé et +illustré, voici des reproductions de miniatures +(manuscrits de la Bibliothèque Nationale), portraits +des Troubadours Cantaliens. Voici des photographies +de nos patoisants modernes. Voici une transcription +de la musique faite sur une pièce du Moine de +Montaudon. Car les récitations des troubadours +sont soutenues d’un accompagnement musical : « Le +couplet sans musique est un moulin sans eau », dit +Carbonel, de Marseille. Enfin, tome II, voici les +textes des <i>œuvres des Troubadours, revus, corrigés, +traduits et annotés</i> par René Lavaud, agrégé de +Lettres.</p> + +<p>Dans le monument bizarre, de tous styles et de +toutes époques, où M. le duc de la Salle de Rochemaure +a recueilli tant de littérature douteuse, un +pavillon spécial, heureusement, abrite les vrais troubadours, +amenés par M. René Lavaud. Ils viennent +de loin, publiés en Allemagne, pour la plupart. +Désormais, les voici réunis à la halte provisoire, +sans doute, où ils se reposent, en attendant la maison +définitive où les installera leur introducteur, +enfin seuls et chez eux. Mais, déjà, dans l’annexe de +M. le duc de la Salle de Rochemaure, ils ont pu se +défaire de toutes les souillures d’un voyage de sept +et huit siècles. Enfin, ils sont eux-mêmes avec un +état civil en règle, avec des références contrôlées, — avec +une traduction exacte en regard d’un texte +authentique.</p> + +<hr> + + +<p>Nous nous retrouvons au Puy, à <i lang="oc" xml:lang="oc">la cort del Puoi +Santa Maria</i> dont Pierre Vic <i lang="oc" xml:lang="oc">fo faitz seingner et +de dar l’esparvier</i>. Le dauphin d’Auvergne l’en +avait fait seigneur avec la charge de décerner +l’épervier… A l’origine de ces fêtes périodiques de +la cour de l’Épervier « on plaçait un épervier en mue +sur une lance. Or, quiconque se sentait assez puissant +d’avoir et de courage venait et prenait le dit +épervier sur son poing ; il convenait que celui-là +fournît aux dépenses de cette année. » C’était la +ruine, quand il s’agissait de tournois de chevalerie +où le prix était disputé en pompeux appareil, devant +de nobles et brillantes assemblées, par nombre de +réputés combattants, sous le regard des dames de +leurs pensées. Le Moine de Montaudon n’était guère +en mesure de pourvoir à de tels frais somptuaires. +Mais des luttes poétiques suivaient les joutes guerrières, +et le vainqueur, aussi, recevait un épervier, — sans +doute un épervier d’or. Pierre de Vic dut +présider à ces concours ; des miniatures le représentent, +dans les manuscrits, en « moine à cheval +avec un épervier au poing ».</p> + +<hr> + + +<p>Pierre de Vic, de son nom de famille, dont le château +dominait Vic-sur-Cère, y naquit vers 1145 +ou 1150 (estime M. le duc de la Salle de Rochemaure, +dans le tome I de l’ouvrage où M. René Lavaud +fixe 1155, au tome II. Ainsi, de page en page, abondent +les indications approximatives et contradictoires). +L’enfant accomplit son noviciat à l’abbaye +d’Aurillac, alors en lutte armée contre la ville ; la +prière s’entrecoupait de fréquentes échauffourées ; +la vocation religieuse du jeune gentilhomme ne +devait guère s’affirmer au milieu de ces moines +batailleurs. Il avait hâte d’être pourvu. Il reçut le +prieuré de Montaudon que l’on ne sait où placer. Il +ne s’y tint guère, toujours voyageant, gagnant la +faveur de Philippe-Auguste, de Richard-Cœur-de-Lion, +du roi d’Aragon, admis à Ventadour, en +Limousin, où il pouvait s’exercer à l’école des maîtres, +comme Pons de Capdeuil et Guy d’Ussel ; +mollement, il encensait la vicomtesse Marie ; le +compliment et les grâces n’étaient point son fort. De +composer sirventes et chansons sur les événements +du pays et de s’absenter des mois, voire des années, +ne l’empêchait pas <i>de faire beaucoup de bien à la +maison</i>. Il était autorisé à suivre ses goûts ambulants, +à condition d’en rapporter les bénéfices à son +prieuré ; il n’y manquait pas, et les présents étaient +de prix, que lui valaient l’admiration et l’amitié de +haute et puissante châtelaine…</p> + +<p>Non, ce n’est pas par les hommages aux dames, +par le savoir « de galanterie » (<i lang="oc" xml:lang="oc">sabor de drudaria</i>), +par le maniérisme voluptueux et sentimental que se +distingua le moine de Montaudon. Comme le froc +qu’il ne quitta jamais, il garda le caractère le plus +auvergnat, rude et réaliste ; il n’est pas le plus courtois, +mais le plus bourru des troubadours.</p> + +<p>Sans doute, dans les « <i>Tensons entre Dieu et le +Moine</i> », où, accueillant la plainte des Images +Saintes, Dieu veut interdire le fard aux dames, le +Troubadour prend leur défense ; il ne semble pas +qu’il tienne à gagner sa cause. Le choix même de son +si puissant contradicteur le prouve assez :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse i1">— Moine, dit Dieu, vous excusez<a id="FNanchor_15" href="#Footnote_15" class="fnanchor">[15]</a></div> +<div class="verse i1">Une grande faute et une grande imposture,</div> +<div class="verse i1">A savoir que ma créature</div> +<div class="verse i1">Se pare sans ma volonté.</div> +<div class="verse i1">Donc elles seraient chose égale à moi, celles</div> +<div class="verse i1">Que je fais vieillir tous les jours,</div> +<div class="verse i1">Si, à force de se peindre et de se fourbir,</div> +<div class="verse i1">Elles pouvaient redevenir plus jeunes !</div> +<div class="verse i1">Seigneur, vous parlez trop fièrement</div> +<div class="verse">Parce que vous vous sentez au faîte de la grandeur,</div> +<div class="verse i1">Et malgré cela l’usage du fard</div> +<div class="verse i1">Ne cessera pas sans une convention :</div> +<div class="verse i1">C’est que vous fassiez durer leur beauté,</div> +<div class="verse i1">Aux dames jusqu’à la mort,</div> +<div class="verse i1">Ou que vous fassiez périr le fard,</div> +<div class="verse i1">Qu’on n’en puisse plus trouver au monde.</div> +</div> + +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_15" href="#FNanchor_15"><span class="label">[15]</span></a> Nous ne donnerons des pièces citées que le début du +texte original.</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">— Monges, dis Dieus, gran faillimen</div> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Razonatz e gran falzura</div> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Que la mia creatura</div> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Se genssa ses mon maudamen.</div> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Doncs serion cellas mien par</div> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Qu’ieu fatz totz jorns enveillezir,</div> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Si per peigner ni per forbir</div> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Podion plus joves tornar !</div> +<div class="verse">Etc.</div> +</div> + +</div></div> +<p>Cependant, on arrête une transaction, comme il +s’en pratique au marché, ou par devant le juge rural. +Dieu est de bonne composition :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">— Dieu dit aux Images : Si cela vous semble bon</div> +<div class="verse">Au-dessus de vingt-cinq ans je leur permets.</div> +<div class="verse i7">Concédez cela</div> +<div class="verse i2">Qu’elles en aient vingt pour se peindre,</div> +<div class="verse i2">Si vous en tombez d’accord.</div> +</div> + +</div> +<p>Les Images ne veulent concéder que dix ans. Il +faut recourir à l’arbitrage :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Alors vinrent Saint Pierre et Saint Laurent,</div> +<div class="verse i3">Et ils ont fait de bons accords</div> +<div class="verse i5">Et les ont garantis ;</div> +<div class="verse i1">Et des deux côtés avec des serments</div> +<div class="verse i6">Ils les ont jurés.</div> +<div class="verse i1">Et ils ont retiré cinq ans des vingt</div> +<div class="verse i1">Et avec les dix ils les ont additionnés</div> +<div class="verse i7">Et réunis :</div> +<div class="verse i1">C’est ainsi que leur débat s’est arrêté</div> +<div class="verse i7">Et achevé.</div> +</div> + +</div> +<p>Pauvres images, qui se plaignaient de la hausse +des prix du fard, alors que les Dames n’en usaient +que de vingt-cinq, trente à quarante, cinquante ans ! +Mais déjà beaucoup ne respectaient pas le serment +et trahissaient le pacte. Tant de blanc et de vermillon +elles se mettent sur la figure qu’il ne reste pas +une parcelle de leur peau reconnaissable !</p> + +<p>Devant Dieu et devant les Dames, le moine de +Montaudon parle le langage le plus crûment réaliste ; +par là, il décèle une marque auvergnate ; par là, +quelques troubadours de souche montagnarde mêlent +la rudesse natale à la mièvrerie et aux grâces +alambiquées de la poésie courtoise. M. le duc de la +Salle de Rochemaure se hâte de pallier cette caractéristique +savoureuse. Le moine de Montaudon est +« trop gaulois, trop rabelaisien ». Hardi ! la gomme +à effacer…</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Le Latin dans les mots brave l’honnêteté,</div> +<div class="verse">Mais le lecteur François veut être respecté.</div> +</div> + +</div> +<p>Ainsi, nombre de vers seront traduits en latin. +A ceux qui ne savent pas le latin cela fera supposer +de l’obscénité où il n’y a que de la vigueur, de la +franchise, de la santé d’expression. Par ces réserves +gênées, M. le duc de la Salle de Rochemaure n’est +pas éloigné de faire un satyre — du poète satirique +bien auvergnat. Gardons notre poète tel qu’il est ; +il nous intéresse davantage ainsi. Nous l’avons vu +au ciel plaidant de manière bien terre-à-terre. Il ne +se départ que rarement de sa sincérité première. Il +y a comme un prélude de Villon dans ses plaintes +sur les maigres soupers et les mauvais gîtes, quand +il est sevré de la chère fastueuse de la cour du Puy, +ou de la Catalogne… C’est saint Julien qui se plaint +à Dieu de l’hospitalité mal observée. Mais le Moine +se trouvant là, par hasard, la réclamation lui plut +fort. On peut croire que son témoignage est pour +bonne part dans l’hommage rendu à l’Auvergne :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">En Auvergne, sans réception préalable<a id="FNanchor_16" href="#Footnote_16" class="fnanchor">[16]</a></div> +<div class="verse i3">Vous pouvez loger, et venir</div> +<div class="verse i8">Sans invitation ;</div> +<div class="verse">Car ils ne savent pas le dire très gracieusement,</div> +<div class="verse i6">Mais cela lui plaît bien.</div> +</div> + +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_16" href="#FNanchor_16"><span class="label">[16]</span></a></p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">En Alvergne ses accoillir</div> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Podetz albergar e venir…</div> +<div class="verse">Etc…</div> +</div> + +</div></div> +<p>Pour nous dire ses « Ennuis », point n’est besoin +d’intermédiaire au moine attristé de la dureté des +temps. Sa plainte s’exhale sans vains ornements, +avec un accent tout humain, et peu désintéressé :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Un chevalier pauvre et orgueilleux<a id="FNanchor_17" href="#Footnote_17" class="fnanchor">[17]</a></div> +<div class="verse">Qui ne peut faire ni festins ni dons</div> +<div class="verse">M’ennuie, ainsi qu’un riche ignorant</div> +<div class="verse">Qui croit être intelligent</div> +<div class="verse">Et ne sait dans un objet ce qui va dessus ou dessous.</div> +<div class="verse">Il m’ennuie aussi celui qui se croit bon,</div> +<div class="verse">Lorsqu’il dit peu de bien et en fait encore moins.</div> +<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . . . . .</b></div> +<div class="verse">Certes, il m’ennuie, par les Saints de Cologne,</div> +<div class="verse">L’ami qui me fait défaut en un grand besoin,</div> +<div class="verse">Et le traître qui n’a point de honte,</div> +<div class="verse">Et celui qui se couche auprès de moi avec une forte gale.</div> +<div class="verse">Ce qui m’ennuie fort — aussi vrai Dieu m’aide ! —</div> +<div class="verse">C’est quand le pain me manque sur la nappe,</div> +<div class="verse">Et que quelqu’un me le taille petit à petit,</div> +<div class="verse">Car sans cesse il me semble qu’il va me manquer ;</div> +<div class="verse">Une longue modération m’ennuie,</div> +<div class="verse">Et de la viande quand elle est mal cuite et dure,</div> +<div class="verse">Et un prêtre qui ment et se parjure,</div> +<div class="verse">Et une vieille catin qui dure trop.</div> + +<div class="verse stanza">Et il m’ennuie, par la vie éternelle,</div> +<div class="verse">De manger sans feu, quand il fait très froid</div> +<div class="verse">Et d’être couché auprès d’une vieille lampe fumeuse</div> +<div class="verse">Quand elle sent mauvais dans la taverne.</div> +</div> + +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_17" href="#FNanchor_17"><span class="label">[17]</span></a></p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Cavaliers paubres erguillos</div> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Que no pot far condugz ni dos,</div> +<div class="verse">Etc…</div> +</div> + +</div></div> +<p>Le moine de Montaudon craint-il de ne pas se +faire comprendre ? Après ce qui l’ennuie, il énumère +ce qui lui plaît :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Fort me plaît amusement et gaîté<a id="FNanchor_18" href="#Footnote_18" class="fnanchor">[18]</a></div> +<div class="verse">Festin et cadeau et prouesse,</div> +<div class="verse">Et dame aimable et courtoise</div> +<div class="verse">Et pour répondre bien apprise ;</div> +<div class="verse">Et me plaît la bonté chez l’homme puissant,</div> +<div class="verse">Et envers son ennemi la rigueur</div> +<div class="verse">Et bien me plaît là-bas<a id="FNanchor_19" href="#Footnote_19" class="fnanchor">[19]</a>, en été,</div> +<div class="verse">Quand je me repose au bord d’une fontaine ou d’un ruisseau,</div> +<div class="verse">Et que les prés sont verts et que la fleur revit,</div> +<div class="verse">Et que les oiselets chantent <i>piou</i>,</div> +<div class="verse">Et que mon amie vient en cachette</div> +<div class="verse">Et que je lui fais un baiser en hâte.</div> +</div> + +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_18" href="#FNanchor_18"><span class="label">[18]</span></a></p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Molt mi platz deportz e gaieza,</div> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Condugz e donars e proeza…</div> +<div class="verse">Etc…</div> +</div> + +</div></div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_19" href="#FNanchor_19"><span class="label">[19]</span></a> En Auvergne.</p> +</div> +<p>Ainsi, parfois, le brillant troubadour ne serait +plus qu’un moine mendiant, à qui la route est pénible. +Peut-être ses récriminations sont-elles exagérées +et Pierre de Vic ne connut-il pas un sort aussi dépenaillé ? +Pourtant, ses doléances pitoyables n’autorisent +guère à présenter le poète comme « <i>taquinant +la muse anacréontique</i> » avec des <i>rêveries poétiques, +des facultés imaginatives, le joyeux drille… dont +il est permis d’affirmer qu’il ne fut pas un fanfaron +de vices</i> comme porterait à le faire croire le ton +licencieux de certaines de ses productions<a id="FNanchor_20" href="#Footnote_20" class="fnanchor">[20]</a> !</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_20" href="#FNanchor_20"><span class="label">[20]</span></a> <i>Les Troubadours Cantaliens</i> (duc de la Salle de Rochemaure).</p> +</div> +<p>En vérité, les compositions d’amour du moine de +Montaudon sont des moins éclatantes :</p> + +<blockquote> +<p>Ses chansons manquent de naturel et conviction. Il +avait trop de bon sens pour répéter ce que disaient les +poètes d’amour de son époque. Il paya son tribut à +l’amour, à la beauté, suivant l’usage des cours ; mais +ses armes préférées, qu’il manie de main de maître, +sont la raillerie et la plaisanterie, et ses traits sont dirigés +contre le plus sacré des sentiments chevaleresques : +contre les femmes<a id="FNanchor_21" href="#Footnote_21" class="fnanchor">[21]</a>.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_21" href="#FNanchor_21"><span class="label">[21]</span></a> Philippson.</p> +</div> +<p>Son originalité fut, et demeure, d’avoir, parmi la +poésie apprêtée de son époque, fait entendre une +voix de montagnard pratique, à qui le luxe, la grandeur +et les apparences n’en imposaient pas. Par la +Provence, la Catalogne, l’Espagne, il représente +l’Auvergne. L’empreinte de Vic et d’Aurillac avait +été définitive. A travers les tournois, les fêtes, la +robe sobre du Moine de Montaudon tranche sur la +soie, le velours, les brocarts, l’or, les bijoux et les +armes des cours magnifiques… Oh ! un Moine chanteur, +et buveur, plus que prêcheur. Dans le Moine de +Montaudon persistait indéfectiblement Pierre de Vic, +pareil à ces blocs erratiques de la vallée que ne +touche point le sourire de la saison, qui ne se +laissent pas gagner par les grâces de la prairie, +des fleurs, des arbres, autour de leurs corps immuablement +frustes et sombres…</p> + +<p>Le Moine de Montaudon resta de Vic, même alors +qu’il adressait ses chansons à Marie de Ventadour : +il n’y apportait point la souplesse précieuse, ni le +charme compliqué de la casuistique amoureuse du +siècle.</p> + +<p>Quand il fut las de la vie nomade, il sollicita sa +retraite monastique, et obtint le prieuré de Villefranche, +en Espagne. Il y mourut, non sans l’avoir +enrichi et amélioré. L’ancien prieur de Montaudon, +qui faisait du <i>bien à la maison</i>, tout en composant +et chantant, n’avait point perdu son adresse ni sa +ténacité ; l’émigrant aux royaumes de l’amour chevaleresque +et courtois avait conservé les traits +saillants de la race.</p> + + +<h3>II</h3> + +<p>Pierre d’Auvergne aurait dû être cité avant Pierre +de Vic ; mais, au Puy, il était impossible de ne +pas rencontrer le Moine de Montaudon, l’épervier +au poing.</p> + +<p>« Peire d’Alvernhe », savant, lettré, avenant de +sa personne, était fils d’un bourgeois de Clermont-Ferrand. +Très honoré et fêté par les vaillants barons +et les nobles dames, il ne doutait point de +son mérite : « Jamais avant moi ne furent écrits de +vers parfaits. » (Du temps de Pierre d’Auvergne, +toutes les sortes de poésies étaient comprises sous ce +nom générique. <i>Chanson</i> ne vient que plus tard, +pour désigner les pièces galantes qu’on chantait.) Sa +célébrité se répandait, en ses voyages et séjours, à +la Cour de Sanche III de Castille, à la Cour d’Ermengarde, +comtesse de Narbonne, à celle de Raimond +V de Toulouse. Selon Nostradamus, — dont +l’autorité est faible, — il était si bien accueilli de +toutes les dames qu’après leur avoir récité ses pièces +il s’en récompensait en embrassant celle qui lui plaisait +davantage ; et, presque toujours, la belle Clarette +de Baux avait la préférence… Cependant, au bout +de tant de succès terrestres, il songea au salut de +son âme, rentra au pays, et, dans l’état monastique, +fit longue pénitence, avant de mourir, très +âgé.</p> + +<p>Celui-ci fut un troubadour — expert en gracieuses +trouvailles ; ainsi, quand il fait du rossignol son messager +d’amour<a id="FNanchor_22" href="#Footnote_22" class="fnanchor">[22]</a> :</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_22" href="#FNanchor_22"><span class="label">[22]</span></a> J. Anglade, <i>les Troubadours</i>.</p> +</div> +<blockquote> +<p>Rossignol, en sa retraite tu iras voir ma dame, dis-lui +mes sentiments et qu’elle te dise sincèrement les siens ; +qu’elle me les fasse connaître ici…, et que d’aucune +manière elle ne te garde auprès d’elle…</p> +</blockquote> + +<p>L’oiseau gracieux s’en va aussitôt, droit vers le +pays où elle règne ; il part de bon cœur et sans +crainte jusqu’à ce qu’il l’ait trouvée.</p> + +<p>Quand l’oiseau de noble naissance vit paraître sa +beauté, il se mit à chanter doucement, comme il +fait d’ordinaire vers le soir. Puis il se tait et cherche +ingénieusement comment il pourra lui faire entendre, +sans la surprendre, des paroles qu’elle +daigne ouïr :</p> + +<blockquote> +<p>Celui qui vous est amant fidèle voulut que je vienne +en votre pouvoir pour chanter selon votre plaisir…</p> + +<p>Et si je lui porte un message joyeux, vous devez en +avoir aussi grande joie, car jamais ne naquit de mère un +homme qui ait pour vous tant d’amour, je partirai et +volerai avec joie où que j’aille ; mais non, car je n’ai pas +dit encore mon plaidoyer.</p> + +<p>Et voici ce que je veux plaider : qui met son espoir en +amour ne devrait guère tarder, tant d’amour a des loisirs ; +car bientôt les cheveux blonds se changent en +cheveux blancs, comme la fleur change de couleur sur +la branche…</p> + +<p>L’oiseau a bien volé tout droit vers le pays où je l’ai +envoyé ; et il m’a fait tenir un message, suivant la promesse +qu’il m’a faite : « Sachez, dit la dame, que votre +discours me plaît ; or, écoutez — pour le lui dire — ce +que j’ai au cœur.</p> + +<p>« J’ai bien sujet d’être triste, car mon ami est loin de +moi… la séparation fut trop rapide, et, si j’avais su, je +lui aurais témoigné plus de bonté, c’est ce remords qui +m’attriste.</p> + +<p>« Je l’aime de si bon cœur qu’aussitôt que je pense à +lui me viennent en abondance jeux et joie, rires et plaisirs ; +et la joie dont je jouis secrètement aucune créature +ne la connaît…</p> + +<p>« Même avant de le voir il m’a toujours plu ; je ne +voudrais pas en avoir conquis qui fût de plus haute +naissance…</p> + +<p>« Le bon amour est semblable à l’or, quand il est +épuré ; il s’affine de bonté pour celui qui le sert, avec +bonté, et croyez que l’amitié chaque jour s’améliore…</p> + +<p>« Doux oiseau, quand viendra le matin, vous irez vers +sa demeure et vous lui direz en clair langage de quelle +manière je lui obéis. » Et l’oiseau est revenu très vite, +bien renseigné et parlant volontiers de son heureuse +aventure<a id="FNanchor_23" href="#Footnote_23" class="fnanchor">[23]</a>.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_23" href="#FNanchor_23"><span class="label">[23]</span></a></p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Rossinhol en son repaire</div> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">M’iras ma donna nezer</div> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">E dignas lil men affaire…</div> +</div> + +</div> +<p><i>Chrestomathie Provençale</i>, Karl Bartsch, Elberfeld, 1875.</p> +</div> +<p>Mais, Pierre d’Auvergne peut chanter que « l’homme +sans amour ne vaut pas mieux que l’été sans +grain », on n’est pas toujours assuré de sa sincérité +amoureuse. Par contre, les poètes contemporains +n’ont point à douter de ses sentiments caustiques +qu’il expose dans un sirvente, plus tard repris et +continué par le moine de Montaudon :</p> + +<blockquote> +<p>Je chanterai de ces troubadours qui chantent de plusieurs +façons. Les plus mauvais croient faire des prodiges ; +mais je leur conseille d’aller chanter ailleurs ; car +il y en a une centaine qui n’entendent pas la force des +mots, et qui ne sont faits que pour garder les moutons.</p> +</blockquote> + +<p>Chacun recevait son couplet, d’une virulence qui +ne serait pas reniée de nos polémiques d’actualité.</p> + +<p>De ces vers, courtois ou satiriques, Pierre d’Auvergne +devait se repentir :</p> + +<blockquote> +<p>Amour, vous auriez bien sujet de vous plaindre, si un +autre que le juge juste m’éloignait de vous, car c’est à +vous que je dois les honneurs de la gloire. Mais ceci ne +peut durer, Amour courtois ; je cesse d’être votre ami, +je suis trop heureux d’aller où le Saint-Esprit me guide ; +c’est lui qui me mène ; ne vous fâchez pas, si je ne +reviens pas vers vous.</p> +</blockquote> + +<p>La poésie des troubadours, à ses origines, et longtemps +après, est toute profane, malgré tant d’adeptes +ecclésiastiques : on l’a vu par le moine de Montaudon. +Pierre d’Auvergne aura été un des premiers à +tourner sa pensée vers des fins religieuses :</p> + +<blockquote> +<p>Il faudra mourir et passer par le chemin où sont passés +nos pères… nous mourrons tous ; les richesses ne +nous sauveront pas… Contre la mort ne peuvent se +défendre ni comtes, ni ducs, ni rois, ni marquis.</p> +</blockquote> + +<p>Ce sont là, conclut J. Anglade, des thèmes lyriques +par excellence ; d’autres poètes, même parmi +les troubadours, les ont développés avec plus de +bonheur, mais Pierre d’Auvergne est un des premiers +à les traiter ; cette priorité, d’abord, et, ensuite, +une certaine originalité dans l’expression des sentiments, +que la poésie des troubadours ne connaissait +guère encore, justifie l’attention que l’on doit donner +dans l’histoire de la littérature provençale à ces poésies +religieuses<a id="FNanchor_24" href="#Footnote_24" class="fnanchor">[24]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_24" href="#FNanchor_24"><span class="label">[24]</span></a> « Les chants de croisade » renferment bien une partie +religieuse, mais factice, accessoire ; ils sont historiques, +satiriques, plus que religieux.</p> +</div> +<hr> + + +<p>C’est un autre Auvergnat, un vellave, Peire Cardenal, +qui fera entendre, dans ce genre, la voix la +plus hardie, d’une éloquence vengeresse, toute chargée +de foi et de colère, toute tonnante d’imprécations +orageuses.</p> + +<p>Peire Cardenal naquit au Puy, de souche noble. +Au chapitre de la cathédrale il apprit ses lettres, et +sut bien réciter et bien chanter. La cléricature ne +l’attira pas : « Il s’éprit de la joie de ce monde, car +il se sentait gai, beau et jeune », tout ce qu’il fallait +pour réussir auprès des dames, par les cours où il +se présentait avec son jongleur qui interprétait ses +compositions. Or, ce n’est point par de frivoles +chansons que s’illustra Peire Cardenal. Tout de +suite éclate à son esprit le néant des vanités du +monde. Encore, le Moine de Montaudon, Pierre +d’Auvergne, avait, si peu que ce fût, sacrifié au +goût du temps. Pour l’amour Peire Cardenal n’a +que de virulentes critiques :</p> + +<blockquote> +<p>Les amoureuses, quand on les accuse, répondent gentiment. +L’une a un amant, parce qu’elle est de grande +naissance, et l’autre, parce que la pauvreté la tue ; +l’autre a un vieillard et dit qu’elle est jeune fille, l’autre +est vieille et a pour amant un jeune homme ; l’une se +livre à l’amour parce qu’elle n’a pas de manteau +d’étoffe brune ; l’autre en a deux et s’y livre autant.</p> +</blockquote> + +<p>N’est-ce point là du meilleur réalisme auvergnat, +d’un moraliste du théâtre ou de la chaire plus que +d’un poète lyrique ? Avec quelle ironie passionnée il +raille l’amour et la phraséologie amoureuse :</p> + +<blockquote> +<p>Maintenant, je puis me louer d’Amour, car il ne m’enlève +ni le manger ni le dormir, je ne sens ni la froidure +ni la chaleur ; il ne me fait pas soupirer ni errer la nuit à +l’aventure ; je ne me déclare pas conquis ni vaincu ; il +ne me rend pas triste et affligé ; je ne suis trahi ni trompé, +je suis parti avec mes dés.</p> + +<p>J’ai un plaisir meilleur, je ne trahis pas, et je ne fais pas +trahir — je ne crains ni traîtresse, ni traître, ni féroce +jaloux, je ne fais point de folie héroïque, je ne suis point +frappé, je ne suis pris ni volé, je ne connais pas les +longues attentes, je ne prétends pas être vaincu par +amour.</p> + +<p>Je ne dis pas que je meurs pour la plus belle, ni que +la plus belle me fait languir, je ne la prie ni ne l’adore, +je ne la demande ni la désire, je ne lui rends pas hommage. +Je ne me donne pas, je ne me mets pas en son pouvoir, +je ne lui suis point soumis, elle n’a pas mon cœur en +gage, je ne suis pas son prisonnier.</p> +</blockquote> + +<p>Tout de même, un jour, il exprime quelque regret +de sa solitude :</p> + +<blockquote> +<p>Je voudrais essayer une fois de voir comment je +pourrais chanter mon amie, si j’en avais une. Je serais +l’amant le plus parfait qui soit jamais né. J’ai aimé une +fois et je sais comment vont les choses d’amour et comment +j’aimerais encore<a id="FNanchor_25" href="#Footnote_25" class="fnanchor">[25]</a>.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_25" href="#FNanchor_25"><span class="label">[25]</span></a> Peire Cardenal n’est pas le seul troubadour misogyne. +Il y a Marcobrun, de Gascogne, qui déclare : « Je n’aimai +jamais et ne fus jamais aimé. » De l’amour il parle ainsi : +« Famine, épidémie ni guerre ne font tant de mal sur cette +terre comme l’amour ; quand il nous verra dans la bière, son +œil ne se mouillera pas… Amour pique plus doucement +qu’une mouche, mais la guérison est bien plus difficile… »</p> +</div> +<p>Nous n’en apprendrons pas davantage. D’ailleurs, il +s’égarait sans doute sur ses mérites latents d’amant +et de chanteur. D’autres vertus et d’autres qualités, +plus puissantes, ont été les siennes. Au service d’une +superbe élévation de pensée et de convictions ardentes, +il a mis les dons les plus solides du satiriste, +l’originalité du tour et de l’expression, le courage +de l’attaque, une combativité forcenée ; et ses mœurs, +son caractère commandaient l’estime. Tout de +même, on n’est pas peu surpris de la liberté dont il +en usait avec toutes les puissances, sans aucune précaution +de langage : ce fut un maître de l’invective +farouche, ne faisant grâce à personne. D’autre part, +en cette implacable période albigeoise, il ne fut rien +moins que tendre aux croisés et au Clergé. C’était +un de ces croyants redoutables, qui fourbissent les +meilleures armes des hérétiques. Cependant, il n’apparaît +pas qu’il ait été jamais inquiété. Le notaire +qui fournit les seuls renseignements insérés dans +la bibliographie provençale, Maître Michel de la +Tour, nous fait savoir que Pierre Cardenal avait +bien environ cent ans quand il mourut. C’est-à-dire +à la fin du <small>XIII</small><sup>e</sup> siècle. Long espace d’humanité, +aux mœurs peu resplendissantes, s’il faut écouter +les sirventes impitoyables du troubadour, dont la +vie et l’œuvre ne répondent guère aux images habituelles +que l’on se fait du poète médiéval, honoré par +les rois et les barons.</p> + +<p>Des hommes en général, Peire Cardenal ne parle +qu’avec un pessimisme définitif :</p> + +<blockquote> +<p>Il existait une cité, je ne sais où ; il y tomba une pluie +de telle nature que tous ceux qui en furent atteints +devinrent fous : tous, à l’exception d’un seul ; il se trouvait +dans sa maison, et dormait quand la pluie tombait. +Quand la pluie eut cessé il se leva et vint parmi le +public, il vit faire toutes sortes de folies ; l’un lançait des +pierres, l’autre des bâtons, l’autre déchirait son manteau ; +celui-ci frappe son voisin ; celui-là pense être roi, +l’autre saute à travers les boues. Celui qui avait son +bon sens fut fort étonné de ce spectacle, mais les autres +manifestaient encore plus d’étonnement ; ils pensent +qu’il a perdu son bon sens car ils ne le voient pas faire ce +qu’ils font, il leur semble que ce sont eux qui sont +sages et sensés et que c’est lui le fou.</p> + +<p>Bref, ils lui tombent dessus à bras raccourcis et il +s’enfuit à demi-mort. C’est bien l’image du monde, dit +Peire Cardenal ; les hommes sont les fous, mais ils +regardent comme un fou celui qui ne leur ressemble pas, +parce qu’il a le <i>sens de Dieu</i>, et non celui du monde<a id="FNanchor_26" href="#Footnote_26" class="fnanchor">[26]</a>.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_26" href="#FNanchor_26"><span class="label">[26]</span></a> Joseph Anglade, <i>les Troubadours</i>.</p> +</div> +<p>Entre tous, les gens d’église, voilà l’ennemi. Le +clergé est sa bête noire ! Il lui reproche tous les +vices, tous les calculs, toutes les turpitudes :</p> + +<blockquote> +<p>Les clercs se font bergers et semblent des saints, mais +ce sont des criminels ; quand je les vois habiller, il me +souvient d’Isengrin qui, un jour, voulut venir dans l’enclos +des brebis ; mais, par peur des chiens, il se vêtit +d’une peau de mouton, puis mangea tous ceux qu’il voulut…</p> + +<p>Rois, empereurs, ducs, comtes et chevaliers gouvernent +d’ordinaire le monde ; maintenant, ce sont les clercs +qui ont le pouvoir, ils l’ont gagné en volant ou en trahissant, +par l’hypocrisie, les sermons ou la force… Je +parle des faux-prêtres qui ont toujours été les plus +grands ennemis de Dieu.</p> +</blockquote> + +<p>Il s’emporte contre l’opinion, accréditée par le +pape et les cardinaux, que l’aumône rachète tous les +péchés :</p> + +<blockquote> +<p>Les riches auraient donc plus de facilité pour le salut +que les pauvres.</p> +</blockquote> + +<p>Il faudra venir jusqu’à Pascal pour retrouver cette +verve drue, précise et brûlante, auvergnate :</p> + +<blockquote> +<p>Indulgence, pardons, Dieu et le diable, ils mettent tout +en usage. A ceux-là ils accordent le paradis par leurs +pardons ; ils envoient ceux-ci en enfer par leurs excommunications. +Ils portent des coups qu’on ne peut parer ; +et nul ne sait si bien forger des tromperies qu’ils ne le +trompent encore mieux.</p> +</blockquote> + +<p>Voyez les jacobins, sur lesquels s’acharna Peire +Cardenal :</p> + +<blockquote> +<p>Vêtus de vêtements fins et souples, amples, légers en +été, épais en hiver, avec de bonnes chaussures, semelle +à la française, et quand il fait grand froid en bon cuir de +Marseille, bien cousu, ils vont prêchant et disant qu’au +service de Dieu ils mettent leur cœur et leur avoir… Si +j’étais mari, je me garderais de laisser approcher de ma +femme ces gens-là : car ces moines ont des robes de +même ampleur que celles des femmes : rien ne s’allume +si aisément que la graisse avec le feu…</p> +</blockquote> + +<p>Certaines pièces sont d’une véhémence biblique, +qui semble monter de l’Ecclésiaste :</p> + +<blockquote> +<p>Les vautours ne sentent pas plus vite la chair puante +que les clercs et les frères Prêcheurs ne sentent où est +la richesse ; aussitôt, ils deviennent l’ami du riche, et si +la maladie l’accable, ils se font faire des donations. +Mais savez-vous que devient la richesse mal acquise ? +il viendra un fort voleur qui ne leur laissera rien ; c’est +la mort qui les abat, et, avec quatre aunes de drap, les +envoie dans une demeure où les maux ne leur manqueront +pas.</p> +</blockquote> + +<p>Évidemment, Peire Cardenal ne s’attaquait, il le +répétait sans cesse, qu’aux mauvais prêtres « larges +en convoitises mais chiches de bonté »… Cependant, +soit d’élan, soit à la réflexion, il croit utile de préciser +sa croyance en Dieu — et à Rome. En effet, +plus d’une fois, Peire Cardenal fulmine en marge +du dogme et tient à Dieu des discours d’une énergie +bien profane :</p> + +<blockquote> +<p>Je veux commencer un nouveau sirvente que je réciterai +au jour du jugement à celui qui me créa et me +forma du néant ; s’il veut m’accuser de quelque faute +et me mettre parmi les damnés, je lui dirai : Seigneur, +pitié, arrêtez ; j’ai combattu toute ma vie les méchants ; +gardez-moi, s’il vous plaît, des tourments de l’enfer.</p> + +<p>Je ferai émerveiller toute sa Cour quand on entendra +mon plaidoyer ; car, je dis que Dieu est injuste avec les +siens, s’il pense les détruire et les mettre en enfer ; car +il est juste que celui qui perd ce qu’il pourrait gagner +au lieu d’abondance gagne la disette : Dieu doit être +doux et libéral pour retenir à la mort des âmes de ses +créatures.</p> + +<p>Sa porte ne devrait pas se fermer, pourvu que toute +âme qui voudrait y entrer y passât joyeusement ; car +jamais cour ne sera parfaite si une partie pleure pendant +que l’autre rit ; et quoique Dieu soit souverain et +tout-puissant, s’il n’ouvre pas sa porte, on lui en demandera +raison…</p> + +<hr> + + +<p>Il devrait bien anéantir les diables ; il en aurait plus +d’âmes et plus souvent ; cette exécution plairait à tout +le monde et il pourrait s’en absoudre lui-même.</p> + +<p>Beau Seigneur Dieu, je ne veux pas désespérer de vous ; +au contraire, j’ai en vous le ferme espoir que vous m’assisterez +à l’heure de ma mort, parce que vous devez sauver +mon corps et mon âme. Et je vous ferai une belle proposition : +renvoyez-moi où j’étais avant de naître, ou +bien pardonnez-moi tous mes péchés ; car je ne les aurais +pas commis si je n’avais pas existé.</p> +</blockquote> + +<p>Peire Cardenal fut vraiment un trouveur de poésie +religieuse, — qui se développera ; encore il introduisit +cette nouveauté d’écrire en l’honneur de la +Vierge ; ce qui deviendra fréquent après lui, mais +n’existait pas avant :</p> + +<blockquote> +<p>Si, ayant souffert en ce monde, j’allais brûler en enfer, +ce serait tort et péché ; car, je puis vous reprocher que +pour un bien vous m’avez donné mille maux. Par pitié, +je vous prie, dame Sainte Marie, qu’auprès de votre fils +vous nous serviez de guide !</p> +</blockquote> + +<p>Par cette intercession, Peire Cardenal achevait le +précédent sirvente. Il a laissé des invocations à la +Vierge d’une suavité qui contraste avec ses satires. +Nous en resterons à celles-ci qui émanent plus sûrement +du montagnard vellave.</p> + +<p>Il nous faut dire que les gens d’église ne lui faisaient +pas oublier rois et seigneurs :</p> + +<blockquote> +<p>Vous les perceriez (les méchants barons) en deux ou +trois endroits pour en faire sortir la vérité, qu’il n’en +sortirait que des mensonges, qui se déborderaient comme +un torrent… Lorsqu’un grand se met en route, il a comme +compagnon — devant, à côté, derrière lui — le crime ; +la convoitise est du cortège ; le Tort porte la bannière +et l’Orgueil le guidon…</p> +</blockquote> + +<p>Les gens de justice ne sont point épargnés non +plus. Mais nous revenons à la terrible opinion que +Peire Cardenal avait de tout son siècle :</p> + +<blockquote> +<p>Depuis le levant jusqu’au couchant, je fais cette proposition +à tout le monde : je promets un besan à tout +homme loyal pourvu que chaque homme déloyal me +donne un clou ; un marc d’or au courtois si le discourtois +me donne un denier ; un monceau d’or à chaque +homme vrai, si chaque menteur veut me donner seulement +un œuf. J’écrirais sur un parchemin, large comme +la moitié du pouce de mon gant, toutes les vertus qui +sont dans la plupart des hommes ; d’un petit gâteau, je +nourrirais tout ce qu’il y a d’honnêtes gens, mais si je +voulais donner à manger aux méchants, j’irais sans +regarder criant partout : Messieurs, venez manger chez +moi…</p> +</blockquote> + +<p>Tel est le thème de furieuse misanthropie où il +excelle. Ces diverses citations montrent assez l’originalité, +la vigueur du tempérament littéraire, la +franchise et le courage du Peire Cardenal, troubadour +sans amour.</p> + + +<h3>III</h3> + +<p>Pierre de Rogiers, de naissance auvergnate (vers +1160-1180, dans le Carladès), n’apporte guère d’autre +contribution à notre point de vue que sa biographie, +d’ailleurs semblable par beaucoup d’endroits à +celles du Moine de Montaudon, de Pierre d’Auvergne, +de Peire Cardenal : il était d’Auvergne, gentilhomme, +beau, avenant ; chanoine de Clermont, il +manquait de zèle pour la piété et la retraite ; comme +il chantait et composait agréablement, il se fit troubadour +et même jongleur. Ainsi plus d’un de ceux +que leur famille destinait à l’état ecclésiastique succombaient +à la tentation de la vie nomade, brillante +et courtoise. Mais où d’autres, de leur première +affectation, gardaient l’empreinte de moralistes, prenaient +tournure de prédicateurs, Pierre de Rogiers +n’apporta que son ardeur profane, nullement encombrée +des vestiges de sa foi, reléguée pour longtemps +avec le camail et l’aumusse.</p> + +<p>Pierre d’Auvergne le lui reprochait vivement dans +le sirvente où il s’irrite « d’entendre se mêler de +chanter cent poètes pastoureaux dont nul ne sait +quelle note monte ou descend » :</p> + +<blockquote> +<p>En ceci Pierre Rogiers mérite mal — (et pour cela il +en sera accusé le premier) — qu’il chante d’amour publiquement ; — et +il lui vaudrait mieux porter — un +psautier dans l’église ou un chandelier — avec une +grande chandelle ardente<a id="FNanchor_27" href="#Footnote_27" class="fnanchor">[27]</a>.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_27" href="#FNanchor_27"><span class="label">[27]</span></a></p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">D’aisso mer mal Peire Rogier</div> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Per quel n’er encolpatz premier…</div> +</div> + +</div></div> +<p>En effet, les amours de Pierre de Rogiers ne furent +rien moins que discrètes. Il se rend à la cour fastueuse +de la vicomtesse de Narbonne, dont les exploits +guerriers, l’intelligence politique, le jeune +veuvage font une rare souveraine, royalement +entourée et adulée. Pierre de Rogiers soupire, se +déclare, est écouté, jusqu’où ? longtemps il est en +faveur, tant que la réputation d’Ermengarde n’est +pas trop déchirée par la jalousie des courtisans. +Pour ce motif, ou d’autres, vient la disgrâce, et, +dolent, meurtri, inconsolable, le troubadour doit +quitter la Cour de <i>Tort n’avetz</i>, — comme il désignait +la noble protectrice, dont l’opinion voulait +qu’il eût eu toutes joies d’amour.</p> + +<p>Désormais, Pierre de Rogiers traîne sa désolation +chez Raimbaud, comte d’Orange, jusqu’à la mort de +ce grand seigneur, troubadour aussi. Puis, il gagne +l’Espagne ; après des séjours en Castille et en Aragon, +il revient en France où il fut traité avec honneur +par le comte Raymond de Toulouse. Pierre +de Rogiers se retirera du monde. Il enfermera son +désespoir inapaisé dans l’austérité sévère du monastère +de Grammont.</p> + +<p>Enfin, dans une chanson publiée par M. René +Lavaud, qui a réalisé la première interprétation +française de Pierre de Rogiers, le troubadour dont +on chercherait vainement une autre marque originelle, +et chez qui manque toute caractéristique du +terroir, a laissé un vers de regret tardif, à l’adresse +du pays :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse i1">Je ne puis m’empêcher de me lamenter</div> +<div class="verse i1">De ce que notre compagnie se rompt ;</div> +<div class="verse i1">Moi je m’en vais en terre étrangère :</div> +<div class="verse"><i>Certes, j’aime mieux froidure et montagne</i></div> +<div class="verse">Que je ne fais figue et châtaigne</div> +<div class="verse i3">Et plaine et chaleur<a id="FNanchor_28" href="#Footnote_28" class="fnanchor">[28]</a>.</div> +</div> + +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_28" href="#FNanchor_28"><span class="label">[28]</span></a></p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Non puesc mudar que nom plagna</div> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Quar se part nostra compagna…</div> +<div class="verse">Etc…</div> +</div> + +</div></div> +<p>Du moins voulons-nous croire qu’aux vallées ou +aux plaines chaudes et fertiles en fleurs et en fruits +ce sont les froidures de la montagne d’Auvergne que +préfère l’émigrant obligé de partir :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Là-bas s’en va mon corps marri,</div> +<div class="verse">Par ici demeure mon âme…<a id="FNanchor_29" href="#Footnote_29" class="fnanchor">[29]</a>.</div> +</div> + +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_29" href="#FNanchor_29"><span class="label">[29]</span></a></p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Lai s’en vai mos cors marritz</div> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Et co remou l’esperiz…</div> +</div> + +</div></div> +<p>Il y avait donc, en Auvergne, une « douce amie » +qui pouvait faire oublier Ermengarde ?</p> + + +<h3>IV</h3> + +<p>Si, de Pierre de Rogiers, l’on peut répéter une +ligne qui, peut-être, fait allusion à la montagne natale, +d’autres troubadours, auvergnats ou vellaves, +n’ont à être évoqués ici que pour le hasard de leur +naissance : Pierre et Astorg de Manzat, Hugues de +Peirols (à Rochefort-Montagne), Bertrand II, Sire +de la Tour, Michel de la Tour, Pons de Chapteuil, +Garin-le-Brun, Gasmar, Guillaume de Saint-Didier, +Gausseran de Saint-Didier, Guillaume Moissat de +la Moissetrie, Pierre de Cère de Cols, Faydit du +Bellestat, Bernard Amouroux (de Saint-Flour), +Astorg d’Aurillac, baron de Conros, Astor de +Segret.</p> + +<p>Cependant, notons quelque trait de rudesse auvergnate +chez Ebles de Saignes ; c’était le troubadour +économe, qui mettait la peine d’argent au-dessus +des chagrins de cœur : <i>On ne souffre d’amour que +si l’on veut. Lequel est le plus malheureux, du débiteur +ou de l’amant sans espoir ?</i> dialoguent Ebles +et Guillaume Gasmar dans le tenson qui nous a +conservé cette pâle dispute ; et le comtour de Saignes +de se lamenter :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Guillaume Gasmar, jamais par amour<a id="FNanchor_30" href="#Footnote_30" class="fnanchor">[30]</a>,</div> +<div class="verse">Homme ne supporta pis, en sa jeunesse,</div> +<div class="verse">Que je n’ai fait moi-même en action et en pensée,</div> +<div class="verse">Et nul ne doit à présent davantage de son bien :</div> +<div class="verse">Aussi je sais, comme on sait par l’épreuve,</div> +<div class="verse">Qu’aucun mal ne se laisse</div> +<div class="verse">Comparer à la douleur d’amour ;</div> +<div class="verse">Toutefois il n’est pas d’homme dans le monde entier qui souffre pire mal</div> +<div class="verse">Que celui à qui chacun dit : « Paye-moi, paye ! »</div> +</div> + +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_30" href="#FNanchor_30"><span class="label">[30]</span></a></p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Guillaume Guaysmar, anc per amor</div> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">No trays piegz hom, de son joven,</div> +<div class="verse">Etc…</div> +</div> + +</div></div> +<p>Ebles de Saignes ne fut pas épargné de Pierre +d’Auvergne qui le mentionnait dans sa galerie des +mauvais troubadours :</p> + +<blockquote> +<p>Et maître Ebles de Saigne le dixième à qui jamais +n’échut bien d’amour, — quoiqu’il chante comme on +bataille ; — un petit vilain chicaneur bouffi, — qui, dit-on, +pour deux deniers du Puy — là-bas se loue et ici se +vend<a id="FNanchor_31" href="#Footnote_31" class="fnanchor">[31]</a>.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_31" href="#FNanchor_31"><span class="label">[31]</span></a></p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">E’nn de Sagna I dezez,</div> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">A cuy anc d’amor non cenec bes,</div> +<div class="verse">Etc…</div> +</div> + +</div></div> +<p>Mais, alors comme aujourd’hui, <i>l’éreintement</i>, +souvent, prouvait que la victime n’était pas si négligeable… +L’effet des abatages de Pierre d’Auvergne +fut d’assurer la mémoire des troubadours qu’il massacrait +et dont la plupart n’ont laissé que leur nom +sauvé par l’invective.</p> + +<p>Décidément, les dames ne sont pas prisées des +troubadours auvergnats, comme c’est la règle courtoise. +Ebles de Saignes redoutait l’assaut des créanciers +plus que les vicissitudes de la passion. Le tenson +de Cavaire et de Bonnafos est plus significatif +encore, de l’infirme et laid plébéien et de l’élégant +seigneur qui préfère à une dame sa vengeance contre +les bourgeois d’Aurillac. Sur les origines de Cavaire +et de Bonafos on n’est pas exactement fixé +(vers 1225-1250) ; mais, sans doute, ils habitèrent +Aurillac, où ils situent leur haineux différend. +Cavaire voyagea en Vénétie ; il fut à la Cour du +marquis d’Este, où il se rencontra encore un concurrent, +Folco, pour lui demander s’il avait perdu le +pied, mutilé par châtiment, pour sacrilège, à la suite +de l’effraction d’une sacristie. Cavaire ripostait en +accusant Folco de n’être qu’un bas comparse, vêtu +et employé par un jongleur. Mais reproduisons le +tenson de Cavaire et de Bonafos, à titre documentaire +de polémique locale ; les troubadours non plus +ne craignaient de se ruer aux querelles de personnalités :</p> + + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse c">I. <span class="xs">CAVAIRE</span><a id="FNanchor_32" href="#Footnote_32" class="fnanchor">[32]</a></div> + +<div class="verse stanza">Bonafos, je vous invite</div> +<div class="verse">Et vous fais une proposition double :</div> +<div class="verse">C’est de posséder une dame au corps achevé,</div> +<div class="verse">Belle et bonne et aimable,</div> +<div class="verse">Ou bien de tenir à votre entière discrétion</div> +<div class="verse">Dix bourgeois, de ceux qui habitent</div> +<div class="verse">A Aurillac pour votre malheur.</div> +<div class="verse">Présentement il paraîtra, sire Bonafos,</div> +<div class="verse">Si vous êtes plus méchant qu’amoureux.</div> + + +<div class="verse stanza c gap">II. <span class="xs">BONAFOS</span></div> + +<div class="verse stanza">Cavaire, j’ai vite choisi</div> +<div class="verse">Et je vous répondrai tout court :</div> +<div class="verse">J’aime mieux, étant honni</div> +<div class="verse">Les tenir, eux, ainsi immédiatement</div> +<div class="verse">Que non pas la belle en qui j’ai ma pensée ;</div> +<div class="verse">Et je vous dis, quoi qu’il doive en résulter :</div> +<div class="verse">Si j’en tiens dix à ma discrétion</div> +<div class="verse">Je leur arracherai les yeux et autres organes</div> +<div class="verse">Et par le pied ils vous ressembleront.</div> + + +<div class="verse stanza c gap">III. <span class="xs">CAVAIRE</span></div> + +<div class="verse stanza">Maître chevaucheur de roussins, vil,</div> +<div class="verse">Cupide, pauvre et mal embouché,</div> +<div class="verse">Vous avez laissé de côté ce qui a du prix,</div> +<div class="verse">Et la dame gracieuse,</div> +<div class="verse">Pour dire des grossièretés</div> +<div class="verse">Sur le peuple honoré et respectable</div> +<div class="verse">D’Aurillac qui vous aime tant</div> +<div class="verse">Que, s’il en avait le pouvoir,</div> +<div class="verse">Vous auriez nom <i>Malafos</i> ! (Maudit soit-il) !</div> + + +<div class="verse stanza c gap">IV. <span class="xs">BONAFOS</span></div> + +<div class="verse stanza">Bénit soit celui qui vous frappa</div> +<div class="verse">Cavaire, de son fer<a id="FNanchor_33" href="#Footnote_33" class="fnanchor">[33]</a>.</div> +<div class="verse">Car il vous a si joliment déprécié</div> +<div class="verse">Que jamais depuis, courant le monde,</div> +<div class="verse">Vous n’avez fait chose méritoire ni convenable ;</div> +<div class="verse">Les pèlerins même — c’est ce qu’on va racontant —</div> +<div class="verse">En vos courses vous les étrangliez,</div> +<div class="verse">Et celui qui va avec les voleurs,</div> +<div class="verse">C’est récompense pareille à la vôtre qui lui convient.</div> + + +<div class="verse stanza c gap">V. <span class="xs">CAVAIRE</span></div> + +<div class="verse stanza">Vieux roussin, truand détesté,</div> +<div class="verse">Comme après un loup, ils vont criant après vous,</div> +<div class="verse">Ceux d’Aurillac et qu’il vous souvienne</div> +<div class="verse">Toujours de vos trahisons !</div> + + +<div class="verse stanza c gap">VI. <span class="xs">BONAFOS</span></div> + +<div class="verse stanza">Voici pourquoi vous vous en allez clochant,</div> +<div class="verse">Cavaire, — vous ne savez même pas cela !</div> +<div class="verse">Et pourquoi votre talon est plus court ;</div> +<div class="verse">Parce que vous dites des paroles haineuses.</div> +</div> + +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_32" href="#FNanchor_32"><span class="label">[32]</span></a></p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Bonafos, yen vos envit</div> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">E fatz vos un partimen.</div> +</div> + +</div></div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_33" href="#FNanchor_33"><span class="label">[33]</span></a> Cavaire eut le talon tranché ou « raccourci » (vers 43) +par un instrument ou outil en fer. S’agit-il d’un accident +ou fut-il réellement ainsi châtié des méfaits que Folco lui +impute ?</p> +</div> +<p>C’est dans les chansons de la dame de Casteldoze, — Dona +Casteldoza, — qu’il faut chercher +l’amour, si rare dans nos troubadours auvergnats. +La poétesse était mariée, — mal mariée, peut-on supposer, — à +Turc de Mayronne que le Dauphin d’Auvergne +nous montre plus occupé de guerroyer que +d’aimer. La dame de Casteldoze s’est éprise d’Armand +de Bréon, tendre et beau, mais inconstant, — qui +aurait habité le château de Merdoye, dont la +ruine illustre encore les hauteurs de Neussargues. +Or, il ne s’agit plus de fadaises élégantes, de supplications +courtoises, de désespoirs rimés et chantés. +Il semble que la plainte de l’amoureuse délaissée +monte d’un sentiment profond, sincère. La dame de +Casteldoze n’est pas la noble châtelaine à qui vont +les hommages des poètes et des galants seigneurs. +Ici, la prière tendre et douloureuse émane de la +femme. Elle était très belle et très instruite, dit la +biographie. Mais l’instruction des dames, à l’époque, +ne s’étendait guère. Leurs courtes études même +expliqueraient la différence remarquée dans l’expression +naturelle et touchante de la sensibilité +de quelques poétesses méridionales et le langage +apprêté des troubadours. Aussi ne composaient-elles +point par profession.</p> + +<p>Comme la châtelaine trahie se fait humble et soumise, +en quels termes implorants elle s’adresse au +trompeur qu’il lui sied d’aimer malgré sa dureté, et +dont elle ne veut pas que le monde ait à blâmer la +traîtrise :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Ami, si je vous trouvais gracieux<a id="FNanchor_34" href="#Footnote_34" class="fnanchor">[34]</a>,</div> +<div class="verse">Humble, franc et de bon mérite,</div> +<div class="verse">Je vous aimerais bien, tandis qu’à présent il me souvient</div> +<div class="verse">Que je vous trouve à mon égard méchant, félon et trompeur</div> +<div class="verse">Et je fais des chansons afin que je fasse entendre</div> +<div class="verse">Votre bon mérite, pour lequel je ne puis me résigner</div> +<div class="verse">A ne pas vous faire louer par tout le monde,</div> +<div class="verse">Au moment où vous me causez le plus de mal et de courroux</div> +<div class="verse">Je sais vraiment que ceci me sied fort bien,</div> +<div class="verse">Quoique tous prétendent qu’il est très inconvenant</div> +<div class="verse">Qu’une dame prie un cavalier au sujet d’elle-même</div> +<div class="verse">Et qu’elle lui tienne sans cesse un si long discours,</div> +<div class="verse">Mais celui qui le dit ne sait point bien juger,</div> +<div class="verse">Car je veux prouver, plutôt que de me laisser mourir,</div> +<div class="verse">Que dans la prière je trouve un grand réconfort</div> +<div class="verse">Quand je prie celui-là même par qui j’éprouve un dur chagrin.</div> +<div class="verse">Il est passablement fou celui qui me blâme</div> +<div class="verse">De vous aimer, puisque cela me convient si bien,</div> +<div class="verse">Et celui qui parle ainsi ne sait ce qu’il en est de moi ;</div> +<div class="verse">Et il ne vous voit pas en cet instant comme je vous vis,</div> +<div class="verse">Quand vous me dites de n’avoir point de tristesse :</div> +<div class="verse">Qu’à quelque moment il pourrait arriver</div> +<div class="verse">Que de vous revoir j’aurais encore la joie.</div> +<div class="verse">Rien que de la promesse, j’en ai le cœur joyeux.</div> +<div class="verse">Tout autre amour, je le tiens à néant,</div> +<div class="verse">Et sachez bien que plus aucune joie ne me soutient</div> +<div class="verse">Sauf celle qui vient de vous, qui me réjouit et me ranime</div> +<div class="verse">Quand je sens le plus de peine et d’angoisse ;</div> +<div class="verse">Et toujours je m’imagine avoir joie et contentement</div> +<div class="verse">De vous, ami, que je ne puis changer,</div> +<div class="verse">Et je n’ai point de joie ni n’attends de secours</div> +<div class="verse">Sauf autant que j’en aurais en dormant.</div> +<div class="verse">Désormais, je ne sais ce qu’en ma faveur je puis vous offrir</div> +<div class="verse">Car j’ai tenté par le mal et par le bien</div> +<div class="verse">Votre dur cœur, dont le mien ne se lasse point ;</div> +<div class="verse">Et je ne vous mande pas par autrui, car je vous le dis moi-même,</div> +<div class="verse">Que je mourrai, si vous ne voulez pas me réjouir</div> +<div class="verse">De quelque joie ; et si vous me laissez mourir,</div> +<div class="verse">Vous ferez péché, et je serai par là dans la souffrance,</div> +<div class="verse">Et par là vous serez blâmé vilainement.</div> +</div> + +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_34" href="#FNanchor_34"><span class="label">[34]</span></a></p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Amics, s’ie-us trobes avinen,</div> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Humil e franc e de bona merce</div> +</div> + +</div></div> +<p>Il est passablement fou, celui qui me blâme : <i>Il ne vous +voit pas en cet instant comme je vous vis…!</i></p> + +<p>Car j’ai tenté par le mal et par le bien : <i>votre dur cœur +dont le mien ne se lasse point, ne se décourage point !</i></p> + +<p>(Comment ne pas songer à Marceline Desbordes-Valmore :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Si tu voyais ses yeux ! Or ! l’ange qui pardonne,</div> +<div class="verse">Doit regarder ainsi quand il ouvre les cieux !</div> +<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . . . .</b></div> +<div class="verse">Non, dit-il, non jamais tu n’as connu l’amour !</div> +<div class="verse">J’ai voulu me sauver… Il pleurait à son tour ;</div> +<div class="verse">J’ai senti fuir mon âme effrayée et tremblante :</div> +<div class="verse">Ma sœur, elle est encor sur sa bouche brûlante.</div> +</div> + +</div> +<p>Quelle sublime résignation dans ces deux cœurs +qui se rencontrent à des siècles de distance pour +souhaiter, au plus fort de leur détresse, le bonheur +de l’infidèle. « <i>Priez pour lui</i> », dit Marceline :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Dieu, créez à sa vie un objet plein de charmes</div> +<div class="verse">Une voix qui réponde aux secrets de sa voix !</div> +<div class="verse">Donnez-lui du bonheur, Dieu ! Donnez-lui des larmes ;</div> +<div class="verse">Du bonheur de le voir, j’ai pleuré tant de fois.</div> + +<div class="verse stanza">J’ai pleuré, mais ma voix se tait devant la sienne,</div> +<div class="verse">Mais tout ce qu’il m’apprend lui seul l’ignorera ;</div> +<div class="verse">Il ne dira jamais : « Soyons heureux, sois mienne ! »</div> +<div class="verse">L’aimera-t-elle assez celle qui l’entendra ?</div> + +<div class="verse stanza">Qu’il la trouve demain, qu’il m’oublie et l’adore !</div> +<div class="verse">Demain ! à mon courage il reste peu d’instants !</div> +<div class="verse">Pour une autre, aujourd’hui, je peux prier encore ;</div> +<div class="verse">Mais… Dieu ! Vous savez tout, vous savez s’il est temps.</div> +</div> + +</div> +<p>Enfin :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Qu’il vive pour une autre, et m’oublie à jamais !)</div> +</div> + +</div> +<p>Écoutez Na Casteldoza :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Mais jamais envers vous je n’aurai cœur vil<a id="FNanchor_35" href="#Footnote_35" class="fnanchor">[35]</a></div> +<div class="verse">Ni plein de fourberie,</div> +<div class="verse">Bien qu’en échange je vous trouve pire à mon égard,</div> +<div class="verse">Car je tiens à grand bonheur</div> +<div class="verse">Pour moi cette conduite, au fond de mon cœur,</div> +<div class="verse">Au contraire je suis pensive, quand il me souvient</div> +<div class="verse">Du riche mérite qui vous protège</div> +<div class="verse">Et je sais bien qu’il vous convient</div> +<div class="verse">Une dame de plus haut parage.</div> +</div> + +</div> +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_35" href="#FNanchor_35"><span class="label">[35]</span></a> <span lang="oc" xml:lang="oc">Mas ja vas vos non aurai cor truan</span>, etc…</p> +</div> +<p>Et ailleurs :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Car je ne le prie pas que pour moi il s’abstienne</div> +<div class="verse">De l’aimer ni de la servir.</div> +<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . . . . . .</b></div> +<div class="verse">Qu’il la <i>serve</i> elle ; mais qu’il me ranime en cette angoisse</div> +<div class="verse">De manière qu’il ne me laisse pas tout à fait mourir.</div> +</div> + +</div> +<p>N’est-ce pas les cris, les soupirs, la plainte de +Marceline :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Tout change, il a changé ; d’où vient que j’en murmure ?</div> +<div class="verse">Que l’amour a de pleurs quand il est dédaigné !</div> +<div class="verse">Tout change, il a changé. C’est là sa seule injure ;</div> +<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . . . . . .</b></div> +<div class="verse">Oui, tout change, ma sœur, tout s’efface et je sens</div> +<div class="verse">Que la paix ou la mort a coulé dans mes sens !</div> +</div> + +</div> +<p>La dame de Casteldoze ne nous est connue que +par quatre morceaux, à peine une centaine de vers : +quelques-uns n’ont-ils pas mérité de survivre, si +délicats, si émus, si simples de sentiment éternel, — de +cette troubadouresse d’Auvergne ; — si peu +« troubadour », et si peu « auvergnate » ! Du moins, +nous en jugeons de la sorte, parce que nous avons +accoutumé de considérer les troubadours tout d’une +pièce et l’Auvergne tout d’un bloc ; que de diversités, +au contraire !…</p> + +<hr> + + +<p>Nous étions partis du Puy, avec les troubadours — qui +nous ont mené loin…</p> + +<p>Pourtant, point n’était besoin de tant courir pour +faire jaillir de la littérature du sol vellave.</p> + +<p>Jules Vallès, n’est-il point d’ici ? Jules Vallès, un +grand écrivain, sobre et ramassé, dont les mots +volcaniques crèvent la page sombre de leur jet +igné, comme les dykes de basalte érigent leurs +fusées de flamme pétrifiée à travers la campagne +hallucinée.</p> + +<p>Oui, les révoltes de l’enfant contre la famille, +les violences du réfractaire et de l’insurgé sont +récentes, — et Jacques Vingtras n’a pas bénéficié +encore de l’amnistie du temps ! Sa bohème de barricade +n’a pas les suffrages du lecteur ami des gentilles +aventures du pays latin. La vie de bohème n’a +qu’un temps, et puis l’étudiant se range. Jacques +Vingtras ne désarme pas.</p> + +<p>Le Puy ! L’enfant a aimé le Martouret, s’il détestait +l’amer collège. Il a aimé la porte de Pannesac, +la rue qui sent la graine et le grain : il y a pris le +respect du pain. Par là, il a rêvé de chasse et de +pêche, devant les boutiques où se vendaient les +engins merveilleux ! Le chaudronnier « en train de +taper sur du beau cuivre rouge », le décrotteur Poustache, +la tannerie « avec ses pains de tourbe, ses +peaux qui sèchent, son odeur aigre », cette odeur +montante, qu’il retrouvera à deux lieues des fabriques +pareilles, et vers laquelle il tournera son nez +reconnaissant. Voici les vacances, le village, les fêtes +du <i>Reinage</i>.</p> + +<blockquote> +<p>On a du lard et du pain blanc, on boit du Vivarais… +Je danse la bourrée aussi, et j’embrasse tant que je +peux… Il y a aussi la promenade d’Aiguilhe, toute +bordée de grands peupliers. De loin, ils font du bruit +comme une fontaine.</p> +</blockquote> + +<p>Après une année à Saint-Étienne, avec quelle fièvre +le collégien revient « au pays » ! Il fait le grand garçon. +Il casse la « croûte chez Marcelin, qui a la réputation +pour le vin blanc et les grillades de cochon… +On dit des bêtises en patois et l’on se verse le vin à +rasades…</p> + +<p>Qui, dans la littérature française, a laissé des +pages rustiques préférables à celle-ci ?</p> + +<blockquote> +<p>Ici, le ciel est clair, et s’il monte un peu de fumée, +c’est une gaieté dans l’espace, — elle monte, comme un +encens du feu de bois mort allumé là-bas par un berger, +ou du feu de sarment frais sur lequel un petit vacher +souffle dans cette hutte, près de ce bouquet de sapins… +Il y a le vivier, où toute l’eau de la montagne court en +moussant, et si froide qu’elle brûle les doigts. Quelques +poissons s’y jouent. On a fait un petit grillage pour +empêcher qu’ils ne passent. Et je dépense des quarts +d’heure à voir bouillonner cette eau, à l’écouter venir, à +la regarder s’en aller, en s’écartant comme une jupe +blanche sur les pierres…</p> + +<p>La rivière est pleine de truites. J’y suis entré une fois +jusqu’aux cuisses ; j’ai cru que j’avais les jambes coupées +avec une scie de glace. C’est ma joie, maintenant, +d’éprouver ce premier frisson. Puis, j’enfonce mes mains +dans tous les trous et je les fouille. Les truites glissent +entre mes doigts ; mais le père Régis est là, qui sait +les prendre et les jette sur l’herbe, où elles ont l’air de +lames d’argent avec des piqûres d’or et de petites taches +de sang.</p> +</blockquote> + +<p>On oublie trop ce Vallès faraud et joyeux dès +qu’il est lâché en pleine nature, loin du triste logis +paternel. Avec quels éloges Théodore de Banville +citait ce fragment où il trouvait toute la grâce et la +pureté de l’antique :</p> + +<blockquote> +<p>Elles ont voulu me faire voir le verger. Va pour le +verger ! et j’y entre en sautant par-dessus la barrière à +pieds joints.</p> + +<p>Voilà comme je suis, moi.</p> + +<p>Mes cousines me regardent ébahies, je ris en revenant +à elles pour leur tendre la main et les aider à enjamber. +Une, deux, voyons.</p> + +<p>Elles poussent de petits cris et me retombent dans les +bras en mettant pied à terre ; elles s’appuient et s’accrochent, +et nous allons dégringoler. Nous dégringolons, +ma foi, on perd tous l’équilibre, et nous tombons sur le +gazon. Elles ont des jarretières bleues.</p> + +<p>Comme il fait beau ! Un soleil d’or ! De larges gouttes +de sueur me tombent des tempes, et elles ont aussi des +perles qui jouent sur leurs joues roses. Le bourdonnement +des abeilles qui ronflent autour des ruches, derrière +ces groseilliers, fait une musique dans l’air…</p> + +<p>— Qu’est-ce que vous faites donc là-bas ? crie une voix +du seuil de la maison.</p> + +<p>Ce que nous faisons ? Nous sommes heureux, heureux +comme je ne l’ai jamais été, comme je ne le serai jamais. +J’enfonce jusqu’aux chevilles dans les fleurs, et je viens +d’embrasser des joues qui sentent la fraise.</p> +</blockquote> + +<p>Comment peut-on dire, que de ses troubadours +médiévaux à Jules Vallès, et à tout à l’heure, Le Puy +a manqué de littérature !</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c9">CHAPITRE IX</h2> + +<p class="d">En Aurillac. — Louis Bonnet et l’Auvergnat de Paris. — Un +concours de « cabrettes ». — La musette et la bourrée. — La +Procednitza bulgare et la bourrée d’Auvergne. — Bouréno +bouranke ; Bou rei Yo. — Des Bulgares, dans le +Cantal en 1210. — Cabrette et gaïda. — La fin de la +cabrette. — La révélation de Vermenouze.</p> + + +<p>Je n’aimai point Aurillac, tout de suite.</p> + +<p>J’y venais entre deux trains, de Vic-sur-Cère, où +je dirigeais mes vacances d’il y a trente ans.</p> + +<p>C’était, pour moi, la ville à préfecture, garnison, +magistrats, professeurs, fonctionnaires et commis-voyageurs, — qui +sont l’apparence banale de tous +les chefs-lieux. Tout ceci est à fleur de pavé. Les +nomades administratifs n’entament guère la vie +profonde de la cité ; sans doute, ils font renchérir +le prix des loyers et de la truite ; leur souffle peut +ternir d’embu la glace des cafés ; il n’imprègne pas le +basalte foncier, car l’indigène ne se livre guère au +passant… Où l’on s’aperçoit que l’étranger compte +peu, c’est aux vieilles dates de foires et de marchés, +quand la montagne dévale, quand, de toute la région, +la vacherie, la ferme viennent installer leurs bêtes +et leurs produits par le foirail, le Gravier, le Portail +d’Aureinques, les placettes et les rues de la capitale ! +Parmi la multitude aux blouses bleues, quels visages +de la race, qui n’ont pas changé, sous le vaste +chapeau velu ! Il faut céder toute la place aux envahisseurs — qui +ne se contentent plus de l’auberge +ancienne. Avec ses souliers ferrés et son bâton à +lanière de cuir, le café ni l’hôtel ne sont ignorés du +fermier d’aujourd’hui, qui ne craint pas la dépense ; +mais, ce progrès matériel, l’instruction plus étendue, +des mœurs moins rudes n’ont point modifié de beaucoup +le statut ancestral.</p> + +<p>Ainsi l’ai-je apprécié, par la suite, dans la fréquentation +plus intime, dans l’exploration plus +nombreuse de l’habitant et du pays, quand les circonstances +m’ont rendu familiers et chers ces horizons, +quand Aurillac est devenue pour moi le refuge +dans la tempête.</p> + +<hr> + + +<p>C’est à Louis Bonnet, fondateur de <i>l’Auvergnat +de Paris</i> que je dois le premier contact attachant +avec Aurillac, et qui décida, sans doute, de mon +auvergnatisme ! Louis Bonnet, dont la barbe de +flamme fut, pendant trente ans, l’étendard de l’Auvergne +à Paris ! Quelles ressources de conviction et +d’énergie, de foi et d’habileté, au service d’une cause +qu’il a créée et dont il a assuré, seul, le triomphe ! +L’entreprise apparaissait chimérique, d’un journal +hebdomadaire, régionaliste, « faisant ses frais » à +Paris. C’est, aujourd’hui, un organe à fort tirage, +encombré d’annonces, avec des éditions de province, — et +indépendant. Les dons d’une raison +intrépide et claire, des qualités d’écrivain de race, +permettaient à notre chroniqueur débutant toutes +les espérances du journalisme et de la politique. Il +n’est plus sorti de cet <i>Auvergnat de Paris</i>, où il a +amené quiconque, par l’atavisme, touche au Massif +central. Louis Bonnet a vaincu l’égoïsme et la +défiance traditionnels. Il a révélé aux Auvergnats +l’esprit de solidarité. Il a fallu une incommensurable +propagande, par le fait : si des articles avaient suffi, +cela n’eût guère coûté de peine. Méthodiquement, +un à un, je crois bien, L. Bonnet a catéchisé « tous +ceux de chez nous ». Il a groupé les métiers, les +professions, les intérêts, les sympathies. Des corporations +vagues il liait le faisceau de sa <i>Ligue +Auvergnate</i>, aujourd’hui « <i>l’Auvergne</i> », où se +rejoignent les sociétés, amicales, mutuelles, syndicales, +qui pullulent. Mais L. Bonnet ne projetait +point que de lier, comme il y a réussi, les Auvergnats +de Paris : il entendait qu’ils restassent reliés +avec ceux d’Auvergne. Il savait que le secret de la +force durable est de reprendre pied au terroir. +Il a dirigé « le retour au pays », par des combinaisons +avec les compagnies de chemins de fer +qui mettent en route des trains Bonnet, aux tarifs +infiniment réduits, — dont les convois montent, de +plus en plus nombreux chaque année, vers les villages +salubres et les cimes vivifiantes…</p> + +<p>Ainsi, émigrer n’est plus s’expatrier. La communication +n’est pas rompue entre ceux qui partent et +ceux qui restent, — et qui s’ignoraient, aussi, les +uns les autres.</p> + +<p>Ce fut par Louis Bonnet que je fus introduit, +officiellement, en Aurillac, sa ville natale.</p> + +<hr> + + +<p>Le 16 mai 1891, était inaugurée la nouvelle ligne +de Saint-Denis-les-Martel, avec ministre poussant +jusqu’à Aurillac. Un comité de la presse cantalienne +avait projeté, en regard de la manifestation +politique, « un concours de musettes ». Dès mes +premiers vers, inspirés de la maigre arête « des +fortifs » de Paris, et non du Puy-Mary ! Louis Bonnet +m’avait repéré et enrôlé, sans me connaître +encore personnellement, dans ses effectifs de combat. +Grand maître de la mobilisation, pour utiliser +chacun, il attendait l’occasion propice. Je fus de +service commandé, pour le festival aurillacois de +la cabrette ! J’étais très glorieux de présider à cette +solennité peu banale : le voyage s’effectua en musique, +si l’on peut dire, avec quelques douzaines +de museteurs dans le train ; car, déjà il fallait les +faire venir de Paris, où des bals de quartier les conservaient +encore ; il n’y en avait déjà plus beaucoup +au pays, envahi d’accordéons et de vielles ! A ce +tournoi colossal de l’outre traditionnelle, l’audition +n’était accordée qu’aux instruments authentiques. +Par l’émulation, Louis Bonnet avait tenté d’enrayer +la dégénérescence rapide. Hélas, le joueur +typique, dont les lèvres collées à l’embouchure, +les joues gonflées, faisaient corps, du moins faisaient +figure avec la panse sonore arrondie d’un +souffle puissant, ce joueur du passé dont le pied +martelait sur le sol le rythme des airs populaires, — ce +joueur n’est plus, maintenant ; par un cordon, +le pied actionne un soufflet qui gave artificiellement +la sorte d’oie rouge ou bleue que le cabrettaire +serre sous le bras gauche, et qui pousse des cris de +chèvre ! la figure de l’exécuteur, impassible, à travers +cette aventure, ne fait qu’accentuer l’impression +bizarre d’une expérience ou d’une opération sur +quelque volatile congestionné ! Que nous voilà loin +des fêtes rustiques, où se scandait l’ancienne bourrée, +où quelque regret s’éplorait, si plaintif et touchant… +L’habileté des doigts n’est pas tout. Je veux +croire que le souffle même de la race passait de la +poitrine de l’homme dans la poche à danses et à +chansons, et lui communiquait le charme naïf que +l’on ne goûte plus aux contrefaçons éventées d’à +présent. Mais voici que la Bourrée ne serait plus +auvergnate ! La controverse a couru les journaux.</p> + +<p>Ni hommes ni femmes, tous Auvergnats, disait-on +de nous. Il va falloir changer pour : « Ni hommes ni +femmes, ni Auvergnats : tous Bulgares ».</p> + +<hr> + + +<p>En effet, les journaux signalent la prétention des +vainqueurs balkaniques de revendiquer notre bourrée +montagnarde comme leur danse nationale ; +aujourd’hui il n’y a plus de doute que les Boulgres +aient poussé de fréquentes incursions à travers le +Massif Central.</p> + +<p><i>La Veillée d’Auvergne</i>, sous les signatures de +M. Gandilhon Gens d’Armes et de M. Marcellin +Boudet, nous fournit de curieuses notes sur « la +Bourrée », le mot : Bougre, et les Bulgares en +Auvergne. Ce serait par leurs doctrines (hérétiques) +que des milliers de Bulgares (expatriés) se firent +détester en France des puissances temporelles et +spirituelles.</p> + +<p>De là à devenir une façon de boucs émissaires, il +n’y avait qu’un pas. Il fut franchi. Tout leur fut +attribué, le nommable et l’innommable. Voltaire le +constate en divers passages. Un fait historique contribua +à accentuer le sens défavorable du mot +Bougre. Les guerriers de la quatrième croisade, au +lieu d’aller combattre les Turcs en Asie, s’immiscèrent +dans les querelles de Byzance. Beaudoin, fondateur +de l’empire latin d’Orient, ayant offensé le +tsar bulgare, celui-ci l’attaqua, le battit près d’Andrinople +en 1205, le fit prisonnier, lui fit couper bras +et jambes et le jeta dans une oubliette à Tirnovo :</p> + +<p>— C’en était assez, dit Voltaire, pour que les Bulgares +fussent en horreur à toute l’Europe.</p> + +<hr> + + +<p>Cependant, le mot : « Bougre » perdait à la longue +son sens péjoratif. Il y eut des bons bougres. Au +<small>XVII</small><sup>e</sup> siècle, un <i>Joli Boulgare</i>, un <i>Bon Boulgare</i> +s’appliquaient à un garçon bien tourné, à un +brave homme. L’Auvergne fait un emploi si abondant +du terme, que l’Auvergnat, avec son patois, +devient le Bougri de Bougra de la chanson ! Aussi, +le docteur C. Stoïtchof a-t-il remarqué et rapporté +quelle place occupait la ressemblance de notre bourrée +avec la <i>Procednitza</i> de ses compatriotes.</p> + +<p>Le docteur C. Stoïtchof écrit dans la <i>Revue franco-bulgare</i> :</p> + +<blockquote> +<p>Les Auvergnats sont très passionnés pour leur danse, +<i>la Bourrée</i>, et l’exécutent avec frénésie. J’ignorais jusqu’au +nom de cette danse quand, en 1898, réveillonnant +avec quelques étudiants auvergnats, je les vis danser la +bourrée. Grand fut mon étonnement. Cette danse se +rapprochait, à s’y méprendre, de la Procednitza bulgare. +Mêmes pas, mêmes gestes, même entrain. Rien +n’y manquait : ni les talons s’entrechoquant ou frappant +le sol en cadence ni les mains s’agitant en l’air alors que +les doigts simulent le claquement des castagnettes ou +bien retombent avec bruit sur les hanches, les flexions +des genoux, les pas en avant et en arrière, les tours, les +demi-tours jusqu’à de petits cris stimulant l’ardeur des +danseurs, tout y est. Bien que ce soit là, de par la violence +des mouvements, une danse plutôt masculine, les +femmes y prennent souvent part, faisant vis-à-vis aux +hommes… Mais ce qu’il y a de plus frappant, c’est que +dans l’air même de la bourrée on reconnaît le chant le +plus populaire, le plus répandu dans les provinces bulgares : +<i>Bouréno Bourenké</i>.</p> + +<p>Et l’attention est encore attirée par ces deux mots du +chant bulgare où nous trouvons le mot bourrée, pas +altéré davantage que dans <i>Bourellia</i>, nom patois de la +danse auvergnate dans certains départements français +et piémontais. Donc l’air, la danse et jusqu’à ces paroles +initiales : <i>Bouréno Bourenké</i> nous permettent d’affirmer +que nous sommes en présence d’une seule et même +chose.</p> +</blockquote> + +<p>De la danse aux danseurs il n’y a qu’un pas… +Aussi le docteur Stoïtchof poursuit :</p> + +<blockquote> +<p>En 1904, je fis partie d’un voyage d’études médicales +consacrées aux stations thermales du centre de la France. +Je me trouvai en pleine Auvergne, et quel fut mon étonnement +de me sentir là en pays de connaissance : mêmes +physionomies, même allure, beaux gaillards bruns aux +traits un peu rudes.</p> +</blockquote> + +<p><i>Tout cela est auvergnat et tout cela est bulgare</i>, +constate le docteur Stoïtchof qui suppose une pénétration +de hordes barbares mêlées à nos vieilles +populations.</p> + +<p>Mais M. Gandilhon Gens d’Armes, arvernisant +indéfectible, a tôt fait de proposer l’hypothèse contraire.</p> + +<blockquote> +<p>Les Gaulois n’ont-ils pas laissé des enclaves celtiques +dans l’Europe centrale et presque parmi les Slaves ? +Pourquoi n’y en aurait-il pas dans les Balkans ? Ou du +moins pourquoi n’y en aurait-il pas eu ? Des Gaulois +ont si longtemps subsisté en Galicie. D’autres ont bien +pu implanter dans les Balkans des traditions celtiques, +des rythmes, des danses celtiques. Les hommes qui +parlèrent si fièrement à Alexandre de Macédoine en lui +montrant le ciel, étaient fort capables de danser d’endiablées +« <i>montagnardes</i> ». Mais oui, monsieur Stoïtchof, +j’ai idée que la procednitza bulgare n’est que la <i>bourrée</i> +arverne que nos aïeux ont apprise à vos aïeux.</p> +</blockquote> + +<p>Je commençais à être quelque peu rassuré, d’autant +plus que M. Albert Dauzat venait à la rescousse +pour maintenir à la bourrée une origine française, +sinon exclusivement auvergnate.</p> + +<blockquote> +<p>D’après M. Stoïtchof, la bourrée, cette danse nationale +d’Auvergne, serait, y compris son nom, d’origine +bulgare ! Les Bulgares ne chantent-ils pas, en dansant : +<i>Bouréno Bourenké</i> ? Avec de semblables rapprochements +on arriverait vite à démontrer, par exemple, que le français +<i>chou</i> vient de l’allemand <i lang="de" xml:lang="de">schuh</i>, soulier, — ou <i lang="la" xml:lang="la">vice +versa</i>, — et il n’y aurait plus, pour confirmer l’hypothèse, +qu’à rappeler l’anecdote classique à Paris de la semelle +trouvée par l’Auvergnat dans sa soupe aux choux !</p> + +<p>Pour parler sérieusement, il est certain que les +anciennes danses populaires de pays très éloignés les +uns des autres ont souvent entre elles des caractères +frappants de ressemblance. Un Portugais de mes amis +m’a affirmé — tout comme le Bulgare — que ses compatriotes +dansaient une vieille danse de tout point semblable +à la bourrée. Et qui sait si, au lieu de plonger +dans la nuit des temps, ces danses, moins vénérables +peut-être qu’on ne le croit, ne viendraient pas tout simplement +de telle ou telle capitale, et si ce ne sont pas +des survivances provinciales de pas dansés à la cour à +telles ou telles époques, — lâchons le grand mot, de +modes parisiennes ?</p> + +<p>C’est l’histoire de nos costumes provinciaux, dont je +déplore autant que quiconque la disparition, mais qui +ont pour la plupart une origine parisienne et non, hélas ! +régionaliste.</p> + +<p>Il y a tout à présumer que la bourrée auvergnate vient +du Nord. D’après M. Giraudet, fondateur de l’Académie +de danse, elle aurait été dansée à Paris en l’an 879. +J’ignore où ce renseignement a été puisé, et j’ai tout lieu, +je l’avoue, de me méfier : l’éminent artiste rendrait un +service inappréciable à la philologie s’il retrouvait l’état +civil du mot « bourrée ».</p> + +<p>En attendant, une seule certitude existe : c’est que +l’Auvergne — suprême paradoxe ! — a emprunté au français +le mot de sa danse nationale : du mot français bourrée, +elle a fait bouréyo, comme du mot idée, idéyo, etc. +« <i>Bourrée</i> » est cité en français, pour la première fois, +par Antoine Oudin, en 1642. Je ne crois pas qu’on trouve +ce nom de danse en Auvergne avant le <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle.</p> + +<p>Le nom de la bourrée — sinon la chose — a été +transmis à l’Auvergne par le Bourbonnais, où la bourrée +pendant le <small>XIX</small><sup>e</sup> siècle, a été tout autant en honneur, +ainsi que dans le Haut-Berry : relisons, pour nous en +convaincre, les délicieux <i>Maîtres Sonneurs</i>, de George +Sand. Car, aujourd’hui, même dans la Limagne d’Auvergne, +on ne danse plus la bourrée : la plupart des +jeunes gens l’ignorent autant que les Parisiens.</p> + +<p>Il faut féliciter les Cantaliens, plus traditionalistes, +d’avoir conservé cette danse pittoresque… Même si elle +n’est ni celtique, ni bulgare. Peut-être les érudits du +Bourbonnais et du Berry pourront-ils éclaircir définitivement +le mystère de ses origines.</p> +</blockquote> + +<p>En tout cas, c’en est fini de la saugrenue étymologie +fabriquée par un folkloriste en délire, +d’après qui <i>bourrée</i> viendrait de : Bou reï yo (bon +roi il y a !), acclamation dont l’on aurait salué +les nouveaux souverains à leur avènement dans +les villages d’Auvergne. Or, voici que <i>La Veillée +d’Auvergne</i>, par la plume de M. Marcellin Boudet, +apporte des arguments historiques à M. le docteur +C. Stoïtchof. En 1210, de redoutables bandes s’emparent +de Laguiole, de Mur-de-Barrez, menacent +Aurillac et Rodez. Le seigneur de Tinières les arrête +et les écrase. Chaque année, un présent est remis au +sauveur de Rodez, dont les envoyés doivent crier +par trois fois : « <i>Viva Tinièros que nos a défendut +des Albigés et des Bulgares !</i> »</p> + +<p>Quelques années après, l’incursion est renouvelée +par un prince portugais, surnommé le <i>Bugre</i>, d’Avignon, +soit qu’il eût des Bulgares avec lui, soit pour +rappeler la terreur des envahisseurs balkaniques. +Le Bugre fut battu, capturé et conduit à Paris.</p> + +<p>En 1502, Gourdièges, canton de Pierrefort, — celui +de mon enfance ! — est occupé par une tribu +d’Albanais à la solde des ligueurs. Il fallut leur donner +assaut au château et « le forcer au pétard ».</p> + +<p>Par la suite, Bulgares, Albanais, Slaves, sont étiquetés +Égyptiens Bohémiens. « On bloquait dans +cette expression les tribus slaves, bulgares, danubiennes +et autres étrangers ». M. Boudet conclut +« que des Auvergnats et des Bulgares et autres gens +des Balkans ont pu danser ensemble la bourrée en +plein Cantal, à une époque infiniment plus moderne +qu’on n’aurait cru. »</p> + +<p>Ce qui n’est pas moins troublant, et dont ne +parlent pas M. Marcellin Boudet et M. Gandilhon +Gens d’Armes, c’est que la <i>cabrette</i> auvergnate et la +<i>gaïda</i> bulgare ont le même instrument de musique, — l’outre +qu’il faut gonfler et dont le souffle, à la +pression du bras, alimente la flûte rustique.</p> + +<hr> + + +<p>Mais revenons à Aurillac, où je devais connaître +Arsène Vermenouze, à ce festival de museteurs qui +me le donna comme voisin de jury, sous le péristyle +du Palais de Justice.</p> + +<p>Là, s’entassaient les concurrents aux outres enrubannées, +tandis que, par l’averse croulante, sous de +profonds parapluies, la foule emplissait la vaste +place où, depuis, a prospéré le square tout grêle +alors. Nous écoutions, nous prenions des notes pour +le classement… Tout de même, ils étaient trop — et +puis, ils ne voulaient pas s’en tenir à leur répertoire +rustique, ils s’attaquaient à des airs d’opéra, à des +rengaines de café-concert ! Un ministre passa, et la +cohorte officielle, avec discours d’usage qui, pas plus +que la <i>Cabrette</i>, n’enrayèrent les cataractes ! Aussi, +quand se dressa « le poète local », inscrit au programme, +je pensais qu’il n’y avait plus d’espoir. +Devant nous, le Déluge ? Or, c’était Vermenouze +qui, déjà… qui, depuis ! Ah ! il pouvait bien pleuvoir ! +Le rideau de brume s’écartait et ce fut l’embellie +merveilleuse où le verbe du Poète lançait +une chaleureuse bienvenue aux concurrents :</p> + +<blockquote> +<p>… La bourrée<a id="FNanchor_36" href="#Footnote_36" class="fnanchor">[36]</a> et la cabrette — tiendront toujours +le même rang, — car elles sont filles d’un même sang — et +comme dans les mêmes langes — dorment deux +jumeaux côte à côte — ainsi font bourrée et cabrette.</p> + +<p>Mais dans le cœur de l’Auvergnat — leur amour est +planté et pousse, — comme à travers l’herbe et la +mousse, — la racine d’un orme ou d’un vergne. — Et +nulle musique n’est aussi douce — à l’oreille d’un Auvergnat.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_36" href="#FNanchor_36"><span class="label">[36]</span></a></p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Elo bourreio è la cabreto</div> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Tourou toutchiour lou mèmo rong…</div> +</div> + +</div></div> +<p>Dès que je tourne me mémoire vers cette journée +qui se dérobe derrière un rideau de pluie incessante, +le visage de Vermenouze est seul à surgir, en +triangle osseux qu’allongeait l’arête du nez descendant +vers la barbiche en pointe ; il y avait de l’arabe +dans ses traits maigres, sa peau tannée de nomade +du désert ; à défaut de burnous, on l’imaginait +volontiers sous la bure ascétique de quelque monastère +espagnol !</p> + +<p>Que je mette l’oreille aux portes du passé, pour y +retrouver le premier son entendu de sa voix, elle +éclate métallique et martelée, mordante et combative ; +sur cette physionomie rude, comme rocheuse, +avec sa touffe de poil revêche aux lèvres et au menton, +il coulait de la douceur et de la bonté des yeux +tendres et frais comme des sources claires ! La modestie, +l’assurance, l’indépendance et la fierté se +décelaient à ses regards, à sa parole, à son geste. +L’assurance venait de ce qu’il avait fait de son +mieux. Il ne jouait pas un rôle. Il n’écrivait guère +que pour quelques amis, et ne disait que peu en +public. De sa vie aventureuse au delà des Pyrénées, +peut-être, avait-il pris ces gestes, cette allure que +l’on ne possède pas si aisés, ni si nobles, dans nos +lourdes montagnes.</p> + +<p>Car, tout de suite, c’est par l’accord vigoureux +de sa personne et de sa poésie qu’il m’impressionna. +L’originalité ne pouvait guère briller dans +cette apostrophe à nos humbles souffleurs de cabrettes. +Mais la sincérité, la conviction, la simplicité +du récitant imposaient le rythme et la phrase, +révélaient un tempérament, prouvaient un caractère. +La curiosité me pressait. Certainement, notre patoisant +n’était pas qu’un versificateur local, comme il +s’en produit à toutes inaugurations et commémorations +régionalistes. Sans doute, Vermenouze n’était +pas qu’un faiseur d’à-propos. Mon voisin accepta la +conversation. Elle ne devait s’achever que vingt ans +plus tard, — avec la Mort.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c10">CHAPITRE X</h2> + +<p class="d">Chez Vermenouze. — Ancien émigrant « espagnol », liquoriste, +poète et chasseur. — Les colères de Vermenouze : +la montre tyrannique ; la servante sourde. — La truite +fraîche. — La bécasse à point. — Une histoire de chasse. — La +rôtie et le « Vieux Fel ». — L’intérieur du célibataire. — « L’ouverture » +du 14 juillet.</p> + + +<p>Dès le lendemain de cette journée diluvienne, je +pénétrais dans l’intimité pittoresque et chaleureuse +de Vermenouze. Avec lui, l’invitation était prompte +et cordiale autant que rare. Son intérieur ne s’ouvrait +qu’à quelques amis très chers. Il était incapable +de convier le passant de hasard. Sans doute, sa +sympathie rapide venait de mon admiration spontanée +pour ses strophes patoises. Il avait été étonné +que, débarquant de Paris, j’entendisse le parler +natal. Puis, je n’avais pas été moins enthousiaste que +lui à célébrer la petite patrie, dans mes allocutions aux +ministres ruisselants d’averse, pareils à des phoques +émergeant d’un aquarium, qui honoraient de leur +visite inondée notre festival amphibie.</p> + +<hr> + + +<p>— Un peu avant midi, surtout, je déjeune à midi… +Tout serait trop cuit et mauvais…</p> + +<hr> + + +<p>J’ai raconté ailleurs, les origines de Vermenouze. +Je ne les rapporte que brièvement. Il était né à +Vielles d’Ytrac, le 25 septembre 1850. Il avait donc +quarante et un ans, moi vingt-sept. D’une famille +« d’Espagnols » ; comme on désigne celles dont les +membres vont commercer au delà des monts, Vermenouze +émigra, avec un court bagage de savoir +primaire, qui devait s’augmenter malgré les soucis +du négoce. Il se rendait à Illescas, entre Madrid et +Tolède, où un groupe de parents associés devaient +l’initier au trafic de l’épicerie et de la bonneterie. +Mais ses occupations n’étaient point paisiblement +sédentaires, à la <i lang="es" xml:lang="es">casa de commercio</i>. Le jeune +homme n’était pas immobilisé dans une boutique, +derrière un comptoir. A lui, les longues tournées +par la province, à travers les villages de la Nouvelle +Castille. Ce n’était pas de calmes chevauchées de +marchand, — par la région infestée de bandes carlistes +et de détrousseurs de grands chemins ! Ajoutez +à cela que Vermenouze dévorait Hugo, A. de +Musset, Lamartine ; La <i>Légende des Siècles</i> ne le +quittait pas ! Au pas de sa mule, coiffé du sombrero, +l’escopette au côté, je le vois très bien foulant +quelque paysage désolé de la Manche, plus hanté du +rêve de rencontrer le sublime Don Quichotte que +d’écouler ses ballots d’étoffes…</p> + +<p>Ainsi le voyais-je, d’après le peu que je savais +déjà, quand je fus à la porte de son magasin de distillerie, +sous l’enseigne <i>Vermenouze et Garric</i>. Ici, +comme <i lang="es" xml:lang="es">tra los montes</i>, il était avec des Garric depuis +quelques années dans une demi-retraite, qui lui laissait +des loisirs pour la poésie et la chasse. Il se tenait +au bureau, assurait la comptabilité, — avec quelque +détachement. Les affaires se traitaient sans fièvre, +avec une vieille clientèle. Arsène Vermenouze, pourtant, +sortait de sa réserve pour faire quelques +semaines dans l’active, à l’automne. C’était une +tournée annuelle, à travers le haut pays. Il partait à +pied, et chassait, jusqu’à Pierrefort, Brezons. Je ne +sais s’il plaçait beaucoup sa marque, ou tuait quantité +de gibier : mais de ses courses au vent de la +montagne il rapportait d’admirables poèmes de terroir, — où +il n’était plus question de Surcouf, le +corsaire héroïque de la Mer des Indes.</p> + +<hr> + + +<p>J’avais scrupuleusement obéi à la recommandation. +Je n’étais pas en retard. Cependant, mon hôte avait +tiré sa montre, tout en m’ouvrant la porte, — vieille +habitude de chicaner à une minute près.</p> + +<p>— Entrez, entrez… Nous avons encore un moment… +C’est bien ainsi… Il ne faut pas faire attendre la +cuisinière… Oh ! ne comptez pas sur un festin. Je vous +reçois en vieux garçon…</p> + +<hr> + + +<p>Aujourd’hui, la figure basanée d’hidalgo se couvrait +d’une sage calotte ; chaussé de pantoufles, en +gros veston, Vermenouze s’excusait de son accoutrement +d’intérieur ; il avait pris froid dans l’humidité +de la veille ; il était obligé à des précautions, à +cause d’une ancienne pleurésie. Marcheur intrépide, +nous le plaisantions quelquefois sur sa faiblesse imaginaire ; +il n’est que trop vrai qu’il lui était demeuré +quelque tare aux poumons…</p> + +<p>Aux apparences, il ne faudrait pas croire que +Vermenouze goûtât le calme dans ce bureau-caisse +aménagé à l’angle gauche d’entrée de la pièce, toute +en casiers garnis de bouteilles de Malaga, d’Eau-de-noix, +d’Élixir de Goudron, de Triple-Sec, de spécialités +de la maison ou de la région. L’ordre était partout, +dans les rayons d’alcools, comme dans la +cage des registres et des cartonniers. Mais un perpétuel +tumulte ébranlait la sérénité du maître de +céans. Un journal, jeté sur une chaise, trahissait l’émoi +du lecteur.</p> + +<p>— C’est dégoûtant ! clamait Vermenouze.</p> + +<p>Il nous tendait <i>L’Autorité</i>, le doigt sur l’article de +Paul de Cassagnac, qui était alors « son homme », +mais dont il devait, plus tard, se désaffectionner, le +vigoureux polémiste n’ayant pas renversé <i>la Gueuse</i>, +dans les délais souhaités par son fidèle abonné.</p> + +<hr> + + +<p>Car, on m’en avait prévenu, il fallait à Vermenouze, +chaque jour, à peu près à heures fixes, ses +motifs de grommeler et d’éclater. Nullement quinteux, +nullement atrabilaire, ses colères et ses bourrades +ne décelaient aucune humeur de hargne contre +son prochain ; elles ne s’attaquaient qu’aux événements +et aux institutions, dans un grossissement +des plus menus incidents, transformés en catastrophes ! +Une bonne colère de Vermenouze était un +spectacle réjouissant. Car il y allait d’une verve +impétueuse — irrésistible. Je crois bien que ce n’est +pas sans intention que, dans son entourage même, +quelque associé se faisait un jeu d’exhiber, en face +de <i>L’Autorité</i>, le <i>Cri du Peuple</i>, de Jules Vallès, ou +quelque feuille radicale. Nous-même, et quelque +autre, souvent, ne nous amusâmes-nous pas à n’arriver +qu’à l’avant-dernier coup de midi ou de sept +heures, sonnant à Notre-Dame des Neiges, tandis +que Vermenouze, déjà en rumeur, avait sorti sa +montre qui… n’était jamais à l’heure ! Il lui fallait +toute une série de calculs pour obtenir le point. +Il devait se souvenir que, la veille ou l’avant-veille, +elle retardait ou avançait de tant, ou qu’il l’avait +remise à l’heure sur l’église ou le chemin de fer, +variant de cinq ou dix minutes…</p> + +<p>Bref, on montait, et la discussion reprenait, — avec +la servante qui, d’ailleurs, souriait imperturbablement +aux éclats de voix et aux apostrophes +habituels : elle était sourde. La serviette dépliée +c’en était fini de tous éclats de voix. Le maître +de maison exigeait que les convives, un ou deux, +rarement trois, fussent tout à l’office immédiat. +La truite était de son choix. Il savait qui l’avait +pêchée, et à quelle heure, et rapportée sans qu’elle +eût senti le soleil, entre les herbes et les feuilles +mouillées qui conservent le mieux la fraîcheur. La +bécasse qu’il voulait à point, et non décomposée +et puante, il l’avait « descendue » de son propre +fusil, suspendue à une poutre de la cave, dans le +courant d’air propice. Naturellement, chaque oiseau +avait son histoire :</p> + +<blockquote> +<p>Alors, le gibier, qui sent fondre la neige<a id="FNanchor_37" href="#Footnote_37" class="fnanchor">[37]</a>, le +pluvier doré, le vanneau, — et le roi des longs-becs, la +jolie bécasse. — Tout cela vient, tout cela passe.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_37" href="#FNanchor_37"><span class="label">[37]</span></a> <span lang="oc" xml:lang="oc">Oléro lou gibié, que sent foundre lo néu.</span></p> +</div> +<blockquote> +<p>Mais chut, chut ! Mon chien, Tom, qui cheminait au +trot, — vient de s’immobiliser comme un roc, comme +une souche, comme une barre. — Je m’en approche : +Beau ! Tom. J’entends : tchiarro, tchiarro ! — et je vois +un oiseau gris, qui file tant qu’il peut, — je le fais rouler +à terre du premier coup.</p> + +<p>C’est une bécassine, et même grosse et replète, — presque +autant qu’une lombarde. — Je l’introduis au +fond du carnier, — avec une autre couple que j’ai déjà +mise en ordre, — et j’ouvre mon fusil vivement, et +même je le charge, — car Tom allonge à nouveau le +museau et s’arrête dans une flaque, au bord du ruisseau : — Ah ! +pauvre homme ! Quelle émotion ! — J’ai +passé devant Tom et je fais : Brou ! rien ne se lève, — Beau ! +Tom, dis-je de nouveau, tu arrêtes quelque fantôme ?</p> + +<p>Mais Tom demeure là plus roide que jamais. — Je +crie : Brou ! tant que je peux ; alors cependant — un +petit oisillon me part à me toucher les pieds ; je me +retourne, — car il m’est parti derrière et vivement je le +tire, — mais rien ne tombe, l’oiseau qui semble un +papillon, — et qui n’est pas plus gros qu’un poussin, +quand il sort de l’œuf, — est tellement léger que le vent +l’emporte, — comme de l’herbe sèche ou quelque feuille +morte, — et il s’en va, il s’en va, le <i>sourdou</i> — un +oiseau gras comme un lardon, — le meilleur, le plus fin ! +Je jure que tout en fume, — car j’ai la mauvaise coutume, — quand +je manque ainsi quelque gibier, — de +jurer comme un charretier.</p> +</blockquote> + +<p>Mais finalement, la rescapée de la première alerte, +ou quelque autre, devait enfler le carnier fatal… Du +moins, la bécasse vaincue n’était pas jetée à la fosse +commune, au panier des revendeurs. Vermenouze +lui assurait de nobles funérailles.</p> + +<p>Il opérait lui-même, au feu de bois, dans sa vaste +cheminée où la victime arrivait de la cuisine, toute +drapée de lard fin, comme sur un lit de parade, sur +sa rôtie somptueuse, d’après une vieille recette +d’Ytrac ; il eût été sacrilège de parler, en ces minutes +suprêmes. D’ailleurs, comme Vermenouze n’admettait +guère qu’un compagnon au partage de la bête, +celui-ci n’aurait pas osé troubler le sacrificateur dans +ses rites : il était solennel et magnifique, à la lueur de +la flamme, manœuvrant la broche, arrosant la farce +de la rôtie, découpant et gardant sur son assiette +brûlante la moitié du gibier dont il nous glissait +l’autre moitié. Il ne fallait pas remercier, mais +savourer sans délai ; seulement, quand il avait versé +le vieux Fel, des derniers plants que n’avait point +encore attaqués le phylloxéra, on pouvait respirer +et s’exclamer…</p> + +<p>Pourtant, il fallait réserver l’admiration pour le +fromage. Vermenouze en avait toujours quelque +morceau précieusement soigné ; les marchands le +savaient connaisseur et ne l’auraient pas trompé. Il +aurait dit la montagne et le troupeau d’où provenait +le quartier de fourme servi à sa table. Cependant, ce +gourmet était sobre ; il mangeait peu, et du salé, du +Cantal, du pain de seigle, avec du vin trempé d’eau, +le contentaient à l’habitude ; son régal était une +pomme au dessert.</p> + +<p>Et sa pipe…</p> + +<hr> + + +<p>Je n’aperçus pas tout cela, à ma première visite. +J’ai anticipé. Sans doute, le menu était autre, — la +bécasse ne passant qu’à l’automne ou au printemps. +Enfin, ce n’était pas une curiosité de bouche qui +m’avait fait accepter l’invitation. J’étais trop intrigué +et ému pour fournir grande attention au repas. +Je ne m’y intéressais vraiment que par le souci dont +mon hôte faisait preuve en célibataire féru de la tenue +de son intérieur. Nous prîmes le café dans une +autre pièce, toute hantée de rapaces empaillés, +avec des fusils, des armes sur chaque paroi, et des +râteliers de pipe de tous genres. A une table, était +vissée une mécanique à sertir des cartouches ; un +fusil était démonté…</p> + +<p>— Je me prépare, me dit Vermenouze, pour le +14 juillet…</p> + +<p>— Comment ! vous tirez des salves pour la République…</p> + +<p>— F… non ! Mais, ce jour-là, tous les gendarmes +de l’arrondissement sont de service en ville pour la +revue. Alors, je vais voir s’il y aura du perdreau +dans les environs…</p> + +<hr> + + +<p>Vermenouze me remit quelques numéros de journaux +aurillacois qui accueillaient ses poèmes patois. +Il redescendit à sa boutique et je regagnai l’hôtel, +sous la pluie, mais joyeux, malgré le temps, comme +s’il m’était arrivé un grand bonheur. J’avais cessé +d’être un touriste, à la merci du ciel maussade. Il y +avait, en cette étroite rue d’Aurinques, un homme +et un poète épris comme moi de notre Auvergne !</p> + +<p>Nous n’étions pas nombreux alors !</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c11">CHAPITRE XI</h2> + +<p class="d">François Mainard. — A la cour et aux champs. — Le courtisan +sous les rochers de la province. — Les roses du +Parnasse et les épines de la chicane. — A l’ambassade de +Rome. — Les ambitions déçues. — Les amitiés de Toulouse. — Renoncement +et renouveau. — La belle vieille. — Conseiller +d’État et Académicien. — L’édition de 1646. — Adieu +Paris. — <i lang="la" xml:lang="la">Donec optata</i>…</p> + + +<p>Arsène Vermenouze ne fut pas le premier à habiter +dans cette étroite et montante rue d’Aurinques où, +presque en face de son magasin de liqueurs, trois +cents ans plus tôt, François Mainard pestait contre +l’ingratitude du siècle, derrière le portail sculpté au-dessus +duquel il avait fait graver l’inscription toujours +lisible :</p> + + +<p class="c"><i lang="la" xml:lang="la">Donec optata veniat</i><a id="FNanchor_38" href="#Footnote_38" class="fnanchor">[38]</a></p> + + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_38" href="#FNanchor_38"><span class="label">[38]</span></a> En attendant la mort, qui sera bienvenue.</p> +</div> +<p>Le sage qui ne voulait pas que les passants fussent +seuls à méditer sur sa détresse, — s’ils savaient le +latin — avait répété, plus explicitement, dans son +cabinet de travail :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Las d’espérer et de me plaindre</div> +<div class="verse">Des Muses, des grands et du sort,</div> +<div class="verse">C’est ici que j’attends la mort,</div> +<div class="verse">Sans la désirer ni la craindre…</div> +</div> + +</div> +<p>Ce quatrain désabusé, figurant aussi au logis de +Saint-Céré où se transportait le poète président Mainard, +à tous loisirs, et ils étaient nombreux, de sa +charge, il s’ensuit que la Camarde ne devait pas être +exactement renseignée sur l’endroit où la conviait +le célèbre faiseur d’épigrammes. Céré, où il naquit et +dont il fit son principal séjour ; Aurillac où était le +siège de son présidial, Toulouse qu’il fréquenta +pour ses études, Rome où il suivit l’ambassade du +comte de Noailles, — sa pensée n’y était jamais, — toute +demeurée à Paris et à la Cour.</p> + +<p>Il n’y a guère d’exemple de personnalité ayant +échappé aussi complètement à l’ambiance. François +Mainard n’était pas sorti de province avant vingt ou +vingt-deux ans. Il aurait été présenté à Henri IV, au +cours d’un voyage du roi en Limousin, en 1605. Il +devint secrétaire des Commandements de la reine +divorcée, avec quatre cents écus d’appointements. +Collaborateur de Marguerite de Valois, il débutait +dans le cercle brillant de l’hôtel de Sens, où Malherbe +le distingue. Il se fait des protecteurs puissants. +Mais l’assassinat d’Henri IV ruine tous ses +projets. Il faut vivre, se créer une situation. François +Mainard n’a pas trente ans ; il n’a vécu que de +1605 à 1610 à Paris ; cela aura suffi pour le marquer +à jamais ; il n’achèvera qu’avec la mort d’intriguer +pour reprendre pied dans la société brillante où il +avait cru pouvoir se fixer en de hautes destinées.</p> + +<p>Il épouse demoiselle Gaillarde de Boyer, une voisine +de sa paroisse de Toulouse. Il l’installe à Saint-Céré, +et avec les huit mille livres de dot, commence +de négocier pour l’acquisition du présidial d’Aurillac. +Il organise sa nouvelle existence. Tantôt en +Auvergne, tantôt dans le Quercy, il présidera là aux +séances des juges et du lieutenant criminel ; ici, il +surveillera ses prés et ses vignes. Il a renoncé à la +pompe et aux grandeurs, dira-t-il. Il brûle ce qu’il a +adoré. Loin des parures trompeuses, des vaines +apparences :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Hélène, Oriane, Angélique,</div> +<div class="verse">Je ne suis plus de vos amants,</div> +<div class="verse">Loin de moi l’éclat magnifique</div> +<div class="verse">Des noms puisés dans les romans.</div> +<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . .</b></div> +<div class="verse">Ma passion, quoi qu’amour fasse,</div> +<div class="verse">Ne fera plus son paradis</div> +<div class="verse">Des beautés qui mettent leur race</div> +<div class="verse">Plus haut que celle d’Amadis.</div> +</div> + +</div> +<p>C’est la nature, toute franche, que prisera désormais +M. le Président :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Vive Barbe, Alix et Nicolle</div> +<div class="verse">Dont les simples naïvetés</div> +<div class="verse">Ne furent jamais à l’escolle</div> +<div class="verse">Des ruses et des vanitez.</div> +<div class="verse"><b>. . . . . . . . .</b></div> +<div class="verse">Sans donner bal ny musique,</div> +<div class="verse">Sans emprunter chez les marchands,</div> +<div class="verse">Et sans débiter rhétorique,</div> +<div class="verse">Je plais aux Calistes des champs.</div> +<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . .</b></div> +<div class="verse">Adieu, pompeuses demoiselles</div> +<div class="verse">Que le fard cache aux yeux de tous,</div> +<div class="verse">Et qui ne fûtes jamais belles</div> +<div class="verse">Que d’un beau qui n’est pas à vous.</div> +<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . .</b></div> +<div class="verse">J’en veux aux femmes de village,</div> +<div class="verse">Je n’aime plus en autre part.</div> +<div class="verse">La nature en leur beau visage</div> +<div class="verse">Fait la figue aux secrets de l’art.</div> +</div> + +</div> +<p>Malgré ces professions de foi, persistera le regret +des espérances anciennes ! A la veille de quitter le +monde, François Mainard n’adressera-t-il pas ses +vers les plus touchants à la blonde Cloris, qui lui +avait refusé sa main, et, veuve, ne se laissera pas +fléchir, trente ans après !</p> + +<p>Certes, François Mainard a vanté la paillardise +rustique et ne détestait pas « la galanterie de table » +qu’exalte sa verve bachique. Sans doute, le président +aimait la bonne chère du château de Castelnau +où le comte de Clermont-Lodève l’invitait avec +l’évêque de Saint-Flour, avec le bon Flotte : « biberon » +fameux, comme le baptisait Balzac !</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Mes chers amis, je vous convie,</div> +<div class="verse">Ce bon vin dissipe l’ennuy,</div> +<div class="verse">Qui n’aura goinfré de sa vie</div> +<div class="verse">Doit commencer aujourd’hui.</div> +<div class="verse">Faisons durer la Guerre</div> +<div class="verse">De la soif et du verre.</div> +</div> + +</div> +<p>En vérité, plus que les larges beuveries et les +réunions joyeuses, c’est la noble compagnie qui lui +plaisait. Il divertissait le grand seigneur, au dam +des hobereaux de la contrée, les « petits gentilshommes +à lièvre » (c’est-à-dire vivant chichement +du produit de leur chasse), les Gascons bretteurs, les +« brutaux de province ». Mais les hauts châtelains +ralliaient la Cour, et le courtisan reprenait sa morne +existence de va-et-vient d’Aurillac à Saint-Céré : +« En compagnie, je suis gay et dis toujours le mot +pour rire, mais lorsque je suis seul, mon humeur +tombe entre les mains de la mélancolie ». François +Mainard se sentait étouffé « sous les rochers de sa +province » ; ils ne l’inspiraient guère, son activité +poétique était toute tournée vers Paris. Il s’y rendait +fréquemment. Il s’y perfectionnait dans le commerce +des beaux esprits. Il y festoyait aussi abondamment, +toujours prêt à faire chère-lie et carrousse. Mais les +délices de la table n’allaient pas sans une extrême +licence de penser et d’écrire ; les pièces gaillardes et +scabreuses de François Mainard excitaient les menées +de la cabale dévote, qui dénonçait ses stances +et épigrammes du <i>Parnasse Satyrique</i>, comme +répréhensibles au point de vue de l’honnêteté +publique. François Mainard en fut quitte pour la +peur ; cependant, il devint prudent, quand il vit +Théophile condamné au bannissement pour athéisme +et libertinage.</p> + +<p>F. Mainard va-t-il franchir le seuil du Louvre ? +En 1612, il composa des pièces de circonstance pour +les doubles fiançailles du dauphin avec l’infante +Anne d’Autriche et d’Élisabeth de France avec Philippe +d’Espagne. En 1615, il fournit encore des vers +pour un ballet en l’honneur de Mme Élisabeth. Puis, +il approche le prince de Condé. Quelques gratifications, +et ce fut tout, alors que le Président d’Aurillac +espérait une charge bien rétribuée, ou rêvait +d’être pensionné par leurs Majestés.</p> + +<p>Les années s’assombrissent. Le poète n’en peut +plus de la province : « Je ne marche pas toujours +sur les roses du Parnasse ; les épines de la chicane +piquent quelquefois mes pieds. » Il abandonne sa +charge. Il court tenter la destinée auprès de Richelieu. +Des odes nombreuses encensent le « divin, +l’incomparable ministre » ; L’État n’aura rien à +craindre « tant que ce grand homme en tiendra le +timon » ; F. Mainard est reçu à Rueil. Il exulte. Il +regagne Saint-Céré, convaincu que son heure est +imminente ! On l’oublie. La fortune le persécute, +gémit-il, dans un placet au Cardinal :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Elle me tient loing de mon Prince,</div> +<div class="verse">Entre des brutaux de province</div> +<div class="verse">Dignes d’estres soulés de foin.</div> + +<div class="verse stanza">Quel secours faut-il que j’appelle</div> +<div class="verse">Si Richelieu ne prend le soing</div> +<div class="verse">De me mettre bien avec elle ?</div> +</div> + +</div> +<p>Il n’apparaît pas que le Cardinal ait été ému +de la supplique. Pourtant, par la suite, F. Mainard +fut de l’Académie, qui s’organisait, mais avec des +avantages exclusivement honorifiques : l’ancien +président avait compté sur les émoluments. L’évêque +de Saint-Flour, Charles de Noailles, intercéda pour +lui obtenir une nouvelle place de président, en création. +Sans succès. A son corps défendant, il doit +accepter, sur l’entremise pressante de son protecteur, +de suivre, en qualité de secrétaire, à l’ambassade +de Rome, François de Noailles. C’est que les +nuages se sont épaissis au-dessus de la tête du +poète vieillissant. Déjà, prématurément, sa fille +aînée était morte : « Un père qui pleure trop opiniâtrement +les enfants qu’il a perdus offense ceux +qui luy sont demeurés », écrit-il. Il avait des motifs +de consolation, — avec une famille de cinq filles et +trois garçons. Cependant, la tristesse de l’irréparable +l’avait envahi :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Mon noir chagrin est un mal sans remède ;</div> +<div class="verse">La Parque avare a volé tout mon bien.</div> +<div class="verse">Ma fille est morte et l’Église possède</div> +<div class="verse">L’aimable Esprit qui possédait le mien.</div> + +<div class="verse stanza">Celle qui fut tout l’espoir de ma vie</div> +<div class="verse">Est exposée à la merci des vers.</div> +<div class="verse">Le sort, rempli de malice et d’envie,</div> +<div class="verse">L’a seulement montrée à l’Univers.</div> +<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . .</b></div> +<div class="verse">Que deviendrai-je après un tel naufrage ?</div> +<div class="verse">Qui tâchera de modérer mon deuil ?</div> +<div class="verse">Qui soutiendra le faible de mon âge</div> +<div class="verse">Et promettra des fleurs à mon cercueil ?</div> +<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . .</b></div> +<div class="verse">O ciel, auteur de ma noire aventure,</div> +<div class="verse">Mon cœur soumis ne t’a pas offensé ;</div> +<div class="verse">Et cependant l’ordre de la nature</div> +<div class="verse">Est, pour me nuire, aujourd’hui renversé.</div> + +<div class="verse stanza">Hâte ma fin que ta rigueur diffère ;</div> +<div class="verse">Je hais le monde et n’y prétends plus rien.</div> +<div class="verse">Sur mon tombeau ma fille devrait faire</div> +<div class="verse">Ce que je fais maintenant sur le sien.</div> +</div> + +</div> +<p>Dix ans après, la fin de son fils aîné, dans des +souffrances cruelles, d’un fils dont il espérait beaucoup, +rouvrit son affliction. Sa femme était depuis +longtemps alitée. C’est dans ces conditions, pour +fuir aussi les lieux abhorrés, qu’il accepte de +rejoindre François de Noailles. Après « un mois sur +les chemins » avec la « maudite chère » des hôtelleries +italiennes, il sera à Rome : tous les chemins +mènent à Paris, et l’incorrigible courtisan ne songe +qu’à entrer à la Cour, avec de puissants protecteurs, +favoris de Richelieu. Car F. Mainard demeurera +aussi imperméable aux splendeurs artistiques de +Rome et à la grandeur de ses ruines qu’il fut insensible +à la beauté farouche de la montagne cantalienne ! +« Il vaut mieux être misérable à Paris que +riche à Rome », écrit-il. Il s’y ennuie autant qu’à +Aurillac. La chaleur l’accable : « J’ai un éventail +qui lasse les mains de quatre valets et fait un vent +en ma chambre qui ferait des naufrages en mer. » +Toutefois, il a recruté des compagnons avec qui, +buvant « le vin et l’eau investis de neige », il lutte +contre la sécheresse. La table merveilleuse de +l’Ambassade le remet de sa détestation de la cuisine +des Princes de l’Église qui ont « force estaffiers » +mais pas un cuisinier. De Rome, F. Mainard ne +tire aucune exaltation intellectuelle. Seul, l’attire, le +Saint-Père, dispensateur de faveurs et de largesses. +Le courtisan se retrouve « à la Cour prélatesque ». +D’autant mieux qu’Urbain VIII, lui-même, s’adonne +à la poésie. F. Mainard fut adopté du monde ecclésiastique ; +et, familier du Vatican, savoura la douceur +des prévenances de Sa Sainteté à qui il prodiguait +des odes saturées d’incroyables flatteries. +Il lui en restait quand même pour les intimes +du Pape, comme le Cardinal Guy Bentivoglio, l’historien +de la Guerre des Flandres. Des livres, des +tableaux, des statues, de charmantes libéralités +prouvaient au poète la sympathie du « sujet papable ». +Tout de même, la Cour d’Urbain VIII ne contentait +pas l’ambition de F. Mainard. L’annonce du retour +en France le combla d’aise. Hélas ! l’ambassadeur +dut s’apercevoir bientôt qu’il était joué, et que son +remplacement sentait la disgrâce. Le secrétaire fut +accusé faussement, mais vilainement, d’avoir trahi +son maître, qui n’était que trop disposé à écouter +les envieux du poète et à faire tomber son humeur +sur lui : devant la menace des coups, il dut fuir ! Au +lieu d’une rentrée brillante à Paris, ce fut par le +noir et glacial hiver, le plus lamentable échouage +à Saint-Céré, où l’ambassadeur le poursuit d’une +âpre rancune, le discrédite auprès de Richelieu — et +le brouille avec l’évêque de Saint-Flour. Il est +pauvre, avec d’énormes charges de famille.</p> + +<hr> + + +<p>Paris défendu, l’ancien président ne rencontre +que du côté de Toulouse des amitiés qui se souviennent +et se raniment. Il y est fêté à divers voyages +et séjours. En 1638, comme au siècle précédent pour +Ronsard ou de Baïf, les « Jeux Floraux », sans qu’il +eût envoyé de vers, lui décernent un prix extraordinaire +qui sera représenté par une Minerve d’argent. +En 1639, nouveaux honneurs, F. Mainard est +élu maître en la gaie science. Mais il attend et il +attendra toujours, la « Minerve » promise, qu’il +réclamait d’argile, à défaut d’autres :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Si le peuple est trop indigent</div> +<div class="verse">Par les dépenses de la guerre,</div> +<div class="verse">Gardez votre image d’argent,</div> +<div class="verse">Et m’en donnez une de terre !</div> +</div> + +</div> +<p>L’académie de dame Clémence Isaure, non plus +que celle de Richelieu, alors, ne nourrissaient leur +homme !</p> + +<p>Il semble, désormais, que F. Mainard n’ait plus +d’ambition que littéraire. Il songe à une édition +définitive de ses œuvres, à travers les soucis qui +l’accablent, les procès, les deuils, la maladie de sa +femme. Il précède dans leurs protestations nos +célibataires d’Aurillac<a id="FNanchor_39" href="#Footnote_39" class="fnanchor">[39]</a> qui se sont syndiqués +contre les propositions de frapper les vieux garçons +d’un impôt : « Le célibat n’est pas moins nécessaire +aux poètes qu’aux prêtres et les Muses ne doivent +pas s’embarrasser des soins d’une famille. »</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_39" href="#FNanchor_39"><span class="label">[39]</span></a> <i>Aux célibataires de France</i>. L’union des célibataires +cantaliens, qui protestait dernièrement contre le projet +d’impôt sur les célibataires, reçoit, paraît-il, de partout des +encouragements et des adhésions. Voici l’ordre du jour qui +a été voté à la réunion tenue à Aurillac :</p> + +<p><i>L’union des célibataires cantaliens, réunie dans la salle de +la mairie d’Aurillac, encouragée par les nombreuses adhésions +qui lui parviennent du pays tout entier, et en présence du +projet gouvernemental tendant à frapper le célibat d’un impôt +de 20 %, adresse un appel pressant à tous les célibataires +de France pour qu’ils forment des syndicats qui, rattachés +à une fédération des célibataires français, constitueront un +puissant et efficace moyen de défense contre l’établissement +d’un impôt antirépublicain, parce qu’attentatoire à la liberté +individuelle.</i></p> + +<p><i>D’autre part, l’union cantalienne a organisé en septembre +un grand banquet auquel ont assisté des délégations de +Thiers, Châlons, Amiens, etc.</i> (1913).</p> +</div> +<p>Aussi, le pays est troublé. A la suite du Complot +des Princes (1641), le château de Saint-Céré est +occupé par les troupes royales, tout le Haut-Quercy +saccagé pour châtier le duc de Bouillon. Enfin, la +paix se fit et le calme revint dans la contrée, et les +divertissements reprirent chez les grands seigneurs +où fréquentait toujours le poète, François de Crussol, +duc d’Uzès, marquis de Bournazel, surtout à +Castelnau où le muscat réputé de Languedoc arrosait +les saumons de la Dordogne, les cerfs et les sangliers +des chasses du comte de Clermont. F. Mainard fait +encore entendre ses chansons, mais tournoiements +de tête, rhumatisme, troubles gastriques le condamnent +à se soigner. Il s’est vu au bord du tombeau, +à la veille « du grand départ ». Il n’avait point +cessé de croire, malgré les apparences. Avec la +détresse de l’âge, les infirmités, les désillusions, +toutes les épreuves, la foi reparaît, illumine ses +jours sombres :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Mon âme, il faut partir. Ma vigueur est passée,</div> +<div class="verse i2">Mon dernier jour est dessous l’horizon,</div> +<div class="verse">Tu crains ta liberté. Quoy ? n’es-tu pas lassée</div> +<div class="verse i2">D’avoir souffert soixante ans de prison ?</div> + +<div class="verse stanza">Tes désordres sont grands, tes vertus sont petites,</div> +<div class="verse i2">Parmi tes maux on trouve peu de bien.</div> +<div class="verse">Mais « si le bon Jésus te donne ses mérites »</div> +<div class="verse i2">Espère tout et n’appréhende rien.</div> + +<div class="verse stanza">Mon âme reprends-toi d’avoir aimé le monde</div> +<div class="verse i2">Et de mes yeux fais la source d’une onde</div> +<div class="verse">Qui touche de pitié le Monarque des Rois.</div> + +<div class="verse i2 stanza">Que tu serais courageuse et ravie</div> +<div class="verse">Si j’avais soupiré durant toute ma vie</div> +<div class="verse i2">Dans le désert, sous l’ombre de la Croix.</div> +</div> + +</div> +<p>C’est le renoncement définitif, peut-on croire, qui +s’exprime avec tant de sagesse, de résignation et de +grandeur, aussi, dans <i>l’Ode à Alcippe</i>.</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse i4">Alcippe, reviens dans nos Bois.</div> +<div class="verse i4">Tu n’as que trop suivi les Rois</div> +<div class="verse">Et l’infidèle espoir dont tu fais ton idole.</div> +<div class="verse i2">Quelque bonheur qui seconde tes vœux,</div> +<div class="verse">Ils n’arrêteront pas le Temps qui toujours vole</div> +<div class="verse">Et qui, d’un triste blanc, va poudrer tes cheveux.</div> +</div> + +</div> +<p>Après deux ans de cette vaste mélancolie, aussi +païenne que chrétienne, où l’âme harmonieuse et +rude du poète se manifeste avec un tel accent profond, +c’est un dernier assaut, du Malin, sans doute… +F. Mainard se redresse, comme devant. De nouveau, +il veut secouer le joug de la province ; sa femme est +morte ; il est harassé de solitude ; le duc de Noailles +a reconnu l’inanité de ses griefs ; avec la santé +recouvrée, des velléités combatives le ressaisissent, +de parvenir… : « La démangeaison de la Cour m’a +pris et, tout chenu que je suis, je songe à reprendre +un métier que j’ai toujours assez mal fait et qui ne +m’a pas réussi. » Incurablement, il souffre de n’être +point en place, avec de l’argent et des honneurs.</p> + +<p>Bien mieux, le cœur du vieux Président recommençait +de battre. Il en fait la confidence à Balzac, +l’ami fidèle dont il va égayer la solitude en Charente. +Balzac s’enthousiasme pour ce renouveau de sentiment +et de désir qui dicte au sexagénaire des vers +impérissables. Cloris, que, dans la flamme de la +jeunesse, il avait demandée en mariage et qui en +avait épousé un autre, est veuve. Le poète n’a +jamais oublié. Vainement, Balzac intervient, d’une +plume chaleureuse. Cloris, orgueilleuse et riche, +n’abaisse pas son regard vers le suppliant, de médiocre +extraction et sans revenus, — mais qui, pour +parler de « la belle vieille », modulait ainsi sa plainte +contenue et passionnée :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Cloris, que dans mon temps j’ai si longtemps servie</div> +<div class="verse">Et que ma passion montre à tout l’univers,</div> +<div class="verse">Ne veux-tu pas changer le destin de ma vie,</div> +<div class="verse">Et donner de beaux jours à mes derniers hivers ?</div> + +<div class="verse stanza">N’oppose plus ton deuil au bonheur où j’aspire.</div> +<div class="verse">Ton visage est-il fait pour demeurer voilé ?</div> +<div class="verse">Sors de ta nuit funèbre et permets que j’admire</div> +<div class="verse">Les divines clartés des yeux qui m’ont brûlé.</div> +<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . . . . . .</b></div> +<div class="verse">Ce n’est pas d’aujourd’hui que je suis ta conquête ;</div> +<div class="verse">Huit lustres ont suivi le jour que tu me pris.</div> +<div class="verse">Et j’ai fidèlement aimé ta belle tête</div> +<div class="verse">Sous des cheveux châtains et sous des cheveux gris.</div> +<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . . . . . .</b></div> +<div class="verse">Pour adoucir l’aigreur des peines que j’endure,</div> +<div class="verse">Je me plains aux rochers, et demande conseil</div> +<div class="verse">A ces vieilles forêts dont l’épaisse verdure</div> +<div class="verse">Fait de si belles nuits en dépit du soleil.</div> + +<div class="verse stanza">Regarde sans frayeur la fin de toutes choses,</div> +<div class="verse">Consulte le miroir avec des yeux contents.</div> +<div class="verse">On ne voit point tomber ni tes lis ni tes roses,</div> +<div class="verse">Et l’hiver de ta vie est ton second printemps.</div> +<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . . . . . .</b></div> +</div> + +</div> +<p>Balzac ne pouvait accepter que la dame résistât +à de tels accents. Il considérait l’hyménée comme +conclu : « Je vous souhaite à l’un et à l’autre, écrivait-il +à Cloris, une longue et parfaite félicité à la +charge que cette belle vie sera toujours fertile en +beaux vers, et que le prophète ne s’assoupira pas de +telle sorte entre les bras de la nymphe qu’il y oublie +à prophétiser. Il faut qu’il rende des oracles à l’accoutumée, +et qu’il chante ses contentements comme +il a chanté ses espérances. Mais il faut pour cela +que vous disiez oui. Il ne tiendra donc qu’à votre +consentement que nous n’ayons bientôt votre épithalame +et je vous demande au nom de toute la France +un poème qui ne se peut faire sans vous. »</p> + +<hr> + + +<p>Malgré les vers de F. Mainard, malgré la prose +de Balzac, il n’y eut pas consentement. Depuis +longtemps, pour notre perpétuel exilé, il n’y avait +plus de contentements ! Quant à ses espérances indéfectibles, +elles prenaient leur dernier vol, qui fut +court. A son retour de Charente, il trouvait à Saint-Céré +un brevet de Conseiller d’État, que ses amis +lui avaient obtenu du Chancelier Séguier. Ce n’était +qu’un titre, qui ne rapportait rien, mais qui conférait +la noblesse, dont le poète fut investi, en août +1644. F. Mainard ne doutait pas que son heure fût +enfin échue ; il hâta son départ pour Paris, où il +n’était pas retourné depuis douze ans :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Quand dois-je quitter les rochers</div> +<div class="verse">Du petit Désert qui me cache</div> +<div class="verse">Pour aller revoir les clochers</div> +<div class="verse">De Saint-Pol et de Saint-Eustache !</div> + +<div class="verse stanza">Paris est sans comparaison,</div> +<div class="verse">Il n’est plaisir dont il n’abonde ;</div> +<div class="verse">Chacun y trouve sa maison,</div> +<div class="verse">C’est le pays de tout le monde.</div> + +<div class="verse stanza">Apollon, faut-il que Maynard,</div> +<div class="verse">Avec les secrets de ton art,</div> +<div class="verse">Meure en une terre sauvage ;</div> + +<div class="verse stanza">Et qu’il dorme, après son trépas,</div> +<div class="verse">Au cimetière d’un village</div> +<div class="verse">Que la carte ne connaît pas.</div> +</div> + +</div> +<p>Voici F. Mainard tout ragaillardi et remis en +appétit. Il avait redouté la soixante-troisième année, +« son an climatérique », aujourd’hui franchi. Il n’a +plus peur de rien :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Je suivrai les Galants, je quitterai les Sages,</div> +<div class="verse">Les désirs voleront après les beaux visages :</div> +<div class="verse">Cloris en sera prise, et je ferai le vain.</div> + +<div class="verse stanza">Adieu, Caducité débile et méprisée ;</div> +<div class="verse">Je suis cher à la Parque, et sa fatale main</div> +<div class="verse">Va du fil de mes jours faire une autre fusée.</div> +</div> + +</div> +<p>Il renoue avec ses protecteurs d’autrefois, mais il +fréquente surtout à l’hôtel Séguier, où le chancelier +donnait l’hospitalité à l’Académie Française ; élu en +1634, F. Mainard n’y paraissait qu’en 1645, où il travaille +au Dictionnaire ; par ailleurs, il est reçu chez +les précieuses. Mais, dans la ruelle de Mme de +Choisy comme aux séances de la docte Compagnie, +F. Mainard rencontre l’étonnement d’une autre génération, +il est d’une autre époque.</p> + +<hr> + + +<p>Les œuvres de Mainard parurent en juin 1646, en +in-quarto, avec portrait du poète par Pierre Doret. +Mais la flatterie ni l’adulation les plus excessives ne +valurent au poète l’inscription tant souhaitée de son +nom comme pensionnaire de l’État. Ce n’est point +son existence parmi les brutaux du Quercy et de +l’Auvergne qui aurait pu lui conserver les belles +manières dont il manquait en sa jeunesse ; il était +de plus en plus inhabile et lourd. Le doute l’assiège, +il commence à s’apercevoir qu’il fait fausse route :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Adieu Paris, adieu pour la dernière fois.</div> +<div class="verse">Je suis las d’encenser l’Autel de la Fortune.</div> +<div class="verse">Et brûle de revoir mes rochers et mes bois,</div> +<div class="verse">Où tout me satisfait et rien ne m’importune.</div> +</div> + +</div> +<p>F. Mainard, enfin, devait se rendre à l’évidence : +il n’avait rien à obtenir, le découragement l’accablait, +il se le confesse sans détour :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Déserts où j’ai vécu dans un calme si doux,</div> +<div class="verse">Pins qui d’un si beau vert couvrez mon hermitage,</div> +<div class="verse">La Cour, depuis un an, me sépare de vous,</div> +<div class="verse">Mais elle ne saurait m’arrêter davantage.</div> +</div> + +</div> +<p>Il rentre à Saint-Céré : « Le cher président est +encore mieux dans sa cabane qu’à la porte du +Palais », écrit Balzac, le 22 octobre. Le 28 décembre +1636, un cortège funèbre descendait du haut faubourg +des Cabanes, à l’église paroissiale de Saint-Céré. +On portait, avec les cérémonies religieuses +accoutumées, « à petit bruit et le visage couvert, +dans le tombeau de famille, devant l’autel dédié à la +Vierge, le corps de François Mainard ».</p> + +<hr> + + +<p>Ainsi s’achève l’admirable étude de M. Charles +Drouhet, à qui j’ai fait le plus large emprunt, pour +conter la vie de l’habitant de la rue d’Aurinques, +dont je ne savais pas grand’chose, ni Vermenouze +non plus, au temps où nous fîmes connaissance. Il +ne me semble pas qu’Aurillac porte guère d’attention +à l’ancien Président au présidial et au poète +dont l’œuvre personnelle et sincère comporte des +chefs-d’œuvre et mérite le plus vert laurier.</p> + +<p>Sans doute, l’Auvergne lui est demeurée fermée. +Dans ses trajets d’Aurillac à Saint-Céré, il ne s’attardait +pas au chaos fantastique des Gorges de la +Cère. Le « sublime » du paysage lui échappait ; ce +n’était pas de son époque. L’Auvergne n’avait à +lui offrir que la tumultueuse grandeur de son noir +basalte. Il préférait la riante campagne du Lot, +caressée d’un soleil déjà méridional.</p> + +<p>Mais, d’ici ou de là, sa pensée était le plus souvent +absente, envolée vers Paris. Tout de même, F. Mainard +a habité cette rue d’Aurinques. Pendant quinze +ans, au moins, il a chevauché de château en château, +et son originale figure hante toute la contrée.</p> + +<p>Pourquoi tant d’oubli ? N’a-t-il pas laissé des +stances inoubliables ?</p> + +<p>Qu’importe ses flatteries aux puissants et ses +courbettes. De quel âpre accent n’a-t-il pas dépouillé +le vieil homme ! Sans doute comme le dit Voltaire : +« Il nous aurait paru plus grand en ne songeant +même pas s’il y a des grands au monde ! » Mais +comment traverser Aurillac sans un souvenir mélancolique +pour le poète qui, au bout de son œuvre de +priapées violentes, d’épigrammes de Cour et de +Ville, de pièces maniérées, tira de son propre cœur, +de sa seule douleur, de sa tristesse ou de sa révolte, +une poésie directe, simple, probe et touchante. Si la +fréquentation « des brutaux de province » n’avait +point assoupli le jarret du courtisan ni limé les aspérités +de son caractère, la solitude n’avait pas nui à +l’écrivain ; il avait perdu l’afféterie et le précieux de +la Cour et des ruelles ; il avait gagné en vigueur de +pensée, en netteté d’expression, jusqu’à devenir +méconnaissable ; les pauvres gentillesses de Paris +avaient été balayées par le vent des sommets…</p> + +<hr> + + +<p>Pourtant, nulle mémoire de F. Mainard, en Aurillac ! +N’a-t-il pas mérité son médaillon au mur de ce +logis, le poète qui, lui-même, jugeait sévèrement le +courtisan incorrigible, au retour de ses vaines expéditions +vers la Cour. Toulouse, Saint-Céré, Aurillac, +voilà où sa lyre frissonnait d’un souffle épuré, +vibrait d’un accent inoubliable :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Que j’aime ces forêts, que j’y vis doucement,</div> +<div class="verse">Qu’en un siècle troublé j’y dors en assurance,</div> +<div class="verse">Qu’au déclin de mes ans j’y rêve heureusement,</div> +<div class="verse">Et que j’y fais des vers qui plairont à la France.</div> + +<div class="verse stanza">Depuis que le village est toutes mes amours,</div> +<div class="verse">Je remplis mon papier de tant de belles choses</div> +<div class="verse">Qu’on verra les savants, après mes derniers jours,</div> +<div class="verse">Honorer mon tombeau de larmes et de roses.</div> + +<div class="verse stanza">Ils diront qu’Apollon m’a souvent visité,</div> +<div class="verse">Et que pour ce désert les Muses ont quitté</div> +<div class="verse">Les fleurs de leur montagne et l’argent de leur onde.</div> + +<div class="verse stanza">Ils diront qu’éloigné de la pourpre des Rois,</div> +<div class="verse">Je voulus me cacher sous l’ombrage des bois</div> +<div class="verse">Pour montrer mon esprit à tous les yeux du monde !</div> +</div> + +</div> +<p>Honorons l’hôtel où F. Mainard attendait que vînt — <i lang="la" xml:lang="la">Donec +optata veniat</i> — qui ? l’Amour, ou la +Mort ?…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c12">CHAPITRE XII</h2> + +<p class="d">Arsène Vermenouze inédit. — Le premier article de la +<i>Revue Bleue</i>. — Les gueux des chemins. — <i>Les deux +Menettes.</i> — Dans les châtaigneraies. — Le chasseur de +Sauvagine.</p> + + +<p>Les volcans d’Auvergne se rallumant ne m’auraient +pas ébloui plus que ma première lecture de +cette liasse de journaux locaux où avaient paru les +premières pièces de vers d’Arsène Vermenouze. +C’était comme si l’Auvergne, pétrifiée et muette des +millions d’années, se fût dressée d’un geste vivant et +eût pris la parole.</p> + +<p>Rentré à Paris, l’incantation ne s’évapora pas aux +négations de mes camarades de littérature. On +devine si décadents et symbolistes, occupés à concasser +du vers libre, se gaussaient du régionalisme. +Pour moi, à travers la fumée des petites chapelles, +montait une flamme neuve et haute. J’étouffais ; il +me fallait de la poésie de grand air. Je criais au +miracle avec conviction. Nos jeunes auvergnatisants +d’aujourd’hui ne sauraient comprendre l’audace +qu’il fallait, il y a seulement vingt ans, pour entamer +une conversation sur un sujet aussi lointain. +On vous eût volontiers renvoyé à la Société de Géographie, +avec les explorateurs du Continent noir et +les déchiffreurs de langues inconnues. Le patois +d’Auvergne ! Arsène Vermenouze. Quand Alphonse +Daudet, en qui trente ans des brouillards de Paris +n’avaient fait qu’exacerber la nostalgie du soleil +méridional, traduisait avec tout son génie communicatif, +dans une prose enamourée du parler natal +le chef-d’œuvre de Batisto Bonnet, <i>Vie d’Enfant, +Un Paysan du Midi</i>, n’en pouvait parler qu’à ses +proches et aux « despatriés » de la Province ! Ce +livre, avec une si glorieuse présentation, aurait dû +retrouver le triomphe des <i>Lettres de mon Moulin</i> ; +la traduction n’était plus une traduction, mais le +double du livre, revécu, repensé, réécrit en français ! +Cependant, Batisto Bonnet est demeuré Baptiste +comme devant.</p> + +<hr> + + +<p>Cependant, j’osai, j’étais jeune ! avec une audace +qui n’avait d’égale que ma timidité. Le hasard me +servit, comme il sert tous ceux qui vont à sa rencontre. +Car le hasard veut être sollicité. En présence +de M. Ferrari, sans avoir jamais songé à la +<i>Revue Bleue</i> qu’il dirigeait, je manifestai mon enthousiasme. +Certainement, je produisis à M. Ferrari +l’effet d’un trappeur, au retour d’une expédition +lointaine. Il me commanda l’article, que je fabriquai +tout de suite, vers la fin de 1891, et dont je +reçus les épreuves dans la huitaine comme pour +paraître dans un numéro suivant. Maintenant, la +hardiesse de M. Ferrari se rafraîchissait : c’était si +<i>spécial</i>, pas <i>d’actualité</i>… Bref, le nom de Vermenouze +ne figura qu’au sommaire du 16 juillet 1892.</p> + +<p>Je ne pouvais étudier alors que le rude Vermenouze +en sa première manière, tel qu’il devait se révéler, +quatre ans après, dans son ouvrage de début : +<i>Flour de Brousso</i> ! Un Vermenouze bon vivant, truculent, +qui ne s’effarait pas devant les mots ni devant +les images et dont la tendresse allait volontiers aux +gueux des chemins, au <i>Velu</i>, à <i>Gratte-chat</i>, aux braconniers +du bois et de la rivière, au peuple pittoresque +de la besace et du carnier qui abandonne +prudemment la grande route aux chevaux de la gendarmerie, +en approchant des villages ; la maréchaussée +est curieuse, et il n’est pas toujours facile +d’expliquer la provenance d’une paire de chaussures +ou d’une gourde qui voisinent dans « le sac à malice » +avec une saucisse et un paquet de tabac.</p> + +<p>Ces héros de Vermenouze n’étaient pas toujours +en règle avec la loi.</p> + +<p>Vermenouze n’affectait pas de sévérité à leur endroit ; +il les savait ingénus et bons sous leurs haillons ; +il avait un faible pour ces réfractaires qui maintenaient +au paysage une couleur de romantisme. A +travers le labeur opiniâtre, l’asservissement du +paysan au sol, leur errance problématique les montrait +insouciants et libres ; le mendiant prend facilement +de la grandeur, et sa parole du mystère. On +l’accueille et on le redoute. De lui, on fait peur aux +enfants pas sages, qu’il emportera. Seule, sa venue +suscite quelque imprévu au hameau bloqué par l’impitoyable +hiver !</p> + +<p>Le petit Vermenouze, comme il se repérait sous +les cheveux gris, raffolait des Contes de Voleurs, +du grand-père, de la vieille servante, du bouvier +aux sabots pointus, autour des landiers, à la lueur +fumeuse de la lampe de cuivre.</p> + +<p>Vagabonds, braconniers, dans les replis de la +vallée, où les vachers paissent leur rouge ou jaune +bétail, sur les hauts plateaux, — les hommes et le +troupeau se détachant sur le ciel, dans le relief pur +d’une frise antique ; le joueur de cabrette, qui est +de toutes les fêtes, le bon curé « porté sur la +bouche », ou la vieille aubergiste qui ne peut satisfaire +le citadin commandant des œufs au beurre noir, +parce que, dans le pays, on ne fait que du beurre +blanc ; Vermenouze évoquant toutes ces figures campagnardes +et montagnardes avec une verve cordiale +et joyeuse, « déboutonnait le gilet de ses auditoires +locaux, à force de rire. »</p> + +<p>Car, le talent de conter de Vermenouze est considérable.</p> + +<p>Il excelle à <i>faire court</i>, sans détours ni lenteurs, +à présenter les personnages dans leur raccourci +essentiel ; il demeure véridique, jusque dans la +caricature, dans la charge qui exagère sans déformer. +Dans le patois de basalte où il taille ces frustes +compagnons, soudain l’éclair jaillit, un coup de pic +fait pétiller des étincelles, bondir la flamme ; c’est +le feu des mots, des expressions du terroir où se +réchauffe, s’éclaire, se réconforte tout un pays, communiant +dans la religion du passé. Le petit chef-d’œuvre +qui suit édifie suffisamment sur la manière +sobre et franche de Vermenouze :</p> + + +<p class="c gap">LES DEUX MENETTES</p> + +<blockquote> +<p>Il était nuit, il faisait froid : c’était vers Noël ; — mais +par bonheur nous avions du bois sec à la maison. — Mon +aïeul, assis sur sa grande chaise, — sommeillait +les pieds sur la pierre du foyer, — et n’écoutait plus +mon père qui, tout haut, — à la lumière de <i>lun</i> nous +lisait le journal. — Tout à coup, nous entendons au +milieu du vacarme — que faisait un vilain vent noir et +sauvage, — nous entendons, sur le pavé, dehors, un +bruit de sabots. — En même temps : pan, pan ! quelqu’un +heurte deux fois.</p> + +<p>Mon père se leva, s’approcha de la porte — et cria : +Qui êtes-vous ? de sa plus forte voix. — Alors, une +autre voix répondit : C’est moi, — Jean Pel, et ouvrez-moi, +car il neige ; — même si vous aviez du bon vin, j’en +boirais bien une <i>pauque</i>. — Mon père reconnut Jean Pel +à sa voix rauque, — et sans se faire prier, tira le verrou : — Allons +Jean Pel, dit-il, venez prendre un bouillon ; — mais +quant au vin, vous le savez, il vous rend +trop tapageur ; — et vous n’en aurez pas chez moi : le +vin vous est contraire.</p> + +<p>En même temps, tout blanc de neige, maître Jean Pel — entra +en secouant sa veste et son chapeau. — C’était +un vieux qui faisait métier de museteur. — Il ôta ses +sabots, s’approcha de la lumière — et nous autres, les +enfants, nous vîmes, étonnés, — un colosse d’homme +avec deux verrues sur le nez, — telles que la plus grande +avait la grosseur d’une noisette : — la barbe lui pendait +comme une brassée de laine, — et les cheveux lui tombaient +plus bas que la nuque. — Bonsoir, la Compagnie ! +fit-il, j’ai bien soif ; — et, si elle était pleine de +vin, j’imagine, par ma foi, — que je viderais du coup +l’outre de ma musette. — Pauvre homme, lui répond la +servante Marion, — nous avons le puits tout auprès, — même +il est profond, bien sûr, — et vous ne le tarirez +pas en une gorgée !</p> + +<p>Jean Pel ne s’émut pas de cette rebuffade : — Je te +remercie, Marion, dit-il, de ton invitation ; — mais l’eau, +vois-tu, encore qu’elle ne soit pas bien chère, — tu en as +trop grand besoin pour te laver la figure.</p> + +<p>Notre Marion, qui avait le sang un peu vif, — n’aurait +pas coupé court à la conversation, mais mon aïeul — devant +Dieu soit-il — dressa l’oreille, entendit quelque +bruit, obscurcit le sourcil, — et Marion n’osa pas +répondre au musicien, — car tous, à la maison, nous +respections l’ancien.</p> + +<p>En même temps, Jean Pel, comme si de rien n’était, — sans +façon s’assit auprès de mon père. — Quand il +eut bien mangé et fait un grand sobrot<a id="FNanchor_40" href="#Footnote_40" class="fnanchor">[40]</a> — avec du +bouillon gras et du vin, pas trop, — il nous conta qu’il +venait d’une grande fête où il avait joué de la musette +jusqu’à la mi-veillée, — et qu’en retournant chez lui, la +neige l’avait surpris : — Je n’ai jamais, disait-il, enduré +autant de froid, — et cependant, la nuit je suis en course +bien souvent ; — je me rappelle qu’une fois on me vola +la bourse. — Une autre fois, j’avais bu du vin nouveau, — et +cela me travailla le cerveau si fort que malgré +qu’il fît une lune superbe, — je me plantai, la tête la +première, dans un étang !</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_40" href="#FNanchor_40"><span class="label">[40]</span></a> Mélange de vin et de bouillon.</p> +</div> +<blockquote> +<p>Mais la fois que je me suis amusé comme il faut, — ce +fut un soir que je revenais de Saint-Paul. — Comme +toujours j’avais étanché force verres ; la route — me +semblait étroite, et il me la fallait toute. — Cependant +je me tenais aussi droit que je pouvais. Comme j’arrivais +au Vert, le soleil disparaissait. — Et juste au milieu +du pont, que vois-je ? Deux menettes — qui venaient +doucement, sans bruit, toutes seulettes.</p> + +<p>Le diable, qui ne dort pas souvent, — dans ce moment +me tenta : — Jean Pel, me fit-il, l’occasion est choisie. — Et +de ta vie tu ne la rencontreras pas de nouveau : — deux +<i>menettes</i>, la nuit, seulettes sur un pont, — cela +ne se trouve pas trente-six fois par an ; — Jean Pel, +fais-les danser ! Moi qui étais très capable — de faire +ce péché sans le secours du diable, — je ne me le fis +pas dire deux fois. — Je prends ma cabrette et j’ôte mes +sabots. Quand les <i>menettes</i> m’aperçurent, — elles se +signèrent toutes deux à la fois, — et elles reculèrent : +<i>Menettes</i>, leur fis-je, il vous faut danser incontinent ; — vous +devez voir que je n’ai pas soif, — et si vous ne +dansiez pas, l’une après l’autre vous pourriez — aller +prendre un bouillon dans la rivière d’Authre.</p> + +<p>Les menettes me connaissaient, — elles voyaient +bien d’ailleurs que j’étais rond comme un œuf — et +qu’elles perdraient leur temps à se demander grâce ; — donc +elles se mirent face à face et dansèrent. D’abord, +elles firent un peu doucement — une menette est comme +une nonne, c’est toujours plein de timidité ; — mais sur +la fin elles prirent élan et elles dansèrent à faire trembler +le pont. — La plus vieille surtout, quelle rude menette ! — Je +faillis en crever l’outre de ma musette ! — vous +auriez dit une toupie ; — elle volait quasi comme un +oiseau. — Je leur jouai d’abord : <i>Sur la lisière du petit +bois</i>, puis, <i>la Marianne</i>, — puis <i>Je montai la marmite</i>.</p> + +<p>La plus jeune, qui avait les pieds comme une canne, — devint +pourpre et se lassa tôt. — Mais l’autre m’aurait +lassé, moi ! — Noire, sèche, édentée, cette vieille +fée, — dansa, sans suer, jusqu’à la dernière bourrée, — et +quand s’acheva le bal, — je crois qu’elle le regretta.</p> + +<p>Ainsi parla Jean Pel. Il était fin de veillée, — l’homme +se leva, caressa sa barbe en éventail, — but encore un +demi-verre de vin, — puis s’en alla. Je ne l’ai pas revu +depuis.</p> +</blockquote> + +<p>Ainsi se découvrait Vermenouze en ses débuts +réalistes. Là, je crois bien, il fut le plus près de nos +compatriotes. Comment n’auraient-ils pas été sensibles +aux strophes qui célébraient d’un tel accent +filial la beauté méconnue des plus humbles sites. +Vermenouze aura été l’inventeur passionné, le +paysagiste grandiose de ces espaces ignorés du +peintre :</p> + + +<p class="c gap">DANS LES CHATAIGNERAIES</p> + +<blockquote> +<p>De Montsalvy nous partons pour le pays de la vigne, — mais +d’une vigne maigre et rance, qui boude, — qui +traîne à regret par les pays et les pentes — ses pousses +maladives, tordues comme des serpents. — Aussi le petit +vin jailli de sa grappe — n’est pas bien fort, le pauvre, +et ne tache pas la nappe, — Mais de franc comme lui je +n’en connais aucun : — il emplit la vessie et jamais ne +monte à la tête.</p> + +<p>C’est du bon vin, encore qu’il ne soit pas fort, — et +moi, je lui trouve une senteur de violettes.</p> + +<p class="ugap">Entraygues, brave endroit, laisse-moi te chanter, — et +boire de ton vin digne d’être vanté — une chopine à ta +santé. — Mais avant de chanter la vigne et le vignoble, — je +veux chanter le châtaignier. — Il est rustique, il +n’est pas élégant, il n’est pas noble. — Mais c’est un +arbre nourricier. — C’est l’arbre du pauvre, c’est l’arbre +du peuple. — Je veux chanter le châtaignier.</p> + +<p>Au froment exigeant il faut de la terre grasse, — il +lui faut tout, culture et terrain, et fumier. — La vigne +maladive (elle est de trop vieille race), — veut du soleil +levant un coup d’œil, le premier, — mais lui n’a pas +besoin de cela, le châtaignier.</p> + +<p class="ugap">Il pousse partout, dans la terre glaise, dans le sable +et dans le gravier : — souvent au milieu d’un roc, perdu +dans les genêts, — vous voyez comme un roi qui a sa +couronne en tête, — ou comme un coq à la plus haute +cime d’un clocher, — un gros arbre feuillu (vous le connaissez +de reste), — seul, d’un roc dur comme le fer, +peut sortir le châtaignier.</p> + +<p class="ugap">Et il sort, de ce roc, qui s’est fendu par le milieu : — sa +racine s’y est fichée et, dans le trou obscur, — elle +laboure, trouve la terre au fond, s’en repaît, — et cela +suffit : du roc, l’arbre n’est pas prisonnier. — Son tronc, +creux et vermoulu, perce la pierre dure, — et glorieux +vers le soleil monte le châtaignier.</p> + +<p class="ugap">Le long des puys, que la chaleur rôtit et brûle, — où +plus rien ne pousse, pas même l’arrête-bœuf, — sur des +sommets qui sont pelés comme des œufs, — le châtaignier, +gaillard, épanouit sa frondaison.</p> + +<p class="ugap">Plus la chaleur plombe, plus il me plaît, lui : — quand +tout se froisse, sèche et meurt dans la campagne, — le +brave châtaignier, tout chargé de châtaignes, — vaniteux +comme un paon, fait la roue au soleil.</p> + +<p class="ugap">Au milieu d’un sable rouge et nu, sans une tige, — cet +énorme tronc, couronné de feuilles, — vous surprend +d’autant plus que souvent tout creusé, — il n’a pas +deux doigts de bois sain sous son écorce.</p> + +<p class="ugap">« Fichu pays, ce pays de châtaigniers ! » — disent les +fiers paysans, fils des terres hautes, — les montagnards +aux cheveux blonds, aux joues rouges, — qui toujours +ont de la viande et du vin à la maison, — « fichu pays, +disent-ils, pour l’homme et le bétail. »</p> + +<p class="ugap">« Cela n’enrichit pas un pays, la châtaigne, — encore +que les châtaigniers rompent sous le poids des +rameaux : — l’herbe par en bas vous monte à peine +sur les orteils, — et de deux choses l’une : les prés +sont comme des marais ou secs au point qu’on y voit +chevaucher les grillons.</p> + +<p class="ugap">« Le foin de vers là-bas ne vaut pas notre paille, — et +les bœufs, et les taureaux rouges de Saint-Chamant — ou +de Salers, quand ils l’ont rongé toute une année, — deviennent +fauves et sont comme des cosses.</p> + +<p class="ugap">« Les hommes, non plus, n’y sont pas bien gaillards : — ils +n’ont pas le ventre gros ni davantage la mine +rouge ; ils font surtout la soupe avec des quartiers de +courge, — et les grands jours de fête avec des quartiers +de lard. »</p> + +<p class="ugap">Du bas pays ainsi parlent les montagnards.</p> + +<p class="ugap">Ils ne disent pas, les rusées et les méchantes langues, — que +si l’homme de la châtaigneraie est un peu +maigrot, — quand il s’irrite, il est vaillant, malin et +têtu, — et qu’alors il n’y a pas de diable qui le tienne.</p> + +<p class="ugap">Le montagnard ne sait pas (s’il le sait, il n’en a pas +l’air) — que dans le bas pays les filles sont belles, — et +que le pays, qui produit ces plantes, — a le droit de +s’en croire et d’en être fier — autant, pour le moins, que +d’un veau de Salers.</p> +</blockquote> + +<p>Cependant, Vermenouze n’était pas toujours sur +les sommets. Il descendait aux contingences de la +politique d’arrondissement, entraîné par les circonstances, +en tirailleur isolé, forcené, intransigeant, à +croire qu’il avait rapporté de ses courses en Espagne +l’intolérance de toutes les Inquisitions : une tête +de Torquemada, aussi, de coupe dure, d’une maigreur +ascétique, de regard fixe, qui devenait violent, +mais vite radouci, à qui ses principes religieux n’interdisaient +pas encore des contes dont la bonne +humeur et la saine gaillardise contrastent avec sa +production postérieure.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c13">CHAPITRE XIII</h2> + +<p class="d">A travers l’Auvergne. — La course au Clocher. — Stendhal à +Clermont-Ferrand. — Le « roman auvergnat ». — De Notre-Dame-du-Port +à Sainte-Foy-de-Conques. — De la riche basilique +au pauvre clocher à peigne…</p> + + +<p>Je ne crois pas que d’autres aient pu aimer leur +pays autant que Vermenouze et moi nous faisions de +l’Auvergne en ces années 1892, 1893, 1894 ! La sympathie +s’était nouée en amitié, vite resserrée jusqu’à +l’intimité. Je descendais au logis de la rue d’Aurinques, +à de nombreux voyages. Mais nous ne +moisissions pas à Aurillac, et après une nuit sous +le toit hospitalier, nous devions nous mettre en +route pour les excursions convenues.</p> + +<p>Vermenouze m’accompagnait dans ma chambre, +et un grave débat s’instaurait : comment fallait-il +se chausser ?</p> + +<p>Vermenouze tirait le rideau d’une penderie où +trente paires de chaussures s’alignaient sur les +rayons de bois, dégageant une farouche odeur de +cuir, de cirage et de graisse. Rudes et courts souliers +aux semelles cloutées, guêtres, houzeaux, +bottes où s’enfoncent le pantalon, jambières et cuissards +de caoutchouc pour le marais (c’était toute +une bibliothèque de marche), soigneusement entretenus, +qui s’augmentaient sans cesse, à la recherche +de la paire idéale, qui ne prendrait pas l’eau. Les +chasseurs cantaliens jurent que cette couple d’oiseaux +rares ne nichent pas chez le cordonnier. Vermenouze +parcourait les prospectus des fournisseurs +spécialistes, se laissait tenter, éprouvait le modèle +qui résistait aux premiers essais, et puis, un soir, +il devait s’avouer que l’humidité transperçait ; toute +cette camelotte n’était bonne que pour les amateurs +d’hécatombes officielles, où le gibier vient au devant +du fusil…</p> + +<p>En excursion Vermenouze traînait toujours son +fusil, et, devant la panoplie encore, il réfléchissait, +supputait l’itinéraire, ascensions, forêts, rivières…</p> + +<p>Car, il ne s’agissait pas de randonnées d’automobiles +absorbant trente, cinquante, cent kilomètres +de paysages à l’heure. Nous prenions quelque train +pour gagner la région choisie, quelque voiture pour +parvenir au village lointain, et puis, en d’allègres et +formidables étapes, nous escaladions les monts +abrupts, nous dévalions aux ruisseaux étranglés +dans les fentes de la roche. Ne regrettez rien, mon +cher Vermenouze. Avec leurs machines vertigineuses, +parmi la poussière et l’essence, ils peuvent +boire l’obstacle. De votre vieille tasse d’argent à +déguster, bosselée par l’usage, mêlant à l’eau vierge +quelques gouttes d’ancien et sûr Armagnac dont +vous portiez une petite gourde dans votre carnier, +vous n’étiez pas de ces sauvages qui jugent que +tout est toujours assez bon pour boire avec de l’eau. +Que la vie était belle, aux jours lumineux où il nous +semblait vider le ciel dans la coupelle dont le contenu +débordait, toute éclaboussée de soleil ! L’onde +courait d’une fraîcheur incessante, parmi les senteurs +de la terre et du roc brûlés de canicule, dans +l’azur planait quelque oiseau de proie. Vraiment, +nous jouissions de l’heure immense et désintéressée, — passionnés +de silence et de solitude. Hélas, la +coupelle est tarie ; mais de ce jaillissement du terroir, +Vermenouze a capté le flot le plus authentique, +dont la saveur ne s’évente pas avec l’âge ; au contraire…</p> + +<hr> + + +<p>Nous étions des pèlerins insatiables de la petite +patrie, cheminant par tout le Cantal, le Puy-de-Dôme, +la Corrèze, l’Aveyron, nous renforcions, +nous épurions notre amour du pays, nous en apprenions +la consistance et les limites par nous-mêmes, +sans le secours des livres ou, plutôt, nous rapprenions, +comme font des malades qui ont perdu l’habitude +de marcher, par exemple. A Vermenouze, +ses années d’Espagne, à moi ma jeunesse de Paris, +nous avaient paralysé la fibre ancestrale.</p> + +<p>Le marin qui renonce, le montagnard qui ne +remonte pas, s’ankylosent, au meilleur d’eux-mêmes. +Infaillible traitement ! Nous redevenions complets, +à respirer l’air de chez nous. Je ne redirai pas nos +trajets ; ce serait le guide du Massif Central, tout +au moins !</p> + +<hr> + + +<p>Tout nous était émerveillement, à mesure que +l’on dévalait du Haut Pays vers des horizons plus +étendus où la clémence des saisons avait permis aux +populations de songer davantage à l’embellissement +de la vie extérieure. Aussi, nous choisissions la saison +propice, pour nos expéditions qui comportaient +toujours un programme longuement pédestre. Le +plus souvent, les villes ne nous apparurent que +dans la joie de la lumière, dans l’éclat du matin, +dans la douceur des soirs, dans l’enchantement de +l’été et de l’automne ; nos printemps tardifs et aigres +sont rarement praticables. Alors et dans le souvenir, +bien des régions bénéficiaient et bénéficient à +jamais de la surprise du moment. Cependant notre +enthousiasme demeure bien justifié quand il s’attache, +par exemple, à la basilique, à la cathédrale, +aux fontaines, aux rues de vieux logis de Clermont +et de Mont-Ferrand et aux châteaux de la Limagne. +Mais je m’engage peut-être, beaucoup, en prêtant +une admiration archéologique à Vermenouze ; certainement, +il préférait le roc caverneux des cimes +où l’aigle établit son aire, à la pierre taillée plus ou +moins habilement, et sa rude foi montagnarde se +trouvait mieux à l’aise pour prier dans l’humble +vie du village que dans le vaisseau des cités épiscopales, +où il n’aurait pas osé entrer en bottes et +blouse de chasse, laissant son fusil et son chien à la +garde du pauvre, sous le porche. Le fait est curieux +qu’ayant habité l’Espagne, traversé l’Italie, parcouru +la Bretagne et connaissant les chefs d’œuvre +de notre École Auvergnate, le croyant Vermenouze, +ni en patois ni en français, n’ait été inspiré jamais +par quelqu’une de ses stations aux sanctuaires de +notre pays ! Cependant que l’on n’aille pas conclure +qu’il ne recevait pas l’impression immédiate et chaleureuse, +et qu’il ne la traduisait pas, sur place, en +paroles expansives ! Comment, chez nous, dans ces +édifices qui font corps avec le roc, Vermenouze +n’aurait-il pas ressenti l’admiration qu’il prodiguait +à toute notre nature montagnarde, car nos édifices +romans apparaissent comme des prodiges du sol, +comme des jaillissements spontanés du terroir ; ils +surgissent comme de fabuleux tubercules noués des +plus profondes racines indigènes ; ils adhèrent au +mont et à la vallée comme le bloc fruste de l’ère volcanique ; +c’est vainement qu’on leur assigne pour +origine le renouveau des basiliques romaines et +byzantines ; on ne peut croire qu’ils ne sont pas d’ici, +comme la grange et comme l’étable de basalte… :</p> + +<blockquote> +<p>La VOIX morale que les vieilles cathédrales ont +pour nous, ce qu’elles disent à notre ouïe lorsque nous +les considérons dans un moment de calme et de tranquillité, +est l’effet du Style.</p> +</blockquote> + +<p class="noindent">écrit Stendhal, au cours d’un voyage en Auvergne<a id="FNanchor_41" href="#Footnote_41" class="fnanchor">[41]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_41" href="#FNanchor_41"><span class="label">[41]</span></a> Notons encore ces réflexions :</p> + +<p>J’ai passé par Clermont, qui m’a donné un vif chagrin, +celui de ne pouvoir m’y arrêter. Quelle magnifique position ! +Quelle admirable cathédrale ! Quelle belle chaleur +<i>ventillata</i> !</p> + +<p>La vue que l’on a du Puy-de-Dôme, qui n’est qu’à deux +lieues de la ville, élève l’imagination, tandis que l’aspect +de la Limagne donne l’idée de la magnificence et de la fertilité. +Je n’ai pu donner qu’un quart d’heure à la cathédrale +commencée vers 1248, mais non achevée. La voûte est à +cent pieds du pavé, la longueur de l’édifice est de trois +cents pieds, les piliers du rond-point sont remarquables +par leur délicatesse. Ce monument, d’un aspect sévère et +imposant, domine toute cette ville sombre, bâtie elle-même +sur un monticule. J’ai été surpris et charmé par la +vue que l’on a de la terrasse. La très antique église de +Notre-Dame-du-Port, qui date de 560 et fut reconstruite en +866, mériterait une description de plusieurs pages. La +grande difficulté, comme à l’ordinaire, serait d’être intelligible. +En Auvergne, on tire un grand parti de la différence +de couleur dans les matériaux des surfaces. Les +anciens peignaient les façades de leurs temples. Avant +cette découverte assez récente, les savants d’académie +maudissaient cette pratique.</p> + +<p>Mon correspondant a voulu absolument me conduire au +jardin de Mont-Joly, à vingt minutes de la ville ; j’y ai +trouvé une magnifique allée de vieux arbres qui, à elle +seule, vaudrait un voyage de dix lieues. Et je n’ai pu donner +qu’une heure et demie à cette ville de la Suisse, avec +cette différence, en sa faveur, qu’elle est bâtie en lave, et +que la présence d’un volcan, <i>même éteint</i>, imprime toujours +au paysage quelque chose d’étonnant et de tragique qui +empêche l’attention de se lasser. Il me semble que le lecteur +est d’avis que rien ne conduit aussi vite au bâillement +et à <i>l’épuisement moral</i> que la vue d’un fort beau +paysage : c’est dans ce cas que la colonne antique la plus +insignifiante est d’un prix infini ; elle jette l’âme dans un +nouvel ordre de sentiments.</p> + +<p>Si j’avais huit jours à moi, il me semble que je les emploierais +fort bien dans les <i>Cantals</i> aux environs de Saint-Flour. +Il y a là des solitudes dignes des âmes qui lisent avec plaisir +les sonnets de Pétrarque ; mais je ne les indiquerai pas +plus distinctement, afin de les soustraire aux phrases +toutes faites et aux malheureux superlatifs des faiseurs +d’articles dans les revues.</p> +</div> +<p>Le style, c’est l’homme, le style, c’est le pays, — témoin +Pascal. Comment, avec Vermenouze, aurions-nous +été insensibles à l’accent roman, patois, de +l’architecture du <small>XI</small><sup>e</sup> siècle.</p> + +<p>« <i>Chaque province, en France, a eu son beau +moment</i> », inscrit encore Stendhal, dans ces mêmes +<i>Mémoires d’un Touriste</i> ! Sans doute, pour l’Auvergne, +les <small>XI</small><sup>e</sup> et <small>XII</small><sup>e</sup> siècles ont marqué une ère +considérable, encore peu étudiée.</p> + +<p>C’est ainsi que la chose existait sept ou huit cents +ans avant d’être baptisée ; le mot roman ne date que +de 1825, l’architecture romane se disait lombarde, +saxonne, byzantine. Cependant, pour Stendhal, le +roman ne doit pas avoir été le règne du beau en +Auvergne, en ce <small>XI</small><sup>e</sup> siècle où « l’Architecture » +<i>romane</i> succède à la <i>romaine</i> et la copia autant que +la misère et la barbarie des temps le permettaient. +Or, il y fallut de la richesse et du savoir, les biens +du clergé, et le génie de la race, en qui Stendhal +n’a vu que des imitateurs étroits et serviles. Aujourd’hui, +il faut reconnaître l’originalité et l’audace de +ces constructeurs médiévaux du massif central dont +la leçon se propagea si loin qu’ils abaissèrent nos +frontières de montagnes pour faire resplendir la +gloire de l’École auvergnate depuis Saint-Sernin-de-Toulouse +jusqu’à Autun<a id="FNanchor_42" href="#Footnote_42" class="fnanchor">[42]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_42" href="#FNanchor_42"><span class="label">[42]</span></a> On peut facilement établir que les églises romanes de +Saint-Étienne-de-Nevers, Sainte-Foy-de-Conques, Saint-Gaudens, +Saint-Nazaire-de-Carcassonne, Saint-Sernin-de-Toulouse, +Saint-Trophyme-d’Arles, Saint-Gilles, Saint-Jacques-de-Compostelle, +dénotent une certaine imitation de l’art +arverno-roman. La sculpture des chapiteaux, des frises, +des corniches, des modillons des églises romanes de l’Auvergne, +a inspiré les écoles poitevines, toulousaines et provençales ; +le plan des édifices religieux de l’Auvergne a été +imité par l’École toulousaine ; ainsi, l’École auvergnate +apparaît comme une abondante source où les architectes +ont longuement puisé.</p> +</div> +<p>L’Auvergne n’avait qu’à se baisser pour recueillir +la tradition de l’architecture romaine, que ses +moines bâtisseurs devaient adapter si puissamment +et originalement à notre ciel sombre et à nos violents +climats : les églises des <small>XI</small><sup>e</sup>, <small>XII</small><sup>e</sup> siècles ne +furent-elles pas édifiées aux places d’anciens monuments +gallo-romains, dont on utilisait les substructions ? +Notre-Dame-du-Port, du <small>VI</small><sup>e</sup> au <small>XII</small><sup>e</sup> siècle fut +reconstruite trois fois jusqu’à sa transformation +définitive de l’époque romane. C’en était fini des +plafonds plats des basiliques romaines, des toitures +de charpente vouées à l’incendie ; le plein +cintre, la voûte en berceau furent la trouvaille du +roman :</p> + +<blockquote> +<p>Le mur épais, la voûte puissante, le pilier massif +sont des éléments primordiaux de l’art arverno-roman. +Par l’importance qui leur est donnée, l’École Auvergnate +dérive de l’architecture romaine où le mur jouait un si +grand rôle. A Rome le mur en effet, n’est pas comme +une pièce, une simple clôture, il est l’âme de l’édifice ; +l’église romane d’Auvergne a l’air d’une forteresse<a id="FNanchor_43" href="#Footnote_43" class="fnanchor">[43]</a>.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_43" href="#FNanchor_43"><span class="label">[43]</span></a> L’art roman auvergnat, par Albert Bresson.</p> +</div> +<p>De là, son accord profond, une harmonie foncière +avec nos Villes fortifiées, les paysages où les parois +des monts sont comme de noirs remparts<a id="FNanchor_44" href="#Footnote_44" class="fnanchor">[44]</a>. Nous +n’étions pas grand clerc en archéologie. C’est d’instinct +que nous admirions, — bien avant de connaître +les raisons, le détail technique du roman auvergnat, — d’un +regard épris de lignes sobres, de plans solides, +de robustes aspects montagnards ; par la contemplation +limitée de nos horizons, la basilique rude, aux +rares ouvertures de meurtrières, offrait le rythme de +ses formes pleines, trapues, mais clairement, simplement, +logiquement réparties. Ici, la foi n’est point +dépaysée à la surprise d’agréments décoratifs de +cent provenances étrangères. La variété de l’ornementation +par les incrustations coloriées est tirée +du volcan même. Cette polychromie de marqueterie +jaune, noire, rouge, blanche, des couleurs familières +des laves de la région, réjouit la vue de ses incrustations +géométriques sans distraire l’attention par +des curiosités dispersées :</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_44" href="#FNanchor_44"><span class="label">[44]</span></a> La construction de l’École d’Auvergne peut se résumer +en douze éléments précis et déterminés qui caractérisent +son architecture ; en croix latine avec trois nefs — nef centrale +voûtée en berceau, épaulée par des nefs latérales +avec voûte d’arête — piliers carrés cantonnés sur les quatre +faces de colonnes engagées — voûte médiane avec ou sans +arcs doubleaux — croisée du transept voûtée en coupole +surmontée d’une tour — lanterne centrale octogonale — nef +centrale éclairée par les baies des bas côtés, fenêtres +amorties en plein cintre avec large évasement intérieur, +presque toujours à l’aplomb du mur extérieur — archivoltes +intérieures inscrivant les baies des absides et du +chœur et reposant sur le chapiteau de colonnettes dégagées — abside +en hémicycle voûtée en cul-de-four, flanquée +d’absidiales voûtées de même — arcature courant au-dessus +des baies et autour du chevet toujours circulaire — chœur +à déambulatoire — crypte dans le chœur (Idem).</p> +</div> +<p>« Tous les grands divertissements sont dangereux +pour la vie chrétienne », pensait Pascal.</p> + +<p>Il dénonçait surtout la comédie. Tant d’incomparables +cathédrales dans leurs décors merveilleux +n’offrent-elles pas de représentations d’une pompe +où l’humilité chrétienne se sent mal à l’aise ? J’imagine +que le recueillement et la prière doivent trouver +leur densité la plus émouvante dans l’âpre +refuge de la crypte romane, dans le caveau souterrain +aux voûtes libres que n’éclaire et ne chauffe +guère que le buisson des cierges, et où ne descendent +pas les voix des orgues et des cantiques.</p> + +<p>Si les moines de l’École auvergnate ont su utiliser +les matériaux de la contrée, et en tirer les éléments +d’une ornementation personnelle à quoi, plus +qu’à toute autre, devaient être sensibles des populations +pratiques, qui entendent la raison plus que +la fantaisie, ces étonnants bâtisseurs n’ont pas +innové en fait de sculptures. (D’ailleurs, la taille du +basalte offre d’insurmontables difficultés.) Ils ont +emprunté leurs motifs à la convention, sans un +regard sur la nature. On remarque qu’en dehors de +la feuille d’acanthe ou de la pomme de pin, le règne +végétal n’a guère été exploité ; généralement, l’exécution +des chapiteaux est lourde, médiocre. Cependant, +on ne saurait juger indifférente la naïveté du +« rendu » des monstres, des masques étranges, des +compositions obscènes — de réminiscence orientale.</p> + +<p>Mais il est une catégorie de sculpture éminemment +auvergnate ; ce sont les chapiteaux historiés, +donnant une suite, par exemple, à Notre-Dame-du-Port, +l’histoire d’Adam et d’Ève. Il est des centaines +de ces chapiteaux historiés en Auvergne, qui, par +leur beauté, inscrivent l’art dans le roman auvergnat. +On a, dans quelques cas, tenté de déchiffrer le symbolisme +supposé de certaines scènes ou de certains +personnages — sans parvenir à des solutions satisfaisantes. +Il est moins hasardeux de s’en tenir à la +pensée visible des artisans.</p> + +<p>Pour tout le détail, je ne puis que renvoyer aux +pages si documentées de M. Albert Bresson. Il vous +dira les modillons, les corniches, les frises, et tous +les accessoires de l’architecture religieuse, la croix +sur la place du village, les croix professionnelles, les +crosses, les calices, les colombes eucharistiques, les +grilles de fer forgé, les autels portatifs, les châsses, +les reliquaires, les meubles.</p> + +<p>Pour nous, nous étions plus sensibles, à l’aspect +de ces pierres disciplinées qu’il avait fallu tout l’effort +d’un peuple pour hisser à la place indiquée, les +uns fournissant l’argent, et, les pauvres — ces corvées +épiques, — qu’au travail individuel et délicat +des métaux précieux. Certes, à Conques, nous +savions, une à une, toutes les merveilles des vitrines +et des armoires : de la statue d’or de sainte Foy à l’A +de Charlemagne, quel éblouissement ! Mais ce n’est là +que de délicieux amusements de l’esprit, du regard, +du toucher. L’extase indicible est dans le monument +paisible et formidable, qui impose sa puissante sérénité +à ces farouches régions de ravins, de bois, de +monts ; à travers le chaos figé des vagues volcaniques, +nos églises de roman auvergnat sont ancrées +comme de vigoureux vaisseaux, que ne pouvait +démâter la tempête. En vérité, l’Auvergne avait réalisé +son type définitif. Elle n’en voulait plus essayer +d’autre. Elle lui demeurait fidèle, alors que partout +on le délaissait. Elle résistait, à l’invasion victorieuse +partout ailleurs, du gothique, dont il ne faut pas +chercher, dans nos montagnes, des exemplaires +brillants. A peu près toutes nos églises sont romanes, +l’archéologue pourrait redouter la monotonie. Non, +le roman auvergnat ne se répète pas pauvrement +de proche en proche ; il a sa souplesse et sa diversité ; +mais, à travers toutes les différenciations, il +garde ses caractéristiques de force et de simplicité. +Il n’est pas d’autres écoles avec une pareille énergie +de concentration, qui assure à nos montagnes +une incomparable unité d’art et de paysage, une aussi +pathétique harmonie des créations de l’homme, du +sol tragique et de l’âpre ciel arverne.</p> + +<p>Cette communion intense du monument et de l’ambiance, +nous la sentions dans nos villages les plus +reculés ; le retour à nos plus humbles églises de tous +les jours ne nous attristait pas du regret des splendeurs +un moment apparues. La plus pauvre chapelle +peut nous retenir et nous émouvoir, quand elle +garde du caractère, qui sauve de la laideur et de la +prétention. Quelle franchise, quel aveu de misère +saine et vaillante dans « ces clochers à peigne » +où les cloches se balancent ou reposent à l’air, à +toutes les températures. Il est vrai qu’il ne fait pas +plus chaud à l’intérieur, où l’eau gèle dans le bénitier…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c14">CHAPITRE XIV</h2> + +<p class="d">De Bretagne en Auvergne. — Le Cobreto et le cercle. — Les +Auvergnats d’été. — La ballade du veau. — <i>En plein vent</i> ; +<i>Mon Auvergne</i>. — La vieillesse du poète. — « Ma mère » ; +« Le Grillon ». — De Vielles à Maillane.</p> + + +<p>En 1898, j’arrivais à une fin de bail du manoir +breton où je vivais avec mon fils, un bébé de trois +ans. L’été, la distance n’effrayait pas mes amis ; +mais l’hiver…! Quand le temps permettait de chasser +la bernache, les rudes courses de mer suffisaient +à endormir ma pensée… Seulement, bien des jours, +par les mois noirs, impossible de hisser la voile, et +mon bateau devait rester à son corps mort… Locquémeau +était à une douzaine de kilomètres de Lannion, +du médecin, du pharmacien… Au moindre +bobo de l’enfant, que faire… Enfin, nous n’étions pas +d’ici… Le fermier, le pêcheur parlaient breton. +Je voulais que mon petit fût un Auvergnat. Je m’en +ouvris à Vermenouze. Il n’y avait pas huit jours +qu’il m’avait quitté, — qu’il m’avait trouvé un enclos, +dont la description m’enchantait, à trois quarts +d’heure d’Aurillac, sur les bords de la Cère… En +quelques semaines, il arrangeait tout, location avec +promesse de vente, à des conditions parfaitement +amicales de la part du propriétaire, du notaire, +d’ailleurs étonnés de mon acceptation, les yeux fermés ! +Que m’importait ? Pouvais-je être mal en +Auvergne, au voisinage de Vermenouze…</p> + +<p>Et puis, il y avait le <i>Cercle de l’Union</i>, qui ne +date pas d’aujourd’hui…<a id="FNanchor_45" href="#Footnote_45" class="fnanchor">[45]</a></p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_45" href="#FNanchor_45"><span class="label">[45]</span></a> Le besoin d’un tel refuge s’imposait, paraît-il, aux +hommes honnêtes et probes, d’honneur et de caractère +sociables, tant le luxe et l’amour du plaisir avaient envahi +Aurillac. Les femmes se ruinaient chez les modistes. Les +élégants se passionnaient pour le domino, en prenant le +punch ou le café, dont la première tasse en France aurait +été servie, dit-on, à côté du local de la Société, « à l’hôtel +patrimonial des Noailles ».</p> + +<p>Ce fut le premier titre du Cercle de l’Union, aujourd’hui +centenaire, dont le fondateur Antoine Guitard, né et décédé +à Aurillac (1762-1846), a laissé le souvenir d’une activité +diverse et successive que ne décourageaient pas les événements. +Avocat au Parlement, en 1784, Président du Conseil +Général en 1790, député à l’assemblée législative en +1791, le consoleur public au Tribunal Criminel en l’an IV, +administrateur de la ville d’Aurillac en l’an V, Procureur +Impérial en 1807, député aux Cent-Jours, député en 1819. +Après 1820, il se consacre au Barreau. Il devient Préfet du +Cantal, en 1830, décoré à chaque étape. Il était éminemment +qualifié pour vanter à ses compatriotes les nécessités de la +prudence et de la concorde, à travers tant de changements +de régimes politiques. Loin de « l’esprit de coterie », Antoine +Guitard, au 15 janvier 1809, fixe l’esprit et le but de +l’orientation :</p> + +<p><i>La Société n’est qu’une réunion d’hommes paisibles, qui +ont convenu d’un lieu, pour s’y délasser ensemble de leurs +travaux, et y passer leurs moments de loisir, avec agrément +et peu de frais…</i></p> +</div> +<p><i>La Société littéraire d’Aurillac</i>…</p> + +<p>C’est là que Vermenouze venait lire les journaux +et fumer sa pipe, et que se préparait <i lang="oc" xml:lang="oc">lo Cobreto</i>, +l’organe de l’<i>École auvergnate</i> et du <i>Haut-Midi</i> +(1895). Ces feuillets de patois cantaliens me touchaient +infiniment. Ils me prouvaient que je n’avais +pas eu si tort de ne pas me laisser encercler +dans tant de groupements étroits, hors desquels il +n’y avait point, paraît-il, de salut littéraire ! Un +jour, j’étais sorti du naturalisme, de l’impressionnisme, +du décadentisme, du symbolisme, pour faire +tout simplement un tour au pays. J’avais écrit, là-dessus, +de tout mon cœur, de toute ma jeunesse. Évidemment, +il n’en sortait aucune nouveauté d’école. +Un livre qui s’intitulait : <i>L’Auvergne</i> ! De l’histoire, +de la géographie, de la compilation ! C’était +la rupture avec les cénacles unifiés. En revanche, +de fortes compensations, dans le mouvement régionaliste. +La petite patrie valait bien les petites chapelles. +Je suis assez fier d’y avoir couru d’instinct, +sans l’indication de personne, il y a trente ans ! +d’autres s’empressent, désormais, un peu tard. On +découvre la France. Pour le réveil auvergnat, je +revendique l’honneur d’avoir été à la peine.</p> + +<p>La peine fut un plaisir quand la <i lang="oc" xml:lang="oc">Cobreto</i> nous +révéla l’exaltation et l’émulation que suscitait la +production inspirée et locale de Vermenouze ; dès +ses premiers airs, la <i lang="oc" xml:lang="oc">Cobreto</i> se faisait entendre jusqu’au +plus lointain midi. Frédéric Mistral saluait +l’avènement de Vermenouze et de l’École Auvergnate, +comme une date du félibrige. Félix Gras +acceptait de présider en juin 1895 aux félibrées +de Vic-sur-Cère, de Vic-en-Carladès où l’ombre +du moine de Montaudon dut tressaillir à la nombreuse, +savante et chaude éloquence d’Eugène Lintilhac.</p> + +<hr> + + +<p>Le Cercle, la <span lang="oc" xml:lang="oc">Cobreto</span>, ce fut l’effort charmant +d’Armand Delmas, jeune avocat lettré, le conteur +exquis des <i>Menettes de Roumégoux</i> et de <i>l’Armoire +au linge blanc</i> ; à qui il n’a manqué qu’un peu d’assiduité +au travail pour dépasser les frontières provinciales ; +mais ce n’est pas rien que d’avoir signé +des pages qui font regretter que l’auteur n’en ait pas +publié davantage, ce n’est pas rien que d’avoir, +en nos rudes pays, voulu la vie plus polie, plus élégante +et sacrifié son repos pour l’agrément de ses +concitoyens, ce n’est pas rien que d’avoir négligé +sa production personnelle pour favoriser la renommée +du voisin : <i>Flour de Brousse</i> doit à l’initiative +généreuse d’Armand Delmas d’avoir été +imprimée ; et, des fondateurs de la <i lang="oc" xml:lang="oc">Cobreto</i>, il fut le +plus opiniâtre et le plus ingénieux, certainement. <i>Il +y a attrapé chaud</i>, pour le reste de son existence ! +A force d’aller et venir, il gardait, au plus glacé de +l’hiver, le front en sueur, qu’il lui fallait éponger, +sans cesse, de son mouchoir. Pour moi, membre +forain ! — j’ai passé là plus d’une heureuse soirée ; +les consommations y étaient de marque, et, après +l’arrivée solennelle des journaux, sur le coup de 9 ou +10 heures, les joueurs partis, la conversation s’y +prolongeait, non sans violence, dans la nuit, jusqu’à +la route par laquelle je devais pédaler 4 ou 5 +kilomètres pour regagner mon gîte, à travers les +vapeurs de la prairie arpajonnaise…</p> + +<p>L’été on s’avançait vers le square, à la terrasse +du café mitoyen, où se rencontraient les « Auvergnats +de Paris », fidèles à la petite Patrie, Lintilhac, +en passe de devenir sénateur, Francis Charmes, en +route pour remplacer Brunetière, à la <i>Revue des +Deux-Mondes</i>, le comte de Miramon-Fargues, et +Louis Delzons, prématurément disparus, avant +d’avoir fourni toute leur mesure, Jean de Bonnefond, +redouté pour son esprit, Louis Farges, des +Affaires étrangères, aujourd’hui député, Marcelin +Boule, le savant professeur au Muséum.</p> + +<p>On se montrait le glorieux Duclaux, de l’Institut +Pasteur, dont les vacances s’écoulaient à <i>Olmet</i>, +vers Vic-sur-Cère ; de jeunes peintres, de jeunes +musiciens, espoir de la palette et de la gamme, et +des pince-sans-rire que guettait la chronique parisienne +où il est devenu maître, et pour qui le +Cercle, évidemment, devait paraître bien désuet : +tel Maurice Prax qui raillait de la sorte :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Balade pour l’âme Sentimentale</div> +<div class="verse">Qui vit les veaux sur la montagne.</div> + +<div class="verse stanza"><i>O les souvenirs idylliques !</i></div> +<div class="verse"><i>Théocrite, tes chalumeaux !</i></div> +<div class="verse"><i>Replets, dodus, académiques,</i></div> +<div class="verse"><i>Nous les vîmes, les petits veaux,</i></div> +<div class="verse"><i>Sur les gros monts en somnolence,</i></div> +<div class="verse"><i>Se mordiller, se tracasser,</i></div> +<div class="verse"><i>Et jeter leur exubérance :</i></div> +<div class="verse"><i>Ils ont dû depuis engraisser !</i></div> + +<div class="verse stanza"><i>Ils regardaient — veaux poétiques —</i></div> +<div class="verse"><i>Voler les tout petits oiseaux ;</i></div> +<div class="verse"><i>Et, l’instant d’après, — plus pratiques —</i></div> +<div class="verse"><i>Ils dépontaient les baliveaux</i></div> +<div class="verse"><i>Et suçaient des pousses l’essence,</i></div> +<div class="verse"><i>Puis se prenaient à rêvasser</i></div> +<div class="verse"><i>A choses plus graves qu’on pense !</i></div> +<div class="verse"><i>Ils ont dû, depuis engraisser !</i></div> + +<div class="verse stanza"><i>Ils cherchaient — veaux mélancoliques,</i></div> +<div class="verse"><i>De quoi sont faits les fricandeaux,</i></div> +<div class="verse"><i>Et les reliures classiques</i></div> +<div class="verse"><i>Des œuvres des poétereaux.</i></div> +<div class="verse"><i>Mon dieu, qu’on est léger en France !</i></div> +<div class="verse"><i>Nous vîmes les veaux grimacer,</i></div> +<div class="verse"><i>Bientôt après… Insouciance !</i></div> +<div class="verse"><i>Ils ont dû, depuis, engraisser !</i></div> + +<div class="verse stanza"><i>Bonne âme, qui faites bombance,</i></div> +<div class="verse"><i>Ayez un doux pleur à verser,</i></div> +<div class="verse"><i>Quand des veaux aurez souvenance !</i></div> +<div class="verse"><i>Ils ont dû, depuis, engraisser.</i></div> +</div> + +</div> +<p>Hélas, notre compagnonnage devait être vite relâché +et la chambre de « M. Vermenouze » être de +moins en moins occupée. Quelques mois à peine +s’étaient écoulés depuis mon installation à Maussac, +que son contrat d’association avec les cousins Garric +était rompu, et qu’il quittait sa vieille demeure de +la rue d’Aurinques pour la maison natale de Vielle, +où habitaient encore sa mère, sa sœur. Cela nous +écartait d’une quinzaine de kilomètres, impraticables +l’hiver. D’ailleurs, la maladie commençait de +le miner. Et moi, je partais pour l’Extrême-Orient…</p> + +<p>Cependant, il y eut là des haltes, claires, que nous +pouvions espérer plus durables. Vermenouze nous +tombait à l’improviste, avec son chien, sa pipe, son +carnier gonflé de quelque lièvre ou de quelque bécasse, +à la saison. Il avait fait signe à nos amis d’Aurillac — et +c’étaient de plantureuses veillées.</p> + +<hr> + + +<p>Vermenouze achevait les pièces d’<i>En plein Vent</i>. +Nous ne l’avions pas encouragé dans cette voie, ses +lointains débuts en français n’accusaient pas d’originalité. +Il n’y était pas auvergnat. Or, soudain, au +lieu de ces lourdes machines de naguère, où l’on +sentait trop ses lectures de Hugo, de Lamartine, de +Leconte de Lisle, il apportait des sonnets où se retrouvaient +son tempérament, sa verve, son observation +réaliste et malicieuse, sa marque sobre et +solide. Il s’y décelait d’autres dons, d’intimité, +d’émotion, de douceur, — comme une source susurrante +dans la brousse sèche où se complaisait jadis +le chasseur de sauvagine ; la plupart de ces quatorzains +nous redisent encore la faune montagnarde, +avec l’exactitude d’un naturaliste doublé d’un fabuliste. +De la ferme des vallées au buron des sommets, +du martin-pêcheur au grand-duc, nul habitant de la +terre, des eaux, de l’air dont il n’ait épié les gestes +et surpris quelque secret, mais, peu à peu, le poète +va supplanter le coureur des bois et des ruisseaux. +Il songe aux anciens « <i>qui devant Dieu sont</i> », devant +qui lui-même pourrait être tout à l’heure à son +tour, et il implore :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Mon père, ce preneur de truites sans rival,</div> +<div class="verse">Les dimanches d’été m’emmenait à la pêche :</div> +<div class="verse">En ce temps-là, j’étais joufflu comme une pêche</div> +<div class="verse">Et blond comme un rayon de soleil estival.</div> + +<div class="verse stanza">Marchant dans les genêts et la bruyère sèche,</div> +<div class="verse">Nous allions commencer tout à fait en aval</div> +<div class="verse">D’un ruisseau cascadeur qui coule au fond d’un val ;</div> +<div class="verse">Et bientôt l’épervier s’abattait dans l’eau fraîche.</div> + +<div class="verse stanza">Mon père, son panier d’osier contre le flanc,</div> +<div class="verse">Déployait le filet, qui partait en sifflant,</div> +<div class="verse">Rapide, ailé, d’un vol foudroyant de rapace.</div> + +<div class="verse stanza">Et, le soir, des poissons marbrés de pourpre et d’or</div> +<div class="verse">Emplissaient notre grand panier jusques au bord ;</div> +<div class="verse">Et voilà quarante ans de cela. — Le temps passe !</div> +</div> + +</div> + +<p class="c gap">II</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Mon père est mort, j’atteins mon cinquantième hiver ;</div> +<div class="verse">Mais je garde très frais, dans ma vieille mémoire,</div> +<div class="verse">Le souvenir de ce ruisseau, vivante moire,</div> +<div class="verse">Qui frissonne et bruit au fond du vallon vert.</div> + +<div class="verse stanza">Pour vous, qui fûtes bon et qui m’êtes si cher,</div> +<div class="verse">O mon père, le Christ vous reçut dans sa Gloire ;</div> +<div class="verse">Et, comme, ainsi que vous, j’ai le bonheur de croire</div> +<div class="verse">A l’immortalité de l’âme et de la chair,</div> + +<div class="verse stanza">Mon rêve, c’est d’aller, un jour, bientôt, peut-être,</div> +<div class="verse">Vous retrouver là-haut, auprès du divin Maître,</div> +<div class="verse">Et de recommencer, comme au bon temps jadis,</div> + +<div class="verse stanza">(Dieu qui peut tout, peut bien nous permettre ces choses)</div> +<div class="verse">Nos pêches aux goujons dorés, aux truites roses,</div> +<div class="verse">Dans quelque merveilleux ruisseau du Paradis.</div> +</div> + +</div> +<p>L’attendrissement a imprégné le poète ; le chasseur +a mis bas les armes, il ne s’agit plus que de +pêche innocente sans crainte de procès verbal.</p> + +<hr> + + +<p>Le pays et les gens me faisaient fête. Le village +s’animait du va-et-vient de mes hôtes et de mes visiteurs.</p> + +<p>Vermenouze était choyé.</p> + +<p>Comme pour <i>Flour de Brousso</i>, les amis et voisins +du poète avaient fait leur devoir, assuré la publication +d’<i>En plein Vent</i><a id="FNanchor_46" href="#Footnote_46" class="fnanchor">[46]</a>. Ç’avait été un gros +succès littéraire. Vermenouze n’était pas indifférent +aux louanges qu’il recevait des maîtres à qui il avait +fait le service de son livre.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_46" href="#FNanchor_46"><span class="label">[46]</span></a> <i>En plein vent</i> (P.-V. Stock, éditeur).</p> +</div> +<p>Mais les étés peuvent se prolonger jusqu’à la +Saint-Martin : ils ont une fin. Notre Lintilhac ne +venait plus faire sa pleine eau dans la Cère, en suspendant +« sa moumoute », — sa perruque — à quelque +branche. Les camarades avaient repris le train pour +la capitale. On s’installait pour les quartiers d’hiver — lorsqu’un +soir, Vermenouze m’arriva tout défait : +il quittait Aurillac — et moi, je m’embarquais pour +l’Indochine.</p> + +<hr> + + +<p>Ce furent les années (1901-1904) où il composa +<i>Mon Auvergne</i>. Il me montra le manuscrit avec +gêne, j’y allais tout franc comme d’habitude. Son +recueil manquait un peu de l’unité qui liait ses précédents +ouvrages, patois ou français. Je remarquais +surtout les professions de foi trop fréquentes, et +banales, qui intervenaient à tout propos. Je trouvais +Vermenouze irréductible. Des influences confessionnelles +l’avaient encerclé. Cependant <i>Mon Auvergne</i>, +sous la réserve des critiques précédentes, montre un +Vermenouze d’inspiration élargie et d’envolée plus +haute. L’homme vieilli s’est attendri. Dans sa maison +natale, entre les siens, — sa mère vivait encore, — il +est touché d’une grâce exquise. Il sort moins, +craignant de laisser trop seule et inquiète la vieille +femme chérie. Il ne chasse et ne pêche plus guère +qu’autour de chez lui. Il tisonne, sous la vaste cheminée +familiale ; sa foi devient plus exigeante. Il +m’écrit, au sujet d’un roman projeté en collaboration +sur les émigrants cantaliens en Espagne :</p> + +<blockquote> +<p>Je me mets à votre disposition pour vous fournir tous +les renseignements et documents qu’il sera en mon pouvoir +de me procurer. Il est même possible que j’écrive +quelque chapitre du livre, <i>pourvu que la morale et la religion +chrétienne</i> y soient partout respectées !</p> +</blockquote> + +<p>Ainsi, pour lui, un livre n’est plus un livre, mais +une manifestation religieuse et politique. Il mêle +la poésie et « les inventaires » ; je n’insiste pas. +Jouissons seulement des beautés du livre en soi, — sous +la typographie fâcheuse et le puéril <i lang="la" xml:lang="la">ex libris</i> +de la <i>Revue des Poètes</i> :</p> + +<p>Il n’est pas de poète régionaliste qui ait chanté +d’une voix plus douce les horizons intimes ; sa langue +s’est assouplie, comme sa rudesse s’est apaisée :</p> + + +<p class="c gap"><i>Ma Mère</i></p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Notre logis, sous sa glycine et son tilleul,</div> +<div class="verse">Égayait les prés verts de sa blancheur riante,</div> +<div class="verse">Mais la mort vint, qui prit l’aïeule, puis l’aïeul,</div> +<div class="verse">Et qui bientôt courba, douloureuse et priante,</div> + +<div class="verse stanza">L’épouse veuve sur un troisième linceul.</div> +<div class="verse">Et dans cette maison, où mène une humble sente,</div> +<div class="verse">Ma mère pour toujours s’enferme, vieillissante,</div> +<div class="verse">Avec le souvenir de ses morts, seule à seul.</div> + +<div class="verse stanza">Maintenant, elle, aussi, vers Dieu s’en est allée…</div> +<div class="verse">Mais quand ma lèvre, après que j’ai prié, le soir,</div> +<div class="verse">Touche les pieds du Christ en bois vétuste et noir,</div> + +<div class="verse stanza">A la place où son âme un jour s’est exhalée,</div> +<div class="verse">C’est un peu d’elle encor que j’embrasse à genoux,</div> +<div class="verse">Sur ce Christ qu’ont baisé tous les morts de chez nous.</div> +</div> + +</div> +<p>En fait, ce n’est que par le ton que <i>Mon Auvergne</i> +diffère d’<i>En plein Vent</i>, dont elle répète le plus souvent +le thème limité au décor familier, aux scènes +du foyer, aux courses dans la montagne, aux pittoresques +émigrants.</p> + +<p>Mais aux sonnets rigides, parfois d’un réalisme +quelque peu pictural, a succédé une poésie, plus +affective et repliée, où le sentiment l’emporte sur +l’impression, alors que la forme elle-même s’assouplit +et se nuance davantage.</p> + + +<p class="c gap">LE GRILLON</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">J’ai pour hôte un grillon à peau parcheminée</div> +<div class="verse">Et flétrie, à la voix fêlée, — un grillon vieux,</div> +<div class="verse">Qui, tout l’hiver, durant les longs soirs pluvieux,</div> +<div class="verse">Tient en éveil l’écho de notre cheminée.</div> + +<div class="verse stanza">Ce vieillard, qui, peut-être, a connu nos aïeux,</div> +<div class="verse">Est d’humeur casanière, et vit en cénobite,</div> +<div class="verse">Laissant à peine, au fond du trou noir qu’il habite,</div> +<div class="verse">Luire l’émail blafard et poli de ses yeux.</div> + +<div class="verse stanza">Il boitille en marchant, et n’a plus qu’une antenne,</div> +<div class="verse">Une sorte de poil qui, sur son front chenu,</div> +<div class="verse">Tremble ainsi qu’un plumet minuscule et ténu ;</div> +<div class="verse">— Quand il chante, sa voix paraît toujours lointaine.</div> + +<div class="verse stanza">Paraît toujours lointaine et venir du passé…</div> +<div class="verse">Et, dans ces chants voilés, tristes comme des plaintes,</div> +<div class="verse">Il ne sait évoquer que des choses éteintes,</div> +<div class="verse">Des êtres qui depuis longtemps ont trépassé.</div> + +<div class="verse stanza">Il évoque, sous le rayonnement des lampes</div> +<div class="verse">De jadis, — qui ne se rallumeront jamais,</div> +<div class="verse">Le tranquille sommeil des aïeuls que j’aimais,</div> +<div class="verse">Et leurs beaux cheveux blancs flottant le long des tempes.</div> + +<div class="verse stanza">Il dit, le vieux grillon, de son timbre brisé,</div> +<div class="verse">La mère qui m’aima du seul amour qui dure,</div> +<div class="verse">Et dont la mort m’a fait une telle blessure</div> +<div class="verse">Que mon cœur n’en sera jamais cicatrisé.</div> + +<div class="verse stanza">Et je revois le bon sourire de ses lèvres,</div> +<div class="verse">Et je songe que les amantes et les sœurs</div> +<div class="verse">N’ont pas les tendres bras caressants et berceurs,</div> +<div class="verse">Dont elle enveloppait mes douleurs et mes fièvres.</div> + +<div class="verse stanza">C’est ainsi que, mélancolique évocateur !</div> +<div class="verse">Le grillon dit les chers disparus qu’il regrette,</div> +<div class="verse">Tandis que son antenne unique, — son aigrette,</div> +<div class="verse">Se dresse sur son front de toute sa hauteur.</div> + +<div class="verse stanza">Par instants, il se penche au bord de la lézarde</div> +<div class="verse">Où son timbre enroué sonne, toujours lointain,</div> +<div class="verse">Et, jusque sur le mur, que la fumée a teint</div> +<div class="verse">De bistre fauve et d’or rougeâtre, se hasarde.</div> + +<div class="verse stanza">J’écoute ce grillon, chantre des longs hivers,</div> +<div class="verse">Et qui, poète et vieux comme moi, me ressemble :</div> +<div class="verse">Voilà plus de trente ans que nous vivons ensemble,</div> +<div class="verse">Lui, chantant ses chansons, et moi, faisant des vers.</div> +</div> + +</div> +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c15">CHAPITRE XV</h2> + +<p class="d">Du Cantal aux Alpilles. — Le cinquantenaire de Font-Ségugne. — Le +palais du Félibrige. — L’appui d’Aristide +Briand. — La statue de Mistral. — Vive Provence.</p> + + +<p>Ce fut, vraiment, à cette commémoration demi-séculaire +de la fondation du Félibrige, que s’imposa +la gloire de Vermenouze.</p> + +<p>Droit comme le chêne sous lequel il est debout +dans ses soixante-quatorze ans qui ne lui pèsent +rien, Mistral entonne la chanson de circonstance :</p> + +<blockquote> +<p>Les Sept de Font-Ségugne en chantant notre langue +nous étions comme des dieux.</p> + +<p>Les beaux diseurs sont morts, — mais les voix ont +parlé : — sont morts les bâtisseurs, — mais le temple +est bâti…</p> +</blockquote> + +<p><i>Le Temple est bâti</i>… Pour longtemps, le grand +prêtre est encore là… Mais après ? Il n’y avait guère +de nouveaux, au jubilé du Félibrige ?…</p> + +<p>Il y avait Vermenouze — avec Michalias. Quand +les regards de F. Mistral revenaient du passé, +du 21 mai 1854 à la fête de 1904, c’est sur l’Auvergne +qu’ils devaient se porter — et sur l’œuvre +auvergnate du <i>Capiscol</i> dont le <i>Consistoire</i> félibré +allait faire un <i>majoral</i>.</p> + +<p>Jamais Mistral ne nous était apparu aussi grandiose +et régnant, — avec cette Arlésienne, jolie +comme un matin de printemps, le fichu traditionnel +d’où se dégageait le cou gracile, le diadème de ses +cheveux relevés dans la dentelle, cernés du ruban +de couleur — qu’il promenait fièrement à travers la +foule…</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>Au passage, en provençau, Mistral m’apostropha :</p> + +<p>— Tu en as vu, dans ta Chine et ton Japon, de +ces belles filles-là ?</p> + +<p>Le front lumineux, le rire sonore, il continua +sa promenade, sous les arbres de Font-Ségugne, au +milieu de son peuple, avec la jeune fille à son bras, +simple et glorieux, magnifique, inoubliable, comme +s’il avait à ses côtés Mireille retrouvée, et toute la +Provence, et toute sa jeunesse et tout son génie.</p> + +<hr> + + +<p>J’avais rencontré F. Mistral, chez Alphonse Daudet, +en 1889… Je commençais à écrire sur l’Auvergne +et, de proche en proche, par les patois, à +me passionner pour la Provence. Les hôtes du Premier +Goncourt ou de Champrosay n’étaient pas familiers +avec le génie méridional, et ne comprenaient +guère l’admiration enthousiaste de l’auteur de <i>Numa +Roumestan</i> pour le poète des <i>Iles d’or</i>, bien près de +leur apparaître comme quelque autre tambourinaire. +Or, je vois bien que la ferveur de Daudet croissait +avec l’âge et avec la maladie. Lui, après l’expérience +et la science de Paris, pouvait juger… L’ardeur +nostalgique avec laquelle il traduisait <i>Batisto Bonnet</i> +certifie assez son estime du parler provençal et +de la renaissance félibréenne. De comprendre sa +langue natale, cela m’a valu, d’Alphonse Daudet, +des minutes dont je n’étais pas peu fier, quand, en +<i lang="la" xml:lang="la">a parte</i>, il jetait vers moi quelque proverbe, quelque +apostrophe qui échappaient aux autres interlocuteurs — et +m’avançaient un peu plus dans son +intimité…</p> + +<p>A partir de 1894, j’ai vécu quelques automnes non +loin d’Arles et d’Avignon. Avec Léon Daudet, plus +d’une fois nous poussâmes jusqu’à Maillane, je m’enivrais +des « beaux diseurs » et « des bâtisseurs » de +Font-Ségugne. C’est Léon Daudet qui me donna la +<i lang="oc" xml:lang="oc">Miougrano entreduberto</i> ; je n’avais lu d’Aubanel, +que les <i>Filles d’Avignon</i> ! mais dès lors, toute la +boutique Roumanille y passa.</p> + +<p>Après 1900, l’Auvergne et Vermenouze furent le +trait d’union entre F. Mistral et moi ; la proportion +se renversa par la suite, où j’eus l’occasion d’être +utile à F. Mistral que je voyais souvent.</p> + +<p>C’est en 1906 que je devins, comme il m’appelait +par la suite, « son ambassadeur à Paris », dans les +circonstances que j’ai rappelées ainsi :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Au grand flambeau</div> +<div class="verse">Allumant les audaces,</div> +<div class="verse">Nous fondions dans l’espace,</div> +<div class="verse">L’Empire du Soleil.</div> +</div> + +</div> +<p>Ainsi chantait Mistral le 21 mai 1904, à Font-Ségugne, +à l’anniversaire demi-séculaire de la Sainte-Estelle +où fut baptisé le félibrige.</p> + +<p>Merveilleux empire, dont Lamartine à son déclin +saluait l’aurore éblouissante : <i>Il y a une vertu dans +le soleil !</i> Certes il le fallait, pour que cette pléiade +de la Renaissance provençale pût espérer se faire +entendre parmi les voix immenses du romantisme, +dans la <i>langue méprisée</i>…</p> + +<blockquote> +<p>Le soleil me fait chanter…</p> + +<p>En chantant dans notre langue, nous étions comme +des dieux.</p> +</blockquote> + +<p>Hélas ! Le chef est demeuré seul, de la phalange +des Aubanel, des Gras, des Roumanille, pour mener +la cause à la consécration universelle… Seul, il aura +vu le Pactole affluer au Rhône, et les cent mille francs +d’un prix Nobel tomber dans la fameuse Coupo +Santo, qui ne semblait pas destinée à s’emplir +jamais d’un tel flot d’or — de l’or du nord venant +éclairer le midi…</p> + +<p>Mais l’illustre poète n’a pas voulu mettre en cave +la vendange heureuse. Il a convié toutes les ombres +chères de ses compagnons disparus à la libation +glorieuse du <i>Cinquantenaire de Mireille</i>, et de l’érection +de sa statue à lui, Mistral, vivant ! Et pour +qu’elles puissent magnifiquement assister aux prochaines +commémorations arlésiennes, il leur a préparé +le logement, — un <i>Palais du Félibrige</i>.</p> + +<p>Tout de suite, avec sa superbe habituelle, le +lauréat du prix Nobel avait trouvé l’emploi de la +somme… Souverain de l’idéal, — dont toute l’existence +s’était tenue dans la simple maisonnette de +famille, il rêvait parfois d’une résidence plus grandiose : +non pas pour lui, dont l’ambition finale était +le petit mausolée au cimetière du village natal — mais +pour l’Empire…</p> + +<p>Oui, un <i>Palais du Félibrige</i>, où emménagerait et +s’augmenterait le « Muséon Arlaten, » trop à l’étroit +dans son étage du tribunal de commerce : le « Muséon +Arlaten », précieux et naïf reliquaire de la tradition +familière et du génie poétique de la Provence. +Mistral avait tourné son dévolu sur le bel ancien +hôtel de Laval, du <small>XV</small><sup>e</sup> siècle.</p> + +<p>Aussitôt, l’Empereur du Soleil allait se trouver +aux prises avec les contingences terrestres et locales, +municipales, départementales et gouvernementales ! +Et moi aussi ! Mais, pour moi, c’était toute joie et +tout honneur que le hasard me permît de servir le +maître de Maillane et de l’aider à se diriger dans le +dédale des difficultés administratives, — et à en +sortir. C’est ce qui me procure l’occasion, avec son +assentiment, de crayonner ces souvenirs inédits au +portail du monument, avant qu’il ne soit ouvert aux +pompes officielles.</p> + +<p id="nego">Donc, on négociait avec une lenteur toute méridionale — qui +risquait de n’aboutir que pour le +centenaire. F. Mistral avait offert d’acheter l’hôtel +de Laval, où était le collège — que l’on se proposait +de transférer à l’école primaire supérieure, +en construction. Grâce à l’aubaine particulière, la +ville, sans grever ses finances, pouvait désaffecter +l’ancien immeuble, et installer une école plus vaste +pour recevoir les élèves du collège. Mais il fallait +l’agrément du ministère. Si la suppression était +décidée, en principe, du vieux collège appelé à se +confondre dans la jeune école, la solution pratique +exigeait quelque délai. Mistral commençait à s’inquiéter +des retards bureaucratiques. Un soir de +juin 1906, qu’il disait ses doutes, en ma présence, +je lui proposai de tenter une démarche précise, +auprès du nouveau grand maître de l’Université. +Oh ! je n’affirmerai pas que Mistral ait accepté +d’enthousiasme de s’adresser au rapporteur de la +séparation ! Enfin, il me confia le petit dossier, et +peu après, il pouvait m’écrire :</p> + +<blockquote> +<p class="ind">Mon cher ami,</p> + +<p>Je vous remercie, d’abord pour l’activité que vous +avez mise à présenter et à recommander à M. Briand +le projet relatif au Muséon Arlaten… Je vous donne +copie de la charmante lettre que m’a adressée M. Briand. +Si vous croyez qu’il soit urgent de remercier votre ami +dès à présent, vous voudrez bien me le dire…</p> + +<p class="sign"><span class="sc">F. Mistral</span></p> +</blockquote> + +<p>Voici la lettre du ministre dont je prends le texte +sur la copie conforme, de la main de Mistral :</p> + +<blockquote> +<p class="ind">Mon cher Maître,</p> + +<p>J’ai été mis au courant de votre généreux projet par +M. Ajalbert, et j’ai pris connaissance des documents +qu’il m’a soumis. J’ai mis immédiatement la question à +l’étude et j’espère que nous pourrons trouver une solution +favorable à vos désirs. Soyez assuré que je la +cherche avec la sympathie la plus vive pour votre projet, +et la plus respectueuse pour votre personne et pour +votre œuvre…</p> + +<p class="sign"><span class="sc">Aristide Briand</span></p> +</blockquote> + +<p>Ainsi, le poète jetait son trésor par les fenêtres +dans le palais de Laval, le maire d’Arles acquiesçait +et le ministre se montrait favorable…</p> + +<p>J’étais fier de moi, je ne le cacherai pas…</p> + +<p>Or, il n’y avait rien de fait, et tout se disloquait +la semaine suivante… C’était le désarroi, mélancoliquement +traduit en trois lignes :</p> + +<blockquote> +<p>Voici, mon cher ami, le renseignement que je reçois, +et que je vous communique, non sans embarras… Qu’il +est difficile de faire un peu de bien !…</p> + +<p class="sign"><span class="sc">F. Mistral</span></p> +</blockquote> + +<p>C’eût été trop beau que cela se déroulât simplement, +comme une farandole !</p> + +<p>J’avais demandé une note sur la situation du collège, +pour joindre au dossier. Un ami de Mistral s’était +précipité chez le principal du collège, qui lui avait +affirmé que le collège n’avait jamais été aussi florissant, +que pas un de ses élèves n’émigrerait à l’école +nouvelle :</p> + +<blockquote> +<p class="date">Arles, 13 août 1906.</p> + +<p class="date"><i>à F. Mistral</i>.</p> + +<p>Dès que j’eus reçu votre lettre du 10 août, je cherchai +à me renseigner sur l’objet de la demande Ajalbert. La +seule personne qui pût me fournir des tuyaux précis +était le Principal du Collège. Or, M. Castel passe ses +vacances à la campagne dans les environs du Petit +Clar.</p> + +<p>Nous avons donc, samedi, M. Eysette et moi, pris un +fiacre et nous nous sommes rendus à la campagne de +M. Castel.</p> + +<p>Il résulte des affirmations de M. Castel que notre +Collège n’est nullement en décadence ; et que le chiffre +de 140 élèves qu’il compte à cette heure n’a peut-être +été jamais atteint. Voilà un renseignement puisé à la +source.</p> + +<p>M. Castel nous a d’autre part affirmé que l’état déplorable +des constructions constituant le Palais de Laval +nécessitait, comme réparations indispensables, des +sommes folles. Quand on aura dépensé 50.000 francs +dans cet immeuble, on ne s’apercevra d’aucun changement +presque, nous dit-il. Les toitures sont à refaire ; +et toutes les menuiseries des fenêtres (il y en a une +centaine, au bas mot) et tous les carrelages. Ce sera un +gouffre de dépenses que cet immeuble-là, et quand on +y aura dépensé des cent mille francs, on s’apercevra que +tant d’argent dépensé l’aura été au profit de la Ville, propriétaire, +sans qu’on ait la certitude de voir le Contrat +de location respecté jusqu’au bout.</p> + +<p>Excusez-moi, Maître, de vous donner ainsi mon avis +très franc sur une combinaison qui n’est avantageuse +<i>qu’en façade</i> (c’est le mot). Le projet de contrat que +j’avais rédigé en 1904 n’était, en somme, qu’un contre-projet +<i>bien défectueux</i>, puisque le Maire en vient d’accepter +les grandes lignes et que la ville y trouve admirablement +son compte.</p> + +<p>Mais voilà, M. Ajalbert ne sait rien de tous ces dessous, +et il pousse, il pousse !…</p> + +<p class="sign">X…</p> +</blockquote> + +<p>Le 17 août, découragé, F. Mistral m’écrivait :</p> + +<blockquote> +<p class="date">Maillane, 17 août 1906.</p> + +<p>Mon cher ami, la question devient embarrassante et +ne pourra être éclaircie que par l’expérience qui va se +faire. Dès que l’École Primaire Supérieure en construction +sera ouverte, on verra si la plupart des élèves du +Collège passeront à la Primaire, comme le croit le Maire +d’Arles, où s’ils resteront collégiens, comme le dit le +principal.</p> + +<p>Il y a en plus, d’après la lettre que je vous ai communiquée, +les grosses réparations qui seraient à faire au +Palais Laval, s’il n’y a pas exagération (ce que je saurai +par l’architecte du monument) — qui va du reste être +classé.</p> + +<p>Laissons donc traîner l’affaire, car rien ne presse et +nous sommes logés. D’ailleurs nous pourrions nous +camper aussi dans quelque autre ancien hôtel d’Arles — et +nous en avons trois ou quatre en vue. Mais l’hôtel +de Laval, le plus spacieux et le mieux placé de tous, +aurait ma préférence, si, une fois classé, le ministère +des Beaux-Arts voulait aider à la restauration !</p> + +<p>Je regrette, mon cher Ajalbert, de vous avoir causé +tout ce tracas de démarches et je vous suis quand même +extrêmement reconnaissant de l’empressement extrême +que vous aviez mis à m’être agréable. <i lang="oc" xml:lang="oc">Quan vai plan +vai van.</i> Attendons.</p> + +<p>Je vous remercie, la main dans la main.</p> + +<p class="sign"><span class="sc">F. Mistral</span></p> +</blockquote> + +<p>Ces quelques extraits de correspondance indiqueront +assez par quelles tribulations Mistral ne s’est +acheminé que lentement vers le palais du Félibrige… +Enfin tout s’arrangeait peu à peu ; et victoire nous +restait :</p> + +<blockquote> +<p class="date">30 décembre 1906.</p> + +<p>… J’ai encore besoin de votre « Sésame ouvre-toi ! » +pour l’effective livraison de mon palais de Laval. Malgré +le traité signé avec le maire d’Arles qui me livre ce +local après cette année scolaire, malgré l’assentiment +de Briand (qui nous fut communiqué par l’inspecteur universitaire +de Marseille), malgré le voyage que le maire +d’Arles fit à Paris pour hâter la solution… la tardive évacuation +du collège et l’aménagement qui devra suivre, +renverront notre prise de possession à deux ou trois ans.</p> + +<p>Si j’avais votre âge, mon cher Vercingétorix, et votre +barbe blonde, je pourrais attendre sans impatience ! +Mais songez que dans trois ans et demi j’aurai atteint, +si Dieu et Sainte Estelle le permettent, quatre âges +d’homme, comme Nestor ! Il ne faut pas plaisanter avec +pareilles échéances. Je vous souhaite, mon cher Ajalbert, +toutes sortes de bonheurs et je prie, en vrai +croyant, Notre-Dame d’Arpajon de vous payer en +bonne mère tout ce que vous ferez pour le félibre des +Saintes-Maries.</p> + +<p class="sign"><span class="sc">Mistral</span></p> +</blockquote> + +<p>Je suis payé avec faste de quelques brefs dérangements ! +La tâche était facile d’incliner à la requête +d’un Mistral le ministre Aristide Briand ; il suffisait +qu’il connût ; ma courte ambassade n’eut pas à s’épuiser +en diplomatie !</p> + +<p>Et le triomphe s’apprête :</p> + +<blockquote> +<p class="date">24 janvier 1909.</p> + +<p class="ind">Mon Cher Ajalbert,</p> + +<p>Les fêtes arlésiennes pour le cinquantenaire de Mireille +et l’inauguration du palais du Félibrige auront lieu à la +Pentecôte… Je n’ai pas oublié que vous nous aidâtes de +tout cœur à hâter la désaffection de ce vieux collège +d’Arles, que j’ai payé à la ville 40.000 francs de mon +argent de poète. Ne parlons pas du reste, je veux dire de +la restauration du dit collège et de son appropriation au +Muséon Arlaten ! c’est le prix Nobel qui en fait les frais. +Les travaux sont terminés et le transfert des collections +provençales a lieu actuellement.</p> + +<p>Et maintenant, plaignez-moi : assister de mon vivant à +l’érection de ma statue est la plus effroyable tuile qui +pût me tomber sur la tête, et je donnerais tout ça pour +un déjeuner d’amis, tels que Jean Ajalbert, sous les +peupliers blancs des bords du Rhône…</p> + +<p>Mais, puisqu’il faut que tout se paye, résignons-nous +donc, et vive Provence !</p> + +<p class="sign"><span class="sc">Mistral</span></p> +</blockquote> + +<p>Vive Provence ! Et vive Mistral qui, si simplement +et affectueusement, veut bien se souvenir qu’à la +couronne d’or et d’étoiles du Félibrige, nous avons +mêlé un brin de genêt d’Auvergne…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c16">CHAPITRE XVI</h2> + +<p class="d">Au parc de Richelieu. — Blaise Pascal. — Le style des +<i>Pensées</i> et celui de Napoléon. — Blaise Pascal <i>l’Auvergnat</i>. — Le +sol et le caractère. — Tout à gagner ; rien à perdre… — Du +Puy-de-Dôme à l’immortalité de l’âme.</p> + + +<p>Que l’ombre de Joséphine me permette quelque +infidélité ! Aussi bien, il vient trop de visiteurs à +Malmaison, par ces grands beaux jours d’impérial +printemps. En groupes compacts et internationaux, +à lourds souliers de touristes, ils piétinent le silence +et la solitude, ils écrasent la séculaire rumeur +d’amour et de gloire qui hante ces chambres et +monte de ces allées, aux matins et aux soirs sans +foule. Je vais faire un tour. Le téléphone peut appeler +de sa plus insistante sonnerie ; dans quelques +minutes, je serai à dix-huit cents mètres au-dessus +du niveau de l’étang de Saint-Cucufa. C’est le temps, +chaque année, de mon pèlerinage vers le parc de +Richelieu, pour l’anniversaire de la visite que fit, +en avril 1639, un prodigieux enfant de quinze ans, au +terrible cardinal qui villégiaturait à Rueil… Ici, +Étienne Pascal, avec ses deux filles et son fils, accourait +remercier le ministre qui rendait sa faveur au +Président de la Cour des Aides, en disgrâce. De +l’audience était Blaise Pascal, dont la sœur Jacqueline, +âgée de treize ans, sur un placet en vers remis +à la fin d’un spectacle où elle avait joué, obtint « de +l’incomparable Armand », touché de sa gentillesse, +qu’il appelât de l’exil leur malheureux père.</p> + +<hr> + + +<p>Blaise Pascal : l’Auvergnat…</p> + +<p>A ce nom, quel changement à vue, vertigineux ; +comme un frêle décor de théâtre, le joli paysage +sururbain s’éclipse, et la chaîne des Dômes se dresse, +monte, s’étage formidable, dans la nue ! Les +triomphes de la politique, la gloire des batailles qui +s’évoquent, entre ces arbres, autour de ces pièces +d’eaux, les plus fastueux souvenirs de la monarchie +et de l’empire qui bondissent à la mémoire par la +promenade sur ces terres historiques de Rueil, +reprises aujourd’hui par des usines de blanchisseries +ou la culture maraîchère, — les plus impérieuses +figures de la diplomatie et de la guerre, comme elles +se reculent, pour moi, sur le fond du paysage, dès +que s’avance l’écrivain des <i>Provinciales</i> et des <i>Pensées</i> !</p> + +<p>Qu’était-ce que le maître des destinées de la +France, dans les splendeurs d’une habitation dont le +Roi se montrait jaloux, en face de cet enfant +malade, déjà tout consumé de génie ! Que sera-ce, le +dompteur de l’Europe, à l’apogée de sa vertigineuse +domination, devant des quelques traits de plume, +qui ont à jamais flétri la force et la guerre :</p> + +<p>— Pourquoi me tuez-vous ?</p> + +<p>— Eh ! quoi ? ne demeurez-vous pas de l’autre +côté de l’eau ?</p> + +<p>D’ailleurs, ce n’est pas qu’une circonstance de +lieux, arbitraire, qui rapproche ici les noms de Pascal +et de Napoléon. C’est Sainte-Beuve qui trouve +de la ressemblance aux deux, en leurs écrits :</p> + +<blockquote> +<p>J’ai nommé Pascal : c’est peut-être l’écrivain moderne +duquel se rapproche le plus, pour la trempe, la parole de +Napoléon, quand celui-ci est tout entier lui-même… Pascal, +dans les immortelles <i>Pensées</i> qu’on a trouvées chez +lui à l’état de notes, et qu’il écrivait sous cette forme +pour lui seul, rappelle souvent, par la brusquerie même, +par cet accent despotique que Voltaire lui a reproché, le +caractère des dictées et des lettres de Napoléon. Il y +avait de la géométrie chez l’un comme chez l’autre. Leur +parole à tous deux se grave à la pointe du compas, et, +certes, l’imagination non plus n’y fait pas défaut. Ai-je +besoin d’ajouter que ma comparaison ne va pas au-delà ? +Si simple que soit le style de Pascal et quoique on ait +eu raison de dire que « rapide comme la pensée, il nous +la montre si naturelle et si vivante, qu’il semble former +avec elle un tout indestructible et nécessaire », ce style, +dès qu’il se déploie, a des développements, des formes, +du nombre, tout un art dont le secret n’est pas celui du +héros qui court à la conquête.</p> +</blockquote> + +<p>Ainsi, Blaise Pascal et Jacqueline ont vécu là les +minutes tremblantes où leur père attendait de son +Éminence le rétablissement de sa fortune… Par cette +halte de Rueil, il m’est plus facile de les suivre de +Clermont-Ferrand à Port-Royal ; j’ai sous les yeux +tout leur trajet éperdu, à la suite d’un père admirable, +réduit à se cacher et à implorer, — et, tout à +l’heure, lorsqu’ils entreprendront l’âpre et déchirante +montée vers les sommets de la certitude +infinie…</p> + +<p>Pascal Blaise…</p> + +<p><i>L’Auvergnat.</i></p> + +<p>Comme il faut savoir gré à M. Lintilhac, dans son +<i>Portrait de Pascal</i>, d’avoir d’abord marqué cette +origine… Né en 1623, il arrive à Paris, en 1631… Il +n’a séjourné que huit ans en Auvergne, mais de +souche auvergnate.</p> + +<hr> + + +<p>Pascal : le Puy-de-Dôme ?</p> + +<p>Non, ce n’est pas que le souvenir de l’expérience +du vide, qu’il fit exécuter sur la montagne natale, +qui incline à cette confrontation de la nature du sol +et du caractère de l’individu, c’est toute la vie, c’est +toute l’œuvre, qui portent la marque de la filiation +volcanique. Chaque paysage est un état d’âme ? +Chaque paysage, aussi, offre un aspect d’âme. Comment ? +où mieux, qu’ici, se révélerait celle de Pascal, +cratère sublime où se penchent notre admiration et +notre angoisse, comme nos regards plongent aux +gouffres qui s’évident sur cette chaîne de cendres et +de scories… A des milliers de siècles d’intervalle, +matière ou pensée, il semble que ce soit la même +lave ardente qui ait fourni les assises et les paliers +successifs des monts ou de la foi en éruption : dans +leur chaos frénétique, les <i>cheyres</i> des environs de +Clermont sont des champs d’inconnu et d’épouvante +pareils aux espaces de doute, de détresse et d’emportement +où, « seul des Jansénistes, Pascal a éclaté ». +Par de mêmes gradins violents et puissants, la +contrée et l’homme escaladant vers le ciel, vers les +cimes, des rochers au front impénétrable sont émouvants +d’orgueil et de mystère, comme des phrases +abruptes des <i>Pensées</i> ont la beauté des arbres foudroyés +et des blocs erratiques…</p> + +<p>Certes, il est aisé de composer le parallèle qui +accorde la fougue pressante et la fièvre de certitude +et la splendeur tumultueuse du génie de Pascal au +rythme farouche de la montagne auvergnate, montant +à l’assaut de l’horizon comme une mer impétueuse, +miraculeusement immobilisée, sous les +aspects de la plus furieuse tempête.</p> + +<p>Mais laissons ces jeux de rhétorique. Pénétrons +dans Pascal. Au cœur de son œuvre et de sa vie, bien +détachées de l’Auvergne, intimement, il se révélera +tout auvergnat authentique.</p> + +<hr> + + +<p>N’est-ce pas par l’argument de l’intérêt pratique +qu’il entend triompher de toutes les résistances de +l’athée, du sceptique, de l’indifférent ? L’intérêt n’a +pas prise que sur les seuls auvergnats ; tout de même, +ils sont plus sensibles aux gains précis qu’aux spéculations +hasardeuses. Gagner l’éternité <i>pour un +jour d’exercice sur la terre</i> serait assez dans leur +manière. Résoudre le problème de la destinée, au +moyen du <i>pari où il y a tout à gagner, rien à +perdre</i>, c’est d’un pur auvergnat, fidèle au bas de +laine et aux placements de père de famille.</p> + +<p>Mais tout ceci n’est que raisonnement dont on n’a +que faire, en somme ; la foule de nos compatriotes +rendus d’eux-mêmes à la foi du charbonnier. Où +Pascal peut les toucher immanquablement, c’est +quand, revenu de ses vols hardis à des hauteurs +immensurables, son esprit se pose au plus bas de +nos chemins terrestres pour y faire rouler — sinon +la brouette, découverte bien avant lui, — au moins la +<i>vinaigrette</i>, sorte de voiturette à deux roues traînée +par un homme, la voiture à bras qu’on appelle roulette +et aussi <i>brouette</i>, d’où la confusion. Ne doit-on +pas encore à l’auteur des <i>Provinciales</i> l’innovation +du transport en commun des voyageurs par voitures +publiques à itinéraires fixes, bref, l’inventeur +de l’omnibus ? Voilà surtout de quoi ravir nos émigrants, +épris de réalisations immédiates. Sans doute, +de mêmes formules et combinaisons auraient pu provenir +d’autres cerveaux du Nord ou du Midi ? Pourtant, +on serait plus étonné de trouver chez Dante +Alighieri ou dans Bossuet la conversion de l’incrédule +par la démonstration de l’excellence du pari où +à tous coups l’on gagne, — ou bien un système de +locomotion à prix réduit… Cela est du tempérament +auvergnat. Le solitaire de Port Royal n’avait pas +dépouillé le vieil homme, l’enfant natif.</p> + +<hr> + + +<p>Pascal : le Puy-de-Dôme…, j’y reviens quand +même : le Puy-de-Dôme, qui s’offre au regard tout +autre de la base à la cime, et non pas seulement +détaché par la tête comme tant de pics des chaînes +enchevêtrées les unes aux autres ; Pascal, tout à +part, escarpé et sans bords, dans notre littérature, +l’homme et la montagne pareillement isolés et tourmentés, +dans leur élan formidable pour s’arracher +à la terre et monter déchirer les voiles de l’espace +et de l’inconnu…</p> + +<hr> + + +<p>Pascal, auvergnat, oui, mais que son incessante +ascension vers la lumière éloignait, à chaque heure, +davantage, de notre existence dans l’ombre de la +vallée… Le <i>patois</i>, le <i>pays</i>, que tout ceci était +infime à son regard ébloui d’infini… Quel désastre, +d’ailleurs, si le patois eût trop retenti à ses +oreilles d’enfant, et si « la campagne qui semble +entrer de toute part dans la ville » lui eût masqué +les étendues où devait planer sa torturante curiosité ! +Passons. Je me prendrais à haïr nos innocents +patois, en songeant qu’ils eussent pu compromettre +l’avènement d’une langue inouïe, jusqu’alors, comme +spontanée, et suprêmement définitive. Je me prendrais +à détester la petite patrie, dont le culte étroit +jusqu’à proscrire l’émigration en retenant l’enfant +à l’endroit de sa naissance, aurait pu avilir sa vaste +destinée, priver la France d’incomparables chefs-d’œuvre, +le monde d’un monument unique…</p> + +<hr> + + +<p>Le patois, notre cabrette, nos bourrées, — quel +piètre divertissement pour un Pascal qui condamnait +tous les divertissements…</p> + +<p>L’immortalité de l’âme, voilà qui seul importe :</p> + +<blockquote> +<p>« Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde +ni que moi-même. Je suis dans une ignorance terrible +de toutes choses. Je ne sais ce que c’est que mon corps, +que mes sens, que mon âme, et cette partie même de +moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout +et sur elle-même et ne se connaît non plus que le reste. +Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, +et je me trouve à un coin de cette vaste étendue, +sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en +ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui +m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’à +un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute +celle qui me suit. Je ne vois que des infinités de toutes +parts, qui m’enferment comme un atome et comme une +ombre qui ne dure qu’un instant sans retour. Tout ce +que je connais est que je dois bientôt mourir ; mais ce +que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais +éviter… »</p> +</blockquote> + +<p>Oui, que ce bas monde est petit, quand on le contemple +du haut des crêtes escaladées… On a gravi, +par les ténèbres, pour arriver au lever du soleil… +Voici l’aube et le matin…</p> + +<p>On aspire l’air cru, que n’a pas chauffé le jour +encore… Mais le sang bat plus vite aux tempes. La +vue se lasse de fouiller l’horizon… Il faut se replier, +le vertige menace. On n’en peut plus, de solitude et +de silence.</p> + +<hr> + + +<p>On n’habite pas les sommets : il faut descendre +de la montagne et de Pascal…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c17">CHAPITRE XVII</h2> + +<p class="d">De Malmaison à la Limagne. — Jacques Delille, d’Aigueperse. — Pierre +de Nolhac. — Les voyages du citoyen +Legrand. — L’individu expliqué par le pays.</p> + + +<p>Pascal, Napoléon, le Puy-de-Dôme, le Mont Valérien, +Clermont-Ferrand et Rueil, ce n’est point de +ma faute si les distances s’abolissent et si de tels +rapprochements s’opèrent… Détournés des âpres +sommets, nos regards vont errer sur la riche et fruiteuse +Limagne… Quel sera notre guide ? Jacques +Delille, d’Aigueperse, qui avait déjà vu naître le +chancelier de l’Hôpital ; Jacques Delille dont la +mère eut parmi ses aïeules une l’Hôpital et une Pascal ; +Jacques Delille, l’un des hôtes les plus brillants +de la Malmaison, et qui en versifiait le <i>Ruisseau</i> +avant la Révolution :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse i2">Parmi les jeux que pour vous on apprête,</div> +<div class="verse">Permettez, belle Eglé, que le dieu du ruisseau</div> +<div class="verse">Qui, charmé de baigner votre heureuse retraite,</div> +<div class="verse">Vous voit rêver souvent au doux bruit de son eau,</div> +<div class="verse i2">Vienne s’unir à cette aimable fête :</div> +<div class="verse">C’est à vous que je dois le destin le plus beau.</div> +<div class="verse">Mes ondes, avant vous, faibles, déshonorées,</div> +<div class="verse">Sur un limon fangeux se traînaient, ignorées :</div> +<div class="verse">C’est vous de qui les soins, par des trésors nouveaux,</div> +<div class="verse i2">Ont augmenté les trésors de ma source,</div> +<div class="verse i5">C’est vous qui, dans leur course,</div> +<div class="verse i2">Sans les gêner, avez guidé mes eaux.</div> +</div> + +</div> +<p>La postérité n’a pas ratifié les suffrages enthousiastes +de Voltaire, qui poussait J. Delille à l’Académie +où il fut élu à trente-quatre ans : mais le Roi +le trouva trop jeune ; il fallut un second vote, en +1780. Le <i>dupeur d’oreilles</i>, — comme il fut surnommé +pour son habileté à séduire ses contemporains par +les récitations qu’il faisait de ses vers, — n’a plus +guère de lecteurs.</p> + +<p>Sa manière froidement descriptive apparaît +comme le plus vain des exercices prosodiques. +Cependant, par un jour où nous traversons l’heureuse +contrée d’où Jacques Delille s’élança pour +une carrière si retentissante, nous devons lui tenir +compte, dans la disgrâce actuelle de l’opinion, de ce +que ni la gloire, ni la fortune, ni la faveur de la mode +et des grands ne lui firent oublier les vieux parents +demeurés au pays, ni le cher paysage de son enfance :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">O champ de la Limagne ! ô fortuné séjour !</div> +<div class="verse">Hélas ! j’y revolais après vingt ans d’absence ;</div> +<div class="verse">A peine, le Mont d’Or, levant son front immense,</div> +<div class="verse">Dans un lointain obscur apparut à mes yeux,</div> +<div class="verse">Tout mon cœur tressaillit ; et la beauté des lieux</div> +<div class="verse">Et les riches coteaux, et la plaine riante,</div> +<div class="verse">Mes yeux ne voyaient rien ; mon âme impatiente,</div> +<div class="verse">Des rapides coursiers accusant la lenteur,</div> +<div class="verse">Appelait, implorait ce lieu cher à mon cœur.</div> +<div class="verse">Je le vis, je sentis une joie inconnue.</div> +<div class="verse">J’allais, j’errais. Partout où je portais la vue,</div> +<div class="verse">En foule, s’élevaient des souvenirs charmants.</div> +<div class="verse">Voici l’arbre, témoin de mes amusements ;</div> +<div class="verse">C’est ici que Zéphir de sa jalouse haleine</div> +<div class="verse">Effaçait mes palais dessinés sur l’arène ;</div> +<div class="verse">C’est là que le caillou, lancé dans le ruisseau,</div> +<div class="verse">Glissait, sautait, glissait et sautait de nouveau.</div> +<div class="verse">Un rien m’intéressait ; mais avec quelle ivresse</div> +<div class="verse">J’embrassais, je baignais de larmes de tendresse,</div> +<div class="verse">Le vieillard qui, jadis, guida mes pas tremblants,</div> +<div class="verse">La femme dont le lait nourrit mes premiers ans</div> +<div class="verse">Et le sage pasteur qui forma notre enfance !</div> +<div class="verse">Souvent je m’écriais : Témoins de ma naissance,</div> +<div class="verse">Témoins de mes beaux jours, de mes premiers désirs,</div> +<div class="verse">Beaux lieux, qu’avez-vous fait de mes premiers plaisirs.</div> +</div> + +</div> +<p>Avec plus de sincérité et de charme, — de nos +jours, M. Pierre de Nolhac marque sa tendresse +filiale aux mêmes horizons. Conservateur des magnificences +de Versailles, historien de Marie-Antoinette, +l’auteur des poèmes <i>de France et d’Italie</i> +consacre de fidèles <i lang="la" xml:lang="la">Juvenilia</i> à l’Auvergne :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Au soleil du Midi, j’ai vu les Pyrénées,</div> +<div class="verse">Emprisonnées l’hiver dans leurs cirques neigeux,</div> +<div class="verse">Et les Alpes, d’argent lumineux couronnées,</div> +<div class="verse">De leurs dents de cristal déchiqueter les cieux ;</div> +<div class="verse">Mais je t’ai mieux aimée en ton lit de bruyères,</div> +<div class="verse">Auvergne, avec tes puys aux contours moins sévères,</div> +<div class="verse">Et tes horizons faits pour le repos des yeux.</div> + +<div class="verse stanza">Je veux glorifier ton Sancy, qu’à l’aurore</div> +<div class="verse">Enroulent en passant les nuages houleux.</div> +<div class="verse">Tes cascades, tes rocs, tes châteaux, ton Mont-Dore,</div> +<div class="verse">Que Juin tardif éveille en ses vallons frileux ;</div> +<div class="verse">Tant de petits hameaux nommés de noms celtiques</div> +<div class="verse">Et, dans le cercle étroit des prismes basaltiques,</div> +<div class="verse">Tes cratères muets où dorment les lacs bleus.</div> + +<div class="verse stanza">J’ai marché dans ta lave et dans tes pouzzolanes</div> +<div class="verse">Des vignes de Limagne aux forêts du Cantal :</div> +<div class="verse">J’ai compté les piliers de tes cryptes romanes</div> +<div class="verse">D’où partit la croisade et d’où sortit Pascal.</div> +<div class="verse">L’histoire glorieuse où j’ai suivi ta trace,</div> +<div class="verse">Dans le cœur ferme et sûr des hommes de ta race</div> +<div class="verse">A mis comme un orgueil l’amour du lieu natal.</div> + +<div class="verse stanza">Ton peuple, fier encor de ses labeurs rustiques,</div> +<div class="verse">Il sait confusément que ton sol enchanté</div> +<div class="verse">A jailli le premier des océans antiques</div> +<div class="verse">Et que le feu cruel a servi ta beauté :</div> +<div class="verse">Et maintenant parés de leurs grâces nouvelles,</div> +<div class="verse">Tes soixante volcans, comme autant de mamelles,</div> +<div class="verse">Symbolisent ta force et ta fécondité.</div> + +<div class="verse stanza">O Terre, où chaque pli cache une cicatrice,</div> +<div class="verse">Où chaque mont fleuri parle de jours d’effroi,</div> +<div class="verse">Je suis venu vers toi comme à l’inspiratrice ;</div> +<div class="verse">Ce qui t’aime en mon âme est le meilleur de moi ;</div> +<div class="verse">En retour, donne-moi l’oubli dont tu disposes,</div> +<div class="verse">L’exemple et le conseil de tes horizons roses :</div> +<div class="verse">Fais que mon cœur troublé s’apaise comme toi…</div> +</div> + +</div> +<p>De ses attraits de toutes sortes, la Limagne possède +d’autres témoignages, moins suspects que ceux +de ses enfants poètes — qui eussent célébré pareillement +quelqu’autre berceau de leur naissance, — comme +ils ont glorifié de tout leur effort des sites +plus fameux de l’art et de l’histoire… La Limagne a +conquis le citoyen Legrand, moins tendre à l’ordinaire. +Il est d’Amiens, M. Legrand d’Aussy, élève +des Jésuites, puis professeur, dans leur ordre, jusqu’à +la suppression de la Compagnie. Épris de vieux +langage, il recueille ou traduit des <i>Fabliaux</i> et +Contes des <small>XII</small><sup>e</sup> et <small>XIII</small><sup>e</sup> siècles. Puis, il s’avise — cela +n’a pas vraiment changé — qu’il paraît beaucoup +de livres de voyages « de Suisse, d’Angleterre, +d’Italie, de tous les États du monde, enfin ! et jamais +de voyages de France. » M. Legrand d’Aussy +n’avait, d’abord, d’autre dessein que d’aller voir +son frère, qui habitait passagèrement Clermont. La +visite de 1787 se prolongea en voyage, renouvelé en +1788. D’où le Voyage en 3 volumes du citoyen Legrand : +<i>Dans la ci-devant haute et basse Auvergne</i>, +paru l’an III de la République Française. Après quoi, +il sera nommé, en 1835, conservateur des manuscrits +français à la Bibliothèque Nationale. Enfin, M. Legrand +d’Aussy mourra membre de l’Institut.</p> + +<p>Pour le citoyen Legrand, l’amour de la Limagne, +c’est le coup de foudre. Il n’y va pas par quatre chemins, +en Auvergne, mais par un seul :</p> + +<blockquote> +<p>« L’Auvergne, selon ceux de ses divers cantons que parcourra +d’abord un voyageur, sera pour lui ou une contrée +hideuse, ou un pays magnifique. Y entre-t-il par l’est, +par l’ouest ou par le sud, il ne la voit que montueuse, +âpre et sauvage ; il hâte ses pas pour en sortir et n’y +pénètre qu’en plaignant ceux qui l’habitent. Vient-il de +Paris ou du département de l’Allier : tout change ; il +admire, il envie ; c’est la ci-devant Limagne qu’elle lui +présente, cette Limagne, l’un des plus fertiles, ainsi que +l’un des plus agréables cantons de la République et dont +jusqu’ici je ne t’ai encore parlé qu’en ajoutant un éloge. »</p> +</blockquote> + +<p>Le citoyen Legrand rappelle que, déjà, au <small>IV</small><sup>e</sup> siècle, +Sidoine Apollinaire disait de cette contrée +que sa beauté donnait au voyageur le dégoût de sa +patrie : <i lang="la" xml:lang="la">quod hujus modi est ut semel visum advenis +multis patriæ oblivionem sæpe persuadeat</i>. Grégoire +de Tours a noté les regrets du Roi Childebert, +contrarié par le brouillard qui l’empêchait de jouir +du spectacle agréable qu’il se flattait d’y voir : +<i lang="la" xml:lang="la">dicere enim erat solitus rex velim unquam Arvernans +lemanem, que tantâ jucunditatis gratiâ refulgere +diditur oculis Cernere</i>. Le concitoyen voyageur +ne se lasse pas d’admirer. Comme Argus, +il eût voulu être tout œil. Son enthousiasme résistait +malgré la déconvenue qu’il subit à Clermont, +où son opinion se rencontre avec celle de Fléchier +pour trouver la ville lugubre et sombre. Ce n’est +qu’une première impression, contre laquelle il se +hâte de réagir :</p> + +<blockquote> +<p>« Dans ces maisons noires, tu trouverais une excellente +société… Dans cette ville dont l’extérieur est rebutant, +tu verrais trois promenades publiques qui, malgré leur +peu d’étendue, offrent, vers différents points de la +Limagne et des montagnes, une perspective délicieuse. »</p> +</blockquote> + +<p>La Limagne a conquis à l’Auvergne un ami passionné. +Il ne veut pas que, malgré les apparences, +l’Auvergne soit la Boétie de la France, et il n’admet +pas que la nature marâtre puisse l’avoir condamnée +comme d’autres penchent à le croire, à ne produire +que des maçons, des chaudronniers, des tailleurs de +pierre. Ainsi, d’Ormesson</p> + +<blockquote> +<p>« a peint les habitants de la Haute-Auvergne comme +<i>vifs</i> et <i>industrieux</i>, tandis que, selon lui, ceux de Limagne +sont <i>pesants</i>, grossiers, et <i>sans industrie</i>… Cependant… +Je vois que la partie des montagnes, quoique +douée par la nature <i>d’esprit</i> et <i>de vivacité</i>, c’est-à-dire de +génie et d’imagination, n’a pourtant à revendiquer dans +ce nombre que de Belloi pour Saint-Flour, Boissi pour +Vic, Mainard pour Aurillac ; et que tous les autres +appartiennent à cette Limagne où les esprits sont, dit-on, +<i>pesants</i> et <i>grossiers</i> ; à cette Limagne qui n’est qu’une +faible partie de la contrée. C’est à celle-ci que la littérature +et les sciences doivent : Domat, l’Hôpital, Thomas, +Pascal, Sirmont, Champfort, Girard, et, parmi les +auteurs vivants, le ci-devant abbé de Lille. Mais j’observe, +en même temps, que dans le nombre des personnages +dont je viens de citer les noms, il n’y a pas un +seul artiste ; j’observe qu’excepté Domat, qui passa une +partie de sa vie en Auvergne tous l’ont quittée fort +jeunes, et ont toujours demeuré loin d’elle. »</p> +</blockquote> + +<p>Une autre observation curieuse est formulée :</p> + +<blockquote> +<p>« C’est que, si l’Auvergne est, de toutes les anciennes +provinces de France, celle qui a produit le moins d’artistes, +c’est de toutes aussi celle qui a donné au royaume +le plus de chanceliers. Témoin : Saint-Bonnet, référendaire +sous Sigebert III, roi d’Austrasie ; Gerbert, chancelier +de France, sous Hugues Capet ; Pierre Flotte et +Aycelin de Montaigut, sous Philippe-le-Bel ; Rodier, +sous Charles-le-Bel ; de Vissac et Guillaume Flotte, sous +Philippe de Valois ; Aycelin de Montaigut, sous le roi +Jean ; Giac, sous Charles VI ; du Prat et du Bourg, sous +François I<sup>er</sup> ; L’Hôpital, sous François II et Charles IX ; +enfin, du Vair et Marillac, sous Louis XIII… »</p> +</blockquote> + +<p>Enfin, Legrand d’Aussy explique l’individu par le +pays :</p> + +<blockquote> +<p>« L’Auvergnat ayant, par la nature de sa constitution, +des fibres peu irritables et devant avoir, par conséquent, +peu de sensations, il est naturellement froid et sérieux. +Pour le tirer de cet état d’engourdissement et d’apathie, +il lui faut des émotions fortes ; aussi ne connaît-il ni +tous ces divertissements gais, ni tous ces jeux et amusements +divers qu’ont imaginés ou adoptés nos départements +dont les habitants sont renommés par la pétulance +ou la vivacité de leur caractère. Tout cela serait +insipide pour lui. Mais, quand il est ému il l’est plus +profondément, plus longuement qu’eux ; et presque +toujours son affection dégénère en passion violente. +Habituellement froid et triste, mais sujet à des orages +terribles, on dirait que les qualités de son ciel sont +devenues les siennes. »</p> +</blockquote> + +<p>Pascal est ainsi comme un sommet orageux, tout +retentissant de la foudre et sillonné d’éclairs !</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c18">CHAPITRE XVIII</h2> + +<p class="d">Royat au <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle. — Nicolas de Champfort. — De la +<i>jeune Indienne</i> à la Révolution. — <i>Guerre aux châteaux, +paix aux chaumières.</i> — Champfort peint par Chateaubriand.</p> + + +<p>Or, je laisse à Legrand d’Aussy la vaste et plantureuse +Limagne pour monter à Royat, où, dit-il :</p> + +<blockquote> +<p>« On ne peut s’empêcher de plaindre ceux qui se sont +dévoués à l’habiter… Royat est renommé à Clermont +pour ses fruits et ses fontaines ; mais il était difficile de +donner à ce village un emplacement plus horrible… +C’est surtout dans la partie basse de la gorge, dans +celle qui est arrosée par le ruisseau de Fontanat, qu’on +éprouve cette sorte de pitié. Là, les maisons, dominées +des deux côtés par des massifs de basalte coupés à pic, +sont comme dans un précipice. Pour y voir le ciel, il faut +lever la tête, et porter les yeux au zénith… Au milieu de +toutes ces horreurs… »</p> +</blockquote> + +<p>Sans doute, le ci-devant d’Aussy voyageait seul, +et il ne revenait pas des tropiques. Sans quoi, il eût +apprécié différemment la retraite d’ombre, de fraîcheur +et de mystère qui s’offre, par le ravin de la +Tiretaine, à quelques minutes de l’élégante ville +d’eaux, à quelque demi-heure des sources de Fontanat. +Par là, était l’auberge savoureuse et discrète où +venait expirer la vague épuisée des musiques du +casino. On n’y entendait guère parler de « tirage à +cinq » ni de résultats du traitement et du régime. Il +n’y montait que des amateurs de bonne chère assurés +d’y trouver une cuisine loyale. Il n’y séjournait que +des artistes épris du site, et fuyant la contrainte des +hôtels mondains. C’était aussi un calme refuge d’intimité +et de rêve… D’ailleurs, l’endroit avait été fréquenté +d’amants illustres, d’un général qui bouleversa +l’opinion française, et qui finit par un coup de +revolver, en terre d’exil, sur la tombe où l’avait +précédé sa compagne inoubliée… Qui se les rappelle +aujourd’hui, hormis quelque familier de la brusque +et courte poussée prétorienne achevée en fait divers, +à la rubrique des accidents du cœur.</p> + +<p>Si le Moi est haïssable, ce serait surtout en matière +de sentiment et de volupté où, finalement, les histoires +de chacun ne diffèrent guère de celles du voisin, +tous croyant la leur unique et supérieure. Aussi, +n’ai-je nul désir de m’attendrir aux remembrances +d’adolescence ou d’arrière-saison : « La vie de +l’homme est misérablement courte » d’autant qu’elle +ne compte pas depuis la naissance, mais seulement, +en vérité, depuis que le cœur est ébranlé par l’amour ! +Mieux vaut ne pas gaspiller le temps à se souvenir. +La plus heureuse mémoire, comme le meilleur vin, +dépose, et de la lie est au fond… et puis :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse i5">… tous les êtres aimés</div> +<div class="verse">Sont des vases de fiel qu’on boit les yeux fermés.</div> +</div> + +</div> +<p class="noindent">a écrit Baudelaire.</p> + +<p>Ici, il est aisé de se défendre contre l’obsession du +passé. Ce n’est pas une terre hantée de rêveries et +de caprices ; l’air n’y est pas chargé de romanesque ; +ce n’est pas une province qui fournisse de suaves ou +farouches exemples d’aventures tendres ou sensuelles. +L’Auvergne est rude et chaste. La femme n’y +occupe qu’une place discrète, retirée, matrimoniale. +C’est Champfort, originaire des environs de Clermont, +qui, dans ses maximes corrosives, a écrit : +« L’amour tel qu’il existe dans la société n’est que +l’échange de deux fantaisies et le contact de deux +épidermes. » Encore, l’intérêt supprime-t-il souvent +la fantaisie. Pas plus que dans Pascal, nous ne +trouverons aux pensées de Champfort, d’une <i>âpreté +dévorante</i>, des motifs d’exaltation mondaine. Enfant +naturel (1741-1794), comme J. Delille, il eut tôt +fait, dès la fin du collège, d’ajouter : de Champfort à +son pauvre de Nicolas. (Il attachait beaucoup d’importance +au nom.)</p> + +<p>Un jour, le marquis de Créqui lui disait :</p> + +<blockquote> +<p>— Mais, monsieur de Champfort, il me semble qu’aujourd’hui +un homme d’esprit est égal de tout le monde, +et que le nom n’y fait rien.</p> + +<p>— Vous en parlez bien à votre aise, monsieur le Marquis, +répliqua Champfort, mais supposez qu’au lieu de +vous appeler monsieur de Créqui, vous vous appeliez +monsieur Criquet, entrez dans un salon et vous verrez +si l’effet sera le même.</p> +</blockquote> + +<p>Il eut une jeunesse précoce, orageuse et triomphale.</p> + +<p>« Enfant de l’amour, beau comme lui, plein +de feu, de gaieté, impétueux et malin, studieux et +espiègle », tel le peignait un de ses camarades. +Précepteur, il jette le trouble dans les deux maisons +où il devait enseigner la vertu. En 1764, la Comédie-Française +lui jouait un acte en vers, <i>La jeune Indienne</i>, +« <i>un ouvrage d’enfant, dans lequel il y a de +la facilité et du sentiment</i> », disait Grimm. On s’étonne, +de nos jours, des efforts des artistes pour +approcher la nature : la jeune actrice qui faisait +l’Indienne<a id="FNanchor_47" href="#Footnote_47" class="fnanchor">[47]</a> en habit de sauvage, en longue chevelure, +portait, en guise de robe, une peau <i>de +taffetas tigré</i>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_47" href="#FNanchor_47"><span class="label">[47]</span></a> Sainte-Beuve, Champfort, <i>Causeries du lundi</i>.</p> +</div> +<p>Le public demeura froid. Le public ?</p> + +<p>— Combien faut-il de sots pour faire un public ? +demandait le poète mécontent.</p> + +<hr> + + +<p>Il s’exerce en divers genres, il produit des épîtres +couronnées par l’Académie, il a des ballets à la +Cour, une autre pièce, <i>le Marchand de Smyrne</i>. Il +est heureux, plein d’espoirs avec des avantages +réels et positifs : « Je vis, depuis trois mois, sous la +baguette de la Fée bienfaisante. » Une tragédie, +<i>Mustapha et Zéangir</i>, lui vaut faveurs et pensions +royales. Fêté, logé, renté, académicien sollicité de +toutes parts, on pourrait le croire satisfait ? Or, sa +pensée a tourné au sombre. Il n’est pas dupe des +apparences. Il est resté Auvergnat, sous son masque +léger des salons. A vingt ans, il a dégrafé le collet +d’abbé, pour aller aux plaisirs et aux vanités du +siècle. Et voici qu’il se lamente sur le néant d’une +existence factice. Les encouragements de Voltaire, +le suffrage de Mlle de Lespinasse, les applaudissements +de Marie-Antoinette, « quatre amies, qui +l’aiment chacune d’elles comme quatre, mesdames +de Grammont, de Rancé, d’Amblimont, la Comtesse +de Choiseul, » le Secrétariat des Commandements +du prince de Condé, et d’être logé par M. de Vandreuil, +et l’Académie à quarante ans, — tout cela n’a +pas comblé Champfort. L’amertume s’est amassée +en lui. Sainte-Beuve en accuse la stérilité d’un talent +qui n’était pas au niveau de son intelligence et +de son esprit, une fatigue prématurée, la nécessité +de faire figure dans ce monde « qui lui était à la fois +insupportable et nécessaire ». Mais que de traits +communs aussi avec tant de nos grands hommes +d’Auvergne, avec la foule de nos émigrants. N’est-ce +pas de son origine montagnarde qu’il tenait cet instinct +de solitude que n’avait point étouffé le succès +de paraître et de briller ? D’une âpreté foncière accrue +avec le sérieux de l’âge, il se révoltait de la +tendance que l’on avait à le considérer comme un +amuseur de luxe. Aussi de quelle encre virulente il +protestait :</p> + +<blockquote> +<p>J’ai toujours été choqué de la ridicule et insolente +opinion répandue presque partout qu’un homme de +lettres qui a quatre ou cinq mille livres de rente est à +l’apogée de la fortune. Arrivé à peu près à ce terme, +j’ai senti que j’avais assez d’aisance pour vivre solitaire, +et mon goût m’y portait naturellement. Mais comme le +hasard a fait que ma société est recherchée par plusieurs +personnes d’une fortune beaucoup plus considérable, +il est arrivé que mon aisance est devenue une +véritable détresse, par une suite de devoirs que m’imposait +la fréquentation d’un monde que je n’avais +pas recherché. Je me suis trouvé dans la nécessité +absolue ou de faire de la littérature un métier pour +suppléer à ce qui me manquait du côté de la fortune, ou +de solliciter des grâces, ou, enfin, de m’enrichir tout +d’un coup par une retraite subite. Les deux premiers +partis ne me convenaient pas ; j’ai pris intrépidement +le dernier. On a beaucoup crié, on m’a trouvé bizarre, +extraordinaire. Sottises que toutes ces clameurs ! Vous +savez que j’excelle à traduire la pensée de mon prochain. +Tout ce qu’on a dit à ce sujet voulait dire : « Quoi, +n’est-il pas suffisamment payé, de ses peines et de ses +courses par l’honneur de nous fréquenter, par le plaisir +de nous amuser, par l’agrément d’être traité par nous +comme ne l’est aucun homme de lettres ? »</p> + +<p class="ugap">A cela je réponds :</p> + +<p class="ugap">« J’ai quarante ans. De ces petits triomphes de vanité +dont les gens de lettres sont épris, j’en ai par-dessus la +tête. Puisque, de votre aveu, je n’ai presque rien à prétendre, +trouvez bon que je me retire… »</p> +</blockquote> + +<p>Mais cette indépendance matérielle allait lui être +ravie. La Révolution avance, et Champfort va au-devant. +Ses pensions sont englouties. Spectateur de +sang-froid, il a des formules saisissantes : <i>Guerre +aux Châteaux, paix aux chaumières.</i> Il traduisait +la devise révolutionnaire : Fraternité ou la mort +par : <i>Sois mon frère ou je te tue.</i></p> + +<p>Il jugeait les violences de la Terreur avec la foi et +désinvolture :</p> + +<p>« <i>On ne nettoie pas les écuries d’Augias avec un +plumeau.</i> »</p> + +<p>Il demandait à Marmontel :</p> + +<p>« <i>Voulez-vous donc que l’on vous fasse des révolutions +à l’eau de rose ?</i> »</p> + +<p>Il était avec <i>le peuple neuf</i> contre l’ancienne société. +Mme Roland le protégeait, friande de cet esprit +qui faisait « chose très rare, rire et penser tout +à la fois ». Grâce à elle, il devint conservateur de la +Bibliothèque nationale. Il avait donné à Sieyès le +titre et le début de la brochure : <i>Qu’est-ce que le +Tiers État ? Tout. Qu’a-t-il ? Rien.</i> Pour Mirabeau, +il était l’ami le plus inspirateur, « la tête la plus électrique » +qu’il eût jamais connue. Champfort préparait +au tribun le discours contre les académiciens, — lui, +qui avait été l’homme d’académie par excellence, +qui s’était enorgueilli de ses prix, d’abord, et +avait tout fait pour y entrer. Son ardeur révolutionnaire, +qui n’hésita qu’au fort de 93, et lui faisait +condamner tant d’hommes, La Fayette, Barnave, +qui n’avaient pas suivi jusqu’au bout le +mouvement, — sa fougue, sa sincérité étonnaient +Chateaubriand :</p> + +<blockquote> +<p>« Champfort était d’une taille au-dessus de la médiocre, +un peu courbé, d’une figure pâle, d’un teint maladif. +Son œil bleu, souvent froid et couvert dans le +repos, lançait l’éclair quand il venait à s’animer. Ses +narines un peu ouvertes donnaient à sa physionomie +l’expression de la sensibilité et de l’énergie. Sa voix +était flexible, ses modulations suivaient les mouvements +de son âme ; mais, dans les derniers temps de mon séjour +à Paris, elle avait pris de l’aspérité, et on y démêlait +l’accent agité et impérieux des factions. Je me suis +toujours étonné qu’un homme qui avait tant de connaissance +des hommes, ait pu épouser si chaudement +une cause quelconque. »</p> +</blockquote> + +<p>Cependant, tant de gages fournis aux maîtres +successifs de l’heure, ne devaient pas sauver de la +suspicion démagogique le ci-devant poète de la +<i>Jeune Indienne</i>, naguère encore secrétaire de +Mme Élisabeth. Arrêté, relâché, menacé à nouveau, +il tente de se faire sauter la cervelle ; l’œil +crevé seulement, il se taillade le cou, la poitrine, les +jarrets, d’un rasoir qui ne l’achève pas. Il guérissait, +lorsqu’il mourut de quelque imprudence de son +médecin, dit-on, à cinquante-trois ans, le 13 avril +1794.</p> + +<hr> + + +<p>Ainsi finissaient, dans l’écroulement de la vieille +France, les paisibles projets de retraite de l’homme +de lettres « qui en avait eu par-dessus la tête » de la +vie de ruelle et de cour. Pas plus que Pascal, il me +semble s’être souvenu beaucoup de l’Auvergne où +il n’avait fait que naître, — enfant du hasard. Avec +Champfort, nous voici revenus à Paris, et rue de +Richelieu, dans ce cabinet ensanglanté de la Bibliothèque +Nationale. Et Richelieu, c’est Rueil, d’où +nous sommes partis avec Pascal, de la demeure fameuse +du Cardinal ; Rueil où nous ne pouvons +entrer sans la hantise de l’écrivain des <i>Pensées</i> ; c’est +lui, plus que Bonaparte, que je revois sur ce pont +de Neuilly où il faillit être précipité à la Seine, avec +son carrosse ; l’accident de Neuilly, où se fit la révélation +brûlante par quoi s’exalta son génie.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c19">CHAPITRE XIX</h2> + +<p class="d">La tasse de lait : Michalias. — Un débutant de soixante +ans. — Endors-toi, paysan. — <i>Le jugement de Saint-Pierre</i>. — <i>La +mort du Paysan</i>. — <i>Sous les bouleaux</i>. — Le +poète de la Dore. — La bonne souffrance. — <i>A la prière +du soir</i>. — Un essai de grammaire auvergnate et d’hydrothérapie.</p> + + +<p>« Savez-vous, disait Mme Helvétius à l’abbé Morellet, +que quand j’ai eu le matin la conversation de +Champfort, elle m’attriste pour toute la journée ? » +Et je ne sais plus quelle autre de ses belles admiratrices +et amies confessait sa soif d’un bol de lait frais — après +les propos du cruel causeur : il y a toujours +un peu d’arsenic au fond.</p> + +<p>Le tasse de lait ? Le contre-poison ? R. Michalias, — un +poète, qui fut pharmacien — nous les offrira +non loin de la Limagne, au cœur du Livradois. C’est +un autre pays, un autre patois d’Auvergne. Aussi +s’expliquent dans <i lang="oc" xml:lang="oc">Ers de lous Suts</i> et <i lang="oc" xml:lang="oc">Ers d’uen Païsan</i>, +quelque afféterie et quelque douceur, si loin +de notre Vermenouze, avec qui, pourtant, s’apparentent +si curieusement la vie et la carrière poétique +du félibre ambertois ! Même où leur formation littéraire +paraît différer du tout au tout, elle est, au fond, +toute pareille.</p> + +<p>Sans doute, Vermenouze, émigrant très jeune +n’est rentré que sur le tard au pays, alors que Michalias +n’en est jamais sorti. Mais, sédentaire ou +voyageur, tous deux obéissaient à la même loi pratique +de la race : d’assurer les réalités de l’existence, +avant tout. Chevauchant sous les étoiles, par les +sierras d’Espagne ou sédentaire parmi ses bocaux, +celui-ci et celui-là n’ont cédé, vraiment, qu’en se +retirant des affaires à la tentation d’écrire. Encore +Vermenouze s’y était-il essayé par intervalles, dès +la vingtième année. Pour Michalias, la révélation +fut extraordinairement tardive : il ne débuta guère +qu’à la soixantaine.</p> + +<p>Pourtant, ni à l’un ni à l’autre, on ne saurait dénier +les dons les plus flagrants de la jeunesse et de +l’âge mûr, heureusement associés, la fraîcheur et +l’allégresse de la vision, la vigueur et la netteté de +l’expression. J’arrête le parallèle. Il se poursuivra +de lui-même aux chapitres de Vermenouze.</p> + +<hr> + + +<p>R. Michalias tint boutique de médicaments à +Ambert, et son nom reluit en lettres d’or au-dessus +de celui de son successeur, à quelques pas de la confortable +maison où s’écoule sa retraite d’auteur régionaliste +et d’amateur de jardins. Tout occupé +aux soins de sa profession minutieuse, exclusive de +grosses agitations et de longues absences, il dut +borner son horizon aux brèves promenades du géologue +et du botaniste. Aussi, par son commerce incessant +avec l’indigène, il conserva l’usage quotidien +du parler local et natal. De là, son inspiration limitée +à quelques kilomètres de la Dore. De là, l’observation +précise et méthodique ; ce qui n’empêche +pas le pittoresque, le charme, la tendresse. De là, +tant de saveur et de naturel du langage, ou des +pièces de composition un peu apprêtée…</p> + +<p>J’en étais arrivé au chapitre où je voulais signaler +l’œuvre de M. Michalias, dont la renommée s’est imposée +dans le monde félibréen. Cependant, je n’étais +pas très assuré de mon jugement.</p> + +<p>Quand je lisais :</p> + +<blockquote> +<p>« Ma Dore va, telle une jarretière, — autour des tertres +fleuris.</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>« Je nais d’une goutte de rosée… — Une goutte +et une goutte font un fil, — mais pour coudre avec, +il faut le dé — et aussi l’aiguille d’une fée.</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>« Entre ses doigts, le fil se fait lien, — le lien se +fait jarretière, — se fait ruban et même nappe — et +s’étale par places dans les campagnes.</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<p>« A la manière de petites langues, les feuilles, — de +l’osier me viennent caresser. »</p> +</blockquote> + +<p class="noindent">cela me semblait bien maniéré ; mais le patois +avait un tel goût de terroir qu’on ne pouvait se +méprendre à sa qualité foncière — si différente de +notre cantalien. Je résolus de m’informer davantage, +et de revenir aux pentes du Forez et du Livradois ; +car, plus d’une fois, jadis j’avais parcouru la +contrée en divers sens, de Saint-Étienne ou de Clermont-Ferrand +au Puy, à Arlanc, à la Chaise-Dieu… +Mais tous autres souvenirs étaient écrasés, au surgissement, +en ma mémoire, de la cathédrale romane, +des statues, des chapelles sur les brèches et des +dykes volcaniques, ou de l’abbaye formidable, sur +le plateau sauvage…</p> + +<hr> + + +<p>Aujourd’hui, c’est à Ambert que je vais, par acquit +de conscience professionnelle, plutôt sans enthousiasme. +Je crois la connaître, notre Auvergne, — et +comment la sous-préfecture, la rivière, les arbres et +les rocs vers lesquels le train m’emporte pourraient-ils +se disposer pour me procurer quelque émoi inédit ? +Oh ! je ne suis pas de parti-pris, et je m’entraîne +sincèrement sur M. Michalias. Souvent, il décrit +avec simplicité :</p> + +<blockquote> +<p>« On rentre…</p> + +<p class="ugap">La nuit tombe et le ciel se pointille d’étoiles ; — maintenant +on n’y voit qu’à courte distance. — Même des +sommets, les crêtes deviennent rares… — « Allons +<i>Labri</i> ! Viens-t’en.</p> + +<p class="ugap">Ramène les moutons, et aboie la <i>Marcade</i>. — Vois, +moi aussi je prends mon sac. — Cours, cours, fais-leur +faire demi-tour… — Il faut aller manger la soupe.</p> + +<p class="ugap">Entre deux haies de mûriers sauvages, — bêtes et gens +s’en vont par le sentier encaissé ; les brebis arrachent +tout le long — quelque feuille à la ronce et y accrochent +de leur toison.</p> + +<p class="ugap">Sous plus de mille petits pieds alertes, — le sable +du chemin desséché, fait une fumée. — C’est, sur le +sentier, tout semblable au lourd brouillard qui traîne +sur les ruisseaux.</p> + +<p class="ugap">Ces bœufs, qui suivent pesamment, — la poussière +garde l’empreinte du pied large et attardé. — De leur +lèvre, parfois une bave, tel un grand crachat, descend +sur le sol.</p> + +<p class="ugap">Des hommes en larges sabots, où leur pied est trop à +l’aise, — suivent par derrière ; aucun ne parle. — De la +bêche ou de la faux, le fer, sur leur épaule, — lance par +moments un bref éclair.</p> + +<p class="ugap">Ils traînent bien un peu la jambe : — le soleil, toute +cette journée, les a roussis par là-bas. — La poussière +et la sueur mâchurent les joues… — Bah ! le lendemain +il n’y paraît plus.</p> + +<p class="ugap">Et la nuit, doucement, arrive, sournoise, — sur les +œuvres de Dieu. — C’est assez de travail pour aujourd’hui. — Va +dormir, paysan, tu as rempli ta journée ! »</p> +</blockquote> + +<p>Il y a du rythme dans les chansons, de la couleur +dans les tableaux, de la variété dans les sujets, du +rire frais et de la saine gaillardise dans certains +contes, comme le <i>Jugement de Saint Pierre</i>, qui +refuse l’entrée du Paradis à la fille sage :</p> + +<blockquote> +<p>« Mais qu’est-ce que c’est qui se dissimule — là-bas ? +Quelqu’un ou quelque chose ? Je ne me trompe pas, +parbleu, — c’est la vieille béguine :</p> + +<p class="ugap">Qu’as-tu fait pendant ta vie, — de tes <i>charmes</i> ? Tu ne +t’en es pas servie… — et cependant il faut des enfants — pour +manier les faucilles, — pour façonner la terre, +et aider au fermier !</p> + +<p class="ugap">Tu es comme ce vieux bénitier, — là-bas, où tisse +l’araignée dans un coin, et où personne ne va… —</p> + +<p class="ugap">« Il n’y a que toi de damnée ! — Va prendre pour +amoureux — Le diable qui s’ennuie… — Allons donc, +jolie mariée, — allons, fiche le camp ! »</p> +</blockquote> + +<p>Même, M. Michalias touche à la grandeur, par les +très humbles détails, devant la mort du paysan !</p> + +<blockquote> +<p>« La bêche et l’araire — Je ne puis plus les manier… — Alors +mieux vaut m’en aller, — si je ne suis rien bon à +faire.</p> + +<p class="ugap">Écoute-moi bien seulement : — En mourant, je suis chrétien, — dis-moi +quelque messe ; — ensuite, tu seras +maîtresse — de conduire la maison comme si c’était +moi-même.</p> + +<p class="ugap">Mets (<i>mène</i>) la chèvre au bouc, — Et la vache (Bardelle) +au taureau ; — Sème le champ de raves, — Tu +sais qu’à notre Noire il lui en faut pour avoir du lait.</p> + +<p class="ugap">Et quand ce sera fait, — Tu faucheras le regain et +feras les semailles. — Ainsi, paisiblement — tu vivras +sans rien devoir, — et tu viendras à bout de payer notre +ferme. »</p> +</blockquote> + +<p>Et le voici capable du plus délicat attendrissement +aux ressemblances de la pure idylle :</p> + + +<p class="c gap">SOUS LES BOULEAUX</p> + +<blockquote> +<p>« Le soir, lorsque nous venions tous deux — nous y +asseoir, il me semble — que nous étions comme deux +poussins qui se bécotaient, — réfugiés sous l’aile de leur +mère.</p> + +<p class="ugap">La lune, en suivant son chemin, — blanchissait +l’écorce d’un bouleau : — c’était là le parchemin — sur +lequel nous mêlions le T de « Thérèse » — et le B de « Barthélemy ».</p> + +<p class="ugap">Mettant à profit cette faible lueur, — c’était un couteau, +l’imprimeur — de notre petit livre d’amour — épelé +dans les bois… et je n’en ai guère, — depuis lors, lu de +meilleur.</p> + +<p class="ugap">Maintenant que nous sommes devenus des vieux, — moi +et Thérèse, à la veillée, — simplement assis près de +la bûche allumée, — il nous revient parfois devant les +yeux ce bon temps sous la feuillée. »</p> +</blockquote> + +<p>Aussi bien, l’arbre pâle a inspiré à M. Michalias +une délicieuse piécette d’anthologie :</p> + + +<p class="c gap">LE PETIT BOULEAU</p> + +<blockquote> +<p>« Petite robe blanche et cheveux d’or — du petit bouleau — Il +me passe quelque chose à travers le corps, — lorsque +je vous vois…</p> + +<p class="ugap">Il me passe quelque chose à travers le corps — parce +que je crois voir la robe de ma sœur, — la pauvre Thérèse…</p> + +<p class="ugap">Voir les cheveux de ma sœur — qui n’avait que dix +ans, — quand la prit la Mort… — Voilà ce que je vois.</p> + +<p class="ugap">Et qui fait tant frissonner mon corps, — Parce que je +crois revoir encore ma sœur, — en ce bouleau. »</p> +</blockquote> + +<p>J’étais charmé et dérouté par cette note aimable +et plaintive, en telle opposition avec le rude accent +de la Haute-Auvergne. Le train roulait, par la nuit +glacée. Je m’endormis dans mon coin, jusqu’au +matin peu hâtif de la mi-octobre, vers sept heures ; +c’était le Livradois qui s’encadrait par images successives, +à la portière — alors que je pensais continuer +ma lecture ; c’est la Dore du poète, une souple +et gracieuse rivière à travers les prairies bordées +de saules et de peupliers, la paisible rivière et les +calmes arbres de la plaine, sans rien de commun +avec nos ruisseaux torrentueux des vallons cantaliens ! +Ah ! que déjà je comprenais mieux l’œuvre +de M. Michalias !…</p> + +<p>Je fus tout à fait renseigné par le court trajet de la +gare d’Ambert à la ville, sans rapport avec nos +bourgs farouches, dans leurs aires de basalte ! L’Auvergne +de M. Michalias est une autre Auvergne, qui +a trouvé en lui un poète spontané et attentif, un fils +pieux qui n’a pas dédaigné l’héritage ancestral. Ses +habitudes d’examen et de précaution lui ont inculqué +le goût du détail. Son œuvre manquera de lointain +et d’ensemble, mais elle vaudra par de fines découvertes, +une jolie pénétration. Où nous n’aurions +aperçu que le vague aspect de la roche et de la verdure, +il émerveillera nos regards par tel fragment +de caillou où semblent s’être pétrifiés des milliers +d’arcs-en-ciel, — que son marteau savant a fait sauter +de quelque bloc enfoui depuis les premiers âges +du monde…</p> + +<hr> + + +<p>Prodigieux mystère des sources qui peuvent cheminer +à travers le sol hermétique, et se perdre, +inconnues, ou qui vont jaillir à la révélation de la +baguette de coudrier !</p> + +<p>Une sensibilité de poète, ses dons d’observation, +le trésor du vieux parler ambertois — tout cela +aurait bien pu s’égarer ou se dessécher, par la course +ou la stagnation de plus d’un demi-siècle au tréfonds +du cœur et de l’esprit d’un tranquille bourgeois de +province. Or, comme une source longtemps souterraine, +la veine poétique a jailli de M. Michalias, à +l’improviste.</p> + +<p>Cela lui est venu d’un jour où, retiré des affaires, +il s’était cassé la jambe. C’en était fini, pour quelques +semaines, des promenades du botaniste, de +l’entomologiste, du géologue… Ce fut la bonne souffrance +où, momentanément sevré d’activité, la méditation +fut la seule ressource du malade.</p> + +<p>Les souvenirs, les images qui se pressaient, M. Michalias +entreprit de les classer, comme il avait fait +toute sa vie, de son butin d’insectes, de plantes, de +minéraux. Il composa des tableautins d’un réalisme +discret et sincère, qui lui valurent les plus hautes +approbations félibréennes. Il avait écrit par jeu, +pour se distraire : l’amateur se révélait poète, d’une +imprévue personnalité. La philologie s’emparait de +son œuvre, historiquement précieuse par la qualité +et la quantité des matériaux sauvés et rassemblés ; +non pas des vocables de bibliothèque, perdus +et refroidis, dont les spécialistes scrutent la structure +évidée, mais du patois de plein air, capturé au +soleil et épinglé encore tout frémissant, comme le +papillon avec toutes ses couleurs, avant de se recroqueviller +et de disparaître.</p> + +<hr> + + +<p>La renommée a visité M. Michalias, sans qu’il l’ait +fort provoquée. Ses deux volumes (1904, 1908) n’ont +été tirés qu’à une centaine d’exemplaires chacun, +restés hors commerce. Mais nombre de pièces avaient +paru dans les revues décentralisatrices, où elles +avaient conquis l’admiration du Midi.</p> + +<p>L’enthousiasme est venu du Nord, aussi : traductions +en suédois, par le D<sup>r</sup> Goran-Bjorkman, de Stockholm ; +en allemand, par le D<sup>r</sup> Hans Weiske, de +Cottbus (Brandebourg).</p> + +<p>Tant d’éloges n’ont point mordu sur la solide +modestie de M. Michalias. Il continue de produire, +mais résiste à publier un nouveau volume. Il a goûté +son succès. Peut-être se rend-il compte que d’autres +n’auraient pas plus de saveur. Il eût pu être majoral +d’Auvergne, avec quelque intrigue, à la mort de +Vermenouze, qui l’avait souhaité comme successeur. +Mais M. Michalias ne se dépense pas en vanités. +C’est un sage. Et voilà le bonheur, édifié dans la +calme retraite due au travail accompli.</p> + +<p>Un bel enfant blond, câlin et rieur, met son gentil +tumulte dans la demeure des grands-parents qui, +tout à l’heure, partiront pour quelques jours chez +leur fille et leur gendre, — pas bien loin d’ici… Mais +qui prendra soin du jardin ? Car M. Michalias cultive +son jardin, un rare enclos fermé aux regards, +derrière la maison. Il y descend à l’aube, pour découvrir +ou sortir les plantes, abritées la nuit. La +gelée, ici, est précoce et meurtrière pour les espèces +fragiles. Le jardin de campagne ! avec des planches +de légumes, des massifs de fleurs, des arbres fruitiers ; +un potager d’agrément, qui s’égaie de myosotis, +de bégonias, de géraniums, de groupes de rosiers, +de touffes de rhododendrons, entre les murs +vêtus de clématites et de glycines, et coiffés de lilas.</p> + +<p>Mais l’arrière-saison a défeuillé les branches et +roussi les pétales. Cependant, le propriétaire nous +guide vers « son placard à chrysanthèmes », richement +épanouis, mais qu’il faut abriter, adossés à la +muraille garnie d’un auvent où, la nuit, s’accroche +une devanture de paillasson. Une porte poussée, et +voici l’annexe, plus rustique, dont vient de s’agrandir +le discret domaine, maintenant ombragé d’un +cèdre centenaire, — et bordé, à sa frontière reculée, +de hauts sapins sous lesquels gazouille une fontaine…</p> + +<p>Oui, la vie régulière, méthodique, de M. R. Michalias +et sa retraite si doucement agencée expliquent +ce qu’il y a d’un peu rangé et de contenu dans +sa poésie pourtant si naturelle et véridique. Ce n’est +point de l’apprêt, mais de l’ordre. Ce n’est pas un +défaut, une faiblesse de l’artiste et de l’œuvre, — mais +la résultante des suggestions ambiantes ; ce +pays de Livradois est tout plaine ; la vallée, de tout +repos, où paresse la Dore entre ces deux lignes de +montagne sans secousses ; par ici, on est villageois +plus que montagnards.</p> + +<p>Ceci caractérise l’inspiration de M. R. Michalias +et le différencie d’un Vermenouze. Je dis bien : l’inspiration. +Ainsi arrive-t-il à des patoisants de nous +donner la poésie qui manque trop souvent à la littérature…</p> + +<p>Les chants de M. R. Michalias, ce sont des <i>Promenades</i> +et <i>Intérieurs</i>, des <i>Intimités</i>… Oui, je songe +au François Coppée des humbles choses, des impressions +à mi-voix, du sentiment murmuré. Je parle +d’une manière de sentir et de s’exprimer. Sans quoi +il n’y a aucun rapprochement à faire entre les sentiers, +semés d’écailles d’huîtres des barrières et de +la banlieue parisienne et le paysage d’Ambert.</p> + +<p>Heureuse petite ville, riante et simple, que nulle +laideur n’isole de la grâce environnante des eaux, +des cultures, des prés, des bois ! Il est peu d’endroits +habités d’où, pour joindre la campagne, il ne faille +traverser des espaces interlopes, une zone intermédiaire, +des parages qui ont cessé d’être ruraux et ne +sont pas devenus citadins !</p> + +<p>La rue d’Ambert se perd dans la campagne, ou +c’est le chemin des champs qui s’égare dans la ville. +La promenade n’est pas une expédition : c’est le tour +du jardin qui se prolonge, — et qui n’en finirait plus, +par tant de séductions agrestes…</p> + +<hr> + + +<p>Je l’ai dit, au début, la poésie de M. R. Michalias, +c’est la tasse de lait, — qui ne conviendrait guère +aux palais brûlés de boissons fortes : l’alouette, la +source, la cigale, le grillon, l’hirondelle, la voix du +pâtre, la cloche de l’angélus, la brise d’été, la rafale +d’hiver ! La chanson de la fileuse, les contes de +l’aïeule ! La fuite des jours et des saisons, scandée +par les labours, les semailles et les moissons ! L’éternelle +humanité primitive du paysan, asservi à la +glèbe du petit pâtre au gros fermier, de la servante +à la maîtresse ! Le chant et la danse d’un dimanche, +d’une fête, d’une noce, qui tranchent sur la monotonie +des semaines. Toute une existence attachée, +comme une chèvre au piquet, au clocher natal, — qui +ne s’en éloigne jamais que d’une longueur de +corde :</p> + + +<p class="c gap">A LA PRIÈRE DU SOIR</p> + +<blockquote> +<p>« Vers le clocher, la sonnerie se meurt peu à peu ; — dans +l’air, il n’en reste qu’à peine un frémissement. — Notre +église disparaît dans l’ombre du soir, — mais on +y allume, c’est l’heure de la prière.</p> + +<p class="ugap">J’y entre juste au moment où une petite troupe de +jeunes filles, — ruban bleu sur la poitrine, chante au +milieu du chœur ; — comme moi, vous aussi, vous auriez +cru certainement — entendre des oiseaux, l’été, perchés +sous les ramilles.</p> + +<p class="ugap">Les cierges font un amas de gouttes autour de la +mèche ; — le vicaire, en surplis blanc, monte en chaire, +retire sa petite calotte noire et dit la prière — pendant +que fume là-bas un encensoir.</p> + +<p class="ugap">Que voulez-vous ? Moi qui suis une espèce de parpaillot, — (je +ne suis que comme je suis et cependant pas +mauvais homme) — de sentir cette odeur, d’entendre ces +chants et tout le reste — cela me fit quelque chose… et +moi aussi, je priai un peu ».</p> +</blockquote> + +<p>Enfin, une des caractéristiques du talent de +M. R. Michalias, c’est le mouvement, la justesse du +dialogue quelque peu féroce, toutefois, et excessif +comme dans <i>Funérailles</i> — quoique ces propos l’auteur +les ait probablement entendus ! Mais cela détonne, +parmi la verve bienveillante et attendrie +dont le poète raconte, à l’habitude, les gens et les +choses du Livradois.</p> + +<hr> + + +<p>Comme on l’a vu, ces <i>chants</i> en patois d’Ambert +devaient solliciter des romanisants. M. Michalias +s’est pris lui-même à vouloir démonter le mécanisme +de l’instrument dont il s’était, d’abord, ingénument +servi. Il a élaboré un <i>Essai de grammaire +auvergnate</i>, qui n’est pas un modèle de méthode +scientifique. On ne s’improvise pas philologue, et +les spécialistes lui reprochent d’errer sur la phonétique +et la morphologie.</p> + +<p>Quand même, la recherche est louable, et le résultat +précis. Ainsi en juge, avec autorité, M. B. Petiot :</p> + +<blockquote> +<p>« Des exemples nombreux, non composés artificiellement +à l’appui d’une règle, et, partant, toujours suspects, +mais formés de phrases familières réellement +entendues, nous donnent, mieux que toutes les explications +et toutes les théories, l’impression d’une langue +parlée et bien vivante, et nous en font pénétrer le génie. +C’est ici que l’auteur, bien servi par sa connaissance +des moindres nuances du patois, retrouve sa supériorité. +J’ai dit plus haut que la syntaxe, resserrée en un chapitre +de quatre pages, était insuffisante, et c’est vrai. +Mais ce n’est pas dans ce chapitre seulement, qui lui +est spécialement consacré, qu’on trouve la syntaxe ; elle +est répandue dans tout le livre ; et, à condition de la dégager +des exemples on aura une connaissance assez +complète de la langue. On ne saurait donc trop féliciter +M. Michalias d’avoir ainsi multiplié les exemples ; ils +corrigent et complètent heureusement ce qu’il peut y +avoir par ailleurs de défectueux dans son livre. L’insuffisance +théorique est compensée par la connaissance +pratique. Un souhait pour finir : M. Michalias rendrait +un grand service aux études de patois en composant un +vocabulaire des parlers de sa région. Le grand dictionnaire +de Mistral ne rend pas inutiles les lexiques spéciaux. +Si, dans chaque pays, on relevait les mots ou +les sens qui ne se trouvent pas dans <i>le Trésor du Félibrige</i>, +on aurait ce qu’il y a de plus caractéristique dans +un parler. Et, pour la région d’Ambert, nul, plus que +M. Michalias, n’est qualifié pour entreprendre ce lexique +spécial »<a id="FNanchor_48" href="#Footnote_48" class="fnanchor">[48]</a>.</p> +</blockquote> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_48" href="#FNanchor_48"><span class="label">[48]</span></a> <i>Revue d’Auvergne</i>, septembre 1910.</p> +</div> +<p>M. Michalias l’a entrepris, et il en viendra à +bout, — comme de tentatives autrement ardues. +N’est-ce pas à lui que les Ambertois doivent l’initiative +de ce reluisant établissement de bains-douches +populaires, tout <span lang="en" xml:lang="en">modern-style</span>, aux gaies faïences de +couleur, d’un aménagement irréprochable, d’une +propreté éclatante, — où, pour quatre ou cinq sous, +l’eau est distribuée à profusion à tout venant ? La +fondation, émanant d’une Caisse d’épargne prospère, +était destinée au public le plus modeste, à +l’employé, au paysan. Ils n’y sont guère venus. Par +contre, la population aisée y fréquente en foule. +Sans doute, peu à peu, l’exemple des citadins et des +bourgeois entraînera le campagnard et l’ouvrier. +Ainsi le philanthrope et l’homme de progrès seront +récompensés de leur effort. Même chose pourrait +advenir pour le poète patoisant, en sens inverse : de +retarder la fin du parler ambertois.</p> + +<p>De voir « les Messieurs » faire tant de cas du +vieux langage naguère dédaigné et reculant de la +ville au village et du village au hameau arriéré, le +paysan ne rougira plus de l’employer au lieu du +français de hasard ramassé à la foire et au cabaret. +De le lire imprimé, il l’estimera à une autre valeur, +comme le seau ou la lampe de cuivre jetés au rebut +et qu’il voit acheter par les amateurs, comme le +flambeau d’étain, la croix d’or émaillée échangés +pour quelque affreux objet « à la mode » — et devenus +introuvables.</p> + +<p>M. Michalias a prouvé que l’on peut être, à la fois, +épris du passé et féru d’hydrothérapie, sans qu’il +en résultât d’autre catastrophe que de la renommée +et du bien-être supplémentaire pour le cher pays +natal…</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c21">CHAPITRE XXI</h2> + +<p class="d">Des Poètes nouveaux. — Le buste d’E. Chabrier. — Henri +Pourrat. — Charles et Olivier Calemard de La Fayette. — La +Petite victoire de Samothrace. — Le poème des champs. — Considère…</p> + + +<p>J’ai gardé le goût des vers et la passion des paysages. +Peut-être est-ce d’avoir traîné mon enfance +par la hâve et fuligineuse banlieue que je n’arrive +pas à me rassasier de nature et d’espace ! Peut-être, +est-ce d’avoir fabriqué « des vers impressionnistes », — que +j’ai, par l’amour des contraires, +gardé la passion de la poésie — des autres, français et +patoisants… Toujours est-il que je n’approche jamais +sans émotion le recueil d’un poète nouveau. D’abord, +ce n’est pas un volume qui se vende. Vraiment, le +poète se donne ! Avec le prosateur, si désintéressé +soit-il, tout de suite nous entrons en compte, nous +faisons une affaire, lui, surtout ; il demande de +l’argent, il touche ; et nous en sommes pour notre +dépense.</p> + +<p>Des vers, des paysages, voilà qui me tentait ; +d’autres paysages, — le Velay voisin — que me vantait +chaleureusement Henri Pourrat, dont le jeune +talent affirmé dans les <i>Films auvergnats</i>, <i>Sur la +Colline ronde</i>, en collaboration avec Jean l’Olagne, +enchante les régionalistes, et mérite de gagner tous +les lecteurs. Ce sont des scènes savoureuses de la +vie du Livradois, — annexé à la littérature française, +dans une langue robuste, pleine, serrée, aux +images hardies, nettes et justes — entre Guy de +Maupassant et Jules Renard. Comme la Dore a +trouvé son poète patois en M. Michalias, ses riverains +et les campagnards ressortissants d’Ambert ont +rencontré dans MM. Jean d’Olagne et Henri Pourrat +des conteurs à qui ils doivent de nous apparaître +typiques, définitifs, inoubliables, admirablement +<i>locaux</i>. Il y a là des mœurs, du pittoresque inédits ; +ces paysans sont de ce pays, pas d’un autre…</p> + +<p>Donc, M. Henri Pourrat, dans nos promenades +autour d’Ambert, m’entretenait de nature, de littérature, +d’art, et de la poussée industrielle et commerciale +de la petite capitale du Livradois, où se +fabriquent des chapelets pour toutes les parties du +monde. Le petit palais cossu de la caisse d’épargne +dit assez l’accroissement des économies que les bas +de laine déversent dans ses coffres de fer. Mais +Ambert ne s’enorgueillit pas que de ses usines et de +ses écus. Cet été, elle honorait, par un buste dû à +Constantin Meunier, en place publique, l’un de ses +plus glorieux enfants, Emmanuel Chabrier<a id="FNanchor_49" href="#Footnote_49" class="fnanchor">[49]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_49" href="#FNanchor_49"><span class="label">[49]</span></a> A l’inauguration du monument (du sculpteur Vaury, +surmonté du buste par Constantin Meunier), M. J. Desaymard +a redit ainsi cette cruelle destinée d’un génie contre +qui s’acharnait la malchance :</p> + +<p>« Emmanuel Chabrier naquit à Ambert, en 1841, d’une +vieille famille Ambertoise. Tout, en lui, rappelait son pays +natal : depuis son nom, à étymologie pastorale, jusqu’à +son accent, ponctuant drôlement des locutions du crû : +« Eh ! ma mie ! — Ah ! bonnes gens ! » depuis ses houppelandes +et ses vastes chapeaux restés légendaires, jusqu’à +la carrure de son corps replet, surmonté d’une face large +et animée, au front puissant, au regard incisif. Mais surtout +ce qui faisait de lui la personnification même de sa +race, c’était son tempérament volontaire, véhément et combatif, +la vie ardente qui bouillonnait en lui, et s’épanchait, +tantôt en une verve comique intarissable, tantôt en une +tendresse effrénée ; c’était enfin son inspiration, affirmant +dans toutes ses œuvres la joie et la beauté de <i>vivre</i>.</p> + +<p>« Voilà pourtant l’homme que guettait la plus cruelle +Destinée : — toute sa carrière artistique ne fut qu’une suite +de malchances broyant peu à peu sa volonté tenace. +D’abord, sa vocation musicale fut contrariée ; il dut faire +du droit pour obéir à son père et ne put étudier son art qu’à +moments perdus, au gré des loisirs que lui laissaient ses +occupations au Ministère de l’Intérieur (1862-1880). En +1881, cependant, une bonne fortune échut à Chabrier ; libéré +du ministère, il put accepter les fonctions de secrétaire +auprès de Charles Lamoureux, lancé alors en pleine bataille +artistique et menant le bon combat wagnérien : Chabrier +fut un de ceux qui contribuèrent à la victoire ; il en retira +le bénéfice de se faire connaître autrement que comme +auteur d’opérettes, et Lamoureux lança sa rhapsodie +<i>Espana</i> qui eut la fortune que l’on sait. Mais à cette époque +commença le calvaire de <i>Gwendoline</i> ; cet opéra, qui fut +l’œuvre capitale de Chabrier, ne put trouver, pendant longtemps, +de théâtre où se produire. Le 10 avril 1886, enfin, la +première représentation de <i>Gwendoline</i> avait lieu… à la +Monnaie de Bruxelles. Mais la malchance persistait : à peine +<i>Gwendoline</i> triomphait-elle depuis quelques jours en Belgique, +que le directeur de la Monnaie faisait faillite. +Ensuite, l’infortuné chef-d’œuvre fit le tour de l’Allemagne, +le tour de France, mais toujours sans pouvoir forcer les +portes de l’Opéra. Alors Chabrier, qui avait besoin de gloire +et aussi d’argent, mit son espoir sur une œuvre d’un art plus +accessible au public : <i>le Roi malgré lui</i>. Accueillie avec +faveur à l’Opéra-Comique, cette pièce y était à peine +installée (21 mai 1887), que le théâtre, quelques jours après, +devenait la proie du fameux incendie qui le détruisit. Malgré ce +nouveau revers, Chabrier voyait encore un avenir brillant +devant lui : les représentations de <i>Gwendoline</i>, quoique +étrangères à Paris, l’avaient décidément rendu célèbre ; partout +il était recherché, fêté ; en juin 1886, ses compatriotes +s’étaient honorés de le recevoir et de lui faire présider un +concours musical qui avait lieu à Clermont-Ferrand, et ce +fut le retour triomphant au pays natal, dans l’apothéose +d’une gloire naissante. Après l’écroulement brutal du <i>Roi +malgré lui</i>, Chabrier se mit donc courageusement à l’œuvre, +pour l’élaboration du drame lyrique qui devait être la +suprême expression de son génie : <i>Briséïs</i> ; il ne put achever +cette entreprise ; l’épuisement paralysa peu à peu ses +facultés, usées par de trop grands efforts, par les déceptions, +par la vaine attente de voir représenter <i>Gwendoline</i> à l’Opéra. +Cette consolation, il l’eut à peine : quand <i>Gwendoline</i> parut +enfin sur la scène de l’Académie Nationale de musique, le +27 décembre 1893, la raison de Chabrier était trop affaiblie +pour qu’il pût se rendre compte clairement de ce qui se +passait. Il mourut quelques mois plus tard, le 13 septembre +1894, dévoré par le regret de ne pouvoir achever +<i>Briséïs</i>.</p> + +<p>« L’œuvre d’Emmanuel Chabrier reflète les puissants contrastes +de son génie. Tantôt d’une verve folle, d’un esprit +hilarant, d’un pittoresque grouillant ou d’une grâce légère, +elle nous offre à peu près les seuls exemples qu’on ait de +ce que pourrait être la musique humoristique, c’est-à-dire, +par opposition avec la vile opérette, une musique qui tirerait +tout son effet comique de moyens purement artistiques : +non seulement de la mélodie, mais de l’harmonie, du rythme, +de l’orchestration, de la prosodie. Dans ce genre, la trilogie +humoristique des <i>Cochons roses</i>, des <i>Petits canards</i> et des +<i>Gros Dindons</i> est un pur chef-d’œuvre ; mais il faut citer +aussi : dans la note surtout comique, l’opérette de <i>l’Étoile</i> ; +dans la note surtout pittoresque, <i>Espana Habanera</i>, <i>Joyeuse +Marche</i>, la <i>Bourrée fantasque</i>, les <i>Valses Romantiques</i>, et +la plupart des <i>Pièces pittoresques</i> ; dans la note spirituelle +et légère, <i>l’Éducation manquée</i> et le <i>Roi malgré lui</i>. Tantôt +encore, l’œuvre de Chabrier nous fait entendre les accents +de l’héroïsme, d’un héroïsme rude qui lui est bien spécial, +et c’est <i>Gwendoline</i>, et ce sont les rôles de chrétiens dans le +fragment de <i>Briséïs</i>. Tantôt enfin — et c’est peut-être là +qu’était la note la plus intime de Chabrier, — sa musique +nous traduit une tendresse infinie, parfois éplorée ; elle est +une caresse enveloppante, elle exprime la vraie nature de +son âme, qui était toute « d’effusion affectueuse », suivant +le mot de Vincent d’Indy : telle est l’inspiration de quelques +« pièces pittoresques » comme l’émouvant <i>Sous-bois</i>, de la +plupart des romances, <i>l’Ile Heureuse</i>, le <i>Credo d’amour</i>, +<i>Toutes les fleurs</i>, <i>Tes yeux bleus</i>, etc., de la <i>Sulamite</i>, et de +presque tout le premier acte de <i>Briséïs</i>.</p> + +<p>« Chabrier s’était fait un style bien personnel et facilement +reconnaissable. Ses arpèges, ses appogiatures, ses audacieux +enchaînements d’accords de neuvième, ses accouplements +insolites de timbres, dans l’orchestration, créent +une atmosphère musicale qui lui est bien propre. Certes, +il n’a rien inventé, à proprement parler, en fait de technique +musicale ; mais, par la hardiesse de son harmonie et +de son instrumentation, il a eu la plus large part dans cet +affranchissement de l’écriture musicale dont s’honore l’école +moderne. En maints passages de <i>Gwendoline</i>, et surtout +dans la <i>Sulamite</i> et <i>Briséïs</i>, on sent déjà très nettement +l’esprit dans lequel seront conçues les œuvres de Debussy +et de ses disciples. »</p> +</div> +<p>Ou bien, avec admiration et pitié, M. Henri Pourrat +me citait Olivier Calemard de La Fayette… Un +jeune, et qui n’est plus, et que j’ignorais… On peut +suivre un temps, à travers les petites revues, les +générations qui montent… Et puis, l’on perd le contact… +On ne peut tout lire… Il faut qu’un nom +éclate, en fanfare retentissante, pour frapper nos +oreilles. Encore, restons-nous défiants, maintenant +que chaque année nous découvre des princes et des +lauréats du vers et de la prose par douzaines.</p> + +<hr> + + +<p>Olivier de La Fayette ! M. Henry Pourrat m’en +parlait avec transport, me communiquait des articles +récents, à propos de la stèle commémorative +élevée au chef-lieu de la Haute-Loire. Je résolus de +pousser jusqu’au Puy et de m’y arrêter. Je connaissais +la région, inséparable de l’Auvergne. Du moins, +je croyais la connaître. Je la vis comme renouvelée, +plus saisissante que jamais. Une lyre invisible, frémissante +et désespérée, vibrait aujourd’hui, par les +champs et les monts naguère accablés du plus +morne silence…</p> + +<p>Des paysages, des vers, par ces bons vieux trains +si lents, qui s’arrêtent partout, — et voilà qui suffit +à mon bonheur, et je marquerais la journée d’une +pierre blanche, s’il y en avait, dans ces parages de +lave sombre.</p> + +<hr> + + +<p>Olivier Calemard de La Fayette… Il naquit au +Chassagnon (Haute-Loire), le 27 août 1877 ; il y +mourut le 13 octobre 1906. Il n’a publié que le <i>Rêve +des jours</i>, en 1904. Sa famille et ses amis, en 1909, +ont fait paraître son volume inachevé : <i>La Montée</i>, +avec des fragments de prose, et quelque correspondance. +Mais comment ne point être conquis et bouleversé +tout de suite. Il n’avait pas trente ans, quand +sa voix s’est tue, celui qui écrivait de tels vers, dont +M. Pierre de Nolhac a dit si bien : « Le jeune génie +d’Olivier de La Fayette ressemble à cette <i>Victoire +de Samothrace</i> qu’il a chantée. Elle s’élance ardemment +vers le ciel ; toutes les puissances de vie sont +en elle ; mais ses grandes ailes sont à demi brisées, +et nul ne saura jamais les lignes admirables de son +visage mutilé. »</p> + + +<p class="c gap"><i>A ma petite Victoire de Samothrace</i></p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">J’invoque, le soir, quand ma lampe luit,</div> +<div class="verse i4">Ta chair mutilée ;</div> +<div class="verse">Et j’entends sonner le farouche bruit</div> +<div class="verse i4">De ton envolée !</div> +<div class="verse">J’entends dans les cieux profonds et vermeils</div> +<div class="verse i4">Où l’astre ruisselle,</div> +<div class="verse">Avec l’harmonie ivre des soleils,</div> +<div class="verse i4">L’écho de ton aile !</div> +<div class="verse">Et je vois fleurir, sous les doigts du soir,</div> +<div class="verse i4">Aux plis de tes voiles,</div> +<div class="verse">Pour illuminer ton large essor noir,</div> +<div class="verse i4">Des reflets d’étoiles !</div> +<div class="verse">Ma chair douloureuse est rivée au sol,</div> +<div class="verse i4">J’en souffrais de honte.</div> +<div class="verse">J’ai pleuré d’orgueil d’avoir vu ton vol</div> +<div class="verse i4">Qui passe et qui monte !</div> +<div class="verse">Et voici mon rêve… Emporte-le moi</div> +<div class="verse i4">Vers ces ombres roses…</div> +<div class="verse">Il veut savourer la gloire ou l’effroi</div> +<div class="verse i4">Des apothéoses !</div> +<div class="verse">Car ton aile ouverte a fait tant de vent</div> +<div class="verse i4">Sur sa face pâle,</div> +<div class="verse">Qu’il n’apaisera sa soif qu’en buvant</div> +<div class="verse i4">Toute la rafale !</div> +</div> + +</div> +<p>Je parcours les comptes rendus de l’inauguration +du monument que Le Puy a élevé le 30 juin 1912 à +Charles et à Olivier Calemard de la Fayette. Car le +grand-père a laissé un <i>Poème des champs</i>, fort +estimé de Sainte-Beuve. Il avait fait partie des +cénacles romantiques, ami de Th. Gautier, d’Arsène +Houssaye, de Gérard de Nerval, quand il se retira +dans sa terre :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Celui qui, dédaigneux des haltes et des trêves</div> +<div class="verse i4">Se complut aux fureurs,</div> +<div class="verse">Apaisé, repentant, dans les grands bois qu’il aime,</div> +<div class="verse">Vint se cacher, obscur et laboureur lui-même,</div> +<div class="verse i4">Parmi les Laboureurs.</div> +<div class="verse">Sans regret ni souci de la bataille humaine,</div> +<div class="verse">Par la famille à naître et par le vieux domaine</div> +<div class="verse i4">Aux longs devoirs lié,</div> +<div class="verse">Fidèle au sol béni que la sueur féconde,</div> +<div class="verse">Pour les humbles bonheurs il a fui loin du monde</div> +<div class="verse i4">Oubliant, oublié.</div> +</div> + +</div> +<p>Par les quelques fragments des journaux, il est +facile d’apercevoir que le petit-fils, touché d’autres +inquiétudes morales et religieuses, souffre de ne +pouvoir s’en tenir aux horizons rustiques de l’aïeul :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Si pourtant, — car la vie évolue et rayonne</div> +<div class="verse">Sous la forme qui se dessèche et qui périt —</div> +<div class="verse">Quelque Rêve affligeait tes vieux espoirs, pardonne</div> +<div class="verse">Les mots que tu n’aurais pas dits !</div> + +<div class="verse stanza">C’est la même rivière, en de nouvelles rives,</div> +<div class="verse">Qui coule reflétant, pure, les fleurs du bord,</div> +<div class="verse">Et par les soirs profonds et bleus, la clarté vive</div> +<div class="verse">Des étoiles, à l’horizon de nouveaux ports.</div> + +<div class="verse stanza">J’ai souffert, j’ai souffert de n’être plus toi-même.</div> +<div class="verse">Pourquoi faut-il que l’eau déserte la montagne ?</div> +<div class="verse">Ta vie était immense et j’aimais ton poème…</div> +<div class="verse">Que ton cher souvenir me garde et m’accompagne.</div> +</div> + +</div> +<p>Certes, Olivier de La Fayette sent la nature, la +terre et le ciel <i>d’Auvergne</i>, <i>des Cévennes</i>, <i>du Velay</i>, +<i>de la Limagne</i>, auxquelles il dédie une grande +partie de son volume… Mais il dépasse vite : « La +profondeur ni la beauté du ciel étoilé ne sauraient +satisfaire, même un instant, le désir de l’infini, que +pourtant elles avivent. L’inconscience de la matière +suffit à nous rendre plus étrangère que son indifférence +même. » Ainsi argumente le poète, à propos +d’une de ses inspirations. Aussi s’évade-t-il au plus +tôt du décor étroit des pays et des saisons, à la +poursuite du Mystère que ne lui masquent pas +d’éphémères apparences :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Les feuilles, cette année, étaient trop vigoureuses,</div> +<div class="verse">Encore pleines de sève au moment des gelées ;</div> +<div class="verse">Et l’hiver a surpris ces pauvres malheureuses</div> +<div class="verse">Qui grelottent déjà sous les nuits étoilées.</div> + +<div class="verse stanza">Nous n’aurons point les belles feuilles de novembre</div> +<div class="verse">Qui tombent lentement, une à une, en silence…</div> +<div class="verse">Feuilles d’automne, feuilles rouges, feuilles d’ambre,</div> +<div class="verse">Tournoyantes dans l’air calme de somnolence.</div> + +<div class="verse stanza">Nous n’aurons pas les belles feuilles mordorées,</div> +<div class="verse">Les feuilles sans regret qui tombent d’être mûres…</div> +<div class="verse">Le vent brutal arrachera ces éplorées,</div> +<div class="verse">Et le bois douloureux aura de longs murmures,</div> + +<div class="verse stanza">Où de la tige saine à la pointe roussie,</div> +<div class="verse">La mort prendra soudain la feuille bien vivante…</div> +<div class="verse">— Entends dans la forêt ces frissons d’épouvante…</div> +</div> + +</div> +<p>… Les voici, les belles feuilles de novembre, à ces +arbres, à ces bois roux dont il invoquait la muse ! +Par Arlanc, Saint-Alyre, la Chaise-Dieu, le lac de +Malaquet, quelle communion d’or et de flamme, — qui +semble processionner vers le Puy, vers la stèle +du poète… Avec les bouleaux, les peupliers, les +hêtres, les cerisiers, les vinaigriers, d’autres dont je +ne sais pas les noms, ce sont toutes les roses, tous +les rouges, toutes les pourpres, tous les carmins de +la palette, du feu, du corail, de la chair, des pierreries, +des fleurs, des aurores et des couchants. Comment +avec des mots redire l’apothéose de cette fin +d’après-midi d’arrière-saison, au long de ce train-omnibus +qui, par tant d’arrêts, peut-être, voulait +témoigner qu’il n’était pas pressé de quitter ces +merveilleux parages ! Nulle part encore, je n’avais +assisté à pareille féerie, à si outrancière et délicate +débauche de couleurs et de nuances, du vinaigrier +éclatant comme un brasier d’incendie parmi les +verts sapins, au svelte et haut peuplier à pâleurs +d’ambre, laissant tomber des jaunets de cuivre clair +comme la menue monnaie de ce fabuleux inventaire +de la fin des beaux jours ! Mais à grands seaux de +ténèbres, la Nuit va noyer ces flammes précaires, +ces feux rapides de la forêt éphémère.</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Ah ! garde en toi ce ciel immobile et si doux</div> +<div class="verse">Sur le mauve horizon de l’Automne qui meurt,</div> +<div class="verse">Déjà le val profond fait monter des vapeurs</div> +<div class="verse">Au front du Soir fragile et qui tombe à genoux !</div> +</div> + +</div> +<p>La jeunesse méditative d’Olivier de La Fayette ne +se satisfait pas des spectacles de la nature environnante. +Il aimait les paysages de la contrée natale. +Son œuvre est imprégnée de leur forte et sainte +atmosphère. Mais le problème de la destinée hantait +sa pensée, comme tourmentée de l’angoissante +échéance :</p> + +<p>« J’ai trop songé, ce soir, aux choses lumineuses… » +dira-t-il, en cet admirable poème du <i>Bourdon</i>, +du symbolique insecte dont il suit nostalgiquement +l’évasion vers le ciel !</p> + +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Une odeur de résine alourdit le sous-bois</div> +<div class="verse">Où craquète l’aiguille jaune ; et, chaque fois,</div> +<div class="verse">Que je resonge, ô jour, à cette solanée</div> +<div class="verse">D’où monta le bourdon brutal vers la clarté,</div> +<div class="verse">Je sens, ivre d’un vain désir d’immensité,</div> +<div class="verse">Battre en ma chair pesante une aile emprisonnée.</div> +</div> + +</div> +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">D’une touffe de peluche,</div> +<div class="verse">D’un paquet d’herbes moussu,</div> +<div class="verse">S’élevaient des chants de ruche,</div> +<div class="verse">Des appels sourds et confus.</div> + +<div class="verse stanza">Devant moi, je crus entendre,</div> +<div class="verse">Douloureux frémissement,</div> +<div class="verse">Je ne sais quel désir tendre,</div> +<div class="verse">De l’immense firmament,</div> + +<div class="verse stanza">Et je cherchais dans la mousse</div> +<div class="verse">Près des brins d’or velouté,</div> +<div class="verse">Quelle vie obscure et douce,</div> +<div class="verse">Voulait boire à la clarté.</div> + +<div class="verse stanza">Sous la mauve solanée,</div> +<div class="verse">Aux macules de sang noir,</div> +<div class="verse">Une bête emprisonnée</div> +<div class="verse">Qu’on pouvait à peine voir,</div> + +<div class="verse stanza">Bourdon frêle, ombre velue,</div> +<div class="verse">Captif grave, plein de nuit,</div> +<div class="verse">Tout emmaillotté de glue,</div> +<div class="verse">Murmurait l’étrange bruit.</div> + +<div class="verse stanza">Patte prise, ailes collées,</div> +<div class="verse">Il était beau, l’être lourd,</div> +<div class="verse">Dans l’effort de l’envolée,</div> +<div class="verse">Vers la joie et vers le jour.</div> +</div> + +</div> +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Vers les saules d’étain vibrent les guêpes claires…</div> +<div class="verse">Midi chaud fait saigner la lèvre des glaïeuls…</div> +<div class="verse">On entend des bruits d’eau sous les calcéolaires,</div> +<div class="verse">Et la chanson des abeilles dans les tilleuls.</div> +</div> + +</div> +<div class="dots"><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b><b>. +</b><b>.</b><b>.</b><b>.</b></div> +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Ton vol frappe l’air tiède et tressaille si vite</div> +<div class="verse">Que tu ne peux monter vers la vie éperdue</div> +<div class="verse">Qu’en t’agrippant aux brins jaunis des fleurs moussues</div> +<div class="verse">Que la brise d’été, pleine de baume, agite.</div> + +<div class="verse stanza">Mais, soudain, l’aile ardente a trouvé l’équilibre ;</div> +<div class="verse">Il s’élève, emporté vers quelque but fatal,</div> +<div class="verse">Sur les agneaux dorés, bleus dans l’ombre du vol,</div> +<div class="verse">Et sur les hauts taillis, odorants, dans l’air libre ;</div> + +<div class="verse stanza">Et sans voir le ruisseau ni les aulnes mielleux</div> +<div class="verse">Où les martins-pêcheurs sont des joyaux qui passent,</div> +<div class="verse">Il monte conquérant candide de l’espace,</div> +<div class="verse">Pèlerin puéril des lourds infinis bleus,</div> + +<div class="verse stanza">Dépasse des bouleaux la feuillaison penchante,</div> +<div class="verse">Rayonne en prismes et bourdonne éperdûment,</div> +<div class="verse">Et croyant que ce bruit, c’est tout l’été qui chante,</div> +<div class="verse">Confond la vie entière à son bourdonnement.</div> + +<div class="verse stanza">Ah ! Campanule, ouvre à mourir ton urne noire,</div> +<div class="verse">Et toi, goutte-de-sang, ton cœur d’amour ! Les cieux</div> +<div class="verse">L’appellent. L’astre luit et brûle ; il veut y boire,</div> +<div class="verse">Loin du parfum d’en bas qui rampe… Insoucieux</div> + +<div class="verse stanza">De tout un champ d’iris qui tend ses fleurs de soufre,</div> +<div class="verse">L’être clair, qui se croit l’âme du jour vermeil,</div> +<div class="verse">Ébloui, transparent, rose et mauve, s’engouffre</div> +<div class="verse">Dans la corolle incandescente du soleil !</div> +</div> + +</div> +<p><i>La Montée !</i> C’est vers par vers qu’il faudrait +suivre l’ascension passionnée du poète :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Vérité ! Vérité ! je t’aurai tant nommée,</div> +<div class="verse">Je t’aurai tant voulue et t’aurai tant aimée</div> +<div class="verse">Que tu dois vivre un peu sous l’obscure ramée.</div> +</div> + +</div> +<p>La vérité, il la cherche en tous sens, jusqu’en +l’espoir de la société future où, la matière vaincue, +les hommes connaîtront la fin des labeurs ingrats ; +comme dans le <i>Rêve des Blés</i>. Mais le passage en ce +monde est bref :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Les saisons cueilleront la feuille qui se dore</div> +<div class="verse">Et quand la neige lourde aux grands épicéas</div> +<div class="verse">S’écroulera d’un coup sur le cerveau sonore,</div> +<div class="verse">L’écho long du sol creux ne m’éveillera pas.</div> +</div> + +</div> +<p>D’ailleurs, le poète est prêt à rendre à la Nature +tout ce qui lui vient d’elle :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">— Oh ! vois-tu, ce que je t’ai pris à toi, Nature,</div> +<div class="verse">Ces longs sommeils dorés au flanc du val,</div> +<div class="verse">Ces silences devant tes monts aux lignes pures,</div> +<div class="verse">Ces frissons si profonds qui m’ont fait tant de mal.</div> + +<div class="verse stanza">Ces yeux bleus étonnés des teintes de l’automne</div> +<div class="verse">Sous les érables fraternels prompts à gémir,</div> +<div class="verse">Ce pouvoir de fixer la couleur que tu donnes</div> +<div class="verse">Au ciel d’héliotrope où le soir va mourir…</div> + +<div class="verse stanza">Tout cela, tout cela, tu peux me le reprendre,</div> +<div class="verse">Car, si j’en fis du songe et de vaines douleurs,</div> +<div class="verse">Le temps silencieux en ferait de la cendre,</div> +<div class="verse">Et, toi, tu sais, dans l’ombre, en refaire des fleurs.</div> + +<div class="verse stanza">Voici ma chair, mes sens, ma vie et ma tristesse,</div> +<div class="verse">Tout ce que j’ai subi, sans l’avoir désiré,</div> +<div class="verse">Et ces vagues langueurs et ces troubles ivresses,</div> +<div class="verse">Dont j’ai bu le vertige, en le croyant sacré :</div> + +<div class="verse stanza">Emporte… Un seul désir purifia mes heures,</div> +<div class="verse">Que je ne veux pas rendre et ne puis te devoir,</div> +<div class="verse">J’en ai voué l’image à tout ce qui demeure,</div> +<div class="verse">Et qui n’est pas venu des souffles de ton soir…</div> +</div> + +</div> +<p>Du poète de <i>la Montée</i>, je ne voulais que citer +quelques strophes, pour prêter leur musique à ce +décor sublime, vers le plateau de la Chaise-Dieu. +Or, il se trouve que l’œuvre d’Olivier de La Fayette, +d’une telle inspiration, n’est pas de celles où l’on +découpe le refrain léger qui se suffit et suffit souvent +pour caractériser la manière, les tendances, le talent +d’un artiste. Ici, à travers le monument inachevé, +une voix s’impose, irrésistible. On a prononcé les +noms de Maurice de Guérin, de Sully-Prud’homme, +d’Alfred de Vigny, de Pascal. On pourrait en prononcer +d’autres. Toutes les possibilités étaient dans +ce jeune homme, marqué de génie, il faudrait toute +une étude pour analyser le développement ardent +de sa pensée jusqu’aux souveraines altitudes. Il +faudrait des pages et des pages pour le situer parmi +la génération, dont il se rapprochait par quelque +symbolisme, mais dont il s’éloignait et qu’il domine +par sa clarté toute méridionale. Il est du Velay des +bons troubadours. Il a fréquenté les félibres de Toulouse. +Il était ennemi des techniques étroites. Son +vers est abondant, lyrique et solide, harmonieux, +précis, direct. <i>La Montée !</i> Jusqu’où ce vertigineux +enfant n’aurait-il pas escaladé. Il se cherchait +encore :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">O mon âme ! Étrangère en ta propre demeure</div> +<div class="verse">Tu parcours tout mon être, étonnée et craintive,</div> +<div class="verse">D’avoir en vain cherché la raison de ton leurre…</div> +<div class="verse">Ta nostalgie inconsolable de captive</div> +<div class="verse">Se mêle au temps muet qui coule, heure par heure,</div> +<div class="verse">Dans le morne océan sans écume et sans rive…</div> +</div> + +</div> +<p>Pourtant :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Tu sens à ton amour pour la Vie, ô mon Rêve,</div> +<div class="verse">A ton amour pour la musique et pour les êtres,</div> +<div class="verse">Qu’il n’est rien qui commence en toi, rien qui s’achève.</div> +<div class="verse">Le rythme universel te guide et te pénètre,</div> +<div class="verse">Les germes éclosant des graines que tu sèmes,</div> +<div class="verse">Et tout se lie autour de nous, et sur toi-même…</div> +<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . . . . .</b></div> +<div class="verse">Ah ! se sont-ils trompés pour jaillir et verdir</div> +<div class="verse">Les surgeons souterrains à la tête rosée</div> +<div class="verse">Dont l’effort végétal est presque du désir ?</div> +<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . . . . .</b></div> +<div class="verse">Sous le rouge soleil et la lourde rosée,</div> +<div class="verse">Hors des terreaux profonds et mouillés, vers le jour,</div> +<div class="verse">Chaque feuille argentée ouvre un jeune velours,</div> +<div class="verse">Et, dans la brume lumineuse et reposée,</div> +<div class="verse">Chaque fragile tige a des gestes d’amour…</div> +</div> + +</div> +<p>Ainsi, des <i>Étoiles</i> sa vision retombait à la terre +natale, dont il restituait avec grandeur les tableaux +familiers :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Sous l’écorce d’argent la sève roule en fleuves.</div> +<div class="verse">Le peuplier garde un rayon dans ses hauteurs.</div> +<div class="verse">Il a plu. Les troncs durs lancent des pousses neuves</div> +<div class="verse">Et la terre se trouble, ivre de ses moiteurs.</div> + +<div class="verse stanza">Là-bas, dans les parfums d’ombre tiède où les aulnes</div> +<div class="verse">Fléchissent sous le poids des ramures mielleuses,</div> +<div class="verse">Couchée entre des boutons d’or et des lis jaunes</div> +<div class="verse">Contre le fond grenat du talus qui se creuse,</div> + +<div class="verse stanza">Une vache mugit vers la première étoile…</div> +<div class="verse">Et l’odeur du troupeau, sa vapeur et la brume</div> +<div class="verse">Qui flotte au haut du val et traîne comme un voile,</div> +<div class="verse">Font sur le bétail sombre une gloire qui fume…</div> +</div> + +</div> +<p>Un volume de début, et un recueil posthume, le +<i>Rêve des jours</i>, et la <i>Montée</i>, où l’on a rassemblé +l’œuvre inachevée, d’un si haut vouloir, de tant de +chaude intelligence, d’une si personnelle sensibilité… +Mais, à chaque page, la beauté luit, la pensée +flambe, comme l’or à l’arbre élancé « qui garde des +rayons dans ses hauteurs ». Destinée brûlante et +courte, qui, plus que sur une stèle sculpturale, aurait +pu s’inscrire sur une de ces aiguilles de lave figées +dans leur jaillissement volcanique, qui prête aux +paysages <i>Vellaves</i> de tels aspects titaniques et foudroyés.</p> + +<p>Olivier Calemard de La Fayette était bien le fils +grave et ardent de cette Auvergne vellave. On a +prononcé, ai-je dit, les noms de Pascal et d’Alfred +de Vigny ? On pouvait, pour le poète de vingt-neuf +ans, qui, se sachant perdu à bref délai, quelques +semaines avant sa mort, se résignait avec une telle +noble fermeté, ne s’abandonnant pas à maudire +d’avance, « un ordre dur, inexplicable ou vain ».</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Laisse la tiède nuit t’envelopper ; tu l’aimes,</div> +<div class="verse">Et tu goûtes pensivement la volupté</div> +<div class="verse">De recréer en toi son infini lacté,</div> +<div class="verse">Lorsque, sous tes paupières lasses qui la voilent,</div> +<div class="verse">Tu la vois plus profonde et plus pleine d’étoiles.</div> +<div class="verse">Et cachant d’autres nuits sous cette profondeur,</div> +<div class="verse">Toi qui tiens l’Univers sans borne dans ton cœur,</div> +<div class="verse">Sache trouver, avant l’aube neuve, une joie</div> +<div class="verse">A te bien contempler sous le sort qui te broie ;</div> +<div class="verse">Et puisque tu ne peux, hélas ! vivre tes jours</div> +<div class="verse">Où ton âme trop haute eût voulu trop d’amour,</div> +<div class="verse">Puisque tu ne connais ni ton but, ni ta cause,</div> +<div class="verse">Et puisque les trois blocs de marbres blancs et roses</div> +<div class="verse">Où tu voulus sculpter toi même ton Destin</div> +<div class="verse">Sont tombés tour à tour en poudre sous ta main,</div> +<div class="verse">Ne devant désormais dans l’humaine lumière</div> +<div class="verse">Ni jouir, ni savoir, ni créer, — considère…</div> +</div> + +</div> +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c22">CHAPITRE XXII</h2> + +<p class="d">Le tombeau de Mistral. — Le <i>Pavillon de la Reine-Jeanne</i>. — L’épitaphe +anonyme. — C’était un roi de Provence…</p> + + +<p>J’ai liquidé l’enclos de Maussac, où j’étais installé +depuis 1899 pour mon fils à qui je voulais faire des +muscles montagnards, une âme auvergnate, où je +revenais avec tant de joie de mes courses brûlantes +en Extrême-Orient. Des raisons matérielles me rappelaient +à Paris. Le gamin n’avait pas trop à se +plaindre, puisque son adolescence allait s’écouler +parmi les arbres séculaires de Malmaison. J’imagine +que des récifs bretons aux volcans d’Auvergne et +aux ombrages napoléoniens, le décor où sa vie +fut située jusqu’à la dix-huitième année n’aura pas +manqué de grandeur, de variété ni d’agrément ; +mais il faut être avancé dans la vie, pour goûter les +souvenirs d’enfance ! Je ne quittai pas Arpajon sans +mélancolie, mais je fus consolé, — quant à l’enclos — à +mon premier retour, presque tout de suite. Une +grandiose allée d’arbres, qui faisaient voûte, du +bourg vers la gare, avaient été abattus. Une scierie +bruyante et encombrante fonctionnait, de l’autre +côté du chemin. Le nouveau cimetière s’établissait, +découpant, là-bas, les prés, de ses murs lugubres. +C’en était fini des beaux jours de Maussac, — dont +nous n’aurons pas eu, du moins, à supporter +l’enlaidissement et la déchéance.</p> + +<hr> + + +<p>Dorénavant, deux ou trois fois l’an, je gagnai la +Provence par l’Auvergne, Maillane par Vielle et +Aurillac, le lent et pittoresque trajet par la montagne.</p> + +<p>— Vous verrez Mistral, me disait Vermenouze.</p> + +<p>— Vous avez vu Vermenouze, interrogeait Mistral. +Quelles nouvelles ?</p> + +<p>Hélas, de plus en plus mauvaises ; les médecins +expédiaient le malade, tantôt à Amélie-les-Bains, +tantôt à Hyères ; il n’en revenait pas amélioré.</p> + +<p>De Maillane, quel splendide espoir, par contre, je +rapportais ! Vieillesse est un substantif qui ne pouvait +s’employer pour le père de <i>Mireille</i>. Tel je le +quittais, au printemps, tel je le retrouvais en automne. +Jamais, il ne parlait de sa santé. Les déjeuners avec +Mistral sont peut-être les seuls où je n’aie jamais +entendu parler régime ! Par exemple, jamais je ne +l’ai vu plus allègre et droit, que l’après déjeuner où +il nous conduisit au cimetière admirer son tombeau.</p> + +<p>Vraiment, il faisait un temps à parler de la mort : +l’orage s’abattait en trombes apocalyptiques sur les +vendanges inachevées ; le désastre s’acharnait sur +la vigne…</p> + +<p>Ce fut le début de la conversation, à Maillane, +dans la blanche salle à manger que Paul Arène comparait +à l’intérieur d’un phare. Mais ici, la lampe ne +s’éteint jamais, il y brûle, sans cesse, la flamme géniale +du poète.</p> + +<p>Mistral nous faisait goûter son raisin. Il avait +donc des vignes ? Non, plus de vignobles, un petit +clos pour son dessert, et sa bouteille personnelle. +Après avoir planté, comme tout le monde, il y a une +dizaine d’années, escomptant la facilité du bénéfice, +il avait bientôt arraché ses vignes, reculant devant +la dépense du matériel, de la <i>vaisselle vinaire</i> !</p> + +<hr> + + +<p>A ce moment, la servante parle à l’oreille du maître, +qui sort, rentre peu après, pose sur la nappe +des papiers, une facture dont il nous montre le timbre +frais acquitté :</p> + +<p>— Je viens de verser quinze cents francs à mon +entrepreneur… Vous ne vous douteriez pas pour quel +travail ?… Eh bien ! j’ai fait faire mon tombeau…</p> + +<p>(En Annam, en Chine, souvent mes hôtes m’avaient +montré leurs monuments funéraires, construits d’avance, +qui font partie, pour ainsi dire, d’un mobilier +usuel tant soit peu confortable… En France, c’est +plus rare…)</p> + +<p>Les yeux de Mme Mistral s’embrument ; l’admirable +et tendre épouse s’attriste du tour que prend la +causerie, mais cela ne saurait durer… Comme le +vent chasse les noirs nuages, d’une voix joyeuse, +d’un geste dominateur, le Maître refoule si loin les +pensers lugubres !</p> + +<p>Jamais Mistral ne m’était apparu aussi en verve, +d’une telle fougue juvénile, si robuste et si droit dans +sa fière stature : il semble bien commander au Temps ! +Aussi, Mme Mistral s’est rassérénée et conte à son +tour des traits de la race, ce mot d’une jeune fille +toujours gaie, qui disait :</p> + +<p>— Chez nous, c’est de famille, on meurt en riant !</p> + +<p>C’est dans une journée aux Baux, parmi les ruines +merveilleuses, devant le Pavillon de la Reine-Jeanne, +que l’idée de son tombeau a traversé l’esprit du promeneur…</p> + +<p>Mais comment rendre cette parole qui a des ailes, +ce geste qui fait de la lumière ! La tempête peut s’amonceler +au dehors : nous sommes dans le phare où +brille la radieuse clarté. Quel discours exquis sur +la gloire, sur la gloire éphémère, sur la postérité +chanceuse… Nous citons Homère, Virgile… Mais +l’auteur du Poème du Rhône est sceptique :</p> + +<p>— Qui lirait l’<i>Odyssée</i> et l’<i>Énéide</i>, si ce n’était aux +programmes scolaires ?</p> + +<p>Il n’inscrira donc pas même son nom sur la pierre +funèbre, mais cette épitaphe seulement, qu’il me +confie :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse" lang="la" xml:lang="la">Non nobis, domine, non nobis</div> +<div class="verse i2" lang="la" xml:lang="la">Sed nomini tuo</div> +<div class="verse i1" lang="la" xml:lang="la">Et Provinciæ nostræ</div> +<div class="verse i3" lang="la" xml:lang="la">Da Gloriam…</div> +</div> + +</div> +<p>Ce n’est pas pour lui, mais pour Dieu, et à la +gloire de la Provence, que s’élèvera le monument…</p> + +<p>— Oui, je sais bien comment cela se passera… +Tenez ! je viens de l’expliquer en vers… Je vais +vous les lire…</p> + + +<p class="c gap">MON TOMBEAU</p> + +<blockquote> +<p>Sous mes yeux je vois l’enclos — Et la coupole blanche — Où, +comme les colimaçons, — Je me tapirai à l’ombrette.</p> + +<p class="ugap">Suprême effort de notre orgueil — Pour échapper au +Temps vorace, — Cela n’empêche pas qu’hier ou aujourd’hui — Vite +se change en long oubli !</p> + +<p class="ugap">Et quand les gens demanderont à Jean des Figues, à +Jean Guévré : — « Qu’est-ce que ce dôme ? » ils répondront : — « ça +c’est la tombe du Poète,</p> + +<p class="ugap">Poète qui fit des chansons — Pour une belle Provençale +qu’on appelait Mireille ; elles vont, — Comme en +Camargue les moustiques,</p> + +<p class="ugap">Éparpillées un peu partout ! — Mais lui demeurait à +Maillane — Et les anciens du terroir — L’ont vu fréquenter +nos sentiers. »</p> + +<p class="ugap">Et puis un jour on dira : « C’est celui — Qu’on avait +fait roi de Provence… — Mais son nom ne survit plus +guère — Que dans les chants des grillons bruns. »</p> + +<p class="ugap">Enfin, à bout d’explications, — On dira : « C’est le +tombeau d’un mage — Car d’une étoile à sept rayons — Le +monument porte l’image. »</p> +</blockquote> + +<p>Lecture émouvante s’il en fut, mais Mistral ne +semblait pas, ne voulait pas prendre garde à notre +trouble.</p> + +<p>— Et puisque je l’ai payé, nous pouvons aller le +voir.</p> + +<p>En route pour le cimetière proche, parmi les +dalles sombres et les mausolées de village, s’élève une +jolie réplique du Pavillon de la Reine Jeanne si gracieux +avec sa coupole légère, ses arcades élégantes, +ses sveltes colonnettes…</p> + +<p>Mistral, rêvant que le paradis devrait être la +réalisation de ce que l’on a souhaité sur terre, +pense qu’il sera bien sous ce kiosque charmant, pour +tenir une éternelle <i>Cour d’Amour</i>. Avec l’Étoile du +félibrige, le masque de son chien Pan-Perdut, quelques +« Belles-têtes » seront sculptées aux clefs de +voûte des Arlésiennes :</p> + +<p>— Il ne faut pas oublier celles qui nous ont inspiré, +murmure le poète…</p> + +<p>Retournant à sa maison, il se félicite encore.</p> + +<p>— Si je m’étais adressé à un architecte il m’aurait +fabriqué un monument funéraire… Or je voulais +quelque chose à mon goût… Cela en vaut la peine, +c’est pour longtemps. Il y a quelques branches du +jardin qui me le cachent un peu, je vais les faire +abattre… Je suis très heureux à la pensée que je +serai bien logé pour l’éternité !</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c23">CHAPITRE XXIII</h2> + +<p class="d">La fin de Vermenouze. — Douceur et sagesse. — Les arbres +d’Hyères. — Le dernier Noël. — L’Auvergne en deuil.</p> + + +<p>Cela dura deux ou trois ans, où, à travers de +brèves reprises, il se sentait perdu. Il fut incomparable +de foi, de sérénité, de bravoure. Il nous a légué +le plus pur exemple de résistance humaine dans +l’acceptation morale du déclin physique, du rétrécissement +des horizons où s’était plu sa robuste activité. +La verve du conteur, le rire ont disparu. +La mélancolie et la tristesse sont venues, mais +une âme imprévue d’exquise douceur se révèle. Le +caractère ancien du capiscol nous paraissait dans +son inspiration félibréenne tout de loyauté, mais non +sans rudesse ; maintenant, le montagnard s’est +dépouillé de sa rugosité. Par la foi, il a opéré le miracle +de réformer un tempérament jadis prompt et +volontaire, désormais soumis à la loi divine ; nulle +plainte ne s’échappe de ses lèvres et c’est dans des +strophes qui n’ont plus rien de terrestre, d’une adorable +pureté de forme, qu’il jette un précieux regard +sur les heures évanouies :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Vous avez attristé mon cœur, frappé ma chair,</div> +<div class="verse">O Seigneur, dispersé mes espoirs et mes rêves,</div> +<div class="verse">Et courbé mon orgueil comme un arbre des grèves</div> +<div class="verse">Sur qui passe le vent farouche de la mer.</div> + +<div class="verse stanza">Le sang tumultueux qui coulait dans mes veines</div> +<div class="verse">Est ainsi qu’un torrent d’été presque tari ;</div> +<div class="verse">Il ne réchauffe plus mon cœur endolori ;</div> +<div class="verse">Et ne fait plus gronder en moi ses douleurs vaines.</div> + +<div class="verse stanza">Je ne peux plus aller rêver parmi les champs</div> +<div class="verse">Au milieu des gazons que mouille une eau sonore,</div> +<div class="verse">Ni contempler les bois fumeux baignés d’aurore</div> +<div class="verse">Ou les pourpres mélancoliques des couchants.</div> + +<div class="verse stanza">Je ne vois plus le ciel qu’à travers mes fenêtres,</div> +<div class="verse">D’où je découvre un large horizon de sommets,</div> +<div class="verse">Par l’automne aujourd’hui tristement embrumés,</div> +<div class="verse">Et plus près, un coteau crayeux, bordé de hêtres.</div> + +<div class="verse stanza">Les monts sont gris, le bois rouillé, le coteau nu ;</div> +<div class="verse">Mais malgré sa pâleur froide, ce paysage</div> +<div class="verse">Garde pour moi le charme attendri d’un visage</div> +<div class="verse">De parent humble et doux qu’on a toujours connu.</div> + +<div class="verse stanza">Et par ces monts lointains dont ma vue est ravie,</div> +<div class="verse">Et ce lambeau de ciel, et ces arbres en deuil,</div> +<div class="verse">Je peux encor jouir, sans quitter mon vieux seuil,</div> +<div class="verse">De ce qui fut la grande ivresse de ma vie.</div> + +<div class="verse stanza">Et je reconnais là votre cœur paternel :</div> +<div class="verse">Vous mesurez le vent à la brebis tondue,</div> +<div class="verse">Et desserrez, avec une tendresse émue,</div> +<div class="verse">Avant de les briser, tous nos liens charnels.</div> + +<div class="verse stanza">Vous m’avez révélé l’attrait des humbles choses</div> +<div class="verse">Du bon fauteuil d’hiver où je rêve, où je lis,</div> +<div class="verse">Et l’été sous de frais ombrages recueillis,</div> +<div class="verse">Du banc de châtaignier qu’enguirlandent des roses.</div> + +<div class="verse stanza">Vous m’avez fait aimer comme des amis sûrs</div> +<div class="verse">Mes gros cahiers, ma lampe à la clarté d’or pâle.</div> +<div class="verse">Mes livres et ma pipe aux bleuâtres spirales,</div> +<div class="verse">Qui volent, emportant mes rêves vers l’azur.</div> + +<div class="verse stanza">Vous voulez bien, Seigneur, que l’amitié fidèle</div> +<div class="verse">Glisse, discrète et souriante, autour de moi ;</div> +<div class="verse">Et qu’en mes jours fiévreux, mon front sente parfois</div> +<div class="verse">Le frais attouchement de mes mains fraternelles.</div> + +<div class="verse stanza">Votre charme et votre douceur sont infinis ;</div> +<div class="verse">Et pour le miel que vous versez dans mon calice,</div> +<div class="verse">Pour la bonté dont vous mêlez votre justice,</div> +<div class="verse">Pour votre œuvre d’amour, Seigneur, je vous bénis.</div> +</div> + +</div> +<p>De plus en plus, il devait s’enfermer au logis, +émacié, fiévreux, contre la cheminée où s’immobilisaient +ses fusils :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Maintenant, je suis las et vieux ; mais de mon seuil,</div> +<div class="verse">Où je viens réchauffer au soleil ma chair pâle,</div> +<div class="verse">Je puis encor, mêlant cette joie à mon deuil,</div> +<div class="verse">M’emplir l’âme et les yeux de ma terre natale.</div> +</div> + +</div> +<p>Et Vermenouze redit les anciens, qu’il avait évoqués +si gaillardement, naguère, dont les ombres +chrétiennes lui apparaissent, consolatrices :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Et c’est pourquoi, tandis que d’agrestes parfums</div> +<div class="verse">De sillons et de bois pénètrent dans ma chambre,</div> +<div class="verse">Par cette après-midi brumeuse de novembre,</div> +<div class="verse">J’ai laissé ma pensée aller vers ses défunts.</div> + +<div class="verse stanza">Plusieurs furent des saints, des cœurs graves et tendres</div> +<div class="verse">Que consuma discrètement l’amour divin :</div> +<div class="verse">Ils sont nos protecteurs, et ce n’est pas en vain</div> +<div class="verse">Qu’une odeur de vertus monte encor de leurs cendres.</div> + +<div class="verse stanza">D’autres, tout simplement, furent de braves gens,</div> +<div class="verse">De vaillants laboureurs, imprégnés d’Évangile,</div> +<div class="verse">Qui jeûnaient en carême et les jours de vigile,</div> +<div class="verse">Et dont la grange était ouverte aux indigents.</div> + +<div class="verse stanza">Penchés durant six jours sur la glèbe natale,</div> +<div class="verse">Ils ne se reposaient que le septième jour,</div> +<div class="verse">Et partaient frais rasés, pour l’église du bourg,</div> +<div class="verse">Sitôt que souriait l’aube dominicale.</div> + +<div class="verse stanza">Tout l’hiver, ils battaient leurs blés jusqu’à la nuit,</div> +<div class="verse">Fauchaient l’été, faisaient de grands labours l’automne</div> +<div class="verse">Et cette vie active, encor que monotone,</div> +<div class="verse">Éloignait de leur seuil la tristesse et l’ennui.</div> + +<div class="verse stanza">Le soir, groupés autour d’une table massive,</div> +<div class="verse">Ils soupaient sobrement de lard et de pain brun,</div> +<div class="verse">Puis s’endormaient, après la prière en commun,</div> +<div class="verse">Dans de gros draps rugueux qui sentaient la lessive.</div> + +<div class="verse stanza">A leur foyer, sur qui planait un crucifix,</div> +<div class="verse">Trois générations s’asseyaient côte à côte,</div> +<div class="verse">La même cheminée accueillant sous sa hotte</div> +<div class="verse">Et sur les mêmes bancs aïeuls et petits-fils,</div> + +<div class="verse stanza">Et, dans cette maison vivante et bruissante,</div> +<div class="verse">Les vieillards souriaient avec un doux orgueil,</div> +<div class="verse">Tout fiers de voir, avant de descendre au cercueil,</div> +<div class="verse">Leur rude toge encore une fois florissante.</div> + +<div class="verse stanza">Eux, aussi, subissaient les humaines douleurs,</div> +<div class="verse">Les deuils cruels et les traîtrises de la terre ;</div> +<div class="verse">Mais, la foi leur prêtant son appui salutaire,</div> +<div class="verse">Ils attendaient, sans murmurer, des jours meilleurs.</div> + +<div class="verse stanza">Et quand la mort, parmi ces simples et ces sages,</div> +<div class="verse">Entrait comme un voleur au pas silencieux,</div> +<div class="verse">Celui qu’elle frappait se tournait vers les cieux,</div> +<div class="verse">Sachant que le tombeau n’est qu’un lieu de passage.</div> +<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . . . . . . .</b></div> +<div class="verse">Nous mangeons à leur table et dormons dans leurs lits ;</div> +<div class="verse">Les durs granits de notre seuil, luisants d’usure,</div> +<div class="verse">Ce sont leurs lourds sabots à l’épaisse ferrure</div> +<div class="verse">Qui longuement et lentement les ont polis.</div> + +<div class="verse stanza">Tout nous parle encor d’eux, les êtres et les choses,</div> +<div class="verse">Un espalier qu’ils ont greffé, notre vieux chien,</div> +<div class="verse">Qui connut les derniers partis et s’en souvient,</div> +<div class="verse">Le jardin qu’ils aimaient et qui leur doit ses roses.</div> + +<div class="verse stanza">Je rêve d’eux, l’hiver, sur mon banc de noyer,</div> +<div class="verse">Près de l’âtre et je pense, en regardant la flamme,</div> +<div class="verse">Que c’est la lueur chaude et tendre de leur âme,</div> +<div class="verse">Qui revient, un instant, réjouir le foyer.</div> +</div> + +</div> +<p>Seul, dans sa sagesse, Verlaine, en une accalmie +de retour à la foi, a pu écrire des hexamètres de cette +pure et touchante simplicité. Voilà, après une existence +d’émigrant et de célibataire, voilà Vermenouze, +qui n’était pas sans quelques habitudes invétérées +de vieux garçon, tout fondu, en douceur, en tendresse +infinie, à l’emprise de son cher entourage, +fermant les yeux de sa mère, gâtant ses nièces, +rimant des propos de noces émus :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Toi, ma nièce, tu vas franchir ce seuil bénit,</div> +<div class="verse">Partir de ce foyer, pour en fonder un autre,</div> +<div class="verse">Mais le Bon Dieu permet que ce soit près du nôtre,</div> +<div class="verse">Et tu viendras souvent retrouver le vieux nid.</div> + +<div class="verse stanza">Et chaque fois que sur ta porte hospitalière,</div> +<div class="verse">L’on verra refleurir ton sourire vermeil,</div> +<div class="verse">Ce vieux nid se fera gai comme une volière,</div> +<div class="verse">Dans laquelle pénètre un rayon de soleil.</div> + +<div class="verse stanza">Tu reviendras, les bras ouverts, pleins de caresses</div> +<div class="verse">A cet humble logis de paix et de douceur,</div> +<div class="verse">Vers celle qui t’aime plus qu’on n’aime une sœur,</div> +<div class="verse">Celle qui vit du souvenir de tes tendresses.</div> + +<div class="verse stanza">Et nos cœurs renaîtront à tous les beaux espoirs</div> +<div class="verse">Et tes parents seront radieux, et moi-même,</div> +<div class="verse">L’oncle morose, au front toujours rêveur et blême,</div> +<div class="verse">En ton honneur, je chasserai mes oiseaux noirs.</div> +</div> + +</div> +<p>Cependant, il fallait fuir les boues où se détrempait +Vielles, dès l’automne, pour des climats plus +propices. Vermenouze faisait cette concession à +ses docteurs. Il ne s’y trompait pas : ne racontait-il +pas ce trait sinistrement avertisseur d’un hôtel de +la Côte d’azur, où l’on refusait de le loger, à son +apparence trop maladive. Aussi, est-ce sans forte +conviction qu’il se chauffait à « ses derniers soleils » ; +remerciant, par exemple, les arbres d’Hyères :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Vous tous, arbres des bords méditerranéens,</div> +<div class="verse">Qui si longtemps, avez offert à ma névrose</div> +<div class="verse">L’abri tiède de vos bosquets élyséens,</div> +<div class="verse">Je vous quitte à regret et je vous remercie.</div> + +<div class="verse stanza">J’ai senti, grâce à vous, ma souffrance adoucie ;</div> +<div class="verse">Et vos tièdes senteurs, vos brises, vos fleurs d’or,</div> +<div class="verse">L’air vierge de la mer, la splendeur du décor,</div> +<div class="verse">Ont rouvert tout mon être aux charmes de la vie.</div> +<div class="verse">Un peu de votre sève a coulé dans mon sang,</div> +<div class="verse">D’un peu de rêve encor mon âme s’est fleurie.</div> +<div class="verse">Et je pars, non guéri, pourtant vous bénissant</div> +<div class="verse">D’avoir de l’éventail dentelé de vos palmes</div> +<div class="verse">Fait sur mon front fiévreux descendre un souffle frais,</div> +<div class="verse">Et versé dans mon cœur qui s’enchante et se calme,</div> +<div class="verse">O bons samaritains, votre ombre et votre paix !</div> +</div> + +</div> +<p>De-ci, de-là, il m’expédiait quelque bref billet, +quelque carte illustrée à mon fils. Soit à Noël, soit +au jour de l’an, il ne manquait jamais de nous envoyer +ses souhaits. Son dernier mot est du 24 décembre +1914 :</p> + +<blockquote> +<p class="date">Vielles, le 24 novembre 1914</p> + +<p>Merci, mon cher ami ; Rozès de Brousse m’a communiqué +votre charmant article de l’<i>Avenir du Tonkin</i>. Je +n’ai ni la force ni le courage de vous écrire plus longuement : +jamais je ne me suis senti si fini. Bonne année +tout de même et bonne accolade à Charley. Les miens +vous offrent leurs amitiés. — Je viens de passer une +semaine au lit.</p> + +<p>Aujourd’hui, il fait une journée splendide.</p> + +<p class="sign"><span class="sc">A. Vermenouze</span></p> +</blockquote> + +<p>Le 8 janvier suivant, il mourait.</p> + +<hr> + + +<p>L’Auvergne est en deuil de son poète, et je pleure +l’ami de vingt ans que mon affection ne séparait pas +de la nostalgie de la petite patrie. Il m’était bien +impossible de penser à notre pays sans voir Vermenouze. +Il m’apparaissait comme une âme vivante, +entre les puys de nos volcans éteints. Après des +siècles de silence de nos montagnes il avait jailli +comme une lave nouvelle, — aujourd’hui glacée… +Maintenant sur quel sommet, dans quelles vallées +ne serai-je point assailli de la noire douleur d’être +seul, — quand, à peu près partout, nous avions +passé, fraternellement, ensemble.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c24">CHAPITRE XXIV</h2> + +<p class="d">En août 1914 : Regard en arrière. — Vermenouze patriote. — L’aigle +et le Coq. — Un vieux de la vieille. — Les traductions +de Vermenouze : Jous la Cluchado. — Inspiration +et philologie ; Omperur et Empéradour. — A l’Auvergne…</p> + + +<p>Par quel soir, j’entends votre voix d’outre-tombe, +mon cher grand Vermenouze !</p> + +<p>Au dix-septième jour de la mobilisation, 18 août +1914.</p> + +<p>Des mois et des mois, j’avais abandonné ce livre +juste aux chapitres où je devais magnifier votre +œuvre. J’avais délaissé l’Auvergne, pour des +voyages, qui vous eussent enthousiasmé, au Maroc, +et puis en Bretagne, et, ensuite, à travers Danemark, +Norvège et Suède ; il y a, à peine, six +semaines, je rentrais par l’Allemagne, je m’arrêtais +à Hambourg, à Cologne, à Liège ! En Afrique, +j’étais allé par l’Espagne, par notre Espagne auvergnate. +A chaque station, je me rappelais nos projets +de collaboration d’un roman sur l’émigration hispano-cantalienne ! +Au retour de la randonnée dans +le bled, je me reposais vers la pointe du Raz, que +vous aviez visitée lors de votre séjour en mon +manoir de Locquémeau :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Nous, nous avons les monts ; vous avez l’Océan.</div> +<div class="verse">Deux mers : la vôtre bouge et la nôtre est figée,</div> +<div class="verse">Mais cabrée et debout, après un bond géant.</div> +<div class="verse">Elle s’est en plein ciel, à jamais érigée…</div> +</div> + +</div> +<p>Puis vers le Nord, je vous avais oublié un peu. +Mais, soudain, votre souvenir, impérieusement, +a bondi sur moi ; j’acquitte une dette, pour laquelle +il n’est pas de moratorium : vous voulez que je dise +quel patriote vous étiez, avec un magnifique espoir…</p> + +<p>Il n’y a pas trois semaines, je souriais de ces +annonces de guerre.</p> + +<p>Sans doute, au Congrès de la Presse de Copenhague, +où nous nous étions rencontrés avec une +tourbe d’Allemands compacts et agressifs, j’avais dû +m’avouer que des rapports policés étaient difficiles +avec cette brutale engeance, toute ruée à la pâture +des banquets. De ces télégrammes de conflits diplomatiques +ma génération en a tant lus, depuis près +d’un demi-siècle ! On se battrait, pour ces histoires +de Serbie ? Quelle plaisanterie ! Et voici que les +peuples se ruent à la bataille, deux millions d’hommes +s’échelonnent aux frontières. Paris s’est vidé de ses +forces vives. On ne sait rien, sinon que d’immenses +armées se hâtent pour une lutte formidable, comme +il ne s’en est peut-être jamais déclarée. Ceux que +l’âge condamne au plus cruel loisir demeurent +désemparés sans plus d’âme que les vieilles barques +échouées à pourrir sur le rivage. Impossible de travailler, +de s’attacher à rien. C’est le plus merveilleux +été de chaleur et de fleurs, de caniculaire torpeur +et de silence. Tout repose, dans une sieste fastueuse, +le tumulte habituel des travailleurs, des +machines, des bêtes, du plaisir, anéanti…</p> + +<p>Je suis seul, mon fils surpris en vacances dans un +village de Normandie, d’où il m’écrit sa volonté de +s’engager à Rouen, à Paris ? il ne sait, avec les difficultés +des parcours<a id="FNanchor_50" href="#Footnote_50" class="fnanchor">[50]</a>… Quelle angoisse !… Je suis +seul, désorbité… Je fais la ronde, à travers le château, +la mémoire écrasée de tout ce passé… Ici, +Bonaparte revenant d’Égypte, de Marengo… De ce +cabinet Napoléon est parti pour Sainte-Hélène… +Ces arbres centenaires, ces obélisques commémoratifs +sont troués des balles, des biscaïens de 1815, +de 1870… J’ai froid, j’ai peur… Je me réfugie dans +le studio exotique où j’ai réuni mes quelques bibelots +d’Extrême-Orient. Dans ce cadre reculé, où +s’exilent des Bouddhas des plus lointaines pagodes +d’Extrême-Asie, s’entassent la centaine de volumes +et la documentation de ce livre en préparation… Je +n’ai guère de goût à m’y remettre… Cependant, si +je pouvais travailler : où en étais-je ?… A Vermenouze, +toujours, naturellement ! Naguère, j’ai dit le +<i>chasseur de sauvagine</i>. Je voulais ensuite raconter +le Celte irréductible, — qui le 24 juin 1895, au +théâtre d’Aurillac, recevait le Capoulié <i>Félix Gras +et les Félibres</i>, en récitant <i>l’Aigle et le Coq</i> :</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_50" href="#FNanchor_50"><span class="label">[50]</span></a> Charles-Jean Ajalbert a rejoint le 113<sup>e</sup> régiment d’infanterie +le 15 septembre, à Rouen.</p> +</div> +<blockquote> +<p>… Je ne viens pas vous parler d’harmonie, d’union, +d’humanité pacifique ; car la France est blessée, encore, +trop au vif. Je vais chanter l’épée héroïque.</p> + +<p>Et je crois que nous aurions tort de célébrer la paix, — tant +que nous n’aurons pas mis en place — la chair, +de notre chair, notre membre coupé, — notre Lorraine +et notre Alsace.</p> +</blockquote> + +<p>Vermenouze ne savait guère d’histoire de France +que le commencement, qu’il avait appris à l’humble +école des frères, et la fin, 1870-1871, où il avait +servi, à vingt ans… Dans le deuil inconsolable de la +défaite, c’est au passé glorieux de l’Auvergne que +se retrempait sa foi dans la sûre revanche. Voici +César, son cheval hennissant, avec du sang montagnard +jusqu’au cou, foulant la chair vive du pays :</p> + +<blockquote> +<p>Mais le cœur d’un grand peuple bat dans notre pays.</p> + +<p>C’est l’antre du lion ; l’étranger n’y entre jamais sans +péril, — l’étranger sur le sol de notre Auvergne — est +toujours en péril !</p> + +<p class="ugap">Car l’Auvergne a ses rochers pour rempart, — et de +ses mâles forts elle a la chair. — Pour rempart, — l’Auvergne +a sa montagne — et la chair de ses fils !</p> + +<p class="ugap">Dans le ciel étoilé, un homme, — à la cime des puys +s’est dressé. — Étoilé, — le ciel couronne d’astres — l’homme +qui s’est dressé.</p> + +<p class="ugap">Il méprise l’armure : une peau — d’ours sauvage lui +sert de manteau. — Une peau — sur une cuisse velue — se +déploie en manteau.</p> + +<p class="ugap">Et de sa chevelure de Lion, rousse et dure, ressemble +à une gerbe de blé mûr. — Roux et dur, — l’or blond +de sa crinière — ressemble à du blé mûr.</p> + +<p class="ugap">Comme un rayon de soleil, dans le vent, — sa moustache, +là-haut, flotte et pend. — Dans le vent, — superbe, +elle se déploie — et sur la poitrine lui pend.</p> + +<p class="ugap">Il souffle dans une corne de taureau, — et fait retentir +tout le Cantal. — Elle est d’un taureau — cette corne +rauque, — qui beugle dans le Cantal.</p> + +<p class="ugap">Les hommes à l’œil bleu sont accourus avec la hache +à deux tranchants au poing, et les Latins reculent et +César fuit…</p> + +<p class="ugap">Et les montagnards fiers et velus, — remontent vers +les pays et vers les sommets. — Fiers, velus, au poing +la hache ébréchée, — ils remontent vers les sommets…</p> + +<p class="ugap">Tu as bien fait ton devoir, mon pays. — Gloire à ton +fils, Vercingétorix ! — Mon pays, — gloire, gloire immortelle — à +Vercingétorix !</p> +</blockquote> + +<p>De cette rudesse, de cette simplesse épiques, il y +a maintes strophes dans l’œuvre de Vermenouze.</p> + +<hr> + + +<p><i>Un Vieux de la Vieille</i>, entre autres morceaux, +est d’un héroïsme familier qui conquérait tous les +auditoires. On gardait « Magne » pour la fin : +Vermenouze ne pouvait prétexter qu’il ne savait +plus :</p> + +<p>— Nous vous aiderons.</p> + +<p>Nous le savions tous.</p> + + +<p class="c gap">UN VIEUX DE LA VIEILLE</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">L’Empereur remarqua, un jour, la face dure,</div> +<div class="verse">Brûlée par le soleil, hargneuse, renfrognée,</div> +<div class="verse">D’un capitaine de grenadiers à cheval :</div> +<div class="verse">Tout balafré, le nez tourné de bas en haut</div> +<div class="verse">Par quelque fer de lance ou la lame d’un sabre,</div> +<div class="verse">Et les poignets carrés, tels ceux d’un forgeron,</div> +<div class="verse">Cet homme n’était pas gracieux plus qu’il ne faut :</div> +<div class="verse">— « Qu’as-tu ? fit l’Empereur, que diable te faut-il ?</div> +<div class="verse">« Ta figure me plaît ; elle est mâle et guerrière ;</div> +<div class="verse">« Mais où prends-tu cet air si maussade et si rogue ? »</div> +<div class="verse">L’autre qui tenait prêt un fort joli discours,</div> +<div class="verse">Ne trouvait plus les mots ; il faillit rester court.</div> +<div class="verse">Il réfléchit, cracha, se gratta bien la tête,</div> +<div class="verse">Et, les doigts dans les poils de sa moustache rude :</div> +<div class="verse">— Sire, dit-il, je suis un mauvais avocat ;</div> +<div class="verse">Quand je parle le sang me monte à la cervelle ;</div> +<div class="verse">Et, tenez, excusez un vieux qui sait se battre,</div> +<div class="verse">Mais j’ai seulement trois galons, j’en voudrais quatre.</div> +</div> + +</div> +<p>Tout le récit est de cette verve gauloise et rapide :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">D’où donc es-tu ? reprit tout à coup le César.</div> +<div class="verse">— D’Auvergne, d’Aurillac. — Et tu t’appelles ? — Magne ;</div> +<div class="verse">Je n’ai jamais manqué une seule campagne.</div> +<div class="verse">Le grand tueur, dans son gilet plongea la main</div> +<div class="verse">Et murmura : Allons ! nous verrons ça demain.</div> +<div class="verse"><b>. . . . . . . . . . . . . . . .</b></div> +<div class="verse">Le lendemain, ce fut un jour de grande lutte.</div> +<div class="verse">Napoléon, toujours avec sa redingote,</div> +<div class="verse">— La grise, — sa lunette et son petit chapeau,</div> +<div class="verse">Bien droit sur son cheval, en culotte de peau,</div> +<div class="verse">Observait, entouré d’officiers d’ordonnance,</div> +<div class="verse">Un combat rude entre la Prusse et notre France.</div> +<div class="verse">Tout à coup, sur la plaine, à travers la mêlée,</div> +<div class="verse">Dans un nuage de poussière et de fumée,</div> +<div class="verse">Il vit un escadron des nôtres qui chargeait.</div> +<div class="verse">Jamais il n’avait vu charge si bien menée :</div> +<div class="verse">C’étaient des grenadiers à grands bonnets à poil.</div> +<div class="verse">Cent mille coups de foudre eussent fait moins de bruit.</div> +<div class="verse">A leur tête, sanglant, la manche retroussée,</div> +<div class="verse">Un officier marchait, brandissant son épée</div> +<div class="verse">Et criant comme un fou : En avant ! en avant !</div> +<div class="verse">Napoléon qui l’entendait, voyait aussi</div> +<div class="verse">Son œil de feu qui pétillait dans ses sourcils</div> +<div class="verse">Et sa bouche fendue presque jusqu’aux oreilles</div> +<div class="verse">Qui sans cesse hurlait : En avant ! — Nom d’un chien !</div> +<div class="verse">Fit alors l’Empereur, quel est ce fier-à-bras ?</div> +<div class="verse">Un de ses officiers, maréchal de l’Empire,</div> +<div class="verse">S’approchant aussitôt, lui donna la réponse :</div> +<div class="verse">C’est Magne, lui dit-il. — C’est l’Auvergnat d’hier ?</div> +<div class="verse">Répliqua l’Autre, eh ! je lui dois un grand merci !</div> +</div> + +</div> +<p>La plus saine inspiration jaillissait de cette veine +de terroir, et c’est cela que de tristes pédants s’ingéniaient +à tarir en Vermenouze. Des cuistres tant +clercs que laïcs, sous l’apparence de quelque culture +supérieure et le bénéfice de quelques vains diplômes, +entreprenaient d’affiner le patoisant, dont la personnalité +était toute d’instinct et de nature, non de +savoir accumulé ni de grâces acquises. Avec une +rare modestie, malgré toute son opiniâtreté, Vermenouze +inclinait aux conseils, d’autant plus qu’ils +étaient désintéressés et provenaient d’admirateurs +sincères ; mais de ces admirateurs dont l’approbation +ne va pas sans quelque arrière-pensée de supériorité.</p> + +<p>A la pratique de Mistral et des grands Félibres, le +Capiscol avait pris le désir d’épurer et de fortifier +son parler, d’en régler et unifier l’orthographe laissée +à la transcription de chacun.</p> + +<p>Du coup, on transformait le barde cantalien en +grammairien, philologue et scoliaste ; ce à quoi il +était tout à fait le moins préparé. Aussi n’a-t-on pas +vu, sans stupéfaction, l’aménagement de <i lang="oc" xml:lang="oc">Jous la +Cluchado</i><a id="FNanchor_51" href="#Footnote_51" class="fnanchor">[51]</a> avec un texte <i>étymologique</i>, un texte +<i>phonétique</i>, et la Traduction Française !</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_51" href="#FNanchor_51"><span class="label">[51]</span></a> <i lang="oc" xml:lang="oc">Jous la Cluchado</i> (Sous le chaume), Aurillac, Imprimerie +moderne, 1909, par Arsène Vermenouze, préface de +Louis Farges ; R. Four <span lang="la" xml:lang="la">traduxit</span>.</p> +</div> +<p>Ainsi, l’abbé R. Four présente la réforme :</p> + +<blockquote> +<p>« Comme une langue livrée à l’anarchie ne sera jamais +une langue littéraire, nous estimons, avec notre +cher poète Vermenouze, qu’il est temps de réagir… Mettant +nos lumières en commun, nous nous sommes efforcés +d’établir un système orthographique qui, nous l’espérons, +finira par s’imposer de lui-même, car il est le +résultat d’études philologiques et de recherches consciencieuses… +A notre avis le latin est la seule base +solide sur laquelle on puisse s’appuyer, dans le travail +de restauration d’une langue romane. En conséquence, +nous avons, pour ainsi dire, calqué la plupart de nos +vocables languedociens sur leurs correspondants latins ».</p> +</blockquote> + +<p>On aperçoit tout l’arbitraire de ces conventions +individuelles. Le résultat est pénible, et terriblement +déconcertant. Vermenouze parlait le dialecte +d’Aurillac et des environs. On l’a transformé en un +vocabulaire qui n’est plus de nulle part, en une combinaison +artificielle qui sent l’huile, et dont Vermenouze +eût été incapable d’user, de jet par la parole +et de plume courante par l’écriture !</p> + +<p>Quel volume ! Cinq cents pages massives pour +une trentaine de poèmes. En voici l’ordonnance ; par +exemple pour le <i>Vieux de la vieille</i>, dont nous avons +cité un fragment : page 112, le texte <i>littéraire</i> ; en +regard, page 113, sa traduction ; et en bas, comme +en note, prenant le dernier tiers des deux pages, le +texte ancien, celui qui était monté du cœur, s’était +élancé des lèvres du poète. Il avait transcrit, car il +composait ses chants avant de les fixer sur le papier :</p> + + +<p class="c gap" lang="oc" xml:lang="oc">UN BIEL DE LO BIELHO</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">L’omperur remorquèt, un jiour, lo caro rudo,</div> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Cromado pel soulel, etc.</div> +</div> + +</div> +<p>Ceci est devenu, selon la méthode innocente de +l’abbé R. Four :</p> + + +<p class="c gap" lang="oc" xml:lang="oc">UN VIELH DE LO VIEILHO</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">L’emperadour veguèt, un journ, la càro rudo,</div> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">Cramàdo pel soulelh, enchiprouso è bourrudo,</div> +<div class="verse" lang="oc" xml:lang="oc">D’un capitani de grenadièrs a chabal :</div> +</div> + +</div> +<p>Inutile d’insister, et de quereller plus avant. Les +savants ont déjà répondu, comme on peut constater +par la note ci-dessous<a id="FNanchor_52" href="#Footnote_52" class="fnanchor">[52]</a>.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_52" href="#FNanchor_52"><span class="label">[52]</span></a> <i>Annales du Midi</i>, XXII<sup>e</sup> année.</p> +</div> +<blockquote> +<p>Ce qui nous intéresse dans ce recueil de vers, dont ce +n’est point ici le lieu de louer la facture énergique, la +haute et noble inspiration, — c’est la tentative philologique +à laquelle il sert de passeport. L’auteur et +M. l’abbé R. Four, dont nous avons annoncé deux opuscules +grammaticaux (<i>Annales</i> XV, 445, et XVII, 450), +mettant en commun leurs lumières, ont tenté de constituer, +pour le dialecte d’Aurillac, une graphie rationnelle, +fondée sur l’étymologie, mais qui pourtant tient +compte « des grandes lois phonétiques qui ont présidé +à la formation de la langue d’Oc moderne » et qui prétend +« allier au respect des formes étymologiques une +ample reconnaissance des mutations accomplies » (p. 15). +En voici les principes essentiels : le V étymologique est +substitué au B ; l’A tonique, quand il subsiste, est noté +à ; l’A fermé, devant nasale, devenu O, est noté a ; l’O +ouvert, dipthongué en ouo, est noté ó ; l’o ouvert non +diphtongué est noté o. Le but de cette réforme est évidemment +de rendre le texte plus facile et plus agréable +à lire, en dissimulant, sous une graphie conventionnelle, +ses caractères spécifiques, et par là d’en favoriser la diffusion. +Nous éprouvons quelque embarras à contester +qu’elle soit utile ; les auteurs ayant escompté d’avance +l’approbation des gens « sérieux » et « sans préjugés ». +Il nous semble que toute personne un peu familière avec +un dialecte d’Oc ferait aisément la transposition du +texte aurillacois en ce dialecte, et que quelques-uns +préféreraient même goûter ces beaux vers en leur saveur +originelle. Ce que nous devons dire aussi, en honnêtes +philologues que nous sommes, c’est que le principe +énoncé plus haut est quelque peu nuageux et que +l’application n’en va pas sans difficultés. Dans la recherche +de l’étymologie, à quelle époque doit-on remonter ? +Au <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle, au <small>XII</small><sup>e</sup>, ou plus haut encore ? Faut-il +écrire des « <span lang="oc" xml:lang="oc">bardes avernats</span> », au grand siècle, comme +le Dauphin d’Auvergne ou comme… Cicéron ? En fait, +certaines graphies nous reportent au delà du <small>XV</small><sup>e</sup> siècle ; +tels des imparfaits comme <span lang="oc" xml:lang="oc">perdia</span>, des infinitifs comme +<span lang="oc" xml:lang="oc">aimar, Bastir</span>, des substantifs comme <span lang="oc" xml:lang="oc">drandous, flours</span>. +D’autres sont toutes modernes : tels les imparfaits de +la première conjugaison en abo, et tous les mots terminés +en A atone (noté O). D’autres sont hybrides, +comme <span lang="oc" xml:lang="oc">abiaun</span>, compromis entre les deux formes, +usuelles au moyen âge, <span lang="oc" xml:lang="oc">avion</span> et <span lang="oc" xml:lang="oc">aveu</span>. Il est tôt fait de +dire que l’on tient compte des « mutations accomplies ». +Mais dans quel dialecte les considère-t-on ? Et si l’on +prétend reproduire celles qui ont la plus grande extension +géographique, pourquoi noter des particularités +locales, comme dans <span lang="oc" xml:lang="oc">Mau</span> (pour <span lang="oc" xml:lang="oc">mal</span>), <span lang="oc" xml:lang="oc">Camia</span> (pour <span lang="oc" xml:lang="oc">Camiso</span>), +<span lang="oc" xml:lang="oc">Guel</span> (pour <span lang="oc" xml:lang="oc">El</span>) ?</p> + +<p>Et puis on se demande si tout ce grand effort était +bien utile. La poésie de Vermenouze est assez belle +pour s’imposer, pour faire son chemin sans avoir recours +à tous ces artifices. Quand on a des ailes à quoi +servent les béquilles ?</p> + +<p class="sign"><span class="sc">A. Jeanroy</span> et <span class="sc">L. Ricome</span>.</p> +</blockquote> + +<p>Nous nous contenterons de faire remarquer le +gigantesque enfantillage de cette refonte d’une pièce +célèbre dans nos régions, où Vermenouze avait toujours +récité :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">L’Omperur, remarquèt, un jiour, lo caro rudo.</i></div> +</div> + +</div> +<p>Pour changer <i>Omperur</i> en <i>emperadour</i><a id="FNanchor_53" href="#Footnote_53" class="fnanchor">[53]</a>, il a +fallu remanier tout l’alexandrin — et, ainsi, au long +de la pièce. C’était déjà admirable qu’un vrai poète +surgissant dans le parler natal en eût marqué la +mâle et simple beauté montagnarde en regard du +pâle et guindé français des citadins, sans vouloir +soumettre le pâtre et le fermier à l’étude de ces phonétiques +et graphies abracadabrantes. Si le patois +qu’ils savent de naissance et de tradition, doit nécessiter +la connaissance du Latin, chaque paysan devra +concourir pour le doctorat et l’agrégation, avant +d’entreprendre la lecture de Vermenouze.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_53" href="#FNanchor_53"><span class="label">[53]</span></a> Dans la <i>Revue d’Auvergne</i> de sept. 1910, M. B. Petiat +écrit, en toute compétence : « Sur cette voie, on peut aller +loin. C’est ainsi que l’éditeur du dernier ouvrage de Vermenouze +a trouvé le moyen de défigurer le texte de son +auteur avec son système barbare de notations étymologiques +qui le conduit à écrire à côté de <i lang="oc" xml:lang="oc">L’OMPERUR</i>, la forme +<i lang="oc" xml:lang="oc">EMPERADOUR</i> (pourquoi pas <i lang="la" xml:lang="la">imperatorum</i> ?), <i lang="oc" xml:lang="oc">gente</i> à côté +de <i lang="oc" xml:lang="oc">gionte</i> ; <i lang="oc" xml:lang="oc">aquelses</i> à côté de <i lang="oc" xml:lang="oc">aquetchis</i> ; <span lang="oc" xml:lang="oc">dins les <i>valats</i></span>, +à côté de <i lang="oc" xml:lang="oc">bolats</i>.</p> + +<p>Et ce double texte étymologique et phonétique, résultat +d’études philologiques et de recherches consciencieuses, +M. Four le justifie ainsi : « Pour faciliter aux philologues +l’étude de notre dialecte et donner satisfaction à ceux de +nos compatriotes qui sont habitués à lire leur langue à la +française (?) nous réservons au bas des pages de ce volume +une place à un texte purement phonétique. Cela nous permettra, +du reste, de laisser se manifester <i>certaines formes +patoises que nous avons cru devoir éliminer du texte littéraire +et orthographié</i>… Ce ne sera pas un des moindres +titres de gloire de Vermenouze que d’avoir montré le bon +chemin aux félibres auvergnats, désireux de ne pas être de +simples et vulgaires patoisants ».</p> + +<p>Voilà bien la tendance et le danger : « Éliminer (de l’Auvergnat) +certaines formes patoises » ; on aura du patois +épuré, corrigé, de l’Auvergnat orthodoxe qui ne sera admis +qu’après avoir montré patte blanche. Ceux qui voudront +étudier dans Vermenouze le mécanisme si savant et si +riche de la phonétique et des formes des patois du Cantal +sont dûment avertis !</p> +</div> +<p>Mais là ne s’arrête pas la fantaisie de l’abbé Four. +Il a entendu aussi épurer Vermenouze. Sous quelle +sotte férule était tombé notre brave Capiscol ! Tout +le caractère du <i>Vieux de la Vieille</i> éclatait dans sa +réponse « à la Cambronne » à l’Empereur, alors que, +perdant le fil du discours longuement préparé, il +s’écriait :</p> + +<p>— Ce que j’ai ? Eh bien, tenez, « ça m’emm… » de +n’être toujours que capitaine.</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">E… m’emmerde, tonès, de dèstre copitoni !…</i></div> +</div> + +</div> +<p>L’ingénieux et pusillanime abbé Four, au-dessous +du texte même de Vermenouze, donne cette version :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">mès nos prous temps qu’ai très galouns : n’en vôle quatre</i>,</div> +</div> + +</div> +<p class="noindent">soit en vers français :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse"><i>Mais j’ai seulement trois galons, j’en voudrais quatre ;</i></div> +</div> + +</div> +<p>Car ce n’est pas tout, l’Abbé R. Four a traduit le +texte remanié, — en vers libres. Le patois brut et +savoureux du poète, filtré en version « littéraire » +et passé en ternes <i>alexandrins</i> étiques, — ou ce +qu’il en reste, — d’une fadeur qui va jusqu’à l’écœurement ; +pas une page où <i>l’on ait à redresser</i> l’insuffisance +de la traduction, — avec la suffisance du +traducteur.</p> + +<hr> + + +<p>Revenons à Vermenouze, dont la fraternelle mémoire +m’a aidé à traverser cette nuit d’angoisse, +avec le réconfort de son espoir indéfectible dans la +victoire finale.</p> + +<p>Car si le vibrant poète d’oc peut devenir obscur +aux lecteurs les mieux intentionnés derrière les +ajoutages ou les retailles saugrenues de ses éditeurs +<i lang="la" xml:lang="la">in extremis</i>, il nous reste sa pensée entière +dans les sonnets d’<i>En plein vent</i>, où, après <i>le Salut +au Christ</i> avant de célébrer la petite patrie dans +son intimité profonde, il marquait en 1900, sa confiance +que la France ne saurait être vaincue, avec le +réduit inexpugnable de ses montagnes !</p> + + +<p class="c gap">A L’AUVERGNE</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Salut, Auvergne, reine héroïque des Gaules,</div> +<div class="verse">Indomptable pays, où César a laissé</div> +<div class="verse">L’empreinte de son corps auguste terrassé ;</div> +<div class="verse">Car, tu lui fis toucher terre des deux épaules ;</div> + +<div class="verse stanza">Mère des brenns velus, preneurs de capitoles,</div> +<div class="verse">Qu’un mufle d’ours coiffait d’un casque hérissé,</div> +<div class="verse">Et dont les bras noueux comme le tronc des saules</div> +<div class="verse">Étouffaient l’ennemi qu’ils avaient enlacé ;</div> + +<div class="verse stanza">Toi, qui t’ériges sur un socle de basalte</div> +<div class="verse">Bâti par les crachats figés de tes volcans,</div> +<div class="verse">Comme pour y braver l’assaut des ouragans ;</div> + +<div class="verse stanza">Mon Auvergne, que je salue et que j’exalte,</div> +<div class="verse">N’est-ce pas que, parmi tes rocs cyclopéens,</div> +<div class="verse">Vit et palpite encor l’âme des anciens brenns ?…</div> +</div> + +</div> + +<p class="c gap">NOS MONTAGNES</p> + +<blockquote class="epi"> +<p>L’Auvergne, en cas d’invasion, +serait le dernier rempart de la +France : l’antre du lion. (Paroles +historiques d’un maréchal du +Premier Empire.)</p> + +</blockquote> +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Les montagnes, là-haut, telles d’énormes tentes,</div> +<div class="verse">Tel un camp formidable, au fond du ciel dressé,</div> +<div class="verse">Et qui semble garder le pays menacé,</div> +<div class="verse">Lèvent à l’horizon leurs cimes éclatantes.</div> + +<div class="verse stanza">Et, par l’écartement de leurs brèches béantes,</div> +<div class="verse">On voit bleuir un ciel d’hiver pur et glacé.</div> +<div class="verse">Tapis vierge, où nul pied ne s’est encor posé,</div> +<div class="verse">La neige a recouvert le dos de ces géantes.</div> + +<div class="verse stanza">O montagnes d’Auvergne, ô lions vigilants,</div> +<div class="verse">Qui froncez, dans l’azur profond, vos mufles blancs,</div> +<div class="verse">Et que les écirs font rugir à pleines gueules ;</div> + +<div class="verse stanza">Vous qui veillez au seuil de notre fier pays,</div> +<div class="verse">O montagnes, suprême espoir des envahis,</div> +<div class="verse">Salut à vous, salut, vénérables aïeules.</div> +</div> + +</div> +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c25">CHAPITRE XXV</h2> + +<p class="d">La mort de Mistral. — Les visiteurs de Maillane. — <span lang="oc" xml:lang="oc">Lou +Souleu me fa canta.</span> — A Maillane. — Le jardin du poète. — Le +<i>Muséon Arlaten.</i> — Le triomphe du Félibrige. — Mistral +et la politique. — La vie à Maillane. — Le crucifix +de Mistral.</p> + + +<p>J’étais en route pour le Maroc — quand survient +la mort de F. Mistral… Je n’y puis croire encore, +je n’y croirai jamais. Il y a de grandes croix illustres, +au cimetière de mon cœur. Goncourt, Zola, +Daudet, F. Coppée, Vermenouze… Pour tous, nous +avions craint, bien longtemps avant la fin. Mais +Mistral avait aux yeux la flamme du soleil inextinguible ; +il était si droit, si vert, si dominateur, — le +géant de la forêt, que la foudre pourrait émonder, +mais qui reste debout, quand même… Pourtant, +il gît sous la coupole de son tombeau de Maillane.</p> + +<blockquote> +<p>« Venez pour déjeuner, avisez-moi du jour, m’indique +Mistral, à l’annonce de mes randonnées provençales de +printemps et d’automne, sans quoi nous ne serons pas +seuls. Il y aura des visiteurs. JE SUIS Classé : on me +visite comme un monument décrit dans les Joanne. »</p> +</blockquote> + +<p>En effet, les visiteurs affluent, chaque après-midi, +de toutes catégories et de toutes nationalités, dans +la maison ouverte à qui se présente. Sans doute, la +plupart admirent de confiance. Du félibrige, ils ne +savent pas plus que de tant de merveilles d’art et +d’histoire qui décorent la contrée d’un si riche +passé. Tous, le maître les accueille d’une humeur +souverainement égale.</p> + +<p>Il y a du croyant chez le touriste. La carte postale, +le portrait du grand homme remplacent l’image +de dévotion :</p> + +<p>— Maître, une signature…</p> + +<p>Le maître signe, avec une complaisance infinie, +au point que, du bureau de tabac du village, on lui a +demandé d’en signer cinquante d’un coup !</p> + +<p>— Cinquante ! Et que veux-tu en faire ?</p> + +<p>— C’est que j’en vendrais tant et tant, avec votre +paraphe !</p> + +<hr> + + +<p>Maillane… Ici, Frédéric Mistral est né, le 8 septembre +1830, au mas du Juge, ses premiers regards +ouverts sur « la chaîne des Alpilles, ceinturée +d’oliviers, comme un massif de roches grecques, un +véritable belvédère de gloire et de légendes », au +milieu de l’immense et riche plaine tout unie qui va +de la Durance à la mer, qu’en mémoire, peut-être, +du sauveur de Rome, du vainqueur des Barbares, +Caïus Marius, on nomme encore la Caieou…</p> + +<p>Maillane, l’honneur de la contrée, qui tire son +nom du mois de mai, <span lang="oc" xml:lang="oc">MAIANO</span> suave comme +<span lang="oc" xml:lang="oc">MIREIO</span>, ces deux mots heureux de huit lettres !</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Maillane, « qui ne s’oublie jamais », où :</div> +<div class="verse i3">Tout le dimanche on s’aime</div> +<div class="verse i3">Puis au travail, sans trêve,</div> +<div class="verse i2">S’il faut le lundi se ployer,</div> +<div class="verse i2">Nous buvons le vin de nos vignes,</div> +<div class="verse i2">Nous mangeons le pain de nos blés.</div> +</div> + +</div> +<p>Ici, Frédéric Mistral est né d’une de ces familles +de ménagers qui vivent sur leur bien, en aristocrates +de la terre. Il fut baptisé Frédéric ; mais, +raconte le poète, parce que, ni à la mairie, ni au +presbytère, on ne voulut accepter le prénom proposé +par sa mère : NOSTRADAMUS, par souvenance +du fameux astrologue de Saint-Remy ! Nostradamus ! +l’enfant était voué aux astres.</p> + +<p>En 1855, le père mort, la bastide natale passée à +d’autres propriétaires, Mistral vint occuper la maison +de Maillane, qui lui était échue en partage, en +face de celle qu’il occupe aujourd’hui…</p> + +<p>Mais derrière ces murs il ne faut point chercher de +révélations profondes. L’œuvre splendide n’est +point éclose dans ce bureau paisible du rez-de-chaussée. +C’est un génie de plein air, de rayons et +de parfums, que celui de Mistral, qui composait ses +poèmes à travers champs, dans ses promenades +vespérales, — tout le poème de Provence vivant, +chantant autour de lui, avec son fond d’azur et son +encadrement d’Alpilles.</p> + +<p>Il n’avait qu’à sortir pour s’en trouver ébloui. +« <i>Ne voyais-je pas Mireille en personne, tantôt dans +ces gentilles fillettes de Maillane qui venaient pour +les vers à soie, cueillir la feuille des mûriers, tantôt +dans l’allégresse de ces sarcleuses, faneuses, vendangeuses, +oliveuses, la poitrine entr’ouverte, leur +coiffe cravatée de blanc, dans les vignes ?</i> » <i>L’inspiration +était dans le ciel</i> :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse"><i lang="oc" xml:lang="oc">Lou souleu me fa canta !</i></div> +<div class="verse">Le soleil me fait chanter…</div> +</div> + +</div> +<p>A travers le crépuscule, auprès du vannier, du +laboureur, du bûcheron, du devineur de sources, +du chercheur de simples, du berger de brebis, il +recueillait passionnément le langage du terroir, les +costumes, les traditions. Le logis de Maillane n’était +qu’une dépendance pour engranger la récolte lyrique +de chaque jour !</p> + +<p>La Maison de Maillane. Une heure et demie de +voiture, car il faut s’y rendre ainsi, partant d’Avignon, +par la route blanche, traversant de clairs villages, +des cultures finement aménagées, entre leurs +palissades de roseaux, derrière quelque bordure +d’osiers aux vieilles souches taillées et retaillées en +moignons étranges, avec, çà et là, quelque ligne de +hauts et noirs cyprès décoratifs, et, à l’horizon, ces +Alpilles désertiques où la lumière et l’ombre seules +montent ou dévalent, par ces rochers incultes, ces +falaises poudroyantes.</p> + +<p>— Chez Mistral… le poète ? interroge le conducteur, +car il est un autre Mistral, parent et voisin, +enrichi dans l’industrie, dont l’auto transporte le +poète aux solennités d’Arles ou d’Aix.</p> + +<p>— C’est là…</p> + +<p>C’est là, entourée d’arbres et d’arbustes, blanche et +carrée, toute simple, de justes proportions, une maison +semblable aux autres, qui a le mérite de ne pas +se faire remarquer… Pourtant, que de remarques à +noter, qui lui confèrent son caractère si particulier ! +Elle ne se distingue point par de faciles ornements ; +tout est dans l’allure qui ne doit rien au hasard…</p> + +<p>— C’est là…</p> + +<p>L’attelage s’arrête, non loin de l’église, près de la +place. Il suffit de pousser la grille — et vous n’y êtes +pas ! Vous avez pénétré par le côté, sur la cour ; il +faut tourner pour gagner le jardin, sur lequel donne +la façade, et la maison apparaît tout autre qu’on ne +l’avait aperçue…</p> + +<p>De loin, avec son front élevé, ne semblait-elle pas +accessible à tout passant, son jardin à tous les +regards ? Et vous voyez maintenant que vous n’aviez +rien vu ! En effet, de la route en contre-bas, l’habitation +est comme dressée sur un socle, dans l’enclos +en élévation. D’un coup d’œil, on croit avoir pénétré +dans la glorieuse demeure, de prime abord si +peu défendue ! Or, la haie de lauriers qui couronne +le mur de soutènement du jardin en terrasse arrête +toute curiosité de l’extérieur ! A l’angle des deux +routes, tout contre le village, c’est l’ermitage, dans +la paix et le mystère, sous le soleil et dans les +fleurs…</p> + +<p>Car je ne sais pas de jardin plus délicieux que ce +petit coin de Paradou dont Mme Mistral entretient +harmonieusement le désordre champêtre. Il y a +aussi, à foison, une certaine petite plante d’encens +dont l’arome domine à certains jours d’été ; c’est +comme une petite herbe naine, très pâle, dont les +feuilles minuscules semblent avoir absorbé toutes +les poussières des chemins. Et des myrtes, dont +Mistral a donné le nom provençal à l’une de ses +héroïnes : <span class="xs">NERTO</span>. Des tournesols et des roses trémières, +violiers rouges, cosmos roses et rouges et +blancs, des balsamines et des ancolies, des pétunias +et des reines-marguerites et de la verveine. Les +fleurs, les feuilles, les branches s’entremêlent dans +le foisonnement d’une poussée joyeuse. Il y a surtout +le figuier et le puits à la margelle usée, et le +banc tourné vers la porte au-dessus de laquelle une +tête d’Arlésienne est sculptée dans la pierre.</p> + +<p>Ce n’est point seulement ici la demeure du génie, +c’est la retraite du sage, qui a inscrit au cadran +solaire illustré d’un lézard, les trois vers :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Beau lézard, bois ton soleil…</div> +<div class="verse">L’heure ne passe que trop vite,</div> +<div class="verse">Et demain, il pleuvra peut-être…</div> +</div> + +</div> +<p>Vous avez franchi la grille, vous avancez, cherchant +l’entrée de la maison fermée, comme endormie ; +mais déjà les chiens noirs sont accourus, +aboyant doucement, puis reculant : la Marie-du-Poète — ainsi +la désigne-t-on — a surgi au-devant +de l’étranger. Si vous êtes attendu, Mistral est dans +le vestibule, déjà, la main tendue.</p> + +<p>Frédéric Mistral, ayant fondé le Muséon Arlaten, +tout d’abord avec ses propres collections, n’a conservé +que des souvenirs intimes, comme le buste de +Gounod par Carpeaux, un buste de Lamartine à +l’antique, des peintures, gravures, statuettes relatives +à son œuvre, surtout à Mireille, répartis dans le vestibule +qui sépare le cabinet de travail du salon et +mène à la salle à manger. C’est une pièce charmante, +du Louis XVI campagnard : chaises et fauteuils +laqués vert d’eau, avec le pétrin, le buffet, la +panetière de Provence du <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle, des originaux +exquis de ces meubles aujourd’hui recopiés +dans le monde entier. Aux murs, de vieux cuivres +du pays, des chaudrons reluisants, un fusil qui a +fait des guerres, le fusil du père, des grès, des +faïences de Moutiers, deux grands brocs émaillés de +vert de Sisteron, cadeau de Paul Arène, demeurant +vivant dans la mémoire de Mistral, avec Alphonse +Daudet vers qui sa pensée retourne sans cesse, +comme vers la grande tendresse de sa vie. A Noël, +dans cette salle à manger, Mme Mistral dresse la +crèche traditionnelle, une montagne de carton, recouverte +de quelque verdure, un peu de neige +simulée, et des santons provençaux. La Sainte +Vierge, l’enfant Jésus, le bœuf et l’âne, et tous les +bergers connus dont les paysans savent les noms ; +un petit lumignon dans une veilleuse rose adore +l’enfant Jésus, nuit et jour ; quand vient l’Épiphanie, +on ajoute les rois.</p> + +<hr> + + +<p>Chaque jour, pendant quelques heures, cette maison +est traversée de visiteurs : nombre d’écrivains +et d’artistes se sont assis à la table accueillante ; +reporters et photographes ont fait assaut d’indiscrétion +professionnelle. Nul n’a su de la maison et +de ses hôtes que ce qu’il convenait au maître de +laisser savoir ; il n’a jamais admis personne dans +l’intimité réservée de son existence.</p> + +<p>Quelle leçon de retenue et de pudeur, en ce temps +d’irrésistible publicité. Je peux dire que sa petite +chambre est une cellule de moine, au lit de bois, à +la chaise de paille, au lavabo de marbre, aux ustensiles +de toilette méticuleusement nets et rangés. +C’est tout. Il est extraordinaire comme le détail des +contingences quotidiennes s’abolit autour de Frédéric +Mistral. De lui, de son entourage, de sa maison +il n’émane rien que de simple et de sublime. De +la conversation, littéraire ou familière, se trouve +écarté tout ce qui la rabaisserait au propos personnel. +Dans les Mémoires, récits d’enfance et de jeunesse, +nulle confidence de journal : il n’est pas de +ceux qui « se racontent », en dehors de son œuvre, +il s’est tu, ne livrant rien de lui-même, comme s’il +avait rougi de n’être pas tout à fait un dieu.</p> + +<p>Quelle erreur et quelle ignorance de Paris de +n’avoir aperçu le « Poète » de Maillane que parmi le +bruit des félibrées, les farandoles et les tambourinaires ! +Avec Hugo et Lamartine, Mistral aura été +populaire, mais sans rien devoir à la politique, et en +écrivant dans une langue étrangère pour les trois +quarts de la France d’aujourd’hui, mais nationale +pour le Midi, et reconnue par les peuples de Méditerranée. +De cela nos littérateurs ne se rendent pas +compte. Or Mistral est compris de toute la race +latine qui a puisé aux sources romanes. En outre, +par leur ordonnance classique, par la construction +de ses vastes poèmes, Mireille, Calendal, Nerto +sont bien plus accessibles aux esprits de culture +classique que toute la production ordinaire, +trop spécialisée, du roman et du théâtre contemporains.</p> + +<p>Frédéric Mistral a voulu le triomphe du Félibrige, +dont il est l’incarnation. Il a mis au service +de la cause un demi-siècle de génie et de pensée, de +sagesse et de prudence, sans rien laisser au hasard. +Il n’a point été qu’un merveilleux roseau chantant +de la petite patrie et de la terre natale. Poète inspiré, +il n’y a pas eu de génie plus conscient et qui ait +su mieux se discipliner ; le succès ne l’a point surpris ; +il revint tout de suite d’une pointe poussée à +Paris, pour asseoir dans son village la capitale d’un +empire dont l’éclat a rayonné sur le monde…</p> + +<hr> + + +<p>Il n’avait guère plus de vingt-cinq ans, lorsqu’un +article de Lamartine le faisait célèbre. Voici le portrait +que l’auteur illustre de <i>Graziella</i> crayonnait de +l’auteur inédit de <i>Mireille</i> :</p> + +<blockquote> +<p>Sa physionomie simple, modeste et douce, n’a rien +de cette tension orgueilleuse des traits ou de cette évaporation +des yeux qui caractérise trop souvent les +hommes de vanité, plus que de génie, qu’on appelle les +poètes populaires. Ce que la nature a donné, on le +possède sans prétention et sans jactance. Le jeune Provençal +est à l’aise dans son talent comme dans ses +habits : la parfaite convenance, qui donne aux bergers, +comme aux rois, la même dignité et la même grâce +d’attitude ou d’accueil, gouverne toute sa personne. Il a +la bienséance de la vérité ; il plaît, il intéresse, il émeut ; +on sent dans sa mâle beauté le fils d’une de ces belles +Arlésiennes, statues vivantes de la Grèce, qui palpitent +dans notre Midi.</p> +</blockquote> + +<p>Lamartine nous peint le jeune Provençal, qui +aurait pu être un jeune provincial, à l’aise dans ses +habits. Il n’en a point changé la coupe, non plus que +celle de sa barbe. De combien de nos grands contemporains, +préoccupés de « se faire une tête », peut-on +en dire autant ? Prenez les photographies de +Mistral, depuis les plus anciennes : il est toujours le +même, il est lui.</p> + +<p>Toujours sur la flottante chevelure noire ou +blanche, sur le vaste front, le feutre à larges bords : +toujours la chemise à col rabattu où se noue une +Lavallière ; toujours la jaquette déboutonnée sur le +gilet droit. Le poète est d’accueil familier, d’une patience +inlassable, d’une humeur égale et gaie ; mais +il y a de la majesté, de la grandeur dans sa simplicité — « la +dignité des rois et des bergers », comme +avait défini Lamartine. Certainement, d’instinct, il +répugne à la petitesse du commérage et à l’autobiographie. +Mais il lui a fallu le dessein arrêté, aussi, +et l’énergie de débouter les indiscrets ; car les assauts +à son intimité n’ont pas manqué.</p> + +<p>Il fut bien embarrassé, lorsque de vieux amis et +des admirateurs passionnés décidèrent l’érection de +sa statue, d’autant plus que ce monument démesuré +ne devait pas le satisfaire. Le sculpteur, M. Rivière, +connu pour de jolies statuettes, manquait de moyens +pour les pièces monumentales. Son Mistral ne rend +guère l’admirable modèle déjà chargé d’immortalité, +le poète ne pouvait laisser croire qu’il s’enorgueillissait +de l’aventure. Vraiment, on eût dit qu’il allait +prendre le train, canne à la main, le manteau sur le +bras :</p> + +<p>— Il manque la valise, fit Mistral.</p> + +<p>Sur ce mot on dut bien admettre que le poète n’attachait +point à ce jubilé cordial une importance délirante ; +mais il n’ignore pas la vertu des fêtes et leur +grâce efficace sur les foules ; il se laissa donc inaugurer +par les blancs, et promouvoir commandeur de +la Légion d’honneur par les rouges ; que l’on ne +croie pas à quelque grossier équilibre, quoique Mistral +ait été conseiller municipal sans interruption +depuis qu’il est éligible, ce qui a valu à la mairie de +Maillane une décoration du Capoulié Valère Bernard. +Il ne fait pas de politique électorale, de politique +qui eût jeté la discorde au camp félibréen. Il +n’est pas indifférent à la chose publique. La République +de 1848 le trouva lyrique et frémissant :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Réveillez-vous, enfants de la Gironde,</div> +<div class="verse">Et tressaillez, dans vos sépulcres froids.</div> +<div class="verse">La liberté va rajeunir le monde…</div> +<div class="verse">Guerre éternelle entre nous et les rois.</div> +</div> + +</div> +<p>Après le coup d’État de 1851, il renonça et pour +toujours, « à la politique inflammable », désormais +tout à la Provence, tout à la Poésie :</p> + +<div class="flex"> +<div class="poetry"> +<div class="verse">Toi, Provence, trouve et chante…</div> +</div> + +</div> +<p class="noindent">conseillait le Lion d’Arles, et le poète songeait à +Mireille et à Calendal. Vainement on a essayé de +l’embrigader, mais, comme toujours, sa décision +prise, il s’y est tenu. Nul calcul médiocre, mais noble +souci d’indépendance. Quand nous descendons déjeuner +en Arles, tantôt Mistral choisit « Pinus », +tantôt « le Forum » ; ce n’est point gourmandise, ni +caprices ; mais chaque hôtel a « sa couleur » : Mistral +ne veut être marqué d’aucune. Cela n’a l’air de rien ? +Il y faut un rude courage, quand les auberges +rivales sont porte à porte. J’imagine qu’elles se sont +résignées à ne pouvoir accaparer le grand homme. +Les visiteurs qui, de tous pays, s’empressent en foule +à Maillane, et à qui le maître semble se donner, en +se livrant si peu, n’aperçoivent qu’une vie contemplative, +sous un ciel enchanté, parmi les lauriers et +les fleurs enivrantes. En réalité, il n’est pas de journées +plus occupées que celles de Frédéric Mistral.</p> + +<p>Les mille soucis et les quotidiennes contrariétés +ne respectent pas sa glorieuse solitude, et ne le +laissent pas impassible. Mais c’est de haut qu’il juge +les petitesses humaines. Il les sait nécessaires. La +sensibilité de Daudet lui faisait comparer la gloire +à un cigare fumé par le bout allumé. Mistral ne la +prend que par le bon bout, et n’en tire que les +bonnes bouffées. Au service de sa puissante et +subtile sagesse, n’a-t-il pas les plus tendres et les +plus intelligents conseils ?</p> + +<p>Auprès du Poète, les passants, à travers l’éblouissement +du génie, ne prêtent qu’une attention polie à +la présence de Mme Mistral, silencieusement effacée : +de la maîtresse de maison, ils ne sauront que la +bonne grâce intime, la douceur charmante, le pur +regard, la fraîcheur de visage ! Or, Mme Mistral +est la grande prêtresse attentive du culte ; de l’intelligence +la plus avisée, elle a sur tout et tous le jugement +le plus perspicace, elle est l’ineffable conseil +de son mari, et sa vigilante défense contre trop de +tentatives quelquefois disgracieuses. Avec quel tact +infini elle s’entend à écourter les conversations +oiseuses ! Avec quelles précautions délicates elle +fait apporter le foulard ou la couverture du maître, +quand l’heure se refroidit ! Comme elle entretient +l’ambiance simple et harmonieuse, avec l’aide de la +Marie du Poète, la servante fidèle qui est de la maison, +où sa franchise dévouée, son respect joyeux, +son libre parler sonore contribuent à établir cette +atmosphère de simplicité et de grandeur patriarcale !</p> + +<hr> + + +<p>L’emploi du temps à Maillane ? Lever à sept +heures ; après un léger café au lait, Mistral travaille +jusqu’à midi, où il déjeune, sobrement, de plats rustiques, +peu de viande, buvant le vin de son cru bien +trempé d’eau ; ni café, ni alcool. Après midi, le maître +reçoit, fait quelque lecture et, régulièrement, abat +ses quatre ou cinq kilomètres avec sa femme. En +1884, après un dîner chez Daudet, Goncourt notait :</p> + +<blockquote> +<p>« Mistral se met à nous parler de son procédé de +travail, de ses vers fabriqués aux heures crépusculaires, +à l’heure de l’endormement de la nature ; le +matin dans les champs, selon Mistral, étant trop plein +du bruyant éveil de l’animalité.</p> +</blockquote> + +<p>Le souper est à sept heures, le coucher à neuf +heures, mais quelles journées remplies !</p> + +<p>De sept heures à midi, correspondance qui se +chiffre par dix ou quinze lettres, et ce n’est pas le +remerciement d’un mot banal aux envois de livres, +mais souvent de longues lettres personnelles ; des +livres qu’il reçoit en quantité, ceux relatifs au félibrige +doivent aller au Muséon d’Arlaten, les autres +à la Bibliothèque d’Avignon : les dédicaces ne traîneront +pas sur les quais. Dans l’énorme courrier qui +arrive à Maillane, l’<i>Argus de la Presse</i> joue un +grand rôle : il paraît d’innombrables articles sur le +félibrige et ses poètes, que Mistral dépouille pour +conserver les plus importants aux archives félibréennes. +Correspondance particulière ou générale, +tout est absolument classé ; un bibliothécaire professionnel +ne viendrait pas à bout de la tâche qu’assume +Mistral, chaque matinée. Mais il y a les lettres +d’affaires, compliquées et pressantes, fort nombreuses, +auxquelles réplique le créateur du Muséon +Arlaten avec la méthode d’un juriste : Mistral a +fait son droit. Dans quelques négociations, j’ai pu +apprécier de près la promptitude et la justesse de +ses vues et de ses décisions, sur les points les plus +arides.</p> + +<hr> + + +<p>Depuis vingt ans, c’est le Muséon Arlaten qui a +été le but de Mistral. Il a créé un musée incomparable, +le musée de la Provence, de sa race, de son +histoire et de sa tradition, un musée complet et qui +n’a rien d’un musée, tant la vie palpite dans cette +exposition rétrospective de tout ce qui caractérise +de la plante à l’homme, les origines, la grâce, la +beauté, le génie de la petite patrie. Quels débats +pour transférer le musée de son local primitif de la +justice de paix au palais Laval, où il n’a pu +s’installer que grâce à l’argent du prix Nobel, et à +l’appui de M. Briand ; car il a fallu un ministre de +l’Ouest pour vaincre les inerties méridionales<a id="FNanchor_54" href="#Footnote_54" class="fnanchor">[54]</a>. Il +y a fallu, surtout, l’obstination et la foi de Mistral, +sollicitant les dons, et, ce qui est plus difficile, écartant +les offres fâcheuses, qui auraient altéré la conception +première du palais du Félibrige.</p> + +<div class="footnote"><p><a id="Footnote_54" href="#FNanchor_54"><span class="label">[54]</span></a> L’histoire de ces négociations a été exposée avec documents +à l’appui, pages <a href="#nego">179-184</a>.</p> +</div> +<p>Le peu de temps dont il dispose, Mistral le consacre +à pousser jusqu’à Arles ou à Avignon ; en +Arles, où il rencontre quelques félibres ; en Avignon, +où il va faire un tour à la vieille librairie +Roumanille, fameuse dans le monde félibréen. Enfin, +aux grandes dates, il se montre à son peuple, déchaînant +les adorations. En mai, c’était à Aix, pour la +Sainte-Estelle, où fut élue reine du Félibrige une +Limousine, Mlle Priolo. En juin, c’est, en Arles, la +« Festo Virginenco ». C’est assez, je pense, pour +évoquer un Mistral bien différent de celui que l’on +imagine volontiers : le poète, buvant son soleil, +comme le lézard du cadran solaire.</p> + +<p>Toute la vie du splendide rénovateur de la langue +d’oc fut d’une activité incroyable et diverse ; mais il +n’a tourné vers la foule que son front de Poète-Dieu, +et la multitude n’a vu de lui que son regard dominateur, +comme on ne voit de sa maison grande ouverte +que le faîte baigné de lumière. C’est ainsi qu’il a +tout discipliné sous sa maîtrise ; rien du dehors n’a +de prise sur son rythme intérieur, qui ne s’est +jamais ralenti ou précipité sous le coup de nos +pauvres fièvres : toujours, il a mesuré d’une âme +égale le court chemin qui devait le mener de sa maison +au cimetière, une centaine de mètres après cette +promenade d’apothéose dans la gloire. Car, de la +mort aussi il s’est paisiblement préoccupé.</p> + +<hr> + + +<p>Au point de vue politique et religieux, sa situation +était ainsi délicate. Un jour qu’une revue me demandait +un article sur F. Mistral, je préparai un petit +questionnaire qu’il voulut bien remplir, pour se +plier au goût du jour :</p> + +<p><i>Demande.</i> — Assistez-vous aux séances du conseil +municipal ? (Mistral en faisait partie depuis +cinquante-cinq ans !)</p> + +<p><i>Réponse.</i> — Je n’ai plus le temps.</p> + +<p>— A quels offices ?</p> + +<p>— Ni, hélas, pour les offices…</p> + +<p>Ce qui n’empêchait pas ce chrétien peu pratiquant +de recevoir la bénédiction papale.</p> + +<p>Les croyances héréditaires, sans doute profondes, +de Mistral, ne lui faisaient pas prendre la religion +au tragique.</p> + +<p>Naguère, en Avignon, il rencontra une amie qui +s’offrit à porter un petit paquet que le Maître avait à +la main.</p> + +<p>— Non, ce n’est pas lourd.</p> + +<p>— Mais, cher maître…</p> + +<p>— Non, non, curieuse ; tu voudrais bien savoir ce +qu’il y a dans ce papier… Eh bien, devine…</p> + +<p>— Maître…</p> + +<p>— Tu ne peux pas trouver… Je vais te le dire. Il +n’y avait pas de crucifix dans ma chambre de Maillane… +Je remettais toujours pour en acheter un… +Eh bien, voilà ce que j’emporte… Tu comprends, je +me suis dit que Mistral ne pouvait pas mourir et se +présenter devant le Bon Dieu sans crucifix.</p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak" id="c26">CHAPITRE XXVI</h2> + +<p class="d">Un poète de Saint-Flour : Buirette de Belloy. — <i>Plus je vis +d’étrangers, plus j’aimai ma patrie.</i></p> + + +<p>Grâces à Vermenouze, grâces à Mistral, je me +suis donné quelques nuits d’oubli, depuis une douzaine +de jours.</p> + +<p>D’Évian-les-Bains, je suis rentré à Malmaison le +matin de la mobilisation.</p> + +<p>Durant quinze jours, j’ai été incapable d’une lecture, +d’une pensée.</p> + +<p>Je suis seul, mon fils est parti s’engager…</p> + +<p>Depuis deux ans j’ai une table chargée de travail, de +mes documents pour ce livre à peu près achevé. Restaient +quelques chapitres, à tirer de mes nombreux +articles sur le félibrige de Vielles, sur celui de Maillane. +Je me suis remis à cette facile besogne mais souvent +interrompue par des rumeurs inaccoutumées, +des roulements d’autos, des marches de troupes, des +piétinements de troupeaux, des abois insolites.</p> + +<p>Depuis un mois, je suis obligé de rentrer avant la +nuit, quand je m’aventure vers Paris. L’Auvergne +et la Provence m’ont apaisé quelques heures. Par ces +nuits splendides d’un été lumineux et torride, comme +je n’en avais pas vécu ici ; et les roses sont ivres de +soleil, et, au lever du jour, des pigeons roucoulent +éperdument sur les toits…</p> + +<p>Est-ce tout ça ? mais je suis follement confiant, et je +ne puis croire à la guerre à quelques kilomètres d’ici.</p> + +<hr> + + +<p>Tout de même, le Gouvernement est parti pour +Bordeaux — et je suis du camp retranché de Paris, +comme en 1870. Ce matin, j’ai vu que l’on creusait +des tranchées à la Porte-Maillot, et que l’on jetait +les arbres en travers des avenues. Et des avions +allemands survolaient Paris. Pour demain, après-demain +la canonnade. L’heure n’est plus à la littérature, +il n’est que temps de ficeler le manuscrit. +Verra-t-il le jour ? En tout cas, je désire que ce soit +tel que, malgré son achèvement hâtif.</p> + +<p><i>Car il est bien fini pour moi.</i></p> + +<p>Je ne me vois pas, <i>après la guerre</i>, revenant sur ces +pages lointaines. Oui, comme ce sera loin…</p> + +<p>Cependant, j’avais réservé un chapitre pour la fin +sur mon village « de la petite patrie », ce Brezons +où j’aurais tant voulu m’ensevelir… Je voulais +reparler de Saint-Flour, à cause de Buirette de +Belloy, qui y est né, qui a rimé un <i>Siège de Calais</i>, +qui fut académicien et qui a écrit un beau vers, dont +Voltaire disait : Je le citerai souvent…</p> + +<p>Ce vers, je voulais le mettre en exergue de ce +livre :</p> + +<p><i>Plus je vis d’étrangers, plus j’aimai ma Patrie.</i></p> + +<p>Je me l’étais souvent répété, au cours d’une existence +qui n’a pas moisi sur place. Je ne pensais pas +que je me rappellerais le vers du poète sanflourain, +dans des circonstances où il prend une telle envergure…</p> + +<p class="date"><i>Malmaison, 3 septembre 1914.</i></p> + +<div class="chapter"></div> + +<h2 class="nobreak">TABLE DES MATIÈRES</h2> + + +<div class="flex"> +<table> +<tr><td> </td> +<td class="bot r small"><div>Pages</div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre I.</span> — Une enfance auvergnate : Du Mont Valérien +au Plomb du Cantal. — Les colonies « de patois ». — La +malle à musique : cabrette et bourrée. — La +mort de l’habillé de soie. — Le « siège de +Paris » ; du baraquement à la cave. — Au « pays ».</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c1">7</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre II.</span> — Les émigrants d’Auvergne : La terre +quittée. — La route d’Espagne. — Le pâtre Gerbert. — Les +pèlerins de Saint-Jacques. — « Chineurs et +roulants », d’Arsène Vermenouze. — « L’air » d’Auvergne.</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c2">12</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre III.</span> — Le premier voyage. — Pendant la Commune. — Le +retour au village : à l’aube de la mémoire. — Le +ruisseau de Brezons.</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c3">21</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre IV.</span> — L’enfant pâle : De J. F. Raffaëlli à +F. Coppée. — Paysages « impressionnistes ». — La +montagne retrouvée. — La « grammaire » de Bancharel. — Les +précurseurs de « l’École Auvergnate ».</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c4">25</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre V.</span> — Le patois de circonstance. — Curés, médecins, +instituteurs : L’abbé Bouquier ; l’abbé Jean +Labouderie. Frédéric Dupuy de Grandval, chansonnier +bachique. J. B. Brayat, officier de santé. +J. B. Veyre, instituteur. — Statues et pavés de l’ours.</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c5">31</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre VI.</span> — Auguste Bancharel, un précurseur : +Professeur, auteur, imprimeur comme Roumanille. — Le +progrès dans la tradition. — Rimes Patoises et +Grammaire. — Les veillées auvergnates. — L’abbé +F. Courchinoux.</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c6">39</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre VII.</span> — Patois ou langue ? La thèse nationale ; +la critique philologique. — Les études de M. Antoine +Thomas et de M. Albert Dauzat. — Patois et patois de +la Dore à la Cère. — Le patois du Livradois. — R. +Michalias. — A la Marianne d’Auvergne. — Le +patois, verbe de la race.</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c7">47</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre VIII.</span> — Les troubadours d’Auvergne : Le +Puy. — Le Velay et la littérature. — De Nostradamus +à M. Joseph Anglade. — Les troubadours cantaliens. +M. le duc de la Salle de Rochemaure : les récits +Carladéziens. — Pierre de Vic. La cour de l’Épervier. — Le +moine de Montaudon. « Tensons entre Dieu +et le moine ». L’hospitalité auvergnate. Les ennuis du +moine-troubadour. Ce qui lui plaît. — Un troubadour +contre les femmes.</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c8">60</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre IX.</span> — En Aurillac. — Louis Bonnet et l’Auvergnat +de Paris. — Un concours de « cabrettes ». — La +murette et la bourrée. — La Procednitza bulgare +et la bourrée d’Auvergne. — Bouréno bouranke ; +Bou rei Yo. — Des bulgares, dans le Cantal, en 1210. — Cabrette +et gaïda. — La fin de la cabrette. — La +révélation de Vermenouze.</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c9">102</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre X.</span> — Chez Vermenouze. — Ancien émigrant +« espagnol », liquoriste, poète et chasseur. — Les +colères de Vermenouze : la montre tyrannique ; la +servante sourde. — La truite fraîche. — La bécasse à +point. — Une histoire de chasse. — La rôtie et le +« Vieux Fel ». — L’intérieur du célibataire. — « L’ouverture » +du 14 juillet.</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c10">115</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XI.</span> — François Mainard. — A la Cour et aux +champs. — Le courtisan sous les rochers de la province. — Les +roses du Parnasse et les épines de la +chicane. — A l’ambassade de Rome. — Les ambitions +déçues. — Les amitiés de Toulouse. — Renoncement +et renouveau. — La belle vieille. — Conseiller +d’État et Académicien. — L’édition de 1646. — Adieu +Paris. — <i lang="la" xml:lang="la">Donec optata.</i></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c11">123</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XII.</span> — Arsène Vermenouze inédit. — Le premier +article de la <i>Revue Bleue</i>. — Les gueux des +chemins. — <i>Les deux Menettes.</i> — Dans les châtaigneraies. — Le +chasseur de Sauvagine.</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c12">141</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XIII.</span> — A travers l’Auvergne. — La course +au clocher. — Stendhal à Clermont-Ferrand. — Le +« roman auvergnat ». — De Notre-Dame-du-Port à +Sainte-Foy-de-Conques. — De la riche basilique au +pauvre clocher à peigne.</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c13">151</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XIV.</span> — De Bretagne en Auvergne. — « Le Cobreto » +et le Cercle. — Les auvergnats d’été. — La ballade +du veau. — <i>En plein vent</i> ; <i>Mon Auvergne</i>. — La +vieillesse du poète. — « Ma mère », « Le Grillon ». — De +Vielles à Maillane.</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c14">163</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XV.</span> — Du Cantal aux Alpilles. — Le Cinquantenaire +de Font-Ségugne. — Le palais du Félibrige. — L’appui +d’Aristide Briand. — La statue de +Mistral. — Vive Provence.</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c15">175</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XVI.</span> — Au parc de Richelieu. — Blaise Pascal. — Le +style des <i>Pensées</i> et celui de Napoléon. — Blaise +Pascal <i>l’Auvergnat</i>. — Le sol et le caractère. — Tout +à gagner ; rien à perdre… — Du Puy-de-Dôme +à l’immortalité de l’âme.</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c16">185</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XVII.</span> — De Malmaison à la Limagne. — Jacques +Delille, d’Aigueperse. — Pierre de Nolhac. — Les +voyages du citoyen Legrand. — L’individu expliqué +par le pays.</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c17">193</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XVIII.</span> — Royat au <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle. — Nicolas +de Champfort. — De la jeune Indienne à la Révolution. — <i>Guerre +aux châteaux, paix aux chaumières.</i> — Champfort +peint par Chateaubriand.</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c18">200</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XIX.</span> — La tasse de lait : Michalias. — Un +débutant de soixante ans. — Endors-toi, paysan. — <i>Le +jugement de saint Pierre.</i> — <i>La mort du Paysan.</i> — <i>Sous +les bouleaux.</i> — Le poète de la Dore. — La +bonne souffrance. — <i>La prière du soir.</i> — Un essai +de grammaire auvergnate et d’hydrothérapie.</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c19">208</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XXI.</span> — Des poètes nouveaux. — Le buste +d’E. Chabrier. — Henri Pourrat. — Charles et Olivier +Calemard de La Fayette. La petite victoire de Samothrace. — Le +poème des champs. — Considère.</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c21">223</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XXII.</span> — Le tombeau de Mistral. — Le <i>Pavillon +de la Reine-Jeanne</i>. — L’épitaphe anonyme. — C’était +un roi de Provence.</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c22">239</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XXIII.</span> — La fin de Vermenouze. — Douceur +et sagesse. — Les arbres d’Hyères. — Le dernier +Noël. — L’Auvergne en deuil.</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c23">245</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XXIV.</span> — En août 1914 : Regard en arrière. — Vermenouze +patriote. — L’aigle et le coq. — Un +vieux de la vieille. — Les traductions de Vermenouze : +Jous la Cluchado. — Inspiration et philologie. — Omperur +et Empéradour. — A l’Auvergne.</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c24">252</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XXV.</span> — La mort de Mistral. — Les visiteurs +de Maillane. — <span lang="oc" xml:lang="oc">Lou souleu me fa canta.</span> — A Maillane. — Le +jardin du poète. — Le <i>Musée Arlaten</i>. — Le +triomphe du Félibrige. — Mistral et la politique. — La +vie à Maillane. — Le crucifix de Mistral.</td> +<td class="bot r"><div><a href="#c25">266</a></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><span class="sc">Chapitre XXVI.</span> — Un poète de Saint-Flour : Buirette +de Belloy. — <i>Plus je vis d’étrangers, plus j’aimai ma +patrie.</i></td> +<td class="bot r"><div><a href="#c26">282</a></div></td></tr> +</table> +</div> + +<p class="c gap xsmall">Imp. JOUVE & Cie, 15, rue Racine, Paris. — 5293-22</p> + +<div class="break"></div> + +<p class="c top2em">OUVRAGES PUBLIÉS DANS LA MÊME COLLECTION</p> + + +<div class="flex"> +<table> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>AJALBERT (<span class="sc">Jean</span>), <i>de l’Académie Goncourt</i></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><b>Au cœur de l’Auvergne</b></td> +<td class="bot r w3"><div>7 <span class="cc">»</span></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>BEAUNIER (<span class="sc">André</span>)</div></td></tr> +<tr><td class="drap"><b>Au service de la déesse.</b> Essais de critique</td> +<td class="bot r w3"><div>7 <span class="cc">»</span></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>BRADI (<span class="sc">Lorenzi de</span>)</div></td></tr> +<tr><td class="drap"><b>La vraie Colomba</b></td> +<td class="bot r w3"><div>5 <span class="cc">»</span></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>V. CYRIL et D<sup>r</sup> BERGER</div></td></tr> +<tr><td class="drap"><b>La “coco”, poison moderne</b></td> +<td class="bot r w3"><div>7 <span class="cc">50</span></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>DAUDET (<span class="sc">Alphonse</span>)</div></td></tr> +<tr><td class="drap"><b>Pages inédites de critique dramatique</b> (1874-1880)</td> +<td class="bot r w3"><div>8 <span class="cc">»</span></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>DAUDET (<span class="sc">Lucien</span>)</div></td></tr> +<tr><td class="drap"><b>L’inconnue</b> (L’Impératrice Eugénie)</td> +<td class="bot r w3"><div>7 <span class="cc">»</span></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>DROIN (<span class="sc">Alfred</span>)</div></td></tr> +<tr><td class="drap"><b>M. Paul Valéry et la tradition poétique française</b></td> +<td class="bot r w3"><div>5 <span class="cc">»</span></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>ERNEST-CHARLES (J.), <i>Avocat à la Cour</i></div></td></tr> +<tr><td class="drap"><b>La passion criminelle.</b> Drames d’amour et de jalousie</td> +<td class="bot r w3"><div>7 <span class="cc">»</span></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>FISCHER (<span class="sc">Max</span> et <span class="sc">Alex</span>)</div></td></tr> +<tr><td class="drap"><b>Dans deux fauteuils</b> (Notes et impressions de théâtre)</td> +<td class="bot r w3"><div>7 <span class="cc">50</span></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>FONCK (<span class="sc">Capitaine René</span>)</div></td></tr> +<tr><td class="drap"><b>Mes combats.</b> Préface du Maréchal Foch (15<sup>e</sup> mille)</td> +<td class="bot r w3"><div>7 <span class="cc">»</span></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>FRANK (<span class="sc">Bernard</span>)</div></td></tr> +<tr><td class="drap"><b>Le carnet d’un enseigne de vaisseau</b> (Souvenirs de la +vie de patrouille). Préface de M. Robert de Flers, +<i>de l’Académie française</i></td> +<td class="bot r w3"><div>6 <span class="cc">»</span></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>HERMANT (<span class="sc">Abel</span>)</div></td></tr> +<tr><td class="drap"><b>La vie littéraire</b> (Première série)</td> +<td class="bot r w3"><div>7 <span class="cc">»</span></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>KEUN (<span class="sc">Odette</span>)</div></td></tr> +<tr><td class="drap"><b>Au pays de la Toison d’or</b> (En Géorgie mencheviste +indépendante)</td> +<td class="bot r w3"><div>7 <span class="cc">»</span></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>MARGUERITTE (<span class="sc">Victor</span>)</div></td></tr> +<tr><td class="drap"><b>Au bord du gouffre</b> (Août-Septembre 1914) avec 8 plans +(40<sup>e</sup> mille)</td> +<td class="bot r w3"><div>7 <span class="cc">»</span></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>MAYBON (<span class="sc">Albert</span>)</div></td></tr> +<tr><td class="drap"><b>Le Japon d’aujourd’hui</b></td> +<td class="bot r w3"><div>7 <span class="cc">50</span></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>PARDIELLAN (<span class="sc">P. de</span>)</div></td></tr> +<tr><td class="drap"><b>Nos ancêtres sur le Rhin</b></td> +<td class="bot r w3"><div>5 <span class="cc">»</span></div></td></tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><div>TERY (<span class="sc">Simone</span>)</div></td></tr> +<tr><td class="drap"><b>En Irlande.</b> De la guerre d’indépendance à la guerre +civile (1914-1923)</td> +<td class="bot r w3"><div>7 <span class="cc">»</span></div></td></tr> +</table> +</div> + +<p class="c gap xsmall">5489. — Paris. — Imp. Hemmerlé, Petit et C<sup>ie</sup>. 6-24.</p> + + +<div style='text-align:center'>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 74061 ***</div> +</body> +</html> + |
